ETUDE
SUR L'INFLUENCE
DE LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE
EN HONGRIE
A LA MEME LIBRAIRIE
DU MÊME AUTEUR
Lessing et l'Antiquité, 2 vol., 1894-1897 7 fr.
Quid Herdepus de antiquis scriptoribus senserit, 1902. 3 fr.
La Hongrie littéraire et scientifique, 1896 5 fr.
(Ouvrage couronné par l'Académie Française.)
A LA LIBRAIRIE ALCAN
Histoire de la littérature hongroise. —Ouvrage adapté
du hongrois, 1900 10 fr,
ÉTUDE
SUR L'INFLUENCE
DE LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE
EN HONGRIE
(1772-1896)
THÈSE PRESENTEE A LA FACULTE DES LETTRES
DE LUNIVERSITÉ DE PARIS
I. KONT
AXCIEN ÉLÈVE DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
I AGRÉGÉ DE l'dNIVERSITÉ
PROFESSEUR AH COLLÈGF, ROLLIN, DOCTEUR DE l'uNIVERSITÉ DE BUDAPEST
LAURÉAT DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
PAHLS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, HUE BO.NAI'ARÏK, 28
1902
A MON CHER MAITRE
M. E. LICHTENBERGER
PROFESSEUR A l'uNMVERSII É DE PAUI5
A MONSIEUR
COLOMAN SZILY
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE LACADÉMIE HOXCROISE
HOMMAGE RESPECTUEUX.
PRÉFACE
Le livre que nous ptésentons au public est un chapitre
de l'histoire du rayonnement de l'esprit français en
Europe. On connaît, dans ses grandes lignes, l'influence
considérable que la littérature française a exercée dans
les pays dont la vie intellectuelle nous occupe le plus
ordinairement; on la connaît moins dans la partie orien-
tale de l'Europe, notamment en Hongrie. Elle mérite
pourtant d'y être étudiée. Fin effet, malgré le voisinage
de l'Autriche et de l'Allemagne, la Hongrie a tourné de
bonne heure ses regards vers la France. Ses premiers
hommes de lettres pour affranchir le pays du joug alle-
mand, au moins intellectuellement, inaugurèrent, vers la
fin du règne de Marie-Thérèse la renaissance littéraire
hongroise à l'aide des œuvres françaises. Les grands écri-
vains du xviii" siècle. Voltaire en tête, puis Rousseau,
Montesquieu, les Encyclopédistes, les conteurs comme
Marmontel, les poètes élégiaques furent ceux qui don-
nèrent d'abord l'impulsion. Il est vrai qu'au début du
xix" siècle, la gloire de VVeimar s'imposa, mais vers 1830,
lorsque les œuvres de l'Ecole romantique française com-
mencèrent à être connues à l'étranger, l'esprit germa-
nique perdit de son influence. Depuis cette époque, poètes
et écrivains hongrois s'inspirent de préférence de la litté-
rature française. Le mouvement imprimé par les drama-
II PRÉFACE
tiirges et les romanciers magyars dans la première moitié
du xix" siècle, est loin de s'alï'aiblir dans la seconde. On
peut donc constater que la littérature française n'a pas fait
seulement oiïîce de marraine auprès de la littérature nais-
sante des Magyars, mais qu'elle a influé, pendant plus d'un
siècle, sur le mouvement littéraire et intellectuel hongrois.
L'histoire de cette influence n'est pas encore écrite ;
elle est cependant recoHnue de bonne grâce aux bordsdu
Danube. En effet, les historiens ont dénommé le premier
groupe littéraire qui a secoué le pays de sa torpeur, et qui,
par ses traductions et ses adaptations, a préparé la voie
aux talents plus originaux : V Ecole française. Ils nous
disent souvent que le génie français n'ayant exercé qu'un
empire intellectuel, fut toujours accueilli avec faveur,
mais que l'aversion contre toute influence allemande pro-
longée est pour ainsi dire innée dans la race magyare,
qui ne peut pas oublier les prétentions politiques de
FAutriche et ses tendances germanisatrices. C'est pour-
quoi la France apparut de tout temps aux Magyars comme
un phare lumineux, alors même qu'on ne pouvait guère
parler d'une littérature hongroise. Si le hasard seul fit que
ce fut un pape français Sylvestre II (Gerbert) qui envoya
la couronne et le titre a apostolique » à Saint Etienne, il
n'en est pas de même sous les Arpâd (1 000-1301) des
relations suivies des grands Ordres français avec la Hon-
grie, ni de l'avènement au trône magyar de la maison
d'Anjou de préférence à ses rivales bavaroise et tchèque
(1308-1382;. Et lorsque la Réforme secoue le pays tout
entier, il n'est pas moins symptomatique de voir la fer-
veur avec laquelle la pure race magyare embrasse la doc-
trine de Calvin ; il est important de constater qu'un des
premiers ouvrages hongrois qui comptent est justement
la traduction de Y Institution cJn'étienne; qu un des plus
PRÉFACE îtl
beaux monuments de la poésie lyrique religieuse est
radaj)tation des Psauwes de Marot et de Bèze avec la
musique de Bourgeois et Goudimel (1607) et que le pre-
mier ouvrage philosopliique hongrois, V Encyclopédie de
Jean Cseri (1655) est inspiré par Ramus et Descartes.
Lorsque la Hongrie, souffrant de la domination turque et
môme menacée d'une germanisation complète par l'Au-
triche, se révolte contre les Habsbourg, les chefs magyars
tournent leurs regards vers Louis XIV qui leur envoie,
outre des secours en argent, d'éminents hommes de guerre
et des ingénieurs qui donnent à la Cour de Râkoczy une
allure toute française. C'est à Paris que ce prince malheu-
reux viendra se réfugier et son fidèle « gentilhomme de la
Chambre », Clément Mikes, y fera connaissance avec la lit-
térature française et écrira plus tard dans son exil à Ro-
dosto, ces Lettres de Turquie^ chef-d'œuvre de la prose
hongroise du xviii" siècle, où l'on rencontre des traces évi-
dentes d'un commerce assidu avec les épisloliers français.
Avant la fm du xviii' siècle cependant, comme il n'exis-
tait pas de vie littéraire hongroise proprement dite,
Fintluence française n'est qu'intermittente, souvent éphé-
mère. Mais elle prend corps, et s'établit définitivement
vers 1772, date que l'histoire littéraire regarde comme le
commencement d'une ère nouvelle. Nous avons adopté
cette date pour notre travail que nous faisons cependant
précéder d'une Introduction où nous retraçons aussi briè-
vement que possible la civilisation hongroise avant le
renouveau, en insistant sur les rapports intellectuels des
deux pays. La grande importance des œuvres de VEcole
française sera ainsi mieux comprise, parce qu'on verra à
quelles circonstances extérieures on la doit.
Au point de vue spécial où nous nous plaçons, un mor-
cellement trop menu du siècle qui fait l'objet de notre
IV PRÉFACE
enquête eût été nuisible. Nous divisons donc notre ouvrage
en deux parties : la première commence avec les œuvres
de Georges Bessenyei, chef de V Ecole française^ la seconde
avec l'avènement de V Ecole romantique. Dans les deux
parties nous étudions uniquement l'influence exercée par
la France sur la littérature ; dans un seul chapitre (Les
Bévolutionnaires) nous avons consacré quelques pages au
mouvement politique issu de la Révolution française ;
mais, là encore, c'est l'aspect littéraire (brochures et
pamphlets) que nous avons voulu mettre en lumière.
Nos sources sont principalement hongroises. Nous
n'avons pas cependant négligé ce qui a été écrit en France
et en Allemagne soit sur l'histoire, soit sur la littérature
magyares. Une partie des ressources bibliographiques a
été mise à notre disposition parFéminent secrétaire per-
pétuel de l'Académie hongroise, M. Coloman Szily, ce
dont nous le remercions vivement. Pendant nos voyages
d'études à Budapest, les bibliothécaires du Musée national
et de FAcadémie nous ont facilité les recherches. Nous
tenons à exprimer ici notre reconnaissance à MM. Fejér-
pataky, Schônherr et Sebestyén du Musée national et à
M. Heller de FAcadémie. MM. Frakndi, Marczali, Bayer,
Z. Ferenczi, Szigetvâri etMorvay de Budapest, MM. Széchy,
et Mârki de Kolozsvâr nous ont fourni de nombreux ren-
seignements au cours de notre travail. Qu'ils veuillent
bien accepter toute notre gratitude pour leur concours
qui nous a été très précieux \
Paris, le 27 oclobre 1901. !• K..
1. Pour la prononciation des mots hongrois, il importe de faire les remarques
suivantes : Toutes les lettres se ■prononcent : a = a anglais dans fall ; à = a ;
ai et ay = aï ; e = ê ; ei et ey = eï ; ô = eu ; ew, eii (dans les noms propres)=
eu; u = ou ; û = u ; c et cz = ts ; ch (dans les noms propres) = tch ; es =
tch ; gy = dj ;h (toujours aspiré) ; j (comme en allemand) ; ny = gn ; s = ch ;
sz = s ; zs = gé ; ty = tié ;ly = gl italien.
INTRODUCTION^
I
;iooo-i30i).
Une tribu asiatique appartenant à la grande famille ouralo-
altaïque fit, il y a mille ans, invasion en Europe. Partie des
environs de l'Oural et de la mer Caspienne, elle conquit
l'ancienne Pannonie où les Huns et les Avares l'avaient pré-
cédée au iv*" et au vi^ siècles de notre ère. Cette tribu n'était
pas très nombreuse, mais elle était vaillante et douée d'un
grand sens politique. Ces qualités expliquent son établis-
sement dans un pays où la population indigène était beau-
1. Nous citons, une fois pour toutes, les Histoires de la littérature hongroise
de Toldy, de Beôthy, de TAthenaenni (par un groupe de professeurs) et de
Schwicker; les Histoires du peuple hongrois de Fessier, de Sayous et notam-
ment l'Histoire nationale de TAthenaeum (par un groupe de savants) en dix
volumes. — Pour Tépoque des Arpâd, nous avons, en outre, consulté : Jules
Pauler, A maf/yar iiemzet tôrténete az Arpdd/uizi kirâhjok alatt (Histoire
du peuple hongrois sous le règne des Arpâd), 1893; Charles Szabô, A maqyar
vezérek kora fL'Époque des ducs magyars), 1883 ; Arpâd Kcrékgyârtù, A
miveltség fejlôdése Magyarorsznrjban (Le développement de la civilisation
en Hongrie (tome I, le seul paru), 1880 : Sigismond Ormos, Arpddkori miivelo-
désiink tijvténele (Histoire de la civilisation sous les Arpâd), 1881 ; Joseph
Vass, Hazai es kiilfoldi iskoîfizôs az Arpôd-korszak alatt (L'enseignement
national et étranger sous les Arpâd), 1862; Eugène Abel, Ef/yelemeink a
kozépkorban (Nos Universités au moyen âge), 1881.
1
2 LA LITTÉKATUKE FKANÇAISE EN }10NGKIE
coii|) plus nombreuse qu'elle, ainsi que sa marche victorieuse
à travers l'Europe épouvantée, et le rôle dominant qu'elle a
pu conserver jusqu'aujourd'hui dans la contrée subjuguée.
Aussi ne faut-il pas juger les anciens Magyars d'après les
chroniques occidentales. L'épouvante qu'ils jetèrent en par-
courant l'Allemagne, le Nord de l'Italie et le Sud de la France
a laissé des traces dans les récits des moines dont les cou-
vents eurent souvent à soufTrir de l'invasion. Les chroniqueurs
les représentent comme des démons, comme les suppôts du
diable, 'mangeant de la viande crue et buvant du sang. Mais
si nous consultons à côté de ces chroniques, les sources
grecques et arabes, notamment Léon le Philosophe et Con-
stantin Porphyrogénète, nous y trouverons des témoignages
sinon sympathiques, du moins plus vrais. Selon eux, les
anciens Magyars étaient des hommes libres, énergiques,
mais qui se soumettaient avec beaucoup de docilité à leurs
chefs. La polygamie était inconnue chez eux, ils étaient
sobres et d'une fidélité à toute épreuve; ils supportaient le
travail et la fatigue et songeaient, dans les combats, plutôt à
anéantir l'ennemi qu'à piller.
Le niveau intellectuel des anciens Magyars était certaine-
ment égal, sinon supérieur à celui des habitants qu'ils ont
trouvés en Hongrie. La philologie démontre que leur langue
possédait dès le x" siècle, non seulement les termes de la
guerre, de la vie de famille, de l'agriculture, mais encore
bon nombre de vocables de la vie sociale et politique. On y
remarque surtout une grande tendance à l'abstraction, à la
rétlexion, preuve que la civilisation des Khazares, leurs voi-
sins en Lébédie. avait laissé dans cette tribu, jadis nomade^
des traces profondes. Et quelle meilleure preuve d'intelli-
gence, de bon sens et de fermeté peut-on citer que le fait
d'avoir créé, un siècle après la conquête du pays, un royaume
que l'Europe respecte, dont les chefs peuvent s'allier aux
plus anciennes maisons princières, et dont le pouvoir cen-
tralisé excite l'admiration des contemporains. Cette autorité
illimitée des rois de la maison d'Arpad, cette noblesse, qui
INTRODUCTION 3
de guerrière, se fait politique et agraire, créent dans l'Europe
orientale un Etat que ses alliés ne trouvent jamais en défaut
et que ses ennemis redoutent.
Pour se rendre compte de l'état de la civilisation sous les
Arpâd, il faut examiner ce que les Magyars ont apporté de
leur mère patrie et les influences multiples qu'ils ont subies
depuis la conquête jusqu'à l'extinction de la dynastie natio-
nale (1301). Les traces de la culture primitive se trouvent
uniquement dans le vocabulaire et dans les chroniques latines
du moyen âge. Le vocabulaire montre que les sept tribus,
lorsqu'elles conquirent le pays sous la conduite d'Arpâd,
étaient plus civilisées ques les autres membres de la famille
ougrienne. Les hommes qui composaient cette tribu n'étaient
plus seulement pêcheurs et chasseurs : dans leurs pérégrina-
tions à travers les empires khazare et grec, les nomades de-
viennent des guerriers, capables de fonder un Etat. Leur
religion se rapproche beaucoup du monothéisme. Ils adorent
le génie du bien, le génie du mal, un Dieu particulier des
Magyars {a marjTjavok istene) ; ils ne créent pas de nombreux
mythes et écoutent d'abord avec indifférence les prédications
des apôtres qui viennent pour les convertir ou qui se trouvent
amenés dans le pays comme prisonniers. Ils ne les marty-
risent pas, mais ils se refusent assez longtemps à abandonner
la croyance des ancêtres, non pas par conviction religieuse,
mais plutôt par politique.
Si nous lisons leurs" chroniqueurs, comme l'Anonyme
du roi Bêla, Kézai, Thurôczi, nous voyons qu'il existait
une caste de chanteurs, nommés d'abord igriczek, puis
hegedôsôk^ sortes de rapsodes très bien rémunérés par les
rois et les nobles et dont le prestige ne commence à baisser
que vers la fin du xni'' siècle, après l'invasion des Mongols.
Ces rapsodes composaient des chants pour célébrer les
grands événements de la vie : la naissance, le mariage, la
mort, chants qui se rattachaient sans doute au culte des
dieux. Outre cette poésie de circonstance, on distingue à
travers les récits des chroniqueurs deux cycles de légendes
4 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
nationales dont lun, appelé le Cyc/e des Huns, a pour héros
Attila; l'autre, le Cycle des Magyars^ qui, laissant décote le
grand conquérant Arpad, s'attache à son père, le duc Almos.
Ces chants, mémo dans les sèches analyses des chroni-
queurs, montrent une certaine beauté poétique. Comme le fait
observer le poète national, Jean Arany ', qui a utilisé en
partie ces légendes dans \diMortde Buda, les anciens Magyars
possédaient probablement une épopée naïve qui disparut dès
que le christianisme se fut répandu parmi eux. La culture
latine a étouffé peu à peu le chant national et au commen-
cement du xui'' siècle, l'Anonyme met une certaine fierté à
déclarer que sa chronique raconte fidèlement — on dirait
aujourd'hui d'une façon critique — la conquête du pays et
non pas comme « les fables mensongères des paysans et le
bavardage des igriczek ».
A ce fonds primitif vint s'ajouter la civilisation de l'Occident
représentée par le christianisme. La conversion commença
sous le règne du duc Geyza (972-997), qui avait épousé une
princesse catholique. Après la bataille d'Augsbourg (955),
qui fut un désastre pour les Magyars, les invasions cessèrent
dans le reste de l'Europe. La paix et le baptême devaient
consolider les liens qui leur permirent d'entrer dans la grande
famille occidentale. Les premiers missionnaires étaient des
Italiens ^ qui enseignaient, non seulement le dogme, mais
1. Naiv époszunk (Notre épopée naïve) dans ses Œuvres en prose, pp. 63-76,
(1874). — Voy. Amédée Thierry, Histoire d'Attila et de ses successeurs, t. II.
pp. 342 et suiv.
2. On a attribué longtemps la conversion des Magyars aux moines allemands
que Pilgrim, évèque de Passau, avait envoyés dans le pays. L'évèque s'en vante
dans plusieurs de ses missives au pape. On a pensé également aux prêtres
slaves qui vivaient au milieu des Hongrois. Mais les recherches de Georges
Volf ont démontré que ce furent des missionnaires italiens des environs de
Venise qui furent les premiers apôtres. Voy. Eisa keresztény hitlêritôink
(Nos premiers missionnaires chrétiens), 1896. — Il était presque impossible à
la Germanie d'exercer une influence sur la civilisation pendant la domination
des Arpàd. Quoique Othon III fût alors tout puissant en Europe, les provinces
allemandes, voisines de la Hongrie, étaient elles-mêmes dépourvues de toute
culture intellectuelle.
INTRODUCTION
aussi l'écriture et la lecture *. Saint-Étienne, qui avait à con-
tinuer ce que son père avait commencé, à savoir : la centra-
lisation entre les mains du roi et l'organisation de l'Église,
avait le choix entre le christianisme d'Orient et celui d'Oc-
cident. Son instinct politique lui fit choisir ce dernier et il
préserva ainsi son pays de la rigide orthodoxie orientale et
prépara la voie à une entente avec les pays catholiques.
Le pape français Sylvestre II (Gerbert) lui envoya, en
l'an 1000, la couronne et le titre apostolique avec une missive
flatteuse. Odilon, abbé de Cluny, avec lequel le roi magyar
était en relations suivies, lui prodigua ses conseils pour
l'organisation de l'Eglise ". Cette organisation avait un fon-
dement tellement solide qu'elle a peu varié depuis neuf
siècles. Toutefois, la conversion ne fut pas entièrement
achevée par le premier roi magyar. Ses successeurs virent,
à différentes reprises, s'agiter l'étendard du paganisme. Il y
eut des luttes sanglantes, car la nouvelle religion se fit lour-
dement sentir. Certains chefs craignirent la suppression
totale des anciennes libertés. Ce n'est que vers la fin du
XI® siècle que le pays est franchement catholique, à l'excep-
tion d'une seule tribu, les Cumans, qui ont résisté plus long-
temps. Le fanatisme cependant y était inconnu; la tolérance
plus grande que dans le reste de l'Europe. C'est peut-être
pour cela que le roi tchèque Ottokar s'adressa, en 1273, au
concile de Lyon pour dénoncer la Hongrie comme le refuge
de l'hérésie.
1. Voy. G. Volf, Kiktôl tanult a magyar irni, olvasni? (De qui le Hongrois
a-t-il appris à écrire et à lire). Mémoires de l'Académie hongroise, 1883. —
Du même, La civilisation des Hongrois lors de la conquête dans le Bulletin de
l'Académie, 1897. — Les Magyars n'étaient pas illettrés en venant en Europe,
mais leur écriture, dont il ne reste plus de trace, était, selon les uns accadéenne,
selon les autres glagolitique, et il fallait l'accommoder à l'alphabet romain.
2. Le successeur d'Odilon, Hugo, abbé de Cluny, servit d'intermédiaire entre
Henri III, empereur d'Allemagne, et André pr (1051). — Une lettre de Fulbert,
évêque de Chartres, à Bonipert de Pécs (Cinq-Églises), qui lui avait demandé
des livres, atteste également les relations du haut clergé de France avec celui
de Hongrie. Voy. D. Bou(îuet, Recueil des historiens de la France^ X, 443, et
Fejér, Codex diplomaticus Hungariae, t. I, p. 287.
6 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
La conversion, si elle détruisit avec le paganisme, les restes
les plus précieux de l'ancienne poésie et empêcha pendant
des siècles l'éclosion d'une littérature nationale, exerçait
cependant son influence éducatrice dans les écoles. La cul-
ture latine de l'Occident trouva de fervents protecteurs dans
les successeurs de Saint-Étienne, notamment dans Bêla I"
(1061-10G3), dans Saint-Ladislas, le vainqueur des Gumans
(1077-1095), dansGoloman (1095-1114), surnommé l'amateur
des livres (Konyves), dont le règne fut particulièrement bril-
lant. Il avait épousé la fille de Roger, duc des Normans, et
avait, par son habile politique, non seulement agrandi le
pays, mais aussi organisé les finances et la juridiction,
aboli les procès de sorcellerie, de sorte que la Hongrie
était alors avec l'empire grec un des pays les mieux
administrés. — Bêla III (1173-1196), élevé à la cour de
Byzance, beau-frère de Philippe-Auguste, roi de France,
av^it beaucoup de goût pour les lettres, de même que Bêla
IV (1235-1270), sous le règne duquel les Mongols dévastè-
rent la contrée.
Cette culture latine, la science de récriture^ comme on
disait alors, était entre les mains du clergé qui seul dirigeait
les écoles. La théologie, les éléments de l'histoire et des
sciences furent enseignés à Pannonhalma et à Esztergom
(Strigonie). Pannonhalma, la célèbre abbaye de Martinsberg,
éveille le souvenir de Saint-Martin, évêque de Tours, né en
Pannonie. Son image se voyait sur les étendards de Saint-
Etienne lorsqu'il combattait Koppâny, le chef des païens,
et les Bessenyôs. Esztergom « la célèbre cité d'Esztrigun,
comme dit un chroniqueur français du xif siècle, où les tré-
sors de nombreux pays furent portés sur le Danube », devint
peu à peu la métropole ecclésiastique du royaume. La Société
du Christ de cette ville était un établissement scolaire qui
envoyait quelques-uns de ses élèves à Paris où à Bologne.
Dans les écoles claustrales on adopta le plan d'études de
l'Occident, on y enseignait les sept arts libéraux. Albe-
Royale, Csanâd, Gyor (Raab), Bude, Sumegh, Tapolcza et le
INTRODUCTION 7
Szepes (Scépuze), avaient des écoles de ce genre sous les
Arpâd '.
Elles étaient toutes dirigées par les Ordres. Au point de
vue spécial où nous nous plaçons, il est curieux de remar-
quer que presque tous les grands Ordres, qui, au moyen
âge, ont exerce une action prépondérante sur la civilisation
hongroise, étaient d'origine française. Saint-Ladislas, après
avoir conquis une partie de la Croatie, fonda en 1091 à
Somogyvàr le monastère bénédictin de Saint-Gilles (Egyed)
tout à fait indépendant de la maison de Pannonhalma. H le
dota richement et le soumit « pour des temps éternels »
à l'abbaye de Saint-Gilles, lieu de pèlerinage célèbre au
moyen âge, situé sur les bords du Rhône (in valle Flaviana)
non loin de Nîmes. D'après la charte de fondation ^ Odilon,
abbé de Saint-Gilles, et plusieurs moines français, entre
autres Pierre (Petrus), un grammairien de Poitiers, étaient
venus en Hongrie pour conférer avec le roi qui, en soumet-
tant le nouveau monastère à sa juridiction immédiate,
stipula que les novices et l'abbé seraient toujours des Fran-
çais, règle observée pendant des siècles ^
C'était donc une véritable colonie française dans l'ouest
1. On y étudiait la grain m aire de Priscien, les Distiques de Caton, les Fables
d'Ésope, Ovide et Horace; on lisait même quelques extraits de Platon et de
Boèce. L'ouvrage astronomique de Ptolémée n'y était pas inconnu; Cicéron,
Quintilien et Lucain y furent goûtés. — Parmi les manuscrits donnés par
Saint-Ladislas à l'abbaye de Pannonhalma se trouvait un 'psalterium gallica-
7ium, hebraïcum et graecuni. Voy. Fuxhofl'er, Monasterologia regni Hi/nga-
riae, t. I, p. 14.
2. Voy. Ménard, Histoire civile, ecclésiastique et littéraire de la ville de
Nismes. Paris, 1730. Preuves, p. 24, ce document est reproduit pour la
première fois. Panier, dans son Histoire du peuple hongrois sous le règne des
Arpiid (I, p. 222), en a corrigé certains passages. Il est cité in extenso avec le
commentaire nécessaire dans le XX» vol. des Archaeologiai Kôzlemények
(Mélanges d'archéologie), 1897, où Gerecze rend compte des fouilles exécutées
dans les ruines de ce monastère qui disparut probablement lors de la
domination turque.
3. « Nobilissima abbatia de Semigis in qua non soient recipi, nisi Franci »,
dit Albcricus Monachus, Mon. Germ. hist. Script., XXIII, p. 798. Voy. Fuxholl'er,
Monasterologia regni Hung. t. I, p. 222. Abbatia S. Aegidii de Simigio,
8 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
de la Hongrie qui a probablement exercé une certaine
influence sur la rédaction des premières chroniques, comme
le suppose Bûdinger ' et ne fut pas étrangère à l'établisse-
ment d'une chancellerie sous Bêla III.
A la fin du xn** siècle, à peine cent ans après la création
de rOrdre de Citeaux dans le diocèse de Chalon-sur-Saône,
les Cisterciens, les « moines gris » comme les appelait le
peuple hongrois, vinrent dans le pays et, par leur ardeur
infatigable, éclipsèrent bientôt les Bénédictins de Pan-
nonhalma. Ils changeaient le désert en campagne fertile et
semaient la bonne parole. Ils accueillaient en frères tous
ceux qui voulaient vivre dans la piété entre les murs de
leur cloître. Henri Jasomirgott, duc d'Autriche, assigna
Heiligenkreuz aux moines originaires de Morimond en
Champagne. De là ils vinrent en Hongrie sous Geyza II
(1141-1161), mais Bêla III s'adressa directement à la France.
L'abbé mitre de Citeaux lui fit visite en 1183, lui promit
que le monastère hongrois jouirait des mêmes droits que
la maison-mère en France et qu'il accueillerait les autres
ordree ainsi que les convertis avec leurs domestiques. Ce
monastère fut fondé à Egres, sur les bords du Maros, dans
le diocèse de Csanâd. Les. moines arrivèrent directement
de Pontigny en Champagne (1179). En 1202, cette maison
fonda un couvent en Transylvanie, tout près du territoire
des Saxons, à Kercz (de Candela), détruit par les Mongols.
Cinq ans après la fondation d'Egres, Bêla III créa l'abbaye
de Pilis qui existe encore aujourd'hui et dont les premiers
membres vinrent d'Açay, dans le diocèse de Besançon (1184),
et en même temps la maison de Saint-Gothard, sur les
bords de la Râba, en appelant des Cisterciens de Trois-
Fontaines en Champagne.
Bêla IV, dans la deuxième année de son règne (1237),
appelle également des moines de Ïrois-Fontaines et les
établit près de Pétervârad que les habitants appellent Belfons,
1. Ein Buch luujarischer Geschichte, 1058-1100, p. 83 et suiv.
INTRODUCTION »
tandis qu'André 11 (1205-1235), s'adresse à Clairvaux pour
fonder le couvent de Toplicza qu'il dota de tout un comitat.
Les moines de Pilis fondèrent le couvent de Pâsztô dans le
diocèse d'Eger (Erlau); « la fille de Clairvaux », Fabbaye
de Zircz, actuellement la maison principale de cet Ordre
qui se souvient toujours de son origine française, remonte
au règne d'Eméric (1198), dont le prédécesseur Bêla III
avait établi des liens solides entre la France et la Hongrie \
D'après le règlement de Saint-Bernai'd, tous ces monas-
tères devaient envoyer quelques novices au célèbre Ber-
nardmum de Paris, qui faisait partie de l'Université. La
montagne Sainte-Geneviève n'était donc pas inconnue en
Hongrie et quoique les chartes ne nous aient conservé le
nom d'aucun de ces jeunes Cisterciens hongrois qui devaient
leur instruction au collège parisien ^ il n'en est pas moins
certain que, de retour dans leur pays, ils ont obéi plus ou
moins à la direction qu'ils avaient reçue.
Les Cisterciens n'étaient pas les seuls disciples de l'Uni-
versité de Paris. La Société du Christ fondée par le chanoine
Jean, y envoyait également ses élèves les mieux doués et
pourvoyait aux besoins des étudiants pauvres. D'autre part,
des hommes d'un âge mûr, et même des prélats, vinrent
à Paris puiser à la source de la science. Les chartes
mentionnent que Lucas Bânffy, archevêque d'Esztergom
(1158), avait suivi les cours de Girardus Puella oii il eut
comme condisciple Walter Mapes, archidiacre d'Oxford^; le
1. Voy. R. Békefl : A pilisi apdtsdg torténete, 1l8-!i-l54l (Hist. de l'abbaye
de Pilis), 2 vol. 1891-1892, et A piisztôi apiUsdg tortémle, 1190-1702 (Hist. de
l'abbaye de Pâsztô), 1898, oii tous les documents sont reproduits in extenso.
Sur Béla 111 et ses relations avec la France, voy. le volume publié par un
groupe de savants sous la direction de G. Forster : III Béla maçiyar Kirdly
emlékezete (A la mémoire du roi hongrois Béla III), 1900; avec de nombreuses
illustrations.
2. Voy. R. Békefl : A czisztercziek kozépkori iskoldznsa Pdrisban (L'ensei-
gnement des Cisterciens à Paris au moyen âge), 1896.
3. Voy. A. Budinszky, Die Universitiit Paris und die Fremden an derselben
im MiUelalter, 1876, Marczali, dans : Torlénelmi tdr (Archives historiques),
10 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
prieur Ugrin y étudia, pendant douze ans, la théologie * ;
Auguste, plus tard évoque de Zagrâb, la philosophie et la
théologie ; Salomon de Hongrie, dominicain, vint en 12G9
à Paris. Sous Bêla III un jeune noble, nommé Bethlen,
y mourut; Etienne de Tournai, abbé de Sainte-Geneviève,
en informa le roi hongrois « dont on dit qu'il aime la vérité
et vénère la justice)). Les parents du jeune homme envoient
une somme d'argent pour payer les dettes que le novice
avait pu faire. Mais on constate, en présence de trois élèves
hongrois, qu'il ne devait rien ni à un chrétien, ni à un juif.
Les parenls font alors plusieurs donations au couvent ^
Le Notaire du roi Bêla III, auteur de la plus ancienne
chronique [De Gestis Hungarorum), était également élève
de l'Université de Paris ^
En même temps que l'Ordre de Cîteaux s'établit en Hon-
grie celui de Prémontré, fondé par Norbert, non loin du
château de Goucy, dans le diocèse de Laon. Ses membres
étaient de véritables chevaliers en comparaison des pauvres
Cisterciens. Leur Ordre n'admettait que des chanoines et
leur vêtement blanc montrait qu'ils avaient une certaine
supériorité sur l'Ordre de Cîteaux. Ils vinrent en Hongrie
au commencement du xii'' siècle, principalement des mai-
sons lorraines de Bar et de Yalroy. Leur premier monas-
tère fut fondé à Garab, dans le comitat de Ndgrad. Un
second essaim de Yalroy s'établit à Szent-Kereszt dans le
diocèse de Pécs (Cinq-Églises), puis, sous Bêla III, ils fon-
1878. « Vidi Parisiis Lucam Hnngarum in schola magistri Girardi Puellae,
virum honestum et bene litteratum, cujus mensa conmiunis fuit sibi cum
pauperibus, ut viderentur invitati convivae, non alimoniae quaestores »
dit Mapes, De Nugis Curialhim, p. 73. Coinp. J. Bardoux, De Walterio
Mappio, 1900, p. 41.
1. « Emerat sibi, dit un docnment, cum niulta quantitate pecuniae totum
corpus Bibliae cum commentariis et glossis, sicut solet legi a magistris in
scolis. »
2. Voy. Fejér, Codex diplomalicus, II, p. 189.
3. Voy. Jules Sebestyén, Ki voU Anonymus (Qui était FAnonyme?), 1898, II,
p. 92.
INTRODUCTION 1 1
dèrent les abbayes de Vârad, de Lelesz et de Jâszd ; cette
dernière est aujourd'hui la maison principale de l'Ordre.
Outre ces Ordres enseignants, nous voyons à la môme
époque les chevaliers de Saint-Lazare s'établir à Esztergom,
puis, sous le règne d'Etienne III (H61-1173), les Templiers
se fixer à Vrana, entre la Save et la Drave. Leur chef
portait le titre de « Magister militiae ïempli pcr Ungariam
et Slavoniam » et l'un d'eux, Jacques Montroyal avec ses
soldats français et italiens assista Bêla IV lors de l'invasion
des Mongols.
Les Hospitaliers furent dotés par Geyza II et établis à
Abony, près d'Esztergom ; la veuve de ce roi, Euphrosyne,
leur légua plusieurs villages et fonda une autre maison à
Albe-Royale, fondation que son fils Bêla III confirma par
une charte datée de 1193. Leur prieur prit le titre de « Prior
provincialis hospitalis Jerosolimitani in Hungaria » et la
présence de cet Ordre suppose que l'étude de la médecine
n'était pas inconnue alors en Hongrie. — Les Chartreux
établis par Bcla IV à Ercsi, vinrent en 1299, sous le dernier
Arpâd, André III, à Lâtokôvi. — Paulus Ungarus qui avait
étudié à Bologne et entendu les sermons de François d'Assise
fonde, en 1221 à Gyôr, le premier couvent franciscain ; les
Dominicains mirent une grande ardeur à convertir les
Gumans ; ils furent aidés dans cette tâche par quatre évoques
dont trois étaient d'origine française : Robert, archevêque
d'Esztergom (1226), les deux Bertalan, évoques de Veszprém
et de Pécs, et le normand Raynald, évoque de Transylvanie
qui tomba dans la bataille du Sajo livrée contre les Mon-
gols. Les Dominicains ne se contentaient pas d'avoir con-
verti 15,000 Gumans; ayant lu « in gestis Ungarorum »
peut-être dans la chronique de l'Anonyme, que le peuple
magyar avait habité anciennement la Grande-Hongrie, en
Asie, quatre moines se mirent en route pour convertir ceux
qui étaient restés dans la mère-patrio. Les premiers mis-
sionnaires succombèrent ; alors Bêla IV en envoya d'autres,
tel le moine Julian qui arriva jusqu'aux bords de l'Etel
12 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
(Kama) où il trouva une tribu qui parlait hongrois. Dans ce
voyage, il apprit que les Mongols se préparaient à envahir
l'Europe.
Le roi au règne duquel se rattachent la plupart de ces fon-
dations, Bêla III, avait épousé à Byzance, Anne de Chàtil-
lon, et après sa mort, Marguerite, sœur de Philippe Auguste *.
Il désirait élever son royaume au niveau des autres pays
civilisés. Non content d'établir les différents Ordres français
dans son pays, il fonda sur le modèle de l'Université de
Paris (prout Parisiis in Francia) une école de haut enseigne-
ment à Yeszprém, mentionnée pour la première fois dans
une bulle d'Innocent IV de 1246 \ Malheureusement, cette
école, ravagée pendant les troubles du règne de Ladislas IV,
fut détruite par un incendie en 1276 et disparut à la mort
du dernier Arpâd. Elle comptait alors parmi ses maîtres
quinze docteurs en droit canon et en droit romain.
Le développement de l'enseignement et de la culture intel-
lectuelle mit souvent en rapport la France et la Hongrie ;
les croisades rapprochèrent encore les deux pays. Tant que
le christianisme ne régnait pas aux bords du Danube, les
Français qui se rendaient en Terre Sainte évitaient la Hon-
grie : tout changea de face avec la conversion. Saint-Etienne
accorda aux pèlerins une large hospitalité : le duc d'Angou-
lême, Guillaume, et ses compagnons de route, tel l'abbé
Richard de Verdun, furent reçus princièrement en 1026.
Puis, lorsque les croisades commencèrent, sous Goloman, le
libre passage fut accordé et la population ne résista qu'en
cas de pillage. Ainsi la première armée composée de
1. C'est peut-être à ce second mariage que nous devons le registre des
revenus de ce roi conservé dans un manuscrit de la Bibl. nationale de Paris
(6238 latin, fol. 20. Ungariae dominium). Voy. le fac-similé de cette page •
Forster, ouvr. cité, p. 139 et 140.
2. Voy. Abel, Nos Universités au moyen âge, et R. Békefi, quatre articles
dans Szcizadok (les Siècles), 1896. — Le pape Boniface VllI pouvait dire au
commencement du xm" siècle : « Literatos viros habet llungaria, alios intel-
ligentes ac providos, scientiae facunditate disertos ». Fejér, Cod. Diplom.,
VIII, vol. I, p. 122.
INTRODUCTION 13
15,000 hommes et conduite par le chevalier Poissy, traversa
sans encombre le pays en passant par Gyôr, Albe-Royale et
Zimony; de môme, les croisés conduits par Pierre l'Ermite et
qui étaient au nombre de 40,000.
Par contre les troupes allemandes conduites par Yolkmar
et Gottschalk furent massacrées, car elles se croyaient en
Hongrie déjà au milieu de païens. Lorsque parut enfin Gode-
froi de Bouillon, il eut avec le roi une entrevue aux bords
de la Leitha. Coloman l'invita à venir à Pannonhalma que
les croisés français savaient être le lieu de naissance de
Saint-Martin. Il demanda seulement comme otage le frère de
Godefroi, Beaudoin et sa femme. La traversée se fit sans ob-
stacle et les croisés avaient à peine franchi la Save que le roi
congédia les otages et leur fit de riches cadeaux. En 1101,
toujours sous Coloman, Guillaume, duc d'Aquitaine, traver-
sait le pays. Cinquante ans plus tard, de nombreux Hongrois
se joignent aux croisés Français pour combattre les infi-
dèles. Louis VII conduisait leur armée. Le chroniqueur
Eudes de Deuil — Odo de Deogilo — qui avait accompagné
le roi, nous a laissé le récit d'une scène touchante drama-
tisée par Szigligeti dans sa pièce historique : Le Prétendant
(A trônkeresô, 1868).
Le roi de France, en traversant la Hongrie, vit arriver dans
son camp, le malheureux Borics, fils illégitime de Coloman,
qui combattait depuis longtemps le roi Geyza IL Lorsque
celui-ci apprit cette nouvelle, il demanda à Louis VII de lui
livrer le prétendant, mais le roi de France répondit au légat
hongrois : « La maison du roi est comme l'Eglise, ses pieds
sont comme l'autel : comment pourrais-je livrer celui qui
s'est réfugié dans la maison du roi comme dans une église,
qui s'est prosterné à ses pieds comme devant l'autel. » Alors
le légat hongrois lui dit : « Nos savants affirment que l'Eglise
n'a rien de commun avec les bâtards ». Cependant Louis VII
resta inflexible; il réunit les prélats et les chefs; ceux-ci sont
d'avis qu'il faut maintenir la bonne entente avec le roi hon-
grois, mais qu'il faut aussi que la vie de Borics soit sauve,
14 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
car il serait aussi criminel de livrer un homme à la mort que
do rompre la paix. Louis Yll conduit le prétendant hors de
son pays et les Français, « comme il convient aux pèlerins
du Christ », continuent honnêtement leur chemin \
Pendant la IV' croisade, Simon de Montfort et ses com-
pagnons, Guy, Robert Mauvoisin, Philippe Neaufle, traversent
la Uongrie. Les rapports avec l'empire français en Orient
deviennent de plus en plus fréquents, tant à cause des croi-
sades auxquelles les rois magyars prennent part qu'à cause
des mariages. André II (1205-1235) avait épousé, après le
meurtre de Gertrude de Méran, Yolanthe, fille de Pierre de
Courtcnay de la maison royale de France, plus tard empe-
reur d'Orient,
L'établissement de l'Empire à Gonstantinople était un
bienfait pour la Hongrie. Il est vrai qu'il augmentait la puis-
sance de Venise qui menaçait toujours la Dalmatie, mais
d'autre part, il affaiblissait l'empire grec qui, sous Manuel,
était un danger permanent pour la Hongrie catholique. La
société française de Gonstantinople trouva en Uongrie beau-
coup de sympathies, sympathies fortifiées par des liens de
parenté. A la cour, surtout depuis Bêla III, la langue fran-
çaise était connue. Les nobles imitaient jusqu'à l'armure des
chevaliers français, à tel point que les croisés magyars sous
les murs d'Accon ne différaient pas beaucoup des Français '.
Les armoiries françaises elles-mêmes furent imitées. Dans la
langue de la chancellerie les mots dapifer, agazo sont déjà
remplacés quelquefois par sénéchal et maréchal, les mots
baron ai parlement n'y sont plus rares. Les Gisterciens de Gora
commencent à faire construire des églises en style gothique
français un peu avant que ce style soit adopté en Allemagne.
1. Voy. Ex Odonis de Deogilo libro de Via sancti sepiilcri a Ludovico Vil
rege suscepta. Mon. Germ. Hist. Script., XXVI, p. 62. — La lettre de Louis VII
à Suger sur l'accueil chaleureux reçu en Hongrie, dans G. VVenzel : Codex
diplomalicus Arpadianns continualus, I, p. 59.
2. A la bataille de Dûrnkrut (1218), les Hongrois combattent, d'après une
chronique allemande, « comme s'ils avaient appris la guerre en France ».
INTRODUCTION * 1 5
Bref, à cette époque, comme aux siècles suivants, les sym-
pathies pour la France sont des plus vives ; elle ne pouvait
exercer qu'une influence bienfaisante sur le jeune royaume
que les Germains considéraient des la mort de Saint-Etienne
(1038) comme un fief. Si des relations amicales entre cer-
taines familles étaient possibles, des liens d'amitié entre
l'Empire et la Hongrie ne pouvaient jamais s'établir. Dans
les jours de grande détresse, après l'invasion des Mongols,
les ducs d'Autriche comme les empereurs, ne cherchaient
qu'à susciter des embarras à la maison des Arpâd. Le duc
Frédéric, véritable traître, invite à Haimbourg, Bêla IV, qui
fuyait devant les Mongols, et là il le force à rendre la rançon
payée par l'Autriche à son père, André II, et comme Bêla
ne peut tout payer, le duc lui prend trois comitats. Un chro-
niqueur allemand fait remarquer, peu après le désastre de
Sajo' que : « la Ilongrie, qui a existé 330 ans, a été détruite
cette année (1241) par les Tartares ». L'Autriche pensait
pouvoir incorporer le pays dévasté, mais l'énergie de Bêla IV
fit vite disparaître les ruines et son petit-fils Ladislas IV
(4272-1290) put jeter son épée dans la balance lors de la
lutte décisive de Rodolphe de Habsbourg contre Ottokar-
Grâce au secours des Magyars les Habsbourg conquirent l'Au-
triche et c'est sans doute pour montrer sa reconnaissance
que Rodolphe donna comme fief à son fils Albert, la Hon-
grie, où gouvernaient encore les Arpâd.
Les liens d'amitié et les rapports continuels entre Hongrois
et Français, sont prouvés par les colonies françaises que les
sources mentionnent à Esztergom et à Egervôlgy. Dans cette
dernière contrée, la colonie parlait encore sa langue mère au
xvi*" siècle '. Des commerçants français sillonnent le pays
et de nombreux chevaliers s'y établissent : tels les Zsâmbok
(Sambucus), originaires de la Champagne, parmi lesquels
1. Voy. Kerékgyârtô, Le développement de la civilisation en Hongrie, p. 123.
— « Au moment de l'invasion mongole (1241), les négociants français et ita-
liens étaient les véritables maîtres de Gran (Esztergom) », dit M. Denis [Hist.
f/énérale de Lavisse et Rambaud, 11, p. 794).
16 • LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
plusieurs arrivèrent à de hautes dignités ^, et les familles
Becse et Gregor. Non seulement des rois épousent des prin-
cesses françaises, mais quelques seigneurs, séduits par le
charme de celles qui les accompagnaient, s'allient avec ces
hôtes bienvenues. Alice, gouvernante du jeune duc André,
devient la femme de Batiz que le roi nomma ban — gouver-
neur suprême — du pays après la destitution de Bank, qui
avait ourdi un complot contre Gertrude de Méran ; le puis-
sant Csâk avait aussi épousé une Française.
Il n'est donc pas étonnant de trouver, au milieu des moines,
des chevaliers et des dames françaises, un représentant de
cette poésie provençale qui, aux xu'^ et xm^ siècles, était con-
nue et imitée dans toute l'Europe. Peire Vidal (né vers le
milieu du xii' siècle à Toulouse), un des troubadours les plus
renommés, qui fut accueilli par toutes les cours oi^i l'on
aimait la poésie, après avoir séjourné en Castille, en Arago-
nie, à Marseille et chez Boniface II, duc de Montferrat, vint
très probablement en 1198, à la cour du roi Eméric (1196-
1205), comme l'attestent les vers suivants de sa poésie :
Ben viu a gran dolor.
Per ma vida gandir
M'en anci en Ongria
Al bon rei n Aimeric
On trobei bon abric
Et auram ses cor trie
Servidoi' et amie ^.
1. Un ZsâiBbok fut intermédiaire entre Bêla IV et son fils révolté. Le savant
Sambucus (xvi'' siècle), dont Jacques Grévin a traduit en français les Emblèmes,
était originaire de cette famille.
2. « Pour sauver ma vie, je m'en allai en Hongrie au bon roi Eméric, oîi je
trouvai bon asile, et (le roi) m'aura sans fausseté (de ma part) pour serviteur,
et ami » (trad. de M. Paul Meyer dans le volume de Forster, cité plus haut,
p. 144). — Voy. Sebestyén, dans E. Philol. K., t. XV (1891); K. Bartsch
Peii'e Vidais Lieder, 1857, p. 12; Fr. Diez, Leben und Werke der Trouba-
dours, 1882, pp. 125-147 (2« édit.) ; Raynouard, Choix des poésies originales
des Troubadours, t. V, p. 342,
INTRODUCTION 17
L'accueil fut donc gracieux et les cadeaux ne firent pas
défaut. En tout cas « le bon roi Eméric » se montra plus
généreux envers le barde à Thumeur voyageuse que l'empe-
reur d'Allemagne auquel il décoche ce trait à la fin de sa
poésie :
Alaman, trop vos die
Vilan, félon, enic,
Qu'anc de vos nos jauzic
Quius amet nius servie i.
Peire Vidal a connu d'ailleurs Marguerite, fille deLouis VII,
qui avait épousé Bêla III, père d'Eméric, et Constance, fille
d'Alphonse II d'Aragon, qui devint l'épouse d'Eméric, l'an-
née même où l'on suppose que le poète était à la cour de
Hongrie. Il est probable qu'il avait accompagné la fiancée
avec d'autres seigneurs, dont les comtes Simon et Michel
qui furent retenus par le roi et pourvus de riches fiefs,
comme le raconte le chroniqueur Kézai ^
Malheureusement, il ne nous reste aucune œuvre poétique
hongroise qui puisse nous aider à discerner si la poésie pro-
vençale a exercé une certaine influence. Eln fait de monu-
ments littéraires, nous n'avons qu'une oraison funèbre con-
servée dans un manuscrit du xui*^ siècle dont elle occupe
deux pages au milieu d'un texte latin ; une hymne à la Vierge
et quelques gloses : juste assez pour exercer la sagacité des
philologues. Il faudra attendre l'arrivée de Valentin Balassa,
le grand poète lyrique du xvi" siècle pour entendre des
accents qui rappellent la poésie provençale.
L'influence française peut être mieux démontrée dans le
domaine de l'art, surtout dans celui de l'architecture. Le
christianisme triomphant a élevé partout des églises dans le
style roman, que la Uongrie a propagé en Orient et sur les
1. « Allemands! je dis que vous êtes méchants et cruels, car vous n'avez
causé de joie à personne, qui vous ait aimés ou servis. »
2. Voy. Sebcstyén, ibidem.
18 LA LITTÉKATURE FKANÇAISE EN HONGRIE
bonis do rAdrialique. Les Mongols, dans leur invasion, ont
(léli'Liit et renversé la plupart de ces monuments ; mais ceux
qui restent prouvent sufRsamment que le génie national,
même s'il s'est inspiré de l'architecture française, a su créer
quelques chefs-d'œuvre, tels la belle basilique de Saint-
Étienne à Albe-Royale, aujourd'hui disparue ; celle d'Eszter-
gom, bâtie sous l'archevôque Job et célèbre au xn^ siècle ;
la cathédrale de Pécs que les travaux de Henszlmann ont
fait connaître ; celle de Jâk avec sa riche ornementation.
Ces cathédrales peuvent soutenir la comparaison avec les
plus beaux monuments du même genre. Le style roman
devait bientôt faire place au style gothique.
Le changement s'est effectué après l'invasion des Mongols,
au moment oii Villard de Honnecourt, l'architecte de la
cathédrale de Cambrai, vint en Hongrie. On lui doit le dôme
de Gassovie et la cathédrale d'Esztergom. « J'étais mandé
en la terre de Hongrie », dit-il dans son album conservé à la
Bibliothèque nationale \ Cet album atteste un long séjour
de l'auteur en Hongrie, où il fut appelé par Bêla IV, frère
de Sainte-Elisabeth, princesse très dévote à N.-D. de Cam-
bray. Ses offrandes servirent précisément à payer les tra-
vaux de reconstruction commencés en 1227 sous la direction
présumée de Villard de Honnecourt, et l'église de Cassovie
était sous l'invocation de cette princesse.
Villard n'est certainement pas le seul architecte français
qui ait travaillé en Hongrie. Une inscription de l'église de
Kalocsa permet d'associer à son nom celui de Martin Ra-
vegy. Les recherches savantes de Henszlmann ont démontré
1. Ms. fr. 19093. Voy. J. Quicherat, Notice sur Valhum de Villard de Honne-
court, architecte du xni<' siècle (Revue archéologique 1849. = Mélanges d'ar-
chéologie et d'histoire, t. 11, 1886. — • Album de Villard de Honnecourt, ma-
nuscrit publié en fac-similé, amioté par J. B. A. Lassus, ouvrage mis à Jour
après la mort de Lassus, par A. Darcel, 1858, pp. 47-52. Henszlmann, dans
Moniteur des architectes, mars, 1857. — D'après Enlart {Bibl. de VEcole des
Chartes, 1895), Villard l'ut appelé en Hongrie par les Cisterciens. Cette opinion
est combattue par les savants hongrois.
INTRODUCTION 49
que les églises d'Albe-Royalc, de Veszprém et de Pan-
nonhalma sont toutes françaises par la conception. Quant à
la sculpture, il reste trop peu de monuments pour qu'on puisse
démontrer cette influence. Les chroniques parlent du tom-
beau de Saint-Ladislas à Nagy-Yârad qu'un nommé Dionyse
et son fils Tekus avaient sculpté ; des bustes en or et en argent
de Saint-Etienne, de Saint-Ladislas, de Coloman, d'Eméric
et de Gisèle. Les peintures qui décorent les murs de plu-
sieurs églises montrent que tous les arts avaient trouvé des
représentants en Hongrie. Quant à la musique magyare,
elle fit, dit une chronique, les délices des habitants de Kiev,
lorsqu'en 1151, les Hongrois firent leur entrée dans cette
ville. Un passage de la Vie de Saint-Gérard, premier évêque
de Gsanâd, prouve que le chant hongrois est resté dans la
bouche du peuple.
Par ces indications sommaires, nous voulons mettre en
lumière comment, sous les Arpad, ce royaume, ce peuple
d'origine asiatique s'est conquis une place, avec une rapidité
vraiment étonnante, dans la grande famille européenne.
Les guerriers qui ravageaient l'Europe encore au commen-
cement du x' siècle, deviennent sous le duc Geyza et sous
le règne de Saint-Etienne un peuple sédentaire dont l'intel-
ligence ouverte à toutes les influences de l'étranger assimile
vite ce que lui fournit la civilisation de l'Occident. Les
paroles de Saint-Etienne : «Regnum unius linguae uniusque
moris imbecille et fragile est », signifient au fond ceci : « Que
nos mœurs, notre civilisation restent ouvertes aux influences
étrangères ! tout en gardant avant tout, notre caractère
national! » Nul doute que la France n'occupe dès lors une
des premières places parmi les pays qui ont marqué de
leur empreinte le jeune royaume. Cette action ne pouvait
que grandir avec l'avènement des Anjou au trône de
Hongrie.
20 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
II
(1301-1526).
La mort d'André III (1301) inaugure une nouvelle phase
dans la vie politique et intellectuelle du peuple hongrois.
La dynastie nationale une fois éteinte, le droit d'élection
revint à la nation. Les compétiteurs ne manquaient pas :
Allemands, Tchèques et Bavarois se disputaient le beau pays,
mais finalement ce fut un prince de la maison d'Anjou qui
l'emporta. Le comte de Provence, Charles d'Anjou, frère
cadet de Saint-Louis, après avoir chassé les Hohenstaufen
d'Italie ', avait vu dans le royaume de Hongrie le pivot d'une
monarchie franque orientale . « Ce vassal terrible du Saint-
Siège, plein de sang et de gloire », chercha donc à entrer dans
la famille royale magyare. Après la mort de sa femme Béa-
trice (1268), il demanda la main de Marguerite, fille de
Bêla IV; mais celle-ci préféra son couvent de Nyulsziget oii
elle donna l'exemple de toutes les vertus chrétiennes. Le
comte obtint plus tard pour son fils Charles, duc de Salerne,
la princesse Marie, fille d'Etienne V (1270-1272), et sa fille
Isabelle épousa Ladislas IV, surnommé le Cuman (1272-1290),
qui succéda à son père. Une alliance offensive et défensive
fut conclue entre les Anjou et les Arpâd. Charles aida effec-
tivement son gendre en 1277, lors de la révolte des Croates
contre lesquels il envoya douze galères. Le pape Martin IV,
d'origine française, ménageait autant qu'il pouvait le roi hon-
grois qui menait une vie de débauche et finit par trouver la
mort au milieu des Cumans qu'il chérissait tant. Après le
1. La victoire de Charles sur Manfred fut célébrée par maître André,
écrivain iiongrois contemporain, qui se dit chapelain des rois Bêla IV et
d'Etienne Y. Il dédia son ouvrage à Pierre, comte d'Alençon, fils de Louis VIII.
— Voy. Andreae Ungari descriptio Victorîae a Karolo Provinciae comité
reportalae. Mon. Germ. hist. Script., XXVI, p. S59. Le manuscrit unique de
cette relation est conservé à la Bibi. nat. 5912 lat.
INTRODUCTION , 21
meurtre de Ladislas(1290) il n'existait plus qu'un seul rejeton
des Arpad, André, dit le Vénitien, qui occupa le trône. Mais
Charles II d'Anjou, en apprenant à Paris la mort de son
beau-frère, envoya une députation d'évêques et de nobles
pour recevoir la couronne due à sa femme Marie et dont
celle-ci disposa en faveur de son fils Charles-Martel \ Il
adressa une proclamation au peuple hongrois l'invitant à
abandonner « le Vénitien » qui, selon lui, n'avait aucun
droit, ajoutant que s'il ne voulait pas quitter le pays, il
l'écraserait (21 avril 1291). Charles Martel, qui reçut la cou-
ronne hongroise des mains de Henri Yaudemont à Aix en
Provence, prit sur son écusson, à côté des lys, les armoiries
des rois magyars. Il attaqua la Croatie et la Dalmatie, mais
mourut en 1295, avant de pouvoir monter sur le trône. Son
fils Charles-Robert (Carobert), soutenu par le pape Boni-
face VIII, fut couronné à Zâgrâb en 1300. André, qui voulait
combattre son rival, mourut au commencement de 1301 ;
sa fille unique Elisabeth se retira dans un couvent en Suisse ".
Charles-Robert avait encore à se débarrasser du tchèque
Wenceslas et du bavarois Othon. Le Saint-Siège frappa
d'excommunication les partisans du premier; l'autre fut
fait prisonnier par Apor, woïv^ode de Transylvanie, qui ne
le relâcha qu'après promesse de renoncer au trône de Hon-
grie. En 1308, les Anjou prirent enfin définitivement posses-
sion du pays.
Jamais dynastie étrangère ne fut plus populaire que cette
branche de la maison de France sur le trône de Hongrie ;
jamais le pays ne fut plus respecté au dehors qu'au cours du
XIV'' siècle. La Hongrie atteint alors son plus haut degré de
1. Dante l'avait salué comme roi de Hongrie. « 0 beata Ungheria, se non
si lascia piu malmenare », disait le poète italien en guise d'avertissement.
2. D'après quelques historiens, André III aurait eu deux fils, Marc et Félix,
qui s'étaient fixés en France et devinrent les ancêtres des Croûy-Chanel. Voy.
sur ces descendants, dont le dernier s'est éteint en 1873, A. Nyâry, Les droits
des Arpad (Croùy-Chanel de Hongrie), Paris, 1862; — R. Chélard, La Hongrie
millénuire, p. 13 et suiv. ; — M. Wertner, A: Arpddok csalddi torténete (La
généalogie des Arpad), 1892, p. 620.
22 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
puissance et quoique ses nombreuses conquêtes, son expansion
au-delà des frontières naturelles cachent un germe de de'com-
position, les contemporains et même les poètes du xix^ siècle,
comme Petôfi et Arany, considèrent le règne de Louis le
Grand (1342-1382) comme l'apogée de la puissance magyare.
Le sentiment national s'était identifié avec l'ambition des
Anjou. Le fait que toutes les chroniques du moyen âge
hongrois — celles de l'Anonyme et de Kézai exceptées qui
furent écrites sous les Arpad — ont reçu leur forme actuelle
sous leur règne en est la meilleure preuve. « La chronique
rimée » a pris certainement naissance dans le voisinage de
ce château de Visegrâd, qui était le lieu de réunion des che-
valiers, des écrivains et des poètes. Elle est dédiée à Louis,
« le roc de la chrétienté, le mât sur lequel iïotte le pavillon
de la foi, le Macchabée guerrier dont le cœur rayonne de
douceur et répand la bravoure et la justice *. Les Anjou
ont doté la Hongrie du xiv^ siècle de toutes les institutions de
la monarchie française, et quoique la féodalité n'y ait jamais
atteint le même degré qu'en Occident, ils ont pu néanmoins
créer cette classe intermédiaire entre la noblesse et les serfs
qui habitait les villes dotées par Louis-le-Grand du titre de
« royales ». Il est vrai qu'elle se composait, pour la plupart,
de colons allemands, dont les descendants ont mis assez
longtemps à devenir Magyars. Ce sont encore les Anjou qui
ont organisé la procédure ", constitué les corporations d'ar-
1. Fragmentum chronici Hungarorum rythmici, dans Monumenta Ungrica,
edid. Engel, 1809, pp. 3-5. Voy. II. Marczali, A magyar tbrténet kutfôi az Ar-
piidok korâban (Les sources de l'histoire hongroise à l'époque des Arpad), 1880.
2. Le jurisconsulte Werbôczy qui, au commencement du xvi" siècle, a codifié
les lois magyares, constate ce fait. Il dit : « Processus iste judiciarius et
usus processuum, quem in causis inchoandis, prosequendis, discutiendis et
terminandis observamus, régnante ipso domino Carolo rege (1308-1342) per
eundem ex Galliarum finibus in hoc regnum inductus fuisse perhibetur» (Tri-
partitum II, tit. G, § 12). — « L'influence des mœurs de la France telles qu'elles
étaient vers la fin du moyen âge est le trait distinctif du xiv^ siècle hongrois »,
dit Sayous. — Sur un projet d'alliance entre Louis-le-Grand et Charles V,
roi de France (entre 1374 et 1376), voy. L. Ovâry dans TÔrLénelmi Uir (Archives
historiques), t. XXIII (1877),
INTRODUCTION 23
tisans, développé les forces militaires. Si cet essor n'eut pas
été entravé par le règne de Sigismond (1387-1437) et de
Ladislas V (1452-1457), la Hongrie aurait pu refouler les
Turcs non seulement pour une cinquantaine d'années —
comme elle le fit — mais pour toujours peut-être, et elle aurait
ainsi évité le désastre de Mohdcs. Mais le pays n'était pas
destiné à avoir une suite de rois énergiques. A peine l'un
d'eux l'a-t-il relevé, qu'il est suivi de plusieurs autres, qui
par leur incapacité préparent la défaite.
Depuis l'avènement des Anjou jusqu'à la bataille de
Mohâcs (1526), il n'y a que deux points lumineux dans la
civilisation magyare : le règne de quatre-vingts ans environ
de Charles-Robert et de Louis-le-Grand, puis celui de Mathias
Corvin. S'il est vrai que la culture importée par les Italiens
aussi bien à la cour de Visegrad, qu'un siècle plus tard à
la cour de Bude sous Mathias, n'ait pas fécondé la littérature
nationale, il n'en est pas moins incontestable qu'elle aurait
pu donner de meilleurs résultats pour la civilisation en
général, si après la mort de Mathias son héritage n'était pas
tombé entre les mains inertes des Jagellons. Leur règne, la
domination turque qui s'ensuivit, les luttes contre la maison
d'Autriche et les guerres de religion sont les principales
causes de l'état déplorable où la littérature et les arts sont
tombés dans les siècles suivants. Le mouvement humaniste,
si prononcé vers la fin du xv^ siècle se trouve tout à coup
arrêté par ces calamités.
La langue hongroise n'était pas encore assez cultivée
alors pour profiter de l'impulsion donnée par la culture
latine, s'en émanciper peu à peu et créer des œuvres litté-
raires. Nous ne trouvons rien de la brillante poésie épique
et lyrique qui, dans les autres pays, s'était développée du
xni' au XV® siècle. Les grands cycles épiques traversent l'Eu-
rope, arrivent jusqu'en Autriche, mais s'arrêtent au seuil de
la Hongrie. Peut-être le caractère trop positif de la race
ne pouvait-il se familiariser avec les récits fantaisistes de la
chevalerie, ni avec les extravagances des trouvères. Combien
24 LA LITTÉRATLRE FRANÇAISE EN HONGRIE
de familles hongroises ont pris part aux croisades, et cepen-
dant aucune ne s'en vante dans ses annales ! Par contre, le
sentiment national s'affirme avec beaucoup de force dans les
chroniques latines; môme l'élan poétique n'y manque pas
et on y fait preuve d'un sens critique assez remarquable
pour atteindre à la vérité historique. Les faibles fragments
écrits en langue hongroise sont pour la plupart l'œuvre de
moines; tels les fragments d'une traduction de la Bible attri-
buée à Ladislas Bâtori, la légende de Sainte-Marguerite, celle
de Sainte-Catherine d'Alexandrie — en vers — de Saint-
François d'Assise, de Saint-Alexius, plusieurs hymnes à la
Yierge imitées de Saint-Bernard. Ces œuvres, de même que
la traduction partielle de la Bible par les Hussites Thomas
Pécsi et Yalentin Ujlaki, intéressent le philologue plutôt
que l'historien de la littérature.
Cependant on chantait et rimait beaucoup à la cour des
rois ou des nobles. De nombreux documents nous disent que
les hegedôsijk ont continué à célébrer les événements les
plus importants de la vie nationale- Ils disaient les mal-
heurs de la famille Zâch, dont le chef, Félicien, s'est préci-
pité l'épée haute sur Charles-Robert et sa famille parce que
le frère de la reine avait déshonoré sa fille ; les tourments
de Sigismond dans l'Enfer; les victoires de Hunyadi sur
les Turcs, les exploits et la mort de Mathias Corvin. Le
plus ancien chant hongrois qui s'inspire de l'histoire natio-
nale est celui de La Conquête de Pannonie, qui date du
xv^ siècle. Un autre poète anonyme a chanté la Prise de
Szabàcs, forteresse située sur la Save, élevée par le sultan
Mohamet et conquise par les Hongrois en 1476. On connais-
sait même la Chanson de Roland dont plusieurs motifs se
retrouvent dans les chroniques rimées.
Toute cette poésie vola de bouche en bouche et ne fut
pas recueillie. L'art de l'écriture n'était probablement pas
assez répandu dans la caste des trouvères nationaux. Si
quelques moines dans leurs légendes des saints ou quelques
écrivains du xvi'' siècle ne nous en avaient conservé des
INTRODUCTION 25
bribes, nous ne saurions rien de leurs productions, La
caste lettrée étant d'ailleurs ennemie des hegedôsok^ leurs
œuvres ont dû disparaître pour faire place aux chroniqueurs
latinistes. Rien n'est resté, ni des chants d'amour appelés
« Chansons des fleurs » i^virâgénekek)^ ni des mystères, ni
des fables. Tout cela paraissait trop léger, trop peu chré-
tien aux moines ; cependant le peuple en a conservé long-
temps le souvenir.
Les écoles fondées sous les Arpâd, par les différents Ordres,
se multiplient à cette époque. L'école supérieure de Veszprém
avait dispary, mais à sa place s'éleva bientôt celle de Pécs
(Schola major Quinque Ecclesiarum) fondée par Louis le
Grand en 1367. Cette Université fut confirmée par une bulle
du pape Urbain V, datée d'Avignon du 1" septembre 1367.
L'acte est presque identique à celui qui confirmait les droits
de l'Université de Vienne. Le pape, par crainte des docteurs
hérétiques, n'avait pas accordé à ces deux écoles l'enseigne-
ment de la théologie. L'Université hongroise n'avait .donc
que trois facultés ; celle de droit était particulièrement floris-
sante, grâce à quelques maîtres italiens. La haute compé-
tence et le grand savoir du jurisconsulte Werbôczy qui, sous
les Jagellons, a codifié la loi magyare dans son Triparti-
tum ' est la meilleure preuve de la vitalité de ces études.
L'Université, qui réunissait quatre mille élèves, périt proba-
blement entre 1S43 et 1547, lorsque la ville tomba entre les
mains des Turcs. A Mohâcs trois cents élèves de cette école
sont restés sur le champ de bataille.
La deuxième Université fut fondée par Sigismond à Bude,
probablement en 1389. Elle ne vécut pas bien longtemps,
mais nous savons qu'elle était dignement représentée par
ses délégués — deux théologiens, un médecin, trois juris-
consultes et un maître es arts — au concile de Constance
(1414). Ces délégués étaient comptés parmi [r Natio Germa-
nica -^ sort éternel des Magyars ! C'est dans cette même
1. Opus Tripartitum juris cousue tudinarii încl. regni Hungariae, 1S17.
26 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
Nation que nous trouvons les nombreux étudiants magyars
qui continuaient à affluer à l'Université de Paris et que
la publication du Cartulaire de cette école a sauvés de
l'oubli \
La troisième Université fut colle que le roi Mathias fonda
à Pozsony (Presbourg), V Academia htropolitana (1467). Le
grand roi voulait y concentrer toutes les forces vives de la
nation et retenir dans le pays la jeunesse studieuse qui allait
à Paris, à Vienne, à Bologne, à Ferrare, à Padoue. Le pape
Paul II, sur les instances de l'archevêque Vitéz et du poète
Janus Pannonius, avait accordé la bulle et permis d'orga-
niser cette école sur le modèle de celle de Bologne, mais il
est probable qu'on a suivi le plan de l'Université de Paris et
des universités allemandes. A Pozsony, la proximité de la
florissante école viennoise devait exciter l'émulation. Yitéz,
chancelier de cette université, en fut véritablement l'âme.
Le célèbre Regiomontanus y enseigna, cent ans avant Galilée^
le mouvement de la terre. Après la mort de Vitéz (1472) elle
décline vite et disparaît au moment de la lutte entre VVIa-
dislas II et Maximilien (1492).
L'Université de Bude, que Mathias projetait, avant la dis-
parition de Ylslropolitana, ne fut jamais bâtie. Le roi vou-
lait en faire la plus grande école de l'Europe et souhaitait
qu'elle put recevoir un très grand nombre d'élèves. Il dut
finalement se contenter d'établir dans un monastère une
école de théologie oiî l'on enseignait aussi les arts libéraux.
Son directeur était Pierre Niger de Wurzbourg, qui avait fré-
quenté Montpellier, Salamanca, Fribourg et Ingolstadt.
Cependant les humanistes italiens Brandolini, Ugoletti, Bon-
fini, Galeotto Marzio, qui vivaient à la cour de Mathias
n'étaient pas professeurs à cette école.
De ces Universités sortirent les savants qui, à la lin du xv''
1. Voy. AucLariiim Charlularii Univ. PcaHsiensis, tome I et II. Liber procu-
ratorum nationis anglicanae (Alemanniae). Pour les années 1381, 1398, 1406,
1407, 1443 et 1444, nous trouvons des étudiants magyars.
INTRODUCTION 27
et au commencement du xvi'' siècles, ont illustré la science
hongroise. Plusieurs d'entre eux ont reçu à l'Université de
Paris le complément d'instruction nécessaire, tel Michael
de Hungaria dont les « Sermones praedicabiles per totum
annum licet brèves » parurent à Lyon (1493). Un des plus
grands prédicateurs de l'époque, Pelbart de Temesvâr, dont
les Sermons ' ont été imprimés jusque vers la fin du xvi^ siècle,
n'était pas inconnu en France.
Le nombre des bibliothèques augmentait sans cesse sous
Louis le Grand et Sigismond, mais c'est surtout à l'époque
de la Renaissance hongroise qu'on en compte un grand
nombre. La plus célèbre était la Corvina, à Bude, fondée
par Mathias Gorvin qui la dota richement et en fit une des
p]us belles de l'Europe. Il fit acheter les manuscrits des
auteurs grecs et latins ; il employait quatre copistes à Flo-
rence, trente à Bude. Les plus grands miniaturistes, entre
autres Attavante, travaillaient pour lui. Chaque volume
avait une reliure luxueuse aux armes du roi. Il ne reste
aujourd'hui de tous ces trésors que cent trente volumes, dis-
persés dans les bibliothèques de l'Europe. La vente partielle
de cette belle collection commença déjà sous les Jagellons,
toujours pressés d'argent : les soldats autrichiens et les Turcs
emportèrent le reste ^
La première Société savante date également de cette
époque. La Sodalitas litteraria Danubiana, fondée par Con-
rad Celtes en 1497, comptait de nombreux Magyars parmi
ses membres ^ On s'y exerçait, comme dans les sociétés ita-
1. Pomerium Sermonum de tempore, Aureum Rosarium theologiae, Slella-
riiim Coronae Virginis.
2. Voy. Fraknoi, Mdtyds kiràly (Le roi Mathias), 1890. — Csànki, Eisa Mdtyns
udvara (La cour de Mathias I), 1884; Abel, Corvin Codexek (description des
Corvina que le sultan Abdul-A«ziz avait restitués à la Hongrie], 1879; les
articles d'Eugène Miintz, de Csontosi, de Rôuier et de Riedl.
'.i. Voy. Abel, Magyarorsziirji humanistnk es a dunal tudôs tdrsasdg (Huma-
nistes hongrois et la Société littéraire danubienne), 1880; Adalékok a huma-
nis-mus lôrléneléitez Mayyarorszdyon (Contributions à l'histoire de l'humanisme
en Hongrie), 1880.
28 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
Hennés, à faire des vers latins et un peu do sciences. L'in-
lluence de cette Société sur la littérature nationale fut
médiocre : d'abord parce qu'elle disparut trop tôt pour entrer
en contact avec les écrivains du pays, puis parce qu'elle ne
cultivait que le latin devenu, depuis le règne de Louis le
Grand, la langue en quelque sorte officielle de la Cour et des
tribunaux.
C'est encore sousMathias, en 1472, que le prieur de Bude,
Ladislas Karai, appella l'imprimeur Hess en Hongrie et
l'installa à Bude '. C'est en 1473 que le premier livre y fut
imprimé en latin : il porte le titre de Chronicon Budense, de
sorte que la Hongrie arrive au sixième rang, après l'Alle-
magne, l'Italie, la France, les Pays-Bas et la Suisse, parmi
les pays qui avaient alors des imprimeries.
Le développement des arts marchait de pair avec celui de
la vie savante ; Louis le Grand aussi bien que Mathias Corvin
appela en Hongrie de nombreux artistes italiens qui y for-
mèrent des élèves. L'architecture, la sculpture — surtout la
sculpture sur bois — et la peinture murale ont laissé des
monuments qui montrent que, môme sous ce rapport, le
pays n'était pas en arrière.
L'historien de l'humanisme, Voigt, dit avec raison qu'à
Mathias Corvin appartient la gloire d'avoir compris le pre-
mier en dehors de l'Italie les idées de Pétrarque et de Niccoli
et de s'être efforcé de les réaliser ^Les éloges des humanistes
italiens à l'adresse du grand roi ^ prouvent malgré leurs flat-
teries, que le niveau intellectuel de la cour et des nobles était
aussi élevé que celui des peuples occidentaux. Mais, tandis
que la Renaissance faisait naître ailleurs une littérature
nationale, nous n'en trouvons en Hongrie que le germe
1. On attribua longtemps ce mérite à Ladislas Geréb, mais l'historien Frak-
noi a démontré dernièrement que c'est à Karai que revient cet honneur. Voy.
Mémoires de l'Acad. honr^roise, 1899.
2. Die Wiederbelebung des classischen Allerlhums, 1881, t. II, p. 329.
3. Édités par Abel dans Irodalomtorténeli emlékek (Monuments d'histoire
littéraire), tome II, 1890.
INTRODUCTION 29
fécond — '-nous voulons dire la culture latine. Faute de temps,
elle ne put transformer l'idiome national en langue litté-
raire. Il aurait fallu après le règne de Mathias Gorvin un
siècle de tranquillité et de prospérité pour faire mûrir les
fruits que le mouvement humaniste avait semés. Cette satis-
faction ne fut pas donnée au pays. Cependant, comme tout
effort intellectuel, l'humanisme hongrois, s'il n'a pas produit
tout ce qu'on pouvait en attendre, a du moins empêché le
pays de retomber clans la barbarie pendant la domination
turque. Et il est curieux de voir que les xvi'' et xyu*" siècles,
malgré des malheurs sans nombre, montrent au point de vue
littéraire et intellectuel un ensemble beaucoup plus satisfai-
sant que les soixante années qui vont de la chute de l'indé-
pendance nationale (1711), jusqu'en 1772, etqui forment une
période pendant laquelle l'Autriche avait réussi à germaniser
totalement la Hongrie.
III
(1526-1711).
Mohâcs marque la fm du moyen âge hongrois; la Réforme
est l'aurore des temps modernes. Jamais la perte d'une seule
bataille n'a causé une chute aussi profonde, jamais un seul
désastre n'a laissé de traces aussi cuisantes dans l'âme d'un
peuple que la défaite de Mohâcs. Au bout de trois siècles
les poètes en exprimaient encore le souvenir avec douleur.
A ce fait on peut assigner plusieurs raisons. La Hongrie, de
môme que les autres puissances de l'Occident, fut comme
stupéfaite de la poussée violente donnée par l'islamisme.
Par suite de cette bataille, non seulement la partie la plus
fertile du pays devint pour cent cinquante ans la proie des
Turcs, mais la mort du roi Louis II ouvrit encore la suc-
cession au trône, et cette fois-ci, les Habsbourg devenus plus
;^0 LA LITTÉRATUUE FliANÇAlSE EX IIONGKIE
puissants, ne laissèrcnl pas échapper ce beau pays. La nou-
velle dynastie ne voulait pas seulement subjuguer les corps,
mais aussi les âmes. Elle se trouvait, dès son arrivée au trône,
en face de la Réforme dont les progrès étaient très rapides.
Quoique Ferdinand 1" eût promis de respecter les libertés
politiques, lui et ses successeurs voulurent assimiler la Hon-
grie aux autres provinces héréditaires. De là résulta une
lutte deux fois séculaire au cours de laquelle la France prit
fait et cause pour la Hongrie. Malheureusement son appui ne
fut ni efficace, ni énergique, car il ne s'agissait pour elle
que de « faire diversion ».
La Transylvanie joua, pendant ces deux siècles, un rôle
politique prépondérant. Il suffit de nommer Gabriel Bethlen
et Georges P"' Râkoczy, puis fumerie Thôkôly et François II
Ràkoczy pour faire comprendre quels services les princes
transylvains ont rendu à la cause nationale, lorsque, au
xvii^ siècle, la réaction catholique triompha. C'est pendant
ces luttes que la France commence à s'intére^sser vivement au
pays. Les relations entre Georges P*" Râkoczy et Louis XIII,
puis celles de François II Râkoczy et Louis XIV ont donné
naissance aux premiers ouvrages historiques qui initièrent
le public français sinon à la vie intellectuelle du moins à
l'état politique du pays '. Et réciproquement : si la Hongrie
du moyen âge a subi largement l'influence de la « Gallia
christiana », nous voyons pendant ces deux siècles, malgré les
1 . 11 faut placer en tête de ces publications, VHistoire rjénérale des troubles
de llon;/)'ie et Transylvanie, par Fumée et Montreulx, 2 vol. in-4° (Paris, 1608);
puis les Discours historiques et politiques sur les causes et la guerre de Hon-
f/rie, par Dumay (Lyon, 1663); Mémoires de la guerre de Transylvanie et de
//o/t;7?'ie, 2 vol. (Amsterdam, \&M); Histoire de l'exécution des trois comtes
(Nàdasdi, Zrinyi et Frangipani), 1672; Journal sur le siège de Neuhàusel
(Bruxelles, 1685) ; Histoire de l'état présent du royaume de la Hongrie (Cologne,
1686); Histoire et description ancienne et moderne du royaume de Hongrie
(Paris, 1688) ; Histoire des troubles de Hongrie (Paris, 1683) ; Histoire d'Eméric,
comte de Tekeli (Cologne, 1693); Histoire du prince Ragolzi (Paris et Cassovie,
n07); Histoire des révolutions de Hongrie, avec les Mémoires du prince François
Hdkoczy et ceux du comte Bethlen, 2 vol. (La Haye, 1739).
INTRODUCTION 31
misères du temps, l'esprit français de la Réforme, l'esprit de
Calvin et de Ramus, puis celui de Descartes exercer un ascen-
dant de plus en plus marqué.
Mais, pour apprécier ces tendances, il faut que nous mon-
trions, au moins succinctement, l'état intellectuel de la Hon-
grie pendant ces deux siècles.
Ce qui frappe de prime abord, c'est que la littérature natio-
nale naît au milieu des troubles les plus graves. Malgré la
domination turque, malgré la lutte entre Ferdinand P' et Jean
Zâpolya, la Réforme fait des progrès rapides. Les rois « très
chrétiens », François I", Henri H, qui soutenaient Zâpolya,
et, plus tard, sa veuve Isabelle \ ne suivaient pas en Hongrie
la même politique religieuse que dans leur pays. Le clergé
hongrois très affaibli pendant les troubles, n'opposait pas
une grande résistance au mouvement que ni exécutions, ni
bûchers ne réussirent à enrayer. Le grand jurisconsulte
Werbôczy a beau proclamer que « les hérétiques sont à brû-
ler », les nobles aussi bien que le peuple, considérant la nou-
velle religion comme une arme de plus contre l'Autriche, se
convertirent en masse. Pour ne pas être confondu avec les
colons allemands et slaves, l'élément magyar suit les doc-
trines de la Réforme française. Les districts de la Tisza, la
Transylvanie devinrent complètement protestants ; Debre-
czen fut une seconde Genève et c'est au xvi" siècle qu'on
créa le dicton : « Foi hongroise, foi de Calvin. »
Les Turcs s'inquiétaient peu de ce mouvement religieux,
mais, dans les parties soumises à la couronne impériale, la
lutte était très violente. Les deux camps ennemis lirent tous
1. Voy. sur ces premières relations : E. Charrière, Né'jociulions de la France
dans le Levant ou Correspondances, Mémoires et Actes diplomatiques des
ambassadeurs de France à Conslantinople (Paris, 1848); L. Szalay, Adalékok
a maçiyar nemzet torténetéhez a XVI. szdzadban (Contributions à l'histoire du
peuple hongrois au xvic siècle), 1859, pp. 1-145 j J. Zellcr, La diplomatie fran-
çaise vers le milieu du x\i° siècle, 1881, chap. vu,; Correspondance politique
de Guillaume Pellicier, éditée par Tausserat-Radel (1899) avec l'article de
M. Wallon : Journal des Savants, mars 1900.
32 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
leurs elTorts pour convaincre les fidèles. Ils rivalisent de
traductions de la Bible, de livres dogmatiques et moraux.
Puis, comme il ne s'agissait pas seulement de convaincre les
lettrés, mais surtout le peuple, la Réforme eut encore cet
cHet heureux de développer la prose hongroise inconnue jus-
que-là. Au bout de soixante ans la littérature montre avec
fierté une excellente traduction de la Bible, par Gaspard
Kâroli '. Pour élever la jeunesse dans la nouvelle doctrine
Ozorai, Mathias Bird de Déva, Pesti, Hontér, Heltai et sur-
tout Pierre Juhàsz, dit Mélius, rivalisent d'efforts. Ce der-
nier, polémiste aussi ardent que lettré, est correspondant de
Théodore de Bèze qui le nomme « un athlète vigoureux,
digne d'une mémoire éternelle ^ ». Ces réformateurs et les
seigneurs convertis fondèrent de nombreuses écoles et
quoique la langue de l'enseignement classique y reste le
latin, quelques pasteurs s'appliquent à composer en hongrois
les premiers livres de classe. Les imprimeries, négligées après
l'essai de Hess, sous Mathias Corvin, deviennent de puissants
auxiliaires dans ce combat ; les magnats en établissent dans
1 eurs propriétés et chargent de leur direction les savants formés
à Wittemberg et à Genève. Il y avait vingt-huit imprimeries
de ce genre au xvf siècle, sans compter les nombreuses
presses à main dont se servaient quelques réformateurs et
les poètes ambulants.
Au xvi'^ siècle la Réforme triomphe sur tout le terrain et
avec elle l'esprit national. Ses foyers les plus ardents sont la
cour transylvaine à Gyula-Fehérvâr (Alba-Julia) et les deux
grandes écoles de Nagy-Enyed et de Sârospatak. La princi-
pauté s'étendait alors jusqu'au nord de la Hongrie et la grande
1 . Szent Biblia, az az : Islemiec o es loj teslamentumanac propheldc es
apostoloc filial megh'af.ott szent kimyvei, 1590.
2. Epislolariim theologicarum Theodori Bezae Vezelii liber unus. Genève,
1537. Lettre-préface à Nicolas Telegdi. — Une lettre de Bèze à Mélius, ibid.,
p. 207. Sur la Réforme en Hongrie, voy. E. Sayous, L'établissement de la
Réforme en Hongrie (Bulletin de la Société du protestantisme français, 1873)
et son article : Hongrie^ dans VEncyclopédie des sciences religieuses.
lîSTRODUCTION 33
voie par laquelle elle communiquait avec Tétranger, pour
éviter le territoire occupé par les Turcs, marque aussi la
route que suivit la civilisation. Les princes transylvains sont
des nobles magyars qui se servent de l'idiome national même
dans leur correspondance avec les pachas turcs, et c'est un
signe caractéristique que les hospodars de la Valachie, de la
Moldavie et plusieurs nobles de Pologne parlent le hongrois.
Tandis qu'à l'Université de Nagy-Szombat (Tyrnavie), les
Jésuites conservaient la discussion scolastique, dans les
écoles protestantes l'esprit de libre recherche trouvait un
asile assuré. Dès 1569, le prince Jean Sigismond Zapolya
entre en pourparlers avec Ramus pour lui confier la direction
d'une haute école.
L'activité littéraire du xvi' siècle se manifeste d'abord
dans les récits bibliques et historiques, dans les exhortations
morales et religieuses ; puis on aperçoit les premiers rudi-
ments de la fable et du drame. Les auteurs puisent dans les
Gesta Romanorum et dans Boccace; ils accommodent leurs
apologues aux besoins du temps et font de la fable ésopique
une leçon de morale. Les pièces dialoguées, comme Le
mariage des prêtres (1S30), et Le miroir du vrai clergé (1559),
de Sztârai mettent en pratique la doctrine luthérienne.
Le recueil des Anciens poètes hongrois ' nous montre que
la poésie narrative, didactique et religieuse était représentée
pendant ce siècle, par toute une série d'écrivains peu connus
il est vrai, et dont un seul a survécu : Sebastien Tinddi
(1505-1557), surnommé le Joueur de Luth (lantos). Ses chro-
niques rimées sont autant de documents historiques, car
après avoir combattu contre les Turcs, le poète alla partout
où la vie nationale se manifestait : dans les assemblées poli-
tiques, au quartier général de l'armée, au milieu des batailles,
uniquement préoccupé de recueillir des faits précis pour ces
1. Réfji magyar kôltok tara, édité par Aron Szilâdi, 6 vol. (depuis 1880). Au
dernier volume (p. 110), se trouve une poésie de Heltai, imitée de Villon
(Ballade des dames du temps jadis, Ballade des seigneurs du temps jadis).
34 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
poômcs. D'autres conteurs mettent en vers ou traduisent les
légendes les plus répandues et les contes les plus amusants
de l'étranger {Fortimatus, Griselidis, Euryalius et Lucrèce,
Le brave Francesco, Poncianus^ Salomon et Markalf) ou
s'inspirent de quelques épisodes empruntés aux guerres
contre les Turcs (Szilgâyi et Hajmàsi).
Toutes ces œuvres manquaient d'élan poétique. L'ensei-
gnement, la morale, les exhortations sont leurs principales
fins. Elles rompent avec la tradition de la poésie populaire, le
rythme même est modifié : au vers national elles substituent
l'alexandrin en strophes de quatre vers dont les rimes banales
et la longueur démesurée ne serrent pas d'assez près la
pensée ; la diction devient plate, la forme se relâche. C'est
alors qu'apparaît le premier poète lyrique hongrois Yalentin
Balassa (1551-1594). Sa vie tragique, ses amours et sa mort
héroïque font de lui une des figures les plus marquantes du
Parnasse magyar. Il fait entendre des accents que la lyre
hongroise ne retrouvera que vers la fin du xvin" siècle. Le
rythme de ses poésies est gracieux et léger. Des strophes
artistiques avec des vers de six à huit syllabes, appelées
strophes de Balassa, remplacent le lourd alexandrin \
Au xvi" siècle, nous constatons les premiers essais d'une
historiographie. Etienne Szamoskôzy et Nicolas Istvànfi'y,
ce dernier surnommé le Tite-Live hongrois, sont les disciples
de Jacques de Thou dont les œuvres fort répandues en
Hongrie exercèrent leur influence jusqu'au xvni'' siècle,
lorsque la méthode de Bayle et de Mabillon inspire les
premiers grands historiens hongrois : Bel, Bod, Pray et
Katona ".
1. Son plus beau recueil de vers, les Chansons des fleurs, ne fut découvert
qu'en 1874, dans un manuscrit de Radvâny.
2. Plusieurs savants font imprimer, au cours du xvio siècle, leurs ouvrages
en France. Ainsi parut le Tractatiis de Tiircis de l'Anonyme de Sebes
(Paris, 1509), l'ouvrage de Georgevics : De afflictione Chris lianorum tam
captivorum quam etiam sub Turcae tributo viventium (Paris, 1S43, et Lyon
155G). Le poète Sambucus (Zsdmbok) a donné à Paris (1349), une édition de
INTRODUCTION 35
Quoique le xvn" siècle retentisse encore du bruit des
armes, que la réaction catholique s'y fasse lourdement sentir,
que les Turcs ne soient définitivement chassés qu'après la
prise de Bude (1686), la vie littéraire et scolaire n'est pas
interrompue. On peut citer parmi les écrivains quelques
grands noms et des œuvres qui, après deux siècles, con-
servent encore leur valeur. La poésie passionne de plus en
plus les nobles et nous voyons dans la phalange des écri-
vains les plus grands noms du pays comme le comte Nicolas
Zrinyi \ ban de Croatie, auteur de la première épopée
magyare où il glorifie la mort héroïque de son illustre aïeul
lors de la défense de Szigetvâr (1566). Les princes transyl-
vains et leur entourage écrivent tantôt l'histoire de leur
temps, comme Nicolas Bethlen qui fut l'hôte du grand Condé
à Chantilly ^, tantôt des hymnes religieuses. Gyôngyôsi
(1625-1704) écrit quelques charmants contes romantiques
{La Vénus de Murdnij, La mémoire de Jean Keméjiy, Les
cruautés de l'espiègle Cupidon, Théagène et Chariclée) qu'on
Dioscoride, avec traduction latine et des Castiqationes ; en 1361 : De hnitalione
Ciceroniana. Le poète Jacques Grévin a traduit en français ses Emblemata
(voy. Pinvert : Jacques Grévin, 1898). Colosvarinus Pannonius fait imprimer
à Paris son Oratio de vera etpopulari, conslanti atque usitala ratione (15S2);
Dudith ses Orationes duae in Concilio Tridenlino habitae (1363) ; le musicien
Bacfark, publie le Premier Livre de tablature de Luth, contenant plusieurs
fantaisies, motets, chansons françaises (1364); Berzeviczi son Oraison
funèbre de Ferdinand P'' (1363) et Gregorius Coelius Pannonius ses Collec-
tanea in Sacrum Apocalypsin (1372). Voy. Szabô-IIellebrant : Régi magyar
Konyvtdr (Ancienne bibliothèque hongroise), tome III, 1896.
1. Zrinyi n'était pas un inconnu à la Cour de France ; Louis XIV et les
Français qui avaient pris part à la bataille de Saint-Gothard l'estimaient
beaucoup. Après sa mort, le roi écrit à Grenionville, ambassadeur à Vienne :
« La mort du brave comte de Serin (Zrinyi) est un incident fâcheux dans les
affaires du monde et préjudiciable à la chrétienté. » Voy. Jules Pauler :
Wesselényi Ferencz nddor es tdrsainak osszeeskiivése (La conjuration du
palatin François Wesselényi), 1876, tome I, p. 17 et suiv. — Acta conjuratio-
nem Pétri a Zrinio et Francisci de Frankopan nec non Francisci Nddasdy
illustrantia, 1663-1671, édités par V. Bogisic d'après la Correspondance de
Grenionville dans : Monumenla spectantia kistoriam Slavorum meridionaliiim,
tome XIX. Zâgrâb, 1888 (p. 22 et suiv.)
2. Dans son manoir en Transylvanie il vivait « à la française ».
36 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
lisait encore au commencement du xix*" siècle, et le grand
cardinal Pazmany (1570-1637) crée dans son Guide vers la
vérité' divine (IQiS), son Livre de prières et ses 5ermo/?.v, les
premières grandes œuvres de la prose magyare.
Deux autres écrivains de ce siècle nous intéressent parti-
culièrement, car dans leurs écrits nous voyons pour la
première fois les traces directes de l'influence française que
jusqu'ici nous n'avons pu constater que d'une manière inter.
mittente dans la vie intellectuelle et sociale des Magyars.
Ce sont Albert Molnàr de Szencz (1574-1634) et Jean Cseri
d'Apdcza (1625-1659). Albert Molnâr, né à Szencz dans le
comitat de Pozsony d'une famille sicule, avait étudié à Gyôr
(Raab) et à Debreczen, mais la soif de la science le poussa à
quitter son pays dès l'âge de quinze ans. Il fréquente les
Universités allemandes et se fait recevoir bachelier en théo-
logie à Strasbourg (1595) ^ Ne voulant pas abjurer le calvi-
nisme il est forcé de quitter cette ville ; il s'en va à Genève
où il voit Théodore de Bèze ^ parcourt l'Italie, devient prote
à Francfort, travaille à Alldorf et à Prague oii il voit Kepler.
Il n'oublie pas un instant qu'il est Hongrois et il rend de
grands services à son pays tout en restant à l'étranger.
En J604, il publie à Nuremberg un Dictionnaire hongrois-
latin et latin-hongrois qui a vite remplacé les recueils de
mots groupés d'après le sens qui existaient alors en Hongrie.
Il s'est maintenu pendant deux siècles.
Beaucoup plus importante est sa traduction des Psaumes
(Herborn 1607), qui marque une date dans la poésie magyare.
1. Sa couronne de laurier se voit encore, sous verre, dans un album con-
servé à l'Académie hongroise, avec cette souscription : « Corona mea laurea,
multis aerumnis et sollicitudinibus in Argentinensi Lyceo parla, anno
Christi 1593. Sur Molnâr, voy. outre B. Jancsô : Szenczi Molnnr Albert (1878)
surtout la biographie récente de Louis Dézsi dans : Torténeti életrajzok
(Biographies historiques), 1897. Le même a édité le Journal, la Correspon-
dance et les Papiers de Molnâr {Szenczi Molnàr Albert naplâja, levelezése es
iromnnyai), 1898.
2. Aucun théologien ou savant hongrois se rendant à l'étranger n'a man-
qué d'aller voir Théodore de Bèze.
INTRODUCTION 37
L'église réformée était pauvre jusqu'alors en chants d'église;
la langue n'était pas assez cultivée, la versification trop
défectueuse. Seuls, quelques psaumes de Balassa avaient
quelque mérite. Molnâr fut ravi, lorsqu'en 1601, il entendit,
à l'église française de Francfort, chanter les psaumes dans
la traduction de Clément Marotet de Théodore de Bèze, mis
en musique par Bourgeois et Goudimel. N'étant ni théolo-
gien polémiste, ni pasteur, mais uniquement préoccupé de
servir comme écrivain la cause de la liturgie et de l'école,
il prit la résolution d'adapter sa traduction à cette musique.
L'entreprise était hardie. Il s'en explique dans sa préface :
« Dans les anciennes hymnes hongroises, il n'y avait pas de
rime ou hien une dizaine de vers se terminaient toujours
par le même mot '. A l'étranger on se moque de ces procé-
dés. Mais, Dieu merci ! depuis quelque temps nos poètes font
des vers plus ornés (il cite ici quelques strophes de Balassa).
Les rythmes français sont beaucoup plus variés et les vers
ont de nombreux genres. Les psaumes sont traduits sur
cent trente airs et presque autant de rythmes. On peut
s'imaginer le travail que je me suis imposé en adaptant les
longs vocables hongrois aux mots français beaucoup plus
courts et cela sans pouvoir ajouter une seule syllabe, ni
m'écarter du sens ; car j'ai pris encore plus de soin de rester
fidèle au texte que d'orner les vers. » Celte traduction est un
pur chef-d'œuvre pour l'époque; c'est un livre capital pour
la Hongrie protestante, le plus répandu dans le pays puis-
qu'il a eu jusqu'ici plus de cent éditions et sert encore dans
les églises, même catholiques. Molnâr, avec un sens musical
inconnu jusqu'alors, adapta ses vers à la musique française
et sa traduction, écrite sur cent trente mélodies, compte
autant de rythmes différents ^
1. C'est le fameux vala (il était), qui rend si ennuyeuse la lecture des poètes
du xvic siècle.
2. 11 se peut que Molnâr ait eu sous les yeux les traductions allemandes
des Psaumes faites par Melissus (1572) et par Lobwasser (1573), mais ces
deux traducteurs ont travaillé également « nach frantzôsischer Melodey und
38 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
Après avoir donné une édition améliorée et surtout plus
portative de l'énorme Bible de Kâroli (Ilanau, 1608), Mol-
nar écrivit une Grammaire liongroise (1610) \ non pas tout
à fait la première, comme il le croyait, ne connaissant pas
celle d'Erdosi (Jean Sylvester, 1539), mais en tout cas, la
première où la syntaxe soit également traitée et oîi la
méthode inaugurée par la grammaire latine de Ramus soit
suivie ^ Cette grammaire pratique prouve un sens très fin
de la phonétique et obtint les suffrages du plus grand pro-
sateur du temps, le cardinal Pàzmâny.
Sur les instances de Gabriel Bethlen, Molnâr osa entre-
prendre la traduction de YInstitution chrétieiine de Calvin ^
faite très probablement sur le texte latin. « Dans cette
langue, dit M. Lanson, dont il était plus maître que de
son parler natal, Calvin donna à sa pensée toute son ampleur
et toute sa force et quand ensuite il la voulut forcer à
revêtir la forme de notre pauvre et sec idiome, elle y porta
une partie des qualités artistiques de la belle prose romaine. »
Molnâr, en s'efforçant de rendre cette forte langue, se voit
trahi à chaque instant par son idiome natal ; le manque do
termes techniques le force à des périphrases. Malgré tout,
sa traduction est, par endroits, très concise et ne manque
pas d'une certaine envolée. A ces traductions il faut ajouter
celles de Postilla de Scultetus, moins réussie, et le Livre de
prières des réformés de Zurich.
Molnâr est l'humaniste de la Réforme magyare. Peu
soucieux de se créer une situation stable, il erre de ville en
Silbenart » comme ils le disent. Les érudits hongrois trouvent que Molnâr
est souvent plus élégant et rend mieux le texte français que Lobwasser.
Le pasteur Clément Dubois l'a aidé dans sa traduction.
1. Novae grammaticae imgaricae libri duo.
2. Molnâr dit dans sa préface : « J'ai suivi la méthode de Ramus, j'ai
accepté ses termes techniques. » Il s'en écarte seulement pour la dénomina-
tion du septième cas (mutativus) et en plaçant, à l'exemple des grammaires
hébraïques, la 3° personne du singulier en tète de la conjugaison^ cette
personne indiquant la racine.
3. Az keresztyéni religiora ésiqaz hUrevalô tanitds.
INTRODUCTION 39
ville et, même marié, ne peut se résigner à se fixer. Son
pays natal n'est pas la cause directe des misères qui le
frappent. Gabriel Bethlen lui avait proposé à plusieurs
reprises une chaire à Gyula-Fehérvâr oii des savants comme
Bisterfeld, Piscator et Alsted se sont très bien trouvés.
Molnâr reste étudiant à l'âge où d'autres professent et veut
faire profiter la Hongrie protestante de tout ce qu'il voit de
beau et de noble en France et en Allemagne. Lorsqu'enfm
il revint en Transylvanie, après avoir été pillé et maltraité
par les soldats de Tilly à Heidelberg, le prince Georges 1"
Râkoczy ne s'intéresse pas à lui et le laisse mourir dans la
misère. L'épitaphe de Bisterfeld : « Musa mihi favit, sed non
Fortuna, fuitque Teutonia auxilium, sed Patria exilium, »
est donc vraie, mais il convient d'ajouter que l'esprit de la
Réforme française avait profondément touché ce savant qui
a beaucoup contribué à le répandre dans son pays natal.
Jean Gseri d'Apâcza (Johannes Chieri Apacius) un autre
savant transylvain, a fait, au milieu du xvii" siècle, un
efTort vraiment remarquable pour transplanter la philosophie
cartésienne en Hongrie et vivifier par elle, non pas tant la
littérature que la science et l'éducation. Cette tentative restée
stérile, est d'autant plus méritoire que Gseri se servit dans
son ouvrage philosophique de la langue nationale. Si les
Allemands rappellent avec fierté que Thomasius a enseigné
la philosophie en allemand dès 1686, les Hongrois peuvent
citer Jean Gseri qui a employé la langue hongroise dès 1655,
année oîi parut à VtrechtV Encyclopédie magyare '.
Fils d'un pauvre paysan, Gseri fit ses études à Gyula-
Fehérvâr, puis à Kolozsvâr. L'évêque des réformés, Etienne
1. Magyar Encyclopaedia, imprimé à Utrecht. Voy. sur Cseri, Cyrille
Horvâth : Apdczai Csere Jdnos bolcsészeti dolgozaiai (Les œuvres philoso-
phiques de J. Csere d'Apâcza), 1869 ; K. Szily ; l'Encyclopédie de Cseri au
point de vue mathématique et physique, dans : Természettudomanyi KôzlÔny,
octobre, 1889 ; L. Stromp : Apdczai Cseri Jdnos mint paedagogus (J. Cseri,
pédagogue), 1898 (avec une bibliographie complète), J. Hegedus a publié,
en 1899, les œuvres pédagogiques : Apdczai Cseri Jdnos paedagogiai munkdi.
40 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
Gclei Katona, savant lui-même *, le fit envoyer dans les
Universités hollandaises. A Utrccht Gseri se familiarisa avec
la philosophie cartésienne enseignée par de Roy ; à Leyde,
il est le disciple de Heidanus , ami intime de Descartes,
de Ueorbrot et de Burmann. Émerveillé du grand essor
qu'avaient pris la science de l'antiquité et l'historiographie
sous l'impulsion des savants hollandais, le pauvre étudiant
hongrois comprit avec tristesse quel abîme séparait ce petit
pays riche et actif du sien. Dans ses nuits sans sommeil, il
pense à doter la Hongrie d'un vaste répertoire où toutes les
sciences seraient traitées en hongrois. « Malheureux, disait-
il, le peuple où la science ne se répand que dans un idiome
étranger. » Il se place, dès la préface, sous l'autorité de
Ramus dont l'influence allait toujours grandissant en Hon-
grie. « Je me suis appliqué, dit-il, à me conformer à l'esprit
de Ramus ; s'il ressuscitait il reconnaîtrait mon Encyclopédie
comme sienne et me remercierait non seulement parce qu'il
verrait son vœu accompli par moi, mais aussi parce qu'il ensei-
gnerait la philosophie aux Hongrois sans savoir leur langue. »
Après l'éloge de Ramus vient celui de Descartes. « Mais,
dit-il, puisqu'il n'est pas donné à un seul homme, ni même
à un siècle d'atteindre, en philosophie, la perfection, Dieu
a donné à notre époque une grande preuve de sa bonté en
faisant naître René Descartes, le rénovateur de toute la
philosophie, l'ornement et la gloire de notre siècle ; lui qui,
tant par la nation à laquelle il appartient, tant par sa nais-
sance que par son savoir et ses vertus, est le plus noble
des nobles. Voyant que dans tout le domaine de la philoso-
phie, il n'y avait que discussion et querelles, il s'est demandé
si l'on ne pouvait la faire progresser avec la certitude des
sciences mathématiques. »
1. Gelei Katona (lo89-1649), l'ancien chapelain de Gabriel Bethlen, a publié,
outre de nombreux ouvrages théologiques, une Petite grammaire hongroise
(Magyar Gramatikatska, 1645), où nous trouvons les premières traces de la
science étymologique magyare.
INTRODUCTION 41
Cseri commence son ouvrage en invoquant Descartes et
consacre les trois premières parties à la philosophie, la
quatrième et la cinquième à Tarithmétique et à la géomé-
trie, la sixième à l'astronomie, la septième à la physique
et à l'histoire naturelle qui comprend la physiologie et la
psychologie, l'hygiène, la pathologie et la médecine; la
huitième à l'architecture et à l'économie politique, la neu-
vième à l'histoire sous la forme d'une simple énumération
chronologique des faits mémorables ; la dixième à la
morale, à la jurisprudence et à la sociologie — la famille,
la communauté ecclésiastique et civile — et à la pédagogie ;
la onzième, enfin, à la théologie chrétienne. Pour comprendre
l'importance de cet ouvrage il faut se rendre compte de
l'état de la langue à cette époque : les termes techniques
n'existaient pas ; Cseri dut les créer et ses créations furent
souvent heureuses. Quand au fond, l'Encyclopédie n'est
qu'une vaste compilation ; l'auteur avoue lui-même avoir
fait des extraits de Ramus, de Descartes, d'Amésius et de
Regius (de Roy) qu'il a coordonnés et traduits. Il est donc
inutile d'y chercher un système original *. Mais ce qu'il faut
admirer, c'est l'ardeur avec laquelle il veut propager la
science en langue magyare, ses attaques hardies contre
l'usage du latin dans les écoles. « Une force magique,
disait-il, réside dans l'emploi de la langue nationale pour
l'enseignement. » Ce qui l'attriste surtout, c'est que l'on ne
cultive pas assez la science pour elle-même ; on la considère
seulement comme un gagne pain et ceux qui entrent dans
les écoles le font le plus souvent pour échapper à la servi-
tude qui fait sentir son joug aux paysans.
Cseri désirait une réforme complète de l'enseignement.
Ces discours enflammés à Gyula-Fehérvâr où ses disciples
1. D'après Horvâth, le chapitre sur l'origine des sciences est une pure tra-
duction de Descartes (De principiis cognitionis humanae. De principiis rerum
vialerialiurn], ceux sur l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la phy-
sique sont, d'après Szily, traduits, en partie, de Ramus {Arithmelices libri duo),
de Schonerus, de Snellius et de Descartes {Geomelriae libri septem et uiyinti)
42 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
l'adoraient, lui suscitèrent de nombreux ennemis, notam-
ment son collègue Isaac Basire, Tancicn chapelain de
Charles I"', roi d'Angleterre qui, après la mort de son sou-
verain, était venu en Transylvanie et exerçait beaucoup
d'influence sur Georges II Râkoczy. Basire accusait Gseri de
presbytérianisme et de cartésianisme et lors d'une discussion
publique dans une église, la foule ameutée voulut précipiter
Gseri du haut de la tour. On l'envoya à Kolozsvâr oii son
discours d'ouverture sur la Réforme de l'enseignement eut
un grand retentissement *. Mais déjà la phtisie le minait; il
mourut le 31 décembre 1659, âgé de trente-cinq ans.
Malgré les doléances de Gseri, il ne faut pas croire que la
vie scolaire, surtout chez les protestants, ait été tellement
négligée. Certes, en comparant les grands collèges hongrois
avec une université hollandaise oii des savants comme Vos-
sius, Meursius, Graevius et Gronovius enseignaient, où
Télite de la jeunesse protestante de tous les pays affluait, le
jeune et ardent Magyar pouvait constater une différence
sensible. Malgré la rigueur des temps nous trouvons encore
au xvii^ siècle huit cent cinq établissements scolaires, dont
sept cent cinquante entre les mains des protestants. Non
contents d'envoyer les jeunes gens laborieux dans les uni-
versités étrangères "^ ils appellent quelques grands savants
en Hongrie pour donner plus de lustre à leurs écoles ^ Les
i.Oratio de summa scholarum necessitate earumque interHungaros barbariei
causis. Imprimée pour la première fois par Felméri, en 1894. — Le Mémoran-
dum que Cseri adressa, en 1638, au prince Barcsai: Modus fundandi Academiam
Transylvaniae, fut découvert et édité par Charles Szabô en 1872, l'année oti
le projet de Cseri fut réalisé par la fondation de l'Université de Kolozsvâr.
2. Depuis la Réforme, l'Université de Paris fut moins fréquentée par les
Magyars, que Wittemberg, Halle, Genève, Utrecht, Leyde et qu'en général les
hautes écoles protestantes. Les catholiques cependant s'y rendaient encore. —
Voy. Frankl : A fiazai es killfôldi iskoldzâs a XVI szdzadban (L'enseigne-
ment national et étranger au xvi'' .siècle). — 1873, p. 276.
3. Ainsi Amos Coraenius enseigna à Sârospatak (1630-1634), Martin Opitz
à Gyula-Fehérvâr (1622) ; Bisterfeld, Alsted illustrèrent également cette école.
Sur ces deux derniers, voy. les études deJ. Kvacsala dans Vngarische Revue,
1893 et 1889.
INTRODUCTION 43
disciples de Ramus et de Descartes n'étaient pas rares parmi
les professeurs. « Louer Ramus ou le recommander était
alors inutile en Hongrie », dit Erdélyi dans son Histoire
de la philosophie '.
On peut donc constater un mouvement philosophique en
Transylvanie et dans les écoles protestantes de Hongrie. Le
centre des études supérieures pour les catholiques était à
Nagy-Szombat, oii le cardinal Pâzmâny fonda une Université
en 1635 et la confia, en même temps que l'imprimerie, aux
Jésuites. Le souffle des temps modernes n'y pénétra jamais
et lorsque, vers la fin du xvii^ siècle, l'Autriche soumit la
Transylvanie, commença une époque de décadence qui dura
jusque vers la fin du xviii' siècle.
Avant de tracer le tableau de cette chute profonde, il
nous faut dire quelques mots de cet illustre et malheu-
reux François H Râkoczy, l'allié de la France, devenu
son hôte pendant ses années d'exil et qui trouva la paix
intérieure dans sa retraite, chez les Camaldules à Grosbois.
Lorsque, plus tard, interné à Rodosto aux bords de la
mer Marmara, il sentit venir sa fin, il exprima le désir
qu'après sa mort son corps reposât au pays de France qu'il
aimait tant.
Râkoczy était le dernier des grands princes de cette Tran-
sylvanie qui, pendant les deux siècles que nous retraçons,
ont préservé la Hongrie de la germanisation totale. Au
point de vue national, la cour d'un Bethlen, d'un Georges P""
Râkoczy, peut être comparée à celle de Mathias Corvin ;
1. A bolcsészet Maqyarorszâgon. — 1885. — La Dialectique de Ramus fut
réimprimée à Nagy-Vârad en 16S3. Micliel Buzinkai, dans son Compendii
logici libri duo (1661), s'en inspire et proclame la nécessité de l'étude de la
logique; Georges Nagy de Martonfalva publie à Debreczen : Pétri Rami Dia-
lectica (1664) dont l'apparition fut universellement acclamée. Nagy nomme
cette Dialectique » royale » ; il dit que tout y est si bien expliqué qu'il ne reste
plus rien à dire. Ramus eut encore pour disciples : Etienne Tolnai et Paul
Lisznyai ; le premier a publié : Dialectica secundum principia Pelri Rami ;
le second, successeur de Nagy, a écrit des Notaliones in Pétri Rami logicam
(1680; inédit).
44 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONCxRÏE
elle présentait môme une supériorité : l'abandon du latin
pour le hongrois, et, dans les rapports diplomatiques, l'usage
du français. Ces princes étaient en rapports continuels avec
l'ambassade de France à Constantinople qui alors n'était
pas seulement « le siège de nos juridictions dans le Levant *,
mais les princes limitrophes de l'empire ottoman s'adres-
saient à celui qui la dirigeait comme à un roi de France orien-
tal ». La politique suivie au xvi* siècle par François I" et
Henri II à l'égard des princes transylvains toujours prêts à
affaiblir la maison d'Autriche, fut reprise et continuée avec
encore plus de suite par Richelieu, Mazarin et Louis XIV. Les
mémoires des ambassadeurs de Césy '\ de la Haye, de Bon-
nac ^ et de Saint-Priest'* parlent assez souvent de Bethlen, de
« Ragotzki » et de « Tekeli »; ils nous font assister aux
péripéties d'une lutte d'oii l'Autriche devait sortir victo-
rieuse. Mais, abusant de sa victoire, elle fut menacée très
sérieusement par l'alliance de Louis XIV et du dernier
Râkoczy.
Après avoir affaibli les Turcs, les généraux autrichiens
rendirent la situation intolérable. La soldatesque était bru-
tale ; CarafTa, qui fit de la célèbre école protestante d'Eperjes,
un grenier à fourrages, décimait dans les assises sanglantes
la noblesse de la Haute-Hongrie. Léopold I" fit dresser
partout des échafauds.
Les mécontents appelés Kurucz virent dans les princes de
Transylvanie leurs seuls soutiens. Longtemps ils ne purent
1. Sayous, Les relations de la France avec les princes de Transylvanie
(Séances et travaux de l'Acad. des sciences morales et politiques), 1875. —
Cf. A. de Gérando : La Transylvanie et ses habitants, chap. v. — 1830
(2" édit.).
2. Plusieurs lettres de Gabriel Bethlen à Philippe Harlay, baron de Césy,
sont conservés à la Bibl. de l'Institut; fonds Godefroy, portefeuilles 269 et 270.
3. Mémoire historique sur l'ambassade de France à Constantinople par le
marquis de Bonnac, publié par Ch. Schefer, 1894.
4. Mémoire sur V Ambassade de France en Turquie et sur le commerce des
Français dans le Levant par M. le comte de Saint-Priest. — 1877.
INTRODUCTION 45
exhaler leur colère qu'en chansons \ mais après les exécu-
tions de Nadasdi, de Zrinyi et de Frangipani (1671), Eméric
Thôkôly qui avait épousé la veuve de François I" Ràkoczy,
l'héroïque Hélène Zrinyi, souleva l'étendard de la révolte
pour la liberté constitutionnelle et la liberté de conscience.
Louis XIV crut trouver en lui l'instrument d'une diversion
qui occuperait la cour de Vienne et « il lui fit passer, dit
Saint-Priest, à différentes reprises des secours pécuniaires ».
Après sa défaite tous les yeux se tournèrent vers Fran-
çois II Râkoczy que- Léopold I" avait arraché des bras
de sa mère Hélène Zrinyi et envoyé en Bohème pour y
être élevé par les Jésuites. Dix ans après, nous le voyons
installé dans cette même forteresse de Munkâcs oii la
parole enflammée de Nicolas Bercsényi lui dépeint la misère
du peuple, les vexations que la noblesse subit sans oser
se plaindre par crainte de l'échafaud, les progrès de la
germanisation, l'allemand étant devenu la langue officielle.
Le prince entre alors en pourparlers avec Louis XIV.
On connaît l'histoire de ce soulèvements C'est le dernier
1. L'historien infatigable de l'époque de Thôkôly et de Râkoczy, Coloman
Thaly, a découvert au milieu de ses recherches une mine très riche en chan-
sons qui sont autant de témoins précieux de cette période mouvementée. —
Thaly a donné, outre VArcliivum Rakoczianiim en dix volumes : Régi magyar
vitézi énekek es elegyes dalok (Anciennes chansons héroïques hongroises) 1864 ;
Adalékok a Tokôly-és Rdkoczy-kor h'odalomtorténetéhez (Contributions à
l'histoire littéraire de l'époque de Tôkôly et de Râkoczy), 1872. — Irodalom-és
miveltségtôrténeti tanulmunyok a Rdkoczy-korbôl (Études sur la littérature
et la civilisation à l'époque de Râkoczy) 1885. — Rdkoczy-emlékek Tôrôkorszdg-
ban (Souvenirs de Râkoczy enTurquie), 1893.
2. Voy. E. JVIoret, Quinze ans du règne de Louis XIV, tomes II et III.
Moret a consulté, en partie, les nombreux documents, conservés aux Affaires
étrangères à Paris, sur les relations de Louis XIV avec Râkoczy, mais l'his-
toire documentée de ces relations reste encore à faire. La récente étude
d'A. Lefaivre, L'insurrection magyare sous François II Ragoczy [Revue des
questions historiques, avril 1901) n'épuise pas le sujet et n'est pas exempte
d'erreurs. — D'autres documents sur Râkoczy ont été publiés par J. Fiedler :
Actenstiicke zur Geschichte Franz Rdkoczy's und selner Verbindungen mit dem
Auslande (Fontes rerum Austriacarum, Diplomataria et Acta), tomes IX
(1835), XVII (1838).
I
46 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
OÙ la France ait joué un rôle politique, où Hongrois
et Français aient combattu pour la même cause. Mais
si les relations diplomatiques cessent, l'ascendant litté-
raire se fait d'autant plus sentir et ce sera un « gentil-
homme de la chambre » de Rakoczy qui donnera à la
littérature magyare du xviii'' siècle son œuvre la plus
remarquable, œuvre écrite sous l'influence de Madame de
Sévigné.
Sans entrer dans le détail de la lutte, nous constaterons
que pendant dix ans la cour de Rakoczy où les officiers fran-
çais avaient introduit quelque chose de l'étiquette de
Louis XIV, fut le foyer du sentiment national. Il est vrai
qu'on y déployait un grand luxe qui a même choqué l'aus-
tère ambassadeur hollandais Hamel-Bruyninx, mais ce luxe,
outre qu'il satisfait un besoin inné chez les nobles hongrois,
était presque une nécessité politique. La cour viennoise fit
courir à l'étranger le bruit que Rakoczy n'était qu'un pauvre
Kurucz, un rebelle qui avait pris les armes pour piller. Le
prince voulut montrer aux nombreux Français qui se ren-
daient à sa cour qu'il était digne de l'alliance de leur roi et
que les Bercsényi, les Esterhdzy, les Kârolyi, les Csàki, les
Perényi et les Sennyei étaient de véritables magnats. Les
bijoux que le prince portait à la diète d'Onod où la
déchéance des Habsbourg fut proclamée, étaient évalués à
400,000 livres ; au dîner off"ert aux Etats à Szécsény on
servit 366 plats, et le domaine de Tokaï, propriété du
prince, ne se lassa point de fournir un vin généreux. Les
plus beaux costumes nationaux, les harnais les plus pré-
cieux, les chefs-d'œuvre de l'orfèvrerie hongroise datent de
cette époque. C'est à cette cour que les arts trouvèrent un
dernier refuge. Le grand peintre Jean Kupetzky (1667-1740)
avait travaillé pour le père de Rakoczy ; lui-même envoya
Mânyoki à ses frais en Hollande et l'appela ensuite à sa cour
avec Mindszenti, Mediczky et Bogdàn. Les sceaux artistiques,
les nombreuses médailles, œuvres de Varrô, montrent que
la gravure avait atteint un haut degré de perfection ; les
INTRODUCTION
47
brillants drapeaux avec leurs inscriptions latines ' : tout
montrait aux Français que leur allié n'était pas un pauvre
rebelle. Aussi le servirent-ils avec dévouement. Le comte
des Alleurs, envoyé comme plénipotentiaire par Louis XIV
organisa l'armée ^ avec Fierville d'Hérissy ; le comte
d'Abzac, le baron Vissenacque, écuyer-chef de Râkoczy,
Damoiseau, Le Maire, Chassant furent de brillants officiers
d'artillerie ; le disciple de Yauban, le huguenot de Rivière
qui épousa une Hongroise, fortifia Ersek-Ujvar (Neuhaeusel),
de la Motte, Boncfous, Gharrière, Norwall furent colonels
d'infanterie ; Ijarsonville, Saint-Just, le comte Stampa offi-
ciers du génie ; Louis Bechon devint secrétaire du prince
et Dupont son médecin. La langue française était couram-
ment parlée à la Cour et certainement mieux comprise que
l'allemand \
Les écoles protestantes qui déclinaient depuis les troubles
des Mécontents et la conquête de la Transylvanie par les
Autrichiens, trouvèrent en Râkoczy un protecteur dévoué.
Quoique catholique, il voulut défendre ces centres de la cul-
ture nationale contre la germanisation. Pour contre-balancer
les efforts des Jésuites, il favorisa les Piaristes, venus de
Pologne, qui devinrent bientôt des maîtres imbus de l'esprit
national. Il fit élever les enfants de ses officiers et fonda la
compagnie de la garde noble [nemes compdnia) composée de
cent jeunes gens qui lui étaient dévoués corps et âme.
1 . Pressa resurgo ; Post aspera, prospéra spera ; Mille neces quam ferre
jugum; Liber aut nihil unum est; Tandem constantia vincit ; Ite quo fata
vocant.
2. « Au lieu de flatter les Hongrois et de les laisser combattre à leur
manière, selon l'ancien usage de leur père, il (des Alleurs) s'obstina à les
réduire à une discipline dont ils n'étaient pas capables », dit Saint-Pricst
(p. 152).
3. Thaly cite un fait bien typique pour prouver combien on ignorait l'alle-
mand dans l'armée de Râkoczy. Lorsqu'on 1706 une division du corps
d'Alexandre Kàrolyi se composant de 25,000 à 30,000 hommes, intercepta une
lettre du commandant autrichien de Transylvanie, il ne se trouva pas un seul
chef pour la lire.
48 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
Ccllo compagnie a probablement servi de modèle à Marie-
Thérèse lorsqu'elle institua en 1760, la « garde royale hon-
groise » à Vienne, dont quelques membres ont fondé le
groupe littéraire dénommé Ecole française.
Râkoczy, pour les besoins de sa cause, créa le premier
journal : le Mercurius veridicus ex Himgaria qu'il envoyait
à l'étranger pour réfuter le Wienerisches Diaritim '; il in-
stalla des imprimeries à Lôcse, à Cassovie, à Debreczen, à
Kolozsvàr et fit imprimer à Cassovie, en 1707, par François
Lancclot un des premiers livres français parus en Hongrie :
L'Histoire du prince Râkoczy.
La bataille de Trencsén (1708) et la paix de Szathmâr con-
clue par Alexandre Kârolyi sans le consentement du chef
qui cherchait encore du secours en Pologne, mit fin à cette
brillante prise d'armes pour la liberté. Plusieurs généraux
font leur soumission, d'autres comme Bercsényi, Esterhazy,
Râttky et Pollereczky, viennent en France oii ils créent des
régiments de hussards qui ont conservé longtemps le nom
de leur chef. Râkoczy lui-même débarqua en 1713 à Dieppe.
Il reçut un accueil princier et ne se sentit nullement
dépaysé à la Cour. La curiosité qu'inspirait son pays et sa
destinée ne fut pas le seul motif qui le fit accueillir. « Un
fort honnête homme, dit Saint-Simon, droit, vrai, extrême-
ment brave, fort craignant Dieu sans le montrer, sans le
cacher aussi, avec beaucoup de simplicité. » Parent de
M""' Dangeau ^, il fut aussitôt mis en relation avec le duc du
Maine, le comte de Toulouse, de Torcy qui apprécièrent le
1. Les exemplaires de ce Mercure sont devenus extrêmement rares. Il s'en
trouve un, daté du 6 août 1708, aux Archives du Ministère des Affaires étran-
gères,//o/jg-rie, Correspondance, t. XIV, p. 113. Le même numéro figure dans
les Archives de la famille Kàrolyi, à Budapest. Voy. K. Thaly ; Az elso hazai
hirlap (Le premier journal hongrois), dans les Mémoires de l'Académie, 1879,
p. 27.
2. Râkoczy avait épousé Charlotte-Amélie de Hesse-Rheinfels, dont le père
était le beau-frère de M°ie Dangeau. — L'œuvre de Saint-Simon (t. IX, pp. 406
et suiv., édit. Chéruel) est à consulter avec précaution. Les noms propres y
sont estropiés.
INTRODUCTION 49
charme de ses manières et la loyauté de son caractère.
M'"'' de Maintenon, la duchesse d'Orléans, parlent de lui avec
estime. Le roi lui-même lui accorde ainsi qu'à sa suite une
riche pension, l'invite à toutes les fêtes de Marly et de Fon-
tainebleau et le reçoit seul dans son cabinet dès qu'il désire
une audience.
Cependant, la paix était conclue avec l'Autriche et le roi
ne pouvait demander au gouvernement de Vienne que la
restitution des biens de l'exilé *.
Après la mort de Louis XIV, la régence témoigna beau-
coup d'indifférence à Rakoczy. Il se retira avec le maréchal
de Tcssé à Grosbois : « Il est parmi ces moines, comme s'il
était l'un d'eux, il assiste à leurs prières, à leurs veilles et
jeûne souvent », dit la duchesse d'Orléans. C'est là qu'il
composa ses Mémoires, écrivit un Commentaire sur le
Pentateuque et les Aspirations d'iifi prince chrétien "'. Il y
resta jusqu'en 1717 lorsqu'il reçut l'invitation de la Porte
ottomane qui espérait pouvoir soulever la Hongrie contre
l'Autriche. Mais les victoires d'Eugène de Savoie forcèrent
la Turquie à conclure la paix de Passarovicz (1718) pour
vingt-quatre ans. Rakoczy et sa suite se rendent à Gallipoli,
de là gagnent Andrinople, Bujukdéré et Jenikeu, jusqu'à ce
qu'on les interne à Rodosto (1720) où le dernier prince tran-
sylvain meurt en 1735. Son nom est devenu le signe de
ralliement des Hongrois toutes les fois qu'ils ont lutté pour
leur liberté. L'admirable marche de Rakoczy, composée
après la bataille de Trencsén ^ orchestrée par Berlioz dans
1. Voy. Recueil des Instructions données aux ambassadeurs et ministres de
France. Autriche, par A. Sorel. — 1884. Inslruction donnée au comte de Luc
(3 janvier ITlo), p. 179; la même instruction renouvelée à Mandat.
2. Le manuscrit en est conservé à la Bibl. nationale, n" 13G28 lat. édité par
A. Grisza dans les publications de TAcad. hongroise, 1876. — Sur le séjour de
Rakoczy en France, voy. ses Lettres adressées, en 1714, au cardinal Gualte-
rio, nonce à Paris, publiées par E. Simonyi dans les Monumenta Hungariae
historica. I. Diplomataria, t. V, pp. 274-299.— 1859.
3. Les musiciens français n'étaient pas rares à la cour de Rakoczy ; son
général en chef, Bercsényi, fit donner des leçons de musique à son fils — le
4
50 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
SSL DaîJination de Faust, est un siiï'su?)i corda qui a conduit au
l(Hi les honvéds en 1848. Les nombreuses études sur le
prince et son entourage, mene'es avec tant d'ardeur et de
patience par Coloman ïlialy, chez qui le patriotisme s'unit
à la rigueur scientifique, ont donné un regain d'actualité à
celte dernière période des luttes nationales. Les cendres du
héros, gardées à Constantinople par des moines français',
seront peut-être prochainement transportées en Hongrie.
IV
■ ' (17M-1772).
La période qui s'étend de la paix de Szathmar jusqu'à la
renaissance de la littérature est une période de décadence.
Les historiens et les critiques littéraires lui ont donné le nom
de nemzetietlen kor (époque sans caractère national) et sont
d'accord sur l'état vraiment lamentable oii se trouvait le pays
non seulement au point de vue littéraire, mais aussi au point
de vue social et politique. Jamais, même après le désastre
de Mohàcs, l'éclipsé n'avait été aussi complète. « Le plus
grand des malheurs s'appesantissait sur nous, dit M. Paul
Gyulai ; notre génie national était mourant, nous avions
perdu la conscience de nous-mêmes, nous avions oublié
notre dignité. Pendant cette époque épuisée et inerte, l'âme
perdit son élan et sa force, le caractère son élasticité et on
oublia non seulement le sentiment, mais même l'idée des
devoirs patriotiques. La vie publique devint un vaste cime-
tière où nous enterrâmes journellement soit un droit, soit
un espoir et tout un avenir. La force nationale, l'esprit
futur général français — par Jacques Déplume; son maître de chapelle était
Cédron. — L'auteur présumé des paroles delà célèbre marche est Michel Bai'na
et c'est Blhari qui en a écrit la musique.
1. Voy. Thaly, Les cendres de François II Râkoczy, dans les Souvenirs,
chap. m.
INTRODUCTION 51
public, les idées créatrices : tout était frappé ou éteint. Et,
lorsque la décadence fit son œuvre dans le domaine poli-
tique et social, elle s'attaqua à la nationalité. Notre langue
disparut peu à peu des cercles aristocratiques. Les grandes
familles historiques reniaient leur passé et commençaient à
corrompre les autres classes. La littérature était comme
morte \ » La cour visait à la germanisation complète du
pays. Tout en prodiguant des titres sonores aux aristocrates,
elle les écarte soigneusement des conseils du royaume ; elle
lève les impôts et les régiments sans convoquer la Diète et
enferme la Hongrie dans un isolement qui entrave toute
communication avec le reste de l'Europe. Dès 1725, on
empêche par tous les moyens la jeunesse protestante d'aller
dans les universités étrangères et l'on confisque les livres
allemands et français à la douane. Par la création d'une
armée permanente (171S) la noblesse est diminuée, la bour-
geoisie n'existe pas encore et le paysan croupit dans l'igno-
rance. L'industrie et le commerce sont entre les mains des
Allemands dont le nombre augmente encore après l'expul-
sion des Turcs, tandis que la population hongroise, qui avait
versé son sang pendant une lutte de deux siècles se trouve
amoindrie. Sur les deux millions d'habitants que comptait
alors la Hongrie, il n'y avait que 700,000 Magyars.
Il n'y a plus de capitale hongroise. Pozsony (Presbourg)
est foncièrement allemand et Pest le demeura jusque vers
1840. Un jeune Hongrois qui venait dans la capitale était sûr
d'y oublier sa langue maternelle au bout de quelques années.
Le roi et ses enfants apprennent les langues étrangères, mais
jamais le magyar, et, quoique le précepteur des enfants de
Marie-Thérèse fut un Batthyàny, il ne leur apprenait pas le
hongrois. A. l'Université de Nagy-Szombat, transférée en
1. Élof/e de François Kazinc.zy, p. 7. — Voy. pour cette époque, B. Grûn-
wald, J régi Marjyarorszdr/, 1711-1825 (L'ancienne Hongrie). — 1888. J. Szin-
nyei fils, Irodalmunk lorlénele 1711-1772 (Histoire de notre littérature de
1711 ù 1772). — 187G.
52 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
1777 à liudc, puis, en 1784 à Pest, il y avait des chaires
d'hébreu, d'allemand et de français, mais pas une de hon-
grois. Sous Marie-Tlicrèse, l'aristocratie devient l'ennemie
de la langue nationale; dans les assemblées politiques, dans
les comitats on la remplace — sauf de rares exceptions —
par le latin. Chose plus surprenante encore, la Transylvanie,
ce foyer de l'esprit national pendant deux siècles, désap-
prend le hongrois. Pierre Bod, l'auteur de VAthenas magyar
(1766), le premier dictionnaire d'histoire littéraire, dit dans
sa préface qu'en Transylvanie les enfants dans leurs berceaux
crieront bientôt en français '.
On ne pouvait rien non plus attendre de la petite noblesse.
Elle est ignorante, ne quitte pas son village et ne sait môme
pas ce qui se passe dans le comilat voisin. En fait de livre,
elle n'achète que le calendrier et quelquefois une Bible. Dans
les réunions des comitats, ces anciennes citadelles des
libertés communales, elle croit avoir servi la patrie quand
elle a rédigé de vaines protestations. Au fond, elle ne se
préoccupe que de ses prérogatives, considère l'impôt comme
un signe de servitude '" et rejette toutes les charges sur le
peuple.
L'industrie et le commerce sont entravés par la politique
douanière de l'Autriche qui ne favorise que les provinces
héréditaires et ne se soucie nullement des richesses agricoles
de la Uongrie qui restent sans débouchés. Les bras manquent
pour cultiver la terre; on peut voyager longtemps sans ren-
contrer une habitation. La plaine féconde est constamment
inondée, l'eau stagnante empeste l'air et propage les fièvres ;
le vent qui souffle sur l'Alfôld ne remue que rarement la
moisson d'or. Les routes sont atroces. Le marquis de l'Hô-
pital qui, en 17S7, traversa le pays pour se rendre en Russie
avec une suite de quatre-vingts personnes voyageant dans
1. Plusieurs romans historiques de Jôsika attestent également que le fran-
çais était très répandu en Transylvanie depuis la fin du xvi" siècle.
2. « Ne onus inhaereat fundo » est la formule pour laquelle elle combat
jusq'uen 1848.
INTRODUCTION 53
vingt-trois voitures dût requérir tous les jours 700 chevaux.
Les écoles, aussi bien celles des Jésuites que celles des
protestants, se latinisent; à Gassovie seulement on cultive la
langue nationale ; partout, ailleurs, il est défendu de s'en ser-
vir. Ce n'est que vers le milieu du siècle que les Piaristes
commencent à enseigner l'histoire et la géographie de
Hongrie.
Toutes ces entraves mises au développement de la vie
intellectuelle eurent les plus tristes conséquences. L'issue
fatale du soulèvement de Râkoczy avait réduit au silence
poètes et prosateurs. On ne publie plus que des calendriers
et des livres de prière. Comparons les données de YA?îcienne
Bibliothèque Jiongroise ' avec celles de cette époque de déca-
dence et nous constaterons que les années 1697-1706 ont
produit 382 ouvrages, tandis qu'en 1711, il paraît en lout trois
brochures; en 1712, cinq, en 1714, quatre, et en 1715, deux
livres [Le trésor de rame et les Maximes de la vie chrétienne)
en 1716, 1717 et 1718 quatre livres dont une réimpression de
la Bible de Kàroli; en 1728, quatre catéchismes et livres de
prières. Ce n'est qu'en 1766 que le nombre des imprimés
s'élève à 25 dont 17 traductions d'ouvrages religieux.
La situation ne s'améliore que vers la lin du règne de
Marie-ïhérèse. C'est le moment où les historiens — Jésuites
pour la plupart — commencent à publier les grands recueils
de documents, où Georges Pray % Péterfi, Pâlma, Timon,
Kaprinai, Kovachich retracent l'histoire des Hongrois
depuis les temps les plus anciens, réunissent les chartes et
les diplômes ; où Pierre Bod crée la bibliographie magyare;
Mathias Bel, la géographie hislorique, et où Adam KoUâr
démontre la nécessilé des réformes agraires et économiques.
Czvittinger, pour démentir les accusations des étrangers,
l.ParSzabô et Ilellebrant, 4 vol. (i879-1898), comprenant les imprinirs
depuis l'invention de l'impriuierie jusqu'en 1711.
2. Dans ses Annales veleres Uunnorum, Avarorum et Hiinqaronun (1761)
la partie concernant les Huns est emprunté d de Guignes : Mémoire historique
sur l'origine des Huns el des Turcs. Paris, 1748.
54 l.A LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
donne le premier tableau de l'histoire littéraire hongroise;
il est suivi dans celte voie par Rolarides, Iloranyi et Wal-
laszky. Sajnovics établit la parenté du finnois et du magyar.
Ilell, le célèbre astronome et physicien, rédige ses Ephémé-
nWe* appréciées par toute l'Europe savante.
IMais ces énormes volumes écrits en latin intéressaient
plus les savants étrangers que la Hongrie elle-même. Dans
le pays le niveau intellectuel n'était pas encore assez élevé
pour qu'on y sût apprécier les travaux de ces savants qui,
dans leurs cellules, les yeux fixés sur les in-folios de Bayle,
de Mabillon et des Bénédictins de Saint-Maur, dotaient la
science d'instruments indispensables encore aujourd'hui.
La littérature proprement dite est cependant très pauvre
et cette pauvreté se fit d'autant plus sentir que les œuvres
qui auraient rompu la monotonie des catéchismes et
montré à la nation que son idiome est capable de lutter
avec les autres ne purent paraître au moment de leur créa-
tion. Ainsi les poésies de Faludi ne furent éditées qu'en
1787, celles du baron Amadé en 1836 et le chef-d'œuvre de
la prose hongroise du xviir siècle, les Lettres de Turquie de
Clément Mikes, en 1794. D'autre part, le drame scolaire très
cultivé par les Ordres enseignants resta forcément ignoré,
caries Pères se contentaient de les faire jouer dans leurs
établissements et ce n'est que de nos jours qu'on s'est mis à
en éditer quelques-uns.
Dans les œuvres imprimées ou écrites pendant cette
période nous trouvons maintes traces de Fintluence fran-
çaise, iniluence qui s'explique par l'universalité à laquelle la
littérature française était arrivée au cours du xviii' siècle,
par la cour toute française de Râkoczy dont étaient Uâday et
Mikes, par le besoin qu'on ressentit de traduire ou d'adapter
quelques romans et ouvrages moraux, ce qui eut pour con-
séquence de former le style.
La lecture assidue de Fénelon et des poetae minores du
xvni'' siècle a donné beaucoup de saveur et un certain poli
aux œuvres de François Faludi (1704-1779), qui fit ses études
INTRODUCTION 55
à Vienne et à Gratz, séjourna à Rome comme confesseur en
langue magyare dans la basilique de Saint-Pierre et devint
directeur de l'imprimerie des Jésuites à Nagy-Szombat. Il a
traduit d'abord les Dialogues moraux de Gracian et Dorell,
non pas d'après les textes espagnols et anglais, mais d'après
les versions françaises et italiennes, puis il composa deux
ouvrages dans le môme genre : Le Saint ho?nnie[SiQni cmbar)
et les Nuits d'hiver {Téli éjtszakâk) '. Ces livres étaient nou-
veaux pour la Ilongrie car elle ignorait encore les maximes
de la pbilosopliie pratique, conçues à l'occasion des relations
journalières et du commerce mondain. « J'ai écrit, dit
Faludi, pour propager notre langue, pour faire connaître les
problèmes qui occupent l'esprit des nations étrangères. » Il
a ainsi rendu la langue apte à exprimer des réflexions
morales, il a créé de nouveaux vocables, des épithètes et des
métaphores Dans ses poésies lyriques il vise surtout à l'har-
monie musicale ; il est peu profond et exprime la quiétude
d'une âme paisible, quelquefois les querelles des amoureux.
Le baron Ladislas Amadé (1703-1764) est une nature plus
subjective; il chante dans ses poésies les tourments de
l'amour, la paix du ménage, la grandeur et les vicissitudes
de la vie militaire. Touty est vif, hardi et rapide comme chez
Balassa et dans la chanson populaire. Les poètes français lui
ont appris à créer de nouvelles strophes et l'ont guidé pour
l'emploi heureux de la rime. Ses vers se transmettaient ora-
lement dans tout le pays et on les chantait encore au début
du xix" siècle. Amadé n'a publié que ses chants religieux
(17oo) de même que Paul Râday (1677-1733), le fidèle
ambassadeur de Ràkoczy, qui l'envoya comme négociateur
1. D'après Ilupp, le dernier édileur des Nuits d'hiver (1900), les cinq pre-
miers récits sont une adaptation des Noc/ies des Inverno, tandis que les trois
derniers remontent à une source française. Voy. Régi maQyar Konyvldr
(Ancienne Bibliothèque hongroise) N. 19. Ce recueil de réimpressions d'ou-
vrages rares ou de premières éditions, rédigé par Gustave Meinrich, ne doit
pas être confondu avec l'ouvrage bibliographique de Szabù-IIellebrant qui
porte le même titre.
56 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
en Pologne, en Prusse, en Suède et même au camp de Ben-
der pour servir d'intermédiaire entre Charles XII et le Czar.
C'est lui qui rédigea la célèbre proclamation de Râkoczy :
Rec?'udcscimt... qui, lancée du camp de Munkacs souleva le
pays. Ses chants religieux, publiés sous le titre : Soumission
de l'âme (Lelki hôdolâs) (1715) comptent parmi les plus beaux
de l'église protestante. Dans la forme des strophes, Râday
imite souvent Molnâr, mais il montre plus de souplesse '.
La prose compte encore moins de représentants que la
poésie. L'histoire littéraire cite seulement les Lettres de Tur-
quie de Clément Mikes (1690-1761). Né à Zagon en Transyl-
vanie, élève des Jésuites à Kolozsvâr, Mikes entra à l'âge de
17 ans au service de Râkoczy, non pas comme soldat, mais
comme page. Il avança rapidement, aimant son maître à tel
point qu'il l'accompagna dans son exil quoiqu'il eût pu, après
la paix de Szathmâr, demeurer en Hongrie. « Je n'eus
jamais d'autre raison de quitter mon pays que le grand
amour que je portais à notre prince », dit-il dans une de ses
lettres. Il vint donc à Paris et pendant ce séjour se familia-
risa avec les ouvrages qui devaient l'occuper pendant son
long exil en Turquie. Là il eut encore la bonne fortune de
trouver dans l'ambassadeur de France, le marquis de Bon-
nac, un ami qui mettait volontiers à sa disposition sa belle
bibliothèque; la marquise qui, dit-il, « est comme le miel des
roseaux et parmi les femmes comme une vraie perle » -, lui
communiqua même les nouveautés littéraires venues de
Paris.
Après la mort du prince (1735) Mikes administra le peu de
fortune qu'il laissait; à l'arrivée de Joseph Râkoczy on lui
fit l'affiont de confier ce soin {i un aventurier, Bonneval,
qui, après avoir quitté le service de l'Autriche, s'était fait
mahomélan. Pendant les années 1737-1739, lorsque la Tur-
1. La fille de Râday, Esther, épousa un Teleki et devint l'aïeule de toute
une famille d'écrivains tous imbus d'idées françaises. Voy. plus loin :
L'École française, § XIL
2. Lettres de Turquie, XVIIL
INTRODUCTION 57
quie se servait du jeune prince comme d'un épouvantail
pour inquiéter l'Autriche, Mikes quitte Rodosto et fait cette
misérable campagne de Yahichie qui finit par la mort du
chef hongrois. Si Mikes n'a pas pu voir alors sa chère Tran-
sylvanie, il a pu regarder au moins, comme il dit « son man-
teau », c'est-à-dire ses montagnes couvertes de neige. Il
revient avec les autres exilés à Rodosto où il voit mourir les
uns après les autres ses anciens compagnons; en 1758, on le
nomme basbiig, préposé à la petite colonie magyare, fonc-
tion qu'il remplit jusqu'à sa mort. A la fin de sa vie, il obtint
de pouvoir correspondre avec ses parents de Transylvanie.
Ses cendres reposent en terre étrangère dans ce hortus Hun-
garoriim^ nécropole de la colonie magyare '.
Le nom de Mikes n'était guère connu en Hongrie lorsque,
vers la fin du xviif siècle, un de ses manuscrits parvint entre
les mains de Kulcsdr qui rédigeait à Vienne un journal hon-
grois. C'étaient les Lettres de Turquie (Torôkorszàgi levelek)
que l'avisé journaliste publia en 1794. La haute valeur de
cette œuvre ne fut reconnue que par la génération suivante ;
on y voit aujourd'hui le chef-d'œuvre de la prose du
xviii^ siècle.
Ce recueil contient deux cent sept lettres, s'étendant sur
une période qui commence avec l'arrivée des émigrés en
Turquie (1717) pour finir en 1758, trois ans avant la mort
de Mikes. Elles forment, d'abord, une source historique de
première importance sur Râkoczy et son entourage, sur
l'enfance de l'écrivain, sur l'état politique et social de la
Turquie et sont, en outre, les premières pages hongroises où
un écrivain médite sur son état d'âme. Mikes, sans doute,
était né styliste, il a un langage aisé, gracieux, mais les mora-
listes français du xvii" siècle, les Lettres de Madame de Sévi-
1. Parmi les nombreux travaux sur Mikes, nous ne mentionnons que les
biographies de L. Abafi : Mikes Kelemen (1878) et celle de G. Toncs : Zdgoni
Mikes Kelemen élele (La vie de Clément Mikes de Zâgon), 1897. — Dans cette
dernière on trouvera une bibliographie complète.
58 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
gné lui ont appris à donner à ses pensées plus de profondeur
qu'on n'en trouve chez ses contemporains.
Jusqu'en 173o c'est la personne du prince bien-aimé qui
est le principal objet de sa correspondance. Elle reflète fidè-
lement les espoirs que Rdkoczy conçoit toutes les fois que
l'horizon politique s'obscurcit sur l'Autriche et la Turquie ;
sa pieuse résip;nation lorsqu'il est interné à Rodosto, la
noblesse de sa conduite qui inspire du respect, même à ses
ennemis. Quel deuil ce fut pour Mikes lorsque le Vendredi
saint de l'année 1733 le prince rendit le dernier soupir ! La
lettre du 8 avril (CXIl) nous montre la consternation
générale.
« Ce que nous craignions est arrivé. Dieu nous a faits orptielins; à
trois lieures du matin il nous a enlevé notre clier maître et père.
