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Full text of "Étude sur l'influence de la littérature française en Hongrie, 1772-1896"

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ETUDE 

SUR    L'INFLUENCE 

DE    LA 

LITTÉRATURE    FRANÇAISE 

EN  HONGRIE 


A  LA    MEME   LIBRAIRIE 
DU  MÊME  AUTEUR 

Lessing  et  l'Antiquité,  2  vol.,  1894-1897 7  fr. 

Quid  Herdepus  de  antiquis  scriptoribus  senserit,  1902.      3  fr. 
La  Hongrie  littéraire  et  scientifique,  1896 5  fr. 

(Ouvrage  couronné  par  l'Académie  Française.) 


A  LA  LIBRAIRIE    ALCAN 

Histoire  de  la  littérature  hongroise.  —Ouvrage  adapté 
du  hongrois,   1900 10  fr, 


ÉTUDE 

SUR  L'INFLUENCE 


DE  LA 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

EN  HONGRIE 

(1772-1896) 


THÈSE    PRESENTEE   A   LA     FACULTE    DES    LETTRES 
DE    LUNIVERSITÉ   DE    PARIS 


I.   KONT 

AXCIEN    ÉLÈVE     DE     LA     FACULTÉ      DES    LETTRES     DE     PARIS 
I  AGRÉGÉ     DE    l'dNIVERSITÉ 

PROFESSEUR     AH    COLLÈGF,    ROLLIN,     DOCTEUR    DE     l'uNIVERSITÉ     DE     BUDAPEST 
LAURÉAT    DE    L'ACADÉMIE     FRANÇAISE 


PAHLS 
ERNEST    LEROUX,    ÉDITEUR 

28,     HUE    BO.NAI'ARÏK,     28 

1902 


A    MON    CHER    MAITRE 

M.  E.  LICHTENBERGER 

PROFESSEUR  A    l'uNMVERSII  É   DE  PAUI5 

A    MONSIEUR 

COLOMAN    SZILY 

SECRÉTAIRE     PERPÉTUEL     DE     LACADÉMIE      HOXCROISE 


HOMMAGE  RESPECTUEUX. 


PRÉFACE 


Le  livre  que  nous  ptésentons  au  public  est  un  chapitre 
de  l'histoire  du  rayonnement  de  l'esprit  français  en 
Europe.  On  connaît,  dans  ses  grandes  lignes,  l'influence 
considérable  que  la  littérature  française  a  exercée  dans 
les  pays  dont  la  vie  intellectuelle  nous  occupe  le  plus 
ordinairement;  on  la  connaît  moins  dans  la  partie  orien- 
tale de  l'Europe,  notamment  en  Hongrie.  Elle  mérite 
pourtant  d'y  être  étudiée.  Fin  effet,  malgré  le  voisinage 
de  l'Autriche  et  de  l'Allemagne,  la  Hongrie  a  tourné  de 
bonne  heure  ses  regards  vers  la  France.  Ses  premiers 
hommes  de  lettres  pour  affranchir  le  pays  du  joug  alle- 
mand, au  moins  intellectuellement,  inaugurèrent,  vers  la 
fin  du  règne  de  Marie-Thérèse  la  renaissance  littéraire 
hongroise  à  l'aide  des  œuvres  françaises.  Les  grands  écri- 
vains du  xviii"  siècle.  Voltaire  en  tête,  puis  Rousseau, 
Montesquieu,  les  Encyclopédistes,  les  conteurs  comme 
Marmontel,  les  poètes  élégiaques  furent  ceux  qui  don- 
nèrent d'abord  l'impulsion.  Il  est  vrai  qu'au  début  du 
xix"  siècle,  la  gloire  de  VVeimar  s'imposa,  mais  vers  1830, 
lorsque  les  œuvres  de  l'Ecole  romantique  française  com- 
mencèrent à  être  connues  à  l'étranger,  l'esprit  germa- 
nique perdit  de  son  influence.  Depuis  cette  époque,  poètes 
et  écrivains  hongrois  s'inspirent  de  préférence  de  la  litté- 
rature française.  Le  mouvement  imprimé  par  les  drama- 


II  PRÉFACE 

tiirges  et  les  romanciers  magyars  dans  la  première  moitié 
du  xix"  siècle,  est  loin  de  s'alï'aiblir  dans  la  seconde.  On 
peut  donc  constater  que  la  littérature  française  n'a  pas  fait 
seulement  oiïîce  de  marraine  auprès  de  la  littérature  nais- 
sante des  Magyars,  mais  qu'elle  a  influé,  pendant  plus  d'un 
siècle,  sur  le  mouvement  littéraire  et  intellectuel  hongrois. 
L'histoire  de  cette  influence  n'est  pas  encore  écrite  ; 
elle  est  cependant  recoHnue  de  bonne  grâce  aux  bordsdu 
Danube.  En  effet,  les  historiens  ont  dénommé  le  premier 
groupe  littéraire  qui  a  secoué  le  pays  de  sa  torpeur,  et  qui, 
par  ses  traductions  et  ses  adaptations,  a  préparé  la  voie 
aux  talents  plus  originaux  :  V Ecole  française.  Ils  nous 
disent  souvent  que  le  génie  français  n'ayant  exercé  qu'un 
empire  intellectuel,  fut  toujours  accueilli  avec  faveur, 
mais  que  l'aversion  contre  toute  influence  allemande  pro- 
longée est  pour  ainsi  dire  innée  dans  la  race  magyare, 
qui  ne  peut  pas  oublier  les  prétentions  politiques  de 
FAutriche  et  ses  tendances  germanisatrices.  C'est  pour- 
quoi la  France  apparut  de  tout  temps  aux  Magyars  comme 
un  phare  lumineux,  alors  même  qu'on  ne  pouvait  guère 
parler  d'une  littérature  hongroise.  Si  le  hasard  seul  fit  que 
ce  fut  un  pape  français  Sylvestre  II  (Gerbert)  qui  envoya 
la  couronne  et  le  titre  a  apostolique  »  à  Saint  Etienne,  il 
n'en  est  pas  de  même  sous  les  Arpâd  (1 000-1301)  des 
relations  suivies  des  grands  Ordres  français  avec  la  Hon- 
grie, ni  de  l'avènement  au  trône  magyar  de  la  maison 
d'Anjou  de  préférence  à  ses  rivales  bavaroise  et  tchèque 
(1308-1382;.  Et  lorsque  la  Réforme  secoue  le  pays  tout 
entier,  il  n'est  pas  moins  symptomatique  de  voir  la  fer- 
veur avec  laquelle  la  pure  race  magyare  embrasse  la  doc- 
trine de  Calvin  ;  il  est  important  de  constater  qu'un  des 
premiers  ouvrages  hongrois  qui  comptent  est  justement 
la  traduction  de  Y  Institution  cJn'étienne;  qu  un  des  plus 


PRÉFACE  îtl 

beaux  monuments  de  la  poésie  lyrique  religieuse  est 
radaj)tation  des  Psauwes  de  Marot  et  de  Bèze  avec  la 
musique  de  Bourgeois  et  Goudimel  (1607)  et  que  le  pre- 
mier ouvrage  philosopliique  hongrois,  V Encyclopédie  de 
Jean  Cseri  (1655)  est  inspiré  par  Ramus  et  Descartes. 
Lorsque  la  Hongrie,  souffrant  de  la  domination  turque  et 
môme  menacée  d'une  germanisation  complète  par  l'Au- 
triche, se  révolte  contre  les  Habsbourg,  les  chefs  magyars 
tournent  leurs  regards  vers  Louis  XIV  qui  leur  envoie, 
outre  des  secours  en  argent,  d'éminents  hommes  de  guerre 
et  des  ingénieurs  qui  donnent  à  la  Cour  de  Râkoczy  une 
allure  toute  française.  C'est  à  Paris  que  ce  prince  malheu- 
reux viendra  se  réfugier  et  son  fidèle  «  gentilhomme  de  la 
Chambre  »,  Clément  Mikes,  y  fera  connaissance  avec  la  lit- 
térature française  et  écrira  plus  tard  dans  son  exil  à  Ro- 
dosto,  ces  Lettres  de  Turquie^  chef-d'œuvre  de  la  prose 
hongroise  du  xviii"  siècle,  où  l'on  rencontre  des  traces  évi- 
dentes d'un  commerce  assidu  avec  les  épisloliers  français. 

Avant  la  fm  du  xviii'  siècle  cependant,  comme  il  n'exis- 
tait pas  de  vie  littéraire  hongroise  proprement  dite, 
Fintluence  française  n'est  qu'intermittente,  souvent  éphé- 
mère. Mais  elle  prend  corps,  et  s'établit  définitivement 
vers  1772,  date  que  l'histoire  littéraire  regarde  comme  le 
commencement  d'une  ère  nouvelle.  Nous  avons  adopté 
cette  date  pour  notre  travail  que  nous  faisons  cependant 
précéder  d'une  Introduction  où  nous  retraçons  aussi  briè- 
vement que  possible  la  civilisation  hongroise  avant  le 
renouveau,  en  insistant  sur  les  rapports  intellectuels  des 
deux  pays.  La  grande  importance  des  œuvres  de  VEcole 
française  sera  ainsi  mieux  comprise,  parce  qu'on  verra  à 
quelles  circonstances  extérieures  on  la  doit. 

Au  point  de  vue  spécial  où  nous  nous  plaçons,  un  mor- 
cellement  trop  menu  du  siècle  qui  fait  l'objet  de  notre 


IV  PRÉFACE 

enquête  eût  été  nuisible.  Nous  divisons  donc  notre  ouvrage 
en  deux  parties  :  la  première  commence  avec  les  œuvres 
de  Georges  Bessenyei,  chef  de  V Ecole  française^  la  seconde 
avec  l'avènement  de  V Ecole  romantique.  Dans  les  deux 
parties  nous  étudions  uniquement  l'influence  exercée  par 
la  France  sur  la  littérature  ;  dans  un  seul  chapitre  (Les 
Bévolutionnaires)  nous  avons  consacré  quelques  pages  au 
mouvement  politique  issu  de  la  Révolution  française  ; 
mais,  là  encore,  c'est  l'aspect  littéraire  (brochures  et 
pamphlets)  que  nous  avons  voulu  mettre  en  lumière. 

Nos  sources  sont  principalement  hongroises.  Nous 
n'avons  pas  cependant  négligé  ce  qui  a  été  écrit  en  France 
et  en  Allemagne  soit  sur  l'histoire,  soit  sur  la  littérature 
magyares.  Une  partie  des  ressources  bibliographiques  a 
été  mise  à  notre  disposition  parFéminent  secrétaire  per- 
pétuel de  l'Académie  hongroise,  M.  Coloman  Szily,  ce 
dont  nous  le  remercions  vivement.  Pendant  nos  voyages 
d'études  à  Budapest,  les  bibliothécaires  du  Musée  national 
et  de  FAcadémie  nous  ont  facilité  les  recherches.  Nous 
tenons  à  exprimer  ici  notre  reconnaissance  à  MM.  Fejér- 
pataky,  Schônherr  et  Sebestyén  du  Musée  national  et  à 
M.  Heller  de  FAcadémie.  MM.  Frakndi,  Marczali,  Bayer, 
Z.  Ferenczi,  Szigetvâri  etMorvay  de  Budapest,  MM.  Széchy, 
et  Mârki  de  Kolozsvâr  nous  ont  fourni  de  nombreux  ren- 
seignements au  cours  de  notre  travail.  Qu'ils  veuillent 
bien  accepter  toute  notre  gratitude  pour  leur  concours 
qui  nous  a  été  très  précieux  \ 

Paris,  le  27  oclobre  1901.  !•    K.. 


1.  Pour  la  prononciation  des  mots  hongrois,  il  importe  de  faire  les  remarques 
suivantes  :  Toutes  les  lettres  se  ■prononcent  :  a  =  a  anglais  dans  fall  ;  à  =  a  ; 
ai  et  ay  =  aï  ;  e  =  ê  ;  ei  et  ey  =  eï  ;  ô  =  eu  ;  ew,  eii  (dans  les  noms  propres)= 
eu;  u  =  ou  ;  û  =  u  ;  c  et  cz  =  ts  ;  ch  (dans  les  noms  propres)  =  tch  ;  es  = 
tch  ;  gy  =  dj  ;h  (toujours  aspiré)  ;  j  (comme  en  allemand)  ;  ny  =  gn  ;  s  =  ch  ; 
sz  =  s  ;  zs  =  gé  ;  ty  =  tié  ;ly  =  gl  italien. 


INTRODUCTION^ 


I 

;iooo-i30i). 


Une  tribu  asiatique  appartenant  à  la  grande  famille  ouralo- 
altaïque  fit,  il  y  a  mille  ans,  invasion  en  Europe.  Partie  des 
environs  de  l'Oural  et  de  la  mer  Caspienne,  elle  conquit 
l'ancienne  Pannonie  où  les  Huns  et  les  Avares  l'avaient  pré- 
cédée au  iv*"  et  au  vi^  siècles  de  notre  ère.  Cette  tribu  n'était 
pas  très  nombreuse,  mais  elle  était  vaillante  et  douée  d'un 
grand  sens  politique.  Ces  qualités  expliquent  son  établis- 
sement dans  un  pays  où  la  population  indigène  était  beau- 

1.  Nous  citons,  une  fois  pour  toutes,  les  Histoires  de  la  littérature  hongroise 
de  Toldy,  de  Beôthy,  de  TAthenaenni  (par  un  groupe  de  professeurs)  et  de 
Schwicker;  les  Histoires  du  peuple  hongrois  de  Fessier,  de  Sayous  et  notam- 
ment l'Histoire  nationale  de  TAthenaeum  (par  un  groupe  de  savants)  en  dix 
volumes.  —  Pour  Tépoque  des  Arpâd,  nous  avons,  en  outre,  consulté  :  Jules 
Pauler,  A  maf/yar  iiemzet  tôrténete  az  Arpdd/uizi  kirâhjok  alatt  (Histoire 
du  peuple  hongrois  sous  le  règne  des  Arpâd),  1893;  Charles  Szabô,  A  maqyar 
vezérek  kora  fL'Époque  des  ducs  magyars),  1883  ;  Arpâd  Kcrékgyârtù,  A 
miveltség  fejlôdése  Magyarorsznrjban  (Le  développement  de  la  civilisation 
en  Hongrie  (tome  I,  le  seul  paru),  1880  :  Sigismond  Ormos,  Arpddkori  miivelo- 
désiink  tijvténele  (Histoire  de  la  civilisation  sous  les  Arpâd),  1881  ;  Joseph 
Vass,  Hazai  es  kiilfoldi  iskoîfizôs  az  Arpôd-korszak  alatt  (L'enseignement 
national  et  étranger  sous  les  Arpâd),  1862;  Eugène  Abel,  Ef/yelemeink  a 
kozépkorban  (Nos  Universités  au  moyen  âge),  1881. 

1 


2  LA    LITTÉKATUKE    FKANÇAISE    EN    }10NGKIE 

coii|)  plus  nombreuse  qu'elle,  ainsi  que  sa  marche  victorieuse 
à  travers  l'Europe  épouvantée,  et  le  rôle  dominant  qu'elle  a 
pu  conserver  jusqu'aujourd'hui  dans  la  contrée  subjuguée. 
Aussi  ne  faut-il  pas  juger  les  anciens  Magyars  d'après  les 
chroniques  occidentales.  L'épouvante  qu'ils  jetèrent  en  par- 
courant l'Allemagne,  le  Nord  de  l'Italie  et  le  Sud  de  la  France 
a  laissé  des  traces  dans  les  récits  des  moines  dont  les  cou- 
vents eurent  souvent  à  soufTrir  de  l'invasion.  Les  chroniqueurs 
les  représentent  comme  des  démons,  comme  les  suppôts  du 
diable, 'mangeant  de  la  viande  crue  et  buvant  du  sang.  Mais 
si  nous  consultons  à  côté  de  ces  chroniques,  les  sources 
grecques  et  arabes,  notamment  Léon  le  Philosophe  et  Con- 
stantin Porphyrogénète,  nous  y  trouverons  des  témoignages 
sinon  sympathiques,  du  moins  plus  vrais.  Selon  eux,  les 
anciens  Magyars  étaient  des  hommes  libres,  énergiques, 
mais  qui  se  soumettaient  avec  beaucoup  de  docilité  à  leurs 
chefs.  La  polygamie  était  inconnue  chez  eux,  ils  étaient 
sobres  et  d'une  fidélité  à  toute  épreuve;  ils  supportaient  le 
travail  et  la  fatigue  et  songeaient,  dans  les  combats,  plutôt  à 
anéantir  l'ennemi  qu'à  piller. 

Le  niveau  intellectuel  des  anciens  Magyars  était  certaine- 
ment égal,  sinon  supérieur  à  celui  des  habitants  qu'ils  ont 
trouvés  en  Hongrie.  La  philologie  démontre  que  leur  langue 
possédait  dès  le  x"  siècle,  non  seulement  les  termes  de  la 
guerre,  de  la  vie  de  famille,  de  l'agriculture,  mais  encore 
bon  nombre  de  vocables  de  la  vie  sociale  et  politique.  On  y 
remarque  surtout  une  grande  tendance  à  l'abstraction,  à  la 
rétlexion,  preuve  que  la  civilisation  des  Khazares,  leurs  voi- 
sins en  Lébédie.  avait  laissé  dans  cette  tribu,  jadis  nomade^ 
des  traces  profondes.  Et  quelle  meilleure  preuve  d'intelli- 
gence, de  bon  sens  et  de  fermeté  peut-on  citer  que  le  fait 
d'avoir  créé,  un  siècle  après  la  conquête  du  pays,  un  royaume 
que  l'Europe  respecte,  dont  les  chefs  peuvent  s'allier  aux 
plus  anciennes  maisons  princières,  et  dont  le  pouvoir  cen- 
tralisé excite  l'admiration  des  contemporains.  Cette  autorité 
illimitée  des  rois  de  la  maison  d'Arpad,  cette  noblesse,  qui 


INTRODUCTION  3 

de  guerrière,  se  fait  politique  et  agraire,  créent  dans  l'Europe 
orientale  un  Etat  que  ses  alliés  ne  trouvent  jamais  en  défaut 
et  que  ses  ennemis  redoutent. 

Pour  se  rendre  compte  de  l'état  de  la  civilisation  sous  les 
Arpâd,  il  faut  examiner  ce  que  les  Magyars  ont  apporté  de 
leur  mère  patrie  et  les  influences  multiples  qu'ils  ont  subies 
depuis  la  conquête  jusqu'à  l'extinction  de  la  dynastie  natio- 
nale (1301).  Les  traces  de  la  culture  primitive  se  trouvent 
uniquement  dans  le  vocabulaire  et  dans  les  chroniques  latines 
du  moyen  âge.  Le  vocabulaire  montre  que  les  sept  tribus, 
lorsqu'elles  conquirent  le  pays  sous  la  conduite  d'Arpâd, 
étaient  plus  civilisées  ques  les  autres  membres  de  la  famille 
ougrienne.  Les  hommes  qui  composaient  cette  tribu  n'étaient 
plus  seulement  pêcheurs  et  chasseurs  :  dans  leurs  pérégrina- 
tions à  travers  les  empires  khazare  et  grec,  les  nomades  de- 
viennent des  guerriers,  capables  de  fonder  un  Etat.  Leur 
religion  se  rapproche  beaucoup  du  monothéisme.  Ils  adorent 
le  génie  du  bien,  le  génie  du  mal,  un  Dieu  particulier  des 
Magyars  {a  marjTjavok  istene)  ;  ils  ne  créent  pas  de  nombreux 
mythes  et  écoutent  d'abord  avec  indifférence  les  prédications 
des  apôtres  qui  viennent  pour  les  convertir  ou  qui  se  trouvent 
amenés  dans  le  pays  comme  prisonniers.  Ils  ne  les  marty- 
risent pas,  mais  ils  se  refusent  assez  longtemps  à  abandonner 
la  croyance  des  ancêtres,  non  pas  par  conviction  religieuse, 
mais  plutôt  par  politique. 

Si  nous  lisons  leurs"  chroniqueurs,  comme  l'Anonyme 
du  roi  Bêla,  Kézai,  Thurôczi,  nous  voyons  qu'il  existait 
une  caste  de  chanteurs,  nommés  d'abord  igriczek,  puis 
hegedôsôk^  sortes  de  rapsodes  très  bien  rémunérés  par  les 
rois  et  les  nobles  et  dont  le  prestige  ne  commence  à  baisser 
que  vers  la  fin  du  xni''  siècle,  après  l'invasion  des  Mongols. 

Ces  rapsodes  composaient  des  chants  pour  célébrer  les 
grands  événements  de  la  vie  :  la  naissance,  le  mariage,  la 
mort,  chants  qui  se  rattachaient  sans  doute  au  culte  des 
dieux.  Outre  cette  poésie  de  circonstance,  on  distingue  à 
travers  les  récits  des  chroniqueurs  deux  cycles  de  légendes 


4  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  EN  HONGRIE 

nationales  dont  lun,  appelé  le  Cyc/e  des  Huns,  a  pour  héros 
Attila;  l'autre,  le  Cycle  des  Magyars^  qui,  laissant  décote  le 
grand  conquérant  Arpad,  s'attache  à  son  père,  le  duc  Almos. 
Ces  chants,  mémo  dans  les  sèches  analyses  des  chroni- 
queurs, montrent  une  certaine  beauté  poétique.  Comme  le  fait 
observer  le  poète  national,  Jean  Arany  ',  qui  a  utilisé  en 
partie  ces  légendes  dans  \diMortde  Buda,  les  anciens  Magyars 
possédaient  probablement  une  épopée  naïve  qui  disparut  dès 
que  le  christianisme  se  fut  répandu  parmi  eux.  La  culture 
latine  a  étouffé  peu  à  peu  le  chant  national  et  au  commen- 
cement du  xui''  siècle,  l'Anonyme  met  une  certaine  fierté  à 
déclarer  que  sa  chronique  raconte  fidèlement  —  on  dirait 
aujourd'hui  d'une  façon  critique  —  la  conquête  du  pays  et 
non  pas  comme  «  les  fables  mensongères  des  paysans  et  le 
bavardage  des  igriczek  ». 

A  ce  fonds  primitif  vint  s'ajouter  la  civilisation  de  l'Occident 
représentée  par  le  christianisme.  La  conversion  commença 
sous  le  règne  du  duc  Geyza  (972-997),  qui  avait  épousé  une 
princesse  catholique.  Après  la  bataille  d'Augsbourg  (955), 
qui  fut  un  désastre  pour  les  Magyars,  les  invasions  cessèrent 
dans  le  reste  de  l'Europe.  La  paix  et  le  baptême  devaient 
consolider  les  liens  qui  leur  permirent  d'entrer  dans  la  grande 
famille  occidentale.  Les  premiers  missionnaires  étaient  des 
Italiens  ^    qui  enseignaient,  non  seulement  le  dogme,  mais 


1.  Naiv  époszunk  (Notre  épopée  naïve)  dans  ses  Œuvres  en  prose,  pp.  63-76, 
(1874).  —  Voy.  Amédée  Thierry,  Histoire  d'Attila  et  de  ses  successeurs,  t.  II. 
pp.  342  et  suiv. 

2.  On  a  attribué  longtemps  la  conversion  des  Magyars  aux  moines  allemands 
que  Pilgrim,  évèque  de  Passau,  avait  envoyés  dans  le  pays.  L'évèque  s'en  vante 
dans  plusieurs  de  ses  missives  au  pape.  On  a  pensé  également  aux  prêtres 
slaves  qui  vivaient  au  milieu  des  Hongrois.  Mais  les  recherches  de  Georges 
Volf  ont  démontré  que  ce  furent  des  missionnaires  italiens  des  environs  de 
Venise  qui  furent  les  premiers  apôtres.  Voy.  Eisa  keresztény  hitlêritôink 
(Nos  premiers  missionnaires  chrétiens),  1896.  —  Il  était  presque  impossible  à 
la  Germanie  d'exercer  une  influence  sur  la  civilisation  pendant  la  domination 
des  Arpàd.  Quoique  Othon  III  fût  alors  tout  puissant  en  Europe,  les  provinces 
allemandes,  voisines  de  la  Hongrie,  étaient  elles-mêmes  dépourvues  de  toute 
culture  intellectuelle. 


INTRODUCTION 


aussi  l'écriture  et  la  lecture  *.  Saint-Étienne,  qui  avait  à  con- 
tinuer ce  que  son  père  avait  commencé,  à  savoir  :  la  centra- 
lisation entre  les  mains  du  roi  et  l'organisation  de  l'Église, 
avait  le  choix  entre  le  christianisme  d'Orient  et  celui  d'Oc- 
cident. Son  instinct  politique  lui  fit  choisir  ce  dernier  et  il 
préserva  ainsi  son  pays  de  la  rigide  orthodoxie  orientale  et 
prépara  la  voie  à  une  entente  avec  les  pays  catholiques. 

Le  pape  français  Sylvestre  II  (Gerbert)  lui  envoya,  en 
l'an  1000,  la  couronne  et  le  titre  apostolique  avec  une  missive 
flatteuse.  Odilon,  abbé  de  Cluny,  avec  lequel  le  roi  magyar 
était  en  relations  suivies,  lui  prodigua  ses  conseils  pour 
l'organisation  de  l'Eglise  ".  Cette  organisation  avait  un  fon- 
dement tellement  solide  qu'elle  a  peu  varié  depuis  neuf 
siècles.  Toutefois,  la  conversion  ne  fut  pas  entièrement 
achevée  par  le  premier  roi  magyar.  Ses  successeurs  virent, 
à  différentes  reprises,  s'agiter  l'étendard  du  paganisme.  Il  y 
eut  des  luttes  sanglantes,  car  la  nouvelle  religion  se  fit  lour- 
dement sentir.  Certains  chefs  craignirent  la  suppression 
totale  des  anciennes  libertés.  Ce  n'est  que  vers  la  fin  du 
XI®  siècle  que  le  pays  est  franchement  catholique,  à  l'excep- 
tion d'une  seule  tribu,  les  Cumans,  qui  ont  résisté  plus  long- 
temps. Le  fanatisme  cependant  y  était  inconnu;  la  tolérance 
plus  grande  que  dans  le  reste  de  l'Europe.  C'est  peut-être 
pour  cela  que  le  roi  tchèque  Ottokar  s'adressa,  en  1273,  au 
concile  de  Lyon  pour  dénoncer  la  Hongrie  comme  le  refuge 
de  l'hérésie. 


1.  Voy.  G.  Volf,  Kiktôl  tanult  a  magyar  irni,  olvasni?  (De  qui  le  Hongrois 
a-t-il  appris  à  écrire  et  à  lire).  Mémoires  de  l'Académie  hongroise,  1883.  — 
Du  même,  La  civilisation  des  Hongrois  lors  de  la  conquête  dans  le  Bulletin  de 
l'Académie,  1897.  —  Les  Magyars  n'étaient  pas  illettrés  en  venant  en  Europe, 
mais  leur  écriture,  dont  il  ne  reste  plus  de  trace,  était,  selon  les  uns  accadéenne, 
selon  les  autres  glagolitique,  et  il  fallait  l'accommoder  à  l'alphabet  romain. 

2.  Le  successeur  d'Odilon,  Hugo,  abbé  de  Cluny,  servit  d'intermédiaire  entre 
Henri  III,  empereur  d'Allemagne,  et  André  pr  (1051).  — Une  lettre  de  Fulbert, 
évêque  de  Chartres,  à  Bonipert  de  Pécs  (Cinq-Églises),  qui  lui  avait  demandé 
des  livres,  atteste  également  les  relations  du  haut  clergé  de  France  avec  celui 
de  Hongrie.  Voy.  D.  Bou(îuet,  Recueil  des  historiens  de  la  France^  X,  443,  et 
Fejér,  Codex  diplomaticus  Hungariae,  t.  I,  p.  287. 


6  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

La  conversion,  si  elle  détruisit  avec  le  paganisme,  les  restes 
les  plus  précieux  de  l'ancienne  poésie  et  empêcha  pendant 
des  siècles  l'éclosion  d'une  littérature  nationale,  exerçait 
cependant  son  influence  éducatrice  dans  les  écoles.  La  cul- 
ture latine  de  l'Occident  trouva  de  fervents  protecteurs  dans 
les  successeurs  de  Saint-Étienne,  notamment  dans  Bêla  I" 
(1061-10G3),  dans  Saint-Ladislas,  le  vainqueur  des  Gumans 
(1077-1095),  dansGoloman  (1095-1114),  surnommé  l'amateur 
des  livres  (Konyves),  dont  le  règne  fut  particulièrement  bril- 
lant. Il  avait  épousé  la  fille  de  Roger,  duc  des  Normans,  et 
avait,  par  son  habile  politique,  non  seulement  agrandi  le 
pays,  mais  aussi  organisé  les  finances  et  la  juridiction, 
aboli  les  procès  de  sorcellerie,  de  sorte  que  la  Hongrie 
était  alors  avec  l'empire  grec  un  des  pays  les  mieux 
administrés.  —  Bêla  III  (1173-1196),  élevé  à  la  cour  de 
Byzance,  beau-frère  de  Philippe-Auguste,  roi  de  France, 
av^it  beaucoup  de  goût  pour  les  lettres,  de  même  que  Bêla 
IV  (1235-1270),  sous  le  règne  duquel  les  Mongols  dévastè- 
rent la  contrée. 

Cette  culture  latine,  la  science  de  récriture^  comme  on 
disait  alors,  était  entre  les  mains  du  clergé  qui  seul  dirigeait 
les  écoles.  La  théologie,  les  éléments  de  l'histoire  et  des 
sciences  furent  enseignés  à  Pannonhalma  et  à  Esztergom 
(Strigonie).  Pannonhalma,  la  célèbre  abbaye  de  Martinsberg, 
éveille  le  souvenir  de  Saint-Martin,  évêque  de  Tours,  né  en 
Pannonie.  Son  image  se  voyait  sur  les  étendards  de  Saint- 
Etienne  lorsqu'il  combattait  Koppâny,  le  chef  des  païens, 
et  les  Bessenyôs.  Esztergom  «  la  célèbre  cité  d'Esztrigun, 
comme  dit  un  chroniqueur  français  du  xif  siècle,  où  les  tré- 
sors de  nombreux  pays  furent  portés  sur  le  Danube  »,  devint 
peu  à  peu  la  métropole  ecclésiastique  du  royaume.  La  Société 
du  Christ  de  cette  ville  était  un  établissement  scolaire  qui 
envoyait  quelques-uns  de  ses  élèves  à  Paris  où  à  Bologne. 
Dans  les  écoles  claustrales  on  adopta  le  plan  d'études  de 
l'Occident,  on  y  enseignait  les  sept  arts  libéraux.  Albe- 
Royale,  Csanâd,  Gyor  (Raab),  Bude,  Sumegh,  Tapolcza  et  le 


INTRODUCTION  7 

Szepes  (Scépuze),  avaient  des  écoles  de  ce  genre  sous   les 
Arpâd  '. 

Elles  étaient  toutes  dirigées  par  les  Ordres.  Au  point  de 
vue  spécial  où  nous  nous  plaçons,  il  est  curieux  de  remar- 
quer que  presque  tous  les  grands  Ordres,  qui,  au  moyen 
âge,  ont  exerce  une  action  prépondérante  sur  la  civilisation 
hongroise,  étaient  d'origine  française.  Saint-Ladislas,  après 
avoir  conquis  une  partie  de  la  Croatie,  fonda  en  1091  à 
Somogyvàr  le  monastère  bénédictin  de  Saint-Gilles  (Egyed) 
tout  à  fait  indépendant  de  la  maison  de  Pannonhalma.  H  le 
dota  richement  et  le  soumit  «  pour  des  temps  éternels  » 
à  l'abbaye  de  Saint-Gilles,  lieu  de  pèlerinage  célèbre  au 
moyen  âge,  situé  sur  les  bords  du  Rhône  (in  valle  Flaviana) 
non  loin  de  Nîmes.  D'après  la  charte  de  fondation  ^  Odilon, 
abbé  de  Saint-Gilles,  et  plusieurs  moines  français,  entre 
autres  Pierre  (Petrus),  un  grammairien  de  Poitiers,  étaient 
venus  en  Hongrie  pour  conférer  avec  le  roi  qui,  en  soumet- 
tant le  nouveau  monastère  à  sa  juridiction  immédiate, 
stipula  que  les  novices  et  l'abbé  seraient  toujours  des  Fran- 
çais, règle  observée  pendant  des  siècles  ^ 

C'était  donc  une  véritable  colonie  française  dans  l'ouest 


1.  On  y  étudiait  la  grain  m  aire  de  Priscien,  les  Distiques  de  Caton,  les  Fables 
d'Ésope,  Ovide  et  Horace;  on  lisait  même  quelques  extraits  de  Platon  et  de 
Boèce.  L'ouvrage  astronomique  de  Ptolémée  n'y  était  pas  inconnu;  Cicéron, 
Quintilien  et  Lucain  y  furent  goûtés.  —  Parmi  les  manuscrits  donnés  par 
Saint-Ladislas  à  l'abbaye  de  Pannonhalma  se  trouvait  un  'psalterium  gallica- 
7ium,  hebraïcum  et  graecuni.  Voy.  Fuxhofl'er,  Monasterologia  regni  Hi/nga- 
riae,  t.  I,  p.  14. 

2.  Voy.  Ménard,  Histoire  civile,  ecclésiastique  et  littéraire  de  la  ville  de 
Nismes.  Paris,  1730.  Preuves,  p.  24,  ce  document  est  reproduit  pour  la 
première  fois.  Panier,  dans  son  Histoire  du  peuple  hongrois  sous  le  règne  des 
Arpiid  (I,  p.  222),  en  a  corrigé  certains  passages.  Il  est  cité  in  extenso  avec  le 
commentaire  nécessaire  dans  le  XX»  vol.  des  Archaeologiai  Kôzlemények 
(Mélanges  d'archéologie),  1897,  où  Gerecze  rend  compte  des  fouilles  exécutées 
dans  les  ruines  de  ce  monastère  qui  disparut  probablement  lors  de  la 
domination  turque. 

3.  «  Nobilissima  abbatia  de  Semigis  in  qua  non  soient  recipi,  nisi  Franci  », 
dit  Albcricus  Monachus,  Mon.  Germ.  hist.  Script.,  XXIII,  p.  798.  Voy.  Fuxholl'er, 
Monasterologia  regni  Hung.  t.  I,  p.  222.  Abbatia  S.  Aegidii  de  Simigio, 


8  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE   EN    HONGRIE 

de  la  Hongrie  qui  a  probablement  exercé  une  certaine 
influence  sur  la  rédaction  des  premières  chroniques,  comme 
le  suppose  Bûdinger  '  et  ne  fut  pas  étrangère  à  l'établisse- 
ment d'une  chancellerie  sous  Bêla  III. 

A  la  fin  du  xn**  siècle,  à  peine  cent  ans  après  la  création 
de  rOrdre  de  Citeaux  dans  le  diocèse  de  Chalon-sur-Saône, 
les  Cisterciens,  les  «  moines  gris  »  comme  les  appelait  le 
peuple  hongrois,  vinrent  dans  le  pays  et,  par  leur  ardeur 
infatigable,  éclipsèrent  bientôt  les  Bénédictins  de  Pan- 
nonhalma.  Ils  changeaient  le  désert  en  campagne  fertile  et 
semaient  la  bonne  parole.  Ils  accueillaient  en  frères  tous 
ceux  qui  voulaient  vivre  dans  la  piété  entre  les  murs  de 
leur  cloître.  Henri  Jasomirgott,  duc  d'Autriche,  assigna 
Heiligenkreuz  aux  moines  originaires  de  Morimond  en 
Champagne.  De  là  ils  vinrent  en  Hongrie  sous  Geyza  II 
(1141-1161),  mais  Bêla  III  s'adressa  directement  à  la  France. 
L'abbé  mitre  de  Citeaux  lui  fit  visite  en  1183,  lui  promit 
que  le  monastère  hongrois  jouirait  des  mêmes  droits  que 
la  maison-mère  en  France  et  qu'il  accueillerait  les  autres 
ordree  ainsi  que  les  convertis  avec  leurs  domestiques.  Ce 
monastère  fut  fondé  à  Egres,  sur  les  bords  du  Maros,  dans 
le  diocèse  de  Csanâd.  Les.  moines  arrivèrent  directement 
de  Pontigny  en  Champagne  (1179).  En  1202,  cette  maison 
fonda  un  couvent  en  Transylvanie,  tout  près  du  territoire 
des  Saxons,  à  Kercz  (de  Candela),  détruit  par  les  Mongols. 
Cinq  ans  après  la  fondation  d'Egres,  Bêla  III  créa  l'abbaye 
de  Pilis  qui  existe  encore  aujourd'hui  et  dont  les  premiers 
membres  vinrent  d'Açay,  dans  le  diocèse  de  Besançon  (1184), 
et  en  même  temps  la  maison  de  Saint-Gothard,  sur  les 
bords  de  la  Râba,  en  appelant  des  Cisterciens  de  Trois- 
Fontaines  en  Champagne. 

Bêla  IV,  dans  la  deuxième  année  de  son  règne  (1237), 
appelle  également  des  moines  de  Ïrois-Fontaines  et  les 
établit  près  de  Pétervârad  que  les  habitants  appellent  Belfons, 

1.  Ein  Buch  luujarischer  Geschichte,  1058-1100,  p.  83  et  suiv. 


INTRODUCTION  » 

tandis  qu'André  11  (1205-1235),  s'adresse  à  Clairvaux  pour 
fonder  le  couvent  de  Toplicza  qu'il  dota  de  tout  un  comitat. 
Les  moines  de  Pilis  fondèrent  le  couvent  de  Pâsztô  dans  le 
diocèse  d'Eger  (Erlau);  «  la  fille  de  Clairvaux  »,  Fabbaye 
de  Zircz,  actuellement  la  maison  principale  de  cet  Ordre 
qui  se  souvient  toujours  de  son  origine  française,  remonte 
au  règne  d'Eméric  (1198),  dont  le  prédécesseur  Bêla  III 
avait  établi  des  liens  solides  entre  la  France  et  la  Hongrie  \ 

D'après  le  règlement  de  Saint-Bernai'd,  tous  ces  monas- 
tères devaient  envoyer  quelques  novices  au  célèbre  Ber- 
nardmum  de  Paris,  qui  faisait  partie  de  l'Université.  La 
montagne  Sainte-Geneviève  n'était  donc  pas  inconnue  en 
Hongrie  et  quoique  les  chartes  ne  nous  aient  conservé  le 
nom  d'aucun  de  ces  jeunes  Cisterciens  hongrois  qui  devaient 
leur  instruction  au  collège  parisien  ^  il  n'en  est  pas  moins 
certain  que,  de  retour  dans  leur  pays,  ils  ont  obéi  plus  ou 
moins  à  la  direction  qu'ils  avaient  reçue. 

Les  Cisterciens  n'étaient  pas  les  seuls  disciples  de  l'Uni- 
versité de  Paris.  La  Société  du  Christ  fondée  par  le  chanoine 
Jean,  y  envoyait  également  ses  élèves  les  mieux  doués  et 
pourvoyait  aux  besoins  des  étudiants  pauvres.  D'autre  part, 
des  hommes  d'un  âge  mûr,  et  même  des  prélats,  vinrent 
à  Paris  puiser  à  la  source  de  la  science.  Les  chartes 
mentionnent  que  Lucas  Bânffy,  archevêque  d'Esztergom 
(1158),  avait  suivi  les  cours  de  Girardus  Puella  oii  il  eut 
comme  condisciple  Walter  Mapes,  archidiacre  d'Oxford^;  le 


1.  Voy.  R.  Békefl  :  A  pilisi  apdtsdg  torténete,  1l8-!i-l54l  (Hist.  de  l'abbaye 
de  Pilis),  2  vol.  1891-1892,  et  A  piisztôi  apiUsdg  tortémle,  1190-1702  (Hist.  de 
l'abbaye  de  Pâsztô),  1898,  oii  tous  les  documents  sont  reproduits  in  extenso. 
Sur  Béla  111  et  ses  relations  avec  la  France,  voy.  le  volume  publié  par  un 
groupe  de  savants  sous  la  direction  de  G.  Forster  :  III  Béla  maçiyar  Kirdly 
emlékezete  (A  la  mémoire  du  roi  hongrois  Béla  III),  1900;  avec  de  nombreuses 
illustrations. 

2.  Voy.  R.  Békefl  :  A  czisztercziek  kozépkori  iskoldznsa  Pdrisban  (L'ensei- 
gnement des  Cisterciens  à  Paris  au  moyen  âge),  1896. 

3.  Voy.  A.  Budinszky,  Die  Universitiit  Paris  und  die  Fremden  an  derselben 
im  MiUelalter,  1876,  Marczali,  dans  :  Torlénelmi  tdr  (Archives  historiques), 


10  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

prieur  Ugrin  y  étudia,  pendant  douze  ans,  la  théologie  *  ; 
Auguste,  plus  tard  évoque  de  Zagrâb,  la  philosophie  et  la 
théologie  ;  Salomon  de  Hongrie,  dominicain,  vint  en  12G9 
à  Paris.  Sous  Bêla  III  un  jeune  noble,  nommé  Bethlen, 
y  mourut;  Etienne  de  Tournai,  abbé  de  Sainte-Geneviève, 
en  informa  le  roi  hongrois  «  dont  on  dit  qu'il  aime  la  vérité 
et  vénère  la  justice)).  Les  parents  du  jeune  homme  envoient 
une  somme  d'argent  pour  payer  les  dettes  que  le  novice 
avait  pu  faire.  Mais  on  constate,  en  présence  de  trois  élèves 
hongrois,  qu'il  ne  devait  rien  ni  à  un  chrétien,  ni  à  un  juif. 
Les  parenls  font  alors  plusieurs  donations  au  couvent  ^ 
Le  Notaire  du  roi  Bêla  III,  auteur  de  la  plus  ancienne 
chronique  [De  Gestis  Hungarorum),  était  également  élève 
de  l'Université  de  Paris  ^ 

En  même  temps  que  l'Ordre  de  Cîteaux  s'établit  en  Hon- 
grie celui  de  Prémontré,  fondé  par  Norbert,  non  loin  du 
château  de  Goucy,  dans  le  diocèse  de  Laon.  Ses  membres 
étaient  de  véritables  chevaliers  en  comparaison  des  pauvres 
Cisterciens.  Leur  Ordre  n'admettait  que  des  chanoines  et 
leur  vêtement  blanc  montrait  qu'ils  avaient  une  certaine 
supériorité  sur  l'Ordre  de  Cîteaux.  Ils  vinrent  en  Hongrie 
au  commencement  du  xii''  siècle,  principalement  des  mai- 
sons lorraines  de  Bar  et  de  Yalroy.  Leur  premier  monas- 
tère fut  fondé  à  Garab,  dans  le  comitat  de  Ndgrad.  Un 
second  essaim  de  Yalroy  s'établit  à  Szent-Kereszt  dans  le 
diocèse  de  Pécs  (Cinq-Églises),  puis,  sous  Bêla  III,  ils  fon- 


1878.  «  Vidi  Parisiis  Lucam  Hnngarum  in  schola  magistri  Girardi  Puellae, 
virum  honestum  et  bene  litteratum,  cujus  mensa  conmiunis  fuit  sibi  cum 
pauperibus,  ut  viderentur  invitati  convivae,  non  alimoniae  quaestores  » 
dit  Mapes,  De  Nugis  Curialhim,  p.  73.  Coinp.  J.  Bardoux,  De  Walterio 
Mappio,  1900,  p.  41. 

1.  «  Emerat  sibi,  dit  un  docnment,  cum  niulta  quantitate  pecuniae  totum 
corpus  Bibliae  cum  commentariis  et  glossis,  sicut  solet  legi  a  magistris  in 
scolis.  » 

2.  Voy.  Fejér,  Codex  diplomalicus,  II,  p.  189. 

3.  Voy.  Jules  Sebestyén,  Ki  voU  Anonymus  (Qui  était  FAnonyme?),  1898,  II, 
p.  92. 


INTRODUCTION  1 1 

dèrent  les  abbayes  de  Vârad,  de  Lelesz  et  de  Jâszd  ;  cette 
dernière  est  aujourd'hui  la  maison  principale  de  l'Ordre. 

Outre  ces  Ordres  enseignants,  nous  voyons  à  la  môme 
époque  les  chevaliers  de  Saint-Lazare  s'établir  à  Esztergom, 
puis,  sous  le  règne  d'Etienne  III  (H61-1173),  les  Templiers 
se  fixer  à  Vrana,  entre  la  Save  et  la  Drave.  Leur  chef 
portait  le  titre  de  «  Magister  militiae  ïempli  pcr  Ungariam 
et  Slavoniam  »  et  l'un  d'eux,  Jacques  Montroyal  avec  ses 
soldats  français  et  italiens  assista  Bêla  IV  lors  de  l'invasion 
des  Mongols. 

Les  Hospitaliers  furent  dotés  par  Geyza  II  et  établis  à 
Abony,  près  d'Esztergom  ;  la  veuve  de  ce  roi,  Euphrosyne, 
leur  légua  plusieurs  villages  et  fonda  une  autre  maison  à 
Albe-Royale,  fondation  que  son  fils  Bêla  III  confirma  par 
une  charte  datée  de  1193.  Leur  prieur  prit  le  titre  de  «  Prior 
provincialis  hospitalis  Jerosolimitani  in  Hungaria  »  et  la 
présence  de  cet  Ordre  suppose  que  l'étude  de  la  médecine 
n'était  pas  inconnue  alors  en  Hongrie.  —  Les  Chartreux 
établis  par  Bcla  IV  à  Ercsi,  vinrent  en  1299,  sous  le  dernier 
Arpâd,  André  III,  à  Lâtokôvi.  —  Paulus  Ungarus  qui  avait 
étudié  à  Bologne  et  entendu  les  sermons  de  François  d'Assise 
fonde,  en  1221  à  Gyôr,  le  premier  couvent  franciscain  ;  les 
Dominicains  mirent  une  grande  ardeur  à  convertir  les 
Gumans  ;  ils  furent  aidés  dans  cette  tâche  par  quatre  évoques 
dont  trois  étaient  d'origine  française  :  Robert,  archevêque 
d'Esztergom  (1226),  les  deux  Bertalan,  évoques  de  Veszprém 
et  de  Pécs,  et  le  normand  Raynald,  évoque  de  Transylvanie 
qui  tomba  dans  la  bataille  du  Sajo  livrée  contre  les  Mon- 
gols. Les  Dominicains  ne  se  contentaient  pas  d'avoir  con- 
verti 15,000  Gumans;  ayant  lu  «  in  gestis  Ungarorum  » 
peut-être  dans  la  chronique  de  l'Anonyme,  que  le  peuple 
magyar  avait  habité  anciennement  la  Grande-Hongrie,  en 
Asie,  quatre  moines  se  mirent  en  route  pour  convertir  ceux 
qui  étaient  restés  dans  la  mère-patrio.  Les  premiers  mis- 
sionnaires succombèrent  ;  alors  Bêla  IV  en  envoya  d'autres, 
tel   le  moine  Julian  qui   arriva  jusqu'aux  bords   de  l'Etel 


12  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

(Kama)  où  il  trouva  une  tribu  qui  parlait  hongrois.  Dans  ce 
voyage,  il  apprit  que  les  Mongols  se  préparaient  à  envahir 
l'Europe. 

Le  roi  au  règne  duquel  se  rattachent  la  plupart  de  ces  fon- 
dations, Bêla  III,  avait  épousé  à  Byzance,  Anne  de  Chàtil- 
lon,  et  après  sa  mort,  Marguerite,  sœur  de  Philippe  Auguste  *. 
Il  désirait  élever  son  royaume  au  niveau  des  autres  pays 
civilisés.  Non  content  d'établir  les  différents  Ordres  français 
dans  son  pays,  il  fonda  sur  le  modèle  de  l'Université  de 
Paris  (prout  Parisiis  in  Francia)  une  école  de  haut  enseigne- 
ment à  Yeszprém,  mentionnée  pour  la  première  fois  dans 
une  bulle  d'Innocent  IV  de  1246  \  Malheureusement,  cette 
école,  ravagée  pendant  les  troubles  du  règne  de  Ladislas  IV, 
fut  détruite  par  un  incendie  en  1276  et  disparut  à  la  mort 
du  dernier  Arpâd.  Elle  comptait  alors  parmi  ses  maîtres 
quinze  docteurs  en  droit  canon  et  en  droit  romain. 

Le  développement  de  l'enseignement  et  de  la  culture  intel- 
lectuelle mit  souvent  en  rapport  la  France  et  la  Hongrie  ; 
les  croisades  rapprochèrent  encore  les  deux  pays.  Tant  que 
le  christianisme  ne  régnait  pas  aux  bords  du  Danube,  les 
Français  qui  se  rendaient  en  Terre  Sainte  évitaient  la  Hon- 
grie :  tout  changea  de  face  avec  la  conversion.  Saint-Etienne 
accorda  aux  pèlerins  une  large  hospitalité  :  le  duc  d'Angou- 
lême,  Guillaume,  et  ses  compagnons  de  route,  tel  l'abbé 
Richard  de  Verdun,  furent  reçus  princièrement  en  1026. 
Puis,  lorsque  les  croisades  commencèrent,  sous  Goloman,  le 
libre  passage  fut  accordé  et  la  population  ne  résista  qu'en 
cas  de  pillage.    Ainsi   la    première    armée    composée    de 


1.  C'est  peut-être  à  ce  second  mariage  que  nous  devons  le  registre  des 
revenus  de  ce  roi  conservé  dans  un  manuscrit  de  la  Bibl.  nationale  de  Paris 
(6238  latin,  fol.  20.  Ungariae  dominium).  Voy.  le  fac-similé  de  cette  page  • 
Forster,  ouvr.  cité,  p.  139  et  140. 

2.  Voy.  Abel,  Nos  Universités  au  moyen  âge,  et  R.  Békefi,  quatre  articles 
dans  Szcizadok  (les  Siècles),  1896.  —  Le  pape  Boniface  VllI  pouvait  dire  au 
commencement  du  xm"  siècle  :  «  Literatos  viros  habet  llungaria,  alios  intel- 
ligentes ac  providos,  scientiae  facunditate  disertos  ».  Fejér,  Cod.  Diplom., 
VIII,  vol.  I,  p.  122. 


INTRODUCTION  13 

15,000  hommes  et  conduite  par  le  chevalier  Poissy,  traversa 
sans  encombre  le  pays  en  passant  par  Gyôr,  Albe-Royale  et 
Zimony;  de  môme,  les  croisés  conduits  par  Pierre  l'Ermite  et 
qui  étaient  au  nombre  de  40,000. 

Par  contre  les  troupes  allemandes  conduites  par  Yolkmar 
et  Gottschalk  furent  massacrées,  car  elles  se  croyaient  en 
Hongrie  déjà  au  milieu  de  païens.  Lorsque  parut  enfin  Gode- 
froi  de  Bouillon,  il  eut  avec  le  roi  une  entrevue  aux  bords 
de  la  Leitha.  Coloman  l'invita  à  venir  à  Pannonhalma  que 
les  croisés  français  savaient  être  le  lieu  de  naissance  de 
Saint-Martin.  Il  demanda  seulement  comme  otage  le  frère  de 
Godefroi,  Beaudoin  et  sa  femme.  La  traversée  se  fit  sans  ob- 
stacle et  les  croisés  avaient  à  peine  franchi  la  Save  que  le  roi 
congédia  les  otages  et  leur  fit  de  riches  cadeaux.  En  1101, 
toujours  sous  Coloman,  Guillaume,  duc  d'Aquitaine,  traver- 
sait le  pays.  Cinquante  ans  plus  tard,  de  nombreux  Hongrois 
se  joignent  aux  croisés  Français  pour  combattre  les  infi- 
dèles. Louis  VII  conduisait  leur  armée.  Le  chroniqueur 
Eudes  de  Deuil  —  Odo  de  Deogilo  —  qui  avait  accompagné 
le  roi,  nous  a  laissé  le  récit  d'une  scène  touchante  drama- 
tisée par  Szigligeti  dans  sa  pièce  historique  :  Le  Prétendant 
(A  trônkeresô,  1868). 

Le  roi  de  France,  en  traversant  la  Hongrie,  vit  arriver  dans 
son  camp,  le  malheureux  Borics,  fils  illégitime  de  Coloman, 
qui  combattait  depuis  longtemps  le  roi  Geyza  IL  Lorsque 
celui-ci  apprit  cette  nouvelle,  il  demanda  à  Louis  VII  de  lui 
livrer  le  prétendant,  mais  le  roi  de  France  répondit  au  légat 
hongrois  :  «  La  maison  du  roi  est  comme  l'Eglise,  ses  pieds 
sont  comme  l'autel  :  comment  pourrais-je  livrer  celui  qui 
s'est  réfugié  dans  la  maison  du  roi  comme  dans  une  église, 
qui  s'est  prosterné  à  ses  pieds  comme  devant  l'autel.  »  Alors 
le  légat  hongrois  lui  dit  :  «  Nos  savants  affirment  que  l'Eglise 
n'a  rien  de  commun  avec  les  bâtards  ».  Cependant  Louis  VII 
resta  inflexible;  il  réunit  les  prélats  et  les  chefs;  ceux-ci  sont 
d'avis  qu'il  faut  maintenir  la  bonne  entente  avec  le  roi  hon- 
grois, mais  qu'il  faut  aussi  que  la  vie  de  Borics  soit  sauve, 


14  LA    LITTÉRATURE   FRANÇAISE   EN    HONGRIE 

car  il  serait  aussi  criminel  de  livrer  un  homme  à  la  mort  que 
do  rompre  la  paix.  Louis  Yll  conduit  le  prétendant  hors  de 
son  pays  et  les  Français,  «  comme  il  convient  aux  pèlerins 
du  Christ  »,  continuent  honnêtement  leur  chemin  \ 

Pendant  la  IV'  croisade,  Simon  de  Montfort  et  ses  com- 
pagnons, Guy,  Robert  Mauvoisin,  Philippe  Neaufle,  traversent 
la  Uongrie.  Les  rapports  avec  l'empire  français  en  Orient 
deviennent  de  plus  en  plus  fréquents,  tant  à  cause  des  croi- 
sades auxquelles  les  rois  magyars  prennent  part  qu'à  cause 
des  mariages.  André  II  (1205-1235)  avait  épousé,  après  le 
meurtre  de  Gertrude  de  Méran,  Yolanthe,  fille  de  Pierre  de 
Courtcnay  de  la  maison  royale  de  France,  plus  tard  empe- 
reur d'Orient, 

L'établissement  de  l'Empire  à  Gonstantinople  était  un 
bienfait  pour  la  Hongrie.  Il  est  vrai  qu'il  augmentait  la  puis- 
sance de  Venise  qui  menaçait  toujours  la  Dalmatie,  mais 
d'autre  part,  il  affaiblissait  l'empire  grec  qui,  sous  Manuel, 
était  un  danger  permanent  pour  la  Hongrie  catholique.  La 
société  française  de  Gonstantinople  trouva  en  Uongrie  beau- 
coup de  sympathies,  sympathies  fortifiées  par  des  liens  de 
parenté.  A  la  cour,  surtout  depuis  Bêla  III,  la  langue  fran- 
çaise était  connue.  Les  nobles  imitaient  jusqu'à  l'armure  des 
chevaliers  français,  à  tel  point  que  les  croisés  magyars  sous 
les  murs  d'Accon  ne  différaient  pas  beaucoup  des  Français  '. 
Les  armoiries  françaises  elles-mêmes  furent  imitées.  Dans  la 
langue  de  la  chancellerie  les  mots  dapifer,  agazo  sont  déjà 
remplacés  quelquefois  par  sénéchal  et  maréchal,  les  mots 
baron  ai  parlement  n'y  sont  plus  rares.  Les  Gisterciens  de  Gora 
commencent  à  faire  construire  des  églises  en  style  gothique 
français  un  peu  avant  que  ce  style  soit  adopté  en  Allemagne. 


1.  Voy.  Ex  Odonis  de  Deogilo  libro  de  Via  sancti  sepiilcri  a  Ludovico  Vil 
rege  suscepta.  Mon.  Germ.  Hist.  Script.,  XXVI,  p.  62.  —  La  lettre  de  Louis  VII 
à  Suger  sur  l'accueil  chaleureux  reçu  en  Hongrie,  dans  G.  VVenzel  :  Codex 
diplomalicus  Arpadianns  continualus,  I,  p.  59. 

2.  A  la  bataille  de  Dûrnkrut  (1218),  les  Hongrois  combattent,  d'après  une 
chronique  allemande,  «  comme  s'ils  avaient  appris  la  guerre  en  France  ». 


INTRODUCTION  *  1 5 

Bref,  à  cette  époque,  comme  aux  siècles  suivants,  les  sym- 
pathies pour  la  France  sont  des  plus  vives  ;  elle  ne  pouvait 
exercer  qu'une  influence  bienfaisante  sur  le  jeune  royaume 
que  les  Germains  considéraient  des  la  mort  de  Saint-Etienne 
(1038)  comme  un  fief.  Si  des  relations  amicales  entre  cer- 
taines familles  étaient  possibles,  des  liens  d'amitié  entre 
l'Empire  et  la  Hongrie  ne  pouvaient  jamais  s'établir.  Dans 
les  jours  de  grande  détresse,  après  l'invasion  des  Mongols, 
les  ducs  d'Autriche  comme  les  empereurs,  ne  cherchaient 
qu'à  susciter  des  embarras  à  la  maison  des  Arpâd.  Le  duc 
Frédéric,  véritable  traître,  invite  à  Haimbourg,  Bêla  IV,  qui 
fuyait  devant  les  Mongols,  et  là  il  le  force  à  rendre  la  rançon 
payée  par  l'Autriche  à  son  père,  André  II,  et  comme  Bêla 
ne  peut  tout  payer,  le  duc  lui  prend  trois  comitats.  Un  chro- 
niqueur allemand  fait  remarquer,  peu  après  le  désastre  de 
Sajo'  que  :  «  la  Ilongrie,  qui  a  existé  330  ans,  a  été  détruite 
cette  année  (1241)  par  les  Tartares  ».  L'Autriche  pensait 
pouvoir  incorporer  le  pays  dévasté,  mais  l'énergie  de  Bêla  IV 
fit  vite  disparaître  les  ruines  et  son  petit-fils  Ladislas  IV 
(4272-1290)  put  jeter  son  épée  dans  la  balance  lors  de  la 
lutte  décisive  de  Rodolphe  de  Habsbourg  contre  Ottokar- 
Grâce  au  secours  des  Magyars  les  Habsbourg  conquirent  l'Au- 
triche et  c'est  sans  doute  pour  montrer  sa  reconnaissance 
que  Rodolphe  donna  comme  fief  à  son  fils  Albert,  la  Hon- 
grie, où  gouvernaient  encore  les  Arpâd. 

Les  liens  d'amitié  et  les  rapports  continuels  entre  Hongrois 
et  Français,  sont  prouvés  par  les  colonies  françaises  que  les 
sources  mentionnent  à  Esztergom  et  à  Egervôlgy.  Dans  cette 
dernière  contrée,  la  colonie  parlait  encore  sa  langue  mère  au 
xvi*"  siècle  '.  Des  commerçants  français  sillonnent  le  pays 
et  de  nombreux  chevaliers  s'y  établissent  :  tels  les  Zsâmbok 
(Sambucus),  originaires  de  la  Champagne,  parmi    lesquels 

1.  Voy.  Kerékgyârtô,  Le  développement  de  la  civilisation  en  Hongrie,  p.  123. 
—  «  Au  moment  de  l'invasion  mongole  (1241),  les  négociants  français  et  ita- 
liens étaient  les  véritables  maîtres  de  Gran  (Esztergom)  »,  dit  M.  Denis  [Hist. 
f/énérale  de  Lavisse  et  Rambaud,  11,  p.  794). 


16  •   LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

plusieurs  arrivèrent  à  de  hautes  dignités  ^,  et  les  familles 
Becse  et  Gregor.  Non  seulement  des  rois  épousent  des  prin- 
cesses françaises,  mais  quelques  seigneurs,  séduits  par  le 
charme  de  celles  qui  les  accompagnaient,  s'allient  avec  ces 
hôtes  bienvenues.  Alice,  gouvernante  du  jeune  duc  André, 
devient  la  femme  de  Batiz  que  le  roi  nomma  ban  —  gouver- 
neur suprême  —  du  pays  après  la  destitution  de  Bank,  qui 
avait  ourdi  un  complot  contre  Gertrude  de  Méran  ;  le  puis- 
sant Csâk  avait  aussi  épousé  une  Française. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  de  trouver,  au  milieu  des  moines, 
des  chevaliers  et  des  dames  françaises,  un  représentant  de 
cette  poésie  provençale  qui,  aux  xu'^  et  xm^  siècles,  était  con- 
nue et  imitée  dans  toute  l'Europe.  Peire  Vidal  (né  vers  le 
milieu  du  xii'  siècle  à  Toulouse),  un  des  troubadours  les  plus 
renommés,  qui  fut  accueilli  par  toutes  les  cours  oi^i  l'on 
aimait  la  poésie,  après  avoir  séjourné  en  Castille,  en  Arago- 
nie,  à  Marseille  et  chez  Boniface  II,  duc  de  Montferrat,  vint 
très  probablement  en  1198,  à  la  cour  du  roi  Eméric  (1196- 
1205),  comme  l'attestent  les  vers  suivants  de  sa  poésie  : 
Ben  viu  a  gran  dolor. 

Per  ma  vida  gandir 
M'en  anci  en  Ongria 
Al  bon  rei  n  Aimeric 
On  trobei  bon  abric 
Et  auram  ses  cor  trie 
Servidoi'  et  amie  ^. 


1.  Un  ZsâiBbok  fut  intermédiaire  entre  Bêla  IV  et  son  fils  révolté.  Le  savant 
Sambucus  (xvi''  siècle),  dont  Jacques  Grévin  a  traduit  en  français  les  Emblèmes, 
était  originaire  de  cette  famille. 

2.  «  Pour  sauver  ma  vie,  je  m'en  allai  en  Hongrie  au  bon  roi  Eméric,  oîi  je 
trouvai  bon  asile, et  (le  roi)  m'aura  sans  fausseté  (de  ma  part)  pour  serviteur, 
et  ami  »  (trad.  de  M.  Paul  Meyer  dans  le  volume  de  Forster,  cité  plus  haut, 
p.  144).  —  Voy.  Sebestyén,  dans  E.  Philol.  K.,  t.  XV  (1891);  K.  Bartsch 
Peii'e  Vidais  Lieder,  1857,  p.  12;  Fr.  Diez,  Leben  und  Werke  der  Trouba- 
dours, 1882,  pp.  125-147  (2«  édit.)  ;  Raynouard,  Choix  des  poésies  originales 
des  Troubadours,  t.  V,  p.  342, 


INTRODUCTION  17 

L'accueil  fut  donc  gracieux  et  les  cadeaux  ne  firent  pas 
défaut.  En  tout  cas  «  le  bon  roi  Eméric  »  se  montra  plus 
généreux  envers  le  barde  à  Thumeur  voyageuse  que  l'empe- 
reur d'Allemagne  auquel  il  décoche  ce  trait  à  la  fin  de  sa 
poésie  : 

Alaman,  trop  vos  die 
Vilan,  félon,  enic, 
Qu'anc  de  vos  nos  jauzic 
Quius  amet  nius  servie  i. 

Peire  Vidal  a  connu  d'ailleurs  Marguerite,  fille  deLouis  VII, 
qui  avait  épousé  Bêla  III,  père  d'Eméric,  et  Constance,  fille 
d'Alphonse  II  d'Aragon,  qui  devint  l'épouse  d'Eméric,  l'an- 
née même  où  l'on  suppose  que  le  poète  était  à  la  cour  de 
Hongrie.  Il  est  probable  qu'il  avait  accompagné  la  fiancée 
avec  d'autres  seigneurs,  dont  les  comtes  Simon  et  Michel 
qui  furent  retenus  par  le  roi  et  pourvus  de  riches  fiefs, 
comme  le  raconte  le  chroniqueur  Kézai  ^ 

Malheureusement,  il  ne  nous  reste  aucune  œuvre  poétique 
hongroise  qui  puisse  nous  aider  à  discerner  si  la  poésie  pro- 
vençale a  exercé  une  certaine  influence.  Eln  fait  de  monu- 
ments littéraires,  nous  n'avons  qu'une  oraison  funèbre  con- 
servée dans  un  manuscrit  du  xui*^  siècle  dont  elle  occupe 
deux  pages  au  milieu  d'un  texte  latin  ;  une  hymne  à  la  Vierge 
et  quelques  gloses  :  juste  assez  pour  exercer  la  sagacité  des 
philologues.  Il  faudra  attendre  l'arrivée  de  Valentin  Balassa, 
le  grand  poète  lyrique  du  xvi"  siècle  pour  entendre  des 
accents  qui  rappellent  la  poésie  provençale. 

L'influence  française  peut  être  mieux  démontrée  dans  le 
domaine  de  l'art,  surtout  dans  celui  de  l'architecture.  Le 
christianisme  triomphant  a  élevé  partout  des  églises  dans  le 
style  roman,  que  la  Uongrie  a  propagé  en  Orient  et  sur  les 


1.  «  Allemands!  je  dis  que  vous  êtes  méchants  et  cruels,  car  vous  n'avez 
causé  de  joie  à  personne,  qui  vous  ait  aimés  ou  servis.  » 

2.  Voy.  Sebcstyén,  ibidem. 


18  LA    LITTÉKATURE    FKANÇAISE    EN    HONGRIE 

bonis  do  rAdrialique.  Les  Mongols,  dans  leur  invasion,  ont 
(léli'Liit  et  renversé  la  plupart  de  ces  monuments  ;  mais  ceux 
qui  restent  prouvent  sufRsamment  que  le  génie  national, 
même  s'il  s'est  inspiré  de  l'architecture  française,  a  su  créer 
quelques  chefs-d'œuvre,  tels  la  belle  basilique  de  Saint- 
Étienne  à  Albe-Royale,  aujourd'hui  disparue  ;  celle  d'Eszter- 
gom,  bâtie  sous  l'archevôque  Job  et  célèbre  au  xn^  siècle  ; 
la  cathédrale  de  Pécs  que  les  travaux  de  Henszlmann  ont 
fait  connaître  ;  celle  de  Jâk  avec  sa  riche  ornementation. 
Ces  cathédrales  peuvent  soutenir  la  comparaison  avec  les 
plus  beaux  monuments  du  même  genre.  Le  style  roman 
devait  bientôt  faire  place  au  style  gothique. 

Le  changement  s'est  effectué  après  l'invasion  des  Mongols, 
au  moment  oii  Villard  de  Honnecourt,  l'architecte  de  la 
cathédrale  de  Cambrai,  vint  en  Hongrie.  On  lui  doit  le  dôme 
de  Gassovie  et  la  cathédrale  d'Esztergom.  «  J'étais  mandé 
en  la  terre  de  Hongrie  »,  dit-il  dans  son  album  conservé  à  la 
Bibliothèque  nationale  \  Cet  album  atteste  un  long  séjour 
de  l'auteur  en  Hongrie,  où  il  fut  appelé  par  Bêla  IV,  frère 
de  Sainte-Elisabeth,  princesse  très  dévote  à  N.-D.  de  Cam- 
bray.  Ses  offrandes  servirent  précisément  à  payer  les  tra- 
vaux de  reconstruction  commencés  en  1227  sous  la  direction 
présumée  de  Villard  de  Honnecourt,  et  l'église  de  Cassovie 
était  sous  l'invocation  de  cette  princesse. 

Villard  n'est  certainement  pas  le  seul  architecte  français 
qui  ait  travaillé  en  Hongrie.  Une  inscription  de  l'église  de 
Kalocsa  permet  d'associer  à  son  nom  celui  de  Martin  Ra- 
vegy.  Les  recherches  savantes  de  Henszlmann  ont  démontré 


1.  Ms.  fr.  19093.  Voy.  J.  Quicherat,  Notice  sur  Valhum  de  Villard  de  Honne- 
court, architecte  du  xni<'  siècle  (Revue  archéologique  1849.  =  Mélanges  d'ar- 
chéologie et  d'histoire,  t.  11,  1886.  — •  Album  de  Villard  de  Honnecourt,  ma- 
nuscrit publié  en  fac-similé,  amioté  par  J.  B.  A.  Lassus,  ouvrage  mis  à  Jour 
après  la  mort  de  Lassus,  par  A.  Darcel,  1858,  pp.  47-52.  Henszlmann,  dans 
Moniteur  des  architectes,  mars,  1857.  —  D'après  Enlart  {Bibl.  de  VEcole  des 
Chartes,  1895),  Villard  l'ut  appelé  en  Hongrie  par  les  Cisterciens.  Cette  opinion 
est  combattue  par  les  savants  hongrois. 


INTRODUCTION  49 

que  les  églises  d'Albe-Royalc,  de  Veszprém  et  de  Pan- 
nonhalma  sont  toutes  françaises  par  la  conception.  Quant  à 
la  sculpture,  il  reste  trop  peu  de  monuments  pour  qu'on  puisse 
démontrer  cette  influence.  Les  chroniques  parlent  du  tom- 
beau de  Saint-Ladislas  à  Nagy-Yârad  qu'un  nommé  Dionyse 
et  son  fils  Tekus  avaient  sculpté  ;  des  bustes  en  or  et  en  argent 
de  Saint-Etienne,  de  Saint-Ladislas,  de  Coloman,  d'Eméric 
et  de  Gisèle.  Les  peintures  qui  décorent  les  murs  de  plu- 
sieurs églises  montrent  que  tous  les  arts  avaient  trouvé  des 
représentants  en  Hongrie.  Quant  à  la  musique  magyare, 
elle  fit,  dit  une  chronique,  les  délices  des  habitants  de  Kiev, 
lorsqu'en  1151,  les  Hongrois  firent  leur  entrée  dans  cette 
ville.  Un  passage  de  la  Vie  de  Saint-Gérard,  premier  évêque 
de  Gsanâd,  prouve  que  le  chant  hongrois  est  resté  dans  la 
bouche  du  peuple. 

Par  ces  indications  sommaires,  nous  voulons  mettre  en 
lumière  comment,  sous  les  Arpad,  ce  royaume,  ce  peuple 
d'origine  asiatique  s'est  conquis  une  place,  avec  une  rapidité 
vraiment  étonnante,  dans  la  grande  famille  européenne. 
Les  guerriers  qui  ravageaient  l'Europe  encore  au  commen- 
cement du  x'  siècle,  deviennent  sous  le  duc  Geyza  et  sous 
le  règne  de  Saint-Etienne  un  peuple  sédentaire  dont  l'intel- 
ligence ouverte  à  toutes  les  influences  de  l'étranger  assimile 
vite  ce  que  lui  fournit  la  civilisation  de  l'Occident.  Les 
paroles  de  Saint-Etienne  :  «Regnum  unius  linguae  uniusque 
moris  imbecille  et  fragile  est  »,  signifient  au  fond  ceci  :  «  Que 
nos  mœurs,  notre  civilisation  restent  ouvertes  aux  influences 
étrangères  !  tout  en  gardant  avant  tout,  notre  caractère 
national!  »  Nul  doute  que  la  France  n'occupe  dès  lors  une 
des  premières  places  parmi  les  pays  qui  ont  marqué  de 
leur  empreinte  le  jeune  royaume.  Cette  action  ne  pouvait 
que  grandir  avec  l'avènement  des  Anjou  au  trône  de 
Hongrie. 


20  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  EN  HONGRIE 

II 

(1301-1526). 

La  mort  d'André  III  (1301)  inaugure  une  nouvelle  phase 
dans  la  vie  politique  et  intellectuelle  du  peuple  hongrois. 
La  dynastie  nationale  une  fois  éteinte,  le  droit  d'élection 
revint  à  la  nation.  Les  compétiteurs  ne  manquaient  pas  : 
Allemands,  Tchèques  et  Bavarois  se  disputaient  le  beau  pays, 
mais  finalement  ce  fut  un  prince  de  la  maison  d'Anjou  qui 
l'emporta.  Le  comte  de  Provence,  Charles  d'Anjou,  frère 
cadet  de  Saint-Louis,  après  avoir  chassé  les  Hohenstaufen 
d'Italie  ',  avait  vu  dans  le  royaume  de  Hongrie  le  pivot  d'une 
monarchie  franque  orientale .  «  Ce  vassal  terrible  du  Saint- 
Siège,  plein  de  sang  et  de  gloire  »,  chercha  donc  à  entrer  dans 
la  famille  royale  magyare.  Après  la  mort  de  sa  femme  Béa- 
trice (1268),  il  demanda  la  main  de  Marguerite,  fille  de 
Bêla  IV;  mais  celle-ci  préféra  son  couvent  de  Nyulsziget  oii 
elle  donna  l'exemple  de  toutes  les  vertus  chrétiennes.  Le 
comte  obtint  plus  tard  pour  son  fils  Charles,  duc  de  Salerne, 
la  princesse  Marie,  fille  d'Etienne  V  (1270-1272),  et  sa  fille 
Isabelle  épousa  Ladislas  IV,  surnommé  le  Cuman  (1272-1290), 
qui  succéda  à  son  père.  Une  alliance  offensive  et  défensive 
fut  conclue  entre  les  Anjou  et  les  Arpâd.  Charles  aida  effec- 
tivement son  gendre  en  1277,  lors  de  la  révolte  des  Croates 
contre  lesquels  il  envoya  douze  galères.  Le  pape  Martin  IV, 
d'origine  française,  ménageait  autant  qu'il  pouvait  le  roi  hon- 
grois qui  menait  une  vie  de  débauche  et  finit  par  trouver  la 
mort  au  milieu  des  Cumans  qu'il  chérissait  tant.  Après  le 


1.  La  victoire  de  Charles  sur  Manfred  fut  célébrée  par  maître  André, 
écrivain  iiongrois  contemporain,  qui  se  dit  chapelain  des  rois  Bêla  IV  et 
d'Etienne  Y.  Il  dédia  son  ouvrage  à  Pierre,  comte  d'Alençon,  fils  de  Louis  VIII. 
—  Voy.  Andreae  Ungari  descriptio  Victorîae  a  Karolo  Provinciae  comité 
reportalae.  Mon.  Germ.  hist.  Script.,  XXVI,  p.  S59.  Le  manuscrit  unique  de 
cette  relation  est  conservé  à  la  Bibi.  nat.  5912  lat. 


INTRODUCTION  ,  21 

meurtre  de  Ladislas(1290)  il  n'existait  plus  qu'un  seul  rejeton 
des  Arpad,  André,  dit  le  Vénitien,  qui  occupa  le  trône.  Mais 
Charles  II  d'Anjou,  en  apprenant  à  Paris  la  mort  de  son 
beau-frère,  envoya  une  députation  d'évêques  et  de  nobles 
pour  recevoir  la  couronne  due  à  sa  femme  Marie  et  dont 
celle-ci  disposa  en  faveur  de  son  fils  Charles-Martel  \  Il 
adressa  une  proclamation  au  peuple  hongrois  l'invitant  à 
abandonner  «  le  Vénitien  »  qui,  selon  lui,  n'avait  aucun 
droit,  ajoutant  que  s'il  ne  voulait  pas  quitter  le  pays,  il 
l'écraserait  (21  avril  1291).  Charles  Martel,  qui  reçut  la  cou- 
ronne hongroise  des  mains  de  Henri  Yaudemont  à  Aix  en 
Provence,  prit  sur  son  écusson,  à  côté  des  lys,  les  armoiries 
des  rois  magyars.  Il  attaqua  la  Croatie  et  la  Dalmatie,  mais 
mourut  en  1295,  avant  de  pouvoir  monter  sur  le  trône.  Son 
fils  Charles-Robert  (Carobert),  soutenu  par  le  pape  Boni- 
face  VIII,  fut  couronné  à  Zâgrâb  en  1300.  André,  qui  voulait 
combattre  son  rival,  mourut  au  commencement  de  1301  ; 
sa  fille  unique  Elisabeth  se  retira  dans  un  couvent  en  Suisse  ". 
Charles-Robert  avait  encore  à  se  débarrasser  du  tchèque 
Wenceslas  et  du  bavarois  Othon.  Le  Saint-Siège  frappa 
d'excommunication  les  partisans  du  premier;  l'autre  fut 
fait  prisonnier  par  Apor,  woïv^ode  de  Transylvanie,  qui  ne 
le  relâcha  qu'après  promesse  de  renoncer  au  trône  de  Hon- 
grie. En  1308,  les  Anjou  prirent  enfin  définitivement  posses- 
sion du  pays. 

Jamais  dynastie  étrangère  ne  fut  plus  populaire  que  cette 
branche  de  la  maison  de  France  sur  le  trône  de  Hongrie  ; 
jamais  le  pays  ne  fut  plus  respecté  au  dehors  qu'au  cours  du 
XIV'' siècle.  La  Hongrie  atteint  alors  son  plus  haut  degré  de 

1.  Dante  l'avait  salué  comme  roi  de  Hongrie.  «  0  beata  Ungheria,  se  non 
si  lascia  piu  malmenare  »,  disait  le  poète  italien  en  guise  d'avertissement. 

2.  D'après  quelques  historiens,  André  III  aurait  eu  deux  fils,  Marc  et  Félix, 
qui  s'étaient  fixés  en  France  et  devinrent  les  ancêtres  des  Croûy-Chanel.  Voy. 
sur  ces  descendants,  dont  le  dernier  s'est  éteint  en  1873,  A.  Nyâry,  Les  droits 
des  Arpad  (Croùy-Chanel  de  Hongrie),  Paris,  1862;  —  R.  Chélard,  La  Hongrie 
millénuire,  p.  13  et  suiv. ;  —  M.  Wertner,  A:  Arpddok  csalddi  torténete  (La 
généalogie  des  Arpad),  1892,  p.  620. 


22  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

puissance  et  quoique  ses  nombreuses  conquêtes,  son  expansion 
au-delà  des  frontières  naturelles  cachent  un  germe  de  de'com- 
position,  les  contemporains  et  même  les  poètes  du  xix^  siècle, 
comme  Petôfi  et  Arany,  considèrent  le  règne  de  Louis  le 
Grand  (1342-1382)  comme  l'apogée  de  la  puissance  magyare. 
Le  sentiment  national  s'était  identifié  avec  l'ambition  des 
Anjou.  Le  fait  que  toutes  les  chroniques  du  moyen  âge 
hongrois  —  celles  de  l'Anonyme  et  de  Kézai  exceptées  qui 
furent  écrites  sous  les  Arpad  —  ont  reçu  leur  forme  actuelle 
sous  leur  règne  en  est  la  meilleure  preuve.  «  La  chronique 
rimée  »  a  pris  certainement  naissance  dans  le  voisinage  de 
ce  château  de  Visegrâd,  qui  était  le  lieu  de  réunion  des  che- 
valiers, des  écrivains  et  des  poètes.  Elle  est  dédiée  à  Louis, 
«  le  roc  de  la  chrétienté,  le  mât  sur  lequel  iïotte  le  pavillon 
de  la  foi,  le  Macchabée  guerrier  dont  le  cœur  rayonne  de 
douceur  et  répand  la  bravoure  et  la  justice  *.  Les  Anjou 
ont  doté  la  Hongrie  du  xiv^  siècle  de  toutes  les  institutions  de 
la  monarchie  française,  et  quoique  la  féodalité  n'y  ait  jamais 
atteint  le  même  degré  qu'en  Occident,  ils  ont  pu  néanmoins 
créer  cette  classe  intermédiaire  entre  la  noblesse  et  les  serfs 
qui  habitait  les  villes  dotées  par  Louis-le-Grand  du  titre  de 
«  royales  ».  Il  est  vrai  qu'elle  se  composait,  pour  la  plupart, 
de  colons  allemands,  dont  les  descendants  ont  mis  assez 
longtemps  à  devenir  Magyars.  Ce  sont  encore  les  Anjou  qui 
ont  organisé  la  procédure  ",  constitué  les  corporations  d'ar- 

1.  Fragmentum  chronici  Hungarorum  rythmici,  dans  Monumenta  Ungrica, 
edid.  Engel,  1809,  pp.  3-5.  Voy.  II.  Marczali,  A  magyar  tbrténet  kutfôi  az  Ar- 
piidok  korâban  (Les  sources  de  l'histoire  hongroise  à  l'époque  des  Arpad),  1880. 

2.  Le  jurisconsulte  Werbôczy  qui,  au  commencement  du  xvi"  siècle,  a  codifié 
les  lois  magyares,  constate  ce  fait.  Il  dit  :  «  Processus  iste  judiciarius  et 
usus  processuum,  quem  in  causis  inchoandis,  prosequendis,  discutiendis  et 
terminandis  observamus,  régnante  ipso  domino  Carolo  rege  (1308-1342)  per 
eundem  ex  Galliarum  finibus  in  hoc  regnum  inductus  fuisse  perhibetur»  (Tri- 
partitum  II,  tit.  G,  §  12).  —  «  L'influence  des  mœurs  de  la  France  telles  qu'elles 
étaient  vers  la  fin  du  moyen  âge  est  le  trait  distinctif  du  xiv^  siècle  hongrois  », 
dit  Sayous.  —  Sur  un  projet  d'alliance  entre  Louis-le-Grand  et  Charles  V, 
roi  de  France  (entre  1374  et  1376),  voy.  L.  Ovâry  dans  TÔrLénelmi  Uir  (Archives 
historiques),  t.  XXIII  (1877), 


INTRODUCTION  23 

tisans,  développé  les  forces  militaires.  Si  cet  essor  n'eut  pas 
été  entravé  par  le  règne  de  Sigismond  (1387-1437)  et  de 
Ladislas  V  (1452-1457),  la  Hongrie  aurait  pu  refouler  les 
Turcs  non  seulement  pour  une  cinquantaine  d'années  — 
comme  elle  le  fit  —  mais  pour  toujours  peut-être,  et  elle  aurait 
ainsi  évité  le  désastre  de  Mohdcs.  Mais  le  pays  n'était  pas 
destiné  à  avoir  une  suite  de  rois  énergiques.  A  peine  l'un 
d'eux  l'a-t-il  relevé,  qu'il  est  suivi  de  plusieurs  autres,  qui 
par  leur  incapacité  préparent  la  défaite. 

Depuis  l'avènement  des  Anjou  jusqu'à  la  bataille  de 
Mohâcs  (1526),  il  n'y  a  que  deux  points  lumineux  dans  la 
civilisation  magyare  :  le  règne  de  quatre-vingts  ans  environ 
de  Charles-Robert  et  de  Louis-le-Grand,  puis  celui  de  Mathias 
Corvin.  S'il  est  vrai  que  la  culture  importée  par  les  Italiens 
aussi  bien  à  la  cour  de  Visegrad,  qu'un  siècle  plus  tard  à 
la  cour  de  Bude  sous  Mathias,  n'ait  pas  fécondé  la  littérature 
nationale,  il  n'en  est  pas  moins  incontestable  qu'elle  aurait 
pu  donner  de  meilleurs  résultats  pour  la  civilisation  en 
général,  si  après  la  mort  de  Mathias  son  héritage  n'était  pas 
tombé  entre  les  mains  inertes  des  Jagellons.  Leur  règne,  la 
domination  turque  qui  s'ensuivit,  les  luttes  contre  la  maison 
d'Autriche  et  les  guerres  de  religion  sont  les  principales 
causes  de  l'état  déplorable  où  la  littérature  et  les  arts  sont 
tombés  dans  les  siècles  suivants.  Le  mouvement  humaniste, 
si  prononcé  vers  la  fin  du  xv^  siècle  se  trouve  tout  à  coup 
arrêté  par  ces  calamités. 

La  langue  hongroise  n'était  pas  encore  assez  cultivée 
alors  pour  profiter  de  l'impulsion  donnée  par  la  culture 
latine,  s'en  émanciper  peu  à  peu  et  créer  des  œuvres  litté- 
raires. Nous  ne  trouvons  rien  de  la  brillante  poésie  épique 
et  lyrique  qui,  dans  les  autres  pays,  s'était  développée  du 
xni'  au  XV®  siècle.  Les  grands  cycles  épiques  traversent  l'Eu- 
rope, arrivent  jusqu'en  Autriche,  mais  s'arrêtent  au  seuil  de 
la  Hongrie.  Peut-être  le  caractère  trop  positif  de  la  race 
ne  pouvait-il  se  familiariser  avec  les  récits  fantaisistes  de  la 
chevalerie,  ni  avec  les  extravagances  des  trouvères.  Combien 


24  LA    LITTÉRATLRE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

de  familles  hongroises  ont  pris  part  aux  croisades,  et  cepen- 
dant aucune  ne  s'en  vante  dans  ses  annales  !  Par  contre,  le 
sentiment  national  s'affirme  avec  beaucoup  de  force  dans  les 
chroniques  latines;  môme  l'élan  poétique  n'y  manque  pas 
et  on  y  fait  preuve  d'un  sens  critique  assez  remarquable 
pour  atteindre  à  la  vérité  historique.  Les  faibles  fragments 
écrits  en  langue  hongroise  sont  pour  la  plupart  l'œuvre  de 
moines;  tels  les  fragments  d'une  traduction  de  la  Bible  attri- 
buée à  Ladislas  Bâtori,  la  légende  de  Sainte-Marguerite,  celle 
de  Sainte-Catherine  d'Alexandrie  —  en  vers  —  de  Saint- 
François  d'Assise,  de  Saint-Alexius,  plusieurs  hymnes  à  la 
Yierge  imitées  de  Saint-Bernard.  Ces  œuvres,  de  même  que 
la  traduction  partielle  de  la  Bible  par  les  Hussites  Thomas 
Pécsi  et  Yalentin  Ujlaki,  intéressent  le  philologue  plutôt 
que  l'historien  de  la  littérature. 

Cependant  on  chantait  et  rimait  beaucoup  à  la  cour  des 
rois  ou  des  nobles.  De  nombreux  documents  nous  disent  que 
les  hegedôsijk  ont  continué  à  célébrer  les  événements  les 
plus  importants  de  la  vie  nationale-  Ils  disaient  les  mal- 
heurs de  la  famille  Zâch,  dont  le  chef,  Félicien,  s'est  préci- 
pité l'épée  haute  sur  Charles-Robert  et  sa  famille  parce  que 
le  frère  de  la  reine  avait  déshonoré  sa  fille  ;  les  tourments 
de  Sigismond  dans  l'Enfer;  les  victoires  de  Hunyadi  sur 
les  Turcs,  les  exploits  et  la  mort  de  Mathias  Corvin.  Le 
plus  ancien  chant  hongrois  qui  s'inspire  de  l'histoire  natio- 
nale est  celui  de  La  Conquête  de  Pannonie,  qui  date  du 
xv^  siècle.  Un  autre  poète  anonyme  a  chanté  la  Prise  de 
Szabàcs,  forteresse  située  sur  la  Save,  élevée  par  le  sultan 
Mohamet  et  conquise  par  les  Hongrois  en  1476.  On  connais- 
sait même  la  Chanson  de  Roland  dont  plusieurs  motifs  se 
retrouvent  dans  les  chroniques  rimées. 

Toute  cette  poésie  vola  de  bouche  en  bouche  et  ne  fut 
pas  recueillie.  L'art  de  l'écriture  n'était  probablement  pas 
assez  répandu  dans  la  caste  des  trouvères  nationaux.  Si 
quelques  moines  dans  leurs  légendes  des  saints  ou  quelques 
écrivains  du   xvi''  siècle  ne   nous  en  avaient  conservé  des 


INTRODUCTION  25 

bribes,  nous  ne  saurions  rien  de  leurs  productions,  La 
caste  lettrée  étant  d'ailleurs  ennemie  des  hegedôsok^  leurs 
œuvres  ont  dû  disparaître  pour  faire  place  aux  chroniqueurs 
latinistes.  Rien  n'est  resté,  ni  des  chants  d'amour  appelés 
«  Chansons  des  fleurs  »  i^virâgénekek)^  ni  des  mystères,  ni 
des  fables.  Tout  cela  paraissait  trop  léger,  trop  peu  chré- 
tien aux  moines  ;  cependant  le  peuple  en  a  conservé  long- 
temps le  souvenir. 

Les  écoles  fondées  sous  les  Arpâd,  par  les  différents  Ordres, 
se  multiplient  à  cette  époque.  L'école  supérieure  de  Veszprém 
avait  dispary,  mais  à  sa  place  s'éleva  bientôt  celle  de  Pécs 
(Schola  major  Quinque  Ecclesiarum)  fondée  par  Louis  le 
Grand  en  1367.  Cette  Université  fut  confirmée  par  une  bulle 
du  pape  Urbain  V,  datée  d'Avignon  du  1"  septembre  1367. 
L'acte  est  presque  identique  à  celui  qui  confirmait  les  droits 
de  l'Université  de  Vienne.  Le  pape,  par  crainte  des  docteurs 
hérétiques,  n'avait  pas  accordé  à  ces  deux  écoles  l'enseigne- 
ment de  la  théologie.  L'Université  hongroise  n'avait  .donc 
que  trois  facultés  ;  celle  de  droit  était  particulièrement  floris- 
sante, grâce  à  quelques  maîtres  italiens.  La  haute  compé- 
tence et  le  grand  savoir  du  jurisconsulte  Werbôczy  qui,  sous 
les  Jagellons,  a  codifié  la  loi  magyare  dans  son  Triparti- 
tum  '  est  la  meilleure  preuve  de  la  vitalité  de  ces  études. 
L'Université,  qui  réunissait  quatre  mille  élèves,  périt  proba- 
blement entre  1S43  et  1547,  lorsque  la  ville  tomba  entre  les 
mains  des  Turcs.  A  Mohâcs  trois  cents  élèves  de  cette  école 
sont  restés  sur  le  champ  de  bataille. 

La  deuxième  Université  fut  fondée  par  Sigismond  à  Bude, 
probablement  en  1389.  Elle  ne  vécut  pas  bien  longtemps, 
mais  nous  savons  qu'elle  était  dignement  représentée  par 
ses  délégués  —  deux  théologiens,  un  médecin,  trois  juris- 
consultes et  un  maître  es  arts  —  au  concile  de  Constance 
(1414).  Ces  délégués  étaient  comptés  parmi  [r  Natio  Germa- 
nica  -^  sort  éternel  des  Magyars  !  C'est  dans  cette  même 

1.  Opus  Tripartitum  juris  cousue tudinarii  încl.  regni  Hungariae,  1S17. 


26  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE   EN    HONGRIE 

Nation  que  nous  trouvons  les  nombreux  étudiants  magyars 
qui  continuaient  à  affluer  à  l'Université  de  Paris  et  que 
la  publication  du  Cartulaire  de  cette  école  a  sauvés  de 
l'oubli  \ 

La  troisième  Université  fut  colle  que  le  roi  Mathias  fonda 
à  Pozsony  (Presbourg),  V Academia  htropolitana  (1467).  Le 
grand  roi  voulait  y  concentrer  toutes  les  forces  vives  de  la 
nation  et  retenir  dans  le  pays  la  jeunesse  studieuse  qui  allait 
à  Paris,  à  Vienne,  à  Bologne,  à  Ferrare,  à  Padoue.  Le  pape 
Paul  II,  sur  les  instances  de  l'archevêque  Vitéz  et  du  poète 
Janus  Pannonius,  avait  accordé  la  bulle  et  permis  d'orga- 
niser cette  école  sur  le  modèle  de  celle  de  Bologne,  mais  il 
est  probable  qu'on  a  suivi  le  plan  de  l'Université  de  Paris  et 
des  universités  allemandes.  A  Pozsony,  la  proximité  de  la 
florissante  école  viennoise  devait  exciter  l'émulation.  Yitéz, 
chancelier  de  cette  université,  en  fut  véritablement  l'âme. 
Le  célèbre  Regiomontanus  y  enseigna,  cent  ans  avant  Galilée^ 
le  mouvement  de  la  terre.  Après  la  mort  de  Vitéz  (1472)  elle 
décline  vite  et  disparaît  au  moment  de  la  lutte  entre  VVIa- 
dislas  II  et  Maximilien  (1492). 

L'Université  de  Bude,  que  Mathias  projetait,  avant  la  dis- 
parition de  Ylslropolitana,  ne  fut  jamais  bâtie.  Le  roi  vou- 
lait en  faire  la  plus  grande  école  de  l'Europe  et  souhaitait 
qu'elle  put  recevoir  un  très  grand  nombre  d'élèves.  Il  dut 
finalement  se  contenter  d'établir  dans  un  monastère  une 
école  de  théologie  oiî  l'on  enseignait  aussi  les  arts  libéraux. 
Son  directeur  était  Pierre  Niger  de  Wurzbourg,  qui  avait  fré- 
quenté Montpellier,  Salamanca,  Fribourg  et  Ingolstadt. 
Cependant  les  humanistes  italiens  Brandolini,  Ugoletti,  Bon- 
fini,  Galeotto  Marzio,  qui  vivaient  à  la  cour  de  Mathias 
n'étaient  pas  professeurs  à  cette  école. 

De  ces  Universités  sortirent  les  savants  qui,  à  la  lin  du  xv'' 


1.  Voy.  AucLariiim  Charlularii  Univ.  PcaHsiensis,  tome  I  et  II.  Liber  procu- 
ratorum  nationis  anglicanae  (Alemanniae).  Pour  les  années  1381,  1398,  1406, 
1407, 1443  et  1444,  nous  trouvons  des  étudiants  magyars. 


INTRODUCTION  27 

et  au  commencement  du  xvi''  siècles,  ont  illustré  la  science 
hongroise.  Plusieurs  d'entre  eux  ont  reçu  à  l'Université  de 
Paris  le  complément  d'instruction  nécessaire,  tel  Michael 
de  Hungaria  dont  les  «  Sermones  praedicabiles  per  totum 
annum  licet  brèves  »  parurent  à  Lyon  (1493).  Un  des  plus 
grands  prédicateurs  de  l'époque,  Pelbart  de  Temesvâr,  dont 
les  Sermons  '  ont  été  imprimés  jusque  vers  la  fin  du  xvi^  siècle, 
n'était  pas  inconnu  en  France. 

Le  nombre  des  bibliothèques  augmentait  sans  cesse  sous 
Louis  le  Grand  et  Sigismond,  mais  c'est  surtout  à  l'époque 
de  la  Renaissance  hongroise  qu'on  en  compte  un  grand 
nombre.  La  plus  célèbre  était  la  Corvina,  à  Bude,  fondée 
par  Mathias  Gorvin  qui  la  dota  richement  et  en  fit  une  des 
p]us  belles  de  l'Europe.  Il  fit  acheter  les  manuscrits  des 
auteurs  grecs  et  latins  ;  il  employait  quatre  copistes  à  Flo- 
rence, trente  à  Bude.  Les  plus  grands  miniaturistes,  entre 
autres  Attavante,  travaillaient  pour  lui.  Chaque  volume 
avait  une  reliure  luxueuse  aux  armes  du  roi.  Il  ne  reste 
aujourd'hui  de  tous  ces  trésors  que  cent  trente  volumes,  dis- 
persés dans  les  bibliothèques  de  l'Europe.  La  vente  partielle 
de  cette  belle  collection  commença  déjà  sous  les  Jagellons, 
toujours  pressés  d'argent  :  les  soldats  autrichiens  et  les  Turcs 
emportèrent  le  reste  ^ 

La  première  Société  savante  date  également  de  cette 
époque.  La  Sodalitas  litteraria  Danubiana,  fondée  par  Con- 
rad Celtes  en  1497,  comptait  de  nombreux  Magyars  parmi 
ses  membres  ^  On  s'y  exerçait,  comme  dans  les  sociétés  ita- 


1.  Pomerium  Sermonum  de  tempore,  Aureum  Rosarium  theologiae,  Slella- 
riiim  Coronae  Virginis. 

2.  Voy.  Fraknoi,  Mdtyds  kiràly  (Le  roi  Mathias),  1890.  —  Csànki,  Eisa  Mdtyns 
udvara  (La  cour  de  Mathias  I),  1884;  Abel,  Corvin  Codexek  (description  des 
Corvina  que  le  sultan  Abdul-A«ziz  avait  restitués  à  la  Hongrie],  1879;  les 
articles  d'Eugène  Miintz,  de  Csontosi,  de  Rôuier  et  de  Riedl. 

'.i.  Voy.  Abel,  Magyarorsziirji  humanistnk  es  a  dunal  tudôs  tdrsasdg  (Huma- 
nistes hongrois  et  la  Société  littéraire  danubienne),  1880;  Adalékok  a  huma- 
nis-mus  lôrléneléitez  Mayyarorszdyon  (Contributions  à  l'histoire  de  l'humanisme 
en  Hongrie),  1880. 


28  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

Hennés,  à  faire  des  vers  latins  et  un  peu  do  sciences.  L'in- 
lluence  de  cette  Société  sur  la  littérature  nationale  fut 
médiocre  :  d'abord  parce  qu'elle  disparut  trop  tôt  pour  entrer 
en  contact  avec  les  écrivains  du  pays,  puis  parce  qu'elle  ne 
cultivait  que  le  latin  devenu,  depuis  le  règne  de  Louis  le 
Grand,  la  langue  en  quelque  sorte  officielle  de  la  Cour  et  des 
tribunaux. 

C'est  encore  sousMathias,  en  1472,  que  le  prieur  de  Bude, 
Ladislas  Karai,  appella  l'imprimeur  Hess  en  Hongrie  et 
l'installa  à  Bude  '.  C'est  en  1473  que  le  premier  livre  y  fut 
imprimé  en  latin  :  il  porte  le  titre  de  Chronicon  Budense,  de 
sorte  que  la  Hongrie  arrive  au  sixième  rang,  après  l'Alle- 
magne, l'Italie,  la  France,  les  Pays-Bas  et  la  Suisse,  parmi 
les  pays  qui  avaient  alors  des  imprimeries. 

Le  développement  des  arts  marchait  de  pair  avec  celui  de 
la  vie  savante  ;  Louis  le  Grand  aussi  bien  que  Mathias  Corvin 
appela  en  Hongrie  de  nombreux  artistes  italiens  qui  y  for- 
mèrent des  élèves.  L'architecture,  la  sculpture  —  surtout  la 
sculpture  sur  bois  —  et  la  peinture  murale  ont  laissé  des 
monuments  qui  montrent  que,  môme  sous  ce  rapport,  le 
pays  n'était  pas  en  arrière. 

L'historien  de  l'humanisme,  Voigt,  dit  avec  raison  qu'à 
Mathias  Corvin  appartient  la  gloire  d'avoir  compris  le  pre- 
mier en  dehors  de  l'Italie  les  idées  de  Pétrarque  et  de  Niccoli 
et  de  s'être  efforcé  de  les  réaliser  ^Les  éloges  des  humanistes 
italiens  à  l'adresse  du  grand  roi  ^  prouvent  malgré  leurs  flat- 
teries, que  le  niveau  intellectuel  de  la  cour  et  des  nobles  était 
aussi  élevé  que  celui  des  peuples  occidentaux.  Mais,  tandis 
que  la  Renaissance  faisait  naître  ailleurs  une  littérature 
nationale,  nous  n'en   trouvons  en  Hongrie   que  le   germe 


1.  On  attribua  longtemps  ce  mérite  à  Ladislas  Geréb,  mais  l'historien  Frak- 
noi  a  démontré  dernièrement  que  c'est  à  Karai  que  revient  cet  honneur.  Voy. 
Mémoires  de  l'Acad.  honr^roise,  1899. 

2.  Die  Wiederbelebung  des  classischen  Allerlhums,  1881,  t.  II,  p.  329. 

3.  Édités  par  Abel  dans  Irodalomtorténeli  emlékek  (Monuments  d'histoire 
littéraire),  tome  II,  1890. 


INTRODUCTION  29 

fécond  — '-nous  voulons  dire  la  culture  latine.  Faute  de  temps, 
elle  ne  put  transformer  l'idiome  national  en  langue  litté- 
raire. Il  aurait  fallu  après  le  règne  de  Mathias  Gorvin  un 
siècle  de  tranquillité  et  de  prospérité  pour  faire  mûrir  les 
fruits  que  le  mouvement  humaniste  avait  semés.  Cette  satis- 
faction ne  fut  pas  donnée  au  pays.  Cependant,  comme  tout 
effort  intellectuel,  l'humanisme  hongrois,  s'il  n'a  pas  produit 
tout  ce  qu'on  pouvait  en  attendre,  a  du  moins  empêché  le 
pays  de  retomber  clans  la  barbarie  pendant  la  domination 
turque.  Et  il  est  curieux  de  voir  que  les  xvi''  et  xyu*"  siècles, 
malgré  des  malheurs  sans  nombre,  montrent  au  point  de  vue 
littéraire  et  intellectuel  un  ensemble  beaucoup  plus  satisfai- 
sant que  les  soixante  années  qui  vont  de  la  chute  de  l'indé- 
pendance nationale  (1711),  jusqu'en  1772,  etqui  forment  une 
période  pendant  laquelle  l'Autriche  avait  réussi  à  germaniser 
totalement  la  Hongrie. 


III 

(1526-1711). 

Mohâcs  marque  la  fm  du  moyen  âge  hongrois;  la  Réforme 
est  l'aurore  des  temps  modernes.  Jamais  la  perte  d'une  seule 
bataille  n'a  causé  une  chute  aussi  profonde,  jamais  un  seul 
désastre  n'a  laissé  de  traces  aussi  cuisantes  dans  l'âme  d'un 
peuple  que  la  défaite  de  Mohâcs.  Au  bout  de  trois  siècles 
les  poètes  en  exprimaient  encore  le  souvenir  avec  douleur. 
A  ce  fait  on  peut  assigner  plusieurs  raisons.  La  Hongrie,  de 
môme  que  les  autres  puissances  de  l'Occident,  fut  comme 
stupéfaite  de  la  poussée  violente  donnée  par  l'islamisme. 
Par  suite  de  cette  bataille,  non  seulement  la  partie  la  plus 
fertile  du  pays  devint  pour  cent  cinquante  ans  la  proie  des 
Turcs,  mais  la  mort  du  roi  Louis  II  ouvrit  encore  la  suc- 
cession au  trône,  et  cette  fois-ci,  les  Habsbourg  devenus  plus 


;^0  LA    LITTÉRATUUE    FliANÇAlSE    EX    IIONGKIE 

puissants,  ne  laissèrcnl  pas  échapper  ce  beau  pays.  La  nou- 
velle dynastie  ne  voulait  pas  seulement  subjuguer  les  corps, 
mais  aussi  les  âmes.  Elle  se  trouvait,  dès  son  arrivée  au  trône, 
en  face  de  la  Réforme  dont  les  progrès  étaient  très  rapides. 
Quoique  Ferdinand  1"  eût  promis  de  respecter  les  libertés 
politiques,  lui  et  ses  successeurs  voulurent  assimiler  la  Hon- 
grie aux  autres  provinces  héréditaires.  De  là  résulta  une 
lutte  deux  fois  séculaire  au  cours  de  laquelle  la  France  prit 
fait  et  cause  pour  la  Hongrie.  Malheureusement  son  appui  ne 
fut  ni  efficace,  ni  énergique,  car  il  ne  s'agissait  pour  elle 
que  de  «  faire  diversion  ». 

La  Transylvanie  joua,  pendant  ces  deux  siècles,  un  rôle 
politique  prépondérant.  Il  suffit  de  nommer  Gabriel  Bethlen 
et  Georges  P"'  Râkoczy,  puis  fumerie  Thôkôly  et  François  II 
Ràkoczy  pour  faire  comprendre  quels  services  les  princes 
transylvains  ont  rendu  à  la  cause  nationale,  lorsque,  au 
xvii^  siècle,  la  réaction  catholique  triompha.  C'est  pendant 
ces  luttes  que  la  France  commence  à  s'intére^sser  vivement  au 
pays.  Les  relations  entre  Georges  P*"  Râkoczy  et  Louis  XIII, 
puis  celles  de  François  II  Râkoczy  et  Louis  XIV  ont  donné 
naissance  aux  premiers  ouvrages  historiques  qui  initièrent 
le  public  français  sinon  à  la  vie  intellectuelle  du  moins  à 
l'état  politique  du  pays  '.  Et  réciproquement  :  si  la  Hongrie 
du  moyen  âge  a  subi  largement  l'influence  de  la  «  Gallia 
christiana  »,  nous  voyons  pendant  ces  deux  siècles,  malgré  les 


1 .  11  faut  placer  en  tête  de  ces  publications,  VHistoire  rjénérale  des  troubles 
de  llon;/)'ie  et  Transylvanie,  par  Fumée  et  Montreulx,  2  vol.  in-4°  (Paris,  1608); 
puis  les  Discours  historiques  et  politiques  sur  les  causes  et  la  guerre  de  Hon- 
f/rie,  par  Dumay  (Lyon,  1663);  Mémoires  de  la  guerre  de  Transylvanie  et  de 
//o/t;7?'ie,  2  vol.  (Amsterdam,  \&M);  Histoire  de  l'exécution  des  trois  comtes 
(Nàdasdi,  Zrinyi  et  Frangipani),  1672;  Journal  sur  le  siège  de  Neuhàusel 
(Bruxelles,  1685)  ;  Histoire  de  l'état  présent  du  royaume  de  la  Hongrie  (Cologne, 
1686);  Histoire  et  description  ancienne  et  moderne  du  royaume  de  Hongrie 
(Paris,  1688)  ;  Histoire  des  troubles  de  Hongrie  (Paris,  1683)  ;  Histoire  d'Eméric, 
comte  de  Tekeli  (Cologne,  1693);  Histoire  du  prince  Ragolzi  (Paris  et  Cassovie, 
n07);  Histoire  des  révolutions  de  Hongrie,  avec  les  Mémoires  du  prince  François 
Hdkoczy  et  ceux  du  comte  Bethlen,  2  vol.  (La  Haye,  1739). 


INTRODUCTION  31 

misères  du  temps,  l'esprit  français  de  la  Réforme,  l'esprit  de 
Calvin  et  de  Ramus,  puis  celui  de  Descartes  exercer  un  ascen- 
dant de  plus  en  plus  marqué. 

Mais,  pour  apprécier  ces  tendances,  il  faut  que  nous  mon- 
trions, au  moins  succinctement,  l'état  intellectuel  de  la  Hon- 
grie pendant  ces  deux  siècles. 

Ce  qui  frappe  de  prime  abord,  c'est  que  la  littérature  natio- 
nale naît  au  milieu  des  troubles  les  plus  graves.  Malgré  la 
domination  turque,  malgré  la  lutte  entre  Ferdinand  P'  et  Jean 
Zâpolya,  la  Réforme  fait  des  progrès  rapides.  Les  rois  «  très 
chrétiens  »,  François  I",  Henri  H,  qui  soutenaient  Zâpolya, 
et,  plus  tard,  sa  veuve  Isabelle  \  ne  suivaient  pas  en  Hongrie 
la  même  politique  religieuse  que  dans  leur  pays.  Le  clergé 
hongrois  très  affaibli  pendant  les  troubles,  n'opposait  pas 
une  grande  résistance  au  mouvement  que  ni  exécutions,  ni 
bûchers  ne  réussirent  à  enrayer.  Le  grand  jurisconsulte 
Werbôczy  a  beau  proclamer  que  «  les  hérétiques  sont  à  brû- 
ler »,  les  nobles  aussi  bien  que  le  peuple,  considérant  la  nou- 
velle religion  comme  une  arme  de  plus  contre  l'Autriche,  se 
convertirent  en  masse.  Pour  ne  pas  être  confondu  avec  les 
colons  allemands  et  slaves,  l'élément  magyar  suit  les  doc- 
trines de  la  Réforme  française.  Les  districts  de  la  Tisza,  la 
Transylvanie  devinrent  complètement  protestants  ;  Debre- 
czen  fut  une  seconde  Genève  et  c'est  au  xvi"  siècle  qu'on 
créa  le  dicton  :  «  Foi  hongroise,  foi  de  Calvin.   » 

Les  Turcs  s'inquiétaient  peu  de  ce  mouvement  religieux, 
mais,  dans  les  parties  soumises  à  la  couronne  impériale,  la 
lutte  était  très  violente.  Les  deux  camps  ennemis  lirent  tous 


1.  Voy.  sur  ces  premières  relations  :  E.  Charrière,  Né'jociulions  de  la  France 
dans  le  Levant  ou  Correspondances,  Mémoires  et  Actes  diplomatiques  des 
ambassadeurs  de  France  à  Conslantinople  (Paris,  1848);  L.  Szalay,  Adalékok 
a  maçiyar  nemzet  torténetéhez  a  XVI.  szdzadban  (Contributions  à  l'histoire  du 
peuple  hongrois  au  xvic  siècle),  1859,  pp.  1-145  j  J.  Zellcr,  La  diplomatie  fran- 
çaise vers  le  milieu  du  x\i°  siècle,  1881,  chap.  vu,;  Correspondance  politique 
de  Guillaume  Pellicier,  éditée  par  Tausserat-Radel  (1899)  avec  l'article  de 
M.  Wallon  :  Journal   des  Savants,  mars  1900. 


32  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

leurs  elTorts  pour  convaincre  les  fidèles.  Ils  rivalisent  de 
traductions  de  la  Bible,  de  livres  dogmatiques  et  moraux. 
Puis,  comme  il  ne  s'agissait  pas  seulement  de  convaincre  les 
lettrés,  mais  surtout  le  peuple,  la  Réforme  eut  encore  cet 
cHet  heureux  de  développer  la  prose  hongroise  inconnue  jus- 
que-là. Au  bout  de  soixante  ans  la  littérature  montre  avec 
fierté  une  excellente  traduction  de  la  Bible,  par  Gaspard 
Kâroli  '.  Pour  élever  la  jeunesse  dans  la  nouvelle  doctrine 
Ozorai,  Mathias  Bird  de  Déva,  Pesti,  Hontér,  Heltai  et  sur- 
tout Pierre  Juhàsz,  dit  Mélius,  rivalisent  d'efforts.  Ce  der- 
nier, polémiste  aussi  ardent  que  lettré,  est  correspondant  de 
Théodore  de  Bèze  qui  le  nomme  «  un  athlète  vigoureux, 
digne  d'une  mémoire  éternelle  ^  ».  Ces  réformateurs  et  les 
seigneurs  convertis  fondèrent  de  nombreuses  écoles  et 
quoique  la  langue  de  l'enseignement  classique  y  reste  le 
latin,  quelques  pasteurs  s'appliquent  à  composer  en  hongrois 
les  premiers  livres  de  classe.  Les  imprimeries,  négligées  après 
l'essai  de  Hess,  sous  Mathias  Corvin,  deviennent  de  puissants 
auxiliaires  dans  ce  combat  ;  les  magnats  en  établissent  dans 
1  eurs  propriétés  et  chargent  de  leur  direction  les  savants  formés 
à  Wittemberg  et  à  Genève.  Il  y  avait  vingt-huit  imprimeries 
de  ce  genre  au  xvf  siècle,  sans  compter  les  nombreuses 
presses  à  main  dont  se  servaient  quelques  réformateurs  et 
les  poètes  ambulants. 

Au  xvi'^  siècle  la  Réforme  triomphe  sur  tout  le  terrain  et 
avec  elle  l'esprit  national.  Ses  foyers  les  plus  ardents  sont  la 
cour  transylvaine  à  Gyula-Fehérvâr  (Alba-Julia)  et  les  deux 
grandes  écoles  de  Nagy-Enyed  et  de  Sârospatak.  La  princi- 
pauté s'étendait  alors  jusqu'au  nord  de  la  Hongrie  et  la  grande 


1 .  Szent  Biblia,  az  az  :  Islemiec  o  es  loj  teslamentumanac  propheldc  es 
apostoloc  filial  megh'af.ott  szent  kimyvei,  1590. 

2.  Epislolariim  theologicarum  Theodori  Bezae  Vezelii  liber  unus.  Genève, 
1537.  Lettre-préface  à  Nicolas  Telegdi.  —  Une  lettre  de  Bèze  à  Mélius,  ibid., 
p.  207.  Sur  la  Réforme  en  Hongrie,  voy.  E.  Sayous,  L'établissement  de  la 
Réforme  en  Hongrie  (Bulletin  de  la  Société  du  protestantisme  français,  1873) 
et  son  article  :  Hongrie^  dans  VEncyclopédie  des  sciences  religieuses. 


lîSTRODUCTION  33 

voie  par  laquelle  elle  communiquait  avec  Tétranger,  pour 
éviter  le  territoire  occupé  par  les  Turcs,  marque  aussi  la 
route  que  suivit  la  civilisation.  Les  princes  transylvains  sont 
des  nobles  magyars  qui  se  servent  de  l'idiome  national  même 
dans  leur  correspondance  avec  les  pachas  turcs,  et  c'est  un 
signe  caractéristique  que  les  hospodars  de  la  Valachie,  de  la 
Moldavie  et  plusieurs  nobles  de  Pologne  parlent  le  hongrois. 
Tandis  qu'à  l'Université  de  Nagy-Szombat  (Tyrnavie),  les 
Jésuites  conservaient  la  discussion  scolastique,  dans  les 
écoles  protestantes  l'esprit  de  libre  recherche  trouvait  un 
asile  assuré.  Dès  1569,  le  prince  Jean  Sigismond  Zapolya 
entre  en  pourparlers  avec  Ramus  pour  lui  confier  la  direction 
d'une  haute  école. 

L'activité  littéraire  du  xvi'  siècle  se  manifeste  d'abord 
dans  les  récits  bibliques  et  historiques,  dans  les  exhortations 
morales  et  religieuses  ;  puis  on  aperçoit  les  premiers  rudi- 
ments de  la  fable  et  du  drame.  Les  auteurs  puisent  dans  les 
Gesta  Romanorum  et  dans  Boccace;  ils  accommodent  leurs 
apologues  aux  besoins  du  temps  et  font  de  la  fable  ésopique 
une  leçon  de  morale.  Les  pièces  dialoguées,  comme  Le 
mariage  des  prêtres  (1S30),  et  Le  miroir  du  vrai  clergé  (1559), 
de  Sztârai  mettent  en  pratique  la  doctrine  luthérienne. 

Le  recueil  des  Anciens  poètes  hongrois  '  nous  montre  que 
la  poésie  narrative,  didactique  et  religieuse  était  représentée 
pendant  ce  siècle,  par  toute  une  série  d'écrivains  peu  connus 
il  est  vrai,  et  dont  un  seul  a  survécu  :  Sebastien  Tinddi 
(1505-1557),  surnommé  le  Joueur  de  Luth  (lantos).  Ses  chro- 
niques rimées  sont  autant  de  documents  historiques,  car 
après  avoir  combattu  contre  les  Turcs,  le  poète  alla  partout 
où  la  vie  nationale  se  manifestait  :  dans  les  assemblées  poli- 
tiques, au  quartier  général  de  l'armée,  au  milieu  des  batailles, 
uniquement  préoccupé  de  recueillir  des  faits  précis  pour  ces 


1.  Réfji  magyar  kôltok  tara,  édité  par  Aron  Szilâdi,  6  vol.  (depuis  1880).  Au 
dernier  volume  (p.  110),  se  trouve  une  poésie  de  Heltai,  imitée  de  Villon 
(Ballade  des  dames  du  temps  jadis,  Ballade  des  seigneurs  du  temps  jadis). 


34  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  EN  HONGRIE 

poômcs.  D'autres  conteurs  mettent  en  vers  ou  traduisent  les 
légendes  les  plus  répandues  et  les  contes  les  plus  amusants 
de  l'étranger  {Fortimatus,  Griselidis,  Euryalius  et  Lucrèce, 
Le  brave  Francesco,  Poncianus^  Salomon  et  Markalf)  ou 
s'inspirent  de  quelques  épisodes  empruntés  aux  guerres 
contre  les  Turcs  (Szilgâyi  et  Hajmàsi). 

Toutes  ces  œuvres  manquaient  d'élan  poétique.  L'ensei- 
gnement, la  morale,  les  exhortations  sont  leurs  principales 
fins.  Elles  rompent  avec  la  tradition  de  la  poésie  populaire,  le 
rythme  même  est  modifié  :  au  vers  national  elles  substituent 
l'alexandrin  en  strophes  de  quatre  vers  dont  les  rimes  banales 
et  la  longueur  démesurée  ne  serrent  pas  d'assez  près  la 
pensée  ;  la  diction  devient  plate,  la  forme  se  relâche.  C'est 
alors  qu'apparaît  le  premier  poète  lyrique  hongrois  Yalentin 
Balassa  (1551-1594).  Sa  vie  tragique,  ses  amours  et  sa  mort 
héroïque  font  de  lui  une  des  figures  les  plus  marquantes  du 
Parnasse  magyar.  Il  fait  entendre  des  accents  que  la  lyre 
hongroise  ne  retrouvera  que  vers  la  fin  du  xvin"  siècle.  Le 
rythme  de  ses  poésies  est  gracieux  et  léger.  Des  strophes 
artistiques  avec  des  vers  de  six  à  huit  syllabes,  appelées 
strophes  de  Balassa,  remplacent  le  lourd  alexandrin  \ 

Au  xvi"  siècle,  nous  constatons  les  premiers  essais  d'une 
historiographie.  Etienne  Szamoskôzy  et  Nicolas  Istvànfi'y, 
ce  dernier  surnommé  le  Tite-Live  hongrois,  sont  les  disciples 
de  Jacques  de  Thou  dont  les  œuvres  fort  répandues  en 
Hongrie  exercèrent  leur  influence  jusqu'au  xvni''  siècle, 
lorsque  la  méthode  de  Bayle  et  de  Mabillon  inspire  les 
premiers  grands  historiens  hongrois  :  Bel,  Bod,  Pray  et 
Katona  ". 


1.  Son  plus  beau  recueil  de  vers,  les  Chansons  des  fleurs,  ne  fut  découvert 
qu'en  1874,  dans  un  manuscrit  de  Radvâny. 

2.  Plusieurs  savants  font  imprimer,  au  cours  du  xvio  siècle,  leurs  ouvrages 
en  France.  Ainsi  parut  le  Tractatiis  de  Tiircis  de  l'Anonyme  de  Sebes 
(Paris,  1509),  l'ouvrage  de  Georgevics  :  De  afflictione  Chris lianorum  tam 
captivorum  quam  etiam  sub  Turcae  tributo  viventium  (Paris,  1S43,  et  Lyon 
155G).  Le  poète  Sambucus  (Zsdmbok)  a  donné  à  Paris  (1349),   une  édition  de 


INTRODUCTION  35 

Quoique  le  xvn"  siècle  retentisse  encore  du  bruit  des 
armes,  que  la  réaction  catholique  s'y  fasse  lourdement  sentir, 
que  les  Turcs  ne  soient  définitivement  chassés  qu'après  la 
prise  de  Bude  (1686),  la  vie  littéraire  et  scolaire  n'est  pas 
interrompue.  On  peut  citer  parmi  les  écrivains  quelques 
grands  noms  et  des  œuvres  qui,  après  deux  siècles,  con- 
servent encore  leur  valeur.  La  poésie  passionne  de  plus  en 
plus  les  nobles  et  nous  voyons  dans  la  phalange  des  écri- 
vains les  plus  grands  noms  du  pays  comme  le  comte  Nicolas 
Zrinyi  \  ban  de  Croatie,  auteur  de  la  première  épopée 
magyare  où  il  glorifie  la  mort  héroïque  de  son  illustre  aïeul 
lors  de  la  défense  de  Szigetvâr  (1566).  Les  princes  transyl- 
vains et  leur  entourage  écrivent  tantôt  l'histoire  de  leur 
temps,  comme  Nicolas  Bethlen  qui  fut  l'hôte  du  grand  Condé 
à  Chantilly  ^,  tantôt  des  hymnes  religieuses.  Gyôngyôsi 
(1625-1704)  écrit  quelques  charmants  contes  romantiques 
{La  Vénus  de  Murdnij,  La  mémoire  de  Jean  Keméjiy,  Les 
cruautés  de  l'espiègle  Cupidon,  Théagène  et  Chariclée)  qu'on 


Dioscoride,  avec  traduction  latine  et  des  Castiqationes  ;  en  1361  :  De  hnitalione 
Ciceroniana.  Le  poète  Jacques  Grévin  a  traduit  en  français  ses  Emblemata 
(voy.  Pinvert  :  Jacques  Grévin,  1898).  Colosvarinus  Pannonius  fait  imprimer 
à  Paris  son  Oratio  de  vera  etpopulari,  conslanti  atque  usitala  ratione  (15S2); 
Dudith  ses  Orationes  duae  in  Concilio  Tridenlino  habitae  (1363)  ;  le  musicien 
Bacfark,  publie  le  Premier  Livre  de  tablature  de  Luth,  contenant  plusieurs 
fantaisies,  motets,  chansons  françaises  (1364);  Berzeviczi  son  Oraison 
funèbre  de  Ferdinand  P''  (1363)  et  Gregorius  Coelius  Pannonius  ses  Collec- 
tanea  in  Sacrum  Apocalypsin  (1372).  Voy.  Szabô-IIellebrant  :  Régi  magyar 
Konyvtdr  (Ancienne  bibliothèque  hongroise),  tome  III,  1896. 

1.  Zrinyi  n'était  pas  un  inconnu  à  la  Cour  de  France  ;  Louis  XIV  et  les 
Français  qui  avaient  pris  part  à  la  bataille  de  Saint-Gothard  l'estimaient 
beaucoup.  Après  sa  mort,  le  roi  écrit  à  Grenionville,  ambassadeur  à  Vienne  : 
«  La  mort  du  brave  comte  de  Serin  (Zrinyi)  est  un  incident  fâcheux  dans  les 
affaires  du  monde  et  préjudiciable  à  la  chrétienté.  »  Voy.  Jules  Pauler  : 
Wesselényi  Ferencz  nddor  es  tdrsainak  osszeeskiivése  (La  conjuration  du 
palatin  François  Wesselényi),  1876,  tome  I,  p.  17  et  suiv.  —  Acta  conjuratio- 
nem  Pétri  a  Zrinio  et  Francisci  de  Frankopan  nec  non  Francisci  Nddasdy 
illustrantia,  1663-1671,  édités  par  V.  Bogisic  d'après  la  Correspondance  de 
Grenionville  dans  :  Monumenla  spectantia  kistoriam  Slavorum  meridionaliiim, 
tome  XIX.  Zâgrâb,  1888  (p.  22  et  suiv.) 

2.  Dans  son  manoir  en  Transylvanie  il  vivait  «  à  la  française  ». 


36  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  EN  HONGRIE 

lisait  encore  au  commencement  du  xix*"  siècle,  et  le  grand 
cardinal  Pazmany  (1570-1637)  crée  dans  son  Guide  vers  la 
vérité'  divine  (IQiS),  son  Livre  de  prières  et  ses  5ermo/?.v,  les 
premières  grandes  œuvres  de  la  prose  magyare. 

Deux  autres  écrivains  de  ce  siècle  nous  intéressent  parti- 
culièrement,   car  dans    leurs    écrits    nous   voyons  pour  la 
première  fois  les  traces  directes  de  l'influence  française  que 
jusqu'ici  nous  n'avons  pu  constater  que  d'une  manière  inter. 
mittente  dans  la  vie  intellectuelle  et  sociale  des  Magyars. 
Ce  sont  Albert  Molnàr  de  Szencz  (1574-1634)  et  Jean  Cseri 
d'Apdcza  (1625-1659).   Albert  Molnâr,  né  à  Szencz  dans  le 
comitat  de  Pozsony  d'une  famille  sicule,  avait  étudié  à  Gyôr 
(Raab)  et  à  Debreczen,  mais  la  soif  de  la  science  le  poussa  à 
quitter  son  pays  dès  l'âge  de  quinze  ans.  Il  fréquente  les 
Universités  allemandes  et  se  fait  recevoir  bachelier  en  théo- 
logie à  Strasbourg  (1595)  ^  Ne  voulant  pas  abjurer  le  calvi- 
nisme il  est  forcé  de  quitter  cette  ville  ;  il  s'en  va  à  Genève 
où  il  voit  Théodore  de  Bèze  ^  parcourt  l'Italie,  devient  prote 
à  Francfort,  travaille  à  Alldorf  et  à  Prague  oii  il  voit  Kepler. 
Il  n'oublie  pas  un  instant  qu'il  est  Hongrois  et  il  rend  de 
grands    services  à   son  pays  tout  en   restant  à  l'étranger. 
En  J604,  il  publie  à  Nuremberg  un  Dictionnaire  hongrois- 
latin  et  latin-hongrois  qui  a  vite  remplacé  les  recueils  de 
mots  groupés  d'après  le  sens  qui  existaient  alors  en  Hongrie. 
Il  s'est  maintenu  pendant  deux  siècles. 

Beaucoup  plus  importante  est  sa  traduction  des  Psaumes 
(Herborn  1607),  qui  marque  une  date  dans  la  poésie  magyare. 


1.  Sa  couronne  de  laurier  se  voit  encore,  sous  verre,  dans  un  album  con- 
servé à  l'Académie  hongroise,  avec  cette  souscription  :  «  Corona  mea  laurea, 
multis  aerumnis  et  sollicitudinibus  in  Argentinensi  Lyceo  parla,  anno 
Christi  1593.  Sur  Molnâr,  voy.  outre  B.  Jancsô  :  Szenczi  Molnnr  Albert  (1878) 
surtout  la  biographie  récente  de  Louis  Dézsi  dans  :  Torténeti  életrajzok 
(Biographies  historiques),  1897.  Le  même  a  édité  le  Journal,  la  Correspon- 
dance et  les  Papiers  de  Molnâr  {Szenczi  Molnàr  Albert  naplâja,  levelezése  es 
iromnnyai),  1898. 

2.  Aucun  théologien  ou  savant  hongrois  se  rendant  à  l'étranger  n'a  man- 
qué d'aller  voir  Théodore  de  Bèze. 


INTRODUCTION  37 

L'église  réformée  était  pauvre  jusqu'alors  en  chants  d'église; 
la  langue   n'était  pas  assez   cultivée,   la  versification   trop 
défectueuse.   Seuls,    quelques  psaumes  de  Balassa  avaient 
quelque  mérite.  Molnâr  fut  ravi,  lorsqu'en  1601,  il  entendit, 
à  l'église  française  de  Francfort,   chanter  les  psaumes  dans 
la  traduction  de  Clément  Marotet  de  Théodore  de  Bèze,  mis 
en  musique  par  Bourgeois  et  Goudimel.  N'étant  ni  théolo- 
gien polémiste,  ni  pasteur,  mais  uniquement  préoccupé  de 
servir  comme  écrivain  la  cause  de  la  liturgie  et  de  l'école, 
il  prit  la  résolution  d'adapter  sa  traduction  à  cette  musique. 
L'entreprise  était  hardie.  Il  s'en  explique  dans  sa  préface  : 
«  Dans  les  anciennes  hymnes  hongroises,  il  n'y  avait  pas  de 
rime  ou  hien  une  dizaine  de  vers  se  terminaient  toujours 
par  le  même  mot  '.  A  l'étranger  on  se  moque  de  ces  procé- 
dés. Mais,  Dieu  merci  !  depuis  quelque  temps  nos  poètes  font 
des  vers  plus  ornés  (il  cite  ici  quelques  strophes  de  Balassa). 
Les  rythmes  français  sont  beaucoup  plus  variés  et  les  vers 
ont  de  nombreux  genres.  Les  psaumes   sont  traduits   sur 
cent  trente  airs  et   presque    autant  de   rythmes.   On  peut 
s'imaginer  le  travail  que  je  me  suis  imposé  en  adaptant  les 
longs  vocables  hongrois  aux  mots  français  beaucoup  plus 
courts  et   cela  sans  pouvoir  ajouter  une  seule   syllabe,    ni 
m'écarter  du  sens  ;  car  j'ai  pris  encore  plus  de  soin  de  rester 
fidèle  au  texte  que  d'orner  les  vers.  »  Celte  traduction  est  un 
pur  chef-d'œuvre  pour  l'époque;  c'est  un  livre  capital  pour 
la  Hongrie  protestante,  le  plus  répandu  dans  le  pays  puis- 
qu'il a  eu  jusqu'ici  plus  de  cent  éditions  et  sert  encore  dans 
les  églises,  même  catholiques.  Molnâr,  avec  un  sens  musical 
inconnu  jusqu'alors,  adapta  ses  vers  à  la  musique  française 
et  sa  traduction,  écrite    sur  cent  trente  mélodies,  compte 
autant  de  rythmes  différents  ^ 

1.  C'est  le  fameux  vala  (il  était),  qui  rend  si  ennuyeuse  la  lecture  des  poètes 
du  xvic  siècle. 

2.  11  se  peut  que  Molnâr  ait  eu  sous  les  yeux  les  traductions  allemandes 
des  Psaumes  faites  par  Melissus  (1572)  et  par  Lobwasser  (1573),  mais  ces 
deux  traducteurs  ont  travaillé  également  «  nach  frantzôsischer  Melodey  und 


38  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

Après  avoir  donné  une  édition  améliorée  et  surtout  plus 
portative  de  l'énorme  Bible  de  Kâroli  (Ilanau,  1608),  Mol- 
nar  écrivit  une  Grammaire  liongroise  (1610)  \  non  pas  tout 
à  fait  la  première,  comme  il  le  croyait,  ne  connaissant  pas 
celle  d'Erdosi  (Jean  Sylvester,  1539),  mais  en  tout  cas,  la 
première  où  la  syntaxe  soit  également  traitée  et  oîi  la 
méthode  inaugurée  par  la  grammaire  latine  de  Ramus  soit 
suivie  ^  Cette  grammaire  pratique  prouve  un  sens  très  fin 
de  la  phonétique  et  obtint  les  suffrages  du  plus  grand  pro- 
sateur du  temps,  le  cardinal  Pàzmâny. 

Sur  les  instances  de  Gabriel  Bethlen,  Molnâr  osa  entre- 
prendre la  traduction  de  YInstitution  chrétieiine  de  Calvin  ^ 
faite  très  probablement  sur  le  texte  latin.  «  Dans  cette 
langue,  dit  M.  Lanson,  dont  il  était  plus  maître  que  de 
son  parler  natal,  Calvin  donna  à  sa  pensée  toute  son  ampleur 
et  toute  sa  force  et  quand  ensuite  il  la  voulut  forcer  à 
revêtir  la  forme  de  notre  pauvre  et  sec  idiome,  elle  y  porta 
une  partie  des  qualités  artistiques  de  la  belle  prose  romaine.  » 
Molnâr,  en  s'efforçant  de  rendre  cette  forte  langue,  se  voit 
trahi  à  chaque  instant  par  son  idiome  natal  ;  le  manque  do 
termes  techniques  le  force  à  des  périphrases.  Malgré  tout, 
sa  traduction  est,  par  endroits,  très  concise  et  ne  manque 
pas  d'une  certaine  envolée.  A  ces  traductions  il  faut  ajouter 
celles  de  Postilla  de  Scultetus,  moins  réussie,  et  le  Livre  de 
prières  des  réformés  de  Zurich. 

Molnâr  est  l'humaniste  de  la  Réforme  magyare.  Peu 
soucieux  de  se  créer  une  situation  stable,  il  erre  de  ville  en 


Silbenart  »  comme  ils  le  disent.  Les  érudits  hongrois  trouvent  que  Molnâr 
est  souvent  plus  élégant  et  rend  mieux  le  texte  français  que  Lobwasser. 
Le  pasteur  Clément  Dubois  l'a  aidé  dans  sa  traduction. 

1.  Novae  grammaticae  imgaricae  libri  duo. 

2.  Molnâr  dit  dans  sa  préface  :  «  J'ai  suivi  la  méthode  de  Ramus,  j'ai 
accepté  ses  termes  techniques.  »  Il  s'en  écarte  seulement  pour  la  dénomina- 
tion du  septième  cas  (mutativus)  et  en  plaçant,  à  l'exemple  des  grammaires 
hébraïques,  la  3°  personne  du  singulier  en  tète  de  la  conjugaison^  cette 
personne  indiquant  la  racine. 

3.  Az  keresztyéni  religiora  ésiqaz  hUrevalô  tanitds. 


INTRODUCTION  39 

ville  et,  même  marié,  ne  peut  se  résigner  à  se  fixer.  Son 
pays  natal  n'est  pas  la  cause  directe  des  misères  qui  le 
frappent.  Gabriel  Bethlen  lui  avait  proposé  à  plusieurs 
reprises  une  chaire  à  Gyula-Fehérvâr  oii  des  savants  comme 
Bisterfeld,  Piscator  et  Alsted  se  sont  très  bien  trouvés. 
Molnâr  reste  étudiant  à  l'âge  où  d'autres  professent  et  veut 
faire  profiter  la  Hongrie  protestante  de  tout  ce  qu'il  voit  de 
beau  et  de  noble  en  France  et  en  Allemagne.  Lorsqu'enfm 
il  revint  en  Transylvanie,  après  avoir  été  pillé  et  maltraité 
par  les  soldats  de  Tilly  à  Heidelberg,  le  prince  Georges  1" 
Râkoczy  ne  s'intéresse  pas  à  lui  et  le  laisse  mourir  dans  la 
misère.  L'épitaphe  de  Bisterfeld  :  «  Musa  mihi  favit,  sed  non 
Fortuna,  fuitque  Teutonia  auxilium,  sed  Patria  exilium,  » 
est  donc  vraie,  mais  il  convient  d'ajouter  que  l'esprit  de  la 
Réforme  française  avait  profondément  touché  ce  savant  qui 
a  beaucoup  contribué  à  le  répandre  dans  son  pays  natal. 

Jean  Gseri  d'Apâcza  (Johannes  Chieri  Apacius)  un  autre 
savant  transylvain,  a  fait,  au  milieu  du  xvii"  siècle,  un 
efTort  vraiment  remarquable  pour  transplanter  la  philosophie 
cartésienne  en  Hongrie  et  vivifier  par  elle,  non  pas  tant  la 
littérature  que  la  science  et  l'éducation.  Cette  tentative  restée 
stérile,  est  d'autant  plus  méritoire  que  Gseri  se  servit  dans 
son  ouvrage  philosophique  de  la  langue  nationale.  Si  les 
Allemands  rappellent  avec  fierté  que  Thomasius  a  enseigné 
la  philosophie  en  allemand  dès  1686,  les  Hongrois  peuvent 
citer  Jean  Gseri  qui  a  employé  la  langue  hongroise  dès  1655, 
année  oîi  parut  à  VtrechtV Encyclopédie  magyare  '. 

Fils  d'un  pauvre  paysan,  Gseri  fit  ses  études  à  Gyula- 
Fehérvâr,  puis  à  Kolozsvâr.  L'évêque  des  réformés,  Etienne 


1.  Magyar  Encyclopaedia,  imprimé  à  Utrecht.  Voy.  sur  Cseri,  Cyrille 
Horvâth  :  Apdczai  Csere  Jdnos  bolcsészeti  dolgozaiai  (Les  œuvres  philoso- 
phiques de  J.  Csere  d'Apâcza),  1869  ;  K.  Szily  ;  l'Encyclopédie  de  Cseri  au 
point  de  vue  mathématique  et  physique,  dans  :  Természettudomanyi  KôzlÔny, 
octobre,  1889  ;  L.  Stromp  :  Apdczai  Cseri  Jdnos  mint  paedagogus  (J.  Cseri, 
pédagogue),  1898  (avec  une  bibliographie  complète),  J.  Hegedus  a  publié, 
en  1899,  les  œuvres  pédagogiques  :  Apdczai  Cseri  Jdnos  paedagogiai  munkdi. 


40  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

Gclei  Katona,  savant  lui-même  *,  le  fit  envoyer  dans  les 
Universités  hollandaises.  A  Utrccht  Gseri  se  familiarisa  avec 
la  philosophie  cartésienne  enseignée  par  de  Roy  ;  à  Leyde, 
il  est  le  disciple  de  Heidanus ,  ami  intime  de  Descartes, 
de  Ueorbrot  et  de  Burmann.  Émerveillé  du  grand  essor 
qu'avaient  pris  la  science  de  l'antiquité  et  l'historiographie 
sous  l'impulsion  des  savants  hollandais,  le  pauvre  étudiant 
hongrois  comprit  avec  tristesse  quel  abîme  séparait  ce  petit 
pays  riche  et  actif  du  sien.  Dans  ses  nuits  sans  sommeil,  il 
pense  à  doter  la  Hongrie  d'un  vaste  répertoire  où  toutes  les 
sciences  seraient  traitées  en  hongrois.  «  Malheureux,  disait- 
il,  le  peuple  où  la  science  ne  se  répand  que  dans  un  idiome 
étranger.  »  Il  se  place,  dès  la  préface,  sous  l'autorité  de 
Ramus  dont  l'influence  allait  toujours  grandissant  en  Hon- 
grie. «  Je  me  suis  appliqué,  dit-il,  à  me  conformer  à  l'esprit 
de  Ramus  ;  s'il  ressuscitait  il  reconnaîtrait  mon  Encyclopédie 
comme  sienne  et  me  remercierait  non  seulement  parce  qu'il 
verrait  son  vœu  accompli  par  moi,  mais  aussi  parce  qu'il  ensei- 
gnerait la  philosophie  aux  Hongrois  sans  savoir  leur  langue.  » 
Après  l'éloge  de  Ramus  vient  celui  de  Descartes.  «  Mais, 
dit-il,  puisqu'il  n'est  pas  donné  à  un  seul  homme,  ni  même 
à  un  siècle  d'atteindre,  en  philosophie,  la  perfection,  Dieu 
a  donné  à  notre  époque  une  grande  preuve  de  sa  bonté  en 
faisant  naître  René  Descartes,  le  rénovateur  de  toute  la 
philosophie,  l'ornement  et  la  gloire  de  notre  siècle  ;  lui  qui, 
tant  par  la  nation  à  laquelle  il  appartient,  tant  par  sa  nais- 
sance que  par  son  savoir  et  ses  vertus,  est  le  plus  noble 
des  nobles.  Voyant  que  dans  tout  le  domaine  de  la  philoso- 
phie, il  n'y  avait  que  discussion  et  querelles,  il  s'est  demandé 
si  l'on  ne  pouvait  la  faire  progresser  avec  la  certitude  des 
sciences  mathématiques.  » 


1.  Gelei  Katona  (lo89-1649),  l'ancien  chapelain  de  Gabriel  Bethlen,  a  publié, 
outre  de  nombreux  ouvrages  théologiques,  une  Petite  grammaire  hongroise 
(Magyar  Gramatikatska,  1645),  où  nous  trouvons  les  premières  traces  de  la 
science  étymologique  magyare. 


INTRODUCTION  41 

Cseri  commence  son  ouvrage  en  invoquant  Descartes  et 
consacre  les  trois  premières  parties  à  la  philosophie,  la 
quatrième  et  la  cinquième  à  Tarithmétique  et  à  la  géomé- 
trie, la  sixième  à  l'astronomie,  la  septième  à  la  physique 
et  à  l'histoire  naturelle  qui  comprend  la  physiologie  et  la 
psychologie,  l'hygiène,  la  pathologie  et  la  médecine;  la 
huitième  à  l'architecture  et  à  l'économie  politique,  la  neu- 
vième à  l'histoire  sous  la  forme  d'une  simple  énumération 
chronologique  des  faits  mémorables  ;  la  dixième  à  la 
morale,  à  la  jurisprudence  et  à  la  sociologie  —  la  famille, 
la  communauté  ecclésiastique  et  civile  —  et  à  la  pédagogie  ; 
la  onzième,  enfin,  à  la  théologie  chrétienne.  Pour  comprendre 
l'importance  de  cet  ouvrage  il  faut  se  rendre  compte  de 
l'état  de  la  langue  à  cette  époque  :  les  termes  techniques 
n'existaient  pas  ;  Cseri  dut  les  créer  et  ses  créations  furent 
souvent  heureuses.  Quand  au  fond,  l'Encyclopédie  n'est 
qu'une  vaste  compilation  ;  l'auteur  avoue  lui-même  avoir 
fait  des  extraits  de  Ramus,  de  Descartes,  d'Amésius  et  de 
Regius  (de  Roy)  qu'il  a  coordonnés  et  traduits.  Il  est  donc 
inutile  d'y  chercher  un  système  original  *.  Mais  ce  qu'il  faut 
admirer,  c'est  l'ardeur  avec  laquelle  il  veut  propager  la 
science  en  langue  magyare,  ses  attaques  hardies  contre 
l'usage  du  latin  dans  les  écoles.  «  Une  force  magique, 
disait-il,  réside  dans  l'emploi  de  la  langue  nationale  pour 
l'enseignement.  »  Ce  qui  l'attriste  surtout,  c'est  que  l'on  ne 
cultive  pas  assez  la  science  pour  elle-même  ;  on  la  considère 
seulement  comme  un  gagne  pain  et  ceux  qui  entrent  dans 
les  écoles  le  font  le  plus  souvent  pour  échapper  à  la  servi- 
tude qui  fait  sentir  son  joug  aux  paysans. 

Cseri  désirait  une  réforme  complète  de  l'enseignement. 
Ces  discours  enflammés  à  Gyula-Fehérvâr   où  ses  disciples 


1.  D'après  Horvâth,  le  chapitre  sur  l'origine  des  sciences  est  une  pure  tra- 
duction de  Descartes  (De  principiis  cognitionis  humanae.  De  principiis  rerum 
vialerialiurn],  ceux  sur  l'arithmétique,  la  géométrie,  l'astronomie  et  la  phy- 
sique sont,  d'après  Szily,  traduits,  en  partie,  de  Ramus  {Arithmelices  libri  duo), 
de  Schonerus,  de  Snellius  et  de  Descartes  {Geomelriae  libri  septem  et  uiyinti) 


42  LA    LITTÉRATURE   FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

l'adoraient,  lui  suscitèrent  de  nombreux  ennemis,  notam- 
ment son  collègue  Isaac  Basire,  Tancicn  chapelain  de 
Charles  I"',  roi  d'Angleterre  qui,  après  la  mort  de  son  sou- 
verain, était  venu  en  Transylvanie  et  exerçait  beaucoup 
d'influence  sur  Georges  II  Râkoczy.  Basire  accusait  Gseri  de 
presbytérianisme  et  de  cartésianisme  et  lors  d'une  discussion 
publique  dans  une  église,  la  foule  ameutée  voulut  précipiter 
Gseri  du  haut  de  la  tour.  On  l'envoya  à  Kolozsvâr  oii  son 
discours  d'ouverture  sur  la  Réforme  de  l'enseignement  eut 
un  grand  retentissement  *.  Mais  déjà  la  phtisie  le  minait;  il 
mourut  le  31  décembre  1659,  âgé  de  trente-cinq  ans. 

Malgré  les  doléances  de  Gseri,  il  ne  faut  pas  croire  que  la 
vie  scolaire,  surtout  chez  les  protestants,  ait  été  tellement 
négligée.  Certes,  en  comparant  les  grands  collèges  hongrois 
avec  une  université  hollandaise  oii  des  savants  comme  Vos- 
sius,  Meursius,  Graevius  et  Gronovius  enseignaient,  où 
Télite  de  la  jeunesse  protestante  de  tous  les  pays  affluait,  le 
jeune  et  ardent  Magyar  pouvait  constater  une  différence 
sensible.  Malgré  la  rigueur  des  temps  nous  trouvons  encore 
au  xvii^  siècle  huit  cent  cinq  établissements  scolaires,  dont 
sept  cent  cinquante  entre  les  mains  des  protestants.  Non 
contents  d'envoyer  les  jeunes  gens  laborieux  dans  les  uni- 
versités étrangères  "^  ils  appellent  quelques  grands  savants 
en  Hongrie  pour  donner  plus  de  lustre  à  leurs  écoles  ^  Les 


i.Oratio  de  summa  scholarum  necessitate  earumque  interHungaros  barbariei 
causis.  Imprimée  pour  la  première  fois  par  Felméri,  en  1894.  —  Le  Mémoran- 
dum que  Cseri  adressa,  en  1638,  au  prince  Barcsai:  Modus  fundandi  Academiam 
Transylvaniae,  fut  découvert  et  édité  par  Charles  Szabô  en  1872,  l'année  oti 
le  projet  de  Cseri  fut  réalisé   par  la  fondation  de   l'Université  de  Kolozsvâr. 

2.  Depuis  la  Réforme,  l'Université  de  Paris  fut  moins  fréquentée  par  les 
Magyars,  que  Wittemberg,  Halle,  Genève,  Utrecht,  Leyde  et  qu'en  général  les 
hautes  écoles  protestantes.  Les  catholiques  cependant  s'y  rendaient  encore.  — 
Voy.  Frankl  :  A  fiazai  es  killfôldi  iskoldzâs  a  XVI  szdzadban  (L'enseigne- 
ment national  et  étranger  au  xvi'' .siècle).  —  1873,  p.  276. 

3.  Ainsi  Amos  Coraenius  enseigna  à  Sârospatak  (1630-1634),  Martin  Opitz 
à  Gyula-Fehérvâr  (1622)  ;  Bisterfeld,  Alsted  illustrèrent  également  cette  école. 
Sur  ces  deux  derniers,  voy.  les  études  deJ.  Kvacsala  dans  Vngarische  Revue, 
1893  et  1889. 


INTRODUCTION  43 

disciples  de  Ramus  et  de  Descartes  n'étaient  pas  rares  parmi 
les  professeurs.  «  Louer  Ramus  ou  le  recommander  était 
alors  inutile  en  Hongrie  »,  dit  Erdélyi  dans  son  Histoire 
de  la  philosophie  '. 

On  peut  donc  constater  un  mouvement  philosophique  en 
Transylvanie  et  dans  les  écoles  protestantes  de  Hongrie.  Le 
centre  des  études  supérieures  pour  les  catholiques  était  à 
Nagy-Szombat,  oii  le  cardinal  Pâzmâny  fonda  une  Université 
en  1635  et  la  confia,  en  même  temps  que  l'imprimerie,  aux 
Jésuites.  Le  souffle  des  temps  modernes  n'y  pénétra  jamais 
et  lorsque,  vers  la  fin  du  xvii^  siècle,  l'Autriche  soumit  la 
Transylvanie,  commença  une  époque  de  décadence  qui  dura 
jusque  vers  la  fin  du  xviii'  siècle. 

Avant  de  tracer  le  tableau  de  cette  chute  profonde,  il 
nous  faut  dire  quelques  mots  de  cet  illustre  et  malheu- 
reux François  H  Râkoczy,  l'allié  de  la  France,  devenu 
son  hôte  pendant  ses  années  d'exil  et  qui  trouva  la  paix 
intérieure  dans  sa  retraite,  chez  les  Camaldules  à  Grosbois. 
Lorsque,  plus  tard,  interné  à  Rodosto  aux  bords  de  la 
mer  Marmara,  il  sentit  venir  sa  fin,  il  exprima  le  désir 
qu'après  sa  mort  son  corps  reposât  au  pays  de  France  qu'il 
aimait  tant. 

Râkoczy  était  le  dernier  des  grands  princes  de  cette  Tran- 
sylvanie qui,  pendant  les  deux  siècles  que  nous  retraçons, 
ont  préservé  la  Hongrie  de  la  germanisation  totale.  Au 
point  de  vue  national,  la  cour  d'un  Bethlen,  d'un  Georges  P"" 
Râkoczy,   peut  être   comparée   à  celle  de  Mathias    Corvin  ; 


1.  A  bolcsészet  Maqyarorszâgon.  —  1885.  —  La  Dialectique  de  Ramus  fut 
réimprimée  à  Nagy-Vârad  en  16S3.  Micliel  Buzinkai,  dans  son  Compendii 
logici  libri  duo  (1661),  s'en  inspire  et  proclame  la  nécessité  de  l'étude  de  la 
logique;  Georges  Nagy  de  Martonfalva  publie  à  Debreczen  :  Pétri  Rami  Dia- 
lectica  (1664)  dont  l'apparition  fut  universellement  acclamée.  Nagy  nomme 
cette  Dialectique  »  royale  »  ;  il  dit  que  tout  y  est  si  bien  expliqué  qu'il  ne  reste 
plus  rien  à  dire.  Ramus  eut  encore  pour  disciples  :  Etienne  Tolnai  et  Paul 
Lisznyai  ;  le  premier  a  publié  :  Dialectica  secundum  principia  Pelri  Rami  ; 
le  second,  successeur  de  Nagy,  a  écrit  des  Notaliones  in  Pétri  Rami  logicam 
(1680;  inédit). 


44  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONCxRÏE 

elle  présentait  môme  une  supériorité  :  l'abandon  du  latin 
pour  le  hongrois,  et,  dans  les  rapports  diplomatiques,  l'usage 
du  français.  Ces  princes  étaient  en  rapports  continuels  avec 
l'ambassade  de  France  à  Constantinople  qui  alors  n'était 
pas  seulement  «  le  siège  de  nos  juridictions  dans  le  Levant  *, 
mais  les  princes  limitrophes  de  l'empire  ottoman  s'adres- 
saient à  celui  qui  la  dirigeait  comme  à  un  roi  de  France  orien- 
tal ».  La  politique  suivie  au  xvi*  siècle  par  François  I"  et 
Henri  II  à  l'égard  des  princes  transylvains  toujours  prêts  à 
affaiblir  la  maison  d'Autriche,  fut  reprise  et  continuée  avec 
encore  plus  de  suite  par  Richelieu,  Mazarin  et  Louis  XIV.  Les 
mémoires  des  ambassadeurs  de  Césy  '\  de  la  Haye,  de  Bon- 
nac  ^  et  de  Saint-Priest'*  parlent  assez  souvent  de  Bethlen,  de 
«  Ragotzki  »  et  de  «  Tekeli  »;  ils  nous  font  assister  aux 
péripéties  d'une  lutte  d'oii  l'Autriche  devait  sortir  victo- 
rieuse. Mais,  abusant  de  sa  victoire,  elle  fut  menacée  très 
sérieusement  par  l'alliance  de  Louis  XIV  et  du  dernier 
Râkoczy. 

Après  avoir  affaibli  les  Turcs,  les  généraux  autrichiens 
rendirent  la  situation  intolérable.  La  soldatesque  était  bru- 
tale ;  CarafTa,  qui  fit  de  la  célèbre  école  protestante  d'Eperjes, 
un  grenier  à  fourrages,  décimait  dans  les  assises  sanglantes 
la  noblesse  de  la  Haute-Hongrie.  Léopold  I"  fit  dresser 
partout  des  échafauds. 

Les  mécontents  appelés  Kurucz  virent  dans  les  princes  de 
Transylvanie  leurs  seuls  soutiens.  Longtemps  ils  ne  purent 


1.  Sayous,  Les  relations  de  la  France  avec  les  princes  de  Transylvanie 
(Séances  et  travaux  de  l'Acad.  des  sciences  morales  et  politiques),  1875.  — 
Cf.  A.  de  Gérando  :  La  Transylvanie  et  ses  habitants,  chap.  v.  —  1830 
(2"  édit.). 

2.  Plusieurs  lettres  de  Gabriel  Bethlen  à  Philippe  Harlay,  baron  de  Césy, 
sont  conservés  à  la  Bibl.  de  l'Institut;  fonds  Godefroy, portefeuilles  269  et  270. 

3.  Mémoire  historique  sur  l'ambassade  de  France  à  Constantinople  par  le 
marquis  de  Bonnac,  publié  par  Ch.  Schefer,  1894. 

4.  Mémoire  sur  V Ambassade  de  France  en  Turquie  et  sur  le  commerce  des 
Français  dans  le  Levant  par  M.  le  comte  de  Saint-Priest.  —  1877. 


INTRODUCTION  45 

exhaler  leur  colère  qu'en  chansons  \  mais  après  les  exécu- 
tions de  Nadasdi,  de  Zrinyi  et  de  Frangipani  (1671),  Eméric 
Thôkôly  qui  avait  épousé  la  veuve  de  François  I"  Ràkoczy, 
l'héroïque  Hélène  Zrinyi,  souleva  l'étendard  de  la  révolte 
pour  la  liberté  constitutionnelle  et  la  liberté  de  conscience. 
Louis  XIV  crut  trouver  en  lui  l'instrument  d'une  diversion 
qui  occuperait  la  cour  de  Vienne  et  «  il  lui  fit  passer,  dit 
Saint-Priest,  à  différentes  reprises  des  secours  pécuniaires  ». 
Après  sa  défaite  tous  les  yeux  se  tournèrent  vers  Fran- 
çois II  Râkoczy  que-  Léopold  I"  avait  arraché  des  bras 
de  sa  mère  Hélène  Zrinyi  et  envoyé  en  Bohème  pour  y 
être  élevé  par  les  Jésuites.  Dix  ans  après,  nous  le  voyons 
installé  dans  cette  même  forteresse  de  Munkâcs  oii  la 
parole  enflammée  de  Nicolas  Bercsényi  lui  dépeint  la  misère 
du  peuple,  les  vexations  que  la  noblesse  subit  sans  oser 
se  plaindre  par  crainte  de  l'échafaud,  les  progrès  de  la 
germanisation,  l'allemand  étant  devenu  la  langue  officielle. 
Le  prince  entre  alors  en  pourparlers  avec  Louis  XIV. 
On  connaît  l'histoire  de  ce  soulèvements  C'est  le  dernier 


1.  L'historien  infatigable  de  l'époque  de  Thôkôly  et  de  Râkoczy,  Coloman 
Thaly,  a  découvert  au  milieu  de  ses  recherches  une  mine  très  riche  en  chan- 
sons qui  sont  autant  de  témoins  précieux  de  cette  période  mouvementée.  — 
Thaly  a  donné,  outre  VArcliivum  Rakoczianiim  en  dix  volumes  :  Régi  magyar 
vitézi  énekek  es  elegyes  dalok  (Anciennes  chansons  héroïques  hongroises)  1864  ; 
Adalékok  a  Tokôly-és  Rdkoczy-kor  h'odalomtorténetéhez  (Contributions  à 
l'histoire  littéraire  de  l'époque  de  Tôkôly  et  de  Râkoczy),  1872.  —  Irodalom-és 
miveltségtôrténeti  tanulmunyok  a  Rdkoczy-korbôl  (Études  sur  la  littérature 
et  la  civilisation  à  l'époque  de  Râkoczy)  1885.  —  Rdkoczy-emlékek  Tôrôkorszdg- 
ban  (Souvenirs  de  Râkoczy  enTurquie),  1893. 

2.  Voy.  E.  JVIoret,  Quinze  ans  du  règne  de  Louis  XIV,  tomes  II  et  III. 
Moret  a  consulté,  en  partie,  les  nombreux  documents,  conservés  aux  Affaires 
étrangères  à  Paris,  sur  les  relations  de  Louis  XIV  avec  Râkoczy,  mais  l'his- 
toire documentée  de  ces  relations  reste  encore  à  faire.  La  récente  étude 
d'A.  Lefaivre,  L'insurrection  magyare  sous  François  II  Ragoczy  [Revue  des 
questions  historiques,  avril  1901)  n'épuise  pas  le  sujet  et  n'est  pas  exempte 
d'erreurs.  —  D'autres  documents  sur  Râkoczy  ont  été  publiés  par  J.  Fiedler  : 
Actenstiicke  zur  Geschichte  Franz  Rdkoczy's  und  selner  Verbindungen  mit  dem 
Auslande  (Fontes  rerum  Austriacarum,  Diplomataria  et  Acta),  tomes  IX 
(1835),  XVII  (1838). 

I 


46  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

OÙ  la  France  ait  joué  un  rôle  politique,  où  Hongrois 
et  Français  aient  combattu  pour  la  même  cause.  Mais 
si  les  relations  diplomatiques  cessent,  l'ascendant  litté- 
raire se  fait  d'autant  plus  sentir  et  ce  sera  un  «  gentil- 
homme de  la  chambre  »  de  Rakoczy  qui  donnera  à  la 
littérature  magyare  du  xviii''  siècle  son  œuvre  la  plus 
remarquable,  œuvre  écrite  sous  l'influence  de  Madame  de 
Sévigné. 

Sans  entrer  dans  le  détail  de  la  lutte,  nous  constaterons 
que  pendant  dix  ans  la  cour  de  Rakoczy  où  les  officiers  fran- 
çais avaient  introduit  quelque  chose  de  l'étiquette  de 
Louis  XIV,  fut  le  foyer  du  sentiment  national.  Il  est  vrai 
qu'on  y  déployait  un  grand  luxe  qui  a  même  choqué  l'aus- 
tère ambassadeur  hollandais  Hamel-Bruyninx,  mais  ce  luxe, 
outre  qu'il  satisfait  un  besoin  inné  chez  les  nobles  hongrois, 
était  presque  une  nécessité  politique.  La  cour  viennoise  fit 
courir  à  l'étranger  le  bruit  que  Rakoczy  n'était  qu'un  pauvre 
Kurucz,  un  rebelle  qui  avait  pris  les  armes  pour  piller.  Le 
prince  voulut  montrer  aux  nombreux  Français  qui  se  ren- 
daient à  sa  cour  qu'il  était  digne  de  l'alliance  de  leur  roi  et 
que  les  Bercsényi,  les  Esterhdzy,  les  Kârolyi,  les  Csàki,  les 
Perényi  et  les  Sennyei  étaient  de  véritables  magnats.  Les 
bijoux  que  le  prince  portait  à  la  diète  d'Onod  où  la 
déchéance  des  Habsbourg  fut  proclamée,  étaient  évalués  à 
400,000  livres  ;  au  dîner  off"ert  aux  Etats  à  Szécsény  on 
servit  366  plats,  et  le  domaine  de  Tokaï,  propriété  du 
prince,  ne  se  lassa  point  de  fournir  un  vin  généreux.  Les 
plus  beaux  costumes  nationaux,  les  harnais  les  plus  pré- 
cieux, les  chefs-d'œuvre  de  l'orfèvrerie  hongroise  datent  de 
cette  époque.  C'est  à  cette  cour  que  les  arts  trouvèrent  un 
dernier  refuge.  Le  grand  peintre  Jean  Kupetzky  (1667-1740) 
avait  travaillé  pour  le  père  de  Rakoczy  ;  lui-même  envoya 
Mânyoki  à  ses  frais  en  Hollande  et  l'appela  ensuite  à  sa  cour 
avec  Mindszenti,  Mediczky  et  Bogdàn.  Les  sceaux  artistiques, 
les  nombreuses  médailles,  œuvres  de  Varrô,  montrent  que 
la  gravure  avait  atteint  un  haut  degré  de  perfection  ;   les 


INTRODUCTION 


47 


brillants  drapeaux  avec  leurs  inscriptions  latines  '  :  tout 
montrait  aux  Français  que  leur  allié  n'était  pas  un  pauvre 
rebelle.  Aussi  le  servirent-ils  avec  dévouement.  Le  comte 
des  Alleurs,  envoyé  comme  plénipotentiaire  par  Louis  XIV 
organisa  l'armée  ^  avec  Fierville  d'Hérissy  ;  le  comte 
d'Abzac,  le  baron  Vissenacque,  écuyer-chef  de  Râkoczy, 
Damoiseau,  Le  Maire,  Chassant  furent  de  brillants  officiers 
d'artillerie  ;  le  disciple  de  Yauban,  le  huguenot  de  Rivière 
qui  épousa  une  Hongroise,  fortifia  Ersek-Ujvar  (Neuhaeusel), 
de  la  Motte,  Boncfous,  Gharrière,  Norwall  furent  colonels 
d'infanterie  ;  Ijarsonville,  Saint-Just,  le  comte  Stampa  offi- 
ciers du  génie  ;  Louis  Bechon  devint  secrétaire  du  prince 
et  Dupont  son  médecin.  La  langue  française  était  couram- 
ment parlée  à  la  Cour  et  certainement  mieux  comprise  que 
l'allemand  \ 

Les  écoles  protestantes  qui  déclinaient  depuis  les  troubles 
des  Mécontents  et  la  conquête  de  la  Transylvanie  par  les 
Autrichiens,  trouvèrent  en  Râkoczy  un  protecteur  dévoué. 
Quoique  catholique,  il  voulut  défendre  ces  centres  de  la  cul- 
ture nationale  contre  la  germanisation.  Pour  contre-balancer 
les  efforts  des  Jésuites,  il  favorisa  les  Piaristes,  venus  de 
Pologne,  qui  devinrent  bientôt  des  maîtres  imbus  de  l'esprit 
national.  Il  fit  élever  les  enfants  de  ses  officiers  et  fonda  la 
compagnie  de  la  garde  noble  [nemes  compdnia)  composée  de 
cent  jeunes    gens    qui   lui  étaient   dévoués  corps   et  âme. 


1 .  Pressa  resurgo  ;  Post  aspera,  prospéra  spera  ;  Mille  neces  quam  ferre 
jugum;  Liber  aut  nihil  unum  est;  Tandem  constantia  vincit  ;  Ite  quo  fata 
vocant. 

2.  «  Au  lieu  de  flatter  les  Hongrois  et  de  les  laisser  combattre  à  leur 
manière,  selon  l'ancien  usage  de  leur  père,  il  (des  Alleurs)  s'obstina  à  les 
réduire  à  une  discipline  dont  ils  n'étaient  pas  capables  »,  dit  Saint-Pricst 
(p.  152). 

3.  Thaly  cite  un  fait  bien  typique  pour  prouver  combien  on  ignorait  l'alle- 
mand dans  l'armée  de  Râkoczy.  Lorsqu'on  1706  une  division  du  corps 
d'Alexandre  Kàrolyi  se  composant  de  25,000  à  30,000  hommes,  intercepta  une 
lettre  du  commandant  autrichien  de  Transylvanie,  il  ne  se  trouva  pas  un  seul 
chef  pour  la  lire. 


48  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

Ccllo  compagnie  a  probablement  servi  de  modèle  à  Marie- 
Thérèse  lorsqu'elle  institua  en  1760,  la  «  garde  royale  hon- 
groise »  à  Vienne,  dont  quelques  membres  ont  fondé  le 
groupe  littéraire  dénommé  Ecole  française. 

Râkoczy,  pour  les  besoins  de  sa  cause,  créa  le  premier 
journal  :  le  Mercurius  veridicus  ex  Himgaria  qu'il  envoyait 
à  l'étranger  pour  réfuter  le  Wienerisches  Diaritim  ';  il  in- 
stalla des  imprimeries  à  Lôcse,  à  Cassovie,  à  Debreczen,  à 
Kolozsvàr  et  fit  imprimer  à  Cassovie,  en  1707,  par  François 
Lancclot  un  des  premiers  livres  français  parus  en  Hongrie  : 
L'Histoire  du  prince  Râkoczy. 

La  bataille  de  Trencsén  (1708)  et  la  paix  de  Szathmâr  con- 
clue par  Alexandre  Kârolyi  sans  le  consentement  du  chef 
qui  cherchait  encore  du  secours  en  Pologne,  mit  fin  à  cette 
brillante  prise  d'armes  pour  la  liberté.  Plusieurs  généraux 
font  leur  soumission,  d'autres  comme  Bercsényi,  Esterhazy, 
Râttky  et  Pollereczky,  viennent  en  France  oii  ils  créent  des 
régiments  de  hussards  qui  ont  conservé  longtemps  le  nom 
de  leur  chef.  Râkoczy  lui-même  débarqua  en  1713  à  Dieppe. 
Il  reçut  un  accueil  princier  et  ne  se  sentit  nullement 
dépaysé  à  la  Cour.  La  curiosité  qu'inspirait  son  pays  et  sa 
destinée  ne  fut  pas  le  seul  motif  qui  le  fit  accueillir.  «  Un 
fort  honnête  homme,  dit  Saint-Simon,  droit,  vrai,  extrême- 
ment brave,  fort  craignant  Dieu  sans  le  montrer,  sans  le 
cacher  aussi,  avec  beaucoup  de  simplicité.  »  Parent  de 
M""'  Dangeau  ^,  il  fut  aussitôt  mis  en  relation  avec  le  duc  du 
Maine,  le  comte  de  Toulouse,   de  Torcy  qui  apprécièrent  le 


1.  Les  exemplaires  de  ce  Mercure  sont  devenus  extrêmement  rares.  Il  s'en 
trouve  un,  daté  du  6  août  1708,  aux  Archives  du  Ministère  des  Affaires  étran- 
gères,//o/jg-rie,  Correspondance,  t.  XIV,  p.  113.  Le  même  numéro  figure  dans 
les  Archives  de  la  famille  Kàrolyi,  à  Budapest.  Voy.  K.  Thaly  ;  Az  elso  hazai 
hirlap  (Le  premier  journal  hongrois),  dans  les  Mémoires  de  l'Académie,  1879, 
p.  27. 

2.  Râkoczy  avait  épousé  Charlotte-Amélie  de  Hesse-Rheinfels,  dont  le  père 
était  le  beau-frère  de  M°ie  Dangeau.  —  L'œuvre  de  Saint-Simon  (t.  IX,  pp.  406 
et  suiv.,  édit.  Chéruel)  est  à  consulter  avec  précaution.  Les  noms  propres  y 
sont  estropiés. 


INTRODUCTION  49 

charme  de  ses  manières  et  la  loyauté  de  son  caractère. 
M'"''  de  Maintenon,  la  duchesse  d'Orléans,  parlent  de  lui  avec 
estime.  Le  roi  lui-même  lui  accorde  ainsi  qu'à  sa  suite  une 
riche  pension,  l'invite  à  toutes  les  fêtes  de  Marly  et  de  Fon- 
tainebleau et  le  reçoit  seul  dans  son  cabinet  dès  qu'il  désire 
une  audience. 

Cependant,  la  paix  était  conclue  avec  l'Autriche  et  le  roi 
ne  pouvait  demander  au  gouvernement  de  Vienne  que  la 
restitution  des  biens  de  l'exilé  *. 

Après  la  mort  de  Louis  XIV,  la  régence  témoigna  beau- 
coup d'indifférence  à  Rakoczy.  Il  se  retira  avec  le  maréchal 
de  Tcssé  à  Grosbois  :  «  Il  est  parmi  ces  moines,  comme  s'il 
était  l'un  d'eux,  il  assiste  à  leurs  prières,  à  leurs  veilles  et 
jeûne  souvent  »,  dit  la  duchesse  d'Orléans.  C'est  là  qu'il 
composa  ses  Mémoires,  écrivit  un  Commentaire  sur  le 
Pentateuque  et  les  Aspirations  d'iifi  prince  chrétien  "'.  Il  y 
resta  jusqu'en  1717  lorsqu'il  reçut  l'invitation  de  la  Porte 
ottomane  qui  espérait  pouvoir  soulever  la  Hongrie  contre 
l'Autriche.  Mais  les  victoires  d'Eugène  de  Savoie  forcèrent 
la  Turquie  à  conclure  la  paix  de  Passarovicz  (1718)  pour 
vingt-quatre  ans.  Rakoczy  et  sa  suite  se  rendent  à  Gallipoli, 
de  là  gagnent  Andrinople,  Bujukdéré  et  Jenikeu,  jusqu'à  ce 
qu'on  les  interne  à  Rodosto  (1720)  où  le  dernier  prince  tran- 
sylvain meurt  en  1735.  Son  nom  est  devenu  le  signe  de 
ralliement  des  Hongrois  toutes  les  fois  qu'ils  ont  lutté  pour 
leur  liberté.  L'admirable  marche  de  Rakoczy,  composée 
après  la  bataille  de  Trencsén  ^  orchestrée  par  Berlioz  dans 


1.  Voy.  Recueil  des  Instructions  données  aux  ambassadeurs  et  ministres  de 
France.  Autriche,  par  A.  Sorel.  —  1884.  Inslruction  donnée  au  comte  de  Luc 
(3  janvier  ITlo),  p.  179;  la  même  instruction  renouvelée  à  Mandat. 

2.  Le  manuscrit  en  est  conservé  à  la  Bibl.  nationale,  n"  13G28  lat.  édité  par 
A.  Grisza  dans  les  publications  de  TAcad.  hongroise,  1876.  —  Sur  le  séjour  de 
Rakoczy  en  France,  voy.  ses  Lettres  adressées,  en  1714,  au  cardinal  Gualte- 
rio,  nonce  à  Paris,  publiées  par  E.  Simonyi  dans  les  Monumenta  Hungariae 
historica.  I.  Diplomataria,  t.  V,  pp.  274-299.—  1859. 

3.  Les  musiciens  français  n'étaient  pas  rares  à  la  cour  de  Rakoczy  ;  son 
général  en  chef,  Bercsényi,  fit  donner  des  leçons  de  musique  à  son  fils  —  le 

4 


50  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

SSL  DaîJination  de  Faust,  est  un  siiï'su?)i  corda  qui  a  conduit  au 
l(Hi  les  honvéds  en  1848.  Les  nombreuses  études  sur  le 
prince  et  son  entourage,  mene'es  avec  tant  d'ardeur  et  de 
patience  par  Coloman  ïlialy,  chez  qui  le  patriotisme  s'unit 
à  la  rigueur  scientifique,  ont  donné  un  regain  d'actualité  à 
celte  dernière  période  des  luttes  nationales.  Les  cendres  du 
héros,  gardées  à  Constantinople  par  des  moines  français', 
seront  peut-être  prochainement  transportées   en   Hongrie. 


IV 

■    '  (17M-1772). 

La  période  qui  s'étend  de  la  paix  de  Szathmar  jusqu'à  la 
renaissance  de  la  littérature  est  une  période  de  décadence. 
Les  historiens  et  les  critiques  littéraires  lui  ont  donné  le  nom 
de  nemzetietlen  kor  (époque  sans  caractère  national)  et  sont 
d'accord  sur  l'état  vraiment  lamentable  oii  se  trouvait  le  pays 
non  seulement  au  point  de  vue  littéraire,  mais  aussi  au  point 
de  vue  social  et  politique.  Jamais,  même  après  le  désastre 
de  Mohàcs,  l'éclipsé  n'avait  été  aussi  complète.  «  Le  plus 
grand  des  malheurs  s'appesantissait  sur  nous,  dit  M.  Paul 
Gyulai  ;  notre  génie  national  était  mourant,  nous  avions 
perdu  la  conscience  de  nous-mêmes,  nous  avions  oublié 
notre  dignité.  Pendant  cette  époque  épuisée  et  inerte,  l'âme 
perdit  son  élan  et  sa  force,  le  caractère  son  élasticité  et  on 
oublia  non  seulement  le  sentiment,  mais  même  l'idée  des 
devoirs  patriotiques.  La  vie  publique  devint  un  vaste  cime- 
tière où  nous  enterrâmes  journellement  soit  un  droit,  soit 
un  espoir  et   tout  un   avenir.  La    force  nationale,    l'esprit 


futur  général  français  —  par  Jacques  Déplume;  son  maître  de  chapelle  était 
Cédron.  —  L'auteur  présumé  des  paroles  delà  célèbre  marche  est  Michel  Bai'na 
et  c'est  Blhari  qui  en  a  écrit  la  musique. 

1.  Voy.  Thaly,  Les   cendres  de  François    II  Râkoczy,  dans    les  Souvenirs, 
chap. m. 


INTRODUCTION  51 

public,  les  idées  créatrices  :  tout  était  frappé  ou  éteint.  Et, 
lorsque  la  décadence  fit  son  œuvre  dans  le  domaine  poli- 
tique et  social,  elle  s'attaqua  à  la  nationalité.  Notre  langue 
disparut  peu  à  peu  des  cercles  aristocratiques.  Les  grandes 
familles  historiques  reniaient  leur  passé  et  commençaient  à 
corrompre  les  autres  classes.  La  littérature  était  comme 
morte  \  »  La  cour  visait  à  la  germanisation  complète  du 
pays.  Tout  en  prodiguant  des  titres  sonores  aux  aristocrates, 
elle  les  écarte  soigneusement  des  conseils  du  royaume  ;  elle 
lève  les  impôts  et  les  régiments  sans  convoquer  la  Diète  et 
enferme  la  Hongrie  dans  un  isolement  qui  entrave  toute 
communication  avec  le  reste  de  l'Europe.  Dès  1725,  on 
empêche  par  tous  les  moyens  la  jeunesse  protestante  d'aller 
dans  les  universités  étrangères  et  l'on  confisque  les  livres 
allemands  et  français  à  la  douane.  Par  la  création  d'une 
armée  permanente  (171S)  la  noblesse  est  diminuée,  la  bour- 
geoisie n'existe  pas  encore  et  le  paysan  croupit  dans  l'igno- 
rance. L'industrie  et  le  commerce  sont  entre  les  mains  des 
Allemands  dont  le  nombre  augmente  encore  après  l'expul- 
sion des  Turcs,  tandis  que  la  population  hongroise,  qui  avait 
versé  son  sang  pendant  une  lutte  de  deux  siècles  se  trouve 
amoindrie.  Sur  les  deux  millions  d'habitants  que  comptait 
alors  la  Hongrie,  il  n'y  avait  que  700,000  Magyars. 

Il  n'y  a  plus  de  capitale  hongroise.  Pozsony  (Presbourg) 
est  foncièrement  allemand  et  Pest  le  demeura  jusque  vers 
1840.  Un  jeune  Hongrois  qui  venait  dans  la  capitale  était  sûr 
d'y  oublier  sa  langue  maternelle  au  bout  de  quelques  années. 
Le  roi  et  ses  enfants  apprennent  les  langues  étrangères,  mais 
jamais  le  magyar,  et,  quoique  le  précepteur  des  enfants  de 
Marie-Thérèse  fut  un  Batthyàny,  il  ne  leur  apprenait  pas  le 
hongrois.  A.  l'Université  de   Nagy-Szombat,    transférée    en 


1.  Élof/e  de  François  Kazinc.zy,  p.  7.  —  Voy.  pour  cette  époque,  B.  Grûn- 
wald,  J  régi  Marjyarorszdr/,  1711-1825  (L'ancienne  Hongrie). —  1888.  J.  Szin- 
nyei  fils,  Irodalmunk  lorlénele  1711-1772  (Histoire  de  notre  littérature  de 
1711  ù  1772).  — 187G. 


52  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

1777  à  liudc,  puis,  en  1784  à  Pest,  il  y  avait  des  chaires 
d'hébreu,  d'allemand  et  de  français,  mais  pas  une  de  hon- 
grois. Sous  Marie-Tlicrèse,  l'aristocratie  devient  l'ennemie 
de  la  langue  nationale;  dans  les  assemblées  politiques,  dans 
les  comitats  on  la  remplace  —  sauf  de  rares  exceptions  — 
par  le  latin.  Chose  plus  surprenante  encore,  la  Transylvanie, 
ce  foyer  de  l'esprit  national  pendant  deux  siècles,  désap- 
prend le  hongrois.  Pierre  Bod,  l'auteur  de  VAthenas  magyar 
(1766),  le  premier  dictionnaire  d'histoire  littéraire,  dit  dans 
sa  préface  qu'en  Transylvanie  les  enfants  dans  leurs  berceaux 
crieront  bientôt  en  français  '. 

On  ne  pouvait  rien  non  plus  attendre  de  la  petite  noblesse. 
Elle  est  ignorante,  ne  quitte  pas  son  village  et  ne  sait  môme 
pas  ce  qui  se  passe  dans  le  comilat  voisin.  En  fait  de  livre, 
elle  n'achète  que  le  calendrier  et  quelquefois  une  Bible.  Dans 
les  réunions  des  comitats,  ces  anciennes  citadelles  des 
libertés  communales,  elle  croit  avoir  servi  la  patrie  quand 
elle  a  rédigé  de  vaines  protestations.  Au  fond,  elle  ne  se 
préoccupe  que  de  ses  prérogatives,  considère  l'impôt  comme 
un  signe  de  servitude  '"  et  rejette  toutes  les  charges  sur  le 
peuple. 

L'industrie  et  le  commerce  sont  entravés  par  la  politique 
douanière  de  l'Autriche  qui  ne  favorise  que  les  provinces 
héréditaires  et  ne  se  soucie  nullement  des  richesses  agricoles 
de  la  Uongrie  qui  restent  sans  débouchés.  Les  bras  manquent 
pour  cultiver  la  terre;  on  peut  voyager  longtemps  sans  ren- 
contrer une  habitation.  La  plaine  féconde  est  constamment 
inondée,  l'eau  stagnante  empeste  l'air  et  propage  les  fièvres  ; 
le  vent  qui  souffle  sur  l'Alfôld  ne  remue  que  rarement  la 
moisson  d'or.  Les  routes  sont  atroces.  Le  marquis  de  l'Hô- 
pital qui,  en  17S7,  traversa  le  pays  pour  se  rendre  en  Russie 
avec  une  suite  de  quatre-vingts  personnes  voyageant  dans 

1.  Plusieurs  romans  historiques  de  Jôsika  attestent  également  que  le  fran- 
çais était  très  répandu  en  Transylvanie  depuis  la  fin  du  xvi"  siècle. 

2.  «  Ne  onus  inhaereat  fundo  »  est  la  formule  pour  laquelle   elle  combat 
jusq'uen  1848. 


INTRODUCTION  53 

vingt-trois  voitures  dût  requérir  tous  les  jours  700  chevaux. 

Les  écoles,  aussi  bien  celles  des  Jésuites  que  celles  des 
protestants,  se  latinisent;  à  Gassovie  seulement  on  cultive  la 
langue  nationale  ;  partout,  ailleurs,  il  est  défendu  de  s'en  ser- 
vir. Ce  n'est  que  vers  le  milieu  du  siècle  que  les  Piaristes 
commencent  à  enseigner  l'histoire  et  la  géographie  de 
Hongrie. 

Toutes  ces  entraves  mises  au  développement  de  la  vie 
intellectuelle  eurent  les  plus  tristes  conséquences.  L'issue 
fatale  du  soulèvement  de  Râkoczy  avait  réduit  au  silence 
poètes  et  prosateurs.  On  ne  publie  plus  que  des  calendriers 
et  des  livres  de  prière.  Comparons  les  données  de  YA?îcienne 
Bibliothèque  Jiongroise  '  avec  celles  de  cette  époque  de  déca- 
dence et  nous  constaterons  que  les  années  1697-1706  ont 
produit  382  ouvrages,  tandis  qu'en  1711,  il  paraît  en  lout  trois 
brochures;  en  1712,  cinq,  en  1714,  quatre,  et  en  1715,  deux 
livres  [Le  trésor  de  rame  et  les  Maximes  de  la  vie  chrétienne) 
en  1716,  1717  et  1718  quatre  livres  dont  une  réimpression  de 
la  Bible  de  Kàroli;  en  1728,  quatre  catéchismes  et  livres  de 
prières.  Ce  n'est  qu'en  1766  que  le  nombre  des  imprimés 
s'élève  à  25  dont  17  traductions  d'ouvrages  religieux. 

La  situation  ne  s'améliore  que  vers  la  lin  du  règne  de 
Marie-ïhérèse.  C'est  le  moment  où  les  historiens  — Jésuites 
pour  la  plupart  —  commencent  à  publier  les  grands  recueils 
de  documents,  où  Georges  Pray  %  Péterfi,  Pâlma,  Timon, 
Kaprinai,  Kovachich  retracent  l'histoire  des  Hongrois 
depuis  les  temps  les  plus  anciens,  réunissent  les  chartes  et 
les  diplômes  ;  où  Pierre  Bod  crée  la  bibliographie  magyare; 
Mathias  Bel,  la  géographie  hislorique,  et  où  Adam  KoUâr 
démontre  la  nécessilé  des  réformes  agraires  et  économiques. 
Czvittinger,  pour  démentir  les  accusations   des   étrangers, 

l.ParSzabô  et  Ilellebrant,  4  vol.  (i879-1898),  comprenant  les  imprinirs 
depuis  l'invention  de  l'impriuierie  jusqu'en  1711. 

2.  Dans  ses  Annales  veleres  Uunnorum,  Avarorum  et  Hiinqaronun  (1761) 
la  partie  concernant  les  Huns  est  emprunté  d  de  Guignes  :  Mémoire  historique 
sur  l'origine  des  Huns  el  des  Turcs.  Paris,  1748. 


54  l.A    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

donne  le  premier  tableau  de  l'histoire  littéraire  hongroise; 
il  est  suivi  dans  celte  voie  par  Rolarides,  Iloranyi  et  Wal- 
laszky.  Sajnovics  établit  la  parenté  du  finnois  et  du  magyar. 
Ilell,  le  célèbre  astronome  et  physicien,  rédige  ses  Ephémé- 
nWe*  appréciées  par  toute  l'Europe  savante. 

IMais  ces  énormes  volumes  écrits  en  latin  intéressaient 
plus  les  savants  étrangers  que  la  Hongrie  elle-même.  Dans 
le  pays  le  niveau  intellectuel  n'était  pas  encore  assez  élevé 
pour  qu'on  y  sût  apprécier  les  travaux  de  ces  savants  qui, 
dans  leurs  cellules,  les  yeux  fixés  sur  les  in-folios  de  Bayle, 
de  Mabillon  et  des  Bénédictins  de  Saint-Maur,  dotaient  la 
science  d'instruments  indispensables  encore  aujourd'hui. 

La  littérature  proprement  dite  est  cependant  très  pauvre 
et  cette  pauvreté  se  fit  d'autant  plus  sentir  que  les  œuvres 
qui  auraient  rompu  la  monotonie  des  catéchismes  et 
montré  à  la  nation  que  son  idiome  est  capable  de  lutter 
avec  les  autres  ne  purent  paraître  au  moment  de  leur  créa- 
tion. Ainsi  les  poésies  de  Faludi  ne  furent  éditées  qu'en 
1787,  celles  du  baron  Amadé  en  1836  et  le  chef-d'œuvre  de 
la  prose  hongroise  du  xviir  siècle,  les  Lettres  de  Turquie  de 
Clément  Mikes,  en  1794.  D'autre  part,  le  drame  scolaire  très 
cultivé  par  les  Ordres  enseignants  resta  forcément  ignoré, 
caries  Pères  se  contentaient  de  les  faire  jouer  dans  leurs 
établissements  et  ce  n'est  que  de  nos  jours  qu'on  s'est  mis  à 
en  éditer  quelques-uns. 

Dans  les  œuvres  imprimées  ou  écrites  pendant  cette 
période  nous  trouvons  maintes  traces  de  Fintluence  fran- 
çaise, iniluence  qui  s'explique  par  l'universalité  à  laquelle  la 
littérature  française  était  arrivée  au  cours  du  xviii'  siècle, 
par  la  cour  toute  française  de  Râkoczy  dont  étaient  Uâday  et 
Mikes,  par  le  besoin  qu'on  ressentit  de  traduire  ou  d'adapter 
quelques  romans  et  ouvrages  moraux,  ce  qui  eut  pour  con- 
séquence de  former  le  style. 

La  lecture  assidue  de  Fénelon  et  des  poetae  minores  du 
xvni''  siècle  a  donné  beaucoup  de  saveur  et  un  certain  poli 
aux  œuvres  de  François  Faludi  (1704-1779),  qui  fit  ses  études 


INTRODUCTION  55 

à  Vienne  et  à  Gratz,  séjourna  à  Rome  comme  confesseur  en 
langue  magyare  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre  et  devint 
directeur  de  l'imprimerie  des  Jésuites  à  Nagy-Szombat.  Il  a 
traduit  d'abord  les  Dialogues  moraux  de  Gracian  et  Dorell, 
non  pas  d'après  les  textes  espagnols  et  anglais,  mais  d'après 
les  versions  françaises  et  italiennes,  puis  il  composa  deux 
ouvrages  dans  le  môme  genre  :  Le  Saint  ho?nnie[SiQni  cmbar) 
et  les  Nuits  d'hiver  {Téli  éjtszakâk)  '.  Ces  livres  étaient  nou- 
veaux pour  la  Ilongrie  car  elle  ignorait  encore  les  maximes 
de  la  pbilosopliie  pratique,  conçues  à  l'occasion  des  relations 
journalières  et  du  commerce  mondain.  «  J'ai  écrit,  dit 
Faludi,  pour  propager  notre  langue,  pour  faire  connaître  les 
problèmes  qui  occupent  l'esprit  des  nations  étrangères.  »  Il 
a  ainsi  rendu  la  langue  apte  à  exprimer  des  réflexions 
morales,  il  a  créé  de  nouveaux  vocables,  des  épithètes  et  des 
métaphores  Dans  ses  poésies  lyriques  il  vise  surtout  à  l'har- 
monie musicale  ;  il  est  peu  profond  et  exprime  la  quiétude 
d'une  âme  paisible,  quelquefois  les  querelles  des  amoureux. 
Le  baron  Ladislas  Amadé  (1703-1764)  est  une  nature  plus 
subjective;  il  chante  dans  ses  poésies  les  tourments  de 
l'amour,  la  paix  du  ménage,  la  grandeur  et  les  vicissitudes 
de  la  vie  militaire.  Touty  est  vif,  hardi  et  rapide  comme  chez 
Balassa  et  dans  la  chanson  populaire.  Les  poètes  français  lui 
ont  appris  à  créer  de  nouvelles  strophes  et  l'ont  guidé  pour 
l'emploi  heureux  de  la  rime.  Ses  vers  se  transmettaient  ora- 
lement dans  tout  le  pays  et  on  les  chantait  encore  au  début 
du  xix"  siècle.  Amadé  n'a  publié  que  ses  chants  religieux 
(17oo)  de  même  que  Paul  Râday  (1677-1733),  le  fidèle 
ambassadeur  de  Ràkoczy,  qui   l'envoya  comme  négociateur 


1.  D'après  Ilupp,  le  dernier  édileur  des  Nuits  d'hiver  (1900),  les  cinq  pre- 
miers récits  sont  une  adaptation  des  Noc/ies  des  Inverno,  tandis  que  les  trois 
derniers  remontent  à  une  source  française.  Voy.  Régi  maQyar  Konyvldr 
(Ancienne  Bibliothèque  hongroise)  N.  19.  Ce  recueil  de  réimpressions  d'ou- 
vrages rares  ou  de  premières  éditions,  rédigé  par  Gustave  Meinrich,  ne  doit 
pas  être  confondu  avec  l'ouvrage  bibliographique  de  Szabù-IIellebrant  qui 
porte  le  même  titre. 


56  LA    LITTÉRATURE   FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

en  Pologne,  en  Prusse,  en  Suède  et  même  au  camp  de  Ben- 
der  pour  servir  d'intermédiaire  entre  Charles  XII  et  le  Czar. 
C'est  lui  qui  rédigea  la  célèbre  proclamation  de  Râkoczy  : 
Rec?'udcscimt...  qui,  lancée  du  camp  de  Munkacs  souleva  le 
pays.  Ses  chants  religieux,  publiés  sous  le  titre  :  Soumission 
de  l'âme  (Lelki  hôdolâs)  (1715)  comptent  parmi  les  plus  beaux 
de  l'église  protestante.  Dans  la  forme  des  strophes,  Râday 
imite  souvent  Molnâr,  mais  il  montre  plus  de  souplesse  '. 

La  prose  compte  encore  moins  de  représentants  que  la 
poésie.  L'histoire  littéraire  cite  seulement  les  Lettres  de  Tur- 
quie de  Clément  Mikes  (1690-1761).  Né  à  Zagon  en  Transyl- 
vanie, élève  des  Jésuites  à  Kolozsvâr,  Mikes  entra  à  l'âge  de 
17  ans  au  service  de  Râkoczy,  non  pas  comme  soldat,  mais 
comme  page.  Il  avança  rapidement,  aimant  son  maître  à  tel 
point  qu'il  l'accompagna  dans  son  exil  quoiqu'il  eût  pu,  après 
la  paix  de  Szathmâr,  demeurer  en  Hongrie.  «  Je  n'eus 
jamais  d'autre  raison  de  quitter  mon  pays  que  le  grand 
amour  que  je  portais  à  notre  prince  »,  dit-il  dans  une  de  ses 
lettres.  Il  vint  donc  à  Paris  et  pendant  ce  séjour  se  familia- 
risa avec  les  ouvrages  qui  devaient  l'occuper  pendant  son 
long  exil  en  Turquie.  Là  il  eut  encore  la  bonne  fortune  de 
trouver  dans  l'ambassadeur  de  France,  le  marquis  de  Bon- 
nac,  un  ami  qui  mettait  volontiers  à  sa  disposition  sa  belle 
bibliothèque;  la  marquise  qui,  dit-il,  «  est  comme  le  miel  des 
roseaux  et  parmi  les  femmes  comme  une  vraie  perle  »  -,  lui 
communiqua  même  les  nouveautés  littéraires  venues  de 
Paris. 

Après  la  mort  du  prince  (1735)  Mikes  administra  le  peu  de 
fortune  qu'il  laissait;  à  l'arrivée  de  Joseph  Râkoczy  on  lui 
fit  l'affiont  de  confier  ce  soin  {i  un  aventurier,  Bonneval, 
qui,  après  avoir  quitté  le  service  de  l'Autriche,  s'était  fait 
mahomélan.  Pendant  les  années  1737-1739,  lorsque  la  Tur- 

1.  La  fille  de  Râday,  Esther,  épousa  un  Teleki  et  devint  l'aïeule  de  toute 
une  famille  d'écrivains  tous  imbus  d'idées  françaises.  Voy.  plus  loin  : 
L'École  française,  §  XIL 

2.  Lettres  de  Turquie,  XVIIL 


INTRODUCTION  57 

quie  se  servait  du  jeune  prince  comme  d'un  épouvantail 
pour  inquiéter  l'Autriche,  Mikes  quitte  Rodosto  et  fait  cette 
misérable  campagne  de  Yahichie  qui  finit  par  la  mort  du 
chef  hongrois.  Si  Mikes  n'a  pas  pu  voir  alors  sa  chère  Tran- 
sylvanie, il  a  pu  regarder  au  moins,  comme  il  dit  «  son  man- 
teau »,  c'est-à-dire  ses  montagnes  couvertes  de  neige.  Il 
revient  avec  les  autres  exilés  à  Rodosto  où  il  voit  mourir  les 
uns  après  les  autres  ses  anciens  compagnons;  en  1758,  on  le 
nomme  basbiig,  préposé  à  la  petite  colonie  magyare,  fonc- 
tion qu'il  remplit  jusqu'à  sa  mort.  A  la  fin  de  sa  vie,  il  obtint 
de  pouvoir  correspondre  avec  ses  parents  de  Transylvanie. 
Ses  cendres  reposent  en  terre  étrangère  dans  ce  hortus  Hun- 
garoriim^  nécropole  de  la  colonie  magyare  '. 

Le  nom  de  Mikes  n'était  guère  connu  en  Hongrie  lorsque, 
vers  la  fin  du  xviif  siècle,  un  de  ses  manuscrits  parvint  entre 
les  mains  de  Kulcsdr  qui  rédigeait  à  Vienne  un  journal  hon- 
grois. C'étaient  les  Lettres  de  Turquie  (Torôkorszàgi  levelek) 
que  l'avisé  journaliste  publia  en  1794.  La  haute  valeur  de 
cette  œuvre  ne  fut  reconnue  que  par  la  génération  suivante  ; 
on  y  voit  aujourd'hui  le  chef-d'œuvre  de  la  prose  du 
xviii^  siècle. 

Ce  recueil  contient  deux  cent  sept  lettres,  s'étendant  sur 
une  période  qui  commence  avec  l'arrivée  des  émigrés  en 
Turquie  (1717)  pour  finir  en  1758,  trois  ans  avant  la  mort 
de  Mikes.  Elles  forment,  d'abord,  une  source  historique  de 
première  importance  sur  Râkoczy  et  son  entourage,  sur 
l'enfance  de  l'écrivain,  sur  l'état  politique  et  social  de  la 
Turquie  et  sont,  en  outre,  les  premières  pages  hongroises  où 
un  écrivain  médite  sur  son  état  d'âme.  Mikes,  sans  doute, 
était  né  styliste,  il  a  un  langage  aisé,  gracieux,  mais  les  mora- 
listes français  du  xvii"  siècle,  les  Lettres  de  Madame  de  Sévi- 


1.  Parmi  les  nombreux  travaux  sur  Mikes,  nous  ne  mentionnons  que  les 
biographies  de  L.  Abafi  :  Mikes  Kelemen  (1878)  et  celle  de  G.  Toncs  :  Zdgoni 
Mikes  Kelemen  élele  (La  vie  de  Clément  Mikes  de  Zâgon),  1897.  —  Dans  cette 
dernière  on  trouvera  une  bibliographie  complète. 


58  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

gné  lui  ont  appris  à  donner  à  ses  pensées  plus  de  profondeur 
qu'on  n'en  trouve  chez  ses  contemporains. 

Jusqu'en  173o  c'est  la  personne  du  prince  bien-aimé  qui 
est  le  principal  objet  de  sa  correspondance.  Elle  reflète  fidè- 
lement les  espoirs  que  Rdkoczy  conçoit  toutes  les  fois  que 
l'horizon  politique  s'obscurcit  sur  l'Autriche  et  la  Turquie  ; 
sa  pieuse  résip;nation  lorsqu'il  est  interné  à  Rodosto,  la 
noblesse  de  sa  conduite  qui  inspire  du  respect,  même  à  ses 
ennemis.  Quel  deuil  ce  fut  pour  Mikes  lorsque  le  Vendredi 
saint  de  l'année  1733  le  prince  rendit  le  dernier  soupir  !  La 
lettre  du  8  avril  (CXIl)  nous  montre  la  consternation 
générale. 

«  Ce  que  nous  craignions  est  arrivé.  Dieu  nous  a  faits  orptielins;  à 
trois  lieures  du  matin  il  nous  a  enlevé  notre  clier  maître  et  père. 
Comme  c'est  aujourd'liui  Vendredi  saint,  nous  avons  à  pleurer  noire 
père  céleste  et  notre  père  terrestre.  Dieu  a  remis  la  mort  de  notre 
maître  jusqu'à  ce  jour  pour  sanctifier  cette  mort  par  le  mérite  de  Celui 
qui  est  mort  pour  nous  tous.  Après  une  telle  vie  et  une  telle  mort,  je 
crois  qu'il  lui  a  été  dit  :  «  Aujourd'hui  tu  seras  avec  moi  en  paradis!  » 
Nous  avons  répandu  beaucoup  de  larmes,  car  vraiment  la  douleur  nous 
accablait.  Mais  nous  n'avons  pas  à  plaindre  ce  bon  père,  puisque  Dieu 
l'a  invité  au  banquet  céleste  où  il  le  fait  boire  à  la  coupe  des  délices  et 
de  la  joie  ;  c'est  nous  qui  sommes  à  plaindre,  nous  qui  sommes  devenus 
des  orphelins  abandonnés.  Je  ne  puis  t'exprimer  combien  de  larmes 
nous  avons  versées,  quels  gémissements  nous  avons  poussés.  Juge,  si 
tu  peux,  de  l'état  dans  lequel  je  t'écris  cette  lettre.  Mais  puisque  je  sais 
que  tu  désires  savoir  les  circonstances  de  sa  mort,  je  t'écris  avec  mou 
encre  et  mes  lainies,  dussé-jeen  encore  augmenter  mon  deuil. 

