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JUBLIOTIIKQLE
DE LA
REVLE DE LITTÉRATURE COMPARÉE
Dirigée par MM. Haldk.nspeiiger et IIazard
TOME II
*
UN BOURGEOIS DILETTANTE
A l'Époque kom.wtique
EMILE DESCHAMPS
MII}LI()TIIK(K K l)K LA WVACE DK LITTKRATURE COMPARÉE
Dirigée par MM. HM,i)i:Nsi'i;uGi:r< cl Hv/.vnD.
Tome I'"'. GtsTAVi; Coiikn, Doricnr i-s lellres, chanjè de cours à l'I nivrr^^i'J ;!c
Slrnsbonni. Écrivains français en Hollande dans la première moitié
du XVir siècle. Un fort volume in-S' raisin de 706 pafîcs avec bu planches
hors Icxle, d'après des documents et portraits inédits. i()j<i. ôo fr.
Tome II. lli:Mti riiRAiti), Dorleur 1'^ teltres. HUdiolltèrnire a Ui i:il)h(>lhc(Hie nnlio-
nnle. ' Un bourgeois dilettante à l'époque romantique : Emile Des-
champs i7yi-iS7i;. — * * Ses relations avec les peintres, les sculp-
teurs et les musiciens de son temps. Deux volumes in-8' raisin de
xi,iv-578 pages et xn-ia8 pages. Ensemble. 5o fr.
EN 18G0 .
UN BOURGEOIS DILETTANTE
A L'ÉPOQUE ROMANTIQUE
i >
EMILE DESGHAMPS
1791-1871
HENRI GIRARD
DOCTKUU Ks i,i;ttih;s
HIBLIOTHÉCAIKK A LA BIBLEOTIIKQUE >ATIONALE
« Tous les poètes n'ont pas une vie pleine et agitée
comme Dante Alighieri ou Torquato Tasso. Bien souvent
leurs événements ne sont autres que leurs pensées. »
Emile Deschamps, Œuvres complètes, t. IV, p. 195.
« L"ne vie bourgeoise et une âme d'artiste, cette devise
me revenait souvent ;'i l'esprit. Je me fis faire un cachet
<iui représentait une fourmi ailée, et je décidai que ce
serait là mon emblème. Plus mon esprit mûrissait, mieux
je comprenais que la poésie est une chose qu'on porte
avec soi partout, qu'elle s'accommode avec toutes les situa-
tions, qu'une vie réglée et uniforme est une bonne vie
pour qui aime à se chercher et ;'i se trouver... et que nos
plus belles aventures, ce sont nos pensées. »
\'ictor Cherbuliez, Paule Méré.
^0 • Y- ^ '
i> A i; I s
LIBKAIIUI-: ANCIKN.M-; IIONOUK ClIAxMl'lU.N
ÉDOUAUI) CHAMPION
5, QUAI MALAQLAIS, M'
1921
Ce volume a été imprimé avec le concours
DU Fonds Alphonse Peyrat.
12/î
A M. GUSTAVE LANSON
Hommage respectueux.
H. G.
AVAXT-PROPOS
Nous désirons, au début de ce livre, rendre à ceux qiu' nous ont
aidé à le composer et à le publier, l'hommage qui leur est du.
Tous ceux qui savent ce que les érudits de notre génération doivent
à la direction que M. Gustave Lanson a donnée aux travaux d'his-
toire littéraire, comprendront que ses élèves é]irouvent ime légitime
fierté à le saluer comme un des maîtres de l'érudition et de l'huma-
nisme contemporains. Les études romantiques et la curiosité de
plus en plus étendue qu'inspirent les grandes littératures de l'Eu-
rope et du monde font désormais partie de tout humanisme digne
de ce nom. C'est un article de M. Lanson sur Emile Deschamps
et le Romancero, paru dans la lievite cV histoire littéraire de la France,
en 1899, (jui nous donna la ])rcmière idée d'étudier, chez un poète
si français de tradition et de culture, l'influence de ce cosmo})oli-
tismo littéraire, qui avait fourni au regretté Jose]»h Texte l'occasion
d'un ouvrage magistral.
Depuis le jour où notre choix se fixa sur l'œuvre et la vie d'Emile
Deschamps, M, Lanson s'intéressa à ce travail, et, q\iand, après
la guerre, il nous fut permis de le reprendre, il ne n.ius ménagea
ni les encouragements ni les conseils, et c'est à lui (pn! nous devons
offrir tf)ut d'abord l'exitrcssion de noire reconnaissance et de iu)tre
admiration.
Nous devons à la mémoire vénérée de M. Ernest Du]>uy un h(»m-
mage analogue. Poète autant qTi'humanisIe, ce charmant esi)rit
fut, par ses belles éturies sur A Ifred de Vi^ny et ses amitiés romantiques,
autant que par les longues causeries que nous eiimes avec lui, un
de nos initiateurs Jans la coiitiaissaîicc iutiiiie de l'iiistoire poétique
du xix^ siècle. M. Léon Séché, par ses ai>«>ndaules juiblications do
documents, en avait enrichi la malièrc. iM. Ernest Du}iuy, i^ar son
X AVANT-PHOl'OS
talt'iil d'cxposilion, son },'<»ûl artistique et son sens extjuis de la
psvfliologie des ]Ktètes, nous aida à comjirendre la ]>liysi(tnonne
UKiiiile des amis de Deselianips, les grands romantiques.
M. l''ernand Baldens])er<;er et M. Jules Marsan n(»us «»nl rendu le
même service. M. Marsan a réédité la Miise framaise et fait revivre
toute une |Ȏiiode de la vie d'Emile et d'Antoni r)escham])s, ainsi
cjue la spirituelle iiyurc de leur j)ère, M. Jacques Desehanq)S de
Saint-Amand, dans ces études, exquises de forme et de fond, qu'il a
réunies sous ce nom : La Bataille romantique. .M. lîaUb'nsperger
n'est pas seulement l'éditeur d'Alfred de Vigny, dont il nous a com-
nuinitpié de ]>réeieux inédits; ses études sur Gœthe, sur Shakespeare,
sur riCur(q)e moderne nous «uil initié à la littérature européenne,
au même litre ipie les savants travaux de MM. llazamian, Baseh,
lla/.ard. Rouge, Sj)eidé, Van Tieghem. Nous ne leur devons pas
moins (pi'aux éludes de M. Daniel Mornel suv le ]»ré-romajitisme.
Mais le séduisant at liait, (pi'exercc sur les es])rils ee tpi'on a])pelle
la liltéiaLure eom])arée, ne nous a jamais fait ]>erdrc de vue l'cdijet
que n<»us nous étions ]iro])r)sé, d'écrire la monographie j)sychologi(jue
<riin ]mèl»'.
i.c i\ue lut l'enfance et la ]»ériode tle formation d'une de ces créa-
tures d'élite, comment le monde s'est réfléchi dans une âme de ce
génie, et jioiiiipioi dans son «l'inre s'est dégagée ])eu à ]teu celte
vision ])oéti<pi(' jtersonnelle des choses, (jui consliLue le ]>arti-pris
d'une nature d'artiste, (pielle attiludc une nature ainsi bâtie sut
garder en face des ])rol)lèmes, f|ue la destinée ])ose devant elle,
]tro|)lémes moraux, ]»olil i(|u»s, religieux, surtout eslhét icpies, ce
(pi'elle fut à I âge tics ]iassioiis, (piaïul la jeunesse nous enivre,
comment clic se dévelopjia. dans l'âge mûr, qiiaïul l'ânie devient
jilus ou moins maîtresse de ses jmissances, enfin coiuniciil elle se
«•onqiorla ilaiis râjire chemin de la vieillesse, <pii nuMie par la maladie
à la mort, telles s(»nt les cpieslions que nous ne j)ouvions rés(»udre
seul et ]>(tur lesquelles la lecture des œuvres d'un écrivain n'est pas
toujours suffisante.
Nous ne nions pa^ qio- jmni immis rejirésenter, si Von ])eut ainsi
parler, le rêve intime dont est sortie l'œuvre d'un artiste, il ne faille
faire un effiul de niédilalioii pei snnnelle, cpii mesure notre jtrojtrc
«apacité de la reconstruire, et certes lérudit , (piand il n'a ])as (pielqucs-
uncs des facultés de divination d'un Marcel Scliwoh ou d'un Anatole
France, est perdu, anéanti, noyé dans ses boîles de fiches, cadre déri-
sfire de la vie ! — Il n'en est ])as moins vrai que ]tour mieux sentir,
il n'a jamais nui dv heaucou]> savoir et que, si l'itn a ]>u dire (\ue l'au-
AVANT-PROPOS XI
teur n'est jamais l'homme, et (pie la vie de cîlui-ci n'est pas la vie
de celui-là et que l'Iionnne n'est ])as tout enlier la cause de l'œuvre,
ce serait un paradoxe un peu fort de prétendre que la biographie
n'apprend absolument rien ^.