Comme c'est aujourd'liui Vendredi saint, nous avons à pleurer noire
père céleste et notre père terrestre. Dieu a remis la mort de notre
maître jusqu'à ce jour pour sanctifier cette mort par le mérite de Celui
qui est mort pour nous tous. Après une telle vie et une telle mort, je
crois qu'il lui a été dit : « Aujourd'hui tu seras avec moi en paradis! »
Nous avons répandu beaucoup de larmes, car vraiment la douleur nous
accablait. Mais nous n'avons pas à plaindre ce bon père, puisque Dieu
l'a invité au banquet céleste où il le fait boire à la coupe des délices et
de la joie ; c'est nous qui sommes à plaindre, nous qui sommes devenus
des orphelins abandonnés. Je ne puis t'exprimer combien de larmes
nous avons versées, quels gémissements nous avons poussés. Juge, si
tu peux, de l'état dans lequel je t'écris cette lettre. Mais puisque je sais
que tu désires savoir les circonstances de sa mort, je t'écris avec mou
encre et mes lainies, dussé-jeen encore augmenter mon deuil.
« Il me semble que je t'ai écrit ma dernière lettre le 2'ô du mois
dernier. Après cette date notre pauvre maître a ressenti une grande
faiblesse. Il a peu travaillé, mais il s'est conformé à ses anciennes
habitudes; malgré son état précaire il est allé, jusqu'au 1" avril, dans
son atelier de tourneur. Ce jour, la lièvre l'a fortement secoué et l'a
encore affaibli. Le lendemain il se sentait mieux. Le dimanche des
Rameaux il ne pouvait plus aller à l'église, mais il a écouté la messe
dans la maison voisine de la chapelle. Après la messe, le prêtre lui a
apporté le rameau bénit; il l'a reçu à genoux en disant que ce serait
peut-être le dernier. Le lundi il se sentait mieux, le mardi également ;
il a même demandé du tabac et il a fumé. Nous vîmes avec étonnement
que jusqu'à l'heure de sa mort il n'a pas négligé l'ordre et l'étiquette de
INTRODUCTION 59
la maison et il n'a pas permis que nous négligions quelque chose à
cause de lui. Tous les jours il s'habillait, mangeait et se couchait à
l'heure habituelle. Mercredi, dans l'après-midi, il eut une grande fai-
blesse et dormait continuellement. Je lui demandai de temps en temps,
comment il se portait"? Il me répondit toujours : Je me sens bien, je
n'éprouve aucune douleur. Le jeudi, sa fin étant proche, il communia
avec grande ferveur. Le soir, à l'heure du coucher, on le soutenait j^ar
les bras, mais il alla seul dans sa chambre. On pouvait à peine distin-
guer ce qu'il disait. Vers minuit nous étions tous réunis autour de lui.
Le prêtre lui demanda s'il voulait prendre l'extrême-onction. Le pauvre
fit signe que oui. Après cette cérémonie, le prêtre lui dit des paroles
de consolation, mais il ne pouvait plus répondre. Nous aperçAimes
cependant qu'il avait encore sa raison et nous vîmes que pendant les
exhortations des larmes s'échappaient de ses yeux. Enfin ce matin, à
trois heures, il rendit son âme à Dieu. Il est mort comme un enfant.
Nous le regardions constamment, mais nous ne nous aperçûmes de son
trépas que lorsque ses yeux se fixèrent. Il nous a laissés, pauvres orphe-
lins, sur cette terre étrangère. Ici il n'y a que pleurs et lamentations.
Que le ciel nous console ! «
Après la mort du prince, Mikcs quitte l'iiabit français qu'il
avait porté vingt-deux ans, mais avec Ihabit il ne pouvait
dépouiller la tournure d'esprit, son éducation toute fran-
çaise. C'était riiabilude des seigneurs transylvains de rédi-
ger des mémoires, des journaux, des confessions. Mikes les
imita et c'est d'après son Journal qu'il composa ce recueil
qu'il adresse fictivement à une tante de Constantinople. Le
ton varié des lettres, les nuances que nous apercevons lors-
qu'il exprime son espoir dans la cause des émigrés au com-
mencement de leur séjour en Tnrquie, quelques allusions
à un amour naissant entre lui et Suzanne Koszegi, la fille de
l'écuyer de Râkoczy qui préféra épouser le vieux Bercsényi ;
la tristesse qu'il exprime de la mort du prince et aussi le
chagrin que lui cause l'ingratitude du jeune Râkoczy, finale-
ment sa résignation lorsqu'il voit que tout espoir de retour
est perdu, tout cela ne doit pas nous tromper sur l'origine
de ce livre. C'est une œuvre faite dans l'intention d'ètr-e
publiée ou du moins d'être en Hongrie un témoignage
d'attachement à la littérature nationale. On y trouve com-
GO LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
Lille l'art opistolairc d'une Sévigné avec la manière des
mémoires hongrois. Mikcs a ainsi pu éviter la sécheresse
de ces derniers. Il intercale dans ses lettres de petits récits
tirés, tantôt de l'antiquité, tantôt des nouvelles françaises
dont il était le lecteur assidu.
De ce recueil se dégage un caractère de haute valeur
morale et littéraire. C'est une œuvre d'art où nous voyons
concentrés les traits dominants de l'àinc magyare lors du
soulèvement de Ràkoczy. L'auteur y a montré que la prose
hongroise du xvu' siècle — la seule qu'il put connaître puis-
qu'il vécut continuellement à l'étranger — se prêtait hien au
récit tantôt émouvant, tantôt humoristique. Gomme à M™" de
Sévigné ', son modèle, il lui manque l'originalité féconde et
le don de créer ', mais il a ce talent « de refléter les gens qu'il
aime, d'entrer dans leurs pensées et de les rendre plus vives
et plus frappantes en les reproduisant ^ ».
Mikes a reçu en héritage des Sicules (Székler) au milieu
desquels il naquit, leur esprit religieux. Comme tant de pro-
testants de Transylvanie, il a embrassé le catholicisme lors
de la domination autrichienne et il est très probable que,
pendant son séjour à Paris, ses principales lectures étaient
des ouvrages moraux et religieux, s'occupant du dogme et
de l'histoire ecclésiastique. Les œuvres de l'abbé Fleury
l'attirèrent surtout. L'atmosphère que M""" de Maintenon
entretenait à la Cour, la piété du vieux roi, le jansénisme
austère lui-même étaient tout à fait selon le goût du jeune
Magyar. Il recommande à sa tante d'apprendre le français
car (( dans celte langue on trouve de nombreux ouvrages
religieux, moraux et didactiques. » Aussi les quinze volumes
manuscrits qui sont entrés, en 1873, au Musée national de
1. Rabutin, cousin de M™^ (Je Sévigné, chassé de France, avait pris du ser-
vice en Autriche et devint gouverneur militaire de Transylvanie lors de l'élec-
tion de François H Râkoczy. 11 a laissé un triste souvenir dans ce pays.
2. 11 dit naïvement : « Mon esprit ne perce pas l'air. »
3. Gaston Boissier, Madame de Sévirjné, p. 103.
INTRODUCTION 61
Budapest * sont-ils — à Texception d'un seul recueil de nou-
velles, traduites également du français — des ouvrages de
piété. Les œuvres de Fleury, le Catéchisme de Montpellier,
mis à l'Index, mais très bien accueilli par les Jansénistes, et
d'autres traités d'édification : voilà ce qui occupe l'âme
pieuse de Mikes. Il vent faire l'éducation de la jeunesse,
éducation qui, selon lui, est tout à fait défectueuse. Gomme
M""^ de Maintenon, il insiste surtout sur l'éducation des
jeunes filles, complètement négligée alors dans son pays. Les
traductions de ces ouvrages sont encore inédites.
Le recueil des Nouvelles fut publié en 1879 par M. Abafi
qui a voué un véritable culte à Mikes. Comme l'a démontré
Etienne Szilagyi, elles sont tirées des Journces amusantes
de Madeleine Gomez, née Poisson (1684-1770) dont Tou-
vrage dédié au roi, parut de 1722 à 1731. Le cadre de ces
récits est emprunté à IJoccace. Une société des plus choisies
se réunit et chacun à son tour doit raconter une histoire. Le
recueil de M""^ Gomez est comme le dernier écho des
1. Quart. Hung. Nos 1090-1100. — No 1090 (en quatre volumes) contient un
commentaire des Épîtres et des Évangiles. Il date de 1741. — No 101)1 contient
des Dialogues sur la manière de bien employer son temps, sur le Devoir des
maîtres envers leurs domestiques. Il date de 1751. Traduit « en terre étran-
gère d'une langue étrangère » dit Mikes. C'est une adaptation du Traité du
devoir et des maitres et des domestiques de Fleury. — No 1092. D'après S. Kun
{Magyar KÔnyvszemle, 1898, p. 124) c'est la traduction du Catéchisme dit « de
Montpellier » : Informations générales en forme de Catéchisme où Ton explique
en abrégé par l'Écriture sainte et par la tradition, l'histoire et les dogmes de
la religion, la morale chrétienne, les Sacrements, les Prières, les Cérémonies
et les usages de l'Église. — Ce catéchisme est de Pouget, de l'Oratoire,
imprimé par ordre de Colbert;, évêque de Montpellier (Paris, 1702) ; il fut cen-
suré à Rome, mais accueilli avec beaucoup de faveur par les Jansénistes. —
No 1093 (en deux volumes). C'est la traduction revue du même ouvrage. —
No 1094. Contient les Nouvelles. — No 1093. Pensées chrétiennes recueillies de
l'Écriture sainte et des Pères de l'Église (avec la traduction rythmée de
quelques hymnes), 1747. — No 1096. La Vie de Jésus-Christ, 1748. — No 1097.
Miroir des vrais chrétiens, 1749. — No 1098. Sur les mœurs des Israélites, sur
les mœurs des Chrétiens, traduits de l'abbé Fleury. — No 1099. Guide de la
jeunesse dans la piété chrétienne. — No 1100. Histoire des Juifs et du Nou-
veau Testament, 1754. — C'est la traduction de l'Histoire de l'Ancien et du
Nouveau Testament de Fleury.
02 LA LITTÉKATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
romans héroïques, mais il a plus de concision. C'est à cette
dernière qualité qu'il est redevable d'avoir été lu à une
époque où les romans de M"' de Scudéry et de la Galprenède
n'étaient déjà plus goûtés. L'écrivain hongrois pouvait y
voir comme un rayon émané de cette Cour éblouissante qu'il
connaissait d'assez près. En tout cas la lecture l'en a amusé;
on trouve plusieurs allusions à cet ouvrage dans ses Lettres
et il se mit à le traduire. Choisissant six des meilleures nou-
velles ' il en a donné une version assez réussie. Il n'atteint
pas toujours à l'élégance de l'original; il se sert souvent de
circonlocutions là où le mot magyar lui manque; la langue
est moins concise et moins forte que dans les Lettres, on y
rencontre même certains gallicismes '. Il s'est peu écarté de
l'original. Le lieu où se rencontrent les six personnes qui
racontent les nouvelles est transféré des bords de la Seine
à ceux du Szamos en Transylvanie, ce coin de terre natale
vers lequel il aspirait tant; il change quelques noms, fait
surveiller les trois couples par la vertueuse Ilonoria, rac-
courcit les nombreuses réflexions morales. Par ce recueil,
comme par ses autres traductions, Mikes a voulu édifier. Ce
qui a pu surtout l'attirer vers les Journées amusantes, c'est,
comme dit Beothy ', que certains traits des héros étaient en
harmonie avec sa vie à lui. La moralité, la bravoure, l'esprit
chevaleresque, les péripéties sans nombre : tout lui rappe-
lait sa carrière mouvementée. M""" Gomez nous dit des six
personnages qui composaient la société : « Quels hommes et
quelles femmes! Tout ce que l'esprit, la vertu, l'honneur et
la probité peuvent donner aux mortels pour les rendre par-
faits, s'y trouvait rassemblé. » Ce sont aussi de bons chré-
tiens. Dans V Histoire de la j)rincesse de Ponthiea, où le
1. Histoire de Léonore de Vaiesco ; de Rakima et du sultan Amurat IV ; de
la princesse de Ponttiieu; de Donna Elvire de Zuarès; d'Etelred, l'oy d'Angle-
terre; de Cléodon.
2. S. Simonyi : A mar/j/ar nyelv (La langue hongroise), 1. 1, p. 267. — 1889.
3. A szépprôzai elbeszélés a réi/i magyar irodalomban (Le récit en prose
dans Tancicnne littÎTature hongroise), 1886-1887, t. 1, pp. 217 et suiv.
INTRODUCTION 63
héros fait un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle,
l'auteur dit : « Les hommes de ce siècle n'étaient pas cor-
rompus comme en celui-ci : le héros cherchait à montrer sa
piété autant que sa valeur et ce qui passerait pour faiblesse
aujourd'hui, donnait en ce temps-là un nouvel éclat à la
vertu. » Voilà ce qui a plu au pieux Mikes. Dans l'éloge do
cette société où tous aiment « noblement », où les amants
traversent d'innombrables aventures entourés des vieux
décors du roman héroïque — travesti, fuite, attaque dos
corsaires, captivité, combat naval, tempête, naufrage, sauve-
tage miraculeux — le chevalier magyar a du trouver
quelque chose de réconfortant.
Pendant que Mikes traduisait à Rodosto ces Nouvelles qui
devaient rester si longtemps inédites, François Barkdczy,
évèque d'Eger, publia (1755) la première traduction du
Trlémaque faite par Ladislas Ilaller, comte de Màrmaros, qui
mourut à l'âge de trente-quatre ans (1751). Ce roman eut
encore trois éditions (1758, 1770, 1775) et obtint plus tard
les éloges de Bacsànyi. La traduction est, en effet, coulante
quoiqu'elle n'atteigne pas à la perfection que nous constate-
rons à l'époque suivante. Elle est, en tout cas, la première
qui soit lisible et qui donne une œuvre d'imagination '. Les
premières lueurs du xvni' siècle français commençaient à
pénétrer en Hongrie. Les écrivains dramatiques du xvii' siè-
cle sont également lus. Le drame des Jésuites fait place aux
pièces des Piaristes; jouées, il est vrai, uniquement dans les
écoles, elles n'inspirent pas moins les premiers dramaturges
hongrois : Dugonics et Simai. Ce dernier connaît Molière ; il
a adapté Sganarelle et l'Avare ■ . Le piariste Katsor insiste
auprès de ses disciples sur le mérite des pièces de Corneille
et de Racine, son confrère Bernard Benyàk a certainement
L Outre Ilaller, Joseph Zolt.in (1712-170.3) a également traduit à cette
époque le Télémaqite, mais sa traduction ne parut qu'en 1783 ; elle est moins
réussie que celle de Ilaller.
2. La première pièce sous le titre : Martin Gyapai, la seconde sous le
titre : Zsugon. Yoy. E. Philol. K., tomes XIV et XVII.
64 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
eu SOUS les yeux Athalie lorsqu'il écrivit : Joas, roi de Judée
(1769). Cette pièce, encore inédite, comme la plupart des
drames scolaires du xviii^ siècle, fait preuve d'une certaine
expérience de la scène ; l'auteur y a créé plusieurs rôles de
femme ce que les Jésuites ont toujours soigneusement évité.
Nous avons esquissé jusqu'ici la marche de la civilisation
hongroise jusqu'au renouveau littéraire. Nous avons insisté
sur les périodes de relations mutuelles où le génie civilisa-
teur de la France a fait sentir son ascendant en Hongrie.
Mais cette influence ne se montre dans les temps anciens
que d'une façon intermittente ; elle se manifeste surtout
dans le domaine politique, religieux et scolaire, quoiqu'elle
ait, à l'époque de la décadence, exercé une action considé-
rable sur un écrivain aussi intéressant que Mikes. Ses
œuvres, connues à temps eussent pu servir de précurseurs à
celles de Y École française. En abordant notre véritable
sujet, nous pourrons suivre pendant plus d'un siècle les
traces non interrompues de l'influence française et montrer
dans quel sens, à deux époques très mémorables du déve-
loppement littéraire hongrois, elle a donné au courant des
idées une orientation nouvelle.
LIVRE I
(1772-1837).
LIVRE I
(4772-1837).
Les historiens de la littérature hongroise, depuis Toldy
jusqu'à nos jours, datent le renouveau littéraire de 1772,
année où parut Agis^ la première tragédie de Georges
Bessenyei. Ce renouveau s'est effectué grâce au groupe litté-
raire auquel on a donné le nom d'École française^ parce
qu'il apporta une nouvelle sève par ses traductions et ses
imitations des chefs-d'œuvre français. Nous ne pouvons
donc mieux enlrei- dans notre sujet qu'en examinant dans
tous ses détails l'activité de ce groupe littéraire et en démon-
trant quel rôle il a joué de 1772 jusqu'à la fin du xvni" siè-
cle. A cette étude nous rattacherons celle du mouvement
politico-littéraire qui se fit sentir dès 1790, grâce aux événe-
ments de la Révolution française, et finalement nous tâche-
rons de démontrer dans quelle mesure les idées françaises
qu'on croyait pouvoir arrêter par le procès et la condamna-
tion de Martinovics et de ses adeptes, ont encore influé à
une époque oi^i le classicisme hongrois se fonde grâce à
François Kazinczy, le Ronsard hongrois.
CHAPITRE I
L'ÉCOLE FRANÇAISE
(A francziâs iskola).
La décadence que nous avons constatée dans la période
qui précède le renouveau, provenait en grande partie de
l'isolement oii se trouvait la Hongrie. Aucun des courants
littéraires qui se manifestaient alors en Europe, ne parvint
jusqu'aux bords du Danube. Il n'y avait ni capitale, ni foyer
intellectuel d'aucune sorte. Les tentatives de quelques
hommes éclairés qui voyaient combien le pays baissait au
point de vue littéraire et politique échouèrent contre l'in-
différence des nobles et des comitats. Les apparences de
paix des règnes de Charles III et de Marie-Thérèse n'empê-
chèrent pas la nation de perdre toute souplesse intellec-
tuelle, toute communion d'idées avec le reste de l'Europe.
La Cour aspirait à une centralisation à outrance. Tous les
moyens lui semblaient bons pour atteindre ce but. La reine
attirait à Vienne par des titres sonores, par des flatteries,
souvent par l'espoir d'un riche mariage les magnats hon-
grois. Or, précisément à cette époque, la Cour subissait l'in-
fluence française. Avec le mariage de François, duc de Lor-
raine et de Marie-Thérèse (1736) l'étiquette espagnole encore
en vigueur sous Charles III disparait. On la remplace par
CHAPITRE I 69
les mœurs françaises. Les seigneurs, qui arrivent avec le duc
de Lorraine à Vienne, donnent bientôt le ton; des acteurs
français jouent au théâtre de la Cour; le répertoire français
est traduit et imité dans les théâtres allemands oii Hanswurst ,
le Kasperl viennois et Colombine doivent céder la place aux
œuvres dramatiques de Voltaire, de Destouches et de Mari-
vaux'. Plusieurs journaux français se publient à Vienne ";
la reine parle et écrit de préférence en français. Malgré
V Index Ubrorum prohibitonim, les œuvres de Rousseau et de
Voltaire, l'Encyclopédie et les physiocrates sont lus et com-
mentés. Imaginons-nous un noble magyar, arrivant du fond
de son comitat où toute vie intellectuelle est morte, dans
cette Cour brillante. Pour y faire bonne figure, il faudra
qu'il s'accommode à l'entourage. Si c'est le premier venu, il
oubliera vite sa langue maternelle que, même dans son pays,
il considérait comme un idiome inférieur bon pour les pay-
sans; il shabillera à la française et mènera une vie aussi
dissipée que le permet son état de fortune '\ Mais si ce noble
ne pense pas uniquement à s'amuser, il rougira de honte
quand il comparera l'état de son pays avec celui des autres
nations civilisées; il lira beaucoup afin d'acquérir les no-
tions littéraires nécessaires pour se mêler à la conversation.
S'il a, en outre, l'ambition de se perfectionner, le désir
ardent de voir son pays sortir de la barbarie, de lui commu-
niquer quelques étincelles de la culture européenne, de
1. Voy. E. Wlassack : Clironik des K. K. Hofburglhealers. Vienne, 1876.
— H. M. Richter : Geistesstromunqen, pp. 141 et suiv. (Wien in der Les-
sing-Epoche). Berlin, 1875. — I. Heller : A bécsi sziniigy Mciria-Terézia es
II. Jôzsef alull (Le théâtre viennois sous Marie-Thérèse et Joseph II. — 1893
(brochure).
2. Gazelle litléraire de Vienne, 1768 ; Journal de Vienne dédié aux amateurs
de la Ulléralure, 1784; L'Almanach universel, 1783; Correspondance univer-
selle, 1785; Extrait ou l'Esprit de toutes les gazettes, etc.
3. De ceux-là un membre de la « garde royale « dira, après la mort de
Marie-Thérèse : « Ils ont oublié leurs aïeux; il n'y a rien en eux qui poui'rait
rappeler que ce sont les descendants de ceux qui ont acquis leur patrimoine
avec leur sang. 11 semble qu'en prenant le costume étranger ils aient éteint
Jusqu'à la dernière étincelle le feu qu'ils ont sucé avec le lait de leur mère. »
70 l'école française
réveiller les comitals de leur torpeur, il tâchera de faire
profiler la littérature nationale des connaissances qu'il aura
acquises à Vienne, se fora traducteur ou imitateur des œu-
vres les plus en vogue : Vienne ne sera pour lui ni Sybaris,
ni Capoue, comme l'a dit l'un d'eux. Tel fut le cas des
jeunes nobles qui sous la direction de Georges Bessenyei
firent les premiers essais de traduction ou d'imitation des
chefs-d'œuvre et de quelques ouvrages secondaires de la lit-
térature française.
Nous ne nous étonnerons donc pas de voir naître à Vienne,
capitale de l'Autriche et qui plus est, dans l'entourage de la
Cour, qui avait des intentions nettement opposées, un mou-
vement fécond pour la littérature hongroise. La reine qui,
par ses caresses, voulait étouffer le génie national, le réveilla
de son sommeil de soixante ans, et cela, grâce à une insti-
tution créée par elle et qui n'avait d'autre but que de para-
chever ce que son règne avait si bien commencé. Cotte insti-
tution est celle de la « Garde du corps royaley^. (Kirâlyi test-
orség.)
Le H septembre 1760, dix-neuf ans, jour pour jour, après
la mémorable séance de la Diète de l'ozsony (Presbourg),
la reine, voulant témoigner sa reconnaissance aux comitats
hongrois qui avaient sauvé le trône, décréta la création d'une
garde royale composée exclusivement de Magyars. Chaque
comitat avait le droit de choisir deux jeunes nobles parmi
les plus beaux et les plus intelligents et de les envoyer à
Vienne. Là, ils recevaient une instruction militaire, devaient
assister aux réceptions et aux fêtes de la Cour et pouvaient
cultiver leur esprit à leur guise. Le traitement était suffisant
pour faire bonne figure dans la haute société. Après quelques
années passées dans cette garde, ils pouvaient entrer comme
officiers dans l'armée ou obtenir leur avancement dans la
garde môme.
La Diète fut très touchée de cet acte de reconnaissance.
Elle vota immédiatement 100.000 llorins, la Transylvanie
20.000 et la Croatie également 20.000 pour l'entretien de
CHAPITRE I 71
cette élite. La reine qui obtenait des Hongrois par la dou-
ceur, souvent par une bouderie habilement calculée tout
ce qui servait ses desseins de centralisation et de germani-
sation, avait une arrière-pensée môme on llaltant l'orgueil
nobiliaire par cette institution qui existait en Transylvanie
sous le règne des princes nationaux. Les comitats qui pou-
vaient ainsi désigner deux jeunes gens, étaient heureux de
voir leurs meilleurs sujets « se polir » à Vienne et arriver
souvent par de riches mariages à des situations enviables :
mais ils ne voyaient pas le danger national. Quatre ans
après la création de la garde un écrivain disait : « Les
nobles se précipitent sur les langues étrangères; le hongrois
leur est ennuyeux; môme s'ils le savent encore, ils rougissent
de s'en servir. » Voilà où était le danger; Marie-Thérèse
l'escomptait d'avance, son prosélytisme y trouvant égale-
ment son compte. Les comitats, en majorité protestants,
envoyaient des jeunes gens élevés dans leurs écoles confes-
sionnelles. L'air ambiant de la Cour, souvent la promesse
d'une belle position suflisaient pour les convertir au catholi-
cisme. Ce fut le cas, comme nous le verrons, du chef môme
de VEcole française et d'un des meilleurs écrivains de ce
groupe, Abraham Barcsay. Le filet était donc adroitement
jeté, mais, comme dit l'historien de la garde, A. Ballagi, il
en avait pris tant qu'il en fut déchiré ^ C'est de la garde
royale que partit le cri de ralliement adressé à tous ceux qui,
en Hongrie, espéraient encore créer un mouvement litté-
raire et scientifique. La honte de se voir distancer par TAu-
triche et les autres nations lit agir le groupe de Vienne ; un
patriotisme ardent créa, en Hongrie môme, les premiers
champions de cet effort qui devait, vers la fin du xvm" siècle,
aboutir à la création d'une littérature nationale.
h' Ecole française, placée à la tôte de ce mouvement, indique
en môme temps que la littérature française a devancé, en
1. Aladâr Ballagi, A magyar kirdlyi teslorsér/ tbrlénete ([listoire de la garde
royale hongroise), 1872, p. 11.
72 l'école française
Hongrie, la liltérature allemande. En effet, vers 1770,
lorsque Bessenyei et ses compagnons de la Garde, cher-
chèrent les sources de l'inspiration poétique, il leur eût été
ditficile de se tourner vers l'Allemagne. Weimar n'avait pas
encore produit ses chefs-d'œuvre ; seuls les travaux esthé-
tiques et littéraires de Winckelmann, de Lessing et de Her-
der eussent pu tenter ces jeunes esprits ; mais cette nourri-
ture intellectuelle était trop lourde pour eux. Ces œuvres
inspirées par l'hellénisme renaissant vers le milieu du
xvni" siècle, n'étaient guère connues à Vienne, encore moins
en Hongrie. Les efforts des Sonnenfels pour acclimater Les-
sing à Vienne coïncident avec les premiers travaux hongrois
de la garde. Mais ni Miss Sarah Sampson ', ni ses autres
pièces ne pouvaient rivaliser avec les pièces françaises ^ Le
public acclame Voltaire {Zaïre, Alzire^ Nanine, l'Écossaise)
court aux pièces de La Chaussée, de Destouches, de Fal-
baire, de Mercier, et, en général, aux comédies larmoyantes
que le « Staatsrath von Gebler », compagnon de lutte de
Sonnenfels a d'ailleurs fidèlement imitées. Voilà pour le
théâtre. Les œuvres de Klopstock ne plaisaient pas aux écri-
vains hongrois; le « Bardengebrûll » des Viennois ne trouvait
aucun écho en Hongrie et l'enthousiasme factice deKazinczy
n'y a rien changé ^ Par contre, les épîtres philosophiques
de Voltaire avec ses poésies légères ; les élégiaques à la
mode : Dorât, Colardeau, d'Arnaud, cette muse facile, sou-
vent badine, quelquefois mélancolique, qui n'exige pas
beaucoup de réflexions, fournit une agréable lecture et
s'adapte aisément à l'esprit étranger : voilà ce qui attire
les Magyars dans l'atmosphère viennoise.
Quant aux œuvres en prose, à quelle autre source auraient-
1. Cette pièce ne pouvait être jouée à Vienne qu'à la condition que le rôle
de Morton fût tenu par Hanswurst, — Voy. Ricliter, ouvr. cité p. 145.
2. On proposa même un prix de cent ducats pour une bonne traduction de
Zaïre.
3. Kazinczy qui avait traduit la Messiade en 1793, ne trouva dans toute la
Hongrie que treize souscripteurs et dut garder sou manuscrit.
CHAPITRE I 73
ils pu puiser qu'à la source française? Voltaire faisait les
délices de l'aristocratie viennoise et magyare; Montesquieu,
Rousseau et les Encyclopédistes offraient, au point de vue
humain et général, les meilleurs modèles à une littérature
naissante.
On peut donc affirmer que l'initiatrice des lettres hon-
groises fut la littérature française ; que de 1770 jusqu'à la
fin du xvnf siècle la littérature allemande y était très
peu connue et que môme les rares ouvrages hongrois
traduits ou imités de l'allemand, découlent, comme nous
le verrons, d'une source française. On peut expliquer ce
fait par l'universalité de la littérature française à cette
époque, mais cette explication à elle seule ne suffit pas.
Il faut y joindre, d'une part, une grande sympathie et
certains traits de caractères communs aux deux peuples :
un sentiment inné de la liberté politique, une grande
tolérance religieuse, un esprit frondeur dès que les garan-
ties des libertés sont menacées, un grand sérieux au fond
de l'âme, en dépit des apparences de légèreté et, jusque
dans la langue, une tendance au ton oratoire et à la décla-
mation; une étroite parenté avec la littérature latine,
un peu moins de sympathie pour l'hellénisme, une har-
diesse dans l'expression des sentiments politiques qui fait
de chaque citoyen un « paysan du Danube ». D'autre part,
il ne faut pas oublier qu'au moment du renouveau littéraire,
les écrivains pouvaient s'inspirer sans danger de la France,
mais que le « péril allemand )> était toujours imminent et le
resta longtemps au cours du xix^ siècle. Or ce sont les
écrivains qui formèrent l'âme de la Hongrie avant le réta-
blissement de l'autonomie et ces écrivains avaient assez d'in-
stinct politique pour ne pas s'adresser à la nation voisine qui
pour eux était l'ennemi séculaire. Ils trouvaient en France,
non seulement une littérature qui répondait à leurs aspira-
tions, mais qui de plus, était conforme au génie national et
plus apte que toute autre à permettre la création de ce qui
leur manquait encore.
74 l'école française
Avant d'examiner la vie et les œuvres de chacun des
membres de YEcole française^ il nous semble nécessaire de
dire dès maintenant, qu'il ne s'agit ici nullement de génies
créateurs. Ce sont, comme les membres de la Pléiade, des
traducteurs et des imitateurs ; à l'exception de deux poètes
lyriques, leur vol n'est pas bien hardi. Mais ce sont des
hommes qui ont réveillé une nation de sa torpeur, qui
rêvaient un état social, littéraire et scientifique auquel le
pays, entravé sans cesse, n'a pu parvenir que bien après la
mort des principaux membres de ce groupe. Il ne s'agissait
pas pour eux de réformer, mais de mettre quelque chose à
la place du néant, car il n'y avait plus de tradition littéraire.
La forte prose du xvu' siècle qui rendait de bons services
dans les luttes religieuses, au moment où débutait la science
hongroise, était vieillie et il ne se trouvait aucun écrivain
pour lui infuser une nouvelle sève. La poésie était inconnue,
car les œuvres de Faludi et d'Orczy ne furent publiées
qu'après les premiers essais des « Français ». Ceux-ci sont
donc les premiers ouvriers conscients, aussi bien en prose
qu'en poésie. Ils ne cessent de proclamer cette vérité qui
semble aujourd'hui banale, qu'une nation ne peut se culti-
ver qu'en usant de sa propre langue, que la nationalité et
la langue sont unies, qu'il faut aux écrivains une certaine
sympathie de la part du public, et que tout effort isolé, dans
la littérature ou dans la science, reste stérile. C'est pourquoi
les adeptes de cette Ecole sont les premiers à réclamer une
Société savante. Les yeux constamment tournés vers la
France, Bessenyei voit quels services l'Académie française
et les autres académies groupées autour d'elle rendent aux
lettres. Il dressera même le plan d'une telle Académie, plan
qui sera repris, en J830, lorsque l'acte généreux d'Etienne
Széchenyi permit enfin de réaliser les « Vœux ardents » de
plusieurs générations. C'est YÉcole française qui relie la
littérature nationale aux courants littéraires de l'Europe et
s'efforce de construire un édifice étayé sur la littérature
française; celle-ci joue alors le môme rôle que l'antiquité
CHAPITRE I 75
avait joué dans les pays de l'Occident. Telle est la véritable
signification de ce groupe littéraire. Un examen détaillé de
ses œuvres nous montrera qu'il mérite toute notre atten-
tion, car il fut le premier missionnaire du génie littéraire
de la France en terre hongroise.
II
Le chef de V Ecole française est Georges Bessenyei dont la
tragédie Agis parue à Vienne en 1772 et dédiée à Marie-
Thérèse marque la date du renouveau littéraire. Une tra-
gédie pour un pays qui n'avait môme pas de théâtre ! Les
anomalies de ce genre ne sont pas rares dans les annales de
la littérature hongroise. Acceptons donc avec les savants
magyars cette date et examinons la vie comme les iœuvres
de ce disciple de Voltaire '.
Bessenyei naquit en 1747 à Bercel dans le comitat de
Szabolcs. Il était d'une très ancienne famille protestante
dont les membres avaient combattu loyalement pour la
patrie, la liberté et la religion. On les rencontre dans
l'armée d'Etienne Bdthori, puis avec les exilés d'Eméric
Thôkoly, et sous les ordres de François II Râkoczy. Les
nombreuses guerres avaient appauvri la famille et Georges
avec ses neuf frères et sœurs ne pouvait espérer un riche
héritage. En 1755 ses parents l'envoyèrent à Sârospatak, la
célèbre école protestante du nord de la Hongrie, dont l'his-
toire est si intimement liée aux luttes séculaires de l'Au-
triche catholique contre la Hongrie protestante. Quoique
déchu de son ancienne grandeur, cet établissement était
plus ouvert aux idées de progrès que les écoles des jésuites.
1. Voy. sur Bessenyei : A. Ballagi, Quvr. cité, pp. 88-133 ; Beôthy, ouvr.
cité, t. Il, pp. 213-330; Charles Zâvodszky, Georges Bessenyei, 1872 ; à la tin
de cette étude nous trouvons la liste complète des œuvres de Bessenyei qui
ne sont pas encore réunies. — J. Marlon, Magyar Voltaire, magyar Ency-
clopedis tel k. Deux programmes du lycée de Nagy-Szombat (Tyrnavie) 1899-1900.
76 l'école française
Il est vrai que Bessenyei s'est plaint, plus tard, de Tinstruc-
tion défectueuse qu'il y avait reçue; on ne faisait que réci-
ter des leçons de vocabulaire et de grammaire, des morceaux
choisis de Cornélius Népos et de Gicéron, mais on ne lui
avait jamais parlé ni de Louis-le-Grand, ni de Jean Hunyad,
ni de Mathias Corvin. Il n'avait entendu prononcer le nom
de Râkoczy que par ses camarades et pourtant son vieux
manoir des bords du Bodrog se voyait du collège et parlait
assez haut. On n'enseignait de plus, ni géographie, ni lan-
gues vivantes. Ces plaintes sont un peu exagérées et il faut
dire pour être juste envers cette grande école que Bessenyei
l'ayant quittée à l'âge de treize ans, n'a donc pu profiter des
cours supérieurs, et qu'au milieu du xvni' siècle, l'enseigne-
ment de l'histoire, de la géographie et des langues n'existait
pas non plus dans des pays plus civilisés que la Hongrie.
Bessenyei lui-môme avoue que l'instruction religieuse était
pénétrée d'un sentiment moral très profond et que les
élèves, malgré leur extérieur un peu débraillé, avaient des
principes très fermes ; que les corps s'y développaient bien,
grâce aux exercices violents et que les mœurs y étaient pures.
En 1760, Bessenyei rentra dans sa famille; il continua
encore un an ses études sous la surveillance d'un précep-
teur, puis, pendant quatre ans, il s'adonna aux plaisirs cham-
pêtres. Deux de ses frères, Alexandre, le futur traducteur de
Milton, et Balthazar étaient déjà entrés dans la garde royale,
lorsqu'en 1765 le comitat d'Abauj, voisin de Szabolcs, pro-
posa Georges également à cette place enviée. Au mois de
juin de la même année, il arriva à Vienne. « Il était beau
comme Méléagre » dit Kazinczy, d'une force peu commune,
avide de s'instruire. Son ignorance lui faisait honte. Dans la
chambre de garde, il passe ses nuits, à lire Voltaire, Montes-
quieu, Rousseau, La Mettrie, et même « les livres terribles »
de Bolingbroke ', emploie ses loisirs à apprendre à fond le
1 . Bessenyei ne savait pas l'anglais ; il a lu les auteurs anglais dans des tra-
ductions françaises,
CHAPITRE I 77
français, l'allemand et la musique. Il fréquente le théâtre de
la Cour, et lorsqu'il quitte le service de la garde (1773) il a
l'ambition do devenir le Voltaire de son pays. Il reste à Vienne
où sa maison devient le centre de réunion des jeunes Hon-
grois qui s'adonnaient à la littérature. N'ayant pas de fortune,
il se fait agréer par les églises protestantes des quatre dis-
tricts comme agent (secretarius consistorialis) auprès de la
reine '. La baronne Thérèse Grasse, dame d'honneur de
Marie-Thérèse, lui procura souvent accès auprès de la sou-
veraine pour exposer et plaider la cause des protestants hon-
grois. Cependant on lui retira toute subvention lorsqu'on
apprit qu'il traduisait, sur le désir de la reine, les « Pensées
sur la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ », recueil que
Marie-Thérèse elle-même avait fait d'après plusieurs ouvrages
français. Il devint également suspect aux protestants à cause
de sa franche adhésion à la Ratio educationis ^ . Le pauvre
noble se trouva donc, en 1779, dénué de ressources. Que
faire? Winckelmann embrassait bien le catholicisme pour
aller à Rome et y contempler les chefs-d'œuvre de la sculp-
ture antique ; l'enthousiasme pour l'art et la poésie du moyen
âge convertit plus tard plusieurs écrivains romantiques alle-
mands. Le désir de rester au contre intellectuel et de con-
tinuer ses œuvres, poussa Bessenyei à se jeter, sans grande
conviction, dans les bras de l'Eglise catholique. La con-
version eut lieu dans l'église Saint-Charlcs-Borromée, à
Vienne.
Fort heureuse d'avoir fait un prosélyte d'une telle impor-
tance, la reine qui attendait la nouvelle à Schonbrunn, lui
accorda, en 1780, une pension de 2,000 florins; elle l'attacha
1. Voy. F. Széll dans rintrodiiction de Bihari remete (L'Ermite de Bihar),
œuvre posthume de Bessenyei, p. ix.
2. La Ralio educalionis promulguée en 1777 devait réformer l'instruction
publique de toute la monarchie et faire de l'enseignement « une chose d'État »,
comme disait la reine. Aussi les protestants craignaient-ils pour l'autonomie
de leurs écoles.
78 l'école française
pour la forme à la Bibliothèque impériale '. Bessenyei ne
devait pas jouir longtemps de ces avantages, Joseph II le
destitua en 1782, et l'ancien garde du corps fut forcé, deux
uns après, de quitter le milieu oii sa belle intelligence s'était
épanouie, oii il avait créé un courant littéraire qui ne devait
plus s'arrêter. Le cœur serré, il se retire d'abord dans son
village natal, puis, en 1785, sur la puszta Kovàcsi, dans le
comitat de Bihar, oii il vécut des faibles revenus de son
patrimoine et s'adonna à l'oviculture. Cependant il ne néglige
point ses lectures favorites. Pendant qu'il s'applique à tra-
duire des pages de Voltaire et de Montesquieu, il faut qu'il
donne ses ordres aux bouviers et aux pâtres qui entrent dans
sa pauvre demeure avec leurs bottes crottées, le fouet en
main. Les gens de la puszta ne comprennent pas que le
maître n'aille pas à la messe et qu'il désire être enterré, sans
le secours de TEglise, sous un pommier de son jardin. De
temps en temps, il quitte sa solitude pour assister à une
séance de ces tribunaux seigneuriaux qu'il a si cruellement
raillés dans ses écrits. Il voit avec amertume la façon dont
le comitat, gouverné par les nobles, condamne les pauvres
serfs pour les moindres délits. A la fois accusateurs et juges,
les seigneurs convoquent à ces assises quelques amis com-
plaisants qui sommeillent pendant l'interrogatoire et ne
s'éveillent que pour prononcer la fameuse sentence : Ego
sum pro morte, liessenyei aurait voulu réagir, mais devenu
suspect, il voit ses services refusés. Incompris de son entou-
rage, il écrit sans cesse de nouveaux livres que la censure ne
permet pas d'imprimer et qui, pour la plupart, sont encore
inédits. Il s'en console en disant : « Je préfère dire la vérité
en manuscrit que le mensonge en imprimé. » Dans la Préface
1. « Le seul lien qu'il ait avec la bibliothèque est de pouvoir ajouter à là
signature de son nom le titre de garde de la Bibliothèque impériale», écrivait
van Swieten en 1781. — Voy. F. Toldy, A maçiyar koltészet kézikônyve (Manuel
de la poésie hongroise], t. II, p. 16. (Ce volume donne les extraits des œuvres
de ÏÉcole française.)
: CHAPITRE I 79
de son poème philosophique : Les lumières de la nature [A
természet vildga '), écrite en 1801, il dit :
. Je suis devenu comme le pèlerin qui erre dans le désert et qui, après
avoir quitté le monde, reste seul et essuie ses larmes dans sa grande
détresse. C'est ainsi que je vis dans la solitude, tournant mes regards
vers les régions où les doux philosophes s'entretiennent et chassent
l'ennui delà vie. J'invoque la Muse afin qu'elle chante le déclin de ma
vie, comme le vieux cygne, sentant venir sa fin, exhale ses plaintes à
chaque aurore. Les prairies délicieuses de ma jeunesse où Vénus
m'avait conduit d'une main et Minerve de l'autre, sont changées en
grande solitude où l'on n'aperçoit que les brumes d'automne et de
tristes nuages.
Il regrette de ne s'être pas marié ; il pourrait maintenant
avoir des enfants « dans lesquels l'homme renaît quand son
cœur est déjà sans plaisir ». Trois ans plus tard, dans la Pré-
face d'un ouvrage historique, il dira :
Privé de tout commerce avec les hommes intelligents, ne correspon-
dant avec personne, ne fréquentant personne et ne recevant aucun
invité, l'auteur vit sur la puszLa où il passe son temps en compagnie
de ses livres, de ses idées et de la nature muette, ne vivant que parce
qu'il ne peut mourir, se plaignant lui-même, riant du monde.
Bessenyei mourut en 18H, oublié même des écrivains.
Sa tombe à Puszta-Kovâcsi est restée longtemps négligée;
ce n'est qu'en 1883 qu'on y éleva un modeste monument. Le
comitat Szabolcs lui érigea une statue à Nyiregyhaza en
1899. Le monument le plus digne de lui serait une édition
critique de ses œuvres, car celles qui ont paru entre 1772 et
1782 deviennent rares et il serait à désirer que ses nombreux
manuscrits conservés au Musée national de Budapest vissent
enfin le jour.
1. Édité pour la première fois dans ['Ancienne Bibliothèque hongroise
(No VII), par Jean Bokor. — 1898.
80 l'école française
III
Lorsqu'en 1872, l'Académie hongroise fêta le cenlième
anniversaire du renouveau littéraire, Charles Szâsz, dans
VOde officielle fit ressortir les mérites immortels de
Bessenyei :
« Ce ne sont pas tant ses écrits, dit-il, mais la manière dont il a secoué
ce corps mutilé et à moitié mort qui fait la grandeur de son action...
La science peut éclairer quelques esprits, même si elle s'exprime dans
une langue étrangère, mais pour que les idées pénètrent toute la nation,
il faut qu'elles s'expriment dans la langue nationale. C'est le mérite de
Bessenyei. Et la semence fut féconde, car elle a germé malgré les tem-
pêtes. C'est lui qui a frayé le chemin à Kazinczy, c'est lui qui a donné
leur charme aux chants de Himfy ; Berzsenyi a pris sa flamme à son
foyer. »
Bref, c'est un initiateur. Quoique ses œuvres ne soient pas
impeccables au point de vue de la forme, elles valent beau-
coup par les idées qu'elles expriment et surtout par cet
esprit humain, général, français, qui fait, avec lui, son appa-
rition dans la littérature magyare. Poète, il a surtout voulu
agir par le drame, l'épilre et la réflexion philosophique ;
prosateur par ses ouvrages historiques et ses pensées
morales. Son modèle était toujours Voltaire, le représen-
tant incontesté de la suprématie intellectuelle que la France
exerçait alors en Europe . On ne peut nier un certain paral-
lélisme, établi avec beaucoup de finesse par M. Beôthy,
entre les deux écrivains. Mais il faut se garder de pousser
la comparaison trop loin. L'œuvre dramatique de Bessenyei
était destinée à la lecture; celle de Voltaire à un théâtre qui
était le modèle de toute l'Europe. Voltaire avait des prédé-
cesseurs de génie, Bessenyei devait créer une forme nou-
velle pour dos pensées nouvelles ; les œuvres en prose de
Voltaire ont révolutionné le monde, celles de Bessenyei oh
il a transplanté les idées les plus fécondes de son modèle,
sont restées inédites. Ce n'était pas la volonté qui lui man-
CHAPITRE I
81
quait, mais la puissance nécessaire pour exécuter l'œuvre
rêvée. Telle quelle, c'est une preuve indéniable de la
« royauté » de Voltaire, reconnue non seulement sur les
bords de la Sprée, mais même à la Cour de Vienne dont la
souveraine avait interdit à son fils d'aller faire visite au
patriarche de Ferney.
Bessenyei a écrit trois tragédies et deux comédies. Les
tragédies s'intitulent : Agis (1722), Ladislas Humjadi (1772),
Attila etBuda{niS); les comédies : Le Philosophe (1777),
Laïs (éditée en 1899).
L'action d'Agis se passe à Sparte. La communauté des
biens ordonnée par Lycurgue n'existe plus. Le peuple est
endetté et gémit sous les vexations des usuriers. x\gésilas,
conseiller du roi, l'intrigant de la pièce, est également leur
victime. Il obtient des deux patriotes Agis et Gléombrote, la
promesse de faire voter par une assemblée du peuple le
rétablissement des anciennes lois. Le roi, Léonidas, en
prend ombrage, car il craint pour sa couronne. Il fait
d'amers reproches à Agis ; cependant, pour ne pas soulever
la révolution il lui promet, dans l'assemblée des nobles,
d'écouter la voix du peuple dont Agis est le porte-parole.
Dans l'intervalle Agésilas est parvenu à se défaire de ses
créanciers ; il tâche d'obtenir la faveur du roi, et l'excite
contre les deux amis. Le roi se laisse persuader, il décide
que s'ils ne reconnaissent leur « trahison » et n'implorent pas
son pardon, ils seront exécutés comme criminels d'Etat.
Agis et Gléombrote prévenus par leurs femmes Agiaris et
Télonis — cette dernière est la fille du roi — de ce qui se
trame contre eux, restent inébranlables et, confiants dans la
parole du roi, ils ne veulent pas s'enfuir. C'est ce qui les
perd. Gléombrote est fait prisonnier et Agis est tué par le
courtisan Démocarès. Mourant, il adresse des paroles ds con-
solation à sa femme et à sa mère. Le roi ne pouvant lui
refuser son estime dit à la fin de la pièce : « Je regretterai
éternellement la perte d'Agis ; malgré sa défection, son
cœur était grand. »
I,
82 L ÉCOLE FRANÇAISE
c
A cette tragédie, Bessenyei a ajouté, sous le titre de
Lamentations d'Agiaris [Agiaris Réserve) une scène qui
pourrait être très émouvante au cœur de la pièce mais qui,
séparée d'elle, ne produit que l'elTet d'une faible imitation
de la scène du spectre de Ninus dans Semiramis. La veuve
d'Agis pénètre dans le mausolée où reposent les cendres de
son mari. Sa douleur est immense, elle veut passer le reste
de ses jours dans le tombeau et ne plus revoir la lumière
du soleil. Une voix consolatrice se fait entendre et une
femme couverte d'un voile s'approche. Agiaris croit à un
spectre, mais c'est son amie Télonis qui lui dit de reprendre
courage, ajoutant que la nature ne demande pas un pareil
sacrifice. Agiaris reste sourde à ces consolations, lorsque le
spectre d'Agis apparaît et lui enjoint de cesser ses gémisse-
ments et ses lamentations ; il lui ordonne de se remarier
et de venger sa mort. La pauvre Agiaris se soumet, et Télo-
nis, toute heureuse, conduit son amie vers la lumière.
Le sujet de cette tragédie repose sur le récit de Plu-
tarque *. Bessenyei a-t-il eu sous les yeux, outre Platarque,
des pièces françaises qui ont dramatisé ce sujet? Nous n'en
savons rien. Nous trouvons une Mort d'Agis de Guérin de
Bouscal dès 1642 et le xvnf siècle a fourni bon nombre de
tragédies sur cet épisode de l'histoire de Sparte ^ Gottsched,
le disciple maladroit des classiques français, a fait repré-
senter également une tragédie Agis (1745), qui n'était pas
inconnue à Vienne. La critique a démontré que Bessenyei
n'a suivi servilement, aucune de ces pièces ; il a voulu
créer une tragédie originale, mais sa grande inexpérience de
la scène l'a trahi. Seule la langue montre par endroits une
1. Voy. B. Lâzâr -.Agis dans la littérature universelle, E. Philol. K. t. XIV
(1890) et Programme du lycée de Budapest (VII, arr.) 1894; rintroduction à la
réimpression de cette pièce dans V Ancienne Bibliothèque hongroise }so XIII. -=-
1899, par le même. — G. Rozsa : Bessenyei mint drâmain'i (Bessenyei drama-
turge, 1893 (brochure).
2. Les pièces de Laignelot (1179) et d'Alfieri (1786) sont postérieures à
celles de Bessenyei. — Agis fut considéré, au xvni" siècle, comme un roi qui
veut introduire des réformes, comme un despote touché par « les lumières ».
CHAPITRE 1 83
force d'expression inconnue jusqu'alors. On doit aussi remar-
quer l'emploi de l'alexandrin qui, à partir de 1772, resta
pour longtemps le mètre de Ja poésie dramatique. Tel est le
double mérite de cet essai. Les tirades contre les rois faibles
et mal conseillés, contre les prêtres qui trompent le peuple,
contre les courtisans qui paralysent les efforts des ministres
et surtout la scène du Mausolée trahissent suffisamment la
lecture de Voltaire.
Après avoir traité un sujet étranger, Bessenyei a cherché
dans l'histoire nationale quelques épisodes pour les drama-
tiser à la façon des tragédies françaises. Les épisodes drama-
tiques ne manquent pas, il fallait seulement le talent néces-
saire pour leur donner la vie. Ce don fut refusé à Bessenyei
et on ne peut louer que sa justesse de vue dans le choix des
sujets. Son Ladislas Hunyadi est encore plus faible o^ViAgis.
Ce n'est qu'une suite de tableaux qui s'enchaînent à peine.
Pourtant quel beau sujet de tragédie que le sort du fils aîné
du grand Hunyadi ! Exposé aux intrigues des ennemis mor-
tels de sa maison, il se débarrasse de l'un, Gzilley, et est
trahi par l'autre. Gara, qui obtient du faible roi, Ladislas V,
sa condamnation à mort. Le récit émouvant de son exécu-
tion fait couler les larmes alors même qu'on la lit dans les
livres d'histoire; il n'émeut nullement dans la pièce de Bes-
senyei où un inconnu se précipite sur la scène et annonce la
chose en quelques mots.
Le conflit tragique, pourtant, est tout indiqué dans cet épi-
sode de l'histoire nationale. C'est l'intervention de l'étranger
dans les affaires du pays qui amène la catastrophe. Le roi
n'est pas de race hongroise, les Czilley sont originaires de Sty-
rie ; l'élément national, représenté par Hunyadi, lutte contre
eux et, si le frère aîné est exécuté malgré la promesse du roi,
le cadet, Mathias, monte sur le trône. Un sujet analogue a
donné, cinquante ans plus tard, au théâtre hongrois, sa meil-
leure tragédie. Bdnk-bdn de Katona. Malheureusement Bes-
senyei manquait de tout ce qui fait le poète dramatique. Sa
seule fin était d'exprimer des pensées et des sentiments éle-
84 l'école française
vés dans une langue « polie ». Il croyait que pour faire une
tragédie il suffisait que « les personnages parlassent avec con-
venance ».
La troisième tragédie Attila et Buda raconte la lutte fratri-
cide des deux frères, épisode du « Cycle des Huns » que le
poète Arany a évoqué dans son épopée puissante La mort de
Buda (1864). Le sujet se prête à un drame poignant; on
pourrait montrer « le fléau de Dieu » luttant contre son frère,
puis le tuant traîtreusement et mourant enfin étouffé par le
sang. L'intrigue tragique dans cette pièce se trouve nouée
par la belle Emésia, fiancée de Buda. Attila voudrait la marier
à son fils Csaba, lui assurant ainsi le trône. Pour cela Buda,
le héros éponyme de la future capitale hongroise, doit dispa-
raître. Mikold, la femme d'Attila, intervient en sa faveur,
mais l'intrigant Alus excite le roi contre le jeune héros. Le
roi charge Alus de s'emparer de Buda, mais lorsqu'il veut
s'acquitter de cette commission il est honteusement chassé;
alors le roi tue lui-môme son frère. Le spectre de Buda appa-
raît en plein jour à Emésia; il demande vengeance. Attila
devient inquiet, un prêtre lui annonce le châtiment prochain.
« Le sang de ton frère crie vers le Ciel ; son innocence
implore les dieux. Ta vie est perdue, ta couronne se flétrit,
ton trône tombera en ruines. Tu ne régneras pas sur la Pan-
nonie et ton peuple décimé retournera en Scythie. Toi et
Alus vous serez tués et vous tomberez victimes de la colère
divine. » Cette prophétie s'accomplit rapidement. Attila meurt
au milieu d'un festin ; Alus, le traître, est tué par Csaba.
Bessenyei, en composant ses tragédies, avait devant les
yeux celles de Voltaire. Comme lui, il observe les règles
classiques de l'unité de temps et de lieu et se sert de l'alexan-
drin. Mais l'influence de l'auteur français se trahit surtout
dans les tirades hardies imprégnées de la philosophie des
lumières, dans les attaques contre le clergé et les institutions
de l'Etat, dans la révolte contre la tyrannie des Dieux. C'est
la politique qui est le vrai ressort de ces œuvres, non pas
l'amour. Les antithèses spirituelles y foisonnent ; héros et
CHAPITRE I 85
héroïnes débitent des maximes morales sur le vice et la vertu,
la destinée humaine, les passions, la gloire. Tancrède et Adé-
laïde du Giiesclin avaient appris à l'auteur hongrois que
l'histoire nationale pouvait également fournir des sujets tra-
giques. Dans l'emploi des spectres le disciple n'est pas plus
adroit que le maître. Le spectre de Buda apparaît en plein
jour ; non seulement Emésia le voit, mais aussi Gsaba et
toute l'assemblée '. Les meurtres se commettent tantôt sous
les yeux des spectateurs, tantôt derrière la scène.
Après avoir imité Voltaire, Bessenyei traduisit, un peu
librement, le Triumvirat, pour montrer qu'on peut exprimer
en magyar « la force, la majesté et la profondeur ». Les trois
premiers actes sont traduits en vers, les deux derniers en
prose ^ La même année il édita la traduction de Mahomet
faite par Zechenter ^
Les tragédies de Bessenyei ne furent jamais représentées
môme lorsque, vingt ans plus tard, on joua en hongrois àBude,
Sa comédie Le philosophe [A philosophus, 5 actes en prose)
écrite en 1777 fut jouée trois fois en 1792 ; la première fois
(( on refusa du monde » et la recette monta à 345 florins, mais
à la seconde représentation elle tomba à 102 florins, ce qui
prouve que le public qui, par patriotisme, voulait voir une
pièce originale, s'aperçut très vite qu'elle n'avait pas beaucoup
de valeur, malgré le personnage très réussi d'un hobereau
magyar. En eïïei,\e Philosophe est tout en dialogues, sans nœud
ni dénouement, à moins qu'on ne considère comme action, le
1. Bessenyei n'avait-il pas lu la Dî'amaturgie de Lessing, notamment la cri-
tique (le Séminaris ? Il est vrai qu'en Hongrie la Dramaturgie ne fut connue et
appréciée que vers le commencement du xix^ siècle, mais elle était assez
répandue à Vienne où Sonnenfels, dans ses Briefe ûber die wienerische Schau-
buhne (1767-1769), s'en est inspiré. En tout cas Bessenyei ne dut guère subir
l'influence de Lessing, puisque malgré tout Voltaire resta son idole.
2. A hfirmas vilézek vagy Trium-Viratus, Voltaire szerint (d'après Vol-
taire) 1779.
3. Ce même Zechenter a ti-aduit assez platement d'ailleurs : Adélaïde du
Guesclin (selon la transcription phonétique en usage à cette époque : Geklen
Adelaida) 1772: Horace de Corneille (1781,) Phèdre (1775) et Mithridale (1781)
de Racine,
86 l'école française
changement qui s'effectue un peu brusquement dans le carac-
tère des deux principaux personnages. Cette comédie, qu'on a
cru longtemps originale, est imitée de Destouches. Placé par
Lessing au-dessus de Molière, le théâtre de Destouches
était fort goûté dans ce temps-là à Vienne. On jouait surtout
le Philosophe marié, le Glorieux, le Dissipateur, le Tam-
bour nocturne, qui étaient également au répertoire de Ham-
bourg.
Bessenyei eut recours à une comédie moins connue que les
précédentes : V homme singulier, représentée pour la première
fois en 1764 *. Destouches disait dans son Avertissement qu'il
montrait dans cette pièce « un caractère assez neuf et très
fertile en instructions : car il ne faut pas s'imaginer que
l'Homme singulier soit une nouvelle espèce de Misanthrope ;
rien n'est plus différent. Son tic, à la vérité, est de haïr les
modes et les mœurs du temps, mais ce tic ne le rend point
l'ennemi des hommes . . . Ses actions, dans le cours de la
pièce, sont conformes à ses discours, et on ne peut pas voir un
caractère plus humain... H est doux, tendre, compatissant;
il regarde les hommes en pitié, sans se fâcher contre eux et
n'a point d'autres défauts que la singularité qui rend ses pen-
sées, ses actions, ses projets ridicules, quoique la raison et la
vertu en soient le fondement. » Il se nomme le comte de
Sanspair et dit au marquis d'Arbois dont la fille, une jeune
veuve, a conquis son cœur : « L'honneur, la probité, la can-
deur, la sagesse, feraient naître en mon cœur la plus vive
tendresse » (Acte I, scène 4). En vrai philosophe égalitaire
il ajoute : c Dans le plus vil objet je les adorerais — Et pour
le rendre heureux je me sacrifierais. » En parlant à son
valet Pasquin (acte H, scène 5) il accentue encore mieux
ses principes sur l'égalité. « Un homme en vaut un autre, à
moins que par malheur l'un d'eux n'ait corrompu son esprit
et son cœur. » Sanspair épouse la comtesse, le jeune comte
d'Arbois, léger mais brave cœur, après avoir ctTrayé son
l.Voy. G. Petz : Bessenyei et Destouches, dansE, Philol, K. 1884,
CHAPITRE I 87
rivai, le rustique baron de la Garouffière, épousera Julie, la
sœur de Sanspair.
Bessenyei, tout en s'inspirant de cette pièce, ne l'a pour-
tant pas servilement imitée. Il nous présente trois couples
amoureux au lieu de deux ; le plus intéressant est, sans
contredit, celui que forment Parménio et Sidalis, deux
jeunes disciples des philosophes français qui ont sans cesse
Rousseau et Montesquieu à la bouche. Ces couples se ren-
contrent chez la veuve Erestra, à laquelle Bessenyei a donné
le rôle du marquis d'Arbois. D'action il n'y en a point. C'est
uniquement le tableau d'une société polie, instruite, où les
affaires de cœur elles-mêmes sont traitées d'après les prin-
cipes des philosophes. Pour opposer à cette société bien
élevée, que l'auteur a pu observera Vienne, la petite noblesse
arriérée de son pays, il a créé le type de Pontyi ', dont
l'ignorance, les manières rudes et le parler rustique détonnent
dans cette société polie. Pontyi est un de ces Magyars qui
vivent sur leurs terres, isolés du reste du monde, ne lisent
jamais un livre et ne savent même pas ce qui se passe autour
d'eux, encore moins au-delà des frontières du pays. Ils
apprennent par leur cocher les nouvelles les plus extrava-
gantes sur la guerre des Turcs et des Persans, croient que
l'on peut aller en Amérique sur un pont, craignent toute
innovation et choquent la bonne société parleurs expressions
crues. Pontyi possède encore moins d'instruction que le
valet de Parménio, Lidas ; celui-ci au moins, quand il veut
écrire un billet doux à Lucinda, servante de Sidalis, se sert
des poésies du poétereau Jean Konyi que Bessenyei a peut-
être eu tort de trop ridiculiser. Car ce soldat qui, dans les
loisirs que lui laissait son service, trouva moyen de traduire
en magyar « Les contes de ma mère l'Oie, » « l'Oiseau bleu »
de la comtesse d'Aulnoy et même du Marmontel, semant ses
1. La pièce fut Jouée souvent sous le titre Pontyi; cette figure exerça une
certaine influence sur les pièces de Gvadânyi, Charles Kisfaludy et Gaal.
Voy. P. Gyulai, Introduction à la réimpression du Philosophe da,xi3 : Olcso
KÔnyvhir (Bibliothèque bon marché), 1881.
88 l'école française
traductions de nombreuses poésies d'un style baroque et
rustique, ne méritait pas d'être ainsi tourné en ridicule sur
la scène. Mais Bessenyei habitué au style noble et à la grâce
française déclarait la guerre à tout ce qui sentait la rusticité
magyare. De là son ironie amère dans la peinture du carac-
tère lie Pontyi ; par là aussi s'explique pourquoi il s'est écarté
sensiblement de son modèle français dans la manière de
représenter le Philosophe. Tandis que Destouches le ridicu-
lise légèrement, Bessenyei le peint avec tant de sympathies
que nous pouvons facilement y reconnaître le portrait de
l'auteur lui-même. Il est vrai qu'il ne lui fut jamais donné
d'épouser une femme de l'esprit de Sidalis et il le regretta
toujours, surtout dans sa vieillesse. La Préface du Philo-
sophe est très curieuse sous ce rapport :
« Nobles jeunes filles, dit-il, n'accusez pas ma jeunesse d'infidélité,
si mon cœur n'a pu se décider ni au mariage, ni aux épanchements
amoureux. Croyez m'en, je suis votre fidèle adorateur, mais les péripé-
ties et l'étude m'ont rendu triste. Laissez-moi vivre, lire et écrire dans
ma solitude. Si je ne peux pas être Parraénio, prenez cette petite
œuvre comme gage ; que vous versiez des larmes sur mon sort ou que
vous en riiez, je ne m'en soucie pas ; je resterai malgré tout votre
fidèle dévoué. »
Sa comédie intitulée Laïs (5 actes en vers), éditée tout
récemment *, montre également l'influence de la comédie
française du xvm' siècle. Laïs est une jeune fille bien capri-
cieuse. Elle ne veut pas se marier, pourtant elle a trois pré-
tendants : le premier, Hippodon, est ministre ; le deuxième,
Koukoulini, est un bourgeois, riche et benêt, que sa mère,
la veuve Pomd, arrive à faire anoblir pour qu'il puisse pré-
tendre à la main de Laïs ; le troisième est le pauvre Pélosis,
qui n'a pour lui que son esprit et son mérite. Laïs, pressée
1. D'après le seul manusci-it conservé à la Bibl. de rAcadémie hongroise,
par B. Lâzâr : Ancietine Bibliothèque hongroise n» xvi, 1899. — L'original
français a été vainement recherché par Rozsa dans les œuvres de vingt-trois
écrivains comiques du xvni^ siècle.
CHAPITRE I '89
par Hippodon, lui demande d'abord de démissionner, car
elle n'aime pas les situations qui dérobent les maris à leurs
femmes. A Koukoulini elle trouve des manières trop gros-
sières et, après bien des hésitations, elle accorde sa main à
Pélosis. L'intrigue de la pièce est bien mince et les scènes
bien mal reliées entre elles. Les domestiques seuls mettent
un peu d'animation dans la comédie : Tulipan, le valet du
ministre qui exploite la veuve entichée de noblesse et lui fait
payer très cher le parchemin convoité ; Golombine, la ser-
vante de Laïs qui sert d'intermédiaire entre sa maîtresse et
les prétendants, sont des figures bien connues dans la comé-
die française. Le bourgeois enrichi par le commerce et qui
veut entrer dans la bonne société n'y était pas inconnu non
plus. Cependant Bessenyei a donné tant de traits magyars à
la peinture de Koukoulini et de sa mère que ces deux per-
sonnages font l'effet de créations originales. Il s'est montré
également original dans la peinture de l'héroïne, car la
comédie française n'admet pas cette liberté d'allure chez
une jeune fille. Laïs ressemble plutôt aux veuves de Mari-
vaux qui, entourées de prétendants, suivent le penchant de
leur cœur. Elle n'a ni père, ni tuteur ; elle agit trop à sa
guise pour être calquée sur un modèle français. Le poète,
tout en se mouvant dans le cadre de la comédie du xvni* siècle,
a su donner à cette jeune fille quelques traits magyars.
Bessenyei en écrivant ses pièces ne pouvait guère penser
à les faire représenter, car il n'y avait pas encore de théâtre
hongrois. Nous devons donc les considérer comme de purs
exercices qui tendaient à assouplir la langue tout en l'appro-
priant à la poésie dramatique et à l'expression des senti-
ments nobles. L'auteur a voulu, en même temps, dissiper les
préventions de certains de ses compatriotes qui considéraient
le théâtre comme une école de dépravation.
90 l'école française
IV
Les autres œuvres poétiques de Bessenyei, tout en attes-
tant qu'il a subi l'influence de Voltaire et de Rousseau, sont
supérieures à ses pièces. Il est tout naturel qu'il n'atteigne
pas du premier coup la perfection, que sa langue n'ait
pas encore la couleur, la fraîcheur que dans son Himfij,
Alexandre Kisfaludy, le meilleur poète lyrique de ce groupe,
saura lui donner à la fin du siècle ; mais il s'y trouve des
passages qui font preuve d'une élévation d'idées, d'une
pénétration de la nature, tout à fait remarquables. C'est rare-
ment le cœur qui parle dans ces poésies, seule la mort d'une
belle danseuse du théâtre de Vienne, Delfén, a pu lui arra-
cher quelques accents émus. Il se plaît à exprimer des idées
philosophiques et morales, comme nous en trouvons dans
les Epîtres de Voltaire et dans son adaptation du poème de
Pope : Discours sur V Homme. Le poète hongrois se meut à
l'aise dans ce cercle ; il juge avec raison que la Muse magyare,
qui jusqu'alors n'avait fait entendre que des plaintes patrio-
tiques ou des chants religieux, doit tendre à exprimer des
idées plus humaines, plus générales. Il avait une haute idée
du rôle de la poésie ; il savait ce qu'un poète doit exprimer
et, faute de pouvoir le faire lui-même, il en a au moins donné
ridée dans une épître à son ami Barcsay, lui aussi membre
de la garde royale :
« Quand l'âme d'un bon poète s'émeut, il appelle son cœur à la res-
cousse et met tout en mouvement. Il porte la dignité dans les lois qu'il
annonce ; l'amour sourjt dans ses doux sentiments. Il embrasse tout ce
que veut la nature et ne se met point en guerre contre l'ordre éternel.
Un pays est trop étroit pour qu'il y confine sa demeure ; il habite la
nature entière : sa patrie est le monde et il en subit joyeusement les
lois, dussent-elles faire saigner son cœur. De même que le rossignol qui,
joyeux, se pose sur une branche verte et attend le gai soleil en chantant
à plein gosier et dans son émotion chante si longtemps qu'il ensan-
glante sa petite langue et fait d'inconscients efforts, car ainsi le veut la
CHAPITRE I 91
nature : de même le poète, s'appuyant sur le casque de Mars, posant
sa droite sur le bouclier de Phébus, s'avance en souriant vers le Parnasse
entouré de ces deux divinités, et de là, contemplant le monde, chante
avec des soupirs, les combats et l'amour. Lui aussi fait des efforts,
comme le rossignol, comme lui perd son sang et réjouit les autres par
sa mort ».
Un sentiment très vif des beautés de la nature se mani-
feste dans la description du couvent de Mâriavôlgy, situé
au milieu des forêts ; dans la peinture des bords de la Tisza,
quand les rayons du soleil levant dorent les herbes, que le
brouillard se dissipe, que la rosée perle sur les feuilles des
saules que, tout à coup, la nature se réveille de son sommeil :
« Les forêts retentissent de mille sons, les oiseaux gazouillent avec
les gais chasseurs, les chiens aboient, le cor de chasse au loin résonne,
les arbres gémissent sous la cognée, la barque du pêcheur glisse sur
l'eau; il cherche sa proie sur le terrain brumeux ».
Les tristesses de l'hiver, puis la joie du renouveau, le
spectacle varié de le nature à laquelle le poète avait voué un
véritable culte (« car elle est la vérité dont il ne faut jamais
s'écarter; elle alimente ton sang, remplit ton cœur et règne
sur ta raison ») font l'objet d'autres pièces fugitives. Elles
sont remarquables parce qu'on y perçoit pour la première
fois en Hongrie, l'influence de Rousseau, D'autres poésies
décrivent la danse de M"'' Delfén « dont la vue fixe la pensée
et la réflexion », les fêtes d'Esterhàz données par le riche
magnat en l'honneur de l'ambassadeur français à Vienne,
qui fut reçu et amusé « à la française » en terre hongroise;
l'incendie de Debreczen oii nous retrouvons les réflexions de
Voltaire lors du tremblement de terre de Lisbonne.
La Muse de Bessenyei est cependant la Raison ; elle l'inspire
plus souvent que les beautés de la nature; elle est son guide
dans les poèmes de longue haleine. Mais le disciple de Voltaire
s'arrête au seuil de la révélation. Tout en reconnaissant un
seul christianisme et en se moquant des prêtres, de la super-
stition et des symboles extérieurs du culte, il ne se risque pas
92 l'école française
à critiquer la foi elle-même. Au fond de toutes ses poésies
on trouve l'amour de la patrie et le désir ardent de la voir par-
ticiper au mouvement intellectuel des autres peuples qui,
eux, chantent ces belles choses dans leur langue nationale.
De même que Voltaire avait adapté YEssaij on man de Pope,
l'écrivain magyar a pris ce poème didactique et l'a arrangé
à son goût*. Ne sachant pas l'anglais, il est tout naturel qu'il
se soit laissé guider par la version française. Cependant
V Épreuve de l'homme n'est pas une pure traduction ; elle
s'écarte sensiblement de Voltaire et de Pope quoiqu'elle
s'inspire d'eux. Bessenyei écrivait à ce propos à son ami
Barcsay :
« Beaucoup de monde croit que j'ai traduit ce poème de Pope; tu
sais que ce n'est point une traduction. J'ai seulement puisé l'inspiration
dans Fauteur anglais, mais mes pensées sont beaucoup plus nombreuses
que les siennes. »
Ce poème est la glorification de la philosophie optimiste.
Le véritable objet des recherches humaines c'est l'homme,
capable de trouver son bonheur dans ce monde ; le mal est
nécessaire; toutes les dissonances forment, en s'unissant,
une harmonie parfaite ; le vrai bonheur est dans les bonnes
mœurs. L'homme perdu dans le doute ne peut être guidé que
par la nature :
« Il existe dans l'homme un bon sens inné, que ni diable, ni enfer
ne peuvent lui arracher; quelques persécutions que lui fassent subir les
meurtriers de l'esprit, les doctes qui se révoltent contre la nature,
l'esprit conserve malgré tout son saint tribunal et instruit l'homme des
vérités qu'il renferme »,
1. Az embernek prùhdja, 1712. Une seconde rédaction (encore inédite,
manuscrit Quart. Hung. 136 du Musée national de Budapest) diffère sensible-
ment de la première. Bessenyei, qui écrit pour des ignorants, comble les
lacunes que Pope a laissé subsister. — Voy. Zâvodszky, ouvr. cité, p. 136. —
Les ouvrages anglais furent traduits, à cette époque, d'après des traductions
françaises.
CHAPITRE I 93
dit ailleurs le poète. Ce culte de la raison et de la nature rend
Bessenyei souvent injuste envers les anciens. La préface de
ce poème est très caractéristique sous ce rapport. Elle
détonne avec le culte de la littérature latine, le seul que la
Hongrie du xvni' siècle connût. Bessenyei est le porte-paroles
des modernes. Virgile, si souvent traduit et imité, ne le con-
tente plus : ^
« Il est vrai, dit-il, que si nous ne regardons que la langue, la nature,
la description des animaux^, nous devons l'admirer, mais dès que nous
y cherchons la science et la philosophie, nous ne pouvons plus le louer.
Dans cent vers de Pope, il y a plus de philosophie que dans mille de
Virgile... Mais parce que les anciens ont été nos maîtres nous leur
subordonnons les modernes, même quand ceux-ci les dépassent. »
Dans l'œuvre considérable de Bessenyei nous ne trouvons,
en effet, nulle trace d'études anciennes. Il est le premier
représentant des humanités modernes et principalement des
humanités françaises. Il n'a traduit que le premier chant de
la Pharsale de Lucain \ encore ne s'est-il pas servi du texte
latin, mais de la traduction de Marmontel et comme l'écrivain
français il Ta traduit en prose, ce qui est tout à fait contraire
aux habitudes magyares.
Dans sa solitude, l'ancien garde du corps a continué ses
méditations sur l'homme et la nature. Il a consigné son tes-
tament philosophique dans un manuscrit énorme auquel il a
travaillé sept ans (1794-1801) et qui ne devait voirie jour
qu'en 1898 ^ Il l'a intitulé : Les lumières de la nature ou la
saifie raison, titre qui indique suffisamment l'esprit de cette
compilation en 10,405 vers. Ce poème prend l'homme dès sa
naissance, l'accompagne à travers toutes les positions
sociales, le montre en rapport avec la nature environnante,
en lutte avec les passions sociales, religieuses et politiques,
le conseille et le dirige en tant qu'il est membre d'une
1. Lukanvs elsô Konyve, 1776.
2. A lennészet vilnga varpj a jozan okossdg, édité par Jean Bokor [Ancienne
Bibl. hongroise n° VIT).
94 l'école française
famille et d'un Etat et ne le quitte qu'au moment de sa mort.
Bessenyei se propose moins, en ramenant tout à la nature,
de prouver l'existence de Dieu, qui pour lui ne fait point de
doute, que de mettre en lumière l'harmonie qui règne dans
le monde. Il n'est pas le philosophe d'une seule école, il n'a
même pas de système préétabli. Il suit, d'une part, Voltaire
dans ses raisonnements sur le bien et le mal, sur les lois
immuables de la nature, sur la responsabilité et l'immorta-
lité de l'âme et dans sa lutte contre le matérialisme ; d'autre
part, il anime, en y mettant de son cœur, ces froids raison-
nements. Il combine Voltaire avec Rousseau en abordant les
grandes questions de la vie avec toute la chaleur de son âme.
La religion occupe aussi chez lui plus de place que chez eux.
Dès qu'il regarde le monde, il a la preuve de l'existence de
Dieu, et cette existence lui inspire une grande sérénité en
face du mal. Il raisonne en optimiste :
« II n'y a pas de bonheur constant sur la terre, mais il n'y a pas non
plus de malheur éternel. Le plaisir et la douleur habitent ensemble ; il
n'y a pas de repos sans peine préalable. Si tu te reposais toujours, tu
n'éprouverais jamais le repos et en dormant éternellement tu ne dor-
mirais point. Tu es toi-même ton ange et ton démon ; tes peines, tes
plaisirs sont le châtiment et la récompense de ton sort... Sache qu'il n'y
a pas de douceur sans amertume, point de santé sans maladie. »
Le progrès de l'esprit humain fortifie l'homme dans sa
lutte contre le mal et rend ainsi sa vie plus heureuse. La
Providence ne contrarie point les lois de la nature et s'iden-
tifie avec elles.
Souvent l'âme calviniste de Bessenyei se révolte contre
cette philosophie dont il se fait l'interprète ; souvent^ par* une
note, il réfute ce que le vers a proclamé, mais il lui est si
difficile de s'écarter de son cher Voltaire ! Il lui sacrifie
même le dogme de la prédestination. Il est pour la liberté
de la volonté : nier cette liberté, c'est nier notre person^
nalitéi D'ailleurs, les l'eligions comme les institutions
sociales et les mœurs, se développent et changent et ne Sont
CHAPITRE 1 9S
pas exemptes d'erreur. Nous devons nous attacher à notre
religion, mais l'imposer aux autres est un crime. Avec les
progrès de la science se développe la tolérance et par cela
même la vertu et le bonheur. Les religions sont multiples,
mais les actions ne peuvent être que bonnes ou mauvaises.
La vraie religion est sereine et riante ; elle n'est pas opposée
à la tranquillité et à la douceur ; ses lois ne sont pas cruelles,
ni gênantes. La tolérance est la bonté naturelle de l'âme; le
fanatisme n'est que scélératesse. Aussi s'en délourne-t-il
avec horreur toutes les fois qu'il en trouve des exemples
dans l'histoire. Mais ce n'est pas contre le clergé qu'il se
révolte, c'est contre l'Ancien Testament et contre l'esprit
du peuple juif. Partout nous retrouvons les idées chères à
Voltaire, sauf vers la fin de son poème quand il parle de
l'âme et de l'immortalité. Pour Voltaire nous nageons dans
une mer et nos yeux ne voient pas la cote : Bessenyei croit
fermement que cette côte existe. Au milieu des doutes dont
son âme est tourmentée c'est un port de salut :
« 0 immortcalité ! douce consolation! espoir fugitif! gloire, croyance
et foi! Objet de notre morale, majesté divine, instinct de notre âme,
félicité éternelle ! Heureux celui qui croit en toi et dont l'àme repose en
toi sans douter !
Ce long poème qui, dans l'esprit de Bessenyei, devait éclai-
rer et instruire, resta en manuscrit. La censure sous Fran-
çois II était trop ombrageuse pour permettre l'impression
de pareilles œuvres. Aujourd'hui qu'on peut lire ce poème,
on voit que l'auteur, tout en parlant de l'homme, en général,
a surtout en vue son pays. Dans les parties concernant la
société, la culture de l'esprit, la langue nationale, il pro-
digue des conseils dont ses contemporains auraient pu
profiter.
Le poème de Voltaire qui a le plus occupé et charmé les
écrivains magyars de cette époque est la Henriade, Son
iiifluence sur la poésie épique se fait sentir jusqu'au com--
inencement du xix' siècle. Elle a servi de modèle à Besse-
96 l'école française
nyei dans son épopée en six chants : Le roi Mathias \ Si
pour Voltaire, l'idéal du bon roi est Henri IV, pour l'écri-
vain hongrois c'est Mathias Gorvin (1458-1490), qui unissait
la gloire militaire à l'amour de la science, s'entourait de
savants et d'écrivains et avait réalisé un des vœux les plus
chers de Bessenyei : la création d'une société savante. Cette
épopée suit plus rigoureusement l'histoire que la Henriade.
Elle raconte les guerres de Mathias contre les Tchèques, ses
querelles avec son oncle Michel Szilâgyi, sa campagne de
Turquie, récit oii se trouvent quelques belles descriptions de
bataille et s'arrête à l'année 1468. Nombreuses sont les
réflexions sur les misères de la guerre et sur l'inutilité des
luttes religieuses. Nous y trouvons, comme dans le modèle
français, l'allégorie et le rêve. La Nature, cette grande déesse
de Bessenyei, demande secours à Dieu contre les belligé-
rants, car elle craint qu'on ne respecte plus ses lois.
Mathias, en revenant blessé de Moldavie, a un rêve en tout
semblable à celui de Henri IV. L'âme de Szilâgyi lui fait
visiter les ombres de ses aïeux. Au séjour des ombres, il
voit le roi André II (1205-1235) croisé, qui lui dit l'inutilité
de ses combats en Terre-Sainte. Il exhorte Mathias à faire
la paix, à rendre le peuple heureux et à éviter les mauvais
conseils :
« La f^'loire des guerres est nulle si la raison n'en est pas divine. Sois
homme, regarde la nature et apprends à connaître le genre humain.
N'attaque pas celui qui ne pense pas comme toi car tu n'es pas respon-
sable de ses croyances. »
L'âme du grand Hunyad lui parle dans le même sens.
Podiébrad prononce un discours véhément contre Rome qui,
dans son fanatisme, arme chrétiens contre chrétiens. L'arche-
vêque Jean Vitéz, le grand humaniste, se fait l'avocat de la
1. Mnlyàs Kirdhj, composé vers 1178. Manuscrit de la Bibl. de rAcadémie
hongroise. Quelques fragments en ont paru dans le Musée magyar de Ba-
csânyi, t. I, (178^-1789).
CHAPITRE I 97
tolérance et engage le roi à faire la paix avec le roi de
Pologne, Casimir. Mathias y consent, l'ange de la paix des-
cend sur son armée et le démon de la guerre s'enfuit.
C'est là une première, mais encore bien faible imitation de
l'épopée voltairienne en Hongrie. La Henriade ne tarde pas
à être traduite ' et à inspirer des épopées d'un souffle plus
fort, notamment la Hunmjade de Paldçzi Adam Hor-
vâlh (1787).
L'œuvre en prose de Bessenyei, en grande partie inédite,
montre encore mieux l'influence exercée par la philosophie
française au xvm^ siècle. Elle se compose de deux romans,
de plusieurs travaux historiques, de quelques recueils et dis-
cours et d'un ouvrage récemment publié sous le titre :
L'Ermite de Bihar ^
Le premier roman ne nous est connu que par la traduction
hongroise que le jeune Kazinczy en fit étant encore élève à
Sârospalak ; il l'intitula : La conversion à la religion chré-
tienne des américains Podotz et Casimir (1776). L'original en
est perdu, on croit qu'il était écrit en allemand et portait le
titre : Die Amerikaner. Podotz et son fils Casimir, nés en
Amérique où ils adoraient le soleil, sont jetés tout à coup
dans le pays des Mahométans. Ils continuent à y célébrer le
culte du soleil dont les effets bienfaisants sont décrits dans
quelques belles pages, les meilleures de tout le roman. Les
Musulmans veulent les convertir et les amènent à Constanti-
nople; les Américains sont frappés de l'ignorance absolue
dans laquelle les prêtres maintiennent le peuple. Le grand
mufti a beau les catéchiser, Podotz déclare que Mahomet n'est
1. Par Péczeli en 1786, par Szilâgyi en 1789.
2. A bihari remele varjy a vildf/ igy mefjyen (L'Ermite de Bihar ou Ainsi va
le monde) édité par F. Széll. Debreczen, 1894.
98 l'école française
qu'un imposteur. Cette déclaration excite la colère des prêtres
qui commeneentà les frapper. D'autres Américains déjà con-
vertis et vivant à Gonstantinople comme esclaves se révoltent
contre les muftis et en tuent un grand nombre. Podotz et
Casimir se sauvent de la ville. Ils rencontrent un moine qui
s'intéresse à eux et les comble de bienfaits. Ils embrasseront le
christianisme, car comme dit le petit Casimir : « Cet homme
sert un bon prophète, car il est humain, bon et miséricor-
dieux. » — Ce petit roman a dû plaire à l'entourage de Marie-
Thérèse, car il oppose le fanatisme des Turcs à la bonté des
chrétiens ; la cruauté des uns à la charité des autres. Il s'in-
spire de Voltaire dont ïlngémi vient également du Canada
et au Mahomet duquel Podotz a emprunté ses invectives
contre le prophète.
Le roman à thèse philosophique et sociale fait ainsi son
apparition, grâce à Voltaire, dans la littérature magyare. Bcs-
senyei et ses imitateurs feront aussi beaucoup voyager leurs
héros qui viendront tantôt de l'Amérique, tantôt de l'Asie et
ne seront au fond que des Hongrois. Ils parleront de tolérance
avec Bessenyei, prêcheront la suppression de l'esclavage dans
les récits de Pierre Vajda,vers 1840, jusqu'à ce qu'enfin l'école
romantique donne au roman une forme nouvelle.
Le second roman de Bessenyei : Le voyac/e de Tariménès
est encore inédit'. Ecrit vingt ans après sa conversion au
catholicisme, loin de la Cour, dans sa solitude de Bihar, ce
roman est le fruit de nombreuses lectures et de méditations.
Il expose un conflit entre la tradition et la philosophie des
lumières, entre la vie sociale des Hongrois à la fin du xvm^
siècle et les idées réformatrices qui hantaient l'écrivain. C'est
une imitation de Candide ^ et de V Ingémi, mais une imitation
lourde et très délayée. Elle manque de concision et le récit
1. Tarimeiies ulazâsa^ Mscrit Quart. Hung. 1016 de la Bibi. du Musée national
de Budapest, mais qui ne contient que les livres IV et V; le texte intégral des
trois premiers livres fut acquis parle Musée en 1886. — Voy. sur ce roman,
Beôthy, ouvr. cité, II, p. 303 et suiv.
2. Un anonyme a donné une traduction de Candide en 17&3.
CHAPITRE 1 99
est mal adapté à la thèse soutenue. L'écrivain magyar dis-
serte trop ; son roman est un recueil de discussions politiques,
philosophiques et religieuses. Ses personnages sont des enti-
tés et non pas des caractères. Cependant au milieu de ces
dissertations on trouve quelques pages empreintes d'une
grande mélancolie et surtout quelques satires qui ne manquent
pas de vigueur.
Il est facile de substituer les noms historiques aux noms
bizarres dont Bessenyei a affublé ses héros. Ce roman est la
glorification de Marie-Thérèse sous le nom d'Arténis; Buzor-
kan est Frédéric II ; Trezéni est van Svs^ieten, le sage conseiller
de la reine qui a réformé l'instruction publique dans le
royaume ; Kantakuczi est Bessenyei et Ténéri n'est autre que
Schônbrunn '.
L'antique manoir deTariménès à Médénia tombe en ruine,
pendant que le maître écrit l'histoire des temps anciens. Il
cherche un précepteur pour son fils, le jeune Tariménès et le
trouve en Koukoumedonias, pastiche de Pangloss, qui sous
un pédantisme calviniste, cache beaucoup de bon sens. Le
maître et l'élève commencent leur voyage. Ils arrivent d'abord
à Puczufalu chez Kantakuczi dont la conversation pleine
d'ironie et de scepticisme montre Bessenyei, désabusé, retiré
du monde, au milieu de ses pâtres et de ses bouviers, dans sa
demeure délabrée où le vent souffle au travers des vitres
cassées, où les fauteuils n'ont que trois pieds. Un chien pelé
couché à ses pieds est le symbole vivant de la pauvreté. Le
vieux philosophe a tracé dans ces pages un tableau mélanco-
lique de sa retraite. Les voyageurs quittent la puszta et
arrivent au château de la reine Arténis. Ténéri-Schônbrunn,
le Versailles de la Cour de Vienne avec ses splendeurs et ses
belles princesses, excite leur étonnement, mais la reine sur-
tout les charme. Sachant que les étrangers sont venus pour
étudier la loi et la religion de son pays, elle leur tient des dis-
1. Ténéri est une réminiscence de Vénéri, près de Turin, que Bessenyei avait
vu lors d'un voyage en Italie et dont il décrit le charme dans Holmi (Mélanges)(
m9.
100 l'école française
cours fort intéressants : « La puissance est plus forte quand
elle est plus juste; plus stable quand elle est plus clémente.
En vain le roi est glorieux si le peuple gémit sous le joug.
Toute la philosophie du monde ne peut persuader à un
homme affamé qu'il est rassasié. Celui-là seul gouverne vrai-
ment dont le pays prospère et qui prodigue les biens à son
peuple. » Le lendemain arrive le sage du pays, Trézéni, le
soutien du trône, le voltairien Yan Swieten que la reine
consulte volontiers malgré l'opposition des jésuites. Il n'est
pas venu seul, il a avec lui le sauvage Kirakadès qui veut
s'initier aux progrès de la civilisation. C'est l'Ingénu de Vol-
taire. Dans ses questions continuelles, dans son étonnement
on sent percer la satire contre les cérémonies de la Cour,
contre le mariage, les théologiens et les abus du pouvoir.
Trézéni conduit les trois étrangers dans sa demeure isolée
et commence leur instruction. Il disserte, en voltairien qu'il
est, sur les rapports de la civilisation et de la nature, sur les
devoirs de l'homme, sur le fondement de la société civile,
sur l'essence de la religion et de ses cérémonies. Il parle de
l'influence bienfaisante de la science, du contentement dans
les limites de la nature et dissipe les doutes qu'expriment
ses interlocuteurs.
Les discussions politiques nous montrent que l'idéal de
Bessenyei était la monarchie constitutionnelle ; une large
tolérance en matière de religion, le soulagement des pauvres
serfs attachés à la glèbe et une notable diminution de la
puissance du clergé. Le IIP livre du roman nous fait assister
à une sorte de Diète idéale. On y décrète la soumission des
prêtres au pouvoir royal, la confiscation de leurs biens, leur
exclusion des tribunaux civils, l'expulsion des fakirs et des
derviches, c'est-à-dire l'abolition des Ordres et avec eux de
la censure ; on y établit la liberté de conscience et un code
pénal plus humain. Mais, en vrai noble, Bessenyei trouve juste
que la noblesse soit exempte d'impôts et jouisse de privi-
lèges ! « Que Dieu préserve les paysans de l'égalité » dit un
de ses personnages.
CHAPITRE I 401
Nous assistons ensuite à une guerre d'oiî Arténis sort vic-
torieuse grâce à son courage, aux sacrifices de son peuple, à la
bravoure des soldats, à la capacité des généraux. Malgré la
piété exagérée de la reine et sa manie de faire des prosélytes,
Bessenyei l'excuse et lui oppose le roi de Jajgadia, Buzorkan,
véritable tyran qui veut occuper le pays d'Arténis sous pré-
texte qu'une de ses aïeules y a gouverné six siècles aupara-
vant. L'autocrate Buzorkan dit : « Je suis riche parce que
mon peuple est pauvre ; puissant parce que mes sujets sont
des serfs. La richesse rend le peuple orgueilleux, la liberté le
rend mutin. Il faut l'appauvrir pour pouvoir le dominer. »
Mais son armée d'esclaves est battue, lui-même livré à la
reine. Elle ne veut pas occuper Jajgadia et laisse le peuple
libre d'élire un autre prince.
Après cet épisode guerrier nous assistons, comme il con-
vient dans tout roman, à l'épisode amoureux. Le ton des
conversations et des lettres rappelle celui du Philosophe ; le
jeune homme surtout nous exaspère avec sa logique froide.
Ce ton ne convient pas à Tomiris. « Je ne peux pas embrasser
tes raisonnements, lui dit-elle, ni toucher de mes mains tes
hautes pensées. Un baiser vaut mieux que toute ta philo-
sophie. » Avant de se marier il faut que le jeune païen se
convertisse. Tariménès court vers le grand prêtre Hélio-
poszi. Il y a là une scène très amusante quoique, à travers
la raillerie, on y démêle la douleur de Bessenyei. Toute
l'amertume qu'il a éprouvée, en 1779, lorsqu'il fut mis
dans la nécessité d'abjurer sa foi, lui monte du cœur aux
lèvres, La haine et le mépris lui dictent ces pages où il con-
damne l'hypocrisie et la lâcheté. Tariménès sort de chez le
grand prêtre tout bouleversé. Il raconte à Trézéni comment
on l'a forcé à croire — que le mur blanc était noir, qu'il ne
marchait pas sur la terre, que les hommes volaient avec des
ailes — avant de l'admettre dans la communauté. Trézéni le
console en lui disant qu'il ne faut pas accepter ce qui répugne
à notre raison, tout en maintenant que le peuple a besoin
d'une religion et d'un culte. Tomiris console, à son tour, son
102 l'école française
liancc : « Tu pourras croire dans ton for intérieur ce que tu
voudras. La religion sans foi est une nécessité, conséquence
de la faim et des conditions matérielles de la vie. » La reine
unit enfin les deux jeunes gens qui partent avec Koukoumé-
donias pour le manoir des parents de Tariménès.
Telles sont les premières imitations des romans de Vol-
taire en Hongrie. La censure a trouvé sans doute que les
attaques contre le clergé y étaient trop visibles et n'a pas
autorisé leur impression. C'est pourquoi les autres membres
de l'Ecole française traduisent et imitent les romans cheva-
leresques du xvn^ siècle d'où toute allusion politique ou reli-
gieuse est bannie. Le public se nourrira de ces imitations et
ignorera les hardiesses de l'Ermite de Bihar.
YI
Il nous reste encore à examiner le dernier groupe des
œuvres de Bessenyei. Ce sont des ouvrages philosophiques
et historiques où se fait jour, outre l'influence de Voltaire,
celle de Montesquieu. De tous ces travaux on n'a publié que
V Ermite de Bihar en 1 894 * , les autres sont en manuscrits à
la Bibliothèque du Musée national de Budapest. L'ermite est
Bessenyei qui sort de sa retraite pour se réjouir du spectacle
du monde et pour porter son effort sur les questions qui se
sont si longtemps imposées à son âme. « Jamais, dit-il dans
une note de cet ouvrage ", on n'a philosophé de cette façon
dans un livre hongrois. Toutes les lectures, les expériences,
les réflexions et les sensations de ma vie sont condensées
dans ce livre. » Ce sont des articles détachés sur le libre
arbitre, la conscience, les sensations, la vérité, la nature, la
renommée, la force, le mérite, le malheur, l'orgueil, la fai-
1. La deuxième partie de ÏErmite de Bihar intitulée : La recherche de la rai-
son dans ce monde, est encore inédite. Quart. Hung. 150 du Musée national.
2. Page 122,
CHAPITRE I 103
blesse, le péché, la naissance, l'éducation et la royauté. On
dirait autant d'articles du Dictionnaire philosophique de Vol-
taire, avec quelques accents de Rousseau (« La nature a
tout bien fait, l'homme a tout bouleversé ») * et des consi-
dérations de Montesquieu ^, auxquelles s'ajoutent quelques
attaques contre les faiseurs de prosélytes.
Ses principes sociaux et moraux exprimés dans ses poèmes
et dans ses romans, nous les retrouvons dans ses écrits poli-
tiques. Les Etats et les sociétés, dit-il dans La Constitution
de la Hongrie ^ se sont fondés parce que le bien-être des
hommes l'exigeait. Ce furent, au commencement, des réu-
nions libres; voilà pourquoi les citoyens doivent se soumettre
à la volonté commune. Le droit de légiférer appartient donc
à la société, l'exécution des lois au gouvernement. C'est le
contrat social qui règle les rapports entre la nation et le roi.
Le peuple décide lui-même de son sort ; c'est là un droit
aussi ancien que la nature. La loi du gouvernement en est
issue, car qui pourrait gouverner sans le peuple? Gouverner
sans lui c'est le priver des biens éternels de la nature. Le
peuple, pour Bessenyei, constitue la force du pays; il faut
cependant qu'il y ait une caste privilégiée, une noblesse. Ce
disciple des Encyclopédistes s'arrête dès qu'il s'agit des pré-
rogatives de sa classe. Dans un examen des différentes formes
du gouvernement, il trouve la royauté constitutionnelle pré-
férable aux autres; là, le bonheur du peuple est fondé sur les
lois qui garantissent non seulement la dynastie, mais font
encore que le peuple supporte toutes les charges, car elles
sont consenties.
Le pouvoir exécutif tel qu'il fonctionnait alors en Hongrie,
est en butte à ses critiques; il fustige surtout les tribunaux
seigneuriaux où le seigneur est juge et partie en même
1. Page 31.
2. Page 107. Sur les fonctions publiques dans une monarchie et dans une
république.
^.Magyarorszfifj torvényes dllusa (1804). Manuscrit du Musée national, Quart,
Hun^. 75,
104 l'école française
temps et où les assesseurs, ses invités, l'approuvent tou-
jours. « Depuis vingt ans, dit-il, on m'a appelé seulement
trois fois à siéger dans un semblable tribunal, mais on ne
m'y appellera plus. J'y ai mangé et bu et pourtant je me suis
montré assez hardi pour trouver la cause du seigneur
injuste *. » Bessenyei est pour l'élection des fonctionnaires
par le Comitat; il voudrait seulement qu'on considérât le
mérite, non la religion; car, dit-il, il est stupide de récom-
penser quelqu'un pour sa foi ; il y a déjà assez de distinctions
causées parla naissance. Il condamne la corvée et les dîmes
tout en trouvant que la loi les autorise et qu'il doit exister des
serfs dans tous les pays.
Pour ses ouvrages historiques, Bessenyei ne pouvait choi-
sir de meilleur modèle que Voltaire qui, avec son Charles XII
et son Siècle de Louis A'/F, avait frayé de nouvelles routes à
l'historiographie. Ce sont là des œuvres que même Lessing,
qui n'avait pas l'enthousiasme facile, admirait sans réserves.
En Hongrie, les historiens du xvn' et du xvni" siècles écri-
vaient pour la plupart en latin ; les mémoires en magyar
étaient encore inédits, le style historique n'existait pas. Bes-
senyei voulut le créer à l'aide du Charles XII qu'il avait
constamment sous les yeux en composant sa Vie de Jean
Hunyad '. Après tant de chroniqueurs, il veut écrire « d'une
plume brillante » ; il ne s'occupe pas, comme ses prédéces-
seurs de la généalogie de son héros, il ne donne pas beaucoup
de dates non plus. Il s'efforce visiblement de faire que son
livre soit d'une lecture aisée et intelligible à tous. Il aime
les descriptions de batailles et fait les réflexions morales que
lui inspire la conduite d'Hunyad, encore plus admirable
que celle de Charles XII.
1. Les critiques faites par Bessenyei ont été très souvent depuis adressées à
ces tribunaux. Nulle part elles ne se trouvent exprimées avec autant d'élo-
quence et d'ironie que dans le roman de Joseph Eôtvôs : Le notaire du village,
(1843). Ces tribunaux ne furent abolis qu'en 1848.
2. Ihinyadi Jdnos élete es viselt dolgai (Vie et faits de Jean Hunyad),
CHAPITRE I 105
Yi' Essai sur les mœurs et l'esprit des nations n'exerça pas
sur Bessenyei une moindre influence. Il y apprit le secret de
voir dans l'histoire, non une succession de rois et de
batailles, mais le développement des idées et la façon dont
elles influent sur la vie morale, religieuse, sociale et poli-
tique des nations. Et, ce qui lui a surtout plu, comme à ses
contemporains, ce sont les jugements portés au nom de la
tolérance, de la liberté de conscience et de la justice. Il a
d'abord résumé les chapitres 39, 42-44, 46 et leur a donné le
titre à État de toute r Europe au xi^ siècle ' . « De tout côté du
feu et du sang, dit-il ; on ne se reposait que dans les cou-
vents, partout ailleurs on s'entr'égorgeait ». Jetant un coup-
d'œil sur l'histoire de son pays, il trouve que le xi^ siècle
caractérisé par la consolidation de la royauté et la propaga-
tion du catholicisme, ne montre que misère et injustice.
Mais cet essai n'était qu'un exercice : il voulait traiter l'an-
cienne histoire de Hongrie dans l'esprit de Voltaire. Il n'a
pu achever que celle du premier siècle, de Saint-Etienne à
Coloman, en se servant des chroniques de Bonfmi, Heltai,
Pethô et Kovacs. Il a donné à son Essai le titre : Sur les cou-
tumes^ les înœurs, le gouvernement et les lois du peuple hon-
grois ^. Ses sources lui offrant peu de choses à ce sujet, il
s'eff'orça de tirer du Corpus juris et des anciennes lois les
données de son ouvrage. Les lois pénales sont, pour lui, le
miroir de la société \ mais comme Saint-Etienne avait
édicté des lois très sévères pour refréner les mœurs sauvages
et pour empêcher le retour du paganisme, Bessenyei dépeint
tout ce siècle comme violent, rapace, débauché et supersti-
tieux. Il reproche aux anciens Magyars d'avoir trop bu après
leurs victoires « sous l'égide de la Sainte Trinité », ce qui
prouve qu'on peut plus facilement changer de religion que
1. Efjész Europa fonnnja a Xl-ik szdzadban. Manuscrit de l'Académie hon-
groise.
2. A magyar nemzelnek szokdsairul, erkolcseiriil, uralkodûsdnak modjairul,
tUrvényeiriil. Manuscrit de l'Académie.
3. On voit là l'intluence des idées de Beccaria — à travers Voltaire.
1Ô6 l'école française
de mœurs. En voltairien, il jette des regards dédaigneux sur
le clergé, i;ie sachant quel rôle civilisateur il avait rempli
sous les Arpdd. Il ne s'écarte de son modèle que dans les
pages où il parle des droits nobiliaires. Malgré sa grande
sympathie pour la « misera plebs contribuons » l'égalité
devant la loi et l'impôt est pour lui une chimère. Ce sont des
prérogatives acquises dès la fondation du royaume et qu'il
faut maintenir. Bessenyei comme d'autres membres de
VÉcole française prêche l'humanité envers les « jobbâ-
gyones » (serfs), mais il reste bien loin des audaces des
Révolutionnaii^es.
Ces deux essais historiques sont encore inédits. « Les têtes
tonsurées » n'en ont pas permis l'impression. La censure
exercée par les prêtres était impitoyable pour tout ce que
Bessenyei écrivait dans sa solitude. « Sa mission semble
être, disait-il, de ne pas permettre que le peuple s'éclaire.
La clef de la vérité est entre des mains qui restent toujours
fermées. » Et, lorsque ses amis l'engagent à se montrer
plus modéré, il déclare qu'il ne peut rien écrire contre la
vérité et la nature.
Son Histoire romaine * écrite entre 1801-1803 est aussi
inédite. Il s'inspire de Montesquieu en l'amplifiant. Un
article sur cet écrivain français dans Holmi ^ prouve que
Bessenyei le lisait assidûment ; il regrettait seulement qu'il
fût si peu connu en Hongrie. Dix ans plus tard, on s'en
occupe sérieusement et les écrits politiques citent volontiers
le passage de VEsprit des lois où il parle des Hongrois. Dans
son Histoire romaine Bessenyei ne glorifie pas tant ceux qui
ont subjugué des peuples que ceux qui se sont montrés clé-
1. Eômdnak viselt doJgai. Manuscrit du Musée national. Quart. Hung. 56
en 2 vol.
2. A Holmi, 1779, pp. 298-303. Ce sont des Mélanges littéraires et philoso-
phiques. On y trouve également un article sur Voltaire. L'influence de Mon-
tesquieu est encore visible da,ns L'origine de la société et son gouvernement (A
târsasagnak eredete es orszàglâsa). Manuscrit conservé au Collège de Sdros-
patak. Voy. Szeremlei Barna dans E, Phjlol. K. tome XV (1891),
CHAPITRE I 407
ments envers le peuple. Titus et Marc-Aurèle lui semblent
plus grands qu'Auguste et Trajan. Il ne s'arrôte pas trop
aux batailles, mais se plaît à examiner les institutions et
montre comment les Romains sortent de leur état de gros-
sièreté et de sauvagerie pour s'acheminer vers la civilisa-
tion. Il examine le mobile des actions, trace des portraits,
mais ne nous présente que des monstres ou des anges, car
l'art des nuances lui fait défaut. Son récit est mêlé de
réllexions sur la religion qu'on retrouve dans presque tous
ses écrits :
« Faire du bien, dit-il, voilà la vraie religion, qu'elle soit pratiquée
par des païens ou par des chrétiens. Titus et Antonin ne furent pas
élevés dans la doctrine chrétienne ; il serait pourtant absurde de pré-
tendre que leurs bonnes actions aient déplu à Dieu. Seulement, alors
que le paganisme peut inspirer de bonnes actions, la vraie religion
doit les inspirer, sous peine de ressembler à une bulle de savon, de
n'être qu'un mensonge. La vraie religion est celle-là seule qui est
exempte de fanatisme. »
Ainsi dans ce dernier ouvrage, il reste fidèle aux idées
qu'il a exprimées dès le début. Il y a peu d'écrivains dont la
carrière littéraire atteste plus fortement l'intluence profonde
exercée par Voltaire.
VII
Bessenyei dont nous venons d'analyser les ouvrages, est
le premier esprit universel de la littérature hongroise. Faire
participer la Hongrie arriérée au mouvement intellectuel de
l'Occident, tel fut son but ; briser les obstacles, secouer les
inerties qui empêchent le libre essor du génie national ; grou-
per autour de lui quelques esprits d'élite qui, chacun dans
un genre différent, contribueront à relever le niveau litté-
raire ; faire comprendre à la noblesse et au clergé qui seuls
s'occupaient des choses de l'esprit, que la vraie culture n'est
i08 l'école française
possible qu'à la condition de perfectionner la langue natio-
nale : voilà où tendent ses efforts *.
Dès 1778, il lance un appel vibrant. Le titre de l'ouvrage
était : Magyarisation ^ Et voici comment il parle à ses conci-
toyens de plus en plus entichés de culture latine :
« Regardez autour de vous, voyez les Français, les Allemands, les
Russes ; tous ont des sociétés pour cultiver la littérature et les sciences
dans leur propre langue : il n'y a que les Hongrois qui ne veulent pas
abandonner le latin. On dit qu'on ne peut pas bien écrire et raisonner
en magyar, parce que la langue manque de force, parce qu'elle est
impuissante à rendre de belles et profondes pensées. C'est comme si tu
disais à une grande montagne pleine d'or qu'elle ne vaut rien, parce
qu'il n'y a ni mine, ni mineur. Est-ce la faute de cette montagne si on
n'exploite pas ses trésors? Est-ce la faute de la langue magyare si ses
enfants ne veulent pas la perfectionner et l'orner? Aucune langue n'est
dès l'origine forte et profonde ; il en est pourtant beaucoup qui le sont
devenues. Rappelle-toi qu'aucune nation ne s'est civilisée avant d'avoir
cultivé les sciences dans sa langue nationale. »
Et les yeux fixés sur l'Académie française, il élabore son
projet (1781). « Etudions les langues et les littératures
anciennes et modernes, dit-il, pour traduire d'abord, pour
nous inspirer ensuite. Ces efforts doivent tendre à rendre
notre langue souple et expressive. Pourquoi l'Université de
Pest n'a-t-elle pas de professeur de hongrois ? pourquoi n'y
enseigne-t-on pas la langue et la littérature nationales ^ ? »
Il voudrait même que les lois fussent rédigées en magyar,
car la justice et le droit doivent être compris de tous et non
exclusivement des savants :
\. A nyelvet kipallérozni (polir la langue) est peut-être l'expression qui se
retrouve le plus souvent sous la plume de Bessenyei et des écrivains de son
groupe.
2. Mar/yarsdg, 1778.
3. Ce n'est qu'après les réclamations de la Diète de 1790 qu'on créa à l'Uni-
versité de pest une chaire de hongrois (1791) dont le deuxième titulaire,
Rêvai, devint le fondateur de la philologie comparée hongroise [Antiquitales
lilteratiirae hungaricae 1803. Elaboratior grammatica hungarica, 3 vol.,
1803-1806).
CHAPITRE I 109
« Ne nous attachons pas aux anciennes habitudes, car s'y attacher
revient à dire: nous vouions rester dans Ti^'norance. Il faut aussi chan-
ger notre manière d'enseigner *. Tant que nous n'aurons pas d'Acadé-
mie hongroise, nous pouvons parler les langues étrangères, mais nous
ne sortirons pas le génie hongrois des ténèbres. Répandre la science,
c'est rendre le pays heureux ; or, la clef de la science est la langue et
seule une société savante peut la rendre apte à exprimer les résultats
de toutes les sciences. »
C'est ainsi qu'il trace le projet de cette docte compagnie,
projet dont on s'inspirera en 1830. Il demande qu'il y ait un
certain nombre de membres payés, qui puissent ainsi con-
sacrer toute leur activité à l'Académie. Celle-ci élira tous les
trimestres un président ou directeur — c'est la coutume en
France — elle aura des secrétaires perpétuels, une impri-
merie ^, une bibliothèque, des prix annuels. Ses membres —
ordinaires ou honoraires — devront être élus sans distinction
de religion, ils seront pris dans toutes les parties du pays,
en vue de l'étude des différents dialectes et représente-
ront toutes les branches de la science. La principale
occupation sera l'élaboration du Dictionnaire et de la
Grammaire. Tout savant sera libre de lui communiquer ses
recherches; elle fera la critique des livres hongrois et elle
éditera les ouvrages d'un mérite exceptionnel. Quand les
lettres et les sciences auront fait des progrès, quand
l'industrie et le commerce seront florissants, alors la civili-
sation hongroise sera connue à l'étranger et l'on apprendra
le magyar. La haute culture rendra la Hongrie apte à
1. C'est pourquoi Bessenyei fut vite gagné à la Ratio educationis de Marie-
Thérèse.
2. Bessenj'ei envoya ce projet à rimprimeur Landerer de Pozsony (Pres-
bourg), mais celui-ci craignant pour son privilège et redoutant la concur-
rence éventuelle de la société savante, n'édita pas le manuscrit. C'est Rêvai
qui, en 1790, au moment où la Diète était réunie, le publia sous le titre : Egy
magyar tôrsasdg iront vulô jâmbor szdndék (Vœu ardent pour la fondation
d'une Société hongroise). On prétend que Rêvai ne savait pas le nom de
l'auteur. Ceci est, en somme, très probable, car dans la liste des futurs acadé-
miciens qu'il dressa dans sa brochure : Candidati erigendae Eruditae Socie-
tatis Hungaricae (1791) le nom de Bessenyei ne se trouve même pas.
410 l'école française
jouer aux confins de rOccidcnt et de l'Orient, un rôle pré-
pondérant. De même qu'au moyen âge elle a défendu les
frontières avec l'épée, elle servira plus tard la civilisation
avec son génie ; jadis bouclier de l'Occident contre l'invasion
des Turcs, elle en sera, dans l'avenir, l'interprète en Orient.
Vision vraiment prophétique! et pourtant rêve bien loin
d'être réalisé ! Aussi Bessenyci disait-il : « Un doux rêve
vaut mieux que l'amère réalité. »
Bessenyei se faisait une haute idée de la forme littéraire ;
ses modèles français lui avaient appris que « les œuvres bien
écrites sont les seules qui passent à la postérité. » Cette idée
était neuve en Hongrie; en effet, ses Mélanges [Holmi, 1779),
sont le premier livre magyar oii les effets produits par la
beauté de la langue et l'art de l'expression soient analysés.
« La postérité mérite, disait-il, que les idées sublimes soient
exprimées dans une langue sublime. » Il voulait que la
langue fut vive, légère et harmonieuse. Il en fut le pre-
mier ouvrier conscient; il jeta la semence qui devait ger-
mer trente ou quarante ans après. Pour lui et son école,
il s'agissait avant tout d'assouplir la langue. Or, pour
réaliser cette fin, rien ne valait la traduction et l'adapta-
tion. Le cadre, la pensée et l'invention une fois donnés, il
fallait s'ingénier à rendre toutes les nuances de l'original.
Ainsi on « polissait » la langue, on créait les termes qui
lui manquaient encore. C'est pourquoi les traductions occu-
pent une place si importante dans cette première période
du renouveau littéraire. Elles ont formé le fondement sur
lequel, au commencement du xix" siècle, s'élèvera l'édifice
de la littérature nationale. Le commerce assidu de Bessenyei
avec Voltaire, Montesquieu et les Encyclopédistes fit con-
naître, en outre, les idées françaises : c'était alors le seul
moyen de réveiller la nation de sa torpeur. D'autres membres
de la garde royale élargiront le cadre dressé par leur chef,
mais ils resteront toujours les disciples des Français.
CHAPITRE I 111
VIII
Il est très probable que les livres de Bessenyei n'ont agi
que sur rélite intellectuelle. Mais il a stimulé ses camarades
de la garde et parmi ceux-ci il s'en trouvait qui, tout en pos-
sédant un esprit moins vaste, ont mieux su conquérir le
public. Tel Alexandre Bârôczy (1735-1809 ^). Il n'est que
traducteur, mais ses œuvres ont laissé des traces profondes
dans la formation de la prose hongroise. Sa langue souple
et harmonieuse s'insinuait mieux que celle du maître. Son
activité plus modeste s'exerce sur un autre terrain. Pourquoi
imiter ou traduire des œuvres dramatiques quand il n'y a
pas de théâtre? Pourquoi philosopher, si la censure ne permet
pas d'imprimer? Mieux vaut traduire et imiter les romans,
les contes et agir ainsi sur la masse. Ce sera là une nourri-
ture légère que le peuple digérera plus facilement et assimi-
lera mieux. C'est dans cette pensée qu'il devint le représen-
tant de la « belle prose » (szépproza) comme on dit en
hongrois. Ses traductions marquent l'avènement du récit en
prose des Français, genre où, au xvni" siècle, ces derniers
étaient incontestablement passés maîtres. Cependant Bârdczy
ne traduit pas les romans de Voltaire, il remonte plus haut.
1. 11 était entré dans la garde royale, Tannée même de sa fondation, en
1760, cinq ans avant Bessenyei. Né à Ispânlaka dans le comitat Also-Fcjér, en
Transylvanie, Bàrôczy fit ses études dans là célèbre école de Nagy-Enyed et
fut attaché ensuite à la chancellerie transylvaine. La littérature française
très répandue depuis le xviie siècle dans cette partie orientale de la Hongrie,
exerça de bonne heure son charme sur lui. Comme tant de jeunes nobles,
Bârôczy voulut se perfectionner dans la connaissance de cette langue. Un
séjout à Vienne était tentant ; il demanda donc son admission dans la garde.
Mais la nature l'avait traité en marâtre ; il était petit, mal fait, et d'une lai-
deur repoussante. Il lui fallut la haute protection du comte Etienne Mikes,
qui Voj'ait en lai une des futures gloires littéraires du pays, pour décider le
comitat â l'envoyer à Vienne. Il y arriva en automne 1760 comme premier
représentant de la Transylvanie ; il y fit toute sa carrière et se retira avec le
rang de colonel. Il mourut eu 1809 sans être retourné une seule fois dans son
pays nataL
H2 l'école française
Ce n'est pas le roman philosophique qui lui plaît, mais le
roman héroïque et chevaleresque, celui de la Calprenède.
Ne nous en étonnons pas. Le héros de la Cassandre n'est-il
pas un prince de Scythie, Grondâtes, qui aime ardemment et
parle avec feu. Or, au xvni'' siècle, les Scythes se confon-
daient avec les anciens Magyars. Bardczy en lisant la Cas-
sandre dans son pays natal, en Transylvanie, reconnut dans
le héros un proche parent.
c N'est-il pas di^'ne, dit-il dans sa Préface, de faire parler en hon-
grois un noble prince issu du sang de nos ancêtres, d'admirer ses
actions glorieuses, ses nobles mœurs et de les vanter à ses descendants
hongrois qui voudraient l'imiter? On voit par ce roman que même
dans les temps les plus anciens, la nation hongroise n'était pas si bar-
bare, puisqu'on a pu offrir en exemple ses nobles actions aux peuples
les plus civilisés et les plus glorieux. »
Bârdczy doit sa notoriété à deux traductions : La Cas-
sandre de la Calprenède (1774) et les Contes moraux de Mar-
montel (1775). Rarement traductions ont exercé une telle
influence sur le développement d'une langue. Ce n'est pas
tant par la force des idées qu'ils contenaient que ces
ouvrages se répandirent. C'est la langue du traducteur qui
leur valut le succès. L'art d'adapter une œuvre étrangère
au génie de la langue nationale, d'en rendre toutes les
nuances était encore inconnu en Hongrie. Faludi était le
seul qui l'eût déjà tenté, mais le caractère religieux de ses
traductions l'empêcha d'exercer une grande influence. Bes-
senyei travaillait beaucoup trop vite pour donner à une
œuvre tout son fini. Bâro'czy, au contraire, garda pendant
quinze ans la Cassandre et les Contes moraux dans son
tiroir et ce n'est que sur la prière de ses amis qu'il se décida
à les publier. Ce fut une révélation quant au style. La
Transylvanie avait depuis des siècles fourni les meilleurs
écrivains ; la langue y conservait une pureté, une force
qu'elle avait depuis longtemps perdues dans la Hongrie pro-
prement dite. Aussi comprendrons-nous l'enthousiasme du
CHAPITRE I H3
jeune Kazinczy qui rappelle dans ses Mémoires * l'effet pro-
duit sur lui par la lecture du Marmontel hongrois :
« Je reconnais encore les endroits où dans l'admiration de son doux
parler, je poussai des cris de joie. Je voulais aller le voir à Vienne, alîii
que la moitié de son âme pût descendre en moi. Il resta ma lecture favo-
rite et dès lors je me proposai de faire tous mes efforts pour l'égaler. »
Lorsque, en 1808, il traduit à son tour quelques Contes
de Marmontel, il les dédie à Bârdczy, son maître, son mo-
dèle. L'enthousiasme du jeune homme se retrouve chez le
vieillard. A soixante-dix ans, il écrit dans la revue Musa-
rion (1829) :
« Homme immortel, l'encens que je t'avais donné était le tribut de
ma plus haute estime et de la plus profonde reconnaissance. Dès ma
jeunesse tu étais le modèle auquel je m'efforçais de ressembler. »
C'est Kazinczy qui a donné la troisième et dernière édition
de ces traductions ^ avec une biographie, un des meilleurs
essais de critique littéraire qu'il ait écrit. Il voit en Bardczy le
représentant le plus illustre de cette lutte pour le perfection-
nement de la langue, l'instigateur d'un travail auquel lui-
même consacra sa vie et qui visait à faire de la prose
hongroise un objet de culture esthétique. Cette réforme, qui
amena forcément la création de nouveaux vocables répon-
dant à des idées nouvelles, ne put s'effectuer sans se heur-
ter au camp des amateurs d'archaïsmes, philologues clas-
siques, lesquels s'attaquaient avec une violence extrême aux
innovations en matière de langue et à tous les néologismes.
Cette lutte dont on put voir les commencements quelques
années après les traductions de Bardczy, finit par la victoire
de Kazinczy qui eut pour lui l'autorité du grand grammai-
rien Rêvai. Il n'est donc pas étonnant de voir que le vieux
1. Pdlydm emlékezete (Souvenirs de ma carrière), édit. Abafi, p. 36. :,
2. Bdrôczijnak minden munkdji (Œuvres complètes do Bârôczy), 8 vol.
1813-1814.
114 l'école française
bibliothécaire du collège de Sârospatak en annonçant au
jeune Kazinczy l'arrivée des Contes de Marmontel en ait
trouvé la langue « incompréhensible ».
Le culte que Kazinczy voua au réformateur de la langue,
le rend même injuste envers les efforts tentés par Bessenyci.
Dans sa Préface aux œuvres complètes de Bàrdczy, il
s'exprime ainsi :
« C'est Bâroczy qui Ht sentir le premier que nous avancerions si nous
le voulions ; grâce au style le plus poli et le plus soigné, à je ne sais
quel charme tout à fait inconnu jusqu'ici, il fit accepter ses innovations
par tous ceux qui avaient assez de goût pour reconnaître ce qui est
beau; c'est là ce qui lui vaut d'être considéré par nos puristes comme
le plus dangereux corrupteur de la langue. Bessenyei, au contraire,
qui emploie tout autant d'expressions neuves, effrayait ses lecteurs,
car les termes les plus agrestes se trouvent accouplés aux tournures
françaises. La Muse de Bâroczy est une jeune fille gracieuse et de
bonne éducation dont le zézaiement même a du charme; celle de Bes-
senyei est une jeune servante joufflue de l'Alfold, à laquelle les
manières apprises, les ornements dérobés à sa maîtresse ne vont pas
bien. »
Il y avait dans la nature de Bessenyei quelque chose de
violent ; le sang bouillant de cet enfant de la Puszta pouvait
difficilement s^'accommoder de toutes les convenances et se
manifestait quelquefois dans toute son énergie. Bârdczy
élevé dans la haute société, où les mœurs étaient plus polies,
la langue plus choisie, le goût plus affiné pouvait s'adonner
avec volupté à ce travail patient du traducteur, pesant les
mots, choisissant la meilleure tournure, remettant souvent
ses phrases sur l'enclume. Or, ce sont là autant de con-
traintes auxquelles Bessenyei, dans son ardeur, ne se sou-
mit qu'une seule fois : à savoir lorsqu'il traduisit le premier
livre de Lucain, d'après Marmontel.
Bârdczy commença à traduire la Cassandre étant encore
en Transylvanie. Elle parut en 1774, dédiée <( à sa glorieuse
nation » à laquelle tous les gardes royaux pensent au milieu
de la société viennoise. De là Galprenède était également
CHAPITRE I 41 g
garde-dii-corps de Louis XIV. Son Grondâtes personnifie
l'héroïsme et Famour constant. Il est l'idéal de la Cour de
Versailles qui doit apprendre aux Hongrois que « l'amou-
reux dans toutes les péripéties de la vie, est tenu de rester
fidèle à sa flamme et comment il reçoit finalement sa récom-
pense ». La traduction n'est pas littérale; Bdrdczy a seule-
ment respecté les lettres intercalées dans le récit; celles-ci
sont traduites exactement, mais il a notoirement abrégé
l'histoire elle-même. « Souvent, dit-il, j'ai lu dix, douze et
même vingt-quatre pages qu'après réflexion j'ai condensées
en deux ou trois. » Il reste ainsi à peu près la moitié de l'ori-
ginal français.
De la Cassandre aux Contes moraux de Marmontel le
saut est assez grand. Ni les romans de Lesage, encore moins
ceux de la Régence n'ont trouvé de traducteur ou d'imita-
teur au xvni' siècle. Marmontel, par contre, le collaborateur
de l'P^ncyclopédie, membre de « la haute Ecole du perfec-
tionnement de la langue » — c'est-à-dire de l'Académie
française — était fort goûté.
Ce sont surtout les Contes moraux qui attirèrent les traduc-
teurs. Ceux-ci tâchaient d'atteindre à l'élégance du style, à la
vivacité, au coloris de l'original. Bârdczy perd souvent cou-
rage en poursuivant ce but. Deux fois il commence, deux
fois il s'arrête. « Ma faiblesse, le manque de mots frappants
dans notre langue et la nouveauté du style de l'écrivain me
rendent perplexe », dit-il. Ce n'est qu'au troisième essai
qu'il achève un volume, contenant : Alcihiade ou le moi^
Les deux infortunées , Lausus et Lydie, L'aïïiitié à répreuve,
Laurette, La Bergère des Alpes (1775), volume illustré des
mêmes gravures que l'édition française parue quatorze ans
auparavant.
Bârdczy envoya sa traduction à Marmontel qui le remer-
cia et exprima l'espoir que bientôt les dames de la Crimée
liraient ses œuvres, puisque, à en croire les historiens, on
parle le hongrois en Crimée et dans le pays des Tartares.
Bien que cette espérance fût vainc, il n'en est pas moins
H 6 L ÉCOLE FRANÇAISE
vrai que le nom de Marmontel devint très populaire en
Hongrie. L'année même où parut le recueil de Bâroczy,
l'écrivain populaire Jean Kdnyi, qui se nommait « le simple
soldat de la patrie hongroise », traduisit : Laurette, La ber-
gère des Alpes, Lausus et Lijdie *, en y mêlant quelques
chansons qui excitèrent la raillerie de Bessenyei, mais qui
devaient plaire au public auquel cet écrivain médiocre mais
rempli de bonne volonté s'adressait. Plusieurs pièces de
théâtre tirées des Contes et du Bélisaire ^ figurent au réper-
toire naissant de la fin du xviii^ siècle, et, en 1808, Kazinczy
lui-même, rivalisant avec Bâroczy, traduit six Contes de
Marmontel ^
Après avoir donné une traduction très soignée des Mora-
lische Briefe zur Bildung des Herzens de Dusch \ dont le ton
sentimental et pathétique avait beaucoup plu, Bâroczy ne
publia rien pendant quinze ans. Il sortit enfin de sa retraite,
afin de combattre pour la langue nationale, comme Bessenyei
l'avait fait toute sa vie. Il démontre à son tour que la culture
nationale n'est possible que par la langue; que le latin peut à
la rigueur rendre des services dans les écoles, mais que c'est
nuire au développement littéraire que de le conserver dans
la législation, dans la juridiction et dans la vie quotidienne.
Et ces exhortations patriotiques partaient de la capitale de
l'Autriche! C'est à Vienne que se publient également les pre-
miers journaux hongrois entre 1780 et 1790. Gôrog et Kere-
kes, deux rédacteurs, proposèrent en 1789 un prix de vingt
ducats pour le meilleur ouvrage sur les questions sui-
vantes : « Dans quelle mesure la langue nationale contri-
bue-t-elle à la conservation du caractère national et au
1. Diszes erkdlcsdkre tanilô beszédek (Contes enseignant les moeurs exquises),
1775, avec les gravures d'une édition française.
2. Bélisaire fut traduit par P. Zalânyi en 1773 et par E. D. Vargyasi en 1776.
3. Alcibiade, Les deux infortunées, Laurette, Les quatre flacons ou les Aven-
tures d'Alcidonis de Mégare, Le Scrupule ou l'Amour mécontent de lui-même.
Les mariages samnites.
4. C'est le même Dusch que Lessing rudoya si fort en s'attaquant à sa mau-
vaise traduction des Géorgiques.
CHAPITRE I 117
bonheur du peuple? Dans quelle mesure la langue latine
est-elle nécessaire aux Hongrois ? » Or, il se trouva des
concurrents pour soutenir que l'usage de la langue natio-
nale menaçait les lois et les libertés ! Bârdczy répond à
ces retardataires dans un dialogue intitulé : Défense de la
langue hongroise^ (1790) où il oppose très spirituellement
Etienne, le champion du développement nécessaire du
magyar, à Aloïs, le latiniste. Les nombreuses citations
d'Horace, d'Ovide, de Gicéron, de Martial, de Tacite prouvent
que l'auteur était aussi versé dans la littérature latine que
ses adversaires; mais s'il ne veut pas éliminer le latin de
l'école, il trouve qu'il n'est pas à sa place dans la vie du peu-
ple. Que la nation avec son roi, dans ses diètes comme dans
ses livres, parle hongrois ! H demande aussi que pour cultiver
la langue, pour perfectionner le goût et les mœurs, on crée
un théâtre. Kazinczy dit de ce travail :
Nous y voyons un philosophe et un patriote qui de sa retraite avait
observé son pays luttant pour échapper au naufrage et sur le point d'être
sauvé. Il n'est pas seulement spectateur; si le pays a besoin de son
secours, il accourt prêt à prendre une part active à la lutte . »
Dans sa vieillesse Bârdczy s'adonna à une innocente manie :
l'alchimie fort en vogue à la fin du xvin* siècle. A Vienne,
l'empereur Léopold II lui-même avait son laboratoire et Mar-
tinovics, le chef des Jacobins hongrois, n'avait, dit-on, gagné
ses faveurs que par ses connaissances chimiques, Bdroczy
n'était qu'un amateur qui cherchait la pierre philosopliale,
moins pour gagner de l'or, que pour passer le temps. Il se fit
également recevoir dans une loge maçonnique. C'est ce qui
nous explique sa dernière traduction d'un ouvrage français :
L Adepte moderne ou le vrai secret des Francs-maçons (Londres,
1760). L'auteur anonyme y raconte les aventures de Dela-
1. A védelmezletett mafjyar nyelv. — Détail curieux ! Lors de la réimpres-
sion des œuvres de Barôczy, ea 1813, la censure n'a pas accordé l'imprimatur
à cet opuscule.
118 L ÉCOLE FUAiNÇAlSE
borde et de son fils qui, accusés de faire de l'or, durent
quitter la France ; il mêle à ce récit une histoire de galanterie.
La censure s'opposa longtemps à l'impression de cette traduc-
tion qui ne parut qu'en 1810, un an après la mort de Bâroczy'.
Dans la préface il défend chaudement l'alchimie, ses théories
naïves et ses légendes. Le roman lui-même a fait connaître
en Hongrie le type de l'aventurier du xvnf siècle, mage et
alchimiste à la fois, voyageant de pays en pays, tantôt misé-
rable, tantôt comblé de gloire et de richesse.
Les traductions de Bâroczy ont rendu d'éminents ser-
vices à une époque où l'on voulait faire passer en hongrois
les chefs-d'œuvre français, exprimer des idées neuves dans
une société qui resta si longtemps isolée du reste de l'Europe.
La prose des œuvres religieuses était insuffisante, et la plu-
part des écrivains du xvnf siècle écrivaient dans un style qui,
selon Bessenyei, vous écorchait les oreilles, vous torturait
l'esprit et mettait votre patience à l'épreuve. Bâroczy, guidé
par un goût délicat que ses lectures françaises ne pouvaient
que développer, est aussi loin des vulgarités et des latinis-
mes que des néologismes trop hardis ou inutiles. La variété
qu'il introduit dans ses œuvres, le ton léger, le style pathé-
tique, la logique même dans la sentimentalité et surtout
l'art de la période oratoire : tout révèle une étude intelli-
gente de ses modèles française
IX.
Avec Bâroczy commence à pénétrer en Hongrie le roman
et le conte français. De 1775 jusqu'à la fin du siècle les
traductions et les adaptations se succèdent sans interruption.
1. A mostani adeptus, vagyis a szabadkÔmuvesek valôsngos titka. — Un
article dans les Mélanges (Holmi) de Bessenyei, intitulé : Peut-on fabriquer de
for, semble être dirigé contre cette manie de Bâroczy.
2. Voy. sur les traductions de Bàrôczy, Beôthy, ouvr. cité, tome II. p. 14 et
suiv. — J. Horvâth, dans : Budapesti Szemle, 1901.
CHAPITRE I • 119
Elles n'ont pas toutes les mêmes qualités, mais toutes
témoignent d'un effort sérieux pour perfectionner la langue
et prouver qu'elle est apte à rendre les œuvres françaises.
Ces œuvres éveillèrent le goût de la lecture et firent pénétrer
peu à peu en Hongrie les idées de l'Occident. A en croire un
de ces traducteurs, Samuel Mandi \ les romans, particuliè-
rement les romans français ont trois qualités qui les recom-
mandent. D'abord, une langue pure, naturelle, encore que
toujours exempte de vulgarité ; ensuite l'intrigue et le dénoue-
ment heureux qui excitent l'admiration et le plaisir ; enfin,
une justice très sévère dans la fiction et partant une valeur
morale. Ce sont les peuples romans, c'est-à-dire ici les Fran-
çais qui ont éclairé les autres peuples. Les Allemands mêmes
ne se développent intellectuellement que depuis qu'ils
aiment les romans. C'est le genre qui a le plus puissamment
contribué à rapprocher les peuples et à répandre la charité.
Il cite l'article Tolérance du Dictionnaire philosophique de
Voltaire. Ces traductions avaient donc un double but. Elles
ne répandent pas seulement le goût, les sentiments et le
savoir vivre des Français, mais elles se font, chemin faisant,
les interprètes des idées sur la société et la politique, sur le
gouvernement et la religion. Ainsi Bélisaire, traduit en 1773
par Pierre Zalânyi et trois ans après par Etienne Daniel
Vargyasi, exprime, sous forme de roman, les idées de Mon-
tesquieu et de Voltaire. Les actions héroïques, la galanterie
et le pathos de la Calprenède y sont remplacés par des
réflexions philosophiques. On aime également les romans
qui prêchent la tolérance et flétrissent le fanatisme, tel les
Incas, roman particulièrement goûté dans le cercle de Bes-
scnyei. Il est vrai que certains traducteurs combattent dans
les notes les attaques dirigées contre le dogme lui-même.
En 1778, parut la traduction sans nom d'auteur de : Le
repos de Cyrus que le chanoine de Lyon, Jacques Pernéty,
1. Rémai mesékben tetl prôha. C'est un recueil de trois petits romans avec
une étude sur le genre. 1786. Voy. Beôthy, ouvr. cité, II, p. 89.
120 . l'école française
avait fait paraître en 1732 *. En de'crivant la Cour de Cyrus,
c'est de celle de Louis XIV que l'auteur nous donne un
tableau. On y cultive tous les genres littéraires qui floris-
saient à l'époque classique française, ainsi que la musique
et la peinture. Araspe, l'ancien précepteur de Cyrus, y
enseigne l'art de bien gouverner, de même que la princesse
Cassandre se plaît à exprimer quelques idées libérales : « Les
serfs ne sont pas créés pour le roi, mais le roi pour les serfs. »
« Le royaume ne doit être qu'une famille, dont le roi est le
père et les serfs sont les fils ». La thèse du roman est qu'il
« vaut mieux faire le bonheur du monde par un règne paci-
fique, qu'en être la terreur et l'effroi par le carnage et
l'horreur inséparables de la guerre. »
On traduit aussi les romans dont l'action se passe en
Hongrie. La lutte séculaire contre les Turcs avait inspiré à
quelques conteurs français du xvm^ siècle des récits roma-
nesques. Tel le Pacha de /?«/rfe (Yverdun, 1765. anonyme)
que Georges Aranka (1737-1817) ^, avait traduit en 1791. C'est
un roman sans aventures amoureuses qui nous raconte l'his-
toire d'un pâtre suisse. Il se fait soldat dans l'armée fran-
çaise, combat sous Montecuccoli en Hongrie, tombe entre
les. mains des Turcs, se distingue de nouveau pendant cette
captivité et devient, sous le nom d'Apti, le dernier pacha
de Bude. Olivier, son ancien compagnon d'armes, demande
la reddition de la forteresse ; Apti refuse, et lors de l'assaut
décisif, ils s'entretuent. Les grands événements historiques du
temps forment le cadre de ce récit qu'Aranka, ennemi de
toute réforme, a écrit en vieille langue ^
1. C'est ce Pernéty que Frédéric 11 choisit comme bibliothécaire au lieu de
Lessing;mais ce fut un de ses parents, Antoine-Joseph qui vint à Berlin par
erreur.
2. Aranka a rendu de grands services à la littérature hongroise en Tran-
sylvanie. Son nom -reste attaché aux premières tentatives littéraires de ce
pays. 11 était en correspondance avec tous les écrivains de cette époque.
3. Le roman qui eut une grande vogue vers la fin du xviii* siècle Karligam
de Mészâros a probablement une source française. Voy. plus loin, livre II,
Le roman § I .
CHAPITRE I 121
Cependant le genre qui plaisait le mieux au public, est le
roman sentimental qui, même en France, grâce à l'influence
de Richardson et de Rousseau, dominait tous les autres. La
peinture du cœur féminin, en lutte contre l'infortune, contre
la ruse et la malice des hommes, voilà ce qui attire. Le
public féminin surtout aime à lire ces histoires où les femmes
donnent l'exemple de la persévérance, de la magnanimité,
du sacrifice de soi. Qui donc a fait couler plus de larmes
qu'Arnaud de Baculard ? Les traducteurs hongrois se
pâmaient à la lecture des Epreuves du sentiment, des Délas-
sements tVun homme sensible et des Loisirs utiles. Rousseau
lui-même n'avait-il pas dit qu'Arnaud écrit avec son cœur,
comme d'autres avec leur tête et leurs mains. Et les cœurs
sensibles lisaient avec ravissement les trois contes Adelson et
Salvini, Lucie et Mélanie, Fcmny, que Samuel Harsanyi
avaient traduits pendant son séjour à Vienne et publiés en
1794, en les dédiant à Nicolas Esterhâzy, le protecteur de
la garde royale*.
Sa traduction, malgré les vocables trop longs et les nom-
breux gallicismes, se lit agréablement. Il réussit mieux à
rendre le dialogue que le récit. Les lecteurs pouvaient se
laisser délicieusement émouvoir par les douleurs dépeintes
dans ces contes fortement teintés de Richardson. Les pièces
de théâtre d'Arnaud trouvèrent un traducteur en Joseph
Naldczy (1748-1822), garde-du-corps en 1766 puis « comte
suprême » (foispan) du comitat Zarând qui publia, en 1783,
Euphémie ou le Triomplie de la religion qu'il dédia aux
jeunes filles de Transylvanie, et, en 1793, Le Comte de
Comminge ou les amants malheureux'^ , avec les discours pré-
liminaires et l'histoire fort touchante des principaux person-
1. Érzékeny mesék d' Arnaud allai (Contes sensibles par d'Arnaud).
2. Eufemia, vaç/y a vaWîs {jydzedelme, — A szerencséllen szereimesek uvaqy
G, Comens (pron. Cominge). — La seconde pièce d'Arnaud est tirée du roman
de Mme de Tencin : Le Comte de Comminges (1735). — Fayel, une autre pièce
d'Arnaud figure au répertoire des premières troupes liongroises entre 1792 et
1796.
122 l'école française
nages. Ces amants que la violence ou la ruse séparent,
entrent au couvent ; c'est chez les Trappistes qu'ils se retrou-
vent, mais les vœux prononce's empêchent leur réunion.
Il ne leur reste plus qu'à expirer dans la douleur. Le traduc-
teur hongrois a suivi fidèlement son modèle et l'a imité
avec une certaine élégance. Il s'est essayé dans la suite, à
traduire les Nuits de Young *.
C'est de la même source que découlait l'héroïde, le
genre le plus faux de tous, selon Herder ^ De quelle
vogue pourtant n'a-t-elle pas joui en France après la fameuse
Lettre d'Hélolse à Aheilard de Colardeau ! « Les libraires ne
voulaient plus entendre parler d'autre chose ; les poètes, du
premier au dernier, s'empressèrent de répondre à ce nou-
veau besoin, et c'est sur le terrain de l'héroïde que se pro-
duisait une lutte acharnée à laquelle on allait être redevable
de mainte composition ridicule et de bien des pauvretés ^ ».
Les poètes eux-mêmes voyaient dans l'héroïde, l'école de la
tragédie et, comme dit l'Un d'eux, Blin de Sainmore : « Un
jeune poète, en s'y exerçant, peut former son style et étudier
le langage et la marche des passions ». Le genre plut beau-
coup à Vienne et un jeune membre de la garde Michel Czir-
y^^ (1753-1798), qui se distingua plus tard à la tête des hus-
sards sicules dans la guerre contre les Turcs, en traduisit
quatre : Héloïse à Aheilard, de Colardeau, la réponse à^ Ahei-
lard à Héloïse de Dorât, M''^ de la Vallière à Louis XIV de
Blin de Sainmore ; enfin, Barnevelt à Truman de Dorât, et
les fit paraître à Vienne en 1785 sous le titre : Lettres sen-
timentales *, en les faisant précéder d'introductions en prose.
1. Yung éjjelei avarpj Siralmai, 1801. On lit sous le titre :« traduit du fran-
çais » ; c'est là un fait qu'on peut constater souvent vers la fin du xviiie siècle.
La littérature anglaise elle-même ne pénètre en Hongrie que grâce au.\
traductions françaises.
2. Fragmente ûber die neuere deulsche Lileratur, p. 286, note 2. Œuvres,
t. XIX, édit. Hempel.
3. G. Desnoiresterres, Le chevalier Dorai el les poètes léf/ers au xvni^ siècle.
1887.
4. Érzékeny levelek.
CHAPITRE I 123
Kazinczy, dans ses Mémoires, nous trace un joli petit portrait
de ce vaillant officier qui avec sa fiancée relit et corrige sa
traduction. C'était à Regmecz, en 1784 :
« Lorsque nous entrâmes, dit-il, Télégant officier et la superbe jeune
fille étaient assis près d'une table. La fiancée lisait deux vers de l'Hé-
loise de Colardeau, l'officier parcourait, muet, sa traduction et la corri-
geait. On ne pourrait voir de plus belle Héloïse, encore moins un plus
bel homme que cet Abeilard, et l'on vit rarement plus beau manus-
crit. Czirjék avait écrit dans un cahier doré sur tranche, le sable était
doré et bleu, des rubans bleus et roses reliaient les pages et pendaient
en longues franges. »
Cette traduction en alexandrins est très coulante et satisfait
mieux que les introductions qu'il consacre au récit des vicis-
siludes de ses héros.
Ainsi pénétrèrent en Hongrie les romans sentimentaux,
précurseurs et descendants du Werther. Quand Kazinczy
entrera en lice, il se délectera encore aux œuvres de Mar-
montel et de d'Arnaud, mais il puisera également dans
Rousseau, Gœthe et Miller (Siegwart) '.
X
En compagnie de Bessenyei et de Bâro'czy on cite toujours
Abraham Barcsai/, dont un des ancêtres fut prince de Tran-
sylvanie ^ Il se lia avec Bessenyei et Bârdczy, fit des vers
1. Voy. sa lettre dans Irodalomt. K. 1898, page 216.
2. ISé à Piski, dans le coiuitat de Hunj'ad, en 1742, Barcsay fit ses études à
fécole de Nagy-Enyed et entra à vingt ans dans la garde. Après cinq ans
de services, il la quitta pour entrer dans farmée, tint garnison dans plu-
sieurs villes hongroises, notamment à Nagy-Szonibat (Tyrnavie), où il entra
en relations avec le poète lyrique Paul Anyos. Il fit la campagne de Silésie,
se battit ensuite contre les Turcs et prit sa retraite en 1794, avec le rang
de colonel. 11 vécut sur ses terres en Transylvanie et mourut subitement
le 3 mars 1806, le jour même où il avait convié quelques amis à venir chasser
avec lui le lendemain. Sa veuve, par respect pour un désir qu'il avait
124 l'école française
de très bonne heure, mais ne voulut rien publier. C'est
avant tout un soldat qui aime son métier. Il adresse de
temps en temps à ses amis des épîtres poétiques pour ser-
vir de préface à leurs œuvres, ou bien pour répondre à leurs
missives, mais il n'est nullement tenté de les réunir. Le
savant Rêvai obtient enfin la permission de les recueillir et
les publie avec les poésies d'Orczy en 1789 \
D'après Kazinczy, Barcsay etBessenyei étaient les hommes
les plus beaux et les mieux faits de la garde.
« Le premier avec ses yeux bleus et ses cheveux bouclés ressemblait
à Antinous. Ses manières dénotaient le descendant d'une grande
famille. Comme ses deux amis, il aimait sa patrie et en était fier ; il
aimait sa langue dont il connaissait la valeur et quoiqu'elle fût encore
inculte, il la voulait belle et florissante. »
Le cercle où se meut la poésie de Barcsay est très restreint.
Il s'adresse principalement à ses amis, mais dans le mince
volume qui constitue son bagage littéraire, la muse magyare
fait entendre quelques accents nouveaux. Son ton badin, sa
bonne humeur forment un contraste heureux avec la poésie
didactique et philosophique de Bessenyei. Il est aussi mieux
doué pour le rythme et quoique sa rime ne soit pas bien
riche, on le lit avec agrément ■.
Dans son Épitre à Georges Bessenyei (1772) il l'invite à ne
souvent exprimé, le fit enterrer sous le pommier qui avait abrité ses pre
miers jeux et à l'ombre duquel il venait lire ses auteurs favoris. — Marie-
Thérèse, Joseph II et Léopold II aimaient et estimaient ce guerrier vaillant
et ce cœur généreux (En Transylvanie il distribua des vêtements aux soldats
français faits prisonniers pendant les guerres de la Révolution). La reine
le convertit; le rejeton de la famille princière transylvaine embrassa le catho-
licisme, sans conviction, mais sans éprouver les scrupules que son ami
Bessenyei exprima si souvent dans sa vieillesse. Nulle trace d'un pareil
sentiment dans ses œuvres.