«  Il  me  semble  que  je  t'ai  écrit  ma  dernière  lettre  le  2'ô  du  mois 
dernier.  Après  cette  date  notre  pauvre  maître  a  ressenti  une  grande 
faiblesse.  Il  a  peu  travaillé,  mais  il  s'est  conformé  à  ses  anciennes 
habitudes;  malgré  son  état  précaire  il  est  allé,  jusqu'au  1"  avril,  dans 
son  atelier  de  tourneur.  Ce  jour,  la  lièvre  l'a  fortement  secoué  et  l'a 
encore  affaibli.  Le  lendemain  il  se  sentait  mieux.  Le  dimanche  des 
Rameaux  il  ne  pouvait  plus  aller  à  l'église,  mais  il  a  écouté  la  messe 
dans  la  maison  voisine  de  la  chapelle.  Après  la  messe,  le  prêtre  lui  a 
apporté  le  rameau  bénit;  il  l'a  reçu  à  genoux  en  disant  que  ce  serait 
peut-être  le  dernier.  Le  lundi  il  se  sentait  mieux,  le  mardi  également  ; 
il  a  même  demandé  du  tabac  et  il  a  fumé.  Nous  vîmes  avec  étonnement 
que  jusqu'à  l'heure  de  sa  mort  il  n'a  pas  négligé  l'ordre  et  l'étiquette  de 


INTRODUCTION  59 

la  maison  et  il  n'a  pas  permis  que  nous  négligions  quelque  chose  à 
cause  de  lui.  Tous  les  jours  il  s'habillait,  mangeait  et  se  couchait  à 
l'heure  habituelle.  Mercredi,  dans  l'après-midi,  il  eut  une  grande  fai- 
blesse et  dormait  continuellement.  Je  lui  demandai  de  temps  en  temps, 
comment  il  se  portait"?  Il  me  répondit  toujours  :  Je  me  sens  bien,  je 
n'éprouve  aucune  douleur.  Le  jeudi,  sa  fin  étant  proche,  il  communia 
avec  grande  ferveur.  Le  soir,  à  l'heure  du  coucher,  on  le  soutenait  j^ar 
les  bras,  mais  il  alla  seul  dans  sa  chambre.  On  pouvait  à  peine  distin- 
guer ce  qu'il  disait.  Vers  minuit  nous  étions  tous  réunis  autour  de  lui. 
Le  prêtre  lui  demanda  s'il  voulait  prendre  l'extrême-onction.  Le  pauvre 
fit  signe  que  oui.  Après  cette  cérémonie,  le  prêtre  lui  dit  des  paroles 
de  consolation,  mais  il  ne  pouvait  plus  répondre.  Nous  aperçAimes 
cependant  qu'il  avait  encore  sa  raison  et  nous  vîmes  que  pendant  les 
exhortations  des  larmes  s'échappaient  de  ses  yeux.  Enfin  ce  matin,  à 
trois  heures,  il  rendit  son  âme  à  Dieu.  Il  est  mort  comme  un  enfant. 
Nous  le  regardions  constamment,  mais  nous  ne  nous  aperçûmes  de  son 
trépas  que  lorsque  ses  yeux  se  fixèrent.  Il  nous  a  laissés,  pauvres  orphe- 
lins, sur  cette  terre  étrangère.  Ici  il  n'y  a  que  pleurs  et  lamentations. 
Que  le  ciel  nous  console  !  « 

Après  la  mort  du  prince,  Mikcs  quitte  l'iiabit  français  qu'il 
avait  porté  vingt-deux  ans,  mais  avec  Ihabit  il  ne  pouvait 
dépouiller  la  tournure  d'esprit,  son  éducation  toute  fran- 
çaise. C'était  riiabilude  des  seigneurs  transylvains  de  rédi- 
ger des  mémoires,  des  journaux,  des  confessions.  Mikes  les 
imita  et  c'est  d'après  son  Journal  qu'il  composa  ce  recueil 
qu'il  adresse  fictivement  à  une  tante  de  Constantinople.  Le 
ton  varié  des  lettres,  les  nuances  que  nous  apercevons  lors- 
qu'il exprime  son  espoir  dans  la  cause  des  émigrés  au  com- 
mencement de  leur  séjour  en  Tnrquie,  quelques  allusions 
à  un  amour  naissant  entre  lui  et  Suzanne  Koszegi,  la  fille  de 
l'écuyer  de  Râkoczy  qui  préféra  épouser  le  vieux  Bercsényi  ; 
la  tristesse  qu'il  exprime  de  la  mort  du  prince  et  aussi  le 
chagrin  que  lui  cause  l'ingratitude  du  jeune  Râkoczy,  finale- 
ment sa  résignation  lorsqu'il  voit  que  tout  espoir  de  retour 
est  perdu,  tout  cela  ne  doit  pas  nous  tromper  sur  l'origine 
de  ce  livre.  C'est  une  œuvre  faite  dans  l'intention  d'ètr-e 
publiée  ou  du  moins  d'être  en  Hongrie  un  témoignage 
d'attachement  à  la  littérature  nationale.  On  y  trouve  com- 


GO  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

Lille  l'art  opistolairc  d'une  Sévigné  avec  la  manière  des 
mémoires  hongrois.  Mikcs  a  ainsi  pu  éviter  la  sécheresse 
de  ces  derniers.  Il  intercale  dans  ses  lettres  de  petits  récits 
tirés,  tantôt  de  l'antiquité,  tantôt  des  nouvelles  françaises 
dont  il  était  le  lecteur  assidu. 

De  ce  recueil  se  dégage  un  caractère  de  haute  valeur 
morale  et  littéraire.  C'est  une  œuvre  d'art  où  nous  voyons 
concentrés  les  traits  dominants  de  l'àinc  magyare  lors  du 
soulèvement  de  Ràkoczy.  L'auteur  y  a  montré  que  la  prose 
hongroise  du  xvu'  siècle —  la  seule  qu'il  put  connaître  puis- 
qu'il vécut  continuellement  à  l'étranger  —  se  prêtait  hien  au 
récit  tantôt  émouvant,  tantôt  humoristique.  Gomme  à  M™"  de 
Sévigné  ',  son  modèle,  il  lui  manque  l'originalité  féconde  et 
le  don  de  créer  ',  mais  il  a  ce  talent  «  de  refléter  les  gens  qu'il 
aime,  d'entrer  dans  leurs  pensées  et  de  les  rendre  plus  vives 
et  plus  frappantes  en  les  reproduisant  ^  ». 

Mikes  a  reçu  en  héritage  des  Sicules  (Székler)  au  milieu 
desquels  il  naquit,  leur  esprit  religieux.  Comme  tant  de  pro- 
testants de  Transylvanie,  il  a  embrassé  le  catholicisme  lors 
de  la  domination  autrichienne  et  il  est  très  probable  que, 
pendant  son  séjour  à  Paris,  ses  principales  lectures  étaient 
des  ouvrages  moraux  et  religieux,  s'occupant  du  dogme  et 
de  l'histoire  ecclésiastique.  Les  œuvres  de  l'abbé  Fleury 
l'attirèrent  surtout.  L'atmosphère  que  M"""  de  Maintenon 
entretenait  à  la  Cour,  la  piété  du  vieux  roi,  le  jansénisme 
austère  lui-même  étaient  tout  à  fait  selon  le  goût  du  jeune 
Magyar.  Il  recommande  à  sa  tante  d'apprendre  le  français 
car  ((  dans  celte  langue  on  trouve  de  nombreux  ouvrages 
religieux,  moraux  et  didactiques.  »  Aussi  les  quinze  volumes 
manuscrits  qui  sont  entrés,  en   1873,  au  Musée  national  de 


1.  Rabutin,  cousin  de  M™^  (Je  Sévigné,  chassé  de  France,  avait  pris  du  ser- 
vice en  Autriche  et  devint  gouverneur  militaire  de  Transylvanie  lors  de  l'élec- 
tion de  François  H  Râkoczy.  11  a  laissé  un  triste  souvenir  dans  ce  pays. 

2.  11  dit  naïvement  :  «  Mon  esprit  ne  perce  pas  l'air.  » 

3.  Gaston  Boissier,  Madame  de  Sévirjné,  p.  103. 


INTRODUCTION  61 

Budapest  *  sont-ils —  à  Texception  d'un  seul  recueil  de  nou- 
velles, traduites  également  du  français  —  des  ouvrages  de 
piété.  Les  œuvres  de  Fleury,  le  Catéchisme  de  Montpellier, 
mis  à  l'Index,  mais  très  bien  accueilli  par  les  Jansénistes,  et 
d'autres  traités  d'édification  :  voilà  ce  qui  occupe  l'âme 
pieuse  de  Mikes.  Il  vent  faire  l'éducation  de  la  jeunesse, 
éducation  qui,  selon  lui,  est  tout  à  fait  défectueuse.  Gomme 
M""^  de  Maintenon,  il  insiste  surtout  sur  l'éducation  des 
jeunes  filles,  complètement  négligée  alors  dans  son  pays.  Les 
traductions  de  ces  ouvrages  sont  encore  inédites. 

Le  recueil  des  Nouvelles  fut  publié  en  1879  par  M.  Abafi 
qui  a  voué  un  véritable  culte  à  Mikes.  Comme  l'a  démontré 
Etienne  Szilagyi,  elles  sont  tirées  des  Journces  amusantes 
de  Madeleine  Gomez,  née  Poisson  (1684-1770)  dont  Tou- 
vrage  dédié  au  roi,  parut  de  1722  à  1731.  Le  cadre  de  ces 
récits  est  emprunté  à  IJoccace.  Une  société  des  plus  choisies 
se  réunit  et  chacun  à  son  tour  doit  raconter  une  histoire.  Le 
recueil   de  M""^    Gomez  est    comme  le   dernier    écho    des 


1.  Quart.  Hung.  Nos  1090-1100.  —  No  1090  (en  quatre  volumes)  contient  un 
commentaire  des  Épîtres  et  des  Évangiles.  Il  date  de  1741.  —  No  101)1  contient 
des  Dialogues  sur  la  manière  de  bien  employer  son  temps,  sur  le  Devoir  des 
maîtres  envers  leurs  domestiques.  Il  date  de  1751.  Traduit  «  en  terre  étran- 
gère d'une  langue  étrangère  »  dit  Mikes.  C'est  une  adaptation  du  Traité  du 
devoir  et  des  maitres  et  des  domestiques  de  Fleury.  —  No  1092.  D'après  S.  Kun 
{Magyar  KÔnyvszemle,  1898,  p.  124)  c'est  la  traduction  du  Catéchisme  dit  «  de 
Montpellier  »  :  Informations  générales  en  forme  de  Catéchisme  où  Ton  explique 
en  abrégé  par  l'Écriture  sainte  et  par  la  tradition,  l'histoire  et  les  dogmes  de 
la  religion,  la  morale  chrétienne,  les  Sacrements,  les  Prières,  les  Cérémonies 
et  les  usages  de  l'Église.  —  Ce  catéchisme  est  de  Pouget,  de  l'Oratoire, 
imprimé  par  ordre  de  Colbert;,  évêque  de  Montpellier  (Paris,  1702)  ;  il  fut  cen- 
suré à  Rome,  mais  accueilli  avec  beaucoup  de  faveur  par  les  Jansénistes.  — 
No  1093  (en  deux  volumes).  C'est  la  traduction  revue  du  même  ouvrage.  — 
No  1094.  Contient  les  Nouvelles.  —  No  1093.  Pensées  chrétiennes  recueillies  de 
l'Écriture  sainte  et  des  Pères  de  l'Église  (avec  la  traduction  rythmée  de 
quelques  hymnes),  1747.  —  No  1096.  La  Vie  de  Jésus-Christ,  1748.  —  No  1097. 
Miroir  des  vrais  chrétiens,  1749.  —  No  1098.  Sur  les  mœurs  des  Israélites,  sur 
les  mœurs  des  Chrétiens,  traduits  de  l'abbé  Fleury.  —  No  1099.  Guide  de  la 
jeunesse  dans  la  piété  chrétienne.  —  No  1100.  Histoire  des  Juifs  et  du  Nou- 
veau Testament,  1754.  —  C'est  la  traduction  de  l'Histoire  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau  Testament  de  Fleury. 


02  LA    LITTÉKATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

romans  héroïques,  mais  il  a  plus  de  concision.  C'est  à  cette 
dernière  qualité  qu'il  est  redevable  d'avoir  été  lu  à  une 
époque  où  les  romans  de  M"'  de  Scudéry  et  de  la  Galprenède 
n'étaient  déjà  plus  goûtés.  L'écrivain  hongrois  pouvait  y 
voir  comme  un  rayon  émané  de  cette  Cour  éblouissante  qu'il 
connaissait  d'assez  près.  En  tout  cas  la  lecture  l'en  a  amusé; 
on  trouve  plusieurs  allusions  à  cet  ouvrage  dans  ses  Lettres 
et  il  se  mit  à  le  traduire.  Choisissant  six  des  meilleures  nou- 
velles '  il  en  a  donné  une  version  assez  réussie.  Il  n'atteint 
pas  toujours  à  l'élégance  de  l'original;  il  se  sert  souvent  de 
circonlocutions  là  où  le  mot  magyar  lui  manque;  la  langue 
est  moins  concise  et  moins  forte  que  dans  les  Lettres,  on  y 
rencontre  même  certains  gallicismes  '.  Il  s'est  peu  écarté  de 
l'original.  Le  lieu  où  se  rencontrent  les  six  personnes  qui 
racontent  les  nouvelles  est  transféré  des  bords  de  la  Seine 
à  ceux  du  Szamos  en  Transylvanie,  ce  coin  de  terre  natale 
vers  lequel  il  aspirait  tant;  il  change  quelques  noms,  fait 
surveiller  les  trois  couples  par  la  vertueuse  Ilonoria,  rac- 
courcit les  nombreuses  réflexions  morales.  Par  ce  recueil, 
comme  par  ses  autres  traductions,  Mikes  a  voulu  édifier.  Ce 
qui  a  pu  surtout  l'attirer  vers  les  Journées  amusantes,  c'est, 
comme  dit  Beothy  ',  que  certains  traits  des  héros  étaient  en 
harmonie  avec  sa  vie  à  lui.  La  moralité,  la  bravoure,  l'esprit 
chevaleresque,  les  péripéties  sans  nombre  :  tout  lui  rappe- 
lait sa  carrière  mouvementée.  M"""  Gomez  nous  dit  des  six 
personnages  qui  composaient  la  société  :  «  Quels  hommes  et 
quelles  femmes!  Tout  ce  que  l'esprit,  la  vertu,  l'honneur  et 
la  probité  peuvent  donner  aux  mortels  pour  les  rendre  par- 
faits, s'y  trouvait  rassemblé.  »  Ce  sont  aussi  de  bons  chré- 
tiens.   Dans  V Histoire    de    la  j)rincesse   de  Ponthiea,    où  le 


1.  Histoire  de  Léonore  de  Vaiesco  ;  de  Rakima  et  du  sultan  Amurat  IV  ;  de 
la  princesse  de  Ponttiieu;  de  Donna  Elvire  de  Zuarès;  d'Etelred,  l'oy  d'Angle- 
terre; de  Cléodon. 

2.  S.  Simonyi  :  A  mar/j/ar  nyelv  (La  langue  hongroise),  1. 1,  p.  267.  —  1889. 

3.  A  szépprôzai  elbeszélés  a  réi/i  magyar  irodalomban  (Le  récit  en  prose 
dans  Tancicnne  littÎTature  hongroise),  1886-1887,  t.  1,  pp.  217  et  suiv. 


INTRODUCTION  63 

héros  fait  un  pèlerinage  à  Saint-Jacques  de  Compostelle, 
l'auteur  dit  :  «  Les  hommes  de  ce  siècle  n'étaient  pas  cor- 
rompus comme  en  celui-ci  :  le  héros  cherchait  à  montrer  sa 
piété  autant  que  sa  valeur  et  ce  qui  passerait  pour  faiblesse 
aujourd'hui,  donnait  en  ce  temps-là  un  nouvel  éclat  à  la 
vertu.  »  Voilà  ce  qui  a  plu  au  pieux  Mikes.  Dans  l'éloge  do 
cette  société  où  tous  aiment  «  noblement  »,  où  les  amants 
traversent  d'innombrables  aventures  entourés  des  vieux 
décors  du  roman  héroïque  —  travesti,  fuite,  attaque  dos 
corsaires,  captivité,  combat  naval,  tempête,  naufrage,  sauve- 
tage miraculeux  —  le  chevalier  magyar  a  du  trouver 
quelque  chose  de  réconfortant. 

Pendant  que  Mikes  traduisait  à  Rodosto  ces  Nouvelles  qui 
devaient  rester  si  longtemps  inédites,  François  Barkdczy, 
évèque  d'Eger,  publia  (1755)  la  première  traduction  du 
Trlémaque  faite  par  Ladislas  Ilaller,  comte  de  Màrmaros,  qui 
mourut  à  l'âge  de  trente-quatre  ans  (1751).  Ce  roman  eut 
encore  trois  éditions  (1758,  1770,  1775)  et  obtint  plus  tard 
les  éloges  de  Bacsànyi.  La  traduction  est,  en  effet,  coulante 
quoiqu'elle  n'atteigne  pas  à  la  perfection  que  nous  constate- 
rons à  l'époque  suivante.  Elle  est,  en  tout  cas,  la  première 
qui  soit  lisible  et  qui  donne  une  œuvre  d'imagination  '.  Les 
premières  lueurs  du  xvni'  siècle  français  commençaient  à 
pénétrer  en  Hongrie.  Les  écrivains  dramatiques  du  xvii'  siè- 
cle sont  également  lus.  Le  drame  des  Jésuites  fait  place  aux 
pièces  des  Piaristes;  jouées,  il  est  vrai,  uniquement  dans  les 
écoles,  elles  n'inspirent  pas  moins  les  premiers  dramaturges 
hongrois  :  Dugonics  et  Simai.  Ce  dernier  connaît  Molière  ;  il 
a  adapté  Sganarelle  et  l'Avare  ■  .  Le  piariste  Katsor  insiste 
auprès  de  ses  disciples  sur  le  mérite  des  pièces  de  Corneille 
et  de  Racine,  son  confrère  Bernard  Benyàk  a  certainement 


L  Outre  Ilaller,  Joseph  Zolt.in  (1712-170.3)  a  également  traduit  à  cette 
époque  le  Télémaqite,  mais  sa  traduction  ne  parut  qu'en  1783  ;  elle  est  moins 
réussie  que  celle  de  Ilaller. 

2.  La  première  pièce  sous  le  titre  :  Martin  Gyapai,  la  seconde  sous  le 
titre  :  Zsugon.  Yoy.  E.  Philol.  K.,  tomes  XIV  et  XVII. 


64  LA    LITTÉRATURE   FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

eu  SOUS  les  yeux  Athalie  lorsqu'il  écrivit  :  Joas,  roi  de  Judée 
(1769).  Cette  pièce,  encore  inédite,  comme  la  plupart  des 
drames  scolaires  du  xviii^  siècle,  fait  preuve  d'une  certaine 
expérience  de  la  scène  ;  l'auteur  y  a  créé  plusieurs  rôles  de 
femme  ce  que  les  Jésuites  ont  toujours  soigneusement  évité. 


Nous  avons  esquissé  jusqu'ici  la  marche  de  la  civilisation 
hongroise  jusqu'au  renouveau  littéraire.  Nous  avons  insisté 
sur  les  périodes  de  relations  mutuelles  où  le  génie  civilisa- 
teur de  la  France  a  fait  sentir  son  ascendant  en  Hongrie. 
Mais  cette  influence  ne  se  montre  dans  les  temps  anciens 
que  d'une  façon  intermittente  ;  elle  se  manifeste  surtout 
dans  le  domaine  politique,  religieux  et  scolaire,  quoiqu'elle 
ait,  à  l'époque  de  la  décadence,  exercé  une  action  considé- 
rable sur  un  écrivain  aussi  intéressant  que  Mikes.  Ses 
œuvres,  connues  à  temps  eussent  pu  servir  de  précurseurs  à 
celles  de  Y  École  française.  En  abordant  notre  véritable 
sujet,  nous  pourrons  suivre  pendant  plus  d'un  siècle  les 
traces  non  interrompues  de  l'influence  française  et  montrer 
dans  quel  sens,  à  deux  époques  très  mémorables  du  déve- 
loppement littéraire  hongrois,  elle  a  donné  au  courant  des 
idées  une  orientation  nouvelle. 


LIVRE  I 


(1772-1837). 


LIVRE  I 

(4772-1837). 


Les  historiens  de  la  littérature  hongroise,  depuis  Toldy 
jusqu'à  nos  jours,  datent  le  renouveau  littéraire  de  1772, 
année  où  parut  Agis^  la  première  tragédie  de  Georges 
Bessenyei.  Ce  renouveau  s'est  effectué  grâce  au  groupe  litté- 
raire auquel  on  a  donné  le  nom  d'École  française^  parce 
qu'il  apporta  une  nouvelle  sève  par  ses  traductions  et  ses 
imitations  des  chefs-d'œuvre  français.  Nous  ne  pouvons 
donc  mieux  enlrei-  dans  notre  sujet  qu'en  examinant  dans 
tous  ses  détails  l'activité  de  ce  groupe  littéraire  et  en  démon- 
trant quel  rôle  il  a  joué  de  1772  jusqu'à  la  fin  du  xvni"  siè- 
cle. A  cette  étude  nous  rattacherons  celle  du  mouvement 
politico-littéraire  qui  se  fit  sentir  dès  1790,  grâce  aux  événe- 
ments de  la  Révolution  française,  et  finalement  nous  tâche- 
rons de  démontrer  dans  quelle  mesure  les  idées  françaises 
qu'on  croyait  pouvoir  arrêter  par  le  procès  et  la  condamna- 
tion de  Martinovics  et  de  ses  adeptes,  ont  encore  influé  à 
une  époque  oi^i  le  classicisme  hongrois  se  fonde  grâce  à 
François  Kazinczy,  le  Ronsard  hongrois. 


CHAPITRE  I 

L'ÉCOLE    FRANÇAISE 

(A  francziâs  iskola). 


La  décadence  que  nous  avons  constatée  dans  la  période 
qui  précède  le  renouveau,  provenait  en  grande  partie  de 
l'isolement  oii  se  trouvait  la  Hongrie.  Aucun  des  courants 
littéraires  qui  se  manifestaient  alors  en  Europe,  ne  parvint 
jusqu'aux  bords  du  Danube.  Il  n'y  avait  ni  capitale,  ni  foyer 
intellectuel  d'aucune  sorte.  Les  tentatives  de  quelques 
hommes  éclairés  qui  voyaient  combien  le  pays  baissait  au 
point  de  vue  littéraire  et  politique  échouèrent  contre  l'in- 
différence des  nobles  et  des  comitats.  Les  apparences  de 
paix  des  règnes  de  Charles  III  et  de  Marie-Thérèse  n'empê- 
chèrent pas  la  nation  de  perdre  toute  souplesse  intellec- 
tuelle, toute  communion  d'idées  avec  le  reste  de  l'Europe. 
La  Cour  aspirait  à  une  centralisation  à  outrance.  Tous  les 
moyens  lui  semblaient  bons  pour  atteindre  ce  but.  La  reine 
attirait  à  Vienne  par  des  titres  sonores,  par  des  flatteries, 
souvent  par  l'espoir  d'un  riche  mariage  les  magnats  hon- 
grois. Or,  précisément  à  cette  époque,  la  Cour  subissait  l'in- 
fluence française.  Avec  le  mariage  de  François,  duc  de  Lor- 
raine et  de  Marie-Thérèse  (1736)  l'étiquette  espagnole  encore 
en  vigueur  sous  Charles  III  disparait.  On  la  remplace  par 


CHAPITRE    I  69 

les  mœurs  françaises.  Les  seigneurs,  qui  arrivent  avec  le  duc 
de  Lorraine  à  Vienne,  donnent  bientôt  le  ton;  des  acteurs 
français  jouent  au  théâtre  de  la  Cour;  le  répertoire  français 
est  traduit  et  imité  dans  les  théâtres  allemands  oii  Hanswurst , 
le  Kasperl  viennois  et  Colombine  doivent  céder  la  place  aux 
œuvres  dramatiques  de  Voltaire,  de  Destouches  et  de  Mari- 
vaux'. Plusieurs  journaux  français  se  publient  à  Vienne  "; 
la  reine  parle  et  écrit  de  préférence  en  français.  Malgré 
V Index  Ubrorum  prohibitonim,  les  œuvres  de  Rousseau  et  de 
Voltaire,  l'Encyclopédie  et  les  physiocrates  sont  lus  et  com- 
mentés. Imaginons-nous  un  noble  magyar,  arrivant  du  fond 
de  son  comitat  où  toute  vie  intellectuelle  est  morte,  dans 
cette  Cour  brillante.  Pour  y  faire  bonne  figure,  il  faudra 
qu'il  s'accommode  à  l'entourage.  Si  c'est  le  premier  venu,  il 
oubliera  vite  sa  langue  maternelle  que,  même  dans  son  pays, 
il  considérait  comme  un  idiome  inférieur  bon  pour  les  pay- 
sans; il  shabillera  à  la  française  et  mènera  une  vie  aussi 
dissipée  que  le  permet  son  état  de  fortune  '\  Mais  si  ce  noble 
ne  pense  pas  uniquement  à  s'amuser,  il  rougira  de  honte 
quand  il  comparera  l'état  de  son  pays  avec  celui  des  autres 
nations  civilisées;  il  lira  beaucoup  afin  d'acquérir  les  no- 
tions littéraires  nécessaires  pour  se  mêler  à  la  conversation. 
S'il  a,  en  outre,  l'ambition  de  se  perfectionner,  le  désir 
ardent  de  voir  son  pays  sortir  de  la  barbarie,  de  lui  commu- 
niquer quelques   étincelles   de    la   culture  européenne,    de 


1.  Voy.  E.  Wlassack  :  Clironik  des  K.  K.  Hofburglhealers.  Vienne,  1876. 
—  H.  M.  Richter  :  Geistesstromunqen,  pp.  141  et  suiv.  (Wien  in  der  Les- 
sing-Epoche).  Berlin,  1875.  —  I.  Heller  :  A  bécsi  sziniigy  Mciria-Terézia  es 
II.  Jôzsef  alull  (Le  théâtre  viennois  sous  Marie-Thérèse  et  Joseph  II.  —  1893 
(brochure). 

2.  Gazelle  litléraire  de  Vienne,  1768  ;  Journal  de  Vienne  dédié  aux  amateurs 
de  la  Ulléralure,  1784;  L'Almanach  universel,  1783;  Correspondance  univer- 
selle, 1785;  Extrait  ou  l'Esprit  de  toutes  les  gazettes,  etc. 

3.  De  ceux-là  un  membre  de  la  «  garde  royale  «  dira,  après  la  mort  de 
Marie-Thérèse  :  «  Ils  ont  oublié  leurs  aïeux;  il  n'y  a  rien  en  eux  qui  poui'rait 
rappeler  que  ce  sont  les  descendants  de  ceux  qui  ont  acquis  leur  patrimoine 
avec  leur  sang.  11  semble  qu'en  prenant  le  costume  étranger  ils  aient  éteint 
Jusqu'à  la  dernière  étincelle  le  feu  qu'ils  ont  sucé  avec  le  lait  de  leur  mère.  » 


70  l'école  française 

réveiller  les  comitals  de  leur  torpeur,  il  tâchera  de  faire 
profiler  la  littérature  nationale  des  connaissances  qu'il  aura 
acquises  à  Vienne,  se  fora  traducteur  ou  imitateur  des  œu- 
vres les  plus  en  vogue  :  Vienne  ne  sera  pour  lui  ni  Sybaris, 
ni  Capoue,  comme  l'a  dit  l'un  d'eux.  Tel  fut  le  cas  des 
jeunes  nobles  qui  sous  la  direction  de  Georges  Bessenyei 
firent  les  premiers  essais  de  traduction  ou  d'imitation  des 
chefs-d'œuvre  et  de  quelques  ouvrages  secondaires  de  la  lit- 
térature française. 

Nous  ne  nous  étonnerons  donc  pas  de  voir  naître  à  Vienne, 
capitale  de  l'Autriche  et  qui  plus  est,  dans  l'entourage  de  la 
Cour,  qui  avait  des  intentions  nettement  opposées,  un  mou- 
vement fécond  pour  la  littérature  hongroise.  La  reine  qui, 
par  ses  caresses,  voulait  étouffer  le  génie  national,  le  réveilla 
de  son  sommeil  de  soixante  ans,  et  cela,  grâce  à  une  insti- 
tution créée  par  elle  et  qui  n'avait  d'autre  but  que  de  para- 
chever ce  que  son  règne  avait  si  bien  commencé.  Cotte  insti- 
tution est  celle  de  la  «  Garde  du  corps  royaley^.  (Kirâlyi  test- 
orség.) 

Le  H  septembre  1760,  dix-neuf  ans,  jour  pour  jour,  après 
la  mémorable  séance  de  la  Diète  de  l'ozsony  (Presbourg), 
la  reine,  voulant  témoigner  sa  reconnaissance  aux  comitats 
hongrois  qui  avaient  sauvé  le  trône,  décréta  la  création  d'une 
garde  royale  composée  exclusivement  de  Magyars.  Chaque 
comitat  avait  le  droit  de  choisir  deux  jeunes  nobles  parmi 
les  plus  beaux  et  les  plus  intelligents  et  de  les  envoyer  à 
Vienne.  Là,  ils  recevaient  une  instruction  militaire,  devaient 
assister  aux  réceptions  et  aux  fêtes  de  la  Cour  et  pouvaient 
cultiver  leur  esprit  à  leur  guise.  Le  traitement  était  suffisant 
pour  faire  bonne  figure  dans  la  haute  société.  Après  quelques 
années  passées  dans  cette  garde,  ils  pouvaient  entrer  comme 
officiers  dans  l'armée  ou  obtenir  leur  avancement  dans  la 
garde  môme. 

La  Diète  fut  très  touchée  de  cet  acte  de  reconnaissance. 
Elle  vota  immédiatement  100.000  llorins,  la  Transylvanie 
20.000  et  la  Croatie  également  20.000  pour  l'entretien  de 


CHAPITRE    I  71 

cette  élite.  La  reine  qui  obtenait  des  Hongrois  par  la  dou- 
ceur, souvent  par  une  bouderie  habilement  calculée  tout 
ce  qui  servait  ses  desseins  de  centralisation  et  de  germani- 
sation, avait  une  arrière-pensée  môme  on  llaltant  l'orgueil 
nobiliaire  par  cette  institution  qui  existait  en  Transylvanie 
sous  le  règne  des  princes  nationaux.  Les  comitats  qui  pou- 
vaient ainsi  désigner  deux  jeunes  gens,  étaient  heureux  de 
voir  leurs  meilleurs  sujets  «  se  polir  »  à  Vienne  et  arriver 
souvent  par  de  riches  mariages  à  des  situations  enviables  : 
mais  ils  ne  voyaient  pas  le  danger  national.  Quatre  ans 
après  la  création  de  la  garde  un  écrivain  disait  :  «  Les 
nobles  se  précipitent  sur  les  langues  étrangères;  le  hongrois 
leur  est  ennuyeux;  môme  s'ils  le  savent  encore,  ils  rougissent 
de  s'en  servir.  »  Voilà  où  était  le  danger;  Marie-Thérèse 
l'escomptait  d'avance,  son  prosélytisme  y  trouvant  égale- 
ment son  compte.  Les  comitats,  en  majorité  protestants, 
envoyaient  des  jeunes  gens  élevés  dans  leurs  écoles  confes- 
sionnelles. L'air  ambiant  de  la  Cour,  souvent  la  promesse 
d'une  belle  position  suflisaient  pour  les  convertir  au  catholi- 
cisme. Ce  fut  le  cas,  comme  nous  le  verrons,  du  chef  môme 
de  VEcole  française  et  d'un  des  meilleurs  écrivains  de  ce 
groupe,  Abraham  Barcsay.  Le  filet  était  donc  adroitement 
jeté,  mais,  comme  dit  l'historien  de  la  garde,  A.  Ballagi,  il 
en  avait  pris  tant  qu'il  en  fut  déchiré  ^  C'est  de  la  garde 
royale  que  partit  le  cri  de  ralliement  adressé  à  tous  ceux  qui, 
en  Hongrie,  espéraient  encore  créer  un  mouvement  litté- 
raire et  scientifique.  La  honte  de  se  voir  distancer  par  TAu- 
triche  et  les  autres  nations  lit  agir  le  groupe  de  Vienne  ;  un 
patriotisme  ardent  créa,  en  Hongrie  môme,  les  premiers 
champions  de  cet  effort  qui  devait,  vers  la  fin  du  xvm"  siècle, 
aboutir  à  la  création  d'une  littérature  nationale. 

h' Ecole  française,  placée  à  la  tôte  de  ce  mouvement,  indique 
en  môme  temps   que  la  littérature  française  a  devancé,  en 


1.  Aladâr  Ballagi,  A  magyar  kirdlyi  teslorsér/  tbrlénete  ([listoire  de  la  garde 
royale  hongroise),  1872,  p.  11. 


72  l'école  française 

Hongrie,  la  liltérature  allemande.  En  effet,  vers  1770, 
lorsque  Bessenyei  et  ses  compagnons  de  la  Garde,  cher- 
chèrent les  sources  de  l'inspiration  poétique,  il  leur  eût  été 
ditficile  de  se  tourner  vers  l'Allemagne.  Weimar  n'avait  pas 
encore  produit  ses  chefs-d'œuvre  ;  seuls  les  travaux  esthé- 
tiques et  littéraires  de  Winckelmann,  de  Lessing  et  de  Her- 
der  eussent  pu  tenter  ces  jeunes  esprits  ;  mais  cette  nourri- 
ture intellectuelle  était  trop  lourde  pour  eux.  Ces  œuvres 
inspirées  par  l'hellénisme  renaissant  vers  le  milieu  du 
xvni"  siècle,  n'étaient  guère  connues  à  Vienne,  encore  moins 
en  Hongrie.  Les  efforts  des  Sonnenfels  pour  acclimater  Les- 
sing à  Vienne  coïncident  avec  les  premiers  travaux  hongrois 
de  la  garde.  Mais  ni  Miss  Sarah  Sampson  ',  ni  ses  autres 
pièces  ne  pouvaient  rivaliser  avec  les  pièces  françaises  ^  Le 
public  acclame  Voltaire  {Zaïre,  Alzire^  Nanine,  l'Écossaise) 
court  aux  pièces  de  La  Chaussée,  de  Destouches,  de  Fal- 
baire,  de  Mercier,  et,  en  général,  aux  comédies  larmoyantes 
que  le  «  Staatsrath  von  Gebler  »,  compagnon  de  lutte  de 
Sonnenfels  a  d'ailleurs  fidèlement  imitées.  Voilà  pour  le 
théâtre.  Les  œuvres  de  Klopstock  ne  plaisaient  pas  aux  écri- 
vains hongrois;  le  «  Bardengebrûll  »  des  Viennois  ne  trouvait 
aucun  écho  en  Hongrie  et  l'enthousiasme  factice  deKazinczy 
n'y  a  rien  changé  ^  Par  contre,  les  épîtres  philosophiques 
de  Voltaire  avec  ses  poésies  légères  ;  les  élégiaques  à  la 
mode  :  Dorât,  Colardeau,  d'Arnaud,  cette  muse  facile,  sou- 
vent badine,  quelquefois  mélancolique,  qui  n'exige  pas 
beaucoup  de  réflexions,  fournit  une  agréable  lecture  et 
s'adapte  aisément  à  l'esprit  étranger  :  voilà  ce  qui  attire 
les  Magyars  dans  l'atmosphère  viennoise. 

Quant  aux  œuvres  en  prose,  à  quelle  autre  source  auraient- 


1.  Cette  pièce  ne  pouvait  être  jouée  à  Vienne  qu'à  la  condition  que  le  rôle 
de  Morton  fût  tenu  par  Hanswurst,  —  Voy.  Ricliter,  ouvr.  cité  p.  145. 

2.  On  proposa  même  un  prix  de  cent  ducats  pour  une  bonne  traduction  de 
Zaïre. 

3.  Kazinczy  qui  avait  traduit  la  Messiade  en  1793,  ne  trouva  dans  toute  la 
Hongrie  que  treize  souscripteurs  et  dut  garder  sou  manuscrit. 


CHAPITRE    I  73 

ils  pu  puiser  qu'à  la  source  française?  Voltaire  faisait  les 
délices  de  l'aristocratie  viennoise  et  magyare;  Montesquieu, 
Rousseau  et  les  Encyclopédistes  offraient,  au  point  de  vue 
humain  et  général,  les  meilleurs  modèles  à  une  littérature 
naissante. 

On  peut  donc  affirmer  que  l'initiatrice  des  lettres  hon- 
groises fut  la  littérature  française  ;  que  de  1770  jusqu'à  la 
fin  du  xvnf  siècle  la  littérature  allemande  y  était  très 
peu  connue  et  que  môme  les  rares  ouvrages  hongrois 
traduits  ou  imités  de  l'allemand,  découlent,  comme  nous 
le  verrons,  d'une  source  française.  On  peut  expliquer  ce 
fait  par  l'universalité  de  la  littérature  française  à  cette 
époque,  mais  cette  explication  à  elle  seule  ne  suffit  pas. 
Il  faut  y  joindre,  d'une  part,  une  grande  sympathie  et 
certains  traits  de  caractères  communs  aux  deux  peuples  : 
un  sentiment  inné  de  la  liberté  politique,  une  grande 
tolérance  religieuse,  un  esprit  frondeur  dès  que  les  garan- 
ties des  libertés  sont  menacées,  un  grand  sérieux  au  fond 
de  l'âme,  en  dépit  des  apparences  de  légèreté  et,  jusque 
dans  la  langue,  une  tendance  au  ton  oratoire  et  à  la  décla- 
mation; une  étroite  parenté  avec  la  littérature  latine, 
un  peu  moins  de  sympathie  pour  l'hellénisme,  une  har- 
diesse dans  l'expression  des  sentiments  politiques  qui  fait 
de  chaque  citoyen  un  «  paysan  du  Danube  ».  D'autre  part, 
il  ne  faut  pas  oublier  qu'au  moment  du  renouveau  littéraire, 
les  écrivains  pouvaient  s'inspirer  sans  danger  de  la  France, 
mais  que  le  «  péril  allemand  )>  était  toujours  imminent  et  le 
resta  longtemps  au  cours  du  xix^  siècle.  Or  ce  sont  les 
écrivains  qui  formèrent  l'âme  de  la  Hongrie  avant  le  réta- 
blissement de  l'autonomie  et  ces  écrivains  avaient  assez  d'in- 
stinct politique  pour  ne  pas  s'adresser  à  la  nation  voisine  qui 
pour  eux  était  l'ennemi  séculaire.  Ils  trouvaient  en  France, 
non  seulement  une  littérature  qui  répondait  à  leurs  aspira- 
tions, mais  qui  de  plus,  était  conforme  au  génie  national  et 
plus  apte  que  toute  autre  à  permettre  la  création  de  ce  qui 
leur  manquait  encore. 


74  l'école  française 

Avant  d'examiner  la  vie   et  les  œuvres  de   chacun    des 
membres  de  YEcole  française^  il  nous  semble  nécessaire  de 
dire  dès  maintenant,  qu'il  ne  s'agit  ici  nullement   de  génies 
créateurs.  Ce  sont,  comme  les  membres  de  la  Pléiade,  des 
traducteurs  et  des  imitateurs  ;    à  l'exception  de  deux  poètes 
lyriques,  leur  vol  n'est  pas   bien  hardi.   Mais  ce  sont   des 
hommes  qui    ont   réveillé   une    nation  de  sa   torpeur,  qui 
rêvaient  un  état  social,   littéraire  et   scientifique  auquel  le 
pays,  entravé  sans  cesse,  n'a  pu  parvenir  que  bien  après  la 
mort  des  principaux  membres  de  ce  groupe.  Il  ne  s'agissait 
pas  pour  eux  de  réformer,  mais  de  mettre  quelque  chose  à 
la  place  du  néant,  car  il  n'y  avait  plus  de  tradition  littéraire. 
La  forte  prose  du  xvu'  siècle  qui  rendait  de  bons  services 
dans  les  luttes  religieuses,  au  moment  où  débutait  la  science 
hongroise,  était  vieillie  et  il  ne  se  trouvait  aucun  écrivain 
pour  lui  infuser  une  nouvelle  sève.  La  poésie  était  inconnue, 
car  les  œuvres  de  Faludi   et    d'Orczy    ne    furent    publiées 
qu'après  les  premiers  essais  des  «  Français  ».   Ceux-ci  sont 
donc  les  premiers  ouvriers  conscients,  aussi  bien  en  prose 
qu'en  poésie.  Ils  ne  cessent  de  proclamer  cette  vérité  qui 
semble  aujourd'hui  banale,  qu'une  nation  ne  peut  se  culti- 
ver qu'en  usant  de  sa  propre  langue,  que  la  nationalité  et 
la  langue  sont  unies,  qu'il  faut  aux  écrivains  une  certaine 
sympathie  de  la  part  du  public,  et  que  tout  effort  isolé,  dans 
la  littérature  ou  dans  la  science,  reste  stérile.  C'est  pourquoi 
les  adeptes  de  cette  Ecole  sont  les  premiers  à  réclamer  une 
Société  savante.  Les    yeux   constamment    tournés   vers   la 
France,  Bessenyei  voit  quels  services  l'Académie  française 
et  les  autres  académies  groupées   autour  d'elle  rendent  aux 
lettres.  Il  dressera  même  le  plan  d'une  telle  Académie,  plan 
qui  sera  repris,  en  J830,  lorsque  l'acte  généreux  d'Etienne 
Széchenyi  permit  enfin  de  réaliser  les  «  Vœux  ardents  »  de 
plusieurs  générations.   C'est  YÉcole  française  qui    relie    la 
littérature  nationale  aux  courants   littéraires  de  l'Europe  et 
s'efforce  de    construire   un  édifice   étayé  sur  la  littérature 
française;  celle-ci  joue  alors  le  môme  rôle  que  l'antiquité 


CHAPITRE    I  75 


avait  joué  dans  les  pays  de  l'Occident.  Telle  est  la  véritable 
signification  de  ce  groupe  littéraire.  Un  examen  détaillé  de 
ses  œuvres  nous  montrera  qu'il  mérite  toute  notre  atten- 
tion, car  il  fut  le  premier  missionnaire  du  génie  littéraire 


de  la  France  en  terre  hongroise. 


II 


Le  chef  de  V Ecole  française  est  Georges  Bessenyei  dont  la 
tragédie  Agis  parue  à  Vienne  en  1772  et  dédiée  à  Marie- 
Thérèse  marque  la  date  du  renouveau  littéraire.  Une  tra- 
gédie pour  un  pays  qui  n'avait  môme  pas  de  théâtre  !  Les 
anomalies  de  ce  genre  ne  sont  pas  rares  dans  les  annales  de 
la  littérature  hongroise.  Acceptons  donc  avec  les  savants 
magyars  cette  date  et  examinons  la  vie  comme  les  iœuvres 
de  ce  disciple  de  Voltaire  '. 

Bessenyei  naquit  en  1747  à  Bercel  dans  le  comitat  de 
Szabolcs.  Il  était  d'une  très  ancienne  famille  protestante 
dont  les  membres  avaient  combattu  loyalement  pour  la 
patrie,  la  liberté  et  la  religion.  On  les  rencontre  dans 
l'armée  d'Etienne  Bdthori,  puis  avec  les  exilés  d'Eméric 
Thôkoly,  et  sous  les  ordres  de  François  II  Râkoczy.  Les 
nombreuses  guerres  avaient  appauvri  la  famille  et  Georges 
avec  ses  neuf  frères  et  sœurs  ne  pouvait  espérer  un  riche 
héritage.  En  1755  ses  parents  l'envoyèrent  à  Sârospatak,  la 
célèbre  école  protestante  du  nord  de  la  Hongrie,  dont  l'his- 
toire est  si  intimement  liée  aux  luttes  séculaires  de  l'Au- 
triche catholique  contre  la  Hongrie  protestante.  Quoique 
déchu  de  son  ancienne  grandeur,  cet  établissement  était 
plus  ouvert  aux  idées  de  progrès  que  les  écoles  des  jésuites. 

1.  Voy.  sur  Bessenyei  :  A.  Ballagi,  Quvr.  cité,  pp.  88-133  ;  Beôthy,  ouvr. 
cité,  t.  Il,  pp.  213-330;  Charles  Zâvodszky,  Georges  Bessenyei,  1872  ;  à  la  tin 
de  cette  étude  nous  trouvons  la  liste  complète  des  œuvres  de  Bessenyei  qui 
ne  sont  pas  encore  réunies.  —  J.  Marlon,  Magyar  Voltaire,  magyar  Ency- 
clopedis tel k.  Deux  programmes  du  lycée  de  Nagy-Szombat  (Tyrnavie)  1899-1900. 


76  l'école  française 

Il  est  vrai  que  Bessenyei  s'est  plaint,  plus  tard,  de  Tinstruc- 
tion  défectueuse  qu'il  y  avait  reçue;  on  ne  faisait  que  réci- 
ter des  leçons  de  vocabulaire  et  de  grammaire,  des  morceaux 
choisis  de  Cornélius  Népos  et  de  Gicéron,  mais  on  ne  lui 
avait  jamais  parlé  ni  de  Louis-le-Grand,  ni  de  Jean  Hunyad, 
ni  de  Mathias  Corvin.  Il  n'avait  entendu  prononcer  le  nom 
de  Râkoczy  que  par  ses  camarades  et  pourtant  son  vieux 
manoir  des  bords  du  Bodrog  se  voyait  du  collège  et  parlait 
assez  haut.  On  n'enseignait  de  plus,  ni  géographie,  ni  lan- 
gues vivantes.  Ces  plaintes  sont  un  peu  exagérées  et  il  faut 
dire  pour  être  juste  envers  cette  grande  école  que  Bessenyei 
l'ayant  quittée  à  l'âge  de  treize  ans,  n'a  donc  pu  profiter  des 
cours  supérieurs,  et  qu'au  milieu  du  xvni'  siècle,  l'enseigne- 
ment de  l'histoire,  de  la  géographie  et  des  langues  n'existait 
pas  non  plus  dans  des  pays  plus  civilisés  que  la  Hongrie. 
Bessenyei  lui-môme  avoue  que  l'instruction  religieuse  était 
pénétrée  d'un  sentiment  moral  très  profond  et  que  les 
élèves,  malgré  leur  extérieur  un  peu  débraillé,  avaient  des 
principes  très  fermes  ;  que  les  corps  s'y  développaient  bien, 
grâce  aux  exercices  violents  et  que  les  mœurs  y  étaient  pures. 
En  1760,  Bessenyei  rentra  dans  sa  famille;  il  continua 
encore  un  an  ses  études  sous  la  surveillance  d'un  précep- 
teur, puis,  pendant  quatre  ans,  il  s'adonna  aux  plaisirs  cham- 
pêtres. Deux  de  ses  frères,  Alexandre,  le  futur  traducteur  de 
Milton,  et  Balthazar  étaient  déjà  entrés  dans  la  garde  royale, 
lorsqu'en  1765  le  comitat  d'Abauj,  voisin  de  Szabolcs,  pro- 
posa Georges  également  à  cette  place  enviée.  Au  mois  de 
juin  de  la  même  année,  il  arriva  à  Vienne.  «  Il  était  beau 
comme  Méléagre  »  dit  Kazinczy,  d'une  force  peu  commune, 
avide  de  s'instruire.  Son  ignorance  lui  faisait  honte.  Dans  la 
chambre  de  garde,  il  passe  ses  nuits,  à  lire  Voltaire,  Montes- 
quieu, Rousseau,  La  Mettrie,  et  même  «  les  livres  terribles  » 
de  Bolingbroke  ',  emploie  ses  loisirs  à  apprendre  à  fond  le 

1 .  Bessenyei  ne  savait  pas  l'anglais  ;  il  a  lu  les  auteurs  anglais  dans  des  tra- 
ductions françaises, 


CHAPITRE   I  77 

français,  l'allemand  et  la  musique.  Il  fréquente  le  théâtre  de 
la  Cour,  et  lorsqu'il  quitte  le  service  de  la  garde  (1773)  il  a 
l'ambition  do  devenir  le  Voltaire  de  son  pays.  Il  reste  à  Vienne 
où  sa  maison  devient  le  centre  de  réunion  des  jeunes  Hon- 
grois qui  s'adonnaient  à  la  littérature.  N'ayant  pas  de  fortune, 
il  se  fait  agréer  par  les  églises  protestantes  des  quatre  dis- 
tricts comme  agent  (secretarius  consistorialis)  auprès  de  la 
reine  '.  La  baronne  Thérèse  Grasse,  dame  d'honneur  de 
Marie-Thérèse,  lui  procura  souvent  accès  auprès  de  la  sou- 
veraine pour  exposer  et  plaider  la  cause  des  protestants  hon- 
grois. Cependant  on  lui  retira  toute  subvention  lorsqu'on 
apprit  qu'il  traduisait,  sur  le  désir  de  la  reine,  les  «  Pensées 
sur  la  mort  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  »,  recueil  que 
Marie-Thérèse  elle-même  avait  fait  d'après  plusieurs  ouvrages 
français.  Il  devint  également  suspect  aux  protestants  à  cause 
de  sa  franche  adhésion  à  la  Ratio  educationis  ^ .  Le  pauvre 
noble  se  trouva  donc,  en  1779,  dénué  de  ressources.  Que 
faire?  Winckelmann  embrassait  bien  le  catholicisme  pour 
aller  à  Rome  et  y  contempler  les  chefs-d'œuvre  de  la  sculp- 
ture antique  ;  l'enthousiasme  pour  l'art  et  la  poésie  du  moyen 
âge  convertit  plus  tard  plusieurs  écrivains  romantiques  alle- 
mands. Le  désir  de  rester  au  contre  intellectuel  et  de  con- 
tinuer ses  œuvres,  poussa  Bessenyei  à  se  jeter,  sans  grande 
conviction,  dans  les  bras  de  l'Eglise  catholique.  La  con- 
version eut  lieu  dans  l'église  Saint-Charlcs-Borromée,  à 
Vienne. 

Fort  heureuse  d'avoir  fait  un  prosélyte  d'une  telle  impor- 
tance, la  reine  qui  attendait  la  nouvelle  à  Schonbrunn,  lui 
accorda,  en  1780,  une  pension  de  2,000  florins;  elle  l'attacha 


1.  Voy.  F.  Széll  dans  rintrodiiction  de  Bihari  remete  (L'Ermite  de  Bihar), 
œuvre  posthume  de  Bessenyei,  p.  ix. 

2.  La  Ralio  educalionis  promulguée  en  1777  devait  réformer  l'instruction 
publique  de  toute  la  monarchie  et  faire  de  l'enseignement  «  une  chose  d'État  », 
comme  disait  la  reine.  Aussi  les  protestants  craignaient-ils  pour  l'autonomie 
de  leurs  écoles. 


78  l'école  française 

pour  la  forme  à  la  Bibliothèque  impériale  '.  Bessenyei  ne 
devait  pas  jouir  longtemps  de  ces  avantages,  Joseph  II  le 
destitua  en  1782,  et  l'ancien  garde  du  corps  fut  forcé,  deux 
uns  après,  de  quitter  le  milieu  oii  sa  belle  intelligence  s'était 
épanouie,  oii  il  avait  créé  un  courant  littéraire  qui  ne  devait 
plus  s'arrêter.  Le  cœur  serré,  il  se  retire  d'abord  dans  son 
village  natal,  puis,  en  1785,  sur  la  puszta  Kovàcsi,  dans  le 
comitat  de  Bihar,  oii  il  vécut  des  faibles  revenus  de  son 
patrimoine  et  s'adonna  à  l'oviculture.  Cependant  il  ne  néglige 
point  ses  lectures  favorites.  Pendant  qu'il  s'applique  à  tra- 
duire des  pages  de  Voltaire  et  de  Montesquieu,  il  faut  qu'il 
donne  ses  ordres  aux  bouviers  et  aux  pâtres  qui  entrent  dans 
sa  pauvre  demeure  avec  leurs  bottes  crottées,  le  fouet  en 
main.  Les  gens  de  la  puszta  ne  comprennent  pas  que  le 
maître  n'aille  pas  à  la  messe  et  qu'il  désire  être  enterré,  sans 
le  secours  de  TEglise,  sous  un  pommier  de  son  jardin.  De 
temps  en  temps,  il  quitte  sa  solitude  pour  assister  à  une 
séance  de  ces  tribunaux  seigneuriaux  qu'il  a  si  cruellement 
raillés  dans  ses  écrits.  Il  voit  avec  amertume  la  façon  dont 
le  comitat,  gouverné  par  les  nobles,  condamne  les  pauvres 
serfs  pour  les  moindres  délits.  A  la  fois  accusateurs  et  juges, 
les  seigneurs  convoquent  à  ces  assises  quelques  amis  com- 
plaisants qui  sommeillent  pendant  l'interrogatoire  et  ne 
s'éveillent  que  pour  prononcer  la  fameuse  sentence  :  Ego 
sum  pro  morte,  liessenyei  aurait  voulu  réagir,  mais  devenu 
suspect,  il  voit  ses  services  refusés.  Incompris  de  son  entou- 
rage, il  écrit  sans  cesse  de  nouveaux  livres  que  la  censure  ne 
permet  pas  d'imprimer  et  qui,  pour  la  plupart,  sont  encore 
inédits.  Il  s'en  console  en  disant  :  «  Je  préfère  dire  la  vérité 
en  manuscrit  que  le  mensonge  en  imprimé.  »  Dans  la  Préface 


1.  «  Le  seul  lien  qu'il  ait  avec  la  bibliothèque  est  de  pouvoir  ajouter  à  là 
signature  de  son  nom  le  titre  de  garde  de  la  Bibliothèque  impériale»,  écrivait 
van  Swieten  en  1781.  —  Voy.  F.  Toldy,  A  maçiyar  koltészet  kézikônyve  (Manuel 
de  la  poésie  hongroise],  t.  II,  p.  16.  (Ce  volume  donne  les  extraits  des  œuvres 
de  ÏÉcole  française.) 


:    CHAPITRE    I  79 

de  son  poème  philosophique  :  Les  lumières  de  la  nature  [A 
természet  vildga  '),  écrite  en  1801,  il  dit  : 

.  Je  suis  devenu  comme  le  pèlerin  qui  erre  dans  le  désert  et  qui,  après 
avoir  quitté  le  monde,  reste  seul  et  essuie  ses  larmes  dans  sa  grande 
détresse.  C'est  ainsi  que  je  vis  dans  la  solitude,  tournant  mes  regards 
vers  les  régions  où  les  doux  philosophes  s'entretiennent  et  chassent 
l'ennui  delà  vie.  J'invoque  la  Muse  afin  qu'elle  chante  le  déclin  de  ma 
vie,  comme  le  vieux  cygne,  sentant  venir  sa  fin,  exhale  ses  plaintes  à 
chaque  aurore.  Les  prairies  délicieuses  de  ma  jeunesse  où  Vénus 
m'avait  conduit  d'une  main  et  Minerve  de  l'autre,  sont  changées  en 
grande  solitude  où  l'on  n'aperçoit  que  les  brumes  d'automne  et  de 
tristes  nuages. 

Il  regrette  de  ne  s'être  pas  marié  ;  il  pourrait  maintenant 
avoir  des  enfants  «  dans  lesquels  l'homme  renaît  quand  son 
cœur  est  déjà  sans  plaisir  ».  Trois  ans  plus  tard,  dans  la  Pré- 
face d'un  ouvrage  historique,  il  dira  : 

Privé  de  tout  commerce  avec  les  hommes  intelligents,  ne  correspon- 
dant avec  personne,  ne  fréquentant  personne  et  ne  recevant  aucun 
invité,  l'auteur  vit  sur  la  puszLa  où  il  passe  son  temps  en  compagnie 
de  ses  livres,  de  ses  idées  et  de  la  nature  muette,  ne  vivant  que  parce 
qu'il  ne  peut  mourir,  se  plaignant  lui-même,  riant  du  monde. 

Bessenyei  mourut  en  18H,  oublié  même  des  écrivains. 
Sa  tombe  à  Puszta-Kovâcsi  est  restée  longtemps  négligée; 
ce  n'est  qu'en  1883  qu'on  y  éleva  un  modeste  monument.  Le 
comitat  Szabolcs  lui  érigea  une  statue  à  Nyiregyhaza  en 
1899.  Le  monument  le  plus  digne  de  lui  serait  une  édition 
critique  de  ses  œuvres,  car  celles  qui  ont  paru  entre  1772  et 
1782  deviennent  rares  et  il  serait  à  désirer  que  ses  nombreux 
manuscrits  conservés  au  Musée  national  de  Budapest  vissent 
enfin  le  jour. 


1.  Édité  pour  la    première   fois    dans     ['Ancienne   Bibliothèque  hongroise 
(No  VII),  par  Jean  Bokor.  —  1898. 


80  l'école  française 

III 

Lorsqu'en  1872,  l'Académie  hongroise  fêta  le  cenlième 
anniversaire  du  renouveau  littéraire,  Charles  Szâsz,  dans 
VOde  officielle  fit  ressortir  les  mérites  immortels  de 
Bessenyei  : 

«  Ce  ne  sont  pas  tant  ses  écrits,  dit-il,  mais  la  manière  dont  il  a  secoué 
ce  corps  mutilé  et  à  moitié  mort  qui  fait  la  grandeur  de  son  action... 
La  science  peut  éclairer  quelques  esprits,  même  si  elle  s'exprime  dans 
une  langue  étrangère,  mais  pour  que  les  idées  pénètrent  toute  la  nation, 
il  faut  qu'elles  s'expriment  dans  la  langue  nationale.  C'est  le  mérite  de 
Bessenyei.  Et  la  semence  fut  féconde,  car  elle  a  germé  malgré  les  tem- 
pêtes. C'est  lui  qui  a  frayé  le  chemin  à  Kazinczy,  c'est  lui  qui  a  donné 
leur  charme  aux  chants  de  Himfy  ;  Berzsenyi  a  pris  sa  flamme  à  son 
foyer.  » 

Bref,  c'est  un  initiateur.  Quoique  ses  œuvres  ne  soient  pas 
impeccables  au  point  de  vue  de  la  forme,  elles  valent  beau- 
coup par  les  idées  qu'elles  expriment  et  surtout  par  cet 
esprit  humain,  général,  français,  qui  fait,  avec  lui,  son  appa- 
rition dans  la  littérature  magyare.  Poète,  il  a  surtout  voulu 
agir  par  le  drame,  l'épilre  et  la  réflexion  philosophique  ; 
prosateur  par  ses  ouvrages  historiques  et  ses  pensées 
morales.  Son  modèle  était  toujours  Voltaire,  le  représen- 
tant incontesté  de  la  suprématie  intellectuelle  que  la  France 
exerçait  alors  en  Europe .  On  ne  peut  nier  un  certain  paral- 
lélisme, établi  avec  beaucoup  de  finesse  par  M.  Beôthy, 
entre  les  deux  écrivains.  Mais  il  faut  se  garder  de  pousser 
la  comparaison  trop  loin.  L'œuvre  dramatique  de  Bessenyei 
était  destinée  à  la  lecture;  celle  de  Voltaire  à  un  théâtre  qui 
était  le  modèle  de  toute  l'Europe.  Voltaire  avait  des  prédé- 
cesseurs de  génie,  Bessenyei  devait  créer  une  forme  nou- 
velle pour  dos  pensées  nouvelles  ;  les  œuvres  en  prose  de 
Voltaire  ont  révolutionné  le  monde,  celles  de  Bessenyei  oh 
il  a  transplanté  les  idées  les  plus  fécondes  de  son  modèle, 
sont  restées  inédites.  Ce  n'était  pas  la  volonté  qui  lui  man- 


CHAPITRE    I 


81 


quait,  mais  la  puissance  nécessaire  pour  exécuter  l'œuvre 
rêvée.  Telle  quelle,  c'est  une  preuve  indéniable  de  la 
«  royauté  »  de  Voltaire,  reconnue  non  seulement  sur  les 
bords  de  la  Sprée,  mais  même  à  la  Cour  de  Vienne  dont  la 
souveraine  avait  interdit  à  son  fils  d'aller  faire  visite  au 
patriarche  de  Ferney. 

Bessenyei  a  écrit  trois  tragédies  et  deux  comédies.  Les 
tragédies  s'intitulent  :  Agis  (1722),  Ladislas  Humjadi  (1772), 
Attila  etBuda{niS);  les  comédies  :  Le  Philosophe  (1777), 
Laïs  (éditée  en  1899). 

L'action  d'Agis  se  passe  à  Sparte.  La  communauté  des 
biens  ordonnée  par  Lycurgue  n'existe  plus.  Le  peuple  est 
endetté  et  gémit  sous  les  vexations  des  usuriers.  x\gésilas, 
conseiller  du  roi,  l'intrigant  de  la  pièce,  est  également  leur 
victime.  Il  obtient  des  deux  patriotes  Agis  et  Gléombrote,  la 
promesse  de  faire  voter  par  une  assemblée  du  peuple  le 
rétablissement  des  anciennes  lois.  Le  roi,  Léonidas,  en 
prend  ombrage,  car  il  craint  pour  sa  couronne.  Il  fait 
d'amers  reproches  à  Agis  ;  cependant,  pour  ne  pas  soulever 
la  révolution  il  lui  promet,  dans  l'assemblée  des  nobles, 
d'écouter  la  voix  du  peuple  dont  Agis  est  le  porte-parole. 
Dans  l'intervalle  Agésilas  est  parvenu  à  se  défaire  de  ses 
créanciers  ;  il  tâche  d'obtenir  la  faveur  du  roi,  et  l'excite 
contre  les  deux  amis.  Le  roi  se  laisse  persuader,  il  décide 
que  s'ils  ne  reconnaissent  leur  «  trahison  »  et  n'implorent  pas 
son  pardon,  ils  seront  exécutés  comme  criminels  d'Etat. 
Agis  et  Gléombrote  prévenus  par  leurs  femmes  Agiaris  et 
Télonis  —  cette  dernière  est  la  fille  du  roi  —  de  ce  qui  se 
trame  contre  eux,  restent  inébranlables  et,  confiants  dans  la 
parole  du  roi,  ils  ne  veulent  pas  s'enfuir.  C'est  ce  qui  les 
perd.  Gléombrote  est  fait  prisonnier  et  Agis  est  tué  par  le 
courtisan  Démocarès.  Mourant,  il  adresse  des  paroles  ds  con- 
solation à  sa  femme  et  à  sa  mère.  Le  roi  ne  pouvant  lui 
refuser  son  estime  dit  à  la  fin  de  la  pièce  :  «  Je  regretterai 
éternellement  la  perte  d'Agis  ;  malgré  sa  défection,  son 
cœur  était  grand.  » 


I, 


82  L ÉCOLE    FRANÇAISE 

c 

A  cette  tragédie,  Bessenyei  a  ajouté,  sous  le  titre  de 
Lamentations  d'Agiaris  [Agiaris  Réserve)  une  scène  qui 
pourrait  être  très  émouvante  au  cœur  de  la  pièce  mais  qui, 
séparée  d'elle,  ne  produit  que  l'elTet  d'une  faible  imitation 
de  la  scène  du  spectre  de  Ninus  dans  Semiramis.  La  veuve 
d'Agis  pénètre  dans  le  mausolée  où  reposent  les  cendres  de 
son  mari.  Sa  douleur  est  immense,  elle  veut  passer  le  reste 
de  ses  jours  dans  le  tombeau  et  ne  plus  revoir  la  lumière 
du  soleil.  Une  voix  consolatrice  se  fait  entendre  et  une 
femme  couverte  d'un  voile  s'approche.  Agiaris  croit  à  un 
spectre,  mais  c'est  son  amie  Télonis  qui  lui  dit  de  reprendre 
courage,  ajoutant  que  la  nature  ne  demande  pas  un  pareil 
sacrifice.  Agiaris  reste  sourde  à  ces  consolations,  lorsque  le 
spectre  d'Agis  apparaît  et  lui  enjoint  de  cesser  ses  gémisse- 
ments et  ses  lamentations  ;  il  lui  ordonne  de  se  remarier 
et  de  venger  sa  mort.  La  pauvre  Agiaris  se  soumet,  et  Télo- 
nis, toute  heureuse,  conduit  son  amie  vers  la  lumière. 

Le  sujet  de  cette  tragédie  repose  sur  le  récit  de  Plu- 
tarque  *.  Bessenyei  a-t-il  eu  sous  les  yeux,  outre  Platarque, 
des  pièces  françaises  qui  ont  dramatisé  ce  sujet?  Nous  n'en 
savons  rien.  Nous  trouvons  une  Mort  d'Agis  de  Guérin  de 
Bouscal  dès  1642  et  le  xvnf  siècle  a  fourni  bon  nombre  de 
tragédies  sur  cet  épisode  de  l'histoire  de  Sparte  ^  Gottsched, 
le  disciple  maladroit  des  classiques  français,  a  fait  repré- 
senter également  une  tragédie  Agis  (1745),  qui  n'était  pas 
inconnue  à  Vienne.  La  critique  a  démontré  que  Bessenyei 
n'a  suivi  servilement,  aucune  de  ces  pièces  ;  il  a  voulu 
créer  une  tragédie  originale,  mais  sa  grande  inexpérience  de 
la  scène  l'a  trahi.  Seule  la  langue  montre  par  endroits  une 

1.  Voy.  B.  Lâzâr  -.Agis  dans  la  littérature  universelle,  E.  Philol.  K.  t.  XIV 
(1890)  et  Programme  du  lycée  de  Budapest  (VII,  arr.)  1894;  rintroduction  à  la 
réimpression  de  cette  pièce  dans  V Ancienne  Bibliothèque  hongroise  }so  XIII.  -=- 
1899,  par  le  même.  —  G.  Rozsa  :  Bessenyei  mint  drâmain'i  (Bessenyei  drama- 
turge, 1893  (brochure). 

2.  Les  pièces  de  Laignelot  (1179)  et  d'Alfieri  (1786)  sont  postérieures  à 
celles  de  Bessenyei.  —  Agis  fut  considéré,  au  xvni"  siècle,  comme  un  roi  qui 
veut  introduire  des  réformes,  comme  un  despote  touché  par  «  les  lumières  ». 


CHAPITRE    1  83 

force  d'expression  inconnue  jusqu'alors.  On  doit  aussi  remar- 
quer l'emploi  de  l'alexandrin  qui,  à  partir  de  1772,  resta 
pour  longtemps  le  mètre  de  Ja  poésie  dramatique.  Tel  est  le 
double  mérite  de  cet  essai.  Les  tirades  contre  les  rois  faibles 
et  mal  conseillés,  contre  les  prêtres  qui  trompent  le  peuple, 
contre  les  courtisans  qui  paralysent  les  efforts  des  ministres 
et  surtout  la  scène  du  Mausolée  trahissent  suffisamment  la 
lecture  de  Voltaire. 

Après  avoir  traité  un  sujet  étranger,  Bessenyei  a  cherché 
dans  l'histoire  nationale  quelques  épisodes  pour  les  drama- 
tiser à  la  façon  des  tragédies  françaises.  Les  épisodes  drama- 
tiques ne  manquent  pas,  il  fallait  seulement  le  talent  néces- 
saire pour  leur  donner  la  vie.  Ce  don  fut  refusé  à  Bessenyei 
et  on  ne  peut  louer  que  sa  justesse  de  vue  dans  le  choix  des 
sujets.  Son  Ladislas  Hunyadi  est  encore  plus  faible  o^ViAgis. 
Ce  n'est  qu'une  suite  de  tableaux  qui  s'enchaînent  à  peine. 
Pourtant  quel  beau  sujet  de  tragédie  que  le  sort  du  fils  aîné 
du  grand  Hunyadi  !  Exposé  aux  intrigues  des  ennemis  mor- 
tels de  sa  maison,  il  se  débarrasse  de  l'un,  Gzilley,  et  est 
trahi  par  l'autre.  Gara,  qui  obtient  du  faible  roi,  Ladislas  V, 
sa  condamnation  à  mort.  Le  récit  émouvant  de  son  exécu- 
tion fait  couler  les  larmes  alors  même  qu'on  la  lit  dans  les 
livres  d'histoire;  il  n'émeut  nullement  dans  la  pièce  de  Bes- 
senyei où  un  inconnu  se  précipite  sur  la  scène  et  annonce  la 
chose  en  quelques  mots. 

Le  conflit  tragique,  pourtant,  est  tout  indiqué  dans  cet  épi- 
sode de  l'histoire  nationale.  C'est  l'intervention  de  l'étranger 
dans  les  affaires  du  pays  qui  amène  la  catastrophe.  Le  roi 
n'est  pas  de  race  hongroise,  les  Czilley  sont  originaires  de  Sty- 
rie  ;  l'élément  national,  représenté  par  Hunyadi,  lutte  contre 
eux  et,  si  le  frère  aîné  est  exécuté  malgré  la  promesse  du  roi, 
le  cadet,  Mathias,  monte  sur  le  trône.  Un  sujet  analogue  a 
donné,  cinquante  ans  plus  tard,  au  théâtre  hongrois,  sa  meil- 
leure tragédie.  Bdnk-bdn  de  Katona.  Malheureusement  Bes- 
senyei manquait  de  tout  ce  qui  fait  le  poète  dramatique.  Sa 
seule  fin  était  d'exprimer  des  pensées  et  des  sentiments  éle- 


84  l'école  française 

vés  dans  une  langue  «  polie  ».  Il  croyait  que  pour  faire  une 
tragédie  il  suffisait  que  «  les  personnages  parlassent  avec  con- 
venance ». 

La  troisième  tragédie  Attila  et  Buda  raconte  la  lutte  fratri- 
cide des  deux  frères,  épisode  du  «  Cycle  des  Huns  »  que  le 
poète  Arany  a  évoqué  dans  son  épopée  puissante  La  mort  de 
Buda  (1864).  Le  sujet  se  prête  à  un  drame  poignant;  on 
pourrait  montrer  «  le  fléau  de  Dieu  »  luttant  contre  son  frère, 
puis  le  tuant  traîtreusement  et  mourant  enfin  étouffé  par  le 
sang.  L'intrigue  tragique  dans  cette  pièce  se  trouve  nouée 
par  la  belle  Emésia,  fiancée  de  Buda.  Attila  voudrait  la  marier 
à  son  fils  Csaba,  lui  assurant  ainsi  le  trône.  Pour  cela  Buda, 
le  héros  éponyme  de  la  future  capitale  hongroise,  doit  dispa- 
raître. Mikold,  la  femme  d'Attila,  intervient  en  sa  faveur, 
mais  l'intrigant  Alus  excite  le  roi  contre  le  jeune  héros.  Le 
roi  charge  Alus  de  s'emparer  de  Buda,  mais  lorsqu'il  veut 
s'acquitter  de  cette  commission  il  est  honteusement  chassé; 
alors  le  roi  tue  lui-môme  son  frère.  Le  spectre  de  Buda  appa- 
raît en  plein  jour  à  Emésia;  il  demande  vengeance.  Attila 
devient  inquiet,  un  prêtre  lui  annonce  le  châtiment  prochain. 
«  Le  sang  de  ton  frère  crie  vers  le  Ciel  ;  son  innocence 
implore  les  dieux.  Ta  vie  est  perdue,  ta  couronne  se  flétrit, 
ton  trône  tombera  en  ruines.  Tu  ne  régneras  pas  sur  la  Pan- 
nonie  et  ton  peuple  décimé  retournera  en  Scythie.  Toi  et 
Alus  vous  serez  tués  et  vous  tomberez  victimes  de  la  colère 
divine.  »  Cette  prophétie  s'accomplit  rapidement.  Attila  meurt 
au  milieu  d'un  festin  ;  Alus,  le  traître,  est  tué  par  Csaba. 

Bessenyei,  en  composant  ses  tragédies,  avait  devant  les 
yeux  celles  de  Voltaire.  Comme  lui,  il  observe  les  règles 
classiques  de  l'unité  de  temps  et  de  lieu  et  se  sert  de  l'alexan- 
drin. Mais  l'influence  de  l'auteur  français  se  trahit  surtout 
dans  les  tirades  hardies  imprégnées  de  la  philosophie  des 
lumières,  dans  les  attaques  contre  le  clergé  et  les  institutions 
de  l'Etat,  dans  la  révolte  contre  la  tyrannie  des  Dieux.  C'est 
la  politique  qui  est  le  vrai  ressort  de  ces  œuvres,  non  pas 
l'amour.  Les   antithèses  spirituelles  y  foisonnent  ;  héros  et 


CHAPITRE    I  85 

héroïnes  débitent  des  maximes  morales  sur  le  vice  et  la  vertu, 
la  destinée  humaine,  les  passions,  la  gloire.  Tancrède  et  Adé- 
laïde du  Giiesclin  avaient  appris  à  l'auteur  hongrois  que 
l'histoire  nationale  pouvait  également  fournir  des  sujets  tra- 
giques. Dans  l'emploi  des  spectres  le  disciple  n'est  pas  plus 
adroit  que  le  maître.  Le  spectre  de  Buda  apparaît  en  plein 
jour  ;  non  seulement  Emésia  le  voit,  mais  aussi  Gsaba  et 
toute  l'assemblée  '.  Les  meurtres  se  commettent  tantôt  sous 
les  yeux  des  spectateurs,  tantôt  derrière  la  scène. 

Après  avoir  imité  Voltaire,  Bessenyei  traduisit,  un  peu 
librement,  le  Triumvirat,  pour  montrer  qu'on  peut  exprimer 
en  magyar  «  la  force,  la  majesté  et  la  profondeur  ».  Les  trois 
premiers  actes  sont  traduits  en  vers,  les  deux  derniers  en 
prose  ^  La  même  année  il  édita  la  traduction  de  Mahomet 
faite  par  Zechenter  ^ 

Les  tragédies  de  Bessenyei  ne  furent  jamais  représentées 
môme  lorsque,  vingt  ans  plus  tard,  on  joua  en  hongrois  àBude, 
Sa  comédie  Le  philosophe  [A  philosophus,  5  actes  en  prose) 
écrite  en  1777  fut  jouée  trois  fois  en  1792  ;  la  première  fois 
((  on  refusa  du  monde  »  et  la  recette  monta  à  345  florins,  mais 
à  la  seconde  représentation  elle  tomba  à  102  florins,  ce  qui 
prouve  que  le  public  qui,  par  patriotisme,  voulait  voir  une 
pièce  originale,  s'aperçut  très  vite  qu'elle  n'avait  pas  beaucoup 
de  valeur,  malgré  le  personnage  très  réussi  d'un  hobereau 
magyar.  En  eïïei,\e  Philosophe  est  tout  en  dialogues,  sans  nœud 
ni  dénouement,  à  moins  qu'on  ne  considère  comme  action,  le 

1.  Bessenyei  n'avait-il  pas  lu  la  Dî'amaturgie  de  Lessing,  notamment  la  cri- 
tique (le  Séminaris  ?  Il  est  vrai  qu'en  Hongrie  la  Dramaturgie  ne  fut  connue  et 
appréciée  que  vers  le  commencement  du  xix^  siècle,  mais  elle  était  assez 
répandue  à  Vienne  où  Sonnenfels,  dans  ses  Briefe  ûber  die  wienerische  Schau- 
buhne  (1767-1769),  s'en  est  inspiré.  En  tout  cas  Bessenyei  ne  dut  guère  subir 
l'influence  de  Lessing,  puisque  malgré  tout  Voltaire  resta  son  idole. 

2.  A  hfirmas  vilézek  vagy  Trium-Viratus,  Voltaire  szerint  (d'après  Vol- 
taire) 1779. 

3.  Ce  même  Zechenter  a  ti-aduit  assez  platement  d'ailleurs  :  Adélaïde  du 
Guesclin  (selon  la  transcription  phonétique  en  usage  à  cette  époque  :  Geklen 
Adelaida)  1772:  Horace  de  Corneille  (1781,)  Phèdre  (1775)  et  Mithridale  (1781) 
de  Racine, 


86  l'école  française 

changement  qui  s'effectue  un  peu  brusquement  dans  le  carac- 
tère des  deux  principaux  personnages.  Cette  comédie,  qu'on  a 
cru  longtemps  originale,  est  imitée  de  Destouches.  Placé  par 
Lessing  au-dessus  de  Molière,  le  théâtre  de  Destouches 
était  fort  goûté  dans  ce  temps-là  à  Vienne.  On  jouait  surtout 
le  Philosophe  marié,  le  Glorieux,  le  Dissipateur,  le  Tam- 
bour nocturne,  qui  étaient  également  au  répertoire  de  Ham- 
bourg. 

Bessenyei  eut  recours  à  une  comédie  moins  connue  que  les 
précédentes  :  V homme  singulier,  représentée  pour  la  première 
fois  en  1764  *.  Destouches  disait  dans  son  Avertissement  qu'il 
montrait  dans  cette  pièce  «  un  caractère  assez  neuf  et  très 
fertile  en  instructions  :  car  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que 
l'Homme  singulier  soit  une  nouvelle  espèce  de  Misanthrope  ; 
rien  n'est  plus  différent.  Son  tic,  à  la  vérité,  est  de  haïr  les 
modes  et  les  mœurs  du  temps,  mais  ce  tic  ne  le  rend  point 
l'ennemi  des  hommes . . .  Ses  actions,  dans  le  cours  de  la 
pièce,  sont  conformes  à  ses  discours,  et  on  ne  peut  pas  voir  un 
caractère  plus  humain...  H  est  doux,  tendre,  compatissant; 
il  regarde  les  hommes  en  pitié,  sans  se  fâcher  contre  eux  et 
n'a  point  d'autres  défauts  que  la  singularité  qui  rend  ses  pen- 
sées, ses  actions,  ses  projets  ridicules,  quoique  la  raison  et  la 
vertu  en  soient  le  fondement.  »  Il  se  nomme  le  comte  de 
Sanspair  et  dit  au  marquis  d'Arbois  dont  la  fille,  une  jeune 
veuve,  a  conquis  son  cœur  :  «  L'honneur,  la  probité,  la  can- 
deur, la  sagesse,  feraient  naître  en  mon  cœur  la  plus  vive 
tendresse  »  (Acte  I,  scène  4).  En  vrai  philosophe  égalitaire 
il  ajoute  :  c  Dans  le  plus  vil  objet  je  les  adorerais  —  Et  pour 
le  rendre  heureux  je  me  sacrifierais.  »  En  parlant  à  son 
valet  Pasquin  (acte  H,  scène  5)  il  accentue  encore  mieux 
ses  principes  sur  l'égalité.  «  Un  homme  en  vaut  un  autre,  à 
moins  que  par  malheur  l'un  d'eux  n'ait  corrompu  son  esprit 
et  son  cœur.  »  Sanspair  épouse  la  comtesse,  le  jeune  comte 
d'Arbois,  léger  mais  brave   cœur,  après   avoir  ctTrayé  son 

l.Voy.  G.  Petz  :  Bessenyei  et  Destouches,  dansE,  Philol,  K.  1884, 


CHAPITRE    I  87 

rivai,  le  rustique  baron  de  la  Garouffière,  épousera  Julie,  la 
sœur  de  Sanspair. 

Bessenyei,  tout  en  s'inspirant  de  cette  pièce,  ne  l'a  pour- 
tant pas  servilement  imitée.  Il  nous  présente  trois  couples 
amoureux  au  lieu  de  deux  ;  le  plus  intéressant  est,  sans 
contredit,  celui  que  forment  Parménio  et  Sidalis,  deux 
jeunes  disciples  des  philosophes  français  qui  ont  sans  cesse 
Rousseau  et  Montesquieu  à  la  bouche.  Ces  couples  se  ren- 
contrent chez  la  veuve  Erestra,  à  laquelle  Bessenyei  a  donné 
le  rôle  du  marquis  d'Arbois.  D'action  il  n'y  en  a  point.  C'est 
uniquement  le  tableau  d'une  société  polie,  instruite,  où  les 
affaires  de  cœur  elles-mêmes  sont  traitées  d'après  les  prin- 
cipes des  philosophes.  Pour  opposer  à  cette  société  bien 
élevée,  que  l'auteur  a  pu  observera  Vienne,  la  petite  noblesse 
arriérée  de  son  pays,  il  a  créé  le  type  de  Pontyi  ',  dont 
l'ignorance,  les  manières  rudes  et  le  parler  rustique  détonnent 
dans  cette  société  polie.  Pontyi  est  un  de  ces  Magyars  qui 
vivent  sur  leurs  terres,  isolés  du  reste  du  monde,  ne  lisent 
jamais  un  livre  et  ne  savent  même  pas  ce  qui  se  passe  autour 
d'eux,  encore  moins  au-delà  des  frontières  du  pays.  Ils 
apprennent  par  leur  cocher  les  nouvelles  les  plus  extrava- 
gantes sur  la  guerre  des  Turcs  et  des  Persans,  croient  que 
l'on  peut  aller  en  Amérique  sur  un  pont,  craignent  toute 
innovation  et  choquent  la  bonne  société  parleurs  expressions 
crues.  Pontyi  possède  encore  moins  d'instruction  que  le 
valet  de  Parménio,  Lidas  ;  celui-ci  au  moins,  quand  il  veut 
écrire  un  billet  doux  à  Lucinda,  servante  de  Sidalis,  se  sert 
des  poésies  du  poétereau  Jean  Konyi  que  Bessenyei  a  peut- 
être  eu  tort  de  trop  ridiculiser.  Car  ce  soldat  qui,  dans  les 
loisirs  que  lui  laissait  son  service,  trouva  moyen  de  traduire 
en  magyar  «  Les  contes  de  ma  mère  l'Oie,  »  «  l'Oiseau  bleu  » 
de  la  comtesse  d'Aulnoy  et  même  du  Marmontel,  semant  ses 

1.  La  pièce  fut  Jouée  souvent  sous  le  titre  Pontyi;  cette  figure  exerça  une 
certaine  influence  sur  les  pièces  de  Gvadânyi,  Charles  Kisfaludy  et  Gaal. 
Voy.  P.  Gyulai,  Introduction  à  la  réimpression  du  Philosophe  da,xi3  :  Olcso 
KÔnyvhir  (Bibliothèque  bon  marché),  1881. 


88  l'école  française 

traductions  de  nombreuses  poésies  d'un  style  baroque  et 
rustique,  ne  méritait  pas  d'être  ainsi  tourné  en  ridicule  sur 
la  scène.  Mais  Bessenyei  habitué  au  style  noble  et  à  la  grâce 
française  déclarait  la  guerre  à  tout  ce  qui  sentait  la  rusticité 
magyare.  De  là  son  ironie  amère  dans  la  peinture  du  carac- 
tère lie  Pontyi  ;  par  là  aussi  s'explique  pourquoi  il  s'est  écarté 
sensiblement  de  son  modèle  français  dans  la  manière  de 
représenter  le  Philosophe.  Tandis  que  Destouches  le  ridicu- 
lise légèrement,  Bessenyei  le  peint  avec  tant  de  sympathies 
que  nous  pouvons  facilement  y  reconnaître  le  portrait  de 
l'auteur  lui-même.  Il  est  vrai  qu'il  ne  lui  fut  jamais  donné 
d'épouser  une  femme  de  l'esprit  de  Sidalis  et  il  le  regretta 
toujours,  surtout  dans  sa  vieillesse.  La  Préface  du  Philo- 
sophe est  très  curieuse  sous  ce  rapport  : 

«  Nobles  jeunes  filles,  dit-il,  n'accusez  pas  ma  jeunesse  d'infidélité, 
si  mon  cœur  n'a  pu  se  décider  ni  au  mariage,  ni  aux  épanchements 
amoureux.  Croyez  m'en,  je  suis  votre  fidèle  adorateur,  mais  les  péripé- 
ties et  l'étude  m'ont  rendu  triste.  Laissez-moi  vivre,  lire  et  écrire  dans 
ma  solitude.  Si  je  ne  peux  pas  être  Parraénio,  prenez  cette  petite 
œuvre  comme  gage  ;  que  vous  versiez  des  larmes  sur  mon  sort  ou  que 
vous  en  riiez,  je  ne  m'en  soucie  pas  ;  je  resterai  malgré  tout  votre 
fidèle  dévoué.  » 

Sa  comédie  intitulée  Laïs  (5  actes  en  vers),  éditée  tout 
récemment  *,  montre  également  l'influence  de  la  comédie 
française  du  xvm'  siècle.  Laïs  est  une  jeune  fille  bien  capri- 
cieuse. Elle  ne  veut  pas  se  marier,  pourtant  elle  a  trois  pré- 
tendants :  le  premier,  Hippodon,  est  ministre  ;  le  deuxième, 
Koukoulini,  est  un  bourgeois,  riche  et  benêt,  que  sa  mère, 
la  veuve  Pomd,  arrive  à  faire  anoblir  pour  qu'il  puisse  pré- 
tendre à  la  main  de  Laïs  ;  le  troisième  est  le  pauvre  Pélosis, 
qui  n'a  pour  lui  que  son  esprit  et  son  mérite.  Laïs,  pressée 


1.  D'après  le  seul  manusci-it  conservé  à  la  Bibl.  de  rAcadémie  hongroise, 
par  B.  Lâzâr  :  Ancietine  Bibliothèque  hongroise  n»  xvi,  1899.  —  L'original 
français  a  été  vainement  recherché  par  Rozsa  dans  les  œuvres  de  vingt-trois 
écrivains  comiques  du  xvni^  siècle. 


CHAPITRE    I  '89 

par  Hippodon,  lui  demande  d'abord  de  démissionner,  car 
elle  n'aime  pas  les  situations  qui  dérobent  les  maris  à  leurs 
femmes.  A  Koukoulini  elle  trouve  des  manières  trop  gros- 
sières et,  après  bien  des  hésitations,  elle  accorde  sa  main  à 
Pélosis.  L'intrigue  de  la  pièce  est  bien  mince  et  les  scènes 
bien  mal  reliées  entre  elles.  Les  domestiques  seuls  mettent 
un  peu  d'animation  dans  la  comédie  :  Tulipan,  le  valet  du 
ministre  qui  exploite  la  veuve  entichée  de  noblesse  et  lui  fait 
payer  très  cher  le  parchemin  convoité  ;  Golombine,  la  ser- 
vante de  Laïs  qui  sert  d'intermédiaire  entre  sa  maîtresse  et 
les  prétendants,  sont  des  figures  bien  connues  dans  la  comé- 
die française.  Le  bourgeois  enrichi  par  le  commerce  et  qui 
veut  entrer  dans  la  bonne  société  n'y  était  pas  inconnu  non 
plus.  Cependant  Bessenyei  a  donné  tant  de  traits  magyars  à 
la  peinture  de  Koukoulini  et  de  sa  mère  que  ces  deux  per- 
sonnages font  l'effet  de  créations  originales.  Il  s'est  montré 
également  original  dans  la  peinture  de  l'héroïne,  car  la 
comédie  française  n'admet  pas  cette  liberté  d'allure  chez 
une  jeune  fille.  Laïs  ressemble  plutôt  aux  veuves  de  Mari- 
vaux qui,  entourées  de  prétendants,  suivent  le  penchant  de 
leur  cœur.  Elle  n'a  ni  père,  ni  tuteur  ;  elle  agit  trop  à  sa 
guise  pour  être  calquée  sur  un  modèle  français.  Le  poète, 
tout  en  se  mouvant  dans  le  cadre  de  la  comédie  du  xvni*  siècle, 
a  su  donner  à  cette  jeune  fille  quelques  traits  magyars. 

Bessenyei  en  écrivant  ses  pièces  ne  pouvait  guère  penser 
à  les  faire  représenter,  car  il  n'y  avait  pas  encore  de  théâtre 
hongrois.  Nous  devons  donc  les  considérer  comme  de  purs 
exercices  qui  tendaient  à  assouplir  la  langue  tout  en  l'appro- 
priant à  la  poésie  dramatique  et  à  l'expression  des  senti- 
ments nobles.  L'auteur  a  voulu,  en  même  temps,  dissiper  les 
préventions  de  certains  de  ses  compatriotes  qui  considéraient 
le  théâtre  comme  une  école  de  dépravation. 


90  l'école  française 


IV 


Les  autres  œuvres  poétiques  de  Bessenyei,  tout  en  attes- 
tant qu'il  a  subi  l'influence  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  sont 
supérieures  à  ses  pièces.  Il  est  tout  naturel  qu'il  n'atteigne 
pas  du  premier  coup  la  perfection,  que  sa  langue  n'ait 
pas  encore  la  couleur,  la  fraîcheur  que  dans  son  Himfij, 
Alexandre Kisfaludy,  le  meilleur  poète  lyrique  de  ce  groupe, 
saura  lui  donner  à  la  fin  du  siècle  ;  mais  il  s'y  trouve  des 
passages  qui  font  preuve  d'une  élévation  d'idées,  d'une 
pénétration  de  la  nature,  tout  à  fait  remarquables.  C'est  rare- 
ment le  cœur  qui  parle  dans  ces  poésies,  seule  la  mort  d'une 
belle  danseuse  du  théâtre  de  Vienne,  Delfén,  a  pu  lui  arra- 
cher quelques  accents  émus.  Il  se  plaît  à  exprimer  des  idées 
philosophiques  et  morales,  comme  nous  en  trouvons  dans 
les  Epîtres  de  Voltaire  et  dans  son  adaptation  du  poème  de 
Pope  :  Discours  sur  V Homme.  Le  poète  hongrois  se  meut  à 
l'aise  dans  ce  cercle  ;  il  juge  avec  raison  que  la  Muse  magyare, 
qui  jusqu'alors  n'avait  fait  entendre  que  des  plaintes  patrio- 
tiques ou  des  chants  religieux,  doit  tendre  à  exprimer  des 
idées  plus  humaines,  plus  générales.  Il  avait  une  haute  idée 
du  rôle  de  la  poésie  ;  il  savait  ce  qu'un  poète  doit  exprimer 
et,  faute  de  pouvoir  le  faire  lui-même,  il  en  a  au  moins  donné 
ridée  dans  une  épître  à  son  ami  Barcsay,  lui  aussi  membre 
de  la  garde  royale  : 

«  Quand  l'âme  d'un  bon  poète  s'émeut,  il  appelle  son  cœur  à  la  res- 
cousse et  met  tout  en  mouvement.  Il  porte  la  dignité  dans  les  lois  qu'il 
annonce  ;  l'amour  sourjt  dans  ses  doux  sentiments.  Il  embrasse  tout  ce 
que  veut  la  nature  et  ne  se  met  point  en  guerre  contre  l'ordre  éternel. 
Un  pays  est  trop  étroit  pour  qu'il  y  confine  sa  demeure  ;  il  habite  la 
nature  entière  :  sa  patrie  est  le  monde  et  il  en  subit  joyeusement  les 
lois,  dussent-elles  faire  saigner  son  cœur.  De  même  que  le  rossignol  qui, 
joyeux,  se  pose  sur  une  branche  verte  et  attend  le  gai  soleil  en  chantant 
à  plein  gosier  et  dans  son  émotion  chante  si  longtemps  qu'il  ensan- 
glante sa  petite  langue  et  fait  d'inconscients  efforts,  car  ainsi  le  veut  la 


CHAPITRE    I  91 

nature  :  de  même  le  poète,  s'appuyant  sur  le  casque  de  Mars,  posant 
sa  droite  sur  le  bouclier  de  Phébus,  s'avance  en  souriant  vers  le  Parnasse 
entouré  de  ces  deux  divinités,  et  de  là,  contemplant  le  monde,  chante 
avec  des  soupirs,  les  combats  et  l'amour.  Lui  aussi  fait  des  efforts, 
comme  le  rossignol,  comme  lui  perd  son  sang  et  réjouit  les  autres  par 
sa  mort  ». 

Un  sentiment  très  vif  des  beautés  de  la  nature  se  mani- 
feste dans  la  description  du  couvent  de  Mâriavôlgy,  situé 
au  milieu  des  forêts  ;  dans  la  peinture  des  bords  de  la  Tisza, 
quand  les  rayons  du  soleil  levant  dorent  les  herbes,  que  le 
brouillard  se  dissipe,  que  la  rosée  perle  sur  les  feuilles  des 
saules  que,  tout  à  coup,  la  nature  se  réveille  de  son  sommeil  : 

«  Les  forêts  retentissent  de  mille  sons,  les  oiseaux  gazouillent  avec 
les  gais  chasseurs,  les  chiens  aboient,  le  cor  de  chasse  au  loin  résonne, 
les  arbres  gémissent  sous  la  cognée,  la  barque  du  pêcheur  glisse  sur 
l'eau;  il  cherche  sa  proie  sur  le  terrain  brumeux  ». 

Les  tristesses  de  l'hiver,  puis  la  joie  du  renouveau,  le 
spectacle  varié  de  le  nature  à  laquelle  le  poète  avait  voué  un 
véritable  culte  («  car  elle  est  la  vérité  dont  il  ne  faut  jamais 
s'écarter;  elle  alimente  ton  sang,  remplit  ton  cœur  et  règne 
sur  ta  raison  »)  font  l'objet  d'autres  pièces  fugitives.  Elles 
sont  remarquables  parce  qu'on  y  perçoit  pour  la  première 
fois  en  Hongrie,  l'influence  de  Rousseau,  D'autres  poésies 
décrivent  la  danse  de  M"''  Delfén  «  dont  la  vue  fixe  la  pensée 
et  la  réflexion  »,  les  fêtes  d'Esterhàz  données  par  le  riche 
magnat  en  l'honneur  de  l'ambassadeur  français  à  Vienne, 
qui  fut  reçu  et  amusé  «  à  la  française  »  en  terre  hongroise; 
l'incendie  de  Debreczen  oii  nous  retrouvons  les  réflexions  de 
Voltaire  lors  du  tremblement  de  terre  de  Lisbonne. 

La  Muse  de  Bessenyei  est  cependant  la  Raison  ;  elle  l'inspire 
plus  souvent  que  les  beautés  de  la  nature;  elle  est  son  guide 
dans  les  poèmes  de  longue  haleine.  Mais  le  disciple  de  Voltaire 
s'arrête  au  seuil  de  la  révélation.  Tout  en  reconnaissant  un 
seul  christianisme  et  en  se  moquant  des  prêtres,  de  la  super- 
stition et  des  symboles  extérieurs  du  culte,  il  ne  se  risque  pas 


92  l'école  française 

à  critiquer  la  foi  elle-même.  Au  fond  de  toutes  ses  poésies 
on  trouve  l'amour  de  la  patrie  et  le  désir  ardent  de  la  voir  par- 
ticiper au  mouvement  intellectuel  des  autres  peuples  qui, 
eux,  chantent  ces  belles  choses  dans  leur  langue  nationale. 
De  même  que  Voltaire  avait  adapté  YEssaij  on  man  de  Pope, 
l'écrivain  magyar  a  pris  ce  poème  didactique  et  l'a  arrangé 
à  son  goût*.  Ne  sachant  pas  l'anglais,  il  est  tout  naturel  qu'il 
se  soit  laissé  guider  par  la  version  française.  Cependant 
V Épreuve  de  l'homme  n'est  pas  une  pure  traduction  ;  elle 
s'écarte  sensiblement  de  Voltaire  et  de  Pope  quoiqu'elle 
s'inspire  d'eux.  Bessenyei  écrivait  à  ce  propos  à  son  ami 
Barcsay  : 

«  Beaucoup  de  monde  croit  que  j'ai  traduit  ce  poème  de  Pope;  tu 
sais  que  ce  n'est  point  une  traduction.  J'ai  seulement  puisé  l'inspiration 
dans  Fauteur  anglais,  mais  mes  pensées  sont  beaucoup  plus  nombreuses 
que  les  siennes.  » 

Ce  poème  est  la  glorification  de  la  philosophie  optimiste. 
Le  véritable  objet  des  recherches  humaines  c'est  l'homme, 
capable  de  trouver  son  bonheur  dans  ce  monde  ;  le  mal  est 
nécessaire;  toutes  les  dissonances  forment,  en  s'unissant, 
une  harmonie  parfaite  ;  le  vrai  bonheur  est  dans  les  bonnes 
mœurs.  L'homme  perdu  dans  le  doute  ne  peut  être  guidé  que 
par  la  nature  : 

«  Il  existe  dans  l'homme  un  bon  sens  inné,  que  ni  diable,  ni  enfer 
ne  peuvent  lui  arracher;  quelques  persécutions  que  lui  fassent  subir  les 
meurtriers  de  l'esprit,  les  doctes  qui  se  révoltent  contre  la  nature, 
l'esprit  conserve  malgré  tout  son  saint  tribunal  et  instruit  l'homme  des 
vérités  qu'il  renferme  », 


1.  Az  embernek  prùhdja,  1712.  Une  seconde  rédaction  (encore  inédite, 
manuscrit  Quart.  Hung.  136  du  Musée  national  de  Budapest)  diffère  sensible- 
ment de  la  première.  Bessenyei,  qui  écrit  pour  des  ignorants,  comble  les 
lacunes  que  Pope  a  laissé  subsister.  —  Voy.  Zâvodszky,  ouvr.  cité,  p.  136.  — 
Les  ouvrages  anglais  furent  traduits,  à  cette  époque,  d'après  des  traductions 
françaises. 


CHAPITRE    I  93 

dit  ailleurs  le  poète.  Ce  culte  de  la  raison  et  de  la  nature  rend 
Bessenyei  souvent  injuste  envers  les  anciens.  La  préface  de 
ce  poème  est  très  caractéristique  sous  ce  rapport.  Elle 
détonne  avec  le  culte  de  la  littérature  latine,  le  seul  que  la 
Hongrie  du  xvni'  siècle  connût.  Bessenyei  est  le  porte-paroles 
des  modernes.  Virgile,  si  souvent  traduit  et  imité,  ne  le  con- 
tente plus  :  ^ 

«  Il  est  vrai,  dit-il,  que  si  nous  ne  regardons  que  la  langue,  la  nature, 
la  description  des  animaux^,  nous  devons  l'admirer,  mais  dès  que  nous 
y  cherchons  la  science  et  la  philosophie,  nous  ne  pouvons  plus  le  louer. 
Dans  cent  vers  de  Pope,  il  y  a  plus  de  philosophie  que  dans  mille  de 
Virgile...  Mais  parce  que  les  anciens  ont  été  nos  maîtres  nous  leur 
subordonnons  les  modernes,  même  quand  ceux-ci  les  dépassent.  » 

Dans  l'œuvre  considérable  de  Bessenyei  nous  ne  trouvons, 
en  effet,  nulle  trace  d'études  anciennes.  Il  est  le  premier 
représentant  des  humanités  modernes  et  principalement  des 
humanités  françaises.  Il  n'a  traduit  que  le  premier  chant  de 
la  Pharsale  de  Lucain  \  encore  ne  s'est-il  pas  servi  du  texte 
latin,  mais  de  la  traduction  de  Marmontel  et  comme  l'écrivain 
français  il  Ta  traduit  en  prose,  ce  qui  est  tout  à  fait  contraire 
aux  habitudes  magyares. 

Dans  sa  solitude,  l'ancien  garde  du  corps  a  continué  ses 
méditations  sur  l'homme  et  la  nature.  Il  a  consigné  son  tes- 
tament philosophique  dans  un  manuscrit  énorme  auquel  il  a 
travaillé  sept  ans  (1794-1801)  et  qui  ne  devait  voirie  jour 
qu'en  1898  ^  Il  l'a  intitulé  :  Les  lumières  de  la  nature  ou  la 
saifie  raison,  titre  qui  indique  suffisamment  l'esprit  de  cette 
compilation  en  10,405  vers.  Ce  poème  prend  l'homme  dès  sa 
naissance,  l'accompagne  à  travers  toutes  les  positions 
sociales,  le  montre  en  rapport  avec  la  nature  environnante, 
en  lutte  avec  les  passions  sociales,  religieuses  et  politiques, 
le  conseille    et   le  dirige   en    tant  qu'il   est  membre  d'une 

1.  Lukanvs  elsô  Konyve,  1776. 

2.  A  lennészet  vilnga  varpj  a  jozan  okossdg,  édité  par  Jean  Bokor  [Ancienne 
Bibl.  hongroise  n°  VIT). 


94  l'école  française 

famille  et  d'un  Etat  et  ne  le  quitte  qu'au  moment  de  sa  mort. 
Bessenyei  se  propose  moins,  en  ramenant  tout  à  la  nature, 
de  prouver  l'existence  de  Dieu,  qui  pour  lui  ne  fait  point  de 
doute,  que  de  mettre  en  lumière  l'harmonie  qui  règne  dans 
le  monde.  Il  n'est  pas  le  philosophe  d'une  seule  école,  il  n'a 
même  pas  de  système  préétabli.  Il  suit,  d'une  part,  Voltaire 
dans  ses  raisonnements  sur  le  bien  et  le  mal,  sur  les  lois 
immuables  de  la  nature,  sur  la  responsabilité  et  l'immorta- 
lité de  l'âme  et  dans  sa  lutte  contre  le  matérialisme  ;  d'autre 
part,  il  anime,  en  y  mettant  de  son  cœur,  ces  froids  raison- 
nements. Il  combine  Voltaire  avec  Rousseau  en  abordant  les 
grandes  questions  de  la  vie  avec  toute  la  chaleur  de  son  âme. 
La  religion  occupe  aussi  chez  lui  plus  de  place  que  chez  eux. 
Dès  qu'il  regarde  le  monde,  il  a  la  preuve  de  l'existence  de 
Dieu,  et  cette  existence  lui  inspire  une  grande  sérénité  en 
face  du  mal.  Il  raisonne  en  optimiste  : 

«  II  n'y  a  pas  de  bonheur  constant  sur  la  terre,  mais  il  n'y  a  pas  non 
plus  de  malheur  éternel.  Le  plaisir  et  la  douleur  habitent  ensemble  ;  il 
n'y  a  pas  de  repos  sans  peine  préalable.  Si  tu  te  reposais  toujours,  tu 
n'éprouverais  jamais  le  repos  et  en  dormant  éternellement  tu  ne  dor- 
mirais point.  Tu  es  toi-même  ton  ange  et  ton  démon  ;  tes  peines,  tes 
plaisirs  sont  le  châtiment  et  la  récompense  de  ton  sort...  Sache  qu'il  n'y 
a  pas  de  douceur  sans  amertume,  point  de  santé  sans  maladie.  » 

Le  progrès  de  l'esprit  humain  fortifie  l'homme  dans  sa 
lutte  contre  le  mal  et  rend  ainsi  sa  vie  plus  heureuse.  La 
Providence  ne  contrarie  point  les  lois  de  la  nature  et  s'iden- 
tifie avec  elles. 

Souvent  l'âme  calviniste  de  Bessenyei  se  révolte  contre 
cette  philosophie  dont  il  se  fait  l'interprète  ;  souvent^  par*  une 
note,  il  réfute  ce  que  le  vers  a  proclamé,  mais  il  lui  est  si 
difficile  de  s'écarter  de  son  cher  Voltaire  !  Il  lui  sacrifie 
même  le  dogme  de  la  prédestination.  Il  est  pour  la  liberté 
de  la  volonté  :  nier  cette  liberté,  c'est  nier  notre  person^ 
nalitéi  D'ailleurs,  les  l'eligions  comme  les  institutions 
sociales  et  les  mœurs,  se  développent  et  changent  et  ne  Sont 


CHAPITRE   1  9S 

pas  exemptes  d'erreur.  Nous  devons  nous  attacher  à  notre 
religion,  mais  l'imposer  aux  autres  est  un  crime.  Avec  les 
progrès  de  la  science  se  développe  la  tolérance  et  par  cela 
même  la  vertu  et  le  bonheur.  Les  religions  sont  multiples, 
mais  les  actions  ne  peuvent  être  que  bonnes  ou  mauvaises. 
La  vraie  religion  est  sereine  et  riante  ;  elle  n'est  pas  opposée 
à  la  tranquillité  et  à  la  douceur  ;  ses  lois  ne  sont  pas  cruelles, 
ni  gênantes.  La  tolérance  est  la  bonté  naturelle  de  l'âme;  le 
fanatisme  n'est  que  scélératesse.  Aussi  s'en  délourne-t-il 
avec  horreur  toutes  les  fois  qu'il  en  trouve  des  exemples 
dans  l'histoire.  Mais  ce  n'est  pas  contre  le  clergé  qu'il  se 
révolte,  c'est  contre  l'Ancien  Testament  et  contre  l'esprit 
du  peuple  juif.  Partout  nous  retrouvons  les  idées  chères  à 
Voltaire,  sauf  vers  la  fin  de  son  poème  quand  il  parle  de 
l'âme  et  de  l'immortalité.  Pour  Voltaire  nous  nageons  dans 
une  mer  et  nos  yeux  ne  voient  pas  la  cote  :  Bessenyei  croit 
fermement  que  cette  côte  existe.  Au  milieu  des  doutes  dont 
son  âme  est  tourmentée  c'est  un  port  de  salut  : 

«  0  immortcalité !  douce  consolation!  espoir  fugitif!  gloire,  croyance 
et  foi!  Objet  de  notre  morale,  majesté  divine,  instinct  de  notre  âme, 
félicité  éternelle  !  Heureux  celui  qui  croit  en  toi  et  dont  l'àme  repose  en 
toi  sans  douter  ! 

Ce  long  poème  qui,  dans  l'esprit  de  Bessenyei,  devait  éclai- 
rer et  instruire,  resta  en  manuscrit.  La  censure  sous  Fran- 
çois II  était  trop  ombrageuse  pour  permettre  l'impression 
de  pareilles  œuvres.  Aujourd'hui  qu'on  peut  lire  ce  poème, 
on  voit  que  l'auteur,  tout  en  parlant  de  l'homme,  en  général, 
a  surtout  en  vue  son  pays.  Dans  les  parties  concernant  la 
société,  la  culture  de  l'esprit,  la  langue  nationale,  il  pro- 
digue des  conseils  dont  ses  contemporains  auraient  pu 
profiter. 

Le  poème  de  Voltaire  qui  a  le  plus  occupé  et  charmé  les 
écrivains  magyars  de  cette  époque  est  la  Henriade,  Son 
iiifluence  sur  la  poésie  épique  se  fait  sentir  jusqu'au  com-- 
inencement  du  xix'  siècle.  Elle  a  servi  de  modèle  à  Besse- 


96  l'école  française 

nyei  dans  son  épopée  en  six  chants  :  Le  roi  Mathias  \  Si 
pour  Voltaire,  l'idéal  du  bon  roi  est  Henri  IV,  pour  l'écri- 
vain hongrois  c'est  Mathias  Gorvin  (1458-1490),  qui  unissait 
la  gloire  militaire  à  l'amour  de  la  science,  s'entourait  de 
savants  et  d'écrivains  et  avait  réalisé  un  des  vœux  les  plus 
chers  de  Bessenyei  :  la  création  d'une  société  savante.  Cette 
épopée  suit  plus  rigoureusement  l'histoire  que  la  Henriade. 
Elle  raconte  les  guerres  de  Mathias  contre  les  Tchèques,  ses 
querelles  avec  son  oncle  Michel  Szilâgyi,  sa  campagne  de 
Turquie,  récit  oii  se  trouvent  quelques  belles  descriptions  de 
bataille  et  s'arrête  à  l'année  1468.  Nombreuses  sont  les 
réflexions  sur  les  misères  de  la  guerre  et  sur  l'inutilité  des 
luttes  religieuses.  Nous  y  trouvons,  comme  dans  le  modèle 
français,  l'allégorie  et  le  rêve.  La  Nature,  cette  grande  déesse 
de  Bessenyei,  demande  secours  à  Dieu  contre  les  belligé- 
rants, car  elle  craint  qu'on  ne  respecte  plus  ses  lois. 
Mathias,  en  revenant  blessé  de  Moldavie,  a  un  rêve  en  tout 
semblable  à  celui  de  Henri  IV.  L'âme  de  Szilâgyi  lui  fait 
visiter  les  ombres  de  ses  aïeux.  Au  séjour  des  ombres,  il 
voit  le  roi  André  II  (1205-1235)  croisé,  qui  lui  dit  l'inutilité 
de  ses  combats  en  Terre-Sainte.  Il  exhorte  Mathias  à  faire 
la  paix,  à  rendre  le  peuple  heureux  et  à  éviter  les  mauvais 
conseils  : 

«  La  f^'loire  des  guerres  est  nulle  si  la  raison  n'en  est  pas  divine.  Sois 
homme,  regarde  la  nature  et  apprends  à  connaître  le  genre  humain. 
N'attaque  pas  celui  qui  ne  pense  pas  comme  toi  car  tu  n'es  pas  respon- 
sable de  ses  croyances.  » 

L'âme  du  grand  Hunyad  lui  parle  dans  le  même  sens. 
Podiébrad  prononce  un  discours  véhément  contre  Rome  qui, 
dans  son  fanatisme,  arme  chrétiens  contre  chrétiens.  L'arche- 
vêque Jean  Vitéz,  le  grand  humaniste,  se  fait  l'avocat  de  la 


1.  Mnlyàs  Kirdhj,  composé  vers  1178.  Manuscrit  de  la  Bibl.  de  rAcadémie 
hongroise.  Quelques  fragments  en  ont  paru  dans  le  Musée  magyar  de  Ba- 
csânyi,  t.  I,  (178^-1789). 


CHAPITRE   I  97 

tolérance  et  engage  le  roi  à  faire  la  paix  avec  le  roi  de 
Pologne,  Casimir.  Mathias  y  consent,  l'ange  de  la  paix  des- 
cend sur  son  armée  et  le  démon  de  la  guerre  s'enfuit. 

C'est  là  une  première,  mais  encore  bien  faible  imitation  de 
l'épopée  voltairienne  en  Hongrie.  La  Henriade  ne  tarde  pas 
à  être  traduite  '  et  à  inspirer  des  épopées  d'un  souffle  plus 
fort,  notamment  la  Hunmjade  de  Paldçzi  Adam  Hor- 
vâlh  (1787). 


L'œuvre  en  prose  de  Bessenyei,  en  grande  partie  inédite, 
montre  encore  mieux  l'influence  exercée  par  la  philosophie 
française  au  xvm^  siècle.  Elle  se  compose  de  deux  romans, 
de  plusieurs  travaux  historiques,  de  quelques  recueils  et  dis- 
cours et  d'un  ouvrage  récemment  publié  sous  le  titre  : 
L'Ermite  de  Bihar  ^ 

Le  premier  roman  ne  nous  est  connu  que  par  la  traduction 
hongroise  que  le  jeune  Kazinczy  en  fit  étant  encore  élève  à 
Sârospalak  ;  il  l'intitula  :  La  conversion  à  la  religion  chré- 
tienne des  américains  Podotz  et  Casimir  (1776).  L'original  en 
est  perdu,  on  croit  qu'il  était  écrit  en  allemand  et  portait  le 
titre  :  Die  Amerikaner.  Podotz  et  son  fils  Casimir,  nés  en 
Amérique  où  ils  adoraient  le  soleil,  sont  jetés  tout  à  coup 
dans  le  pays  des  Mahométans.  Ils  continuent  à  y  célébrer  le 
culte  du  soleil  dont  les  effets  bienfaisants  sont  décrits  dans 
quelques  belles  pages,  les  meilleures  de  tout  le  roman.  Les 
Musulmans  veulent  les  convertir  et  les  amènent  à  Constanti- 
nople;  les  Américains  sont  frappés  de  l'ignorance  absolue 
dans  laquelle  les  prêtres  maintiennent  le  peuple.  Le  grand 
mufti  a  beau  les  catéchiser,  Podotz  déclare  que  Mahomet  n'est 


1.  Par  Péczeli  en  1786,  par  Szilâgyi  en  1789. 

2.  A  bihari  remele  varjy  a  vildf/  igy  mefjyen  (L'Ermite  de  Bihar  ou  Ainsi  va 
le  monde)  édité  par  F.  Széll.  Debreczen,  1894. 


98  l'école  française 

qu'un  imposteur.  Cette  déclaration  excite  la  colère  des  prêtres 
qui  commeneentà  les  frapper.  D'autres  Américains  déjà  con- 
vertis et  vivant  à  Gonstantinople  comme  esclaves  se  révoltent 
contre  les  muftis  et  en  tuent  un  grand  nombre.  Podotz  et 
Casimir  se  sauvent  de  la  ville.  Ils  rencontrent  un  moine  qui 
s'intéresse  à  eux  et  les  comble  de  bienfaits.  Ils  embrasseront  le 
christianisme,  car  comme  dit  le  petit  Casimir  :  «  Cet  homme 
sert  un  bon  prophète,  car  il  est  humain,  bon  et  miséricor- 
dieux. »  —  Ce  petit  roman  a  dû  plaire  à  l'entourage  de  Marie- 
Thérèse,  car  il  oppose  le  fanatisme  des  Turcs  à  la  bonté  des 
chrétiens  ;  la  cruauté  des  uns  à  la  charité  des  autres.  Il  s'in- 
spire de  Voltaire  dont  ïlngémi  vient  également  du  Canada 
et  au  Mahomet  duquel  Podotz  a  emprunté  ses  invectives 
contre  le  prophète. 

Le  roman  à  thèse  philosophique  et  sociale  fait  ainsi  son 
apparition,  grâce  à  Voltaire,  dans  la  littérature  magyare.  Bcs- 
senyei  et  ses  imitateurs  feront  aussi  beaucoup  voyager  leurs 
héros  qui  viendront  tantôt  de  l'Amérique,  tantôt  de  l'Asie  et 
ne  seront  au  fond  que  des  Hongrois.  Ils  parleront  de  tolérance 
avec  Bessenyei,  prêcheront  la  suppression  de  l'esclavage  dans 
les  récits  de  Pierre  Vajda,vers  1840,  jusqu'à  ce  qu'enfin  l'école 
romantique  donne  au  roman  une  forme  nouvelle. 

Le  second  roman  de  Bessenyei  :  Le  voyac/e  de  Tariménès 
est  encore  inédit'.  Ecrit  vingt  ans  après  sa  conversion  au 
catholicisme,  loin  de  la  Cour,  dans  sa  solitude  de  Bihar,  ce 
roman  est  le  fruit  de  nombreuses  lectures  et  de  méditations. 
Il  expose  un  conflit  entre  la  tradition  et  la  philosophie  des 
lumières,  entre  la  vie  sociale  des  Hongrois  à  la  fin  du  xvm^ 
siècle  et  les  idées  réformatrices  qui  hantaient  l'écrivain.  C'est 
une  imitation  de  Candide  ^  et  de  V Ingémi,  mais  une  imitation 
lourde  et  très  délayée.  Elle  manque  de  concision  et  le  récit 

1.  Tarimeiies  ulazâsa^  Mscrit  Quart.  Hung.  1016  de  la  Bibi.  du  Musée  national 
de  Budapest,  mais  qui  ne  contient  que  les  livres  IV  et  V;  le  texte  intégral  des 
trois  premiers  livres  fut  acquis  parle  Musée  en  1886.  —  Voy.  sur  ce  roman, 
Beôthy,  ouvr.  cité,  II,  p.  303  et  suiv. 

2.  Un  anonyme  a  donné  une  traduction  de  Candide  en  17&3. 


CHAPITRE    1  99 

est  mal  adapté  à  la  thèse  soutenue.  L'écrivain  magyar  dis- 
serte trop  ;  son  roman  est  un  recueil  de  discussions  politiques, 
philosophiques  et  religieuses.  Ses  personnages  sont  des  enti- 
tés et  non  pas  des  caractères.  Cependant  au  milieu  de  ces 
dissertations  on  trouve  quelques  pages  empreintes  d'une 
grande  mélancolie  et  surtout  quelques  satires  qui  ne  manquent 
pas  de  vigueur. 

Il  est  facile  de  substituer  les  noms  historiques  aux  noms 
bizarres  dont  Bessenyei  a  affublé  ses  héros.  Ce  roman  est  la 
glorification  de  Marie-Thérèse  sous  le  nom  d'Arténis;  Buzor- 
kan  est  Frédéric  II  ;  Trezéni  est  van  Svs^ieten,  le  sage  conseiller 
de  la  reine  qui  a  réformé  l'instruction  publique  dans  le 
royaume  ;  Kantakuczi  est  Bessenyei  et  Ténéri  n'est  autre  que 
Schônbrunn  '. 

L'antique  manoir  deTariménès  à  Médénia  tombe  en  ruine, 
pendant  que  le  maître  écrit  l'histoire  des  temps  anciens.  Il 
cherche  un  précepteur  pour  son  fils,  le  jeune  Tariménès  et  le 
trouve  en  Koukoumedonias,  pastiche  de  Pangloss,  qui  sous 
un  pédantisme  calviniste,  cache  beaucoup  de  bon  sens.  Le 
maître  et  l'élève  commencent  leur  voyage.  Ils  arrivent  d'abord 
à  Puczufalu  chez  Kantakuczi  dont  la  conversation  pleine 
d'ironie  et  de  scepticisme  montre  Bessenyei,  désabusé,  retiré 
du  monde,  au  milieu  de  ses  pâtres  et  de  ses  bouviers,  dans  sa 
demeure  délabrée  où  le  vent  souffle  au  travers  des  vitres 
cassées,  où  les  fauteuils  n'ont  que  trois  pieds.  Un  chien  pelé 
couché  à  ses  pieds  est  le  symbole  vivant  de  la  pauvreté.  Le 
vieux  philosophe  a  tracé  dans  ces  pages  un  tableau  mélanco- 
lique de  sa  retraite.  Les  voyageurs  quittent  la  puszta  et 
arrivent  au  château  de  la  reine  Arténis.  Ténéri-Schônbrunn, 
le  Versailles  de  la  Cour  de  Vienne  avec  ses  splendeurs  et  ses 
belles  princesses,  excite  leur  étonnement,  mais  la  reine  sur- 
tout les  charme.  Sachant  que  les  étrangers  sont  venus  pour 
étudier  la  loi  et  la  religion  de  son  pays,  elle  leur  tient  des  dis- 

1.  Ténéri  est  une  réminiscence  de  Vénéri,  près  de  Turin,  que  Bessenyei  avait 
vu  lors  d'un  voyage  en  Italie  et  dont  il  décrit  le  charme  dans  Holmi  (Mélanges)( 

m9. 


100  l'école  française 

cours  fort  intéressants  :  «  La  puissance  est  plus  forte  quand 
elle  est  plus  juste;  plus  stable  quand  elle  est  plus  clémente. 
En  vain  le  roi  est  glorieux  si  le  peuple  gémit  sous  le  joug. 
Toute  la  philosophie  du  monde  ne  peut  persuader  à  un 
homme  affamé  qu'il  est  rassasié.  Celui-là  seul  gouverne  vrai- 
ment dont  le  pays  prospère  et  qui  prodigue  les  biens  à  son 
peuple.  »  Le  lendemain  arrive  le  sage  du  pays,  Trézéni,  le 
soutien  du  trône,  le  voltairien  Yan  Swieten  que  la  reine 
consulte  volontiers  malgré  l'opposition  des  jésuites.  Il  n'est 
pas  venu  seul,  il  a  avec  lui  le  sauvage  Kirakadès  qui  veut 
s'initier  aux  progrès  de  la  civilisation.  C'est  l'Ingénu  de  Vol- 
taire. Dans  ses  questions  continuelles,  dans  son  étonnement 
on  sent  percer  la  satire  contre  les  cérémonies  de  la  Cour, 
contre  le  mariage,  les  théologiens  et  les  abus  du  pouvoir. 
Trézéni  conduit  les  trois  étrangers  dans  sa  demeure  isolée 
et  commence  leur  instruction.  Il  disserte,  en  voltairien  qu'il 
est,  sur  les  rapports  de  la  civilisation  et  de  la  nature,  sur  les 
devoirs  de  l'homme,  sur  le  fondement  de  la  société  civile, 
sur  l'essence  de  la  religion  et  de  ses  cérémonies.  Il  parle  de 
l'influence  bienfaisante  de  la  science,  du  contentement  dans 
les  limites  de  la  nature  et  dissipe  les  doutes  qu'expriment 
ses  interlocuteurs. 

Les  discussions  politiques  nous  montrent  que  l'idéal  de 
Bessenyei  était  la  monarchie  constitutionnelle  ;  une  large 
tolérance  en  matière  de  religion,  le  soulagement  des  pauvres 
serfs  attachés  à  la  glèbe  et  une  notable  diminution  de  la 
puissance  du  clergé.  Le  IIP  livre  du  roman  nous  fait  assister 
à  une  sorte  de  Diète  idéale.  On  y  décrète  la  soumission  des 
prêtres  au  pouvoir  royal,  la  confiscation  de  leurs  biens,  leur 
exclusion  des  tribunaux  civils,  l'expulsion  des  fakirs  et  des 
derviches,  c'est-à-dire  l'abolition  des  Ordres  et  avec  eux  de 
la  censure  ;  on  y  établit  la  liberté  de  conscience  et  un  code 
pénal  plus  humain.  Mais,  en  vrai  noble,  Bessenyei  trouve  juste 
que  la  noblesse  soit  exempte  d'impôts  et  jouisse  de  privi- 
lèges !  «  Que  Dieu  préserve  les  paysans  de  l'égalité  »  dit  un 
de  ses  personnages. 


CHAPITRE     I  401 

Nous  assistons  ensuite  à  une  guerre  d'oiî  Arténis  sort  vic- 
torieuse grâce  à  son  courage,  aux  sacrifices  de  son  peuple,  à  la 
bravoure  des  soldats,  à  la  capacité  des  généraux.  Malgré  la 
piété  exagérée  de  la  reine  et  sa  manie  de  faire  des  prosélytes, 
Bessenyei  l'excuse  et  lui  oppose  le  roi  de  Jajgadia,  Buzorkan, 
véritable  tyran  qui  veut  occuper  le  pays  d'Arténis  sous  pré- 
texte qu'une  de  ses  aïeules  y  a  gouverné  six  siècles  aupara- 
vant. L'autocrate  Buzorkan  dit  :  «  Je  suis  riche  parce  que 
mon  peuple  est  pauvre  ;  puissant  parce  que  mes  sujets  sont 
des  serfs.  La  richesse  rend  le  peuple  orgueilleux,  la  liberté  le 
rend  mutin.  Il  faut  l'appauvrir  pour  pouvoir  le  dominer.  » 
Mais  son  armée  d'esclaves  est  battue,  lui-même  livré  à  la 
reine.  Elle  ne  veut  pas  occuper  Jajgadia  et  laisse  le  peuple 
libre  d'élire  un  autre  prince. 

Après  cet  épisode  guerrier  nous  assistons,  comme  il  con- 
vient dans  tout  roman,  à  l'épisode  amoureux.  Le  ton  des 
conversations  et  des  lettres  rappelle  celui  du  Philosophe  ;  le 
jeune  homme  surtout  nous  exaspère  avec  sa  logique  froide. 
Ce  ton  ne  convient  pas  à  Tomiris.  «  Je  ne  peux  pas  embrasser 
tes  raisonnements,  lui  dit-elle,  ni  toucher  de  mes  mains  tes 
hautes  pensées.  Un  baiser  vaut  mieux  que  toute  ta  philo- 
sophie. »  Avant  de  se  marier  il  faut  que  le  jeune  païen  se 
convertisse.  Tariménès  court  vers  le  grand  prêtre  Hélio- 
poszi.  Il  y  a  là  une  scène  très  amusante  quoique,  à  travers 
la  raillerie,  on  y  démêle  la  douleur  de  Bessenyei.  Toute 
l'amertume  qu'il  a  éprouvée,  en  1779,  lorsqu'il  fut  mis 
dans  la  nécessité  d'abjurer  sa  foi,  lui  monte  du  cœur  aux 
lèvres,  La  haine  et  le  mépris  lui  dictent  ces  pages  où  il  con- 
damne l'hypocrisie  et  la  lâcheté.  Tariménès  sort  de  chez  le 
grand  prêtre  tout  bouleversé.  Il  raconte  à  Trézéni  comment 
on  l'a  forcé  à  croire  —  que  le  mur  blanc  était  noir,  qu'il  ne 
marchait  pas  sur  la  terre,  que  les  hommes  volaient  avec  des 
ailes  —  avant  de  l'admettre  dans  la  communauté.  Trézéni  le 
console  en  lui  disant  qu'il  ne  faut  pas  accepter  ce  qui  répugne 
à  notre  raison,  tout  en  maintenant  que  le  peuple  a  besoin 
d'une  religion  et  d'un  culte.  Tomiris  console,  à  son  tour,  son 


102  l'école  française 

liancc  :  «  Tu  pourras  croire  dans  ton  for  intérieur  ce  que  tu 
voudras.  La  religion  sans  foi  est  une  nécessité,  conséquence 
de  la  faim  et  des  conditions  matérielles  de  la  vie.  »  La  reine 
unit  enfin  les  deux  jeunes  gens  qui  partent  avec  Koukoumé- 
donias  pour  le  manoir  des  parents  de  Tariménès. 

Telles  sont  les  premières  imitations  des  romans  de  Vol- 
taire en  Hongrie.  La  censure  a  trouvé  sans  doute  que  les 
attaques  contre  le  clergé  y  étaient  trop  visibles  et  n'a  pas 
autorisé  leur  impression.  C'est  pourquoi  les  autres  membres 
de  l'Ecole  française  traduisent  et  imitent  les  romans  cheva- 
leresques du  xvn^  siècle  d'où  toute  allusion  politique  ou  reli- 
gieuse est  bannie.  Le  public  se  nourrira  de  ces  imitations  et 
ignorera  les  hardiesses  de  l'Ermite  de  Bihar. 


YI 


Il  nous  reste  encore  à  examiner  le  dernier  groupe  des 
œuvres  de  Bessenyei.  Ce  sont  des  ouvrages  philosophiques 
et  historiques  où  se  fait  jour,  outre  l'influence  de  Voltaire, 
celle  de  Montesquieu.  De  tous  ces  travaux  on  n'a  publié  que 
V Ermite  de  Bihar  en  1 894  * ,  les  autres  sont  en  manuscrits  à 
la  Bibliothèque  du  Musée  national  de  Budapest.  L'ermite  est 
Bessenyei  qui  sort  de  sa  retraite  pour  se  réjouir  du  spectacle 
du  monde  et  pour  porter  son  effort  sur  les  questions  qui  se 
sont  si  longtemps  imposées  à  son  âme.  «  Jamais,  dit-il  dans 
une  note  de  cet  ouvrage  ",  on  n'a  philosophé  de  cette  façon 
dans  un  livre  hongrois.  Toutes  les  lectures,  les  expériences, 
les  réflexions  et  les  sensations  de  ma  vie  sont  condensées 
dans  ce  livre.  »  Ce  sont  des  articles  détachés  sur  le  libre 
arbitre,  la  conscience,  les  sensations,  la  vérité,  la  nature,  la 
renommée,  la  force,  le  mérite,  le  malheur,  l'orgueil,  la  fai- 


1.  La  deuxième  partie  de  ÏErmite  de  Bihar  intitulée  :  La  recherche  de  la  rai- 
son dans  ce  monde,  est  encore  inédite.  Quart.  Hung.  150  du  Musée  national. 

2.  Page  122, 


CHAPITRE    I  103 

blesse,  le  péché,  la  naissance,  l'éducation  et  la  royauté.  On 
dirait  autant  d'articles  du  Dictionnaire  philosophique  de  Vol- 
taire, avec  quelques  accents  de  Rousseau  («  La  nature  a 
tout  bien  fait,  l'homme  a  tout  bouleversé  »)  *  et  des  consi- 
dérations de  Montesquieu  ^,  auxquelles  s'ajoutent  quelques 
attaques  contre  les  faiseurs  de  prosélytes. 

Ses  principes  sociaux  et  moraux  exprimés  dans  ses  poèmes 
et  dans  ses  romans,  nous  les  retrouvons  dans  ses  écrits  poli- 
tiques. Les  Etats  et  les  sociétés,  dit-il  dans  La  Constitution 
de  la  Hongrie  ^  se  sont  fondés  parce  que  le  bien-être  des 
hommes  l'exigeait.  Ce  furent,  au  commencement,  des  réu- 
nions libres;  voilà  pourquoi  les  citoyens  doivent  se  soumettre 
à  la  volonté  commune.  Le  droit  de  légiférer  appartient  donc 
à  la  société,  l'exécution  des  lois  au  gouvernement.  C'est  le 
contrat  social  qui  règle  les  rapports  entre  la  nation  et  le  roi. 
Le  peuple  décide  lui-même  de  son  sort  ;  c'est  là  un  droit 
aussi  ancien  que  la  nature.  La  loi  du  gouvernement  en  est 
issue,  car  qui  pourrait  gouverner  sans  le  peuple?  Gouverner 
sans  lui  c'est  le  priver  des  biens  éternels  de  la  nature.  Le 
peuple,  pour  Bessenyei,  constitue  la  force  du  pays;  il  faut 
cependant  qu'il  y  ait  une  caste  privilégiée,  une  noblesse.  Ce 
disciple  des  Encyclopédistes  s'arrête  dès  qu'il  s'agit  des  pré- 
rogatives de  sa  classe.  Dans  un  examen  des  différentes  formes 
du  gouvernement,  il  trouve  la  royauté  constitutionnelle  pré- 
férable aux  autres;  là,  le  bonheur  du  peuple  est  fondé  sur  les 
lois  qui  garantissent  non  seulement  la  dynastie,  mais  font 
encore  que  le  peuple  supporte  toutes  les  charges,  car  elles 
sont  consenties. 

Le  pouvoir  exécutif  tel  qu'il  fonctionnait  alors  en  Hongrie, 
est  en  butte  à  ses  critiques;  il  fustige  surtout  les  tribunaux 
seigneuriaux  où  le  seigneur  est  juge  et  partie  en   même 

1.  Page  31. 

2.  Page  107.  Sur  les  fonctions  publiques  dans  une  monarchie  et  dans  une 
république. 

^.Magyarorszfifj  torvényes  dllusa  (1804).  Manuscrit  du  Musée  national,  Quart, 
Hun^.  75, 


104  l'école  française 

temps  et  où  les  assesseurs,  ses  invités,  l'approuvent  tou- 
jours. «  Depuis  vingt  ans,  dit-il,  on  m'a  appelé  seulement 
trois  fois  à  siéger  dans  un  semblable  tribunal,  mais  on  ne 
m'y  appellera  plus.  J'y  ai  mangé  et  bu  et  pourtant  je  me  suis 
montré  assez  hardi  pour  trouver  la  cause  du  seigneur 
injuste  *.  »  Bessenyei  est  pour  l'élection  des  fonctionnaires 
par  le  Comitat;  il  voudrait  seulement  qu'on  considérât  le 
mérite,  non  la  religion;  car,  dit-il,  il  est  stupide  de  récom- 
penser quelqu'un  pour  sa  foi  ;  il  y  a  déjà  assez  de  distinctions 
causées  parla  naissance.  Il  condamne  la  corvée  et  les  dîmes 
tout  en  trouvant  que  la  loi  les  autorise  et  qu'il  doit  exister  des 
serfs  dans  tous  les  pays. 

Pour  ses  ouvrages  historiques,  Bessenyei  ne  pouvait  choi- 
sir de  meilleur  modèle  que  Voltaire  qui,  avec  son  Charles  XII 
et  son  Siècle  de  Louis  A'/F,  avait  frayé  de  nouvelles  routes  à 
l'historiographie.  Ce  sont  là  des  œuvres  que  même  Lessing, 
qui  n'avait  pas  l'enthousiasme  facile,  admirait  sans  réserves. 
En  Hongrie,  les  historiens  du  xvn'  et  du  xvni"  siècles  écri- 
vaient pour  la  plupart  en  latin  ;  les  mémoires  en  magyar 
étaient  encore  inédits,  le  style  historique  n'existait  pas.  Bes- 
senyei voulut  le  créer  à  l'aide  du  Charles  XII  qu'il  avait 
constamment  sous  les  yeux  en  composant  sa  Vie  de  Jean 
Hunyad  '.  Après  tant  de  chroniqueurs,  il  veut  écrire  «  d'une 
plume  brillante  »  ;  il  ne  s'occupe  pas,  comme  ses  prédéces- 
seurs de  la  généalogie  de  son  héros,  il  ne  donne  pas  beaucoup 
de  dates  non  plus.  Il  s'efforce  visiblement  de  faire  que  son 
livre  soit  d'une  lecture  aisée  et  intelligible  à  tous.  Il  aime 
les  descriptions  de  batailles  et  fait  les  réflexions  morales  que 
lui  inspire  la  conduite  d'Hunyad,  encore  plus  admirable 
que  celle  de  Charles  XII. 


1.  Les  critiques  faites  par  Bessenyei  ont  été  très  souvent  depuis  adressées  à 
ces  tribunaux.  Nulle  part  elles  ne  se  trouvent  exprimées  avec  autant  d'élo- 
quence et  d'ironie  que  dans  le  roman  de  Joseph  Eôtvôs  :  Le  notaire  du  village, 
(1843).  Ces  tribunaux  ne  furent  abolis  qu'en  1848. 

2.  Ihinyadi   Jdnos  élete  es  viselt   dolgai  (Vie  et  faits  de  Jean   Hunyad), 


CHAPITRE    I  105 

Yi' Essai  sur  les  mœurs  et  l'esprit  des  nations  n'exerça  pas 
sur  Bessenyei  une  moindre  influence.  Il  y  apprit  le  secret  de 
voir  dans  l'histoire,  non  une  succession  de  rois  et  de 
batailles,  mais  le  développement  des  idées  et  la  façon  dont 
elles  influent  sur  la  vie  morale,  religieuse,  sociale  et  poli- 
tique des  nations.  Et,  ce  qui  lui  a  surtout  plu,  comme  à  ses 
contemporains,  ce  sont  les  jugements  portés  au  nom  de  la 
tolérance,  de  la  liberté  de  conscience  et  de  la  justice.  Il  a 
d'abord  résumé  les  chapitres  39,  42-44,  46  et  leur  a  donné  le 
titre  à  État  de  toute  r Europe  au  xi^  siècle  ' .  «  De  tout  côté  du 
feu  et  du  sang,  dit-il  ;  on  ne  se  reposait  que  dans  les  cou- 
vents, partout  ailleurs  on  s'entr'égorgeait  ».  Jetant  un  coup- 
d'œil  sur  l'histoire  de  son  pays,  il  trouve  que  le  xi^  siècle 
caractérisé  par  la  consolidation  de  la  royauté  et  la  propaga- 
tion du  catholicisme,  ne  montre  que  misère  et  injustice. 
Mais  cet  essai  n'était  qu'un  exercice  :  il  voulait  traiter  l'an- 
cienne histoire  de  Hongrie  dans  l'esprit  de  Voltaire.  Il  n'a 
pu  achever  que  celle  du  premier  siècle,  de  Saint-Etienne  à 
Coloman,  en  se  servant  des  chroniques  de  Bonfmi,  Heltai, 
Pethô  et  Kovacs.  Il  a  donné  à  son  Essai  le  titre  :  Sur  les  cou- 
tumes^ les  înœurs,  le  gouvernement  et  les  lois  du  peuple  hon- 
grois ^.  Ses  sources  lui  offrant  peu  de  choses  à  ce  sujet,  il 
s'eff'orça  de  tirer  du  Corpus  juris  et  des  anciennes  lois  les 
données  de  son  ouvrage.  Les  lois  pénales  sont,  pour  lui,  le 
miroir  de  la  société  \  mais  comme  Saint-Etienne  avait 
édicté  des  lois  très  sévères  pour  refréner  les  mœurs  sauvages 
et  pour  empêcher  le  retour  du  paganisme,  Bessenyei  dépeint 
tout  ce  siècle  comme  violent,  rapace,  débauché  et  supersti- 
tieux. Il  reproche  aux  anciens  Magyars  d'avoir  trop  bu  après 
leurs  victoires  «  sous  l'égide  de  la  Sainte  Trinité  »,  ce  qui 
prouve  qu'on  peut  plus  facilement  changer  de  religion  que 

1.  Efjész  Europa  fonnnja  a  Xl-ik  szdzadban.  Manuscrit  de  l'Académie  hon- 
groise. 

2.  A  magyar  nemzelnek  szokdsairul,  erkolcseiriil,  uralkodûsdnak  modjairul, 
tUrvényeiriil.  Manuscrit  de  l'Académie. 

3.  On  voit  là  l'intluence  des  idées  de  Beccaria  —  à  travers  Voltaire. 


1Ô6  l'école  française 

de  mœurs.  En  voltairien,  il  jette  des  regards  dédaigneux  sur 
le  clergé,  i;ie  sachant  quel  rôle  civilisateur  il  avait  rempli 
sous  les  Arpdd.  Il  ne  s'écarte  de  son  modèle  que  dans  les 
pages  où  il  parle  des  droits  nobiliaires.  Malgré  sa  grande 
sympathie  pour  la  «  misera  plebs  contribuons  »  l'égalité 
devant  la  loi  et  l'impôt  est  pour  lui  une  chimère.  Ce  sont  des 
prérogatives  acquises  dès  la  fondation  du  royaume  et  qu'il 
faut  maintenir.  Bessenyei  comme  d'autres  membres  de 
VÉcole  française  prêche  l'humanité  envers  les  «  jobbâ- 
gyones  »  (serfs),  mais  il  reste  bien  loin  des  audaces  des 
Révolutionnaii^es. 

Ces  deux  essais  historiques  sont  encore  inédits.  «  Les  têtes 
tonsurées  »  n'en  ont  pas  permis  l'impression.  La  censure 
exercée  par  les  prêtres  était  impitoyable  pour  tout  ce  que 
Bessenyei  écrivait  dans  sa  solitude.  «  Sa  mission  semble 
être,  disait-il,  de  ne  pas  permettre  que  le  peuple  s'éclaire. 
La  clef  de  la  vérité  est  entre  des  mains  qui  restent  toujours 
fermées.  »  Et,  lorsque  ses  amis  l'engagent  à  se  montrer 
plus  modéré,  il  déclare  qu'il  ne  peut  rien  écrire  contre  la 
vérité  et  la  nature. 

Son  Histoire  romaine  *  écrite  entre  1801-1803  est  aussi 
inédite.  Il  s'inspire  de  Montesquieu  en  l'amplifiant.  Un 
article  sur  cet  écrivain  français  dans  Holmi  ^  prouve  que 
Bessenyei  le  lisait  assidûment  ;  il  regrettait  seulement  qu'il 
fût  si  peu  connu  en  Hongrie.  Dix  ans  plus  tard,  on  s'en 
occupe  sérieusement  et  les  écrits  politiques  citent  volontiers 
le  passage  de  VEsprit  des  lois  où  il  parle  des  Hongrois.  Dans 
son  Histoire  romaine  Bessenyei  ne  glorifie  pas  tant  ceux  qui 
ont  subjugué  des  peuples  que  ceux  qui  se  sont  montrés  clé- 


1.  Eômdnak  viselt  doJgai.  Manuscrit  du  Musée  national.  Quart.  Hung.  56 
en  2  vol. 

2.  A  Holmi,  1779,  pp.  298-303.  Ce  sont  des  Mélanges  littéraires  et  philoso- 
phiques. On  y  trouve  également  un  article  sur  Voltaire.  L'influence  de  Mon- 
tesquieu est  encore  visible  da,ns  L'origine  de  la  société  et  son  gouvernement  (A 
târsasagnak  eredete  es  orszàglâsa).  Manuscrit  conservé  au  Collège  de  Sdros- 
patak.  Voy.  Szeremlei  Barna  dans  E,  Phjlol.  K.  tome  XV  (1891), 


CHAPITRE    I  407 

ments  envers  le  peuple.  Titus  et  Marc-Aurèle  lui  semblent 
plus  grands  qu'Auguste  et  Trajan.  Il  ne  s'arrôte  pas  trop 
aux  batailles,  mais  se  plaît  à  examiner  les  institutions  et 
montre  comment  les  Romains  sortent  de  leur  état  de  gros- 
sièreté et  de  sauvagerie  pour  s'acheminer  vers  la  civilisa- 
tion. Il  examine  le  mobile  des  actions,  trace  des  portraits, 
mais  ne  nous  présente  que  des  monstres  ou  des  anges,  car 
l'art  des  nuances  lui  fait  défaut.  Son  récit  est  mêlé  de 
réllexions  sur  la  religion  qu'on  retrouve  dans  presque  tous 
ses  écrits  : 

«  Faire  du  bien,  dit-il,  voilà  la  vraie  religion,  qu'elle  soit  pratiquée 
par  des  païens  ou  par  des  chrétiens.  Titus  et  Antonin  ne  furent  pas 
élevés  dans  la  doctrine  chrétienne  ;  il  serait  pourtant  absurde  de  pré- 
tendre que  leurs  bonnes  actions  aient  déplu  à  Dieu.  Seulement,  alors 
que  le  paganisme  peut  inspirer  de  bonnes  actions,  la  vraie  religion 
doit  les  inspirer,  sous  peine  de  ressembler  à  une  bulle  de  savon,  de 
n'être  qu'un  mensonge.  La  vraie  religion  est  celle-là  seule  qui  est 
exempte  de  fanatisme.  » 

Ainsi  dans  ce  dernier  ouvrage,  il  reste  fidèle  aux  idées 
qu'il  a  exprimées  dès  le  début.  Il  y  a  peu  d'écrivains  dont  la 
carrière  littéraire  atteste  plus  fortement  l'intluence  profonde 
exercée  par  Voltaire. 


VII 


Bessenyei  dont  nous  venons  d'analyser  les  ouvrages,  est 
le  premier  esprit  universel  de  la  littérature  hongroise.  Faire 
participer  la  Hongrie  arriérée  au  mouvement  intellectuel  de 
l'Occident,  tel  fut  son  but  ;  briser  les  obstacles,  secouer  les 
inerties  qui  empêchent  le  libre  essor  du  génie  national  ;  grou- 
per autour  de  lui  quelques  esprits  d'élite  qui,  chacun  dans 
un  genre  différent,  contribueront  à  relever  le  niveau  litté- 
raire ;  faire  comprendre  à  la  noblesse  et  au  clergé  qui  seuls 
s'occupaient  des  choses  de  l'esprit,  que  la  vraie  culture  n'est 


i08  l'école  française 

possible  qu'à  la  condition  de  perfectionner  la  langue  natio- 
nale :  voilà  où  tendent  ses  efforts  *. 

Dès  1778,  il  lance  un  appel  vibrant.  Le  titre  de  l'ouvrage 
était  :  Magyarisation  ^  Et  voici  comment  il  parle  à  ses  conci- 
toyens de  plus  en  plus  entichés  de  culture  latine  : 

«  Regardez  autour  de  vous,  voyez  les  Français,  les  Allemands,  les 
Russes  ;  tous  ont  des  sociétés  pour  cultiver  la  littérature  et  les  sciences 
dans  leur  propre  langue  :  il  n'y  a  que  les  Hongrois  qui  ne  veulent  pas 
abandonner  le  latin.  On  dit  qu'on  ne  peut  pas  bien  écrire  et  raisonner 
en  magyar,  parce  que  la  langue  manque  de  force,  parce  qu'elle  est 
impuissante  à  rendre  de  belles  et  profondes  pensées.  C'est  comme  si  tu 
disais  à  une  grande  montagne  pleine  d'or  qu'elle  ne  vaut  rien,  parce 
qu'il  n'y  a  ni  mine,  ni  mineur.  Est-ce  la  faute  de  cette  montagne  si  on 
n'exploite  pas  ses  trésors?  Est-ce  la  faute  de  la  langue  magyare  si  ses 
enfants  ne  veulent  pas  la  perfectionner  et  l'orner?  Aucune  langue  n'est 
dès  l'origine  forte  et  profonde  ;  il  en  est  pourtant  beaucoup  qui  le  sont 
devenues.  Rappelle-toi  qu'aucune  nation  ne  s'est  civilisée  avant  d'avoir 
cultivé  les  sciences  dans  sa  langue  nationale.  » 

Et  les  yeux  fixés  sur  l'Académie  française,  il  élabore  son 
projet  (1781).  «  Etudions  les  langues  et  les  littératures 
anciennes  et  modernes,  dit-il,  pour  traduire  d'abord,  pour 
nous  inspirer  ensuite.  Ces  efforts  doivent  tendre  à  rendre 
notre  langue  souple  et  expressive.  Pourquoi  l'Université  de 
Pest  n'a-t-elle  pas  de  professeur  de  hongrois  ?  pourquoi  n'y 
enseigne-t-on  pas  la  langue  et  la  littérature  nationales  ^  ?  » 
Il  voudrait  même  que  les  lois  fussent  rédigées  en  magyar, 
car  la  justice  et  le  droit  doivent  être  compris  de  tous  et  non 
exclusivement  des  savants  : 


\.  A  nyelvet  kipallérozni  (polir  la  langue)  est  peut-être  l'expression  qui  se 
retrouve  le  plus  souvent  sous  la  plume  de  Bessenyei  et  des  écrivains  de  son 
groupe. 

2.  Mar/yarsdg,  1778. 

3.  Ce  n'est  qu'après  les  réclamations  de  la  Diète  de  1790  qu'on  créa  à  l'Uni- 
versité de  pest  une  chaire  de  hongrois  (1791)  dont  le  deuxième  titulaire, 
Rêvai,  devint  le  fondateur  de  la  philologie  comparée  hongroise  [Antiquitales 
lilteratiirae  hungaricae  1803.  Elaboratior  grammatica  hungarica,  3  vol., 
1803-1806). 


CHAPITRE    I  109 

«  Ne  nous  attachons  pas  aux  anciennes  habitudes,  car  s'y  attacher 
revient  à  dire:  nous  vouions  rester  dans  Ti^'norance.  Il  faut  aussi  chan- 
ger notre  manière  d'enseigner  *.  Tant  que  nous  n'aurons  pas  d'Acadé- 
mie hongroise,  nous  pouvons  parler  les  langues  étrangères,  mais  nous 
ne  sortirons  pas  le  génie  hongrois  des  ténèbres.  Répandre  la  science, 
c'est  rendre  le  pays  heureux  ;  or,  la  clef  de  la  science  est  la  langue  et 
seule  une  société  savante  peut  la  rendre  apte  à  exprimer  les  résultats 
de  toutes  les  sciences.  » 

C'est  ainsi  qu'il  trace  le  projet  de  cette  docte  compagnie, 
projet  dont  on  s'inspirera  en  1830.  Il  demande  qu'il  y  ait  un 
certain  nombre  de  membres  payés,  qui  puissent  ainsi  con- 
sacrer toute  leur  activité  à  l'Académie.  Celle-ci  élira  tous  les 
trimestres  un  président  ou  directeur  —  c'est  la  coutume  en 
France  —  elle  aura  des  secrétaires  perpétuels,  une  impri- 
merie ^,  une  bibliothèque,  des  prix  annuels.  Ses  membres  — 
ordinaires  ou  honoraires  —  devront  être  élus  sans  distinction 
de  religion,  ils  seront  pris  dans  toutes  les  parties  du  pays, 
en  vue  de  l'étude  des  différents  dialectes  et  représente- 
ront toutes  les  branches  de  la  science.  La  principale 
occupation  sera  l'élaboration  du  Dictionnaire  et  de  la 
Grammaire.  Tout  savant  sera  libre  de  lui  communiquer  ses 
recherches;  elle  fera  la  critique  des  livres  hongrois  et  elle 
éditera  les  ouvrages  d'un  mérite  exceptionnel.  Quand  les 
lettres  et  les  sciences  auront  fait  des  progrès,  quand 
l'industrie  et  le  commerce  seront  florissants,  alors  la  civili- 
sation hongroise  sera  connue  à  l'étranger  et  l'on  apprendra 
le  magyar.   La  haute  culture    rendra   la  Hongrie   apte    à 

1.  C'est  pourquoi  Bessenyei  fut  vite  gagné  à  la  Ratio  educationis  de  Marie- 
Thérèse. 

2.  Bessenj'ei  envoya  ce  projet  à  rimprimeur  Landerer  de  Pozsony  (Pres- 
bourg),  mais  celui-ci  craignant  pour  son  privilège  et  redoutant  la  concur- 
rence éventuelle  de  la  société  savante,  n'édita  pas  le  manuscrit.  C'est  Rêvai 
qui,  en  1790,  au  moment  où  la  Diète  était  réunie,  le  publia  sous  le  titre  :  Egy 
magyar  tôrsasdg  iront  vulô  jâmbor  szdndék  (Vœu  ardent  pour  la  fondation 
d'une  Société  hongroise).  On  prétend  que  Rêvai  ne  savait  pas  le  nom  de 
l'auteur.  Ceci  est,  en  somme,  très  probable,  car  dans  la  liste  des  futurs  acadé- 
miciens qu'il  dressa  dans  sa  brochure  :  Candidati  erigendae  Eruditae  Socie- 
tatis  Hungaricae  (1791)  le  nom  de  Bessenyei  ne  se  trouve  même  pas. 


410  l'école  française 

jouer  aux  confins  de  rOccidcnt  et  de  l'Orient,  un  rôle  pré- 
pondérant. De  même  qu'au  moyen  âge  elle  a  défendu  les 
frontières  avec  l'épée,  elle  servira  plus  tard  la  civilisation 
avec  son  génie  ;  jadis  bouclier  de  l'Occident  contre  l'invasion 
des  Turcs,  elle  en  sera,  dans  l'avenir,  l'interprète  en  Orient. 
Vision  vraiment  prophétique!  et  pourtant  rêve  bien  loin 
d'être  réalisé  !  Aussi  Bessenyci  disait-il  :  «  Un  doux  rêve 
vaut  mieux  que  l'amère  réalité.  » 

Bessenyei  se  faisait  une  haute  idée  de  la  forme  littéraire  ; 
ses  modèles  français  lui  avaient  appris  que  «  les  œuvres  bien 
écrites  sont  les  seules  qui  passent  à  la  postérité.  »  Cette  idée 
était  neuve  en  Hongrie;  en  effet,  ses  Mélanges  [Holmi,  1779), 
sont  le  premier  livre  magyar  oii  les  effets  produits  par  la 
beauté  de  la  langue  et  l'art  de  l'expression  soient  analysés. 
«  La  postérité  mérite,  disait-il,  que  les  idées  sublimes  soient 
exprimées  dans  une  langue  sublime.  »  Il  voulait  que  la 
langue  fut  vive,  légère  et  harmonieuse.  Il  en  fut  le  pre- 
mier ouvrier  conscient;  il  jeta  la  semence  qui  devait  ger- 
mer trente  ou  quarante  ans  après.  Pour  lui  et  son  école, 
il  s'agissait  avant  tout  d'assouplir  la  langue.  Or,  pour 
réaliser  cette  fin,  rien  ne  valait  la  traduction  et  l'adapta- 
tion. Le  cadre,  la  pensée  et  l'invention  une  fois  donnés,  il 
fallait  s'ingénier  à  rendre  toutes  les  nuances  de  l'original. 
Ainsi  on  «  polissait  »  la  langue,  on  créait  les  termes  qui 
lui  manquaient  encore.  C'est  pourquoi  les  traductions  occu- 
pent une  place  si  importante  dans  cette  première  période 
du  renouveau  littéraire.  Elles  ont  formé  le  fondement  sur 
lequel,  au  commencement  du  xix"  siècle,  s'élèvera  l'édifice 
de  la  littérature  nationale.  Le  commerce  assidu  de  Bessenyei 
avec  Voltaire,  Montesquieu  et  les  Encyclopédistes  fit  con- 
naître, en  outre,  les  idées  françaises  :  c'était  alors  le  seul 
moyen  de  réveiller  la  nation  de  sa  torpeur.  D'autres  membres 
de  la  garde  royale  élargiront  le  cadre  dressé  par  leur  chef, 
mais  ils  resteront  toujours  les  disciples  des  Français. 


CHAPITRE   I  111 


VIII 


Il  est  très  probable  que  les  livres  de  Bessenyei  n'ont  agi 
que  sur  rélite  intellectuelle.  Mais  il  a  stimulé  ses  camarades 
de  la  garde  et  parmi  ceux-ci  il  s'en  trouvait  qui,  tout  en  pos- 
sédant un  esprit  moins  vaste,  ont  mieux  su  conquérir  le 
public.  Tel  Alexandre  Bârôczy  (1735-1809  ^).  Il  n'est  que 
traducteur,  mais  ses  œuvres  ont  laissé  des  traces  profondes 
dans  la  formation  de  la  prose  hongroise.  Sa  langue  souple 
et  harmonieuse  s'insinuait  mieux  que  celle  du  maître.  Son 
activité  plus  modeste  s'exerce  sur  un  autre  terrain.  Pourquoi 
imiter  ou  traduire  des  œuvres  dramatiques  quand  il  n'y  a 
pas  de  théâtre?  Pourquoi  philosopher,  si  la  censure  ne  permet 
pas  d'imprimer?  Mieux  vaut  traduire  et  imiter  les  romans, 
les  contes  et  agir  ainsi  sur  la  masse.  Ce  sera  là  une  nourri- 
ture légère  que  le  peuple  digérera  plus  facilement  et  assimi- 
lera mieux.  C'est  dans  cette  pensée  qu'il  devint  le  représen- 
tant de  la  «  belle  prose  »  (szépproza)  comme  on  dit  en 
hongrois.  Ses  traductions  marquent  l'avènement  du  récit  en 
prose  des  Français,  genre  où,  au  xvni"  siècle,  ces  derniers 
étaient  incontestablement  passés  maîtres.  Cependant  Bârdczy 
ne  traduit  pas  les  romans  de  Voltaire,  il  remonte  plus  haut. 


1.  11  était  entré  dans  la  garde  royale,  Tannée  même  de  sa  fondation,  en 
1760,  cinq  ans  avant  Bessenyei.  Né  à  Ispânlaka  dans  le  comitat  Also-Fcjér,  en 
Transylvanie,  Bàrôczy  fit  ses  études  dans  là  célèbre  école  de  Nagy-Enyed  et 
fut  attaché  ensuite  à  la  chancellerie  transylvaine.  La  littérature  française 
très  répandue  depuis  le  xviie  siècle  dans  cette  partie  orientale  de  la  Hongrie, 
exerça  de  bonne  heure  son  charme  sur  lui.  Comme  tant  de  jeunes  nobles, 
Bârôczy  voulut  se  perfectionner  dans  la  connaissance  de  cette  langue.  Un 
séjout  à  Vienne  était  tentant  ;  il  demanda  donc  son  admission  dans  la  garde. 
Mais  la  nature  l'avait  traité  en  marâtre  ;  il  était  petit,  mal  fait,  et  d'une  lai- 
deur repoussante.  Il  lui  fallut  la  haute  protection  du  comte  Etienne  Mikes, 
qui  Voj'ait  en  lai  une  des  futures  gloires  littéraires  du  pays,  pour  décider  le 
comitat  â  l'envoyer  à  Vienne.  Il  y  arriva  en  automne  1760  comme  premier 
représentant  de  la  Transylvanie  ;  il  y  fit  toute  sa  carrière  et  se  retira  avec  le 
rang  de  colonel.  Il  mourut  eu  1809  sans  être  retourné  une  seule  fois  dans  son 
pays  nataL 


H2  l'école  française 

Ce  n'est  pas  le  roman  philosophique  qui  lui  plaît,  mais  le 
roman  héroïque  et  chevaleresque,  celui  de  la  Calprenède. 
Ne  nous  en  étonnons  pas.  Le  héros  de  la  Cassandre  n'est-il 
pas  un  prince  de  Scythie,  Grondâtes,  qui  aime  ardemment  et 
parle  avec  feu.  Or,  au  xvni''  siècle,  les  Scythes  se  confon- 
daient avec  les  anciens  Magyars.  Bardczy  en  lisant  la  Cas- 
sandre  dans  son  pays  natal,  en  Transylvanie,  reconnut  dans 
le  héros  un  proche  parent. 

c  N'est-il  pas  di^'ne,  dit-il  dans  sa  Préface,  de  faire  parler  en  hon- 
grois un  noble  prince  issu  du  sang  de  nos  ancêtres,  d'admirer  ses 
actions  glorieuses,  ses  nobles  mœurs  et  de  les  vanter  à  ses  descendants 
hongrois  qui  voudraient  l'imiter?  On  voit  par  ce  roman  que  même 
dans  les  temps  les  plus  anciens,  la  nation  hongroise  n'était  pas  si  bar- 
bare, puisqu'on  a  pu  offrir  en  exemple  ses  nobles  actions  aux  peuples 
les  plus  civilisés  et  les  plus  glorieux.  » 

Bârdczy  doit  sa  notoriété  à  deux  traductions  :  La  Cas- 
sandre  de  la  Calprenède  (1774)  et  les  Contes  moraux  de  Mar- 
montel  (1775).  Rarement  traductions  ont  exercé  une  telle 
influence  sur  le  développement  d'une  langue.  Ce  n'est  pas 
tant  par  la  force  des  idées  qu'ils  contenaient  que  ces 
ouvrages  se  répandirent.  C'est  la  langue  du  traducteur  qui 
leur  valut  le  succès.  L'art  d'adapter  une  œuvre  étrangère 
au  génie  de  la  langue  nationale,  d'en  rendre  toutes  les 
nuances  était  encore  inconnu  en  Hongrie.  Faludi  était  le 
seul  qui  l'eût  déjà  tenté,  mais  le  caractère  religieux  de  ses 
traductions  l'empêcha  d'exercer  une  grande  influence.  Bes- 
senyei  travaillait  beaucoup  trop  vite  pour  donner  à  une 
œuvre  tout  son  fini.  Bâro'czy,  au  contraire,  garda  pendant 
quinze  ans  la  Cassandre  et  les  Contes  moraux  dans  son 
tiroir  et  ce  n'est  que  sur  la  prière  de  ses  amis  qu'il  se  décida 
à  les  publier.  Ce  fut  une  révélation  quant  au  style.  La 
Transylvanie  avait  depuis  des  siècles  fourni  les  meilleurs 
écrivains  ;  la  langue  y  conservait  une  pureté,  une  force 
qu'elle  avait  depuis  longtemps  perdues  dans  la  Hongrie  pro- 
prement dite.  Aussi  comprendrons-nous   l'enthousiasme  du 


CHAPITRE   I  H3 

jeune  Kazinczy  qui  rappelle  dans  ses  Mémoires  *  l'effet  pro- 
duit sur  lui  par  la  lecture  du  Marmontel  hongrois  : 

«  Je  reconnais  encore  les  endroits  où  dans  l'admiration  de  son  doux 
parler,  je  poussai  des  cris  de  joie.  Je  voulais  aller  le  voir  à  Vienne,  alîii 
que  la  moitié  de  son  âme  pût  descendre  en  moi.  Il  resta  ma  lecture  favo- 
rite et  dès  lors  je  me  proposai  de  faire  tous  mes  efforts  pour  l'égaler.  » 

Lorsque,  en  1808,  il  traduit  à  son  tour  quelques  Contes 
de  Marmontel,  il  les  dédie  à  Bârdczy,  son  maître,  son  mo- 
dèle. L'enthousiasme  du  jeune  homme  se  retrouve  chez  le 
vieillard.  A  soixante-dix  ans,  il  écrit  dans  la  revue  Musa- 
rion  (1829)  : 

«  Homme  immortel,  l'encens  que  je  t'avais  donné  était  le  tribut  de 
ma  plus  haute  estime  et  de  la  plus  profonde  reconnaissance.  Dès  ma 
jeunesse  tu  étais  le  modèle  auquel  je  m'efforçais  de  ressembler.  » 

C'est  Kazinczy  qui  a  donné  la  troisième  et  dernière  édition 
de  ces  traductions  ^  avec  une  biographie,  un  des  meilleurs 
essais  de  critique  littéraire  qu'il  ait  écrit.  Il  voit  en  Bardczy  le 
représentant  le  plus  illustre  de  cette  lutte  pour  le  perfection- 
nement de  la  langue,  l'instigateur  d'un  travail  auquel  lui- 
même  consacra  sa  vie  et  qui  visait  à  faire  de  la  prose 
hongroise  un  objet  de  culture  esthétique.  Cette  réforme,  qui 
amena  forcément  la  création  de  nouveaux  vocables  répon- 
dant à  des  idées  nouvelles,  ne  put  s'effectuer  sans  se  heur- 
ter au  camp  des  amateurs  d'archaïsmes,  philologues  clas- 
siques, lesquels  s'attaquaient  avec  une  violence  extrême  aux 
innovations  en  matière  de  langue  et  à  tous  les  néologismes. 
Cette  lutte  dont  on  put  voir  les  commencements  quelques 
années  après  les  traductions  de  Bardczy,  finit  par  la  victoire 
de  Kazinczy  qui  eut  pour  lui  l'autorité  du  grand  grammai- 
rien Rêvai.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  de  voir  que  le  vieux 


1.  Pdlydm  emlékezete  (Souvenirs  de  ma  carrière),  édit.  Abafi,  p.  36.  :, 

2.  Bdrôczijnak   minden  munkdji  (Œuvres  complètes  do    Bârôczy),  8  vol. 
1813-1814. 


114  l'école  française 

bibliothécaire  du  collège  de  Sârospatak  en  annonçant  au 
jeune  Kazinczy  l'arrivée  des  Contes  de  Marmontel  en  ait 
trouvé  la  langue  «  incompréhensible  ». 

Le  culte  que  Kazinczy  voua  au  réformateur  de  la  langue, 
le  rend  même  injuste  envers  les  efforts  tentés  par  Bessenyci. 
Dans  sa  Préface  aux  œuvres  complètes  de  Bàrdczy,  il 
s'exprime  ainsi  : 

«  C'est  Bâroczy  qui  Ht  sentir  le  premier  que  nous  avancerions  si  nous 
le  voulions  ;  grâce  au  style  le  plus  poli  et  le  plus  soigné,  à  je  ne  sais 
quel  charme  tout  à  fait  inconnu  jusqu'ici,  il  fit  accepter  ses  innovations 
par  tous  ceux  qui  avaient  assez  de  goût  pour  reconnaître  ce  qui  est 
beau;  c'est  là  ce  qui  lui  vaut  d'être  considéré  par  nos  puristes  comme 
le  plus  dangereux  corrupteur  de  la  langue.  Bessenyei,  au  contraire, 
qui  emploie  tout  autant  d'expressions  neuves,  effrayait  ses  lecteurs, 
car  les  termes  les  plus  agrestes  se  trouvent  accouplés  aux  tournures 
françaises.  La  Muse  de  Bâroczy  est  une  jeune  fille  gracieuse  et  de 
bonne  éducation  dont  le  zézaiement  même  a  du  charme;  celle  de  Bes- 
senyei est  une  jeune  servante  joufflue  de  l'Alfold,  à  laquelle  les 
manières  apprises,  les  ornements  dérobés  à  sa  maîtresse  ne  vont  pas 
bien.  » 

Il  y  avait  dans  la  nature  de  Bessenyei  quelque  chose  de 
violent  ;  le  sang  bouillant  de  cet  enfant  de  la  Puszta  pouvait 
difficilement  s^'accommoder  de  toutes  les  convenances  et  se 
manifestait  quelquefois  dans  toute  son  énergie.  Bârdczy 
élevé  dans  la  haute  société,  où  les  mœurs  étaient  plus  polies, 
la  langue  plus  choisie,  le  goût  plus  affiné  pouvait  s'adonner 
avec  volupté  à  ce  travail  patient  du  traducteur,  pesant  les 
mots,  choisissant  la  meilleure  tournure,  remettant  souvent 
ses  phrases  sur  l'enclume.  Or,  ce  sont  là  autant  de  con- 
traintes auxquelles  Bessenyei,  dans  son  ardeur,  ne  se  sou- 
mit qu'une  seule  fois  :  à  savoir  lorsqu'il  traduisit  le  premier 
livre  de  Lucain,  d'après  Marmontel. 

Bârdczy  commença  à  traduire  la  Cassandre  étant  encore 
en  Transylvanie.  Elle  parut  en  1774,  dédiée  <(  à  sa  glorieuse 
nation  »  à  laquelle  tous  les  gardes  royaux  pensent  au  milieu 
de  la  société  viennoise.  De  là  Galprenède   était  également 


CHAPITRE    I  41  g 

garde-dii-corps  de  Louis  XIV.  Son  Grondâtes  personnifie 
l'héroïsme  et  Famour  constant.  Il  est  l'idéal  de  la  Cour  de 
Versailles  qui  doit  apprendre  aux  Hongrois  que  «  l'amou- 
reux dans  toutes  les  péripéties  de  la  vie,  est  tenu  de  rester 
fidèle  à  sa  flamme  et  comment  il  reçoit  finalement  sa  récom- 
pense ».  La  traduction  n'est  pas  littérale;  Bdrdczy  a  seule- 
ment respecté  les  lettres  intercalées  dans  le  récit;  celles-ci 
sont  traduites  exactement,  mais  il  a  notoirement  abrégé 
l'histoire  elle-même.  «  Souvent,  dit-il,  j'ai  lu  dix,  douze  et 
même  vingt-quatre  pages  qu'après  réflexion  j'ai  condensées 
en  deux  ou  trois.  »  Il  reste  ainsi  à  peu  près  la  moitié  de  l'ori- 
ginal français. 

De  la  Cassandre  aux  Contes  moraux  de  Marmontel  le 
saut  est  assez  grand.  Ni  les  romans  de  Lesage,  encore  moins 
ceux  de  la  Régence  n'ont  trouvé  de  traducteur  ou  d'imita- 
teur au  xvni'  siècle.  Marmontel,  par  contre,  le  collaborateur 
de  l'P^ncyclopédie,  membre  de  «  la  haute  Ecole  du  perfec- 
tionnement de  la  langue  »  —  c'est-à-dire  de  l'Académie 
française  —  était  fort  goûté. 

Ce  sont  surtout  les  Contes  moraux  qui  attirèrent  les  traduc- 
teurs. Ceux-ci  tâchaient  d'atteindre  à  l'élégance  du  style,  à  la 
vivacité,  au  coloris  de  l'original.  Bârdczy  perd  souvent  cou- 
rage en  poursuivant  ce  but.  Deux  fois  il  commence,  deux 
fois  il  s'arrête.  «  Ma  faiblesse,  le  manque  de  mots  frappants 
dans  notre  langue  et  la  nouveauté  du  style  de  l'écrivain  me 
rendent  perplexe  »,  dit-il.  Ce  n'est  qu'au  troisième  essai 
qu'il  achève  un  volume,  contenant  :  Alcihiade  ou  le  moi^ 
Les  deux  infortunées ,  Lausus  et  Lydie,  L'aïïiitié  à  répreuve, 
Laurette,  La  Bergère  des  Alpes  (1775),  volume  illustré  des 
mêmes  gravures  que  l'édition  française  parue  quatorze  ans 
auparavant. 

Bârdczy  envoya  sa  traduction  à  Marmontel  qui  le  remer- 
cia et  exprima  l'espoir  que  bientôt  les  dames  de  la  Crimée 
liraient  ses  œuvres,  puisque,  à  en  croire  les  historiens,  on 
parle  le  hongrois  en  Crimée  et  dans  le  pays  des  Tartares. 
Bien  que   cette  espérance  fût  vainc,  il  n'en  est  pas  moins 


H  6  L  ÉCOLE    FRANÇAISE 

vrai  que  le  nom  de  Marmontel  devint  très  populaire  en 
Hongrie.  L'année  même  où  parut  le  recueil  de  Bâroczy, 
l'écrivain  populaire  Jean  Kdnyi,  qui  se  nommait  «  le  simple 
soldat  de  la  patrie  hongroise  »,  traduisit  :  Laurette,  La  ber- 
gère des  Alpes,  Lausus  et  Lijdie  *,  en  y  mêlant  quelques 
chansons  qui  excitèrent  la  raillerie  de  Bessenyei,  mais  qui 
devaient  plaire  au  public  auquel  cet  écrivain  médiocre  mais 
rempli  de  bonne  volonté  s'adressait.  Plusieurs  pièces  de 
théâtre  tirées  des  Contes  et  du  Bélisaire  ^  figurent  au  réper- 
toire naissant  de  la  fin  du  xviii^  siècle,  et,  en  1808,  Kazinczy 
lui-même,  rivalisant  avec  Bâroczy,  traduit  six  Contes  de 
Marmontel  ^ 

Après  avoir  donné  une  traduction  très  soignée  des  Mora- 
lische  Briefe  zur  Bildung  des  Herzens  de  Dusch  \  dont  le  ton 
sentimental  et  pathétique  avait  beaucoup  plu,  Bâroczy  ne 
publia  rien  pendant  quinze  ans.  Il  sortit  enfin  de  sa  retraite, 
afin  de  combattre  pour  la  langue  nationale,  comme  Bessenyei 
l'avait  fait  toute  sa  vie.  Il  démontre  à  son  tour  que  la  culture 
nationale  n'est  possible  que  par  la  langue;  que  le  latin  peut  à 
la  rigueur  rendre  des  services  dans  les  écoles,  mais  que  c'est 
nuire  au  développement  littéraire  que  de  le  conserver  dans 
la  législation,  dans  la  juridiction  et  dans  la  vie  quotidienne. 
Et  ces  exhortations  patriotiques  partaient  de  la  capitale  de 
l'Autriche!  C'est  à  Vienne  que  se  publient  également  les  pre- 
miers journaux  hongrois  entre  1780  et  1790.  Gôrog  et  Kere- 
kes,  deux  rédacteurs,  proposèrent  en  1789  un  prix  de  vingt 
ducats  pour  le  meilleur  ouvrage  sur  les  questions  sui- 
vantes :  «  Dans  quelle  mesure  la  langue  nationale  contri- 
bue-t-elle  à  la   conservation   du    caractère   national   et  au 

1.  Diszes  erkdlcsdkre  tanilô  beszédek  (Contes  enseignant  les  moeurs  exquises), 
1775,  avec  les  gravures  d'une  édition  française. 

2.  Bélisaire  fut  traduit  par  P.  Zalânyi  en  1773  et  par  E.  D.  Vargyasi  en  1776. 

3.  Alcibiade,  Les  deux  infortunées,  Laurette,  Les  quatre  flacons  ou  les  Aven- 
tures d'Alcidonis  de  Mégare,  Le  Scrupule  ou  l'Amour  mécontent  de  lui-même. 
Les  mariages  samnites. 

4.  C'est  le  même  Dusch  que  Lessing  rudoya  si  fort  en  s'attaquant  à  sa  mau- 
vaise traduction  des  Géorgiques. 


CHAPITRE    I  117 

bonheur  du  peuple?  Dans  quelle  mesure  la  langue  latine 
est-elle  nécessaire  aux  Hongrois  ?  »  Or,  il  se  trouva  des 
concurrents  pour  soutenir  que  l'usage  de  la  langue  natio- 
nale menaçait  les  lois  et  les  libertés  !  Bârdczy  répond  à 
ces  retardataires  dans  un  dialogue  intitulé  :  Défense  de  la 
langue  hongroise^  (1790)  où  il  oppose  très  spirituellement 
Etienne,  le  champion  du  développement  nécessaire  du 
magyar,  à  Aloïs,  le  latiniste.  Les  nombreuses  citations 
d'Horace,  d'Ovide,  de  Gicéron,  de  Martial,  de  Tacite  prouvent 
que  l'auteur  était  aussi  versé  dans  la  littérature  latine  que 
ses  adversaires;  mais  s'il  ne  veut  pas  éliminer  le  latin  de 
l'école,  il  trouve  qu'il  n'est  pas  à  sa  place  dans  la  vie  du  peu- 
ple. Que  la  nation  avec  son  roi,  dans  ses  diètes  comme  dans 
ses  livres,  parle  hongrois  !  H  demande  aussi  que  pour  cultiver 
la  langue,  pour  perfectionner  le  goût  et  les  mœurs,  on  crée 
un  théâtre.  Kazinczy  dit  de  ce  travail  : 

Nous  y  voyons  un  philosophe  et  un  patriote  qui  de  sa  retraite  avait 
observé  son  pays  luttant  pour  échapper  au  naufrage  et  sur  le  point  d'être 
sauvé.  Il  n'est  pas  seulement  spectateur;  si  le  pays  a  besoin  de  son 
secours,  il  accourt  prêt  à  prendre  une  part  active  à  la  lutte .  » 

Dans  sa  vieillesse  Bârdczy  s'adonna  à  une  innocente  manie  : 
l'alchimie  fort  en  vogue  à  la  fin  du  xvin*  siècle.  A  Vienne, 
l'empereur  Léopold  II  lui-même  avait  son  laboratoire  et  Mar- 
tinovics,  le  chef  des  Jacobins  hongrois,  n'avait,  dit-on,  gagné 
ses  faveurs  que  par  ses  connaissances  chimiques,  Bdroczy 
n'était  qu'un  amateur  qui  cherchait  la  pierre  philosopliale, 
moins  pour  gagner  de  l'or,  que  pour  passer  le  temps.  Il  se  fit 
également  recevoir  dans  une  loge  maçonnique.  C'est  ce  qui 
nous  explique  sa  dernière  traduction  d'un  ouvrage  français  : 
L Adepte  moderne  ou  le  vrai  secret  des  Francs-maçons  (Londres, 
1760).  L'auteur  anonyme  y  raconte  les  aventures  de  Dela- 


1.  A  védelmezletett  mafjyar  nyelv.  —  Détail  curieux  !  Lors  de  la  réimpres- 
sion des  œuvres  de  Barôczy,  ea  1813,  la  censure  n'a  pas  accordé  l'imprimatur 
à  cet  opuscule. 


118  L  ÉCOLE    FUAiNÇAlSE 

borde  et  de  son  fils  qui,  accusés  de  faire  de  l'or,  durent 
quitter  la  France  ;  il  mêle  à  ce  récit  une  histoire  de  galanterie. 
La  censure  s'opposa  longtemps  à  l'impression  de  cette  traduc- 
tion qui  ne  parut  qu'en  1810,  un  an  après  la  mort  de  Bâroczy'. 
Dans  la  préface  il  défend  chaudement  l'alchimie,  ses  théories 
naïves  et  ses  légendes.  Le  roman  lui-même  a  fait  connaître 
en  Hongrie  le  type  de  l'aventurier  du  xvnf  siècle,  mage  et 
alchimiste  à  la  fois,  voyageant  de  pays  en  pays,  tantôt  misé- 
rable, tantôt  comblé  de  gloire  et  de  richesse. 

Les  traductions  de  Bâroczy  ont  rendu  d'éminents  ser- 
vices à  une  époque  où  l'on  voulait  faire  passer  en  hongrois 
les  chefs-d'œuvre  français,  exprimer  des  idées  neuves  dans 
une  société  qui  resta  si  longtemps  isolée  du  reste  de  l'Europe. 
La  prose  des  œuvres  religieuses  était  insuffisante,  et  la  plu- 
part des  écrivains  du  xvnf  siècle  écrivaient  dans  un  style  qui, 
selon  Bessenyei,  vous  écorchait  les  oreilles,  vous  torturait 
l'esprit  et  mettait  votre  patience  à  l'épreuve.  Bâroczy,  guidé 
par  un  goût  délicat  que  ses  lectures  françaises  ne  pouvaient 
que  développer,  est  aussi  loin  des  vulgarités  et  des  latinis- 
mes que  des  néologismes  trop  hardis  ou  inutiles.  La  variété 
qu'il  introduit  dans  ses  œuvres,  le  ton  léger,  le  style  pathé- 
tique, la  logique  même  dans  la  sentimentalité  et  surtout 
l'art  de  la  période  oratoire  :  tout  révèle  une  étude  intelli- 
gente de  ses  modèles  française 


IX. 


Avec  Bâroczy  commence  à  pénétrer  en  Hongrie  le  roman 
et  le  conte  français.  De  1775  jusqu'à  la  fin  du  siècle  les 
traductions  et  les  adaptations  se  succèdent  sans  interruption. 

1.  A  mostani  adeptus,  vagyis  a  szabadkÔmuvesek  valôsngos  titka.  —  Un 
article  dans  les  Mélanges  (Holmi)  de  Bessenyei,  intitulé  :  Peut-on  fabriquer  de 
for,  semble  être  dirigé  contre  cette  manie  de  Bâroczy. 

2.  Voy.  sur  les  traductions  de  Bàrôczy,  Beôthy,  ouvr.  cité,  tome  II.  p.  14  et 
suiv.  —  J.  Horvâth,  dans  :  Budapesti  Szemle,  1901. 


CHAPITRE    I  •  119 

Elles  n'ont  pas  toutes  les  mêmes  qualités,  mais  toutes 
témoignent  d'un  effort  sérieux  pour  perfectionner  la  langue 
et  prouver  qu'elle  est  apte  à  rendre  les  œuvres  françaises. 
Ces  œuvres  éveillèrent  le  goût  de  la  lecture  et  firent  pénétrer 
peu  à  peu  en  Hongrie  les  idées  de  l'Occident.  A  en  croire  un 
de  ces  traducteurs,  Samuel  Mandi  \  les  romans,  particuliè- 
rement les  romans  français  ont  trois  qualités  qui  les  recom- 
mandent. D'abord,  une  langue  pure,  naturelle,  encore  que 
toujours  exempte  de  vulgarité  ;  ensuite  l'intrigue  et  le  dénoue- 
ment heureux  qui  excitent  l'admiration  et  le  plaisir  ;  enfin, 
une  justice  très  sévère  dans  la  fiction  et  partant  une  valeur 
morale.  Ce  sont  les  peuples  romans,  c'est-à-dire  ici  les  Fran- 
çais qui  ont  éclairé  les  autres  peuples.  Les  Allemands  mêmes 
ne  se  développent  intellectuellement  que  depuis  qu'ils 
aiment  les  romans.  C'est  le  genre  qui  a  le  plus  puissamment 
contribué  à  rapprocher  les  peuples  et  à  répandre  la  charité. 
Il  cite  l'article  Tolérance  du  Dictionnaire  philosophique  de 
Voltaire.  Ces  traductions  avaient  donc  un  double  but.  Elles 
ne  répandent  pas  seulement  le  goût,  les  sentiments  et  le 
savoir  vivre  des  Français,  mais  elles  se  font,  chemin  faisant, 
les  interprètes  des  idées  sur  la  société  et  la  politique,  sur  le 
gouvernement  et  la  religion.  Ainsi  Bélisaire,  traduit  en  1773 
par  Pierre  Zalânyi  et  trois  ans  après  par  Etienne  Daniel 
Vargyasi,  exprime,  sous  forme  de  roman,  les  idées  de  Mon- 
tesquieu et  de  Voltaire.  Les  actions  héroïques,  la  galanterie 
et  le  pathos  de  la  Calprenède  y  sont  remplacés  par  des 
réflexions  philosophiques.  On  aime  également  les  romans 
qui  prêchent  la  tolérance  et  flétrissent  le  fanatisme,  tel  les 
Incas,  roman  particulièrement  goûté  dans  le  cercle  de  Bes- 
scnyei.  Il  est  vrai  que  certains  traducteurs  combattent  dans 
les  notes  les  attaques  dirigées  contre  le  dogme  lui-même. 

En  1778,   parut  la  traduction  sans  nom  d'auteur  de  :  Le 
repos  de  Cyrus  que  le  chanoine  de  Lyon,  Jacques  Pernéty, 


1.  Rémai  mesékben  tetl  prôha.  C'est  un  recueil  de  trois  petits  romans  avec 
une  étude  sur  le  genre.  1786.  Voy.  Beôthy,  ouvr.  cité,  II,  p.  89. 


120  .    l'école  française 

avait  fait  paraître  en  1732  *.  En  de'crivant  la  Cour  de  Cyrus, 
c'est  de  celle  de  Louis  XIV  que  l'auteur  nous  donne  un 
tableau.  On  y  cultive  tous  les  genres  littéraires  qui  floris- 
saient  à  l'époque  classique  française,  ainsi  que  la  musique 
et  la  peinture.  Araspe,  l'ancien  précepteur  de  Cyrus,  y 
enseigne  l'art  de  bien  gouverner,  de  même  que  la  princesse 
Cassandre  se  plaît  à  exprimer  quelques  idées  libérales  :  «  Les 
serfs  ne  sont  pas  créés  pour  le  roi,  mais  le  roi  pour  les  serfs.  » 
«  Le  royaume  ne  doit  être  qu'une  famille,  dont  le  roi  est  le 
père  et  les  serfs  sont  les  fils  ».  La  thèse  du  roman  est  qu'il 
«  vaut  mieux  faire  le  bonheur  du  monde  par  un  règne  paci- 
fique, qu'en  être  la  terreur  et  l'effroi  par  le  carnage  et 
l'horreur  inséparables  de  la  guerre.  » 

On  traduit  aussi  les  romans  dont  l'action  se  passe  en 
Hongrie.  La  lutte  séculaire  contre  les  Turcs  avait  inspiré  à 
quelques  conteurs  français  du  xvm^  siècle  des  récits  roma- 
nesques. Tel  le  Pacha  de  /?«/rfe  (Yverdun,  1765.  anonyme) 
que  Georges  Aranka  (1737-1817)  ^,  avait  traduit  en  1791.  C'est 
un  roman  sans  aventures  amoureuses  qui  nous  raconte  l'his- 
toire d'un  pâtre  suisse.  Il  se  fait  soldat  dans  l'armée  fran- 
çaise, combat  sous  Montecuccoli  en  Hongrie,  tombe  entre 
les.  mains  des  Turcs,  se  distingue  de  nouveau  pendant  cette 
captivité  et  devient,  sous  le  nom  d'Apti,  le  dernier  pacha 
de  Bude.  Olivier,  son  ancien  compagnon  d'armes,  demande 
la  reddition  de  la  forteresse  ;  Apti  refuse,  et  lors  de  l'assaut 
décisif,  ils  s'entretuent.  Les  grands  événements  historiques  du 
temps  forment  le  cadre  de  ce  récit  qu'Aranka,  ennemi  de 
toute  réforme,  a  écrit  en  vieille  langue  ^ 


1.  C'est  ce  Pernéty  que  Frédéric  11  choisit  comme  bibliothécaire  au  lieu  de 
Lessing;mais  ce  fut  un  de  ses  parents,  Antoine-Joseph  qui  vint  à  Berlin  par 
erreur. 

2.  Aranka  a  rendu  de  grands  services  à  la  littérature  hongroise  en  Tran- 
sylvanie. Son  nom  -reste  attaché  aux  premières  tentatives  littéraires  de  ce 
pays.  11  était  en  correspondance  avec  tous  les  écrivains  de  cette  époque. 

3.  Le  roman  qui  eut  une  grande  vogue  vers  la  fin  du  xviii*  siècle  Karligam 
de  Mészâros  a  probablement  une  source  française.  Voy.  plus  loin,  livre  II, 
Le  roman  §  I . 


CHAPITRE   I  121 

Cependant  le  genre  qui  plaisait  le  mieux  au  public,  est  le 
roman  sentimental  qui,  même  en  France,  grâce  à  l'influence 
de  Richardson  et  de  Rousseau,  dominait  tous  les  autres.  La 
peinture  du  cœur  féminin,  en  lutte  contre  l'infortune,  contre 
la  ruse  et  la  malice  des  hommes,  voilà  ce  qui  attire.  Le 
public  féminin  surtout  aime  à  lire  ces  histoires  où  les  femmes 
donnent  l'exemple  de  la  persévérance,  de  la  magnanimité, 
du  sacrifice  de  soi.  Qui  donc  a  fait  couler  plus  de  larmes 
qu'Arnaud  de  Baculard  ?  Les  traducteurs  hongrois  se 
pâmaient  à  la  lecture  des  Epreuves  du  sentiment,  des  Délas- 
sements tVun  homme  sensible  et  des  Loisirs  utiles.  Rousseau 
lui-même  n'avait-il  pas  dit  qu'Arnaud  écrit  avec  son  cœur, 
comme  d'autres  avec  leur  tête  et  leurs  mains.  Et  les  cœurs 
sensibles  lisaient  avec  ravissement  les  trois  contes  Adelson  et 
Salvini,  Lucie  et  Mélanie,  Fcmny,  que  Samuel  Harsanyi 
avaient  traduits  pendant  son  séjour  à  Vienne  et  publiés  en 
1794,  en  les  dédiant  à  Nicolas  Esterhâzy,  le  protecteur  de 
la  garde  royale*. 

Sa  traduction,  malgré  les  vocables  trop  longs  et  les  nom- 
breux gallicismes,  se  lit  agréablement.  Il  réussit  mieux  à 
rendre  le  dialogue  que  le  récit.  Les  lecteurs  pouvaient  se 
laisser  délicieusement  émouvoir  par  les  douleurs  dépeintes 
dans  ces  contes  fortement  teintés  de  Richardson.  Les  pièces 
de  théâtre  d'Arnaud  trouvèrent  un  traducteur  en  Joseph 
Naldczy  (1748-1822),  garde-du-corps  en  1766  puis  «  comte 
suprême  »  (foispan)  du  comitat  Zarând  qui  publia,  en  1783, 
Euphémie  ou  le  Triomplie  de  la  religion  qu'il  dédia  aux 
jeunes  filles  de  Transylvanie,  et,  en  1793,  Le  Comte  de 
Comminge  ou  les  amants  malheureux'^ ,  avec  les  discours  pré- 
liminaires et  l'histoire  fort  touchante  des  principaux  person- 


1.  Érzékeny  mesék  d' Arnaud  allai  (Contes  sensibles  par  d'Arnaud). 

2.  Eufemia,  vaç/y  a  vaWîs  {jydzedelme,  —  A  szerencséllen  szereimesek  uvaqy 
G,  Comens  (pron.  Cominge).  —  La  seconde  pièce  d'Arnaud  est  tirée  du  roman 
de  Mme  de  Tencin  :  Le  Comte  de  Comminges  (1735).  —  Fayel,  une  autre  pièce 
d'Arnaud  figure  au  répertoire  des  premières  troupes  liongroises  entre  1792  et 
1796. 


122  l'école  française 

nages.  Ces  amants  que  la  violence  ou  la  ruse  séparent, 
entrent  au  couvent  ;  c'est  chez  les  Trappistes  qu'ils  se  retrou- 
vent, mais  les  vœux  prononce's  empêchent  leur  réunion. 
Il  ne  leur  reste  plus  qu'à  expirer  dans  la  douleur.  Le  traduc- 
teur hongrois  a  suivi  fidèlement  son  modèle  et  l'a  imité 
avec  une  certaine  élégance.  Il  s'est  essayé  dans  la  suite,  à 
traduire  les  Nuits  de  Young  *. 

C'est  de  la  même  source  que  découlait  l'héroïde,  le 
genre  le  plus  faux  de  tous,  selon  Herder  ^  De  quelle 
vogue  pourtant  n'a-t-elle  pas  joui  en  France  après  la  fameuse 
Lettre  d'Hélolse  à  Aheilard  de  Colardeau  !  «  Les  libraires  ne 
voulaient  plus  entendre  parler  d'autre  chose  ;  les  poètes,  du 
premier  au  dernier,  s'empressèrent  de  répondre  à  ce  nou- 
veau besoin,  et  c'est  sur  le  terrain  de  l'héroïde  que  se  pro- 
duisait une  lutte  acharnée  à  laquelle  on  allait  être  redevable 
de  mainte  composition  ridicule  et  de  bien  des  pauvretés  ^  ». 
Les  poètes  eux-mêmes  voyaient  dans  l'héroïde,  l'école  de  la 
tragédie  et,  comme  dit  l'Un  d'eux,  Blin  de  Sainmore  :  «  Un 
jeune  poète,  en  s'y  exerçant,  peut  former  son  style  et  étudier 
le  langage  et  la  marche  des  passions  ».  Le  genre  plut  beau- 
coup à  Vienne  et  un  jeune  membre  de  la  garde  Michel  Czir- 
y^^  (1753-1798),  qui  se  distingua  plus  tard  à  la  tête  des  hus- 
sards sicules  dans  la  guerre  contre  les  Turcs,  en  traduisit 
quatre  :  Héloïse  à  Aheilard,  de  Colardeau,  la  réponse  à^ Ahei- 
lard à  Héloïse  de  Dorât,  M''^  de  la  Vallière  à  Louis  XIV  de 
Blin  de  Sainmore  ;  enfin,  Barnevelt  à  Truman  de  Dorât,  et 
les  fit  paraître  à  Vienne  en  1785  sous  le  titre  :  Lettres  sen- 
timentales *,  en  les  faisant  précéder  d'introductions  en  prose. 

1.  Yung  éjjelei  avarpj  Siralmai,  1801.  On  lit  sous  le  titre  :«  traduit  du  fran- 
çais »  ;  c'est  là  un  fait  qu'on  peut  constater  souvent  vers  la  fin  du  xviiie  siècle. 
La  littérature  anglaise  elle-même  ne  pénètre  en  Hongrie  que  grâce  au.\ 
traductions  françaises. 

2.  Fragmente  ûber  die  neuere  deulsche  Lileratur,  p.  286,  note  2.  Œuvres, 
t.  XIX,  édit.  Hempel. 

3.  G.  Desnoiresterres,  Le  chevalier  Dorai  el  les  poètes  léf/ers  au  xvni^  siècle. 
1887. 

4.  Érzékeny  levelek. 


CHAPITRE    I  123 

Kazinczy,  dans  ses  Mémoires,  nous  trace  un  joli  petit  portrait 
de  ce  vaillant  officier  qui  avec  sa  fiancée  relit  et  corrige  sa 
traduction.  C'était  à  Regmecz,  en  1784  : 

«  Lorsque  nous  entrâmes,  dit-il,  Télégant  officier  et  la  superbe  jeune 
fille  étaient  assis  près  d'une  table.  La  fiancée  lisait  deux  vers  de  l'Hé- 
loise  de  Colardeau,  l'officier  parcourait,  muet,  sa  traduction  et  la  corri- 
geait. On  ne  pourrait  voir  de  plus  belle  Héloïse,  encore  moins  un  plus 
bel  homme  que  cet  Abeilard,  et  l'on  vit  rarement  plus  beau  manus- 
crit. Czirjék  avait  écrit  dans  un  cahier  doré  sur  tranche,  le  sable  était 
doré  et  bleu,  des  rubans  bleus  et  roses  reliaient  les  pages  et  pendaient 
en  longues  franges.  » 

Cette  traduction  en  alexandrins  est  très  coulante  et  satisfait 
mieux  que  les  introductions  qu'il  consacre  au  récit  des  vicis- 
siludes  de  ses  héros. 

Ainsi  pénétrèrent  en  Hongrie  les  romans  sentimentaux, 
précurseurs  et  descendants  du  Werther.  Quand  Kazinczy 
entrera  en  lice,  il  se  délectera  encore  aux  œuvres  de  Mar- 
montel  et  de  d'Arnaud,  mais  il  puisera  également  dans 
Rousseau,  Gœthe  et  Miller  (Siegwart)  '. 


X 


En  compagnie  de  Bessenyei  et  de  Bâro'czy  on  cite  toujours 
Abraham  Barcsai/,  dont  un  des  ancêtres  fut  prince  de  Tran- 
sylvanie ^  Il  se  lia  avec  Bessenyei  et  Bârdczy,  fit  des  vers 


1.  Voy.  sa  lettre  dans  Irodalomt.  K.  1898,  page  216. 

2.  ISé  à  Piski,  dans  le  coiuitat  de  Hunj'ad,  en  1742,  Barcsay  fit  ses  études  à 
fécole  de  Nagy-Enyed  et  entra  à  vingt  ans  dans  la  garde.  Après  cinq  ans 
de  services,  il  la  quitta  pour  entrer  dans  farmée,  tint  garnison  dans  plu- 
sieurs villes  hongroises,  notamment  à  Nagy-Szonibat  (Tyrnavie),  où  il  entra 
en  relations  avec  le  poète  lyrique  Paul  Anyos.  Il  fit  la  campagne  de  Silésie, 
se  battit  ensuite  contre  les  Turcs  et  prit  sa  retraite  en  1794,  avec  le  rang 
de  colonel.  11  vécut  sur  ses  terres  en  Transylvanie  et  mourut  subitement 
le  3  mars  1806,  le  jour  même  où  il  avait  convié  quelques  amis  à  venir  chasser 
avec    lui    le   lendemain.  Sa  veuve,   par  respect    pour  un   désir    qu'il   avait 


124  l'école  française 

de  très  bonne  heure,  mais  ne  voulut  rien  publier.  C'est 
avant  tout  un  soldat  qui  aime  son  métier.  Il  adresse  de 
temps  en  temps  à  ses  amis  des  épîtres  poétiques  pour  ser- 
vir de  préface  à  leurs  œuvres,  ou  bien  pour  répondre  à  leurs 
missives,  mais  il  n'est  nullement  tenté  de  les  réunir.  Le 
savant  Rêvai  obtient  enfin  la  permission  de  les  recueillir  et 
les  publie  avec  les  poésies  d'Orczy  en  1789  \ 

D'après  Kazinczy,  Barcsay  etBessenyei  étaient  les  hommes 
les  plus  beaux  et  les  mieux  faits  de  la  garde. 

«  Le  premier  avec  ses  yeux  bleus  et  ses  cheveux  bouclés  ressemblait 
à  Antinous.  Ses  manières  dénotaient  le  descendant  d'une  grande 
famille.  Comme  ses  deux  amis,  il  aimait  sa  patrie  et  en  était  fier  ;  il 
aimait  sa  langue  dont  il  connaissait  la  valeur  et  quoiqu'elle  fût  encore 
inculte,  il  la  voulait  belle  et  florissante.  » 

Le  cercle  où  se  meut  la  poésie  de  Barcsay  est  très  restreint. 
Il  s'adresse  principalement  à  ses  amis,  mais  dans  le  mince 
volume  qui  constitue  son  bagage  littéraire,  la  muse  magyare 
fait  entendre  quelques  accents  nouveaux.  Son  ton  badin,  sa 
bonne  humeur  forment  un  contraste  heureux  avec  la  poésie 
didactique  et  philosophique  de  Bessenyei.  Il  est  aussi  mieux 
doué  pour  le  rythme  et  quoique  sa  rime  ne  soit  pas  bien 
riche,  on  le  lit  avec  agrément  ■. 

Dans  son  Épitre  à  Georges  Bessenyei  (1772)  il  l'invite  à  ne 


souvent  exprimé,  le  fit  enterrer  sous  le  pommier  qui  avait  abrité  ses  pre 
miers  jeux  et  à  l'ombre  duquel  il  venait  lire  ses  auteurs  favoris.  —  Marie- 
Thérèse,  Joseph  II  et  Léopold  II  aimaient  et  estimaient  ce  guerrier  vaillant 
et  ce  cœur  généreux  (En  Transylvanie  il  distribua  des  vêtements  aux  soldats 
français  faits  prisonniers  pendant  les  guerres  de  la  Révolution).  La  reine 
le  convertit;  le  rejeton  de  la  famille  princière  transylvaine  embrassa  le  catho- 
licisme, sans  conviction,  mais  sans  éprouver  les  scrupules  que  son  ami 
Bessenyei  exprima  si  souvent  dans  sa  vieillesse.  Nulle  trace  d'un  pareil 
sentiment  dans  ses  œuvres. 

,1.  Két  nagysdgos  elmének  kolleményes  sziileményei  (Les  poésies  de  deux 
esprits  sublimes).  —  Voy.  sur  Barcsay,  la  brochure  de  J.  Zombory  :  Barcsay 
Abraham  élete  es  koltészete  (La  vie  et  les  poésies  d'A.  Barcsay),  1895. 

2.  Le  plus  souvent  il  fait  rimer  quatre  vers  ensemble,  trait  caractéristique 
de  la  versification  archaïque. 


CHAPITRE   I  125 

pas  se  perdre  dans  les  hautes  pensées,  mais  plutôt  à  des- 
cendre un  peu  et  à  jouir  des  biens  de  la  terre.  «  La  crainte 
du  pauvre  oiseleur  augmente,  si  le  faucon  s'élève  vers  le 
ciel,  car  il  oublie  vite  sa  proie  et  peut  s'égarer  dans  les 
nuages.  »  «  Que  nos  œuvres  disent  aux  Magyars  qu'ils  sont 
les  descendants  héroïques  des  Scythes;  c'est  la  pierre  angu- 
laire de  notre  liberté;  sans  elle  nous  sommes  réduits  en  ser- 
vitude. »  Et  s'inscrivant  en  faux  contre  la  thèse  du  jésuite 
Jean  Sajnovics  qui,  dans  son  ouvrage  :  Demonstratio  idioma 
Ungarorum  et  Lapponwn  idem  esse  (Nagy-Szombat,  1772)  a, 
le  premier,  affirmé  la  parenté  du  magyar  avec  le  finnois,  il 
ajoute  :  «  Préservons  notre  nation  du  joug  de  Sajnovics  qui 
veut  de  force  dériver  notre  langue  de  Laponie.  »  Comme  ses 
contemporains  il  croyait  que  c'était  rabaisser  la  langue  hon- 
groise que  de  lui  trouver  une  parenté  avec  celle  des  pauvres 
Finnois!  Il  n'y  a  que  les  Scythes  de  la  Galprenède  qui  soient 
dignes  de  figurer  comme  ancêtres  de  la  race  magyare  ! 