La biograi)hie, (|ui n'expli(pierait (pi'imparfaitement l'œuvre
d'un Vigny, d'un Gautier, parce qu'ils l'ont découpée avant tout
dans l'étolTe de leurs rêves, éclairera au contraire l'œiivre d'un
homme, qui n'aura pas eu la même ])uissance de s'évader par l'ima-
gination des conditions de son existence, et de se créer un monde
idéal en dehors d'elles. L'œuvre d'Emile Deschamjjs, bien qu'elle
consiste, selon sa jolie formule, dans les aventures de ses pensées,
s'expli([ue encore mieux par l'histoire de sa forma lion intellectuelle
et le dévehqipement de son goût, donc essentiellement par les rela-
tions qu'il a eues, dans sa vie, avec les artistes et les gens d'esprit
qu'il a fréquentés,
X(»us devons donc une grande reconnaissance à ceux qui nous
ont permis de ])énélrer dans l'intimité de cette existence si longue
et si bien remplie. Pour acc()iu])iir ce charmant pèlerinage, nous
avons eu le bonheur de icncontrer cpielqucs personnes de la })lus rare
distinction qui, dans leur jeunesse, ont eu le privilège de vivre auprès
d'Emile Deschamps. Notre ami, M. Achille Taphanel, conservateur
honoraire de la Bibliothèque de Versailles, a appris, presque en
même teni])s ([ue \L Lanson, notre projet d'étudier l'œuvre et la vie
d'Emile Deschamps, et ceux qui connaissent sa délicieuse obligeance
et son active bonté se doutent Jjieu du lùle qu'il a renqdi auprès de
nous. Le savant historien de la Maison royale de Saini-Cyr n'est
pas seulement un éiudit rompu aux méthodes de la crilicpic contcm-
jxtraine, c'est un poète délicat, un causeur excjuis, véritable fds
spirituel des Deschamps, des Doudan, qu'il a fréqueutés, goûtés,
aimés toute sa vie. Il faut lire les substantielles et délicates études
qu'il a consacrées à Emile Deschamps et à la société çersaillaise, si
l'on veut apprécier la finesse et l'atticisme de ce grand lettré. C'est
lui, le dé]>ositaire des dernières ])cnsées d'Emile Desch;un]>s, lui,
un des éditeurs do ses œuvres complètes, qui nous a cuuduit auprès
de Madame l.riqn.ld Paignard, (>'est grâce à lui i\\iv. jumis a\(»ns été
reçu au chàlcau du Hocher, dans la Sarlh«i, où rarricre-]>elilc-nièce
d'I'^mile Deschamps conserve, avec une bicjivcillance, en qui revivent
res])rit et le cœur de son oncle, les souvenirs d'un siècle d'iiistoire
11! I ('•i;iire.
1. Paul Valéry. Introduction à In mélhodc de Léonard de Vinci, 3*^ édition.
Paris, .Xouv, Revue fraiiçaisc (1919), In-S'',
XII AVANT-PKOPOS
Si notre ouvrage se présente avec un fonds très riche d'inédits,
c'est à -Madame Paignard que nous le devons. Si la physionomie
d'Emile Deschamps apparaît parfois avec son charme si personnel,
à travers tpielques pages de ce livre, c'est la parole de Madame Pai-
gnard ipii les anime, c'est sa mémoire ornée et si finement artiste
qui, en s'cxprimant devant nous, a ressuscité le passé.
Madame de La Sizeranne, dont les ])arents étaient les amis du
poète, n'a pas été moins heureuse en évoquant les souvenirs de sa
jeunesse ; c'est grâce à elle et grâce aux entretiens que nous avons
eus avec son fils, M. Robert de La Sizeranne, notre émiuent com-
j>alriote cpie nous avons pu parler avec quelques détails des
voyages que fit Emile Deschamps en Dauphiné.
M. l'abbé Guérard et >L Roman d'Amat. alliés de la famille Des-
champs, ont éclairci pour nous quelques points relatifs aux origines
de cette famille.
Un travail de ce genre est vraiment une œuvre collective. Ainsi,
nous n'aurions jamais pu écrire le chapitre qui concerne les relations
d'Iùnile Deschamps avec le prince russe Elim Mestscherski, si nous
Il avions pas profité de la science du slavisant émérite qu'est M. André
Mazon, ])rofesseur de littérature russe à l'Université de Strasbourg.
NoTis devons à M. Lange, professeur à la même université, comme
on le verra dans le ctmrs de cet ouvrage, toutes les suggestions cpii
concernent le roman d'Emile Dcschamjis et l'hypothèse d'un amour
malheureux dans sa vie. Nous tenons à remercier ces deux maîtres
de leur précieuse collaboration.
M"'^ la comtesse de Noblel, qui a Lien voulu ouvrir pour nous les
riches collections du château de Saint-Point et nous communiquer
05 lettres inédites d'Emile Descham])s à Lamartine, voudra ])icn
nous permettre de lui ofl'iir nos plus respectueux remerciements.
M. Gustave Simon, le savant éditeur des Œuvres compU'tes de Victor
Hugo, accueillera aussi l'expression de notre reconnaissance pour
la générosité avec laquelle il nous a fait part des inédits qui pouvaient
nous intéresser.
Mais nous ne ]>ouvons terminer cet Avant-propos sans adresser
un honmiage cordial et justement motivé à n(»s collègues de la Biblio-
thèque Nationale et à nos amis qui nous ont aidé de tout leur zèle
à mettre au point cet ouvrage. Que ne dev(tns-nous ]»as aux avis
si obligeants, à l'amitié de MM. Gédéon lluet et Eugène-Gabriel
Ledos, ces deux érudits admirables, aussi savants que modestes,
aussi attachants (jue di\ers, et qu'on ne ])eut s'empêcher d'aimer,
quand on a eu l'honneur de les approcher !
AVANT-PROPOS XIII
Nous joindrons à ces noms respectés, ceux de nos amis MM. Louis
Demonts, conservateur-adjoint au Déjiartement de la peinture du
musée du Louvre, Acliille Perreau, rédacteur au Temps, et Pierre
Poux, professeur au lycée Janson-de-Sailly, qui savent ce que leur
doivent le Deschamps dilettante et son auteur, ceux de nos col-
lègues Emile Dacier, Pierre Fournier, Paul-Louis Grenier, Henri
Moncel, Amand Rastoul, Jean Vie, Jean Vallery-Radot, qui nous
ont aidé, soit à préciser quelques-unes de nos nombreuses recherches,
soit à corriger les épreuves de ce long travail.
Notre ami, M. Jules Tabourin, nous permettra de lui offrir
l'expression de notre profonde gratitude pour la part qu'il a prise
à la publication de ce livre, et nous nous acquittons en outre d'un
devoir en remerciant notre imprimeur, M. Paillart, de sa diligente
collaboration, M. Georges Vicaire, conservateur de la bibliothèque
Lovenjoul, à Chantilly, M. Jean Béreux, conservateur de la
bibliothèque de Bourges, MM. Hirschauer et Pichard du Page,
conservateurs de la bibliothèque de Versailles, de l'amicale obli-
geance avec laquelle ils nous ont aidé à honorer la discrète et
charmante mémoire d'un poète romanti(juc.
TABLE ANALYTIQUE DES ALVTIÈRES
PRÉFACE
1. Lk Cosmopolitisme d'Emile Deschamps. — H. La morai.k d'un
DILETTANTE.
Le « cas » d'Emile Desohamps doubleineiil romantique. Conlribution-
à l'élude de deux prohlèmes : 1" luflnences étrangères sur le développe-
ment de la littérature française. 2" Influence de l'état d'àme romantique
sur la conduite de la vie.
1° Le Cosmopolitisme df'^uiile Deschamps : un poète traducteur de
Shakespeare, de Goethe et de Schiller, du Romancero espagnol, de quelques
poètes russes. — Comment il a conçu le rôle de l'esprit français en Europe
et des influences européennes en France. — Le romantisme considéré
comme un prélude dans le développement dos littératures comparées.
l ne ignorance féconde : elle a préservé l'originalité de la poésie française
du XIX® siècle. Caractère profondément national et tiadil ionnel du roman-
tisme français. Le classicisme d'Emile Deschamps xxvii-xxxvi
2° Emile Deschamps et « le mal du siècle ». • — Comiucut il a réscj.u pour
sa part le conflit du rcve et de l'action : une vie bourgeoise et une âme
d'artiste. Emile Deschamps comparé à Alfred de Musset : un Musset sans
génie, mais mieux doué sous le rapport moral du caractère. L'amour et
le mariage dans la vie d'Emile Deschamps. — La curiosité il'esprit,
l'anifuir du Beau et l'élément mtu'bide de la personnalité. Réalisation et
application d'une règle de vie conforme à l'idéal rêvé et formulé par
.Mf"e ,1e Staël xxxvii-XLiv
XVI • TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES
ORIGINES lA.MILIALES. — NAISSANCE. — ÉDUCATION. —
ANNÉES DE FORMATION. (1701-1819).
CHAPITRE PREMIER
OllIGINES FAMILIALES : JeAN DeSCHA.MPS, GRA.ND-ONCLE DU POETE.
Son père, Jacques Deschamps de Saint-Amand.
Oriffiue des Deschanips. Une famille française et cosmopolite au xvii®
et au xviii'^ siècle : le huguenot François Deschamjjs, de Bergerac. —
Son fils Jean, ministre du culte réformé à Genève et à Butzow (Allemagne).
Un de ses petits-fUs, Gabriel, rentre en France au commencement du
xviii^ siècle et abjure ; il est le père de M. Jacques Deschamps de Saint-
Amand et le grand-père des poètes romantiques : Fmiln et Aiitoui Des'
chami)s 1-4
Curieuse physionomie cosmopolite du frère de Gabriel Deschamps,
c'esl-à-dire du grand-oncle des deux poètes : Jean Deschamps, né à But-
zow, théologien, philosophe et bel esprit : disciple de Leibniz, il traduit
les œuvres de son comnientateur Christian Wolf, pour lequel il professe
une sorte de culte. Il s'attache à faire connaître en France la philosophie
de Leibniz, modifiée par Wolf, concurremment avec AP"® du Chatelet.
— Précepteur des frères de Frédéric II, il encourt sa disgrâce pour avoir
critiqué Voltaire, se réfugie à Hambourg, puis à Amsterdam, où il s'occupe
de travaux littéraires et poétiques, se relire enfin à Londres, se marie
avec Judith Charnier et fonde une famille qui se fixe défmitivemont en
Angleterre 4-8
Jacques Deschamps de Saint-Amand (1741-1826) ; le père des deux
poètes romantiques était le neveu de ce pasteur lettre et cosmopolite. Un
bourgeois philosophe : sa carrière dans la Ferme Générale sous l'Ancien
Régime et dans l'Administration des domaines pendant la Révolution,
l'Empire et la ]>remlère moitié de la Restauration. — ISn lettré de l'an-
cienne France, amateur de théâtre et de poésie, admirateur de Voltaire,
de Lemicrre.de Ducis. Attentif au mouvement littéraire pendant la Révo-
lution et l'Empire, il est en relations avec quelques poètes et quelques
membres de l'Académie française, à l'histoire de laquelle il s'intéresse :
ses collections. Ses relations particulières avec Vieilh de Boisjoslin, le
traducteur de Pope : la Forêt de Windsor, avec Thomas, l'auteur des
Eloges : Epttre au peuple et Eloge de Sully, avec François de Neufchàteau.