,1. Két nagysdgos elmének kolleményes sziileményei (Les poésies de deux
esprits sublimes). — Voy. sur Barcsay, la brochure de J. Zombory : Barcsay
Abraham élete es koltészete (La vie et les poésies d'A. Barcsay), 1895.
2. Le plus souvent il fait rimer quatre vers ensemble, trait caractéristique
de la versification archaïque.
CHAPITRE I 125
pas se perdre dans les hautes pensées, mais plutôt à des-
cendre un peu et à jouir des biens de la terre. « La crainte
du pauvre oiseleur augmente, si le faucon s'élève vers le
ciel, car il oublie vite sa proie et peut s'égarer dans les
nuages. » « Que nos œuvres disent aux Magyars qu'ils sont
les descendants héroïques des Scythes; c'est la pierre angu-
laire de notre liberté; sans elle nous sommes réduits en ser-
vitude. » Et s'inscrivant en faux contre la thèse du jésuite
Jean Sajnovics qui, dans son ouvrage : Demonstratio idioma
Ungarorum et Lapponwn idem esse (Nagy-Szombat, 1772) a,
le premier, affirmé la parenté du magyar avec le finnois, il
ajoute : « Préservons notre nation du joug de Sajnovics qui
veut de force dériver notre langue de Laponie. » Comme ses
contemporains il croyait que c'était rabaisser la langue hon-
groise que de lui trouver une parenté avec celle des pauvres
Finnois! Il n'y a que les Scythes de la Galprenède qui soient
dignes de figurer comme ancêtres de la race magyare !
Dans V Approche de l'hiver ^ poésie où les rimes sont parfois
très heureuses, nous trouvons des réflexions badines sur les
changements dans la nature et dans l'homme. Une fois
l'hiver arrivé, « nous ne nous souvenons plus des roses de
l'automne et des gerbes moissonnées l'été précédent; nous
rêvons seulement aux plus beaux jours de notre vie lorsque
nous cueillions un baiser aux lèvres de Chloris ».
Dans l'Epître adressée à Bârdczy et à Bessenyei (1775), il
les loue d'avoir fait résonner la langue hongroise qui
anciennement était prisonnière, méprisée de ceux qui ne
savaient que le latin. Mais quel changement grâce à ces deux
vaillants champions.
« Depuis que j'ai parlé avec la douce Statira * et que je me suis pro-
mené sur les bords de TEuphrate avec Cassandre, notre langue avec sa
force ma;^nque, son éloquence et son allure héroïque, remplit de joie
mon cœur, comme la rivière transparente qui arrose des prairies des-
séchées. Elle m'a transporté au sanctuaire des grandes âmes et à la source
1. De la Galprenède la nomme « le plus bel ouvrage des Dieux ».
126 L ÉCOLE FRANÇAISE
glorieuse des nobles passions. Je vois déjà Marmontel ; mon ami s'avance
avec lui sur le sentier de la gloire. Son pinceau magyar sait rendre avec
hardiesse la savante peinture des mœurs parisiennes. Marmontel vivra
éternellement et sera lu, depuis la Mer Noire jusqu'à la Morave, et c'est
à la plume de Bârôczy qu'il doit d'avoir fait d'une telle nation son admi-
ratrice. Mais que vois-je encore?De quelles plaintes mes oreilles sont-
ellos frappées? Triste Melpomène, j'entends tes gémissements; je com-
prends ta douleur par les plaintes d'Agis... Peuples en décadence,
prenez exemple sur la chute de Sparte ! »
Une autre Épître [A une noble dame) nous donne la descrip-
tion moitié satirique, moitié humoristique de ses occupa-
tions :
« Mon cœur sensible s'occupe de mille objets; le beau et le bon plaît
à mes yeux vifs, la louange est douce à mes faibles oreilles. Souvent je
me plonge dans la lecture et je passe des nuits dans les bras de Minerve,
puis je m'élance dans la demeure de Diane et je m'amuse des journées
entières à l'ombre des chênes. Puis sur une haute montagne, guettant
avec mes compagnons le lever de l'aurore, j'attends avec impatience le
son des cors, la fuite du cerf, l'aboiement des chiens et le bruit des
fusils. Au milieu de la cohue des grandes villes, je me promène soli-
taire sur les fortifications; je ris intérieurement du luxe des grands
que l'ambition traîne sur son char de folie. »
Bacchiis on V origine du vin de Tohay^ une de ses meilleures
pièces dont Orczy disait qu'il doit l'avoir prise sur Apclie ou
Rubens, est une description des vendanges, pleine de gaieté
et d'humour; cependant l'allégorie mythologique la gâte un
peu. \j' Épître à A?iyos, écrite le l^"" décembre 1778 pendant la
campagne de Silésie, est un cri de détresse au milieu des
ennuis et des tracas. Le poète voudrait pouvoir déposer son
casque, se consacrer au culte des Muses, être débarrassé de
toute entrave pour cultiver uniquement la sainte amitié.
Quoique le sujet des Epîtres soit tiré de sa vie, que la
note personnelle y domine, il n'est pas difficile de retrouver
les modèles français qu'a imités Barcsay. Ce sont d'abord les
Epîtres de Voltaire et puis la poésie légère de Dorât, de
Colardeau et quelquefois de Chaulieu. Mais, tandis que chez
CHAPITKE 1 127
Voltaire le sujet présente toujours un intérêt général, Barcsay
ne distingue pas toujours les limites qui séparent la lettre
en prose de l'épître poétique. Il faut être, en eftet, très au
courant de sa vie et de ses occupations pour saisir toutes les
allusions.
Barcsay avait écrit de nombreuses lettres, mais elles furent
presque toutes perdues. Dernièrement, on en a découvert et
publié une centaine ' qu'il avait adressées soit à sa femme,
née Suzanne Belhlen, soit à son ami Jean Radvànszky. Il s'y
montre « poète élégant » comme disaient ses amis. Le style
est vif, léger, spirituel, souvent une pointe de mélancolie y
perce. Contrairement aux habitudes de l'époque, il ne mêle
aucune citation française à ses lettres.
Des trois principaux chefs de YEcole française, Bessenyei
est le grand remueur d'idées qui produit sans cesse, exhorte,
stimule et voudrait transfuser tout le suc de la littérature
française du xvm^ siècle, dans le corps anémié de la littéra-
ture magyare. Il s'essaye dans tous les genres compatibles
avec l'état de la langue et de la civilisation d'alors; reste sur
la brèche même dans sa vieillesse, alors que retiré du monde
il ne peut plus faire entendre sa voix : « vox clamantis in
deserto ». Bârdczy fait pénétrer dans les lettres hongroises le
roman, la nouvelle, le conte, en un mot les lectures agréa-
bles. Barcsay, poète plus original que Bessenyei, n'a qu'une
corde, mais elle rend souvent des sons qui n'ont jamais
retenti sur le Parnasse hongrois. Tous trois sont pénétrés de
la nécessité de suivre les Français pour créer un courant
littéraire. Ils publient la plupart de leurs ouvrages à Vienne^,
— rarement à Pozsony (Presbourg) alors tout aussi allemande
que Vienne — mais cela ne doit pas nous étonner. La Ilon-
1. Publiées pari. Nagy dans : Irodalomt. K. 1893 et par Berkeszi dans les
Annales de la Société Kisfaliidy, tome XXI (1887). Ces lettres font preuve de
sentiments républicains très prononcés.
2. C'est également à Vienne que Bessenyei publia sous le titre : A Bessenyei
Gyorr/y tdrsas/iya{L3. Société de G. Bessenyei) 1777, le premier recueil de vers
et de prose édité par cette école.
128 l'école française
gric manquait encore de centre intellectuel à cette époque, il
n'y avait que quelques îlots oii l'on s'inte'ressât à la littéra-
ture, comme Kassa, Komârom et quelques villes transyl-
vaines. Mais les livres imprimés à Vienne, comme les pre-
miers journaux hongrois rédigés dans la capitale autri-
chienne, pénétrèrent plus facilement dans le pays que les
produits des presses hongroises. Les efforts de la garde
royale ne restèrent donc pas stériles; leur exemple fut bien-
tôt suivi en Hongrie. Ces « Français » de la Transleithanie
ne sont pas les membres les moins importants du groupe que
nous étudions. C'est sur le sol magyar que la semence jetée
de Vienne a donné les meilleurs fruits.
XI
Les écrivains de la garde n'ont pas seulement stimulé les
jeunes talents, ils ont aussi fait sortir de sa retraite un écri-
vain très aimable qui s'était adonné de bonne heure à la
poésie mais qui n'a jamais voulu consentir à ce qu'on publiât
ses œuvres. C'est le général de cavalerie, Laurent Orczy
(1718-1789). Jean Arany, dans un article remarquable \ a dit
que si Orczy eût publié ses poésies au moment de leur com-
position, l'honneur d'être appelé le chef du renouveau litté-
raire lui reviendrait au lieu d'appartenir à Bessenyei. Il nous
est difficile de souscrire à cette opinion. Tout dans le talent
d'Orczy respire le calme et le repos. Il est le poète de cette
« aurea mediocritas » que son favori, Horace, a chantée. Il est
vrai qu'il raille amèrement la noblesse qui oublie sa langue
et dédaigne le costume des ancêtres ; il est vrai que sa nour-
riture intellectuelle était — outre les Romains — les classi-
ques français du xvn'' et du xvm' siècles — il nomme surtout
Boileau, Racine et Voltaire — et cela avant que Bessenyei
et son groupe aient connu les sources vivifiantes : mais il lui
1. /^rozai doZj7oca/oA (Œuvres en prose) p. 280-96.
/CHAPITRE 1 129
manquait l'énergie, le tempérament d'un lutteur, l'élan d'un
chef d'école. Ces qualités, Bessenyei était le seul à les pos-
séder parmi ses compagnons. Hâtons-nous d'ajouter qu'Orczy
prodigua ses encouragements à la vaillante garde, lorsque la
renaissance se fit jour et qu'il vit dans le jeune auteur à' Agis,
son idéal prendre corps. Ce n'était, d'ailleurs, pas la première
fois que les vœux d'un écrivain se trouvèrent réalisés par un
émule plus heureux qui trouve la formule et lui prête vie.
C'est donc une véritable erreur littéraire de la part de M. Bal-
lagi de placer dans son livre consciencieux * le poète Orczy
en tête de V École Française et de faire ainsi de lui le chef de
ce mouvement important.
Non seulement Orczy n'avait rien publié avant 1772, mais
il a fallu toute l'habileté de Bessenyei pour lui arracher
quelques poésies. Il est vrai que ses premiers essais datent
de 1756, que M. Ballagi a pu découvrir le titre d'un poème :
Le jardin des abeilles (Méheskert) et un autre (Matra, 1761)
qui est resté à peu près inconnu ; que plusieurs de ses
pièces manuscrites ont fait les délices d'un petit cercle ; que
sur les instances de l'archevêque Barkdczy, il préparait, vers
1763, un volume pour la presse et que la mort du prélat
nous a privés de ce recueil : mais ce sont là, disons-nous,
des titres très insuffisants au nom de chef d'école. L'influence
d'une œuvre littéraire ne peut que dater de l'année de son
impression, à moins que nous ayons à faire à un apôtre qui ne
publie rien mais agit par la parole.
Or tel n'est pas le cas d'Orczy ^ La manière dont ses
1. Ouvr. cité, p. 46 et suiv.
2. Né en 1718, Orczy prit les armes en 1741 lorsque TEurope disputait son
trône à Marie-Thérèse. 11 fut un de ceux qui à Pozsony crièrent : « Vitam
et sanguinem » ; il combattit en tête de son régiment pendant la guerre de
sécession et pendant la guerre de Sept ans. 11 lit son entrée à Berlin à côté
du comte Iladik ; ses hussards recrutés parmi les Cumans et les Ilaïdouks firent
des prodiges. Après la paix de Ilubertsbourg (1763), Orczy se retire avec le
rang de général, devient fôispnn (comte suprême) du comitat d'Abauj, prend
une part active aux travaux de régularisation de la Tisza et du Bodrog et
abandonne ses fonctions en 1784. Il passa le reste de sa vie, tantôt à Pest,
130 L'ÉœLE FRANÇAISE
poésies furent publiées montre suffisamment que ni les écri-
vains, ni le public, quoi qu'ils lui aient prodigué des éloges
sincères et se soient montrés très affectés de sa mort, ne
voyaient pas en lui un chef d'école. C'est un poète aimable,
sans beaucoup d'envergure, qui a emprunté à ses modèles
français le bon sens, la raillerie légère, la haine du fana-
tisme et de l'intolérance. Son patriotisme lui inspire de nom-
breux traits satiriques contre les mœurs et l'imitation de
la société viennoise et lui fait regretter l'abandon de tout
ce qui est hongrois. Rousseau lui a inspiré l'amour de la
nature qu'il chante avec plus d'éloquence que tous les poètes
de son groupe. Comme Bessenyei, il a beaucoup de sympa-
thie pour le paysan qui, à cette époque, représentait l'élé-
ment vraiment national, pur de tout mélange. Il oppose
volontiers sa vie simple et heureuse à celle des nobles qui
font souvent piteuse figure dans le monde où ils singent l'é-
tranger. Il a beaucoup de sympathie pour les serfs dont il
plaint le sort misérable*. Mais si l'on démôle dans cette bonté
certains caractères qui se retrouvent chez les écrivains fran-
çais, il ne faut pourtant pas croire que les nobles magyars
fussent des démocrates avant 1789. Le régime des castes
tantôt dans sa propriété de Torna-Oers où il reçut les jeunes écrivains avec
beaucoup d'affabilité et de bonhomie. On rappelait « le philosophe dOers ». Il
mourut à Pest en 1789. Deux ans auparavant, il avait permis à Rêvai de
donner un premier recueil de ses poésies {KÔlleményes holmi erpj ncifjysngos
elmétôl (Mélanges poétiques dun esprit sublime) 1787, sans nom d"auteur) ;
l'année même de sa mort parut une nouvelle édition, augmentée, contenant
également les œuvres de Barcsay. Nous savons, par Bessenyei, qu'Orczy
avait écrit un premier ouvrage intitulé : « Le pays des Tartares blancs, leurs
lois et leurs mœurs. » C'était sans doute un roman où l'auteur conduisant
ses lecteurs en Asie, critiquait l'état politique de son pays.
1. Dans son discours d'adieu, faisant allusion à la préfecture construite
pendant son administration, il disait : « Je ne m'en vante pas, car je sais que
la sueur et la fatigue de milliers de pauvres gens ont élevé cet édifice ; je sais
que la chaux qui a servi à sa construction est faite des larmes et souvent du
sang des pauvres serfs. C'est pourquoi il me cause plutôt une impression
triste quand je le regarde. Que ce soit du moins un sanctuaire où l'on dis-
tribuera la justice aux pauvres paysans 1 » (Discours publié dans ÏOrpheus
de Kazinczy, en 1790).
CHAPITRE T 131
trouve en Orczy un défenseur ; il veut que chacun — noble,
prêtre, bourgeois ou paysan — garde son rang. Mais comme
la plupart des nobles sont ennemis de la civilisation hon-
groise, que le clergé a rarement des visées plus hautes, que
ie bourgeois est foncièrement allemand, le poète n'a plus
d'espoir que dans le paysan. La renaissance nationale ne
peut venir que de lui : aussi le poète veut-il lui persuader
que sa vie n'est pas aussi malheureuse qu'il l'imagine.
Au fond, il est aussi ennemi des révolutions politiques que
des nouvelles inventions qui lui font craindre un retour
fâcheux aux choses établies. Tandis que son ami Barcsay,
sur lequel le souffle révolutionnaire venu de France avait
plus fortement agi, cherche en Occident la source régéné-
ratrice, Orczy, avec son esprit conservateur, se tourne vers
l'Orient où il n'existe pas encore d'ingénieur, ni de commis-
saire royal. L'invention du paratonnerre et du bateau à
vapeur lui inspirent même des craintes. « A Bude, on n'a
plus peur du tonnerre et on rit quand le ciel gronde
Les jeunes gens connaissant les secrets de la nature, se
moquent de leurs vieux parents. » Il craint que la pureté des
mœurs dans les campagnes ne soit altérée par ces innova-
tions qui réagiront forcément sur le caractère des paysans.
En fait de progrès, il ne souhaite que celui de l'idiome natio-
nal. Là, il est le premier à approuver les emprunts et l'imi-
tation des modèles étrangers.
« Il est très difficile, dit-il, à Barkùczy, d'écrire de bons vers, mais je
ne perds pas Tespoir. Les Hongrois feront de même que les Français
qui ont cultivé et poli (kipalléroztâk) leur langue depuis un siècle *.
Alors, alors seulement nous atteindrons à la pureté du style, à l'élé-
gance. Je n'ai d'autre but que d'exhorter les nôtres à écrire. Nous
avons des savants nombreux, mais trop timides. »
Animé de ces sentiments et pour donner l'exemple au
moins à quelques amis qui l'entourent il se met à écrire. Son
1. Comme ses contemporains, il date la renaissance de la littérature fran-
çaise du règne de Louis XIV.
132 l'école française
pi'cmier poème : Discours aux pauvres paysans est une imita-
tion de VÉpftre au peuple de Thomas. L'écrivain français
dit que la fin de son épître est « de rendre le peuple respec-
table aux yeux des autres et de le consoler lui-même ». Orczy
a considérablement amplifié son modèle, ajoutant de nom-
breux traits empruntés à la vie hongroise. Il y a des détails
charmants dans cette idylle. Le grand seigneur y prodigue
ses caresses; il ne trouve pas assez de métaphores pour
peindre le foyer tranquille, le bonheur et la force du paysan :
« De même que tu es simple dans ton vêtement, tu Tes, et même
davantage, dans tes discours. Ta vie est pure, innocente et douce, à tes
plaisirs ne se mêle aucun vice. Le rire ingénu de ton petit barbouillé,
le bon baiser de ta femme aimée, le beau temps, les fraîches brises, le
chant des oiseaux font ton plaisir avec un bon plat de bouillie de maïs »,
Le paysan est l'appui du trône ; il est Tennemi des bouleversements et
n'a rien à envier aux riches « qui, à peine âgés de trente ans, traînent
péniblement leurs membres tremblants; les plaisirs immodérés ayant
épuisé leurs forces, ils remplissent les cimetières avant le temps ».
L'influence de Rousseau est visible dans les poésies ou
Orczy chante les beautés de son pays {A la patrie hongroise)
et le calme de la nature oii depuis l'antiquité, les philosophes
ont trouvé le bonheur et la liberté. C'est ce calme qui a
donné à l'humanité ses grands hommes, conducteurs et légis-
lateurs de leur peuple ; c'est là que les grandes âmes se
sont toujours réfugiées pour échapper à l'orgueil, à l'arro-
gance, à l'intempérance, à la colère et à la jalousie. De là
elles ont regardé avec un doux sourire et sans aucun regret
les agitations du monde, la gloire passagère, la lutte des rois
pour leur couronne. « Car le bonheur est dans la médiocrité,
surtout si elle s'allie à la liberté ; au-dessus d'elle il n'y a
pas de stabilité : le vrai royaume c'est l'indépendance. »
Ce culte de la nature s'allie chez Orczy à un talent d'obser-
vation et de description très remarquable pour l'époque.
A l'honneur de la Csdrda de Bugacz est un petit tableau
de genre que Petôfi n'aurait pas désavoué. Ce talent se mani-
feste surtout dans ses poésies satiriques. L'imitation de Boi-
CHAPITRE I 133
leau y est manifeste. Orczy est le premier écrivain hongrois
qui, avec Horace, ait lu et médité les Satires de son imita-
teur français '. Les deux Préfaces de ses poésies ne sont
qu'une transcription adroite de l'Epitre X [A mes vers) ; La
honte du genre humain (Az emberi nem gyalâzatja) une tra-
duction libre et amplifiée de Ja Satire VIII [Suri homme) ; A
un fiancé esi l'imitation de la Satire X [Les femmes) /ivoxidi-
tion très heureuse en ce sens que le poète magyar nous y
donne le portrait de la dame hongroise du xvni^ siècle dans
un cadre choisi par le poète français un siècle auparavant.
Le repas ridicule (Satire III) a inspiré Orczy dans sa pièce :
A nn jeune noble qui aime tnieux la ville que la campagne oij
Ton trouve plusieurs traits dirigés contre les imitateurs des
mœurs étrangères et contre la vie dissipée de la noblesse.
Dans ces morceaux nous avons les premiers échantillons de
la poésie satirico-comique hongroise qui, au xix^ siècle, a
produit plusieurs chefs-d'œuvre.
Orczy était trop conservateur pour emprunter à Voltaire
ses attaques contre les autorités établies, mais comme tous
les écrivains de ce groupe, il imite quelques poésies
légères oii perce la malice, quelques pointes mordantes à
l'adresse du clergé retardataire et — quoiqu'il fût général et
guerrier — il partage ses idées sur la paix universelle. Les
Vœux pour la paix (Békeség kivânsâga) sont une adaptation
de la poésie Sur la paix, cette peinture sombre des horreurs
de la guerre oii Voltaire parle de l'impuissance des peuples
en face de leurs princes et rend ceux-ci responsables du
sang versé. Il souhaite : « Que toujours armés pour la guerre
— nos rois soient les dieux de la paix; — Que leurs mains
portent le tonnerre — sans se plaire à lancer ses traits. »
Ce vœu est aussi exprimé par <' le philosophe d'Oers » qui a
pu voir de près les horreurs de la guerre. Il se montre éga-
lement voltairien dans sa pièce : Co?iversation amicale d'un
seigneur avec son chapelain qui est une ti'aduction mitigée
1, Le Lutrin fut traduit par François Kovâcs, en 1789 (A pulpitus).
134 l'école française
du Mondain (1736) et de la Défense du mondain ou apologie
iiu luxe (1737). Le seigneur c'est Voltaire et dans le chape-
lain Orczy a voulu peindre « un pédant à rabats », ennemi
de tout progrès et qui ne croit pas à la supériorité des temps
modernes sur l'état primitif et barbare de nos ancêtres '.
Si l'œuvre d'Orczy ne nous .permet pas de le considérer
comme le chef de l'Ecole française, il a, en tout cas, le
grand mérite de s'être inspiré des modèles français à une
époque où ses compatriotes tenaient le bon Gyongyôsi pour
le roi de la poésie magyare et imitaient même sa forme
archaïque : les strophes de quatre vers avec la même rime
banale. Orczy, à l'exemple des Français, a introduit dans la
poésie l'alexandrin, c'est-à-dire que le plus souvent, il a fait
rimer deux vers et change de rime dans la même strophe.
Mais cette innovation ne fut adoptée qu'après la publication
de ses œuvres.
XII
Avant de parler du disciple le plus intelligent de Besse-
nyei, de celui qui en Hongrie prit sa place, nous devons
nous arrêter un instant pour examiner deux écrivains chez
lesquels l'influence française se manifeste au plus haut
degré. Non contents, en effet, de s'inspirer des écrivains, ils
vont jusqu'à imiter leur prose et même leurs vers. L'un, le
comte Joseph Teleki obtient l'approbation de J.-J. Rousseau,
l'autre le baron Fekete de Galantha devient correspondant de
Yoltaire. Seul de ce groupe littéraire il entra en relations
avec l'idole, avec celui qu'on lisait, traduisait et imitait
sans cesse.
Joseph Teleki descend par sa mère de Paul Râday
1. Voy. A. Zlinszky, Les éléments étrangers dans les poésies d'Orczy,
E. Philol. K. 1889.— K. Tôrôk, La morale dans les poésies de Laurent Orczy,
Programme du lycée de Baja, 1896,
CHAPITRE l 135
l'homme de confiance de Râkoczy * ; lui-même fut l'ancôtre
illustre de toute une lignée d'écrivains et de savants qui
tous se distinguèrent par leur amour des lettres françaises^
Un de ses descendants, Ladislas Teleki, fut le représentant
de Kossuth auprès de la République française (1849) et le
chef de l'émigration hongroise en France ^
C'est le baron Orczy qui avait installé Teleki, en 1782,
dans les fonctions de « comte suprême ». Les deux discours
d'usage, publiés la même année, respirent cette liberté,
cette tolérance qui se manifestèrent sous le règne de
Joseph II, dont les édits furent salués avec joie par tous
ceux que la culture française avaient préparés au change-
ment de régime. A l'éloge ofïïciel se mêlent quelques pages
bien senties prouvant suffisamment que maintes réformes dé
l'empereur trouvèrent de chauds partisans parmi les grands.
Les poésies de Teleki ^ nous révèlent une âme protestante
fortement trempée, hostile à l'athéisme et qui s'est attachée
1. Voy. plus haut, p. 53.
2. Joseph Teleki naquit à Huszt en 1738. Il fit ses études sous la direction du
savant Pierre Bod (1712-1769), auteur du premier Dictionnaire d'histoire litté-
raire : Maçiyar Allienas (1766). Son maître lui inspira le goût des voyages
à l'étranger qui formèrent l'esprit du jeune homme. En 1759, il se met en
route pour aller visiter les universités françaises, séjourne à Bàle et s'y lie
d'amitié avec Daniel Bernouilli auquel il dédie son premier ouvrage. Puis
nous le voyons successivement à Genève et à Lausanne, fréquenter les
écoles hollandaises, rendez-vous habituels de ses coreligionnaires au cours du
xvii<= siècle ; en Lorraine où Stanislas Leszczynski et le maréchal Bercsénjrl —
fils du général de Râkoczy 11 — l'accueillent amicalement et lui donnent des
lettres d'introduction pour lui ouvrir le monde parisien. Revenu dans son
pays, il se marie (1761), mais étant protestant, ne peut obtenir, sous Marie-Thé-
rèse, les fonctions auxquelles le destinaient sa haute situation de fortune et
son intelligence. Cependant la reine et son ministre Kaunitz le tenaient en
grande estime ce qui lui permit de plaider souvent auprès d'eux la cause de ses
coreligionnaires. Lorsque Joseph II ouvrit enfin les carrières administratives
aux protestants, Teleki devint tour à tour « comte suprême » (fôispân) du
comitat de Békés, puis de celui d'Ugocsa, et inspecteur de l'enseignement. Eh
1792, il accompagne François II à Francfort et devient en 1795 gardien de la
couronne, le premier parmi les protestants, qui ait eu cet honneur. Il mourut
l'année suivante.
3. Les poésies ont paru dans différentes revues; Kazinczy les a réunies dans
let. IV de laAiine?-î;e (1829),
136 l'école française
plutôt au côté sérieux de l'esprit français. Il n'aime pas la
poésie légère si répandue alors. L'écrivain Aranka qui lui
demandait son avis sur certaines poésies très lestes reçut de
lui la réponse suivante :
« Je vois de Tesprit, du feu, une belle langue dans tes vers, mais je
voudrais y voir plus d'innocence. Pardonne, mon ami, mais c'est ma
nature, je ne suis pas ami du frivole, même s'il est bien exprimé... La
vraie foi et les bonnes mœurs sont un grand trésor; n'empoisonne pas
leurs racines. Ce que mon lils ou ma fille innocente ne peuvent pas
lire sans danger, je le rejette moi-même. »
Ses poésies didactiques nous le montrent très soucieux de
la morale ; les vers coulent abondamment, on y sent partout
une âme aimante. Son poème le plus connu : Monument
de t amour fraternel [Atyafiui barâlsâgnak oszlopa) est une
élégie sur la mort de sa sœurEsther, morceau beaucoup trop
long pour être très émouvant. Il y vante les qualités physi-
ques et intellectuelles de la défunte, son bon cœur, son amé-
nité, sa candeur : « La beauté parfaite du corps, de l'esprit et
des mœurs fut rarement donnée à un seul être ; en elle, on
pouvait admirer la réunion harmonieuse de ces trois
qualités. »
Son ouvrage français porte le titre : Essai sur la faiblesse
des Esprits forts (Leyde, 1760, 2* édit. Amsterdam, 1761, chez
Michel Rey) *. Ce livre est plutôt remarquable par la har-
1. Essai sur la faiblesse des Esprits forts par J(oseph) T(eleki) de Sz(ék)
C(omte) d(u) S(aint) E (mpire) R(omain). L'ouvrage est divisé en onze chapitres
intitulés : L De rincrédulité et de la superstition en généraL IL II n'est pas
possible de démontrer que la religion chrétienne soit fausse. Possibilité des
miracles et du mystère de la Trinité. III. Possibilité absolue du mystère de la
Rédemption. IV. Possibilité morale de ce même mystère. V. La Raison nous
montre qu'U était nécessaire qu'il y eût une Révélation. VI. La vérité de la
résurrection du Sauveur démontrée. VIL Argument pour la Vérité de la révé-
lation chrétienne. VIII. Nous ne sommes pas obligés de répondre aux incré-
dules, après avoir démontré la vérité de notre révélation. IX. Les Incrédules
ne devraient jamais divulguer leurs principes. Premier avantage que les chré-
tiens ont sur les Incrédules : La religion rend ses disciples heureux, dans
toutes les suppositions possibles et ne peut jamais leur faire de mal. X. Second
CHAPITRE I 137
diesse du jeune Hongrois qui ose s'engager dans une polé-
mique avec Voltaire et les Encyclopédistes, que par la force
des arguments, si toutefois on peut appeler arguments les
preuves tirées du dogme de l'Eglise protestante. « Quiconque
saura, dit Teleki dans sa lettre à Bernouilli, que mes raison-
nements ont mérité votre approbation ne pourra qu'en con-
clure que mes adversaires n'ont pas pour eux les Esprits
les plus forts ». En s'excusant de son style, il prie les cri-
tiques de se souvenir qu'il écrit dans une langue étrangère,
« ma langue maternelle n'étant connue que d'une petite partie
du genre humain ». Il aborde son sujet avec beaucoup de
méthode, et s'efforce de démontrer les grands avantages que
les chrétiens ont sur les incrédules, en soutenant ses attaques
des doctrines d'Abbadie et de Ditton. L'ouvrage plut au phi-
losophe Bernouilli qui trouva les arguments « concluants,
sublimes et spirituels » ; d'après le témoignage du fils de
Teleki *, J.-J. Rousseau voulait donner une nouvelle édition
de ce livre, mais la maladie l'en aurait empêché. Il se peut
que cette apologie du christianisme lui plut mais ce qui a dû
le charmer c'était les lignes suivantes : « Le plus grand esprit
fort d'aujourd'hui qu'on connaîtra bien, sans que je le
nomme, au premier accès de fièvre devient un poltron vis-
à-vis d'une vieille femmelette chrétienne soutenue par les
avantage : Le système des chrétiens est tout autrement propre à porter à la
vertu que le système des Incrédules. XI. Troisième avantage : Les Incrédules
doivent nécessairement avoir peur et manquer de courage, au lieu que les
principes des chrétiens leur inspirent la confiance et la fermeté.
1. Lebensbeschveibung des Reic/isgrafen Joseph Teleki von Szék, von seinem
Sohne detn Grafen Ludislas Teleki von Szék, dans : Siebenbùrgische Quartal-
schrift, t. VII (1801), pp. 110-146. Le passage sur Rousseau, p. 117. — Ce Ladis-
las Teleki (1764-1821) était également poète; ses poésies didactiques (en
grande partie inédites) et ses trois tragédies : Tell (1782), La Mort de Sénèque,
La décapitation de Ladislas Hunyadi (en manuscrit à la Bibl. de l'Académie),
révèlent un disciple des Français, mais surtout de Voltaire et de Bessenyei. —
Voy. pour les poésies didactiques, Charles Sztisz : Poésies inconnues du comte
L. Teleki (Mémoires de l'Acad. hongroise) 1882, pour les pièces de théâtre,
G. Vojnovich, dans Irodalomt. K. 1899. — Le premier fonds de la Bibl. de l'Aca-
démie hongroise provient des Teleki ; les belles éditions des classiques fran-
çais du xviie et du xvm'^ siècles montrent leur goût pour les impressions de luxe.
138 l'école française
principes de la religion. » Et il ajoute en note : « On n'a
qu'à s'en informera Genève ». Cette allusion désobligeante
à Voltaire était pour plaire à J.-J. Rousseau.
On ne peut s'imaginer contraste plus frappant que celui
qui existe entre le comte Teleki et le baron Fekete. Ce der-
nier nous donne la quintessence de ce que la poésie légère,
le conte badin et frivole a produit en Hongrie. Il est le vrai
épicurien de ce groupe. Longtemps négligé par l'histoire
littéraire, ce n'est que dans ces dernières années qu'il est
sorti de l'ombre. En effet, ses œuvres magyares sont encore
inédites \ et celles qu'il a publiées en français sont devenues
extrêmement rares ^ Il nous intéresse cependant comme
correspondant de Voltaire et à cause de ses poésies écrites
en français qui montrent jusqu'à quel point l'esprit et la
langue de notre pays avaient pénétré en Hongrie \
1 . Néhai Gahhithai gr. Fekete Jdnos magyar munkdji (Œuvres hongroises
de Jean Fekete) Mscrit de la Bibl. de TAcad. hongroise. M. irod. (Litt. hongr.)
72, en deux parties. — Voy. K. Zâvodszky, Magyur Epikw\ quatre articles
dans Ellenôr (30 nov. 4, 7 et 20 déc. 1873) ; Gy. Morvay : dans Irodalomt. K.
1901.
2. L'ouvrage le plus important : Mes Rapsodies {Genëve, 1781), ne se trouve
dans aucune des grandes bibliothèques de Paris ; même en Hongrie les exem-
plaires sont assez rares. Nous avons consulté celui de l'Académie hongroise.
3. Comme la plupart des membres dcVÉcole française Fekete était soldat.
Il naquit (1740) à Csabrendek, dans le comitat de Zala, de parents fort riches.
Son père, vice-chancelier sous Marie-Thérèse, l'envoya à l'Académie savoi-
sienne, puis au Theresianum où la langue française était cultivée. A la
Cour, le jeune Fekete fit la connaissance du prince de Ligne, de Laudon,
de Noverre et de l'historien Ayrenhofl'. Son mariage peu heureux avec une
comtesse Esterhàzy, le décida à entrer dans l'armée où il avança très vite et se
distingua surtout pendant la guerre de succession de Bavière (1778). Très
bien vu de Marie-Thérèse, il eut vite maille à partir avec Joseph II et donna
sa démission. 11 se retira d'abord sur ses immenses propriétés, fit ensuite des
voyages en Allemagne, en Italie, en France et en Belgique et cultiva les
Muses. Son château de Fôth, près de Pest, fut installé en imitation du châ-
teau de Voltaire. Le patriarche de Ferney, en ell'et, lui servit toujours de
modèle dans sa vie et dans son activité littéraire. C'est pendant ce séjour
dans son château qu'il imita Voltaire dans ses Contes badins ('), qu'il traduisit
(1). D'après une noie de ses Œuvres magyares, il admirait ses tragédies et surtout ses Contes
où il le trouve « poète beaucoup plus remarquable que dans ses poèmes épiques », opinion
assez sagacc à une époque où la Henriade était exaltée.
CHAPITRE I , i39
- Fekete commença à rimer en français vers 1765 et continua
jusqu'à sa mort. Il publia en 1781, sous le titre : Mes Rapso-
dies on Recueil de différents Essais de vers et de prose du Comte
de***, doux volumes où nous trouvons, outre ses poésies
badines, ses lettres à Voltaire et les réponses de celui-ci '.
« Les élo^'es du plus grand poète de notre siècle, dit-il dans la Pré-
face, tout flatteurs qu'ils soient, ne m'aveuglent pas. Si je joins à ce
recueil les lettres de ce grand homme, c'est bien moins pour en étayer
ma vanité, que pour donner quelque prix à cette collection qui sans ce
secours en aurait si peu. »
Il s'excuse de certaines pièces scabreuses « faites à un âge
où les Contes de la Fontaine, de Grécourt et les poèmes de
la Pucelle d'Orléans, le poème sur la Loi naturelle, une partie du Roland
furieux de l'Arioste, les Amours d'Ovide et qu'il rédigea ses instructions épi-
curiennes pour son fils. Il prit part à la Diète de 1790 comme député de la
ville d'Arad et se fit remarquer par ses discours enflammés et ses plaidoyers
en faveur de la liberté de conscience, de la constitution et de l'armée natio-
nale ; on le surnomma le Mirabeau hongrois.
En n92, nouvellement élu député, il est vite convaincu que la belle ardeur
de 1790 n'était qu'un feu de paille et que le Cabinet de Vienne s'opposera
toujours aux réformes libérales. Il écrit des pasquinades, dans le goût vol-
tairien, contre les hommes politiques en vue et surtout contre le clergé. Jusque
là il avait surtout écrit en français, maintenant il commença à cultiver la
langue nationale, mais aucun de ses ouvrages écrits en magyar n'a pu obtenir
le permis d'imprimer. La censure avait même frappé de son veto le recueil
de vers et de prose qu'il publia en français (1781 ■. La Révolution, les exploits
de Bonaparte, sa marche vers la gloire ont excité en P^ekete un enthousiasme
très vif, enthousiasme qu'il exprime dans ses Odes restées également inédites.
Elles témoignent des sympathies que Napoléon, avant 1809, excita en Hongrie.
Fekete resta voltairien jusqu'à la fin de ses jours (i), les cléricaux ne pouvaient
le lui pardonner et parlaient mystérieusement de certaines fêtes qu'il donna
à Pest et dans son château de Fôth, où il mourut en 1803, en refusant l'assis-
tance de l'Eglise.
l.Les réponses sont reproduites dans la Corre*ponrf«/ice de Voltaire ;OEi/m'es,
tome XLV, n"^ 6921, 6976, 7052, tome XLVI. iSIo^ 7228, 7389, 7471, 7717. Voy. en
outre tome X (Poésies mêlées) p. 583 : « A M. le comte Fekete en lui envo-
yant les Scythes », et p. 593 où Voltaire lui adresse, avec une légère variante,
les mêmes vers qu'au prince de Beloselski.
()). C'est également dans le manuscrit de ses Œuvres mayyares (p. 88) qu'il exprimé son
opinion sur l'ouvrage de Teleki : Essai sur la faiblesse des Esprits forts. « J'ai ri du nain qui
avait pris les armes contre ces géants » (Voltaire et les Encyclopédistes).
140 l'école française
la Pucelle ' et du Balai étaient mon catéchisme... Malheureu-
sement il est plus aisé d'atteindre au degré de libertinage de
ces pièces auxquelles le sage môme sourit quelquefois, qu'à
leur perfection. » Cependant une grande partie du recueil se
lit sans que le bon goût soit choqué. Cela est léger, badin,
moqueur, lestement troussé et trahit à chaque ligne l'imita-
teur de modèles français bien connus. Ecoutez Les plaisirs de
la vendange :
Sur un de ces coteaux
Que le lac Balaton arrose de ses eaux,
S'élève certaine masure,
Qui ressemble à l'antre aérien,
Que dans ses vers, enfants de la nature,
Gresset nous peint si bien.
Dans ce désert, nouvel anachorète
Transplanté je ne sais comment,.
Depuis deux joursje fais une retraite.
Qui ne manque point d'agrément :
Car à mes pieds comme dans une chartreuse
Je ne vois point ces monstres odieux
Animer les plaideurs au Palais captieux
De la chicane affreuse ;
De bien plus doux objets frappent ici mes yeux.
Bacchus, Silène, Amour et les Bacchantes
Au son d'un chalumeau dansant d'un air joyeux ;
Des Faunes, des Sylvains, des Nymphes innocentes,
Qui viennent se mêler aux Dieux.
Mais, où m'égare le délire
De ce poétique tableau?
Au vrai bornons ma lyre.
Sans peindre plus longtemps le beau.
Ce n'est qu'une simple vendange,
Où Lisette et Colin
Buvant, dansant, et bravant le destin
Vont cuver dans la grange
Leur amour et leur vin.
1. La traduction (inédite) de la Pucelle se trouve à la Bibl. du Musée natio-
nal (Hung. cet. 27. — 492 pages) Ax Orleansi szûz, poéma Voltér franczia ver-
seibol forditotla magyarra C. Alethophilos. 1796.
CHAPITRE I 141
Tu vois, chère Chloris, la douce fiction
Dont me berçait la poésie :
Elle change souvent l'absinthe en ambroisie ;
Mais malgré son illusion
Je sens couler mes larmes,
Elle ne peut soulager ma douleur.
L'absence ose braver ces charmes
Et je sens loin de toi s'accroître mon ardeur.
Toujours suivi de ton image,
Chloris, rien ne saurait l'arracher de mon cœur,
Je t'aimerai jusqu'au sombre rivage
Où habite la terreur.
Car mon amour, passant l'Achéron à la nage
De la mort même ose être le vainqueur.
Une grande partie de ce recueil fut soumise à Voltaire,
par Fekete, dans les années 1766 à 1769. La première lettre
de l'écrivain magyar au patriarche de Ferney est trop carac-
téristique du culte qu'on rendait à Voltaire, en Hongrie, pour
que nous puissions nous abstenir de la citer « in extenso ».
Vous ne serez point étonné d'apprendre que votre nom, ce nom illus-
tré par tant d'ouvrages, qui lui assurent bien plus sûrement l'immorta-
lité que ne seraient les conquêtes les plus éclatantes, soit connu aux
deux bouts de la terre. Si l'on se souvient encore de ces fléaux dont
l'ambition l'a dévastée, c'est pour les abhorrer, tandis que la meilleure
partie des hommes ne saurait penser à vous, Monsieur, sans être saisi
de respect et de reconnaissance.
Qu'on ouvre ces archives de la raison que la vraie philosophie vous a
dictées et que vous avez su embellir de tous les agréments de la litté-
rature, l'on y verra cet amour de l'humanité, ce désir d'éclairer vos
semblables qui seuls méritent nos hommages; la postérité, juste appré-
ciatrice du vrai mérite, comblera les vœux de vos contemporains, en
vous rendant les honneurs que tout homme raisonnable vous destine
dans le fond de son âme. Et des lauriers mérités à tant de titres, fleu-
riront, sans doute, à jamais, à moins que les lettres et les beaux-arts ne
retombent dans la barbarie, dont on a tant de peine à les tirer.
En vain l'envie et la superstition ont-elles fait siffler leurs serpents sur
votre tête, vous avez su les écraser, Monsieur, et la haine des sots et
des tartufes, en les couvrant de honte, a augmenté votre gloire.
Il y a longtemps que l'univers admire vos talents et vos divins
ouvrages (passez-moi la seule épithète qui leur convient). Vous avez su
142 l'école française
depuis votre retraite faire respecter votre coeur, vous ne vous y bornez
point à éclairer les hommes, vous les soulagez, Monsieur; le fruit de vos
veilles et de vos travaux ainsi que votre patrimoine sont employés au
secours de vos confrères, les humains ; la différence du culte ne les
exclut pas de votre bienfaisance. Vous avez été le premier qui avez osé
dire aux hommes qu'ils étaient frères, malgré quelques variétés dans
leurs opinions, et dans ce point comme dans bien d'autres, vous ajou-
tez l'exemple au précepte.
Si jamais mes occupations et mon emploi me permettent de faire un
voyage, je n'irai point admirer les belles ruines d'Italie, ni me remettre
pour me décrasser entre les mains des friseurs,des tailleurs et des cor-
donniers de Paris. Je laisse les premiers aux Anglais que j'estime mal-
gré quelques bizarreries et le second aux lourds Allemands qui ne rap-
portent jamais que des ridicules d'un pays qui a tant de bonnes choses
pour se les faire pardonner. Le but de mon voyage sera bien plus noble :
j'irai voir ce sage, que je respecte autant que je l'admire; ce favori des
muses, ce philosophe aimable qui devrait être immortel comme ses
ouvrages : c'est vous enfin, Monsieur, que j'irai voir. Votre admirateur
depuis longtemps, je ne date mon existence que du moment où j'ai
commencé à lire vos ouvrages.
J'y ai puisé le goût de la littérature et les principes d'une philosophie
épurée. Votre commerce me serait, sans doute, bien plus utile encore,
mais attaché par des nœuds solides à une Cour, qui m'a comblé de bien-
faits dès ma naissance, je suis presque réduit à de vains souhaits pour
le bonheur de vous voir. Permettez donc, Monsieur, qu'en attendant
une occasion heureuse de vous présenter ses respects, un H(ongrois)
prenne la liberté de vous envoyer quelques essais de poésie française.
C'est une témérité, sans doute, à un Scythe d'avoir osé faire des vers
dans une langue étrangère, et n'en est-ce pas une plus grande encore
d'oser les envoyer au Roi des Poètes français? Vous avez toujours pro-
tégé, Monsieur, les jeunes gens, qui grimpent le chemin raboteux du
Parnasse.
N'avoir que vingt-six ans, serait peut-être un titre pour mériter votre
indulgence : mais sans vouloir me prévaloir de ma jeunesse qui ne doit
pas faire pardonner de mauvais vers aux yeux du grand homme qui fit
son Œdipe à vingt ans, j'ai un motif bien différent en vous présentant
ces bagatelles; c'est le désir de me corriger de la manie de rimer.
L'amour propre est un dangereux conseiller! Quand vous aurez eu la
bonté de me dire, que vous n'y découvrez aucune pente à la poésie,
Aucune trace de ce feu et de cet enthousiasme qui est l'empreinte du
génie, cette décision sera sans appel pour moi et je n'oserai plus m'amu-
ser à une chose à laquelle vous croirez que je ne réussirai jamais! Si
contre mon attente (ce n'est pas l'orgueil d'auteur déguisé en modestie
CHAPITKE ï 143
qui me dicte ce langage) vous trouvez ces bagatelles passables, votre
suffrage me servira d'aiguillon, (Dieu sait que nous en avons besoin dans
un pays oîi on n'ose encore cultiver les lettres qu'en cachette, ce goût
donnant un ridicule dans la société) et je parviendrai peut-être, animé
par vous, à faire moins mal à l'avenir. Je vous supplie donc, Monsieur,
de daigner me mander votre sentiment sur ces niaiseries. C'est dérober
sans doute des moments précieux à l'univers, que de vouloir que vous
les lisiez. Tous les vôtres sont comptés pour son utilité, ou pour son
plaisir; mais je ne saurais résister à l'envie de soumettre mes rimail-
leries à votre jugement. C'est le seul but que j'aie, car j'ose vous supplier
de ne faire aucun usage de mes vers quand bien me'me ils vous paraî-
traient médiocres : je me suis proposé de fuir toujours l'éclat. Votre
sentiment est tout ce qui m'intéresse, Monsieur, pour être sûr que je ne
le dois qu'à votre justice et pour que la politesse ne vous fasse pas miti-
ger votre arrêt, je ne signe point cette lettre. Pardonnez ce détour, Mon-
sieur, à un de vos plus sincères admirateurs et soyez persuadé de la
vénération d'un homme que vous connaîtrez peut-être plus particulière-
ment à l'avenir, mais qui vous supplie aujourd'hui de lui permettre qu'il
ne se dise. Monsieur, que votre très humble et obéissant serviteur.
. L'Inconnu.
La plupart de ces vers ont eu l'amour pour objet; j'ai osé quelquefois
traiter d'autres matières moins frivoles, mais j'attends une occasion
plus sûre. Monsieur, pour vous les envoyer avec quelques essais de prose.
Permettez, en attendant, que je profite de celle-ci, pour participer à une
action si digne de vous et de l'humanité, en soulageant selon mes
facultés les Sirvens malheureux que le glaive de la superstition per-
sécute avec atrocité dans un siècle qui paraissait être assez éclairé, pour
nous mettre à l'abri de ces coups.
Cette famille languirait, sans doute, dans la plus cruelle misère, sans
vous. Monsieur, qui daignâtes lui accorder un asile et une protection
assez puissante pour entraîner celle de quelques Rois que votre exemple
a animés à l'être en effet. Daignez remettre aux Sirvens, cette bagatelle
de la part d'un particulier qui se croit trop heureux de pouvoir employer
son superflu à secourir l'innocence persécutée.
Voltaire très sensible à ces éloges répondit, le 24 juin 1767 :
« Celui qui a été assez heureux pour recevoir du noble inconnu un
recueil de vers pleins d'esprit et de grâce, présente sa respectueuse
estime à l'auteur de tant de jolies choses. Il admire comment l'inconnu
peut écrire si bien dans une langue étrangère. Il admire encore plus la
144 L ÉCOLE FRANÇAISE
f^énérosité de son cœur. On serait heureux de pouvoir jouir de la con-
versation d'un jeune homme d'un mérite si rare. On n'ose pas s'en
flatter, on connaît quels sont les liens des devoirs et des plaisirs. Il
n'appartient qu'aux souverains et aux belles de jouir du bonheur de le
posséder. Quand il voudra se faire connaître, on lui gardera le secret.
En attendant on bénira le ciel d'avoir produit des Messala et des Catulle
dans le pays où l'on prétend que les compagnons d'Attila s'établirent. »
Fekete continue à envoyer des vers en les accompagnant
de quelques fûts de vin de ïokay, « qui est, dit Voltaire,
après vos vers et votre prose ce que j'aime le mieux » ; il
corrige, comme il l'avait fait jadis pour Frédéric II, quel-
ques-unes de ses poésies * et prie le poète magyar de ne pas
le combler de tant de bon vin. « Je reçois les vers avec le
plus grand plaisir, mais je suis honteux de tant de vin ».
Voltaire lui fait hommage de sa tragédie Les Scythes en lui
adressant les vers suivants :
Un descendant des Huns veut voir mon drame Scythe ;
Ce Hun, plus qu'Attila rempli d'un vrai mérite,
A fait des vers français qui ne sont pas communs.
Puissiez-vous dans les miens en trouver quelques-uns
Dont jamais au Parnasse, Apollon ne s'irrite !
Ceux qu'on rime à présent dans la Gaule maudite
Sont bien durs et bien importuns.
Il faut que désormais la France vous imite :
Nos rimeurs d'aujourd'hui sont devenus des Huns.
Outre ces deux volumes, Fekete publia, en 1787, VEsquisse
d'un tableau mouvant de Vienne^ où il passe en revue les
différentes classes de la société : noblesse, clergé, fonction-
naires, puis l'Université qui devrait, selon lui, accueillir les
protestants; les écoles, les spectacles, les promenades et les
environs, comme Schonbrunn, Laxenbourg, Baden.
Fekete n'est pas tendre pour les Viennois dans lesquels il
voit « l'alliage de la bigoterie la plus superstitieuse à la
débauche la plus crapuleuse » ; les dames ne sont pas mieux
• 1. Lettre du 4 avril 17C8.
CHAPITRE I 145
traitées et le clergé, comme dans ses autres ouvrages, est
accusé des pires méfaits. Il parle, par contre, avec beaucoup
d'égards de Sonnenfels, de Denis, de Blumauer, de Born * et
surtout du prince de L(igne), « le chevalier de Grammont
de notre siècle, aussi brave, aussi aimable, aussi unique dans
son genre; qui a par dessus son original le mérite d'écrire,
en prose et en vers, comme Ghaulieu et Voltaire ».
Le volume inédit de poésies et de prose, conservé à la
Bibliothèque de l'Académie hongroise ^ se compose en
grande partie d'épîtres, de poésies de circonstance, de quel-
ques pièces adressées à Napoléon, qui montrent clairement
que le « premier consul de la République », malgré les échecs
infligés à l'Autriche, était l'idole des écrivains et de tous
ceux qui voulaient une Hongrie indépendante ^; il contient.
1. Ignace Born, un des plus grands géologues de son temps dont les travaux
sur les mines de Selmecz étaient universellement connus.
2. Œuvres posthumes du Comte Jean Fekete de Galantha. M. Irod. (Litt.
hongr.)î n» 83. — 164 pages.
3. On trouve quatre pièces glorifiant Napoléon dans le manuscrit : Au
premier Consul de la République (p. 56) ; Sur les dangers que le premier Con-
sul a courus (p. 58) ; Sur VÉgypte (p. 61) ; Au premier Consul (p. 63). Nous
reproduisons la première, à titre de document.
Héros ! qui sut braver la rage d'Amphitrite,
Ainsi que les Argus de ces fiers tyrans,
Comme Jules César, que tout obstacle irrite,
Tu revins pour fixer les succès éclatants.
Que pendant ton absence a souillé l'ineptie
De lâches généraux, d'avides directeurs ;
Une seconde fois, tu sauves la patrie,
Ravivant l'union, la gloire dans les cœurs.
La Vendée par toi se retrouve tranquille.
Sans que des flots de sang y fussent répandus;
L'innocent émigré rentre dans son asile
Sans craindre des bourreaux les glaives suspendus ;
Le trésor sans crédit manquait de numéraire ;
Sans armes, en lambeaux, on voyait les guerriers ■
Redemandant enfin leur modique salaire
Pâles et décharnés oublier leurs lauriers.
Tu vins ! l'ordre aussitôt s'établit en finance,
Les arsenaux sont pleins d'armes et de canon
Et le nouveau signal de la victoire en France,
10
146 l'école française
en outre, une pièce intitulée : Au poète Lebrim^ sur la paix,
le 1" novembre 1801 ; puis des « Petites réflexions sur dos
objets plus ou moins petits à l'usage de mes petits » où il
inculque à son fils les principes d'Helvétius ; plusieurs notes
sur l'histoire contemporaine et les gens de la Cour qu'il a
pu observer à Vienne. Tout ce volume fut écrit à Fôth, près
de Pest :
« Loin du fracas tumultueux des villes
Où l'on se livre aux bassesses serviles
Par cent bouches redit est désormais ton nom.
Avec enthousiasme au combat on s'apprête.
Les braves vétérans ranimés à ta voix
Oublient tous leurs maux et quittent leur retraite
Pour guider la jeunesse à de nouveaux exploits.
Des Alpes tu franchis la froide Bavière,
Foulant six pieds de neige, ainsi que tes soldats ;
L'ennemi qui te croit cent lieux en arrière.
Avise ta présence aux plans de tes combats.
Par un gentil bon mot tu fixes la victoire,
Sur le champ de bataille, on replace ton lit.
Donne au monde la paix, au comble de ta gloire
Et tout est arrivé, connue tu l'avais dit.
L'auguste vérité, sans basse flatterie,
Pour te rendre justice a su dicter ces vers,
Car même dans le chef dune armée ennemie
J'admire le grand homme aux yeux de l'Univers.
Mais luttant avec toi, si contre ta fortune
J'avais dû succomber sans obtenir la mort
Avec d'autres ma chance aurait été commune,
Et malgré tes talents je m'en prenais au sort.
Si pourtant quelque hasard meut donné la victoire
Quand elle aurait été scellée de mon sang,
De tous les généraux je ternissais la gloire
Eugène et Villars m'eussent cédé le rang.
Éloigné des combats par l'inique cabale
J'admire ta valeur et sais l'apprécier,
Mais ne te craindrais pas à troupe et force égale
Ayant approfondi, comme toi, mon métier.
Pardonne au vieux guerrier cette fanfaronnade,
Et sois sûr qu'il mourrait plutôt que de céder.
Car il ne fut jamais un soldat de parade
Et difficilement se laisse intimider.
CHAPITRE I 147
De Fétiquette et n'a pour tout plaisir
Que d'en sortir le plus vif désir.
Loin de ceux dont l'unique mérite -
N'est que leur rang, sans que rien nous invite
A confirmer un choix souvent bizarre
Presque toujours l'effet d'un pur hasard. »
Voilà comment on rimait en français, il y a un siècle aux
bords du Danube.
XIII
Bessenyei, retiré sur la puszta, fut vite oublié. Sa succes-
sion fut prise par Joseph Péczeli qui a consacré sa vie si
courte au relèvement littéraire de son pays. Le soldat fut
remplacé par le pasteur. Avec des ressources modiques Pé-
czeli a soutenu vaillamment une lutte de huit ans, faisant
imprimer livre sur livre, fondant une des premières revues
littéraires et scientifiques, s'adressant aux seigneurs pour
leur inspirer le goût de la littérature, stimulant les travail-
leurs qui se groupaient autour de lui \
\. Péczeli naquit, en l'oO, d'une famille noble mais pauvre, à Putnok, où
son père était pasteur. 11 reçut son instruction à Debreczen où le professeur
Jean Varjas s'intéressa à lui et dont il épousa la fille. Péczeli apprit dès le
collège le latin, l'hébreu, l'arabe, le français, l'anglais et l'allemand. Ses
études terminées il passa par Leipzig et léna, pour se fixer à Berne où le pro-
fesseur de théologie Stapfer se montra fort content de ses progrès. De 1779 à
1781, il fut étudiant à Genève et entra en relations avec Horace Saussure qui
lui offrit le préceptorat de son fils, et lui ouvrit sa bibliothèque ; le goût que
Péczeli montra plus tard pour les sciences date de cette époque. Les lettres de
Saussure (i) prouvent que le grand savant estimait fort le jeune pasteur, qui
prêchait alors en latin et on français. En 1782 Péczeli quitte Genève et va à
Utrecht où il subit, devant le Synode, son examen de théologie (1783). Plu-
sieurs certificats très flatteurs attestent son talent d'orateur, son art de la con-
troverse. Aussi quelques communautés hongroises s'empressèrent-elles de le
rappeler, mais il n'accepta pas d'emploi avant d'avoir complètement satisfait
à son désir d'étudier, et c'est après cinq ans d'absence qu'il revint en Hon-
(1). Correspondance, (inôdilc) de P(''CzoIi à la Bibl. do l'Acadômie hongroise. M. Ii'od. (Litl.
Iioiifcr.). No» li3 et lis. La plu|)arl de ces Lettres sont écrites en français.
148 L ÉCOLE FRANÇAISE
Comme le groupe littéraire auquel il appartient, Péczeli
a voulu surtout agir par des traductions et des imitations et,
comme Bessenyei, il s'attache surtout aux œuvres de Vol-
taire. Quoique pasteur, il suit ces vaillants combattants, les
premiers soldats de la renaissance littéraire. Et cela ne pré-
sente rien d'anormal en Hongrie oh la nationalité prime
tout, même la religion. Certes, les protestants ont lutté durant
trois siècles pour leur foi et cependant lorsque les plus intel-
ligents s'adonnent à la tâche de créer une littérature natio-
nale, c'est à la France catholique et voltairienne qu'ils
s'adressent plutôt qu'à l'Allemagne protestante. Les Hongrois
avaient déjà eu l'occasion d'apprécier lors de la Réforme les
services que la France pouvait leur rendre et, lorsqu'il s'agit
de littérature, c'est vers nous que se tournent les descendants
de ceux qui, au cours du xvi" et du xvii^ siècles, ont lutté
pour leur foi et leur indépendance. Péczeli est de la même
lignée qu'Albert Molnâr et Jean Cseri d'Apâcza.
Les traductions de Péczeli sont de valeur inégale. La pre-
mière, Zaïre, traduite en vers et dédiée à Joseph Teleki,
parut en 1784. Cette traduction des plus réussies ne servit
jamais à la scène, mais elle exerça une influence littéraire
très considérable. Teleki écrit à ce sujet à l'auteur :
« Elle me fit presque autant de plaisir que son original aurait pu en
faire à un grand sultan galant, si un pacha de Hongrie dans le siècle
passé, lui en avait fait présent pour enrichir son sérail. Oui, Monsieur,
je fus tout Orosman pour votre Zaïre. Elle est réellement si belle, que
ce pauvre sultan est bien excusable d'en avoir été un peu jaloux. Il a
prévu, sans doute, que sa Zaïre soutiendra bien la grande épreuve des
grie. Une des communautés calvinistes les plus anciennes du pays, celle de
Komârom (Comorn), l'avait nommé pasteur. La tâche qui l'y attendait était
assez lourde. Le tremblement de terre de 1783 avait détruit l'ancienne église
et le jeune pasteur dut, outre l'accomplissement des devoirs de sa charge,
outre la continuation de ses travaux littéraires, s'occuper de hâter la recon-
struction de la nouvelle église. Cet incessant labeur mina sa santé ; il suc-
comba en 1792 à l'âge de 42 ans. La communauté prit soin de sa veuve et de
ses enfants dont l'un, Joseph, se fit un nom comme historien. — Voy. sur
Péczeli, la biographie de S. Takâts, à la suite de l'édition des Fables, 1887.
CHAPITRE I 149
véritables beautés et paraîtra belle dans tous les ajustements possibles.
Vous l'avez assez fait voir et il faut convenir qu'en l'habillant à la hon-
groise, vous avez su très bien assortir à sa beauté son nouvel ajuste-
ment *. »
Trois autres pièces : Mérope^ Tancrède (1789) et Alzire
(1790), furent traduites en prose et jouées par les premières
troupes hongroises.
En 1786, Péczeli donna la Henriade^ une des meilleures
traductions du xvni^ siècle, dont l'intluence sur les poètes
épiques se lit sentir très longtemps ^
Toutes ces traductions, accompagnées de lettres touchantes
(en français pour la plupart), furent envoyées aux grands sei-
gneurs, aux Pâlffy, Sztârai, Teleki, Orczy, Podmaniczky,
Râday, Almdssy, Esterhâzy, Uadik, Pronay et Karolyi, à
cette société voltairienne qui, sauf de rares exceptions ^ se
délectait de ces œuvres sans se résoudre à croire que l'idiome
hongrois serait jamais apte à rendre les beautés de l'original.
Péczeli veut leur prouver que cette langue peut être « ornée
et polie » comme les autres et, jetant un coup d'œil sur la
littérature allemande, il constate qu'il y a cinquante ans elle
était aussi très pauvre :
« Il n'y avait pas un romancier, fabuliste ou poète de quelque valeur.
Beaucoup d'Allemands, comme Leibnitz et Euler, avaient écrit leurs
ouvrages en français, parce que les livres allemands ne trouvaient pas
de lecteur. L'Académie de Berlin publiait ses Mémoires en français.
Dans les grandes villes les nobles ne parlaient l'allemand que tout bas,
tandis que le français retentissait partout comme s'il avait vaincu
l'idiome national. Et maintenant ! au bout de cinquante ans, à quelle
hauteur la littérature allemande n'est-elle pas arrivée ! D'autres nations
commencent même à lui être redevables. Qui sait, mes chers compa-
triotes, si nous ne pouvons aller jusque là dans cinquante ans ! )>
1. Lettre inédite du 21 sept. n84 (en français).
2. Une deuxième édition (chose rare pour l'époque) parut en 1792.
3. Dans la Correspondance se trouve un billet du comte Antoine Karolyi daté
de Vienne, 27 févr. 1788, où nous lisons : « Je souhaiterais que cet auteur (Vol-
taire) fût tout à fait ignoré de vous et le monde, pour ne pas empoisonner le
monde et ma nation encore innocente » (en français). Ce Karolyi était un
homme fort pieux. Voy. Gellért : Auyos Pcil, p. 50.
150 l'école fuamçaise
C'était là un beau rêve qui devait se réaliser en partie. Pour
Péczeli, la grande question était d'intéresser les magnats, le
haut clergé et avec eux la Cour à la cause delà langue natio-
nale. Il n'hésite pas à leur dédier les traductions auxquelles
il consacre ses veilles et son argent ; il trouve des accents
émus pour leur parler de l'état précaire de la langue, des
moyens de la relever et delà faire aimer.
« Imaginez-vous, écrit-il à Orczy, que notre chère langue, comme
une veuve privée de tout, se jette à vos pieds dans son chagrin profond.
Avec ses lèvres tremblantes, ses paroles entrecoupées de sanglots et de
larmes, elle se plaint de ses enfants, de ces hauts dignitaires qui, mal-
gré leurs mérites, permettent qu'on Fexile de son propre pays. . . La
lecture de ce livre * vous prouvera que cette langue peut exprimer d'une
manière concise et intelligible les pensées les plus profondes. Elle fera
comprendre aux vrais patriotes combien est fausse l'accusation que son
parler saccadé puisse blesser les belles lèvres de nos comtesses et de
nos baronnes, si, dans leurs conversations, elles voulaient s'en servir. «
Dans une lettre, en français, au môme Orczy il dit en lui
envoyant un exemplaire de la Henriade :
« Vous pouvez voir dans cet ouvrage, combien notre langue est belle,
touchante, pathétique et à quel point elle est digne d'être enrichie et
embellie par les soins de tous les vrais patriotes. Mais outre cela, vous
verrez avec bien du plaisir dans la bravoure de Bourbon comme dans
un miroir, votre propre valeur et dans sa clémence votre bon caractère. »
Voilà à quelles flatteries et à quelles courbettes les écri-
vains d'alors en étaient réduits pour faire passer ces traduc-
tions dont les frais retombaient sur eux.
Quant aux principes que Péczeli a suivis pour ses traduc-
tions, il s'en explique dans la Préface de la Henriade :
« J'y ai suivi, dit-il, cette noble liberté dont se servent les traducteurs
anglais et français ; dont s'est servi Pope en traduisant Homère, Lelour-
neur en traduisant Young. J'ai suivi les sages préceptes que d'Alem-
bert donne à ce sujet. Ce grand philosophe nous conseille, entre autres
1. C'était la traduction des Nidis de Young (1787).
CHAPITRE I ISl
choses, de lutter avec Toriginal en véritables combattants ; nous devons
composer un ouvrage aussi beau, même plus beau que celui des écri-
vains que nous traduisons. Ai-je atteint ce but ou non? les dignes
patriotes qui ont habité longtemps l'étranger et y ont appris le fran-
çais en jugei^ont ; eux, qui persistent dans cette fausse opinion qu'il est
impossible à un pauvre Hongrois d'atteindre le poète français orné de
toutes les couronnes des Muses. »
Malgré ce principe d'une traduction libre, principe accepté
et pratiqué d'ailleurs par toute Y École française, les traduc-
tions de Péczeli sont assez fidèles pour le fond comme pour
la forme. Sa Zaïre, ne montre aucune suppression notable ;
ses alexandrins, pour la plupart, coulent avec aisance, sa
langue est très pure en comparaison de celle des autres tra-
ducteurs ^ Quant à la Henriade, c'est un travail fort réussi
pour l'époque ^. Péczeli suit l'original pas à pas et ne
semble guère se préoccuper des préceptes de d'Alembert. Il
se souvient seulement de temps en temps qu'il est pasteur.
Ainsi, chant IX, après les vers : « C'est toi, tu t'en souviens,
toi dont la main fatale | Fit tomber sans effort Hercule aux
pieds d'Omphale » ; il ajoute un exemple tiré de la Bible :
«■ Tu as livré facilement ce fort Samson dès que tu l'avais
endormi sur le sein de Dalila ». Une seule fois il s'est
écarté complètement de son texte. C'est au chant X, dans la
prière de Saint-Louis. En guise d'excuse il ajoute la note
suivante :
0 Cette prière diffère de celle de l'original, mais que le lecteur juge
si je ne mets pas des paroles plus convenables dans la bouche d'un
saint que le poète français ne l'a fait. Quand nous prions, il ne faut pas
nous exprimer comme Voltaire ^, il ne faut pas croire qu'un saint du
1. 11 n'y a que deux termes étrangers dans toute la tragédie : héros et
virtus.
2. Voy. la comparaison de la traduction de Péczeli avec celle de Szilâgyi
(1789), par Vende, dans E. Philol. K., 1899.
3. « Vois ce roi trioDiphant, ce foudre de la guerre — L'exemple, la terreur
et l'amour de la terre ; — Avec tant de vertus, n'as-tu formé son cœur — Que
pour l'abandonner aux pièges de l'erreur. »
if)2 l'école française
Paradis est encore fanatique . Seuls les pèlerins de notre sombre vallée
sont ignorants, partant fanatiques. Un saint comprend dans toute leur
force les paroles du Seigneur : « On vous reconnaîtra comme mes dis-
ciples si vous vous aimez les uns les autres, car au Ciel il n'y aura place
ni pour la foi ni pour l'espérance, mais seulement pour l'amour. » Le
poète n'aurait pas dû mettre dans la bouche de Bourbon une prière
coupable tant qu'il reste dans la religion réformée, car c'est contraire
aux choses célestes. Puis, je crois, que la nature du poème épique exige
le changement que je me suis permis. Dans tout le poème, Bourbon est
présenté comme un héros orné de beaucoup de vertus ; la Ligue, au
contraire, est décrite avec des couleurs sombres comme travaillant avec
les démons de l'Enfer. AuX^ chant, c'est pourtant la Ligue qui est vic-
torieuse et elle pouvait dire à son excuse, qu'elle n'avait pas d'autre
but que la conversion de Bourbon. Pourquoi peindre alors la Ligue
avec des couleurs si terribles?»
Ces légers changements n'altèrent en rien la marche de ce
poème, qui fut considéré longtemps en Hongrie, comme un
modèle. Péczeli a surtout bien rendu les scènes pathétiques
et celles où Voltaire exprime des idées philosophiques.
Cette traduction fut accueillie avec enthousiasme par la
noblesse et le clergé. La lettre que le chancelier du royaume,
Charles Palfîy, adressa au traducteur fit grand bruit * ; le
piariste, Bernard Benyàk, alors seul professeur qui ensei-
gnât la philosophie en magyar, se sent tout heureux de voir
Voltaire qui brille dans tout l'univers, communiquer ses
idées sublimes, ses réflexions spirituelles à ceux qui ne
parlent que le magyar. Il souhaite que cette traduction fasse
disparaître la fausse opinion qu'on a des Hongrois et de leur
langue.
1. Elle est écrite en français et fut reproduite par Kazinczy en tête de sa
revue Orpheus, t. T, 1790. Cette reproduction n'est pas tout à fait exacte; l'ori-
ginal se trouve dans la Correspondance {n° 143) et débute ainsi : « Monsieur, je
suis bien sensible à l'attention que vous avez eue de m'envoyer la traduction
que vous avez fait de la Ilenriade; j'ai trouvé en la parcourant que vous avez
très bien rendu les idées de l'homme célèbre qui nous a donné ce charmant
poème. Vous faites bien voir, comme notre langue est riche et qu'elle ne le
cède à aucune pour la force des expressions. Vous venez, Monsieur, d'enrichir
la littérature hongroise d'un ouvrage qui fera honneur à la patrie et qui vous
mérite tous les suU'rages de vos compatriotes » (Vienne, le 19 mai 1187).
CHAPITRE I * 153
Les principes assez larges de la traduction poétique que
Péczeli avait établis d'après d'Alembert furent restreints par
le critique le plus pénétrant de l'époque, Jean Bacsanyi qui
disait dans son Musée hongrois * : « La traduction est excel-
lente si nous traduisons l'original mot à mot et s'il se peut
dans le même ordre, car une bonne version doit ressembler
à la copie d'un tableau où l'on ne doit pas omettre ou chan-
ger le moindre trait )>. Mais vers la fin du xvm^ siècle on
n'était pas encore arrivé à cette perfection. Ce n'est que
pendant la période suivante que des poètes comme Vôrôs-
marty, Arany et Charles Szâsz ont pu, grâce à la richesse de
la langue et à la souplesse des rythmes, reproduire les chefs-
d'œuvre des littératures étrangères d'après les exigences de
Bacsanyi. Pour Péczeli et son école il s'agissait surtout
d'élargir l'horizon intellectuel, et si la traduction était en
beaux alexandrins ou dans une prose élevée — comme celle
des Nîiiis de Young — ils avaient rempli leur tâche. Kazinczy
lui-même qui tâchait de serrer le texte de près, a usé des
mêmes libertés que les Français, dans ses traductions de
Molière, de Marmontel, de Shakespeare, de Lessing et de
Gœthe.
Péczeli a publié comme œuvre « originale » un recueil
de Fables " (1788). Le titre dit bien « d'après Esope » ; mais
quand on a lu ces cinquante-cinq apologues, on est con-
vaincu que le modèle de Péczeli n'était pas cet extrait sec et
sans parfum poétique qui porte le nom d'Esope, mais bien
La Fontaine. Nous pouvons de nouveau constater, à propos
de ces fables, que les théories littéraires de Lessing et de
Ilerder n'avaient pas encore pénétré en Hongrie à cette
époque. Péczeli connaissait probablement Lessing, mais le
disciple des Français se gardait bien d'épouser la querelle
du fabuliste allemand. Il trouvait encore un certain charme
dans Gellert, mais les fables de Lessing avec leurs fameuses
1. Magyar Muzeum, revue fondée par Bacsanyi, Baroti et Kazinczy en 1788.
2. Haszonnal mulatlalô Mesék. Nouvelle édition par Takats.
loi l'école fkançaise
dissertations le laissaient froid. Loin de bannir tout orne-
ment de la Fable, loin de considérer Fherbier fané d'Esope
comme le seul modèle digne d'être imité, Péczeli égayait ses
fables à l'imitation du modèle français. Mais il a commis
une petite perfidie en laissant croire, par le titre, qu'il a tra-
vaillé, partie d'après Esope, partie sans aucun modèle. JMême
dans la Préface il s'arrête avec plus de complaisance à la
vie de Gellert qu'à celle de La Fontaine. Peut-être ce pieux
pasteur ne trouvait-il pas la vie du « bonhomme » très
louable ; mais ce qui est certain, c'est que le charme des
fables de La Fontaine a exercé un tel ascendant sur lui qu'il
l'a pris pour unique modèle. Il a même déclaré, plus tard,
que les fables du poète français sont supérieures à celles des
Anciens.
Péczeli a le mérite d'avoir révélé le génie de La Fontaine
à la Hongrie. Les deux anciens fabulistes magyars, Pesti et
Heltai *, considéraient l'apologue à l'exemple des écrivains
allemands de la Réforme (Luther, Burkart Waldis, Erasmus
Alberus) comme un moyen d'exercer une action morale.
h'Ecoie française néglige La Fontaine, fabuliste, d'abord
parce que les rythmes dont il se sert étaient assez difficiles à
rendre dans une langue encore peu polie; puis, parce qu'elle
croyait que la tragédie, l'épopée, l'épître, le poème didac-
tique, le roman, le conte moral étaient plus nécessaires à
une littérature naissante. Péczeli est le premier qui ait écrit
des fables dans le genre de celles de La Fontaine, mais
son essai est resté isolé. On n'imite pas facilement « le
bonhomme » ; il demande un tour d'esprit si fm, si délié,
un sens poétique si aigu du monde animal qui nous entoure,
que les fabulistes hongrois (Kazinczy, Vitkovics, Fây et
Greguss) — dont aucun d'ailleurs n'était vraiment poète —
se sont plutôt attachés à suivre Florian, Lachambeaudie, ou
môme Lessing que La Fontaine.
1. Les Fables de Gabriel Pesti ont paru en lo36, celles de Gaspard Heltai
en 1566.
CHAPITRE I IS?)
Des recherches récentes * ont prouvé que sur tes cin-
quante-cinq fables de Péczeli, quarante dénotent l'influence
de La Fontaine. Les ornements qui égayent ces apologues,
le tour poétique, le choix des expressions montrent que
l'écrivain hongrois connaissait à fond son modèle. Ses
rythmes sont moins variés parce que, comme dit la Préface,
les oreilles hongroises n'y sont pas habituées ; il emploie
l'alexandrin avec assez d'élégance. La morale qui sert de
conclusion est souvent lourde et « sent son pasteur » ;
mais dans le récit même le ton est assez enjoué. Quelques
traits ajoutés au modèle français nous avertissent que nous
sommes dans la Hongrie féodale. Ainsi fable X, le bûcheron
est changé en jobbagy (serf) qui a plus de soixante-dix ans.
Il fait d'amères réflexions sur son état et sa vie passée. Les
maux énumérés par La Fontaine sont amplifiés :
Je n'ai rien hérité de mes parents, si ce n'est les gouttes de sang qui
coulent de mon visage ; je laboure la terre en versant de chaudes
larmes et à la sueur de mon front. Malgré cela je ne puis souvent
gagner ma subsistance et dans ma maison il n'y a pas un morceau de
pain. Chaque semaine je donne quatre jours à mon seigneur — c'est la
corvée — un, au bon Dieu, que me reste-t-il à moi-même ? Souvent,
sans raison, on m'emprisonne; on ne me dit même pas pourquoi? et
on m'administre soixante coups — voilà le trait hongrois — ; à cause
de ces tortures tout mon corps est devenu bleuâtre. »
La fable XI, Les frelons et les mouches à miel, se termine
par l'éloge de Joseph II que le prêtre réformé considère
comme un bienfaiteur car il a édicté la tolérance et veut sou-
lager le pauvre serf; la fable XII, U aigle, la laie et la chatte,
est une simple traduction de La Fontaine ; à la fable XIX,
Le singe et les sauvages, il donne comme morale : « C'est un
signe de la servitude du peuple, quand les chefs sont avides
de titres sonores » et ajoute la note suivante :
1. Voy. L. R. Barbaries : Joseph Péczeli, fabuliste, dans E. Philol. K. 1881 ;
Joseph Péczeli et La Fontaine, ibid., 1887. — Les objections de Takâts nous
semblent peu fondées, d'autant plus que Barbaries a démontré d'une façon
péremptoire les emprunts faits par le fabuliste hongrois.
d56 l'école française
« Les plus grands seigneurs et les dames en France se contentent du
titre de Monsieur, Madame, tandis que chez nous il faut varier le titre
selon la naissance et la position sociale de l'individu *. C'est parce
qu'on veut remplacer le vrai mérite par des titres. En France, les
grands nobles sont ceux qui publient des ouvrages d'histoire natu-
relle — il pense à Buffon ou à Saussure — ou de philosophie. Ceux-ci
ne s'occupent que des titres que donne la valeur morale et littéraire. »
Péczeli fonda, en Hongrie, une des premières revues lit-
téraires : la Mindeiies gyujtemény {Bibliothèque universelle).
On y trouve traduits et analysés de nombreux travaux de
critique littéraire publiés soit dans des revues françaises
contemporaines, soit ailleurs. Cette publication, très hardie
pour le temps, fut lancée en juillet 1789; elle ne voulait
faire concurrence à aucun des journaux existants depuis
1780, date de l'apparition du premier journal hongrois à
à Pozsony (Presbourg). Mais un journaliste, Szacsvay qui
publiait sa feuille à Vienne, s'étant montré « trop autri-
chien » aux yeux des patriotes, Péczeli fit paraître sa petite
revue deux fois la semaine, pour contrebalancer ces efforts.
Cette feuille se distingue par des allures toutes françaises.
« Il voulait allier, dit son biographe, l'utile à l'agréable, la
finesse française à la force hongroise. » Il se fit surtout le
champion de la langue et du costume magyars. On com-
prend facilement les efforts de tous les écrivains de la fin
du xvm* siècle et du commencement du xix", efforts qui
tendaient à rendre à la langue nationale ses droits si long-
temps méconnus; on comprend la révolte contre les édits de
Joseph II qui voulait que l'allemand fût la seule langue offi-
cielle dans toute la monarchie ; mais par contre on s'étonne
un peu, aujourd'hui, de l'amour exagéré pour le costume
national.
C'est qu'alors la question du costume était intimement
liée à celle de la nationalité. En vantant sa beauté on croyait
combattre pour la bonne cause. Orczy, Baroti Szabo, Rêvai,
1. Cette coutume s'est maintenue jusqu'à nos jours.
CHAPITRE I 157
Péczeli et Anyos insistent très souvent sur la, pdrta, coiffure
nationale des dames, et les brillants atours des ancêtres *.
Mais le principal était de polir la langue ; il fallait s'en servir
continuellement dans la conversation, étudier les littératures
étrangères pour enrichir le fond et la forme de la pensée
hongroise, rivaliser avec cette belle littérature française qui,
pour des causes multiples, devait servir de modèle.
« Il n'est pas encore trop tard, s'écrie Péczeli. Certes, il aurait mieux
valu le faire il y a quarante ou cinquante ans — c'est-à-dire à l'avène-
ment au trône de Marie-Thérèse lorsque la germanisation sévissait —
mais si nos ancêtres peu soucieux ont été négligents, réparons les
fautes commises. S'ils se désintéressèrent de la culture nationale, ne
les imitons pas ; soutenons notre langue qui menace ruine, autrement
dans un ou deux siècles les historiens parleront de nous comme on
parle maintenant des Celtes ou des Sarmates. Nous nous sommes
réveillés tard, mais mieux vaut tard que jamais ! Une nation qui n'a
pas de langue à elle, n'est pas une nation ; elle ne mérite pas d'occuper
une place parmi les nations de l'Europe. »
Malgré le nombre respectable de ses collaborateurs cette
Revue eut peu d'abonnés. Le directeur avait promis que le
revenu net serait employé à fonder des prix littéraires ; mais,
malgré ses efforts, le nombre des abonnés ne dépassa pas ISO
et le recueil lui coûta par an 300 florins. « On s'étonnera dans
vingt ans d'ici, qu'une telle entreprise ait trouvé si peu de
soutien », disait-il. Après le 4® volume il aurait été forcé de
s'arrêter si le comitat de Hont ne l'eût aidé. Grâce à ce secours
il put encore publier les tomes V et VI (1791-92) qui diffèrent
d'ailleurs sensiblement des quatre premiers. Dans ceux-ci il
avait prodigué ses exhortations, donné des poésies patrio-
tiques, des mélanges scientifiques trahissant le goût de l'élève
1 . En 1790 plusieurs pamphlets parurent sur la nécessité de porter le cos-
tume national ; la Diète voulut même l'imposer par une loi, mais Léopold II
s'y refusa. L'auteur anonyme d'un pamphlet politique : Réponse des hommes
aux femmes (1790), pose comme première condition à l'émancipation des
femmes, l'obligation de porter le costume national, puis d'allaiter leurs
enfants.
lo8 L ÉCOLE FHANgAlSE
de Saussure pour les nouvelles découvertes, des études litté-
raires, des comptes rendus d'ouvrages étrangers et hongrois.
Il y parlait çà et là de littérature française *. Les deux der-
niers volumes, au contraire, avaient pour unique fin « de
faire connaître, au moins en partie, ces magnifiques chefs-
d'œuvre qui ont rendu célèbres les siècles de Louis XIV et
de Louis XV ». La revue était donc entièrement consacrée à
la littérature française et publiait surtout bon nombre d'ar-
ticles esthétiques. Elle fit connaître le nom du P. André,
esthéticien avant que les Allemands eussent formé le mot ^
Disons pour finir que Péczcli, dans ses lettres françaises,
s'exprime très correctement, qu'il a même composé deux
pièces en vers français "*, pour les couronnements de
Léopold II et de François II, que dans les 4 volumes de ses
Sermons^ les traductions de Stapfer, de Pictet, de Fénelon ne
sont pas rares, que le petit cercle littéraire qu'il a su former
à Komârom était également imbu de littérature française et
qu'un de ses membres, Mindszenthy, a traduit le Dictionnaire
historique deLadvocat, en huit volumes ; lUei, des Maximes
1. Il y a notamment des extraits de V Esprit des lois de Montesquieu, des
articles sur le duc de Montausier, sur Louvois et sur Lauzun, des détails
scientifiques, etc.
2. On peut voir par ces deux volumes que les premières études littéraires
et esthétiques faites en Hongrie étaient de source française. Les noms de
Lessing et de Herder y étaient encore inconnus. Voy. R. Rhànay : Aesthetikai
tôrekvések Mafjyarorsznr/on 1772-1817. (Les études esthétiques en Hongrie de
1772 41817), chap. XI. — 1889.
3. Les « Vers hongrois et français pour la fête du Couronnement de
Léopold II », (n90), débutent ainsi:
Allez, partez, volez magnanimes Hongrois
Pour couronner enfin le meilleur de vos rois,
L'aimable Léopold digne fils de Thérèse,
Héros bien plus vaillant que celui de la Grèce,
Il soumet en un jour par sa rare bonté,
Plus de cœurs, qu'en six ans l'autre n'en a dompté.
Alexandre a plongé l'univers dans les larmes,
Léopold sait mieux vaincre, il soumet par ses charmes :
D'être roi des heureux, c'est sa seule fierté,
Nous confondons son joug avec la liberté.
CHAPITRE I
o9
tirées du français ; Domc un ouvrage de Bossuet'. L'année
1791-1792 a vu sortir vingt volumes des presses de cette petite
ville, chiffre qui, après la mort de Péczeli, tombe à trois. Ce
pasleur était donc le digne successeur de Bessenyei, car sa
vie fut entièrement consacrée au relèvement de la littérature
nationale.
XIV
La poésie lyrique hongroise depuis Balassa ^ jusqu'à nos
jours est essentiellement nationale. C'est sur le sol magyar
qu'est née cette poésie, une des plus belles qu'aient produites
les littératures européennes. Mais, quoique les sources de
l'inspiration soient à chercher en premier lieu dans l'histoire
du pays, dans la vie plus ou moins mouvementée de ses
poètes, on ne peut nier néanmoins que même là où l'origi-
nalité de la race est la plus grande et la plus manifeste, cer-
taines influences venues de France ne soient visibles depuis
la fin du xvni" siècle. Il est vrai que le siècle de Voltaire, qui
servait surtout de modèle aux hommes de la renaissance
hongroise, ne comptait pas beaucoup de poètes lyriques. Les
élégies, les épitres, les descriptions que Bessenyei, Barcsay,
Orczy et leurs disciples moins bien doués ont imitées, ne
pouvaient pas produire le môme effet sur la masse que les
poèmes de Gyôngyosy % encore lus et édités au courant de
tout ce siècle. Mais quand la poésie lyrique en France atteindra
avec Lamartine, Vigny et Hugo des hauteurs inconnues
jusqu'alors, nous verrons que les plus grands poètes hongrois
s'en inspireront dans une large mesure.
La poésie lyrique du renouveau littéraire est représentée
par deux écrivains, morts tous deux à vingt-huit ans. Leurs
1. Exposition delà doctrine de V Eglise,
2. Voy. Introâuction, p. 34.
3. Voy. Introduction, p. 3b.
160 l'école française
recueils bien courts, sont cependant assez importants pour
le développement du lyrisme hongrois avant Alexandre
Kisfaludy. Les œuvres de ce dernier se présentent comme le
fruit le plus délicat de l'imitation française et marquent
l'aboutissement des efforts de tout ce groupe. Si le premier
de ces deux poètes Paul Anyos (1756-1784) est rangé parmi
les membres de YÉcole française^ il faut en chercher la
raison plutôt dans ses attaches avec les principaux écri-
vains de ce groupe et dans la forme de ses vers, que dans les
idées qu'il exprime ' .
Anyos a écrit des épîtres, des odes, des élégies et des
(f pensées sentimentales ». Ses œuvres montrent une versifi-
cation plus ferme, un fond plus pathétique que celles des
autres membres de cette Ecole; les élégies dénotent môme
une certaine originalité. Il adressa ses épîtres à Bessenyei,
Orczy, Bârdczy, Kreskay, mais principalement à Barcsay,
1. Paul Anyos naquit à Esztergâr dans le comitat de Veszprém ; il entra à
rage de seize ans dans l'Ordre des Ermites de Saint-Paul et passa dans leur
couvent la première année de son noviciat. Studieux et bien doué, il fut
envoyé à l'Université de Nagy-Szombat dirigée par les Jésuites. Il y acquit ses
grades. Ses lectures favorites étaient Lucain — rappelons la traduction de Bes-
senyei — Ovide, probablement à cause des Héroïdes, imitées en France et en
Hongrie, finalement Horace qui n'avait pour concurrent que les poètes fran-
çais. C'est à Barcsay, « le poète élégant » qui était alors en garnison à Nagy-
Szombat, que le Jeune prêtre adressa sa première épître, lui demandant s'il
devait persévérer. Barcsay reconnut en lui un beau talent, le mit en relations
avec Bessenyei et Orczy. Ce dernier honora le novice d'une belle pièce en vers
où il le félicite d'avoir bu si jeune à la source sacrée. L'Université ayant été
transférée en 1777 à Bude, Anyos l'y suivit et c'est dans cette ville qu'il passa
les quatre années les plus fécondes de sa carrière, restant toujours en commu-
nication avec le cercle de Vienne.
En 1781, son supérieur l'envoya au couvent de Felsô-Elefânt dans le comitat
deNyitra, au milieu d'une vaste étendue de hautes montagnes boisées. Incom-
pris des Frères, il y fut saisi d'une mélancolie incurable. Dans son immense
ennui il se mit à apprivoiser des grillons. Son supérieur voyant que ce séjour
n'était pas bon pour lui, lui confia une classe de grammaire à Albe-Royale,
mais les marais pestilentiels qui s'étendaient autour de la ville, minèrent sa
santé déjà ébranlée et il mourut deux ans après.
Les poésies d'Anyos furent recueillies et éditées pour la première fois par
Bacsânyi, en 1798. Voy. sur Anyos, V. Koltai : Ânyos l'âl élete es kollészte (La
vie et la poésies de Paul Anyos) 1883; J. Gellért : Ânyos Pdl, 1895.
CHAPITRE I 161
l'ami auquel il aimait à ouvrir son cœur. C'est au soldat
que le prêtre confiait ses chagrins. « Parmi ses amis, dit un
critique, il n'y avait que Barcsay qui sût pourquoi ses larmes
coulaient, mais il était poète et quel que fût son attachement
pour le jeune homme, il aimait mieux voir couler ces larmes
que de les essuyer, sachant bien qu'elles seraient la source
de belles œuvres. » Il réconforta cependant Anyos lorsque
celui-ci lui annonça qu'il allait être ordonné prêtre. Car dès
ce moment son âme fut saisie d'une profonde tristesse. Cette
tristesse s'accentua encore au couvent d'Elefânt :
« Douce quiétude, doux silence, vie de notre vie ! Toi qui donnes de
nouvelles forces aux cœurs fatigués comment as-tu disparu? Je suis
devenu comme les ténèbres qui effrayent dans les vallées, comme les
bois solitaires au milieu de hautes montagnes, comme les déserts oii l'on
n'entend plus de cris de joie. »
Cet état d'âme lui dicte des élégies qui se distinguent par
une émotion sentie et aussi par leur facture savante. En
quatre alexandrins la plainte s'exhale, large et harmonieuse,
puis se termine, comme un sanglot, en vers très courts, sou-
vent formés par un seul mot : cette strophe inconnue
jusque-là exprime à merveille la souffrance et l'angoisse.
Ainsi dans le morceau célèbre : Plainte d'un cœur fidèle au
tombeau de sa bien-aimée :
« Vois près de ton cercueil debout ton amant fidèle! — Mais je vois
que ta sombre crypte est fermée. — Ouvre-la '.mon âme attend pour
t'embrasser — Et mon cœur pour se dissoudre avec le tien — 0 Parques
cruelles — Qui ont enfermé dans ce tombeau — Mon cœur — Et ont
anéanti — Ma joie *.
Dans les quelques élégies qu'Anyos a laissées, il y a des
accents vraiment émus; on y sent une âme qui souffre. On ne
sait pas au juste quel était le nom de la jeune fille qu'il
1. Mon cœur (szivemet), ma joie (kedvcmet) forment en hongrois un seul
mot.
162 L ÉCOLE FRANÇAISE
désigne, à l'exemple des poètes latins et français sous les
noms de Chloris, Phyllis, Gythère, Galatliée ou Gratia, mais
elle a sûrement existé. Quand il exhale sa Plainte au clair-
de lune nous compatissons avec lui. Ici nul clinquant,
comme chez les poètes du commencement du xix" siècle,
imitateurs des romantiques allemands :
«Triste étoile, comme tes rayons mélancoliques se jouent avec les
ruisseaux qui coulent doucement; toi seule, tu veilles encore avec les
malheureux dont le cœur saigne et lutte contre les maux. Je vois là-bas
les croix d'un cimetière ; un doux vent remue les feuilles des cyprès !
Elles ombragent beaucoup de dépouilles mortelles qui ont senti avec
moi le fardeau de la vie. »
Il voit sortir une ombre d'un tombeau et dit :
« 0 si elle s'approchait de moi, je n'aurais pas peur d'elle; j'espére-
rais plus de son âme terrible que des tromperies des vivants dont les
bienfaits ne sont pas pour moi. » Cependant l'ombre disparaît : « 0, il
n'y a donc personne qui veuille entendre mes gémissements et soulager
mes peines ? Sonne donc, heure fatale qui me délivrera de mes tour-
ments : arrache mon cœur inquiet de ma poitrine et rends à la pous-
sière mon corps fait de poussière. Peut-être alors quelqu'un viendra-
t-il au bord de mon tombeau et, attachant un morceau de crêpe sur la
croix, se souviendra-t-il du cœur de son ami, en laissant tomber une
larme sur son froid cercueil. »
Tout dans la nature est pour lui un symbole de tristesse;
le soleil couchant est l'image de notre vie qui s'écoule rapi-
dement « car le soleil qui disparaît ne luit plus; les fleurs
fanées ne dorent plus la prairie; les ruisseaux qui passent ne
reviennent plus; les vieux chênes desséchés ne voient plus
l'été. Ainsi quand la lumière de notre vie s'éteint, elle ne se
rallume plus, car le tombeau la tient enfermée ». D'élé-
giaque, Anyos devient pessimiste, le premier d'ailleurs
que la poésie hongroise connaisse. Les larmes lui sont néces-
saires car elles sont pour lui, « les signes innocents de notre
amertume, une faible consolation dans notre triste vie. Et
même ces larmes seraient défendues ! s'écrie-t-il, ô ces
CHAPITRE 1 163
hommes ! ! Ils voudraient voir un sourire sur nos lèvres
quand ils nous percent de leur glaive ! »
Nous pouvons voir dans les poe'sies d'Anyos un bel exemple
de l'imitation secondée par la profondeur de l'émotion, par
l'accent de sincérité et la chaleur de l'expression. Anyos a
encore écrit plusieurs Odes remarquables parleur inspiration
patriotique. Il plaide, comme Péczeli, le rétablissement du
costume national. Sa poésie adressée à la Jeunesse de Nagy-
Szombat (1782) fait l'éloge de Lycurgue et de Sparte où « l'on
ne portait point de vêtements étrangers, mais où l'on suivait
la coutume des ancêtres » ; il décrit avec enthousiasme
chaque pièce de ce costume pittoresque. « Vous, dit-il à la
jeunesse, qui estimez encore votre sang scythe et notre glo-
rieuse nation, je vous bénis parce que vous vous souvenez
encore des ancêtres et de nos anciennes coutumes. » Mais si
Péczeli, le pasteur réformé auquel l'édit de tolérance de
Joseph II a garanti la liberté de son culte, n'a que des éloges
à l'adresse de l'empereur libéral, Anyos, le prêtre catholique
dont l'Ordre avait à souflrir du même empereur, ne trouve
que des paroles de haine pour sa mémoire. La censure n'au-
rait certes pas permis l'impression du morceau extrêmement
violent qu'on a publié en 1869, sous le titre : Kalapos Kirâly *.
Le poète attaque Joseph II qui, violant la constitution, ne
veut pas se faire couronner et se montre ainsi ingrat envers
la nation qui a sauvé son trône; il le considère comme héré-
tique, car il persécute les prêtres de la religion catholique.
Bacsânyi, critique et poète, a rendu à Anyos le grand ser-
vice de réunir pour la première fois ses poésies ; Kazinczy,
l'émule de Bacsânyi, a rendu le même service au poète
Gabriel Dayka (1768-1796) \
1. Mot à mot : Le roi chapeauté, allusion au refus de Joseph II de se faire
couronner comme roi de Hongrie.
2. Ujhelyi Dayka Gcibor verset (Poésies de G. Dayka d'Ujhely) 1813. —
Voy. P. Erdélyi : La poésie de G. Dayka, dans : Figyelô, 1887. — Issu
de parents pauvres, Dayka ne pouvait faire ses études qu'en entrant
dans les Ordres, la seule carrière qui s'oll'rit alors aux enfants du peuple bien
lo4 l'école française
D'après lui, Dayka parlait et écrivait le français. Il a tra-
duit sous le titre : Histoire du goi\t, L'Origine du drame ^ des
parties du Cours de Belles-Lettres de Batteux, ce code litté-
raire si en vogue à l'étranger '. Il s'essaya également dans
Ihéroïde en traduisant Pénélope à Ulysse et PJujllis à Démo-
phoon d'Ovide, Héloïse à Abeilard de Golardeau et Abeilard à
Héloïse àaJioTdX; lut et relut la Collection dliéroïdes et de
pièces fugitives en vers (1769), imita une poésie champêtre de
Segrais.
Il s'inspira aussi d'Horace, le bréviaire des gens de goût
à cette époque [A Kazinczy, Chant d'hiver)^ d'Anacréon,
chanta comme ses modèles Ghloris, Phyllis et Amira et con-
sacra^ comme tous les poètes d'alors, ses compatriotes, une
pièce de vers au costume national. Kazinczy se sentait sur-
tout attiré par la forme de ces poésies; en effet, elles sont
plus soignées que celles qui ont précédé et qui, à force
de condenser les pensées, devenaient souvent obscures. Il y
a dans ce petit recueil une grande variété de rythmes ; la
monotonie de l'alexandrin est rompue tantôt par des stro-
phes alcaïques et sapphiques que les Latinistes ^ Bardti,
Rajnis et Rêvai avaient mises à la mode et que la langue
hongroise est très propre à rendre, tantôt par le rythme
national renouvelé de Gyôngyôsi. Parle fond de ses poésies,
Dayka se rapproche beaucoup des élégiaques français du
doués et qui voulaient échapper à la servitude. Dayka entra au séminaire
d'Eger, puis à Pest où les novices formaient une société pour se perfectionner
dans la langue hongroise en traduisant quelques chefs-d'œuvre étrangers (i). A
cause de ses idées libérales et d'un sermon prononcé à Eger, le jeune prêtre se
trouva en contradiction avec ses supérieurs et le fougueux réactionnaire, Léon
Szaicz dont nous ferons connaître lespamphlets au chapitre suivant, le dénonça.
Dayka quitta les Ordres, devint professeur à Ungvâr et mourut bientôt après.
1. Voy. Radnay, ouvr. cité, p. 157. Le Cours de Belles-Lettres ou Principes
de la littérature (1747-1750) fut très souvent traduit et annoté en Allemagne,
notamment par Ramier (1756-1758).
2. On appelle Latinistes un groupe d'écrivains qui voulaient relever la
poésie magyare par l'emploi de la versification des Anciens.
(1) Enlrn autres, les œuvres de Montesquieu. Sigismond Torôk proposa un prix de vingt ducats
pour la meilleure traduction de l'Esprit des Lois (1790).
CHAPITRE I 165
xviii^ siècle envers lesquels les deux dernières études de
MM. Pothez et de Bertrand se sont montrées si sévères. Mais
il faut dire pour excuser les poètes hongrois qui les ont imi-
tés qu'ils se conformèrent par là au goût du jour et que
cette école ne leur fut pas tout à fait inutile. Gomme ils ne
connaissaient pas encore André Chénier, \q^ poetae minores^
d'entre 1750 et 1770 leur semblaient des modèles dignes
d'être imités. Gomme eux, Dayka nous dira la Valeur de la
vertu^ écrira des Plaintes moins amères que celles d'Anyos,
mais d'une grande mélancolie et chantera sa Tristesse cachée
en deux strophes bien supérieures dans leur concision à de
longues épîtres ; il méditera aussi sur la mort dans : Le jour
de l'an. « Si vivre sur cette terre est continuellement espé-
rer, trembler et se consumer sous la croix, jusqu'à ce qu'on
ait accompli sa course et qu'on rentre dans le sein de la
terre : 0, alors, je suis mûr pour la mort. » Quoique prêtre il
adressera, comme Anyos, ses plaintes à des dames souvent
cruelles et chantera des hyménées.
La forme chez Dayka est impeccable et cette perfection
déjà fort prisée alors, le sera encore davantage dans la
période suivante.
XV
L'année même où parut Y Agis de Bessenyol qui marque
les débuts de YEcole française, naquit à Sûmegh, dans le
comitat de Zala, Alexandre Kisfaludy (1772-1844). Issu d'une
famille noble, son ambition était dès sa jeunesse d'imiter le
chef du renouveau littéraire : servir la patrie par l'épée et
la plume. Après avoir fini ses études à Pozsony (Presbourg),
il entra dans l'armée et fut envoyé quelques mois en Tran-
sylvanie. Nommé bientôt membre de la garde royale, il se
rendit en 1793 à Vienne où il apprit le français et l'italien,
entra en relations avec les écrivains hongrois qui habitaient
encore la capitale, et fréquenta les théâtres. Il mena la vie
166 l'école française
qu'avaient menée, vingt ans auparavant, les premiers mem-
bres de cette garde. Il y resta trois ans; s'étant brouillé avec
son capitaine, il est envoyé à Milan où il arrive quatre jours
avant la bataille de Lodi. Il assiste au siège de Milan oii il est
fait prisonnier. Envoyé en France, il trouve à Draguignan
dans la maison du citoyen Valentin un accueil aimable. Une
Parisienne de beaucoup d'esprit et de cœur qui s'était réfu-
giée pendant la Terreur dans la même ville, M"'' Caroline
d'Esclapon, devint pour lui une véritable inspiratrice. Cette
« belle âme », comme il l'appelle, qui savait le latin et lisait
Virgile, lui prêta quelques poètes légers du xvni^ siècle,
Parny, Bertin ; l'engagea à lire La Nouvelle Héloïse et au
moment de son départ lui fît cadeau des œuvres de
M"' Deshoulières. C'est ainsi que le goût du jeune poète pour
la littérature française, qui s'était éveillé à Vienne, se
développa de plus en plus. Plusieurs de ses poésies qui
datent de cette époque : La petite Doinlis^ A /m, La comtesse
au confessionnal sont de simples imitations ou traductions.
C'est pendant cette captivité, d'ailleurs bien douce, qu'il tra-
duisit le Voyage de f Amour et de l'Amitié de Chaulieu, la
première des Chansons Madécassesde Parny et le Temple de
Gnide de Montesquieu, ce dernier commencé déjà à Milan \
D'après son Journal et le récit poétique de sa Captivité en
France '^ l'influence de M"" d'Esclapon fut encore beaucoup
plus profonde. C'est elle qui l'avait engagé à chanter les
amours de Pétrarque et de Laure; elle lui parlait de la fon-
taine de Vaucluse qui était dans le voisinage et de tous les
souvenirs qui se rattachent au nom du poète italien. C'est là
que Kisfaludy devint poète et esquissa la première ébauche
de son Himfy, ce cycle de chants enflammés qui devaient
immortaliser son nom. Mais au bout de quelques mois, il
fallut quitter la Provence.
1. Voy. la dernière édition des Œuvres complètes, en huit volumes, par
D. Angyal, 1892, tome VII.
2. Le Journal fut édité, pour la première fois, par A. Kisfaludy dans les
Annales de la Société Kisfaludy, tome XVIII (1883).
CHAPITRE I
167
« Mon départ de Draguignan, dit le poète, fut émouvant, car mon
cœur était plein de reconnaissance pour les nombreuses marques d'ami-
tié que les pieux habitants, jeunes et vieux, m'avaient témoignées. Et
toi, toi surtout, Caroline!... belle âme dont je me souviens toujours
avec attendrissement et me souviendrai tant que je vivrai !... Je dois
à ta bonté ma connaissance de la langue française ; c'est toi qui m'a
encouragé à chasser mon chagrin en écrivant des vers. Voyant de
combien d'amertumes était semé le chemin des captifs, tu as nourri
mon cœur et mon âme par ta société et tes livres. Ton esprit était
un trésor rare, comme ton âme était l'autel vénéré de la vertu fémi-
nine 1 » .
Kisfaludy fit voile vers Gênes, d'où il fut dirigé sur
Klagenfurt ; il se battit encore contre l'ennemi de son pays
à Osterach, Stockach, Winterthur et Zurich (1799), puis
donna sa démission et se maria en 1800 avec une parente
éloignée. Rose Szegedy, qu'il avait entrevue en 1795 lors des
vendanges au bord du lac Balaton. 11 prit part à l'insur-
rection des nobles contre Napoléon (1809), cette dernière
tentative pour faire revivre une institution surannée qui
échoua devant les troupes françaises et qui n'excita que
la risée publique. Les attaques que l'on dirigea longtemps
encore contre ce soulèvement ont trouvé en Kisfaludy un
ardent adversaire. Le poète chanta encore dans des contes
romantiques l'ancienne noblesse et la bravoure hongroise.
Les aventures qui font l'objet de son récit ont pour théâtre
les châteaux des environs du lac Balaton, la mer hongroise^
et ses sites charmants.
L'œuvre la plus remarquable de Kisfaludy, celle qui
marque une date dans la littérature, est Himfy^ nom poétique
de l'auteur. C'est un cycle de petits poèmes, au nombre de
quatre cents. ^
1. ReqekoUonek hattyudala (Chant de cygne du poète des contes), chant XII.
2. La première partie en XXI chants — deux cents sonnets — est intitulée :
VAmour qui se lamente (A kesergô szerelem, 1801) ; la seconde partie en VII
chants — deux cents sonnets — porte le titre : L'Amour heureux (A boldog
szerelem, 1807).
168 l'école française
« J'ai écrit les Amours de Himfy, dit-il dans son Chant du Cygne 2, avec
une fougue méridionale et ma nature orientale; avec la douleur d'un
cœur hongrois ayant les doux souvenirs de sa patrie dans son esprit et
dans son cœur; avec toutes mes passions et une plaie ardente dans
mon âme!... Un ange seul peut aimer comme Pétrarque; non Himfy,
ni Saint-Preux : dans leur âme tourmentée, une tempête de sentiments
fait fureur. »
La juxtaposition de ces deux noms nous indique suffisam-
ment à quoi il nous faut attribuer le succès prodigieux de
cette œuvre. Mais il en est de Himfy comme du Werther : or,
celui-ci, reste une œuvre originale bien qu'il se rattache insé-
parablement à la Nouvelle Héloïse. D'autre part^ il est certain
que la poésie légère du XVIIP siècle, avec sa pointe épigram-
matique a exercé sur Kisfaludy une profonde influence.
Kazinczy, bon critique littéraire, a appelé ces poèmes des
« épigrammes amoureuses », mais ce qui leur donne plus
de chaleur et plus de feu qu'aux œuvres de Deshoulières,
de Chaulieu et de Parny, c'est justement la sensibilité du
poète, cet accent de sincérité dans la peinture des joies
de l'amour. C'est du Rousseau en vers : c'est aussi ce qui
constitue leur originalilé dans la littérature hongroise, car
Kisfaludy ne recherchait ni les difficultés, ni les mètres
étrangers. Il a créé une strophe de douze vers en trochées
de quatre pieds. Dans les deux premiers quatrains qui ser-
vent à l'exposition, la rime est croisée ; dans le dernier
quatrain qui renferme la pointe, la rime est paire. Voici
quelques exemples qui donneront en même temps une idée
de la manière du poète :
. « Comme le cerf atteint — Par l'arme cruelle du chasseur — S'enfuit
mais trop tard, le sang coulant déjà — Laissant des traces dans la
forêt: — De même je fuis ces deux yeux — La blessure au côté gauche;
— La terre se mouille de mes pleurs — Partout où se pose mon pied.
— Hélas ! plus je m'éloigne, — Plus le poison augmente — Et pénètre
plus avant dans mon cœur. — Je cours, hélas à ma perte. »
2. Chant XII.
CHAPITRE I 469
Citons encore le sonnet où il évoque ses promenades dans
les bois d'oliviers de la Provence :
« Me promenant dans le bois silencieux — Au milieu des pâles oliviers
— Mon âme souffre les horreurs — De luttes terribles. — Dans les siècles
passés — Que ne produisait pas une branche d'olivier! — Elle apportait
la paix — Aux pays qui se faisaient la guerre. — Et maintenant toute
une forêt d'oliviers — Ne peut me procurer le repos. — Combien durera
encore cette triste — Guerre qui ruine ma vie ? »
Voici celui où éclate le mieux sa passion.
« Les jours viennent, les jours passent, — Mais ma douleur ne dispa-
raît pas; — Les heures s'envolent, — Mais mon sort ne change pas; —
Les volcans s'éteignent, — Mais non pas mes feux ; — Les fleuves et les
lacs se dessèchent, — Mais non mes pleurs; — Les forêts et les champs
s'égaient, — Les étoiles tournent, — La fortune est passagère, — Seule
ma misère est constante. »
On reconnaît encore souvent dans les œuvres de Kisfa-
ludy, les traces qu'y ont laissées ses lectures françaises ; les
citations tirées de ses auteurs préférés y foisonnent. Il voua
un véritable culte à Rousseau surtout à la Nouvelle Hélotse,
« livre qu'on devrait relire tous les ans «. 11 en a donné une
imitation dans son Histoire de deux cœurs amoureux (1799) *,
où, sous le nom d'Eméric Bodorfy, le poète lui-même joue le
rôle de Saint-Preux, et Rose Szegedi, sous celui de Lisette
Mezôdy, le rôle de Julie. Ce roman se compose d'une suite
de lettres. Dès la première, Eméric conjure Lisette (en fran-
çais) de lire la Nouvelle Héloïse que lui-même a lu « les
yeux mouillés de larmes amères et douces à la fois ». « J'ai-
merais connaître, répondit-elle, ce fameux Saint-Preux qui
fut sûrement un prodige entre les hommes. » Elle se procure
le livre et lorsque un jeune officier lui dit : « Quoi, vous
connaissez un Saint-Preux et vous n'êtes pas sa Julie »? elle
réplique en rougissant : « Je tâche d'imiter ses vertus, sans
1. Két szereiô szivnek tôrfénete, OEuvres, t. VL Voy. sur ce roman, A. Wer-
ner dans E. Philol. K. Supplément, t. II (1890).
170 l'école française
approuver ses faiblesses. » Ces lettres sont une faible imita-
tion du roman français. Kisfaludy y sème de nombreuses
citations de M"" Deshoulières, de Dorai, de Pezay ; y mêle ses
souvenirs de France, parle avec enthousiasme de la nature,
du charme de la vie champêtre — il est resté gentilhomme
campagnard dans l'âme — et de la douceur de la solitude en
compagnie d'un cœur aimant. Des passages entiers sont
empruntés au roman français dont un exemplaire usé,
retrouvé dans la bibliothèque du poète, atteste qu'il a lu et
relu ce livre ainsi que VÉmile, avec amour ^ Il lui rappelait
toujours cette « belle âme » avec laquelle il lut la Nouvelle
Héloïse pour la première fois sous le beau ciel de Provence.
Telles sont les œuvres des principaux représentants de
Y École française. Ces écrivains du groupe viennois, de même
que leurs adeptes en Hongrie, sont les premiers ouvriers
conscients de la littérature nationale. Devant le génie
magyar, endormi et impuissant, ils jouent le rôle de ces
hardis pionniers qui défrichent le désert et le rendent habi-
table. Leur courage fut grand et leur œuvre, quoique de pure
imitation, réalisa ses fins. A partir de 1772, nous ne verrons
plus d'arrêt dans la vie littéraire. La politique pourra entra-
ver, retarder le développement normal du peuple, mais la
flamme que la garde royale avait allumée ne s'éteindra plus.
Des écrivains originaux se formeront qui, sans oublier la
bonne mère nourricière, introduiront une sève nouvelle dans
leurs œuvres : l'originalité nationale sera fortifiée par le
romantisme et, e^n dépit de mille difficultés, une riche florai-
son s'épanouira. Mais, il faut encore attendre. La politique,
2. Voy. E. Philol. K. t. XV, p. 102.
CHAPITRE I 171
si étroitement liée, en Hongrie, à la littérature, nous montre
d'autres combattants et parmi eux des écrivains de marque.
Il est nécessaire d'étudier leurs œuvres pour compléter le
tableau de l'influence française à la fm du xvm^ siècle. Ce
groupe qu'on pourrait appeler Les Révolutionnaires, va nous
occuper maintenant.
CHAPITRE II
LES RÉVOLUTIONNAIRES
Les hommes et les livres dont nous aurons à parler désor-
mais diffèrent sensiblement de ceux que nous venons d'étu-
dier. La littérature d'imitation fait place à la littérature
politique, qui, véhémente dans ses attaques, a les yeux
tournés « vers cette ville regardée depuis longtemps comme
la capitale du monde », comme dit le juge dans Hermann et
Dorothée. La Révolution française semant ses idées dans le
monde agit puissamment sur les meilleurs esprits de la
Hongrie. Le terrain d'ailleurs y était admirablement pré-
paré. Le groupe de Bessenyei, nous l'avons vu, regardait la
littérature française comme seule capable de régénérer les
lettres hongroises. La quantité d'ouvrages que s'assimilent
les Hongrois par des traductions, par des extraits ou des
imitations est très grande. L'Autriche-Hongrie était alors un
véritable atelier où maint ouvrier s'occupait à traduire des
ouvrages français. Mais ni les membres de la garde royale,
ni Orczy, ni Péczeli ne cherchaient dans Voltaire, dans
Rousseau, dans Montesquieu et dans les Encyclopédistes des
idées révolutionnaires. Bessenyei, quoique très hardi dans ses
CHAPITRE II 173
écrits — surtout dans ceux que la censure n'a pas permis
d'imprimer sous le règne de François II ' — n'est jamais le
porte-paroles des idées égalitaires. Gomme d'autres esprits
éclairés, il demande le soulagement du pauvre peuple, un
peu plus de justice et d'équité de la part des tribunaux ; il
vante même, comme Orczy, le bonheur rustique, la vie
simple des paysans, mais ce serait une grande erreur de
faire de ces soldats, de ces nobles, les apôtres de l'Évangile
de l'égalité devant la loi et les impôts. L'esprit de caste est
encore trop enraciné en eux; leur éducation, leur entourage
ne leur permettent pas de tirer les dernières conséquences
des œuvres qu'ils admirent. C'est l'atmosphère politique de
la cour de Marie-Thérèse qu'on respire dans leurs écrits. La
grande reine avait notablement soulagé la misère des serfs,
lorsque, malgré la résistance de la noblesse magyare, elle
leur avait accordé la faculté de s'affranchir avec le temps et
de ne plus être attachés à la glèbe. Elle réforma l'instruction
publique par la Ratio ediicationis (1777) en créant l'ensei-
gnement primaire, en nommant des inspecteurs, bref en
mettant l'enseignement sous la dépendance de l'Etat. Bes-
senyei crut, comme elle, que le pouvoir royal devait exercer
un contrôle même dans les écoles protestantes. A l'avène-
ment de Joseph II ces mesures humanitaires que la reine
cherchait prudemment à faire adopter par la persuasion,
devinrent des lois.
Joseph II fut élevé dans les doctrines des philosophes
français. Il avait appris d'eux à dédaigner les théories pré-
conçues sur l'autorité royale. Pulszky dit avec raison ^ que
ce roi fut le propagateur le plus zélé des idées révolution-
naires en Hongrie. Son dédain pour les conditions d'exis-
tence de son empire hétéroclite qui ne pouvait se maintenir
que par la tradition, devait faire échouer ses nobles projets
1 . Pour les Hongrois François I'^^, mais puisque les historiens français le
connaissent sous le nom de François II nous lui conservons cette appellation.
2. Fr. Pulszky : Martinovics es tdrsai (Martinovics et ses adeptes) 1882.
Étude écrite à propos du volume de Fraknôi, mentionné plus loin.
i74 Li:S KÉVOLUTIONNAIHES
et le forcer d'annihiler sur son lit de mort toutes ses ordon-
nances et d'abolir toutes les lois qui visaient à créer un État
moderne.
Cet État devait être organisé d'après les doctrines de Rous-
seau que Joseph II admirait surtout. Le Contrat social lui
avait enseigné que la fin de toute Monarchie et de toute
République doit être le bonheur des citoyens ; mais que les
prérogatives de la noblesse et du clergé, les préjugés sur la
naissance et les autres privilèges des grands, feront tou-
jours obstacle à ce bonheur. C'est pourquoi il faut briser la
force de ceux qui réclament des privilèges et délivrer le
peuple des préjugés par une forte instruction, car, sans
éducation, l'homme reste à l'état animal \
Joseph II se considérait comme le premier serviteur de
l'État, mais ayant conscience de la noblesse de sa mission, il
ne voulait partager le gouvernement avec personne. Toutes
ses ordonnances visaient à établir une centralisation très
forte, un gouvernement dont le chef serait informé de tout
et travaillerait au bien-être du peuple. Le clergé et la
noblesse perdirent certains privilèges. Au premier il fut
défendu de correspondre directement avec le Saint-Siège et
la juridiction ecclésiastique fut surveillée. Les Ordres qui
ne s'occupaient, ni de l'enseignement, ni des soins à donner
aux pauvres et aux malades, furent abolis, leurs biens con-
fisqués et ajoutés au fonds des études^ (fundus studiorum)
créé par Marie-Thérèse lors de la suppression de l'Ordre des
Jésuites (1773). Joseph II ne prit pourtant pas aux philo-
sophes français leur athéisme et n'admit pas non plus le
déisme purifié de Voltaire. Il reconnut en principe la léga-
lité de tous les cultes. Son édit de tolérance permit enfin aux
protestants d'organiser partout leurs églises, et leur ouvrit
les carrières administratives et politiques d'où Marie-Thérèse
les avait rigoureusement bannis.
Ces réformes furent accueillies en Hongrie de différentes
1. Bessenyei avait exprimé les mêmes idées dans VErmite de Bihar, p. 117.
CHAPITRE II 17S
façons. Tandis que les jobbâgyones à qui l'abolition de la
servitude avait donné quelques libertés, voyaient dans le roi
leur libérateur; que les protestants saluaient son règne
comme celui de la justice et de la sagesse et étaient tout
prêts à accepter les emplois que l'empereur avait créés pour
réaliser ses réformes : le clergé, une bonne partie de la haute
noblesse et surtout la petite noblesse toute puissante dans
les comitats, se sentaient profondément blessés dans leurs
intérêts et dérangés dans leur quiétude de « beati possi-
dentes ». Ce sont eux qui protestèrent contre la violation de
la constitution qui garantissait leurs privilèges. Malheureu-
sement, Joseph II, dans son activité fébrile avait réellement
blessé le sentiment national par deux de ses édits. D'abord,
en faisant transporter de Pozsony (Presbourg) à Vienne, la
Sainte-Couronne à laquelle se rattachent tant de glorieux
souvenirs et qui est considérée comme le symbole de l'in-
dépendance hongroise ; puis en prescrivant pour toute la
monarchie, l'usage de la langue allemande dans la vie
publique et cela juste au moment où le groupe de Bessenyei
proclamait la nécessité de cultiver l'idiome national. Le
clergé et la noblesse se servirent adroitement de ces griefs
et opposèrent une résistance acharnée à toute réforme
propre à léser leurs prérogatives. Ils avaient en horreur
toute ordonnance susceptible de les faire rentrer dans le
droit commun et crièrent à la violation de leurs privilèges
lorsque leurs manoirs et la Maison du comitat (megyehâz),
c'est-à-dire la préfecture, furent numérotés comme les autres
maisons de la commune. Les chaînes employées pour établir
le cadastre semblaient des chaînes de servitude.
Il ne faut pourtant pas croire que Joseph II eut besoin
d'une armée de bureaucrates étrangers pour administrer le
pays. La noblesse, quoique en regimbant, conservait les
hautes fonctions dans les comitats. Les magnats protestants
étaient des sujets dévoués et même parmi les catholiques,
tous ceux qui étaient imbus des idées françaises, tous ceux
dont l'horizon intellectuel dépassait la frontière de leur
176 LES RÉVOLUTIONNAIRES
comitat, se firent les auxiliaires intelligents de l'empereur.
Tels François Széchenyi, le fondateur du Musée national de
Budapest ; Aloïs Batthyany dont les écrits politiques sont
admirables de bon sens et de générosité ; les comtes Etienne
Illéshâzy, François Balassa, Niczky, puis les barons Simon
Révay, Prdnay, Podmaniczky, dans la noblesse Pâsztory,
Szily, Marijâssy et le « Ronsard hongrois » Kazinczy. Quoique
persuadés que l'empereur agissait avec trop de précipitation,
que le gouvernement essentiellement aristocratique de la
Hongrie ne pouvait être changé du jour au lendemain, par
voie de décrets, en gouvernement démocratique ; qu'il fal-
lait d'abord instruire la masse et la rendre capable de
comprendre ces idées : ils applaudirent aux réformes les
plus importantes.
Joseph II, devant la résistance passive des comitats, retira
la plupart de ses ordonnances et restitua la Sainte-Couronne
à Bude où elle fut reçue avec un enthousiasme indescrip-
tible. Chaque comitat tint à honneur d'être représenté à
cette cérémonie par une députation (banderium) aussi cha-
marrée que nombreuse.
A la mort de l'empereur, huit mois après la prise de la
Bastille, nous voyons apparaître en Hongrie un singulier
mélange d'esprit révolutionnaire et réactionnaire. Cet
esprit est réactionnaire parce qu'il veut s'opposer à toutes
les réformes égalitaires et révolutionnaires, parce que la
Hongrie est alors le théâtre d'un soulèvement contre la mai-
son régnante comme on n'en avait plus constaté depuis
Rdkoczy II. La réaction fait arracher par la main du bour-
reau les numéros des préfectures qui lui semblaient porter
atteinte aux libertés des comitats ; tous les documents con-
cernant le cadastre et le dénombrement de la population
sont brûlés en place publique : hommes et femmes vêtus
du costume national dansent autour du bûcher. Les employés,
que Joseph II avait nommés contrairement au droit exclu-
sif des comitats, sont chassés; les ingénieurs du cadastre,
arrêtés puis enrôlés de force. Voilà pour la réaction.
CHAPITRE II 177
L'esprit révolutionnaire se manifeste surtout dans les
comitats du Nord-Est (Zemplén, Abauj) qui se distinguèrent
toujours par leur esprit d'opposition. A Cassovie (Kassa) se
forme un petit cercle qu'on a surnommé les « Jacobins hon-
grois » ; le comitat de Zemplén lance un appel aux officiers
magyars pour qu'ils demandent à la Diète d'éloigner les offi-
ciers étrangers des régiments hongrois. Or, on sait que cette
demande devait être pour le régiment Gréven une cause
féconde en désagréments et finalement conduire le brave
Laczkovics sur l'échafaud.
D'autres comitats prétextant la violation de la consti-
tution et confondant, comme le remarque Pulzsky, Mira-
beau avec Werbôczy, déclarèrent : « Ruptum est filum
successionis, majestas apud populum ». Seulement sous
le « populus » on entendait ici la noblesse qui seule était
« membrum sacrae coronae ». C'est dans ces conjonctures
que Léopold II, frère de Joseph II, monta sur le trône.
Pendant son règne en Toscane il s'était montré à ses
sujets comme un prince éclairé, travaillant sans cesse au
bonheur de son peuple, accueillant les plaintes avec bien-
veillance. Tous les citoyens pouvaient rédiger leurs récla-
mations par écrit et jeter leurs placets dans des boîtes
disposées à cet effet '.
Les Hongrois, mettant à profit la liberté delà presse accor-
dée par Joseph II, firent connaître leurs désirs au roi. Leurs
doléances et leurs espoirs s'exprimèrent dans des livres et
des pamphlets qui se répandirent dans le pays. On était
alors à la veille de la Diète mémorable de 1790-1791, une
des plus importantes qu'on puisse relater dans l'histoire de
I. « Je crois, écrivait-il à sa sœur Marie-Christine, que le souverain, même
héréditaire, n'est qu'un délégué et employé du peuple pour lequel il est fait
qu'il lui doit tous ses soins, peines, veilles... qu'à chaque pays il faut une loi
fondamentale ou contrat entre le peuple et le souverain, qui limite l'autorité
et le pouvoir de ce dernier. » Lettre du 25 janvier 1790 (En français). Voy.
Leopold II und Marie-Chris Une. Ihr liriefwechsel, herausgegeben von Adam
"VVolf. Vienne, 1867, p. 84.
12
178 LES RÉVOLUTIONNAIRES
la nation '. Il est vrai que la plupart de ces pamphlets
parurent en latin ou en allemand et très peu en hongrois,
mais il serait injuste de les passer pour cela sous silence,
car il s'agit de montrer l'influence que la France exerça
sur ce mouvement.
Ces écrits portent si nettement l'empreinte de la Révolu-
tion française, de l'Assemblée législative et de la Convention;
ils montrent une union si étroite des idées hongroises avec
celles qui se firent jour en France à partir du 4 août 1789,
qu'ils méritent que nous en parlions avec quelque détail.
Deux savants hongrois les ont fait sortir dernièrement de la
poussière des bibliothèques oii si longtemps ils restèrent
enfouis. Ces deux érudits sont : M. Conchadans sa brochure :
Les idées réformatrices des années 1790-1791 et leurs précur-
seurs ^ qui donne un aperçu ingénieux des plus marquants,
puis M. G. Ballagi dans son volume un peu touffu : La
littérature politique en Hongrie jusquen 18^5 ^ où ces bro-
chures, — au nombre de 500 à peu près, — occupent la place
principale. ,
Après la mort de Léopold II (1792) le règne autocrate de
François II et surtout la répression sanglante de la « Conju-
ration » de Martinovics, changèrent de nouveau la Hongrie
politique en un désert oii le moindre acte de tendance libé-
rale était épié, dénoncé et durement réprimé.
La plupart des historiens hongrois croient entendre, en
lisant ces pamphlets, l'écho fidèle des rumeurs qui s'élevaient
alors sur les bords de la Seine. M. Concha cependant croit,
qu'à côté de l'iniluence française, celle de l'Angleterre,
quoique à un moindre degré, s'est également fait sentir.
Mais étant donné que de nombreux ouvrages poétiques
1. De Gérando (De l'Esprit public en Hongrie depuis la Révolution fran-
çaise, 1848) et Sayous dans son Histoire ayant déjà fait connaître les princi-
pales décisions de cette Diète, nous nous contentons de renvoyer à ces deux
ouvrages.
2. A kilenczvenes évek reformeszméi es elÔzményeik, 1885.
3. A poliiikai irodalom Magyarorszdgon 1S23-ig. — 1888.
CHAPITRE II 179
anglais ne furent lus à cette époque en Hongrie et à Vienne
que dans les traductions françaises \ nous sommes enclin à
croire que tout ce que les pamphlets disent de la constitu-
tion anglaise, est puisé dans Montesquieu. Gela s'explique-
rait facilement d'ailleurs par ce fait que Bessenyei dans ses
Mélanges^ avait attiré l'attention des Magyars sur les œuvres
du philosophe français ; que de plus son nom et celui de
V Esprit des Lois se rencontrent souvent dans les articles et
dans les critiques des membres de V École française. Le fait
que la grande majorité des pamphlétaires ne réclamaient pas
une constitution républicaine, mais bien une constitution
monarchique avec de nombreuses réformes, ne prouve nul-
lement qu'ils n'aient pas subi l'influence française, car l'idée
républicaine n'était pas dominante dès la prise de la Bastille
et la France révolutionnaire resta longtemps monarchique ^
Les écrivains magyars le restent également jusqu'après la
mort de Loopold II; seule la réaction qui sévit sous Fran-
çois Il put les décider à sortir de la légalité et à répandre
des « catéchismes » où pour la première fois l'idée républi-
caine est franchement exposée. Ce fut là ce qui perdit Marti-
novics et ses compagnons.
Ce qui frappe tout d'abord dans le mouvement révolution-
naire hongrois c'est que, cosmopolite à l'origine, il revêt
dans la suite une forme éminemment nationale. De même
que VÉcole française mit toute son activité au service de
l'idée nationale et voulut cultiver la langue, créer une litté-
rature, stimuler le patriotisme en parlant et en écrivant le
magyar : de même les révolutionnaires ne propagèrent les
idées françaises que par désir d'être utiles à leur pays. Pour
que la nationalité fût forte et pût résister aux empiétements
de la Cour de Vienne, il fallait que la société hongroise,
elle-même, fût en quelque sorte refondue; c'est quand on
aura obtenu, outre l'emploi de la langue magyare dans les
1. Voy. plus haut, p. 122, note 1.
2. Voy. Aulard, Revue de Paris, 1" mai 1898.
180 LES RÉVOLUTIONNAIRES
écoles et dans la vie publique, Texistence légale du protes-
tantisme si fécond jusque-là en écrivains; qu'on aura éman-
cipé la femme et même les Juifs, qu'on aura limité le pou-
voir de la noblesse et du clergé, c'est alors, alors seulement
que le pays pourra se développer en toute liberté.
La plupart des pamphlétaires se meuvent dans ce cercle
d'idées ; ils traitent l'une ou l'autre de ces questions, souvent
plusieurs d'entre elles à la fois. Le clergé et la noblesse
réactionnaires avaient également leurs porte-paroles. Ainsi
éclata une lutte extrêmement violente. Il faudrait remonter
jusqu'au temps de la Réforme, jusqu'au xvi' siècle, ou se
reporter à la réaction catholique sous Pâzmâny au xvn%
pour trouver des invectives aussi véhémentes que celles
que les deux camps se lancèrent. On sent que le moment
est critique, qu'il faut toucher le but, que si on le manque,
tout est perdu, vu qu'on peut s'attendre à la vengeance
de la réaction. Et, de fait, nous savons que le mouvement
démocratique n'ayant pu triompher, il fallut reprendre la
même lutte après la Révolution de juillet. Les Diètes de
1832 à 1848 discuteront les mêmes questions et ce n'est
que par une révolution sanglante, mais glorieuse, que se
créera la Hongrie moderne. Selon l'historien Szalay, la
jeunesse libérale qui lutta de 1830 à 1848 avait puisé son
instruction politique dans les pamphlets parus sous le règne
de Joseph II et de Léopold II.
Parmi les pamphlétaires nous choisirons les plus remar-
quables, ceux dont les ouvrages présentent non seulement un
intérêt politique, mais aussi un intérêt littéraire, tels qu'Aloïs
Batthyâny, Martinovics, le chef des jacobins hongrois,
Hajnoczy, Laczkovics, et quelques-uns de ceux qui ont com-
battu pour les mêmes idées. La littérature proprement dite
s'inspirant largement des idées égalitaires, nous aurons à
. examiner les œuvres de quelques écrivains qui, impliqués
dans la conjuration de Martinovics, montrent l'influence pré-
pondérante que la littérature française a exercée vers la fin
du xvin' siècle.
CHAPITRE II 181
II
Aloïs Batthyany est issu de la plus haute noblesse ; un
membre de sa famille était précepteur des enfants de Marie-
Thérèse et devint plus tard cardinal-primat du royaume ; un
autre Batthyany, devint président du Conseil du premier
ministère hongrois en 1848 et fut exécuté après la défaite.
Nous savons peu de chose de sa vie *. Son nom retentit
pourtant lors de la Diète de 1790-1791 lorsqu'il publia ses
quatre brochures sous le titre : Ad amicmn aurem ",
l'œuvre la plus idéaliste qui soit sortie du cerveau des pam-
phlétaires hongrois. Mais cet idéalisme n'empêche pas une
logique rigoureuse et serrée. Exprimées dans un style hardi
et brillant, les pensées se gravent dans la mémoire comme
autant de maximes. Il formule ses desiderata avec la con-
cision d'un code de justice. « Le pouvoir suprême était
d'abord entre les mains du peuple » (III, 5) ou bien. « Toutes
les immunités sont les restes déplorables d'une ancienne
barbarie ; tous les privilèges sont d'atroces inventions des
tyrans » (111, 22).
Son idéal politique est une monarchie où l'individu puisse
se développer librement, où les différents pouvoirs soient net-
tement séparés, où les restrictions nécessaires à l'autorité
absolue garantissent le peuple contre l'oppression. Parfois
il ne fait que traduire en latin le chapitre de Montesquieu sur
la constitution d'Angleterre ^, ainsi lorsqu'il dit : Tyrannica
1. Il naquit en 1750, fut élevé par les jésuites à Nagy-Szouibat, entra même
dans leur Ordre à l'âge de dix-sept ans, les quitta deux ans après, devint
soldat et se retira dans la vie privée. Il mourut presque oublié, en 1818, à
Debreczcn. Kazinczy qui l'avait vu, en 1814, dit de lui : « Je n'ai pas
reconnu cet homme puissant, qui fut vraiment grand.... il a été oublié. »
2. Ad amicam aurem, 1790 ; quatre brochures de 62, 78, 95 et 85 pages. —
Batthj'âny a publié en outre ; Ad amicissimam aurem, 1791 ; Ad ittramque
aurem, 1791, contre Léon Szaicz.
3. Esprit des Loi*, livre XI, chap. 6.
182 U:S KÉVOLUTIONNAIRES
etenim imperia tyrannica methodo executiuni mandahuntui\
on voit qu'il a sous les yeux cette phrase : « Lorsque dans la
môme personne ou dans le môme corps de magistrature la
puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il
n'y a point de liberté, parce qu'on peut craindre que le
même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyran-
niques pour les exécuter tyranniquement. »
Tout en condamnant l'aristocratie et la hiérarchie il vou-
drait que le roi soit investi d'une grande puissance afin qu'il
pût prêter force à la justice et refréner la tyrannie des parti-
culiers. Cette grande autorité du roi, dit-il, est tellement
nécessaire que le salut de l'Etat en dépend. Batthyâny ne se
dissimule pas les dangers qu'offre la constitution monar-
chique. Le roi se croit souverain, indépendant de la volonté
du peuple, alors qu'il ne gouverne que par la volonté de
celui-ci, il n'est pas son juge, mais son conseiller ; il ne peut
être souverain, car le peuple seul a celte qualité.
Chose curieuse ! cette souveraineté du peuple était généra-
lement admise même par les légistes de la cour. Sonnenfels
et Martini à Vienne, les manuels de droit en Hongrie qui
s'inspiraient de leurs doctrines, la proclamèrent sans que le
gouvernement y vît rien de révolutionnaire. Les Magyars
pouvaient même remonter jusqu'à Werbôczy, le grand juris-
consulte du XVI* siècle, qui avait dit qu'à l'origine le pou-
voir était aux mains de la nation et que celle-ci en avait
investi le roi. Balthyany combat donc la théorie du droit
divin, théorie qui, d'ailleurs, n'avait que peu de partisans en
Hongrie.
Mais tout en s'inspirant du Contrat social àc Rousseau, le
pamphlétaire hongrois rejette toute idée de révolution. H
veut prouver par la logique et, en partie, par l'ancien droit,
que les réformes qu'il demande n'ont rien de révolutionnaire :
«Depuis des temps immémoriaux, dit-il, l'étincelle de la révolution
couve sous les cendres. Cette étincelle peut dévorer la maison, mais
l'incendie n'éclatera pas, tant que le peuple aura encore le souffle. Vrai-
ment un grand État — la France — a rendu aux souverains un service
CHAPITRE II i83
signalé en les avertissant d'éviter les che-mins tortueux afin qu'ils ne
soient pas forcés de se lamenter sur les ruines de leur pays. » « Quand
les citoyens se réveillent de leur sommeil léthargique, ils sont comme
les esclaves délivrés de leur prison, immolant à la vengeance, même
ceux qui leur ont fait du bien durant la servitude. »
Batthyâny est hardi, mais il reste dans la légalité. Il ne
proclame pas comme beaucoup d'autres nobles : « Ruptum
est filum successionis » encore moins est-il du camp de
ceux qui pactisaient alors avec le roi de Prusse contre les
Habsbourg.
« Si le fil de la succession est rompu, dit-il, il vaut encore mieux
s'entendre avec le prince dont on connaît les tendances — avec
Léopold II, — qu'avec un inconnu qui, par ses ruses, pourrait anéantir
la liberté de la patrie. »
Mais son loyalisme ne l'empêche pas d'exprimer des vérités
assez dures à l'adresse de Joseph II et de son successeur :
« 11 faut que le couronnement rappelle aux rois qu'ils ne doivent pas
leur pouvoir au hasard de la naissance, mais à la volonté des citoyens.
La Diète et le monarque font ensemble les lois; la Diète n'a donc nul-
lement besoin de l'en remercier et de chercher à gagner sa faveur
d'une manière indigne. Le monarque n'a pas le droit de déclarer que
certains projets de loi oiTensent son autorité, puisque les deux pouvoirs
pèsent du même poids dans le plateau de la justice. »
Si Batthyâny accorde une place prépondérante au mo-
narque dans l'élaboration des lois — et ici il s'écarte de
Montesquieu — il lui refuse cependant le droit du veto quand
l'x'Vssemblée les lui soumet pour la sanction. Car l'Assemblée
représente l'Etat qui se compose de millions d'individus ; ils
ne peuvent pas être sacrifiés à un seul ; il est beaucoup plus
juste qu'il y ait une seule victime que plusieurs. C'est pour-
quoi il faut que le roi s'incline devant la volonté du peuple
ou qu'il ait recours à l'arbitrage d'une tierce personne, sans
quoi il faudrait déclarer que le peuple « est un mouton qui
présente sa laine aux ciseaux de son maître toutes les fois
que c'est le bon plaisir de ce dernier »,
184 LES RÉVOLUTIONNAIRES
Le pouvoir exécutif ne doit pas être confié à des ministres
responsables, mais à un Conseil choisi parmi les délégués
des comitats qui, de concert avec le roi, exercera ce pouvoir.
Et pour que le souverain ne puisse pas s'appuyer sur l'armée,
ni mettre à profit l'esprit de caste qui y règne, il faut sup-
primer ce qui nourrit cet esprit, par exemple la vie de
caserne. Soldats et officiers devraient jurer fidélité à la nation
et non au roi, car c'est la nation qui doit choisir les
chefs. Outre l'armée royale, il faudrait créer une armée de
30,000 hommes recrutés dans les comitats, une espèce de
milice qui combattrait non pour la solde, mais pour son foyer
et ses droits séculaires. Le roi ne pourrait déclarer la guerre
sans le consentement de la nation.
C'est ainsi que Batthyany voudrait restreindre le pouvoir
royal. Mais il est encore plus ennemi du gouvernement aris-
tocratique, de l'établissement des castes et de l'intolérance
du clergé que de la puissance du trône. Il revendique avant
tout l'égalité et la liberté de l'individu ; la liberté poli-
tique ne lui semble qu'un moyen permettant de parvenir
à l'égalité de tous les citoyens dans la vie sociale et à
l'égalité des cultes. Même dans un Etat libre, dit-il, les
citoyens peuvent être subjugués par mille tyranneaux dont
la machine administrative ne peut se passer. Il faut que le
citoyen soit tellement protégé par la loi qu'il n'ait rien à
craindre ni de son prochain, ni du roi. Chacun doit contri-
buer aux charges publiques et cela de son propre gré. Le
gouvernement aristocratique lui semble plus dangereux que
la monarchie :
« Si, dit-il, la monarchie ne peut plus se maintenir, il faut que le
peuple empêche par tous les moyens l'établissement d'un régime aris-
tocratique, facilement oppresseur. Son joug serait encore plus lourd
que celui d'un tyran, car il est plus facile de nourrir une seule sangsue
que d'en nourrir plusieurs centaines. »
L'inégalité des fortunes le préoccupe ; s'il ne propose pas
de les confisquer, il pense qu'en supprimant le droit d'aînesse
CHAPITRE II 185
et en donnant aux filles la part qui leur est due, ces inéga-
lités disparaîtront.
Les pamphlets de Batthydny sont surtout remarquables
par le tableau qu'ils présentent de la nouvelle société démo-
cratique rêvée. L'auteur discute de tout : Eglise, instruction
publique, économie politique, justice, administration. Le
mot Liberté a chez lui une tout autre signification que chez
les magnats qui se révoltaient contre les réformes de Joseph II
et qui, au fond, ne pensaient qu'à maintenir leurs privilèges.
Pour lui, la liberté n'a de sens que si elle s'étend à tous les
membres de la société. Les privilèges sont les inventions
d'une époque barbare dont les décorations sont une survi-
vance '. Les dangers que court la liberté ne peuvent être
évités que par l'égalité des avantages et des charges, qui
rend les citoyens solidaires.
« La liberté n'est pas si simple que beaucoup le croient, dit-il aux
magnats; on en parle, et même avec hardiesse, mais si on savait quels
sacrifices elle demande, quelle route il faut parcourir pour y arriver,
on serait plus modéré dans son langage. Il faut porteries charges en com-
mun pour atteindre à la liberté; là où le peuple seul paie les impôts et
pourvoit aux besoins de l'État, les privilégiés ne peuvent regarder que la
tête basse le sol qu'ils foulent grâce aux autres. Ce n'est qu'en renon-
çant à leurs privilèges injustes qu'il pourraient bien mériter de la patrie.
Dire que le peuple ne paye que l'usufruit des terres est un mauvais
prétexte, car depuis longtemps il a payé ce sol et l'a même acheté très
cher. »
Et le pamphlétaire trace un tableau navrant de la vie des
serfs ; il ne demande pas pour eux la propriété du sol qu'ils
cultivent, probablement pour éviter un bouleversement trop
radical. Il désire seulement que le seigneur et le paysan
s'arrangent d'un commun accord ^ que certaines libertés
1. « La chaîne d'or, dit-il, à laquelle est attachée la décoration, même si
elle brille d'un plus vif éclat que les astres, sera toujours la chaîne de la
servitude dont le bruit blesse l'oreille. »
2. Cette idée est exprimée également dans le pamphlet de Honinyi : Eleu-
llierii Pannonii mirabilia fata (1791). « Facile jugum est quod sponte assu-
mjtur, nimium grave quod invite imponitur. >>
186 LES RÉVOLUTIONNAIRES
accordées par Joseph II mais menacées par la Diète de
1790-1791, soient maintenues. Il demande que le serf ne soit
pas attaché au sol, qu'il puisse quitter son seigneur, qu'on
le délivre de la juridiction seigneuriale pour le faire rentrer
dans le droit commun; qu'il ait le droit d'acquérir du bien et
que ses fils puissent arriver aux emplois de l'Etat. Il voudrait
même que chaque comitat élise deux nobles pour défendre
leurs intérêts à la Diète.
La question du servage conduit Batthyâny sur le terrain
économique, terrain extrêmement négligé aussi bien par les
écrivains que par les hommes politiques *. Quarante ans plus
tard, il faudra tout le génie de Széchenyi pour mettre un
peu de lumière dans ces questions, pour faire sortir le pays
de son état féodal et le conduire sur la voie des réformes. Les
vœux de Batthyâny — constructions d'usine, routes de com-
munication, écoles d'agriculture et d'industrie — semblaient
alors chimériques. Pour donner plus de valeur au travail
manuel, il propose la suppression de la loterie, cette plaie
delà monarchie austro-hongroise, et celle des Ordres men-
diants, attendu que ces deux institutions tendent à prouver
que l'homme peut vivre sans travailler. En temps de paix, il
faudrait employer les soldats aux travaux agricoles; colo-
niser les comitats oii la population n'est pas assez dense, en
y envoyant des nationaux et non des étrangers qui, arrivant
par milliers des pays slaves, faisaient dire aux seigneurs :
« Si nos serfs étaient aussi malheureux qu'ils le disent, nous
n'en verrions pas tant accourir des autres pays. »
Ces pamphlets s'attaquent encore à la censure des livres,
moins ombrageuse sous Joseph II et son successeur, mais qui
devint si tyrannique sous François II; ils demandent la
réforme de la juridiction, la séparation de la justice et de
l'administration, l'amélioration du régime des prisons pour
1. Berzeviczy (1763-1822) avait seul à cette époque étudié ces questions. Son
ouvrage : De condiHone et indole riislicorum est très remarquable. — Voy.
Bi'iefe Greqor von Berzeuiczy's an seine Mutler ans Deutschland, Frankreich
und Enf/land in den Jahren I7S4 bis 1787 . Leipzig, 1897.