Dans  V Approche  de  l'hiver ^  poésie  où  les  rimes  sont  parfois 
très  heureuses,  nous  trouvons  des  réflexions  badines  sur  les 
changements  dans  la  nature  et  dans  l'homme.  Une  fois 
l'hiver  arrivé,  «  nous  ne  nous  souvenons  plus  des  roses  de 
l'automne  et  des  gerbes  moissonnées  l'été  précédent;  nous 
rêvons  seulement  aux  plus  beaux  jours  de  notre  vie  lorsque 
nous  cueillions  un  baiser  aux  lèvres  de  Chloris  ». 

Dans  l'Epître  adressée  à  Bârdczy  et  à  Bessenyei  (1775),  il 
les  loue  d'avoir  fait  résonner  la  langue  hongroise  qui 
anciennement  était  prisonnière,  méprisée  de  ceux  qui  ne 
savaient  que  le  latin.  Mais  quel  changement  grâce  à  ces  deux 
vaillants  champions. 

«  Depuis  que  j'ai  parlé  avec  la  douce  Statira  *  et  que  je  me  suis  pro- 
mené sur  les  bords  de  TEuphrate  avec  Cassandre,  notre  langue  avec  sa 
force  ma;^nque,  son  éloquence  et  son  allure  héroïque,  remplit  de  joie 
mon  cœur,  comme  la  rivière  transparente  qui  arrose  des  prairies  des- 
séchées. Elle  m'a  transporté  au  sanctuaire  des  grandes  âmes  et  à  la  source 

1.  De  la  Galprenède  la  nomme  «  le  plus  bel  ouvrage  des  Dieux  ». 


126  L  ÉCOLE    FRANÇAISE 

glorieuse  des  nobles  passions.  Je  vois  déjà  Marmontel  ;  mon  ami  s'avance 
avec  lui  sur  le  sentier  de  la  gloire.  Son  pinceau  magyar  sait  rendre  avec 
hardiesse  la  savante  peinture  des  mœurs  parisiennes.  Marmontel  vivra 
éternellement  et  sera  lu,  depuis  la  Mer  Noire  jusqu'à  la  Morave,  et  c'est 
à  la  plume  de  Bârôczy  qu'il  doit  d'avoir  fait  d'une  telle  nation  son  admi- 
ratrice. Mais  que  vois-je  encore?De  quelles  plaintes  mes  oreilles  sont- 
ellos  frappées?  Triste  Melpomène,  j'entends  tes  gémissements;  je  com- 
prends ta  douleur  par  les  plaintes  d'Agis...  Peuples  en  décadence, 
prenez  exemple  sur  la  chute  de  Sparte  !  » 

Une  autre  Épître  [A  une  noble  dame)  nous  donne  la  descrip- 
tion moitié  satirique,  moitié  humoristique  de  ses  occupa- 
tions : 

«  Mon  cœur  sensible  s'occupe  de  mille  objets;  le  beau  et  le  bon  plaît 
à  mes  yeux  vifs,  la  louange  est  douce  à  mes  faibles  oreilles.  Souvent  je 
me  plonge  dans  la  lecture  et  je  passe  des  nuits  dans  les  bras  de  Minerve, 
puis  je  m'élance  dans  la  demeure  de  Diane  et  je  m'amuse  des  journées 
entières  à  l'ombre  des  chênes.  Puis  sur  une  haute  montagne,  guettant 
avec  mes  compagnons  le  lever  de  l'aurore,  j'attends  avec  impatience  le 
son  des  cors,  la  fuite  du  cerf,  l'aboiement  des  chiens  et  le  bruit  des 
fusils.  Au  milieu  de  la  cohue  des  grandes  villes,  je  me  promène  soli- 
taire sur  les  fortifications;  je  ris  intérieurement  du  luxe  des  grands 
que  l'ambition  traîne  sur  son  char  de  folie.  » 

Bacchiis  on  V origine  du  vin  de  Tohay^  une  de  ses  meilleures 
pièces  dont  Orczy  disait  qu'il  doit  l'avoir  prise  sur  Apclie  ou 
Rubens,  est  une  description  des  vendanges,  pleine  de  gaieté 
et  d'humour;  cependant  l'allégorie  mythologique  la  gâte  un 
peu.  \j' Épître  à  A?iyos,  écrite  le  l^""  décembre  1778  pendant  la 
campagne  de  Silésie,  est  un  cri  de  détresse  au  milieu  des 
ennuis  et  des  tracas.  Le  poète  voudrait  pouvoir  déposer  son 
casque,  se  consacrer  au  culte  des  Muses,  être  débarrassé  de 
toute  entrave  pour  cultiver  uniquement  la  sainte  amitié. 

Quoique  le  sujet  des  Epîtres  soit  tiré  de  sa  vie,  que  la 
note  personnelle  y  domine,  il  n'est  pas  difficile  de  retrouver 
les  modèles  français  qu'a  imités  Barcsay.  Ce  sont  d'abord  les 
Epîtres  de  Voltaire  et  puis  la  poésie  légère  de  Dorât,  de 
Colardeau  et  quelquefois  de  Chaulieu.  Mais,  tandis  que  chez 


CHAPITKE    1  127 

Voltaire  le  sujet  présente  toujours  un  intérêt  général,  Barcsay 
ne  distingue  pas  toujours  les  limites  qui  séparent  la  lettre 
en  prose  de  l'épître  poétique.  Il  faut  être,  en  eftet,  très  au 
courant  de  sa  vie  et  de  ses  occupations  pour  saisir  toutes  les 
allusions. 

Barcsay  avait  écrit  de  nombreuses  lettres,  mais  elles  furent 
presque  toutes  perdues.  Dernièrement,  on  en  a  découvert  et 
publié  une  centaine  '  qu'il  avait  adressées  soit  à  sa  femme, 
née  Suzanne  Belhlen,  soit  à  son  ami  Jean  Radvànszky.  Il  s'y 
montre  «  poète  élégant  »  comme  disaient  ses  amis.  Le  style 
est  vif,  léger,  spirituel,  souvent  une  pointe  de  mélancolie  y 
perce.  Contrairement  aux  habitudes  de  l'époque,  il  ne  mêle 
aucune  citation  française  à  ses  lettres. 

Des  trois  principaux  chefs  de  YEcole  française,  Bessenyei 
est  le  grand  remueur  d'idées  qui  produit  sans  cesse,  exhorte, 
stimule  et  voudrait  transfuser  tout  le  suc  de  la  littérature 
française  du  xvm^  siècle,  dans  le  corps  anémié  de  la  littéra- 
ture magyare.  Il  s'essaye  dans  tous  les  genres  compatibles 
avec  l'état  de  la  langue  et  de  la  civilisation  d'alors;  reste  sur 
la  brèche  même  dans  sa  vieillesse,  alors  que  retiré  du  monde 
il  ne  peut  plus  faire  entendre  sa  voix  :  «  vox  clamantis  in 
deserto  ».  Bârdczy  fait  pénétrer  dans  les  lettres  hongroises  le 
roman,  la  nouvelle,  le  conte,  en  un  mot  les  lectures  agréa- 
bles. Barcsay,  poète  plus  original  que  Bessenyei,  n'a  qu'une 
corde,  mais  elle  rend  souvent  des  sons  qui  n'ont  jamais 
retenti  sur  le  Parnasse  hongrois.  Tous  trois  sont  pénétrés  de 
la  nécessité  de  suivre  les  Français  pour  créer  un  courant 
littéraire.  Ils  publient  la  plupart  de  leurs  ouvrages  à  Vienne^, 
—  rarement  à  Pozsony  (Presbourg)  alors  tout  aussi  allemande 
que  Vienne  —  mais  cela  ne  doit  pas  nous  étonner.  La  Ilon- 


1.  Publiées  pari.  Nagy  dans  :  Irodalomt.  K.  1893  et  par  Berkeszi  dans  les 
Annales  de  la  Société  Kisfaliidy,  tome  XXI  (1887).  Ces  lettres  font  preuve  de 
sentiments  républicains  très  prononcés. 

2.  C'est  également  à  Vienne  que  Bessenyei  publia  sous  le  titre  :  A  Bessenyei 
Gyorr/y  tdrsas/iya{L3.  Société  de  G.  Bessenyei)  1777,  le  premier  recueil  de  vers 
et  de  prose  édité  par  cette  école. 


128  l'école  française 

gric  manquait  encore  de  centre  intellectuel  à  cette  époque,  il 
n'y  avait  que  quelques  îlots  oii  l'on  s'inte'ressât  à  la  littéra- 
ture, comme  Kassa,  Komârom  et  quelques  villes  transyl- 
vaines. Mais  les  livres  imprimés  à  Vienne,  comme  les  pre- 
miers journaux  hongrois  rédigés  dans  la  capitale  autri- 
chienne, pénétrèrent  plus  facilement  dans  le  pays  que  les 
produits  des  presses  hongroises.  Les  efforts  de  la  garde 
royale  ne  restèrent  donc  pas  stériles;  leur  exemple  fut  bien- 
tôt suivi  en  Hongrie.  Ces  «  Français  »  de  la  Transleithanie 
ne  sont  pas  les  membres  les  moins  importants  du  groupe  que 
nous  étudions.  C'est  sur  le  sol  magyar  que  la  semence  jetée 
de  Vienne  a  donné  les  meilleurs  fruits. 


XI 


Les  écrivains  de  la  garde  n'ont  pas  seulement  stimulé  les 
jeunes  talents,  ils  ont  aussi  fait  sortir  de  sa  retraite  un  écri- 
vain très  aimable  qui  s'était  adonné  de  bonne  heure  à  la 
poésie  mais  qui  n'a  jamais  voulu  consentir  à  ce  qu'on  publiât 
ses  œuvres.  C'est  le  général  de  cavalerie,  Laurent  Orczy 
(1718-1789).  Jean  Arany,  dans  un  article  remarquable  \  a  dit 
que  si  Orczy  eût  publié  ses  poésies  au  moment  de  leur  com- 
position, l'honneur  d'être  appelé  le  chef  du  renouveau  litté- 
raire lui  reviendrait  au  lieu  d'appartenir  à  Bessenyei.  Il  nous 
est  difficile  de  souscrire  à  cette  opinion.  Tout  dans  le  talent 
d'Orczy  respire  le  calme  et  le  repos.  Il  est  le  poète  de  cette 
«  aurea  mediocritas  »  que  son  favori,  Horace,  a  chantée.  Il  est 
vrai  qu'il  raille  amèrement  la  noblesse  qui  oublie  sa  langue 
et  dédaigne  le  costume  des  ancêtres  ;  il  est  vrai  que  sa  nour- 
riture intellectuelle  était  —  outre  les  Romains  —  les  classi- 
ques français  du  xvn''  et  du  xvm'  siècles  —  il  nomme  surtout 
Boileau,  Racine  et  Voltaire  —  et  cela  avant  que  Bessenyei 
et  son  groupe  aient  connu  les  sources  vivifiantes  :  mais  il  lui 

1. /^rozai  doZj7oca/oA  (Œuvres  en  prose)  p.  280-96. 


/CHAPITRE    1  129 

manquait  l'énergie,  le  tempérament  d'un  lutteur,  l'élan  d'un 
chef  d'école.  Ces  qualités,  Bessenyei  était  le  seul  à  les  pos- 
séder parmi  ses  compagnons.  Hâtons-nous  d'ajouter  qu'Orczy 
prodigua  ses  encouragements  à  la  vaillante  garde,  lorsque  la 
renaissance  se  fit  jour  et  qu'il  vit  dans  le  jeune  auteur  à' Agis, 
son  idéal  prendre  corps.  Ce  n'était,  d'ailleurs,  pas  la  première 
fois  que  les  vœux  d'un  écrivain  se  trouvèrent  réalisés  par  un 
émule  plus  heureux  qui  trouve  la  formule  et  lui  prête  vie. 
C'est  donc  une  véritable  erreur  littéraire  de  la  part  de  M.  Bal- 
lagi  de  placer  dans  son  livre  consciencieux  *  le  poète  Orczy 
en  tête  de  V École  Française  et  de  faire  ainsi  de  lui  le  chef  de 
ce  mouvement  important. 

Non  seulement  Orczy  n'avait  rien  publié  avant  1772,  mais 
il  a  fallu  toute  l'habileté  de  Bessenyei  pour  lui  arracher 
quelques  poésies.  Il  est  vrai  que  ses  premiers  essais  datent 
de  1756,  que  M.  Ballagi  a  pu  découvrir  le  titre  d'un  poème  : 
Le  jardin  des  abeilles  (Méheskert)  et  un  autre  (Matra,  1761) 
qui  est  resté  à  peu  près  inconnu  ;  que  plusieurs  de  ses 
pièces  manuscrites  ont  fait  les  délices  d'un  petit  cercle  ;  que 
sur  les  instances  de  l'archevêque  Barkdczy,  il  préparait,  vers 
1763,  un  volume  pour  la  presse  et  que  la  mort  du  prélat 
nous  a  privés  de  ce  recueil  :  mais  ce  sont  là,  disons-nous, 
des  titres  très  insuffisants  au  nom  de  chef  d'école.  L'influence 
d'une  œuvre  littéraire  ne  peut  que  dater  de  l'année  de  son 
impression,  à  moins  que  nous  ayons  à  faire  à  un  apôtre  qui  ne 
publie  rien  mais  agit  par  la  parole. 

Or  tel  n'est   pas  le  cas   d'Orczy  ^  La  manière  dont  ses 


1.  Ouvr.  cité,  p.  46  et  suiv. 

2.  Né  en  1718,  Orczy  prit  les  armes  en  1741  lorsque  TEurope  disputait  son 
trône  à  Marie-Thérèse.  11  fut  un  de  ceux  qui  à  Pozsony  crièrent  :  «  Vitam 
et  sanguinem  »  ;  il  combattit  en  tête  de  son  régiment  pendant  la  guerre  de 
sécession  et  pendant  la  guerre  de  Sept  ans.  11  lit  son  entrée  à  Berlin  à  côté 
du  comte  Iladik  ;  ses  hussards  recrutés  parmi  les  Cumans  et  les  Ilaïdouks  firent 
des  prodiges.  Après  la  paix  de  Ilubertsbourg  (1763),  Orczy  se  retire  avec  le 
rang  de  général,  devient  fôispnn  (comte  suprême)  du  comitat  d'Abauj,  prend 
une  part  active  aux  travaux  de  régularisation  de  la  Tisza  et  du  Bodrog  et 
abandonne  ses  fonctions  en  1784.  Il   passa  le  reste  de  sa  vie,  tantôt  à   Pest, 


130  L'ÉœLE    FRANÇAISE 

poésies  furent  publiées  montre  suffisamment  que  ni  les  écri- 
vains, ni  le  public,  quoi  qu'ils  lui  aient  prodigué  des  éloges 
sincères  et  se  soient  montrés  très  affectés  de  sa  mort,  ne 
voyaient  pas  en  lui  un  chef  d'école.  C'est  un  poète  aimable, 
sans  beaucoup  d'envergure,  qui  a  emprunté  à  ses  modèles 
français  le  bon  sens,  la  raillerie  légère,  la  haine  du  fana- 
tisme et  de  l'intolérance.  Son  patriotisme  lui  inspire  de  nom- 
breux traits  satiriques  contre  les  mœurs  et  l'imitation  de 
la  société  viennoise  et  lui  fait  regretter  l'abandon  de  tout 
ce  qui  est  hongrois.  Rousseau  lui  a  inspiré  l'amour  de  la 
nature  qu'il  chante  avec  plus  d'éloquence  que  tous  les  poètes 
de  son  groupe.  Comme  Bessenyei,  il  a  beaucoup  de  sympa- 
thie pour  le  paysan  qui,  à  cette  époque,  représentait  l'élé- 
ment vraiment  national,  pur  de  tout  mélange.  Il  oppose 
volontiers  sa  vie  simple  et  heureuse  à  celle  des  nobles  qui 
font  souvent  piteuse  figure  dans  le  monde  où  ils  singent  l'é- 
tranger. Il  a  beaucoup  de  sympathie  pour  les  serfs  dont  il 
plaint  le  sort  misérable*.  Mais  si  l'on  démôle  dans  cette  bonté 
certains  caractères  qui  se  retrouvent  chez  les  écrivains  fran- 
çais, il  ne  faut  pourtant  pas  croire  que  les  nobles  magyars 
fussent  des  démocrates  avant  1789.  Le   régime  des    castes 


tantôt  dans  sa  propriété  de  Torna-Oers  où  il  reçut  les  jeunes  écrivains  avec 
beaucoup  d'affabilité  et  de  bonhomie.  On  rappelait  «  le  philosophe  dOers  ».  Il 
mourut  à  Pest  en  1789.  Deux  ans  auparavant,  il  avait  permis  à  Rêvai  de 
donner  un  premier  recueil  de  ses  poésies  {KÔlleményes  holmi  erpj  ncifjysngos 
elmétôl  (Mélanges  poétiques  dun  esprit  sublime)  1787,  sans  nom  d"auteur)  ; 
l'année  même  de  sa  mort  parut  une  nouvelle  édition,  augmentée,  contenant 
également  les  œuvres  de  Barcsay.  Nous  savons,  par  Bessenyei,  qu'Orczy 
avait  écrit  un  premier  ouvrage  intitulé  :  «  Le  pays  des  Tartares  blancs,  leurs 
lois  et  leurs  mœurs.  »  C'était  sans  doute  un  roman  où  l'auteur  conduisant 
ses  lecteurs   en  Asie,  critiquait  l'état  politique  de  son  pays. 

1.  Dans  son  discours  d'adieu,  faisant  allusion  à  la  préfecture  construite 
pendant  son  administration,  il  disait  :  «  Je  ne  m'en  vante  pas,  car  je  sais  que 
la  sueur  et  la  fatigue  de  milliers  de  pauvres  gens  ont  élevé  cet  édifice  ;  je  sais 
que  la  chaux  qui  a  servi  à  sa  construction  est  faite  des  larmes  et  souvent  du 
sang  des  pauvres  serfs.  C'est  pourquoi  il  me  cause  plutôt  une  impression 
triste  quand  je  le  regarde.  Que  ce  soit  du  moins  un  sanctuaire  où  l'on  dis- 
tribuera la  justice  aux  pauvres  paysans  1  »  (Discours  publié  dans  ÏOrpheus 
de  Kazinczy,  en  1790). 


CHAPITRE    T  131 

trouve  en  Orczy  un  défenseur  ;  il  veut  que  chacun  —  noble, 
prêtre,  bourgeois  ou  paysan  —  garde  son  rang.  Mais  comme 
la  plupart  des  nobles  sont  ennemis  de  la  civilisation  hon- 
groise, que  le  clergé  a  rarement  des  visées  plus  hautes,  que 
ie  bourgeois  est  foncièrement  allemand,  le  poète  n'a  plus 
d'espoir  que  dans  le  paysan.  La  renaissance  nationale  ne 
peut  venir  que  de  lui  :  aussi  le  poète  veut-il  lui  persuader 
que  sa  vie  n'est  pas  aussi  malheureuse  qu'il  l'imagine. 
Au  fond,  il  est  aussi  ennemi  des  révolutions  politiques  que 
des  nouvelles  inventions  qui  lui  font  craindre  un  retour 
fâcheux  aux  choses  établies.  Tandis  que  son  ami  Barcsay, 
sur  lequel  le  souffle  révolutionnaire  venu  de  France  avait 
plus  fortement  agi,  cherche  en  Occident  la  source  régéné- 
ratrice, Orczy,  avec  son  esprit  conservateur,  se  tourne  vers 
l'Orient  où  il  n'existe  pas  encore  d'ingénieur,  ni  de  commis- 
saire royal.  L'invention  du  paratonnerre  et  du  bateau  à 
vapeur  lui  inspirent  même  des  craintes.   «  A  Bude,  on  n'a 

plus  peur   du   tonnerre  et  on  rit  quand  le  ciel  gronde 

Les  jeunes  gens  connaissant  les  secrets  de  la  nature,  se 
moquent  de  leurs  vieux  parents.  »  Il  craint  que  la  pureté  des 
mœurs  dans  les  campagnes  ne  soit  altérée  par  ces  innova- 
tions qui  réagiront  forcément  sur  le  caractère  des  paysans. 
En  fait  de  progrès,  il  ne  souhaite  que  celui  de  l'idiome  natio- 
nal. Là,  il  est  le  premier  à  approuver  les  emprunts  et  l'imi- 
tation des  modèles  étrangers. 

«  Il  est  très  difficile,  dit-il,  à  Barkùczy,  d'écrire  de  bons  vers,  mais  je 
ne  perds  pas  Tespoir.  Les  Hongrois  feront  de  même  que  les  Français 
qui  ont  cultivé  et  poli  (kipalléroztâk)  leur  langue  depuis  un  siècle  *. 
Alors,  alors  seulement  nous  atteindrons  à  la  pureté  du  style,  à  l'élé- 
gance. Je  n'ai  d'autre  but  que  d'exhorter  les  nôtres  à  écrire.  Nous 
avons  des  savants  nombreux,  mais  trop  timides.  » 

Animé  de  ces  sentiments  et  pour  donner  l'exemple  au 
moins  à  quelques  amis  qui  l'entourent  il  se  met  à  écrire.  Son 

1.  Comme  ses  contemporains,  il  date  la  renaissance  de  la  littérature  fran- 
çaise du  règne  de  Louis  XIV. 


132  l'école  française 

pi'cmier  poème  :  Discours  aux  pauvres  paysans  est  une  imita- 
tion de  VÉpftre  au  peuple  de  Thomas.  L'écrivain  français 
dit  que  la  fin  de  son  épître  est  «  de  rendre  le  peuple  respec- 
table aux  yeux  des  autres  et  de  le  consoler  lui-même  ».  Orczy 
a  considérablement  amplifié  son  modèle,  ajoutant  de  nom- 
breux traits  empruntés  à  la  vie  hongroise.  Il  y  a  des  détails 
charmants  dans  cette  idylle.  Le  grand  seigneur  y  prodigue 
ses  caresses;  il  ne  trouve  pas  assez  de  métaphores  pour 
peindre  le  foyer  tranquille,  le  bonheur  et  la  force  du  paysan  : 

«  De  même  que  tu  es  simple  dans  ton  vêtement,  tu  Tes,  et  même 
davantage,  dans  tes  discours.  Ta  vie  est  pure,  innocente  et  douce,  à  tes 
plaisirs  ne  se  mêle  aucun  vice.  Le  rire  ingénu  de  ton  petit  barbouillé, 
le  bon  baiser  de  ta  femme  aimée,  le  beau  temps,  les  fraîches  brises,  le 
chant  des  oiseaux  font  ton  plaisir  avec  un  bon  plat  de  bouillie  de  maïs  », 
Le  paysan  est  l'appui  du  trône  ;  il  est  Tennemi  des  bouleversements  et 
n'a  rien  à  envier  aux  riches  «  qui,  à  peine  âgés  de  trente  ans,  traînent 
péniblement  leurs  membres  tremblants;  les  plaisirs  immodérés  ayant 
épuisé  leurs  forces,  ils  remplissent  les  cimetières  avant  le  temps  ». 

L'influence  de  Rousseau  est  visible  dans  les  poésies  ou 
Orczy  chante  les  beautés  de  son  pays  {A  la  patrie  hongroise) 
et  le  calme  de  la  nature  oii  depuis  l'antiquité,  les  philosophes 
ont  trouvé  le  bonheur  et  la  liberté.  C'est  ce  calme  qui  a 
donné  à  l'humanité  ses  grands  hommes,  conducteurs  et  légis- 
lateurs de  leur  peuple  ;  c'est  là  que  les  grandes  âmes  se 
sont  toujours  réfugiées  pour  échapper  à  l'orgueil,  à  l'arro- 
gance, à  l'intempérance,  à  la  colère  et  à  la  jalousie.  De  là 
elles  ont  regardé  avec  un  doux  sourire  et  sans  aucun  regret 
les  agitations  du  monde,  la  gloire  passagère,  la  lutte  des  rois 
pour  leur  couronne.  «  Car  le  bonheur  est  dans  la  médiocrité, 
surtout  si  elle  s'allie  à  la  liberté  ;  au-dessus  d'elle  il  n'y  a 
pas  de  stabilité  :  le  vrai  royaume  c'est  l'indépendance.  » 

Ce  culte  de  la  nature  s'allie  chez  Orczy  à  un  talent  d'obser- 
vation et  de  description  très  remarquable  pour  l'époque. 
A  l'honneur  de  la  Csdrda  de  Bugacz  est  un  petit  tableau 
de  genre  que  Petôfi  n'aurait  pas  désavoué.  Ce  talent  se  mani- 
feste surtout  dans  ses  poésies  satiriques.  L'imitation  de  Boi- 


CHAPITRE    I  133 

leau  y  est  manifeste.  Orczy  est  le  premier  écrivain  hongrois 
qui,  avec  Horace,  ait  lu  et  médité  les  Satires  de  son  imita- 
teur français  '.  Les  deux  Préfaces  de  ses  poésies  ne  sont 
qu'une  transcription  adroite  de  l'Epitre  X  [A  mes  vers)  ;  La 
honte  du  genre  humain  (Az  emberi  nem  gyalâzatja)  une  tra- 
duction libre  et  amplifiée  de  Ja  Satire  VIII  [Suri homme)  ;  A 
un  fiancé  esi  l'imitation  de  la  Satire  X  [Les  femmes) /ivoxidi- 
tion  très  heureuse  en  ce  sens  que  le  poète  magyar  nous  y 
donne  le  portrait  de  la  dame  hongroise  du  xvni^  siècle  dans 
un  cadre  choisi  par  le  poète  français  un  siècle  auparavant. 
Le  repas  ridicule  (Satire  III)  a  inspiré  Orczy  dans  sa  pièce  : 
A  nn  jeune  noble  qui  aime  tnieux  la  ville  que  la  campagne  oij 
Ton  trouve  plusieurs  traits  dirigés  contre  les  imitateurs  des 
mœurs  étrangères  et  contre  la  vie  dissipée  de  la  noblesse. 
Dans  ces  morceaux  nous  avons  les  premiers  échantillons  de 
la  poésie  satirico-comique  hongroise  qui,  au  xix^  siècle,  a 
produit  plusieurs  chefs-d'œuvre. 

Orczy  était  trop  conservateur  pour  emprunter  à  Voltaire 
ses  attaques  contre  les  autorités  établies,  mais  comme  tous 
les  écrivains  de  ce  groupe,  il  imite  quelques  poésies 
légères  oii  perce  la  malice,  quelques  pointes  mordantes  à 
l'adresse  du  clergé  retardataire  et —  quoiqu'il  fût  général  et 
guerrier — il  partage  ses  idées  sur  la  paix  universelle.  Les 
Vœux  pour  la  paix  (Békeség  kivânsâga)  sont  une  adaptation 
de  la  poésie  Sur  la  paix,  cette  peinture  sombre  des  horreurs 
de  la  guerre  oii  Voltaire  parle  de  l'impuissance  des  peuples 
en  face  de  leurs  princes  et  rend  ceux-ci  responsables  du 
sang  versé.  Il  souhaite  :  «  Que  toujours  armés  pour  la  guerre 
—  nos  rois  soient  les  dieux  de  la  paix;  —  Que  leurs  mains 
portent  le  tonnerre  —  sans  se  plaire  à  lancer  ses  traits.  » 
Ce  vœu  est  aussi  exprimé  par  <'  le  philosophe  d'Oers  »  qui  a 
pu  voir  de  près  les  horreurs  de  la  guerre.  Il  se  montre  éga- 
lement voltairien  dans  sa  pièce  :  Co?iversation  amicale  d'un 
seigneur  avec  son  chapelain  qui  est  une  ti'aduction  mitigée 

1,  Le  Lutrin  fut  traduit  par  François  Kovâcs,  en  1789  (A  pulpitus). 


134  l'école  française 

du  Mondain  (1736)  et  de  la  Défense  du  mondain  ou  apologie 
iiu  luxe  (1737).  Le  seigneur  c'est  Voltaire  et  dans  le  chape- 
lain Orczy  a  voulu  peindre  «  un  pédant  à  rabats  »,  ennemi 
de  tout  progrès  et  qui  ne  croit  pas  à  la  supériorité  des  temps 
modernes  sur  l'état  primitif  et  barbare  de  nos  ancêtres  '. 

Si  l'œuvre  d'Orczy  ne  nous  .permet  pas  de  le  considérer 
comme  le  chef  de  l'Ecole  française,  il  a,  en  tout  cas,  le 
grand  mérite  de  s'être  inspiré  des  modèles  français  à  une 
époque  où  ses  compatriotes  tenaient  le  bon  Gyongyôsi  pour 
le  roi  de  la  poésie  magyare  et  imitaient  même  sa  forme 
archaïque  :  les  strophes  de  quatre  vers  avec  la  même  rime 
banale.  Orczy,  à  l'exemple  des  Français,  a  introduit  dans  la 
poésie  l'alexandrin,  c'est-à-dire  que  le  plus  souvent,  il  a  fait 
rimer  deux  vers  et  change  de  rime  dans  la  même  strophe. 
Mais  cette  innovation  ne  fut  adoptée  qu'après  la  publication 
de  ses  œuvres. 


XII 


Avant  de  parler  du  disciple  le  plus  intelligent  de  Besse- 
nyei,  de  celui  qui  en  Hongrie  prit  sa  place,  nous  devons 
nous  arrêter  un  instant  pour  examiner  deux  écrivains  chez 
lesquels  l'influence  française  se  manifeste  au  plus  haut 
degré.  Non  contents,  en  effet,  de  s'inspirer  des  écrivains,  ils 
vont  jusqu'à  imiter  leur  prose  et  même  leurs  vers.  L'un,  le 
comte  Joseph  Teleki  obtient  l'approbation  de  J.-J.  Rousseau, 
l'autre  le  baron  Fekete  de  Galantha  devient  correspondant  de 
Yoltaire.  Seul  de  ce  groupe  littéraire  il  entra  en  relations 
avec  l'idole,  avec  celui  qu'on  lisait,  traduisait  et  imitait 
sans  cesse. 

Joseph    Teleki   descend    par    sa    mère    de    Paul    Râday 


1.  Voy.  A.  Zlinszky,  Les  éléments  étrangers  dans  les  poésies  d'Orczy, 
E.  Philol.  K.  1889.—  K.  Tôrôk,  La  morale  dans  les  poésies  de  Laurent  Orczy, 
Programme  du  lycée  de  Baja,  1896, 


CHAPITRE    l  135 

l'homme  de  confiance  de  Râkoczy  *  ;  lui-même  fut  l'ancôtre 
illustre  de  toute  une  lignée  d'écrivains  et  de  savants  qui 
tous  se  distinguèrent  par  leur  amour  des  lettres  françaises^ 
Un  de  ses  descendants,  Ladislas  Teleki,  fut  le  représentant 
de  Kossuth  auprès  de  la  République  française  (1849)  et  le 
chef  de  l'émigration  hongroise  en  France  ^ 

C'est  le  baron  Orczy  qui  avait  installé  Teleki,  en  1782, 
dans  les  fonctions  de  «  comte  suprême  ».  Les  deux  discours 
d'usage,  publiés  la  même  année,  respirent  cette  liberté, 
cette  tolérance  qui  se  manifestèrent  sous  le  règne  de 
Joseph  II,  dont  les  édits  furent  salués  avec  joie  par  tous 
ceux  que  la  culture  française  avaient  préparés  au  change- 
ment de  régime.  A  l'éloge  ofïïciel  se  mêlent  quelques  pages 
bien  senties  prouvant  suffisamment  que  maintes  réformes  dé 
l'empereur  trouvèrent  de  chauds  partisans  parmi  les  grands. 

Les  poésies  de  Teleki  ^  nous  révèlent  une  âme  protestante 
fortement  trempée,  hostile  à  l'athéisme  et  qui  s'est  attachée 

1.  Voy.  plus  haut,  p.  53. 

2.  Joseph  Teleki  naquit  à  Huszt  en  1738.  Il  fit  ses  études  sous  la  direction  du 
savant  Pierre  Bod  (1712-1769),  auteur  du  premier  Dictionnaire  d'histoire  litté- 
raire :  Maçiyar  Allienas  (1766).  Son  maître  lui  inspira  le  goût  des  voyages 
à  l'étranger  qui  formèrent  l'esprit  du  jeune  homme.  En  1759,  il  se  met  en 
route  pour  aller  visiter  les  universités  françaises,  séjourne  à  Bàle  et  s'y  lie 
d'amitié  avec  Daniel  Bernouilli  auquel  il  dédie  son  premier  ouvrage.  Puis 
nous  le  voyons  successivement  à  Genève  et  à  Lausanne,  fréquenter  les 
écoles  hollandaises,  rendez-vous  habituels  de  ses  coreligionnaires  au  cours  du 
xvii<=  siècle  ;  en  Lorraine  où  Stanislas  Leszczynski  et  le  maréchal  Bercsénjrl  — 
fils  du  général  de  Râkoczy  11  —  l'accueillent  amicalement  et  lui  donnent  des 
lettres  d'introduction  pour  lui  ouvrir  le  monde  parisien.  Revenu  dans  son 
pays,  il  se  marie  (1761),  mais  étant  protestant,  ne  peut  obtenir,  sous  Marie-Thé- 
rèse, les  fonctions  auxquelles  le  destinaient  sa  haute  situation  de  fortune  et 
son  intelligence.  Cependant  la  reine  et  son  ministre  Kaunitz  le  tenaient  en 
grande  estime  ce  qui  lui  permit  de  plaider  souvent  auprès  d'eux  la  cause  de  ses 
coreligionnaires.  Lorsque  Joseph  II  ouvrit  enfin  les  carrières  administratives 
aux  protestants,  Teleki  devint  tour  à  tour  «  comte  suprême  »  (fôispân)  du 
comitat  de  Békés,  puis  de  celui  d'Ugocsa,  et  inspecteur  de  l'enseignement.  Eh 
1792,  il  accompagne  François  II  à  Francfort  et  devient  en  1795  gardien  de  la 
couronne,  le  premier  parmi  les  protestants,  qui  ait  eu  cet  honneur.  Il  mourut 
l'année  suivante. 

3.  Les  poésies  ont  paru  dans  différentes  revues;  Kazinczy  les  a  réunies  dans 
let.  IV  de  laAiine?-î;e  (1829), 


136  l'école  française 

plutôt  au  côté  sérieux  de  l'esprit  français.  Il  n'aime  pas  la 
poésie  légère  si  répandue  alors.  L'écrivain  Aranka  qui  lui 
demandait  son  avis  sur  certaines  poésies  très  lestes  reçut  de 
lui  la  réponse  suivante  : 

«  Je  vois  de  Tesprit,  du  feu,  une  belle  langue  dans  tes  vers,  mais  je 
voudrais  y  voir  plus  d'innocence.  Pardonne,  mon  ami,  mais  c'est  ma 
nature,  je  ne  suis  pas  ami  du  frivole,  même  s'il  est  bien  exprimé...  La 
vraie  foi  et  les  bonnes  mœurs  sont  un  grand  trésor;  n'empoisonne  pas 
leurs  racines.  Ce  que  mon  lils  ou  ma  fille  innocente  ne  peuvent  pas 
lire  sans  danger,  je  le  rejette  moi-même.  » 

Ses  poésies  didactiques  nous  le  montrent  très  soucieux  de 
la  morale  ;  les  vers  coulent  abondamment,  on  y  sent  partout 
une  âme  aimante.  Son  poème  le  plus  connu  :  Monument 
de  t amour  fraternel  [Atyafiui  barâlsâgnak  oszlopa)  est  une 
élégie  sur  la  mort  de  sa  sœurEsther,  morceau  beaucoup  trop 
long  pour  être  très  émouvant.  Il  y  vante  les  qualités  physi- 
ques et  intellectuelles  de  la  défunte,  son  bon  cœur,  son  amé- 
nité, sa  candeur  :  «  La  beauté  parfaite  du  corps,  de  l'esprit  et 
des  mœurs  fut  rarement  donnée  à  un  seul  être  ;  en  elle,  on 
pouvait  admirer  la  réunion  harmonieuse  de  ces  trois 
qualités.  » 

Son  ouvrage  français  porte  le  titre  :  Essai  sur  la  faiblesse 
des  Esprits  forts  (Leyde,  1760,  2*  édit.  Amsterdam,  1761,  chez 
Michel  Rey)  *.  Ce  livre  est  plutôt  remarquable  par  la  har- 


1.  Essai  sur  la  faiblesse  des  Esprits  forts  par  J(oseph)  T(eleki)  de  Sz(ék) 
C(omte)  d(u)  S(aint)  E  (mpire)  R(omain).  L'ouvrage  est  divisé  en  onze  chapitres 
intitulés  :  L  De  rincrédulité  et  de  la  superstition  en  généraL  IL  II  n'est  pas 
possible  de  démontrer  que  la  religion  chrétienne  soit  fausse.  Possibilité  des 
miracles  et  du  mystère  de  la  Trinité.  III.  Possibilité  absolue  du  mystère  de  la 
Rédemption.  IV.  Possibilité  morale  de  ce  même  mystère.  V.  La  Raison  nous 
montre  qu'U  était  nécessaire  qu'il  y  eût  une  Révélation.  VI.  La  vérité  de  la 
résurrection  du  Sauveur  démontrée.  VIL  Argument  pour  la  Vérité  de  la  révé- 
lation chrétienne.  VIII.  Nous  ne  sommes  pas  obligés  de  répondre  aux  incré- 
dules, après  avoir  démontré  la  vérité  de  notre  révélation.  IX.  Les  Incrédules 
ne  devraient  jamais  divulguer  leurs  principes.  Premier  avantage  que  les  chré- 
tiens ont  sur  les  Incrédules  :  La  religion  rend  ses  disciples  heureux,  dans 
toutes  les  suppositions  possibles  et  ne  peut  jamais  leur  faire  de  mal.  X.  Second 


CHAPITRE    I  137 

diesse  du  jeune  Hongrois  qui  ose  s'engager  dans  une  polé- 
mique avec  Voltaire  et  les  Encyclopédistes,  que  par  la  force 
des  arguments,  si  toutefois  on  peut  appeler  arguments  les 
preuves  tirées  du  dogme  de  l'Eglise  protestante.  «  Quiconque 
saura,  dit  Teleki  dans  sa  lettre  à  Bernouilli,  que  mes  raison- 
nements ont  mérité  votre  approbation  ne  pourra  qu'en  con- 
clure que  mes  adversaires  n'ont  pas  pour  eux  les  Esprits 
les  plus  forts  ».  En  s'excusant  de  son  style,  il  prie  les  cri- 
tiques de  se  souvenir  qu'il  écrit  dans  une  langue  étrangère, 
«  ma  langue  maternelle  n'étant  connue  que  d'une  petite  partie 
du  genre  humain  ».  Il  aborde  son  sujet  avec  beaucoup  de 
méthode,  et  s'efforce  de  démontrer  les  grands  avantages  que 
les  chrétiens  ont  sur  les  incrédules,  en  soutenant  ses  attaques 
des  doctrines  d'Abbadie  et  de  Ditton.  L'ouvrage  plut  au  phi- 
losophe Bernouilli  qui  trouva  les  arguments  «  concluants, 
sublimes  et  spirituels  »  ;  d'après  le  témoignage  du  fils  de 
Teleki  *,  J.-J.  Rousseau  voulait  donner  une  nouvelle  édition 
de  ce  livre,  mais  la  maladie  l'en  aurait  empêché.  Il  se  peut 
que  cette  apologie  du  christianisme  lui  plut  mais  ce  qui  a  dû 
le  charmer  c'était  les  lignes  suivantes  :  «  Le  plus  grand  esprit 
fort  d'aujourd'hui  qu'on  connaîtra  bien,  sans  que  je  le 
nomme,  au  premier  accès  de  fièvre  devient  un  poltron  vis- 
à-vis  d'une  vieille  femmelette  chrétienne  soutenue  par  les 

avantage  :  Le  système  des  chrétiens  est  tout  autrement  propre  à  porter  à  la 
vertu  que  le  système  des  Incrédules.  XI.  Troisième  avantage  :  Les  Incrédules 
doivent  nécessairement  avoir  peur  et  manquer  de  courage,  au  lieu  que  les 
principes  des  chrétiens  leur  inspirent  la  confiance  et  la  fermeté. 

1.  Lebensbeschveibung  des  Reic/isgrafen  Joseph  Teleki  von  Szék,  von  seinem 
Sohne  detn  Grafen  Ludislas  Teleki  von  Szék,  dans  :  Siebenbùrgische  Quartal- 
schrift,  t.  VII  (1801),  pp.  110-146.  Le  passage  sur  Rousseau,  p.  117.  —  Ce  Ladis- 
las  Teleki  (1764-1821)  était  également  poète;  ses  poésies  didactiques  (en 
grande  partie  inédites)  et  ses  trois  tragédies  :  Tell  (1782),  La  Mort  de  Sénèque, 
La  décapitation  de  Ladislas  Hunyadi  (en  manuscrit  à  la  Bibl.  de  l'Académie), 
révèlent  un  disciple  des  Français,  mais  surtout  de  Voltaire  et  de  Bessenyei.  — 
Voy.  pour  les  poésies  didactiques,  Charles  Sztisz  :  Poésies  inconnues  du  comte 
L.  Teleki  (Mémoires  de  l'Acad.  hongroise)  1882,  pour  les  pièces  de  théâtre, 
G.  Vojnovich,  dans  Irodalomt.  K.  1899.  —  Le  premier  fonds  de  la  Bibl.  de  l'Aca- 
démie hongroise  provient  des  Teleki  ;  les  belles  éditions  des  classiques  fran- 
çais du  xviie  et  du  xvm'^  siècles  montrent  leur  goût  pour  les  impressions  de  luxe. 


138  l'école  française 

principes  de  la  religion.  »  Et  il  ajoute  en  note  :  «  On  n'a 
qu'à  s'en  informera  Genève  ».  Cette  allusion  désobligeante 
à  Voltaire  était  pour  plaire  à  J.-J.  Rousseau. 

On  ne  peut  s'imaginer  contraste  plus  frappant  que  celui 
qui  existe  entre  le  comte  Teleki  et  le  baron  Fekete.  Ce  der- 
nier nous  donne  la  quintessence  de  ce  que  la  poésie  légère, 
le  conte  badin  et  frivole  a  produit  en  Hongrie.  Il  est  le  vrai 
épicurien  de  ce  groupe.  Longtemps  négligé  par  l'histoire 
littéraire,  ce  n'est  que  dans  ces  dernières  années  qu'il  est 
sorti  de  l'ombre.  En  effet,  ses  œuvres  magyares  sont  encore 
inédites  \  et  celles  qu'il  a  publiées  en  français  sont  devenues 
extrêmement  rares  ^  Il  nous  intéresse  cependant  comme 
correspondant  de  Voltaire  et  à  cause  de  ses  poésies  écrites 
en  français  qui  montrent  jusqu'à  quel  point  l'esprit  et  la 
langue  de  notre  pays  avaient  pénétré  en  Hongrie  \ 


1 .  Néhai  Gahhithai  gr.  Fekete  Jdnos  magyar  munkdji  (Œuvres  hongroises 
de  Jean  Fekete)  Mscrit  de  la  Bibl.  de  TAcad.  hongroise.  M.  irod.  (Litt.  hongr.) 
72,  en  deux  parties.  —  Voy.  K.  Zâvodszky,  Magyur  Epikw\  quatre  articles 
dans  Ellenôr  (30  nov.  4,  7  et  20  déc.  1873)  ;  Gy.  Morvay  :  dans  Irodalomt.  K. 
1901. 

2.  L'ouvrage  le  plus  important  :  Mes  Rapsodies  {Genëve,  1781),  ne  se  trouve 
dans  aucune  des  grandes  bibliothèques  de  Paris  ;  même  en  Hongrie  les  exem- 
plaires sont  assez  rares.  Nous  avons  consulté  celui  de  l'Académie  hongroise. 

3.  Comme  la  plupart  des  membres  dcVÉcole  française  Fekete  était  soldat. 
Il  naquit  (1740)  à  Csabrendek,  dans  le  comitat  de  Zala,  de  parents  fort  riches. 
Son  père,  vice-chancelier  sous  Marie-Thérèse,  l'envoya  à  l'Académie  savoi- 
sienne,  puis  au  Theresianum  où  la  langue  française  était  cultivée.  A  la 
Cour,  le  jeune  Fekete  fit  la  connaissance  du  prince  de  Ligne,  de  Laudon, 
de  Noverre  et  de  l'historien  Ayrenhofl'.  Son  mariage  peu  heureux  avec  une 
comtesse  Esterhàzy,  le  décida  à  entrer  dans  l'armée  où  il  avança  très  vite  et  se 
distingua  surtout  pendant  la  guerre  de  succession  de  Bavière  (1778).  Très 
bien  vu  de  Marie-Thérèse,  il  eut  vite  maille  à  partir  avec  Joseph  II  et  donna 
sa  démission.  11  se  retira  d'abord  sur  ses  immenses  propriétés,  fit  ensuite  des 
voyages  en  Allemagne,  en  Italie,  en  France  et  en  Belgique  et  cultiva  les 
Muses.  Son  château  de  Fôth,  près  de  Pest,  fut  installé  en  imitation  du  châ- 
teau de  Voltaire.  Le  patriarche  de  Ferney,  en  ell'et,  lui  servit  toujours  de 
modèle  dans  sa  vie  et  dans  son  activité  littéraire.  C'est  pendant  ce  séjour 
dans  son  château  qu'il  imita  Voltaire  dans  ses  Contes  badins  ('),  qu'il  traduisit 

(1).  D'après  une  noie  de  ses  Œuvres  magyares,  il  admirait  ses  tragédies  et  surtout  ses  Contes 
où  il  le  trouve  «  poète  beaucoup  plus  remarquable  que  dans  ses  poèmes  épiques  »,  opinion 
assez  sagacc  à  une  époque  où  la  Henriade  était  exaltée. 


CHAPITRE    I        ,  i39 

-  Fekete  commença  à  rimer  en  français  vers  1765  et  continua 
jusqu'à  sa  mort.  Il  publia  en  1781,  sous  le  titre  :  Mes  Rapso- 
dies  on  Recueil  de  différents  Essais  de  vers  et  de  prose  du  Comte 
de***,  doux  volumes  où  nous  trouvons,  outre  ses  poésies 
badines,  ses  lettres  à  Voltaire  et  les  réponses  de  celui-ci  '. 

«  Les  élo^'es  du  plus  grand  poète  de  notre  siècle,  dit-il  dans  la  Pré- 
face, tout  flatteurs  qu'ils  soient,  ne  m'aveuglent  pas.  Si  je  joins  à  ce 
recueil  les  lettres  de  ce  grand  homme,  c'est  bien  moins  pour  en  étayer 
ma  vanité,  que  pour  donner  quelque  prix  à  cette  collection  qui  sans  ce 
secours  en  aurait  si  peu.  » 

Il  s'excuse  de  certaines  pièces  scabreuses  «  faites  à  un  âge 
où  les  Contes  de  la  Fontaine,  de  Grécourt  et  les  poèmes  de 


la  Pucelle  d'Orléans,  le  poème  sur  la  Loi  naturelle,  une  partie  du  Roland 
furieux  de  l'Arioste,  les  Amours  d'Ovide  et  qu'il  rédigea  ses  instructions  épi- 
curiennes pour  son  fils.  Il  prit  part  à  la  Diète  de  1790  comme  député  de  la 
ville  d'Arad  et  se  fit  remarquer  par  ses  discours  enflammés  et  ses  plaidoyers 
en  faveur  de  la  liberté  de  conscience,  de  la  constitution  et  de  l'armée  natio- 
nale ;  on  le  surnomma  le  Mirabeau  hongrois. 

En  n92,  nouvellement  élu  député,  il  est  vite  convaincu  que  la  belle  ardeur 
de  1790  n'était  qu'un  feu  de  paille  et  que  le  Cabinet  de  Vienne  s'opposera 
toujours  aux  réformes  libérales.  Il  écrit  des  pasquinades,  dans  le  goût  vol- 
tairien,  contre  les  hommes  politiques  en  vue  et  surtout  contre  le  clergé.  Jusque 
là  il  avait  surtout  écrit  en  français,  maintenant  il  commença  à  cultiver  la 
langue  nationale,  mais  aucun  de  ses  ouvrages  écrits  en  magyar  n'a  pu  obtenir 
le  permis  d'imprimer.  La  censure  avait  même  frappé  de  son  veto  le  recueil 
de  vers  et  de  prose  qu'il  publia  en  français  (1781  ■.  La  Révolution,  les  exploits 
de  Bonaparte,  sa  marche  vers  la  gloire  ont  excité  en  P^ekete  un  enthousiasme 
très  vif,  enthousiasme  qu'il  exprime  dans  ses  Odes  restées  également  inédites. 
Elles  témoignent  des  sympathies  que  Napoléon,  avant  1809,  excita  en  Hongrie. 
Fekete  resta  voltairien  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours  (i),  les  cléricaux  ne  pouvaient 
le  lui  pardonner  et  parlaient  mystérieusement  de  certaines  fêtes  qu'il  donna 
à  Pest  et  dans  son  château  de  Fôth,  où  il  mourut  en  1803,  en  refusant  l'assis- 
tance de  l'Eglise. 

l.Les  réponses  sont  reproduites  dans  la  Corre*ponrf«/ice  de  Voltaire  ;OEi/m'es, 
tome  XLV,  n"^  6921,  6976,  7052,  tome  XLVI.  iSIo^  7228,  7389,  7471,  7717.  Voy.  en 
outre  tome  X  (Poésies  mêlées)  p.  583  :  «  A  M.  le  comte  Fekete  en  lui  envo- 
yant les  Scythes  »,  et  p.  593  où  Voltaire  lui  adresse,  avec  une  légère  variante, 
les  mêmes  vers  qu'au  prince  de  Beloselski. 

()).  C'est  également  dans  le  manuscrit  de  ses  Œuvres  mayyares  (p.  88)  qu'il  exprimé  son 
opinion  sur  l'ouvrage  de  Teleki  :  Essai  sur  la  faiblesse  des  Esprits  forts.  «  J'ai  ri  du  nain  qui 
avait  pris  les  armes  contre  ces  géants  »  (Voltaire  et  les  Encyclopédistes). 


140  l'école  française 

la  Pucelle  '  et  du  Balai  étaient  mon  catéchisme...  Malheureu- 
sement il  est  plus  aisé  d'atteindre  au  degré  de  libertinage  de 
ces  pièces  auxquelles  le  sage  môme  sourit  quelquefois,  qu'à 
leur  perfection.  »  Cependant  une  grande  partie  du  recueil  se 
lit  sans  que  le  bon  goût  soit  choqué.  Cela  est  léger,  badin, 
moqueur,  lestement  troussé  et  trahit  à  chaque  ligne  l'imita- 
teur de  modèles  français  bien  connus.  Ecoutez  Les  plaisirs  de 
la  vendange  : 

Sur  un  de  ces  coteaux 
Que  le  lac  Balaton  arrose  de  ses  eaux, 
S'élève  certaine  masure, 
Qui  ressemble  à  l'antre  aérien, 
Que  dans  ses  vers,  enfants  de  la  nature, 

Gresset  nous  peint  si  bien. 
Dans  ce  désert,  nouvel  anachorète 

Transplanté  je  ne  sais  comment,. 
Depuis  deux  joursje  fais  une  retraite. 
Qui  ne  manque  point  d'agrément  : 
Car  à  mes  pieds  comme  dans  une  chartreuse 
Je  ne  vois  point  ces  monstres  odieux 
Animer  les  plaideurs  au  Palais  captieux 
De  la  chicane  affreuse  ; 
De  bien  plus  doux  objets  frappent  ici  mes  yeux. 

Bacchus,  Silène,  Amour  et  les  Bacchantes 
Au  son  d'un  chalumeau  dansant  d'un  air  joyeux  ; 
Des  Faunes,  des  Sylvains,  des  Nymphes  innocentes, 
Qui  viennent  se  mêler  aux  Dieux. 
Mais,  où  m'égare  le  délire 
De  ce  poétique  tableau? 

Au  vrai  bornons  ma  lyre. 
Sans  peindre  plus  longtemps  le  beau. 
Ce  n'est  qu'une  simple  vendange, 
Où  Lisette  et  Colin 
Buvant,  dansant,  et  bravant  le  destin 
Vont  cuver  dans  la  grange 
Leur  amour  et  leur  vin. 


1.  La  traduction  (inédite)  de  la  Pucelle  se  trouve  à  la  Bibl.  du  Musée  natio- 
nal (Hung.  cet.  27.  —  492  pages)  Ax  Orleansi  szûz,  poéma  Voltér  franczia  ver- 
seibol  forditotla  magyarra  C.  Alethophilos.  1796. 


CHAPITRE    I  141 

Tu  vois,  chère  Chloris,  la  douce  fiction 
Dont  me  berçait  la  poésie  : 
Elle  change  souvent  l'absinthe  en  ambroisie  ; 
Mais  malgré  son  illusion 
Je  sens  couler  mes  larmes, 
Elle  ne  peut  soulager  ma  douleur. 
L'absence  ose  braver  ces  charmes 
Et  je  sens  loin  de  toi  s'accroître  mon  ardeur. 

Toujours  suivi  de  ton  image, 
Chloris,  rien  ne  saurait  l'arracher  de  mon  cœur, 
Je  t'aimerai  jusqu'au  sombre  rivage 
Où  habite  la  terreur. 
Car  mon  amour,  passant  l'Achéron  à  la  nage 
De  la  mort  même  ose  être  le  vainqueur. 

Une  grande  partie  de  ce  recueil  fut  soumise  à  Voltaire, 
par  Fekete,  dans  les  années  1766  à  1769.  La  première  lettre 
de  l'écrivain  magyar  au  patriarche  de  Ferney  est  trop  carac- 
téristique du  culte  qu'on  rendait  à  Voltaire,  en  Hongrie,  pour 
que  nous  puissions  nous  abstenir  de  la  citer  «  in  extenso  ». 

Vous  ne  serez  point  étonné  d'apprendre  que  votre  nom,  ce  nom  illus- 
tré par  tant  d'ouvrages,  qui  lui  assurent  bien  plus  sûrement  l'immorta- 
lité que  ne  seraient  les  conquêtes  les  plus  éclatantes,  soit  connu  aux 
deux  bouts  de  la  terre.  Si  l'on  se  souvient  encore  de  ces  fléaux  dont 
l'ambition  l'a  dévastée,  c'est  pour  les  abhorrer,  tandis  que  la  meilleure 
partie  des  hommes  ne  saurait  penser  à  vous,  Monsieur,  sans  être  saisi 
de  respect  et  de  reconnaissance. 

Qu'on  ouvre  ces  archives  de  la  raison  que  la  vraie  philosophie  vous  a 
dictées  et  que  vous  avez  su  embellir  de  tous  les  agréments  de  la  litté- 
rature, l'on  y  verra  cet  amour  de  l'humanité,  ce  désir  d'éclairer  vos 
semblables  qui  seuls  méritent  nos  hommages;  la  postérité,  juste  appré- 
ciatrice du  vrai  mérite,  comblera  les  vœux  de  vos  contemporains,  en 
vous  rendant  les  honneurs  que  tout  homme  raisonnable  vous  destine 
dans  le  fond  de  son  âme.  Et  des  lauriers  mérités  à  tant  de  titres,  fleu- 
riront, sans  doute,  à  jamais,  à  moins  que  les  lettres  et  les  beaux-arts  ne 
retombent  dans  la  barbarie,  dont  on  a  tant  de   peine  à  les  tirer. 

En  vain  l'envie  et  la  superstition  ont-elles  fait  siffler  leurs  serpents  sur 
votre  tête,  vous  avez  su  les  écraser,  Monsieur,  et  la  haine  des  sots  et 
des  tartufes,  en  les  couvrant  de  honte,  a  augmenté  votre  gloire. 

Il  y  a  longtemps  que  l'univers  admire  vos  talents  et  vos  divins 
ouvrages  (passez-moi  la  seule  épithète  qui  leur  convient).  Vous  avez  su 


142  l'école  française 

depuis  votre  retraite  faire  respecter  votre  coeur,  vous  ne  vous  y  bornez 
point  à  éclairer  les  hommes,  vous  les  soulagez,  Monsieur;  le  fruit  de  vos 
veilles  et  de  vos  travaux  ainsi  que  votre  patrimoine  sont  employés  au 
secours  de  vos  confrères,  les  humains  ;  la  différence  du  culte  ne  les 
exclut  pas  de  votre  bienfaisance.  Vous  avez  été  le  premier  qui  avez  osé 
dire  aux  hommes  qu'ils  étaient  frères,  malgré  quelques  variétés  dans 
leurs  opinions,  et  dans  ce  point  comme  dans  bien  d'autres,  vous  ajou- 
tez l'exemple  au  précepte. 

Si  jamais  mes  occupations  et  mon  emploi  me  permettent  de  faire  un 
voyage,  je  n'irai  point  admirer  les  belles  ruines  d'Italie,  ni  me  remettre 
pour  me  décrasser  entre  les  mains  des  friseurs,des  tailleurs  et  des  cor- 
donniers de  Paris.  Je  laisse  les  premiers  aux  Anglais  que  j'estime  mal- 
gré quelques  bizarreries  et  le  second  aux  lourds  Allemands  qui  ne  rap- 
portent jamais  que  des  ridicules  d'un  pays  qui  a  tant  de  bonnes  choses 
pour  se  les  faire  pardonner.  Le  but  de  mon  voyage  sera  bien  plus  noble  : 
j'irai  voir  ce  sage,  que  je  respecte  autant  que  je  l'admire;  ce  favori  des 
muses,  ce  philosophe  aimable  qui  devrait  être  immortel  comme  ses 
ouvrages  :  c'est  vous  enfin,  Monsieur,  que  j'irai  voir.  Votre  admirateur 
depuis  longtemps,  je  ne  date  mon  existence  que  du  moment  où  j'ai 
commencé  à  lire  vos  ouvrages. 

J'y  ai  puisé  le  goût  de  la  littérature  et  les  principes  d'une  philosophie 
épurée.  Votre  commerce  me  serait,  sans  doute,  bien  plus  utile  encore, 
mais  attaché  par  des  nœuds  solides  à  une  Cour,  qui  m'a  comblé  de  bien- 
faits dès  ma  naissance,  je  suis  presque  réduit  à  de  vains  souhaits  pour 
le  bonheur  de  vous  voir.  Permettez  donc,  Monsieur,  qu'en  attendant 
une  occasion  heureuse  de  vous  présenter  ses  respects,  un  H(ongrois) 
prenne  la  liberté  de  vous  envoyer  quelques  essais  de  poésie  française. 
C'est  une  témérité,  sans  doute,  à  un  Scythe  d'avoir  osé  faire  des  vers 
dans  une  langue  étrangère,  et  n'en  est-ce  pas  une  plus  grande  encore 
d'oser  les  envoyer  au  Roi  des  Poètes  français?  Vous  avez  toujours  pro- 
tégé, Monsieur,  les  jeunes  gens,  qui  grimpent  le  chemin  raboteux  du 
Parnasse. 

N'avoir  que  vingt-six  ans,  serait  peut-être  un  titre  pour  mériter  votre 
indulgence  :  mais  sans  vouloir  me  prévaloir  de  ma  jeunesse  qui  ne  doit 
pas  faire  pardonner  de  mauvais  vers  aux  yeux  du  grand  homme  qui  fit 
son  Œdipe  à  vingt  ans,  j'ai  un  motif  bien  différent  en  vous  présentant 
ces  bagatelles;  c'est  le  désir  de  me  corriger  de  la  manie  de  rimer. 
L'amour  propre  est  un  dangereux  conseiller!  Quand  vous  aurez  eu  la 
bonté  de  me  dire,  que  vous  n'y  découvrez  aucune  pente  à  la  poésie, 
Aucune  trace  de  ce  feu  et  de  cet  enthousiasme  qui  est  l'empreinte  du 
génie,  cette  décision  sera  sans  appel  pour  moi  et  je  n'oserai  plus  m'amu- 
ser  à  une  chose  à  laquelle  vous  croirez  que  je  ne  réussirai  jamais!  Si 
contre  mon  attente  (ce  n'est  pas  l'orgueil  d'auteur  déguisé  en  modestie 


CHAPITKE    ï  143 

qui  me  dicte  ce  langage)  vous  trouvez  ces  bagatelles  passables,  votre 
suffrage  me  servira  d'aiguillon,  (Dieu  sait  que  nous  en  avons  besoin  dans 
un  pays  oîi  on  n'ose  encore  cultiver  les  lettres  qu'en  cachette,  ce  goût 
donnant  un  ridicule  dans  la  société)  et  je  parviendrai  peut-être,  animé 
par  vous,  à  faire  moins  mal  à  l'avenir.  Je  vous  supplie  donc,  Monsieur, 
de  daigner  me  mander  votre  sentiment  sur  ces  niaiseries.  C'est  dérober 
sans  doute  des  moments  précieux  à  l'univers,  que  de  vouloir  que  vous 
les  lisiez.  Tous  les  vôtres  sont  comptés  pour  son  utilité,  ou  pour  son 
plaisir;  mais  je  ne  saurais  résister  à  l'envie  de  soumettre  mes  rimail- 
leries  à  votre  jugement.  C'est  le  seul  but  que  j'aie,  car  j'ose  vous  supplier 
de  ne  faire  aucun  usage  de  mes  vers  quand  bien  me'me  ils  vous  paraî- 
traient médiocres  :  je  me  suis  proposé  de  fuir  toujours  l'éclat.  Votre 
sentiment  est  tout  ce  qui  m'intéresse,  Monsieur,  pour  être  sûr  que  je  ne 
le  dois  qu'à  votre  justice  et  pour  que  la  politesse  ne  vous  fasse  pas  miti- 
ger  votre  arrêt,  je  ne  signe  point  cette  lettre.  Pardonnez  ce  détour,  Mon- 
sieur, à  un  de  vos  plus  sincères  admirateurs  et  soyez  persuadé  de  la 
vénération  d'un  homme  que  vous  connaîtrez  peut-être  plus  particulière- 
ment à  l'avenir,  mais  qui  vous  supplie  aujourd'hui  de  lui  permettre  qu'il 
ne  se  dise.  Monsieur,  que  votre  très  humble  et  obéissant  serviteur. 

.  L'Inconnu. 

La  plupart  de  ces  vers  ont  eu  l'amour  pour  objet;  j'ai  osé  quelquefois 
traiter  d'autres  matières  moins  frivoles,  mais  j'attends  une  occasion 
plus  sûre.  Monsieur,  pour  vous  les  envoyer  avec  quelques  essais  de  prose. 
Permettez,  en  attendant,  que  je  profite  de  celle-ci,  pour  participer  à  une 
action  si  digne  de  vous  et  de  l'humanité,  en  soulageant  selon  mes 
facultés  les  Sirvens  malheureux  que  le  glaive  de  la  superstition  per- 
sécute avec  atrocité  dans  un  siècle  qui  paraissait  être  assez  éclairé,  pour 
nous  mettre  à  l'abri  de  ces  coups. 

Cette  famille  languirait,  sans  doute,  dans  la  plus  cruelle  misère,  sans 
vous.  Monsieur,  qui  daignâtes  lui  accorder  un  asile  et  une  protection 
assez  puissante  pour  entraîner  celle  de  quelques  Rois  que  votre  exemple 
a  animés  à  l'être  en  effet.  Daignez  remettre  aux  Sirvens,  cette  bagatelle 
de  la  part  d'un  particulier  qui  se  croit  trop  heureux  de  pouvoir  employer 
son  superflu  à  secourir  l'innocence  persécutée. 

Voltaire  très  sensible  à  ces  éloges  répondit,  le  24  juin  1767  : 

«  Celui  qui  a  été  assez  heureux  pour  recevoir  du  noble  inconnu  un 
recueil  de  vers  pleins  d'esprit  et  de  grâce,  présente  sa  respectueuse 
estime  à  l'auteur  de  tant  de  jolies  choses.  Il  admire  comment  l'inconnu 
peut  écrire  si  bien  dans  une  langue  étrangère.  Il  admire  encore  plus  la 


144  L  ÉCOLE   FRANÇAISE 

f^énérosité  de  son  cœur.  On  serait  heureux  de  pouvoir  jouir  de  la  con- 
versation d'un  jeune  homme  d'un  mérite  si  rare.  On  n'ose  pas  s'en 
flatter,  on  connaît  quels  sont  les  liens  des  devoirs  et  des  plaisirs.  Il 
n'appartient  qu'aux  souverains  et  aux  belles  de  jouir  du  bonheur  de  le 
posséder.  Quand  il  voudra  se  faire  connaître,  on  lui  gardera  le  secret. 
En  attendant  on  bénira  le  ciel  d'avoir  produit  des  Messala  et  des  Catulle 
dans  le  pays  où  l'on  prétend  que  les  compagnons  d'Attila  s'établirent.  » 

Fekete  continue  à  envoyer  des  vers  en  les  accompagnant 
de  quelques  fûts  de  vin  de  ïokay,  «  qui  est,  dit  Voltaire, 
après  vos  vers  et  votre  prose  ce  que  j'aime  le  mieux  »  ;  il 
corrige,  comme  il  l'avait  fait  jadis  pour  Frédéric  II,  quel- 
ques-unes de  ses  poésies  *  et  prie  le  poète  magyar  de  ne  pas 
le  combler  de  tant  de  bon  vin.  «  Je  reçois  les  vers  avec  le 
plus  grand  plaisir,  mais  je  suis  honteux  de  tant  de  vin  ». 
Voltaire  lui  fait  hommage  de  sa  tragédie  Les  Scythes  en  lui 
adressant  les  vers  suivants  : 

Un  descendant  des  Huns  veut  voir  mon  drame  Scythe  ; 
Ce  Hun,  plus  qu'Attila  rempli  d'un  vrai  mérite, 
A  fait  des  vers  français  qui  ne  sont  pas  communs. 
Puissiez-vous  dans  les  miens  en  trouver  quelques-uns 
Dont  jamais  au  Parnasse,  Apollon  ne  s'irrite  ! 
Ceux  qu'on  rime  à  présent  dans  la  Gaule  maudite 

Sont  bien  durs  et  bien  importuns. 
Il  faut  que  désormais  la  France  vous  imite  : 
Nos  rimeurs  d'aujourd'hui  sont  devenus  des  Huns. 

Outre  ces  deux  volumes,  Fekete  publia,  en  1787,  VEsquisse 
d'un  tableau  mouvant  de  Vienne^  où  il  passe  en  revue  les 
différentes  classes  de  la  société  :  noblesse,  clergé,  fonction- 
naires, puis  l'Université  qui  devrait,  selon  lui,  accueillir  les 
protestants;  les  écoles,  les  spectacles,  les  promenades  et  les 
environs,  comme  Schonbrunn,  Laxenbourg,  Baden. 

Fekete  n'est  pas  tendre  pour  les  Viennois  dans  lesquels  il 
voit  «  l'alliage  de  la  bigoterie  la  plus  superstitieuse  à  la 
débauche  la  plus  crapuleuse  »  ;  les  dames  ne  sont  pas  mieux 

•  1.  Lettre  du  4  avril  17C8. 


CHAPITRE    I  145 

traitées  et  le  clergé,  comme  dans  ses  autres  ouvrages,  est 
accusé  des  pires  méfaits.  Il  parle,  par  contre,  avec  beaucoup 
d'égards  de  Sonnenfels,  de  Denis,  de  Blumauer,  de  Born  *  et 
surtout  du  prince  de  L(igne),  «  le  chevalier  de  Grammont 
de  notre  siècle,  aussi  brave,  aussi  aimable,  aussi  unique  dans 
son  genre;  qui  a  par  dessus  son  original  le  mérite  d'écrire, 
en  prose  et  en  vers,  comme  Ghaulieu  et  Voltaire  ». 

Le  volume  inédit  de  poésies  et  de  prose,  conservé  à  la 
Bibliothèque  de  l'Académie  hongroise  ^  se  compose  en 
grande  partie  d'épîtres,  de  poésies  de  circonstance,  de  quel- 
ques pièces  adressées  à  Napoléon,  qui  montrent  clairement 
que  le  «  premier  consul  de  la  République  »,  malgré  les  échecs 
infligés  à  l'Autriche,  était  l'idole  des  écrivains  et  de  tous 
ceux  qui  voulaient  une  Hongrie  indépendante  ^;  il  contient. 


1.  Ignace  Born,  un  des  plus  grands  géologues  de  son  temps  dont  les  travaux 
sur  les  mines  de  Selmecz  étaient  universellement  connus. 

2.  Œuvres  posthumes  du  Comte  Jean  Fekete  de  Galantha.  M.  Irod.  (Litt. 
hongr.)î  n»  83.  —  164  pages. 

3.  On  trouve  quatre  pièces  glorifiant  Napoléon  dans  le  manuscrit  :  Au 
premier  Consul  de  la  République  (p.  56)  ;  Sur  les  dangers  que  le  premier  Con- 
sul a  courus  (p.  58)  ;  Sur  VÉgypte  (p.  61)  ;  Au  premier  Consul  (p.  63).  Nous 
reproduisons  la  première,  à  titre  de  document. 

Héros  !  qui  sut  braver  la  rage  d'Amphitrite, 

Ainsi  que  les  Argus  de  ces  fiers  tyrans, 

Comme  Jules  César,  que  tout  obstacle  irrite, 

Tu  revins  pour  fixer  les  succès  éclatants. 

Que  pendant  ton  absence  a  souillé  l'ineptie 

De  lâches  généraux,  d'avides  directeurs  ; 

Une  seconde  fois,  tu  sauves  la  patrie, 

Ravivant  l'union,  la  gloire  dans  les  cœurs. 

La  Vendée  par  toi  se  retrouve  tranquille. 

Sans  que  des  flots  de  sang  y  fussent  répandus; 

L'innocent  émigré  rentre  dans  son  asile 

Sans  craindre  des  bourreaux  les  glaives  suspendus  ; 

Le  trésor  sans  crédit  manquait  de  numéraire  ; 

Sans  armes,  en  lambeaux,  on  voyait  les  guerriers  ■ 

Redemandant  enfin  leur  modique  salaire 

Pâles  et  décharnés  oublier  leurs  lauriers. 

Tu  vins  !  l'ordre  aussitôt  s'établit  en  finance, 

Les  arsenaux  sont  pleins  d'armes  et  de  canon 

Et  le  nouveau  signal  de  la  victoire  en  France, 

10 


146  l'école  française 

en  outre,  une  pièce  intitulée  :  Au  poète  Lebrim^  sur  la  paix, 
le  1"  novembre  1801  ;  puis  des  «  Petites  réflexions  sur  dos 
objets  plus  ou  moins  petits  à  l'usage  de  mes  petits  »  où  il 
inculque  à  son  fils  les  principes  d'Helvétius  ;  plusieurs  notes 
sur  l'histoire  contemporaine  et  les  gens  de  la  Cour  qu'il  a 
pu  observer  à  Vienne.  Tout  ce  volume  fut  écrit  à  Fôth,  près 
de  Pest  : 

«  Loin  du  fracas  tumultueux  des  villes 
Où  l'on  se  livre  aux  bassesses  serviles 


Par  cent  bouches  redit  est  désormais  ton  nom. 

Avec  enthousiasme  au  combat  on  s'apprête. 

Les  braves  vétérans  ranimés  à  ta  voix 

Oublient  tous  leurs  maux  et  quittent  leur  retraite 

Pour  guider  la  jeunesse  à  de  nouveaux  exploits. 

Des  Alpes  tu  franchis  la  froide  Bavière, 

Foulant  six  pieds  de  neige,  ainsi  que  tes  soldats  ; 

L'ennemi  qui  te  croit  cent  lieux  en  arrière. 

Avise  ta  présence  aux  plans  de  tes  combats. 

Par  un  gentil  bon  mot  tu  fixes  la  victoire, 

Sur  le  champ  de  bataille,  on  replace  ton  lit. 

Donne  au  monde  la  paix,  au  comble  de  ta  gloire 

Et  tout  est  arrivé,  connue  tu  l'avais  dit. 

L'auguste  vérité,  sans  basse  flatterie, 

Pour  te  rendre  justice  a  su  dicter  ces  vers, 

Car  même  dans  le  chef  dune  armée  ennemie 

J'admire  le  grand  homme  aux  yeux  de  l'Univers. 

Mais  luttant  avec  toi,  si  contre  ta  fortune 

J'avais  dû  succomber  sans  obtenir  la  mort 

Avec  d'autres  ma  chance  aurait  été  commune, 

Et  malgré  tes  talents  je  m'en  prenais  au  sort. 

Si  pourtant  quelque  hasard  meut  donné  la  victoire 

Quand  elle  aurait  été  scellée  de  mon  sang, 

De  tous  les  généraux  je  ternissais  la  gloire 

Eugène  et  Villars  m'eussent  cédé  le  rang. 

Éloigné  des  combats  par  l'inique  cabale 

J'admire  ta  valeur  et  sais  l'apprécier, 

Mais  ne  te  craindrais  pas  à  troupe  et  force  égale 

Ayant  approfondi,  comme  toi,  mon  métier. 

Pardonne  au  vieux  guerrier  cette  fanfaronnade, 

Et  sois  sûr  qu'il  mourrait  plutôt  que  de  céder. 

Car  il  ne  fut  jamais  un  soldat  de  parade 

Et  difficilement  se  laisse  intimider. 


CHAPITRE    I  147 

De  Fétiquette  et  n'a  pour  tout  plaisir 
Que  d'en  sortir  le  plus  vif  désir. 
Loin  de  ceux  dont  l'unique  mérite   - 
N'est  que  leur  rang,  sans  que  rien  nous  invite 
A  confirmer  un  choix  souvent  bizarre 
Presque  toujours  l'effet  d'un  pur  hasard.  » 

Voilà  comment  on  rimait  en  français,  il  y  a  un  siècle  aux 
bords  du  Danube. 


XIII 


Bessenyei,  retiré  sur  la  puszta,  fut  vite  oublié.  Sa  succes- 
sion fut  prise  par  Joseph  Péczeli  qui  a  consacré  sa  vie  si 
courte  au  relèvement  littéraire  de  son  pays.  Le  soldat  fut 
remplacé  par  le  pasteur.  Avec  des  ressources  modiques  Pé- 
czeli a  soutenu  vaillamment  une  lutte  de  huit  ans,  faisant 
imprimer  livre  sur  livre,  fondant  une  des  premières  revues 
littéraires  et  scientifiques,  s'adressant  aux  seigneurs  pour 
leur  inspirer  le  goût  de  la  littérature,  stimulant  les  travail- 
leurs qui  se  groupaient  autour  de  lui  \ 

\.  Péczeli  naquit,  en  l'oO,  d'une  famille  noble  mais  pauvre,  à  Putnok,  où 
son  père  était  pasteur.  11  reçut  son  instruction  à  Debreczen  où  le  professeur 
Jean  Varjas  s'intéressa  à  lui  et  dont  il  épousa  la  fille.  Péczeli  apprit  dès  le 
collège  le  latin,  l'hébreu,  l'arabe,  le  français,  l'anglais  et  l'allemand.  Ses 
études  terminées  il  passa  par  Leipzig  et  léna,  pour  se  fixer  à  Berne  où  le  pro- 
fesseur de  théologie  Stapfer  se  montra  fort  content  de  ses  progrès.  De  1779  à 
1781,  il  fut  étudiant  à  Genève  et  entra  en  relations  avec  Horace  Saussure  qui 
lui  offrit  le  préceptorat  de  son  fils,  et  lui  ouvrit  sa  bibliothèque  ;  le  goût  que 
Péczeli  montra  plus  tard  pour  les  sciences  date  de  cette  époque.  Les  lettres  de 
Saussure  (i)  prouvent  que  le  grand  savant  estimait  fort  le  jeune  pasteur,  qui 
prêchait  alors  en  latin  et  on  français.  En  1782  Péczeli  quitte  Genève  et  va  à 
Utrecht  où  il  subit,  devant  le  Synode,  son  examen  de  théologie  (1783).  Plu- 
sieurs certificats  très  flatteurs  attestent  son  talent  d'orateur,  son  art  de  la  con- 
troverse. Aussi  quelques  communautés  hongroises  s'empressèrent-elles  de  le 
rappeler,  mais  il  n'accepta  pas  d'emploi  avant  d'avoir  complètement  satisfait 
à  son  désir  d'étudier,  et  c'est  après  cinq  ans  d'absence  qu'il  revint  en  Hon- 

(1).  Correspondance,  (inôdilc)  de  P(''CzoIi  à  la  Bibl.  do  l'Acadômie  hongroise.  M.  Ii'od.  (Litl. 
Iioiifcr.).  No»  li3  et  lis.  La  plu|)arl  de  ces  Lettres  sont  écrites  en  français. 


148  L  ÉCOLE    FRANÇAISE 

Comme  le  groupe  littéraire  auquel  il  appartient,  Péczeli 
a  voulu  surtout  agir  par  des  traductions  et  des  imitations  et, 
comme  Bessenyei,  il  s'attache  surtout  aux  œuvres  de  Vol- 
taire. Quoique  pasteur,  il  suit  ces  vaillants  combattants,  les 
premiers  soldats  de  la  renaissance  littéraire.  Et  cela  ne  pré- 
sente rien  d'anormal  en  Hongrie  oh  la  nationalité  prime 
tout,  même  la  religion.  Certes,  les  protestants  ont  lutté  durant 
trois  siècles  pour  leur  foi  et  cependant  lorsque  les  plus  intel- 
ligents s'adonnent  à  la  tâche  de  créer  une  littérature  natio- 
nale, c'est  à  la  France  catholique  et  voltairienne  qu'ils 
s'adressent  plutôt  qu'à  l'Allemagne  protestante.  Les  Hongrois 
avaient  déjà  eu  l'occasion  d'apprécier  lors  de  la  Réforme  les 
services  que  la  France  pouvait  leur  rendre  et,  lorsqu'il  s'agit 
de  littérature,  c'est  vers  nous  que  se  tournent  les  descendants 
de  ceux  qui,  au  cours  du  xvi"  et  du  xvii^  siècles,  ont  lutté 
pour  leur  foi  et  leur  indépendance.  Péczeli  est  de  la  même 
lignée  qu'Albert  Molnâr  et  Jean  Cseri  d'Apâcza. 

Les  traductions  de  Péczeli  sont  de  valeur  inégale.  La  pre- 
mière, Zaïre,  traduite  en  vers  et  dédiée  à  Joseph  Teleki, 
parut  en  1784.  Cette  traduction  des  plus  réussies  ne  servit 
jamais  à  la  scène,  mais  elle  exerça  une  influence  littéraire 
très  considérable.  Teleki  écrit  à  ce  sujet  à  l'auteur  : 

«  Elle  me  fit  presque  autant  de  plaisir  que  son  original  aurait  pu  en 
faire  à  un  grand  sultan  galant,  si  un  pacha  de  Hongrie  dans  le  siècle 
passé,  lui  en  avait  fait  présent  pour  enrichir  son  sérail.  Oui,  Monsieur, 
je  fus  tout  Orosman  pour  votre  Zaïre.  Elle  est  réellement  si  belle,  que 
ce  pauvre  sultan  est  bien  excusable  d'en  avoir  été  un  peu  jaloux.  Il  a 
prévu,  sans  doute,  que  sa  Zaïre  soutiendra  bien  la  grande  épreuve  des 


grie.  Une  des  communautés  calvinistes  les  plus  anciennes  du  pays,  celle  de 
Komârom  (Comorn),  l'avait  nommé  pasteur.  La  tâche  qui  l'y  attendait  était 
assez  lourde.  Le  tremblement  de  terre  de  1783  avait  détruit  l'ancienne  église 
et  le  jeune  pasteur  dut,  outre  l'accomplissement  des  devoirs  de  sa  charge, 
outre  la  continuation  de  ses  travaux  littéraires,  s'occuper  de  hâter  la  recon- 
struction de  la  nouvelle  église.  Cet  incessant  labeur  mina  sa  santé  ;  il  suc- 
comba en  1792  à  l'âge  de  42  ans.  La  communauté  prit  soin  de  sa  veuve  et  de 
ses  enfants  dont  l'un,  Joseph,  se  fit  un  nom  comme  historien.  —  Voy.  sur 
Péczeli,  la  biographie  de  S.  Takâts,  à  la  suite  de  l'édition  des  Fables,  1887. 


CHAPITRE    I  149 

véritables  beautés  et  paraîtra  belle  dans  tous  les  ajustements  possibles. 
Vous  l'avez  assez  fait  voir  et  il  faut  convenir  qu'en  l'habillant  à  la  hon- 
groise, vous  avez  su  très  bien  assortir  à  sa  beauté  son  nouvel  ajuste- 
ment *.  » 

Trois  autres  pièces  :  Mérope^  Tancrède  (1789)  et  Alzire 
(1790),  furent  traduites  en  prose  et  jouées  par  les  premières 
troupes  hongroises. 

En  1786,  Péczeli  donna  la  Henriade^  une  des  meilleures 
traductions  du  xvni^  siècle,  dont  l'intluence  sur  les  poètes 
épiques  se  lit  sentir  très  longtemps  ^ 

Toutes  ces  traductions,  accompagnées  de  lettres  touchantes 
(en  français  pour  la  plupart),  furent  envoyées  aux  grands  sei- 
gneurs, aux  Pâlffy,  Sztârai,  Teleki,  Orczy,  Podmaniczky, 
Râday,  Almdssy,  Esterhâzy,  Uadik,  Pronay  et  Karolyi,  à 
cette  société  voltairienne  qui,  sauf  de  rares  exceptions  ^  se 
délectait  de  ces  œuvres  sans  se  résoudre  à  croire  que  l'idiome 
hongrois  serait  jamais  apte  à  rendre  les  beautés  de  l'original. 
Péczeli  veut  leur  prouver  que  cette  langue  peut  être  «  ornée 
et  polie  »  comme  les  autres  et,  jetant  un  coup  d'œil  sur  la 
littérature  allemande,  il  constate  qu'il  y  a  cinquante  ans  elle 
était  aussi  très  pauvre  : 

«  Il  n'y  avait  pas  un  romancier,  fabuliste  ou  poète  de  quelque  valeur. 
Beaucoup  d'Allemands,  comme  Leibnitz  et  Euler,  avaient  écrit  leurs 
ouvrages  en  français,  parce  que  les  livres  allemands  ne  trouvaient  pas 
de  lecteur.  L'Académie  de  Berlin  publiait  ses  Mémoires  en  français. 
Dans  les  grandes  villes  les  nobles  ne  parlaient  l'allemand  que  tout  bas, 
tandis  que  le  français  retentissait  partout  comme  s'il  avait  vaincu 
l'idiome  national.  Et  maintenant  !  au  bout  de  cinquante  ans,  à  quelle 
hauteur  la  littérature  allemande  n'est-elle  pas  arrivée  !  D'autres  nations 
commencent  même  à  lui  être  redevables.  Qui  sait,  mes  chers  compa- 
triotes, si  nous  ne  pouvons  aller  jusque  là  dans  cinquante  ans  !  )> 

1.  Lettre  inédite  du  21  sept.  n84  (en  français). 

2.  Une  deuxième  édition  (chose  rare  pour  l'époque)  parut  en  1792. 

3.  Dans  la  Correspondance  se  trouve  un  billet  du  comte  Antoine  Karolyi  daté 
de  Vienne,  27  févr.  1788,  où  nous  lisons  :  «  Je  souhaiterais  que  cet  auteur  (Vol- 
taire) fût  tout  à  fait  ignoré  de  vous  et  le  monde,  pour  ne  pas  empoisonner  le 
monde  et  ma  nation  encore  innocente  »  (en  français).  Ce  Karolyi  était  un 
homme  fort  pieux.  Voy.  Gellért  :  Auyos  Pcil,  p.  50. 


150  l'école  fuamçaise 

C'était  là  un  beau  rêve  qui  devait  se  réaliser  en  partie.  Pour 
Péczeli,  la  grande  question  était  d'intéresser  les  magnats,  le 
haut  clergé  et  avec  eux  la  Cour  à  la  cause  delà  langue  natio- 
nale. Il  n'hésite  pas  à  leur  dédier  les  traductions  auxquelles 
il  consacre  ses  veilles  et  son  argent  ;  il  trouve  des  accents 
émus  pour  leur  parler  de  l'état  précaire  de  la  langue,  des 
moyens  de  la  relever  et  delà  faire  aimer. 

«  Imaginez-vous,  écrit-il  à  Orczy,  que  notre  chère  langue,  comme 
une  veuve  privée  de  tout,  se  jette  à  vos  pieds  dans  son  chagrin  profond. 
Avec  ses  lèvres  tremblantes,  ses  paroles  entrecoupées  de  sanglots  et  de 
larmes,  elle  se  plaint  de  ses  enfants,  de  ces  hauts  dignitaires  qui,  mal- 
gré leurs  mérites,  permettent  qu'on  Fexile  de  son  propre  pays. . .  La 
lecture  de  ce  livre  *  vous  prouvera  que  cette  langue  peut  exprimer  d'une 
manière  concise  et  intelligible  les  pensées  les  plus  profondes.  Elle  fera 
comprendre  aux  vrais  patriotes  combien  est  fausse  l'accusation  que  son 
parler  saccadé  puisse  blesser  les  belles  lèvres  de  nos  comtesses  et  de 
nos  baronnes,  si,  dans  leurs  conversations,  elles  voulaient  s'en  servir.  « 

Dans  une  lettre,  en  français,  au  môme  Orczy  il  dit  en  lui 
envoyant  un  exemplaire  de  la  Henriade  : 

«  Vous  pouvez  voir  dans  cet  ouvrage,  combien  notre  langue  est  belle, 
touchante,  pathétique  et  à  quel  point  elle  est  digne  d'être  enrichie  et 
embellie  par  les  soins  de  tous  les  vrais  patriotes.  Mais  outre  cela,  vous 
verrez  avec  bien  du  plaisir  dans  la  bravoure  de  Bourbon  comme  dans 
un  miroir,  votre  propre  valeur  et  dans  sa  clémence  votre  bon  caractère.  » 

Voilà  à  quelles  flatteries  et  à  quelles  courbettes  les  écri- 
vains d'alors  en  étaient  réduits  pour  faire  passer  ces  traduc- 
tions dont  les  frais  retombaient  sur  eux. 

Quant  aux  principes  que  Péczeli  a  suivis  pour  ses  traduc- 
tions, il  s'en  explique  dans  la  Préface  de  la  Henriade  : 

«  J'y  ai  suivi,  dit-il,  cette  noble  liberté  dont  se  servent  les  traducteurs 
anglais  et  français  ;  dont  s'est  servi  Pope  en  traduisant  Homère,  Lelour- 
neur  en  traduisant  Young.  J'ai  suivi  les  sages  préceptes  que  d'Alem- 
bert  donne  à  ce  sujet.  Ce  grand  philosophe  nous  conseille,  entre  autres 

1.  C'était  la  traduction  des  Nidis  de  Young  (1787). 


CHAPITRE    I  ISl 

choses,  de  lutter  avec  Toriginal  en  véritables  combattants  ;  nous  devons 
composer  un  ouvrage  aussi  beau,  même  plus  beau  que  celui  des  écri- 
vains que  nous  traduisons.  Ai-je  atteint  ce  but  ou  non?  les  dignes 
patriotes  qui  ont  habité  longtemps  l'étranger  et  y  ont  appris  le  fran- 
çais en  jugei^ont  ;  eux,  qui  persistent  dans  cette  fausse  opinion  qu'il  est 
impossible  à  un  pauvre  Hongrois  d'atteindre  le  poète  français  orné  de 
toutes  les  couronnes  des  Muses.  » 

Malgré  ce  principe  d'une  traduction  libre,  principe  accepté 
et  pratiqué  d'ailleurs  par  toute  Y  École  française,  les  traduc- 
tions de  Péczeli  sont  assez  fidèles  pour  le  fond  comme  pour 
la  forme.  Sa  Zaïre,  ne  montre  aucune  suppression  notable  ; 
ses  alexandrins,  pour  la  plupart,  coulent  avec  aisance,  sa 
langue  est  très  pure  en  comparaison  de  celle  des  autres  tra- 
ducteurs ^  Quant  à  la  Henriade,  c'est  un  travail  fort  réussi 
pour  l'époque  ^.  Péczeli  suit  l'original  pas  à  pas  et  ne 
semble  guère  se  préoccuper  des  préceptes  de  d'Alembert.  Il 
se  souvient  seulement  de  temps  en  temps  qu'il  est  pasteur. 
Ainsi,  chant  IX,  après  les  vers  :  «  C'est  toi,  tu  t'en  souviens, 
toi  dont  la  main  fatale  |  Fit  tomber  sans  effort  Hercule  aux 
pieds  d'Omphale  »  ;  il  ajoute  un  exemple  tiré  de  la  Bible  : 
«■  Tu  as  livré  facilement  ce  fort  Samson  dès  que  tu  l'avais 
endormi  sur  le  sein  de  Dalila  ».  Une  seule  fois  il  s'est 
écarté  complètement  de  son  texte.  C'est  au  chant  X,  dans  la 
prière  de  Saint-Louis.  En  guise  d'excuse  il  ajoute  la  note 
suivante  : 

0  Cette  prière  diffère  de  celle  de  l'original,  mais  que  le  lecteur  juge 
si  je  ne  mets  pas  des  paroles  plus  convenables  dans  la  bouche  d'un 
saint  que  le  poète  français  ne  l'a  fait.  Quand  nous  prions,  il  ne  faut  pas 
nous  exprimer  comme  Voltaire  ^,  il  ne  faut  pas  croire  qu'un  saint  du 


1.  11  n'y  a  que  deux  termes  étrangers  dans  toute  la  tragédie  :  héros  et 
virtus. 

2.  Voy.  la  comparaison  de  la  traduction  de  Péczeli  avec  celle  de  Szilâgyi 
(1789),  par  Vende,  dans  E.  Philol.  K.,  1899. 

3.  «  Vois  ce  roi  trioDiphant,  ce  foudre  de  la  guerre  —  L'exemple,  la  terreur 
et  l'amour  de  la  terre  ;  —  Avec  tant  de  vertus,  n'as-tu  formé  son  cœur  —  Que 
pour  l'abandonner  aux  pièges  de  l'erreur.  » 


if)2  l'école  française 

Paradis  est  encore  fanatique .  Seuls  les  pèlerins  de  notre  sombre  vallée 
sont  ignorants,  partant  fanatiques.  Un  saint  comprend  dans  toute  leur 
force  les  paroles  du  Seigneur  :  «  On  vous  reconnaîtra  comme  mes  dis- 
ciples si  vous  vous  aimez  les  uns  les  autres,  car  au  Ciel  il  n'y  aura  place 
ni  pour  la  foi  ni  pour  l'espérance,  mais  seulement  pour  l'amour.  »  Le 
poète  n'aurait  pas  dû  mettre  dans  la  bouche  de  Bourbon  une  prière 
coupable  tant  qu'il  reste  dans  la  religion  réformée,  car  c'est  contraire 
aux  choses  célestes.  Puis,  je  crois,  que  la  nature  du  poème  épique  exige 
le  changement  que  je  me  suis  permis.  Dans  tout  le  poème,  Bourbon  est 
présenté  comme  un  héros  orné  de  beaucoup  de  vertus  ;  la  Ligue,  au 
contraire,  est  décrite  avec  des  couleurs  sombres  comme  travaillant  avec 
les  démons  de  l'Enfer.  AuX^  chant,  c'est  pourtant  la  Ligue  qui  est  vic- 
torieuse et  elle  pouvait  dire  à  son  excuse,  qu'elle  n'avait  pas  d'autre 
but  que  la  conversion  de  Bourbon.  Pourquoi  peindre  alors  la  Ligue 
avec  des  couleurs  si  terribles?» 

Ces  légers  changements  n'altèrent  en  rien  la  marche  de  ce 
poème,  qui  fut  considéré  longtemps  en  Hongrie,  comme  un 
modèle.  Péczeli  a  surtout  bien  rendu  les  scènes  pathétiques 
et  celles  où  Voltaire  exprime  des  idées  philosophiques. 

Cette  traduction  fut  accueillie  avec  enthousiasme  par  la 
noblesse  et  le  clergé.  La  lettre  que  le  chancelier  du  royaume, 
Charles  Palfîy,  adressa  au  traducteur  fit  grand  bruit  *  ;  le 
piariste,  Bernard  Benyàk,  alors  seul  professeur  qui  ensei- 
gnât la  philosophie  en  magyar,  se  sent  tout  heureux  de  voir 
Voltaire  qui  brille  dans  tout  l'univers,  communiquer  ses 
idées  sublimes,  ses  réflexions  spirituelles  à  ceux  qui  ne 
parlent  que  le  magyar.  Il  souhaite  que  cette  traduction  fasse 
disparaître  la  fausse  opinion  qu'on  a  des  Hongrois  et  de  leur 
langue. 

1.  Elle  est  écrite  en  français  et  fut  reproduite  par  Kazinczy  en  tête  de  sa 
revue  Orpheus,  t.  T,  1790.  Cette  reproduction  n'est  pas  tout  à  fait  exacte;  l'ori- 
ginal se  trouve  dans  la  Correspondance  {n°  143)  et  débute  ainsi  :  «  Monsieur,  je 
suis  bien  sensible  à  l'attention  que  vous  avez  eue  de  m'envoyer  la  traduction 
que  vous  avez  fait  de  la  Ilenriade;  j'ai  trouvé  en  la  parcourant  que  vous  avez 
très  bien  rendu  les  idées  de  l'homme  célèbre  qui  nous  a  donné  ce  charmant 
poème.  Vous  faites  bien  voir,  comme  notre  langue  est  riche  et  qu'elle  ne  le 
cède  à  aucune  pour  la  force  des  expressions.  Vous  venez,  Monsieur,  d'enrichir 
la  littérature  hongroise  d'un  ouvrage  qui  fera  honneur  à  la  patrie  et  qui  vous 
mérite  tous  les  suU'rages  de  vos  compatriotes  »  (Vienne,  le  19  mai  1187). 


CHAPITRE    I  *  153 

Les  principes  assez  larges  de  la  traduction  poétique  que 
Péczeli  avait  établis  d'après  d'Alembert  furent  restreints  par 
le  critique  le  plus  pénétrant  de  l'époque,  Jean  Bacsanyi  qui 
disait  dans  son  Musée  hongrois  *  :  «  La  traduction  est  excel- 
lente si  nous  traduisons  l'original  mot  à  mot  et  s'il  se  peut 
dans  le  même  ordre,  car  une  bonne  version  doit  ressembler 
à  la  copie  d'un  tableau  où  l'on  ne  doit  pas  omettre  ou  chan- 
ger le  moindre  trait  )>.  Mais  vers  la  fin  du  xvm^  siècle  on 
n'était  pas  encore  arrivé  à  cette  perfection.  Ce  n'est  que 
pendant  la  période  suivante  que  des  poètes  comme  Vôrôs- 
marty,  Arany  et  Charles  Szâsz  ont  pu,  grâce  à  la  richesse  de 
la  langue  et  à  la  souplesse  des  rythmes,  reproduire  les  chefs- 
d'œuvre  des  littératures  étrangères  d'après  les  exigences  de 
Bacsanyi.  Pour  Péczeli  et  son  école  il  s'agissait  surtout 
d'élargir  l'horizon  intellectuel,  et  si  la  traduction  était  en 
beaux  alexandrins  ou  dans  une  prose  élevée  —  comme  celle 
des  Nîiiis  de  Young —  ils  avaient  rempli  leur  tâche.  Kazinczy 
lui-même  qui  tâchait  de  serrer  le  texte  de  près,  a  usé  des 
mêmes  libertés  que  les  Français,  dans  ses  traductions  de 
Molière,  de  Marmontel,  de  Shakespeare,  de  Lessing  et  de 
Gœthe. 

Péczeli  a  publié  comme  œuvre  «  originale  »  un  recueil 
de  Fables  "  (1788).  Le  titre  dit  bien  «  d'après  Esope  »  ;  mais 
quand  on  a  lu  ces  cinquante-cinq  apologues,  on  est  con- 
vaincu que  le  modèle  de  Péczeli  n'était  pas  cet  extrait  sec  et 
sans  parfum  poétique  qui  porte  le  nom  d'Esope,  mais  bien 
La  Fontaine.  Nous  pouvons  de  nouveau  constater,  à  propos 
de  ces  fables,  que  les  théories  littéraires  de  Lessing  et  de 
Ilerder  n'avaient  pas  encore  pénétré  en  Hongrie  à  cette 
époque.  Péczeli  connaissait  probablement  Lessing,  mais  le 
disciple  des  Français  se  gardait  bien  d'épouser  la  querelle 
du  fabuliste  allemand.  Il  trouvait  encore  un  certain  charme 
dans  Gellert,  mais  les  fables  de  Lessing  avec  leurs  fameuses 


1.  Magyar  Muzeum,  revue  fondée  par  Bacsanyi,  Baroti  et  Kazinczy  en  1788. 

2.  Haszonnal  mulatlalô  Mesék.  Nouvelle  édition  par  Takats. 


loi  l'école  fkançaise 

dissertations  le  laissaient  froid.  Loin  de  bannir  tout  orne- 
ment de  la  Fable,  loin  de  considérer  Fherbier  fané  d'Esope 
comme  le  seul  modèle  digne  d'être  imité,  Péczeli  égayait  ses 
fables  à  l'imitation  du  modèle  français.  Mais  il  a  commis 
une  petite  perfidie  en  laissant  croire,  par  le  titre,  qu'il  a  tra- 
vaillé, partie  d'après  Esope,  partie  sans  aucun  modèle. JMême 
dans  la  Préface  il  s'arrête  avec  plus  de  complaisance  à  la 
vie  de  Gellert  qu'à  celle  de  La  Fontaine.  Peut-être  ce  pieux 
pasteur  ne  trouvait-il  pas  la  vie  du  «  bonhomme  »  très 
louable  ;  mais  ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  charme  des 
fables  de  La  Fontaine  a  exercé  un  tel  ascendant  sur  lui  qu'il 
l'a  pris  pour  unique  modèle.  Il  a  même  déclaré,  plus  tard, 
que  les  fables  du  poète  français  sont  supérieures  à  celles  des 
Anciens. 

Péczeli  a  le  mérite  d'avoir  révélé  le  génie  de  La  Fontaine 
à  la  Hongrie.  Les  deux  anciens  fabulistes  magyars,  Pesti  et 
Heltai  *,  considéraient  l'apologue  à  l'exemple  des  écrivains 
allemands  de  la  Réforme  (Luther,  Burkart  Waldis,  Erasmus 
Alberus)  comme  un  moyen  d'exercer  une  action  morale. 
h'Ecoie  française  néglige  La  Fontaine,  fabuliste,  d'abord 
parce  que  les  rythmes  dont  il  se  sert  étaient  assez  difficiles  à 
rendre  dans  une  langue  encore  peu  polie;  puis,  parce  qu'elle 
croyait  que  la  tragédie,  l'épopée,  l'épître,  le  poème  didac- 
tique, le  roman,  le  conte  moral  étaient  plus  nécessaires  à 
une  littérature  naissante.  Péczeli  est  le  premier  qui  ait  écrit 
des  fables  dans  le  genre  de  celles  de  La  Fontaine,  mais 
son  essai  est  resté  isolé.  On  n'imite  pas  facilement  «  le 
bonhomme  »  ;  il  demande  un  tour  d'esprit  si  fm,  si  délié, 
un  sens  poétique  si  aigu  du  monde  animal  qui  nous  entoure, 
que  les  fabulistes  hongrois  (Kazinczy,  Vitkovics,  Fây  et 
Greguss)  —  dont  aucun  d'ailleurs  n'était  vraiment  poète  — 
se  sont  plutôt  attachés  à  suivre  Florian,  Lachambeaudie,  ou 
môme  Lessing  que  La  Fontaine. 


1.  Les  Fables  de  Gabriel  Pesti  ont  paru  en  lo36,   celles   de  Gaspard  Heltai 
en  1566. 


CHAPITRE     I  IS?) 

Des  recherches  récentes  *  ont  prouvé  que  sur  tes  cin- 
quante-cinq fables  de  Péczeli,  quarante  dénotent  l'influence 
de  La  Fontaine.  Les  ornements  qui  égayent  ces  apologues, 
le  tour  poétique,  le  choix  des  expressions  montrent  que 
l'écrivain  hongrois  connaissait  à  fond  son  modèle.  Ses 
rythmes  sont  moins  variés  parce  que,  comme  dit  la  Préface, 
les  oreilles  hongroises  n'y  sont  pas  habituées  ;  il  emploie 
l'alexandrin  avec  assez  d'élégance.  La  morale  qui  sert  de 
conclusion  est  souvent  lourde  et  «  sent  son  pasteur  »  ; 
mais  dans  le  récit  même  le  ton  est  assez  enjoué.  Quelques 
traits  ajoutés  au  modèle  français  nous  avertissent  que  nous 
sommes  dans  la  Hongrie  féodale.  Ainsi  fable  X,  le  bûcheron 
est  changé  en  jobbagy  (serf)  qui  a  plus  de  soixante-dix  ans. 
Il  fait  d'amères  réflexions  sur  son  état  et  sa  vie  passée.  Les 
maux  énumérés  par  La  Fontaine  sont  amplifiés  : 

Je  n'ai  rien  hérité  de  mes  parents,  si  ce  n'est  les  gouttes  de  sang  qui 
coulent  de  mon  visage  ;  je  laboure  la  terre  en  versant  de  chaudes 
larmes  et  à  la  sueur  de  mon  front.  Malgré  cela  je  ne  puis  souvent 
gagner  ma  subsistance  et  dans  ma  maison  il  n'y  a  pas  un  morceau  de 
pain.  Chaque  semaine  je  donne  quatre  jours  à  mon  seigneur  —  c'est  la 
corvée  —  un,  au  bon  Dieu,  que  me  reste-t-il  à  moi-même  ?  Souvent, 
sans  raison,  on  m'emprisonne;  on  ne  me  dit  même  pas  pourquoi?  et 
on  m'administre  soixante  coups  —  voilà  le  trait  hongrois  — ;  à  cause 
de  ces  tortures  tout  mon  corps  est  devenu  bleuâtre.  » 

La  fable  XI,  Les  frelons  et  les  mouches  à  miel,  se  termine 
par  l'éloge  de  Joseph  II  que  le  prêtre  réformé  considère 
comme  un  bienfaiteur  car  il  a  édicté  la  tolérance  et  veut  sou- 
lager le  pauvre  serf;  la  fable  XII,  U  aigle,  la  laie  et  la  chatte, 
est  une  simple  traduction  de  La  Fontaine  ;  à  la  fable  XIX, 
Le  singe  et  les  sauvages,  il  donne  comme  morale  :  «  C'est  un 
signe  de  la  servitude  du  peuple,  quand  les  chefs  sont  avides 
de  titres  sonores  »  et  ajoute  la  note  suivante  : 


1.  Voy.  L.  R.  Barbaries  :  Joseph  Péczeli,  fabuliste,  dans  E.  Philol.  K.  1881  ; 
Joseph  Péczeli  et  La  Fontaine,  ibid.,  1887.  —  Les  objections  de  Takâts  nous 
semblent  peu  fondées,  d'autant  plus  que  Barbaries  a  démontré  d'une  façon 
péremptoire  les  emprunts  faits  par  le  fabuliste  hongrois. 


d56  l'école  française 

«  Les  plus  grands  seigneurs  et  les  dames  en  France  se  contentent  du 
titre  de  Monsieur,  Madame,  tandis  que  chez  nous  il  faut  varier  le  titre 
selon  la  naissance  et  la  position  sociale  de  l'individu  *.  C'est  parce 
qu'on  veut  remplacer  le  vrai  mérite  par  des  titres.  En  France,  les 
grands  nobles  sont  ceux  qui  publient  des  ouvrages  d'histoire  natu- 
relle —  il  pense  à  Buffon  ou  à  Saussure  —  ou  de  philosophie.  Ceux-ci 
ne  s'occupent  que  des  titres  que  donne  la  valeur  morale  et  littéraire.  » 

Péczeli  fonda,  en  Hongrie,  une  des  premières  revues  lit- 
téraires :  la  Mindeiies  gyujtemény  {Bibliothèque  universelle). 
On  y  trouve  traduits  et  analysés  de  nombreux  travaux  de 
critique  littéraire  publiés  soit  dans  des  revues  françaises 
contemporaines,  soit  ailleurs.  Cette  publication,  très  hardie 
pour  le  temps,  fut  lancée  en  juillet  1789;  elle  ne  voulait 
faire  concurrence  à  aucun  des  journaux  existants  depuis 
1780,  date  de  l'apparition  du  premier  journal  hongrois  à 
à  Pozsony  (Presbourg).  Mais  un  journaliste,  Szacsvay  qui 
publiait  sa  feuille  à  Vienne,  s'étant  montré  «  trop  autri- 
chien »  aux  yeux  des  patriotes,  Péczeli  fit  paraître  sa  petite 
revue  deux  fois  la  semaine,  pour  contrebalancer  ces  efforts. 

Cette  feuille  se  distingue  par  des  allures  toutes  françaises. 
«  Il  voulait  allier,  dit  son  biographe,  l'utile  à  l'agréable,  la 
finesse  française  à  la  force  hongroise.  »  Il  se  fit  surtout  le 
champion  de  la  langue  et  du  costume  magyars.  On  com- 
prend facilement  les  efforts  de  tous  les  écrivains  de  la  fin 
du  xvm*  siècle  et  du  commencement  du  xix",  efforts  qui 
tendaient  à  rendre  à  la  langue  nationale  ses  droits  si  long- 
temps méconnus;  on  comprend  la  révolte  contre  les  édits  de 
Joseph  II  qui  voulait  que  l'allemand  fût  la  seule  langue  offi- 
cielle dans  toute  la  monarchie  ;  mais  par  contre  on  s'étonne 
un  peu,  aujourd'hui,  de  l'amour  exagéré  pour  le  costume 
national. 

C'est  qu'alors  la  question  du  costume  était  intimement 
liée  à  celle  de  la  nationalité.  En  vantant  sa  beauté  on  croyait 
combattre  pour  la  bonne  cause.  Orczy,  Baroti  Szabo,  Rêvai, 

1.  Cette  coutume  s'est  maintenue  jusqu'à  nos  jours. 


CHAPITRE    I  157 

Péczeli  et  Anyos  insistent  très  souvent  sur  la,  pdrta,  coiffure 
nationale  des  dames,  et  les  brillants  atours  des  ancêtres  *. 
Mais  le  principal  était  de  polir  la  langue  ;  il  fallait  s'en  servir 
continuellement  dans  la  conversation,  étudier  les  littératures 
étrangères  pour  enrichir  le  fond  et  la  forme  de  la  pensée 
hongroise,  rivaliser  avec  cette  belle  littérature  française  qui, 
pour  des  causes  multiples,  devait  servir  de  modèle. 

«  Il  n'est  pas  encore  trop  tard,  s'écrie  Péczeli.  Certes,  il  aurait  mieux 
valu  le  faire  il  y  a  quarante  ou  cinquante  ans  —  c'est-à-dire  à  l'avène- 
ment au  trône  de  Marie-Thérèse  lorsque  la  germanisation  sévissait  — 
mais  si  nos  ancêtres  peu  soucieux  ont  été  négligents,  réparons  les 
fautes  commises.  S'ils  se  désintéressèrent  de  la  culture  nationale,  ne 
les  imitons  pas  ;  soutenons  notre  langue  qui  menace  ruine,  autrement 
dans  un  ou  deux  siècles  les  historiens  parleront  de  nous  comme  on 
parle  maintenant  des  Celtes  ou  des  Sarmates.  Nous  nous  sommes 
réveillés  tard,  mais  mieux  vaut  tard  que  jamais  !  Une  nation  qui  n'a 
pas  de  langue  à  elle,  n'est  pas  une  nation  ;  elle  ne  mérite  pas  d'occuper 
une  place  parmi  les  nations  de  l'Europe.  » 

Malgré  le  nombre  respectable  de  ses  collaborateurs  cette 
Revue  eut  peu  d'abonnés.  Le  directeur  avait  promis  que  le 
revenu  net  serait  employé  à  fonder  des  prix  littéraires  ;  mais, 
malgré  ses  efforts,  le  nombre  des  abonnés  ne  dépassa  pas  ISO 
et  le  recueil  lui  coûta  par  an  300  florins.  «  On  s'étonnera  dans 
vingt  ans  d'ici,  qu'une  telle  entreprise  ait  trouvé  si  peu  de 
soutien  »,  disait-il.  Après  le  4®  volume  il  aurait  été  forcé  de 
s'arrêter  si  le  comitat  de  Hont  ne  l'eût  aidé.  Grâce  à  ce  secours 
il  put  encore  publier  les  tomes  V  et  VI  (1791-92)  qui  diffèrent 
d'ailleurs  sensiblement  des  quatre  premiers.  Dans  ceux-ci  il 
avait  prodigué  ses  exhortations,  donné  des  poésies  patrio- 
tiques, des  mélanges  scientifiques  trahissant  le  goût  de  l'élève 


1 .  En  1790  plusieurs  pamphlets  parurent  sur  la  nécessité  de  porter  le  cos- 
tume national  ;  la  Diète  voulut  même  l'imposer  par  une  loi,  mais  Léopold  II 
s'y  refusa.  L'auteur  anonyme  d'un  pamphlet  politique  :  Réponse  des  hommes 
aux  femmes  (1790),  pose  comme  première  condition  à  l'émancipation  des 
femmes,  l'obligation  de  porter  le  costume  national,  puis  d'allaiter  leurs 
enfants. 


lo8  L ÉCOLE    FHANgAlSE 

de  Saussure  pour  les  nouvelles  découvertes,  des  études  litté- 
raires, des  comptes  rendus  d'ouvrages  étrangers  et  hongrois. 
Il  y  parlait  çà  et  là  de  littérature  française  *.  Les  deux  der- 
niers volumes,  au  contraire,  avaient  pour  unique  fin  «  de 
faire  connaître,  au  moins  en  partie,  ces  magnifiques  chefs- 
d'œuvre  qui  ont  rendu  célèbres  les  siècles  de  Louis  XIV  et 
de  Louis  XV  ».  La  revue  était  donc  entièrement  consacrée  à 
la  littérature  française  et  publiait  surtout  bon  nombre  d'ar- 
ticles esthétiques.  Elle  fit  connaître  le  nom  du  P.  André, 
esthéticien  avant  que  les  Allemands  eussent  formé  le  mot  ^ 
Disons  pour  finir  que  Péczcli,  dans  ses  lettres  françaises, 
s'exprime  très  correctement,  qu'il  a  même  composé  deux 
pièces  en  vers  français  "*,  pour  les  couronnements  de 
Léopold  II  et  de  François  II,  que  dans  les  4  volumes  de  ses 
Sermons^  les  traductions  de  Stapfer,  de  Pictet,  de  Fénelon  ne 
sont  pas  rares,  que  le  petit  cercle  littéraire  qu'il  a  su  former 
à  Komârom  était  également  imbu  de  littérature  française  et 
qu'un  de  ses  membres,  Mindszenthy,  a  traduit  le  Dictionnaire 
historique  deLadvocat,  en  huit  volumes  ;  lUei,  des  Maximes 


1.  Il  y  a  notamment  des  extraits  de  V Esprit  des  lois  de  Montesquieu,  des 
articles  sur  le  duc  de  Montausier,  sur  Louvois  et  sur  Lauzun,  des  détails 
scientifiques,  etc. 

2.  On  peut  voir  par  ces  deux  volumes  que  les  premières  études  littéraires 
et  esthétiques  faites  en  Hongrie  étaient  de  source  française.  Les  noms  de 
Lessing  et  de  Herder  y  étaient  encore  inconnus.  Voy.  R.  Rhànay  :  Aesthetikai 
tôrekvések  Mafjyarorsznr/on  1772-1817.  (Les  études  esthétiques  en  Hongrie  de 
1772  41817),  chap.  XI.  —  1889. 

3.  Les  «  Vers  hongrois  et  français  pour  la  fête  du  Couronnement  de 
Léopold  II  »,  (n90),  débutent  ainsi: 

Allez,  partez,  volez  magnanimes  Hongrois 

Pour  couronner  enfin  le  meilleur  de  vos  rois, 

L'aimable  Léopold  digne  fils  de  Thérèse, 

Héros  bien  plus  vaillant  que  celui  de  la  Grèce, 

Il  soumet  en  un  jour  par  sa  rare  bonté, 

Plus  de  cœurs,  qu'en  six  ans  l'autre  n'en  a  dompté. 

Alexandre  a  plongé  l'univers  dans  les  larmes, 

Léopold  sait  mieux  vaincre,  il  soumet  par  ses  charmes  : 

D'être  roi  des  heureux,  c'est  sa  seule  fierté, 

Nous  confondons  son  joug  avec  la  liberté. 


CHAPITRE    I 


o9 


tirées  du  français  ;  Domc  un  ouvrage  de  Bossuet'.  L'année 
1791-1792  a  vu  sortir  vingt  volumes  des  presses  de  cette  petite 
ville,  chiffre  qui,  après  la  mort  de  Péczeli,  tombe  à  trois.  Ce 
pasleur  était  donc  le  digne  successeur  de  Bessenyei,  car  sa 
vie  fut  entièrement  consacrée  au  relèvement  de  la  littérature 
nationale. 


XIV 


La  poésie  lyrique  hongroise  depuis  Balassa  ^  jusqu'à  nos 
jours  est  essentiellement  nationale.  C'est  sur  le  sol  magyar 
qu'est  née  cette  poésie,  une  des  plus  belles  qu'aient  produites 
les  littératures  européennes.  Mais,  quoique  les  sources  de 
l'inspiration  soient  à  chercher  en  premier  lieu  dans  l'histoire 
du  pays,  dans  la  vie  plus  ou  moins  mouvementée  de  ses 
poètes,  on  ne  peut  nier  néanmoins  que  même  là  où  l'origi- 
nalité de  la  race  est  la  plus  grande  et  la  plus  manifeste,  cer- 
taines influences  venues  de  France  ne  soient  visibles  depuis 
la  fin  du  xvni"  siècle.  Il  est  vrai  que  le  siècle  de  Voltaire,  qui 
servait  surtout  de  modèle  aux  hommes  de  la  renaissance 
hongroise,  ne  comptait  pas  beaucoup  de  poètes  lyriques.  Les 
élégies,  les  épitres,  les  descriptions  que  Bessenyei,  Barcsay, 
Orczy  et  leurs  disciples  moins  bien  doués  ont  imitées,  ne 
pouvaient  pas  produire  le  môme  effet  sur  la  masse  que  les 
poèmes  de  Gyôngyosy  %  encore  lus  et  édités  au  courant  de 
tout  ce  siècle.  Mais  quand  la  poésie  lyrique  en  France  atteindra 
avec  Lamartine,  Vigny  et  Hugo  des  hauteurs  inconnues 
jusqu'alors,  nous  verrons  que  les  plus  grands  poètes  hongrois 
s'en  inspireront  dans  une  large  mesure. 

La  poésie  lyrique  du  renouveau  littéraire  est  représentée 
par  deux  écrivains,  morts  tous  deux  à  vingt-huit  ans.  Leurs 


1.  Exposition  delà  doctrine  de  V Eglise, 

2.  Voy.  Introâuction,  p.  34. 

3.  Voy.  Introduction,  p.  3b. 


160  l'école  française 

recueils  bien  courts,  sont  cependant  assez  importants  pour 
le  développement  du  lyrisme  hongrois  avant  Alexandre 
Kisfaludy.  Les  œuvres  de  ce  dernier  se  présentent  comme  le 
fruit  le  plus  délicat  de  l'imitation  française  et  marquent 
l'aboutissement  des  efforts  de  tout  ce  groupe.  Si  le  premier 
de  ces  deux  poètes  Paul  Anyos  (1756-1784)  est  rangé  parmi 
les  membres  de  YÉcole  française^  il  faut  en  chercher  la 
raison  plutôt  dans  ses  attaches  avec  les  principaux  écri- 
vains de  ce  groupe  et  dans  la  forme  de  ses  vers,  que  dans  les 
idées  qu'il  exprime  ' . 

Anyos  a  écrit  des  épîtres,  des  odes,  des  élégies  et  des 
(f  pensées  sentimentales  ».  Ses  œuvres  montrent  une  versifi- 
cation plus  ferme,  un  fond  plus  pathétique  que  celles  des 
autres  membres  de  cette  Ecole;  les  élégies  dénotent  môme 
une  certaine  originalité.  Il  adressa  ses  épîtres  à  Bessenyei, 
Orczy,  Bârdczy,  Kreskay,  mais  principalement  à  Barcsay, 


1.  Paul  Anyos  naquit  à  Esztergâr  dans  le  comitat  de  Veszprém  ;  il  entra  à 
rage  de  seize  ans  dans  l'Ordre  des  Ermites  de  Saint-Paul  et  passa  dans  leur 
couvent  la  première  année  de  son  noviciat.  Studieux  et  bien  doué,  il  fut 
envoyé  à  l'Université  de  Nagy-Szombat  dirigée  par  les  Jésuites.  Il  y  acquit  ses 
grades.  Ses  lectures  favorites  étaient  Lucain  —  rappelons  la  traduction  de  Bes- 
senyei —  Ovide,  probablement  à  cause  des  Héroïdes,  imitées  en  France  et  en 
Hongrie,  finalement  Horace  qui  n'avait  pour  concurrent  que  les  poètes  fran- 
çais. C'est  à  Barcsay,  «  le  poète  élégant  »  qui  était  alors  en  garnison  à  Nagy- 
Szombat,  que  le  Jeune  prêtre  adressa  sa  première  épître,  lui  demandant  s'il 
devait  persévérer.  Barcsay  reconnut  en  lui  un  beau  talent,  le  mit  en  relations 
avec  Bessenyei  et  Orczy.  Ce  dernier  honora  le  novice  d'une  belle  pièce  en  vers 
où  il  le  félicite  d'avoir  bu  si  jeune  à  la  source  sacrée.  L'Université  ayant  été 
transférée  en  1777  à  Bude,  Anyos  l'y  suivit  et  c'est  dans  cette  ville  qu'il  passa 
les  quatre  années  les  plus  fécondes  de  sa  carrière,  restant  toujours  en  commu- 
nication avec  le  cercle  de  Vienne. 

En  1781,  son  supérieur  l'envoya  au  couvent  de  Felsô-Elefânt  dans  le  comitat 
deNyitra,  au  milieu  d'une  vaste  étendue  de  hautes  montagnes  boisées.  Incom- 
pris des  Frères,  il  y  fut  saisi  d'une  mélancolie  incurable.  Dans  son  immense 
ennui  il  se  mit  à  apprivoiser  des  grillons.  Son  supérieur  voyant  que  ce  séjour 
n'était  pas  bon  pour  lui,  lui  confia  une  classe  de  grammaire  à  Albe-Royale, 
mais  les  marais  pestilentiels  qui  s'étendaient  autour  de  la  ville,  minèrent  sa 
santé  déjà  ébranlée  et  il  mourut  deux  ans  après. 

Les  poésies  d'Anyos  furent  recueillies  et  éditées  pour  la  première  fois  par 
Bacsânyi,  en  1798.  Voy.  sur  Anyos,  V.  Koltai  :  Ânyos  l'âl  élete  es  kollészte  (La 
vie  et  la  poésies  de  Paul  Anyos)  1883;  J.  Gellért  :  Ânyos  Pdl,  1895. 


CHAPITRE    I  161 

l'ami  auquel  il  aimait  à  ouvrir  son  cœur.  C'est  au  soldat 
que  le  prêtre  confiait  ses  chagrins.  «  Parmi  ses  amis,  dit  un 
critique,  il  n'y  avait  que  Barcsay  qui  sût  pourquoi  ses  larmes 
coulaient,  mais  il  était  poète  et  quel  que  fût  son  attachement 
pour  le  jeune  homme,  il  aimait  mieux  voir  couler  ces  larmes 
que  de  les  essuyer,  sachant  bien  qu'elles  seraient  la  source 
de  belles  œuvres.  »  Il  réconforta  cependant  Anyos  lorsque 
celui-ci  lui  annonça  qu'il  allait  être  ordonné  prêtre.  Car  dès 
ce  moment  son  âme  fut  saisie  d'une  profonde  tristesse.  Cette 
tristesse  s'accentua  encore  au  couvent  d'Elefânt  : 

«  Douce  quiétude,  doux  silence,  vie  de  notre  vie  !  Toi  qui  donnes  de 
nouvelles  forces  aux  cœurs  fatigués  comment  as-tu  disparu?  Je  suis 
devenu  comme  les  ténèbres  qui  effrayent  dans  les  vallées,  comme  les 
bois  solitaires  au  milieu  de  hautes  montagnes,  comme  les  déserts  oii  l'on 
n'entend  plus  de  cris  de  joie.  » 

Cet  état  d'âme  lui  dicte  des  élégies  qui  se  distinguent  par 
une  émotion  sentie  et  aussi  par  leur  facture  savante.  En 
quatre  alexandrins  la  plainte  s'exhale,  large  et  harmonieuse, 
puis  se  termine,  comme  un  sanglot,  en  vers  très  courts,  sou- 
vent formés  par  un  seul  mot  :  cette  strophe  inconnue 
jusque-là  exprime  à  merveille  la  souffrance  et  l'angoisse. 
Ainsi  dans  le  morceau  célèbre  :  Plainte  d'un  cœur  fidèle  au 
tombeau  de  sa  bien-aimée  : 

«  Vois  près  de  ton  cercueil  debout  ton  amant  fidèle!  —  Mais  je  vois 
que  ta  sombre  crypte  est  fermée.  — Ouvre-la '.mon  âme  attend  pour 
t'embrasser  —  Et  mon  cœur  pour  se  dissoudre  avec  le  tien  —  0  Parques 
cruelles  —  Qui  ont  enfermé  dans  ce  tombeau  —  Mon  cœur  —  Et  ont 
anéanti  —  Ma  joie  *. 

Dans  les  quelques  élégies  qu'Anyos  a  laissées,  il  y  a  des 
accents  vraiment  émus;  on  y  sent  une  âme  qui  souffre.  On  ne 
sait  pas  au  juste  quel  était  le  nom  de  la  jeune  fille  qu'il 


1.  Mon  cœur  (szivemet),  ma  joie  (kedvcmet)  forment  en  hongrois  un  seul 
mot. 


162  L  ÉCOLE    FRANÇAISE 

désigne,  à  l'exemple  des  poètes  latins  et  français  sous  les 
noms  de  Chloris,  Phyllis,  Gythère,  Galatliée  ou  Gratia,  mais 
elle  a  sûrement  existé.  Quand  il  exhale  sa  Plainte  au  clair- 
de  lune  nous  compatissons  avec  lui.  Ici  nul  clinquant, 
comme  chez  les  poètes  du  commencement  du  xix"  siècle, 
imitateurs  des  romantiques  allemands  : 

«Triste  étoile,  comme  tes  rayons  mélancoliques  se  jouent  avec  les 
ruisseaux  qui  coulent  doucement;  toi  seule,  tu  veilles  encore  avec  les 
malheureux  dont  le  cœur  saigne  et  lutte  contre  les  maux.  Je  vois  là-bas 
les  croix  d'un  cimetière  ;  un  doux  vent  remue  les  feuilles  des  cyprès  ! 
Elles  ombragent  beaucoup  de  dépouilles  mortelles  qui  ont  senti  avec 
moi  le  fardeau  de  la  vie.  » 

Il  voit  sortir  une  ombre  d'un  tombeau  et  dit  : 

«  0  si  elle  s'approchait  de  moi,  je  n'aurais  pas  peur  d'elle;  j'espére- 
rais plus  de  son  âme  terrible  que  des  tromperies  des  vivants  dont  les 
bienfaits  ne  sont  pas  pour  moi.  »  Cependant  l'ombre  disparaît  :  «  0,  il 
n'y  a  donc  personne  qui  veuille  entendre  mes  gémissements  et  soulager 
mes  peines  ?  Sonne  donc,  heure  fatale  qui  me  délivrera  de  mes  tour- 
ments :  arrache  mon  cœur  inquiet  de  ma  poitrine  et  rends  à  la  pous- 
sière mon  corps  fait  de  poussière.  Peut-être  alors  quelqu'un  viendra- 
t-il  au  bord  de  mon  tombeau  et,  attachant  un  morceau  de  crêpe  sur  la 
croix,  se  souviendra-t-il  du  cœur  de  son  ami,  en  laissant  tomber  une 
larme  sur  son  froid  cercueil.  » 

Tout  dans  la  nature  est  pour  lui  un  symbole  de  tristesse; 
le  soleil  couchant  est  l'image  de  notre  vie  qui  s'écoule  rapi- 
dement «  car  le  soleil  qui  disparaît  ne  luit  plus;  les  fleurs 
fanées  ne  dorent  plus  la  prairie;  les  ruisseaux  qui  passent  ne 
reviennent  plus;  les  vieux  chênes  desséchés  ne  voient  plus 
l'été.  Ainsi  quand  la  lumière  de  notre  vie  s'éteint,  elle  ne  se 
rallume  plus,  car  le  tombeau  la  tient  enfermée  ».  D'élé- 
giaque,  Anyos  devient  pessimiste,  le  premier  d'ailleurs 
que  la  poésie  hongroise  connaisse.  Les  larmes  lui  sont  néces- 
saires car  elles  sont  pour  lui,  «  les  signes  innocents  de  notre 
amertume,  une  faible  consolation  dans  notre  triste  vie.  Et 
même   ces    larmes   seraient    défendues  !  s'écrie-t-il,    ô  ces 


CHAPITRE    1  163 

hommes  !  !  Ils  voudraient  voir  un  sourire  sur  nos  lèvres 
quand  ils  nous  percent  de  leur  glaive  !  » 

Nous  pouvons  voir  dans  les  poe'sies  d'Anyos  un  bel  exemple 
de  l'imitation  secondée  par  la  profondeur  de  l'émotion,  par 
l'accent  de  sincérité  et  la  chaleur  de  l'expression.  Anyos  a 
encore  écrit  plusieurs  Odes  remarquables  parleur  inspiration 
patriotique.  Il  plaide,  comme  Péczeli,  le  rétablissement  du 
costume  national.  Sa  poésie  adressée  à  la  Jeunesse  de  Nagy- 
Szombat  (1782)  fait  l'éloge  de  Lycurgue  et  de  Sparte  où  «  l'on 
ne  portait  point  de  vêtements  étrangers,  mais  où  l'on  suivait 
la  coutume  des  ancêtres  »  ;  il  décrit  avec  enthousiasme 
chaque  pièce  de  ce  costume  pittoresque.  «  Vous,  dit-il  à  la 
jeunesse,  qui  estimez  encore  votre  sang  scythe  et  notre  glo- 
rieuse nation,  je  vous  bénis  parce  que  vous  vous  souvenez 
encore  des  ancêtres  et  de  nos  anciennes  coutumes.  »  Mais  si 
Péczeli,  le  pasteur  réformé  auquel  l'édit  de  tolérance  de 
Joseph  II  a  garanti  la  liberté  de  son  culte,  n'a  que  des  éloges 
à  l'adresse  de  l'empereur  libéral,  Anyos,  le  prêtre  catholique 
dont  l'Ordre  avait  à  souflrir  du  même  empereur,  ne  trouve 
que  des  paroles  de  haine  pour  sa  mémoire.  La  censure  n'au- 
rait certes  pas  permis  l'impression  du  morceau  extrêmement 
violent  qu'on  a  publié  en  1869,  sous  le  titre  :  Kalapos  Kirâly  *. 
Le  poète  attaque  Joseph  II  qui,  violant  la  constitution,  ne 
veut  pas  se  faire  couronner  et  se  montre  ainsi  ingrat  envers 
la  nation  qui  a  sauvé  son  trône;  il  le  considère  comme  héré- 
tique, car  il  persécute  les  prêtres  de  la  religion  catholique. 

Bacsânyi,  critique  et  poète,  a  rendu  à  Anyos  le  grand  ser- 
vice de  réunir  pour  la  première  fois  ses  poésies  ;  Kazinczy, 
l'émule  de  Bacsânyi,  a  rendu  le  même  service  au  poète 
Gabriel  Dayka  (1768-1796)  \ 


1.  Mot  à  mot  :  Le  roi  chapeauté,  allusion  au  refus  de  Joseph  II  de  se  faire 
couronner  comme  roi  de  Hongrie. 

2.  Ujhelyi  Dayka  Gcibor  verset  (Poésies  de  G.  Dayka  d'Ujhely)  1813.  — 
Voy.  P.  Erdélyi  :  La  poésie  de  G.  Dayka,  dans  :  Figyelô,  1887.  —  Issu 
de  parents  pauvres,  Dayka  ne  pouvait  faire  ses  études  qu'en  entrant 
dans  les  Ordres,  la  seule  carrière  qui  s'oll'rit  alors  aux  enfants  du  peuple  bien 


lo4  l'école  française 

D'après  lui,  Dayka  parlait  et  écrivait  le  français.  Il  a  tra- 
duit sous  le  titre  :  Histoire  du  goi\t,  L'Origine  du  drame ^  des 
parties  du  Cours  de  Belles-Lettres  de  Batteux,  ce  code  litté- 
raire si  en  vogue  à  l'étranger  '.  Il  s'essaya  également  dans 
Ihéroïde  en  traduisant  Pénélope  à  Ulysse  et  PJujllis  à  Démo- 
phoon  d'Ovide,  Héloïse  à  Abeilard  de  Golardeau  et  Abeilard  à 
Héloïse  àaJioTdX;  lut  et  relut  la  Collection  dliéroïdes  et  de 
pièces  fugitives  en  vers  (1769),  imita  une  poésie  champêtre  de 
Segrais. 

Il  s'inspira  aussi  d'Horace,  le  bréviaire  des  gens  de  goût 
à  cette  époque  [A  Kazinczy,  Chant  d'hiver)^  d'Anacréon, 
chanta  comme  ses  modèles  Ghloris,  Phyllis  et  Amira  et  con- 
sacra^ comme  tous  les  poètes  d'alors,  ses  compatriotes,  une 
pièce  de  vers  au  costume  national.  Kazinczy  se  sentait  sur- 
tout attiré  par  la  forme  de  ces  poésies;  en  effet,  elles  sont 
plus  soignées  que  celles  qui  ont  précédé  et  qui,  à  force 
de  condenser  les  pensées,  devenaient  souvent  obscures.  Il  y 
a  dans  ce  petit  recueil  une  grande  variété  de  rythmes  ;  la 
monotonie  de  l'alexandrin  est  rompue  tantôt  par  des  stro- 
phes alcaïques  et  sapphiques  que  les  Latinistes  ^  Bardti, 
Rajnis  et  Rêvai  avaient  mises  à  la  mode  et  que  la  langue 
hongroise  est  très  propre  à  rendre,  tantôt  par  le  rythme 
national  renouvelé  de  Gyôngyôsi.  Parle  fond  de  ses  poésies, 
Dayka  se   rapproche  beaucoup  des  élégiaques  français   du 


doués  et  qui  voulaient  échapper  à  la  servitude.  Dayka  entra  au  séminaire 
d'Eger,  puis  à  Pest  où  les  novices  formaient  une  société  pour  se  perfectionner 
dans  la  langue  hongroise  en  traduisant  quelques  chefs-d'œuvre  étrangers  (i).  A 
cause  de  ses  idées  libérales  et  d'un  sermon  prononcé  à  Eger,  le  jeune  prêtre  se 
trouva  en  contradiction  avec  ses  supérieurs  et  le  fougueux  réactionnaire,  Léon 
Szaicz  dont  nous  ferons  connaître  lespamphlets  au  chapitre  suivant,  le  dénonça. 
Dayka  quitta  les  Ordres,  devint  professeur  à  Ungvâr  et  mourut  bientôt  après. 

1.  Voy.  Radnay,  ouvr.  cité,  p.  157.  Le  Cours  de  Belles-Lettres  ou  Principes 
de  la  littérature  (1747-1750)  fut  très  souvent  traduit  et  annoté  en  Allemagne, 
notamment  par  Ramier  (1756-1758). 

2.  On  appelle  Latinistes  un  groupe  d'écrivains  qui  voulaient  relever  la 
poésie  magyare  par  l'emploi  de  la  versification  des  Anciens. 

(1)  Enlrn  autres,  les  œuvres  de  Montesquieu.  Sigismond  Torôk  proposa  un  prix  de  vingt  ducats 
pour  la  meilleure  traduction  de  l'Esprit  des  Lois  (1790). 


CHAPITRE    I  165 

xviii^  siècle  envers  lesquels  les  deux  dernières  études  de 
MM.  Pothez  et  de  Bertrand  se  sont  montrées  si  sévères.  Mais 
il  faut  dire  pour  excuser  les  poètes  hongrois  qui  les  ont  imi- 
tés qu'ils  se  conformèrent  par  là  au  goût  du  jour  et  que 
cette  école  ne  leur  fut  pas  tout  à  fait  inutile.  Gomme  ils  ne 
connaissaient  pas  encore  André  Chénier,  \q^  poetae  minores^ 
d'entre  1750  et  1770  leur  semblaient  des  modèles  dignes 
d'être  imités.  Gomme  eux,  Dayka  nous  dira  la  Valeur  de  la 
vertu^  écrira  des  Plaintes  moins  amères  que  celles  d'Anyos, 
mais  d'une  grande  mélancolie  et  chantera  sa  Tristesse  cachée 
en  deux  strophes  bien  supérieures  dans  leur  concision  à  de 
longues  épîtres  ;  il  méditera  aussi  sur  la  mort  dans  :  Le  jour 
de  l'an.  «  Si  vivre  sur  cette  terre  est  continuellement  espé- 
rer, trembler  et  se  consumer  sous  la  croix,  jusqu'à  ce  qu'on 
ait  accompli  sa  course  et  qu'on  rentre  dans  le  sein  de  la 
terre  :  0,  alors,  je  suis  mûr  pour  la  mort.  »  Quoique  prêtre  il 
adressera,  comme  Anyos,  ses  plaintes  à  des  dames  souvent 
cruelles  et  chantera  des  hyménées. 

La  forme  chez  Dayka  est  impeccable  et  cette  perfection 
déjà  fort  prisée  alors,  le  sera  encore  davantage  dans  la 
période  suivante. 


XV 


L'année  même  où  parut  Y  Agis  de  Bessenyol  qui  marque 
les  débuts  de  YEcole  française,  naquit  à  Sûmegh,  dans  le 
comitat  de  Zala,  Alexandre  Kisfaludy  (1772-1844).  Issu  d'une 
famille  noble,  son  ambition  était  dès  sa  jeunesse  d'imiter  le 
chef  du  renouveau  littéraire  :  servir  la  patrie  par  l'épée  et 
la  plume.  Après  avoir  fini  ses  études  à  Pozsony  (Presbourg), 
il  entra  dans  l'armée  et  fut  envoyé  quelques  mois  en  Tran- 
sylvanie. Nommé  bientôt  membre  de  la  garde  royale,  il  se 
rendit  en  1793  à  Vienne  où  il  apprit  le  français  et  l'italien, 
entra  en  relations  avec  les  écrivains  hongrois  qui  habitaient 
encore  la  capitale,  et  fréquenta  les  théâtres.  Il  mena  la  vie 


166  l'école  française 

qu'avaient  menée,  vingt  ans  auparavant,  les  premiers  mem- 
bres de  cette  garde.  Il  y  resta  trois  ans;  s'étant brouillé  avec 
son  capitaine,  il  est  envoyé  à  Milan  où  il  arrive  quatre  jours 
avant  la  bataille  de  Lodi.  Il  assiste  au  siège  de  Milan  oii  il  est 
fait  prisonnier.  Envoyé  en  France,  il  trouve  à  Draguignan 
dans  la  maison  du  citoyen  Valentin  un  accueil  aimable.  Une 
Parisienne  de  beaucoup  d'esprit  et  de  cœur  qui  s'était  réfu- 
giée pendant  la  Terreur  dans  la  même  ville,  M"''  Caroline 
d'Esclapon,  devint  pour  lui  une  véritable  inspiratrice.  Cette 
«  belle  âme  »,  comme  il  l'appelle,  qui  savait  le  latin  et  lisait 
Virgile,  lui  prêta  quelques  poètes  légers  du  xvni^  siècle, 
Parny,  Bertin  ;  l'engagea  à  lire  La  Nouvelle  Héloïse  et  au 
moment  de  son  départ  lui  fît  cadeau  des  œuvres  de 
M"'  Deshoulières.  C'est  ainsi  que  le  goût  du  jeune  poète  pour 
la  littérature  française,  qui  s'était  éveillé  à  Vienne,  se 
développa  de  plus  en  plus.  Plusieurs  de  ses  poésies  qui 
datent  de  cette  époque  :  La  petite  Doinlis^  A  /m,  La  comtesse 
au  confessionnal  sont  de  simples  imitations  ou  traductions. 
C'est  pendant  cette  captivité,  d'ailleurs  bien  douce,  qu'il  tra- 
duisit le  Voyage  de  f  Amour  et  de  l'Amitié  de  Chaulieu,  la 
première  des  Chansons  Madécassesde  Parny  et  le  Temple  de 
Gnide  de  Montesquieu,  ce  dernier  commencé  déjà  à  Milan  \ 
D'après  son  Journal  et  le  récit  poétique  de  sa  Captivité  en 
France  '^  l'influence  de  M""  d'Esclapon  fut  encore  beaucoup 
plus  profonde.  C'est  elle  qui  l'avait  engagé  à  chanter  les 
amours  de  Pétrarque  et  de  Laure;  elle  lui  parlait  de  la  fon- 
taine de  Vaucluse  qui  était  dans  le  voisinage  et  de  tous  les 
souvenirs  qui  se  rattachent  au  nom  du  poète  italien.  C'est  là 
que  Kisfaludy  devint  poète  et  esquissa  la  première  ébauche 
de  son  Himfy,  ce  cycle  de  chants  enflammés  qui  devaient 
immortaliser  son  nom.  Mais  au  bout  de  quelques  mois,  il 
fallut  quitter  la  Provence. 

1.  Voy.  la  dernière  édition  des  Œuvres  complètes,  en  huit  volumes,  par 
D.  Angyal,  1892,  tome  VII. 

2.  Le  Journal  fut  édité,  pour  la  première  fois,  par  A.  Kisfaludy  dans  les 
Annales  de  la  Société  Kisfaludy,  tome  XVIII  (1883). 


CHAPITRE    I 


167 


«  Mon  départ  de  Draguignan,  dit  le  poète,  fut  émouvant,  car  mon 
cœur  était  plein  de  reconnaissance  pour  les  nombreuses  marques  d'ami- 
tié que  les  pieux  habitants,  jeunes  et  vieux,  m'avaient  témoignées.  Et 
toi,  toi  surtout,  Caroline!...  belle  âme  dont  je  me  souviens  toujours 
avec  attendrissement  et  me  souviendrai  tant  que  je  vivrai  !...  Je  dois 
à  ta  bonté  ma  connaissance  de  la  langue  française  ;  c'est  toi  qui  m'a 
encouragé  à  chasser  mon  chagrin  en  écrivant  des  vers.  Voyant  de 
combien  d'amertumes  était  semé  le  chemin  des  captifs,  tu  as  nourri 
mon  cœur  et  mon  âme  par  ta  société  et  tes  livres.  Ton  esprit  était 
un  trésor  rare,  comme  ton  âme  était  l'autel  vénéré  de  la  vertu  fémi- 
nine 1  » . 

Kisfaludy  fit  voile  vers  Gênes,  d'où  il  fut  dirigé  sur 
Klagenfurt  ;  il  se  battit  encore  contre  l'ennemi  de  son  pays 
à  Osterach,  Stockach,  Winterthur  et  Zurich  (1799),  puis 
donna  sa  démission  et  se  maria  en  1800  avec  une  parente 
éloignée.  Rose  Szegedy,  qu'il  avait  entrevue  en  1795  lors  des 
vendanges  au  bord  du  lac  Balaton.  11  prit  part  à  l'insur- 
rection des  nobles  contre  Napoléon  (1809),  cette  dernière 
tentative  pour  faire  revivre  une  institution  surannée  qui 
échoua  devant  les  troupes  françaises  et  qui  n'excita  que 
la  risée  publique.  Les  attaques  que  l'on  dirigea  longtemps 
encore  contre  ce  soulèvement  ont  trouvé  en  Kisfaludy  un 
ardent  adversaire.  Le  poète  chanta  encore  dans  des  contes 
romantiques  l'ancienne  noblesse  et  la  bravoure  hongroise. 
Les  aventures  qui  font  l'objet  de  son  récit  ont  pour  théâtre 
les  châteaux  des  environs  du  lac  Balaton,  la  mer  hongroise^ 
et  ses  sites  charmants. 

L'œuvre  la  plus  remarquable  de  Kisfaludy,  celle  qui 
marque  une  date  dans  la  littérature,  est  Himfy^  nom  poétique 
de  l'auteur.  C'est  un  cycle  de  petits  poèmes,  au  nombre  de 
quatre  cents.  ^ 


1.  ReqekoUonek  hattyudala  (Chant  de  cygne  du  poète  des  contes),  chant  XII. 

2.  La  première  partie  en  XXI  chants  —  deux  cents  sonnets  —  est  intitulée  : 
VAmour  qui  se  lamente  (A  kesergô  szerelem,  1801)  ;  la  seconde  partie  en  VII 
chants  —  deux  cents  sonnets  —  porte  le  titre  :  L'Amour  heureux  (A  boldog 
szerelem,  1807). 


168  l'école  française 

«  J'ai  écrit  les  Amours  de  Himfy,  dit-il  dans  son  Chant  du  Cygne  2,  avec 
une  fougue  méridionale  et  ma  nature  orientale;  avec  la  douleur  d'un 
cœur  hongrois  ayant  les  doux  souvenirs  de  sa  patrie  dans  son  esprit  et 
dans  son  cœur;  avec  toutes  mes  passions  et  une  plaie  ardente  dans 
mon  âme!...  Un  ange  seul  peut  aimer  comme  Pétrarque;  non  Himfy, 
ni  Saint-Preux  :  dans  leur  âme  tourmentée,  une  tempête  de  sentiments 
fait  fureur.  » 

La  juxtaposition  de  ces  deux  noms  nous  indique  suffisam- 
ment à  quoi  il  nous  faut  attribuer  le  succès  prodigieux  de 
cette  œuvre.  Mais  il  en  est  de  Himfy  comme  du  Werther  :  or, 
celui-ci,  reste  une  œuvre  originale  bien  qu'il  se  rattache  insé- 
parablement à  la  Nouvelle  Héloïse.  D'autre  part^  il  est  certain 
que  la  poésie  légère  du  XVIIP  siècle,  avec  sa  pointe  épigram- 
matique  a  exercé  sur  Kisfaludy  une  profonde  influence. 
Kazinczy,  bon  critique  littéraire,  a  appelé  ces  poèmes  des 
«  épigrammes  amoureuses  »,  mais  ce  qui  leur  donne  plus 
de  chaleur  et  plus  de  feu  qu'aux  œuvres  de  Deshoulières, 
de  Chaulieu  et  de  Parny,  c'est  justement  la  sensibilité  du 
poète,  cet  accent  de  sincérité  dans  la  peinture  des  joies 
de  l'amour.  C'est  du  Rousseau  en  vers  :  c'est  aussi  ce  qui 
constitue  leur  originalilé  dans  la  littérature  hongroise,  car 
Kisfaludy  ne  recherchait  ni  les  difficultés,  ni  les  mètres 
étrangers.  Il  a  créé  une  strophe  de  douze  vers  en  trochées 
de  quatre  pieds.  Dans  les  deux  premiers  quatrains  qui  ser- 
vent à  l'exposition,  la  rime  est  croisée  ;  dans  le  dernier 
quatrain  qui  renferme  la  pointe,  la  rime  est  paire.  Voici 
quelques  exemples  qui  donneront  en  même  temps  une  idée 
de  la  manière  du  poète  : 

.  «  Comme  le  cerf  atteint  —  Par  l'arme  cruelle  du  chasseur  —  S'enfuit 
mais  trop  tard,  le  sang  coulant  déjà  —  Laissant  des  traces  dans  la 
forêt:  — De  même  je  fuis  ces  deux  yeux  —  La  blessure  au  côté  gauche; 

—  La  terre  se  mouille  de  mes  pleurs  —  Partout  où  se  pose  mon  pied. 

—  Hélas  !  plus  je  m'éloigne,  —  Plus  le  poison  augmente  —  Et  pénètre 
plus  avant  dans  mon  cœur.  —  Je  cours,  hélas  à  ma  perte.  » 

2.  Chant  XII. 


CHAPITRE    I  469 

Citons  encore  le  sonnet  où  il  évoque  ses  promenades  dans 
les  bois  d'oliviers  de  la  Provence  : 

«  Me  promenant  dans  le  bois  silencieux  —  Au  milieu  des  pâles  oliviers 
—  Mon  âme  souffre  les  horreurs  —  De  luttes  terribles.  —  Dans  les  siècles 
passés  —  Que  ne  produisait  pas  une  branche  d'olivier!  —  Elle  apportait 
la  paix  —  Aux  pays  qui  se  faisaient  la  guerre.  —  Et  maintenant  toute 
une  forêt  d'oliviers  —  Ne  peut  me  procurer  le  repos.  —  Combien  durera 
encore  cette  triste  —  Guerre  qui  ruine  ma  vie  ?  » 

Voici  celui  où  éclate  le  mieux  sa  passion. 

«  Les  jours  viennent,  les  jours  passent,  —  Mais  ma  douleur  ne  dispa- 
raît pas;  —  Les  heures  s'envolent,  —  Mais  mon  sort  ne  change  pas;  — 
Les  volcans  s'éteignent,  —  Mais  non  pas  mes  feux  ;  —  Les  fleuves  et  les 
lacs  se  dessèchent,  —  Mais  non  mes  pleurs;  —  Les  forêts  et  les  champs 
s'égaient,  —  Les  étoiles  tournent,  —  La  fortune  est  passagère,  —  Seule 
ma  misère  est  constante.  » 

On  reconnaît  encore  souvent  dans  les  œuvres  de  Kisfa- 
ludy,  les  traces  qu'y  ont  laissées  ses  lectures  françaises  ;  les 
citations  tirées  de  ses  auteurs  préférés  y  foisonnent.  Il  voua 
un  véritable  culte  à  Rousseau  surtout  à  la  Nouvelle  Hélotse, 
«  livre  qu'on  devrait  relire  tous  les  ans  «.  11  en  a  donné  une 
imitation  dans  son  Histoire  de  deux  cœurs  amoureux  (1799)  *, 
où,  sous  le  nom  d'Eméric  Bodorfy,  le  poète  lui-même  joue  le 
rôle  de  Saint-Preux,  et  Rose  Szegedi,  sous  celui  de  Lisette 
Mezôdy,  le  rôle  de  Julie.  Ce  roman  se  compose  d'une  suite 
de  lettres.  Dès  la  première,  Eméric  conjure  Lisette  (en  fran- 
çais) de  lire  la  Nouvelle  Héloïse  que  lui-même  a  lu  «  les 
yeux  mouillés  de  larmes  amères  et  douces  à  la  fois  ».  «  J'ai- 
merais connaître,  répondit-elle,  ce  fameux  Saint-Preux  qui 
fut  sûrement  un  prodige  entre  les  hommes.  »  Elle  se  procure 
le  livre  et  lorsque  un  jeune  officier  lui  dit  :  «  Quoi,  vous 
connaissez  un  Saint-Preux  et  vous  n'êtes  pas  sa  Julie  »?  elle 
réplique  en  rougissant  :  «  Je  tâche  d'imiter  ses  vertus,  sans 

1.  Két  szereiô  szivnek  tôrfénete,  OEuvres,  t.  VL  Voy.  sur  ce  roman,  A.  Wer- 
ner  dans  E.  Philol.  K.  Supplément,  t.  II  (1890). 


170  l'école  française 

approuver  ses  faiblesses.  »  Ces  lettres  sont  une  faible  imita- 
tion du  roman  français.  Kisfaludy  y  sème  de  nombreuses 
citations  de  M""  Deshoulières,  de  Dorai,  de  Pezay  ;  y  mêle  ses 
souvenirs  de  France,  parle  avec  enthousiasme  de  la  nature, 
du  charme  de  la  vie  champêtre  —  il  est  resté  gentilhomme 
campagnard  dans  l'âme  —  et  de  la  douceur  de  la  solitude  en 
compagnie  d'un  cœur  aimant.  Des  passages  entiers  sont 
empruntés  au  roman  français  dont  un  exemplaire  usé, 
retrouvé  dans  la  bibliothèque  du  poète,  atteste  qu'il  a  lu  et 
relu  ce  livre  ainsi  que  VÉmile,  avec  amour  ^  Il  lui  rappelait 
toujours  cette  «  belle  âme  »  avec  laquelle  il  lut  la  Nouvelle 
Héloïse  pour  la  première  fois  sous  le  beau  ciel  de  Provence. 


Telles  sont  les  œuvres  des  principaux  représentants  de 
Y  École  française.  Ces  écrivains  du  groupe  viennois,  de  même 
que  leurs  adeptes  en  Hongrie,  sont  les  premiers  ouvriers 
conscients  de  la  littérature  nationale.  Devant  le  génie 
magyar,  endormi  et  impuissant,  ils  jouent  le  rôle  de  ces 
hardis  pionniers  qui  défrichent  le  désert  et  le  rendent  habi- 
table. Leur  courage  fut  grand  et  leur  œuvre,  quoique  de  pure 
imitation,  réalisa  ses  fins.  A  partir  de  1772,  nous  ne  verrons 
plus  d'arrêt  dans  la  vie  littéraire.  La  politique  pourra  entra- 
ver, retarder  le  développement  normal  du  peuple,  mais  la 
flamme  que  la  garde  royale  avait  allumée  ne  s'éteindra  plus. 
Des  écrivains  originaux  se  formeront  qui,  sans  oublier  la 
bonne  mère  nourricière,  introduiront  une  sève  nouvelle  dans 
leurs  œuvres  :  l'originalité  nationale  sera  fortifiée  par  le 
romantisme  et,  e^n  dépit  de  mille  difficultés,  une  riche  florai- 
son s'épanouira.  Mais,  il  faut  encore  attendre.  La  politique, 

2.  Voy.  E.  Philol.  K.  t.  XV,  p.  102. 


CHAPITRE    I  171 

si  étroitement  liée,  en  Hongrie,  à  la  littérature,  nous  montre 
d'autres  combattants  et  parmi  eux  des  écrivains  de  marque. 
Il  est  nécessaire  d'étudier  leurs  œuvres  pour  compléter  le 
tableau  de  l'influence  française  à  la  fm  du  xvm^  siècle.  Ce 
groupe  qu'on  pourrait  appeler  Les  Révolutionnaires,  va  nous 
occuper  maintenant. 


CHAPITRE  II 


LES    RÉVOLUTIONNAIRES 


Les  hommes  et  les  livres  dont  nous  aurons  à  parler  désor- 
mais diffèrent  sensiblement  de  ceux  que  nous  venons  d'étu- 
dier. La  littérature  d'imitation  fait  place  à  la  littérature 
politique,  qui,  véhémente  dans  ses  attaques,  a  les  yeux 
tournés  «  vers  cette  ville  regardée  depuis  longtemps  comme 
la  capitale  du  monde  »,  comme  dit  le  juge  dans  Hermann  et 
Dorothée.  La  Révolution  française  semant  ses  idées  dans  le 
monde  agit  puissamment  sur  les  meilleurs  esprits  de  la 
Hongrie.  Le  terrain  d'ailleurs  y  était  admirablement  pré- 
paré. Le  groupe  de  Bessenyei,  nous  l'avons  vu,  regardait  la 
littérature  française  comme  seule  capable  de  régénérer  les 
lettres  hongroises.  La  quantité  d'ouvrages  que  s'assimilent 
les  Hongrois  par  des  traductions,  par  des  extraits  ou  des 
imitations  est  très  grande.  L'Autriche-Hongrie  était  alors  un 
véritable  atelier  où  maint  ouvrier  s'occupait  à  traduire  des 
ouvrages  français.  Mais  ni  les  membres  de  la  garde  royale, 
ni  Orczy,  ni  Péczeli  ne  cherchaient  dans  Voltaire,  dans 
Rousseau,  dans  Montesquieu  et  dans  les  Encyclopédistes  des 
idées  révolutionnaires.  Bessenyei,  quoique  très  hardi  dans  ses 


CHAPITRE  II  173 

écrits  —  surtout  dans  ceux  que  la  censure  n'a  pas  permis 
d'imprimer  sous  le  règne  de  François  II  '  —  n'est  jamais  le 
porte-paroles  des  idées  égalitaires.  Gomme  d'autres  esprits 
éclairés,  il  demande  le  soulagement  du  pauvre  peuple,  un 
peu  plus  de  justice  et  d'équité  de  la  part  des  tribunaux  ;  il 
vante  même,  comme  Orczy,  le  bonheur  rustique,  la  vie 
simple  des  paysans,  mais  ce  serait  une  grande  erreur  de 
faire  de  ces  soldats,  de  ces  nobles,  les  apôtres  de  l'Évangile 
de  l'égalité  devant  la  loi  et  les  impôts.  L'esprit  de  caste  est 
encore  trop  enraciné  en  eux;  leur  éducation,  leur  entourage 
ne  leur  permettent  pas  de  tirer  les  dernières  conséquences 
des  œuvres  qu'ils  admirent.  C'est  l'atmosphère  politique  de 
la  cour  de  Marie-Thérèse  qu'on  respire  dans  leurs  écrits.  La 
grande  reine  avait  notablement  soulagé  la  misère  des  serfs, 
lorsque,  malgré  la  résistance  de  la  noblesse  magyare,  elle 
leur  avait  accordé  la  faculté  de  s'affranchir  avec  le  temps  et 
de  ne  plus  être  attachés  à  la  glèbe.  Elle  réforma  l'instruction 
publique  par  la  Ratio  ediicationis  (1777)  en  créant  l'ensei- 
gnement primaire,  en  nommant  des  inspecteurs,  bref  en 
mettant  l'enseignement  sous  la  dépendance  de  l'Etat.  Bes- 
senyei  crut,  comme  elle,  que  le  pouvoir  royal  devait  exercer 
un  contrôle  même  dans  les  écoles  protestantes.  A  l'avène- 
ment de  Joseph  II  ces  mesures  humanitaires  que  la  reine 
cherchait  prudemment  à  faire  adopter  par  la  persuasion, 
devinrent  des  lois. 

Joseph  II  fut  élevé  dans  les  doctrines  des  philosophes 
français.  Il  avait  appris  d'eux  à  dédaigner  les  théories  pré- 
conçues sur  l'autorité  royale.  Pulszky  dit  avec  raison  ^  que 
ce  roi  fut  le  propagateur  le  plus  zélé  des  idées  révolution- 
naires en  Hongrie.  Son  dédain  pour  les  conditions  d'exis- 
tence de  son  empire  hétéroclite  qui  ne  pouvait  se  maintenir 
que  par  la  tradition,  devait  faire  échouer  ses  nobles  projets 

1 .  Pour  les  Hongrois  François  I'^^,  mais  puisque  les  historiens  français  le 
connaissent  sous  le  nom  de  François  II  nous  lui  conservons  cette  appellation. 

2.  Fr.  Pulszky  :  Martinovics  es  tdrsai  (Martinovics  et  ses  adeptes)  1882. 
Étude  écrite  à  propos  du  volume  de  Fraknôi,  mentionné  plus  loin. 


i74  Li:S    KÉVOLUTIONNAIHES 

et  le  forcer  d'annihiler  sur  son  lit  de  mort  toutes  ses  ordon- 
nances et  d'abolir  toutes  les  lois  qui  visaient  à  créer  un  État 
moderne. 

Cet  État  devait  être  organisé  d'après  les  doctrines  de  Rous- 
seau que  Joseph  II  admirait  surtout.  Le  Contrat  social  lui 
avait  enseigné  que  la  fin  de  toute  Monarchie  et  de  toute 
République  doit  être  le  bonheur  des  citoyens  ;  mais  que  les 
prérogatives  de  la  noblesse  et  du  clergé,  les  préjugés  sur  la 
naissance  et  les  autres  privilèges  des  grands,  feront  tou- 
jours obstacle  à  ce  bonheur.  C'est  pourquoi  il  faut  briser  la 
force  de  ceux  qui  réclament  des  privilèges  et  délivrer  le 
peuple  des  préjugés  par  une  forte  instruction,  car,  sans 
éducation,  l'homme  reste  à  l'état  animal  \ 

Joseph  II  se  considérait  comme  le  premier  serviteur  de 
l'État,  mais  ayant  conscience  de  la  noblesse  de  sa  mission,  il 
ne  voulait  partager  le  gouvernement  avec  personne.  Toutes 
ses  ordonnances  visaient  à  établir  une  centralisation  très 
forte,  un  gouvernement  dont  le  chef  serait  informé  de  tout 
et  travaillerait  au  bien-être  du  peuple.  Le  clergé  et  la 
noblesse  perdirent  certains  privilèges.  Au  premier  il  fut 
défendu  de  correspondre  directement  avec  le  Saint-Siège  et 
la  juridiction  ecclésiastique  fut  surveillée.  Les  Ordres  qui 
ne  s'occupaient,  ni  de  l'enseignement,  ni  des  soins  à  donner 
aux  pauvres  et  aux  malades,  furent  abolis,  leurs  biens  con- 
fisqués et  ajoutés  au  fonds  des  études^  (fundus  studiorum) 
créé  par  Marie-Thérèse  lors  de  la  suppression  de  l'Ordre  des 
Jésuites  (1773).  Joseph  II  ne  prit  pourtant  pas  aux  philo- 
sophes français  leur  athéisme  et  n'admit  pas  non  plus  le 
déisme  purifié  de  Voltaire.  Il  reconnut  en  principe  la  léga- 
lité de  tous  les  cultes.  Son  édit  de  tolérance  permit  enfin  aux 
protestants  d'organiser  partout  leurs  églises,  et  leur  ouvrit 
les  carrières  administratives  et  politiques  d'où  Marie-Thérèse 
les  avait  rigoureusement  bannis. 

Ces  réformes  furent  accueillies  en  Hongrie  de  différentes 

1.  Bessenyei  avait  exprimé  les  mêmes  idées  dans  VErmite  de  Bihar,  p.  117. 


CHAPITRE  II  17S 

façons.  Tandis  que  les  jobbâgyones  à  qui  l'abolition  de  la 
servitude  avait  donné  quelques  libertés,  voyaient  dans  le  roi 
leur  libérateur;  que  les  protestants  saluaient  son  règne 
comme  celui  de  la  justice  et  de  la  sagesse  et  étaient  tout 
prêts  à  accepter  les  emplois  que  l'empereur  avait  créés  pour 
réaliser  ses  réformes  :  le  clergé,  une  bonne  partie  de  la  haute 
noblesse  et  surtout  la  petite  noblesse  toute  puissante  dans 
les  comitats,  se  sentaient  profondément  blessés  dans  leurs 
intérêts  et  dérangés  dans  leur  quiétude  de  «  beati  possi- 
dentes  ».  Ce  sont  eux  qui  protestèrent  contre  la  violation  de 
la  constitution  qui  garantissait  leurs  privilèges.  Malheureu- 
sement, Joseph  II,  dans  son  activité  fébrile  avait  réellement 
blessé  le  sentiment  national  par  deux  de  ses  édits.  D'abord, 
en  faisant  transporter  de  Pozsony  (Presbourg)  à  Vienne,  la 
Sainte-Couronne  à  laquelle  se  rattachent  tant  de  glorieux 
souvenirs  et  qui  est  considérée  comme  le  symbole  de  l'in- 
dépendance hongroise  ;  puis  en  prescrivant  pour  toute  la 
monarchie,  l'usage  de  la  langue  allemande  dans  la  vie 
publique  et  cela  juste  au  moment  où  le  groupe  de  Bessenyei 
proclamait  la  nécessité  de  cultiver  l'idiome  national.  Le 
clergé  et  la  noblesse  se  servirent  adroitement  de  ces  griefs 
et  opposèrent  une  résistance  acharnée  à  toute  réforme 
propre  à  léser  leurs  prérogatives.  Ils  avaient  en  horreur 
toute  ordonnance  susceptible  de  les  faire  rentrer  dans  le 
droit  commun  et  crièrent  à  la  violation  de  leurs  privilèges 
lorsque  leurs  manoirs  et  la  Maison  du  comitat  (megyehâz), 
c'est-à-dire  la  préfecture,  furent  numérotés  comme  les  autres 
maisons  de  la  commune.  Les  chaînes  employées  pour  établir 
le  cadastre  semblaient  des  chaînes  de  servitude. 

Il  ne  faut  pourtant  pas  croire  que  Joseph  II  eut  besoin 
d'une  armée  de  bureaucrates  étrangers  pour  administrer  le 
pays.  La  noblesse,  quoique  en  regimbant,  conservait  les 
hautes  fonctions  dans  les  comitats.  Les  magnats  protestants 
étaient  des  sujets  dévoués  et  même  parmi  les  catholiques, 
tous  ceux  qui  étaient  imbus  des  idées  françaises,  tous  ceux 
dont  l'horizon   intellectuel  dépassait  la   frontière    de   leur 


176  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

comitat,  se  firent  les  auxiliaires  intelligents  de  l'empereur. 
Tels  François  Széchenyi,  le  fondateur  du  Musée  national  de 
Budapest  ;  Aloïs  Batthyany  dont  les  écrits  politiques  sont 
admirables  de  bon  sens  et  de  générosité  ;  les  comtes  Etienne 
Illéshâzy,  François  Balassa,  Niczky,  puis  les  barons  Simon 
Révay,  Prdnay,  Podmaniczky,  dans  la  noblesse  Pâsztory, 
Szily,  Marijâssy  et  le  «  Ronsard  hongrois  »  Kazinczy.  Quoique 
persuadés  que  l'empereur  agissait  avec  trop  de  précipitation, 
que  le  gouvernement  essentiellement  aristocratique  de  la 
Hongrie  ne  pouvait  être  changé  du  jour  au  lendemain,  par 
voie  de  décrets,  en  gouvernement  démocratique  ;  qu'il  fal- 
lait d'abord  instruire  la  masse  et  la  rendre  capable  de 
comprendre  ces  idées  :  ils  applaudirent  aux  réformes  les 
plus  importantes. 

Joseph  II,  devant  la  résistance  passive  des  comitats,  retira 
la  plupart  de  ses  ordonnances  et  restitua  la  Sainte-Couronne 
à  Bude  où  elle  fut  reçue  avec  un  enthousiasme  indescrip- 
tible. Chaque  comitat  tint  à  honneur  d'être  représenté  à 
cette  cérémonie  par  une  députation  (banderium)  aussi  cha- 
marrée que  nombreuse. 

A  la  mort  de  l'empereur,  huit  mois  après  la  prise  de  la 
Bastille,  nous  voyons  apparaître  en  Hongrie  un  singulier 
mélange  d'esprit  révolutionnaire  et  réactionnaire.  Cet 
esprit  est  réactionnaire  parce  qu'il  veut  s'opposer  à  toutes 
les  réformes  égalitaires  et  révolutionnaires,  parce  que  la 
Hongrie  est  alors  le  théâtre  d'un  soulèvement  contre  la  mai- 
son régnante  comme  on  n'en  avait  plus  constaté  depuis 
Rdkoczy  II.  La  réaction  fait  arracher  par  la  main  du  bour- 
reau les  numéros  des  préfectures  qui  lui  semblaient  porter 
atteinte  aux  libertés  des  comitats  ;  tous  les  documents  con- 
cernant le  cadastre  et  le  dénombrement  de  la  population 
sont  brûlés  en  place  publique  :  hommes  et  femmes  vêtus 
du  costume  national  dansent  autour  du  bûcher.  Les  employés, 
que  Joseph  II  avait  nommés  contrairement  au  droit  exclu- 
sif des  comitats,  sont  chassés;  les  ingénieurs  du  cadastre, 
arrêtés  puis  enrôlés  de  force.  Voilà  pour  la  réaction. 


CHAPITRE    II  177 

L'esprit  révolutionnaire  se  manifeste  surtout  dans  les 
comitats  du  Nord-Est  (Zemplén,  Abauj)  qui  se  distinguèrent 
toujours  par  leur  esprit  d'opposition.  A  Cassovie  (Kassa)  se 
forme  un  petit  cercle  qu'on  a  surnommé  les  «  Jacobins  hon- 
grois »  ;  le  comitat  de  Zemplén  lance  un  appel  aux  officiers 
magyars  pour  qu'ils  demandent  à  la  Diète  d'éloigner  les  offi- 
ciers étrangers  des  régiments  hongrois.  Or,  on  sait  que  cette 
demande  devait  être  pour  le  régiment  Gréven  une  cause 
féconde  en  désagréments  et  finalement  conduire  le  brave 
Laczkovics  sur  l'échafaud. 

D'autres  comitats  prétextant  la  violation  de  la  consti- 
tution et  confondant,  comme  le  remarque  Pulzsky,  Mira- 
beau avec  Werbôczy,  déclarèrent  :  «  Ruptum  est  filum 
successionis,  majestas  apud  populum  ».  Seulement  sous 
le  «  populus  »  on  entendait  ici  la  noblesse  qui  seule  était 
«  membrum  sacrae  coronae  ».  C'est  dans  ces  conjonctures 
que  Léopold  II,  frère  de  Joseph  II,  monta  sur  le  trône. 
Pendant  son  règne  en  Toscane  il  s'était  montré  à  ses 
sujets  comme  un  prince  éclairé,  travaillant  sans  cesse  au 
bonheur  de  son  peuple,  accueillant  les  plaintes  avec  bien- 
veillance. Tous  les  citoyens  pouvaient  rédiger  leurs  récla- 
mations par  écrit  et  jeter  leurs  placets  dans  des  boîtes 
disposées  à  cet  effet  '. 

Les  Hongrois,  mettant  à  profit  la  liberté  delà  presse  accor- 
dée par  Joseph  II,  firent  connaître  leurs  désirs  au  roi.  Leurs 
doléances  et  leurs  espoirs  s'exprimèrent  dans  des  livres  et 
des  pamphlets  qui  se  répandirent  dans  le  pays.  On  était 
alors  à  la  veille  de  la  Diète  mémorable  de  1790-1791,  une 
des  plus  importantes  qu'on  puisse  relater  dans  l'histoire  de 


I.  «  Je  crois,  écrivait-il  à  sa  sœur  Marie-Christine,  que  le  souverain,  même 
héréditaire,  n'est  qu'un  délégué  et  employé  du  peuple  pour  lequel  il  est  fait 
qu'il  lui  doit  tous  ses  soins,  peines,  veilles...  qu'à  chaque  pays  il  faut  une  loi 
fondamentale  ou  contrat  entre  le  peuple  et  le  souverain,  qui  limite  l'autorité 
et  le  pouvoir  de  ce  dernier.  »  Lettre  du  25  janvier  1790  (En  français).  Voy. 
Leopold  II  und  Marie-Chris  Une.  Ihr  liriefwechsel,  herausgegeben  von  Adam 
"VVolf.  Vienne,  1867,  p.  84. 

12 


178  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

la  nation  '.  Il  est  vrai  que  la  plupart  de  ces  pamphlets 
parurent  en  latin  ou  en  allemand  et  très  peu  en  hongrois, 
mais  il  serait  injuste  de  les  passer  pour  cela  sous  silence, 
car  il  s'agit  de  montrer  l'influence  que  la  France  exerça 
sur  ce  mouvement. 

Ces  écrits  portent  si  nettement  l'empreinte  de  la  Révolu- 
tion française,  de  l'Assemblée  législative  et  de  la  Convention; 
ils  montrent  une  union  si  étroite  des  idées  hongroises  avec 
celles  qui  se  firent  jour  en  France  à  partir  du  4  août  1789, 
qu'ils  méritent  que  nous  en  parlions  avec  quelque  détail. 
Deux  savants  hongrois  les  ont  fait  sortir  dernièrement  de  la 
poussière  des  bibliothèques  oii  si  longtemps  ils  restèrent 
enfouis.  Ces  deux  érudits  sont  :  M.  Conchadans  sa  brochure  : 
Les  idées  réformatrices  des  années  1790-1791  et  leurs  précur- 
seurs ^  qui  donne  un  aperçu  ingénieux  des  plus  marquants, 
puis  M.  G.  Ballagi  dans  son  volume  un  peu  touffu  :  La 
littérature  politique  en  Hongrie  jusquen  18^5  ^  où  ces  bro- 
chures, —  au  nombre  de  500  à  peu  près,  —  occupent  la  place 
principale.  , 

Après  la  mort  de  Léopold  II  (1792)  le  règne  autocrate  de 
François  II  et  surtout  la  répression  sanglante  de  la  «  Conju- 
ration »  de  Martinovics,  changèrent  de  nouveau  la  Hongrie 
politique  en  un  désert  oii  le  moindre  acte  de  tendance  libé- 
rale était  épié,  dénoncé  et  durement  réprimé. 

La  plupart  des  historiens  hongrois  croient  entendre,  en 
lisant  ces  pamphlets,  l'écho  fidèle  des  rumeurs  qui  s'élevaient 
alors  sur  les  bords  de  la  Seine.  M.  Concha  cependant  croit, 
qu'à  côté  de  l'iniluence  française,  celle  de  l'Angleterre, 
quoique  à  un  moindre  degré,  s'est  également  fait  sentir. 
Mais    étant    donné    que  de    nombreux   ouvrages  poétiques 


1.  De  Gérando  (De  l'Esprit  public  en  Hongrie  depuis  la  Révolution  fran- 
çaise, 1848)  et  Sayous  dans  son  Histoire  ayant  déjà  fait  connaître  les  princi- 
pales décisions  de  cette  Diète,  nous  nous  contentons  de  renvoyer  à  ces  deux 
ouvrages. 

2.  A  kilenczvenes  évek  reformeszméi  es  elÔzményeik,  1885. 

3.  A  poliiikai  irodalom  Magyarorszdgon  1S23-ig.  —  1888. 


CHAPITRE  II  179 

anglais  ne  furent  lus  à  cette  époque  en  Hongrie  et  à  Vienne 
que  dans  les  traductions  françaises  \  nous  sommes  enclin  à 
croire  que  tout  ce  que  les  pamphlets  disent  de  la  constitu- 
tion anglaise,  est  puisé  dans  Montesquieu.  Gela  s'explique- 
rait facilement  d'ailleurs  par  ce  fait  que  Bessenyei  dans  ses 
Mélanges^  avait  attiré  l'attention  des  Magyars  sur  les  œuvres 
du  philosophe  français  ;  que  de  plus  son  nom  et  celui  de 
V Esprit  des  Lois  se  rencontrent  souvent  dans  les  articles  et 
dans  les  critiques  des  membres  de  V École  française.  Le  fait 
que  la  grande  majorité  des  pamphlétaires  ne  réclamaient  pas 
une  constitution  républicaine,  mais  bien  une  constitution 
monarchique  avec  de  nombreuses  réformes,  ne  prouve  nul- 
lement qu'ils  n'aient  pas  subi  l'influence  française,  car  l'idée 
républicaine  n'était  pas  dominante  dès  la  prise  de  la  Bastille 
et  la  France  révolutionnaire  resta  longtemps  monarchique  ^ 
Les  écrivains  magyars  le  restent  également  jusqu'après  la 
mort  de  Loopold  II;  seule  la  réaction  qui  sévit  sous  Fran- 
çois Il  put  les  décider  à  sortir  de  la  légalité  et  à  répandre 
des  «  catéchismes  »  où  pour  la  première  fois  l'idée  républi- 
caine est  franchement  exposée.  Ce  fut  là  ce  qui  perdit  Marti- 
novics  et  ses  compagnons. 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord  dans  le  mouvement  révolution- 
naire hongrois  c'est  que,  cosmopolite  à  l'origine,  il  revêt 
dans  la  suite  une  forme  éminemment  nationale.  De  même 
que  VÉcole  française  mit  toute  son  activité  au  service  de 
l'idée  nationale  et  voulut  cultiver  la  langue,  créer  une  litté- 
rature, stimuler  le  patriotisme  en  parlant  et  en  écrivant  le 
magyar  :  de  même  les  révolutionnaires  ne  propagèrent  les 
idées  françaises  que  par  désir  d'être  utiles  à  leur  pays.  Pour 
que  la  nationalité  fût  forte  et  pût  résister  aux  empiétements 
de  la  Cour  de  Vienne,  il  fallait  que  la  société  hongroise, 
elle-même,  fût  en  quelque  sorte  refondue;  c'est  quand  on 
aura  obtenu,  outre  l'emploi  de  la  langue  magyare  dans  les 


1.  Voy.  plus  haut,  p.  122,  note  1. 

2.  Voy.  Aulard,  Revue  de  Paris,  1"  mai  1898. 


180  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

écoles  et  dans  la  vie  publique,  Texistence  légale  du  protes- 
tantisme si  fécond  jusque-là  en  écrivains;  qu'on  aura  éman- 
cipé la  femme  et  même  les  Juifs,  qu'on  aura  limité  le  pou- 
voir de  la  noblesse  et  du  clergé,  c'est  alors,  alors  seulement 
que  le  pays  pourra  se  développer  en  toute  liberté. 

La  plupart  des  pamphlétaires  se  meuvent  dans  ce  cercle 
d'idées  ;  ils  traitent  l'une  ou  l'autre  de  ces  questions,  souvent 
plusieurs  d'entre  elles  à  la  fois.  Le  clergé  et  la  noblesse 
réactionnaires  avaient  également  leurs  porte-paroles.  Ainsi 
éclata  une  lutte  extrêmement  violente.  Il  faudrait  remonter 
jusqu'au  temps  de  la  Réforme,  jusqu'au  xvi'  siècle,  ou  se 
reporter  à  la  réaction  catholique  sous  Pâzmâny  au  xvn% 
pour  trouver  des  invectives  aussi  véhémentes  que  celles 
que  les  deux  camps  se  lancèrent.  On  sent  que  le  moment 
est  critique,  qu'il  faut  toucher  le  but,  que  si  on  le  manque, 
tout  est  perdu,  vu  qu'on  peut  s'attendre  à  la  vengeance 
de  la  réaction.  Et,  de  fait,  nous  savons  que  le  mouvement 
démocratique  n'ayant  pu  triompher,  il  fallut  reprendre  la 
même  lutte  après  la  Révolution  de  juillet.  Les  Diètes  de 
1832  à  1848  discuteront  les  mêmes  questions  et  ce  n'est 
que  par  une  révolution  sanglante,  mais  glorieuse,  que  se 
créera  la  Hongrie  moderne.  Selon  l'historien  Szalay,  la 
jeunesse  libérale  qui  lutta  de  1830  à  1848  avait  puisé  son 
instruction  politique  dans  les  pamphlets  parus  sous  le  règne 
de  Joseph  II  et  de  Léopold  II. 

Parmi  les  pamphlétaires  nous  choisirons  les  plus  remar- 
quables, ceux  dont  les  ouvrages  présentent  non  seulement  un 
intérêt  politique,  mais  aussi  un  intérêt  littéraire,  tels  qu'Aloïs 
Batthyâny,  Martinovics,  le  chef  des  jacobins  hongrois, 
Hajnoczy,  Laczkovics,  et  quelques-uns  de  ceux  qui  ont  com- 
battu pour  les  mêmes  idées.  La  littérature  proprement  dite 
s'inspirant  largement  des  idées  égalitaires,  nous  aurons  à 
.  examiner  les  œuvres  de  quelques  écrivains  qui,  impliqués 
dans  la  conjuration  de  Martinovics,  montrent  l'influence  pré- 
pondérante que  la  littérature  française  a  exercée  vers  la  fin 
du  xvin'  siècle. 


CHAPITRE  II  181 


II 


Aloïs  Batthyany  est  issu  de  la  plus  haute  noblesse  ;  un 
membre  de  sa  famille  était  précepteur  des  enfants  de  Marie- 
Thérèse  et  devint  plus  tard  cardinal-primat  du  royaume  ;  un 
autre  Batthyany,  devint  président  du  Conseil  du  premier 
ministère  hongrois  en  1848  et  fut  exécuté  après  la  défaite. 
Nous  savons  peu  de  chose  de  sa  vie  *.  Son  nom  retentit 
pourtant  lors  de  la  Diète  de  1790-1791  lorsqu'il  publia  ses 
quatre  brochures  sous  le  titre  :  Ad  amicmn  aurem  ", 
l'œuvre  la  plus  idéaliste  qui  soit  sortie  du  cerveau  des  pam- 
phlétaires hongrois.  Mais  cet  idéalisme  n'empêche  pas  une 
logique  rigoureuse  et  serrée.  Exprimées  dans  un  style  hardi 
et  brillant,  les  pensées  se  gravent  dans  la  mémoire  comme 
autant  de  maximes.  Il  formule  ses  desiderata  avec  la  con- 
cision d'un  code  de  justice.  «  Le  pouvoir  suprême  était 
d'abord  entre  les  mains  du  peuple  »  (III,  5)  ou  bien.  «  Toutes 
les  immunités  sont  les  restes  déplorables  d'une  ancienne 
barbarie  ;  tous  les  privilèges  sont  d'atroces  inventions  des 
tyrans  »  (111,  22). 

Son  idéal  politique  est  une  monarchie  où  l'individu  puisse 
se  développer  librement,  où  les  différents  pouvoirs  soient  net- 
tement séparés,  où  les  restrictions  nécessaires  à  l'autorité 
absolue  garantissent  le  peuple  contre  l'oppression.  Parfois 
il  ne  fait  que  traduire  en  latin  le  chapitre  de  Montesquieu  sur 
la  constitution  d'Angleterre  ^,  ainsi  lorsqu'il  dit  :  Tyrannica 


1.  Il  naquit  en  1750,  fut  élevé  par  les  jésuites  à  Nagy-Szouibat,  entra  même 
dans  leur  Ordre  à  l'âge  de  dix-sept  ans,  les  quitta  deux  ans  après,  devint 
soldat  et  se  retira  dans  la  vie  privée.  Il  mourut  presque  oublié,  en  1818,  à 
Debreczcn.  Kazinczy  qui  l'avait  vu,  en  1814,  dit  de  lui  :  «  Je  n'ai  pas 
reconnu  cet  homme  puissant,  qui  fut  vraiment  grand....  il  a  été  oublié.  » 

2.  Ad  amicam  aurem,  1790  ;  quatre  brochures  de  62,  78,  95  et  85  pages.  — 
Batthj'âny  a  publié  en  outre  ;  Ad  amicissimam  aurem,  1791  ;  Ad  ittramque 
aurem,  1791,  contre  Léon  Szaicz. 

3.  Esprit  des  Loi*,  livre  XI,  chap.  6. 


182  U:S    KÉVOLUTIONNAIRES 

etenim  imperia  tyrannica  methodo  executiuni  mandahuntui\ 
on  voit  qu'il  a  sous  les  yeux  cette  phrase  :  «  Lorsque  dans  la 
môme  personne  ou  dans  le  môme  corps  de  magistrature  la 
puissance  législative  est  réunie  à  la  puissance  exécutrice,  il 
n'y  a  point  de  liberté,  parce  qu'on  peut  craindre  que  le 
même  monarque  ou  le  même  sénat  ne  fasse  des  lois  tyran- 
niques  pour  les  exécuter  tyranniquement.  » 

Tout  en  condamnant  l'aristocratie  et  la  hiérarchie  il  vou- 
drait que  le  roi  soit  investi  d'une  grande  puissance  afin  qu'il 
pût  prêter  force  à  la  justice  et  refréner  la  tyrannie  des  parti- 
culiers. Cette  grande  autorité  du  roi,  dit-il,  est  tellement 
nécessaire  que  le  salut  de  l'Etat  en  dépend.  Batthyâny  ne  se 
dissimule  pas  les  dangers  qu'offre  la  constitution  monar- 
chique. Le  roi  se  croit  souverain,  indépendant  de  la  volonté 
du  peuple,  alors  qu'il  ne  gouverne  que  par  la  volonté  de 
celui-ci,  il  n'est  pas  son  juge,  mais  son  conseiller  ;  il  ne  peut 
être  souverain,  car  le  peuple  seul  a  celte  qualité. 

Chose  curieuse  !  cette  souveraineté  du  peuple  était  généra- 
lement admise  même  par  les  légistes  de  la  cour.  Sonnenfels 
et  Martini  à  Vienne,  les  manuels  de  droit  en  Hongrie  qui 
s'inspiraient  de  leurs  doctrines,  la  proclamèrent  sans  que  le 
gouvernement  y  vît  rien  de  révolutionnaire.  Les  Magyars 
pouvaient  même  remonter  jusqu'à  Werbôczy,  le  grand  juris- 
consulte du  XVI*  siècle,  qui  avait  dit  qu'à  l'origine  le  pou- 
voir était  aux  mains  de  la  nation  et  que  celle-ci  en  avait 
investi  le  roi.  Balthyany  combat  donc  la  théorie  du  droit 
divin,  théorie  qui,  d'ailleurs,  n'avait  que  peu  de  partisans  en 
Hongrie. 

Mais  tout  en  s'inspirant  du  Contrat  social  àc  Rousseau,  le 
pamphlétaire  hongrois  rejette  toute  idée  de  révolution.  H 
veut  prouver  par  la  logique  et,  en  partie,  par  l'ancien  droit, 
que  les  réformes  qu'il  demande  n'ont  rien  de  révolutionnaire  : 

«Depuis  des  temps  immémoriaux,  dit-il,  l'étincelle  de  la  révolution 
couve  sous  les  cendres.  Cette  étincelle  peut  dévorer  la  maison,  mais 
l'incendie  n'éclatera  pas,  tant  que  le  peuple  aura  encore  le  souffle.  Vrai- 
ment un  grand  État  —  la  France  —  a  rendu  aux  souverains  un  service 


CHAPITRE  II  i83 

signalé  en  les  avertissant  d'éviter  les  che-mins  tortueux  afin  qu'ils  ne 
soient  pas  forcés  de  se  lamenter  sur  les  ruines  de  leur  pays.  »  «  Quand 
les  citoyens  se  réveillent  de  leur  sommeil  léthargique,  ils  sont  comme 
les  esclaves  délivrés  de  leur  prison,  immolant  à  la  vengeance,  même 
ceux  qui  leur  ont  fait  du  bien  durant  la  servitude.  » 

Batthyâny  est  hardi,  mais  il  reste  dans  la  légalité.  Il  ne 
proclame  pas  comme  beaucoup  d'autres  nobles  :  «  Ruptum 
est  filum  successionis  »  encore  moins  est-il  du  camp  de 
ceux  qui  pactisaient  alors  avec  le  roi  de  Prusse  contre  les 
Habsbourg. 

«  Si  le  fil  de  la  succession  est  rompu,  dit-il,  il  vaut  encore  mieux 
s'entendre  avec  le  prince  dont  on  connaît  les  tendances  —  avec 
Léopold  II, —  qu'avec  un  inconnu  qui,  par  ses  ruses,  pourrait  anéantir 
la  liberté  de  la  patrie.  » 

Mais  son  loyalisme  ne  l'empêche  pas  d'exprimer  des  vérités 
assez  dures  à  l'adresse  de  Joseph  II  et  de  son  successeur  : 

«  11  faut  que  le  couronnement  rappelle  aux  rois  qu'ils  ne  doivent  pas 
leur  pouvoir  au  hasard  de  la  naissance,  mais  à  la  volonté  des  citoyens. 
La  Diète  et  le  monarque  font  ensemble  les  lois;  la  Diète  n'a  donc  nul- 
lement besoin  de  l'en  remercier  et  de  chercher  à  gagner  sa  faveur 
d'une  manière  indigne.  Le  monarque  n'a  pas  le  droit  de  déclarer  que 
certains  projets  de  loi  oiTensent  son  autorité,  puisque  les  deux  pouvoirs 
pèsent  du  même  poids  dans  le  plateau  de  la  justice.  » 

Si  Batthyâny  accorde  une  place  prépondérante  au  mo- 
narque dans  l'élaboration  des  lois  —  et  ici  il  s'écarte  de 
Montesquieu  —  il  lui  refuse  cependant  le  droit  du  veto  quand 
l'x'Vssemblée  les  lui  soumet  pour  la  sanction.  Car  l'Assemblée 
représente  l'Etat  qui  se  compose  de  millions  d'individus  ;  ils 
ne  peuvent  pas  être  sacrifiés  à  un  seul  ;  il  est  beaucoup  plus 
juste  qu'il  y  ait  une  seule  victime  que  plusieurs.  C'est  pour- 
quoi il  faut  que  le  roi  s'incline  devant  la  volonté  du  peuple 
ou  qu'il  ait  recours  à  l'arbitrage  d'une  tierce  personne,  sans 
quoi  il  faudrait  déclarer  que  le  peuple  «  est  un  mouton  qui 
présente  sa  laine  aux  ciseaux  de  son  maître  toutes  les  fois 
que  c'est  le  bon  plaisir  de  ce  dernier  », 


184  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

Le  pouvoir  exécutif  ne  doit  pas  être  confié  à  des  ministres 
responsables,  mais  à  un  Conseil  choisi  parmi  les  délégués 
des  comitats  qui,  de  concert  avec  le  roi,  exercera  ce  pouvoir. 
Et  pour  que  le  souverain  ne  puisse  pas  s'appuyer  sur  l'armée, 
ni  mettre  à  profit  l'esprit  de  caste  qui  y  règne,  il  faut  sup- 
primer ce  qui  nourrit  cet  esprit,  par  exemple  la  vie  de 
caserne.  Soldats  et  officiers  devraient  jurer  fidélité  à  la  nation 
et  non  au  roi,  car  c'est  la  nation  qui  doit  choisir  les 
chefs.  Outre  l'armée  royale,  il  faudrait  créer  une  armée  de 
30,000  hommes  recrutés  dans  les  comitats,  une  espèce  de 
milice  qui  combattrait  non  pour  la  solde,  mais  pour  son  foyer 
et  ses  droits  séculaires.  Le  roi  ne  pourrait  déclarer  la  guerre 
sans  le  consentement  de  la  nation. 

C'est  ainsi  que  Batthyany  voudrait  restreindre  le  pouvoir 
royal.  Mais  il  est  encore  plus  ennemi  du  gouvernement  aris- 
tocratique, de  l'établissement  des  castes  et  de  l'intolérance 
du  clergé  que  de  la  puissance  du  trône.  Il  revendique  avant 
tout  l'égalité  et  la  liberté  de  l'individu  ;  la  liberté  poli- 
tique ne  lui  semble  qu'un  moyen  permettant  de  parvenir 
à  l'égalité  de  tous  les  citoyens  dans  la  vie  sociale  et  à 
l'égalité  des  cultes.  Même  dans  un  Etat  libre,  dit-il,  les 
citoyens  peuvent  être  subjugués  par  mille  tyranneaux  dont 
la  machine  administrative  ne  peut  se  passer.  Il  faut  que  le 
citoyen  soit  tellement  protégé  par  la  loi  qu'il  n'ait  rien  à 
craindre  ni  de  son  prochain,  ni  du  roi.  Chacun  doit  contri- 
buer aux  charges  publiques  et  cela  de  son  propre  gré.  Le 
gouvernement  aristocratique  lui  semble  plus  dangereux  que 
la  monarchie  : 

«  Si,  dit-il,  la  monarchie  ne  peut  plus  se  maintenir,  il  faut  que  le 
peuple  empêche  par  tous  les  moyens  l'établissement  d'un  régime  aris- 
tocratique, facilement  oppresseur.  Son  joug  serait  encore  plus  lourd 
que  celui  d'un  tyran,  car  il  est  plus  facile  de  nourrir  une  seule  sangsue 
que  d'en  nourrir  plusieurs  centaines.  » 

L'inégalité  des  fortunes  le  préoccupe  ;  s'il  ne  propose  pas 
de  les  confisquer,  il  pense  qu'en  supprimant  le  droit  d'aînesse 


CHAPITRE  II  185 

et  en  donnant  aux  filles  la  part  qui  leur  est  due,  ces  inéga- 
lités disparaîtront. 

Les  pamphlets  de  Batthydny  sont  surtout  remarquables 
par  le  tableau  qu'ils  présentent  de  la  nouvelle  société  démo- 
cratique rêvée.  L'auteur  discute  de  tout  :  Eglise,  instruction 
publique,  économie  politique,  justice,  administration.  Le 
mot  Liberté  a  chez  lui  une  tout  autre  signification  que  chez 
les  magnats  qui  se  révoltaient  contre  les  réformes  de  Joseph  II 
et  qui,  au  fond,  ne  pensaient  qu'à  maintenir  leurs  privilèges. 
Pour  lui,  la  liberté  n'a  de  sens  que  si  elle  s'étend  à  tous  les 
membres  de  la  société.  Les  privilèges  sont  les  inventions 
d'une  époque  barbare  dont  les  décorations  sont  une  survi- 
vance '.  Les  dangers  que  court  la  liberté  ne  peuvent  être 
évités  que  par  l'égalité  des  avantages  et  des  charges,  qui 
rend  les  citoyens  solidaires. 

«  La  liberté  n'est  pas  si  simple  que  beaucoup  le  croient,  dit-il  aux 
magnats;  on  en  parle,  et  même  avec  hardiesse,  mais  si  on  savait  quels 
sacrifices  elle  demande,  quelle  route  il  faut  parcourir  pour  y  arriver, 
on  serait  plus  modéré  dans  son  langage.  Il  faut  porteries  charges  en  com- 
mun pour  atteindre  à  la  liberté;  là  où  le  peuple  seul  paie  les  impôts  et 
pourvoit  aux  besoins  de  l'État,  les  privilégiés  ne  peuvent  regarder  que  la 
tête  basse  le  sol  qu'ils  foulent  grâce  aux  autres.  Ce  n'est  qu'en  renon- 
çant à  leurs  privilèges  injustes  qu'il  pourraient  bien  mériter  de  la  patrie. 
Dire  que  le  peuple  ne  paye  que  l'usufruit  des  terres  est  un  mauvais 
prétexte,  car  depuis  longtemps  il  a  payé  ce  sol  et  l'a  même  acheté  très 
cher.  » 

Et  le  pamphlétaire  trace  un  tableau  navrant  de  la  vie  des 
serfs  ;  il  ne  demande  pas  pour  eux  la  propriété  du  sol  qu'ils 
cultivent,  probablement  pour  éviter  un  bouleversement  trop 
radical.  Il  désire  seulement  que  le  seigneur  et  le  paysan 
s'arrangent  d'un  commun   accord   ^  que  certaines  libertés 

1.  «  La  chaîne  d'or,  dit-il,  à  laquelle  est  attachée  la  décoration,  même  si 
elle  brille  d'un  plus  vif  éclat  que  les  astres,  sera  toujours  la  chaîne  de  la 
servitude  dont  le  bruit  blesse  l'oreille.  » 

2.  Cette  idée  est  exprimée  également  dans  le  pamphlet  de  Honinyi  :  Eleu- 
llierii  Pannonii  mirabilia  fata  (1791).  «  Facile  jugum  est  quod  sponte  assu- 
mjtur,  nimium  grave  quod  invite  imponitur.  >> 


186  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

accordées  par  Joseph  II  mais  menacées  par  la  Diète  de 
1790-1791,  soient  maintenues.  Il  demande  que  le  serf  ne  soit 
pas  attaché  au  sol,  qu'il  puisse  quitter  son  seigneur,  qu'on 
le  délivre  de  la  juridiction  seigneuriale  pour  le  faire  rentrer 
dans  le  droit  commun;  qu'il  ait  le  droit  d'acquérir  du  bien  et 
que  ses  fils  puissent  arriver  aux  emplois  de  l'Etat.  Il  voudrait 
même  que  chaque  comitat  élise  deux  nobles  pour  défendre 
leurs  intérêts  à  la  Diète. 

La  question  du  servage  conduit  Batthyâny  sur  le  terrain 
économique,  terrain  extrêmement  négligé  aussi  bien  par  les 
écrivains  que  par  les  hommes  politiques  *.  Quarante  ans  plus 
tard,  il  faudra  tout  le  génie  de  Széchenyi  pour  mettre  un 
peu  de  lumière  dans  ces  questions,  pour  faire  sortir  le  pays 
de  son  état  féodal  et  le  conduire  sur  la  voie  des  réformes.  Les 
vœux  de  Batthyâny  —  constructions  d'usine,  routes  de  com- 
munication, écoles  d'agriculture  et  d'industrie  —  semblaient 
alors  chimériques.  Pour  donner  plus  de  valeur  au  travail 
manuel,  il  propose  la  suppression  de  la  loterie,  cette  plaie 
delà  monarchie  austro-hongroise,  et  celle  des  Ordres  men- 
diants, attendu  que  ces  deux  institutions  tendent  à  prouver 
que  l'homme  peut  vivre  sans  travailler.  En  temps  de  paix,  il 
faudrait  employer  les  soldats  aux  travaux  agricoles;  colo- 
niser les  comitats  oii  la  population  n'est  pas  assez  dense,  en 
y  envoyant  des  nationaux  et  non  des  étrangers  qui,  arrivant 
par  milliers  des  pays  slaves,  faisaient  dire  aux  seigneurs  : 
«  Si  nos  serfs  étaient  aussi  malheureux  qu'ils  le  disent,  nous 
n'en  verrions  pas  tant  accourir  des  autres  pays.  » 

Ces  pamphlets  s'attaquent  encore  à  la  censure  des  livres, 
moins  ombrageuse  sous  Joseph  II  et  son  successeur,  mais  qui 
devint  si  tyrannique  sous  François  II;  ils  demandent  la 
réforme  de  la  juridiction,  la  séparation  de  la  justice  et  de 
l'administration,  l'amélioration  du  régime  des  prisons  pour 

1.  Berzeviczy  (1763-1822)  avait  seul  à  cette  époque  étudié  ces  questions.  Son 
ouvrage  :  De  condiHone  et  indole  riislicorum  est  très  remarquable.  —  Voy. 
Bi'iefe  Greqor  von  Berzeuiczy's  an  seine  Mutler  ans  Deutschland,  Frankreich 
und  Enf/land  in  den  Jahren  I7S4  bis  1787 .  Leipzig,  1897. 


CHAPITKE  11  187 

laquelle,  au  xix^  siècle,  Deâk,  Eôtvos  et  Szalay  ont  encore 
eu  à  lutter;  le  mariage  civil  qui  ne  fut  accordé  que  de  nos 
jours  ;  le  secret  de  la  correspondance,  l'enseignement  obli- 
gatoire, l'enseignement  supérieur  sous  la  surveillance  de 
l'Etat  et  finalement  le  règlement  des  rapports  de  l'Eglise  et 
de  l'État. 