Questions concernant l'Académie française 9-23
Le Salon de M. Jacques Deschamps, rue Saint-Florentin, réunit à la
fin de l'Empire et au début de la Restauration les membres de l'ancienne
école littéraire et les jeunes partisans d'une renaissance poétique : la
« naissante hérésie », — Relations de la famille Deschamps et de la famille
TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES XVII
de Vigny. — M. Deschamps accueille les jeunes amis de ses fils : Une
épître d'Adolphe de Sainl-Valry. — Date mémorable : le 23 août 1819,
Henri de Latouche adresse au vieillard le premier exemplaire de son
édition des Idylles d'André Chénier. — Relations avec les dames Gay :
Delphine, la « muse » des jeunes romantiques. Rôle de M. Jacques Des-
champs dans le premier Cénacle. Sa mort (9 mai 182G) 24-28
CHAPITRE II
I. Naissance et éducation d'Emile Deschamps. — Années de for
MATioN. — Premiers essais littéraires. 1791-1816. — ■ II. Entrée
DANS l'Administration. — Séjour a Vincennes en 1814 et 1815. —
Emile Deschamps et la Restauration : Le chansonnier. Le poète
mondain.
Naissance d'Emile Deschamps à Bourges (1791). Souvenirs de sa ville
natale. — Naissance d'Antoni Deschamps à Paris (1800). Mort de leur mère.
— Leur vieille « bonne «. Education catholique : un peu mystique et roma-
nesque. Goût du merveilleux tempéré par l'influence paternelle. — Années
de formation pendant le Consulat et les premières années de l'Empire.
Relations des familles Deschamps et de Vigny à l'Elysée Bourbon. 29-38
Premières émotions littéraires : M"^^ de Staël, Chateaubriand, M''^^ Cot-
tin. — Premiers essais poétiques dans le genre « troubadour ». Règne de
la poésie troubadour : vogue de la romance. Influence de Millevoye. La
« Colombe du Chevalier » paraît dans V Almatiach des muses de 1816. La
poétique du « bon vieux temps » : Moncrif, Berquin et le Moyen-Age à
la fin du xviii® siècle. Un poème officiel : la Paix conquise paraît dans le
Journal de l'Empire en février 1812. 38-43
Entrée d'Emile Deschamps dans l'Administration des domaines. Son
premier poste à Vincennes et sa conduite pendant les sièges de 1814 et
1815. Relations avec le général Daumesnil. Deschamps, alors bonapar-
tiste, fronde le gouvernement royal par des chansons. Ce que sera en
politique, comme en littérature, ce voltairien discret. — Un libéralisme
total : Dès l'apparition de « V Allemagne » de M'"*^ de Staël, en 1813, il
admire Schiller et Gœthe, mais il ne leur sacrifie ni Voltaire ni le xviii^ siè-
cle. Disciple d'André Chénier et de M'"^ de Staël, il cherchera à concilier
le cosmopolitisme littéraire qui est de tradition dans sa famille et l'esprit
français. — Les poésies mondaines d'Emile Deschamps 43-49
CIIAI'ITHI': 111
I. \ éhité kt poésie : le prétendu « roman d'amouh » i>'1'1mile Des-
champs. Le poète élégiaoue. — II. Le mariage. — - M'"*^ Emile
Deschamps.
Nirité et poésie. Le roman (riwuiic Deschamps et riiypotlièse <V\in
amour malheureux dans sa vie 50-58
Inspirations de ses jjoésies élégiaqucs. — Son mariage. — ■ M"'c Emile
Deschamps 58 02
TABLE A.NALYTIVVE DES MATIERES
CllAlMTP.l-: IV
Collaboration avec Henri di: Latouche. Deux comédies : « Sel-
MOURS ". LE « TOVR DE FAVEUR ». PrEMIÈRE CAMPAGNE ROMAN-
TIOUK.
Emile et Anioui Deschanips ])enclanl les jiremières années de la Res-
tauration. Emile Deschamps et Henri de Latouche : leur collaboration
à deux pièces de théâtre : Selmoiirs, joué le 23 juin 1818, et le Tour de
Faveur, le 2.3 novembre 1818. Portée de la critique littéraire dans la comédie
du Tour (le fa\'eur : une première campagne romantique. 1/iiiflucnce de
M"^*^ de Staël et la n leçon " d'André Chénier (t3-7G
LlViiE II
LE CLASSICISME DI:N r.( ).MANïlgUE (1820-18.30).
CHAPITRE PREMIER
L Un POINT DE VUE SUR I.E Ht»MANTISME. II. RoLE dEmILE DeS
CHAMPS DANS LE GROUPE PRÉ-ROMANTIQUE. III. Le PrÉ-ROMAN-
TISME AU THÉÂTRE : La QUESTION DU DRAME LYRIQUE ET CELLE DU
VERS AU THÉÂTRE. I\'. Le CÉNACLE DE LA MuSE FRA.NÇAISE.
Un point de vue sur le romantisme. — Le romantisme d'Emile Des-
champs, comme celui de \ ictor Hugo, surtout littéraire et prosodi([ue,
s'est développé en dehors de l'influence de .I.-.J. Rousseau. Et à ce propos,
au lieu d'évoquer Rousseau et les influences allemandes, il conviendrait
plutrit de chercher en Angleterre les origines du romantisme euroj>éen.
— Le romantisme particulier d'Emile Deschamps dérive de \oltaire et
d'André Chénier, poètes influencés parles écrivains anglais. — Lin roman-
tisme classique ou le romantisme d un classique 7!)-S5
Le groupe pré-romantique, tout royaliste et catholique. — ComnuMit
Deschamps, libéral et voltairieu, s'y comporte. — Comment il conçoit
l'ami lié. Comment il en remplit le rôle auprès de Soumet, de Guirau<l, chefs
de ce mouvement. • — -Ses premières relations avec Victor Hugo. Attitude
royaliste et cathodique de Victor Hugo dans le Conservateur lilléraire.
— Deschamps et les poètes élégiaques et mondains de l'époque. . . 85-90
Les ]iré-romanti<pies au théâtre. — Le « libéral Latourhe rompt le
premier avec ces poètes. Réserve plus grande de Deschamps : il reste
fidèle à ses amis, bien qu'il se distingue d'eux ; il ne va pas au groupe des
érudits et des libéraux (Vitet. Stapfer, Stendhal). Raisons de cette altitude :
insuccès des représentations shakespeariennes à Paris en 1822. Descluunps
TABLE ANALYIIQUE DES MATIERES XIX
se défie du « mélodrame ». Importance à ses yeux de la « forme «. — Le
vers au. théâtre doit, selon lui, ménager les droits de la poésie 90-104
Le premier Cénacle. La première revue romantique : la Aluse Fran-
çaise. Raisons de son insuccès : « chute » de Chateaubriand ministre.
— « Antipathie » de Lamartine. Fin du o;enre troubadour. . . . 104-118
CHAPITRE II
I. Evolution du Romantisme en 1825. — II. L'Arsenal. — Emile
Deschamps et les Nodier.
Situation du romantisme après la disparition de la Muse Française.- — Son
évolution en 1825. — - Influence de Byron. — Emile Deschamps et les fon-
dateurs du Globe. — Le Léonidas de Pichat ; la mort d'un poète. 119-125
Les Romantiques à l'Arsenal. — L'école poétique se constitue. —
Relations d'Emile Deschamps avec les Nodier. — Emile Deschamps et
Marie Nodier 125-130
CHAPITRE III
L Influence de Shakespeare sur l'évolution du drame romantique.
— Collaboration d'Emile Deschamps et d'Alfred de Vigny :
traductions shakespeariennes. — II. «Roméo et Juliette» traduit
PAR Emile Deschamps.
Emile Deschamps et Alfred de Vigny. — \^i\q véritable amitié d'hommes
de lettres. Leur collaboration à la traduction de Roméo et Juliette. —
Shakespeare et l'école romantique 131-141
Les traductions shakespeariennes d'F^mile Descham]is. \]ti. moment
de l'histoire de Shakespeare en France 141-158
CHAPITHI': IV
La Bataille romantique : I'^mile Deschamps apologiste de « Chom-
WELL » ET CRITIOUE d' « HeRNANI ».
La bataille rtimanliquc. l'^lli- sr li\rc au ihéàlic : Hugo et la Pri'/'ace
de Cromwell. — Let tre d'Emile Deschamps à l'éditeur du Mercure. 159-1G3
Deschamps, crilifpie de « Ilernani » I(i4-l(i7
ciiAi'i riii-: \'
I. Les « Etudes françaises et étrangères ». — ■ Doctrine littéraiiu:
d'Emile Deschamps. — II. Emile Deschamps traducteur : in-
fluences DE l'.VlLEMAGNE et DE l'EsPAGNE SUR LE ROMANTISME
IHANÇAIS.
La publication des Eludes françaises et étraiif>ères et Ic'.ir Prrjace
manifeste de 1829 1()8-170
XX TABLK ANALVTIOVE DES MATIEHES
Docliiiic littrrairc dlùuilo iJeschamps : une tlrliriilimi du roniari-
lisine : romanlisiue et lyrisme 171-175
l^omantisine et poésie dramatique 175-179
Le rtmiantisme et le style. — Art et iivdividualité. — Le ^oùt d'Kmile
Deschamps 179-181
Position d Emile l)escham]>s comme traducteur eu face îles littératures
élraugcres. L'Allema<^ne et les r(»mautii|uos français: ce qu'elle était en
1810 pour Mnie de Staël; ce qu'elle fui ilc 1820 à 1830 pour les roman-
tiques. Influence de ceux (pii de\iiinMil les (.'rands classiques alle-
ma nds 181-183
Intérêt des « Jifi/r/es » d'Emile Deschamps. Elles oui contribué à répandre
'influence de Schiller et de Gœthe en France 183-184
r.I TA PITRE VI
L Les « Études françaises et éthangères » (suite). — Emii.e Des-
champs ET Schiller : le « poème de la Cloche ». — Un roman-
TIQIE français EN FACE DU LVHIS.Ml. l'il I LOSOPHIQU E ALLEMAND.