CHAPITKE 11 187
laquelle, au xix^ siècle, Deâk, Eôtvos et Szalay ont encore
eu à lutter; le mariage civil qui ne fut accordé que de nos
jours ; le secret de la correspondance, l'enseignement obli-
gatoire, l'enseignement supérieur sous la surveillance de
l'Etat et finalement le règlement des rapports de l'Eglise et
de l'État.
Quoique Batthyâny puisse être rangé dans le groupe des
Révolutionnaires, ses instincts aristocratiques et son bon
goût le préservent, dans cette partie de ses pamphlets, de la
violence sauvage qui blesse chez Martinovics et Laczkovics.
Batthyâny est une âme croyante, libre de toute superstition
et de tout mysticisme, mais qui n'use pas de railleries contre
toute religion établie, railleries que certains pamphlétaires
avaient si bien apprises des Encyclopédistes. Il a le plus
grand respect pour la morale chrétienne et c'est justement
au nom de cette morale qu'il prononça son célèbre Discours
à la Diète, pour revendiquer la liberté du culte protestant \
Malgré quelques traits satiriques, il est profondément reli-
gieux et remonte volontiers par la pensée, jusqu'au royaume
du Christ où Ion n'avait pas besoin de législateurs, ni de
Diète, parce que c'était le royaume de l'amour, de la vérité
qui peut se passer des lois, de la raison que méprise la
tyrannie, de la lumière qui éclaire le monde et de la charité
que dédaignent les puissants. La vraie religion n'a pas besoin
de l'appui du clergé, car le Christ surmonte toutes les difïi-
cultés et ne craint personne, quoiqu'il n'ait pour lui ni la
force publique, ni l'apparat des rois. Rien ne peut rendre les
citoyens bons et les stimuler à faire leur devoir si ce n'est la
religion; celui qui l'attaque, ébranle la base sur laquelle
repose la société. Batthyâny défend le christianisme contre
Rousseau ; il prouve que sa doctrine n'est en opposition, ni
avec le patriotisme, ni avec les devoirs civiques. Mais il se
l.Oratio boni civis, sani philosophi et veri noininis Christiani illustrissinii
domini couiitis Aloysii de Battj-an (1791). Ce discours fut traduit en hongrois
et en alleniand.
188 LES RÉVOLUTIONNAIRES
garde bien de confondre le christianisme avec le catholicisme
et ses prêtres. Le pape lui-même ne lui inspire qu'une con-
fiance médiocre; la hiérarchie ecclésiastique lui est suspecte;
sa disparition, dit-il, n'entraînerait nullement la chute du
christianisme, bien au contraire; car alors se lèverait pour
le défendre, toute une armée de héros chrétiens. Il voudrait
donc limiter le pouvoir du prêtre, le confiner dans son église,
l'exclure de la vie politique, séculariser ses biens, abolir la
dîme, bref en faire un fonctionnaire de l'Etat et lui imposer
le serment à la Constitution. Ce rêve ne s'est pas encore réa-
lisé aujourd'hui en Hongrie.
Le pamphlétaire en Batthyâny est tempéré par l'homme
« sensible ». Nous trouvons en lui les qualités et les défauts
des Encyclopédistes et des Constituants ; des aspirations
nobles, qui ont le tort de vouloir faire table rase de tout le
passé d'un peuple. Mais ce qui nous semble aujourd'hui
irrationnel et trop précipité se présentait alors, même aux
meilleurs esprits, comme facilement réalisable. N'avait-on
pas l'exemple de la France qui accomplissait son œuvre de
démolition, pendant que la Diète hongroise était réunie !
A Bude aussi on croyait que le progrès ne serait possible
qu'en bouleversant la machine qui, depuis des siècles,
fonctionnait si mal. Certes, les droits historiques et la
force des traditions furent méconnus dans les deux pays,
mais nul homme, en Hongrie, ne s'était encore élevé assez
haut, pour opposer à l'esprit révolutionnaire, l'esprit plus
large, plus philosophique d'un Herder et sa conception du
« devenir historique * ». Cette conception ne percera et ne
se fera jour que bien après la Révolution de 1848. Jusque-là
on est littéralement hypnotisé par les réformes et les con-
quêtes de la Révolution française.
On peut démontrer aujourd'hui la sécheresse de la philo-
sophie des Encyclopédistes, le peu de valeur littéraire de
l'œuvre de Voltaire, cela n'empêche pas que dans la Hon-
1. Voy. E. Denis, L'Allemagne, 1789-1S10. Chap. i. — 1896.
CHAPITRE 11 189
gi'ie de la fin du xviii" siècle et de la première moitié du
xix^ siècle, les idées françaises qui répondaient si bien au
besoin, au désir d'indépendance, ne l'emportassent sur toutes
les théories allemandes. Le Hongrois ne comprend que ce
qui est clair et naturel ; il se moquera du mysticisme des
romantiques allemands, de leurs élégies et de leurs rêve-
ries au clair de lune, mais il s'enthousiasmera pour les
tendances des romantiques français qu'il trouve plus clairs
et plus conformes à son génie national.
III
C'était un membre de la haute noblesse qui, dans les
pamphlets Ad amicam aurem^ avait sonné le tocsin. Monar-
chiste dans l'àme, Batthyâny restreint cependant le pouvoir
royal; il en fait presque un fantôme à la merci de la volonté
du peuple. Toute son ironie, toute sa véhémence sont diri-
gées contre l'aristocratie et le clergé. Grâce à son savoir, à
son éloquence, à sa naissance, les idées hardies qu'il avait
émises se propagèrent rapidement. Les journaux français,
très lus en Hongrie ', les clubs firent le reste. Les loges des
francs-maçons ne laissaient pas d'exercer aussi une puis-
sante influence. Les pamphlétaires se recrutaient surtout
dans la petite noblesse qui, en somme, représentait alors la
bourgeoisie puisque, entre les seigneurs et les serfs, il n'exis-
tait pas d'autre classe moyenne que les commerçants, tous
d'origine allemande.
Les membres de la conjuration de Martinovics sont des
prêtres, des soldats, des avocats, des médecins, des précep-
teurs et quelques écrivains : tous issus de cette petite
noblesse qui donna ses apôtres à ce nouvel Evangile. On les
1 . Surtout le Moniteur. Napoléon I"" dans sa Correspondance dira encore
en 1803 : « Nos journaux sont lus partout, surtout en Hongrie » (tome XI. —
4 octobre).
190 Li:S UÉV0LLT10?s'NAlKES
appelait les Jacobins de Hongrie^ mais comme disait l'un
d'eux, Jean Bacsdnyi, qui dirigeait à Gassovic une des pre-
mières revues hongroises, le Musée magyar : « On appelle
ici jacobins tous ceux qui raisonnent et parlent bien. » Ils
étaient les pionniers de l'esprit nouveau; bien peu sortaient
de la légalité, mais ils voulaient des réformes. Voyant que
François II refusait ce que Léopold II avait accordé, ils
croyaient pouvoir passer de l'idée au fait. Mais ils dispo-
saient de moyens si faibles, le pays était si peu disposé à
écouter leurs doléances, que la police de Vienne et les tri-
bunaux magyars — assez serviles en cette occasion —
eurent vite réprimé leur tentative de sédition. Sept des con-
jurés montèrent sur l'échafaud, vingt autres environ, traî-
nés de prison en prison, furent enfin graciés. Le Spielberg et
Kufstein entendirent leurs gémissements; dans cette for-
teresse ils virent une autre victime de la rancune de Fran-
çois II, Maret, le futur duc de Bassano qui, en 1809, fera
traduire la proclamation de Bonaparte aux Hongrois par
un de ses compagnons de captivité.
Le chef de la « Conjuration » est Martinovics. Trop faible
et surtout trop bavard pour tenir longtemps secrète la
trame d'un complot, il ne mérite pourtant pas le dédain que
lui marquent les historiens de l'Autriche. Il ne sort pas
grandi de la dernière enquête que l'évêque historien M. Guil-
laume Fraknôi a faite en utilisant de nombreux documents
entrés, en 1876, au Musée national de Budapest', mais il
n'en reste pas moins le personnage qui représente les idées
libérales de l'époque et ce rôle lui coûta la vie. Son souvenir
était resté vivace lors des Diètes de 1832 à 1848 ^ et le jour
où la Hongrie engagea la lutte qui devait décider de ses liber-
tés, le Tyrtée de la nation, Petôfi évoqua ce « champ du
1. Martinovics es torsainak osszeeskUvêse (La Conjuration de Martinovics et
de ses adeptes), 1880.
2. Voy. S. Mârki : Les Jacobins hongrois, communication faite au Conr/rès
d'histoire comparée, en 1900.
CHAPITRE II 191
sang » où tant de nobles têtes tombèrent sous la hache autri-
chienne.
Martinovics naquit à Pest, le 20 juillet 1755, d'une de ces
familles nobles albanaises qui, au xvu" siècle, se fixèrent
dans le Sud de la Hongrie. Son père était capitaine retraité,
chef d'une famille nombreuse mais peu fortunée. L'état
ecclésiastique était le seul que pût alors embrasser un jeune
homme sans fortune, avide de s'instruire. Maitinovics entra
dans l'Ordre des Franciscains à 17 ans. Intelligent, parlant
plusieurs langues, il est vite remarqué de ses supérieurs qui
croient trouver en lui un instrument docile. Ils lui font
suivre les cours de l'Université de Bude de 1775-1779 ; il y
passe ses examens de philosophie et de théologie et débute
en 1780 par un ouvrage de mathématiques (Theoria aequa-
tionum omnium graduum). Il vise à l'enseignement supé-
rieur, mais échoue au concours et est nommé professeur au
séminaire franciscain de Bude. Sa nature fière et expansive
est rebelle à la règle monastique et dès ce moment il a sou-
vent maille à partir avec ses supérieurs qui malgré la publi-
cation d'un ouvrage de philosophie (Systema Universae phi-
losophiae, 1781) l'envoient en disgrâce à Brod, sur la fron-
tière bosniaque oii il avait quatre novices à instruire.
Martinovics se croit alors victime de la jalousie; il écrit au
supérieur de l'Ordre qu'on l'a trompé et menace de porter sa
cause devant les tribunaux civils.
C'est probablement vers cette époque qu'il dénonça à
Joseph II les tortures que subirent quelques membres récal-
citrants de l'Ordre, dans la prison des Pères '. Grâce à l'in-
tervention d'un de ses frères qui était officier, il put enfin
quitter sa triste résidence et entrer en qualité d'aumônier
militaire dans un régiment d'infanterie en Bukovine où il
rendit des services comme mathématicien au corps des ingé-
1. Nous en connaissons les détails horribles par les Mémoires d'Ignace
Fessier, l'historien des Hongrois, qui avait été autrefois capucin et avait
connu Martinovics k Léopol.
192 LES BÉVOLUTIONNAIKES
nieurs. Cependant les Franciscains le réclament; on lui
reproche d'avoir quitté Brod avant d'avoir réglé sa situation
de prêtre et ce n'est que sur une lettre du général Enzenberg,
adressée au provincial de l'Ordre, qu'il obtint de rester. Quel-
ques mois plus tard nous le trouvons à Léopol (Lemberg) oiî
il fréquente les savants et les aristocrates, fait un cours de
mathématiques et devient précepteur du comte Potocky. Il
accompagne son élève en France et ce voyage, au cours
duquel il entre en relations avec Gondorcet et Priestley,
devait exercer la plus grande influence sur sa destinée. Il se
fit recevoir à Paris dans la « Loge des Illuminés » et à partir
de ce moment il se familiarise avec la littérature française
du xvnf siècle, s'en approprie le style qu'il manie assez bien
dans la suite et embrasse de toute son âme les idées révolu-
tionnaires.
Quoique prêtre, il affiche l'athéisme dans la bonne société.
En 1783, il obtint la chaire de physique à l'Académie de
Léopol et lorsque, l'année suivante, l'Académie fut trans-
formée en Université, il devient le doyen de la Faculté de
philosophie et est admis par l'évêque dans le clergé du dio-
cèse. Ses travaux scientifiques ' furent remarqués à l'étran-
ger. Lagrange lui écrivit des lettres llatteuses et pourtant
l'Université de Pestne voulut pas le proposer pour la chaire de
physique en 1791. On lui préféra un jésuite qui avait publié
une brochure sur les effets que peut produire le tocsin pour
éloigner les orages. La haine de Martinovics contre les clé-
ricaux, alors à la tête de l'enseignement supérieur en Hon-
grie, s'en accrut. Cependant ses connaissances en chimie
devaient lui valoir une situation enviable. Gotthardi, cou-
1 . C'est alors qu'il publia : Disserlalio physica de iride et halone (1782),
qui le fit nommer membre de l'Académie de Harlem; Dissertatio de harmonia
naturali inter bonilatem divinam et mata creata (1783), où il cite souvent des
ouvrages français ; Dissertatio de micrometro ; Dissertatio physica de allilu-
diiie almospherae (1785); Praelectiones physicae experimentalis (1787), des
mémoires dans les Annales de Crell et un travail pour le grand public :
Pliysiolor/ische Bemerkiinrien ilber den Menschen, où il donne libre carrière à
sa haine contre les jésuites.
CHAflTRE II 193
seiller de Léopold II, le recommanda chaudement au souve-
rain qui, suivant en cela le penchant de plusieurs de ses
ancêtres, s'adonnait à l'alchimie, occupation fort goûtée
alors dans les hautes sphères viennoises. Le roi nomma
Martinovics chimiste de la Cour avec un traitement de
2,000 florins et l'attacha à sa personne comme secrétaire.
C'est en cette qualité que Fex-franciscain aurait été envoyé
à Paris en mission secrète auprès de Louis XVI, mission dont
nous ne savons rien de positif. Le roi le combla de faveur,
conféra à sa famille des titres de noblesse. Il se servit de lui
pour combattre, par le pamphlet et la satire, le clergé et les
magnats hongrois qui faisaient une si vive opposition à ses
réformes.
Martinovics s'acquitta avec beaucoup d'adresse de cette
tâche. Il publia un ouvrage français en deux volumes inti-
tulé : Testament politique de t Empereur Joseph II, roi des
Romains (Vienne 1791) et plusieurs pamphlets en latin ' qui
firent sensation.
L'ouvrage français ^ est un exposé historico-politique de
l'histoire des principaux Etats européens depuis le moyen
1. Orutio adproceres, 1790, traduit en hongrois par Laczkovics ; Oratio pro
Leopoldo rege, 1792; Status reçpii Hungariœ, 1792; Discussio oratoria in eos,
qui in librorum censuram invehuntur (sans date). Tous ces pamphlets furent
publiés sans nom d'auteur.
2. Cet ouvrage anonyme a été certainement retouché quant à la forme. En
effet, les lettres françaises que Martinovics adressa à Laczkovics en 1792 et
dont nous citerons plus loin (§ IX) quelques passages, ne sont pas exemptes
de fautes. Ainsi il dit : « L'empereur, plus que mon père, est mort. » « Le
système des affaires hongroises restera inébranlable» (2 mars 1792). « Je tra-
vaille à la nouvelle constitution hongroise qui fera un bruit brillant »
(19 avril, 1792). — Dans le volume 1071 fol. Germ. du Musée national de
Budapest, se trouve la copie d'une lettre française de Martinovics, datée du
23 mai 1791 où nous lisons: « De donner ma démission de la charge de pro-
fesseur en Gallicie pour chercher dans ma patrie un semblable établisse-
ment ». « Un physicien qui ne veut point acquiescer aux premiers éléments
de son art ». « Voilà donc la philosophie gallicienne sur le point de retomber
dans les griffes des Loyolistes, si vous ne la retirez, Monseigneur, du bord du
précipice où elle se voit réduite. » Et il signe : « Martinovics, professeur de
la physique ». — Le Testament politique^ par contre, se lit très agréablement.
18
194 LES RÉVOLUTIONNAIRES
âge jusqu'à la Révolution française. Il est caractérisé par une
haine violente de la théocratie et une admiration sans bornes
des idées de Rousseau, de Montesquieu et des physiocrates.
La Révolution y est exaltée; Fauteur attend d'elle le triom-
phe du droit et de la vertu. Après avoir dépeint le moyen
âge féodal où « la puissance ecclésiastique foula aux pieds
les lois qu'elle devait faire respecter par son exemple » et
les efforts des célèbres jurisconsultes, comme Grotius et
Pufîendorf pour établir un système de politique, il dit : « Enfin
J.J. Rousseau parut, et il osa dévoiler les tristes vérités à
l'Europe étonnée et dessiller les yeux des faibles mortels sur
la cause qui les enchaînait au malheur depuis un si long
espace de temps ». Et, prenant le Contrat social pour fil
directeur, il jette un coup d'œilsur le progrès de la politique
chez les peuples modernes en mettant dans la bouche du
défunt Joseph II, des conseils et des exhortations aux rois :
« N'oubliez jamais que gouverner c'est maintenir, protéger et guider
au bonheur une société ! La morale ne peut, sans le plus grand danger,
se séparer de la. politique qui est l'art de gouverner les hommes réunis
en société ; et la politique ne doit être que la morale appliquée au gou-
vernement des États. »
Le Testament se termine sur un éloge du roi Henri IV.
L'idée maîtresse de cet ouvrage, de même que celle des
pamphlets, écrits en latin est celle du Contrat social.
« Toutes les nations, dit Martinovics [Oratio ad Proceres et Nobilesregni
Hungariœ), que le clergé et la tyrannie des rois n'ont pas encore corrom-
pues, considèrent la liberté comme la principale condition du bonheur.
C'est le contrat social qui détermine les droits, assure la sécurité et la
liberté des peuples, quelques entorses d'ailleurs qu'on ait données au
cours des siècles, à ce contrat. La nation ne perd jamais le droit de le
défendre, car il renaît avec chaque génération et dès que le peuple a
la force physique nécessaire, il peut en revendiquer l'observance et
le placer sur le trône de l'humanité. «
Or, ce contrat demande seulement autant de soumission
qu'il est nécessaire pour le maintien de l'Etat. L'Etat seul
CHAPITRE II 195
peut exiger robéissance, et ce droit ne peut appartenir à une
caste qui se met au-dessus des autres *. Le fond de ce con-
trat est la liberté et l'égalité des citoyens ; si on s'en écarte,
on tombe dans le chaos qui ne connaît ni principe de gou-
vernement, ni organisation, et dans un état pareil à celui de
la Hongrie où les privilèges ont remplacé le contrat social.
Le pamphlétaire hongrois qui défend la cause de la royauté
constitutionnelle, tout en s'inspirant de Rousseau, n'arrive
pas aux mêmes conclusions. Il fait une distinction entre les
lois immuables de la nature et celles qui règlent une consti-
tution. Le contrat par lequel les hommes forment un Etat,
est à conserver, mais la constitution peut être modifiée selon
les besoins de l'humanité. Dans chaque pays bien organisé
existent différentes classes de citoyens, car la nature en éta-
blissant des différences dans l'esprit et le tempérament des
hommes, nous avertit qu'elle veut maintenir partout cette
variété et partant cette inégalité. Les pamphlets blâment seu-
lement une monarchie dans laquelle le prince seul « et legum
conditor et executor est ». Dans ce dernier cas en effet point
de sécurité, point de liberté véritable.
Martinovics comme Batthyany attaque très violemment le
clergé et l'aristocratie. Il loue Frédéric II et Joseph II qui
ont servi la philosophie des « lumières » ; ce sont les jésuites
et les magnats qui empêchent que ces lumières n'éclairent la
Hongrie. Pourquoi ce pays est-il si arriéré, pourquoi sa civi-
lisation, son commerce, son industrie sont-ils si peu actifs?
Uniquement parce que ces deux ennemis du peuple sont
ligués ensemble. Comparant l'état des sciences à l'étranger
et en Hongrie, le pamphlétaire est effrayé de la différence.
Cette infériorité tient à son régime clérical, à ses lois et aux
mœurs si différentes en Hongrie de ce qu'elles sont dans les
autres pays.
1. « Una civium classis in aliam nulhini aliiul jus, quani quntl c pacto civitatis
résultat, habere potcst, quia nul la alia in societate civili datur subjectio,
quam qucE e pacto hoc immédiate dcrivatur. » . i ,
196 LES RÉVOLUTIONNAIRES
« Nous autres Hongrois, dit-il, nous nous délectons dans la noblesse ;
nous sommes glorieux, nous voulons gouverner, nous prenons la ruse
des prêtres pour de la dévotion, nous méprisons le travail des champs
et l'industrie, nous supportons le joug tyrannique des seigneurs et,
comme les barbares, nous attachons de l'importance à des cérémonies.
Aucun acte politique ne nous semble valable s'il n'est accompagné
d'une pompe extérieure : il faut que le roi soit couronné avec apparat,
que les ispâns (comtes), les primats et les évêques soient installés avec
force cérémonies, comme si de telles comédies les rendaient plus aptes
à gouverner et à administrer. La maison d'Autriche connaissant notre
ignorance, notre attachement aux vaines formules, nous traitera comme
Colomb et Cook ont traité les sauvages, car nous ferons bon marché,
au prix d'un peu de pompe et de clinquant, de tout ce que nous avons
refusé avec tant de passion . »
Il avertit donc les nobles — et c'était là le but de sa mis-
sion — de renoncer à leur constitution vieillie qui ne cadre
plus avec les progrès de la civilisation et de la transformer
d'après la philosophie des lumières, La levée en masse des
nobles — cet ancien droit des seigneurs hongrois que la Cour
de Vienne voulait depuis longtemps remplacer par un recru-
tement régulier de troupes — est, selon Martinovics, tout à
fait ridicule depuis que Louis XIV a créé l'armée perma-
nente et que Frédéric II a changé la tactique. Ce droit qui a
conféré tant de privilèges aux magnats, on doit l'abolir et
le remplacer par la liberté individuelle, par l'égalité sociale.
L'homme de confiance de Léopold II ne se considérait
nullement comme révolutionnaire en attaquant la noblesse.
Il proposera, avec la même fermeté, la sécularisation des
biens ecclésiastiques; ces fonds, dit-il, devraient être
employés à améliorer la situation des prêtres des autres
cultes, à donner des récompenses et des retraites à ceux qui
se distinguent dans les sciences, dans l'industrie, dans l'agri-
culture.
Il s'apitoie sur le sort du pauvre curé de campagne et
Texcite même contre ses supérieurs :
« Pauvre curé, dit-il, toi qui as charge d'âme, ouvre les yeux et vois
que, pendant que tu te prodigues jour et nuit aux malades, que tu pré-
CHAPITRE II 197
pares tes sermons et instruis le peuple, tu fais plus que ces orgueilleux
prélats qui s'adonnent dans leurs palais à la paresse, mènent une vie
scélérate et dilapident les trésors de l'Église. Lève la tète et adresse-toi
à ton sage roi et aux députés de la nation ; demande-leur qu'ils dimi-
nuent les revenus des évéques et des chanoines et qu'ils donnent un
traitement sullisant à ceux qui s'acquittent bien de leur tâche ;
demande-leur que ton avancement ne dépende pas de l'évèque, mais du
roi. Ainsi tu seras délivré du joug théocratique ; les principes du vrai
christianisme se répandront au lieu des maximes des jésuites. »
Tel est l'esprit des premiers pamphlets de Martinovics, Ils
sont inspirés par le désir d'être agréable à Léopold II. Après
la mort de son bienfaiteur l'ex-franciscain, nommé par Fran-
çois II, abbé titulaire de Szâszvâr, fera un nouveau pas en
avant. Il ne se contentera plus de prêcher la monarchie
constitutionnelle; son idéal deviendra la République égali-
taire. C'est d'ailleurs ce qui le perdra. Mais avant de le suivre
dans cette dernière phase de son activité, il faut que nous
examinions les pamphlets de ceux qui furent directement
ses collaborateurs.
IV
La lutte contre le clergé et la noblesse, déjà assez âpre
dans les écrits de Martinovics, revêt une forme tout à fait
sarcastique et dépasse les limites de la convenance dans les
pamphlets, pour la plupart traduits, mais arrangés et com-
plétés, de Jean Laczkovics '.
1. Fils d'un haut fonctionnaire de Pest, celui-ci entra à 22 ans dans la garde
royale (1772). Il a pu voir, pendant quatre ans, les premiers champions de la
littérature naissante : Bessenyei, Bârôczy et Barcsay. Comme eux il apprend
le français et l'italien. Il quitte la garde en 1776, pour entrer dans l'armée et
devient officier dans le régiment Gréven. Son avancement fut lent, malgré la
bravoure dont il fit preuve à plusieurs reprises pendant la guerre contre les
Turcs, notamment lors de la prise de Belgrade ('). Il était encore capitaine
()). Laczkovics a glorifii; ce fait d'armes dans une poésie pulilii'c dans \c Magyar Kurir (1780);
•" epicdiiile dans A. Ballagi, oi(i'>'. cité. p. 430.
198 LES RÉVOLUTIONNAIRES
C'est lui qui traduisit on iiongrois ÏOrafio ad proceres et
nobiles rer/îù Hungariae de Martinovics \ mais avec quelques
changements notables. Ainsi partout où le pamphlet latin
parle du monarque en général,, le traducteur ajoute des
éloges à l'adresse de Joseph II et de son successeur ; le pas-
sage oii Martinovics parle du souverain qui peut devenir un
tyran, est passé sous silence. D'autre part, les attaques
contre le clergé et la noblesse se changent sous la plume du
traducteur en invectives et font du pamphlet un libelle. Le
portrait du noble hongrois, peu flatté mais bien caractéris-
tique pour l'époque, est entièrement de Laczkovics. Il vaut
la peine d'être cité :
« Voici un noble qui est tout aussi bien la créature du Tout-Puissant
qu'un roturier. Contrairement aux lois qui découlent du contrat de la
nature et de la société, il se distingue de ce dernier par le parchemin
qui prouve ses titres de noblesse avec un taureau, une corne de bœuf,
un ours, un cerf, un sanglier ou une femme à moitié nue, tandis que
le roturier grave sur son sceau une charrue, une herse, une ancre ou
d'autres emblèmes représentant les métiers. Voici ce noble qui en réci-
tant les Leges sodalitatis Marianae, le Florilegium Forgatslanum, VOfficium
Rakotzicmum veut s'étourdir lui-même et étourdir les autres pour ne
lorsque les sept régiments hongrois alors en Serbie, réclamèrent Tindépen-
dance de l'armée magyare et que les officiers du régiment Gréven soumirent à
la Diète (1790) une pétition demandant : i" qu'en temps de paix des régiments
hongrois seuls tinssent garnison en Hongrie; 2° que les officiers fussent des
Magyars et que le commandement se fit dans la langue nationale. Laczkovics
qui avait rédigé cette pétition et le lieutenant-colonel, comte Festetich qui
l'avait signée, furent cités à Pest et emprisonnés par l'autorité militaire. Sur
les instances de la Diète, ils furent relâchés et Laczkovics reçut sa destination
pour Mantoue. Ne voulant pas aller en Italie, il donna sa démission et s'éta-
blit à Pest avec l'espoir de rentrer dans l'armée par l'intervention de Marti-
novics qui le connaissait depuis son enfance. Le « chimiste de la Cour » lui
ménagea une audience secrète auprès du roi au château de Vienne. Léopold
reconnut les grandes qualités de Laczkovics, mais ne voulant pas se mettre en
opposition avec l'autorité militaire, il lui promit de le nommer à un emploi
civil. Après la mort du roi, l'espoir de l'ex-capitaine s'évanouit et c'est alors
qu'il devint pamphlétaire.
1. A Mu(jyarorsz(içi çpjulésiben ef/yben-f/i/iill mélldsrigos es tekiiiteles nemes
rendekiiez 1790-ik esztendôben lavlaltatolt beszéd, 1791. 182 pages (Notes
p. 121 à la fin).
CHAPITRE II 199
pas suivre les lois du bon sens'; qui lit tristement en fumant sa pipe, le
brumeux Werboczy ^ ; qui joue les airs de Bercsényi, de Râkoczy et de
Bezerédi ^ sur une ilùte à vous déchirer les oreilles, et danse, tantôt en
chemise verte, tantôt comme les csikôs * en chemise noire, les cheveux
relevés ou flottants, la tète couverte de la Kucsma afin que son insanité
ne s'évapore pas sous son couvre-chef laineux et que les vapeurs aris-
tocratiques s'y condensent d'autant mieux ; qui, au milieu des cruches
de vin, vocifère contre les meilleurs et les plus sages monarques ; qui
fait le fanfaron avec ses privilèges et sa noblesse ; joue comme un fou
avec son large sabre, se bat contre des moulins, comme Don Quichotte,
promet des monceaux d'or dans son ivresse et paye, à jeun, avec des
pépins de citrouille ; qui est poltron, qui, bien que la nature l'ait créé
comme les autres pour le travail, la charrue et la bêche, ne contribue
en rien au progrès du bien public, ni ne supporte les charges de l'État,
tandis que le paysan laboure ses champs, fauche ses prairies et cul-
tive ses jardins, tandis que le roturier fait le commerce, exerce un
métier et construit à notre grand profit des fabriques et des manufac-
tures. Eh bien ! le serment de ces paysans et de ces roturiers n'a
aucune valeur auprès de celui de ce noble fainéant. »
Laczkovics, contrairement au droit public hongrois, déclare
que les lois qui reconnaissent les privilèges de la noblesse
sont scélérates et que le serment extorqué au roi, lors du
couronnement, n'a aucune valeur. Il épouse également les
colères de Martinovics contre la théocratie. Dans sa bro-
chure : Le voi/ageiir qui veut s'instruire dans la religion chré-
tienne ^ il se sert de tout l'arsenal voltairien pour accabler
le culte catholique. Tandis que les protestants combattaient
pour la bonae cause, pour la liberté de conscience, que la
Diète, après d'âpres discussions, reconnaissait enfin, dans
1. Ler/es sodalitalis beatae Mariae Virginis (1" édit. 1732) sont les lois dune
confrérie ; Florilegium Forgachianum, selectissiraum precum et sanctis
patribus et variis piis libellis collectarum (n4"3) et Officium Rakotzianum in
que continentur exercitia ordinaria honiinis christiani (1156) sont des livres
de prières.
2. Le codificateur des prérogatives nobiliaires du commencement du
xvi'' siècle.
3. Bercsényi et Bezerédi étaient des généraux de Ràkoczy.
4. Gardien des chevaux dans la puszta.
o. A keresztény valldshun magot oklatlalni vôgyâdù tilazn ember. 1790-
60 pages.
200 LES HÉVOLL'TIONNAIUES
l'arlicle XXYI, la liberté du culte protestant, Laczkovics et
quelques autres pamphlétaires voulaient ridiculiser le
dogme même avec ses cérémonies, et cela bien souvent avec
le plus osé cynisme.
Outre le libelle de Trenck : Le Héros Macédo?iien \ Laczko-
vics a encore traduit le pamphlet de Raulenstrauch : L'expul-
sion des Jésuites de Chine, dans lequel l'écrivain allemand
avait pillé Voltaire. De même que celui-ci aime à transporter
son récit en Orient pour être moins exposé aux chicanes de
la censure, Rautenstrauch-Laczkovics nous montrent le
jésuite Rigolet — ce nom indique suffisamment la source —
qui veut convertir l'empereur chinois, en lui exposant le
mystère de la Trinité, les miracles et la vie des prophètes. Il
le fait dans un esprit anti-catholique, de sorte que l'empe-
reur s'étonne de voir tant d'Etats accepter cette religion ; pour
lui, monarque du siècle des lumières, il n'en veut rien savoir
et chasse les Jésuites. « Nous n'avons pas l'habitude, ici, de
maintenir la dignité de notre religion par le bourreau, dit-il ;
nous ne voulons pas résoudre les difficultés par ce moyen. »
Dès l'arrivée de François II le traducteur de VOratio ad
proceres et l'auteur du Voyageur furent recherchés par la
police. Laczkovics, avec beaucoup de fierté, refusa tout ren-
seignement, disant que ces moyens inquisitoriaux n'étaient
pas de mise en Hongrie et qu'on rendrait le pays ridicule
devant l'étranger. Une fut plus inquiété, mais la chancellerie
lui en garda rancune et contribua, lors du procès Martino-
vics, à sa condamnation à mort.
La troisième victime de ce procès fut Joseph Hajnoczy.
En lui le pamphlétaire était doublé d'un érudit. Il est, sans
1. A matzedôniai vitéz. 1790. L'original allemand Macedonischer Held, a
paru en i760.
CHAPITRE II 201
conteste, l'écrivciin le plus original et le plus profond du
groupe que nous étudions. Chez aucun nous ne trouvons ce
calme dans la discussion, ce sens historique, cette vue claire
et ces projets empreints du plus pur libéralisme. Ce qui chez
Aloïs Batthyany reste vague, trop général, trop abstrait, trop
éloigné de l'application et de la pratique, trouve chez lui son
explication juridique et historique. Les réformes qu'il pro-
pose ne sont pas des utopies ; on aurait pu les introduire len-
tement et sans secousse si le mouvement libéral n'eût pas
été étouffé quelques années après la Diète *.
Hajnôczy publia coup sur coup quatre pamphlets : Disser-
tât io de regiae potestatis in Hungaria limilibus (1791), De
comitiis regni Himgariae (1791), De diversis subsidiis publicis
(1792) et Extractus legum de statu ecclesiastico cathol. in
regno Himgariae latorwn (1792). On y rencontre la première
théorie juridique d'une royauté constitutionnelle et par
instants des vues républicaines; le tout inspiré plutôt par les
théoriciens français que par ceux de l'Angleterre. Ilajndczy
accepte la théorie de la souveraineté du peuple, mais il
demande que le pouvoir exécutif soit indépendant. Il ne dit
pas seulement, comme Batthyany, que le pouvoir royal et la
liberté de l'Etat sont inséparables, il accorde réellement au
1. Hajnôczy naquit en 1750. Fils d'un pasteur protestant, il fit ses études de
droit à Pozsony (Presbourg) et devint l'avocat et le secrétaire d'un comte
libéral, Nicolas Forgâcb, ancien fôispân du comitat de Nyitra, qui s'est rendu
célèbre par son opposition aux réformes de Joseph 11. Puis, il entra au service
de François Széchenyi, qui garda ses fonctions de commissaire royal du dis-
trict de Pécs même sous Joseph H et s'attira parla le blâme de Forgâch. Lors-
qu'en 1786, Széchenyi se retirade la vie politique, il recommanda Hajnôczy
à l'empereur, qui le nomma — un des premiers parmi les roturiers — vice-
comte (alispân) du comitat de Szerém avec le titre de conseiller royal. Il
s'acquit bientôt l'estime de tout le comitat. Ses profondes connaissances en
droit public hongrois étaient universellement reconnues. En vrai érudit, il
recueillait même des chartes. Pendant que Kaprinai, Pray et Wagner
copiaient celles qui se rapportaient aux Diètes et à l'Église, Hajnôczy se fai-
sait ouvrir les archives des familles nobles et des villes et en tirait des trésors
inconnus. Après la mort de Joseph 11, l'aristocratie obtint de Léopold 11 que
seuls les nobles eussent le droit d'être fonctionnaires des comitats ; — Hajnôczy
fut donc destitué. Il se fixa alors à Pest et devint publiciste.
202 LES RÉVOLUTIONNAIRES
roi le pouvoir nécessaire pour maintenir celte liberté. Le
pouvoir législatif est aux mains du peuple qui peut renoncer
à tous ses droits, sauf à celui-ci. Le roi ne peut refuser de
donner sanction à la volonté du peuple; il peut seulement
suspendre la décision quand il a des doutes et faire appel, par
la Diète, au peuple entier.
Vu le système féodal en vigueur en Hongrie, le droit de
sanctionner les lois doit appartenir au souverain « qui peut
défendre le peuple contre les visées de la noblesse ».
Hajnôczy voudrait fortifier le pouvoir exécutif, mais le ren-
dre responsable. C'est lui qui proclame, le premier parmi les
pamphlétaires, Irresponsabilité ministéi'ielle ai la nécessité de
nonwier,aiU lieu de faire élire par les comitats, les organes
de ce pouvoir qui, par le fait même qu'ils dépendent des
comitats, ne protégeront jamais le peuple contre l'aristocratie.
L'ancienne Hongrie voyait une garantie de ses libertés poli-
tiques dans la dépendance du pouvoir exécutif des adminis-
trés. Selon Hajndczy, c'est là que réside la source du mal.
« Les nations éclairées, dit-iJ, confient le pouvoir exécutif à un seul,
parce que, de cette façon, les lois obtiennent plus de force et d'autorité.
11 faut que les organes du pouvoir exécutif agissent selon les lois et non
pas selon le bon plaisir du prince, qu'ils soient assurés qu'en accom-
plissant loyalement leur devoir, ils ne seront pas destitués. »
Hajndczy fut aussi le premier à proclamer le principe
moderne de la représentation nationale. Il voit cependant
l'impossibilité de le réaliser dans un pays où la propriété
foncière est entre les mains des nobles, oîi les députés de la
Diète ne représentent qu'une infime minorité qui dicte ses
volontés. C'est pourquoi il veut d'abord étendre le droit de
suffrage, en rendant possible l'acquisition des propriétés à
une grande partie de la population. Là seulement oii le
pouvoir législatif représente la majorité du peuple, les lois
ont leur valeur. L'esprit public ne peut se développer que
lorsqu'il n'y a pas d'intérêt particulier en jeu. H établit même
— mais seulement en théorie — qu'une seule Assemblée
CHAPITRE II 203
politique est suffisante, la chambre des Magnats n'étant qu'un
instrument du pouvoir exécutif. Mais Hajndczy avait un sens
trop vif des conditions historiques pour ne pas voir la néces-
sité de maintenir les deux Chambres. Il se contente de quel-
ques réformes concernant la Diète législative oii les députés
devaient être élus pour trois ans ; il est pour l'exclusion des
fonctionnaires de la Diète et pour l'élection du président par
les députés.
La liberté de l'enseignement a trouvé dans ce jurisconsulte
un fervent défenseur. Il voudrait arracher les écoles aux
mains du clergé — aussi bien catholique que protestant —
et les faire administrer par l'Etat. Il demande que les profes-
seurs d'enseignement supérieur aient le droit de choisir la
méthode, la doctrine et le manuel qui leur conviennent et
que la chancellerie ne leur impose pas les livres qu'ils doivent
prendre pour guide. Chose rare pour le temps, Hajndczy
demande l'admission des professeurs libres dans les Univer-
sités pour représenter les idées nouvelles en face de l'esprit
étroit qui règne dans les Facultés.
Les réformes qu'il propose pour les difl'ércntes branches
de l'enseignement font preuve de connaissances juridiques
et historiques profondes ; il est tout aussi versé dans l'ancien
système des impôts que dans les lois qui régissent l'auto-
nomie de FEglise catholique ; mais encore et surtout il est
imbu de littérature française.
Sa politique religieuse s'inspire également de la Révolution
française. Taudis que des prélats voulaient prouver dans
leurs nombreux pamphlets que la religion catholique seule
est constitutionnelle QXi Hongrie, et que les protestants ripos-
taient de leur mieux, Hajndczy déclare qu'aucun des cultes ne
peut avoir cette prétention, car la religion ne peut être un
objet de Contrat social et le pacte conclu entre Arpad et les
chefs — ^pacle un peu légendaire il est vrai — ne fait mention
d'aucune religion. Par conséquent, le clergé catholique doit
être exclu de la Diète. En elï'ct, on n'y délibère point de la
félicité éternelle, mais des affaires politiques ; il faut que
204 LES RÉVOLUTIONNAIRES
ceux qui prennent part aux délibérations aient une volonté
à eux ; or, le clergé — les actes des Diètes le prouvent — n'ex-
prime que la volonté dupape qui, dès lors et logiquement, pour-
rait être appelé à siéger à la Diète. Mais il y a encore d'autres
raisons pour exclure le clergé. D'après les lois fondamen-
tales, les grands propriétaires ont seuls droit au vote ;or,
le clergé n'a que l'usufruit des biens, il n'est pas proprié-
taire ; puis, il est inadmissible que des hommes notoirement
hostiles à une partie de la population fassent partie d'une
assemblée politique ; or, il est connu que le clergé en veut à
mort aux protestants. Exclus de la Diète, les prélats seront
également dépouillés de leurs immenses propriétés qui
seront sécularisées. Hajnoczy, pour prouver qu'il est néces-
saire d'agir ainsi, ne fait pas seulement appel aux idées
ambiantes, aux opinions alors généralement admises ; il
cherche encore à s'appuyer sur la législation hongroise et
le fait avec beaucoup de modération. Il demande finalement
que les mariages soient conclus devant l'officier civil. A la
fm du xix^ siècle, cette dernière réforme a pu enfin être
votée; mais les autres attendent encore leur réalisation.
C'est également par l'histoire que Hajnoczy prouve que
l'exemption d'impôts pour la noblesse est d'origine récente.
Le principe « ne onus inhaereat fundo » ne peut plus se sou-
tenir, puisque les conditions sont tout à fait changées. Si la
noblesse allègue qu'en vertu de ce droit, elle averse son
sang sur les champs de bataille, on peut objecter que là où
un noble fut blessé, dix enfants du peuple ont succombé. Il
est de toute nécessité que l'impôt soit supporté en commun
et que la terre soit imposée. L'établissement du cadastre,
objet de la fureur des nobles, mérite d'éveiller la reconnais-
sance de tout homme juste, car c'est précisément l'absence
du cadastre, qui a empêché l'ancienne législation hongroise
d'établir l'impôt sur une base uniforme et solide et d'abolir
ainsi les injustices en matière fiscale. La constitution du pays
ne serait nullement violée si les nobles payaient leur part
d'impôts. L'état actuel, dit Hajnoczy, ne mérite même pas le
CHAPITRE II
205
nom de constitution aux yeux d'un homme sans préjugés,
puisqu'il prive la majorité des citoyens des droits pour
lesquels ils sont entrés dans la société.
Ilajndczy demande, en outre, la liberté d'émigrer, la
liberté de pensée, celle du culte et de la presse, un renou-
vellement du contrat chaque fois qu'un nouveau roi monte
sur le trône ; la faculté pour un roturier d'accéder aux
emplois de l'Etat et d'acheter des terres; le règlement
amiable entre le seigneur et le serf, l'extension du prin-
cipe : nemo non citatus non conmctus à tous les citoyens ;
l'égalité devant la loi et devant l'impôt, la liberté de réunion
et d'association. Tout en s'inspirant des théoriciens fran-
çais, Hajndczy ne va pas jusqu'à faire table rase de l'état
existant ; c'est historiquement qu'il prouve la nécessité
de ces réformes, mais il veut qu'on montre beaucoup de
modération dans la pratique. A la Diète de 1790-1791, il ne
demande que de faire un pas vers l'égalité et la liberté, en
ne chargeant pas les serfs des frais de la Diète et en leur
accordant de pouvoir changer de maître. Son programme n'a
pu être livré à la discussion dans son ensemble qu'après la
Révolution de Juillet, dans les Diètes qui se succédèrent de
1832 à 1848 et qui aboutirent au premier ministère hongrois
constitutionnel.
« La nation lutte en vain pour la liberté et l'indépendance,
dit Hajndczy ; elle crée en vain de nouvelles lois contre
l'ingérence des ministres autrichiens, tant que les charges
ne sont pas égales, tant que tous les citoyens ne peuvent
arriver aux emplois et à la propriété de la terre, tant que
l'égalité devant la loi n'est pas proclamée. »
Or, ce n'était point là une vaine prophétie : l'Autriche,
en effet, qui pouvait tout se permettre en face d'un Etat
féodal, dut céder et reculer sitôt qu'elle eut devant elle une
Assemblée politique proclamant les principes de la Révolu-
tion française, dont cinquante-huit ans auparavant, Hajn()czy
avait été un des plus éloquents et des plus savants propa-
gateurs.
206 LES RÉVOLUTIONNAIRES
VI
Telle était la manière d'agir et de penser des trois chefs
de la « Conjuration » qui se tramera, deux ans après Tarrivce
au trône de François II. Ils n'étaient pas les seuls à battre en
brèche le vieil édifice constitutionnel. Bien des figures mar-
quantes se détachent encore dans ce mouvement réformiste ;
on doit au moins signaler leurs eftorts avant d'examiner
l'issue malheureuse que devait avoir cette tentative.
Le pamphlet de Jean Nagyvati (1755-1819) : Heures de
délices du irai Magyar au xix" sièc/e {1790) ' est digne de
figurer à côté de ceux de Batthyâny et de Hajnôczy. Con-
vaincu que ses projets de réformes ne seraient réalisés que
dans un avenir assez lointain, il nous expose dans son pam-
phlet un rêve utopique auquel président les principes révo-
lutionnaires. Son idéal est l'égalité, car celle-ci est le but
suprême de l'humanité. Il le suppose réalisé et tout à coup
les rapports entre seigneurs et serfs sont changés. Il subsis-
tera sans doute une distinction entre les classes, mais le
jobbâgy ne sera plus l'esclave; il sera l'aide et l'auxiliaire
du maître, et le seigneur deviendra son père et son ami.
Dans cette utopie, le pamphlétaire n'oublie pas l'émanci-
pation des Juifs. La question sémite était alors à l'ordre du
jour ; plusieurs écrivains prirent fait et cause pour eux : la
France venait de donner l'exemple. En Hongrie, on voulait
avant tout abolir « l'impôt de tolérance » qu'ils payaient
outre les impositions légales, et leur ouvrir les portes des
villes d'où on les avait chassés ^. Presque tous les comitats
1. A tizenkilenczedik szâzban élt Igaz magyar hazafinak orbmôrài. —
■*0 pages. — Nagyvati fut un agronome très distingué qui prit une part
active à la fondation de la première école d'agriculture hongroise, le Georgi-
con de Kcszthely.
2. Le sort des juifs hongrois était tolérable au moyen âge ; ils n'étaient
même pas soumis à la j'OMcZie,- les vexations commencent avec l'avènement
CHAPITRE II 207
leur étaient favorables et, en 1807, le terrain étant préparé,
les Juifs eux-mêmes osèrent revendiquer les mêmes droits
que les autres citoyens. Nagyvâti est un des premiers qui
ait fait appel à la justice de la Diète.
« Je ne puis comprendre, dit-il, qu'on maltraite le Juif, parce qu'il
a une autre barbe que moi et parle une autre langue ; qu'on Tabreuve
d'injures, comme s'il n'était pas né, comme nous, avec des mains et
des pieds sains et bien faits. L'impôt de tolérance est une injustice
flagrante, puisque les Juifs participent aux charges comme les autres
citoyens. Si on leur reproche qu'ils ne veulent pas cultiver la terre,
c'est qu'ils n'en possèdent pas et les mauvais côtés de leur caractère
s'expliquent par l'oppression qu'ils ont dû subir pendant des siècles
La noblesse hongroise qui, la première, a donné aide et protection aux
Juifs, l'a fait sans doute par charité; mais elle en retira un grand
avantage, car encore aujourd'hui les seigneurs ne pourraient pas
vivre sans eux. Puisque notre religion est fondée sur la Bible et que
nous chantons les Psaumes dans nos églises, nous n'avons aucune
raison d'exclure les Juifs de la société, ni de leur faire payer un impôt
pour qu'ils aient le droit de vivre parmi nous. »
Nagyvâti voit encore dans cette utopie, les prisons ren-
dues plus saines, les prisonniers astreints au travail, au lieu
de croupir sur la paille humide des cachots ; il voit de nom-
breux orphelinats, des hôpitaux pour soulager la misère. Les
établissements scolaires sont sous la tutelle de l'Etat, car les
écoles ne relèvent pas d'un certain culte, mais de la nation.
C'est l'Etat qui doit élever les citoyens et former les savants ;
il n'a pas le droit de choisir dans une seule religion les pro-
fesseurs de ces écoles, caria religion ne fait pas le pédagogue.
Les autres pamphlets de Wagyvàli nous montrent les pro-
grès de la franc-maçonnerie hongroise. Les loges se pen-
des Habsbourg au xvic siècle. On constate quelque amélioration au commen-
cement du xixe siècle, mais ils ne furent émancipés qu'après le rétablisse-
ment de la constitution en 1867; le Millénaire (1896) inaugura enfin la recon-
naissance légale de leur culte. Aujourd'hui, ils ne sont plus tolérés, mais
jouissent des mêmes droits que les autres citoyens. Voy. S. Kohn, Hisloire
des Juifs en Hongrie (1884) et les Annuaires de la Société littéraire Israélite
hongroise (depuis 1893).
208 LES KÉVOLUTIONTS'AIHES
plaicnl et se multipliaicnl assez rapidement depuis le règne
de Joseph II. Tous ceux qui étaient pénétrés des idées libé-
rales, tous ceux qui voulaient la suppression des privilèges
monstrueux de la haute noblesse et du clergé, tous ceux qui
avaient senti germer dans leur cœur les sentiments et les
idées semés par les écrivains français du xvni' siècle faisaient
partie des Loges maçonniques.
C'est là que se réfugiaient les hommes de pensée ; on y
rencontre non seulement des roturiers, mais aussi des nobles
comme Kazinczy, un des plus ardents apôtres de la fraijc-
maçonnerie * — et môme des membres du clergé. Nagyvâti
était de la Loge Magnanimitas. Gomme ses frères, il se croit
héritier des Templiers. L'esprit de cet Ordre l'anime, il en
évoque le souvenir et lie intimement son sort à celui de la
liberté et de l'égalité.
Les nobles considéraient Nagyvâti comme un utopiste; lui,
pour leur montrer les malheurs sans nombre qui fondraient
sur le pays s'ils persistaient dans leurs idées réaction-
naires, évoqua l'effrayant exemple de la Pologne, spectre qui
hanta les esprits magyars jusque vers 1848. Il traduisit à
cet effet, le pamphlet français anonyme : L'horoscope de
Pologne^ où la noblesse polonaise est rendue responsable du
sort de son pays. Elle aussi était dégénérée, considérait les
serfs comme des esclaves et les bourgeois comme des vaches
à lait. Ce Miroir des Hongrois reflète crûment les défauts
des aristocrates.
Une autre brochure très remarquable, intitulée : Le vrai
patriote ^, resta anonyme. Elle se distingue aussi bien de
celles qui prêchent le bouleversement total, que de celles
dont les utopies étaient irréalisables. Le vrai patriote ne veut
1. Il écrit, en 1790, à Aranka, de fonder une loge à Kolozsvâr et ajoute :
« Voltaire, Rousseau, Ilelvétius, le philosophe de Sans-Souci et la franc-maçon-
nerie me donneront un bouclier dans la main gauche, une épée dans la
droite, des ailes aux pieds pour lutter contre la superstition et démasquer son
hideux visage. »
2. Az igaz liaza/i, 1792. — 126 pages.
CUAPITHE H 209
pas tout détruire, car il sait que des ruines il ne naîtrait pas
une vie nouvelle. Tout en luttant pour le progrès, il se laisse
moins influencer par les idées venues de France. C'est,
comme dit M. Concha, un reformer conservateur. L'Etat,
pour lui, est un organisme dont chaque membre doit se
développer sans nuire aux autres. On croirait lire un socio-
logue de nos jours, tant il insiste sur l'analogie entre un orga-
nisme vivant et l'Etat : « Dans la société, dit-il, les choses
ne se passent pas autrement que dans le règne animal. Le
roi est la tête, les ministres, les conseillers, les généraux
et les fonctionnaires sont les yeux, les oreilles, la bouche et
le cœur; les différents ordres — nobles, clergé, bourgeois et
savants — sont le ventre et les intestins ; les sciences, la
religion sont les sens ; l'armée, les commerçants, les indus-
triels, les paysans sont les mains et les pieds. Tant que ces
organes ne se gênent pas les uns les autres et fonctionnent
pour le bien de l'Etat, la paix est assurée ; dans le cas con-
traire le soleil du bonheur est obscurci. »
Ensuite, il démontre de quelle façon ces organes doivent
s'entr'aider. La royauté et la noblesse ne constituent pas
l'État; elles n'en forment qu'une partie. Tous les organes,
depuis le plus noble jusqu'au plus infime, sont à son service;
c'est de là qu'ils tirent la vie, l'autorité, la force. Le roi
n'est que le premier serviteur de l'Etat, car celui-ci n'est
pas fait pour le souverain, mais le souverain pour lui, et
il doit en assurer le bonheur par tous les moyens. L'Etat
et la nation sont de même distincts l'un de l'autre ; le pre-
mier est la somme de tous les dévouements ; la nation est
l'ouvrière qui procure le bien.
Les révolutionnaires hongrois ont trouvé un auxiliaire
précieux quoique trop fougueux en la personne du baron
Frédéric de Trenck. Celui-ci était sujet prussien, mais il
s'était fixé pour quelque temps en Hongrie ', où il a pris une
1. 11 naquit à Kônigsberg, en 1726. Sa belle physionomie et sa haute stature
plurent à Frédéric II qui le nomma cornette dans sa garde. On dit même que
210 LES RÉVOLLTIONiSAIRES
part active à la lutte pour les idées libérales, mais ses pam-
phlets restèrent toujours suspects. On sentait en lui Tambi-
tieux auquel la haine et non le patriotisme avait dicté ses
revendications ; on le considérait comme un agent secret du
gouvernement autrichien et on ne lui pardonnait pas de s'être
la sœur du roi, la princesse Amélie, ne fut pas insensible aux avantages du
jeune officier. Pour le punir, Frédéric II le fit emprisonner dans la forteresse
de Glatz, sous prétexte qu'il conspirait avec l'ennemi. Le roi faisait reposer
son accusation sur une lettre interceptée, lettre de François Trenck, oncle de
Frédéric, chef des pandours autrichiens, qui avait infligé maintes défaites aux
Prussiens. Le prisonnier parvint à s'évader et entra, avec le rang de capitaine,
dans l'armée moscovite. 11 y devint également suspect et faillit être envoyé en
Sibérie. Son oncle mourut en 1749, lui léguant toute sa fortune à la seule
condition qu'il prît du service dans l'armée autrichienne. Trenck accepta, se
convertit au catholicisme, mais malgré tout ne réussit pas à entrer en posses-
sion de cette immense fortune; le fisc le dédommagea en lui versant une
somme de 76,000 florins et il fut envoyé en Hongrie. Les petites villes au pied
des Karpathes ne lui ofl'rant pas tant de distraction que Berlin, Saint-Péters-
bourg ou Vienne, il saisit le prétexte de régler certaines afl'aires de famille,
quitte son régiment, en 1754, et se rend à Dantzig. Le roi de Prusse le fit
immédiatement arrêter, enfermer à Magdebourg où il resta dix ans. C'est
là qu'il écrivit un poème politique intitulé : Macedonischer Held (1760) que,
trente ans plus tard, Laczkovics traduisit en hongrois. Ce poème n'est qu'une
série d'invectives contre les grands conquérants : Alexandre, Jules César, et
naturellement Frédéric II, que Trenck compare à Cartouche. Le prisonnier
exhale sa colère contre tous les monarques, n'établissant aucune distinction
entre les bons rois et les tyrans et plaignant les pays où la volonté dun seul
domine, où la succession réglée d'avance peut amener des incapables sur le
trône. Puis il trace le tableau des horreurs de la guerre dont le peuple ne
tire aucun profit et dont il supporte, par contre, toutes les charges ; il mêle
à tout cela des attaques contre les Jésuites. Sorti de prison, Trenck se jette
aux pieds de Marie-Thérèse et demande réparation; mais la reine l'engage à
se tenir tranquille, à renoncer à ses propriétés en Esclavonie et à quitter
Vienne. Trenck se soumet et obtient le grade de commandant. En 1765, il
s'établit à Aix-la-Chapelle où il épousa la fille du bourgmestre et fonda, en
1772, le journal Le Philanthrope, qui démasquait les vices de toutes les hié-
rarchies. Le clergé ameute la population contre l'écrivain qui est forcé de
fuir. Il parcourt l'Europe pour placer des vins, puis il exploite un domaine
en Autriche. Enfin, en 1786, Frédéric-Guillaume de Prusse l'appelle auprès de
lui et le garde à la Cour jusqu'en 1790. Alors Trenck se fixe en Hongrie et
publie, pendant la Diète, ses nombreux pamphlets.
En 1793, nous le trouvons à Paris où il entre au club des Jacobins, rédige
le Journal de Trenck (du 15 janvier au 29 juillet 1793), et le Raisonneur (voy.
Aulard, La Société des Jacobins y t. V, pp. 234 et 305. Séance du mercredi
CHAPITRE II 211
mêlé aux affaires intérieures sans les connaître suffisamment.
Dans sa première brochure : Der Trenck an aile redliche
Ungarn (1790), il s'adresse à la Diète et condamne la poli-
tique de Joseph II qu'il avait cependant louée dans : Traiier-
rede bei dem Grabe Joseph des 7Aveyten. Ici, pour intéresser
les magnats à sa cause, il fait chorus avec eux et se souvient
en frémissant des décrets sacrilèges du défunt empereur et
de son refus de se faire couronner roi de Hongrie.
"Trenck espère obtenir de Léopold II, ce que son prédéces-
seur lui avait refusé : la grande propriété de son oncle. C'est
pourquoi il entonne après le couronnement son : Triimiphlied
und Gedanken am Naniens = iind Kroniingstage Leopold II
(1790) ', où il invite les Magyars à traîner la voiture du roi ;
lors de la discussion du « Diplôme inaugural » il conjure la
Diète de ne pas restreindre la puissance royale, de renoncer
à ses griefs et de s'unir étroitement avec l'Autriche. Pour
éviter la Révolution, il demande aux nobles de renoncer à
leurs privilèges en leur prouvant que les serfs sont des
hommes comme eux. « Un seigneur honnête peut-il vivre le
cœur tranquille, quand il voit que ses terres sont arrosées
des larmes des jobbagyones. » Tout en vantant dans son
Eloge de Laiidon, la bravoure des Hongrois, tout en les
flattant de mille façons, il fustige les nobles qui veulent se
soustraire aux impôts, qui sont conservateurs à outrance et
17 juillet 1793). « Trenck envoie à la Société tous les numéros du Eaisonneur,
afin qu'elle puisse juger sur ces pièces de l'injustice de la dénonciation qui a
été faite contre lui dans la dernière séance »), mais Robespierre le fait empri-
sonner comme agent secret des puissances étrangères. Un de ses ennemis en
Allemagne adressa alors à la Convention et au Club des Jacobins une brochure
(Sendschreiben an den National-Convent und den Jacobiner-Club in Paris,
den berûchtigten Freyherrn Friedrich v. d. Trenck betreffend, 1793. — Signé :
J. G. Semmler) oîi il conseille aux Français de se méfier de Trenck. Le 24 juil-
let 1794, il meurt sur l'échafaud. (Voy. Wallon, Hist. du tribunal révolution-
naire de Paris, t. V, p. 131.)
Comp. La Vie de Frédéric, baron de Trenck, écrite par lui-même et traduite
de l'allemand en français. — Metz et Paris, 1788 (2« édit.) — Sa vie aven-
tureuse a fourni le sujet d'un roman à Jôkai.
1. Toutes ces brochures ont paru également en hongrois.
212 LES RÉVOLUTIONNAIRES
croient sans peine tout ce que leurs ancêtres leur ont appris.
Les traits comiques dirigés contre les préjugés de cette
noblesse arriérée ne manquent pas dans ses pamphlets. L'aïeul,
usé et cassé, qui jetant un regard menaçant à sa famille dont
les opinions diffèrent des siennes et parlant avec chaleur des
privilèges héréditaires, frappe de sa main tremblante son épée
et dit: « Montra te dignum patriae nobilem! » est bien le
noble tel que Laczkovics nous l'a dépeint.
Trenck, accusait les prélats de tous les maux qui fondaient
sur lui et ses brochures étaient parmi les plus virulentes.
L'une d'elles, publiée en trois langues, eut un grand reten-
tissement. C'est la fameuse Balance (Bilanx inter potestatem
imperantiset ecclesiae prout illam Trenck pondérât, 1790)',
qui a soulevé la colère de tout le clergé. Il peint sous les cou-
leurs les plus sombres, les conséquences funestes de la poli-
tique cléricale, car le clergé dépendant du pape se met au-
dessus des lois du pays. Les pasteurs protestants ne sont pas
mieux traités.
Partout où ils ont le pouvoir, comme en Suisse, en Hollande et en
Angleterre, dit Trenck, ils sont également intolérants. Ils sont cepen-
dant moins dangereux, car leur nombre n'est pas aussi grand et, grâce
au mariage, ils deviennent pères et citoyens indépendants de Rome. »
Mais le clergé catholique ! Vingt mille Mongols ne dévastent
pas autant un pays que dix mille curés ou Frères mendiants ;
tout l'argent est envoyé à Rome !
Le clergé riposta. Grâce à son intervention, la Balance fut
confisquée et une foule de pamphlets se mirent à pleuvoir
sur la tête de Trenck. « Il se donne pour Freijherr disait l'un,
et il n'a même pas assez de terre pour reposer sa tôte fati-
guée ; il se chaufTe au foyer des autres, attaque les curés, les
saints et les frères et non pas les forteresses, tout en se van-
1. Paru en hongrois sous le titre : Méro serpenyo mellyel a fejedelem es
a papsrig halalmiit oszve-mérte, et en allemand : Dilanz zwischen des Monar-
chen und der Kirchen-Gewalt .
CHAPITRE II 213
tant de son titre de commandant. Il est resté si longtemps
enfermé dans un cachot que ses yeux se sont déshabitués de
la lumière du jour, pourtant il parle sans cesse de liberté et
de lumières] ses mains tremblent encore des chaînes qu'il a
portées et pourtant il écrit la Balance. »
Un de ces écrits fut lancé par le grand historien Etienne
Katona ^ Il se distingue par une discussion sérieuse, où
Fauteur examine les griefs que son adversaire a contre le
clergé, à la lumière de l'histoire. Trenckii Bilanx pondère
vacua (1790) démontre que le clergé et le pape ont toujours
eu à cœur les intérêts de la Hongrie. Dans les temps anciens,
le Saint-Siège a beaucoup contribué à combattre les Turcs ;
les sacrifices faits par les prélats Pàzmany, Lippay, Ldsi,
Szelepcsényi et Kolonics en faveur de la science et de l'in-
struction sont notoires. Il était, en effet, très facile d'énumérer
beaucoup de bienfaits, mais il n'en reste pas moins vrai que
le clergé catholique qui dirigeait les écoles, les avaient aban-
données aux Jésuites, qui ne montraient guère de tolérance
envers les autres cultes.
Ce qui a surtout nui à Trenck aux yeux des libéraux, ce
fut son rôle équivoque. Comme les révolutionnaires hongrois,
il a la haine du clergé, mais il recherche trop la faveur de la
Cour. En recommandant aux Magyars une union étroite avec
l'Autriche, au moment où ceux-ci tâchaient de s'en éman-
ciper tant soit peu, il devenait suspect. Le clergé fit le
reste et Trenck quitta la Hongrie.
vn
Nous avons étudié jusqu'ici les pamphlets qui s'attaquent
à la forme du gouvernement, au pouvoir royal, aux préro-
gatives de la noblesse et du clergé : toutes questions dont la
solution aurait amené un changement radical dans la vie du
1. 1732-1811, auteur de Vllistoria crilica re^jum Ihuif/ariae en 42 volumes.
214 LES RÉVOLLTIONNAIIŒS
peuple. Deux autres problèmes, d'un intérêt tout aussi
immédiat, occupaient alors les esprits et étaient souvent
discutés : la liberté de la presse et la reconnaissance
légale du protestantisme. La Diète, bien qu'elle ait abordé
les autres questions, n'a pu définitivement régler que cette
dernière.
La censure pesait d'un poids très lourd sur les écrivains.
Elle fut toujours considérée comme un droit de la couronne.
Au commencement du xvni^ siècle, Charles III confia au
chancelier de l'Université des Jésuites à Nagy-Szombat l'exa-
men des livres. Le clergé catholique, chargé de ce soin dans
les différentes parties du pays, fit sévir toute la rigueur des
lois; sa sévérité frappa surtout les protestants qui eurent
ainsi continuellement à lutter pour obtenir le permis d'im-
primer. Sous Marie-Thérèse la situation ne s'améliora pas,
quoiqu'on ait joint aux jésuites quelques censeurs laïques,
qui, d'ailleurs, étaient tous animés du même esprit. D'après
l'édit de 1747, la censure dut veiller à ce que rien de con-
traire aux doctrines catholiques, à la Maison royale ou aux
bonnes mœurs, ne fut publié.
En 1767, on prend des mesures sévères contre les livres
profanes qui traitent de questions religieuses. En 1771 un
jésuite se charge d'expliquer au peuple le sens exact de cette
expression : livres dangereux \ Il y en a, dit-il, de trois
sortes : 1° les œuvres immorales comme les romans, les odes,
les chansons, les pièces de théâtre, en un mot tous les
ouvrages poétiques; 2" les livres non-catholiques, c'est-à-dire
toute la littérature liturgique des cultes non tolérés; 3° les
livres des esprits forts écrits contre la religion révélée, qui
portent ordinairement les titres : La religion selon la raison^
Les droits de la nature, Les devoirs sociaux, La critique des
cérémonies religieuses. Il n'est donc pas étonnant de trouver
dans le Catalogus librorum prohibitonmi^ dressé en 176S et
amplifié en 1774, des œuvres comme le Pliédon de Men-
1. Gedanken uber dus freye Lesen gefd/crlicher Bilchcr.
CHAPITRE II 215
delssohn, toute V Encyclopédie, les œuvres de Voltaire et de
Rousseau. Les nobles pouvaient néanmoins se faire envoyer
ces livres, car leurs privilèges les garantissaient de l'audace
des douaniers; mais les soldats qui rentraient dans leurs
foyers après la guerre de Sept ans, étaient minutieusement
fouillés. Les jeunes pasteurs protestants qui revenaient des
Universités étrangères étaient également inquiétés.
Sous le règne de Joseph II, la censure, sans être absolue,
s'inspira de principes plus conformes aux idées de l'empereur.
Les imprimeurs et les libraires pouvaient s'établir sans auto-
risation préalable, l'empereur voulait même en augmenter le
nombre \ et ne leur demandait que d'envoyer trois exem-
plaires au Conseil de lieutenance (helytartdtanâcs). Il établit
comme principe, qu'il fallait empêcher la publication des
ouvrages satiriques qui blessent les citoyens dans leur
honneur, mais laisser toute liberté aux ouvrages critiques et
philosophiques qui combattent avec des armes loyales, alors
même que ces ouvrages attaquaient la personne du roi. Il
déféra les délits de presse aux tribunaux compétents. Grâce
à ces mesures que Léopold II fut bien loin de restreindre,
purent paraître les nombreux pamphlets que nous avons
étudiés. La plupart de ces écrits demandent des garanties
pour la presse. Ils fondent leurs revendications sur le droit
naturel à l'homme de pouvoir exprimer ses pensées ; ils con-
sidèrent la liberté de la presse comme faisant partie inté-
grante de la liberté de conscience et de la pratique du culte,
et comme une garantie de la constitution. Le vrai patriote
croit que la liberté de la presse est encore plus importante
que les autres, car l'esprit est toujours plus noble que le
corps. Aloïs Batthyâny parle aussi de l'importance politique
de la presse et la caractérise avec beaucoup de verve, comme
le frein des tyrans, ou le fouet des oppresseurs du peuple.
Cette liberté est importante parce que, grâce à elle, le
citoyen le plus humble peut donner des conseils au pays et
1. Selon Kazinczy il n'y avait alors qu'un seul libraire à Pest.
2t6 LES ISKVOLLTIONNAIUES
le souverain peut connaître ainsi la volonté de ses sujets. Au
lieu des censeurs nommés par le gouvernement, il demande
des censeurs élus par la Diète, car la liberté, sans censure
préalable, lui semble dangereuse.
Sur ce point les écrivains étaient soutenus par beaucoup
de comitats. Le « Magyar Kurir » de 1790 vante la conduite
du comitat de Pest qui s'était opposé à la poursuite d'une bro-
chure de Trenck et s'efforçait d'abolir la censure. Les récla-
mations du comitat d'Abauj et de Bihar où l'esprit révolu-
tionnaire était assez répandu, furent même publiées dans les
« Staatsanzeigen » de Schlôzer parce qu'elles témoignaient
une hauteur de vues vraiment surprenante (1793). Un voya-
geur anglais, Robert Townson, qui visita à cette époque la
Hongrie, les donne in extenso dans ses : Travels in Hungary^.
Un décret de François II, voulant imposer silence à la presse
en lui appliquant le droit royal, avait motivé ces réclamations.
Le comitat d'Abauj dit que la clef de la culture nationale et
le moyen de rendre le peuple heureux se trouvent entre les
mains des censeurs.
\^ Adresse du comitat de Gômôr, due à la plume d'André
Ghâzâr, n'est pas moins libérale ^ L'auteur conteste au roi le
droit de faire examiner les livres. Les lois, dit-il, ne font
nulle part mention de cette prérogative qui appartient à la
nation. Communiquer ses pensées est un droit des hommes
auquel ils ne peuvent renoncer, car c'est la nature qui leur
a donné la faculté de penser. Mettre des entraves à la pensée
est également contraire aux droits des citoyens qui doivent
aspirer au bonheur et, par conséquent, employer tous les
moyens qui permettent d'y atteindre.
Le comitat de Bihar réclame également contre la censure
qui avait poursuivi les livres de Hajnôczi et la traduction des
Éléments d'histoire générale de l'abbé Millot, faite par le poète
1. Travels in Hungary wilh a short account of Vienna in the year 1793. —
Londres, 1797 — P. 333etsuiv.
2. Publiée dans Irodalomt. K. 1898, p. 23.
CHAPITRE II 217
Verseghy '. Lo comitat rejette la censure préalable et ne
reconnaît comme juste que la répression pour délit de presse,
par des juges réguliers. Hajn(jczy réclame également dans
ce sens, car la presse elle-même n'est qu'un instrument ; de
cet instrument on peut, il est vrai, user pour commettre des
crimes. Mais dans ce dernier cas, les crimes commis doivent
être punis selon leur nature propre. C'est ainsi que le meurtre
n'est pas puni parce qu'on s'est servi de poison ou d'armes,
mais parce qu'on a tué. La sanction ne doit pas atteindre
l'instrument du crime, mais le crime lui-même.
Ce bel élan vers l'aflYanchissement de la presse ne pro-
duisit pas ce qu'on en attendait. La Diète ne fit qu'enregis-
trer les vœux exprimés en laissant aux commissions perma-
nentes le soin de trancher les questions. François II, dès le
début de son règne, lança ses ordonnances tyranniques.
Puis, survinrent les guerres, et la « Conjuration » de
Martinovics qui ruina les dernières espérances. Ce n'est
qu'en 1848 que la liberté de la presse sera conquise par un
de ces actes hardis qui caractérisent le début des Révolutions.
Le Comité « des Dix » fera imprimer, sans censure préa-
lable, le Talpra Magyar! (Debout, Magyar!) de Petôfi, qui
deviendra la Marseillaise de la Révolution hongroise.
La Diète a pu voter et faire sanctionner, par contre, la
reconnaissance du culte protestant (Article 26 des lois de
1790-1791). La discussion fut très chaude et de nombreux
pamphlets signalèrent chaque phase de cette lutte mémo-
rable. Outre les justifications historiques, les pamphlétaires
rééditaient les théories des Encyclopédistes sur la liberté des
cultes : ainsi Adam Csebi Pogdny dans son Tentamen (1790)
et un anonyme dans : « Status catholicae et evangelicae
religionum in regno Hungariae ».
A la Diète même, le projet de loi fut combattu surtout par
le clergé. Ladislas Kolonics, archevêque de Kalocsa, con-
1. Voy. sur le procès de Verseghy à propos de cette traduction : E. Csâszâr
dans Szdzadok (Les siècles) 1900.
218 LES RÉVOLUTIONNAIRES
voqua les évoques ainsi que la noblesse catholique et la
pélition suivante fut déposée par eux : 1° la conversion des
catholiques au protestantisme sera punie; 2" les enfants nés
des mariages mixtes seront élevés de droit dans la religion
catholique ; 3° les affaires matrimoniales des prolestants
seront réglées par l'Eglise catholique ; 4* la religion pro-
testante ne sera pas reçue, ce qui la rendrait égale à la
catholique et il serait déshonorant pour sa Majesté d'être
appelée le chef de l'Eglise protestante. Cette pétition mons-
trueuse ne fut pas signée par tous les évoques ; parmi les
magnats, 84 seulement y apposèrent leur signature, tandis
que 291 la refusèrent. On savait que Léopold II était favo-
rable aux protestants; sa résolution à la Diète, en date du
7 novembre 1790, l'avait prouvé. L'esprit libéral qui animait
l'assemblée avait vite fait de balayer l'opposition cléricale.
Le hardi pamphlétaire Aloïs Batthyâny prononça un discours
enflammé ^ en faveur de la liberté de conscience. En accep-
tant, disait-il, la résolution royale, nous convaincrons
l'Europe que les ténèbres se dissipent en Hongrie et que
nous aussi, nous contemplons le soleil levant; dans le cas
contraire, nous serons un objet de haine et de mépris pour
l'Europe tout entière.
Son discours produisit un grand effet et ne contribua pas
peu à l'adoption du projet libéral Le primat fit ses réserves,
mais après le vote définitif, il déclara, en son nom et pour le
clergé que, respectueux de la loi, il ne ferait rien pour
renouveler l'antagonisme entre les deux cultes. L'autonomie
des églises et des écoles protestantes date de ce jour. Joseph
Teleki de Szék, l'auteur de VEssai sur la faiblesse des
esprits forts^ exprima à la Diète la reconnaissance de ses
coreligionnaires et rassura le pays sur leur conduite. Il pria
le roi et les fonctionnaires d'exécuter fidèlement la nouvelle
1. Voy. plus haut, p. 187. — Le discours de Rabaud de Saint-Étienne en
faveur des protestants français fut traduit et analysé à plusieurs reprises en
Hongrie au moment de cette discussion.
CHAPITRE II 219
loi et invita les deux adversaires à lutter uniquement pour
le bien de la patrie. Ecrivains et poètes exprimèrent leur joie
dans de nombreuses brochures et des poésies, mais peu de
temps après ils eurent à pleurer la mort prématurée du roi
qui avait inauguré cette ère nouvelle.
YIII — IX
Nous pouvons voir par tout ce qui précède que la Hon-
grie lutta vaillamment, par ses écrits, pour défendre les
droits imprescriptibles de l'humanité. Mais l'horizon s'ob-
scurcit bientôt et l'activité intellectuelle se ralentit dans le
pays. Tous ces enthousiastes, qu'on appelait volontiers des
Jacobins^ furent combattus, non par des hommes d'un talent
égal au leur, mais par certains membres du clergé, dont les
pamphlets parfois très caustiques, le plus souvent grossiers,
montraient bien que la réaction n'attendait qu'un monarque
élevé dans ses principes. Léon Szaicz (1746-1792) ', Frère
Servite d'Eger (Erlau), fut le plus fougueux de ces pamphlé-
taires. Dans ses nombreuses brochures, il ridiculisait toutes
les réformes projetées et combattait surtout ceux qui avaient
écrit contre la hiérarchie ecclésiastique. Son Vrai Magyar
(Igaz Magyar ') pose comme principe que celui qui veut être
un vrai Hongrois doit appartenir à la religion catholique
romaine, que le regnum Mariae doit appartenir aux catho-
liques et qu'il n'y a eu de bonheur pour la Hongrie qu'avant
l'époque de la Réforme.
Szaicz mena une campagne acharnée contre les écrivains
qui s'inspiraient de la philosophie des lumières ^ ; il leur
impute tous les maux dont souiïre son cher rrgmim Maria-
niim et, dans sa fureur théologique, il demande le retour
\. Voy. J. Leskô: Szaicz Léo, 1898 (Mémoires de ]a. Société Sainl-Élienne, n°30).
2. If/az Magyar a paru en quatre parties : 1185 (246 pages), 1788 (310 p.),
1789(134 p.), 1790 (212 p.)
3. 11 les appelle ; Aufklârungs-phaiHasidk.
220 LES ItÉVOLLTlONNAIRES
de rinquisilion. Le pamphlet : D'autres sont aussi de
vrais Magyars ', s'adresse spe'cialement au peuple. — Ses
libelles contre Trenck " et tous ceux qui, pendant la Diète,
s'efforcèrent d'obtenir la reconnaissance du culte protes-
tant, dépassent toute limite et nous rappellent les invec-
tives des premiers réformateurs hongrois du xvi' siècle. Ils
ne produisirent pas grand effet, quoique Szaicz, d'après le
témoignage de Kazinczy, fût un homme très instruit et qu'il
maniât bien la plume. Très peu d'écrivains se rangèrent sous
sa bannière et ceux mêmes qui n'étaient pas partisans du
joséphisme^ comme l'historien Katona, ne se déclarèrent pas
ouvertement pour lui.
La liberté de la presse trouva un adversaire acharné dans
l'ex-jésuite EméricVajkovics, ancien censeur des livres sous
Marie-Thérèse. II jugea à propos de publier, pendant les
débats de la Diète, plusieurs brochures ^ qu'il composa,
d'ailleurs, étant en fonction. Les libertins lui inspirent une
véritable horreur; il compare leurs doctrines à l'hydre de
Lerne et chaque manifestation de cet esprit dangereux lui
semble être une des têtes du monstre. En 1795, lorsque la
réaction triompha, Vajkovics dressa la liste des jugements
portés par l'Eglise contre les livres hérétiques. Si ces bro-
chures ont eu peu d'écho sous le règne de Léopold II, la
censure, lorsqu'elle revint sous François II aux ordonnances
de Marie-Thérèse, trouva en lui un fervent auxiliaire.
La libération des serfs, réclamée par tous les libéraux, fut
combattue par Georges Aranka (1737-1817), qui a bien mérité
de la langue et de la littérature nationales par l'action qu'il
exerça en Transylvanie. Dans sa brochure : Comparaison
1. Mus is igaz Magyar, 1790 (216 pages).
2. A Trenk méro serpenyojének Ôszve-torése (La Balance de Trenck brisée en
morceaux, 1791). — Der entlarvte Trenk, 1790; Der Kampf mit dem
Waldschnepf, 1791 ; Responsum latinum delarvantis Anli-Trenkii, 1790.
3. Decas dissertationum ecclesiastico-politicarum de censoria librorum dis-
ciplina. — Dissertatio de censura librorum perniciosorum. — Diss. de potes-
tate principium saeculariutu incensuram librorum (1791).
CHAPITRE II 221
entre la Constitution de C Angleterre et celle de la Hoîigrie ',
il combat tous ceux qui voulaient abolir la servitude. Il dit
que les iVnglais n'accordent pas non plus l'égalité à l'Irlande
et aux colonies. Un noble Hongrois se distingue d'un
paysan, comme le maître de la propriété. Il faut que le sei-
gneur favorise le bien-être de son sujet, de sa chose; mais le
considérer comme appartenant à la même classe, le mettre
au même rang que son maître, priver celui-ci de ses droits
historiques et lui faire supporter les mêmes fardeaux, c'est
inique. Aucun raisonnement, aucun syllogisme ne peut
prouver la nécessité de cette égalité. Encore que le traduc-
teur allemand de cette brochure eût changé quelques expres-
sions, les Staatsanzeigen de Schlôzer s'indignèrent d'entendre
ces voix discordantes troubler le concert où s'unissaient les
cris des Magyars appelant les réformes libérales et expri-
mèrent le vœu qu'un monarque éclairé chassât ces Vieux-
Magyars jusqu'au fond de l'Asie d'oii ils étaient venus neuf
siècles auparavant.
Dix-sept ans plus tard, on vit bien que l'opinion exprimée
par Aranka était partagée par toute la haute noblesse. Lors-
qu'on 1807, le député Paul Nagy demanda l'abolition du
servage, on lui cria de toute part ce : « Ne stultizet », mot
favori de François II qui aimait à le lancer aux Magyars
chaque fois qu'ils revendiquaient certaines réformes. Cepen-
dant ces pamphlets d'inspiration réactionnaire, hostiles aux
idées libérales, étant bien moins nombreux que ceux qui
respirent l'esprit de la Révolution française, n'auraient pas
amené le brusque changement que nous constatons, après
1795, si le roi n'avait été élevé dans d'autres principes que
ses deux prédécesseurs. François II ne connut ni les œuvres
des Encyclopédistes, ni celles de Voltaire. Les progrès de la
Révolution le remplissaient d'horreur. Il les attribuait aux
conquêtes de l'esprit philosophique et désirait comme son
ministre Thugut, préserver la monarchie de ces idées.
1. Aiujlus es mayyai iguzgatdsnak egyben-velése, 1190.
222 LES RÉVOLUTIONNAIRES
« Terreur contre terreur », dtait leur devise. L'Etat et l'Ecole
devaient revenir au système patriarcal, tout mouvement
libéral devait être arrêté. Comme la Diète avait voté, en 1791 ,
quelques lois conformes à l'esprit nouveau, elle ne fut plus
convoquée.
Il était à prévoir que tant d'espoirs déçus susciteraient de
la résistance. Les libéraux voyant le pays retombé sous un
régime autoritaire et tyrannique applaudirent aux victoires
des armées françaises, croyant que la chute des Habsbourg
délivrerait la Hongrie d'un joug séculaire et inaugurerait une
nouvelle ère. Ladislas Orczy, haut fonctionnaire, parent du
poète Laurent Orczy, aimait à envisager cet avenir ; son jeune
secrétaire, Szentmarjai, qui devait trouver sa perle dans la
« Conjuration » de Martinovics, était un ardent révolution-
naire ; le baron Jean Sennyei disait qu'il vaudrait mieux que
chaque pays se gouvernât soi-même que de soumettre des
millions d'êtres aux caprices d'un seul. Les petits proprié-
taires manifestaient encore plus clairement, comme le
prouvent les délations d'un officier autrichien qui tint garni-
son dans la Hongrie du Nord et de nombreux documents des
Archives magyares. Adam Szirmay disait, en plaisantant,
qu'il ne voulait pas vendre ses vins pour pouvoir en récon-
forter les troupes françaises qui ne tarderaient pas à venir.
« Si elles sont victorieuses, nous aussi, nous rejetterons le
joug allemand », ajoutait-il.
Paul Szirmay déclarait qu'il sacrifierait volontiers le tiers
de ses biens pour que la Hongrie devînt républicaine. On
trinquait ouvertement à la santé de Dumouriez et de Kos-
ciusko. En Transylvanie on s'arrachait les boutons d'uni-
formes des soldats français prisonniers où l'on pouvait lire
la devise républicaine. Les premières troupes théâtrales qui
s'y formèrent juste en ce moment, portaient le bonnet phry-
gien, et pourtant ces troupes se composaient presque entiè-
rement de nobles \ Dans le comitat de Zala on plantait des
1. Voy. Z. Ferenczi : A kolozsvàri szinészet es szinhâz torténete (Histoire de
CHAPITRE II 223
arbres de la liberté ; à la célèbre école de Sârospatak les
étudiants s'appelaient « cousins républicains» ; à l'Université
de Pestils coupaient leur catogan, ce signe de l'ancien régime.
On menaçait les nobles et même le roi de la guillotine.
Un avocat nommé Rudinszky applaudit à l'exécution de
Louis XVI, disant qu'il souhaitait de voir ainsi périr les
curés et les seigneurs. Un professeur de l'Université de Pest,
Gyurkovics, qui enseignait les sciences politiques, voulut
propager les idées démocratiques en fondant une société
secrète. Le professeur rédigea, à cet effet, un catéchisme
républicain où il demandait, comme réforme préalable,
une composition nouvelle de la Diète, une Chambre haute
composée de délégués des nobles, et une Chambre basse
composée de roturiers. Ces deux Chambres devraient pro-
clamer la République comme étant le seul gouvernement
rationnel, convoquer une Constituante, puis une Législative.
Les biens de l'Eglise devraient être confisqués et réunis aux
domaines de l'Etat, aux revenus des mines et des douanes,
ils donneraient une quarantaine de millions, budget suffisant
pour les besoins du pays. Gyurkovics ne put exécuter son
plan, car il mourut en 1793. C'est Martinovicsqui se chargea
de réaliser les idées du professeur.
Après la mort de Léopold II (1" mars 1792)\ François II
supprima l'emploi de « chimiste attaché à la Cour», mais
accorda à l'ambitieux abbé un traitement de mille florins et
le chargea de lui rendre compte des rapports officiels concer-
nant l'état politique en France. Martinovics espérait toujours
Tart dramatique et du théâtre àKolozsvâr), 1897. Livre II. chap. 1.— En 1794,
Thugut écrit à Colloredo : « Vu la turbulence de quelques esprits en Transyl-
vanie, la prudence exigeait de ne pas trop dénuer la province de troupes »
(en français). Archives du Ministère de l'Intérieur à Vienne. Lettre citée par
Fraknôi, p. 202.
1. Les lettres (françaises) que Martinovics, adressa à Laczkovics après la
mort de Léopold II reflètent la consternation où cet événement jeta les libé-
raux. Martinovics écrit (le 2 mars 1792) : « Voilà un coup fatal pour l'huma-
nité et pour nos États » ; le 7 mars : « Voilà le destin enragé contre notre
bonheur qui nous ôta la petite lueur, pour nous abandonner aux ténèbres. »
224 LES HÉVOLLTIONNAIKES
ôtre nomme secrétaire du cabinet, mais Colloredo put empê-
cher cette nomination ; il proposa Schloisnigg, l'ancien pre'-
cepteur du roi, qui fut accepté. Voyant qu'il ne pouvait
jouer aucun rôle à la Cour ; que Colloredo voulait gouverner
fideet lege\ c'est-à-dire en fanatique et en juge, Martinovics
commença à organiser son complot. Nous connaissons déjà
ses deux principaux collaborateurs : Tex-capitaine Laczkovics
et le savant Hajnôczy. Le premier ne pouvait plus entrer
dans Tarmée et François II ne pensait nullement à lui donner
l'emploi administratif que son prédécesseur lui avait promis.
En eiïet, un des premiers actes du nouveau gouvernement
fut de faire rechercher par la police l'auteur de VOratio ad
proceres et son traducteur hongrois, qui avait ajouté des
remarques si subversives. Malgré ses dénégations, on fut vite
convaincu que le traducteur n'était autre que Laczkovics.
Hajnôczy ayant été privé de son emploi, vécut de sa plume.
François II le nomma bien, en 1792, secrétaire du gouver-
nement; mais, malgré ces fonctions, il s'allia à Martinovics
qui voulut encore s'associer un membre de la haute noblesse.
Le comte Sigray lui sembla tout indiqué. Nature exubérante,
\. Martinovics écrit à Laczkovics (19 avril 1792) : « Ce vieillard —je veux
dire le ministre — est un fourbe, rendu craintif par bigotisme, ignorant par
son faible esprit et enflé par sa naissance privilégiée. Ce véritable roi dont le
vrai roi ne fait que la figure hait tous les partisans de feu Léopold, de Joseph
et de la vérité même. C'est lui qui dicta la devise pour son Telemachus Fide et
lerje, c'est-a-dire par fanatisme, par les tribunaux et barreaux politiques qu'il
veut gouverner son peuple. Hélas! quelle triste espérance qui nous reste?
Alors que nous voyons amenées et effacées les lois qui étaient établies avec
tant de peine par Joseph II. C'est lui qui me considère comme un mal néces-
saire ; il voit que je sais tous les secrets du Cabinet touchant la ligue des
monarques d'Europe contre la nation française. C'est pourquoi il me ménage;
il fait semblant de m'aimer, pendant qu'il me voudrait écraser; il craint que
je n'aille pas en France pour y publier toutes les cabales destinées pour for-
ger les chaînes d'un nouveau despotisme à la nation française. » Martinovics
engage son ami Laczkovics à ne plus prendre service dans l'armée « pour tirer
lépée contre une nation qui triompha contre les prêtres et les aristocrates
ignorants ». Il lui dit de venir à Vienne. « Nous ferons ici un plan selon lequel
il nous faut diriger notre boussole politique pour l'avenir. » (Lettres françaises
de Martinovics conservées au Musée national de Budapest. Quart. Germ. 810.)
CHAPITRE II 225
prodigue et presque ruiné, dilettante et imbu des idées révolu-
tionnaires, Sigray qui vivait à l'écart, lui offrait son concours.
Le quatrième affilié au complot fut le beau Szenlmarjai que
Kazinczy comparait volontiers à Antinous. A Pest, il était
Tàme des étudiants révolutionnaires; il avait appris le fran-
çais dans les œuvres de Montesquieu, de Voltaire et de Rous-
seau. Son enthousiasme pour la Révolution française était
sans bornes. Secrétaire du comte Ladislas Orczy, il traduisit
le Contrat social qu'il allait mettre sous presse, au moment
de son arrestation. Il traduisait également les articles les plus
remarquables du Moniteur et les répandait en hongrois, en
allemand et en latin ; il chantait la Marseillaise et souhaitait
la victoire des armées françaises en maudissant les rois coa-
lisés contre la liberté.
Martinovics partagea la Hongrie en quatre districts ; se
réservant la haute direction, il confia à chacun de ses adeptes
un district pour y faire de la propagande. A l'exemple du
comte Gorani qui, dans le Moniteur^ adresse ses lettres aux
souverains étrangers \ il composa d'abord en français une
missive fort blessante pour le roi. Hajndczy la traduisit en
latin, en hongrois et en allemand. Un exemplaire latin est
conservé dans les Archives de Budapest, sous le titre :
Litterae ad imperatorem et regem Hiingariae Franciscum H
de dato 7 Octobris 179*2. Reipublicae vero gallicae anno
primo, datae a Goranio. Ex idiomate gallico translatae in
latinam. Martinovics s'y moque du roi qui avait dit qu'il
rétablirait l'ordre.
« Toi ! et l'ordre ! Toi, qui dois apprendre mot à mot ce que tu veux
répondre aux députations; toi, qui divul^'ue les secrets de TEtat devant
ta femme et tes laquais ! Vraiment, il aurait mieux valu apprendre le
1. Voy. Lettres sur la Révolution française par J. Gorani, citoyen français,
à son ami Ch. Pougens. 1793. — Ces lettres ont paru dans le Moniteur à
partir du 20 juin 1792, et furent traduites en plusieurs langues. Cf. Marc-
Monnier : Un aventurier italien. Le comte Joseph Gorani d'après ses mémoires
inédits. Paris, 1884.
15
226 LES RÉVOLUTIONNAIRES
Télèmaqiie que les enfants savent par cœur, que de suivre les préceptes
de l'hypociile Schloisnigg et du fanatique CoUoredo. Sois raisonnable !
sache que jamais tes armées n'entreront à Paris. »
Quelques passages de cette Lettre montrent des vues poli-
tiques très élevées qu'on chercherait en vain dans les mis-
sives de Gorani. Martinovics connaît bien les ministres dont
s'entourait le despote « soupçonneux et oppresseur » et il
les caractérise à merveille. Il reproche amèrement au roi
d'avoir repoussé la couronne offerte à son frère par la mal-
heureuse Pologne, et de s'être allié avec la Prusse et la
Russie pour démembrer ce royaume.
Souverain aveugle ! dit-il, tandis que tes rivaux, avec ton consente-
ment, accroissent leur force et leur territoire, toi, tu te ruines, car,
plus la Prusse augmente, plus tu dois trembler devant elle. Si la France
ne^s'y oppose pas, la Prusse fera descendre l'Autriche du rang de grande
puissance ; la Russie, dès qu'elle sera voisine de l'Autriche, grâce au
démembrement de la Pologne, la menacera continuellement, car c'est
l'habitude des grands tyrans de se combattre après avoir dévoré les
petits. Le but politique de la Russie est d'établir son trône à Constan-
tinople, et alors, ne vois-tu pas ta propre ruine ! Elle n'aura qu'à
fomenter dans les parties sud de la Hongrie, en Croatie et en Escla-
vonie, le fanatisme religieux toujours prêt à éclater et nourri par les
aspirations nationales. On pourra facilement persuader à ces popula-
tions de se détacher de la Hongrie qu'elles considèrent comme leur
tyran et de recevoir les Russes comme des libérateurs!
C'était là des paroles prophétiques.
La police, qui avait déjà fait rechercher l'auteur de VOratio
ad j)roceres, s'ingénia également à découvrir celui de cette
Lettre. Personne ne pensait à Martinovics, car très habile-
ment, il avait médit de Joseph II et de Léopold II, alors
qu'auparavant, il les avait exaltés : il dépista ainsi les re-
cherches de l'autorité ^
Le pamphlet de Martinovics coïncide avec le décret de la
Convention nationale, approuvé dans la séance du 19 no-
1. Fraknôi parle « d'ingratitude noire », mais c'était simplement une ma-
nœuvre pour ne pas être inquiété .
CHAPITRE II 227
vembre 1792, qui dit : «La Convention nationale déclare, au
nom de la nation française, qu'elle accordera fraternité et
secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur
liberté et charge le pouvoir exécutif de donner aux généraux
les ordres nécessaires pour qu'ils portent secours à ces peu-
ples et défendent les citoyens qui auraient été vexés ou qui
pourraient l'être pour la cause de la liberté [Moniteur du
20 novembre).
Le Comité du Salut public chargea plusieurs révolution-
naires étrangers de faire une propagande active, non seule-
ment pour favoriser les idées françaises, mais encore pour
susciter des embarras aux gouvernements qui combattaient
la France. Georges Forster devait servir d'intermédiaire entre
le Comité du Salut public et les Comités austro-hongrois. Le
député de Mayence connaissait personnellement Martinovics.
Nommé par Catherine II professeur à Vilna, Forster s'arrêta
à Léopol (Lemberg), où il fit la connaissance du futur chef des
Jacobins magyars, alors professeur de physique. C'est Fors-
ter qui le proposa au Comité de Paris comme agent pour
l'Autriche-Hongrie. Martinovics accepta la mission et pria
Forster de ne pas lui envoyer ses lettres par la poste, mais
par des voyageurs. L'agent hongrois fut connu au Comité
sous le nom de Démocrite Lamontagne ^
Pour répondre à la confiance de ses commettants, Marti-
novics rédigea en français, son Catéchisme républicain^ qui
fut traduit en hongrois par Laczkovics et Hajndczy. Il fal-
lait le répandre. Pour cela, chaque membre de la société
secrète devait s'engager à le copier et à recruter deux nou-
veaux membres, mais de telle façon que les nouveaux
adeptes ne connussent pas les noms des premiers. Le nombre
de ceux qui le copièrent ne dut pas être bien considérable,
car, malgré les recherches les plus minutieuses, la police n'en
découvrit en Hongrie que soixante-quinze. Un seul exemplaire
1. D'après la déposition de Martinovics devant la police viennoise.
228 LES RÉVOLUTIONNAIRES
manuscrit de ce catéchisme — unique pièce sérieuse du
procès — avait échappé à l'autodafé ordonné par la police '.
Ce Catéchisme n'est en somme qu'un résumé des « Droits
de l'homme », avec un chapitre complémentaire sur la meil-
leure forme de gouvernement, qui est la République. Il se
divise en cinq parties: De Ihomme^ Des Citoyens^ De la Servi-
tude, Du droit qiCa le peuple de se soulever contre les tijrans
et Des rois. Comme les Catéchismes français il procède par
questions et par réponses. Ses principales maximes sont :
Pour que l'homme soit heureux, il faut qu'il soit libre; la
liberté doit être guidée par la raison ; tout autre titre que
celui de citoyen est injuste et criminel, étant en opposition
avec le Contrat social ; la loi est l'expression la plus haute de
la volonté du peuple, elle est la même pour tous; la monar-
chie et l'aristocratie ne gouvernent que par la force et font
la guerre pour satisfaire leur ambition et pour saigner le
peuple; entre les jobbâgyones (serfs) et les bêtes qui traînent
les charrues il n'y a pas de différence; la révolution est la fin
de la servitude et le commencement de la liberté ; lors d'une
insurrection une partie des citoyens doit prendre les armes ;
les soldats doivent se réunira eux, tandis que les autres con-
tinuent les travaux nécessaires pour soutenir la lutte; le
peuple doit élire une assemblée nationale; les Etats euro-
péens, excepté la France et quelques cantons suisses, ont
amplement raison de se soulever, car le joug féodal s'appe-
santit sur eux ; il faut faire périr les tyrans et les traîtres à la
cause de la nation, afin de sauvegarder la liberté ; les rois, les
nobles et le clergé, rendent l'insurrection nécessaire ; la
saine raison doit les regarder comme le triple fléau de l'hu-
manité.
La dernière partie du Catéchisme est la plus violente; elle
reflète les opinions émises lors du procès de Louis XYL Le
droit divin y est nié : « C'est une imposture dont les rois ont
1. Le récit de Sayous est à rectifier dans ce sens. — Le Catéchisme est
public in extenso dans le livre de Fraknôi. Appendice.
CHAPITRE II 229
profité durant des siècles pi-ivés de lumières. » Le Caté-
chisme demande : Est-il permis de renverser le trône? il
répond : <* Ce n'est pas seulement un droit, c'est le devoir du
peuple ; car si le roi est tyrannique, la royauté est impie et
même s'il est bon, le système du gouvernement royal verse
son venin dans le peuple. »
Toutes ces théories étaient répandues depuis quelques
années en Hongrie. Martinovics croyait donc que la propa-
gande se ferait assez vite, et, pressé par Moreau* [?] qui était
arrivé à Vienne pour profiter de l'effervescence, il se rendit
à Pest au commencement de 1794. Mais le caractère hongrois
est peu apte aux conspirations. Ni Martinovics, ni Laczko-
vics ne surent garder le secret et, peu de temps après la com-
munication au comitat de Zemplén de la lettre de ce dernier
proposant la déchéance du roi, la police viennoise découvrit
le complot.
Quatre mois après son voyage à Pest, le chef de la « Con-
juration » fut arrêté à Vienne. Nous n'avons pas l'intention
d'entrer dans les détails du procès que le procureur royal
Németh, âme basse, servile et cruelle, espérait pouvoir faire
servir à son avancement. Il voyait partout des complices ; il
eût volontiers fait condamner à mort tous les inculpés. Parmi
ceux-ci, il s'en trouvait dont la faute unique était d'avoir copié
le Catéchisme qu'ils pensaient être une œuvre de Volney, de
Rabaud ou de Billaud de Varennes, Kazinczy, dans sa dépo-
sition si noble, déclara hautement qu'un caractère tel que
Hajndczy ne pouvait conseiller quelque chose de criminel.
Dès l'arrestation des prévenus, la cour de Vienne viola les
lois de 1715 et de 1790 selon lesquelles, un noble ne peut
être jugé que par un tribunal magyar. Martinovics ayant été
arrêté à Vienne, on y transféra les autres accusés et ce n'est
que sur la réclamation de plusieurs comitats que le roi con-
sentit à envoyer à Bude les conspirateurs, alors en état
1. C'est le nom donné par Martinovics dans sa dt'-position. — Voy. Frak-
nûi, ouvr. cité, p. 202.
230 LES RÉVOLUTIONNAIRES
d'arrestation. Puis, au lieu de les considérer comme des
prévenus, la Cour les traitait déjà en coupables. Toute la
procédure fut secrète, entachée de ces illégalités que l'on
constate toujours quand le pouvoir exécutif intervient dans
les affaires judiciaires; seuls, les avocats montrèrent un
certain courage, malgré les menaces de Németh '.
Déclarés coupables par la police de Vienne, les inculpés
ne pouvaient guère se défendre ; on ne discutait que sur la
durée des peines. Un seul plaidoyer fut permis et le procès
terminé avec une rapidité honteuse. Le 30 novembre 1794
on dressa l'acte d'accusation. Martinovics et les quatre chefs
du complot furent interrogés le 3 décembre. Les autres arres-
tations eurent lieu au courant de ce mois et le 3 janvier le
mot coupable était prononcé. Les confrontations durèrent
jusqu'au 20 avril et en mai plus de cinquante procès étaient
jugés. La « table royale » prononça la peine de mort non
seulement pour les cinq chefs, mais aussi pour huit autres
« conjurés » parmi lesquels se trouvaient les trois écrivains :
Kazinczy, Yerseghy et Szentjôbi Szabd ; vingt trois accusés
furent condamnés à la prison, d'autres furent acquittés.
Les jugements rendus furent souvent illogiques : les
moins coupables étaient les plus maltraités. Le tribunal
suprême, la « Table septemvirale » (hétszemélyes tabla)
montra encore plus de bassesse que le premier tribunal. Con-
trairement à l'habitude, elle demanda au roi l'autorisation
d'aggraver les peines. C'est ainsi que Bacsanyi acquitté, se
voit infliger un an de prison. Le roi se contenta d'abord de
faire exécuter les cinq chefs (20 mai). Leur attitude, excepté
celle du comte Sigray, fut très digne. Pendant l'horrible
cérémonie dans l'église des Franciscains où, trois ans aupara-
vant, le roi avait été couronné, et où maintenant Martinovics
était dégradé de la prêtrise et excommunié, le chef de la
Conjuration déclara hardiment qu'il avait péché contre le
1. La relation d'Ant. Sziruiay, Jacobiiiorum Imngaricorum historia écrite en
1809 (éditée par Abafi avec les notes de Kazinczy en 1889) est très partiale.
CHAPITRE II 231
roi, mais non contre la patrie. Hajn(5czy mourut en Socrate,
Laczkovics entonna l'ode d'Horace : « Justum et tcnacem
propositi virum ».
Le Vérmezô (champ du sang) de Bude attendait encore
d'autres victimes. L'avocat Oez, qui avait parlé avec un esprit
d'indépendance qui déplut aux juges, et Szolârcsik, qui dans
sa prison avait dessiné un arbre de la liberté avec les noms
des condamnés et cette inscription : « Laetius e trunco flo-
rebit », furent décapités le 3 juin. Les autres traînèrent de
prison en prison : le dernier qui recouvra la liberté fut le
poète Verseghy, le traducteur de la Marseillaise.
A l'étranger on ignorait ce mouvement révolutionnaire.
Maret, le futur duc de Bassano, qui se trouvait emprisonné à
Kufstein vit plusieurs membres de cette « Conjuration ».
« Les prisonniers hongrois, dit-il dans ses Mémoires, prirent
part à nos conversations ; nous apprîmes ainsi les événements
qui s'étaient passés dans leur pays et que le gouvernement
autrichien avait intérêt à soustraire à la connaissance de
l'Europe \ »
Le Monitew, ordinairement bien renseigné, et que ces
révolutionnaires hongrois lisaient avec tant d'ardeur, apporta
le 7 juin 1795 cette nouvelle : « Les cinq principaux chefs de
la conjuration de Hongrie ont été condamnés parle tribunal
dit de la Table royale, établi à Bude. Hs en ont appelé à la
Table septemvirale qui a confirmé la sentence. »
Quatre écrivains qui nous intéressent, tant par leurs
œuvres que par les idées toutes françaises qui les animent,
avaient été impliqués dans le procès de Martinovics. Hs se
1. Voy. La captivité d'Hugues Maret, -1792-1795 dans Le Carnet historiqtie
et littéraire, 15 mars 1898.
232 LES HÉVOLUTIONNAIRES
distinguent nettement du groupe des pamphlétaires dont le
rôle fut plutôt de préparer le terrain politique.
Le premier d'entre eux Jean Bacsânyi eut la vie la plus
mouvementée qu'eût menée jusqu'alors un écrivain hongrois ;
le deuxième, François Versegliy, ancien prêtre de l'ordre de
Saint-Paul, traducteur de la Marseillaise, rappelle les
aimables abbés de l'ancien régime qui écrivaient des chan-
sons à boire et se complaisaient dans le conte badin ; cepen-
dant avec le temps, Verseghy ajouta d'autres cordes à sa
lyre; le troisième de ces écrivains Ladislas Szentjôbi Szabô,
mourut dans sa prison de Kufstein trop tôt pour avoir pu
donner sa mesure; il ressemble à Dayka et à Anyos, enlevés
aussi à la fleur de l'âge; enfin, vient le traducteur habile de
Molière et de La Rochefoucauld, l'émule de Bâro'czy, Fra?i-
çois Kazinczy. Élevé dans les idées de la Révolution, franc-
maçon hardi, à qui une captivité de six ans n'a jamais fait
renier les principes qu'il avait professés dans sa jeunesse,
esprit curieux et novateur, il sera le premier qui, tout en
louant les modèles français, rendra justice à la littérature
allemande, surtout à sa poésie lyrique et au classicisme
de Weimar. Son œuvre nous servira de transition entre
une époque où l'influence française était prédominante et
une période où cette influence diminue un peu. Plus tard, le
mouvement littéraire inspiré par l'École romantique fran-
çaise poussera la littérature nationale dans des voies diffé-
rentes de celles qu'avait frayées Kazinczy.
Jean Bacsânyi naquit à Tapolcza, dans une contrée voisine
de l'Autriche, en 1763. Quoique fils de paysan, il fit ses études
à Keszthely, à Veszprém et à Sopron; à vingt ans, il vint les
achever à Pest, au lycée des Piaristes. Là, Horânyi, le savant
auteur d'une Histoire littéraire ^ et Benyâk qui, le premier,
enseigna la philosophie en magyar, éveillèrent en lui l'esprit
national. Étudiant en droit, il entra comme précepteur dans
la maison de Laurent Orczy, dont le fils faisait aussi son droit.
i. Memoria Hungarorum, 1770-1777, et Noua Memoria Hungarorum, 1795.
CHAPITRE II 233
C'est chez eux que Bacsànyi acquit ces manières distinguées
qui, maigre son humble naissance, le firent recevoir dans la
meilleure société. Le vieux baron pressentit en lui un homme
d'avenir et le traita plus en ami qu'en subordonné. Il lui
rendit possible l'impression de son premier ouvrage : La
bravoure des Hongrois illustrée par des exemples des temps
anciens \ livre adapté du latin, mais dont la préface adressée
à son élève révèle déjà le démocrate qui n'estime la noblesse
que quand elle s'allie au mérite. Le jeune Orczy mourut de
bonne heure et Bacsànyi dut accepter un poste dans l'admi-
nistration des finances à Gassovie. C'est une des villes de
Hongrie où l'esprit libéral pénétra de bonne heure. Le comi-
tat d'Abauj, dont Cassovie est le chef-lieu, était connu pour
ses protestations hardies contre le système oppresseur de la
Cour. Il est vrai que les libéraux y étaient surveillés étroite-
ment; mais, malgré tout, le chef-lieu devint bientôt un des
centres littéraires et politiques de la Haute-Hongrie.
Plusieurs des professeurs du lycée de la ville n'étaient pas
des inconnus dans la littérature. David Barôti Szab(5, ex-
jésuite, chef de l'Ecole des Latinistes, qui, en opposition avec
Bessenyei et son groupe, imitait dans ses poésies les formes
anciennes, notamment les mètres d'Horace que la langue
magyare peut rendre avec une grande exactitude; Christophe
Simai, un des premiers pionniers de la comédie hongroise
qui adapta quelques pièces de Molière, puis le poète Dayka.
Kazinczy était inspecteur des écoles du comitat, occupant
ainsi une fonction créée par Joseph II. Ce milieu convenait
à l'esprit entreprenant de Bacsànyi. L'année même de son
arrivée (1788) il fonda la Société hongroise de Cassovie dont
l'organe, le Musée hongrois (Magyar Muzeum) est une des
revues qui ont le plus contribué à éveiller l'esprit public, à
\. A maçiyaroknak vitézsége, réf/iek példdival meqviUiqosiiva, IISS. — Voy.
sur Bacsànyi, F. Bayer: Bacsànyi Je/ /los, 1875; Charles Széchy: Bacsànyi
Jdnosrôl (Sur J. Bacsànyi) dans ses: Benyomnsok es emlékek (Impressions et
souvenirs), 1897, pp. 17-76; F.Szinnyei dans : Irodalomt. K. 1898. — Les papiers
de Bacsànyi sont conservés à la Bibl. de l'Académie hongroise.
234 LES RÉVOLUTIONNAIRES
stimuler les écrivains, à créer un public et qui ont le mieux
défendu la cause de la langue et de la nationalité.
Bacsânyi, Bardti et Kazinczy, Tun calviniste, l'autre
jésuite, le troisième franc-maçon rédigeaient celte revue à
laquelle les écrivains les plus connus collaborèrent. Kazinczy
dont les goûts aristocratiques s'accommodaient mal du franc
parler d'un roturier comme Bacsânyi, se retira bientôt de
l'entreprise. La baine qu'il a vouée à son ancien collègue,
les calomnies dont il a chargé sa mémoire s'expliquent par
cette première brouille et par quelques mots très désobli-
geants prononcés au sujet d'un livre de Kazinczy. Celui-ci,
saisipar la lièvre werthérienne, avait traduit un ouvrage alle-
mand des plus médiocres * que Bacsânyi lui conseilla de
brûler, disant qu'il sied mal au peuple héroïque des Magyars
de gémir et de se lamenter comme une femmelette amou-
reuse. Bacsânyi, malgré son penchant et son goût particulier
pour l'école française, réunit dans cette revue les représen-
tants des Latinistes et de V École populaire et s'eflbrça surtout
de combiner les différentes influences au profit de la litté-
rature naissante.
Le souffle révolutionnaire qui parcourait tout le pays, se
fit sentir très fortement à Cassovie et surtout dans ce cercle
littéraire. Bacsânyi avait écrit quelques vers, pour sa revue,
au moment de la prise de la Bastille, plusieurs critiques
contre le clergé que la censure très tolérante sous Joseph II
et Léopold II avait laissés passer. Après 1792, les écrivains
étant surveillés de près, il se trouva des âmes assez viles
pour dénoncer ces vers et ces articles qui avaient pourtant
reçu le visa du censeur. Bacsânyi, qui n'était pas en bons
termes avec son chef immédiat et qui s'était plaint de ce
que tout homme qui pense était traité de Jacobin, fut
bientôt destitué et dut quitter la ville (1794). Par suite de
son départ, le Musée magyar cessa de paraître, au grand
1 . Bdcsmeyyeinek qyolrelmei (Les tourments de Bàcsmegyei) d'après Adolplis
Briefe (Leipzig, 1TÏ8).
CHAPITRE II 235
détriment des lettres hongroises. Bacsânyi revint à Pest
et trouva un emploi de secrétaire auprès du comte libéral
Nicolas Forgâch, auquel il avait adressé, en 1790, une
lettre ouverte pleine de patriotisme et de nobles sentiments.
A peine était-il installé que la « Conjuration » fut décou-
verte. Déjà surveillé par la police, il fut arrêté pour avoir
copié le Catéchisme. Il put cependant prouver qu'il n'avait
communiqué à personne la brochure et qu'il s'était toujours
défié de Martinovics, Le tribunal l'acquitta. Dans sa joie, il
écrivit avec du charbon, sur le mur de sa prison : « Il est
beau de souffrir pour la patrie et de porter des chaînes
pour elle ; il est glorieux de mourir pour elle. L'homme
qui vit et périt pour son pays anoblit {.sic) des peuples
entiers avec son nom. »
Bacsânyi n'avait pas compté sur la férocité du tribunal
suprême. Usant du droit spécial accordé par le roi, « la
Table septemvirale » lui infligea un an de prison, parce que,
dans sa défense, il avait fait entendre des principes dange-
reux '. Il passa cette année avec Kazinczy et Szentjdbi à
Kufstein et eut comme compagnon de captivité Maret,
retenu par François II contre le droit des gens ^
Une fois sorti de prison, il s'établit à Vienne, et cela pour
deux raisons. D'abord, il voulait éviter tous les soupçons.
Voyant que Kazinczy et Verseghy étaient traînés de prison
en prison, il voulut, pour éviter les dénonciations, vivre sous
les yeux mêmes de la police. Le préfet Saurau lui procura
un emploi modeste à la banque de l'Etat ; il végéta de 1796
à 1803 dans cette situation, gagnant 1 florin 20 par jour !
En 1804, il fut nommé rédacteur et arriva en 1807 au traite-
ment de 1,000 florins. Sa seconde raison pour résider à
Vienne était que cette ville, tout comme au temps de Bes-
1. Bacsânyi avait dit que personne, en Hongrie, ne désirait la révolution,
mais que beaucoup de patriotes souhaitent la réforme de la Constitution.
2. Maret qui, dans ses Mémoires, parle de Kufstein, de la Conjuration de
Martinovics et se rappelle bien un autre codétenu politique, le bavarois
Spaum, ne mentionne pas Bacsânyi.
236 LES HÉVOLUTIONNAIIIES
sonyci, était toujours un centre littéraire à cause des jour-
naux magyars qui s'y publiaient. Dans la maison du rédac-
teur Dcmetrius Gôrôg se réunissaient quelques écrivains,
anciens ou nouveaux membres de la garde royale et
Bacsdnyi, malgré ses occupations accablantes, espérait
pouvoir reprendre ses travaux littéraires.
Il entreprit, en efTet, de publier une collection sous le
titre : Magyar Minerva (1798) dont le premier volume
donna les poésies de Paul Anyos, avec une bonne biogra-
phie \
Quoique pauvre, Bacsânyi, grâce à ses manières distin-
guées et à son grand savoir, eut accès dans les meilleures
familles. C'est ainsi qu'il fréquenta la maison du directeur
des archives de la Cour, Baumberg, dont la fille écrivait des
vers d'un sentiment tendre et élevé. Blumauer, Alxinger,
ces disciples viennois de Wieland, Haydn, étaient les amis
de l'archiviste. Bacsanyi sut gagner le cœur de la jeune fille
qui, restée orpheline, l'épousa en 180.5. Leur bonheur ne
dura pas longtemps. Il fut brisé par un événement qui se
place à l'époque de l'entrée de Napoléon à Vienne et qui
est resté entouré de mystère. Presque tous les historiens
prétendent que lorsque Maret, duc de Bassano, voulut faire
traduire en magyar la proclamation de Napoléon aux Hon-
grois, il se rappela que Bacsanyi avait été jadis son compa-
gnon de prison, il le fit appeler et obtint qu'il traduisît la
pièce ; Bacsanyi, oubliant sa situation ofTiciellc, introduisit
même certains traits pour frapper encore mieux l'imagina-
tion des Hongrois. Ce qui prête une certaine vraisemblance
à cette assertion, c'est que Bacsanyi quitta Vienne avec les
troupes françaises, s'installa à Paris oii il obtint, en 18H,
une pension de 2,000 francs ; que les Autrichiens en entrant
à Paris, s'emparèrent de sa personne et l'envoyèrent au
Spiclberg. Cependant aucun document ofliciel n'est venu
1. Voy. plus haut, p. IGO, note 1.
CHAPITRE II 237
corroborer cette hypothèse '. Bacsanyi et sa femme l'ont
toujours nié ; les tribunaux autrichiens ont dû l'acquitter
faute de preuves et Metternich est intervenu lui-môme, sous
Louis XVIII, pour faire liquider la pension que Bacsanyi
devait toucher jusqu'à sa mort ^ Quoi qu'il en soit, l'écri-
vain magyar, fixé à Paris, entra en relations avec quelques
députés, des écrivains et des académiciens et nous avons
retrouvé sa trace dans le Mercure étranger ^ où les articles
sur la langue et la littérature hongroises — les premiers qui
aient paru en France — sont de lui. Sa femme vint le voir
à Paris et y resta de 181! à 1814. Après sa détention au
Spielberg, Bacsanyi fut interné à Linz où il publia encore
quelques brochures sans grande valeur, et une édition de
Faludi '* qu'il exalta aux dépens des hardis novateurs de la
langue et du rythme. La jeune génération l'avait presque
oublié et l'ancienne inimitié de l'arbitre du goût littéraire
d'alors, Kazinczy, lui ferma les portes de l'Académie. Ce
n'est qu'en 1843, que la docte compagnie lui rendit un
hommage bien tardif, en le nommant membre correspon-
dant. Le vieillard, aigri et désabusé, n'exprima même pas
ses remerciements. Il s'éteignit en 184S et fut enterré à Linz.
L'œuvre de Bacsanyi n'est pas très considérable, ce qui ne
doit pas nous étonner °. En etTet, son activité littéraire fut
entravée de bonne heure, et pendant son long séjour à l'étran-
ger il n'a pu rester en communion d'idées avec son pays.
Dans sa jeunesse il était pourtant destiné à devenir le guide
littéraire de sa génération. Ayant reçu une instruction beau-
1. Jusqu'ici nous n'avons rien trouvé de positif ni aux Archives nationales,
ni aux Airaires étrangères.
2. Voy. l'étude de Fr. Szinnyei, p. 57.
3. Mercure étranger, 1813 et 1814; série de cinq articles. Voy. notre étude :
Bacsanyi Pârisban (Bacsanyi à Paris), dans E. Philol. K. 1899, déc.
4. Voy. plus haut, p. 53.
5. Bacsanyi lui-même a publié deux éditions de ses Poésies (1827 et 1835),
puis Toldy a réuni en un volume toutes les poésies et un choix de ses écrits
en prose : Bacs/hvji Jânos kolteményei vtiloyulotl p7'6zai irâsaival egye-
lemben, 1865.
238 LES RÉVOLUTIONNAIRES
coup plus étendue que ses contemporains, connaissant à fond
les littératures latine, française et allemande *, il sentait
vivement l'état d'infériorité de son pays et chercha à y
remédier.
Le Musée magyar prouve qu'il avait de hautes visées et
que s'il n'a pas réalisé ses espérances, la faute en est plutôt
aux temps troublés où il vécut qu'à lui-même. Il ne manquait
ni d'énergie, ni d'intelligence. Dans la Préface de cette
Revue il énumère ce qui a été déjà fait depuis Bessenyei et ce
qui reste encore à faire. Il rend hommage au chef de V École
française qui vivait alors retiré sur la puszta. Leurs âmes
étaient parentes, mais Bacsanyi, enfant du peuple, avait un
idéal politique différent. Il demande des réformes radicales et
ses vues sur la réorganisation politique et administrative du
pays sont celles d'Aloïs Batthyâny,
Il ne désire pas l'abolition de la royauté, mais une consti-
tution qui permette aux fils de la démocratie de donner leur
mesure. Il est cependant trop patriote pour approuver les
mesures de Joseph II dans lesquelles il ne voyait que des
violations du sentiment national. Il espérait qu'un renou-
veau politique se produirait grâce à la Révolution française. A
peine la prise de la Bastille était-elle connue à Cassovie qu'il
publia dans sa Revue deux quatrains qui, par la force de
l'expression, la concision des termes, ne sont pas seulement,
comme le dit Kazinczy, les meilleurs vers de Bacsanyi ;
ils résonnèrent comme le tocsin aux oreilles de la noblesse.
Ces deux strophes suffirent à faire poursuivre leur auteur,
puis à le faire surveiller et finalement destituer de son emploi.
Nations et pays ! vous qui gémissez dans un hideux cachot et dans
les chaînes affreuses de la servitude ; vous qui n'avez pas pu jusqu'ici
secouer le joug de fer qui vous tient enfermés comme dans un cercueil
1. Sa poésie latine : Mantua (1799) plut beaucoup à l'historien Jean Mill-
ier; une épigramnie latine à Herder prouve que Bacsanyi a senti, le premier
parmi les Hongrois du xix« siècle, la grande importance des Idées.
CHAPITRE II
239
— Et vous aussi, tourmenteurs jurés de vos fidèles paysans, dont le
sang est réclamé par la nature, venez, et, si vous voulez voir le sort que
l'avenir vous réserve, regardez avec attention du côté de Paris !
C'était la prophétie la plus menaçante qu'on pût faire
alors; il faudra attendre 1848 pour trouver, dans Petofi, des
accents aussi hardis en face de la féodalité toute puissante '.
Au mois de juin 1792, lorsque la coalition s'apprêtait à
envahir la France, le poète magyar reproche aux rois de
faire de leurs sujets des bêtes carnassières et de vouloir
opprimer la liberté.
Chefs insurgés de peuples trompés ! c'est à cause de vous que coule
tant de sang ; mais il arrivera un temps où Ton vous en demandera
compte, où le Seigneur appréciera votre œuvre ^.
Dans une autre poésie, écrite probablement après les pre-
mières victoires de l'armée française, les mêmes idées sont
encore mieux développées et on y voit sa grande sympathie
pour la France. Cette pièce, intitulée : Le Visionnaire, ne fut
publiée que récemment ^
Réjouis- toi, àme en tristesse ! le monde se renouvellera avant que ce
siècle ne finisse. Chante, mon luth ! Que tous ceux qui aiment leur
nation et leur pays, tous ceux qui, sous le ciel changeant de la Hongrie,
sont encore amis de la liberté, m'écoutent ! Vous, dont le cœur était
noyé dans un chagrin éternel, le gai soleil de vos espérances brille; les
rayons de la vérité se propagent et les autels néfastes de la superstition,
où l'on a sacrifié pendant des siècles à l'idole atroce des ténèbres,
tombent. Cette nation glorieuse (La France) s'est soulevée, elle sera la
libératrice des deux mondes, son bras vaillant, délivré des chaînes,
montre déjà ce que peut une nation — si elle veut ! En faisant briller
les droits éternels de l'humanité oppressée, elle jette dans la poussière
les idoles et en envoyant aux Enfers nos ennemis communs, elle tend
vers nous ses bras, pour nous embrasser. Que le trône de la Morale
s'élève ! peuples et pays, adorez-le ! Que la Raison, le Mérite, la Vérité,
\. Voy. L. Arany, A magyar ■politikai kfiltészetrbl (La poésie pofitique hon-
groise), dans Budapesti Szemle, 1874.
2. Voy. Poésies, p. 42.
3. Par Fr. Szinnyei, dans Irodalomt. K. 1898, p. 1"39.
240 LES HÉVOLLTIONNAIRES
la Loi, lÉ^'alilé et la sainte Liberté régnent ! Les assassins couronnés
regardent avec horreur le sort qui les attend, eux qui, naguère, ont pu
envoyer par un geste ou par une parole, des centaines, des milliers
d'hommes à la mort! eux qui ont pu voir, tranquilles, la ruine des
grandes villes, comme si c'était des fourmilières. — Réjouis-toi, âme
en détresse ! le monde se renouvellera avant que ce siècle ne finisse!
Ces appels du poète s'unissent aux revendications du pam-
phlétaire. Dans plusieurs Epîtres [Lettre écrite d'un vieux
manoir, A Szentjùbi, A Abraham Barcsay) qui révèlent l'in-
fluence des Epîtres françaises du xvm^ siècle, on trouve
mêlées d'une façon fort heureuse les aspirations du peuple
hongrois à des considérations sur les événements du jour.
Dans la première, écrite en faveur de la langue nationale, il
dit :
« Les années passent, les choses humaines changent, et vois : l'Europe
se transforme tous les jours à vue d'œil. Le temps nous avertit! Plus
tard, tous nos efforts seront stériles, et ce sera une grande honte de
nous épuiser alors en plaintes inutiles, d'accuser le ciel et le destin
inexorable, quand Dieu même ne pourra plus nous aider! »
Le courant politique et social créé par la Révolution fran-
çaise doit servir aux aspirations libérales de la Hongrie ;
l'exemple de la France doit éveiller le sentiment puissant de
la nationalité, faire cultiver la langue et la littérature. Les
mêmes idées, mêlées à quelques réminiscences de l'ancienne
gloire des Hongrois, de la défaite de Mohâcs, se retrouvent
dans ses autres Epîtres, dont les appels étaient alors comme
une sorte de sursum corda, entonné pour la liberté.
Mais le malheureux Bacsânyi devait bientôt faire retentir
de ses plaintes, le donjon de Kufstein. Le beau panorama
du Tyrol qui s'étendait au pied de la forteresse redoublait
sa douleur cuisante. « Quel séjour ravissant, disait Kazinczy,
pour un homme libre ! » C'est là que Bacsânyi composa
ses plus belles pièces. Chagrin [Apostrophe à la lune),
le Prisonnier et r Oiseau, Tourment, le Patient sont les
élégies les plus profondes de la littérature hongroise du
CHAPITRE II 241
xviii^ siècle. L'expression dans Y Apostrophe à la lune^ est
encore plus vraie, plus saisissante que dans la pièce connue
d'Anyos '. Dans l'élégie de Bacsânyi la lune nous apparaît
comme la compagne des nuits sans sommeil du captif. Il
attend son arrivée pour la bénir et lui soupirer ses plaintes.
« Viens, ô déesse qui brilles d'un éclat ravissant au milieu d'un ciel
azuré. Parais, ô témoin sensible de mes peines, et dissipe la triste
obscurité de la nuit. Relégué loin de ma patrie, sur une terre étran-
gère, ceinte par des montagnes arides, du sein de mon cachot creusé
dans un rocher dont la cîme touche les nues, je lève les yeux vers le
ciel et j'attends en soupirant ton apparition ^. »
Dans le Prisonnier et r Oiseau, le poète a très bien rendu,
avec un rythme très libre, l'opposition entre le captif et le
petit oiseau libre, « éloquent, au beau plumage », dont le
chant donne un peu de gaieté au cœur ulcéré du prison-
nier. Dans l'hymne rapsodique le Patient, le poète demande
pourquoi la vertu est persécutée et punie, tandis que la
méchanceté triomphe. Une voix intérieure lui ordonne de
mettre son espoir dans la bonté divine. « Chante, âme
immortelle, chante la louange de ton Créateur », s'écrie-t-il,
et le blasphème se change en hymne et en prière. Lorsque
Bacsânyi entend dans sa cellule les gémissements de son ami
Szentjdbi qui succomba au mal qui le minait, il écrit le
Totirment où se révèle la tendresse de son âme :
« Je ressens tes tortures et mon cœur se brise. Mais hélas! je ne
puis arriver jusqu'à toi! C'est en vain que j'étends les bras, je ne puis
fléchir personne, personne n'écoute mes plaintes! Les murs du cachot
me renvoient l'écho de mes prières et tes gardiens ne permettent pas
que je te voie. »
La prison ne s'ouvre que pour laisser passer un cercueil.
En deux belles strophes, Bacsânyi déplore cette perte : la
Plainte de Lina exprime son désespoir.
\. Voy. plus haut, p. 162.
2. Cette poésie fut traduite en français par Bacsânyi lui-même. Voy. Mer-
cure étranger^ 1813.
16
242 LES RÉVOLUTIONNAIRES
Sorti de sa prison de Kufstein et redevenu libre, Bacsânyi
a imité les réflexions philosophiques des poètes français du
siècle. Il a encore composé quelques morceaux dignes de
remarque, quoique dans ce genre il soit resté au-dessous de
ses poésies révolutionnaires et de ses élégies. Le Maître
et le Disciple met en garde l'apprenti poète contre les
louanges des écoles, et lui recommande de suivre toujours
les lois éternelles de la raison et de l'expérience.
« Suis, dit-il, le feu sacré de tes émotions, et le vol hardi de ton
propre esprit. Élève-toi sur ses ailes jusqu'à la Divinité, jusqu'à la
dernière limite de la religion, de Tespoir et de l'imagination Scrute
les mille secrets de la vie et de la société et apprends les vicissitudes
de ta race, de ton peuple et de ton pays. Désire ardemment la gloire
et le bien de ta nation, écoute attentivement les voix de tes ancêtres qui
reposent àMohâcs.... Instruis le noble dégénéré, poltron, fler et pares-
seux qui se targue des vertus des autres, et ne comprend pas le temps
oiiil vit; qui passe ses journées en bombance et végète dans la paresse. »
Dans Varna et Mohâcs il rappelle' avec beaucoup de
force les deux grands désastres de l'ancienne Hongrie et
y mêle quelques allusions à l'état politique de ce pays au
commencement du xix^ siècle. Pendant la période de réaction
qui suivit le procès de Martinovics, ces souvenirs anciens
pouvaient seuls être évoqués. Cette période dura trente ans,
jusqu'à ce que Széchenyi, secouant la torpeur du pays, lui
prophétise un avenir plus brillant que le passé.
Le sentiment fait place à la réflexion rétrospective dans
le cycle : Le poète hongrois sur la terre étrangère, composé à
Paris et à Linz. Bacsânyi se réjouit de l'éclat qu'Alexandre
Kisfaludy jette sur le Parnasse hongrois. 11 est fier de con-
stater qu'une Revue française, le Mercure étranger, parle de
la littérature hongroise.
« Qu'on sache qu'on s'occupe déjà de nous ici (à Paris) qu'on loue
notre belle langue, qu'on admire nos poésies lyriques et nos vers d'un
rythme plus libre. On commence à connaître le génie magyar et ses
meilleures productions, le grand mérite de nos anciens écrivains et les
victoires de nos contemporains. Ainsi notre renommée arrivée jus-
CHAPITRE II 243
qu'à la Seine blonde, pénétrera bientôt jusqu'aux colonnes d'Hercule
et de là, dans le pays du grand Washington et de Bolivar et jusqu'aux
dernières limites du Nouveau Monde. »
Les œuvres en prose de Bacsânyi reflètent également les
idées pour lesquelles il a combattu. Un amour ardent de
son pays et de la liberté, un désir immense de voir ce
qu'avait semé Bessenyei germer et donner une belle moisson
littéraire, sont les sentiments qui l'animent. Lui aussi,
comme les Français, il veut affiner le goût par de bonnes tra-
ductions; il trace même les règles de ces traductions, car il
les désirait aussi fidèles que possible et ne se contentait pas
d'adaptations plus ou moins exactes. Il avait une haute idée
du rôle du traducteur; il réclame de lui une certaine commu-
nauté d'idées et de sentiments avec l'auteur qu'il traduit.
Bacsânyi traduisit avec beaucoup de souplesse quelques
poésies d'Ossian; il a bien rendu le mouvement de cette
poésie nébuleuse. Kazinczy s'était également occupé de
cette œuvre, mais dans son désir de tout exprimer il avait
souvent fait violence au génie de la langue, créé de nom-
breux néologismes qui n'acquirent que plus tard droit de
cité. C'est pourquoi Bacsânyi, dans un mouvement de mau-
vaise humeur, inscrivit ce quatrain sur son exemplaire de la
traduction de Kazinczy.
Ces traits nobles, hardis, sublimes tour à tour
Sous un pinceau grossier s'effacent sans retour.
Malheureux ! en touchant à l'œuvre du génie,
Il ne le traduit pas, mais il le calomnie.
La critique de Bacsânyi était sévère ; il cite souvent Dide-
rot et Voltaire qui étaient ses modèles. Il aime à parler des
instigateurs de la renaissance littéraire et encourage le
public à les lire. 11 consacre un article élogieuxà Bessenyei,
loue Barcsay et Bârdczy dont il édite, dans le Musée hon-
grois, la Défense de la langue magyare. Il donne le premier
recueil des poésies d'Anyos, fait ressortir le mérite, en l'exa-
gérant un peu, de Gyôngyôsi et de Faludi. Tout en louant
244 LES RÉVOLUTIONNAIRES
les anciens, il décoche quelques traits aux néologucs et à
leur chef Kazinczy. 11 admet les nouveaux vocables, mais
seulement dans la mesure oii le permet le génie de la langue ;
il les veut conformes à Tétymologie, à l'analogie, à l'har-
monie et au bon goût.
Dans sa Lettre au Comte Forgàch ', écrite en 1790, il sou-
tient, que jamais une nation n'est arrivée à la gloire litté-
raire en se servant d'une langue étrangère.
« Les pays ne sont pas seulement conquis et gouvernés par
l'épée et par la force, mais aussi par la plume et par Tesprit.
La littérature et les sciences doivent être cultivées dans la langue
nationale et non pas en latin, car avec la langue on abandonne les
mœurs et les coutumes et tout ce qui constitue le caractère propre
d'une nation. »
Si les Hongrois, dit-il, avaient attaché plus d'importance à
leur idiome, Joseph II n'aurait pu rendre l'allemand obliga-
toire dans l'administration. C'est pourquoi il faut créer une
Académie et cultiver l'idiome national que les Croates et les
Slovaques de Hongrie apprendront également, au lieu de se
servir d'une langue morte. Le moment est favorable. Le
peuple français énervé, subjugué, se réveille de son sommeil
et tournant ses yeux vers les lumières de la philosophie,
brise ses chaînes. C'est maintenant qu'il faut agir « autre-
ment nous deviendrons de nouveau les singes des Alle-
mands ».
Pour Bacsdnyi, comme pour le groupe de Bessenyei, l'imi-
tation des œuvres françaises doit servir à créer un courant
éminemment national ; les débuts de la Révolution doivent
apprendre à la Hongrie, comment elle pourrait se délivrer du
joug autrichien pour vivre de sa vie propre et développer de
ses propres forces les germes féconds que la domination
étrangère avait jusque là empêchés d'éclore.
1. Œuvres, p. 233.
CHAPITRE II 245
XI
Un an de prison a suffi pour briser la carrière littéraire de
Bacsdnyi. François Yerseghy (1757-1 822) a subi une détention
de près de neuf ans à Kufstein, à Gratz etàBrunn, et ce n'est
que sur les prières de sa vieille mère qui se jeta aux genoux
du roi, qu'il fut délivré. Il ne faudra pas nous étonner de
voir une légère diff'érence dans l'expression de ses sympathies
pour la Révolution française avant 1794, lorsqu'il pouvait
exprimer ses vraies pensées et après 1803, lorsqu'il vivait
sous la protection du palatin Joseph et faisait des gram-
maires hongroises à l'usage des classes '.
Yerseghy se fit connaître dans la Revue de Bacsânyi et
adressa, lors de la réunion de la Diète en 1790, deux poésies
pour la défense de la langue et de la littérature nationales à
celte Assemblée dont tous les patriotes attendaient des
réformes urgentes. « La science a besoin de largesses et de
liberté; les grands esprits ne peuvent que végéter si on les
leur refuse ^ «La même année, il commença à traduire les
Eléments d'histoire générale de l'abbé Millot, livre sur lequel
Bessenyei avait attiré l'attention dès 1778 et que Bacsdnyi
estimait également ^ Yerseghy ne se contenta pas de traduire
le texte ; il y ajouta les notes de Christiani et de Mielck, en
outre dix traités qui contiennent des attaques contre les
prêtres et une satire des cérémonies religieuses \ A l'avène-
1. Comme Anyos, Yerseghy fit son noviciat au couvent de Maria-Nostra ;
il s'adonna ensuite à la théologie et à la littérature à Nagy-Szonibat et à
Pest et devint un des meilleurs orateurs de la chaire. En 1786, l'Ordre de
Saint-Paul l'ut supprimé et Yerseghy entra dans l'armée comme aumônier ;
11 servit, en cette qualité, dans la guerre contre les Turcs où il contracta une
grave maladie. Après son rétablissement il se consacra tout entier au culte
des belles-lettres.
2. Verseghy Ferencz kolteményei (Poésies de François Yerseghy), édit. Toldy,
1865, p. 88.
3. A vilàc/nuk kôzonséf/es tôrténetei, tome I, 1790; tome H, 1792. — La tra-
duction de l'ouvrage de Millot fut continuée par Dugonics et Kis.
4. Yoy. notamment la 3° dissertation -.Sur les premiers législateurs, la 5' :
Sur l'origine et le progrès de la religion et la d^-.Sur l'idolâtrie.
246 LES RÉVOLUTIONNAIRES
ment de François II, lorsqu'on rechercha les auteurs des
pamphlets anonymes et que la confiscation des livres imbus
d'un esprit révolutionnaire fut mise à l'ordre du jour, Verse-
ghy qui demandait justement à être nommé censeur, fut
dénoncé comme étant l'auteur de ces dix traités. Le roi
ordonna au cardinal-primat Batthyâny de faire interner Ver-
seghy, pour trois mois, au séminaire de Nagy-Szombat et de
le forcera rétracter ce qu'il avait dit dans ses attaques, ordre
que le cardinal se hâta d'exécuter.
Yerseghy, qui pouvait à peine vivre de sa pension de
300 florins et qui espérait toujours être nommé censeur des
livres, lit amende honorable. Cependant la confiscation du
Millot hongrois avait trop remué les comitats, pour qu'il fût
possible à la Cour de le nommer. La conversion de l'ex-
ermite de Saint-Paul n'était d'ailleurs pas sincère. Il avait
manifesté à plusieurs reprises ses sympathies pour les idées
libérales, son aversion pour la hiérarchie ecclésiastique; il
se trouva tout désigné pour propager le Catéchisme de Mar-
tinovics. Il entra donc dans la société secrète, se fit le tra-
ducteur de la Marseillaise et composa des airs pour plusieurs
chants révolutionnaires \ Arrêté dans la nuit du 10 au
11 décembre 1794, Yerseghy fut condamné à mort. Le roi
commua cette peine en celle d'un emprisonnement de durée
indéterminée. Une fois remis en liberté, il voulut, comme
Bacsânyi, se mettre dorénavant à l'abri des soupçons. Il
devint maître de langue hongroise dans la maison du palatin
Joseph qui lui réserva le droit d'écrire les grammaires hon-
groises à l'usage des écoles ^. L'ancien révolutionnaire
vécut ensuite très retiré à Bude. Les hommes de lettres
1. Le procureur Németh disait dans son accusation : « Tarn cantionis Massi-
liensis... ad tactus musicos redactio, nec non croaticae quoque cantilenae
pestiferas expressiones cpntinentis ad uietrum ledictio. »
• 2. Les professeurs s'en servaient à contre-cœur, car elles étaient diamé-
tralement opposées aux doctrines de Rêvai qui triomphait alors dans les
luttes des néologues et des puristes. — Sur Yerseghy grammairien, voy.
J. Bdnôczy : La Vie et les Œuvres de Rêvai, 1879, chap. vu.
CHAPITRE II 247
Tévitaient à cause de ses attaques philologiques contre
Kazinczy et Rêvai ; ïoldy raconte qu'à son enterrement il
n'y eut que Bajza et lui pour faire cortège au cercueil du
défunt.
Verseghy fut poète, romancier, grammairien et musicien,
mais malgré ses nombreuses œuvres, il n'est pas une figure
littéraire aussi originale que Bacsànyi. L'abbé savant, un
peu frivole, qui dans bon nombre de ses poésies s'inspire des
chansons légères que certains écrivains du groupe de Besse-
nyei ne dédaignèrent pas non plus, s'unissait en lui au révo-
lutionnaire qui aspirait à la liberté de conscience, à l'abo-
lition de la servitude aussi bien physique qu'intellectuelle.
C'est en même temps un grand admirateur de Voltaire aussi
bien de ses poèmes philosophiques et de la Henriade^ que
de ses contes et de ses romans. Il a commencé un poème sur
Ja Création dans l'esprit de Voltaire (1791) et lorsque Péczeli
traduisit la Henriade, il lui écrivit une Epître enflammée
où il dit : « Sage nature ! enfante de tels Voltaire dans
notre pays ; peu importe qu'il soit hérétique poi^rvu qu'il ait
son esprit ! alors le Parnasse verdoiera chez nous aussi et
la vraie sagesse y dominera ! »
Mais ce sont surtout les contes et les romans qui l'attirent :
Zadig a fait ses délices ; le deuxième chapitre : le Nez l'a très
bien inspiré dans le conte en vers : Madame Szentesi (Szente-
sin6)quiest peut-être le plus réussi de toute la littérature
hongroise au xviii*' siècle. Verseghy a beaucoup amplifié la
matière de ce fabliau qui, sous le nom delà Matrone d'Èjjhèse,
a fait son chemin d'Orient en Occident. Il s'est rappelé que
La Fontaine avait traité ce sujet en vers.
Les Fables devaient être sa lecture favorite. Il s'en est
inspiré à plusieurs reprises. Ses adaptations en hexamètres
prouvent, — comme nous l'avons déjà constaté à propos des
fables de Péczeli, — que l'apologue tel que l'avait conçu
La Fontaine fut plus goûté et plus souvent imité, en Hongrie,
que les fables philosophiques de Lessing. Non seulement
Verseghy n'abrège pas son modèle, mais il l'amplifie, tout
248 I^ES RÉVOLUTIONNAIRES
en suivant fidèlement la trame du récit. Ainsi les quatre pre-
miers vers des Deux A?)iis (VIII, H) : « Deux vrais amis
vivaient au Monomotopa — L'un ne possédait rien qui n'appar-
tînt à l'autre. — Les amis de ce pays-là — Valent bien, dit-
on, ceux du nôtre », — sont délayés en neuf hexamètres où
Yerseghy s'étend sur les liens de l'amitié. — Dans la traduc-
tion de La laitière et le j)ot au lait (VII, 10), la morale est
beaucoup trop longue, mais le récit est fidèlement rendu ; Le
Meunier son fils et lâne (III, 1) devient un véritable conte
sous sa plume '.
Yerseghy a lu également Delille ; il a tiré de son poème sur
l'Imagination un morceau intitulé : « Les grandes œuvres
de l'imagination. » Dans ses romans, aujourd'hui bien
oubliés, il s'inspirait aussi des romanciers les plus goûtés au
xvni* siècle . Le comte Ladislas Kaczajfalvi ou L'homme selon
la nature (1808) nous raconte l'histoire d'un noble qui vit
retiré dans une vallée solitaire après avoir beaucoup soufîert
de la méchanceté des hommes. Il élève son fils, Ladislas, loin
de la société et fait de lui, d'après les principes de Rousseau,
un jeune homme franc, aimant la nature et ne connaissant
pas le vice. Cependant ce jeune homme veut voir le monde.
Il entre dans la société qu'il connaît si peu et y joue à peu
près le rôle de l'Ingénu de Voltaire. Ne pouvant s'entendre
avec sa fiancée, il s'en va aux Indes où il trouve enfin en
Nahida, la fille d'un paria, l'âme sœur qu'il a cherchée si
longtemps. Il revient avec elle en Europe et fonde dans la
vallée où il a été élevé, une colonie modèle où tout le monde
est heureux et paisible, d'après les principes de la nature.
Dans les trois parties de ce roman, Yerseghy s'est tour à
tour inspiré de V Emile de Rousseau, de V Ingénu de Yoltaire
et de la Chaumière Indienne de Bernardin de Saint-Pierre :
1. La fable Le moineau et la colombe, (A veréb es gerlicze), avec ses termes
français (sottise, me voilà, ah ! que vous êtes bien brave, canaille, par Dieu !
Mademoiselle, ah! mon cher) trahit également l'imitation d'un modèle fran-
çais.
CHAPITRE II 249
ce dernier récit est quelquefois traduit littéralement, surtout
quand il s'agit de décrire les beautés de la nalure *.
Tous ces auteurs ont enseigné à l'écrivain hongrois le culte
de la forme. S'il est vrai que ces récits soient bien faibles
par le fond, on ne peut nier d'autre part qu'il n'y règne une
certaine harmonie. L'auteur a fait des efforts sérieux pour
adapter la poésie aux exigences du chant, et ses vers se prê-
tent mieux à la musique que ceux de ses contemporains.
Le conte badin et la satire mêlés d'un peu de morale sont
les genres oîi il excelle. Son épopée comico-satirique en
douze chants : Mathias Rikôti (1804) où, à la manière de Boi-
leaû, il raille les mauvais poètes qui dédaignent les théories,
a obtenu un certain succès. Rikdti, chantre dans une église
de village, se croyant poète, néglige sa famille et ses devoirs ;
il est ramené à la raison par le curé qui, interprète de Yer-
seghy, expose ses théories artistiques et prouve au pauvre
chanteur la nécessité des règles, en poésie comme dans tous
les arts. Ce poème interminable plut, dans les premières
années du xix^ siècle, aux lecteurs magyars. On voit que les
guerres napoléoniennes n'ont pas amené qu'en France la
décadence littéraire.