Quoique  Batthyâny  puisse  être  rangé  dans  le  groupe  des 
Révolutionnaires,  ses  instincts  aristocratiques  et  son  bon 
goût  le  préservent,  dans  cette  partie  de  ses  pamphlets,  de  la 
violence  sauvage  qui  blesse  chez  Martinovics  et  Laczkovics. 
Batthyâny  est  une  âme  croyante,  libre  de  toute  superstition 
et  de  tout  mysticisme,  mais  qui  n'use  pas  de  railleries  contre 
toute  religion  établie,  railleries  que  certains  pamphlétaires 
avaient  si  bien  apprises  des  Encyclopédistes.  Il  a  le  plus 
grand  respect  pour  la  morale  chrétienne  et  c'est  justement 
au  nom  de  cette  morale  qu'il  prononça  son  célèbre  Discours 
à  la  Diète,  pour  revendiquer  la  liberté  du  culte  protestant  \ 
Malgré  quelques  traits  satiriques,  il  est  profondément  reli- 
gieux et  remonte  volontiers  par  la  pensée,  jusqu'au  royaume 
du  Christ  où  Ion  n'avait  pas  besoin  de  législateurs,  ni  de 
Diète,  parce  que  c'était  le  royaume  de  l'amour,  de  la  vérité 
qui  peut  se  passer  des  lois,  de  la  raison  que  méprise  la 
tyrannie,  de  la  lumière  qui  éclaire  le  monde  et  de  la  charité 
que  dédaignent  les  puissants.  La  vraie  religion  n'a  pas  besoin 
de  l'appui  du  clergé,  car  le  Christ  surmonte  toutes  les  difïi- 
cultés  et  ne  craint  personne,  quoiqu'il  n'ait  pour  lui  ni  la 
force  publique,  ni  l'apparat  des  rois.  Rien  ne  peut  rendre  les 
citoyens  bons  et  les  stimuler  à  faire  leur  devoir  si  ce  n'est  la 
religion;  celui  qui  l'attaque,  ébranle  la  base  sur  laquelle 
repose  la  société.  Batthyâny  défend  le  christianisme  contre 
Rousseau  ;  il  prouve  que  sa  doctrine  n'est  en  opposition,  ni 
avec  le  patriotisme,  ni  avec  les  devoirs  civiques.  Mais  il  se 


l.Oratio  boni  civis,  sani  philosophi  et  veri  noininis  Christiani  illustrissinii 
domini  couiitis  Aloysii  de  Battj-an  (1791).  Ce  discours  fut  traduit  en  hongrois 
et  en  alleniand. 


188  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

garde  bien  de  confondre  le  christianisme  avec  le  catholicisme 
et  ses  prêtres.  Le  pape  lui-même  ne  lui  inspire  qu'une  con- 
fiance médiocre;  la  hiérarchie  ecclésiastique  lui  est  suspecte; 
sa  disparition,  dit-il,  n'entraînerait  nullement  la  chute  du 
christianisme,  bien  au  contraire;  car  alors  se  lèverait  pour 
le  défendre,  toute  une  armée  de  héros  chrétiens.  Il  voudrait 
donc  limiter  le  pouvoir  du  prêtre,  le  confiner  dans  son  église, 
l'exclure  de  la  vie  politique,  séculariser  ses  biens,  abolir  la 
dîme,  bref  en  faire  un  fonctionnaire  de  l'Etat  et  lui  imposer 
le  serment  à  la  Constitution.  Ce  rêve  ne  s'est  pas  encore  réa- 
lisé aujourd'hui  en  Hongrie. 

Le  pamphlétaire  en  Batthyâny  est  tempéré  par  l'homme 
«  sensible  ».  Nous  trouvons  en  lui  les  qualités  et  les  défauts 
des  Encyclopédistes  et  des  Constituants  ;  des  aspirations 
nobles,  qui  ont  le  tort  de  vouloir  faire  table  rase  de  tout  le 
passé  d'un  peuple.  Mais  ce  qui  nous  semble  aujourd'hui 
irrationnel  et  trop  précipité  se  présentait  alors,  même  aux 
meilleurs  esprits,  comme  facilement  réalisable.  N'avait-on 
pas  l'exemple  de  la  France  qui  accomplissait  son  œuvre  de 
démolition,  pendant  que  la  Diète  hongroise  était  réunie  ! 
A  Bude  aussi  on  croyait  que  le  progrès  ne  serait  possible 
qu'en  bouleversant  la  machine  qui,  depuis  des  siècles, 
fonctionnait  si  mal.  Certes,  les  droits  historiques  et  la 
force  des  traditions  furent  méconnus  dans  les  deux  pays, 
mais  nul  homme,  en  Hongrie,  ne  s'était  encore  élevé  assez 
haut,  pour  opposer  à  l'esprit  révolutionnaire,  l'esprit  plus 
large,  plus  philosophique  d'un  Herder  et  sa  conception  du 
«  devenir  historique  *  ».  Cette  conception  ne  percera  et  ne 
se  fera  jour  que  bien  après  la  Révolution  de  1848.  Jusque-là 
on  est  littéralement  hypnotisé  par  les  réformes  et  les  con- 
quêtes de  la  Révolution  française. 

On  peut  démontrer  aujourd'hui  la  sécheresse  de  la  philo- 
sophie des  Encyclopédistes,  le  peu  de  valeur  littéraire  de 
l'œuvre  de  Voltaire,  cela  n'empêche  pas  que  dans  la  Hon- 

1.  Voy.  E.  Denis,  L'Allemagne,  1789-1S10.  Chap.  i.  —  1896. 


CHAPITRE  11  189 

gi'ie  de  la  fin  du  xviii"  siècle  et  de  la  première  moitié  du 
xix^  siècle,  les  idées  françaises  qui  répondaient  si  bien  au 
besoin,  au  désir  d'indépendance,  ne  l'emportassent  sur  toutes 
les  théories  allemandes.  Le  Hongrois  ne  comprend  que  ce 
qui  est  clair  et  naturel  ;  il  se  moquera  du  mysticisme  des 
romantiques  allemands,  de  leurs  élégies  et  de  leurs  rêve- 
ries au  clair  de  lune,  mais  il  s'enthousiasmera  pour  les 
tendances  des  romantiques  français  qu'il  trouve  plus  clairs 
et  plus  conformes  à  son  génie  national. 


III 


C'était  un  membre  de  la  haute  noblesse  qui,  dans  les 
pamphlets  Ad  amicam  aurem^  avait  sonné  le  tocsin.  Monar- 
chiste dans  l'àme,  Batthyâny  restreint  cependant  le  pouvoir 
royal;  il  en  fait  presque  un  fantôme  à  la  merci  de  la  volonté 
du  peuple.  Toute  son  ironie,  toute  sa  véhémence  sont  diri- 
gées contre  l'aristocratie  et  le  clergé.  Grâce  à  son  savoir,  à 
son  éloquence,  à  sa  naissance,  les  idées  hardies  qu'il  avait 
émises  se  propagèrent  rapidement.  Les  journaux  français, 
très  lus  en  Hongrie  ',  les  clubs  firent  le  reste.  Les  loges  des 
francs-maçons  ne  laissaient  pas  d'exercer  aussi  une  puis- 
sante influence.  Les  pamphlétaires  se  recrutaient  surtout 
dans  la  petite  noblesse  qui,  en  somme,  représentait  alors  la 
bourgeoisie  puisque,  entre  les  seigneurs  et  les  serfs,  il  n'exis- 
tait pas  d'autre  classe  moyenne  que  les  commerçants,  tous 
d'origine  allemande. 

Les  membres  de  la  conjuration  de  Martinovics  sont  des 
prêtres,  des  soldats,  des  avocats,  des  médecins,  des  précep- 
teurs et  quelques  écrivains  :  tous  issus  de  cette  petite 
noblesse  qui  donna  ses  apôtres  à  ce  nouvel  Evangile.  On  les 


1 .  Surtout  le  Moniteur.  Napoléon  I""  dans  sa  Correspondance  dira  encore 
en  1803  :  «  Nos  journaux  sont  lus  partout,  surtout  en  Hongrie  »  (tome  XI.  — 
4  octobre). 


190  Li:S    UÉV0LLT10?s'NAlKES 

appelait  les  Jacobins  de  Hongrie^  mais  comme  disait  l'un 
d'eux,  Jean  Bacsdnyi,  qui  dirigeait  à  Gassovic  une  des  pre- 
mières revues  hongroises,  le  Musée  magyar  :  «  On  appelle 
ici  jacobins  tous  ceux  qui  raisonnent  et  parlent  bien.  »  Ils 
étaient  les  pionniers  de  l'esprit  nouveau;  bien  peu  sortaient 
de  la  légalité,  mais  ils  voulaient  des  réformes.  Voyant  que 
François  II  refusait  ce  que  Léopold  II  avait  accordé,  ils 
croyaient  pouvoir  passer  de  l'idée  au  fait.  Mais  ils  dispo- 
saient de  moyens  si  faibles,  le  pays  était  si  peu  disposé  à 
écouter  leurs  doléances,  que  la  police  de  Vienne  et  les  tri- 
bunaux magyars  —  assez  serviles  en  cette  occasion  — 
eurent  vite  réprimé  leur  tentative  de  sédition.  Sept  des  con- 
jurés montèrent  sur  l'échafaud,  vingt  autres  environ,  traî- 
nés de  prison  en  prison,  furent  enfin  graciés.  Le  Spielberg  et 
Kufstein  entendirent  leurs  gémissements;  dans  cette  for- 
teresse ils  virent  une  autre  victime  de  la  rancune  de  Fran- 
çois II,  Maret,  le  futur  duc  de  Bassano  qui,  en  1809,  fera 
traduire  la  proclamation  de  Bonaparte  aux  Hongrois  par 
un  de  ses  compagnons  de  captivité. 

Le  chef  de  la  «  Conjuration  »  est  Martinovics.  Trop  faible 
et  surtout  trop  bavard  pour  tenir  longtemps  secrète  la 
trame  d'un  complot,  il  ne  mérite  pourtant  pas  le  dédain  que 
lui  marquent  les  historiens  de  l'Autriche.  Il  ne  sort  pas 
grandi  de  la  dernière  enquête  que  l'évêque  historien  M.  Guil- 
laume Fraknôi  a  faite  en  utilisant  de  nombreux  documents 
entrés,  en  1876,  au  Musée  national  de  Budapest',  mais  il 
n'en  reste  pas  moins  le  personnage  qui  représente  les  idées 
libérales  de  l'époque  et  ce  rôle  lui  coûta  la  vie.  Son  souvenir 
était  resté  vivace  lors  des  Diètes  de  1832  à  1848  ^  et  le  jour 
où  la  Hongrie  engagea  la  lutte  qui  devait  décider  de  ses  liber- 
tés, le  Tyrtée  de  la  nation,  Petôfi  évoqua  ce  «   champ  du 


1.  Martinovics  es  torsainak  osszeeskUvêse  (La  Conjuration  de  Martinovics  et 
de  ses  adeptes),  1880. 

2.  Voy.  S.  Mârki  :    Les  Jacobins  hongrois,  communication  faite  au  Conr/rès 
d'histoire  comparée,   en  1900. 


CHAPITRE  II  191 

sang  »  où  tant  de  nobles  têtes  tombèrent  sous  la  hache  autri- 
chienne. 

Martinovics  naquit  à  Pest,  le  20  juillet  1755,  d'une  de  ces 
familles  nobles  albanaises  qui,  au  xvu"  siècle,  se  fixèrent 
dans  le  Sud  de  la  Hongrie.  Son  père  était  capitaine  retraité, 
chef  d'une  famille  nombreuse  mais  peu  fortunée.  L'état 
ecclésiastique  était  le  seul  que  pût  alors  embrasser  un  jeune 
homme  sans  fortune,  avide  de  s'instruire.  Maitinovics  entra 
dans  l'Ordre  des  Franciscains  à  17  ans.  Intelligent,  parlant 
plusieurs  langues,  il  est  vite  remarqué  de  ses  supérieurs  qui 
croient  trouver  en  lui  un  instrument  docile.  Ils  lui  font 
suivre  les  cours  de  l'Université  de  Bude  de  1775-1779  ;  il  y 
passe  ses  examens  de  philosophie  et  de  théologie  et  débute 
en  1780  par  un  ouvrage  de  mathématiques  (Theoria  aequa- 
tionum  omnium  graduum).  Il  vise  à  l'enseignement  supé- 
rieur, mais  échoue  au  concours  et  est  nommé  professeur  au 
séminaire  franciscain  de  Bude.  Sa  nature  fière  et  expansive 
est  rebelle  à  la  règle  monastique  et  dès  ce  moment  il  a  sou- 
vent maille  à  partir  avec  ses  supérieurs  qui  malgré  la  publi- 
cation d'un  ouvrage  de  philosophie  (Systema  Universae  phi- 
losophiae,  1781)  l'envoient  en  disgrâce  à  Brod,  sur  la  fron- 
tière bosniaque  oii  il  avait  quatre  novices  à  instruire. 
Martinovics  se  croit  alors  victime  de  la  jalousie;  il  écrit  au 
supérieur  de  l'Ordre  qu'on  l'a  trompé  et  menace  de  porter  sa 
cause  devant  les  tribunaux  civils. 

C'est  probablement  vers  cette  époque  qu'il  dénonça  à 
Joseph  II  les  tortures  que  subirent  quelques  membres  récal- 
citrants de  l'Ordre,  dans  la  prison  des  Pères  '.  Grâce  à  l'in- 
tervention d'un  de  ses  frères  qui  était  officier,  il  put  enfin 
quitter  sa  triste  résidence  et  entrer  en  qualité  d'aumônier 
militaire  dans  un  régiment  d'infanterie  en  Bukovine  où  il 
rendit  des  services  comme  mathématicien  au  corps  des  ingé- 


1.  Nous  en  connaissons  les  détails  horribles  par  les  Mémoires  d'Ignace 
Fessier,  l'historien  des  Hongrois,  qui  avait  été  autrefois  capucin  et  avait 
connu  Martinovics  k  Léopol. 


192  LES    BÉVOLUTIONNAIKES 

nieurs.  Cependant  les  Franciscains  le  réclament;  on  lui 
reproche  d'avoir  quitté  Brod  avant  d'avoir  réglé  sa  situation 
de  prêtre  et  ce  n'est  que  sur  une  lettre  du  général  Enzenberg, 
adressée  au  provincial  de  l'Ordre,  qu'il  obtint  de  rester.  Quel- 
ques mois  plus  tard  nous  le  trouvons  à  Léopol  (Lemberg)  oiî 
il  fréquente  les  savants  et  les  aristocrates,  fait  un  cours  de 
mathématiques  et  devient  précepteur  du  comte  Potocky.  Il 
accompagne  son  élève  en  France  et  ce  voyage,  au  cours 
duquel  il  entre  en  relations  avec  Gondorcet  et  Priestley, 
devait  exercer  la  plus  grande  influence  sur  sa  destinée.  Il  se 
fit  recevoir  à  Paris  dans  la  «  Loge  des  Illuminés  »  et  à  partir 
de  ce  moment  il  se  familiarise  avec  la  littérature  française 
du  xvnf  siècle,  s'en  approprie  le  style  qu'il  manie  assez  bien 
dans  la  suite  et  embrasse  de  toute  son  âme  les  idées  révolu- 
tionnaires. 

Quoique  prêtre,  il  affiche  l'athéisme  dans  la  bonne  société. 
En  1783,  il  obtint  la  chaire  de  physique  à  l'Académie  de 
Léopol  et  lorsque,  l'année  suivante,  l'Académie  fut  trans- 
formée en  Université,  il  devient  le  doyen  de  la  Faculté  de 
philosophie  et  est  admis  par  l'évêque  dans  le  clergé  du  dio- 
cèse. Ses  travaux  scientifiques  '  furent  remarqués  à  l'étran- 
ger. Lagrange  lui  écrivit  des  lettres  llatteuses  et  pourtant 
l'Université  de  Pestne  voulut  pas  le  proposer  pour  la  chaire  de 
physique  en  1791.  On  lui  préféra  un  jésuite  qui  avait  publié 
une  brochure  sur  les  effets  que  peut  produire  le  tocsin  pour 
éloigner  les  orages.  La  haine  de  Martinovics  contre  les  clé- 
ricaux, alors  à  la  tête  de  l'enseignement  supérieur  en  Hon- 
grie, s'en  accrut.  Cependant  ses  connaissances  en  chimie 
devaient  lui  valoir  une  situation  enviable.  Gotthardi,  cou- 

1 .  C'est  alors  qu'il  publia  :  Disserlalio  physica  de  iride  et  halone  (1782), 
qui  le  fit  nommer  membre  de  l'Académie  de  Harlem;  Dissertatio  de  harmonia 
naturali  inter  bonilatem  divinam  et  mata  creata  (1783),  où  il  cite  souvent  des 
ouvrages  français  ;  Dissertatio  de  micrometro  ;  Dissertatio  physica  de  allilu- 
diiie  almospherae  (1785);  Praelectiones  physicae  experimentalis  (1787),  des 
mémoires  dans  les  Annales  de  Crell  et  un  travail  pour  le  grand  public  : 
Pliysiolor/ische  Bemerkiinrien  ilber  den  Menschen,  où  il  donne  libre  carrière  à 
sa  haine  contre  les  jésuites. 


CHAflTRE  II  193 

seiller  de  Léopold  II,  le  recommanda  chaudement  au  souve- 
rain qui,  suivant  en  cela  le  penchant  de  plusieurs  de  ses 
ancêtres,  s'adonnait  à  l'alchimie,  occupation  fort  goûtée 
alors  dans  les  hautes  sphères  viennoises.  Le  roi  nomma 
Martinovics  chimiste  de  la  Cour  avec  un  traitement  de 
2,000  florins  et  l'attacha  à  sa  personne  comme  secrétaire. 
C'est  en  cette  qualité  que  Fex-franciscain  aurait  été  envoyé 
à  Paris  en  mission  secrète  auprès  de  Louis  XVI,  mission  dont 
nous  ne  savons  rien  de  positif.  Le  roi  le  combla  de  faveur, 
conféra  à  sa  famille  des  titres  de  noblesse.  Il  se  servit  de  lui 
pour  combattre,  par  le  pamphlet  et  la  satire,  le  clergé  et  les 
magnats  hongrois  qui  faisaient  une  si  vive  opposition  à  ses 
réformes. 

Martinovics  s'acquitta  avec  beaucoup  d'adresse  de  cette 
tâche.  Il  publia  un  ouvrage  français  en  deux  volumes  inti- 
tulé :  Testament  politique  de  t Empereur  Joseph  II,  roi  des 
Romains  (Vienne  1791)  et  plusieurs  pamphlets  en  latin  '  qui 
firent  sensation. 

L'ouvrage  français  ^  est  un  exposé  historico-politique  de 
l'histoire  des  principaux  Etats  européens  depuis   le  moyen 


1.  Orutio  adproceres,  1790,  traduit  en  hongrois  par  Laczkovics  ;  Oratio  pro 
Leopoldo  rege,  1792;  Status  reçpii  Hungariœ,  1792;  Discussio  oratoria  in  eos, 
qui  in  librorum  censuram  invehuntur  (sans  date).  Tous  ces  pamphlets  furent 
publiés  sans  nom  d'auteur. 

2.  Cet  ouvrage  anonyme  a  été  certainement  retouché  quant  à  la  forme.  En 
effet,  les  lettres  françaises  que  Martinovics  adressa  à  Laczkovics  en  1792  et 
dont  nous  citerons  plus  loin  (§  IX)  quelques  passages,  ne  sont  pas  exemptes 
de  fautes.  Ainsi  il  dit  :  «  L'empereur,  plus  que  mon  père,  est  mort.  »  «  Le 
système  des  affaires  hongroises  restera  inébranlable»  (2  mars  1792).  «  Je  tra- 
vaille à  la  nouvelle  constitution  hongroise  qui  fera  un  bruit  brillant  » 
(19  avril,  1792).  —  Dans  le  volume  1071  fol.  Germ.  du  Musée  national  de 
Budapest,  se  trouve  la  copie  d'une  lettre  française  de  Martinovics,  datée  du 
23  mai  1791  où  nous  lisons:  «  De  donner  ma  démission  de  la  charge  de  pro- 
fesseur en  Gallicie  pour  chercher  dans  ma  patrie  un  semblable  établisse- 
ment ».  «  Un  physicien  qui  ne  veut  point  acquiescer  aux  premiers  éléments 
de  son  art  ».  «  Voilà  donc  la  philosophie  gallicienne  sur  le  point  de  retomber 
dans  les  griffes  des  Loyolistes,  si  vous  ne  la  retirez,  Monseigneur,  du  bord  du 
précipice  où  elle  se  voit  réduite.  »  Et  il  signe  :  «  Martinovics,  professeur  de 
la  physique  ».  —  Le  Testament  politique^  par  contre,  se  lit  très  agréablement. 

18 


194  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

âge  jusqu'à  la  Révolution  française.  Il  est  caractérisé  par  une 
haine  violente  de  la  théocratie  et  une  admiration  sans  bornes 
des  idées  de  Rousseau,  de  Montesquieu  et  des  physiocrates. 
La  Révolution  y  est  exaltée;  Fauteur  attend  d'elle  le  triom- 
phe du  droit  et  de  la  vertu.  Après  avoir  dépeint  le  moyen 
âge  féodal  où  «  la  puissance  ecclésiastique  foula  aux  pieds 
les  lois  qu'elle  devait  faire  respecter  par  son  exemple  »  et 
les  efforts  des  célèbres  jurisconsultes,  comme  Grotius  et 
Pufîendorf  pour  établir  un  système  de  politique,  il  dit  :  «  Enfin 
J.J.  Rousseau  parut,  et  il  osa  dévoiler  les  tristes  vérités  à 
l'Europe  étonnée  et  dessiller  les  yeux  des  faibles  mortels  sur 
la  cause  qui  les  enchaînait  au  malheur  depuis  un  si  long 
espace  de  temps  ».  Et,  prenant  le  Contrat  social  pour  fil 
directeur,  il  jette  un  coup  d'œilsur  le  progrès  de  la  politique 
chez  les  peuples  modernes  en  mettant  dans  la  bouche  du 
défunt  Joseph  II,  des  conseils  et  des  exhortations  aux  rois  : 

«  N'oubliez  jamais  que  gouverner  c'est  maintenir,  protéger  et  guider 
au  bonheur  une  société  !  La  morale  ne  peut,  sans  le  plus  grand  danger, 
se  séparer  de  la.  politique  qui  est  l'art  de  gouverner  les  hommes  réunis 
en  société  ;  et  la  politique  ne  doit  être  que  la  morale  appliquée  au  gou- 
vernement des  États.  » 

Le  Testament  se  termine  sur  un  éloge  du  roi  Henri  IV. 
L'idée  maîtresse  de  cet  ouvrage,  de  même  que  celle  des 
pamphlets,  écrits  en  latin  est  celle  du  Contrat  social. 

«  Toutes  les  nations,  dit  Martinovics  [Oratio  ad  Proceres  et  Nobilesregni 
Hungariœ),  que  le  clergé  et  la  tyrannie  des  rois  n'ont  pas  encore  corrom- 
pues, considèrent  la  liberté  comme  la  principale  condition  du  bonheur. 
C'est  le  contrat  social  qui  détermine  les  droits,  assure  la  sécurité  et  la 
liberté  des  peuples,  quelques  entorses  d'ailleurs  qu'on  ait  données  au 
cours  des  siècles,  à  ce  contrat.  La  nation  ne  perd  jamais  le  droit  de  le 
défendre,  car  il  renaît  avec  chaque  génération  et  dès  que  le  peuple  a 
la  force  physique  nécessaire,  il  peut  en  revendiquer  l'observance  et 
le  placer  sur  le  trône  de  l'humanité.  « 

Or,  ce  contrat  demande  seulement  autant  de  soumission 
qu'il  est  nécessaire  pour  le  maintien  de  l'Etat.  L'Etat   seul 


CHAPITRE  II  195 

peut  exiger  robéissance,  et  ce  droit  ne  peut  appartenir  à  une 
caste  qui  se  met  au-dessus  des  autres  *.  Le  fond  de  ce  con- 
trat est  la  liberté  et  l'égalité  des  citoyens  ;  si  on  s'en  écarte, 
on  tombe  dans  le  chaos  qui  ne  connaît  ni  principe  de  gou- 
vernement, ni  organisation,  et  dans  un  état  pareil  à  celui  de 
la  Hongrie  où  les  privilèges  ont  remplacé  le  contrat  social. 
Le  pamphlétaire  hongrois  qui  défend  la  cause  de  la  royauté 
constitutionnelle,  tout  en  s'inspirant  de  Rousseau,  n'arrive 
pas  aux  mêmes  conclusions.  Il  fait  une  distinction  entre  les 
lois  immuables  de  la  nature  et  celles  qui  règlent  une  consti- 
tution. Le  contrat  par  lequel  les  hommes  forment  un  Etat, 
est  à  conserver,  mais  la  constitution  peut  être  modifiée  selon 
les  besoins  de  l'humanité.  Dans  chaque  pays  bien  organisé 
existent  différentes  classes  de  citoyens,  car  la  nature  en  éta- 
blissant des  différences  dans  l'esprit  et  le  tempérament  des 
hommes,  nous  avertit  qu'elle  veut  maintenir  partout  cette 
variété  et  partant  cette  inégalité.  Les  pamphlets  blâment  seu- 
lement une  monarchie  dans  laquelle  le  prince  seul  «  et  legum 
conditor  et  executor  est  ».  Dans  ce  dernier  cas  en  effet  point 
de  sécurité,  point  de  liberté  véritable. 

Martinovics  comme  Batthyany  attaque  très  violemment  le 
clergé  et  l'aristocratie.  Il  loue  Frédéric  II  et  Joseph  II  qui 
ont  servi  la  philosophie  des  «  lumières  »  ;  ce  sont  les  jésuites 
et  les  magnats  qui  empêchent  que  ces  lumières  n'éclairent  la 
Hongrie.  Pourquoi  ce  pays  est-il  si  arriéré,  pourquoi  sa  civi- 
lisation, son  commerce,  son  industrie  sont-ils  si  peu  actifs? 
Uniquement  parce  que  ces  deux  ennemis  du  peuple  sont 
ligués  ensemble.  Comparant  l'état  des  sciences  à  l'étranger 
et  en  Hongrie,  le  pamphlétaire  est  effrayé  de  la  différence. 
Cette  infériorité  tient  à  son  régime  clérical,  à  ses  lois  et  aux 
mœurs  si  différentes  en  Hongrie  de  ce  qu'elles  sont  dans  les 
autres  pays. 


1.  «  Una  civium  classis  in  aliam  nulhini  aliiul  jus,  quani  quntl  c  pacto  civitatis 
résultat,  habere  potcst,  quia  nul  la  alia  in  societate  civili  datur  subjectio, 
quam  qucE  e  pacto  hoc  immédiate  dcrivatur.  »  .         i    , 


196  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

«  Nous  autres  Hongrois,  dit-il,  nous  nous  délectons  dans  la  noblesse  ; 
nous  sommes  glorieux,  nous  voulons  gouverner,  nous  prenons  la  ruse 
des  prêtres  pour  de  la  dévotion,  nous  méprisons  le  travail  des  champs 
et  l'industrie,  nous  supportons  le  joug  tyrannique  des  seigneurs  et, 
comme  les  barbares,  nous  attachons  de  l'importance  à  des  cérémonies. 
Aucun  acte  politique  ne  nous  semble  valable  s'il  n'est  accompagné 
d'une  pompe  extérieure  :  il  faut  que  le  roi  soit  couronné  avec  apparat, 
que  les  ispâns  (comtes),  les  primats  et  les  évêques  soient  installés  avec 
force  cérémonies,  comme  si  de  telles  comédies  les  rendaient  plus  aptes 
à  gouverner  et  à  administrer.  La  maison  d'Autriche  connaissant  notre 
ignorance,  notre  attachement  aux  vaines  formules,  nous  traitera  comme 
Colomb  et  Cook  ont  traité  les  sauvages,  car  nous  ferons  bon  marché, 
au  prix  d'un  peu  de  pompe  et  de  clinquant,  de  tout  ce  que  nous  avons 
refusé  avec  tant  de  passion .  » 

Il  avertit  donc  les  nobles  —  et  c'était  là  le  but  de  sa  mis- 
sion —  de  renoncer  à  leur  constitution  vieillie  qui  ne  cadre 
plus  avec  les  progrès  de  la  civilisation  et  de  la  transformer 
d'après  la  philosophie  des  lumières,  La  levée  en  masse  des 
nobles  —  cet  ancien  droit  des  seigneurs  hongrois  que  la  Cour 
de  Vienne  voulait  depuis  longtemps  remplacer  par  un  recru- 
tement régulier  de  troupes  —  est,  selon  Martinovics,  tout  à 
fait  ridicule  depuis  que  Louis  XIV  a  créé  l'armée  perma- 
nente et  que  Frédéric  II  a  changé  la  tactique.  Ce  droit  qui  a 
conféré  tant  de  privilèges  aux  magnats,  on  doit  l'abolir  et 
le  remplacer  par  la  liberté  individuelle,  par  l'égalité  sociale. 

L'homme  de  confiance  de  Léopold  II  ne  se  considérait 
nullement  comme  révolutionnaire  en  attaquant  la  noblesse. 
Il  proposera,  avec  la  même  fermeté,  la  sécularisation  des 
biens  ecclésiastiques;  ces  fonds,  dit-il,  devraient  être 
employés  à  améliorer  la  situation  des  prêtres  des  autres 
cultes,  à  donner  des  récompenses  et  des  retraites  à  ceux  qui 
se  distinguent  dans  les  sciences,  dans  l'industrie,  dans  l'agri- 
culture. 

Il  s'apitoie  sur  le  sort  du  pauvre  curé  de  campagne  et 
Texcite  même  contre  ses  supérieurs  : 

«  Pauvre  curé,  dit-il,  toi  qui  as  charge  d'âme,  ouvre  les  yeux  et  vois 
que,  pendant  que  tu  te  prodigues  jour  et  nuit  aux  malades,  que  tu  pré- 


CHAPITRE  II  197 

pares  tes  sermons  et  instruis  le  peuple,  tu  fais  plus  que  ces  orgueilleux 
prélats  qui  s'adonnent  dans  leurs  palais  à  la  paresse,  mènent  une  vie 
scélérate  et  dilapident  les  trésors  de  l'Église.  Lève  la  tète  et  adresse-toi 
à  ton  sage  roi  et  aux  députés  de  la  nation  ;  demande-leur  qu'ils  dimi- 
nuent les  revenus  des  évéques  et  des  chanoines  et  qu'ils  donnent  un 
traitement  sullisant  à  ceux  qui  s'acquittent  bien  de  leur  tâche  ; 
demande-leur  que  ton  avancement  ne  dépende  pas  de  l'évèque,  mais  du 
roi.  Ainsi  tu  seras  délivré  du  joug  théocratique  ;  les  principes  du  vrai 
christianisme  se  répandront  au  lieu  des  maximes  des  jésuites.  » 

Tel  est  l'esprit  des  premiers  pamphlets  de  Martinovics,  Ils 
sont  inspirés  par  le  désir  d'être  agréable  à  Léopold  II.  Après 
la  mort  de  son  bienfaiteur  l'ex-franciscain,  nommé  par  Fran- 
çois II,  abbé  titulaire  de  Szâszvâr,  fera  un  nouveau  pas  en 
avant.  Il  ne  se  contentera  plus  de  prêcher  la  monarchie 
constitutionnelle;  son  idéal  deviendra  la  République  égali- 
taire.  C'est  d'ailleurs  ce  qui  le  perdra.  Mais  avant  de  le  suivre 
dans  cette  dernière  phase  de  son  activité,  il  faut  que  nous 
examinions  les  pamphlets  de  ceux  qui  furent  directement 
ses  collaborateurs. 


IV 


La  lutte  contre  le  clergé  et  la  noblesse,  déjà  assez  âpre 
dans  les  écrits  de  Martinovics,  revêt  une  forme  tout  à  fait 
sarcastique  et  dépasse  les  limites  de  la  convenance  dans  les 
pamphlets,  pour  la  plupart  traduits,  mais  arrangés  et  com- 
plétés, de  Jean  Laczkovics  '. 


1.  Fils  d'un  haut  fonctionnaire  de  Pest,  celui-ci  entra  à  22  ans  dans  la  garde 
royale  (1772).  Il  a  pu  voir,  pendant  quatre  ans,  les  premiers  champions  de  la 
littérature  naissante  :  Bessenyei,  Bârôczy  et  Barcsay.  Comme  eux  il  apprend 
le  français  et  l'italien.  Il  quitte  la  garde  en  1776,  pour  entrer  dans  l'armée  et 
devient  officier  dans  le  régiment  Gréven.  Son  avancement  fut  lent,  malgré  la 
bravoure  dont  il  fit  preuve  à  plusieurs  reprises  pendant  la  guerre  contre  les 
Turcs,  notamment  lors  de   la  prise  de  Belgrade  (').  Il  était  encore  capitaine 

()).  Laczkovics  a  glorifii;  ce  fait  d'armes  dans  une  poésie  pulilii'c  dans  \c  Magyar  Kurir  (1780); 
•"  epicdiiile  dans  A.  Ballagi,  oi(i'>'.  cité.  p.  430. 


198  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

C'est  lui  qui  traduisit  on  iiongrois  ÏOrafio  ad  proceres  et 
nobiles  rer/îù  Hungariae  de  Martinovics  \  mais  avec  quelques 
changements  notables.  Ainsi  partout  où  le  pamphlet  latin 
parle  du  monarque  en  général,,  le  traducteur  ajoute  des 
éloges  à  l'adresse  de  Joseph  II  et  de  son  successeur  ;  le  pas- 
sage oii  Martinovics  parle  du  souverain  qui  peut  devenir  un 
tyran,  est  passé  sous  silence.  D'autre  part,  les  attaques 
contre  le  clergé  et  la  noblesse  se  changent  sous  la  plume  du 
traducteur  en  invectives  et  font  du  pamphlet  un  libelle.  Le 
portrait  du  noble  hongrois,  peu  flatté  mais  bien  caractéris- 
tique pour  l'époque,  est  entièrement  de  Laczkovics.  Il  vaut 
la  peine  d'être  cité  : 

«  Voici  un  noble  qui  est  tout  aussi  bien  la  créature  du  Tout-Puissant 
qu'un  roturier.  Contrairement  aux  lois  qui  découlent  du  contrat  de  la 
nature  et  de  la  société,  il  se  distingue  de  ce  dernier  par  le  parchemin 
qui  prouve  ses  titres  de  noblesse  avec  un  taureau,  une  corne  de  bœuf, 
un  ours,  un  cerf,  un  sanglier  ou  une  femme  à  moitié  nue,  tandis  que 
le  roturier  grave  sur  son  sceau  une  charrue,  une  herse,  une  ancre  ou 
d'autres  emblèmes  représentant  les  métiers.  Voici  ce  noble  qui  en  réci- 
tant les  Leges  sodalitatis  Marianae,  le  Florilegium  Forgatslanum,  VOfficium 
Rakotzicmum  veut    s'étourdir  lui-même  et  étourdir  les   autres  pour  ne 


lorsque  les  sept  régiments  hongrois  alors  en  Serbie,  réclamèrent  Tindépen- 
dance  de  l'armée  magyare  et  que  les  officiers  du  régiment  Gréven  soumirent  à 
la  Diète  (1790)  une  pétition  demandant  :  i"  qu'en  temps  de  paix  des  régiments 
hongrois  seuls  tinssent  garnison  en  Hongrie;  2°  que  les  officiers  fussent  des 
Magyars  et  que  le  commandement  se  fit  dans  la  langue  nationale.  Laczkovics 
qui  avait  rédigé  cette  pétition  et  le  lieutenant-colonel,  comte  Festetich  qui 
l'avait  signée,  furent  cités  à  Pest  et  emprisonnés  par  l'autorité  militaire.  Sur 
les  instances  de  la  Diète,  ils  furent  relâchés  et  Laczkovics  reçut  sa  destination 
pour  Mantoue.  Ne  voulant  pas  aller  en  Italie,  il  donna  sa  démission  et  s'éta- 
blit à  Pest  avec  l'espoir  de  rentrer  dans  l'armée  par  l'intervention  de  Marti- 
novics qui  le  connaissait  depuis  son  enfance.  Le  «  chimiste  de  la  Cour  »  lui 
ménagea  une  audience  secrète  auprès  du  roi  au  château  de  Vienne.  Léopold 
reconnut  les  grandes  qualités  de  Laczkovics,  mais  ne  voulant  pas  se  mettre  en 
opposition  avec  l'autorité  militaire,  il  lui  promit  de  le  nommer  à  un  emploi 
civil.  Après  la  mort  du  roi,  l'espoir  de  l'ex-capitaine  s'évanouit  et  c'est  alors 
qu'il  devint  pamphlétaire. 

1.  A  Mu(jyarorsz(içi  çpjulésiben  ef/yben-f/i/iill  mélldsrigos  es  tekiiiteles  nemes 
rendekiiez  1790-ik  esztendôben  lavlaltatolt  beszéd,  1791.  182  pages  (Notes 
p.  121  à  la  fin). 


CHAPITRE  II  199 

pas  suivre  les  lois  du  bon  sens';  qui  lit  tristement  en  fumant  sa  pipe,  le 
brumeux  Werboczy  ^  ;  qui  joue  les  airs  de  Bercsényi,  de  Râkoczy  et  de 
Bezerédi  ^  sur  une  ilùte  à  vous  déchirer  les  oreilles,  et  danse,  tantôt  en 
chemise  verte,  tantôt  comme  les  csikôs  *  en  chemise  noire,  les  cheveux 
relevés  ou  flottants,  la  tète  couverte  de  la  Kucsma  afin  que  son  insanité 
ne  s'évapore  pas  sous  son  couvre-chef  laineux  et  que  les  vapeurs  aris- 
tocratiques s'y  condensent  d'autant  mieux  ;  qui,  au  milieu  des  cruches 
de  vin,  vocifère  contre  les  meilleurs  et  les  plus  sages  monarques  ;  qui 
fait  le  fanfaron  avec  ses  privilèges  et  sa  noblesse  ;  joue  comme  un  fou 
avec  son  large  sabre,  se  bat  contre  des  moulins,  comme  Don  Quichotte, 
promet  des  monceaux  d'or  dans  son  ivresse  et  paye,  à  jeun,  avec  des 
pépins  de  citrouille  ;  qui  est  poltron,  qui,  bien  que  la  nature  l'ait  créé 
comme  les  autres  pour  le  travail,  la  charrue  et  la  bêche,  ne  contribue 
en  rien  au  progrès  du  bien  public,  ni  ne  supporte  les  charges  de  l'État, 
tandis  que  le  paysan  laboure  ses  champs,  fauche  ses  prairies  et  cul- 
tive ses  jardins,  tandis  que  le  roturier  fait  le  commerce,  exerce  un 
métier  et  construit  à  notre  grand  profit  des  fabriques  et  des  manufac- 
tures. Eh  bien  !  le  serment  de  ces  paysans  et  de  ces  roturiers  n'a 
aucune  valeur  auprès  de  celui  de  ce  noble  fainéant.  » 

Laczkovics,  contrairement  au  droit  public  hongrois,  déclare 
que  les  lois  qui  reconnaissent  les  privilèges  de  la  noblesse 
sont  scélérates  et  que  le  serment  extorqué  au  roi,  lors  du 
couronnement,  n'a  aucune  valeur.  Il  épouse  également  les 
colères  de  Martinovics  contre  la  théocratie.  Dans  sa  bro- 
chure :  Le  voi/ageiir  qui  veut  s'instruire  dans  la  religion  chré- 
tienne ^  il  se  sert  de  tout  l'arsenal  voltairien  pour  accabler 
le  culte  catholique.  Tandis  que  les  protestants  combattaient 
pour  la  bonae  cause,  pour  la  liberté  de  conscience,  que  la 
Diète,  après  d'âpres   discussions,   reconnaissait  enfin,  dans 

1.  Ler/es  sodalitalis  beatae  Mariae  Virginis  (1"  édit.  1732)  sont  les  lois  dune 
confrérie  ;  Florilegium  Forgachianum,  selectissiraum  precum  et  sanctis 
patribus  et  variis  piis  libellis  collectarum  (n4"3)  et  Officium  Rakotzianum  in 
que  continentur  exercitia  ordinaria  honiinis  christiani  (1156)  sont  des  livres 
de  prières. 

2.  Le  codificateur  des  prérogatives  nobiliaires  du  commencement  du 
xvi''  siècle. 

3.  Bercsényi  et  Bezerédi  étaient  des  généraux  de  Ràkoczy. 

4.  Gardien  des  chevaux  dans  la  puszta. 

o.  A  keresztény  valldshun  magot  oklatlalni  vôgyâdù  tilazn  ember.  1790- 
60  pages. 


200  LES    HÉVOLL'TIONNAIUES 

l'arlicle  XXYI,  la  liberté  du  culte  protestant,  Laczkovics  et 
quelques  autres  pamphlétaires  voulaient  ridiculiser  le 
dogme  même  avec  ses  cérémonies,  et  cela  bien  souvent  avec 
le  plus  osé  cynisme. 

Outre  le  libelle  de  Trenck  :  Le  Héros  Macédo?iien  \  Laczko- 
vics a  encore  traduit  le  pamphlet  de  Raulenstrauch  :  L'expul- 
sion des  Jésuites  de  Chine,  dans  lequel  l'écrivain  allemand 
avait  pillé  Voltaire.  De  même  que  celui-ci  aime  à  transporter 
son  récit  en  Orient  pour  être  moins  exposé  aux  chicanes  de 
la  censure,  Rautenstrauch-Laczkovics  nous  montrent  le 
jésuite  Rigolet  —  ce  nom  indique  suffisamment  la  source  — 
qui  veut  convertir  l'empereur  chinois,  en  lui  exposant  le 
mystère  de  la  Trinité,  les  miracles  et  la  vie  des  prophètes.  Il 
le  fait  dans  un  esprit  anti-catholique,  de  sorte  que  l'empe- 
reur s'étonne  de  voir  tant  d'Etats  accepter  cette  religion  ;  pour 
lui,  monarque  du  siècle  des  lumières,  il  n'en  veut  rien  savoir 
et  chasse  les  Jésuites.  «  Nous  n'avons  pas  l'habitude,  ici,  de 
maintenir  la  dignité  de  notre  religion  par  le  bourreau,  dit-il  ; 
nous  ne  voulons  pas  résoudre  les  difficultés  par  ce  moyen.  » 

Dès  l'arrivée  de  François  II  le  traducteur  de  VOratio  ad 
proceres  et  l'auteur  du  Voyageur  furent  recherchés  par  la 
police.  Laczkovics,  avec  beaucoup  de  fierté,  refusa  tout  ren- 
seignement, disant  que  ces  moyens  inquisitoriaux  n'étaient 
pas  de  mise  en  Hongrie  et  qu'on  rendrait  le  pays  ridicule 
devant  l'étranger.  Une  fut  plus  inquiété,  mais  la  chancellerie 
lui  en  garda  rancune  et  contribua,  lors  du  procès  Martino- 
vics,  à  sa  condamnation  à  mort. 


La  troisième  victime  de  ce  procès  fut  Joseph    Hajnoczy. 
En  lui  le  pamphlétaire  était  doublé  d'un  érudit.   Il  est,  sans 


1.  A  matzedôniai   vitéz.    1790.    L'original  allemand  Macedonischer  Held,  a 
paru  en  i760. 


CHAPITRE  II  201 

conteste,  l'écrivciin  le  plus  original  et  le  plus  profond  du 
groupe  que  nous  étudions.  Chez  aucun  nous  ne  trouvons  ce 
calme  dans  la  discussion,  ce  sens  historique,  cette  vue  claire 
et  ces  projets  empreints  du  plus  pur  libéralisme.  Ce  qui  chez 
Aloïs  Batthyany  reste  vague,  trop  général,  trop  abstrait,  trop 
éloigné  de  l'application  et  de  la  pratique,  trouve  chez  lui  son 
explication  juridique  et  historique.  Les  réformes  qu'il  pro- 
pose ne  sont  pas  des  utopies  ;  on  aurait  pu  les  introduire  len- 
tement et  sans  secousse  si  le  mouvement  libéral  n'eût  pas 
été  étouffé  quelques  années  après  la  Diète  *. 

Hajnôczy  publia  coup  sur  coup  quatre  pamphlets  :  Disser- 
tât io  de  regiae  potestatis  in  Hungaria  limilibus  (1791),  De 
comitiis  regni  Himgariae  (1791),  De  diversis  subsidiis publicis 
(1792)  et  Extractus  legum  de  statu  ecclesiastico  cathol.  in 
regno  Himgariae  latorwn  (1792).  On  y  rencontre  la  première 
théorie  juridique  d'une  royauté  constitutionnelle  et  par 
instants  des  vues  républicaines;  le  tout  inspiré  plutôt  par  les 
théoriciens  français  que  par  ceux  de  l'Angleterre.  Ilajndczy 
accepte  la  théorie  de  la  souveraineté  du  peuple,  mais  il 
demande  que  le  pouvoir  exécutif  soit  indépendant.  Il  ne  dit 
pas  seulement,  comme  Batthyany,  que  le  pouvoir  royal  et  la 
liberté  de  l'Etat  sont  inséparables,  il  accorde  réellement  au 


1.  Hajnôczy  naquit  en  1750.  Fils  d'un  pasteur  protestant,  il  fit  ses  études  de 
droit  à  Pozsony  (Presbourg)  et  devint  l'avocat  et  le  secrétaire  d'un  comte 
libéral,  Nicolas  Forgâcb,  ancien  fôispân  du  comitat  de  Nyitra,  qui  s'est  rendu 
célèbre  par  son  opposition  aux  réformes  de  Joseph  11.  Puis,  il  entra  au  service 
de  François  Széchenyi,  qui  garda  ses  fonctions  de  commissaire  royal  du  dis- 
trict de  Pécs  même  sous  Joseph  H  et  s'attira  parla  le  blâme  de  Forgâch.  Lors- 
qu'en  1786,  Széchenyi  se  retirade  la  vie  politique,  il  recommanda  Hajnôczy 
à  l'empereur,  qui  le  nomma  —  un  des  premiers  parmi  les  roturiers  —  vice- 
comte  (alispân)  du  comitat  de  Szerém  avec  le  titre  de  conseiller  royal.  Il 
s'acquit  bientôt  l'estime  de  tout  le  comitat.  Ses  profondes  connaissances  en 
droit  public  hongrois  étaient  universellement  reconnues.  En  vrai  érudit,  il 
recueillait  même  des  chartes.  Pendant  que  Kaprinai,  Pray  et  Wagner 
copiaient  celles  qui  se  rapportaient  aux  Diètes  et  à  l'Église,  Hajnôczy  se  fai- 
sait ouvrir  les  archives  des  familles  nobles  et  des  villes  et  en  tirait  des  trésors 
inconnus.  Après  la  mort  de  Joseph  11,  l'aristocratie  obtint  de  Léopold  11  que 
seuls  les  nobles  eussent  le  droit  d'être  fonctionnaires  des  comitats  ;  — Hajnôczy 
fut  donc  destitué.  Il  se  fixa  alors  à  Pest  et  devint  publiciste. 


202  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

roi  le  pouvoir  nécessaire  pour  maintenir  celte  liberté.  Le 
pouvoir  législatif  est  aux  mains  du  peuple  qui  peut  renoncer 
à  tous  ses  droits,  sauf  à  celui-ci.  Le  roi  ne  peut  refuser  de 
donner  sanction  à  la  volonté  du  peuple;  il  peut  seulement 
suspendre  la  décision  quand  il  a  des  doutes  et  faire  appel,  par 
la  Diète,  au  peuple  entier. 

Vu  le  système  féodal  en  vigueur  en  Hongrie,  le  droit  de 
sanctionner  les  lois  doit  appartenir  au  souverain  «  qui  peut 
défendre  le  peuple  contre  les  visées  de  la  noblesse  ». 
Hajnôczy  voudrait  fortifier  le  pouvoir  exécutif,  mais  le  ren- 
dre responsable.  C'est  lui  qui  proclame,  le  premier  parmi  les 
pamphlétaires,  Irresponsabilité  ministéi'ielle  ai  la  nécessité  de 
nonwier,aiU  lieu  de  faire  élire  par  les  comitats,  les  organes 
de  ce  pouvoir  qui,  par  le  fait  même  qu'ils  dépendent  des 
comitats,  ne  protégeront  jamais  le  peuple  contre  l'aristocratie. 
L'ancienne  Hongrie  voyait  une  garantie  de  ses  libertés  poli- 
tiques dans  la  dépendance  du  pouvoir  exécutif  des  adminis- 
trés. Selon  Hajndczy,  c'est  là  que  réside  la  source  du  mal. 

«  Les  nations  éclairées,  dit-iJ,  confient  le  pouvoir  exécutif  à  un  seul, 
parce  que,  de  cette  façon,  les  lois  obtiennent  plus  de  force  et  d'autorité. 
11  faut  que  les  organes  du  pouvoir  exécutif  agissent  selon  les  lois  et  non 
pas  selon  le  bon  plaisir  du  prince,  qu'ils  soient  assurés  qu'en  accom- 
plissant loyalement  leur  devoir,  ils  ne  seront  pas  destitués.  » 

Hajndczy  fut  aussi  le  premier  à  proclamer  le  principe 
moderne  de  la  représentation  nationale.  Il  voit  cependant 
l'impossibilité  de  le  réaliser  dans  un  pays  où  la  propriété 
foncière  est  entre  les  mains  des  nobles,  oîi  les  députés  de  la 
Diète  ne  représentent  qu'une  infime  minorité  qui  dicte  ses 
volontés.  C'est  pourquoi  il  veut  d'abord  étendre  le  droit  de 
suffrage,  en  rendant  possible  l'acquisition  des  propriétés  à 
une  grande  partie  de  la  population.  Là  seulement  oii  le 
pouvoir  législatif  représente  la  majorité  du  peuple,  les  lois 
ont  leur  valeur.  L'esprit  public  ne  peut  se  développer  que 
lorsqu'il  n'y  a  pas  d'intérêt  particulier  en  jeu.  H  établit  même 
—  mais    seulement  en  théorie  —  qu'une  seule  Assemblée 


CHAPITRE  II  203 

politique  est  suffisante,  la  chambre  des  Magnats  n'étant  qu'un 
instrument  du  pouvoir  exécutif.  Mais  Hajndczy  avait  un  sens 
trop  vif  des  conditions  historiques  pour  ne  pas  voir  la  néces- 
sité de  maintenir  les  deux  Chambres.  Il  se  contente  de  quel- 
ques réformes  concernant  la  Diète  législative  oii  les  députés 
devaient  être  élus  pour  trois  ans  ;  il  est  pour  l'exclusion  des 
fonctionnaires  de  la  Diète  et  pour  l'élection  du  président  par 
les  députés. 

La  liberté  de  l'enseignement  a  trouvé  dans  ce  jurisconsulte 
un  fervent  défenseur.  Il  voudrait  arracher  les  écoles  aux 
mains  du  clergé  —  aussi  bien  catholique  que  protestant  — 
et  les  faire  administrer  par  l'Etat.  Il  demande  que  les  profes- 
seurs d'enseignement  supérieur  aient  le  droit  de  choisir  la 
méthode,  la  doctrine  et  le  manuel  qui  leur  conviennent  et 
que  la  chancellerie  ne  leur  impose  pas  les  livres  qu'ils  doivent 
prendre  pour  guide.  Chose  rare  pour  le  temps,  Hajndczy 
demande  l'admission  des  professeurs  libres  dans  les  Univer- 
sités pour  représenter  les  idées  nouvelles  en  face  de  l'esprit 
étroit  qui  règne  dans  les  Facultés. 

Les  réformes  qu'il  propose  pour  les  difl'ércntes  branches 
de  l'enseignement  font  preuve  de  connaissances  juridiques 
et  historiques  profondes  ;  il  est  tout  aussi  versé  dans  l'ancien 
système  des  impôts  que  dans  les  lois  qui  régissent  l'auto- 
nomie de  FEglise  catholique  ;  mais  encore  et  surtout  il  est 
imbu  de  littérature  française. 

Sa  politique  religieuse  s'inspire  également  de  la  Révolution 
française.  Taudis  que  des  prélats  voulaient  prouver  dans 
leurs  nombreux  pamphlets  que  la  religion  catholique  seule 
est  constitutionnelle  QXi  Hongrie,  et  que  les  protestants  ripos- 
taient de  leur  mieux,  Hajndczy  déclare  qu'aucun  des  cultes  ne 
peut  avoir  cette  prétention,  car  la  religion  ne  peut  être  un 
objet  de  Contrat  social  et  le  pacte  conclu  entre  Arpad  et  les 
chefs  — ^pacle  un  peu  légendaire  il  est  vrai  —  ne  fait  mention 
d'aucune  religion.  Par  conséquent,  le  clergé  catholique  doit 
être  exclu  de  la  Diète.  En  elï'ct,  on  n'y  délibère  point  de  la 
félicité    éternelle,   mais  des  affaires   politiques  ;  il  faut  que 


204  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

ceux  qui  prennent  part  aux  délibérations  aient  une  volonté 
à  eux  ;  or,  le  clergé  —  les  actes  des  Diètes  le  prouvent  —  n'ex- 
prime que  la  volonté  dupape  qui,  dès  lors  et  logiquement,  pour- 
rait être  appelé  à  siéger  à  la  Diète.  Mais  il  y  a  encore  d'autres 
raisons  pour  exclure  le  clergé.  D'après  les  lois  fondamen- 
tales, les  grands  propriétaires  ont  seuls  droit  au  vote  ;or, 
le  clergé  n'a  que  l'usufruit  des  biens,  il  n'est  pas  proprié- 
taire ;  puis,  il  est  inadmissible  que  des  hommes  notoirement 
hostiles  à  une  partie  de  la  population  fassent  partie  d'une 
assemblée  politique  ;  or,  il  est  connu  que  le  clergé  en  veut  à 
mort  aux  protestants.  Exclus  de  la  Diète,  les  prélats  seront 
également  dépouillés  de  leurs  immenses  propriétés  qui 
seront  sécularisées.  Hajnoczy,  pour  prouver  qu'il  est  néces- 
saire d'agir  ainsi,  ne  fait  pas  seulement  appel  aux  idées 
ambiantes,  aux  opinions  alors  généralement  admises  ;  il 
cherche  encore  à  s'appuyer  sur  la  législation  hongroise  et 
le  fait  avec  beaucoup  de  modération.  Il  demande  finalement 
que  les  mariages  soient  conclus  devant  l'officier  civil.  A  la 
fm  du  xix^  siècle,  cette  dernière  réforme  a  pu  enfin  être 
votée; mais  les  autres  attendent  encore  leur  réalisation. 

C'est  également  par  l'histoire  que  Hajnoczy  prouve  que 
l'exemption  d'impôts  pour  la  noblesse  est  d'origine  récente. 
Le  principe  «  ne  onus  inhaereat  fundo  »  ne  peut  plus  se  sou- 
tenir, puisque  les  conditions  sont  tout  à  fait  changées.  Si  la 
noblesse  allègue  qu'en  vertu  de  ce  droit,  elle  averse  son 
sang  sur  les  champs  de  bataille,  on  peut  objecter  que  là  où 
un  noble  fut  blessé,  dix  enfants  du  peuple  ont  succombé.  Il 
est  de  toute  nécessité  que  l'impôt  soit  supporté  en  commun 
et  que  la  terre  soit  imposée.  L'établissement  du  cadastre, 
objet  de  la  fureur  des  nobles,  mérite  d'éveiller  la  reconnais- 
sance de  tout  homme  juste,  car  c'est  précisément  l'absence 
du  cadastre,  qui  a  empêché  l'ancienne  législation  hongroise 
d'établir  l'impôt  sur  une  base  uniforme  et  solide  et  d'abolir 
ainsi  les  injustices  en  matière  fiscale.  La  constitution  du  pays 
ne  serait  nullement  violée  si  les  nobles  payaient  leur  part 
d'impôts.  L'état  actuel,  dit  Hajnoczy,  ne  mérite  même  pas  le 


CHAPITRE  II 


205 


nom  de  constitution  aux  yeux  d'un  homme  sans  préjugés, 
puisqu'il  prive  la  majorité  des  citoyens  des  droits  pour 
lesquels  ils  sont  entrés  dans  la  société. 

Ilajndczy  demande,  en  outre,  la  liberté  d'émigrer,  la 
liberté  de  pensée,  celle  du  culte  et  de  la  presse,  un  renou- 
vellement du  contrat  chaque  fois  qu'un  nouveau  roi  monte 
sur  le  trône  ;  la  faculté  pour  un  roturier  d'accéder  aux 
emplois  de  l'Etat  et  d'acheter  des  terres;  le  règlement 
amiable  entre  le  seigneur  et  le  serf,  l'extension  du  prin- 
cipe :  nemo  non  citatus  non  conmctus  à  tous  les  citoyens  ; 
l'égalité  devant  la  loi  et  devant  l'impôt,  la  liberté  de  réunion 
et  d'association.  Tout  en  s'inspirant  des  théoriciens  fran- 
çais, Hajndczy  ne  va  pas  jusqu'à  faire  table  rase  de  l'état 
existant  ;  c'est  historiquement  qu'il  prouve  la  nécessité 
de  ces  réformes,  mais  il  veut  qu'on  montre  beaucoup  de 
modération  dans  la  pratique.  A  la  Diète  de  1790-1791,  il  ne 
demande  que  de  faire  un  pas  vers  l'égalité  et  la  liberté,  en 
ne  chargeant  pas  les  serfs  des  frais  de  la  Diète  et  en  leur 
accordant  de  pouvoir  changer  de  maître.  Son  programme  n'a 
pu  être  livré  à  la  discussion  dans  son  ensemble  qu'après  la 
Révolution  de  Juillet,  dans  les  Diètes  qui  se  succédèrent  de 
1832  à  1848  et  qui  aboutirent  au  premier  ministère  hongrois 
constitutionnel. 

«  La  nation  lutte  en  vain  pour  la  liberté  et  l'indépendance, 
dit  Hajndczy  ;  elle  crée  en  vain  de  nouvelles  lois  contre 
l'ingérence  des  ministres  autrichiens,  tant  que  les  charges 
ne  sont  pas  égales,  tant  que  tous  les  citoyens  ne  peuvent 
arriver  aux  emplois  et  à  la  propriété  de  la  terre,  tant  que 
l'égalité  devant  la  loi  n'est  pas  proclamée.  » 

Or,  ce  n'était  point  là  une  vaine  prophétie  :  l'Autriche, 
en  effet,  qui  pouvait  tout  se  permettre  en  face  d'un  Etat 
féodal,  dut  céder  et  reculer  sitôt  qu'elle  eut  devant  elle  une 
Assemblée  politique  proclamant  les  principes  de  la  Révolu- 
tion française,  dont  cinquante-huit  ans  auparavant,  Hajn()czy 
avait  été  un  des  plus  éloquents  et  des  plus  savants  propa- 
gateurs. 


206  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 


VI 


Telle  était  la  manière  d'agir  et  de  penser  des  trois  chefs 
de  la  «  Conjuration  »  qui  se  tramera,  deux  ans  après  Tarrivce 
au  trône  de  François  II.  Ils  n'étaient  pas  les  seuls  à  battre  en 
brèche  le  vieil  édifice  constitutionnel.  Bien  des  figures  mar- 
quantes se  détachent  encore  dans  ce  mouvement  réformiste  ; 
on  doit  au  moins  signaler  leurs  eftorts  avant  d'examiner 
l'issue  malheureuse  que  devait  avoir  cette  tentative. 

Le  pamphlet  de  Jean  Nagyvati  (1755-1819)  :  Heures  de 
délices  du  irai  Magyar  au  xix"  sièc/e  {1790)  '  est  digne  de 
figurer  à  côté  de  ceux  de  Batthyâny  et  de  Hajnôczy.  Con- 
vaincu que  ses  projets  de  réformes  ne  seraient  réalisés  que 
dans  un  avenir  assez  lointain,  il  nous  expose  dans  son  pam- 
phlet un  rêve  utopique  auquel  président  les  principes  révo- 
lutionnaires. Son  idéal  est  l'égalité,  car  celle-ci  est  le  but 
suprême  de  l'humanité.  Il  le  suppose  réalisé  et  tout  à  coup 
les  rapports  entre  seigneurs  et  serfs  sont  changés.  Il  subsis- 
tera sans  doute  une  distinction  entre  les  classes,  mais  le 
jobbâgy  ne  sera  plus  l'esclave;  il  sera  l'aide  et  l'auxiliaire 
du  maître,  et  le  seigneur  deviendra  son  père  et  son  ami. 

Dans  cette  utopie,  le  pamphlétaire  n'oublie  pas  l'émanci- 
pation des  Juifs.  La  question  sémite  était  alors  à  l'ordre  du 
jour  ;  plusieurs  écrivains  prirent  fait  et  cause  pour  eux  :  la 
France  venait  de  donner  l'exemple.  En  Hongrie,  on  voulait 
avant  tout  abolir  «  l'impôt  de  tolérance  »  qu'ils  payaient 
outre  les  impositions  légales,  et  leur  ouvrir  les  portes  des 
villes  d'où  on  les  avait  chassés  ^.  Presque  tous  les  comitats 


1.  A  tizenkilenczedik  szâzban  élt  Igaz  magyar  hazafinak  orbmôrài.  — 
■*0  pages.  —  Nagyvati  fut  un  agronome  très  distingué  qui  prit  une  part 
active  à  la  fondation  de  la  première  école  d'agriculture  hongroise,  le  Georgi- 
con  de  Kcszthely. 

2.  Le  sort  des  juifs  hongrois  était  tolérable  au  moyen  âge  ;  ils  n'étaient 
même  pas  soumis  à  la  j'OMcZie,-  les  vexations  commencent  avec  l'avènement 


CHAPITRE   II  207 

leur  étaient  favorables  et,  en  1807,  le  terrain  étant  préparé, 
les  Juifs  eux-mêmes  osèrent  revendiquer  les  mêmes  droits 
que  les  autres  citoyens.  Nagyvâti  est  un  des  premiers  qui 
ait  fait  appel  à  la  justice  de  la  Diète. 

«  Je  ne  puis  comprendre,  dit-il,  qu'on  maltraite  le  Juif,  parce  qu'il 
a  une  autre  barbe  que  moi  et  parle  une  autre  langue  ;  qu'on  Tabreuve 
d'injures,  comme  s'il  n'était  pas  né,  comme  nous,  avec  des  mains  et 
des  pieds  sains  et  bien  faits.  L'impôt  de  tolérance  est  une  injustice 
flagrante,  puisque  les  Juifs  participent  aux  charges  comme  les  autres 
citoyens.  Si  on  leur  reproche  qu'ils  ne  veulent  pas  cultiver  la  terre, 
c'est  qu'ils  n'en  possèdent  pas  et  les  mauvais  côtés  de  leur  caractère 

s'expliquent  par  l'oppression  qu'ils  ont  dû  subir  pendant  des  siècles 

La  noblesse  hongroise  qui,  la  première,  a  donné  aide  et  protection  aux 
Juifs,  l'a  fait  sans  doute  par  charité;  mais  elle  en  retira  un  grand 
avantage,  car  encore  aujourd'hui  les  seigneurs  ne  pourraient  pas 
vivre  sans  eux.  Puisque  notre  religion  est  fondée  sur  la  Bible  et  que 
nous  chantons  les  Psaumes  dans  nos  églises,  nous  n'avons  aucune 
raison  d'exclure  les  Juifs  de  la  société,  ni  de  leur  faire  payer  un  impôt 
pour  qu'ils  aient  le  droit  de  vivre  parmi  nous.  » 

Nagyvâti  voit  encore  dans  cette  utopie,  les  prisons  ren- 
dues plus  saines,  les  prisonniers  astreints  au  travail,  au  lieu 
de  croupir  sur  la  paille  humide  des  cachots  ;  il  voit  de  nom- 
breux orphelinats,  des  hôpitaux  pour  soulager  la  misère.  Les 
établissements  scolaires  sont  sous  la  tutelle  de  l'Etat,  car  les 
écoles  ne  relèvent  pas  d'un  certain  culte,  mais  de  la  nation. 
C'est  l'Etat  qui  doit  élever  les  citoyens  et  former  les  savants  ; 
il  n'a  pas  le  droit  de  choisir  dans  une  seule  religion  les  pro- 
fesseurs de  ces  écoles,  caria  religion  ne  fait  pas  le  pédagogue. 

Les  autres  pamphlets  de  Wagyvàli  nous  montrent  les  pro- 
grès de  la  franc-maçonnerie  hongroise.  Les  loges  se   pen- 


des Habsbourg  au  xvic  siècle.  On  constate  quelque  amélioration  au  commen- 
cement du  xixe  siècle,  mais  ils  ne  furent  émancipés  qu'après  le  rétablisse- 
ment de  la  constitution  en  1867;  le  Millénaire  (1896)  inaugura  enfin  la  recon- 
naissance légale  de  leur  culte.  Aujourd'hui,  ils  ne  sont  plus  tolérés,  mais 
jouissent  des  mêmes  droits  que  les  autres  citoyens.  Voy.  S.  Kohn,  Hisloire 
des  Juifs  en  Hongrie  (1884)  et  les  Annuaires  de  la  Société  littéraire  Israélite 
hongroise  (depuis  1893). 


208  LES    KÉVOLUTIONTS'AIHES 

plaicnl  et  se  multipliaicnl  assez  rapidement  depuis  le  règne 
de  Joseph  II.  Tous  ceux  qui  étaient  pénétrés  des  idées  libé- 
rales, tous  ceux  qui  voulaient  la  suppression  des  privilèges 
monstrueux  de  la  haute  noblesse  et  du  clergé,  tous  ceux  qui 
avaient  senti  germer  dans  leur  cœur  les  sentiments  et  les 
idées  semés  par  les  écrivains  français  du  xvni'  siècle  faisaient 
partie  des  Loges  maçonniques. 

C'est  là  que  se  réfugiaient  les  hommes  de  pensée  ;  on  y 
rencontre  non  seulement  des  roturiers,  mais  aussi  des  nobles 
comme  Kazinczy,  un  des  plus  ardents  apôtres  de  la  fraijc- 
maçonnerie  *  —  et  môme  des  membres  du  clergé.  Nagyvâti 
était  de  la  Loge  Magnanimitas.  Gomme  ses  frères,  il  se  croit 
héritier  des  Templiers.  L'esprit  de  cet  Ordre  l'anime,  il  en 
évoque  le  souvenir  et  lie  intimement  son  sort  à  celui  de  la 
liberté  et  de  l'égalité. 

Les  nobles  considéraient  Nagyvâti  comme  un  utopiste;  lui, 
pour  leur  montrer  les  malheurs  sans  nombre  qui  fondraient 
sur  le  pays  s'ils  persistaient  dans  leurs  idées  réaction- 
naires, évoqua  l'effrayant  exemple  de  la  Pologne,  spectre  qui 
hanta  les  esprits  magyars  jusque  vers  1848.  Il  traduisit  à 
cet  effet,  le  pamphlet  français  anonyme  :  L'horoscope  de 
Pologne^  où  la  noblesse  polonaise  est  rendue  responsable  du 
sort  de  son  pays.  Elle  aussi  était  dégénérée,  considérait  les 
serfs  comme  des  esclaves  et  les  bourgeois  comme  des  vaches 
à  lait.  Ce  Miroir  des  Hongrois  reflète  crûment  les  défauts 
des  aristocrates. 

Une  autre  brochure  très  remarquable,  intitulée  :  Le  vrai 
patriote  ^,  resta  anonyme.  Elle  se  distingue  aussi  bien  de 
celles  qui  prêchent  le  bouleversement  total,  que  de  celles 
dont  les  utopies  étaient  irréalisables.  Le  vrai  patriote  ne  veut 

1.  Il  écrit,  en  1790,  à  Aranka,  de  fonder  une  loge  à  Kolozsvâr  et  ajoute  : 
«  Voltaire,  Rousseau,  Ilelvétius,  le  philosophe  de  Sans-Souci  et  la  franc-maçon- 
nerie me  donneront  un  bouclier  dans  la  main  gauche,  une  épée  dans  la 
droite,  des  ailes  aux  pieds  pour  lutter  contre  la  superstition  et  démasquer  son 
hideux  visage.  » 

2.  Az  igaz  liaza/i,  1792.  —  126  pages. 


CUAPITHE  H  209 

pas  tout  détruire,  car  il  sait  que  des  ruines  il  ne  naîtrait  pas 
une  vie  nouvelle.  Tout  en  luttant  pour  le  progrès,  il  se  laisse 
moins  influencer  par  les  idées  venues  de  France.  C'est, 
comme  dit  M.  Concha,  un  reformer  conservateur.  L'Etat, 
pour  lui,  est  un  organisme  dont  chaque  membre  doit  se 
développer  sans  nuire  aux  autres.  On  croirait  lire  un  socio- 
logue de  nos  jours,  tant  il  insiste  sur  l'analogie  entre  un  orga- 
nisme vivant  et  l'Etat  :  «  Dans  la  société,  dit-il,  les  choses 
ne  se  passent  pas  autrement  que  dans  le  règne  animal.  Le 
roi  est  la  tête,  les  ministres,  les  conseillers,  les  généraux 
et  les  fonctionnaires  sont  les  yeux,  les  oreilles,  la  bouche  et 
le  cœur;  les  différents  ordres  — nobles,  clergé,  bourgeois  et 
savants  —  sont  le  ventre  et  les  intestins  ;  les  sciences,  la 
religion  sont  les  sens  ;  l'armée,  les  commerçants,  les  indus- 
triels, les  paysans  sont  les  mains  et  les  pieds.  Tant  que  ces 
organes  ne  se  gênent  pas  les  uns  les  autres  et  fonctionnent 
pour  le  bien  de  l'Etat,  la  paix  est  assurée  ;  dans  le  cas  con- 
traire le  soleil  du  bonheur  est  obscurci.  » 

Ensuite,  il  démontre  de  quelle  façon  ces  organes  doivent 
s'entr'aider.  La  royauté  et  la  noblesse  ne  constituent  pas 
l'État;  elles  n'en  forment  qu'une  partie.  Tous  les  organes, 
depuis  le  plus  noble  jusqu'au  plus  infime,  sont  à  son  service; 
c'est  de  là  qu'ils  tirent  la  vie,  l'autorité,  la  force.  Le  roi 
n'est  que  le  premier  serviteur  de  l'Etat,  car  celui-ci  n'est 
pas  fait  pour  le  souverain,  mais  le  souverain  pour  lui,  et 
il  doit  en  assurer  le  bonheur  par  tous  les  moyens.  L'Etat 
et  la  nation  sont  de  même  distincts  l'un  de  l'autre  ;  le  pre- 
mier est  la  somme  de  tous  les  dévouements  ;  la  nation  est 
l'ouvrière  qui  procure  le  bien. 

Les  révolutionnaires  hongrois  ont  trouvé  un  auxiliaire 
précieux  quoique  trop  fougueux  en  la  personne  du  baron 
Frédéric  de  Trenck.  Celui-ci  était  sujet  prussien,  mais  il 
s'était  fixé  pour  quelque  temps  en  Hongrie  ',  où  il  a  pris  une 

1.  11  naquit  à  Kônigsberg,  en  1726.  Sa  belle  physionomie  et  sa  haute  stature 
plurent  à  Frédéric  II  qui  le  nomma  cornette  dans  sa  garde.  On  dit  même  que 


210  LES    RÉVOLLTIONiSAIRES 

part  active  à  la  lutte  pour  les  idées  libérales,  mais  ses  pam- 
phlets restèrent  toujours  suspects.  On  sentait  en  lui  Tambi- 
tieux  auquel  la  haine  et  non  le  patriotisme  avait  dicté  ses 
revendications  ;  on  le  considérait  comme  un  agent  secret  du 
gouvernement  autrichien  et  on  ne  lui  pardonnait  pas  de  s'être 


la  sœur  du  roi,  la  princesse  Amélie,  ne  fut  pas  insensible  aux  avantages  du 
jeune  officier.  Pour  le  punir,  Frédéric  II  le  fit  emprisonner  dans  la  forteresse 
de  Glatz,  sous  prétexte  qu'il  conspirait  avec  l'ennemi.  Le  roi  faisait  reposer 
son  accusation  sur  une  lettre  interceptée,  lettre  de  François  Trenck,  oncle  de 
Frédéric,  chef  des  pandours  autrichiens,  qui  avait  infligé  maintes  défaites  aux 
Prussiens.  Le  prisonnier  parvint  à  s'évader  et  entra,  avec  le  rang  de  capitaine, 
dans  l'armée  moscovite.  11  y  devint  également  suspect  et  faillit  être  envoyé  en 
Sibérie.  Son  oncle  mourut  en  1749,  lui  léguant  toute  sa  fortune  à  la  seule 
condition  qu'il  prît  du  service  dans  l'armée  autrichienne.  Trenck  accepta,  se 
convertit  au  catholicisme,  mais  malgré  tout  ne  réussit  pas  à  entrer  en  posses- 
sion de  cette  immense  fortune;  le  fisc  le  dédommagea  en  lui  versant  une 
somme  de  76,000  florins  et  il  fut  envoyé  en  Hongrie.  Les  petites  villes  au  pied 
des  Karpathes  ne  lui  ofl'rant  pas  tant  de  distraction  que  Berlin,  Saint-Péters- 
bourg ou  Vienne,  il  saisit  le  prétexte  de  régler  certaines   afl'aires  de  famille, 
quitte  son   régiment,  en  1754,  et  se   rend  à  Dantzig.  Le  roi  de  Prusse  le  fit 
immédiatement  arrêter,   enfermer   à   Magdebourg   où  il  resta  dix  ans.  C'est 
là  qu'il   écrivit  un  poème  politique   intitulé  :  Macedonischer  Held   (1760)  que, 
trente  ans  plus  tard,  Laczkovics  traduisit  en  hongrois.  Ce  poème  n'est  qu'une 
série  d'invectives  contre  les  grands  conquérants  :  Alexandre,  Jules  César,  et 
naturellement  Frédéric  II,  que  Trenck  compare   à  Cartouche.  Le  prisonnier 
exhale  sa  colère  contre  tous  les  monarques,  n'établissant  aucune  distinction 
entre  les  bons  rois  et  les  tyrans  et  plaignant  les  pays  où  la  volonté  dun  seul 
domine,  où  la  succession  réglée  d'avance  peut  amener  des  incapables  sur  le 
trône.  Puis  il  trace  le  tableau  des  horreurs  de  la  guerre  dont  le  peuple  ne 
tire  aucun  profit  et  dont  il  supporte,  par  contre,  toutes  les  charges  ;  il  mêle 
à  tout  cela  des  attaques  contre  les  Jésuites.  Sorti  de  prison,  Trenck  se  jette 
aux  pieds  de  Marie-Thérèse  et  demande  réparation;  mais  la  reine  l'engage  à 
se  tenir  tranquille,  à  renoncer  à  ses  propriétés  en   Esclavonie  et  à  quitter 
Vienne.  Trenck  se  soumet  et  obtient  le  grade  de  commandant.  En  1765,  il 
s'établit  à  Aix-la-Chapelle  où  il  épousa  la  fille  du  bourgmestre  et  fonda,  en 
1772,  le  journal  Le  Philanthrope,  qui  démasquait  les  vices  de  toutes   les  hié- 
rarchies. Le  clergé  ameute  la  population  contre  l'écrivain  qui  est  forcé  de 
fuir.  Il  parcourt  l'Europe  pour  placer  des  vins,  puis  il  exploite  un  domaine 
en  Autriche.  Enfin,  en  1786,  Frédéric-Guillaume  de  Prusse  l'appelle  auprès  de 
lui  et  le  garde  à  la  Cour  jusqu'en  1790.  Alors  Trenck  se  fixe  en  Hongrie  et 
publie,  pendant  la  Diète,  ses  nombreux  pamphlets. 

En  1793,  nous  le  trouvons  à  Paris  où  il  entre  au  club  des  Jacobins,  rédige 
le  Journal  de  Trenck  (du  15  janvier  au  29  juillet  1793),  et  le  Raisonneur  (voy. 
Aulard,  La  Société  des  Jacobins  y  t.  V,  pp.  234  et  305.  Séance  du   mercredi 


CHAPITRE  II  211 

mêlé  aux  affaires  intérieures  sans  les  connaître  suffisamment. 
Dans  sa  première  brochure  :  Der  Trenck  an  aile  redliche 
Ungarn  (1790),  il  s'adresse  à  la  Diète  et  condamne  la  poli- 
tique de  Joseph  II  qu'il  avait  cependant  louée  dans  :  Traiier- 
rede  bei  dem  Grabe  Joseph  des  7Aveyten.  Ici,  pour  intéresser 
les  magnats  à  sa  cause,  il  fait  chorus  avec  eux  et  se  souvient 
en  frémissant  des  décrets  sacrilèges  du  défunt  empereur  et 
de  son  refus  de  se  faire  couronner  roi  de  Hongrie. 
"Trenck  espère  obtenir  de  Léopold  II, ce  que  son  prédéces- 
seur lui  avait  refusé  :  la  grande  propriété  de  son  oncle.  C'est 
pourquoi  il  entonne  après  le  couronnement  son  :  Triimiphlied 
und  Gedanken  am  Naniens  =  iind  Kroniingstage  Leopold  II 
(1790)  ',  où  il  invite  les  Magyars  à  traîner  la  voiture  du  roi  ; 
lors  de  la  discussion  du  «  Diplôme  inaugural  »  il  conjure  la 
Diète  de  ne  pas  restreindre  la  puissance  royale,  de  renoncer 
à  ses  griefs  et  de  s'unir  étroitement  avec  l'Autriche.  Pour 
éviter  la  Révolution,  il  demande  aux  nobles  de  renoncer  à 
leurs  privilèges  en  leur  prouvant  que  les  serfs  sont  des 
hommes  comme  eux.  «  Un  seigneur  honnête  peut-il  vivre  le 
cœur  tranquille,  quand  il  voit  que  ses  terres  sont  arrosées 
des  larmes  des  jobbagyones.  »  Tout  en  vantant  dans  son 
Eloge  de  Laiidon,  la  bravoure  des  Hongrois,  tout  en  les 
flattant  de  mille  façons,  il  fustige  les  nobles  qui  veulent  se 
soustraire  aux  impôts,  qui  sont  conservateurs  à  outrance  et 


17  juillet  1793).  «  Trenck  envoie  à  la  Société  tous  les  numéros  du  Eaisonneur, 
afin  qu'elle  puisse  juger  sur  ces  pièces  de  l'injustice  de  la  dénonciation  qui  a 
été  faite  contre  lui  dans  la  dernière  séance  »),  mais  Robespierre  le  fait  empri- 
sonner comme  agent  secret  des  puissances  étrangères.  Un  de  ses  ennemis  en 
Allemagne  adressa  alors  à  la  Convention  et  au  Club  des  Jacobins  une  brochure 
(Sendschreiben  an  den  National-Convent  und  den  Jacobiner-Club  in  Paris, 
den  berûchtigten  Freyherrn  Friedrich  v.  d.  Trenck  betreffend,  1793.  —  Signé  : 
J.  G.  Semmler)  oîi  il  conseille  aux  Français  de  se  méfier  de  Trenck.  Le  24  juil- 
let 1794,  il  meurt  sur  l'échafaud.  (Voy.  Wallon,  Hist.  du  tribunal  révolution- 
naire de  Paris,  t.  V,  p.  131.) 

Comp.  La  Vie  de  Frédéric,  baron  de  Trenck,  écrite  par  lui-même  et  traduite 
de  l'allemand  en  français.  —  Metz  et  Paris,  1788  (2«  édit.)  —  Sa  vie  aven- 
tureuse a  fourni  le  sujet  d'un  roman  à  Jôkai. 
1.  Toutes  ces  brochures  ont  paru  également  en  hongrois. 


212  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

croient  sans  peine  tout  ce  que  leurs  ancêtres  leur  ont  appris. 
Les  traits  comiques  dirigés  contre  les  préjugés  de  cette 
noblesse  arriérée  ne  manquent  pas  dans  ses  pamphlets.  L'aïeul, 
usé  et  cassé,  qui  jetant  un  regard  menaçant  à  sa  famille  dont 
les  opinions  diffèrent  des  siennes  et  parlant  avec  chaleur  des 
privilèges  héréditaires,  frappe  de  sa  main  tremblante  son  épée 
et  dit:  «  Montra  te  dignum  patriae  nobilem!  »  est  bien  le 
noble  tel  que  Laczkovics  nous  l'a  dépeint. 

Trenck,  accusait  les  prélats  de  tous  les  maux  qui  fondaient 
sur  lui  et  ses  brochures  étaient  parmi  les  plus  virulentes. 
L'une  d'elles,  publiée  en  trois  langues,  eut  un  grand  reten- 
tissement. C'est  la  fameuse  Balance  (Bilanx  inter  potestatem 
imperantiset  ecclesiae  prout  illam  Trenck  pondérât,  1790)', 
qui  a  soulevé  la  colère  de  tout  le  clergé.  Il  peint  sous  les  cou- 
leurs les  plus  sombres,  les  conséquences  funestes  de  la  poli- 
tique cléricale,  car  le  clergé  dépendant  du  pape  se  met  au- 
dessus  des  lois  du  pays.  Les  pasteurs  protestants  ne  sont  pas 
mieux  traités. 

Partout  où  ils  ont  le  pouvoir,  comme  en  Suisse,  en  Hollande  et  en 
Angleterre,  dit  Trenck,  ils  sont  également  intolérants.  Ils  sont  cepen- 
dant moins  dangereux,  car  leur  nombre  n'est  pas  aussi  grand  et,  grâce 
au  mariage,  ils  deviennent  pères  et  citoyens  indépendants  de  Rome.  » 

Mais  le  clergé  catholique  !  Vingt  mille  Mongols  ne  dévastent 
pas  autant  un  pays  que  dix  mille  curés  ou  Frères  mendiants  ; 
tout  l'argent  est  envoyé  à  Rome  ! 

Le  clergé  riposta.  Grâce  à  son  intervention,  la  Balance  fut 
confisquée  et  une  foule  de  pamphlets  se  mirent  à  pleuvoir 
sur  la  tête  de  Trenck.  «  Il  se  donne  pour  Freijherr  disait  l'un, 
et  il  n'a  même  pas  assez  de  terre  pour  reposer  sa  tôte  fati- 
guée ;  il  se  chaufTe  au  foyer  des  autres,  attaque  les  curés,  les 
saints  et  les  frères  et  non  pas  les  forteresses,  tout  en  se  van- 


1.  Paru  en  hongrois  sous  le  titre  :  Méro  serpenyo  mellyel  a  fejedelem  es 
a  papsrig  halalmiit  oszve-mérte,  et  en  allemand  :  Dilanz  zwischen  des  Monar- 
chen  und  der  Kirchen-Gewalt . 


CHAPITRE  II  213 

tant  de  son  titre  de  commandant.  Il  est  resté  si  longtemps 
enfermé  dans  un  cachot  que  ses  yeux  se  sont  déshabitués  de 
la  lumière  du  jour,  pourtant  il  parle  sans  cesse  de  liberté  et 
de  lumières]  ses  mains  tremblent  encore  des  chaînes  qu'il  a 
portées  et  pourtant  il  écrit  la  Balance.  » 

Un  de  ces  écrits  fut  lancé  par  le  grand  historien  Etienne 
Katona  ^  Il  se  distingue  par  une  discussion  sérieuse,  où 
Fauteur  examine  les  griefs  que  son  adversaire  a  contre  le 
clergé,  à  la  lumière  de  l'histoire.  Trenckii  Bilanx  pondère 
vacua  (1790)  démontre  que  le  clergé  et  le  pape  ont  toujours 
eu  à  cœur  les  intérêts  de  la  Hongrie.  Dans  les  temps  anciens, 
le  Saint-Siège  a  beaucoup  contribué  à  combattre  les  Turcs  ; 
les  sacrifices  faits  par  les  prélats  Pàzmany,  Lippay,  Ldsi, 
Szelepcsényi  et  Kolonics  en  faveur  de  la  science  et  de  l'in- 
struction sont  notoires.  Il  était,  en  effet,  très  facile  d'énumérer 
beaucoup  de  bienfaits,  mais  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que 
le  clergé  catholique  qui  dirigeait  les  écoles,  les  avaient  aban- 
données aux  Jésuites,  qui  ne  montraient  guère  de  tolérance 
envers  les  autres  cultes. 

Ce  qui  a  surtout  nui  à  Trenck  aux  yeux  des  libéraux,  ce 
fut  son  rôle  équivoque.  Comme  les  révolutionnaires  hongrois, 
il  a  la  haine  du  clergé,  mais  il  recherche  trop  la  faveur  de  la 
Cour.  En  recommandant  aux  Magyars  une  union  étroite  avec 
l'Autriche,  au  moment  où  ceux-ci  tâchaient  de  s'en  éman- 
ciper tant  soit  peu,  il  devenait  suspect.  Le  clergé  fit  le 
reste  et  Trenck  quitta  la  Hongrie. 


vn 


Nous  avons  étudié  jusqu'ici  les  pamphlets  qui  s'attaquent 
à  la  forme  du  gouvernement,  au  pouvoir  royal,  aux  préro- 
gatives de  la  noblesse  et  du  clergé  :  toutes  questions  dont  la 
solution  aurait  amené  un  changement  radical  dans  la  vie  du 

1.  1732-1811,  auteur  de  Vllistoria  crilica  re^jum  Ihuif/ariae  en  42  volumes. 


214  LES    RÉVOLLTIONNAIIŒS 

peuple.  Deux  autres  problèmes,  d'un  intérêt  tout  aussi 
immédiat,  occupaient  alors  les  esprits  et  étaient  souvent 
discutés  :  la  liberté  de  la  presse  et  la  reconnaissance 
légale  du  protestantisme.  La  Diète,  bien  qu'elle  ait  abordé 
les  autres  questions,  n'a  pu  définitivement  régler  que  cette 
dernière. 

La  censure  pesait  d'un  poids  très  lourd  sur  les  écrivains. 
Elle  fut  toujours  considérée  comme  un  droit  de  la  couronne. 
Au  commencement  du  xvni^  siècle,  Charles  III  confia  au 
chancelier  de  l'Université  des  Jésuites  à  Nagy-Szombat  l'exa- 
men des  livres.  Le  clergé  catholique,  chargé  de  ce  soin  dans 
les  différentes  parties  du  pays,  fit  sévir  toute  la  rigueur  des 
lois;  sa  sévérité  frappa  surtout  les  protestants  qui  eurent 
ainsi  continuellement  à  lutter  pour  obtenir  le  permis  d'im- 
primer. Sous  Marie-Thérèse  la  situation  ne  s'améliora  pas, 
quoiqu'on  ait  joint  aux  jésuites  quelques  censeurs  laïques, 
qui,  d'ailleurs,  étaient  tous  animés  du  même  esprit.  D'après 
l'édit  de  1747,  la  censure  dut  veiller  à  ce  que  rien  de  con- 
traire aux  doctrines  catholiques,  à  la  Maison  royale  ou  aux 
bonnes  mœurs,  ne  fut  publié. 

En  1767,  on  prend  des  mesures  sévères  contre  les  livres 
profanes  qui  traitent  de  questions  religieuses.  En  1771  un 
jésuite  se  charge  d'expliquer  au  peuple  le  sens  exact  de  cette 
expression  :  livres  dangereux  \  Il  y  en  a,  dit-il,  de  trois 
sortes  :  1°  les  œuvres  immorales  comme  les  romans,  les  odes, 
les  chansons,  les  pièces  de  théâtre,  en  un  mot  tous  les 
ouvrages  poétiques;  2"  les  livres  non-catholiques,  c'est-à-dire 
toute  la  littérature  liturgique  des  cultes  non  tolérés;  3°  les 
livres  des  esprits  forts  écrits  contre  la  religion  révélée,  qui 
portent  ordinairement  les  titres  :  La  religion  selon  la  raison^ 
Les  droits  de  la  nature,  Les  devoirs  sociaux,  La  critique  des 
cérémonies  religieuses.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  de  trouver 
dans  le  Catalogus  librorum  prohibitonmi^  dressé  en  176S  et 
amplifié  en   1774,  des  œuvres  comme  le  Pliédon  de  Men- 

1.  Gedanken  uber  dus  freye  Lesen  gefd/crlicher  Bilchcr. 


CHAPITRE  II  215 

delssohn,  toute  V Encyclopédie,  les  œuvres  de  Voltaire  et  de 
Rousseau.  Les  nobles  pouvaient  néanmoins  se  faire  envoyer 
ces  livres,  car  leurs  privilèges  les  garantissaient  de  l'audace 
des  douaniers;  mais  les  soldats  qui  rentraient  dans  leurs 
foyers  après  la  guerre  de  Sept  ans,  étaient  minutieusement 
fouillés.  Les  jeunes  pasteurs  protestants  qui  revenaient  des 
Universités  étrangères  étaient  également  inquiétés. 

Sous  le  règne  de  Joseph  II,  la  censure,  sans  être  absolue, 
s'inspira  de  principes  plus  conformes  aux  idées  de  l'empereur. 
Les  imprimeurs  et  les  libraires  pouvaient  s'établir  sans  auto- 
risation préalable,  l'empereur  voulait  même  en  augmenter  le 
nombre  \  et  ne  leur  demandait  que  d'envoyer  trois  exem- 
plaires au  Conseil  de  lieutenance  (helytartdtanâcs).  Il  établit 
comme  principe,  qu'il  fallait  empêcher  la  publication  des 
ouvrages  satiriques  qui  blessent  les  citoyens  dans  leur 
honneur,  mais  laisser  toute  liberté  aux  ouvrages  critiques  et 
philosophiques  qui  combattent  avec  des  armes  loyales,  alors 
même  que  ces  ouvrages  attaquaient  la  personne  du  roi.  Il 
déféra  les  délits  de  presse  aux  tribunaux  compétents.  Grâce 
à  ces  mesures  que  Léopold  II  fut  bien  loin  de  restreindre, 
purent  paraître  les  nombreux  pamphlets  que  nous  avons 
étudiés.  La  plupart  de  ces  écrits  demandent  des  garanties 
pour  la  presse.  Ils  fondent  leurs  revendications  sur  le  droit 
naturel  à  l'homme  de  pouvoir  exprimer  ses  pensées  ;  ils  con- 
sidèrent la  liberté  de  la  presse  comme  faisant  partie  inté- 
grante de  la  liberté  de  conscience  et  de  la  pratique  du  culte, 
et  comme  une  garantie  de  la  constitution.  Le  vrai  patriote 
croit  que  la  liberté  de  la  presse  est  encore  plus  importante 
que  les  autres,  car  l'esprit  est  toujours  plus  noble  que  le 
corps.  Aloïs  Batthyâny  parle  aussi  de  l'importance  politique 
de  la  presse  et  la  caractérise  avec  beaucoup  de  verve,  comme 
le  frein  des  tyrans,  ou  le  fouet  des  oppresseurs  du  peuple. 
Cette  liberté  est  importante  parce  que,  grâce  à  elle,  le 
citoyen  le  plus  humble  peut  donner  des  conseils  au  pays  et 

1.  Selon  Kazinczy  il  n'y  avait  alors  qu'un  seul  libraire  à  Pest. 


2t6  LES    ISKVOLLTIONNAIUES 

le  souverain  peut  connaître  ainsi  la  volonté  de  ses  sujets.  Au 
lieu  des  censeurs  nommés  par  le  gouvernement,  il  demande 
des  censeurs  élus  par  la  Diète,  car  la  liberté,  sans  censure 
préalable,  lui  semble  dangereuse. 

Sur  ce  point  les  écrivains  étaient  soutenus  par  beaucoup 
de  comitats.  Le  «  Magyar  Kurir  »  de  1790  vante  la  conduite 
du  comitat  de  Pest  qui  s'était  opposé  à  la  poursuite  d'une  bro- 
chure de  Trenck  et  s'efforçait  d'abolir  la  censure.  Les  récla- 
mations du  comitat  d'Abauj  et  de  Bihar  où  l'esprit  révolu- 
tionnaire était  assez  répandu,  furent  même  publiées  dans  les 
«  Staatsanzeigen  »  de  Schlôzer  parce  qu'elles  témoignaient 
une  hauteur  de  vues  vraiment  surprenante  (1793).  Un  voya- 
geur anglais,  Robert  Townson,  qui  visita  à  cette  époque  la 
Hongrie,  les  donne  in  extenso  dans  ses  :  Travels  in  Hungary^. 
Un  décret  de  François  II,  voulant  imposer  silence  à  la  presse 
en  lui  appliquant  le  droit  royal,  avait  motivé  ces  réclamations. 
Le  comitat  d'Abauj  dit  que  la  clef  de  la  culture  nationale  et 
le  moyen  de  rendre  le  peuple  heureux  se  trouvent  entre  les 
mains  des  censeurs. 

\^ Adresse  du  comitat  de  Gômôr,  due  à  la  plume  d'André 
Ghâzâr,  n'est  pas  moins  libérale  ^  L'auteur  conteste  au  roi  le 
droit  de  faire  examiner  les  livres.  Les  lois,  dit-il,  ne  font 
nulle  part  mention  de  cette  prérogative  qui  appartient  à  la 
nation.  Communiquer  ses  pensées  est  un  droit  des  hommes 
auquel  ils  ne  peuvent  renoncer,  car  c'est  la  nature  qui  leur 
a  donné  la  faculté  de  penser.  Mettre  des  entraves  à  la  pensée 
est  également  contraire  aux  droits  des  citoyens  qui  doivent 
aspirer  au  bonheur  et,  par  conséquent,  employer  tous  les 
moyens  qui  permettent  d'y  atteindre. 

Le  comitat  de  Bihar  réclame  également  contre  la  censure 
qui  avait  poursuivi  les  livres  de  Hajnôczi  et  la  traduction  des 
Éléments  d'histoire  générale  de  l'abbé  Millot,  faite  par  le  poète 


1.  Travels  in  Hungary  wilh  a  short  account  of  Vienna  in  the  year  1793.  — 
Londres,  1797  —  P.  333etsuiv. 

2.  Publiée  dans  Irodalomt.  K.  1898,  p.  23. 


CHAPITRE  II  217 

Verseghy  '.  Lo  comitat  rejette  la  censure  préalable  et  ne 
reconnaît  comme  juste  que  la  répression  pour  délit  de  presse, 
par  des  juges  réguliers.  Hajn(jczy  réclame  également  dans 
ce  sens,  car  la  presse  elle-même  n'est  qu'un  instrument  ;  de 
cet  instrument  on  peut,  il  est  vrai,  user  pour  commettre  des 
crimes.  Mais  dans  ce  dernier  cas,  les  crimes  commis  doivent 
être  punis  selon  leur  nature  propre.  C'est  ainsi  que  le  meurtre 
n'est  pas  puni  parce  qu'on  s'est  servi  de  poison  ou  d'armes, 
mais  parce  qu'on  a  tué.  La  sanction  ne  doit  pas  atteindre 
l'instrument  du  crime,  mais  le  crime  lui-même. 

Ce  bel  élan  vers  l'aflYanchissement  de  la  presse  ne  pro- 
duisit pas  ce  qu'on  en  attendait.  La  Diète  ne  fit  qu'enregis- 
trer les  vœux  exprimés  en  laissant  aux  commissions  perma- 
nentes le  soin  de  trancher  les  questions.  François  II,  dès  le 
début  de  son  règne,  lança  ses  ordonnances  tyranniques. 
Puis,  survinrent  les  guerres,  et  la  «  Conjuration  »  de 
Martinovics  qui  ruina  les  dernières  espérances.  Ce  n'est 
qu'en  1848  que  la  liberté  de  la  presse  sera  conquise  par  un 
de  ces  actes  hardis  qui  caractérisent  le  début  des  Révolutions. 
Le  Comité  «  des  Dix  »  fera  imprimer,  sans  censure  préa- 
lable, le  Talpra  Magyar!  (Debout,  Magyar!)  de  Petôfi,  qui 
deviendra  la  Marseillaise  de  la   Révolution  hongroise. 

La  Diète  a  pu  voter  et  faire  sanctionner,  par  contre,  la 
reconnaissance  du  culte  protestant  (Article  26  des  lois  de 
1790-1791).  La  discussion  fut  très  chaude  et  de  nombreux 
pamphlets  signalèrent  chaque  phase  de  cette  lutte  mémo- 
rable. Outre  les  justifications  historiques,  les  pamphlétaires 
rééditaient  les  théories  des  Encyclopédistes  sur  la  liberté  des 
cultes  :  ainsi  Adam  Csebi  Pogdny  dans  son  Tentamen  (1790) 
et  un  anonyme  dans  :  «  Status  catholicae  et  evangelicae 
religionum  in  regno  Hungariae  ». 

A  la  Diète  même,  le  projet  de  loi  fut  combattu  surtout  par 
le  clergé.  Ladislas  Kolonics,   archevêque  de  Kalocsa,  con- 


1.  Voy.  sur  le  procès  de  Verseghy  à  propos  de  cette  traduction  :  E.  Csâszâr 
dans  Szdzadok  (Les  siècles)  1900. 


218  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

voqua  les  évoques  ainsi  que  la  noblesse  catholique  et  la 
pélition  suivante  fut  déposée  par  eux  :  1°  la  conversion  des 
catholiques  au  protestantisme  sera  punie;  2"  les  enfants  nés 
des  mariages  mixtes  seront  élevés  de  droit  dans  la  religion 
catholique  ;  3°  les  affaires  matrimoniales  des  prolestants 
seront  réglées  par  l'Eglise  catholique  ;  4*  la  religion  pro- 
testante ne  sera  pas  reçue,  ce  qui  la  rendrait  égale  à  la 
catholique  et  il  serait  déshonorant  pour  sa  Majesté  d'être 
appelée  le  chef  de  l'Eglise  protestante.  Cette  pétition  mons- 
trueuse ne  fut  pas  signée  par  tous  les  évoques  ;  parmi  les 
magnats,  84  seulement  y  apposèrent  leur  signature,  tandis 
que  291  la  refusèrent.  On  savait  que  Léopold  II  était  favo- 
rable aux  protestants;  sa  résolution  à  la  Diète,  en  date  du 
7  novembre  1790,  l'avait  prouvé.  L'esprit  libéral  qui  animait 
l'assemblée  avait  vite  fait  de  balayer  l'opposition  cléricale. 
Le  hardi  pamphlétaire  Aloïs  Batthyâny  prononça  un  discours 
enflammé  ^  en  faveur  de  la  liberté  de  conscience.  En  accep- 
tant, disait-il,  la  résolution  royale,  nous  convaincrons 
l'Europe  que  les  ténèbres  se  dissipent  en  Hongrie  et  que 
nous  aussi,  nous  contemplons  le  soleil  levant;  dans  le  cas 
contraire,  nous  serons  un  objet  de  haine  et  de  mépris  pour 
l'Europe  tout  entière. 

Son  discours  produisit  un  grand  effet  et  ne  contribua  pas 
peu  à  l'adoption  du  projet  libéral  Le  primat  fit  ses  réserves, 
mais  après  le  vote  définitif,  il  déclara,  en  son  nom  et  pour  le 
clergé  que,  respectueux  de  la  loi,  il  ne  ferait  rien  pour 
renouveler  l'antagonisme  entre  les  deux  cultes.  L'autonomie 
des  églises  et  des  écoles  protestantes  date  de  ce  jour.  Joseph 
Teleki  de  Szék,  l'auteur  de  VEssai  sur  la  faiblesse  des 
esprits  forts^  exprima  à  la  Diète  la  reconnaissance  de  ses 
coreligionnaires  et  rassura  le  pays  sur  leur  conduite.  Il  pria 
le  roi  et  les  fonctionnaires  d'exécuter  fidèlement  la  nouvelle 


1.  Voy.  plus  haut,  p.  187.  —  Le  discours  de  Rabaud  de  Saint-Étienne  en 
faveur  des  protestants  français  fut  traduit  et  analysé  à  plusieurs  reprises  en 
Hongrie  au  moment  de  cette  discussion. 


CHAPITRE    II  219 

loi  et  invita  les  deux  adversaires  à  lutter  uniquement  pour 
le  bien  de  la  patrie.  Ecrivains  et  poètes  exprimèrent  leur  joie 
dans  de  nombreuses  brochures  et  des  poésies,  mais  peu  de 
temps  après  ils  eurent  à  pleurer  la  mort  prématurée  du  roi 
qui  avait  inauguré  cette  ère  nouvelle. 


YIII  —  IX 

Nous  pouvons  voir  par  tout  ce  qui  précède  que  la  Hon- 
grie lutta  vaillamment,  par  ses  écrits,  pour  défendre  les 
droits  imprescriptibles  de  l'humanité.  Mais  l'horizon  s'ob- 
scurcit bientôt  et  l'activité  intellectuelle  se  ralentit  dans  le 
pays.  Tous  ces  enthousiastes,  qu'on  appelait  volontiers  des 
Jacobins^  furent  combattus,  non  par  des  hommes  d'un  talent 
égal  au  leur,  mais  par  certains  membres  du  clergé,  dont  les 
pamphlets  parfois  très  caustiques,  le  plus  souvent  grossiers, 
montraient  bien  que  la  réaction  n'attendait  qu'un  monarque 
élevé  dans  ses  principes.  Léon  Szaicz  (1746-1792)  ',  Frère 
Servite  d'Eger  (Erlau),  fut  le  plus  fougueux  de  ces  pamphlé- 
taires. Dans  ses  nombreuses  brochures,  il  ridiculisait  toutes 
les  réformes  projetées  et  combattait  surtout  ceux  qui  avaient 
écrit  contre  la  hiérarchie  ecclésiastique.  Son  Vrai  Magyar 
(Igaz  Magyar  ')  pose  comme  principe  que  celui  qui  veut  être 
un  vrai  Hongrois  doit  appartenir  à  la  religion  catholique 
romaine,  que  le  regnum  Mariae  doit  appartenir  aux  catho- 
liques et  qu'il  n'y  a  eu  de  bonheur  pour  la  Hongrie  qu'avant 
l'époque  de  la  Réforme. 

Szaicz  mena  une  campagne  acharnée  contre  les  écrivains 
qui  s'inspiraient  de  la  philosophie  des  lumières  ^  ;  il  leur 
impute  tous  les  maux  dont  souiïre  son  cher  rrgmim  Maria- 
niim  et,  dans  sa  fureur  théologique,  il  demande  le   retour 

\.  Voy.  J.  Leskô:  Szaicz  Léo,  1898  (Mémoires de  ]a.  Société  Sainl-Élienne,  n°30). 

2.  If/az  Magyar  a  paru  en  quatre  parties  :  1185  (246  pages),  1788  (310  p.), 
1789(134  p.),  1790  (212  p.) 

3.  11  les  appelle  ;  Aufklârungs-phaiHasidk. 


220  LES    ItÉVOLLTlONNAIRES 

de  rinquisilion.  Le  pamphlet  :  D'autres  sont  aussi  de 
vrais  Magyars  ',  s'adresse  spe'cialement  au  peuple.  —  Ses 
libelles  contre  Trenck  "  et  tous  ceux  qui,  pendant  la  Diète, 
s'efforcèrent  d'obtenir  la  reconnaissance  du  culte  protes- 
tant, dépassent  toute  limite  et  nous  rappellent  les  invec- 
tives des  premiers  réformateurs  hongrois  du  xvi'  siècle.  Ils 
ne  produisirent  pas  grand  effet,  quoique  Szaicz,  d'après  le 
témoignage  de  Kazinczy,  fût  un  homme  très  instruit  et  qu'il 
maniât  bien  la  plume.  Très  peu  d'écrivains  se  rangèrent  sous 
sa  bannière  et  ceux  mêmes  qui  n'étaient  pas  partisans  du 
joséphisme^  comme  l'historien  Katona,  ne  se  déclarèrent  pas 
ouvertement  pour  lui. 

La  liberté  de  la  presse  trouva  un  adversaire  acharné  dans 
l'ex-jésuite  EméricVajkovics,  ancien  censeur  des  livres  sous 
Marie-Thérèse.  II  jugea  à  propos  de  publier,  pendant  les 
débats  de  la  Diète,  plusieurs  brochures  ^  qu'il  composa, 
d'ailleurs,  étant  en  fonction.  Les  libertins  lui  inspirent  une 
véritable  horreur;  il  compare  leurs  doctrines  à  l'hydre  de 
Lerne  et  chaque  manifestation  de  cet  esprit  dangereux  lui 
semble  être  une  des  têtes  du  monstre.  En  1795,  lorsque  la 
réaction  triompha,  Vajkovics  dressa  la  liste  des  jugements 
portés  par  l'Eglise  contre  les  livres  hérétiques.  Si  ces  bro- 
chures ont  eu  peu  d'écho  sous  le  règne  de  Léopold  II,  la 
censure,  lorsqu'elle  revint  sous  François  II  aux  ordonnances 
de  Marie-Thérèse,  trouva  en  lui  un  fervent  auxiliaire. 

La  libération  des  serfs,  réclamée  par  tous  les  libéraux,  fut 
combattue  par  Georges  Aranka  (1737-1817),  qui  a  bien  mérité 
de  la  langue  et  de  la  littérature  nationales  par  l'action  qu'il 
exerça  en  Transylvanie.  Dans  sa  brochure   :  Comparaison 


1.  Mus  is  igaz  Magyar,  1790  (216  pages). 

2.  A  Trenk  méro  serpenyojének  Ôszve-torése  (La  Balance  de  Trenck  brisée  en 
morceaux,  1791).  —  Der  entlarvte  Trenk,  1790;  Der  Kampf  mit  dem 
Waldschnepf,  1791  ;  Responsum  latinum  delarvantis  Anli-Trenkii,  1790. 

3.  Decas  dissertationum  ecclesiastico-politicarum  de  censoria  librorum  dis- 
ciplina. —  Dissertatio  de  censura  librorum  perniciosorum.  —  Diss.  de  potes- 
tate  principium  saeculariutu  incensuram  librorum  (1791). 


CHAPITRE   II  221 

entre  la  Constitution  de  C Angleterre  et  celle  de  la  Hoîigrie  ', 
il  combat  tous  ceux  qui  voulaient  abolir  la  servitude.  Il  dit 
que  les  iVnglais  n'accordent  pas  non  plus  l'égalité  à  l'Irlande 
et  aux  colonies.  Un  noble  Hongrois  se  distingue  d'un 
paysan,  comme  le  maître  de  la  propriété.  Il  faut  que  le  sei- 
gneur favorise  le  bien-être  de  son  sujet,  de  sa  chose;  mais  le 
considérer  comme  appartenant  à  la  même  classe,  le  mettre 
au  même  rang  que  son  maître,  priver  celui-ci  de  ses  droits 
historiques  et  lui  faire  supporter  les  mêmes  fardeaux,  c'est 
inique.  Aucun  raisonnement,  aucun  syllogisme  ne  peut 
prouver  la  nécessité  de  cette  égalité.  Encore  que  le  traduc- 
teur allemand  de  cette  brochure  eût  changé  quelques  expres- 
sions, les  Staatsanzeigen  de  Schlôzer  s'indignèrent  d'entendre 
ces  voix  discordantes  troubler  le  concert  où  s'unissaient  les 
cris  des  Magyars  appelant  les  réformes  libérales  et  expri- 
mèrent le  vœu  qu'un  monarque  éclairé  chassât  ces  Vieux- 
Magyars  jusqu'au  fond  de  l'Asie  d'oii  ils  étaient  venus  neuf 
siècles  auparavant. 

Dix-sept  ans  plus  tard,  on  vit  bien  que  l'opinion  exprimée 
par  Aranka  était  partagée  par  toute  la  haute  noblesse.  Lors- 
qu'on 1807,  le  député  Paul  Nagy  demanda  l'abolition  du 
servage,  on  lui  cria  de  toute  part  ce  :  «  Ne  stultizet  »,  mot 
favori  de  François  II  qui  aimait  à  le  lancer  aux  Magyars 
chaque  fois  qu'ils  revendiquaient  certaines  réformes.  Cepen- 
dant ces  pamphlets  d'inspiration  réactionnaire,  hostiles  aux 
idées  libérales,  étant  bien  moins  nombreux  que  ceux  qui 
respirent  l'esprit  de  la  Révolution  française,  n'auraient  pas 
amené  le  brusque  changement  que  nous  constatons,  après 
1795,  si  le  roi  n'avait  été  élevé  dans  d'autres  principes  que 
ses  deux  prédécesseurs.  François  II  ne  connut  ni  les  œuvres 
des  Encyclopédistes,  ni  celles  de  Voltaire.  Les  progrès  de  la 
Révolution  le  remplissaient  d'horreur.  Il  les  attribuait  aux 
conquêtes  de  l'esprit  philosophique  et  désirait  comme  son 
ministre   Thugut,   préserver    la    monarchie   de   ces    idées. 

1.  Aiujlus  es  mayyai  iguzgatdsnak  egyben-velése,  1190. 


222  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

«  Terreur  contre  terreur  »,  dtait  leur  devise.  L'Etat  et  l'Ecole 
devaient  revenir  au  système  patriarcal,  tout  mouvement 
libéral  devait  être  arrêté.  Comme  la  Diète  avait  voté,  en  1791 , 
quelques  lois  conformes  à  l'esprit  nouveau,  elle  ne  fut  plus 
convoquée. 

Il  était  à  prévoir  que  tant  d'espoirs  déçus  susciteraient  de 
la  résistance.  Les  libéraux  voyant  le  pays  retombé  sous  un 
régime  autoritaire  et  tyrannique  applaudirent  aux  victoires 
des  armées  françaises,  croyant  que  la  chute  des  Habsbourg 
délivrerait  la  Hongrie  d'un  joug  séculaire  et  inaugurerait  une 
nouvelle  ère.  Ladislas  Orczy,  haut  fonctionnaire,  parent  du 
poète  Laurent  Orczy,  aimait  à  envisager  cet  avenir  ;  son  jeune 
secrétaire,  Szentmarjai,  qui  devait  trouver  sa  perle  dans  la 
«  Conjuration  »  de  Martinovics,  était  un  ardent  révolution- 
naire ;  le  baron  Jean  Sennyei  disait  qu'il  vaudrait  mieux  que 
chaque  pays  se  gouvernât  soi-même  que  de  soumettre  des 
millions  d'êtres  aux  caprices  d'un  seul.  Les  petits  proprié- 
taires manifestaient  encore  plus  clairement,  comme  le 
prouvent  les  délations  d'un  officier  autrichien  qui  tint  garni- 
son dans  la  Hongrie  du  Nord  et  de  nombreux  documents  des 
Archives  magyares.  Adam  Szirmay  disait,  en  plaisantant, 
qu'il  ne  voulait  pas  vendre  ses  vins  pour  pouvoir  en  récon- 
forter les  troupes  françaises  qui  ne  tarderaient  pas  à  venir. 
«  Si  elles  sont  victorieuses,  nous  aussi,  nous  rejetterons  le 
joug  allemand  »,  ajoutait-il. 

Paul  Szirmay  déclarait  qu'il  sacrifierait  volontiers  le  tiers 
de  ses  biens  pour  que  la  Hongrie  devînt  républicaine.  On 
trinquait  ouvertement  à  la  santé  de  Dumouriez  et  de  Kos- 
ciusko.  En  Transylvanie  on  s'arrachait  les  boutons  d'uni- 
formes des  soldats  français  prisonniers  où  l'on  pouvait  lire 
la  devise  républicaine.  Les  premières  troupes  théâtrales  qui 
s'y  formèrent  juste  en  ce  moment,  portaient  le  bonnet  phry- 
gien, et  pourtant  ces  troupes  se  composaient  presque  entiè- 
rement de  nobles  \  Dans  le  comitat  de  Zala  on  plantait  des 

1.  Voy.  Z.  Ferenczi  :  A  kolozsvàri  szinészet  es  szinhâz  torténete  (Histoire  de 


CHAPITRE  II  223 

arbres  de  la  liberté  ;  à  la  célèbre  école  de  Sârospatak  les 
étudiants  s'appelaient  «  cousins  républicains»  ;  à  l'Université 
de  Pestils  coupaient  leur  catogan,  ce  signe  de  l'ancien  régime. 
On  menaçait  les  nobles  et  même  le  roi  de  la  guillotine. 
Un  avocat  nommé  Rudinszky  applaudit  à  l'exécution  de 
Louis  XVI,  disant  qu'il  souhaitait  de  voir  ainsi  périr  les 
curés  et  les  seigneurs.  Un  professeur  de  l'Université  de  Pest, 
Gyurkovics,  qui  enseignait  les  sciences  politiques,  voulut 
propager  les  idées  démocratiques  en  fondant  une  société 
secrète.  Le  professeur  rédigea,  à  cet  effet,  un  catéchisme 
républicain  où  il  demandait,  comme  réforme  préalable, 
une  composition  nouvelle  de  la  Diète,  une  Chambre  haute 
composée  de  délégués  des  nobles,  et  une  Chambre  basse 
composée  de  roturiers.  Ces  deux  Chambres  devraient  pro- 
clamer la  République  comme  étant  le  seul  gouvernement 
rationnel,  convoquer  une  Constituante,  puis  une  Législative. 
Les  biens  de  l'Eglise  devraient  être  confisqués  et  réunis  aux 
domaines  de  l'Etat,  aux  revenus  des  mines  et  des  douanes, 
ils  donneraient  une  quarantaine  de  millions,  budget  suffisant 
pour  les  besoins  du  pays.  Gyurkovics  ne  put  exécuter  son 
plan,  car  il  mourut  en  1793.  C'est  Martinovicsqui  se  chargea 
de  réaliser  les  idées  du  professeur. 

Après  la  mort  de  Léopold  II  (1"  mars  1792)\  François  II 
supprima  l'emploi  de  «  chimiste  attaché  à  la  Cour»,  mais 
accorda  à  l'ambitieux  abbé  un  traitement  de  mille  florins  et 
le  chargea  de  lui  rendre  compte  des  rapports  officiels  concer- 
nant l'état  politique  en  France.  Martinovics  espérait  toujours 


Tart  dramatique  et  du  théâtre  àKolozsvâr),  1897.  Livre  II.  chap.  1.—  En  1794, 
Thugut  écrit  à  Colloredo  :  «  Vu  la  turbulence  de  quelques  esprits  en  Transyl- 
vanie, la  prudence  exigeait  de  ne  pas  trop  dénuer  la  province  de  troupes  » 
(en  français).  Archives  du  Ministère  de  l'Intérieur  à  Vienne.  Lettre  citée  par 
Fraknôi,  p.  202. 

1.  Les  lettres  (françaises)  que  Martinovics,  adressa  à  Laczkovics  après  la 
mort  de  Léopold  II  reflètent  la  consternation  où  cet  événement  jeta  les  libé- 
raux. Martinovics  écrit  (le  2  mars  1792)  :  «  Voilà  un  coup  fatal  pour  l'huma- 
nité et  pour  nos  États  »  ;  le  7  mars  :  «  Voilà  le  destin  enragé  contre  notre 
bonheur  qui  nous  ôta  la  petite  lueur,  pour  nous  abandonner  aux  ténèbres.  » 


224  LES    HÉVOLLTIONNAIKES 

ôtre  nomme  secrétaire  du  cabinet,  mais  Colloredo  put  empê- 
cher cette  nomination  ;  il  proposa  Schloisnigg,  l'ancien  pre'- 
cepteur  du  roi,  qui  fut  accepté.  Voyant  qu'il  ne  pouvait 
jouer  aucun  rôle  à  la  Cour  ;  que  Colloredo  voulait  gouverner 
fideet lege\  c'est-à-dire  en  fanatique  et  en  juge,  Martinovics 
commença  à  organiser  son  complot.  Nous  connaissons  déjà 
ses  deux  principaux  collaborateurs  :  Tex-capitaine  Laczkovics 
et  le  savant  Hajnôczy.  Le  premier  ne  pouvait  plus  entrer 
dans  Tarmée  et  François  II  ne  pensait  nullement  à  lui  donner 
l'emploi  administratif  que  son  prédécesseur  lui  avait  promis. 
En  eiïet,  un  des  premiers  actes  du  nouveau  gouvernement 
fut  de  faire  rechercher  par  la  police  l'auteur  de  VOratio  ad 
proceres  et  son  traducteur  hongrois,  qui  avait  ajouté  des 
remarques  si  subversives.  Malgré  ses  dénégations,  on  fut  vite 
convaincu  que  le  traducteur  n'était  autre  que  Laczkovics. 
Hajnôczy  ayant  été  privé  de  son  emploi,  vécut  de  sa  plume. 
François  II  le  nomma  bien,  en  1792,  secrétaire  du  gouver- 
nement; mais,  malgré  ces  fonctions,  il  s'allia  à  Martinovics 
qui  voulut  encore  s'associer  un  membre  de  la  haute  noblesse. 
Le  comte  Sigray  lui  sembla  tout  indiqué.  Nature  exubérante, 


\.  Martinovics  écrit  à  Laczkovics  (19  avril  1792)  :  «  Ce  vieillard  —je  veux 
dire  le  ministre  —  est  un  fourbe,  rendu  craintif  par  bigotisme,  ignorant  par 
son  faible  esprit  et  enflé  par  sa  naissance  privilégiée.  Ce  véritable  roi  dont  le 
vrai  roi  ne  fait  que  la  figure  hait  tous  les  partisans  de  feu  Léopold,  de  Joseph 
et  de  la  vérité  même.  C'est  lui  qui  dicta  la  devise  pour  son  Telemachus  Fide  et 
lerje,  c'est-a-dire  par  fanatisme,  par  les  tribunaux  et  barreaux  politiques  qu'il 
veut  gouverner  son  peuple.  Hélas!  quelle  triste  espérance  qui  nous  reste? 
Alors  que  nous  voyons  amenées  et  effacées  les  lois  qui  étaient  établies  avec 
tant  de  peine  par  Joseph  II.  C'est  lui  qui  me  considère  comme  un  mal  néces- 
saire ;  il  voit  que  je  sais  tous  les  secrets  du  Cabinet  touchant  la  ligue  des 
monarques  d'Europe  contre  la  nation  française.  C'est  pourquoi  il  me  ménage; 
il  fait  semblant  de  m'aimer,  pendant  qu'il  me  voudrait  écraser;  il  craint  que 
je  n'aille  pas  en  France  pour  y  publier  toutes  les  cabales  destinées  pour  for- 
ger les  chaînes  d'un  nouveau  despotisme  à  la  nation  française.  »  Martinovics 
engage  son  ami  Laczkovics  à  ne  plus  prendre  service  dans  l'armée  «  pour  tirer 
lépée  contre  une  nation  qui  triompha  contre  les  prêtres  et  les  aristocrates 
ignorants  ».  Il  lui  dit  de  venir  à  Vienne.  «  Nous  ferons  ici  un  plan  selon  lequel 
il  nous  faut  diriger  notre  boussole  politique  pour  l'avenir.  »  (Lettres  françaises 
de  Martinovics  conservées  au  Musée  national  de  Budapest.  Quart.  Germ.  810.) 


CHAPITRE  II  225 

prodigue  et  presque  ruiné,  dilettante  et  imbu  des  idées  révolu- 
tionnaires, Sigray  qui  vivait  à  l'écart,  lui  offrait  son  concours. 
Le  quatrième  affilié  au  complot  fut  le  beau  Szenlmarjai  que 
Kazinczy  comparait  volontiers  à  Antinous.  A  Pest,  il  était 
Tàme  des  étudiants  révolutionnaires;  il  avait  appris  le  fran- 
çais dans  les  œuvres  de  Montesquieu,  de  Voltaire  et  de  Rous- 
seau. Son  enthousiasme  pour  la  Révolution  française  était 
sans  bornes.  Secrétaire  du  comte  Ladislas  Orczy,  il  traduisit 
le  Contrat  social  qu'il  allait  mettre  sous  presse,  au  moment 
de  son  arrestation.  Il  traduisait  également  les  articles  les  plus 
remarquables  du  Moniteur  et  les  répandait  en  hongrois,  en 
allemand  et  en  latin  ;  il  chantait  la  Marseillaise  et  souhaitait 
la  victoire  des  armées  françaises  en  maudissant  les  rois  coa- 
lisés contre  la  liberté. 

Martinovics  partagea  la  Hongrie  en  quatre  districts  ;  se 
réservant  la  haute  direction,  il  confia  à  chacun  de  ses  adeptes 
un  district  pour  y  faire  de  la  propagande.  A  l'exemple  du 
comte  Gorani  qui,  dans  le  Moniteur^  adresse  ses  lettres  aux 
souverains  étrangers  \  il  composa  d'abord  en  français  une 
missive  fort  blessante  pour  le  roi.  Hajndczy  la  traduisit  en 
latin,  en  hongrois  et  en  allemand.  Un  exemplaire  latin  est 
conservé  dans  les  Archives  de  Budapest,  sous  le  titre  : 
Litterae  ad  imperatorem  et  regem  Hiingariae  Franciscum  H 
de  dato  7  Octobris  179*2.  Reipublicae  vero  gallicae  anno 
primo,  datae  a  Goranio.  Ex  idiomate  gallico  translatae  in 
latinam.  Martinovics  s'y  moque  du  roi  qui  avait  dit  qu'il 
rétablirait  l'ordre. 

«  Toi  !  et  l'ordre  !  Toi,  qui  dois  apprendre  mot  à  mot  ce  que  tu  veux 
répondre  aux  députations;  toi,  qui  divul^'ue  les  secrets  de  TEtat  devant 
ta  femme  et  tes  laquais  !  Vraiment,  il  aurait  mieux  valu  apprendre  le 


1.  Voy.  Lettres  sur  la  Révolution  française  par  J.  Gorani,  citoyen  français, 
à  son  ami  Ch.  Pougens.  1793.  —  Ces  lettres  ont  paru  dans  le  Moniteur  à 
partir  du  20  juin  1792,  et  furent  traduites  en  plusieurs  langues.  Cf.  Marc- 
Monnier  :  Un  aventurier  italien.  Le  comte  Joseph  Gorani  d'après  ses  mémoires 
inédits.  Paris,  1884. 

15 


226  LES     RÉVOLUTIONNAIRES 

Télèmaqiie  que  les  enfants  savent  par  cœur,  que  de  suivre  les  préceptes 
de  l'hypociile  Schloisnigg  et  du  fanatique  CoUoredo.  Sois  raisonnable  ! 
sache  que  jamais  tes  armées  n'entreront  à  Paris.  » 

Quelques  passages  de  cette  Lettre  montrent  des  vues  poli- 
tiques très  élevées  qu'on  chercherait  en  vain  dans  les  mis- 
sives de  Gorani.  Martinovics  connaît  bien  les  ministres  dont 
s'entourait  le  despote  «  soupçonneux  et  oppresseur  »  et  il 
les  caractérise  à  merveille.  Il  reproche  amèrement  au  roi 
d'avoir  repoussé  la  couronne  offerte  à  son  frère  par  la  mal- 
heureuse Pologne,  et  de  s'être  allié  avec  la  Prusse  et  la 
Russie  pour  démembrer  ce  royaume. 

Souverain  aveugle  !  dit-il,  tandis  que  tes  rivaux,  avec  ton  consente- 
ment, accroissent  leur  force  et  leur  territoire,  toi,  tu  te  ruines,  car, 
plus  la  Prusse  augmente,  plus  tu  dois  trembler  devant  elle.  Si  la  France 
ne^s'y  oppose  pas,  la  Prusse  fera  descendre  l'Autriche  du  rang  de  grande 
puissance  ;  la  Russie,  dès  qu'elle  sera  voisine  de  l'Autriche,  grâce  au 
démembrement  de  la  Pologne,  la  menacera  continuellement,  car  c'est 
l'habitude  des  grands  tyrans  de  se  combattre  après  avoir  dévoré  les 
petits.  Le  but  politique  de  la  Russie  est  d'établir  son  trône  à  Constan- 
tinople,  et  alors,  ne  vois-tu  pas  ta  propre  ruine  !  Elle  n'aura  qu'à 
fomenter  dans  les  parties  sud  de  la  Hongrie,  en  Croatie  et  en  Escla- 
vonie,  le  fanatisme  religieux  toujours  prêt  à  éclater  et  nourri  par  les 
aspirations  nationales.  On  pourra  facilement  persuader  à  ces  popula- 
tions de  se  détacher  de  la  Hongrie  qu'elles  considèrent  comme  leur 
tyran  et  de  recevoir  les  Russes  comme  des  libérateurs! 

C'était  là  des   paroles  prophétiques. 

La  police,  qui  avait  déjà  fait  rechercher  l'auteur  de  VOratio 
ad  j)roceres,  s'ingénia  également  à  découvrir  celui  de  cette 
Lettre.  Personne  ne  pensait  à  Martinovics,  car  très  habile- 
ment, il  avait  médit  de  Joseph  II  et  de  Léopold  II,  alors 
qu'auparavant,  il  les  avait  exaltés  :  il  dépista  ainsi  les  re- 
cherches de  l'autorité  ^ 

Le  pamphlet  de  Martinovics  coïncide  avec  le  décret  de  la 
Convention  nationale,  approuvé  dans  la   séance   du  19  no- 

1.  Fraknôi  parle  «  d'ingratitude  noire  »,  mais  c'était  simplement  une  ma- 
nœuvre pour  ne  pas  être  inquiété . 


CHAPITRE  II  227 

vembre  1792,  qui  dit  :  «La  Convention  nationale  déclare,  au 
nom  de  la  nation  française,  qu'elle  accordera  fraternité  et 
secours  à  tous  les  peuples  qui  voudront  recouvrer  leur 
liberté  et  charge  le  pouvoir  exécutif  de  donner  aux  généraux 
les  ordres  nécessaires  pour  qu'ils  portent  secours  à  ces  peu- 
ples et  défendent  les  citoyens  qui  auraient  été  vexés  ou  qui 
pourraient  l'être  pour  la  cause  de  la  liberté  [Moniteur  du 
20  novembre). 

Le  Comité  du  Salut  public  chargea  plusieurs  révolution- 
naires étrangers  de  faire  une  propagande  active,  non  seule- 
ment pour  favoriser  les  idées  françaises,  mais  encore  pour 
susciter  des  embarras  aux  gouvernements  qui  combattaient 
la  France.  Georges  Forster  devait  servir  d'intermédiaire  entre 
le  Comité  du  Salut  public  et  les  Comités  austro-hongrois.  Le 
député  de  Mayence  connaissait  personnellement  Martinovics. 
Nommé  par  Catherine  II  professeur  à  Vilna,  Forster  s'arrêta 
à  Léopol  (Lemberg),  où  il  fit  la  connaissance  du  futur  chef  des 
Jacobins  magyars,  alors  professeur  de  physique.  C'est  Fors- 
ter qui  le  proposa  au  Comité  de  Paris  comme  agent  pour 
l'Autriche-Hongrie.  Martinovics  accepta  la  mission  et  pria 
Forster  de  ne  pas  lui  envoyer  ses  lettres  par  la  poste,  mais 
par  des  voyageurs.  L'agent  hongrois  fut  connu  au  Comité 
sous  le  nom  de  Démocrite  Lamontagne  ^ 

Pour  répondre  à  la  confiance  de  ses  commettants,  Marti- 
novics rédigea  en  français,  son  Catéchisme  républicain^  qui 
fut  traduit  en  hongrois  par  Laczkovics  et  Hajndczy.  Il  fal- 
lait le  répandre.  Pour  cela,  chaque  membre  de  la  société 
secrète  devait  s'engager  à  le  copier  et  à  recruter  deux  nou- 
veaux membres,  mais  de  telle  façon  que  les  nouveaux 
adeptes  ne  connussent  pas  les  noms  des  premiers.  Le  nombre 
de  ceux  qui  le  copièrent  ne  dut  pas  être  bien  considérable, 
car,  malgré  les  recherches  les  plus  minutieuses,  la  police  n'en 
découvrit  en  Hongrie  que  soixante-quinze.  Un  seul  exemplaire 


1.  D'après  la  déposition  de  Martinovics  devant  la  police  viennoise. 


228  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

manuscrit  de  ce  catéchisme  —  unique  pièce   sérieuse  du 
procès  —  avait  échappé  à  l'autodafé  ordonné  par  la  police  '. 

Ce  Catéchisme  n'est  en  somme  qu'un  résumé  des  «  Droits 
de  l'homme  »,  avec  un  chapitre  complémentaire  sur  la  meil- 
leure forme  de  gouvernement,  qui  est  la  République.  Il  se 
divise  en  cinq  parties:  De  Ihomme^  Des  Citoyens^  De  la  Servi- 
tude, Du  droit  qiCa  le  peuple  de  se  soulever  contre  les  tijrans 
et  Des  rois.  Comme  les  Catéchismes  français  il  procède  par 
questions  et  par  réponses.  Ses  principales  maximes  sont  : 
Pour  que  l'homme  soit  heureux,  il  faut  qu'il  soit  libre;  la 
liberté  doit  être  guidée  par  la  raison  ;  tout  autre  titre  que 
celui  de  citoyen  est  injuste  et  criminel,  étant  en  opposition 
avec  le  Contrat  social  ;  la  loi  est  l'expression  la  plus  haute  de 
la  volonté  du  peuple,  elle  est  la  même  pour  tous;  la  monar- 
chie et  l'aristocratie  ne  gouvernent  que  par  la  force  et  font 
la  guerre  pour  satisfaire  leur  ambition  et  pour  saigner  le 
peuple;  entre  les  jobbâgyones  (serfs)  et  les  bêtes  qui  traînent 
les  charrues  il  n'y  a  pas  de  différence;  la  révolution  est  la  fin 
de  la  servitude  et  le  commencement  de  la  liberté  ;  lors  d'une 
insurrection  une  partie  des  citoyens  doit  prendre  les  armes  ; 
les  soldats  doivent  se  réunira  eux,  tandis  que  les  autres  con- 
tinuent les  travaux  nécessaires  pour  soutenir  la  lutte;  le 
peuple  doit  élire  une  assemblée  nationale;  les  Etats  euro- 
péens, excepté  la  France  et  quelques  cantons  suisses,  ont 
amplement  raison  de  se  soulever,  car  le  joug  féodal  s'appe- 
santit sur  eux  ;  il  faut  faire  périr  les  tyrans  et  les  traîtres  à  la 
cause  de  la  nation,  afin  de  sauvegarder  la  liberté  ;  les  rois,  les 
nobles  et  le  clergé,  rendent  l'insurrection  nécessaire  ;  la 
saine  raison  doit  les  regarder  comme  le  triple  fléau  de  l'hu- 
manité. 

La  dernière  partie  du  Catéchisme  est  la  plus  violente;  elle 
reflète  les  opinions  émises  lors  du  procès  de  Louis  XYL  Le 
droit  divin  y  est  nié  :  «  C'est  une  imposture  dont  les  rois  ont 


1.  Le   récit  de  Sayous  est  à  rectifier  dans  ce  sens.  —  Le  Catéchisme  est 
public  in  extenso  dans  le  livre  de  Fraknôi.  Appendice. 


CHAPITRE  II  229 

profité  durant  des  siècles  pi-ivés  de  lumières.  »  Le  Caté- 
chisme demande  :  Est-il  permis  de  renverser  le  trône?  il 
répond  :  <*  Ce  n'est  pas  seulement  un  droit,  c'est  le  devoir  du 
peuple  ;  car  si  le  roi  est  tyrannique,  la  royauté  est  impie  et 
même  s'il  est  bon,  le  système  du  gouvernement  royal  verse 
son  venin  dans  le  peuple.   » 

Toutes  ces  théories  étaient  répandues  depuis  quelques 
années  en  Hongrie.  Martinovics  croyait  donc  que  la  propa- 
gande se  ferait  assez  vite,  et,  pressé  par  Moreau*  [?]  qui  était 
arrivé  à  Vienne  pour  profiter  de  l'effervescence,  il  se  rendit 
à  Pest  au  commencement  de  1794.  Mais  le  caractère  hongrois 
est  peu  apte  aux  conspirations.  Ni  Martinovics,  ni  Laczko- 
vics  ne  surent  garder  le  secret  et,  peu  de  temps  après  la  com- 
munication au  comitat  de  Zemplén  de  la  lettre  de  ce  dernier 
proposant  la  déchéance  du  roi,  la  police  viennoise  découvrit 
le  complot. 

Quatre  mois  après  son  voyage  à  Pest,  le  chef  de  la  «  Con- 
juration »  fut  arrêté  à  Vienne.  Nous  n'avons  pas  l'intention 
d'entrer  dans  les  détails  du  procès  que  le  procureur  royal 
Németh,  âme  basse,  servile  et  cruelle,  espérait  pouvoir  faire 
servir  à  son  avancement.  Il  voyait  partout  des  complices  ;  il 
eût  volontiers  fait  condamner  à  mort  tous  les  inculpés.  Parmi 
ceux-ci,  il  s'en  trouvait  dont  la  faute  unique  était  d'avoir  copié 
le  Catéchisme  qu'ils  pensaient  être  une  œuvre  de  Volney,  de 
Rabaud  ou  de  Billaud  de  Varennes,  Kazinczy,  dans  sa  dépo- 
sition si  noble,  déclara  hautement  qu'un  caractère  tel  que 
Hajndczy  ne  pouvait  conseiller  quelque  chose  de  criminel. 
Dès  l'arrestation  des  prévenus,  la  cour  de  Vienne  viola  les 
lois  de  1715  et  de  1790  selon  lesquelles,  un  noble  ne  peut 
être  jugé  que  par  un  tribunal  magyar.  Martinovics  ayant  été 
arrêté  à  Vienne,  on  y  transféra  les  autres  accusés  et  ce  n'est 
que  sur  la  réclamation  de  plusieurs  comitats  que  le  roi  con- 
sentit à  envoyer  à  Bude    les    conspirateurs,   alors  en  état 

1.  C'est  le  nom  donné  par  Martinovics  dans  sa  dt'-position.  —  Voy.  Frak- 
nûi,  ouvr.  cité,  p.  202. 


230  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

d'arrestation.  Puis,  au  lieu  de  les  considérer  comme  des 
prévenus,  la  Cour  les  traitait  déjà  en  coupables.  Toute  la 
procédure  fut  secrète,  entachée  de  ces  illégalités  que  l'on 
constate  toujours  quand  le  pouvoir  exécutif  intervient  dans 
les  affaires  judiciaires;  seuls,  les  avocats  montrèrent  un 
certain  courage,  malgré  les  menaces  de  Németh  '. 

Déclarés  coupables  par  la  police  de  Vienne,  les  inculpés 
ne  pouvaient  guère  se  défendre  ;  on  ne  discutait  que  sur  la 
durée  des  peines.  Un  seul  plaidoyer  fut  permis  et  le  procès 
terminé  avec  une  rapidité  honteuse.  Le  30  novembre  1794 
on  dressa  l'acte  d'accusation.  Martinovics  et  les  quatre  chefs 
du  complot  furent  interrogés  le  3  décembre.  Les  autres  arres- 
tations eurent  lieu  au  courant  de  ce  mois  et  le  3  janvier  le 
mot  coupable  était  prononcé.  Les  confrontations  durèrent 
jusqu'au  20  avril  et  en  mai  plus  de  cinquante  procès  étaient 
jugés.  La  «  table  royale  »  prononça  la  peine  de  mort  non 
seulement  pour  les  cinq  chefs,  mais  aussi  pour  huit  autres 
«  conjurés  »  parmi  lesquels  se  trouvaient  les  trois  écrivains  : 
Kazinczy,  Yerseghy  et  Szentjôbi  Szabd  ;  vingt  trois  accusés 
furent  condamnés  à  la  prison,  d'autres  furent  acquittés. 

Les  jugements  rendus  furent  souvent  illogiques  :  les 
moins  coupables  étaient  les  plus  maltraités.  Le  tribunal 
suprême,  la  «  Table  septemvirale  »  (hétszemélyes  tabla) 
montra  encore  plus  de  bassesse  que  le  premier  tribunal.  Con- 
trairement à  l'habitude,  elle  demanda  au  roi  l'autorisation 
d'aggraver  les  peines.  C'est  ainsi  que  Bacsanyi  acquitté,  se 
voit  infliger  un  an  de  prison.  Le  roi  se  contenta  d'abord  de 
faire  exécuter  les  cinq  chefs  (20  mai).  Leur  attitude,  excepté 
celle  du  comte  Sigray,  fut  très  digne.  Pendant  l'horrible 
cérémonie  dans  l'église  des  Franciscains  où,  trois  ans  aupara- 
vant, le  roi  avait  été  couronné,  et  où  maintenant  Martinovics 
était  dégradé  de  la  prêtrise  et  excommunié,  le  chef  de  la 
Conjuration   déclara   hardiment  qu'il  avait  péché  contre  le 


1.  La  relation  d'Ant.  Sziruiay,  Jacobiiiorum  Imngaricorum  historia  écrite  en 
1809  (éditée  par  Abafi  avec  les  notes  de  Kazinczy  en  1889)  est  très  partiale. 


CHAPITRE  II  231 

roi,  mais  non  contre  la  patrie.  Hajn(5czy  mourut  en  Socrate, 
Laczkovics  entonna  l'ode  d'Horace  :  «  Justum  et  tcnacem 
propositi  virum  ». 

Le  Vérmezô  (champ  du  sang)  de  Bude  attendait  encore 
d'autres  victimes.  L'avocat  Oez,  qui  avait  parlé  avec  un  esprit 
d'indépendance  qui  déplut  aux  juges,  et  Szolârcsik,  qui  dans 
sa  prison  avait  dessiné  un  arbre  de  la  liberté  avec  les  noms 
des  condamnés  et  cette  inscription  :  «  Laetius  e  trunco  flo- 
rebit  »,  furent  décapités  le  3  juin.  Les  autres  traînèrent  de 
prison  en  prison  :  le  dernier  qui  recouvra  la  liberté  fut  le 
poète  Verseghy,  le  traducteur  de  la  Marseillaise. 

A  l'étranger  on  ignorait  ce  mouvement  révolutionnaire. 
Maret,  le  futur  duc  de  Bassano,  qui  se  trouvait  emprisonné  à 
Kufstein  vit  plusieurs  membres  de  cette  «  Conjuration  ». 
«  Les  prisonniers  hongrois,  dit-il  dans  ses  Mémoires,  prirent 
part  à  nos  conversations  ;  nous  apprîmes  ainsi  les  événements 
qui  s'étaient  passés  dans  leur  pays  et  que  le  gouvernement 
autrichien  avait  intérêt  à  soustraire  à  la  connaissance  de 
l'Europe  \  » 

Le  Monitew,  ordinairement  bien  renseigné,  et  que  ces 
révolutionnaires  hongrois  lisaient  avec  tant  d'ardeur,  apporta 
le  7  juin  1795  cette  nouvelle  :  «  Les  cinq  principaux  chefs  de 
la  conjuration  de  Hongrie  ont  été  condamnés  parle  tribunal 
dit  de  la  Table  royale,  établi  à  Bude.  Hs  en  ont  appelé  à  la 
Table  septemvirale  qui  a  confirmé  la  sentence.  » 


Quatre  écrivains  qui  nous  intéressent,  tant  par  leurs 
œuvres  que  par  les  idées  toutes  françaises  qui  les  animent, 
avaient  été  impliqués  dans  le  procès  de  Martinovics.  Hs  se 


1.  Voy.  La  captivité  d'Hugues  Maret,   -1792-1795  dans   Le   Carnet  historiqtie 
et  littéraire,  15  mars  1898. 


232  LES    HÉVOLUTIONNAIRES 

distinguent  nettement  du  groupe  des  pamphlétaires  dont  le 
rôle  fut  plutôt  de  préparer  le  terrain  politique. 

Le  premier  d'entre  eux  Jean  Bacsânyi  eut  la  vie  la  plus 
mouvementée  qu'eût  menée  jusqu'alors  un  écrivain  hongrois  ; 
le  deuxième,  François  Versegliy,  ancien  prêtre  de  l'ordre  de 
Saint-Paul,  traducteur  de  la  Marseillaise,  rappelle  les 
aimables  abbés  de  l'ancien  régime  qui  écrivaient  des  chan- 
sons à  boire  et  se  complaisaient  dans  le  conte  badin  ;  cepen- 
dant avec  le  temps,  Verseghy  ajouta  d'autres  cordes  à  sa 
lyre;  le  troisième  de  ces  écrivains  Ladislas  Szentjôbi  Szabô, 
mourut  dans  sa  prison  de  Kufstein  trop  tôt  pour  avoir  pu 
donner  sa  mesure;  il  ressemble  à  Dayka  et  à  Anyos,  enlevés 
aussi  à  la  fleur  de  l'âge;  enfin,  vient  le  traducteur  habile  de 
Molière  et  de  La  Rochefoucauld,  l'émule  de  Bâro'czy,  Fra?i- 
çois  Kazinczy.  Élevé  dans  les  idées  de  la  Révolution,  franc- 
maçon  hardi,  à  qui  une  captivité  de  six  ans  n'a  jamais  fait 
renier  les  principes  qu'il  avait  professés  dans  sa  jeunesse, 
esprit  curieux  et  novateur,  il  sera  le  premier  qui,  tout  en 
louant  les  modèles  français,  rendra  justice  à  la  littérature 
allemande,  surtout  à  sa  poésie  lyrique  et  au  classicisme 
de  Weimar.  Son  œuvre  nous  servira  de  transition  entre 
une  époque  où  l'influence  française  était  prédominante  et 
une  période  où  cette  influence  diminue  un  peu.  Plus  tard,  le 
mouvement  littéraire  inspiré  par  l'École  romantique  fran- 
çaise poussera  la  littérature  nationale  dans  des  voies  diffé- 
rentes de  celles  qu'avait  frayées  Kazinczy. 

Jean  Bacsânyi  naquit  à  Tapolcza,  dans  une  contrée  voisine 
de  l'Autriche,  en  1763.  Quoique  fils  de  paysan,  il  fit  ses  études 
à  Keszthely,  à  Veszprém  et  à  Sopron;  à  vingt  ans,  il  vint  les 
achever  à  Pest,  au  lycée  des  Piaristes.  Là,  Horânyi,  le  savant 
auteur  d'une  Histoire  littéraire  ^  et  Benyâk  qui,  le  premier, 
enseigna  la  philosophie  en  magyar,  éveillèrent  en  lui  l'esprit 
national.  Étudiant  en  droit,  il  entra  comme  précepteur  dans 
la  maison  de  Laurent  Orczy,  dont  le  fils  faisait  aussi  son  droit. 

i.  Memoria  Hungarorum,  1770-1777,  et  Noua  Memoria  Hungarorum,  1795. 


CHAPITRE  II  233 

C'est  chez  eux  que  Bacsànyi  acquit  ces  manières  distinguées 
qui,  maigre  son  humble  naissance,  le  firent  recevoir  dans  la 
meilleure  société.  Le  vieux  baron  pressentit  en  lui  un  homme 
d'avenir  et  le  traita  plus  en  ami  qu'en  subordonné.  Il  lui 
rendit  possible  l'impression  de  son  premier  ouvrage  :  La 
bravoure  des  Hongrois  illustrée  par  des  exemples  des  temps 
anciens  \  livre  adapté  du  latin,  mais  dont  la  préface  adressée 
à  son  élève  révèle  déjà  le  démocrate  qui  n'estime  la  noblesse 
que  quand  elle  s'allie  au  mérite.  Le  jeune  Orczy  mourut  de 
bonne  heure  et  Bacsànyi  dut  accepter  un  poste  dans  l'admi- 
nistration des  finances  à  Gassovie.  C'est  une  des  villes  de 
Hongrie  où  l'esprit  libéral  pénétra  de  bonne  heure.  Le  comi- 
tat  d'Abauj,  dont  Cassovie  est  le  chef-lieu,  était  connu  pour 
ses  protestations  hardies  contre  le  système  oppresseur  de  la 
Cour.  Il  est  vrai  que  les  libéraux  y  étaient  surveillés  étroite- 
ment; mais,  malgré  tout,  le  chef-lieu  devint  bientôt  un  des 
centres  littéraires  et  politiques  de  la  Haute-Hongrie. 

Plusieurs  des  professeurs  du  lycée  de  la  ville  n'étaient  pas 
des  inconnus  dans  la  littérature.  David  Barôti  Szab(5,  ex- 
jésuite, chef  de  l'Ecole  des  Latinistes,  qui,  en  opposition  avec 
Bessenyei  et  son  groupe,  imitait  dans  ses  poésies  les  formes 
anciennes,  notamment  les  mètres  d'Horace  que  la  langue 
magyare  peut  rendre  avec  une  grande  exactitude;  Christophe 
Simai,  un  des  premiers  pionniers  de  la  comédie  hongroise 
qui  adapta  quelques  pièces  de  Molière,  puis  le  poète  Dayka. 
Kazinczy  était  inspecteur  des  écoles  du  comitat,  occupant 
ainsi  une  fonction  créée  par  Joseph  II.  Ce  milieu  convenait 
à  l'esprit  entreprenant  de  Bacsànyi.  L'année  même  de  son 
arrivée  (1788)  il  fonda  la  Société  hongroise  de  Cassovie  dont 
l'organe,  le  Musée  hongrois  (Magyar  Muzeum)  est  une  des 
revues  qui  ont  le  plus  contribué  à  éveiller  l'esprit  public,  à 

\.  A  maçiyaroknak  vitézsége,  réf/iek  példdival  meqviUiqosiiva,  IISS. —  Voy. 
sur  Bacsànyi,  F.  Bayer:  Bacsànyi  Je/ /los,  1875;  Charles  Széchy:  Bacsànyi 
Jdnosrôl  (Sur  J.  Bacsànyi)  dans  ses:  Benyomnsok  es  emlékek  (Impressions  et 
souvenirs),  1897,  pp.  17-76;  F.Szinnyei  dans  :  Irodalomt.  K.  1898.  — Les  papiers 
de  Bacsànyi  sont  conservés  à  la  Bibl.  de  l'Académie  hongroise. 


234  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

stimuler  les  écrivains,  à  créer  un  public  et  qui  ont  le  mieux 
défendu  la  cause  de  la  langue  et  de  la  nationalité. 

Bacsânyi,  Bardti  et  Kazinczy,  Tun  calviniste,  l'autre 
jésuite,  le  troisième  franc-maçon  rédigeaient  celte  revue  à 
laquelle  les  écrivains  les  plus  connus  collaborèrent.  Kazinczy 
dont  les  goûts  aristocratiques  s'accommodaient  mal  du  franc 
parler  d'un  roturier  comme  Bacsânyi,  se  retira  bientôt  de 
l'entreprise.  La  baine  qu'il  a  vouée  à  son  ancien  collègue, 
les  calomnies  dont  il  a  chargé  sa  mémoire  s'expliquent  par 
cette  première  brouille  et  par  quelques  mots  très  désobli- 
geants prononcés  au  sujet  d'un  livre  de  Kazinczy.  Celui-ci, 
saisipar  la  lièvre  werthérienne,  avait  traduit  un  ouvrage  alle- 
mand des  plus  médiocres  *  que  Bacsânyi  lui  conseilla  de 
brûler,  disant  qu'il  sied  mal  au  peuple  héroïque  des  Magyars 
de  gémir  et  de  se  lamenter  comme  une  femmelette  amou- 
reuse. Bacsânyi,  malgré  son  penchant  et  son  goût  particulier 
pour  l'école  française,  réunit  dans  cette  revue  les  représen- 
tants des  Latinistes  et  de  V École  populaire  et  s'eflbrça  surtout 
de  combiner  les  différentes  influences  au  profit  de  la  litté- 
rature naissante. 

Le  souffle  révolutionnaire  qui  parcourait  tout  le  pays,  se 
fit  sentir  très  fortement  à  Cassovie  et  surtout  dans  ce  cercle 
littéraire.  Bacsânyi  avait  écrit  quelques  vers,  pour  sa  revue, 
au  moment  de  la  prise  de  la  Bastille,  plusieurs  critiques 
contre  le  clergé  que  la  censure  très  tolérante  sous  Joseph  II 
et  Léopold  II  avait  laissés  passer.  Après  1792,  les  écrivains 
étant  surveillés  de  près,  il  se  trouva  des  âmes  assez  viles 
pour  dénoncer  ces  vers  et  ces  articles  qui  avaient  pourtant 
reçu  le  visa  du  censeur.  Bacsânyi,  qui  n'était  pas  en  bons 
termes  avec  son  chef  immédiat  et  qui  s'était  plaint  de  ce 
que  tout  homme  qui  pense  était  traité  de  Jacobin,  fut 
bientôt  destitué  et  dut  quitter  la  ville  (1794).  Par  suite  de 
son   départ,  le  Musée  magyar  cessa  de  paraître,  au  grand 


1 .  Bdcsmeyyeinek  qyolrelmei  (Les  tourments  de  Bàcsmegyei)  d'après  Adolplis 
Briefe  (Leipzig,  1TÏ8). 


CHAPITRE    II  235 

détriment  des  lettres  hongroises.  Bacsânyi  revint  à  Pest 
et  trouva  un  emploi  de  secrétaire  auprès  du  comte  libéral 
Nicolas  Forgâch,  auquel  il  avait  adressé,  en  1790,  une 
lettre  ouverte  pleine  de  patriotisme  et  de  nobles  sentiments. 
A  peine  était-il  installé  que  la  «  Conjuration  »  fut  décou- 
verte. Déjà  surveillé  par  la  police,  il  fut  arrêté  pour  avoir 
copié  le  Catéchisme.  Il  put  cependant  prouver  qu'il  n'avait 
communiqué  à  personne  la  brochure  et  qu'il  s'était  toujours 
défié  de  Martinovics,  Le  tribunal  l'acquitta.  Dans  sa  joie,  il 
écrivit  avec  du  charbon,  sur  le  mur  de  sa  prison  :  «  Il  est 
beau  de  souffrir  pour  la  patrie  et  de  porter  des  chaînes 
pour  elle  ;  il  est  glorieux  de  mourir  pour  elle.  L'homme 
qui  vit  et  périt  pour  son  pays  anoblit  {.sic)  des  peuples 
entiers  avec  son  nom.  » 

Bacsânyi  n'avait  pas  compté  sur  la  férocité  du  tribunal 
suprême.  Usant  du  droit  spécial  accordé  par  le  roi,  «  la 
Table  septemvirale  »  lui  infligea  un  an  de  prison,  parce  que, 
dans  sa  défense,  il  avait  fait  entendre  des  principes  dange- 
reux '.  Il  passa  cette  année  avec  Kazinczy  et  Szentjdbi  à 
Kufstein  et  eut  comme  compagnon  de  captivité  Maret, 
retenu  par  François  II  contre  le  droit  des  gens  ^ 

Une  fois  sorti  de  prison,  il  s'établit  à  Vienne,  et  cela  pour 
deux  raisons.  D'abord,  il  voulait  éviter  tous  les  soupçons. 
Voyant  que  Kazinczy  et  Verseghy  étaient  traînés  de  prison 
en  prison,  il  voulut,  pour  éviter  les  dénonciations,  vivre  sous 
les  yeux  mêmes  de  la  police.  Le  préfet  Saurau  lui  procura 
un  emploi  modeste  à  la  banque  de  l'Etat  ;  il  végéta  de  1796 
à  1803  dans  cette  situation,  gagnant  1  florin  20  par  jour  ! 
En  1804,  il  fut  nommé  rédacteur  et  arriva  en  1807  au  traite- 
ment de  1,000  florins.  Sa  seconde  raison  pour  résider  à 
Vienne  était  que  cette  ville,  tout  comme  au  temps  de  Bes- 

1.  Bacsânyi  avait  dit  que  personne,  en  Hongrie,  ne  désirait  la  révolution, 
mais  que  beaucoup  de  patriotes  souhaitent  la  réforme  de  la  Constitution. 

2.  Maret  qui,  dans  ses  Mémoires,  parle  de  Kufstein,  de  la  Conjuration  de 
Martinovics  et  se  rappelle  bien  un  autre  codétenu  politique,  le  bavarois 
Spaum,  ne  mentionne  pas  Bacsânyi. 


236  LES    HÉVOLUTIONNAIIIES 

sonyci,  était  toujours  un  centre  littéraire  à  cause  des  jour- 
naux magyars  qui  s'y  publiaient.  Dans  la  maison  du  rédac- 
teur Dcmetrius  Gôrôg  se  réunissaient  quelques  écrivains, 
anciens  ou  nouveaux  membres  de  la  garde  royale  et 
Bacsdnyi,  malgré  ses  occupations  accablantes,  espérait 
pouvoir  reprendre  ses  travaux  littéraires. 

Il  entreprit,  en  efTet,  de  publier  une  collection  sous  le 
titre  :  Magyar  Minerva  (1798)  dont  le  premier  volume 
donna  les  poésies  de  Paul  Anyos,  avec  une  bonne  biogra- 
phie \ 

Quoique  pauvre,  Bacsânyi,  grâce  à  ses  manières  distin- 
guées et  à  son  grand  savoir,  eut  accès  dans  les  meilleures 
familles.  C'est  ainsi  qu'il  fréquenta  la  maison  du  directeur 
des  archives  de  la  Cour,  Baumberg,  dont  la  fille  écrivait  des 
vers  d'un  sentiment  tendre  et  élevé.  Blumauer,  Alxinger, 
ces  disciples  viennois  de  Wieland,  Haydn,  étaient  les  amis 
de  l'archiviste.  Bacsanyi  sut  gagner  le  cœur  de  la  jeune  fille 
qui,  restée  orpheline,  l'épousa  en  180.5.  Leur  bonheur  ne 
dura  pas  longtemps.  Il  fut  brisé  par  un  événement  qui  se 
place  à  l'époque  de  l'entrée  de  Napoléon  à  Vienne  et  qui 
est  resté  entouré  de  mystère.  Presque  tous  les  historiens 
prétendent  que  lorsque  Maret,  duc  de  Bassano,  voulut  faire 
traduire  en  magyar  la  proclamation  de  Napoléon  aux  Hon- 
grois, il  se  rappela  que  Bacsanyi  avait  été  jadis  son  compa- 
gnon de  prison,  il  le  fit  appeler  et  obtint  qu'il  traduisît  la 
pièce  ;  Bacsanyi,  oubliant  sa  situation  ofTiciellc,  introduisit 
même  certains  traits  pour  frapper  encore  mieux  l'imagina- 
tion des  Hongrois.  Ce  qui  prête  une  certaine  vraisemblance 
à  cette  assertion,  c'est  que  Bacsanyi  quitta  Vienne  avec  les 
troupes  françaises,  s'installa  à  Paris  oii  il  obtint,  en  18H, 
une  pension  de  2,000  francs  ;  que  les  Autrichiens  en  entrant 
à  Paris,  s'emparèrent  de  sa  personne  et  l'envoyèrent  au 
Spiclberg.   Cependant   aucun  document  ofliciel  n'est  venu 


1.  Voy.  plus  haut,  p.  IGO,  note  1. 


CHAPITRE    II  237 

corroborer  cette  hypothèse  '.  Bacsanyi  et  sa  femme  l'ont 
toujours  nié  ;  les  tribunaux  autrichiens  ont  dû  l'acquitter 
faute  de  preuves  et  Metternich  est  intervenu  lui-môme,  sous 
Louis  XVIII,  pour  faire  liquider  la  pension  que  Bacsanyi 
devait  toucher  jusqu'à  sa  mort  ^  Quoi  qu'il  en  soit,  l'écri- 
vain magyar,  fixé  à  Paris,  entra  en  relations  avec  quelques 
députés,  des  écrivains  et  des  académiciens  et  nous  avons 
retrouvé  sa  trace  dans  le  Mercure  étranger  ^  où  les  articles 
sur  la  langue  et  la  littérature  hongroises  —  les  premiers  qui 
aient  paru  en  France  —  sont  de  lui.  Sa  femme  vint  le  voir 
à  Paris  et  y  resta  de  181!  à  1814.  Après  sa  détention  au 
Spielberg,  Bacsanyi  fut  interné  à  Linz  où  il  publia  encore 
quelques  brochures  sans  grande  valeur,  et  une  édition  de 
Faludi  '*  qu'il  exalta  aux  dépens  des  hardis  novateurs  de  la 
langue  et  du  rythme.  La  jeune  génération  l'avait  presque 
oublié  et  l'ancienne  inimitié  de  l'arbitre  du  goût  littéraire 
d'alors,  Kazinczy,  lui  ferma  les  portes  de  l'Académie.  Ce 
n'est  qu'en  1843,  que  la  docte  compagnie  lui  rendit  un 
hommage  bien  tardif,  en  le  nommant  membre  correspon- 
dant. Le  vieillard,  aigri  et  désabusé,  n'exprima  même  pas 
ses  remerciements.  Il  s'éteignit  en  184S  et  fut  enterré  à  Linz. 
L'œuvre  de  Bacsanyi  n'est  pas  très  considérable,  ce  qui  ne 
doit  pas  nous  étonner  °.  En  etTet,  son  activité  littéraire  fut 
entravée  de  bonne  heure,  et  pendant  son  long  séjour  à  l'étran- 
ger il  n'a  pu  rester  en  communion  d'idées  avec  son  pays. 
Dans  sa  jeunesse  il  était  pourtant  destiné  à  devenir  le  guide 
littéraire  de  sa  génération.  Ayant  reçu  une  instruction  beau- 

1.  Jusqu'ici  nous  n'avons  rien  trouvé  de  positif  ni  aux  Archives  nationales, 
ni  aux  Airaires  étrangères. 

2.  Voy.  l'étude  de  Fr.  Szinnyei,  p.  57. 

3.  Mercure  étranger,  1813  et  1814;  série  de  cinq  articles.  Voy.  notre  étude  : 
Bacsanyi  Pârisban  (Bacsanyi  à  Paris),  dans  E.  Philol.  K.  1899,  déc. 

4.  Voy.  plus  haut,  p.  53. 

5.  Bacsanyi  lui-même  a  publié  deux  éditions  de  ses  Poésies  (1827  et  1835), 
puis  Toldy  a  réuni  en  un  volume  toutes  les  poésies  et  un  choix  de  ses  écrits 
en  prose  :  Bacs/hvji  Jânos  kolteményei  vtiloyulotl  p7'6zai  irâsaival  egye- 
lemben,  1865. 


238  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

coup  plus  étendue  que  ses  contemporains,  connaissant  à  fond 
les  littératures  latine,  française  et  allemande  *,  il  sentait 
vivement  l'état  d'infériorité  de  son  pays  et  chercha  à  y 
remédier. 

Le  Musée  magyar  prouve  qu'il  avait  de  hautes  visées  et 
que  s'il  n'a  pas  réalisé  ses  espérances,  la  faute  en  est  plutôt 
aux  temps  troublés  où  il  vécut  qu'à  lui-même.  Il  ne  manquait 
ni  d'énergie,  ni  d'intelligence.  Dans  la  Préface  de  cette 
Revue  il  énumère  ce  qui  a  été  déjà  fait  depuis  Bessenyei  et  ce 
qui  reste  encore  à  faire.  Il  rend  hommage  au  chef  de  V École 
française  qui  vivait  alors  retiré  sur  la  puszta.  Leurs  âmes 
étaient  parentes,  mais  Bacsanyi,  enfant  du  peuple,  avait  un 
idéal  politique  différent.  Il  demande  des  réformes  radicales  et 
ses  vues  sur  la  réorganisation  politique  et  administrative  du 
pays  sont  celles  d'Aloïs  Batthyâny, 

Il  ne  désire  pas  l'abolition  de  la  royauté,  mais  une  consti- 
tution qui  permette  aux  fils  de  la  démocratie  de  donner  leur 
mesure.  Il  est  cependant  trop  patriote  pour  approuver  les 
mesures  de  Joseph  II  dans  lesquelles  il  ne  voyait  que  des 
violations  du  sentiment  national.  Il  espérait  qu'un  renou- 
veau politique  se  produirait  grâce  à  la  Révolution  française.  A 
peine  la  prise  de  la  Bastille  était-elle  connue  à  Cassovie  qu'il 
publia  dans  sa  Revue  deux  quatrains  qui,  par  la  force  de 
l'expression,  la  concision  des  termes,  ne  sont  pas  seulement, 
comme  le  dit  Kazinczy,  les  meilleurs  vers  de  Bacsanyi  ; 
ils  résonnèrent  comme  le  tocsin  aux  oreilles  de  la  noblesse. 
Ces  deux  strophes  suffirent  à  faire  poursuivre  leur  auteur, 
puis  à  le  faire  surveiller  et  finalement  destituer  de  son  emploi. 

Nations  et  pays  !  vous  qui  gémissez  dans  un  hideux  cachot  et  dans 
les  chaînes  affreuses  de  la  servitude  ;  vous  qui  n'avez  pas  pu  jusqu'ici 
secouer  le  joug  de  fer  qui  vous  tient  enfermés  comme  dans  un  cercueil 


1.  Sa  poésie  latine  :  Mantua  (1799)  plut  beaucoup  à  l'historien  Jean  Mill- 
ier; une  épigramnie  latine  à  Herder  prouve  que  Bacsanyi  a  senti,  le  premier 
parmi  les  Hongrois  du  xix«  siècle,  la  grande  importance  des  Idées. 


CHAPITRE  II 


239 


—  Et  vous  aussi,  tourmenteurs  jurés  de  vos  fidèles  paysans,  dont  le 
sang  est  réclamé  par  la  nature,  venez,  et,  si  vous  voulez  voir  le  sort  que 
l'avenir  vous  réserve,  regardez  avec  attention  du  côté  de  Paris  ! 

C'était  la  prophétie  la  plus  menaçante  qu'on  pût  faire 
alors;  il  faudra  attendre  1848  pour  trouver,  dans  Petofi,  des 
accents  aussi  hardis  en  face  de  la  féodalité  toute  puissante  '. 

Au  mois  de  juin  1792,  lorsque  la  coalition  s'apprêtait  à 
envahir  la  France,  le  poète  magyar  reproche  aux  rois  de 
faire  de  leurs  sujets  des  bêtes  carnassières  et  de  vouloir 
opprimer  la  liberté. 

Chefs  insurgés  de  peuples  trompés  !  c'est  à  cause  de  vous  que  coule 
tant  de  sang  ;  mais  il  arrivera  un  temps  où  Ton  vous  en  demandera 
compte,  où  le  Seigneur  appréciera  votre  œuvre  ^. 

Dans  une  autre  poésie,  écrite  probablement  après  les  pre- 
mières victoires  de  l'armée  française,  les  mêmes  idées  sont 
encore  mieux  développées  et  on  y  voit  sa  grande  sympathie 
pour  la  France.  Cette  pièce,  intitulée  :  Le  Visionnaire,  ne  fut 
publiée  que  récemment  ^ 

Réjouis- toi,  àme  en  tristesse  !  le  monde  se  renouvellera  avant  que  ce 
siècle  ne  finisse.  Chante,  mon  luth  !  Que  tous  ceux  qui  aiment  leur 
nation  et  leur  pays,  tous  ceux  qui,  sous  le  ciel  changeant  de  la  Hongrie, 
sont  encore  amis  de  la  liberté,  m'écoutent  !  Vous,  dont  le  cœur  était 
noyé  dans  un  chagrin  éternel,  le  gai  soleil  de  vos  espérances  brille;  les 
rayons  de  la  vérité  se  propagent  et  les  autels  néfastes  de  la  superstition, 
où  l'on  a  sacrifié  pendant  des  siècles  à  l'idole  atroce  des  ténèbres, 
tombent.  Cette  nation  glorieuse  (La  France)  s'est  soulevée,  elle  sera  la 
libératrice  des  deux  mondes,  son  bras  vaillant,  délivré  des  chaînes, 
montre  déjà  ce  que  peut  une  nation  —  si  elle  veut  !  En  faisant  briller 
les  droits  éternels  de  l'humanité  oppressée,  elle  jette  dans  la  poussière 
les  idoles  et  en  envoyant  aux  Enfers  nos  ennemis  communs,  elle  tend 
vers  nous  ses  bras,  pour  nous  embrasser.  Que  le  trône  de  la  Morale 
s'élève  !  peuples  et  pays,  adorez-le  !  Que  la  Raison,  le  Mérite,  la  Vérité, 


\.  Voy.  L.  Arany,  A  magyar  ■politikai  kfiltészetrbl  (La  poésie  pofitique  hon- 
groise), dans  Budapesti  Szemle,  1874. 

2.  Voy.  Poésies,  p.  42. 

3.  Par  Fr.  Szinnyei,  dans  Irodalomt.  K.  1898,  p.  1"39. 


240  LES    HÉVOLLTIONNAIRES 

la  Loi,  lÉ^'alilé  et  la  sainte  Liberté  régnent  !  Les  assassins  couronnés 
regardent  avec  horreur  le  sort  qui  les  attend,  eux  qui,  naguère,  ont  pu 
envoyer  par  un  geste  ou  par  une  parole,  des  centaines,  des  milliers 
d'hommes  à  la  mort!  eux  qui  ont  pu  voir,  tranquilles,  la  ruine  des 
grandes  villes,  comme  si  c'était  des  fourmilières.  —  Réjouis-toi,  âme 
en  détresse  !  le  monde  se  renouvellera  avant  que  ce  siècle  ne  finisse! 

Ces  appels  du  poète  s'unissent  aux  revendications  du  pam- 
phlétaire. Dans  plusieurs  Epîtres  [Lettre  écrite  d'un  vieux 
manoir,  A  Szentjùbi,  A  Abraham  Barcsay)  qui  révèlent  l'in- 
fluence des  Epîtres  françaises  du  xvm^  siècle,  on  trouve 
mêlées  d'une  façon  fort  heureuse  les  aspirations  du  peuple 
hongrois  à  des  considérations  sur  les  événements  du  jour. 
Dans  la  première,  écrite  en  faveur  de  la  langue  nationale,  il 
dit  : 

«  Les  années  passent,  les  choses  humaines  changent,  et  vois  :  l'Europe 
se  transforme  tous  les  jours  à  vue  d'œil.  Le  temps  nous  avertit!  Plus 
tard,  tous  nos  efforts  seront  stériles,  et  ce  sera  une  grande  honte  de 
nous  épuiser  alors  en  plaintes  inutiles,  d'accuser  le  ciel  et  le  destin 
inexorable,  quand  Dieu  même  ne  pourra  plus  nous  aider!  » 

Le  courant  politique  et  social  créé  par  la  Révolution  fran- 
çaise doit  servir  aux  aspirations  libérales  de  la  Hongrie  ; 
l'exemple  de  la  France  doit  éveiller  le  sentiment  puissant  de 
la  nationalité,  faire  cultiver  la  langue  et  la  littérature.  Les 
mêmes  idées,  mêlées  à  quelques  réminiscences  de  l'ancienne 
gloire  des  Hongrois,  de  la  défaite  de  Mohâcs,  se  retrouvent 
dans  ses  autres  Epîtres,  dont  les  appels  étaient  alors  comme 
une  sorte  de  sursum  corda,  entonné  pour  la  liberté. 

Mais  le  malheureux  Bacsânyi  devait  bientôt  faire  retentir 
de  ses  plaintes,  le  donjon  de  Kufstein.  Le  beau  panorama 
du  Tyrol  qui  s'étendait  au  pied  de  la  forteresse  redoublait 
sa  douleur  cuisante.  «  Quel  séjour  ravissant,  disait  Kazinczy, 
pour  un  homme  libre  !  »  C'est  là  que  Bacsânyi  composa 
ses  plus  belles  pièces.  Chagrin  [Apostrophe  à  la  lune), 
le  Prisonnier  et  r Oiseau,  Tourment,  le  Patient  sont  les 
élégies  les  plus   profondes  de    la  littérature    hongroise  du 


CHAPITRE  II  241 

xviii^  siècle.  L'expression  dans  Y  Apostrophe  à  la  lune^  est 
encore  plus  vraie,  plus  saisissante  que  dans  la  pièce  connue 
d'Anyos  '.  Dans  l'élégie  de  Bacsânyi  la  lune  nous  apparaît 
comme  la  compagne  des  nuits  sans  sommeil  du  captif.  Il 
attend  son  arrivée  pour  la  bénir  et  lui  soupirer  ses  plaintes. 

«  Viens,  ô  déesse  qui  brilles  d'un  éclat  ravissant  au  milieu  d'un  ciel 
azuré.  Parais,  ô  témoin  sensible  de  mes  peines,  et  dissipe  la  triste 
obscurité  de  la  nuit.  Relégué  loin  de  ma  patrie,  sur  une  terre  étran- 
gère, ceinte  par  des  montagnes  arides,  du  sein  de  mon  cachot  creusé 
dans  un  rocher  dont  la  cîme  touche  les  nues,  je  lève  les  yeux  vers  le 
ciel  et  j'attends  en  soupirant  ton  apparition  ^.  » 

Dans  le  Prisonnier  et  r Oiseau,  le  poète  a  très  bien  rendu, 
avec  un  rythme  très  libre,  l'opposition  entre  le  captif  et  le 
petit  oiseau  libre,  «  éloquent,  au  beau  plumage  »,  dont  le 
chant  donne  un  peu  de  gaieté  au  cœur  ulcéré  du  prison- 
nier. Dans  l'hymne  rapsodique  le  Patient,  le  poète  demande 
pourquoi  la  vertu  est  persécutée  et  punie,  tandis  que  la 
méchanceté  triomphe.  Une  voix  intérieure  lui  ordonne  de 
mettre  son  espoir  dans  la  bonté  divine.  «  Chante,  âme 
immortelle,  chante  la  louange  de  ton  Créateur  »,  s'écrie-t-il, 
et  le  blasphème  se  change  en  hymne  et  en  prière.  Lorsque 
Bacsânyi  entend  dans  sa  cellule  les  gémissements  de  son  ami 
Szentjdbi  qui  succomba  au  mal  qui  le  minait,  il  écrit  le 
Totirment  où  se  révèle  la  tendresse  de  son  âme  : 

«  Je  ressens  tes  tortures  et  mon  cœur  se  brise.  Mais  hélas!  je  ne 
puis  arriver  jusqu'à  toi!  C'est  en  vain  que  j'étends  les  bras,  je  ne  puis 
fléchir  personne,  personne  n'écoute  mes  plaintes!  Les  murs  du  cachot 
me  renvoient  l'écho  de  mes  prières  et  tes  gardiens  ne  permettent  pas 
que  je  te  voie.  » 

La  prison  ne  s'ouvre  que  pour  laisser  passer  un  cercueil. 
En  deux  belles  strophes,  Bacsânyi  déplore  cette  perte  :  la 
Plainte  de  Lina  exprime  son  désespoir. 

\.  Voy.  plus  haut,  p.  162. 

2.  Cette  poésie  fut  traduite  en  français  par  Bacsânyi  lui-même.  Voy.  Mer- 
cure étranger^  1813. 

16 


242  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

Sorti  de  sa  prison  de  Kufstein  et  redevenu  libre,  Bacsânyi 
a  imité  les  réflexions  philosophiques  des  poètes  français  du 
siècle.  Il  a  encore  composé  quelques  morceaux  dignes  de 
remarque,  quoique  dans  ce  genre  il  soit  resté  au-dessous  de 
ses  poésies  révolutionnaires  et  de  ses  élégies.  Le  Maître 
et  le  Disciple  met  en  garde  l'apprenti  poète  contre  les 
louanges  des  écoles,  et  lui  recommande  de  suivre  toujours 
les  lois  éternelles  de  la  raison  et  de  l'expérience. 

«  Suis,  dit-il,  le  feu  sacré  de  tes  émotions,  et  le  vol  hardi  de  ton 
propre  esprit.  Élève-toi   sur  ses  ailes  jusqu'à  la  Divinité,  jusqu'à  la 

dernière  limite  de  la  religion,  de  Tespoir  et  de  l'imagination Scrute 

les  mille  secrets  de  la  vie  et  de  la  société  et  apprends  les  vicissitudes 
de  ta  race,  de  ton  peuple  et  de  ton  pays.  Désire  ardemment  la  gloire 
et  le  bien  de  ta  nation,  écoute  attentivement  les  voix  de  tes  ancêtres  qui 
reposent  àMohâcs....  Instruis  le  noble  dégénéré,  poltron,  fler  et  pares- 
seux qui  se  targue  des  vertus  des  autres,  et  ne  comprend  pas  le  temps 
oiiil  vit;  qui  passe  ses  journées  en  bombance  et  végète  dans  la  paresse.  » 

Dans  Varna  et  Mohâcs  il  rappelle' avec  beaucoup  de 
force  les  deux  grands  désastres  de  l'ancienne  Hongrie  et 
y  mêle  quelques  allusions  à  l'état  politique  de  ce  pays  au 
commencement  du  xix^  siècle.  Pendant  la  période  de  réaction 
qui  suivit  le  procès  de  Martinovics,  ces  souvenirs  anciens 
pouvaient  seuls  être  évoqués.  Cette  période  dura  trente  ans, 
jusqu'à  ce  que  Széchenyi,  secouant  la  torpeur  du  pays,  lui 
prophétise  un  avenir  plus  brillant  que  le  passé. 

Le  sentiment  fait  place  à  la  réflexion  rétrospective  dans 
le  cycle  :  Le  poète  hongrois  sur  la  terre  étrangère,  composé  à 
Paris  et  à  Linz.  Bacsânyi  se  réjouit  de  l'éclat  qu'Alexandre 
Kisfaludy  jette  sur  le  Parnasse  hongrois.  11  est  fier  de  con- 
stater qu'une  Revue  française,  le  Mercure  étranger,  parle  de 
la  littérature  hongroise. 

«  Qu'on  sache  qu'on  s'occupe  déjà  de  nous  ici  (à  Paris)  qu'on  loue 
notre  belle  langue,  qu'on  admire  nos  poésies  lyriques  et  nos  vers  d'un 
rythme  plus  libre.  On  commence  à  connaître  le  génie  magyar  et  ses 
meilleures  productions,  le  grand  mérite  de  nos  anciens  écrivains  et  les 
victoires  de  nos  contemporains.    Ainsi  notre  renommée  arrivée  jus- 


CHAPITRE    II  243 

qu'à  la  Seine  blonde,  pénétrera  bientôt  jusqu'aux  colonnes  d'Hercule 
et  de  là,  dans  le  pays  du  grand  Washington  et  de  Bolivar  et  jusqu'aux 
dernières  limites  du  Nouveau  Monde.    » 

Les  œuvres  en  prose  de  Bacsânyi  reflètent  également  les 
idées  pour  lesquelles  il  a  combattu.  Un  amour  ardent  de 
son  pays  et  de  la  liberté,  un  désir  immense  de  voir  ce 
qu'avait  semé  Bessenyei  germer  et  donner  une  belle  moisson 
littéraire,  sont  les  sentiments  qui  l'animent.  Lui  aussi, 
comme  les  Français,  il  veut  affiner  le  goût  par  de  bonnes  tra- 
ductions; il  trace  même  les  règles  de  ces  traductions,  car  il 
les  désirait  aussi  fidèles  que  possible  et  ne  se  contentait  pas 
d'adaptations  plus  ou  moins  exactes.  Il  avait  une  haute  idée 
du  rôle  du  traducteur;  il  réclame  de  lui  une  certaine  commu- 
nauté d'idées  et  de  sentiments  avec  l'auteur  qu'il  traduit. 
Bacsânyi  traduisit  avec  beaucoup  de  souplesse  quelques 
poésies  d'Ossian;  il  a  bien  rendu  le  mouvement  de  cette 
poésie  nébuleuse.  Kazinczy  s'était  également  occupé  de 
cette  œuvre,  mais  dans  son  désir  de  tout  exprimer  il  avait 
souvent  fait  violence  au  génie  de  la  langue,  créé  de  nom- 
breux néologismes  qui  n'acquirent  que  plus  tard  droit  de 
cité.  C'est  pourquoi  Bacsânyi,  dans  un  mouvement  de  mau- 
vaise humeur,  inscrivit  ce  quatrain  sur  son  exemplaire  de  la 
traduction  de  Kazinczy. 

Ces  traits  nobles,  hardis,  sublimes  tour  à  tour 
Sous  un  pinceau  grossier  s'effacent  sans  retour. 
Malheureux  !  en  touchant  à  l'œuvre  du  génie, 
Il  ne  le  traduit  pas,  mais  il  le  calomnie. 

La  critique  de  Bacsânyi  était  sévère  ;  il  cite  souvent  Dide- 
rot et  Voltaire  qui  étaient  ses  modèles.  Il  aime  à  parler  des 
instigateurs  de  la  renaissance  littéraire  et  encourage  le 
public  à  les  lire.  11  consacre  un  article  élogieuxà  Bessenyei, 
loue  Barcsay  et  Bârdczy  dont  il  édite,  dans  le  Musée  hon- 
grois, la  Défense  de  la  langue  magyare.  Il  donne  le  premier 
recueil  des  poésies  d'Anyos,  fait  ressortir  le  mérite,  en  l'exa- 
gérant un  peu,  de  Gyôngyôsi  et  de  Faludi.  Tout  en  louant 


244  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

les  anciens,  il  décoche  quelques  traits  aux  néologucs  et  à 
leur  chef  Kazinczy.  11  admet  les  nouveaux  vocables,  mais 
seulement  dans  la  mesure  oii  le  permet  le  génie  de  la  langue  ; 
il  les  veut  conformes  à  Tétymologie,  à  l'analogie,  à  l'har- 
monie et  au  bon  goût. 

Dans  sa  Lettre  au  Comte  Forgàch  ',  écrite  en  1790,  il  sou- 
tient, que  jamais  une  nation  n'est  arrivée  à  la  gloire  litté- 
raire en  se  servant  d'une  langue  étrangère. 

«  Les  pays  ne  sont  pas  seulement  conquis  et  gouvernés  par 
l'épée  et  par  la  force,  mais  aussi  par  la  plume  et  par  Tesprit. 
La  littérature  et  les  sciences  doivent  être  cultivées  dans  la  langue 
nationale  et  non  pas  en  latin,  car  avec  la  langue  on  abandonne  les 
mœurs  et  les  coutumes  et  tout  ce  qui  constitue  le  caractère  propre 
d'une  nation.  » 

Si  les  Hongrois,  dit-il,  avaient  attaché  plus  d'importance  à 
leur  idiome,  Joseph  II  n'aurait  pu  rendre  l'allemand  obliga- 
toire dans  l'administration.  C'est  pourquoi  il  faut  créer  une 
Académie  et  cultiver  l'idiome  national  que  les  Croates  et  les 
Slovaques  de  Hongrie  apprendront  également,  au  lieu  de  se 
servir  d'une  langue  morte.  Le  moment  est  favorable.  Le 
peuple  français  énervé,  subjugué,  se  réveille  de  son  sommeil 
et  tournant  ses  yeux  vers  les  lumières  de  la  philosophie, 
brise  ses  chaînes.  C'est  maintenant  qu'il  faut  agir  «  autre- 
ment nous  deviendrons  de  nouveau  les  singes  des  Alle- 
mands ». 

Pour  Bacsdnyi,  comme  pour  le  groupe  de  Bessenyei,  l'imi- 
tation des  œuvres  françaises  doit  servir  à  créer  un  courant 
éminemment  national  ;  les  débuts  de  la  Révolution  doivent 
apprendre  à  la  Hongrie,  comment  elle  pourrait  se  délivrer  du 
joug  autrichien  pour  vivre  de  sa  vie  propre  et  développer  de 
ses  propres  forces  les  germes  féconds  que  la  domination 
étrangère  avait  jusque  là  empêchés  d'éclore. 


1.  Œuvres,  p.  233. 


CHAPITRE    II  245 


XI 


Un  an  de  prison  a  suffi  pour  briser  la  carrière  littéraire  de 
Bacsdnyi.  François  Yerseghy (1757-1 822)  a  subi  une  détention 
de  près  de  neuf  ans  à  Kufstein,  à  Gratz  etàBrunn,  et  ce  n'est 
que  sur  les  prières  de  sa  vieille  mère  qui  se  jeta  aux  genoux 
du  roi,  qu'il  fut  délivré.  Il  ne  faudra  pas  nous  étonner  de 
voir  une  légère  diff'érence  dans  l'expression  de  ses  sympathies 
pour  la  Révolution  française  avant  1794,  lorsqu'il  pouvait 
exprimer  ses  vraies  pensées  et  après  1803,  lorsqu'il  vivait 
sous  la  protection  du  palatin  Joseph  et  faisait  des  gram- 
maires hongroises  à  l'usage  des  classes  '. 

Yerseghy  se  fit  connaître  dans  la  Revue  de  Bacsânyi  et 
adressa,  lors  de  la  réunion  de  la  Diète  en  1790,  deux  poésies 
pour  la  défense  de  la  langue  et  de  la  littérature  nationales  à 
celte  Assemblée  dont  tous  les  patriotes  attendaient  des 
réformes  urgentes.  «  La  science  a  besoin  de  largesses  et  de 
liberté;  les  grands  esprits  ne  peuvent  que  végéter  si  on  les 
leur  refuse  ^  «La  même  année,  il  commença  à  traduire  les 
Eléments  d'histoire  générale  de  l'abbé  Millot,  livre  sur  lequel 
Bessenyei  avait  attiré  l'attention  dès  1778  et  que  Bacsdnyi 
estimait  également  ^  Yerseghy  ne  se  contenta  pas  de  traduire 
le  texte  ;  il  y  ajouta  les  notes  de  Christiani  et  de  Mielck,  en 
outre  dix  traités  qui  contiennent  des  attaques  contre  les 
prêtres  et  une  satire  des  cérémonies  religieuses  \  A  l'avène- 

1.  Comme  Anyos,  Yerseghy  fit  son  noviciat  au  couvent  de  Maria-Nostra  ; 
il  s'adonna  ensuite  à  la  théologie  et  à  la  littérature  à  Nagy-Szonibat  et  à 
Pest  et  devint  un  des  meilleurs  orateurs  de  la  chaire.  En  1786,  l'Ordre  de 
Saint-Paul  l'ut  supprimé  et  Yerseghy  entra  dans  l'armée  comme  aumônier  ; 
11  servit,  en  cette  qualité,  dans  la  guerre  contre  les  Turcs  où  il  contracta  une 
grave  maladie.  Après  son  rétablissement  il  se  consacra  tout  entier  au  culte 
des  belles-lettres. 

2.  Verseghy  Ferencz  kolteményei  (Poésies  de  François  Yerseghy),  édit.  Toldy, 
1865,  p.  88. 

3.  A  vilàc/nuk  kôzonséf/es  tôrténetei,  tome  I,  1790;  tome  H,  1792.  —  La  tra- 
duction de  l'ouvrage  de  Millot  fut  continuée  par  Dugonics  et  Kis. 

4.  Yoy.  notamment  la  3°  dissertation  -.Sur  les  premiers  législateurs,  la  5'  : 
Sur  l'origine  et  le  progrès  de  la  religion  et  la  d^-.Sur  l'idolâtrie. 


246  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

ment  de  François  II,  lorsqu'on  rechercha  les  auteurs  des 
pamphlets  anonymes  et  que  la  confiscation  des  livres  imbus 
d'un  esprit  révolutionnaire  fut  mise  à  l'ordre  du  jour,  Verse- 
ghy  qui  demandait  justement  à  être  nommé  censeur,  fut 
dénoncé  comme  étant  l'auteur  de  ces  dix  traités.  Le  roi 
ordonna  au  cardinal-primat  Batthyâny  de  faire  interner  Ver- 
seghy,  pour  trois  mois,  au  séminaire  de  Nagy-Szombat  et  de 
le  forcera  rétracter  ce  qu'il  avait  dit  dans  ses  attaques,  ordre 
que  le  cardinal  se  hâta  d'exécuter. 

Yerseghy,  qui  pouvait  à  peine  vivre  de  sa  pension  de 
300  florins  et  qui  espérait  toujours  être  nommé  censeur  des 
livres,  lit  amende  honorable.  Cependant  la  confiscation  du 
Millot  hongrois  avait  trop  remué  les  comitats,  pour  qu'il  fût 
possible  à  la  Cour  de  le  nommer.  La  conversion  de  l'ex- 
ermite  de  Saint-Paul  n'était  d'ailleurs  pas  sincère.  Il  avait 
manifesté  à  plusieurs  reprises  ses  sympathies  pour  les  idées 
libérales,  son  aversion  pour  la  hiérarchie  ecclésiastique;  il 
se  trouva  tout  désigné  pour  propager  le  Catéchisme  de  Mar- 
tinovics.  Il  entra  donc  dans  la  société  secrète,  se  fit  le  tra- 
ducteur de  la  Marseillaise  et  composa  des  airs  pour  plusieurs 
chants  révolutionnaires  \  Arrêté  dans  la  nuit  du  10  au 
11  décembre  1794,  Yerseghy  fut  condamné  à  mort.  Le  roi 
commua  cette  peine  en  celle  d'un  emprisonnement  de  durée 
indéterminée.  Une  fois  remis  en  liberté,  il  voulut,  comme 
Bacsânyi,  se  mettre  dorénavant  à  l'abri  des  soupçons.  Il 
devint  maître  de  langue  hongroise  dans  la  maison  du  palatin 
Joseph  qui  lui  réserva  le  droit  d'écrire  les  grammaires  hon- 
groises à  l'usage  des  écoles  ^.  L'ancien  révolutionnaire 
vécut  ensuite  très  retiré  à    Bude.  Les   hommes  de  lettres 


1.  Le  procureur  Németh  disait  dans  son  accusation  :  «  Tarn  cantionis  Massi- 
liensis...  ad  tactus  musicos  redactio,  nec  non  croaticae  quoque  cantilenae 
pestiferas  expressiones  cpntinentis  ad  uietrum  ledictio.  » 
•  2.  Les  professeurs  s'en  servaient  à  contre-cœur,  car  elles  étaient  diamé- 
tralement opposées  aux  doctrines  de  Rêvai  qui  triomphait  alors  dans  les 
luttes  des  néologues  et  des  puristes.  —  Sur  Yerseghy  grammairien,  voy. 
J.  Bdnôczy  :  La  Vie  et  les  Œuvres  de  Rêvai,  1879,  chap.  vu. 


CHAPITRE    II  247 

Tévitaient  à  cause  de  ses  attaques  philologiques  contre 
Kazinczy  et  Rêvai  ;  ïoldy  raconte  qu'à  son  enterrement  il 
n'y  eut  que  Bajza  et  lui  pour  faire  cortège  au  cercueil  du 
défunt. 

Verseghy  fut  poète,  romancier,  grammairien  et  musicien, 
mais  malgré  ses  nombreuses  œuvres,  il  n'est  pas  une  figure 
littéraire  aussi  originale  que  Bacsànyi.  L'abbé  savant,  un 
peu  frivole,  qui  dans  bon  nombre  de  ses  poésies  s'inspire  des 
chansons  légères  que  certains  écrivains  du  groupe  de  Besse- 
nyei  ne  dédaignèrent  pas  non  plus,  s'unissait  en  lui  au  révo- 
lutionnaire qui  aspirait  à  la  liberté  de  conscience,  à  l'abo- 
lition de  la  servitude  aussi  bien  physique  qu'intellectuelle. 
C'est  en  même  temps  un  grand  admirateur  de  Voltaire  aussi 
bien  de  ses  poèmes  philosophiques  et  de  la  Henriade^  que 
de  ses  contes  et  de  ses  romans.  Il  a  commencé  un  poème  sur 
Ja  Création  dans  l'esprit  de  Voltaire  (1791)  et  lorsque  Péczeli 
traduisit  la  Henriade,  il  lui  écrivit  une  Epître  enflammée 
où  il  dit  :  «  Sage  nature  !  enfante  de  tels  Voltaire  dans 
notre  pays  ;  peu  importe  qu'il  soit  hérétique  poi^rvu  qu'il  ait 
son  esprit  !  alors  le  Parnasse  verdoiera  chez  nous  aussi  et 
la  vraie  sagesse  y  dominera  !  » 

Mais  ce  sont  surtout  les  contes  et  les  romans  qui  l'attirent  : 
Zadig  a  fait  ses  délices  ;  le  deuxième  chapitre  :  le  Nez  l'a  très 
bien  inspiré  dans  le  conte  en  vers  :  Madame  Szentesi  (Szente- 
sin6)quiest  peut-être  le  plus  réussi  de  toute  la  littérature 
hongroise  au  xviii*'  siècle.  Verseghy  a  beaucoup  amplifié  la 
matière  de  ce  fabliau  qui,  sous  le  nom  delà  Matrone  d'Èjjhèse, 
a  fait  son  chemin  d'Orient  en  Occident.  Il  s'est  rappelé  que 
La  Fontaine  avait  traité  ce  sujet  en  vers. 

Les  Fables  devaient  être  sa  lecture  favorite.  Il  s'en  est 
inspiré  à  plusieurs  reprises.  Ses  adaptations  en  hexamètres 
prouvent,  —  comme  nous  l'avons  déjà  constaté  à  propos  des 
fables  de  Péczeli,  —  que  l'apologue  tel  que  l'avait  conçu 
La  Fontaine  fut  plus  goûté  et  plus  souvent  imité,  en  Hongrie, 
que  les  fables  philosophiques  de  Lessing.  Non  seulement 
Verseghy  n'abrège  pas  son  modèle,  mais  il  l'amplifie,  tout 


248  I^ES    RÉVOLUTIONNAIRES 

en  suivant  fidèlement  la  trame  du  récit.  Ainsi  les  quatre  pre- 
miers vers  des  Deux  A?)iis  (VIII,  H)  :  «  Deux  vrais  amis 
vivaient  au  Monomotopa  —  L'un  ne  possédait  rien  qui  n'appar- 
tînt à  l'autre.  —  Les  amis  de  ce  pays-là  —  Valent  bien,  dit- 
on,  ceux  du  nôtre  »,  —  sont  délayés  en  neuf  hexamètres  où 
Yerseghy  s'étend  sur  les  liens  de  l'amitié.  —  Dans  la  traduc- 
tion de  La  laitière  et  le  j)ot  au  lait  (VII,  10),  la  morale  est 
beaucoup  trop  longue,  mais  le  récit  est  fidèlement  rendu  ;  Le 
Meunier  son  fils  et  lâne  (III,  1)  devient  un  véritable  conte 
sous  sa  plume  '. 

Yerseghy  a  lu  également  Delille  ;  il  a  tiré  de  son  poème  sur 
l'Imagination  un  morceau  intitulé  :  «  Les  grandes  œuvres 
de  l'imagination.  »  Dans  ses  romans,  aujourd'hui  bien 
oubliés,  il  s'inspirait  aussi  des  romanciers  les  plus  goûtés  au 
xvni*  siècle .  Le  comte  Ladislas  Kaczajfalvi  ou  L'homme  selon 
la  nature  (1808)  nous  raconte  l'histoire  d'un  noble  qui  vit 
retiré  dans  une  vallée  solitaire  après  avoir  beaucoup  soufîert 
de  la  méchanceté  des  hommes.  Il  élève  son  fils,  Ladislas,  loin 
de  la  société  et  fait  de  lui,  d'après  les  principes  de  Rousseau, 
un  jeune  homme  franc,  aimant  la  nature  et  ne  connaissant 
pas  le  vice.  Cependant  ce  jeune  homme  veut  voir  le  monde. 
Il  entre  dans  la  société  qu'il  connaît  si  peu  et  y  joue  à  peu 
près  le  rôle  de  l'Ingénu  de  Voltaire.  Ne  pouvant  s'entendre 
avec  sa  fiancée,  il  s'en  va  aux  Indes  où  il  trouve  enfin  en 
Nahida,  la  fille  d'un  paria,  l'âme  sœur  qu'il  a  cherchée  si 
longtemps.  Il  revient  avec  elle  en  Europe  et  fonde  dans  la 
vallée  où  il  a  été  élevé,  une  colonie  modèle  où  tout  le  monde 
est  heureux  et  paisible,  d'après  les  principes  de  la  nature. 

Dans  les  trois  parties  de  ce  roman,  Yerseghy  s'est  tour  à 
tour  inspiré  de  V Emile  de  Rousseau,  de  V Ingénu  de  Yoltaire 
et  de  la  Chaumière  Indienne  de  Bernardin  de  Saint-Pierre  : 


1.  La  fable  Le  moineau  et  la  colombe,  (A  veréb  es  gerlicze),  avec  ses  termes 
français  (sottise,  me  voilà,  ah  !  que  vous  êtes  bien  brave,  canaille,  par  Dieu  ! 
Mademoiselle,  ah!  mon  cher)  trahit  également  l'imitation  d'un  modèle  fran- 
çais. 


CHAPITRE    II  249 

ce  dernier  récit  est  quelquefois  traduit  littéralement,  surtout 
quand  il  s'agit  de  décrire  les  beautés  de  la  nalure  *. 

Tous  ces  auteurs  ont  enseigné  à  l'écrivain  hongrois  le  culte 
de  la  forme.  S'il  est  vrai  que  ces  récits  soient  bien  faibles 
par  le  fond,  on  ne  peut  nier  d'autre  part  qu'il  n'y  règne  une 
certaine  harmonie.  L'auteur  a  fait  des  efforts  sérieux  pour 
adapter  la  poésie  aux  exigences  du  chant,  et  ses  vers  se  prê- 
tent mieux  à  la  musique  que  ceux  de  ses  contemporains. 

Le  conte  badin  et  la  satire  mêlés  d'un  peu  de  morale  sont 
les  genres  oîi  il  excelle.  Son  épopée  comico-satirique  en 
douze  chants  :  Mathias  Rikôti  (1804)  où,  à  la  manière  de  Boi- 
leaû,  il  raille  les  mauvais  poètes  qui  dédaignent  les  théories, 
a  obtenu  un  certain  succès.  Rikdti,  chantre  dans  une  église 
de  village,  se  croyant  poète,  néglige  sa  famille  et  ses  devoirs  ; 
il  est  ramené  à  la  raison  par  le  curé  qui,  interprète  de  Yer- 
seghy,  expose  ses  théories  artistiques  et  prouve  au  pauvre 
chanteur  la  nécessité  des  règles,  en  poésie  comme  dans  tous 
les  arts.  Ce  poème  interminable  plut,  dans  les  premières 
années  du  xix^  siècle,  aux  lecteurs  magyars.  On  voit  que  les 
guerres  napoléoniennes  n'ont  pas  amené  qu'en  France  la 
décadence  littéraire. 


XII 


Après  cinq  mois  de  détention  dans  la  prison  de  Kufstein, 
le  troisième  poète  impliqué  dans  la  «  Conjuration  »  de  Marti- 
novics  :  Ladislas  Szentjôbi  Szabô  mourut  ^ 


1 .  Voy.  E.  Csdszâr  :  Une  utopie  hongroise  au  commencement  du  xix^  siècle, 
dans  Irodalomt.  K.  1900. 