— II. Emile Deschamps et Gœthk : >< La Iiancée de Corinthe » :
UN homantkiuk français en face de la poésie fantastique et de
l'hellénisme gœthéen.
1^* Influence de Schiller : Pour<[uoi Deschamps a-l-il traduit la « Cloche ? »
Caractère classicpie et universel de ce jxième. Place du jioèmc «le la « Cloche »
dans l'évolution de la pensée et de Tari de Schiller. Art essentiellement
« intellectuel ». Portée philosophiipu- du jtoème de la « Cloche ». . 185-192
Sa traiisjiosition en français : M'"*^ de Staël, qui n'av&il été sensihle
qu'à la valeur émotive du poème, dt'liail les j)oètes français d'eu ])ouvoir
rendre la couleur et le rythme. — Deschamjis a relevé le défi. — (^ue sa
traduclion, dans son premier « étal » est de dix ans antérieure à la puhli-
calion des u Étittles ». Parue dans le « Conservateur littéraire » en 1821. elle
n'est (pi'une ada])lalion en vers de la traduction en prose d'Henri de
Latouche. ])ul)liée dans la \linerve en 1820. El à ce ])ropos, de la connais-
sance «le la lan;fue allemande chez nos romanlicpies. Relations de Lalouche
avec Dielilz 192-196
Comparaison de l'adajitaticm poéli'|uc dl^mile Deschamps avec la
traduction en jtrose de Camille .lordari. l)énaturati(»n du poème de
Schiller. Va à ce propos, du si sic diin puèlf français de la ju'riode romin-
liqur " 197-206
2" Influence de Gu-lhc : La « iiancée de Corinthe » de Gœlhc. — Double
aspect du ])oème : son caractère hellénique et païen, son caractère
fanlasli(pie et vanq>iri(pie. Aufjuel de ces deux aspects, un roman-
licpie, en 1825. ]>(uivait-il être ])lus jiarticulièrement sensible ? Du renou-
veau <le l'hellénisme au début du xix*^ siècle et du succès du « ^enrc
fanla>ilicpie -> 206-222
TABLE ANALYTigVE DES MATIERES
CHAPITRE VII
I. I.ES « Etudes françaises et étrangères » (suite). — Emile Des-
champs ET l'Espagne. — Le « Poème de Rodrigue » et la
genèse de la « petite épopée » AU xix^ siècle. — II. Conclusion
SUR l'œuvre d'Emile Deschamps traducteur. — Succès des
« Etudes » et de la «Préface» des «Etudes françaises et étran-
gères. — Renommée d'Emile Deschamps en 1830.
Importance du Poème de Rodrigue, frai^iiiriit du IviiiitiHcero espagnol.
<laus Tceuvrc d Emile Deschamps, cl de 1 influence de l'Espagne sur la
littérature romantique. En soumettant à cette influence le poème
tel cpie André Chénier, puis Alfred de Viony en avaient fixé la forme,
Emile Deschamps a contribué, dès 1828, à l'évolution du genre épique au
XIX® siècle : être grand sans être long. De la romance du « style trouba-
dour » à l'épopée moderne. Comment le problème s'est imposé très tôt,
dès 1816, à l'esprit d'Emile Deschamps, qui re-rimait alors Moncrif
et Berquin. — Vogue européenive de Moncrif et de Ber(piin à la fin du
xviii^ et au début du xix® siècle. — Réveil du lyrisme éjiitpie en Angle-
terre 223-234
l*' Les ballades écossaises. ■ — Influence du recueil de Percy, en Alle-
magne, dès 1770. Le lyrisme allemand moderne part de là. Cette influence
fut bien plus lente à pénétrer en France : Ossian contre-i)at tu ])ar Moncrif
et Berquin 235-242
2*' Les romances espagnoles. — Leur importance dans le dévclopiiement
de la poésie romantique peut être comparée à celle de Shakespeare, dans
le genre dramati([ue. Emile Deschamps est un des premiers à les avoir
utilisées. Il a demandé à l'Espagne de nous rendre le sens de l'épo-
pée 242-248
L'Espagne de iu)s ])oèles « Iroubadours » était choval('rcs([ue cl roma-
nesque 248-250
L'Espagne d'Emile l)eschanq)s sera ]jiltoresque et romantique. 250-252
Passage de l'une à l'autre : 1° Histoire chevaleresque des Maures de
Grenade, traduit de respagnol de Ginès Ferez de Hita. — 2° Le Dernier
des Ahencérages de Chateaubriand. - 3*^ L'œuvre de Creuzé de Lesser.
• — 4'' Le Théâtre de Clara (iazul de Mi'iinu'e. — 5" Le Poème de Rodrigue
d'Emile Deschamps 252-2G2
L'amour roinanti<pie dans le pn;ine d<; l)eschanq>s. Le ])illoresque et
la couleur locale. La petite épopée 202-20!)
Le succès des « Etudes » et de la « Préface » d'Emile heseharups consacre
l'originalité de l'École de 1830 et son indépendanee à r('giii(l des littéra-
tures étrangères. lassai de définjliiui du louiaul isnic français, d'après
Emile Deschamps 2()i(-272
lirMioiuiui'c ili' l'anUMir des - l'ùudes » eu 1 830. Une lettre de Gœlhe. —
l u jugement de Sainte-Beuve. - - Hommages des « classitpies » et des
« romantiques ». Lettres de Brifaiit. de (Ihênedollé, d'Alf»ysius Bertrand,
<V' Béranger, de Fontaney, de Sopliic (',;iy. de Cha teaubiiand . . 272-2SI.
lAHII \ N \ I > ll"l i !)! >- MATIEKKS
livhj: m
LE DILETTANTISME DÉMILE DESCHAMPS (1 830-1 845) i.
cHAPiTiiK i'ni;.\nn:K
]. La lii'.\ oia mon m: 1S30 kt lf. libkhai.ismi: d in I'uÈte. — IL LAu-
BAYK-AlX-liolS. - — - IIL La iOLLAUOHA'IION a l' C AvKMR )' ET A LA
« Rf.vie des DeIN-Mo-NUI-S. >'
Emile Deschaiiips et la Hévolution de 1830. — Sa ciirres^poiidancc avec
Jules de Rességuier. — Ses chansous frondeuses 285-293
Ses relations avec M™^ Récaniier. — Ballanche 203-295
Relations avec Lamennais et Montalemhort. — Articlc^i de iJe.schamps
sur le Paris, éUvalion de Vijrnv et sur .\otre-Dame-de-Paris d'Hucro.
L C<- livri' m a pour complériu-nt notre auliv ouvrage iiilitulé : Emile Des-
rlidinp!' (lilcllaiilc. lielalionn du poète avex: les (n'iiiln-x ri lt:\ tmisit ims ilr Irpnr/ur
riimtintique. En voici la taLlc des matièri'S :
L A v.uit-propos : Le « dilcttantisnio » d'i^mili- lJi schanips ^II-xll
IL Dcsdiaiups et les peintres de son temps. — Le c. Salon " de 181'J :
un jujienienl sur l'école de David, sur Prinriioii et sur Gérieaull . . . . l-lo
Ses rilations avec les artistes 11
Claudius .Jac<piand 1 1-1 1
Chanipninriin L")-1G
In-res 17-18
David d'Anpers 1 0-20
D.-laeroi.x 21-24
111. Éniilc Desclianijis <t la musi<pi<- 2.'»-27
In eriliqiie nuisieal en 18.'{."). Prédilection pour la musique drama-
tique. L'Opéra pendant la périod'- romantique Les dilettantes <t la
mélodie 2G-.33
La mélodie et le > si>r-ctacle » dans l'opéra romantique 34—37
Emile Deschamps et le livret 38—43
Importance du livret d'haidinc. Wôh- d'un pnéli' roinaiitique
conmie librettiste 44—46
La dénaturalinn romantifpie du livret de Dnn Juan de Mo/art, rn
1834. Deschanq-s et les Blaz.- 47-55
Relations d'Lmile Deschamps et de Meyerheer. Sa collahoration au
livret <les 1 1 u '^uenols 5G— CG
Relations d'Emile Deschamps avec Niedermeyr. Le livret di
Siradclla (.7-75
Desehampg et lierlioz. — La symphonie de Roméo et Juliette. .. . 7G-Î)3
La finmance au xix^ siècle et les romances d'Emile Desehamjts.
Son édition des lieder de Schvihert 94-1 \->
Hihlio^'raphie des compositions musicales auxquelles LrniJe Dis-
champs a collaboré llG-133
TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES XXIII
— Collaboration à la Revue des Deux-Mondes : de l'Art social et de l'Art
pour l'art. Deschamps et Théophile Gautier. — Deschamps et la Peau
de Chagrin de Balzac 296-304
CHAPITRE II
I. Une AMITIÉ d'hommes de lettres: Deschamps et Alfred de Vigny.
— Le «Retour a Paris». — II. Emile Deschamps, critique enthou-
siaste et judicieux de l'œuvre de Victor Hugo, d'après une
correspondance^inédite. — ■ III. Rôle d'Emile Deschamps entre
Alfred de Vigny et Victor Hugo. — ■ IV. Emile Deschamps et La-
martine. — V. Emile Deschamps et Alfred de Musset.
Raisons pour lesquelles Emile Deschamps cesse de collaborer à la Revue
des Deux-Mondes. — Le poème intitulé : Retour à Paris et le roman d'amour
d'Emile Deschamps. — Relations d'Emile Deschamps et d'Alfred de
Vigny après 1830 305-310
Victor Hugo après 1830 : l'œuvre lyrique, l'œuvre romanesque, l'œuvre
dramatique. Jugements d'Emile Deschamps sur les Voix Intérieures,
sur Notre-Dame-de-Paris et les Misérables ; sur le Roi s'amuse, Lucrèce
Borgia et Marie Tudor 310-317
Rupture d'IIugo et de Vigny. Rôle d'Emile Deschamps, comparé à
celui de Sainte-Beuve, auprès des deux grands poètes. Le cercle de Vigny.