XII
Après cinq mois de détention dans la prison de Kufstein,
le troisième poète impliqué dans la « Conjuration » de Marti-
novics : Ladislas Szentjôbi Szabô mourut ^
1 . Voy. E. Csdszâr : Une utopie hongroise au commencement du xix^ siècle,
dans Irodalomt. K. 1900.
2. II était né en 1767, dans le coraitat de Bihar, de parents réformés; il flt
ses études à Debreczen et voulut embrasser l'état ecclésiastique, lorsque les
réformes libérales de Joseph H, ouvrant Taccès des écoles laïques aux protes-
tants, le firent entrer dans l'enseignement. 11 professa d'abord à Nagy-V<irad
puis à Nagy-Bânya. La mort de Joseph II brisa sa carrière. De même que
Hajnôczy fut destitué de son emploi administratif, Szentjôbi se vit forcé de
250 LES RÉVOLUTIONNAIRES
C'est dans la Revue de Bacsânyi, le Musée hongrois que
Szentjôbi se révéla poète lyrique '. Il imita d'abord la poésie
légère du xviu* siècle et chanta souvent les Chloé et les
Daphnis, les Phyllis et les Doris; puis les Anacréontiques
allemands qui, eux aussi, n'ont fait que mélanger le faux
Anacréon et Horace avec Chaulieu et La Chapelle. Mais, à
l'exemple d'Anyos et de Dayka, il tendit à un lyrisme plus
élevé. Ses poésies intitulées : le Matin, le Tombeau, le Prin-
temps, la Plainte d'un dédaigné, peuvent être considérées
comme les premiers échantillons de cette poésie lyrique qui,
grâce aux efforts de Kazinczy, s'épanouira au commencement
du xix" siècle pour se faner et mourir sous le rire ironique de
Petôfi. Ces morceaux étaient d'une belle facture, et cela suffi-
sait aux lecteurs formés par Kazinczy. Nous trouvons aussi
dans Szentjôbi quelques pièces plus conformes à son goût
personnel et qui trahissent l'influence française. Ce sont les
poésies où l'humour et le badinage dominent. Son Paysan
stupide qui, envoyé par son seigneur à la poste, marchande
sur la taxe à payer, puis voulant se venger de l'employé
allemand dérobe une lettre afin de l'envoyer à son frère en
chercher un autre moyen de vivre. Il devint étudiant en droit à Pest, obtint
en 1794 une fonction plutôt honorifique dans son comitatet devint en même
temps secrétaire du comte Samuel Teleki. Pendant son séjour à Pest, il avait
fait la connaissance de Hajnôczy et de Szentmarjai. Le fameux Catéchisme lui
fut communiqué; il le copia, mais sentant le danger, il se retirade la société
secrète. Arrêté néanmoins comme complice, il fut condamné à mort pour
n'avoir pas dénoncé le complot à l'autorité. Le roi, pour le couronnement
duquel (1792) il avait écrit un drame historique débordant de sentiments
patriotiques, commua la peine en prison « jusqu'à ce qu'il ait montré un
repentir sincère et une amélioration complète et que les circonstances per-
mettent de prendre d'autres mesures ».
Le poète, d'une constitution délicate, ne put résister longtemps au régime en
vigueur dans les prisons autrichiennes au xviii° siècle. Le 10 octobre 1795, il
succomba ; il n'avait que vingt-huit ans. Son compagnon Bacsânyi dit : « La
mort bienfaisante lui a déjà ouvert le port, tandis que notre navire vogue au
milieu des flots et que nous ne savons où il trouvera enfin un abri. Vierges du
Tyrol et vous, jeunes citoyens, venez entonner votre chant fu-nèbre sur la
tombe de mon ami, d'un ami de l'humanité ! »
1. Ses Œuvres furent éditées par Toldy. Szentjôbi Szahô Lészlô kôltôi
jminkài (Œuvres poétiques de L. Szentjôbi Szabô) 1865.
CHAPITRE II 231
garnison à Albe-Royale, est bien dessiné et le récit a beaucoup
de verve. Cette pièce figure encore aujourd'hui dans les
Antiiologies, de même que quelques scènes des vendanges
(A nagy szûret Telegden, A bus puttonos) qui, au point de vue
de l'invention, sont certainement supérieures à la niaiserie
pastorale de Gellort que Szontjôbi s'est donné la peine de tra-
duire : A pântlika (le Ruban). On trouve également dans son
recueil quelques vers qui montrent l'influence des idées libé-
rales et qui ont dû peser dans la balance de la justice lors de
son procès. C'est d'abord une héroïde intitulée: Pierre Zrinyi,
ban de Croatie, à L'Empereur Léopold I. Ce descendant du
héros de Szigetvdr, frère du poète guerrier, Nicolas Zrinyi, fut
l'àme de la résistance patriotique sous Léopold I et quoique
ban de Croatie il n'hésita pas à s'adresser à Louis XIV et à se
lier avec Wesselényi, Nadasdy et Frangipani contre les actes
arbitraires du sombre et cruel Habsbourg. Venu à Vienne,
avec un sauf-conduit, il fut jeté en prison et décapité le
30avrili671.
Dans cette Epitre, Pierre Zrinyi énumère les services que
ses aïeux ont rendus à la maison d'Autriche et veut fléchir
la colère du roi. La censure laissa passer la pièce sous
Joseph II, elle l'eût certainement arrêtée sous François II, de
même que les deux épigrammes à la mémoire de l'empereur
libéral et à Mirabeau. La première est une nouvelle preuve
que les réformes de Joseph II ne furent pas mal vues de tous
les Magyars. Les protestants lui étaient surtout reconnais-
sants. Le poète exprime son admiration dans cette épitaphe :
Serviteur fidèle du genre humain, miroir et exemple de la fraternité;
qui par la raison et la sagesse voulut réformer les lois de son pays, mais
dont les intentions et les efforts furent vains et disparurent avec lui ;
qui voulut faire de grandes choses et ne fit, hélas ! qu'abréger sa vie ;
qui sacrifia son existence pour nous sans que nous eussions reconnu en
lui notre vrai bienfaiteur, qui fut pourtant plus grand que tout son
siècle : regarde, voyageur, c'est ici que repose Joseph !
Le quatrain adressé aux mânes de Mirabeau, s'il n'exprime
.252 LES RÉVOLUTIONNAIRES
pas aussi franchement des idées révolutionnaires que les
deux strophes qui firent persécuter Bacsànyi, est pourtant
assez éloquent.
Au milieu des tours tombées de la ville de Paris et des ruines de ses
édifices publics, la France a élevé, en pleurant, une colonne où elle a
inscrit le nom de Mirabeau !
Szentjdbi, comme membre du cercle de Gassovie, était
imbu d'idées égalitaires; il tendait vers un idéal de justice
plus conforme aux doctrines des Encyclopédistes. Les
réformes de Joseph II et le rétablissement de la Constitution
par Léopold II lui faisaient espérer que leur successeur con-
tinuerait à marcher dans la voie du progrès. 11 composa donc
pour son couronnement une pièce de circonstance : Le Roi
Mathias on r Amour du peuple est la récompense des bons
princes \ qui est plutôt un récit historique dramatisé qu'un
véritable drame.
Le théâtre naissant venait alors à la rescousse pour éveil-
ler le sentiment national. Les drames du brave prêtre Dugo-
nics, taillés sur le modèle des Ritterstûcke allemands, étaient
des tranches d'histoire ou se succédaient sans interruption
les tirades patriotiques. C'est ainsi que Szentjdbi nous repré-
sente l'élection de Mathias à Bude en 1458, lorsque l'infor-
tuné fils du grand Hunyad était encore captif du roi tchèque
Podiébrad ; nous décrit son amour pour Catherine, fille du
roi de Bohême et sa délivrance. Ce drame est éminemment
patriotique ; il montre en Mathias l'idéal du roi magyar,
entouré de l'aristocratie — Szilâgyi — et du clergé — Yitéz
— l'assurant de leur dévouement et lui prodiguant des con-
seils qui s'adressent autant à François II qu'à Mathias Corvin.
Cette pièce fut jouée pendant cinquante ans, le plus souvent
à l'occasion des grandes cérémonies nationales ; elle fut tra-
duite en allemand.
Les quelques pages en prose qui nous restent du malheu-
1. Mdlyûs Kirôly, vagy a nép szerelele jûmbor fejedelmek jutalma.
CHAPITRE II
2o3
reux écrivain trahissent également une double influence.
Les idylles et quelques pensées traduites de Rabener nous
ramènent à cette littérature sans nerf et sans caractère dont
Gessner était le modèle; tandis que le fragment sur la Vie de
la reine Marie, lille de Louis d'Anjou, le premier essai ma-
gyar d'un récit historique sous forme littéraire, trahit la lec-
ture assidue des œuvres de Voltaire et de Millot.
Ces œuvres des Révolutionnaires complètent celles du
groupe de Bessenyei. La littérature, vers 1790, commence à
exercer son influence sur la vie politique. Au nom des grands
principes proclamés par la Révolution française, les écri-
vains demandent des réformes radicales. Sans doute, leur
tentative a avorté, mais nous serions bien injustes envers eux,
si nous voulions mesurer l'action qu'ils ont exercée sur ses
résultats immédiats. Grâce à eux, en effet, la Hongrie libé-
rale va se réveiller et les Diètes suivantes livreront une lutte
acharnée pour défendre les mêmes principes. Malgré tous les
obstacles, la semence qu'ils ont jetée germera. Si, au com-
mencement du xix^ siècle, la crainte fait taire les revendi-
cations, ï esprit français n'en continuera pas moins à agir et
cela, à une époque, où tout ce qui venait de France était sus-
pect aux yeux de Metternich et de ses agents magyars. Ainsi
donc, même pendant cette période de transition où d'autres
influences se firent sentir, la France exercera encore son
ascendant sur la Hongrie.
CHAPITRE III
LA TRANSITION
I
Le culte de la littérature et des idées françaises de 1772
jusqu'à la fin du xvm^ siècle était très grand; même les écri-
vains que l'histoire littéraire range dans d'autres écoles
subirent l'influence de la France, Tous en étaient pour ainsi
dire imprégnés. « La littérature, les sciences, la société et la
politique, en un mot, toute la civilisation prend, depuis Bes-
senyei, son mot d'ordre en France », dit le critique Beôthy '.
Le procès de Martinovics et les guerres napoléoniennes
n'arrêtèrent pas complètement ce courant.
La carrière littéraire de François Aazmc^y (1759-1831) en
est un exemple frappant ". Le rôle qu'il a joué ressemble
beaucoup plus à celui de Ronsard ou de Malherbe qu'à celui
1. Képes magyar irodalomtôrténet (Histoire de la littérature hongroise avec
des illustrations), II, p. 121.
2. Kazinezy fit ses études au célèbre collège des réformés à Sârospatak ;
devint, sous Joseph II, inspecteur des écoles nationales, et se consacra après
la suppression de cet emploi, à la littérature. Impliqué dans la « Conjuration »
de Martinovics, il resta en prison un peu plus de six ans. Retiré dans le Comi-
tat de Zemplén, il se créa à Széphalom (Belle-Colline) une retraite bien
modeste d'où il ne cessa de diriger le Parnasse contemporain. 11 agit surtout
par ses nombreuses traductions, par ses efforts pour réformer la langue et
sa vaste Correspondance que l'Académie hongroise édite depuis 1890.
CHAPITRE m 2So
de n'importe quel écrivain allemand. Le franc-maçon hardi
et libéral qui s'enthousiasmait pour Rousseau et Helvétius,
qui traduisait du Molière et du La Rochefoucauld, du Mar-
montel et du Lemierre, ne peut pas être considéré comme
un ennemi de la littérature française. Mais, au commence-
ment du xix" siècle, Weimar brillait d'un tel éclat qu'un
homme doué d'une large compréhension comme le fut
Kazinczy, ne pouvait rester continé uniquement dans l'imi-
tation des Français ; et cela d'autant plus qu'autour de lui
d'autres tendances se manifestaient.
En 1801, après six ans de détention, Kazinczy sortait
enfin de prison. En quelques années, il réussit à devenir
l'arbitre du goût littéraire et le resta jusqu'à sa mort. Les cir-
constances le favorisèrent. Parmi les adeptes des Français^
les uns étaient morts, les autres s'étaient retirés de la vie
littéraire : Bessenyei vivait oublié sur la puszta ; Bârdczy,
vieux et sceptique, s'occupait d'alchimie ; Bacsdnyi végétait
hors du pays, à Vienne, puis à Linz. Kazinczy mit toute
son ardeur à son apostolat. Le pays n'ayant pas encore
de centre littéraire, il put régenter le Parnasse, par sa
correspondance énorme : Széphalom devint l'oracle de Del-
phes. Quelques voyages à Pest, où ses fidèles lieutenants
Paul Szemere, Michel Vitkovics et Etienne Horvat travail-
laient sous sa direction, lui suffirent pour maintenir son pres-
tige. Ce prestige ne s'explique que par le goût vraiment
classique du maître qui savait trouver dans les chefs-d'œuvre
français, allemands ou anciens, les sources où il fallait
puiser et les modèles qu'on devait imiter.
Très aristocratique dans sa vie, il l'était aussi dans ses
préférences littéraires. Le ton populaire dans la conversa-
tion et dans la poésie l'offusquait. 11 disait des vérités peu
aimables à ceux qui, au milieu des Français et des Latinistes,
voulaient ressusciter, par sentiment patriotique, les œuvres
un peu dures de Gyôngyôsi et qui, dédaignant les formes
savantes du nouveau lyrisme, tâchaient de ramener la
poésie à son berceau, à sa première enfance.
2o6 LA TKANSITION
Dans l'œuvre immense de Kazinezy, il n'y a qu'un
volume de Poésies; tout le reste se compose de traductions,
de critiques et de travaux scientifiques. Ce qu'il goûte chez
les Français, c'est le classicisme ; la forme impeccable, la
généralité philosophique qui caractérise dans leur littérature
les sentiments et les passions ; le caractère humain de leurs
œuvres.
Dans son code littéraire, il blâme tout ce qui est trop
personnel et ce qui porte la marque du terroir. Les critiques
acerbes qu'il n'a même pas ménagées à Alexandre Kisfaludy,
portent sur ces deux points. Il sut si bien imposer ses vues
que, pendant vingt ans, les poètes suivaient docilement ses
préceptes. Cependant avec la fondation du cercle Aiiroi^a
(1822) qui a adroitement combiné l'élément national avec le
romantisme, sa domination s'atTaiblit et son règne commence
à décliner. Jusque-là il régente les lettres comme Boileau
avec lequel il a, en tant que poète, maints traits de ressem-
blance. Les Épîlres à Berzsenyi, à Yitkovics, où il rappelle
avec tant de sûreté de goût le développement de l'ancienne
littérature hongroise, et caractérise ses prédécesseurs de
Y École française et ses contemporains, rappellent manifes-
tement VArt poétique. Certaines épigrammes contre ses
adversaires littéraires attestent également une lecture assi-
due des Satires et des Épigrammes du poète français dont les
principes furent adoptés en bloc par le législateur du Par-
nasse magyar.
Le principal titre de gloire de Kazinezy est la réforme de
la langue et de la versification. Toute réforme de ce genre
est en même temps l'indice d'un changement dans le cou-
rant littéraire. Les Français et les Latinistes avaient eu à
lutter contre la pauvreté de l'idiome national. Le vocabulaire
philosophique et esthétique, celui même de la vie sociale et
politique, était en grande partie à créer'; il fallait, d'autre
part, remplacer par des vocables magyars les mots étran-
gers que l'usage du français, de l'allemand et du latin avaient
introduits. Kazinezy rechercha, à cet effet, des mots tombés
CHAPITRE III 257
en désuétude, fit appel aux patois, créa surtout, avec une
hardiesse inouïe pour le temps, de nouveaux mois et imita les
figures poétiques des langues anciennes et modernes. Des
batailles littéraires s'ensuivirent; néologues et puristes
se combattirent pendant vingt ans; Kazinczy, soutenu par
le plus grand philologue de son temps, Nicolas Rêvai
(1750-1807) sortit vainqueur de cette lutte. Il devint ainsi
le Ronsard hongrois.
Ses nombreuses traductions ' faites avec un soin minu-
tieux en font le grand maître de la langue. Les deux
comédies de Molière : Le Médecin malgré lui et Le Mariage
forcé, étaient destinées aux premières troupes du théâtre
hongrois ", qui luttèrent si misérablement à Bude et dans
d'autres villes du royaume. Kazinczy voulait ainsi montrer
comment on peut s'exprimer, même dans les farces, sans
blesser les oreilles les plus délicates. Lanassa [La Veuve du
Malabar) de Lemierre était également destinée aux pre-
mières représentations hongroises. Les Maximes de La Roche-
foucauld (1810) admirablement traduites pour l'époque,
restèrent longtemps l'unique traduction hongroise de ce chef-
d'œuvre; les Contes de Marmontel, où Kazinczy lutta avec
Bàrdczy, sont le fruit le mieux venu de la réforme de la langue.
Alors qu'il admirait beaucoup les œuvres en prose et la
langue de la conversation des Français, Kazinczy, en tant
que poète, se sentait surtout attiré par Weimar. Dans un pas-
sage supprimé de ses Mémoires ^ il affirmait que les Français
n'avaient pas de poésie lyrique parce que leur langue ne s'y
prêtait pas. Certes, à un homme imbu des doctrines esthé-
tiques de Schiller et de Gœthe, la poésie fugitive, la poésie
1 . Outre ses traductions d auteurs français, il a donné celles de Gessncr,
Lcssing [Fables, Miss Sarah Sampson, Minna, Emilie Galolli), Uerder {Les
Paramythies], Gœthe [Stella, Fv'ere et sœur, Clavir/o, Er/rnont), Shakespeare
[Hamlel), Ossian, Salluste et quelques œuvres de Cicéron. Voy. sur ces traduc-
tions, A. Radô, dansii. l'hilol. K., t. VII (1883).
2. Voy. sur ces traductions J. Bayer, dans : Irodaloml. A'. 1896.
3. Viilyûm emlékezele, édit. Abafi, p. 279.
258 LA TRANSITION
légère du xviii' siècle qui avait encore inspire les membres de
V École française, ne pouvait plaire. Il sentait que le lyrisme
hongrois est appelé à s'envoler plus haut que les Dorât, les
Parny et les Ghaulieu. S'il avait connu André Chénier, de
Vigny ou Lamartine, il aurait certainement changé d'avis. Ce
qui a pu encore attirer Kazinczy vers les Allemands, c'est
rhellénisme. Les écrivains qui l'avaient précédé ne savaient
pas le grec ; lui, sans être très versé dans cette langue, la com-
prenait un peu. Il pouvait se permettre de citer un poète
grec et lisait Anacréon \
Voyant les grands services que l'hellénisme ressuscité
par Winckelmann, Lessing et Herder, avait rendus au clas-
sicisme allemand, sentant, d'autre part, la décadence des
études grecques en France au xvni' siècle, il croyait pouvoir
plus facilement saisir quelques étincelles du génie grec en
se plongeant dans les œuvres des grands poètes de Weimar.
Cependant, même au plus fort de son règne, il n'a pu per-
suader tous les écrivains magyars de la supériorité des Alle-
mands. Les œuvres d'Alexandre Kisfaludy, qui n'avait rien
emprunté aux Allemands, faisaient les délices du public. Ses
poésies étaient infiniment plus goûtées que celles de Kazinczy
et de ses disciples. Ceux-ci, incapables d'imiter Gœthe et
Schiller, s'enthousiasmèrent pour les poètes sentimentaux et
mélancoliques, pour Matthisson, Salis et Hôlty, ces éternels
pleurnicheurs au clair de lune qui parlent de mourir,
même en chantant leurs amours. Puis, la génération élevée
par le groupe de Bessenyei ne supportait pas d'entendre
médire des Français. Ainsi, le comte Joseph DessewtTy (1772-
1843) écrit à Kazinczy (11 mars 1811) :
Je ne crois pas que les Français réussissent seulement dans la poésie
légère. Plus une langue est délicate, plus elle a de mérite d'avoir eu
des écrivains comme Montaigne, Jean-Jacques, Bossuet, Bourdaloue,
Massillon, Palru, Montesquieu, Raynal, Crébillon aîné, Chénier, etc., etc.
1. Voy. L. Kaufmann : Les classiques grecs et latins dans la Correspondance
de Fr. Kazinczy, dans Irodalonit. K., 1898.
CHAPITRE m 259
Je ne puis vous accorder que ceci : aucune langue n'est plus apte à la
poésie légère que la française, aucune n'offre plus de difficultés de
versification dans la poésie sublime ! On ne doit pas juger les Fran-
çais d'après les littérateurs de nos jours. Ce qui est étonnant chez ce
peuple, c'est d'avoir produit, en dépit de sa légèreté, des penseurs aussi
torts que profonds. Je sais que certains écrivains allemands refusent la
profondeur à une nation chez laquelle on trouve aujourd'hui des mathé-
maticiens comme Lagrange, Laplace, Lambert, etc. L'opinion de M™» de
(ienlis sur les philosophes français n'a aucun poids. On ne peut pas nier
que Voltaire ne reste partout Voltaire, comme Cicéron reste partout
Cicéron Quelle nation a porté à un plus haut degré l'esprit d'ana-
lyse, d'ordre, de clarté et de précision et comme ils disent de méthode, que
les Français ! J/s sont profonds, sans être creux, exacts et méthodiques sans
être ou minutieux ou ennuyeux.
Dessewffy répète souvent dans ses œuvres que les Hongrois
doivent s'inspirer des Français.
Je sais, dit-il ailleurs, que les Allemands qui ont pour l'ordinaire fort
peu de netteté dans l'esprit ne se soucient guère de clarté et de précision,
en disant : Das ist flache Begreiflichkeit, mais cette clarté et cette préci-
sion dans les idées valent mieux que l'obscurité et le non-sens... La
caractéristique de leur littérature est : die metaphysische Poésie und
ihre Metaphysik spielt in das Unerreichbare, Unbegreifliche, Verwirrte,
Unfassbare, Unanwendbare, und vor lauter Hohe in das Nichts oder
auf's wenigste in das Leere hinein, Kategorien, Constructionen der
Natur, etc.. Grandes misères!... Je ne nie pas que le génie de la langue
allemande soit parent du nôtre, mais, en général, le génie du peuple
hongrois est beaucoup plus proche de celui du français ^
Vingt ans plus tard, tous les écrivains hongrois partage-
ront l'avis de Dessewffy.
Kazinczy reste, malgré tout, le grand réformateur de la
langue; le premier « homme de lettres » de la littérature
magyare, l'écrivain qui aida beaucoup à l'atTranchissement
intellectuel des Magyars.
1. Voy. J. Ferenczy, Grof Dessewffy (pron. Desjcufi), Jozsef életrajza (La
vie du comte J. Dessewffy), 1897, pp. 112 et suiv. — Les passages soulignés
sont en français.
260 LA TRANSITION
II
Un grand sens esthétique, un goût alfiné, beaucoup de
mesure dans l'expression des sentiments, de la hardiesse dans
la formation des nouveaux vocables, un souverain mépris pour
tout ce qui est populaire : tels sont les traits caractéristiques
de Kazinczy et de ses disciples : Kis ', Szemere ^ et Kolcsey.
Le mot dédaigneux de Goethe : Werke des Geùtes und der
Kunst sind fur den Pôhel nicht da^ que le maître avait mis
en tête de ses poésies, Épines et fleurs, leur plaît beaucoup;
mais leurs œuvres mélancoliques, simples pastiches des
élégiaques allemands, s'accordaient mal avec la nature hon-
groise. Le premier souffle de vraie poésie lyrique, telle que
Yorosmarty, Petôfi et TompaTont cultivée, renversa ces œu-
vres fragiles. Ces disciples ont cependant le mérite d'avoir
écrit les premiers essais de critique littéraire et esthétique.
Au xvm* siècle, tout écrivain était loué, car, publier un
livre était alors œuvre patriotique. Kazinczy fut le premier
à montrer que la bonne volonté seule ne suffisait pas pour
produire des œuvres littéraires. Son but était de créer une
Poétique magyare en s'adressant tour à tour à la France et à
l'Allemagne. Les théories de Boileau et de Voltaire étaient
connues du groupe de Bessenyei ; l'école de Kazinczy
les approfondit et emprunta à Batteux le code du classi-
cisme. Son Cours des Belles Lettres jouissait alors en Alle-
magne d'une renommée qui contrastait avec le peu de
1. Jean Kis (1770-1846) a traduit Tibulle, Properce, les Épilres d'Horace,
Juvénal, Perse '^tous dans le rythme de l'original), le Traité du Sublime de Lon-
gin, la Rhétorique d'Aristote et les Leçons d'esthétique de l'anglais Blair. Il
avait un goût prononcé pour la poésie de Thomson et de Deiiile. Ses Mémoires,
édités en 1790, attestent une connaissance assez approfondie de la littérature
française du xyiii' siècle.
2. Paul Szemere (1785-1861) a rédigé les deux meilleures revues d'avant 1830 :
La Vie et la Littérature (1826-1827) et Mî/sa?-ion (1829). Il excelle dans le son-
net; ses critiques esthétiques font preuve d'un sens artistique très sûr.
CHAPITRE III 261
notoriété obtenue par cet ouvrage en France. Dayka et Hévai
l'avaient déjà traduit en partie, Péczeli lui fit des emprunts ;
dans les classes on enseignait ses principes.
Avec le Cours on lisait également la Poétique de Mar-
montel ; mais tandis que les Français se contentaient de
ces deux écrivains, Kazinczy et ses disciples s'adressèrent
également à Lessing et à une autorité beaucoup moins con-
sidérable, Sulzer, qui dans sa Théorie générale des Beaux-
Arts s'inspirait de Batteux et feignait d'ignorer le Lao-
coon et la Dramaturç/ie . Les articles de son Dictionnaire
ont servi aux esthéticiens hongrois depuis Péczeli jusqu'à
Kolcsey '. Ce dernier est le représentant le plus illustre du
cénacle de Kazinczy ; ses œuvres sont comme l'aboutissement
de cette école gréco-allemande.
Dans ses poésies, Kolcsey s'inspire de l'idéal schillérien du
Beau et de la Liberté, mais le pitoyable état politique de son
pays lui arrache des accents douloureux qui répugnent à la
sérénité classique. Comme son maître, il nous laisse froid ;
son idéalisme reste incompréhensible pour le lecteur; il se
perd dans les nuages ; ses idées et la forme qu'il leur donne
sont de la dernière obscurité '. Seules, ses poésies patrio-
tiques, surtout son Hymne qui fut longtemps le Chant Natio-
nal^ resteront. Trop sentimental comme poète lyrique, il est
d'une grande fermeté comme critique littéraire. Sa con-
naissance approfondie des littératures anciennes et modernes,
des doctrines littéraires et esthétiques de la France et de
l'Allemagne ^ font de lui le juge littéraire le plus compétent
1. Voj'. R. Radnai, ouvr. cité, chap. xiii. — La première Esthétique hongroise
était encore écrite en latin : Aesthelica,sivedoctrinabo7n ijiistus e.r pfiilosophia
pulchridediicta in scientias et artes amoeniores (\188). L'auteur, G. Szerdahelyi
(1750-1808) combinait ingénieusement le P. André avec Baunigarten. Son livre,
très remarquable pour l'époque, était peu répandu, probablement à cause de
la langue. Mais il y avait, dès 1174, une chaire d'esthétique à l'Université.
2. Voy. A. Kardos : A muçiyar széijirodalom lôrténele (Hist. de la littérature
hongroise), 1892. — Chap. xxiii.
3. Voy. R. Szegedy, Les travaux eslttétiques de Kolcsey, dansE. Philol. K.
1897.
262 LA TRANSITION
de son groupe. Son travail sur le Ziinyi de Kôrner est une
des meilleures études dramatiques de l'époque. Il se montre
très partial dans ses jugements sur Berzsenyi et sur Gsoko-
nai. Sa critique des œuvres de ce dernier est comme un écho
des attaques de Schiller contre le malheureux Bûrger.
Kôlcsey est le créateur de l'Eloge académique; pour ce
genre il ne put qu'imiter la France. En effet, les discours
de réception à l'Académie française l'ont bien inspiré.
Ses éloges de Kazinczy et de Berzsenyi devinrent les
modèles du genre dans lequel excellèrent Joseph Eôtvôs
et Paul Gyulai. Kôlcsey, orateur politique, continue l'œuvre
de ces esprits libéraux qui, à la Diète de 1790-1791, ont
combattu pour la liberté. Député de Szatmâr en 1832, il
devint bientôt un des premiers orateurs de la Chambre.
Il y discutait les principes de 1789 et eut des accents
émus pour la Pologne. Dans un de ses discours, il alla
trop loin au gré de ses mandataires. Il dut donner sa
démission (1834) ; son dernier discours lit une telle impres-
tion que la Diète leva la séance. Le jeune Kossuth, qui rédi-
geait alors les comptes rendus des séances, fit encadrer sa
feuille de noir. Les jeunes orateurs parlementaires considé-
raient Kôlcsey comme leur maître. Les idées libérales venues
de Paris après la Révolution de Juillet trouvaient en lui un
défenseur et respiraient déjà dans ses discours avant
d'atteindre à leur triomphe définitif en 1848.
III
Français, Latinistes et Gréco-allemands élargissaient ainsi
l'horizon intellectuel de la Hongrie et travaillaient à rendre
l'idiome national apte à exprimer les idées poétiques, esthé-
tiques et sociales de l'Occident. Kazinczy rendait justice à
Bessenyei, car il savait que la lumière commençait à péné-
trer grâce à ses efforts ; il savait aussi ce que la prose lion-
CHAPITRE IIÏ
263
groise devait à Bârdczy et il s'efforça de Tégaler ; il loua
Virâg et Berzsenyi à cause de la forme concise de leurs
strophes horatiennes. Tout écrivain qui alliait à des pensées
sérieuses une forme classique — que cette forme fût ancienne
ou moderne — trouvait en lui un juge bienveillant prêt à
le tutoyer fraternellement. Un seul groupe d'écrivains avait
la propriété de l'irriter, c'était le groupe populaire qui ne
voulait pas accepter son code classique. S'adressant à la
petite noblesse, peu instruite et surtout au peuple, il leur
donnait des lectures agréables, faciles à comprendre, terre à
terre, oîi les héros populaires jouent le rôle principal. Crai-
gnant l'invasion des mœurs étrangères, il dirigeait des
satires contre la noblesse francisée et la bourgeoisie germa-
nisée. Les écrivains de ce groupe produisaient des romans,
soit en vers, soit en prose, des épopées héroï-comiques dans
une langue lâche et diffuse; ils rejetaient les innovations de
Kazinczy et attaquaient même sa réforme de la langue et de
la prosodie.
André Dugonics (1740-1818) de l'Ordre des Piaristes four-
nit au public féminin des romans ineptes débordants de
chauvinisme; Adam Paldczi Horvâth (1760-1820) écrivit
des épopées aujourd'hui illisibles; Joseph Gvadanyi (1725-
1801) donna son Notaire de Peleske (1790) avec la devise :
Omnis mutatio 'periculosa^ et son roman d'aventures Paul
Rontô, fidèle compagnon du comte Maurice Benyovszky
(1793) ; tandis que les poètes de Debreczen s'inspiraient de la
Muse populaire dans leurs poésies lyriques.
Il ne faudrait cependant pas croire que ces écrivains ne
connaissaient pas les littératures étrangères. Leur réaction
semble surtout dirigée contre l'esprit allemand. Dans leurs
œuvres, nous pouvons constater maints emprunts à la
littérature française. C'est que depuis Bessenyei jusqu'à
nos jours, tout écrivain devait connaître les chefs-d'œuvre
français. Gvadanyi lui-même connaissait Voltaire. La vie
de Charles XII, roi de Suède (1792) n'est qu'une adap-
tation que l'écrivain hongrois agrémenta çà et là de quelques
264 l'A TRANSITION
notes du Journal de Pierre le Grand et de quelques
passages de Rochonville. Mais la grâce et l'élégance de
l'original disparaissent sous sa plume, pour se changer
en un style lâche et confus; de plus, les critiques qu'il
adresse à son auteur sont enfantines'. Le môme Gvaddnyi
a entrepris la traduction de Millot, commencée par Verseghy.
Le premier volume des Éléments d'histoire générale parut
en 1796 et le cinquième en 1798. Gvadânyi y a ajouté des
pages de Rollin et donné ainsi la première histoire univer-
selle qui ait paru en Hongrie. Il combat les athées et
les matérialistes, mais dans les volumes suivants il dirige
ses attaques contre les princes, les papes et les magnats.
La censure s'en mêla et les trois derniers volumes remaniés
n'ont pu paraître qu'après sa mort. « Monsieur le comte
Gvadânyi, général de bataille au service de Sa Majesté
Impériale et Royale apostolique ■ », connaissait donc les
Français.
Palôczi Horvâth doit également le plan de son épopée
Hiinnyade (1787) à la Ilenriade, qui avait été traduite par
Péczeli. Dans le cercle calviniste de Debreczen, qu'on croirait
isolé du mouvement littéraire, le courant français se faisait
pourtant sentir. Les deux principaux représentants de ce
cercle : Michel Fazekas (1766-1828) q\ Michel Csokonai Vitéz
(1773-1805), malgré le ton populaire de leurs poésies lyriques,
sont imbus de lectures françaises. Sous cette influence ils
deviennent démocrates et humanitaires.
Fazekas était soldat et fit la campagne de France ^ Son
séjour en Champagne et en Lorraine, la lecture assidue de
Rousseau ont effectué une véritable métamorphose dans son
âme. Le jeune officier, jadis belliqueux, quitte l'armée à
1. Voy. Charles Széchy : La Vie de Gvaddnyi dans les Torténeii életrajzok
(Biographies historiques), 1894, pp. 27?) et suiv.
2. Les adresses des lettres s'écrivaient toujours en français à cette époque.
3. Voy. sur Fazekas, l'étude détaillée de R. Tôth dans Irodalomt. K. 1897,
reproduite en tête de son édition des Poésies [Ancienne Bibl. honr/roise,
noXVII, 1900).
CHAPITRE III
265
trente ans, pour devenir un philanthrope, un égalitaire, un
vrai philosophe des /amures. Il détesle le carnage, comme
Bessenyei, Barcsay et Bârdczy; la haine de Napoléon
s'explique par ses idées humanitaires. Dans ses poésies
lyriques, nous trouvons plusieurs morceaux traduits du
français, notamment le Philosophe des Alpes de La Harpe,
où il a trouvé l'expression philosophique de ses goûts
personnels. Démocrate ardent, il a sa place marquée dans
cette lignée d'écrivains que la Révolution française a
inspirés.
Au milieu des guerres napoléoniennes, lorsque le noble
élan de 1790 semblait éteint, il composa une petite épopée
comique intitulée : Ludas Matyi (Mathias, gardeur d'oies) *,
où il a créé le type du serf qui, vexé et opprimé par son sei-
gneur, se venge par des tours spirituels du hobereau qui le
tourmente. Mathias va au marché vendre ses volailles ; le
seigneur Dôbrôgi les lui fait prendre de force et il est de plus
rossé par ses domestiques. Matyi jure de se venger et, en
effet, déguisé tantôt en architecte italien, tantôt en médecin,
il réussit à rendre à son seigneur la monnaie de sa pièce. Le
sujet est vieux sans doute et se trouve dans les fabliaux, mais
il n'appartient pas au folklore magyar.
Le dernier biographe de Fazekas croit que le poète, pen-
dant son séjour en France, a lu ou entendu ce récit, remanié
pendant la Révolution pour railler la noblesse... Le roman
de Trubert - et un conte lorrain ont force analogies avec le
récit magyar. La composition ferme, le grand intérêt de la
fable, les caractères bien dessinés font de cette épopée popu-
laire un petit chef-d'œuvre et, ce qui lui donne le charme
de la nouveauté, c'est qu'on y voit pour la première fois, après
le procès de Martinovics, un poète prendre parti pour le
serf contre le seigneur, cela dans un temps où les Diètes ne
se réunissaient que « pour défendre les garanties du trône.
1. Conte burlesque de 454 hexamètres, 1815.
2. Voy. Histoire liltéraire de la France^ tome XIX, p. 734 et suiv.
266 LA TRANSITION
de l'ancienne constitution et des droits nobiliaires ; pour
faire résistance aux idées et aux armes françaises. »
Csokonai, le talent le plus original de ce groupe, est un
mélange de Rousseau et de Piron. Elevé dans la stricte disci-
pline du collège de Debreczen, il y professa quelque temps,
mais dut quitter sa chaire à cause des désordres de sa vie
privée. Il se voua exclusivement à la poésie, ne pouvant se
plier aune occupation régulière. Résolution hardie ! car le
métier d'homme de lettres n'était guère lucratif alors. Aussi
après plusieurs années de vagabondage à travers le pays, il
revint, épuisé, mourir dans les bras de sa mère; il n'avait
que trente-deux ans \
C'est une grande erreur de ranger cet homme d'un talent
lyrique si remarquable parmi les détracteurs de la Révolution
française. Il est cosmopolite et ne s'est jamais départi de ses
sympathies pour les principes que proclamèrent ses contem-
porains. On lui reproche d'avoir rédigé, en 1796, une petite
feuille qui eut en tout onze numéros : La Muse hongroise
de la Diète, grâce à laquelle il espérait voir surgir des
Mécènes parmi les magnats. Mais, comme dit son biographe,
M. Jules Haraszti, ces morceaux tantôt traduits, tantôt dictés
sans enthousiasme à son imprimeur, ne sont que des phrases
mises dans la bouche du palatin. « C'est froid comme la
chanson à boire d'un buveur d'eau ou les vers amoureux
d'un vieillard rhumatisant. » Le vrai Csokonai est un dis-
ciple enthousiaste de Rousseau dont le nom est sur ses lèvres
toutes les fois qu'une grande douleur l'étreint. C'est Rous-
seau qui inspire ses poèmes philosophiques, notamment les
morceaux célèbres sur V hnmortalité de rame.
« Toi, qui reposes dans l'île isolée d'Ermenonville sous l'ombre
fraîche des peupliers, réveille-toi et admire une créature hardie qui
ose faire de plus grands sacrifices que toi ! »
L'amour de la nature, qui a trouvé dans Csokonai des
1. Voy. Sa biographie par Haraszti : Csokonai Mihcily, 1880.
CHAPITRE III 267
accents inconnus jusqu'à lui, l'esprit «le tolérance prêchd
dans son beau poème : Constantinoplc, permettent de démêler
les vraies sources de son inspiration. Ses chansons anacréon-
tiques rappellent par plus d'un point la poésie légère du
xviii' siècle, mais elle devient chez lui parfois obscène;
cela lui attira les critiques de Kôlcsey. Gsokonai con-
naissait Dorât, Colardcau, Parny, Pezay et Piron ; mais,
tout en s'inspirant d'eux, il a su donner à ses chansons une
tournure populaire qui leur prête un charme impérissable.
L'épopée com.\(\\\e Dorothée ou le trumiplte des Dames cm
C«/virti'«/ s'inspire de Va Boucle de cheveux enlevée de Pope ',
et du Sceau enlevé de Tassoni, cependant le r<Me d'Eris est
imité du Lutriii dont une traduction complète fut donnée
parKovacs. Gsokonai voulait chanter les exploits d'Arpâd ;
d'après le plan de cette épopée ^ on voit clairement que c'eût
été une imitation de la Henriade : la mythologie, les pro-
phéties, les visions, jusqu'au palais des Destins et les tirades
politiques, tout, en effet, se retrouve dans cette esquisse,
découverte dans les papiers de Dessewffy. Gsokonai projeta
également une Poétique hongroise d'après le plan de Mar-
montel, mais il n'acheva que la partie traitant de l'Epopée.
Les œuvres de Fazekas et de Gsokonai nous montrent
suffisamment que la littérature française pénétra jusque dans
ce coin isolé et puritain que fut Debreczen. Une petite que-
relle survenue après la mort de Gsokonai eu est une nouvelle
preuve. Kazinczy avait demandé pour le poète un monument
sur lequel serait gravé le premier vers, devenu proverbial,
d'une poésie de Schiller : « Moi aussi, j'étais né en Arcadie )>.
Les écrivains et les savants de Debreczen qui ne connaissaient
pas la poésie allemande, consultèrent le Voyage du jeune
Anacharsis de Barthélémy et y découvrirent bientôt cette
phrase dans la description de l'Arcadie : « Les pâturages y
\. Gsokonai avait traduit l'œuvre do Pope « sur une traduction française ».
Voy. Radnai, ouvr. cité, p. 201.
2. Voy. Ilaraszti : M. Gsokonai, p. 262 et suiv.
268 LA TRANSITION
sont excellents, surtout pour les ânes. » Appuyé de l'aulorité
de Barthélémy, ils refusèrent le monument et invectivèrent
Kazinczy auquel, d'ailleurs, ils gardaient rancune pour sa
réforme du langage.
IV
Si nous pouvons constater dans le cercle populaire de
Debreczen, loin de la capitale, une connaissance si intime de
la littérature française, nous Tobserverons encore mieux
dans des milieux plus favorables *. Les petites sociétés litté-
raires de Cassovie, Komârom, Gyôr (Raab), Pozsony, puis
de Sopron, Nagy-Enyed, Kolozsvar étaient très au courant
de ce qui se publiait à Paris ; mais un grand centre
intellectuel, industriel et commercial manquait encore
L'idée même d'en créer un et de faire de Pest une vraie
capitale germa d'abord dans la tête d'un écrivain : Joseph
Kàrmân (1769-1795). La France centralisée, avec sa capitale,
ses écrivains, ses salons fut donnée comme exemple dès
Bessenyei ; mais la Hongrie ne put réaliser ce rêve que vers
1830. Quand les écrivains de cette époque parlent de l'unité
nationale, quand ils désirent cultiver la langue et la littéra-
ture pour éveiller la nationalité, c'est toujours l'image de la
France unifiée qu'ils ont devant les yeux ; ils savent les ser-
vices que rend l'Académie française, ils comprennent de
quelle utilité sont les salons et l'influence salutaire que les
femmes peuvent exercer sur le mouvement littéraire. C'est
pourquoi Karman, jeune enthousiaste épris de Rousseau
1. Il est hors de doute que le culte de Virgile dans le cercle des La/mis/es,
•es nombreuses traductions et imitations des Géorgiques viennent, en grande
partie, de France. Un des principaux membres de ce cercle, David Barùti
Szabô (1739-1819), a traduit en hexamètres le Praedium ruslicum du jésuite
Jacques Vaniére (1664-1739) sous le titre : ParaszH majorsng (1779). Ce pas-
tiche de Virgile, de même que les imitations de Delille le prouvent suffi-
samment.
CHAPITRE m 269
et de l'idéal dos Encyclopédistes, fonda sa revue : Uranie
(1794). Il était affilié à la société de Martinovics, mais ne
fut pas dénoncé, de sorte qu'il put mourir, sans être inquiété,
au moment même où le procès se déroulait. Karman comp-
tait surtout sur le public féminin dont il attendait le relè-
vement des mœurs, des coutumes et de l'esprit magyars.
Uranie publia son roman : Les reliques de Famitj (Fanny
hagyomânyai), vrai chef-d'œuvre pour la peinture des
passions, inspiré de la Nouvelle Héloïse et un peu de
Werther. Fanny, dont le cœur sensible est froissé par un
père aux préjugés aristocratiques et par une marâtre, aime
un jeune homme d'une condition sociale inférieure. Le
mariage étant déclaré impossible, on les sépare et alors com-
mencent le journal et les notes qui constituent le roman :
celui-ci se termine par la mort de Fanny.
Le disciple de Rousseau a su mêler à ce récit des images
et des scènes de la nature qui, dans leur forme exquise, ont
ravi les contemporains et qu'on retrouvera quelques années
plus tard dans le Saint-Preux magyar : Alexandre Kisfaludy.
Et de même que celui-ci chantera d'abord V Amour qui se
lamente., puis l'Amour heureux^ Kârmân dans les Lettres d'un
jeune marié, débordantes de joie et d'enthousiasme, dépeint,
d'après Rousseau, l'état d'âme d'un amant heureux. — Le
fragment dramatique : Condamnation capitale est une sortie
véhémente contre les seigneurs tyranniques qui foulent aux
pieds les sentiments les plus nobles de leurs serfs.
Bien qu'il eût été enlevé à la fleur de l'âge. Karman peut
prendre rang à côté des écrivains qui personnifient les aspi-
rations libérales des années mouvementées qui précèdent
1795. Comme ses compagnons d'armes, il lutte pour la con-
servation de la langue et du caractère magyars, pour un
centre intellectuel, pour une société savante qui réunirait en
un faisceau les efforts que leur dispersion rend stériles. 11
espère voir bientôt paraître des ouvrages originaux et des
lectures agréables pouvant gagner le public à la cause de
l'idiome national.
270 LA TRANSITION
Toutes ces œuvres parurent au milieu des guerres napo-
léoniennes. Il est curieux d'observer la grande réserve de
tous les écrivains de l'époque au moment de la lutte do l'Au-
triche contre la France. Nous chercherions en vain parmi eux
des Arndt, des Schenkendorf ou des Koerner '. Ils obser-
vèrent plutôt la sérénité olympienne de Goethe qu'ils n'imi-
tèrent les cris désordonnés des Allemands. Kazinczy était un
grand admirateur de Napoléon et le rôle que Goethe joua
vis-à-vis du conquérant lui aurait probablement convenu.
Le pays, s'il montra quelque ardeur dans les premières
années de la guerre, ne vit plus la nécessité de faire des
sacrifices après le traité de Lunéville; c'est toujours en mau-
gréant que les Diètes votaient les subsides. On savait
d'avance que toutes les promesses de la Cour resteraient lettre
morte. Les meilleurs esprits, ceux qui étaient imbus des
grands principes de la Révolution, souhaitaient ardemment
un écrasement complet de l'Autriche qui leur eût permis de
reconquérir leur indépendance. La proclamation de Napoléon
en 1809 était donc, au point de vue politique, très adroite.
•L'Empereur était bien renseigné sur l'état des esprits; il
savait que les journaux français étaient très lus en Hongrie ^
1. « Aucun poète (hongrois) ne chanta la victoire de Leipzig, ou la prise de
Paris i),dit avec raison Sayous. — En 1802, Adrien Lezay écrit à Napoléon :
« En général, il y a peu de Hongrois qui n'ait en haine les Autrichiens, en
mépris la maison régnante, en admiration les armées françaises. » Archives
nationales, AF iv, 1677.
2. Voy. Correspondance de Napoléon l<^'\ tome XI, 4 octobre 1803. Par suite
de la banqueroute financière de 1811, le prix des journaux français devint
presque inabordable. Le Moniteur de Paris se payait 420 florins, la. Gazette de
France, le Journal de Paris, le Journal des Débats, 236 florins. Voy. F. Krones :
Aus Oesterreichs stillen und bewegten Jahren, 1892, p. 6u. — Sur les rapports
de Napoléon avec la Hongrie, voy. Wertheimer, dans Ungarische Revue, 1883;
et : Aiisztria es Marjyarorszâg a XIX. szûzad elsô tizedében (L'Autriche et la
Hongrie dans le premier décennat du XIX» siècle) 1884-1890. — R. Chélard
dans la Revue britannique, 1897, nov.
CHAPITRE III 271
Quoique averti par ses émissaires que le mouvement libéral
de 1790-1791 n'était qu'un feu de paille, il se risqua tout de
même à essayer d'agir en ce sens, croyant que les écrivains
exerceraient aux bords du Danube la môme influence qu'en
France. Il se trompait. Les magnats qui détenaient tous les
emplois étaient trop « Autrichiens » pour proclamer l'indé-
pendance. Mais ce qui est indéniable, c'est l'absence de haine
contre les Français dans la littérature de ce temps. Quelques
pièces de commande du pauvre Verseghyau service du pala-
tin et de Csokonai en quête d'un noble protecteur, ne comp-
tent vraiment pas, d'autant plus que la sincérité de ces
auteurs est démentie par leurs autres œuvres.
Un seul poète se fit, en 1797, le Tyrtée de la nation : Daniel
Berzsenyi (1776-1836), le meileur poète parmi les Latinistes.
Mais dans ses Odes horatiennes il exprime plutôt sa douleur
et sa résignation qu'il n'excite à la résistance. Jamais un mot
blessant contre l'ennemi de son pays n'a échappé à ses lèvres
et dans ses strophes d'une facture vraiment admirable on
aperçoit des lueurs d'espérance bientôt suivies d'un grand
abattement.
Lorsque la noblesse hongroise accourt à l'appel de Fran-
çois II, il s'écrie : « Les petits des aigles ne peuvent être que
des aigles — Et la panthère de Nubie — INe peut engendrer
de timides lièvres. » Mais voyant que les troupes ne sont plus
animées de l'ancien esprit belliqueux, il désespère de l'ave-
nir de son pays et se console par cette idée que tout doit périr
selon la loi éternelle: « La main d'airain des siècles boule-
verse tout; — La noble II ion est tombée, — Ainsi que la fière
et puissante Garthage; — Rome et Babylone sont déchues. »
Les quelques distiques adressés à Napoléon après 181S mon-
trent que Berzsenyi était fort sobre dans ses expressions :
« Ce n'est pas loi, c'est l'âme de ton temps qui a remporté la victoire,
c'est la liberté dont tes troupes glorieuses portaient les étendards ! Les
peuples tombés dans une erreur sublime se sont prosternés devant toi,
et le sort de la sainte humanité fut confié à ta main. Mais toi, tu subor-
donnas tout à ta fantaisie chimérique, et voilà que la palme divine est
272 LA TRANSITION
remplacée par la couronne d'épines. La main qui t'a élevé est celle qui
t'a abattu : la destinée du genre humain est vengée en toi. »
Le poète qui s'était retiré à la campagne où il vivait
en dehors des grands courants européens, reste entiché de la
noblesse à laquelle il attribue toute la gloire du passé, selon
lui, plus brillant que le présent. Le souffle des idées démocra-
tiques ne l'avait pas touché. Gomme beaucoup de nobles il
était opposé à l'émancipation des serfs et à l'impôt sur la pro
priété foncière. Il trouve que le paysan hongrois n'est pas si
malheureux qu'il semble; il se contente encore en 1833, de
recommander qu'on observe une certaine mesure dans les
peines corporelles et un peu d'humanité : il attend d'ailleurs
les meilleurs effets de l'instruction du peuple.
Malgré ses tendances réactionnaires, Berzsenyi n'était pas
un ennemi de l'influence française ; plusieurs de ses poèmes
philosophiques, pleins de mélancolie, rappellent la poésie de
Delille dont les œuvres étaient fort répandues au commen-
cement du XIX* siècle en Hongrie et inspiraient les poètes
campagnards.
Kazinczy et Kôlcsey, critiques littéraires et réformateurs
de la langue ; Alexandre Kisfaludy et Gsokonai, poètes
lyriques, dominent cette époque de transition qui tinit par
l'avènement de l'école romantique. Un monde nouveau, un
idéal différent se révèle alors à la Hongrie par l'intermédiaire
de la littérature française.
Les poètes et les écrivains du xvii® siècle et principale-
ment du xviii^, dont l'influence fut si prépondérante pendant
la période que nous venons d'étudier, cèdent le pas aux
poètes, dramaturges et romanciers de l'Ecole romantique
CHAPITHE m 273
La fondation du Théâtre National *\q Pest, en 1837, donne
aux eflorls louables de la période précédente une nouvelle
direction. La littérature dramatique naît et se développe pen-
dant soixante ans sous l'inlluence de la scène française. Le
roman, qui se trouve alors pour la première fois dignement
représenté, s'inspire également des œuvres françaises. La
vie savante fortifiée par la fondation de l'Académie (1830),
institution que Bessenyei dans son patriotisme clairvoyant
demandait déjà, reprendra tout son essor pendant cette
période, et nous trouverons là encore de nombreuses traces
françaises.
Jusqu'ici nous avons pu constater que, grâce à la littéra-
ture française, les Magyars, malgré de nombreuses difficultés
— apathie du public, malveillance des autorités viennoises,
censure tracassière — ont créé une littérature qui possède
des écrivains autres que des traducteurs ou des adaptateurs.
Après avoir joué le rôle d'initiatrice, la France reste un guide
sûr, une conseillère et une inspiratrice, et cela même pour
des poètes dont les œuvres sont comme l'expression de la vie
magyare. Ils l'aiment comme le génie tutélaire de l'huma-
nité qui dissipe les ténèbres et se trouve toujours au premier
rang quand il s'agit de combattre pour les droits de l'homme,
la justice et la liberté !
LIVRE II
(1837-1896).
INTRODUCTION
Dans les pages précédentes, nous avons vu comment est
née la littérature hongroise ; nous avons vu avec quel
enthousiasme, malheureusement trop vite réprimé, la Hon-
grie embrassa les idées de la Révolution française et, com-
ment le génie français, malgré cette répression, n'a cessé
d'influer sur les meilleurs esprits qui, au commencement du
xix*" siècle, sont les représentants les plus éminents de la vie
littéraire.
Ces débuts ont été suivis d'une floraison extrêmement
riche : la poésie lyrique atteint son apogée avec Vôrôs-
marty, Petofi et Arany ; la poésie dramatique est représentée
par le fécond Szigligeti et le roman s'épanouit grâce à
.Idsika, Eotvôs, Kemény et Jôkai. On appelle cette période
« romantique et nationale » à la fois. La première de ces
dénominations doit nous arrêter un instant. Le « roman-
tisme » en Hongrie ne signifie pas la môme chose qu'en
France ou en Allemagne, par cette simple raison que sa lit-
térature n'a pas d'âge classique. Les juges les plus compé-
tents s'accorderont à affirmer que les œuvres de Kazinczy et
de son groupe ne constituent pas une littérature classique,
encore moins les Odes horatiennes de Berzsenyi. Le roman-
tisme hongrois n'est pas non plus une résurrection du moyen
278 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
âge, qui en littérature et en art n'a pas laissé de traces bien
profondes; ce n'est pas non plus le sentimentalisme vague et
les rêveries obscures des romantiques allemands : penchant
diamétralement opposé au caractère magyar et plante exo-
tique qui n'a jamais pu s'acclimater en Hongrie.
Le romantisme s'y caractérise, en poésie, par l'effort pour
puiser dans la conscience populaire comme à une source
d'oii toute vraie poésie doit jaillir ; il cherche aussi à revenir
au rythme national et à s'émanciper des mètres anciens,
comprenant qu'il lui sera ainsi plus facile d'agir sur le
peuple. Le romantisme, en politique, signifie la reprise de la
lutte pour les idées de la Révolution française : il veut faire
renoncer le pays à son état féodal, afin que la noblesse s'ac-
coutume au travail et que le règne de l'égalité commence.
A partir de la mémorable Diète de 1825 jusqu'à la Révolu-
tion hongroise, les esprits les plus éminents dans les lettres
et dans la politique poursuivent ce but, les yeux constam-
ment tournés vers la France. Certes, la lutte fut longue et
l'Autriche ne voulant pas céder, la Révolution éclata (1848).
L'héroïque soulèvement fut suivi d'un régime réactionnaire
abominable, mais le pays acquit enfin, avec son indépen-
dance, le moyen de réaliser les vœux de cette génération
romantique qui a donné à la Hongrie ses plus grands écri-
vains et ses plus éloquents orateurs.
La période que nous allons étudier a donc, comme point
de dépaît, en politique, la Diète de 182S, d'où la Hongrie
moderne devait sortir; en littérature, la fondation du
Théâtre National (1837). C'est là aussi un fait important, qui
eut sa répercussion sur toute la littérature. Les poètes se
servaient de la scène pour prêcher les doctrines libérales.
Jusqu'à la Révolution c'est le romantisme français qui
triomphe. Dans aucun pays peut-être, on ne rendit à Victor
Hugo, à Alexandre Dumas, à Déranger, à Lamartine, à Bal-
zac et à George Sand un culte pareil à celui dont ils furent
l'objet, à cette époque, en Hongrie.
Non seulement le théâtre et le roman, comme nous le ver-
INTRODUCTION 279
rons, s'inspirent des œuvres françaises, mais la tribune,
le journalisme, même la poésie lyrique qui est pourtant
une fleur bien autochtone, décèlent par certains côtés
l'influence française.
La jeunesse ne lisait que les livres ou les journaux venus
de Paris ; tout ce qui était allemand était banni. L'aversion
de Pelôfî pour Goethe est connue : il ne voulait pas aller à
l'école « d'un serviteur dos princes», fût-il le plus grand génie.
Jôkai, dans ses notes biographiques et dans ses romans,
décrit souvent cette fièvre française et nous montre que tous,
ceux qui, vers 1840, entraient dans la carrière littéraire ne
juraient que par les Français.
La tribune, — selon Sayous, la plus éloquente après celle
de France, — retentit des mêmes revendications que celle
de la Constituante ^i de Y Assemblée législative ; Ko'isuih en
devint le Mirabeau et son Pesti Hirlap, le premier journal
hongrois de grande envergure, imita les journaux parisiens
jusque dans leurs moindres détails. Le groupe politique
surnommé les Doctrinaires, et dont les chefs étaient Csen-
gery, Eôlvôs, Kemény, Szalay et Trefort demandait la centra-
lisation et un ministère responsable ; ils unissaient la science
et la politique et considéraient comme leurs maîtres Guizot,
Royer-Gollard, Camille Jordan, de Serre et tous les libéraux
de France. Les discussions qui éclataient à la Chambre fran-
çaise, étaient commentées dans les journaux et à la Diète.
De même aussi, les œuvres de ïhiers, de Mignet et des Thierry
servirent de modèles aux premiers historiens magyars.
La Hongrie, en 1848, se croyait déjà libre lorsque la Révo-
lution éclata et retarda de dix-huit ans la réalisation de ses
espérances. Mais le charme exercé par la France ne cesse pas
pour cela d'agir. Les émigrés les plus éminents se fixent à
Paris, à Genève, à Bruxelles et continuent à vivre dans une
atmosphère française '. De nombreux magnats, que leur âge
1. La libre Recherche (Bruxelles, 1853-1860), cet organe des émigrés fran-
çais du second Empire, donna de nombreux articles sur l'histoire et la litté-
280 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EX HONGRIE
empoche de quitter le pays, envoient leurs enfants dans les
pays de langue française pour qu'ils échappent à l'influence
autrichienne. C'est alors que s'établissent les premières rela-
tions qui aient lié des écrivains français et magyars; c'est
alors que l'on commence à s'occuper en France de ce pays et
à renouer une tradition qui remonte à Louis XIY. On traduit
Petôfi, quelques romans et récits de Jdsika et de J(5kai. Les
émigrés, le comte Ladislas Teleki en tête, Szalay, de Gé-
rando, Irânyi, Ludvigh, Horn, Boldényi publient des livres,
des brochures et des articles en français pour agir sur l'es-
prit public.
Les écrivains qui sont restés en Hongrie n'osent par-
ler bien haut. La scène n'est plus une tribune ouverte ; la
censure défend les sujets historiques et croit voir partout des
allusions politiques. Alors les écrivains observent les travers
de la société et amusent le public avec des sujets anodins :
Victor Hugo cède la place à Scribe. D'habiles traducteurs
font passer en hongrois les chefs-d'œuvre de la poésie lyrique
française de la première moitié du xix^ siècle. Leur langue
n'est plus saccadée ; on ne sent plus, en lisant ces auteurs,
l'effort de l'écrivain luttant contre la pauvreté d'un idiome
rebelle. Ils se servent d'un rythme harmonieux, leur langue
est riche et colorée, bref ils se montrent dignes de leurs
modèles.
Lorsque le dualisme (1867) apporte enfin la liberté et
l'indépendance, et que les émigrés rentrent, rinflucnce fran-
çaise ne diminue pas. Elle est tout aussi profonde, mais se
manifeste d'une manière plus discrète. La politique impose
une certaine réserve : les sympathies deviennent moins
bruyantes, mais un coup d'œil jeté sur le théâtre, le roman,
la critique littéraire et le mouvement artistique, si accentué
rature hongroises. — Si le chef de rémigration, Kossuth, ne s'est pas fixé en
France, c'est uniquement à cause du gouvernement impérial qui lui ût
entendre dès son débarquement à Marseille que son séjour ne serait pas vu
de bon œil. La population lui lit, par contre, un accueil chaleureux.
INTRODUCTION 281
dans ces dernières années, suffit pour nous prouver que le
génie français règne encore au bord du Danube.
Cette intluence est maintenant plus réfléchie : elle est
nourrie par l'étude minutieuse de la littérature française et
surtout par l'organisation de renseignement du français
dans tout le pays. Les trente dernières années offrent seules,
sous ce dernier rapport, les documents authentiques, qu'on
chercherait en vain sous la domination autrichienne. C'est
ce qui nous a fait étendre sans hésiter notre enquête jusqu'à
l'année du Millénaire (1896).
Il
Les écrivains magyars, pendant ces soixante ans, ont tant
produit que nous devons nous borner aux genres littéraires
les plus importants. Un volume de pure bibliographie ne
suffirait pas à énumérer tous les ouvrages qui passèrent
alors par la traduction ou par l'adaptation d'une littérature
dans l'autre, si nombreux sont les liens de toute sorte qui
réunissent les deux pays. Pour nous, il s'agit surtout de
démontrer comment la littérature nationale des Magyars a
pris, grâce à la littérature française, une direction toute nou-
velle. Cette action profonde s'accuse surtout dans deux
genres oii l'inlluence de la France se fait le plus longtemps et
le plus fortement sentir : nous voulons dire le théâtre et le
roman. La poésie lyrique, purement nationale, est hors des
limites de notre sujet, quoique les réminiscences n'y man-
quent pas.
Depuis Eôtvos et Petofi, pour lesquels Victor Hugo et
Lamartine étaient des dieux, jusqu'à nos jours, les Honian-
tiques et les Parnassiens, voire môme Baudelaire, n'ont pas
été seulement traduits en vers, mais aussi imités dans une
certaine mesure. Cependant, depuis que la Société Kisfa-
liidy a fait recueillir, en 1843, les chansons populaires,
282 LA LITTÉKATLRE FRANÇAISE EN HONGRIE
tous les poètes s'abreuvèrent à cette source et les étran-
gers — à moins qu'ils ne combattent pour les idées huma-
nitaires et ne se fassent les interprètes des revendications
du peuple -^ n'ont pas beaucoup influé sur les œuvres
hongroises. Si nous examinons l'œuvre immortelle de Petôfi
(1823-1849), nous ne trouverons nulle part la trace de
l'imitation. Ni dans les poésies où il reflète l'âme du
peuple magyar, ni dans celles où il chante le charme de la
vie sur la puszta, ni dans celles enfin qu'il dédie à sa mère
et à sa patrie, le poète ne se montre autrement que libre
de tout modèle et complètement original. L'approche de
la Révolution lui fait abandonner ces sujets ; le culte
qu'il voua longtemps aux Français, notamment à Victor
Hugo', Lamartine^ et Béranger ^ fait du poète si éminem-
ment national un Tyrtée s'inspirant uniquement des idées
françaises \
C'est sans doute un hommage rendu au pays vers lequel
l'attiraient ses sympathies ; mais il faut convenir que dans
1. Dans sa mansarde, on voyait le portrait de Victor Hugo à côté de celui
de Vôrôsmarty, le grand poète national. Voy. Z. Ferenczi : Petofi élelrajza
(Vie de Petofi), tome I, p. 331.
2. C'est dans les Girondins que Petofi apprit, pour ainsi dire, à lire le
français. C'était son livre de chevet^ avec L'Esprit de la Révolution et de la
Constitution en France de Saint-Just (1791).
3. Le culte de Béranger en Hongrie, vers 1848, ne doit pas nous étonner.
On le traduit, d'ailleurs, encore aujourd'hui. Petofi l'adorait. Il a traduit plu-
sieurs de ses chansons, notamment Souvenirs d'enfance, Le bon vieillard. Le
voyage imaginaire, La nostalgie, et sous le titre : Béranger legujabb dala
(Dernière chanson de Béranger), les Stances aux mânes de Manuel sur la
Révolution de février 1848 que Béranger fit paraître le 10 mars 1848 à l'impri-
merie Schneider (4 pages). Ces Stances ne figurant pas dans les Œuvres com-
plètes, les érudits hongrois ont longtemps et vainement cherché l'original de
la traduction de Petofi. Nous le leur avons signalé dernièrement. Voy. E. Phi-
lol. K. 1897, p. 776. — Sur Béranger et Petofi, voy. Z. Ferenczi, ouvr. cité,
tome II, p. 8 et suiv. Gy. Halâsz : Petofi es Béranger, Programme du lycée de
Brassé, 1898 ; S. Imre : Petofi et les Français, dans ses Jrodalmi tanulmdnyok
(Études littéraires), tome II, p. 151 et suiv. 1897.
4. Voy. A. Steinherr : A franczia forradalom esztnéi Petofi kdltészetében
(Les idées de la Révolution française dan s les poésies de Petofi), 1898 (bro-
chure) .
INTRODUCTION 283
ces pièces, dont quelques-unes, comme V Apôtre, sont d'une
grande violence, il est loin d'atteindre au charme de ses pre-
mières poésies qui « ne sont plus de l'art, mais un chant
divin s'e'chappant un moment du ciel pour rappeler à l'homme
les volupte's de l'Eden perdu », comme le dit son premier
introducteur en France '. Cependant, la grande affinité de son
génie et du génie français a pu faire dire à son traducteur
Desbordes-Yalmore : « Ne retrouve-ton pas dans cette
bouche étrangère des accents déjà familiers aux oreilles et
au cœur français ? »
Petôfi est le poète hongrois le mieux connu en France ^ ;
Jean Arany (1817-1882) que la critique place à côté de lui,
est purement national, aussi bien dans ses poèmes épiques
{Toldi, La mort de Buda) que dans ses ballades. Esprit très
cultivé, d'un sérieux confinant à la froideur, maître incon-
testé de la forme et du rythme, il écrit dans une langue
si proprement magyare et nationale, il emprunte, de plus, si
souvent ses sujets aux anciennes légendes et aux contes
populaires qu'il est extrêmement ditficile de le faire passer
dans une autre langue. Une longue carrière lui a permis
d'aller toujours se perfectionnant et de demeurer dans les
régions sereines : il n'est pas sorti de son pays, pas même en
pensée si ce n'est pour traduire quelques pièces de Shakes-
peare, des poésies de Burns et les comédies d'Aristophane.
Michel Tompa (1817-1868) puise également son inspira-
tion dans les chansons populaires, soit qu'il écrive des Contes
de fleurs, soit qu'il cache sous une allégorie sa douleur
patriotique, après l'issue fatale de la Révolution. La note
populaire domine toujours. La fortune immense des poésies
1. Thaïes Bernard dans ï Alhenaeum français, 3 nov. 1855. — Bernard a
dédié ses Poésies nouvelles (1857) à la mémoire de Petôfi.
2. Voy. outre les articles de H. Desbordes- Valmore {Revue contemporaine,
t"" cet. 1856, et Revue européenne, 1°^ févr. et 15 mars 1860) de Saint-René-
Taillandier {Revue des Deux-Mondes, 15 avril 1860), de Dozon {Revue germa-
nique, 1861), la biographie de Ch. L. Chassin : Le poêle de la Révolution hon-
groise, 1860, et la traduction d'un choix de ses poésies par Desbordes-Yal-
more et Ujfalvy. Paris, 1871,
284 LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN HONGRIE
de Petofi suscite toute une école qui, sans avoir le génie
créateur du maître, ne fait qu'imiter sa manière. Quelques-
uns forcent la note, aucun n'élève la voix contre la
tyrannie qui oppresse le pays, car la censure est inexo-
rable et l'autorité jette en prison ou fait enrôler dans les
régiments autrichiens ceux qui osent protester. Ils ne peu-
vent que gémir, espérer et pleurer. Le courant patrio-
tique et populaire diminue sensiblement après le dualisme ;
il n'est plus nécessaire d'évoquer sans cesse le souvenir des
glorieux ancêtres pour exciter le courage et stimuler la résis-
tance. L'horizon poétique s'élargit et un véritable flot de
traductions en vers ' des œuvres lyriques françaises, com-
mence à pénétrer dans le pays. Charles Szasz (né en 1829),
actuellement évêque des réformés à Budapest, traduit des
parties de la Légende des siècles, des morceaux de Lamartine,
de Vigny, de Béranger et de Lemoyne. De plus on fit des
anthologies de Musset, Baudelaire, Leconte de Liste, SuUy-
Prudhomme, Théophile Gautier, Coppée, Manuel, de Héré-
dia et Verlaine. Le nombre de ces traductions augmenta
avec le grand essor que prit la presse périodique. Les jeunes
écrivains, arrivés à la maturité depuis le dualisme, s'in-
spirent souvent de l'un ou de l'autre de ces poètes.
Jean Vajda (1827-1897), Emile Abrânyi (1851), Jules
Reviczky (1855-1889) font entendre des accents baudelai-
riens, d'autres, comme Joseph Kiss, imitent quelques tableaux
de la vie des humbles de Coppée ou de Manuel. Un des plus
beaux talents du Parnasse contemporain, Andor Kozma,
imite et traduit avec beaucoup de bonheur l'éloge du Vilain,
l. Pour ces traductions, on emploie le mot miiforditns, qui veut dire « traduc-
tion artistique ». En effet, les œuvres poétiques sont toujours rendues dans le
rythme et le mètre de Toriginal. Il n'existe pas en Hongrie de traduction en
prose des poésies lyriques de Victor Hugo, de Lamartine ou de Musset. L'art
du traducteur y est porté, grâce à la souplesse de la langue qui se plie à
tous les mètres, anciens et modernes, à un si haut degré de perfection que le
public peut goûter dans ces versions les beautés de l'original. Aussi voyons-
nous que les plus grands poètes ne trouvent pas au-dessous de leur mérite
de donner quelques traductions.
INTRODUCTION 285
du Paijsan^ de YHommp du peuple de Déranger; Antoine
Radd traduit magistralement les Nuits de Musset, des pièces
de Hugo, Coppée, Sully-Prudhomme. La Biidapesti Szemle^
grande revue dirigée par Paul Gyulai, contient dans presque
tous ses fascicules la traduction en vers de quelques poésies
françaises '.
Cependant la poésie française est plutôt un guide, une
conseillère, soit pour la mesure, soit pour la forme exté-
rieure : il serait très difficile de parler d'une influence directe,
au moins jusqu'en ces derniers temps. Le poème lyrique, le
conte épique, la ballade ne vont pas chercher la source de
l'inspiration en dehors du sol natal et — faut-il le dire —
c'est précisément là leur plus grand titre de gloire et ce qui
fait leur beauté.
Nous aurons donc surtout à examiner le théâtre et le
roman ; là les Magyars sont largement tributaires de la
France. Puis nous consacrerons quelques pages à la langue
et à la littérature françaises dans la société et dans l'ensei-
gnement, qui compléteront notre enquête. Il faut seulement
remarquer que Tinfluence ne se manifeste pas, dans cette
seconde période, de la même façon que dans la première. De
1772 jusque vers 1820, les écrivains ne font que traduire ou
imiter — imiter servilement. Les moules littéraires ne sont
pas encore créés ; la langue elle-même subit, grâce aux
réformes de Kazinczy et des néologues, de profonds chan-
gements. Les premiers disciples des Français sont de hardis
combattants, pleins de zèle et de feu auxquels il manque
encore l'instrument nécessaire. Peu à peu, la langue qui,
depuis Gsokonai et Alexandre Kisfaludy jusqu'à Kazinczy
et Vôrôsmarty avait été si bien façonnée et rendue si apte à
1 . C'est à ce commerce continu avec les poètes français qu'il faut attribuer
ces traits de parenté qu'un écrivain a dernièrement constatés dans la Nouvelle
Revue {["> sept. 1900. B. Khaller . La poésie lioif/roise). « L'on est frappé de la
similitude qui se manifeste entre la pensée hongroise et la nôtre Leurs
comparaisons ressemblent à celles que nous avons été accoutumés à aimer et
à comprendre, parce quelles répondent le mieu.\ au génie de notre race. »
286 LA LIÏTÉRATL'HE FKANÇAISE EN HONGRIE
exprimer toute la gamme des sentiments, reçut ses lettres de
noblesse.
Lors de l'ouverture du Théâtre national, au moment
oîi les leçons du romantisme français furent écoutées si
religieusement en Hongrie, les plus grandes difficultés
étaient vaincues. On ne se contente plus de traduire et
d'adapter; on prend la littérature française pour guide; on
l'imite avec originalité. Le courant national se voit sans cesse
grossi par l'apport de la poésie lyrique ; enfin, le théâtre et le
roman eux aussi contribuent à sa puissance. Il est facile
cependant d'y démêler la part qui revient à l'influence
française.
CHAPITRE I
LE THEATRE
Rien ne prouve mieux l'état déplorable de l'ancienne Hon-
grie, l'âpreté de ses luttes incessantes contre des ennemis
séculaires que l'histoire de son théâtre. Pour que les autres
genres littéraires réussissent, pour que leur développement
soit possible, les lecteurs suffisent; il n'en est pas de même
du théâtre. Ici, en effet, il faut un milieu social approprié,
une salle, des acteurs et surtout des spectateurs qui permet-
tent à l'entreprise de se soutenir. Rien de tout cela n'existait
dans l'ancienne Hongrie.
A l'époque où nous voyons le théâtre s'organiser en Occi-
dent, la vie matérielle était extrêmement précaire chez les
Magyars. Du xvi" au xvui^ siècle la nation eut de tout autres
préoccupations. Les guerres contre les Turcs, les luttes pour
1. Les meilleures monographies sur le théâtre hongrois sont : Joseph Bayer :
A nemzeti jdtékszin tbrténete (Histoire de l'art dramatique national) 2 vol.
1887. C'est l'histoire extérieure du théâtre de 1790 à 1837. — Du même: A
magyar drdmairodalom torlénete (Hist. de la littérature dramatique hongroise)
2 vol. 1897. Depuis les origines jusqu'à 1867. — B. Vâli : A magyur szinészet
Uirténete (Hist. de l'art dramatique hongrois), 1887. Depuis les origines jusqu'à
1837. — Z. Ferenczi, ouvr. cité sur le théâtre de Kolozsvar (Transylvanie), 1897.
288 LE THÉÂTRE
sauvegarder la conslilution contre les empiétements de la
Cour, occupaient toute son activité. Les troupes allemandes
qui jouaient à Pozsony et à Pest défendaient leurs positions;
il fallait donc lutter avec elles comme si l'on se fut trouvé sur
un sol étranger. C'est ce qui fait que nous ne voyons au xvn'
et au xvm" siècles que les drames scolaires des Jésuites en
latin, puis ceux des Ermites de Saint-Paul qui, animés de
sentiments patriotiques, remplacèrent peu à peu le latin par
le magyar \ Passions et Mystères ne furent joués qu'au xvu'
etauxvm" siècles dans certaines villes oi^i la bourgeoisie était
assez importante ".
Ce n'est qu'avec le renouveau littéraire et surtout depuis
1790 que Ton agite la question d'un théâtre national.
Encore était-ce le patriotisme et non le génie de la race qui
fit naître les premiers essais dramatiques. Paul Gyulai a
remarqué avec raison que les misères de toute sorte n'étaient
peut-être pas l'unique raison du manque presque totaP de
littérature dramatique. Il y a dans le caractère magyar une
horreur instinctive et invincible de la momerie, du masque,
partant de l'illusion théâtrale. Cet instinct atavique, qui
dénote d'ailleurs l'origine asiatique de la race, a longtemps
fait abhorrer tous les jeux scéniques et ce n'est que peu à peu
que les Jésuites venus de l'étranger ont habitué la jeunesse
des écoles à se travestir. Aussi est-ce de leurs écoles que sor-
tent les premiers acteurs. C'est le groupe de Bessenyei qui a
fourni les premières œuvres, les premières traductions ou
adaptations. Nous avons vu que la date mémorable du renou-
veau littéraire — 1772 — est celle où Bessenyei fit paraître
son Agis; la?, autres pièces suivirent rapidement; elles por-
1. Voy. Pâlos iskola — drdmnk a xviii. évszdzbél (Drames scolaires des
Ermites de Saint-Paul du xviii<= siècle) édités par J. Bayer, Ancienne Bibl.
honf/roise^n' II, 1897.
2. Voy. Csiksomlyôi nagypénteki miszleriumok (Mystères du Vendredi-saint
de Csiksomlyô) édités par A. Fûlôp, ibid, n" lU, 1897.
3. On ne peut citer que quelques pièces du xvie siècle qui avaient mis sur la
scène la querelle des théologiens protestants et catholiques. — Voy. plus
haut p. 33.
CHAPITRE I 289
tent toutes les marques extérieures de la tragédie classique
française, sans atteindre à sa perfection.
Les pièces de Voltaire que Bessenyei et ses camarades de
la Garde virent représenter à Vienne, leur firent -souhaiter
que de pareils spectacles fussent bientôt possibles en Hon-
grie. Mais ce désir ne se réalisa pas; leurs tragédies ne furent
pas jouées. Le chef de \ Ecole française vivait déjà retiré,
lorsque la Diète de 1790 exprima le désir que pendant la
session législative, il y eût deux ou trois représentations
par semaine à Pcst et à Bude. Le gouvernement ne s'occupa
nullement de la construction d'un théâtre; d'ailleurs il ne
voulait pas priver les troupes allemandes de leur gagne-pain.
C'était donc aux écrivains de créer quelque chose. Gomme
les Français, le philologue Rêvai, l'ardent Verseghy et
Kazinczy voyaient la nécessité de l'existence d'une scène
nationale, ne fût-ce que pour cultiver la langue, habituer le
public à des sentiments plus élevés et le dégrossir un peu.
A défaut de pièces originales, ils se contentèrent de traduc-
tions. Grâce à leurs efforts et à ceux de quelques magnats,
la première représentation en langue hongroise eut lieu au
théâtre allemand, le 25 octobre 1790. Les encouragements ne
firent pas défaut, mais l'absence de pièces originales se fit
bientôt sentir. Le poète épique, Adam Palôczi Ilorvath, pro-
mit dans un accès d'enthousiasme, de donner toutes les
semaines une tragédie ou une comédie originale ; Joseph
Péczeli, le traducteur de Zaïre, A/zire et Mérope, offrit les mai-
gres profits de sa Revue pour la fondation d'un prix de vingt
ducats. Diverses « Bibliothèques théâtrales » furent fondées;
malgré tous les encouragements, aucun talent dramatique ne
se révéla. La seule pièce originale que cette troupe pût
jouer, était le Philosophe de Bessenyei ', pièce qui fut
accueillie à la première avec enthousiasme (6 avril 1792),
mais qui disparut vite de l'affiche. Le public aimait mieux
le drame larmoyant de Mercier, Falbaire et Sedaine ou les
1. Vuy. plus hdut p. 85.
290 LE TKÉATRE
traductions plus ou moins réussies de quelques pièces de
Molière \ de Voltaire et de Shakespeare. Cependant l'auteur
qui plaisait le plus était Kotzebue. Cette première tentative
pour constituer une troupe hongroise échoua. Le directeur
allemand qui prêtait son théâtre imposa à la troupe hon-
iiroise des conditions si lourdes, les recettes étaient, d'autre
pari, si minimes qu'elle fut forcée de se disloquer.
A défaut des sympathies du public métropolitain, il se
trouva heureusement quelques villes de province où l'élément
magyar plus nombreux que dans la capitale permit à quelques
troupes d'acteurs de vivoter : telles furent Cassovie, Miskolcz,
Albe-Royale, Debreczen,Nagy-Yârad et surtout Kolozsvar, la
capitale de la Transylvanie. Dans cette principauté le théâtre
trouva un terrain plus favorable que dans la Hongrie pro-
prement dite. Moins dévastée au cours des siècles, elle pré-
sente même avant le xvni'" siècle, le spectacle d'une vie intel-
lectuelle plus intense. Des représentations théâtrales égayaient
fréquemment la Cour des princes nationaux et les manoirs
des nobles. La langue française y était très répandue ; si bien
que quelques acteurs français y ont joué dès le xvm*siècle ^
D'autre part, les nobles eux-mêmes jouaient la comédie en
français dans leurs châteaux.
1. Molière fut connu de bonne heure en Hongrie; les drames scolaires qu'on
commence à éditer le prouvent. On a trouvé dernièrement le manuscrit d'une
traduction du Bourgeois gentilliomme qui date de 1769; la pièce fut jouée par
les élèves du collège d'Eger (Erlau). — En 1784, Szerdahelyi (voy. plus haut
p. 261, note 1), dans son ouvrage: Poesis dramalica ad aestheticam, seu doc-
trinam boni gustus conformata, dit : « Molière, ce fidèle observateur de la
nature, réunit en lui les principales qualités de Plante et de Térence. Il est le
père de la comédie française non seulement pour la conception, mais aussi
pour l'exécution. La composition, le dialogue, les caractères, l'esprit, la viva-
cité, la grâce et la richesse sont ses principales qualités. C'est avec raison
qu'on le préfère à Aristophane, Plante ou Térence. Dans son Misaiithrope et
ses Femmes savantes il a créé des caractères merveilleux. Cependant dans ses
traits piquants il dépasse quelquefois les limites et il n'est pas toujours heu-
reux dans le dénoûment du nœud dramatique». Voy. Radnai, ouvr. cité,
p. 93. — Sur les traductions de quelques comédies de Molière à la fin du
xvnr siècle, voy. J. Bayer dans Irodalomt. K. 1895 et 1896.
2. Vo. Z. Ferenczi, ouvr. cité, chap. V.
CHAPITRE l 291
La première traduction hongroise du Cid, due au comte
Adam Teleki, parut à Koiozsvâr en 1773. La première troupe
régulière constituée en 1792 se composait presque entièrement
de jeunes nobles sortis des écoles protestantes ou de chez
les Jésuites. Les sympathies pour la France qui, lorsqu'on
sut que les habitants fraternisaient avec les prisonniers fran-
çais, causèrent. des embarras au gouvernement autrichien, se
manifestèrent dans la composition de cette troupe. Elle
s'appela « République » ; on y portait le bonnet phrygien et
des boutons avec l'inscription : Liberté, Egalité. Ces sympa-
thies unies au désir de cultiver l'idiome national caractéri-
sent les premières traductions des étudiants de Nagy-Enyed
qui publièrent en il%2 Le mariage forcé ei Le médecin malgré
lui^ pièces que Kazinczy traduira de nouveau, avec plus
d'élégance et qui resteront au répertoire. Simai adapta L'Avare
sous le titre : Zsugori et Sganarelle sous celui de Gyapai
Màrtoîi. La même année (1792) on joua Le Malade imagi-
naire; en 1793, les Fourberies de Scapin, en 1794 Amphi-
tryon^.
En 1794 également on joue Brutus et Tancrède de Voltaire;
l'année suivante la Diète transylvaine vote la construction
d'un théâtre national. Le baron Nicolas Wesselényi, ardent
patriote, considéra la scène comme un moyen puissant d'ac-
tion sur la nationalité et sur les mœurs. Quoique les sommes
nécessaires pour la construction du théâtre fussent votées
dès 1811, il fallut attendre encore dix ans avant son ouver-
ture. A la première représentation (12 mars 1821), tous les
rùles étaient tenus par des nobles ; le jour suivant des acteurs
ordinaires jouèrent le Roi Mathias, ce drame patriotique
d'une des victimes de la Conjuration de Martinovics -. C'est
le théâtre de Koiozsvâr qui a formé les premiers grands
1 . Le manuscrit de cette traduction se trouve à la Bibl. du Musée national
de Budapest (Oct. Ilung. 26) 11 est signé Sz. M. d'après Bayer (Irodalomt.
K. 1893) Szomor Maté. Le prologue est traduit en vers, la pièce en prose.
2. Voy. plus haut p. 252.
292 LE THÉÂTRE
acteurs ; c'est là, puis à Cassovie et à Albe-Royale que se
recruta la troupe du Théâtre national de Pest.
Malgré l'état misérable des troupes ambulantes \ malgré
l'aputhie du public dans les trente premières années du
xix" siècle, nous voyons l'art dramatique se développer et
produire quelques œuvres qui, encore qu'elles ne s'inspirent
pas exclusivement du théâtre français, doivent cependant
être mentionnées ici. Elles nous feront mieux comprendre
les raisons pour lesquelles le drame romantique français a pu
établir sa domination dès l'ouverture du Théâtre national;
elles nous expliqueront aussi comment l'influence française,
dans cette seconde période, détermina un changement com-
plet du style, de la manière des écrivains magyars.
L'année 1819 marque une date assez importante dans l'his-
toire du théâtre hongrois. Elle révéla le premier talent dra-
matique : Charles Kisfaludy (1788-1830) '. Il a le mérite
d'avoir donné les premières pièces viables. Il est vrai qu'il
devait ce succès à ses tirades patriotiques et qu'elles furent
favorisées par le courant national qui, vers 1820, se faisait si
puissamment sentir. Kisfaludy est un écrivain qui écrit pour
la scène et non pour la lecture. Les Tartares enHongrie (1819)
pièce qui fonda sa réputation, Ilka (1819), ne sont que des
dialogues patriotiques dont l'auteur lui-même disait plus
tard : « Le Hongrois est vainqueur, cela suffit pour que la
galerie applaudisse. » Son Woïwode Stibor est surtout remar-
quable par ses sorties vigoureuses contre les seigneurs qui
oppriment les serfs. La pièce montre suffisamment que,
malgré la répression du mouvement libéral, les idées égali-
1. Voy. le Journal de Madame Déry (Déryné naplôja) une des étoiles de
ces troupes. Ce, Journal fut édité d'abord par K. ïôrs (2 vol. 1879, 1880) puis
dernièrement par J. Bayer (3 vol. 1900).
2. Frère d'Alexandre Kisfaludy. Il fit ses études à Gyôr (Raab), entra dans
l'armée et prit part aux campagnes d'Italie et d'Allemagne. Il donna sa démis-
sion en 1811, voyagea en Allemagne, en France et en Italie et se fi.xa, à Pest,
en 1811. On lui doit, outre ses pièces de théâtre, des poésies lyriques et
quelques contes.
CHAPITRE I 293
taires continuaient à faire leur chemin. C'est grâce à l'expres-
sion qu'elles reçurent si souvent au théâtre et dans la poésie
lyrique qu'elles fiuirent par triompher. La meilleure tragédie
de Kisfaludy est Irène (1820). Le sujet est une anecdote
racontée par Mikes dans ses Lettres de Turquie '. Irène, cap-
tive grecque à Constantinople, déjà fiancée, est aimée du
sultan Mohamed. Dans le but d'adoucir le sort de son pays,
elle épouse le sultan. Le pacha Zagân et le parti de la guerre
voient avec dépit que, depuis son mariage, celui-ci ne combat
plus les Infidèles. Ils l'excitent alors contre sa femme et
lorsqu'ils ont enfin convaincu Mohamed qu'Irène ne lui a
accordé sa main que par ruse, il la tue.
Outre la pièce de Bdlyai, MoJiamed 11^ Kisfaludy a eu
sous les yeux Zaïre^ traduite en 1784, par Péczeli. Non seu-
lement la 2" scène du 3" acte rappelle la pièce de Voltaire
(II, 2 et Y, 8, 9) ; mais, dans la langue et la composition, la
tragédie française a laissé de nombreuses traces. Les situa-
tions dans Irène sont vraiment dramatiques et s'enchaînent
rigoureusement.
Kisfaludy, auteur comique, est le premier qui ait voulu
donner sur la scène une idée de la vie sociale de son pays,
de ses vues bornées, de ses ridicules, mais aussi de la
bonhomie de ses habitants. Ce sont tous gens de province,
car la capitale n'avait rien de magyar. Les soubrettes rusées,
les dames sentimentales, les vieilles filles en quête d'un
mari, le petit noble avec ses prétentions ridicules et ses
bribes de latin, figure déjà esquissée par Bessenyei dans son
PliilosopJie, le jeune hobereau ignare et bouffi : tous ces
types défilent devant nos yeux dans de nombreuses comédies
d'intrigues et de quiproquos qui dénotent une lecture assidue
deKotzebue. Ce dernier fut, en effet, souvent joué et imité en
Hongrie à cette époque. Nous savons que quelques-unes de
1. Voy. rintroduction de G. Hcinrich à la réimpression de cette pièce.
Ancienne Bibl. honr/i'oise, n" xiv, 1899. — Milces a pris l'anecdote dans la
traduction française de Bandel : Histoires Ivufjiques, traduites par Pierre
Boisteau et François de Belieforest (1^09 et trùs souvent depuis).
294 LE THÉÂTRE
ses pièces furent même représentées à Paris quoique le lar-
moyant de ses drames vienne de France et que, dans ses
comédies, il n'ait jamais pu s'élever à la hauteur de Marivaux.
Le public magyar demandait alors des pièces patriotiques
ou larmoyantes ou bouffonnes. Kisfaludy sut se plier à ses
exigences. Un autre poète dramatique Joseph Katona (1792-
48.30) * qui longtemps, avait imité les drames de chevalerie
issus en Allemagne du Goetz de Berlichingen, visa plus haut
et, d'un coup de maître, écrivit la première et peut-être
la meilleure tragédie hongroise : Bânk-bàn,
En 1814, le théâtre de Kolozsvâr ouvrit un concours pour
un drame original, avec un prix de 1,000 florins. Au nombre
des douze tragédies présentées se trouvait la pièce de Katona.
Le jury se prononça en 1818 et partagea le prix entre deux
écrivains de peu de mérite. Katona remania sa pièce et
voulut la faire jouer en 1819, à Pest, mais la censure s'y
opposa. L'auteur la fit alors imprimer, mais le livre n'eut
aucun succès. Ce n'est qu'après la mort de Katona que le
public et les écrivains s'aperçurent des grandes beautés de
cette tragédie.
Le sujet en est national et montre le conflit qui divise la
noblesse magyare et les étrangers attirés à la cour d'André II
(1205-123S)par Gertrude, princesse deMéran. C'est un tableau
grandiose d'une époque mouvementée, où se meuvent des
caractères dignes de Corneille et de Shakespeare et oîi nous
voyons une conception tragique comme le théâtre hongrois
n'en eut jamais avant et bien rarement après cette tragédie ^
La mort de ces deux écrivains coïncide avec la Révolution
1. Né à Kecskemét; il fit ses études de droit à Pest, mais fut bientôt attiré
par le théâtre et surtout par les charmes d'une des meilleures actrices du
temps, Madame Déry. Après Téchec de B/ink-bdn, Katona se retira dans sa
ville natale où il devint procureur.
2. Gombocz a démontré dernièrement (Budapest! Szemle, 1899, sept.) que
Katona, en composant cette pièce eut sous les yeux la traduction hongroise
d'une nouvelle française intitulée :Be»-MoW, prince de Moravie, parue dans le
Décaméron français d'Ussieux, tome I, p. 103-168 (1773). D'Ussieux a rédigé
sa nouvelle d'après le récit de Bonfini.
CHAPITRE I 295
de Juillet et le triomphe du romantisme en France. Quelques
années suffisent pour amener la victoire de ces ide'es fran-
çaises en Hongrie. Kotzebue disparaît pour faire place à
Victor Hugo et à Dumas. L'Académie, nouvellement fondée
et qui avait, entre autres missions, celle de fournir des pièces
soit traduites soit originales, reçoit en 1836, pour être jugées
les traductions (YAngelo^ de la Tour de Nesle, d'Henri III et
va Cour, de Marion De lorme, du Sonneur de Notre-Dame (Qua-
simodo).
Toute une phalange de jeunes écrivains sur lesquels les
pièces et les préfaces de Victor Hugo avaient produit une
grande impression, prêchent le nouvel Evangile et démon-
trent les inepties de Kotzebue et des poètes des faubourgs
viennois dont les farces amusaient le public magyar. C'est
ainsi que le théâtre français commence à être mieux connu
et, depuis cette époque, son influence reste dominante et se
maintient jusqu'à nos jours.
La littérature dramatique hongroise de ces soixante der-
nières années passe par toutes les phases du développement
de la scène française depuis le Romantisme jusqu'au Réa-
lisme. Ce qui rend pourtant les œuvres magyares intéres-
santes, c'est que les dramaturges qui commencent par des
imitations, arrivent parfois à créer de vrais chefs-d'œuvre.
Ils ne restent pas toujours des imitateurs comme leurs aînés
de V École française; ils se pénètrent des doctrines littéraires,
s'approprient les procédés, mais choisissent presque toujours
des sujets nationaux : en un mot, ils font œuvre d'imagi-
nation et de composition et arrivent ainsi à enrichir le
théâtre d'un grand nombre de pièces originales.
H
Quoique Victor Hugo et Alexandre Dumas fussent connus
dès 1830 en Hongrie, on fait généralement dater l'influence
296 LE THÉÂTRE
du drame romantique de l'année ^836 qui vit paraître la tra-
duction d'Angeio par le baron Joseph Eotvôs. En tête du
livre l'auteur avait placé une préface qui nous montre à mer-
veille ce que les écrivains pensaient de cette nouvelle forme
dramatique *. La Préface est visiblement inspirée par celle de
Cromwell; elle produisit en Hongrie les mêmes effets que
celle-ci en France. Et remarquons que l'auteur est un baron,
un membre de cette caste privilégiée dont la majorité décla-
rait encore à la Diète de 1832 qu'elle aimerait mieux se bai-
gner dans le Nil au milieu des crocodiles affamés que de
céder un pouce de ses anciennes prérogatives. Mais l'esprit
d'Etienne Széchenyi, le « plus grand des Magyars », qui
anime cette génération, avait pénétré d'autres magnats.
Eotvôs, qui devint deux fois ministre de Tlnstruction publique,
en 1848, et, lors du dualisme, en 1867, était dès sa jeunesse
un adversaire du régime aristocratique sous son ancienne
forme. Il était imbu des idées de la Révolution française;
exalté par celles de 1830, il a combattu pendant toute sa
vie pour son idéal, aussi bien à la tribune que dans ses
œuvres littéraires, gardant toujours un souvenir reconnais-
sant à la France et aux libéraux de la monarchie de Juillet,
ses premiers maîtres. La Préface montre une connaissance
intime du courant littéraire français.
« La littérature du siècle de Louis XIV, dit-il, n'était l'apanage que
d'une caste ; elle ne pouvait prendre de racines bien profondes dans le
peuple. L'Académie et le théâtre avaient, pour ainsi dire, confisqué
tous les droits. La littérature ressemblait à ces arbres de Noël auxquels
on attache des surprises pour les enfants et non pas au chêne vigoureux
sous l'ombre duquel l'homme cherche le repos. L'ancienne indépen-
dance était abhorrée; chaque mot avait besoin d'un passeport délivré
par le Dictionnaire de l'Académie ; des formes fixes et immuables
furent tracées à toutes les manifestations de l'esprit. Comme dans les
jardins, on coupait dans le monde des pensées tout ce qui était force et
exubérance, si bien que les serpes des jardiniers firent oublier la vraie
forme des arbres. Et les jeunes, à l'ùme ardente, le cœur palpitant se
1. Angelo, drdma Hugo Viklor utân bârô Eotvôs Jôzsef. Pest, 1836.
CHAPITRE T 297
trouvaient au milieu de momies du moyen Age; ils regardaient avec
angoisse cette patrie vieillie, brûlée, consumée et cherchaient quelque
chose de mieux. Ne trouvant rien, ils se taisaient dans leur tristesse.
Et l'Académie les voyant si pâles, leur dit en les narguant : « Soyez
poètes » et elle leur donnâtes anciens classiques pour apaiser leur soif
de vengeance. Et les jeunes gens pâles prirent ces livres et y lurent
l'histoire des grands hommes, leurs nobles actions. Vn désir ardent de
les imiter les remplit ; ils vécurent dans l'antiquité. Le genre humain
leur parut mort, c'est pourquoi ils ressuscitèrent les héros qui leur
parlaient d'une ancienne gloire, d'une ancienne vertu. Le peuple les
écoutait, comme les enfants écoutent les contes. Le spectacle fini,
poète et public sortaient du théâtre illuminé pour rentrer dans les
sombres ruelles ; ils étaient contents des merveilles qu'une heure avait
rendues vraisemblables... Les grands seigneurs se réjouissaient éga-
lement à ce spectacle qu'ils regardaient si commodément de leurs
loges, parce qu'ils croyaient se reconnaître eux-mêmes dans les héros
antiques; et pour récompenser les poètes de leurs flatteries, ils leur
envoyaient quelque tabatière ou quelques pièces d'or. C'était \k votre
vie, votre sort, ô poètes ! D'abord le mépris, puis l'Académie et, du mo-
ment que vous y étiez entrés, c'était la fin de la poésie. Le peuple ne
savait que par l'inscription de votre pierre tombale que vous aviez jadis
été poètes.
«Avec la mort de Voltaire tout ce qu'il y avait de grand dans le clas-
sicisme est descendu au tombeau. Il en était de la littérature classique,
alors même qu'on la montrait sur le trône, comme du cadavre de Soli-
man, qui fut jadis exposé aux regards des soldats, lors du siège de Szi-
getvâr 1, pour les empêcher d'élire un autre roi.
(' Tout ce qu'on avait écrit après les grands maîtres en des volumes
innombrables, ne compte pas ^. Dans l'histoire des littératures deux
grandes époques ne se suivent pas sans interruption, il y a toujours une
période entre elles qui est remplie par l'admiration. La jeunesse est
beaucoup plus portée à admirer et à suivre les grands maîtres qu'à se
1. En 1.^66. Le sultan étant mort pendant le siège, ses vizirs mirent son
cadavre sur un cheval pour faire croire aux soldats que leur chef était tou-
jours vivant.
2. On peut remarquer que les écrivains hongrois n'ont guère pris connais-
sance des œuvres écrites depuis la mort de Voltaire jusqu'à l'avènement de
Victor Hugo. En effet, dans la première période de l'inlluence française, ce
sont Voltaire et les Encyclopédistes, iMarmontel, d'Arnaud, les Élégiaquos, les
poètes légers, quelquefois les classiques du xyii" siècle qu'on imite et dont on
s'inspire ; dans la seconde période, la littérature romantique est l'unique source
où l'on puise.
21)8 LE THÉÂTRE
frayer de nouvelles voies. Ce qui est arrivé partout, serait arrivé en
France, si de grands événements n'eussent pas détourné le peuple de
l'art. L'âge de l'action était arrivé; il était venu le jour de la bataille,
avec son éclat rouge : tous ceux qui avaient de la force et de Tàme s'en
allèrent guerroyer. Qui aurait chanté à cette époque où personne n'écou-
tait le chant, où quelques chansons populaires traversèrent le pays
comme le tonnerre . La France vivait une grande épopée ; qui donc aurait
voulu rimer ou conter des histoires à ce peuple habitué à la voix des
héros ? Il y eut cependant des hommes pour se plaindre de ce temps, où
ils furent incompris et qu'ils ne comprirent pas. Leurs œuvres pleines
d'anciennes fadaises, d'alexandrins ennuyeux et d'idées rabâchées, ont
vu le jour pendant la République et l'Empire. On les a laissées vivre,
parce qu'on les dédaignait et parce que le grand Empereur le voulut
ainsi, lui qui seul alors avait de la volonté en France.
« Un siècle d'Auguste peut être favorable à la littérature, l'époque de
Napoléon ne pouvait guère l'être. Le présent était trop beau pour
qu'un poète parlât des temps anciens et le peuple était habitué à tant
de gloire qu'il n'avait pas besoin de poésie. Jadis Louis XIV pouvait
dire : « L'État, c'est moi. » Napoléon, lui, aurait pu dire : « La Gloire,
c'est moi ! » Tout se concentra dans l'admiration de cet homme qui
avait accompli tant de grandes choses que le récit fidèle de ses exploits,
semblait une flatterie. Lui aussi est tombé ; il est devenu la pierre
tombale de la Révolution où l'on inscrivit ce qu'il avait accompli. Il fut
détrôné et la France fit entendre un gémissement, mais ce gémissement
devint le premier vagissement d'une vie nouvelle qui se développa
vigoureusement. Avec cet homme, elle perdit son présent : c'est alors
qu'elle se tourna vers le passé et que ses anciennes pensées se réveil-
lèrent.
Après ce coup-d'œil jeté sur l'ancien classicisme, Eôtvôs
caractérise le mouvement romantique.
« La littérature aussi a fêté sa Restauration. L'Académie se montra,
fière et magnifique et commença à parler de sa légitimité. Elle s'assit
comme un Cerbère à quarante têtes à l'entrée de la littérature, veilla
à ce que personne ne sortît du royaume des ombres et continua
son Dictionnaire. Mais la France s'était transformée, elle s'enthou-
siasma pour une idée et comme le jeune homme en qui s'éveille
l'amour, elle devint poète. Son chant retentit de plus en plus haut.
Chacun se créa de nouvelles formes, de nouveaux vocables pour expri-
mer de nouvelles sensations; et si, de temps en temps, les anciennes
chaînes firent encore leur bruit, c'est parce qu'elles se brisaient. Le
peuple écoutait attentivement ce chant qu'il comprit pour la première
CHAPITRE I 299
fois, se berçant de l'espoir d'un avenir meilleur que ces accents lui
semblaient prédire
« Le Romantisme commença et parce qu'il commença, parce qu'il
avait poussé de fortes racines dans certains cœurs, parce qu'il devint
conviction, il fallait qu'il sortît vainqueur de la lutte. Si nous ouvrons
les annales de l'histoire, ce journal du genre humain où nous ne trou-
vons qu'inct'rtitude; si nous regardons en arrière, vers les époques de
combat, nous trouvons partout que le nouveau remporte la victoire sur
l'ancien, justement parce qu'il est nouveau, parce qu'il est issu du
siècle et trouve son écho dans le siècle, parce qu'il faut qu'il soit,
parce qu'il est jeune et porte en soi le germe de la vie, comme l'ancien
porte le germe de la mort.
«La poésie n'est pas seulement un art, comme la sculpture, la pein-
ture ou l'architecture ; la poésie est une nécessité, un cri de détresse du
genre humain désirant le bien, un son qui cherche son accord et
devient dissonance, s'il ne le trouve pas. La poésie a une patrie, un
siècle et c'est seulement dans cette patrie, dans ce siècle, qu'on la
comprend entièrement. Le classicisme fut toujours, en France, d'inspi-
ration étrangère; le poète cherchait son inspiration sur le Parnasse,
sur l'Hélicon et à la source Castale; son chant parlait de héros étran-
gers dont le nom même, estropié par la prononciation française, ne
devint jamais français. La mythologie étrangère à laquelle personne ne
croyait plus, qui depuis qu'on l'enseignait dans les classes avait perdu
tout parfum de poésie, suffisait pour gâter l'intérêt. L'Académie avait
des poètes, le peuple n'en avait pas, et il en avait grand besoin. Alors
vint Victor Hugo !
« Il y a des hommes qui précèdent leurs siècles ; des hommes dont
l'âme aspire à un avenir plus beau et qui, semblables à l'aérostat,
s'élèvent dans l'air plus pur et regardent l'humanité à leurs pieds,
n'ayant comme l'aigle, rien d'autre à craindre que les flèches. Il existe
de tels hommes et nous les admirons. C'est là leur seule récompense.
Mais celui-là qui a vécu avec son temps, qui l'a compris, peut exercer
une grande influence : tel Victor Hugo. Son époque est le xix« siècle,
sa patrie est la France. Il a senti tout ce qui a touché le cœur du peuple
français; toute sa joie, tout son espoir et toute sa douleur ont trouvé
un écho dans son âme. Depuis son Ode à la naissance d'Henri V jus-
qu'au Roi s'amuse, il n'a chanté que ce que le peuple sentait, et sa gran-
deur vient de ce qu'il fut assez grand pour ne pas dédaigner la popula-
rité. Lorsqu'il vit cette froide poésie du xvnie siècle avec ses fleurs sans
parfum, son jour livide, ses personnages sans vie ; lorsqu'il vit cet art
semblable à une statue pâle et glacée, objet des réminiscences des
lettrés, vide pour les ignorants : il sentit qu'il devait y avoir une autre
poésie que celle qui naît de l'imitation. Il s'est frayé des routes nou-
300 LE THÉÂTRE
velles, ne prenant pour guide que son sentiment, n'ayant pour but que
la vérité. Son chant avait besoin du passé, mais il sentait que notre
passé n'était pas le monde romain ou f,'rec, mais le moyen âge. Il a
donc représenté cette époque de jeunesse de l'humanité avec toute sa
grandeur et ses misères, avec ses rêves et ses espoirs.
« Sa poésie est un monde, mais un monde comme le nôtre, plein
d'amertume, où l'on voit souvent le soleil voilé de lourds nuages; un
monde sans fleurs, rempli de tombes ; sans joie et plein de gloire; un
monde que nous admirons, mais dont nous voudrions sortir. Le poète
s'est adressé à son siècle, dans sa langue ; quoi d'étonnant si sa voix
semble rude? Il a donné un tableau de son époque ; quoi d'étonnant
que ses traits soient sévères? Ce siècle a eu un Napoléon, faut-il qu'il
se réjouisse des chants d'un Delille?
« Le but de Victor Hugo n'était pas de plaire, mais d'être utile, et ce
but, il l'a atteint. La poésie était trop sacrée, trop grande à ses yeux
pour qu'il la regardât comme un jeu, comme une fin en soi; elle était
pour lui un moyen dont il se servait pour fortifier le peuple, et la force
est une vertu. Ce qu'il a cherché, ce qu'il a trouvé, c'est la Vérité et
c'est la vérité qui lui prêtera vie dans la mémoire des hommes comme
au plus grand témoin de son époque.
« Je ne puis terminer cette Préface sans citer les paroles de Victor
Hugo mises en tête dWngelo et oîi il exprime ses idées sur la poésie
dramatique : « Le drame doit donner à la foule une philosophie, aux
idées une formule, à la poésie des muscles, du sang et de la vie, à ceux
qui pensent une explication désintéressée, aux âmes altérées un breu-
vage, aux plaies secrètes un baume, à chacun un conseil, à tous une
loi Au siècle où nous vivons, l'horizon de l'art est bien élargi.
Autrefois le poète disait : le public ; aujourd'hui le poète dit : le
peuple. »
Si nous avons cité tout au long ce remarquable manifeste,
c'est qu'il montre mieux que des commentaires avec quel
enthousiasme la doctrine du maître français fut accueillie en
Hongrie. Mais ici il ne s'agissait pas tant de démolir, il fal-
lait surtout édifier. La poésie lyrique, le roman, le théâtre
prennent leur mot d'ordre en France. La génération de 18-30
ne pouvait plus se contenter ni du lyrisme édulcoré delvazin-
czy, ni des comédies à tiroir de Kotzebue, ni des féeries avec
chant des poètes viennois Nestroy et Raymund. La Hongrie
était à la veille de sortir de l'état féodal et de reconquérir sa
liberté. Toute la littérature devait y concourir. On peuts'ima-
CHAPITRE I 301
giner quel effet durent produire sur la jeunesse les Préfaces
de Victor Hugo. Quand il disait : « Le di'ame a une mission
nationale, une mission sociale, une mission humaine » ',
tous les écrivains qui s'étaient révélés après Charles Kisfa-
ludy : Vôrôsmarty en tête, puis les Jeunes avec Szigligeti
et ses adeptes : Kuthy, Vahot, Gzakd, Obernyik procla-
mèrent les mêmes idées sur la scène du Théâtre national.
Celui-ci put enfin ouvrir ses portes eu 1837 et son histoire
se confond désormais avec l'histoire même de l'art drama-
tique magyar. Le théâtre devient une cause nationale. Les
paroles mordantes et incisives, souvent enflammées de Szé-
chenyi, qui dans la vie politique et sociale battirent en brèche
les anciens préjugés, trouvèrent leur écho sur les planches,
En voulant faire de Pest le centre intellectuel du pays, le
grand patriote aida puissamment à la construction de ce
temple du romantisme. C'était, après la fondation de l'Aca-
démie, la deuxième victoire remportée par le sentiment natio-
nal réveillé. Vôrôsmarty, alors dans tout l'éclat de son
talent, fut chargé d'écrire la pièce d'ouverture (22 août). Il
donna un poème allégorique : Le réveil d'Arpdd {Ari^éd ébre-
dése) où il place le théâtre magyar sous la protection du con-
quérant. Le romantisme fit alors une entrée triomphale sur
la scène dont il s'empara complètement. Les Jeunes disent
avec le maître français que « c'est le grand qui prend les
masses » et non pas les niaiseries; pour eux aussi, roman-
tisme et libéralisme sont des termes synonymes et ils s'eflbr-
cent de créer «un théâtre vaste et simple, national par l'his-
toire n — c'est une des plus belles conquêtes des romantiques
hongrois — « populaire par la vérité » — ce sera l'origine de
la pièce populaire créée par Szigligeti — « humain, naturel,
universel, par la passion». « La première représentation
d'//er/?anz (1837), dit un critique, fut une véritable étincelle
dans le répertoire aride et démodé du théâtre magyar; elle le
brûla et le ressuscita comme un nouveau Phénix. Le public,
1 . Préface de Lucrèce Borr/ia.
302 LE THÉÂTRE
dégoûté du pain sec et de l'eau ofPerts par le théâtre allemand,
vit dans Hernani les sentiments de son cœur ardent, les rêves
de son âme opprimée et la forme de ses idées confuses...
Encouragée par ces nobles exemples, la nation devenue
indifférente, puisa dans ces œuvres l'espoir d'un avenir meil-
leur; ses peines, ses douleurs et ses tourments représentés
par un auteur étranger l'excitaient à l'action. Lorsque furent
renversées les barrières que le préjugé avait élevées pendant
des siècles et qui se dressaient comme une muraille infran-
chissable entre les puissants et les opprimés, on vit, pour
la première fois, les puissants dépouillés de leur auréole à la-
quelle personne n'avait osé toucher. On écoutait la défense
des faibles, des persécutés et on respirait, car ces personnages
dramatiques ressemblaient au peuple hongrois qui secouait
ses chaînes, mais n'osait s'en délivrer. Lorsque le roman-
tisme triompha en France, on comprit en Hongrie la grande
parenté de sentiments et de pensées qui unissait les deux
peuples. Nous avons senti avec les Français l'horreur de
l'esclavage, le grand désir de rompre le joug qui s'appesan-
tissait sur eux ; nous avons compris la lutte souvent réprimée,
mais toujours éclatante pour la liberté. Nos poètes et nos
écrivains regardaient avec piété vers le pays d'où ils atten-
daient le salut, comme le tournesol se tourne vers l'astre
lumineux. Et comme si l'exemple donné par la France eût
prêté de nouvelles forces aux âmes désespérées, notre peuple
se réveilla et nos poètes commencèrent à chanter '. »
Le changement profond que le romantisme français fit
subir au théâtre hongrois se manifeste d'abord dans les pièces
àe Michel Vurôsmarty (1800-1855). L'histoire littéraire recon-
naît en lui le premier grand poète hongrois '. Depuis son
début éclatant : La fuite de Zalàn (Zalân futâsa, 1825), épo-
pée qui chante la conquête du pays par Arpâd, jusqu'à
1. I. Cserhalmi-Hecht : A f'ranczia romanticismus korszaka (L'époque du
romantisme français), 1893, p. 26.
2. Le centenaire de sa naissance fut fêté en Hongrie avec un éclat extraor-
dinaire (nov. et déc. 1900).
CHAPITRE I
303
l'arrivée de Petofi, il domino le Parnasse, non pas comme
Boileau, comme Kazinczy, mais comme le créateur génial
de la langue poétique. Il est le chantre de l'époque des
réformes et exprime par les accents de sa lyre les concep-
tions de Széchenyi. Si, après la chule définitive de la Polo-
gne, sa voix s'assombrit et exprime, dans V Appel {Szôzat)
devenu Chant national, la grande tristesse que le sort de son
pays lui a inspirée, il n'en est pas moins vrai qu'en chan-
tant les épisodes glorieux de l'ancienne histoire magyare,
il a réveillé le génie guerrier dans la nation et l'a rendue
attentive aux exploits de ses ancêtres.
Yôrosmarty est le premier grand poète romantique de la
Hongrie. Lorsqu'on 4837 il se consacra entièrement au théâtre
et à la critique dramatique, il eut l'idée d'amalgamer dans ses
pièces les innovations de Victor Hugo avec celles des tragé-
dies fatalistes si à la mode en Allemagne vers 1820. C'est là
ce qui a nui à leur succès. Quoique ses pièces ', au point de
vue de la diction et du souffle poétique, soient supérieures à
celles des autres romantiques, elles n'eurent jamais autant
de succès que celles de Szigligeti. C'est que Vôrôsmarty
n'était pas né poète dramatique. Dans une de ses épigrammes
il avoue franchement que ses héros parlent trop pour pou-
voir agir, que leurs discours paralysent leurs actions. Hs
pérorent trop, en effet ; en eux se manifeste à outrance le
caractère déclamatoire de la race. Mais si nombreux qu'y
soient les défauts de composition, si faiblement qu'y soient
analysés et développés les caractères, ses drames n'en ont
pas moins exercé une influence décisive, par la beauté de la
langue poétique et la hardiesse de la diction. Ils ont indiqué
quel chemin on devait suivre pour éviter la niaiserie et la
platitude d'un Kotzebue.
1. Le roi Salamon {{^il), Les Sans-Patrie (1828), Les noces ensanglantées
(1833), Marôl b'in (1838), Le Sacrifice (1840), Cilley et les llunyadi (1844).
304 LE THÉÂTRE
III
Tous les écrivains dramatiques de cette e'poque . étant
disciples des romantiques français, nous allons tout d'abord
dégager de leurs œuvres les traits essentiels, révélateurs de
Tintluence profonde exercée sur eux par Victor Uugo et
Alexandre Dumas. Ce qui frappe d'abord c'est le grand
nombre de drames historiques et nationaux. Szigligeti et ses
émules, tout en admirant les pièces historiques françaises,
s'aperçurent vite que l'histoire de leur pays offrait des carac-
tères et des épisodes susceptibles d'être traités de la môme
façon. Depuis les temps les plus anciens jusqu'à François II
Râkoczy, que de sujets dignes d'être portés à la scène ! Ici
les « Héros du deuil » [Gijàszvitézek]^ ces malheureuses vic-
times de l'orgueil magyar, qui revinrent seuls de la bataille
d'Augsbourg (955), au nombre de sept, annoncer le grand
désastre et qui, pour ne pas avoir péri dans la mêlée comme
leurs frères, durent mendier leur pain et se virent rejetés de
la société. Là, les intrigues de Cour après la mort du prince
héritier Eméric (1031) fils de Saint-Etienne, intrigues où
les nationaux magyars luttent contre les étrangers soutenus
par la bavaroise Gisèle et qui sont la cause d'atrocités vraiment
asiatiques ; puis les querelles de Pierre, successeur de Saint-
Etienne, et d'Aba Samuel ; la lutte fratricide entre André I"
(1046-1061) et Bêla, avec la mystérieuse entrevue au châ-
teau de Vârkony ; l'histoire de Borics, fils illégitime de
Goloman (1095-1114) d'où Szigligeti a tiré son meilleur
drame Le Prétendant ; le règne mouvementé d'André II,
celui de Ladislas IV (1272-1290) qui passe sa vie au milieu
des Cumans et de leurs filles dont la beauté l'enivre. On a
souvent traité ce sujet avec de nombreuses réminiscences du
Roi s'amuse. Ensuite arrivent les Anjou. L'histoire navrante
de Claire Zdch qui, séduite par le frère de la reine,
vengée par son père, amène la ruine de toute sa famille,
CHAPITRE I 305
a tenté plusieurs écrivains. La discorde sous Ladislas V
(14o2-14o7) entre les Hunyad et les Czillei, la captivité de
Matlîias C.orvin, la jacquerie de Ddzsa sous Wladislas II
(1514), finalement avec l'arrivée des Habsbourg les nom-
breux épisodes qui montrent Théroïsme des Magyars subju-
gués par l'Autriche et la Turquie à la fois, jusqu'au jour où
la défaite de Râkoczy met fin à l'âge héroïque hongrois : ces
huit siècles d'histoire, tantôt glorieuse, tantôt lugubre
étaient si riches en sujets que les dramaturges n'avaient que
l'embarras du choix. C'est eux qui créèrent le drame roman-
tico-historique, lequel s'est développé jusqu'à nos jours où
nous le voyons encore cultivé par Grégoire Gsiky, le der-
nier grand représentant du théâtre hongrois, par Louis Bar-
tok et Alexandre Somlô,
Dans quelques-uns de ces drames, on rencontre à plu-
sieurs reprises ce mélange du tragique et du comique, pré-
conisé par Victor Hugo. Les poètes recherchent tous la cou-
leur locale ; ils rivalisent avec leurs modèles français par la
minutie avec laquelle ils décrivent les décors au début des
actes. Comme ceux-ci, ils négligent les unités de temps et de
lieu et cela d'autant plus facilement que le classicisme,
connu seulement par les faibles imitalions de Bessenyei,
n'eut jamais la valeur d'un dogme en Hongrie. Comme les
écrivains français, ils se plaisent à indiquer par des titres
signiHcatifs l'idée maîtresse de chaque acte.
Ce qui est plus important c'est que le drame romantique
dans ce pays accompagne et soutient les luttes politiques et
sociales qui s'y livrent. Le poète mêle sa voix aux discus-
sions des Diètes ; il prépare le public aux idées d'égalité et
de liberté. Qu'il choisisse un cadre historique ou que le sujet
soit de son invention, il donne toujours le rôle ingrat aux
nobles entichés de leurs titres, de leurs prérogatives et adon-
nés à la fainéantise; le beau rôle, par contre, au fils du
peuple qui aspire par son travail et son intelligence à se
créer lui-même une carrière, à se frayer une voie. Et, chose
curieuse, quoique les barrières qui séparaient alors les castes
.s 06 l^E THÉÂTRE
i'iissont tonibceSjle théâtre contemporain procède de la même
façon. Les romantiques montrent cetlc lutte, soit par une
anlillîèse des plus choquantes — par exemple le chef d'une
jacquerie qui aime une jeune fille noble et périt par elle —
soit par le spectacle beaucoup plus fréquent d'un roturier
enrichi par le travail qui veut épouser une jeune fille pauvre
de famille noble. La lutte contre les seigneurs inspire des
pièces où le poète peut montrer les abus existants dans le
régime du comitat, ces citadelles de l'opposition acharnée
aux idées libérales ; où il donne en spectacle la corruption
qui règne à tous les degrés de l'échelle dans la hiérarchie ; où
il produit, en un mot, tous les arguments par lesquels un
j)cuple opprimé peut défendre sa cause et plaider pour son
droit.
Ce ne sont pas là des déclamations vagues à la manière
des romantiques allemands; c'est le théâtre transformé en
arène politique, c'est un combat livré dans une langue si
enflammée, ce sont des accents si sincères et si convaincus
qu'on sent encore aujourd'hui en lisant ces pièces le souffle
révolutionnaire qui les a inspirées.
Les poètes romantiques n'oublient jamais qu'en combat-
tant pour les droits immortels de l'humanité, il s'agit avant
tout de remédier aux maux dont souffre le pays, de donner
avant tout des garanties sérieuses à l'indépendance nationale,
d'affaiblir l'influence prépondérante du clergé ; quelquefois,
on trouve même chez eux un plaidoyer pour l'émancipation
des Juifs.
Le mélange du beau et de l'affreux, du sublime et du
grotesque, l'horrible sous toutes ses formes, les antithèses
dans l'âme humaine, le jeu de l'extraordinaire, de l'in-
croyable : toutes ces innovations du drame de Victor Hugo
et de Dumas se retrouvent dans le théâtre hongrois. L'his-
toire ou la fiction ofl'rait des Quasimodo, des Triboulct, des
Honiodéi et des Laffemas ; et quand un épisode de l'histoire
étrangère — comme Struensée — était nécessaire pour illus-
trer une idée romantique, Szigligeti n'a pas hésité à s'en servir.
CHAPITKE I 307
Les Romantiques magyars ont choisi pour leur théâtre
des sujets qui leur permissent d'être en parfait accord
avec leurs modèles français. Les Thisbé, race bohémienne
et tzigane sont, en somme, des enfants du pays magyar ;
Lucrèce Borgia avait une émule en Elisabeth Bâthory
et Claire Zâch subit la même honte que la fille de La Vallière
ou celle de Triboulet. Si ce n'est le roi lui-même qui leur
fait violence, c'est alors le frère de la reine et cette reine —
fait caractéristique — est toujours d'origine étrangère.
La recherche des effets dramatiques, souvent même mélodra-
matiques, apparaît dès lors au théâtre hongrois. Des enfants
abandonnés qui sont reconnus par des princes ; la jeune fille
qui se sacrifie pour sauver son amant, même si celui-ci la
trahit; le pardon qui arrive au moment de l'exécution ou
quelques instants après; la tempête et l'ouragan sévissant
au moment pathétique de l'action; le caveau de famille
comme lieu de réunion des conjurés, l'échafaud tendu de
rouge et de noir, la porte dérobée, les cavernes, le narco-
tique, le philtre amoureux qui agit comme un poison, les
sorcières et bohémiennes : tous ces personnages et acces-
soires romantiques servent aux Magyars comme aux
Français.
Le choix des sujets est intimement lié aux problèmes qui
agitent la société. Le poète ne se considère plus comme un
amuseur public, il s'attaque aux questions vitales. Ce ne
sont plus des intrigues politiques qui n'intéressent que les
grands : la plus large place est donnée aux passions qui
intéressent le peuple et retombent sur lui. C'est pourquoi le
drame romantique nous introduit dans l'intérieur des
familles royales; il veut montrer que les passions qui s'y
agitent sont les mêmes que celles qui tourmentent les habi-
tants des chaumières; il veut prouver que la misère tragique
est la même dans un palais que sous un toit de chaume et
que nous sommes tous égaux devant la fatalité inéluctable.
Renverser les barrières que la naissance et le système de
caste ont élevées : voilà oîi tendent tous ces dramaturges.
308 LE THÉÂTRE
Souvent i'o nest pas le noble qui aime une fille du peuple ;
ce sont Jes enfanls du peuple qui veulent gravir les
échelons pour renverser les obstacles qui les séparent des
arandes dames. La lutte entre les castes mène à la révolte
contre les têtes couronnées et les dramaturges mettent sur
la scène des sujets en harmonie avec les idées de Kossuth et
de Petofi.
La pitié universelle qui règne dans le romantisme fran-
çais, inspire également quelques poètes; ils demandent la
protection des faibles et des opprimés, et vont jusqu'à
j'éclamer l'émancipation des nègres ; mais, au fond, sous les
traits du nègre, ils peignent le serf magyar dont le sort,
avant 1848, n'était guère plus enviable. On part en guerre
contre Tintolérance religieuse, contre le droit d'aînesse et
c(i\m d'aviticité ^ : toutes questions débattues depuis 182o
jus(ju'à la Révolution. Quelques-uns vont même jusqu'à
vouloir réhabililer la courtisane. Le vers de Victor Hugo :
« Et ton amour m'a fait une virginité »
se retrouve avec plusieurs variantes. On plaide pour les
enfants illégitimes et abandonnés. Les fautes commises par
eux sont expliquées par Szigligeti {Le Prétendant, Gritti) et
par Vahot [Les descendants de Zdch) de la même façon que
par Dumas dans son RicJiard Darlington. La mère qui aban-
donne sa fille — Czakd dans Le Testament — reçoit le châti-
ment mérité. Souvent la haine éclate entre père et fils, mère
et fille qui aiment la même personne. Mère et rivale est le
litre de plusieurs pièces émouvantes (Obernyik, Kovàcs), ce
qui prouve que cette situation n'était pas rare. Mais, jamais
dans le conflit entre mère et fille, les saintes lois de la nature
ne sont violées. La fille ne tue pas la mère ; celle-ci disparait
pour ne pas empêcher l'union de sa fille avec son fiancé. Le
1. C'était la loi qui penncUait à Tliéritier, pendant un espace île trenle-deux
ans, fVannuler lu vente consentie par ses parents et d;' reprendre le domaine
patiiiimnial au simple prix d'achat.
CHAPITRE 1 309
mariage et môme les fiançailles sont sacrés quand ils sont le
fruit d'une sympathie mutuelle. Mais la femme qui, par une
circonstance quelconque, est forcée de subir le joug- du
mariage, s'en affranchit dès que son cœur trouve l'objet
digne de son amour.
L'intkience française apparaît également dans la peinture
des caractères féminins, qui étaient presque complètement
effacés avant les Romantiques. Môme Mélinda dans Bânk-
bàn, la victime de la passion d'Othon, ne savait que gémir
et ses réflexions sont plutôt sottes. Lucrèce Jlorgia, Donna
Sol, Blanche, Marie Tudor ont donné la vie à toute une série
de caractères féminins oii Ton retrouve les qualités maî-
tresses des originaux français : fermeté, amour passionné,
décision, sacrifice de soi-môme, souvent cruauté dénotant
une force surnaturelle. Poussées par l'ambition, ces femmes
n'hésitent pas à préparer le poison à ceux qui entravent
leurs desseins et les difficultés de la situation ne les effrayent
nullement. A ces Borgia hongroises se joignent les aventu-
rières de haut parage, l'ange devenu démon, la courtisane
genre Marion Delorme, puis des figures angéliques comme
Blanche, des amoureuses comme Donna Sol, des héroïnes
du patriotisme '. A côté d'elles, nous voyons des épouses
qui se sacrifient à leur devoir conjugal et qui professent cette
maxime : « La femme ne vit que tant qu'elle est fidèle ». Un
soupçon les tue ou bien leur fait abandonner le toit conjugal ;
elles ne reviennent que lorsque le mari est convaincu de leur
innocence. Toutes agissent et prennent une part active à
l'action ; ce ne sont plus des jeunes filles gauches et timides,
mais des âmes trempées par la douleur, par l'amour ou par
l'esprit de vengeance.
L'influence de Victor Hugo et de Dumas se manifeste aussi
dans la peinture des caractères d'hommes. Ainsi il y a une
grande différence entre les tyrans, tels que les représente
Charles Kisfaludy et ceux de Szigligeti. C'est que Cromivell
1. Charlotte Corilay fut souvent mise sur la sci'ne hongroise.
310 LE THÉATIti:
avail appris aux romantiques comment il faut laisser aper-
cevoir derrière le tyran, l'homme qui, dans son intérieur,
soulïre comme ses sujets. Ainsi AOa et Gritti de Szigligeti,
deviennent les victimes de leur ambition. Les tyrans amou-
reux et jaloux comme Angelo, les tyrans faibles, jouets de
leurs conseillers et des intrigants, comme Louis XIII dans
Marion. Delorme, ont servi de modèles à toute une série de
caractères. Constantin, dans le Maître du monde eiAkos dans
les Héros du deuil de Szigligeti, Murât dans Brankovics
d'Obernyik ressemblent au premier; les nombreux Ladis-
las F entourés de Gara, de Czillei sont calqués sur le second.
Louis XIII ne se débat pas plus entre les mains puissantes
de Richelieu que le prince Apali entre celles des Deux Bar-
csay de Jdsika. La petite principauté de Transylvanie où le
pouvoir suprême était une charge élective, où les grandes
familles intriguaient constamment les unes contre les autres,
où les conseillers des princes agissaient dans les ténèbres et
n'avaient de répit que lorsque leur victime était anéantie, a
donné au théâtre de nombreux caractères d'intrigants que
les dramaturges ont façonné d'après leurs modèles français.
Cette Cour n'avait pas de bouffon; c'est pourquoi les imita-
tations du rôle de ïriboulet y sont gauches et mal venues.
En face de la Cour et des puissants nous voyons le pauvre
opprimé qui devient rebelle. Le type à'Hernani n'est pas
élranger à la littérature hongroise. La poésie populaire met
en évidence la figure du « pauvre gars » (szegény legény).
Celui-ci, quoique à un échelon inférieur de la hiérarchie
sociale, est également un révolté en lutte contre la société,
contre l'ordre établi, sans cesse exposé, menacé mais sou-
vent aimé des jolies villageoises. Son amour ardent de la
liberté et de la puszta, le mécontentement, le combat qu'il
livre aux autorités du comitat font de lui un type tout à fait
magyar; mais c'est le souffle démocrali(|uo venu de France
qui lui prête vie comme personnage dramatique.
A un degré supérieui- nous trouvons ces grands « Mécon-
tents » qui ont nom Thokoly et Râkoczy qui rempliient de
CHAPITRE 1 311
leurs exploits les dernières années du xvif et le commence-
ment du xvHi'' siècles. Ils furent souvent évof[ués avant 1848;
leurs tirades enllammées servaient de signe de ralliement à
tous les démocrates. L'ennemi n'était-il pas alors comme au
xvu" siècle la camarilla de Vienne? Voyez la Captivité de
François II Bàkoc:// da Szigligeti. Sans doute, ce n'est qu'une
suite de tableaux, mais avec quelle force la haine contre l'Au-
triche éclate dans chacune des paroles de Râkoczy et dans
celles de sa mère, Hélène Zrinyi.
On retrouve encore Hernani dans le Csanâd des Gijàszvi-
tézek^ qui combat pour la liberté, la constitution, la vertu et
l'amour et qui hait Âkos, comme son modèle français hait
Carlos; Bukné, dans Aha, les deux frères Jean et Pierre Pôkai
[Les Pôkai), le chef de la jacquerie dans Georges Dôzsa de
Jôkai, sont également issus d'IIernani.
Ruy Blas et Darlington ont servi de modèles au Struensée
de Szigligeti, et à tous ces enfants du peuple qui luttent
contre les préjugés et qui, pour arriver à leurs fins, préci-
pitent des familles entières dans la ruine. Le théâtre de Czako
et d'Obernyik est très riche en caractères de ce genre, aux-
quels on oppose l'aristocrate dégénéré qui ternit le blason de
ses ancêtres, indigne rejeton d'une race autrefois vaillante.
C'est don Salluste, qui se trouve rarement près du trône
magyar, mais d'autant plus souvent dans la vie sociale. Le
romantisme français a encore donné les jeunes amoureux
comme Didier, le philosophe calme qui, peu apte à Faction,
contemple le monde et devient panthéiste, les inventeurs, les
génies méconnus, comme Kean, l'ouvrier idéalisé, comme
Gilbert dans Marie Tudor^eionWw les monstres du mélodrane.
Les passions qui animent tous ces personnages, les
mobiles qui les font agir, tout, jusqu'à la langue enflammée,
les cris et les gestes, porte l'empreinte des modèles fran-
çais. Qu'ils expriment l'amour, 1:i vengeance, la haine, l'am-
bition, le fanatisme, la jalousie, ces caractères ont une
variété, une richesse de nuances et de tons dont l'ancien
théâtre hongrois n'olïre aucun exemple. On peut dire que le
312 LE THÉÂTRE
romantisme forme la première phase remarquable de la
poésie dramatique magyare. C'est alors que se crée la langue
lliéàtrale, que se forgent les expressions et les nuances qui
permettront de rivaliser avec les modèles. Sous ce rapport
Hugo et Dumas ont fourni à la scène hongroise plus que les
caractères et les passions; ils ont aidé à enrichir la langue
en forçant leurs imitateurs à chercher des équivalents.
M""' Cserhalmi-Hecht dit avec raison : « L'expression poé-
tique de l'amour de notre peuple pour la liberté est née uni-
quement grâce au romantisme français qui, par ses paroles
enflammées, avait exprimé dans chaque phrase les senti-
ments d'un peuple, parent du nôtre'. »
Yôrôsmarty, doué d'un grand talent pour exprimer ces pas-
sions dans une langue neuve et vibrante, a montré le chemin ;
les autres ont suivi. En même temps que florissait la poésie
lyrique, la langue dramatique se développait et s'enrichissait.
Le lyrisme n'a pas plus nui au théâtre magyar qu'au drame
romantique en France ^ S'agit-il d'exprimer la douleur, la
colère, la fureur, on se sert des mêmes phrases saccadées, des
mômes apostrophes violentes. Les épithètes de Victor Hugo
excitent l'émulation de Szigligeti et de Kuthy ; celles de Dumas
trouvent leurs imitateurs en Czakd et Obernyik. La langue
devient colorée, s'enrichit, non pas tant par des termes nou-
veaux, que par un certain agencement où l'harmonie fran-
çaise est très heureusement imitée. Des termes anciens
retrouvent sous la plume des écrivains une nouvelle force;
les métaphores, les figures et la personnification des objets
inanimés remplacent les comparaisons fastidieuses. Dans ces
métaphores tout l'univers qui nous environne revit; elles
nous montrent les replis les plus secrets de notre âme et les
changements multiples des sensations. Les hyperboles, les
antithèses, une certaine ironie très fine, inconnue auparavant
dans la littérature, la tendance à nuancer la pensée par des
1. Voy. ouvr. cité, p. 444.
2. Voy. Nebout .Le drame romantique, 189o.
CHAPITRE I 313
expressions bien choisies, par Tanaphore, par le redouble-
ment, par la réticence, toul cela donne au dialogue très
pesant avant Tintluence du romantisme, une certaine grâce,
une légèreté' et en même temps une force, une sublimité
inconnues jusque-là.
Les longues périodes oîi l'école de Kazinczy avait entor-
tillé ses pensées, disparaissent peu à peu et font place à un
dialogue vif, empreint de la passion qui agite les personnages ;
les mots (\m portent, comme on dit dans la langue technique
du théâtre, apparaissent alors pour la première fois.
Si nous ajoutons qu'avec l'ouverture du Théâtre national,
la scène elle-même s'améliora beaucoup grâce aux représen-
tations des pièces, soit traduites, soit imitées des romantiques
français; que le jeu des acteurs devint meilleur; que les cos-
tumes, les accessoires, les décors, en un mot tout ce qui
constitue le côté extérieur du théâtre fut porté à un degré de
perfectionnement inconnu jusqu'alors, nous aurons esquissé
dans ses traits généraux l'influence du romantisme en Hon-
grie. Il nous suffira de caractériser les principaux représen-
tants et de donner une idée des œuvres les plus remarquables
issues de cette influence.
IV
L'année même où parut la traduction d'Angelo avec la pré-
face désormais célèbre du baron Eôtvos, un jeune acteur du
Théâtre de Bude, qui, sous la direction de Dobrentei jouait,
dansait et chantait pour la somme de 14 florins par mois,
faisait représenter un drame historique — Diénes — où Ton
constate l'imitation directe du théâtre romantique français
Ce jeune homme — Joseph S/athmâri — était venu en 1834
à Pest pour y faire ses études d'ingénieur. Il se lassa bientôt
des mathématiques et se mit à écrire. Il fréquentait beau-
coup le théâtre de Bude on les pièces de Hugo et de Dumas
314 LE THKATME
(Haioiit jouoes avec ftuccôs. Maign'' la (lofcnse et les menaces
(le son père, il se fit acteur, (?t pria D(ibrentei de lui trouver
un beau nom. Le directeur lisait un conte poétique (Gsobàncz)
d'Alexandre Kisfaludy; il tomba sur ce passage :« Nous
vivrons à Szigliget, heureux dans notre amour. » Il dit alors
au novice : « Le nom de Sziglirfeti vous ira très bien, il sonne
vraiment bien. » Szathmâri changea encore son petit nom
en celui d'Edouard et le pseudonyme d^Edoiiard Sziyliç/eti
(1814-1878) est devenu célèbre dans les annales du théâtre
hongrois '.
« Alexandre Kisfaludy lui avait donné son nom, dit Paul
Gyulai, et, il était appelé à suivre les traces de Charles Kis-
faludy. » Il les suivit, en effet, tout en imitant d'autres
modèles. Ces modèles, nous les connaissons, furent les pièces
romantiques françaises. Dans ses Biographies d'acteurs
hongrois, où l'on trouve tant de détails intéressants sur l'âge
héroïque du théâtre magyar, Szigligeti parle ainsi de l'effet
que produisirent les premières représentations de ces pièces:
« Avant le drame romantique français on avait bien joué à Bude
Hamlet, Lear, Othello, la Vie est un rêve de Calderon, Emilie Galotti de
Lessin^S les Brigands, Cabale et Amour, Marie Stuart et Fiesçî/e de Schiller,
mais c'étaient Kotzebue, Ziefj;ler, Raupach, Birch-Pfeiffer, lilland et
autres écrivains de deuxième ou troisième ordre qui occupaient la plus
grande place. C'était le triomphe du sentimentalisme; les femmes étaient
toutes d'une innocence sans tache. On Jouait ces pièces faute de mieux,
mais on goûtait davantage les mélodrames français, tels la Maison
des fous à Dijon, ou VOrpheline de Genève. Cependant le triomphe
de Hugo et de Dumas fut foudroyant et décisif. Lucrèce Borgia,
Marie Tudor, Angelo, La Tour de Nesle furent alors représentés à
1. Szigligeti a écrit des tragédies, des draines, des comédies et des pii-cos
populaires. Dune fécondité prodigieuse (il a donné environ 110 pièces) il
domina le théâtre hongrois pendant quarante ans. — On a beaucoup écrit sur
lui, mais on attend encore une monographie complète. Voj'. outre J. ]{ayer,
ouvr. cité (tome I, pp. 493-529, tome II passim) l'éloge de S/igligeti par Paul
Gyulai dans les £?n/e7c6esréf/e/: (1890); A. \égh : Szirjligeti mint dramalitrg,
dans ses Tanulmânyok (Etudes) 1896. Les Œuvres complètes ne sont pas
encore réunies.
CHAPITRE I 315
lîude. Citons un exemple de l'accueil enlhousiaste qu'on leur (il.
Telepi avait choisi la Tour de Neale pour sa représentation à béné-
fices. 11 espérait que le théâtre serait plein, mais le ciel ne le
favorisa pas, car dans Taprès-midi la pluie se mit à tomber à torrents
et les habitants de Pest, sans lesquels il n'y avait pas de public, à l'excep-
tion de quelques hardis jeunes gens, n'osèrent pas se déranger *. Il n'y
avait guère qu'une quarantaint; de personnes au théâtre, mais elles
manifestèrent tant de plaisir (ju'après la représentation un spectateur
se mit debout sur son fauteuil et, tout enflammé d'enthousiasme, pro-
clama que cette pièce « magnifique » méritait bien qu'on payât une
entrée double. En disant cela, il ôta son chapeau, fit une collecte et, en
dix minutes, il recueillit dans son cliapeau le double de ce que conte-
nait la caisse » -.
Sans entrer dans la critique des pièces romantiques, Szigli-
geti constate seulement que leur interprétation a changé
même jusqu'au débit des acteurs habitués à la monotonie et au
pathos des pièces allemandes. Lendvay et Egressy, les deux
gloires du Théâtre National, jouaient les rôles des héros
romantiques français, notamment d'Etelwood, Sir Patrick,
Ruy Blas, Kean, Don César de Bazan, avec une perfection
qui assurait à ces pièces une longue série de représentations.
Ces quelques faits sulïisent à prouver combien profonde
fut l'impression produite vers 1836 par les pièces romanti-
ques françaises. Szigligeti en subit tellement le charme
qu'il resta fidèle toute sa vie aux maîtres qui dirigèrent
ses premiers pas. Le jeune acteur devint bientôt secré-
taire, puis dramaturge et finalement intendant du Théâtre
National. 11 avait donc l'expérience de la scène et cette con-
naissance pratique jointe à la nouveauté du genre fit la for-
tune de ses nombreuses pièces. Il a le grand mérite d'avoir
1. Il n'existait alors quun pont de bateaux entre Pest et Bude et lorsque le
Danube charriait des glaçons on ne pouvait guère aller à iJude où jouait la
troupe ujagyarc. Les acteurs passaient les mois «l'hiver dans la plus grande
détresse.
2. Mrif/!/(i)- szinészek élelvajzal, 1878, p. 88. — \'oy. aussi une étude de
Szigligeti sur l'influence de Hugo, de Dumas et de Scribe danc les Anvales de
la Soci(H<'' Kisfab«ly, lonic Vil (!''••'' série, 18i9j.
3IG LE THÉÂTRE
produit pendant 40 ans sans relâche, d'avoir rendu le Thriitrc
National attentif au mouvement dramatique français. Depuis
sa fondation, ce ttiéàtre est toujours resté fidèle à cette tra-
dition; il a pu ainsi exercer une influence remarquable sur
l'art dramatique hongrois en général. On n'a cependant pas
épargné les attaques à Szigligeti; on lui reprochait surtout
de trop rechercher l'elTet théâtral au détriment de la profon-
deur. Personne cependant ne peut nier que son théâtre ne
soit très vivant. Il otTre le bel exemple d'un écrivain qui reçoit
sa première impulsion de l'étranger, mais qui, sous cette
influence, se perfectionne de plus en plus pour atteindre enfin
à une grande beauté. Il est resté jusqu'à sa mort, le maitre
incontesté de la scène; quelques autres ont pu un instant lu^
disputer la palme, mais ils ont vite disparu : lui est resté.
Disciple de Victor Hugo et de Dumas dans ses drames his-
toriques, de Scribe dans ses comédies, Szigligeti ne manque
cependant pas d'originalité. Il est, en ed'et, le créateur d'un
genre tout nouveau : la pihce populaire (népszinmii). Celle-ci
s'est développée grâce au courant démocratique qui se fît
sentir de 1840 à 1848 — peut-être môme sous l'influence
des romans de George Sand. On trouvait dans ces pièces
populaires tant de couleur locale, on leur fît pendant qua-
rante ans un tel succès qu'on les considère comme apparte-
nant à un genre éminemment national, qui a môme son
théâtre (depuis 1875).
Szigligeti a écrit une quarantaine de drames historiques.
Il a mis sur la scène les épisodes les plus marquants de Ihis-
toire magyare depuis Saint-Etienne jusqu'à François II
Râkoczy, cherchant toujours à intéresser plutôt par les évé-
nements multiples que par la peinture des caractères. On
peut démontrer la faiblesse de plusieurs de ces drames; aucun
cependant n'est sans mérite ; quelques-uns se sont conservés
au répertoire. Très adroit dans le choix des sujets qu'une
lecture assidue des historiens, notamment de Fessier, lui sug
gérait, il n'a pas assez de force pour peindre une époque e^
croit avoir atteint son but en accumulant les surprises et les
CHAPITRE I 317
atrocités. Il a cependant appris de ses modèles français l'art
d'expliquer les e'vénements historiques par des motifs souvent
mesquins. En général, ses expositions sont bonnes, mais
l'action n'en découle pas toujours et il se sent forcé — faute
de puissance créatrice — d'ajouter des épisodes. En habile
dramaturge, cependant, il mêle ses fils avec tant d'adresse
que l'œil inexpérimenté ne s'aperçoit pas que l'action est
souvent double, ou même triple. Il conçoit ses héros en vue
de l'effet dramatique qu'il veut obtenir ; effet auquel il sacrifie
souvent la vraisemblance et la vérité poétique. On s'agite
beaucoup dans ses drames ; 'a vie et le mouvement ne
font défaut à aucune de ses pièces : le grand metteur en
scène, habile à ménager les surprises s'y révèle à chaque
instant.