2.  II  était  né  en  1767,  dans  le  coraitat  de  Bihar,  de  parents  réformés;  il  flt 
ses  études  à  Debreczen  et  voulut  embrasser  l'état  ecclésiastique,  lorsque  les 
réformes  libérales  de  Joseph  H,  ouvrant  Taccès  des  écoles  laïques  aux  protes- 
tants, le  firent  entrer  dans  l'enseignement.  11  professa  d'abord  à  Nagy-V<irad 
puis  à  Nagy-Bânya.  La  mort  de  Joseph  II  brisa  sa  carrière.  De  même  que 
Hajnôczy  fut  destitué   de  son  emploi  administratif,  Szentjôbi  se  vit  forcé  de 


250  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

C'est  dans  la  Revue  de  Bacsânyi,  le  Musée  hongrois  que 
Szentjôbi  se  révéla  poète  lyrique  '.  Il  imita  d'abord  la  poésie 
légère  du  xviu*  siècle  et  chanta  souvent  les  Chloé  et  les 
Daphnis,  les  Phyllis  et  les  Doris;  puis  les  Anacréontiques 
allemands  qui,  eux  aussi,  n'ont  fait  que  mélanger  le  faux 
Anacréon  et  Horace  avec  Chaulieu  et  La  Chapelle.  Mais,  à 
l'exemple  d'Anyos  et  de  Dayka,  il  tendit  à  un  lyrisme  plus 
élevé.  Ses  poésies  intitulées  :  le  Matin,  le  Tombeau,  le  Prin- 
temps, la  Plainte  d'un  dédaigné,  peuvent  être  considérées 
comme  les  premiers  échantillons  de  cette  poésie  lyrique  qui, 
grâce  aux  efforts  de  Kazinczy,  s'épanouira  au  commencement 
du  xix"  siècle  pour  se  faner  et  mourir  sous  le  rire  ironique  de 
Petôfi.  Ces  morceaux  étaient  d'une  belle  facture,  et  cela  suffi- 
sait aux  lecteurs  formés  par  Kazinczy.  Nous  trouvons  aussi 
dans  Szentjôbi  quelques  pièces  plus  conformes  à  son  goût 
personnel  et  qui  trahissent  l'influence  française.  Ce  sont  les 
poésies  où  l'humour  et  le  badinage  dominent.  Son  Paysan 
stupide  qui,  envoyé  par  son  seigneur  à  la  poste,  marchande 
sur  la  taxe  à  payer,  puis  voulant  se  venger  de  l'employé 
allemand  dérobe  une  lettre  afin  de  l'envoyer  à  son  frère  en 

chercher  un  autre  moyen  de  vivre.  Il  devint  étudiant  en  droit  à  Pest,  obtint 
en  1794  une  fonction  plutôt  honorifique  dans  son  comitatet  devint  en  même 
temps  secrétaire  du  comte  Samuel  Teleki.  Pendant  son  séjour  à  Pest,  il  avait 
fait  la  connaissance  de  Hajnôczy  et  de  Szentmarjai.  Le  fameux  Catéchisme  lui 
fut  communiqué;  il  le  copia,  mais  sentant  le  danger,  il  se  retirade  la  société 
secrète.  Arrêté  néanmoins  comme  complice,  il  fut  condamné  à  mort  pour 
n'avoir  pas  dénoncé  le  complot  à  l'autorité.  Le  roi,  pour  le  couronnement 
duquel  (1792)  il  avait  écrit  un  drame  historique  débordant  de  sentiments 
patriotiques,  commua  la  peine  en  prison  «  jusqu'à  ce  qu'il  ait  montré  un 
repentir  sincère  et  une  amélioration  complète  et  que  les  circonstances  per- 
mettent de  prendre  d'autres  mesures  ». 

Le  poète,  d'une  constitution  délicate,  ne  put  résister  longtemps  au  régime  en 
vigueur  dans  les  prisons  autrichiennes  au  xviii°  siècle.  Le  10  octobre  1795,  il 
succomba  ;  il  n'avait  que  vingt-huit  ans.  Son  compagnon  Bacsânyi  dit  :  «  La 
mort  bienfaisante  lui  a  déjà  ouvert  le  port,  tandis  que  notre  navire  vogue  au 
milieu  des  flots  et  que  nous  ne  savons  où  il  trouvera  enfin  un  abri.  Vierges  du 
Tyrol  et  vous,  jeunes  citoyens,  venez  entonner  votre  chant  fu-nèbre  sur  la 
tombe  de  mon  ami,  d'un  ami  de  l'humanité  !  » 

1.  Ses  Œuvres  furent  éditées  par  Toldy.  Szentjôbi  Szahô  Lészlô  kôltôi 
jminkài  (Œuvres  poétiques  de  L.  Szentjôbi  Szabô)  1865. 


CHAPITRE  II  231 

garnison  à  Albe-Royale,  est  bien  dessiné  et  le  récit  a  beaucoup 
de  verve.  Cette  pièce  figure  encore  aujourd'hui  dans  les 
Antiiologies,  de  même  que  quelques  scènes  des  vendanges 
(A  nagy  szûret  Telegden,  A  bus  puttonos)  qui,  au  point  de  vue 
de  l'invention,  sont  certainement  supérieures  à  la  niaiserie 
pastorale  de  Gellort  que  Szontjôbi  s'est  donné  la  peine  de  tra- 
duire :  A  pântlika  (le  Ruban).  On  trouve  également  dans  son 
recueil  quelques  vers  qui  montrent  l'influence  des  idées  libé- 
rales et  qui  ont  dû  peser  dans  la  balance  de  la  justice  lors  de 
son  procès.  C'est  d'abord  une  héroïde  intitulée:  Pierre  Zrinyi, 
ban  de  Croatie,  à  L'Empereur  Léopold  I.  Ce  descendant  du 
héros  de  Szigetvdr,  frère  du  poète  guerrier,  Nicolas  Zrinyi,  fut 
l'àme  de  la  résistance  patriotique  sous  Léopold  I  et  quoique 
ban  de  Croatie  il  n'hésita  pas  à  s'adresser  à  Louis  XIV  et  à  se 
lier  avec  Wesselényi,  Nadasdy  et  Frangipani  contre  les  actes 
arbitraires  du  sombre  et  cruel  Habsbourg.  Venu  à  Vienne, 
avec  un  sauf-conduit,  il  fut  jeté  en  prison  et  décapité  le 
30avrili671. 

Dans  cette  Epitre,  Pierre  Zrinyi  énumère  les  services  que 
ses  aïeux  ont  rendus  à  la  maison  d'Autriche  et  veut  fléchir 
la  colère  du  roi.  La  censure  laissa  passer  la  pièce  sous 
Joseph  II,  elle  l'eût  certainement  arrêtée  sous  François  II,  de 
même  que  les  deux  épigrammes  à  la  mémoire  de  l'empereur 
libéral  et  à  Mirabeau.  La  première  est  une  nouvelle  preuve 
que  les  réformes  de  Joseph  II  ne  furent  pas  mal  vues  de  tous 
les  Magyars.  Les  protestants  lui  étaient  surtout  reconnais- 
sants. Le  poète  exprime  son  admiration  dans  cette  épitaphe  : 

Serviteur  fidèle  du  genre  humain,  miroir  et  exemple  de  la  fraternité; 
qui  par  la  raison  et  la  sagesse  voulut  réformer  les  lois  de  son  pays,  mais 
dont  les  intentions  et  les  efforts  furent  vains  et  disparurent  avec  lui  ; 
qui  voulut  faire  de  grandes  choses  et  ne  fit,  hélas  !  qu'abréger  sa  vie  ; 
qui  sacrifia  son  existence  pour  nous  sans  que  nous  eussions  reconnu  en 
lui  notre  vrai  bienfaiteur,  qui  fut  pourtant  plus  grand  que  tout  son 
siècle  :  regarde,  voyageur,  c'est  ici  que  repose  Joseph  ! 

Le  quatrain  adressé  aux  mânes  de  Mirabeau,  s'il  n'exprime 


.252  LES    RÉVOLUTIONNAIRES 

pas  aussi  franchement  des  idées  révolutionnaires  que  les 
deux  strophes  qui  firent  persécuter  Bacsànyi,  est  pourtant 
assez  éloquent. 

Au  milieu  des  tours  tombées  de  la  ville  de  Paris  et  des  ruines  de  ses 
édifices  publics,  la  France  a  élevé,  en  pleurant,  une  colonne  où  elle  a 
inscrit  le  nom  de  Mirabeau  ! 

Szentjdbi,  comme  membre  du  cercle  de  Gassovie,  était 
imbu  d'idées  égalitaires;  il  tendait  vers  un  idéal  de  justice 
plus  conforme  aux  doctrines  des  Encyclopédistes.  Les 
réformes  de  Joseph  II  et  le  rétablissement  de  la  Constitution 
par  Léopold  II  lui  faisaient  espérer  que  leur  successeur  con- 
tinuerait à  marcher  dans  la  voie  du  progrès.  11  composa  donc 
pour  son  couronnement  une  pièce  de  circonstance  :  Le  Roi 
Mathias  on  r Amour  du  peuple  est  la  récompense  des  bons 
princes  \  qui  est  plutôt  un  récit  historique  dramatisé  qu'un 
véritable  drame. 

Le  théâtre  naissant  venait  alors  à  la  rescousse  pour  éveil- 
ler le  sentiment  national.  Les  drames  du  brave  prêtre  Dugo- 
nics,  taillés  sur  le  modèle  des  Ritterstûcke  allemands,  étaient 
des  tranches  d'histoire  ou  se  succédaient  sans  interruption 
les  tirades  patriotiques.  C'est  ainsi  que  Szentjdbi  nous  repré- 
sente l'élection  de  Mathias  à  Bude  en  1458,  lorsque  l'infor- 
tuné fils  du  grand  Hunyad  était  encore  captif  du  roi  tchèque 
Podiébrad  ;  nous  décrit  son  amour  pour  Catherine,  fille  du 
roi  de  Bohême  et  sa  délivrance.  Ce  drame  est  éminemment 
patriotique  ;  il  montre  en  Mathias  l'idéal  du  roi  magyar, 
entouré  de  l'aristocratie  —  Szilâgyi  —  et  du  clergé  —  Yitéz 
—  l'assurant  de  leur  dévouement  et  lui  prodiguant  des  con- 
seils qui  s'adressent  autant  à  François  II  qu'à  Mathias  Corvin. 
Cette  pièce  fut  jouée  pendant  cinquante  ans,  le  plus  souvent 
à  l'occasion  des  grandes  cérémonies  nationales  ;  elle  fut  tra- 
duite en  allemand. 

Les  quelques  pages  en  prose  qui  nous  restent  du  malheu- 

1.  Mdlyûs  Kirôly,  vagy  a  nép  szerelele  jûmbor  fejedelmek  jutalma. 


CHAPITRE    II 


2o3 


reux  écrivain  trahissent  également  une  double  influence. 
Les  idylles  et  quelques  pensées  traduites  de  Rabener  nous 
ramènent  à  cette  littérature  sans  nerf  et  sans  caractère  dont 
Gessner  était  le  modèle;  tandis  que  le  fragment  sur  la  Vie  de 
la  reine  Marie,  lille  de  Louis  d'Anjou,  le  premier  essai  ma- 
gyar d'un  récit  historique  sous  forme  littéraire,  trahit  la  lec- 
ture assidue  des  œuvres  de  Voltaire  et  de  Millot. 


Ces  œuvres  des  Révolutionnaires  complètent  celles  du 
groupe  de  Bessenyei.  La  littérature,  vers  1790,  commence  à 
exercer  son  influence  sur  la  vie  politique.  Au  nom  des  grands 
principes  proclamés  par  la  Révolution  française,  les  écri- 
vains demandent  des  réformes  radicales.  Sans  doute,  leur 
tentative  a  avorté,  mais  nous  serions  bien  injustes  envers  eux, 
si  nous  voulions  mesurer  l'action  qu'ils  ont  exercée  sur  ses 
résultats  immédiats.  Grâce  à  eux,  en  effet,  la  Hongrie  libé- 
rale va  se  réveiller  et  les  Diètes  suivantes  livreront  une  lutte 
acharnée  pour  défendre  les  mêmes  principes.  Malgré  tous  les 
obstacles,  la  semence  qu'ils  ont  jetée  germera.  Si,  au  com- 
mencement du  xix^  siècle,  la  crainte  fait  taire  les  revendi- 
cations, ï esprit  français  n'en  continuera  pas  moins  à  agir  et 
cela,  à  une  époque,  où  tout  ce  qui  venait  de  France  était  sus- 
pect aux  yeux  de  Metternich  et  de  ses  agents  magyars.  Ainsi 
donc,  même  pendant  cette  période  de  transition  où  d'autres 
influences  se  firent  sentir,  la  France  exercera  encore  son 
ascendant  sur  la  Hongrie. 


CHAPITRE  III 


LA  TRANSITION 


I 


Le  culte  de  la  littérature  et  des  idées  françaises  de  1772 
jusqu'à  la  fin  du  xvm^  siècle  était  très  grand;  même  les  écri- 
vains que  l'histoire  littéraire  range  dans  d'autres  écoles 
subirent  l'influence  de  la  France,  Tous  en  étaient  pour  ainsi 
dire  imprégnés.  «  La  littérature,  les  sciences,  la  société  et  la 
politique,  en  un  mot,  toute  la  civilisation  prend,  depuis  Bes- 
senyei,  son  mot  d'ordre  en  France  »,  dit  le  critique  Beôthy  '. 
Le  procès  de  Martinovics  et  les  guerres  napoléoniennes 
n'arrêtèrent  pas  complètement  ce  courant. 

La  carrière  littéraire  de  François  Aazmc^y  (1759-1831)  en 
est  un  exemple  frappant  ".  Le  rôle  qu'il  a  joué  ressemble 
beaucoup  plus  à  celui  de  Ronsard  ou  de  Malherbe  qu'à  celui 


1.  Képes  magyar  irodalomtôrténet  (Histoire  de  la  littérature  hongroise  avec 
des  illustrations),  II,  p.  121. 

2.  Kazinezy  fit  ses  études  au  célèbre  collège  des  réformés  à  Sârospatak  ; 
devint,  sous  Joseph  II,  inspecteur  des  écoles  nationales,  et  se  consacra  après 
la  suppression  de  cet  emploi,  à  la  littérature.  Impliqué  dans  la  «  Conjuration  » 
de  Martinovics,  il  resta  en  prison  un  peu  plus  de  six  ans.  Retiré  dans  le  Comi- 
tat  de  Zemplén,  il  se  créa  à  Széphalom  (Belle-Colline)  une  retraite  bien 
modeste  d'où  il  ne  cessa  de  diriger  le  Parnasse  contemporain.  11  agit  surtout 
par  ses  nombreuses  traductions,  par  ses  efforts  pour  réformer  la  langue  et 
sa  vaste  Correspondance  que  l'Académie  hongroise  édite  depuis  1890. 


CHAPITRE  m  2So 

de  n'importe  quel  écrivain  allemand.  Le  franc-maçon  hardi 
et  libéral  qui  s'enthousiasmait  pour  Rousseau  et  Helvétius, 
qui  traduisait  du  Molière  et  du  La  Rochefoucauld,  du  Mar- 
montel  et  du  Lemierre,  ne  peut  pas  être  considéré  comme 
un  ennemi  de  la  littérature  française.  Mais,  au  commence- 
ment du  xix"  siècle,  Weimar  brillait  d'un  tel  éclat  qu'un 
homme  doué  d'une  large  compréhension  comme  le  fut 
Kazinczy,  ne  pouvait  rester  continé  uniquement  dans  l'imi- 
tation des  Français  ;  et  cela  d'autant  plus  qu'autour  de  lui 
d'autres  tendances  se  manifestaient. 

En  1801,  après  six  ans  de  détention,  Kazinczy  sortait 
enfin  de  prison.  En  quelques  années,  il  réussit  à  devenir 
l'arbitre  du  goût  littéraire  et  le  resta  jusqu'à  sa  mort.  Les  cir- 
constances le  favorisèrent.  Parmi  les  adeptes  des  Français^ 
les  uns  étaient  morts,  les  autres  s'étaient  retirés  de  la  vie 
littéraire  :  Bessenyei  vivait  oublié  sur  la  puszta  ;  Bârdczy, 
vieux  et  sceptique,  s'occupait  d'alchimie  ;  Bacsdnyi  végétait 
hors  du  pays,  à  Vienne,  puis  à  Linz.  Kazinczy  mit  toute 
son  ardeur  à  son  apostolat.  Le  pays  n'ayant  pas  encore 
de  centre  littéraire,  il  put  régenter  le  Parnasse,  par  sa 
correspondance  énorme  :  Széphalom  devint  l'oracle  de  Del- 
phes. Quelques  voyages  à  Pest,  où  ses  fidèles  lieutenants 
Paul  Szemere,  Michel  Vitkovics  et  Etienne  Horvat  travail- 
laient sous  sa  direction,  lui  suffirent  pour  maintenir  son  pres- 
tige. Ce  prestige  ne  s'explique  que  par  le  goût  vraiment 
classique  du  maître  qui  savait  trouver  dans  les  chefs-d'œuvre 
français,  allemands  ou  anciens,  les  sources  où  il  fallait 
puiser  et  les  modèles  qu'on  devait  imiter. 

Très  aristocratique  dans  sa  vie,  il  l'était  aussi  dans  ses 
préférences  littéraires.  Le  ton  populaire  dans  la  conversa- 
tion et  dans  la  poésie  l'offusquait.  11  disait  des  vérités  peu 
aimables  à  ceux  qui,  au  milieu  des  Français  et  des  Latinistes, 
voulaient  ressusciter,  par  sentiment  patriotique,  les  œuvres 
un  peu  dures  de  Gyôngyôsi  et  qui,  dédaignant  les  formes 
savantes  du  nouveau  lyrisme,  tâchaient  de  ramener  la 
poésie  à  son  berceau,  à  sa  première  enfance. 


2o6  LA    TKANSITION 

Dans  l'œuvre  immense  de  Kazinezy,  il  n'y  a  qu'un 
volume  de  Poésies;  tout  le  reste  se  compose  de  traductions, 
de  critiques  et  de  travaux  scientifiques.  Ce  qu'il  goûte  chez 
les  Français,  c'est  le  classicisme  ;  la  forme  impeccable,  la 
généralité  philosophique  qui  caractérise  dans  leur  littérature 
les  sentiments  et  les  passions  ;  le  caractère  humain  de  leurs 
œuvres. 

Dans  son  code  littéraire,  il  blâme  tout  ce  qui  est  trop 
personnel  et  ce  qui  porte  la  marque  du  terroir.  Les  critiques 
acerbes  qu'il  n'a  même  pas  ménagées  à  Alexandre  Kisfaludy, 
portent  sur  ces  deux  points.  Il  sut  si  bien  imposer  ses  vues 
que,  pendant  vingt  ans,  les  poètes  suivaient  docilement  ses 
préceptes.  Cependant  avec  la  fondation  du  cercle  Aiiroi^a 
(1822)  qui  a  adroitement  combiné  l'élément  national  avec  le 
romantisme,  sa  domination  s'atTaiblit  et  son  règne  commence 
à  décliner.  Jusque-là  il  régente  les  lettres  comme  Boileau 
avec  lequel  il  a,  en  tant  que  poète,  maints  traits  de  ressem- 
blance. Les  Épîlres  à  Berzsenyi,  à  Yitkovics,  où  il  rappelle 
avec  tant  de  sûreté  de  goût  le  développement  de  l'ancienne 
littérature  hongroise,  et  caractérise  ses  prédécesseurs  de 
Y  École  française  et  ses  contemporains,  rappellent  manifes- 
tement VArt  poétique.  Certaines  épigrammes  contre  ses 
adversaires  littéraires  attestent  également  une  lecture  assi- 
due des  Satires  et  des  Épigrammes  du  poète  français  dont  les 
principes  furent  adoptés  en  bloc  par  le  législateur  du  Par- 
nasse magyar. 

Le  principal  titre  de  gloire  de  Kazinezy  est  la  réforme  de 
la  langue  et  de  la  versification.  Toute  réforme  de  ce  genre 
est  en  même  temps  l'indice  d'un  changement  dans  le  cou- 
rant littéraire.  Les  Français  et  les  Latinistes  avaient  eu  à 
lutter  contre  la  pauvreté  de  l'idiome  national.  Le  vocabulaire 
philosophique  et  esthétique,  celui  même  de  la  vie  sociale  et 
politique,  était  en  grande  partie  à  créer';  il  fallait,  d'autre 
part,  remplacer  par  des  vocables  magyars  les  mots  étran- 
gers que  l'usage  du  français,  de  l'allemand  et  du  latin  avaient 
introduits.  Kazinezy  rechercha,  à  cet  effet,  des  mots  tombés 


CHAPITRE    III  257 

en  désuétude,  fit  appel  aux  patois,  créa  surtout,  avec  une 
hardiesse  inouïe  pour  le  temps,  de  nouveaux  mois  et  imita  les 
figures  poétiques  des  langues  anciennes  et  modernes.  Des 
batailles  littéraires  s'ensuivirent;  néologues  et  puristes 
se  combattirent  pendant  vingt  ans;  Kazinczy,  soutenu  par 
le  plus  grand  philologue  de  son  temps,  Nicolas  Rêvai 
(1750-1807)  sortit  vainqueur  de  cette  lutte.  Il  devint  ainsi 
le  Ronsard  hongrois. 

Ses  nombreuses  traductions  '  faites  avec  un  soin  minu- 
tieux en  font  le  grand  maître  de  la  langue.  Les  deux 
comédies  de  Molière  :  Le  Médecin  malgré  lui  et  Le  Mariage 
forcé,  étaient  destinées  aux  premières  troupes  du  théâtre 
hongrois  ",  qui  luttèrent  si  misérablement  à  Bude  et  dans 
d'autres  villes  du  royaume.  Kazinczy  voulait  ainsi  montrer 
comment  on  peut  s'exprimer,  même  dans  les  farces,  sans 
blesser  les  oreilles  les  plus  délicates.  Lanassa  [La  Veuve  du 
Malabar)  de  Lemierre  était  également  destinée  aux  pre- 
mières représentations  hongroises.  Les  Maximes  de  La  Roche- 
foucauld (1810)  admirablement  traduites  pour  l'époque, 
restèrent  longtemps  l'unique  traduction  hongroise  de  ce  chef- 
d'œuvre;  les  Contes  de  Marmontel,  où  Kazinczy  lutta  avec 
Bàrdczy,  sont  le  fruit  le  mieux  venu  de  la  réforme  de  la  langue. 

Alors  qu'il  admirait  beaucoup  les  œuvres  en  prose  et  la 
langue  de  la  conversation  des  Français,  Kazinczy,  en  tant 
que  poète,  se  sentait  surtout  attiré  par  Weimar.  Dans  un  pas- 
sage supprimé  de  ses  Mémoires  ^  il  affirmait  que  les  Français 
n'avaient  pas  de  poésie  lyrique  parce  que  leur  langue  ne  s'y 
prêtait  pas.  Certes,  à  un  homme  imbu  des  doctrines  esthé- 
tiques de  Schiller  et  de  Gœthe,  la  poésie  fugitive,  la  poésie 


1 .  Outre  ses  traductions  d  auteurs  français,  il  a  donné  celles  de  Gessncr, 
Lcssing  [Fables,  Miss  Sarah  Sampson,  Minna,  Emilie  Galolli),  Uerder  {Les 
Paramythies],  Gœthe  [Stella,  Fv'ere  et  sœur,  Clavir/o,  Er/rnont),  Shakespeare 
[Hamlel),  Ossian,  Salluste  et  quelques  œuvres  de  Cicéron.  Voy.  sur  ces  traduc- 
tions, A.  Radô,  dansii.  l'hilol.  K.,  t.  VII  (1883). 

2.  Voy.  sur  ces  traductions  J.  Bayer,  dans  :  Irodaloml.   A'.  1896. 

3.  Viilyûm  emlékezele,  édit.  Abafi,  p.  279. 


258  LA    TRANSITION 

légère  du  xviii'  siècle  qui  avait  encore  inspire  les  membres  de 
V École  française,  ne  pouvait  plaire.  Il  sentait  que  le  lyrisme 
hongrois  est  appelé  à  s'envoler  plus  haut  que  les  Dorât,  les 
Parny  et  les  Ghaulieu.  S'il  avait  connu  André  Chénier,  de 
Vigny  ou  Lamartine,  il  aurait  certainement  changé  d'avis.  Ce 
qui  a  pu  encore  attirer  Kazinczy  vers  les  Allemands,  c'est 
rhellénisme.  Les  écrivains  qui  l'avaient  précédé  ne  savaient 
pas  le  grec  ;  lui,  sans  être  très  versé  dans  cette  langue,  la  com- 
prenait un  peu.  Il  pouvait  se  permettre  de  citer  un  poète 
grec  et  lisait  Anacréon  \ 

Voyant  les  grands  services  que  l'hellénisme  ressuscité 
par  Winckelmann,  Lessing  et  Herder,  avait  rendus  au  clas- 
sicisme allemand,  sentant,  d'autre  part,  la  décadence  des 
études  grecques  en  France  au  xvni'  siècle,  il  croyait  pouvoir 
plus  facilement  saisir  quelques  étincelles  du  génie  grec  en 
se  plongeant  dans  les  œuvres  des  grands  poètes  de  Weimar. 

Cependant,  même  au  plus  fort  de  son  règne,  il  n'a  pu  per- 
suader tous  les  écrivains  magyars  de  la  supériorité  des  Alle- 
mands. Les  œuvres  d'Alexandre  Kisfaludy,  qui  n'avait  rien 
emprunté  aux  Allemands,  faisaient  les  délices  du  public.  Ses 
poésies  étaient  infiniment  plus  goûtées  que  celles  de  Kazinczy 
et  de  ses  disciples.  Ceux-ci,  incapables  d'imiter  Gœthe  et 
Schiller,  s'enthousiasmèrent  pour  les  poètes  sentimentaux  et 
mélancoliques,  pour  Matthisson,  Salis  et  Hôlty,  ces  éternels 
pleurnicheurs  au  clair  de  lune  qui  parlent  de  mourir, 
même  en  chantant  leurs  amours.  Puis,  la  génération  élevée 
par  le  groupe  de  Bessenyei  ne  supportait  pas  d'entendre 
médire  des  Français.  Ainsi,  le  comte  Joseph  DessewtTy  (1772- 
1843)  écrit  à  Kazinczy  (11  mars  1811)  : 

Je  ne  crois  pas  que  les  Français  réussissent  seulement  dans  la  poésie 
légère.  Plus  une  langue  est  délicate,  plus  elle  a  de  mérite  d'avoir  eu 
des  écrivains  comme  Montaigne,  Jean-Jacques,  Bossuet,  Bourdaloue, 
Massillon,  Palru,  Montesquieu,  Raynal,  Crébillon  aîné,  Chénier,  etc.,  etc. 


1.  Voy.  L.  Kaufmann  :  Les  classiques  grecs  et  latins  dans  la  Correspondance 
de  Fr.  Kazinczy,  dans  Irodalonit.  K.,  1898. 


CHAPITRE  m  259 

Je  ne  puis  vous  accorder  que  ceci  :  aucune  langue  n'est  plus  apte  à  la 
poésie  légère  que  la  française,  aucune  n'offre  plus  de  difficultés  de 
versification  dans  la  poésie  sublime  !  On  ne  doit  pas  juger  les  Fran- 
çais d'après  les  littérateurs  de  nos  jours.  Ce  qui  est  étonnant  chez  ce 
peuple,  c'est  d'avoir  produit,  en  dépit  de  sa  légèreté,  des  penseurs  aussi 
torts  que  profonds.  Je  sais  que  certains  écrivains  allemands  refusent  la 
profondeur  à  une  nation  chez  laquelle  on  trouve  aujourd'hui  des  mathé- 
maticiens comme  Lagrange,  Laplace,  Lambert,  etc.  L'opinion  de  M™»  de 
(ienlis  sur  les  philosophes  français  n'a  aucun  poids.  On  ne  peut  pas  nier 
que  Voltaire  ne  reste  partout  Voltaire,  comme  Cicéron  reste  partout 
Cicéron Quelle  nation  a  porté  à  un  plus  haut  degré  l'esprit  d'ana- 
lyse, d'ordre,  de  clarté  et  de  précision  et  comme  ils  disent  de  méthode,  que 
les  Français  !  J/s  sont  profonds,  sans  être  creux,  exacts  et  méthodiques  sans 
être  ou  minutieux  ou  ennuyeux. 

Dessewffy  répète  souvent  dans  ses  œuvres  que  les  Hongrois 
doivent  s'inspirer  des  Français. 

Je  sais,  dit-il  ailleurs,  que  les  Allemands  qui  ont  pour  l'ordinaire  fort 
peu  de  netteté  dans  l'esprit  ne  se  soucient  guère  de  clarté  et  de  précision, 
en  disant  :  Das  ist  flache  Begreiflichkeit,  mais  cette  clarté  et  cette  préci- 
sion dans  les  idées  valent  mieux  que  l'obscurité  et  le  non-sens...  La 
caractéristique  de  leur  littérature  est  :  die  metaphysische  Poésie  und 
ihre  Metaphysik  spielt  in  das  Unerreichbare,  Unbegreifliche,  Verwirrte, 
Unfassbare,  Unanwendbare,  und  vor  lauter  Hohe  in  das  Nichts  oder 
auf's  wenigste  in  das  Leere  hinein,  Kategorien,  Constructionen  der 
Natur,  etc..  Grandes  misères!...  Je  ne  nie  pas  que  le  génie  de  la  langue 
allemande  soit  parent  du  nôtre,  mais,  en  général,  le  génie  du  peuple 
hongrois  est  beaucoup  plus  proche  de  celui  du  français  ^ 

Vingt  ans  plus  tard,  tous  les  écrivains  hongrois  partage- 
ront l'avis  de  Dessewffy. 

Kazinczy  reste,  malgré  tout,  le  grand  réformateur  de  la 
langue;  le  premier  «  homme  de  lettres  »  de  la  littérature 
magyare,  l'écrivain  qui  aida  beaucoup  à  l'atTranchissement 
intellectuel  des  Magyars. 


1.  Voy.  J.  Ferenczy,  Grof  Dessewffy  (pron.  Desjcufi),  Jozsef  életrajza  (La 
vie  du  comte  J.  Dessewffy),  1897,  pp.  112  et  suiv.  —  Les  passages  soulignés 
sont  en  français. 


260  LA    TRANSITION 


II 


Un  grand  sens  esthétique,  un  goût  alfiné,  beaucoup  de 
mesure  dans  l'expression  des  sentiments,  de  la  hardiesse  dans 
la  formation  des  nouveaux  vocables,  un  souverain  mépris  pour 
tout  ce  qui  est  populaire  :  tels  sont  les  traits  caractéristiques 
de  Kazinczy  et  de  ses  disciples  :  Kis  ',  Szemere  ^  et  Kolcsey. 
Le  mot  dédaigneux  de  Goethe  :  Werke  des  Geùtes  und  der 
Kunst  sind  fur  den  Pôhel  nicht  da^  que  le  maître  avait  mis 
en  tête  de  ses  poésies,  Épines  et  fleurs,  leur  plaît  beaucoup; 
mais  leurs  œuvres  mélancoliques,  simples  pastiches  des 
élégiaques  allemands,  s'accordaient  mal  avec  la  nature  hon- 
groise. Le  premier  souffle  de  vraie  poésie  lyrique,  telle  que 
Yorosmarty,  Petôfi  et  TompaTont  cultivée,  renversa  ces  œu- 
vres fragiles.  Ces  disciples  ont  cependant  le  mérite  d'avoir 
écrit  les  premiers  essais  de  critique  littéraire  et  esthétique. 

Au  xvm*  siècle,  tout  écrivain  était  loué,  car,  publier  un 
livre  était  alors  œuvre  patriotique.  Kazinczy  fut  le  premier 
à  montrer  que  la  bonne  volonté  seule  ne  suffisait  pas  pour 
produire  des  œuvres  littéraires.  Son  but  était  de  créer  une 
Poétique  magyare  en  s'adressant  tour  à  tour  à  la  France  et  à 
l'Allemagne.  Les  théories  de  Boileau  et  de  Voltaire  étaient 
connues  du  groupe  de  Bessenyei  ;  l'école  de  Kazinczy 
les  approfondit  et  emprunta  à  Batteux  le  code  du  classi- 
cisme. Son  Cours  des  Belles  Lettres  jouissait  alors  en  Alle- 
magne d'une    renommée    qui  contrastait    avec    le    peu   de 


1.  Jean  Kis  (1770-1846)  a  traduit  Tibulle,  Properce,  les  Épilres  d'Horace, 
Juvénal,  Perse  '^tous  dans  le  rythme  de  l'original),  le  Traité  du  Sublime  de  Lon- 
gin,  la  Rhétorique  d'Aristote  et  les  Leçons  d'esthétique  de  l'anglais  Blair.  Il 
avait  un  goût  prononcé  pour  la  poésie  de  Thomson  et  de  Deiiile.  Ses  Mémoires, 
édités  en  1790,  attestent  une  connaissance  assez  approfondie  de  la  littérature 
française  du  xyiii'  siècle. 

2.  Paul  Szemere  (1785-1861)  a  rédigé  les  deux  meilleures  revues  d'avant  1830  : 
La  Vie  et  la  Littérature  (1826-1827)  et  Mî/sa?-ion  (1829).  Il  excelle  dans  le  son- 
net; ses  critiques  esthétiques  font  preuve  d'un  sens  artistique  très  sûr. 


CHAPITRE   III  261 

notoriété  obtenue  par  cet  ouvrage  en  France.  Dayka  et  Hévai 
l'avaient  déjà  traduit  en  partie,  Péczeli  lui  fit  des  emprunts  ; 
dans  les  classes  on  enseignait  ses  principes. 

Avec  le  Cours  on  lisait  également  la  Poétique  de  Mar- 
montel  ;  mais  tandis  que  les  Français  se  contentaient  de 
ces  deux  écrivains,  Kazinczy  et  ses  disciples  s'adressèrent 
également  à  Lessing  et  à  une  autorité  beaucoup  moins  con- 
sidérable, Sulzer,  qui  dans  sa  Théorie  générale  des  Beaux- 
Arts  s'inspirait  de  Batteux  et  feignait  d'ignorer  le  Lao- 
coon  et  la  Dramaturç/ie .  Les  articles  de  son  Dictionnaire 
ont  servi  aux  esthéticiens  hongrois  depuis  Péczeli  jusqu'à 
Kolcsey  '.  Ce  dernier  est  le  représentant  le  plus  illustre  du 
cénacle  de  Kazinczy  ;  ses  œuvres  sont  comme  l'aboutissement 
de  cette  école  gréco-allemande. 

Dans  ses  poésies,  Kolcsey  s'inspire  de  l'idéal  schillérien  du 
Beau  et  de  la  Liberté,  mais  le  pitoyable  état  politique  de  son 
pays  lui  arrache  des  accents  douloureux  qui  répugnent  à  la 
sérénité  classique.  Comme  son  maître,  il  nous  laisse  froid  ; 
son  idéalisme  reste  incompréhensible  pour  le  lecteur;  il  se 
perd  dans  les  nuages  ;  ses  idées  et  la  forme  qu'il  leur  donne 
sont  de  la  dernière  obscurité  '.  Seules,  ses  poésies  patrio- 
tiques, surtout  son  Hymne  qui  fut  longtemps  le  Chant  Natio- 
nal^ resteront.  Trop  sentimental  comme  poète  lyrique,  il  est 
d'une  grande  fermeté  comme  critique  littéraire.  Sa  con- 
naissance approfondie  des  littératures  anciennes  et  modernes, 
des  doctrines  littéraires  et  esthétiques  de  la  France  et  de 
l'Allemagne  ^  font  de  lui  le  juge  littéraire  le  plus  compétent 


1.  Voj'.  R.  Radnai,  ouvr.  cité,  chap.  xiii.  —  La  première  Esthétique  hongroise 
était  encore  écrite  en  latin  :  Aesthelica,sivedoctrinabo7n  ijiistus  e.r  pfiilosophia 
pulchridediicta  in  scientias  et  artes  amoeniores  (\188).  L'auteur,  G.  Szerdahelyi 
(1750-1808)  combinait  ingénieusement  le  P.  André  avec  Baunigarten.  Son  livre, 
très  remarquable  pour  l'époque,  était  peu  répandu,  probablement  à  cause  de 
la  langue.  Mais  il  y  avait,  dès  1174,  une  chaire  d'esthétique  à  l'Université. 

2.  Voy.  A.  Kardos  :  A  muçiyar  széijirodalom  lôrténele  (Hist.  de  la  littérature 
hongroise),  1892.  —  Chap.  xxiii. 

3.  Voy.  R.  Szegedy,  Les  travaux  eslttétiques  de  Kolcsey,  dansE.  Philol.  K. 
1897. 


262  LA    TRANSITION 

de  son  groupe.  Son  travail  sur  le  Ziinyi  de  Kôrner  est  une 
des  meilleures  études  dramatiques  de  l'époque.  Il  se  montre 
très  partial  dans  ses  jugements  sur  Berzsenyi  et  sur  Gsoko- 
nai.  Sa  critique  des  œuvres  de  ce  dernier  est  comme  un  écho 
des  attaques  de  Schiller  contre  le  malheureux  Bûrger. 

Kôlcsey  est  le  créateur  de  l'Eloge  académique;  pour  ce 
genre  il  ne  put  qu'imiter  la  France.  En  effet,  les  discours 
de  réception  à  l'Académie  française  l'ont  bien  inspiré. 
Ses  éloges  de  Kazinczy  et  de  Berzsenyi  devinrent  les 
modèles  du  genre  dans  lequel  excellèrent  Joseph  Eôtvôs 
et  Paul  Gyulai.  Kôlcsey,  orateur  politique,  continue  l'œuvre 
de  ces  esprits  libéraux  qui,  à  la  Diète  de  1790-1791,  ont 
combattu  pour  la  liberté.  Député  de  Szatmâr  en  1832,  il 
devint  bientôt  un  des  premiers  orateurs  de  la  Chambre. 
Il  y  discutait  les  principes  de  1789  et  eut  des  accents 
émus  pour  la  Pologne.  Dans  un  de  ses  discours,  il  alla 
trop  loin  au  gré  de  ses  mandataires.  Il  dut  donner  sa 
démission  (1834)  ;  son  dernier  discours  lit  une  telle  impres- 
tion  que  la  Diète  leva  la  séance.  Le  jeune  Kossuth,  qui  rédi- 
geait alors  les  comptes  rendus  des  séances,  fit  encadrer  sa 
feuille  de  noir.  Les  jeunes  orateurs  parlementaires  considé- 
raient Kôlcsey  comme  leur  maître.  Les  idées  libérales  venues 
de  Paris  après  la  Révolution  de  Juillet  trouvaient  en  lui  un 
défenseur  et  respiraient  déjà  dans  ses  discours  avant 
d'atteindre  à  leur  triomphe  définitif  en  1848. 


III 


Français,  Latinistes  et  Gréco-allemands  élargissaient  ainsi 
l'horizon  intellectuel  de  la  Hongrie  et  travaillaient  à  rendre 
l'idiome  national  apte  à  exprimer  les  idées  poétiques,  esthé- 
tiques et  sociales  de  l'Occident.  Kazinczy  rendait  justice  à 
Bessenyei,  car  il  savait  que  la  lumière  commençait  à  péné- 
trer grâce  à  ses  efforts  ;  il  savait  aussi  ce  que  la  prose  lion- 


CHAPITRE    IIÏ 


263 


groise  devait  à  Bârdczy  et  il  s'efforça  de  Tégaler  ;  il  loua 
Virâg  et  Berzsenyi  à  cause  de  la  forme  concise  de  leurs 
strophes  horatiennes.  Tout  écrivain  qui  alliait  à  des  pensées 
sérieuses  une  forme  classique  —  que  cette  forme  fût  ancienne 
ou  moderne  —  trouvait  en  lui  un  juge  bienveillant  prêt  à 
le  tutoyer  fraternellement.  Un  seul  groupe  d'écrivains  avait 
la  propriété  de  l'irriter,  c'était  le  groupe  populaire  qui  ne 
voulait  pas  accepter  son  code  classique.  S'adressant  à  la 
petite  noblesse,  peu  instruite  et  surtout  au  peuple,  il  leur 
donnait  des  lectures  agréables,  faciles  à  comprendre,  terre  à 
terre,  oîi  les  héros  populaires  jouent  le  rôle  principal.  Crai- 
gnant l'invasion  des  mœurs  étrangères,  il  dirigeait  des 
satires  contre  la  noblesse  francisée  et  la  bourgeoisie  germa- 
nisée. Les  écrivains  de  ce  groupe  produisaient  des  romans, 
soit  en  vers,  soit  en  prose,  des  épopées  héroï-comiques  dans 
une  langue  lâche  et  diffuse;  ils  rejetaient  les  innovations  de 
Kazinczy  et  attaquaient  même  sa  réforme  de  la  langue  et  de 
la  prosodie. 

André  Dugonics  (1740-1818)  de  l'Ordre  des  Piaristes  four- 
nit au  public  féminin  des  romans  ineptes  débordants  de 
chauvinisme;  Adam  Paldczi  Horvâth  (1760-1820)  écrivit 
des  épopées  aujourd'hui  illisibles;  Joseph  Gvadanyi  (1725- 
1801)  donna  son  Notaire  de  Peleske  (1790)  avec  la  devise  : 
Omnis  mutatio  'periculosa^  et  son  roman  d'aventures  Paul 
Rontô,  fidèle  compagnon  du  comte  Maurice  Benyovszky 
(1793)  ;  tandis  que  les  poètes  de  Debreczen  s'inspiraient  de  la 
Muse  populaire  dans  leurs  poésies  lyriques. 

Il  ne  faudrait  cependant  pas  croire  que  ces  écrivains  ne 
connaissaient  pas  les  littératures  étrangères.  Leur  réaction 
semble  surtout  dirigée  contre  l'esprit  allemand.  Dans  leurs 
œuvres,  nous  pouvons  constater  maints  emprunts  à  la 
littérature  française.  C'est  que  depuis  Bessenyei  jusqu'à 
nos  jours,  tout  écrivain  devait  connaître  les  chefs-d'œuvre 
français.  Gvadanyi  lui-même  connaissait  Voltaire.  La  vie 
de  Charles  XII,  roi  de  Suède  (1792)  n'est  qu'une  adap- 
tation que  l'écrivain  hongrois  agrémenta  çà  et  là  de  quelques 


264  l'A    TRANSITION 

notes  du  Journal  de  Pierre  le  Grand  et  de  quelques 
passages  de  Rochonville.  Mais  la  grâce  et  l'élégance  de 
l'original  disparaissent  sous  sa  plume,  pour  se  changer 
en  un  style  lâche  et  confus;  de  plus,  les  critiques  qu'il 
adresse  à  son  auteur  sont  enfantines'.  Le  môme  Gvaddnyi 
a  entrepris  la  traduction  de  Millot,  commencée  par  Verseghy. 
Le  premier  volume  des  Éléments  d'histoire  générale  parut 
en  1796  et  le  cinquième  en  1798.  Gvadânyi  y  a  ajouté  des 
pages  de  Rollin  et  donné  ainsi  la  première  histoire  univer- 
selle qui  ait  paru  en  Hongrie.  Il  combat  les  athées  et 
les  matérialistes,  mais  dans  les  volumes  suivants  il  dirige 
ses  attaques  contre  les  princes,  les  papes  et  les  magnats. 
La  censure  s'en  mêla  et  les  trois  derniers  volumes  remaniés 
n'ont  pu  paraître  qu'après  sa  mort.  «  Monsieur  le  comte 
Gvadânyi,  général  de  bataille  au  service  de  Sa  Majesté 
Impériale  et  Royale  apostolique  ■  »,  connaissait  donc  les 
Français. 

Palôczi  Horvâth  doit  également  le  plan  de  son  épopée 
Hiinnyade  (1787)  à  la  Ilenriade,  qui  avait  été  traduite  par 
Péczeli.  Dans  le  cercle  calviniste  de  Debreczen,  qu'on  croirait 
isolé  du  mouvement  littéraire,  le  courant  français  se  faisait 
pourtant  sentir.  Les  deux  principaux  représentants  de  ce 
cercle  :  Michel  Fazekas  (1766-1828)  q\  Michel  Csokonai  Vitéz 
(1773-1805),  malgré  le  ton  populaire  de  leurs  poésies  lyriques, 
sont  imbus  de  lectures  françaises.  Sous  cette  influence  ils 
deviennent  démocrates  et  humanitaires. 

Fazekas  était  soldat  et  fit  la  campagne  de  France  ^  Son 
séjour  en  Champagne  et  en  Lorraine,  la  lecture  assidue  de 
Rousseau  ont  effectué  une  véritable  métamorphose  dans  son 
âme.  Le  jeune  officier,  jadis  belliqueux,  quitte  l'armée   à 


1.  Voy.  Charles  Széchy  :  La  Vie  de  Gvaddnyi  dans  les  Torténeii  életrajzok 
(Biographies  historiques),  1894,  pp.  27?)  et  suiv. 

2.  Les  adresses  des  lettres  s'écrivaient  toujours  en  français  à  cette  époque. 

3.  Voy.  sur  Fazekas,  l'étude  détaillée  de  R.  Tôth  dans  Irodalomt.  K.  1897, 
reproduite  en  tête  de  son  édition  des  Poésies  [Ancienne  Bibl.  honr/roise, 
noXVII,  1900). 


CHAPITRE    III 


265 


trente  ans,  pour  devenir  un  philanthrope,  un  égalitaire,  un 
vrai  philosophe  des  /amures.  Il  détesle  le  carnage,  comme 
Bessenyei,  Barcsay  et  Bârdczy;  la  haine  de  Napoléon 
s'explique  par  ses  idées  humanitaires.  Dans  ses  poésies 
lyriques,  nous  trouvons  plusieurs  morceaux  traduits  du 
français,  notamment  le  Philosophe  des  Alpes  de  La  Harpe, 
où  il  a  trouvé  l'expression  philosophique  de  ses  goûts 
personnels.  Démocrate  ardent,  il  a  sa  place  marquée  dans 
cette  lignée  d'écrivains  que  la  Révolution  française  a 
inspirés. 

Au  milieu  des  guerres  napoléoniennes,  lorsque  le  noble 
élan  de  1790  semblait  éteint,  il  composa  une  petite  épopée 
comique  intitulée  :  Ludas  Matyi  (Mathias,  gardeur  d'oies)  *, 
où  il  a  créé  le  type  du  serf  qui,  vexé  et  opprimé  par  son  sei- 
gneur, se  venge  par  des  tours  spirituels  du  hobereau  qui  le 
tourmente.  Mathias  va  au  marché  vendre  ses  volailles  ;  le 
seigneur  Dôbrôgi  les  lui  fait  prendre  de  force  et  il  est  de  plus 
rossé  par  ses  domestiques.  Matyi  jure  de  se  venger  et,  en 
effet,  déguisé  tantôt  en  architecte  italien,  tantôt  en  médecin, 
il  réussit  à  rendre  à  son  seigneur  la  monnaie  de  sa  pièce.  Le 
sujet  est  vieux  sans  doute  et  se  trouve  dans  les  fabliaux,  mais 
il  n'appartient  pas  au  folklore  magyar. 

Le  dernier  biographe  de  Fazekas  croit  que  le  poète,  pen- 
dant son  séjour  en  France,  a  lu  ou  entendu  ce  récit,  remanié 
pendant  la  Révolution  pour  railler  la  noblesse...  Le  roman 
de  Trubert  -  et  un  conte  lorrain  ont  force  analogies  avec  le 
récit  magyar.  La  composition  ferme,  le  grand  intérêt  de  la 
fable,  les  caractères  bien  dessinés  font  de  cette  épopée  popu- 
laire un  petit  chef-d'œuvre  et,  ce  qui  lui  donne  le  charme 
de  la  nouveauté,  c'est  qu'on  y  voit  pour  la  première  fois,  après 
le  procès  de  Martinovics,  un  poète  prendre  parti  pour  le 
serf  contre  le  seigneur,  cela  dans  un  temps  où  les  Diètes  ne 
se  réunissaient  que  «  pour  défendre  les  garanties  du  trône. 


1.  Conte  burlesque  de  454  hexamètres,  1815. 

2.  Voy.  Histoire  liltéraire  de  la  France^  tome  XIX,  p.  734  et  suiv. 


266  LA    TRANSITION 

de   l'ancienne  constitution    et  des   droits  nobiliaires  ;  pour 
faire  résistance  aux  idées  et  aux  armes  françaises.  » 

Csokonai,  le  talent  le  plus  original  de  ce  groupe,  est  un 
mélange  de  Rousseau  et  de  Piron.  Elevé  dans  la  stricte  disci- 
pline du  collège  de  Debreczen,  il  y  professa  quelque  temps, 
mais  dut  quitter  sa  chaire  à  cause  des  désordres  de  sa  vie 
privée.  Il  se  voua  exclusivement  à  la  poésie,  ne  pouvant  se 
plier  aune  occupation  régulière.  Résolution  hardie  !  car  le 
métier  d'homme  de  lettres  n'était  guère  lucratif  alors.  Aussi 
après  plusieurs  années  de  vagabondage  à  travers  le  pays,  il 
revint,  épuisé,  mourir  dans  les  bras  de  sa  mère;  il  n'avait 
que  trente-deux  ans  \ 

C'est  une  grande  erreur  de  ranger  cet  homme  d'un  talent 
lyrique  si  remarquable  parmi  les  détracteurs  de  la  Révolution 
française.  Il  est  cosmopolite  et  ne  s'est  jamais  départi  de  ses 
sympathies  pour  les  principes  que  proclamèrent  ses  contem- 
porains. On  lui  reproche  d'avoir  rédigé,  en  1796,  une  petite 
feuille  qui  eut  en  tout  onze  numéros  :  La  Muse  hongroise 
de  la  Diète,  grâce  à  laquelle  il  espérait  voir  surgir  des 
Mécènes  parmi  les  magnats.  Mais,  comme  dit  son  biographe, 
M.  Jules  Haraszti,  ces  morceaux  tantôt  traduits,  tantôt  dictés 
sans  enthousiasme  à  son  imprimeur,  ne  sont  que  des  phrases 
mises  dans  la  bouche  du  palatin.  «  C'est  froid  comme  la 
chanson  à  boire  d'un  buveur  d'eau  ou  les  vers  amoureux 
d'un  vieillard  rhumatisant.  »  Le  vrai  Csokonai  est  un  dis- 
ciple enthousiaste  de  Rousseau  dont  le  nom  est  sur  ses  lèvres 
toutes  les  fois  qu'une  grande  douleur  l'étreint.  C'est  Rous- 
seau qui  inspire  ses  poèmes  philosophiques,  notamment  les 
morceaux  célèbres  sur  V hnmortalité  de  rame. 

«  Toi,  qui  reposes  dans  l'île  isolée  d'Ermenonville  sous  l'ombre 
fraîche  des  peupliers,  réveille-toi  et  admire  une  créature  hardie  qui 
ose  faire  de  plus  grands  sacrifices  que  toi  !  » 

L'amour  de  la  nature,  qui  a  trouvé  dans  Csokonai    des 

1.  Voy.  Sa  biographie  par  Haraszti  :  Csokonai  Mihcily,  1880. 


CHAPITRE    III  267 

accents  inconnus  jusqu'à  lui,  l'esprit  «le  tolérance  prêchd 
dans  son  beau  poème  :  Constantinoplc,  permettent  de  démêler 
les  vraies  sources  de  son  inspiration.  Ses  chansons  anacréon- 
tiques  rappellent  par  plus  d'un  point  la  poésie  légère  du 
xviii'  siècle,  mais  elle  devient  chez  lui  parfois  obscène; 
cela  lui  attira  les  critiques  de  Kôlcsey.  Gsokonai  con- 
naissait Dorât,  Colardcau,  Parny,  Pezay  et  Piron  ;  mais, 
tout  en  s'inspirant  d'eux,  il  a  su  donner  à  ses  chansons  une 
tournure  populaire  qui  leur  prête  un  charme  impérissable. 

L'épopée  com.\(\\\e  Dorothée  ou  le  trumiplte  des  Dames  cm 
C«/virti'«/ s'inspire  de  Va  Boucle  de  cheveux  enlevée  de  Pope  ', 
et  du  Sceau  enlevé  de  Tassoni,  cependant  le  r<Me  d'Eris  est 
imité  du  Lutriii  dont  une  traduction  complète  fut  donnée 
parKovacs.  Gsokonai  voulait  chanter  les  exploits  d'Arpâd  ; 
d'après  le  plan  de  cette  épopée  ^  on  voit  clairement  que  c'eût 
été  une  imitation  de  la  Henriade  :  la  mythologie,  les  pro- 
phéties, les  visions,  jusqu'au  palais  des  Destins  et  les  tirades 
politiques,  tout,  en  effet,  se  retrouve  dans  cette  esquisse, 
découverte  dans  les  papiers  de  Dessewffy.  Gsokonai  projeta 
également  une  Poétique  hongroise  d'après  le  plan  de  Mar- 
montel,  mais  il  n'acheva  que  la  partie  traitant  de  l'Epopée. 

Les  œuvres  de  Fazekas  et  de  Gsokonai  nous  montrent 
suffisamment  que  la  littérature  française  pénétra  jusque  dans 
ce  coin  isolé  et  puritain  que  fut  Debreczen.  Une  petite  que- 
relle survenue  après  la  mort  de  Gsokonai  eu  est  une  nouvelle 
preuve.  Kazinczy  avait  demandé  pour  le  poète  un  monument 
sur  lequel  serait  gravé  le  premier  vers,  devenu  proverbial, 
d'une  poésie  de  Schiller  :  «  Moi  aussi,  j'étais  né  en  Arcadie  )>. 
Les  écrivains  et  les  savants  de  Debreczen  qui  ne  connaissaient 
pas  la  poésie  allemande,  consultèrent  le  Voyage  du  jeune 
Anacharsis  de  Barthélémy  et  y  découvrirent  bientôt  cette 
phrase  dans  la  description  de  l'Arcadie  :  «  Les  pâturages  y 


\.  Gsokonai  avait  traduit  l'œuvre  do  Pope  «  sur  une  traduction  française  ». 
Voy.  Radnai,  ouvr.  cité,  p.  201. 
2.  Voy.  Ilaraszti  :  M.  Gsokonai,  p.  262  et  suiv. 


268  LA    TRANSITION 

sont  excellents,  surtout  pour  les  ânes.  »  Appuyé  de  l'aulorité 
de  Barthélémy,  ils  refusèrent  le  monument  et  invectivèrent 
Kazinczy  auquel,  d'ailleurs,  ils  gardaient  rancune  pour  sa 
réforme  du  langage. 


IV 


Si  nous  pouvons  constater  dans  le  cercle  populaire  de 
Debreczen,  loin  de  la  capitale,  une  connaissance  si  intime  de 
la  littérature  française,  nous  Tobserverons  encore  mieux 
dans  des  milieux  plus  favorables  *.  Les  petites  sociétés  litté- 
raires de  Cassovie,  Komârom,  Gyôr  (Raab),  Pozsony,  puis 
de  Sopron,  Nagy-Enyed,  Kolozsvar  étaient  très  au  courant 
de  ce  qui  se  publiait  à  Paris  ;  mais  un  grand  centre 
intellectuel,  industriel  et  commercial  manquait  encore 
L'idée  même  d'en  créer  un  et  de  faire  de  Pest  une  vraie 
capitale  germa  d'abord  dans  la  tête  d'un  écrivain  :  Joseph 
Kàrmân  (1769-1795).  La  France  centralisée,  avec  sa  capitale, 
ses  écrivains,  ses  salons  fut  donnée  comme  exemple  dès 
Bessenyei  ;  mais  la  Hongrie  ne  put  réaliser  ce  rêve  que  vers 
1830.  Quand  les  écrivains  de  cette  époque  parlent  de  l'unité 
nationale,  quand  ils  désirent  cultiver  la  langue  et  la  littéra- 
ture pour  éveiller  la  nationalité,  c'est  toujours  l'image  de  la 
France  unifiée  qu'ils  ont  devant  les  yeux  ;  ils  savent  les  ser- 
vices que  rend  l'Académie  française,  ils  comprennent  de 
quelle  utilité  sont  les  salons  et  l'influence  salutaire  que  les 
femmes  peuvent  exercer  sur  le  mouvement  littéraire.  C'est 
pourquoi   Karman,  jeune  enthousiaste    épris    de  Rousseau 


1.  Il  est  hors  de  doute  que  le  culte  de  Virgile  dans  le  cercle  des  La/mis/es, 
•es  nombreuses  traductions  et  imitations  des  Géorgiques  viennent,  en  grande 
partie,  de  France.  Un  des  principaux  membres  de  ce  cercle,  David  Barùti 
Szabô  (1739-1819),  a  traduit  en  hexamètres  le  Praedium  ruslicum  du  jésuite 
Jacques  Vaniére  (1664-1739)  sous  le  titre  :  ParaszH  majorsng  (1779).  Ce  pas- 
tiche de  Virgile,  de  même  que  les  imitations  de  Delille  le  prouvent  suffi- 
samment. 


CHAPITRE    m  269 

et  de  l'idéal  dos  Encyclopédistes,  fonda  sa  revue  :  Uranie 
(1794).  Il  était  affilié  à  la  société  de  Martinovics,  mais  ne 
fut  pas  dénoncé,  de  sorte  qu'il  put  mourir,  sans  être  inquiété, 
au  moment  même  où  le  procès  se  déroulait.  Karman  comp- 
tait surtout  sur  le  public  féminin  dont  il  attendait  le  relè- 
vement des  mœurs,  des  coutumes  et  de  l'esprit  magyars. 

Uranie  publia  son  roman  :  Les  reliques  de  Famitj  (Fanny 
hagyomânyai),  vrai  chef-d'œuvre  pour  la  peinture  des 
passions,  inspiré  de  la  Nouvelle  Héloïse  et  un  peu  de 
Werther.  Fanny,  dont  le  cœur  sensible  est  froissé  par  un 
père  aux  préjugés  aristocratiques  et  par  une  marâtre,  aime 
un  jeune  homme  d'une  condition  sociale  inférieure.  Le 
mariage  étant  déclaré  impossible,  on  les  sépare  et  alors  com- 
mencent le  journal  et  les  notes  qui  constituent  le  roman  : 
celui-ci  se  termine  par  la  mort  de  Fanny. 

Le  disciple  de  Rousseau  a  su  mêler  à  ce  récit  des  images 
et  des  scènes  de  la  nature  qui,  dans  leur  forme  exquise,  ont 
ravi  les  contemporains  et  qu'on  retrouvera  quelques  années 
plus  tard  dans  le  Saint-Preux  magyar  :  Alexandre  Kisfaludy. 
Et  de  même  que  celui-ci  chantera  d'abord  V Amour  qui  se 
lamente.,  puis  l'Amour  heureux^  Kârmân  dans  les  Lettres  d'un 
jeune  marié,  débordantes  de  joie  et  d'enthousiasme,  dépeint, 
d'après  Rousseau,  l'état  d'âme  d'un  amant  heureux.  —  Le 
fragment  dramatique  :  Condamnation  capitale  est  une  sortie 
véhémente  contre  les  seigneurs  tyranniques  qui  foulent  aux 
pieds  les  sentiments  les  plus  nobles  de  leurs  serfs. 

Bien  qu'il  eût  été  enlevé  à  la  fleur  de  l'âge.  Karman  peut 
prendre  rang  à  côté  des  écrivains  qui  personnifient  les  aspi- 
rations libérales  des  années  mouvementées  qui  précèdent 
1795.  Comme  ses  compagnons  d'armes,  il  lutte  pour  la  con- 
servation de  la  langue  et  du  caractère  magyars,  pour  un 
centre  intellectuel,  pour  une  société  savante  qui  réunirait  en 
un  faisceau  les  efforts  que  leur  dispersion  rend  stériles.  11 
espère  voir  bientôt  paraître  des  ouvrages  originaux  et  des 
lectures  agréables  pouvant  gagner  le  public  à  la  cause  de 
l'idiome  national. 


270  LA    TRANSITION 


Toutes  ces  œuvres  parurent  au  milieu  des  guerres  napo- 
léoniennes. Il  est  curieux  d'observer  la  grande  réserve  de 
tous  les  écrivains  de  l'époque  au  moment  de  la  lutte  do  l'Au- 
triche contre  la  France.  Nous  chercherions  en  vain  parmi  eux 
des  Arndt,  des  Schenkendorf  ou  des  Koerner  '.  Ils  obser- 
vèrent plutôt  la  sérénité  olympienne  de  Goethe  qu'ils  n'imi- 
tèrent les  cris  désordonnés  des  Allemands.  Kazinczy  était  un 
grand  admirateur  de  Napoléon  et  le  rôle  que  Goethe  joua 
vis-à-vis  du  conquérant  lui  aurait  probablement  convenu. 

Le  pays,  s'il  montra  quelque  ardeur  dans  les  premières 
années  de  la  guerre,  ne  vit  plus  la  nécessité  de  faire  des 
sacrifices  après  le  traité  de  Lunéville;  c'est  toujours  en  mau- 
gréant que  les  Diètes  votaient  les  subsides.  On  savait 
d'avance  que  toutes  les  promesses  de  la  Cour  resteraient  lettre 
morte.  Les  meilleurs  esprits,  ceux  qui  étaient  imbus  des 
grands  principes  de  la  Révolution,  souhaitaient  ardemment 
un  écrasement  complet  de  l'Autriche  qui  leur  eût  permis  de 
reconquérir  leur  indépendance.  La  proclamation  de  Napoléon 
en  1809  était  donc,  au  point  de  vue  politique,  très  adroite. 
•L'Empereur  était  bien  renseigné  sur  l'état  des  esprits;  il 
savait  que  les  journaux  français  étaient  très  lus  en  Hongrie  ^ 

1.  «  Aucun  poète  (hongrois)  ne  chanta  la  victoire  de  Leipzig,  ou  la  prise  de 
Paris  i),dit  avec  raison  Sayous.  —  En  1802,  Adrien  Lezay  écrit  à  Napoléon  : 
«  En  général,  il  y  a  peu  de  Hongrois  qui  n'ait  en  haine  les  Autrichiens,  en 
mépris  la  maison  régnante,  en  admiration  les  armées  françaises.  »  Archives 
nationales,  AF  iv,  1677. 

2.  Voy.  Correspondance  de  Napoléon  l<^'\  tome  XI,  4  octobre  1803.  Par  suite 
de  la  banqueroute  financière  de  1811,  le  prix  des  journaux  français  devint 
presque  inabordable.  Le  Moniteur  de  Paris  se  payait  420  florins,  la.  Gazette  de 
France,  le  Journal  de  Paris,  le  Journal  des  Débats,  236  florins.  Voy.  F.  Krones  : 
Aus  Oesterreichs  stillen  und  bewegten  Jahren,  1892,  p.  6u.  — Sur  les  rapports 
de  Napoléon  avec  la  Hongrie,  voy.  Wertheimer,  dans  Ungarische  Revue,  1883; 
et  :  Aiisztria  es  Marjyarorszâg  a  XIX.  szûzad  elsô  tizedében  (L'Autriche  et  la 
Hongrie  dans  le  premier  décennat  du  XIX»  siècle)  1884-1890.  —  R.  Chélard 
dans  la  Revue  britannique,  1897,  nov. 


CHAPITRE    III  271 

Quoique  averti  par  ses  émissaires  que  le  mouvement  libéral 
de  1790-1791  n'était  qu'un  feu  de  paille,  il  se  risqua  tout  de 
même  à  essayer  d'agir  en  ce  sens,  croyant  que  les  écrivains 
exerceraient  aux  bords  du  Danube  la  môme  influence  qu'en 
France.  Il  se  trompait.  Les  magnats  qui  détenaient  tous  les 
emplois  étaient  trop  «  Autrichiens  »  pour  proclamer  l'indé- 
pendance. Mais  ce  qui  est  indéniable,  c'est  l'absence  de  haine 
contre  les  Français  dans  la  littérature  de  ce  temps.  Quelques 
pièces  de  commande  du  pauvre  Verseghyau  service  du  pala- 
tin et  de  Csokonai  en  quête  d'un  noble  protecteur,  ne  comp- 
tent vraiment  pas,  d'autant  plus  que  la  sincérité  de  ces 
auteurs  est  démentie  par  leurs  autres  œuvres. 

Un  seul  poète  se  fit,  en  1797,  le  Tyrtée  de  la  nation  :  Daniel 
Berzsenyi  (1776-1836),  le  meileur  poète  parmi  les  Latinistes. 
Mais  dans  ses  Odes  horatiennes  il  exprime  plutôt  sa  douleur 
et  sa  résignation  qu'il  n'excite  à  la  résistance.  Jamais  un  mot 
blessant  contre  l'ennemi  de  son  pays  n'a  échappé  à  ses  lèvres 
et  dans  ses  strophes  d'une  facture  vraiment  admirable  on 
aperçoit  des  lueurs  d'espérance  bientôt  suivies  d'un  grand 
abattement. 

Lorsque  la  noblesse  hongroise  accourt  à  l'appel  de  Fran- 
çois II,  il  s'écrie  :  «  Les  petits  des  aigles  ne  peuvent  être  que 
des  aigles  —  Et  la  panthère  de  Nubie  —  INe  peut  engendrer 
de  timides  lièvres.  »  Mais  voyant  que  les  troupes  ne  sont  plus 
animées  de  l'ancien  esprit  belliqueux,  il  désespère  de  l'ave- 
nir de  son  pays  et  se  console  par  cette  idée  que  tout  doit  périr 
selon  la  loi  éternelle:  «  La  main  d'airain  des  siècles  boule- 
verse tout;  —  La  noble  II  ion  est  tombée,  —  Ainsi  que  la  fière 
et  puissante  Garthage;  —  Rome  et  Babylone  sont  déchues.  » 
Les  quelques  distiques  adressés  à  Napoléon  après  181S  mon- 
trent que  Berzsenyi  était  fort  sobre  dans  ses  expressions  : 

«  Ce  n'est  pas  loi,  c'est  l'âme  de  ton  temps  qui  a  remporté  la  victoire, 
c'est  la  liberté  dont  tes  troupes  glorieuses  portaient  les  étendards  !  Les 
peuples  tombés  dans  une  erreur  sublime  se  sont  prosternés  devant  toi, 
et  le  sort  de  la  sainte  humanité  fut  confié  à  ta  main.  Mais  toi,  tu  subor- 
donnas tout  à  ta  fantaisie  chimérique,  et  voilà  que  la  palme  divine  est 


272  LA    TRANSITION 

remplacée  par  la  couronne  d'épines.  La  main  qui  t'a  élevé  est  celle  qui 
t'a  abattu  :  la  destinée  du  genre  humain  est  vengée  en  toi.  » 

Le  poète  qui  s'était  retiré  à  la  campagne  où  il  vivait 
en  dehors  des  grands  courants  européens,  reste  entiché  de  la 
noblesse  à  laquelle  il  attribue  toute  la  gloire  du  passé,  selon 
lui,  plus  brillant  que  le  présent.  Le  souffle  des  idées  démocra- 
tiques ne  l'avait  pas  touché.  Gomme  beaucoup  de  nobles  il 
était  opposé  à  l'émancipation  des  serfs  et  à  l'impôt  sur  la  pro 
priété  foncière.  Il  trouve  que  le  paysan  hongrois  n'est  pas  si 
malheureux  qu'il  semble;  il  se  contente  encore  en  1833,  de 
recommander  qu'on  observe  une  certaine  mesure  dans  les 
peines  corporelles  et  un  peu  d'humanité  :  il  attend  d'ailleurs 
les  meilleurs  effets  de  l'instruction  du  peuple. 

Malgré  ses  tendances  réactionnaires,  Berzsenyi  n'était  pas 
un  ennemi  de  l'influence  française  ;  plusieurs  de  ses  poèmes 
philosophiques,  pleins  de  mélancolie,  rappellent  la  poésie  de 
Delille  dont  les  œuvres  étaient  fort  répandues  au  commen- 
cement du  XIX*  siècle  en  Hongrie  et  inspiraient  les  poètes 
campagnards. 


Kazinczy  et  Kôlcsey,  critiques  littéraires  et  réformateurs 
de  la  langue  ;  Alexandre  Kisfaludy  et  Gsokonai,  poètes 
lyriques,  dominent  cette  époque  de  transition  qui  tinit  par 
l'avènement  de  l'école  romantique.  Un  monde  nouveau,  un 
idéal  différent  se  révèle  alors  à  la  Hongrie  par  l'intermédiaire 
de  la  littérature  française. 

Les  poètes  et  les  écrivains  du  xvii®  siècle  et  principale- 
ment du  xviii^,  dont  l'influence  fut  si  prépondérante  pendant 
la  période  que  nous  venons  d'étudier,  cèdent  le  pas  aux 
poètes,  dramaturges  et  romanciers  de  l'Ecole  romantique 


CHAPITHE   m  273 

La  fondation  du  Théâtre  National  *\q  Pest,  en  1837,  donne 
aux  eflorls  louables  de  la  période  précédente  une  nouvelle 
direction.  La  littérature  dramatique  naît  et  se  développe  pen- 
dant soixante  ans  sous  l'inlluence  de  la  scène  française.  Le 
roman,  qui  se  trouve  alors  pour  la  première  fois  dignement 
représenté,  s'inspire  également  des  œuvres  françaises.  La 
vie  savante  fortifiée  par  la  fondation  de  l'Académie  (1830), 
institution  que  Bessenyei  dans  son  patriotisme  clairvoyant 
demandait  déjà,  reprendra  tout  son  essor  pendant  cette 
période,  et  nous  trouverons  là  encore  de  nombreuses  traces 
françaises. 

Jusqu'ici  nous  avons  pu  constater  que,  grâce  à  la  littéra- 
ture française,  les  Magyars,  malgré  de  nombreuses  difficultés 
—  apathie  du  public,  malveillance  des  autorités  viennoises, 
censure  tracassière  —  ont  créé  une  littérature  qui  possède 
des  écrivains  autres  que  des  traducteurs  ou  des  adaptateurs. 
Après  avoir  joué  le  rôle  d'initiatrice,  la  France  reste  un  guide 
sûr,  une  conseillère  et  une  inspiratrice,  et  cela  même  pour 
des  poètes  dont  les  œuvres  sont  comme  l'expression  de  la  vie 
magyare.  Ils  l'aiment  comme  le  génie  tutélaire  de  l'huma- 
nité qui  dissipe  les  ténèbres  et  se  trouve  toujours  au  premier 
rang  quand  il  s'agit  de  combattre  pour  les  droits  de  l'homme, 
la  justice  et  la  liberté  ! 


LIVRE    II 


(1837-1896). 


INTRODUCTION 


Dans  les  pages  précédentes,  nous  avons  vu  comment  est 
née  la  littérature  hongroise  ;  nous  avons  vu  avec  quel 
enthousiasme,  malheureusement  trop  vite  réprimé,  la  Hon- 
grie embrassa  les  idées  de  la  Révolution  française  et,  com- 
ment le  génie  français,  malgré  cette  répression,  n'a  cessé 
d'influer  sur  les  meilleurs  esprits  qui,  au  commencement  du 
xix*"  siècle,  sont  les  représentants  les  plus  éminents  de  la  vie 
littéraire. 

Ces  débuts  ont  été  suivis  d'une  floraison  extrêmement 
riche  :  la  poésie  lyrique  atteint  son  apogée  avec  Vôrôs- 
marty,  Petofi  et  Arany  ;  la  poésie  dramatique  est  représentée 
par  le  fécond  Szigligeti  et  le  roman  s'épanouit  grâce  à 
.Idsika,  Eotvôs,  Kemény  et  Jôkai.  On  appelle  cette  période 
«  romantique  et  nationale  »  à  la  fois.  La  première  de  ces 
dénominations  doit  nous  arrêter  un  instant.  Le  «  roman- 
tisme »  en  Hongrie  ne  signifie  pas  la  môme  chose  qu'en 
France  ou  en  Allemagne,  par  cette  simple  raison  que  sa  lit- 
térature n'a  pas  d'âge  classique.  Les  juges  les  plus  compé- 
tents s'accorderont  à  affirmer  que  les  œuvres  de  Kazinczy  et 
de  son  groupe  ne  constituent  pas  une  littérature  classique, 
encore  moins  les  Odes  horatiennes  de  Berzsenyi.  Le  roman- 
tisme hongrois  n'est  pas  non  plus  une  résurrection  du  moyen 


278  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

âge,  qui  en  littérature  et  en  art  n'a  pas  laissé  de  traces  bien 
profondes;  ce  n'est  pas  non  plus  le  sentimentalisme  vague  et 
les  rêveries  obscures  des  romantiques  allemands  :  penchant 
diamétralement  opposé  au  caractère  magyar  et  plante  exo- 
tique qui  n'a  jamais  pu  s'acclimater  en  Hongrie. 

Le  romantisme  s'y  caractérise,  en  poésie,  par  l'effort  pour 
puiser  dans  la  conscience  populaire  comme  à  une  source 
d'oii  toute  vraie  poésie  doit  jaillir  ;  il  cherche  aussi  à  revenir 
au  rythme  national  et  à  s'émanciper  des  mètres  anciens, 
comprenant  qu'il  lui  sera  ainsi  plus  facile  d'agir  sur  le 
peuple.  Le  romantisme,  en  politique,  signifie  la  reprise  de  la 
lutte  pour  les  idées  de  la  Révolution  française  :  il  veut  faire 
renoncer  le  pays  à  son  état  féodal,  afin  que  la  noblesse  s'ac- 
coutume au  travail  et  que  le  règne  de  l'égalité  commence. 

A  partir  de  la  mémorable  Diète  de  1825  jusqu'à  la  Révolu- 
tion hongroise,  les  esprits  les  plus  éminents  dans  les  lettres 
et  dans  la  politique  poursuivent  ce  but,  les  yeux  constam- 
ment tournés  vers  la  France.  Certes,  la  lutte  fut  longue  et 
l'Autriche  ne  voulant  pas  céder,  la  Révolution  éclata  (1848). 
L'héroïque  soulèvement  fut  suivi  d'un  régime  réactionnaire 
abominable,  mais  le  pays  acquit  enfin,  avec  son  indépen- 
dance, le  moyen  de  réaliser  les  vœux  de  cette  génération 
romantique  qui  a  donné  à  la  Hongrie  ses  plus  grands  écri- 
vains et  ses  plus  éloquents  orateurs. 

La  période  que  nous  allons  étudier  a  donc,  comme  point 
de  dépaît,  en  politique,  la  Diète  de  182S,  d'où  la  Hongrie 
moderne  devait  sortir;  en  littérature,  la  fondation  du 
Théâtre  National  (1837).  C'est  là  aussi  un  fait  important,  qui 
eut  sa  répercussion  sur  toute  la  littérature.  Les  poètes  se 
servaient  de  la  scène  pour  prêcher  les  doctrines  libérales. 
Jusqu'à  la  Révolution  c'est  le  romantisme  français  qui 
triomphe.  Dans  aucun  pays  peut-être,  on  ne  rendit  à  Victor 
Hugo,  à  Alexandre  Dumas,  à  Déranger,  à  Lamartine,  à  Bal- 
zac et  à  George  Sand  un  culte  pareil  à  celui  dont  ils  furent 
l'objet,  à  cette  époque,  en  Hongrie. 

Non  seulement  le  théâtre  et  le  roman,  comme  nous  le  ver- 


INTRODUCTION  279 

rons,  s'inspirent  des  œuvres  françaises,  mais  la  tribune, 
le  journalisme,  même  la  poésie  lyrique  qui  est  pourtant 
une  fleur  bien  autochtone,  décèlent  par  certains  côtés 
l'influence  française. 

La  jeunesse  ne  lisait  que  les  livres  ou  les  journaux  venus 
de  Paris  ;  tout  ce  qui  était  allemand  était  banni.  L'aversion 
de  Pelôfî  pour  Goethe  est  connue  :  il  ne  voulait  pas  aller  à 
l'école  «  d'un  serviteur  dos  princes»,  fût-il  le  plus  grand  génie. 

Jôkai,  dans  ses  notes  biographiques  et  dans  ses  romans, 
décrit  souvent  cette  fièvre  française  et  nous  montre  que  tous, 
ceux  qui,  vers  1840,  entraient  dans  la  carrière  littéraire  ne 
juraient  que  par  les  Français. 

La  tribune,  —  selon  Sayous,  la  plus  éloquente  après  celle 
de  France,  —  retentit  des  mêmes  revendications  que  celle 
de  la  Constituante  ^i  de  Y  Assemblée  législative  ;  Ko'isuih  en 
devint  le  Mirabeau  et  son  Pesti  Hirlap,  le  premier  journal 
hongrois  de  grande  envergure,  imita  les  journaux  parisiens 
jusque  dans  leurs  moindres  détails.  Le  groupe  politique 
surnommé  les  Doctrinaires,  et  dont  les  chefs  étaient  Csen- 
gery,  Eôlvôs,  Kemény,  Szalay  et  Trefort  demandait  la  centra- 
lisation et  un  ministère  responsable  ;  ils  unissaient  la  science 
et  la  politique  et  considéraient  comme  leurs  maîtres  Guizot, 
Royer-Gollard,  Camille  Jordan,  de  Serre  et  tous  les  libéraux 
de  France.  Les  discussions  qui  éclataient  à  la  Chambre  fran- 
çaise, étaient  commentées  dans  les  journaux  et  à  la  Diète. 
De  même  aussi,  les  œuvres  de  ïhiers,  de  Mignet  et  des  Thierry 
servirent  de  modèles  aux  premiers  historiens  magyars. 

La  Hongrie,  en  1848,  se  croyait  déjà  libre  lorsque  la  Révo- 
lution éclata  et  retarda  de  dix-huit  ans  la  réalisation  de  ses 
espérances.  Mais  le  charme  exercé  par  la  France  ne  cesse  pas 
pour  cela  d'agir.  Les  émigrés  les  plus  éminents  se  fixent  à 
Paris,  à  Genève,  à  Bruxelles  et  continuent  à  vivre  dans  une 
atmosphère  française  '.  De  nombreux  magnats,  que  leur  âge 


1.  La  libre  Recherche  (Bruxelles,  1853-1860),  cet  organe  des  émigrés  fran- 
çais du  second  Empire,  donna  de  nombreux  articles  sur  l'histoire  et  la  litté- 


280  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EX    HONGRIE 

empoche  de  quitter  le  pays,  envoient  leurs  enfants  dans  les 
pays  de  langue  française  pour  qu'ils  échappent  à  l'influence 
autrichienne.  C'est  alors  que  s'établissent  les  premières  rela- 
tions qui  aient  lié  des  écrivains  français  et  magyars;  c'est 
alors  que  l'on  commence  à  s'occuper  en  France  de  ce  pays  et 
à  renouer  une  tradition  qui  remonte  à  Louis  XIY.  On  traduit 
Petôfi,  quelques  romans  et  récits  de  Jdsika  et  de  J(5kai.  Les 
émigrés,  le  comte  Ladislas  Teleki  en  tête,  Szalay,  de  Gé- 
rando,  Irânyi,  Ludvigh,  Horn,  Boldényi  publient  des  livres, 
des  brochures  et  des  articles  en  français  pour  agir  sur  l'es- 
prit public. 

Les  écrivains  qui  sont  restés  en  Hongrie  n'osent  par- 
ler bien  haut.  La  scène  n'est  plus  une  tribune  ouverte  ;  la 
censure  défend  les  sujets  historiques  et  croit  voir  partout  des 
allusions  politiques.  Alors  les  écrivains  observent  les  travers 
de  la  société  et  amusent  le  public  avec  des  sujets  anodins  : 
Victor  Hugo  cède  la  place  à  Scribe.  D'habiles  traducteurs 
font  passer  en  hongrois  les  chefs-d'œuvre  de  la  poésie  lyrique 
française  de  la  première  moitié  du  xix^  siècle.  Leur  langue 
n'est  plus  saccadée  ;  on  ne  sent  plus,  en  lisant  ces  auteurs, 
l'effort  de  l'écrivain  luttant  contre  la  pauvreté  d'un  idiome 
rebelle.  Ils  se  servent  d'un  rythme  harmonieux,  leur  langue 
est  riche  et  colorée,  bref  ils  se  montrent  dignes  de  leurs 
modèles. 

Lorsque  le  dualisme  (1867)  apporte  enfin  la  liberté  et 
l'indépendance,  et  que  les  émigrés  rentrent,  rinflucnce  fran- 
çaise ne  diminue  pas.  Elle  est  tout  aussi  profonde,  mais  se 
manifeste  d'une  manière  plus  discrète.  La  politique  impose 
une  certaine  réserve  :  les  sympathies  deviennent  moins 
bruyantes,  mais  un  coup  d'œil  jeté  sur  le  théâtre,  le  roman, 
la  critique  littéraire  et  le  mouvement  artistique,  si  accentué 


rature  hongroises.  —  Si  le  chef  de  rémigration,  Kossuth,  ne  s'est  pas  fixé  en 
France,  c'est  uniquement  à  cause  du  gouvernement  impérial  qui  lui  ût 
entendre  dès  son  débarquement  à  Marseille  que  son  séjour  ne  serait  pas  vu 
de  bon  œil.  La  population  lui  lit,  par  contre,  un  accueil  chaleureux. 


INTRODUCTION  281 

dans  ces  dernières  années,  suffit  pour  nous  prouver  que   le 
génie  français  règne  encore  au  bord  du  Danube. 

Cette  intluence  est  maintenant  plus  réfléchie  :  elle  est 
nourrie  par  l'étude  minutieuse  de  la  littérature  française  et 
surtout  par  l'organisation  de  renseignement  du  français 
dans  tout  le  pays.  Les  trente  dernières  années  offrent  seules, 
sous  ce  dernier  rapport,  les  documents  authentiques,  qu'on 
chercherait  en  vain  sous  la  domination  autrichienne.  C'est 
ce  qui  nous  a  fait  étendre  sans  hésiter  notre  enquête  jusqu'à 
l'année  du  Millénaire  (1896). 


Il 


Les  écrivains  magyars,  pendant  ces  soixante  ans,  ont  tant 
produit  que  nous  devons  nous  borner  aux  genres  littéraires 
les  plus  importants.  Un  volume  de  pure  bibliographie  ne 
suffirait  pas  à  énumérer  tous  les  ouvrages  qui  passèrent 
alors  par  la  traduction  ou  par  l'adaptation  d'une  littérature 
dans  l'autre,  si  nombreux  sont  les  liens  de  toute  sorte  qui 
réunissent  les  deux  pays.  Pour  nous,  il  s'agit  surtout  de 
démontrer  comment  la  littérature  nationale  des  Magyars  a 
pris,  grâce  à  la  littérature  française,  une  direction  toute  nou- 
velle. Cette  action  profonde  s'accuse  surtout  dans  deux 
genres  oii  l'inlluence  de  la  France  se  fait  le  plus  longtemps  et 
le  plus  fortement  sentir  :  nous  voulons  dire  le  théâtre  et  le 
roman.  La  poésie  lyrique,  purement  nationale,  est  hors  des 
limites  de  notre  sujet,  quoique  les  réminiscences  n'y  man- 
quent pas. 

Depuis  Eôtvos  et  Petofi,  pour  lesquels  Victor  Hugo  et 
Lamartine  étaient  des  dieux,  jusqu'à  nos  jours,  les  Honian- 
tiques  et  les  Parnassiens,  voire  môme  Baudelaire,  n'ont  pas 
été  seulement  traduits  en  vers,  mais  aussi  imités  dans  une 
certaine  mesure.  Cependant,  depuis  que  la  Société  Kisfa- 
liidy   a  fait  recueillir,  en    1843,    les   chansons   populaires, 


282  LA    LITTÉKATLRE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

tous  les  poètes  s'abreuvèrent  à  cette  source  et  les  étran- 
gers —  à  moins  qu'ils  ne  combattent  pour  les  idées  huma- 
nitaires et  ne  se  fassent  les  interprètes  des  revendications 
du  peuple  -^  n'ont  pas  beaucoup  influé  sur  les  œuvres 
hongroises.  Si  nous  examinons  l'œuvre  immortelle  de  Petôfi 
(1823-1849),  nous  ne  trouverons  nulle  part  la  trace  de 
l'imitation.  Ni  dans  les  poésies  où  il  reflète  l'âme  du 
peuple  magyar,  ni  dans  celles  où  il  chante  le  charme  de  la 
vie  sur  la  puszta,  ni  dans  celles  enfin  qu'il  dédie  à  sa  mère 
et  à  sa  patrie,  le  poète  ne  se  montre  autrement  que  libre 
de  tout  modèle  et  complètement  original.  L'approche  de 
la  Révolution  lui  fait  abandonner  ces  sujets  ;  le  culte 
qu'il  voua  longtemps  aux  Français,  notamment  à  Victor 
Hugo',  Lamartine^  et  Béranger  ^  fait  du  poète  si  éminem- 
ment national  un  Tyrtée  s'inspirant  uniquement  des  idées 
françaises  \ 

C'est  sans  doute  un  hommage  rendu  au  pays  vers  lequel 
l'attiraient  ses  sympathies  ;  mais  il  faut  convenir  que  dans 


1.  Dans  sa  mansarde,  on  voyait  le  portrait  de  Victor  Hugo  à  côté  de  celui 
de  Vôrôsmarty,  le  grand  poète  national.  Voy.  Z.  Ferenczi  :  Petofi  élelrajza 
(Vie  de  Petofi),  tome  I,  p.  331. 

2.  C'est  dans  les  Girondins  que  Petofi  apprit,  pour  ainsi  dire,  à  lire  le 
français.  C'était  son  livre  de  chevet^  avec  L'Esprit  de  la  Révolution  et  de  la 
Constitution  en  France  de  Saint-Just  (1791). 

3.  Le  culte  de  Béranger  en  Hongrie,  vers  1848,  ne  doit  pas  nous  étonner. 
On  le  traduit,  d'ailleurs,  encore  aujourd'hui.  Petofi  l'adorait.  Il  a  traduit  plu- 
sieurs de  ses  chansons,  notamment  Souvenirs  d'enfance,  Le  bon  vieillard.  Le 
voyage  imaginaire,  La  nostalgie,  et  sous  le  titre  :  Béranger  legujabb  dala 
(Dernière  chanson  de  Béranger),  les  Stances  aux  mânes  de  Manuel  sur  la 
Révolution  de  février  1848  que  Béranger  fit  paraître  le  10  mars  1848  à  l'impri- 
merie Schneider  (4  pages).  Ces  Stances  ne  figurant  pas  dans  les  Œuvres  com- 
plètes, les  érudits  hongrois  ont  longtemps  et  vainement  cherché  l'original  de 
la  traduction  de  Petofi.  Nous  le  leur  avons  signalé  dernièrement.  Voy.  E.  Phi- 
lol.  K.  1897,  p.  776.  —  Sur  Béranger  et  Petofi,  voy.  Z.  Ferenczi,  ouvr.  cité, 
tome  II,  p.  8  et  suiv.  Gy.  Halâsz  :  Petofi  es  Béranger,  Programme  du  lycée  de 
Brassé,  1898  ;  S.  Imre  :  Petofi  et  les  Français,  dans  ses  Jrodalmi  tanulmdnyok 
(Études  littéraires),  tome  II,  p.  151  et  suiv.    1897. 

4.  Voy.  A.  Steinherr  :  A  franczia  forradalom  esztnéi  Petofi  kdltészetében 
(Les  idées  de  la  Révolution  française  dan  s  les  poésies  de  Petofi),  1898  (bro- 
chure) . 


INTRODUCTION  283 

ces  pièces,  dont  quelques-unes,  comme  V Apôtre,  sont  d'une 
grande  violence,  il  est  loin  d'atteindre  au  charme  de  ses  pre- 
mières poésies  qui  «  ne  sont  plus  de  l'art,  mais  un  chant 
divin  s'e'chappant  un  moment  du  ciel  pour  rappeler  à  l'homme 
les  volupte's  de  l'Eden  perdu  »,  comme  le  dit  son  premier 
introducteur  en  France  '.  Cependant,  la  grande  affinité  de  son 
génie  et  du  génie  français  a  pu  faire  dire  à  son  traducteur 
Desbordes-Yalmore  :  «  Ne  retrouve-ton  pas  dans  cette 
bouche  étrangère  des  accents  déjà  familiers  aux  oreilles  et 
au  cœur  français  ?  » 

Petôfi  est  le  poète  hongrois  le  mieux  connu  en  France  ^  ; 
Jean  Arany  (1817-1882)  que  la  critique  place  à  côté  de  lui, 
est  purement  national,  aussi  bien  dans  ses  poèmes  épiques 
{Toldi,  La  mort  de  Buda)  que  dans  ses  ballades.  Esprit  très 
cultivé,  d'un  sérieux  confinant  à  la  froideur,  maître  incon- 
testé de  la  forme  et  du  rythme,  il  écrit  dans  une  langue 
si  proprement  magyare  et  nationale,  il  emprunte,  de  plus,  si 
souvent  ses  sujets  aux  anciennes  légendes  et  aux  contes 
populaires  qu'il  est  extrêmement  ditficile  de  le  faire  passer 
dans  une  autre  langue.  Une  longue  carrière  lui  a  permis 
d'aller  toujours  se  perfectionnant  et  de  demeurer  dans  les 
régions  sereines  :  il  n'est  pas  sorti  de  son  pays,  pas  même  en 
pensée  si  ce  n'est  pour  traduire  quelques  pièces  de  Shakes- 
peare, des  poésies  de  Burns  et  les  comédies  d'Aristophane. 

Michel  Tompa  (1817-1868)  puise  également  son  inspira- 
tion dans  les  chansons  populaires,  soit  qu'il  écrive  des  Contes 
de  fleurs,  soit  qu'il  cache  sous  une  allégorie  sa  douleur 
patriotique,  après  l'issue  fatale  de  la  Révolution.  La  note 
populaire  domine  toujours.  La  fortune  immense  des  poésies 

1.  Thaïes  Bernard  dans  ï Alhenaeum  français,  3  nov.  1855.  —  Bernard  a 
dédié  ses  Poésies  nouvelles  (1857)  à  la  mémoire  de  Petôfi. 

2.  Voy.  outre  les  articles  de  H.  Desbordes- Valmore  {Revue  contemporaine, 
t""  cet.  1856,  et  Revue  européenne,  1°^  févr.  et  15  mars  1860)  de  Saint-René- 
Taillandier  {Revue  des  Deux-Mondes,  15  avril  1860),  de  Dozon  {Revue  germa- 
nique, 1861),  la  biographie  de  Ch.  L.  Chassin  :  Le  poêle  de  la  Révolution  hon- 
groise, 1860,  et  la  traduction  d'un  choix  de  ses  poésies  par  Desbordes-Yal- 
more et  Ujfalvy.  Paris,  1871, 


284  LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    EN    HONGRIE 

de  Petofi  suscite  toute  une  école  qui,  sans  avoir  le  génie 
créateur  du  maître,  ne  fait  qu'imiter  sa  manière.  Quelques- 
uns  forcent  la  note,  aucun  n'élève  la  voix  contre  la 
tyrannie  qui  oppresse  le  pays,  car  la  censure  est  inexo- 
rable et  l'autorité  jette  en  prison  ou  fait  enrôler  dans  les 
régiments  autrichiens  ceux  qui  osent  protester.  Ils  ne  peu- 
vent que  gémir,  espérer  et  pleurer.  Le  courant  patrio- 
tique et  populaire  diminue  sensiblement  après  le  dualisme  ; 
il  n'est  plus  nécessaire  d'évoquer  sans  cesse  le  souvenir  des 
glorieux  ancêtres  pour  exciter  le  courage  et  stimuler  la  résis- 
tance. L'horizon  poétique  s'élargit  et  un  véritable  flot  de 
traductions  en  vers  '  des  œuvres  lyriques  françaises,  com- 
mence à  pénétrer  dans  le  pays.  Charles  Szasz  (né  en  1829), 
actuellement  évêque  des  réformés  à  Budapest,  traduit  des 
parties  de  la  Légende  des  siècles,  des  morceaux  de  Lamartine, 
de  Vigny,  de  Béranger  et  de  Lemoyne.  De  plus  on  fit  des 
anthologies  de  Musset,  Baudelaire,  Leconte  de  Liste,  SuUy- 
Prudhomme,  Théophile  Gautier,  Coppée,  Manuel,  de  Héré- 
dia  et  Verlaine.  Le  nombre  de  ces  traductions  augmenta 
avec  le  grand  essor  que  prit  la  presse  périodique.  Les  jeunes 
écrivains,  arrivés  à  la  maturité  depuis  le  dualisme,  s'in- 
spirent souvent  de  l'un  ou  de  l'autre  de  ces  poètes. 

Jean  Vajda  (1827-1897),  Emile  Abrânyi  (1851),  Jules 
Reviczky  (1855-1889)  font  entendre  des  accents  baudelai- 
riens,  d'autres,  comme  Joseph  Kiss,  imitent  quelques  tableaux 
de  la  vie  des  humbles  de  Coppée  ou  de  Manuel.  Un  des  plus 
beaux  talents  du  Parnasse  contemporain,  Andor  Kozma, 
imite  et  traduit  avec  beaucoup  de  bonheur  l'éloge  du  Vilain, 


l.  Pour  ces  traductions,  on  emploie  le  mot  miiforditns,  qui  veut  dire  «  traduc- 
tion artistique  ».  En  effet,  les  œuvres  poétiques  sont  toujours  rendues  dans  le 
rythme  et  le  mètre  de  Toriginal.  Il  n'existe  pas  en  Hongrie  de  traduction  en 
prose  des  poésies  lyriques  de  Victor  Hugo,  de  Lamartine  ou  de  Musset.  L'art 
du  traducteur  y  est  porté,  grâce  à  la  souplesse  de  la  langue  qui  se  plie  à 
tous  les  mètres,  anciens  et  modernes,  à  un  si  haut  degré  de  perfection  que  le 
public  peut  goûter  dans  ces  versions  les  beautés  de  l'original.  Aussi  voyons- 
nous  que  les  plus  grands  poètes  ne  trouvent  pas  au-dessous  de  leur  mérite 
de  donner  quelques  traductions. 


INTRODUCTION  285 

du  Paijsan^  de  YHommp  du  peuple  de  Déranger;  Antoine 
Radd  traduit  magistralement  les  Nuits  de  Musset,  des  pièces 
de  Hugo,  Coppée,  Sully-Prudhomme.  La  Biidapesti  Szemle^ 
grande  revue  dirigée  par  Paul  Gyulai,  contient  dans  presque 
tous  ses  fascicules  la  traduction  en  vers  de  quelques  poésies 
françaises  '. 

Cependant  la  poésie  française  est  plutôt  un  guide,  une 
conseillère,  soit  pour  la  mesure,  soit  pour  la  forme  exté- 
rieure :  il  serait  très  difficile  de  parler  d'une  influence  directe, 
au  moins  jusqu'en  ces  derniers  temps.  Le  poème  lyrique,  le 
conte  épique,  la  ballade  ne  vont  pas  chercher  la  source  de 
l'inspiration  en  dehors  du  sol  natal  et  —  faut-il  le  dire  — 
c'est  précisément  là  leur  plus  grand  titre  de  gloire  et  ce  qui 
fait  leur  beauté. 

Nous  aurons  donc  surtout  à  examiner  le  théâtre  et  le 
roman  ;  là  les  Magyars  sont  largement  tributaires  de  la 
France.  Puis  nous  consacrerons  quelques  pages  à  la  langue 
et  à  la  littérature  françaises  dans  la  société  et  dans  l'ensei- 
gnement, qui  compléteront  notre  enquête.  Il  faut  seulement 
remarquer  que  Tinfluence  ne  se  manifeste  pas,  dans  cette 
seconde  période,  de  la  même  façon  que  dans  la  première.  De 
1772  jusque  vers  1820,  les  écrivains  ne  font  que  traduire  ou 
imiter —  imiter  servilement.  Les  moules  littéraires  ne  sont 
pas  encore  créés  ;  la  langue  elle-même  subit,  grâce  aux 
réformes  de  Kazinczy  et  des  néologues,  de  profonds  chan- 
gements. Les  premiers  disciples  des  Français  sont  de  hardis 
combattants,  pleins  de  zèle  et  de  feu  auxquels  il  manque 
encore  l'instrument  nécessaire.  Peu  à  peu,  la  langue  qui, 
depuis  Gsokonai  et  Alexandre  Kisfaludy  jusqu'à  Kazinczy 
et  Vôrôsmarty  avait  été  si  bien  façonnée  et  rendue  si  apte  à 


1 .  C'est  à  ce  commerce  continu  avec  les  poètes  français  qu'il  faut  attribuer 
ces  traits  de  parenté  qu'un  écrivain  a  dernièrement  constatés  dans  la  Nouvelle 
Revue  {[">  sept.  1900.  B.  Khaller  .  La  poésie  lioif/roise).  «  L'on  est  frappé  de  la 

similitude  qui  se  manifeste  entre  la   pensée  hongroise  et   la  nôtre Leurs 

comparaisons  ressemblent  à  celles  que  nous  avons  été  accoutumés  à  aimer  et 
à  comprendre,  parce  quelles  répondent  le  mieu.\  au  génie  de  notre  race.  » 


286  LA    LIÏTÉRATL'HE    FKANÇAISE    EN    HONGRIE 

exprimer  toute  la  gamme  des  sentiments,  reçut  ses  lettres  de 
noblesse. 

Lors  de  l'ouverture  du  Théâtre  national,  au  moment 
oîi  les  leçons  du  romantisme  français  furent  écoutées  si 
religieusement  en  Hongrie,  les  plus  grandes  difficultés 
étaient  vaincues.  On  ne  se  contente  plus  de  traduire  et 
d'adapter;  on  prend  la  littérature  française  pour  guide;  on 
l'imite  avec  originalité.  Le  courant  national  se  voit  sans  cesse 
grossi  par  l'apport  de  la  poésie  lyrique  ;  enfin,  le  théâtre  et  le 
roman  eux  aussi  contribuent  à  sa  puissance.  Il  est  facile 
cependant  d'y  démêler  la  part  qui  revient  à  l'influence 
française. 


CHAPITRE  I 


LE  THEATRE 


Rien  ne  prouve  mieux  l'état  déplorable  de  l'ancienne  Hon- 
grie, l'âpreté  de  ses  luttes  incessantes  contre  des  ennemis 
séculaires  que  l'histoire  de  son  théâtre.  Pour  que  les  autres 
genres  littéraires  réussissent,  pour  que  leur  développement 
soit  possible,  les  lecteurs  suffisent;  il  n'en  est  pas  de  même 
du  théâtre.  Ici,  en  effet,  il  faut  un  milieu  social  approprié, 
une  salle,  des  acteurs  et  surtout  des  spectateurs  qui  permet- 
tent à  l'entreprise  de  se  soutenir.  Rien  de  tout  cela  n'existait 
dans  l'ancienne  Hongrie. 

A  l'époque  où  nous  voyons  le  théâtre  s'organiser  en  Occi- 
dent, la  vie  matérielle  était  extrêmement  précaire  chez  les 
Magyars.  Du  xvi"  au  xvui^  siècle  la  nation  eut  de  tout  autres 
préoccupations.  Les  guerres  contre  les  Turcs,  les  luttes  pour 

1.  Les  meilleures  monographies  sur  le  théâtre  hongrois  sont  :  Joseph  Bayer  : 
A  nemzeti  jdtékszin  tbrténete  (Histoire  de  l'art  dramatique  national)  2  vol. 
1887.  C'est  l'histoire  extérieure  du  théâtre  de  1790  à  1837.  —  Du  même:  A 
magyar  drdmairodalom  torlénete  (Hist.  de  la  littérature  dramatique  hongroise) 
2  vol.  1897.  Depuis  les  origines  jusqu'à  1867.  —  B.  Vâli  :  A  magyur  szinészet 
Uirténete  (Hist.  de  l'art  dramatique  hongrois),  1887.  Depuis  les  origines  jusqu'à 
1837.  —  Z.  Ferenczi,  ouvr.  cité  sur  le  théâtre  de  Kolozsvar  (Transylvanie),  1897. 


288  LE  THÉÂTRE 

sauvegarder  la  conslilution  contre  les  empiétements  de  la 
Cour,  occupaient  toute  son  activité.  Les  troupes  allemandes 
qui  jouaient  à  Pozsony  et  à  Pest  défendaient  leurs  positions; 
il  fallait  donc  lutter  avec  elles  comme  si  l'on  se  fut  trouvé  sur 
un  sol  étranger.  C'est  ce  qui  fait  que  nous  ne  voyons  au  xvn' 
et  au  xvm"  siècles  que  les  drames  scolaires  des  Jésuites  en 
latin,  puis  ceux  des  Ermites  de  Saint-Paul  qui,  animés  de 
sentiments  patriotiques,  remplacèrent  peu  à  peu  le  latin  par 
le  magyar  \  Passions  et  Mystères  ne  furent  joués  qu'au  xvu' 
etauxvm"  siècles  dans  certaines  villes  oi^i  la  bourgeoisie  était 
assez  importante  ". 

Ce  n'est  qu'avec  le  renouveau  littéraire  et  surtout  depuis 
1790  que  Ton  agite  la  question  d'un  théâtre  national. 
Encore  était-ce  le  patriotisme  et  non  le  génie  de  la  race  qui 
fit  naître  les  premiers  essais  dramatiques.  Paul  Gyulai  a 
remarqué  avec  raison  que  les  misères  de  toute  sorte  n'étaient 
peut-être  pas  l'unique  raison  du  manque  presque  totaP  de 
littérature  dramatique.  Il  y  a  dans  le  caractère  magyar  une 
horreur  instinctive  et  invincible  de  la  momerie,  du  masque, 
partant  de  l'illusion  théâtrale.  Cet  instinct  atavique,  qui 
dénote  d'ailleurs  l'origine  asiatique  de  la  race,  a  longtemps 
fait  abhorrer  tous  les  jeux  scéniques  et  ce  n'est  que  peu  à  peu 
que  les  Jésuites  venus  de  l'étranger  ont  habitué  la  jeunesse 
des  écoles  à  se  travestir.  Aussi  est-ce  de  leurs  écoles  que  sor- 
tent les  premiers  acteurs.  C'est  le  groupe  de  Bessenyei  qui  a 
fourni  les  premières  œuvres,  les  premières  traductions  ou 
adaptations.  Nous  avons  vu  que  la  date  mémorable  du  renou- 
veau littéraire  —  1772  —  est  celle  où  Bessenyei  fit  paraître 
son  Agis;  la?,  autres  pièces  suivirent  rapidement;  elles  por- 

1.  Voy.  Pâlos  iskola  —  drdmnk  a  xviii.  évszdzbél  (Drames  scolaires  des 
Ermites  de  Saint-Paul  du  xviii<=  siècle)  édités  par  J.  Bayer,  Ancienne  Bibl. 
honf/roise^n'  II,  1897. 

2.  Voy.  Csiksomlyôi  nagypénteki  miszleriumok  (Mystères  du  Vendredi-saint 
de  Csiksomlyô)  édités  par  A.  Fûlôp,  ibid,  n"  lU,  1897. 

3.  On  ne  peut  citer  que  quelques  pièces  du  xvie  siècle  qui  avaient  mis  sur  la 
scène  la  querelle  des  théologiens  protestants  et  catholiques.  —  Voy.  plus 
haut  p.  33. 


CHAPITRE    I  289 

tent  toutes  les  marques  extérieures  de  la  tragédie  classique 
française,  sans  atteindre  à  sa  perfection. 

Les  pièces  de  Voltaire  que  Bessenyei  et  ses  camarades  de 
la  Garde  virent  représenter  à  Vienne,  leur  firent  -souhaiter 
que  de  pareils  spectacles  fussent  bientôt  possibles  en  Hon- 
grie. Mais  ce  désir  ne  se  réalisa  pas;  leurs  tragédies  ne  furent 
pas  jouées.  Le  chef  de  \ Ecole  française  vivait  déjà  retiré, 
lorsque  la  Diète  de  1790  exprima  le  désir  que  pendant  la 
session  législative,  il  y  eût  deux  ou  trois  représentations 
par  semaine  à  Pcst  et  à  Bude.  Le  gouvernement  ne  s'occupa 
nullement  de  la  construction  d'un  théâtre;  d'ailleurs  il  ne 
voulait  pas  priver  les  troupes  allemandes  de  leur  gagne-pain. 

C'était  donc  aux  écrivains  de  créer  quelque  chose.  Gomme 
les  Français,  le  philologue  Rêvai,  l'ardent  Verseghy  et 
Kazinczy  voyaient  la  nécessité  de  l'existence  d'une  scène 
nationale,  ne  fût-ce  que  pour  cultiver  la  langue,  habituer  le 
public  à  des  sentiments  plus  élevés  et  le  dégrossir  un  peu. 
A  défaut  de  pièces  originales,  ils  se  contentèrent  de  traduc- 
tions. Grâce  à  leurs  efforts  et  à  ceux  de  quelques  magnats, 
la  première  représentation  en  langue  hongroise  eut  lieu  au 
théâtre  allemand,  le  25  octobre  1790.  Les  encouragements  ne 
firent  pas  défaut,  mais  l'absence  de  pièces  originales  se  fit 
bientôt  sentir.  Le  poète  épique,  Adam  Palôczi  Ilorvath,  pro- 
mit dans  un  accès  d'enthousiasme,  de  donner  toutes  les 
semaines  une  tragédie  ou  une  comédie  originale  ;  Joseph 
Péczeli,  le  traducteur  de  Zaïre,  A/zire  et  Mérope,  offrit  les  mai- 
gres profits  de  sa  Revue  pour  la  fondation  d'un  prix  de  vingt 
ducats.  Diverses  «  Bibliothèques  théâtrales  »  furent  fondées; 
malgré  tous  les  encouragements,  aucun  talent  dramatique  ne 
se  révéla.  La  seule  pièce  originale  que  cette  troupe  pût 
jouer,  était  le  Philosophe  de  Bessenyei  ',  pièce  qui  fut 
accueillie  à  la  première  avec  enthousiasme  (6  avril  1792), 
mais  qui  disparut  vite  de  l'affiche.  Le  public  aimait  mieux 
le  drame  larmoyant  de  Mercier,  Falbaire  et  Sedaine  ou  les 

1.  Vuy.  plus  hdut  p.  85. 


290  LE    TKÉATRE 

traductions  plus  ou  moins  réussies  de  quelques  pièces  de 
Molière  \  de  Voltaire  et  de  Shakespeare.  Cependant  l'auteur 
qui  plaisait  le  plus  était  Kotzebue.  Cette  première  tentative 
pour  constituer  une  troupe  hongroise  échoua.  Le  directeur 
allemand  qui  prêtait  son  théâtre  imposa  à  la  troupe  hon- 
iiroise  des  conditions  si  lourdes,  les  recettes  étaient,  d'autre 
pari,  si  minimes  qu'elle  fut  forcée  de  se  disloquer. 

A  défaut  des  sympathies  du  public  métropolitain,  il  se 
trouva  heureusement  quelques  villes  de  province  où  l'élément 
magyar  plus  nombreux  que  dans  la  capitale  permit  à  quelques 
troupes  d'acteurs  de  vivoter  :  telles  furent  Cassovie,  Miskolcz, 
Albe-Royale,  Debreczen,Nagy-Yârad  et  surtout  Kolozsvar,  la 
capitale  de  la  Transylvanie.  Dans  cette  principauté  le  théâtre 
trouva  un  terrain  plus  favorable  que  dans  la  Hongrie  pro- 
prement dite.  Moins  dévastée  au  cours  des  siècles,  elle  pré- 
sente même  avant  le  xvni'"  siècle,  le  spectacle  d'une  vie  intel- 
lectuelle plus  intense.  Des  représentations  théâtrales  égayaient 
fréquemment  la  Cour  des  princes  nationaux  et  les  manoirs 
des  nobles.  La  langue  française  y  était  très  répandue  ;  si  bien 
que  quelques  acteurs  français  y  ont  joué  dès  le  xvm*siècle  ^ 
D'autre  part,  les  nobles  eux-mêmes  jouaient  la  comédie  en 
français  dans  leurs  châteaux. 


1.  Molière  fut  connu  de  bonne  heure  en  Hongrie;  les  drames  scolaires  qu'on 
commence  à  éditer  le  prouvent.  On  a  trouvé  dernièrement  le  manuscrit  d'une 
traduction  du  Bourgeois  gentilliomme  qui  date  de  1769;  la  pièce  fut  jouée  par 
les  élèves  du  collège  d'Eger  (Erlau).  —  En  1784,  Szerdahelyi  (voy.  plus  haut 
p.  261,  note  1),  dans  son  ouvrage:  Poesis  dramalica  ad  aestheticam,  seu  doc- 
trinam  boni  gustus  conformata,  dit  :  «  Molière,  ce  fidèle  observateur  de  la 
nature,  réunit  en  lui  les  principales  qualités  de  Plante  et  de  Térence.  Il  est  le 
père  de  la  comédie  française  non  seulement  pour  la  conception,  mais  aussi 
pour  l'exécution.  La  composition,  le  dialogue,  les  caractères,  l'esprit,  la  viva- 
cité, la  grâce  et  la  richesse  sont  ses  principales  qualités.  C'est  avec  raison 
qu'on  le  préfère  à  Aristophane,  Plante  ou  Térence.  Dans  son  Misaiithrope  et 
ses  Femmes  savantes  il  a  créé  des  caractères  merveilleux.  Cependant  dans  ses 
traits  piquants  il  dépasse  quelquefois  les  limites  et  il  n'est  pas  toujours  heu- 
reux dans  le  dénoûment  du  nœud  dramatique».  Voy.  Radnai,  ouvr.  cité, 
p.  93.  —  Sur  les  traductions  de  quelques  comédies  de  Molière  à  la  fin  du 
xvnr  siècle,  voy.  J.  Bayer  dans Irodalomt.  K.  1895 et  1896. 
2.   Vo.  Z.  Ferenczi,  ouvr.  cité,  chap.  V. 


CHAPITRE     l  291 

La  première  traduction  hongroise  du  Cid,  due  au  comte 
Adam  Teleki,  parut  à  Koiozsvâr  en  1773.  La  première  troupe 
régulière  constituée  en  1792  se  composait  presque  entièrement 
de  jeunes  nobles  sortis  des  écoles  protestantes  ou  de  chez 
les  Jésuites.  Les  sympathies  pour  la  France  qui,  lorsqu'on 
sut  que  les  habitants  fraternisaient  avec  les  prisonniers  fran- 
çais, causèrent. des  embarras  au  gouvernement  autrichien,  se 
manifestèrent  dans  la  composition  de  cette  troupe.  Elle 
s'appela  «  République  »  ;  on  y  portait  le  bonnet  phrygien  et 
des  boutons  avec  l'inscription  :  Liberté,  Egalité.  Ces  sympa- 
thies unies  au  désir  de  cultiver  l'idiome  national  caractéri- 
sent les  premières  traductions  des  étudiants  de  Nagy-Enyed 
qui  publièrent  en  il%2  Le  mariage  forcé  ei  Le  médecin  malgré 
lui^  pièces  que  Kazinczy  traduira  de  nouveau,  avec  plus 
d'élégance  et  qui  resteront  au  répertoire.  Simai  adapta  L'Avare 
sous  le  titre  :  Zsugori  et  Sganarelle  sous  celui  de  Gyapai 
Màrtoîi.  La  même  année  (1792)  on  joua  Le  Malade  imagi- 
naire; en  1793,  les  Fourberies  de  Scapin,  en  1794  Amphi- 
tryon^. 

En  1794  également  on  joue  Brutus  et  Tancrède  de  Voltaire; 
l'année  suivante  la  Diète  transylvaine  vote  la  construction 
d'un  théâtre  national.  Le  baron  Nicolas  Wesselényi,  ardent 
patriote,  considéra  la  scène  comme  un  moyen  puissant  d'ac- 
tion sur  la  nationalité  et  sur  les  mœurs.  Quoique  les  sommes 
nécessaires  pour  la  construction  du  théâtre  fussent  votées 
dès  1811,  il  fallut  attendre  encore  dix  ans  avant  son  ouver- 
ture. A  la  première  représentation  (12  mars  1821),  tous  les 
rùles  étaient  tenus  par  des  nobles  ;  le  jour  suivant  des  acteurs 
ordinaires  jouèrent  le  Roi  Mathias,  ce  drame  patriotique 
d'une  des  victimes  de  la  Conjuration  de  Martinovics  -.  C'est 
le  théâtre  de    Koiozsvâr  qui  a  formé  les  premiers  grands 


1 .  Le  manuscrit  de  cette  traduction  se  trouve  à  la  Bibl.  du  Musée  national 
de  Budapest  (Oct.  Ilung.  26)  11  est  signé  Sz.  M.  d'après  Bayer  (Irodalomt. 
K.  1893)  Szomor  Maté.  Le  prologue  est  traduit  en  vers,  la  pièce  en  prose. 

2.  Voy.  plus  haut  p.  252. 


292  LE    THÉÂTRE 

acteurs  ;  c'est  là,  puis  à  Cassovie  et  à  Albe-Royale  que  se 
recruta  la  troupe  du  Théâtre  national  de  Pest. 

Malgré  l'état  misérable  des  troupes  ambulantes  \  malgré 
l'aputhie  du  public  dans  les  trente  premières  années  du 
xix"  siècle,  nous  voyons  l'art  dramatique  se  développer  et 
produire  quelques  œuvres  qui,  encore  qu'elles  ne  s'inspirent 
pas  exclusivement  du  théâtre  français,  doivent  cependant 
être  mentionnées  ici.  Elles  nous  feront  mieux  comprendre 
les  raisons  pour  lesquelles  le  drame  romantique  français  a  pu 
établir  sa  domination  dès  l'ouverture  du  Théâtre  national; 
elles  nous  expliqueront  aussi  comment  l'influence  française, 
dans  cette  seconde  période,  détermina  un  changement  com- 
plet du  style,  de  la  manière  des  écrivains  magyars. 

L'année  1819  marque  une  date  assez  importante  dans  l'his- 
toire du  théâtre  hongrois.  Elle  révéla  le  premier  talent  dra- 
matique :  Charles  Kisfaludy  (1788-1830)  '.  Il  a  le  mérite 
d'avoir  donné  les  premières  pièces  viables.  Il  est  vrai  qu'il 
devait  ce  succès  à  ses  tirades  patriotiques  et  qu'elles  furent 
favorisées  par  le  courant  national  qui,  vers  1820,  se  faisait  si 
puissamment  sentir.  Kisfaludy  est  un  écrivain  qui  écrit  pour 
la  scène  et  non  pour  la  lecture.  Les  Tartares  enHongrie  (1819) 
pièce  qui  fonda  sa  réputation,  Ilka  (1819),  ne  sont  que  des 
dialogues  patriotiques  dont  l'auteur  lui-même  disait  plus 
tard  :  «  Le  Hongrois  est  vainqueur,  cela  suffit  pour  que  la 
galerie  applaudisse.  »  Son  Woïwode  Stibor  est  surtout  remar- 
quable par  ses  sorties  vigoureuses  contre  les  seigneurs  qui 
oppriment  les  serfs.  La  pièce  montre  suffisamment  que, 
malgré  la  répression  du  mouvement  libéral,  les  idées  égali- 


1.  Voy.  le  Journal  de  Madame  Déry  (Déryné  naplôja)  une  des  étoiles  de 
ces  troupes.  Ce,  Journal  fut  édité  d'abord  par  K.  ïôrs  (2  vol.  1879,  1880)  puis 
dernièrement  par  J.  Bayer  (3  vol.  1900). 

2.  Frère  d'Alexandre  Kisfaludy.  Il  fit  ses  études  à  Gyôr  (Raab),  entra  dans 
l'armée  et  prit  part  aux  campagnes  d'Italie  et  d'Allemagne.  Il  donna  sa  démis- 
sion en  1811,  voyagea  en  Allemagne,  en  France  et  en  Italie  et  se  fi.xa,  à  Pest, 
en  1811.  On  lui  doit,  outre  ses  pièces  de  théâtre,  des  poésies  lyriques  et 
quelques  contes. 


CHAPITRE    I  293 

taires  continuaient  à  faire  leur  chemin.  C'est  grâce  à  l'expres- 
sion qu'elles  reçurent  si  souvent  au  théâtre  et  dans  la  poésie 
lyrique  qu'elles  fiuirent  par  triompher.  La  meilleure  tragédie 
de  Kisfaludy  est  Irène  (1820).  Le  sujet  est  une  anecdote 
racontée  par  Mikes  dans  ses  Lettres  de  Turquie  '.  Irène,  cap- 
tive grecque  à  Constantinople,  déjà  fiancée,  est  aimée  du 
sultan  Mohamed.  Dans  le  but  d'adoucir  le  sort  de  son  pays, 
elle  épouse  le  sultan.  Le  pacha  Zagân  et  le  parti  de  la  guerre 
voient  avec  dépit  que,  depuis  son  mariage,  celui-ci  ne  combat 
plus  les  Infidèles.  Ils  l'excitent  alors  contre  sa  femme  et 
lorsqu'ils  ont  enfin  convaincu  Mohamed  qu'Irène  ne  lui  a 
accordé  sa  main  que  par  ruse,  il  la  tue. 

Outre  la  pièce  de  Bdlyai,  MoJiamed  11^  Kisfaludy  a  eu 
sous  les  yeux  Zaïre^  traduite  en  1784,  par  Péczeli.  Non  seu- 
lement la  2"  scène  du  3"  acte  rappelle  la  pièce  de  Voltaire 
(II,  2  et  Y,  8,  9)  ;  mais,  dans  la  langue  et  la  composition,  la 
tragédie  française  a  laissé  de  nombreuses  traces.  Les  situa- 
tions dans  Irène  sont  vraiment  dramatiques  et  s'enchaînent 
rigoureusement. 

Kisfaludy,  auteur  comique,  est  le  premier  qui  ait  voulu 
donner  sur  la  scène  une  idée  de  la  vie  sociale  de  son  pays, 
de  ses  vues  bornées,  de  ses  ridicules,  mais  aussi  de  la 
bonhomie  de  ses  habitants.  Ce  sont  tous  gens  de  province, 
car  la  capitale  n'avait  rien  de  magyar.  Les  soubrettes  rusées, 
les  dames  sentimentales,  les  vieilles  filles  en  quête  d'un 
mari,  le  petit  noble  avec  ses  prétentions  ridicules  et  ses 
bribes  de  latin,  figure  déjà  esquissée  par  Bessenyei  dans  son 
PliilosopJie,  le  jeune  hobereau  ignare  et  bouffi  :  tous  ces 
types  défilent  devant  nos  yeux  dans  de  nombreuses  comédies 
d'intrigues  et  de  quiproquos  qui  dénotent  une  lecture  assidue 
deKotzebue.  Ce  dernier  fut,  en  effet,  souvent  joué  et  imité  en 
Hongrie  à  cette  époque.  Nous  savons  que  quelques-unes  de 

1.  Voy.  rintroduction  de  G.  Hcinrich  à  la  réimpression  de  cette  pièce. 
Ancienne  Bibl.  honr/i'oise,  n"  xiv,  1899.  —  Milces  a  pris  l'anecdote  dans  la 
traduction  française  de  Bandel  :  Histoires  Ivufjiques,  traduites  par  Pierre 
Boisteau   et   François  de  Belieforest  (1^09  et  trùs  souvent  depuis). 


294  LE    THÉÂTRE 

ses  pièces  furent  même  représentées  à  Paris  quoique  le  lar- 
moyant de  ses  drames  vienne  de  France  et  que,  dans  ses 
comédies,  il  n'ait  jamais  pu  s'élever  à  la  hauteur  de  Marivaux. 

Le  public  magyar  demandait  alors  des  pièces  patriotiques 
ou  larmoyantes  ou  bouffonnes.  Kisfaludy  sut  se  plier  à  ses 
exigences.  Un  autre  poète  dramatique  Joseph  Katona  (1792- 
48.30)  *  qui  longtemps,  avait  imité  les  drames  de  chevalerie 
issus  en  Allemagne  du  Goetz  de  Berlichingen,  visa  plus  haut 
et,  d'un  coup  de  maître,  écrivit  la  première  et  peut-être 
la  meilleure  tragédie  hongroise  :  Bânk-bàn, 

En  1814,  le  théâtre  de  Kolozsvâr  ouvrit  un  concours  pour 
un  drame  original,  avec  un  prix  de  1,000  florins.  Au  nombre 
des  douze  tragédies  présentées  se  trouvait  la  pièce  de  Katona. 
Le  jury  se  prononça  en  1818  et  partagea  le  prix  entre  deux 
écrivains  de  peu  de  mérite.  Katona  remania  sa  pièce  et 
voulut  la  faire  jouer  en  1819,  à  Pest,  mais  la  censure  s'y 
opposa.  L'auteur  la  fit  alors  imprimer,  mais  le  livre  n'eut 
aucun  succès.  Ce  n'est  qu'après  la  mort  de  Katona  que  le 
public  et  les  écrivains  s'aperçurent  des  grandes  beautés  de 
cette  tragédie. 

Le  sujet  en  est  national  et  montre  le  conflit  qui  divise  la 
noblesse  magyare  et  les  étrangers  attirés  à  la  cour  d'André  II 
(1205-123S)par  Gertrude,  princesse  deMéran.  C'est  un  tableau 
grandiose  d'une  époque  mouvementée,  où  se  meuvent  des 
caractères  dignes  de  Corneille  et  de  Shakespeare  et  oîi  nous 
voyons  une  conception  tragique  comme  le  théâtre  hongrois 
n'en  eut  jamais  avant  et  bien  rarement  après  cette  tragédie  ^ 

La  mort  de  ces  deux  écrivains  coïncide  avec  la  Révolution 


1.  Né  à  Kecskemét;  il  fit  ses  études  de  droit  à  Pest,  mais  fut  bientôt  attiré 
par  le  théâtre  et  surtout  par  les  charmes  d'une  des  meilleures  actrices  du 
temps,  Madame  Déry.  Après  Téchec  de  B/ink-bdn,  Katona  se  retira  dans  sa 
ville  natale  où  il  devint  procureur. 

2.  Gombocz  a  démontré  dernièrement  (Budapest!  Szemle,  1899,  sept.)  que 
Katona,  en  composant  cette  pièce  eut  sous  les  yeux  la  traduction  hongroise 
d'une  nouvelle  française  intitulée  :Be»-MoW,  prince  de  Moravie,  parue  dans  le 
Décaméron  français  d'Ussieux,  tome  I,  p.  103-168  (1773).  D'Ussieux  a  rédigé 
sa  nouvelle  d'après  le  récit  de  Bonfini. 


CHAPITRE    I  295 

de  Juillet  et  le  triomphe  du  romantisme  en  France.  Quelques 
années  suffisent  pour  amener  la  victoire  de  ces  ide'es  fran- 
çaises en  Hongrie.  Kotzebue  disparaît  pour  faire  place  à 
Victor  Hugo  et  à  Dumas.  L'Académie,  nouvellement  fondée 
et  qui  avait,  entre  autres  missions,  celle  de  fournir  des  pièces 
soit  traduites  soit  originales,  reçoit  en  1836,  pour  être  jugées 
les  traductions  (YAngelo^  de  la  Tour  de  Nesle,  d'Henri  III  et 
va  Cour,  de  Marion  De lorme,  du  Sonneur  de  Notre-Dame  (Qua- 
simodo). 

Toute  une  phalange  de  jeunes  écrivains  sur  lesquels  les 
pièces  et  les  préfaces  de  Victor  Hugo  avaient  produit  une 
grande  impression,  prêchent  le  nouvel  Evangile  et  démon- 
trent les  inepties  de  Kotzebue  et  des  poètes  des  faubourgs 
viennois  dont  les  farces  amusaient  le  public  magyar.  C'est 
ainsi  que  le  théâtre  français  commence  à  être  mieux  connu 
et,  depuis  cette  époque,  son  influence  reste  dominante  et  se 
maintient  jusqu'à  nos  jours. 

La  littérature  dramatique  hongroise  de  ces  soixante  der- 
nières années  passe  par  toutes  les  phases  du  développement 
de  la  scène  française  depuis  le  Romantisme  jusqu'au  Réa- 
lisme. Ce  qui  rend  pourtant  les  œuvres  magyares  intéres- 
santes, c'est  que  les  dramaturges  qui  commencent  par  des 
imitations,  arrivent  parfois  à  créer  de  vrais  chefs-d'œuvre. 
Ils  ne  restent  pas  toujours  des  imitateurs  comme  leurs  aînés 
de  V École  française;  ils  se  pénètrent  des  doctrines  littéraires, 
s'approprient  les  procédés,  mais  choisissent  presque  toujours 
des  sujets  nationaux  :  en  un  mot,  ils  font  œuvre  d'imagi- 
nation et  de  composition  et  arrivent  ainsi  à  enrichir  le 
théâtre  d'un  grand  nombre  de  pièces  originales. 


H 


Quoique  Victor  Hugo  et  Alexandre  Dumas  fussent  connus 
dès  1830  en  Hongrie,  on  fait  généralement  dater  l'influence 


296  LE    THÉÂTRE 

du  drame  romantique  de  l'année  ^836  qui  vit  paraître  la  tra- 
duction d'Angeio  par  le  baron  Joseph  Eotvôs.  En  tête  du 
livre  l'auteur  avait  placé  une  préface  qui  nous  montre  à  mer- 
veille ce  que  les  écrivains  pensaient  de  cette  nouvelle  forme 
dramatique  *.  La  Préface  est  visiblement  inspirée  par  celle  de 
Cromwell;  elle  produisit  en  Hongrie  les  mêmes  effets  que 
celle-ci  en  France.  Et  remarquons  que  l'auteur  est  un  baron, 
un  membre  de  cette  caste  privilégiée  dont  la  majorité  décla- 
rait encore  à  la  Diète  de  1832  qu'elle  aimerait  mieux  se  bai- 
gner dans  le  Nil  au  milieu  des  crocodiles  affamés  que  de 
céder  un  pouce  de  ses  anciennes  prérogatives.  Mais  l'esprit 
d'Etienne  Széchenyi,  le  «  plus  grand  des  Magyars  »,  qui 
anime  cette  génération,  avait  pénétré  d'autres  magnats. 
Eotvôs,  qui  devint  deux  fois  ministre  de  Tlnstruction  publique, 
en  1848,  et,  lors  du  dualisme,  en  1867,  était  dès  sa  jeunesse 
un  adversaire  du  régime  aristocratique  sous  son  ancienne 
forme.  Il  était  imbu  des  idées  de  la  Révolution  française; 
exalté  par  celles  de  1830,  il  a  combattu  pendant  toute  sa 
vie  pour  son  idéal,  aussi  bien  à  la  tribune  que  dans  ses 
œuvres  littéraires,  gardant  toujours  un  souvenir  reconnais- 
sant à  la  France  et  aux  libéraux  de  la  monarchie  de  Juillet, 
ses  premiers  maîtres.  La  Préface  montre  une  connaissance 
intime  du  courant  littéraire  français. 

«  La  littérature  du  siècle  de  Louis  XIV,  dit-il,  n'était  l'apanage  que 
d'une  caste  ;  elle  ne  pouvait  prendre  de  racines  bien  profondes  dans  le 
peuple.  L'Académie  et  le  théâtre  avaient,  pour  ainsi  dire,  confisqué 
tous  les  droits.  La  littérature  ressemblait  à  ces  arbres  de  Noël  auxquels 
on  attache  des  surprises  pour  les  enfants  et  non  pas  au  chêne  vigoureux 
sous  l'ombre  duquel  l'homme  cherche  le  repos.  L'ancienne  indépen- 
dance était  abhorrée;  chaque  mot  avait  besoin  d'un  passeport  délivré 
par  le  Dictionnaire  de  l'Académie  ;  des  formes  fixes  et  immuables 
furent  tracées  à  toutes  les  manifestations  de  l'esprit.  Comme  dans  les 
jardins,  on  coupait  dans  le  monde  des  pensées  tout  ce  qui  était  force  et 
exubérance,  si  bien  que  les  serpes  des  jardiniers  firent  oublier  la  vraie 
forme  des  arbres.  Et  les  jeunes,  à  l'ùme  ardente,  le  cœur  palpitant  se 

1.  Angelo,  drdma  Hugo  Viklor  utân  bârô  Eotvôs  Jôzsef.  Pest,  1836. 


CHAPITRE    T  297 

trouvaient  au  milieu  de  momies  du  moyen  Age;  ils  regardaient  avec 
angoisse  cette  patrie  vieillie,  brûlée,  consumée  et  cherchaient  quelque 
chose  de  mieux.  Ne  trouvant  rien,  ils  se  taisaient  dans  leur  tristesse. 
Et  l'Académie  les  voyant  si  pâles,  leur  dit  en  les  narguant  :  «  Soyez 
poètes  »  et  elle  leur  donnâtes  anciens  classiques  pour  apaiser  leur  soif 
de  vengeance.  Et  les  jeunes  gens  pâles  prirent  ces  livres  et  y  lurent 
l'histoire  des  grands  hommes,  leurs  nobles  actions.  Vn  désir  ardent  de 
les  imiter  les  remplit  ;  ils  vécurent  dans  l'antiquité.  Le  genre  humain 
leur  parut  mort,  c'est  pourquoi  ils  ressuscitèrent  les  héros  qui  leur 
parlaient  d'une  ancienne  gloire,  d'une  ancienne  vertu.  Le  peuple  les 
écoutait,  comme  les  enfants  écoutent  les  contes.  Le  spectacle  fini, 
poète  et  public  sortaient  du  théâtre  illuminé  pour  rentrer  dans  les 
sombres  ruelles  ;  ils  étaient  contents  des  merveilles  qu'une  heure  avait 
rendues  vraisemblables...  Les  grands  seigneurs  se  réjouissaient  éga- 
lement à  ce  spectacle  qu'ils  regardaient  si  commodément  de  leurs 
loges,  parce  qu'ils  croyaient  se  reconnaître  eux-mêmes  dans  les  héros 
antiques;  et  pour  récompenser  les  poètes  de  leurs  flatteries,  ils  leur 
envoyaient  quelque  tabatière  ou  quelques  pièces  d'or.  C'était  \k  votre 
vie,  votre  sort,  ô  poètes  !  D'abord  le  mépris,  puis  l'Académie  et,  du  mo- 
ment que  vous  y  étiez  entrés,  c'était  la  fin  de  la  poésie.  Le  peuple  ne 
savait  que  par  l'inscription  de  votre  pierre  tombale  que  vous  aviez  jadis 
été  poètes. 

«Avec  la  mort  de  Voltaire  tout  ce  qu'il  y  avait  de  grand  dans  le  clas- 
sicisme est  descendu  au  tombeau.  Il  en  était  de  la  littérature  classique, 
alors  même  qu'on  la  montrait  sur  le  trône,  comme  du  cadavre  de  Soli- 
man, qui  fut  jadis  exposé  aux  regards  des  soldats,  lors  du  siège  de  Szi- 
getvâr  1,  pour  les  empêcher  d'élire  un  autre  roi. 

('  Tout  ce  qu'on  avait  écrit  après  les  grands  maîtres  en  des  volumes 
innombrables,  ne  compte  pas  ^.  Dans  l'histoire  des  littératures  deux 
grandes  époques  ne  se  suivent  pas  sans  interruption,  il  y  a  toujours  une 
période  entre  elles  qui  est  remplie  par  l'admiration.  La  jeunesse  est 
beaucoup  plus  portée  à  admirer  et  à  suivre  les  grands  maîtres  qu'à  se 


1.  En  1.^66.  Le  sultan  étant  mort  pendant  le  siège,  ses  vizirs  mirent  son 
cadavre  sur  un  cheval  pour  faire  croire  aux  soldats  que  leur  chef  était  tou- 
jours vivant. 

2.  On  peut  remarquer  que  les  écrivains  hongrois  n'ont  guère  pris  connais- 
sance des  œuvres  écrites  depuis  la  mort  de  Voltaire  jusqu'à  l'avènement  de 
Victor  Hugo.  En  effet,  dans  la  première  période  de  l'inlluence  française,  ce 
sont  Voltaire  et  les  Encyclopédistes,  iMarmontel,  d'Arnaud,  les  Élégiaquos,  les 
poètes  légers,  quelquefois  les  classiques  du  xyii"  siècle  qu'on  imite  et  dont  on 
s'inspire  ;  dans  la  seconde  période,  la  littérature  romantique  est  l'unique  source 
où  l'on  puise. 


21)8  LE    THÉÂTRE 

frayer  de  nouvelles  voies.  Ce  qui  est  arrivé  partout,  serait  arrivé  en 
France,  si  de  grands  événements  n'eussent  pas  détourné  le  peuple  de 
l'art.  L'âge  de  l'action  était  arrivé;  il  était  venu  le  jour  de  la  bataille, 
avec  son  éclat  rouge  :  tous  ceux  qui  avaient  de  la  force  et  de  Tàme  s'en 
allèrent  guerroyer.  Qui  aurait  chanté  à  cette  époque  où  personne  n'écou- 
tait le  chant,  où  quelques  chansons  populaires  traversèrent  le  pays 
comme  le  tonnerre .  La  France  vivait  une  grande  épopée  ;  qui  donc  aurait 
voulu  rimer  ou  conter  des  histoires  à  ce  peuple  habitué  à  la  voix  des 
héros  ?  Il  y  eut  cependant  des  hommes  pour  se  plaindre  de  ce  temps,  où 
ils  furent  incompris  et  qu'ils  ne  comprirent  pas.  Leurs  œuvres  pleines 
d'anciennes  fadaises,  d'alexandrins  ennuyeux  et  d'idées  rabâchées,  ont 
vu  le  jour  pendant  la  République  et  l'Empire.  On  les  a  laissées  vivre, 
parce  qu'on  les  dédaignait  et  parce  que  le  grand  Empereur  le  voulut 
ainsi,  lui  qui  seul  alors  avait  de  la  volonté  en  France. 

«  Un  siècle  d'Auguste  peut  être  favorable  à  la  littérature,  l'époque  de 
Napoléon  ne  pouvait  guère  l'être.  Le  présent  était  trop  beau  pour 
qu'un  poète  parlât  des  temps  anciens  et  le  peuple  était  habitué  à  tant 
de  gloire  qu'il  n'avait  pas  besoin  de  poésie.  Jadis  Louis  XIV  pouvait 
dire  :  «  L'État,  c'est  moi.  »  Napoléon,  lui,  aurait  pu  dire  :  «  La  Gloire, 
c'est  moi  !  »  Tout  se  concentra  dans  l'admiration  de  cet  homme  qui 
avait  accompli  tant  de  grandes  choses  que  le  récit  fidèle  de  ses  exploits, 
semblait  une  flatterie.  Lui  aussi  est  tombé  ;  il  est  devenu  la  pierre 
tombale  de  la  Révolution  où  l'on  inscrivit  ce  qu'il  avait  accompli.  Il  fut 
détrôné  et  la  France  fit  entendre  un  gémissement,  mais  ce  gémissement 
devint  le  premier  vagissement  d'une  vie  nouvelle  qui  se  développa 
vigoureusement.  Avec  cet  homme,  elle  perdit  son  présent  :  c'est  alors 
qu'elle  se  tourna  vers  le  passé  et  que  ses  anciennes  pensées  se  réveil- 
lèrent. 

Après  ce  coup-d'œil  jeté  sur  l'ancien  classicisme,  Eôtvôs 
caractérise  le  mouvement  romantique. 

«  La  littérature  aussi  a  fêté  sa  Restauration.  L'Académie  se  montra, 
fière  et  magnifique  et  commença  à  parler  de  sa  légitimité.  Elle  s'assit 
comme  un  Cerbère  à  quarante  têtes  à  l'entrée  de  la  littérature,  veilla 

à  ce  que  personne  ne  sortît  du  royaume  des  ombres et  continua 

son  Dictionnaire.  Mais  la  France  s'était  transformée,  elle  s'enthou- 
siasma pour  une  idée  et  comme  le  jeune  homme  en  qui  s'éveille 
l'amour,  elle  devint  poète.  Son  chant  retentit  de  plus  en  plus  haut. 
Chacun  se  créa  de  nouvelles  formes,  de  nouveaux  vocables  pour  expri- 
mer de  nouvelles  sensations;  et  si,  de  temps  en  temps,  les  anciennes 
chaînes  firent  encore  leur  bruit,  c'est  parce  qu'elles  se  brisaient.  Le 
peuple  écoutait  attentivement  ce  chant  qu'il  comprit  pour  la  première 


CHAPITRE     I  299 

fois,  se  berçant  de  l'espoir  d'un  avenir  meilleur  que  ces  accents  lui 
semblaient  prédire 

«  Le  Romantisme  commença  et  parce  qu'il  commença,  parce  qu'il 
avait  poussé  de  fortes  racines  dans  certains  cœurs,  parce  qu'il  devint 
conviction,  il  fallait  qu'il  sortît  vainqueur  de  la  lutte.  Si  nous  ouvrons 
les  annales  de  l'histoire,  ce  journal  du  genre  humain  où  nous  ne  trou- 
vons qu'inct'rtitude;  si  nous  regardons  en  arrière,  vers  les  époques  de 
combat,  nous  trouvons  partout  que  le  nouveau  remporte  la  victoire  sur 
l'ancien,  justement  parce  qu'il  est  nouveau,  parce  qu'il  est  issu  du 
siècle  et  trouve  son  écho  dans  le  siècle,  parce  qu'il  faut  qu'il  soit, 
parce  qu'il  est  jeune  et  porte  en  soi  le  germe  de  la  vie,  comme  l'ancien 
porte  le  germe  de  la  mort. 

«La  poésie  n'est  pas  seulement  un  art,  comme  la  sculpture,  la  pein- 
ture ou  l'architecture  ;  la  poésie  est  une  nécessité,  un  cri  de  détresse  du 
genre  humain  désirant  le  bien,  un  son  qui  cherche  son  accord  et 
devient  dissonance,  s'il  ne  le  trouve  pas.  La  poésie  a  une  patrie,  un 
siècle  et  c'est  seulement  dans  cette  patrie,  dans  ce  siècle,  qu'on  la 
comprend  entièrement.  Le  classicisme  fut  toujours,  en  France,  d'inspi- 
ration étrangère;  le  poète  cherchait  son  inspiration  sur  le  Parnasse, 
sur  l'Hélicon  et  à  la  source  Castale;  son  chant  parlait  de  héros  étran- 
gers dont  le  nom  même,  estropié  par  la  prononciation  française,  ne 
devint  jamais  français.  La  mythologie  étrangère  à  laquelle  personne  ne 
croyait  plus,  qui  depuis  qu'on  l'enseignait  dans  les  classes  avait  perdu 
tout  parfum  de  poésie,  suffisait  pour  gâter  l'intérêt.  L'Académie  avait 
des  poètes,  le  peuple  n'en  avait  pas,  et  il  en  avait  grand  besoin.  Alors 
vint  Victor  Hugo  ! 

«  Il  y  a  des  hommes  qui  précèdent  leurs  siècles  ;  des  hommes  dont 
l'âme  aspire  à  un  avenir  plus  beau  et  qui,  semblables  à  l'aérostat, 
s'élèvent  dans  l'air  plus  pur  et  regardent  l'humanité  à  leurs  pieds, 
n'ayant  comme  l'aigle,  rien  d'autre  à  craindre  que  les  flèches.  Il  existe 
de  tels  hommes  et  nous  les  admirons.  C'est  là  leur  seule  récompense. 
Mais  celui-là  qui  a  vécu  avec  son  temps,  qui  l'a  compris,  peut  exercer 
une  grande  influence  :  tel  Victor  Hugo.  Son  époque  est  le  xix«  siècle, 
sa  patrie  est  la  France.  Il  a  senti  tout  ce  qui  a  touché  le  cœur  du  peuple 
français;  toute  sa  joie,  tout  son  espoir  et  toute  sa  douleur  ont  trouvé 
un  écho  dans  son  âme.  Depuis  son  Ode  à  la  naissance  d'Henri  V  jus- 
qu'au Roi  s'amuse,  il  n'a  chanté  que  ce  que  le  peuple  sentait,  et  sa  gran- 
deur vient  de  ce  qu'il  fut  assez  grand  pour  ne  pas  dédaigner  la  popula- 
rité. Lorsqu'il  vit  cette  froide  poésie  du  xvnie  siècle  avec  ses  fleurs  sans 
parfum,  son  jour  livide,  ses  personnages  sans  vie  ;  lorsqu'il  vit  cet  art 
semblable  à  une  statue  pâle  et  glacée,  objet  des  réminiscences  des 
lettrés,  vide  pour  les  ignorants  :  il  sentit  qu'il  devait  y  avoir  une  autre 
poésie  que  celle  qui  naît  de  l'imitation.  Il  s'est  frayé  des  routes  nou- 


300  LE    THÉÂTRE 

velles,  ne  prenant  pour  guide  que  son  sentiment,  n'ayant  pour  but  que 
la  vérité.  Son  chant  avait  besoin  du  passé,  mais  il  sentait  que  notre 
passé  n'était  pas  le  monde  romain  ou  f,'rec,  mais  le  moyen  âge.  Il  a 
donc  représenté  cette  époque  de  jeunesse  de  l'humanité  avec  toute  sa 
grandeur  et  ses  misères,  avec  ses  rêves  et  ses  espoirs. 

«  Sa  poésie  est  un  monde,  mais  un  monde  comme  le  nôtre,  plein 
d'amertume,  où  l'on  voit  souvent  le  soleil  voilé  de  lourds  nuages;  un 
monde  sans  fleurs,  rempli  de  tombes  ;  sans  joie  et  plein  de  gloire;  un 
monde  que  nous  admirons,  mais  dont  nous  voudrions  sortir.  Le  poète 
s'est  adressé  à  son  siècle,  dans  sa  langue  ;  quoi  d'étonnant  si  sa  voix 
semble  rude?  Il  a  donné  un  tableau  de  son  époque  ;  quoi  d'étonnant 
que  ses  traits  soient  sévères?  Ce  siècle  a  eu  un  Napoléon,  faut-il  qu'il 
se  réjouisse  des  chants  d'un  Delille? 

«  Le  but  de  Victor  Hugo  n'était  pas  de  plaire,  mais  d'être  utile,  et  ce 
but,  il  l'a  atteint.  La  poésie  était  trop  sacrée,  trop  grande  à  ses  yeux 
pour  qu'il  la  regardât  comme  un  jeu,  comme  une  fin  en  soi;  elle  était 
pour  lui  un  moyen  dont  il  se  servait  pour  fortifier  le  peuple,  et  la  force 
est  une  vertu.  Ce  qu'il  a  cherché,  ce  qu'il  a  trouvé,  c'est  la  Vérité  et 
c'est  la  vérité  qui  lui  prêtera  vie  dans  la  mémoire  des  hommes  comme 
au  plus  grand  témoin  de  son  époque. 

«  Je  ne  puis  terminer  cette  Préface  sans  citer  les  paroles  de  Victor 
Hugo  mises  en  tête  dWngelo  et  oîi  il  exprime  ses  idées  sur  la  poésie 
dramatique  :  «  Le  drame  doit  donner  à  la  foule  une  philosophie,  aux 
idées  une  formule,  à  la  poésie  des  muscles,  du  sang  et  de  la  vie,  à  ceux 
qui  pensent  une  explication  désintéressée,  aux  âmes  altérées  un  breu- 
vage, aux  plaies  secrètes  un  baume,  à  chacun  un  conseil,  à  tous  une 

loi Au   siècle   où  nous  vivons,  l'horizon  de  l'art    est  bien  élargi. 

Autrefois  le  poète  disait  :  le  public  ;  aujourd'hui  le  poète  dit  :  le 
peuple.  » 

Si  nous  avons  cité  tout  au  long  ce  remarquable  manifeste, 
c'est  qu'il  montre  mieux  que  des  commentaires  avec  quel 
enthousiasme  la  doctrine  du  maître  français  fut  accueillie  en 
Hongrie.  Mais  ici  il  ne  s'agissait  pas  tant  de  démolir,  il  fal- 
lait surtout  édifier.  La  poésie  lyrique,  le  roman,  le  théâtre 
prennent  leur  mot  d'ordre  en  France.  La  génération  de  18-30 
ne  pouvait  plus  se  contenter  ni  du  lyrisme  édulcoré  delvazin- 
czy,  ni  des  comédies  à  tiroir  de  Kotzebue,  ni  des  féeries  avec 
chant  des  poètes  viennois  Nestroy  et  Raymund.  La  Hongrie 
était  à  la  veille  de  sortir  de  l'état  féodal  et  de  reconquérir  sa 
liberté.  Toute  la  littérature  devait  y  concourir.  On  peuts'ima- 


CHAPITRE    I  301 

giner  quel  effet  durent  produire  sur  la  jeunesse  les  Préfaces 
de  Victor  Hugo.  Quand  il  disait  :  «  Le  di'ame  a  une  mission 
nationale,  une   mission  sociale,    une    mission  humaine  »  ', 
tous  les  écrivains  qui  s'étaient  révélés  après  Charles  Kisfa- 
ludy  :   Vôrôsmarty  en  tête,  puis  les  Jeunes  avec  Szigligeti 
et  ses  adeptes    :    Kuthy,  Vahot,    Gzakd,  Obernyik  procla- 
mèrent les  mêmes   idées  sur  la  scène  du  Théâtre  national. 
Celui-ci  put  enfin  ouvrir  ses  portes  eu  1837  et  son  histoire 
se  confond  désormais   avec  l'histoire  même  de  l'art  drama- 
tique magyar.  Le  théâtre  devient  une  cause  nationale.   Les 
paroles  mordantes  et  incisives,  souvent  enflammées  de  Szé- 
chenyi,  qui  dans  la  vie  politique  et  sociale  battirent  en  brèche 
les  anciens  préjugés,   trouvèrent  leur  écho  sur  les  planches, 
En  voulant  faire   de   Pest  le  centre  intellectuel  du  pays,  le 
grand  patriote   aida  puissamment   à  la  construction   de  ce 
temple  du  romantisme.  C'était,   après  la  fondation  de  l'Aca- 
démie, la  deuxième  victoire  remportée  par  le  sentiment  natio- 
nal   réveillé.   Vôrôsmarty,  alors     dans   tout  l'éclat  de   son 
talent,  fut  chargé  d'écrire  la  pièce  d'ouverture  (22  août).  Il 
donna  un  poème  allégorique  :  Le  réveil  d'Arpdd {Ari^éd  ébre- 
dése)  où  il  place  le  théâtre  magyar  sous  la  protection  du  con- 
quérant. Le  romantisme  fit  alors  une  entrée  triomphale  sur 
la  scène  dont  il  s'empara  complètement.  Les  Jeunes  disent 
avec   le  maître  français  que    «  c'est  le  grand  qui  prend  les 
masses  »  et  non  pas  les  niaiseries;   pour  eux  aussi,  roman- 
tisme et  libéralisme  sont  des  termes  synonymes  et  ils  s'eflbr- 
cent  de  créer  «un  théâtre  vaste  et  simple,  national  par  l'his- 
toire n  —  c'est  une  des  plus  belles  conquêtes  des  romantiques 
hongrois —  «  populaire  par  la  vérité  »  —  ce  sera  l'origine  de 
la  pièce  populaire  créée  par  Szigligeti  —  «  humain,  naturel, 
universel,   par  la  passion».    «  La  première  représentation 
d'//er/?anz  (1837),  dit  un  critique,   fut  une  véritable  étincelle 
dans  le  répertoire  aride  et  démodé  du  théâtre  magyar;  elle  le 
brûla  et  le  ressuscita  comme  un  nouveau  Phénix.  Le  public, 

1 .  Préface  de  Lucrèce  Borr/ia. 


302  LE    THÉÂTRE 

dégoûté  du  pain  sec  et  de  l'eau  ofPerts  par  le  théâtre  allemand, 
vit  dans  Hernani  les  sentiments  de  son  cœur  ardent,  les  rêves 
de  son  âme  opprimée  et  la  forme  de  ses  idées  confuses... 
Encouragée  par  ces  nobles  exemples,  la  nation  devenue 
indifférente,  puisa  dans  ces  œuvres  l'espoir  d'un  avenir  meil- 
leur; ses  peines,  ses  douleurs  et  ses  tourments  représentés 
par  un  auteur  étranger  l'excitaient  à  l'action.  Lorsque  furent 
renversées  les  barrières  que  le  préjugé  avait  élevées  pendant 
des  siècles  et  qui  se  dressaient  comme  une  muraille  infran- 
chissable entre  les  puissants  et  les  opprimés,  on  vit,  pour 
la  première  fois,  les  puissants  dépouillés  de  leur  auréole  à  la- 
quelle personne  n'avait  osé  toucher.  On  écoutait  la  défense 
des  faibles,  des  persécutés  et  on  respirait,  car  ces  personnages 
dramatiques  ressemblaient  au  peuple  hongrois  qui  secouait 
ses  chaînes,  mais  n'osait  s'en  délivrer.  Lorsque  le  roman- 
tisme triompha  en  France,  on  comprit  en  Hongrie  la  grande 
parenté  de  sentiments  et  de  pensées  qui  unissait  les  deux 
peuples.  Nous  avons  senti  avec  les  Français  l'horreur  de 
l'esclavage,  le  grand  désir  de  rompre  le  joug  qui  s'appesan- 
tissait sur  eux  ;  nous  avons  compris  la  lutte  souvent  réprimée, 
mais  toujours  éclatante  pour  la  liberté.  Nos  poètes  et  nos 
écrivains  regardaient  avec  piété  vers  le  pays  d'où  ils  atten- 
daient le  salut,  comme  le  tournesol  se  tourne  vers  l'astre 
lumineux.  Et  comme  si  l'exemple  donné  par  la  France  eût 
prêté  de  nouvelles  forces  aux  âmes  désespérées,  notre  peuple 
se  réveilla  et  nos  poètes  commencèrent  à  chanter  '.  » 

Le  changement  profond  que  le  romantisme  français  fit 
subir  au  théâtre  hongrois  se  manifeste  d'abord  dans  les  pièces 
àe  Michel  Vurôsmarty  (1800-1855).  L'histoire  littéraire  recon- 
naît en  lui  le  premier  grand  poète  hongrois  '.  Depuis  son 
début  éclatant  :  La  fuite  de  Zalàn  (Zalân  futâsa,  1825),  épo- 
pée   qui  chante  la  conquête    du  pays   par   Arpâd,   jusqu'à 

1.  I.  Cserhalmi-Hecht  :  A  f'ranczia  romanticismus  korszaka  (L'époque  du 
romantisme  français),  1893,  p.  26. 

2.  Le  centenaire  de  sa  naissance  fut  fêté  en  Hongrie  avec  un  éclat  extraor- 
dinaire (nov.  et  déc.  1900). 


CHAPITRE    I 


303 


l'arrivée  de  Petofi,  il  domino  le  Parnasse,  non  pas  comme 
Boileau,  comme  Kazinczy,  mais  comme  le  créateur  génial 
de  la  langue  poétique.  Il  est  le  chantre  de  l'époque  des 
réformes  et  exprime  par  les  accents  de  sa  lyre  les  concep- 
tions de  Széchenyi.  Si,  après  la  chule  définitive  de  la  Polo- 
gne, sa  voix  s'assombrit  et  exprime,  dans  V Appel  {Szôzat) 
devenu  Chant  national,  la  grande  tristesse  que  le  sort  de  son 
pays  lui  a  inspirée,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'en  chan- 
tant les  épisodes  glorieux  de  l'ancienne  histoire  magyare, 
il  a  réveillé  le  génie  guerrier  dans  la  nation  et  l'a  rendue 
attentive   aux  exploits  de  ses  ancêtres. 

Yôrosmarty  est  le  premier  grand  poète  romantique  de  la 
Hongrie.  Lorsqu'on  4837  il  se  consacra  entièrement  au  théâtre 
et  à  la  critique  dramatique,  il  eut  l'idée  d'amalgamer  dans  ses 
pièces  les  innovations  de  Victor  Hugo  avec  celles  des  tragé- 
dies fatalistes  si  à  la  mode  en  Allemagne  vers  1820.  C'est  là 
ce  qui  a  nui  à  leur  succès.  Quoique  ses  pièces  ',  au  point  de 
vue  de  la  diction  et  du  souffle  poétique,  soient  supérieures  à 
celles  des  autres  romantiques,  elles  n'eurent  jamais  autant 
de  succès  que  celles  de  Szigligeti.  C'est  que  Vôrôsmarty 
n'était  pas  né  poète  dramatique.  Dans  une  de  ses  épigrammes 
il  avoue  franchement  que  ses  héros  parlent  trop  pour  pou- 
voir agir,  que  leurs  discours  paralysent  leurs  actions.  Hs 
pérorent  trop,  en  effet  ;  en  eux  se  manifeste  à  outrance  le 
caractère  déclamatoire  de  la  race.  Mais  si  nombreux  qu'y 
soient  les  défauts  de  composition,  si  faiblement  qu'y  soient 
analysés  et  développés  les  caractères,  ses  drames  n'en  ont 
pas  moins  exercé  une  influence  décisive,  par  la  beauté  de  la 
langue  poétique  et  la  hardiesse  de  la  diction.  Ils  ont  indiqué 
quel  chemin  on  devait  suivre  pour  éviter  la  niaiserie  et  la 
platitude  d'un  Kotzebue. 


1.  Le  roi  Salamon  {{^il),  Les  Sans-Patrie  (1828),    Les  noces  ensanglantées 
(1833),  Marôl  b'in  (1838),  Le  Sacrifice  (1840),  Cilley  et  les  llunyadi  (1844). 


304  LE    THÉÂTRE 


III 


Tous  les  écrivains  dramatiques  de  cette  e'poque .  étant 
disciples  des  romantiques  français,  nous  allons  tout  d'abord 
dégager  de  leurs  œuvres  les  traits  essentiels,  révélateurs  de 
Tintluence  profonde  exercée  sur  eux  par  Victor  Uugo  et 
Alexandre  Dumas.  Ce  qui  frappe  d'abord  c'est  le  grand 
nombre  de  drames  historiques  et  nationaux.  Szigligeti  et  ses 
émules,  tout  en  admirant  les  pièces  historiques  françaises, 
s'aperçurent  vite  que  l'histoire  de  leur  pays  offrait  des  carac- 
tères et  des  épisodes  susceptibles  d'être  traités  de  la  môme 
façon.  Depuis  les  temps  les  plus  anciens  jusqu'à  François  II 
Râkoczy,  que  de  sujets  dignes  d'être  portés  à  la  scène  !  Ici 
les  «  Héros  du  deuil  »  [Gijàszvitézek]^  ces  malheureuses  vic- 
times de  l'orgueil  magyar,  qui  revinrent  seuls  de  la  bataille 
d'Augsbourg  (955),  au  nombre  de  sept,  annoncer  le  grand 
désastre  et  qui,  pour  ne  pas  avoir  péri  dans  la  mêlée  comme 
leurs  frères,  durent  mendier  leur  pain  et  se  virent  rejetés  de 
la  société.  Là,  les  intrigues  de  Cour  après  la  mort  du  prince 
héritier  Eméric  (1031)  fils  de  Saint-Etienne,  intrigues  où 
les  nationaux  magyars  luttent  contre  les  étrangers  soutenus 
par  la  bavaroise  Gisèle  et  qui  sont  la  cause  d'atrocités  vraiment 
asiatiques  ;  puis  les  querelles  de  Pierre,  successeur  de  Saint- 
Etienne,  et  d'Aba  Samuel  ;  la  lutte  fratricide  entre  André  I" 
(1046-1061)  et  Bêla,  avec  la  mystérieuse  entrevue  au  châ- 
teau de  Vârkony  ;  l'histoire  de  Borics,  fils  illégitime  de 
Goloman  (1095-1114)  d'où  Szigligeti  a  tiré  son  meilleur 
drame  Le  Prétendant  ;  le  règne  mouvementé  d'André  II, 
celui  de  Ladislas  IV  (1272-1290)  qui  passe  sa  vie  au  milieu 
des  Cumans  et  de  leurs  filles  dont  la  beauté  l'enivre.  On  a 
souvent  traité  ce  sujet  avec  de  nombreuses  réminiscences  du 
Roi  s'amuse.  Ensuite  arrivent  les  Anjou.  L'histoire  navrante 
de  Claire  Zdch  qui,  séduite  par  le  frère  de  la  reine, 
vengée  par  son   père,   amène  la  ruine  de  toute  sa  famille, 


CHAPITRE    I  305 

a  tenté  plusieurs  écrivains.  La  discorde  sous  Ladislas  V 
(14o2-14o7)  entre  les  Hunyad  et  les  Czillei,  la  captivité  de 
Matlîias  C.orvin,  la  jacquerie  de  Ddzsa  sous  Wladislas  II 
(1514),  finalement  avec  l'arrivée  des  Habsbourg  les  nom- 
breux épisodes  qui  montrent  Théroïsme  des  Magyars  subju- 
gués par  l'Autriche  et  la  Turquie  à  la  fois,  jusqu'au  jour  où 
la  défaite  de  Râkoczy  met  fin  à  l'âge  héroïque  hongrois  :  ces 
huit  siècles  d'histoire,  tantôt  glorieuse,  tantôt  lugubre 
étaient  si  riches  en  sujets  que  les  dramaturges  n'avaient  que 
l'embarras  du  choix.  C'est  eux  qui  créèrent  le  drame  roman- 
tico-historique,  lequel  s'est  développé  jusqu'à  nos  jours  où 
nous  le  voyons  encore  cultivé  par  Grégoire  Gsiky,  le  der- 
nier grand  représentant  du  théâtre  hongrois,  par  Louis  Bar- 
tok et  Alexandre  Somlô, 

Dans  quelques-uns  de  ces  drames,  on  rencontre  à  plu- 
sieurs reprises  ce  mélange  du  tragique  et  du  comique,  pré- 
conisé par  Victor  Hugo.  Les  poètes  recherchent  tous  la  cou- 
leur locale  ;  ils  rivalisent  avec  leurs  modèles  français  par  la 
minutie  avec  laquelle  ils  décrivent  les  décors  au  début  des 
actes.  Comme  ceux-ci,  ils  négligent  les  unités  de  temps  et  de 
lieu  et  cela  d'autant  plus  facilement  que  le  classicisme, 
connu  seulement  par  les  faibles  imitalions  de  Bessenyei, 
n'eut  jamais  la  valeur  d'un  dogme  en  Hongrie.  Comme  les 
écrivains  français,  ils  se  plaisent  à  indiquer  par  des  titres 
signiHcatifs  l'idée  maîtresse  de  chaque  acte. 

Ce  qui  est  plus  important  c'est  que  le  drame  romantique 
dans  ce  pays  accompagne  et  soutient  les  luttes  politiques  et 
sociales  qui  s'y  livrent.  Le  poète  mêle  sa  voix  aux  discus- 
sions des  Diètes  ;  il  prépare  le  public  aux  idées  d'égalité  et 
de  liberté.  Qu'il  choisisse  un  cadre  historique  ou  que  le  sujet 
soit  de  son  invention,  il  donne  toujours  le  rôle  ingrat  aux 
nobles  entichés  de  leurs  titres,  de  leurs  prérogatives  et  adon- 
nés à  la  fainéantise;  le  beau  rôle,  par  contre,  au  fils  du 
peuple  qui  aspire  par  son  travail  et  son  intelligence  à  se 
créer  lui-même  une  carrière,  à  se  frayer  une  voie.  Et,  chose 
curieuse,  quoique  les  barrières  qui  séparaient  alors  les  castes 


.s 06  l^E    THÉÂTRE 

i'iissont  tonibceSjle  théâtre  contemporain  procède  de  la  même 
façon.  Les  romantiques  montrent  cetlc  lutte,  soit  par  une 
anlillîèse  des  plus  choquantes  —  par  exemple  le  chef  d'une 
jacquerie  qui  aime  une  jeune  fille  noble  et  périt  par  elle  — 
soit  par  le  spectacle  beaucoup  plus  fréquent  d'un  roturier 
enrichi  par  le  travail  qui  veut  épouser  une  jeune  fille  pauvre 
de  famille  noble.  La  lutte  contre  les  seigneurs  inspire  des 
pièces  où  le  poète  peut  montrer  les  abus  existants  dans  le 
régime  du  comitat,  ces  citadelles  de  l'opposition  acharnée 
aux  idées  libérales  ;  où  il  donne  en  spectacle  la  corruption 
qui  règne  à  tous  les  degrés  de  l'échelle  dans  la  hiérarchie  ;  où 
il  produit,  en  un  mot,  tous  les  arguments  par  lesquels  un 
j)cuple  opprimé  peut  défendre  sa  cause  et  plaider  pour  son 
droit. 

Ce  ne  sont  pas  là  des  déclamations  vagues  à  la  manière 
des  romantiques  allemands;  c'est  le  théâtre  transformé  en 
arène  politique,  c'est  un  combat  livré  dans  une  langue  si 
enflammée,  ce  sont  des  accents  si  sincères  et  si  convaincus 
qu'on  sent  encore  aujourd'hui  en  lisant  ces  pièces  le  souffle 
révolutionnaire  qui  les  a  inspirées. 

Les  poètes  romantiques  n'oublient  jamais  qu'en  combat- 
tant pour  les  droits  immortels  de  l'humanité,  il  s'agit  avant 
tout  de  remédier  aux  maux  dont  souffre  le  pays,  de  donner 
avant  tout  des  garanties  sérieuses  à  l'indépendance  nationale, 
d'affaiblir  l'influence  prépondérante  du  clergé  ;  quelquefois, 
on  trouve  même  chez  eux  un  plaidoyer  pour  l'émancipation 
des  Juifs. 

Le  mélange  du  beau  et  de  l'affreux,  du  sublime  et  du 
grotesque,  l'horrible  sous  toutes  ses  formes,  les  antithèses 
dans  l'âme  humaine,  le  jeu  de  l'extraordinaire,  de  l'in- 
croyable :  toutes  ces  innovations  du  drame  de  Victor  Hugo 
et  de  Dumas  se  retrouvent  dans  le  théâtre  hongrois.  L'his- 
toire ou  la  fiction  ofl'rait  des  Quasimodo,  des  Triboulct,  des 
Honiodéi  et  des  Laffemas  ;  et  quand  un  épisode  de  l'histoire 
étrangère  —  comme  Struensée  —  était  nécessaire  pour  illus- 
trer une  idée  romantique,  Szigligeti  n'a  pas  hésité  à  s'en  servir. 


CHAPITKE     I  307 

Les  Romantiques  magyars  ont  choisi  pour  leur  théâtre 
des  sujets  qui  leur  permissent  d'être  en  parfait  accord 
avec  leurs  modèles  français.  Les  Thisbé,  race  bohémienne 
et  tzigane  sont,  en  somme,  des  enfants  du  pays  magyar  ; 
Lucrèce  Borgia  avait  une  émule  en  Elisabeth  Bâthory 
et  Claire  Zâch  subit  la  même  honte  que  la  fille  de  La  Vallière 
ou  celle  de  Triboulet.  Si  ce  n'est  le  roi  lui-même  qui  leur 
fait  violence,  c'est  alors  le  frère  de  la  reine  et  cette  reine  — 
fait  caractéristique  —  est  toujours  d'origine  étrangère. 

La  recherche  des  effets  dramatiques,  souvent  même  mélodra- 
matiques, apparaît  dès  lors  au  théâtre  hongrois.  Des  enfants 
abandonnés  qui  sont  reconnus  par  des  princes  ;  la  jeune  fille 
qui  se  sacrifie  pour  sauver  son  amant,  même  si  celui-ci  la 
trahit;  le  pardon  qui  arrive  au  moment  de  l'exécution  ou 
quelques  instants  après;  la  tempête  et  l'ouragan  sévissant 
au  moment  pathétique  de  l'action;  le  caveau  de  famille 
comme  lieu  de  réunion  des  conjurés,  l'échafaud  tendu  de 
rouge  et  de  noir,  la  porte  dérobée,  les  cavernes,  le  narco- 
tique, le  philtre  amoureux  qui  agit  comme  un  poison,  les 
sorcières  et  bohémiennes  :  tous  ces  personnages  et  acces- 
soires romantiques  servent  aux  Magyars  comme  aux 
Français. 

Le  choix  des  sujets  est  intimement  lié  aux  problèmes  qui 
agitent  la  société.  Le  poète  ne  se  considère  plus  comme  un 
amuseur  public,  il  s'attaque  aux  questions  vitales.  Ce  ne 
sont  plus  des  intrigues  politiques  qui  n'intéressent  que  les 
grands  :  la  plus  large  place  est  donnée  aux  passions  qui 
intéressent  le  peuple  et  retombent  sur  lui.  C'est  pourquoi  le 
drame  romantique  nous  introduit  dans  l'intérieur  des 
familles  royales;  il  veut  montrer  que  les  passions  qui  s'y 
agitent  sont  les  mêmes  que  celles  qui  tourmentent  les  habi- 
tants des  chaumières;  il  veut  prouver  que  la  misère  tragique 
est  la  même  dans  un  palais  que  sous  un  toit  de  chaume  et 
que  nous  sommes  tous  égaux  devant  la  fatalité  inéluctable. 

Renverser  les  barrières  que  la  naissance  et  le  système  de 
caste  ont  élevées    :  voilà  oîi    tendent  tous  ces  dramaturges. 


308  LE    THÉÂTRE 

Souvent  i'o  nest  pas  le  noble  qui  aime  une  fille  du  peuple  ; 
ce  sont  Jes  enfanls  du  peuple  qui  veulent  gravir  les 
échelons  pour  renverser  les  obstacles  qui  les  séparent  des 
arandes  dames.  La  lutte  entre  les  castes  mène  à  la  révolte 
contre  les  têtes  couronnées  et  les  dramaturges  mettent  sur 
la  scène  des  sujets  en  harmonie  avec  les  idées  de  Kossuth  et 
de  Petofi. 

La  pitié  universelle  qui  règne  dans  le  romantisme  fran- 
çais, inspire  également  quelques  poètes;  ils  demandent  la 
protection  des  faibles  et  des  opprimés,  et  vont  jusqu'à 
j'éclamer  l'émancipation  des  nègres  ;  mais,  au  fond,  sous  les 
traits  du  nègre,  ils  peignent  le  serf  magyar  dont  le  sort, 
avant  1848,  n'était  guère  plus  enviable.  On  part  en  guerre 
contre  Tintolérance  religieuse,  contre  le  droit  d'aînesse  et 
c(i\m  d'aviticité  ^  :  toutes  questions  débattues  depuis  182o 
jus(ju'à  la  Révolution.  Quelques-uns  vont  même  jusqu'à 
vouloir  réhabililer  la  courtisane.  Le  vers  de  Victor  Hugo  : 

«  Et  ton  amour  m'a  fait  une  virginité  » 

se  retrouve  avec  plusieurs  variantes.  On  plaide  pour  les 
enfants  illégitimes  et  abandonnés.  Les  fautes  commises  par 
eux  sont  expliquées  par  Szigligeti  {Le  Prétendant,  Gritti)  et 
par  Vahot  [Les  descendants  de  Zdch)  de  la  même  façon  que 
par  Dumas  dans  son  RicJiard  Darlington.  La  mère  qui  aban- 
donne sa  fille  —  Czakd  dans  Le  Testament  —  reçoit  le  châti- 
ment mérité.  Souvent  la  haine  éclate  entre  père  et  fils,  mère 
et  fille  qui  aiment  la  même  personne.  Mère  et  rivale  est  le 
litre  de  plusieurs  pièces  émouvantes  (Obernyik,  Kovàcs),  ce 
qui  prouve  que  cette  situation  n'était  pas  rare.  Mais,  jamais 
dans  le  conflit  entre  mère  et  fille,  les  saintes  lois  de  la  nature 
ne  sont  violées.  La  fille  ne  tue  pas  la  mère  ;  celle-ci  disparait 
pour  ne  pas  empêcher  l'union  de  sa  fille  avec  son  fiancé.  Le 


1.  C'était  la  loi  qui  penncUait  à  Tliéritier,  pendant  un  espace  île  trenle-deux 
ans,  fVannuler  lu  vente  consentie  par  ses  parents  et  d;'  reprendre  le  domaine 
patiiiimnial  au  simple  prix  d'achat. 


CHAPITRE    1  309 

mariage  et  môme  les  fiançailles  sont  sacrés  quand  ils  sont  le 
fruit  d'une  sympathie  mutuelle.  Mais  la  femme  qui,  par  une 
circonstance  quelconque,  est  forcée  de  subir  le  joug-  du 
mariage,  s'en  affranchit  dès  que  son  cœur  trouve  l'objet 
digne  de  son  amour. 

L'intkience  française  apparaît  également  dans  la  peinture 
des  caractères  féminins,  qui  étaient  presque  complètement 
effacés  avant  les  Romantiques.  Môme  Mélinda  dans  Bânk- 
bàn,  la  victime  de  la  passion  d'Othon,  ne  savait  que  gémir 
et  ses  réflexions  sont  plutôt  sottes.  Lucrèce  Jlorgia,  Donna 
Sol,  Blanche,  Marie  Tudor  ont  donné  la  vie  à  toute  une  série 
de  caractères  féminins  oii  Ton  retrouve  les  qualités  maî- 
tresses des  originaux  français  :  fermeté,  amour  passionné, 
décision,  sacrifice  de  soi-môme,  souvent  cruauté  dénotant 
une  force  surnaturelle.  Poussées  par  l'ambition,  ces  femmes 
n'hésitent  pas  à  préparer  le  poison  à  ceux  qui  entravent 
leurs  desseins  et  les  difficultés  de  la  situation  ne  les  effrayent 
nullement.  A  ces  Borgia  hongroises  se  joignent  les  aventu- 
rières de  haut  parage,  l'ange  devenu  démon,  la  courtisane 
genre  Marion  Delorme,  puis  des  figures  angéliques  comme 
Blanche,  des  amoureuses  comme  Donna  Sol,  des  héroïnes 
du  patriotisme  '.  A  côté  d'elles,  nous  voyons  des  épouses 
qui  se  sacrifient  à  leur  devoir  conjugal  et  qui  professent  cette 
maxime  :  «  La  femme  ne  vit  que  tant  qu'elle  est  fidèle  ».  Un 
soupçon  les  tue  ou  bien  leur  fait  abandonner  le  toit  conjugal  ; 
elles  ne  reviennent  que  lorsque  le  mari  est  convaincu  de  leur 
innocence.  Toutes  agissent  et  prennent  une  part  active  à 
l'action  ;  ce  ne  sont  plus  des  jeunes  filles  gauches  et  timides, 
mais  des  âmes  trempées  par  la  douleur,  par  l'amour  ou  par 
l'esprit  de  vengeance. 

L'influence  de  Victor  Hugo  et  de  Dumas  se  manifeste  aussi 
dans  la  peinture  des  caractères  d'hommes.  Ainsi  il  y  a  une 
grande  différence  entre  les  tyrans,  tels  que  les  représente 
Charles  Kisfaludy  et  ceux  de  Szigligeti.  C'est  que  Cromivell 

1.  Charlotte  Corilay  fut  souvent  mise  sur  la  sci'ne  hongroise. 


310  LE    THÉATIti: 

avail  appris  aux  romantiques  comment  il  faut  laisser  aper- 
cevoir derrière  le  tyran,  l'homme  qui,  dans  son  intérieur, 
soulïre  comme  ses  sujets.  Ainsi  AOa  et  Gritti  de  Szigligeti, 
deviennent  les  victimes  de  leur  ambition.  Les  tyrans  amou- 
reux et  jaloux  comme  Angelo,  les  tyrans  faibles,  jouets  de 
leurs  conseillers  et  des  intrigants,  comme  Louis  XIII  dans 
Marion.  Delorme,  ont  servi  de  modèles  à  toute  une  série  de 
caractères.  Constantin,  dans  le  Maître  du  monde  eiAkos  dans 
les  Héros  du  deuil  de  Szigligeti,  Murât  dans  Brankovics 
d'Obernyik  ressemblent  au  premier;  les  nombreux  Ladis- 
las  F  entourés  de  Gara,  de  Czillei  sont  calqués  sur  le  second. 
Louis  XIII  ne  se  débat  pas  plus  entre  les  mains  puissantes 
de  Richelieu  que  le  prince  Apali  entre  celles  des  Deux  Bar- 
csay  de  Jdsika.  La  petite  principauté  de  Transylvanie  où  le 
pouvoir  suprême  était  une  charge  élective,  où  les  grandes 
familles  intriguaient  constamment  les  unes  contre  les  autres, 
où  les  conseillers  des  princes  agissaient  dans  les  ténèbres  et 
n'avaient  de  répit  que  lorsque  leur  victime  était  anéantie,  a 
donné  au  théâtre  de  nombreux  caractères  d'intrigants  que 
les  dramaturges  ont  façonné  d'après  leurs  modèles  français. 
Cette  Cour  n'avait  pas  de  bouffon;  c'est  pourquoi  les  imita- 
tations  du  rôle  de  ïriboulet  y  sont  gauches  et  mal  venues. 

En  face  de  la  Cour  et  des  puissants  nous  voyons  le  pauvre 
opprimé  qui  devient  rebelle.  Le  type  à'Hernani  n'est  pas 
élranger  à  la  littérature  hongroise.  La  poésie  populaire  met 
en  évidence  la  figure  du  «  pauvre  gars  »  (szegény  legény). 
Celui-ci,  quoique  à  un  échelon  inférieur  de  la  hiérarchie 
sociale,  est  également  un  révolté  en  lutte  contre  la  société, 
contre  l'ordre  établi,  sans  cesse  exposé,  menacé  mais  sou- 
vent aimé  des  jolies  villageoises.  Son  amour  ardent  de  la 
liberté  et  de  la  puszta,  le  mécontentement,  le  combat  qu'il 
livre  aux  autorités  du  comitat  font  de  lui  un  type  tout  à  fait 
magyar;  mais  c'est  le  souffle  démocrali(|uo  venu  de  France 
qui  lui  prête  vie  comme  personnage  dramatique. 

A  un  degré  supérieui-  nous  trouvons  ces  grands  «  Mécon- 
tents »   qui  ont  nom  Thokoly  et  Râkoczy  qui  rempliient  de 


CHAPITRE    1  311 

leurs  exploits  les  dernières  années  du  xvif  et  le  commence- 
ment du  xvHi''  siècles.  Ils  furent  souvent  évof[ués  avant  1848; 
leurs  tirades  enllammées  servaient  de  signe  de  ralliement  à 
tous  les  démocrates.  L'ennemi  n'était-il  pas  alors  comme  au 
xvu"  siècle  la  camarilla  de  Vienne?  Voyez  la  Captivité  de 
François  II  Bàkoc://  da  Szigligeti.  Sans  doute,  ce  n'est  qu'une 
suite  de  tableaux,  mais  avec  quelle  force  la  haine  contre  l'Au- 
triche éclate  dans  chacune  des  paroles  de  Râkoczy  et  dans 
celles  de  sa  mère,  Hélène  Zrinyi. 

On  retrouve  encore  Hernani  dans  le  Csanâd  des  Gijàszvi- 
tézek^  qui  combat  pour  la  liberté,  la  constitution,  la  vertu  et 
l'amour  et  qui  hait  Âkos,  comme  son  modèle  français  hait 
Carlos;  Bukné,  dans  Aha,  les  deux  frères  Jean  et  Pierre  Pôkai 
[Les  Pôkai),  le  chef  de  la  jacquerie  dans  Georges  Dôzsa  de 
Jôkai,  sont  également  issus  d'IIernani. 

Ruy  Blas  et  Darlington  ont  servi  de  modèles  au  Struensée 
de  Szigligeti,  et  à  tous  ces  enfants  du  peuple  qui  luttent 
contre  les  préjugés  et  qui,  pour  arriver  à  leurs  fins,  préci- 
pitent des  familles  entières  dans  la  ruine.  Le  théâtre  de  Czako 
et  d'Obernyik  est  très  riche  en  caractères  de  ce  genre,  aux- 
quels on  oppose  l'aristocrate  dégénéré  qui  ternit  le  blason  de 
ses  ancêtres,  indigne  rejeton  d'une  race  autrefois  vaillante. 
C'est  don  Salluste,  qui  se  trouve  rarement  près  du  trône 
magyar,  mais  d'autant  plus  souvent  dans  la  vie  sociale.  Le 
romantisme  français  a  encore  donné  les  jeunes  amoureux 
comme  Didier,  le  philosophe  calme  qui,  peu  apte  à  Faction, 
contemple  le  monde  et  devient  panthéiste,  les  inventeurs,  les 
génies  méconnus,  comme  Kean,  l'ouvrier  idéalisé,  comme 
Gilbert  dans  Marie  Tudor^eionWw  les  monstres  du  mélodrane. 
Les  passions  qui  animent  tous  ces  personnages,  les 
mobiles  qui  les  font  agir,  tout,  jusqu'à  la  langue  enflammée, 
les  cris  et  les  gestes,  porte  l'empreinte  des  modèles  fran- 
çais. Qu'ils  expriment  l'amour,  1:i  vengeance,  la  haine,  l'am- 
bition, le  fanatisme,  la  jalousie,  ces  caractères  ont  une 
variété,  une  richesse  de  nuances  et  de  tons  dont  l'ancien 
théâtre  hongrois  n'olïre  aucun  exemple.  On  peut  dire  que  le 


312  LE    THÉÂTRE 

romantisme  forme  la  première  phase  remarquable  de  la 
poésie  dramatique  magyare.  C'est  alors  que  se  crée  la  langue 
lliéàtrale,  que  se  forgent  les  expressions  et  les  nuances  qui 
permettront  de  rivaliser  avec  les  modèles.  Sous  ce  rapport 
Hugo  et  Dumas  ont  fourni  à  la  scène  hongroise  plus  que  les 
caractères  et  les  passions;  ils  ont  aidé  à  enrichir  la  langue 
en  forçant  leurs  imitateurs  à  chercher  des  équivalents. 
M""'  Cserhalmi-Hecht  dit  avec  raison  :  «  L'expression  poé- 
tique de  l'amour  de  notre  peuple  pour  la  liberté  est  née  uni- 
quement grâce  au  romantisme  français  qui,  par  ses  paroles 
enflammées,  avait  exprimé  dans  chaque  phrase  les  senti- 
ments d'un  peuple,  parent  du  nôtre'.  » 

Yôrôsmarty,  doué  d'un  grand  talent  pour  exprimer  ces  pas- 
sions dans  une  langue  neuve  et  vibrante,  a  montré  le  chemin  ; 
les  autres  ont  suivi.  En  même  temps  que  florissait  la  poésie 
lyrique,  la  langue  dramatique  se  développait  et  s'enrichissait. 
Le  lyrisme  n'a  pas  plus  nui  au  théâtre  magyar  qu'au  drame 
romantique  en  France  ^  S'agit-il  d'exprimer  la  douleur,  la 
colère,  la  fureur,  on  se  sert  des  mêmes  phrases  saccadées,  des 
mômes  apostrophes  violentes.  Les  épithètes  de  Victor  Hugo 
excitent  l'émulation  de  Szigligeti  et  de  Kuthy  ;  celles  de  Dumas 
trouvent  leurs  imitateurs  en  Czakd  et  Obernyik.  La  langue 
devient  colorée,  s'enrichit,  non  pas  tant  par  des  termes  nou- 
veaux, que  par  un  certain  agencement  où  l'harmonie  fran- 
çaise est  très  heureusement  imitée.  Des  termes  anciens 
retrouvent  sous  la  plume  des  écrivains  une  nouvelle  force; 
les  métaphores,  les  figures  et  la  personnification  des  objets 
inanimés  remplacent  les  comparaisons  fastidieuses.  Dans  ces 
métaphores  tout  l'univers  qui  nous  environne  revit;  elles 
nous  montrent  les  replis  les  plus  secrets  de  notre  âme  et  les 
changements  multiples  des  sensations.  Les  hyperboles,  les 
antithèses,  une  certaine  ironie  très  fine,  inconnue  auparavant 
dans  la  littérature,  la  tendance  à  nuancer  la  pensée  par  des 

1.  Voy.  ouvr.  cité,  p.  444. 

2.  Voy.  Nebout  .Le  drame  romantique,  189o. 


CHAPITRE    I  313 

expressions  bien  choisies,  par  Tanaphore,  par  le  redouble- 
ment, par  la  réticence,  toul  cela  donne  au  dialogue  très 
pesant  avant  Tintluence  du  romantisme,  une  certaine  grâce, 
une  légèreté'  et  en  même  temps  une  force,  une  sublimité 
inconnues  jusque-là. 

Les  longues  périodes  oîi  l'école  de  Kazinczy  avait  entor- 
tillé ses  pensées,  disparaissent  peu  à  peu  et  font  place  à  un 
dialogue  vif,  empreint  de  la  passion  qui  agite  les  personnages  ; 
les  mots  (\m portent,  comme  on  dit  dans  la  langue  technique 
du  théâtre,  apparaissent  alors  pour  la  première  fois. 

Si  nous  ajoutons  qu'avec  l'ouverture  du  Théâtre  national, 
la  scène  elle-même  s'améliora  beaucoup  grâce  aux  représen- 
tations des  pièces,  soit  traduites,  soit  imitées  des  romantiques 
français;  que  le  jeu  des  acteurs  devint  meilleur;  que  les  cos- 
tumes, les  accessoires,  les  décors,  en  un  mot  tout  ce  qui 
constitue  le  côté  extérieur  du  théâtre  fut  porté  à  un  degré  de 
perfectionnement  inconnu  jusqu'alors,  nous  aurons  esquissé 
dans  ses  traits  généraux  l'influence  du  romantisme  en  Hon- 
grie. Il  nous  suffira  de  caractériser  les  principaux  représen- 
tants et  de  donner  une  idée  des  œuvres  les  plus  remarquables 
issues  de  cette   influence. 


IV 


L'année  même  où  parut  la  traduction  d'Angelo  avec  la  pré- 
face désormais  célèbre  du  baron  Eôtvos,  un  jeune  acteur  du 
Théâtre  de  Bude,  qui,  sous  la  direction  de  Dobrentei  jouait, 
dansait  et  chantait  pour  la  somme  de  14  florins  par  mois, 
faisait  représenter  un  drame  historique  —  Diénes  —  où  Ton 
constate  l'imitation  directe  du  théâtre  romantique  français 
Ce  jeune  homme  —  Joseph  S/athmâri  —  était  venu  en  1834 
à  Pest  pour  y  faire  ses  études  d'ingénieur.  Il  se  lassa  bientôt 
des  mathématiques  et  se  mit  à  écrire.  Il  fréquentait  beau- 
coup le  théâtre  de  Bude  on  les  pièces  de  Hugo  et  de  Dumas 


314  LE     THKATME 

(Haioiit  jouoes  avec  ftuccôs.  Maign''  la  (lofcnse  et  les  menaces 
(le  son  père,  il  se  fit  acteur,  (?t  pria  D(ibrentei  de  lui  trouver 
un  beau  nom.  Le  directeur  lisait  un  conte  poétique  (Gsobàncz) 
d'Alexandre  Kisfaludy;  il  tomba  sur  ce  passage  :«  Nous 
vivrons  à  Szigliget,  heureux  dans  notre  amour.  »  Il  dit  alors 
au  novice  :  «  Le  nom  de  Sziglirfeti  vous  ira  très  bien,  il  sonne 
vraiment  bien.  »  Szathmâri  changea  encore  son  petit  nom 
en  celui  d'Edouard  et  le  pseudonyme  d^Edoiiard  Sziyliç/eti 
(1814-1878)  est  devenu  célèbre  dans  les  annales  du  théâtre 
hongrois  '. 

«  Alexandre  Kisfaludy  lui  avait  donné  son  nom,  dit  Paul 
Gyulai,  et,  il  était  appelé  à  suivre  les  traces  de  Charles  Kis- 
faludy. »  Il  les  suivit,  en  effet,  tout  en  imitant  d'autres 
modèles.  Ces  modèles,  nous  les  connaissons,  furent  les  pièces 
romantiques  françaises.  Dans  ses  Biographies  d'acteurs 
hongrois,  où  l'on  trouve  tant  de  détails  intéressants  sur  l'âge 
héroïque  du  théâtre  magyar,  Szigligeti  parle  ainsi  de  l'effet 
que  produisirent  les  premières  représentations  de  ces  pièces: 

«  Avant  le  drame  romantique  français  on  avait  bien  joué  à  Bude 
Hamlet,  Lear,  Othello,  la  Vie  est  un  rêve  de  Calderon,  Emilie  Galotti  de 
Lessin^S  les  Brigands,  Cabale  et  Amour,  Marie  Stuart  et  Fiesçî/e  de  Schiller, 
mais  c'étaient  Kotzebue,  Ziefj;ler,  Raupach,  Birch-Pfeiffer,  lilland  et 
autres  écrivains  de  deuxième  ou  troisième  ordre  qui  occupaient  la  plus 
grande  place.  C'était  le  triomphe  du  sentimentalisme;  les  femmes  étaient 
toutes  d'une  innocence  sans  tache.  On  Jouait  ces  pièces  faute  de  mieux, 
mais  on  goûtait  davantage  les  mélodrames  français,  tels  la  Maison 
des  fous  à  Dijon,  ou  VOrpheline  de  Genève.  Cependant  le  triomphe 
de  Hugo  et  de  Dumas  fut  foudroyant  et  décisif.  Lucrèce  Borgia, 
Marie   Tudor,  Angelo,  La    Tour  de   Nesle    furent   alors   représentés  à 


1.  Szigligeti  a  écrit  des  tragédies,  des  draines,  des  comédies  et  des  pii-cos 
populaires.  Dune  fécondité  prodigieuse  (il  a  donné  environ  110  pièces)  il 
domina  le  théâtre  hongrois  pendant  quarante  ans. —  On  a  beaucoup  écrit  sur 
lui,  mais  on  attend  encore  une  monographie  complète.  Voj'.  outre  J.  ]{ayer, 
ouvr.  cité  (tome  I,  pp.  493-529,  tome  II  passim)  l'éloge  de  S/igligeti  par  Paul 
Gyulai  dans  les  £?n/e7c6esréf/e/:  (1890);  A.  \égh  :  Szirjligeti  mint  dramalitrg, 
dans  ses  Tanulmânyok  (Etudes)  1896.  Les  Œuvres  complètes  ne  sont  pas 
encore  réunies. 


CHAPITRE    I  315 

lîude.  Citons  un  exemple  de  l'accueil  enlhousiaste  qu'on  leur  (il. 
Telepi  avait  choisi  la  Tour  de  Neale  pour  sa  représentation  à  béné- 
fices. 11  espérait  que  le  théâtre  serait  plein,  mais  le  ciel  ne  le 
favorisa  pas,  car  dans  Taprès-midi  la  pluie  se  mit  à  tomber  à  torrents 
et  les  habitants  de  Pest,  sans  lesquels  il  n'y  avait  pas  de  public,  à  l'excep- 
tion de  quelques  hardis  jeunes  gens,  n'osèrent  pas  se  déranger  *.  Il  n'y 
avait  guère  qu'une  quarantaint;  de  personnes  au  théâtre,  mais  elles 
manifestèrent  tant  de  plaisir  (ju'après  la  représentation  un  spectateur 
se  mit  debout  sur  son  fauteuil  et,  tout  enflammé  d'enthousiasme,  pro- 
clama que  cette  pièce  «  magnifique  »  méritait  bien  qu'on  payât  une 
entrée  double.  En  disant  cela,  il  ôta  son  chapeau,  fit  une  collecte  et,  en 
dix  minutes,  il  recueillit  dans  son  cliapeau  le  double  de  ce  que  conte- 
nait la  caisse  »  -. 

Sans  entrer  dans  la  critique  des  pièces  romantiques,  Szigli- 
geti  constate  seulement  que  leur  interprétation  a  changé 
même  jusqu'au  débit  des  acteurs  habitués  à  la  monotonie  et  au 
pathos  des  pièces  allemandes.  Lendvay  et  Egressy,  les  deux 
gloires  du  Théâtre  National,  jouaient  les  rôles  des  héros 
romantiques  français,  notamment  d'Etelwood,  Sir  Patrick, 
Ruy  Blas,  Kean,  Don  César  de  Bazan,  avec  une  perfection 
qui  assurait  à  ces  pièces  une  longue  série  de  représentations. 

Ces  quelques  faits  sulïisent  à  prouver  combien  profonde 
fut  l'impression  produite  vers  1836  par  les  pièces  romanti- 
ques françaises.  Szigligeti  en  subit  tellement  le  charme 
qu'il  resta  fidèle  toute  sa  vie  aux  maîtres  qui  dirigèrent 
ses  premiers  pas.  Le  jeune  acteur  devint  bientôt  secré- 
taire, puis  dramaturge  et  finalement  intendant  du  Théâtre 
National.  11  avait  donc  l'expérience  de  la  scène  et  cette  con- 
naissance pratique  jointe  à  la  nouveauté  du  genre  fit  la  for- 
tune de  ses  nombreuses  pièces.  Il  a  le  grand  mérite  d'avoir 


1.  Il  n'existait  alors  quun  pont  de  bateaux  entre  Pest  et  Bude  et  lorsque  le 
Danube  charriait  des  glaçons  on  ne  pouvait  guère  aller  à  iJude  où  jouait  la 
troupe  ujagyarc.  Les  acteurs  passaient  les  mois  «l'hiver  dans  la  plus  grande 
détresse. 

2.  Mrif/!/(i)-  szinészek  élelvajzal,  1878,  p.  88.  —  \'oy.  aussi  une  étude  de 
Szigligeti  sur  l'influence  de  Hugo,  de  Dumas  et  de  Scribe  danc  les  Anvales  de 
la  Soci(H<''  Kisfab«ly,  lonic  Vil  (!''••''  série,  18i9j. 


3IG  LE    THÉÂTRE 

produit  pendant  40  ans  sans  relâche,  d'avoir  rendu  le  Thriitrc 
National  attentif  au  mouvement  dramatique  français.  Depuis 
sa  fondation,  ce  ttiéàtre  est  toujours  resté  fidèle  à  cette  tra- 
dition; il  a  pu  ainsi  exercer  une  influence  remarquable  sur 
l'art  dramatique  hongrois  en  général.  On  n'a  cependant  pas 
épargné  les  attaques  à  Szigligeti;  on  lui  reprochait  surtout 
de  trop  rechercher  l'elTet  théâtral  au  détriment  de  la  profon- 
deur. Personne  cependant  ne  peut  nier  que  son  théâtre  ne 
soit  très  vivant.  Il  otTre  le  bel  exemple  d'un  écrivain  qui  reçoit 
sa  première  impulsion  de  l'étranger,  mais  qui,  sous  cette 
influence,  se  perfectionne  de  plus  en  plus  pour  atteindre  enfin 
à  une  grande  beauté.  Il  est  resté  jusqu'à  sa  mort,  le  maitre 
incontesté  de  la  scène;  quelques  autres  ont  pu  un  instant  lu^ 
disputer  la  palme,  mais  ils  ont  vite  disparu  :  lui  est  resté. 

Disciple  de  Victor  Hugo  et  de  Dumas  dans  ses  drames  his- 
toriques, de  Scribe  dans  ses  comédies,  Szigligeti  ne  manque 
cependant  pas  d'originalité.  Il  est,  en  ed'et,  le  créateur  d'un 
genre  tout  nouveau  :  la  pihce  populaire  (népszinmii).  Celle-ci 
s'est  développée  grâce  au  courant  démocratique  qui  se  fît 
sentir  de  1840  à  1848  —  peut-être  môme  sous  l'influence 
des  romans  de  George  Sand.  On  trouvait  dans  ces  pièces 
populaires  tant  de  couleur  locale,  on  leur  fît  pendant  qua- 
rante ans  un  tel  succès  qu'on  les  considère  comme  apparte- 
nant à  un  genre  éminemment  national,  qui  a  môme  son 
théâtre  (depuis  1875). 

Szigligeti  a  écrit  une  quarantaine  de  drames  historiques. 
Il  a  mis  sur  la  scène  les  épisodes  les  plus  marquants  de  Ihis- 
toire  magyare  depuis  Saint-Etienne  jusqu'à  François  II 
Râkoczy,  cherchant  toujours  à  intéresser  plutôt  par  les  évé- 
nements multiples  que  par  la  peinture  des  caractères.  On 
peut  démontrer  la  faiblesse  de  plusieurs  de  ces  drames;  aucun 
cependant  n'est  sans  mérite  ;  quelques-uns  se  sont  conservés 
au  répertoire.  Très  adroit  dans  le  choix  des  sujets  qu'une 
lecture  assidue  des  historiens,  notamment  de  Fessier,  lui  sug 
gérait,  il  n'a  pas  assez  de  force  pour  peindre  une  époque  e^ 
croit  avoir  atteint  son  but  en  accumulant  les  surprises  et  les 


CHAPITRE    I  317 

atrocités.  Il  a  cependant  appris  de  ses  modèles  français  l'art 
d'expliquer  les  e'vénements  historiques  par  des  motifs  souvent 
mesquins.  En  général,  ses  expositions  sont  bonnes,  mais 
l'action  n'en  découle  pas  toujours  et  il  se  sent  forcé  —  faute 
de  puissance  créatrice  —  d'ajouter  des  épisodes.  En  habile 
dramaturge,  cependant,  il  mêle  ses  fils  avec  tant  d'adresse 
que  l'œil  inexpérimenté  ne  s'aperçoit  pas  que  l'action  est 
souvent  double,  ou  même  triple.  Il  conçoit  ses  héros  en  vue 
de  l'effet  dramatique  qu'il  veut  obtenir  ;  effet  auquel  il  sacrifie 
souvent  la  vraisemblance  et  la  vérité  poétique.  On  s'agite 
beaucoup  dans  ses  drames  ;  'a  vie  et  le  mouvement  ne 
font  défaut  à  aucune  de  ses  pièces  :  le  grand  metteur  en 
scène,  habile  à  ménager  les  surprises  s'y  révèle  à  chaque 
instant. 

Dans  ses  premiers  drames,  Szigligetiest  encore  un  simple 
imitateur  de  Hugo  ;  il  arrange  les  épisodes  de  l'histoire 
magyare  en  vrai  romantique.  C'est  ainsi  qu'il  fait  de  la  con- 
juration de  Diénes  (Dionyse)  contre  le  roi  Bêla  (1235)  le  point 
de  départ  de  sa  pièc^.  Ce  Dionyse  esttyrannique  et  débauché; 
il  doit  être  puni  par  ses  propres  enfants  qu'il  abandonna 
anciennement.  Esther  et  David,  ignorant  leur  parenté, 
s'aiment;  le  tyran  les  a  séparés,  mais  il  est  trahi  par  son 
propre  fils  et  au  moment  du  supplice  le  mystère  se  trouve 
dévoilé.  Gymzvitézek  est  également  un  drame  sombre  où 
une  histoire  d'enfants  abandonnés,  puis  retrouvés,  constitue 
l'intrigue  de  la  pièce.  L'action  se  passe  sous  le  règne  de 
Saint-Etienne  au  temps  où  la  sauvagerie  des  Hongrois  n'avait 
pas  encore  été  adoucie  par  le  christianisme.  L'esclavage 
était  en  vigueur  et  c'est  pour  une  belle  esclave  -, —  Rose  — 
que  deux  frères,  Akos  et  Csandd,  se  font  la  guerre.  Après 
de  nombreuses  péripéties  on  apprend  que  Uose  est  leur 
sœur  qui  fut  vendue  comme  esclave  dans  son  enfance. 
—  Vazul  iii  Aba  sont  des  tranches  d'histoire;  le  premier  de 
ces  drames  nous  montre  les  intrigues  de  la  Cour  pour  faire 
du  vénitien  i^ierrc,  le  successeur  de  Saint-Etienne  ;  Aha 
raconte  la  chute  de  Pierre,   la  révolte  d'Aba,   ses  succès  et 


318  LE    THÉATHE 

l'opposition  de  l'évêque  de  Csanfld  qui  ne  veut  pas  le  couron- 
ner. Toutes  ces  scènes  sont  mêlées  de  surprises  terribles,  de 
malédictions,  de  phrases  pompeuses  sur  la  fidélité  au  roi, 
sur  le  châtiment  épouvantable  des  conspirateurs. 

Jusqu'en  1848,  Szigligeti  a  persisté  dans  la  même  voie: 
Les  Frères  Pôkai,  le  Faux  André,  Couronne  et  Fpée,  Frédé- 
ric Czilleij,  Gritti^  les  Descendants  de  Zâch  sont  autant  d'évo- 
cations historiques  dans  la  manière  de  Hugo.  L'année  même 
de  la  Révolution,  il  écrit  la  Captivité  de  François  II  Ràkoczy 
qui  est  plutôt  un  tableau  dramatique  qu'une  pièce  ;  mais  on 
y  respire  le  souffle  de  la  révolte.  Le  romantique  hongrois  a 
adroitement  découpé  dans  la  vie  du  héros,  les  scènes  qui 
pouvaient  entlammcr  les  cœurs  à  la  veille  de  la  rupture  avec 
l'Autriche,  Le  tableau  final,  sans  aucun  lien  avec  ce  qui 
précède,  est  un  Sursiim  corda  :  «  Poursuivons  la  fortune  avant 
qu'elle  ne  disparaisse  de  devant  nos  yeux  »,  crie  Râkoczy  à 
ses  compagnons  d'armes. 