— Le monde de Victor Hugo 317-321
Relations avec Lamartine. Jugement d'Emile Deschamps sur la poli-
tique du grand poète. Jugement de Lamartine sur l'esprit et le cœur
d'Emile Deschamps. Il l'appelle son Aristippe et son Pylade., . . . 321-328
Relations avec Alfred de Musset : la lilléralure d'inngination au milieu
du xixe siècle 329-334
CHAPITRE III
I. Publication des " Poésies » d'Emile et d'Antoni Deschamps. —
II. A>TOM l)EScnAMPS. Un pur « dilettante ».
Édition des Poésies de 1841. Jugemeiil (l'Airied de Vigny sur l'œuvre
poétique d'Emile Deschamps. — Un ])a])illon du Parnasse.... 335-337
Anloni Deschamps. — Le dilettantisme des frères Deschamps . . 337-346
CIlAIM'ini'; IV
I. Une GRAVE maladie d'Emile Descha.mps, 1842. — 11. Publication
DE LA TRADUCTIO.N DE « RomÉO ET JuLIETTE » ET DE « MaCBETH »,
1844. III. l'^MILK DesCMA.MPS KT l'AcADÉMIE.
Maladie nerveuse. Crise d'hyjjocondrie. Voyages 347-350
Emile Deschamps publie, en 1844, sa traduction en vers de Roméo et
Juliette et de Macheth. Il fait jouer, en 1848, son Macbeth à l'Odéon 351-357
Candidatures à l'Académie française 357-362
TABLE ANALYTIQIE DES MATIERES
CHAPITRE V
1. La so«;ikté mondaine sots Lovis-Philippe. Quelques « Salons »
FRÉQUENTÉS ET JUGÉS PAR EmILE DeSCHAMPS. II. Le SALON RISSE
DE LA PRINCESSE M ESTSCH ERSK Y. (COSMOPOLITISME ET ESPRIT FRAN-
ÇAIS. — III. Emile Deschamps et le i)ANDvsME.
lue pape de M"'» de Cirardin. — Salons de M'"e de Miibel. de M"ie d'A-
goult. M"'*" Récaniier et M*"^ Swelchiue. — La « maîtresse de maison »
idéale, d'après Emile Deschamps 303-371
L'n salon russe. Le prince Elim Mcslschersky. nn intermédiaire litté-
raire entre la France et la Russie. Emile l)escham])s et les poètes russes :
un Ri\ar<il du xix'' siècle. — Le salon de M™^ de La Sizeranne. . 371-390
Le Bduievard et les théâtres. — Les « Dandys » .^91-395
CHAPITRE VI
l. Emile Deschamps et les compagnons de sa jeunesse. — II Der-
.NIÈRES ANNÉES DE HeNRI DE LaTOUCHE ET DE JuLES LefÈVRE-DeU"
MIER
Dernières années de Soumet, de Guiraud 390-404
Emile Deschamps C(»Ilalifirateur «le S;tir te-H(Mi\e. jxmm- les jxirtrahs
de Latouche et de Lefèvre 4(14-423
CIIAPITRi: VII
L PuHLiCATio.N DES " Contes phvsiologivl i.s » (1854). Emile Descuamps,
CONTEUR ET MORALISTE. IL La « NoUVELLE » CHEZ EmILE DeS-
CHAMPS. Influence du xviii^ siècle. — III. La « nouvelle » roman-
TiQiUE. — IV. Le Conte fantastique.
Ennie Deschamps ('unlcui tl iiic>i;iliste. Le « Jriinc Munilislt' • <le la
Muse Française (1H23) et lauteur tles Contes [ilii/siologiqiies (I8j4j. La
(I }snu\>elle » chez Emile Deschamps. Les dilïérentes espèces d'un même
{îenre .424-427
(/. La nouvelle du xviii"^ siècle : influence de Diderot et de Voltaire
sur I )e;^rham]»s. Liroiiie d un moraliste, disciple de Sterne et de Xavier
de .Maistre 427-141
/'. La nouvelle romanlicpie : influence de Rousseau, de Chaieauhnand
ei de .\<idier. L'ima<:inati<iu «Inn littérateur et la persistance du '( slifle.
Iriiuliaildtir » dans l'œuvre romanes«pie d'Emile Deschamps. Passafre du
conte « troubadour »> au conte « romantique » 441-449
f. Le conte fantastique. Esquisse <le l'histoire «lu ^fciu*- «le|mis le
xviii^ siècle jusqu'au romantisme Le fantasti(|ue an^flais : Lewis et
Anne RadclilTe Le fantasticpic allemand : Hoffmann On aperçoit avant
tout chez Deschamps l'influence d'un fantasti«|ue <r«trifrine française :
Cazotle, Chateaubriand, Nodier. Le merveilleux diab«tlif|ue et « frénétique »
dans les contes de Deschamps : spectres et vampires. Le merveilleux chré-
TABLE ANALYTKIVE DES MATIERES XXV
lien : le luysticisiue de Deschamps. Le merveilleux nuKlenie, physiologique
et scientifique. Deschamps et la phrénologie : les rapports du physique et du
moral, source de poésie : Emile Deschamps et Th. Gautier. 449-466
LIVRE IV
COSMOPOLITISME ET POÉSIE.
LES DERNIÈRES ANNÉES D'EMILE DESCIIAMPS A VERSAILLES.
L'ÉCOLE PARNASSIENNE
ET L'HUMANISME D'UN POÈTE ROMANTIQUE.
1845-1871
CHAPITRE PREMIER
Emile Df.schamps et les Parnassikns.
La retraite à Versailles, 1845-1871. — Emile Deschanqis et la génération
nouvelle, le « regain de 1830 » 4IJ9-472
C1IAP1TR1-: II
Versailles : les poètes et les sages.
Versailles et les poètes romantiques. La société versaillaise au courant
du xix^ siècle. Une cité d'émigrés : le conflit des « deux mondes ^\ Rôle
conciliateur d'Emile Deschamps et de M^^ Sophie Gay 473-478
Les parisiens de Versailles : gens du monde ; artistes : Granet, Troyon ;
philosophes : Scherer, Charton, Bersol 478-480
Relations d'Emile Deschamps avec la famille du général Pe''etier :
l'ilisa-Wilhelmiiie el Frédéri(|uc-\Vilheliiiitio. M'"*^ l''lisa Pcilelier de Vil-
lers 481-483
CHAPITRE ni
Les atteintes de la vieillesse et les consolations de l'Humanisme.
— Emile Deschamps et l'esprit européen.
Mort de M™^ Emile l)esrlianq)s. Donltiir du « M-uf ». Sanlé «h'Iiiii-
livemenl ébranlée. Les cousolalions de l'amitié. Altitude des deux frères
Deschamps devant la soulïrancc, la vieillesse et lapproche de la mort :
Les Dernières Paroles d'Antoni, le Lamenlo d'Emile Deschamps. Qu'il
y a dans la vieillesse si éprouvée de cet aiiuahle honitno une certaine
sérénité gœthéenne. La religion d' l'Emile Deschamps 484-486
Ce f[ui l'aide à \ivn' juscprà la fin : som iiilassalilc curKisilé d'esiiric
son auKMir flu Beau ''iSd- iSS
XXVI TABLK ANALYTIQUE DES MATIERES
1° Disciple de M™^ de Staël, il demeure un partisan wnivaincu du cosmo-
politisme littéraire, se passifmne. à la fin de sa vie. pour les lillrraleurs
slaves : relations avec le polonais Christian Ustiowski, avec le suédois
Major Staair. avec Thalès-Bernard, cpii attise son goût pour la poésie pro-
vinciale et les chants populaires : Les Lettres sur lu poésie, de Thalès-
Bernard. et les œuvres p«iétiques du nivernais Achille .Millien. Le félibrige.
Relations d* Emile Deschamps avec Edouard Grenier, ancien secrétaire
d'Henri Heine, véritable « esprit européen dans une âme française », —
avec Emile Dèlerot, conservateur de la Bibliothè(|ue de Versailles, tra-
ducteur des (' Conversations de Gœthe ai'ec Eckernwnn >k .. 488-500
CHAPITRE IV
La vilillesse et les consolatio.vs de la poésie. Emile Deschamps
ET les Parnassiens.
2° Disciple d'André Chénier, le « vieux Sachem » du romantisme reçoit
les hommages des poètes de l'Ecole de 1860. Emile Deschamps et les Par-
nassiens : une page d'Armand Silvestre sur « le culte de la forme ». que
symbolisait Emile Deschamps aux yeux des « Jeunes ». Doctrine ])oétique
d" Emile Deschamps comparée à celle de Théophile Gautier : ses idées sur
le vers, sa virtuosité personnelle et surtout sa divii^ion théorique entre
les mélodistes et les harmonistes ont un grand intérêt dans l'histoire de
la j)oésie au xix*^ siècle. Un jugement de Théodore de Banville sur le rôle
d'Emile Deschamps 501-504
Relations de Deschamps avec Banville, avec Baudelaire (sa lettre à
l'auteur des Fleurs du Mal;, avec Leconte de Lisle 505-514
Collaboration d'Emile et d'Antoni Deschamps au Parnasse contemporain
(recueils de lSG6 et de 18G9i. Les deux frères Deschamps ont patronné,
dès iSt/J, l'Ecole nouvelle. — La Revue fantaisiste. Le salon de la marquise
de Ricard. — Une page de Catulle Mendès sur les frères Deschamps dans
sa Légende du Parnasse. Prédilection des poètes jiarnassiens pour Ver-
sailles : leur pèlerinage auprès d'Emile Deschamps. Asselineau lui présente
Françiii^ Coppée. — Une « aventure » de Philoxène Boyer et de Baudelaire
à ^ ersailles. — Emile D»>c1i;uu|>> à Poi î-Uuvitl. - Le clas-icisiac de ce
romantique 512-521
Dernières années du j.uetc, a.-sombries ]iar les mlirmités : il devient
aveugle : ]>ar la mort de ses amis : Alfred de \igny (18(1.3 . Rossini (1868).