Dans ses premiers drames, Szigligetiest encore un simple
imitateur de Hugo ; il arrange les épisodes de l'histoire
magyare en vrai romantique. C'est ainsi qu'il fait de la con-
juration de Diénes (Dionyse) contre le roi Bêla (1235) le point
de départ de sa pièc^. Ce Dionyse esttyrannique et débauché;
il doit être puni par ses propres enfants qu'il abandonna
anciennement. Esther et David, ignorant leur parenté,
s'aiment; le tyran les a séparés, mais il est trahi par son
propre fils et au moment du supplice le mystère se trouve
dévoilé. Gymzvitézek est également un drame sombre où
une histoire d'enfants abandonnés, puis retrouvés, constitue
l'intrigue de la pièce. L'action se passe sous le règne de
Saint-Etienne au temps où la sauvagerie des Hongrois n'avait
pas encore été adoucie par le christianisme. L'esclavage
était en vigueur et c'est pour une belle esclave -, — Rose —
que deux frères, Akos et Csandd, se font la guerre. Après
de nombreuses péripéties on apprend que Uose est leur
sœur qui fut vendue comme esclave dans son enfance.
— Vazul iii Aba sont des tranches d'histoire; le premier de
ces drames nous montre les intrigues de la Cour pour faire
du vénitien i^ierrc, le successeur de Saint-Etienne ; Aha
raconte la chute de Pierre, la révolte d'Aba, ses succès et
318 LE THÉATHE
l'opposition de l'évêque de Csanfld qui ne veut pas le couron-
ner. Toutes ces scènes sont mêlées de surprises terribles, de
malédictions, de phrases pompeuses sur la fidélité au roi,
sur le châtiment épouvantable des conspirateurs.
Jusqu'en 1848, Szigligeti a persisté dans la même voie:
Les Frères Pôkai, le Faux André, Couronne et Fpée, Frédé-
ric Czilleij, Gritti^ les Descendants de Zâch sont autant d'évo-
cations historiques dans la manière de Hugo. L'année même
de la Révolution, il écrit la Captivité de François II Ràkoczy
qui est plutôt un tableau dramatique qu'une pièce ; mais on
y respire le souffle de la révolte. Le romantique hongrois a
adroitement découpé dans la vie du héros, les scènes qui
pouvaient entlammcr les cœurs à la veille de la rupture avec
l'Autriche, Le tableau final, sans aucun lien avec ce qui
précède, est un Sursiim corda : « Poursuivons la fortune avant
qu'elle ne disparaisse de devant nos yeux », crie Râkoczy à
ses compagnons d'armes.
La Révolution de 1848 n'était pas plus heureuse, mais la
foi dans la justice était sauvée et après une période de réac-
tion, les beaux jours sont venus. Pendant cette réaction, le
théâtre dont Szigligeti était le dramaturge, fut étroitement
surveillé. Il fallait être très circonspect dans le choix des
sujets, car le public saisissait à demi-mot les moindres
allusions. Mais le talent de Szigligeti s'était affermi, il se
perfectionna et donna quelques pièces qui dépassent de beau-
coup les imitations purement romantiques d'avant 1848.
Il choisit toujours de préférence ses sujets dans l'histoire
nationale, mais il ose mettre sur la scène des empereurs
romains (Constantin, dans la Seir/neur du Monde, Dioclétien),
il fait retentir dans Struensée les doctrines des philosophes
français, comme les pamphlétaires hongrois le firent en 1790.
Dans le Seir/îieur dit Monde, oii Constantin excité par sa
seconde femme sacrifie son fils du premier lit — Crispus, —
il peint avec force la lutte des sentiments paternels et des
préoccupations politiques. L'imitation servile des roman-
tiques français cède à une composition réfiéchie, la langue
CIIAIMTKE I 319
même atteste un grand progrès. Les caractères sont mieux
nuancés et au lieu des surprises mélodramatiques c'est le
jeu des passions qui excite l'intérêt. Dans Pmd Béldi et le
Prétendant ces qualités se montrent à un très haut degré.
Le premier de ces drames tiré de l'histoire transylvaine qui alimen-
tera longtemps le théâtre et le roman, nous peint le faible et pusilla-
nime Apali, guidé et gouverné par sa femme, Anne Bornemisza. Deux
intrigants — jN'alâczi et Székely — veulent se débarrasser des deu.v
magnats les plus puissants delà principauté : Bânfiet Béldi. Ils excitent
d'abord ce dernier contre Bânfi qui, dans un bal, s'est permis d'em-
brasser sa femme. La jalousie née dans le cœur de Béldi, le pousse à
accepter la mission d'arrêter Bânfi sous prétexte qu'il a conspiré et de
le faire décapiter. Sur l'échafaud Bànfi proclame n'avoir eu aucune
relation avec Madame Béldi et que le baiser fut volé et non accordé.
Après la mort de Bànli les intiùgants veulent se débarrasser de Béldi ;
la femme de celui-ci, qui sur le soupçon de son mari a quitté le château,
est une véritable héroïne romantique. Inébranlable dans sa résolution
de ne plus vivre avec son mari, elle accourt au moment du danger et
Béldi retrouve en elle une compagne fidèle. Arrêté par l'ordre du
prince, mais bientôt relâché, il sent l'illégalité commise à son égard et
devient rebelle. Il se sauve en Turquie, ce refuge des mécontents
hongrois; le sultan offre de le nommer prince de Transylvanie s'il
s'engagea payer un tribut plus fort que ne paie Apafi. Béldi ne veut
pas acheter la couronne au prix de l'or, sachant que la Transylvanie
est déjà assez appauvrie ; il préfère le poison au trône.
Le Prétendant {A trônkeresô^ 1868) marque, de l'avis una-
nime de la critique hongroise, l'apogée des drames histo-
riques de Szigligeti. Nous connaissons le héros de la pièce,
Borics; nous l'avons vu au camp du roi de France, Louis VII,
lorsque celui-ci traversa la Hongrie pour aller en Terre-
Sainte '. Dans la pièce de Szigligeli, Louis VII s'exprime à
peu près de la même façon que chez le chroniqueur Eudes de
Deuil, qui nous a conservé le souvenir de cet acte chevale-
resque. L'histoire de liorics est éminemment pathétique et
1. Voy. plus haut, p. 13. — PetoO, clans sou drauic : Tigrifi es hiena (Tigro
et hyène, 1846) a rgaleuient dramatisé l'histoire de Borics dans hj manière des
Roujantiqucs, mais sa pièce ne lut jamais jouée.
320 LE THÉÂTRE
romantique; Szigligeti l'a traitée avec une mesure dans l'ex-
pression qui montre jusqu'à quel degré de perfection l'imi-
tation bien comprise peut conduire un écrivain de grand
talent.
borics est le fils du roi ColomaT» ; sa mère, Predszlava, accusée
d'adultère, a été chassée du royaume et s'est retirée dans un couvent
de Pologne. Là, Borics a épousé Judith, la lille du prince Boleslav.
Des magnats hongrois, exilés du pays par le roi Bêla II, viennent le
trouver et lui offrent le trône de Hongrie. Borics, se croyant flls légi-
time du roi, accepte cette mission ; sa mère ne lui a jamais rien dit de
sa naissance et ne veut pas encore divulguer son secret. Le prétendant
avec ses alliés, les Polonais, fait irruption en Hongrie et pousse jusqu'au
Sajù. Avant la bataille décisive, le palatin annonce aux Polonais que leur
chef n'est pas le lils du roi et qu'il n"a aucun droit à la couronne. La
bataille a lieu cependant, mais Borics est battu. Sa mère meurt au cou-
vent, laissant à Judith une lettre révélatrice du fatal secret. Judith en
pressent le contenu, mais, pour ne pas affliger son mari, elle garde
encore cette missive. Le prétendant continue à guerroyer, car il se croit
descendant du trône et veut venger la mémoire de sa mère. Cependant
la fortune se détourne de lui : « La malédiction pèse sur moi et le
malheur m'accompagne ; une main invisible lutte contre moi, » dit-il
au chef des Gumans, Bodomér, qui s'est joint à lui et dont la tille. Rose,
lui a déjà sauvé la vie. Judith et Rose se rencontrent au camp des croisés;
la jalousie éclate. Borics, sauvé par Louis Vil, s'entuit chez les Cumans :
alors Judith, blessée dans son amour, lui fait remettre la lettre de
Predszlava. Rose, voyant que Borics n'aime que sa femme et son enfant,
se tue; le prétendant, une fois au courant du secret de sa naissance,
reste brisé et anéanti. Il refuse de conduire les troupes ennemies contre
son pays et tombe sous les coups des Cumans.
Après le Prétendant, Szigligeti remporta encore un beau
succès avec Valérie [i^l?>), sujet tiré de la décadence romaine
où nous voyons encore une fois apparaître une de ces âmes
fortes, trempées parle malheur, si chères au théâtre roman-
tique. Douce et pure, Valérie ne vit que pour son mari, lors-
que des intrigants précipitent son époux du haut de sa gloire
et le font périr : sa femme alors se lève comme un démon
vengeur. Avec une astuce héroïque elle se montre coquette
et légère pour attirer les ennemis de son mari dans ses filets,
puis elle assouvit sa vengeance et meurt.
CHAPITKE I 321
Dans CCS pièces, rinlluenco du drame romantique se fait
toujours sentir, mais Szigligeti est devenu plus artiste. Les
actions de ses personnages sont mieux motivées ; les elTets
ne sont pas la conséquence du jeu mystérieux et souvent
cruel du hasard ; ils découlent des caractères et des situa-
tions mêmes. Le dramaturge hongrois mûri par l'expérience
a mieux pénétré le génie de Hugo et de Dumas.
Le drame historique n'est qu'un des aspects de l'activité
prodigieuse de Szigligeti. Laissant de côté pour le moment
les quelques bonnes comédies qu'il a données après la Révo-
lution, nous allons dire encore un mot de ses pièces popu-
laires, jugées par certains critiques supérieures à ses drames.
La pièce populaire [népszinmû], avons-nous dit, est issue
du mouvement démocratique *. C'est le vaudeville national
qui, d'après la définition de Gyulai, n'est ni une comédie, ni
une tragédie, mais un genre mixte, qui peut être accom-
pagné de musique et de chant. C'est plutôt une sorte de mélo-
drame, à base comico-tragique avec une tendance nettement
sociale.
Le népszinmïi est franchement démocratique, ses sujets
sont exclusivement tirés de la vie provinciale ou villageoise
en Hongrie. Ce n'est pas en phrases sonores qu'on y prêche
l'abolition du servage ; mais l'action s'y déroule de façon à
être en elle-même un plaidoyer éloquent en faveur des droits
du peuple. Les vexations que font subir les seigneurs et les
magistrats, les procédés inhumains qui accompagnent le
recrutement militaire, l'état déplorable des prisons, en un
mot tous les griefs du peuple se trouvent dramatisés dans ces
pièces ; les chansons qui accompagnent certaines scènes ne
les empêchent pas de faire des abus dont souffre le peuple,
une éloquente satire.
\\ est vrai que le peuple, en tant que personnage drama-
1. C'est en i8i3, date de la première pièce populaire de Szigligeti, que la
Société littéraire Kisfaludy décida de faire recueillir les poésies populaires
hongroises. Ces recueils eurent une intluence décisive sur la poésie lyrique.
322 LE THÉATHE
tique, ne manquait pas dans les pièces de Charles Kisfaludy
el de SCS imitateurs Gaal, Kovâcs et Fày, mais il paraissait
seulement dans des épisodes qui ridiculisaient ses travers.
Szigligeli eut cette idée ingénieuse de nous montrer le
peuple, non plus seulement comme une foule, comme un
ciio'ur chargé de mettre les grands seigneurs en relief par le
contraste, mais il en fit un rôle principal qui devint inté-
ressant, qui valut par lui-même. Il nous représenta Ihomme
du peuple chez lui, à son foyer, dans son intérieur au milieu
de luttes et de passions tragiques ; avec sa haine tenace, ses
qualités et ses défauts, ses joies et ses douleurs. Or, cette
pièce populaire, elle aussi, était issue du drame romantique.
INon pas que nous puissions citer un modèle français du
genre (les romantiques français n'ayant jamais fait de véri-
tables pièces populaires, malgré leurs tendances démocra-
tiques), mais c'est à eux qu'on emprunte les problèmes agités
et surtout les procédés; bref, ce qu'on appelle vulgairement
les trucs.
Voyons le Déserleur (Szokôtt katona, 1843) qui ouvre la
série de ces pièces si en vogue pendant une quarantaine
d'années.
La comtesse Monti a eu dans sa jeunesse une liaison avec le lieute-
nant Vôlgyi ; l'enfant né de leur amour, Grégoire, a été confié à une
paysanne, Mme Korpâdi, pour qu'elle l'élève avec soin. Mais celle-ci le
maltraite et lorsque Grégoire arrive à l'âge de vingt ans, elle le fait
enrôler, d'abord pour soustraire au service son propre fils, un vaurien,
et puis pour le séparer de Juliette, riche orplieline qu'il aime. Les abus
commis lors du recrutement annuel sont exposés dans plusieurs scènes.
Rien n'était plus pénible alors pour le jeune paysan que d'être enrôlé,
puis envoyé dans les pays autrichiens où il se sentait si peu chez lui.
« On fait le recrutement chez nous avec des cordes, on prend par force
le pauvre gars : le riche a cinq ou six enfants, on les lui laisse ; le pauvre
en a un, on le lui prend », dit une chanson dans la pièce. Et quelle
société on trouvait au régiment ? « Le contingent n'est pas encore
complet avec les vauriens, les voleurs de chevaux et le gibier de potence,
il faut que nous prenions aussi les fils d'honnêtes familles »,dilun per-
sonnage. Rien d'étonnant dès lors à ce que Grégoire, envoyé à Milan,
placé sous la domination autrichienne, déserte à trois reprises. Il est
CHAPITKE l 323
condamné à mort. La comtesse Monti qui sait que c'est son fils, obtient
sa grâce de Volgyi, maintenant colonel. Cela excite la jalousie du comte
qui provoque rotlicier. Celui-ci dévoile toute la vérité. Crégoire est
gracié, mais il déserte une quatrième fois. Dénoncé par le notaire de son
village, il est sauvé par Volgyi qui, après la mort du comte Monti, a
épousé la comtesse. Grégoire est légitimé; il pourra obtenir la main de
la riche orpheline circonvenue par le Ifls Korpâdi.
Dans les autres pièces populaires, comme le Csikôs, Deux
pistolets, VEnfant trouvé, véritables mdlos populaires, tous
les personnages sont des villageois et le conflit tragique a
pour théâtre les maisons basses qu'ils habitent. Ce qui est
essentiellement magyar dans ces pièces et leur assura un
grand succès, ce sont les chansons populaires qui s'y trou-
vent. Ces chansons s'adaptent merveilleusement à la situa-
tion des personnages; la poésie lyrique devient ici l'auxiliaire
de l'art dramatique, en faisant comprendre les états d'âme
du héros ou de l'héroïne. Et l'on peut se figurer le succès
qu'elles obtiennent lorsqu'elles sont dites par de grands
artistes. Ces pièces étaient tout aussi émouvantes que les
drames historiques ; elles furent mieux comprises. Le culte
des ancêtres a beau être très grand en Hongrie, la réalité,
les discussions politiques attiraient alors avec une force irré-
sistible l'attention sur le peuple et sur ses misères. C'était
l'expression dramatique de l'époque, et c'est le mérite de
Szigligeti d'avoir créé un genre oii se sont distingués plus
tard, Edouard ïôth (1844-1876), Csepreghy (1842-1880) et
Abonyi (1833-1898).
Le drame romantique eut encore avant la Révolution
quelques représentants qui tous ont subi l'influence fran-
çaise, mais dune façon ditrércntc. Leur carrière ne fut ni
aussi brillante ni aussi longue que celle de Szigligeti ; le
nombre de leurs pièces est très petit, mais quelques-unes
324 LE THÉÂTRE
ont des qualités qui manquaient à celui-ci. Ce qui carac-
térise CCS auteurs, c'est qu ils commencent tous à écrire de
bonne heure; ce sont des jeunes gens auxquels il manque
l'expérience de la vie et de la scène ; ils cessent d'écrire ou
disparaissent avant d'avoir réalisé les belles espérances
que leur jeune talent avait éveillées. L'originalité leur
fait défaut : la fougue remplace Tobservation. Ils ont pour
marque distinctive une certaine ardeur juvénile qui entre
1840 et 1848 changea les écrivains en héros et fit de plu-
sieurs des martyrs. Les beaux talents ne sont pas rares
parmi eux; tel Ladislas Teleki, l'auteur du Favori, qui
est resté son œuvre unique; tel Hugo Bernstein, qui, pour
montrer ses attaches romantiques, se fit appeler Hugo tout
court; talent bizarre, plein de paradoxes, qui écrivit en
trois langues — hongroise, allemande, française, — plein
d'Idées, technicien habile, pouvant même devenir classi-
que, comme il la montré dans sa pièce la plus remarquable :
Banquier et baron.
Le premier en date de ces disciples du romantisme français
csl Si f/ismond Czakô (1820-1847 '). Il se lit acteur à vingt ans
et débuta eu 1844 avec son drame : Marchand et marin (Kal-
mâr es tengerész) qui fut bientôt suivi du Testament (Végren-
delet), Léona^ les Hommes insouciants (Kônnyelmûek), puis
1. Né à Deés, en Transylvanie. Son père se ruina à rechercher la pierre philo-
sophale. Le jeune Sigismond, d'un caractère indiscipliné, fit ses études à Kolozs-
vâr, à Nagy-Enyed, et s'engagea dans une troupe de comédiens de province.
Arrivé à Pest, il obtint un emploi subalterne au Théâtre national, mais fut
bientôt chargé de la revision des pièces traduites, principalement des pièces
françaises. Le grand succès de ses deux premiers drames lui procura quelque
aisance, mais il resta toujours taciturne et d'un commerce difficile. Un article
de journal où il attaqua la direction du théâtre auquel il était attaché, fit grand
bruit et lui suscita beaucoup d'ennuis. Dans un moment de folie, il se tua
d'un coup de pistolet au bureau de rédaction du Pesli Hirlap (14 déc. 1847).
Arany et Petôfi ont chanté sa mort tragique. Ses Œuvres complètes (Czakô
Zsigmond ôsszes mûvei) furent éditées par J. i'^erenczy, avec une Introduction
(2 vol. s. date). Voy. en outre, A. Berczik : Sur S. Czakô, dans les Annales
de la Société Kisfaludy, t. X (1875); Vértessy : Czakô Zsigmond, 1899
(brochure).
CHAPITRE 1 325
(le doux drames historiques : Snint-Ladis/as et sou loups el lo
Chcrdliff Jcau. Czak() avait évidemment des visées moins
hantes ([ue Szigligeti. En cherehant parmi les pièces fran-
çaises celles qui convenaient le mieux à son tempérament,
son choix se fixa sur celles de d'Ennery dont il a d'ailleurs
traduit Marie-Anne, une femme du peuple (184G). Le modèle
qu'il a choisi est caractéristique de sa manière ; mais il était
trop inexpérimenté et manquait complètement des connais-
sances techniques nécessaires; il n'est pas arrivé à cet « art.
particulier qui consiste à comhiner les événements de telle
sorte que les scènes à etl'et soient rendues à peu près vraisem-
blahles », ce qui, d'après un critique éminent, est la formule
du mélodrame. Mais ses traîtres sont bien noirs; on respire
dans toutes ses pièces l'horreur à haute dose et il fait hurler
le vent avec une intensité et une fréquence vraiment
effrayantes.
Dans Marchand et marin, le traître Arthur est calqué sur Appiani de
Marie-Anno. Il est en dernier lieu comptable chez le marchand Kelendi ;
il séduit sa femme et la tue parce qu'elle ne veut pas se laisser voler
par lui. 11 a brisé le cœur de Louise Feldner, a dissipé la dot de sa propre
sœur qui se voit par suite forcée d'entrer au couvent. Le marin aime
cette sœur délaissée, Marguerite, mais pour sauver son propre frère,
le commerçant Kelendi, du désastre linancier causé par Arthur, il
s'engage à épouser la riche Feldner dont ce même Arthur a été l'amant.
Celle-ci s'empoisonne, le traître est livré à la justice, le marin épou-
sera Marguerite et le pauvre benêt de marchand pourra continuer à
pleurer sa femme qu'il croit innocente.
Ce qui a charmé le public dans ce drame, vers 1844, c'est
la langue belle et hardie du jeune auteur — langue qui n'est
pas exemple de locutions vicieuses, mais qui a tout de même
impressionné plus favorablement les spectateurs que la prose
assez plate de Szigligeti — jointe à une action rapide, à
quebjues coups de théâtre bien amenés, à la sympathie
qu'éveillent les personnages qui souffrent injustement et à
une certaine mélancolie dont toute la pièce est imprégnée.
Le Testament est mieux chaipenté, mais suit toujours les
32G LE THÉATUE
sentiers battus du « Boulevard du Grime ». Ici c'est le
grand monde que Czakd veut nous montrer.
La comtesso douairière, M™" Alpâri a commis, il y a vin^t-cinq ans,
forfait sur forlait. Séduite par le comte Târay, elle a abandonné à Tétran-
ger une petite fille, fruit de sa faute. Pour se venger de son séducteur,
elle a substitué un autre enfant à celui que le comte avait eu de sa
femme légitime ; elle a découvert à celle-ci l'infamie de son mari et a
causé ainsi la mort de la jeune femme. Maintenant, M^" Alpâri est une
veuve respectée ; sa fille Antoinette aime le jeune comte Tàray qui, après
un séjour assez long à Paris * est revenu en Hongrie. Mais il n'est pas
revenu seul : le sculpteur Kereszti qui lui doit toute sa carrière et la
chanteuse Mna Riole sont avec lui. Pour ne pas accorder la main de sa
lille à Târay, la comtesse fait allusion devant elle à la liaison du jeune
comte avec Nina, la chanteuse. Faut-il dire que Nina est chaste, qu'elle
est la propre fille de Mm* Alpâry, que le vrai descendant du comte Târay
est le sculpteur ramassé sur le pavé de Paris par le faux Târay ? Lorsque
ce dernier ouvre le testament de son père, il apprend tous les crimes
de M'"^ Alpâry et devient fou. Nina, pour venger celui qu'elle aime, tue
sa propre mère qui n'aurait qu'à dire un mot pour être sauvée. Târay
guérit et épouse Antoinette, Nina prend du poison, le sculpteur renonce
à son héritage.
Ce qui fait l'unité et l'harmonie de la pièce c'est, en
somme, le passé de la comtesse douairière. La langue
pleine de feu et d'antithèses rappelle le style de Victor Hugo,
mais la marche de la pièce ne trahit que trop l'emploi des
procédés habituels au mélodrame français. Les allusions à la
noblesse fainéante qui dissipe son argent à l'étranger sont ce
qui prête à ces pièces un caractère hongrois.
Le drame le plus original de Czakd est peut-être Léona.
L'action se passe à Byzance au xiii'' siècle. Eraste a séduit la nonne
Léona. Celle-ci ayant été incarcérée, Eraste se retire au milieu des
montagnes où il élève son fils Aquil dans le culte de la nature. 11
adopte également Irène, qui aime Aquil. De leur union naît un enfant.
Pendant une absence d'Aquil, Léona enfin délivrée de sa prison
1. Presque tous les héros romantiques magyars ont fait un stage plus ou
moins long à Paris. C'était le complément indispensable de l'éducation d'un
noble d'alors.
CHAPITRE 1 327
assouvit sa venj^'eance. En vrai démon du mal elle incite Irène à tuer
son enfant, conçu dans le péché et non baptisé. La faible jeune
femme, sous la suggestion de cette fanafique, tombe évanouie et c'est
Léona elle-même qui étrangle l'enfant. Aquil, longtemps prisonnier à
l'étranger pour ses idées révolutionnaires, revient. Eraste, devenu
aveugle, lui confie le secret de sa vie. Léona écoute avec horreur ce
récit qui lui apprend qu'elle a tué l'enfant de son fils. Irène et Erasto
meurent. Léona pour son châtiment continue à vivre et le panthéiste
Aquil lui pardonne en déclarant qu'il n'y a ni bien ni mal.
Czakô s'ost efl'orcé, dans cette pièce bizarre et fort obscure,
d'opposer le culte de la nature au fanatisme religieux. L'in-
vention montre une certaine originalité, mais Tidée maî-
tresse du drame est la même que celle du Testament, à
savoir qu'une erreur commise dans la jeunesse entraîne, tôt
ou tard, le châtiment. Si le poète s'abstient ici des procédés
mélodramatiques, on ne peut pourtant pas nier que l'oppo-
sition entre la nature et le fanatisme," l'énumération des
misères humaines sous toutes leurs faces (acte III, scène 3),
le lyrisme continuel et les tirades ne soient marqués au
coin du romantisme.
Les hoimnes insouciants sont un franc mélodrame. La pièce
est découpée en tranches régulières séparées par des inter-
valles de plusieurs mois ou de plusieurs années *. Elle fut
\. Dcrnôy, jeune noble, aime Adèle, mais son père s'oppose à son mariage,
remmène à li''tranger et meurt d'une attaque d'apoplexie. Pendant cette
absence, Adèle, àme légère et tète sans cervelle, s'est fait enlever parle baron
Felvizi. Dcrnoy, revenu en Hongrie, considère le châtiment de ce couple comme
son devoir le plus sacré. Toute la pièce nous montre la chute de plus en
plus rapide du couple Felvizi et la manière dont Dernôy poursuit sa vengeance.
Les dettes du baron facilitent sa tâche. Au premier acte, Felvizi vit encore dans
son manoir; au deuxième Dernôy peut déjà l'en chasser. Adèle voudrait bien
reconquérir son ancien fiancé, mais celui-ci veut se venger et non se faire
aimer. Deux ans plus tard, Felvizi, complètement ruiné, a abandonné sa
femme malade et ne la rejoint que pour comploter un crime. Ils se décident
â tuer le propre frère du baron qui, resté longtemps célibataire, veut
se marier sur ses vieux jours, et à s'emparer ainsi de l'héritage. Dans
laccomplissenisnt de ce dessein, Felvizi succombe sous la main de Dernriy
qui, par hasard, se trouve dans la chambre du baron; Adèle est prise et con-
damnée. Relâchée, elle vit misérablenifiit dans un faubourj,' éloigné cl
328 LE THÉATKE
fVoidomcnt accueillie, le public, quoique habitué aux coups de
théâtre, à l'étalage de la misère humaine dans toute son
horreur, a néanmoins senti que l'élément vraiment tragique
faisait défaut, que la composition de la fable était manquée,
(jue les personnages avaient pour unique rcMe de débiter les
maximes pessimistes de l'auteur. Le sujet convenait pour-
tant à une pièce à thèse, à un vrai drame social, mais Czako
— n'oublions pas qu'il était très jeune — a préféré avoir
recours aux surprises d'Eugène Sue et de d'Ennery, Il visait
trop au « tableau » '.
On retrouve la même fougue et la même passion, la même
langue poétique et exubérante, pleine d'antithèses et d'ex-
clamations oratoires dans ses deux drames historiques, qui
n'eurent que quelques représentations : Saint-Ladislas et,
son temj)s et Le Chevalier Jean. Ici c'est Hugo qui a servi de
modèle. C'est dans sa manière que Czako a peint le moyen
âge hongrois, sa rude barbarie et ses superstitions reli-
gieuses, les luttes entre le roiLadislas elle roi exilé Salomon
(ou comme Czako l'appelle : Sôlom) d'un côté; celles de la
veuve de Louis d'Anjou, Elisabeth, et de sa fille Marie avec
le prétendant napolitain Charles le Petit, de l'autre. Il nous
montre quelques serviteurs dévoués à leur maître, mais
aussi des traîtres et des hypocrites, des tempéraments san-
guinaires comme le palatin Gyula dans Saint-Ladislas et
Jean Paliszna, ce chevalier de l'Ordre de Saint-Jean qui se
croit l'exécuteur de la colère divine ; il peiut avec émo-
tion quelques figures de femmes et les entoure d'une auréole
romantique ; telles Yolanthe, la reine Marie, Dorothée.
implore une dernière fois le pardon de Dernoy. Celui-ci, qui a recueilli
l'enfant des Felvizi, la petite Vilma, reste inflexible. Adèle s'empoisonne.
Dernôy a assouvi sa vengeance. « Et maintenant, dit-il, que Dieu soit avec
moi dans la solitude des forêts et des montagnes », et il emporte l'enfant de
ceux qu'il a ruinés, pour l'élever probablement dans un désert, comme Erasle
l'a fait avec Aquil.
1. D'après une de ses lettres à Charles Szâsz, le drame doit viser surtout le
tahleau, le groupe. Voy. Vértessy, ouvr. cité, p. 28.
CHAPITRE 1 329
Mais ici, comme dans ses quatre pièces principales, le poète
ne voulait voir que le côté sombre de la vie ; c'est son
propre moi qu'il exprime en créant des caractères. Le sort
atteint ceux qui auraient le plus de droit au bonheur. « Ses
personnages, dit M. Bayer, sont les porte-paroles du pessi-
misme. Ses héros ne luttent pas avec la vie, ils sont englou-
tis par des accidents contre lesquels il n'y a pas de lutte pos-
sible. Malheur à celui (jui est entraîné dans ce tourbillon !
Son seul refuge est le poison ou le pistolet, ou encore l'iso-
lement complet du reste de la société. Il n'y a pas d'amour
idéal sans tache ; la maternité apparaît sous des formes
hideuses; un frère se précipite sur l'autre ; l'enfant même
est la victime de l'hypocrisie : tantôt on l'étouffé, tantôt on
l'abandonne et il passe devant le cadavre de sa mère sans le
connaître. Ses philosophes ne luttent pas contre les idées :
ce sont les idées qui les subjuguent. Dans ce monde de
malades de corps et d'espi'it, de souffrants et de persécu-
teurs, de désespérés, d'assassins et de suicidés, on ne trouve
pas une scène qui repose, oii l'âme pourrait se recueillir '. »
Le poète, hanté par ses visions, en opposition avec le monde
qui l'entourait, a fini, comme tant de ses héros, parle suicide.
VI
Czakd est le pessimiste des romantiques hongrois ; il nous
présente le côté triste de la vie humaine en général ; les allu-
sions à l'état social de la Hongrie sont assez rares et les
rumeurs politiques qui s'élevèrent alors n'ont point trouvé
d'écho dans ses drames. Charles Obernyik (1815-1855)'" au
1. Ouvr. cité, toiiio H, p. 188.
2. Né iiKoiiildd, dans le coinitat de Komârom. 11 fit ses études à Debreczen
et devint précepteur dans la maison de Krilcsey fl837]. Il y resta jusqu'en IStl).
Il professa ensuite au collège de Kecskeniét. Kolcscy (voy. plus haut p. 261)
eut une grande influence sur la formation de son talent. C'est chezlui qu'il
lut Corneille, Voltaire et Victor Hugo. Les pièces d'Ohernyik trahissent plutôt
330 LE TIIÉATKE
contraire, s'est saisi avec une énergietoutejuvéniledequelques
problèmes sociaux et lésa mis à la scène au moment où leur
discussion était à l'ordre du jour. Ses procédés sont les
mêmes que ceux de ses contemporains. Gomme eux, Ober-
nyik invente des fables captivantes, s'entend à ménager un
coup de théâtre et faiblit dans la peinture des caractères qu'il
crée en vue des situations dramatiques. Les trois pièces oii,
avant la Révolution, il aborda le problème éternel delà diffé-
rence des castes, la lutte des roturiers et des nobles, la
question du droit d'aînesse, excitèrent une curiosité extrême.
Après 1849, ces problèmes ne passionnaient plus le public ;
Obernyik composa alors quelques tragédies historiques et
un drame où la politique était remplacée par un tableau de
la misère humaine.
La première de ces pièces : Seùjneur et Serf (Four es pôr)
remporta le prix au concours académique de 1843 et fut
accueillie sur la scène avec enthousiasme. Nous la considé-
rons comme une des meilleures que les romantiques magyars
aient composées. Elle renferme des scènes vraiment admi-
rables ' et resta longtemps la pièce type symbolisant le conflit
entre la noblesse et le peuple. Czako lui-même lui a emprunté
plusieurs situations dans ses Hommes iiisouciants.
Malheureusement, la donnée du drame repose sur une
confusion. Obernyik a pris pour représentant du peuple un
homme sorti des couches les plus basses, qui usurpe un nom
de la petite noblesse. Il a beau lui prêter de grandes qualités,
le présenter comme un travailleur qui s'est créé par ses
propres forces : la supercherie qui amène la catastrophe gâte
un peu la pièce. — Nous voyons d'abord le comte Zalânfy et
l'influence de Ja tragédie bourgeoise que celle du drame romantique propre-
ment dit. En outre de ses pièces de théâtres, il a encore écrit quelques
nouvelles. Les Œuvres complètes (Obernyik Kâroly szépirodalmi risszes
munkài) furent éditées par J. Ferenczy en quatre volumes, 1819. Avec une
Introduction. Voy. en outre : M. Faragô, Obernyik Kdroly, 1898 (brochure).
1. Telle la scène VIII de Facté IV (Le comte devant le tribunal). — Les locu-
tions françaises dont se sert le journaliste Tollasi, dans cette pièce, prouvent
que le français était couramment parlé à cette époque.
CIIAPITBE I 331
sa sœur Julie acculés à la ruine : Zalûnfy, joueur et pares-
seux, est homme à commettre les crimes les plus bas pour se
procurer de l'argent. Puis paraît Szenkey, serf jadis chassé
de la maison des Zalânfy pour avoir osé lever les yeux sur
Julie. Plein d'amertume et de ressentiment, il ofTre ses ser-
vices aux ennemis de ses anciens maîtres. Bien accueilli, il
sait gagner le cœur de son nouveau seigneur. Celui-ci, en
partant pour l'Amérique avec son (ils, emmène le dévoué ser-
viteur. Tous deux meurent et lèguent au serf leurs propriétés
de Hongrie. Celui-ci revient et prend le nom de ses bienfai-
teurs : Szenkey. Il est intelligent, riche et s'élève vite à un
haut degré de la hiérarchie administrative de son comitat.
Telle est la situation lorsque s'ouvre la pièce. Le nouveau
Szenkey veut encore se faire aimer de Julie qui ne reconnaît
pas en lui l'ancien serf, mais comme de par son nom, il
n'appartient qu'à la petite noblesse, elle refuse de l'entendre
malgré la grande misère oîi elle se trouve. Szenkey, furieux
d'avoir essuyé ce refus, jure de se venger. Zaldnfy est en
prison et doit être jugé, selon la coutume en vigueur,
par le vice-comte (alispdn) qui est Szenkey et les fameux
assesseurs (tâblabirôk), lesquels opinent toujours comme
le chef du tribunal. Szenkey ne pourra cependant assouvir
sa vengeance. Kn partant en Amérique, il avait laissé une
pauvre sœur, Amélie, qui était devenue chanteuse. Cette
sœur aime Zaldnfy qui l'a courtisée, mais Szenkey lui ayant
dévoilé son secret, elle quitte immédiatement le théâtre
et vient s'installer dans la maison de son frère. Le monde
suppose qu'elle est sa maîtresse. D'autre part, Julie, dans
l'angoisse de son cœur et tremblant que son frère ne soit
condamné à mort, vient implorer la grâce de celui-ci auprès
d'Amélie qui, dans un moment d'oubli, trahit le secret de
son frère. Fort de la preuve qu'il a de la supercherie de
Szenkey, le comte lui donne un soulÏÏct en plein tribunal en
déclarant qu'un serf n'a pas le droit déjuger un seigneur.
Szenkey le force à se battre et le tue, mais sentant qu'il ne
pourra supporter sa honte, il s'empoisonne.
332 LE THÉÂTRE
« Il est mort, » dil-il, en regardant le cadavre de son ennemi. <( Je
suis vengé. Et maintenant il faut que je meure aussi ! (il prend le flacon).
0 Dieu, fais que les hommes soient égaux ! et ne permets pas qu'une
science vaine et des lois slupides séparent les hommes, et des millions
d'iHres béniront ton nom ! Mon crime, si j'en ai commis un, est unique-
ment causé par la fausse organisation de la société humaine, par la pres-
sion et le mépris dont on nous accable. Mon âme a désiré le ciel et j'ai
voulu briser les chaînes qui l'entravaient dans son élan. Le pauvre serf
aura-t-il un jour un meilleur sort ! Privera-t-on encore pendant des
siècles des millions d'hommes de la liberté, de la vie constitutionnelle ?
Le temps viendra-t-il où l'homme, distingué par ses mérites et ses con-
naissances, n'entendra plus crier : Ote-toi de cette place, lu n'es qu'un
serf, et tu n'es pas digne de faire des lois et de les appliquer ? Oui, oui,
ce temps viendra !.. Mourir si jeune et dans la plénitude de sa force !!.. »
L'enfant du peuple est ainsi la victime du préjugé de
noblesse. Dans sa seconde pièce, VHéritage (Oerôkség) Ober-
nyik nous présente les préventions que nourrissent l'indus-
triel, le commerçant enrichi contre la noblesse ruinée.
« Pauvre, désœuvré, négligent et fier, prodigue et plein de
préjugés, » c'est ainsi que le commerçant Schmid ' caractérise
le noble Hongrois de son temps ^
Il est facile de constater que celte seconde pièce n'est
qu'une variante de la première. Les nobles y sont maltraités.
Vincent Pôkfalvi commet des lâchetés pour pouvoir hériter
1. Remarquons quo ce grand commerçant porte un nom allemand, et ce
n'est pas sans intention. Le commerce et Tindustrie, vers 1840, étaient en
effet, entre les mains des étrangers qui ne songèrent à se magyariser
qu'après le dualisme.
2. Schmid élève une ds ses parentes, Mathilde à laquelle il voudrait laisser
toute sa fortune, à la condition qu'elle épouse un roturier comme lui. Dans
une ville d'eau, cependant, elle a fait la connaissance de Louis Nyâray, noble
sans fortune. Celui-ci, refusé par Schmid, enlève Mathilde dans un bal où elle
s'était rendue sans son oncle et se marie clandestinement avec elle. Vincent
Pôkfalvi, élevé également par Schmid, voit avec plaisir cette fuite, car il
espère ainsi hériter de la fortune de son oncle. En véritable traître de mélo-
drame, il empêche la réconciliation. Mathilde, reniée par son oncle, vit misé-
rablement avec Nyâray qui, apprenant les machinations de Vincent contre lui
et sa femme, le provoque et le tue en duel. Un domestique fait savoir au
commerçant la grande misère de Mathilde et que son union avec le comte est
légitime. Schmid lui pardonne et lui lègue sa fortune.
CHAPITRE I -S-SS
seul de son oncle et le roturier Schmid n'a pas assez de sar-
casmes pour une caste, veule, fainéante, orgueilleuse et
sans scrupules. Il est vrai que Nyâray a quelques traits qui le
recommandent à notre sympathie ; il est vraiment épris de
Malhilde et l'épouse contre la volonté de ses parents, à lui, qui
le déshéritent, mais Obernyik nous le montre, dans la suite,
assez faible pour faire une tentative auprès de sa femme en
vue de lui arracher un consentement de divorce et ce n'est
que l'amour sans bornes de sa femme qui le maintient dans
le droit chemin. Cette scène (IV. 6) avec celle où Schmid,
averti par une lettre anonyme que sa nièce sera enlevée au
bal par Nyâray, consent malgré ses inquiétudes à laisser
partir la jeune fille (II, 4), sont les mieux réussies de la
pièce.
Dansl'.lAîe (Elsoszûlott), c'est le droit d'aînesse qui forme
le pivot de l'action, mais il faut avouer que l'intérêt politique
disparait devant l'action tout-à-fait mélodramatique.
Deux frères, dontraîné, Georges Vârnay, a hérité de toute la fortune
de ses parents, tandis que l'autre, Charles, est pauvre, aiment la même
jeune tille : Louise, la fille d'une veuve qui est débitrice du comte
deorfies, et qui oblige moralement sa fllle à lui accorder sa main. Pour-
tant Louise, même mariée, n'a pu oublier Charles qui vient déguisé au
château et obtient d'elle un rendez-vous; poursuivi par le secrétaire du
comte, il tire sur lui et le blesse. Tout le reste de l'action est de pur
mélodrame. Georges, sentant qu'il n'est pas aimé, passe son temps dans
les tripots; une nuit, sortant du jeu, il est attaqué et blessé grièvement
par des brigands. Son frère qui se trouve, par hasard, sur le théâtre du
crime, est arrêté. Comme il ne veut pas dire son nom et que personne,
excepté Louise ne le connaît, il est condamné à mort. La mère
de la comtesse, craignant un esclandre, défend à sa tille de dire la
vérité, car le monde croirait certainement que le comte est tombé
victime des machinal ions de sa femme et de son frère. Tous deux
sont prêts à s'empoisonner lorsque Georges, dans un dernier effort,
peut encore déclarer que Charles est innocent. 11 lui lègue sa fortune
et meurt.
De nombreuses tirades contre le droit d'aînesse, contre la
vénalil(' des électeurs, raillée dans plusieurs comédies de ce
334 LE THÉÂTRE
temps \ ramènent constamment l'action sur le terrain poli-
tique, mais ici ce n'est pas au profit de la pièce.
Après la Révolution, les dramaturges devaient s'abstenir
de traiter sur la scène des questions alors brûlantes; il
s'agissait de la liberté perdue et non de réformes sociales.
Mais le tempérament politique d'Obcrnyik était si fort que,
môme après 1849, il discute certains problèmes sociaux.
La pièce Mère et rivale (Anya es vetélytârsno. 1850) con-
tient un plaidoyer très cbaleureux et très noble en faveur de
l'émancipation des Juifs; il était cependant fort maladroit de
faire du Juif de la pièce, le docteur Aron, le porte-paroles de
ces revendications et de choisir pour plaider cette cause celui-
là môme qui, quatorze ans auparavant, avait sur Tordre de la
baronne de Bânfalvi, empoisonné le comte de Monténégro au
moment oii celui-ci allait se battre en duel avec le mari de
cette dernière ".
La pièce est bien construite quoique un peu trop chargée ;
elle semble découpée dans un roman d'Eugène Sue ou
d'Alexandre Dumas. L'influence du mélodrame français y
1. Notamment dans Tisztujitds (Élection des fonctionnaires) d'Ignace Nagy
(1843).
2. Cette baronne coupable a une fille, Amélie, qui aime éperdùment le
comte Marino, faux nom sous lequel se cache le fils de Monténégro. La mère
sent également son cœur s'émouvoir pour lui ; enfin .Mariette, la sœur du
médecin, en est aussi amoureuse. La baronne, pour séparer sa fille de
Marino, propose à celui-ci de s'établir en Amérique oîi le grand ami de
la maison, le docteur Aron, veut vivre désormais parce qu'il croit que
dans ce pays de liberté ses connaissances et ses talents seront mieux appré-
ciés. Mais la fatalité, qui règne dans cette pièce en souveraine, amène la
catastrophe. Un vieux domestique de la baronne révèle au comte les
agissements anciens d'Aron : celui-ci, blessé dans son honneur par le
comte Marino, veut se venger. Il dit à sa sœur Mariette que le comte
veut la voir en secret. Il envoie Marino au rendez-vous en lui disant qu'il y
trouvera Amélie. Le frère sacrifie ainsi sa sœur à sa vengeance. Amélie voyant
que son mariage est retardé uniquement à cause de sa mère, lui fait les repro-
ches les plus amers. La baronne consent enfin, mais ne peut survivre à cette
union. Elle s'empoisonne après la cérémonie du mariage ; Mariette devient
folle, Aron se tue sans divulguer son secret terrible. Le comte et Amélie
pourront vivre heureux.
CHAPITKE 1 335
est visible ; quelques scènes • sont vraiment émouvantes et
très bien conduites '. Outre cette influence on y trouve maints
détails d'un caractère fataliste " qu'on doit considérer
comme des réminiscences du théâtre allemand, le mélodrame
français ayant très rarement revêtu ce caractère.
Les deux tragédies historiques d'Ohernyik : Khélonis et
Georges Brankovics montrent beaucoup de beautés dans le
détail, surtout la première qui traite à peu près le même sujet
que VAgis de Bessenyei.
Montrer par la chute de Sparte combien la ruine de leur
pays était probable, exciter les Hongrois à l'héroïsme pour
les sauver du désastre, stimuler l'ardeur et le patriotisme,
voilà le but que les deux écrivains ont poursuivi à quatre-
vingts ans de distance. C'est à Vienne que Bessenyei fait
entendre sa voix. Dans cette ville, en effet, étaient nées les
tentatives pour créer à l'aide de la littérature française un
courant intellectuel hongrois. Agis ne devait jamais être
jouée. Après la défaite de 1849, Obernyik voit dans ce tableau
des temps passés un stimulant contre l'abattement universel.
Khélonis n'est que de l'histoire découpée en tranches, mais
nous y trouvons un rôle admirable de femme, Khélonis,
fille de Léonidas, épouse de Gléombrote qui dans la lutte
entre beau-père et gendre n'écoute que la voix de son cœur
et se range toujours du côté du vaincu. Lorsque Agis et
Gléombrote, maîtres de la ville où ils veulent rétablir l'an-
cienne discipline, chassent le faible Léonidas de Sparte, Khé-
lonis n'hésite pas un instant. Elle accompagne son père dans
l'exil. De même lorsque, par un revirement de la fortune, et
grâce aux troupes étrangères, Léonidas est remis surle trône,
qu'Agis est tué et Gléombrote chassé, Khélonis déclare à son
1. Notamment celle où la baronne avoue au médecin son amour pour le
jeune comte : Acte II, scène 6.
2. Acte II. se. 4. « Une puissance invisible a tout décrété depuis des temps
éternels; dans le livre du destin se trouve aussi bien prédite la peste qui
dévaste le pays, que la vie du ver de terre, oix la lloraisou de la rose ; le che-
min tracé d'avance aux mortels ne peut pas être évité. «
336 LE THÉÂTRE
père : '< N'ai-je pas tout quitté pour toi lorsque tu fus forcé
lie t'exiler? Crois-tu que cette Khélonis qui t'as accompagné,
n'existe plus? Ou bien qu'elle préfère le bonheur et l'éclat à
son rôle d'épouse. Si j'avais deux cœurs, l'un resterait ici
avec toi, mais maintenant tout mon cœur appartient au mal-
heui'eux'. »
Dans cette pièce point d'action trop compliquée, rien de
mélodramatique. Il y règne une simplicité toute classique et
les caractères conservent leur grandeur antique. Les person-
nages parlent avec beaucoup de force et de vigueur, comme
toujours chez Obernyik, mais habitué à des plats fort épicés,
le public n'a pas fait bon accueil à cette pièce qui n'eut que
deux représentations.
Georges Brankovics ne fut pas entièrement achevé par
l'auteur; ses amis Bulyovszky et l'acteur Egressy n'ont
trouvé dans ses papiers que trois actes ; le reste est leur
œuvre. C'est une de ces tragédies dont le modèle est la Za/ire
de Voltaire, traduite dès 1784 par Péczeli. Le conflit entre
chétiens et musulmans et au milieu des batailles sanglantes
entre l'Occident et l'Orient une jeune fille chrétienne, aimée
par un sultan, qui tombe finalement victime de l'entourage
du prince : ce sujet était de circonstance en Hongrie où les
Turcs dominèrent pendant cent cinquante ans. Aussi dès le
commencement du xix' siècle Bdlyai s'inspirant de Voltaire
le traita dans son Mahomet If, sujet repris un peu plus tard
par Charles Kisfaludy qui le traita dans sa meilleure tragédie :
Irène.
Obernyik nous montre le sultan Murad II amoureux de la belle Mara,
fille de Georges Brankovics, prince de Serbie. Longtemps allié des Hon-
grois, Brankovics renonce après la mort du roi Albert à cette alliance
et fait la paix avec les Turcs. Il leur donne comme otages ses deux fils,
mais le sultan ayant appris que le parti hongrois a le dessus à Belgrade,
l'ait aveugler les deux princes et les renvoie ainsi à leur père. La guerre
1 . La mort d'Agis de Guérin de Bonscal (1642), qu'Obernyik n'a certainement
pas connue, nous montre le mèuie caractère de Khélonis ou Telonin.
CHAPITRE I 337
éclate de nouveau ; Mara enlevée de force par Murad devient grande sul-
tane. Le conflit tragique eût été de nous montrer Mara, comme Zaïre,
partagée entre son amour pour le sultan et la fidélité à sa religion. Ober-
nyik n'eut pas le temps de terminer cette œuvre ; ses héritiers littéraires
l'ont achevée sommairement. Le vieux Brankovics vainqueur, prend le
harem et y trouve sa fille qu'il veut tuer; mais il n'en a pas la force.
Epuisé par ses blessures, il meurt et Mara se jette éperdùment sur son
cadavre.
Ce drame s'est conservé longtemps au répertoire grâce au
grand acteur Egrcssy dont Brankovics était le rôle favori '.
Erkelen a tiré un des premiers opéras hongrois. — Obernyik
a aussi écrit une comédie : Le mari sans femme^ dans la
manière de Scribe, et Une petite aventure qui rappelle les pro-
verbes de Musset. Comme nouvelliste il montre d'agréables
qualités d'écrivain. Son nom cependant reste surtout attaché
à ses pièces de théâtre où, dans des fables émouvantes, il a
su dramatiser les questions politiques et sociales du temps.
VII
C'est également sous l'influence romantique que fut écrite
la seule tragédie du comte Ladislas Te/e^f (1811-1861), descen-
dant d'une famille illustre où le culte des lettres françaises
était, pour ainsi dire, héréditaire ^ Cette tragédie, intitulée
1 . Egressy est mort sur la scène en jouant ce rôle (30 juillet 1866).
2. Voy. plus haut, p. 135. — Teleki est surtout connu comme homme poli-
tique. 11 était le représentant du gouvernement révolutionnaire à Paris (1848)
et publia en cette qualité plusieurs brochures, en français, pour éclairer le
public sur les événements qui se passaient en Hongrie. Il devint, après la
défaite, le chef de l'émigration, fut fait prisonnier contre le droit des gens par
la Saxe (voy. sur cet acte arbitraire, Saint-René Taillandier, Revue des deux
mondes du l*"" janvier 1861 et la justification de Beust dans ses Mémoires :
Aus drei Vierlel-Jahvhunderten, 11, p. 27), puis rentra dans son pays en
acceptant les conditions dictées par la Cour de Vienne. Lorsque, malgré lui,
il se vit à la tête de l'opposition, il se suicida la veille du jour, où il devait
prononcer un discours à la Chambre (8 mai 1861). Voy. sur son rôle politique,
338 LE THÉÂTRE
le Favori (Kcgycncz, 1841) nous transporte dans la Rome
de la décadence, e'poque de pre'dilection des romantiques,
chaque fois qu'ils voulurent peindre des monstres sur le
trône et des traîtres sortis de la lie du peuple. Quelques
critiques voient dans le Favori un chef-d'œuvre qu'ils placent
bien au-ilessus des autres œuvres dramatiques de cette
époque. Ils le comparent volontiers aux tragédies de Sha-
kespeare, tant le bas-empire s'y trouve merveilleusement
dépeint et caractérisé. Si le sujet en était national, disent-ils,
cette œuvre pourrait être citée de pair avec le Bânk-bân de
Katona.
Il faut constater, en effet, que ce n'est pas là une œuvre
banale, écrite à la hâte comme nombre de drames de Szigli-
geti; cependant jamais celui-ci n'aurait commis une faute
aussi lourde dans le choix du sujet. Certes, la vengeance
comme motif tragique, se rencontre dans de nombreuses
pièces romantiques, mais jamais elle ne fut présentée d'une
manière aussi repoussante que dans le Favori. Une simple
analyse de la pièce suffira à le montrer.
L'empereur Valentinien III est un débauché. Les courtisanes ne lui
suffisent plus; il a jeté les yeux sur Julie, la femme de Pétrone Maxime,
son ministre. L'eunuque Héraclès attire Julie dans un guet-apens, mais
l'empereur qui la croit en son pouvoir, peut à peine la voir, car elle
réussit à se sauver. Maxime jure de venger l'outrage fait à son honneur;
ainsi commence la série des méfaits qu'il commet et qui forment la trame
de la pièce. Si cette vengeance s'effectuait par la ruse de Maxime, nous
applaudirions à la réussite de son entreprise ; mais pour ne pas éveil-
ler les soupçons du tyran, le mari livre lui-même sa femme, la ver-
tueuse et innocente Julie, qu'il installe dans une maison isolée dont
l'empereur seul a la clé. Pour soulever le mécontentement général,
Maxime fait d'abord tuer le général en chef Aétius par Valen-
tinien, puis il lui suggère de nommer sénateurs ses compagnons de
Ch. L. Chassin : Ladislas Teleki, 1861 (brochure); sur sa tragédie, F. Hoil-
mann : Le Favori de Teleki, dant E. Philol. K. 1879 ; Z. Beôthy dans
Szinészek es Szinmuirôk (Acteurs et dramaturges), 1882. — Teleki publia en
français : La Hongrie aux peuples civilisés, De rinlervention russe (1848) et
plusieurs articles dans le National.
CHAPITKE 1 3'J9
débauche, ce qui lui aliène tout le Sénat ; il fait augmenter les impôts
et ainsi à force de vexations réussit à provoquer une révolte. C'est alors
qu'il assouvit sa vengeance. Il séduit l'impératrice Eudoxie, tue l'em-
pereur et est acclamé par la foule comme nouveau César. Arrivé au
trône il voudrait délivrer sa femme! Lui qui l'avait répudiée sur un
soupçon, désire la reprendre après l'avoir livrée ! Aussi, la Némésis l'at-
teint dans ses plus chères affections. Julie s'empoisonne; son fils qui a
voulu défendre la retraite de sa mère assiégée par la foule, meurt de ses
blessures, après avoir perdu sa fiancée Placidia, fille d"Eudoxie. Ce n'est
pas sans raisons que Maxime, entendant la foule le proclamer empe-
reur, s'écrie : « Rome ! ne me railles pas ! »
Ainsi se termine le drame qui, comme peinture d'une
époque de décadence, est excellent. La monomanie de la ven-
geance ne peut être analysée d'une manière plus pénétrante;
mais le défaut capital est l'action inhumaine de Maxime
envers sa femme. Le sacrilice révoltant de Julie ne peut être
racheté par la beauté du détail et la couleur locale. « La ven-
geance, cette lourde épée à double tranchant, ne doit être
maniée que par les dieux ; car si un mortel a recours à elle,
elle frappe du même coup l'innocent et le coupable » ; ces
paroles de Julie (acte I, se. 2) sont ici d'autant plus vraies
que cette vengeance s'accomplit par des moyens qui n'ont
rien de théâtral. « A leur su et à leur insu, dit un critique \
ces personnes marchent dans le crime. Elles trompent et
sont trompées à leur tour. On attire l'ennemi dangereux dans
un guet-apens pour l'y étouffer ; l'empereur est amené à faire
les actions les plus stupides. Le peuple opprimé n'a pas un
seul digne représentant, pas un seul ami : chacun ne cherche
que son propre intérêt. Cela peut être historiquement vrai,
mais, sur la scène, notre âme est opprimée et fatiguée de
cette longue suite de crimes. » C'est ce que le public a égale-
ment senti et toutes les fois qu'on a voulu depuis remettre
la pièce au répertoire, on n'a obtenu qu'un succès d'estime.
Pour Teleki, la peinture de l'époque était la chose princi-
pale ; il a inventé l'histoire après coup et l'action dramatique
1. J. Bayer, ouvr. cité, tome I, p. 414.
340 LE THÉÂTRE
ne fut qu'un instrument au service de l'idée. Le poète a
voulu donner un commentaire dramatique à ces paroles de
Tite-Live placées en tète de la pièce : « Deinde ut magis
magisque lapsi sint, tum ire coeperint praecipites : donec
ad haec tempora, quibus nec vitia nostra, nec remédia pati
possumus perventum est .»
Vôrôsmarty, dans un compte renilu, a dit que l'empereur
Valentinien rappelle le Caligula de Dumas. Celui-ci date de
1837; Teleki l'a certainement connu, mais le seul point de
contact entre les deux pièces est le tableau de la décadence
de Rome. L'influence du drame romantique se manifeste
plutôt dans la recherche de la couleur locale et surtout dans
l'importance démesurée du rôle de Maxime, un traître
comme il n'en existe guère.
YIII
Nous pourrions ainsi analyser bon nombre d'autres pièces
de difl'érents écrivains, toutes écrites sous l'influence du
drame romantique français ' : mais en analysant les princi-
pales, nous avons suffisamment fait paraître cette influence.
Avant d'aborder l'étude de la réaction et de l'époque con-
temporaine, il faut nous arrêter un instant aux œuvres de
Charles Hugo (Bernstein) qui, avant 1848, était unanime-
ment reconnu comme le génie dramatique le plus puissant
de la Hongrie.
1. Telles : Tirus, Kulhen, Yolanthe de Cyrille Horvath; Valu, Ekebontô
Borbûla, Ladislas Hunyadi, Agnès Ronow de Laurent Tùth ; Elisabeth Botori,
Le dernier khan hongrois de Garay (les ballades de ce poète fort goûtées vers
1840 montrent également l'influence romantique); Blanc et noir, Charles l^^ et
sa cour, Ariane, La femme insouciante, de Louis Kuthy : Ladislas l V de Gyur-
man; La famille Zdch dEméric Vahot, quelques drames du romancier
Jôkai, etc.
CHAPITRE I 341
Charles Hugo (1808-1877 '), après ses pérégrinations en
Allemagne et en Autriche où il publia bon nombre de
drames qu'il n'a pu faire représenter, vint en Hongrie et
débuta avec le Roi hoiu/rois (1846), suivi bientôt de Bnitus et
Lucrèce et de Banquier et baron (1847) ; les journaux le pro-
clamèrent le Shakespeare hongrois. Jôkai débordait d'en-
thousiasme et l'auteur, doué d'une bonne dose de vanité, se
croyait bien supérieur à Szigligeti. Remarquons cependant
qu'il n'apprit le hongrois que fort tard et que ce ne fut que
gi'àce au grand acteur Egressy, le bon génie de tous les écri-
vains dramatiques de son temps, qui remania ses pièces au
point de vue de la langue, qu'elles purent être jouées.
Lorsque, après la représentation de Banquier et baron, on
découvrit que le sujet et une partie du dialogue étaient
empruntés à une nouvelle de Bazancourt, intitulée Louise
Dalmar -, les huées et les sifflets commencèrent à se faire
entendre. L'auteur se justifia tant bien que mal, décocha
quelques traits ironiques à ses compatriotes, quitta le pays,
parcourut l'Allemagne et la France et ne revint qu'au bout
de dix ans; mais déjà des symptômes de mégalomanie se
manifestaient d'une façon inquiétante.
Quoi([ue Hugo se comparât volontiers à Shakespeare, il est
facile de constater que, dans ses trois meilleures pièces, il
s'inspire plutôt du théâtre français que de celui des Anglais;
à moins qu'on ne mette sur le compte de Shakespeare ce
mélange de comique et de tragique que nous trouvons dans
1. Hugo était médecin; disciple ardent de Hahnemann, il fut appelé à Paris
par ce dernier, mais y étudia plutôt le théâtre que la médecine. On dit aussi
que .Iules Janin s'intéressa à ses projets. Voy. sur sa vie, E. Kôrôs, dans
Irodalomt. K. 1894; le même sur: Un roi hongrois, ibid., 1897; sur Banquier
et baron, 1894 (brochure).
2. Cette nouvelle a paru dans la Revue des feuilletons, 1841, pp. 214-240.
Elle fut traduite, la même année, en allemand sous le titre : Lebenswirren
dans VAllf/erneine TUeaterzeitunfj de Vienne. Les accusations de la critique
contemporaine étaient fondées. Nous avons comparé la pièce de Hugo à la
nouvelle française; M. Csâszâr l'a comparée à la traduction allemande et nous
avons pu constater que le plaidoyer de M. Kôros n'enlevait rien de son poids
à l'accusation. Voy. E. Philol. K. 1899, mars.
342 LE THÉÂTRE
Un Roi hongrois (Egy magyar kirâly). Ce roi est Mathias Cor-
vin. L'histoire glorieuse et tragique de la Maison desHunyad
avait la prédilection des romantiques. Jean Hunyad, le vain-
queur des Turcs, ne fournissait guère, il est vrai, l'étoffe
d'un drame ; mais les intrigues des Gara et des Czillei
contre ses deux fils, Ladislas et Mathias ; la faiblesse et la
félonie du roi Ladislas V, qui, pour venger le meurtre de
Czillei, fit décapiter, malgré un sauf-conduit, l'aîné des
frères ; la captivité du jeune Mathias, son séjour à Prague
chez Podiébrad où il noue une tendre liaison avec la fille du
roi tchèque, Catherine ; son élection comme roi magyar,
malgré la résistance de Gara, le châtiment qu'il inflige aux
seigneurs longtemps rebelles, brisant ainsi la puissance oli-
garchique ; ses instincts despotiques qui le poussent à faire
incarcérer jusqu'à son oncle Szilagyi qui avait le plus con-
tribué à son élection : autant de sujets dramatiques que de
nombreux écrivains ont mis sur la scène en s'inspirant des
pages de l'historien Fessier. C'est ce que fit Charles Hugo
pour son Roi Magyar.
Au premier acte, les deux orphelins du grand Hunyad
sont encore à Bude où on les fait prisonniers ; au deuxième,
Ladislas est décapité ; au troisième, Mathias est roi : alors
seulement commence la véritable action qui nous montre
dans ce roi surnommé le Juste ^ plutôt un despote de la Renais-
sance qu'un monarque aimé de ses sujets. Longtemps il dis-
simule, mais à la fin son caractère irascible éclate ; il châtie
alors aussi bien le trésorier Perényi que son oncle Szilagyi
qui ose lui résister. La pièce, en somme, n'est qu'une suite
de tableaux; elle a les défauts communs à beaucoup de
drames historiques magyars qui, embrassant une époque
trop longue, fatiguent le spectateur par la multiplicité des
événements et intéressent plutôt par quelques scènes déta-
chées que par l'ensemble.
L'idée de Hugo, dans cette pièce qui ne constitue que la
première partie d'une trilogie inachevée, était de prouver
qu'un roi hongrois peut être assez puissant pour briser l'oli-
CHAPITRE 1 343
garchie. La haute noblesse se sentit humiliée dans la per-
sonne de Gara et les tirades du poète indisposèrent tellement
ces spectateurs, les plus nombreux du Théâtre national, qu'ils
iirent pendant la repre'sentation une exode assez significa-
tive. Il n'y eut que quatre représentations.
La critique contemporaine opposait volontiers Hugo aux
fournisseurs ordinaires de la scène romantique ; on le trou-
vait plus riche d'idées, moins soucieux des eflets dramatiques
que de la peinture psychologique des caractères. Lui-même
voulait réagir contre la tendance de Szigligeti et de Gzakd et
ramener le théâtre ii la simplicité classique. Cette réaction
même n'est qu'un écho des théories littéraires qu'on procla-
mait en France et dont le principal représentant fut Ponsard.
La tragédie Lucrèce suggéra à Hugo l'idée de mettre sur la
scène l'héroïne romaine. Il écrivit d'abord son drame en
allemand ' et le traduisit ensuite en hongrois ; le public fit à
Brutus et Lucrèce un accueil chaleureux. La critique y vanta
surtout le caractère de Brutus, aussi habile à dissimuler
que le roi Mathias. C'était, comme dit M. Kôrôs, le trait
essentiel du caractère même du poète « qui longtemps a feint
l'ignorance parmi ses contemporains et caché ses vrais
desseins ». Le caractère de Lucrèce est fort bizarre et c'est
par cette bizarrerie que Hugo voulut se distinguer de Pon-
sard. Chez lui, Lucrèce n'est pas la victime de la violence,
mais de la calomnie ; c'est à cause de cette calomnie qu'elle
s'abandonne à son suborneur, car elle aime mieux vivre
coupable que de succomber sous les coups de la calomnie.
La pièce est écrite en vers si raboteux et la langue en est si
souvent obscure, les jeux de mots dont elle est pleine sont,
d'autre part, si insupportables qu'on ne comprend guère
aujourd'hui les éloges de la critique contemporaine.
Ces éloges, par contre, étaient pleinement mérités pour
Banquier et baron (Bankâr es banj ^). C'est à coup sûr une
1. Bruliis und Lucretia, Vienne, 184ÎJ.
2. Paru en allemand sous le titre : Der Kaufmann von Marseille (1859),
puis : Des Ilauses Elire (1861).
344 LE THÉÂTRE
des meilleures pièces de ce temps ; elle s'est maintenue au
répertoire jusqu'aujourd'hui. Hugo y atteint, avec le mini-
mum de personnages et tout en observant les trois unités,
les effets les plus dramatiques. Mais une bonne part
du succès revient à Bazancourt dont la nouvelle contenait
déjà toutes les situations utilisées par Hugo. Néanmoins, les
changements qu'impliquait une transformation de la nou-
velle en drame, montrent qu'il avait un grand talent de
metteur en scène. Si Hugo avait ajouté au titre, « d'après
une nouvelle de Bazancourt », les accusations de plagiat ne
se seraient pas fait entendre et ainsi eût été évitée la brouille
de l'auteur et des critiques. Il n'est d'ailleurs pas prouvé
que Hugo, avec son caractère exalté, aurait jamais pu
s'acclimater quelque part.
Cette pièce ne compte que trois personnages auxquels le poète hon-
grois a conservé leurs noms français : Granville, riche banquier de
Marseille, âgé de soixante ans, sa femme Adèle et le baron Arthur Mir-
mont. Adèle, jeune fille noble mais pauvre, a été élevée dans une mai-
son amie ; c'est là qu'Arthur a fait sa connaissance et l'a séduite. Il
l'installe à Paris dans l'intention de l'épouser, malgré l'opposition de
ses parents qui font courir le bruit de son mariage avec une riche héri-
tière et font même publier les bans à son insu. Adèle va justement à
l'église le jour de cette publication. Folle de douleur, elle quitte Paris
sans en avertir Arthur, vient trouver à Marseille sa mère qui meurt de
chagrin en recommandant Adèle au banquier ; celui-ci, au bout de
quelque temps l'épouse. Cependant Arthur était innocent ; il s'est battu
en duel à cause de cette supercherie ; il a été blessé et n'est pas encore
guéri lorsqu'il reçoit une lettre pressante de Granville qui lui demande
son aide pour éviter une faillite et lui rappelle qu'autrefois il a sauvé
son père et Ta élevé. A ce moment la pièce commence. Granville très
inquiet attend à tout moment l'arrivée de son sauveur. Il engage avec
sa femme une conversation oîi se trouve une caractéristique du négo-
ciant qui rappelle singulièrement celle que donne Sedaine dans son
Philosophe sans le savoir. Adèle raconte à Granville les malheurs de sa
jeunesse et au moment oîi elle veut prononcer le nom de son séducteur,
de Mirmont entre. Granville ne se doute de rien ; les deux amants s'ex-
pliquent dans une scène qui est une des meilleures du théâtre hon-
grois (acte II, scène 2), tant pour le pathétique que pour la finesse de
l'analyse psychologique. Arthur sent qu'il est toujours aimé. Sa convie-
CHAPITRE I 345
tion s'accroît encore lorsque Granville demande avec insistance à Adèle
quel est son séducteur et que celle-ci, pressée de nommer son amant,
désif,'ne, au lieu de Mirmont, un certain Arthur Belmont. Mirmont dit
à Granville qu'il connaît cet homme ; il va jusqu'à le défendre, car il ne
s'est jamais marié et aime toujours Adèle. Dans une autre scène l'oit
pathétique l'amour du baron pour l'épouse du banquier éclate irrésisti-
blement ; Adèle rappelle son devoir d'ami au baron, mais il ne veut rien
entendre et essaye d'entraîner de force la jeune femme lorsque le mari
apparaît brusquement et lui ordonne de quitter sa maison.
Le conflit tra^^ique trouve son dénouement au troisième acte. Le
banquier, quoique menacé de faillite, ne peut plus accepter Tarifent du
baron ; il le refuse avec dédain et provoque Arthur, car il pense qu'un
d'eux doit mourir. Arthur veut disparaître pour sauver la situation.
Adèle essuie dépraves reproches de la part de son mari qui, cependant,
ne veut pas se montrer moins généreux qu'Arthur; il se suicidera pour
laisser la place à son rival. Au moment où il tente d'exécuter son projet,
Arthur qui l'a vu du dehors, se précipite dans la chambre par la fenêtre
et détourne le coup. Maintenant le banquier est convaincu de ses nobles
intentions. Une grande tristesse s'empare de lui et de sa femme au
moment oîi Arthur leur fait ses adieux en laissant l'ar^'ent nécessaire
pour éviter la faillite. Bientôt on le rapporte mourant; son ancienne
blessure s'est rouverte lorsqu'il a escaladé la fenêtre pour sauver Gran-
ville. Il meurt et Adèle ne tarde pas à le suivre. Granville paiera ses
dettes et quittera aussi la vie. « Encore un jour, mon cœur; bats jusqu'à
demain, ensuite tu te reposeras après soixante ans de durs travaux.
Permets, ô ciel, que je meure entouré du respect de tous et que je
repose tranquillement à côté de ces deux êtres chéris '. »
Le succès de cette pièce fut immense. Si, par la simpli-
cité de la mise en scène, par l'observation des trois unités et
par la marche rapide et concentrée de Taction, ce drame
porte le cachet du classicisme, il est tout de même roman-
tique par la manière dont le sujet est traité. La recherche
des elTets apparaît constamment ; les coups de théâtre par
lesquels hnissent les deux premiers actes et qui se trouvent
dans la nouvelle française, suffisent à mettre en lumière
l'influence du romantisme. La vraie conception tragique y
mamjue. « La mort d'Arthur, dit M. Bayer, n'a rien de tra-
i. Dans la nouvelle de Bazancourt le banquier seul se tue; l'amant seni-
barque pour la Nouvelle-Orléans et la veuve reste seule.
346 LE THÉAT15E
giqiic; il veut ravir cette femme en usant de sa force phy
sique : c'est l'intervention du mari qui seule arrête les cou-
pables. La mort d'Adèle ne s'explique pas non plus par la
passion ; elle nous laisse froids. C'est plutôt l'apparence du
tragique que sa force irrésistible. »
Les pièces de Hugo nous montrent, à côté d'un roman-
tisme débordant, une certaine mesure dans l'expression et un
effort pour revenir à la forme classique. Il est certain que
pendant son séjour en France vers 1840, puis après 1848, il
a pu constater que le drame romantique, tel que le conce-
vaient Dumas et Victor Hugo, cédait peu à peu la place à de
nouvelles formes, tel le néo-classicisme de Ponsard. Tl étu-
dia donc les poètes tragiques du xvn' siècle et, dans sa der-
nière œuvre dramatique, écrite en vers français, il nous a
laissé un exemple vivant de ce culte que tous les roman-
tiques hongrois ont rendu au génie français. Cette tragédie
cornélienne s'intitule l'Iliade finie ' et met sur la scène la
chute de Troie causée par la ruse de Sinon, en suivant fidè-
lement le récit du W livre de YÉnéide. [Les personnages
sont : Priam, Hécube, Cassandre, Corèbe, Enée, Andro-
maque, Hélène et Sinon. Après l'Invocation et le Prélude
entre les Muses et le poète, la pièce proprement dite s'ouvre
par les plaintes de Priam :
Que je suis triste, hélas ! un saule sans verdure
Dont Thiver a coupé la sombre chevelure,
Qui nage sur le fleuve à la merci du vent,
Tandis que son écol (?) demeure un mort vivant,
Moi, je reste immobile, ô fatale vieillesse !
Entre des pleurs sans fin et des soupirs sans cesse,
Sur le seuil de la mort, je ne sais ni mourir,
Ni voler au combat, ni percer l'avenir.
1. Voy. Charles Hugo : La Merveille en deux faces. I. Le Cosmos fini.
Traité en cinq parties et en prose. II. L'Iliade finie, tragédie en cinq actes
et en vers. Paris, 1867. Prix un napoléon d'or. — Le Cosmos fini donne les
idées de Hugo sur la nature, la poésie, l'industrie, la politique, bref ses idées
de réforme sociale.
CHAPITRE 1 347
Corèbe annonce que les Grecs se sont retirés. Il a protégé
Sinon contre la fureur de ses compatriotes, et celui-ci fait
entendre le récit virgilien :
Rebutés des malheurs essuyés par Hélène
Dans cette guerre injuste et longue autant que vaine
Les Grecs se sont enfin résolus à rentrer
Dans leurs foyers
Malgré les avertissements de Cassandre, on tire le cheval
dans les murs. Sinon donne le signal aux Grecs et Troie est
perdue.
La pièce a toutes les allures de la tragédie classique. L'élé-
ment romantique cependant n'y manque pas, mais les pas-
sions se manifestent avec beaucoup de mesure. Cassandre
est aimée de Corèbe et d'Enée, mais ne partage point leur
amour. Au moment ovi elle veut tuer Sinon, elle éprouve
pour lui de la pitié, pitié qui se transforme bientôt en un sen-
timent plus tendre. Mais lorsque la perfidie de Sinon éclate
au grand jour et qu'il vient lui déclarer son amour, elle le
tue en prédisant la grandeur de Rome :
Le vieux Tibre verra la nouvelle Dion.
Malgré les fautes de versification elles expressions impro-
pres qu'un écrivain étranger ne saurait éviter, on ne peut
nier que ï Iliade finie ne soit une imitation fort remarquable
de la tragédie classique française. Elle resta inconnue en
Hongrie ; en France môme, oîi Hugo la déclama tout seul
devant le public, elle passa également inaperçue. Il est
néanmoins curieux de voir le romantique hongrois devenir,
à la fin de ses jours, un disciple de Corneille et de Racine.
IX
La Révolution de 1848-1849 a arrêté l'essor du théâtre hon-
grois. A un moment où la vie politique n'existait plus ; où
348 LE THÉÂTRE
une profonde tristesse entravait la vie sociale qui commen-
çait à se développer sous l'impulsion du comte Széchenyi;
où, poètes et écrivains, s'ils n'étaient pas tombés sur le champ
de bataille, étaient enrôlés de force dans les régiments autri-
chiens, envoyés loin de leur pays, enfermés dans les cachots
de Kufstein et du Spielberg; où l'on défendait même aux
sociétés savantes de se réunir ; où les hommes les plus remar-
quables, échappés à Féchafaud, erraient de Genève à Paris,
et de Paris à Bruxelles, la littérature dramatique dont l'exis-
tence était si intimement liée aux progrès rapides de la na-
tion, ne pouvait que péricliter.
Il fallut un certain temps à la nation pour se ressaisir; les
rares écrivains qui étaient restés en Hongrie, se serrèrent
autour du seul temple dont l'accès ne fut pas interdit :
Le Théâtre national. Mais on devait être circonspect dans
le choix des sujets, car la censure soupçonneuse frappait
de son veto toute pièce où respirait un souffle libéral, toute
pièce où l'on parlait de tyrans et de peuples esclaves.
Un écrivain de cette époque, Louis Kôvér, disait avec rai-
son, dans la Préface de ses œuvres :
L'époque où je suis entré dans cette carrière était l'tiiver rigoureux
de la littérature hongroise, le crépuscule d'une longue et pénible nuit.
Le fol espoir seul pouvait nous faire croire à une résurrection future,
mais une voix intérieure nous disait qu'on pouvait bien endormir pour
un temps la nation, qu'on pouvait la plonger en léthargie, mais qu'on
ne parviendrait jamais à l'anéantir! Il fallait du courage pour lutter
contre des circonstances aussi ditlîciles, car si les autres peuples — il
pensait surtout aux Français — ont trouvé leurs écrivains et les ont dis-
tingués, nous autres écrivains magyars, nous ne pouvions qu'espérer
l'approbation tacite d'une infime minorité et les railleries des oppres-
seurs. Ils se sont moqués de nos oeuvres, comme le geôlier raille l'ou-
vrage en bois sculpté de son prisonnier que celui-ci exécute dans les
ténèbres et sans outils, uniquement à l'aide de quelques morceaux
d'os *.
1. Kdvér Lajos szinmuvei (OEuvres dramatiques de Louis Kôvér), 1860,
4 vol.
CHAPITRE 1
349
La plupart des talenis qui, dans les années qui précédèrent
la Révolution, avaient donné leur mesure, disparaissent.
Szigligeti reste toujours sur la brèche et tout en continuant
à cultiver le drame historique, il commence à s'essayer dans
la comédie. A côté de lui, d'autres écrivains surgissent, mais
ils n'ont point l'importance de leurs devanciers '. Ce sont,
pour la plupart, des acteurs, comme Dobsa, Szigeti, Hege-
diïs, Feleki, Lendvay, Szerdahelyi, Szentpétery; ou des écri-
vains qui ont épousé des actrices, comme Kôvér et Jdkai.
Ils cultivent encore le drame romantique, mais, de môme
qu'en France, ce genre a fait place à la comédie et au drame
à thèse sociale, en Hongrie, où ne fait bien souvent que se
refléter le mouvement littéraire français, ces drames histo-
riques disparaissent pou à peu de l'affiche, entre 1850 et
1867 " : comme en France aussi, la comédie et le drame
social inaugurent leur règne. C'est à l'évolution de ces deux
genres que nous- voulons consacrer les dernières pages de
notre chapitre ; là encore nous aurons à mettre en lumière
l'influence française.
La comédie française a attiré les écrivains hongrois dès
Bessenyei. Alors qu'il n'existait pas encore de théâtre, il a
composé le Philosophe et Laïs en prenant comme modèles
Destouches et Marivaux. Molière fut traduit et adapté dès la
fin du xvni'' siècle; la traduction de ses œuvres complètes,
entreprise par la Société Kisfaludy, en 1863, et achevée en
1883, prouve assez de quel culte le grand comique français
1. C'est pendant la réaction que Madâch publia sa Tracjédie de l'homme (Az
embei' tragédiâja, 1862). Si on veut dégager la nature des influences qui
s'exercèrent sur ce poème dramatique assez connu à l'étranger (la traduction
française est due à M. Bigault de Casanove, 1896), c'est certainement plutôt
vers la Légende des siècles que vers le Faust qu'il faut tourner les yeux.
Madâch était, d'ailleurs, un grand admirateur de Hugo. Voy. Bayer, ouvr. cité,
II, p. 316. — La scène du phalanstère (tableau Xil) est sans conteste inspiré
par les œuvres de Fourier et dos Suint-Simoniens. Voy. Szigetvâri, dans E.
Philol. K. 1898.
2. 11 n'y a que le Lndislas IV de Dobsa (18o6) et les Martyrs de Szif/eludr
dcJ(Jkai 1860) qui aient obtenu un grand succès.
350 LE THÉÂTRE
fut Tobjet on Hongrie. Sans doute, au moment où le théâtre
magyar s'organise, on joue, et on imite surtout Kotzebue ;
mais cette influence allemande n'empêche pas Paul Csatô
(1804-1841), esprit primesautier, nourri des lectures de Duval
et des Comédies-proverbes de Leclercq, de se faire jour. Il
réagit contre cette tendance et recommande au lieu des
comédies à tiroir, le spirituel vaudeville français mêlé de
couplets. Il écrit une comédie très fine où le dialogue pétille
d'esprit : Les jeunes mariés (Fiatal hazasok, 1837) qu'on
joua pendant vingt ans et qui sert de trait d'union entre
l'ancien vaudeville et la comédie de Scribe *. Le règne de ce
dernier, en Hongrie, commence avec Louis Kovér (1825-
1863), surnommé le Scribe magyar. Comme Dobsa, comme
Szigligeti, il a pour modèle dans ces premières comédies
Scribe et les autres vaudevillistes dont les noms couvrirent,
sous la Monarchie de Juillet et au commencement du second
Empire, les affiches parisiennes, et dont les œuvres, d'ail-
leurs, formèrent le fond du répertoire du Théâtre national.
Seulement, la légèreté, la finesse de touche des modèles,
devient souvent platitude chez les imitateurs; là où l'écri-
vain français glisse rapidement, le magyar insiste, de sorte
que les sous-entendus deviennent des grivoiseries.- La cri-
tique ne fut pas tendre à leur égard, car elle constate dès lors,
que la langue hongroise, qui avait atteint un si haut degré
de perfection dans la poésie lyrique et épique et même dans
les premiers romans de Jôkai qui datent de cette époque, était
horriblement maltraitée dans ces comédies et ne pouvait
lutter avec les originaux.
Le critique Kecskeméthy, contrarié sans doute de voir la
comédie hongroise suivre servilement les traces de la comédie
française, proposa de faire un retour en arrière et de repren-
dre Iffland et Kotzebue. Alors les voix les plus autorisées
\. Les Œuvres de Csatô (Nouvelles et comédies avec quelques poésies tra-
duites de Béranger — les premières qui aient paru en Hongrie — ) furent édi-
tées par la Société Kisfaludy : Csatô Pôl szépirodalmi mimkâi. Avec une
introduction, 1883.
CHAPITRE I 351
s'élevèrent contre cette prétention. La Budapesti Szemle^
organe de Csengery et le Koszoru (Couronne), celui du poète
Arany, s'écrièrent :
M. Kecskeméthy a des idées bien bizarres! Nous n'avons donc rien
de mieux à faire que d'aller à l'école de Kotzebue et des Allemands pour
apprendre à écrire une comédie. Nous avons assez appris d'eux au
commencement de ce siècle. Charles Kisfaludy s'en est inspiré et il en
a appris tout ce qu'il est possible. Il serait dommage de continuer cet
apprentissage ! Les Allemands eux-mAmes n'ont jamais pu écrire une
bonne comédie ; eux aussi ont imité et imitent encore les Français
qui, dans ce genre, dépassent toutes les nations de l'Europe. Il vaut
mieux puiser à la première source, dans la mesure où un poète peut
puiser à une source étrangère. Même les écrivains comiques du second
ordre excellent en ce qui nous fait grandement défaut : dans l'intrigue,
dans la composition et dans le dialogue. La proposition de M. Kecske-
méthy est venue trop tard et ne mérite pas qu'on s'y arrête.
Au bout d'une quinzaine d'années d'essais, une améliora-
tion notable se fit sentir. Szigligeti se perfectionna et vers
1866 une jeune génération, que ne préoccupait pas unique-
ment l'effet scénique, et qui attachait beaucoup d'importance
à la forme, eut gain de cause. h'Ésope d'Eugène Rakosi
marque la fin de lïnfluence de Scribe et du vaudeville ano-
din. De vigoureux talents font leur apparition, qui réunis-
sent les avantages d'une grande richesse d'invention drama-
tique et d'une forme irréprochable. Le genre représenté par
Scribe cède la place à une comédie plus fine, plus élevée,
souvent aussi plus agressive. Feuillet, Augier, Sardou sont
alors consultés, même par Szigligeti toujours attentif aux
mouvements du dehors.
Ne condamnons cependant pas cette génération de 1850-
1867. Pensons aux tristes circonstances où elle a eu le cou-
rage de travailler pour le théâtre. Kôvér nous l'a dit. Ces
écrivains voulaient amuser, par des moyens bien inotîensifs,
une société composée en partie seulement de Ilongrois, car
l'élément riche et influent, qui n'avait pas émigré, s'était
retiré sur ses terres II ne restait que la jeunesse des écoles,
les bourgeois et les lonctionnaircs et parmi ces derniers les
352 LE THÉÂTRE
étrangers étaient en majorité. Il fallait aider ces braves gens
à tuer une soirée. Pour cela les travers de la petite bour-
geoisie, le ridicule des grands propriétaires, la ruse des
femmes et surtout des femmes de chambre devait suffire
dans les rares soirées où l'on donnait une pièce originale.
Tout ceci est bien anodin et porte la marque des théâtres
du boulevard parisien. Ainsi le « Scribe magyar » nous
montre, dans De la patience! (Csak kitartàs, 1855), trois
personnages : Gsendei, le riche propriétaire rural, Tdrnoki,
son intendant, et Benoît, son valet, poursuivant chacun leur
but et y arrivant à force de persévérance. Le propriétaire qui
traduit Virgile veut devenir membre de l'Académie, l'inten-
dant fait une cour discrète à Berlhe, fille de Gsendei et le
valet joue à la loterie espérant gagner un lot. Gsendei
devient académicien grâce aux articles de son intendant qui
a consigné sous son nom ses expériences agricoles; ïârnoki
après de tels services obtient la main de Berthe, et Benoît
gagne enfin un lot qui, d'ailleurs, ne représente qu'une
faible partie des sommes qu'il a consacrées à sa malheu-
reuse manie.
Soir et matin (Este es reggel, 1853) nous présente d'un côté
Armand Fellengi, avocat, qui néglige sa femme Léona; de
l'autre, le frère d'Armand, Guillaume Fellengi, peintre, épris
de Betty, sœur de Léona. Pour se marier il leur faut le con-
sentement de l'avocat; celui-ci hésite et refuse le matin ce
qu'il a promis le soir. Alors Fûvesi, un intrigant, type fami-
lier du théâtre de Ko ver, dit aux amoureux d'user dun stra-
tagème. Guillaume fera la cour à Léona et Betty se montrera
sensible pour Armand. Gcjeu réussit : pour rétablir la paix
dans son ménage, Armand accorde enfin son consentement.
Les bluettes : Ma femme est morte, La première exigence.
Viin des deux^ avec l'éternel contraste du hobereau hongrois
qui a passé toute sa vie sur la puszta et du noble élevé à
Paris et qui émaille son parler de bribes françaises; de même
que : Je veux mourir, Principe d'homme et ruse de femme^
sont d'agréables levers de rideau sans prétention.
CHAPITRE I 3l\3
Nous nous élevons d'un degré avec Fidélité par infidélité
(Hliség hûtlenségbôl, 1856).
Nous sommes quelques années après la Révolution qui a émancipé
les serfs. Bon nombre de riches bourgeois ont acheté les terres des émi-
grés avec des titres nobiliaires. Ainsi Tûhegyi, de son vrai nom Nadel-
berg, a acquis un manoir et se croit aristocrate pur sang. Il trouve que
les paysans affranchis ne sont pas assez respectueux et qu'ils ima-
ginent toujours quelque tour pour le vexer. L'un d'eux n'avait-il pas
l'audace de l'appeler : Monsieur le voisin! L'arrogance de ce « nouveau
seigneur » le rend ridicule. D'abord sa belle-sœur, Mme veuve Nadel-
berg lui fait sentir assez souvent son origine roturière et comme il refuse
de l'épouser, elle lui rappelle à chaque instant qu'il lui doit 80,000
florins. La fille de Tiihegyi, Irène, aime le peuple et surtout les
poésies d'un roturier, Halmai, qui est du même village et dont le père
a autrefois sauvé le sien, pendant la Révolution. Le poète, pour éprouver
les sentiments de la jeune fille et pour humilier son père, arrive sous
le faux nom de baron Kételyi, tandis que Ugroczi, vrai hobereau qui
connaît le faible d'Irène pour les poètes, se fait passer pour Halmai. La
jeune fille, voyant que la réalité ne répond pas à son idéal, consent, sur
les instances de son père, à épouser le faux baron Kételyi et lorsque
celui-ci avoue son stratagème Tiihegyi est confondu, mais il tient sa
promesse.
Cette pièce, par Tintrigue aussi bien que par le dialogue
est toute française; elle reste pourtant inintelligible pourceux
qui ne connaissent pas l'état politique et social de la Hongrie
quelques années après la Révolution.
La meilleure comédie de Kovér est la Conquête au vil-
lage (Hdditâs falun). L'intrigue ne jaillit plus des situa-
tions, comme dans ses autres pièces, mais des carac-
tères. Ici nous voyons de vrais personnages comiques;
point de travestissements, de quiproquos ni de platitudes.
L'opposition entre la grande coquette de la capitale,
la baronne Bernei, et la jeune fille naïve et bonne de la
campagne est très bien rendue. La baronne, après avoir
régné dans la capitale sur tant de nobles tètes, voudrait
— par pur caprice — subjuguer le jeune comte Kcndi, élevé
à la campagne par le capitaine en retraite Uthâzi. Elle n'y
réussit guère et ce sauvageon se montre insensible à ses
23
354 LE THÉÂTRE
coquetteries. Il aime la lille d'Ulhîizi, Julie, qui par sa can-
deur, désarme la baronne et remet à sa place le « lion »
Fcrdei, que celle-ci avait appelé à son secours pour exciter
la jalousie du comte. Cette comédie est bien agencée et
montre le talent de Kôvér en progrès. Malheureusement
une mort prématurée empêcha le poète de donner toute
sa mesure.
Louis Dobsa (né en 1824) \ qui doit, d'ailleurs, à des drames
la majeure partie de sa gloire, ne fait pas preuve dans ses
comédies, d'autant d'originalité que Kôvér. « Non seulement,
dit M. Bayer, ses personnages sont des Français habillés à la
hongroise, mais même dans le dialogue, il imite le ton fran-
çais ; seulement l'esprit dégénère chez lui en une continuelle
recherche de bons mots. » L'idée de : Mo7i neveu^ marie-toi !
(Oecsém, hâzasodjâl, 1850) est bien trouvée. Cet oncle ridi-
cule, Kâtori, qui voudrait à tout prix forcer ses deux neveux
et héritiers, Olivier et Armand, à se marier et s'aperçoit à
la lin que le premier — un intrigant peu propre à la comédie
— est amoureux de sa femme à lui, tandis que l'autre
est amoureux d'une jeune fille, Irma, qu'on ne voit pas
dans la pièce — cet oncle est un bon personnage comique.
Mais Dobsa, en faisant du traître Olivier, qui écrit des
lettres anonymes et tend des embûches à sa tante, la
cheville ouvrière de sa comédie, en a détruit tout le
charme.
Dans Le flair de Pacsuli (Pacsuli vilâgismerete) Dobsa a
délayé en trois actes un sujet très maigre fournissant à peine
la matière d'un acte. Dès le commencement de l'actionnons
voyons que Pacsuli embrouille trop l'intrigue cousue d'ail-
leurs de hl blanc. La veuve Ligeti qui a donné rendez-vous à
son fiancé Igali à Balaton-Fûred, croit trop facilement que la
sœur de celui-ci est la maîtresse de Coloman Szenczi qui la
1. Dobsa était à Paris en 1848 et fut témoin de la Révolution de février
prélude de celle de son pays. C'est lui qui conduisit la jeunesse hongroise de
Paris rendre hommage à Lamartine.
CHAPITRE I 355
courtise. Naturellement Coloman a, dans le temps, fait la
cour à la belle veuve. Dobsa n'hésite même pas dans cette
pièce à faire parler ses personnages directement au public :
ce procédé, loisible dans la pièce populaire, ne l'est pas
dans la comédie.
Ces œuvres, de même que celles de l'acteur Szigeti qui a
donné quelques bonnes pièces populaires et des tableaux tirés
de la vie de province ; les pièces à tiroir de Degré et d'autres,
dramatisant le contraste entre le pur Magyar et Taffectation
des modes étrangères, sont faites à l'imitation de Scribe, non
pas tant de l'auteur du « Verre d'eau », mais plutôt du Scribe
du vaudeville^ ori régnent en maîtres les quiproquos, les lettres
égarées, les erreurs d'adresse ; où tout dépend de maintes
ficelles au même genre.
Bientôt Feuillet, iVugier et Sardou — dont toutes les pro-
ductions nouvelles étaient aussitôt représentées à Budapest
— apprirent aux dramaturges que la comédie de situations
peut être renouvelée par une étude plus approfondie des
caractères. Et c'est encore Szigligeti dont le génie d'adapta-
tion est vraiment merveilleux qui, le premier, quitte les
sentiers battus pour donner dans ses trois comédies : La
Maman (1857), Tout ce qui brille n' est ])as or (1858) et Gou-
vernement de femmes (1862), de vrais modèles de la comédie
de salon.
Les caractères sont bien dessinés; on peut même dire
que les deux dernières, oii se font jour des préoccupations
artistiques, ne sont pas indignes d'Augier. Ces trois pièces
n'ont rien de spécifiquement magyar. La belle-mère qui veut
tyranniser son gendre ; l'avocat économe qui est, pendant le
carnaval, entraîné par sa femme à des dépenses folles pour
marier leurs filles ; le châtiment d'une femme qui veut régner
seule dans la maison ; ce sont là des sujets universels et
Szigligeti, enlestraitantd'une laçon magistrale, a bien prouvé
que les écrivains hongrois peuvent, en dehors de l'histoire de
leur pays et des mœurs nationales, produire des œuvres
solides.
356 LE THÉAThE
Dans la première de ces pièces: La Maman, Szigligeti ne s'était pas
encore émancipé de rinfluence de Scribe. Quoique le caractère de
Madame Mogori, veuve très riche d'un vice-comte (alispân) qui a marié
sa fille Cécile à Berki et garde le couple dans sa maison pour mieux
surveiller son gendre, soit un peu plus étudié que dans ses autres
comédies: le mouchoir et le gant oubliés qui embrouillent la marche de
l'action ; le valet, qui se fait payer les secrets de son maître sont des
procédés de vaudeville et n'appartiennent pas à la haute comédie. La
belle-mère est, bien entendu, punie de sa défiance; sa fille Cécile rejoint
son mari qui s'était enfui dans un hôtel et la nièce Esztike, que
M"* Mogori a voulu forcer à épouser un vieil avocat, se marie clandes-
tinement avec Bêla Ormi, un jeune avocat, ami de Berki, qui lui a prêté
son aide dans cette circonstance.
Les deux autres pièces, dont la première est en vers, sont
les deux chefs-d'œuvre de la comédie hongroise avant 1867.
« Tout ce qui brille nest pas or (Fenn az ernyo, nincsen
kas) atteste une étude sérieuse du théâtre d'Augier. L'intrigue
est bien mince pour trois actes, mais les caractères sont
finement tracés et la langue — chose rare dans la comédie
d'alors — n'est pas entachée de banalité.
Donâtfi est un avocat très économe, mais il est entraîné par sa femme
à des dépenses exagérées pour marier ses deux filles. Les prétendants
ne manquent pas; mais l'un, Rejtei, n'a aucune fortune et croit en
imposer à son entourage par les bribes de français dont il sème son
dialogue. Il a jeté son dévolu sur Eteika, celle des deux filles qui res-
semble à son père et n'aime pas les dépenses inutiles. L'autre préten-
dant, le baron Vârkôvi,est riche mais avare. Il voudrait refaire la for-
tune de ses ancêtres ; il trouve que Gisèle qu'il courtise ne pense qu'au
bal et aux amusements. Cette intrigue trouve un dénouement assez
facile. Eteika deviendra la femme du baron et Rejtei, dont les billets de
change tombent entre les mains de Donâtfi, est éconduit.
Le style de cette comédie prouve l'influence d'Augier ;
certaines scènes ont un ton plus léger de vaudeville, par
exemple celle où Glaire veut persuader à son mari que les
dépenses extraordinaires cesseront après le carnaval et qu'on
réalisera même des bénéfices en revendant mobilier, chevaux
et voitures.
Dans le Gouvernement de femmes (A nôuralom) Szigligeti
CHAPITRE I 3S7
nous montre par l'exemple de deux ménages, comment ce
gouvernement s'exerce dans la famille et quelles en sont les
conséquences.
Hélène exerce sur son mari une tyrannie capricieuse et a la prétention
de persuader au pauvre Szirtfoki qu'il est le plus heureux des mortels.
Mais, d'autre part, elle est contrariéede voir queson frère, Somkuti, est
sous la férule de sa femme qui se montre inexorable pour lui, car il
joue et boit. Une visite que font les Somkuti à la campagne chez les
Szirffoki met l'étincelle aux poudres. Hélène en excitant son frère à se
rendre à une chasse à laquelle il est invité et en refusant ce plaisir à
son mari, se prive à jamais de l'ascendant qu'elle exerçait sur lui, car
il part avec son beau-frère. C'est alors que, dans sa colère, Hélène se fait
faire la cour par Kondori ; voyant l'indifférence de son mari pour cette
intrigue et comprenant, d'autre part, que ses calomnies contre Rose
causeront un duel, elle revient à de meilleurs sentiments et s'excuse,
La marche de l'action et une caractéristique plus profonde
ont fait de cette comédie une des meilleures du répertoire de
Szigligeti.
Le rétablissement de la Constitution, en 1867, permit aux
poètes comiques d'aborder à nouveau les problèmes qui
étaient interdits depuis la Révolution. L'esprit éminem-
ment politique de la nation s'est senti attiré de bonne
heure par ces sujets. A peine la comédie avait-elle quitté
les traces suivies par Charles Kisfaludy et ses imitateurs,
qu'Ignace Nagy, nouvelliste et romancier de l'école d'Eugène
Sue, montra sur la scène une des plaies de l'ancienne Hon-
grie : la corruption des électeurs. Les comitats jouissaient
alors d'une grande autonomie ; la petite noblesse — et
c'était tout le monde, le serf et le juif exceptés — élisait tous
les fonctionnaires du département. L'agent électoral appelé
kortes avait fort à faire au moment du renouvellement des
pouvoirs. Armé de sa formidable hachette fichée au bout
d'une canne (fokos), il blessait souvent mortellement les
récalcitrants; détesté de tous, il devint la cible des poètes,
des dramaturges et des romanciers. Nagy, dans sa comédie :
Election des fonctionnaires (Tisztujitâs, 1843), a montré le
358 LE THÉÂTRE
kortes d'un de ces comitats pourris ; dans le cadre d'une
intrigue amoureuse, il a dévoilé un fait assez connu : la
vénalité des agents et des électeurs.
Pendant la réaction, la comédie populaire dut garder le
silence, mais le nouvel état social inauguré par le dualisme
exerça la verve de plusieurs écrivains. Les mieux doués
d'entre eux sont : Coloman Tôth (1831-1881) et Etienne
Toldy (1844-1879) ; ils prirent comme modèle Sardou, mais
le Sardou de Rabagas. L'indépendance dont ils font preuve
est cependant suffisante pour qu'on puisse les considérer
comme des écrivains originaux. Sans doute, cette comédie
agressive leur a servi de modèle ; mais d'autre part, les
comédies hongroises sont loin d'être un simple plagiat ; il
est manifeste, en effet, que les situations oii les personnages
se trouvent placés sont tout à fait propres à la Hongrie.
Un nouveau monde commence à occuper la scène à partir
de 1867. Les grands propriétaires qui jusque-là étaient restés
tranquillement dans leur province sont attirés par l'éclat de
la capitale oii le parlement ressuscité, les ministères et leurs
bureaux, la magyarisation de tous les services et finalement
la mêlée des partis donnent naissance à une vie nouvelle.
Les femmes avec leur manie de paraître, avec leur esprit
d'intrigue, ont leur part dans cette nouvelle vie et donnent
au tableau un cadre parfois riant, le plus souvent sombre
et attristant.
« Une nouvelle ère constitutionnelle s'est ouverte pour la nation, dit
l'ambitieuse Ciiristine à son mari, Bânfalvi, riche propriétaire de pro-
vince; les hommes ne sont pas les seuls qui doivent en profiter, les
femmes aussi doivent y trouver leur compte; le char des temps nou-
veaux s'est mis en marche, et celui qui n'y monte pas restera dans la
poussière * . »
Joignez à ces ambitieux, le monde interlope qui forme la
suite des parlementaires, les lanceurs d'affaires véreuses, les
conseils d'administration qui se font présider par des barons
1. C. T6lh, Les femmes dans la Constitution, Acte I'^, se. 1,
CHAPITRE I 359
ruinés dont la noblesse est fort douteuse, à seule fin d'attirer
les dupes, et vous ne serez pas étonnés d'assister finalement
à la faillite que la folie des grandeurs doit nécessairement
amener. La comédie, comme le drame, ont trouvé là un
vaste domaine à exploiter. ïdth et Toldy ont senti les pre-
miers tout le comique de cette situation; dix années plus
tard, Grégoire Csiky, le plus grand dramaturge de la Jeune
Hongrie, en découvrira le côté tragique et deviendra ainsi le
créateur du drame social de la Hongrie contemporaine.
Goloman Tôth, dans sa comédie : Les femmes dans la
Constitution [^okïiz alkotmânyban, 1871) nous montre une
victime de ce nouvel état des choses.
Bânfalvi vivait heureux et respecté sur ses terres, mais sa femme
Christine est prise du désir de jouer un rôle dans la capitale. Elle fait
élire: Bânfalvi député, mais il est si dépourvu de tout talent oratoire
qu'il est incapable de dire un mot de remerciement en public. Cepen-
dant Christine ilatte celles de ses amies dont les maris ont quelque
influence sur les électeurs et la façon dont elle s'abouche avec le mar-
chand de vin de l'endroit est tout à fait désopilante. Tùth nous fait assister
avec beaucoup de finesse à la genèse et au développement de ces men-
songes, de ces calomnies inventées pour compromettre un concurrent
politique et qui finissent par ruiner la réputation du plus honnête
homme. Szilvâsy est représenté par ses adversaires politiques comme
un faussaire ; on l'accuse de descendre d'un juif, ce qui, dans certains
milieux campagnards hongrois, était, à ce qu'il semble, la dernière
injure qu'on put faire à quelqu'un. Christine, en vraie fille de la
noblesse, dédaigne ceux qui doivent leur fortune à leur intelligence.
Elle ne peut souffrir l'architecte Bercsey qui a construit une fabrique
au juif Letïler, et cela pour de l'argent! Arrivée à Pest, elle est vite
désabusée. Hautaine envers celles qui ont aidé son mari à devenir
député, elle ne rêve que visites de ministres et de chefs de parti. Son
pauvre diable de mari qui doit faire un discours à la Chambre, s'em-
brouille dès le début et devient la risée de l'assemblée. Depuis qu'il est
député, il a reçu de sa circonscription des centaines de demandes
d'emploi. Tous les ratés, tous les fruits secs veulent manger au râtelier
de l'h^fat, de ce jeune État qui commence à s'organiser. Christine est
cruellement humiliée et son orgueil est vite corrigé. Le baron Szlanke-
ményi qu'elle voulait pour gendre est un vulgaire escroc qui a failli
extorquer une somme assez rondelette à son mari pour une entreprise
frauduleuse, si Bercsey n'y avait veillé. Celui-ci doit à ses connaissances
360 LE THÉÂTRE
techniques d'être nommé commandant dans l'armée nouvellement orga-
nisée des honvéds et M°e Bânfalvi est tout heureuse de lui donner sa
fille.
Non moins spirituelle, et tout à fait dans le genre français,
est la comédie historique de Toth : Le roi se marie (A kirâly
hàzasodik, 1863). Nous sommes transporte's à la cour de
Louis-le-Grand de la maison d'Anjou, dans cette ville de
Visegràd à laquelle se rattachent tant de beaux souvenirs.
Tùth nous montre le roi, jeune et aimable, sur le point de se marier.
Une aventurière de haut parage, la vénitienne Fiori, soutenue par la
reine-mère et les deux italiens Balbo et Guido, voudrait gagner les
faveurs de Louis, mais le parti magyar, représenté par le ban de
Croatie et Kopjai, déjoue ces intrigues dangereuses pour la couronne
hongroise. La fille du ban, Elisabeth, arrivée de la veille, captive le
cœur du jeune roi. Cette ingénue a toutes les grâces des jeunes filles
d'Augier. Elle fait le buste du roi dans son atelier, sans se douter du
rang de son modèle. La scène où Louis le lui apprend est d'une finesse
de touche qui trahit une connaissance profonde du théâtre français.
Les Italiens sont battus, le roi épousera Elisabeth et la reine-mère,
jusqu'ici sous l'influence italienne, deviendra hongroise de cœur.
Le talent de Toldy * est plus âpre ; ses comédies comme
ses romans et ses nouvelles ont quelque chose de brutal. Sa
pièce : Les bons patriotes (A jd hazafiak, 1872), pourrait être
intitulée : Le chemin de fer d'intérêt local. On connaît les
intrigues qui se nouent partout à propos d'une nouvelle
ligne qui peut apporter la prospérité à telle contrée et causer
la ruine économique de telle autre. La comédie de Toldy
emprunte son intérêt à cette circonstance que Faction se
passe au moment où le gouvernement magyar, encore à
ses débuts, avait à réagir vigoureusement contre l'omnipo-
tence des comitats pour fortifier ainsi le pouvoir central.
Dans certaines tirades de cette comédie, on croit entendre
le journaliste qui fulmine contre les « gros bonnets » des
comitats, lesquels sont capables, pour des intérêts purement
1 . Fils du célèbre historien de la littérature hongroise.
CHAPITRE I 361
privés, de sacrifier les intérêts supérieurs du pays, tout en
se disant « bons patriotes ».
Toldy a représenté avec une grande adresse les deux partis rivaux
d'un comitat ; ils guettent l'arrivée de l'ingénieur du gouvernement
qui doit se prononcer sur le tracé de la nouvelle ligne. Passera-t-elle
par Tarczavolgy ou par Bondavolgy ? Chaque parti met ses batteries en
mouvement, chacun promet à l'ingénieur de le faire élire député, cha-
cun tâche de le séduire. Le parti de Tarczavolgy utilise les charmes de la
jeune veuve Gabrielle, l'autre ceux de la naïve Aranka qui, bien loin
de soupçonner les intrigues de sa; mère, devient sincèrement amou-
reuse du jeune ingénieur qui s'est formé à l'étranger et auquel toutes
ces petitesses répugnent. Il déjoue vite les ruses de Gabrielle, mais
Aranka fait une profonde impression sur lui. Honnête avant tout, il
veut se rendre compte des avantages et des inconvénients de chaque
tracé, lorsqu'il est averti qu'une troisième ligne serait plus lucrative,
la contrée possédant des mines de charbon inexploitées. Un ami de
son père, un vieux proscrit de la Révolution, qui vit retiré du monde,
l'initie aux intrigues du comitat et lui prouve que c'est la construc-
tion de cette dernière ligne qui présente le plus d'avantages. L'ingé-
nieur se décide donc dans ce sens ; il obtiendra, malgré tout, la main
d'Aranka, grâce au roi qui lui restitue la grande fortune de son père
qui avait été contisquée après la Révolution.
Toldy dans : Les Hommes nouveaux (Uj emberek, 1873)
exerça sa veine satirique contre les ambitions politiques du
juif, émancipé en 1867, puis magyarisé, finalement ennobli.
Personne ne songera à nier que certains Israélites, assez
riches pour s'acheter des titres nobiliaires, n'aient parfois
manqué de mesure lorsque la loi les proclama les égaux de
tous les citoyens. Mais l'idée première de la pièce est peu
généreuse et encore moins libérale, car la fusion des races
que la loi voulait obtenir, ne peut qu'être relardée par d'aussi
violentes satires.
Très goûtée au moment de la transformation du pays, la
comédie politique fut bientôt délaissée. Ces satires plai-
sent à certains moments, mais comme elles offensent une
partie de la société, leur vogue cesse vite. Par contre la pein-
ture des petits travers qui sont universels, celles de carac-
tères ridicules où personne ne pense à se reconnaître, excite-
362 LE THÉÂTRE
ronl la gaieté toutes les fois que l'écrivain nous les montrera
dans une fable bien agencée. Le modèle de ces comédies est
donné par Labiche, admis de très bonne heure au Théâtre
national hongrois, bien avant que le « Théâtre français » ne
lui eût ouvert ses portes. Son imitateur hongrois Arpâd
Berczik (né en 1842) a remporté maints succès. Ses comé-
dies égratignent légèrement plutôt qu'elles ne blessent.
Berczik a bien appris de son modèle à créer des situations
comiques, à mêler et démêler avec une rare habileté le
fil embrouillé d'une intrigue. Mais il se dégage rarement
de ses pièces une idée profonde, comme c'est le cas pour
le Voyage de Monsieur Perriclion. Chez Berczik, c'est le
dialogue qui l'emporte; il est vif, pétillant, et ne dédai-
gne point les jeux de mots. Il raille doucement dans les
Gomrneux (Svihâkok) cette jeunesse dorée qui, avec ses
airs méprisants, jette de la poudre aux yeux du monde
et plume le bourgeois enrichi désireux d'entrer dans leur
société. Le commerçant enrichi, Szalagi, persuadé par son
nigaud de fils, promet la main de sa fille Frida à un de
ces gommeux, mais la jeune personne s'aperçoit bientôt que
Zalan n'en veut qu'à sa dot, l'éconduit et épouse un ingénieur.
Dans Regarde la mère, le point de départ est un proverbe
hongrois.
Le vieux Téssy doit laisser sa fortune à son neveu Louis, à la condition
qu'il épouse une jeune fille simplement élevée, ennemie du luxe. Sa
devise est : « Regarde la mère, puis épouse la fille ». Ce neveu aime Edith,
jeune fille répondant aux conditions de l'oncle, mais sa mère Léontine
qui reconnaît en Louis le jeune homme qui Ta effrontément abordée
dans la rue, ne veut pas entendre parler de ce mariage. Connaissant les
idées du vieux Téssy, elle alfecte les façons d'une femme du monde,
légère et insouciante, danse et sable le Champagne. M""' Homoki, qui a
aussi une fille à marier, joue la bonne ménagère espérant séduire ainsi
le jeune homme. Malgré tout, Louis épouse Edith, et Iza la fille de
M'"' Homoki se fiance à Szeredy, celui-là même que Léontine destinait
à sa fille.
La Protection nous montre en Mocsing un de ces déclassés
qui tonnent contre la corruption et qui eux-mêmes sont fort
CHAPITRE I
363
coFrorapiis. Le conseiller ministériel Pataky, ennemi de
toute protection, a justement proposé pour l'avancement
Veres qui aime sa fille à son insu. Mis au courant de la
situation, il s'opposera plutôt au mariage que de s'exposer
aux attaques de M""^ Igali qui voudrait que son parent
Huszthy obtienne le poste.
Le Papa est l'éternelle querelle entre gendre et beau-père ;
mais la farce est poussée ici un peu loin; quel singulier
père que celui qui pousserait sa fille à l'adultère pour avoir
un motif de divorce. Toute la pièce est semée de scènes
drolatiques, tout à fait dignes de Labiche et qui se passent
dans un établissement Kneip.
Le même Labiche a inspiré Csiky dans plusieurs de ses
comédies [Mukânyi, Kàvidr, Le bon Philippe) et aussi Hèrczeg
dans une des meilleures pièces de ces dernières années: «Les
trois gardes du corps ». Par contre, les comédies en vers de
Rakosi (notamment É.sope) et celles de Ddczy {Le Baise?') où
le charme de la poésie se joint à une intrigue bien combinée,
attestent plutôt Tintluence de Banville.
X
Le drame à thèse sociale, après la Révolution, nous montre
peut-être encore mieux que la comédie, quelle influence
prédominante exerça le théâtre français. Ce genre suppose,
en efi'et, une société bien organisée, une vie mondaine très
intense : toutes choses qui n'existaient pas en Hongrie à
l'époque de la réaction politique. Szigligeli, Kôvér et Dobsa
ne pouvaient donc auparavant qu'imiter le drame ou le mélo-
drame français. C'est pourquoi l'historien du théâtre hon-
grois, M. Bayer, dit : « Ce qui caractérise le drame social
magyar entre 18o0 et 1807, c'est Timilation des modèles fran-
çais '. » Cette imitation est encore plus marquée que celle
1. Ouvr. cité, tome II, p. .'JOO.
364 LE THÉÂTRE
du drame romantique avant la Révolution. Alors, on
empruntait surtout les procédés, mais grâce au cadre histo-
rique qui était presque toujours magyar, on était arrivé au
moins à un semblant d'originalité ; dans le drame social, au
contraire, tout est français, môme les noms des personnages.
L'action se passe fréquemment à Paris ou tout au moins en
France; quelquefois c'est une nouvelle française dont on
tire un drame, comme l'avait déjà fait Charles Hugo ; sou-
vent on a recours à une héroïne d'origine française, proba-
blement parce qu'on croit une dame hongroise incapable,
soit de dissiper la fortune de son mari, soit de tenir un
salon. Les critiques contemporains ont souvent fait aux
auteurs un reproche de ce fait que leurs personnages ne
sont pas magyars, mais français; que l'action se passerait
avec plus de vraisemblance à Paris qu'à Pest. Le public
cependant fit bon accueil à ces pièces. Tout ce qui venait
de Paris était sûr d'être bien accueilli ; les œuvres françaises
qui, autrefois, tenaient l'affiche vingt jours sur trente avaient
habitué les spectateurs à la vie parisienne.
Szigligleti, toujours prêt à contenterle goût du public, a écrit
une pièce dans ce genre : Les ombres de la lumière (A fény
drnyai, 1865) qu'on loua beaucoup à cause de la technique
savante et des situations dramatiques, mais qui, au fond, est
une de ses pièces les plus faibles, une de celles où les person-
nages ne sont que des fantoches.
Au premier acte, nous sommes à Paris. Bêla Nyârai, le riche magnat,
a épousé une marquise ruinée, d'origine française. Certes, aune époque
où les grands 'propriétaires hongrois dépensaient leur fortune en
France, où les chefs de l'émigration vivaient à Paris, le mariage de l'un
d'eux avec une Française n'avait rien de surprenant. Nyâri ayant dépensé
sans compter pour sa belle marquise s'est ruiné ; il faut qu'il retourne
en Hongrie. Sa femme semble accepter cette situation avec assez de
courage, mais ce n'est qu'une feinte; Nyâri est averti que sa femme
entretient une correspondance avec Eugène Szenczey ; il devient taci-
turne et l'on craint la folie. Sa femme, pour égarer ses soupçons, lui
fait croire que Szenczey s'occupe de Mathilde, jeune parente élevée
dans la maison. Rusée et intrigante, elle va jusqu'à faire enfermer son
CHAPITRE l 365
mari dans une maison de santé d'où il s'échappe. Finalement Nyârai
la force à s'empoisonner et à mourir avec lui.
Dobsa a également écrit une pièce dans ce genre : Insou-
ciance (Kônnyelmûség, 18S0), dont le sous-titre : Le Marquis
de Brmnon, indique suffisamment à quelle source l'auteur a
puisé son inspiration. L'aclion se passe à Paris et dans ses
environs ; les personnages, à l'exception d'un seul, sont des
Français. Le sujet rappelle par certains côtés celui de Sei-
gneur <?; ^er/d'Obernyik. Il s'agit, là aussi, de l'antagonisme
d'un serf et d'un marquis ruiné par ses folies, qui a
séduit la sœur d'un roturier. Pour se venger, celui-ci pousse
vers l'abîme le noble, tout en cherchant à séduire sa femme.
La formule une fois trouvée, ces drames sont faciles à con-
struire.
Kôvér, qui fut « le Scribe hongrois », s'essaya aussi dans
le drame; ses trois pièces : Richesse et pauvreté (Gazdagsâg
es szegénység, 1853), Célestine (1836) et la Belle Marquise
(A szép marquisné, 1837) sont intéressantes à plusieurs points
de vue, notamment la deuxième qui, à notre avis, est le
meilleur drame à thèse sociale que cette période ait produit.
La lecture en est intéressante encore aujourd'hui. Richesse et
pauvreté ou V éducation avant tout est tant soit peu didac-
tique et montre quelque gaucherie. Seul le commencement
de la pièce, où apparaît la rivalité du seigneur et de son
secrétaire, atteint à la hauteur du drame ; le reste est de
pure convention. Pour Célestine l'action se passe en Hongrie :
les personnages ont des noms magyars, mais on reconnaît
bien vite dans cette Célestine le type de l'écuyère échappée
d'un cirque parisien. Elle se venge terriblement de Guil-
laume Gerlei qui, après avoir séduit sa sœur et l'avoir aban-
donnée, tombe amoureux fou d'elle-même. Elle lui fait subir
toutes les humiliations, le ruine, ne prétend être à lui que
légitimement. Cependant Gerlei est fiancé à Léona qui l'aime
et qui est prête à tout lui sacrifier; elle lui avance une partie
de son héritage, fascinée qu'elle est par ses beaux discours.
Elle ira môme jusqu'au sacrifice suprême et consentira, le
366 LE THÉÂTRE
cœur déchiré, à renoncer à lui. Gerlei expliquant à Léona
son amour pour TéGuyère ; la rage où le mot sa résistance ; la
domination, pour ainsi dire mystérieuse, qu'il exerce sur sa
faible fiancée ; les tortures que Célestine, qui le rejoint dans
sa maison de campagne, lui fait subir: tout cela devait pro-
duire un grand efl'et. Au lY' acte Léona, se voyant aban-
donnée par Gerlei, donne sa main à l'avocat Szervei qui
l'adore, mais elle ne lui cache pas ses sentiments. Gerlei
croit enfin pouvoir conduire devant l'autel Célestine, qui, en
effet, arrive en robe de mariée, mais elle amène avec elle
sa sœur en deuil et profère de terribles imprécations contre
le séducteur. Elle part et laisse Gerlei qui est tué en duel
par Szervei.
Le troisième drame de Kovér : La belle marquise^ où les
beaux coups de théâtre remplacent l'observation, est la mise
en action de la nouvelle de Balzac : La duchesse de Langeais
(18-34), qui -dvec Fetrag us ei La fille auxyeuxd'or, forme l'/Zw-
toire des Treize \ Dobsa a fait de la duchesse une marquise;
il lui a conservé le caractère froid et hautain de son modèle
français. Le général qui chez Balzac s'appelle Armand de
Montriveau porte chez Dobsa le nom de Bourignard,
emprunté à Ferragus : «Elle (la duchesse) voulut, dit Balzac,
que cet homme ne fût à aucune femme et n'imagina pas
d'être à lui. » Dans la pièce magyare, en effet, le général — il
n'a que trente-trois ans et revient d'Afrique — renonce à sa
fiancée, Hélène Marsay, pour s'attacher à la duchesse. La
scène où « un soir, il procéda par une sombre mélancolie à
la demande farouche de ses droits illégalement légitimes »,
est représentée de la même façon que dans la nouvelle fran-
çaise. Par hasard, le journal de la coquette tombe sous les
yeux du général qui est vite convaincu « qu'elle voyait dans
la passion de cet homme vraiment grand un amusement
pour elle, un intérêt à mettre dans sa vie sans intérêt ». La
i. La duchesse de Lanç/eais lut déJiûe par Balzac au musicien hongrois,
François Liszt.
CHAPITRE I 367
vengeance du général est la même dans la nouvelle et dans
le drame. Bourignard fait enlever la duchesse dans un bal;
on l'amène dans sa maison de campagne où on l'attache
pieds et poings liés sur un canapé . Là il veut la défigurer,
chez Dobsa en la vitriolant, chez Balzac en lui imprimant au
Iront une croix de Lorraine; mais il est pris de pitié et
répargne. La duchesse commence alors à aimer cet homme
et voyant qu'il reste insensible elle s'empoisonne *.
Cette pièce eut un grand succès, grâce surtout à l'actrice
M"' Bulyovszky qui, dans le rôle de la marquise, a ravi le
public. Les afïiches mentionnaient la source française, mais
dans l'édition de ses œuvres, Dobsa a oublié le nom de Balzac
comme Hugo (Bernstein) avait oublié celui de Bazancourt.
Cette imitation du drame français continua après le dua-
lisme, encore qu'il se soit formé une société nettement magyare
dans la capitale. La vie constitutionnelle, la conquête de tous
les emplois administratifs par l'élément hongrois ; la volonté
généreuse, souvent exagérée, de vouloir tout nationaliser
jusqu'aux noms de famille qui trahissent une origine alle-
mande ou slave ; les débuts d'une capitale qui se développe
à la façon des villes américaines, la crainte continuelle des
empiétements de l'autre partie de la monarchi(; où l'élément
allemand domine : tout cela donne naissance à un état de
choses qui fournit au théâtre une riche matière. Il ne man-
quait plus qu'un dramaturge qui la mît en œuvre. Ce fut
Grégoire Csiky (1842-91) '-. Il est plus original que Szigligeti,
1. Chez Balzac, elle senfuit en Espagne et se l'ait carmélite; Montriveau la
retrouve cinq ans après ; mais, au moment où il veut Fcnlever, il la trouve
morte.
2. Nr à Paukota. 11 fit ses études à Arad et entra au séminaire de Pest.
Ordonné prêtre à vingt-trois ans il fut envoyé à rAuf/usiineuin de Vienne où
il passa son doctorat en théologie. Il professa ensuite au séminaire de Temes-
viir (1870-1878) le droit canon et l'histoire, et écrivit ses premières pièces
{L'Oracle, Janits, le Maye, V Irrésistible) sous l'influence des comédies de
Râkosi et de Dôczy. En 1879, il passa quelques mois à Paris pour étudier le
théâtre. A partir de ce moment, il ne cultiva que le drame social. Ayant
quitté les Ordres en 1881, il devint dramaturge du Théâtre national. Outre
368 LE THÉÂTRE
Kôvér et Dobsa ; mais, clans ses œuvres les plus importantes,
ses drames à thèse sociale, on retrouve rinlluence d'Alexan-
dre Dumas fils. Il avait d'abord subi celle de la tragédie
antique et de la comédie espagnole, mais le théâtre français
qu'il est venu étudier sur place à Paris pour se rendre compte
de l'efTet scénique', les nombreuses traductions et les adapta-
tions de pièces françaises qu'il fit pour le IViéâtre national ont
façonné son esprit et donné à ses meilleures pièces un cachet
caractéristique.
Csiky aime à prêcher, comme Dumas. Il y était porté tout
naturellement ayant été prêtre catholique et professeur au
séminaire avant ses démêlés avec la hiérarchie ecclésiasti-
que. Il est surtout observateur sagace des nouvelles couches
de la société magyare ; il a vu leurs tares et les a impitoya-
blement mises à la scène. Ses caractères les mieux tracés
sont ceux des déclassés qu'il appelle Prolétaires (A prole-
târok). C'est là le titre de son premier drame social (1880) qui
eut un succès rare dans les annales du théâtre hongrois.
Par de nombreuses transformations de ce type, Csiky
montre la lutte de la société contre les exigences du temps,
le combat pour la vie que livre la race magyare. C'est tantôt
le déclassé qui a fait ses études et ne trouve pas d'emploi,
tantôt le jeune hobereau qui a vécu sans soucis sur les terres
hypothéquées de son père et se réveille un beau matin pauvre
comme Job. Il faut qu'il se procure des moyens d'existence,
ses pièces de théâtre, au nombre de 31, Csiky a écrit plusieurs romans et nou-
velles, a traduit — en vers — les tragédies de Sophocle et les comédies de
Plante, VHisloire de la littérature anglaise de Taine, Le génie de Pindare de
Villemain, r/Zis/où-e de la poésie romaine de Ribbeck. — Dix-huit de ses pièces
ont été éditées par TAthenacum, d'autres »nt paru dans la Bibl. bon marché
(Olcsô Kônyvtâr) et dans celle du Théâtre national. — Voy. sur Csiky, l'éloge
de Berczik dans : Akadémiai Értesitô (Bulletin de l'Académie) 1894 ; A. Gedeon:
G. Csiky dramaturge, 1899 (brochure) : J. Janovics : Csiky Gergely élete es
miivei. (La vie et les œuvres de Gr. Csiky) Kolozsvâr, 1900. i. vol (jusqu'en
1880).
1. « Csiky brachte sich von Paris einen frischen Realismus mit, der auch
seine starke humoristische Ader zum Pulsiren brachte »,dit Silberstein(î7«<7rt
risc lie Revue, 1881, p. 70).
CHAPITRE I 369
non pas honnêtement — ce dont il est incapable — mais par
toutes sortes de turpitudes. Pour le premier, Csiky a des tré-
sors d'indulgence; c'est avec une douleur mêlée de tendresse
qu'il l'observe et le fait agir. Tel Darvas, le seul caractère
sympathique des Proie tailles avec Irène, la pauvre fille adop-
tive de l'aventurière Szedervâry.
Darvas expose ses déboires d'une façon touchante :
Mes pauvres parents, dit-il, qui étaient paysans, m'ont fait faire des
études et m'ont élevé; ils sont morts avec cette douce consolation
d'avoir fait de leur enfant un homme heureux. 0 pourquoi ne m'ont-
ils pas laissé paysan ! Mon éducation m'a donné des désirs dont l'ac-
complissement m'est défendu par la société. C'est en vain que j'offre
mes services, c'est en vain que je dis à cette société : J'ai étudié pour
t'ètre utile, pour que je puisse vivre; elle me répond : Ce n'est pas
assez; où «ont tes recommandations? où sont tes protecteurs? Elle me
repousse et ne veut pas que je gagne mon pain par mon savoir. J'ai essayé
de tout ce dont mon instruction m'a rendu capable et partout j'ai échoué.
J'ai vu des intrigants, des incapables protégés, prendre ma place; mon
caractère s'est aigri : naturellement, au lieu de trouver des protecteurs,
j'ai trouvé des ennemis et je suis devenu ce que je suis ; un prolétaire...
Je suis devenu membre de cette classe honorable qui forme une société
dans la société, et qui demain sera plus nombreuse que toutes les autres
classes réunies. Oui, nous sommes nombreux, nous pouvons nous en
vanter, nous qui végétons au jour le jour, qui vivons, sans travail, sur le
corps de la classe laborieuse, comme le champignon sur le tronc de
l'arbre. Je suis prolétaire comme tant de milliers d'êtres qui ne savent
pas eux-mêmes comment ils vivent... Ils vivent de la vanité, de la sottise
des autres, ou bien de l'air du temps. Les hommes honorables se détour-
nent d'eux et ne regardent pas si c'est la paresse, la veulerie ou la néces-
sité qui nous ont jeté si bas ! (Acte I, scène 21).
A côté de ce déclassé par la faute de la société, nous
voyons l'aventurière Camille Szedervary qui, dans sa jeu-
nesse, a vécu d'espionnage et qui, une fois vieille, accable
de ses lettres tous les nobles du pays auprès desquels elle se
donne comme veuve d'un honvéd tué pendant la Révolution.
Elle recueille une orpheline, Irène, qui lui sert à amorcer les
nigauds, sans d'ailleurs s'en douter, et qui est heureusement
sauvée. L'homme qui a jeté son dévolu sur cette innocente,
24
370 CHAPITRE 1
vivant au milieu de la corruption, Benoît Zâtonyi, est un
déclassé tombé dans cette situation par veulerie. Si Csiky se
montre indulgent pour les pauvres hères pour lesquels la
lutte pour la vie dans la société actuelle est si dure, en Hon-
grie comme ailleurs, il est sans pitié pour ceux de la noblesse
paresseuse qui ne peuvent s'habituer au travail. Ce Zâtonyi
est un être abject; il n'est pas de la catégorie des scélérats du
drame romantique que Szigligeti, Czakd et Obernyik avaient
peints : c'est un produit de la vie moderne. Il s'entend à
merveille à changer de femme grâce aux « mariages tran-
sylvains ». En effet, dans cette province, les unions se dis-
solvent très facilement. Six semaines après le mariage, le
divorce peut être prononcé pour peu que le mari y tienne et
y voie son profit. Zâtonyi, déjà divorcé avec P^lsa qu'il a cédée
à son amant pour dix mille florins, épouse Irène, dans l'in-
tention de la donner moyennant un bon prix au benêt Timot.
Eisa voit sa spéculation et lui dit :
Je ne t'en veux pas ; je te trouve même plus aimable depuis que tu
n'es plus mon mari... Tes ancêtres vendaient leur vin et leur blé, toi, tu
vends ta femme pour avoir de l'argent — ô, en tout honneur, par la
voie légale!... « Pour avoir de l'argent », s'écrie Zâtonyi, toujours le
même reproche! Mais, est-ce de ma faute si la vie a des exigences que
je ne puis satisfaire qu'avec de l'argent. Est-ce moi qui ai créé la société
et établi ses lois? A l'âge où les autres enfants sont encore à califourchon
sur les genoux de leur père, moi, je chevauchais déjà sur un cheval fou-
gueux à travers les prairies et les forêts de mon père, tout en sachant
que ce cheval n'était pas encore payé et que ces prairies et ces forêts
appartenaient depuis longtemps aux créanciers. Cependant, j'ai vu qu'on
pouvait vivre aussi de cette façon et les feuilles mêmes de la forêt hypo-
théquée me chuchotaient à l'oreille que celui qui est né seigneur doit
vivre en seigneur. Je savais que j'avais un nom, des titres, que je dois
leur faire honneur, mais personne ne mllvait appris comment il faut s'y
prendre pour m'en procurer les moyens. Ces moyens, il faut que je les
aie, mon rang m'y oblige ; on me les demande ou l'on me traite de drôle.
Je suis habitué au luxe, au confort; ils me sont nécessaires comme l'air
que je respire, et si l'homme qu'on étrangle a le droit de mordre la
main de celui qui lui serre le cou, pourquoi n'aurais-je pas le droit de
mépriser cette société aux idées vulgaires, cette société aussi exigeante
qu'avare, qui a excité mes convoitises sans les satisfaire ? Qu'elle se con-
CHAPITRE 1 371
tente que j'observe ses lois et que je n'entre pas en conflit avec son code
pénal — le reste c'est mon affaire (Acte III, scène 5).
Partout où Gsiky nous montre des seigneurs fiers de leur
blason qui ne veulent pas s'astreindre au travail et consi-
dèrent la bourgeoisie laborieuse, comme leurs ancêtres
considéraient les paysans : c'est pour leur faire entendre de
dures vérités. Il continue, en cela, la tradition des roman-
tiques, mais il est plus mesuré. Aux cris désordonnés et aux
vociférations mélodramatiques il substitue l'observation et la
logique. Au milieu de ces familles vouées à la ruine il a
soin de nous montrer un caractère supérieur à son entourage
par son activité et son intelligence, et c'est presque toujours
une femme.
Telle la baronne Bertbe Héthârsy dans la Famille Stomfay
(A Stomfay csalad, 1882) et la comtesse Szerémi dans la
Grand'mère (A nagymama, 1891). Toute la famille Stomfay
en veut à Agnès Keresztes, de ce que le membre le plus
riche et le plus influent de cette famille, Akos, qui avait eu
une liaison avec elle, l'a prise dans sa maison comme gou-
vernante de sa propre fille, Marguerite. Celle-ci, au début de
la pièce, doit épouser un de ses cousins, pauvre, vaniteux,
plein de préjugés qui, connaissant la situation d'Agnès, exige
quelle quitte la maison pour toujours. C'est alors que la
baronne Héthârsy, jadis elle-même victime de cet orgueil
nobiliaire, montre ses torts à Stomfay et obtient qu'il épouse
Agnès. Marguerite, instruite des menées odieuses de son
fiancé, donne sa main et sa fortune au fils de Lipdczy, hon-
nête roturier.
Dans la GraniV mr^re , la comtesse Szerémi ne juge pas
autrement ces préjugés nobiliaires qui ont brisé son cœur et
poussé au suicide un de ses fils. Elle consent que son petit-
fils épouse l'orpheline qu'il aime quoiqu'elle soit enfant
naturelle.
La noblesse ruinée cherche souvent à redorer son blason. Le
fait est surtout fréquent en Hongrie. Les conditions de la vie
furent radicalement changées par le dualisme; de nombreuses
372 LE THEATRE
familles nobles qui comptaient obtenir après le rétablisse-
ment (Je la Constitution, des emplois lucratifs, furent amère-
ment déçues. Incapables de toutes autres fonctions que
celles du comitat où, depuis des siècles, ils avaient le mono-
pole des charges, pleins d'horreur pour l'armée, par suite de
l'esprit allemand qui y régnait, les rejetons de ces grandes
familles se virent forcés d'épouser, soit des filles de riches
roturiers, soit des juives mû\ionn-àivQs.{Le Mariar/e de Cécile).
A côté du prolétaire intellectuel et du noble ruiné, les
drames de Gsiky nous montrent la misère des petits employés
qui n'arrivent pas à joindre les deux bouts ; celle de hauts
fonctionnaires qui, voulant imiter le grand monde, s'endettent
et deviennent la proie de l'usure.
Les usuriers de Csiky sont des hommes qui ont leurs
entrées dans la meilleure société, qui ont des avocats à leur
service et qui n'agissent jamais en personne. Ils font manœu-
vrer de malheureuses femmes dont c'est le gagne-pain.
Députés, juges de la Haute Cour, conseillers référendaires,
deviennent la proie de ces êtres invisibles et se débattent
entre les griffes de leurs subordonnés.
Misère dorée (Czifra nyomorusâg, 1881) nous expose avec
une gradation savante le sort pénible de tous ces fonction-
naires qui doivent lutter contre les exigences de la vie.
Gustave Bâlnai, conseiller à la Cour des comptes, est tout
près de la ruine et n'est sauvé que par l'amant de sa femme;
Antoine Sodro, rédacteur dans un ministère, est la proie des
sœurs Zegernyei qui prêtent à la petite semaine. Le mobilier
du pauvre hère est fréquemment vendu aux enchères. Sa
mauvaise humeur éclate dans cette tirade bien typique :
(' Qui pourrait m'aider ? Après vingt ans de service, je suis arrivé à
gagner 800 florins et à tant de dettes que leurs intérêts dépassent le
double de mon traitement. Comment en suis-je arrivé là? je n'en sais
vraiment rien. Personne ne demande comment je me tire d'affaire.
L'État me donne ses 800 florins et me dit : Tiens ! pour celle somme,
tu dois travailler du matin au soir ; nourris bien ta famille, fais donner
de l'instruction à tes enfants, loue un appartement convenable, souscris
une somme assez rondelette pour la fête de ton chef de bureau, ne porte
CHAPITRE 1 373
pas de vêtements usés et, avant tout, sois honnête! Depuis vingt ans, je
vis ainsi aux frais de l'État et maintenant que je me suis habitué aux
usuriers, aux saisies, aux ventes et à la misère, vous voulez me secou-
rir?» (Acte I, se. 9).
Csiky comprenait à merveille Tâme féminine. Il avait été
réellement un « confesseur ». Sans doute, l'étude du théâtre
français, notamment celle de Dumas fils, de Feuillet et
d'Augier, a laissé des traces profondes, non seulement dans
sa manière d'exposer, de nouer et de dénouer l'intrigue, mais
aussi dans la peinture des caractères de femme. Son théâtre
est remarquable par la variété des rôles féminins. Ceux qu'il
peint le mieux sont ceux qui font pendants aux nobles fai-
néants qui dissipent leur patrimoine et ruinent leur entou-
rage. Telle cette Mal vine, du Modèle démode (Divatkép, 1888),
femme d'un grand propriétaire, négligée par son mari qui
passe ses nuits au cercle. Malvinc a des goûts excentriques ;
elle veut que la haute société s'occupe d'elle et que tout le
monde l'admire. Elle a un ami, Sarkàny, qui est une
silhouette du théâtre de Dumas. (Disons à ce propos que
l'intrigue de la pièce rappelle celle de Francillon par plus
d'un trait.) Celui-ci lui adresse les paroles suivantes :
« On ne pardonne à la beauté, comme à tout ce qui est extraordinaire,
que quand elle reste modestement cachée. Vous faites juste le con-
traire. Vous êtes partout la première, vous vous habillez d'une façon
tapageuse, vous montez à cheval, vous faites de l'escrime, vous fumez,
TOUS changez tous les six mois la couleur de vos cheveux et, ce qui est
plus grave, vous vous attachez, rien que pour vous amuser, les hommes
qui font la cour à vos amies. »
Ce qui devait arriver, arrive. Un des adorateurs deMalvine,
s'y croyant autorisé, provoque par sa conduite un esclandre
dans un bal oii Malvine est allée seule contre la volonté de
son mari. Il en résulte un duel ; l'insolent est blessé et Mal-
vine se réconcilie avec son mari. Mais elle a pu voir que sa
sœur. Rose, mariée à un honnête avocat, s'occupanl toujours
de ses enfants et restant tranquillement à la maison, loin du
374 LE THÉÂTRE
bruit mondain est, au fond, plus heureuse qu'elle. Rose a du
bon sens ; elle ne veut pas imiter les mœurs à la mode.
Même en Fiance, dit-elle, de telles femmes sont Texception, et la plu-
part des femmes françaises — sauf dans les romans — sont des ména-
gères tout aussi ennuyeuses que moi.
Ici, c'est la manie de paraître et le désœuvrement causé
par la conduite du mari qui désunit le ménage ; dans les
Bulles de savon (Buborékok, 1884), ce sont les idées de luxe
elles dépenses exagérées qui amènent la ruine de la maison.
Ignace Solmay n'a pas su résister aux ambitions de sa femme
qui a élevé ses enfants dans des idées de grandeur. Sa fille
Séraphine épouse un chef de bureau et accepte des cadeaux de
ses amies dont les maris demandent des concessions au
gouvernement, cadeaux qui sont des pots-de-vin déguisés.
Solmay, mis au courant, se révolte enfin; ses filles trouvent
également qu'il vaudrait mieux se retirer tranquillement
dans le manoir des ancêtres à la campagne, que de pour-
suivre des chimères dans la capitale où l'on se ruine.
Encore ces jeunes femmes sont dans une situation aisée;
mais qu'adviendra-t-il des jeunes filles pauvres et ambitieuses.
On le devine.
Dans les Belles filles (Szép leânyok, 1882), les deux filles de
l'instituteur Bihari, Terka et Lina sont jolies, instruites et
remplies de bonnes intentions, lorsqu'elles arrivent dans la
capitale. L'une Lina, la moins sérieuse, devient bientôt cour-
tisane; l'autre, qui voudrait travailler, est abandonnée par son
fiancé et réduite à se mettre servante. Elle ne peut demeurer
nulle part, car elle veut rester sage. Le calvaire de la Blan-
chette de M. Brieux avait déjà été raconté dans les tribula-
tions de Terka. Enfin, cette vaillante fille entre comme ser-
vante dans une auberge des faubourgs. Un des amis de sa
sœur lui en exprime son étonnement.
Vous vous étonnez, lui dit-elle ; comment pourrait-il en être autre-
ment? Je fus trompée par mon fiancé et j'ai vu avec désespoir le monde
se détourner de moi! J'ai cessé mes études; le peu d'argent que j'avais.
CHAPITRE I 375
fut vite dépensé. J'ai voulu travailler — mais il n'est pas facile à une
jolie fille de gagner honnêtement sa vie. J"ai été dans un magasin, puis
dans un café; j'ai voulu servir comme bonne, mais je n'ai jamais pu
rester. C'est en vain que j'ai le désir de travailler, cela ne m'a servi à
rien! Ou bien on m'a renvoyée, ou bien il me fallait partir parce que
... vous le savez bien, car vous êtes de leur nombre. J'ai quitté ma der-
nière place il y a huit jours; ma maîtresse m'a renvoyée parce qu'elle
était jalouse, le maître parce que sa femme avait tort (Acte II, se. 7).
Au dernier acte, les deux sœurs, la courtisane et l'honnête
fille se trouvent à l'aube grise près du Danube pour s'y noyer.
Un brave ouvrier, longtemps amoureux de Terka, les sauve.
Ainsi, chaque pièce de Csiky pose un problème social. Une
haute moralité se dégage de ces drames; ils plaisent par la
hardiesse de l'auteur lequel ne craint pas de soulever le voile
et de montrer à nu les plaies de la société. Une composition
ferme, des effets dramatiques amenés sans violence et une
langue forte distinguent ces pièces. Le théâtre hongrois con-
temporain a perdu en lui son soutien le plus ferme.
Le Théâtre libre n'a exercé jusqu'en 1896 aucune influence
notable en Hongrie ; quelques essais, peu réussis d'ailleurs,
ont vite disparu de l'affiche. Si Henri Becque et François de
Curel n'y sont pas inconnus, le Théâtre national, le seul qui
compte jusque-là, est demeuré réfractaire aux tranches bru-
tales de la vie bourgeoise '. L'auteur qui depuis la mort de
Csiky a obtenu le plus de succès^ François Herczeg (né en
1863) suit dans sa Fille du Nabab de Dolova et dans sa Maison
Honthy les traces de Csiky, mais en choisissant comme centre
d'observation la vie de province, la vie de garnison et celle
des grands propriétaires ruraux.
On peut voir par ce résumé de la littérature dramatique
hongroise depuis l'ouverture du Théâtre national jusqu'au
Millénaire que la production est intimement liée à l'évo-
lution du théâtre français. Depuis la célèbre Préface de
1. La Parisienne de Becque fut jouée, pour la première fois, au Théâtre
national en janvier 1901,
37G LE THÉÂTRE
Joseph Eotvôs en faveur du drame romantique jusqu'à nos
jours, ce sont les tragédies, les comédies et les drames
français qui dominent sur la première scène du pays. Le
drame romantique accompagne les aspirations libérales; il
tire de l'oubli les épisodes dramatiques de Fancienne histoire
hongroise et montre les faits les plus marquants depuis les
temps anciens jusqu'à la défaite de Râkoczy . Il forme — sauf
pour Charles Kisfaludy et Katona — les premiers talents
dramatiques qui se groupent autour de Szigligeti et produi-
sent, un peu avant la Révolution, des œuvres remarquables.
Pendant l'arrêt subit causé par les désastres du soulèvement
national, les écrivains se tournent de nouveau vers la France,
mais alors c'est la comédie de Scribe qu'ils lui empruntent
et les drames à caractère social. Pour ces derniers, l'imi-
tation devient même trop marquée, car au lieu de trans-
porter le drame dans un milieu magyar, on lui laisse
même sa couleur parisienne et les personnages y agissent
comme des Français. Avec la liberté reconquise, une vie
sociale plus mouvementée permet de créer la comédie et le
drame avec des types hongrois; mais Jes auteurs les plus
applaudis sont toujours Augier, Feuillet, Sardou et Dumas
fils; leur influence, si elle n'est pas exclusive, est toujours
prédominante. On voit donc que ces soixante ans de la vie
théâtrale hongroise reflètent, en tenant compte des retards
dus aux circonstances, l'évolution même du théâtre en
France. On imite naturellement les plus grands, mais les
talents de second ordre ne sont pas non plus négligés. Jus-
qu'au dualisme nous voyons sur les affiches magyares avec
les noms de Hugo, Dumas père, Ponsard, Scribe, ceux
d'Arago-Vermond, Bayard, Desarnould, Fournier, Legouvé,
Duvert, Dumanoir, Pyat, Mallefille, Souvestre, Soulié, Bou-
chardy, Ancelot, Anicet Bourgeois, Clairville, Gozlan et
Picard. Chacun d'eux apprend quelque chose aux dramaturges
magyars. Le règne du dualisme inaugure les quatre grands
noms déjà cités : Augier, Dumas, Feuillet et Sardou ; non seu-
lement on joue leurs œuvres principales, mais on imite
CHAPITRE 1 377
aussi leur technique, on écrit dans leur esprit. Avec eux on
joue Musset, Barrière, Sandeau, d'Ennery, Meilhac et Halévy,
Labiche, Bisson, Gondinet, Pailleron, Coppée, Daudet, Ohnet
et tout dernièrement Prévost, Ilervieu et Brieux.
Les deux nouveaux théâtres ont fait applaudir les vaude-
villistes jusqu'à Feydeau et Gandillot *. Si l'on ajoute à l'in-
fluence exercée sur les écrivains nationaux, le nombre des
représentations de pièces françaises, on voit que la Hongrie
est un des pays où l'art dramatique français a trouvé le plus
d'imitateurs.