La  Révolution  de  1848  n'était  pas  plus  heureuse,  mais  la 
foi  dans  la  justice  était  sauvée  et  après  une  période  de  réac- 
tion, les  beaux  jours  sont  venus.  Pendant  cette  réaction,  le 
théâtre  dont  Szigligeti  était  le  dramaturge,  fut  étroitement 
surveillé.  Il  fallait  être  très  circonspect  dans  le  choix  des 
sujets,  car  le  public  saisissait  à  demi-mot  les  moindres 
allusions.  Mais  le  talent  de  Szigligeti  s'était  affermi,  il  se 
perfectionna  et  donna  quelques  pièces  qui  dépassent  de  beau- 
coup les  imitations  purement  romantiques  d'avant  1848. 
Il  choisit  toujours  de  préférence  ses  sujets  dans  l'histoire 
nationale,  mais  il  ose  mettre  sur  la  scène  des  empereurs 
romains  (Constantin,  dans  la  Seir/neur  du  Monde,  Dioclétien), 
il  fait  retentir  dans  Struensée  les  doctrines  des  philosophes 
français,  comme  les  pamphlétaires  hongrois  le  firent  en  1790. 
Dans  le  Seir/îieur  dit  Monde,  oii  Constantin  excité  par  sa 
seconde  femme  sacrifie  son  fils  du  premier  lit  —  Crispus,  — 
il  peint  avec  force  la  lutte  des  sentiments  paternels  et  des 
préoccupations  politiques.  L'imitation  servile  des  roman- 
tiques français  cède  à  une  composition  réfiéchie,  la  langue 


CIIAIMTKE     I  319 

même  atteste  un  grand  progrès.  Les  caractères  sont  mieux 
nuancés  et  au  lieu  des  surprises  mélodramatiques  c'est  le 
jeu  des  passions  qui  excite  l'intérêt.  Dans  Pmd  Béldi  et  le 
Prétendant  ces  qualités  se  montrent  à  un  très  haut  degré. 

Le  premier  de  ces  drames  tiré  de  l'histoire  transylvaine  qui  alimen- 
tera longtemps  le  théâtre  et  le  roman,  nous  peint  le  faible  et  pusilla- 
nime Apali,  guidé  et  gouverné  par  sa  femme,  Anne  Bornemisza.  Deux 
intrigants  —  jN'alâczi  et  Székely  —  veulent  se  débarrasser  des  deu.v 
magnats  les  plus  puissants  delà  principauté  :  Bânfiet  Béldi.  Ils  excitent 
d'abord  ce  dernier  contre  Bânfi  qui,  dans  un  bal,  s'est  permis  d'em- 
brasser sa  femme.  La  jalousie  née  dans  le  cœur  de  Béldi,  le  pousse  à 
accepter  la  mission  d'arrêter  Bânfi  sous  prétexte  qu'il  a  conspiré  et  de 
le  faire  décapiter.  Sur  l'échafaud  Bànfi  proclame  n'avoir  eu  aucune 
relation  avec  Madame  Béldi  et  que  le  baiser  fut  volé  et  non  accordé. 
Après  la  mort  de  Bànli  les  intiùgants  veulent  se  débarrasser  de  Béldi  ; 
la  femme  de  celui-ci,  qui  sur  le  soupçon  de  son  mari  a  quitté  le  château, 
est  une  véritable  héroïne  romantique.  Inébranlable  dans  sa  résolution 
de  ne  plus  vivre  avec  son  mari,  elle  accourt  au  moment  du  danger  et 
Béldi  retrouve  en  elle  une  compagne  fidèle.  Arrêté  par  l'ordre  du 
prince,  mais  bientôt  relâché,  il  sent  l'illégalité  commise  à  son  égard  et 
devient  rebelle.  Il  se  sauve  en  Turquie,  ce  refuge  des  mécontents 
hongrois;  le  sultan  offre  de  le  nommer  prince  de  Transylvanie  s'il 
s'engagea  payer  un  tribut  plus  fort  que  ne  paie  Apafi.  Béldi  ne  veut 
pas  acheter  la  couronne  au  prix  de  l'or,  sachant  que  la  Transylvanie 
est  déjà  assez  appauvrie  ;  il  préfère  le  poison  au  trône. 

Le  Prétendant  {A  trônkeresô^  1868)  marque,  de  l'avis  una- 
nime de  la  critique  hongroise,  l'apogée  des  drames  histo- 
riques de  Szigligeti.  Nous  connaissons  le  héros  de  la  pièce, 
Borics;  nous  l'avons  vu  au  camp  du  roi  de  France,  Louis  VII, 
lorsque  celui-ci  traversa  la  Hongrie  pour  aller  en  Terre- 
Sainte  '.  Dans  la  pièce  de  Szigligeli,  Louis  VII  s'exprime  à 
peu  près  de  la  même  façon  que  chez  le  chroniqueur  Eudes  de 
Deuil,  qui  nous  a  conservé  le  souvenir  de  cet  acte  chevale- 
resque. L'histoire  de  liorics  est  éminemment  pathétique  et 


1.  Voy.  plus  haut,  p.  13.  —  PetoO,  clans  sou  drauic  :  Tigrifi  es  hiena  (Tigro 
et  hyène,  1846) a  rgaleuient  dramatisé  l'histoire  de  Borics  dans  hj  manière  des 
Roujantiqucs,  mais  sa  pièce  ne  lut  jamais  jouée. 


320  LE    THÉÂTRE 

romantique;  Szigligeti  l'a  traitée  avec  une  mesure  dans  l'ex- 
pression qui  montre  jusqu'à  quel  degré  de  perfection  l'imi- 
tation bien  comprise  peut  conduire  un  écrivain  de  grand 
talent. 

borics  est  le  fils  du  roi  ColomaT»  ;  sa  mère,  Predszlava,  accusée 
d'adultère,  a  été  chassée  du  royaume  et  s'est  retirée  dans  un  couvent 
de  Pologne.  Là,  Borics  a  épousé  Judith,  la  lille  du  prince  Boleslav. 
Des  magnats  hongrois,  exilés  du  pays  par  le  roi  Bêla  II,  viennent  le 
trouver  et  lui  offrent  le  trône  de  Hongrie.  Borics,  se  croyant  flls  légi- 
time du  roi,  accepte  cette  mission  ;  sa  mère  ne  lui  a  jamais  rien  dit  de 
sa  naissance  et  ne  veut  pas  encore  divulguer  son  secret.  Le  prétendant 
avec  ses  alliés,  les  Polonais,  fait  irruption  en  Hongrie  et  pousse  jusqu'au 
Sajù.  Avant  la  bataille  décisive,  le  palatin  annonce  aux  Polonais  que  leur 
chef  n'est  pas  le  lils  du  roi  et  qu'il  n"a  aucun  droit  à  la  couronne.  La 
bataille  a  lieu  cependant,  mais  Borics  est  battu.  Sa  mère  meurt  au  cou- 
vent, laissant  à  Judith  une  lettre  révélatrice  du  fatal  secret.  Judith  en 
pressent  le  contenu,  mais,  pour  ne  pas  affliger  son  mari,  elle  garde 
encore  cette  missive.  Le  prétendant  continue  à  guerroyer,  car  il  se  croit 
descendant  du  trône  et  veut  venger  la  mémoire  de  sa  mère.  Cependant 
la  fortune  se  détourne  de  lui  :  «  La  malédiction  pèse  sur  moi  et  le 
malheur  m'accompagne  ;  une  main  invisible  lutte  contre  moi,  »  dit-il 
au  chef  des  Gumans,  Bodomér,  qui  s'est  joint  à  lui  et  dont  la  tille.  Rose, 
lui  a  déjà  sauvé  la  vie.  Judith  et  Rose  se  rencontrent  au  camp  des  croisés; 
la  jalousie  éclate.  Borics,  sauvé  par  Louis  Vil,  s'entuit  chez  les  Cumans  : 
alors  Judith,  blessée  dans  son  amour,  lui  fait  remettre  la  lettre  de 
Predszlava.  Rose,  voyant  que  Borics  n'aime  que  sa  femme  et  son  enfant, 
se  tue;  le  prétendant,  une  fois  au  courant  du  secret  de  sa  naissance, 
reste  brisé  et  anéanti.  Il  refuse  de  conduire  les  troupes  ennemies  contre 
son  pays  et  tombe  sous  les  coups  des  Cumans. 

Après  le  Prétendant,  Szigligeti  remporta  encore  un  beau 
succès  avec  Valérie  [i^l?>),  sujet  tiré  de  la  décadence  romaine 
où  nous  voyons  encore  une  fois  apparaître  une  de  ces  âmes 
fortes,  trempées  parle  malheur,  si  chères  au  théâtre  roman- 
tique. Douce  et  pure,  Valérie  ne  vit  que  pour  son  mari,  lors- 
que des  intrigants  précipitent  son  époux  du  haut  de  sa  gloire 
et  le  font  périr  :  sa  femme  alors  se  lève  comme  un  démon 
vengeur.  Avec  une  astuce  héroïque  elle  se  montre  coquette 
et  légère  pour  attirer  les  ennemis  de  son  mari  dans  ses  filets, 
puis  elle  assouvit  sa  vengeance  et  meurt. 


CHAPITKE     I  321 

Dans  CCS  pièces,  rinlluenco  du  drame  romantique  se  fait 
toujours  sentir,  mais  Szigligeti  est  devenu  plus  artiste.  Les 
actions  de  ses  personnages  sont  mieux  motivées  ;  les  elTets 
ne  sont  pas  la  conséquence  du  jeu  mystérieux  et  souvent 
cruel  du  hasard  ;  ils  découlent  des  caractères  et  des  situa- 
tions mêmes.  Le  dramaturge  hongrois  mûri  par  l'expérience 
a  mieux  pénétré  le  génie  de  Hugo  et  de  Dumas. 

Le  drame  historique  n'est  qu'un  des  aspects  de  l'activité 
prodigieuse  de  Szigligeti.  Laissant  de  côté  pour  le  moment 
les  quelques  bonnes  comédies  qu'il  a  données  après  la  Révo- 
lution, nous  allons  dire  encore  un  mot  de  ses  pièces  popu- 
laires, jugées  par  certains  critiques  supérieures  à  ses  drames. 
La  pièce  populaire  [népszinmû],  avons-nous  dit,  est  issue 
du  mouvement  démocratique  *.  C'est  le  vaudeville  national 
qui,  d'après  la  définition  de  Gyulai,  n'est  ni  une  comédie,  ni 
une  tragédie,  mais  un  genre  mixte,  qui  peut  être  accom- 
pagné de  musique  et  de  chant.  C'est  plutôt  une  sorte  de  mélo- 
drame, à  base  comico-tragique  avec  une  tendance  nettement 
sociale. 

Le  népszinmïi  est  franchement  démocratique,  ses  sujets 
sont  exclusivement  tirés  de  la  vie  provinciale  ou  villageoise 
en  Hongrie.  Ce  n'est  pas  en  phrases  sonores  qu'on  y  prêche 
l'abolition  du  servage  ;  mais  l'action  s'y  déroule  de  façon  à 
être  en  elle-même  un  plaidoyer  éloquent  en  faveur  des  droits 
du  peuple.  Les  vexations  que  font  subir  les  seigneurs  et  les 
magistrats,  les  procédés  inhumains  qui  accompagnent  le 
recrutement  militaire,  l'état  déplorable  des  prisons,  en  un 
mot  tous  les  griefs  du  peuple  se  trouvent  dramatisés  dans  ces 
pièces  ;  les  chansons  qui  accompagnent  certaines  scènes  ne 
les  empêchent  pas  de  faire  des  abus  dont  souffre  le  peuple, 
une  éloquente  satire. 

\\  est  vrai  que  le  peuple,  en  tant  que  personnage  drama- 


1.  C'est  en  i8i3,  date  de  la  première  pièce  populaire  de  Szigligeti,  que  la 
Société  littéraire  Kisfaludy  décida  de  faire  recueillir  les  poésies  populaires 
hongroises.  Ces  recueils  eurent  une  intluence  décisive  sur  la  poésie  lyrique. 


322  LE    THÉATHE 

tique,  ne  manquait  pas  dans  les  pièces  de  Charles  Kisfaludy 
el  de  SCS  imitateurs  Gaal,  Kovâcs  et  Fày,  mais  il  paraissait 
seulement  dans  des  épisodes  qui  ridiculisaient  ses  travers. 
Szigligeli  eut  cette  idée  ingénieuse  de  nous  montrer  le 
peuple,  non  plus  seulement  comme  une  foule,  comme  un 
ciio'ur  chargé  de  mettre  les  grands  seigneurs  en  relief  par  le 
contraste,  mais  il  en  fit  un  rôle  principal  qui  devint  inté- 
ressant, qui  valut  par  lui-même.  Il  nous  représenta  Ihomme 
du  peuple  chez  lui,  à  son  foyer,  dans  son  intérieur  au  milieu 
de  luttes  et  de  passions  tragiques  ;  avec  sa  haine  tenace,  ses 
qualités  et  ses  défauts,  ses  joies  et  ses  douleurs.  Or,  cette 
pièce  populaire,  elle  aussi,  était  issue  du  drame  romantique. 
INon  pas  que  nous  puissions  citer  un  modèle  français  du 
genre  (les  romantiques  français  n'ayant  jamais  fait  de  véri- 
tables pièces  populaires,  malgré  leurs  tendances  démocra- 
tiques), mais  c'est  à  eux  qu'on  emprunte  les  problèmes  agités 
et  surtout  les  procédés;  bref,  ce  qu'on  appelle  vulgairement 
les  trucs. 

Voyons  le  Déserleur  (Szokôtt  katona,  1843)  qui  ouvre  la 
série  de  ces  pièces  si  en  vogue  pendant  une  quarantaine 
d'années. 

La  comtesse  Monti  a  eu  dans  sa  jeunesse  une  liaison  avec  le  lieute- 
nant Vôlgyi  ;  l'enfant  né  de  leur  amour,  Grégoire,  a  été  confié  à  une 
paysanne,  Mme  Korpâdi,  pour  qu'elle  l'élève  avec  soin.  Mais  celle-ci  le 
maltraite  et  lorsque  Grégoire  arrive  à  l'âge  de  vingt  ans,  elle  le  fait 
enrôler,  d'abord  pour  soustraire  au  service  son  propre  fils,  un  vaurien, 
et  puis  pour  le  séparer  de  Juliette,  riche  orplieline  qu'il  aime.  Les  abus 
commis  lors  du  recrutement  annuel  sont  exposés  dans  plusieurs  scènes. 
Rien  n'était  plus  pénible  alors  pour  le  jeune  paysan  que  d'être  enrôlé, 
puis  envoyé  dans  les  pays  autrichiens  où  il  se  sentait  si  peu  chez  lui. 
«  On  fait  le  recrutement  chez  nous  avec  des  cordes,  on  prend  par  force 
le  pauvre  gars  :  le  riche  a  cinq  ou  six  enfants,  on  les  lui  laisse  ;  le  pauvre 
en  a  un,  on  le  lui  prend  »,  dit  une  chanson  dans  la  pièce.  Et  quelle 
société  on  trouvait  au  régiment  ?  «  Le  contingent  n'est  pas  encore 
complet  avec  les  vauriens,  les  voleurs  de  chevaux  et  le  gibier  de  potence, 
il  faut  que  nous  prenions  aussi  les  fils  d'honnêtes  familles  »,dilun  per- 
sonnage. Rien  d'étonnant  dès  lors  à  ce  que  Grégoire,  envoyé  à  Milan, 
placé  sous  la  domination  autrichienne,  déserte  à  trois  reprises.  Il  est 


CHAPITKE    l  323 

condamné  à  mort.  La  comtesse  Monti  qui  sait  que  c'est  son  fils,  obtient 
sa  grâce  de  Volgyi,  maintenant  colonel.  Cela  excite  la  jalousie  du  comte 
qui  provoque  rotlicier.  Celui-ci  dévoile  toute  la  vérité.  Crégoire  est 
gracié,  mais  il  déserte  une  quatrième  fois.  Dénoncé  par  le  notaire  de  son 
village,  il  est  sauvé  par  Volgyi  qui,  après  la  mort  du  comte  Monti,  a 
épousé  la  comtesse.  Grégoire  est  légitimé;  il  pourra  obtenir  la  main  de 
la  riche  orpheline  circonvenue  par  le  Ifls  Korpâdi. 

Dans  les  autres  pièces  populaires,  comme  le  Csikôs,  Deux 
pistolets,  VEnfant  trouvé,  véritables  mdlos  populaires,  tous 
les  personnages  sont  des  villageois  et  le  conflit  tragique  a 
pour  théâtre  les  maisons  basses  qu'ils  habitent.  Ce  qui  est 
essentiellement  magyar  dans  ces  pièces  et  leur  assura  un 
grand  succès,  ce  sont  les  chansons  populaires  qui  s'y  trou- 
vent. Ces  chansons  s'adaptent  merveilleusement  à  la  situa- 
tion des  personnages;  la  poésie  lyrique  devient  ici  l'auxiliaire 
de  l'art  dramatique,  en  faisant  comprendre  les  états  d'âme 
du  héros  ou  de  l'héroïne.  Et  l'on  peut  se  figurer  le  succès 
qu'elles  obtiennent  lorsqu'elles  sont  dites  par  de  grands 
artistes.  Ces  pièces  étaient  tout  aussi  émouvantes  que  les 
drames  historiques  ;  elles  furent  mieux  comprises.  Le  culte 
des  ancêtres  a  beau  être  très  grand  en  Hongrie,  la  réalité, 
les  discussions  politiques  attiraient  alors  avec  une  force  irré- 
sistible l'attention  sur  le  peuple  et  sur  ses  misères.  C'était 
l'expression  dramatique  de  l'époque,  et  c'est  le  mérite  de 
Szigligeti  d'avoir  créé  un  genre  oii  se  sont  distingués  plus 
tard,  Edouard  ïôth  (1844-1876),  Csepreghy  (1842-1880)  et 
Abonyi  (1833-1898). 


Le  drame  romantique  eut  encore  avant  la  Révolution 
quelques  représentants  qui  tous  ont  subi  l'influence  fran- 
çaise, mais  dune  façon  ditrércntc.  Leur  carrière  ne  fut  ni 
aussi  brillante  ni  aussi  longue  que  celle  de  Szigligeti  ;  le 
nombre  de  leurs  pièces  est  très  petit,  mais  quelques-unes 


324  LE  THÉÂTRE 

ont  des  qualités  qui  manquaient  à  celui-ci.  Ce  qui  carac- 
térise CCS  auteurs,  c'est  qu  ils  commencent  tous  à  écrire  de 
bonne  heure;  ce  sont  des  jeunes  gens  auxquels  il  manque 
l'expérience  de  la  vie  et  de  la  scène  ;  ils  cessent  d'écrire  ou 
disparaissent  avant  d'avoir  réalisé  les  belles  espérances 
que  leur  jeune  talent  avait  éveillées.  L'originalité  leur 
fait  défaut  :  la  fougue  remplace  Tobservation.  Ils  ont  pour 
marque  distinctive  une  certaine  ardeur  juvénile  qui  entre 
1840  et  1848  changea  les  écrivains  en  héros  et  fit  de  plu- 
sieurs des  martyrs.  Les  beaux  talents  ne  sont  pas  rares 
parmi  eux;  tel  Ladislas  Teleki,  l'auteur  du  Favori,  qui 
est  resté  son  œuvre  unique;  tel  Hugo  Bernstein,  qui,  pour 
montrer  ses  attaches  romantiques,  se  fit  appeler  Hugo  tout 
court;  talent  bizarre,  plein  de  paradoxes,  qui  écrivit  en 
trois  langues  —  hongroise,  allemande,  française,  —  plein 
d'Idées,  technicien  habile,  pouvant  même  devenir  classi- 
que, comme  il  la  montré  dans  sa  pièce  la  plus  remarquable  : 
Banquier  et  baron. 

Le  premier  en  date  de  ces  disciples  du  romantisme  français 
csl Si f/ismond  Czakô  (1820-1847  ').  Il  se  lit  acteur  à  vingt  ans 
et  débuta  eu  1844  avec  son  drame  :  Marchand  et  marin  (Kal- 
mâr  es  tengerész)  qui  fut  bientôt  suivi  du  Testament  (Végren- 
delet),  Léona^  les  Hommes  insouciants  (Kônnyelmûek),  puis 


1.  Né  à  Deés,  en  Transylvanie.  Son  père  se  ruina  à  rechercher  la  pierre  philo- 
sophale.  Le  jeune  Sigismond,  d'un  caractère  indiscipliné,  fit  ses  études  à  Kolozs- 
vâr,  à  Nagy-Enyed,  et  s'engagea  dans  une  troupe  de  comédiens  de  province. 
Arrivé  à  Pest,  il  obtint  un  emploi  subalterne  au  Théâtre  national,  mais  fut 
bientôt  chargé  de  la  revision  des  pièces  traduites,  principalement  des  pièces 
françaises.  Le  grand  succès  de  ses  deux  premiers  drames  lui  procura  quelque 
aisance,  mais  il  resta  toujours  taciturne  et  d'un  commerce  difficile.  Un  article 
de  journal  où  il  attaqua  la  direction  du  théâtre  auquel  il  était  attaché,  fit  grand 
bruit  et  lui  suscita  beaucoup  d'ennuis.  Dans  un  moment  de  folie,  il  se  tua 
d'un  coup  de  pistolet  au  bureau  de  rédaction  du  Pesli  Hirlap  (14  déc.  1847). 
Arany  et  Petôfi  ont  chanté  sa  mort  tragique.  Ses  Œuvres  complètes  (Czakô 
Zsigmond  ôsszes  mûvei)  furent  éditées  par  J.  i'^erenczy,  avec  une  Introduction 
(2  vol.  s.  date).  Voy.  en  outre,  A.  Berczik  :  Sur  S.  Czakô,  dans  les  Annales 
de  la  Société  Kisfaludy,  t.  X  (1875);  Vértessy  :  Czakô  Zsigmond,  1899 
(brochure). 


CHAPITRE   1  325 

(le  doux  drames  historiques  :  Snint-Ladis/as  et  sou  loups  el  lo 
Chcrdliff  Jcau.  Czak()  avait  évidemment  des  visées  moins 
hantes  ([ue  Szigligeti.  En  cherehant  parmi  les  pièces  fran- 
çaises celles  qui  convenaient  le  mieux  à  son  tempérament, 
son  choix  se  fixa  sur  celles  de  d'Ennery  dont  il  a  d'ailleurs 
traduit  Marie-Anne,  une  femme  du  peuple  (184G).  Le  modèle 
qu'il  a  choisi  est  caractéristique  de  sa  manière  ;  mais  il  était 
trop  inexpérimenté  et  manquait  complètement  des  connais- 
sances techniques  nécessaires;  il  n'est  pas  arrivé  à  cet  «  art. 
particulier  qui  consiste  à  comhiner  les  événements  de  telle 
sorte  que  les  scènes  à  etl'et  soient  rendues  à  peu  près  vraisem- 
blahles  »,  ce  qui,  d'après  un  critique  éminent,  est  la  formule 
du  mélodrame.  Mais  ses  traîtres  sont  bien  noirs;  on  respire 
dans  toutes  ses  pièces  l'horreur  à  haute  dose  et  il  fait  hurler 
le  vent  avec  une  intensité  et  une  fréquence  vraiment 
effrayantes. 

Dans  Marchand  et  marin,  le  traître  Arthur  est  calqué  sur  Appiani  de 
Marie-Anno.  Il  est  en  dernier  lieu  comptable  chez  le  marchand  Kelendi  ; 
il  séduit  sa  femme  et  la  tue  parce  qu'elle  ne  veut  pas  se  laisser  voler 
par  lui.  11  a  brisé  le  cœur  de  Louise  Feldner,  a  dissipé  la  dot  de  sa  propre 
sœur  qui  se  voit  par  suite  forcée  d'entrer  au  couvent.  Le  marin  aime 
cette  sœur  délaissée,  Marguerite,  mais  pour  sauver  son  propre  frère, 
le  commerçant  Kelendi,  du  désastre  linancier  causé  par  Arthur,  il 
s'engage  à  épouser  la  riche  Feldner  dont  ce  même  Arthur  a  été  l'amant. 
Celle-ci  s'empoisonne,  le  traître  est  livré  à  la  justice,  le  marin  épou- 
sera Marguerite  et  le  pauvre  benêt  de  marchand  pourra  continuer  à 
pleurer  sa  femme  qu'il  croit  innocente. 

Ce  qui  a  charmé  le  public  dans  ce  drame,  vers  1844,  c'est 
la  langue  belle  et  hardie  du  jeune  auteur  —  langue  qui  n'est 
pas  exemple  de  locutions  vicieuses,  mais  qui  a  tout  de  même 
impressionné  plus  favorablement  les  spectateurs  que  la  prose 
assez  plate  de  Szigligeti  —  jointe  à  une  action  rapide,  à 
quebjues  coups  de  théâtre  bien  amenés,  à  la  sympathie 
qu'éveillent  les  personnages  qui  souffrent  injustement  et  à 
une  certaine  mélancolie  dont  toute  la  pièce  est  imprégnée. 

Le  Testament  est  mieux  chaipenté,  mais  suit  toujours  les 


32G  LE    THÉATUE 

sentiers   battus  du   «  Boulevard   du    Grime    ».    Ici   c'est  le 
grand  monde  que  Czakd  veut  nous  montrer. 

La  comtesso  douairière,  M™"  Alpâri  a  commis,  il  y  a  vin^t-cinq  ans, 
forfait  sur  forlait.  Séduite  par  le  comte  Târay,  elle  a  abandonné  à  Tétran- 
ger  une  petite  fille,  fruit  de  sa  faute.  Pour  se  venger  de  son  séducteur, 
elle  a  substitué  un  autre  enfant  à  celui  que  le  comte  avait  eu  de  sa 
femme  légitime  ;  elle  a  découvert  à  celle-ci  l'infamie  de  son  mari  et  a 
causé  ainsi  la  mort  de  la  jeune  femme.  Maintenant,  M^"  Alpâri  est  une 
veuve  respectée  ;  sa  fille  Antoinette  aime  le  jeune  comte  Tàray  qui,  après 
un  séjour  assez  long  à  Paris  *  est  revenu  en  Hongrie.  Mais  il  n'est  pas 
revenu  seul  :  le  sculpteur  Kereszti  qui  lui  doit  toute  sa  carrière  et  la 
chanteuse  Mna  Riole  sont  avec  lui.  Pour  ne  pas  accorder  la  main  de  sa 
lille  à  Târay,  la  comtesse  fait  allusion  devant  elle  à  la  liaison  du  jeune 
comte  avec  Nina,  la  chanteuse.  Faut-il  dire  que  Nina  est  chaste,  qu'elle 
est  la  propre  fille  de  Mm*  Alpâry,  que  le  vrai  descendant  du  comte  Târay 
est  le  sculpteur  ramassé  sur  le  pavé  de  Paris  par  le  faux  Târay  ?  Lorsque 
ce  dernier  ouvre  le  testament  de  son  père,  il  apprend  tous  les  crimes 
de  M'"^  Alpâry  et  devient  fou.  Nina,  pour  venger  celui  qu'elle  aime,  tue 
sa  propre  mère  qui  n'aurait  qu'à  dire  un  mot  pour  être  sauvée.  Târay 
guérit  et  épouse  Antoinette,  Nina  prend  du  poison,  le  sculpteur  renonce 
à  son  héritage. 

Ce  qui  fait  l'unité  et  l'harmonie  de  la  pièce  c'est,  en 
somme,  le  passé  de  la  comtesse  douairière.  La  langue 
pleine  de  feu  et  d'antithèses  rappelle  le  style  de  Victor  Hugo, 
mais  la  marche  de  la  pièce  ne  trahit  que  trop  l'emploi  des 
procédés  habituels  au  mélodrame  français.  Les  allusions  à  la 
noblesse  fainéante  qui  dissipe  son  argent  à  l'étranger  sont  ce 
qui  prête  à  ces  pièces  un  caractère  hongrois. 

Le  drame  le  plus  original  de  Czakd  est  peut-être  Léona. 

L'action  se  passe  à  Byzance  au  xiii''  siècle.  Eraste  a  séduit  la  nonne 
Léona.  Celle-ci  ayant  été  incarcérée,  Eraste  se  retire  au  milieu  des 
montagnes  où  il  élève  son  fils  Aquil  dans  le  culte  de  la  nature.  11 
adopte  également  Irène,  qui  aime  Aquil.  De  leur  union  naît  un  enfant. 
Pendant   une    absence    d'Aquil,    Léona  enfin    délivrée   de    sa  prison 


1.  Presque  tous  les  héros  romantiques  magyars  ont  fait  un  stage  plus  ou 
moins  long  à  Paris.  C'était  le  complément  indispensable  de  l'éducation  d'un 
noble  d'alors. 


CHAPITRE  1  327 

assouvit  sa  venj^'eance.  En  vrai  démon  du  mal  elle  incite  Irène  à  tuer 
son  enfant,  conçu  dans  le  péché  et  non  baptisé.  La  faible  jeune 
femme,  sous  la  suggestion  de  cette  fanafique,  tombe  évanouie  et  c'est 
Léona  elle-même  qui  étrangle  l'enfant.  Aquil,  longtemps  prisonnier  à 
l'étranger  pour  ses  idées  révolutionnaires,  revient.  Eraste,  devenu 
aveugle,  lui  confie  le  secret  de  sa  vie.  Léona  écoute  avec  horreur  ce 
récit  qui  lui  apprend  qu'elle  a  tué  l'enfant  de  son  fils.  Irène  et  Erasto 
meurent.  Léona  pour  son  châtiment  continue  à  vivre  et  le  panthéiste 
Aquil  lui  pardonne  en  déclarant  qu'il  n'y  a  ni  bien  ni  mal. 

Czakô  s'ost  efl'orcé,  dans  cette  pièce  bizarre  et  fort  obscure, 
d'opposer  le  culte  de  la  nature  au  fanatisme  religieux.  L'in- 
vention montre  une  certaine  originalité,  mais  Tidée  maî- 
tresse du  drame  est  la  même  que  celle  du  Testament,  à 
savoir  qu'une  erreur  commise  dans  la  jeunesse  entraîne,  tôt 
ou  tard,  le  châtiment.  Si  le  poète  s'abstient  ici  des  procédés 
mélodramatiques,  on  ne  peut  pourtant  pas  nier  que  l'oppo- 
sition entre  la  nature  et  le  fanatisme,"  l'énumération  des 
misères  humaines  sous  toutes  leurs  faces  (acte  III,  scène  3), 
le  lyrisme  continuel  et  les  tirades  ne  soient  marqués  au 
coin  du  romantisme. 

Les  hoimnes  insouciants  sont  un  franc  mélodrame.  La  pièce 
est  découpée  en  tranches  régulières  séparées  par  des  inter- 
valles de  plusieurs  mois  ou  de  plusieurs  années   *.  Elle  fut 


\.  Dcrnôy,  jeune  noble,  aime  Adèle,  mais  son  père  s'oppose  à  son  mariage, 
remmène  à  li''tranger  et  meurt  d'une  attaque  d'apoplexie.  Pendant  cette 
absence,  Adèle,  àme  légère  et  tète  sans  cervelle,  s'est  fait  enlever  parle  baron 
Felvizi.  Dcrnoy,  revenu  en  Hongrie,  considère  le  châtiment  de  ce  couple  comme 
son  devoir  le  plus  sacré.  Toute  la  pièce  nous  montre  la  chute  de  plus  en 
plus  rapide  du  couple  Felvizi  et  la  manière  dont  Dernôy  poursuit  sa  vengeance. 
Les  dettes  du  baron  facilitent  sa  tâche.  Au  premier  acte,  Felvizi  vit  encore  dans 
son  manoir;  au  deuxième  Dernôy  peut  déjà  l'en  chasser.  Adèle  voudrait  bien 
reconquérir  son  ancien  fiancé,  mais  celui-ci  veut  se  venger  et  non  se  faire 
aimer.  Deux  ans  plus  tard,  Felvizi,  complètement  ruiné,  a  abandonné  sa 
femme  malade  et  ne  la  rejoint  que  pour  comploter  un  crime.  Ils  se  décident 
â  tuer  le  propre  frère  du  baron  qui,  resté  longtemps  célibataire,  veut 
se  marier  sur  ses  vieux  jours,  et  à  s'emparer  ainsi  de  l'héritage.  Dans 
laccomplissenisnt  de  ce  dessein,  Felvizi  succombe  sous  la  main  de  Dernriy 
qui,  par  hasard,  se  trouve  dans  la  chambre  du  baron;  Adèle  est  prise  et  con- 
damnée.   Relâchée,    elle    vit    misérablenifiit   dans   un   faubourj,'   éloigné   cl 


328  LE    THÉATKE 

fVoidomcnt  accueillie,  le  public,  quoique  habitué  aux  coups  de 
théâtre,  à  l'étalage  de  la  misère  humaine  dans  toute  son 
horreur,  a  néanmoins  senti  que  l'élément  vraiment  tragique 
faisait  défaut,  que  la  composition  de  la  fable  était  manquée, 
(jue  les  personnages  avaient  pour  unique  rcMe  de  débiter  les 
maximes  pessimistes  de  l'auteur.  Le  sujet  convenait  pour- 
tant à  une  pièce  à  thèse,  à  un  vrai  drame  social,  mais  Czako 
—  n'oublions  pas  qu'il  était  très  jeune  —  a  préféré  avoir 
recours  aux  surprises  d'Eugène  Sue  et  de  d'Ennery,  Il  visait 
trop  au  «  tableau  »  '. 

On  retrouve  la  même  fougue  et  la  même  passion,  la  même 
langue  poétique  et  exubérante,  pleine  d'antithèses  et  d'ex- 
clamations oratoires  dans  ses  deux  drames  historiques,  qui 
n'eurent  que  quelques  représentations  :  Saint-Ladislas  et, 
son  temj)s  et  Le  Chevalier  Jean.  Ici  c'est  Hugo  qui  a  servi  de 
modèle.  C'est  dans  sa  manière  que  Czako  a  peint  le  moyen 
âge  hongrois,  sa  rude  barbarie  et  ses  superstitions  reli- 
gieuses, les  luttes  entre  le  roiLadislas  elle  roi  exilé  Salomon 
(ou  comme  Czako  l'appelle  :  Sôlom)  d'un  côté;  celles  de  la 
veuve  de  Louis  d'Anjou,  Elisabeth,  et  de  sa  fille  Marie  avec 
le  prétendant  napolitain  Charles  le  Petit,  de  l'autre.  Il  nous 
montre  quelques  serviteurs  dévoués  à  leur  maître,  mais 
aussi  des  traîtres  et  des  hypocrites,  des  tempéraments  san- 
guinaires comme  le  palatin  Gyula  dans  Saint-Ladislas  et 
Jean  Paliszna,  ce  chevalier  de  l'Ordre  de  Saint-Jean  qui  se 
croit  l'exécuteur  de  la  colère  divine  ;  il  peiut  avec  émo- 
tion quelques  figures  de  femmes  et  les  entoure  d'une  auréole 
romantique  ;    telles   Yolanthe,   la    reine   Marie,   Dorothée. 


implore  une  dernière  fois  le  pardon  de  Dernoy.  Celui-ci,  qui  a  recueilli 
l'enfant  des  Felvizi,  la  petite  Vilma,  reste  inflexible.  Adèle  s'empoisonne. 
Dernôy  a  assouvi  sa  vengeance.  «  Et  maintenant,  dit-il,  que  Dieu  soit  avec 
moi  dans  la  solitude  des  forêts  et  des  montagnes  »,  et  il  emporte  l'enfant  de 
ceux  qu'il  a  ruinés,  pour  l'élever  probablement  dans  un  désert,  comme  Erasle 
l'a  fait  avec  Aquil. 

1.  D'après  une  de  ses  lettres  à  Charles  Szâsz,  le  drame    doit  viser  surtout  le 
tahleau,  le  groupe.  Voy.  Vértessy,  ouvr.  cité,  p.  28. 


CHAPITRE  1  329 

Mais  ici,  comme  dans  ses  quatre  pièces  principales,  le  poète 
ne  voulait  voir  que  le  côté  sombre  de  la  vie  ;  c'est  son 
propre  moi  qu'il  exprime  en  créant  des  caractères.  Le  sort 
atteint  ceux  qui  auraient  le  plus  de  droit  au  bonheur.  «  Ses 
personnages,  dit  M.  Bayer,  sont  les  porte-paroles  du  pessi- 
misme. Ses  héros  ne  luttent  pas  avec  la  vie,  ils  sont  englou- 
tis par  des  accidents  contre  lesquels  il  n'y  a  pas  de  lutte  pos- 
sible. Malheur  à  celui  (jui  est  entraîné  dans  ce  tourbillon  ! 
Son  seul  refuge  est  le  poison  ou  le  pistolet,  ou  encore  l'iso- 
lement complet  du  reste  de  la  société.  Il  n'y  a  pas  d'amour 
idéal  sans  tache  ;  la  maternité  apparaît  sous  des  formes 
hideuses;  un  frère  se  précipite  sur  l'autre  ;  l'enfant  même 
est  la  victime  de  l'hypocrisie  :  tantôt  on  l'étouffé,  tantôt  on 
l'abandonne  et  il  passe  devant  le  cadavre  de  sa  mère  sans  le 
connaître.  Ses  philosophes  ne  luttent  pas  contre  les  idées  : 
ce  sont  les  idées  qui  les  subjuguent.  Dans  ce  monde  de 
malades  de  corps  et  d'espi'it,  de  souffrants  et  de  persécu- 
teurs, de  désespérés,  d'assassins  et  de  suicidés,  on  ne  trouve 
pas  une  scène  qui  repose,  oii  l'âme  pourrait  se  recueillir  '.  » 
Le  poète,  hanté  par  ses  visions,  en  opposition  avec  le  monde 
qui  l'entourait,  a  fini,  comme  tant  de  ses  héros,  parle  suicide. 


VI 


Czakd  est  le  pessimiste  des  romantiques  hongrois  ;  il  nous 
présente  le  côté  triste  de  la  vie  humaine  en  général  ;  les  allu- 
sions à  l'état  social  de  la  Hongrie  sont  assez  rares  et  les 
rumeurs  politiques  qui  s'élevèrent  alors  n'ont  point  trouvé 
d'écho  dans  ses  drames.  Charles  Obernyik  (1815-1855)'"  au 


1.  Ouvr.  cité,  toiiio  H,  p.  188. 

2.  Né  iiKoiiildd,  dans  le  coinitat  de  Komârom.  11  fit  ses  études  à  Debreczen 
et  devint  précepteur  dans  la  maison  de  Krilcsey  fl837].  Il  y  resta  jusqu'en  IStl). 
Il  professa  ensuite  au  collège  de  Kecskeniét.  Kolcscy  (voy.  plus  haut  p.  261) 
eut  une  grande  influence  sur  la  formation  de  son  talent.  C'est  chezlui  qu'il 
lut  Corneille,  Voltaire  et  Victor  Hugo.  Les  pièces  d'Ohernyik  trahissent  plutôt 


330  LE    TIIÉATKE 

contraire,  s'est  saisi  avec  une  énergietoutejuvéniledequelques 
problèmes  sociaux  et  lésa  mis  à  la  scène  au  moment  où  leur 
discussion  était  à  l'ordre  du  jour.  Ses  procédés  sont  les 
mêmes  que  ceux  de  ses  contemporains.  Gomme  eux,  Ober- 
nyik  invente  des  fables  captivantes,  s'entend  à  ménager  un 
coup  de  théâtre  et  faiblit  dans  la  peinture  des  caractères  qu'il 
crée  en  vue  des  situations  dramatiques.  Les  trois  pièces  oii, 
avant  la  Révolution,  il  aborda  le  problème  éternel  delà  diffé- 
rence des  castes,  la  lutte  des  roturiers  et  des  nobles,  la 
question  du  droit  d'aînesse,  excitèrent  une  curiosité  extrême. 
Après  1849,  ces  problèmes  ne  passionnaient  plus  le  public  ; 
Obernyik  composa  alors  quelques  tragédies  historiques  et 
un  drame  où  la  politique  était  remplacée  par  un  tableau  de 
la  misère  humaine. 

La  première  de  ces  pièces  :  Seùjneur  et  Serf  (Four  es  pôr) 
remporta  le  prix  au  concours  académique  de  1843  et  fut 
accueillie  sur  la  scène  avec  enthousiasme.  Nous  la  considé- 
rons comme  une  des  meilleures  que  les  romantiques  magyars 
aient  composées.  Elle  renferme  des  scènes  vraiment  admi- 
rables '  et  resta  longtemps  la  pièce  type  symbolisant  le  conflit 
entre  la  noblesse  et  le  peuple.  Czako  lui-même  lui  a  emprunté 
plusieurs  situations  dans  ses  Hommes  iiisouciants. 

Malheureusement,  la  donnée  du  drame  repose  sur  une 
confusion.  Obernyik  a  pris  pour  représentant  du  peuple  un 
homme  sorti  des  couches  les  plus  basses,  qui  usurpe  un  nom 
de  la  petite  noblesse.  Il  a  beau  lui  prêter  de  grandes  qualités, 
le  présenter  comme  un  travailleur  qui  s'est  créé  par  ses 
propres  forces  :  la  supercherie  qui  amène  la  catastrophe  gâte 
un  peu  la  pièce.  —  Nous  voyons  d'abord  le  comte  Zalânfy  et 

l'influence  de  Ja  tragédie  bourgeoise  que  celle  du  drame  romantique  propre- 
ment dit.  En  outre  de  ses  pièces  de  théâtres,  il  a  encore  écrit  quelques 
nouvelles.  Les  Œuvres  complètes  (Obernyik  Kâroly  szépirodalmi  risszes 
munkài)  furent  éditées  par  J.  Ferenczy  en  quatre  volumes,  1819.  Avec  une 
Introduction.  Voy.  en  outre  :  M.  Faragô,  Obernyik  Kdroly,  1898  (brochure). 
1.  Telle  la  scène  VIII  de  Facté  IV  (Le  comte  devant  le  tribunal).  —  Les  locu- 
tions françaises  dont  se  sert  le  journaliste  Tollasi,  dans  cette  pièce,  prouvent 
que  le  français  était  couramment  parlé  à  cette  époque. 


CIIAPITBE   I  331 

sa  sœur  Julie  acculés  à  la  ruine  :  Zalûnfy,  joueur  et  pares- 
seux, est  homme  à  commettre  les  crimes  les  plus  bas  pour  se 
procurer  de  l'argent.  Puis  paraît  Szenkey,  serf  jadis  chassé 
de  la  maison  des  Zalânfy  pour  avoir  osé  lever  les  yeux  sur 
Julie.  Plein  d'amertume  et  de  ressentiment,  il  ofTre  ses  ser- 
vices aux  ennemis  de  ses  anciens  maîtres.  Bien  accueilli,  il 
sait  gagner  le  cœur  de  son  nouveau  seigneur.  Celui-ci,  en 
partant  pour  l'Amérique  avec  son  (ils,  emmène  le  dévoué  ser- 
viteur. Tous  deux  meurent  et  lèguent  au  serf  leurs  propriétés 
de  Hongrie.  Celui-ci  revient  et  prend  le  nom  de  ses  bienfai- 
teurs :  Szenkey.  Il  est  intelligent,  riche  et  s'élève  vite  à  un 
haut  degré  de  la  hiérarchie  administrative  de  son  comitat. 
Telle  est  la  situation  lorsque  s'ouvre  la  pièce.  Le  nouveau 
Szenkey  veut  encore  se  faire  aimer  de  Julie  qui  ne  reconnaît 
pas  en  lui  l'ancien  serf,  mais  comme  de  par  son  nom,  il 
n'appartient  qu'à  la  petite  noblesse,  elle  refuse  de  l'entendre 
malgré  la  grande  misère  oîi  elle  se  trouve.  Szenkey,  furieux 
d'avoir  essuyé  ce  refus,  jure  de  se  venger.  Zaldnfy  est  en 
prison  et  doit  être  jugé,  selon  la  coutume  en  vigueur, 
par  le  vice-comte  (alispdn)  qui  est  Szenkey  et  les  fameux 
assesseurs  (tâblabirôk),  lesquels  opinent  toujours  comme 
le  chef  du  tribunal.  Szenkey  ne  pourra  cependant  assouvir 
sa  vengeance.  Kn  partant  en  Amérique,  il  avait  laissé  une 
pauvre  sœur,  Amélie,  qui  était  devenue  chanteuse.  Cette 
sœur  aime  Zaldnfy  qui  l'a  courtisée,  mais  Szenkey  lui  ayant 
dévoilé  son  secret,  elle  quitte  immédiatement  le  théâtre 
et  vient  s'installer  dans  la  maison  de  son  frère.  Le  monde 
suppose  qu'elle  est  sa  maîtresse.  D'autre  part,  Julie,  dans 
l'angoisse  de  son  cœur  et  tremblant  que  son  frère  ne  soit 
condamné  à  mort,  vient  implorer  la  grâce  de  celui-ci  auprès 
d'Amélie  qui,  dans  un  moment  d'oubli,  trahit  le  secret  de 
son  frère.  Fort  de  la  preuve  qu'il  a  de  la  supercherie  de 
Szenkey,  le  comte  lui  donne  un  soulÏÏct  en  plein  tribunal  en 
déclarant  qu'un  serf  n'a  pas  le  droit  déjuger  un  seigneur. 
Szenkey  le  force  à  se  battre  et  le  tue,  mais  sentant  qu'il  ne 
pourra  supporter  sa  honte,  il  s'empoisonne. 


332  LE    THÉÂTRE 

«  Il  est  mort,  »  dil-il,  en  regardant  le  cadavre  de  son  ennemi.  <(  Je 
suis  vengé.  Et  maintenant  il  faut  que  je  meure  aussi  !  (il  prend  le  flacon). 
0  Dieu,  fais  que  les  hommes  soient  égaux  !  et  ne  permets  pas  qu'une 
science  vaine  et  des  lois  slupides  séparent  les  hommes,  et  des  millions 
d'iHres béniront  ton  nom  !  Mon  crime,  si  j'en  ai  commis  un,  est  unique- 
ment causé  par  la  fausse  organisation  de  la  société  humaine,  par  la  pres- 
sion et  le  mépris  dont  on  nous  accable.  Mon  âme  a  désiré  le  ciel  et  j'ai 
voulu  briser  les  chaînes  qui  l'entravaient  dans  son  élan.  Le  pauvre  serf 
aura-t-il  un  jour  un  meilleur  sort  !  Privera-t-on  encore  pendant  des 
siècles  des  millions  d'hommes  de  la  liberté,  de  la  vie  constitutionnelle  ? 
Le  temps  viendra-t-il  où  l'homme,  distingué  par  ses  mérites  et  ses  con- 
naissances, n'entendra  plus  crier  :  Ote-toi  de  cette  place,  lu  n'es  qu'un 
serf,  et  tu  n'es  pas  digne  de  faire  des  lois  et  de  les  appliquer  ?  Oui,  oui, 
ce  temps  viendra  !..  Mourir  si  jeune  et  dans  la  plénitude  de  sa  force  !!..  » 

L'enfant  du  peuple  est  ainsi  la  victime  du  préjugé  de 
noblesse.  Dans  sa  seconde  pièce,  VHéritage  (Oerôkség)  Ober- 
nyik  nous  présente  les  préventions  que  nourrissent  l'indus- 
triel, le  commerçant  enrichi  contre  la  noblesse  ruinée. 
«  Pauvre,  désœuvré,  négligent  et  fier,  prodigue  et  plein  de 
préjugés,  »  c'est  ainsi  que  le  commerçant  Schmid  '  caractérise 
le  noble  Hongrois  de  son  temps  ^ 

Il  est  facile  de  constater  que  celte  seconde  pièce  n'est 
qu'une  variante  de  la  première.  Les  nobles  y  sont  maltraités. 
Vincent  Pôkfalvi  commet  des  lâchetés  pour  pouvoir  hériter 


1.  Remarquons  quo  ce  grand  commerçant  porte  un  nom  allemand,  et  ce 
n'est  pas  sans  intention.  Le  commerce  et  Tindustrie,  vers  1840,  étaient  en 
effet,  entre  les  mains  des  étrangers  qui  ne  songèrent  à  se  magyariser 
qu'après  le  dualisme. 

2.  Schmid  élève  une  ds  ses  parentes,  Mathilde  à  laquelle  il  voudrait  laisser 
toute  sa  fortune,  à  la  condition  qu'elle  épouse  un  roturier  comme  lui.  Dans 
une  ville  d'eau,  cependant,  elle  a  fait  la  connaissance  de  Louis  Nyâray,  noble 
sans  fortune.  Celui-ci,  refusé  par  Schmid,  enlève  Mathilde  dans  un  bal  où  elle 
s'était  rendue  sans  son  oncle  et  se  marie  clandestinement  avec  elle.  Vincent 
Pôkfalvi,  élevé  également  par  Schmid,  voit  avec  plaisir  cette  fuite,  car  il 
espère  ainsi  hériter  de  la  fortune  de  son  oncle.  En  véritable  traître  de  mélo- 
drame, il  empêche  la  réconciliation.  Mathilde,  reniée  par  son  oncle,  vit  misé- 
rablement avec  Nyâray  qui,  apprenant  les  machinations  de  Vincent  contre  lui 
et  sa  femme,  le  provoque  et  le  tue  en  duel.  Un  domestique  fait  savoir  au 
commerçant  la  grande  misère  de  Mathilde  et  que  son  union  avec  le  comte  est 
légitime.  Schmid  lui  pardonne  et  lui  lègue  sa  fortune. 


CHAPITRE  I  -S-SS 

seul  de  son  oncle  et  le  roturier  Schmid  n'a  pas  assez  de  sar- 
casmes pour  une  caste,  veule,  fainéante,  orgueilleuse  et 
sans  scrupules.  Il  est  vrai  que  Nyâray  a  quelques  traits  qui  le 
recommandent  à  notre  sympathie  ;  il  est  vraiment  épris  de 
Malhilde  et  l'épouse  contre  la  volonté  de  ses  parents,  à  lui,  qui 
le  déshéritent,  mais  Obernyik  nous  le  montre,  dans  la  suite, 
assez  faible  pour  faire  une  tentative  auprès  de  sa  femme  en 
vue  de  lui  arracher  un  consentement  de  divorce  et  ce  n'est 
que  l'amour  sans  bornes  de  sa  femme  qui  le  maintient  dans 
le  droit  chemin.  Cette  scène  (IV.  6)  avec  celle  où  Schmid, 
averti  par  une  lettre  anonyme  que  sa  nièce  sera  enlevée  au 
bal  par  Nyâray,  consent  malgré  ses  inquiétudes  à  laisser 
partir  la  jeune  fille  (II,  4),  sont  les  mieux  réussies  de  la 
pièce. 

Dansl'.lAîe  (Elsoszûlott),  c'est  le  droit  d'aînesse  qui  forme 
le  pivot  de  l'action,  mais  il  faut  avouer  que  l'intérêt  politique 
disparait  devant  l'action  tout-à-fait  mélodramatique. 

Deux  frères,  dontraîné,  Georges  Vârnay,  a  hérité  de  toute  la  fortune 
de  ses  parents,  tandis  que  l'autre,  Charles,  est  pauvre,  aiment  la  même 
jeune  tille  :  Louise,  la  fille  d'une  veuve  qui  est  débitrice  du  comte 
deorfies,  et  qui  oblige  moralement  sa  fllle  à  lui  accorder  sa  main.  Pour- 
tant Louise,  même  mariée,  n'a  pu  oublier  Charles  qui  vient  déguisé  au 
château  et  obtient  d'elle  un  rendez-vous;  poursuivi  par  le  secrétaire  du 
comte,  il  tire  sur  lui  et  le  blesse.  Tout  le  reste  de  l'action  est  de  pur 
mélodrame.  Georges,  sentant  qu'il  n'est  pas  aimé,  passe  son  temps  dans 
les  tripots;  une  nuit,  sortant  du  jeu,  il  est  attaqué  et  blessé  grièvement 
par  des  brigands.  Son  frère  qui  se  trouve,  par  hasard,  sur  le  théâtre  du 
crime,  est  arrêté.  Comme  il  ne  veut  pas  dire  son  nom  et  que  personne, 
excepté  Louise  ne  le  connaît,  il  est  condamné  à  mort.  La  mère 
de  la  comtesse,  craignant  un  esclandre,  défend  à  sa  tille  de  dire  la 
vérité,  car  le  monde  croirait  certainement  que  le  comte  est  tombé 
victime  des  machinal  ions  de  sa  femme  et  de  son  frère.  Tous  deux 
sont  prêts  à  s'empoisonner  lorsque  Georges,  dans  un  dernier  effort, 
peut  encore  déclarer  que  Charles  est  innocent.  11  lui  lègue  sa  fortune 
et  meurt. 

De  nombreuses  tirades  contre  le  droit  d'aînesse,  contre  la 
vénalil('  des  électeurs,  raillée  dans  plusieurs  comédies  de  ce 


334  LE    THÉÂTRE 

temps  \  ramènent  constamment  l'action  sur  le  terrain  poli- 
tique, mais  ici  ce  n'est  pas  au  profit  de  la  pièce. 

Après  la  Révolution,  les  dramaturges  devaient  s'abstenir 
de  traiter  sur  la  scène  des  questions  alors  brûlantes;  il 
s'agissait  de  la  liberté  perdue  et  non  de  réformes  sociales. 
Mais  le  tempérament  politique  d'Obcrnyik  était  si  fort  que, 
môme  après  1849,  il  discute  certains  problèmes  sociaux. 

La  pièce  Mère  et  rivale  (Anya  es  vetélytârsno.  1850)  con- 
tient un  plaidoyer  très  cbaleureux  et  très  noble  en  faveur  de 
l'émancipation  des  Juifs;  il  était  cependant  fort  maladroit  de 
faire  du  Juif  de  la  pièce,  le  docteur  Aron,  le  porte-paroles  de 
ces  revendications  et  de  choisir  pour  plaider  cette  cause  celui- 
là  môme  qui,  quatorze  ans  auparavant,  avait  sur  Tordre  de  la 
baronne  de  Bânfalvi,  empoisonné  le  comte  de  Monténégro  au 
moment  oii  celui-ci  allait  se  battre  en  duel  avec  le  mari  de 
cette  dernière  ". 

La  pièce  est  bien  construite  quoique  un  peu  trop  chargée  ; 
elle  semble  découpée  dans  un  roman  d'Eugène  Sue  ou 
d'Alexandre  Dumas.  L'influence  du   mélodrame   français  y 


1.  Notamment  dans  Tisztujitds  (Élection  des  fonctionnaires)  d'Ignace  Nagy 
(1843). 

2.  Cette  baronne  coupable  a  une  fille,  Amélie,  qui  aime  éperdùment  le 
comte  Marino,  faux  nom  sous  lequel  se  cache  le  fils  de  Monténégro.  La  mère 
sent  également  son  cœur  s'émouvoir  pour  lui  ;  enfin  .Mariette,  la  sœur  du 
médecin,  en  est  aussi  amoureuse.  La  baronne,  pour  séparer  sa  fille  de 
Marino,  propose  à  celui-ci  de  s'établir  en  Amérique  oîi  le  grand  ami  de 
la  maison,  le  docteur  Aron,  veut  vivre  désormais  parce  qu'il  croit  que 
dans  ce  pays  de  liberté  ses  connaissances  et  ses  talents  seront  mieux  appré- 
ciés. Mais  la  fatalité,  qui  règne  dans  cette  pièce  en  souveraine,  amène  la 
catastrophe.  Un  vieux  domestique  de  la  baronne  révèle  au  comte  les 
agissements  anciens  d'Aron  :  celui-ci,  blessé  dans  son  honneur  par  le 
comte  Marino,  veut  se  venger.  Il  dit  à  sa  sœur  Mariette  que  le  comte 
veut  la  voir  en  secret.  Il  envoie  Marino  au  rendez-vous  en  lui  disant  qu'il  y 
trouvera  Amélie.  Le  frère  sacrifie  ainsi  sa  sœur  à  sa  vengeance.  Amélie  voyant 
que  son  mariage  est  retardé  uniquement  à  cause  de  sa  mère,  lui  fait  les  repro- 
ches les  plus  amers.  La  baronne  consent  enfin,  mais  ne  peut  survivre  à  cette 
union.  Elle  s'empoisonne  après  la  cérémonie  du  mariage  ;  Mariette  devient 
folle,  Aron  se  tue  sans  divulguer  son  secret  terrible.  Le  comte  et  Amélie 
pourront  vivre  heureux. 


CHAPITKE  1  335 

est  visible  ;  quelques  scènes  •  sont  vraiment  émouvantes  et 
très  bien  conduites  '.  Outre  cette  influence  on  y  trouve  maints 
détails  d'un  caractère  fataliste  "  qu'on  doit  considérer 
comme  des  réminiscences  du  théâtre  allemand,  le  mélodrame 
français  ayant  très  rarement  revêtu  ce  caractère. 

Les  deux  tragédies  historiques  d'Ohernyik  :  Khélonis  et 
Georges  Brankovics  montrent  beaucoup  de  beautés  dans  le 
détail,  surtout  la  première  qui  traite  à  peu  près  le  même  sujet 
que  VAgis  de  Bessenyei. 

Montrer  par  la  chute  de  Sparte  combien  la  ruine  de  leur 
pays  était  probable,  exciter  les  Hongrois  à  l'héroïsme  pour 
les  sauver  du  désastre,  stimuler  l'ardeur  et  le  patriotisme, 
voilà  le  but  que  les  deux  écrivains  ont  poursuivi  à  quatre- 
vingts  ans  de  distance.  C'est  à  Vienne  que  Bessenyei  fait 
entendre  sa  voix.  Dans  cette  ville,  en  effet,  étaient  nées  les 
tentatives  pour  créer  à  l'aide  de  la  littérature  française  un 
courant  intellectuel  hongrois.  Agis  ne  devait  jamais  être 
jouée.  Après  la  défaite  de  1849,  Obernyik  voit  dans  ce  tableau 
des  temps  passés  un  stimulant  contre  l'abattement  universel. 
Khélonis  n'est  que  de  l'histoire  découpée  en  tranches,  mais 
nous  y  trouvons  un  rôle  admirable  de  femme,  Khélonis, 
fille  de  Léonidas,  épouse  de  Gléombrote  qui  dans  la  lutte 
entre  beau-père  et  gendre  n'écoute  que  la  voix  de  son  cœur 
et  se  range  toujours  du  côté  du  vaincu.  Lorsque  Agis  et 
Gléombrote,  maîtres  de  la  ville  où  ils  veulent  rétablir  l'an- 
cienne discipline,  chassent  le  faible  Léonidas  de  Sparte,  Khé- 
lonis n'hésite  pas  un  instant.  Elle  accompagne  son  père  dans 
l'exil.  De  même  lorsque,  par  un  revirement  de  la  fortune,  et 
grâce  aux  troupes  étrangères,  Léonidas  est  remis  surle  trône, 
qu'Agis  est  tué  et  Gléombrote  chassé,  Khélonis  déclare  à  son 


1.  Notamment  celle  où  la  baronne  avoue  au  médecin  son  amour  pour  le 
jeune  comte  :  Acte  II,  scène  6. 

2.  Acte  II.  se.  4.  «  Une  puissance  invisible  a  tout  décrété  depuis  des  temps 
éternels;  dans  le  livre  du  destin  se  trouve  aussi  bien  prédite  la  peste  qui 
dévaste  le  pays,  que  la  vie  du  ver  de  terre,  oix  la  lloraisou  de  la  rose  ;  le  che- 
min tracé  d'avance  aux  mortels  ne  peut  pas  être  évité.  « 


336  LE    THÉÂTRE 

père  :  '<  N'ai-je  pas  tout  quitté  pour  toi  lorsque  tu  fus  forcé 
lie  t'exiler?  Crois-tu  que  cette  Khélonis  qui  t'as  accompagné, 
n'existe  plus?  Ou  bien  qu'elle  préfère  le  bonheur  et  l'éclat  à 
son  rôle  d'épouse.  Si  j'avais  deux  cœurs,  l'un  resterait  ici 
avec  toi,  mais  maintenant  tout  mon  cœur  appartient  au  mal- 
heui'eux'.   » 

Dans  cette  pièce  point  d'action  trop  compliquée,  rien  de 
mélodramatique.  Il  y  règne  une  simplicité  toute  classique  et 
les  caractères  conservent  leur  grandeur  antique.  Les  person- 
nages parlent  avec  beaucoup  de  force  et  de  vigueur,  comme 
toujours  chez  Obernyik,  mais  habitué  à  des  plats  fort  épicés, 
le  public  n'a  pas  fait  bon  accueil  à  cette  pièce  qui  n'eut  que 
deux  représentations. 

Georges  Brankovics  ne  fut  pas  entièrement  achevé  par 
l'auteur;  ses  amis  Bulyovszky  et  l'acteur  Egressy  n'ont 
trouvé  dans  ses  papiers  que  trois  actes  ;  le  reste  est  leur 
œuvre.  C'est  une  de  ces  tragédies  dont  le  modèle  est  la  Za/ire 
de  Voltaire,  traduite  dès  1784  par  Péczeli.  Le  conflit  entre 
chétiens  et  musulmans  et  au  milieu  des  batailles  sanglantes 
entre  l'Occident  et  l'Orient  une  jeune  fille  chrétienne,  aimée 
par  un  sultan,  qui  tombe  finalement  victime  de  l'entourage 
du  prince  :  ce  sujet  était  de  circonstance  en  Hongrie  où  les 
Turcs  dominèrent  pendant  cent  cinquante  ans.  Aussi  dès  le 
commencement  du  xix'  siècle  Bdlyai  s'inspirant  de  Voltaire 
le  traita  dans  son  Mahomet  If,  sujet  repris  un  peu  plus  tard 
par  Charles  Kisfaludy  qui  le  traita  dans  sa  meilleure  tragédie  : 
Irène. 

Obernyik  nous  montre  le  sultan  Murad  II  amoureux  de  la  belle  Mara, 
fille  de  Georges  Brankovics,  prince  de  Serbie.  Longtemps  allié  des  Hon- 
grois, Brankovics  renonce  après  la  mort  du  roi  Albert  à  cette  alliance 
et  fait  la  paix  avec  les  Turcs.  Il  leur  donne  comme  otages  ses  deux  fils, 
mais  le  sultan  ayant  appris  que  le  parti  hongrois  a  le  dessus  à  Belgrade, 
l'ait  aveugler  les  deux  princes  et  les  renvoie  ainsi  à  leur  père.  La  guerre 


1 .  La  mort  d'Agis  de  Guérin  de  Bonscal  (1642),  qu'Obernyik  n'a  certainement 
pas  connue,  nous  montre  le  mèuie  caractère  de  Khélonis  ou  Telonin. 


CHAPITRE   I  337 

éclate  de  nouveau  ;  Mara  enlevée  de  force  par  Murad  devient  grande  sul- 
tane. Le  conflit  tragique  eût  été  de  nous  montrer  Mara,  comme  Zaïre, 
partagée  entre  son  amour  pour  le  sultan  et  la  fidélité  à  sa  religion.  Ober- 
nyik  n'eut  pas  le  temps  de  terminer  cette  œuvre  ;  ses  héritiers  littéraires 
l'ont  achevée  sommairement.  Le  vieux  Brankovics  vainqueur,  prend  le 
harem  et  y  trouve  sa  fille  qu'il  veut  tuer;  mais  il  n'en  a  pas  la  force. 
Epuisé  par  ses  blessures,  il  meurt  et  Mara  se  jette  éperdùment  sur  son 
cadavre. 

Ce  drame  s'est  conservé  longtemps  au  répertoire  grâce  au 
grand  acteur  Egrcssy  dont  Brankovics  était  le  rôle  favori  '. 
Erkelen  a  tiré  un  des  premiers  opéras  hongrois.  — Obernyik 
a  aussi  écrit  une  comédie  :  Le  mari  sans  femme^  dans  la 
manière  de  Scribe,  et  Une  petite  aventure  qui  rappelle  les  pro- 
verbes de  Musset.  Comme  nouvelliste  il  montre  d'agréables 
qualités  d'écrivain.  Son  nom  cependant  reste  surtout  attaché 
à  ses  pièces  de  théâtre  où,  dans  des  fables  émouvantes,  il  a 
su  dramatiser  les  questions  politiques  et  sociales  du  temps. 


VII 


C'est  également  sous  l'influence  romantique  que  fut  écrite 
la  seule  tragédie  du  comte  Ladislas  Te/e^f  (1811-1861),  descen- 
dant d'une  famille  illustre  où  le  culte  des  lettres  françaises 
était,  pour  ainsi  dire,  héréditaire  ^  Cette  tragédie,  intitulée 


1 .  Egressy  est  mort  sur  la  scène  en  jouant  ce  rôle  (30  juillet  1866). 

2.  Voy.  plus  haut,  p.  135.  —  Teleki  est  surtout  connu  comme  homme  poli- 
tique. 11  était  le  représentant  du  gouvernement  révolutionnaire  à  Paris  (1848) 
et  publia  en  cette  qualité  plusieurs  brochures,  en  français,  pour  éclairer  le 
public  sur  les  événements  qui  se  passaient  en  Hongrie.  Il  devint,  après  la 
défaite,  le  chef  de  l'émigration,  fut  fait  prisonnier  contre  le  droit  des  gens  par 
la  Saxe  (voy.  sur  cet  acte  arbitraire,  Saint-René  Taillandier,  Revue  des  deux 
mondes  du  l*""  janvier  1861  et  la  justification  de  Beust  dans  ses  Mémoires  : 
Aus  drei  Vierlel-Jahvhunderten,  11,  p.  27),  puis  rentra  dans  son  pays  en 
acceptant  les  conditions  dictées  par  la  Cour  de  Vienne.  Lorsque,  malgré  lui, 
il  se  vit  à  la  tête  de  l'opposition,  il  se  suicida  la  veille  du  jour,  où  il  devait 
prononcer  un  discours  à  la  Chambre  (8  mai  1861).  Voy.  sur  son  rôle  politique, 


338  LE    THÉÂTRE 

le  Favori  (Kcgycncz,  1841)  nous  transporte  dans  la  Rome 
de  la  décadence,  e'poque  de  pre'dilection  des  romantiques, 
chaque  fois  qu'ils  voulurent  peindre  des  monstres  sur  le 
trône  et  des  traîtres  sortis  de  la  lie  du  peuple.  Quelques 
critiques  voient  dans  le  Favori  un  chef-d'œuvre  qu'ils  placent 
bien  au-ilessus  des  autres  œuvres  dramatiques  de  cette 
époque.  Ils  le  comparent  volontiers  aux  tragédies  de  Sha- 
kespeare, tant  le  bas-empire  s'y  trouve  merveilleusement 
dépeint  et  caractérisé.  Si  le  sujet  en  était  national,  disent-ils, 
cette  œuvre  pourrait  être  citée  de  pair  avec  le  Bânk-bân  de 
Katona. 

Il  faut  constater,  en  effet,  que  ce  n'est  pas  là  une  œuvre 
banale,  écrite  à  la  hâte  comme  nombre  de  drames  de  Szigli- 
geti;  cependant  jamais  celui-ci  n'aurait  commis  une  faute 
aussi  lourde  dans  le  choix  du  sujet.  Certes,  la  vengeance 
comme  motif  tragique,  se  rencontre  dans  de  nombreuses 
pièces  romantiques,  mais  jamais  elle  ne  fut  présentée  d'une 
manière  aussi  repoussante  que  dans  le  Favori.  Une  simple 
analyse  de  la  pièce  suffira  à  le  montrer. 

L'empereur  Valentinien  III  est  un  débauché.  Les  courtisanes  ne  lui 
suffisent  plus;  il  a  jeté  les  yeux  sur  Julie,  la  femme  de  Pétrone  Maxime, 
son  ministre.  L'eunuque  Héraclès  attire  Julie  dans  un  guet-apens,  mais 
l'empereur  qui  la  croit  en  son  pouvoir,  peut  à  peine  la  voir,  car  elle 
réussit  à  se  sauver.  Maxime  jure  de  venger  l'outrage  fait  à  son  honneur; 
ainsi  commence  la  série  des  méfaits  qu'il  commet  et  qui  forment  la  trame 
de  la  pièce.  Si  cette  vengeance  s'effectuait  par  la  ruse  de  Maxime,  nous 
applaudirions  à  la  réussite  de  son  entreprise  ;  mais  pour  ne  pas  éveil- 
ler les  soupçons  du  tyran,  le  mari  livre  lui-même  sa  femme,  la  ver- 
tueuse et  innocente  Julie,  qu'il  installe  dans  une  maison  isolée  dont 
l'empereur  seul  a  la  clé.  Pour  soulever  le  mécontentement  général, 
Maxime  fait  d'abord  tuer  le  général  en  chef  Aétius  par  Valen- 
tinien, puis  il  lui    suggère   de  nommer  sénateurs   ses  compagnons  de 


Ch.  L.  Chassin  :  Ladislas  Teleki,  1861  (brochure);  sur  sa  tragédie,  F.  Hoil- 
mann  :  Le  Favori  de  Teleki,  dant  E.  Philol.  K.  1879  ;  Z.  Beôthy  dans 
Szinészek  es  Szinmuirôk  (Acteurs  et  dramaturges),  1882.  —  Teleki  publia  en 
français  :  La  Hongrie  aux  peuples  civilisés,  De  rinlervention  russe  (1848)  et 
plusieurs    articles   dans  le  National. 


CHAPITKE    1  3'J9 

débauche,  ce  qui  lui  aliène  tout  le  Sénat  ;  il  fait  augmenter  les  impôts 
et  ainsi  à  force  de  vexations  réussit  à  provoquer  une  révolte.  C'est  alors 
qu'il  assouvit  sa  vengeance.  Il  séduit  l'impératrice  Eudoxie,  tue  l'em- 
pereur et  est  acclamé  par  la  foule  comme  nouveau  César.  Arrivé  au 
trône  il  voudrait  délivrer  sa  femme!  Lui  qui  l'avait  répudiée  sur  un 
soupçon,  désire  la  reprendre  après  l'avoir  livrée  !  Aussi,  la  Némésis  l'at- 
teint dans  ses  plus  chères  affections.  Julie  s'empoisonne;  son  fils  qui  a 
voulu  défendre  la  retraite  de  sa  mère  assiégée  par  la  foule,  meurt  de  ses 
blessures,  après  avoir  perdu  sa  fiancée  Placidia,  fille  d"Eudoxie.  Ce  n'est 
pas  sans  raisons  que  Maxime,  entendant  la  foule  le  proclamer  empe- 
reur, s'écrie  :  «  Rome  !  ne  me  railles  pas  !  » 

Ainsi  se  termine  le  drame  qui,  comme  peinture  d'une 
époque  de  décadence,  est  excellent.  La  monomanie  de  la  ven- 
geance ne  peut  être  analysée  d'une  manière  plus  pénétrante; 
mais  le  défaut  capital  est  l'action  inhumaine  de  Maxime 
envers  sa  femme.  Le  sacrilice  révoltant  de  Julie  ne  peut  être 
racheté  par  la  beauté  du  détail  et  la  couleur  locale.  «  La  ven- 
geance, cette  lourde  épée  à  double  tranchant,  ne  doit  être 
maniée  que  par  les  dieux  ;  car  si  un  mortel  a  recours  à  elle, 
elle  frappe  du  même  coup  l'innocent  et  le  coupable  »  ;  ces 
paroles  de  Julie  (acte  I,  se.  2)  sont  ici  d'autant  plus  vraies 
que  cette  vengeance  s'accomplit  par  des  moyens  qui  n'ont 
rien  de  théâtral.  «  A  leur  su  et  à  leur  insu,  dit  un  critique  \ 
ces  personnes  marchent  dans  le  crime.  Elles  trompent  et 
sont  trompées  à  leur  tour.  On  attire  l'ennemi  dangereux  dans 
un  guet-apens  pour  l'y  étouffer  ;  l'empereur  est  amené  à  faire 
les  actions  les  plus  stupides.  Le  peuple  opprimé  n'a  pas  un 
seul  digne  représentant,  pas  un  seul  ami  :  chacun  ne  cherche 
que  son  propre  intérêt.  Cela  peut  être  historiquement  vrai, 
mais,  sur  la  scène,  notre  âme  est  opprimée  et  fatiguée  de 
cette  longue  suite  de  crimes.  »  C'est  ce  que  le  public  a  égale- 
ment senti  et  toutes  les  fois  qu'on  a  voulu  depuis  remettre 
la  pièce  au  répertoire,  on  n'a  obtenu  qu'un  succès  d'estime. 
Pour  Teleki,  la  peinture  de  l'époque  était  la  chose  princi- 
pale ;  il  a  inventé  l'histoire  après  coup  et  l'action  dramatique 

1.  J.  Bayer,  ouvr.  cité,  tome  I,  p.  414. 


340  LE    THÉÂTRE 

ne  fut  qu'un  instrument  au  service  de  l'idée.  Le  poète  a 
voulu  donner  un  commentaire  dramatique  à  ces  paroles  de 
Tite-Live  placées  en  tète  de  la  pièce  :  «  Deinde  ut  magis 
magisque  lapsi  sint,  tum  ire  coeperint  praecipites  :  donec 
ad  haec  tempora,  quibus  nec  vitia  nostra,  nec  remédia  pati 
possumus  perventum  est  .» 

Vôrôsmarty,  dans  un  compte  renilu,  a  dit  que  l'empereur 
Valentinien  rappelle  le  Caligula  de  Dumas.  Celui-ci  date  de 
1837;  Teleki  l'a  certainement  connu,  mais  le  seul  point  de 
contact  entre  les  deux  pièces  est  le  tableau  de  la  décadence 
de  Rome.  L'influence  du  drame  romantique  se  manifeste 
plutôt  dans  la  recherche  de  la  couleur  locale  et  surtout  dans 
l'importance  démesurée  du  rôle  de  Maxime,  un  traître 
comme  il  n'en  existe  guère. 


YIII 


Nous  pourrions  ainsi  analyser  bon  nombre  d'autres  pièces 
de  difl'érents  écrivains,  toutes  écrites  sous  l'influence  du 
drame  romantique  français  '  :  mais  en  analysant  les  princi- 
pales, nous  avons  suffisamment  fait  paraître  cette  influence. 
Avant  d'aborder  l'étude  de  la  réaction  et  de  l'époque  con- 
temporaine, il  faut  nous  arrêter  un  instant  aux  œuvres  de 
Charles  Hugo  (Bernstein)  qui,  avant  1848,  était  unanime- 
ment reconnu  comme  le  génie  dramatique  le  plus  puissant 
de  la  Hongrie. 


1.  Telles  :  Tirus,  Kulhen,  Yolanthe  de  Cyrille  Horvath;  Valu,  Ekebontô 
Borbûla,  Ladislas  Hunyadi,  Agnès  Ronow  de  Laurent  Tùth  ;  Elisabeth  Botori, 
Le  dernier  khan  hongrois  de  Garay  (les  ballades  de  ce  poète  fort  goûtées  vers 
1840  montrent  également  l'influence  romantique);  Blanc  et  noir,  Charles  l^^  et 
sa  cour,  Ariane,  La  femme  insouciante,  de  Louis  Kuthy  :  Ladislas  l  V  de  Gyur- 
man;  La  famille  Zdch  dEméric  Vahot,  quelques  drames  du  romancier 
Jôkai,  etc. 


CHAPITRE    I  341 

Charles  Hugo  (1808-1877  '),  après  ses  pérégrinations  en 
Allemagne  et  en  Autriche  où  il  publia  bon  nombre  de 
drames  qu'il  n'a  pu  faire  représenter,  vint  en  Hongrie  et 
débuta  avec  le  Roi  hoiu/rois  (1846),  suivi  bientôt  de  Bnitus  et 
Lucrèce  et  de  Banquier  et  baron  (1847)  ;  les  journaux  le  pro- 
clamèrent le  Shakespeare  hongrois.  Jôkai  débordait  d'en- 
thousiasme et  l'auteur,  doué  d'une  bonne  dose  de  vanité,  se 
croyait  bien  supérieur  à  Szigligeti.  Remarquons  cependant 
qu'il  n'apprit  le  hongrois  que  fort  tard  et  que  ce  ne  fut  que 
gi'àce  au  grand  acteur  Egressy,  le  bon  génie  de  tous  les  écri- 
vains dramatiques  de  son  temps,  qui  remania  ses  pièces  au 
point  de  vue  de  la  langue,  qu'elles  purent  être  jouées. 
Lorsque,  après  la  représentation  de  Banquier  et  baron,  on 
découvrit  que  le  sujet  et  une  partie  du  dialogue  étaient 
empruntés  à  une  nouvelle  de  Bazancourt,  intitulée  Louise 
Dalmar  -,  les  huées  et  les  sifflets  commencèrent  à  se  faire 
entendre.  L'auteur  se  justifia  tant  bien  que  mal,  décocha 
quelques  traits  ironiques  à  ses  compatriotes,  quitta  le  pays, 
parcourut  l'Allemagne  et  la  France  et  ne  revint  qu'au  bout 
de  dix  ans;  mais  déjà  des  symptômes  de  mégalomanie  se 
manifestaient  d'une  façon  inquiétante. 

Quoi([ue  Hugo  se  comparât  volontiers  à  Shakespeare,  il  est 
facile  de  constater  que,  dans  ses  trois  meilleures  pièces,  il 
s'inspire  plutôt  du  théâtre  français  que  de  celui  des  Anglais; 
à  moins  qu'on  ne  mette  sur  le  compte  de  Shakespeare  ce 
mélange  de  comique  et  de  tragique  que  nous  trouvons  dans 

1.  Hugo  était  médecin;  disciple  ardent  de  Hahnemann,  il  fut  appelé  à  Paris 
par  ce  dernier,  mais  y  étudia  plutôt  le  théâtre  que  la  médecine.  On  dit  aussi 
que  .Iules  Janin  s'intéressa  à  ses  projets.  Voy.  sur  sa  vie,  E.  Kôrôs,  dans 
Irodalomt.  K.  1894;  le  même  sur:  Un  roi  hongrois,  ibid.,  1897;  sur  Banquier 
et  baron,  1894  (brochure). 

2.  Cette  nouvelle  a  paru  dans  la  Revue  des  feuilletons,  1841,  pp.  214-240. 
Elle  fut  traduite,  la  même  année,  en  allemand  sous  le  titre  :  Lebenswirren 
dans  VAllf/erneine  TUeaterzeitunfj  de  Vienne.  Les  accusations  de  la  critique 
contemporaine  étaient  fondées.  Nous  avons  comparé  la  pièce  de  Hugo  à  la 
nouvelle  française;  M.  Csâszâr  l'a  comparée  à  la  traduction  allemande  et  nous 
avons  pu  constater  que  le  plaidoyer  de  M.  Kôros  n'enlevait  rien  de  son  poids 
à  l'accusation.  Voy.  E.  Philol.  K.  1899,  mars. 


342  LE    THÉÂTRE 

Un  Roi  hongrois  (Egy  magyar  kirâly).  Ce  roi  est  Mathias  Cor- 
vin.  L'histoire  glorieuse  et  tragique  de  la  Maison  desHunyad 
avait  la  prédilection  des  romantiques.  Jean  Hunyad,  le  vain- 
queur des  Turcs,  ne  fournissait  guère,  il  est  vrai,  l'étoffe 
d'un  drame  ;  mais  les  intrigues  des  Gara  et  des  Czillei 
contre  ses  deux  fils,  Ladislas  et  Mathias  ;  la  faiblesse  et  la 
félonie  du  roi  Ladislas  V,  qui,  pour  venger  le  meurtre  de 
Czillei,  fit  décapiter,  malgré  un  sauf-conduit,  l'aîné  des 
frères  ;  la  captivité  du  jeune  Mathias,  son  séjour  à  Prague 
chez  Podiébrad  où  il  noue  une  tendre  liaison  avec  la  fille  du 
roi  tchèque,  Catherine  ;  son  élection  comme  roi  magyar, 
malgré  la  résistance  de  Gara,  le  châtiment  qu'il  inflige  aux 
seigneurs  longtemps  rebelles,  brisant  ainsi  la  puissance  oli- 
garchique ;  ses  instincts  despotiques  qui  le  poussent  à  faire 
incarcérer  jusqu'à  son  oncle  Szilagyi  qui  avait  le  plus  con- 
tribué à  son  élection  :  autant  de  sujets  dramatiques  que  de 
nombreux  écrivains  ont  mis  sur  la  scène  en  s'inspirant  des 
pages  de  l'historien  Fessier.  C'est  ce  que  fit  Charles  Hugo 
pour  son  Roi  Magyar. 

Au  premier  acte,  les  deux  orphelins  du  grand  Hunyad 
sont  encore  à  Bude  où  on  les  fait  prisonniers  ;  au  deuxième, 
Ladislas  est  décapité  ;  au  troisième,  Mathias  est  roi  :  alors 
seulement  commence  la  véritable  action  qui  nous  montre 
dans  ce  roi  surnommé  le  Juste ^  plutôt  un  despote  de  la  Renais- 
sance qu'un  monarque  aimé  de  ses  sujets.  Longtemps  il  dis- 
simule, mais  à  la  fin  son  caractère  irascible  éclate  ;  il  châtie 
alors  aussi  bien  le  trésorier  Perényi  que  son  oncle  Szilagyi 
qui  ose  lui  résister.  La  pièce,  en  somme,  n'est  qu'une  suite 
de  tableaux;  elle  a  les  défauts  communs  à  beaucoup  de 
drames  historiques  magyars  qui,  embrassant  une  époque 
trop  longue,  fatiguent  le  spectateur  par  la  multiplicité  des 
événements  et  intéressent  plutôt  par  quelques  scènes  déta- 
chées que  par  l'ensemble. 

L'idée  de  Hugo,  dans  cette  pièce  qui  ne  constitue  que  la 
première  partie  d'une  trilogie  inachevée,  était  de  prouver 
qu'un  roi  hongrois  peut  être  assez  puissant  pour  briser  l'oli- 


CHAPITRE    1  343 

garchie.  La  haute  noblesse  se  sentit  humiliée  dans  la  per- 
sonne de  Gara  et  les  tirades  du  poète  indisposèrent  tellement 
ces  spectateurs,  les  plus  nombreux  du  Théâtre  national,  qu'ils 
iirent  pendant  la  repre'sentation  une  exode  assez  significa- 
tive. Il  n'y  eut  que  quatre  représentations. 

La  critique  contemporaine  opposait  volontiers  Hugo  aux 
fournisseurs  ordinaires  de  la  scène  romantique  ;  on  le  trou- 
vait plus  riche  d'idées,  moins  soucieux  des  eflets  dramatiques 
que  de  la  peinture  psychologique  des  caractères.  Lui-même 
voulait  réagir  contre  la  tendance  de  Szigligeti  et  de  Gzakd  et 
ramener  le  théâtre  ii  la  simplicité  classique.  Cette  réaction 
même  n'est  qu'un  écho  des  théories  littéraires  qu'on  procla- 
mait en  France  et  dont  le  principal  représentant  fut  Ponsard. 
La  tragédie  Lucrèce  suggéra  à  Hugo  l'idée  de  mettre  sur  la 
scène  l'héroïne  romaine.  Il  écrivit  d'abord  son  drame  en 
allemand  '  et  le  traduisit  ensuite  en  hongrois  ;  le  public  fit  à 
Brutus  et  Lucrèce  un  accueil  chaleureux.  La  critique  y  vanta 
surtout  le  caractère  de  Brutus,  aussi  habile  à  dissimuler 
que  le  roi  Mathias.  C'était,  comme  dit  M.  Kôrôs,  le  trait 
essentiel  du  caractère  même  du  poète  «  qui  longtemps  a  feint 
l'ignorance  parmi  ses  contemporains  et  caché  ses  vrais 
desseins  ».  Le  caractère  de  Lucrèce  est  fort  bizarre  et  c'est 
par  cette  bizarrerie  que  Hugo  voulut  se  distinguer  de  Pon- 
sard. Chez  lui,  Lucrèce  n'est  pas  la  victime  de  la  violence, 
mais  de  la  calomnie  ;  c'est  à  cause  de  cette  calomnie  qu'elle 
s'abandonne  à  son  suborneur,  car  elle  aime  mieux  vivre 
coupable  que  de  succomber  sous  les  coups  de  la  calomnie. 
La  pièce  est  écrite  en  vers  si  raboteux  et  la  langue  en  est  si 
souvent  obscure,  les  jeux  de  mots  dont  elle  est  pleine  sont, 
d'autre  part,  si  insupportables  qu'on  ne  comprend  guère 
aujourd'hui  les  éloges  de  la  critique  contemporaine. 

Ces  éloges,  par  contre,  étaient  pleinement  mérités  pour 
Banquier  et  baron  (Bankâr  es  banj  ^).  C'est  à  coup  sûr  une 

1.  Bruliis  und  Lucretia,  Vienne,  184ÎJ. 

2.  Paru  en  allemand  sous  le  titre   :    Der  Kaufmann  von   Marseille  (1859), 
puis  :  Des  Ilauses  Elire  (1861). 


344  LE    THÉÂTRE 

des  meilleures  pièces  de  ce  temps  ;  elle  s'est  maintenue  au 
répertoire  jusqu'aujourd'hui.  Hugo  y  atteint,  avec  le  mini- 
mum de  personnages  et  tout  en  observant  les  trois  unités, 
les  effets  les  plus  dramatiques.  Mais  une  bonne  part 
du  succès  revient  à  Bazancourt  dont  la  nouvelle  contenait 
déjà  toutes  les  situations  utilisées  par  Hugo.  Néanmoins,  les 
changements  qu'impliquait  une  transformation  de  la  nou- 
velle en  drame,  montrent  qu'il  avait  un  grand  talent  de 
metteur  en  scène.  Si  Hugo  avait  ajouté  au  titre,  «  d'après 
une  nouvelle  de  Bazancourt  »,  les  accusations  de  plagiat  ne 
se  seraient  pas  fait  entendre  et  ainsi  eût  été  évitée  la  brouille 
de  l'auteur  et  des  critiques.  Il  n'est  d'ailleurs  pas  prouvé 
que  Hugo,  avec  son  caractère  exalté,  aurait  jamais  pu 
s'acclimater  quelque  part. 

Cette  pièce  ne  compte  que  trois  personnages  auxquels  le  poète  hon- 
grois a  conservé  leurs  noms  français  :  Granville,  riche  banquier  de 
Marseille,  âgé  de  soixante  ans,  sa  femme  Adèle  et  le  baron  Arthur  Mir- 
mont.  Adèle,  jeune  fille  noble  mais  pauvre,  a  été  élevée  dans  une  mai- 
son amie  ;  c'est  là  qu'Arthur  a  fait  sa  connaissance  et  l'a  séduite.  Il 
l'installe  à  Paris  dans  l'intention  de  l'épouser,  malgré  l'opposition  de 
ses  parents  qui  font  courir  le  bruit  de  son  mariage  avec  une  riche  héri- 
tière et  font  même  publier  les  bans  à  son  insu.  Adèle  va  justement  à 
l'église  le  jour  de  cette  publication.  Folle  de  douleur,  elle  quitte  Paris 
sans  en  avertir  Arthur,  vient  trouver  à  Marseille  sa  mère  qui  meurt  de 
chagrin  en  recommandant  Adèle  au  banquier  ;  celui-ci,  au  bout  de 
quelque  temps  l'épouse.  Cependant  Arthur  était  innocent  ;  il  s'est  battu 
en  duel  à  cause  de  cette  supercherie  ;  il  a  été  blessé  et  n'est  pas  encore 
guéri  lorsqu'il  reçoit  une  lettre  pressante  de  Granville  qui  lui  demande 
son  aide  pour  éviter  une  faillite  et  lui  rappelle  qu'autrefois  il  a  sauvé 
son  père  et  Ta  élevé.  A  ce  moment  la  pièce  commence.  Granville  très 
inquiet  attend  à  tout  moment  l'arrivée  de  son  sauveur.  Il  engage  avec 
sa  femme  une  conversation  oîi  se  trouve  une  caractéristique  du  négo- 
ciant qui  rappelle  singulièrement  celle  que  donne  Sedaine  dans  son 
Philosophe  sans  le  savoir.  Adèle  raconte  à  Granville  les  malheurs  de  sa 
jeunesse  et  au  moment  oîi  elle  veut  prononcer  le  nom  de  son  séducteur, 
de  Mirmont  entre.  Granville  ne  se  doute  de  rien  ;  les  deux  amants  s'ex- 
pliquent dans  une  scène  qui  est  une  des  meilleures  du  théâtre  hon- 
grois (acte  II,  scène  2),  tant  pour  le  pathétique  que  pour  la  finesse  de 
l'analyse  psychologique.  Arthur  sent  qu'il  est  toujours  aimé.  Sa  convie- 


CHAPITRE    I  345 

tion  s'accroît  encore  lorsque  Granville  demande  avec  insistance  à  Adèle 
quel  est  son  séducteur  et  que  celle-ci,  pressée  de  nommer  son  amant, 
désif,'ne,  au  lieu  de  Mirmont,  un  certain  Arthur  Belmont.  Mirmont  dit 
à  Granville  qu'il  connaît  cet  homme  ;  il  va  jusqu'à  le  défendre,  car  il  ne 
s'est  jamais  marié  et  aime  toujours  Adèle.  Dans  une  autre  scène  l'oit 
pathétique  l'amour  du  baron  pour  l'épouse  du  banquier  éclate  irrésisti- 
blement ;  Adèle  rappelle  son  devoir  d'ami  au  baron,  mais  il  ne  veut  rien 
entendre  et  essaye  d'entraîner  de  force  la  jeune  femme  lorsque  le  mari 
apparaît  brusquement  et  lui  ordonne  de  quitter  sa  maison. 

Le  conflit  tra^^ique  trouve  son  dénouement  au  troisième  acte.  Le 
banquier,  quoique  menacé  de  faillite,  ne  peut  plus  accepter  Tarifent  du 
baron  ;  il  le  refuse  avec  dédain  et  provoque  Arthur,  car  il  pense  qu'un 
d'eux  doit  mourir.  Arthur  veut  disparaître  pour  sauver  la  situation. 
Adèle  essuie  dépraves  reproches  de  la  part  de  son  mari  qui,  cependant, 
ne  veut  pas  se  montrer  moins  généreux  qu'Arthur;  il  se  suicidera  pour 
laisser  la  place  à  son  rival.  Au  moment  où  il  tente  d'exécuter  son  projet, 
Arthur  qui  l'a  vu  du  dehors,  se  précipite  dans  la  chambre  par  la  fenêtre 
et  détourne  le  coup.  Maintenant  le  banquier  est  convaincu  de  ses  nobles 
intentions.  Une  grande  tristesse  s'empare  de  lui  et  de  sa  femme  au 
moment  oîi  Arthur  leur  fait  ses  adieux  en  laissant  l'ar^'ent  nécessaire 
pour  éviter  la  faillite.  Bientôt  on  le  rapporte  mourant;  son  ancienne 
blessure  s'est  rouverte  lorsqu'il  a  escaladé  la  fenêtre  pour  sauver  Gran- 
ville. Il  meurt  et  Adèle  ne  tarde  pas  à  le  suivre.  Granville  paiera  ses 
dettes  et  quittera  aussi  la  vie.  «  Encore  un  jour,  mon  cœur;  bats  jusqu'à 
demain,  ensuite  tu  te  reposeras  après  soixante  ans  de  durs  travaux. 
Permets,  ô  ciel,  que  je  meure  entouré  du  respect  de  tous  et  que  je 
repose  tranquillement  à  côté  de  ces  deux  êtres  chéris  '.  » 

Le  succès  de  cette  pièce  fut  immense.  Si,  par  la  simpli- 
cité de  la  mise  en  scène,  par  l'observation  des  trois  unités  et 
par  la  marche  rapide  et  concentrée  de  Taction,  ce  drame 
porte  le  cachet  du  classicisme,  il  est  tout  de  même  roman- 
tique par  la  manière  dont  le  sujet  est  traité.  La  recherche 
des  elTets  apparaît  constamment  ;  les  coups  de  théâtre  par 
lesquels  hnissent  les  deux  premiers  actes  et  qui  se  trouvent 
dans  la  nouvelle  française,  suffisent  à  mettre  en  lumière 
l'influence  du  romantisme.  La  vraie  conception  tragique  y 
mamjue.  «  La  mort  d'Arthur,  dit  M.  Bayer,  n'a  rien  de  tra- 

i.  Dans  la  nouvelle  de  Bazancourt le  banquier  seul  se  tue;  l'amant  seni- 
barque  pour  la  Nouvelle-Orléans  et  la  veuve  reste  seule. 


346  LE    THÉAT15E 

giqiic;  il  veut  ravir  cette  femme  en  usant  de  sa  force  phy 
sique  :  c'est  l'intervention  du  mari  qui  seule  arrête  les  cou- 
pables. La  mort  d'Adèle  ne  s'explique  pas  non  plus  par  la 
passion  ;  elle  nous  laisse  froids.  C'est  plutôt  l'apparence  du 
tragique  que  sa  force  irrésistible.  » 

Les  pièces  de  Hugo  nous  montrent,  à  côté  d'un  roman- 
tisme débordant,  une  certaine  mesure  dans  l'expression  et  un 
effort  pour  revenir  à  la  forme  classique.  Il  est  certain  que 
pendant  son  séjour  en  France  vers  1840,  puis  après  1848,  il 
a  pu  constater  que  le  drame  romantique,  tel  que  le  conce- 
vaient Dumas  et  Victor  Hugo,  cédait  peu  à  peu  la  place  à  de 
nouvelles  formes,  tel  le  néo-classicisme  de  Ponsard.  Tl  étu- 
dia donc  les  poètes  tragiques  du  xvn'  siècle  et,  dans  sa  der- 
nière œuvre  dramatique,  écrite  en  vers  français,  il  nous  a 
laissé  un  exemple  vivant  de  ce  culte  que  tous  les  roman- 
tiques hongrois  ont  rendu  au  génie  français.  Cette  tragédie 
cornélienne  s'intitule  l'Iliade  finie  '  et  met  sur  la  scène  la 
chute  de  Troie  causée  par  la  ruse  de  Sinon,  en  suivant  fidè- 
lement le  récit  du  W  livre  de  YÉnéide.  [Les  personnages 
sont  :  Priam,  Hécube,  Cassandre,  Corèbe,  Enée,  Andro- 
maque,  Hélène  et  Sinon.  Après  l'Invocation  et  le  Prélude 
entre  les  Muses  et  le  poète,  la  pièce  proprement  dite  s'ouvre 
par  les  plaintes  de  Priam  : 

Que  je  suis  triste,  hélas  !  un  saule  sans  verdure 
Dont  Thiver  a  coupé  la  sombre  chevelure, 
Qui  nage  sur  le  fleuve  à  la  merci  du  vent, 
Tandis  que  son  écol  (?)  demeure  un  mort  vivant, 
Moi,  je  reste  immobile,  ô  fatale  vieillesse  ! 
Entre  des  pleurs  sans  fin  et  des  soupirs  sans  cesse, 
Sur  le  seuil  de  la  mort,  je  ne  sais  ni  mourir, 
Ni  voler  au  combat,  ni  percer  l'avenir. 


1.  Voy.  Charles  Hugo  :  La  Merveille  en  deux  faces.  I.  Le  Cosmos  fini. 
Traité  en  cinq  parties  et  en  prose.  II.  L'Iliade  finie,  tragédie  en  cinq  actes 
et  en  vers.  Paris,  1867.  Prix  un  napoléon  d'or.  —  Le  Cosmos  fini  donne  les 
idées  de  Hugo  sur  la  nature,  la  poésie,  l'industrie,  la  politique,  bref  ses  idées 
de  réforme  sociale. 


CHAPITRE  1  347 

Corèbe  annonce  que  les  Grecs  se  sont  retirés.  Il  a  protégé 
Sinon  contre  la  fureur  de  ses  compatriotes,  et  celui-ci  fait 
entendre  le  récit  virgilien  : 

Rebutés  des  malheurs  essuyés  par  Hélène 

Dans  cette  guerre  injuste  et  longue  autant  que  vaine 

Les  Grecs  se  sont  enfin  résolus  à  rentrer 

Dans  leurs  foyers 

Malgré  les  avertissements  de  Cassandre,  on  tire  le  cheval 
dans  les  murs.  Sinon  donne  le  signal  aux  Grecs  et  Troie  est 
perdue. 

La  pièce  a  toutes  les  allures  de  la  tragédie  classique.  L'élé- 
ment romantique  cependant  n'y  manque  pas,  mais  les  pas- 
sions se  manifestent  avec  beaucoup  de  mesure.  Cassandre 
est  aimée  de  Corèbe  et  d'Enée,  mais  ne  partage  point  leur 
amour.  Au  moment  ovi  elle  veut  tuer  Sinon,  elle  éprouve 
pour  lui  de  la  pitié,  pitié  qui  se  transforme  bientôt  en  un  sen- 
timent plus  tendre.  Mais  lorsque  la  perfidie  de  Sinon  éclate 
au  grand  jour  et  qu'il  vient  lui  déclarer  son  amour,  elle  le 
tue  en  prédisant  la  grandeur  de  Rome  : 

Le  vieux  Tibre  verra  la  nouvelle  Dion. 

Malgré  les  fautes  de  versification  elles  expressions  impro- 
pres qu'un  écrivain  étranger  ne  saurait  éviter,  on  ne  peut 
nier  que  ï Iliade  finie  ne  soit  une  imitation  fort  remarquable 
de  la  tragédie  classique  française.  Elle  resta  inconnue  en 
Hongrie  ;  en  France  môme,  oîi  Hugo  la  déclama  tout  seul 
devant  le  public,  elle  passa  également  inaperçue.  Il  est 
néanmoins  curieux  de  voir  le  romantique  hongrois  devenir, 
à  la  fin  de  ses  jours,  un  disciple  de  Corneille  et  de  Racine. 


IX 


La  Révolution  de  1848-1849  a  arrêté  l'essor  du  théâtre  hon- 
grois. A  un  moment  où  la  vie  politique  n'existait  plus  ;  où 


348  LE    THÉÂTRE 

une  profonde  tristesse  entravait  la  vie  sociale  qui  commen- 
çait à  se  développer  sous  l'impulsion  du  comte  Széchenyi; 
où,  poètes  et  écrivains,  s'ils  n'étaient  pas  tombés  sur  le  champ 
de  bataille,  étaient  enrôlés  de  force  dans  les  régiments  autri- 
chiens, envoyés  loin  de  leur  pays,  enfermés  dans  les  cachots 
de  Kufstein  et  du  Spielberg;  où  l'on  défendait  même  aux 
sociétés  savantes  de  se  réunir  ;  où  les  hommes  les  plus  remar- 
quables, échappés  à  Féchafaud,  erraient  de  Genève  à  Paris, 
et  de  Paris  à  Bruxelles,  la  littérature  dramatique  dont  l'exis- 
tence était  si  intimement  liée  aux  progrès  rapides  de  la  na- 
tion, ne  pouvait  que  péricliter. 

Il  fallut  un  certain  temps  à  la  nation  pour  se  ressaisir;  les 
rares  écrivains  qui  étaient  restés  en  Hongrie,  se  serrèrent 
autour  du  seul  temple  dont  l'accès  ne  fut  pas  interdit  : 
Le  Théâtre  national.  Mais  on  devait  être  circonspect  dans 
le  choix  des  sujets,  car  la  censure  soupçonneuse  frappait 
de  son  veto  toute  pièce  où  respirait  un  souffle  libéral,  toute 
pièce  où  l'on  parlait  de  tyrans  et  de  peuples  esclaves. 

Un  écrivain  de  cette  époque,  Louis  Kôvér,  disait  avec  rai- 
son, dans  la  Préface  de  ses  œuvres  : 

L'époque  où  je  suis  entré  dans  cette  carrière  était  l'tiiver  rigoureux 
de  la  littérature  hongroise,  le  crépuscule  d'une  longue  et  pénible  nuit. 
Le  fol  espoir  seul  pouvait  nous  faire  croire  à  une  résurrection  future, 
mais  une  voix  intérieure  nous  disait  qu'on  pouvait  bien  endormir  pour 
un  temps  la  nation,  qu'on  pouvait  la  plonger  en  léthargie,  mais  qu'on 
ne  parviendrait  jamais  à  l'anéantir!  Il  fallait  du  courage  pour  lutter 
contre  des  circonstances  aussi  ditlîciles,  car  si  les  autres  peuples  —  il 
pensait  surtout  aux  Français  —  ont  trouvé  leurs  écrivains  et  les  ont  dis- 
tingués, nous  autres  écrivains  magyars,  nous  ne  pouvions  qu'espérer 
l'approbation  tacite  d'une  infime  minorité  et  les  railleries  des  oppres- 
seurs. Ils  se  sont  moqués  de  nos  oeuvres,  comme  le  geôlier  raille  l'ou- 
vrage en  bois  sculpté  de  son  prisonnier  que  celui-ci  exécute  dans  les 
ténèbres  et  sans  outils,  uniquement  à  l'aide  de  quelques  morceaux 
d'os  *. 


1.  Kdvér  Lajos  szinmuvei  (OEuvres   dramatiques   de   Louis   Kôvér),   1860, 
4  vol. 


CHAPITRE  1 


349 


La  plupart  des  talenis  qui,  dans  les  années  qui  précédèrent 
la  Révolution,  avaient  donné  leur  mesure,  disparaissent. 
Szigligeti  reste  toujours  sur  la  brèche  et  tout  en  continuant 
à  cultiver  le  drame  historique,  il  commence  à  s'essayer  dans 
la  comédie.  A  côté  de  lui,  d'autres  écrivains  surgissent,  mais 
ils  n'ont  point  l'importance  de  leurs  devanciers  '.  Ce  sont, 
pour  la  plupart,  des  acteurs,  comme  Dobsa,  Szigeti,  Hege- 
diïs,  Feleki,  Lendvay,  Szerdahelyi,  Szentpétery;  ou  des  écri- 
vains qui  ont  épousé  des  actrices,  comme  Kôvér  et  Jdkai. 
Ils  cultivent  encore  le  drame  romantique,  mais,  de  môme 
qu'en  France,  ce  genre  a  fait  place  à  la  comédie  et  au  drame 
à  thèse  sociale,  en  Hongrie,  où  ne  fait  bien  souvent  que  se 
refléter  le  mouvement  littéraire  français,  ces  drames  histo- 
riques disparaissent  pou  à  peu  de  l'affiche,  entre  1850  et 
1867  "  :  comme  en  France  aussi,  la  comédie  et  le  drame 
social  inaugurent  leur  règne.  C'est  à  l'évolution  de  ces  deux 
genres  que  nous-  voulons  consacrer  les  dernières  pages  de 
notre  chapitre  ;  là  encore  nous  aurons  à  mettre  en  lumière 
l'influence  française. 

La  comédie  française  a  attiré  les  écrivains  hongrois  dès 
Bessenyei.  Alors  qu'il  n'existait  pas  encore  de  théâtre,  il  a 
composé  le  Philosophe  et  Laïs  en  prenant  comme  modèles 
Destouches  et  Marivaux.  Molière  fut  traduit  et  adapté  dès  la 
fin  du  xvni''  siècle;  la  traduction  de  ses  œuvres  complètes, 
entreprise  par  la  Société  Kisfaludy,  en  1863,  et  achevée  en 
1883,  prouve  assez  de  quel  culte  le  grand  comique  français 


1.  C'est  pendant  la  réaction  que  Madâch  publia  sa  Tracjédie  de  l'homme  (Az 
embei'  tragédiâja,  1862).  Si  on  veut  dégager  la  nature  des  influences  qui 
s'exercèrent  sur  ce  poème  dramatique  assez  connu  à  l'étranger  (la  traduction 
française  est  due  à  M.  Bigault  de  Casanove,  1896),  c'est  certainement  plutôt 
vers  la  Légende  des  siècles  que  vers  le  Faust  qu'il  faut  tourner  les  yeux. 
Madâch  était,  d'ailleurs,  un  grand  admirateur  de  Hugo.  Voy.  Bayer,  ouvr.  cité, 
II,  p.  316.  —  La  scène  du  phalanstère  (tableau  Xil)  est  sans  conteste  inspiré 
par  les  œuvres  de  Fourier  et  dos  Suint-Simoniens.  Voy.  Szigetvâri,  dans  E. 
Philol.  K.  1898. 

2.  11  n'y  a  que  le  Lndislas  IV  de  Dobsa  (18o6)  et  les  Martyrs  de  Szif/eludr 
dcJ(Jkai     1860)  qui  aient  obtenu  un  grand  succès. 


350  LE    THÉÂTRE 

fut  Tobjet  on  Hongrie.  Sans  doute,  au  moment  où  le  théâtre 
magyar  s'organise,  on  joue,  et  on  imite  surtout  Kotzebue  ; 
mais  cette  influence  allemande  n'empêche  pas  Paul  Csatô 
(1804-1841),  esprit  primesautier,  nourri  des  lectures  de  Duval 
et  des  Comédies-proverbes  de  Leclercq,  de  se  faire  jour.  Il 
réagit  contre  cette  tendance  et  recommande  au  lieu  des 
comédies  à  tiroir,  le  spirituel  vaudeville  français  mêlé  de 
couplets.  Il  écrit  une  comédie  très  fine  où  le  dialogue  pétille 
d'esprit  :  Les  jeunes  mariés  (Fiatal  hazasok,  1837)  qu'on 
joua  pendant  vingt  ans  et  qui  sert  de  trait  d'union  entre 
l'ancien  vaudeville  et  la  comédie  de  Scribe  *.  Le  règne  de  ce 
dernier,  en  Hongrie,  commence  avec  Louis  Kovér  (1825- 
1863),  surnommé  le  Scribe  magyar.  Comme  Dobsa,  comme 
Szigligeti,  il  a  pour  modèle  dans  ces  premières  comédies 
Scribe  et  les  autres  vaudevillistes  dont  les  noms  couvrirent, 
sous  la  Monarchie  de  Juillet  et  au  commencement  du  second 
Empire,  les  affiches  parisiennes,  et  dont  les  œuvres,  d'ail- 
leurs, formèrent  le  fond  du  répertoire  du  Théâtre  national. 
Seulement,  la  légèreté,  la  finesse  de  touche  des  modèles, 
devient  souvent  platitude  chez  les  imitateurs;  là  où  l'écri- 
vain français  glisse  rapidement,  le  magyar  insiste,  de  sorte 
que  les  sous-entendus  deviennent  des  grivoiseries.- La  cri- 
tique ne  fut  pas  tendre  à  leur  égard,  car  elle  constate  dès  lors, 
que  la  langue  hongroise,  qui  avait  atteint  un  si  haut  degré 
de  perfection  dans  la  poésie  lyrique  et  épique  et  même  dans 
les  premiers  romans  de  Jôkai  qui  datent  de  cette  époque,  était 
horriblement  maltraitée  dans  ces  comédies  et  ne  pouvait 
lutter  avec  les  originaux. 

Le  critique  Kecskeméthy,  contrarié  sans  doute  de  voir  la 
comédie  hongroise  suivre  servilement  les  traces  de  la  comédie 
française,  proposa  de  faire  un  retour  en  arrière  et  de  repren- 
dre Iffland  et  Kotzebue.  Alors  les  voix  les  plus  autorisées 

\.  Les  Œuvres  de  Csatô  (Nouvelles  et  comédies  avec  quelques  poésies  tra- 
duites de  Béranger  —  les  premières  qui  aient  paru  en  Hongrie  — )  furent  édi- 
tées par  la  Société  Kisfaludy  :  Csatô  Pôl  szépirodalmi  mimkâi.  Avec  une 
introduction,  1883. 


CHAPITRE  I  351 

s'élevèrent  contre  cette  prétention.  La  Budapesti  Szemle^ 
organe  de  Csengery  et  le  Koszoru  (Couronne),  celui  du  poète 
Arany,  s'écrièrent  : 

M.  Kecskeméthy  a  des  idées  bien  bizarres!  Nous  n'avons  donc  rien 
de  mieux  à  faire  que  d'aller  à  l'école  de  Kotzebue  et  des  Allemands  pour 
apprendre  à  écrire  une  comédie.  Nous  avons  assez  appris  d'eux  au 
commencement  de  ce  siècle.  Charles  Kisfaludy  s'en  est  inspiré  et  il  en 
a  appris  tout  ce  qu'il  est  possible.  Il  serait  dommage  de  continuer  cet 
apprentissage  !  Les  Allemands  eux-mAmes  n'ont  jamais  pu  écrire  une 
bonne  comédie  ;  eux  aussi  ont  imité  et  imitent  encore  les  Français 
qui,  dans  ce  genre,  dépassent  toutes  les  nations  de  l'Europe.  Il  vaut 
mieux  puiser  à  la  première  source,  dans  la  mesure  où  un  poète  peut 
puiser  à  une  source  étrangère.  Même  les  écrivains  comiques  du  second 
ordre  excellent  en  ce  qui  nous  fait  grandement  défaut  :  dans  l'intrigue, 
dans  la  composition  et  dans  le  dialogue.  La  proposition  de  M.  Kecske- 
méthy est  venue  trop  tard  et  ne  mérite  pas  qu'on  s'y  arrête. 

Au  bout  d'une  quinzaine  d'années  d'essais,  une  améliora- 
tion notable  se  fit  sentir.  Szigligeti  se  perfectionna  et  vers 
1866  une  jeune  génération,  que  ne  préoccupait  pas  unique- 
ment l'effet  scénique,  et  qui  attachait  beaucoup  d'importance 
à  la  forme,  eut  gain  de  cause.  h'Ésope  d'Eugène  Rakosi 
marque  la  fin  de  lïnfluence  de  Scribe  et  du  vaudeville  ano- 
din. De  vigoureux  talents  font  leur  apparition,  qui  réunis- 
sent les  avantages  d'une  grande  richesse  d'invention  drama- 
tique et  d'une  forme  irréprochable.  Le  genre  représenté  par 
Scribe  cède  la  place  à  une  comédie  plus  fine,  plus  élevée, 
souvent  aussi  plus  agressive.  Feuillet,  Augier,  Sardou  sont 
alors  consultés,  même  par  Szigligeti  toujours  attentif  aux 
mouvements  du  dehors. 

Ne  condamnons  cependant  pas  cette  génération  de  1850- 
1867.  Pensons  aux  tristes  circonstances  où  elle  a  eu  le  cou- 
rage de  travailler  pour  le  théâtre.  Kôvér  nous  l'a  dit.  Ces 
écrivains  voulaient  amuser,  par  des  moyens  bien  inotîensifs, 
une  société  composée  en  partie  seulement  de  Ilongrois,  car 
l'élément  riche  et  influent,  qui  n'avait  pas  émigré,  s'était 
retiré  sur  ses  terres  II  ne  restait  que  la  jeunesse  des  écoles, 
les  bourgeois  et  les  lonctionnaircs  et  parmi  ces  derniers  les 


352  LE    THÉÂTRE 

étrangers  étaient  en  majorité.  Il  fallait  aider  ces  braves  gens 
à  tuer  une  soirée.  Pour  cela  les  travers  de  la  petite  bour- 
geoisie, le  ridicule  des  grands  propriétaires,  la  ruse  des 
femmes  et  surtout  des  femmes  de  chambre  devait  suffire 
dans  les  rares  soirées  où  l'on  donnait  une   pièce  originale. 

Tout  ceci  est  bien  anodin  et  porte  la  marque  des  théâtres 
du  boulevard  parisien.  Ainsi  le  «  Scribe  magyar  »  nous 
montre,  dans  De  la  patience!  (Csak  kitartàs,  1855),  trois 
personnages  :  Gsendei,  le  riche  propriétaire  rural,  Tdrnoki, 
son  intendant,  et  Benoît,  son  valet,  poursuivant  chacun  leur 
but  et  y  arrivant  à  force  de  persévérance.  Le  propriétaire  qui 
traduit  Virgile  veut  devenir  membre  de  l'Académie,  l'inten- 
dant fait  une  cour  discrète  à  Berlhe,  fille  de  Gsendei  et  le 
valet  joue  à  la  loterie  espérant  gagner  un  lot.  Gsendei 
devient  académicien  grâce  aux  articles  de  son  intendant  qui 
a  consigné  sous  son  nom  ses  expériences  agricoles;  ïârnoki 
après  de  tels  services  obtient  la  main  de  Berthe,  et  Benoît 
gagne  enfin  un  lot  qui,  d'ailleurs,  ne  représente  qu'une 
faible  partie  des  sommes  qu'il  a  consacrées  à  sa  malheu- 
reuse manie. 

Soir  et  matin  (Este  es  reggel,  1853)  nous  présente  d'un  côté 
Armand  Fellengi,  avocat,  qui  néglige  sa  femme  Léona;  de 
l'autre,  le  frère  d'Armand,  Guillaume  Fellengi,  peintre,  épris 
de  Betty,  sœur  de  Léona.  Pour  se  marier  il  leur  faut  le  con- 
sentement de  l'avocat;  celui-ci  hésite  et  refuse  le  matin  ce 
qu'il  a  promis  le  soir.  Alors  Fûvesi,  un  intrigant,  type  fami- 
lier du  théâtre  de  Ko  ver,  dit  aux  amoureux  d'user  dun  stra- 
tagème. Guillaume  fera  la  cour  à  Léona  et  Betty  se  montrera 
sensible  pour  Armand.  Gcjeu  réussit  :  pour  rétablir  la  paix 
dans  son  ménage,  Armand  accorde  enfin  son  consentement. 
Les  bluettes  :  Ma  femme  est  morte,  La  première  exigence. 
Viin  des  deux^  avec  l'éternel  contraste  du  hobereau  hongrois 
qui  a  passé  toute  sa  vie  sur  la  puszta  et  du  noble  élevé  à 
Paris  et  qui  émaille  son  parler  de  bribes  françaises;  de  même 
que  :  Je  veux  mourir,  Principe  d'homme  et  ruse  de  femme^ 
sont  d'agréables  levers  de  rideau  sans  prétention. 


CHAPITRE  I  3l\3 

Nous  nous  élevons  d'un  degré  avec  Fidélité  par  infidélité 
(Hliség  hûtlenségbôl,  1856). 

Nous  sommes  quelques  années  après  la  Révolution  qui  a  émancipé 
les  serfs.  Bon  nombre  de  riches  bourgeois  ont  acheté  les  terres  des  émi- 
grés avec  des  titres  nobiliaires.  Ainsi  Tûhegyi,  de  son  vrai  nom  Nadel- 
berg,  a  acquis  un  manoir  et  se  croit  aristocrate  pur  sang.  Il  trouve  que 
les  paysans  affranchis  ne  sont  pas  assez  respectueux  et  qu'ils  ima- 
ginent toujours  quelque  tour  pour  le  vexer.  L'un  d'eux  n'avait-il  pas 
l'audace  de  l'appeler  :  Monsieur  le  voisin!  L'arrogance  de  ce  «  nouveau 
seigneur  »  le  rend  ridicule.  D'abord  sa  belle-sœur,  Mme  veuve  Nadel- 
berg  lui  fait  sentir  assez  souvent  son  origine  roturière  et  comme  il  refuse 
de  l'épouser,  elle  lui  rappelle  à  chaque  instant  qu'il  lui  doit  80,000 
florins.  La  fille  de  Tiihegyi,  Irène,  aime  le  peuple  et  surtout  les 
poésies  d'un  roturier,  Halmai,  qui  est  du  même  village  et  dont  le  père 
a  autrefois  sauvé  le  sien,  pendant  la  Révolution.  Le  poète,  pour  éprouver 
les  sentiments  de  la  jeune  fille  et  pour  humilier  son  père,  arrive  sous 
le  faux  nom  de  baron  Kételyi,  tandis  que  Ugroczi,  vrai  hobereau  qui 
connaît  le  faible  d'Irène  pour  les  poètes,  se  fait  passer  pour  Halmai.  La 
jeune  fille,  voyant  que  la  réalité  ne  répond  pas  à  son  idéal,  consent,  sur 
les  instances  de  son  père,  à  épouser  le  faux  baron  Kételyi  et  lorsque 
celui-ci  avoue  son  stratagème  Tiihegyi  est  confondu,  mais  il  tient  sa 
promesse. 

Cette  pièce,  par  Tintrigue  aussi  bien  que  par  le  dialogue 
est  toute  française;  elle  reste  pourtant  inintelligible  pourceux 
qui  ne  connaissent  pas  l'état  politique  et  social  de  la  Hongrie 
quelques  années  après  la  Révolution. 

La  meilleure  comédie  de  Kovér  est  la  Conquête  au  vil- 
lage (Hdditâs  falun).  L'intrigue  ne  jaillit  plus  des  situa- 
tions, comme  dans  ses  autres  pièces,  mais  des  carac- 
tères. Ici  nous  voyons  de  vrais  personnages  comiques; 
point  de  travestissements,  de  quiproquos  ni  de  platitudes. 
L'opposition  entre  la  grande  coquette  de  la  capitale, 
la  baronne  Bernei,  et  la  jeune  fille  naïve  et  bonne  de  la 
campagne  est  très  bien  rendue.  La  baronne,  après  avoir 
régné  dans  la  capitale  sur  tant  de  nobles  tètes,  voudrait 
—  par  pur  caprice  —  subjuguer  le  jeune  comte  Kcndi,  élevé 
à  la  campagne  par  le  capitaine  en  retraite  Uthâzi.  Elle  n'y 
réussit  guère  et    ce  sauvageon  se  montre  insensible  à  ses 

23 


354  LE    THÉÂTRE 

coquetteries.  Il  aime  la  lille  d'Ulhîizi,  Julie,  qui  par  sa  can- 
deur, désarme  la  baronne  et  remet  à  sa  place  le  «  lion  » 
Fcrdei,  que  celle-ci  avait  appelé  à  son  secours  pour  exciter 
la  jalousie  du  comte.  Cette  comédie  est  bien  agencée  et 
montre  le  talent  de  Kôvér  en  progrès.  Malheureusement 
une  mort  prématurée  empêcha  le  poète  de  donner  toute 
sa  mesure. 

Louis  Dobsa  (né  en  1824)  \  qui  doit,  d'ailleurs,  à  des  drames 
la  majeure  partie  de  sa  gloire,  ne  fait  pas  preuve  dans  ses 
comédies,  d'autant  d'originalité  que  Kôvér.  «  Non  seulement, 
dit  M.  Bayer,  ses  personnages  sont  des  Français  habillés  à  la 
hongroise,  mais  même  dans  le  dialogue,  il  imite  le  ton  fran- 
çais ;  seulement  l'esprit  dégénère  chez  lui  en  une  continuelle 
recherche  de  bons  mots.  »  L'idée  de  :  Mo7i  neveu^  marie-toi  ! 
(Oecsém,  hâzasodjâl,  1850)  est  bien  trouvée.  Cet  oncle  ridi- 
cule, Kâtori,  qui  voudrait  à  tout  prix  forcer  ses  deux  neveux 
et  héritiers,  Olivier  et  Armand,  à  se  marier  et  s'aperçoit  à 
la  lin  que  le  premier  —  un  intrigant  peu  propre  à  la  comédie 
—  est  amoureux  de  sa  femme  à  lui,  tandis  que  l'autre 
est  amoureux  d'une  jeune  fille,  Irma,  qu'on  ne  voit  pas 
dans  la  pièce  —  cet  oncle  est  un  bon  personnage  comique. 
Mais  Dobsa,  en  faisant  du  traître  Olivier,  qui  écrit  des 
lettres  anonymes  et  tend  des  embûches  à  sa  tante,  la 
cheville    ouvrière    de    sa    comédie,     en   a   détruit    tout  le 

charme. 
Dans  Le  flair  de  Pacsuli  (Pacsuli  vilâgismerete)   Dobsa  a 

délayé  en  trois  actes  un  sujet  très  maigre  fournissant  à  peine 
la  matière  d'un  acte.  Dès  le  commencement  de  l'actionnons 
voyons  que  Pacsuli  embrouille  trop  l'intrigue  cousue  d'ail- 
leurs de  hl  blanc.  La  veuve  Ligeti  qui  a  donné  rendez-vous  à 
son  fiancé  Igali  à  Balaton-Fûred,  croit  trop  facilement  que  la 
sœur  de  celui-ci  est  la  maîtresse  de  Coloman  Szenczi  qui  la 


1.  Dobsa  était  à  Paris  en  1848  et  fut  témoin  de  la  Révolution  de  février 
prélude  de  celle  de  son  pays.  C'est  lui  qui  conduisit  la  jeunesse  hongroise  de 
Paris  rendre  hommage  à  Lamartine. 


CHAPITRE    I  355 

courtise.  Naturellement  Coloman  a,  dans  le  temps,  fait  la 
cour  à  la  belle  veuve.  Dobsa  n'hésite  même  pas  dans  cette 
pièce  à  faire  parler  ses  personnages  directement  au  public  : 
ce  procédé,  loisible  dans  la  pièce  populaire,  ne  l'est  pas 
dans  la  comédie. 

Ces  œuvres,  de  même  que  celles  de  l'acteur  Szigeti  qui  a 
donné  quelques  bonnes  pièces  populaires  et  des  tableaux  tirés 
de  la  vie  de  province  ;  les  pièces  à  tiroir  de  Degré  et  d'autres, 
dramatisant  le  contraste  entre  le  pur  Magyar  et  Taffectation 
des  modes  étrangères,  sont  faites  à  l'imitation  de  Scribe,  non 
pas  tant  de  l'auteur  du  «  Verre  d'eau  »,  mais  plutôt  du  Scribe 
du  vaudeville^  ori  régnent  en  maîtres  les  quiproquos,  les  lettres 
égarées,  les  erreurs  d'adresse  ;  où  tout  dépend  de  maintes 
ficelles  au  même  genre. 

Bientôt  Feuillet,  iVugier  et  Sardou  —  dont  toutes  les  pro- 
ductions nouvelles  étaient  aussitôt  représentées  à  Budapest 
—  apprirent  aux  dramaturges  que  la  comédie  de  situations 
peut  être  renouvelée  par  une  étude  plus  approfondie  des 
caractères.  Et  c'est  encore  Szigligeti  dont  le  génie  d'adapta- 
tion est  vraiment  merveilleux  qui,  le  premier,  quitte  les 
sentiers  battus  pour  donner  dans  ses  trois  comédies  :  La 
Maman  (1857),  Tout  ce  qui  brille  n' est ])as  or  (1858)  et  Gou- 
vernement de  femmes  (1862),  de  vrais  modèles  de  la  comédie 
de  salon. 

Les  caractères  sont  bien  dessinés;  on  peut  même  dire 
que  les  deux  dernières,  oii  se  font  jour  des  préoccupations 
artistiques,  ne  sont  pas  indignes  d'Augier.  Ces  trois  pièces 
n'ont  rien  de  spécifiquement  magyar.  La  belle-mère  qui  veut 
tyranniser  son  gendre  ;  l'avocat  économe  qui  est,  pendant  le 
carnaval,  entraîné  par  sa  femme  à  des  dépenses  folles  pour 
marier  leurs  filles  ;  le  châtiment  d'une  femme  qui  veut  régner 
seule  dans  la  maison  ;  ce  sont  là  des  sujets  universels  et 
Szigligeti,  enlestraitantd'une  laçon  magistrale,  a  bien  prouvé 
que  les  écrivains  hongrois  peuvent,  en  dehors  de  l'histoire  de 
leur  pays  et  des  mœurs  nationales,  produire  des  œuvres 
solides. 


356  LE    THÉAThE 

Dans  la  première  de  ces  pièces:  La  Maman,  Szigligeti  ne  s'était  pas 
encore  émancipé  de  rinfluence  de  Scribe.  Quoique  le  caractère  de 
Madame  Mogori,  veuve  très  riche  d'un  vice-comte  (alispân)  qui  a  marié 
sa  fille  Cécile  à  Berki  et  garde  le  couple  dans  sa  maison  pour  mieux 
surveiller  son  gendre,  soit  un  peu  plus  étudié  que  dans  ses  autres 
comédies:  le  mouchoir  et  le  gant  oubliés  qui  embrouillent  la  marche  de 
l'action  ;  le  valet,  qui  se  fait  payer  les  secrets  de  son  maître  sont  des 
procédés  de  vaudeville  et  n'appartiennent  pas  à  la  haute  comédie.  La 
belle-mère  est,  bien  entendu,  punie  de  sa  défiance;  sa  fille  Cécile  rejoint 
son  mari  qui  s'était  enfui  dans  un  hôtel  et  la  nièce  Esztike,  que 
M"*  Mogori  a  voulu  forcer  à  épouser  un  vieil  avocat,  se  marie  clandes- 
tinement avec  Bêla  Ormi,  un  jeune  avocat,  ami  de  Berki,  qui  lui  a  prêté 
son  aide  dans  cette  circonstance. 

Les  deux  autres  pièces,  dont  la  première  est  en  vers,  sont 
les  deux  chefs-d'œuvre  de  la  comédie  hongroise  avant  1867. 
«  Tout  ce  qui  brille  nest  pas  or  (Fenn  az  ernyo,  nincsen 
kas)  atteste  une  étude  sérieuse  du  théâtre  d'Augier.  L'intrigue 
est  bien  mince  pour  trois  actes,  mais  les  caractères  sont 
finement  tracés  et  la  langue  —  chose  rare  dans  la  comédie 
d'alors  —  n'est  pas  entachée  de  banalité. 

Donâtfi  est  un  avocat  très  économe,  mais  il  est  entraîné  par  sa  femme 
à  des  dépenses  exagérées  pour  marier  ses  deux  filles.  Les  prétendants 
ne  manquent  pas;  mais  l'un,  Rejtei,  n'a  aucune  fortune  et  croit  en 
imposer  à  son  entourage  par  les  bribes  de  français  dont  il  sème  son 
dialogue.  Il  a  jeté  son  dévolu  sur  Eteika,  celle  des  deux  filles  qui  res- 
semble à  son  père  et  n'aime  pas  les  dépenses  inutiles.  L'autre  préten- 
dant, le  baron  Vârkôvi,est  riche  mais  avare.  Il  voudrait  refaire  la  for- 
tune de  ses  ancêtres  ;  il  trouve  que  Gisèle  qu'il  courtise  ne  pense  qu'au 
bal  et  aux  amusements.  Cette  intrigue  trouve  un  dénouement  assez 
facile.  Eteika  deviendra  la  femme  du  baron  et  Rejtei,  dont  les  billets  de 
change  tombent  entre  les  mains  de  Donâtfi,  est  éconduit. 

Le  style  de  cette  comédie  prouve  l'influence  d'Augier  ; 
certaines  scènes  ont  un  ton  plus  léger  de  vaudeville,  par 
exemple  celle  où  Glaire  veut  persuader  à  son  mari  que  les 
dépenses  extraordinaires  cesseront  après  le  carnaval  et  qu'on 
réalisera  même  des  bénéfices  en  revendant  mobilier,  chevaux 
et  voitures. 

Dans  le  Gouvernement  de  femmes  (A  nôuralom)  Szigligeti 


CHAPITRE    I  3S7 

nous  montre  par  l'exemple  de  deux  ménages,  comment  ce 
gouvernement  s'exerce  dans  la  famille  et  quelles  en  sont  les 
conséquences. 

Hélène  exerce  sur  son  mari  une  tyrannie  capricieuse  et  a  la  prétention 
de  persuader  au  pauvre  Szirtfoki  qu'il  est  le  plus  heureux  des  mortels. 
Mais,  d'autre  part,  elle  est  contrariéede  voir  queson  frère,  Somkuti,  est 
sous  la  férule  de  sa  femme  qui  se  montre  inexorable  pour  lui,  car  il 
joue  et  boit.  Une  visite  que  font  les  Somkuti  à  la  campagne  chez  les 
Szirffoki  met  l'étincelle  aux  poudres.  Hélène  en  excitant  son  frère  à  se 
rendre  à  une  chasse  à  laquelle  il  est  invité  et  en  refusant  ce  plaisir  à 
son  mari,  se  prive  à  jamais  de  l'ascendant  qu'elle  exerçait  sur  lui,  car 
il  part  avec  son  beau-frère.  C'est  alors  que,  dans  sa  colère,  Hélène  se  fait 
faire  la  cour  par  Kondori  ;  voyant  l'indifférence  de  son  mari  pour  cette 
intrigue  et  comprenant,  d'autre  part,  que  ses  calomnies  contre  Rose 
causeront  un  duel,  elle  revient  à  de  meilleurs  sentiments  et  s'excuse, 

La  marche  de  l'action  et  une  caractéristique  plus  profonde 
ont  fait  de  cette  comédie  une  des  meilleures  du  répertoire  de 
Szigligeti. 

Le  rétablissement  de  la  Constitution,  en  1867,  permit  aux 
poètes  comiques  d'aborder  à  nouveau  les  problèmes  qui 
étaient  interdits  depuis  la  Révolution.  L'esprit  éminem- 
ment politique  de  la  nation  s'est  senti  attiré  de  bonne 
heure  par  ces  sujets.  A  peine  la  comédie  avait-elle  quitté 
les  traces  suivies  par  Charles  Kisfaludy  et  ses  imitateurs, 
qu'Ignace  Nagy,  nouvelliste  et  romancier  de  l'école  d'Eugène 
Sue,  montra  sur  la  scène  une  des  plaies  de  l'ancienne  Hon- 
grie :  la  corruption  des  électeurs.  Les  comitats  jouissaient 
alors  d'une  grande  autonomie  ;  la  petite  noblesse  —  et 
c'était  tout  le  monde,  le  serf  et  le  juif  exceptés  —  élisait  tous 
les  fonctionnaires  du  département.  L'agent  électoral  appelé 
kortes  avait  fort  à  faire  au  moment  du  renouvellement  des 
pouvoirs.  Armé  de  sa  formidable  hachette  fichée  au  bout 
d'une  canne  (fokos),  il  blessait  souvent  mortellement  les 
récalcitrants;  détesté  de  tous,  il  devint  la  cible  des  poètes, 
des  dramaturges  et  des  romanciers.  Nagy,  dans  sa  comédie  : 
Election  des  fonctionnaires  (Tisztujitâs,  1843),  a  montré  le 


358  LE    THÉÂTRE 

kortes  d'un  de  ces  comitats  pourris  ;  dans  le  cadre  d'une 
intrigue  amoureuse,  il  a  dévoilé  un  fait  assez  connu  :  la 
vénalité  des  agents  et  des  électeurs. 

Pendant  la  réaction,  la  comédie  populaire  dut  garder  le 
silence,  mais  le  nouvel  état  social  inauguré  par  le  dualisme 
exerça  la  verve  de  plusieurs  écrivains.  Les  mieux  doués 
d'entre  eux  sont  :  Coloman  Tôth  (1831-1881)  et  Etienne 
Toldy  (1844-1879)  ;  ils  prirent  comme  modèle  Sardou,  mais 
le  Sardou  de  Rabagas.  L'indépendance  dont  ils  font  preuve 
est  cependant  suffisante  pour  qu'on  puisse  les  considérer 
comme  des  écrivains  originaux.  Sans  doute,  cette  comédie 
agressive  leur  a  servi  de  modèle  ;  mais  d'autre  part,  les 
comédies  hongroises  sont  loin  d'être  un  simple  plagiat  ;  il 
est  manifeste,  en  effet,  que  les  situations  oii  les  personnages 
se  trouvent  placés  sont  tout  à  fait  propres  à  la  Hongrie. 
Un  nouveau  monde  commence  à  occuper  la  scène  à  partir 
de  1867.  Les  grands  propriétaires  qui  jusque-là  étaient  restés 
tranquillement  dans  leur  province  sont  attirés  par  l'éclat  de 
la  capitale  oii  le  parlement  ressuscité,  les  ministères  et  leurs 
bureaux,  la  magyarisation  de  tous  les  services  et  finalement 
la  mêlée  des  partis  donnent  naissance  à  une  vie  nouvelle. 
Les  femmes  avec  leur  manie  de  paraître,  avec  leur  esprit 
d'intrigue,  ont  leur  part  dans  cette  nouvelle  vie  et  donnent 
au  tableau  un  cadre  parfois  riant,  le  plus  souvent  sombre 
et  attristant. 

«  Une  nouvelle  ère  constitutionnelle  s'est  ouverte  pour  la  nation,  dit 
l'ambitieuse  Ciiristine  à  son  mari,  Bânfalvi,  riche  propriétaire  de  pro- 
vince; les  hommes  ne  sont  pas  les  seuls  qui  doivent  en  profiter,  les 
femmes  aussi  doivent  y  trouver  leur  compte;  le  char  des  temps  nou- 
veaux s'est  mis  en  marche,  et  celui  qui  n'y  monte  pas  restera  dans  la 
poussière  * .  » 

Joignez  à  ces  ambitieux,  le  monde  interlope  qui  forme  la 
suite  des  parlementaires,  les  lanceurs  d'affaires  véreuses,  les 
conseils  d'administration  qui  se  font  présider  par  des  barons 

1.  C.  T6lh,  Les  femmes  dans  la  Constitution,  Acte  I'^,  se.  1, 


CHAPITRE    I  359 

ruinés  dont  la  noblesse  est  fort  douteuse,  à  seule  fin  d'attirer 
les  dupes,  et  vous  ne  serez  pas  étonnés  d'assister  finalement 
à  la  faillite  que  la  folie  des  grandeurs  doit  nécessairement 
amener.  La  comédie,  comme  le  drame,  ont  trouvé  là  un 
vaste  domaine  à  exploiter.  ïdth  et  Toldy  ont  senti  les  pre- 
miers tout  le  comique  de  cette  situation;  dix  années  plus 
tard,  Grégoire  Csiky,  le  plus  grand  dramaturge  de  la  Jeune 
Hongrie,  en  découvrira  le  côté  tragique  et  deviendra  ainsi  le 
créateur  du  drame  social  de  la  Hongrie  contemporaine. 

Goloman  Tôth,  dans  sa  comédie  :  Les  femmes  dans  la 
Constitution  [^okïiz  alkotmânyban,  1871)  nous  montre  une 
victime  de  ce  nouvel  état  des  choses. 

Bânfalvi  vivait  heureux  et  respecté  sur  ses  terres,  mais  sa  femme 
Christine  est  prise  du  désir  de  jouer  un  rôle  dans  la  capitale.  Elle  fait 
élire:  Bânfalvi  député,  mais  il  est  si  dépourvu  de  tout  talent  oratoire 
qu'il  est  incapable  de  dire  un  mot  de  remerciement  en  public.  Cepen- 
dant Christine  ilatte  celles  de  ses  amies  dont  les  maris  ont  quelque 
influence  sur  les  électeurs  et  la  façon  dont  elle  s'abouche  avec  le  mar- 
chand de  vin  de  l'endroit  est  tout  à  fait  désopilante.  Tùth  nous  fait  assister 
avec  beaucoup  de  finesse  à  la  genèse  et  au  développement  de  ces  men- 
songes, de  ces  calomnies  inventées  pour  compromettre  un  concurrent 
politique  et  qui  finissent  par  ruiner  la  réputation  du  plus  honnête 
homme.  Szilvâsy  est  représenté  par  ses  adversaires  politiques  comme 
un  faussaire  ;  on  l'accuse  de  descendre  d'un  juif,  ce  qui,  dans  certains 
milieux  campagnards  hongrois,  était,  à  ce  qu'il  semble,  la  dernière 
injure  qu'on  put  faire  à  quelqu'un.  Christine,  en  vraie  fille  de  la 
noblesse,  dédaigne  ceux  qui  doivent  leur  fortune  à  leur  intelligence. 
Elle  ne  peut  souffrir  l'architecte  Bercsey  qui  a  construit  une  fabrique 
au  juif  Letïler,  et  cela  pour  de  l'argent!  Arrivée  à  Pest,  elle  est  vite 
désabusée.  Hautaine  envers  celles  qui  ont  aidé  son  mari  à  devenir 
député,  elle  ne  rêve  que  visites  de  ministres  et  de  chefs  de  parti.  Son 
pauvre  diable  de  mari  qui  doit  faire  un  discours  à  la  Chambre,  s'em- 
brouille dès  le  début  et  devient  la  risée  de  l'assemblée.  Depuis  qu'il  est 
député,  il  a  reçu  de  sa  circonscription  des  centaines  de  demandes 
d'emploi.  Tous  les  ratés,  tous  les  fruits  secs  veulent  manger  au  râtelier 
de  l'h^fat,  de  ce  jeune  État  qui  commence  à  s'organiser.  Christine  est 
cruellement  humiliée  et  son  orgueil  est  vite  corrigé.  Le  baron  Szlanke- 
ményi  qu'elle  voulait  pour  gendre  est  un  vulgaire  escroc  qui  a  failli 
extorquer  une  somme  assez  rondelette  à  son  mari  pour  une  entreprise 
frauduleuse,  si  Bercsey  n'y  avait  veillé.  Celui-ci  doit  à  ses  connaissances 


360  LE    THÉÂTRE 

techniques  d'être  nommé  commandant  dans  l'armée  nouvellement  orga- 
nisée des  honvéds  et  M°e  Bânfalvi  est  tout  heureuse  de  lui  donner  sa 
fille. 

Non  moins  spirituelle,  et  tout  à  fait  dans  le  genre  français, 
est  la  comédie  historique  de  Toth  :  Le  roi  se  marie  (A  kirâly 
hàzasodik,  1863).  Nous  sommes  transporte's  à  la  cour  de 
Louis-le-Grand  de  la  maison  d'Anjou,  dans  cette  ville  de 
Visegràd  à  laquelle  se  rattachent  tant  de  beaux  souvenirs. 

Tùth  nous  montre  le  roi,  jeune  et  aimable,  sur  le  point  de  se  marier. 
Une  aventurière  de  haut  parage,  la  vénitienne  Fiori,  soutenue  par  la 
reine-mère  et  les  deux  italiens  Balbo  et  Guido,  voudrait  gagner  les 
faveurs  de  Louis,  mais  le  parti  magyar,  représenté  par  le  ban  de 
Croatie  et  Kopjai,  déjoue  ces  intrigues  dangereuses  pour  la  couronne 
hongroise.  La  fille  du  ban,  Elisabeth,  arrivée  de  la  veille,  captive  le 
cœur  du  jeune  roi.  Cette  ingénue  a  toutes  les  grâces  des  jeunes  filles 
d'Augier.  Elle  fait  le  buste  du  roi  dans  son  atelier,  sans  se  douter  du 
rang  de  son  modèle.  La  scène  où  Louis  le  lui  apprend  est  d'une  finesse 
de  touche  qui  trahit  une  connaissance  profonde  du  théâtre  français. 
Les  Italiens  sont  battus,  le  roi  épousera  Elisabeth  et  la  reine-mère, 
jusqu'ici  sous  l'influence  italienne,  deviendra  hongroise  de  cœur. 

Le  talent  de  Toldy  *  est  plus  âpre  ;  ses  comédies  comme 
ses  romans  et  ses  nouvelles  ont  quelque  chose  de  brutal.  Sa 
pièce  :  Les  bons  patriotes  (A  jd  hazafiak,  1872),  pourrait  être 
intitulée  :  Le  chemin  de  fer  d'intérêt  local.  On  connaît  les 
intrigues  qui  se  nouent  partout  à  propos  d'une  nouvelle 
ligne  qui  peut  apporter  la  prospérité  à  telle  contrée  et  causer 
la  ruine  économique  de  telle  autre.  La  comédie  de  Toldy 
emprunte  son  intérêt  à  cette  circonstance  que  Faction  se 
passe  au  moment  où  le  gouvernement  magyar,  encore  à 
ses  débuts,  avait  à  réagir  vigoureusement  contre  l'omnipo- 
tence des  comitats  pour  fortifier  ainsi  le  pouvoir  central. 
Dans  certaines  tirades  de  cette  comédie,  on  croit  entendre 
le  journaliste  qui  fulmine  contre  les  «  gros  bonnets  »  des 
comitats,  lesquels  sont  capables,  pour  des  intérêts  purement 


1 .  Fils  du  célèbre  historien  de  la  littérature  hongroise. 


CHAPITRE    I  361 

privés,  de  sacrifier  les  intérêts  supérieurs  du  pays,  tout  en 
se  disant  «  bons  patriotes  ». 

Toldy  a  représenté  avec  une  grande  adresse  les  deux  partis  rivaux 
d'un  comitat  ;  ils  guettent  l'arrivée  de  l'ingénieur  du  gouvernement 
qui  doit  se  prononcer  sur  le  tracé  de  la  nouvelle  ligne.  Passera-t-elle 
par  Tarczavolgy  ou  par  Bondavolgy  ?  Chaque  parti  met  ses  batteries  en 
mouvement,  chacun  promet  à  l'ingénieur  de  le  faire  élire  député,  cha- 
cun tâche  de  le  séduire.  Le  parti  de  Tarczavolgy  utilise  les  charmes  de  la 
jeune  veuve  Gabrielle,  l'autre  ceux  de  la  naïve  Aranka  qui,  bien  loin 
de  soupçonner  les  intrigues  de  sa;  mère,  devient  sincèrement  amou- 
reuse du  jeune  ingénieur  qui  s'est  formé  à  l'étranger  et  auquel  toutes 
ces  petitesses  répugnent.  Il  déjoue  vite  les  ruses  de  Gabrielle,  mais 
Aranka  fait  une  profonde  impression  sur  lui.  Honnête  avant  tout,  il 
veut  se  rendre  compte  des  avantages  et  des  inconvénients  de  chaque 
tracé,  lorsqu'il  est  averti  qu'une  troisième  ligne  serait  plus  lucrative, 
la  contrée  possédant  des  mines  de  charbon  inexploitées.  Un  ami  de 
son  père,  un  vieux  proscrit  de  la  Révolution,  qui  vit  retiré  du  monde, 
l'initie  aux  intrigues  du  comitat  et  lui  prouve  que  c'est  la  construc- 
tion de  cette  dernière  ligne  qui  présente  le  plus  d'avantages.  L'ingé- 
nieur se  décide  donc  dans  ce  sens  ;  il  obtiendra,  malgré  tout,  la  main 
d'Aranka,  grâce  au  roi  qui  lui  restitue  la  grande  fortune  de  son  père 
qui  avait  été  contisquée  après  la  Révolution. 

Toldy  dans  :  Les  Hommes  nouveaux  (Uj  emberek,  1873) 
exerça  sa  veine  satirique  contre  les  ambitions  politiques  du 
juif,  émancipé  en  1867,  puis  magyarisé,  finalement  ennobli. 
Personne  ne  songera  à  nier  que  certains  Israélites,  assez 
riches  pour  s'acheter  des  titres  nobiliaires,  n'aient  parfois 
manqué  de  mesure  lorsque  la  loi  les  proclama  les  égaux  de 
tous  les  citoyens.  Mais  l'idée  première  de  la  pièce  est  peu 
généreuse  et  encore  moins  libérale,  car  la  fusion  des  races 
que  la  loi  voulait  obtenir,  ne  peut  qu'être  relardée  par  d'aussi 
violentes  satires. 

Très  goûtée  au  moment  de  la  transformation  du  pays,  la 
comédie  politique  fut  bientôt  délaissée.  Ces  satires  plai- 
sent à  certains  moments,  mais  comme  elles  offensent  une 
partie  de  la  société,  leur  vogue  cesse  vite.  Par  contre  la  pein- 
ture des  petits  travers  qui  sont  universels,  celles  de  carac- 
tères ridicules  où  personne  ne  pense  à  se  reconnaître,  excite- 


362  LE    THÉÂTRE 

ronl  la  gaieté  toutes  les  fois  que  l'écrivain  nous  les  montrera 
dans  une  fable  bien  agencée.  Le  modèle  de  ces  comédies  est 
donné  par  Labiche,  admis  de  très  bonne  heure  au  Théâtre 
national  hongrois,  bien  avant  que  le  «  Théâtre  français  »  ne 
lui  eût  ouvert  ses  portes.  Son  imitateur  hongrois  Arpâd 
Berczik  (né  en  1842)  a  remporté  maints  succès.  Ses  comé- 
dies égratignent  légèrement  plutôt  qu'elles  ne  blessent. 
Berczik  a  bien  appris  de  son  modèle  à  créer  des  situations 
comiques,  à  mêler  et  démêler  avec  une  rare  habileté  le 
fil  embrouillé  d'une  intrigue.  Mais  il  se  dégage  rarement 
de  ses  pièces  une  idée  profonde,  comme  c'est  le  cas  pour 
le  Voyage  de  Monsieur  Perriclion.  Chez  Berczik,  c'est  le 
dialogue  qui  l'emporte;  il  est  vif,  pétillant,  et  ne  dédai- 
gne point  les  jeux  de  mots.  Il  raille  doucement  dans  les 
Gomrneux  (Svihâkok)  cette  jeunesse  dorée  qui,  avec  ses 
airs  méprisants,  jette  de  la  poudre  aux  yeux  du  monde 
et  plume  le  bourgeois  enrichi  désireux  d'entrer  dans  leur 
société.  Le  commerçant  enrichi,  Szalagi,  persuadé  par  son 
nigaud  de  fils,  promet  la  main  de  sa  fille  Frida  à  un  de 
ces  gommeux,  mais  la  jeune  personne  s'aperçoit  bientôt  que 
Zalan  n'en  veut  qu'à  sa  dot,  l'éconduit  et  épouse  un  ingénieur. 
Dans  Regarde  la  mère,  le  point  de  départ  est  un  proverbe 
hongrois. 

Le  vieux  Téssy  doit  laisser  sa  fortune  à  son  neveu  Louis,  à  la  condition 
qu'il  épouse  une  jeune  fille  simplement  élevée,  ennemie  du  luxe.  Sa 
devise  est  :  «  Regarde  la  mère,  puis  épouse  la  fille  ».  Ce  neveu  aime  Edith, 
jeune  fille  répondant  aux  conditions  de  l'oncle,  mais  sa  mère  Léontine 
qui  reconnaît  en  Louis  le  jeune  homme  qui  Ta  effrontément  abordée 
dans  la  rue,  ne  veut  pas  entendre  parler  de  ce  mariage.  Connaissant  les 
idées  du  vieux  Téssy,  elle  alfecte  les  façons  d'une  femme  du  monde, 
légère  et  insouciante,  danse  et  sable  le  Champagne.  M""'  Homoki,  qui  a 
aussi  une  fille  à  marier,  joue  la  bonne  ménagère  espérant  séduire  ainsi 
le  jeune  homme.  Malgré  tout,  Louis  épouse  Edith,  et  Iza  la  fille  de 
M'"'  Homoki  se  fiance  à  Szeredy,  celui-là  même  que  Léontine  destinait 
à  sa  fille. 

La  Protection  nous  montre  en  Mocsing  un  de  ces  déclassés 
qui  tonnent  contre  la  corruption  et  qui  eux-mêmes  sont  fort 


CHAPITRE    I 


363 


coFrorapiis.  Le  conseiller  ministériel  Pataky,  ennemi  de 
toute  protection,  a  justement  proposé  pour  l'avancement 
Veres  qui  aime  sa  fille  à  son  insu.  Mis  au  courant  de  la 
situation,  il  s'opposera  plutôt  au  mariage  que  de  s'exposer 
aux  attaques  de  M""^  Igali  qui  voudrait  que  son  parent 
Huszthy  obtienne  le  poste. 

Le  Papa  est  l'éternelle  querelle  entre  gendre  et  beau-père  ; 
mais  la  farce  est  poussée  ici  un  peu  loin;  quel  singulier 
père  que  celui  qui  pousserait  sa  fille  à  l'adultère  pour  avoir 
un  motif  de  divorce.  Toute  la  pièce  est  semée  de  scènes 
drolatiques,  tout  à  fait  dignes  de  Labiche  et  qui  se  passent 
dans  un  établissement  Kneip. 

Le  même  Labiche  a  inspiré  Csiky  dans  plusieurs  de  ses 
comédies  [Mukânyi,  Kàvidr,  Le  bon  Philippe)  et  aussi  Hèrczeg 
dans  une  des  meilleures  pièces  de  ces  dernières  années:  «Les 
trois  gardes  du  corps  ».  Par  contre,  les  comédies  en  vers  de 
Rakosi  (notamment  É.sope)  et  celles  de  Ddczy  {Le  Baise?')  où 
le  charme  de  la  poésie  se  joint  à  une  intrigue  bien  combinée, 
attestent  plutôt  Tintluence  de  Banville. 


X 


Le  drame  à  thèse  sociale,  après  la  Révolution,  nous  montre 
peut-être  encore  mieux  que  la  comédie,  quelle  influence 
prédominante  exerça  le  théâtre  français.  Ce  genre  suppose, 
en  efi'et,  une  société  bien  organisée,  une  vie  mondaine  très 
intense  :  toutes  choses  qui  n'existaient  pas  en  Hongrie  à 
l'époque  de  la  réaction  politique.  Szigligeli,  Kôvér  et  Dobsa 
ne  pouvaient  donc  auparavant  qu'imiter  le  drame  ou  le  mélo- 
drame français.  C'est  pourquoi  l'historien  du  théâtre  hon- 
grois, M.  Bayer,  dit  :  «  Ce  qui  caractérise  le  drame  social 
magyar  entre  18o0  et  1807,  c'est  Timilation  des  modèles  fran- 
çais '.  »  Cette  imitation  est  encore  plus  marquée  que  celle 

1.  Ouvr.  cité,  tome  II,  p.  .'JOO. 


364  LE    THÉÂTRE 

du  drame  romantique  avant  la  Révolution.  Alors,  on 
empruntait  surtout  les  procédés,  mais  grâce  au  cadre  histo- 
rique qui  était  presque  toujours  magyar,  on  était  arrivé  au 
moins  à  un  semblant  d'originalité  ;  dans  le  drame  social,  au 
contraire,  tout  est  français,  môme  les  noms  des  personnages. 
L'action  se  passe  fréquemment  à  Paris  ou  tout  au  moins  en 
France;  quelquefois  c'est  une  nouvelle  française  dont  on 
tire  un  drame,  comme  l'avait  déjà  fait  Charles  Hugo  ;  sou- 
vent on  a  recours  à  une  héroïne  d'origine  française,  proba- 
blement parce  qu'on  croit  une  dame  hongroise  incapable, 
soit  de  dissiper  la  fortune  de  son  mari,  soit  de  tenir  un 
salon.  Les  critiques  contemporains  ont  souvent  fait  aux 
auteurs  un  reproche  de  ce  fait  que  leurs  personnages  ne 
sont  pas  magyars,  mais  français;  que  l'action  se  passerait 
avec  plus  de  vraisemblance  à  Paris  qu'à  Pest.  Le  public 
cependant  fit  bon  accueil  à  ces  pièces.  Tout  ce  qui  venait 
de  Paris  était  sûr  d'être  bien  accueilli  ;  les  œuvres  françaises 
qui,  autrefois,  tenaient  l'affiche  vingt  jours  sur  trente  avaient 
habitué  les  spectateurs  à  la  vie  parisienne. 

Szigligleti,  toujours  prêt  à  contenterle  goût  du  public,  a  écrit 
une  pièce  dans  ce  genre  :  Les  ombres  de  la  lumière  (A  fény 
drnyai,  1865)  qu'on  loua  beaucoup  à  cause  de  la  technique 
savante  et  des  situations  dramatiques,  mais  qui,  au  fond,  est 
une  de  ses  pièces  les  plus  faibles,  une  de  celles  où  les  person- 
nages ne  sont  que  des  fantoches. 

Au  premier  acte,  nous  sommes  à  Paris.  Bêla  Nyârai,  le  riche  magnat, 
a  épousé  une  marquise  ruinée,  d'origine  française.  Certes,  aune  époque 
où  les  grands 'propriétaires  hongrois  dépensaient  leur  fortune  en 
France,  où  les  chefs  de  l'émigration  vivaient  à  Paris,  le  mariage  de  l'un 
d'eux  avec  une  Française  n'avait  rien  de  surprenant.  Nyâri  ayant  dépensé 
sans  compter  pour  sa  belle  marquise  s'est  ruiné  ;  il  faut  qu'il  retourne 
en  Hongrie.  Sa  femme  semble  accepter  cette  situation  avec  assez  de 
courage,  mais  ce  n'est  qu'une  feinte;  Nyâri  est  averti  que  sa  femme 
entretient  une  correspondance  avec  Eugène  Szenczey  ;  il  devient  taci- 
turne et  l'on  craint  la  folie.  Sa  femme,  pour  égarer  ses  soupçons,  lui 
fait  croire  que  Szenczey  s'occupe  de  Mathilde,  jeune  parente  élevée 
dans  la  maison.  Rusée  et  intrigante,  elle  va  jusqu'à  faire  enfermer  son 


CHAPITRE    l  365 

mari  dans  une  maison  de  santé  d'où  il  s'échappe.  Finalement  Nyârai 
la  force  à  s'empoisonner  et  à  mourir  avec  lui. 

Dobsa  a  également  écrit  une  pièce  dans  ce  genre  :  Insou- 
ciance (Kônnyelmûség,  18S0),  dont  le  sous-titre  :  Le  Marquis 
de  Brmnon,  indique  suffisamment  à  quelle  source  l'auteur  a 
puisé  son  inspiration.  L'aclion  se  passe  à  Paris  et  dans  ses 
environs  ;  les  personnages,  à  l'exception  d'un  seul,  sont  des 
Français.  Le  sujet  rappelle  par  certains  côtés  celui  de  Sei- 
gneur <?;  ^er/d'Obernyik.  Il  s'agit,  là  aussi,  de  l'antagonisme 
d'un  serf  et  d'un  marquis  ruiné  par  ses  folies,  qui  a 
séduit  la  sœur  d'un  roturier.  Pour  se  venger,  celui-ci  pousse 
vers  l'abîme  le  noble,  tout  en  cherchant  à  séduire  sa  femme. 
La  formule  une  fois  trouvée,  ces  drames  sont  faciles  à  con- 
struire. 

Kôvér,  qui  fut  «  le  Scribe  hongrois  »,  s'essaya  aussi  dans 
le  drame;  ses  trois  pièces  :  Richesse  et  pauvreté  (Gazdagsâg 
es  szegénység,  1853),  Célestine  (1836)  et  la  Belle  Marquise 
(A  szép  marquisné,  1837)  sont  intéressantes  à  plusieurs  points 
de  vue,  notamment  la  deuxième  qui,  à  notre  avis,  est  le 
meilleur  drame  à  thèse  sociale  que  cette  période  ait  produit. 
La  lecture  en  est  intéressante  encore  aujourd'hui.  Richesse  et 
pauvreté  ou  V éducation  avant  tout  est  tant  soit  peu  didac- 
tique et  montre  quelque  gaucherie.  Seul  le  commencement 
de  la  pièce,  où  apparaît  la  rivalité  du  seigneur  et  de  son 
secrétaire,  atteint  à  la  hauteur  du  drame  ;  le  reste  est  de 
pure  convention.  Pour  Célestine  l'action  se  passe  en  Hongrie  : 
les  personnages  ont  des  noms  magyars,  mais  on  reconnaît 
bien  vite  dans  cette  Célestine  le  type  de  l'écuyère  échappée 
d'un  cirque  parisien.  Elle  se  venge  terriblement  de  Guil- 
laume Gerlei  qui,  après  avoir  séduit  sa  sœur  et  l'avoir  aban- 
donnée, tombe  amoureux  fou  d'elle-même.  Elle  lui  fait  subir 
toutes  les  humiliations,  le  ruine,  ne  prétend  être  à  lui  que 
légitimement.  Cependant  Gerlei  est  fiancé  à  Léona  qui  l'aime 
et  qui  est  prête  à  tout  lui  sacrifier;  elle  lui  avance  une  partie 
de  son  héritage,  fascinée  qu'elle  est  par  ses  beaux  discours. 
Elle  ira  môme  jusqu'au  sacrifice   suprême  et  consentira,  le 


366  LE    THÉÂTRE 

cœur  déchiré,  à  renoncer  à  lui.  Gerlei  expliquant  à  Léona 
son  amour  pour  TéGuyère  ;  la  rage  où  le  mot  sa  résistance  ;  la 
domination,  pour  ainsi  dire  mystérieuse,  qu'il  exerce  sur  sa 
faible  fiancée  ;  les  tortures  que  Célestine,  qui  le  rejoint  dans 
sa  maison  de  campagne,  lui  fait  subir:  tout  cela  devait  pro- 
duire un  grand  efl'et.  Au  lY'  acte  Léona,  se  voyant  aban- 
donnée par  Gerlei,  donne  sa  main  à  l'avocat  Szervei  qui 
l'adore,  mais  elle  ne  lui  cache  pas  ses  sentiments.  Gerlei 
croit  enfin  pouvoir  conduire  devant  l'autel  Célestine,  qui,  en 
effet,  arrive  en  robe  de  mariée,  mais  elle  amène  avec  elle 
sa  sœur  en  deuil  et  profère  de  terribles  imprécations  contre 
le  séducteur.  Elle  part  et  laisse  Gerlei  qui  est  tué  en  duel 
par  Szervei. 

Le  troisième  drame  de  Kovér  :  La  belle  marquise^  où  les 
beaux  coups  de  théâtre  remplacent  l'observation,  est  la  mise 
en  action  de  la  nouvelle  de  Balzac  :  La  duchesse  de  Langeais 
(18-34),  qui  -dvec  Fetrag us  ei  La  fille  auxyeuxd'or,  forme  l'/Zw- 
toire  des  Treize  \  Dobsa  a  fait  de  la  duchesse  une  marquise; 
il  lui  a  conservé  le  caractère  froid  et  hautain  de  son  modèle 
français.  Le  général  qui  chez  Balzac  s'appelle  Armand  de 
Montriveau  porte  chez  Dobsa  le  nom  de  Bourignard, 
emprunté  à  Ferragus  :  «Elle  (la  duchesse)  voulut,  dit  Balzac, 
que  cet  homme  ne  fût  à  aucune  femme  et  n'imagina  pas 
d'être  à  lui.  »  Dans  la  pièce  magyare,  en  effet,  le  général —  il 
n'a  que  trente-trois  ans  et  revient  d'Afrique  —  renonce  à  sa 
fiancée,  Hélène  Marsay,  pour  s'attacher  à  la  duchesse.  La 
scène  où  «  un  soir,  il  procéda  par  une  sombre  mélancolie  à 
la  demande  farouche  de  ses  droits  illégalement  légitimes  », 
est  représentée  de  la  même  façon  que  dans  la  nouvelle  fran- 
çaise. Par  hasard,  le  journal  de  la  coquette  tombe  sous  les 
yeux  du  général  qui  est  vite  convaincu  «  qu'elle  voyait  dans 
la  passion  de  cet  homme  vraiment  grand  un  amusement 
pour  elle,  un  intérêt  à  mettre  dans   sa  vie  sans  intérêt  ».  La 


i.  La  duchesse   de   Lanç/eais    lut  déJiûe  par  Balzac  au  musicien  hongrois, 
François  Liszt. 


CHAPITRE    I  367 

vengeance  du  général  est  la  même  dans  la  nouvelle  et  dans 
le  drame.  Bourignard  fait  enlever  la  duchesse  dans  un  bal; 
on  l'amène  dans  sa  maison  de  campagne  où  on  l'attache 
pieds  et  poings  liés  sur  un  canapé .  Là  il  veut  la  défigurer, 
chez  Dobsa  en  la  vitriolant,  chez  Balzac  en  lui  imprimant  au 
Iront  une  croix  de  Lorraine;  mais  il  est  pris  de  pitié  et 
répargne.  La  duchesse  commence  alors  à  aimer  cet  homme 
et  voyant  qu'il  reste  insensible  elle  s'empoisonne  *. 

Cette  pièce  eut  un  grand  succès,  grâce  surtout  à  l'actrice 
M"'  Bulyovszky  qui,  dans  le  rôle  de  la  marquise,  a  ravi  le 
public.  Les  afïiches  mentionnaient  la  source  française,  mais 
dans  l'édition  de  ses  œuvres,  Dobsa  a  oublié  le  nom  de  Balzac 
comme  Hugo  (Bernstein)   avait  oublié  celui  de  Bazancourt. 

Cette  imitation  du  drame  français  continua  après  le  dua- 
lisme, encore  qu'il  se  soit  formé  une  société  nettement  magyare 
dans  la  capitale.  La  vie  constitutionnelle,  la  conquête  de  tous 
les  emplois  administratifs  par  l'élément  hongrois  ;  la  volonté 
généreuse,  souvent  exagérée,  de  vouloir  tout  nationaliser 
jusqu'aux  noms  de  famille  qui  trahissent  une  origine  alle- 
mande ou  slave  ;  les  débuts  d'une  capitale  qui  se  développe 
à  la  façon  des  villes  américaines,  la  crainte  continuelle  des 
empiétements  de  l'autre  partie  de  la  monarchi(;  où  l'élément 
allemand  domine  :  tout  cela  donne  naissance  à  un  état  de 
choses  qui  fournit  au  théâtre  une  riche  matière.  Il  ne  man- 
quait plus  qu'un  dramaturge  qui  la  mît  en  œuvre.  Ce  fut 
Grégoire  Csiky  (1842-91)  '-.  Il  est  plus  original  que  Szigligeti, 


1.  Chez  Balzac,  elle  senfuit  en  Espagne  et  se  l'ait  carmélite;  Montriveau  la 
retrouve  cinq  ans  après  ;  mais,  au  moment  où  il  veut  Fcnlever,  il  la  trouve 
morte. 

2.  Nr  à  Paukota.  11  fit  ses  études  à  Arad  et  entra  au  séminaire  de  Pest. 
Ordonné  prêtre  à  vingt-trois  ans  il  fut  envoyé  à  rAuf/usiineuin  de  Vienne  où 
il  passa  son  doctorat  en  théologie.  Il  professa  ensuite  au  séminaire  de  Temes- 
viir  (1870-1878)  le  droit  canon  et  l'histoire,  et  écrivit  ses  premières  pièces 
{L'Oracle,  Janits,  le  Maye,  V Irrésistible)  sous  l'influence  des  comédies  de 
Râkosi  et  de  Dôczy.  En  1879,  il  passa  quelques  mois  à  Paris  pour  étudier  le 
théâtre.  A  partir  de  ce  moment,  il  ne  cultiva  que  le  drame  social.  Ayant 
quitté  les  Ordres  en  1881,  il  devint    dramaturge  du   Théâtre  national.  Outre 


368  LE    THÉÂTRE 

Kôvér  et  Dobsa  ;  mais,  clans  ses  œuvres  les  plus  importantes, 
ses  drames  à  thèse  sociale,  on  retrouve  rinlluence  d'Alexan- 
dre Dumas  fils.  Il  avait  d'abord  subi  celle  de  la  tragédie 
antique  et  de  la  comédie  espagnole,  mais  le  théâtre  français 
qu'il  est  venu  étudier  sur  place  à  Paris  pour  se  rendre  compte 
de  l'efTet  scénique',  les  nombreuses  traductions  et  les  adapta- 
tions de  pièces  françaises  qu'il  fit  pour  le  IViéâtre  national  ont 
façonné  son  esprit  et  donné  à  ses  meilleures  pièces  un  cachet 
caractéristique. 

Csiky  aime  à  prêcher,  comme  Dumas.  Il  y  était  porté  tout 
naturellement  ayant  été  prêtre  catholique  et  professeur  au 
séminaire  avant  ses  démêlés  avec  la  hiérarchie  ecclésiasti- 
que. Il  est  surtout  observateur  sagace  des  nouvelles  couches 
de  la  société  magyare  ;  il  a  vu  leurs  tares  et  les  a  impitoya- 
blement mises  à  la  scène.  Ses  caractères  les  mieux  tracés 
sont  ceux  des  déclassés  qu'il  appelle  Prolétaires  (A  prole- 
târok).  C'est  là  le  titre  de  son  premier  drame  social  (1880)  qui 
eut  un  succès  rare  dans  les  annales  du  théâtre  hongrois. 

Par  de  nombreuses  transformations  de  ce  type,  Csiky 
montre  la  lutte  de  la  société  contre  les  exigences  du  temps, 
le  combat  pour  la  vie  que  livre  la  race  magyare.  C'est  tantôt 
le  déclassé  qui  a  fait  ses  études  et  ne  trouve  pas  d'emploi, 
tantôt  le  jeune  hobereau  qui  a  vécu  sans  soucis  sur  les  terres 
hypothéquées  de  son  père  et  se  réveille  un  beau  matin  pauvre 
comme  Job.  Il  faut  qu'il  se  procure  des  moyens  d'existence, 

ses  pièces  de  théâtre,  au  nombre  de  31,  Csiky  a  écrit  plusieurs  romans  et  nou- 
velles, a  traduit  —  en  vers  —  les  tragédies  de  Sophocle  et  les  comédies  de 
Plante,  VHisloire  de  la  littérature  anglaise  de  Taine,  Le  génie  de  Pindare  de 
Villemain,  r/Zis/où-e  de  la  poésie  romaine  de  Ribbeck.  —  Dix-huit  de  ses  pièces 
ont  été  éditées  par  TAthenacum,  d'autres  »nt  paru  dans  la  Bibl.  bon  marché 
(Olcsô  Kônyvtâr)  et  dans  celle  du  Théâtre  national.  —  Voy.  sur  Csiky,  l'éloge 
de  Berczik  dans  :  Akadémiai  Értesitô  (Bulletin  de  l'Académie)  1894  ;  A.  Gedeon: 
G.  Csiky  dramaturge,  1899  (brochure)  :  J.  Janovics  :  Csiky  Gergely  élete  es 
miivei.  (La  vie  et  les  œuvres  de  Gr.  Csiky)  Kolozsvâr,  1900.  i.  vol  (jusqu'en 
1880). 

1.  «  Csiky  brachte  sich  von  Paris  einen  frischen  Realismus  mit,  der  auch 
seine  starke  humoristische  Ader  zum  Pulsiren  brachte  »,dit  Silberstein(î7«<7rt 
risc lie  Revue,  1881,  p.  70). 


CHAPITRE    I  369 

non  pas  honnêtement  —  ce  dont  il  est  incapable  —  mais  par 
toutes  sortes  de  turpitudes.  Pour  le  premier,  Csiky  a  des  tré- 
sors d'indulgence;  c'est  avec  une  douleur  mêlée  de  tendresse 
qu'il  l'observe  et  le  fait  agir.  Tel  Darvas,  le  seul  caractère 
sympathique  des  Proie  tailles  avec  Irène,  la  pauvre  fille  adop- 
tive  de  l'aventurière  Szedervâry. 

Darvas  expose  ses  déboires  d'une  façon  touchante  : 

Mes  pauvres  parents,  dit-il,  qui  étaient  paysans,  m'ont  fait  faire  des 
études  et  m'ont  élevé;  ils  sont  morts  avec  cette  douce    consolation 
d'avoir  fait  de  leur  enfant  un  homme  heureux.  0  pourquoi  ne  m'ont- 
ils  pas  laissé  paysan  !  Mon  éducation  m'a  donné  des  désirs  dont  l'ac- 
complissement m'est  défendu  par  la  société.  C'est  en  vain  que  j'offre 
mes  services,  c'est  en  vain  que  je  dis  à  cette  société  :  J'ai  étudié  pour 
t'ètre  utile,  pour  que  je  puisse  vivre;  elle  me  répond  :  Ce  n'est  pas 
assez;  où  «ont  tes  recommandations?  où  sont  tes  protecteurs?  Elle  me 
repousse  et  ne  veut  pas  que  je  gagne  mon  pain  par  mon  savoir.  J'ai  essayé 
de  tout  ce  dont  mon  instruction  m'a  rendu  capable  et  partout  j'ai  échoué. 
J'ai  vu  des  intrigants,  des  incapables  protégés,  prendre  ma  place;  mon 
caractère  s'est  aigri  :  naturellement,  au  lieu  de  trouver  des  protecteurs, 
j'ai  trouvé  des  ennemis  et  je  suis  devenu  ce  que  je  suis  ;  un  prolétaire... 
Je  suis  devenu  membre  de  cette  classe  honorable  qui  forme  une  société 
dans  la  société,  et  qui  demain  sera  plus  nombreuse  que  toutes  les  autres 
classes  réunies.  Oui,  nous  sommes  nombreux,  nous  pouvons  nous  en 
vanter,  nous  qui  végétons  au  jour  le  jour,  qui  vivons,  sans  travail,  sur  le 
corps  de  la  classe  laborieuse,  comme  le  champignon  sur  le  tronc  de 
l'arbre.  Je  suis  prolétaire  comme  tant  de  milliers  d'êtres  qui  ne  savent 
pas  eux-mêmes  comment  ils  vivent...  Ils  vivent  de  la  vanité,  de  la  sottise 
des  autres,  ou  bien  de  l'air  du  temps.  Les  hommes  honorables  se  détour- 
nent d'eux  et  ne  regardent  pas  si  c'est  la  paresse,  la  veulerie  ou  la  néces- 
sité qui  nous  ont  jeté  si  bas  !  (Acte  I,  scène  21). 

A  côté  de  ce  déclassé  par  la  faute  de  la  société,  nous 
voyons  l'aventurière  Camille  Szedervary  qui,  dans  sa  jeu- 
nesse, a  vécu  d'espionnage  et  qui,  une  fois  vieille,  accable 
de  ses  lettres  tous  les  nobles  du  pays  auprès  desquels  elle  se 
donne  comme  veuve  d'un  honvéd  tué  pendant  la  Révolution. 
Elle  recueille  une  orpheline,  Irène,  qui  lui  sert  à  amorcer  les 
nigauds,  sans  d'ailleurs  s'en  douter,  et  qui  est  heureusement 
sauvée.  L'homme  qui  a  jeté  son  dévolu  sur  cette  innocente, 

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370  CHAPITRE    1 

vivant  au  milieu  de  la  corruption,  Benoît  Zâtonyi,  est  un 
déclassé  tombé  dans  cette  situation  par  veulerie.  Si  Csiky  se 
montre  indulgent  pour  les  pauvres  hères  pour  lesquels  la 
lutte  pour  la  vie  dans  la  société  actuelle  est  si  dure,  en  Hon- 
grie comme  ailleurs,  il  est  sans  pitié  pour  ceux  de  la  noblesse 
paresseuse  qui  ne  peuvent  s'habituer  au  travail.  Ce  Zâtonyi 
est  un  être  abject;  il  n'est  pas  de  la  catégorie  des  scélérats  du 
drame  romantique  que  Szigligeti,  Czakd  et  Obernyik  avaient 
peints  :  c'est  un  produit  de  la  vie  moderne.  Il  s'entend  à 
merveille  à  changer  de  femme  grâce  aux  «  mariages  tran- 
sylvains ».  En  effet,  dans  cette  province,  les  unions  se  dis- 
solvent très  facilement.  Six  semaines  après  le  mariage,  le 
divorce  peut  être  prononcé  pour  peu  que  le  mari  y  tienne  et 
y  voie  son  profit.  Zâtonyi,  déjà  divorcé  avec  P^lsa  qu'il  a  cédée 
à  son  amant  pour  dix  mille  florins,  épouse  Irène,  dans  l'in- 
tention de  la  donner  moyennant  un  bon  prix  au  benêt  Timot. 
Eisa  voit  sa  spéculation  et  lui  dit  : 

Je  ne  t'en  veux  pas  ;  je  te  trouve  même  plus  aimable  depuis  que  tu 
n'es  plus  mon  mari...  Tes  ancêtres  vendaient  leur  vin  et  leur  blé,  toi,  tu 
vends  ta  femme  pour  avoir  de  l'argent  —  ô,  en  tout  honneur,  par  la 
voie  légale!...  «  Pour  avoir  de  l'argent  »,  s'écrie  Zâtonyi,  toujours  le 
même  reproche!  Mais,  est-ce  de  ma  faute  si  la  vie  a  des  exigences  que 
je  ne  puis  satisfaire  qu'avec  de  l'argent.  Est-ce  moi  qui  ai  créé  la  société 
et  établi  ses  lois?  A  l'âge  où  les  autres  enfants  sont  encore  à  califourchon 
sur  les  genoux  de  leur  père,  moi,  je  chevauchais  déjà  sur  un  cheval  fou- 
gueux à  travers  les  prairies  et  les  forêts  de  mon  père,  tout  en  sachant 
que  ce  cheval  n'était  pas  encore  payé  et  que  ces  prairies  et  ces  forêts 
appartenaient  depuis  longtemps  aux  créanciers.  Cependant,  j'ai  vu  qu'on 
pouvait  vivre  aussi  de  cette  façon  et  les  feuilles  mêmes  de  la  forêt  hypo- 
théquée me  chuchotaient  à  l'oreille  que  celui  qui  est  né  seigneur  doit 
vivre  en  seigneur.  Je  savais  que  j'avais  un  nom,  des  titres,  que  je  dois 
leur  faire  honneur,  mais  personne  ne  mllvait  appris  comment  il  faut  s'y 
prendre  pour  m'en  procurer  les  moyens.  Ces  moyens,  il  faut  que  je  les 
aie,  mon  rang  m'y  oblige  ;  on  me  les  demande  ou  l'on  me  traite  de  drôle. 
Je  suis  habitué  au  luxe,  au  confort;  ils  me  sont  nécessaires  comme  l'air 
que  je  respire,  et  si  l'homme  qu'on  étrangle  a  le  droit  de  mordre  la 
main  de  celui  qui  lui  serre  le  cou,  pourquoi  n'aurais-je  pas  le  droit  de 
mépriser  cette  société  aux  idées  vulgaires,  cette  société  aussi  exigeante 
qu'avare,  qui  a  excité  mes  convoitises  sans  les  satisfaire  ?  Qu'elle  se  con- 


CHAPITRE    1  371 

tente  que  j'observe  ses  lois  et  que  je  n'entre  pas  en  conflit  avec  son  code 
pénal  —  le  reste  c'est  mon  affaire  (Acte  III,  scène  5). 

Partout  où  Gsiky  nous  montre  des  seigneurs  fiers  de  leur 
blason  qui  ne  veulent  pas  s'astreindre  au  travail  et  consi- 
dèrent la  bourgeoisie  laborieuse,  comme  leurs  ancêtres 
considéraient  les  paysans  :  c'est  pour  leur  faire  entendre  de 
dures  vérités.  Il  continue,  en  cela,  la  tradition  des  roman- 
tiques, mais  il  est  plus  mesuré.  Aux  cris  désordonnés  et  aux 
vociférations  mélodramatiques  il  substitue  l'observation  et  la 
logique.  Au  milieu  de  ces  familles  vouées  à  la  ruine  il  a 
soin  de  nous  montrer  un  caractère  supérieur  à  son  entourage 
par  son  activité  et  son  intelligence,  et  c'est  presque  toujours 
une  femme. 

Telle  la  baronne  Bertbe  Héthârsy  dans  la  Famille  Stomfay 
(A  Stomfay  csalad,  1882)  et  la  comtesse  Szerémi  dans  la 
Grand'mère  (A  nagymama,  1891).  Toute  la  famille  Stomfay 
en  veut  à  Agnès  Keresztes,  de  ce  que  le  membre  le  plus 
riche  et  le  plus  influent  de  cette  famille,  Akos,  qui  avait  eu 
une  liaison  avec  elle,  l'a  prise  dans  sa  maison  comme  gou- 
vernante de  sa  propre  fille,  Marguerite.  Celle-ci,  au  début  de 
la  pièce,  doit  épouser  un  de  ses  cousins,  pauvre,  vaniteux, 
plein  de  préjugés  qui,  connaissant  la  situation  d'Agnès,  exige 
quelle  quitte  la  maison  pour  toujours.  C'est  alors  que  la 
baronne  Héthârsy,  jadis  elle-même  victime  de  cet  orgueil 
nobiliaire,  montre  ses  torts  à  Stomfay  et  obtient  qu'il  épouse 
Agnès.  Marguerite,  instruite  des  menées  odieuses  de  son 
fiancé,  donne  sa  main  et  sa  fortune  au  fils  de  Lipdczy,  hon- 
nête roturier. 

Dans  la  GraniV mr^re ,  la  comtesse  Szerémi  ne  juge  pas 
autrement  ces  préjugés  nobiliaires  qui  ont  brisé  son  cœur  et 
poussé  au  suicide  un  de  ses  fils.  Elle  consent  que  son  petit- 
fils  épouse  l'orpheline  qu'il  aime  quoiqu'elle  soit  enfant 
naturelle. 

La  noblesse  ruinée  cherche  souvent  à  redorer  son  blason.  Le 
fait  est  surtout  fréquent  en  Hongrie.  Les  conditions  de  la  vie 
furent  radicalement  changées  par  le  dualisme;  de  nombreuses 


372  LE    THEATRE 

familles  nobles  qui  comptaient  obtenir  après  le  rétablisse- 
ment (Je  la  Constitution,  des  emplois  lucratifs,  furent  amère- 
ment déçues.  Incapables  de  toutes  autres  fonctions  que 
celles  du  comitat  où,  depuis  des  siècles,  ils  avaient  le  mono- 
pole des  charges,  pleins  d'horreur  pour  l'armée,  par  suite  de 
l'esprit  allemand  qui  y  régnait,  les  rejetons  de  ces  grandes 
familles  se  virent  forcés  d'épouser,  soit  des  filles  de  riches 
roturiers,  soit  des  juives  mû\ionn-àivQs.{Le  Mariar/e  de  Cécile). 

A  côté  du  prolétaire  intellectuel  et  du  noble  ruiné,  les 
drames  de  Gsiky  nous  montrent  la  misère  des  petits  employés 
qui  n'arrivent  pas  à  joindre  les  deux  bouts  ;  celle  de  hauts 
fonctionnaires  qui,  voulant  imiter  le  grand  monde,  s'endettent 
et  deviennent  la  proie  de  l'usure. 

Les  usuriers  de  Csiky  sont  des  hommes  qui  ont  leurs 
entrées  dans  la  meilleure  société,  qui  ont  des  avocats  à  leur 
service  et  qui  n'agissent  jamais  en  personne.  Ils  font  manœu- 
vrer de  malheureuses  femmes  dont  c'est  le  gagne-pain. 
Députés,  juges  de  la  Haute  Cour,  conseillers  référendaires, 
deviennent  la  proie  de  ces  êtres  invisibles  et  se  débattent 
entre  les  griffes  de  leurs  subordonnés. 

Misère  dorée  (Czifra  nyomorusâg,  1881)  nous  expose  avec 
une  gradation  savante  le  sort  pénible  de  tous  ces  fonction- 
naires qui  doivent  lutter  contre  les  exigences  de  la  vie. 
Gustave  Bâlnai,  conseiller  à  la  Cour  des  comptes,  est  tout 
près  de  la  ruine  et  n'est  sauvé  que  par  l'amant  de  sa  femme; 
Antoine  Sodro,  rédacteur  dans  un  ministère,  est  la  proie  des 
sœurs  Zegernyei  qui  prêtent  à  la  petite  semaine.  Le  mobilier 
du  pauvre  hère  est  fréquemment  vendu  aux  enchères.  Sa 
mauvaise  humeur  éclate  dans  cette  tirade  bien  typique  : 

('  Qui  pourrait  m'aider  ?  Après  vingt  ans  de  service,  je  suis  arrivé  à 
gagner  800  florins  et  à  tant  de  dettes  que  leurs  intérêts  dépassent  le 
double  de  mon  traitement.  Comment  en  suis-je  arrivé  là?  je  n'en  sais 
vraiment  rien.  Personne  ne  demande  comment  je  me  tire  d'affaire. 
L'État  me  donne  ses  800  florins  et  me  dit  :  Tiens  !  pour  celle  somme, 
tu  dois  travailler  du  matin  au  soir  ;  nourris  bien  ta  famille,  fais  donner 
de  l'instruction  à  tes  enfants,  loue  un  appartement  convenable,  souscris 
une  somme  assez  rondelette  pour  la  fête  de  ton  chef  de  bureau,  ne  porte 


CHAPITRE    1  373 

pas  de  vêtements  usés  et,  avant  tout,  sois  honnête!  Depuis  vingt  ans,  je 
vis  ainsi  aux  frais  de  l'État  et  maintenant  que  je  me  suis  habitué  aux 
usuriers,  aux  saisies,  aux  ventes  et  à  la  misère,  vous  voulez  me  secou- 
rir?» (Acte  I,  se.  9). 

Csiky  comprenait  à  merveille  Tâme  féminine.  Il  avait  été 
réellement  un  «  confesseur  ».  Sans  doute,  l'étude  du  théâtre 
français,  notamment  celle  de  Dumas  fils,  de  Feuillet  et 
d'Augier,  a  laissé  des  traces  profondes,  non  seulement  dans 
sa  manière  d'exposer,  de  nouer  et  de  dénouer  l'intrigue,  mais 
aussi  dans  la  peinture  des  caractères  de  femme.  Son  théâtre 
est  remarquable  par  la  variété  des  rôles  féminins.  Ceux  qu'il 
peint  le  mieux  sont  ceux  qui  font  pendants  aux  nobles  fai- 
néants qui  dissipent  leur  patrimoine  et  ruinent  leur  entou- 
rage. Telle  cette  Mal  vine,  du  Modèle  démode  (Divatkép,  1888), 
femme  d'un  grand  propriétaire,  négligée  par  son  mari  qui 
passe  ses  nuits  au  cercle.  Malvinc  a  des  goûts  excentriques  ; 
elle  veut  que  la  haute  société  s'occupe  d'elle  et  que  tout  le 
monde  l'admire.  Elle  a  un  ami,  Sarkàny,  qui  est  une 
silhouette  du  théâtre  de  Dumas.  (Disons  à  ce  propos  que 
l'intrigue  de  la  pièce  rappelle  celle  de  Francillon  par  plus 
d'un  trait.)  Celui-ci  lui  adresse  les  paroles  suivantes  : 

«  On  ne  pardonne  à  la  beauté,  comme  à  tout  ce  qui  est  extraordinaire, 
que  quand  elle  reste  modestement  cachée.  Vous  faites  juste  le  con- 
traire. Vous  êtes  partout  la  première,  vous  vous  habillez  d'une  façon 
tapageuse,  vous  montez  à  cheval,  vous  faites  de  l'escrime,  vous  fumez, 
TOUS  changez  tous  les  six  mois  la  couleur  de  vos  cheveux  et,  ce  qui  est 
plus  grave,  vous  vous  attachez,  rien  que  pour  vous  amuser,  les  hommes 
qui  font  la  cour  à  vos  amies.  » 

Ce  qui  devait  arriver,  arrive.  Un  des  adorateurs  deMalvine, 
s'y  croyant  autorisé,  provoque  par  sa  conduite  un  esclandre 
dans  un  bal  oii  Malvine  est  allée  seule  contre  la  volonté  de 
son  mari.  Il  en  résulte  un  duel  ;  l'insolent  est  blessé  et  Mal- 
vine se  réconcilie  avec  son  mari.  Mais  elle  a  pu  voir  que  sa 
sœur.  Rose,  mariée  à  un  honnête  avocat,  s'occupanl  toujours 
de  ses  enfants  et  restant  tranquillement  à  la  maison,  loin  du 


374  LE    THÉÂTRE 

bruit  mondain  est,  au  fond,  plus  heureuse  qu'elle.  Rose  a  du 
bon  sens  ;  elle  ne  veut  pas  imiter  les  mœurs  à  la  mode. 

Même  en  Fiance,  dit-elle,  de  telles  femmes  sont  Texception,  et  la  plu- 
part des  femmes  françaises  —  sauf  dans  les  romans  —  sont  des  ména- 
gères tout  aussi  ennuyeuses  que  moi. 

Ici,  c'est  la  manie  de  paraître  et  le  désœuvrement  causé 
par  la  conduite  du  mari  qui  désunit  le  ménage  ;  dans  les 
Bulles  de  savon  (Buborékok,  1884),  ce  sont  les  idées  de  luxe 
elles  dépenses  exagérées  qui  amènent  la  ruine  de  la  maison. 
Ignace  Solmay  n'a  pas  su  résister  aux  ambitions  de  sa  femme 
qui  a  élevé  ses  enfants  dans  des  idées  de  grandeur.  Sa  fille 
Séraphine  épouse  un  chef  de  bureau  et  accepte  des  cadeaux  de 
ses  amies  dont  les  maris  demandent  des  concessions  au 
gouvernement,  cadeaux  qui  sont  des  pots-de-vin  déguisés. 
Solmay,  mis  au  courant,  se  révolte  enfin;  ses  filles  trouvent 
également  qu'il  vaudrait  mieux  se  retirer  tranquillement 
dans  le  manoir  des  ancêtres  à  la  campagne,  que  de  pour- 
suivre  des  chimères  dans  la  capitale  où  l'on  se  ruine. 

Encore  ces  jeunes  femmes  sont  dans  une  situation  aisée; 
mais  qu'adviendra-t-il  des  jeunes  filles  pauvres  et  ambitieuses. 
On  le  devine. 

Dans  les  Belles  filles  (Szép  leânyok,  1882),  les  deux  filles  de 
l'instituteur  Bihari,  Terka  et  Lina  sont  jolies,  instruites  et 
remplies  de  bonnes  intentions,  lorsqu'elles  arrivent  dans  la 
capitale.  L'une  Lina,  la  moins  sérieuse,  devient  bientôt  cour- 
tisane; l'autre,  qui  voudrait  travailler,  est  abandonnée  par  son 
fiancé  et  réduite  à  se  mettre  servante.  Elle  ne  peut  demeurer 
nulle  part,  car  elle  veut  rester  sage.  Le  calvaire  de  la  Blan- 
chette  de  M.  Brieux  avait  déjà  été  raconté  dans  les  tribula- 
tions de  Terka.  Enfin,  cette  vaillante  fille  entre  comme  ser- 
vante dans  une  auberge  des  faubourgs.  Un  des  amis  de  sa 
sœur  lui  en  exprime  son  étonnement. 

Vous  vous  étonnez,  lui  dit-elle  ;  comment  pourrait-il  en  être  autre- 
ment? Je  fus  trompée  par  mon  fiancé  et  j'ai  vu  avec  désespoir  le  monde 
se  détourner  de  moi!  J'ai  cessé  mes  études;  le  peu  d'argent  que  j'avais. 


CHAPITRE    I  375 

fut  vite  dépensé.  J'ai  voulu  travailler  —  mais  il  n'est  pas  facile  à  une 
jolie  fille  de  gagner  honnêtement  sa  vie.  J"ai  été  dans  un  magasin,  puis 
dans  un  café;  j'ai  voulu  servir  comme  bonne,  mais  je  n'ai  jamais  pu 
rester.  C'est  en  vain  que  j'ai  le  désir  de  travailler,  cela  ne  m'a  servi  à 
rien!  Ou  bien  on  m'a  renvoyée,  ou  bien  il  me  fallait  partir  parce  que 
...  vous  le  savez  bien,  car  vous  êtes  de  leur  nombre.  J'ai  quitté  ma  der- 
nière place  il  y  a  huit  jours;  ma  maîtresse  m'a  renvoyée  parce  qu'elle 
était  jalouse,  le  maître  parce  que  sa  femme  avait  tort   (Acte  II,  se.  7). 

Au  dernier  acte,  les  deux  sœurs,  la  courtisane  et  l'honnête 
fille  se  trouvent  à  l'aube  grise  près  du  Danube  pour  s'y  noyer. 
Un  brave  ouvrier,  longtemps  amoureux  de  Terka,  les  sauve. 

Ainsi,  chaque  pièce  de  Csiky  pose  un  problème  social.  Une 
haute  moralité  se  dégage  de  ces  drames;  ils  plaisent  par  la 
hardiesse  de  l'auteur  lequel  ne  craint  pas  de  soulever  le  voile 
et  de  montrer  à  nu  les  plaies  de  la  société.  Une  composition 
ferme,  des  effets  dramatiques  amenés  sans  violence  et  une 
langue  forte  distinguent  ces  pièces.  Le  théâtre  hongrois  con- 
temporain a  perdu  en  lui  son  soutien  le  plus  ferme. 

Le  Théâtre  libre  n'a  exercé  jusqu'en  1896  aucune  influence 
notable  en  Hongrie  ;  quelques  essais,  peu  réussis  d'ailleurs, 
ont  vite  disparu  de  l'affiche.  Si  Henri  Becque  et  François  de 
Curel  n'y  sont  pas  inconnus,  le  Théâtre  national,  le  seul  qui 
compte  jusque-là,  est  demeuré  réfractaire  aux  tranches  bru- 
tales de  la  vie  bourgeoise  '.  L'auteur  qui  depuis  la  mort  de 
Csiky  a  obtenu  le  plus  de  succès^  François  Herczeg  (né  en 
1863)  suit  dans  sa  Fille  du  Nabab  de  Dolova  et  dans  sa  Maison 
Honthy  les  traces  de  Csiky,  mais  en  choisissant  comme  centre 
d'observation  la  vie  de  province,  la  vie  de  garnison  et  celle 
des  grands  propriétaires  ruraux. 

On  peut  voir  par  ce  résumé  de  la  littérature  dramatique 
hongroise  depuis  l'ouverture  du  Théâtre  national  jusqu'au 
Millénaire  que  la  production  est  intimement  liée  à  l'évo- 
lution du  théâtre    français.  Depuis    la  célèbre    Préface  de 


1.  La  Parisienne  de  Becque  fut  jouée,  pour  la  première    fois,  au  Théâtre 
national  en  janvier  1901, 


37G  LE    THÉÂTRE 

Joseph  Eotvôs  en  faveur  du  drame  romantique  jusqu'à  nos 
jours,   ce  sont  les  tragédies,    les  comédies   et   les  drames 
français  qui   dominent  sur  la  première  scène  du   pays.  Le 
drame  romantique  accompagne  les  aspirations  libérales;  il 
tire  de  l'oubli  les  épisodes  dramatiques  de  Fancienne  histoire 
hongroise  et  montre  les  faits  les  plus  marquants  depuis  les 
temps  anciens  jusqu'à  la  défaite  de  Râkoczy .  Il  forme  —  sauf 
pour  Charles  Kisfaludy  et  Katona  —  les  premiers  talents 
dramatiques  qui  se  groupent  autour  de  Szigligeti  et  produi- 
sent, un  peu  avant  la  Révolution,  des  œuvres  remarquables. 
Pendant  l'arrêt  subit  causé  par  les  désastres  du  soulèvement 
national,  les  écrivains  se  tournent  de  nouveau  vers  la  France, 
mais  alors  c'est  la  comédie  de  Scribe  qu'ils  lui  empruntent 
et  les   drames  à  caractère  social.  Pour  ces  derniers,  l'imi- 
tation  devient   même   trop  marquée,  car  au  lieu  de  trans- 
porter  le    drame    dans  un  milieu   magyar,    on   lui  laisse 
même  sa  couleur  parisienne  et  les  personnages  y  agissent 
comme  des  Français.   Avec   la  liberté  reconquise,  une  vie 
sociale  plus  mouvementée  permet  de  créer  la  comédie  et  le 
drame  avec  des  types  hongrois;  mais  Jes  auteurs  les  plus 
applaudis  sont  toujours  Augier,  Feuillet,  Sardou  et  Dumas 
fils;  leur  influence,  si  elle  n'est  pas  exclusive,   est  toujours 
prédominante.  On  voit  donc  que  ces  soixante  ans  de  la  vie 
théâtrale  hongroise  reflètent,  en  tenant  compte  des  retards 
dus  aux   circonstances,    l'évolution  même    du  théâtre  en 
France.  On  imite  naturellement  les  plus  grands,   mais  les 
talents  de  second  ordre  ne  sont  pas  non  plus  négligés.  Jus- 
qu'au dualisme  nous  voyons  sur  les  affiches  magyares  avec 
les  noms  de    Hugo,   Dumas   père,   Ponsard,    Scribe,  ceux 
d'Arago-Vermond,  Bayard,  Desarnould,  Fournier,  Legouvé, 
Duvert,  Dumanoir,  Pyat,  Mallefille,  Souvestre,  Soulié,  Bou- 
chardy,    Ancelot,    Anicet  Bourgeois,    Clairville,  Gozlan  et 
Picard.  Chacun  d'eux  apprend  quelque  chose  aux  dramaturges 
magyars.  Le  règne  du  dualisme  inaugure  les  quatre  grands 
noms  déjà  cités  :  Augier,  Dumas,  Feuillet  et  Sardou  ;  non  seu- 
lement  on   joue  leurs   œuvres  principales,  mais  on  imite 


CHAPITRE   1  377 

aussi  leur  technique,  on  écrit  dans  leur  esprit.  Avec  eux  on 
joue  Musset,  Barrière,  Sandeau,  d'Ennery,  Meilhac  et  Halévy, 
Labiche,  Bisson,  Gondinet,  Pailleron,  Coppée,  Daudet,  Ohnet 
et  tout  dernièrement  Prévost,  Ilervieu  et  Brieux. 

Les  deux  nouveaux  théâtres  ont  fait  applaudir  les  vaude- 
villistes jusqu'à  Feydeau  et  Gandillot  *.  Si  l'on  ajoute  à  l'in- 
fluence exercée  sur  les  écrivains  nationaux,  le  nombre  des 
représentations  de  pièces  françaises,  on  voit  que  la  Hongrie 
est  un  des  pays  où  l'art  dramatique  français  a  trouvé  le  plus 
d'imitateurs. 


1.  Magyar  Szinhrtz  (Théâtre  hongrois)  et  Viqszinluiz  (Théâtre  comique).  — 
D'après  une  statistique  publiée  à  l'occasion  de  l'Exposition  universelle,  ce  der- 
nier théâtre  a  donné  du  1"  mai  1896  au  l^r  décembre  1899  trente  pièces  fran- 
çaises qu'on  a  jouées  644  fois,  dix  pièces  allemandes,  jouées  232  fois  et  treize 
pièces  hongroises  jouées  116  fois.  Au  Théâtre  national,  le  berceau  de  l'art  dra- 
matique hongrois,  on  a  de  tout  temps  représenté  en  majorité  des  pièces  fran- 
çaises. Une  statistique  dressée  par  M.  Bayer  à  notre  intention  donne  des 
chiffres  éloquents.  Sur  204  représentations  données  en  18.j0,  l'on  en  compte  HO 
consacrées  à  des  pièces  françaises.  Cette  proportion  n'a  pas  varié  jusque  vers 
1860  et  depuis  notre  théâtre  occupe  encore  un  tiers  des  représentations. 


CHAPITRE  II 


LE  ROMAN  ET  LA  NOUVELLE  » 


Lente  et  laborieuse  fut  la  naissance  du  roman  hongrois. 
La  poésie  devait  déjà  quelques  chefs-d'œuvre  au  génie 
d'Alexandre  Kisfaludy  et  de  Vôrôsmarty  ;  le  théâtre  même 
pouvait  s'enorgueillir  des  succès  de  Katona  et  de  Charles 
Kisfaludy,  alors  que  le  récit  en  prose  était  encore  dans  son 
enfance.  On  dirait  que  les  générations  qui  se  succédèrent  de 
1772  à  1836  se  développèrent  à  l'école  des  poètes;  qu'on  eut, 
à  cette  époque,  pour  lecture  favorite  des  poésies  légères,  ou 
sentimentales,  ou  bien  encore  des  poèmes  épiques  évoquant 
l'ancienne  bravoure  de  ces  conquérants  qui  avaient  donné 
une  nouvelle  patrie  à  la  race  magyare. 