Lannrfine (1869), Sainte-Beuve ^1869 . ])ar celle de son frère Antoni
(l!^<>!i . La Guerre de 1870 et les Allemands à Versailles. Suprêmes conso-
lations de l'amitié : un grand artiste : Stéphane Mallarmé ; une musicienne :
Augusta Holmes. . . 522-528
ÉPIIJJGUE 52 >-531
APPENDICES 533-548
B1BL1(»(;R.\PIII1; 549-562
INhE.X DES NOMS PHuPHES 563-575
ERRATA 577
PRÉFACE
LE COSMOPOLITISME D EMILE DESCIIAMPS
Le Romantisme est un grand fait euroi)éeu, dont la véritable
histoire n'est pas encore écrite. Mais on procède depuis de longues
années déjà, dans chacune des nations où il s'est manifesté, à une
immense enquête sur les courants d'idées et de sentiments qui l'ont
suscité, sur les hommes en qui il s'est incarné, et c'est comme une
contriblition à cet ensemble d'études que se présente la monographie
qu'on va lire.
Le « cas » d'Emile Deschamps est doublement romantique. Nous
entendons par là qu'il ])ermet de poser dans les termes les plus justes
et les plus précis deux des plus importantes questions que le Roman-
tisme soulève : la question des influences que les littératures étran-
gères ont exercées sur la littérature française \ et le problème — tout
psychologique celui-là — des rapports du Romantisme avec la vie.
La }»reniière de ces ([iiestions appartient à l'histoire littéraire, et à
cette branche de l'bistoire littéraire qu'on a])])ellc l'bistoire des litté-
ratures comparées.
Emile Descham])S s'est penché toute sa vie sur des problèmes de
cette espèce. Ilâtons-nous de dire — pour prévenir tout malentendu
— que dans cette attitude, naturelle à son tour d'esprit et à sa culture,
il garda toujf)urs sa modestie d'amateur; ce nefut jamais (ju'un homme
du monde très intelligent, mais i)ieu un j)eu léger, que ce ])oète, qui
jtrétendait dans ses traductions diverses donner à ses contemporains
1. l'our la plus récfiilc mise au point tic ciUc (pusliou, mais dans sa géiié-
ralilc, cf. : The Origins of Frciich lumanticisni, by M. J3. Fiiifli and Allison
Peors... London, 1920, in-S".
XXVIII PREFACE
une idée du jxtrluf^ais de Camoëns, de Tant^lais de Shakespeare, de
J'alleniaiid de Gœthe et du turc de Reehid Pacha ^. Quand il }»arle du
turc et du |inrtugais, c'est une plaisanterie auquel se livre ce causeur
brillant <|ui ne sait pas résister au plaisir de produire un elTet. Car ce
cju'il a fait passer dans ses œuvres du portugais ou du turc é(juivaut,
pour ainsi dire, à rien, mais il reste qu'il s'est attaché à Shakesj)eare,
à Gœthe et à Schiller, au Romancero espagnol, à quelques exem-
jdaires de la poésie russe aussi sérieusement qu'un romantique et un
homme du monde de son temps étaient capables de le faire ; et, de
même qu'il a réfléchi sur le rôle salutaire qu'ont toujours eu dans le
renouvellement de la littérature française les influences sucicssives
des littératures étrangères, de même il a dit à merveille quelle avait
été rinfhicriic de resj)rit français sur l'Europe pendant les deux
siècles qui ont jnécédé le Romantisme.
Il a très bien vu que la cause de runiversalilé de celte influence
était dans l'existence d'une qualité qu'il possédait autant qu'homme
de France, la sociabilité portée à sa i)lus haute puissance, l'exquise
aptitude à vivre en société ^. L'épanouissement de la vie de sabui,
à la ]>lus grande époque de notre histoire, lui paraît la forme suj)rême
de la civilisation française.
On ne saurait trop le redire, ccrit-il, c'est du commerce inl^llecluel
des deux sexes que procèdent l'esprit de sociabilité et l'art de la conver-
sation qui en est la conséquence et le témoignage évident. En effet, les
entretiens des femmes entre elles se réduisent trop souvent à un ramage
futile et les conversations d'hommes seuls dégénèrent bientôt en ])ropos
sans délicatesse. C'est passer d'une volière à mie taverne.
De l'heureux accord, de l'entrelacement des facultés spirituelles de
la femme et de l'homme, il est résulté que la pensée française n'est jamais
lourde, quand elle est grave, et qu'elle sait être léfrère sans frivolité.
Elle va de Clément Marot à Pierre Corneille, de Hahelais à .Montesquieu,
du bel esprit an génie, parcourant dans son vol et faisant résonner toutes
les ganunes du clavier <le l'intelligence, en sorte «pie la généralité est,
pour ainsi dire, la spccialitc de la France "*...
C'est de la sociabilité qti' Emile Deschamps fait dériver les deux
idées f|ue l'esjtrit français a répandues dans le monde : l'égalité civile
et la tolérance rciiL'i' use. Nous avons cité dans le cotirs de n<.trc étude
1. A |'ro|iiiïi i\<- l'ii 1 liii| l'.ii li;i, voir AppfinlK<-, n" \ I.
2. hmilr Dtschanips. De i/nfliienre de l'esprit français sur l' Europr depuis
deu.r siirles. Discours prononcé à la séance d'oui-erinre du coni^rès de iinslilut
historique, le 2'i mai IH'iO, r. l'Hôtel de ville de Paris... Paris, Amyot, I8'i0,
in-S", p. 12 cl passim. — Voir Œuvres complètes d'flmWf Dfschamps. Taris,
Lomorrn. \S1^, tomo IV. p. 11 'J.
3. (Kuvre^ corn pi., IV, 120.
LE COSMOPOLITISME D EMILE DESCHAMPS XXIX
les pages étincelantes de verve, dans lesquelles cet écrivain de race
rend hommage à son pays. On lira plus loin l'éloge qu'il fait de la
philosojîliie française, plutôt faite « d'action que d'abstraction,
cunn»tant vingt moralistes pour un idéologue ^. »
Mais s'il déduit si justement les causes de l'influence de l'esprit
français sur l'Europe, il n'est point aveuglé par le patriotisme sur les
défauts de cet esprit. Il dit très bien (jue la sympathie ( t l'admiration
du monde ont gâté ces Français par excellence, les Français du
xviii^ siècle et peut-être ceux de tous les siècles. Parce qu'ils ont une
tendance à croire que tout le monde les aime, les Français se sont
trouvés souvent engagés dans de cruelles mésaventures et parce
([u'ils avaient des raisons de penser que l'Europe était toute française,
ils se sont maintes fois réveillés de ce rêve devant une Europe qui
leur était restée pres<{ue com]>lètement étrangère. Ainsi le rayonne-
ment universel de leiu" langue les a trop longtemps dispensés d'ap-
j)rendre les langues des pays voisins, et Deschamps raille finement
« cette fatuité d'ignorance qui va jusqu'au burlesque », dans l'anec-
dote (jue voici :
Lors (les dernières guerres de l'Empire, avant la campagne de Russie,
un sergent de la ligne, chargé de préparer le déjeiuxer du colonel, qui
était en route avec le régiment, se présente une heure d'avance à la porte
de l'auberge d'un village, dans le nord de l'Allemagne, et appelant le
maître du lieu, il commanda à haute et intelligible voix, en français, un
poulet rôti, une omelette au lard et une salade de laitue. L'aubergiste ne
répond rien et ne fait aucun mouvement : « Il est donc sourd », dit le
sergent, et il recommence à crier à tue-tête, et en articulant vigoureuse-
ment : « Je vous demande une salade de laitue, un ])()ulet rôti et une
omelette au lard ! » Rien encore. Le sergent croit que Taubergisle se moque
de lui el 11 timil déjà son sabre, quand le pauvre diable lui fait enfin
eomprendie qu'il ne comprend pas. « Sont-ils bêtes dans ce pays-ci,
reprend le sergent ; depuis cpialre ans que je suis en Allemagne, ils ne
savent i)as un mot de français ^. »
Qu'est-ce ([ue savaient d";illemand, d'anglais, d'es|)agn(d les
poètes romantiques qui, eomnu; l'Emile Deschamps, jjrétendirenl, au
début du xix^ siècle, arracher la littérature française à la routine de
i'iiiiilal mil des modèles classiques et la féconder par un contact
direct avec les littératures étrangères ? Nous verrons <pie leurs con-
naissances linguislifpies étaient cfiurtes, quand elles n'étaient pas un
|»ui' néant, et c'est le plus soinent sur des Iradnclions eu prose, anté-
rieures à eux, rpi(; des altistes comme Emile I )es(liaiMps, Léon
]. (K. r., IV, 12.'!.
•2. (]•:. r., IV, 12'J:
PHEFACE
Halévv, Victor Hugo, avaient les yeux lixés j>our composer leurs
tal»leaux de chevalet on leurs «,'randes jMMiitures à fresijue ^.
Ainsi ces Français de race, f|ui i«,'n<)raient pour la plupart ou qui
savaient à |>eitie les lan^^ues étran|;ères '^, avaient du moins le senti-
ment de cette lacune, et si la génération qui suivit la leur s'elîorça
de la combler, et si des érudits et de véritables savants, versés dans
la connaissance des langues, se sont attachés dans la seconde partie
du xix*^ siècle ^ à nous faire connaître les diflérentes nations de
l'Europe et du monde, il faut avouer que c'est à l'élan inqirirné par
le Romanlisme à notre curiosité qu'on le doit. Descbamjis fut un
de ces pionniers c|ui contribuèrent à nous révéler le monde moderne.
Nos romantiques, en vérité, ne sacrifiaient (pi'en apparence la
tradition classique, (piaud ils se jetaient un ])eu à l'étourdie sur les
grandes œuvres des littératures étrangères pour les absorber et se les
a<?similer. On se souvient qu'ils étaient jeunes quand, fatigués des
rj'thmes flasques des successeurs de Voltaire ou de la mélodie falote
des rivaux de Millevoye, ils s'enivraient des drames de Shakespeare
ou de Schiller et des ballades de Gœthe. Musset n'avait })as \ ingl ans,
<|uand il s'écriait : « Être Shakespeare ou Schiller, ou rien ! > — i^mile
Deschamps, dans la fièvre de son ardeur romantique, n'aurait ])as
dit mieux. Comme Du Bellay au xvi*^ siècle conviait ses amis les
poètes à l'assaut des chefs-d'œuvre de Rome et de la Grèce, les exci-
tait à les piller, à se couvrir de leurs dépouilles; comme La Fontaine,
sous le règne du grand Roi, se plongeait dans la lecture des œuvres
italiennes et espagnoles, ainsi nos romantiques se livraient à l'imita-
tion de l'Angleterre et de l'Allemagne pour s'affranchir de. Tinsoppor-
table routine littéi-aire de leur temps. Ce n'était ]>as leur faute, si
1. Notons cri av'-u ijjuis uni- h-tlr'' iiiiMlitc, ikhi (lali'-c, de I)i-si'liaiii|i:> à Laiiutr-
tiiii- :
Moi, i|(ii sais littérairrnu-nt <juoI(|ui's l.iii^ucs, j<' mourrais <li- faim, s'il l".àll;iit ■•oiiimainkT
mon diniT à F\omo, à I.onilii-s ou à Vifiinc... (Arcliivrs de Sairil-l'uint.)