1. Magyar Szinhrtz (Théâtre hongrois) et Viqszinluiz (Théâtre comique). —
D'après une statistique publiée à l'occasion de l'Exposition universelle, ce der-
nier théâtre a donné du 1" mai 1896 au l^r décembre 1899 trente pièces fran-
çaises qu'on a jouées 644 fois, dix pièces allemandes, jouées 232 fois et treize
pièces hongroises jouées 116 fois. Au Théâtre national, le berceau de l'art dra-
matique hongrois, on a de tout temps représenté en majorité des pièces fran-
çaises. Une statistique dressée par M. Bayer à notre intention donne des
chiffres éloquents. Sur 204 représentations données en 18.j0, l'on en compte HO
consacrées à des pièces françaises. Cette proportion n'a pas varié jusque vers
1860 et depuis notre théâtre occupe encore un tiers des représentations.
CHAPITRE II
LE ROMAN ET LA NOUVELLE »
Lente et laborieuse fut la naissance du roman hongrois.
La poésie devait déjà quelques chefs-d'œuvre au génie
d'Alexandre Kisfaludy et de Vôrôsmarty ; le théâtre même
pouvait s'enorgueillir des succès de Katona et de Charles
Kisfaludy, alors que le récit en prose était encore dans son
enfance. On dirait que les générations qui se succédèrent de
1772 à 1836 se développèrent à l'école des poètes; qu'on eut,
à cette époque, pour lecture favorite des poésies légères, ou
sentimentales, ou bien encore des poèmes épiques évoquant
l'ancienne bravoure de ces conquérants qui avaient donné
une nouvelle patrie à la race magyare.
Les Amours de Himfy et les Contes poétiques d'Alexandre
Kisfaludy berçaient les cœurs de leurs rythmes mélodieux.
Chantés dans tout le pays ils remplacèrent longtemps les
romans. Les épopées puissantes de Vôrôsmarty écrites en
hexamètres impeccables et d'une allure si martiale étaient
1. Le roman hongrois n'a pas encore trouvé son historien. L'ouvrage capi-
tal de Beôthy (voy. plus haut, p. 62, note 3) ne va que jusqu'à la fin du
xvm« siècle.
CHAPITRE II 379
la lecture des jeunes et des vieux. Une riche éclosion
poétique précéda ainsi les premiers bégaiements de la
prose, car le génie de la race est plus apte à rendre les
rythmes les plus difficiles qu'à s'astreindre aux exigences des
belles périodes, à la concision du style narratif, à la pro-
priété des termes. La prose est restée longtemps lâche et dif-
fuse, semée de constructions et de termes étrangers, sans
élégance et sans clarté. La tradition manquait, car après les
premiers efforts de Y Ecole française, surtout de Bârdczy, vint
la grande lutte entre néologues et puristes et pendant les vingt
ans qu'elle dura, la prose subit de notables transformations.
Malgré la victoire des néologues, malgré la richesse de
l'idiome, il manquait encore de nombreux termes pour
exprimer les nuances de la pensée et les idées abstraites,
souvent même les termes pour désigner le costume et le
mobilier modernes. Ce manque de stabilité d'une part, la
pénurie de la langue de l'autre, sont les deux causes prin-
cipales qui s'opposèrent aux progrès de la prose hongroise
avant 1836.
Pour ce qui est spécialement du roman, il suppose, outre
une langue souple, une vie mondaine plus développée qu'elle
ne Tétait en Hongrie au commencement du xix'' siècle.
La Transylvanie est la seule contrée où la société noble ait
fait preuve, au cours des siècles, d'une certaine cohésion;
où se soient établis quelques centres de réunion. Nous ne
serons donc pas étonné de la voir produire deux des princi-
paux romanciers hongrois : le baron Jdsika et le baron
Kemény. Les mœurs anciennes de la Transylvanie fournirent
ainsi le sujet des premiers romans magyars. Rappelons aussi
que le premier écrivain qui accoutuma le public, à tout le
moins par des traductions, aux récits romanesques était éga-
lement originaire de cette région : nous voulons parler
d'Alexandre Bârôczy, membre de la garde royale sous Marie-
Thérèse '.
1. Voy., plus haut, L'École française, § VIIl.
380 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
Le besoin de lire des romans, des histoires merveilleuses
est cependant naturel à l'homme arrivé à un certain degré
de culture. Le Magyar qui, aux xvi* et xvn^ siècles, subissait
le joug de la Turquie, lisait outre la Bible et son livre de
prières, les contes qui, depuis le moyen âge, sont le patri-
moine commun des nations européennes ^ Le recueil des
Gesta Roinanonmi, la Destruction de Troie par Guide de
Colonne et la Vie d' Alexandre trouvent un traducteur très
habile dans le comte Jean Haller qui, pendant une captivité
de quatre ans, écrit ses Trois histoires (Hârmas historia, 169o),
un des livres les plus lus au xviu'' siècle et devenu si popu-
laire que nombre de ses récits volent encore de bouche en
bouche. Un autre ïïaller, Ladislas, traduira le Télémaque de
Fénelon (1755).
A partir de cette date jusqu'au moment où naît le roman
hongrois, ce sera le récit français ou d'inspiration française
qui alimentera presque exclusivement la littérature. En
effet, de 1772 à 1836, année où parut VAbafi de Jdsika, c'est
le roman chevaleresque qui domine. Nous avons vu que lors
du renouveau littéraire Bâroczy traduit la Cassandre de la
Calprenède. Les récits qui charmèrent le grand Conde et
M"'' de Sévigné n'avaient pas encore perdu tous leurs attraits
pour le public hongrois de la fm du xvni^ siècle. Nous avons
fait ressortir l'importance de cette traduction au point de vue
de la prose hongroise. Bâroczy chercha, en outre, parmi les
œuvres d'imagination, des récits à la fois instructifs et amu-
sants. Il éprouva, le premier, le charme des Contes de Mar-
montel qui, dans un cadre plus restreint, offraient à l'imagi-
nation hongroise « la plus naïve imitation de la nature dans
les mœurs et dans le langage ^ ».
Il est cependant facile de constater que des trois genres
1 Voy. Introduction, p, 34.
2. Voy. sur Marmontel en Hongrie, 0. Weszely, dans E. Philol. K., t. XIV
(1890), article dont Wlislocki a donné un extrait dans Zeifsclirifl filr verglel-
cliende Literaturgeschichle, 1894.
CHAPITRE II 381
que dès le xvii^ siècle on peut, selon M. Maigron ', distinguer
dans le roman français et qui sont : le genre idéaliste, le
genre réaliste et le genre pittoresque, c'est le premier qui a
exercé en Hongrie la plus profonde intluence. Depuis la Gal-
prenède jusqu'à M""" de Genlis la littérature française offrait
de nombreux romans que les écrivains magyars n'avaient
qu'à traduire ou à imiter pour offrir à leurs lecteurs la
pâture quotidienne. Œuvres extrêmement faibles, tant au
point de vue de la langue qu'au point de vue de la composi-
tion, ces romans sont aujourd'hui illisibles. On ne peut
qu'admirer les efforts des écrivains auxquels la langue
magyare doit d'avoir pu, cinquante ans après cette époque
d'enfance et d'apprentissage, s'élever à la hauteur qu'elle
atteignit vers 1840 dans le récit romanesque.
Le roman le plus répandu à cette époque primitive était
visiblement inspiré d'un roman français : le fameux Karti-
gam d'Ignace Mészdros ", qui parut l'année même où Bes-
senyei donna son Agis : en 1772. Il n'était pas de jeune
fille, en Hongrie, qui ne le connût ; les bonnes vieilles
dames de province s'en régalaient encore vers 1840. tant les
aventures de la belle captive turque, ses chansons sentimen-
tales intercalées dans le récit, étaient faites pour l'avir le
cœur féminin. Or, ce fameux roman n'est que la traduction
d'un livre allemand paru en 1723 sous le titre : Der iinver-
gleichlich scIiOnen Turkin wundersaine Lebens-und Liebes-
Geschichte. Zur angenehmen Durchlesung aufgezeichnet von
Menander ^ Selon l'opinion des critiques hongrois ' — ce
que d'ailleurs une simple lecture prouve suffisamment —
1. Le roman historique à l'époque romantique, 1898.
2. 1721-1800. Mészâros est né à Felsô-Bâr dans le comitat de Pozsony (Pres-
bourg); il fit ses études à Pozsony, Gyôr (Raab) et Vienne et devint secré-
taire de l'archevêque de Kalocsa. Vers la fin de sa vie, il se retira à Bude. Il
n'appartenait ii aucune des « écoles » qui ont contribué au renouveau litté-
raire.
3. Voy. G. Heinrich, Introduction à la réimpression de Kartigam, p. 9. (Dans
Olcsô Kônyvtdr), 1880.
4. G. Ileinrichj ibid., p. 10; Beôthy, ouvr. cité, tome l, p. 250.
382 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
récrivain allemand a eu sous les yeux un de ces romans de
chevalerie françaisqui doivent leur origine aux guerres entre
l'Islam et la chrétienté, guerres qui eurent surtout pour
théâtre la Hongrie. M"' de Scudéry avait déjà écrit en 1641
Ibrahim ou l'illustre Bassa et depuis, les aventures des cap-
tives chrétiennes en Turquie ont été souvent contées.
Kartigam est la lille d'un pacha qui, lors de la prise de Bude, est
faite prisonnière par le comte français Andro venu avec des troupes
brandebourgeoises au secours de la capitale hongroise. Le comte
emmène à Paris ce souvenir vivant de ses exploits ; Kartigam y est bap-
tisée sous le nom de Christine. Sa beauté, ses manières exquises et ses
vertus lui gagnent tous les cœurs. Un jour, elle se rencontre avec le
roi Louis XIV dans les jardins de Versailles. Comme le roi s'informe si
elle se plaît en France, elle lui répond avec tant d'intelligence que
celui-ci l'élève immédiatement au rang de comtesse. A cette nouvelle,
son frère Akmet vient à Paris et ne la quitte plus. Le duc Alexandre de
Tussano s'éprend de la comtesse turque; ils se fiancent: mais il faut que
Kartigam passe par bien des épreuves avant de se marier, comme cela
se doit dans tout roman de chevalerie.
Elle est d'abord enlevée par un comte Venezini qui s'embarque avec
elle à Marseille. L'inévitable naufrage se produit: le séducteur périt,
Kartigam est sauvée. Vendue comme esclave, elle est délivrée, grâce à
son costume masculin, par la fille du pacha et parvient après de nom-
breuses péripéties à unir son sort à celui du duc de Tussano .
L'origine française de cette histoire n"est pas douteuse.
Elle est inspirée par lés Journées amusantes de Madeleine
Gomez dont Clément Mikes, dans son exil à Rodosto, avait
traduit quelques parties; c'est la môme série d'aventures, de
péripéties, de sauvetages invraisemblables; les mômes dégui-
sements, la même étiquette et le môme langage amoureux. Le
style « galant », dont la traduction de Cassandre a donné le
premier exemple, se retrouve dans ce récit romanesque.
Le second roman de Mészâros est également une traduc-
tion d'un ouvrage français : (^ Lettres de Madame du Montier
à la marquise de*** sa fille, avec les réponses. Où l'on trouve
les leçons les plus épurées et les conseils les plus délicats dune
mère pour servir de règles à sa fille dans l'état du mariage;
même dans les circonstances les plus épineuses, et pour se con-
CHAPITRE II 383
duire avec religion et honneur dans le grand monde. Von y
voit aussi les plus beaux sentiments de reconnaissance ^ de doci-
lité et de déférence d'une fille envers sa mère » (1756) '. Si
Kartigam montre de quelle façon une jeune fille bien élevée
doit se comporter vis-à-vis de son fiancé, ce recueil de lettres
veut apprendre aux dames hongroises quelles règles de vie
elles ont à suivre dans le mariage. PourMészâros le point de
vue littéraire était tout à fait secondaire ^ Il voulait instruire;
les dames le lisaient, peu lui importait que les hommes de
lettres fissent peu de cas de ses traductions.
Nous pouvons ranger dans la même catégorie les romans
chevaleresques et patriotiques de l'infatigable André Dugo-
nics, de l'Ordre des Piaristes \ Son Etelka (1788) fut beau-
coup lu, quoique ce soit encore Tenfance du récit romanesque.
Il place l'action aux temps d'Arpâd et de Zoltân à l'époque
oii les Magyars conquirent le pays. Il veut mettre en lumière
les vertus de sa race et se sert à cette fin d'une histoire
d'amour mêlée cà et là d'attaques violentes contre les
réformes de Joseph IL Non seulement le sens historique y
fait défaut — on ne pourrait guère en faire reproche à un
romancier magyar du xvni" siècle — mais la langue même
est de la dernière rudesse. Dugonics, ennemi des novateurs,
voulut conserver à l'idiome la forme qu'il revêtait dans les
\. Lyon, 2 vol. D'après Riedl (E. Philol. K. 1879) l'auteur serait Mme Marie
de Princede Beaumont. En voici le sujet : M"» Montierestd'une famille noble,
mais pauvre. Elle reçoit de sa mère une éducation fort soignée. Un jour l'ar-
chiduc N. ami de son père est renversé de sa voiture tout près de leur mai-
son. 11 y est soigné pendant quinze jours, fait la connaissance de la demoiselle
et l'épouse. La mère se trouvait justement absente à cause d'un procès; elle
apprend donc par les lettres de sa fille comment le mariage s'est fait. Madame
Montier lui donne alors des conseils pour la guider en différentes circon-
stances.
2. Le troisième ouvrage de Mészâros, enefl'et, est un Parfait Secrétaire (1793)
où les missives amoureuses seules trahissent le traducteur de romans.
3. 1740-1818. Dugonics était professeur de mathématiques. Ses réminis-
cences classiques lui dictèrent d'abord La Prise de Troie, Ulysse, Les Argo-
nautes, puis des romans nationaux : Les bracelets d'or (Az arany pereczek,
réimprimé dans l'Ancienne Bibl. hongroise, n° VIIL 1898) Jolnnka, Gserei.
384 LE KOMAN ET LA NOUVELLE
campagnes et réagit contre les réformes des Français et des
Latinistes, les considérant comme nuisibles à la pureté de la
langue. Aussi ses œuvres, tout en imitant les romans de che-
valerie à la mode^ ne sont que des récits baroques et insipides.
La Calprenède, M"^ de Scudéry et leurs successeurs ne
furent pourtant pas les seuls que la littérature naissante s'ef-
força d'imiter. Dans quelques œuvres — il est vrai, isolées —
l'influence de Rousseau se fait sentir. Nous avons déjà men-
tionné le roman exquis de Joseph Kârmân, les Reliques de
Fanny, où la Nouvelle Héloïse^ Werther et quelques tableaux
des Etudes de la nature de Bernardin de Saint-Pierre sont
si ingénieusement mis à profit. Malheureusement, ce roman
publié dans une revue peu à la mode, ne fut connu que de
quelques lettrés et l'auteur fut enlevé à la fleur de l'âge.
Les Tourments de Bdcsniegyei de Kazinczy sont l'adapta-
tion d'un roman werthérien allemand de peu de valeur ; ce
roman, lui non plus, n'eut pas beaucoup de vogue. Le public
magyar n'était pas encore préparé à ces analyses subtiles de
l'âme, à l'évangile de Rousseau, encore moins à la mélan-
colie et aux tristesses des Werther. 11 préférait à tout cela les
esquisses de la vie patriarcale que Charles Kisfaludy et ses
disciples Kovdcs, Gaal et surtout André Fây lui donnèrent
dans les premières années du xix'^ siècle.
On ne peut méconnaître dans ces petits tableaux une cer-
taine observation de la vie des hobereaux de province, mais,
au fond, ce ne sont que des anecdotes délayées, bonnes pour
des almanachs ou des journaux de petite ville. L'art de la
composition y fait défaut; aucun de ces écrivains n'a assez de
souffle pour mener à bonne lin un véritable roman. Le seul
qui en fit l'essai, André Fây ', échoua avec sa Maiso?i Bélteky
1. 1786-1864. Esprit lucide, écrivain utile, mais nullement artiste. Il a écrit
des fables, des romans et des pièces de théâtre. Ce sont les premières qui
montrent un peu d'originalité. Fây est le représentant typique de ces écri-
vains qui secondaient les efforts de Széchenyi. — Voy. sur Fây la biographie
si complète de F. Badics : Fây Andrds élelrajza, 1890. Sur la Maison Bélteky,
p. 373 et suiv.
CHAPITRE H 385
(A bélteki hâz, 1832). On avait lu avec plaisir quelquos-unes
de ses nouvelles, surtout le Curieux Testament] ses fables en
prose et ses aphorismes — ces derniers attestent une lecture
sérieuse de Rabelais, de La Rochefoucauld et de Lesage —
furent très goûtés, mais on accueillit froidement son roman.
Il ne présente, en effet, nul intérêt : la composition en est
défectueuse et l'amas de notes biographiques dont il se com-
pose ne tient pas debout. Fày voulait plaider, dans ce roman,
la cause des réformes sociales de Széchenyi. A cet effet, il a
montré dans le vieux Mathias Bélteky, le type de l'ancien
Magyar, vivant paresseusement sur ses terres, isolé du reste
du monde, ignorant des progrès, gaspillant sa fortune en
bombance, négligeant femme et enfants. La jeune généra-
tion, au contraire, gagnée aux idées réformatrices, est repré-
sentée par son fils, Jules Bélteky, qui fait ses études à
rétranger; il voudrait que son pays profitât de l'expérience
q»'il a acquise, mais il se heurte aux préjugés de l'ancienne
noblesse, comme les réformateurs de 1823 se heurtèrent
longtemps à la résistance tantôt passive, tantôt opiniâtre des
conservateurs.
Au lieu de donner corps à ces idées dans un récit attachant»
comme le fera vingt ans plus tard Maurice Jôkai, dans ses
deux romans : Un nabab magyar et Zoltdn Kârpâthy^ Fây se
contente de débiter des maximes pédagogiques ; il se perd
dans le détail et ne dégage pas suffisamment le caractère de
ses principaux personnages.
Cet ouvrage présente de tels défauts de composition qu'ils
choquèrent les critiques contemporains eux-mêmes, portés
pourtant à l'éloge. «L'action principale, disait l'un d'eux, est
reléguée au second plan ; le lecteur après s'être longtemps
ennuyé, attend une catastrophe romanesque, mais il en est
pour ses frais. » Ce roman fort primitif n'a pas laissé de
traces dans l'histoire littéraire.
Les récits de la vie provinciale manquaient également de
variété. Les disciples de Charles Kisfaludy étaient devenus
horriblement plats et si quelques-uns de leurs bons mots fai-
386 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
saicnt encore rire, le public qui lisait les traductions de Wal-
tcr Scott, d'Alexandre Dumas et de Victor Hugo ne pouvait
plus goûter ces fadaises.
Paul Csatd, un disciple des Français, avait montre dans
quelques nouvelles comment la passion doit parler dans le
récit romanesque. Ce qui frappe surtout chez Csatô, c'est la
langue aisée, le ton agréable de la conversation et son habi-
leté à manier le dialogue : qualités qui trahissent la lecture
des nouvelles françaises. On ne badine pas avec T amour (A
szerelemmel nem jd jâtszani, 1838) est surtout remarquable
sous ce rapport. Bénédicta, jeune fille hautaine et originale
élevée par son père qui est médecin; Szâlnoky, qui veut
épouser cette jeune fille mais essuie un refus ; le mondain
Zerednyei qui, sous prétexte de vouloir aider Szâlnoky
dans son projet, se fait aimer de Bénédicta, mais s'éprend
d'elle et est ainsi puni de sa forfanterie, sont des caractères
bien dessinés, qui évoluent magistralement dans le petit
cadre que Csatd a choisi. La nouvelle magyare n'eut qu'à
suivre cette voie ; mais le roman était encore à créer. Enfin
parut l'année même de la célèbre Préface de Joseph Edtvds,
préconisant le drame romantique français (1836) VAhafi, de
Jdsika.
II
Si l'éclosion du genre romanesque fut laborieuse en Hon-
grie, les soixante années qui s'écoulèrent de l'apparition
d'i4ô«^ jusqu'au Millénaire furent par contre d'une fécondité
prodigieuse. Nous ne pouvons considérer ici que les princi-
paux représentants de ce genre. Nous nous bornerons à exa-
miner leurs chefs-d'œuvre, car nous nous proposons surtout
de montrer dans quelle mesure le roman français, depuis
Victor Hugo et Balzac jusqu'à Maupassant et Bourget, a
CHAPITRE II
387
exercé son ascendant sur les grands maîtres et lenrs princi-
paux disciples. Il faut d'abord déclarer que les romanciers
surent mieux que les dramaturges conserver une certaine
originalité en imitant; que parmi eux, se trouvent des écri-
vains admirablement doués qui incarnent au plus haut degré
le génie de la race, et qui, tout en subissant l'intluence fran-
çaise dans leur jeunesse et assouplissant ainsi leur génie, ont
donné des notes personnelles et créé là où la plupart des dra-
maturges n'avaient fait que copier.
Un cœur chaud et ardent comme Eôtvos, un psychologue
comme Kemény, une imagination riche et hardie comme
Jdkai, peuvent se développer à l'école de l'étranger et subir
même assez longtemps son ascendant; mais ils savent donner
à leurs œuvres un cachet national; ils le font même avec
tant d'art que celui qui ne connaît pas les antécédents de
leurs ouvrages les prend facilement pour des produits indi-
gènes. Il s'agira donc pour nous de montrer par l'analyse de
quelques-uns de leurs romans quelles influences secrètes ils
ont subies; avec quel modèle français ils voulaient rivaliser,
tout en conservant leur caractère national, tout en adaptant
leurs œuvres aux besoins d'une société dont les préoccupa-
tions ne coïncident pas toujours avec celles de la société fran-
çaise après 1830.
Nous avons vu que le roman français a pénétré en Hongrie
au xvni' siècle, sous la forme chevaleresque; de la Galpre-
nède, M"'' de Scudéry et leurs imitateurs ont été lus et tra-
duits ; les romans et les contes de Marmontel et de Voltaire
y furent goûtés, Rousseau n'y était pas non plus inconnu.
Lorsque au xix* siècle, la Hongrie crée enfin un genre nou-
veau pour elle : le roman, elle le fait sous l'impulsion du
roman historique et il est curieux d'observer que ce genre a,
dans ces soixante dernières années, subi une évolution paral-
lèle à celle du roman français.
Avec le roman historique à la manière de Uugo et de
Dumas, on imite les études sociales de Balzac, puis George
Sand et ses généreuses utopies, Eugène Sue avec ses récits
388 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
mélodramatiques, les romanciers du second Empin?, sauf
Flaubert; Jules Ycrno avec ses voyages extraordinaires
et sa science vulgarisée ; en dernier lieu Zola, Maupassant
etBourget. Tous ces romanciers ne furent pas seulement lus ;
ils exercèrent sur les conteurs magyars une influence à
laquelle ceux-ci ne purent se soustraire.
De 1836 à 1896, cinq grands noms illustrent le roman hon-
grois : Nicolas Jdsika(1794-1864), Joseph Eôtvôs (1813-1871),
Sigismond Kemény (1815-1875), Maurice J(5kai (né en 1825)
et Goloman Mikszàth (né en 1849). A rexception du dernier,
ces romanciers sont, avant tout, hommes d'action et acces-
soirement écrivains. Tandis que les poètes leurs contempo-
rains sont de purs lettrés, ils prennent une part considérable
à la transformation politique et sociale de leur pays. Ce
sont des esprits larges et libéraux sur lesquels les idées, la
vie parlementaire et même la presse françaises, exercent une
influence indéniable. Jôsika, d'abord ofTicier puis vice-pré-
sident de la Chambre des Magnats, se distingua par sa fermeté
politique pendant la Révolution ; exilé à Bruxelles il y vécut
dans une atmosphère toute française, au milieu des proscrits
du second Empire qui firent connaître l'écrivain magyar
dans leur revue : La libre rechercJie \
Joseph Eôtvôs, qui formait avant la Révolution avec Szalay,
Csengery et Trefort, le groupe des doctrinaires ou centrali-
sateurs, est aussi bien comme homme d'Etat que comme
écrivain une des figures les plus marquantes de la Hongrie
du xix^ siècle. Kemény, surnommé « le roi des journalistes »,
fut la main droite de François Deâk et facilita par son entente
de la politique, la réconciliation de son pays avec l'Autriche.
Jdkai, un des héros des journées de mars 1848, resta toute sa
vie orateur parlementaire et journaliste ; sa noble carrière, son
esprit épris de justice et d'idéal donne un bel exemple à la
jeune génération qu'il relie à la génération qui fit le dualisme.
1. Tome V (Gunda Melith), tomes X et suiv. (Le Notaire Tibod) trad. par
Ch. L. Chassin.
CHAPITRE II 389
Mikszâtli fait également partie du Parlement, mais sur les
bords du Danube comme ailleurs, les grands débats ont fait
place à la discussion des questions économiques : au lieu d'y
prendre part, Mikszâth s'amuse à crayonner des silhouettes
de parlementaires. Ces cinq coryphées se sentirent, en tant
qu'écrivains, attirés vers la France; chacun y choisit ses
modèles selon son tour d'esprit, non pas pour les suivre uni-
quement et servilement, mais pour tâcher de les égaler.
Le créateur du roman magyar, Jôsika, commença à écrire
sous l'influence romantique. De môme que Szigligeli et ses
émules se firent les disciples des écrivains français et vouè-
rent ainsi à l'oubli Kotzebue et ses imitateurs, de même Jdsika
en publiant son Abafi, en créant le premier roman viable,
mit fin aux récits anodins de la vie bourgeoise et provinciale
et ferma l'ère des romans de chevalerie.
Les Français lui apprennent à conter et à composer un
récit de longue haleine. On l'a appelé le Walter Scott de la
Transylvanie ; mais il ne faut pas oublier que l'influence du
romancier écossais qui se fit sentir dans toute l'Europe vers
1820, ne s'exerça sur lui que par l'intermédiaire des romans
historiques venus de France. A peine installé à Bruxelles,
c'est, en effet, Alexandre Dumas et Balzac qu'il se propose
d'imiter. — Eôtyôs se rattache à la lignée de Rousseau et à
ses représentants de l'école romantique, notamment à George
Sand. Cœur débordant de générosité, il considère le rôle
d'écrivain comme étant avant tout un sacerdoce.
« Un auteur, dit-il dans un de ses romans', doit avoir un autre but que
de remplir une certaine quantité de papier. On déshonore la poésie
quand on ne travaille pas, par elle, pour son temps ; quand on ne s'efl'orce
pas de dévoiler les vices et de soulager les maux de son prochain. Celui
qui ne cherche son contentement que dans la forme aitistique de son
œuvre, celui qui n'examine les misères de son temps que dans ses tra-
vaux savants, celui qui, sans se soucier de la terre trempée de sang, ni
de l'humanité qui lutte pour transformer son existence, peut chanter
1. Le Nolaire du villa(/€, chap. xvn.
390 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
les fleurs et la fraîcheur du soir, celui-là, nous pouvons l'admirer, l'en-
vier, mais non le vénérer. Celui-là seul qui a un cœur pour les souf-
frances de l'humanité mérite notre amour et notre estime. »
« L'art pour l'art », voilà doncce qui est entièrement étran-
ger à son œuvre; il veut éclairer, réchauffer et réconforter
les cœurs, agir sur les intelligences pour préparer les réformes
nécessaires à un renouveau moral et politique.
Kemény est le physiologiste du cœur; il applique au
roman historique les procédés de Balzac. A force de vouloir
trop approfondir les mobiles de nos actions, il devient souvent
obscur et n'obtient pas le succès que méritaient ses romans,
tout à fait supérieurs comme œuvre de pensée.
Jôkai commença également à écrire sous l'influence des
romantiques, notamment de Dumas; mais, doué d'une ima-
gination extraordinaire et d'un talent d'adaptation mer-
veilleux, il a dans sa longue carrière, touché comme en se
jouant, à tant de genres que le critique qui veut définir son
œuvre reste confondu devant cette production gigantesque.
Il excelle dans le roman romanesque, fait des incursions
dans le roman historique, imite admirablement, s'il le veut,
Jules Verne, aussi bien que Zola. Avant tout, il est un
romantique, un de ceux que la jeune génération appelle
« vieille barbe ». Mais lui, au moins, avait un noble idéal
pour lequel il sut bien combattre. La « Jeune Hongrie »,
représentée par Mikszâth, a rompu avec la tradition du roman
historique ; elle aime le récit court et animé, observe la société
contemporaine jusque dans ses couches les plus basses et
donne des tranches de la vie politique et sociale. Son idole
est Guy de Maupassant ; elle cherche à rivaliser avec Bourget
et s'efforce d'atteindre aux finesses d'Anatole France.
Ainsi, chacun de ces grands romanciers est attiré par un
modèle français qui lui donne l'inspiration première; mais à
côté de cette inspiration, un cadre historique ou social tout à
fait magyar fait que le roman, entièrement au service des
idées nationales, montre une originalité à laquelle le théâtre
a rarement atteint.
CHAPITRE II 391
III
« Fortifier le sentiment national par l'évocation des
anciennes gloires », telle était le but de Josika lorsqu'il com-
mença à écrire des romans. Descendant d'une de ces grandes
familles transylvaines ^ qui furent intimement liées avec la
Cour, tant que les Bâthori, lesBethlenet les Râkoczy régnaient
dans la principauté; charmé par la lecture des anciens mé-
moires que les grands seigneurs des xvi* et xvii^ siècles
avaient laissés en manuscrit, élevé dans un château dont la
collection d'armes anciennes était célèbre, entouré de femmes
aux sentiments nobles, incarnant l'héroïsme de leur race;
enfant de cette Transylvanie dont les hautes montagnes, les
manoirs des ancêtres font une seconde Ecosse, nourri de la
lecture des romanciers étrangers comme Walter Scott, Victor
Hugo, Dumas, Balzac ^ le jeune magnat se sentait irrésistible-
ment attiré vers le roman historique. Et, en effet, dans l'en-
semble de ses œuvres, nous ne trouvons qu'une dizaine de
volumes qui aient pour cadre la vie sociale de son temps :
tout le reste est consacré à ressusciter les siècles passés. Depuis
Tinvasion des Mongols jusqu'à la Révolution de 1848, il y a
peu d'épisodes marquants dans l'histoire nationale dont il
nait retracé le souvenir. Il le fait à la façon des romantiques.
Ses héros sont ou pleins de force, de bravoure, de fidélité et
1 . Jôsika est né à Torda ; il fit ses études à Kolozsvâr, entra dans l'armée,
fit la campagne d'Italie où il se distingua dans le combat du Mincio. Après la
guerre, il vécut à Vienne; revenu en Transylvanie, il s'adonna à la littérature.
Pendant la Révolution, il déploya une grande activité dans la Commission de
la défense nationale. Après la défaite, il put gagner l'étranger. Il s'installa à
Bruxelles, puis à Dresde où il mourut. Son œuvre ne compte pas moins de
12.J volumes. Yoy. outre les éloges de Paul Gyului [Emlékbeszédek, 1879) et de
Jûkai (Annales de la société Kisfaludy, tome 111) la biographie de L. Szaâk :
lUivù Jôsika Mi/ilôs élele es rnunkoi. (La vie et les œuvres du baron N. Jôsika)
1891.
2. Les devises en tète de certains chapitres de ses romans, attestent aussi la
lecture de Vigny, de Lacroix, de Janin et de Casimir Delavigne.
392 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
d'orgueil, ou bien de sombres traîtres sur la tête desquels est
suspendu le châtiment. Les femmes, les plus belles créations
de son beau talent, attestent plus nettement encore le carac-
tère romantique de ses œuvres. Le premier en Hongrie, il
leur donne une place prépondérante et a créé ainsi une
série de nobles types féminins. Il a introduit dans le
roman la peinture de l'âme féminine. Ses héroïnes sont
dévouées, passionnées; elles soutiennent leur mari ou leur
fiancé dans la lutte, elles les stimulent et exercent toujours
une action bienfaisante sur eux. Comme fond nous voyons
le peuple avec ses mœurs et ses costumes pittoresques,
les châteaux féodaux de la Transylvanie, les villes saxonnes
jalouses de leurs prérogatives, les défilés des Karpathes, nids
d'aigles où les rebelles se défendent avec acharnement.
Fertile en inventions, doué d'une imagination toujours
prête à forger de nouvelles situations, Jdsika abuse des sou-
terrains et des portes dérobées. 11 se sert d'ailleurs des mêmes
moyens que les romantiques : enlèvements d'enfant, que
leur père où leur mère reconnaissent avant de mourir; sor-
ciers et sorcières, chefs de brigands qui sont des nobles
déguisés; juifs qui enlèvent de jeunes chrétiennes, Tziganes
dans le genre d'Esmeralda, type familier aux romantiques
hongrois.
Toutes ces fables embrouillées à souhait par l'écrivain,
sont racontées avec beaucoup de charme; chaque chapitre
nous conduit dans un autre lieu, expose un autre épisode
jusqu'à ce qu'enfin le récit avec ses principaux personnages
forme un tout animé. Souvent un chapitre écrit en guise de
préface à la manière dos romantiques français s'explique plus
loin, dans la suite du roman. Sans doute, l'art de conter, la
peinture des héros et des héroïnes, les trucs, l'enchevêtre-
ment de la fable étaient usités et connus du roman contempo-
rain français; mais c'étaient là autant de nouveautés dans la
Hongrie de 1840.
Nouvelle aussi était cette manière d'enchaîner les causes
et les faits dans un récit de longue haleine. Là où ancienne-
CHAPITRE II 393
ment on ne lisait que de vagues dissertations pédagogiques,
on trouva, grâce à Tinfluence exercée par le roman français, la
vie et le mouvement. Le cri d'enthousiasme du critique
Szontagh à l'apparition à'Abafi s'explique donc très bien,
« Inclinez-vous, Messieurs, depuis qu'on écrit en hongrois,
on n'a pas encore vu un roman pareil. » Outre le charme du
récit, on sentait que cette œuvre servait d'expression à une
idée morale. Ce jeune noble dont une éducation négligée et
un tempérament fougueux auraient pu causer la perte, si
le cœur d'une femme, Marguerite Mikola, ne l'avait soutenu
et préservé, c'est Jôsika lui-même que l'amour de sa femme,
Julie Podmaniczky, avait transformé.
Ce tableau du xvi^ siècle où la peinture de l'époque était
assez réussie, montrait, en outre, que le romancier, s'il veut
vraiment intéresser, doit pénétrer l'âme de ses héros. Jdsika
a très finement montré comment Olivier Abafi ardent, géné-
reux et brave, déploiç peu à peu toutes ses qualités grâce à
l'influence de Marguerite. Elle veille sur lui, sans qu'il le
sache; grâce à elle, il prend part aux délibérations des
assemblées politiques où il fait une opposition acharnée
au gouvernement tyrannique de Sigismond Bâthori, toutes
les fois que le prince tente de violer la Constitution.
Dans les tournois et sur les champs de bataille, Abafi n'a
pas non plus son égal. La reine, une princesse étrangère,
abandonnée par son mari, s'intéresse vivement à ce vaillant
guerrier que toute la noblesse montre avec orgueil. Le prince
voudrait bien se débarrasser de lui, mais Marguerite lui fait
épouser Gisèle Gsâky, jeune fille élevée dans la maison des
Mikola. Grâce à ce mariage, Abafi devient un des soutiens du
trône. L'élément romantique dans ce récit est représenté par
une femme guerrière, Villam, dont Abafi a sauvé l'enfant;
c'est elle qui l'avertit quand un péril le menace.
Abafi est resté le chef-d'œuvre de Jôsika; dans aucun de ses
romans il n'a usé des procédés du romantisme avec autant de
sobriété. L'auteur a surtout en vue de nous montrer les efl'orts
d'une âme généreuse qui arrive au bonheur à force de volonté.
394 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
Zùlyomi, par contre, nous montre une de ces passions vio-
lentes dont les cœurs à demi-sauvages du xvi' siècle deve-
naient facilement la proie. Peut-être le contact avec les
Turcs et la vie des pachas ont-ils fortement agi sur certains
hommes tels que le Zôlyomi du roman de Jôsika '.
Gomme tableau de mœurs, ce roman est excellent, mais il
n'a ni la clarté, ni la belle ordonnance à'Abafi. Le caractère
de Zdlyomi reste énigmatique ; le récit, surtout au commen-
cement, est obscur et ce n'est que vers le milieu que Jôsika
jette un peu de lumière sur l'intrigue qu'il a si bien
embrouillée -.
Après le succès de ces deux romans en un volume, Jdsika
à l'exemple de Dumas, entreprit des romans historiques en
trois, quatre ou cinq volumes. Il y déroule la vie d'un héros
et se propose surtout de peindre des époques mouvementées.
Ces romans se ressemblent tous pour la facture et quand
nous aurons analysé les plus célèbres : Le dernier Bàtliori
(Az utolsd Bâtori, 1840, 3 vol.) et les Tchèques en Hongrie
(A csehek Magyarorszàgban, 1840, 4 vol.), l'on pourra se
faire une idée de ces vastes compositions qui auraient sou-
vent gagné à être écourtées.
1. Nous sommes toujours en Transylvanie à l'époque de Bâthori, plus
exactement en 1573. Zôlyomi fait enlever par ses acolytes des jeunes filles
qu'on enferme dans un de ses châteaux au milieu des montagnes et qu'on
lui livre les yeux bandés, afin qu'elles ne puissent pas le dénoncer. Un jour,
ses sbires s'emparent d'Hélène, fille du noble Kendefi, mais le peintre Raphaël
les empêche d'exécuter leur plan. Celui-ci vit retiré dans un site romantique
avec sa sœur Irène qui, charmée par Zôlyomi, s'est unie clandestinement
à lui. Aux grandes assises de Vajda-Hunyad oîi le prince en personne
tient tribunal, on accuse le peintre de tous les méfaits commis par Zôlyomi.
Ses acolytes ont si bien échafaudé leur accusation que la condamnation
semble imminente. C'est alors que Bâthori, informé des crimes du grand
seigneur, fait acquitter le peintre qui épouse Hélène après une grande résis-
tance de ses tuteurs, et Irène, instruite de la vie désordonnée de son mari,
se sépare de lui en emmenant son petit enfant. Tous trois s'en iront en
Grèce, patrie de Raphaël.
2. Jôsika, qui a puisé le sujet de ses romans dans des chroniques dignes de
foi, dit dans Zôlyomi : « Selon la coutume des nobles, Hélène parlait et écri-
vait bien le français. » C'est, en effet, au xvi^ siècle que les princes transyl-
vains entrèrent en rapport avec la France.
CHAPITRE II
39o
Le règne des Bathori, que Jôsika avait surtout étudié et
mis en lumière, lui a suggéré l'idée de dépeindre dans le
dernier de ses rejetons, le caractère hardi et vaillant, mais en
même temps cruel et soupçonneux, sensuel et perfide de
cette famille princière. Déjà se lève l'astre de Gabriel
Bethlen auquel la Transylvanie doit d'être entrée dans le
concert européen. Nous le voyons dans ce roman jouer le
rôle de conseiller, mais comme il gêne, on l'écarté et il
ne reparaît qu'à la fin pour prendre en main, avec le consen-
tement de la Sublime Porte, les rênes du gouvernement.
Le dernier Bâthori s'appelle Gabriel. L'exposition du roman est excel-
lente. Elle nous introduit dans une classe de collège où le professeur
interroge les élèves sur l'iiistoire contemporaine. Nous apprenons là,
tout ce que la Transylvanie a souffert jusqu'en 1608, c'est-à-dire jusqu'à
l'avènement de Gabriel Bâthori. Parmi les élèves se détache Dimon,
frère bâtard du prince, grande intelligence qui sera le traître romanti-
que dans toute cette histoire remplie par les passions de Bâthori et les
assauts qu'il doit livrer aux villes saxonnes qui s'insurgent contre sa
tyrannie. Vénus et Mars sont les deux divinités de Gabriel. Les nobles
Transylvaines, les dames Kendi et Kornis ne sont pas à l'abri de ses
entreprises et il pousse l'audace jusqu'à s'introduire dans leur demeure.
Être la maîtresse d'un prince n'était pas considéré comme un hon-
neur dans ce pays aux mœurs patriarcales. Le mari insulté préfère
quitter le pays, ourdir un complot, tomber dans la bataille ou sur
l'échafaud plutôt que de ternir son blason. Une autre l'ois, le prince
se déguise pour pouvoir s'approcher d'une jeune lîlle de la bourgeoi-
sie, Célesta, la tille de "NVeiss, bourgmestre de la ville saxonne Brassù.
Chaste et héroïque, partagée entre son amour pour sa ville natale, pour
son père, que combat le prince, et l'inclination qui l'entraîne vers
Ecsedi, qui n'est autre que le prince déguisé, elle aime mieux se cacher
dans une crypte et y demeurer plusieurs semaines que de s'approcher
de celui qui a abusé de sa confiance. Elle ne permet cependant pas que
les conjurés l'assassinent. Lorsque son père tombe sur le champ de
bataille en défendant la ville de Brassù, Bâthori toujours épris, propose
à Ct'iesta un mariage, qu'elle refuse. Elle épousera Séraphin, le fidèle
varlet de son père et demandera au prince de ménager sa ville natale.
Némésis atteint enfin le tyran. Les mécontents, Bethlen à leur tête,
s'approchent avec une armée ; le prince veut les combattre, mais il est
tué par deux nobles. Avec lui, s'éteint la famille des Bâihori.
Sur cette trame historique, Josika brode* de nombreux
396 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
épisodes romantiques. Il nous conduit du siège d'une ville
dans un château, de là dans les défiles des Karpathes où
s'ourdit un complot. Il mêle l'histoire, qu'il a la manie de
documenter, à des aventures qui ont pour théâtre les cryptes
et les souterrains. Il faut reconnaître que dans ce roman
l'élément mélodramatique ne se fait pas trop sentir aux
dépens de la description historique. Le règne du dernier
BcUhori est illustré dans cette œuvre d'une façon fort remar-
quable et ces procédés qui nous semblent aujourd'hui un
peu vieillis, avaient en 1840 le charme d'une grande
nouveauté.
Avec les Tchèques en Hongrie, Jdsika quitte la Transyl-
vanie — non sans y revenir encore souvent — et nous
montre le début du règne de Mathias Corvin, ce prince de la
Renaissance que les romanciers hongrois ont si fréquem-
ment choisi comme héros. Mathias Corvin est le contempo-
rain et l'allié de Louis XI, et les deux monarques se res-
semblent par plus d'un point. Notre-Dame de Paris^ Quentin
Durward, se passent sous le règne de Louis XI, et il est indé-
niable que ces romans historiques ont inspiré Jdsika. Il
faut cependant être fort au courant de l'histoire magyare
pour saisir tous les détails de ce récit enchevêtré. Ce qui fait
le fond de ce dernier est le combat incessant que Mathias
dut livrer aux Hussites qui infestaient une partie de la
Hongrie. Ils y étaient venus, sous la conduite de Giskra,
pendant les troubles du règne de Ladislas V qui, pour for-
tifier son autorité, les avait appelés dans le pays. Les
Tchèques, dont les étendards portent d'un côté le calice et
de l'autre l'image de Jean Huss, se retranchent dans leurs
forteresses presque inaccessibles; le brigandage est conti-
nuel, la sorcellerie et la magie se répandent de plus en plus.
Il faut la main ferme de Corvin pour combattre ces fléaux.
Sur ce fond historique, trois couples se détachent : le roi qui aime
la fille de l'astrologue Bretislaw, Isabelle, et se marie morganatique-
ment avec elle; un des vaillants chevaliers de l'armée de Mathias,
Zokoli, qui aime Séréna, la fille de Giskra et qui accusé faussement de
CHAPITRE 11 397
trahison combat, visière baissée, sous le nom d'EIemér l'Aigle, jusqu'à
ce que son innocence éclate; Aminha, jeune chrétienne, élevée par un
juif, aime Nephtali et l'épousera. A ces couples viennent se joindre : le
chef des brigands, Komorùczy, qui apprend par un sorcier qu'il est le
fils du seigneur Kàldor, qui fut chassé de son château incendié ; la
belle Ilka Nankelreuther, sœur d'Aminha, mais séparée d'elle dès son
enfance. Rien de plus dramatique que le récit des sièges, des ruses de
guerre, des surprises dans les souterrains où vivent les brigands. Le
récit de l'amour naissant d'Isabelle pour Mathias est une page exquise
de psychologie féminine; les aventures d'EIemér, lorsqu'il veut s'appro-
cher de Séréna, ses actes héroïques qui touchent au prodige, alternent
avec les méfaits des Tchèques, les tortures qu'ils font subir à leurs
prisonniers et les scènes de magie dans le Zugtigel, près de Bude où le
vieux Kàldor s'est retiré.
C'est dans ce roman que Jôsika s'est montré le plus
maître de son sujet; on y voit un mélange très heureux d'his-
toire documentée et d'imagination créatrice que l'auteur
réalise en utilisant les procédés de Walter Scott et des roman-
tiques français.
Dans ses autres œuvres, c'est tantôt l'histoire, tantôt
l'imagination qui l'emporte. Ainsi « Voici les Tartares! »
(Jô a tatàr) est entièrement découpé dans le « Carmen mise-
rabile » où Rogerius raconte l'invasion des Mongols (1241);
dans Zrimji^ le poète (Zrinyi a kôltô), c'est exclusivement
l'élément romantique qui domine.
Dans le premier de ces romans où Rogerius lui-même est
introduit, l'époque n'est pas suffisamment étudiée; mais à
ce moment, les historiens eux-mêmes ne la connaissaient
guère *.
Dans Zrinyi, par contre, il n'y a d'historique que l'inimitié
1. Le traître Liber, le clerc, est de tous les temps ; les brutalités de Iléder-
vary envers sa femme Yolanthe, le dévouement chevaleresque de Talabâr
pour Dora, restée seule dans son manoir, qu'il défend héroïquement contre
les Mongols, ne sont pas sufiisamnient caractéristiques de l'époque. 11 est vrai
que le meurtre de Kuthen, le chef des Cumans, meurtre suivi de tant de
misères et de ruines, est raconté avec vivacité, cependant on sent que
Jôsika s'est trop attaché aux documents historiques.
398 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
de Monteciiccoli contre, le général magyar, qui fut ban de
Croatie et auteur de la première épopée magyare \
Ces quelques analyses peuvent donner une idée de la ma-
nière de Jôsika. Avant la Révolulion, travaillant sans soucis,
il avait le temps de polir ses œuvres; pendant son exil à
Bruxelles, privé de ses biens, il dut produire rapidement
pour gagner sa vie. Son tempérament, qui Tattirait toujours
vers les romantiques français, lui fit prendre pour modèle,
tantôt Dumas, dont Tintluence apparaît dans Esther, le meil-
leur roman qu'il ait écrit pendant son exil, dans la Fille du
savant^ les Deux reines et dans son dernier roman historique :
François II Râkoczy; tantôt Eugène Sue dans la Maison à
deux étages; tantôt Balzac dont il a visiblement subi l'in-
fluence dans ses romans tirés de la vie sociale.
Les aventures amoureuses des rois et des reines, les
intrigues des courtisanes de haut parage, les prouesses des
cavaliers qui savent que la reine ou quelque grande dame les
protège : tels sont les sujets de la plupart des romans histori-
ques de Jdsika écrits après la Révolution. L'intérêt pour la
peinture d'une époque, la caractéristique des personnages
disparaissent peu à peu devant l'action romanesque et les
scènes à effet. Dumas, en cela, inspira l'auteur magyar. Le
parallèle entre deux rois amoureux: Louis-le-Grand, de la
maison d'Anjou, qui aime la fille du ban de Bosnie, Lizinka,
se rend dans ce pays, déguisé en ambassadeur et se marie
finalement avec elle ; et Casimir, roi de Pologne, qui adore
Esther, la juive merveilleusement belle, en fait sa maîtresse
et est gouverné par elle : tel est le sujet à' Esther. Le dou-
1. Voy. plus haut p. 33. — Zrinyi, lors d'une tempête, a sauvé la vie à Vio-
lette Zéno, belle Vénitienne fiancée de Rialti, médecin et secrétaire du Conseil
des Dix, qui veut faire assassiner le héros magyar. Rialti est exilé de Venise,
devient espion dans l'armée autrichienne et excite Montecuceoli contre Zrinyi.
La famille de Violette est éprouvée à son tour: son père est assassiné par un
Cornaro; sa mère est faite captive par les Turcs, elle est sauvée par une jeune
danseuse qui est sa propre fille. La danseuse se tue, Zéno épouse Zrinyi,
Rialto est pendu à cause de ses relations secrètes avec les Turcs.
CHAPITRE II 399
ble caractère de Casimir est tout à fait dans le genre de
Dumas. Puritain, observant strictement l'étiquette en tant
que prince, il est sans frein et sacrifie tout à son plaisir
quand il s'agit d'aventures secrètes. — Dans la Fille du
savant (A tudds leanya) Josika prit comme point de départ
ce mot d'Enée Sylvius sur le roi Sigismond (1387-1437) et
sa femme Barbe Czilley : « In plures arderet, infidus maritus
infidam facit uxorem, adulter ignovit adulterae. » Il nous
peint les aventures de la reine, légère et insouciante, qui,
négligée par son mari, s'éprend du chevalier Wallmeroden,
mais celui-ci refuse de déshonorer son roi. Alors la reine
qui connaît son amour pour Meta, la fille du savant Win-
gardus, la fait enlever par un chef tzigane et enfermer à
Siegmundscck, forteresse inaccessible dans le Tyrol. Pour
compléter sa vengeance, elle y fait également emprisonner
le jeune Gara, espérant bien que Meta ne tardera pas à
oublier Wallmeioden. Mais Gara est sauvé et avec l'aide
du chevalier il délivre l'innocente Meta. La reine est exilée
par Sigismond à son retour du concile de Constance ; sévè-
rement réprimandée par l'archevêque d'Esztergom, elle est
finalement graciée non sans avoir l'humiliation de voir
défiler devant elle ses favoris, tous heureusement mariés.
Dans ce roman, les préoccupations historiques disparais-
sent entièrement devant l'intrigue. Jo'sika croit avoir sacrifié
à son premier penchant en nous décrivant les livres de la
bibliothèque du savant Wingardus.
L'immense succès des Mystères de Paris ne pouvait passer
inaperçu en Hongrie, ni manquer de tenter les écrivains à
l'atfûtdu succès. Ainsi l'auteur de l'excellente comédie Elec-
tion des fonctionnaires, Ignace Nagy, les imita-t-il dans ses
Ml/stères Jioinjrois, et Louis Kuthy, surtout connu par ses
nouvelles, dans les Mystères de la patrie.
J()sika a également sacrifié à cette idole dans Une maison
à deux fHa(/es (Egy kétemeletes hâz), roman qui introduit le
lecteur dans les quartiers les moins connus de la capitale,
dans les guingetles et dans les bouges. Mêlant le passé au
400 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
présent, il imprime un certain mysticisme aux scènes ter-
ribles qu'il raconte. Pas plus que les autres écrivains qui
imitèrent Eugène Sue, il n'a remarqué que vers I80O la capi-
tale hongroise n'était qu'une bonne ville de province où ces
horreurs, à peine vraisemblables dans la banlieue parisienne,
détonnaient tout autant que la vie mondaine importée par
les drames français.
La lecture de Balzac exerça une influence plus profonde
sur Jdsika. Ses romans tirés de la vie sociale : les Insouciants^
Yolonté et instinct \ Pygmalion ou Une famille hongroise à
Paris^ les Périls du premier pas, la Plaie secrète^ Deux ma-
râtres ^qvA. inspirés par la Comédie humaine.
Jùsika, dit son biographe, n'a pas seulement aimé la facture de Balzac
et les sujets de ses romans, il lui a emprunté également la manière de
pénétrer la vie secrète des personnages pour créer des types inconnus
jusqu'alors. C'est le romancier français qui lui a appris à divulguer les
secrets du cœur, jalousement gardés, de même que ceux de la vie de
famille. Cette influence a élargi la manière de Jôsika et lui a fait aban-
donner son goût exclusif des descriptions; il veut dorénavant analyser
au lieu de peindre. Il est vrai que cette analyse lui fait souvent oublier
le sujet principal. Il se règle encore sur Balzac lorsqu'il décrit avec tant
de minutie le théâtre de l'action : les quartiers de la ville, les rues, les
ornements des maisons, les bizarreries de l'architecture et jusqu'à la
mousse qui envahit les bâtiments. Minutieusement il fait la description
des souterrains, des cryptes, de la forme des escaliers et de la longueur
des corridors. Puis il passe au mobilier, aux tableaux et enfin aux
domestiques. Il nous fait remarquer la physionomie, le maintien, la
moindre ride sur le front de ses principaux personnages. Ayant ainsi
représenté leur extérieur, il s'efforce, comme Balzac, de pénétrer dans
leur âme; d'expliquer par leur éducation, ou par la société qu'ils fré-
quentent, leurmanière de penser. Malheureusement, toutes ces descrip-
tions auxquelles Jôsika mêle souvent des réflexions soi-disant philoso-
phiques, alourdissent le sujet ; le lecteur impatient les laisse de côté et
court au récit. On voit que Jôsika, tout en voulant imiter Balzac, l'a fait
l . C'est le premier roman hongrois qui ait paru, à l'exemple des romans
français, en feuilletons, dans le Budapesli Hiradô (1845) Voy. J. Ferenczy : A
magyar hirlapirodalom torténete IlSO-tol IS67-ig, (Histoire de la presse hon-
groise de 1780 à 1867), 1887. Livre II. chap. 6.
CHAPITRE II 4Ô1
presque à regret. De là vient que cette imitation qu'on sent forcée et
presque en désacord avec la nature de l'auteur, n'a pas produit les
résultats espérés *.
Nous ne pouvons que souscrire à ce jugement. Ces romans
tirés de la vie sociale se distinguent uniquement par l'ingé-
niosité de Tinvention ; mais en voulant unir la manière de
Dumas et de Sue, conforme à son talent, à celle de Balzac, il
n'a pas réussi à créer des œuvres durables. La gloire d'avoir
appliqué la méthode de Balzac aux sujets historiques et
d'avoir excellé dans ce genre, appartient au romancier
Kemény.
Avec ses premiers romans Jdsika publia également des
nouvelles. Pour celles-ci, le sujet et la manière de trai-
ter étaient entièrement empruntés aux romantiques fran-
çais, dont les nombreuses productions paraissaient alors
dans les revues et dans les journaux : Méry, Soulié, Bazan-
court, la comtesse Dash, Souvestre et d'autres excellaient
dans ce genre. C'est à leur exemple que Josika nous con-
duit chez les brigands espagnols, en Amérique, chez les
Peaux-Rouges, aux Indes et dans les colonies anglaises ;
en Pologne, en Bosnie, en Albanie, au milieu des scènes
sanglantes de l'époque païenne des Magyars. Ces nouvelles
charment par le tour du récit, le merveilleux et les coups
de théâtre. Le pastiche est réussi, mais il n'y a aucune
originalité.
Jôsika fut dépassé dans ce genre par Louis Kiithy (1813-
1864) dont les Nouvelles^, dans le genre français, ont eu
une vogue énorme avant 1848. L'auteur qui, dans ses ma-
nières et ses goûts raffinés, imitait les auteurs parisiens à
la mode, était l'enfant gâté des dames. Elles lui rachetèrent
son mobilier qu'il avait fait venir de Paris et qu'il était
1. L. Szaâk. ouvr. cite, p. 329 et suiv.
2. Réunies en dix volumes. — Kuthy fut, pendant la Révolution, secrétaire
du président du Conseil, Louis Batthyâny, puis de Szemere. Il a écrit égale-
ment des drames romantiques. Voy. B. Vâli, Kulliy Lajos é.lete es munkdi
(La vie et les œuvres de L. Kuthy), 1888.
26
402 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
obligé de vendre aux enchères. La Revue AtJienaeum^ où
parurent ses nouvelles, vit doubler le nombre de ses abonnés
et Paul Gsatd qui, dans le vaudeville et la nouvelle, sui-
vait les traces des Français, saluait en lui « un disciple
intelligent de Victor Hugo », probablement à cause des
épithètes sonores, de la hardiesse de la fiction et du langage.
Cet homme si adulé se vit, après la Révolution, honni et
repoussé par toute la société, parce qu'il fut assez faible pour
accepter un emploi administratif sous la réaction autri-
chienne. Ses nombreuses nouvelles sont un témoignage
éclatant de l'ascendant que ce genre, tant cultivé par les
romantiques français, exerça en Hongrie. L'action de plu-
sieurs d'entre elles se passe à Paris, pour marquer encore
mieux quelle intimité d'idées et de sentiments réunissait
alors la société magyare à la France. Ainsi Y Actrice (A
szinésznô), une des meilleures, nous raconte les premières
aventures de la belle Adélaïde, une des étoiles de la Comédie
française.
Le vicomte Deraune est amoureux d'elle ; il est assez heureux pour
faire partager ses sentiments. Une autre actrice s'éprend du trop heu-
reux vicomte : elle lui écrit une lettre fort aimable ; mais Adélaïde,
qui en a connaissance, force Deraune à envoyer une réponse si bles-
sante que, la ruse découverte, Adélaïde est obligée de quitter le théâ-
tre. Le public qui Tadorait ne veut pas se passer d'elle et exige son
retour. Elle doit reparaître dans Ophélie, mais peu avant la première,
elle a une scène de jalousie avec Deraune qui se tue en lui laissant sa
fortune. Adélaïde veut cependant paraître en scène, mais elle est saisie
de folie pendant la représentation et meurt.
La Sapho de Toulouse raconte l'histoire de Clémence
Isaure et de Raoul qui, parti à la guerre, n'est plus revenu.
Clémence le croit mort et institue en son souvenir les Jeux
Floraux, puis elle meurt. Quelques années plus tard, Raoul
revient, prend part au concours des poètes, obtient le prix
et se tue sur la tombe de sa fiancée.
Même dans les nouvelles dont l'action se passe en Hon-
grie, on voit par les noms propres français (le marquis de
Penieu dans le Jaloux, le banquier Mevillon dans U7ie nmt
CHAPITKE H
403
dans la capitale), que ce sont des nouvelles des journaux
parisiens adaptées avec quelques légers changements. C'est
de la même façon que l'auteur adapta plus tard les Mystères
de Paris à la capitale magyare. Kuthy a surtout frappé ses
lecteurs par la hardiesse de ses images qu'il empruntait aux
romantiques et dont la traduction, souvent fort embarrassée,
ne manquait pas de faire impression. Il montre beaucoup
de goût pour la belle rhétorique ; ainsi les discours insi-
nuants de Cléopàtre (dans la nouvelle du même nom), ses
ruses en face d'Antoine sont d\m grand effet. Souvent
l'horrible se mêle au pathétique; ainsi dans Bai^be Czilley
que Jôsika nous avait présentée dans la Fille du savant,
l'horreur des crimes et le châtiment ont quelque chose d'in-
fernal. Cette Lucrèce Borgia, qui a déshonoré le trône,
nous y est montrée dans toute son ignominie.
Le récit chez Kuthy est rapide et haletant ; ce sont les
mêmes heurts brusques que chez ses modèles français : des
tableaux frappants, des images hardies, une langue colorée
suffisaient à donner à ces nouvelles un cachet d'originalité
et à intéresser de nombreux lecteurs.
IV
En 1836, Joseph Eotvos fit un voyage à travers l'Europe
et s'arrêta assez longtemps en France *. La remarquable
1 . Né à Bude, il fit ses études à Pest, fut attaché à la chancellerie royale à
Vienne, voyagea en Suisse, en France, en Angleterre et en Allemagne. Dès
1839, il prit une part active à la vie politique et devint avec Batthyâny le
chef du parti des réformes. Il forma avec Szalay, Csengery, Lukàcs et
d'autres le groupe des doctrinaires. Ministre en 1848, il se retira à Tétranger
lorsqu'il vit que la rupture avec l'Autriche était devenue inévitable. Rentré en
Hongrie, il devint le collaborateur de Deâk et, en 1807, ministre de Tlnstruc-
tion publique. — Outre ses romans, on lui doit un ouvrage politique très
important : L'influence des idées doyninantes du xix<= siècle sur la société
(2 vol. 1851 et 18")4j. Voy. les Éloges de Paul Gyulai, de Lônyay et de Csen-
gery ; F. Pulsïky dans : Jellemrajzok (Caractères, 1872) : J. Péterfy : B. Eotvos
Jozsef mint refjényirô (J. Eotvos, romancier), dans Budapest! Szemlo, 1881.
404 LE ROJIAN ET LA NOUVELLE
Préface à la traduction à'Angelo était déjà écrite et parut la
môme année. Nourri delà moelle des grands écrivains, notam-
ment de Rousseau, l'idole de sa jeunesse, de Victor Hugo et
de tous ceux qui combattirent pour les droits imprescriptibles
de rhumanité, il assista à Paris au plein épanouissement de
cette poésie romantique dont il se fit l'apôlre en Hongrie.
« Citoyen du monde », dans le meilleur sens du mot, il
n'oublie pas un instant son pays et la charmante poésie des
Adieux (Bucsu) qu'il écrivait avant son départ pour l'étran-
ger, exprime avec l'immense douleur que lui inspirait la
situation de la Hongrie d'alors, son espoir en un avenir meil-
leur. Le pays était, en effet, à la veille des grandes réformes.
Tout le monde sentait que l'ancien état des choses devait
s'écrouler, mais personne ne savait comment rompre avec
le passé. Les institutions du moyen âge et l'enthousiasme
pour les idées modernes, les tendances aristocratiques et le
culte de la démocratie se combattaient; tous ceux qui,
comme Eotvôs, se rangeaient sous la bannière de Széchenyi
constataient avec tristesse la lenteur avec laquelle les idées
européennes se frayaient un chemin en Hongrie.
Journaliste, poète, romancier, auteur dramatique, Eôtvôs
fut un des champions les plus hardis et les plus avisés qui
luttèrent pour la transformation politique et sociale du pays.
Son action sur les esprits les plus éminents, comme sur la
masse fut profonde. A trente-cinq ans, il fit partie du pre-
mier Cabinet hongrois présidé par Louis Batthyâny où on
lui confia le portefeuille de l'Instruction publique. « Ins-
truire », telle était sa devise; devenu une seconde fois
ministre en 1867, dans des circonstances plus favorables, il
put doter son pays de la charte de l'enseignement primaire
et lui donner cette loi mémorable de 1868 qui organisait les
écoles primaires dans un pays où les confessions et les
nationalités empêchèrent longtemps cette indispensable
réforme.
Eôtvos, lui aussi, ne voit dans le roman qu'un moyen
d'illustrer ses idées humanitaires, qu'une occasion de prou-
CHAPITRE II 405
ver qu'un grand cœur peut vaincre des obstacles devant les-
quels, bien souvent, l'esprit le plus puissant recule. « Dans
ce monde, il n'y a qu'une chose qui rende heureux : le
cœur; c'est là seulement qu'il faut chercher vos joies et vos
plaisirs », dit le héros du Chartreux. C'est ce qui a dicté à
Eotvôs ses poésies et ses romans. Le nombre de ces der-
niers est très restreint; il n'en a écrit que quatre dont trois:
le Chartreux, le Notaire du Village et la Hongrie en 1514 ont
paru avant la Révolution et attestent au plus haut degré
l'influence de certains romanciers français.
Le Chartreux (A Karthausi) parut de 1839 à 1841 ' ; il fut le
premier roman hongrois oij les douleurs de l'humanité en
général étaient décrites par une analyse très subtile de l'âme.
Le sujet, contrairement à Thabitude des romanciers hongrois,
n'est pas national. Ce roman eut un grand retentissement,
car il donna à la Hongrie un équivalent de René, Adolphe,
d' Obermami et de la Confession d'un enfant du siècle. Le sujet
n'étant pas national, devait forcément être français. On dit
même que ce récit fut fait à Eôtvos par un moine français pen-
dant un de ses voyages. Le héros est un certain comte, Gustave,
qui appartient « à cette génération ardente, pâle, nerveuse,
conçue entre deux batailles, élevée dans les collèges au rou-
lement des tambours » ; collèges où, comme le dit le roman-
cier hongrois, l'éducation, égale pour tous, est le plus souvent
une éducation également mauvaise pour tous.
Né près d'Avignon, le comte Gustave est envoyé d'abord chez les
Jésuites de Fribourg ; il fréquente ensuite les cours de FUniversité de
Toulouse. Son père est royaliste ardent et lorsque le jeune homme se
rend à Paris, après la Révolution de Juillet, il lui donne comme règle de
conduite ce mot : « Ce siècle est égoïste: ne crois en personne. Paris a
encore dépassé son siècle ; il n'y a pas de constitution politique dont le
fondement ne soit la bassesse. » Et le jeune homme part pour la
capitale. Eutvos nous fait une description vraiment magistrale de cette
1. Dans Budapesli ArvizkrJnyv (Le livre de rinondation; S vol.) dédié par
quelques écrivains à Téditeur Heckenast, dont l'imprimerie fut détruite par
rinondation de 1838.
406 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
ruche humaine vers l'année 1836. Doué d'un reizard perçant, le voya-
geur hongrois met bien en relief les difîérentes classes sociales :
noblesse, commerçants, boursiers, ouvriers; en décrivant la physiono-
mie des dilîérents quartiers il montre aux lecteurs, tous avides de con-
naître la capitale de la France, ce qu'étaient ses habitants et son esprit.
Gustave qui à Avignon a connu la jeune veuve Julie, se présente immé-
diatement chez son père, un marquis entiché de sa noblesse, et obtient de
la jeune femme une promesse de mariage. Le marquis désire ardemment
cette union, mais Julie depuis longtemps en aime un autre. Pourquoi
alors a-t-elle accueilli les vœux de Gustave ? « Je ne comprenais pas,
dit l'Octave de Musset, par quelle raison une femme qui n'est forcée ni
par le devoir, ni par l'intérêt, peut mentir à un homme lorsqu'elle en
aime un autre. » C'est ce que Gustave se demande également lorsque
Julie, la veille du jour où il devait l'épouser, s'enfuit avec Dufey. Dans
ce personnage Eutvos a voulu peindre un type d'homme nouveau, égoïste
et sans scrupules qui ne cherche que son plaisir et une grosse dot.
Son grand-père était un valet de chambre ; son père s'est enrichi pendant
la Révolution, lui-même a été élevé à la dignité de comte ; il est, de plus,
désigné pour un poste de consul. Julie l'a tenté, autant par sa beauté
que par sa fortune. Il l'a séduite, mais lorsque le marquis dans sa colère
lui déclare que Julie n'est que la fille d'une bourgeoise qu'il a connue
en Allemagne pendant la Révolution et qu'elle aura seulement cinquante
mille francs de dot, Dufey l'abandonne lâchement. La pauvre femme
se réfugie dans le Midi où elle met un enfant au monde. Mourant de
faim et de fatigue, pauvre et déguenillée mais toujours belle, elle devient,
pour élever son enfant, la maîtresse du duc Amaltî. Le chagrin de Gus-
tave est immense. Il retourne dans le Midi, voyage avec un jeune peintre
en Italie, mais il est la proie d'un immense dégoût. Ses réflexions sur
le néant des choses, sur la vie oisive que mène l'aristocratie, sur la
mauvaise éducation, sur Tégoïsme et le manque de foi sont empreintes
d'un profond pessimisme. Il se rend encore une fois à Paris, fréquente
la haute société et espère trouver l'oubli dans la débauche. Une jeune
ouvrière, Betty, aux y«ux de laquelle il se fait passer pour un étudiant,
devient sa maîtresse. Il passe des journées délicieuses avec elle à la
campagne, loin de la société polie et dépravée ; son amour de la nature
le réconcilie avec son sort. Mais Betty apprend qu'il est riche et de
famille noble: alors le bonheur de Gustave s'évanouit. Il aimait en elle
sa simplicité, sa conduite ingénue; maintenant qu'il l'a installée
luxueusement aux environs de Paris, qu'elle apprend à chanter et à
jouer du piano pour lui plaire, le charme est rompu sans qu'il ait la
force de l'avouer. Son compagnon de plaisir Werner, un bon vivant
calqué sur le Desgenais de Musset, le rend pessimiste à l'égard des
femmes. Ainsi est provoqué le dénouement. Dans une scène de débauche,
CHAPITRE II 407
il retrouve Julie qui est restée l'idole de son cœur; Betty se querelle
avec elle et Gustave s'enfuit. Quand il revient chez lui, il apprend que
Betty a quilté la maison. Un cadavre repêché dans la Seine lui fait croire
au suicide de sa maîtresse : il ne veut plus vivre avec les autres hommes
et se retire au couvent des Chartreux. Il revoit Betty qui lui dit que
malgré tout, elle n'a jamais aime que lui. Maintenant Gustave retrouve
son ami Armand qui vit en paysan avec sa femme et ses enfants près de
la Chartreuse, et la vue de ce bonheur simple inspire sa dernière lettre.
Ce roman porte la marque de Rousseau ; on y trouve le
culte de la nature et une frappante opposition établie entre
la société corrompue des grandes villes et les habitants
paisibles des campagnes. « La nature, dit Eôtvôs, se venge
toutes les fois que nous nous écartons de ses chemins et ne
permet pas que ceux qui ont quitté sa sphère partagent ses
plus beaux dons. »
Le Chartreux est un composé très vivant de Saint-Preux et
de René, d'Adolphe et d'Octave. Son cœur est agité par tous
les problèmes sociaux et moraux, mais lui-même est inca-
pable d'agir. Il est tantôt adorateur de la nature comme Rous-
seau, tantôt déiste, comme le Vicaire Savoyard, tantôt scep-
tique comme Obermann,mais le plus souvent chrétien comme
le héros de Chateaubriand '.'Ce mélange a donné naissance
à un roman hongrois où les problèmes qui agitaient la jeu-
nesse d'alors, étaient exposés en paroles enflammées, avec
une profondeur de sentiment rare dans la littérature magyare.
Et ce qui était encore plus rare, ce sont les réflexions qui
élevaient le lecteur dans une sphère où les romanciers n'ont
guère coutume de les conduire. On peut dire que le
Chartreux est un poème lyrique plutôt qu'un roman, il n'en
est pas moins vrai qu'il reste encore aujourd'hui une des plus
belles œuvres de la littérature hongroise.
Dans ses autres ouvrages, Eôtvôs, dont le talent de con-
teur s'était affermi, s'est mêlé hardiment à la lutte des partis
politiques. Démocrate sincère, il voulut, par son Notaire
1 . Voy. V. Husziir, Rousseau es iskolâja a regényirodalomban (Rousseau et
son école dans le roman;, 1890. Sur le Chartreux, p. 107 et suiv.
408 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
du village (A falu jegyzôje, 1843), dévoiler toutes les plaies
du système féodal encore en vigueur dans le pays. Il a pu
dire avec un certain orgueil dans ses Pensées :
« J"ai été un soldat dévoué de cette démocratie qui ne fait pas de
bruit, mais qui travaille ; qui ne veut pas rabaisser les autres, mais qui
tâche de s'élever jusqu'à eux ; qui ne désire pas la domination de la
populace, mais la liberté. &i ma vie ne peut pas servir d'exemple à
ceux qui veulent le contentement d'eux-mêmes, elle a pourtant son
prix : c'est qu'à l'instar de l'aimant, j'ai toujours montré une. seule
direction, et cela aussi a sa valeur. »
Cette direction tendait, avant la Révolution, à affranchir le
peuple de l'esclavage ; après la Révolution, à l'affranchir de
l'ignorance.
Pour accomplir cette œuvre civilisatrice, Eôtvôs deman-
dait d'abord la réforme de l'administration et une centra-
lisation sage et modérée. Dans son Notaire, il a montré à
vif les misères du gouvernement tyrannique des comitats.
Ce livre est plus qu'un roman, c'est le fait d'un homme
d'action. Jamais on n'avait exposé d'une manière aussi
serrée, cruelle et saisissante les actes et les folies de ces
tyranneaux de province qui faisaient tant souffrir le peuple.
Nous avons là toute la vie municipale de l'ancienne Hongrie
avec ses tares et son déplorable système d'administration.
Le personnage principal du roman est Tengelyi, caractère qui per-
sonnifie l'auteur. Il a fait ses études à l'étranger; de retour dans son
pays, ses idées libérales lui créent toute sorte de difficultés jusqu'à
ce qu'il ait trouvé, grâce au pasteur Vândory, la place de notaire à
Tiszarét. Le notaire, dans les communes hongroises, était à cette époque
un personnage assez important. Secrétaire et archiviste de la mairie,
il devait appartenir au moins à la petite noblesse ; les roturiers étaient
impitoyablement exclus des fonctions du comitat.
Le pasteur qui a fait ses études avec lui, est également un esprit
libéral, mais optimiste. Il vil tranquille sous le faux nom de Vândory,
car il est en réalité le frère du vice-comte (alispân) du comitat ; enfant
d'un premier lit. Les vexations qu'il avait à subir de la part d'une
marâtre lui ont fait quitter la maison paternelle. Il part pour l'Alle-
magne et fait cession à son frère de tous ses droits d'héritier. Ce
frère, Réty, a une femme ambitieuse qui, sachant le pasteur en pos-
CHAPITRE II 409
session de certains papiers établissant sa naissance et ses droits, tente
de les faire voler. Une première fois, elle échoue ; alors Vândory, pour
plus de sûreté, dépose ses titres chez Tengelyi, le notaire, qui les
enferme avec ses propres titres de noblesse.
Le notaire, déjà décrié à cause de sa fermelé et de son esprit libéral,
devient l'objet de la haine de tous les autres fonctionnaires, parmi les-
quels le juge Nyiizû, qui ne connaît que coups de bâton et coups de
poing dans l'exercice de ses fonctions. C'est lui qui, à force de vexa-
tions, a fait de l'honnête Viola un brigand. Tengelyi ayant donné l'hos-
pitalité à la femme et aux enfants de ce pauvre homme, devient encore
plus suspect; et lorsque Viola, connaissant le secret de Madame Réty,
arrache des mains de Czifra les papiers qu'il vient de voler, toutes les
forces administratives et judiciaires du comitat sont ameutées contre
lui et Tengelyi. Viola traqué avec ses hommes dans une forêt, garde
toujours ce paquet compromettant et ne sort de sa hutte qu'à moitié
aveuglé et asphyxié parle feu qu'on amis pour le faire partir. Katzenhau-
ser, l'avocat de Madame Réty, lui arrache les papiers ; le pauvre
homme est jugé par le comitat et condamné à la potence ; mais au
dernier moment, des mains secourables le délivrent. La nuit, il se fau-
lile jusque dans la chambre de l'avocat qui demande à Madame Réty
50,000 llorins pour les papiers et menace de la trahir si elle ne les lui
donne. Viola tue l'avocat, se saisit du paquet, mais il n'arrive pas à
le rendre au notaire. Les soupçons les plus graves pèsent maintenant
sur celui-ci : on l'accuse d'avoir usurpé ses titres de noblesse et comme
il n'a plus les actes qui l'établissent, on le menace de lui enlever son
emploi ; d'autres l'accusent d'avoir tué l'avocat, son ancien ennemi. On
l'emprisonne, mais Viola, averti du péril où se trouve son bienfaiteur,
se risque une dernière fois à paraître sur le territoire du village où
Nyuzô a causé sa ruine. Poursuivi par les gendarmes, il tombe frappé
d'une balle, tenant les papiers précieux dans ses mains. L'origine
noble, en même temps que l'innocence de Tengelyi sont ainsi établies.
Madame Réty, déçue dans son ambition et craignant la honte que son
secret divulgué pourrait faire rejaillir sur elle, s'empoisonne.
Malgré ses visées politiques et sociales, ce roman est très
attachant. Les couples amoureux jettent sur ce sombre
tableau quelques rayons de gaieté. Il y a d'abord la fille du
notaire, Guillemette, qui est la fiancée d'Achatius Réty, fils
du vice-comte, né d'un premier mariage. Ce jeune homme,
esprit libéral et généreux, reproche amèrement à sa belle-
mère de faire cause commune avec des hommes, comme
410 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
Katzenhauser, pour commettre des vols ; il quitte d'ailleurs
la maison paternelle pour suivre le penchant de son cœur.
Puis Adélaïde, sa sœur, amie de Guillemette et fiancée à
Coloman Kislaky, qui défend si vaillamment Tengelyi lors
de la réélection des fonctionnaires (restauratio) et fait échap-
per Viola condamné à mort par un tribunal improvisé. Par
la bouche de ces personnages sympathiques et gagnés à la
cause libérale, le romancier plaide pour les idées qui lui sont
chères : égalité devant la justice, émancipation des serfs et
dos juifs, pouvoir centralisé entre les mains d'un gouverne-
ment responsable, amélioration du régime pénitentiaire. Il
y a surtout deux abus qui sont étudiés avec beaucoup de
finesse et d'ironie mordante : l'élection des fonctionnaires,
raillée également par quelques dramaturges, mais dont
toutes les turpitudes sont ici dévoilées ; puis le statarium,
ce droit de vie et de mort des comitats et des seigneurs sur
les révoltés. On voit dans ce roman la faiblesse du président
qui n'ose résister aux procédés illégaux des Nyuzd et des
Katzenhauser; mille entorses données à la loi, une précipi-
tation coupable quand il s'agit de la vie d'un homme, en
un mot, l'absence de toute garantie dans le jugement des
serfs.
Eôtvos a chaleureusement plaidé cette cause dans le seul
roman historique qu'il ait composé : La Homjrie en 1514
(Magyarorszâg lS14-ben, 1847). Ce n'est pas une œuvre dans
le genre de celles de Jdsika. Il ne s'agissait pas pour lui d'évo-
quer la gloire des ancêtres, mais de montrer au contraire dans
quel état pitoyable le pays se trouvait au commencement du
xvi*" siècle : état qui en fit la proie facile des Turcs. Ce roman
est l'histoire de la Jacquerie hongroise, de la sédition de
Dozsa qui a laissé des souvenirs terribles dans la mémoire
de la nation aussi bien par les cruautés commises que par le
châtiment inhumain qui les suivit.
Le faible et pusillanime roi Wladislas II est sur le trône ; le pouvoir
est aux mains du cardinal Bakâcs qui est lils de serf, mais que ses
grandes qualités ont désigné pour gouverner le pays. La haute noblesse
CHAPITRE 11
411
le regarde d'un mauvais œil et lorsqu'il revient de Rome avec une bulle
prêchant la croisade, il est vivement combattu dans le conseil du roi.
Cependant des milliers de paysans qui gémissent sous le joug de sei-
gneurs cruels, répondent à son appel et (ieorges Dozsa, un héros sicule
[székely] issu du peuple, se met à leur tète. Mais au lieu de marcher
contre les Turcs, les troupes rassemblées, excitées par les discours de
Frère Laurent, attaquent et pillent les châteaux. Sous les murs de Te-
mesvâr, elles sont batlues par Zâpolya qui convoite la couronne. Un
châtiment terrible est infligé aux chefs de la .lacquerie.
Deux couples se détachent dans ce sombre tableau : Euphrosyne,
fille du puissant seigneur Telegdi mis à mort par les paysans, et son
fiancé Artàndi, beau, vaillant et sans scrupules. Il a séduit la lille du
commerçant Szaleresi, Claire, qui en vraie héroïne de George Sand est
tellement enivrée de son amour que malgré tout, elle a toute con-
liance en son séducteur. Elle hait profondément Euphrosyne et met
tout en œuvre pour lui nuire. C'est elle qui a soudoyé une troupe de
paysans pour qu'ils pillent la maison des Telegdi ; c'est elle qui trahit
la cachette de la jeune tille et la fait prendre par les serfs qui l'em-
mènent dans leur camp où elle est délivrée par Urbain, clerc élevé par
Telegdi. Le caractère de cet enfant du peuple qui meurt pour
celle qu'il aime, est un des plus beaux du roman. Comme Claire,
la roturière, espère gagner le cœur d'Arlândi : Urbain, dont le dévoue-
ment pour les Telegdi est sans bornes, ose lever les yeux jusque vers
la belle Euphrosyne. Tous deux tombent victimes des préjugés de la
noblesse. Claire est lâchement abandonnée et ne peut que montrera
son séducteur de quelle ignominie il s'est ainsi couvert. Urbain tombe
dans la bataille décisive en combattant avec les serfs auxquels il s'est
joint pour sauver celle qu'il aime. Szaleresi, le père de Claire, long-
temps prisonnier, est enfin délivré ; il part avec sa fille au moment où
Paul épouse Euphrosyne.
La grande sympathie que l'auteur éprouvait pour la cause
du peuple éclate à chaque page de cette œuvre magistrale.
Frère Laurent est le porte-parole des idées généreuses et
humanitaires de Fécrivain. Quoique fanatique, il plaide la
cause de l'abolition du servage; il peint la décadence de la
Hongrie causée par la rivalité (h's nobles et l'oppression
inouïe du peuple. Si le soulèvement de loti a avorté, il espère
que l'avenir réparera les torts que sUbit la « plebs contri-
buens ».
Eolvos,par sa manière de conter, se rattache directement à
412 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
George Sand. Si dans son premier roman il a ingénieuse-
ment combiné Rousseau avec Chateaubriand et Musset pour
se peindre lui-même au milieu d'une société qu'il désirait
réformer, il a, dans la suite, étudié surtout George Sand dont
le nom se trouve à plusieurs reprises sous sa plume. Cette
pitié pour les pauvres et les déshérités ; cette éloquence en
faveur des droits du cœur se refusant à se soumettre aux
exigences de la société; ce tour tantôt pathéthique, tantôt
ironique du récit dénotent — malgré la différence des sujets
— un commerce très intime avec l'auteur de Lélia *.
Les paroles prononcées si souvent dans les pièces popu-
laires : « J'écoute la voix de mon cœur et non celle des con-
venances )),sont comme la devise des héros de ces romans oii
les crimes commis contre les droits du cœur et contre ceux
de la nature sont cruellement châtiés.
V
L'année 1848 sembla réaliser les vœux d'Eôtvôs, mais bien-
tôt l'horizon s'obscurcit et une réactien abominable se mit à
peser sur le pays. Les deux romanciers qui à cette époque ont
donné leurs chefs-d'œuvre, Kemény et Jôkai, forment un con-
traste bien frappant. Kemény est un pessimiste qui se réfugie
dans le passé pour en tirer des épisodes tragiques ; Jôkai
descend jusqu'au peuple et prend l'évolution politique,
sociale et littéraire du xix^ siècle comme sujet de ses romans;
ou bien il peint avec un humour incomparable quelques types
d'avant 1848 et de la réaction. Pour le premier, l'influence
de Balzac est apparente; le second présente un mélange indé-
1. Dans une de ses nouvelles : La fille du meunier, Eôtvôs a également
plaidé pour les droits du cœur. Ce riche meunier qui promet d'abord sa fille
à un jeune homme formé par lui, mais qui, plus tard, veut la forcer d'épouser
un fonctionnaire du comitat, noble et gueux, est sévèrement puni, car sa
fille préfère se noyer la veille de son mariage que de se reprendre à Sâtonyi
qu'elle aime.
CHAPITRE 11 413
finissable de Dumas et de ces romantiques dont l'imagi-
nation sans frein crée des situations extraordinaires, mais
chez lui persiste un fond de bonhomie magyare qui rappelle
tantôt la petite ville, tantôt l'horizon illimité de la puszta.
Kemény * ne pose pas de problèmes moraux, encore moins
s'essaie-t-il à décrire le détail extérieur, comme Jdsika;
quoique libéral il ne fait pas de politique sociale dans ses
romans, comme Eôtvôs. Il ne s'occupe que de l'homme et de
sa destinée en analysant avec force et subtilité les mobiles de
ses actions. Ce qu'il dit d'un peintre, dans son premier
roman, pourrait s'appliquer à lui : « Il connaissait à fond
l'écriture cachée des lignes, les secrets des muscles et le
mélange des passions qui se combattent, les expressions qui
portent en elles nos sensations, nos colères, nos idées fixes et
nos penchants, en un mot l'influence de l'àme sur l'individu. »
Ses romans sont les plus tragiques de la littérature hon-
groise. Mais ce n'est pas la tragédie des vices et des passions
qu'il écrit, c'est celle des erreurs du dévouement et de la
loyauté. Il se dégage de ses œuvres cette doctrine peu con-
solante qu'il est plus facile d'éviter le péché que les consé-
quences d'un noble emportement, qu'il ne suffit pas de ne pas
méconnaître les lois de la morale, car il y a d'autres intérêts
qu'on ne néglige pas impunément. « Dieu peut pardonner,
dit-il, à celui qui se confesse et se repent sincèrement, mais
les intérêts politiques méconnus sont impitoyables, car ils
portent avec eux la déesse vengeresse. »
1. Né en Transylvanie; il fit ses études à Nagy-Enyed et se fixa, en 1846, à
Pest, où il devint rédacteur du Pesti Hirlap. Après la Révolution, il dut
rester longtemps caché; il revint, en 18oo, et prit la direction du Pesli Naplo,
dont la grande renommée s'attache à son nom. Kemény fut l'auxiliaire le plus
dévoué de François Deak. Il publia, outre ses romans, de nombreuses études
politiques et historiques. Voy. les Eloges de Charles Szâsz (Annales de la
Société Kisfaludy, tome XII) et de Paul Gyulai; Salamon,dans ses Eludes lit-
téraires (tome II, p. 308 et suiv.) J. Péterfy, S. Kemény, romancier, dans Buda-
pest! Szemle, 1881; P. Kâroly : B. Kemény Zsiymond, mint végényiro (S.
Kemény, romancier) 1899 (brochure); J. Beothy : A traqicum, 1885 (La plu-
part des exemples dans cet ouvrage d'esthétique sont tirés des romans de
Kemény).
414 LE KOMAN ET LA NOUVELLE
Komény, comme Jdsika, emprunte de préférence ses
sujets à l'histoire de la Ti-ansylvanie « où, comme il dit, un
morceau de bois est une reli(jue, où l'on voit dans la pous-
sière les traces de géants, où l'air porte sur ses ailes de
nobles cendres et où la montagne de granit veille comme un
monument éternel sur le souvenir des grandes actions ».
Doué du sens de l'histoire, possédant une forte culture,
il connaît à merveille Tàme des personnages qui, aux xvf
et xvn'' siècles, occupèrent la scène. Tout revit et s'anime
dans cette évocation ; il peint en traits si frappants, la
physionomie du passé qu'on chercherait en vain des por-
traits aussi exacts, môme chez les historiens, ses contempo-
rains. C'est Kemény qui, par ses romans et ses études, a
enseigné à ces derniers l'art de caractériser les hommes
politiques. En quelques traits marquants, il nous présente
les princes et leurs conseillers ; la séparation douloureuse
de la Hongrie et de la Transylvanie après la bataille de
Mohâcs, la lutte du catholicisme et du protestantisme, les
intrigues de Vienne et de Constantinople, le fanatisme des
sectes religieuses opprimées et persécutées ; l'aristocratie et
le clergé, les bourgeois et le peuple, les aventuriers et les
comédiens étrangers, les renégats qui deviennent les espions
de la Turquie : tout se détache admirablement sur un fond
d'événements toujours tristes et parfois tragiques.
Si, malgré ces grandes qualités, les romans et les nou-
velles de Kemény n'ont pas obtenu le succès qu'elles
paraissent mériter, la faute en est aux faiblesses de la com-
position, aux longueurs qui fatiguent le lecteur. La langue
ferme et sobre ne coule pas comme celle des autres grands
romanciers magyars; ses phrases sont comme taillées dans
le roc et ce penseur profond manque d'aisance. Ses concep-
tions tragiques effrayent le lecteur et, selon le mot de
Péterfy : « Il peut aussi bien devenir populaire qu'un volcan
au milieu d'un désert peut devenir le séjour préféré des
excursionnistes. »
Ce n'est qu'après sa mort que les critiques Beothy, Péterfy
CHAPITRE H 415
et Paul Gyulai, auquel nous devons la dernière édition de
ses œuvres, ont mis ses qualite's en valeur, et il est permis
d'espérer pour lui un regain d'actualité.
Nous avons de Kemény quatre romans historiques, un
roman social et une série de nouvelles. Il use dans toutes
ses œuvres du môme procédé. C'est un disciple de Balzac
qui, outre Balzac dont le nom revient fréquemment sous sa
plume, avait lu et médité ceux des prosateurs français qui se
distinguent par la profondeur de leur pensée, notamment La
Bruyère, La Rochefoucauld et Montesquieu. Combien ces
modèles ont façonné son style et sa manière de penser et à
quel degré était française l'atmosphère oii il a vécu : c'est ce
qui apparaît au ton du récit, à l'enchevêtrement de l'in-
trigue, ainsi qu'à de nombreux termes français. Kemény les
emploie, en effet, sans scrupule, surtout dans ses nouvelles
où il les a préférés à des équivalents magyars, probablement
parce que le mot français rendait mieux la nuance de sa
pensée K Ses romans sont exempts de ces citations; mais ici
l'analyse minutieuse des caractères, les longues réflexions
et les méditations que font ses personnages avant de risquer
un pas décisif, montrent suffisamment que Kemény a bien
mieux que Jdsika profité de la lecture de Balzac. Le nom de
" Balzac hongrois » que lui a donné la critique est pleine-
ment justifié ; sans porter atteinte à la puissante originalité
du romancier magyar, ce nom indique de quel écrivain il
fut surtout le disciple.
1. Nous avons relevé dans les Imaqes floltanles : gêne, liane, toilette, par-
tie, bulletin, atelier, abbé, géranium, dessin, attitude, cabaret, rococo, piquant,
poudré, mansarde, saison, bourgeoisie, pairie, ignorer, touriste, sujet, vaude-
ville, corset, en vogue, gourmand, pantomime, confort, enfllade, gêner, cou-
vert, salon, parc, savoir-vivre, étiquette, manœuvre, stratagème, contour,
puritain, poste, émancipé, boudoir, (le) mémoire, démon, tabouret, éloge,
bouder (boudirozva), pruderie, omelette, parole, gelée, parvenu. — Dans
Atnoiir et Vanilé (Szerelem es hiusâg) : souverain, apanage, charge, haute-
volée, aquarelle, caprice, scandale, (les) dehors, bêtise, coterie, chaise-
longue, allure, platitude, fade, lecture, (femme) entretenue, migraine, saison,
élan, roué, contenance, escamoteur. — Dans les Abîmes du cœur : niveau,
routine, par dépit, courtisane.
416 LE KOMAN ET LA NOUVELLE
Kemény a débuté en 1847 par un roman en cinq volumes
intitulé Paul Gyulai. Dix ans plus tard, il donna : La veuve
et sa fille qui atteste un grand progrès au point de vue de
la composition ; en 1859, les Fanatiques^ son roman le plus
achevé; enfin, en 1862, les Temps funestes.
Dans Tintervalle, il écrivit : Mari et femme., roman
inspiré, dit-on, par le cas du duc de Praslin, et une série de
nouvelles dont la plus importante : Images flottantes sur
riiorizon de l'âme., relie d'une façon romanesque la Tran-
sylvanie où plongent les racines de son talent, à la France,
seconde patrie des romanciers hongrois, et symbolise ainsi
les relations trois fois séculaires qui existaient entre les
deux pays.
?aul Gyulai (Gyulai Pâl) nous transporte, comme les nombreux ro-
mans de Jôsika, à la cour des Bâthori. Gyulai élevé dans les Universités
italiennes, revient en Transylvanie ; impliqué bientôt après, dans un
de ces nombreux soulèvements qui sont le trait dominant de l'histoire
de ce pays au xvi« siècle, il est arrêté, mais Christophe Bâthori se
montre clément à son égard; d'autre part, Eltienne Bâthori, devenu
plus tard, roi de Pologne, lui témoigne sa faveur et le prie de rester
fidèle au jeune Sigismond et de l'aider à gouverner. Gyulai veut
montrer sa reconnaissance ; toutes ses pensées tendent à fortifier
le trône, à maintenir le jeune débauché dans le droit chemin et à le
débarrasser de ses ennemis.
Le plus puissant, parmi ces derniers est un parent du prince,
Balthasar Bâthori, comte de Fogaras, guerrier très populaire. Le
conseil secret, sous la présidence de Gyulai, a décidé de faire exécuter
Balthasar à la première illégalité commise par lui; mais malgré
les efforts de Gyulai pour l'entraîner sur le terrain révolutionnaire, il
fait strictement son devoir. Le fidèle conseiller, dont l'âme est hantée
par la crainte de la chute du prince, voudrait bien se retirer dans son
village et se consacrer à ses chères études, mais toujours la promesse
faite au roi de Pologne le ramène à la Cour, qui pour lui devient un
enfer. Il voit Balthasar gagner de plus en plus la faveur du peuple ;
il se décide alors à faire jeter en prison un comédien nommé Senno
appartenant à une troupe italienne qui représente un mystère, et cela
parce qu'il a manifesté bruyamment en faveur de Balthasar.
Gyulai, qui voit partout des complots, profite de l'effervescence cau-
sée par cette arrestation et fait étrangler Senno dans sa prison. C'est
ainsi que son dévouement le rend criminel ; ce faux pas sera la cause
CHAI>ITHË II 4l7
de sa chute qui est racontée dans le Journal de la comtesse de
Tiefenbach. La femme de Senne, Éléonore, noble transylvaine qui
s'était mariée malgré Topposition de son père, avec l'aventurier italien
devient l'instrument de la vengeance. Elle se jette dans les bras des
Jésuites qui poursuivent la réunion de la Transylvanie à TAutriclie et
voient d'un mauvais œil le conseiller puissant qui appartient au parti
turc. Le faible Sigismond a confessé au jésuite Alfonso Cariaglia que
Balthasar doit être exécuté à la première manifestation de révolte. Le
confesseur divulgue ce secret et s'arrange pour qu'Éléonore arrive à la
Coursons le titre de « comtesse de Tiefenbach ». Le prince ne tarde
pas à s'éprendre d'elle; Éléonore résiste d'abord, mais elle a juré de
venger Senno et cette vengeance n'est possible qu'au prix de sa vertu.
Alors Balthasar se réconcilie avec Sigismond: (jyulai, d'abord éloigné
de la Cour, est vite accusé de haute trahison et le prince au service
duquel il a consacré ses forces et sou talent le fait exécuter. Éléonore
va le voir dans son cachot; il peut revoir celle qu'il a aimée et qu'il a
poussée dans les bras du prince ; il mesure l'inanité de ses efforts et
le triomphe d'une cause qu'il avait combattue avec tant d'ardeur.
L'analyse de Tétat d'âme de Gyulai, les combats intérieurs
qui se livrent dans le cœur d'Eléonore avant qu'elle accepte
de devenir la maîtresse de Bâthori, sont dignes de Balzac.
Malheureusement, le récit est lent et trop enchevêtré. Kemény
a voulu représenter dans son ensemble l'histoire intérieure
de la Transylvanie. Les conciliabules secrets du parti turc,
les agissements des Jésuites, la vie désordonnée de la Cour,
les comédiennes étrangères, tantôt frivoles, tantôt franche-
ment amoureuses, la vie de couvent : tout cela est présenté
en des descriptions ou sous forme d'analyses qui en rendent
la lecture souvent pénible. On trouve dans ce roman des par-
ties brillantes, des caractères dessinés avec une force surpre-
nante, des réflexions profondes; mais dans la composition
éclatent de grands défauts. Les préliminaires occupent trop
de place et tout ce qui suit la mort de Senno trop peu.
« Chaque page de ce roman, disait un critique, vaut plus que
le roman en entier, » car il faut dire que Paul Gyulai est
l'œuvre la plus tragique de la littérature hongroise.
L'historien Szalay avait reproché à.Jôsika de n'avoir pas,
dans ses romans tirés de l'histoire de la Transylvanie, fait à
27
418 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
la vie religieuse, si importante aux xvi^ et xvn" siècles, la
place qu'elle méritait d'occuper : Kemény a comblé cette
lacune. C'est le fanatisme religieux au service, tantôt des
intérêts particuliers, tantôt de la politique, qui a inspiré ses
deux romans : La veuve et sa fille (Oezvegy es leânya) et Les
Fanatiques (A rajongôk). L'action se passe pour tous deux au
temps de Georges I"Râkoczy (1630-1648). Une tragédie intime
se déroule dans le premier ; le second nous montre la rivalité
de deux chanceliers et les persécutions subies par une secte
religieuse, les Sabbathaires*.
Dans La veuve et sa fille, la mère s'appelle Rebecca Tarnôczy. Sa fille,
Sarah était, dès son enfance, destinée par la volonté de son père à épou-
ser un des fils Mikes. Cependant Rebecca, ardente calviniste, ne veut à
aucun prix consentir au mariage de sa fille avec un catholique. Elle a
promis Sarah au riche Haller et est ainsi résolue à faire de sa flUe la
compagne d'un vieillard. Les Mikes veulent empêcher ce sacrifice et, pour
sauver la jeune fille, Jean Mikes l'enlève pour la mettre chez son père
en attendant le retour de son frère Clément, qui fait la guerre. Juste à
ce moment le prince Georges Râkoczy descend avec sa suite dans la
maison des Mikes auxquels il doit de la reconnaissance, car un de leurs
fils, Maurice, entré dans Tordre des Jésuites, lui a sauvé la vie lors d'une
chasse. Mais cela ne l'empêche pas de se montrer très dur envers celte
famille catholique. Les plaintes, les cris de Rebecca Tarnôczy qui con-
jure le prince de lui rendre justice, font prononcer à Râkoczy que la
jeune fille doit retourner chez sa mère et que les biens des Mikes seront
confisqués au profit du futur mari de Sarah.
La veuve, tout en marmottant ses prières, continue son œuvre de ven-
geance. Les fils Mikes se sont enfuis ; l'un d'eux est grièvement blessé en
duel, pour avoir défendu l'honneur de Sarah. Lorsque Rebecca voit cette
victime, elle exulte et s'empresse d'apprendre la nouvelle à sa fille qui
n'a cessé d'aimer Jean Mikes depuis son enfance. A cette nouvelle Sarah
se plonge un couteau dans le cœur. Même la mort de sa fille n'assouvit
pas la vengeance de cette mégère. Elle vient encore annoncer une mau-
vaise nouvelle aux vieux parents désolés, lorsqu'elle apprend que le
prince a pardonné et que les Mikes rentrent en grâce : de rage et de
saisissement elle meurt sur le seuil de leur porte.
Rebecca est un caractère balzacien ; l'avarice, la haine
i . L'histoire de cette secte, peu connue des théologiens, a été écrite par
S. Kohn : A szombatosok, livre traduit en allemand : Die Sabbatharier (1894).
CHAPITRE II 419
religieuse, le fanatisme font d'elle « une machine vivante
que les roues de lapassion entraînent avec rapidité et toujours
dans la même direction jusqu'à ce qu'elle se brise au premier
obstacle ». Elle est peut-être dessinée avec une régularité
trop absolue depuis le commencement jusqu'à la fin, pour-
suivant sa vengeance aveuglément. Sa fille, par son mutisme
et son obéissance passive, entraîne la catastrophe. Si elle
avait manifesté son amour pour Jean, le malentendu causé
par l'enlèvement se serait vite dissipé. Gomme dans tous les
romans de Kemény, une certaine fatalité pèse sur la famille
Mikes, probe et austère pourtant, mais que l'acte irréfléchi
de leur fils précipite dans le malheur.
Le second roman Les Fanatiques esttout aussi remarquable
par la peinture de l'époque et de plus mieux composé. Tout
un monde s'y agite et le romancier tient les nombreux fils
avec beaucoup de maîtrise. Cette œuvre marque l'apogée de
son talent.
Nous y trouvons face à face deux chanceliers de la cour transyl-
vaine : Favare, sordide et rancunier Kassai, tout puissant à la cour
de Râkoczy ; et Pécsi, son prédécesseur, caractère ferme, qui s'était
élevé à force de travail aux plus hautes fonctions, mais que ses sym-
pathies pour les Sabbathaires tiennent éloigné de la Cour. Il est
toutefois assez puissant pour tenir en échec Kassai qui n'attend que sa
perte pour accaparer ses immenses domaines : soixante et onze villages.
Ue même que Paul (îyulai cherchait à faire commettre à Balthasar
Bàthori une action irréfléchie et y employait toute son astuce, de même
Kassai voudrait que Pécsi manifestât ouvertement son adhésion à une
secte religieuse condamnée par la loi. Il se sert à cet efîet d'un sabba-
thaire fanatique, Szoke Pista, surnommé « l'Ange de Sardis m qui, sous
le nom d'Etienne Laczkû, a épousé Claire Bodù. Szôke est tout sim-
plement un serf qui s'est enfui des terres de Kassai. Celui-ci le fait
prendre et lui promet sa liberté à condition qu'il se fasse l'espion de
Pécsi. L'ex-chancelier accueille avec faveur ce fanatique qui lui demande
de convoquer une assemblée générale des Sabbathaires à Balâzsfalva et
d'y promulguer la doctrine de la sectç, La description de cette assemblée
est le plus beau morceau du roman ; elle montre l'art auquel Kemény
sait atteindre dans la peinture d'une foule aux passions déchaînées et
dans l'excitation de la terreur et de la pitié tragiques.
Kassai sait que l'assemblée défendue aura lieu; il veut que son lils
420 LE KOMAN ET LA NOUVELLE
adoptif Elemér — celui-là même qui aime la fille de Pécsi, Deborah
surnommée « la rose de Saron » — emprisonne par ordre du gouver-
ment les chefs du mouvement sectaire. Elemér, venu pour avertir Pécsi
des intentions du chancelier, entre dans le temple où se tient la réu-
nion. Il est dénoncé par « l'Ange de Sardis » et écharpé par la foule
fanatique. La force armée arrive; Laczkû tombe percé de coups et Pécsi
lui-même est mis aux fers. Les troupes ramènent le cadavre d'Elemér
avec le vieux Pécsi chargé de chaînes et Deborah rencontre le triste
convoi. Kassai est frappé dans sa seule affection ; Pécsi voit également
« que toute sa vie est manquée ». Le chef des Sabbathaires est cepen-
dant amnistié et lorsque le parti de la guerre contre l'Autriche prend
le dessus — nous sommes en 1638 — Kassai, qui conseillait toujours la
paix, est congédié et finit ses jours dans l'isolement et le silence.
Kemény a introduit dans ce roman la femme de Râkoczy,
Suzanne Lorantfi, âme pieuse, à laquelle le célèbre collège
de Sârospatak, ce foyer de la vie intellectuelle protestante,
doit sa grandeur et sa prospérité. Son chapelain Dayka lui
a présenté la femme de Laczkd, Claire Bodo, un des plus
beaux caractères que Kemény ait créés. Modèle de la femme
dévouée et de la mère aimante, elle expose à la princesse,
avec beaucoup de simplicité, le sort de son mari qui se débat
entre les griffes de Kassai et que sa félonie envers Pécsi a
rendu presque fou. La princesse la garde à la Cour et, après
la mort tragique de son mari, elle lui donne une petite terre
où cette femme admirable devient l'ange consolateur des
faibles et des malades.
Ici encore, ce sont les nobles erreurs plutôt que les mau-
vaises actions qui amènent la catastrophe. Certes, il était
contraire aux lois d'embrasser les doctrines des Sabbathaires,
mais on comprend cette âme élevée qui, au milieu des dis-
cussions arides des théologiens, des guerres continuelles,
aime à remonter jusqu'à l'ancien Testament et espère voir le
règne du Seigneur établi sur la terre. Malheureusement,
cette religion nouvelle avait ses fanatiques et ce sont eux
qui causent la ruine de Pécsi et des nombreux sectaires qui
avaient répondu à son appel.
Dans le dernier roman historique : Les temps funestes
CHAPITRE II 421
(Zord idôk), c'est une erreur politique du grand jurisconsulte
Werbôczy qui sert de point de départ. Après la mort de
Jean Zâpolya (1541), il avait conseillé à sa veuve, Isabelle,
de demander protection plutôt au sultan qu'aux Habsbourg.
Il avait ainsi livré la capitale, Bude, aux Turcs qui y éta-
blirent leur domination pendant 150 ans. Sur ce fond se
détache une aventure tragique.
Le bruit des combats livrés autour de Bude est arrivé jusqu'en Tran-
sylvanie. Les vieux Deâk, parents de Werbôczy ne pouvant prendre part
eux-mêmes à la guerre, y envoient le jeune chevalier Elemér et le clerc
Barnabe. Tous deux aiment la belle Dora et chacun tâchera de la
mériter par une conduite héroïque. Barnabe laid, brutal et -envieux,
cherche à nuire à Elemér qui lui pardonne ses grossièretés, mais ce
clerc rancunier, pour pouvoir assouvir sa vengeance, se fait mahométan
et se met à la tête d'une petite troupe sous le nom de Hamzsa-bég.
Lors d'une bagarre dans les rues de Bude, il tue Elemér qui était attaché
à la personne de Werbôczy. Celui-ci, élevé parle pacha au rang de juge
suprême du pays, demande une punition sévère : on lui envoie la tête
de Hamzsa-bég. Bien qu'ayant obtenu cette satisfaction, le grand juris-
consulte assiste impuissant aux conquêtes des Turcs qui se débarrassent
de lui par le poison. « Ma mort violente, dit-il, peut servir d'exemple à
ceux qui se fient à des alliances contre nature. »
Dora, qui aimait Elemér, accompagne Isabelle, la reine désolée qui,
forcée de quitter Bude, se retire d'abord en Transylvanie, puis à
l'étranger.
Ce dernier roman historique nous ramène aux débuts litté-
raires de Kemény. Historien ou romancier, il s'est toujours
occupé de l'époque qui suivit le désastre de Mohdcs. Il en a
étudié les causes et devant le tombeau de Frère Georges dit
Martinuzzi, à Gyula-Fehérvar (Albe-Julie), il a longtemps
médité sur le rôle politique de ce conseiller d'Isabelle qui,
de simple moine de Saint-Paul qu'il était, s'éleva par son
énergie et par ses intrigues à un si haut degré de puissance.
Il lui a consacré son premier roman dont le manuscrit fut
perdu en 1848; c'est encore lui que nous rencontrons dans
les Temps funestes. Kemény considérait Frère Georges,
comme une victime des fautes politiques ; comme un de ces
pasteurs de peuples « dont les plus belles actions ne sont
422 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
pas exemptes de supercheries, mais dont les crimes sont
excusables ».
Ces quatre romans historiques, sont le principal titre de
gloire du « Balzac hongrois ». Dans ses autres œuvres, le
grand psychologue no se dément pas; ses caractères de
femme surtout n'ont point ce convenu, cette exagération
qu'on rencontre si souvent chez Jôsika. Celui-ci en fait trop
souvent des anges ou des démons ; chez Kemény au con-
traire, c'est la nature prise sur le vif; mais son récit manque
de facilité et d'abondance; là aussi on regrette des longueurs
fatigantes.
L'histoire du comte de Praslin dont toute l'Europe a
retenti en 1847 a suggéré à Kemény Tidée de son roman :
Mari et femme. (Férj es nô, 1852).
L'amour coupable d'Albert Kolostory pour l'aventurière Iduna,
entrevue en Italie et installée ensuite en Hongrie, en constitue le sujet.
Le romancier hongrois a peint dans Albert l'homme politique infatué de
ses succès oratoires, libéral au fond, demandant l'égalité pour tous, mais
qui est resté dans les questions religieuses un adepte de Montalemherl. i.
Endetté, il ne pense pas à se marier, cependant il n'est pas insensible
aux charmes d'Adèle Stralenheim qui, dans son enthousiasme patriotique
apprend ses discours parlementaires par cœur. Il quitte la Hongrie sur
la nouvelle qu'Adèle va se marier, parcourt l'Italie et se fixe à Rome ^
où il fait la connaissance de la fille du banquier Norbert, Élise, qui
s'éprend de lui. Il se marie avec elle, mais ne cesse dans ses lettres
d'accabler la pauvre Adèle de ses reproches. Celle-ci, pressée par son
père, doit épouser le frère d'Albert, un hobereau cynique, vivant sur
ses terres et ne connaissant rien d'autre. Sa conduite effrontée le lui
rend odieux; elle refuse de se marier. Albert revient alors en Hongrie
avec femme et enfant et c'est là qu'il rencontre de nouveau Iduna qui
l'attire adroitement dans ses filets. La pauvre Élise soulfre, mais espère
que son mari lui reviendra ; elle ne veut pas divorcer. Lui, de son côté,
1. Montalembert, probablement à cause de sa Vie de Sainte-Elisabeth de
Hongrie, était en relations avec plusieurs hommes politiques et écrivains
magyars et eut une correspondance assez suivie avec Joseph Eôtvôs. Cette
correspondance doit paraître prochainement.
2. Les descriptions enthousiastes des villes italiennes trahissent Tinfluence
de Corinne, mais aussi le contrôle exercé par un observateur sagace qui a vu
lui-même — en 1846 — tout ce qu'il décrit.
CHAPITRE II 423
raconte dans ses lettres à Iduna que le démon l'a maintes fois poussé
à tuer sa femme, mais que son visage serein et innocent lui a fait perdre
courage. Un jour cependant il est décidé au meurtre, lorsque des jour-
naux lus au salon lui font connaître le cas du comte de Praslin qui a
tué sa femme pour vivre avec sa maîtresse. A cette lecture, Élise sent
qu'elle se trouve elle-même dans une situation analofj;ue à celle de la
comtesse. Pour rendre la liberté à son mari que ses scrupules religieux
écartent d'une conversion qui serait un cas de divorce, elle dira que son
père l'a forcée à ce mariage, ce qui est un autre cas reconnu. Albert, ne
pouvant se résigner à accepter ce sacrifice, met fin à ses jours.
Les caractères d'Adèle, d'Iduna et d'Elise nous montrent
Kemény à ses débuts. Ce sont là ses premiers essais de psy-
chologie féminine : ses Nouvelles^ nous le feront voir en pleine
possession de son talent. Si les romans sont remarquables
par le jeu des passions et une certaine fatalité tragique qui
détermine les actions les mieux intentionnées, les nouvelles
se distinguent surtout par l'étude des caractères féminins.
Gomme les romans, elles sont empreintes de tristesse. Nous
chercherons à déterminer par un seul de ces récits — qui
est considéré comme le meilleur et où les acteurs prin-
cipaux sont des Français, — quelle est la manière de
Kemény.
Le titre en est un peu bizarre : Images flottantes su?'
L'horizon de rame (Kodképek a kedély lâthatàran); il se
compose de deux récits qui au fond n'en font qu'un.
Le vieux comte Villemont a émigré pendant la Terreur avec sa fille
Stéphanie ; il a acheté une terre en Transylvanie. Son fils Florestan est
lentré avec les alliés en France. Le sort de ces deux enfants fait l'unité
du récit. Villemont a comme voisin le comte Edouard Jeno, ancien ofii-
cier qui, rentré dans la vie privée, veut introduire des réformes dans les
six villages qu'il possède : améliorer le sort des paysans, les habituer à
l'hygiène, installer des écoles et rebâtir leur chaumière. Villemont est
aussi un philanthrope; il a combattu dans les rangs du peuple le 14 juil-
let 1789, ce qui ne l'a pas empêché d'être proscrit. Il est le bienfaiteur
des paysans transylvains, mais il les laisse vivre à leur guise, tandis que
1. Outre les hnarjes flollanies, Kemény a écrit : Les abîmes du cœur ; Les
deux heureux {\%"i2)\ Amour el vanité; Alhikmet, le vieux nain; Vertu et
convenance (1853).
424 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
Jeno veut imposer ses réformes. Jenô demande la main de Stéphanie,
élevée dans une pension à Pest *, et l'obtient; mais Villemont ne con-
sent pas à lui vendre les terres qui arrondiraient son domaine. Le
réformateur à outrance est fort mal récompensé de ses efforts; ses
paysans le quittent ou lui jouent de mauvais tours. Attristé par l'insuc-
cès, il néglige sa femme et ne tarde pas à la soupçonner. Un de ses
parents, Adolphe qu'il a pris comme secrétaire, voit jeter son père
en prison pour dettes. Jeno refusant de l'aider, Stéphanie engage ses
bijoux pour lui donner l'argent nécessaire et cela déplaît fort à
son mari. La rupture complète est amenée par une aventure bizarre.
Voyant les plus beaux fruits de son parc saccagés par les paysans, Jenci
fait mettre cette inscription menaçante : « Une dent pour chaque pèche ».
Deux de ces fruits venant à disparaître, Stéphanie avoue les avoir pris.
Dans son entêtement le comte s'apprête à exécuter sa menace; déjà il
tient l'instrument dans sa main tremblante, quand Adolphe fait irrup-
tion dans la chambre et se déclare coupable. Le comte le chasse; Jenô
par sa dureté a brisé le cœur de sa feinme; elle le quitte et se retire dans
un couvent. Jeno, de plus en plus découragé, brûle toutes ses lettres de
créances et se retire, en vrai misanthi'ope, dans son manoir.
Le frère de Stéphanie, Florestan, n'est pas plus heureux. Il a épousé
Améline et vit dans un de ses châteaux des Pyrénées, lia une fille qui
fait le bonheur de ses parents, lorsque la naissance d'un second enfant,
un affreux négrillon, détruit la tranquillité de la famille. Comment la
belle Améline a-t-elle pu mettre au monde un pareil avorton? Un qui-
proquo tragique qui s'est passé dans « la chambre rouge » où les rayons
du soleil ne pénètrent jamais en est la cause. Une jeune femme de
chambre à laquelle Florestan faisait la cour, avertit Améline que son
mari l'attend dans la chambre rouge. Améline se rend sans soupçons
au rendez-vous ; le comte, pour punir la domestique récalcitrante, y
avait envoyé son nègre. Et voilà l'explication! Florestan ne peut voir
cet intrus ; il le fait élever loin de lui et lors d'un voyage de sa femme
à Paris il le laisse mourir faute de soins. La fillette étant morte aussi,
Améline quitte son mari et vient en Hongrie où un de ses amis lui
raconte l'histoire de Jenô.
l.Kemény, pour montrer la supériorité de cette jeune Française sur ses
jeunes camarades magyares dit : <■ La différence fut uniquement que
M"": Stéphanie, tout en ayant moins de connaissances, savait en tirer plus
d'idées; avec moins de toilettes, elle s'habillait mieux, avec moins de talent,
elle savait tirer des accords plus mélodieux du piano. Ses mouvements, son
maintien, son goût, ses caprices et sa manière innocente de plaire avaient
trop d'attraits pour ne pas faire taire les envieux et pour ne pas enchanter
ses amies. »
CHAPITRE 11 425
Voilà les sujets macabres qui plaisent à l'imagination de
Kemény. « L'âme de ses personnages, dit Endrôdi ', remplie
d'amertume, prévoit le malheur; leurs rêves sont des cau-
chemars et leur destin est fatal. Ils sont nerveux et agités,
comme leur auteur ; le moindre mouvement les surexcite,
les femmes surtout sont de véritables énigmes ; elles voient
l'invisible et pressentent l'avenir. Ce sont des fleurs de
serres chaudes. Leur beauté eiïraye, leur charme attriste. On
comprend pourquoi les hommes qui les entourent ne con-
naissent pas la sérénité de la vie. Ils sont réduits à vivre
dans l'ombre ; rarement ils rient et quand ils le font, cela
est terrible. Leur figure se contracte et leur gaieté est amère
et sinistre. Ils ne peuvent pas être de bonne humeur; leur
rire se change en ricanement et produit un bruit sourd
comme les pelletées de terre qu'on jette sur les cercueils.
Ce sont des plaisanteries de cimetières, des danses de
squelettes. »
Kemény est le dernier balzacien magyar. Ni Jdkai, ni les
autres romanciers qui se sont distingués entre 18S0 et 1870,
n'ont suivi la manière de l'auteur âi'Eiigénie Grandet et du
Père Goriot^ quoique bon nombre d'entre eux se soient
délectés à la lecture de la Comédie humaine.
VI
Le romancier hongrois le plus connu en France est Mau-
rice Jdkai. Les Magyars montrent avec fierté la collection
de ses œuvres, une de leurs gloires nationales. Jdkai,
comme Eôtvds et Kemény fut intimement mêlé à la vie
politique de son pays : le fait qu'il ait pu, malgré ce rôle,
écrire cent volumes de romans, nouvelles, croquis et pièces
de théâtre, sans compter des milliers d'articles sur les ques-
1. Szôzadimk maqyar irodalma (La littérature hongroise de notre siècle),
p. 178.
426 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
tiens du jour et des discours innombrables prononcés à la
Chambre des dc^'putés ; ce fait prouve une fécondité et une
force d'imagination qui, à elles seules, commandent le
respect. « C'est un grand mérite, dit M. Gaston Boissier,
de tenir pendant cinquante ans tout un peuple en haleine;
c'en est un plus grand encore et plus rare d'avoir dépensé
assez de talent dans ces improvisations pour qu'elles
méritent de survivre et que la postérité puisse s'intéresser à
ce qui n'était guère fait que pour charmer les contempo-
rains \ » Beaucoup de ses romans et surtout de ses
esquisses, écrites dans le ton populaire, survivront en effet.
L'historien des tristes années de la réaction (1849-1867),
pendant lesquelles Jokai a donné ses chefs-d'œuvre, y trou-
vera un document précieux pour la connaissance de cette
société qui, par sa résistance passive, a su forcer le conqué-
rant à capituler. Les œuvres du grand romancier conso-
laient alors jeunes et vieux, tous ceux qui, d'un bout du
pays à l'autre, lisaient ces romans avec avidité. Aucun autre
écrivain magyar n'a joui d'une telle vogue et, en 1894, le
pays n'a fait qu'acquitter une dette en célébrant avec une
pompe dont on ne trouve point d'exemple dans l'histoire des
lettres hongroises, le cinquantenaire de son activité littéraire.
Reportons-nous de cinquante ans en arrière, c'est-à-dire
en 1844, à l'époque de la pleine effervescence romantique.
Jôkai aime à raconter ses souvenirs de jeunesse ; il a consa-
cré toute une série de romans au récit des épisodes de la
Révolution; il nous initie lui-même aux premières influences
qu'il a subies. Ces confidences sont très importantes, car
elles nous montrent la large part qui revient à la France
dans la formation de ce génie. Ainsi, en 1872, dans une
i. Préface à la traduction de quelques nouvelles de Jôkai, par E. Horn,
1895. — Les Œuvres de Jôkai (édition nationale) ont paru en 100 volumes
(1894-1898). Mais l'écrivain est toujours sur la brèche. Parmi les études qu'on
lui a consacrées, nous ne mentionnons que celles de Péterfy dans : Budapesti
Szemle, 1881, et de Beôthy dans l'Histoire de la litt. hongroise de VAlhe-
7iaeiim, 189G.
CHAPITRE II
427
séance de la Société Kisfaludij, il disait, en parlant des
années 1844-1848 :
« Dans la littérature politiquo Csengery, Szalay, Eôtvos, Irinyi, Emody
et Pâkh avaient commencé la lutte en faveur du régime parlementaire
et de la centralisation hongroise. Les questions sociales furent traitées
avec un grand libéralisme : abolition de la servitude, gouvernement du
peuple, impôt égal pour tous, égalité devant la loi, liberté de conscience,
relèvement de Tagriculture, de l'industrie et du commerce : tout cela
fut traité dans l'esprit des temps nouveaux, et ces idées pénétrèrent
également dans la littérature. Nous étions tous les disciples de l'école fran-
çaise, de cette école qui va de Lamartine à Hugo et de Dumas à Béran-
ger et qui réunit en elle tout ce qui est beau comme idée, ce qui est
hardi dans l'exécution, ce qui captive les sentiments, ce qui échatifîe le
cœur, ce qui élève l'àme. Le noble enthousiasme, la conviction forte et
les rêves glorieux des écrivains français entraînèrent toute la jeunesse
aux visions nobles. Nous étions tous des Français! Nous ne lisions que
Lamartine, Michelet, Louis Blanc, Sue, Victor Hugo, Béranger, et si des
poètes anglais ou allemands ont trouvé grâce devant nous, ce sont
Slielley et Heine, bannis eux-mêmes de leur pays, anglais et allemand
seulement par la langue, mais français par l'esprit. Chez Petôtl ce culte
des Français devint une véritable adoration. Sa chambre était littérale-
ment tapissée de gravures précieuses qu'il faisait venir de Paris; les
hommes de la Révolution de 1789 : Danton, Robespierre, Saint-Just *,
Marat et Madame Roland. H s'entretenait avec eux chaque jour ; il laissa
même pousser sa barbe à la française et les autres imitèrent son
exemple, tous excepté moi, par. cette simple raison que je n'en avais pas
encore. Le plus grand éloge que fit de moi Petofi fut de me présenter en
ces termes : Celui-là écrit de véritables romans français en hongrois.
Et, en effet, je le taisais. A moi aussi le merveilleux, le surprenant,
l'extraordinaire avaient plu ^. »
C'était l'époque où l'on imitait même les journalistes pari-
siens, oij leurs articles donnaient le ton à la presse magyare.
Dans un de ses romans : La femme aux yeux perçants,
(A tengerszemû hôlgy, 1889) où il entremôle d'une manière
\ . Parmi les « Reliques de Petofi » conserv(''es au Musée national de Buda-
pest, se trouve un exemplaire de VEsprii de la [iéoolulion et de la Constilution
en France de Saint-Just avec cette inscription : Pelnfi kincse (Le trésor de
Petofi) (lue à la main du grand poète.
2. Annales de la Société Kisfaludy, t. Vil (1812).
428 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
charmante ses souvenirs personnels et le récit romanesque,
Jdkai dit encore :
« Voilà le vraiFrançais! C'est avec ces mots que Petôfime présenta à la
jeune société. C'était alors le plus grand éloge. Toutes les nations aspi-
rant après la liberté regardaient vers la France ; c'est de là qu'on atten-
dait l'auroie d'un temps nouveau. Nous lisions des livres français;
ÏHistoire des Girondim de Lamartine et la Démocratie de Tocqueville
étaient notre Bible. Petôfi avait le culte de Déranger, moi je regardai
Victor Hugo comme mon idéal. Albert PâltTy était notre Eugène Sue,
Degré notre Paul de Kock, Joseph Irinyi notre Emile de Girardin, Albert
Pâkh notre Jules Janin. Cette école aurait pu devenir dangereuse pour
ceux qui la composaient, si le souffle populaire ne s'était mêlé à son
influence * ».
Et maintenant, est-il possible que de telles impressions de
jeunesse s'efl'acent chez un homme à l'imagination aussi
ardente? N'aura-t-il pas, même plus tard, les yeux tournés
vers le pays qui a intellectuellement affranchi le sien et lui
a fourni des armes dans le combat de la lumière luttant
contre les ténèbres? Si une influence s'est exercée sur cet
esprit primesautier, c'est à coup sûr en première ligne celle
des romantiques français, puis des historiens. Ils ont exercé
le plus grand ascendant sur lui au moment oii son talent
se formait; s'ils n'ont guère inspiré de sujets à son imagi-
nation vraiment prodigieuse, du moins lui ont-ils appris la
manière de pétrir des caractères, d'agencer le récit et de con-
ter agréablement.
Ce qui constitue son originalité, c'est d'abord sa profonde
connaissance de la façon de penser, de parler et d'agir du
peuple hongrois, puis une langue souple qui ne fatigue
jamais le lecteur. Au contraire de Kemény qui voit tout en
noir, Jokai possède une source intarissable de bonne
humeur. Celle-ci se fait jour jusque dans ses récits les plus
tristes. Cet optimisme — vraie quintessence de l'humour
magyar — prête un grand charme à ses croquis où il
1. Première partie, chap. V.
CHAPITRE n 429
représente la vie du peuple avec une netteté remarquable de
contours.
Sur ce patrimoine national se sont greffés les emprunts
que Jdkai a faits aux romanciers français qui avaient le
môme tour d'esprit que lui. Il est incontestable qu'il pré-
sente beaucoup d'analogie avec Alexandre Dumas père,
non seulement par sa fécondité, mais aussi par sa manière
de conter et d'arranger l'histoire. On a reproché souvent
à Jdkai un certain manque de psychologie, une tendance au
grossissement, à l'exagération ; ses héros sont ou surhumains,
tant par leurs forces physiques et intellectuelles que par la
noblesse de leur caractère ; ou bien des traîtres sans âme
ni conscience : voilà qui dénote nettement l'influence de
Dumas.
Quand, d'autre part, il a peint des femmes exaltées qui
suivent librement leurs penchants, il s'est rappelé George
Sand avec laquelle il partage encore ce défaut, qu'après
avoir bien posé ses personnages au début du récit et engagé
l'action selon les lois de la probabilité, il lâche la bride à
son imagination extraordinaire et roule ses héros comme
les flots roulent les épaves, s'embrouille dans des complica-
tions inextricables et finit souvent le roman en queue de
poisson. Ce défaut est surtout sensible dans les romans posté-
rieurs à 1867, lorsque la vie politique absorbant une grande
partie de son temps, il travaillait vite pour satisfaire aux
exigences des journaux qui donnaient la plupart de ces
récits en feuilletons.
Balzac et Eugène Sue ont laissé moins de traces dans
ses œuvres; l'influence du premier est pourtant visible
dans la peinture de certains personnages secondaires qui
sont, d'ailleurs, pour la plupart mieux réussis que les
principaux; celle du second dans la description des salons,
des clubs et des théâtres parisiens que reproduisent si
souvent les romans de Jdkai. Car h l'instar de ses contem-
porains, toutes les fois qu'il fait voyager ses personnages,
c'est en France et surtout à Paris que nous les retrouvons.
430 LE nOMAN ET LA NOUVELLE
Sétunt toujours complu dans rextraoïdinaire et observant
de très près le développement du roman français, Jôkai
fut ravi des Voyages extraordinaires de Jules Yerne et
comme son imagination se prêtait à merveille à ces récits
il en composa quelques-uns [Le roman du siècle futur,
Océania, Jusqu'au Pôle Nord). Il y mit à profit ses con-
naissances variées en histoire naturelle et en physique, voire
même en paléontologie *. Mais l'influence prédominante,
celle que Jôkai subit jusqu'en 1896 est l'influence roman-
tique.
Jdkai est un idéaliste; ni les changements du goût, ni le
flot montant du naturalisme n'ont pu ébranler sa foi. Il est
resté fidèle aux écrivains qui lui étaient chers vers 1848 et
si, dans son œuvre immense, on rencontre çà et là quelque
concession à la mode du jour, l'ensemble est empreint d'un
pur idéalisme qui fait de lui le dernier représentant du
romantisme hongrois. Il est comme le trait d'union qui unit
la génération de 1848 à celle qui commença à produire après
le dualisme.
Jdkai a écrit quelques romans historiques, non pour expo-
ser des principes moraux, comme Jdsika, ni pour peindre
une époque ou l'état d'àme d'un homme d'Etat, comme
Kemény, mais à la façon de Dumas : arrangeant l'histoire à
sa manière, et faisant d'un événement historique le plus
surprenant récit de cap et d'épée. Tels sont : L'âge d'or eîi
Transylvanie ; ha domination turque en Hongrie, Le château
féerique, La dame Manche de Locse^ Frère Georges. Ce n'était
là que les amusements d'un homme de génie.
La grande originalité de Jôkai et ce qui fait son mérite, c'est
d'avoir compris que la Hongrie doit surtout s'intéresser au
temps présent, c'est-à-dire au xix' siècle et accorder au
peuple, dans la littérature, la place qu'il devait occuper
dans la politique. L'ami intime de Jôkai, Petôfi, le plus
1. Voy. la conférence d'Ivân Berend sur la sixième partie du monde dans
les Diamants 7ioirs (Fekete gyémântok).
CHAPITRE 11 431
grand poète lyrique de la Hongrie, avait montré comment
la poésie populaire bien comprise peut régénérer la littéra-
ture, et que toute œuvre qui ne s'appuie pas sur le peuple,
n'est qu'un vain jeu. Le mot célèbre du grand réformateur
Széchenyi, lancé dès 4831 : Magyarorszàg neni volt, hanem
lesz (la Hongrie n'a pas été, mais elle sera !) disait aux écri-
vains : « Poètes, romanciers! Ne regardez plus derrière
vous ; ne contemplez pas mélancoliquement un passé à
jamais perdu. Le pays ne sera capable de se relever que si
vous consacrez toutes vos forces à élever, à éduquer le
peuple et à lui inspirer confiance en l'avenir! » C'est, en effet,
à cette aurore des temps nouveaux, à cette époque des
réformes qu'on a appelée l'époque de Széchenyi (1825-
1848) que Jdkai a consacré ses meilleures œuvres. Elles ne
sont pas seulement captivantes par le récit et empreintes
d'un haut idéal, mais elles attestent l'énergie de la race
magyare qui, par ses efforts, a changé un Etat aux mœurs
féodales en un pays démocratique. Tels Un nabab magyar
(Egy magyar INâbob, 1854) et Zoltân Kârpàthy, deux romans
qui sont considérés comme ses chefs-d'œuvre.
Avec quel art il a caractérisé la Hongrie de 1820 dans le
premier, celle de 1840 dans le second! Il peint dans le
Nabab, Jean Karpâthy, le type de ces nobles qui menaient
sur leur domaine immense une vie d'oisiveté et de
débauche ; se désintéressant de tout ce qui se faisait pour le
relèvement national, passant leur temps en bombances pan-
tagruéliques et dépensant des fortunes en enfantillages. Le
neveu du nabab, AbcUino, célibataire lui aussi, guette
l'héritage dont il a mangé par avance une bonne partie en
vivant luxueusement à Paris et en faisant folies sur folies
dans la société des « lions ».
En face de cette noblesse « ancien l'égime », nous voyons
d'autres nobles qui, même à Paris ', rêvent un avenir meil-
1. Toute la première partie de ce roman, à l'exception du chap. i (la ren-
contre du vieux Karpâthy avec son neveu dans une csârda), se passe à
432 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
leur pour leur pays et qui, de retour en Hongrie, s'efforce-
ront d'y faire germer une vie nouvelle. On reconnaît les
silhouettes du comte Etienne Széchenyi, du baron Nicolas
Wesselényi, deux figures historiques, puis à côté d'eux, le
baron Szentirmay dont l'histoire romanesque forme la
trame du récit. Tous sont animés du désir de faire de Pest
une véritable capitale, le centre de leurs efforts, de la vie
économique, sociale et littéraire du pays. Zoltân Karpâlhy
se joindra à eux; comme tous les héros de Jôkai, il possède
de grandes qualités physiques et intellectuelles.
Le romancier nous le montre de son enfance à son mariage, luttant
contre vents et marée et, bien entendu, voyageant en France, où il l'ait
la connaissance de Victor Hugo et de Déranger, ces deux idoles de la jeu-
nesse magyare. Fruit de l'union tardive de JeanKârpàthy avec la pauvre
Fanny Mayer qu'Abellino avait juré de perdre; exposé aux calomnies
de la part du « roué » dont sa naissance a brisé les espérances, il a été
élevé par son tuteur Szentirmay dans les principes des aristocrates
réformateurs. Le procès intenté par Abellino qui est aidé des conseils de
Kocserepy et de l'avocat Maszlaczky — deux caractères balzaciens —
fait bien ressortir les hautes qualités morales de Zoltân. La divulgation
de Tinfàme accusation tendant à prouver que sa mère eut des relations
coupables avec Szentirmay suftîrait à le rendre malheureux pour tou-
jours. Il aime mieux abandonner son riche héritage qui échoit ainsi, non
pas à Abellino, auquel on servira une rente, mais au conseiller Kocse-
repy. Mais, « Bien mal acquis ne profite pas »! La fille unique du con-
seiller qui aime Zoltân meurt de chagrin lorsqu'elle voit cette infamie
couronnée de succès ; sa femme devient folle et lui-même, le cœur brisé,
cède le riche domaine à Zoltân. En épousant la fille de son tuteur, tué
en duel par un spadassin soudoyé par ses ennemis^ ce dernier met fin
aux malveillants racontars.
Au milieu de cette fable romantique, .Jôkai a intercalé
la description magistrale de l'inondation de 1838, qui a
Paris. Jôkai n'avait pas encore vu la France, mais son imagination et ses
lectures des romans français ont suppléé à tout. 11 y a là un chapitre très
touchant sur le tombeau de Rousseau à Ermenonville. Le jeune apprenti
ébéniste magyar vient passer ses dimanches, loin des cabarets, près de la
tombe d'un homme « dont les œuvres présentent plus d'intérêt que n'importe
quel spectacle, parce qu'elles sont écrites de telle façon que même l'homme le
plus simple peut s'en délecter, »
CHAPITRE II 433
dévasté la jeune capitale; c'est là une description artistique
au plus haut degré, car elle n'est que le récit de différentes
actions : actions héroïques de Wesselényi et de Zoltân,
actions basses de Maszlaczky, le tout mêlé aux scènes poi-
gnantes du sauvetage.
L'ancienne Hongrie est vaincue dans ces romans par la
nouvelle, celle qui a fêté avec tant d'enthousiasme l'ouver-
ture du Théâtre National — 1837 — que Jôkai a décrite,
non sans intention, en tête de Zoltân Kârpdthy. Nous savons
que cette date marque le regain de l'influence littéraire
française en Hongrie.
D'autres romans de Jdkai ont également leur point de
départ dans cette période des réformes où l'esprit ancien
luttait contre le nouveau jusqu'au triomphe des idées libé-
rales et du régime démocratique. Puis vient la Révolution et
la grande catastrophe; Jokai comme orateur, écrivain et
soldat, y fut intimement mêlé. Dans une série de Tableaux
■ de bataille (Csataképek) ; dans ses romans : Tristes Jours,
Le livre du sa?}g, Les modes politiques, Les fils de l'hom?ne au
cœur dur, La femme aux yeux perçants, il a montré de quels
dévouements sa race était capable. On lisait ces récits les
larmes aux yeux, car, qui n'avait perdu dans la tourmente,
soit un père, soit un lils, soit un époux. Jdkai n'oubliait pas
le rôle joué par les femmes dans ce soulèvement héroïque ;
elles rivalisèrent d'énergie avec les hommes pendant la dure
épreuve. Avec un art exquis, le romancier mêle les aventures
romanesques de leur vie avec leurs actions d'éclat. H montre
également les exploiteurs hypocrites de la cause nationale
que l'on rencontre dans les situations les plus tragiques.
Jôkai ne prend jamais des airs de justicier à leur égard.
Une ironie fine, un humour inaltérable nous font rire à
leurs dépens et c'est là leur châtiment. Les traîtres et les
franches canailles sont tantôt frappés dans leurs plus chères
affections ; tantôt ils voient le plan qu'ils ont échafaudé avec
tant de ruse et de patience s'effondrer au moment oii ils
vont le réaliser.
434 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
Le régime détestable de la réaction a dicté au journaliste
des articles fulminants qui lui valurent à plusieurs reprises
de faire connaissance avec la prison de Bude ; mais ses
romans dont l'action se passe pendant le gouvernement de
Bach, racontent avec malice les exploits des fonctionnaires
autrichiens, surnommés « les hussards de Bach ».
Dans le Nouveau Seigneur (Uj fôldesur, 1863), il rend
même sympathique ce brave colonel autrichien Ankerschmidt
qui, pour sa retraite, s'achète une terre en Hongrie — elles
y étaient très bon marché à cause de l'émigration et de
l'exil — et s'installe à côté de Garanay. C'est dans- ce vieil-
lard de pure race magyare que Jôkai a incarné la résis-
tance passive des Magyars qui finalement devait vaincre la
bureaucratie viennoise. Garanay a fait le serment de ne pas
quitter l'enclos de son domaine, de ne plus fumer le tabac
imposé, tant que les Autrichiens gouverneront le pays. Il ne
se soucie nullement de son voisin, mais des circonstances
imprévues les mettent en rapport. Un aventurier, Straff, qui
avait d'abord espionné le seigneur hongrois, séduit la fille
du colonel et la maltraite jusqu'à la faire mourir. La sépul-
ture de sa fille attache Ankerschmidt au sol magyar ; sa
fille cadette prend « un petit nom » hongrois, délivre le
jeune Garanay, Aladâr qui, pour avoir pris part à la Révo-
lution, était enfermé à Kufstein et se marie avec lui. Ajou-
tons que cet Aladar, devenu ingénieur dans la compagnie
de la régularisation de la Tisza, fait des prodiges pendant
une inondation. Cette inondation, comme en général tous
les grands désastres qui ont frappé la Hongrie au cours du
xix*" siècle, est décrite avec une intensité d'émotion où
l'artiste se révèle à chaque page.
Les romans de Jôkai reflètent les grandes phases de l'évo-
lution politique, sociale et littéraire depuis le commence-
ment du XIX® siècle jusqu'au dualisme. Toute la Hongrie s'y
trouve en raccourci et le secret de sa popularité immense
est justement d'avoir raconté d'une façon romanesque les
épisodes qui montrent de quelle façon la Hongrie moderne
CHAPITRE 11 435
est sortie de la Hongrie féodale, quels efforts surhumains ces
luttes incessantes supposent et que la liberté tant de fois
menacée, mais finalement conquise doit être maintenue par
un esprit de justice et d'égalité. Ce noble idéal des roman-
tiques français, Jôkai avait appris dès sa jeunesse à l'aimer
et il lui est resté fidèle. Il n'a jamais flatté le pouvoir éta-
bli, mais il a défendu vaillamment les vues politiques qui
lui semblaient justes et conformes à l'esprit de son pays. Il
n'a jamais fait étalage d'opinions cosmopolites, mais il a tou-
jours considéré la France comme l'initiatrice de son talent,
comme la terre vers laquelle le portaient ses rêves idéalistes.
Il lui a montré ses sympathies profondes au moment où toute
l'Europe se détournait d'elle ', et lorsque, dans sa dernière
visite à Paris, il a tenu à déclarer qu'il devait beaucoup aux
écrivains français, ce n'était pas là un propos de circonstance,
mais l'expression d'une conviction intime, d'une conviction
qu'il a d'ailleurs exprimée à maintes reprises dans ses romans
et dans ses souvenirs de jeunesse.
YII
Autour de Jôkai se groupent de nombreux conteurs,
romanciers et nouvellistes qui, tout en étant loin d'atteindre
à sa renommée et à sa fécondité prodigieuse, ont tout de
même charmé le public par des récits oiî ils imitent tantôt
le ton populaire, tantôt la manière plus raffinée des salons.
Bien peu ignorent la France, car la lecture des romanciers
français semble être* la première des conditions pour un écri-
vain magyar. Un des rares survivants de cette époque, Charles
Yadnai, romancier lui-même^ ne manque jamais, dans les
1. Comme directeur du lion (La Patrie) en 1870-1871. Dans le même journal et
dans le Neuer freier Lloyd ont paru alors les articles si sympathiques dellorn,
longtemps exilé en France. Ces derniers ont étô réunis et traduits en français
sous le titre : Lu yratide Naiioji, 1870-1871, Préface de.Jules Simon. Paris, 1891.
436 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
Éloges académiques qu'il consacre à ses collègues, de relever
leurs préférences pour la littérature française. 11 est incon-
testable que les deux plus renommés de ces écrivains : Albert
Pâlffy (1820-1897) et Aloïs D^^re (1820-1898), ont largement
subi rintluence de cette littérature : le premier celle de
George Sand et de Balzac, le second celle de Soulié, Féval
et Paul de Kock.
Pâlffy, dans sa jeunesse, était un révolutionnaire, jour-
naliste terrible et môme quelque peu anarchiste. Son jour-
nal, le Quinze Mars, offusquait même Kossuth. Interné
après la Révolution dans une petite ville de Bohême,
Pâffy se calma peu à peu ; il devint un paisible architecte
et un bourgeois fort rangé. Ses romans ^ se distinguent par
un certain poli et une composition très serrée. Il raconte
simplement, sans emphase, sans allusions aux réformes dési-
rables. Lorsqu'il nous présente des nobles ruinés et qui vou-
draient redorer leur blason avec les millions des roturières,
comme dans Le Professeur de M"* Esther, il cherche plutôt
à nous intéresser par une fable bien agencée, par une langue
bien harmonieuse que par des problèmes sociaux. Rien de
plus amusant que les manœuvres du député Zoltân Bogârdy,
le tuteur d' Esther, qui a une dot de cinq millions, contre
le noble décavé, Arthur Bendeffy, son fiancé.
Bogârdy, le député radical, l'enfant terrible de la Chambre,
s'irrite en vrai démocrate contre ce noble entiché de ses titres.
Il préfère le jeune député Paul Gencsy, issu d'une famille
modeste de Transylvanie. A force de ruses et d'atermoiements,
il amène BendefTy à se désister et c'est Gencsy qui longtemps
a joué le rôle de conseiller, de professeur ^ de la riche héri-
1. Le Millionnaire magyar; Le livre noir ; Le professeur de Mlle Esther ; Le
roman d'un architecte ; La maison paternelle : Les dernières années de l'an-
cienne Hongrie ; les romans historiques : La filleule du prince, La maison de
Szeben, Le mari de quatre-vingts ans, Georges Radodnszicy. — Voj'. l'Éloge de
Pâlffy, par Vadnai, dans Budapesti Szemle, 1898. — C'est Pâlffy qui attira
l'attention de Petôfi sur les romantiques français. Voy. Z. Ferenczi, ouvr.
cité, II, p. 25.
CHAPITRE II 437
tière qui obtiendra sa main. Il y a clans ce roman des
silhouettes amusantes, comme celle du cynique baron
Porczogh, qui vient au secours de Bendeffy quand il se
désespère; celle de la tante de Gencsy, Suzanne, dont les
missives au jeune député sont vraiment amusantes.
Bendeffy quoique noble n'est pas rendu ridicule; il est
intransigeant quand il s'agit de ses principes aristocratiques
et aime mieux renoncer à la dot que d'ajouter le nom rotu-
rier de sa future femme au sien. Il épousera la veuve sans
grosse fortune du duc Burghammer plutôt que de subir les
caprices du député radical.
Les dernières années de Vancienne Hongrie^ sorte de
Mémoires où Pdlffy raconte ses souvenirs de 1844-1848, sont
un nouveau témoignage des sympathies des écrivains
magyars pour la France. «Nous regardions, dit le romancier,
du côté de la France et nous lisions avec un zèle infatigable
\e Journal des Débats \ » Pâlffy égale dans cette œuvre, par
sa finesse de touche vraiment remarquable, les modèles qu'il
s'est efforcé d'imiter.
Le récit des quatre années de la vie de Paul Zsadânyi, son
amour pour Rose, fille d'un colonel joueur et qui jadis avait
forcé le père de Paul à se donner la mort ; l'éducation de Paul
par sa tante qui promet de lui laisser toute sa fortune s'il
renonce à cette jeune fille; les déboires du héros qui finale-
ment tombe sur le champ de bataille pendant la Révolution,
tout cela est raconté avec un grand accent de sincérité et un
manque de prétentions qui a fait de Pàltfy un des auteurs
préférés du public.
Aloïs Degré était le fils d'un médecin français réfugié en
Hongrie et d'une Magyare. Avant la Révolution, il était le
porte-parole delà jeunesse universitaire et il haranguait sou-
vent la foule. Il faisait partie, avec Petôfi et Jôkai, de la
1. C'était, en effet, le journal le plus répandu en Hongrie avant la Révolu-
tion ; il fut remplacé plus tard par le Temps et le Figaro.