Les  Amours  de  Himfy  et  les  Contes  poétiques  d'Alexandre 
Kisfaludy  berçaient  les  cœurs  de  leurs  rythmes  mélodieux. 
Chantés  dans  tout  le  pays  ils  remplacèrent  longtemps  les 
romans.  Les  épopées  puissantes  de  Vôrôsmarty  écrites  en 
hexamètres  impeccables  et  d'une  allure  si  martiale  étaient 


1.  Le  roman  hongrois  n'a  pas  encore  trouvé  son  historien.  L'ouvrage  capi- 
tal de  Beôthy  (voy.  plus  haut,  p.  62,  note  3)  ne  va  que  jusqu'à  la  fin  du 
xvm«  siècle. 


CHAPITRE  II  379 

la  lecture  des  jeunes  et  des  vieux.  Une  riche  éclosion 
poétique  précéda  ainsi  les  premiers  bégaiements  de  la 
prose,  car  le  génie  de  la  race  est  plus  apte  à  rendre  les 
rythmes  les  plus  difficiles  qu'à  s'astreindre  aux  exigences  des 
belles  périodes,  à  la  concision  du  style  narratif,  à  la  pro- 
priété des  termes.  La  prose  est  restée  longtemps  lâche  et  dif- 
fuse, semée  de  constructions  et  de  termes  étrangers,  sans 
élégance  et  sans  clarté.  La  tradition  manquait,  car  après  les 
premiers  efforts  de  Y  Ecole  française,  surtout  de  Bârdczy,  vint 
la  grande  lutte  entre  néologues  et  puristes  et  pendant  les  vingt 
ans  qu'elle  dura,  la  prose  subit  de  notables  transformations. 

Malgré  la  victoire  des  néologues,  malgré  la  richesse  de 
l'idiome,  il  manquait  encore  de  nombreux  termes  pour 
exprimer  les  nuances  de  la  pensée  et  les  idées  abstraites, 
souvent  même  les  termes  pour  désigner  le  costume  et  le 
mobilier  modernes.  Ce  manque  de  stabilité  d'une  part,  la 
pénurie  de  la  langue  de  l'autre,  sont  les  deux  causes  prin- 
cipales qui  s'opposèrent  aux  progrès  de  la  prose  hongroise 
avant  1836. 

Pour  ce  qui  est  spécialement  du  roman,  il  suppose,  outre 
une  langue  souple,  une  vie  mondaine  plus  développée  qu'elle 
ne  Tétait  en  Hongrie  au  commencement  du  xix''  siècle. 
La  Transylvanie  est  la  seule  contrée  où  la  société  noble  ait 
fait  preuve,  au  cours  des  siècles,  d'une  certaine  cohésion; 
où  se  soient  établis  quelques  centres  de  réunion.  Nous  ne 
serons  donc  pas  étonné  de  la  voir  produire  deux  des  princi- 
paux romanciers  hongrois  :  le  baron  Jdsika  et  le  baron 
Kemény.  Les  mœurs  anciennes  de  la  Transylvanie  fournirent 
ainsi  le  sujet  des  premiers  romans  magyars.  Rappelons  aussi 
que  le  premier  écrivain  qui  accoutuma  le  public,  à  tout  le 
moins  par  des  traductions,  aux  récits  romanesques  était  éga- 
lement originaire  de  cette  région  :  nous  voulons  parler 
d'Alexandre  Bârôczy,  membre  de  la  garde  royale  sous  Marie- 
Thérèse  '. 

1.  Voy.,  plus  haut,  L'École  française,  §  VIIl. 


380  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

Le  besoin  de  lire  des  romans,  des  histoires  merveilleuses 
est  cependant  naturel  à  l'homme  arrivé  à  un  certain  degré 
de  culture.  Le  Magyar  qui,  aux  xvi*  et  xvn^  siècles,  subissait 
le  joug  de  la  Turquie,  lisait  outre  la  Bible  et  son  livre  de 
prières,  les  contes  qui,  depuis  le  moyen  âge,  sont  le  patri- 
moine commun  des  nations  européennes  ^  Le  recueil  des 
Gesta  Roinanonmi,  la  Destruction  de  Troie  par  Guide  de 
Colonne  et  la  Vie  d' Alexandre  trouvent  un  traducteur  très 
habile  dans  le  comte  Jean  Haller  qui,  pendant  une  captivité 
de  quatre  ans,  écrit  ses  Trois  histoires  (Hârmas  historia,  169o), 
un  des  livres  les  plus  lus  au  xviu''  siècle  et  devenu  si  popu- 
laire que  nombre  de  ses  récits  volent  encore  de  bouche  en 
bouche.  Un  autre  ïïaller,  Ladislas,  traduira  le  Télémaque  de 
Fénelon  (1755). 

A  partir  de  cette  date  jusqu'au  moment  où  naît  le  roman 
hongrois,  ce  sera  le  récit  français  ou  d'inspiration  française 
qui  alimentera  presque  exclusivement  la  littérature.  En 
effet,  de  1772  à  1836,  année  où  parut  VAbafi  de  Jdsika,  c'est 
le  roman  chevaleresque  qui  domine.  Nous  avons  vu  que  lors 
du  renouveau  littéraire  Bâroczy  traduit  la  Cassandre  de  la 
Calprenède.  Les  récits  qui  charmèrent  le  grand  Conde  et 
M"''  de  Sévigné  n'avaient  pas  encore  perdu  tous  leurs  attraits 
pour  le  public  hongrois  de  la  fm  du  xvni^  siècle.  Nous  avons 
fait  ressortir  l'importance  de  cette  traduction  au  point  de  vue 
de  la  prose  hongroise.  Bâroczy  chercha,  en  outre,  parmi  les 
œuvres  d'imagination,  des  récits  à  la  fois  instructifs  et  amu- 
sants. Il  éprouva,  le  premier,  le  charme  des  Contes  de  Mar- 
montel  qui,  dans  un  cadre  plus  restreint,  offraient  à  l'imagi- 
nation hongroise  «  la  plus  naïve  imitation  de  la  nature  dans 
les  mœurs  et  dans  le  langage  ^  ». 

Il  est  cependant  facile  de  constater  que  des  trois  genres 


1   Voy.  Introduction,  p,  34. 

2.  Voy.  sur  Marmontel  en  Hongrie,  0.  Weszely,  dans  E.  Philol.  K.,  t.  XIV 
(1890),  article  dont  Wlislocki  a  donné  un  extrait  dans  Zeifsclirifl  filr  verglel- 
cliende  Literaturgeschichle,  1894. 


CHAPITRE  II  381 

que  dès  le  xvii^  siècle  on  peut,  selon  M.  Maigron  ',  distinguer 
dans  le  roman  français  et  qui  sont  :  le  genre  idéaliste,  le 
genre  réaliste  et  le  genre  pittoresque,  c'est  le  premier  qui  a 
exercé  en  Hongrie  la  plus  profonde  intluence.  Depuis  la  Gal- 
prenède  jusqu'à  M"""  de  Genlis  la  littérature  française  offrait 
de  nombreux  romans  que  les  écrivains  magyars  n'avaient 
qu'à  traduire  ou  à  imiter  pour  offrir  à  leurs  lecteurs  la 
pâture  quotidienne.  Œuvres  extrêmement  faibles,  tant  au 
point  de  vue  de  la  langue  qu'au  point  de  vue  de  la  composi- 
tion, ces  romans  sont  aujourd'hui  illisibles.  On  ne  peut 
qu'admirer  les  efforts  des  écrivains  auxquels  la  langue 
magyare  doit  d'avoir  pu,  cinquante  ans  après  cette  époque 
d'enfance  et  d'apprentissage,  s'élever  à  la  hauteur  qu'elle 
atteignit  vers  1840  dans  le  récit  romanesque. 

Le  roman  le  plus  répandu  à  cette  époque  primitive  était 
visiblement  inspiré  d'un  roman  français  :  le  fameux  Karti- 
gam  d'Ignace  Mészdros  ",  qui  parut  l'année  même  où  Bes- 
senyei  donna  son  Agis  :  en  1772.  Il  n'était  pas  de  jeune 
fille,  en  Hongrie,  qui  ne  le  connût  ;  les  bonnes  vieilles 
dames  de  province  s'en  régalaient  encore  vers  1840.  tant  les 
aventures  de  la  belle  captive  turque,  ses  chansons  sentimen- 
tales intercalées  dans  le  récit,  étaient  faites  pour  l'avir  le 
cœur  féminin.  Or,  ce  fameux  roman  n'est  que  la  traduction 
d'un  livre  allemand  paru  en  1723  sous  le  titre  :  Der  iinver- 
gleichlich  scIiOnen  Turkin  wundersaine  Lebens-und  Liebes- 
Geschichte.  Zur  angenehmen  Durchlesung  aufgezeichnet  von 
Menander  ^  Selon  l'opinion  des  critiques  hongrois  '  —  ce 
que  d'ailleurs   une  simple  lecture  prouve  suffisamment  — 

1.  Le  roman  historique  à  l'époque  romantique,  1898. 

2.  1721-1800.  Mészâros  est  né  à  Felsô-Bâr  dans  le  comitat  de  Pozsony  (Pres- 
bourg);  il  fit  ses  études  à  Pozsony,  Gyôr  (Raab)  et  Vienne  et  devint  secré- 
taire de  l'archevêque  de  Kalocsa.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  il  se  retira  à  Bude.  Il 
n'appartenait  ii  aucune  des  «  écoles  »  qui  ont  contribué  au  renouveau  litté- 
raire. 

3.  Voy.  G.  Heinrich,  Introduction  à  la  réimpression  de  Kartigam,  p.  9.  (Dans 
Olcsô  Kônyvtdr),  1880. 

4.  G.  Ileinrichj  ibid.,  p.  10;  Beôthy,  ouvr.  cité,  tome  l,  p.  250. 


382  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

récrivain  allemand  a  eu  sous  les  yeux  un  de  ces  romans  de 
chevalerie  françaisqui  doivent  leur  origine  aux  guerres  entre 
l'Islam  et  la  chrétienté,  guerres  qui  eurent  surtout  pour 
théâtre  la  Hongrie.  M"'  de  Scudéry  avait  déjà  écrit  en  1641 
Ibrahim  ou  l'illustre  Bassa  et  depuis,  les  aventures  des  cap- 
tives chrétiennes  en  Turquie  ont  été  souvent  contées. 

Kartigam  est  la  lille  d'un  pacha  qui,  lors  de  la  prise  de  Bude,  est 
faite  prisonnière  par  le  comte  français  Andro  venu  avec  des  troupes 
brandebourgeoises  au  secours  de  la  capitale  hongroise.  Le  comte 
emmène  à  Paris  ce  souvenir  vivant  de  ses  exploits  ;  Kartigam  y  est  bap- 
tisée sous  le  nom  de  Christine.  Sa  beauté,  ses  manières  exquises  et  ses 
vertus  lui  gagnent  tous  les  cœurs.  Un  jour,  elle  se  rencontre  avec  le 
roi  Louis  XIV  dans  les  jardins  de  Versailles.  Comme  le  roi  s'informe  si 
elle  se  plaît  en  France,  elle  lui  répond  avec  tant  d'intelligence  que 
celui-ci  l'élève  immédiatement  au  rang  de  comtesse.  A  cette  nouvelle, 
son  frère  Akmet  vient  à  Paris  et  ne  la  quitte  plus.  Le  duc  Alexandre  de 
Tussano  s'éprend  de  la  comtesse  turque;  ils  se  fiancent:  mais  il  faut  que 
Kartigam  passe  par  bien  des  épreuves  avant  de  se  marier,  comme  cela 
se  doit  dans  tout  roman  de  chevalerie. 

Elle  est  d'abord  enlevée  par  un  comte  Venezini  qui  s'embarque  avec 
elle  à  Marseille.  L'inévitable  naufrage  se  produit:  le  séducteur  périt, 
Kartigam  est  sauvée.  Vendue  comme  esclave,  elle  est  délivrée,  grâce  à 
son  costume  masculin,  par  la  fille  du  pacha  et  parvient  après  de  nom- 
breuses péripéties  à  unir  son  sort  à  celui  du  duc  de  Tussano . 

L'origine  française  de  cette  histoire  n"est  pas  douteuse. 
Elle  est  inspirée  par  lés  Journées  amusantes  de  Madeleine 
Gomez  dont  Clément  Mikes,  dans  son  exil  à  Rodosto,  avait 
traduit  quelques  parties;  c'est  la  môme  série  d'aventures,  de 
péripéties,  de  sauvetages  invraisemblables;  les  mômes  dégui- 
sements, la  même  étiquette  et  le  môme  langage  amoureux.  Le 
style  «  galant  »,  dont  la  traduction  de  Cassandre  a  donné  le 
premier  exemple,  se  retrouve  dans  ce  récit  romanesque. 

Le  second  roman  de  Mészâros  est  également  une  traduc- 
tion d'un  ouvrage  français  :  (^  Lettres  de  Madame  du  Montier 
à  la  marquise  de***  sa  fille,  avec  les  réponses.  Où  l'on  trouve 
les  leçons  les  plus  épurées  et  les  conseils  les  plus  délicats  dune 
mère  pour  servir  de  règles  à  sa  fille  dans  l'état  du  mariage; 
même  dans  les  circonstances  les  plus  épineuses,  et  pour  se  con- 


CHAPITRE  II  383 

duire  avec  religion  et  honneur  dans  le  grand  monde.  Von  y 
voit  aussi  les  plus  beaux  sentiments  de  reconnaissance ^  de  doci- 
lité et  de  déférence  d'une  fille  envers  sa  mère  »  (1756)  '.  Si 
Kartigam  montre  de  quelle  façon  une  jeune  fille  bien  élevée 
doit  se  comporter  vis-à-vis  de  son  fiancé,  ce  recueil  de  lettres 
veut  apprendre  aux  dames  hongroises  quelles  règles  de  vie 
elles  ont  à  suivre  dans  le  mariage.  PourMészâros  le  point  de 
vue  littéraire  était  tout  à  fait  secondaire ^  Il  voulait  instruire; 
les  dames  le  lisaient,  peu  lui  importait  que  les  hommes  de 
lettres  fissent  peu  de  cas  de  ses  traductions. 

Nous  pouvons  ranger  dans  la  même  catégorie  les  romans 
chevaleresques  et  patriotiques  de  l'infatigable  André  Dugo- 
nics,  de  l'Ordre  des  Piaristes  \  Son  Etelka  (1788)  fut  beau- 
coup lu,  quoique  ce  soit  encore  Tenfance  du  récit  romanesque. 
Il  place  l'action  aux  temps  d'Arpâd  et  de  Zoltân  à  l'époque 
oii  les  Magyars  conquirent  le  pays.  Il  veut  mettre  en  lumière 
les  vertus  de  sa  race  et  se  sert  à  cette  fin  d'une  histoire 
d'amour  mêlée  cà  et  là  d'attaques  violentes  contre  les 
réformes  de  Joseph  IL  Non  seulement  le  sens  historique  y 
fait  défaut  —  on  ne  pourrait  guère  en  faire  reproche  à  un 
romancier  magyar  du  xvni"  siècle  —  mais  la  langue  même 
est  de  la  dernière  rudesse.  Dugonics,  ennemi  des  novateurs, 
voulut  conserver  à  l'idiome    la  forme  qu'il  revêtait  dans  les 


\.  Lyon,  2  vol.  D'après  Riedl  (E.  Philol.  K.  1879)  l'auteur  serait  Mme  Marie 
de  Princede  Beaumont.  En  voici  le  sujet  :  M"»  Montierestd'une  famille  noble, 
mais  pauvre.  Elle  reçoit  de  sa  mère  une  éducation  fort  soignée.  Un  jour  l'ar- 
chiduc N.  ami  de  son  père  est  renversé  de  sa  voiture  tout  près  de  leur  mai- 
son. 11  y  est  soigné  pendant  quinze  jours,  fait  la  connaissance  de  la  demoiselle 
et  l'épouse.  La  mère  se  trouvait  justement  absente  à  cause  d'un  procès;  elle 
apprend  donc  par  les  lettres  de  sa  fille  comment  le  mariage  s'est  fait.  Madame 
Montier  lui  donne  alors  des  conseils  pour  la  guider  en  différentes  circon- 
stances. 

2.  Le  troisième  ouvrage  de  Mészâros,  enefl'et,  est  un  Parfait  Secrétaire  (1793) 
où  les  missives  amoureuses  seules  trahissent  le  traducteur  de  romans. 

3.  1740-1818.  Dugonics  était  professeur  de  mathématiques.  Ses  réminis- 
cences classiques  lui  dictèrent  d'abord  La  Prise  de  Troie,  Ulysse,  Les  Argo- 
nautes, puis  des  romans  nationaux  :  Les  bracelets  d'or  (Az  arany  pereczek, 
réimprimé  dans  l'Ancienne  Bibl.  hongroise,  n°  VIIL  1898)  Jolnnka,  Gserei. 


384  LE    KOMAN    ET    LA    NOUVELLE 

campagnes  et  réagit  contre  les  réformes  des  Français  et  des 
Latinistes,  les  considérant  comme  nuisibles  à  la  pureté  de  la 
langue.  Aussi  ses  œuvres,  tout  en  imitant  les  romans  de  che- 
valerie à  la  mode^  ne  sont  que  des  récits  baroques  et  insipides. 

La  Calprenède,  M"^  de  Scudéry  et  leurs  successeurs  ne 
furent  pourtant  pas  les  seuls  que  la  littérature  naissante  s'ef- 
força d'imiter.  Dans  quelques  œuvres  —  il  est  vrai,  isolées  — 
l'influence  de  Rousseau  se  fait  sentir.  Nous  avons  déjà  men- 
tionné le  roman  exquis  de  Joseph  Kârmân,  les  Reliques  de 
Fanny,  où  la  Nouvelle  Héloïse^  Werther  et  quelques  tableaux 
des  Etudes  de  la  nature  de  Bernardin  de  Saint-Pierre  sont 
si  ingénieusement  mis  à  profit.  Malheureusement,  ce  roman 
publié  dans  une  revue  peu  à  la  mode,  ne  fut  connu  que  de 
quelques  lettrés  et  l'auteur  fut  enlevé  à  la  fleur  de  l'âge. 

Les  Tourments  de  Bdcsniegyei  de  Kazinczy  sont  l'adapta- 
tion d'un  roman  werthérien  allemand  de  peu  de  valeur  ;  ce 
roman,  lui  non  plus,  n'eut  pas  beaucoup  de  vogue.  Le  public 
magyar  n'était  pas  encore  préparé  à  ces  analyses  subtiles  de 
l'âme,  à  l'évangile  de  Rousseau,  encore  moins  à  la  mélan- 
colie et  aux  tristesses  des  Werther.  11  préférait  à  tout  cela  les 
esquisses  de  la  vie  patriarcale  que  Charles  Kisfaludy  et  ses 
disciples  Kovdcs,  Gaal  et  surtout  André  Fây  lui  donnèrent 
dans  les  premières  années  du  xix'^  siècle. 

On  ne  peut  méconnaître  dans  ces  petits  tableaux  une  cer- 
taine observation  de  la  vie  des  hobereaux  de  province,  mais, 
au  fond,  ce  ne  sont  que  des  anecdotes  délayées,  bonnes  pour 
des  almanachs  ou  des  journaux  de  petite  ville.  L'art  de  la 
composition  y  fait  défaut;  aucun  de  ces  écrivains  n'a  assez  de 
souffle  pour  mener  à  bonne  lin  un  véritable  roman.  Le  seul 
qui  en  fit  l'essai,  André  Fây  ',  échoua  avec  sa  Maiso?i  Bélteky 


1.  1786-1864.  Esprit  lucide,  écrivain  utile,  mais  nullement  artiste.  Il  a  écrit 
des  fables,  des  romans  et  des  pièces  de  théâtre.  Ce  sont  les  premières  qui 
montrent  un  peu  d'originalité.  Fây  est  le  représentant  typique  de  ces  écri- 
vains qui  secondaient  les  efforts  de  Széchenyi.  —  Voy.  sur  Fây  la  biographie 
si  complète  de  F.  Badics  :  Fây  Andrds  élelrajza,  1890.  Sur  la  Maison  Bélteky, 
p.  373  et  suiv. 


CHAPITRE  H  385 

(A  bélteki  hâz,  1832).  On  avait  lu  avec  plaisir  quelquos-unes 
de  ses  nouvelles,  surtout  le  Curieux  Testament]  ses  fables  en 
prose  et  ses  aphorismes  —  ces  derniers  attestent  une  lecture 
sérieuse   de  Rabelais,  de  La  Rochefoucauld  et  de  Lesage  — 
furent  très  goûtés,  mais  on  accueillit  froidement  son  roman. 
Il  ne  présente,  en  effet,  nul  intérêt  :  la  composition  en  est 
défectueuse  et  l'amas  de  notes  biographiques  dont  il  se  com- 
pose ne  tient  pas  debout.  Fày  voulait  plaider,  dans  ce  roman, 
la  cause  des  réformes  sociales  de  Széchenyi.  A  cet  effet,  il  a 
montré  dans  le  vieux  Mathias  Bélteky,  le  type  de  l'ancien 
Magyar,  vivant  paresseusement  sur  ses  terres,  isolé  du  reste 
du  monde,  ignorant  des  progrès,  gaspillant  sa  fortune    en 
bombance,  négligeant  femme  et  enfants.  La  jeune  généra- 
tion, au  contraire,  gagnée  aux  idées  réformatrices,  est  repré- 
sentée par  son   fils,  Jules    Bélteky,    qui    fait  ses  études    à 
rétranger;    il  voudrait  que  son  pays  profitât  de  l'expérience 
q»'il  a  acquise,  mais  il  se  heurte  aux  préjugés  de  l'ancienne 
noblesse,   comme   les  réformateurs  de  1823    se   heurtèrent 
longtemps  à  la  résistance  tantôt  passive,  tantôt  opiniâtre  des 
conservateurs. 

Au  lieu  de  donner  corps  à  ces  idées  dans  un  récit  attachant» 
comme  le  fera  vingt  ans  plus  tard  Maurice  Jôkai,  dans  ses 
deux  romans  :  Un  nabab  magyar  et  Zoltdn  Kârpâthy^  Fây  se 
contente  de  débiter  des  maximes  pédagogiques  ;  il  se  perd 
dans  le  détail  et  ne  dégage  pas  suffisamment  le  caractère  de 
ses  principaux  personnages. 

Cet  ouvrage  présente  de  tels  défauts  de  composition  qu'ils 
choquèrent  les  critiques  contemporains  eux-mêmes,  portés 
pourtant  à  l'éloge.  «L'action  principale,  disait  l'un  d'eux,  est 
reléguée  au  second  plan  ;  le  lecteur  après  s'être  longtemps 
ennuyé,  attend  une  catastrophe  romanesque,  mais  il  en  est 
pour  ses  frais.  »  Ce  roman  fort  primitif  n'a  pas  laissé  de 
traces  dans  l'histoire  littéraire. 

Les  récits  de  la  vie  provinciale  manquaient  également  de 
variété.  Les  disciples  de  Charles  Kisfaludy  étaient  devenus 
horriblement  plats  et  si  quelques-uns  de  leurs  bons  mots  fai- 


386  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

saicnt  encore  rire,  le  public  qui  lisait  les  traductions  de  Wal- 
tcr  Scott,  d'Alexandre  Dumas  et  de  Victor  Hugo  ne  pouvait 
plus  goûter  ces  fadaises. 

Paul  Csatd,  un  disciple  des  Français,  avait  montre  dans 
quelques  nouvelles  comment  la  passion  doit  parler  dans  le 
récit  romanesque.  Ce  qui  frappe  surtout  chez  Csatô,  c'est  la 
langue  aisée,  le  ton  agréable  de  la  conversation  et  son  habi- 
leté à  manier  le  dialogue  :  qualités  qui  trahissent  la  lecture 
des  nouvelles  françaises.  On  ne  badine  pas  avec  T amour  (A 
szerelemmel  nem  jd  jâtszani,  1838)  est  surtout  remarquable 
sous  ce  rapport.  Bénédicta,  jeune  fille  hautaine  et  originale 
élevée  par  son  père  qui  est  médecin;  Szâlnoky,  qui  veut 
épouser  cette  jeune  fille  mais  essuie  un  refus  ;  le  mondain 
Zerednyei  qui,  sous  prétexte  de  vouloir  aider  Szâlnoky 
dans  son  projet,  se  fait  aimer  de  Bénédicta,  mais  s'éprend 
d'elle  et  est  ainsi  puni  de  sa  forfanterie,  sont  des  caractères 
bien  dessinés,  qui  évoluent  magistralement  dans  le  petit 
cadre  que  Csatd  a  choisi.  La  nouvelle  magyare  n'eut  qu'à 
suivre  cette  voie  ;  mais  le  roman  était  encore  à  créer.  Enfin 
parut  l'année  même  de  la  célèbre  Préface  de  Joseph  Edtvds, 
préconisant  le  drame  romantique  français  (1836)  VAhafi,  de 
Jdsika. 


II 


Si  l'éclosion  du  genre  romanesque  fut  laborieuse  en  Hon- 
grie, les  soixante  années  qui  s'écoulèrent  de  l'apparition 
d'i4ô«^  jusqu'au  Millénaire  furent  par  contre  d'une  fécondité 
prodigieuse.  Nous  ne  pouvons  considérer  ici  que  les  princi- 
paux représentants  de  ce  genre.  Nous  nous  bornerons  à  exa- 
miner leurs  chefs-d'œuvre,  car  nous  nous  proposons  surtout 
de  montrer  dans  quelle  mesure  le  roman  français,  depuis 
Victor  Hugo   et  Balzac  jusqu'à  Maupassant   et   Bourget,  a 


CHAPITRE    II 


387 


exercé  son  ascendant  sur  les  grands  maîtres  et  lenrs  princi- 
paux disciples.  Il  faut  d'abord  déclarer  que  les  romanciers 
surent  mieux  que  les  dramaturges  conserver  une  certaine 
originalité  en  imitant;  que  parmi  eux,  se  trouvent  des  écri- 
vains admirablement  doués  qui  incarnent  au  plus  haut  degré 
le  génie  de  la  race,  et  qui,  tout  en  subissant  l'intluence  fran- 
çaise dans  leur  jeunesse  et  assouplissant  ainsi  leur  génie,  ont 
donné  des  notes  personnelles  et  créé  là  où  la  plupart  des  dra- 
maturges n'avaient  fait  que  copier. 

Un  cœur  chaud  et  ardent  comme  Eôtvos,  un  psychologue 
comme  Kemény,  une  imagination  riche  et  hardie  comme 
Jdkai,  peuvent  se  développer  à  l'école  de  l'étranger  et  subir 
même  assez  longtemps  son  ascendant;  mais  ils  savent  donner 
à  leurs  œuvres  un  cachet  national;  ils  le  font  même  avec 
tant  d'art  que  celui  qui  ne  connaît  pas  les  antécédents  de 
leurs  ouvrages  les  prend  facilement  pour  des  produits  indi- 
gènes. Il  s'agira  donc  pour  nous  de  montrer  par  l'analyse  de 
quelques-uns  de  leurs  romans  quelles  influences  secrètes  ils 
ont  subies;  avec  quel  modèle  français  ils  voulaient  rivaliser, 
tout  en  conservant  leur  caractère  national,  tout  en  adaptant 
leurs  œuvres  aux  besoins  d'une  société  dont  les  préoccupa- 
tions ne  coïncident  pas  toujours  avec  celles  de  la  société  fran- 
çaise après  1830. 

Nous  avons  vu  que  le  roman  français  a  pénétré  en  Hongrie 
au  xvni'  siècle,  sous  la  forme  chevaleresque;  de  la  Galpre- 
nède,  M"''  de  Scudéry  et  leurs  imitateurs  ont  été  lus  et  tra- 
duits ;  les  romans  et  les  contes  de  Marmontel  et  de  Voltaire 
y  furent  goûtés,  Rousseau  n'y  était  pas  non  plus  inconnu. 
Lorsque  au  xix*  siècle,  la  Hongrie  crée  enfin  un  genre  nou- 
veau pour  elle  :  le  roman,  elle  le  fait  sous  l'impulsion  du 
roman  historique  et  il  est  curieux  d'observer  que  ce  genre  a, 
dans  ces  soixante  dernières  années,  subi  une  évolution  paral- 
lèle à  celle  du  roman  français. 

Avec  le  roman  historique  à  la  manière  de  Uugo  et  de 
Dumas,  on  imite  les  études  sociales  de  Balzac,  puis  George 
Sand  et  ses  généreuses   utopies,  Eugène  Sue  avec  ses  récits 


388  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

mélodramatiques,  les  romanciers  du  second  Empin?,  sauf 
Flaubert;  Jules  Ycrno  avec  ses  voyages  extraordinaires 
et  sa  science  vulgarisée  ;  en  dernier  lieu  Zola,  Maupassant 
etBourget.  Tous  ces  romanciers  ne  furent  pas  seulement  lus  ; 
ils  exercèrent  sur  les  conteurs  magyars  une  influence  à 
laquelle  ceux-ci  ne  purent  se  soustraire. 

De  1836  à  1896,  cinq  grands  noms  illustrent  le  roman  hon- 
grois :  Nicolas  Jdsika(1794-1864),  Joseph  Eôtvôs  (1813-1871), 
Sigismond  Kemény  (1815-1875),  Maurice  J(5kai  (né  en  1825) 
et  Goloman  Mikszàth  (né  en  1849).  A  rexception  du  dernier, 
ces  romanciers  sont,  avant  tout,  hommes  d'action  et  acces- 
soirement écrivains.  Tandis  que  les  poètes  leurs  contempo- 
rains sont  de  purs  lettrés,  ils  prennent  une  part  considérable 
à  la  transformation  politique  et  sociale  de  leur  pays.  Ce 
sont  des  esprits  larges  et  libéraux  sur  lesquels  les  idées,  la 
vie  parlementaire  et  même  la  presse  françaises,  exercent  une 
influence  indéniable.  Jôsika,  d'abord  ofTicier  puis  vice-pré- 
sident de  la  Chambre  des  Magnats,  se  distingua  par  sa  fermeté 
politique  pendant  la  Révolution  ;  exilé  à  Bruxelles  il  y  vécut 
dans  une  atmosphère  toute  française,  au  milieu  des  proscrits 
du  second  Empire  qui  firent  connaître  l'écrivain  magyar 
dans  leur  revue  :  La  libre  rechercJie  \ 

Joseph  Eôtvôs,  qui  formait  avant  la  Révolution  avec  Szalay, 
Csengery  et  Trefort,  le  groupe  des  doctrinaires  ou  centrali- 
sateurs, est  aussi  bien  comme  homme  d'Etat  que  comme 
écrivain  une  des  figures  les  plus  marquantes  de  la  Hongrie 
du  xix^  siècle.  Kemény,  surnommé  «  le  roi  des  journalistes  », 
fut  la  main  droite  de  François  Deâk  et  facilita  par  son  entente 
de  la  politique,  la  réconciliation  de  son  pays  avec  l'Autriche. 
Jdkai,  un  des  héros  des  journées  de  mars  1848,  resta  toute  sa 
vie  orateur  parlementaire  et  journaliste  ;  sa  noble  carrière,  son 
esprit  épris  de  justice  et  d'idéal  donne  un  bel  exemple  à  la 
jeune  génération  qu'il  relie  à  la  génération  qui  fit  le  dualisme. 


1.  Tome  V  (Gunda    Melith),  tomes  X  et  suiv.    (Le    Notaire  Tibod)  trad.  par 
Ch.  L.  Chassin. 


CHAPITRE    II  389 

Mikszâtli  fait  également  partie  du  Parlement,  mais  sur  les 
bords  du  Danube  comme  ailleurs,  les  grands  débats  ont  fait 
place  à  la  discussion  des  questions  économiques  :  au  lieu  d'y 
prendre  part,  Mikszâth  s'amuse  à  crayonner  des  silhouettes 
de  parlementaires.  Ces  cinq  coryphées  se  sentirent,  en  tant 
qu'écrivains,  attirés  vers  la  France;  chacun  y  choisit  ses 
modèles  selon  son  tour  d'esprit,  non  pas  pour  les  suivre  uni- 
quement et  servilement,  mais  pour  tâcher  de  les  égaler. 

Le  créateur  du  roman  magyar,  Jôsika,  commença  à  écrire 
sous  l'influence  romantique.  De  môme  que  Szigligeli  et  ses 
émules  se  firent  les  disciples  des  écrivains  français  et  vouè- 
rent ainsi  à  l'oubli  Kotzebue  et  ses  imitateurs,  de  même  Jdsika 
en  publiant  son  Abafi,  en  créant  le  premier  roman  viable, 
mit  fin  aux  récits  anodins  de  la  vie  bourgeoise  et  provinciale 
et  ferma  l'ère  des  romans  de  chevalerie. 

Les  Français  lui  apprennent  à  conter  et  à  composer  un 
récit  de  longue  haleine.  On  l'a  appelé  le  Walter  Scott  de  la 
Transylvanie  ;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  l'influence  du 
romancier  écossais  qui  se  fit  sentir  dans  toute  l'Europe  vers 
1820,  ne  s'exerça  sur  lui  que  par  l'intermédiaire  des  romans 
historiques  venus  de  France.  A  peine  installé  à  Bruxelles, 
c'est,  en  effet,  Alexandre  Dumas  et  Balzac  qu'il  se  propose 
d'imiter.  —  Eôtyôs  se  rattache  à  la  lignée  de  Rousseau  et  à 
ses  représentants  de  l'école  romantique,  notamment  à  George 
Sand.  Cœur  débordant  de  générosité,  il  considère  le  rôle 
d'écrivain  comme  étant  avant  tout  un  sacerdoce. 

«  Un  auteur,  dit-il  dans  un  de  ses  romans',  doit  avoir  un  autre  but  que 
de  remplir  une  certaine  quantité  de  papier.  On  déshonore  la  poésie 
quand  on  ne  travaille  pas,  par  elle,  pour  son  temps  ;  quand  on  ne  s'efl'orce 
pas  de  dévoiler  les  vices  et  de  soulager  les  maux  de  son  prochain.  Celui 
qui  ne  cherche  son  contentement  que  dans  la  forme  aitistique  de  son 
œuvre,  celui  qui  n'examine  les  misères  de  son  temps  que  dans  ses  tra- 
vaux savants,  celui  qui,  sans  se  soucier  de  la  terre  trempée  de  sang,  ni 
de  l'humanité  qui  lutte   pour  transformer  son  existence,  peut  chanter 


1.  Le  Nolaire  du  villa(/€,  chap.  xvn. 


390  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

les  fleurs  et  la  fraîcheur  du  soir,  celui-là,  nous  pouvons  l'admirer,  l'en- 
vier, mais  non  le  vénérer.  Celui-là  seul  qui  a  un  cœur  pour  les  souf- 
frances de  l'humanité  mérite  notre  amour  et  notre  estime.  » 

«  L'art  pour  l'art  »,  voilà  doncce  qui  est  entièrement  étran- 
ger à  son  œuvre;  il  veut  éclairer,  réchauffer  et  réconforter 
les  cœurs,  agir  sur  les  intelligences  pour  préparer  les  réformes 
nécessaires  à  un  renouveau  moral  et  politique. 

Kemény  est  le  physiologiste  du  cœur;  il  applique  au 
roman  historique  les  procédés  de  Balzac.  A  force  de  vouloir 
trop  approfondir  les  mobiles  de  nos  actions,  il  devient  souvent 
obscur  et  n'obtient  pas  le  succès  que  méritaient  ses  romans, 
tout  à  fait  supérieurs  comme  œuvre  de  pensée. 

Jôkai  commença  également  à  écrire  sous  l'influence  des 
romantiques,  notamment  de  Dumas;  mais,  doué  d'une  ima- 
gination extraordinaire  et  d'un  talent  d'adaptation  mer- 
veilleux, il  a  dans  sa  longue  carrière,  touché  comme  en  se 
jouant,  à  tant  de  genres  que  le  critique  qui  veut  définir  son 
œuvre  reste  confondu  devant  cette  production  gigantesque. 
Il  excelle  dans  le  roman  romanesque,  fait  des  incursions 
dans  le  roman  historique,  imite  admirablement,  s'il  le  veut, 
Jules  Verne,  aussi  bien  que  Zola.  Avant  tout,  il  est  un 
romantique,  un  de  ceux  que  la  jeune  génération  appelle 
«  vieille  barbe  ».  Mais  lui,  au  moins,  avait  un  noble  idéal 
pour  lequel  il  sut  bien  combattre.  La  «  Jeune  Hongrie  », 
représentée  par  Mikszâth,  a  rompu  avec  la  tradition  du  roman 
historique  ;  elle  aime  le  récit  court  et  animé,  observe  la  société 
contemporaine  jusque  dans  ses  couches  les  plus  basses  et 
donne  des  tranches  de  la  vie  politique  et  sociale.  Son  idole 
est  Guy  de  Maupassant  ;  elle  cherche  à  rivaliser  avec  Bourget 
et  s'efforce  d'atteindre  aux  finesses  d'Anatole  France. 

Ainsi,  chacun  de  ces  grands  romanciers  est  attiré  par  un 
modèle  français  qui  lui  donne  l'inspiration  première;  mais  à 
côté  de  cette  inspiration,  un  cadre  historique  ou  social  tout  à 
fait  magyar  fait  que  le  roman,  entièrement  au  service  des 
idées  nationales,  montre  une  originalité  à  laquelle  le  théâtre 
a  rarement  atteint. 


CHAPITRE  II  391 


III 


«  Fortifier  le  sentiment  national  par  l'évocation  des 
anciennes  gloires  »,  telle  était  le  but  de  Josika  lorsqu'il  com- 
mença à  écrire  des  romans.  Descendant  d'une  de  ces  grandes 
familles  transylvaines  ^  qui  furent  intimement  liées  avec  la 
Cour,  tant  que  les  Bâthori,  lesBethlenet  les  Râkoczy  régnaient 
dans  la  principauté;  charmé  par  la  lecture  des  anciens  mé- 
moires que  les  grands  seigneurs  des  xvi*  et  xvii^  siècles 
avaient  laissés  en  manuscrit,  élevé  dans  un  château  dont  la 
collection  d'armes  anciennes  était  célèbre,  entouré  de  femmes 
aux  sentiments  nobles,  incarnant  l'héroïsme  de  leur  race; 
enfant  de  cette  Transylvanie  dont  les  hautes  montagnes,  les 
manoirs  des  ancêtres  font  une  seconde  Ecosse,  nourri  de  la 
lecture  des  romanciers  étrangers  comme  Walter  Scott,  Victor 
Hugo,  Dumas,  Balzac  ^  le  jeune  magnat  se  sentait  irrésistible- 
ment attiré  vers  le  roman  historique.  Et,  en  effet,  dans  l'en- 
semble de  ses  œuvres,  nous  ne  trouvons  qu'une  dizaine  de 
volumes  qui  aient  pour  cadre  la  vie  sociale  de  son  temps  : 
tout  le  reste  est  consacré  à  ressusciter  les  siècles  passés.  Depuis 
Tinvasion  des  Mongols  jusqu'à  la  Révolution  de  1848,  il  y  a 
peu  d'épisodes  marquants  dans  l'histoire  nationale  dont  il 
nait  retracé  le  souvenir.  Il  le  fait  à  la  façon  des  romantiques. 
Ses  héros  sont  ou  pleins  de  force,  de  bravoure,  de  fidélité  et 


1 .  Jôsika  est  né  à  Torda  ;  il  fit  ses  études  à  Kolozsvâr,  entra  dans  l'armée, 
fit  la  campagne  d'Italie  où  il  se  distingua  dans  le  combat  du  Mincio.  Après  la 
guerre,  il  vécut  à  Vienne;  revenu  en  Transylvanie,  il  s'adonna  à  la  littérature. 
Pendant  la  Révolution,  il  déploya  une  grande  activité  dans  la  Commission  de 
la  défense  nationale.  Après  la  défaite,  il  put  gagner  l'étranger.  Il  s'installa  à 
Bruxelles,  puis  à  Dresde  où  il  mourut.  Son  œuvre  ne  compte  pas  moins  de 
12.J  volumes.  Yoy.  outre  les  éloges  de  Paul  Gyului  [Emlékbeszédek,  1879)  et  de 
Jûkai  (Annales  de  la  société  Kisfaludy,  tome  111)  la  biographie  de  L.  Szaâk  : 
lUivù  Jôsika  Mi/ilôs  élele  es  rnunkoi.  (La  vie  et  les  œuvres  du  baron  N.  Jôsika) 
1891. 

2.  Les  devises  en  tète  de  certains  chapitres  de  ses  romans,  attestent  aussi  la 
lecture  de  Vigny,  de  Lacroix,  de  Janin  et  de  Casimir  Delavigne. 


392  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

d'orgueil,  ou  bien  de  sombres  traîtres  sur  la  tête  desquels  est 
suspendu  le  châtiment.  Les  femmes,  les  plus  belles  créations 
de  son  beau  talent,  attestent  plus  nettement  encore  le  carac- 
tère romantique  de  ses  œuvres.  Le  premier  en  Hongrie,  il 
leur  donne  une  place  prépondérante  et  a  créé  ainsi  une 
série  de  nobles  types  féminins.  Il  a  introduit  dans  le 
roman  la  peinture  de  l'âme  féminine.  Ses  héroïnes  sont 
dévouées,  passionnées;  elles  soutiennent  leur  mari  ou  leur 
fiancé  dans  la  lutte,  elles  les  stimulent  et  exercent  toujours 
une  action  bienfaisante  sur  eux.  Comme  fond  nous  voyons 
le  peuple  avec  ses  mœurs  et  ses  costumes  pittoresques, 
les  châteaux  féodaux  de  la  Transylvanie,  les  villes  saxonnes 
jalouses  de  leurs  prérogatives,  les  défilés  des  Karpathes,  nids 
d'aigles  où  les  rebelles  se  défendent  avec  acharnement. 

Fertile  en  inventions,  doué  d'une  imagination  toujours 
prête  à  forger  de  nouvelles  situations,  Jdsika  abuse  des  sou- 
terrains et  des  portes  dérobées.  11  se  sert  d'ailleurs  des  mêmes 
moyens  que  les  romantiques  :  enlèvements  d'enfant,  que 
leur  père  où  leur  mère  reconnaissent  avant  de  mourir;  sor- 
ciers et  sorcières,  chefs  de  brigands  qui  sont  des  nobles 
déguisés;  juifs  qui  enlèvent  de  jeunes  chrétiennes,  Tziganes 
dans  le  genre  d'Esmeralda,  type  familier  aux  romantiques 
hongrois. 

Toutes  ces  fables  embrouillées  à  souhait  par  l'écrivain, 
sont  racontées  avec  beaucoup  de  charme;  chaque  chapitre 
nous  conduit  dans  un  autre  lieu,  expose  un  autre  épisode 
jusqu'à  ce  qu'enfin  le  récit  avec  ses  principaux  personnages 
forme  un  tout  animé.  Souvent  un  chapitre  écrit  en  guise  de 
préface  à  la  manière  dos  romantiques  français  s'explique  plus 
loin,  dans  la  suite  du  roman.  Sans  doute,  l'art  de  conter,  la 
peinture  des  héros  et  des  héroïnes,  les  trucs,  l'enchevêtre- 
ment de  la  fable  étaient  usités  et  connus  du  roman  contempo- 
rain français;  mais  c'étaient  là  autant  de  nouveautés  dans  la 
Hongrie  de  1840. 

Nouvelle  aussi  était  cette  manière  d'enchaîner  les  causes 
et  les  faits  dans  un  récit  de  longue  haleine.  Là  où  ancienne- 


CHAPITRE    II  393 

ment  on  ne  lisait  que  de  vagues  dissertations  pédagogiques, 
on  trouva,  grâce  à  Tinfluence  exercée  par  le  roman  français,  la 
vie  et  le  mouvement.  Le  cri  d'enthousiasme  du  critique 
Szontagh  à  l'apparition  à'Abafi  s'explique  donc  très  bien, 
«  Inclinez-vous,  Messieurs,  depuis  qu'on  écrit  en  hongrois, 
on  n'a  pas  encore  vu  un  roman  pareil.  »  Outre  le  charme  du 
récit,  on  sentait  que  cette  œuvre  servait  d'expression  à  une 
idée  morale.  Ce  jeune  noble  dont  une  éducation  négligée  et 
un  tempérament  fougueux  auraient  pu  causer  la  perte,  si 
le  cœur  d'une  femme,  Marguerite  Mikola,  ne  l'avait  soutenu 
et  préservé,  c'est  Jôsika  lui-même  que  l'amour  de  sa  femme, 
Julie  Podmaniczky,  avait  transformé. 

Ce  tableau  du  xvi^  siècle  où  la  peinture  de  l'époque  était 
assez  réussie,  montrait,  en  outre,  que  le  romancier,  s'il  veut 
vraiment  intéresser,  doit  pénétrer  l'âme  de  ses  héros.  Jdsika 
a  très  finement  montré  comment  Olivier  Abafi  ardent,  géné- 
reux et  brave,  déploiç  peu  à  peu  toutes  ses  qualités  grâce  à 
l'influence  de  Marguerite.  Elle  veille  sur  lui,  sans  qu'il  le 
sache;  grâce  à  elle,  il  prend  part  aux  délibérations  des 
assemblées  politiques  où  il  fait  une  opposition  acharnée 
au  gouvernement  tyrannique  de  Sigismond  Bâthori,  toutes 
les  fois  que  le  prince  tente  de  violer  la  Constitution. 
Dans  les  tournois  et  sur  les  champs  de  bataille,  Abafi  n'a 
pas  non  plus  son  égal.  La  reine,  une  princesse  étrangère, 
abandonnée  par  son  mari,  s'intéresse  vivement  à  ce  vaillant 
guerrier  que  toute  la  noblesse  montre  avec  orgueil.  Le  prince 
voudrait  bien  se  débarrasser  de  lui,  mais  Marguerite  lui  fait 
épouser  Gisèle  Gsâky,  jeune  fille  élevée  dans  la  maison  des 
Mikola.  Grâce  à  ce  mariage,  Abafi  devient  un  des  soutiens  du 
trône.  L'élément  romantique  dans  ce  récit  est  représenté  par 
une  femme  guerrière,  Villam,  dont  Abafi  a  sauvé  l'enfant; 
c'est  elle  qui  l'avertit  quand  un  péril  le  menace. 

Abafi  est  resté  le  chef-d'œuvre  de  Jôsika;  dans  aucun  de  ses 
romans  il  n'a  usé  des  procédés  du  romantisme  avec  autant  de 
sobriété.  L'auteur  a  surtout  en  vue  de  nous  montrer  les  efl'orts 
d'une  âme  généreuse  qui  arrive  au  bonheur  à  force  de  volonté. 


394  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

Zùlyomi,  par  contre,  nous  montre  une  de  ces  passions  vio- 
lentes dont  les  cœurs  à  demi-sauvages  du  xvi'  siècle  deve- 
naient facilement  la  proie.  Peut-être  le  contact  avec  les 
Turcs  et  la  vie  des  pachas  ont-ils  fortement  agi  sur  certains 
hommes  tels  que   le  Zôlyomi  du  roman  de   Jôsika  '. 

Gomme  tableau  de  mœurs,  ce  roman  est  excellent,  mais  il 
n'a  ni  la  clarté,  ni  la  belle  ordonnance  à'Abafi.  Le  caractère 
de  Zdlyomi  reste  énigmatique  ;  le  récit,  surtout  au  commen- 
cement, est  obscur  et  ce  n'est  que  vers  le  milieu  que  Jôsika 
jette  un  peu  de  lumière  sur  l'intrigue  qu'il  a  si  bien 
embrouillée  -. 

Après  le  succès  de  ces  deux  romans  en  un  volume,  Jdsika 
à  l'exemple  de  Dumas,  entreprit  des  romans  historiques  en 
trois,  quatre  ou  cinq  volumes.  Il  y  déroule  la  vie  d'un  héros 
et  se  propose  surtout  de  peindre  des  époques  mouvementées. 
Ces  romans  se  ressemblent  tous  pour  la  facture  et  quand 
nous  aurons  analysé  les  plus  célèbres  :  Le  dernier  Bàtliori 
(Az  utolsd  Bâtori,  1840,  3  vol.)  et  les  Tchèques  en  Hongrie 
(A  csehek  Magyarorszàgban,  1840,  4  vol.),  l'on  pourra  se 
faire  une  idée  de  ces  vastes  compositions  qui  auraient  sou- 
vent gagné  à  être  écourtées. 

1.  Nous  sommes  toujours  en  Transylvanie  à  l'époque  de  Bâthori,  plus 
exactement  en  1573.  Zôlyomi  fait  enlever  par  ses  acolytes  des  jeunes  filles 
qu'on  enferme  dans  un  de  ses  châteaux  au  milieu  des  montagnes  et  qu'on 
lui  livre  les  yeux  bandés,  afin  qu'elles  ne  puissent  pas  le  dénoncer.  Un  jour, 
ses  sbires  s'emparent  d'Hélène,  fille  du  noble  Kendefi,  mais  le  peintre  Raphaël 
les  empêche  d'exécuter  leur  plan.  Celui-ci  vit  retiré  dans  un  site  romantique 
avec  sa  sœur  Irène  qui,  charmée  par  Zôlyomi,  s'est  unie  clandestinement 
à  lui.  Aux  grandes  assises  de  Vajda-Hunyad  oîi  le  prince  en  personne 
tient  tribunal,  on  accuse  le  peintre  de  tous  les  méfaits  commis  par  Zôlyomi. 
Ses  acolytes  ont  si  bien  échafaudé  leur  accusation  que  la  condamnation 
semble  imminente.  C'est  alors  que  Bâthori,  informé  des  crimes  du  grand 
seigneur,  fait  acquitter  le  peintre  qui  épouse  Hélène  après  une  grande  résis- 
tance de  ses  tuteurs,  et  Irène,  instruite  de  la  vie  désordonnée  de  son  mari, 
se  sépare  de  lui  en  emmenant  son  petit  enfant.  Tous  trois  s'en  iront  en 
Grèce,  patrie  de  Raphaël. 

2.  Jôsika,  qui  a  puisé  le  sujet  de  ses  romans  dans  des  chroniques  dignes  de 
foi,  dit  dans  Zôlyomi  :  «  Selon  la  coutume  des  nobles,  Hélène  parlait  et  écri- 
vait bien  le  français.  »  C'est,  en  effet,  au  xvi^  siècle  que  les  princes  transyl- 
vains entrèrent  en  rapport  avec  la  France. 


CHAPITRE    II 


39o 


Le  règne  des  Bathori,  que  Jôsika  avait  surtout  étudié  et 
mis  en  lumière,  lui  a  suggéré  l'idée  de  dépeindre  dans  le 
dernier  de  ses  rejetons,  le  caractère  hardi  et  vaillant,  mais  en 
même  temps  cruel  et  soupçonneux,  sensuel  et  perfide  de 
cette  famille  princière.  Déjà  se  lève  l'astre  de  Gabriel 
Bethlen  auquel  la  Transylvanie  doit  d'être  entrée  dans  le 
concert  européen.  Nous  le  voyons  dans  ce  roman  jouer  le 
rôle  de  conseiller,  mais  comme  il  gêne,  on  l'écarté  et  il 
ne  reparaît  qu'à  la  fin  pour  prendre  en  main,  avec  le  consen- 
tement de  la   Sublime  Porte,  les   rênes  du  gouvernement. 

Le  dernier  Bâthori  s'appelle  Gabriel.  L'exposition  du  roman  est  excel- 
lente. Elle  nous  introduit  dans  une  classe  de  collège  où  le  professeur 
interroge  les  élèves  sur  l'iiistoire  contemporaine.  Nous  apprenons  là, 
tout  ce  que  la  Transylvanie  a  souffert  jusqu'en  1608,  c'est-à-dire  jusqu'à 
l'avènement  de  Gabriel  Bâthori.  Parmi  les  élèves  se  détache  Dimon, 
frère  bâtard  du  prince,  grande  intelligence  qui  sera  le  traître  romanti- 
que dans  toute  cette  histoire  remplie  par  les  passions  de  Bâthori  et  les 
assauts  qu'il  doit  livrer  aux  villes  saxonnes  qui  s'insurgent  contre  sa 
tyrannie.  Vénus  et  Mars  sont  les  deux  divinités  de  Gabriel.  Les  nobles 
Transylvaines,  les  dames  Kendi  et  Kornis  ne  sont  pas  à  l'abri  de  ses 
entreprises  et  il  pousse  l'audace  jusqu'à  s'introduire  dans  leur  demeure. 

Être  la  maîtresse  d'un  prince  n'était  pas  considéré  comme  un  hon- 
neur dans  ce  pays  aux  mœurs  patriarcales.  Le  mari  insulté  préfère 
quitter  le  pays,  ourdir  un  complot,  tomber  dans  la  bataille  ou  sur 
l'échafaud  plutôt  que  de  ternir  son  blason.  Une  autre  l'ois,  le  prince 
se  déguise  pour  pouvoir  s'approcher  d'une  jeune  lîlle  de  la  bourgeoi- 
sie, Célesta,  la  tille  de  "NVeiss,  bourgmestre  de  la  ville  saxonne  Brassù. 
Chaste  et  héroïque,  partagée  entre  son  amour  pour  sa  ville  natale,  pour 
son  père,  que  combat  le  prince,  et  l'inclination  qui  l'entraîne  vers 
Ecsedi,  qui  n'est  autre  que  le  prince  déguisé,  elle  aime  mieux  se  cacher 
dans  une  crypte  et  y  demeurer  plusieurs  semaines  que  de  s'approcher 
de  celui  qui  a  abusé  de  sa  confiance.  Elle  ne  permet  cependant  pas  que 
les  conjurés  l'assassinent.  Lorsque  son  père  tombe  sur  le  champ  de 
bataille  en  défendant  la  ville  de  Brassù,  Bâthori  toujours  épris,  propose 
à  Ct'iesta  un  mariage,  qu'elle  refuse.  Elle  épousera  Séraphin,  le  fidèle 
varlet  de  son  père  et  demandera  au  prince  de  ménager  sa  ville  natale. 
Némésis  atteint  enfin  le  tyran.  Les  mécontents,  Bethlen  à  leur  tête, 
s'approchent  avec  une  armée  ;  le  prince  veut  les  combattre,  mais  il  est 
tué  par  deux  nobles.   Avec  lui,   s'éteint  la  famille  des  Bâihori. 

Sur   cette  trame  historique,   Josika  brode*  de  nombreux 


396  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

épisodes  romantiques.  Il  nous  conduit  du  siège  d'une  ville 
dans  un  château,  de  là  dans  les  défiles  des  Karpathes  où 
s'ourdit  un  complot.  Il  mêle  l'histoire,  qu'il  a  la  manie  de 
documenter,  à  des  aventures  qui  ont  pour  théâtre  les  cryptes 
et  les  souterrains.  Il  faut  reconnaître  que  dans  ce  roman 
l'élément  mélodramatique  ne  se  fait  pas  trop  sentir  aux 
dépens  de  la  description  historique.  Le  règne  du  dernier 
BcUhori  est  illustré  dans  cette  œuvre  d'une  façon  fort  remar- 
quable et  ces  procédés  qui  nous  semblent  aujourd'hui  un 
peu  vieillis,  avaient  en  1840  le  charme  d'une  grande 
nouveauté. 

Avec  les  Tchèques  en  Hongrie,  Jdsika  quitte  la  Transyl- 
vanie —  non  sans  y  revenir  encore  souvent  —  et  nous 
montre  le  début  du  règne  de  Mathias  Corvin,  ce  prince  de  la 
Renaissance  que  les  romanciers  hongrois  ont  si  fréquem- 
ment choisi  comme  héros.  Mathias  Corvin  est  le  contempo- 
rain et  l'allié  de  Louis  XI,  et  les  deux  monarques  se  res- 
semblent par  plus  d'un  point.  Notre-Dame  de  Paris^  Quentin 
Durward,  se  passent  sous  le  règne  de  Louis  XI,  et  il  est  indé- 
niable que  ces  romans  historiques  ont  inspiré  Jdsika.  Il 
faut  cependant  être  fort  au  courant  de  l'histoire  magyare 
pour  saisir  tous  les  détails  de  ce  récit  enchevêtré.  Ce  qui  fait 
le  fond  de  ce  dernier  est  le  combat  incessant  que  Mathias 
dut  livrer  aux  Hussites  qui  infestaient  une  partie  de  la 
Hongrie.  Ils  y  étaient  venus,  sous  la  conduite  de  Giskra, 
pendant  les  troubles  du  règne  de  Ladislas  V  qui,  pour  for- 
tifier son  autorité,  les  avait  appelés  dans  le  pays.  Les 
Tchèques,  dont  les  étendards  portent  d'un  côté  le  calice  et 
de  l'autre  l'image  de  Jean  Huss,  se  retranchent  dans  leurs 
forteresses  presque  inaccessibles;  le  brigandage  est  conti- 
nuel, la  sorcellerie  et  la  magie  se  répandent  de  plus  en  plus. 
Il  faut  la  main  ferme  de  Corvin  pour  combattre  ces  fléaux. 

Sur  ce  fond  historique,  trois  couples  se  détachent  :  le  roi  qui  aime 
la  fille  de  l'astrologue  Bretislaw,  Isabelle,  et  se  marie  morganatique- 
ment  avec  elle;  un  des  vaillants  chevaliers  de  l'armée  de  Mathias, 
Zokoli,  qui  aime  Séréna,  la  fille  de  Giskra  et  qui  accusé  faussement  de 


CHAPITRE  11  397 

trahison  combat,  visière  baissée,  sous  le  nom  d'EIemér  l'Aigle,  jusqu'à 
ce  que  son  innocence  éclate;  Aminha,  jeune  chrétienne,  élevée  par  un 
juif,  aime  Nephtali  et  l'épousera.  A  ces  couples  viennent  se  joindre  :  le 
chef  des  brigands,  Komorùczy,  qui  apprend  par  un  sorcier  qu'il  est  le 
fils  du  seigneur  Kàldor,  qui  fut  chassé  de  son  château  incendié  ;  la 
belle  Ilka  Nankelreuther,  sœur  d'Aminha,  mais  séparée  d'elle  dès  son 
enfance.  Rien  de  plus  dramatique  que  le  récit  des  sièges,  des  ruses  de 
guerre,  des  surprises  dans  les  souterrains  où  vivent  les  brigands.  Le 
récit  de  l'amour  naissant  d'Isabelle  pour  Mathias  est  une  page  exquise 
de  psychologie  féminine;  les  aventures  d'EIemér,  lorsqu'il  veut  s'appro- 
cher de  Séréna,  ses  actes  héroïques  qui  touchent  au  prodige,  alternent 
avec  les  méfaits  des  Tchèques,  les  tortures  qu'ils  font  subir  à  leurs 
prisonniers  et  les  scènes  de  magie  dans  le  Zugtigel,  près  de  Bude  où  le 
vieux  Kàldor  s'est  retiré. 

C'est  dans  ce  roman  que  Jôsika  s'est  montré  le  plus 
maître  de  son  sujet;  on  y  voit  un  mélange  très  heureux  d'his- 
toire documentée  et  d'imagination  créatrice  que  l'auteur 
réalise  en  utilisant  les  procédés  de  Walter  Scott  et  des  roman- 
tiques français. 

Dans  ses  autres  œuvres,  c'est  tantôt  l'histoire,  tantôt 
l'imagination  qui  l'emporte.  Ainsi  «  Voici  les  Tartares!  » 
(Jô  a  tatàr)  est  entièrement  découpé  dans  le  «  Carmen  mise- 
rabile  »  où  Rogerius  raconte  l'invasion  des  Mongols  (1241); 
dans  Zrimji^  le  poète  (Zrinyi  a  kôltô),  c'est  exclusivement 
l'élément  romantique  qui  domine. 

Dans  le  premier  de  ces  romans  où  Rogerius  lui-même  est 
introduit,  l'époque  n'est  pas  suffisamment  étudiée;  mais  à 
ce  moment,  les  historiens  eux-mêmes  ne  la  connaissaient 
guère  *. 

Dans  Zrinyi,  par  contre,  il  n'y  a  d'historique  que  l'inimitié 


1.  Le  traître  Liber,  le  clerc,  est  de  tous  les  temps  ;  les  brutalités  de  Iléder- 
vary  envers  sa  femme  Yolanthe,  le  dévouement  chevaleresque  de  Talabâr 
pour  Dora,  restée  seule  dans  son  manoir,  qu'il  défend  héroïquement  contre 
les  Mongols,  ne  sont  pas  sufiisamnient  caractéristiques  de  l'époque.  11  est  vrai 
que  le  meurtre  de  Kuthen,  le  chef  des  Cumans,  meurtre  suivi  de  tant  de 
misères  et  de  ruines,  est  raconté  avec  vivacité,  cependant  on  sent  que 
Jôsika  s'est  trop  attaché  aux  documents  historiques. 


398  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

de  Monteciiccoli  contre,  le  général  magyar,  qui  fut  ban  de 
Croatie  et  auteur  de  la  première  épopée  magyare  \ 

Ces  quelques  analyses  peuvent  donner  une  idée  de  la  ma- 
nière de  Jôsika.  Avant  la  Révolulion,  travaillant  sans  soucis, 
il  avait  le  temps  de  polir  ses  œuvres;  pendant  son  exil  à 
Bruxelles,  privé  de  ses  biens,  il  dut  produire  rapidement 
pour  gagner  sa  vie.  Son  tempérament,  qui  Tattirait  toujours 
vers  les  romantiques  français,  lui  fit  prendre  pour  modèle, 
tantôt  Dumas,  dont  Tintluence  apparaît  dans  Esther,  le  meil- 
leur roman  qu'il  ait  écrit  pendant  son  exil,  dans  la  Fille  du 
savant^  les  Deux  reines  et  dans  son  dernier  roman  historique  : 
François  II  Râkoczy;  tantôt  Eugène  Sue  dans  la  Maison  à 
deux  étages;  tantôt  Balzac  dont  il  a  visiblement  subi  l'in- 
fluence dans  ses  romans  tirés  de  la  vie  sociale. 

Les  aventures  amoureuses  des  rois  et  des  reines,  les 
intrigues  des  courtisanes  de  haut  parage,  les  prouesses  des 
cavaliers  qui  savent  que  la  reine  ou  quelque  grande  dame  les 
protège  :  tels  sont  les  sujets  de  la  plupart  des  romans  histori- 
ques de  Jdsika  écrits  après  la  Révolution.  L'intérêt  pour  la 
peinture  d'une  époque,  la  caractéristique  des  personnages 
disparaissent  peu  à  peu  devant  l'action  romanesque  et  les 
scènes  à  effet.  Dumas,  en  cela,  inspira  l'auteur  magyar.  Le 
parallèle  entre  deux  rois  amoureux:  Louis-le-Grand,  de  la 
maison  d'Anjou,  qui  aime  la  fille  du  ban  de  Bosnie,  Lizinka, 
se  rend  dans  ce  pays,  déguisé  en  ambassadeur  et  se  marie 
finalement  avec  elle  ;  et  Casimir,  roi  de  Pologne,  qui  adore 
Esther,  la  juive  merveilleusement  belle,  en  fait  sa  maîtresse 
et  est  gouverné  par  elle  :  tel  est  le  sujet  à' Esther.  Le  dou- 


1.  Voy.  plus  haut  p.  33.  —  Zrinyi,  lors  d'une  tempête,  a  sauvé  la  vie  à  Vio- 
lette Zéno,  belle  Vénitienne  fiancée  de  Rialti,  médecin  et  secrétaire  du  Conseil 
des  Dix,  qui  veut  faire  assassiner  le  héros  magyar.  Rialti  est  exilé  de  Venise, 
devient  espion  dans  l'armée  autrichienne  et  excite  Montecuceoli  contre  Zrinyi. 
La  famille  de  Violette  est  éprouvée  à  son  tour:  son  père  est  assassiné  par  un 
Cornaro;  sa  mère  est  faite  captive  par  les  Turcs,  elle  est  sauvée  par  une  jeune 
danseuse  qui  est  sa  propre  fille.  La  danseuse  se  tue,  Zéno  épouse  Zrinyi, 
Rialto  est  pendu  à  cause  de  ses  relations  secrètes  avec  les  Turcs. 


CHAPITRE    II  399 

ble  caractère  de  Casimir  est  tout  à  fait  dans  le  genre  de 
Dumas.  Puritain,  observant  strictement  l'étiquette  en  tant 
que  prince,  il  est  sans  frein  et  sacrifie  tout  à  son  plaisir 
quand  il  s'agit  d'aventures  secrètes.  —  Dans  la  Fille  du 
savant  (A  tudds  leanya)  Josika  prit  comme  point  de  départ 
ce  mot  d'Enée  Sylvius  sur  le  roi  Sigismond  (1387-1437)  et 
sa  femme  Barbe  Czilley  :  «  In  plures  arderet,  infidus  maritus 
infidam  facit  uxorem,  adulter  ignovit  adulterae.  »  Il  nous 
peint  les  aventures  de  la  reine,  légère  et  insouciante,  qui, 
négligée  par  son  mari,  s'éprend  du  chevalier  Wallmeroden, 
mais  celui-ci  refuse  de  déshonorer  son  roi.  Alors  la  reine 
qui  connaît  son  amour  pour  Meta,  la  fille  du  savant  Win- 
gardus,  la  fait  enlever  par  un  chef  tzigane  et  enfermer  à 
Siegmundscck,  forteresse  inaccessible  dans  le  Tyrol.  Pour 
compléter  sa  vengeance,  elle  y  fait  également  emprisonner 
le  jeune  Gara,  espérant  bien  que  Meta  ne  tardera  pas  à 
oublier  Wallmeioden.  Mais  Gara  est  sauvé  et  avec  l'aide 
du  chevalier  il  délivre  l'innocente  Meta.  La  reine  est  exilée 
par  Sigismond  à  son  retour  du  concile  de  Constance  ;  sévè- 
rement réprimandée  par  l'archevêque  d'Esztergom,  elle  est 
finalement  graciée  non  sans  avoir  l'humiliation  de  voir 
défiler  devant  elle  ses  favoris,  tous  heureusement  mariés. 

Dans  ce  roman,  les  préoccupations  historiques  disparais- 
sent entièrement  devant  l'intrigue.  Jo'sika  croit  avoir  sacrifié 
à  son  premier  penchant  en  nous  décrivant  les  livres  de  la 
bibliothèque  du  savant  Wingardus. 

L'immense  succès  des  Mystères  de  Paris  ne  pouvait  passer 
inaperçu  en  Hongrie,  ni  manquer  de  tenter  les  écrivains  à 
l'atfûtdu  succès.  Ainsi  l'auteur  de  l'excellente  comédie  Elec- 
tion des  fonctionnaires,  Ignace  Nagy,  les  imita-t-il  dans  ses 
Ml/stères  Jioinjrois,  et  Louis  Kuthy,  surtout  connu  par  ses 
nouvelles,  dans  les  Mystères  de  la  patrie. 

J()sika  a  également  sacrifié  à  cette  idole  dans  Une  maison 
à  deux  fHa(/es  (Egy  kétemeletes  hâz),  roman  qui  introduit  le 
lecteur  dans  les  quartiers  les  moins  connus  de  la  capitale, 
dans  les  guingetles  et  dans  les  bouges.  Mêlant  le  passé  au 


400  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

présent,  il  imprime  un  certain  mysticisme  aux  scènes  ter- 
ribles qu'il  raconte.  Pas  plus  que  les  autres  écrivains  qui 
imitèrent  Eugène  Sue,  il  n'a  remarqué  que  vers  I80O  la  capi- 
tale hongroise  n'était  qu'une  bonne  ville  de  province  où  ces 
horreurs,  à  peine  vraisemblables  dans  la  banlieue  parisienne, 
détonnaient  tout  autant  que  la  vie  mondaine  importée  par 
les  drames  français. 

La  lecture  de  Balzac  exerça  une  influence  plus  profonde 
sur  Jdsika.  Ses  romans  tirés  de  la  vie  sociale  :  les  Insouciants^ 
Yolonté  et  instinct  \  Pygmalion  ou  Une  famille  hongroise  à 
Paris^  les  Périls  du  premier  pas,  la  Plaie  secrète^  Deux  ma- 
râtres ^qvA.  inspirés  par  la  Comédie  humaine. 

Jùsika,  dit  son  biographe,  n'a  pas  seulement  aimé  la  facture  de  Balzac 
et  les  sujets  de  ses  romans,  il  lui  a  emprunté  également  la  manière  de 
pénétrer  la  vie  secrète  des  personnages  pour  créer  des  types  inconnus 
jusqu'alors.  C'est  le  romancier  français  qui  lui  a  appris  à  divulguer  les 
secrets  du  cœur,  jalousement  gardés,  de  même  que  ceux  de  la  vie  de 
famille.  Cette  influence  a  élargi  la  manière  de  Jôsika  et  lui  a  fait  aban- 
donner son  goût  exclusif  des  descriptions;  il  veut  dorénavant  analyser 
au  lieu  de  peindre.  Il  est  vrai  que  cette  analyse  lui  fait  souvent  oublier 
le  sujet  principal.  Il  se  règle  encore  sur  Balzac  lorsqu'il  décrit  avec  tant 
de  minutie  le  théâtre  de  l'action  :  les  quartiers  de  la  ville,  les  rues,  les 
ornements  des  maisons,  les  bizarreries  de  l'architecture  et  jusqu'à  la 
mousse  qui  envahit  les  bâtiments.  Minutieusement  il  fait  la  description 
des  souterrains,  des  cryptes,  de  la  forme  des  escaliers  et  de  la  longueur 
des  corridors.  Puis  il  passe  au  mobilier,  aux  tableaux  et  enfin  aux 
domestiques.  Il  nous  fait  remarquer  la  physionomie,  le  maintien,  la 
moindre  ride  sur  le  front  de  ses  principaux  personnages.  Ayant  ainsi 
représenté  leur  extérieur,  il  s'efforce,  comme  Balzac,  de  pénétrer  dans 
leur  âme;  d'expliquer  par  leur  éducation,  ou  par  la  société  qu'ils  fré- 
quentent, leurmanière  de  penser.  Malheureusement,  toutes  ces  descrip- 
tions auxquelles  Jôsika  mêle  souvent  des  réflexions  soi-disant  philoso- 
phiques, alourdissent  le  sujet  ;  le  lecteur  impatient  les  laisse  de  côté  et 
court  au  récit.  On  voit  que  Jôsika,  tout  en  voulant  imiter  Balzac,  l'a  fait 


l .  C'est  le  premier  roman  hongrois  qui  ait  paru,  à  l'exemple  des  romans 
français,  en  feuilletons,  dans  le  Budapesli  Hiradô  (1845)  Voy.  J.  Ferenczy  :  A 
magyar  hirlapirodalom  torténete  IlSO-tol  IS67-ig,  (Histoire  de  la  presse  hon- 
groise de  1780  à  1867),  1887.  Livre  II.  chap.  6. 


CHAPITRE  II  4Ô1 

presque  à  regret.  De  là  vient  que  cette  imitation  qu'on  sent  forcée  et 
presque  en  désacord  avec  la  nature  de  l'auteur,  n'a  pas  produit  les 
résultats  espérés  *. 

Nous  ne  pouvons  que  souscrire  à  ce  jugement.  Ces  romans 
tirés  de  la  vie  sociale  se  distinguent  uniquement  par  l'ingé- 
niosité de  Tinvention  ;  mais  en  voulant  unir  la  manière  de 
Dumas  et  de  Sue,  conforme  à  son  talent,  à  celle  de  Balzac,  il 
n'a  pas  réussi  à  créer  des  œuvres  durables.  La  gloire  d'avoir 
appliqué  la  méthode  de  Balzac  aux  sujets  historiques  et 
d'avoir  excellé  dans  ce  genre,  appartient  au  romancier 
Kemény. 

Avec  ses  premiers  romans  Jdsika  publia  également  des 
nouvelles.  Pour  celles-ci,  le  sujet  et  la  manière  de  trai- 
ter étaient  entièrement  empruntés  aux  romantiques  fran- 
çais, dont  les  nombreuses  productions  paraissaient  alors 
dans  les  revues  et  dans  les  journaux  :  Méry,  Soulié,  Bazan- 
court,  la  comtesse  Dash,  Souvestre  et  d'autres  excellaient 
dans  ce  genre.  C'est  à  leur  exemple  que  Josika  nous  con- 
duit chez  les  brigands  espagnols,  en  Amérique,  chez  les 
Peaux-Rouges,  aux  Indes  et  dans  les  colonies  anglaises  ; 
en  Pologne,  en  Bosnie,  en  Albanie,  au  milieu  des  scènes 
sanglantes  de  l'époque  païenne  des  Magyars.  Ces  nouvelles 
charment  par  le  tour  du  récit,  le  merveilleux  et  les  coups 
de  théâtre.  Le  pastiche  est  réussi,  mais  il  n'y  a  aucune 
originalité. 

Jôsika  fut  dépassé  dans  ce  genre  par  Louis  Kiithy  (1813- 
1864)  dont  les  Nouvelles^,  dans  le  genre  français,  ont  eu 
une  vogue  énorme  avant  1848.  L'auteur  qui,  dans  ses  ma- 
nières et  ses  goûts  raffinés,  imitait  les  auteurs  parisiens  à 
la  mode,  était  l'enfant  gâté  des  dames.  Elles  lui  rachetèrent 
son  mobilier  qu'il   avait  fait  venir  de  Paris  et  qu'il  était 

1.  L.  Szaâk.  ouvr.  cite,  p.  329  et  suiv. 

2.  Réunies  en  dix  volumes.  —  Kuthy  fut,  pendant  la  Révolution,  secrétaire 
du  président  du  Conseil,  Louis  Batthyâny,  puis  de  Szemere.  Il  a  écrit  égale- 
ment des  drames  romantiques.  Voy.  B.  Vâli,  Kulliy  Lajos  é.lete  es  munkdi 
(La  vie  et  les  œuvres  de  L.  Kuthy),  1888. 

26 


402  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

obligé  de  vendre  aux  enchères.  La  Revue  AtJienaeum^  où 
parurent  ses  nouvelles,  vit  doubler  le  nombre  de  ses  abonnés 
et  Paul  Gsatd  qui,  dans  le  vaudeville  et  la  nouvelle,  sui- 
vait les  traces  des  Français,  saluait  en  lui  «  un  disciple 
intelligent  de  Victor  Hugo  »,  probablement  à  cause  des 
épithètes  sonores,  de  la  hardiesse  de  la  fiction  et  du  langage. 
Cet  homme  si  adulé  se  vit,  après  la  Révolution,  honni  et 
repoussé  par  toute  la  société,  parce  qu'il  fut  assez  faible  pour 
accepter  un  emploi  administratif  sous  la  réaction  autri- 
chienne. Ses  nombreuses  nouvelles  sont  un  témoignage 
éclatant  de  l'ascendant  que  ce  genre,  tant  cultivé  par  les 
romantiques  français,  exerça  en  Hongrie.  L'action  de  plu- 
sieurs d'entre  elles  se  passe  à  Paris,  pour  marquer  encore 
mieux  quelle  intimité  d'idées  et  de  sentiments  réunissait 
alors  la  société  magyare  à  la  France.  Ainsi  Y  Actrice  (A 
szinésznô),  une  des  meilleures,  nous  raconte  les  premières 
aventures  de  la  belle  Adélaïde,  une  des  étoiles  de  la  Comédie 
française. 

Le  vicomte  Deraune  est  amoureux  d'elle  ;  il  est  assez  heureux  pour 
faire  partager  ses  sentiments.  Une  autre  actrice  s'éprend  du  trop  heu- 
reux vicomte  :  elle  lui  écrit  une  lettre  fort  aimable  ;  mais  Adélaïde, 
qui  en  a  connaissance,  force  Deraune  à  envoyer  une  réponse  si  bles- 
sante que,  la  ruse  découverte,  Adélaïde  est  obligée  de  quitter  le  théâ- 
tre. Le  public  qui  Tadorait  ne  veut  pas  se  passer  d'elle  et  exige  son 
retour.  Elle  doit  reparaître  dans  Ophélie,  mais  peu  avant  la  première, 
elle  a  une  scène  de  jalousie  avec  Deraune  qui  se  tue  en  lui  laissant  sa 
fortune.  Adélaïde  veut  cependant  paraître  en  scène,  mais  elle  est  saisie 
de  folie  pendant  la  représentation  et  meurt. 

La  Sapho  de  Toulouse  raconte  l'histoire  de  Clémence 
Isaure  et  de  Raoul  qui,  parti  à  la  guerre,  n'est  plus  revenu. 
Clémence  le  croit  mort  et  institue  en  son  souvenir  les  Jeux 
Floraux,  puis  elle  meurt.  Quelques  années  plus  tard,  Raoul 
revient,  prend  part  au  concours  des  poètes,  obtient  le  prix 
et  se  tue  sur  la  tombe  de  sa  fiancée. 

Même  dans  les  nouvelles  dont  l'action  se  passe  en  Hon- 
grie, on  voit  par  les  noms  propres  français  (le  marquis  de 
Penieu  dans  le  Jaloux,  le  banquier  Mevillon  dans  U7ie  nmt 


CHAPITKE    H 


403 


dans  la  capitale),  que  ce  sont  des  nouvelles  des  journaux 
parisiens  adaptées  avec  quelques  légers  changements.  C'est 
de  la  même  façon  que  l'auteur  adapta  plus  tard  les  Mystères 
de  Paris  à  la  capitale  magyare.  Kuthy  a  surtout  frappé  ses 
lecteurs  par  la  hardiesse  de  ses  images  qu'il  empruntait  aux 
romantiques  et  dont  la  traduction,  souvent  fort  embarrassée, 
ne  manquait  pas  de  faire  impression.  Il  montre  beaucoup 
de  goût  pour  la  belle  rhétorique  ;  ainsi  les  discours  insi- 
nuants de  Cléopàtre  (dans  la  nouvelle  du  même  nom),  ses 
ruses  en  face  d'Antoine  sont  d\m  grand  effet.  Souvent 
l'horrible  se  mêle  au  pathétique;  ainsi  dans  Bai^be  Czilley 
que  Jôsika  nous  avait  présentée  dans  la  Fille  du  savant, 
l'horreur  des  crimes  et  le  châtiment  ont  quelque  chose  d'in- 
fernal. Cette  Lucrèce  Borgia,  qui  a  déshonoré  le  trône, 
nous  y  est  montrée  dans  toute  son  ignominie. 

Le  récit  chez  Kuthy  est  rapide  et  haletant  ;  ce  sont  les 
mêmes  heurts  brusques  que  chez  ses  modèles  français  :  des 
tableaux  frappants,  des  images  hardies,  une  langue  colorée 
suffisaient  à  donner  à  ces  nouvelles  un  cachet  d'originalité 
et  à  intéresser  de  nombreux  lecteurs. 


IV 

En  1836,  Joseph  Eotvos  fit  un  voyage  à  travers  l'Europe 
et  s'arrêta  assez  longtemps   en   France   *.  La  remarquable 

1 .  Né  à  Bude,  il  fit  ses  études  à  Pest,  fut  attaché  à  la  chancellerie  royale  à 
Vienne,  voyagea  en  Suisse,  en  France,  en  Angleterre  et  en  Allemagne.  Dès 
1839,  il  prit  une  part  active  à  la  vie  politique  et  devint  avec  Batthyâny  le 
chef  du  parti  des  réformes.  Il  forma  avec  Szalay,  Csengery,  Lukàcs  et 
d'autres  le  groupe  des  doctrinaires.  Ministre  en  1848,  il  se  retira  à  Tétranger 
lorsqu'il  vit  que  la  rupture  avec  l'Autriche  était  devenue  inévitable.  Rentré  en 
Hongrie,  il  devint  le  collaborateur  de  Deâk  et,  en  1807,  ministre  de  Tlnstruc- 
tion  publique.  —  Outre  ses  romans,  on  lui  doit  un  ouvrage  politique  très 
important  :  L'influence  des  idées  doyninantes  du  xix<=  siècle  sur  la  société 
(2  vol.  1851  et  18")4j.  Voy.  les  Éloges  de  Paul  Gyulai,  de  Lônyay  et  de  Csen- 
gery ;  F.  Pulsïky  dans  :  Jellemrajzok  (Caractères,  1872)  :  J.  Péterfy  :  B.  Eotvos 
Jozsef  mint  refjényirô  (J.  Eotvos,  romancier),    dans  Budapest!  Szemlo,  1881. 


404  LE    ROJIAN    ET    LA    NOUVELLE 

Préface  à  la  traduction  à'Angelo  était  déjà  écrite  et  parut  la 
môme  année.  Nourri  delà  moelle  des  grands  écrivains,  notam- 
ment de  Rousseau,  l'idole  de  sa  jeunesse,  de  Victor  Hugo  et 
de  tous  ceux  qui  combattirent  pour  les  droits  imprescriptibles 
de  rhumanité,  il  assista  à  Paris  au  plein  épanouissement  de 
cette  poésie  romantique  dont  il  se  fit  l'apôlre  en  Hongrie. 
«  Citoyen  du  monde  »,  dans  le  meilleur  sens  du  mot,  il 
n'oublie  pas  un  instant  son  pays  et  la  charmante  poésie  des 
Adieux  (Bucsu)  qu'il  écrivait  avant  son  départ  pour  l'étran- 
ger, exprime  avec  l'immense  douleur  que  lui  inspirait  la 
situation  de  la  Hongrie  d'alors,  son  espoir  en  un  avenir  meil- 
leur. Le  pays  était,  en  effet,  à  la  veille  des  grandes  réformes. 
Tout  le  monde  sentait  que  l'ancien  état  des  choses  devait 
s'écrouler,  mais  personne  ne  savait  comment  rompre  avec 
le  passé.  Les  institutions  du  moyen  âge  et  l'enthousiasme 
pour  les  idées  modernes,  les  tendances  aristocratiques  et  le 
culte  de  la  démocratie  se  combattaient;  tous  ceux  qui, 
comme  Eotvôs,  se  rangeaient  sous  la  bannière  de  Széchenyi 
constataient  avec  tristesse  la  lenteur  avec  laquelle  les  idées 
européennes  se  frayaient  un  chemin  en  Hongrie. 

Journaliste,  poète,  romancier,  auteur  dramatique,  Eôtvôs 
fut  un  des  champions  les  plus  hardis  et  les  plus  avisés  qui 
luttèrent  pour  la  transformation  politique  et  sociale  du  pays. 
Son  action  sur  les  esprits  les  plus  éminents,  comme  sur  la 
masse  fut  profonde.  A  trente-cinq  ans,  il  fit  partie  du  pre- 
mier Cabinet  hongrois  présidé  par  Louis  Batthyâny  où  on 
lui  confia  le  portefeuille  de  l'Instruction  publique.  «  Ins- 
truire »,  telle  était  sa  devise;  devenu  une  seconde  fois 
ministre  en  1867,  dans  des  circonstances  plus  favorables,  il 
put  doter  son  pays  de  la  charte  de  l'enseignement  primaire 
et  lui  donner  cette  loi  mémorable  de  1868  qui  organisait  les 
écoles  primaires  dans  un  pays  où  les  confessions  et  les 
nationalités  empêchèrent  longtemps  cette  indispensable 
réforme. 

Eôtvos,  lui  aussi,  ne  voit  dans  le  roman  qu'un  moyen 
d'illustrer  ses  idées  humanitaires,  qu'une  occasion  de  prou- 


CHAPITRE  II  405 

ver  qu'un  grand  cœur  peut  vaincre  des  obstacles  devant  les- 
quels, bien  souvent,  l'esprit  le  plus  puissant  recule.  «  Dans 
ce  monde,  il  n'y  a  qu'une  chose  qui  rende  heureux  :  le 
cœur;  c'est  là  seulement  qu'il  faut  chercher  vos  joies  et  vos 
plaisirs  »,  dit  le  héros  du  Chartreux.  C'est  ce  qui  a  dicté  à 
Eotvôs  ses  poésies  et  ses  romans.  Le  nombre  de  ces  der- 
niers est  très  restreint;  il  n'en  a  écrit  que  quatre  dont  trois: 
le  Chartreux,  le  Notaire  du  Village  et  la  Hongrie  en  1514  ont 
paru  avant  la  Révolution  et  attestent  au  plus  haut  degré 
l'influence  de  certains  romanciers  français. 

Le  Chartreux  (A  Karthausi)  parut  de  1839  à  1841  '  ;  il  fut  le 
premier  roman  hongrois  oij  les  douleurs  de  l'humanité  en 
général  étaient  décrites  par  une  analyse  très  subtile  de  l'âme. 
Le  sujet,  contrairement  à  Thabitude  des  romanciers  hongrois, 
n'est  pas  national.  Ce  roman  eut  un  grand  retentissement, 
car  il  donna  à  la  Hongrie  un  équivalent  de  René,  Adolphe, 
d' Obermami  et  de  la  Confession  d'un  enfant  du  siècle.  Le  sujet 
n'étant  pas  national,  devait  forcément  être  français.  On  dit 
même  que  ce  récit  fut  fait  à  Eôtvos  par  un  moine  français  pen- 
dant un  de  ses  voyages.  Le  héros  est  un  certain  comte,  Gustave, 
qui  appartient  «  à  cette  génération  ardente,  pâle,  nerveuse, 
conçue  entre  deux  batailles,  élevée  dans  les  collèges  au  rou- 
lement des  tambours  »  ;  collèges  où,  comme  le  dit  le  roman- 
cier hongrois,  l'éducation,  égale  pour  tous,  est  le  plus  souvent 
une  éducation  également  mauvaise  pour  tous. 

Né  près  d'Avignon,  le  comte  Gustave  est  envoyé  d'abord  chez  les 
Jésuites  de  Fribourg  ;  il  fréquente  ensuite  les  cours  de  FUniversité  de 
Toulouse.  Son  père  est  royaliste  ardent  et  lorsque  le  jeune  homme  se 
rend  à  Paris,  après  la  Révolution  de  Juillet,  il  lui  donne  comme  règle  de 
conduite  ce  mot  :  «  Ce  siècle  est  égoïste:  ne  crois  en  personne.  Paris  a 
encore  dépassé  son  siècle  ;  il  n'y  a  pas  de  constitution  politique  dont  le 
fondement  ne  soit  la  bassesse.  »  Et  le  jeune  homme  part  pour  la 
capitale.  Eutvos  nous  fait  une  description  vraiment  magistrale  de  cette 


1.  Dans  Budapesli  ArvizkrJnyv  (Le  livre  de  rinondation;  S  vol.)  dédié  par 
quelques  écrivains  à  Téditeur  Heckenast,  dont  l'imprimerie  fut  détruite  par 
rinondation  de  1838. 


406  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

ruche  humaine  vers  l'année  1836.  Doué  d'un  reizard  perçant,  le  voya- 
geur hongrois  met  bien  en  relief  les  difîérentes  classes  sociales  : 
noblesse,  commerçants,  boursiers,  ouvriers;  en  décrivant  la  physiono- 
mie des  dilîérents  quartiers  il  montre  aux  lecteurs,  tous  avides  de  con- 
naître la  capitale  de  la  France,  ce  qu'étaient  ses  habitants  et  son  esprit. 
Gustave  qui  à  Avignon  a  connu  la  jeune  veuve  Julie,  se  présente  immé- 
diatement chez  son  père, un  marquis  entiché  de  sa  noblesse,  et  obtient  de 
la  jeune  femme  une  promesse  de  mariage.  Le  marquis  désire  ardemment 
cette  union,  mais  Julie  depuis  longtemps  en  aime  un  autre.  Pourquoi 
alors  a-t-elle  accueilli  les  vœux  de  Gustave  ?  «  Je  ne  comprenais  pas, 
dit  l'Octave  de  Musset,  par  quelle  raison  une  femme  qui  n'est  forcée  ni 
par  le  devoir,  ni  par  l'intérêt,  peut  mentir  à  un  homme  lorsqu'elle  en 
aime  un  autre.  »  C'est  ce  que  Gustave  se  demande  également  lorsque 
Julie,  la  veille  du  jour  où  il  devait  l'épouser,  s'enfuit  avec  Dufey.  Dans 
ce  personnage  Eutvos  a  voulu  peindre  un  type  d'homme  nouveau,  égoïste 
et  sans  scrupules  qui  ne  cherche  que  son  plaisir  et  une  grosse  dot. 
Son  grand-père  était  un  valet  de  chambre  ;  son  père  s'est  enrichi  pendant 
la  Révolution,  lui-même  a  été  élevé  à  la  dignité  de  comte  ;  il  est,  de  plus, 
désigné  pour  un  poste  de  consul.  Julie  l'a  tenté,  autant  par  sa  beauté 
que  par  sa  fortune.  Il  l'a  séduite,  mais  lorsque  le  marquis  dans  sa  colère 
lui  déclare  que  Julie  n'est  que  la  fille  d'une  bourgeoise  qu'il  a  connue 
en  Allemagne  pendant  la  Révolution  et  qu'elle  aura  seulement  cinquante 
mille  francs  de  dot,  Dufey  l'abandonne  lâchement.  La  pauvre  femme 
se  réfugie  dans  le  Midi  où  elle  met  un  enfant  au  monde.  Mourant  de 
faim  et  de  fatigue,  pauvre  et  déguenillée  mais  toujours  belle,  elle  devient, 
pour  élever  son  enfant,  la  maîtresse  du  duc  Amaltî.  Le  chagrin  de  Gus- 
tave est  immense.  Il  retourne  dans  le  Midi,  voyage  avec  un  jeune  peintre 
en  Italie,  mais  il  est  la  proie  d'un  immense  dégoût.  Ses  réflexions  sur 
le  néant  des  choses,  sur  la  vie  oisive  que  mène  l'aristocratie,  sur  la 
mauvaise  éducation,  sur  Tégoïsme  et  le  manque  de  foi  sont  empreintes 
d'un  profond  pessimisme.  Il  se  rend  encore  une  fois  à  Paris,  fréquente 
la  haute  société  et  espère  trouver  l'oubli  dans  la  débauche.  Une  jeune 
ouvrière,  Betty,  aux  y«ux  de  laquelle  il  se  fait  passer  pour  un  étudiant, 
devient  sa  maîtresse.  Il  passe  des  journées  délicieuses  avec  elle  à  la 
campagne,  loin  de  la  société  polie  et  dépravée  ;  son  amour  de  la  nature 
le  réconcilie  avec  son  sort.  Mais  Betty  apprend  qu'il  est  riche  et  de 
famille  noble:  alors  le  bonheur  de  Gustave  s'évanouit.  Il  aimait  en  elle 
sa  simplicité,  sa  conduite  ingénue;  maintenant  qu'il  l'a  installée 
luxueusement  aux  environs  de  Paris,  qu'elle  apprend  à  chanter  et  à 
jouer  du  piano  pour  lui  plaire,  le  charme  est  rompu  sans  qu'il  ait  la 
force  de  l'avouer.  Son  compagnon  de  plaisir  Werner,  un  bon  vivant 
calqué  sur  le  Desgenais  de  Musset,  le  rend  pessimiste  à  l'égard  des 
femmes.  Ainsi  est  provoqué  le  dénouement.  Dans  une  scène  de  débauche, 


CHAPITRE  II  407 

il  retrouve  Julie  qui  est  restée  l'idole  de  son  cœur;  Betty  se  querelle 
avec  elle  et  Gustave  s'enfuit.  Quand  il  revient  chez  lui,  il  apprend  que 
Betty  a  quilté  la  maison.  Un  cadavre  repêché  dans  la  Seine  lui  fait  croire 
au  suicide  de  sa  maîtresse  :  il  ne  veut  plus  vivre  avec  les  autres  hommes 
et  se  retire  au  couvent  des  Chartreux.  Il  revoit  Betty  qui  lui  dit  que 
malgré  tout,  elle  n'a  jamais  aime  que  lui.  Maintenant  Gustave  retrouve 
son  ami  Armand  qui  vit  en  paysan  avec  sa  femme  et  ses  enfants  près  de 
la  Chartreuse,  et  la  vue  de  ce  bonheur  simple  inspire  sa  dernière  lettre. 

Ce  roman  porte  la  marque  de  Rousseau  ;  on  y  trouve  le 
culte  de  la  nature  et  une  frappante  opposition  établie  entre 
la  société  corrompue  des  grandes  villes  et  les  habitants 
paisibles  des  campagnes.  «  La  nature,  dit  Eôtvôs,  se  venge 
toutes  les  fois  que  nous  nous  écartons  de  ses  chemins  et  ne 
permet  pas  que  ceux  qui  ont  quitté  sa  sphère  partagent  ses 
plus  beaux  dons.  » 

Le  Chartreux  est  un  composé  très  vivant  de  Saint-Preux  et 
de  René,  d'Adolphe  et  d'Octave.  Son  cœur  est  agité  par  tous 
les  problèmes  sociaux  et  moraux,  mais  lui-même  est  inca- 
pable d'agir.  Il  est  tantôt  adorateur  de  la  nature  comme  Rous- 
seau, tantôt  déiste,  comme  le  Vicaire  Savoyard,  tantôt  scep- 
tique comme  Obermann,mais  le  plus  souvent  chrétien  comme 
le  héros  de  Chateaubriand  '.'Ce  mélange  a  donné  naissance 
à  un  roman  hongrois  où  les  problèmes  qui  agitaient  la  jeu- 
nesse d'alors,  étaient  exposés  en  paroles  enflammées,  avec 
une  profondeur  de  sentiment  rare  dans  la  littérature  magyare. 
Et  ce  qui  était  encore  plus  rare,  ce  sont  les  réflexions  qui 
élevaient  le  lecteur  dans  une  sphère  où  les  romanciers  n'ont 
guère  coutume  de  les  conduire.  On  peut  dire  que  le 
Chartreux  est  un  poème  lyrique  plutôt  qu'un  roman,  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  qu'il  reste  encore  aujourd'hui  une  des  plus 
belles  œuvres  de  la  littérature  hongroise. 

Dans  ses  autres  ouvrages,  Eôtvôs,  dont  le  talent  de  con- 
teur s'était  affermi,  s'est  mêlé  hardiment  à  la  lutte  des  partis 
politiques.    Démocrate    sincère,   il   voulut,   par  son  Notaire 

1 .  Voy.  V.  Husziir,  Rousseau  es  iskolâja  a  regényirodalomban  (Rousseau  et 
son  école  dans  le  roman;,  1890.  Sur  le  Chartreux,  p.  107  et  suiv. 


408  LE    ROMAN    ET   LA    NOUVELLE 

du  village  (A  falu  jegyzôje,  1843),  dévoiler  toutes  les  plaies 
du  système  féodal  encore  en  vigueur  dans  le  pays.  Il  a  pu 
dire  avec  un  certain  orgueil  dans  ses  Pensées  : 

«  J"ai  été  un  soldat  dévoué  de  cette  démocratie  qui  ne  fait  pas  de 
bruit,  mais  qui  travaille  ;  qui  ne  veut  pas  rabaisser  les  autres,  mais  qui 
tâche  de  s'élever  jusqu'à  eux  ;  qui  ne  désire  pas  la  domination  de  la 
populace,  mais  la  liberté.  &i  ma  vie  ne  peut  pas  servir  d'exemple  à 
ceux  qui  veulent  le  contentement  d'eux-mêmes,  elle  a  pourtant  son 
prix  :  c'est  qu'à  l'instar  de  l'aimant,  j'ai  toujours  montré  une.  seule 
direction,  et  cela  aussi  a  sa  valeur.  » 

Cette  direction  tendait,  avant  la  Révolution,  à  affranchir  le 
peuple  de  l'esclavage  ;  après  la  Révolution,  à  l'affranchir  de 
l'ignorance. 

Pour  accomplir  cette  œuvre  civilisatrice,  Eôtvôs  deman- 
dait d'abord  la  réforme  de  l'administration  et  une  centra- 
lisation sage  et  modérée.  Dans  son  Notaire,  il  a  montré  à 
vif  les  misères  du  gouvernement  tyrannique  des  comitats. 
Ce  livre  est  plus  qu'un  roman,  c'est  le  fait  d'un  homme 
d'action.  Jamais  on  n'avait  exposé  d'une  manière  aussi 
serrée,  cruelle  et  saisissante  les  actes  et  les  folies  de  ces 
tyranneaux  de  province  qui  faisaient  tant  souffrir  le  peuple. 
Nous  avons  là  toute  la  vie  municipale  de  l'ancienne  Hongrie 
avec  ses  tares  et  son  déplorable  système  d'administration. 

Le  personnage  principal  du  roman  est  Tengelyi,  caractère  qui  per- 
sonnifie l'auteur.  Il  a  fait  ses  études  à  l'étranger;  de  retour  dans  son 
pays,  ses  idées  libérales  lui  créent  toute  sorte  de  difficultés  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  trouvé,  grâce  au  pasteur  Vândory,  la  place  de  notaire  à 
Tiszarét.  Le  notaire,  dans  les  communes  hongroises,  était  à  cette  époque 
un  personnage  assez  important.  Secrétaire  et  archiviste  de  la  mairie, 
il  devait  appartenir  au  moins  à  la  petite  noblesse  ;  les  roturiers  étaient 
impitoyablement  exclus  des  fonctions  du  comitat. 

Le  pasteur  qui  a  fait  ses  études  avec  lui,  est  également  un  esprit 
libéral,  mais  optimiste.  Il  vil  tranquille  sous  le  faux  nom  de  Vândory, 
car  il  est  en  réalité  le  frère  du  vice-comte  (alispân)  du  comitat  ;  enfant 
d'un  premier  lit.  Les  vexations  qu'il  avait  à  subir  de  la  part  d'une 
marâtre  lui  ont  fait  quitter  la  maison  paternelle.  Il  part  pour  l'Alle- 
magne et  fait  cession  à  son  frère  de  tous  ses  droits  d'héritier.  Ce 
frère,  Réty,  a  une  femme  ambitieuse  qui,  sachant  le  pasteur  en  pos- 


CHAPITRE  II  409 

session  de  certains  papiers  établissant  sa  naissance  et  ses  droits,  tente 
de  les  faire  voler.  Une  première  fois,  elle  échoue  ;  alors  Vândory,  pour 
plus  de  sûreté,  dépose  ses  titres  chez  Tengelyi,  le  notaire,  qui  les 
enferme  avec  ses  propres  titres  de  noblesse. 

Le  notaire,  déjà  décrié  à  cause  de  sa  fermelé  et  de  son  esprit  libéral, 
devient  l'objet  de  la  haine  de  tous  les  autres  fonctionnaires,  parmi  les- 
quels le  juge  Nyiizû,  qui  ne  connaît  que  coups  de  bâton  et  coups  de 
poing  dans  l'exercice  de  ses  fonctions.  C'est  lui  qui,  à  force  de  vexa- 
tions, a  fait  de  l'honnête  Viola  un  brigand.  Tengelyi  ayant  donné  l'hos- 
pitalité à  la  femme  et  aux  enfants  de  ce  pauvre  homme,  devient  encore 
plus  suspect;  et  lorsque  Viola,  connaissant  le  secret  de  Madame  Réty, 
arrache  des  mains  de  Czifra  les  papiers  qu'il  vient  de  voler,  toutes  les 
forces  administratives  et  judiciaires  du  comitat  sont  ameutées  contre 
lui  et  Tengelyi.  Viola  traqué  avec  ses  hommes  dans  une  forêt,  garde 
toujours  ce  paquet  compromettant  et  ne  sort  de  sa  hutte  qu'à  moitié 
aveuglé  et  asphyxié  parle  feu  qu'on  amis  pour  le  faire  partir.  Katzenhau- 
ser,  l'avocat  de  Madame  Réty,  lui  arrache  les  papiers  ;  le  pauvre 
homme  est  jugé  par  le  comitat  et  condamné  à  la  potence  ;  mais  au 
dernier  moment,  des  mains  secourables  le  délivrent.  La  nuit,  il  se  fau- 
lile  jusque  dans  la  chambre  de  l'avocat  qui  demande  à  Madame  Réty 
50,000  llorins  pour  les  papiers  et  menace  de  la  trahir  si  elle  ne  les  lui 
donne.  Viola  tue  l'avocat,  se  saisit  du  paquet,  mais  il  n'arrive  pas  à 
le  rendre  au  notaire.  Les  soupçons  les  plus  graves  pèsent  maintenant 
sur  celui-ci  :  on  l'accuse  d'avoir  usurpé  ses  titres  de  noblesse  et  comme 
il  n'a  plus  les  actes  qui  l'établissent,  on  le  menace  de  lui  enlever  son 
emploi  ;  d'autres  l'accusent  d'avoir  tué  l'avocat,  son  ancien  ennemi.  On 
l'emprisonne,  mais  Viola,  averti  du  péril  où  se  trouve  son  bienfaiteur, 
se  risque  une  dernière  fois  à  paraître  sur  le  territoire  du  village  où 
Nyuzô  a  causé  sa  ruine.  Poursuivi  par  les  gendarmes,  il  tombe  frappé 
d'une  balle,  tenant  les  papiers  précieux  dans  ses  mains.  L'origine 
noble,  en  même  temps  que  l'innocence  de  Tengelyi  sont  ainsi  établies. 
Madame  Réty,  déçue  dans  son  ambition  et  craignant  la  honte  que  son 
secret  divulgué  pourrait  faire  rejaillir  sur  elle,  s'empoisonne. 

Malgré  ses  visées  politiques  et  sociales,  ce  roman  est  très 
attachant.  Les  couples  amoureux  jettent  sur  ce  sombre 
tableau  quelques  rayons  de  gaieté.  Il  y  a  d'abord  la  fille  du 
notaire,  Guillemette,  qui  est  la  fiancée  d'Achatius  Réty,  fils 
du  vice-comte,  né  d'un  premier  mariage.  Ce  jeune  homme, 
esprit  libéral  et  généreux,  reproche  amèrement  à  sa  belle- 
mère   de  faire  cause  commune  avec  des  hommes,  comme 


410  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

Katzenhauser,  pour  commettre  des  vols  ;  il  quitte  d'ailleurs 
la  maison  paternelle  pour  suivre  le  penchant  de  son  cœur. 
Puis  Adélaïde,  sa  sœur,  amie  de  Guillemette  et  fiancée  à 
Coloman  Kislaky,  qui  défend  si  vaillamment  Tengelyi  lors 
de  la  réélection  des  fonctionnaires  (restauratio)  et  fait  échap- 
per Viola  condamné  à  mort  par  un  tribunal  improvisé.  Par 
la  bouche  de  ces  personnages  sympathiques  et  gagnés  à  la 
cause  libérale,  le  romancier  plaide  pour  les  idées  qui  lui  sont 
chères  :  égalité  devant  la  justice,  émancipation  des  serfs  et 
dos  juifs,  pouvoir  centralisé  entre  les  mains  d'un  gouverne- 
ment responsable,  amélioration  du  régime  pénitentiaire.  Il 
y  a  surtout  deux  abus  qui  sont  étudiés  avec  beaucoup  de 
finesse  et  d'ironie  mordante  :  l'élection  des  fonctionnaires, 
raillée  également  par  quelques  dramaturges,  mais  dont 
toutes  les  turpitudes  sont  ici  dévoilées  ;  puis  le  statarium, 
ce  droit  de  vie  et  de  mort  des  comitats  et  des  seigneurs  sur 
les  révoltés.  On  voit  dans  ce  roman  la  faiblesse  du  président 
qui  n'ose  résister  aux  procédés  illégaux  des  Nyuzd  et  des 
Katzenhauser;  mille  entorses  données  à  la  loi,  une  précipi- 
tation coupable  quand  il  s'agit  de  la  vie  d'un  homme,  en 
un  mot,  l'absence  de  toute  garantie  dans  le  jugement  des 
serfs. 

Eôtvos  a  chaleureusement  plaidé  cette  cause  dans  le  seul 
roman  historique  qu'il  ait  composé  :  La  Homjrie  en  1514 
(Magyarorszâg  lS14-ben,  1847).  Ce  n'est  pas  une  œuvre  dans 
le  genre  de  celles  de  Jdsika.  Il  ne  s'agissait  pas  pour  lui  d'évo- 
quer la  gloire  des  ancêtres,  mais  de  montrer  au  contraire  dans 
quel  état  pitoyable  le  pays  se  trouvait  au  commencement  du 
xvi*"  siècle  :  état  qui  en  fit  la  proie  facile  des  Turcs.  Ce  roman 
est  l'histoire  de  la  Jacquerie  hongroise,  de  la  sédition  de 
Dozsa  qui  a  laissé  des  souvenirs  terribles  dans  la  mémoire 
de  la  nation  aussi  bien  par  les  cruautés  commises  que  par  le 
châtiment  inhumain  qui  les  suivit. 

Le  faible  et  pusillanime  roi  Wladislas  II  est  sur  le  trône  ;  le  pouvoir 
est  aux  mains  du  cardinal  Bakâcs  qui  est  lils  de  serf,  mais  que  ses 
grandes  qualités  ont  désigné  pour  gouverner  le  pays.  La  haute  noblesse 


CHAPITRE  11 


411 


le  regarde  d'un  mauvais  œil  et  lorsqu'il  revient  de  Rome  avec  une  bulle 
prêchant  la  croisade,  il  est  vivement  combattu  dans  le  conseil  du  roi. 
Cependant  des  milliers  de  paysans  qui  gémissent  sous  le  joug  de  sei- 
gneurs cruels,  répondent  à  son  appel  et  (ieorges  Dozsa,  un  héros  sicule 
[székely]  issu  du  peuple,  se  met  à  leur  tète.  Mais  au  lieu  de  marcher 
contre  les  Turcs,  les  troupes  rassemblées,  excitées  par  les  discours  de 
Frère  Laurent,  attaquent  et  pillent  les  châteaux.  Sous  les  murs  de  Te- 
mesvâr,  elles  sont  batlues  par  Zâpolya  qui  convoite  la  couronne.  Un 
châtiment  terrible  est  infligé  aux  chefs  de  la  .lacquerie. 

Deux  couples  se  détachent  dans  ce  sombre  tableau  :  Euphrosyne, 
fille  du  puissant  seigneur  Telegdi  mis  à  mort  par  les  paysans,  et  son 
fiancé  Artàndi,  beau,  vaillant  et  sans  scrupules.  Il  a  séduit  la  lille  du 
commerçant  Szaleresi,  Claire,  qui  en  vraie  héroïne  de  George  Sand  est 
tellement  enivrée  de  son  amour  que  malgré  tout,  elle  a  toute  con- 
liance  en  son  séducteur.  Elle  hait  profondément  Euphrosyne  et  met 
tout  en  œuvre  pour  lui  nuire.  C'est  elle  qui  a  soudoyé  une  troupe  de 
paysans  pour  qu'ils  pillent  la  maison  des  Telegdi  ;  c'est  elle  qui  trahit 
la  cachette  de  la  jeune  tille  et  la  fait  prendre  par  les  serfs  qui  l'em- 
mènent dans  leur  camp  où  elle  est  délivrée  par  Urbain,  clerc  élevé  par 
Telegdi.  Le  caractère  de  cet  enfant  du  peuple  qui  meurt  pour 
celle  qu'il  aime,  est  un  des  plus  beaux  du  roman.  Comme  Claire, 
la  roturière,  espère  gagner  le  cœur  d'Arlândi  :  Urbain,  dont  le  dévoue- 
ment pour  les  Telegdi  est  sans  bornes,  ose  lever  les  yeux  jusque  vers 
la  belle  Euphrosyne.  Tous  deux  tombent  victimes  des  préjugés  de  la 
noblesse.  Claire  est  lâchement  abandonnée  et  ne  peut  que  montrera 
son  séducteur  de  quelle  ignominie  il  s'est  ainsi  couvert.  Urbain  tombe 
dans  la  bataille  décisive  en  combattant  avec  les  serfs  auxquels  il  s'est 
joint  pour  sauver  celle  qu'il  aime.  Szaleresi,  le  père  de  Claire,  long- 
temps prisonnier,  est  enfin  délivré  ;  il  part  avec  sa  fille  au  moment  où 
Paul  épouse  Euphrosyne. 

La  grande  sympathie  que  l'auteur  éprouvait  pour  la  cause 
du  peuple  éclate  à  chaque  page  de  cette  œuvre  magistrale. 
Frère  Laurent  est  le  porte-parole  des  idées  généreuses  et 
humanitaires  de  Fécrivain.  Quoique  fanatique,  il  plaide  la 
cause  de  l'abolition  du  servage;  il  peint  la  décadence  de  la 
Hongrie  causée  par  la  rivalité  (h's  nobles  et  l'oppression 
inouïe  du  peuple.  Si  le  soulèvement  de  loti  a  avorté,  il  espère 
que  l'avenir  réparera  les  torts  que  sUbit  la  «  plebs  contri- 
buens  ». 

Eolvos,par  sa  manière  de  conter,  se  rattache  directement  à 


412  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

George  Sand.  Si  dans  son  premier  roman  il  a  ingénieuse- 
ment combiné  Rousseau  avec  Chateaubriand  et  Musset  pour 
se  peindre  lui-même  au  milieu  d'une  société  qu'il  désirait 
réformer,  il  a,  dans  la  suite,  étudié  surtout  George  Sand  dont 
le  nom  se  trouve  à  plusieurs  reprises  sous  sa  plume.  Cette 
pitié  pour  les  pauvres  et  les  déshérités  ;  cette  éloquence  en 
faveur  des  droits  du  cœur  se  refusant  à  se  soumettre  aux 
exigences  de  la  société;  ce  tour  tantôt  pathéthique,  tantôt 
ironique  du  récit  dénotent  —  malgré  la  différence  des  sujets 
—  un  commerce  très  intime  avec  l'auteur  de  Lélia  *. 

Les  paroles  prononcées  si  souvent  dans  les  pièces  popu- 
laires :  «  J'écoute  la  voix  de  mon  cœur  et  non  celle  des  con- 
venances )),sont  comme  la  devise  des  héros  de  ces  romans  oii 
les  crimes  commis  contre  les  droits  du  cœur  et  contre  ceux 
de  la  nature  sont  cruellement  châtiés. 


V 


L'année  1848  sembla  réaliser  les  vœux  d'Eôtvôs,  mais  bien- 
tôt l'horizon  s'obscurcit  et  une  réactien  abominable  se  mit  à 
peser  sur  le  pays.  Les  deux  romanciers  qui  à  cette  époque  ont 
donné  leurs  chefs-d'œuvre,  Kemény  et  Jôkai,  forment  un  con- 
traste bien  frappant.  Kemény  est  un  pessimiste  qui  se  réfugie 
dans  le  passé  pour  en  tirer  des  épisodes  tragiques  ;  Jôkai 
descend  jusqu'au  peuple  et  prend  l'évolution  politique, 
sociale  et  littéraire  du  xix^  siècle  comme  sujet  de  ses  romans; 
ou  bien  il  peint  avec  un  humour  incomparable  quelques  types 
d'avant  1848  et  de  la  réaction.  Pour  le  premier,  l'influence 
de  Balzac  est  apparente;  le  second  présente  un  mélange  indé- 

1.  Dans  une  de  ses  nouvelles  :  La  fille  du  meunier,  Eôtvôs  a  également 
plaidé  pour  les  droits  du  cœur.  Ce  riche  meunier  qui  promet  d'abord  sa  fille 
à  un  jeune  homme  formé  par  lui,  mais  qui,  plus  tard,  veut  la  forcer  d'épouser 
un  fonctionnaire  du  comitat,  noble  et  gueux,  est  sévèrement  puni,  car  sa 
fille  préfère  se  noyer  la  veille  de  son  mariage  que  de  se  reprendre  à  Sâtonyi 
qu'elle  aime. 


CHAPITRE   11  413 

finissable  de  Dumas  et  de  ces  romantiques  dont  l'imagi- 
nation sans  frein  crée  des  situations  extraordinaires,  mais 
chez  lui  persiste  un  fond  de  bonhomie  magyare  qui  rappelle 
tantôt  la  petite  ville,  tantôt  l'horizon   illimité  de  la  puszta. 

Kemény  *  ne  pose  pas  de  problèmes  moraux,  encore  moins 
s'essaie-t-il  à  décrire  le  détail  extérieur,  comme  Jdsika; 
quoique  libéral  il  ne  fait  pas  de  politique  sociale  dans  ses 
romans,  comme  Eôtvôs.  Il  ne  s'occupe  que  de  l'homme  et  de 
sa  destinée  en  analysant  avec  force  et  subtilité  les  mobiles  de 
ses  actions.  Ce  qu'il  dit  d'un  peintre,  dans  son  premier 
roman,  pourrait  s'appliquer  à  lui  :  «  Il  connaissait  à  fond 
l'écriture  cachée  des  lignes,  les  secrets  des  muscles  et  le 
mélange  des  passions  qui  se  combattent,  les  expressions  qui 
portent  en  elles  nos  sensations,  nos  colères,  nos  idées  fixes  et 
nos  penchants,  en  un  mot  l'influence  de  l'àme  sur  l'individu.  » 

Ses  romans  sont  les  plus  tragiques  de  la  littérature  hon- 
groise. Mais  ce  n'est  pas  la  tragédie  des  vices  et  des  passions 
qu'il  écrit,  c'est  celle  des  erreurs  du  dévouement  et  de  la 
loyauté.  Il  se  dégage  de  ses  œuvres  cette  doctrine  peu  con- 
solante qu'il  est  plus  facile  d'éviter  le  péché  que  les  consé- 
quences d'un  noble  emportement,  qu'il  ne  suffit  pas  de  ne  pas 
méconnaître  les  lois  de  la  morale,  car  il  y  a  d'autres  intérêts 
qu'on  ne  néglige  pas  impunément.  «  Dieu  peut  pardonner, 
dit-il,  à  celui  qui  se  confesse  et  se  repent  sincèrement,  mais 
les  intérêts  politiques  méconnus  sont  impitoyables,  car  ils 
portent  avec  eux  la  déesse  vengeresse.  » 

1.  Né  en  Transylvanie;  il  fit  ses  études  à  Nagy-Enyed  et  se  fixa,  en  1846,  à 
Pest,  où  il  devint  rédacteur  du  Pesti  Hirlap.  Après  la  Révolution,  il  dut 
rester  longtemps  caché;  il  revint,  en  18oo,  et  prit  la  direction  du  Pesli  Naplo, 
dont  la  grande  renommée  s'attache  à  son  nom.  Kemény  fut  l'auxiliaire  le  plus 
dévoué  de  François  Deak.  Il  publia,  outre  ses  romans,  de  nombreuses  études 
politiques  et  historiques.  Voy.  les  Eloges  de  Charles  Szâsz  (Annales  de  la 
Société  Kisfaludy,  tome  XII)  et  de  Paul  Gyulai;  Salamon,dans  ses  Eludes  lit- 
téraires (tome  II,  p. 308  et  suiv.)  J.  Péterfy,  S.  Kemény,  romancier,  dans  Buda- 
pest! Szemle,  1881;  P.  Kâroly  :  B.  Kemény  Zsiymond,  mint  végényiro  (S. 
Kemény,  romancier)  1899  (brochure);  J.  Beothy  :  A  traqicum,  1885  (La  plu- 
part des  exemples  dans  cet  ouvrage  d'esthétique  sont  tirés  des  romans  de 
Kemény). 


414  LE    KOMAN    ET    LA    NOUVELLE 

Komény,  comme  Jdsika,  emprunte  de  préférence  ses 
sujets  à  l'histoire  de  la  Ti-ansylvanie  «  où,  comme  il  dit,  un 
morceau  de  bois  est  une  reli(jue,  où  l'on  voit  dans  la  pous- 
sière les  traces  de  géants,  où  l'air  porte  sur  ses  ailes  de 
nobles  cendres  et  où  la  montagne  de  granit  veille  comme  un 
monument  éternel  sur  le  souvenir  des  grandes  actions  ». 

Doué  du  sens  de  l'histoire,  possédant  une  forte  culture, 
il  connaît  à  merveille  Tàme  des  personnages  qui,  aux  xvf 
et  xvn''  siècles,  occupèrent  la  scène.  Tout  revit  et  s'anime 
dans  cette  évocation  ;  il  peint  en  traits  si  frappants,  la 
physionomie  du  passé  qu'on  chercherait  en  vain  des  por- 
traits aussi  exacts,  môme  chez  les  historiens,  ses  contempo- 
rains. C'est  Kemény  qui,  par  ses  romans  et  ses  études,  a 
enseigné  à  ces  derniers  l'art  de  caractériser  les  hommes 
politiques.  En  quelques  traits  marquants,  il  nous  présente 
les  princes  et  leurs  conseillers  ;  la  séparation  douloureuse 
de  la  Hongrie  et  de  la  Transylvanie  après  la  bataille  de 
Mohâcs,  la  lutte  du  catholicisme  et  du  protestantisme,  les 
intrigues  de  Vienne  et  de  Constantinople,  le  fanatisme  des 
sectes  religieuses  opprimées  et  persécutées  ;  l'aristocratie  et 
le  clergé,  les  bourgeois  et  le  peuple,  les  aventuriers  et  les 
comédiens  étrangers,  les  renégats  qui  deviennent  les  espions 
de  la  Turquie  :  tout  se  détache  admirablement  sur  un  fond 
d'événements  toujours  tristes  et  parfois  tragiques. 

Si,  malgré  ces  grandes  qualités,  les  romans  et  les  nou- 
velles de  Kemény  n'ont  pas  obtenu  le  succès  qu'elles 
paraissent  mériter,  la  faute  en  est  aux  faiblesses  de  la  com- 
position, aux  longueurs  qui  fatiguent  le  lecteur.  La  langue 
ferme  et  sobre  ne  coule  pas  comme  celle  des  autres  grands 
romanciers  magyars;  ses  phrases  sont  comme  taillées  dans 
le  roc  et  ce  penseur  profond  manque  d'aisance.  Ses  concep- 
tions tragiques  effrayent  le  lecteur  et,  selon  le  mot  de 
Péterfy  :  «  Il  peut  aussi  bien  devenir  populaire  qu'un  volcan 
au  milieu  d'un  désert  peut  devenir  le  séjour  préféré  des 
excursionnistes.  » 

Ce  n'est  qu'après  sa  mort  que  les  critiques  Beothy,  Péterfy 


CHAPITRE  H  415 

et  Paul  Gyulai,  auquel  nous  devons  la  dernière  édition  de 
ses  œuvres,  ont  mis  ses  qualite's  en  valeur,  et  il  est  permis 
d'espérer  pour  lui  un  regain  d'actualité. 

Nous  avons  de  Kemény  quatre  romans  historiques,  un 
roman  social  et  une  série  de  nouvelles.  Il  use  dans  toutes 
ses  œuvres  du  môme  procédé.  C'est  un  disciple  de  Balzac 
qui,  outre  Balzac  dont  le  nom  revient  fréquemment  sous  sa 
plume,  avait  lu  et  médité  ceux  des  prosateurs  français  qui  se 
distinguent  par  la  profondeur  de  leur  pensée,  notamment  La 
Bruyère,  La  Rochefoucauld  et  Montesquieu.  Combien  ces 
modèles  ont  façonné  son  style  et  sa  manière  de  penser  et  à 
quel  degré  était  française  l'atmosphère  oii  il  a  vécu  :  c'est  ce 
qui  apparaît  au  ton  du  récit,  à  l'enchevêtrement  de  l'in- 
trigue, ainsi  qu'à  de  nombreux  termes  français.  Kemény  les 
emploie,  en  effet,  sans  scrupule,  surtout  dans  ses  nouvelles 
où  il  les  a  préférés  à  des  équivalents  magyars,  probablement 
parce  que  le  mot  français  rendait  mieux  la  nuance  de  sa 
pensée  K  Ses  romans  sont  exempts  de  ces  citations;  mais  ici 
l'analyse  minutieuse  des  caractères,  les  longues  réflexions 
et  les  méditations  que  font  ses  personnages  avant  de  risquer 
un  pas  décisif,  montrent  suffisamment  que  Kemény  a  bien 
mieux  que  Jdsika  profité  de  la  lecture  de  Balzac.  Le  nom  de 
"  Balzac  hongrois  »  que  lui  a  donné  la  critique  est  pleine- 
ment justifié  ;  sans  porter  atteinte  à  la  puissante  originalité 
du  romancier  magyar,  ce  nom  indique  de  quel  écrivain  il 
fut  surtout  le  disciple. 

1.  Nous  avons  relevé  dans  les  Imaqes  floltanles  :  gêne,  liane,  toilette,  par- 
tie, bulletin,  atelier,  abbé,  géranium,  dessin,  attitude,  cabaret,  rococo,  piquant, 
poudré,  mansarde,  saison,  bourgeoisie,  pairie,  ignorer,  touriste,  sujet,  vaude- 
ville, corset,  en  vogue,  gourmand,  pantomime,  confort,  enfllade,  gêner,  cou- 
vert, salon,  parc,  savoir-vivre,  étiquette,  manœuvre,  stratagème,  contour, 
puritain,  poste,  émancipé,  boudoir,  (le)  mémoire,  démon,  tabouret,  éloge, 
bouder  (boudirozva),  pruderie,  omelette,  parole,  gelée,  parvenu.  —  Dans 
Atnoiir  et  Vanilé  (Szerelem  es  hiusâg)  :  souverain,  apanage,  charge,  haute- 
volée,  aquarelle,  caprice,  scandale,  (les)  dehors,  bêtise,  coterie,  chaise- 
longue,  allure,  platitude,  fade,  lecture,  (femme)  entretenue,  migraine,  saison, 
élan,  roué,  contenance,  escamoteur.  —  Dans  les  Abîmes  du  cœur  :  niveau, 
routine,  par  dépit,  courtisane. 


416  LE    KOMAN    ET   LA    NOUVELLE 

Kemény  a  débuté  en  1847  par  un  roman  en  cinq  volumes 
intitulé  Paul  Gyulai.  Dix  ans  plus  tard,  il  donna  :  La  veuve 
et  sa  fille  qui  atteste  un  grand  progrès  au  point  de  vue  de 
la  composition  ;  en  1859,  les  Fanatiques^  son  roman  le  plus 
achevé;  enfin,  en  1862,  les  Temps  funestes. 

Dans  Tintervalle,  il  écrivit  :  Mari  et  femme.,  roman 
inspiré,  dit-on,  par  le  cas  du  duc  de  Praslin,  et  une  série  de 
nouvelles  dont  la  plus  importante  :  Images  flottantes  sur 
riiorizon  de  l'âme.,  relie  d'une  façon  romanesque  la  Tran- 
sylvanie où  plongent  les  racines  de  son  talent,  à  la  France, 
seconde  patrie  des  romanciers  hongrois,  et  symbolise  ainsi 
les  relations  trois  fois  séculaires  qui  existaient  entre  les 
deux  pays. 

?aul  Gyulai  (Gyulai  Pâl)  nous  transporte,  comme  les  nombreux  ro- 
mans de  Jôsika,  à  la  cour  des  Bâthori.  Gyulai  élevé  dans  les  Universités 
italiennes,  revient  en  Transylvanie  ;  impliqué  bientôt  après,  dans  un 
de  ces  nombreux  soulèvements  qui  sont  le  trait  dominant  de  l'histoire 
de  ce  pays  au  xvi«  siècle,  il  est  arrêté,  mais  Christophe  Bâthori  se 
montre  clément  à  son  égard;  d'autre  part,  Eltienne  Bâthori,  devenu 
plus  tard,  roi  de  Pologne,  lui  témoigne  sa  faveur  et  le  prie  de  rester 
fidèle  au  jeune  Sigismond  et  de  l'aider  à  gouverner.  Gyulai  veut 
montrer  sa  reconnaissance  ;  toutes  ses  pensées  tendent  à  fortifier 
le  trône,  à  maintenir  le  jeune  débauché  dans  le  droit  chemin  et  à  le 
débarrasser  de  ses  ennemis. 

Le  plus  puissant,  parmi  ces  derniers  est  un  parent  du  prince, 
Balthasar  Bâthori,  comte  de  Fogaras,  guerrier  très  populaire.  Le 
conseil  secret,  sous  la  présidence  de  Gyulai,  a  décidé  de  faire  exécuter 
Balthasar  à  la  première  illégalité  commise  par  lui;  mais  malgré 
les  efforts  de  Gyulai  pour  l'entraîner  sur  le  terrain  révolutionnaire,  il 
fait  strictement  son  devoir.  Le  fidèle  conseiller,  dont  l'âme  est  hantée 
par  la  crainte  de  la  chute  du  prince,  voudrait  bien  se  retirer  dans  son 
village  et  se  consacrer  à  ses  chères  études,  mais  toujours  la  promesse 
faite  au  roi  de  Pologne  le  ramène  à  la  Cour,  qui  pour  lui  devient  un 
enfer.  Il  voit  Balthasar  gagner  de  plus  en  plus  la  faveur  du  peuple  ; 
il  se  décide  alors  à  faire  jeter  en  prison  un  comédien  nommé  Senno 
appartenant  à  une  troupe  italienne  qui  représente  un  mystère,  et  cela 
parce  qu'il  a  manifesté  bruyamment  en  faveur  de  Balthasar. 

Gyulai,  qui  voit  partout  des  complots,  profite  de  l'effervescence  cau- 
sée par  cette  arrestation  et  fait  étrangler  Senno  dans  sa  prison.  C'est 
ainsi  que  son  dévouement  le  rend  criminel  ;  ce  faux  pas  sera  la  cause 


CHAI>ITHË  II  4l7 

de  sa  chute  qui  est  racontée  dans  le  Journal  de  la  comtesse  de 
Tiefenbach.  La  femme  de  Senne,  Éléonore,  noble  transylvaine  qui 
s'était  mariée  malgré  Topposition  de  son  père,  avec  l'aventurier  italien 
devient  l'instrument  de  la  vengeance.  Elle  se  jette  dans  les  bras  des 
Jésuites  qui  poursuivent  la  réunion  de  la  Transylvanie  à  TAutriclie  et 
voient  d'un  mauvais  œil  le  conseiller  puissant  qui  appartient  au  parti 
turc.  Le  faible  Sigismond  a  confessé  au  jésuite  Alfonso  Cariaglia  que 
Balthasar  doit  être  exécuté  à  la  première  manifestation  de  révolte.  Le 
confesseur  divulgue  ce  secret  et  s'arrange  pour  qu'Éléonore  arrive  à  la 
Coursons  le  titre  de  «  comtesse  de  Tiefenbach  ».  Le  prince  ne  tarde 
pas  à  s'éprendre  d'elle;  Éléonore  résiste  d'abord,  mais  elle  a  juré  de 
venger  Senno  et  cette  vengeance  n'est  possible  qu'au  prix  de  sa  vertu. 
Alors  Balthasar  se  réconcilie  avec  Sigismond:  (jyulai,  d'abord  éloigné 
de  la  Cour,  est  vite  accusé  de  haute  trahison  et  le  prince  au  service 
duquel  il  a  consacré  ses  forces  et  sou  talent  le  fait  exécuter.  Éléonore 
va  le  voir  dans  son  cachot;  il  peut  revoir  celle  qu'il  a  aimée  et  qu'il  a 
poussée  dans  les  bras  du  prince  ;  il  mesure  l'inanité  de  ses  efforts  et 
le  triomphe  d'une  cause  qu'il  avait  combattue  avec  tant  d'ardeur. 

L'analyse  de  Tétat  d'âme  de  Gyulai,  les  combats  intérieurs 
qui  se  livrent  dans  le  cœur  d'Eléonore  avant  qu'elle  accepte 
de  devenir  la  maîtresse  de  Bâthori,  sont  dignes  de  Balzac. 
Malheureusement,  le  récit  est  lent  et  trop  enchevêtré.  Kemény 
a  voulu  représenter  dans  son  ensemble  l'histoire  intérieure 
de  la  Transylvanie.  Les  conciliabules  secrets  du  parti  turc, 
les  agissements  des  Jésuites,  la  vie  désordonnée  de  la  Cour, 
les  comédiennes  étrangères,  tantôt  frivoles,  tantôt  franche- 
ment amoureuses,  la  vie  de  couvent  :  tout  cela  est  présenté 
en  des  descriptions  ou  sous  forme  d'analyses  qui  en  rendent 
la  lecture  souvent  pénible.  On  trouve  dans  ce  roman  des  par- 
ties brillantes,  des  caractères  dessinés  avec  une  force  surpre- 
nante, des  réflexions  profondes;  mais  dans  la  composition 
éclatent  de  grands  défauts.  Les  préliminaires  occupent  trop 
de  place  et  tout  ce  qui  suit  la  mort  de  Senno  trop  peu. 
«  Chaque  page  de  ce  roman,  disait  un  critique,  vaut  plus  que 
le  roman  en  entier,  »  car  il  faut  dire  que  Paul  Gyulai  est 
l'œuvre  la  plus  tragique  de  la  littérature  hongroise. 

L'historien  Szalay  avait  reproché  à.Jôsika  de  n'avoir  pas, 
dans  ses  romans  tirés  de  l'histoire  de  la  Transylvanie,  fait  à 

27 


418  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

la  vie  religieuse,  si  importante  aux  xvi^  et  xvn"  siècles,  la 
place  qu'elle  méritait  d'occuper  :  Kemény  a  comblé  cette 
lacune.  C'est  le  fanatisme  religieux  au  service,  tantôt  des 
intérêts  particuliers,  tantôt  de  la  politique,  qui  a  inspiré  ses 
deux  romans  :  La  veuve  et  sa  fille  (Oezvegy  es  leânya)  et  Les 
Fanatiques  (A  rajongôk).  L'action  se  passe  pour  tous  deux  au 
temps  de  Georges  I"Râkoczy  (1630-1648).  Une  tragédie  intime 
se  déroule  dans  le  premier  ;  le  second  nous  montre  la  rivalité 
de  deux  chanceliers  et  les  persécutions  subies  par  une  secte 
religieuse,  les  Sabbathaires*. 

Dans  La  veuve  et  sa  fille,  la  mère  s'appelle  Rebecca  Tarnôczy.  Sa  fille, 
Sarah  était,  dès  son  enfance,  destinée  par  la  volonté  de  son  père  à  épou- 
ser un  des  fils  Mikes.  Cependant  Rebecca,  ardente  calviniste,  ne  veut  à 
aucun  prix  consentir  au  mariage  de  sa  fille  avec  un  catholique.  Elle  a 
promis  Sarah  au  riche  Haller  et  est  ainsi  résolue  à  faire  de  sa  flUe  la 
compagne  d'un  vieillard.  Les  Mikes  veulent  empêcher  ce  sacrifice  et,  pour 
sauver  la  jeune  fille,  Jean  Mikes  l'enlève  pour  la  mettre  chez  son  père 
en  attendant  le  retour  de  son  frère  Clément,  qui  fait  la  guerre.  Juste  à 
ce  moment  le  prince  Georges  Râkoczy  descend  avec  sa  suite  dans  la 
maison  des  Mikes  auxquels  il  doit  de  la  reconnaissance,  car  un  de  leurs 
fils,  Maurice,  entré  dans  Tordre  des  Jésuites,  lui  a  sauvé  la  vie  lors  d'une 
chasse.  Mais  cela  ne  l'empêche  pas  de  se  montrer  très  dur  envers  celte 
famille  catholique.  Les  plaintes,  les  cris  de  Rebecca  Tarnôczy  qui  con- 
jure le  prince  de  lui  rendre  justice,  font  prononcer  à  Râkoczy  que  la 
jeune  fille  doit  retourner  chez  sa  mère  et  que  les  biens  des  Mikes  seront 
confisqués  au  profit  du  futur  mari  de  Sarah. 

La  veuve,  tout  en  marmottant  ses  prières,  continue  son  œuvre  de  ven- 
geance. Les  fils  Mikes  se  sont  enfuis  ;  l'un  d'eux  est  grièvement  blessé  en 
duel,  pour  avoir  défendu  l'honneur  de  Sarah.  Lorsque  Rebecca  voit  cette 
victime,  elle  exulte  et  s'empresse  d'apprendre  la  nouvelle  à  sa  fille  qui 
n'a  cessé  d'aimer  Jean  Mikes  depuis  son  enfance.  A  cette  nouvelle  Sarah 
se  plonge  un  couteau  dans  le  cœur.  Même  la  mort  de  sa  fille  n'assouvit 
pas  la  vengeance  de  cette  mégère.  Elle  vient  encore  annoncer  une  mau- 
vaise nouvelle  aux  vieux  parents  désolés,  lorsqu'elle  apprend  que  le 
prince  a  pardonné  et  que  les  Mikes  rentrent  en  grâce  :  de  rage  et  de 
saisissement  elle  meurt  sur  le  seuil  de  leur  porte. 

Rebecca  est  un  caractère  balzacien  ;    l'avarice,   la  haine 

i .  L'histoire  de  cette  secte,  peu  connue  des  théologiens,  a  été  écrite  par 
S.  Kohn  :  A  szombatosok,  livre  traduit  en  allemand  :  Die  Sabbatharier  (1894). 


CHAPITRE  II  419 

religieuse,  le  fanatisme  font  d'elle  «  une  machine  vivante 
que  les  roues  de  lapassion  entraînent  avec  rapidité  et  toujours 
dans  la  même  direction  jusqu'à  ce  qu'elle  se  brise  au  premier 
obstacle  ».  Elle  est  peut-être  dessinée  avec  une  régularité 
trop  absolue  depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin,  pour- 
suivant sa  vengeance  aveuglément.  Sa  fille,  par  son  mutisme 
et  son  obéissance  passive,  entraîne  la  catastrophe.  Si  elle 
avait  manifesté  son  amour  pour  Jean,  le  malentendu  causé 
par  l'enlèvement  se  serait  vite  dissipé.  Gomme  dans  tous  les 
romans  de  Kemény,  une  certaine  fatalité  pèse  sur  la  famille 
Mikes,  probe  et  austère  pourtant,  mais  que  l'acte  irréfléchi 
de  leur  fils  précipite  dans  le  malheur. 

Le  second  roman  Les  Fanatiques  esttout  aussi  remarquable 
par  la  peinture  de  l'époque  et  de  plus  mieux  composé.  Tout 
un  monde  s'y  agite  et  le  romancier  tient  les  nombreux  fils 
avec  beaucoup  de  maîtrise.  Cette  œuvre  marque  l'apogée  de 
son  talent. 

Nous  y  trouvons  face  à  face  deux  chanceliers  de  la  cour  transyl- 
vaine :  Favare,  sordide  et  rancunier  Kassai,  tout  puissant  à  la  cour 
de  Râkoczy  ;  et  Pécsi,  son  prédécesseur,  caractère  ferme,  qui  s'était 
élevé  à  force  de  travail  aux  plus  hautes  fonctions,  mais  que  ses  sym- 
pathies pour  les  Sabbathaires  tiennent  éloigné  de  la  Cour.  Il  est 
toutefois  assez  puissant  pour  tenir  en  échec  Kassai  qui  n'attend  que  sa 
perte  pour  accaparer  ses  immenses  domaines  :  soixante  et  onze  villages. 

Ue  même  que  Paul  (îyulai  cherchait  à  faire  commettre  à  Balthasar 
Bàthori  une  action  irréfléchie  et  y  employait  toute  son  astuce,  de  même 
Kassai  voudrait  que  Pécsi  manifestât  ouvertement  son  adhésion  à  une 
secte  religieuse  condamnée  par  la  loi.  Il  se  sert  à  cet  efîet  d'un  sabba- 
thaire  fanatique,  Szoke  Pista,  surnommé  «  l'Ange  de  Sardis  m  qui,  sous 
le  nom  d'Etienne  Laczkû,  a  épousé  Claire  Bodù.  Szôke  est  tout  sim- 
plement un  serf  qui  s'est  enfui  des  terres  de  Kassai.  Celui-ci  le  fait 
prendre  et  lui  promet  sa  liberté  à  condition  qu'il  se  fasse  l'espion  de 
Pécsi.  L'ex-chancelier  accueille  avec  faveur  ce  fanatique  qui  lui  demande 
de  convoquer  une  assemblée  générale  des  Sabbathaires  à  Balâzsfalva  et 
d'y  promulguer  la  doctrine  de  la  sectç,  La  description  de  cette  assemblée 
est  le  plus  beau  morceau  du  roman  ;  elle  montre  l'art  auquel  Kemény 
sait  atteindre  dans  la  peinture  d'une  foule  aux  passions  déchaînées  et 
dans  l'excitation  de  la  terreur  et  de  la  pitié  tragiques. 

Kassai  sait  que  l'assemblée  défendue  aura  lieu;  il  veut  que  son  lils 


420  LE    KOMAN  ET    LA    NOUVELLE 

adoptif  Elemér  —  celui-là  même  qui  aime  la  fille  de  Pécsi,  Deborah 
surnommée  «  la  rose  de  Saron  »  —  emprisonne  par  ordre  du  gouver- 
ment  les  chefs  du  mouvement  sectaire.  Elemér,  venu  pour  avertir  Pécsi 
des  intentions  du  chancelier,  entre  dans  le  temple  où  se  tient  la  réu- 
nion. Il  est  dénoncé  par  «  l'Ange  de  Sardis  »  et  écharpé  par  la  foule 
fanatique.  La  force  armée  arrive;  Laczkû  tombe  percé  de  coups  et  Pécsi 
lui-même  est  mis  aux  fers.  Les  troupes  ramènent  le  cadavre  d'Elemér 
avec  le  vieux  Pécsi  chargé  de  chaînes  et  Deborah  rencontre  le  triste 
convoi.  Kassai  est  frappé  dans  sa  seule  affection  ;  Pécsi  voit  également 
«  que  toute  sa  vie  est  manquée  ».  Le  chef  des  Sabbathaires  est  cepen- 
dant amnistié  et  lorsque  le  parti  de  la  guerre  contre  l'Autriche  prend 
le  dessus  —  nous  sommes  en  1638  —  Kassai,  qui  conseillait  toujours  la 
paix,  est  congédié  et  finit  ses  jours  dans  l'isolement  et  le  silence. 

Kemény  a  introduit  dans  ce  roman  la  femme  de  Râkoczy, 
Suzanne  Lorantfi,  âme  pieuse,  à  laquelle  le  célèbre  collège 
de  Sârospatak,  ce  foyer  de  la  vie  intellectuelle  protestante, 
doit  sa  grandeur  et  sa  prospérité.  Son  chapelain  Dayka  lui 
a  présenté  la  femme  de  Laczkd,  Claire  Bodo,  un  des  plus 
beaux  caractères  que  Kemény  ait  créés.  Modèle  de  la  femme 
dévouée  et  de  la  mère  aimante,  elle  expose  à  la  princesse, 
avec  beaucoup  de  simplicité,  le  sort  de  son  mari  qui  se  débat 
entre  les  griffes  de  Kassai  et  que  sa  félonie  envers  Pécsi  a 
rendu  presque  fou.  La  princesse  la  garde  à  la  Cour  et,  après 
la  mort  tragique  de  son  mari,  elle  lui  donne  une  petite  terre 
où  cette  femme  admirable  devient  l'ange  consolateur  des 
faibles  et  des  malades. 

Ici  encore,  ce  sont  les  nobles  erreurs  plutôt  que  les  mau- 
vaises actions  qui  amènent  la  catastrophe.  Certes,  il  était 
contraire  aux  lois  d'embrasser  les  doctrines  des  Sabbathaires, 
mais  on  comprend  cette  âme  élevée  qui,  au  milieu  des  dis- 
cussions arides  des  théologiens,  des  guerres  continuelles, 
aime  à  remonter  jusqu'à  l'ancien  Testament  et  espère  voir  le 
règne  du  Seigneur  établi  sur  la  terre.  Malheureusement, 
cette  religion  nouvelle  avait  ses  fanatiques  et  ce  sont  eux 
qui  causent  la  ruine  de  Pécsi  et  des  nombreux  sectaires  qui 
avaient  répondu  à  son  appel. 

Dans  le   dernier  roman  historique   :  Les    temps  funestes 


CHAPITRE    II  421 

(Zord  idôk),  c'est  une  erreur  politique  du  grand  jurisconsulte 
Werbôczy  qui  sert  de  point  de  départ.  Après  la  mort  de 
Jean  Zâpolya  (1541),  il  avait  conseillé  à  sa  veuve,  Isabelle, 
de  demander  protection  plutôt  au  sultan  qu'aux  Habsbourg. 
Il  avait  ainsi  livré  la  capitale,  Bude,  aux  Turcs  qui  y  éta- 
blirent leur  domination  pendant  150  ans.  Sur  ce  fond  se 
détache  une  aventure  tragique. 

Le  bruit  des  combats  livrés  autour  de  Bude  est  arrivé  jusqu'en  Tran- 
sylvanie. Les  vieux  Deâk,  parents  de  Werbôczy  ne  pouvant  prendre  part 
eux-mêmes  à  la  guerre,  y  envoient  le  jeune  chevalier  Elemér  et  le  clerc 
Barnabe.  Tous  deux  aiment  la  belle  Dora  et  chacun  tâchera  de  la 
mériter  par  une  conduite  héroïque.  Barnabe  laid,  brutal  et -envieux, 
cherche  à  nuire  à  Elemér  qui  lui  pardonne  ses  grossièretés,  mais  ce 
clerc  rancunier,  pour  pouvoir  assouvir  sa  vengeance,  se  fait  mahométan 
et  se  met  à  la  tête  d'une  petite  troupe  sous  le  nom  de  Hamzsa-bég. 
Lors  d'une  bagarre  dans  les  rues  de  Bude,  il  tue  Elemér  qui  était  attaché 
à  la  personne  de  Werbôczy.  Celui-ci,  élevé  parle  pacha  au  rang  de  juge 
suprême  du  pays,  demande  une  punition  sévère  :  on  lui  envoie  la  tête 
de  Hamzsa-bég.  Bien  qu'ayant  obtenu  cette  satisfaction,  le  grand  juris- 
consulte assiste  impuissant  aux  conquêtes  des  Turcs  qui  se  débarrassent 
de  lui  par  le  poison.  «  Ma  mort  violente,  dit-il,  peut  servir  d'exemple  à 
ceux  qui  se  fient  à  des  alliances  contre  nature.  » 

Dora,  qui  aimait  Elemér,  accompagne  Isabelle,  la  reine  désolée  qui, 
forcée  de  quitter  Bude,  se  retire  d'abord  en  Transylvanie,  puis  à 
l'étranger. 

Ce  dernier  roman  historique  nous  ramène  aux  débuts  litté- 
raires de  Kemény.  Historien  ou  romancier,  il  s'est  toujours 
occupé  de  l'époque  qui  suivit  le  désastre  de  Mohdcs.  Il  en  a 
étudié  les  causes  et  devant  le  tombeau  de  Frère  Georges  dit 
Martinuzzi,  à  Gyula-Fehérvar  (Albe-Julie),  il  a  longtemps 
médité  sur  le  rôle  politique  de  ce  conseiller  d'Isabelle  qui, 
de  simple  moine  de  Saint-Paul  qu'il  était,  s'éleva  par  son 
énergie  et  par  ses  intrigues  à  un  si  haut  degré  de  puissance. 
Il  lui  a  consacré  son  premier  roman  dont  le  manuscrit  fut 
perdu  en  1848;  c'est  encore  lui  que  nous  rencontrons  dans 
les  Temps  funestes.  Kemény  considérait  Frère  Georges, 
comme  une  victime  des  fautes  politiques  ;  comme  un  de  ces 
pasteurs  de  peuples  «  dont  les  plus  belles  actions   ne  sont 


422  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

pas  exemptes  de  supercheries,  mais  dont  les  crimes  sont 
excusables  ». 

Ces  quatre  romans  historiques,  sont  le  principal  titre  de 
gloire  du  «  Balzac  hongrois  ».  Dans  ses  autres  œuvres,  le 
grand  psychologue  no  se  dément  pas;  ses  caractères  de 
femme  surtout  n'ont  point  ce  convenu,  cette  exagération 
qu'on  rencontre  si  souvent  chez  Jôsika.  Celui-ci  en  fait  trop 
souvent  des  anges  ou  des  démons  ;  chez  Kemény  au  con- 
traire, c'est  la  nature  prise  sur  le  vif;  mais  son  récit  manque 
de  facilité  et  d'abondance;  là  aussi  on  regrette  des  longueurs 
fatigantes. 

L'histoire  du  comte  de  Praslin  dont  toute  l'Europe  a 
retenti  en  1847  a  suggéré  à  Kemény  Tidée  de  son  roman  : 
Mari  et  femme.  (Férj  es  nô,  1852). 

L'amour  coupable  d'Albert  Kolostory  pour  l'aventurière  Iduna, 
entrevue  en  Italie  et  installée  ensuite  en  Hongrie,  en  constitue  le  sujet. 
Le  romancier  hongrois  a  peint  dans  Albert  l'homme  politique  infatué  de 
ses  succès  oratoires,  libéral  au  fond,  demandant  l'égalité  pour  tous,  mais 
qui  est  resté  dans  les  questions  religieuses  un  adepte  de  Montalemherl.  i. 
Endetté,  il  ne  pense  pas  à  se  marier,  cependant  il  n'est  pas  insensible 
aux  charmes  d'Adèle  Stralenheim  qui,  dans  son  enthousiasme  patriotique 
apprend  ses  discours  parlementaires  par  cœur.  Il  quitte  la  Hongrie  sur 
la  nouvelle  qu'Adèle  va  se  marier,  parcourt  l'Italie  et  se  fixe  à  Rome  ^ 
où  il  fait  la  connaissance  de  la  fille  du  banquier  Norbert,  Élise,  qui 
s'éprend  de  lui.  Il  se  marie  avec  elle,  mais  ne  cesse  dans  ses  lettres 
d'accabler  la  pauvre  Adèle  de  ses  reproches.  Celle-ci,  pressée  par  son 
père,  doit  épouser  le  frère  d'Albert,  un  hobereau  cynique,  vivant  sur 
ses  terres  et  ne  connaissant  rien  d'autre.  Sa  conduite  effrontée  le  lui 
rend  odieux;  elle  refuse  de  se  marier.  Albert  revient  alors  en  Hongrie 
avec  femme  et  enfant  et  c'est  là  qu'il  rencontre  de  nouveau  Iduna  qui 
l'attire  adroitement  dans  ses  filets.  La  pauvre  Élise  soulfre,  mais  espère 
que  son  mari  lui  reviendra  ;  elle  ne  veut  pas  divorcer.  Lui,  de  son  côté, 

1.  Montalembert,  probablement  à  cause  de  sa  Vie  de  Sainte-Elisabeth  de 
Hongrie,  était  en  relations  avec  plusieurs  hommes  politiques  et  écrivains 
magyars  et  eut  une  correspondance  assez  suivie  avec  Joseph  Eôtvôs.  Cette 
correspondance  doit  paraître  prochainement. 

2.  Les  descriptions  enthousiastes  des  villes  italiennes  trahissent  Tinfluence 
de  Corinne,  mais  aussi  le  contrôle  exercé  par  un  observateur  sagace  qui  a  vu 
lui-même  —  en  1846  —  tout  ce  qu'il  décrit. 


CHAPITRE  II  423 

raconte  dans  ses  lettres  à  Iduna  que  le  démon  l'a  maintes  fois  poussé 
à  tuer  sa  femme,  mais  que  son  visage  serein  et  innocent  lui  a  fait  perdre 
courage.  Un  jour  cependant  il  est  décidé  au  meurtre,  lorsque  des  jour- 
naux lus  au  salon  lui  font  connaître  le  cas  du  comte  de  Praslin  qui  a 
tué  sa  femme  pour  vivre  avec  sa  maîtresse.  A  cette  lecture,  Élise  sent 
qu'elle  se  trouve  elle-même  dans  une  situation  analofj;ue  à  celle  de  la 
comtesse.  Pour  rendre  la  liberté  à  son  mari  que  ses  scrupules  religieux 
écartent  d'une  conversion  qui  serait  un  cas  de  divorce,  elle  dira  que  son 
père  l'a  forcée  à  ce  mariage,  ce  qui  est  un  autre  cas  reconnu.  Albert,  ne 
pouvant  se  résigner  à  accepter  ce  sacrifice,  met  fin  à  ses  jours. 

Les  caractères  d'Adèle,  d'Iduna  et  d'Elise  nous  montrent 
Kemény  à  ses  débuts.  Ce  sont  là  ses  premiers  essais  de  psy- 
chologie féminine  :  ses  Nouvelles^  nous  le  feront  voir  en  pleine 
possession  de  son  talent.  Si  les  romans  sont  remarquables 
par  le  jeu  des  passions  et  une  certaine  fatalité  tragique  qui 
détermine  les  actions  les  mieux  intentionnées,  les  nouvelles 
se  distinguent  surtout  par  l'étude  des  caractères  féminins. 
Gomme  les  romans,  elles  sont  empreintes  de  tristesse.  Nous 
chercherons  à  déterminer  par  un  seul  de  ces  récits  —  qui 
est  considéré  comme  le  meilleur  et  où  les  acteurs  prin- 
cipaux sont  des  Français,  —  quelle  est  la  manière  de 
Kemény. 

Le  titre  en  est  un  peu  bizarre  :  Images  flottantes  su?' 
L'horizon  de  rame  (Kodképek  a  kedély  lâthatàran);  il  se 
compose  de  deux  récits  qui  au  fond  n'en  font  qu'un. 

Le  vieux  comte  Villemont  a  émigré  pendant  la  Terreur  avec  sa  fille 
Stéphanie  ;  il  a  acheté  une  terre  en  Transylvanie.  Son  fils  Florestan  est 
lentré  avec  les  alliés  en  France.  Le  sort  de  ces  deux  enfants  fait  l'unité 
du  récit.  Villemont  a  comme  voisin  le  comte  Edouard  Jeno,  ancien  ofii- 
cier  qui,  rentré  dans  la  vie  privée,  veut  introduire  des  réformes  dans  les 
six  villages  qu'il  possède  :  améliorer  le  sort  des  paysans, les  habituer  à 
l'hygiène,  installer  des  écoles  et  rebâtir  leur  chaumière.  Villemont  est 
aussi  un  philanthrope;  il  a  combattu  dans  les  rangs  du  peuple  le  14  juil- 
let 1789,  ce  qui  ne  l'a  pas  empêché  d'être  proscrit.  Il  est  le  bienfaiteur 
des  paysans  transylvains,  mais  il  les  laisse  vivre  à  leur  guise,  tandis  que 

1.  Outre  les  hnarjes  flollanies,  Kemény  a  écrit  :  Les  abîmes  du  cœur  ;  Les 
deux  heureux  {\%"i2)\  Amour  el  vanité;  Alhikmet,  le  vieux  nain;  Vertu  et 
convenance  (1853). 


424  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

Jeno  veut  imposer  ses  réformes.  Jenô  demande  la  main  de  Stéphanie, 
élevée  dans  une  pension  à  Pest  *,  et  l'obtient;  mais  Villemont  ne  con- 
sent pas  à  lui  vendre  les  terres  qui  arrondiraient  son  domaine.  Le 
réformateur  à  outrance  est  fort  mal  récompensé  de  ses  efforts;  ses 
paysans  le  quittent  ou  lui  jouent  de  mauvais  tours.  Attristé  par  l'insuc- 
cès, il  néglige  sa  femme  et  ne  tarde  pas  à  la  soupçonner.  Un  de  ses 
parents,  Adolphe  qu'il  a  pris  comme  secrétaire,  voit  jeter  son  père 
en  prison  pour  dettes.  Jeno  refusant  de  l'aider,  Stéphanie  engage  ses 
bijoux  pour  lui  donner  l'argent  nécessaire  et  cela  déplaît  fort  à 
son  mari.  La  rupture  complète  est  amenée  par  une  aventure  bizarre. 
Voyant  les  plus  beaux  fruits  de  son  parc  saccagés  par  les  paysans,  Jenci 
fait  mettre  cette  inscription  menaçante  :  «  Une  dent  pour  chaque  pèche  ». 
Deux  de  ces  fruits  venant  à  disparaître,  Stéphanie  avoue  les  avoir  pris. 
Dans  son  entêtement  le  comte  s'apprête  à  exécuter  sa  menace;  déjà  il 
tient  l'instrument  dans  sa  main  tremblante,  quand  Adolphe  fait  irrup- 
tion dans  la  chambre  et  se  déclare  coupable.  Le  comte  le  chasse;  Jenô 
par  sa  dureté  a  brisé  le  cœur  de  sa  feinme;  elle  le  quitte  et  se  retire  dans 
un  couvent.  Jeno,  de  plus  en  plus  découragé,  brûle  toutes  ses  lettres  de 
créances  et  se  retire,  en  vrai  misanthi'ope,  dans  son  manoir. 

Le  frère  de  Stéphanie,  Florestan,  n'est  pas  plus  heureux.  Il  a  épousé 
Améline  et  vit  dans  un  de  ses  châteaux  des  Pyrénées,  lia  une  fille  qui 
fait  le  bonheur  de  ses  parents,  lorsque  la  naissance  d'un  second  enfant, 
un  affreux  négrillon,  détruit  la  tranquillité  de  la  famille.  Comment  la 
belle  Améline  a-t-elle  pu  mettre  au  monde  un  pareil  avorton?  Un  qui- 
proquo tragique  qui  s'est  passé  dans  «  la  chambre  rouge  »  où  les  rayons 
du  soleil  ne  pénètrent  jamais  en  est  la  cause.  Une  jeune  femme  de 
chambre  à  laquelle  Florestan  faisait  la  cour,  avertit  Améline  que  son 
mari  l'attend  dans  la  chambre  rouge.  Améline  se  rend  sans  soupçons 
au  rendez-vous  ;  le  comte,  pour  punir  la  domestique  récalcitrante,  y 
avait  envoyé  son  nègre.  Et  voilà  l'explication!  Florestan  ne  peut  voir 
cet  intrus  ;  il  le  fait  élever  loin  de  lui  et  lors  d'un  voyage  de  sa  femme 
à  Paris  il  le  laisse  mourir  faute  de  soins.  La  fillette  étant  morte  aussi, 
Améline  quitte  son  mari  et  vient  en  Hongrie  où  un  de  ses  amis  lui 
raconte  l'histoire  de  Jenô. 


l.Kemény,  pour  montrer  la  supériorité  de  cette  jeune  Française  sur  ses 
jeunes  camarades  magyares  dit  :  <■  La  différence  fut  uniquement  que 
M"":  Stéphanie,  tout  en  ayant  moins  de  connaissances,  savait  en  tirer  plus 
d'idées;  avec  moins  de  toilettes,  elle  s'habillait  mieux,  avec  moins  de  talent, 
elle  savait  tirer  des  accords  plus  mélodieux  du  piano.  Ses  mouvements,  son 
maintien,  son  goût,  ses  caprices  et  sa  manière  innocente  de  plaire  avaient 
trop  d'attraits  pour  ne  pas  faire  taire  les  envieux  et  pour  ne  pas  enchanter 
ses  amies.  » 


CHAPITRE  11  425 

Voilà  les  sujets  macabres  qui  plaisent  à  l'imagination  de 
Kemény.  «  L'âme  de  ses  personnages,  dit  Endrôdi  ',  remplie 
d'amertume,  prévoit  le  malheur;  leurs  rêves  sont  des  cau- 
chemars et  leur  destin  est  fatal.  Ils  sont  nerveux  et  agités, 
comme  leur  auteur  ;  le  moindre  mouvement  les  surexcite, 
les  femmes  surtout  sont  de  véritables  énigmes  ;  elles  voient 
l'invisible  et  pressentent  l'avenir.  Ce  sont  des  fleurs  de 
serres  chaudes.  Leur  beauté  eiïraye,  leur  charme  attriste.  On 
comprend  pourquoi  les  hommes  qui  les  entourent  ne  con- 
naissent pas  la  sérénité  de  la  vie.  Ils  sont  réduits  à  vivre 
dans  l'ombre  ;  rarement  ils  rient  et  quand  ils  le  font,  cela 
est  terrible.  Leur  figure  se  contracte  et  leur  gaieté  est  amère 
et  sinistre.  Ils  ne  peuvent  pas  être  de  bonne  humeur;  leur 
rire  se  change  en  ricanement  et  produit  un  bruit  sourd 
comme  les  pelletées  de  terre  qu'on  jette  sur  les  cercueils. 
Ce  sont  des  plaisanteries  de  cimetières,  des  danses  de 
squelettes.  » 

Kemény  est  le  dernier  balzacien  magyar.  Ni  Jdkai,  ni  les 
autres  romanciers  qui  se  sont  distingués  entre  18S0  et  1870, 
n'ont  suivi  la  manière  de  l'auteur  âi'Eiigénie  Grandet  et  du 
Père  Goriot^  quoique  bon  nombre  d'entre  eux  se  soient 
délectés  à  la  lecture  de  la  Comédie  humaine. 


VI 


Le  romancier  hongrois  le  plus  connu  en  France  est  Mau- 
rice Jdkai.  Les  Magyars  montrent  avec  fierté  la  collection 
de  ses  œuvres,  une  de  leurs  gloires  nationales.  Jdkai, 
comme  Eôtvds  et  Kemény  fut  intimement  mêlé  à  la  vie 
politique  de  son  pays  :  le  fait  qu'il  ait  pu,  malgré  ce  rôle, 
écrire  cent  volumes  de  romans,  nouvelles,  croquis  et  pièces 
de  théâtre,  sans  compter  des  milliers  d'articles  sur  les  ques- 

1.  Szôzadimk  maqyar  irodalma  (La  littérature  hongroise  de   notre  siècle), 
p.  178. 


426  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

tiens  du  jour  et  des  discours  innombrables  prononcés  à  la 
Chambre  des  dc^'putés  ;  ce  fait  prouve  une  fécondité  et  une 
force  d'imagination  qui,  à  elles  seules,  commandent  le 
respect.  «  C'est  un  grand  mérite,  dit  M.  Gaston  Boissier, 
de  tenir  pendant  cinquante  ans  tout  un  peuple  en  haleine; 
c'en  est  un  plus  grand  encore  et  plus  rare  d'avoir  dépensé 
assez  de  talent  dans  ces  improvisations  pour  qu'elles 
méritent  de  survivre  et  que  la  postérité  puisse  s'intéresser  à 
ce  qui  n'était  guère  fait  que  pour  charmer  les  contempo- 
rains \  »  Beaucoup  de  ses  romans  et  surtout  de  ses 
esquisses,  écrites  dans  le  ton  populaire,  survivront  en  effet. 
L'historien  des  tristes  années  de  la  réaction  (1849-1867), 
pendant  lesquelles  Jokai  a  donné  ses  chefs-d'œuvre,  y  trou- 
vera un  document  précieux  pour  la  connaissance  de  cette 
société  qui,  par  sa  résistance  passive,  a  su  forcer  le  conqué- 
rant à  capituler.  Les  œuvres  du  grand  romancier  conso- 
laient alors  jeunes  et  vieux,  tous  ceux  qui,  d'un  bout  du 
pays  à  l'autre,  lisaient  ces  romans  avec  avidité.  Aucun  autre 
écrivain  magyar  n'a  joui  d'une  telle  vogue  et,  en  1894,  le 
pays  n'a  fait  qu'acquitter  une  dette  en  célébrant  avec  une 
pompe  dont  on  ne  trouve  point  d'exemple  dans  l'histoire  des 
lettres  hongroises,  le  cinquantenaire  de  son  activité  littéraire. 
Reportons-nous  de  cinquante  ans  en  arrière,  c'est-à-dire 
en  1844,  à  l'époque  de  la  pleine  effervescence  romantique. 
Jôkai  aime  à  raconter  ses  souvenirs  de  jeunesse  ;  il  a  consa- 
cré toute  une  série  de  romans  au  récit  des  épisodes  de  la 
Révolution;  il  nous  initie  lui-même  aux  premières  influences 
qu'il  a  subies.  Ces  confidences  sont  très  importantes,  car 
elles  nous  montrent  la  large  part  qui  revient  à  la  France 
dans  la  formation  de  ce  génie.   Ainsi,  en    1872,   dans  une 


i.  Préface  à  la  traduction  de  quelques  nouvelles  de  Jôkai,  par  E.  Horn, 
1895.  —  Les  Œuvres  de  Jôkai  (édition  nationale)  ont  paru  en  100  volumes 
(1894-1898).  Mais  l'écrivain  est  toujours  sur  la  brèche.  Parmi  les  études  qu'on 
lui  a  consacrées,  nous  ne  mentionnons  que  celles  de  Péterfy  dans  :  Budapesti 
Szemle,  1881,  et  de  Beôthy  dans  l'Histoire  de  la  litt.  hongroise  de  VAlhe- 
7iaeiim,  189G. 


CHAPITRE    II 


427 


séance    de   la   Société  Kisfaludij,  il    disait,    en  parlant  des 
années  1844-1848  : 

«  Dans  la  littérature  politiquo  Csengery,  Szalay,  Eôtvos,  Irinyi,  Emody 
et  Pâkh  avaient  commencé  la  lutte  en  faveur  du  régime  parlementaire 
et  de  la  centralisation  hongroise.  Les  questions  sociales  furent  traitées 
avec  un  grand  libéralisme  :  abolition  de  la  servitude,  gouvernement  du 
peuple,  impôt  égal  pour  tous,  égalité  devant  la  loi,  liberté  de  conscience, 
relèvement  de  Tagriculture,  de  l'industrie  et  du  commerce  :  tout  cela 
fut  traité  dans  l'esprit  des  temps  nouveaux,  et  ces  idées  pénétrèrent 
également  dans  la  littérature.  Nous  étions  tous  les  disciples  de  l'école  fran- 
çaise, de  cette  école  qui  va  de  Lamartine  à  Hugo  et  de  Dumas  à  Béran- 
ger  et  qui  réunit  en  elle  tout  ce  qui  est  beau  comme  idée,  ce  qui  est 
hardi  dans  l'exécution,  ce  qui  captive  les  sentiments,  ce  qui  échatifîe  le 
cœur,  ce  qui  élève  l'àme.  Le  noble  enthousiasme,  la  conviction  forte  et 
les  rêves  glorieux  des  écrivains  français  entraînèrent  toute  la  jeunesse 
aux  visions  nobles.  Nous  étions  tous  des  Français!  Nous  ne  lisions  que 
Lamartine,  Michelet,  Louis  Blanc,  Sue,  Victor  Hugo,  Béranger,  et  si  des 
poètes  anglais  ou  allemands  ont  trouvé  grâce  devant  nous,  ce  sont 
Slielley  et  Heine,  bannis  eux-mêmes  de  leur  pays,  anglais  et  allemand 
seulement  par  la  langue,  mais  français  par  l'esprit.  Chez  Petôtl  ce  culte 
des  Français  devint  une  véritable  adoration.  Sa  chambre  était  littérale- 
ment tapissée  de  gravures  précieuses  qu'il  faisait  venir  de  Paris;  les 
hommes  de  la  Révolution  de  1789  :  Danton,  Robespierre,  Saint-Just  *, 
Marat  et  Madame  Roland.  H  s'entretenait  avec  eux  chaque  jour  ;  il  laissa 
même  pousser  sa  barbe  à  la  française  et  les  autres  imitèrent  son 
exemple,  tous  excepté  moi,  par.  cette  simple  raison  que  je  n'en  avais  pas 
encore.  Le  plus  grand  éloge  que  fit  de  moi  Petofi  fut  de  me  présenter  en 
ces  termes  :  Celui-là  écrit  de  véritables  romans  français  en  hongrois. 
Et,  en  effet,  je  le  taisais.  A  moi  aussi  le  merveilleux,  le  surprenant, 
l'extraordinaire  avaient  plu  ^.  » 

C'était  l'époque  où  l'on  imitait  même  les  journalistes  pari- 
siens, oij  leurs  articles  donnaient  le  ton  à  la  presse  magyare. 
Dans  un  de  ses  romans  :  La  femme  aux  yeux  perçants, 
(A  tengerszemû  hôlgy,  1889)  où  il  entremôle  d'une  manière 


\ .  Parmi  les  «  Reliques  de  Petofi  »  conserv(''es  au  Musée  national  de  Buda- 
pest, se  trouve  un  exemplaire  de  VEsprii  de  la  [iéoolulion  et  de  la  Constilution 
en  France  de  Saint-Just  avec  cette  inscription  :  Pelnfi  kincse  (Le  trésor  de 
Petofi)  (lue  à  la  main  du  grand  poète. 

2.  Annales  de  la  Société  Kisfaludy,  t.  Vil  (1812). 


428  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

charmante  ses  souvenirs  personnels  et  le  récit  romanesque, 
Jdkai  dit  encore  : 

«  Voilà  le  vraiFrançais!  C'est  avec  ces  mots  que  Petôfime  présenta  à  la 
jeune  société.  C'était  alors  le  plus  grand  éloge.  Toutes  les  nations  aspi- 
rant après  la  liberté  regardaient  vers  la  France  ;  c'est  de  là  qu'on  atten- 
dait l'auroie  d'un  temps  nouveau.  Nous  lisions  des  livres  français; 
ÏHistoire  des  Girondim  de  Lamartine  et  la  Démocratie  de  Tocqueville 
étaient  notre  Bible.  Petôfi  avait  le  culte  de  Déranger,  moi  je  regardai 
Victor  Hugo  comme  mon  idéal.  Albert  PâltTy  était  notre  Eugène  Sue, 
Degré  notre  Paul  de  Kock,  Joseph  Irinyi  notre  Emile  de  Girardin,  Albert 
Pâkh  notre  Jules  Janin.  Cette  école  aurait  pu  devenir  dangereuse  pour 
ceux  qui  la  composaient,  si  le  souffle  populaire  ne  s'était  mêlé  à  son 
influence  *  ». 

Et  maintenant,  est-il  possible  que  de  telles  impressions  de 
jeunesse  s'efl'acent  chez  un  homme  à  l'imagination  aussi 
ardente?  N'aura-t-il  pas,  même  plus  tard,  les  yeux  tournés 
vers  le  pays  qui  a  intellectuellement  affranchi  le  sien  et  lui 
a  fourni  des  armes  dans  le  combat  de  la  lumière  luttant 
contre  les  ténèbres?  Si  une  influence  s'est  exercée  sur  cet 
esprit  primesautier,  c'est  à  coup  sûr  en  première  ligne  celle 
des  romantiques  français,  puis  des  historiens.  Ils  ont  exercé 
le  plus  grand  ascendant  sur  lui  au  moment  oii  son  talent 
se  formait;  s'ils  n'ont  guère  inspiré  de  sujets  à  son  imagi- 
nation vraiment  prodigieuse,  du  moins  lui  ont-ils  appris  la 
manière  de  pétrir  des  caractères,  d'agencer  le  récit  et  de  con- 
ter agréablement. 

Ce  qui  constitue  son  originalité,  c'est  d'abord  sa  profonde 
connaissance  de  la  façon  de  penser,  de  parler  et  d'agir  du 
peuple  hongrois,  puis  une  langue  souple  qui  ne  fatigue 
jamais  le  lecteur.  Au  contraire  de  Kemény  qui  voit  tout  en 
noir,  Jokai  possède  une  source  intarissable  de  bonne 
humeur.  Celle-ci  se  fait  jour  jusque  dans  ses  récits  les  plus 
tristes.  Cet  optimisme  —  vraie  quintessence  de  l'humour 
magyar  —  prête    un    grand  charme   à  ses  croquis  où   il 

1.  Première  partie,  chap.  V. 


CHAPITRE  n  429 

représente  la  vie  du  peuple  avec  une  netteté  remarquable  de 
contours. 

Sur  ce  patrimoine  national  se  sont  greffés  les  emprunts 
que  Jdkai  a  faits  aux  romanciers  français  qui  avaient  le 
môme  tour  d'esprit  que  lui.  Il  est  incontestable  qu'il  pré- 
sente beaucoup  d'analogie  avec  Alexandre  Dumas  père, 
non  seulement  par  sa  fécondité,  mais  aussi  par  sa  manière 
de  conter  et  d'arranger  l'histoire.  On  a  reproché  souvent 
à  Jdkai  un  certain  manque  de  psychologie,  une  tendance  au 
grossissement,  à  l'exagération  ;  ses  héros  sont  ou  surhumains, 
tant  par  leurs  forces  physiques  et  intellectuelles  que  par  la 
noblesse  de  leur  caractère  ;  ou  bien  des  traîtres  sans  âme 
ni  conscience  :  voilà  qui  dénote  nettement  l'influence  de 
Dumas. 

Quand,  d'autre  part,  il  a  peint  des  femmes  exaltées  qui 
suivent  librement  leurs  penchants,  il  s'est  rappelé  George 
Sand  avec  laquelle  il  partage  encore  ce  défaut,  qu'après 
avoir  bien  posé  ses  personnages  au  début  du  récit  et  engagé 
l'action  selon  les  lois  de  la  probabilité,  il  lâche  la  bride  à 
son  imagination  extraordinaire  et  roule  ses  héros  comme 
les  flots  roulent  les  épaves,  s'embrouille  dans  des  complica- 
tions inextricables  et  finit  souvent  le  roman  en  queue  de 
poisson.  Ce  défaut  est  surtout  sensible  dans  les  romans  posté- 
rieurs à  1867,  lorsque  la  vie  politique  absorbant  une  grande 
partie  de  son  temps,  il  travaillait  vite  pour  satisfaire  aux 
exigences  des  journaux  qui  donnaient  la  plupart  de  ces 
récits  en  feuilletons. 

Balzac  et  Eugène  Sue  ont  laissé  moins  de  traces  dans 
ses  œuvres;  l'influence  du  premier  est  pourtant  visible 
dans  la  peinture  de  certains  personnages  secondaires  qui 
sont,  d'ailleurs,  pour  la  plupart  mieux  réussis  que  les 
principaux;  celle  du  second  dans  la  description  des  salons, 
des  clubs  et  des  théâtres  parisiens  que  reproduisent  si 
souvent  les  romans  de  Jdkai.  Car  h  l'instar  de  ses  contem- 
porains, toutes  les  fois  qu'il  fait  voyager  ses  personnages, 
c'est  en  France  et  surtout  à  Paris  que  nous  les  retrouvons. 


430  LE    nOMAN    ET    LA    NOUVELLE 

Sétunt  toujours  complu  dans  rextraoïdinaire  et  observant 
de  très  près  le  développement  du  roman  français,  Jôkai 
fut  ravi  des  Voyages  extraordinaires  de  Jules  Yerne  et 
comme  son  imagination  se  prêtait  à  merveille  à  ces  récits 
il  en  composa  quelques-uns  [Le  roman  du  siècle  futur, 
Océania,  Jusqu'au  Pôle  Nord).  Il  y  mit  à  profit  ses  con- 
naissances variées  en  histoire  naturelle  et  en  physique,  voire 
même  en  paléontologie  *.  Mais  l'influence  prédominante, 
celle  que  Jôkai  subit  jusqu'en  1896  est  l'influence  roman- 
tique. 

Jdkai  est  un  idéaliste;  ni  les  changements  du  goût,  ni  le 
flot  montant  du  naturalisme  n'ont  pu  ébranler  sa  foi.  Il  est 
resté  fidèle  aux  écrivains  qui  lui  étaient  chers  vers  1848  et 
si,  dans  son  œuvre  immense,  on  rencontre  çà  et  là  quelque 
concession  à  la  mode  du  jour,  l'ensemble  est  empreint  d'un 
pur  idéalisme  qui  fait  de  lui  le  dernier  représentant  du 
romantisme  hongrois.  Il  est  comme  le  trait  d'union  qui  unit 
la  génération  de  1848  à  celle  qui  commença  à  produire  après 
le  dualisme. 

Jdkai  a  écrit  quelques  romans  historiques,  non  pour  expo- 
ser des  principes  moraux,  comme  Jdsika,  ni  pour  peindre 
une  époque  ou  l'état  d'àme  d'un  homme  d'Etat,  comme 
Kemény,  mais  à  la  façon  de  Dumas  :  arrangeant  l'histoire  à 
sa  manière,  et  faisant  d'un  événement  historique  le  plus 
surprenant  récit  de  cap  et  d'épée.  Tels  sont  :  L'âge  d'or  eîi 
Transylvanie  ;  ha  domination  turque  en  Hongrie,  Le  château 
féerique,  La  dame  Manche  de  Locse^  Frère  Georges.  Ce  n'était 
là  que  les  amusements  d'un  homme  de  génie. 

La  grande  originalité  de  Jôkai  et  ce  qui  fait  son  mérite,  c'est 
d'avoir  compris  que  la  Hongrie  doit  surtout  s'intéresser  au 
temps  présent,  c'est-à-dire  au  xix'  siècle  et  accorder  au 
peuple,  dans  la  littérature,  la  place  qu'il  devait  occuper 
dans  la  politique.   L'ami   intime  de  Jôkai,  Petôfi,   le  plus 

1.  Voy.  la  conférence  d'Ivân  Berend  sur  la  sixième   partie  du  monde  dans 
les  Diamants  7ioirs  (Fekete  gyémântok). 


CHAPITRE    11  431 

grand  poète  lyrique  de  la  Hongrie,  avait  montré  comment 
la  poésie  populaire  bien  comprise  peut  régénérer  la  littéra- 
ture, et  que  toute  œuvre  qui  ne  s'appuie  pas  sur  le  peuple, 
n'est  qu'un  vain  jeu.  Le  mot  célèbre  du  grand  réformateur 
Széchenyi,  lancé  dès  4831  :  Magyarorszàg  neni  volt,  hanem 
lesz  (la  Hongrie  n'a  pas  été,  mais  elle  sera  !)  disait  aux  écri- 
vains :  «  Poètes,  romanciers!  Ne  regardez  plus  derrière 
vous  ;  ne  contemplez  pas  mélancoliquement  un  passé  à 
jamais  perdu.  Le  pays  ne  sera  capable  de  se  relever  que  si 
vous  consacrez  toutes  vos  forces  à  élever,  à  éduquer  le 
peuple  et  à  lui  inspirer  confiance  en  l'avenir!  »  C'est,  en  effet, 
à  cette  aurore  des  temps  nouveaux,  à  cette  époque  des 
réformes  qu'on  a  appelée  l'époque  de  Széchenyi  (1825- 
1848)  que  Jdkai  a  consacré  ses  meilleures  œuvres.  Elles  ne 
sont  pas  seulement  captivantes  par  le  récit  et  empreintes 
d'un  haut  idéal,  mais  elles  attestent  l'énergie  de  la  race 
magyare  qui,  par  ses  efforts,  a  changé  un  Etat  aux  mœurs 
féodales  en  un  pays  démocratique.  Tels  Un  nabab  magyar 
(Egy  magyar  INâbob,  1854)  et  Zoltân  Kârpàthy,  deux  romans 
qui  sont  considérés  comme  ses  chefs-d'œuvre. 

Avec  quel  art  il  a  caractérisé  la  Hongrie  de  1820  dans  le 
premier,  celle  de  1840  dans  le  second!  Il  peint  dans  le 
Nabab,  Jean  Karpâthy,  le  type  de  ces  nobles  qui  menaient 
sur  leur  domaine  immense  une  vie  d'oisiveté  et  de 
débauche  ;  se  désintéressant  de  tout  ce  qui  se  faisait  pour  le 
relèvement  national,  passant  leur  temps  en  bombances  pan- 
tagruéliques et  dépensant  des  fortunes  en  enfantillages.  Le 
neveu  du  nabab,  AbcUino,  célibataire  lui  aussi,  guette 
l'héritage  dont  il  a  mangé  par  avance  une  bonne  partie  en 
vivant  luxueusement  à  Paris  et  en  faisant  folies  sur  folies 
dans  la  société  des  «  lions  ». 

En  face  de  cette  noblesse  «  ancien  l'égime  »,  nous  voyons 
d'autres  nobles  qui,  même  à  Paris  ',  rêvent  un  avenir  meil- 


1.  Toute  la  première  partie  de  ce  roman,  à  l'exception  du  chap.  i  (la  ren- 
contre du   vieux    Karpâthy  avec  son  neveu  dans    une   csârda),    se  passe  à 


432  LE    ROMAN  ET   LA    NOUVELLE 

leur  pour  leur  pays  et  qui,  de  retour  en  Hongrie,  s'efforce- 
ront d'y  faire  germer  une  vie  nouvelle.  On  reconnaît  les 
silhouettes  du  comte  Etienne  Széchenyi,  du  baron  Nicolas 
Wesselényi,  deux  figures  historiques,  puis  à  côté  d'eux,  le 
baron  Szentirmay  dont  l'histoire  romanesque  forme  la 
trame  du  récit.  Tous  sont  animés  du  désir  de  faire  de  Pest 
une  véritable  capitale,  le  centre  de  leurs  efforts,  de  la  vie 
économique,  sociale  et  littéraire  du  pays.  Zoltân  Karpâlhy 
se  joindra  à  eux;  comme  tous  les  héros  de  Jôkai,  il  possède 
de  grandes  qualités  physiques  et  intellectuelles. 

Le  romancier  nous  le  montre  de  son  enfance  à  son  mariage,  luttant 
contre  vents  et  marée  et,  bien  entendu,  voyageant  en  France,  où  il  l'ait 
la  connaissance  de  Victor  Hugo  et  de  Déranger,  ces  deux  idoles  de  la  jeu- 
nesse magyare.  Fruit  de  l'union  tardive  de  JeanKârpàthy  avec  la  pauvre 
Fanny  Mayer  qu'Abellino  avait  juré  de  perdre;  exposé  aux  calomnies 
de  la  part  du  «  roué  »  dont  sa  naissance  a  brisé  les  espérances,  il  a  été 
élevé  par  son  tuteur  Szentirmay  dans  les  principes  des  aristocrates 
réformateurs.  Le  procès  intenté  par  Abellino  qui  est  aidé  des  conseils  de 
Kocserepy  et  de  l'avocat  Maszlaczky  —  deux  caractères  balzaciens  — 
fait  bien  ressortir  les  hautes  qualités  morales  de  Zoltân.  La  divulgation 
de  Tinfàme  accusation  tendant  à  prouver  que  sa  mère  eut  des  relations 
coupables  avec  Szentirmay  suftîrait  à  le  rendre  malheureux  pour  tou- 
jours. Il  aime  mieux  abandonner  son  riche  héritage  qui  échoit  ainsi,  non 
pas  à  Abellino,  auquel  on  servira  une  rente,  mais  au  conseiller  Kocse- 
repy. Mais,  «  Bien  mal  acquis  ne  profite  pas  »!  La  fille  unique  du  con- 
seiller qui  aime  Zoltân  meurt  de  chagrin  lorsqu'elle  voit  cette  infamie 
couronnée  de  succès  ;  sa  femme  devient  folle  et  lui-même,  le  cœur  brisé, 
cède  le  riche  domaine  à  Zoltân.  En  épousant  la  fille  de  son  tuteur,  tué 
en  duel  par  un  spadassin  soudoyé  par  ses  ennemis^  ce  dernier  met  fin 
aux  malveillants  racontars. 

Au  milieu  de  cette  fable  romantique,  .Jôkai  a  intercalé 
la  description  magistrale    de   l'inondation  de   1838,    qui  a 

Paris.  Jôkai  n'avait  pas  encore  vu  la  France,  mais  son  imagination  et  ses 
lectures  des  romans  français  ont  suppléé  à  tout.  11  y  a  là  un  chapitre  très 
touchant  sur  le  tombeau  de  Rousseau  à  Ermenonville.  Le  jeune  apprenti 
ébéniste  magyar  vient  passer  ses  dimanches,  loin  des  cabarets,  près  de  la 
tombe  d'un  homme  «  dont  les  œuvres  présentent  plus  d'intérêt  que  n'importe 
quel  spectacle,  parce  qu'elles  sont  écrites  de  telle  façon  que  même  l'homme  le 
plus  simple  peut  s'en  délecter,  » 


CHAPITRE  II  433 

dévasté  la  jeune  capitale;  c'est  là  une  description  artistique 
au  plus  haut  degré,  car  elle  n'est  que  le  récit  de  différentes 
actions  :  actions  héroïques  de  Wesselényi  et  de  Zoltân, 
actions  basses  de  Maszlaczky,  le  tout  mêlé  aux  scènes  poi- 
gnantes du  sauvetage. 

L'ancienne  Hongrie  est  vaincue  dans  ces  romans  par  la 
nouvelle,  celle  qui  a  fêté  avec  tant  d'enthousiasme  l'ouver- 
ture du  Théâtre  National  —  1837  —  que  Jôkai  a  décrite, 
non  sans  intention,  en  tête  de  Zoltân  Kârpdthy.  Nous  savons 
que  cette  date  marque  le  regain  de  l'influence  littéraire 
française  en  Hongrie. 

D'autres  romans  de  Jdkai  ont  également   leur  point  de 
départ  dans  cette  période  des  réformes  où   l'esprit  ancien 
luttait  contre   le  nouveau  jusqu'au  triomphe  des  idées  libé- 
rales et  du  régime  démocratique.  Puis  vient  la  Révolution  et 
la  grande  catastrophe;   Jokai  comme    orateur,   écrivain  et 
soldat,  y  fut  intimement  mêlé.  Dans  une  série  de  Tableaux 
■  de  bataille  (Csataképek)  ;    dans  ses  romans   :  Tristes  Jours, 
Le  livre  du  sa?}g,  Les  modes  politiques,  Les  fils  de  l'hom?ne  au 
cœur  dur,  La  femme  aux  yeux  perçants,  il  a  montré  de  quels 
dévouements  sa  race  était   capable.   On  lisait  ces  récits  les 
larmes  aux  yeux,  car,  qui  n'avait  perdu  dans  la  tourmente, 
soit  un  père,  soit  un  lils,  soit  un  époux.  Jdkai  n'oubliait  pas 
le  rôle  joué  par  les  femmes  dans  ce  soulèvement  héroïque  ; 
elles  rivalisèrent  d'énergie  avec  les  hommes  pendant  la  dure 
épreuve.  Avec  un  art  exquis,  le  romancier  mêle  les  aventures 
romanesques  de  leur  vie  avec  leurs  actions  d'éclat.  H  montre 
également  les  exploiteurs  hypocrites  de  la  cause  nationale 
que  l'on  rencontre   dans    les  situations  les  plus  tragiques. 
Jôkai   ne  prend  jamais  des  airs  de  justicier  à   leur  égard. 
Une    ironie  fine,    un   humour  inaltérable  nous  font  rire   à 
leurs  dépens  et  c'est  là  leur  châtiment.  Les  traîtres  et  les 
franches  canailles  sont  tantôt  frappés  dans  leurs  plus  chères 
affections  ;  tantôt  ils  voient  le  plan  qu'ils  ont  échafaudé  avec 
tant  de  ruse  et  de  patience  s'effondrer  au  moment  oii   ils 
vont  le  réaliser. 


434  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

Le  régime  détestable  de  la  réaction  a  dicté  au  journaliste 
des  articles  fulminants  qui  lui  valurent  à  plusieurs  reprises 
de  faire  connaissance  avec  la  prison  de  Bude  ;  mais  ses 
romans  dont  l'action  se  passe  pendant  le  gouvernement  de 
Bach,  racontent  avec  malice  les  exploits  des  fonctionnaires 
autrichiens,  surnommés  «  les  hussards  de  Bach  ». 

Dans  le  Nouveau  Seigneur  (Uj  fôldesur,  1863),  il  rend 
même  sympathique  ce  brave  colonel  autrichien  Ankerschmidt 
qui,  pour  sa  retraite,  s'achète  une  terre  en  Hongrie  —  elles 
y  étaient  très  bon  marché  à  cause  de  l'émigration  et  de 
l'exil  —  et  s'installe  à  côté  de  Garanay.  C'est  dans-  ce  vieil- 
lard de  pure  race  magyare  que  Jôkai  a  incarné  la  résis- 
tance passive  des  Magyars  qui  finalement  devait  vaincre  la 
bureaucratie  viennoise.  Garanay  a  fait  le  serment  de  ne  pas 
quitter  l'enclos  de  son  domaine,  de  ne  plus  fumer  le  tabac 
imposé,  tant  que  les  Autrichiens  gouverneront  le  pays.  Il  ne 
se  soucie  nullement  de  son  voisin,  mais  des  circonstances 
imprévues  les  mettent  en  rapport.  Un  aventurier,  Straff,  qui 
avait  d'abord  espionné  le  seigneur  hongrois,  séduit  la  fille 
du  colonel  et  la  maltraite  jusqu'à  la  faire  mourir.  La  sépul- 
ture de  sa  fille  attache  Ankerschmidt  au  sol  magyar  ;  sa 
fille  cadette  prend  «  un  petit  nom  »  hongrois,  délivre  le 
jeune  Garanay,  Aladâr  qui,  pour  avoir  pris  part  à  la  Révo- 
lution, était  enfermé  à  Kufstein  et  se  marie  avec  lui.  Ajou- 
tons que  cet  Aladar,  devenu  ingénieur  dans  la  compagnie 
de  la  régularisation  de  la  Tisza,  fait  des  prodiges  pendant 
une  inondation.  Cette  inondation,  comme  en  général  tous 
les  grands  désastres  qui  ont  frappé  la  Hongrie  au  cours  du 
xix*"  siècle,  est  décrite  avec  une  intensité  d'émotion  où 
l'artiste  se  révèle  à  chaque  page. 

Les  romans  de  Jôkai  reflètent  les  grandes  phases  de  l'évo- 
lution politique,  sociale  et  littéraire  depuis  le  commence- 
ment du  XIX®  siècle  jusqu'au  dualisme.  Toute  la  Hongrie  s'y 
trouve  en  raccourci  et  le  secret  de  sa  popularité  immense 
est  justement  d'avoir  raconté  d'une  façon  romanesque  les 
épisodes  qui  montrent  de  quelle  façon  la  Hongrie  moderne 


CHAPITRE  11  435 

est  sortie  de  la  Hongrie  féodale,  quels  efforts  surhumains  ces 
luttes  incessantes  supposent  et  que  la  liberté  tant  de  fois 
menacée,  mais  finalement  conquise  doit  être  maintenue  par 
un  esprit  de  justice  et  d'égalité.  Ce  noble  idéal  des  roman- 
tiques français,  Jôkai  avait  appris  dès  sa  jeunesse  à  l'aimer 
et  il  lui  est  resté  fidèle.  Il  n'a  jamais  flatté  le  pouvoir  éta- 
bli, mais  il  a  défendu  vaillamment  les  vues  politiques  qui 
lui  semblaient  justes  et  conformes  à  l'esprit  de  son  pays.  Il 
n'a  jamais  fait  étalage  d'opinions  cosmopolites,  mais  il  a  tou- 
jours considéré  la  France  comme  l'initiatrice  de  son  talent, 
comme  la  terre  vers  laquelle  le  portaient  ses  rêves  idéalistes. 
Il  lui  a  montré  ses  sympathies  profondes  au  moment  où  toute 
l'Europe  se  détournait  d'elle  ',  et  lorsque,  dans  sa  dernière 
visite  à  Paris,  il  a  tenu  à  déclarer  qu'il  devait  beaucoup  aux 
écrivains  français,  ce  n'était  pas  là  un  propos  de  circonstance, 
mais  l'expression  d'une  conviction  intime,  d'une  conviction 
qu'il  a  d'ailleurs  exprimée  à  maintes  reprises  dans  ses  romans 
et  dans  ses  souvenirs  de  jeunesse. 


YII 


Autour  de  Jôkai  se  groupent  de  nombreux  conteurs, 
romanciers  et  nouvellistes  qui,  tout  en  étant  loin  d'atteindre 
à  sa  renommée  et  à  sa  fécondité  prodigieuse,  ont  tout  de 
même  charmé  le  public  par  des  récits  oiî  ils  imitent  tantôt 
le  ton  populaire,  tantôt  la  manière  plus  raffinée  des  salons. 

Bien  peu  ignorent  la  France,  car  la  lecture  des  romanciers 
français  semble  être*  la  première  des  conditions  pour  un  écri- 
vain magyar.  Un  des  rares  survivants  de  cette  époque,  Charles 
Yadnai,  romancier  lui-même^  ne  manque  jamais,  dans  les 


1.  Comme  directeur  du  lion  (La  Patrie)  en  1870-1871.  Dans  le  même  journal  et 
dans  le  Neuer  freier  Lloyd  ont  paru  alors  les  articles  si  sympathiques  dellorn, 
longtemps  exilé  en  France.  Ces  derniers  ont  étô  réunis  et  traduits  en  français 
sous  le  titre  :  Lu  yratide  Naiioji,  1870-1871,  Préface  de.Jules  Simon.  Paris, 1891. 


436  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

Éloges  académiques  qu'il  consacre  à  ses  collègues,  de  relever 
leurs  préférences  pour  la  littérature  française.  11  est  incon- 
testable que  les  deux  plus  renommés  de  ces  écrivains  :  Albert 
Pâlffy  (1820-1897)  et  Aloïs  D^^re  (1820-1898),  ont  largement 
subi  rintluence  de  cette  littérature  :  le  premier  celle  de 
George  Sand  et  de  Balzac,  le  second  celle  de  Soulié,  Féval 
et  Paul  de  Kock. 

Pâlffy,  dans  sa  jeunesse,  était  un  révolutionnaire,  jour- 
naliste terrible  et  môme  quelque  peu  anarchiste.  Son  jour- 
nal, le  Quinze  Mars,  offusquait  même  Kossuth.  Interné 
après  la  Révolution  dans  une  petite  ville  de  Bohême, 
Pâffy  se  calma  peu  à  peu  ;  il  devint  un  paisible  architecte 
et  un  bourgeois  fort  rangé.  Ses  romans  ^  se  distinguent  par 
un  certain  poli  et  une  composition  très  serrée.  Il  raconte 
simplement,  sans  emphase,  sans  allusions  aux  réformes  dési- 
rables. Lorsqu'il  nous  présente  des  nobles  ruinés  et  qui  vou- 
draient redorer  leur  blason  avec  les  millions  des  roturières, 
comme  dans  Le  Professeur  de  M"*  Esther,  il  cherche  plutôt 
à  nous  intéresser  par  une  fable  bien  agencée,  par  une  langue 
bien  harmonieuse  que  par  des  problèmes  sociaux.  Rien  de 
plus  amusant  que  les  manœuvres  du  député  Zoltân  Bogârdy, 
le  tuteur  d' Esther,  qui  a  une  dot  de  cinq  millions,  contre 
le  noble  décavé,   Arthur  Bendeffy,  son  fiancé. 

Bogârdy,  le  député  radical,  l'enfant  terrible  de  la  Chambre, 
s'irrite  en  vrai  démocrate  contre  ce  noble  entiché  de  ses  titres. 
Il  préfère  le  jeune  député  Paul  Gencsy,  issu  d'une  famille 
modeste  de  Transylvanie.  A  force  de  ruses  et  d'atermoiements, 
il  amène  BendefTy  à  se  désister  et  c'est  Gencsy  qui  longtemps 
a  joué  le  rôle  de  conseiller,  de  professeur ^  de  la  riche  héri- 


1.  Le  Millionnaire  magyar;  Le  livre  noir  ;  Le  professeur  de  Mlle  Esther  ;  Le 
roman  d'un  architecte  ;  La  maison  paternelle  :  Les  dernières  années  de  l'an- 
cienne Hongrie  ;  les  romans  historiques  :  La  filleule  du  prince,  La  maison  de 
Szeben,  Le  mari  de  quatre-vingts  ans,  Georges  Radodnszicy.  —  Voj'.  l'Éloge  de 
Pâlffy,  par  Vadnai,  dans  Budapesti  Szemle,  1898.  —  C'est  Pâlffy  qui  attira 
l'attention  de  Petôfi  sur  les  romantiques  français.  Voy.  Z.  Ferenczi,  ouvr. 
cité,  II,  p.  25. 


CHAPITRE  II  437 

tière  qui  obtiendra  sa  main.  Il  y  a  clans  ce  roman  des 
silhouettes  amusantes,  comme  celle  du  cynique  baron 
Porczogh,  qui  vient  au  secours  de  Bendeffy  quand  il  se 
désespère;  celle  de  la  tante  de  Gencsy,  Suzanne,  dont  les 
missives  au  jeune  député  sont  vraiment  amusantes. 

Bendeffy  quoique  noble  n'est  pas  rendu  ridicule;  il  est 
intransigeant  quand  il  s'agit  de  ses  principes  aristocratiques 
et  aime  mieux  renoncer  à  la  dot  que  d'ajouter  le  nom  rotu- 
rier de  sa  future  femme  au  sien.  Il  épousera  la  veuve  sans 
grosse  fortune  du  duc  Burghammer  plutôt  que  de  subir  les 
caprices  du  député  radical. 

Les  dernières  années  de  Vancienne  Hongrie^  sorte  de 
Mémoires  où  Pdlffy  raconte  ses  souvenirs  de  1844-1848,  sont 
un  nouveau  témoignage  des  sympathies  des  écrivains 
magyars  pour  la  France.  «Nous  regardions,  dit  le  romancier, 
du  côté  de  la  France  et  nous  lisions  avec  un  zèle  infatigable 
\e  Journal  des  Débats  \  »  Pâlffy  égale  dans  cette  œuvre,  par 
sa  finesse  de  touche  vraiment  remarquable,  les  modèles  qu'il 
s'est  efforcé  d'imiter. 

Le  récit  des  quatre  années  de  la  vie  de  Paul  Zsadânyi,  son 
amour  pour  Rose,  fille  d'un  colonel  joueur  et  qui  jadis  avait 
forcé  le  père  de  Paul  à  se  donner  la  mort  ;  l'éducation  de  Paul 
par  sa  tante  qui  promet  de  lui  laisser  toute  sa  fortune  s'il 
renonce  à  cette  jeune  fille;  les  déboires  du  héros  qui  finale- 
ment tombe  sur  le  champ  de  bataille  pendant  la  Révolution, 
tout  cela  est  raconté  avec  un  grand  accent  de  sincérité  et  un 
manque  de  prétentions  qui  a  fait  de  Pàltfy  un  des  auteurs 
préférés  du  public. 

Aloïs  Degré  était  le  fils  d'un  médecin  français  réfugié  en 
Hongrie  et  d'une  Magyare.  Avant  la  Révolution,  il  était  le 
porte-parole  delà  jeunesse  universitaire  et  il  haranguait  sou- 
vent la  foule.  Il  faisait  partie,   avec  Petôfi  et  Jôkai,   de  la 


1.  C'était,  en  effet,  le  journal  le  plus  répandu  en  Hongrie  avant  la  Révolu- 
tion ;  il  fut  remplacé  plus  tard  par  le  Temps  et  le  Figaro. 


438  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

société  des  Dix  '  et  ne  jurait  que  par  les  romanciers  fran- 
çais. Fin,  élégant,  vif  et  tranchant,  il  a  fait  dire  de  lui  qu'il 
écrivait  des  romans  français  en  hongrois.  Il  raffolait  des 
œuvres  de  Soulié,  de  Féval  et  des  romanciers  qui  brillèrent 
surtout  dans  le  feuilleton.  Il  s'est  approprié  leur  style  léger,  la 
vivacité  de  leur  exposition  et  fut  longtemps,  avec  Jdkai,  Fau- 
teur préféré  du  public.  Les  Mémoires  du  diable  (Az  ôrdôg 
emlékiratai,  1860)  n'ont  pas  emprunté  seulement  le  titre  à 
Soulié,  mais  aussi  la  mise  en  scène  et  l'exposition.  Fantastique 
et  macabre  au  même  degré  que  son  modèle  français,  il  est 
pourtant  plus  concis  et  se  contente  de  deux  volumes  au  lieu 
de  quatre.  Le  diable,  comme  dans  le  roman  de  Soulié, 
promet  à  Elemér  Hamvay  de  lui  dévoiler  tous  les  secrets,  de 
lui  montrer  tout  ce  qui  l'intéresse,  s'il  lui  cède  quelques 
semaines  de  sa  vie. 