2. In intermédiaire entre la France et l'Allemapne, (îèranl île AVmv//, élude
de littérature comparée, par .Inli.i (lartiiT,... Genève. l!)0'i. in-8", p. 2Î).
\i. Ce mon vf-nii-nl cornin'-iie'' «i'aillours assez, tôl, peu a|irès le premier Céiiarle
roiiiaiiti<pio. dès 182'i, avec la fomlatioii du fîlohe : " Plus lard vieui le Globe,
association sérieuse cette fois, l'-eril ll"nri Hlaze de Hury dans une étud^ sur les
frères Descliamps ijne nous aurons souvent l'occasion de citer. .Mors commence
la véritable étude drs litté'ralures étranpcres ; on s'informe «le Ilerder, (te Schel-
liiifç, do Gœthe, de l'Allemagne enfin, et l'espril philosopliiqm; se fait jour et
remplace un moment le vide chevaleresque, le lyrisme puéril de la Muse fran-
çaise, y Rev. des Deux- M ondes, 18'il. \\i (îlohe succédera dans cette voie la He\'iie
permaniqiie. I.mile I)escham|>s y collaliorera. Cf. t. XII, oct.-déc. 18()0, le Jioi
tn-euplc, ballade traduite d'ililand, et t. X'.XI, février 18G;j, la Cloche qui marche,
légende de Gn'llie.
LE COSMOPOLITISME D EMILE DESCHAMPS XXXI
après vingt ans de Révolution et d'épopée militaire, ils sentaient leur
tête remplie d'idées nouvelles, leur cœur gonflé de sentiments
généreux, que la littérature desséchée ne pouvait plus satisfaire.
La révolte, qui soulevait les jeunes gens sur les rives de la
Seine, était d'ailleurs la même qui animait Keats chez nos voisins
d'Outre-Manche contre ce qu'on peut appeler la queue d'influence
du règne de la reine Anne. Un beau passé de classicisme identique
hantait encore les écoles et les académies, mais pesait comme un
poids mort aux pieds alertes de la jeunesse, et nous n'avons qu'à lire
ce fragment de Sleep and Poetry, publié par Keats en 1816 ^. pour
comprendre qu'en eilet le Romantisme fut un phénomène euro-
péen :
Un schisme, nourri de frivolités et de barbarismes, fit rougir le grand
Apollon pour ce pays qui est le sien. On crut sages des hommes qui ne
comprenaient pas ses gloires : avec l'énergie d'un enfant piauleur. ils se
balançaient sur un cheval de bois cpi'ils prenaient pour Pégase... Race
malheureuse et impie qui blasphéinail en pleine face le brillant lyriste
et ne le savaient pas, — non, ils allaient, brandissant un pauvre étendard
décrépit, brodé des plus insignifiantes devises et portant, en grands
caractères, le nom d'un certain Boileau ^.
Une ironie semblable et de telles invectives contre l'école clas-
sique dont notre Boileau, au xvii^ siècle, avait été le législateur,
avaient retenti en Allemagne dès le temps de Lessing, mais ce que le
Romantisme eut de particulier dans ces deux grands ])ays voisins
de la France, c'est qu'il se fit au nom du génie national en réaction
contre notre influence littéraire et notre ancienne héi'émonie intellec-
1. Dès 1807, en Angleterre" la révolution était faite contre le didactisme :
Wordsworth, Colcridgc agissent dès 1798. L'œuvre de Crabhe, de Campbell,
de Walter Scott même, est antérieure à celle de Chateaubriantl.
2. The Poclical worhn nj .folm Keats... rcpiiitd-il... wilh noies hij Francis T.
Palgra<^c. London, 188'», p. 'iA-'i'J :
A scliism,
Nurtur(>it liy foppery ami liarbarism,
Madc <^real Apollo biusli for lliis iiis laml.
Mon wcre Uiou-.'lit wiso, wlio could iint undcrstaïul
His frlories : willi a [iuliii<,' infaiit's force,
ïlif-y swayrd aboul iipoii a rocking-horso,
Ari<i lli(iii<;lil il l'f<;asus...
Ill-fated, impious race !
Thaï l)laspli.-m.(l tlic bright I^yiist lo Iiis face ;
An<l difl not kiiow it, — no, llipy wfnt aliouf,
Iloldinir a poor, dr-rrepit slancbird out
Mark'il wiili mn>ii fliiiisy mottos and in large
The name o[ one IJuileaii...
Cite par Edmond Gosse. L'In/luence de la France sur la poésie anglaise, con-
férence faite le 9 février 19f»'i à l'.iri-j... Paris, 1901, in-8".
X.\.Xn PREFACE
tuelle. La France, même après la Révolution et rEm])ire, n'était pas
libérée de tout ce qu'il y avait de mort dans son passé ; nos roman-
tiques. l»ieu (|ue venus à la vie littéraire longtemps après leurs émules
d'Outrc-Maniho et d'Outre-Rhin, n'étaient pas dans des conditions
aussi simples pour créer des formes d'art et de |)oésie nouvelles, et,
l)it'ii quils n'eussent en aucune façon rompu avec les véritables tra-
ditions de la France, ])our s'être affranchis de la routine des pseudo-
classiques de leur temps, ils ne pouvaient pas aussi facilement en
apj)eler au génie national que les Anglais et les Allemands pour se
libérer d'une influence étrangère. Quand ils malmenaient Baour-
Lormian, Parseval-Grandmaison, Viennet et tous les défenseurs de
l'ancien art ])oétique, ils avaient l'air de s'insurger contre Racine et
Boileau ; nous l'onviendror.s que la répul;ilii»n do ces maîtres en pâtit.
Mais ce (|u il veut déplus caractéristi(|ue dans notre révolution litté-
raire, c'est (ju'elle parut se faire au nom des ])rincipes d'une cslhéli<|ue
empruntée à l'étranger. Les adversaires ilu Komanlisme — aussi
bien ceux qui essayèrent d'entraver sa marche au temps de ses débuts
que ceux qui l'attaquent encore depuis qu'il n'est plus qu'un fait
historique — ■ tous s'accordent pour lui reprocher ses origines.
Ils étaient cependant bien peu Anglais et bien ])eu Allemands ces
soi-disant disciples de l'Allenuigne et de l'Angleterre, (|ui du lyrisme
anglais ignorèrent Shelley, connurent seulement Byron et des véri-
tables romantiques allemands ne surent rien (jue les noms avant 1840.
L'est un fait aujourd'hui démontré que Novalis ^ fut aussi longtemps
ignoré en France que Shelley lui-même ^, et que ceux des poètes d'Uu-
tre-Rhin,([ue nos romantiques imitèrent, appartiennent précisément
à la période antérieure au romantisme allemand — Gœthe et Schiller
étant considérés par les Allemands eux-mêmes comme les représen-
tants de leur classicisme.
Ces distinctions sont loin drlic pnri-nicnl verbales. Non seulement
le romantisme de .\ovaiis par exenqtlc était trop j>énétré d'idéalisme
mystique |»our être compris de nos romanli([ues, mais même le sens
d'une grande jtartie de l'œuvre poétique de Schiller et de Gœthe
échajipa aux b^rançais de 1830, faute d'une culture ]>liilos(qihi(pie
1. E. Spfiilp. .Vocn//.«, r.H.sni sur ridralismc ninitinli'/iii- en Allcnuiiiiir. I';iris,
19(»'i, in-8".
2. F«-lix Raid»'. Shflleif, sa rie et ses œin-res. Paris, Savino, 1887, iii-10. La
réputation <\n Sholloy m Franrr' uf remonte pas au delà du Second Empire.
Cf. les curieuses et souvent admirableh conversations do Pierre Leroux avec
Victor llufro à Jer*ey qu'on trouve dans la Grève de Samarez, poème philosophique
par Pi.rre Leroux. — Paris, E. D.iitu, 18G3. 2 vol. in-8o. (.Sur Shelley, T. II,
p. 269 et suiv.)
LE COSMOPOLITISME D EMILE DESCHAMPS XXXHI
sulfisante. Quelle })ièce lyrique française de cette date pourrions-nous
mettre en parallèle non seulement avec les Jlymnes à la Nuit, de
Novalis, avec Vllymne à la Beauté intellectuelle, de Shelley, mais
même avec la Prière aux dieux de la Grèce, de Schiller ? M. Balden-
sperger a fait la preuve qu'il fallut attendre les années soixante et
l'exégèse d'Emile Montégut, pour voir l'auteur de Faust pleinement
compris ^, et nous nous sommes appliqués dans cette étude à montrer
qu'Emile Deschamps, qui traduisit la Cloche de Schiller et la Fiancée
de Corinthe de Goethe, ne se rendit pas compte de la portée philoso-
|)hique de ces deux œuvres du lyrisme classique allemand.