438 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
société des Dix ' et ne jurait que par les romanciers fran-
çais. Fin, élégant, vif et tranchant, il a fait dire de lui qu'il
écrivait des romans français en hongrois. Il raffolait des
œuvres de Soulié, de Féval et des romanciers qui brillèrent
surtout dans le feuilleton. Il s'est approprié leur style léger, la
vivacité de leur exposition et fut longtemps, avec Jdkai, Fau-
teur préféré du public. Les Mémoires du diable (Az ôrdôg
emlékiratai, 1860) n'ont pas emprunté seulement le titre à
Soulié, mais aussi la mise en scène et l'exposition. Fantastique
et macabre au même degré que son modèle français, il est
pourtant plus concis et se contente de deux volumes au lieu
de quatre. Le diable, comme dans le roman de Soulié,
promet à Elemér Hamvay de lui dévoiler tous les secrets, de
lui montrer tout ce qui l'intéresse, s'il lui cède quelques
semaines de sa vie.
A cet effet, il lui donne un sifflet pour l'appeler en cas de nécessité.
Le pacte conclu, le lugubre cauchemar commence. Elemér voit d'abord
les infidélités de sa maîtresse; puis il entend les calomnies dont ses
amis l'accablent en son absence; il apprend les infamies de M™^ Ohâzy,
respectée par le monde bien qu'elle ait abandonné son enfant ; celles
d'Ehrenburg qui laisse sa famille momir de faim et vit dans la débauche.
— Pendant son rêve le diable a pris sa place auprès de sa maîtresse et
de sa fiancée. A peine réveillé, il court après la première jusqu'à Paris :
et c'est une occasion pour Degré de donnner une de ces descriptions
enthousiastes de la capitale de la France et de la vie parisienne, comme
nous en trouvons fréquemment dans les romans magyars de celte
époque. Elles montrent que pour ces écrivains, Paris et l'esprit qui
l'anime était le modèle idéal. « Là, dit Degré, après avoir décrit les bou-
levards, la rue de Rivoli et la place de la Concorde, l'âme se rajeunit,
la vie renaît. » Ce descendant des Français raille les romanciers
allemands que quelques critiques osaient recommander. Il fait dire
au Diable. <>Je suis allé en Allemagne, et j'ai fait la connaissance de
Hauff ; je lui croyais assez d'esprit pour m'introduire dans la bonne
société et faire connaître mon voyage en Allemagne. Et voilà ce qui
arriva ! Ces pauvres Allemands m'ont fait aller à l'école, ils m'ont
l. Les autres membres de ce cercle étaient: Pâlffy, Obernyik, Pâkh (un
humoriste, fondateur de la Vasdrnapi Ujsâg) Bérezy — le seul écrivain de ce
groupe qui ïùt Anglais — Tompa, Kerényi et Lisznyai, trois poètes lyriques.
CHAPITRE II 439
impliqué dans des intrigues d'étudiants et m'ont suscité des duels ridi-
cules. Une seule fois j'ai pu arriver à Berlin, dans une société où l'on
prenait le thé ; et là aussi Tennui m'a presque tué. Un jeune homme
maladif déclamait une nouvelle sentimentale, pendant que les jeunes
filles s'occupaient des uniformes des officiers'. Heureusement le « Juif
errant » était là ; je me suis amusé avec lui, car il a beaucoup voyagé,
beaucoup vu; il s'ennuyait comme moi. Je me suis esquivé sans dire
adieu et je suis venu en France. Ah! quel changement! comme la
vie y bouillonne ! quel séjour ravissant ! J'ai vécu dans la société la
plus splendide, chez des ministres, des banquiers. Et enfin l'immortel
Soulié qui a présenté mes Mémoires d'une façon si intéressante et si
fidèle me rappellera toujours mon séjour en France. »
Degré dans ses romans se moque de ceux qui voudraient
amoindrir le culte dont Balzac, Soulié et Dumas sont Tobjet
en Hongrie.
Les Mémoires du Diable de même que Deux ans de la vie
dun avocat. Le sang bleu., Le héros du jour, L'aventurière —
ce dernier fort compliqué, souvent fantastique et macabre
— sont des lectures agréables, mais qui en somme ont peu
de profondeur, se contentent d'une caractéristique très super-
ficielle et ne visent qu'à amuser ^
Les romans et les nouvelles de Charles Vadnai (né en
1832) se distinguent surtout par une langue harmonieuse,
un grand souci de la forme et la peinture de l'âme des
jeunes filles. Il fait partie de ces romanciers qui se sont
inspirés, avant l'apparition du naturalisme, des romantiques
français. Le plus grand service que Vadnai ait rendu aux
lettres françaises consiste dans les nombreuses traductions
des poètes, romanciers et nouvellistes contemporains
publiées par lui dans son journal exclusivement littéraire :
Fovârosi Lapok (Feuilles de la capitale). Il le dirigea pendant
vingt-six ans (1867-1892); cette publication a fait pénétrer
la quintessence de la littérature française en Hongrie et a
influé notablement sur la formation des jeunes écrivains
1. Allusion aux « Mémoires de Satan » de l'écrivain allemand.
2. Voy. sur Degré l'Éloge de Vadnai dans : Budapesti Szemle, 1897.
440 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
qui presque tous y ont débuté. Leur seule ambition était
d'approcher les auteurs français qui y occupaient la place
la plus importante.
VIII
Les romanciers qui furent en vogue jusque vers 1880
appartiennent tous au mouvement idéaliste. La puissante
personnalité de Jôkai avait imprimé cette direction à la litté-
rature d'imagination. Il y avait bien quelques pessimistes
parmi ses disciples, mais en général « le genre Jdkai » triom-
phait. Une dizaine d'années après le dualisme, son règne
était fmi et la « Jeune Hongrie » se mettait à l'école de
Zola d'une part, de Maupassant et de Bourget de l'autre.
Pour expliquer ce changement de goût, il faut se rap-
peler la situation politique et sociale du pays, et surtout
l'influence toujours grandissante du roman français. La vie
sociale si restreinte, si mesquine, si dénuée d'intérêt sous la
domination autrichienne a pris avec le dualisme une inten-
sité et une force qui ouvrent aux romanciers un très vaste
champ d'observation. Le roman, avant 1867, vivait de sou-
venirs historiques, tantôt glorieux, tantôt tristes ; le roman
actuel vit de la société telle que l'a faite le dualisme. Le
mot d'ordre venu de France, d'observer au lieu d'inventer,
a trouvé de l'écho aux bords du Danube. C'est ce qui diffé-
rencie les écrivains de l'école de Jôkai, où Timagination
débridée se livre aux jeux les plus extraordinaires, des roman-
ciers de la jeune école, qui se préoccupent moins de créer
des situations anormales que de peindre fidèlement la vie
quotidienne avec ses misères et ses luttes, et parfois aussi
d'en dégager l'humour.
Les romans en plusieurs volumes, autrefois si en vogue,
effrayent nos contemporains; c'est la nouvelle, le croquis,
l'esquisse ou une suite de tableaux qui sont à la mode. La
transformation des journaux de Budapest qui imitent ceux
CHAPITRE II 441
de Paris, avec leurs contes et leurs nouvelles, est en
grande partie cause de ce changement. La réunion de ces
croquis, en volume, à la manière française est devenue la
forme d'édition la plus courante dans la librairie. Le roman
proprement dit atteint de 150 à 200 pages et l'auteur veut
qu'il lui rapporte dix fois plus que les romans en trois ou
quatre volumes ne valaient à un Jdsika. Les exhortations des
critiques de l'ancienne école, de ceux qui ont vu à l'œuvre
les écrivains qui s'appelaient Eôtvôs, Kemény, Jôkai, sont
vaines, car on ne remonte pas un courant littéraire. Paul
Gyulai, le plus grand parmi ces critiques, a beau s'efîorcer
de ramener les jeunes écrivains aux anciennes formes, les
supplier de ne pas mépriser l'histoire et de concentrer leurs
etîorts pour créer quelques-unes de ces œuvres de longue
haleine qui, pense-t-il, ont plus de chances de survivre que
les nouvelles et les croquis quelque brillants qu'ils soient. Il
prêche dans le désert ! Le public, d'accord en cela avec les
auteurs, donne toute sa préférence aux scènes courtes et
caractéristiques d'un Mikszàth, d'un Ilerczeg, d'un Brddy,
d'un Ignotus ', d'un Ambrus, d'un Malonyay, inspirées
pour la plupart de la dernière nouvelle ou du dernier roman
français à la mode.
Limitation du « genre français » dans la production
romanesque est tellement prépondérante qu'un poète sati-
rique Géza Lampérth, fait dire, dans une pièce, à un de ces
« Jeunes : » « Je ne lis plus Arany ^, ni Horace, ni ce que la
mauvaise plume des vieux a écrit; mais j'avale avec délices
Maupassant et le Figaro. Adieu les trois collines et les quatre
fleuves M Je ne cherche plus mon inspiration parmi vous :
1. Pseudonyme de Hugo Veigeisberg.
2. Le poète national, par excellence. Voy. plus haut, p. 283.
3. Allusion à l'écusson de la Hongrie, oii les trois collines symbolisent la
Tâtra, Fâtra et Matra et les quatre barres blanches : le Danube, la Tisza, la
Drave et la Save. — Voy. cette poésie dans : Akadémiai Értesitô (Bulletin de
l'Académie), avril 1900.
442 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
Paris, Paris... c'est là qu'on trouve la vraie poésie, c'est de
là que je la ferai venir dorénavant. »
Mais si la note patriotique, le sentiment national qui ani-
maient les romanciers d'avant 1867 sont absents des œuvres
de la Jeune Hongrie, elles marquent bien évidemment un pro-
grès notable au point de vue de Tart. On peut accuser ces
écrivains de cosmopolitisme, comme l'a fait Arany pour les
jeunes poètes lyriques ; on peut leur reprocher leur manie
d'exotisme, mais on ne peut contester que les meilleurs
d'entre eux n'aient singulièrement élargi l'horizon intellec-
tuel de leurs lecteurs. Il est vrai que tous ont débuté par
l'imitation d'un modèle français ; mais peu à peu le travail
d'assimilation se fait et, de cette étude approfondie de nos
romanciers, ils sortent munis d'un instrument perfectionné
qu'ils mettent au service de l'art national.
Quelques-uns sont morts à la tâche, comme ce délicat
Sigismond Justh, l'auteur du Livre de la Puszta, traduit en
français ; d'autres sont encore sous le charme des souvenirs
de leur séjour à Paris et trop jeunes pour s'être débarrassés
complètement de l'étreinte étrangère, comme Jules Pekâr
et Désidère Malonyay; mais ceux qui ont appris de nos réa-
listes à observer, et qui se servent de leur technique pour
peindre la société contemporaine, comme Mikszâth, Herczeg
et Brôdy, ont créé des œuvres vraiment remarquables.
De même que Csiky, en observant la société magyare
issue du dualisme a créé le drame social magyar, ces con-
teurs, en peignant fidèlement la vie quotidienne avec ses
misères et ses luttes, ses dévouements et ses turpitudes, ont
fait entrer dans la littérature des types et des situations
inconnus avant eux. Ils ont donné et continuent à donner
tantôt des tableaux empreints d'une grande compassion
pour les malheureux, tantôt des esquisses pleines de saveur
de la vie des campagnards et des citadins, tantôt des pages
émouvantes sur le cœur féminin. Ce qui distingue leur
manière de celle des « anciens », c'est la brièveté et la con-
cision. La forme qu'ils ont adoptée les a amenés à concen-
CHAPITRE II 443
trer leur talent et ce qui demandait à un Kemény trois
volumes est facilement condensé en 200 pages.
Souvent lorsqu'ils imitent un roman français tout à fait
moderne, ils en expriment la quintessence et en font une
nouvelle *. L'imitation de Zola s'est presque toujours traduite
par des œuvres de ce genre. Incapables de lutter avec leur
modèle ; ne possédant au même degré ni l'art de peindre les
masses, ni celui de dérouler un récit d'allure épique, ni la
même science de la composition, les Magyars se sont con-
tentés de découper dans ces romans quelques tranches
amères et pessimistes.
Le chef incontesté de la « Jeune école » est Coloman Mik-
szdth, né en 1849 parmi les Palr5cz "^ au pied de la montagne
Fâtra. Il s'occupa d'abord d'agriculture, d'où son amour pas-
sionné du sol natal et sa grande connaissance de l'âme des pay-
sans. Les Récits vi/lar/eois slovaques et les Bons Palôcz (1882)
ont établi sa renommée. Ce sont des esquisses sans commen-
cement ni fin, où, en quelques pages, se trouve peinte toute
une vie. « Cela tient du conte et du poème. Chacune de ces
scènes rustiques contient à la fois un petit drame, un paysage,
une étude de caractère, un tableau de mœurs locales. P_]n
quelques mots, les personnages se dressent, pleins de vérité
et de vie; le milieu où ils se meuvent est évoqué, l'action
éclate et se précipite. C'est rapide et c'est complet ^ ».
Dès ses débuts, Mikszâth s'est montré un réaliste de fort
bon aloi qui, par l'utilisation des moindres détails, fait voir
le peuple et le pays sous leur vrai jour, écartant cette fausse
sensiblerie qui caractérise les paysans de beaucoup de roman-
ciers. Le même réalisme se montre dans les nouvelles et
1. C'est ce que fit Zoltân Ambrus dans la Destruction de Ninive (Ninive pusz-
tulâsa, 1893) où il donne la quintessence de Thaïs d'Anatole France et résume
cette œuvre en une quarantaine de pages.
2. Peuplade du Nord de la Hongrie qui a conservé ses anciennes coutumes
et son patois.
3. Préface de Fr. Coppée aux Scènes de la vie honqroise traduites par
E. Horn. — 1890. D'autres romans de .Mikszâth ont paru dans le Siècle et le
Journal des Déliais.
444 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
dans les romans tirés de la vie de province. Mikszâth connaît
le comitat, anciennement citadelle de la liberté, aujourd'hui
sous le régime parlementaire, le centre des mesquineries et
des potins du département. Elu député, le romancier eut Toc-
casion d'étudier la vie parlementaire. « Au lieu de la sim-
plicité de la vie de province, il a vu la grande Hongrie, un
monde en fermentation, un véritable chaos où se dessinent
cependant en contours très précis, des individualités et des
elTorts égoïstes. 11 a compris comment se fait l'histoire, com-
ment le monde est gouverné, ce qui remue notre époque,
quel est le fond du tableau qui s'agite sur la scène ' ». Dans A
Tisztelt hâz^ (1886) il a donné des croquis du parlement, tantôt
humoristiques, tantôt narquois; ensuite sa verve satirique
lui a dicté des romans dont les héros sont ces députés pour
lesquels il a forgé le néologisme : akarnok (celui qui veut
arriver). Le pigeon dans la cage (Galamb a kalitkâban, 4892)
nous montre deux de ces arrivistes. Ce roman est curieux
parce que Mikszâth nous y expose d'une façon allégorique la
différence qui sépare les romanciers idéalistes de l'ancienne
école des jeunes réalistes. Il se compose de deux récits où
nous voyons une jeune fille aimée de deux jeunes gens. Un
parfum délicat quoiqu'un peu fade se dégage du récit qui se
passe en Italie; une atmosphère lourde et étouffante, mais
que l'humour de Mikszâth rend moins insupportable, enve-
loppe le second. C'est l'allégorie du romantisme et du réa-
lisme; la fantaisie du conteur génial qui s'appelle Jôkai
opposée à l'observation scrupuleuse, à l'ironie amère d'un
Mikszâth ou d'un Brddy.
Dans la première partie nous sommes en Italie, le pays des contes.
Un médecin de Vérone, nommé Beaudoin Gervais (Gervasius), aime
passionnément les fleurs. Pour voir une espèce très rare de roses il
1. B. Lâzâr : A tegnap, a ma es a fwlnap (Hier, aujourd'hui et demain)
Études critiques, 11° série, 1900, p. 189 et suiv.
2. Honorée Chatnbre! C'est le titre que ctiaque député donne à la Chambre
avant de commencer son discours.
CHAPITRE II 445
va à Naples chez son ami Albert Marosini; il y rencontre une jeune
fille d'une grande beauté, s'éprend d'elle et veut fuir sur-le-champ pour
ne pas trop souffrir. Marosini, qui a élevé cette orpheline loin des yeux
du monde, s'aperçoit qu'elle aime Beaudoin : il les marie et leur donne
tous les trésors qui lui avaient été confiés. Après le départ de la jeune
Mlle, il s'adonne à la boisson et dissipe sa fortune. Pauvre et misérable,
il se rend à Vérone pour demander du secours à Gervais, lorsqu'il est
accusé de meurtre et sur le point d'être exécuté. Son ami qui le sait
innocent se déclare coupable pour le sauver ; mais bientôt le meur-
trier se fait connaître. La belle Esre, qui n'était pas encore la femme de
Beaudoin, est rendue à Albert qui devient un riche et heureux citoyen
de Vérone.
Dans le second récit nous sommes à Budapest dans un milieu con-
temporain. Deux députés, Etienne Altorjay et Pierre Korlâthy, sont
endettés et cherchent de grosses dots ; Altorjay la trouve avec Esther
Wilner, pupille du député Szabô ; mais comme il n'est pas assidu
auprès de sa fiancée, son cher collègue en profite et au jour fixé pour
le mariage, Altorjay trouve l'oiseau envolé. La belle Esther s'est enfuie
à Pozsony (Presbourg) où elle s'est mariée avec Korlâthy. Après le
duel inévitable et inoffensif, les deux députés deviennent amis; un
beau jour, Korlâthy, qui a déjà mangé la dot de sa femme et qui craint
le scandale, offre sa femme à Altorjay, la lui laisse et s'enfuit à Ham-
bourg. Mais Esther est une honnête femme, elle refuse ce marché, et à
bout de ressources signe de faux billets pour avoir les moyens de pour-
suivre l'infidèle. Elle est bientôt réduite à la misère et se fait bouque-
tière. Un soir, elle découvre son mari au bras d'une riche Américaine.
Cet homme délicat la fait arrêter par la police : infamie qui ne l'empêche
nullement de reparaître à Budapest en possession d'une belle fortune
de faire partie des clubs et même de présider des jurys d'honneur.
Mikszath dissimule par une fine ironie l'indignation que
lui inspirent ces députés féroces, qui veulent arriver à tout
prix; ces faux démocrates, qui promettent au peuple monts
et merveilles. On voit comme la vie mondaine de la capitale
les prend dans ses filets et combien leur situation devient
précaire,, s'ils n'ont pas recours à d'autres expédients. Les
uns guettent de riches mariages, d'autres des préfectures.
Les ministres qui viennent jouer au club, sont les soleils
autour desquels ces papillons voltigent; chacun a quelque
chose à demander et l'on voit ce que coûtent à recruter les
majorités ministérielles.
446 LE ROxMAN ET LA NOUVELLE
Quoique le talent de Mikszâth soit très national, on ne
peut nieique les romanciers réalistes français n'aient exercé
sur lui une grande influence, qui est surtout visible dans ses
romans tirés de la vie politique et parlementaire. Son émule
François Herczeg (né en 1863) est considéré comme le « Mau-
passant hongrois », tant sa composition serrée, sa langue ner-
veuse et son « impersonnalité » rappellent l'illustre conteur
français. Herczeg choisit de préférence la vie de province et
surtout la vie militaire qu'il connaît bien, comme sujet de
ses nouvelles. Il établit sa renommée par une série d'es-
quisses [Les fils Gyurkovics^ Les filles Gyitrkovics^ Muta-
mur, Contes d'Occident, La première hirondelle) qui le mirent
hors de pair. Elles se distinguent par un grand savoir faire.
Il y a peu de profondeur dans Les fils Gyurkovics qui arrivent
à de belles situations grâce à leur figure avenante et à l'opi-
niâtreté, à l'audace avec laquelle ils savent courtiser n'im-
porte quelle femme. Peu à peu Herczeg a appris à observer
le cœur et les penchants de ses personnages : Fleur du marais
(Lâpvirâg) et surtout ; Le Mariage de Szabolcs et Parmi des
étrangers, sont des peintures exquises de l'âme féminine.
Malvine dans le premier; Paulette dans le second sont des
caractères dignes de Bourget, que Herczeg prend maintenant
volontiers comme modèle.
L'auteur du Disciple est, d'ailleurs, fort à la mode en
Hongrie. Jamais on n'a tant parlé psychologie dans les
romans hongrois que depuis une quinzaine d'années. Il est
vrai que Kemény a aussi pénétré les profondeurs de l'âme
humaine; mais les romanciers hongrois ne se servent que
maintenant des procédés psychologiques et médicaux que
la science met à leur disposition.
L'écrivain le plus raffiné dans ce genre est Sigismond
Brôdy (né en 1863). Il trouve dans le « faubourg Saint-Léo-
pold » ce quartier de la haute banque et du grand commerce,
dans l'Avenue Andrâssy et sur la plage hongroise et aristo-
cratique d'Abazzia, près de Fiume, un terrain favorable aux
études de psychologie féminine. Il combine très adroite-
CHAPITRE II 447
ment Zola avec Bouiget. Tandis que Mikszâth et Herczeg
nous amusent, Brôdy nous fait réiléchir.
Prenons par exemple, son Docteur Faust [Faust orvos, 1888).
Diouyse Lengyel est une sommité médicale pour les maladies ner-
veuses. Dans son antichambre se presse une foule de détraqués, de
névrosés, mondains et mondaines. Le célèbre docteur cherche une
occasion d'expérimenter les ravages que peut faire l'amour dans un
cœur déjeune lîUe et les phases de ce mal. Il choisit pour « sujet » de
cette expérience, une enfant élevée chez un médecin, directeur
d'une maison de santé. Ida, c'est son nom, fait la connaissance de
Lengyel au bal donné aux pauvres idiots traités dans rétablissement.
La description trop réaliste de ce bal, est un morceau brillant qui
laisse une impression fort pénible. Ida, apprenant la mort de son père
dans un hôpital de Vienne, part avec Lengyel pour lui rendre les der-
niers devoirs et demeure ensuite chez lui. Elle gère la maison et
s'éprend du docteur qui ne voit en elle qu'un « sujet ». L'assistant du
grand praticien, Alexandre Richter, un pauvre juif, aime Ida, se fait
baptiser et l'épouse. C'est alors que commencent les tortures du Faust
moderne. Il analyse ses sentiments et voit avec rage et douleur que la
jeune femme qui naguère s'offrait, est maintenant perdue pour lui. Il
fait donner une mission à Richter qui part pour Naples. Lengyel
essaie de parvenir auprès de la jeune femme qui se refuse; alors, au
comble du désespoir, il veut s'empoisonner, mais Ida paraît et se
donne. Le lendemain, il l'emmène vers une ville de Transylvanie où
il désire vivre loin du bruit de la capitale. Mais sur le point d'arriver,
il change d'avis et abandonne brusquement la pauvre jeune femme. On
la rapporte mourante à Budapest. Lengyel, pris de remords, la soigne
avec dévouement, mais en vain : elle meurt de ce coup et Richter qui
revient éclate en sanglots au lieu de se venger. Tous deux sont comme
anéantis. Et dans l'antichambre, la foule des hystériques et des névro-
sés continue à se presser.
La manière de composer décèle en Brddy un disciple très
ingénieux des naturalistes français. Les Morticoles l'attirent,
la Salpêtrière, Charcot et d'autres sommités médicales sont
souvent mentionnés par lui ; les critiques et les esthètes
qu'on rencontre dans ses romans sont taillés sur nos déca-
dents. Quelquefois, il s'essaye dans la psychologie du cœur
féminin. Ainsi dans La femme à l'âme double (A kétlelkii
asszony, 1893) il étudie un meurtre savamment préparé.
448 LE liOMAN ET LA NOUVELLE
Au début (lu livre, Jolane avoue à son mari Arthur Olâli qu'elle fut
adultère et que le fils qu'ils ont, est né de ses rapports illégitimes. Le
mari en reste anéanti. L'enfant est immédiatement séparé de ses
petites sœurs et envoyé avec une bonne dans le Szepes où il périt misé-
rablement. C'est alors que commence le calvaire des deux époux.
Arthur Olâh est un haut employé du ministère et ne peut, ni ne veut
causer de scandale. Le séducteur, une espèce de brute, Szenttamâsi, est
le mari de la sœur d'Olâh. Une nuit, Olâh l'emmène de café en café, et,
dans son ivresse, il lui fait tenir des propos équivoques. Le lendemain,
Arthur fait de graves reproches à son beau-frère et finit par décider un
duel entre eux. Le jour arrivé, on apprend l'assassinat de Szentta-
mâsi. On arrête un pauvre détraqué, pendant qu'Olâh et sa femme
voyagent en Italie. Rien ne peut soulager Jolane, car c'est elle qui a
tué son beau-frère.
De retour à Budapest où l'on juge r^fTaire, elle fait parvenir au prési-
dent de la Cour, une lettre où elle s'accuse. Elle est condamnée à six
ans de réclusion : après avoir subi sa peine, elle se retire dans le
Havasalfold, aux confins de la Transylvanie et de la Roumanie, avec
son mari et ses enfants.
La décadence morale et physique, la ruine des individus
et des familles, voilà les thèmes favoris de l'auteur, les
sujets qu'il aime à traiter. « C'est mon genre, dit-il dans une
de ses nouvelles, car ces choses sont en elles-mêmes telle-
ment émouvantes, qu'il est inutile d'être grand poète pour
les orner. Elles agissent, par elles-mêmes, sur le lecteur. »
Le cynisme de son « x\mi Mephisto » — qui nie la divinité,
l'idéal, la morale, la fidélité des femmes et qui pourtant
aime tendrement ses enfants — est presque révoltant ; sa
« Comtesse Sapho » est un lys fleuri dans un marais. La veu-
lerie de la noblesse ruinée, source inépuisable pour les
romanciers magyars, y est représentée sous des couleurs
particulièrement sombres. La vie des agents de change, des
boursiers véreux, de tous ces aigrefins qui vivent de la naï-
veté d'autrui; l'ignominie des hôtels garnis : tout cela s'étale
avec complaisance dans les œuvres de Brôdy. Sa dernière
création remarquable, La chèvre d'argent (Az ezûst kecske)
est d'une couleur moins noire. L'ambitieux Alexandre Robin
est un de ces types de députés qui arrivent vite au pouvoir,
CHAPITKE 11 449
mais qui, parvenus au faîte, voient leur puissance s'e'crouler.
Car les bassesses dont se rendent coupables les membres
de la famille où ils sont entrés pour avoir une grosse dot,
sapent en quelque sorte le fondement sur lequel reposait
leur réputation.
Autour de ces trois écrivains qui représentent le roman
dans la Jeune Hongrie, se groupent de nombreux nouvel-
listes chez lesquels l'analyse des sentiments a remplacé le
récit romanesque. Tous, depuis Sigismond Justh jusqu'au
« boulevardier » Szomahâzy, cherchent la forme en France.
Dans les Éléments de Paris, l'auteur du « Livre de la
Puszta » a conseillé à ses confrères d'apprendre « dans la
nouvelle Babylone » la forme qui manquait selon lui aux
anciens conteurs. Et ils sont venus en foule. Les uns ont
fait leur apprentissage dans les bureaux du Mercure de
France — Jules Pekar — d'autres ont trouvé dans les cri-
tiques et les romans de Bourget et de Huysmans, dans les
études de Ribot sur les maladies de la volonté, des types chez
lesquels l'impuissance d'aimer, est analysée avec un grand
talent — Desidère Malonyay — et d'autres se sont laissés
séduire par le renanisme d'Anatole France : tel Zoltân
Ambrus. Enfin, la nouvelle « genre boulevard » est imitée par
des feuilletonistes d'un vrai talent dont les productions
défrayent les revues mondaines et les nombreux journaux
littéraires qui se sont fondés ces dernières années à Budapest.
Bref, le groupe compact des « cosmopolites » cherche son
inspiration en France. Or, aujourd'hui, ce groupe domine
dans le roman et dans la nouvelle '.
1. Voy. Làzàr, ouvr. cité, pp. 238-280; K. Pintér : Ujabb elbeszéVi irodal-
munk (Notre récente littérature narrative) dans les Mémoires de la Société
Suinl-Étienne, n» 23, 1897.
29
4o0 LE ROMAN ET LA NOUVELLE
Le romancier Kemdny, dans une série d'articles littéraires
que son grand admirateur Paul Gyulai a édités sous le titre :
la Vie et la littérature {É\Qi es irodalom) *, a observé, dès 1853,
que pour le roman la Hongrie a moins emprunté aux nations
étrangères, notamment à la France, que pour le théâtre.
Dans un certain sens celte opinion est justiliée. 11 est indé-
niable que les grands romanciers magyars montrent plus d'ori-
ginalité, même en face de leurs modèles français, que les
dramaturges. Aussi avons-nous eu soin de rappeler dès le
commencement de ce chapitre que malgré la source toute
française de leur inspiration, les principaux représentants du
roman et de la nouvelle, ont pu créer des œuvres essentiel-
lement magyares, œuvres écrites tantôt pour faire valoir une
idée morale, tantôt pour discuter une thèse sociale. Mais tout
en maintenant ce caractère d'originalité nous avons pu mon-
trer que, pendant les trente premières années de son évolu-
tion, c'est-à-dire depuis l'apparition à'Abafi jusqu'au dua-
lisme, le roman historique français de l'Ecole romantique,
les œuvres de Balzac, de George Sand, d'Eugène Sue et
même celles de Soulié furent prises par les écrivains magyars
comme modèles. C'est le sujet toujours national qui prête
au roman historique magyar cette apparence originale que
Kemény a constatée, mais la composition, les procédés
techniques d'un côté; la parenté d'esprit et de tendance avec
les romanciers français de l'autre, prouvent suffisamment
à quelle source tous ces écrivains ont puisé.
Notre exposition ne signifie pas autre chose; nous ne
voulons nullement faire d'un Eôtvôs, d'un Kemény, d'un
Jôkai ou d'un Mikszâth des disciples des Français au même
titre que les Szigligeti, Czakô, Obernyik, Kôvér et la plupart
des dramaturges magyars. Tout ce que nous voulons prouver
en caractérisant ces romanciers et en analysant leurs œuvres
les plus remarquables, c'est que le roman hongrois, issu
du mouvement romantique presqu'en même temps que le
1. Édités, en 1882, dans Olcsô Kbnyvtàr, p. 109 et suiv.
CHAPITRE 11 4ol
théâtre de Szigligeti, a suivi pour la forme de l'exposition,
pour la peinture des caractères, les grands romanciers
français; pour chaque grand écrivain — outre sa propre
confession concernant l'influence française sur lui et sur
ses contemporains — nous avons pu facilement montrer le
modèle qu'il étudiait de préférence et qu'il voulait revêtir
pour ainsi dire de couleurs magyares.
Si cette dépendance peut se démontrer pour les quatre
grands représentants du roman jusqu'au dualisme, elle est
encore plus manifeste et pour ainsi dire plus palpable
chez les écrivains contemporains. Le changement profond
apporté par les Jeunes à la forme du récit, les nombreuses
traductions depuis Zola jusqu'à Prévost et Hervieu, en pas-
sant par Bourget, France, Daudet, Maupassant ; l'avidité du
public se jetant sur le dernier roman français habillé à la
hongroise ; la complaisance avec laquelle les jeunes talents
plutôt portés à imiter qu'à créer, se soumettent à ces exi-
gences ; la place de plus en plus considérable prise dans ces
dernières années par la nouvelle et le croquis « genre fran-
çais » dans les journaux et les revues : tout cela suffit à éta-
blir que le conte, la nouvelle, le roman français, traduits et
adaptés dès l'époque du renouveau littéraire de la fin du
xviii' siècle, ont exercé sur la création d'une littérature
romanesque magyare une très puissante influence; influence
qui, durant toute la période qu'embrasse notre étude, ne
s'est pas démentie un instant.
CHAPITRE III
LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISES
DANS LA SOCIÉTÉ ET DANS L'ENSEIGNEMENT
I
Gomme supplément à notre enquête d'un caractère pure-
ment littéraire nous allons réunir, en utilisant les rares
documents qui existent, quelques données sur la pénétration
et les progrès de la langue française en Hongrie, sur le
rayonnement du génie français dans les sociétés savantes,
dans la presse et dans les écoles.
Une littérature étrangère agit par la langue qui lui sert
en quelque sorte de véhicule. Tant que le latin était d'usage
dans l'enseignement, dans la vie publique et dans l'adminis-
tration, l'étude de notre langue ne pouvait intéresser que
ceux qui, par leur situation, étaient en contact direct avec
la France. Ainsi, il est certain qu'au xvn' siècle la Cour
transylvaine et tous ceux qui faisaient partie du conseil de
la couronne comprenaient le français. Les rapports entre
Gyula-Fehérvâr (Alije-Julie), Kolozsvàr et l'ambassadeur de
France à Constantinople étaient trop fréquents, les émis-
saires trop nombreux pour que cette connaissance ne fût
point indispensable.
CHAPITRE ni 453
Nous trouvons dans les romans de Jdsika et de Kemény
dont l'action se passe à la fin du xvf et au commencement
du xvn' siècle des réminiscences fréquentes puisées dans des
documents authentiques, qui permettent de conclure que les
grandes familles, toutes plus ou moins apparentées aux
princes, parlaient et lisaient couramment notre langue.
Avec l'intervention de Louis XIV dans la politique de
cette principauté, les rapports entre elle et la France
deviennent encore plus fréquents. Nous avons vu que la
cour de François II Ràkoczy devint tout à fait française
grâce aux nombreux officiers qui formaient son entourage.
Les proclamations du prince sont rédigées en latin et en
français ; l'hégémonie intellectuelle du siècle de Louis XIV
aidant, la littérature elle-même commence à pénétrer peu à
peu en Hongrie. Si Clément Mikes, « gentilhomme de la
chambre » de Rdkoczy et son fidèle serviteur à Rodosto, eût
pu déployer son activité littéraire en Hongrie, s'il avait
publié ses ouvrages, au lieu de les laisser en manuscrit, il
eût été l'initiateur d'un mouvement littéraire du plus pur
esprit français. Ràkoczy et son entourage magyar ne se sen-
taient nullement dépaysés à Paris et les Mémoires du prince
ne laissent rien à désirer au point de vue de la forme. Les
nombreux documents de cette époque, conservés aux Afï'aires
étrangères, prouvent que la chancellerie de Râkoczy maniait
bien la langue des Cours *.
2. Une note conservée aux Affaires étrangères [Hongrie, Correspondance
XVI, p. 316) dit à propos des Mémoires : Les Mémoires du prince Ragotzki
(Râkoczy) contiennent des détails suivis et fidèles de la guerre qu'il a faite en
Hongrie depuis 1701 jusqu'en 1710. Ces détails pourront plaire à ceux
qui ont du goût et de la curiosité pour tout ce qui concerne le métier des
armes ; outre les connaissances et les instructions qu'ils en tireront, ils y trou-
veront un caractère de vérité et de bonne foi qui les touchera et qui fait, à
mon avis, le principal mérite de cet ouvrage. — Mais il est absolument néces-
saire d'en reloucher le style, non pour le rendre élégant, car il n'en est pas
besoin, mais pour le rendre supportable. Quoique le prince Ragotzki y montre
partout beaucoup de sagesse et de modération, comme la guerre qu'il a faite
a eu pour objet la liberté de la nation hongroise, et qu'il ne lui est pas possible
de dissimuler l'ambition, les injustices et la dureté du gouvernement impérial.
4oi LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISES
Après la chute de la principauté transylvaine, les traditions
françaises se maintinrent encore pendant tout le cours du
xvni® siècle. Les premières troupes de comédiens français
qu'on rencontre sur le sol hongrois, jouaient en Transyl-
vanie et la noblesse elle-même se divertissait en représentant
nos comédies dans le texte original. Les Haller, les Teleki,
les Bethlen, les Jdsika, les Bârdczy et les Barcsay, bref les
familles les plus illustres de cette principauté devenue autri-
chienne après la paix de Szathmàr, y maintiennent le goût
des lettres françaises et c'est de leurs rangs que sortiront,
au moment du renouveau littéraire, les premiers traducteurs
qui, à l'aide des œuvres du xvu^ et du xvni^ siècles, poliront
et affineront l'idiome national. Combien le français était cul-
tivé en Transylvanie à cette époque, c'est ce que prouve le
livre que la comtesse Séraphine de Batthyâny a traduit de
Yitalien en français pour le rendre accessible au public
féminin \
Dans la Hongrie proprement dite les progrès furent plus
lents jusque vers le milieu du xvni® siècle. C'est alors que,
sous l'influence de la Cour de Vienne, où François de Lorraine
introduit l'étiquette et la langue de son pays pour remplacer
celles d'Espagne, la noblesse magyare se met également à
étudier le français. Elevée en grande partie au Theresianiim
où cette étude était obligatoire, elle se familiarise de bonne
heure avec notre littérature. Attirée à la Cour par la reine,
elle ne se « francise » que trop au gré des patriotes. Par la
création de la garde royale hongroise, Marie-Thérèse fait
naître — bien malgré elle — les premières œuvres magyares
je penserais qu'il conviendrait de ne les imprimer qu'avec permission tacite et
dans la forme des impressions de Hollande. C'est ainsi qu'on en use pour les
Mémoires dont les matières sont trop récentes, et c'est un moyen d'en rendre
le débit meilleure! plus prompt. J'ajouterai qu'il me paraît que ces Mémoires
pourraient, suivant les conjonctures, produire en Hongrie de bons effets.
1. Pensées instructives ei toutes sortes d'exemples propres à former le cœur
des jeunes gens, traduit de l'italien par M"'' Séraphine, comtesse de Batthyan.
Clausenbourg (Kolozsvàr), 1787.
' CHAPITRE m 45S
de V École française. Les jeunes membres de cette garde veu-
lent donner à la langue nationale quelque chose du fini qui
distingue celle de Voltaire. Dans cette atmosphère imprégnée
de son esprit ils arrivent même à s'exprimer très correcte-
ment en français. Malheureusement, le chef de ce groupe
littéraire : Georges Besscnyei, ne nous a laissé aucune lettre
manuscrite en cette langue. Dans un de ces ouvrages nous
avons cependant trouvé quelques pages qui nous montrent à
quel point notre langue lui était familière *.
Un autre membre de la garde royale, Barcsay, fils de la
Transylvanie et descendant d'une famille princière, a même
composé en français quelques poésies ^
Les écrivains de cette école qui ne faisaient pas partie de
la garde royale apprirent le français pendant leur séjour en
Suisse et en France. C'est ainsi que le comte Teleki de Szék,
disciple de Bernouilli à Genève, arriva à s'exprimer avec une
rare perfection pour un étranger. Son Essai su?' la faiblesse
1. Die Geschufte der Einsamkeit, Vienne, 1777. A partir de la page 73 se
trouvent des lettres en français. Nous citons la troisième de ces lettres qui
prouve, en même temps, que la littérature anglaise ne fut connue de Bes-
senyei qu'à travers des traductions françaises. '« Vous demandez mon avis
sur les auteurs anglais. J'en ai lu quelques-uns en français, et je puis
vous dire que ce sont des gens très sensés et sublimes dans leur raison-
nement, où ils vont quelquefois si loin, qu'ils semblent passer les bornes
de l'imagination humaine. Ils ont de temps en temps des pensées effrayantes,
mais toujours sublimes. Lisez Milton, Shakespeare, Young, et vous verrez
comment la raison humaine peut devenir à la fois majestueuse et terrible.
Pope, cependant, célèbre auteur anglais, montre le génie d'un Français
dans ses écrits, puisqu'il est majestueux, sublime, agréable et instructif-
à la fois, sans faire peur à l'imagination de ses lecteurs, comme l'immortel
Young le fait par ses Nuits dont l'énorme élévation à sa première vue nous
saisit d'épouvante et fait rire d'étonnement à la fin quand on l'a examiné
pendant quelque temps. Je pense qu'aucun auteur ancien ne ressemble mieux
à M. d'Young que Lucain. L'imagination ardente de ce poète romain semble
embraser tout l'univers et engloutir des régions de pensées ; en faisant
marcher César vers Pompée, il fait armer nos deux hémisphères, l'un contre
l'autre, et submerge le monde bouleversé dans l'immense étendue de son
imagination. »
2. Ces pièces furent publiées après sa mort (probablement par Kazinczy),
dans : Neues allgemeines liUellir/enzblalt fur Lilerutur undKunsl (supplément
de la iVewe Leipziger Lileralur-Zeilung), 1809, n" 3y.
456 LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISES
des esprits forts ^ ses lettres à Péczeli encore inédites dont
nous avons cite quelques fragments, peuvent prendre place
à côté des meilleurs ouvrages français écrits par des étran-
gers.
Le baron Fekete de Galantha élevé à 1' « Académie savoi-
sienne des nobles » à Vienne, publia des poésies après les
avoir soumises à Voltaire lui-môme; il échangea plusieurs
lettres avec le patriarche de Ferney. Péczeli, le pasteur cal-
viniste, a prêché en langue française à Genève et à Utrecht,
a fait deux poésies de circonstance — il est vrai, assez faibles
— et a correspondu en français avec Telcki, Orczy, Pàlft'y
et les principaux écrivains de la fin du xvui' siècle. Les Jaco-
bins hongrois, principalement leur chef, Martinovics, et
tous ceux qui furent impliqués dans la Conjuration, savaient
le français. Or, c'étaient des gens de la petite noblesse qui
ne voyageaient pas beaucoup et qui devaient l'apprendre chez
eux. En effet, dans tous les grands collèges, aussi bien catho-
liques que protestants, le français était enseigné « praeter
classem ordinariam », c'est-à-dire comme matière facultative,
soit par des précepteurs français résidant en Hongrie, soit par
des candidats aux fonctions ecclésiastiques qui avaient étudié
dans les Universités suisses et hollandaises.
Au collège de Nagy-Szombat (Tyrnavie), cette citadelle des
Jésuites o\i les livres « classiques » employés en France
n'étaient pas rares, où l'on enseignait la Logique et la Méta-
physique d'après les œuvres d'Arnauld et de Nicole ', on
organisait même des représentations théâtrales en français '.
1. Voy. E. Finâczy, A magyarorszdgi kozoklatds t'ôrténete Maria Terézia
kordban (Histoire de l'instruction publique en Hongrie sous Marie-Thérèse),
t. I, p. 98. — 1899.
2. Dans les actes de Tlnternat de Nagy-Szombat (Tyrnavie) pour Tannée
1768, nous lisons : « Postremis Bacchiteriis (les jours gras) domestico in theatro
cum omnium applausu dramata exhibita fuerunt, primum quidem germanico,
dein vero hungarico ffallicoque idiomate. » Pour l'année 1763. « (terum
gallico sermone nondum his locis audito onmes
applauserunt. Res et novitate et scenae magnifico apparatu et peregrini
CHAPITRE 111 457
CjO furent surtout les Piaristes, l'ordre enseignant le plus
nombreux après la suppression des Jésuites, qui, s'inspirant
de Port-Royal, de Rollin et de Crévier, introduisirent dans
leurs écoles, outre l'enseignement de la langue nationale,
celui du français. Un de leurs principaux, Jean Gôrver, publia
en 1770, une « Politique chrétienne^ abrégé méthodique à
l'usage des jeunes princes et de la noblesse», ouvrage remar-
quable en français qui contient les expériences faites au cours
d'une longue carrière dans l'enseignement ; puis un « Essai
d'accomplir l'éducation des jeunes princes et des cavaliers
par une sage et chrétienne politique ». Les novices furent
initiés aux doctrines pédagogiques françaises et Benydk lui-
même, qui enseigna le premier la philosophie en langue
magyare et traduisit les œuvres de l'abbé Brueys, dit dans ses
cahiers manuscrits que son professeur dictait les cours de
l'Université de Paris '. Le môme professeur recommandait
chaudement, dès 1764, « les excellents ouvrages du bon
Charles Rollin » particulièrement le Traité des Études, le
Quintilien, les Lettres, les Discours latins et les Vers latins.
Chez les Piaristes, on imite les conférences entre professeurs
d'où est sorti le Tite-Live de Louis Crévier, commentateur
du Traité des Éludes. On introduit les livres classiques em-
ployés en France. Benyâk, une des gloires des Piaristes, a
beaucoup pris à Fénelon et à Rollin ; son Histoire du jansé-
nisme est écrite d'après des sources françaises. Pour mieux
propager notre langue parmi les élèves, il composa une
grammaire dans la Préface de laquelle il dit : « La majesté
et l'élégance de la langue française m'ont tellement enflamme
que par amour pour mon pays, j'ai écrit cette grammaire »,
Sa méthode est celle de Port-Royal ; il déduit les règles des
sermonis facimdia ac elocutione ita conflucntibus non modo Tyrnaviae, sed
Posonio etiaui illustrissimis spectatoribus probata fuit, ut ejus fama permotus
Excellentissimus Agriensium praesul (l'évêque d'Eger) sumptus liberalitate
obtulerit. (Documents communiqués par M. Finâczy.)
1. Voy. S. Takâts, Benyâk BerniH es a magyar oktatdsûgy {B. Benyak et
l'instruction publique hongroise), 1891.
458 LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISES
exemples, donne des extraits des poètes français, des petites
histoires et des fables. Un autre Piariste, Kâtsor, fait, le pre-
mier, lire et admirer le théâtre classique du xvii* siècle, no-
tamment celui de Racine.
Les premières grammaires françaises qui paraissent au
cours du xvm^ siècle sont rédigées soit en magyar, soit en
latin, soit en allemand *. Gela ne doit pas nous étonner
puisque l'enseignement de la langue nationale était tout à
fait négligé ; qu'il était interdit depuis le xvii^ siècle aux élèves
de se servir de leur langue maternelle à l'intérieur des établis-
sements ^ ; elle fut admise, plus tard, à titre de matière facul-
tative ^ Il était donc naturel d'employer le latin ou bien
pour la bourgeoisie d'origine germanique, l'allemand. Ainsi
nous voyons paraître en 1727 : Pronunciatio linguae gallicae^
ad accentum inclytae nationis Hungaricae adornata (Sopro-
nii), brochure où l'auteur anonyme se propose d'enseigner la
bonne prononciation française et déclare que celle-ci ne dif-
fère guère de la hongroise!...
« Quantumvis pleraeque nationes magnam sane experiri soleant dif-
ficultatem in bene pronuncianda lingua gallica, niillam tamen natlo
Himgarica sentit, quin imo summain probat facilitatem in eft'erendis
gallicis vocibus; siquidem lingua gallica cum hungarica in pronuncia-
tione litterarum et diphtongarum plurimam habet similitudinem. »
En 1749, Nicolas Liszkai publie un Recueil de conversa-
tion et de proverbes à l'usage des Magyars. La première
grammaire complète due à Jean Thomas parut à Sopron en
1763 sous le titre : Nouvelle Grammaire française et hon-
1. Les dictionnaires français-hongrois sont de date beaucoup plus ancienne.
Dans la Nomenclatura sex linguarum de Gabriel Pesti (1538) il y a déjà une
partie française.
2. Voy. R. Békeû : A sdrospataki fôiskola ■1621-iki lôrvényei (Les lois de
1621 de l'école supérieure de Sârospatak) et : A debreczeni fôiskola XVII. es
XVIII. szdzadi tôrvényei (Les lois de l'école supérieure de Debreczen des
xvii" et xvm« siècles), 1899.
3. La première chaire de langue hongroise à l'Université de Pest fut créée
en 1791.
« CHAPITRE III 459
groise nommée : Lesincer (sic !). Maître. Az az : Uj francia es
magyar Graîiimatica, amelly Igaz Nyelv Mesternek nevezte-
tik. Le même auteur avait publié, deux ans auparavant, une
Grammaire française et allemande^ mais il avoue que celle
qu'il a écrite pour les Hongrois dépasse l'autre, car
« il n'y a pas une seule langue en Europe dont la prononciation res-
semble autant à la française que la magyare. En effet, les lettres u, ii,
oly, ely, ôly, ny, zs, correspondent tout à fait au français, eu, u, ail,
eil, euil, gn, gé. C'est pourquoi les Hongrois peuvent apprendre le fran-
çais sans maître. »
Thomas a ajouté à sa grammaire des « Préceptes de la
civilité » et un « Recueil de bons contes et de bons mots tirés
des ouvrages des plus beaux esprits de ce temps ' ». Le
livre est dédié à François Esterhâzy de Galantha, à ce
grand seigneur qui invita le cardinal de Rohan, ambassadeur
français, à venir admirer son château et son parc copiés sur
Versailles. Pendant plusieurs jours les distractions, les
représentations théâtrales en français, pouvaient faire croire
à l'ambassadeur qu'il était encore à la Cour de France. Ces
« Fêtes d'Esterhâz » furent célébrées par Bessenyei et lui
inspirèrent l'idée de composer des tragédies dans le goût
des Français.
La série des grammaires françaises en langue allemande,
parues en Hongrie, s'ouvre par le livre de Jean Frédéric
Wagener : Deutscher Hauptschlûssel zur franzôsischen
Sprache (Presbourg, 1769).
L'introduction prouve à quel point l'étude de la langue
française semblait nécessaire à cette époque.
« Parmi les langues vivantes, dit l'auteur, aucune n'est aussi répan-
due, aucune n'est aussi indispensable, aucune n'est aussi goûtée que
la française. Elle est la langue des Cours; le savant l'apprend, le com-
1. Le nif'me auteur publia, en \Wi, un « Recueil des titres français et
latins ». Il faut rappeler, h ce sujet, que toutes les adresses de lettres
étaient, à cette époque, écrites en français, alors uiôme que la lettre était en
maj^rvar.
460 LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISES
merçant la parle et tous ceux qui aiment les mœurs fines et polies lui
sont dévoués. Je ne crois pas qu'on puisse ranger parmi les hommes
instruits celui qui ne connaît pas cette langue. »
Cette opinion était généralement admise. Savoir l'alle-
mand n'était guère considéré, en Hongrie, comme une supé-
riorité intellectuelle; le commerçant, le petit bourgeois le
parlaient comme leur langue maternelle, tandis que tous
ceux qui voulaient faire partie de l'élite, apprenaient le
français. Comme symptôme de l'aversion innée du Magyar
pour ce qui est germanique, les progrès que firent les études
françaises dans la seconde moitié du xvin^ siècle sont très
remarquables. Le fait même que le renouveau littéraire ait
été l'œuvre d'un groupe qui s'inspirait uniquement de la
littérature française et que même les écrivains appartenant
aux autres écoles, connurent nos grands auteurs du xvii^ et
du xviii'' siècles, l'atteste suffisamment. Les services rendus
à la langue magyare par les nombreuses traductions des
œuvres de Voltaire, de Marmontel, de Molière, de Corneille,
de Boileau et des poètes légers du xviii® siècle, sont trop grands
pour être évalués. Ces traductions ont façonné, assoupli
la langue, l'ont rendue apte à exprimer des idées philoso-
phiques et esthétiques, lui ont donné le tour oratoire, le
nombre et l'harmonie *.
II
L'influence française dominante à la fin du xviii^ siècle a
subi une légère éclipse pendant les guerres napoléoniennes
et lors de l'avènement de l'école gréco-allemande de
Kazinczy, pour recommencer à agir avec une force nouvelle
vers 1830, au moment où les œuvres de l'Ecole romantique
1. Voy. N. Kônnye, L'influence de la langue française sur le style hongrois
au xviii« siècle. Programme de l'école réale municipale 'de Budapest
(Vllf arr.), 1881.
CHAPITRE ni 461
commencèrent à être connues en Hongrie. De cette date au
dualisme, c'est-à-dire depuis les luttes mémorables livrées
dans les Diètes pour les libertés constitutionnelles, pour la
disparition de l'état féodal, jusqu'aux conquêtes définitives
de 1848 et la paix avec l'Autriche, la langue française et
avec elle l'esprit libéral dont elle aime à exprimer les
tendances, ont fourni à la Hongrie moderne ses armes de
combat. Il n'est pas alors un seul écrivain, pas un homme
politique qui ne sache notre langue. Le fait est constaté
dans toutes les biographies. Même les poètes dont les
œuvres ne trahissent aucune influence étrangère, tels Petofi
et Arany, se familiarisent avec la poésie de Victor Hugo,
de Lamartine, de Vigny et de Déranger.
L'Académie qui se fonde en 1830 est calquée sur l'Institut
de France *. Le vœu de Dessenyei, de Daroczy et de Rêvai
qui, au xviii" siècle, avaient constamment les yeux tournés
vers l'Académie française et demandaient une institution
analogue qui permit de cultiver et de régler la langue
nationale, était donc enfin exaucé. Les historiens les plus
renommés de cette docte compagnie Teleki, Szalay et Hor-
vâth prennent pour modèle Thiers, Guizot et les Thierry.
Dès sa fondation, l'Académie hongroise fit traduire —
avec plus d'élégance qu'au xviii^ siècle, — le Cid, Andro-
maque, Britannicus, Phèdre^ Alhalie, Zaïre, Alzire, Tancrède,
rÉcole des femmes, Tartufe, l'Avare, le Bourgeois gen-
tilhomme, les Femmes savantes, le Joueur de Régna rd'
le Roi de Cocagne de Legrand, le Vieux célibataire de
Colin d'Harleville et ï École des Vieillards de Casimir Dela-
vigne ^ Elle décida également la traduction de quelques
ouvrages où la beauté de la forme s'alliait à la solidité du
1. Avec cette différence que les poètes, romanciers et dramaturges, font
partie de la première classe (Philologie et belles-lettres) que les archéologues
entrent dans la deuxième classe (sciences morales et politiques) et que les
beaux-arts ne sont pas encore représentés.
2. Les pièces traduites pour le Théâtre nalionul, de même que les romans et
les nouvelles traduits pour les journaux et les revues, ne se comptent plus
depuis 1837.
462 LA LANGLE ET LA LITTÉRATLHE FRANÇAISES
fond, tels V Histoire de France de Ségiir, le Traité d'éco-
yiomie politique de J.-B. Say, les Nouveaux principes
d'économie politique de Sismondi, le Précis élémentaire de
physique expérimentale de Biot, le Règne animal et le
Discours sur les révolutions de la surface du globe de Cuvier.
Les premiers orateurs de rAcadémie : Kôlcsey et Eôtvôs
transplantent l'éloge académique français sur le sol hon-
grois. Enfin, l'Académie a toujours été fière de s'adjoindre
comme membres associés étrangers les savants français d'une
renommée universelle, et ceux dont les études présentaient
un intérêt particulier pour la littérature magyare.
La Société littéraire Kisfaludy, fondée en 1836 par
quelques amis de Charles Kisfaludy se proposait de cultiver
les études critiques et esthétiques dans le goût français et
d'affiner la langue par la traduction des chefs-d'œuvre étran-
gers. C'est à elle qu'on doit les « Œuvres complètes » de
Molière (1863-1883) où les pièces en vers sont, selon l'habi-
tude magyare, traduites dans le rythme même de l'original,
et cela par de vrais poètes ; on y trouve aussi une bonne bio-
graphie du grand écrivain due à Jules Haraszti, professeur
de langue et littérature françaises à l'Université de Kolozsvdr.
Les « Essais critiques et littéraires » que cette Société a
publiés, notamment ceux de l'esthéticien Erdélyi, de Sala-
mon, d'Alexandre Imre, portent tous le cachet français.
L'érudition ne s'y étale pas ; beaucoup de finesse dans la
critique et une composition artistique les caractérisent.
Plusieurs de ces volumes contiennent l'analyse pénétrante
d'œuvres françaises. C'est encore à cette Société qu'on doit
la meilleure traduction en vers de VArt poétique de Boileau,
œuvre de Jean Erdélyi, et de nombreuses études sur la litté-
rature française contenues dans les Annales'.
1 . Elle vient de publier également le premier volume d une Anthologie de
la 'poésie lyrique française du XIX' siècle {Anthologia a XIX. szdzad franczia
lyrojnbôl. 1901) oii nous trouvons les traductions en vers très réussies de
vingt poètes, notamment : Chénier, Béranger, Lamartine, de Vigny, Victor
Hugo, Gautier, Moreau, Musset, Ackermann et Soulary.
CHAPITRE III 463
La presse quotidienne et périodique qui s'est développée
depuis 1840, a subi également l'influence française. Les arti-
cles de Széchenyi, de Kossuth, d'Aurèle Dessewfîy, de Gsen-
gery, d'Eôtvôs, de Szalay et de Trefort pourraient être sortis
des bureaux de l'ancien Journal des Débats. Comme la dis-
cussion des théories purement politiques était entravée par
la censure, ils traitaient de préférence les questions sociales
et économiques, de la solution desquelles, d'ailleurs, dépen-
dait le sort du pays. Michel Chevalier et ses théories furent
connus de bonne heure à la rédaction du Pesti Hirlap;
les Études de Trefort qui, après le dualisme, devint le succes-
seur d'Eôtvôs au Ministère des cultes et de l'instruction publi-
que, attestent cette influence prédominante des idées fran-
çaises sur la Hongrie à la veille de la Révolution, et l'on
sait que ce sont les événements de 1848 qui brisèrent défi-
nitivement là-bas, la féodalité et le joug autrichien.
Si nous voulons connaître les lectures dont se nourrissait
cette jeunesse, nous n'avons qu'à consulter ce môme Trefort
qui parla si souvent de Thiers, de Mignet et de Guizot aux
séances de l'Académie*. « J'ai lu avec passion, dit-il, les
œuvres de Rousseau, surtout VÉmile, de môme que Voltaire
et Montesquieu ; j'y ajoutai plus tard M"*" de Staël, Ségur
(Campagne de Russie), Daru (Histoire de Venise), Mignet
(Histoire de la Révolution) ".
Quoique nous n'ayons aucune donnée précise sur l'ensei-
gnement du français dans les écoles hongroises à cette
époque, on peut croire qu'il n'était pas négligé. Si on
ne l'enseignait pas encore comme une matière obligatoire, la
jeunesse avait cependant bien des occasions de l'apprendre.
Il ne manquait point de gouvernantes et de précepteurs fran-
çais dans les bonnes familles, et la génération de 1848 savait
1 . Le successeur de Mignet à l'Académie française, Duruy, l'en a remercié
dans son discours de réception. Les éloges de ces historiens ont paru égale-
ment en français dans la Revue internationale de Gubernatis, tome V, VI et IX-
2. Préface à ses Éludes littéraires, économiques et politiques, 1882.
464 LA LANGUE ET LA LITTÉKATUKE FRANÇAISES
bien notre langue. Les émigrés en tirèrent avantage : leur
chef, le comte Ladislas Teleki, l'auteur du Favori, celui-là
môme qui initia Saint-René Taillandier aux beautés de
Petôfi, a publié plusieurs brochures en français, pour plaider
la cause de son pays. La Biidapesti Szemle a donné dernière-
ment plusieurs lettres', que les émigrés adressèrent à l'histo-
rien Gh.-L. Chassin qui, sous le second Empire, combattit si
vaillamment et d'une façon si désintéressée pour les peuples
opprimés. Ces lettres ^ montrent que si ces écrivains et
ces soldats ne maniaient plus notre langue aussi bien que
Bessenyei, Fekete ou Joseph Teleki — grand-père de Ladis-
las Teleki — ils ne laissaient point pourtant de s'exprimer
assez convenablement. Nous avons déjà rappelé les œuvres
françaises de Charles Hugo qui appartient également à cette
génération : les études, interrompues dans les premières
1. Septembre, 1899.
2. Il y en a de Kossuth, de Teleki, de Jôsika, du général Czetz et de Tarchéo-
logue Henszhnann. Nous donnons, à titre de document, celle de Teleki, datée
de Melun, 6 nov. 1855. « Monsieur, je vous remercie bien de la bonne et
aimable lettre que vous m'avez adressée. Si je n'y ai pas répondu plus tôt,
c'est que j'espérais vous rencontrer à Paris et pouvoir vous exprimer mes sen-
timents de vive voix. N'ayant pu prolonger mon séjour à Paris au-delà de
deux jours j'ai dû malheureusement renoncer à cet espoir. Je prends donc
ma plume pour vous exprimer ma reconnaissance en attendant que je puisse
faire mieux et aller vous serrer la main. C'est avec un intérêt bien vif et bien
naturel, du reste, que je vais étudier votre livre sur la Hongrie dont on vient
de me remettre les exemplaires ; les parties que j'en connais déjà me font augu-
rer qu'il intéressera aussi la France. Mes compagnons d'infortune et moi, nous
n'avons été à l'étranger que les fondés de pouvoir et pour ainsi dire les avo-
cats d'une nationalité opprimée. Mes écrits n'ont été par conséquent que des
plaidoyers. Pour populariser notre cause en France il faut une autre plume,
une plume française. C'est à vous non seulement de mettre le doigt sur nos
plaies sanglantes, mais de ressusciter notre cause en la rendant française c'est-
à-dire en la présentant à votre pays et partant au monde sous sa face civilisa-
trice et européenne. Ai-je compris votre noble tâche? Je le crois. Merci de
l'avoir acceptée ! Je ne puis que faire des vœux pour la réussite de votre géné-
reuse entreprise.
Agréez, je vous prie. Monsieur, l'assurance de ma très haute considération
et de mon dévouement bien sincère.
Ladislas Teleki.
CHAPITRE III 4Go
années du xix^ siècle, avaient fait des progrès rapides après
1830.
La grande autonomie dont jouissent les écoles hongroises
les a préservées, sous la réaction, d'une germanisation com-
plète. Pour combattre les tendances du gouvernement autri-
chien, on s'adonna avec d'autant plus d'ardeur au français.
Certaines familles envoyèrent même leurs enfants en pays
français pour les soustraire à un régime scolaire où l'esprit
allemand dominait.
Il est vrai que le ministre Thun, dont le nom est attaché à
la réforme de l'enseignement secondaire en Autriche, avait
introduit en Hongrie les écoles réaies, où notre langue était
enseignée. Mais les bons professeurs étaient bien rares et
puis les Magyars ont longtemps éprouvé une grande antipa-
thie pour les éludes sans latin. La culture latine leur sem-
blait depuis le moyen âge une condition absolument indis-
pensable sans laquelle ils n'auraient pu rester en contact
avec le reste de l'Europe et se hausser au niveau de la civili-
sation des autres Etats. Si donc les parents continuaient à
envoyer leurs enfants dans les gymnases, ils leur faisaient
apprendre le français à la maison. C'est ainsi que la plupart
des écrivains se familiarisèrent avec notre langue. Ils la
possédaient plus ou moins bien suivant que les occasions
qu'ils avaient de la parler ou de l'écrire étaient plus ou
moins nombreuses.
III
Avec le dualisme (1867), la cause nationale avait triomphé.
La ilongrie est enfin maîtresse de ses destinées. Elle a mon-
tré, chez elle, lors du Millénaire (1896) et quatre ans plus
tard à Paris, ce qu'une nation, avide d'apprendre et de pro-
gresser, peut faire en trente ans dans tous les domaines où
s'exerce l'activité humaine. Et le grand écrivain national
30
466 LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISES
Maurice Jôkai, celui qui relie le présent au passé, est venu
pour proclamer à nouveau les sympathies de sa race pour la
France qui initia son pays à toutes les nobles pensées. Son
action continue à s'y faire sentir; la France n'agit pas seu-
lement par le théâtre et le roman, comme nous l'avons vu,
mais elle exerce aussi une inlluence prépondérante par ses
penseurs et ses érudits. Dans ces trente dernières années l'or-
ganisation de l'enseignement du français depuis l'école pri-
maire supérieure jusqu'aux Facultés, a imprimé une nouvelle
force à ce mouvement.
Pour s'exercer d'une manière plus réfléchie, plus métho-
dique, cette influence n'en est pas moins profonde. Le fran-
çais n'est plus l'apanage des nobles, des riches qui peuvent
avoir précepteur et gouvernante, ou des écrivains de profes-
sion, mais il fait partie de l'éducation de tout homme bien
élevé. Le nombre des livres, des revues et des journaux
français qui entrent dans le pays a décuplé. Le corps
enseignant remplit sa tâche avec conscience. On ne lit plus
uniquement notre, théâtre et notre littérature d'imagina-
tion, mais aussi nos études historiques et littéraires, que
l'on s'applique à imiter; on prend connaissance de nos
travaux d'érudition et de nos thèses de doctorat. La Hongrie
fut même citée dernièrement comme un des pays qui con-
tribuent à faire avancer les études de la littérature fran-
çaise '. En efl^et, les revues Budapesti Szemle et Egye-
temes Philologiai Kôzlôny, contiennent un grand nombre
d'études littéraires et philologiques sur nos écrivains et
cette dernière, qui fut fondée en 1877, publie depuis vingt
ans des rapports sur les travaux français concernant l'an-
tiquité, les littératures françaises et étrangères. Nous ne
sommes donc pas uniquement les « amuseurs » du public
magyar, nous contribuons à former les esprits par la sub-
stance de nos travaux savants. Ce résultat est dû à l'organisa-
tion officielle de l'enseignement du français. Grâce aux eflbrts
1. M. G. Lanson dans la Revue de synthèse historique^ n» 1, 1900.
CHAPITRE lit 467
persévérants des ministres J. Eôtvôs, Trefort, Csaky et W las-
sics, notre langue figure comme matière obligatoire dans
toutes les écoles réaies (enseignement moderne) dont le
nombre est de 33, avec 10,600 élèves. Ces établissements
sont principalement fréquentés par les futurs ingénieurs et
industriels; quelques élèves entrent dans renseignement des
langues vivantes.
La durée des études y est de huit années et le français est
enseigné dès la troisième : cinq heures par semaine au début,
quatre les années suivantes. L'enseignement est théorique
et pratique tout à la fois : les élèves lisent des extraits de
Corneille, Racine, Molière, Pascal, La Fontaine, M""' de Sévi-
gné, Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Chateaubriand ainsi
que de Victor Hugo, Lamartine, Béranger, Coppée, Thiers,
Ségur, Barante, Arago et Sainte-Beuve. Les résultats sont, en
général, satisfaisants et les professeurs constatent l'entrain
des élèves pendant les classes. Le Magyar, en effet, naît
polyglotte : sachant que sa langue maternelle n'est pas com-
prise en dehors des frontières de son pays, il se familiarise de
bonne heure avec les idiomes étrangers. Il regarde surtout
vers rOuest et oublie facilement qu'il est entouré du monde
slave. Il néglige, et cela d'une manière surprenante, le russe,
le tchèque et le croate, mais il apprend avec ardeur le fran-
çais. Quant à l'allemand, les relations politiques en néces-
sitent la connaissance.
Le français est obligatoire dans les écoles de com-
merce, au nombre de 37 et qui comptent 5,475 élèves; à
l'école orientale du commerce à Budapest et dans les lycées
de jeunes filles. Il est enseigné, et cela depuis Marie-Thé-
rèse, dans tous les pensionnats oii une bonne partie de la
noblesse envoie ses filles, sans compter que dans toute
famille aisée la gouvernante venue de France ou des envi-
rons de Genève est pour ainsi dire de rigueur. Dans \g9, f/i/ni-
nases (enseignement classique), la langue vivante obligatoire
est l'allemand, mais dans 66 de ces établissements, il existe
des cours facultatifs auxquels 1822 élèves assistent. Plusieurs
468 LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISES
d'cnlre eux se destinent au professorat des langues vivantes.
— Les deux Universités : Budapest et Kolozsvâr (en Tran-
sylvanie) ont chacune leur chaire magistrale de français.
Celle de Budapest est actuellement consacrée surtout aux
études philologiques, celle de Kolozsvâr à l'histoire litté-
raire.
Avec l'organisation de cet enseignement dans les écoles il
fallut créer de nouveaux diplômes. Au début les exigences
étaient plutôt modestes. Ainsi on recommandait aux candi-
dats Tétucie des ouvrages de Brachet, de Lafaye (Synonymes)
de Pellissier (Principes de la rhétorique française) de Qui-
cherat (Traité de versification française) et les histoires de la
littérature de Nisard et de Démogeot. Au fur et à mesure que
cet enseignement se développait le cadre des matières de
l'examen fut élargi. On créa un diplôme spécial pour les
maîtres es langue française destinés à professer les cours
facultatifs; la philologie romane fut introduite et la connais-
sance intime de notre littérature exigée; les candidats durent
faire une composition en langue française et avoir une cer-
taine facilité de parole. Le ministère envoie chaque année à
Paris plusieurs de ces jeunes gens pour qu'ils suivent les
cours de la Sorbonne et du Collège de France ; il forme ainsi
des maîtres vraiment à la hauteur de leur tâche.
Les grammaires françaises et les éditions d'auteurs clas-
siques s'améliorent; quelques professeurs ont même pris
contact avec la librairie parisienne et suivent les méthodes
françaises. Les dictionnaires deviennent de plus en plus
compacts ; on a fondé un journal à l'usage des classes : Le
Progrès, dont les articles sont en français avec des notes en
magyar. Ce journal rend de grands services à la jeunesse
studieuse.
L'influence de la presse quotidienne et périodique fran-
çaise va augmentant ces trente dernières années. On peut la
constater depuis la fondation du Pesti Hirlap, le célèbre
journal de Kossuth qui, en 1844, passa entre les mains des
doctrinaires ;Csengery, Eôtvôs, Szalay etTrefort, tous imbus
CHAPITRE 111 469
du plus pur esprit français '. Pendant la réaction, contem-
poraine du Second Empire en France et de la censure, les
journalistes français ont enseigné aux publicistes magyars,
notamment à Kemény, l'art d'écrire des articles que le
public comprenne à demi-mot. La phrase de Prévost-Para-
dol : « Quelle volupté de compter et de peser ses mots, d'en-
foncer délicatement l'aiguille, d'ajuster à coups posés
Que ce silence général est favorable! » ' s'applique fort bien
à la Hongrie. Après le dualisme, les chaînes tombèrent; à
côté de la discussion politique il y eut place pour d'autres
sujets. On commença môme à consacrer l'article de tête à
des questions sociales ou littéraires, souvent à un fait divers
typique et qui montrait le besoin d'une réforme quelconque.
Le Figaro exerça sous ce rapport une influence décisive sur
le journalisme hongrois ; cette feuille, ainsi que les journaux
dits « littéraires » ont transformé une partie de la presse
doctrinaire et exclusivement politique. Le journal hongrois
se fait de plus en plus « parisien ». Le nouveau Pesti Hirlap,
le Budapesti Hirlap, le Pesti Naplô, ancien organe des « deâ-
kistes )), le Magyar Nemzet, organe de Jôkai, et d'autres
encore ont maintenant des chroniqueurs à la plume alerte
et fine ; la chronique -théâtrale s'inspire des « lundistes » de
Paris et la critique d'art, si longtemps négligée occupe une
place de jour en jour plus importante dans les journaux.
Pour continuer les relations entre la France et la Hongrie
on a fondé des journaux rédigés en français : d'abord la
Gazette de Hongrie (1880) dirigée tour à tour par Dionyse
Pàzmdndy, un des volontaires hongrois qui combattirent
pour la France en 1870, ensuite par Amédée Saissy ; puis la
Chronique d'Orient fondée en 1886.
Les revues s'adressant au grand public prennent aussi
modèle sur les publications similaires françaises. La plus
1. Voy. J. Ferenczy, //w/on-e de la presse honfjvoise, li%'re II, chap. V;
G. Beksics : A magyar doclrinaire/f, 1882.
2. Voy. 0. Gréard, Prévosl-Paradol, 1894, p. C.j.
470 LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISES
ancienne : La Budapesti Szemle, fondée en 1840 par le
groupe des doctrinaires dans le but de doter la Hongrie d'un
recueil semblable à la Revue des deux Mondes ou à l'an-,
cienne Revue de Paris, ne pouvait prospérer avant la Révo-
lution '. Csengery, un « écrivain français », fit un nouvel
essai de 1857 à 1869; enfin Paul Gyulai prit la succession
en 1873. Les cent et quelques volumes de cette publication
peuvent être comparés à nos grandes revues. Il est vrai qu'ils
ne renferment ni critique dramatique, ni bulletin politique;
mais pour le reste la similitude est absolue.
Paul Gyulai, le directeur actuel, poète d'un sentiment
élevé, nouvelliste de l'école française, critique littéraire et
professeur à l'Université de Budapest, est un esprit éminem-
ment français, par la clarté et la lucidité dont il fait preuve
quand il expose, par la prédilection que lui inspire la
forme artistique, par son dédain des vétilles et des notes
érudites. La place qu'il accorde dans sa revue à la litté-
rature d'imagination française, aux articles sur les ouvrages
français, prouve qu'il voit « aux bords de la Seine » dans la
ville où il séjourna étant jeune homme — il est né en 1826
— la source vivifiante.
A côté de cette grande revue, certaines feuilles hebdoma-
daires comme la Vasârnapi Ujsàg^ fondée par Albert Pâkh
en 1854, continuent « le genre Illustration », tandis que les
plus récentes comme A hét (La semaine), dirigée par le poète
Joseph Kiss, Uj idôk (Temps nouveaux), dirigée par le
romancier Herczeg, réunissent les chroniqueurs les plus
brillants, tous formés à l'école française : Brddy, Ignotus
(pseudonyme de Hugo Veigelsberg), Ambrus, Kdbor, Szo-
mahâzy, Petelei, Tdth. Ces feuilles sont illustrées par des
dessinateurs formés à Paris; elles rivalisent avec les meil-
leures productions parisiennes du môme genre.
Pendant cette même période, la critique historique et lit-
téraire a ressenti fortement l'influence de la France. Les his-
\. Deux volumes seulement parurent en 1840.
CHAPITRE m 471.
toriens hongrois se contentèrent longtemps de recueillir des
matériaux et de les coordonner. C'était, d'ailleurs, la pre-
mière condition pour écrire une histoire critique du peuple
magyar. L'Académie, tout en continuant dans les « Monu-
menta Hungariae historica » le travail commencé vers la fin
du xYiii" siècle par Pray, Katona, Kaprinai, Kovachich et
Fejér sous l'impulsion des Bénédictins de Saint-Maur, a
inauguré l'historiographie moderne sous les auspices de
Thiers, de Mignet et de Thierry. Ils furent les modèles de
Joseph Teleki lorsqu'il écrivit son ouvrage monumental sur
Y Epoque des Hunyad. La même remarque s'applique à Ladis-
las Szalay dans son Histoire du peuple hongrois^ oi\ la science
du jurisconsulte s'allie si heureusement à des qualités cri-
tiques de premier ordre; à Michel Horvath dans son Histoire
des vingt-cinq ans (1823-1848), dans ^di Révolution hongroise
et surtout dans ses remarquables monographies.
Ces premiers grands historiens s'efforcent d'atteindre à
l'exposition claire et attrayante de leurs émules français ;
la môme influence se retrouve chez les historiens contempo-
rains : Frakndi, Salamon, Pauler, Szilâgyi, Marczali, Wer-
theimer et Mârki; s'adressant au grand public ils sont
amenés à redouter la sécheresse et le décousu de la narra-
tion qui caractérisent encore les ouvrages de pure érudition.
Quoique leur documentation soit extrêmement riche et de
fort bon aloi, ils n'oublient pas que l'histoire est avant tout
un art.
L'Académie, pour fournir au public des lectures histo-
riques agréables et nourries, et dans le désir d'indiquer aux
historiens dans quelle voie ils doivent entrer maintenant
que l'énorme quantité de documents est publiée, a fait tra-
duire, depuis vingt ans, les chefs-d'œuvre d'Amédée et
d'Augustin Thierry, de Fustel de Coulanges, de Taine, de
Sorel et de Rambaud ^
1 . On a traduit également des ouvrages allemands et anglais, mais tou-
jours ceux qui excellent par la composition et le style.
472 LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISES
Quant à la critique littéraire, l'Académie a donné des
modèles par la traduction de quelques œuvres de Villemain,
de Sainte-Beuve, de Nisard, de ïaine, de Gaston Boissier,
de Cherbuliez, de Groiset et de Faguet. Tous ces écrivains
ont, en Hongrie, de nombreux disciples, la critique s'étant
enfin affranchie de l'esprit germanique de Toldy. Si l'on
parcourt les œuvres des deux plus grands critiques hon-
grois contemporains : Paul Gyulai et Zoltân Beôthy, on
est frappé d'un certain cachet artistique qui trahit la bonne
école française. La « Biographie de Yôrôsmarty », les
« Etudes sur Katona et son Bdnk-bdn », les Éloges de Gyulai
pourraient prendre place dans la collection des œuvres d'un
grand écrivain français. C'est la même clarté, la même
finesse, le môme penchant pour les vues générales, la môme
horreur du détail inutile. Les critiques théâtrales, les études
esthétiques du second montrent les mômes qualités. Tous
deux sont l'ornement de la Faculté des Lettres de l'Univer-
sité de Budapest où leurs cours rappellent ceux de l'an-
cienne Sorbonne. Ils représentent en Hongrie, Villemain et
Sainte-Beuve. La jeune école de critique littéraire a, par
contre, subi l'ascendant de Taine. Péterfy et Bânfi ', Riedl et
Haraszti ^ et quelques autres ont écrit ou écrivent encore
sous son inspiration. Cet ascendant se manifeste plutôt dans
le domaine de la critique littéraire que dans celui de
l'histoire.
On peut voir par ce résumé que les écrivains magyars ne
sont pas uniquement attirés par notre théâtre et par notre
1. Dans les Études (Tanulinânyok, 1895) de Bânfi nous trouvons des
articles très remarquables sur « Alceste et la misanthropie », sur le « Drame
français dans la première moitié du xi-x.» siècle », sur « La question du divorce »
de Dumas fils ; des études pénétrantes sur les « Quatre vents de l'esprit » de
Victor Hugo, sur les Nuits de Musset qu'il avait traduites.
2. Haraszti a donné un beau volume sur le Roman naturaliste (Stendhal?
Mérimée, Balzac, Flaubert, les Concourt, Zola, Daudet, Tourgenief), 1886 ;
deux volumes sur Molière (1897) et tout récemment (1900) une étude sur la
Poésie lyrique française aie xix" siècle.
CHAPITRE III 473
roman. L'influence française se fait sentir, surtout depuis le
dualisme, dans le domaine des écoles, de la presse, de la
critique historique et littéraire. Cependant, malgré cet ascen-
dant que nous pouvons constater depuis les débuts de la lit-
térature hongroise jusqu'à nos jours, la langue magyare elle-
même a pu conserver presque intacte sa pureté. Les mots
français qui ont passé en magyar sont, en effet, relativement
peu nombreux. Gela se comprend, étant donnée l'absolue
différence de structure des deux langues ; on sait que le
hongrois est une langue ougrienne; que sa morphologie
comme sa syntaxe n'ont rien de commun avec les autres
langues de l'Europe. Certes, le style français a agi sur elle
aux différentes époques que nous avons étudiées. Au
XVIII* siècle, il lui a donné du nerf et de la précision ; au
moment de l'influence romantique, lorsque la grande que-
relle entre néologues et puristes se fut terminée par la
victoire des premiers, la langue avait déjà, grâce aux
poètes, acquis de la précision, de la couleur et de l'harmo-
nie. A ce moment le français eut moins d'influence sur la
forme extérieure que sur l'esprit des œuvres, encore qu'on
ne puisse nier que la langue du drame et du roman n'ait
profité du contact avec notre langue. Mais de tous temps
les emprunts directs au français restèrent rares : les vocables
qu'on trouve se sont introduits, en partie par les colons des
bords du Rhin que, vers la fin du xviu" siècle, Marie-Thérèse
établit dans le Banat, complètement dévasté par les Turcs ' ;
et en partie, par les écrivains de VEcole française qui, sou-
vent, faute d'équivalents aux termes abstraits de notre
langue, se contentèrent de leur donner, à l'aide d'un suffixe,
une couleur magyare. Cependant ces derniers termes ont été
remplacés, au cours du xix* siècle, par des vocables magyars
que les hardis réformateurs ont créés par milliers. Ceux de
ces termes qui restent sont plutôt employés dans la langue
1. Voy. R. Chélard, La Hongrie millénaire, pp. 220 et suiv.
474- LA LANGUE ET LA LITTÉRATUKE FRANÇAISES
vulgaire que parles lettrés, par les journalistes que parles
écrivains puristes \
Les documents que nous avons réunis dans ce dernier
chapitre complètent par quelques traits le tableau d'ensem-
ble que nous nous sommes efforcé de tracer en étudiant
1. Les ternies les plus usités sont : alrec (adresse), agyû (adieu), apanôzs
(apanage), antisambriroz (faire antichambre), avanzsirozni ou avanzsôlni
(avancer), angazsnlni (engager), àlo mars! (allons, marche'.) apropo; bross
(broche), blamdzs (blâme), balkon, bandrizs (bandage), bagdzsi (bagages),
bondsur ou baîidsia- (bonjour ; ce terme a pris, dans certaines contrées, le
sens d'habit court), buddr (boudoir), butik (boutique), butella (bouteille),
bagatel, batiz (batiste), bonbon, bàl, bankét, bankrot (banqueroute), barakni
(baraque), bilét ou biléta (billet); depes (dépêche), diUzsanc (diligence),
damast (damas), depô (dépôt) ; englizsé (négligé), fdd (fade), fotell (fau-
teuil), flanel, front; gardeddm, gdzsi (gage), gipér (guipure); hôtel, konyak
(cognac), kuplé (couplet), kokett, klisé (cliché), kompôt (compote), krém
(crème), kuss et kusti (couche-toi! en s'adressant aux chiens), kurdzsi
(courage), kravatli (cravate), kapricirozni (avoir des caprices), kanavdsz
(canevas), kurizdlni (faire la cour), kantin (cantine), kadét, kuverla (couver-
ture), kamdsli (gamache), kiipé (coupé); likôr, lavor (lavoir), lister (lustre);
migrén (migraine), malôr (malheur), medoljon (médaillon), masamod (mar-
chande de modes), mendzsi (ménage), mutyi, mulyiz, mutyiban van (moitié,
d'où partager), melàk (le nom du général Mélac qui a dévasté le Palatinat a
donné cette injure qui veut dire : chien de boucher ou bien idiot), marias
(jeu), marodi (maraudeur), masirozni (marcher), manéver (manœuvre) ;
néglizsé (négligé), notesz (notes); otkolony {eau de Cologne) ; p/ezM/- (bles-
sure), pai'aplé (parapluie), pasasér (passager, dans le sens de voyageur),
profil, promendd, parddé, pak (paquet), pîké, poinàdé (pommade), parfum^
pudér (poudre), prazléla (bracelet), plafont, patrol (patrouille), pardon ;
regruta (recrue), randevu (rendez-vous), raport, rond-irds (la ronde, en
écriture) ; sik et sikkes (chic, d'importation toute récente), sdrzsi (charge)
svalizsér (chevaux-légers), szolid, steldzsi (étalage), szervéta (sei-viette),
sanzsérozds (changement), sifon (chiU'on), szészon (saison), szatin (satin),
sifonér (chiffonnier, meuble), szalon, szufla (souffle); toalett (toilette), tus
(touche et douche), tull (tulle), trup (troupe), vizavi (vis-à-vis) ; zsanddr
(gendarme), zsaluk (jalousies), zosz (sauce), zsabôsan (avec des jabots),
zsaket (jaquette), zsenérozni (se gêner). — Dans les journaux surtout on
trouve : renommée, jury, sans-gêne, prestige, genre-kép (tableau de genre),
mémoire (le), pose, attitude, raffinement, contour, niveau, jour (de Madame).
— Voy. Balassa : A magyar nyelv (La langue hongroise), 1899, p. 30; du
même : Mots français en hongrois, dans Magyar Nyelvôr, octobre, 1897.
CHAPITRE HT 475
rinfluence française sur la littérature hongroise. Ils ne mo-
difient pas sensiblement l'idée qui ressort de notre enquête
générale ; ils montrent cependant que l'ascendant que les
écrivains français exercent ne se borne pas uniquement au
mouvement littéraire. Si cet ascendant est manifeste et pal-
pable, continue et prédominant chez les écrivains, il s'est
fait également sentir dans la société. Quoi qu'il soit surtout
observable dans le domaine littéraire, il s'est exercé cepen-
dant sur les idées réformatrices, sur l'esprit public. Autrefois
apanage d'une élite, le goût et l'intelligence des idées géné-
rales et des sentiments nobles se propage aujourd'hui par
l'école, par la presse. Grâce à elles, cette influence salutaire
pénétrera jusqu'aux couches les plus profondes de la société
hongroise et, sans entamer le caractère national, y grefl'era
la tolérance, la liberté de conscience et le désir de voir fra-
ternellement unis les hommes de nationalités différentes
qui habitent le sol magyar.
CONCLUSION
Renan a appelé la France « l'ingénieuse, vive et prompte
initiatrice du monde à toute fine et délicate pensée ». Notre
exposé a montré qu'elle n'a pas seulement rempli ce noble
rôle en Hongrie, mais qu'elle y a aidé à créer une littérature.
En effet, avant 1772, on peut parler de certaines œuvres
magyares, mais il manque cette continuité dans la produc-
tion qui seule atteste l'existence d'un courant littéraire. C'est
surtout au commencement du xvni^ siècle que l'arrêt a été,
pour ainsi dire, complet.
Bessenyei apparaît alors; il groupe autour de lui les pre-
miers ouvriers conscients de la littérature. Ceux-ci s'efforcent
de tirer la Hongrie de sa torpeur intellectuelle, de réveiller
l'esprit hongrois du sommeil où il s'engourdit. Hs prennent
les écrivains français comme modèles, les traduisent, les
adaptent ; ils donnent ainsi une impulsion à la littérature et
créent un mouvement qui, depuis, ne s'est plus arrêté.
C'est là le premier, c'est là peut-être aussi le plus grand ser-
vice que la France ait rendu à la Hongrie. Les œuvres de « la
garde royale » stimulent le zèle de tous ceux qui souffrent
de voir leur pays dans un état d'infériorité intellectuelle.
Tous, qu'ils appartiennent au groupe de Bessenyei ou à
d'autres écoles, considèrent la production littéraire comme
un devoir, comme une tâche, comme une œuvre de patrio-
tisme. Nobles, prêtres, soldats et professeurs tous brûlent
de la même ardeur, du même feu allumé par une étincelle
CONCLUSION 4 / /
sortie de ce grand foyer qui rayonnait alors sur toute
l'Europe : la littérature française. Pendant une trentaine
d'années, c'est la France qui fournit le fond, la forme,
l'esprit et les idées.
Le chef de ce mouvement, Georges Bessenyei, veut devenir
le Voltaire hongrois. Il imite constamment le patriarche de
Ferney dont le règne s'inaugure ainsi en Uongrie. A côté
de lui, Rousseau et les Encyclopédistes, Marmontel et d'Ar-
naud, môme les poètes légers : Dorât, Colardeau, Parny
sont traduits ou imités. Quelques écrivains remontent
jusqu'au xvif siècle pour admirer Molière, Corneille, Racine,
La Fontaine et La Rochefoucauld.
Contenue au début dans les limites du domaine littéraire,
linfluence française ne tarde pas à se faire sentir, grâce à la
Révolution, dans le domaine politique et social. On réclame,
au nom de la liberté, l'observation stricte de la constitution
magyare; on demande, au nom de l'égalité, l'abolissement
de l'état féodal ; on combat enfin, au nom de la fraternité, les
oppresseurs des peuples. Nous avons vu comment la réaction
autrichienne mit fin à ce beau rêve ; mais les idées sont des
forces que ni censure, ni douanes ne peuvent anéantir, ni
arrêter. Au milieu de la terreur, savamment entretenue par
la bureaucratie viennoise ; en dépit des sacrifices faits par la
Diète pour combattre l'esprit révolutionnaire, la première
impulsion donnée à la littérature magyare par le génie fran-
çais conserve à celle-ci son élan.
Ecrivains et lecteurs étaient habitués à regarder du côté de
la France et pendant tout le cours du xix* siècle, surtout
depuis 1830, ils ne se lassèrent pas de se tourner vers elle,
de lui demander une devise, un mot d'ordre. Aucun des écri-
vains marquants n'a pu, dès lors, se dispenser d'étudier la
littérature française. Kazinczy lui-même qui est considéré
comme le chef de l'école gréco-allemande, a beaucoup cul-
tivé nos auteurs ; parfois môme il les a traduits et a ainsi
donné aux Hongrois quelques parcelles de leur génie. Si, mal-
gré cela, on voit l'Allemagne, dans les premières années du
478 CONCLUSION'
xix*" siècle éclipser un instant rinlliiencc française, on ne
doit pas tant Tattribiier à rhégémonic intellectuelle de Wei-
mar sur toute l'Europe, qu'à la faiblesse de notre littérature
sous le premier F^mpire, au manque d'un grand modèle à
imiter et surtout à l'absence d'une poésie lyrique.
Mais à peine la vraie littérature de la Révolution et de
l'épopée napoléonienne, c'est-à-dire la poésie romantique,
était-elle née en France que nous voyons se réveiller immé-
diatement les anciennes sympathies. La chaîne n'était
d'ailleurs pas rompue, car la Hongrie intellectuelle continua
à se nourrir, en grande partie, de Voltaire, de Rousseau,
des Encyclopédistes, en y joignant M"'*" de Staël et quel-
ques historiens du commencement du xix*" siècle. Grâce
au romantisme, contemporain en Hongrie du réveil de l'es-
prit national, — la figure romantique d'Etienne Széchenyi
en est comme le symbole — on se jeta de nouveau dans les
bras de la France, cette première éducatrice du génie hon-
grois. Avec son aide on constitue maintenant le répertoire du
Théâtre national récemment élevé (1837), à cette fin de for-
tifier la nationalité toujours menacée ; on écrit les premiers
romans viables; les hommes politiques et les poètes sti-
mulent le patriotisme, tout en regardant vers la France, tout
en confondant, daus une môme admiration, Hugo et Balzac,
Béranger et Lamartine, les historiens et les orateurs de la
monarchie de Juillet. Toute la v ie littéraire et intellectuelle
de la nation semble alors animée d'un souffle français et les
poètes lyriques les plus rebelles aux influences étrangères,
vivent eux-mêmes volontiers dans ce milieu français qui
leur semble annoncer des temps meilleurs.
Un instant, en 1848, le rêve sembla vouloir se réaliser;
mais l'illusion fut courte et la désillusion amère !
Pendant la réaction, la littérature reste la seule conso-
lation du pays. C'est dans les romans de Jdsika, de J(3kai
et de Kemény, dans les poésies d'Arany, de Tompa, de
Gyulai, de Szdsz et de Goioman Tdth, dans le théâtre de
Szigligeti qu'on puise la force de résister à cette oppression
CONCLUSION 479
systématique. La littérature devient alors éminemment pa-
triotique et nationale. Chaque écrivain est un soldat d'une
même armée qui combat pour la même cause et quelles que
soient leurs divergences de pensée, une seule et môme idée
les domine : le relèvement du pays et son alTranchissement
du joug autrichien. L'émigration hongroise à Paris et à
Bruxelles travaille dans le même sens. La haine de tout ce
qui est allemand projette son ombre sur la littérature elle-
même. On ne lit et l'on n'imite que les œuvres françaises.
Les traducteurs se mettent de la partie; non seulement ils
transplantent les meilleures nouveautés du théâtre et du
roman, mais des talents de premier ordre font entendre en
rythmes hongrois les grands lyriques français depuis Vic-
tor Hugo et Lamartine jusqu'à Musset et Leconte de Lisle.
C'est pendant la réaction que naît cet art de la traduction
rythmée qui, cultivé par de vrais poètes, a nourri la Hon-
grie du suc de notre poésie lyrique depuis 1830 jusqu'à nos
jours et est arrivé peu à peu à vaincre les plus grandes diffi-
cultés. Ces traductions ont élargi l'horizon intellectuel, ont
donné des couleurs et des images à l'imagination orientale
qu'on admire dans les poésies magyares. Avec les drames et
les comédies, les romans et les nouvelles d'origine ou d'ins-
piration françaises, elles forment le lien qui rattache étroite-
ment la Hongrie littéraire à la France.
Et ces attaches ne se sont nullement relâchées dans ces
trente dernières années. Si le culte rendu aux lettres fran-
çaises est devenu plus réfléchi grâce à l'esprit critique qui
s'est formé depuis le dualisme, il n'en est que plus intense.
L'organisation de l'enseignement du français sur toute
l'échelle, l'hégémonie que la France a conservée dans le
domaine de la fiction dramatique, dans le récit romanesque,
une pénétration encore plus profonde des travaux de critique
littéraire et historique, de grands journaux et de meilleures
revues, finalement cet esprit cosmopolite qui caractérise les
écrivains de la « .Jeune Hongrie » : tout cela a maintenu et
encore fortifié l'ascendant de la France.
480 CONCLUSION
Cet ascendant peut encore aller en grandissant si la
France reste, comme dans le passé, Tinitiatrice des idées
nobles et généreuses. L'avertissement que le savant italien
donne à Bergeret dans le Mannequin d'osier d'Anatole
France, peut trouver ici son application. Il faut que nos écri-
vains soient « les apôtres de la justice et de la fraternité »)
qu'ils « prononcent ces saintes paroles qui consolent et for-
tifient ». Il faut que la France continue à ouvrir « les mains
pour répandre ces semences de liberté qu'elle jetait jadis par
le monde avec une telle abondance et d'un geste si souve-
rain que longtemps toute belle idée humaine parut une
idée française ». Une autre condition de la continuité de
cette influence est que nous-mêmes nous nous efforcions
de faire un peu connaissance avec l'esprit magyar tel qu'il
se manifeste dans la littérature. On comprendra facilement
que, quelque soit l'ascendant exercé parle génie français, les
œuvres originales et nationales sont très nombreuses et que
le Magyar, au xix'' siècle, a nationalisé jusqu'aux idées
empruntées à l'étranger. Un champ entièrement inexploré
s'ouvre devant nous. Espérons que la Sorbonne, qui a admis
ce travail, le premier sur la littérature hongroise, au
nombre de ses thèses, sera au xx^ siècle l'instigatrice des
études magyares en France.
FIN
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Mikes et de Georges Bessenyei ; Actes de la Conjuration de
Martinovics ; Lettres (françaises) de Martinovics.
Bibliothèque de ï Académie hongroise [Budapest). Papiers de Ba-
csânyi ; Correspondance de Péczeli ; Œuvres françaises et
hongroises de Jean Fekete.
Les documents concernant les relations de Râkoczy avec
Louis XIV (Âftaires étrangères, Paris, Correspondance,
tome IX-XVIIJ sont très importants au point de vue his-
torique, mais de peu d'intérêt pour la littérature. Il en va
de même des documents conservés dans le portefeuille
Godefroy à la Bibliothèque de l'Institut. Les cartons
AF IV, 1637, 1638, 1675-1677 des Archives nationales
contiennent plusieurs rapports adressés à Napoléon I®""
par ses agents (notamment par Lacuée et Lezay), sur la
situation politique et sociale de la Hongrie au commen-
cement du xix" siècle.
Vu et lu,
En Sorbonne, le 25 juillet 1901.
Par le Doyen de la Faculté des Lettres
de l'Université de Paris,
A. Croiset.
Vu
et permis d'imprimer
Le Vice-Recteur
de l'Académie de Paris,
Gréard.
INDEX
Abafi,57, 61, 257.
Abel, 1, 12, 27, 28.
Abonyi, 323.
Abrânyi, 284.
Abzac (d'j, 47.
Académie française, 74, 108, 115,
262, 268, 461 ■ — hongroise, 109,
254, 273, 295, 461.
Ackermann, 462.
Alambert (d'), 151, 153.
Albericus Monachus, 7.
Alfieri, 82.
Almos, 4.
Alphonse II d'Aragon, 17.
Alsted, 39,42.
Alxinger, 236.
Amâdé, 54, 55.
Ambrus, 441, 443, 449, 470.
Amésius, 41 .
Anacréon, 164, 250, 258.
Andréas Ungarus, 20.
André I, 5.
André II, 9, 14, 15.
André III, 11,21.
André (le P.), 158, 261.
Angyal, 166.
Anjou (les), 20.
Anne de Chùtillon, 12.
Anonyme du roi Bêla, 3, 10, 11,
22.
Anyos, 123, 160-163, 236, 241, 243.
Apor, 21.
Arago, 467.
Aranka, 120, 136, 220.
Arany (J.), 4, 22, 84, 128, 153, 277,
283,351,441, 442.
Arany (L.), 239.
Arioste, 139.
Arnaud (d'), 72, 121, 123.
Arnauld, 456.
Arpâd, 4, 203.
Attavanle, 27.
Attila, 4.
Augier, 351, 355, 356, 373.
Aulard, 179.
Aulnoy (d'), 87.
Ayrenhoff, 138.
Bacfark, 35.
Bac 11, 434.
Bacsânyi, 63, 153, 163, 190, 230.
232-244, 250.
Badics, 384.
Bajza, 247.
Balassa (poêle), 17, 34, 37, 159.
490
INDEX
Ralassa (J.), 474.
Balla-i (A.), 71, 75, 129, 197.
Hallagi (G.j, 178.
Balzac, 278, 36G, 387, 389,
400, 412, 415, 429, 436, 450.
Bandel, 293.
Bânfi, 472.
Bânk, 16.
Bânôczy, 246.
Banville, 363.
Barante, 467.
Barbaries, 155.
Barcsai, 42.
Barcsay, 71, 90, 123-128, 131,
455.
Barkùczi, 63, 129.
Barna, 50.
Bârôczy, 111-118, 127, 379,
Barsoiiville, 47.
Barthélémy, 267.
Bartùk, 305.
Bartsch, 16.
Bâtori Ladislas, 24.
Batteux, 164, 260.
Batthyâny, 51 ; — (Aloïs), 181
201, 215, 218, 238; — (Lo
404 ; — (Séraphine), 454.
Baudelaire, 281, 284,
Baumberg, 236.
Baumgarien, 261.
Bayer (F.), 233.
Bayer (J.), 257, 287, 288, 290,
292, 314, 329, 339, 345, 349,
363, 377.
Bayle, 34, 54.
Bazancourt, 341, 344, 345,
401.
Bazire, 42.
Beccaria, 105.
Bechon, 47.
Becque, 375.
Becse, 16.
Békefi, 9, 12, 458.
390,
160,
380.
-189;
uis),
291,
354,
367,
Beksics, 469.
Bel, 34, 53.
Bêla I, 6.
Bêla 111,6,8,9, 10, 11, 12, 14, 17.
Bêla IV, 6, 8, 11, 15, 18, 20.
Bénédictins de Saint-Maur, 54,
471.
Benyàk,03, 152,232, 457.
Beuthy, 1, 62, 80, 98, 118, 119, 254,
338,378, 381,413,426,472.
Béranger, 278, 282, 284, 350, 427,
462.
Bercsényi, 45, 46, 48, 49, 59, 135.
Berczik, 324, 362, 368.
Berkeszi, 127.
Berlioz, 49.
Bernard (Thaïes), 283.
Bernardin de Sainl-Pierre, 248,384.
Bernouilli, 135, 137.
Bertin, 166.
Bertrand, 165.
Berzeviczi, 35, 186.
Ber;^senyi, 80, 256, 263, 271, 272,
277.
Besi^onyei (Alexandre), 76.
Bessenyei (Georges), 67, 70, 72,
74, 75-110, 112, 114, 118, 123,
127, 128, 129, 130, 134, 174, 179,
238, 243, 245, 288, 293, 335, 455,
459, 476.
Bethlen Gabriel, 30, 39, 43, 44.
Bethlen Nicolas, 35.
Beust, 337.
Bèze (Théodore de), 32, 36.
Bihari, 50.
Billaud de Varennes, 229.
Biot, 462.
Birô de Déva, 32.
Bisterfeld, 39, 42.
Blanc, 427.
Blin de Sainmore, 122.
Blumauer, 145, 236.
Boccace, 33, 61.
INDEX
491
Bod, 34, 52, 53, 135.
Boèce, 7.
Bo^'dân, 46.
Bogisic, 35.
Boileau, 128, 133, 256, 267, 462.
Boissier, 60, 426, 472.
Bokor, 79, 93.
Boldényi, 280.
Bolingbroke, 76.
Bûlyai, 293, 336,
Bonet'ous, 47.
Bonlini, 26, 105, 294.
Boniface II, 16.
Boniface VIII, 12,21.
Bonipert, 5.
Borinac, 44,56.
Bonneval, 56.
Borics, 13.
Born, 145.
Bossuet, 159.
Bouquet, 5.
Bourgeois, 37.
Bourget, 388, 390, 440, 446, 449,
451.
Brandolini, 26.
Brieux, 374.
Brôdy, 441, 442, 446-449, 470.
Brueys, 457.
Bùdinger, 8.
Bulyovszky, 336.
Burmann, 40.
Buzinkai, 43.
Calprenède (de la) , 62, 112, 1 14, 125.
Calvin, 31,38.
Caraffa, 44.
Casanove, 349.
Caton, 7.
Cédron, 50.
Celtes, 27.
Césy, 44.
Chanson de Roland, 24.
Charles III (roi de Hongrie), 68, 214.
Charles V, roi de France, 22.
Charles XII, roi de Suède, 56.
Charles d'Anjou, 20.
Charles II d'Anjou, 21.
Charles-Martel, 21.
Charles-Robert, 21, 23, 24.
Charriera, 31, 47.
Chassant, 47.
Chassin, 283, 338, 388, 464.
Chateaubriand, 407.
Chaulieu, 126, 145, 166, 250.
Châzâr, 216.
Chélard, 21, 270, 473.
Chénier (A), 165, 462.
Cherbuliez,472.
Chevalier, 463.
Christiani, 245.
Cicéron, 7, 76, 257.
Colardeau, 72, 122, 126, 164, 267.
Colin d'Harleville, 461.
Colloredo, 223,224.
Coloman, roi de Hongrie, 6, 12, 13.
Colosvarinus, 35.
Coménius, 42.
Coucha, 178, 209.
Condé, 35.
Condorcet, 192.
Constantin Porphyrogénète, 2.
Coppée, 284, 443.
Corneille, 63, 329, 347, 467.
Côrver, 457.
Crévier, 457.
Croiset, 472.
Crouy-Chanel, 21.
Csâk, 16.
Csâki, 46.
Csâky, 467.
Csânki, 27.
Csâszàr, 217, 219, 341.
Csatù, 350, 386, 402.
492
INDEX
Csengery, 279, 351, 403, 463, 470.
Csepreghy, 323.
Cserhalmi-Hecht, 302, 312.
Csori d'Apâcza, 39-42. 148.
Csiky, 305, 359, 363, 367-375, 442.
Csokonai, 266.
Csontosi, 27.
Curel, 375.
Cuvier, 462.
Czakô, 308, 311, 324-329, 330.
Cziijék, 122.
Czvittinger, 53.
Damoiseau, 47.
Dangeau, 48.
Dante, 21.
Darcel, 18.
Daru, 463.
Daudet, 451.
Dayka, 163-165, 233.
Deâk, 187, 413.
Degré, 355, 436, 437-439.
De Guignes, 53.
Delavigne, 461.
DeliUe, 248, 260, 268.
Denis, 15, 188.
Déplume, 50.
Des Alleurs, 47.
Desbordes- Valmore, 283.
Descartes, 31, 40, 41, 43.
Deshoulières, 166, 170.
Desnoiresterres, 122.
Dessewffy (Aurèle), 463.
Dessewffy (Joseph), 258, 267.
Destouches, 69, 72, 86, 88.
Dézsi, 36.
Diderot, 243.
Diez, 16.
Dobsa, 349, 354, 365.
Doczy, 363.
Dôme, 159.
Dorât, 72, 122, 126, 164, 170,
Dorell, 55.
Dozon, 283,
Dùbrentei, 313.
Dubois, 38.
Dudith, 35.
Dugonics, 63, 245, 263, 383.
Dumas (père), 278, 295, 304-313,
314, 316, 334, 340, 386, 387, 389,
390, 391, 394, 398, 401, 412,
427, 429.
Dumas (fils), 368, 373, 472.
Dumay, 30.
Dumouriez, 222.
Dupont, 47.
Duruy, 463.
Dusch, 116.
Duval,350.
E
Egressy, 315, 336,337,341.
Eméric, roi de Hongrie, 9, 16, 17.
Encyclopédistes (les), 69, 73, 110,
187, 215, 217, 269.
Endrcidi, 425.
Enlart, 18.
Ennery (d'), 325, 328.
Enzenberg, 192.
Eôtvôs, 104, 187, 262, 279, 281,
296, 387, 388, 403-412, 422, 462,
463, 467.
Erdélyi (J), 43, 462.
Erdélyi (P), 163.
Erdosi (Sylvester), 38.
Esclapon (d'), 166.
Ésope, 7, 153.
Esterhâzy, 46, 48 ; — (François),
459.
Etienne III, 11 .
Etienne V, 20.
INDEX
40;i
Etienne de Tournai, 10.
Eudes de Deuil, 13.
Fafïuet, 472.
Falbaire, 72, 289.
Faludi, 54, 74,112,243.
Farago, 330.
Fây, 154, 384.
Fazekas, 264,265.
Fejér, 5, 10, 12.
Fekete (.leani, 138-147, 456.
Felméri, 42.
Fénelon, 54, 63, 158, 457.
Ferdinand I", 30, 31.
Ferenczi, 222, 282, 287, 290, 436.
Ferenczy, 259, 324, 330, 400, 469.
Fessier,!, 191, 316,342.
Feuillet, 351, 355, 373.
Féval, 436, 438.
FiervilIed'Hérissy, 47.
Figaro (Le), 437, 441, 469.
Finâczy, 456, 457.
Flaubert, 388.
Fleury, 60, 61.
Florian, 154.
Forgâch (Nicolas), 201, 235.
Forster ((îeor^es), 227.
Forster (Jules), 9, 12.
Fraknôi, 27, 28, 173, 190, 223, 226,
228,229,471.
France, 390, 443, 449, 451, 480.
François, duc de Lorraine, 68, 454.
François I", roi de France, 31, 44.
François II, roi de Hongrie, 95,
158, 173, 197, 217,221, 223, 252.
François d'Assise, 11.
Frangipani, 45.
Frankl, 42.
Frédéric, duc d'Autriche, 15.
Frédéric II, 99, 120, 195, 209.
Fulbert, 5.
Fumée, 30.
Fustel de Coulanges, 471.
Fuxhoffer, 7.
Fûlop, 288.
Galeotto Marzio, 26.
Garay, 340.
Gautier, 284, 462.
Gebler, 72.
Gedeon, 368.
Gelei Katona, 40.
Gellert, 153, 251.
Gellért, 149, 160.
Georgevics, 34.
Gérando (de), 44, 178, 280,
Geréb,28.
Gerecze, 7.
Gertrude de Méran, 14, 16.
Gessner, 253, 257.
Geyza (duel, 4, 19.
Geyzall, 8, 11, 13.
Girardin, 428.
Girardus Puella, 9.
Godefroi de Bouillon, 13.
Goethe, 123, 257, 260, 270, 279.
Gombocz, 294.
Gomez (Madeleine), 61, 62, 382.
Gorani, 225, 226.
Gorog, 116, 236.
Gotthardi, 192.
Goltschalk,13.
Gottsched, 82.
Goudimel, 37.
Gracian, 55.
Graevius, 42.
Grasse, 77.
Gréard, 469.
Grécour, 139.
Gregor, 16.
494
INDEX
Greyorius Coelius, 35.
Greguss, 154.
Grévin, 16, 35.
Grisza, 49.
Gronovius, 42.
Grniius, 194.
GriiriAvald, 51.
Gualterio, 49.
Guérin de Bouscal, 82, 336.
Guillaume, duc d'Anyoulème, 12.
Guillaume, duc d'Aquitaine, 13.
Guizot, 279, 461, 463.
Gvadânyi, 263.
Gyongyôsi, 35, 134, 159, 243, 255.
Gyulai, 50, 87, 262, 285, 288, 314,
321, 391, 403, 413, 441, 450,470,
472.
Gyurkovics, 223.
Gyurman, 340.
H
Hadik, 129.
Hajnôczy, 200-205, 217, 224, 225,
227, 231, 250.
Halâsz, 282.
Haller (J.), 380.
Haller (L.), 63, 380.
Hamel-Bruyninx, 46.
Haraszti, 266, 463, 472.
Harsânyi, 121.
Haydn, 236.
Haye (de la), 44.
Heerbrot, 40.
Hegediïs, 39.
Heidanus, 40.
Heine, 427.
Heinrich, 55, 293, 381.
Hell, 54.
Heller, 69.
Heltai, 32, 33, 105, 154.
Helvélius, 146, 208, 255.
Henri H, roi de France, 31, 44.
Henri m, empereur d'Allemagne, 5.
Henri Jasomirgott, 8.
Henszlmann, 18.
Herczeg, 363, 375, 441, 446, 470.
Herder, 72, 122, 153, 158, 188, 238,
257.
Hérédia, 284.
Hervieu, 377, 451.
Hess, 28, 32.
Hofl'mann, 338.
Holty,258.
Hontér, 32.
Hôpital (de 1'), 52.
Horace, 7, 128, 133, 160, 164, 250,
441.
Horànyi, 54, 185, 232.
Horn, 280, 426, 435, 443.
Horvât (Etienne), 255.
Horvâth (Adam), 97, 263, 264, 289.
— (CyriHe), 39, 41, 340.
— (J.), 118.
— (M.), 471.
Hugo, abbé de Cluny, 5.
Hugo (Victor), 278, 281, 282, 284,
295, 299, 300, 302, 303, 304-313,
314, 316, 318, 326, 328, 329, 349,
386, 387, 391, 404, 427, 462, 472.
Hugo (Charles-Bernstein), 324 ,
340-347,364,367.
Hunyad, 76.
Huszàr, 407.
Huysmans,449.
imand, 350.
niei,158.
Imre, 282, 462.
Innocent IV, 12.
Irànyi, 280.
Istvânny, 34.
INDEX
495
Jancsô, 36.
Janin, 341.
Janovics, 368.
Janus Pannonius, 26.
Jôkai, 211,279, 280,311,340,341,
349, 385, 387, 388, 391, 412, 425-
435, 440, 466.
Jordan, 279.
Joseph II, 78, 135, 155, 173-176,
194,201, 211,215,244, 251.
Joseph (palatin), 245.
Jôsika, 52, 280, 310, 379, 388. 391-
401, 415, 417.
Journal des Débats, 270, 437, 443,
463.
Justh, 442,449.
K
Kaprinai, 53, 201.
Karai, 28.
Kardos, 261.
Kàimân, 268, 269, 384.
Kâroli, 32, 38, 53.
Kâroly, 413.
Kârolyi, 46, 47, 48.
— (Antoine), 149.
Katona (Etienne), 34, 213, 220.
Katona (Joseph, 83, 294, 338.
Kàtsor, 63, 458.
Kaufmann, 258.
Kepler, 36.
Kaunitz, 135.
Kazinczy, 67, 72, 76, 80, 97, 113,
114, 116, 117, 123, 124, 135, 152,
153, 163, 168. 181, 208, 215, 220,
225, 229, 230, 232, 233, 234, 237,
238, 240, 243, 244, 247, 250,254-
259, 262, 267, 270, 277, 289, 291,
300, 313, 384, 455.
Kemény, 279, 379, 387, 388, 412-
425,4.50, 469.
Kerekes, 116.
Kerékgyàrtù, 1, 15.
Kecskeméthy, 350.
Kézai, 3,17,22.
Khaller, 285.
Kis, 245, 260.
Kiss, 284, 470.
Kisfaludy (Alexandre), 90, 160,
165-170, 242, 256, 258, 269, 378.
Kisfaludy (Charles), 292-294, 309,
322, 336, 357, 462.
Kisfaludy (Société), 281, 321, 349,
350, 462.
Klopstock, 72.
Kùbor, 470.
Kock (Paul de), 428, 436.
Kohn, 207, 418.
Kolonics, 217.
Koltai, 160.
KOlcsey, 260-262, 267, 329, 462.
Kônnye, 460.
Kùnyi, 87, 116.
Koppâny, 6.
Korner, 262.
Kôrôs, 341,343.
Kosciusko, 222.
Kossuth, 262, 279, 280, 308, 436,
463.
Kotzebue, 290, 293, 295, 300, 303,
350.
Kovachich, 53.
Kovâcs, 133, 267.
Kôvér, 348, 350-354, 365-367.
Kozina, 284.
Kroncs, 270.
Kulcsâr, 57.
Kun, 61.
Kupetzky, 46.
41)6
iNDii:x;
Kulliy, 312, 340, 399, 401-403.
Kvacsala, 42.
Labicho, 3(32, 363.
La Bruyère, 415.
Lachambeaudie, 154.
La Chapelle, 250.
La Chaussée, 72.
Laczkovics, 177, 193, 197-200,
212,223,224,227,231.
Ladislas IV, 12, 15, 20.
Ladislas V, 23.
Ladvocat, 158.
La Fontaine, 139, 153-156, 247,
467.
La Harpe, 265.
Lai^'nelot, 82.
Lamartine, 278, 281, 282, 284,
354, 427, 428, 462.
La Metlrie, 76.
Lampérth; 441.
Lancelot, 48.
Landerer, 109.
Lanson, 38, 466.
La Rochefoucauld, 255, 257, 385,
415.
Lassus, 18.
Laudon, 138.
Lâzâr, 82, 88, 444, 449.
Lebrun, 146.
Leclercq, 350.
Leconte de Lisle, 284.
Lefaivre, 45.
Legrand, 461.
Le Maire, 47.
Lemierre, 255, 257.
Lemoyne, 384.
Lendvay, 315.
Léon, le philosophe, 2.
Léopold P'', 44, 45,
Léopold II, 117, 158, 177-180, 197,
211, 215, 218.
Lesaye, 115, 385.
Leskù, 219.
Lessing, 72, 85, 86, 104, 116. 153,
158,247, 257,261.
Leszczynski, 135.
Letourneur, 150.
Lezay, 270.
Ligne (prince de), 138, 145.
Liszkai, 458.
Lisznyai, 43.
Liszt, 366.
Lobvvasser, 37.
Lônyay, 403.
Lorântfi, 420.
Louis le Grand, roi de Hongrie,
22, 23, 25, 27, 76.
Louis II, roi de Hongrie, 29.
Louis VII, roi de France, 13, 14.
Louis XI, id. 396.
Louis XIII, id. 30.
Louis XIV, id. 30, 35, 44.
45,47,251, 280, 453.
Louis XVI, roi de France, 193.
Lucain, 7,93, 114. 160,455.
Lucas Bânffy, 9.
Ludvigh, 280.
M
Mabi]lon,34, 54.
Madâch, 349.
Maigron, 381.
Maine (duc du), 48.
Maintenon (Mme de), 49, 60, 61.
Malherbe, 254.
Malonyay, 441,442,449.
Mândi, 119.
Manuel, empereur byzantin, 14.
Manuel, 284,
Mânyoki, 46.
INDEX
497
Mapes, 9.
Marc-Monnier, 225.
Marczali, 22, 471.
Maret (duc de Bassano), 190, 231,
235,236.
Marguerite, sœur de Philippe-Au-
guste, 12, 17.
Marie-Thérèse, 48, 51, 52, G8, 69-
71, 75, 77, 99, 173, 210, 454, 473.
Marivaux, 69, 89.
Màrki,190, 471.
Marmontel, 87, 93, 112-116, 123,
126, 255, 257, 261, 267, 380.
Marot, 37.
Martin IV, 20.
Martini, 182.
Martinovics, 67, 117, 179, 189-
197, 198, 223-231, 246, 456.
Marton, 75.
Mathias Corvin, 23, 26, 27, 28, 29,
32, 43, 76, 96.
Matthisson, 258.
Maupassant, 388, 390, 440, 441, 446,
451.
Mazarin, 44.
Mediczky, 46.
Melissus, 37.
Mélius (Juhâsz), 32.
Ménard, 7.
Mendelssohn, 215.
Mercier, 72,289.
Mészàros, 120, 381,382.
Metternich, 237, 253.
Meursius, 42.
Michael de Hungaria, 27.
Michelet, 427.
Mielck, 245.
Mignet, 279,463.
Mikes, 54, 56-63, 64, 293, 382, 453.
Mikszâth, 389, 441,443-445.
Millerj 123.
Millot, 216, 215,246, 253, 204.
Mindszenti, 46.
Mindszcnthy, 158.
Mirabeau, 139, 177, 251.
MoUère, 63, 233, 255, 257, 290,
291,349, 462, 467.
Moinâr de Szencz, 36-39, 56, 148.
Montalembert, 422.
Montesquieu, 73, 76, 78, 102, 106,
110,119,158,164, 166, 179, 181,
183, 194, 225, 415, 463.
Montroyal, 11.
Moreau, 229.
Moreau(H.),462.
Moret, 45.
Morvay, 138.
Motte (de la), 47.
Millier (Jean), 238.
Mïintz, 27.
Musset, 284, 337, 405, 406, 462,
472.
N
Nâdasdi, 45.
Nagy (de Martonfalva), 43.
— (Ignace), 357, 399.
— (I.), 127.
— (Paul), 221.
Nagy vâti, 206-208.
Nalâczy, 121.
Napoléon I", 139, 145, 167, 189,
236, 265, 270, 271.
Nebout, 312.
Németh, 230, 246.
Niccoli, 28.
Nicole, 456.
Niger, 26.
Nisard, 472.
Norwall, 47.
Noverre, 138.
Nyâry, 21.
32
498
INDEX
Obernyik, 308, 310, 311, 329-337.
Odilon, abbé de Cluny, 5.
Odilon, abbé de Saint-Gilles, 7.
Oez, 231.
Opitz, 42.
Orczy (Ladislas), 222, 225.
Orczy (Laurent), 74, 124, 126, 128-
134, 135, 150, 232.
Ormos, 1.
Ossian, 243, 257.
Othon III, 4.
Ottokar, roi tchèque, 5, 15.
Ovâry, 22.
Ovide, 7, 139, 160, 164.
Ozorai, 32.
Pâkh, 470.
Pâlffy (Albert), 436, 437.
Pâlfîy (Charles), 152.
Pâlma, 53.
Parny, 166, 267.
Pascal, 467.
Paul II (pape), 26.
Pauler, 1,7, 35,471.
Paulus Ungarus, 11.
Pâzmândy, 469.
Pâzmâny, 36, 38, 43, 213.
Pécsi, 24.
PéczeU, 147-159, 247, 289, 456.
Peire Vidal, 16.
Pekâr, 442, 449.
Pelbârt de Temesvâr, 27.
Perényi, 46.
Pernéty, 119.
Pesti, 32, 154, 458.
Péterfi, 53.
Péterfy, 403, 413, 414, 426, 472.
Petelei, 470.
Petôfi, 21, 190, 217,239,250,277,
279, 280, 281, 282, 308, 319, 427,
436.
Pétrarque, 28.
Petz, 86.
Pezay, 170, 267.
Philippe-Auguste, roideFrance,6.
Philippe Neaufle, 14.
Pictet, 158.
Pierre, comte d'Alençon, 20.
Pierre de Courtenay, 14.
Pierre de Poitiers, 7.
Pierre TErmite, 13.
Pilgrim, 4,
Pintér, 449.
Piron, 266, 267.
Piscator, 39.
Platon, 7.
Pogâny (Csebi), 217.
Pollereczky, 48.
Ponsard, 343, 346.
Pope, 90, 92, 267.
Port-Hoyal,457.
Pothez, 165.
Pouget, 61.
Pray, 34,53, 201.
Prévost, 377, 451.
Prévost-Paradol, 469.
Priestley, 192.
Priscien, 7.
Ptolémée, 7.
Puffendorf, 194.
Pulszky, 173, 177, 403.
Q
Quicherat, 18.
Quintilien, 7.
Rabaud de St-Etienne, 218, 229.
INDEX
499
Rabelais, 385.
Rabeiier, 253.
Rabutin, 60.
Racine, 63, [128, 347, 456, 467.
Râday, 54, 55, 134.
Radnai, 158, 164, 261,267, 290.
Radù, 257, 285.
Rajriis, 164.
Ràkoczy, Georges P% 30, ^39, 43,
418.
— Georges II, 42.
— François P'', 45.
— FrançoisII,30, 43-50, 58,
75, 453.
— Joseph, 56.
Râkosi, 351, 363.
Rambaud, 471.
Ramus, 31,33, 38, 40,41, 43.
Râttky, 48.
Ravegy, 18.
Raynouard, 16.
Rautenstrauch, 200.
Regiomontanus, 26.
Regnard, 461.
Renan, 476.
Rêvai, 108, 109, 113, 124, 130, 156,
164, 247, 257, 289.
Reviczky, 284.
Richard de Verdun, 12.
Richardson, 121.
Richelieu, 44.
Richter, 69, 72.
Riedl, 27, 383, 472.
Rivière, 47.
Robert Mauvoisin, 14.
Robespierre, 211.
Rochonville, 264.
Rodolphe de Habsbourg, 15.
Roger, duc des Normans, 6.
Rohan, 459.
Rollin, 264, 457.
Rûmer, 27.
Ronsard, 254.
Rotarides, 54.
Rousseau, 69, 73, 76, 91, 94, 103,
121, 123, 130,132,134, 137, 168,
169, 174, 182, 187, 194, 195, 208,
215, 225, 248, 255, 264, 266, 268,
384, 404, 407, 432, 463.
Roy (de), 40,41.
Royer-Collard, 279.
Rùzsa, 82, 88.
Rudinszky, 223.
Rupp, 55.
Saint-Bernard, 9, 24.
Saint-Etienne, 5, 6, 19.
Saint-Just, 282, 427.
Saint-Ladislas, 6,7.
Saint-Louis, 20.
Saint-Martin, 6.
Saint-Priest, 44, 45,47.
Saint-Simon, 48.
Sainte-Beuve, 467, 472.
Sainte-Elisabeth, 18.
Saissy, 469.
Sajnovics, 54, 125.
Salamon,413, 462, 471.
Salis, 238.
Salluste, 257.
Sambucus, 16, 35.
Sand (George), 278, 316, 387, 389,
412, 429, 436, 450.
Sardou, 351, 355, 358.
Saurau, 235.
' Saussure, 147, 158.
Say, 462.
Sayous, 1, 22, 32, 44, 178, 228, 270,
279.
, Schefer, 44.
Schiller, 257.
Schloisnigg, 224.
Schlozer, 216, 221.
Schonerus, 41.
,500
INDEX
Schwicker, 1.
Scott, 386,391,397.
Scribe, 280, 316, 337, 350, 355,
356, 376.
Scudéry, 62, 382.
Scultetus, 38.
Sebestyén, 10, 16.
Sedaine, 289.
Segrais, 164.
Ségur, 462,463.
Sennyei, 46, 222.
Serre (de), 279.
Sévigné (M-"' de), 46, 57, 60, 467.
Shakespeare, 257, 290, 338, 341.
Shelley, 427.
Sigismond, roi de Hongrie, 23, 25.
Sigray, 224, 230.
Silberstein,368.
Simai, 63, 233, 291.
Simon de Monlfort, 14.
Simonyi (E), 49.
Simonyi (S), 62.
Sirven, 143.
Sismondi, 462.
Snellius, 41.
Somlô, 305.
Sonnenfels, 72, 85, 145, 182.
Sorel, 49, 471.
Soulary, 462.
Soulié,401, 436, 438, 450.
Staël (M">e de), 422, 463.
Stampa, 47.
Stapfer, 147, 158.
Steinherr, 282.
Stromp, 39.
Sue, 328, 334, 387, 398, 399, 401,
427, 429, 450.
Suger, 14.
Sully-Prudhomme, 284.
Sulzer, 261.
Sylvestre II, 5.
Swieten (van), 78, 99.
Szaâk, 391.
Szabô (Barôti), 156, 164, 233, 234,
268.
Szabô (Charles), 1, 42.
Szabù-Hellebrant, 35, 53, 55.
Szabô (Szentjôbi), 230, 232, 241,
249-253, 291.
Szacsvay, 156.
Szaicz, 164, 181, 219.
Szalay, 31, 180, 187, 279, 280, 417,
463.
Szamoskôzi, 34.
Szâsz, 80, 137, 153, 284, 413.
Széchenyi (Etienne), 74, 186, 242,
296,303,385, 404,431, 463.
Széchenyi (François), 201.
Széchy, 233, 264.
Szegedy, 261.
Széll, 77, 97.
Szemere, 255, 260.
Szentmarjai, 222, 225, 250.
Szerdahelyi, 261, 290.
Szigeti, 355.
Szigetvâri, 349.
SzigUgeti, 13, 301, 303, 304, 306,
308, 309, 310, 311, 313-323, 325,
351, 355-357, 364, 450.
Szilâgyi, 151.
Szilâgyi (S), 471.
Szily, 39, 41.
Szilâdi, 33.
Szinnyei (F.), 233, 237, 239.
Szinnyei (J.), 51.
Szirmay, 222, 230.
Szolârcsik, 231.
Szomahâzi, 449, 470.
Szomor, 291.
Szontagh, 393.
Sztârai, 33.
Taillandier, 283, 337, 464.
Taine, 368, 471,472.
INDEX
501
Takâts, 148, 155, 457.
Tassoni, 267.
TausseratRadel, 31.
Telesdi, 32.
Teleki, 56.
Teleki (Adam), 291.
Teleki (Joseph), 134-138, 139, 148,
218, 455.
— (Ladislas) père, 137.
— (Ladislas) fils, 135, 280,
337-340, 464.
Temps (Le), 437.
Tencin (Mm« de), 121.
Tessé (de), 49.
Thaly, 45, 47, 48, 50.
Théâtre National, 278, 286, 301,
313. 348.
Thierry (Am.), 4, 279, 461, 471.
Thiers, 279, 461, 463.
Thokôly (Tekeli), 30, 45, 75.
Thomasius, 39.
Thou (Jacques de), 34.
Thomas, 132.
Thomas (Jean), 458.
Thomson, 260.
Thugut, 221, 223.
Thun, 465.
Thurôczi, 3.
Tilly, 39.
Timon, 53.
Tinôdi, 33.
Tocqueville, 428.
Toldy (Etienne), 358,360,361.
Toldy (François), 1, 67, 78, 237,
245, 247, 250, 472.
Tolnai, 43.
Tompa, 283.
Toncs, 57.
Torcy, 48,
Tùrôk (K.), 134.
T()th (B), 470.
— (Coloman), 358-360.
— (E.), 323,
- (L.),340.
-(R.),264.
Tors, 292.
Toulouse (comte de), 48.
Townson, 216.
Trefort, 279, 463, 467.
Trenck, 200, 209-213, 220.
U
U^'oletti, 26.
Ugrin, 10.
Ujfalvy, 283.
Ujlaki, 24.
Université de Paris, 9, 10, 42, 457,
468.
Urbain V, 25.
Ussieux (d'), 294.
Vadnai, 435, 436, 439.
Vahot, 308, 340.
Vajda (Jean), 284.
Vajda (Pierre), 98.
V^ajkovics, 220.
Vâli, 287, 401 .
Vanière, 268.
Vargyasi, 116,119.
Varrô, 46.
Vass, 1.
Végh, 314.
Veigelsberg, 441, 470.
Vende, 151.
Verlaine, 284.
Verne, 388, 390, 430.
Verseghy, 217,230, 231, 232, 245-
240, 289.
Vértessy,324.
Vigny, 284, 461, 462.
Villard de Monnei^ourf, 18.
Villemain, 368, 472.
502
INDEX
Villon, 33.
Yirâp, 263.
Virgile, 93, 268.
Vissenaque, 47.
i Vitéz, 26.
Vitkovics, 154, 255, 256.
Voigt, 28.
Vojnovics, 137.
Volf, 5.
Volkmar, 13.
Volney, 229.
Voltaire, 69, 72, 73, 75-110, 119,
126, 128, 133, 134, 137, 138-144,
148-152, 174, 200, 208, 215, 225,
243, 247, 248, 253, 263, 267, 290,
291, 293, 297, 329, 336, 455, 463.
Vôrosmarty, 153, 277, 282, 301,
302,303,312,378.
Vossius, 42.
"W
Wagener, 459.
Wagner, 201.
Wallaszky, 54.
Wallon, 31, 211.
Wenceslas, 21 .
Wenzel, 14.
Werbôczy, 22, 25, 31, 177, 182,
421.
Werner, 169.
Wertheimer, 270, 471.
Wertner, 21.
Wesselényi, 291, 432.
Weszely, 380.
Wieland, 236.
Winckelmann, 72, 77.
Wladislas II, 26.
Wlassack, 69.
Wlassics, 467.
Wlislocki, 380.
Wolf (A.), 177.
Young, 122, 455.
Zâch, 24.
Zalânyi, 116, 119.
Zâpolya, 31,33.
Zâvodszky, 75, 92, 138.
Zechenter, 85.
Zeller, 31.
Zlinszky, 134.
Zola, 388, 390, 440, 443, 447,451.
Zoltân, 63.
Zombory, 124.
Zrinyi (Hélène), 45.
— (Nicolas), 35.
— (Pierre), 45.
Zsâmbokjl6.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Préface I
INTRODUCTION
I. L'époque des Arpâd (1000-1301). Les Hongrois en Europe. —
Civilisation primitive. — La conversion au christianisme. —
Les premières écoles. — Les Ordres français. — Le monas-
tère de Saint-Gilles fondé par Saint-Ladislas. — Les Cister-
ciens novices hongrois au Bernardinum de Paris. — Élèves
hongrois à TUniversité de Paris. — L'Ordre de Prémontré.
— Les Templiers. — Les Chartreux. — Les Dominicains. —
L'Université de Veszprém. — Les croisades : Louis VJI et
son chroniqueur Eudes de Deuil en Hongrie. — Le préten-
dant Borics. — La IV^ croisade ; l'empire français en Orient.
— Familles françaises établies en Hongrie. — Le troubadour
Peire Vidal à la cour du roi Eméric. — L'architecte Villard
de Honnecourt en Hongrie 1
II. L'époque des Anjou et des Hunyad (1308-1490). — Le règne
de Charles-Robert et de Louis-le-Grand. Apogée de la puis-
sance magyare. — Les chroniques. — Premiers essais en
langue hongroise. — Les Universités de Pécs (Cinq-Églises),
de Bude et dePozsony (Presbourg). — Étudiants hongrois à
Paris. — La renaissance sous Mathias Corvin. La Covvina.
— La Sodalitas litleraria Banubiana. — L'imprimerie 20
S04 TABLE DES MATIÈRES
III. La Réforme et les luttes nationales (lo26-17H). — Bataille
de Mohâcs. Les Habsbourg. — La Transylvanie ; ses relations
avec la France. — Le mouvement littéraire. Les poètes Ba-
lassa, Zrinyi et Gyongyosi. — Albert Molnâr de Szencz. Sa tra-
duction des Psaumes d'après Marot et de Bèze. Sa Gram-
maire hongroise. Sa traduction de V Institut ion chrétienne de
Calvin. — Jean Cseri d'Apûcza. Sa traduction de la Logique
de Ramus. Son Encyclopédie hongroise. La philosophie carté-
• sienne en Hongrie. — Relations des Râkoczy avec la Cour
de France. Les Mécontents. Mémoires des ambassadeurs
français àConstantinople. Le dernier soulèvement. Louis XIV
et François II Râkoczy. Les Français à la Cour de Râkoczy.
La défaite. Râkoczy en France. Son exil à Rodosto 29
IV. La décadence (1711-1772). La Hongrie germanisée et isolée
du reste de l'Europe. Agonie de la littérature nationale. Les
œuvres de Faludi, d'Amâdé. — Clément Mikes « gentil-
homme de la chambre» de Râkoczy. Ses Lettres de Turquie.
Influence de Madame de Sévigné. Sa traduction des Journées
amusantes de Madeleine Gomez; ses traductions des œuvres
de l'abbé Fleury. — Les premières traductions du Télémaque.
Conclusion 50
LIVRE 1
(1772-1837)
Cj^APiTRE I. — L'École française.
I. Introduction. Le renouveau littéraire. — Création de la garde
royale hongroise à Vienne. Grâce à elle la littérature fran-
çaise pénètre en Hongrie. Caractères généraux de ce groupe
littéraire 68
II. Georges Bessenyei, chef de V École française. Sa vie. Ses
lectures 73
III. Le Voltaire hongrois. Ses tragédies: Agis, Ladislas Humjadi,
Attila et Buda. Ses comédies : Le philosophe, Lais 80
IV. Sespoésies didactiques; ses Épîtres; le Discours sur VHomme;
Les lumières de la nature; Le roi Mathias 90
TABLE DES MATIÈRES 505
V- Ses romans : La Conversion à la religion chrétienne des Améri-
cains Podotz et Casiinir; Le voyage de Tariménùs 97
VI. Ses œuvres philosophiques et historiques: L'Eimite de Bihar ;
La ConstilKtion de la Hongrie ; Vie de Jean Himyad; Etat de
l'Europe au w" siècle ; Sur les coutumes, les mœurs, le gouver-
nement et les lois du peuple hongrois ; Histoire romaine 102
VII. Ses efforts pour cultiver la langue et la littérature : Magya-
risation ; Les Mélanges 107
VIII. Alexandre Bârôczy. Ses traductions de la Cassandre de la
Calprenède et des Contes moraux de Marmontel. Sa Défense
de la langue hongroise. Sa traduction de l'Adepte moderne.. 111
IX. Le roman et le conte français en Hongrie à la fin du
xviir siècle. Bélisaire de Marmontel, Le repos de Cyrus de
Pernéty, Le Pacha de Bude, les Éjjreuves du sentiment de d'Ar-
naud, La vogue de Théroïde : Traduction de Dorât, de Colar-
deau, de Blin de Sainmore Jl 8
X. Abraham Barcsay. Ses Épîtres 123
XII. Laurent Orczy. Ses œuvres poétiques. Influence de Tho-
mas, de Rousseau, de Boileau et de Voltaire 128
XII. Joseph Teleki. Sa vie. Ses poèmes philosophiques. Son ou-
vrage français: Essai sur la faiblesse des Esprits-forts (1760).
Jean Fekete. Sa vie. Ses poésies françaises: Mes Rapsodies
(1781). Sa correspondance avec Voltaire. Son Esquisse d'Mn
tableau mouvant de Vienne . Ses poésies fi'ançaises inédites. 134
XIII. Joseph Péczeli. Ses études à Genève et à Utrecht. Ses tra-
ductions de Zaïre, Mérope, Tancrède, Alzire et de la Henriade.
Ses Fables. Influence de La Fontaine. Sa Bibliothèque univer-
selle 147
XIV. Paul Anyos. Ses poésies lyriques. Influence des élégiaques
français. — Gabriel Dayka. Ses poésies lyriques ; ses
héroides 159
XV. Alexandre Kisfaludy. Sa vie. Son séjour àDraguignan. Lec-
tures de Rousseau, de Parny, de Berlin, de Chaulieu. Son
Himfy. Son Histoire de deux cœurs amoureux. Influence de
la Nouvelle Héloise. — Conclusion 165
Chapitre II. — Les Révolutionnaires.
I. Introduction. Effets de la Révolution française en Hongrie. —
506 TABLE DES MATIÈRES
Les réformes de Joseph II. — La Diète de 1790-91. Les pam-
phlets politiques 172
II. Aloïs Batthyâny : Adamicam aurem. Influence du Contrat social
et de VEsprit des lois 181
III. Les Jacobins hongrois. Ignace Martinovics. Sa vie. Le Tes-
tament politique de l'empereur Joseph IL Oratio ad proceres
et nobiles regni Hiingariae 189
IV. Jean Laczkovics. Ses traductions de VOratio ad proceres, du
Héros Macédonien, de VExpidsion des Jésuites de Chine 197
V. Joseph Hajnôczy. Ses œuvres politiques 200
VI. Jean Nagyvâti. Son pamphlet : Heures de délices du vrai
Magyar au xix' siècle. — Le pamphlet anonyme : Le irai
patriote. — Frédéric Trenck. Ses pamphlets écrits en Hon-
grie : Der Trenck an aile redliche Ungarn ; la Balance 206
VII. Pamphlets contre la censure des livres. — Protestations des
comitats de Pest, d'Abauj, de Bihar et de Gômôr. — Pam-
phlets en faveur de la reconnaissance du culte protestant. . 213
VIII-IX. La réaction cléricale : Léon Szaicz. Son pamphlet : Le
vrai Magyar. — Eméric Vajkovics, contre la liberté de la
presse ; Georges Aranka, contre la libération des serfs. —
Les progrès de Tesprit révolutionnaire. La réaction sous
François II. Les Lettres de Gorani imitées par Martinovics.
Rapports de Martinovics avec les Jacobins français. Son
Catéchisme républicain. Sa conjuration. Le procès 219
X. Jean Bacsânyi. Sa vie. Ses poésies dans le Musée hongrois.
Emprisonné à Kufstein. — Son séjour à Vienne. La procla-
mation de Napoléon I" aux Hongrois (1809).— Son séjour à
Paris. Ses œuvres poétiques et critiques 231
XI. François Verseghy. Traduit la Marseillaise. — Ses œuvres
poétiques. Influence de Voltaire, de Delille, de La Fontaine.
Sa.lT?idnction deVHistoire générale de Millot. — Ses romans.
Influence de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre. . . 245
XII. Ladislas Szentjôbi Szabô. Ses poésies lyriques ; sa pièce :
Le roi Mathias. — Conclusion 249
Chapitre III. — La Transition.
I. François Kazinczy. Son rôle littéraire. Ses poésies. Il régente
le Parnasse. Ses traductions de Molière, de Marmontel, de
TABLE DES MATIÈRES S07
La Rochefoucauld. Son admiration pour Weimar. Opinion
de Dessewiîy sur les Français et sur les Allemands 254
II. Les études esthétiques. Le Coursdes Belles-Lettres de Batteux —
Kôlcsey et l'Eloge académique 260
III. L'Ecole populaire. Gvadânyi. Son adaptation du Charles Xll
de Voltaire. Sa traduction de Millot. Michel Fazekas. Ses
lectures françaises. Michel Gsokonai. Influence de Rousseau
et des poètes légers du xvni^ siècle 262
IV. Joseph Kârmân. Sa revue : U^'anie; son roman : Les reliques
de Fanny ; influence de Rousseau 268
V. Napoléon P'' et la Hongrie. Le poète Berzsenyi. — Conclusion. 270
LIVRE II
(1837-1896).
Introductiox. I. Le romantisme hongrois. Les relations entre la
France et la Hongrie 277
II. La poésie lyrique. Alexandre Petôfi. Les traductions des poètes
lyriques français 281
CHAPITRE I. — Le théâtre.
I. Le théâtre hongrois à la fm du xviii« siècle. Les premières tra-
ductions de Molière, de Voltaire et de Corneille. — Le
théâtre en Transylvanie. — Charles Kisfaludy. — Joseph
Katona 287
IL Le drame romantique français. — La Préface de Joseph
Ecitvôs à sa traduction à'Angelo. — Le Théâtre national et
les premiers poètes romantiques ; Michel Vorôsraarty 295
III. Caractère général du drame romantique hongrois. Influence
de Victor Hugo et d'Alexandre Dumas 304
IV. Edouard Szigligeti. Ses drames historiques. Ses pièces popu-
laires 313
V. Sigismond Czakô. Ses œuvres : Marchand et marin, le Testa-
ment, Léona, les Hommes insouciants 323
508 TABLE DES MATIÈRES
VI. Charles Obernyik. Ses drames à thèse sociale : Seigneur et
Serf, VHéritage, VAîné, Mère et rivale. Ses tragédies : Khelo-
nis, Georges Brankovics 329
VII. Ladislas Teleki. Le Favori 337
VIII. Charles Hugo. Ses œuvres : Un roi ho7igrois, BriUus et
Lucrèce, Banquier et baron (d'après une nouvelle de Bazan-
court), VIliade ^nie, tragédie classique écrite en français.. 340
IX. Le théâtre après la Révolution de 1848. La comédie.
Influence de Scribe. Louis Kuvér. Ses pièces : De lapatience!
Soir et matin. Fidélité par infidélité, Conquête au village. Louis
Dobsa. Ses comédies : Mon neveu, marie-toi! Le flair de Fa-
csuli. — Les comédies de Szigligeti. Influence d'Augier. La
Maman, Tout ce qui brille n'est pas or, Gouvernement de
femmes. La comédie après le dualisme. Coloman Tùth. Les
femmes dans la constitution. Etienne Toldy. Influence de Sar-
dou. Les bons patriotes, les Hommes nouveaux. Arpad Berczik.
Influence de Labiche 347
X. Le drame après la Révolution. Les ombres de la lumière de
Szigligeti; le marquis de Brumon de Dobsa; Richesse et pau-
vreté, Célestine, La belle Marquise (d'après une nouvelle de
Balzac) de Kovér. Le drame après le dualisme. Grégoire
Gsiky; ses drames à thèse sociale. Influence de Dumas fils.
Les Prolétaires, La famille Stomfay, Misère dorée, Modèle de
mode, Bulles de savo7i, Belles filles. — Conclusion 363
Chapitre II. — Le roman et la nouvelle
I. Introduction. Les premiers traducteurs. Ignace Mészâros; Kar-
tigdm, Lettres de Madame du Montier. Les romans de Dugo-
nics. Les romans de Fây. Les nouvelles de Csatù 378
II. La naissance duroman hongrois. Caractère général. Influences
françaises 386
III. Nicolas Jôsika. Ses romans: Abafi, Zôlyomi. Le dernier
Bdthori, Les Tchèques en Hongrie, La Fille du savant. Influence
de Dumas, de Sue et de Balzac. — Louis Kuthy. Ses nouvelles. 391
IV. Joseph Eôtvôs. Ses romans : Le Chartreux ; influence de Mus-
set. Le Notaire du village, La Hongrie en 15ii 403
V. Sigismond Kemény, le Balzac hongrois. Ses romans : Faut
Gyulai, La Veuve et sa fille. Les Fanatiques, Les temps funestes,
Mari et femme. — Ses nouvelles 412
TABLE DES MATIÈRES 509
VI. Maurice Jékai. Caractère général de son œuvre. Influence
des romantiques français. Ses romans historiques. Un Nabab
magyar, loltdn Kdrpdthy, le Nouveau seigneur 425
VIÏ. Albert Pâlffy. Le professeur de Mlle Esther, Les dernières années
de l'ancienne Hongrie. — Alois Degré : Mémoires du Diable.
Influence de Soulié, Charles Vadnai et les Feuilles de la capi-
tale 435
VIII. Le roman depuis le dualisme. Coloman Mikszâth, François
Herczeg, Sigismond Brôdy. Influence de Maupassant, de Zola
et de Bourget. — Conclusion 440
Chapitre III. — La langue et la littérature françaises dans
la société et dans renseignement .
I. La connaissance du français aux xvi% xvii« et xvni« siècles. —
Écrivains hongrois qui ont écrit en français. — Influence de
Port -Royal dans les écoles des Piaristes, Bernard Benyâk.
— Les premières grammaires françaises en Hongrie au
xviii' siècle , 452
II. Étude de la langue et de la littérature françaises depuis 1830
jusqu'au dualisme. — Les sociétés savantes : TAcadémie,
la société Kisfaludy. — La presse. Influence du Journal des
Débats. — L'émigration hongroise à Paris et à BruxeUes.. 460
III. L'enseignement du français depuis le dualisme (1867). — La
littérature française dans la presse périodique. Influence
des historiens et des critiques littéraires. — Mots français
passés en hongrois 465
Conclusion 476
Bibliographie 481
Index 489
LE PU Y-EN- VELA Y
IMPRIMERIE RÉGIS MARGHESSOU.
©tflIfcj^l^vC w — ^ - - Tftnu * ( Ay I l
PH Kont, Ignace
3020 Étude sur l'influence de la
K6 littérature française en Hong..
rie
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