A  cet  effet,  il  lui  donne  un  sifflet  pour  l'appeler  en  cas  de  nécessité. 
Le  pacte  conclu,  le  lugubre  cauchemar  commence.  Elemér  voit  d'abord 
les  infidélités  de  sa  maîtresse;  puis  il  entend  les  calomnies  dont  ses 
amis  l'accablent  en  son  absence;  il  apprend  les  infamies  de  M™^  Ohâzy, 
respectée  par  le  monde  bien  qu'elle  ait  abandonné  son  enfant  ;  celles 
d'Ehrenburg  qui  laisse  sa  famille  momir  de  faim  et  vit  dans  la  débauche. 
—  Pendant  son  rêve  le  diable  a  pris  sa  place  auprès  de  sa  maîtresse  et 
de  sa  fiancée.  A  peine  réveillé,  il  court  après  la  première  jusqu'à  Paris  : 
et  c'est  une  occasion  pour  Degré  de  donnner  une  de  ces  descriptions 
enthousiastes  de  la  capitale  de  la  France  et  de  la  vie  parisienne,  comme 
nous  en  trouvons  fréquemment  dans  les  romans  magyars  de  celte 
époque.  Elles  montrent  que  pour  ces  écrivains,  Paris  et  l'esprit  qui 
l'anime  était  le  modèle  idéal.  «  Là,  dit  Degré,  après  avoir  décrit  les  bou- 
levards, la  rue  de  Rivoli  et  la  place  de  la  Concorde,  l'âme  se  rajeunit, 
la  vie  renaît.  »  Ce  descendant  des  Français  raille  les  romanciers 
allemands  que  quelques  critiques  osaient  recommander.  Il  fait  dire 
au  Diable.  <>Je  suis  allé  en  Allemagne,  et  j'ai  fait  la  connaissance  de 
Hauff  ;  je  lui  croyais  assez  d'esprit  pour  m'introduire  dans  la  bonne 
société  et  faire  connaître  mon  voyage  en  Allemagne.  Et  voilà  ce  qui 
arriva  !   Ces  pauvres  Allemands   m'ont  fait  aller  à  l'école,   ils  m'ont 


l.  Les  autres  membres  de  ce  cercle  étaient:  Pâlffy,  Obernyik,  Pâkh  (un 
humoriste,  fondateur  de  la  Vasdrnapi  Ujsâg)  Bérezy  —  le  seul  écrivain  de  ce 
groupe  qui  ïùt  Anglais  —  Tompa,  Kerényi  et  Lisznyai,  trois  poètes  lyriques. 


CHAPITRE    II  439 

impliqué  dans  des  intrigues  d'étudiants  et  m'ont  suscité  des  duels  ridi- 
cules. Une  seule  fois  j'ai  pu  arriver  à  Berlin, dans  une  société  où  l'on 
prenait  le  thé  ;  et  là  aussi  Tennui  m'a  presque  tué.  Un  jeune  homme 
maladif  déclamait  une  nouvelle  sentimentale,  pendant  que  les  jeunes 
filles  s'occupaient  des  uniformes  des  officiers'.  Heureusement  le  «  Juif 
errant  »  était  là  ;  je  me  suis  amusé  avec  lui,  car  il  a  beaucoup  voyagé, 
beaucoup  vu;  il  s'ennuyait  comme  moi.  Je  me  suis  esquivé  sans  dire 
adieu  et  je  suis  venu  en  France.  Ah!  quel  changement!  comme  la 
vie  y  bouillonne  !  quel  séjour  ravissant  !  J'ai  vécu  dans  la  société  la 
plus  splendide,  chez  des  ministres,  des  banquiers.  Et  enfin  l'immortel 
Soulié  qui  a  présenté  mes  Mémoires  d'une  façon  si  intéressante  et  si 
fidèle  me  rappellera  toujours  mon  séjour  en  France.  » 

Degré  dans  ses  romans  se  moque  de  ceux  qui  voudraient 
amoindrir  le  culte  dont  Balzac,  Soulié  et  Dumas  sont  Tobjet 
en  Hongrie. 

Les  Mémoires  du  Diable  de  même  que  Deux  ans  de  la  vie 
dun  avocat.  Le  sang  bleu.,  Le  héros  du  jour,  L'aventurière  — 
ce  dernier  fort  compliqué,  souvent  fantastique  et  macabre 
—  sont  des  lectures  agréables,  mais  qui  en  somme  ont  peu 
de  profondeur,  se  contentent  d'une  caractéristique  très  super- 
ficielle et  ne  visent  qu'à  amuser  ^ 

Les  romans  et  les  nouvelles  de  Charles  Vadnai  (né  en 
1832)  se  distinguent  surtout  par  une  langue  harmonieuse, 
un  grand  souci  de  la  forme  et  la  peinture  de  l'âme  des 
jeunes  filles.  Il  fait  partie  de  ces  romanciers  qui  se  sont 
inspirés,  avant  l'apparition  du  naturalisme,  des  romantiques 
français.  Le  plus  grand  service  que  Vadnai  ait  rendu  aux 
lettres  françaises  consiste  dans  les  nombreuses  traductions 
des  poètes,  romanciers  et  nouvellistes  contemporains 
publiées  par  lui  dans  son  journal  exclusivement  littéraire  : 
Fovârosi  Lapok  (Feuilles  de  la  capitale).  Il  le  dirigea  pendant 
vingt-six  ans  (1867-1892);  cette  publication  a  fait  pénétrer 
la  quintessence  de  la  littérature  française  en  Hongrie  et  a 
influé  notablement    sur  la  formation  des  jeunes  écrivains 


1.  Allusion  aux  «  Mémoires  de  Satan  »  de  l'écrivain  allemand. 

2.  Voy.  sur  Degré  l'Éloge  de  Vadnai  dans  :  Budapesti  Szemle,  1897. 


440  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

qui  presque  tous  y  ont  débuté.  Leur  seule  ambition  était 
d'approcher  les  auteurs  français  qui  y  occupaient  la  place 
la  plus  importante. 


VIII 


Les  romanciers  qui  furent  en  vogue  jusque  vers  1880 
appartiennent  tous  au  mouvement  idéaliste.  La  puissante 
personnalité  de  Jôkai  avait  imprimé  cette  direction  à  la  litté- 
rature d'imagination.  Il  y  avait  bien  quelques  pessimistes 
parmi  ses  disciples,  mais  en  général  «  le  genre  Jdkai  »  triom- 
phait. Une  dizaine  d'années  après  le  dualisme,  son  règne 
était  fmi  et  la  «  Jeune  Hongrie  »  se  mettait  à  l'école  de 
Zola  d'une  part,  de  Maupassant  et  de  Bourget  de  l'autre. 
Pour  expliquer  ce  changement  de  goût,  il  faut  se  rap- 
peler la  situation  politique  et  sociale  du  pays,  et  surtout 
l'influence  toujours  grandissante  du  roman  français.  La  vie 
sociale  si  restreinte,  si  mesquine,  si  dénuée  d'intérêt  sous  la 
domination  autrichienne  a  pris  avec  le  dualisme  une  inten- 
sité et  une  force  qui  ouvrent  aux  romanciers  un  très  vaste 
champ  d'observation.  Le  roman,  avant  1867,  vivait  de  sou- 
venirs historiques,  tantôt  glorieux,  tantôt  tristes  ;  le  roman 
actuel  vit  de  la  société  telle  que  l'a  faite  le  dualisme.  Le 
mot  d'ordre  venu  de  France,  d'observer  au  lieu  d'inventer, 
a  trouvé  de  l'écho  aux  bords  du  Danube.  C'est  ce  qui  diffé- 
rencie les  écrivains  de  l'école  de  Jôkai,  où  Timagination 
débridée  se  livre  aux  jeux  les  plus  extraordinaires,  des  roman- 
ciers de  la  jeune  école,  qui  se  préoccupent  moins  de  créer 
des  situations  anormales  que  de  peindre  fidèlement  la  vie 
quotidienne  avec  ses  misères  et  ses  luttes,  et  parfois  aussi 
d'en  dégager  l'humour. 

Les  romans  en  plusieurs  volumes,  autrefois  si  en  vogue, 
effrayent  nos  contemporains;  c'est  la  nouvelle,  le  croquis, 
l'esquisse  ou  une  suite  de  tableaux  qui  sont  à  la  mode.  La 
transformation  des  journaux  de  Budapest  qui  imitent  ceux 


CHAPITRE    II  441 

de  Paris,  avec  leurs  contes  et  leurs  nouvelles,  est  en 
grande  partie  cause  de  ce  changement.  La  réunion  de  ces 
croquis,  en  volume,  à  la  manière  française  est  devenue  la 
forme  d'édition  la  plus  courante  dans  la  librairie.  Le  roman 
proprement  dit  atteint  de  150  à  200  pages  et  l'auteur  veut 
qu'il  lui  rapporte  dix  fois  plus  que  les  romans  en  trois  ou 
quatre  volumes  ne  valaient  à  un  Jdsika.  Les  exhortations  des 
critiques  de  l'ancienne  école,  de  ceux  qui  ont  vu  à  l'œuvre 
les  écrivains  qui  s'appelaient  Eôtvôs,  Kemény,  Jôkai,  sont 
vaines,  car  on  ne  remonte  pas  un  courant  littéraire.  Paul 
Gyulai,  le  plus  grand  parmi  ces  critiques,  a  beau  s'efîorcer 
de  ramener  les  jeunes  écrivains  aux  anciennes  formes,  les 
supplier  de  ne  pas  mépriser  l'histoire  et  de  concentrer  leurs 
etîorts  pour  créer  quelques-unes  de  ces  œuvres  de  longue 
haleine  qui,  pense-t-il,  ont  plus  de  chances  de  survivre  que 
les  nouvelles  et  les  croquis  quelque  brillants  qu'ils  soient.  Il 
prêche  dans  le  désert  !  Le  public,  d'accord  en  cela  avec  les 
auteurs,  donne  toute  sa  préférence  aux  scènes  courtes  et 
caractéristiques  d'un  Mikszàth,  d'un  Ilerczeg,  d'un  Brddy, 
d'un  Ignotus  ',  d'un  Ambrus,  d'un  Malonyay,  inspirées 
pour  la  plupart  de  la  dernière  nouvelle  ou  du  dernier  roman 
français  à  la  mode. 

Limitation  du  «  genre  français  »  dans  la  production 
romanesque  est  tellement  prépondérante  qu'un  poète  sati- 
rique Géza  Lampérth,  fait  dire,  dans  une  pièce,  à  un  de  ces 
«  Jeunes  :  »  «  Je  ne  lis  plus  Arany  ^,  ni  Horace,  ni  ce  que  la 
mauvaise  plume  des  vieux  a  écrit;  mais  j'avale  avec  délices 
Maupassant  et  le  Figaro.  Adieu  les  trois  collines  et  les  quatre 
fleuves  M  Je  ne  cherche  plus  mon  inspiration  parmi  vous  : 


1.  Pseudonyme  de  Hugo  Veigeisberg. 

2.  Le  poète  national,  par  excellence.  Voy.  plus  haut,  p.  283. 

3.  Allusion  à  l'écusson  de  la  Hongrie,  oii  les  trois  collines  symbolisent  la 
Tâtra,  Fâtra  et  Matra  et  les  quatre  barres  blanches  :  le  Danube,  la  Tisza,  la 
Drave  et  la  Save.  —  Voy.  cette  poésie  dans  :  Akadémiai  Értesitô  (Bulletin  de 
l'Académie),  avril  1900. 


442  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

Paris,  Paris...  c'est  là  qu'on  trouve  la  vraie  poésie,  c'est  de 
là  que  je  la  ferai  venir  dorénavant.  » 

Mais  si  la  note  patriotique,  le  sentiment  national  qui  ani- 
maient les  romanciers  d'avant  1867  sont  absents  des  œuvres 
de  la  Jeune  Hongrie,  elles  marquent  bien  évidemment  un  pro- 
grès notable  au  point  de  vue  de  Tart.  On  peut  accuser  ces 
écrivains  de  cosmopolitisme,  comme  l'a  fait  Arany  pour  les 
jeunes  poètes  lyriques  ;  on  peut  leur  reprocher  leur  manie 
d'exotisme,  mais  on  ne  peut  contester  que  les  meilleurs 
d'entre  eux  n'aient  singulièrement  élargi  l'horizon  intellec- 
tuel de  leurs  lecteurs.  Il  est  vrai  que  tous  ont  débuté  par 
l'imitation  d'un  modèle  français  ;  mais  peu  à  peu  le  travail 
d'assimilation  se  fait  et,  de  cette  étude  approfondie  de  nos 
romanciers,  ils  sortent  munis  d'un  instrument  perfectionné 
qu'ils  mettent  au  service  de  l'art  national. 

Quelques-uns  sont  morts  à  la  tâche,  comme  ce  délicat 
Sigismond  Justh,  l'auteur  du  Livre  de  la  Puszta,  traduit  en 
français  ;  d'autres  sont  encore  sous  le  charme  des  souvenirs 
de  leur  séjour  à  Paris  et  trop  jeunes  pour  s'être  débarrassés 
complètement  de  l'étreinte  étrangère,  comme  Jules  Pekâr 
et  Désidère  Malonyay;  mais  ceux  qui  ont  appris  de  nos  réa- 
listes à  observer,  et  qui  se  servent  de  leur  technique  pour 
peindre  la  société  contemporaine,  comme  Mikszâth,  Herczeg 
et  Brôdy,  ont  créé  des  œuvres  vraiment  remarquables. 

De  même  que  Csiky,  en  observant  la  société  magyare 
issue  du  dualisme  a  créé  le  drame  social  magyar,  ces  con- 
teurs, en  peignant  fidèlement  la  vie  quotidienne  avec  ses 
misères  et  ses  luttes,  ses  dévouements  et  ses  turpitudes,  ont 
fait  entrer  dans  la  littérature  des  types  et  des  situations 
inconnus  avant  eux.  Ils  ont  donné  et  continuent  à  donner 
tantôt  des  tableaux  empreints  d'une  grande  compassion 
pour  les  malheureux,  tantôt  des  esquisses  pleines  de  saveur 
de  la  vie  des  campagnards  et  des  citadins,  tantôt  des  pages 
émouvantes  sur  le  cœur  féminin.  Ce  qui  distingue  leur 
manière  de  celle  des  «  anciens  »,  c'est  la  brièveté  et  la  con- 
cision. La  forme  qu'ils  ont  adoptée  les  a  amenés  à  concen- 


CHAPITRE    II  443 

trer  leur  talent  et  ce  qui  demandait  à  un  Kemény  trois 
volumes  est  facilement  condensé  en  200  pages. 

Souvent  lorsqu'ils  imitent  un  roman  français  tout  à  fait 
moderne,  ils  en  expriment  la  quintessence  et  en  font  une 
nouvelle  *.  L'imitation  de  Zola  s'est  presque  toujours  traduite 
par  des  œuvres  de  ce  genre.  Incapables  de  lutter  avec  leur 
modèle  ;  ne  possédant  au  même  degré  ni  l'art  de  peindre  les 
masses,  ni  celui  de  dérouler  un  récit  d'allure  épique,  ni  la 
même  science  de  la  composition,  les  Magyars  se  sont  con- 
tentés de  découper  dans  ces  romans  quelques  tranches 
amères  et  pessimistes. 

Le  chef  incontesté  de  la  «  Jeune  école  »  est  Coloman  Mik- 
szdth,  né  en  1849  parmi  les  Palr5cz  "^  au  pied  de  la  montagne 
Fâtra.  Il  s'occupa  d'abord  d'agriculture,  d'où  son  amour  pas- 
sionné du  sol  natal  et  sa  grande  connaissance  de  l'âme  des  pay- 
sans. Les  Récits  vi/lar/eois  slovaques  et  les  Bons  Palôcz  (1882) 
ont  établi  sa  renommée.  Ce  sont  des  esquisses  sans  commen- 
cement ni  fin,  où,  en  quelques  pages,  se  trouve  peinte  toute 
une  vie.  «  Cela  tient  du  conte  et  du  poème.  Chacune  de  ces 
scènes  rustiques  contient  à  la  fois  un  petit  drame,  un  paysage, 
une  étude  de  caractère,  un  tableau  de  mœurs  locales.  P_]n 
quelques  mots,  les  personnages  se  dressent,  pleins  de  vérité 
et  de  vie;  le  milieu  où  ils  se  meuvent  est  évoqué,  l'action 
éclate  et  se  précipite.  C'est  rapide  et  c'est  complet  ^  ». 

Dès  ses  débuts,  Mikszâth  s'est  montré  un  réaliste  de  fort 
bon  aloi  qui,  par  l'utilisation  des  moindres  détails,  fait  voir 
le  peuple  et  le  pays  sous  leur  vrai  jour,  écartant  cette  fausse 
sensiblerie  qui  caractérise  les  paysans  de  beaucoup  de  roman- 
ciers.  Le  même  réalisme  se  montre  dans  les  nouvelles  et 


1.  C'est  ce  que  fit  Zoltân  Ambrus  dans  la  Destruction  de  Ninive  (Ninive  pusz- 
tulâsa,  1893)  où  il  donne  la  quintessence  de  Thaïs  d'Anatole  France  et  résume 
cette  œuvre  en  une  quarantaine  de  pages. 

2.  Peuplade  du  Nord  de  la  Hongrie  qui  a  conservé  ses  anciennes  coutumes 
et  son  patois. 

3.  Préface  de  Fr.  Coppée  aux  Scènes  de  la  vie  honqroise  traduites  par 
E.  Horn.  —  1890.  D'autres  romans  de  .Mikszâth  ont  paru  dans  le  Siècle  et  le 
Journal  des  Déliais. 


444  LE    ROMAN    ET    LA    NOUVELLE 

dans  les  romans  tirés  de  la  vie  de  province.  Mikszâth  connaît 
le  comitat,  anciennement  citadelle  de  la  liberté,  aujourd'hui 
sous  le  régime  parlementaire,  le  centre  des  mesquineries  et 
des  potins  du  département.  Elu  député,  le  romancier  eut  Toc- 
casion  d'étudier  la  vie  parlementaire.  «  Au  lieu  de  la  sim- 
plicité de  la  vie  de  province,  il  a  vu  la  grande  Hongrie,  un 
monde  en  fermentation,  un  véritable  chaos  où  se  dessinent 
cependant  en  contours  très  précis,  des  individualités  et  des 
elTorts  égoïstes.  11  a  compris  comment  se  fait  l'histoire,  com- 
ment le  monde  est  gouverné,  ce  qui  remue  notre  époque, 
quel  est  le  fond  du  tableau  qui  s'agite  sur  la  scène  '  ».  Dans  A 
Tisztelt  hâz^  (1886)  il  a  donné  des  croquis  du  parlement,  tantôt 
humoristiques,  tantôt  narquois;  ensuite  sa  verve  satirique 
lui  a  dicté  des  romans  dont  les  héros  sont  ces  députés  pour 
lesquels  il  a  forgé  le  néologisme  :  akarnok  (celui  qui  veut 
arriver).  Le  pigeon  dans  la  cage  (Galamb  a  kalitkâban,  4892) 
nous  montre  deux  de  ces  arrivistes.  Ce  roman  est  curieux 
parce  que  Mikszâth  nous  y  expose  d'une  façon  allégorique  la 
différence  qui  sépare  les  romanciers  idéalistes  de  l'ancienne 
école  des  jeunes  réalistes.  Il  se  compose  de  deux  récits  où 
nous  voyons  une  jeune  fille  aimée  de  deux  jeunes  gens.  Un 
parfum  délicat  quoiqu'un  peu  fade  se  dégage  du  récit  qui  se 
passe  en  Italie;  une  atmosphère  lourde  et  étouffante,  mais 
que  l'humour  de  Mikszâth  rend  moins  insupportable,  enve- 
loppe le  second.  C'est  l'allégorie  du  romantisme  et  du  réa- 
lisme; la  fantaisie  du  conteur  génial  qui  s'appelle  Jôkai 
opposée  à  l'observation  scrupuleuse,  à  l'ironie  amère  d'un 
Mikszâth  ou  d'un  Brddy. 

Dans  la  première  partie  nous  sommes  en  Italie,  le  pays  des  contes. 
Un  médecin  de  Vérone,  nommé  Beaudoin  Gervais  (Gervasius),  aime 
passionnément  les  fleurs.  Pour  voir  une  espèce  très  rare  de  roses  il 


1.  B.  Lâzâr  :   A   tegnap,  a  ma    es  a  fwlnap  (Hier,  aujourd'hui  et  demain) 
Études  critiques,  11°  série,  1900,  p.  189  et  suiv. 

2.  Honorée  Chatnbre!   C'est  le  titre  que  ctiaque  député  donne  à  la  Chambre 
avant  de  commencer  son  discours. 


CHAPITRE    II  445 

va  à  Naples  chez  son  ami  Albert  Marosini;  il  y  rencontre  une  jeune 
fille  d'une  grande  beauté,  s'éprend  d'elle  et  veut  fuir  sur-le-champ  pour 
ne  pas  trop  souffrir.  Marosini,  qui  a  élevé  cette  orpheline  loin  des  yeux 
du  monde,  s'aperçoit  qu'elle  aime  Beaudoin  :  il  les  marie  et  leur  donne 
tous  les  trésors  qui  lui  avaient  été  confiés.  Après  le  départ  de  la  jeune 
Mlle,  il  s'adonne  à  la  boisson  et  dissipe  sa  fortune.  Pauvre  et  misérable, 
il  se  rend  à  Vérone  pour  demander  du  secours  à  Gervais,  lorsqu'il  est 
accusé  de  meurtre  et  sur  le  point  d'être  exécuté.  Son  ami  qui  le  sait 
innocent  se  déclare  coupable  pour  le  sauver  ;  mais  bientôt  le  meur- 
trier se  fait  connaître.  La  belle  Esre,  qui  n'était  pas  encore  la  femme  de 
Beaudoin,  est  rendue  à  Albert  qui  devient  un  riche  et  heureux  citoyen 
de  Vérone. 

Dans  le  second  récit  nous  sommes  à  Budapest  dans  un  milieu  con- 
temporain. Deux  députés,  Etienne  Altorjay  et  Pierre  Korlâthy,  sont 
endettés  et  cherchent  de  grosses  dots  ;  Altorjay  la  trouve  avec  Esther 
Wilner,  pupille  du  député  Szabô  ;  mais  comme  il  n'est  pas  assidu 
auprès  de  sa  fiancée,  son  cher  collègue  en  profite  et  au  jour  fixé  pour 
le  mariage,  Altorjay  trouve  l'oiseau  envolé.  La  belle  Esther  s'est  enfuie 
à  Pozsony  (Presbourg)  où  elle  s'est  mariée  avec  Korlâthy.  Après  le 
duel  inévitable  et  inoffensif,  les  deux  députés  deviennent  amis;  un 
beau  jour,  Korlâthy,  qui  a  déjà  mangé  la  dot  de  sa  femme  et  qui  craint 
le  scandale,  offre  sa  femme  à  Altorjay,  la  lui  laisse  et  s'enfuit  à  Ham- 
bourg. Mais  Esther  est  une  honnête  femme,  elle  refuse  ce  marché,  et  à 
bout  de  ressources  signe  de  faux  billets  pour  avoir  les  moyens  de  pour- 
suivre l'infidèle.  Elle  est  bientôt  réduite  à  la  misère  et  se  fait  bouque- 
tière. Un  soir,  elle  découvre  son  mari  au  bras  d'une  riche  Américaine. 
Cet  homme  délicat  la  fait  arrêter  par  la  police  :  infamie  qui  ne  l'empêche 
nullement  de  reparaître  à  Budapest  en  possession  d'une  belle  fortune 
de  faire  partie  des  clubs  et  même  de  présider  des  jurys  d'honneur. 

Mikszath  dissimule  par  une  fine  ironie  l'indignation  que 
lui  inspirent  ces  députés  féroces,  qui  veulent  arriver  à  tout 
prix;  ces  faux  démocrates,  qui  promettent  au  peuple  monts 
et  merveilles.  On  voit  comme  la  vie  mondaine  de  la  capitale 
les  prend  dans  ses  filets  et  combien  leur  situation  devient 
précaire,,  s'ils  n'ont  pas  recours  à  d'autres  expédients.  Les 
uns  guettent  de  riches  mariages,  d'autres  des  préfectures. 
Les  ministres  qui  viennent  jouer  au  club,  sont  les  soleils 
autour  desquels  ces  papillons  voltigent;  chacun  a  quelque 
chose  à  demander  et  l'on  voit  ce  que  coûtent  à  recruter  les 
majorités  ministérielles. 


446  LE    ROxMAN    ET    LA    NOUVELLE 

Quoique  le  talent  de  Mikszâth  soit  très  national,  on  ne 
peut  nieique  les  romanciers  réalistes  français  n'aient  exercé 
sur  lui  une  grande  influence,  qui  est  surtout  visible  dans  ses 
romans  tirés  de  la  vie  politique  et  parlementaire.  Son  émule 
François  Herczeg  (né  en  1863)  est  considéré  comme  le  «  Mau- 
passant  hongrois  »,  tant  sa  composition  serrée,  sa  langue  ner- 
veuse et  son  «  impersonnalité  »  rappellent  l'illustre  conteur 
français.  Herczeg  choisit  de  préférence  la  vie  de  province  et 
surtout  la  vie  militaire  qu'il  connaît  bien,  comme  sujet  de 
ses  nouvelles.  Il  établit  sa  renommée  par  une  série  d'es- 
quisses [Les  fils  Gyurkovics^  Les  filles  Gyitrkovics^  Muta- 
mur,  Contes  d'Occident,  La  première  hirondelle)  qui  le  mirent 
hors  de  pair.  Elles  se  distinguent  par  un  grand  savoir  faire. 
Il  y  a  peu  de  profondeur  dans  Les  fils  Gyurkovics  qui  arrivent 
à  de  belles  situations  grâce  à  leur  figure  avenante  et  à  l'opi- 
niâtreté, à  l'audace  avec  laquelle  ils  savent  courtiser  n'im- 
porte quelle  femme.  Peu  à  peu  Herczeg  a  appris  à  observer 
le  cœur  et  les  penchants  de  ses  personnages  :  Fleur  du  marais 
(Lâpvirâg)  et  surtout  ;  Le  Mariage  de  Szabolcs  et  Parmi  des 
étrangers,  sont  des  peintures  exquises  de  l'âme  féminine. 
Malvine  dans  le  premier;  Paulette  dans  le  second  sont  des 
caractères  dignes  de  Bourget,  que  Herczeg  prend  maintenant 
volontiers  comme  modèle. 

L'auteur  du  Disciple  est,  d'ailleurs,  fort  à  la  mode  en 
Hongrie.  Jamais  on  n'a  tant  parlé  psychologie  dans  les 
romans  hongrois  que  depuis  une  quinzaine  d'années.  Il  est 
vrai  que  Kemény  a  aussi  pénétré  les  profondeurs  de  l'âme 
humaine;  mais  les  romanciers  hongrois  ne  se  servent  que 
maintenant  des  procédés  psychologiques  et  médicaux  que 
la  science  met  à  leur  disposition. 

L'écrivain  le  plus  raffiné  dans  ce  genre  est  Sigismond 
Brôdy  (né  en  1863).  Il  trouve  dans  le  «  faubourg  Saint-Léo- 
pold  »  ce  quartier  de  la  haute  banque  et  du  grand  commerce, 
dans  l'Avenue  Andrâssy  et  sur  la  plage  hongroise  et  aristo- 
cratique d'Abazzia,  près  de  Fiume,  un  terrain  favorable  aux 
études  de   psychologie  féminine.    Il  combine   très  adroite- 


CHAPITRE    II  447 

ment  Zola  avec  Bouiget.  Tandis  que  Mikszâth  et  Herczeg 
nous  amusent,  Brôdy  nous  fait  réiléchir. 

Prenons  par  exemple,  son  Docteur  Faust  [Faust  orvos,  1888). 

Diouyse  Lengyel  est  une  sommité  médicale  pour  les  maladies  ner- 
veuses. Dans  son  antichambre  se  presse  une  foule  de  détraqués,  de 
névrosés,  mondains  et  mondaines.  Le  célèbre  docteur  cherche  une 
occasion  d'expérimenter  les  ravages  que  peut  faire  l'amour  dans  un 
cœur  déjeune  lîUe  et  les  phases  de  ce  mal.  Il  choisit  pour  «  sujet  »  de 
cette  expérience,  une  enfant  élevée  chez  un  médecin,  directeur 
d'une  maison  de  santé.  Ida,  c'est  son  nom,  fait  la  connaissance  de 
Lengyel  au  bal  donné  aux  pauvres  idiots  traités  dans  rétablissement. 
La  description  trop  réaliste  de  ce  bal,  est  un  morceau  brillant  qui 
laisse  une  impression  fort  pénible.  Ida,  apprenant  la  mort  de  son  père 
dans  un  hôpital  de  Vienne,  part  avec  Lengyel  pour  lui  rendre  les  der- 
niers devoirs  et  demeure  ensuite  chez  lui.  Elle  gère  la  maison  et 
s'éprend  du  docteur  qui  ne  voit  en  elle  qu'un  «  sujet  ».  L'assistant  du 
grand  praticien,  Alexandre  Richter,  un  pauvre  juif,  aime  Ida,  se  fait 
baptiser  et  l'épouse.  C'est  alors  que  commencent  les  tortures  du  Faust 
moderne.  Il  analyse  ses  sentiments  et  voit  avec  rage  et  douleur  que  la 
jeune  femme  qui  naguère  s'offrait,  est  maintenant  perdue  pour  lui.  Il 
fait  donner  une  mission  à  Richter  qui  part  pour  Naples.  Lengyel 
essaie  de  parvenir  auprès  de  la  jeune  femme  qui  se  refuse;  alors,  au 
comble  du  désespoir,  il  veut  s'empoisonner,  mais  Ida  paraît  et  se 
donne.  Le  lendemain,  il  l'emmène  vers  une  ville  de  Transylvanie  où 
il  désire  vivre  loin  du  bruit  de  la  capitale.  Mais  sur  le  point  d'arriver, 
il  change  d'avis  et  abandonne  brusquement  la  pauvre  jeune  femme.  On 
la  rapporte  mourante  à  Budapest.  Lengyel,  pris  de  remords,  la  soigne 
avec  dévouement,  mais  en  vain  :  elle  meurt  de  ce  coup  et  Richter  qui 
revient  éclate  en  sanglots  au  lieu  de  se  venger.  Tous  deux  sont  comme 
anéantis.  Et  dans  l'antichambre,  la  foule  des  hystériques  et  des  névro- 
sés continue  à  se  presser. 

La  manière  de  composer  décèle  en  Brddy  un  disciple  très 
ingénieux  des  naturalistes  français.  Les  Morticoles  l'attirent, 
la  Salpêtrière,  Charcot  et  d'autres  sommités  médicales  sont 
souvent  mentionnés  par  lui  ;  les  critiques  et  les  esthètes 
qu'on  rencontre  dans  ses  romans  sont  taillés  sur  nos  déca- 
dents. Quelquefois,  il  s'essaye  dans  la  psychologie  du  cœur 
féminin.  Ainsi  dans  La  femme  à  l'âme  double  (A  kétlelkii 
asszony,  1893)  il  étudie  un  meurtre  savamment  préparé. 


448  LE    liOMAN    ET    LA    NOUVELLE 

Au  début  (lu  livre,  Jolane  avoue  à  son  mari  Arthur  Olâli  qu'elle  fut 
adultère  et  que  le  fils  qu'ils  ont,  est  né  de  ses  rapports  illégitimes.  Le 
mari  en  reste  anéanti.  L'enfant  est  immédiatement  séparé  de  ses 
petites  sœurs  et  envoyé  avec  une  bonne  dans  le  Szepes  où  il  périt  misé- 
rablement. C'est  alors  que  commence  le  calvaire  des  deux  époux. 
Arthur  Olâh  est  un  haut  employé  du  ministère  et  ne  peut,  ni  ne  veut 
causer  de  scandale.  Le  séducteur,  une  espèce  de  brute,  Szenttamâsi,  est 
le  mari  de  la  sœur  d'Olâh.  Une  nuit,  Olâh  l'emmène  de  café  en  café,  et, 
dans  son  ivresse,  il  lui  fait  tenir  des  propos  équivoques.  Le  lendemain, 
Arthur  fait  de  graves  reproches  à  son  beau-frère  et  finit  par  décider  un 
duel  entre  eux.  Le  jour  arrivé,  on  apprend  l'assassinat  de  Szentta- 
mâsi. On  arrête  un  pauvre  détraqué,  pendant  qu'Olâh  et  sa  femme 
voyagent  en  Italie.  Rien  ne  peut  soulager  Jolane,  car  c'est  elle  qui  a 
tué  son  beau-frère. 

De  retour  à  Budapest  où  l'on  juge  r^fTaire,  elle  fait  parvenir  au  prési- 
dent de  la  Cour,  une  lettre  où  elle  s'accuse.  Elle  est  condamnée  à  six 
ans  de  réclusion  :  après  avoir  subi  sa  peine,  elle  se  retire  dans  le 
Havasalfold,  aux  confins  de  la  Transylvanie  et  de  la  Roumanie,  avec 
son  mari  et  ses  enfants. 

La  décadence  morale  et  physique,  la  ruine  des  individus 
et  des  familles,  voilà  les  thèmes  favoris  de  l'auteur,  les 
sujets  qu'il  aime  à  traiter.  «  C'est  mon  genre,  dit-il  dans  une 
de  ses  nouvelles,  car  ces  choses  sont  en  elles-mêmes  telle- 
ment émouvantes,  qu'il  est  inutile  d'être  grand  poète  pour 
les  orner.  Elles  agissent,  par  elles-mêmes,  sur  le  lecteur.  » 
Le  cynisme  de  son  «  x\mi  Mephisto  »  —  qui  nie  la  divinité, 
l'idéal,  la  morale,  la  fidélité  des  femmes  et  qui  pourtant 
aime  tendrement  ses  enfants  —  est  presque  révoltant  ;  sa 
«  Comtesse  Sapho  »  est  un  lys  fleuri  dans  un  marais.  La  veu- 
lerie de  la  noblesse  ruinée,  source  inépuisable  pour  les 
romanciers  magyars,  y  est  représentée  sous  des  couleurs 
particulièrement  sombres.  La  vie  des  agents  de  change,  des 
boursiers  véreux,  de  tous  ces  aigrefins  qui  vivent  de  la  naï- 
veté d'autrui;  l'ignominie  des  hôtels  garnis  :  tout  cela  s'étale 
avec  complaisance  dans  les  œuvres  de  Brôdy.  Sa  dernière 
création  remarquable,  La  chèvre  d'argent  (Az  ezûst  kecske) 
est  d'une  couleur  moins  noire.  L'ambitieux  Alexandre  Robin 
est  un  de  ces  types  de  députés  qui  arrivent  vite  au  pouvoir, 


CHAPITKE  11  449 

mais  qui,  parvenus  au  faîte,  voient  leur  puissance  s'e'crouler. 
Car  les  bassesses  dont  se  rendent  coupables  les  membres 
de  la  famille  où  ils  sont  entrés  pour  avoir  une  grosse  dot, 
sapent  en  quelque  sorte  le  fondement  sur  lequel  reposait 
leur  réputation. 

Autour  de  ces  trois  écrivains  qui  représentent  le  roman 
dans  la  Jeune  Hongrie,  se  groupent  de  nombreux  nouvel- 
listes chez  lesquels  l'analyse  des  sentiments  a  remplacé  le 
récit  romanesque.  Tous,  depuis  Sigismond  Justh  jusqu'au 
«  boulevardier  »  Szomahâzy,  cherchent  la  forme  en  France. 
Dans  les  Éléments  de   Paris,    l'auteur   du    «   Livre   de  la 
Puszta  »  a  conseillé  à  ses  confrères  d'apprendre  «  dans  la 
nouvelle  Babylone  »  la  forme  qui   manquait  selon  lui  aux 
anciens  conteurs.  Et  ils  sont  venus  en  foule.  Les  uns  ont 
fait  leur   apprentissage    dans  les  bureaux  du  Mercure   de 
France  — Jules  Pekar  —  d'autres  ont  trouvé  dans  les  cri- 
tiques et  les  romans  de  Bourget  et  de  Huysmans,  dans  les 
études  de  Ribot  sur  les  maladies  de  la  volonté,  des  types  chez 
lesquels  l'impuissance  d'aimer,  est  analysée  avec  un  grand 
talent  —  Desidère  Malonyay  —  et  d'autres   se  sont  laissés 
séduire  par    le  renanisme   d'Anatole    France   :   tel  Zoltân 
Ambrus.  Enfin,  la  nouvelle  «  genre  boulevard  »  est  imitée  par 
des  feuilletonistes   d'un   vrai  talent   dont    les    productions 
défrayent  les  revues  mondaines  et  les  nombreux  journaux 
littéraires  qui  se  sont  fondés  ces  dernières  années  à  Budapest. 
Bref,  le  groupe  compact  des  «  cosmopolites  »  cherche  son 
inspiration  en  France.  Or,  aujourd'hui,  ce  groupe  domine 
dans  le  roman  et  dans  la  nouvelle  '. 


1.  Voy.  Làzàr,  ouvr.  cité,  pp.  238-280;  K.  Pintér  :  Ujabb  elbeszéVi  irodal- 
munk  (Notre  récente  littérature  narrative)  dans  les  Mémoires  de  la  Société 
Suinl-Étienne,  n»  23,  1897. 


29 


4o0  LE    ROMAN    ET  LA    NOUVELLE 

Le  romancier  Kemdny,  dans  une  série  d'articles  littéraires 
que  son  grand  admirateur  Paul  Gyulai  a  édités  sous  le  titre  : 
la  Vie  et  la  littérature  {É\Qi  es  irodalom)  *,  a  observé,  dès  1853, 
que  pour  le  roman  la  Hongrie  a  moins  emprunté  aux  nations 
étrangères,  notamment  à  la  France,  que  pour  le  théâtre. 

Dans  un  certain  sens  celte  opinion  est  justiliée.  11  est  indé- 
niable que  les  grands  romanciers  magyars  montrent  plus  d'ori- 
ginalité, même  en  face  de  leurs  modèles  français,  que  les 
dramaturges.  Aussi  avons-nous  eu  soin  de  rappeler  dès  le 
commencement  de  ce  chapitre  que  malgré  la  source  toute 
française  de  leur  inspiration,  les  principaux  représentants  du 
roman  et  de  la  nouvelle,  ont  pu  créer  des  œuvres  essentiel- 
lement magyares,  œuvres  écrites  tantôt  pour  faire  valoir  une 
idée  morale,  tantôt  pour  discuter  une  thèse  sociale.  Mais  tout 
en  maintenant  ce  caractère  d'originalité  nous  avons  pu  mon- 
trer que,  pendant  les  trente  premières  années  de  son  évolu- 
tion, c'est-à-dire  depuis  l'apparition  à'Abafi  jusqu'au  dua- 
lisme, le  roman  historique  français  de  l'Ecole  romantique, 
les  œuvres  de  Balzac,  de  George  Sand,  d'Eugène  Sue  et 
même  celles  de  Soulié  furent  prises  par  les  écrivains  magyars 
comme  modèles.  C'est  le  sujet  toujours  national  qui  prête 
au  roman  historique  magyar  cette  apparence  originale  que 
Kemény  a  constatée,  mais  la  composition,  les  procédés 
techniques  d'un  côté;  la  parenté  d'esprit  et  de  tendance  avec 
les  romanciers  français  de  l'autre,  prouvent  suffisamment 
à  quelle  source  tous  ces  écrivains  ont  puisé. 

Notre  exposition  ne  signifie  pas  autre  chose;  nous  ne 
voulons  nullement  faire  d'un  Eôtvôs,  d'un  Kemény,  d'un 
Jôkai  ou  d'un  Mikszâth  des  disciples  des  Français  au  même 
titre  que  les  Szigligeti,  Czakô,  Obernyik,  Kôvér  et  la  plupart 
des  dramaturges  magyars.  Tout  ce  que  nous  voulons  prouver 
en  caractérisant  ces  romanciers  et  en  analysant  leurs  œuvres 
les  plus  remarquables,  c'est  que  le  roman  hongrois,  issu 
du  mouvement  romantique  presqu'en  même  temps  que  le 

1.  Édités,  en  1882,  dans  Olcsô  Kbnyvtàr,  p.  109  et  suiv. 


CHAPITRE  11  4ol 

théâtre  de  Szigligeti,  a  suivi  pour  la  forme  de  l'exposition, 
pour  la  peinture  des  caractères,  les  grands  romanciers 
français;  pour  chaque  grand  écrivain  —  outre  sa  propre 
confession  concernant  l'influence  française  sur  lui  et  sur 
ses  contemporains  —  nous  avons  pu  facilement  montrer  le 
modèle  qu'il  étudiait  de  préférence  et  qu'il  voulait  revêtir 
pour  ainsi  dire  de  couleurs  magyares. 

Si  cette  dépendance  peut  se  démontrer  pour  les  quatre 
grands  représentants  du  roman  jusqu'au  dualisme,  elle  est 
encore  plus  manifeste  et  pour  ainsi  dire  plus  palpable 
chez  les  écrivains  contemporains.  Le  changement  profond 
apporté  par  les  Jeunes  à  la  forme  du  récit,  les  nombreuses 
traductions  depuis  Zola  jusqu'à  Prévost  et  Hervieu,  en  pas- 
sant par  Bourget,  France,  Daudet,  Maupassant  ;  l'avidité  du 
public  se  jetant  sur  le  dernier  roman  français  habillé  à  la 
hongroise  ;  la  complaisance  avec  laquelle  les  jeunes  talents 
plutôt  portés  à  imiter  qu'à  créer,  se  soumettent  à  ces  exi- 
gences ;  la  place  de  plus  en  plus  considérable  prise  dans  ces 
dernières  années  par  la  nouvelle  et  le  croquis  «  genre  fran- 
çais »  dans  les  journaux  et  les  revues  :  tout  cela  suffit  à  éta- 
blir que  le  conte,  la  nouvelle,  le  roman  français,  traduits  et 
adaptés  dès  l'époque  du  renouveau  littéraire  de  la  fin  du 
xviii'  siècle,  ont  exercé  sur  la  création  d'une  littérature 
romanesque  magyare  une  très  puissante  influence;  influence 
qui,  durant  toute  la  période  qu'embrasse  notre  étude,  ne 
s'est  pas  démentie  un  instant. 


CHAPITRE  III 


LA  LANGUE    ET    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISES 
DANS  LA  SOCIÉTÉ   ET   DANS  L'ENSEIGNEMENT 


I 


Gomme  supplément  à  notre  enquête  d'un  caractère  pure- 
ment littéraire  nous  allons  réunir,  en  utilisant  les  rares 
documents  qui  existent,  quelques  données  sur  la  pénétration 
et  les  progrès  de  la  langue  française  en  Hongrie,  sur  le 
rayonnement  du  génie  français  dans  les  sociétés  savantes, 
dans  la  presse  et  dans  les  écoles. 

Une  littérature  étrangère  agit  par  la  langue  qui  lui  sert 
en  quelque  sorte  de  véhicule.  Tant  que  le  latin  était  d'usage 
dans  l'enseignement,  dans  la  vie  publique  et  dans  l'adminis- 
tration, l'étude  de  notre  langue  ne  pouvait  intéresser  que 
ceux  qui,  par  leur  situation,  étaient  en  contact  direct  avec 
la  France.  Ainsi,  il  est  certain  qu'au  xvn'  siècle  la  Cour 
transylvaine  et  tous  ceux  qui  faisaient  partie  du  conseil  de 
la  couronne  comprenaient  le  français.  Les  rapports  entre 
Gyula-Fehérvâr  (Alije-Julie),  Kolozsvàr  et  l'ambassadeur  de 
France  à  Constantinople  étaient  trop  fréquents,  les  émis- 
saires trop  nombreux  pour  que  cette  connaissance  ne  fût 
point  indispensable. 


CHAPITRE   ni  453 

Nous  trouvons  dans  les  romans  de  Jdsika  et  de  Kemény 
dont  l'action  se  passe  à  la  fin  du  xvf  et  au  commencement 
du  xvn'  siècle  des  réminiscences  fréquentes  puisées  dans  des 
documents  authentiques,  qui  permettent  de  conclure  que  les 
grandes  familles,  toutes  plus  ou  moins  apparentées  aux 
princes,  parlaient  et  lisaient  couramment  notre  langue. 

Avec  l'intervention  de  Louis  XIV  dans  la  politique  de 
cette  principauté,  les  rapports  entre  elle  et  la  France 
deviennent  encore  plus  fréquents.  Nous  avons  vu  que  la 
cour  de  François  II  Ràkoczy  devint  tout  à  fait  française 
grâce  aux  nombreux  officiers  qui  formaient  son  entourage. 
Les  proclamations  du  prince  sont  rédigées  en  latin  et  en 
français  ;  l'hégémonie  intellectuelle  du  siècle  de  Louis  XIV 
aidant,  la  littérature  elle-même  commence  à  pénétrer  peu  à 
peu  en  Hongrie.  Si  Clément  Mikes,  «  gentilhomme  de  la 
chambre  »  de  Rdkoczy  et  son  fidèle  serviteur  à  Rodosto,  eût 
pu  déployer  son  activité  littéraire  en  Hongrie,  s'il  avait 
publié  ses  ouvrages,  au  lieu  de  les  laisser  en  manuscrit,  il 
eût  été  l'initiateur  d'un  mouvement  littéraire  du  plus  pur 
esprit  français.  Ràkoczy  et  son  entourage  magyar  ne  se  sen- 
taient nullement  dépaysés  à  Paris  et  les  Mémoires  du  prince 
ne  laissent  rien  à  désirer  au  point  de  vue  de  la  forme.  Les 
nombreux  documents  de  cette  époque,  conservés  aux  Afï'aires 
étrangères,  prouvent  que  la  chancellerie  de  Râkoczy  maniait 
bien  la  langue  des  Cours  *. 


2.  Une  note  conservée  aux  Affaires  étrangères  [Hongrie,  Correspondance 
XVI,  p.  316)  dit  à  propos  des  Mémoires  :  Les  Mémoires  du  prince  Ragotzki 
(Râkoczy)  contiennent  des  détails  suivis  et  fidèles  de  la  guerre  qu'il  a  faite  en 
Hongrie  depuis  1701  jusqu'en  1710.  Ces  détails  pourront  plaire  à  ceux 
qui  ont  du  goût  et  de  la  curiosité  pour  tout  ce  qui  concerne  le  métier  des 
armes  ;  outre  les  connaissances  et  les  instructions  qu'ils  en  tireront,  ils  y  trou- 
veront un  caractère  de  vérité  et  de  bonne  foi  qui  les  touchera  et  qui  fait,  à 
mon  avis,  le  principal  mérite  de  cet  ouvrage.  —  Mais  il  est  absolument  néces- 
saire d'en  reloucher  le  style,  non  pour  le  rendre  élégant,  car  il  n'en  est  pas 
besoin,  mais  pour  le  rendre  supportable.  Quoique  le  prince  Ragotzki  y  montre 
partout  beaucoup  de  sagesse  et  de  modération,  comme  la  guerre  qu'il  a  faite 
a  eu  pour  objet  la  liberté  de  la  nation  hongroise,  et  qu'il  ne  lui  est  pas  possible 
de  dissimuler  l'ambition,  les  injustices  et  la  dureté  du  gouvernement  impérial. 


4oi  LA    LANGUE    ET    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISES 

Après  la  chute  de  la  principauté  transylvaine,  les  traditions 
françaises  se  maintinrent  encore  pendant  tout  le  cours  du 
xvni®  siècle.  Les  premières  troupes  de  comédiens  français 
qu'on  rencontre  sur  le  sol  hongrois,  jouaient  en  Transyl- 
vanie et  la  noblesse  elle-même  se  divertissait  en  représentant 
nos  comédies  dans  le  texte  original.  Les  Haller,  les  Teleki, 
les  Bethlen,  les  Jdsika,  les  Bârdczy  et  les  Barcsay,  bref  les 
familles  les  plus  illustres  de  cette  principauté  devenue  autri- 
chienne après  la  paix  de  Szathmàr,  y  maintiennent  le  goût 
des  lettres  françaises  et  c'est  de  leurs  rangs  que  sortiront, 
au  moment  du  renouveau  littéraire,  les  premiers  traducteurs 
qui,  à  l'aide  des  œuvres  du  xvu^  et  du  xvni^  siècles,  poliront 
et  affineront  l'idiome  national.  Combien  le  français  était  cul- 
tivé en  Transylvanie  à  cette  époque,  c'est  ce  que  prouve  le 
livre  que  la  comtesse  Séraphine  de  Batthyâny  a  traduit  de 
Yitalien  en  français  pour  le  rendre  accessible  au  public 
féminin  \ 

Dans  la  Hongrie  proprement  dite  les  progrès  furent  plus 
lents  jusque  vers  le  milieu  du  xvni®  siècle.  C'est  alors  que, 
sous  l'influence  de  la  Cour  de  Vienne,  où  François  de  Lorraine 
introduit  l'étiquette  et  la  langue  de  son  pays  pour  remplacer 
celles  d'Espagne,  la  noblesse  magyare  se  met  également  à 
étudier  le  français.  Elevée  en  grande  partie  au  Theresianiim 
où  cette  étude  était  obligatoire,  elle  se  familiarise  de  bonne 
heure  avec  notre  littérature.  Attirée  à  la  Cour  par  la  reine, 
elle  ne  se  «  francise  »  que  trop  au  gré  des  patriotes.  Par  la 
création  de  la  garde  royale  hongroise,  Marie-Thérèse  fait 
naître  —  bien  malgré  elle  —  les  premières  œuvres  magyares 


je  penserais  qu'il  conviendrait  de  ne  les  imprimer  qu'avec  permission  tacite  et 
dans  la  forme  des  impressions  de  Hollande.  C'est  ainsi  qu'on  en  use  pour  les 
Mémoires  dont  les  matières  sont  trop  récentes,  et  c'est  un  moyen  d'en  rendre 
le  débit  meilleure!  plus  prompt.  J'ajouterai  qu'il  me  paraît  que  ces  Mémoires 
pourraient,  suivant  les  conjonctures,  produire  en  Hongrie  de  bons  effets. 

1.  Pensées  instructives  ei  toutes  sortes  d'exemples  propres  à  former  le  cœur 
des  jeunes  gens,  traduit  de  l'italien  par  M"''  Séraphine,  comtesse  de  Batthyan. 
Clausenbourg  (Kolozsvàr),  1787. 


'  CHAPITRE  m  45S 

de  V École  française.  Les  jeunes  membres  de  cette  garde  veu- 
lent donner  à  la  langue  nationale  quelque  chose  du  fini  qui 
distingue  celle  de  Voltaire.  Dans  cette  atmosphère  imprégnée 
de  son  esprit  ils  arrivent  même  à  s'exprimer  très  correcte- 
ment en  français.  Malheureusement,  le  chef  de  ce  groupe 
littéraire  :  Georges  Besscnyei,  ne  nous  a  laissé  aucune  lettre 
manuscrite  en  cette  langue.  Dans  un  de  ces  ouvrages  nous 
avons  cependant  trouvé  quelques  pages  qui  nous  montrent  à 
quel  point  notre  langue  lui  était  familière  *. 

Un  autre  membre  de  la  garde  royale,  Barcsay,  fils  de  la 
Transylvanie  et  descendant  d'une  famille  princière,  a  même 
composé  en  français  quelques  poésies  ^ 

Les  écrivains  de  cette  école  qui  ne  faisaient  pas  partie  de 
la  garde  royale  apprirent  le  français  pendant  leur  séjour  en 
Suisse  et  en  France.  C'est  ainsi  que  le  comte  Teleki  de  Szék, 
disciple  de  Bernouilli  à  Genève,  arriva  à  s'exprimer  avec  une 
rare  perfection  pour  un  étranger.  Son  Essai  su?'  la  faiblesse 

1.  Die  Geschufte  der  Einsamkeit,  Vienne,  1777.  A  partir  de  la  page  73  se 
trouvent  des  lettres  en  français.  Nous  citons  la  troisième  de  ces  lettres  qui 
prouve,  en  même  temps,  que  la  littérature  anglaise  ne  fut  connue  de  Bes- 
senyei  qu'à  travers  des  traductions  françaises.  '«  Vous  demandez  mon  avis 
sur  les  auteurs  anglais.  J'en  ai  lu  quelques-uns  en  français,  et  je  puis 
vous  dire  que  ce  sont  des  gens  très  sensés  et  sublimes  dans  leur  raison- 
nement, où  ils  vont  quelquefois  si  loin,  qu'ils  semblent  passer  les  bornes 
de  l'imagination  humaine.  Ils  ont  de  temps  en  temps  des  pensées  effrayantes, 
mais  toujours  sublimes.  Lisez  Milton,  Shakespeare,  Young,  et  vous  verrez 
comment  la  raison  humaine  peut  devenir  à  la  fois  majestueuse  et  terrible. 
Pope,  cependant,  célèbre  auteur  anglais,  montre  le  génie  d'un  Français 
dans  ses  écrits,  puisqu'il  est  majestueux,  sublime,  agréable  et  instructif- 
à  la  fois,  sans  faire  peur  à  l'imagination  de  ses  lecteurs,  comme  l'immortel 
Young  le  fait  par  ses  Nuits  dont  l'énorme  élévation  à  sa  première  vue  nous 
saisit  d'épouvante  et  fait  rire  d'étonnement  à  la  fin  quand  on  l'a  examiné 
pendant  quelque  temps.  Je  pense  qu'aucun  auteur  ancien  ne  ressemble  mieux 
à  M.  d'Young  que  Lucain.  L'imagination  ardente  de  ce  poète  romain  semble 
embraser  tout  l'univers  et  engloutir  des  régions  de  pensées  ;  en  faisant 
marcher  César  vers  Pompée,  il  fait  armer  nos  deux  hémisphères,  l'un  contre 
l'autre,  et  submerge  le  monde  bouleversé    dans  l'immense   étendue  de    son 

imagination.  » 

2.  Ces  pièces  furent  publiées  après  sa  mort  (probablement  par  Kazinczy), 
dans  :  Neues  allgemeines  liUellir/enzblalt  fur  Lilerutur  undKunsl  (supplément 
de  la  iVewe  Leipziger  Lileralur-Zeilung),  1809,  n"  3y. 


456  LA    LANGUE    ET    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISES 

des  esprits  forts ^  ses  lettres  à  Péczeli  encore  inédites  dont 
nous  avons  cite  quelques  fragments,  peuvent  prendre  place 
à  côté  des  meilleurs  ouvrages  français  écrits  par  des  étran- 
gers. 

Le  baron  Fekete  de  Galantha  élevé  à  1'  «  Académie  savoi- 
sienne  des  nobles  »  à  Vienne,  publia  des  poésies  après  les 
avoir  soumises  à  Voltaire  lui-môme;  il  échangea  plusieurs 
lettres  avec  le  patriarche  de  Ferney.  Péczeli,  le  pasteur  cal- 
viniste, a  prêché  en  langue  française  à  Genève  et  à  Utrecht, 
a  fait  deux  poésies  de  circonstance  —  il  est  vrai,  assez  faibles 
—  et  a  correspondu  en  français  avec  Telcki,  Orczy,  Pàlft'y 
et  les  principaux  écrivains  de  la  fin  du  xvui'  siècle.  Les  Jaco- 
bins hongrois,  principalement  leur  chef,  Martinovics,  et 
tous  ceux  qui  furent  impliqués  dans  la  Conjuration,  savaient 
le  français.  Or,  c'étaient  des  gens  de  la  petite  noblesse  qui 
ne  voyageaient  pas  beaucoup  et  qui  devaient  l'apprendre  chez 
eux.  En  effet,  dans  tous  les  grands  collèges,  aussi  bien  catho- 
liques que  protestants,  le  français  était  enseigné  «  praeter 
classem  ordinariam  »,  c'est-à-dire  comme  matière  facultative, 
soit  par  des  précepteurs  français  résidant  en  Hongrie,  soit  par 
des  candidats  aux  fonctions  ecclésiastiques  qui  avaient  étudié 
dans  les  Universités  suisses  et  hollandaises. 

Au  collège  de  Nagy-Szombat  (Tyrnavie),  cette  citadelle  des 
Jésuites  o\i  les  livres  «  classiques  »  employés  en  France 
n'étaient  pas  rares,  où  l'on  enseignait  la  Logique  et  la  Méta- 
physique d'après  les  œuvres  d'Arnauld  et  de  Nicole  ',  on 
organisait  même  des  représentations  théâtrales  en  français  '. 


1.  Voy.  E.  Finâczy,  A  magyarorszdgi  kozoklatds  t'ôrténete  Maria  Terézia 
kordban  (Histoire  de  l'instruction  publique  en  Hongrie  sous  Marie-Thérèse), 
t.  I,  p.  98.  —  1899. 

2.  Dans  les  actes  de  Tlnternat  de  Nagy-Szombat  (Tyrnavie)  pour  Tannée 
1768,  nous  lisons  :  «  Postremis  Bacchiteriis  (les  jours  gras)  domestico  in  theatro 
cum  omnium  applausu  dramata  exhibita  fuerunt,  primum  quidem  germanico, 
dein   vero   hungarico    ffallicoque  idiomate.  »    Pour    l'année  1763.    «  (terum 

gallico  sermone  nondum  his  locis  audito  onmes 

applauserunt.   Res  et  novitate   et   scenae   magnifico  apparatu    et    peregrini 


CHAPITRE    111  457 

CjO  furent  surtout  les  Piaristes,  l'ordre  enseignant  le  plus 
nombreux  après  la  suppression  des  Jésuites,  qui,  s'inspirant 
de  Port-Royal,  de  Rollin  et  de  Crévier,  introduisirent  dans 
leurs  écoles,  outre  l'enseignement  de  la  langue  nationale, 
celui  du  français.  Un  de  leurs  principaux,  Jean  Gôrver,  publia 
en  1770,  une  «  Politique  chrétienne^  abrégé  méthodique  à 
l'usage  des  jeunes  princes  et  de  la  noblesse»,  ouvrage  remar- 
quable en  français  qui  contient  les  expériences  faites  au  cours 
d'une  longue  carrière  dans  l'enseignement  ;  puis  un  «  Essai 
d'accomplir  l'éducation  des  jeunes  princes  et  des  cavaliers 
par  une  sage  et  chrétienne  politique  ».  Les  novices  furent 
initiés  aux  doctrines  pédagogiques  françaises  et  Benydk  lui- 
même,  qui  enseigna  le  premier  la  philosophie  en  langue 
magyare  et  traduisit  les  œuvres  de  l'abbé  Brueys,  dit  dans  ses 
cahiers  manuscrits  que  son  professeur  dictait  les  cours  de 
l'Université  de  Paris  '.  Le  môme  professeur  recommandait 
chaudement,  dès  1764,  «  les  excellents  ouvrages  du  bon 
Charles  Rollin  »  particulièrement  le  Traité  des  Études,  le 
Quintilien,  les  Lettres,  les  Discours  latins  et  les  Vers  latins. 
Chez  les  Piaristes,  on  imite  les  conférences  entre  professeurs 
d'où  est  sorti  le  Tite-Live  de  Louis  Crévier,  commentateur 
du  Traité  des  Éludes.  On  introduit  les  livres  classiques  em- 
ployés en  France.  Benyâk,  une  des  gloires  des  Piaristes,  a 
beaucoup  pris  à  Fénelon  et  à  Rollin  ;  son  Histoire  du  jansé- 
nisme est  écrite  d'après  des  sources  françaises.  Pour  mieux 
propager  notre  langue  parmi  les  élèves,  il  composa  une 
grammaire  dans  la  Préface  de  laquelle  il  dit  :  «  La  majesté 
et  l'élégance  de  la  langue  française  m'ont  tellement  enflamme 
que  par  amour  pour  mon  pays,  j'ai  écrit  cette  grammaire  », 
Sa  méthode  est  celle  de  Port-Royal  ;  il  déduit  les  règles  des 

sermonis  facimdia  ac  elocutione  ita  conflucntibus  non  modo  Tyrnaviae,  sed 
Posonio  etiaui  illustrissimis  spectatoribus  probata  fuit,  ut  ejus  fama  permotus 
Excellentissimus  Agriensium  praesul  (l'évêque  d'Eger)  sumptus  liberalitate 
obtulerit.  (Documents  communiqués  par  M.  Finâczy.) 

1.  Voy.    S.  Takâts,  Benyâk  BerniH  es  a  magyar  oktatdsûgy  {B.  Benyak  et 
l'instruction  publique  hongroise),  1891. 


458       LA  LANGUE  ET  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISES 

exemples,  donne  des  extraits  des  poètes  français,  des  petites 
histoires  et  des  fables.  Un  autre  Piariste,  Kâtsor,  fait,  le  pre- 
mier, lire  et  admirer  le  théâtre  classique  du  xvii*  siècle,  no- 
tamment celui  de  Racine. 

Les  premières  grammaires  françaises  qui  paraissent  au 
cours  du  xvm^  siècle  sont  rédigées  soit  en  magyar,  soit  en 
latin,  soit  en  allemand  *.  Gela  ne  doit  pas  nous  étonner 
puisque  l'enseignement  de  la  langue  nationale  était  tout  à 
fait  négligé  ;  qu'il  était  interdit  depuis  le  xvii^  siècle  aux  élèves 
de  se  servir  de  leur  langue  maternelle  à  l'intérieur  des  établis- 
sements ^  ;  elle  fut  admise,  plus  tard,  à  titre  de  matière  facul- 
tative ^  Il  était  donc  naturel  d'employer  le  latin  ou  bien 
pour  la  bourgeoisie  d'origine  germanique,  l'allemand.  Ainsi 
nous  voyons  paraître  en  1727  :  Pronunciatio  linguae  gallicae^ 
ad  accentum  inclytae  nationis  Hungaricae  adornata  (Sopro- 
nii),  brochure  où  l'auteur  anonyme  se  propose  d'enseigner  la 
bonne  prononciation  française  et  déclare  que  celle-ci  ne  dif- 
fère guère  de  la  hongroise!... 

«  Quantumvis  pleraeque  nationes  magnam  sane  experiri  soleant  dif- 
ficultatem  in  bene  pronuncianda  lingua  gallica,  niillam  tamen  natlo 
Himgarica  sentit,  quin  imo  summain  probat  facilitatem  in  eft'erendis 
gallicis  vocibus;  siquidem  lingua  gallica  cum  hungarica  in  pronuncia- 
tione  litterarum  et  diphtongarum  plurimam  habet  similitudinem.  » 

En  1749,  Nicolas  Liszkai  publie  un  Recueil  de  conversa- 
tion et  de  proverbes  à  l'usage  des  Magyars.  La  première 
grammaire  complète  due  à  Jean  Thomas  parut  à  Sopron  en 
1763  sous  le  titre   :  Nouvelle  Grammaire  française  et  hon- 


1.  Les  dictionnaires  français-hongrois  sont  de  date  beaucoup  plus  ancienne. 
Dans  la  Nomenclatura  sex  linguarum  de  Gabriel  Pesti  (1538)  il  y  a  déjà  une 
partie  française. 

2.  Voy.  R.  Békeû  :  A  sdrospataki  fôiskola  ■1621-iki  lôrvényei  (Les  lois  de 
1621  de  l'école  supérieure  de  Sârospatak)  et  :  A  debreczeni  fôiskola  XVII.  es 
XVIII.  szdzadi  tôrvényei  (Les  lois  de  l'école  supérieure  de  Debreczen  des 
xvii"  et  xvm«  siècles),  1899. 

3.  La  première  chaire  de  langue  hongroise  à  l'Université  de  Pest  fut  créée 
en  1791. 


«  CHAPITRE  III  459 

groise  nommée  :  Lesincer  (sic  !).  Maître.  Az  az  :  Uj  francia  es 
magyar  Graîiimatica,  amelly  Igaz  Nyelv  Mesternek  nevezte- 
tik.  Le  même  auteur  avait  publié,  deux  ans  auparavant,  une 
Grammaire  française  et  allemande^  mais  il  avoue  que  celle 
qu'il  a  écrite  pour  les  Hongrois  dépasse  l'autre,  car 

«  il  n'y  a  pas  une  seule  langue  en  Europe  dont  la  prononciation  res- 
semble autant  à  la  française  que  la  magyare.  En  effet,  les  lettres  u,  ii, 
oly,  ely,  ôly,  ny,  zs,  correspondent  tout  à  fait  au  français,  eu,  u,  ail, 
eil,  euil,  gn,  gé.  C'est  pourquoi  les  Hongrois  peuvent  apprendre  le  fran- 
çais sans  maître.  » 

Thomas  a  ajouté  à  sa  grammaire  des  «  Préceptes  de  la 
civilité  »  et  un  «  Recueil  de  bons  contes  et  de  bons  mots  tirés 
des  ouvrages  des  plus  beaux  esprits  de  ce  temps  '  ».  Le 
livre  est  dédié  à  François  Esterhâzy  de  Galantha,  à  ce 
grand  seigneur  qui  invita  le  cardinal  de  Rohan,  ambassadeur 
français,  à  venir  admirer  son  château  et  son  parc  copiés  sur 
Versailles.  Pendant  plusieurs  jours  les  distractions,  les 
représentations  théâtrales  en  français,  pouvaient  faire  croire 
à  l'ambassadeur  qu'il  était  encore  à  la  Cour  de  France.  Ces 
«  Fêtes  d'Esterhâz  »  furent  célébrées  par  Bessenyei  et  lui 
inspirèrent  l'idée  de  composer  des  tragédies  dans  le  goût 
des  Français. 

La  série  des  grammaires  françaises  en  langue  allemande, 
parues  en  Hongrie,  s'ouvre  par  le  livre  de  Jean  Frédéric 
Wagener  :  Deutscher  Hauptschlûssel  zur  franzôsischen 
Sprache  (Presbourg,   1769). 

L'introduction  prouve  à  quel  point  l'étude  de  la  langue 
française  semblait  nécessaire  à  cette  époque. 

«  Parmi  les  langues  vivantes,  dit  l'auteur,  aucune  n'est  aussi  répan- 
due, aucune  n'est  aussi  indispensable,  aucune  n'est  aussi  goûtée  que 
la  française.  Elle  est  la  langue  des  Cours;  le  savant  l'apprend,  le  com- 


1.  Le  nif'me  auteur  publia,  en  \Wi,  un  «  Recueil  des  titres  français  et 
latins  ».  Il  faut  rappeler,  h  ce  sujet,  que  toutes  les  adresses  de  lettres 
étaient,  à  cette  époque,  écrites  en  français,  alors  uiôme  que  la  lettre  était  en 
maj^rvar. 


460       LA  LANGUE  ET  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISES 

merçant  la  parle  et  tous  ceux  qui  aiment  les  mœurs  fines  et  polies  lui 
sont  dévoués.  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  ranger  parmi  les  hommes 
instruits  celui  qui  ne  connaît  pas  cette  langue.  » 

Cette  opinion  était  généralement  admise.  Savoir  l'alle- 
mand n'était  guère  considéré,  en  Hongrie,  comme  une  supé- 
riorité intellectuelle;  le  commerçant,  le  petit  bourgeois  le 
parlaient  comme  leur  langue  maternelle,  tandis  que  tous 
ceux  qui  voulaient  faire  partie  de  l'élite,  apprenaient  le 
français.  Comme  symptôme  de  l'aversion  innée  du  Magyar 
pour  ce  qui  est  germanique,  les  progrès  que  firent  les  études 
françaises  dans  la  seconde  moitié  du  xvin^  siècle  sont  très 
remarquables.  Le  fait  même  que  le  renouveau  littéraire  ait 
été  l'œuvre  d'un  groupe  qui  s'inspirait  uniquement  de  la 
littérature  française  et  que  même  les  écrivains  appartenant 
aux  autres  écoles,  connurent  nos  grands  auteurs  du  xvii^  et 
du  xviii''  siècles,  l'atteste  suffisamment.  Les  services  rendus 
à  la  langue  magyare  par  les  nombreuses  traductions  des 
œuvres  de  Voltaire,  de  Marmontel,  de  Molière,  de  Corneille, 
de  Boileau  et  des  poètes  légers  du  xviii®  siècle,  sont  trop  grands 
pour  être  évalués.  Ces  traductions  ont  façonné,  assoupli 
la  langue,  l'ont  rendue  apte  à  exprimer  des  idées  philoso- 
phiques et  esthétiques,  lui  ont  donné  le  tour  oratoire,  le 
nombre  et  l'harmonie  *. 


II 


L'influence  française  dominante  à  la  fin  du  xviii^  siècle  a 
subi  une  légère  éclipse  pendant  les  guerres  napoléoniennes 
et  lors  de  l'avènement  de  l'école  gréco-allemande  de 
Kazinczy,  pour  recommencer  à  agir  avec  une  force  nouvelle 
vers  1830,  au  moment  où  les  œuvres  de  l'Ecole  romantique 

1.  Voy.  N.  Kônnye,  L'influence  de  la  langue  française  sur  le  style  hongrois 
au  xviii«  siècle.  Programme  de  l'école  réale  municipale  'de  Budapest 
(Vllf  arr.),  1881. 


CHAPITRE    ni  461 

commencèrent  à  être  connues  en  Hongrie.  De  cette  date  au 
dualisme,  c'est-à-dire  depuis  les  luttes  mémorables  livrées 
dans  les  Diètes  pour  les  libertés  constitutionnelles,  pour  la 
disparition  de  l'état  féodal,  jusqu'aux  conquêtes  définitives 
de  1848  et  la  paix  avec  l'Autriche,  la  langue  française  et 
avec  elle  l'esprit  libéral  dont  elle  aime  à  exprimer  les 
tendances,  ont  fourni  à  la  Hongrie  moderne  ses  armes  de 
combat.  Il  n'est  pas  alors  un  seul  écrivain,  pas  un  homme 
politique  qui  ne  sache  notre  langue.  Le  fait  est  constaté 
dans  toutes  les  biographies.  Même  les  poètes  dont  les 
œuvres  ne  trahissent  aucune  influence  étrangère,  tels  Petofi 
et  Arany,  se  familiarisent  avec  la  poésie  de  Victor  Hugo, 
de  Lamartine,  de  Vigny  et  de  Déranger. 

L'Académie  qui  se  fonde  en  1830  est  calquée  sur  l'Institut 
de  France  *.  Le  vœu  de  Dessenyei,  de  Daroczy  et  de  Rêvai 
qui,  au  xviii"  siècle,  avaient  constamment  les  yeux  tournés 
vers  l'Académie  française  et  demandaient  une  institution 
analogue  qui  permit  de  cultiver  et  de  régler  la  langue 
nationale,  était  donc  enfin  exaucé.  Les  historiens  les  plus 
renommés  de  cette  docte  compagnie  Teleki,  Szalay  et  Hor- 
vâth  prennent  pour  modèle  Thiers,  Guizot  et  les  Thierry. 

Dès  sa  fondation,  l'Académie  hongroise  fit  traduire  — 
avec  plus  d'élégance  qu'au  xviii^  siècle,  —  le  Cid,  Andro- 
maque,  Britannicus,  Phèdre^  Alhalie,  Zaïre,  Alzire,  Tancrède, 
rÉcole  des  femmes,  Tartufe,  l'Avare,  le  Bourgeois  gen- 
tilhomme, les  Femmes  savantes,  le  Joueur  de  Régna rd' 
le  Roi  de  Cocagne  de  Legrand,  le  Vieux  célibataire  de 
Colin  d'Harleville  et  ï École  des  Vieillards  de  Casimir  Dela- 
vigne  ^  Elle  décida  également  la  traduction  de  quelques 
ouvrages  où  la  beauté  de  la  forme  s'alliait  à   la  solidité  du 

1.  Avec  cette  différence  que  les  poètes,  romanciers  et  dramaturges,  font 
partie  de  la  première  classe  (Philologie  et  belles-lettres)  que  les  archéologues 
entrent  dans  la  deuxième  classe  (sciences  morales  et  politiques)  et  que  les 
beaux-arts  ne  sont  pas  encore  représentés. 

2.  Les  pièces  traduites  pour  le  Théâtre  nalionul,  de  même  que  les  romans  et 
les  nouvelles  traduits  pour  les  journaux  et  les  revues,  ne  se  comptent  plus 
depuis  1837. 


462  LA    LANGLE    ET    LA     LITTÉRATLHE    FRANÇAISES 

fond,  tels  V Histoire  de  France  de  Ségiir,  le  Traité  d'éco- 
yiomie  politique  de  J.-B.  Say,  les  Nouveaux  principes 
d'économie  politique  de  Sismondi,  le  Précis  élémentaire  de 
physique  expérimentale  de  Biot,  le  Règne  animal  et  le 
Discours  sur  les  révolutions  de  la  surface  du  globe  de  Cuvier. 
Les  premiers  orateurs  de  rAcadémie  :  Kôlcsey  et  Eôtvôs 
transplantent  l'éloge  académique  français  sur  le  sol  hon- 
grois. Enfin,  l'Académie  a  toujours  été  fière  de  s'adjoindre 
comme  membres  associés  étrangers  les  savants  français  d'une 
renommée  universelle,  et  ceux  dont  les  études  présentaient 
un  intérêt  particulier  pour  la  littérature  magyare. 

La  Société  littéraire  Kisfaludy,  fondée  en  1836  par 
quelques  amis  de  Charles  Kisfaludy  se  proposait  de  cultiver 
les  études  critiques  et  esthétiques  dans  le  goût  français  et 
d'affiner  la  langue  par  la  traduction  des  chefs-d'œuvre  étran- 
gers. C'est  à  elle  qu'on  doit  les  «  Œuvres  complètes  »  de 
Molière  (1863-1883)  où  les  pièces  en  vers  sont,  selon  l'habi- 
tude magyare,  traduites  dans  le  rythme  même  de  l'original, 
et  cela  par  de  vrais  poètes  ;  on  y  trouve  aussi  une  bonne  bio- 
graphie du  grand  écrivain  due  à  Jules  Haraszti,  professeur 
de  langue  et  littérature  françaises  à  l'Université  de  Kolozsvdr. 

Les  «  Essais  critiques  et  littéraires  »  que  cette  Société  a 
publiés,  notamment  ceux  de  l'esthéticien  Erdélyi,  de  Sala- 
mon,  d'Alexandre  Imre,  portent  tous  le  cachet  français. 
L'érudition  ne  s'y  étale  pas  ;  beaucoup  de  finesse  dans  la 
critique  et  une  composition  artistique  les  caractérisent. 
Plusieurs  de  ces  volumes  contiennent  l'analyse  pénétrante 
d'œuvres  françaises.  C'est  encore  à  cette  Société  qu'on  doit 
la  meilleure  traduction  en  vers  de  VArt  poétique  de  Boileau, 
œuvre  de  Jean  Erdélyi,  et  de  nombreuses  études  sur  la  litté- 
rature française  contenues  dans  les  Annales'. 


1 .  Elle  vient  de  publier  également  le  premier  volume  d  une  Anthologie  de 
la  'poésie  lyrique  française  du  XIX'  siècle  {Anthologia  a  XIX.  szdzad  franczia 
lyrojnbôl.  1901)  oii  nous  trouvons  les  traductions  en  vers  très  réussies  de 
vingt  poètes,  notamment  :  Chénier,  Béranger,  Lamartine,  de  Vigny,  Victor 
Hugo,  Gautier,  Moreau,  Musset,  Ackermann  et  Soulary. 


CHAPITRE    III  463 

La  presse  quotidienne  et  périodique  qui  s'est  développée 
depuis  1840,  a  subi  également  l'influence  française.  Les  arti- 
cles de  Széchenyi,  de  Kossuth,  d'Aurèle  Dessewfîy,  de  Gsen- 
gery,  d'Eôtvôs,  de  Szalay  et  de  Trefort  pourraient  être  sortis 
des  bureaux  de  l'ancien  Journal  des  Débats.  Comme  la  dis- 
cussion des  théories  purement  politiques  était  entravée  par 
la  censure,  ils  traitaient  de  préférence  les  questions  sociales 
et  économiques,  de  la  solution  desquelles,  d'ailleurs,  dépen- 
dait le  sort  du  pays.  Michel  Chevalier  et  ses  théories  furent 
connus  de  bonne  heure  à  la  rédaction  du  Pesti  Hirlap; 
les  Études  de  Trefort  qui,  après  le  dualisme,  devint  le  succes- 
seur d'Eôtvôs  au  Ministère  des  cultes  et  de  l'instruction  publi- 
que, attestent  cette  influence  prédominante  des  idées  fran- 
çaises sur  la  Hongrie  à  la  veille  de  la  Révolution,  et  l'on 
sait  que  ce  sont  les  événements  de  1848  qui  brisèrent  défi- 
nitivement là-bas,  la  féodalité  et  le  joug  autrichien. 

Si  nous  voulons  connaître  les  lectures  dont  se  nourrissait 
cette  jeunesse,  nous  n'avons  qu'à  consulter  ce  môme  Trefort 
qui  parla  si  souvent  de  Thiers,  de  Mignet  et  de  Guizot  aux 
séances  de  l'Académie*.  «  J'ai  lu  avec  passion,  dit-il,  les 
œuvres  de  Rousseau,  surtout  VÉmile,  de  môme  que  Voltaire 
et  Montesquieu  ;  j'y  ajoutai  plus  tard  M"*"  de  Staël,  Ségur 
(Campagne  de  Russie),  Daru  (Histoire  de  Venise),  Mignet 
(Histoire  de  la  Révolution)  ". 

Quoique  nous  n'ayons  aucune  donnée  précise  sur  l'ensei- 
gnement du  français  dans  les  écoles  hongroises  à  cette 
époque,  on  peut  croire  qu'il  n'était  pas  négligé.  Si  on 
ne  l'enseignait  pas  encore  comme  une  matière  obligatoire,  la 
jeunesse  avait  cependant  bien  des  occasions  de  l'apprendre. 
Il  ne  manquait  point  de  gouvernantes  et  de  précepteurs  fran- 
çais dans  les  bonnes  familles,  et  la  génération  de  1848  savait 


1 .  Le  successeur  de  Mignet  à  l'Académie  française,  Duruy,  l'en  a  remercié 
dans  son  discours  de  réception.  Les  éloges  de  ces  historiens  ont  paru  égale- 
ment en  français  dans  la  Revue  internationale  de  Gubernatis,  tome  V,  VI  et  IX- 

2.  Préface  à  ses  Éludes  littéraires,  économiques  et  politiques,  1882. 


464       LA  LANGUE  ET  LA  LITTÉKATUKE  FRANÇAISES 

bien  notre  langue.  Les  émigrés  en  tirèrent  avantage  :  leur 
chef,  le  comte  Ladislas  Teleki,  l'auteur  du  Favori,  celui-là 
môme  qui  initia  Saint-René  Taillandier  aux  beautés  de 
Petôfi,  a  publié  plusieurs  brochures  en  français,  pour  plaider 
la  cause  de  son  pays.  La  Biidapesti  Szemle  a  donné  dernière- 
ment plusieurs  lettres',  que  les  émigrés  adressèrent  à  l'histo- 
rien Gh.-L.  Chassin  qui,  sous  le  second  Empire,  combattit  si 
vaillamment  et  d'une  façon  si  désintéressée  pour  les  peuples 
opprimés.  Ces  lettres  ^  montrent  que  si  ces  écrivains  et 
ces  soldats  ne  maniaient  plus  notre  langue  aussi  bien  que 
Bessenyei,  Fekete  ou  Joseph  Teleki  —  grand-père  de  Ladis- 
las Teleki  —  ils  ne  laissaient  point  pourtant  de  s'exprimer 
assez  convenablement.  Nous  avons  déjà  rappelé  les  œuvres 
françaises  de  Charles  Hugo  qui  appartient  également  à  cette 
génération  :  les  études,  interrompues   dans    les  premières 


1.  Septembre,  1899. 

2.  Il  y  en  a  de  Kossuth,  de  Teleki,  de  Jôsika,  du  général  Czetz  et  de  Tarchéo- 
logue  Henszhnann.  Nous  donnons,  à  titre  de  document,  celle  de  Teleki,  datée 
de  Melun,  6  nov.  1855.  «  Monsieur,  je  vous  remercie  bien  de  la  bonne  et 
aimable  lettre  que  vous  m'avez  adressée.  Si  je  n'y  ai  pas  répondu  plus  tôt, 
c'est  que  j'espérais  vous  rencontrer  à  Paris  et  pouvoir  vous  exprimer  mes  sen- 
timents de  vive  voix.  N'ayant  pu  prolonger  mon  séjour  à  Paris  au-delà  de 
deux  jours  j'ai  dû  malheureusement  renoncer  à  cet  espoir.  Je  prends  donc 
ma  plume  pour  vous  exprimer  ma  reconnaissance  en  attendant  que  je  puisse 
faire  mieux  et  aller  vous  serrer  la  main.  C'est  avec  un  intérêt  bien  vif  et  bien 
naturel,  du  reste,  que  je  vais  étudier  votre  livre  sur  la  Hongrie  dont  on  vient 
de  me  remettre  les  exemplaires  ;  les  parties  que  j'en  connais  déjà  me  font  augu- 
rer qu'il  intéressera  aussi  la  France.  Mes  compagnons  d'infortune  et  moi,  nous 
n'avons  été  à  l'étranger  que  les  fondés  de  pouvoir  et  pour  ainsi  dire  les  avo- 
cats d'une  nationalité  opprimée.  Mes  écrits  n'ont  été  par  conséquent  que  des 
plaidoyers.  Pour  populariser  notre  cause  en  France  il  faut  une  autre  plume, 
une  plume  française.  C'est  à  vous  non  seulement  de  mettre  le  doigt  sur  nos 
plaies  sanglantes,  mais  de  ressusciter  notre  cause  en  la  rendant  française  c'est- 
à-dire  en  la  présentant  à  votre  pays  et  partant  au  monde  sous  sa  face  civilisa- 
trice et  européenne.  Ai-je  compris  votre  noble  tâche?  Je  le  crois.  Merci  de 
l'avoir  acceptée  !  Je  ne  puis  que  faire  des  vœux  pour  la  réussite  de  votre  géné- 
reuse entreprise. 

Agréez,  je  vous  prie.  Monsieur,  l'assurance  de  ma  très  haute  considération 
et  de  mon  dévouement  bien  sincère. 

Ladislas  Teleki. 


CHAPITRE    III  4Go 

années  du  xix^  siècle,   avaient  fait  des  progrès  rapides  après 
1830. 

La  grande  autonomie  dont  jouissent  les  écoles  hongroises 
les  a  préservées,  sous  la  réaction,  d'une  germanisation  com- 
plète. Pour  combattre  les  tendances  du  gouvernement  autri- 
chien, on  s'adonna  avec  d'autant  plus  d'ardeur  au  français. 
Certaines  familles  envoyèrent  même  leurs  enfants  en  pays 
français  pour  les  soustraire  à  un  régime  scolaire  où  l'esprit 
allemand  dominait. 

Il  est  vrai  que  le  ministre  Thun,  dont  le  nom  est  attaché  à 
la  réforme  de  l'enseignement  secondaire  en  Autriche,  avait 
introduit  en  Hongrie  les  écoles  réaies,  où  notre  langue  était 
enseignée.  Mais  les  bons  professeurs  étaient  bien  rares  et 
puis  les  Magyars  ont  longtemps  éprouvé  une  grande  antipa- 
thie pour  les  éludes  sans  latin.  La  culture  latine  leur  sem- 
blait depuis  le  moyen  âge  une  condition  absolument  indis- 
pensable sans  laquelle  ils  n'auraient  pu  rester  en  contact 
avec  le  reste  de  l'Europe  et  se  hausser  au  niveau  de  la  civili- 
sation des  autres  Etats.  Si  donc  les  parents  continuaient  à 
envoyer  leurs  enfants  dans  les  gymnases,  ils  leur  faisaient 
apprendre  le  français  à  la  maison.  C'est  ainsi  que  la  plupart 
des  écrivains  se  familiarisèrent  avec  notre  langue.  Ils  la 
possédaient  plus  ou  moins  bien  suivant  que  les  occasions 
qu'ils  avaient  de  la  parler  ou  de  l'écrire  étaient  plus  ou 
moins  nombreuses. 


III 


Avec  le  dualisme  (1867),  la  cause  nationale  avait  triomphé. 
La  ilongrie  est  enfin  maîtresse  de  ses  destinées.  Elle  a  mon- 
tré, chez  elle,  lors  du  Millénaire  (1896)  et  quatre  ans  plus 
tard  à  Paris,  ce  qu'une  nation,  avide  d'apprendre  et  de  pro- 
gresser, peut  faire  en  trente  ans  dans  tous  les  domaines  où 
s'exerce  l'activité  humaine.  Et  le  grand  écrivain  national 

30 


466       LA  LANGUE  ET  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISES 

Maurice  Jôkai,  celui  qui  relie  le  présent  au  passé,  est  venu 
pour  proclamer  à  nouveau  les  sympathies  de  sa  race  pour  la 
France  qui  initia  son  pays  à  toutes  les  nobles  pensées.  Son 
action  continue  à  s'y  faire  sentir;  la  France  n'agit  pas  seu- 
lement par  le  théâtre  et  le  roman,  comme  nous  l'avons  vu, 
mais  elle  exerce  aussi  une  inlluence  prépondérante  par  ses 
penseurs  et  ses  érudits.  Dans  ces  trente  dernières  années  l'or- 
ganisation de  l'enseignement  du  français  depuis  l'école  pri- 
maire supérieure  jusqu'aux  Facultés,  a  imprimé  une  nouvelle 
force  à  ce  mouvement. 

Pour  s'exercer  d'une  manière  plus  réfléchie,  plus  métho- 
dique, cette  influence  n'en  est  pas  moins  profonde.  Le  fran- 
çais n'est  plus  l'apanage  des  nobles,  des  riches  qui  peuvent 
avoir  précepteur  et  gouvernante,  ou  des  écrivains  de  profes- 
sion, mais  il  fait  partie  de  l'éducation  de  tout  homme  bien 
élevé.  Le  nombre   des  livres,   des  revues  et  des  journaux 
français  qui    entrent    dans   le    pays   a  décuplé.    Le    corps 
enseignant  remplit  sa  tâche  avec  conscience.  On  ne  lit  plus 
uniquement   notre, théâtre    et  notre    littérature  d'imagina- 
tion, mais    aussi  nos   études   historiques  et  littéraires,  que 
l'on   s'applique  à    imiter;    on   prend    connaissance   de  nos 
travaux  d'érudition  et  de  nos  thèses  de  doctorat.  La  Hongrie 
fut  même  citée  dernièrement  comme  un  des  pays  qui  con- 
tribuent à  faire  avancer  les  études  de  la   littérature  fran- 
çaise '.    En  efl^et,  les    revues   Budapesti  Szemle  et  Egye- 
temes   Philologiai   Kôzlôny,    contiennent  un  grand  nombre 
d'études   littéraires   et   philologiques   sur  nos   écrivains    et 
cette  dernière,  qui  fut  fondée  en  1877,  publie  depuis  vingt 
ans  des  rapports  sur  les  travaux   français  concernant   l'an- 
tiquité,  les  littératures   françaises  et  étrangères.   Nous  ne 
sommes  donc  pas  uniquement  les  «  amuseurs  »  du  public 
magyar,  nous  contribuons  à  former  les  esprits  par  la  sub- 
stance de  nos  travaux  savants.  Ce  résultat  est  dû  à  l'organisa- 
tion officielle  de  l'enseignement  du  français.  Grâce  aux  eflbrts 

1.  M.  G.  Lanson  dans  la  Revue  de  synthèse  historique^  n»  1,  1900. 


CHAPITRE    lit  467 

persévérants  des  ministres  J.  Eôtvôs,  Trefort,  Csaky  et  W  las- 
sics,  notre  langue  figure  comme  matière  obligatoire  dans 
toutes  les  écoles  réaies  (enseignement  moderne)  dont  le 
nombre  est  de  33,  avec  10,600  élèves.  Ces  établissements 
sont  principalement  fréquentés  par  les  futurs  ingénieurs  et 
industriels;  quelques  élèves  entrent  dans  renseignement  des 
langues  vivantes. 

La  durée  des  études  y  est  de  huit  années  et  le  français  est 
enseigné  dès  la  troisième  :  cinq  heures  par  semaine  au  début, 
quatre  les  années  suivantes.  L'enseignement  est  théorique 
et  pratique  tout  à  la  fois  :  les  élèves  lisent  des  extraits  de 
Corneille,  Racine,  Molière,  Pascal,  La  Fontaine,  M""'  de  Sévi- 
gné,  Voltaire,  Rousseau,  Montesquieu,  Chateaubriand  ainsi 
que  de  Victor  Hugo,  Lamartine,  Béranger,  Coppée,  Thiers, 
Ségur,  Barante,  Arago  et  Sainte-Beuve.  Les  résultats  sont,  en 
général,  satisfaisants  et  les  professeurs  constatent  l'entrain 
des  élèves  pendant  les  classes.  Le  Magyar,  en  effet,  naît 
polyglotte  :  sachant  que  sa  langue  maternelle  n'est  pas  com- 
prise en  dehors  des  frontières  de  son  pays,  il  se  familiarise  de 
bonne  heure  avec  les  idiomes  étrangers.  Il  regarde  surtout 
vers  rOuest  et  oublie  facilement  qu'il  est  entouré  du  monde 
slave.  Il  néglige,  et  cela  d'une  manière  surprenante,  le  russe, 
le  tchèque  et  le  croate,  mais  il  apprend  avec  ardeur  le  fran- 
çais. Quant  à  l'allemand,  les  relations  politiques  en  néces- 
sitent la  connaissance. 

Le  français  est  obligatoire  dans  les  écoles  de  com- 
merce, au  nombre  de  37  et  qui  comptent  5,475  élèves;  à 
l'école  orientale  du  commerce  à  Budapest  et  dans  les  lycées 
de  jeunes  filles.  Il  est  enseigné,  et  cela  depuis  Marie-Thé- 
rèse, dans  tous  les  pensionnats  oii  une  bonne  partie  de  la 
noblesse  envoie  ses  filles,  sans  compter  que  dans  toute 
famille  aisée  la  gouvernante  venue  de  France  ou  des  envi- 
rons de  Genève  est  pour  ainsi  dire  de  rigueur.  Dans  \g9,  f/i/ni- 
nases  (enseignement  classique),  la  langue  vivante  obligatoire 
est  l'allemand,  mais  dans  66  de  ces  établissements,  il  existe 
des  cours  facultatifs  auxquels  1822  élèves  assistent.  Plusieurs 


468       LA  LANGUE  ET  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISES 

d'cnlre  eux  se  destinent  au  professorat  des  langues  vivantes. 
—  Les  deux  Universités  :  Budapest  et  Kolozsvâr  (en  Tran- 
sylvanie) ont  chacune  leur  chaire  magistrale  de  français. 
Celle  de  Budapest  est  actuellement  consacrée  surtout  aux 
études  philologiques,  celle  de  Kolozsvâr  à  l'histoire  litté- 
raire. 

Avec  l'organisation  de  cet  enseignement  dans  les  écoles  il 
fallut  créer  de  nouveaux  diplômes.  Au  début  les  exigences 
étaient  plutôt  modestes.  Ainsi  on  recommandait  aux  candi- 
dats Tétucie  des  ouvrages  de  Brachet,  de  Lafaye  (Synonymes) 
de  Pellissier  (Principes  de  la  rhétorique  française)  de  Qui- 
cherat  (Traité  de  versification  française)  et  les  histoires  de  la 
littérature  de  Nisard  et  de  Démogeot.  Au  fur  et  à  mesure  que 
cet  enseignement  se  développait  le  cadre  des  matières  de 
l'examen  fut  élargi.  On  créa  un  diplôme  spécial  pour  les 
maîtres  es  langue  française  destinés  à  professer  les  cours 
facultatifs;  la  philologie  romane  fut  introduite  et  la  connais- 
sance intime  de  notre  littérature  exigée;  les  candidats  durent 
faire  une  composition  en  langue  française  et  avoir  une  cer- 
taine facilité  de  parole.  Le  ministère  envoie  chaque  année  à 
Paris  plusieurs  de  ces  jeunes  gens  pour  qu'ils  suivent  les 
cours  de  la  Sorbonne  et  du  Collège  de  France  ;  il  forme  ainsi 
des  maîtres  vraiment  à  la  hauteur  de  leur  tâche. 

Les  grammaires  françaises  et  les  éditions  d'auteurs  clas- 
siques s'améliorent;  quelques  professeurs  ont  même  pris 
contact  avec  la  librairie  parisienne  et  suivent  les  méthodes 
françaises.  Les  dictionnaires  deviennent  de  plus  en  plus 
compacts  ;  on  a  fondé  un  journal  à  l'usage  des  classes  :  Le 
Progrès,  dont  les  articles  sont  en  français  avec  des  notes  en 
magyar.  Ce  journal  rend  de  grands  services  à  la  jeunesse 
studieuse. 

L'influence  de  la  presse  quotidienne  et  périodique  fran- 
çaise va  augmentant  ces  trente  dernières  années.  On  peut  la 
constater  depuis  la  fondation  du  Pesti  Hirlap,  le  célèbre 
journal  de  Kossuth  qui,  en  1844,  passa  entre  les  mains  des 
doctrinaires  ;Csengery,  Eôtvôs,  Szalay  etTrefort,  tous  imbus 


CHAPITRE    111  469 

du  plus  pur  esprit  français  '.  Pendant  la  réaction,  contem- 
poraine du  Second  Empire  en  France  et  de  la  censure,  les 
journalistes  français  ont  enseigné  aux  publicistes  magyars, 
notamment  à  Kemény,  l'art  d'écrire  des  articles  que  le 
public  comprenne  à  demi-mot.  La  phrase  de  Prévost-Para- 
dol  :  «  Quelle  volupté  de  compter  et  de  peser  ses  mots,  d'en- 
foncer délicatement  l'aiguille,  d'ajuster  à  coups   posés 

Que  ce  silence  général  est  favorable!  »  '  s'applique  fort  bien 
à  la  Hongrie.  Après  le  dualisme,  les  chaînes  tombèrent;  à 
côté  de  la  discussion  politique  il  y  eut  place  pour  d'autres 
sujets.  On  commença  môme  à  consacrer  l'article  de  tête  à 
des  questions  sociales  ou  littéraires,  souvent  à  un  fait  divers 
typique  et  qui  montrait  le  besoin  d'une  réforme  quelconque. 
Le  Figaro  exerça  sous  ce  rapport  une  influence  décisive  sur 
le  journalisme  hongrois  ;  cette  feuille,  ainsi  que  les  journaux 
dits  «  littéraires  »  ont  transformé  une  partie  de  la  presse 
doctrinaire  et  exclusivement  politique.  Le  journal  hongrois 
se  fait  de  plus  en  plus  «  parisien  ».  Le  nouveau  Pesti  Hirlap, 
le  Budapesti  Hirlap,  le  Pesti  Naplô,  ancien  organe  des  «  deâ- 
kistes  )),  le  Magyar  Nemzet,  organe  de  Jôkai,  et  d'autres 
encore  ont  maintenant  des  chroniqueurs  à  la  plume  alerte 
et  fine  ;  la  chronique  -théâtrale  s'inspire  des  «  lundistes  »  de 
Paris  et  la  critique  d'art,  si  longtemps  négligée  occupe  une 
place  de  jour  en  jour  plus  importante  dans  les  journaux. 

Pour  continuer  les  relations  entre  la  France  et  la  Hongrie 
on  a  fondé  des  journaux  rédigés  en  français  :  d'abord  la 
Gazette  de  Hongrie  (1880)  dirigée  tour  à  tour  par  Dionyse 
Pàzmdndy,  un  des  volontaires  hongrois  qui  combattirent 
pour  la  France  en  1870,  ensuite  par  Amédée  Saissy  ;  puis  la 
Chronique  d'Orient  fondée  en  1886. 

Les  revues  s'adressant  au  grand  public  prennent  aussi 
modèle  sur  les  publications  similaires  françaises.  La  plus 


1.  Voy.  J.   Ferenczy, //w/on-e  de  la  presse  honfjvoise,   li%'re    II,  chap.   V; 
G.  Beksics  :  A  magyar  doclrinaire/f,  1882. 

2.  Voy.  0.  Gréard,  Prévosl-Paradol,  1894,  p.  C.j. 


470  LA    LANGUE    ET   LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISES 

ancienne  :  La  Budapesti  Szemle,  fondée  en  1840  par  le 
groupe  des  doctrinaires  dans  le  but  de  doter  la  Hongrie  d'un 
recueil  semblable  à  la  Revue  des  deux  Mondes  ou  à  l'an-, 
cienne  Revue  de  Paris,  ne  pouvait  prospérer  avant  la  Révo- 
lution '.  Csengery,  un  «  écrivain  français  »,  fit  un  nouvel 
essai  de  1857  à  1869;  enfin  Paul  Gyulai  prit  la  succession 
en  1873.  Les  cent  et  quelques  volumes  de  cette  publication 
peuvent  être  comparés  à  nos  grandes  revues.  Il  est  vrai  qu'ils 
ne  renferment  ni  critique  dramatique,  ni  bulletin  politique; 
mais  pour  le  reste  la  similitude  est  absolue. 

Paul  Gyulai,  le  directeur  actuel,  poète  d'un  sentiment 
élevé,  nouvelliste  de  l'école  française,  critique  littéraire  et 
professeur  à  l'Université  de  Budapest,  est  un  esprit  éminem- 
ment français,  par  la  clarté  et  la  lucidité  dont  il  fait  preuve 
quand  il  expose,  par  la  prédilection  que  lui  inspire  la 
forme  artistique,  par  son  dédain  des  vétilles  et  des  notes 
érudites.  La  place  qu'il  accorde  dans  sa  revue  à  la  litté- 
rature d'imagination  française,  aux  articles  sur  les  ouvrages 
français,  prouve  qu'il  voit  «  aux  bords  de  la  Seine  »  dans  la 
ville  où  il  séjourna  étant  jeune  homme  —  il  est  né  en  1826 
—  la  source  vivifiante. 

A  côté  de  cette  grande  revue,  certaines  feuilles  hebdoma- 
daires comme  la  Vasârnapi  Ujsàg^  fondée  par  Albert  Pâkh 
en  1854,  continuent  «  le  genre  Illustration  »,  tandis  que  les 
plus  récentes  comme  A  hét  (La  semaine),  dirigée  par  le  poète 
Joseph  Kiss,  Uj  idôk  (Temps  nouveaux),  dirigée  par  le 
romancier  Herczeg,  réunissent  les  chroniqueurs  les  plus 
brillants,  tous  formés  à  l'école  française  :  Brddy,  Ignotus 
(pseudonyme  de  Hugo  Veigelsberg),  Ambrus,  Kdbor,  Szo- 
mahâzy,  Petelei,  Tdth.  Ces  feuilles  sont  illustrées  par  des 
dessinateurs  formés  à  Paris;  elles  rivalisent  avec  les  meil- 
leures productions  parisiennes  du  môme  genre. 

Pendant  cette  même  période,  la  critique  historique  et  lit- 
téraire a  ressenti  fortement  l'influence  de  la  France.  Les  his- 

\.  Deux  volumes  seulement  parurent  en  1840. 


CHAPITRE  m  471. 

toriens  hongrois  se  contentèrent  longtemps  de  recueillir  des 
matériaux  et  de  les  coordonner.  C'était,  d'ailleurs,  la  pre- 
mière condition  pour  écrire  une  histoire  critique  du  peuple 
magyar.  L'Académie,  tout  en  continuant  dans  les  «  Monu- 
menta  Hungariae  historica  »  le  travail  commencé  vers  la  fin 
du  xYiii"  siècle  par  Pray,  Katona,  Kaprinai,  Kovachich  et 
Fejér  sous  l'impulsion  des  Bénédictins  de  Saint-Maur,  a 
inauguré  l'historiographie  moderne  sous  les  auspices  de 
Thiers,  de  Mignet  et  de  Thierry.  Ils  furent  les  modèles  de 
Joseph  Teleki  lorsqu'il  écrivit  son  ouvrage  monumental  sur 
Y  Epoque  des  Hunyad.  La  même  remarque  s'applique  à  Ladis- 
las  Szalay  dans  son  Histoire  du  peuple  hongrois^  oi\  la  science 
du  jurisconsulte  s'allie  si  heureusement  à  des  qualités  cri- 
tiques de  premier  ordre;  à  Michel  Horvath  dans  son  Histoire 
des  vingt-cinq  ans  (1823-1848),  dans  ^di  Révolution  hongroise 
et  surtout  dans  ses  remarquables  monographies. 

Ces  premiers  grands  historiens  s'efforcent  d'atteindre  à 
l'exposition  claire  et  attrayante  de  leurs  émules  français  ; 
la  môme  influence  se  retrouve  chez  les  historiens  contempo- 
rains :  Frakndi,  Salamon,  Pauler,  Szilâgyi,  Marczali,  Wer- 
theimer  et  Mârki;  s'adressant  au  grand  public  ils  sont 
amenés  à  redouter  la  sécheresse  et  le  décousu  de  la  narra- 
tion qui  caractérisent  encore  les  ouvrages  de  pure  érudition. 
Quoique  leur  documentation  soit  extrêmement  riche  et  de 
fort  bon  aloi,  ils  n'oublient  pas  que  l'histoire  est  avant  tout 
un  art. 

L'Académie,  pour  fournir  au  public  des  lectures  histo- 
riques agréables  et  nourries,  et  dans  le  désir  d'indiquer  aux 
historiens  dans  quelle  voie  ils  doivent  entrer  maintenant 
que  l'énorme  quantité  de  documents  est  publiée,  a  fait  tra- 
duire, depuis  vingt  ans,  les  chefs-d'œuvre  d'Amédée  et 
d'Augustin  Thierry,  de  Fustel  de  Coulanges,  de  Taine,  de 
Sorel  et  de  Rambaud  ^ 


1 .   On  a  traduit  également  des  ouvrages  allemands   et  anglais,  mais  tou- 
jours ceux  qui  excellent  par  la  composition  et  le  style. 


472       LA  LANGUE  ET  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISES 

Quant  à  la  critique  littéraire,  l'Académie  a  donné  des 
modèles  par  la  traduction  de  quelques  œuvres  de  Villemain, 
de  Sainte-Beuve,  de  Nisard,  de  ïaine,  de  Gaston  Boissier, 
de  Cherbuliez,  de  Groiset  et  de  Faguet.  Tous  ces  écrivains 
ont,  en  Hongrie,  de  nombreux  disciples,  la  critique  s'étant 
enfin  affranchie  de  l'esprit  germanique  de  Toldy.  Si  l'on 
parcourt  les  œuvres  des  deux  plus  grands  critiques  hon- 
grois contemporains  :  Paul  Gyulai  et  Zoltân  Beôthy,  on 
est  frappé  d'un  certain  cachet  artistique  qui  trahit  la  bonne 
école  française.  La  «  Biographie  de  Yôrôsmarty  »,  les 
«  Etudes  sur  Katona  et  son  Bdnk-bdn  »,  les  Éloges  de  Gyulai 
pourraient  prendre  place  dans  la  collection  des  œuvres  d'un 
grand  écrivain  français.  C'est  la  même  clarté,  la  même 
finesse,  le  môme  penchant  pour  les  vues  générales,  la  môme 
horreur  du  détail  inutile.  Les  critiques  théâtrales,  les  études 
esthétiques  du  second  montrent  les  mômes  qualités.  Tous 
deux  sont  l'ornement  de  la  Faculté  des  Lettres  de  l'Univer- 
sité de  Budapest  où  leurs  cours  rappellent  ceux  de  l'an- 
cienne Sorbonne.  Ils  représentent  en  Hongrie,  Villemain  et 
Sainte-Beuve.  La  jeune  école  de  critique  littéraire  a,  par 
contre,  subi  l'ascendant  de  Taine.  Péterfy  et  Bânfi  ',  Riedl  et 
Haraszti  ^  et  quelques  autres  ont  écrit  ou  écrivent  encore 
sous  son  inspiration.  Cet  ascendant  se  manifeste  plutôt  dans 
le  domaine  de  la  critique  littéraire  que  dans  celui  de 
l'histoire. 

On  peut  voir  par  ce  résumé  que  les  écrivains  magyars  ne 
sont  pas  uniquement  attirés  par  notre  théâtre  et  par  notre 


1.  Dans  les  Études  (Tanulinânyok,  1895)  de  Bânfi  nous  trouvons  des 
articles  très  remarquables  sur  «  Alceste  et  la  misanthropie  »,  sur  le  «  Drame 
français  dans  la  première  moitié  du  xi-x.»  siècle  »,  sur  «  La  question  du  divorce  » 
de  Dumas  fils  ;  des  études  pénétrantes  sur  les  «  Quatre  vents  de  l'esprit  »  de 
Victor  Hugo,  sur  les  Nuits  de  Musset  qu'il  avait  traduites. 

2.  Haraszti  a  donné  un  beau  volume  sur  le  Roman  naturaliste  (Stendhal? 
Mérimée,  Balzac,  Flaubert,  les  Concourt,  Zola,  Daudet,  Tourgenief),  1886  ; 
deux  volumes  sur  Molière  (1897)  et  tout  récemment  (1900)  une  étude  sur  la 
Poésie  lyrique  française  aie  xix"  siècle. 


CHAPITRE    III  473 

roman.  L'influence  française  se  fait  sentir,  surtout  depuis  le 
dualisme,  dans  le  domaine  des  écoles,  de  la  presse,  de  la 
critique  historique  et  littéraire.  Cependant,  malgré  cet  ascen- 
dant que  nous  pouvons  constater  depuis  les  débuts  de  la  lit- 
térature hongroise  jusqu'à  nos  jours,  la  langue  magyare  elle- 
même  a  pu  conserver  presque  intacte  sa  pureté.  Les  mots 
français  qui  ont  passé  en  magyar  sont,  en  effet,  relativement 
peu  nombreux.  Gela  se  comprend,  étant  donnée  l'absolue 
différence  de  structure  des  deux  langues  ;  on  sait  que  le 
hongrois  est  une  langue  ougrienne;  que  sa  morphologie 
comme  sa  syntaxe  n'ont  rien  de  commun  avec  les  autres 
langues  de  l'Europe.  Certes,  le  style  français  a  agi  sur  elle 
aux  différentes  époques  que  nous  avons  étudiées.  Au 
XVIII*  siècle,  il  lui  a  donné  du  nerf  et  de  la  précision  ;  au 
moment  de  l'influence  romantique,  lorsque  la  grande  que- 
relle entre  néologues  et  puristes  se  fut  terminée  par  la 
victoire  des  premiers,  la  langue  avait  déjà,  grâce  aux 
poètes,  acquis  de  la  précision,  de  la  couleur  et  de  l'harmo- 
nie. A  ce  moment  le  français  eut  moins  d'influence  sur  la 
forme  extérieure  que  sur  l'esprit  des  œuvres,  encore  qu'on 
ne  puisse  nier  que  la  langue  du  drame  et  du  roman  n'ait 
profité  du  contact  avec  notre  langue.  Mais  de  tous  temps 
les  emprunts  directs  au  français  restèrent  rares  :  les  vocables 
qu'on  trouve  se  sont  introduits,  en  partie  par  les  colons  des 
bords  du  Rhin  que,  vers  la  fin  du  xviu"  siècle,  Marie-Thérèse 
établit  dans  le  Banat,  complètement  dévasté  par  les  Turcs  '  ; 
et  en  partie,  par  les  écrivains  de  VEcole  française  qui,  sou- 
vent, faute  d'équivalents  aux  termes  abstraits  de  notre 
langue,  se  contentèrent  de  leur  donner,  à  l'aide  d'un  suffixe, 
une  couleur  magyare.  Cependant  ces  derniers  termes  ont  été 
remplacés,  au  cours  du  xix*  siècle,  par  des  vocables  magyars 
que  les  hardis  réformateurs  ont  créés  par  milliers.  Ceux  de 
ces  termes  qui  restent  sont  plutôt  employés  dans  la  langue 


1.  Voy.  R.  Chélard,  La  Hongrie  millénaire,  pp.  220  et  suiv. 


474-  LA    LANGUE    ET    LA    LITTÉRATUKE    FRANÇAISES 

vulgaire  que  parles  lettrés,  par  les  journalistes  que  parles 
écrivains  puristes  \ 


Les  documents  que  nous  avons  réunis  dans  ce  dernier 
chapitre  complètent  par  quelques  traits  le  tableau  d'ensem- 
ble que    nous  nous  sommes  efforcé    de  tracer   en  étudiant 


1.  Les  ternies  les  plus  usités  sont  :  alrec  (adresse),  agyû  (adieu),  apanôzs 
(apanage),  antisambriroz  (faire  antichambre),  avanzsirozni  ou  avanzsôlni 
(avancer),  angazsnlni  (engager),  àlo  mars!  (allons,  marche'.)  apropo;  bross 
(broche),  blamdzs  (blâme),  balkon,  bandrizs  (bandage),  bagdzsi  (bagages), 
bondsur  ou  baîidsia-  (bonjour  ;  ce  terme  a  pris,  dans  certaines  contrées,  le 
sens  d'habit  court),  buddr  (boudoir),  butik  (boutique),  butella  (bouteille), 
bagatel,  batiz  (batiste),  bonbon,  bàl,  bankét,  bankrot  (banqueroute),  barakni 
(baraque),  bilét  ou  biléta  (billet);  depes  (dépêche),  diUzsanc  (diligence), 
damast  (damas),  depô  (dépôt)  ;  englizsé  (négligé),  fdd  (fade),  fotell  (fau- 
teuil), flanel,  front;  gardeddm,  gdzsi  (gage),  gipér  (guipure);  hôtel,  konyak 
(cognac),  kuplé  (couplet),  kokett,  klisé  (cliché),  kompôt  (compote),  krém 
(crème),  kuss  et  kusti  (couche-toi!  en  s'adressant  aux  chiens),  kurdzsi 
(courage),  kravatli  (cravate),  kapricirozni  (avoir  des  caprices),  kanavdsz 
(canevas),  kurizdlni  (faire  la  cour),  kantin  (cantine),  kadét,  kuverla  (couver- 
ture), kamdsli  (gamache),  kiipé  (coupé);  likôr,  lavor  (lavoir),  lister  (lustre); 
migrén  (migraine),  malôr  (malheur),  medoljon  (médaillon),  masamod  (mar- 
chande de  modes),  mendzsi  (ménage),  mutyi,  mulyiz,  mutyiban  van  (moitié, 
d'où  partager),  melàk  (le  nom  du  général  Mélac  qui  a  dévasté  le  Palatinat  a 
donné  cette  injure  qui  veut  dire  :  chien  de  boucher  ou  bien  idiot),  marias 
(jeu),  marodi  (maraudeur),  masirozni  (marcher),  manéver  (manœuvre)  ; 
néglizsé  (négligé),  notesz  (notes);  otkolony  {eau  de  Cologne)  ;  p/ezM/-  (bles- 
sure), pai'aplé  (parapluie),  pasasér  (passager,  dans  le  sens  de  voyageur), 
profil,  promendd,  parddé,  pak  (paquet),  pîké,  poinàdé  (pommade),  parfum^ 
pudér  (poudre),  prazléla  (bracelet),  plafont,  patrol  (patrouille),  pardon  ; 
regruta  (recrue),  randevu  (rendez-vous),  raport,  rond-irds  (la  ronde,  en 
écriture)  ;  sik  et  sikkes  (chic,  d'importation  toute  récente),  sdrzsi  (charge) 
svalizsér  (chevaux-légers),  szolid,  steldzsi  (étalage),  szervéta  (sei-viette), 
sanzsérozds  (changement),  sifon  (chiU'on),  szészon  (saison),  szatin  (satin), 
sifonér  (chiffonnier,  meuble),  szalon,  szufla  (souffle);  toalett  (toilette),  tus 
(touche  et  douche),  tull  (tulle),  trup  (troupe),  vizavi  (vis-à-vis)  ;  zsanddr 
(gendarme),  zsaluk  (jalousies),  zosz  (sauce),  zsabôsan  (avec  des  jabots), 
zsaket  (jaquette),  zsenérozni  (se  gêner).  —  Dans  les  journaux  surtout  on 
trouve  :  renommée,  jury,  sans-gêne,  prestige,  genre-kép  (tableau  de  genre), 
mémoire  (le),  pose,  attitude,  raffinement,  contour,  niveau,  jour  (de  Madame). 
—  Voy.  Balassa  :  A  magyar  nyelv  (La  langue  hongroise),  1899,  p.  30;  du 
même  :  Mots  français  en  hongrois,  dans  Magyar  Nyelvôr,  octobre,  1897. 


CHAPITRE    HT  475 

rinfluence  française  sur  la  littérature  hongroise.  Ils  ne  mo- 
difient pas  sensiblement  l'idée  qui  ressort  de  notre  enquête 
générale  ;  ils  montrent  cependant  que  l'ascendant  que  les 
écrivains  français  exercent  ne  se  borne  pas  uniquement  au 
mouvement  littéraire.  Si  cet  ascendant  est  manifeste  et  pal- 
pable, continue  et  prédominant  chez  les  écrivains,  il  s'est 
fait  également  sentir  dans  la  société.  Quoi  qu'il  soit  surtout 
observable  dans  le  domaine  littéraire,  il  s'est  exercé  cepen- 
dant sur  les  idées  réformatrices,  sur  l'esprit  public.  Autrefois 
apanage  d'une  élite,  le  goût  et  l'intelligence  des  idées  géné- 
rales et  des  sentiments  nobles  se  propage  aujourd'hui  par 
l'école,  par  la  presse.  Grâce  à  elles,  cette  influence  salutaire 
pénétrera  jusqu'aux  couches  les  plus  profondes  de  la  société 
hongroise  et,  sans  entamer  le  caractère  national,  y  grefl'era 
la  tolérance,  la  liberté  de  conscience  et  le  désir  de  voir  fra- 
ternellement unis  les  hommes  de  nationalités  différentes 
qui  habitent  le  sol  magyar. 


CONCLUSION 


Renan  a  appelé  la  France  «  l'ingénieuse,  vive  et  prompte 
initiatrice  du  monde  à  toute  fine  et  délicate  pensée  ».  Notre 
exposé  a  montré  qu'elle  n'a  pas  seulement  rempli  ce  noble 
rôle  en  Hongrie,  mais  qu'elle  y  a  aidé  à  créer  une  littérature. 

En  effet,  avant  1772,  on  peut  parler  de  certaines  œuvres 
magyares,  mais  il  manque  cette  continuité  dans  la  produc- 
tion qui  seule  atteste  l'existence  d'un  courant  littéraire.  C'est 
surtout  au  commencement  du  xvni^  siècle  que  l'arrêt  a  été, 
pour  ainsi  dire,  complet. 

Bessenyei  apparaît  alors;  il  groupe  autour  de  lui  les  pre- 
miers ouvriers  conscients  de  la  littérature.  Ceux-ci  s'efforcent 
de  tirer  la  Hongrie  de  sa  torpeur  intellectuelle,  de  réveiller 
l'esprit  hongrois  du  sommeil  où  il  s'engourdit.  Hs  prennent 
les  écrivains  français  comme  modèles,  les  traduisent,  les 
adaptent  ;  ils  donnent  ainsi  une  impulsion  à  la  littérature  et 
créent  un  mouvement  qui,  depuis,  ne  s'est  plus  arrêté. 
C'est  là  le  premier,  c'est  là  peut-être  aussi  le  plus  grand  ser- 
vice que  la  France  ait  rendu  à  la  Hongrie.  Les  œuvres  de  «  la 
garde  royale  »  stimulent  le  zèle  de  tous  ceux  qui  souffrent 
de  voir  leur  pays  dans  un  état  d'infériorité  intellectuelle. 
Tous,  qu'ils  appartiennent  au  groupe  de  Bessenyei  ou  à 
d'autres  écoles,  considèrent  la  production  littéraire  comme 
un  devoir,  comme  une  tâche,  comme  une  œuvre  de  patrio- 
tisme. Nobles,  prêtres,  soldats  et  professeurs  tous  brûlent 
de  la  même  ardeur,  du  même  feu  allumé  par   une  étincelle 


CONCLUSION  4  /  / 

sortie  de  ce  grand  foyer  qui  rayonnait  alors  sur  toute 
l'Europe  :  la  littérature  française.  Pendant  une  trentaine 
d'années,  c'est  la  France  qui  fournit  le  fond,  la  forme, 
l'esprit  et  les  idées. 

Le  chef  de  ce  mouvement,  Georges  Bessenyei,  veut  devenir 
le  Voltaire  hongrois.  Il  imite  constamment  le  patriarche  de 
Ferney  dont  le  règne  s'inaugure  ainsi  en  Uongrie.  A  côté 
de  lui,  Rousseau  et  les  Encyclopédistes,  Marmontel  et  d'Ar- 
naud, môme  les  poètes  légers  :  Dorât,  Colardeau,  Parny 
sont  traduits  ou  imités.  Quelques  écrivains  remontent 
jusqu'au  xvif  siècle  pour  admirer  Molière,  Corneille, Racine, 
La  Fontaine  et  La  Rochefoucauld. 

Contenue  au  début  dans  les  limites  du  domaine  littéraire, 
linfluence française  ne  tarde  pas  à  se  faire  sentir,  grâce  à  la 
Révolution,  dans  le  domaine  politique  et  social.  On  réclame, 
au  nom  de  la  liberté,  l'observation  stricte  de  la  constitution 
magyare;  on  demande,  au  nom  de  l'égalité,  l'abolissement 
de  l'état  féodal  ;  on  combat  enfin,  au  nom  de  la  fraternité,  les 
oppresseurs  des  peuples.  Nous  avons  vu  comment  la  réaction 
autrichienne  mit  fin  à  ce  beau  rêve  ;  mais  les  idées  sont  des 
forces  que  ni  censure,  ni  douanes  ne  peuvent  anéantir,  ni 
arrêter.  Au  milieu  de  la  terreur,  savamment  entretenue  par 
la  bureaucratie  viennoise  ;  en  dépit  des  sacrifices  faits  par  la 
Diète  pour  combattre  l'esprit  révolutionnaire,  la  première 
impulsion  donnée  à  la  littérature  magyare  par  le  génie  fran- 
çais conserve  à  celle-ci  son  élan. 

Ecrivains  et  lecteurs  étaient  habitués  à  regarder  du  côté  de 
la  France  et  pendant  tout  le  cours  du  xix*  siècle,  surtout 
depuis  1830,  ils  ne  se  lassèrent  pas  de  se  tourner  vers  elle, 
de  lui  demander  une  devise,  un  mot  d'ordre.  Aucun  des  écri- 
vains marquants  n'a  pu,  dès  lors,  se  dispenser  d'étudier  la 
littérature  française.  Kazinczy  lui-même  qui  est  considéré 
comme  le  chef  de  l'école  gréco-allemande,  a  beaucoup  cul- 
tivé nos  auteurs  ;  parfois  môme  il  les  a  traduits  et  a  ainsi 
donné  aux  Hongrois  quelques  parcelles  de  leur  génie.  Si,  mal- 
gré cela,  on  voit  l'Allemagne,  dans  les  premières  années  du 


478  CONCLUSION' 

xix*"  siècle  éclipser  un  instant  rinlliiencc  française,  on  ne 
doit  pas  tant  Tattribiier  à  rhégémonic  intellectuelle  de  Wei- 
mar  sur  toute  l'Europe,  qu'à  la  faiblesse  de  notre  littérature 
sous  le  premier  F^mpire,  au  manque  d'un  grand  modèle  à 
imiter  et  surtout  à  l'absence  d'une  poésie  lyrique. 

Mais  à  peine  la  vraie  littérature  de  la  Révolution  et  de 
l'épopée  napoléonienne,  c'est-à-dire  la  poésie  romantique, 
était-elle  née  en  France  que  nous  voyons  se  réveiller  immé- 
diatement les  anciennes  sympathies.  La  chaîne  n'était 
d'ailleurs  pas  rompue,  car  la  Hongrie  intellectuelle  continua 
à  se  nourrir,  en  grande  partie,  de  Voltaire,  de  Rousseau, 
des  Encyclopédistes,  en  y  joignant  M"'*"  de  Staël  et  quel- 
ques historiens  du  commencement  du  xix*"  siècle.  Grâce 
au  romantisme,  contemporain  en  Hongrie  du  réveil  de  l'es- 
prit national,  —  la  figure  romantique  d'Etienne  Széchenyi 
en  est  comme  le  symbole  —  on  se  jeta  de  nouveau  dans  les 
bras  de  la  France,  cette  première  éducatrice  du  génie  hon- 
grois. Avec  son  aide  on  constitue  maintenant  le  répertoire  du 
Théâtre  national  récemment  élevé  (1837),  à  cette  fin  de  for- 
tifier la  nationalité  toujours  menacée  ;  on  écrit  les  premiers 
romans  viables;  les  hommes  politiques  et  les  poètes  sti- 
mulent le  patriotisme,  tout  en  regardant  vers  la  France,  tout 
en  confondant,  daus  une  môme  admiration,  Hugo  et  Balzac, 
Béranger  et  Lamartine,  les  historiens  et  les  orateurs  de  la 
monarchie  de  Juillet.  Toute  la  v  ie  littéraire  et  intellectuelle 
de  la  nation  semble  alors  animée  d'un  souffle  français  et  les 
poètes  lyriques  les  plus  rebelles  aux  influences  étrangères, 
vivent  eux-mêmes  volontiers  dans  ce  milieu  français  qui 
leur  semble  annoncer  des  temps  meilleurs. 

Un  instant,  en  1848,  le  rêve  sembla  vouloir  se  réaliser; 
mais  l'illusion  fut  courte  et  la  désillusion  amère  ! 

Pendant  la  réaction,  la  littérature  reste  la  seule  conso- 
lation du  pays.  C'est  dans  les  romans  de  Jdsika,  de  J(3kai 
et  de  Kemény,  dans  les  poésies  d'Arany,  de  Tompa,  de 
Gyulai,  de  Szdsz  et  de  Goioman  Tdth,  dans  le  théâtre  de 
Szigligeti  qu'on  puise  la  force  de  résister  à  cette  oppression 


CONCLUSION  479 

systématique.  La  littérature  devient  alors  éminemment  pa- 
triotique et  nationale.  Chaque  écrivain  est  un  soldat  d'une 
même  armée  qui  combat  pour  la  même  cause  et  quelles  que 
soient  leurs  divergences  de  pensée,  une  seule  et  môme  idée 
les  domine  :  le  relèvement  du  pays  et  son  alTranchissement 
du  joug  autrichien.  L'émigration  hongroise  à  Paris  et  à 
Bruxelles  travaille  dans  le  même  sens.  La  haine  de  tout  ce 
qui  est  allemand  projette  son  ombre  sur  la  littérature  elle- 
même.  On  ne  lit  et  l'on  n'imite  que  les  œuvres  françaises. 
Les  traducteurs  se  mettent  de  la  partie;  non  seulement  ils 
transplantent  les  meilleures  nouveautés  du  théâtre  et  du 
roman,  mais  des  talents  de  premier  ordre  font  entendre  en 
rythmes  hongrois  les  grands  lyriques  français  depuis  Vic- 
tor Hugo  et  Lamartine  jusqu'à  Musset  et  Leconte  de  Lisle. 

C'est  pendant  la  réaction  que  naît  cet  art  de  la  traduction 
rythmée  qui,  cultivé  par  de  vrais  poètes,  a  nourri  la  Hon- 
grie du  suc  de  notre  poésie  lyrique  depuis  1830  jusqu'à  nos 
jours  et  est  arrivé  peu  à  peu  à  vaincre  les  plus  grandes  diffi- 
cultés. Ces  traductions  ont  élargi  l'horizon  intellectuel,  ont 
donné  des  couleurs  et  des  images  à  l'imagination  orientale 
qu'on  admire  dans  les  poésies  magyares.  Avec  les  drames  et 
les  comédies,  les  romans  et  les  nouvelles  d'origine  ou  d'ins- 
piration françaises,  elles  forment  le  lien  qui  rattache  étroite- 
ment la  Hongrie  littéraire  à  la  France. 

Et  ces  attaches  ne  se  sont  nullement  relâchées  dans  ces 
trente  dernières  années.  Si  le  culte  rendu  aux  lettres  fran- 
çaises est  devenu  plus  réfléchi  grâce  à  l'esprit  critique  qui 
s'est  formé  depuis  le  dualisme,  il  n'en  est  que  plus  intense. 
L'organisation  de  l'enseignement  du  français  sur  toute 
l'échelle,  l'hégémonie  que  la  France  a  conservée  dans  le 
domaine  de  la  fiction  dramatique,  dans  le  récit  romanesque, 
une  pénétration  encore  plus  profonde  des  travaux  de  critique 
littéraire  et  historique,  de  grands  journaux  et  de  meilleures 
revues,  finalement  cet  esprit  cosmopolite  qui  caractérise  les 
écrivains  de  la  «  .Jeune  Hongrie  »  :  tout  cela  a  maintenu  et 
encore  fortifié  l'ascendant  de  la  France. 


480  CONCLUSION 

Cet  ascendant  peut  encore  aller  en  grandissant  si  la 
France  reste,  comme  dans  le  passé,  Tinitiatrice  des  idées 
nobles  et  généreuses.  L'avertissement  que  le  savant  italien 
donne  à  Bergeret  dans  le  Mannequin  d'osier  d'Anatole 
France,  peut  trouver  ici  son  application.  Il  faut  que  nos  écri- 
vains soient  «  les  apôtres  de  la  justice  et  de  la  fraternité  ») 
qu'ils  «  prononcent  ces  saintes  paroles  qui  consolent  et  for- 
tifient ».  Il  faut  que  la  France  continue  à  ouvrir  «  les  mains 
pour  répandre  ces  semences  de  liberté  qu'elle  jetait  jadis  par 
le  monde  avec  une  telle  abondance  et  d'un  geste  si  souve- 
rain que  longtemps  toute  belle  idée  humaine  parut  une 
idée  française  ».  Une  autre  condition  de  la  continuité  de 
cette  influence  est  que  nous-mêmes  nous  nous  efforcions 
de  faire  un  peu  connaissance  avec  l'esprit  magyar  tel  qu'il 
se  manifeste  dans  la  littérature.  On  comprendra  facilement 
que,  quelque  soit  l'ascendant  exercé  parle  génie  français,  les 
œuvres  originales  et  nationales  sont  très  nombreuses  et  que 
le  Magyar,  au  xix''  siècle,  a  nationalisé  jusqu'aux  idées 
empruntées  à  l'étranger.  Un  champ  entièrement  inexploré 
s'ouvre  devant  nous.  Espérons  que  la  Sorbonne,  qui  a  admis 
ce  travail,  le  premier  sur  la  littérature  hongroise,  au 
nombre  de  ses  thèses,  sera  au  xx^  siècle  l'instigatrice  des 
études  magyares  en  France. 


FIN 


BIBLIOGRAPHIE 


OUVRAGES  HONGROIS 

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Sebestyén  (G.  ),  Qui  était  l'Anonyme  {du  roi  Bêla)  ?  1898. 
SiMONYï  (Z.),  La  langue  hongroise,  2  vol.,  1889. 
Stromp  (L.),  Jean  Cseri  d'Apâcza,  pédagogue,  1898. 
SzAAK  (L.),  La  vie  et  les  œuvres  de  Nicolas  Jôsïka,  1891. 
SzABÔ  (K.),  L'époque  des  ducs  magyars,  1883. 

—  et  Hellebrant  (A..),  Ancienne  bibliothèque   hongroise,    4   vol., 

J 879-1898. 
SzALAY  (L.),   Contributions  à   l'histoire    du    peuple    hongrois   au 

xvie  siècle,  1859. 
SzÉcuY  (K.),  Joseph  Gvaddnyi,  1894. 

—  Etudes  littéraires,  1897. 

—  Impressions  et  souvenirs,  1897 . 

SziLAGYi  (S.),  Histoire  de  la  Transylvanie,  2  vol.,  1866. 

—  Les   Martyrs  de  Hiisloire    hongroise    (Études    sur    Cseri,    sur 

Râkoczy  à  Paris,  sur  Mikes),  1867. 
Histoire  du  peuple  hongrois,  par  un  groupe  de  savants,  sous  la 

direction  de  Sz.,  10  vol.,  1895-1898. 
SziNNYEi  (P.),  Jean  Bacsdnyi,  1898. 

SziNiVYEi  (J.),  Histoire  de  notre  littérature  de  1711   à  1772,  1876. 
Takats  (S.),   Vie  de  Joseph  Péczeli,  1887. 

—  Bernard  Benyûk  et  V instruction  publique  hongroise,  1891. 
Thaly  (K.),  Archivum  Rakoczianum,  10  vol.,  1873-1889. 

—  Anciennes  chansons  héroïques  hongroises,  1864. 

—  Contributions  à  lliisloire  littéraire   de   l'époqtie  de  Tokôly  et  de 

Rdkoczy,  1872. 

—  Etudes  sur  la  littérature  et  la  civilisation  à  l'époque  de  Râkoczy, 

1885. 

—  Souvenirs  de  Râkoczy  en  Turquie,  1893. 

ToLDY  (P.),  Histoire  de  la  littérature  hongroise  {moyen  âge),  2  vol., 
1852. 

—  Histoire  de  la  poésie  hongroise  (jusqu'à  Alex.  Kisfaludy),  1855. 


BIBLIOGRAPHIE  48o 

—  Histoire  de  la  littérature  nationale  (jusqu'à  1848),  1865. 

—  Manuel  de  la  poésie  hongroise,  2''  éd.,  5  vol.  1876. 
ToNCS  (G.),  La  vie  de  Clément  Mikes,  1897. 

Vali  (B.),  Histoire  de  l'art  dramatique  hongrois^  1887. 

—  La  vie  et  les  œuvres  de  Louis  A'uthy,  1888. 

Vass  (J.),  L'enseignement  national  et  étranger  sous  les  Arpàd,  1862. 
VoLF  (G.),  Nos  premiers  niissionnaii'es  chrétiens,  1896. 
Werthefmer  (E.),  L'Autriche  et  la  Hongrie  dans  le  premier  décennal 
du  xix^  siècle,  2  vol.  1884-1890  (Paru  également  en  allemand). 
Zavodszky  (K.),  Georges  Bessenyei,  1872. 
ZoMBORi  (J.),  La  vie  et  les  poésies  d'Abraham  Barcsay,  1895. 

Recueils. 

Budapesti  Szemle  (Revue  de  Budapest),  Nouvelle  série.  Directeur 
Paul  Gyulai.  Depuis  1873. 

Fgyetemes  Philologiai  Kozlony  (Revue  générale  de  philologie)  = 
E.Philol.K.  Directeurs  Emile  Thewrewk  et  Gustave  Heinrich, 
puis  G.  Némethy  et  G.  Petz.  Depuis  1877  (Contient  de  nom- 
breux articles  sur  la  littérature  hongroise). 

/"i^j/e/o  (Le  Spectateur).  Directeur  L.  Abafi,  1876-1889  (consacré 
exclusivement  à  la  littérature  hongroise). 

IrodalomtiJrténeti  Kôzlemények  (Mélanges  d'histoire  littéraire)  = 
Irodalomt.  K.  Directeurs  A.  Ballagi.  puis  Aron  Szilàdy.  Depuis 
1891. 

(Consacré  exclusivement  à  la  littérature  hongroise]. 

Akadémiai  ÉrtesitO  (Bulletin  de  l'Académie).  Nouvelle  série.  Di- 
recteur Coloman  Szily.  Depuis  1890. 

Régi  magyar  Konyvtàr  (Ancienne  Bibliothèque  hongroise).  Édi- 
tions princeps  et  réimpressions.  Directeur  Gustave  Heinrich. 
Depuis  1897. 


OUVRAGES    FRANÇAIS 

Lieu  de  publication  :    Paris. 

Outre  les  Histoires  de  la  littérature  et  les  Éludes  de  Nisard, 
Brunetière,  Faguet,  Lanson  et  Pellissier;  quelques  cha- 


48G  BlRLlOfiRAPHIE 

pitres  de  Petit  de  Julleville,   et  la  partie  concernant  la 
Hongrie  de  V Histoire  grnérale  de  Lavisse  et  Rambaud  : 
BoLDÉNYï,  La  Hongrie  ancienne  et  moderne,  j8ol.  (Les  passages  sur 
les  relations  politiques  entre  la  France  et  la  Hongrie  sont  à 
contrôler.) 
Charrière  (E.),  Négociations  de  la  France  dans  le  Levant,  1848. 
CuASSiN  (Ch.-L.),  Alexandre  Petofi,  1860. 

—  Ladislas  Telekl,  18(il. 

Chélard  (R.),  U Autriche  contemporaine,  i^^\.  La  Hongrie  millé- 
naire, 1896. 

\)Em%  {¥..),  V Allemagne,  1789-1810,   1896. 

Desnoiresterres  (G.),  Le  chevalier  Dorai  et  les  poètes  légers  au 
xviii^  siècle,  1887. 

DussiEux  (L.),  Essai  historique  sur  les  invasions  des  Hongrois  en 
Europe  et  spécialement  en.  France,  1839. 

DE  Gérando  (A.),  De  l" esprit  public  en  Hongrie  depuis  la  Révolution 
française,  1848. 

—  La  Transylvanie  et  ses  habitants,  2*édit.,  1850. 

Lion  (H.),  Les  tragédies  et  les  théories  dramatiques  de  Fo/faire,  1896. 
Matgron  (L.),  Le  roman  historique  à  l'époque  romantique,  1898. 
Mémoire   historique  sur  r  Ambassade   de  France  à  Constantlnople 

par  le  marquis  de  Bonnac,  publié  par  Ch.  Schefer,  1894. 
Mémoire  sur   l'ambassade  de  France  en  Turcjuie  par  M.    le  comte 

de  Salnt-Pricst,  1877. 
Moret  (E.),  Quinze  ans  du  règne  de  Louis  XIV,  3  vol.,  1851-1859. 
Nebout  (P.),  Le  drame  7'omantique,  1895. 
Parigot  (H.),  Le  drame  d'Alexandre  Dumas,  1899. 
PoTEzfH.),  L'élégie  en  France,  1898. 

QuiCHERAT  (J.),  Mélanges  d' archéologie  et  d'histoire,  tome  II,  1886. 
Rambaud  (A.),  L'empire  grec  au  x«  siècle,  1870. 
Saint-René  Taillandier,  Bohême  et  Hongrie,  1869. 
Sayous  (E.),  Histoire  des  Hongrois  et  de  leur  littérature  politique  de 

1790  à  1815,  1872. 

—  Histoire  générale  des  Hongrois,  2  vol.,  1876,  2«  édit.  (illustrée), 

1900. 
Sorel  (A.),  L'Europe  et  la  Bévolution  française,  A  vol.,  1885-1892. 
Texte  (J.),  Etudes  de  littérature  européenne,  1898. 
Thierry  (Am.),  Histoire  d'Attila  et  de  ses  successeurs,  2  vol.,  1856. 
Zeller  (J.),  La  diplomatie  française  vers  le  milieu  du  xvi«  siècle,  1881 . 


nir.i.ioc.iî  APiiiF,  487 


Recueils. 


La  Libre  Recherche  (Directeur  Pascal  Dnprat),  Bruxelles,  1855- 
1860,  (contient  de  nombreux  articles  sur  la  Hongrie). 

Revue  Internationale  {D'irecieur  k.  de  Gubernatis),  1883-1890,  'con- 
tient des  études  sur  la  Hongrie  contemporaine.) 

OUVRAGES   ALLEMANDS 

Arneth  (A.  von),  Geschichte  Maria  Theresia's,  tome  IX  et  X,  Vienne, 

1879. 
Bartscu  (K),  l^eire  VidaVs  Liedcr,  Berlin,  1857. 
BûDiNGER  (M.),  Oesterreichische    Geschichte  bis  zum  Ausgange  des 

dreizehnten  Jahrhunderts,  Leipzig,  18.'>8. 
—  Ein  Buch  ungarischer  Geschichte,  JOôS-i  100,  Leipzig,  1806. 
BuDiNSZKY  (A.),  Die  Universitàt  Paris  und  die  Fremden  an  derselben 

ini  Mittelalter,  Berlin,  1876. 
Fessler  (J.-A.),  Geschichte  von  Ungarn,"!^  édit.,  revue  par  E.  Klein 

Leipzig,  1867. 
FiEBLER  (j.),  Actenstùcke  zur  Geschichte  Franz  Râkoczys,   2  voL, 

Vienne,  18.j5-18o8. 
Fischer  {k.),  Petofi's  Leben  und  Werke^  Leipzig,  1889. 
HoNEGGER  (J.-J.),  A'if'tiwc^c  Gcschichtc  der  franzôsischen  Culturein- 

flûsse  in  den  letzlen  Jahrhunderlen,  Berlin,  1875. 
Krones(F,),  Aus   Oesterreichs  stillen  und  bewegien  Jahren.  Inns- 

bruck,  1892. 
RicuTER  (H. -M.),  Geistesstromungen  (Études  sur  la  vie  intellectuelle 

en  Autriche),  Berlin,  1875. 
SciiwiCKER  (J.-H.),  Geschichte  der  ungarischen  Litteratur.  Leipzig, 

1889. 
Sybel    (H.),    Geschichte    der    Renolutionszeit   (dernière    édition), 

10  vol.,  Stutlgard,  1897-1900. 
Wlassack  (E.),  Chronik  des  'K.  K.  Hofburgtheaters,  Vienne,  1870. 

Recueils. 

Literarische  Berichte  ans  (Ingarn.  Directeur  Paul  Hunfalvy,  Leip- 
zig et  Budapest,  1877-1880. 


488  BIBLIOGKAPHIE 

Ungarische  Revue.  Directeur  Paul  Hunfalvy  et  Gustave  Heinrich, 
Leipzig  et  Budapest,  1881-1895. 

Manuscrits. 

Bibliothèque  du  Musée  national  (Budapest).  Manuscrits  de  Clément 
Mikes  et  de  Georges  Bessenyei  ;  Actes  de  la  Conjuration  de 
Martinovics  ;  Lettres  (françaises)  de  Martinovics. 
Bibliothèque  de  ï Académie  hongroise  [Budapest).  Papiers  de  Ba- 
csânyi  ;  Correspondance  de  Péczeli  ;  Œuvres  françaises  et 
hongroises  de  Jean  Fekete. 

Les  documents  concernant  les  relations  de  Râkoczy  avec 
Louis  XIV  (Âftaires  étrangères,  Paris,  Correspondance, 
tome  IX-XVIIJ  sont  très  importants  au  point  de  vue  his- 
torique, mais  de  peu  d'intérêt  pour  la  littérature.  Il  en  va 
de  même  des  documents  conservés  dans  le  portefeuille 
Godefroy  à  la  Bibliothèque  de  l'Institut.  Les  cartons 
AF  IV,  1637,  1638,  1675-1677  des  Archives  nationales 
contiennent  plusieurs  rapports  adressés  à  Napoléon  I®"" 
par  ses  agents  (notamment  par  Lacuée  et  Lezay),  sur  la 
situation  politique  et  sociale  de  la  Hongrie  au  commen- 
cement du  xix"  siècle. 


Vu  et  lu, 
En  Sorbonne,  le  25  juillet  1901. 
Par  le  Doyen  de  la  Faculté  des  Lettres 
de  l'Université  de  Paris, 
A.  Croiset. 


Vu 
et  permis  d'imprimer 
Le  Vice-Recteur 
de  l'Académie  de  Paris, 
Gréard. 


INDEX 


Abafi,57,  61,  257. 

Abel,  1,  12,  27,  28. 

Abonyi,  323. 

Abrânyi,  284. 

Abzac  (d'j,  47. 

Académie  française,  74,  108,  115, 

262,  268,  461  ■  —  hongroise,  109, 

254,  273,  295,  461. 
Ackermann,  462. 
Alambert  (d'),  151,  153. 
Albericus  Monachus,  7. 
Alfieri,  82. 
Almos,  4. 

Alphonse  II  d'Aragon,  17. 
Alsted,  39,42. 
Alxinger,  236. 
Amâdé,  54,  55. 
Ambrus,  441,  443,  449,  470. 
Amésius,  41 . 
Anacréon,  164,  250,  258. 
Andréas  Ungarus,  20. 
André  I,  5. 
André  II,  9,  14,  15. 
André  III,  11,21. 
André  (le  P.),  158,  261. 
Angyal,  166. 
Anjou  (les),  20. 
Anne  de  Chùtillon,  12. 


Anonyme   du   roi   Bêla,  3,  10,  11, 

22. 
Anyos,  123, 160-163,  236,  241,  243. 
Apor,  21. 
Arago,  467. 
Aranka,  120,  136,  220. 
Arany  (J.),  4,  22,  84,  128,  153,  277, 

283,351,441,  442. 
Arany  (L.),  239. 
Arioste,  139. 

Arnaud  (d'),  72,  121,  123. 
Arnauld,  456. 
Arpâd,  4,  203. 
Attavanle,  27. 
Attila,  4. 

Augier,  351,  355,  356,  373. 
Aulard,   179. 
Aulnoy  (d'),  87. 
Ayrenhoff,  138. 


Bacfark,  35. 

Bac  11,  434. 

Bacsânyi,  63,  153,  163,  190,  230. 

232-244,  250. 
Badics,  384. 
Bajza,  247. 
Balassa  (poêle),  17,  34,  37,  159. 


490 


INDEX 


Ralassa  (J.),  474. 

Balla-i  (A.),  71,  75,  129,  197. 

Hallagi  (G.j,  178. 

Balzac,  278,   36G,  387,   389, 

400,  412,  415,  429,  436,  450. 
Bandel,  293. 
Bânfi,  472. 
Bânk, 16. 
Bânôczy,  246. 
Banville,  363. 
Barante,  467. 
Barbaries,  155. 
Barcsai,  42. 
Barcsay,  71,  90,  123-128, 131, 

455. 
Barkùczi,  63,  129. 
Barna,  50. 

Bârôczy,    111-118,  127,  379, 
Barsoiiville,  47. 
Barthélémy,  267. 
Bartùk,  305. 
Bartsch,  16. 
Bâtori  Ladislas,  24. 
Batteux,  164,  260. 
Batthyâny,  51  ;  —  (Aloïs),  181 

201,  215,  218,  238;   —  (Lo 

404  ;  —  (Séraphine),  454. 
Baudelaire,  281,  284, 
Baumberg,  236. 
Baumgarien,  261. 
Bayer  (F.),  233. 
Bayer  (J.),  257,  287,  288,  290, 

292,  314,  329,  339,  345,  349, 

363,  377. 
Bayle,  34,  54. 
Bazancourt,   341,   344,    345, 

401. 
Bazire,  42. 
Beccaria,  105. 
Bechon, 47. 
Becque,  375. 
Becse,  16. 
Békefi,  9,  12,  458. 


390, 


160, 


380. 


-189; 

uis), 


291, 
354, 


367, 


Beksics,  469. 

Bel,  34,  53. 

Bêla  I,  6. 

Bêla  111,6,8,9,  10,  11,  12,  14,  17. 

Bêla  IV,  6,  8,  11,  15,  18,  20. 

Bénédictins    de    Saint-Maur,    54, 

471. 
Benyàk,03,  152,232,  457. 
Beuthy,  1,  62,  80,  98,  118,  119,  254, 

338,378,  381,413,426,472. 
Béranger,  278,  282,  284,  350,  427, 

462. 
Bercsényi,  45,   46,  48,  49,  59,  135. 
Berczik,  324,  362,  368. 
Berkeszi,  127. 
Berlioz,  49. 

Bernard  (Thaïes),  283. 
Bernardin  de  Sainl-Pierre,  248,384. 
Bernouilli,  135,  137. 
Bertin,  166. 
Bertrand,  165. 
Berzeviczi,  35,  186. 
Ber;^senyi,  80,   256,  263,  271,  272, 

277. 
Besi^onyei  (Alexandre),  76. 
Bessenyei  (Georges),  67,  70,  72, 

74,  75-110,  112,    114,    118,  123, 

127,  128,  129,  130, 134,  174,  179, 

238,  243,  245,  288,  293,  335,  455, 

459,  476. 
Bethlen  Gabriel,  30,  39,  43,  44. 
Bethlen  Nicolas,  35. 
Beust,  337. 

Bèze  (Théodore  de),  32,  36. 
Bihari,  50. 

Billaud  de  Varennes,  229. 
Biot,  462. 
Birô  de  Déva,  32. 
Bisterfeld,  39,  42. 
Blanc, 427. 

Blin  de  Sainmore,  122. 
Blumauer,  145,  236. 
Boccace,  33,  61. 


INDEX 


491 


Bod,  34,  52,  53,  135. 

Boèce,  7. 

Bo^'dân,  46. 

Bogisic,  35. 

Boileau,  128,  133,  256,  267,  462. 

Boissier,   60,  426,  472. 

Bokor,  79,  93. 

Boldényi,  280. 

Bolingbroke,  76. 

Bûlyai,  293,  336, 

Bonet'ous,  47. 

Bonlini,  26,  105,  294. 

Boniface  II,  16. 

Boniface  VIII,  12,21. 

Bonipert,  5. 

Borinac,  44,56. 

Bonneval,  56. 

Borics,  13. 

Born, 145. 

Bossuet,  159. 

Bouquet,  5. 

Bourgeois,  37. 

Bourget,  388,  390,  440,  446,  449, 

451. 
Brandolini,  26. 
Brieux,  374. 

Brôdy,  441,  442,  446-449,  470. 
Brueys,  457. 
Bùdinger,  8. 
Bulyovszky,  336. 
Burmann,  40. 
Buzinkai,  43. 


Calprenède  (de  la) ,  62, 112, 1 14, 125. 

Calvin,  31,38. 

Caraffa,  44. 

Casanove,  349. 

Caton,  7. 

Cédron,  50. 

Celtes,  27. 


Césy,  44. 

Chanson  de  Roland,  24. 

Charles  III  (roi  de  Hongrie),  68,  214. 

Charles  V,  roi  de  France,  22. 

Charles  XII,  roi  de  Suède,  56. 

Charles  d'Anjou,  20. 

Charles  II  d'Anjou,  21. 

Charles-Martel,  21. 

Charles-Robert,  21,  23,  24. 

Charriera,  31,  47. 

Chassant,  47. 

Chassin,  283,  338,  388,  464. 

Chateaubriand,  407. 

Chaulieu,  126,  145,  166,  250. 

Châzâr,  216. 

Chélard,  21,  270,  473. 

Chénier  (A),  165,  462. 

Cherbuliez,472. 

Chevalier,  463. 

Christiani,  245. 

Cicéron,  7,  76,  257. 

Colardeau,  72,  122,  126,  164,  267. 

Colin  d'Harleville,  461. 

Colloredo,  223,224. 

Coloman,  roi  de  Hongrie, 6,  12, 13. 

Colosvarinus,  35. 

Coménius,  42. 

Coucha,  178,  209. 

Condé,  35. 

Condorcet,  192. 

Constantin  Porphyrogénète,  2. 

Coppée,  284,  443. 

Corneille,  63,  329,  347,  467. 

Côrver,  457. 

Crévier,  457. 

Croiset,  472. 

Crouy-Chanel,  21. 

Csâk,  16. 

Csâki,  46. 

Csâky,  467. 

Csânki,  27. 

Csâszàr,  217,  219,  341. 

Csatù,  350,  386,  402. 


492 


INDEX 


Csengery,  279,  351,  403,  463,  470. 
Csepreghy,  323. 
Cserhalmi-Hecht,  302,  312. 
Csori  d'Apâcza,  39-42.  148. 
Csiky,  305,  359,  363,  367-375,  442. 
Csokonai,  266. 
Csontosi,  27. 
Curel,  375. 
Cuvier,  462. 

Czakô,  308,  311,  324-329,  330. 
Cziijék,  122. 
Czvittinger,  53. 


Damoiseau,  47. 

Dangeau,  48. 

Dante,  21. 

Darcel,  18. 

Daru,  463. 

Daudet,  451. 

Dayka,  163-165,  233. 

Deâk,  187,  413. 

Degré,  355,  436,  437-439. 

De  Guignes,  53. 

Delavigne,  461. 

DeliUe,  248,  260,  268. 

Denis,  15, 188. 

Déplume,  50. 

Des  Alleurs,  47. 

Desbordes- Valmore,  283. 

Descartes,  31,  40,  41,  43. 

Deshoulières,  166,  170. 

Desnoiresterres,  122. 

Dessewffy  (Aurèle),  463. 

Dessewffy  (Joseph),  258,  267. 

Destouches,  69,  72,  86,  88. 

Dézsi,  36. 

Diderot,  243. 

Diez,  16. 

Dobsa,  349, 354, 365. 

Doczy,  363. 


Dôme,  159. 

Dorât,  72,  122,  126, 164, 170, 

Dorell,  55. 

Dozon,  283, 

Dùbrentei,  313. 

Dubois,  38. 

Dudith,  35. 

Dugonics,  63,  245,  263,  383. 

Dumas  (père),  278,  295,  304-313, 
314,  316,  334,  340,  386,  387,  389, 
390,  391,  394,  398,  401,  412, 
427,  429. 

Dumas  (fils),  368,  373,  472. 

Dumay,  30. 

Dumouriez,  222. 

Dupont,  47. 

Duruy,  463. 

Dusch,  116. 

Duval,350. 


E 


Egressy,  315,  336,337,341. 
Eméric,  roi  de  Hongrie,  9,  16,  17. 
Encyclopédistes  (les),  69,  73, 110, 

187,  215,  217,  269. 
Endrcidi,  425. 
Enlart,  18. 
Ennery  (d'),  325,  328. 
Enzenberg,  192. 
Eôtvôs,    104,  187,  262,  279,  281, 

296,  387,  388,  403-412,  422,  462, 

463,  467. 
Erdélyi  (J),  43,  462. 
Erdélyi  (P),  163. 
Erdosi  (Sylvester),  38. 
Esclapon  (d'),  166. 
Ésope,  7,  153. 
Esterhâzy,  46,   48  ;    —  (François), 

459. 
Etienne  III,  11 . 
Etienne  V,  20. 


INDEX 


40;i 


Etienne  de  Tournai,  10. 
Eudes  de  Deuil,  13. 


Fafïuet,  472. 

Falbaire,  72,  289. 

Faludi,  54,  74,112,243. 

Farago,  330. 

Fây,  154,  384. 

Fazekas,  264,265. 

Fejér,  5, 10,  12. 

Fekete  (.leani,  138-147,  456. 

Felméri,  42. 

Fénelon,  54,  63,  158,  457. 

Ferdinand  I",  30,  31. 

Ferenczi,  222,  282,  287,  290,  436. 

Ferenczy,  259,  324,  330,  400,  469. 

Fessier,!,  191,  316,342. 

Feuillet,  351,  355,  373. 

Féval,  436,  438. 

FiervilIed'Hérissy,  47. 

Figaro  (Le),  437,  441,  469. 

Finâczy,  456,  457. 

Flaubert,  388. 

Fleury,  60,  61. 

Florian,  154. 

Forgâch  (Nicolas),  201,  235. 

Forster  ((îeor^es),  227. 

Forster  (Jules),  9,  12. 

Fraknôi,  27,  28,  173,  190,  223,  226, 

228,229,471. 
France,  390,  443,  449,  451,  480. 
François,  duc  de  Lorraine,  68,  454. 
François  I",  roi  de  France,  31,  44. 
François   II,    roi  de   Hongrie,  95, 

158,  173,  197,  217,221,  223,  252. 
François  d'Assise,  11. 
Frangipani,  45. 
Frankl,  42. 

Frédéric,  duc  d'Autriche,  15. 
Frédéric  II,  99,  120,  195,  209. 


Fulbert,  5. 

Fumée,  30. 

Fustel  de  Coulanges,  471. 

Fuxhoffer,  7. 

Fûlop,  288. 


Galeotto  Marzio,  26. 

Garay,  340. 

Gautier,  284,  462. 

Gebler,  72. 

Gedeon,  368. 

Gelei  Katona,  40. 

Gellert,  153,  251. 

Gellért,  149,  160. 

Georgevics,  34. 

Gérando  (de),  44,  178,  280, 

Geréb,28. 

Gerecze,  7. 

Gertrude  de  Méran,  14,  16. 

Gessner,  253,  257. 

Geyza  (duel,  4,  19. 

Geyzall,  8,  11,  13. 

Girardin,  428. 

Girardus  Puella,  9. 

Godefroi  de  Bouillon,  13. 

Goethe,  123,  257,  260,  270,  279. 

Gombocz,  294. 

Gomez  (Madeleine),  61,  62,  382. 

Gorani,  225,  226. 

Gorog,  116,  236. 

Gotthardi,  192. 

Goltschalk,13. 

Gottsched,  82. 

Goudimel,  37. 

Gracian,  55. 

Graevius,  42. 

Grasse,  77. 

Gréard,  469. 

Grécour,  139. 

Gregor,  16. 


494 


INDEX 


Greyorius  Coelius,  35. 

Greguss,  154. 

Grévin,  16,  35. 

Grisza,  49. 

Gronovius,  42. 

Grniius,  194. 

GriiriAvald,  51. 

Gualterio,  49. 

Guérin  de  Bouscal,  82,  336. 

Guillaume,  duc  d'Anyoulème,   12. 

Guillaume,  duc  d'Aquitaine,  13. 

Guizot,  279,  461,  463. 

Gvadânyi,  263. 

Gyongyôsi,  35,  134,  159,  243,  255. 

Gyulai,  50,  87,  262,  285,  288,  314, 

321,  391,  403,  413,  441,  450,470, 

472. 
Gyurkovics,  223. 
Gyurman,  340. 


H 


Hadik,  129. 

Hajnôczy,  200-205,  217,  224,  225, 

227,  231,  250. 
Halâsz,  282. 
Haller  (J.),  380. 
Haller  (L.),  63,  380. 
Hamel-Bruyninx,  46. 
Haraszti,  266,  463,  472. 
Harsânyi,  121. 
Haydn,  236. 
Haye  (de  la),  44. 
Heerbrot,  40. 
Hegediïs,    39. 
Heidanus,  40. 
Heine,  427. 
Heinrich,  55,  293,  381. 
Hell,  54. 
Heller,  69. 

Heltai,  32,  33, 105,  154. 
Helvélius,  146,  208,  255. 


Henri  H,  roi  de  France,  31,  44. 
Henri  m, empereur  d'Allemagne, 5. 
Henri  Jasomirgott,  8. 
Henszlmann,  18. 
Herczeg,  363,  375,  441,  446,  470. 
Herder,  72,  122,  153,  158, 188,  238, 

257. 
Hérédia,  284. 
Hervieu,  377,  451. 
Hess,  28,  32. 
Hofl'mann,  338. 
Holty,258. 
Hontér,  32. 
Hôpital  (de  1'),  52. 
Horace,  7,  128,  133,  160,  164,  250, 

441. 
Horànyi,  54,  185,  232. 
Horn,  280,  426,  435,  443. 
Horvât  (Etienne),  255. 
Horvâth  (Adam),  97,  263,  264,  289. 

—  (CyriHe),  39,  41,  340. 

—  (J.),  118. 

—  (M.),  471. 

Hugo,  abbé  de  Cluny,  5. 

Hugo  (Victor),  278,  281,  282,  284, 
295,  299,  300,  302,  303,  304-313, 
314,  316,  318,  326,  328,  329,  349, 
386,  387,  391,  404,  427,  462,  472. 

Hugo  (Charles-Bernstein),  324 , 
340-347,364,367. 

Hunyad,  76. 

Huszàr,  407. 

Huysmans,449. 


imand,  350. 
niei,158. 
Imre,  282,  462. 
Innocent  IV,  12. 
Irànyi,  280. 
Istvânny,  34. 


INDEX 


495 


Jancsô,  36. 

Janin,  341. 

Janovics,  368. 

Janus  Pannonius,  26. 

Jôkai,  211,279,  280,311,340,341, 

349,  385,  387,  388,  391,  412,  425- 

435,  440,  466. 
Jordan,  279. 
Joseph   II,  78,  135,   155,  173-176, 

194,201,  211,215,244,  251. 
Joseph  (palatin),  245. 
Jôsika,  52,  280,  310,  379,  388.  391- 

401,  415,  417. 
Journal  des  Débats,  270,  437,  443, 

463. 
Justh,  442,449. 


K 


Kaprinai,  53,  201. 

Karai,  28. 

Kardos,  261. 

Kàimân,  268,  269,  384. 

Kâroli,  32,  38,  53. 

Kâroly,  413. 

Kârolyi,  46,  47,  48. 
—     (Antoine),  149. 

Katona  (Etienne),  34,  213,  220. 

Katona  (Joseph,  83,  294,  338. 

Kàtsor,  63,  458. 

Kaufmann,  258. 

Kepler,  36. 

Kaunitz,  135. 

Kazinczy,  67,  72,  76,  80,  97,  113, 
114,  116,  117,  123,  124,  135,  152, 
153,  163,  168. 181,  208,  215,  220, 
225,  229,  230,  232,  233,  234,  237, 


238,  240,  243,  244,  247,  250,254- 

259,  262,  267,  270,  277,  289,  291, 

300,  313,  384,  455. 
Kemény,  279,  379,  387,  388,  412- 

425,4.50,  469. 
Kerekes,  116. 
Kerékgyàrtù,  1, 15. 
Kecskeméthy,  350. 
Kézai,  3,17,22. 
Khaller,  285. 
Kis,  245,  260. 
Kiss,  284,  470. 
Kisfaludy  (Alexandre),   90,   160, 

165-170,  242,  256,  258,  269,  378. 
Kisfaludy  (Charles),  292-294,  309, 

322,  336,  357,  462. 
Kisfaludy  (Société),  281,  321,  349, 

350,  462. 
Klopstock,  72. 
Kùbor,  470. 

Kock  (Paul  de),  428,  436. 
Kohn,  207,  418. 
Kolonics,  217. 
Koltai,  160. 

KOlcsey,  260-262,  267,  329,  462. 
Kônnye,  460. 
Kùnyi,  87,  116. 
Koppâny,  6. 
Korner,  262. 
Kôrôs,  341,343. 
Kosciusko,  222. 
Kossuth,  262,  279,  280,  308,  436, 

463. 
Kotzebue,  290,  293,  295,  300,  303, 

350. 
Kovachich,  53. 
Kovâcs,  133,  267. 
Kôvér,  348,  350-354,  365-367. 
Kozina,  284. 
Kroncs,  270. 
Kulcsâr,  57. 
Kun,  61. 
Kupetzky,  46. 


41)6 


iNDii:x; 


Kulliy,  312,  340,  399,  401-403. 
Kvacsala,  42. 


Labicho,  3(32,  363. 

La  Bruyère,  415. 

Lachambeaudie,  154. 

La  Chapelle,  250. 

La  Chaussée,  72. 

Laczkovics,    177,  193,    197-200, 

212,223,224,227,231. 
Ladislas  IV,  12,  15,  20. 
Ladislas  V,  23. 
Ladvocat,  158. 
La  Fontaine,  139,    153-156,    247, 

467. 
La  Harpe,  265. 
Lai^'nelot,  82. 
Lamartine,    278,  281,   282,   284, 

354,  427,  428,  462. 
La  Metlrie,  76. 
Lampérth;  441. 
Lancelot,  48. 
Landerer,  109. 
Lanson,  38,  466. 
La  Rochefoucauld,  255,  257,  385, 

415. 
Lassus,  18. 
Laudon, 138. 
Lâzâr,  82,  88,  444,  449. 
Lebrun,  146. 
Leclercq,  350. 
Leconte  de  Lisle,  284. 
Lefaivre,  45. 
Legrand,  461. 
Le  Maire,  47. 
Lemierre,  255,  257. 
Lemoyne,  384. 
Lendvay,  315. 
Léon,  le  philosophe,  2. 
Léopold  P'',  44,  45, 


Léopold  II,  117,  158,  177-180,  197, 

211,  215,  218. 
Lesaye, 115,  385. 
Leskù,  219. 
Lessing,  72,  85,  86,  104,  116.  153, 

158,247,  257,261. 
Leszczynski,  135. 
Letourneur,  150. 
Lezay,  270. 

Ligne  (prince  de),  138,  145. 
Liszkai,  458. 
Lisznyai,  43. 
Liszt,  366. 
Lobvvasser,  37. 
Lônyay,  403. 
Lorântfi,  420. 
Louis  le   Grand,  roi  de    Hongrie, 

22,  23,  25,  27,  76. 
Louis  II,  roi  de  Hongrie,  29. 
Louis  VII,  roi  de  France,  13,  14. 
Louis  XI,  id.  396. 

Louis  XIII,  id.  30. 

Louis  XIV,  id.   30,    35,    44. 

45,47,251,  280,  453. 
Louis  XVI,  roi  de  France,  193. 
Lucain,  7,93,  114.  160,455. 
Lucas  Bânffy,  9. 
Ludvigh,  280. 


M 

Mabi]lon,34,  54. 

Madâch,  349. 

Maigron,  381. 

Maine  (duc  du),  48. 

Maintenon  (Mme  de),  49,  60,  61. 

Malherbe,  254. 

Malonyay,  441,442,449. 

Mândi,  119. 

Manuel,  empereur  byzantin,  14. 

Manuel,  284, 

Mânyoki,  46. 


INDEX 


497 


Mapes,  9. 

Marc-Monnier,  225. 

Marczali,  22,  471. 

Maret  (duc  de  Bassano),  190,  231, 

235,236. 
Marguerite,  sœur  de  Philippe-Au- 
guste, 12, 17. 
Marie-Thérèse,  48,  51,  52,  G8,  69- 

71,  75,  77,  99, 173,  210,  454,  473. 
Marivaux,  69,  89. 
Màrki,190,  471. 
Marmontel,  87,  93,  112-116,  123, 

126,  255,  257,  261,  267,  380. 
Marot,  37. 
Martin  IV,  20. 
Martini,  182. 
Martinovics,  67,  117,   179,  189- 

197,  198,  223-231,  246,  456. 
Marton,  75. 
Mathias  Corvin,  23,  26,  27,  28,  29, 

32,  43,  76,  96. 
Matthisson,  258. 
Maupassant,  388, 390, 440, 441, 446, 

451. 
Mazarin,  44. 
Mediczky,  46. 
Melissus,  37. 
Mélius  (Juhâsz),  32. 
Ménard,  7. 
Mendelssohn,  215. 
Mercier,  72,289. 
Mészàros,  120,  381,382. 
Metternich,  237,  253. 
Meursius,  42. 
Michael  de  Hungaria,  27. 
Michelet,  427. 
Mielck,  245. 
Mignet,  279,463. 

Mikes,  54,  56-63,  64,  293, 382, 453. 
Mikszâth,  389,  441,443-445. 
Millerj  123. 

Millot,  216,  215,246,  253,  204. 
Mindszenti,  46. 


Mindszcnthy,  158. 
Mirabeau,  139,  177,  251. 
MoUère,  63,  233,  255,  257,  290, 

291,349,  462,  467. 
Moinâr   de   Szencz,  36-39,  56, 148. 
Montalembert,  422. 
Montesquieu,  73,  76,  78, 102, 106, 

110,119,158,164,  166,  179,  181, 

183,  194,  225,  415,  463. 
Montroyal,  11. 
Moreau,  229. 
Moreau(H.),462. 
Moret,  45. 
Morvay,  138. 
Motte  (de  la),  47. 
Millier  (Jean),  238. 
Mïintz,  27. 
Musset,  284,  337,   405,   406,  462, 

472. 


N 


Nâdasdi,  45. 

Nagy  (de  Martonfalva),  43. 

—  (Ignace),  357,  399. 

—  (I.),  127. 

—  (Paul),  221. 
Nagy vâti,  206-208. 
Nalâczy,  121. 

Napoléon  I",    139,  145,  167,  189, 

236,   265,  270,  271. 
Nebout,  312. 
Németh,  230,  246. 
Niccoli,  28. 
Nicole,  456. 
Niger,  26. 
Nisard,  472. 
Norwall,  47. 
Noverre,  138. 
Nyâry,  21. 


32 


498 


INDEX 


Obernyik,  308,  310,  311,  329-337. 

Odilon,  abbé  de  Cluny,  5. 

Odilon,  abbé  de  Saint-Gilles,  7. 

Oez,  231. 

Opitz,  42. 

Orczy  (Ladislas),  222,  225. 

Orczy  (Laurent),  74,  124, 126, 128- 

134, 135,  150,  232. 
Ormos,  1. 
Ossian,  243,  257. 
Othon  III,  4. 

Ottokar,  roi  tchèque,  5,  15. 
Ovâry,  22. 

Ovide,  7, 139,  160,  164. 
Ozorai,  32. 


Pâkh,  470. 

Pâlffy  (Albert),  436,  437. 

Pâlfîy  (Charles),  152. 

Pâlma,  53. 

Parny,  166,  267. 

Pascal,  467. 

Paul  II  (pape),  26. 

Pauler,  1,7,  35,471. 

Paulus  Ungarus,  11. 

Pâzmândy,  469. 

Pâzmâny,  36,  38,  43,  213. 

Pécsi,  24. 

PéczeU,   147-159,  247,   289,  456. 

Peire  Vidal,  16. 

Pekâr,  442,  449. 

Pelbârt  de  Temesvâr,  27. 

Perényi,  46. 

Pernéty,  119. 

Pesti,  32,  154,  458. 

Péterfi,  53. 

Péterfy,  403,  413,  414,  426,  472. 


Petelei,  470. 

Petôfi,  21,  190,  217,239,250,277, 

279,  280,  281,  282, 308,  319,  427, 

436. 
Pétrarque,  28. 
Petz,  86. 
Pezay,  170,  267. 

Philippe-Auguste,  roideFrance,6. 
Philippe  Neaufle,  14. 
Pictet,  158. 

Pierre,  comte  d'Alençon,  20. 
Pierre  de  Courtenay,  14. 
Pierre  de  Poitiers,  7. 
Pierre  TErmite,  13. 
Pilgrim,  4, 
Pintér,  449. 
Piron,  266,  267. 
Piscator,  39. 
Platon,  7. 

Pogâny  (Csebi),  217. 
Pollereczky,  48. 
Ponsard,  343,  346. 
Pope,  90,  92,  267. 
Port-Hoyal,457. 
Pothez,  165. 
Pouget,  61. 
Pray,  34,53,  201. 
Prévost,  377,  451. 
Prévost-Paradol,  469. 
Priestley,  192. 
Priscien,  7. 
Ptolémée,  7. 
Puffendorf,  194. 
Pulszky,  173,  177,  403. 


Q 


Quicherat,  18. 
Quintilien,  7. 


Rabaud  de  St-Etienne,  218,  229. 


INDEX 


499 


Rabelais,  385. 
Rabeiier,  253. 
Rabutin,  60. 

Racine,  63,  [128,  347,  456,  467. 
Râday,  54,  55,  134. 
Radnai,  158, 164,  261,267,  290. 
Radù,  257,  285. 
Rajriis,  164. 

Ràkoczy,  Georges  P%  30,  ^39,  43, 
418. 

—  Georges  II,  42. 

—  François  P'',  45. 

—  FrançoisII,30,  43-50,  58, 
75,  453. 

—  Joseph,  56. 
Râkosi,  351,  363. 
Rambaud,  471. 

Ramus,  31,33,  38,  40,41,  43. 

Râttky,  48. 

Ravegy,  18. 

Raynouard,  16. 

Rautenstrauch,  200. 

Regiomontanus,  26. 

Regnard,  461. 

Renan, 476. 

Rêvai,  108, 109,  113, 124,  130,  156, 

164,  247,  257,  289. 
Reviczky,  284. 
Richard  de  Verdun,  12. 
Richardson,  121. 
Richelieu,  44. 
Richter,  69,  72. 
Riedl,  27,  383,  472. 
Rivière,  47. 
Robert  Mauvoisin,  14. 
Robespierre,  211. 
Rochonville,  264. 
Rodolphe  de  Habsbourg,  15. 
Roger,  duc  des  Normans,  6. 
Rohan,  459. 
Rollin,  264,  457. 
Rûmer,  27. 
Ronsard,  254. 


Rotarides,  54. 

Rousseau,  69,  73,  76,  91,  94,  103, 
121,  123,  130,132,134,  137,  168, 
169, 174, 182,  187,  194,  195,  208, 
215,  225,  248,  255,  264,  266,  268, 
384,  404,  407,  432,  463. 

Roy  (de),  40,41. 

Royer-Collard,  279. 

Rùzsa,  82,  88. 

Rudinszky,  223. 

Rupp,  55. 


Saint-Bernard,  9,  24. 

Saint-Etienne,  5,  6, 19. 

Saint-Just,  282,  427. 

Saint-Ladislas,  6,7. 

Saint-Louis,  20. 

Saint-Martin,  6. 

Saint-Priest,  44,  45,47. 

Saint-Simon,  48. 

Sainte-Beuve,  467,  472. 

Sainte-Elisabeth,  18. 

Saissy,  469. 

Sajnovics,  54,  125. 

Salamon,413,  462,  471. 

Salis,  238. 

Salluste,  257. 

Sambucus,  16,  35. 

Sand  (George),  278,  316,  387,  389, 

412,  429,  436,  450. 
Sardou,  351,  355,  358. 
Saurau,  235. 
'  Saussure,  147,  158. 
Say,  462. 
Sayous,  1,  22, 32,  44, 178,  228,  270, 

279. 
,  Schefer,  44. 
Schiller,  257. 
Schloisnigg,  224. 
Schlozer,  216,  221. 
Schonerus,  41. 


,500 


INDEX 


Schwicker,  1. 

Scott,  386,391,397. 

Scribe,  280,    316,  337,  350,  355, 

356,  376. 
Scudéry,  62,  382. 
Scultetus,  38. 
Sebestyén,  10,  16. 
Sedaine,  289. 
Segrais,  164. 
Ségur,  462,463. 
Sennyei,  46,  222. 
Serre  (de),  279. 

Sévigné  (M-"'  de),  46,  57,  60,  467. 
Shakespeare,  257,  290,  338,  341. 
Shelley,  427. 

Sigismond,  roi  de  Hongrie,  23,  25. 
Sigray,  224,  230. 
Silberstein,368. 
Simai,  63,  233,  291. 
Simon  de  Monlfort,  14. 
Simonyi  (E),  49. 
Simonyi  (S),  62. 
Sirven, 143. 
Sismondi,  462. 
Snellius,  41. 
Somlô,  305. 

Sonnenfels,  72,  85,  145,  182. 
Sorel,  49,  471. 
Soulary,  462. 
Soulié,401,  436,  438,  450. 
Staël  (M">e  de),  422,  463. 
Stampa,  47. 
Stapfer,  147,  158. 
Steinherr,  282. 
Stromp,  39. 
Sue,  328,  334,  387,  398,  399,  401, 

427,  429,  450. 
Suger,  14. 

Sully-Prudhomme,  284. 
Sulzer,  261. 
Sylvestre  II,  5. 
Swieten  (van),  78,  99. 
Szaâk,  391. 


Szabô  (Barôti),  156,  164,  233,  234, 
268. 

Szabô  (Charles),  1,  42. 

Szabù-Hellebrant,  35,  53,  55. 

Szabô    (Szentjôbi),  230,  232,  241, 
249-253,  291. 

Szacsvay,  156. 

Szaicz,  164, 181,  219. 

Szalay,  31,  180, 187,  279,  280,  417, 
463. 

Szamoskôzi,  34. 

Szâsz,  80,  137,  153,  284,  413. 

Széchenyi  (Etienne),  74,  186,  242, 
296,303,385,  404,431,  463. 

Széchenyi  (François),  201. 

Széchy,  233,  264. 

Szegedy,  261. 

Széll,  77,  97. 

Szemere,  255,  260. 

Szentmarjai,  222,  225,  250. 

Szerdahelyi,  261,  290. 

Szigeti,  355. 

Szigetvâri,  349. 

SzigUgeti,  13,  301,  303,  304,  306, 
308,  309,  310,  311,  313-323,  325, 
351,  355-357,  364,  450. 
Szilâgyi,  151. 
Szilâgyi  (S),  471. 
Szily,  39,  41. 
Szilâdi,  33. 

Szinnyei  (F.),  233,  237,  239. 
Szinnyei  (J.),  51. 
Szirmay,  222,  230. 
Szolârcsik,  231. 
Szomahâzi,  449,  470. 
Szomor,  291. 
Szontagh,  393. 
Sztârai,  33. 


Taillandier,  283,  337,  464. 
Taine,  368,  471,472. 


INDEX 


501 


Takâts,  148,  155,  457. 
Tassoni,  267. 
TausseratRadel,  31. 

Telesdi,  32. 
Teleki,  56. 
Teleki  (Adam),  291. 
Teleki  (Joseph),  134-138, 139, 148, 
218,  455. 

—  (Ladislas)  père,  137. 

—  (Ladislas)    fils,    135,  280, 
337-340,  464. 

Temps  (Le),  437. 

Tencin  (Mm«  de),  121. 

Tessé  (de),  49. 

Thaly,  45,  47,  48,  50. 

Théâtre  National,  278,   286,   301, 

313. 348. 
Thierry  (Am.),  4,  279,  461,  471. 
Thiers,  279,  461,  463. 
Thokôly  (Tekeli),  30,  45,  75. 
Thomasius,  39. 
Thou  (Jacques  de),  34. 
Thomas,  132. 
Thomas  (Jean),  458. 
Thomson,  260. 
Thugut,  221,  223. 
Thun,  465. 
Thurôczi,  3. 
Tilly,  39. 
Timon,  53. 
Tinôdi,  33. 
Tocqueville,  428. 
Toldy  (Etienne),  358,360,361. 
Toldy  (François),  1,  67,  78,  237, 

245,  247,  250,  472. 
Tolnai,  43. 
Tompa,  283. 
Toncs,  57. 
Torcy,  48, 
Tùrôk  (K.),  134. 
T()th  (B),  470. 

—  (Coloman),  358-360. 

—  (E.),  323, 


-  (L.),340. 

-(R.),264. 

Tors,  292. 

Toulouse  (comte  de),  48. 

Townson,  216. 

Trefort,  279,  463,  467. 

Trenck,  200,  209-213,  220. 


U 


U^'oletti,  26. 

Ugrin,  10. 

Ujfalvy,  283. 

Ujlaki,  24. 

Université  de  Paris,  9, 10,  42,  457, 

468. 
Urbain  V,  25. 
Ussieux  (d'),  294. 


Vadnai,  435,  436,  439. 

Vahot,  308,  340. 

Vajda  (Jean),  284. 

Vajda  (Pierre),  98. 

V^ajkovics,  220. 

Vâli,  287,  401 . 

Vanière,  268. 

Vargyasi,  116,119. 

Varrô,  46. 

Vass,  1. 

Végh, 314. 

Veigelsberg,  441,  470. 

Vende,  151. 

Verlaine,  284. 

Verne,  388,  390,  430. 

Verseghy,  217,230,  231, 232, 245- 

240,  289. 
Vértessy,324. 
Vigny, 284, 461, 462. 
Villard  de  Monnei^ourf,  18. 
Villemain,  368,  472. 


502 


INDEX 


Villon,  33. 

Yirâp,  263. 

Virgile,  93,  268. 

Vissenaque,  47. 
i  Vitéz,  26. 

Vitkovics,  154,  255,  256. 

Voigt,  28. 

Vojnovics,  137. 

Volf,  5. 

Volkmar,  13. 

Volney,  229. 

Voltaire,  69,  72,  73,  75-110,  119, 
126,  128,  133,  134, 137,  138-144, 
148-152,  174,  200,  208,  215,  225, 
243,  247,  248,  253,  263,  267,  290, 
291,  293,  297,  329,  336, 455,  463. 

Vôrosmarty,  153,  277,  282,  301, 
302,303,312,378. 

Vossius,  42. 

"W 

Wagener,  459. 

Wagner,  201. 

Wallaszky,  54. 

Wallon,  31,  211. 

Wenceslas,  21 . 

Wenzel,  14. 

Werbôczy,  22,  25,    31,  177,    182, 

421. 
Werner,  169. 
Wertheimer,  270,  471. 


Wertner,  21. 
Wesselényi,  291,  432. 
Weszely,  380. 
Wieland,  236. 
Winckelmann,  72,  77. 
Wladislas  II,  26. 
Wlassack,  69. 
Wlassics,  467. 
Wlislocki,  380. 
Wolf  (A.),  177. 


Young,  122,  455. 


Zâch,  24. 

Zalânyi,  116,  119. 

Zâpolya,  31,33. 

Zâvodszky,  75,  92,  138. 

Zechenter,  85. 

Zeller,  31. 

Zlinszky,  134. 

Zola,  388,  390,  440,  443,  447,451. 

Zoltân,  63. 

Zombory,  124. 

Zrinyi  (Hélène),  45. 

—  (Nicolas),  35. 

—  (Pierre),  45. 
Zsâmbokjl6. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 
Préface I 


INTRODUCTION 

I.  L'époque  des  Arpâd  (1000-1301).  Les  Hongrois  en  Europe.   — 

Civilisation  primitive.  —  La  conversion  au  christianisme.  — 
Les  premières  écoles.  — Les  Ordres  français.  —  Le  monas- 
tère de  Saint-Gilles  fondé  par  Saint-Ladislas.  —  Les  Cister- 
ciens novices  hongrois  au  Bernardinum  de  Paris.  — Élèves 
hongrois  à  TUniversité  de  Paris.  —  L'Ordre  de  Prémontré. 

—  Les  Templiers.  —  Les  Chartreux.  —  Les  Dominicains. — 
L'Université  de  Veszprém.  —  Les  croisades  :  Louis  VJI  et 
son  chroniqueur  Eudes  de  Deuil  en  Hongrie.  —  Le  préten- 
dant Borics.  —  La  IV^  croisade  ;  l'empire  français  en  Orient. 

—  Familles  françaises  établies  en  Hongrie.  — Le  troubadour 
Peire  Vidal  à  la  cour  du  roi  Eméric.  —  L'architecte  Villard 

de  Honnecourt  en  Hongrie 1 

II.  L'époque  des  Anjou  et  des  Hunyad  (1308-1490).  —  Le  règne 

de  Charles-Robert  et  de  Louis-le-Grand.  Apogée  de  la  puis- 
sance magyare.  —  Les  chroniques.  —  Premiers  essais  en 
langue  hongroise.  —  Les  Universités  de  Pécs  (Cinq-Églises), 
de  Bude  et  dePozsony  (Presbourg).  —  Étudiants  hongrois  à 
Paris.  —  La  renaissance  sous  Mathias  Corvin.  La  Covvina. 

—  La  Sodalitas  litleraria  Banubiana.  —  L'imprimerie 20 


S04  TABLE    DES    MATIÈRES 

III.  La  Réforme  et  les  luttes  nationales  (lo26-17H).  —  Bataille 
de  Mohâcs.  Les  Habsbourg.  —  La  Transylvanie  ;  ses  relations 
avec  la  France.  —  Le  mouvement  littéraire.  Les  poètes  Ba- 
lassa,  Zrinyi  et  Gyongyosi.  —  Albert  Molnâr  de  Szencz.  Sa  tra- 
duction des  Psaumes  d'après  Marot  et  de  Bèze.  Sa  Gram- 
maire hongroise.  Sa  traduction  de  V  Institut  ion  chrétienne  de 
Calvin.  —  Jean  Cseri  d'Apûcza.  Sa  traduction  de  la  Logique 
de  Ramus.  Son  Encyclopédie  hongroise.  La  philosophie  carté- 

•  sienne  en  Hongrie.  —  Relations  des  Râkoczy  avec  la  Cour 
de  France.  Les  Mécontents.  Mémoires  des  ambassadeurs 
français  àConstantinople.  Le  dernier  soulèvement.  Louis  XIV 
et  François  II  Râkoczy.  Les  Français  à  la  Cour  de  Râkoczy. 
La  défaite.  Râkoczy  en  France.  Son  exil  à  Rodosto 29 

IV.  La  décadence  (1711-1772).  La  Hongrie  germanisée  et  isolée 
du  reste  de  l'Europe.  Agonie  de  la  littérature  nationale.  Les 
œuvres  de  Faludi,  d'Amâdé.  —  Clément  Mikes  «  gentil- 
homme de  la  chambre»  de  Râkoczy.  Ses  Lettres  de  Turquie. 
Influence  de  Madame  de  Sévigné.  Sa  traduction  des  Journées 
amusantes  de  Madeleine  Gomez;  ses  traductions  des  œuvres 
de  l'abbé  Fleury.  —  Les  premières  traductions  du  Télémaque. 
Conclusion 50 


LIVRE   1 

(1772-1837) 

Cj^APiTRE  I.  —  L'École  française. 

I.  Introduction.  Le  renouveau  littéraire.  —  Création  de  la  garde 

royale  hongroise  à  Vienne.  Grâce  à  elle  la  littérature  fran- 
çaise pénètre  en  Hongrie.  Caractères  généraux  de  ce  groupe 
littéraire 68 

II.  Georges    Bessenyei,    chef  de  V École  française.    Sa  vie.  Ses 

lectures 73 

III.  Le  Voltaire  hongrois.  Ses  tragédies:  Agis,  Ladislas  Humjadi, 
Attila  et  Buda.  Ses  comédies  :  Le  philosophe,  Lais 80 

IV.  Sespoésies didactiques;  ses  Épîtres;  le  Discours  sur  VHomme; 

Les  lumières  de  la  nature;  Le  roi  Mathias 90 


TABLE    DES    MATIÈRES  505 

V-  Ses  romans  :  La  Conversion  à  la  religion  chrétienne  des  Améri- 
cains Podotz  et  Casiinir;  Le  voyage  de  Tariménùs 97 

VI.  Ses  œuvres  philosophiques  et  historiques:  L'Eimite  de  Bihar  ; 

La  ConstilKtion  de  la  Hongrie  ;  Vie  de  Jean  Himyad;  Etat  de 
l'Europe  au  w"  siècle  ;  Sur  les  coutumes,  les  mœurs,  le  gouver- 
nement et  les  lois  du  peuple  hongrois  ;  Histoire  romaine 102 

VII.  Ses  efforts  pour  cultiver  la  langue  et  la  littérature  :  Magya- 
risation  ;  Les  Mélanges 107 

VIII.  Alexandre  Bârôczy.  Ses  traductions  de  la  Cassandre  de  la 
Calprenède  et  des  Contes  moraux  de  Marmontel.  Sa  Défense 

de  la  langue  hongroise.  Sa  traduction  de  l'Adepte  moderne..        111 

IX.  Le  roman  et  le  conte  français  en  Hongrie  à  la  fin  du 
xviir  siècle.  Bélisaire  de  Marmontel,  Le  repos  de  Cyrus  de 
Pernéty,  Le  Pacha  de  Bude,  les  Éjjreuves  du  sentiment  de  d'Ar- 
naud, La  vogue  de  Théroïde  :  Traduction  de  Dorât,  de  Colar- 
deau,  de  Blin  de  Sainmore Jl 8 

X.  Abraham  Barcsay.  Ses  Épîtres 123 

XII.  Laurent  Orczy.  Ses  œuvres  poétiques.  Influence  de  Tho- 
mas, de  Rousseau,  de  Boileau  et  de  Voltaire 128 

XII.  Joseph  Teleki.  Sa  vie.  Ses  poèmes  philosophiques.  Son  ou- 
vrage français:  Essai  sur  la  faiblesse  des  Esprits-forts  (1760). 
Jean  Fekete.  Sa  vie.  Ses  poésies  françaises:  Mes  Rapsodies 
(1781).  Sa  correspondance  avec  Voltaire.  Son  Esquisse  d'Mn 
tableau  mouvant  de  Vienne .   Ses  poésies  fi'ançaises  inédites.         134 

XIII.  Joseph  Péczeli.  Ses  études  à  Genève  et  à  Utrecht.  Ses  tra- 
ductions de  Zaïre,  Mérope,  Tancrède,  Alzire  et  de  la  Henriade. 
Ses  Fables.  Influence  de  La  Fontaine.  Sa  Bibliothèque  univer- 
selle          147 

XIV.  Paul  Anyos.  Ses  poésies  lyriques.  Influence  des  élégiaques 
français.  —  Gabriel  Dayka.  Ses  poésies  lyriques  ;  ses 
héroides 159 

XV.  Alexandre  Kisfaludy.  Sa  vie.  Son  séjour  àDraguignan.  Lec- 
tures de  Rousseau,  de  Parny,  de  Berlin,  de  Chaulieu.  Son 
Himfy.  Son  Histoire  de  deux  cœurs  amoureux.   Influence  de 

la  Nouvelle  Héloise.  —  Conclusion 165 


Chapitre  II.  —  Les   Révolutionnaires. 
I.  Introduction.  Effets  de  la  Révolution  française  en  Hongrie.  — 


506  TABLE    DES    MATIÈRES 

Les  réformes  de  Joseph  II.  —  La  Diète  de  1790-91.  Les  pam- 
phlets politiques 172 

II.  Aloïs  Batthyâny  :  Adamicam  aurem.  Influence  du  Contrat  social 

et  de  VEsprit  des  lois 181 

III.  Les  Jacobins  hongrois.  Ignace  Martinovics.  Sa  vie.  Le  Tes- 
tament politique  de  l'empereur  Joseph  IL   Oratio    ad  proceres 

et  nobiles  regni  Hiingariae 189 

IV.  Jean  Laczkovics.  Ses  traductions  de  VOratio  ad  proceres,  du 

Héros  Macédonien,  de  VExpidsion  des  Jésuites  de  Chine 197 

V.  Joseph  Hajnôczy.  Ses  œuvres  politiques 200 

VI.  Jean  Nagyvâti.  Son  pamphlet  :  Heures  de  délices  du  vrai 
Magyar  au  xix'  siècle.  —  Le  pamphlet  anonyme  :  Le  irai 
patriote.  — Frédéric  Trenck.  Ses  pamphlets  écrits  en  Hon- 
grie :  Der  Trenck  an  aile  redliche  Ungarn  ;  la  Balance 206 

VII.  Pamphlets  contre  la  censure  des  livres.  —  Protestations  des 
comitats  de  Pest,  d'Abauj,  de  Bihar  et  de  Gômôr.  —  Pam- 
phlets en  faveur  de  la  reconnaissance  du  culte  protestant. .        213 

VIII-IX.  La  réaction  cléricale  :  Léon  Szaicz.  Son  pamphlet  :  Le 
vrai  Magyar.  —  Eméric  Vajkovics,  contre  la  liberté  de  la 
presse  ;  Georges  Aranka,  contre  la  libération  des  serfs.  — 
Les  progrès  de  Tesprit  révolutionnaire.  La  réaction  sous 
François  II.  Les  Lettres  de  Gorani  imitées  par  Martinovics. 
Rapports  de  Martinovics  avec  les  Jacobins  français.  Son 
Catéchisme  républicain.    Sa  conjuration.  Le  procès 219 

X.  Jean  Bacsânyi.  Sa  vie.  Ses  poésies  dans  le  Musée  hongrois. 

Emprisonné  à  Kufstein.  —  Son  séjour  à  Vienne.  La  procla- 
mation de  Napoléon  I"  aux  Hongrois  (1809).—  Son  séjour  à 
Paris.  Ses  œuvres   poétiques  et  critiques 231 

XI.  François  Verseghy.  Traduit  la  Marseillaise.  —  Ses  œuvres 
poétiques.  Influence  de  Voltaire,  de  Delille,  de  La  Fontaine. 
Sa.lT?idnction  deVHistoire  générale  de  Millot.  —  Ses  romans. 
Influence  de  Rousseau  et  de  Bernardin  de  Saint-Pierre. . .         245 

XII.  Ladislas   Szentjôbi  Szabô.  Ses  poésies  lyriques  ;  sa  pièce  : 

Le  roi  Mathias.  —  Conclusion 249 

Chapitre  III.  —  La  Transition. 

I.  François  Kazinczy.  Son  rôle  littéraire.  Ses  poésies.  Il  régente 
le  Parnasse.  Ses  traductions  de  Molière,  de  Marmontel,  de 


TABLE    DES    MATIÈRES  S07 

La  Rochefoucauld.  Son  admiration  pour  Weimar.  Opinion 

de  Dessewiîy  sur  les  Français  et  sur  les  Allemands 254 

II.  Les  études  esthétiques.  Le  Coursdes  Belles-Lettres  de  Batteux  — 

Kôlcsey  et  l'Eloge  académique 260 

III.  L'Ecole  populaire.  Gvadânyi.  Son  adaptation  du  Charles  Xll 

de  Voltaire.  Sa  traduction  de  Millot.  Michel  Fazekas.  Ses 
lectures  françaises.  Michel  Gsokonai.  Influence  de  Rousseau 
et  des  poètes  légers  du  xvni^  siècle 262 

IV.  Joseph  Kârmân.  Sa  revue  :  U^'anie;  son  roman  :  Les  reliques 

de  Fanny  ;  influence  de  Rousseau 268 

V.  Napoléon  P''  et  la  Hongrie.  Le  poète  Berzsenyi.  —  Conclusion.        270 


LIVRE  II 

(1837-1896). 

Introductiox.  I.  Le  romantisme  hongrois.  Les  relations  entre  la 

France  et  la  Hongrie 277 

II.  La  poésie  lyrique.  Alexandre  Petôfi.  Les  traductions  des  poètes 

lyriques  français 281 


CHAPITRE  I.  —  Le  théâtre. 

I.  Le  théâtre  hongrois  à  la  fm  du  xviii«  siècle.  Les  premières  tra- 
ductions de  Molière,  de  Voltaire  et  de  Corneille.  —  Le 
théâtre  en  Transylvanie.  —  Charles  Kisfaludy.  —  Joseph 
Katona 287 

IL  Le  drame  romantique  français.  —  La  Préface  de  Joseph 
Ecitvôs  à  sa  traduction  à'Angelo.  —  Le  Théâtre  national  et 
les  premiers  poètes  romantiques  ;  Michel  Vorôsraarty 295 

III.  Caractère  général  du  drame  romantique  hongrois.  Influence 

de  Victor  Hugo  et  d'Alexandre  Dumas 304 

IV.  Edouard  Szigligeti.  Ses  drames  historiques.  Ses  pièces  popu- 

laires         313 

V.  Sigismond  Czakô.  Ses  œuvres  :  Marchand  et  marin,  le  Testa- 

ment, Léona,  les  Hommes  insouciants 323 


508  TABLE    DES    MATIÈRES 

VI.  Charles  Obernyik.  Ses  drames  à  thèse  sociale  :  Seigneur  et 

Serf,  VHéritage,  VAîné,  Mère  et  rivale.  Ses  tragédies  :  Khelo- 

nis,  Georges  Brankovics 329 

VII.  Ladislas  Teleki.  Le  Favori 337 

VIII.  Charles  Hugo.  Ses  œuvres  :  Un  roi  ho7igrois,  BriUus  et 
Lucrèce,  Banquier  et  baron  (d'après  une  nouvelle  de  Bazan- 
court),  VIliade  ^nie,  tragédie  classique  écrite  en  français..        340 

IX.  Le  théâtre  après  la  Révolution  de  1848.  La  comédie. 
Influence  de  Scribe.  Louis  Kuvér.  Ses  pièces  :  De  lapatience! 
Soir  et  matin.  Fidélité  par  infidélité,  Conquête  au  village.  Louis 
Dobsa.  Ses  comédies  :  Mon  neveu,  marie-toi!  Le  flair  de  Fa- 
csuli.  —  Les  comédies  de  Szigligeti.  Influence  d'Augier.  La 
Maman,  Tout  ce  qui  brille  n'est  pas  or,  Gouvernement  de 
femmes.  La  comédie  après  le  dualisme.  Coloman  Tùth.  Les 
femmes  dans  la  constitution.  Etienne  Toldy.  Influence  de  Sar- 
dou.  Les  bons  patriotes,  les  Hommes  nouveaux.  Arpad  Berczik. 
Influence  de  Labiche 347 

X.  Le  drame  après  la  Révolution.  Les  ombres  de  la  lumière  de 

Szigligeti;  le  marquis  de  Brumon  de  Dobsa;  Richesse  et  pau- 
vreté, Célestine,  La  belle  Marquise  (d'après  une  nouvelle  de 
Balzac)  de  Kovér.  Le  drame  après  le  dualisme.  Grégoire 
Gsiky;  ses  drames  à  thèse  sociale.  Influence  de  Dumas  fils. 
Les  Prolétaires,  La  famille  Stomfay,  Misère  dorée,  Modèle  de 
mode,  Bulles  de  savo7i,  Belles  filles.  —  Conclusion 363 

Chapitre  II.  —  Le  roman  et  la  nouvelle 

I.  Introduction.  Les  premiers  traducteurs.  Ignace  Mészâros;  Kar- 

tigdm,  Lettres  de  Madame  du  Montier.  Les  romans  de  Dugo- 

nics.  Les  romans  de  Fây.  Les  nouvelles  de  Csatù 378 

II.  La  naissance  duroman  hongrois.  Caractère  général.  Influences 

françaises 386 

III.  Nicolas  Jôsika.  Ses  romans:  Abafi,  Zôlyomi.  Le  dernier 
Bdthori,  Les  Tchèques  en  Hongrie,  La  Fille  du  savant.  Influence 

de  Dumas,  de  Sue  et  de  Balzac.  —  Louis  Kuthy.  Ses  nouvelles.        391 

IV.  Joseph  Eôtvôs.  Ses  romans  :  Le  Chartreux  ;  influence  de  Mus- 

set. Le  Notaire  du  village,  La  Hongrie  en  15ii 403 

V.  Sigismond  Kemény,  le  Balzac  hongrois.   Ses  romans  :    Faut 

Gyulai,  La  Veuve  et  sa  fille.  Les  Fanatiques,  Les  temps  funestes, 

Mari  et  femme.  —  Ses  nouvelles 412 


TABLE  DES    MATIÈRES  509 

VI.  Maurice  Jékai.  Caractère  général  de  son  œuvre.  Influence 
des  romantiques  français.  Ses  romans  historiques.  Un  Nabab 
magyar,  loltdn  Kdrpdthy,  le  Nouveau  seigneur 425 

VIÏ.  Albert  Pâlffy.  Le  professeur  de  Mlle  Esther,  Les  dernières  années 
de  l'ancienne  Hongrie.  —  Alois  Degré  :  Mémoires  du  Diable. 
Influence  de  Soulié,  Charles  Vadnai  et  les  Feuilles  de  la  capi- 
tale         435 

VIII.  Le  roman  depuis  le  dualisme.  Coloman  Mikszâth,  François 
Herczeg,  Sigismond  Brôdy.  Influence  de  Maupassant,  de  Zola 
et  de  Bourget.  —  Conclusion 440 


Chapitre  III.  —  La  langue  et  la  littérature  françaises  dans 
la  société  et  dans  renseignement . 

I.  La  connaissance  du  français  aux  xvi%  xvii«  et  xvni«  siècles.  — 

Écrivains  hongrois  qui  ont  écrit  en  français.  —  Influence  de 
Port -Royal  dans  les  écoles  des  Piaristes,  Bernard  Benyâk. 
—  Les  premières  grammaires  françaises  en  Hongrie  au 
xviii'  siècle ,        452 

II.  Étude  de  la  langue  et  de  la  littérature  françaises  depuis  1830 

jusqu'au  dualisme.  —  Les  sociétés  savantes  :  TAcadémie, 
la  société  Kisfaludy.  —  La  presse.  Influence  du  Journal  des 
Débats.  — L'émigration  hongroise  à  Paris  et  à  BruxeUes..        460 

III.  L'enseignement  du  français  depuis  le  dualisme  (1867).  —  La 
littérature  française  dans  la  presse  périodique.  Influence 
des  historiens  et  des  critiques  littéraires.  — Mots  français 
passés  en  hongrois 465 

Conclusion 476 

Bibliographie 481 

Index 489 


LE  PU  Y-EN- VELA  Y 

IMPRIMERIE    RÉGIS   MARGHESSOU. 


©tflIfcj^l^vC   w  —  ^  -  -    Tftnu  *  (  Ay  I  l 


PH  Kont,   Ignace 

3020  Étude  sur  l'influence  de  la 

K6  littérature  française  en  Hong.. 

rie 


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