Le romantisme français est un courant de poésie qu'on peut dire
indigène, qui suit sa pente naturelle et toute nationale. Il est teinté
à ses origines de sensibilité mélancolique et de cette religiosité péné-
trante qui émane de Chateaubriand ; ensuite, sous l'influence d'un
livre français sur l'Allemagne à peine entrevue, il s'abandonne à
l'enthousiasme rêveur que M"^^ de Staël a mis à la mode. Puis le
goût de l'exotisme entraîne les imaginations françaises, après la publi-
cation du Romancero d'Emile Deschamps et des Orientales d'Hugo,
loin dans l'espace et dans le temps. Nous montrerons la part d'Emile
Deschamps dans cette impulsion donnée à l'exotisme en France. La
poésie de l'histoire et de la légende commence autour de 1830 un
développement qui s'épanouira magnifiquement dans la Légende
des Siècles et nous ferons à l'initiative intelligente de Deschamps sa
part — qui est frap])ante — dans le renouvellement du genre épique
au xix^ siècle. L'altitude de ce Français de fine culture devant les
rêves de palingénésie sociale et humanitaire ne nous olîrira pas un
spectacle moins intéressant, et ce sera pour nous l'occasion de le
comparer à Alfred de Musset. Ils nous apparaîtront l'un et l'autre
après 1830 comme les continuateurs de cette aimable tradition de la
poésie mondaine qui est une des gloires charmantes de notre i)ays,
et c'est elle qui les défendit contre le mirage révolutionnaire qui
séduisit Lamartine et Victor Hugo.
Les problèmes que soulèvent les rajiports il(!s honiines avec la
société absorbent, si l'on peut dire, les j)uissanc(!s de l'àrne française
à celte grande époque de notre renouveau ])oélique, et l'empêchent de
se pencher avec une égale anxiété sur le j)r(>blème des problèmes, celui
que l'homme individuel sent se poser au fond de lui-même dans les
rap})orts qu'il entretient avec le mystère même de la vie.
1. F. Baldcnspcrpcr. Gœthe en l'rance, <''lu(J<' de lil tir.ilnn; comparée. l';iris,
IIachclt<-, lOl'i, in-B".
PIiriACE
Social coiniiic il t(»iivient an peuple le ]»lus stK-iahle de l"'Euroj»e,
notre roiiiaiiti^iiie n'a /té «pie yur arridciit j'exjiressûin des an<»f>isses
fnét a physiques de la jtersonne luunaiiie. Nos poètts <»iit chanté la
Nalwre. l'Amour et la Mnrt. a-t-on dit. Mais duquel iCentix- eux —
^ iffny (*xcej»té — peut -«m dire <pi'il sut dégager une idée ]HTsonn-elle
d'un de ces grands li^itx communs de la ^»oésie universelle ? Ils les
ont magnilitpieinenl orchestrés et les ont mis ainsi à la portée de
tous. Tous les Français peuvent goûter Hugo ou Ijamartine. Je ne
crois y)as qu'on puisse <lire que tous les Anglais et tous les Allemands
comprennent Novalis ou Shelley. Nos romantiques se firent entendre
de la foide et ne parlèrent ]>as à la seule élite. Peu de KTi(jues dans les
temps modernes ont été aussi })eu des philosojdies que n(js grands
poêles de l'époque roinantitfue. et ce trait suffirait à les distinguer de
leurs émules anglais ou allemands qu'on les accuse d'avoir si conti-
nuellement imités. Ils sont originaux dans la tendance et la qualité
de leur inspiration comme ils le sont dans la forme de le\ir art, et ce
n'est <fue de nos j^nirs que l'état d'âme romantique, q\ii en France est
allé s'approfondissant, s'est dépouillé de totit cara<tèr<: social, q^ie le
l\Tisme a ytris une valeur plus strictement individualiste et que la
psych<dogie et la métaphysique ont fait leur réa|»parilion dans la
littérature ]»ersonneell.
Après l'intermède ]>ittores<pie qu'ont joué dans rinsloiTc de notre
poésie les î*arnassiens, il serait intéressant de déterminer le sens pro-
foii<l du mou\cment symboliste ^.
l'ne ]»hilo>«iphie assez suhtile était à JOngine tie ce niou\ement,
mais c'est dans des œuvres en jjrose de notre littérature toute récente
plus enctire que dans des œuvres proprement poétiques, que se mar-
que cette réactiftn contre les préoccupations troj» uniquement sociales
de notre littérature du xix* siècle. Nos artistes contemporains,
plus pénétrés que leurs devanciers de culture philosophique, ont
repris la méditât ifui du pnthlème qui avait tourmenté l'esprit des
grands lyrirpies anglais et allemands. Et encore, dans ce grand effort
de c<incentration intérieure, ce sont nviins les procédés synthétirpies
de oes |K)ètes étrangers <prils imitent (pie l'analyse délicate et
nuancée de nos psycindognes du siècle dernier qu'ils remettent en
honneur : si la jtsychologie et le mysticisme font leur réa]t]»arition
dans les œuvres de nos derniers romantiques, cette tentative se
1. (lu Innivr-ra ilnns l'oMivrf critique de Reniy (!<• Goiirnioiit niaiiils apcrrus
ingénieux sur ce nioiivompiit auqml il a pris part. Voir aussi une i)riniièrf mise
au point d»' ce vaste sujet (\:it\< l'ou^•T.^^<• d'André l'arre sut le Si/inholtsme.
Paris, Jouve, 1911, in-8°.
LE COSMOPOLITISME D EMILE DFSCHAMPS XXXV
recommande de l'expérience trop négligée de Sénancour, de Benja-
min Constant et de Maine de Biran. Il y a eu en France un grand
romantisme individualiste, égal en profondeur et supérieur en clarté
au romantisme allemand, mais ce romantisme original, qui ne doit
rien à l'imitation des œuvres étrangères, non seulement n'a eu presque
aucune influence sur nos grands romantiques, mais oublié, pour
ainsi dire, pendant plus de trois quarts de siècle, il ne manifeste sa
vitalité renaissante que dans les œuvres d'ailleurs peu connues de
quelques-uns de nos contemporains.
Quoiqu'il en soit, et pour en revenir à notre romantisme de 1830,
il faut avouer que son fond classique, social et national resta long-
temps caché aux yeux des Français eux-mêmes, et ses adversaires
ont failli réussir à faire prévaloir cette thèse hardie qu'il n'était
qu'une forme anarchique, déchaînée dans notre littérature, essen-
tiellement anti-nationale, et dérivée de l'influence étrangère.
Emile Deschamps, qui fut peut-être le plus intelligent apologiste
de l'Ecole de 1830, aborda bravement l'objection spécieuse et montra,
en la dissipant, qu'elle n'était qu'une ombre de raison. Il définit
très clairement le rôle qu'ont toujours eu chez nous les littératures
étrangères qui a été, suivant l'expression de M. Lanson, « de nous
délivrer de nous-mêmes. » — « Il arrive, dit encore excellemment
M. Lanson, que l'on emploie les chefs-d'œuvre du génie à paralyser
le génie ^. » C'est à quoi s'entendaient fort bien de 1815 à 1825 les
imitateurs de Voltaire et tous les Campistrons de Racine. Ils avaient
fiiit du Théâtre Français et de l'Académie les citadelles du « bon
goût ». On n'y jurait que par Corneille et Racine. Il est aisé de com-
prendre pourquoi les jeunes poètes n'applaudissaient que Shakes-
peare et ne juraient que par Gœthe et Schiller. Il y avait de la bra-
vade dans leur cas, en même temps qu'une admiration sincère et
naïve pour ces grand génies étrangers qu'ils connaissaient peu,
mais qui étaient nouveaux pour eux, et qui leur rendaient cet émi-
neiit service de les aider à se mieux comprendre et les révélaient à
eux-mêmes.
En somme, ce que nos romantiques aimaient par dessus tout,
c'était la poésie dont leur cœur était plein. Pour exprimer leur idéal
1. Rei>. de.s Deux-Mondes, février 11)17. Gustave Lanson. La Fonction des
inflnenres étrangères dans le dé^feloppemenl de la littérature française, p. 804. —
Cftto formule résume la doctrine — en sa partie criti(juc — de l'individualisme
esthétique de Walter Pater et d'Oscar Wilde. Cf. de ce dernier : Opinions de
littérature et d'art. Ira<iuit par .J. Cantel. Paris, Amhert, in-IG, p. 280. — Cf.
aussi The l.ife of W'altrr Pater, hy Thomas Wrigiit. London, Evcrctt, 1907,
2 vol. in-8".
PREFACE
intime mi ItMir fantaisio personnelle, comme tous ceux qui se mêlent
d'écrire, ils empriintaienl de toutes mains. « Je prends mon hitii où
je le trouve », s'écriait Molière, et c'est Racine qui disait que dans
l'art l'invention du sujet n'était rien, mais que la manière de le traiter
était tout le secret du génie. Emile Deschamps ne faisait que reprendre
la théorie classique à son compte, cfuand il disait de façon piquante :
« La forme n'est rien, mais il n'y a rien sans la forme. » Nos romanti-
ques, qui furent de grands artistes, furent aussi de grands emprun-
teurs et leur enthousiasme pour les chefs-d'œuvre étrangers n'était
cjue la manifestation de leur confiance dans le génie de leur race.
Ils suivaient en cela l'exemple des maîtres classifjues du grand
siècle, qui imitaient pour mieux créer, et ce fut le triomphe de la
dialectique d'Emile Deschamps d'arriver à prouver que les roman-
ticpies, en rompant avec la routine des ijseudo-ciassiques de l'Empire,
s'étaient, par les coups d'audace de leur génie, autant que par la
similitude de leurs procédés artistiques, montrés les vrais continua-
teurs de notre tradition littéraire ^.
1. F'arini no3 contemporains, chez lesquc's on remarque, ltùcc à l'influence
de M. llfiiri Bergson, la vitalité renaissante du romantisme psychologique, qui
dérive de Sénancour, de Benjamin Constant, de Sainte-Beuve et de Maiuf de
Biran, nous citerons l'œuvc d'André Gide, d'Emile Clomiont (l'honmio d'un
seul li^Te, mais quel livre ! Amour promis, do la lignée d'Adolphe, de Voluplé,
de Dommi7ur). <!'• -Marcel Prousl, de quelques autres, ai)préciés dans un petit
groupe, Joseph Baru/ii, Louis Demonts, et surtout les méditations ]dnlosophiques
de Paul Valéry, estln-ticien nourri aux fortes disciplines du matliématicien
Duhem et du poète Mallarmé.
Sur Sénancour, cf. l'ouvrage de Joachim MerlanI, sur Benjamin Constant les
travaux de l'Iiiiippcr Godet et de Gustave Rudler. Quant à Maine de Biran, on
ne saurait trop apprécier non seulement l'étude que Pierre Tisserand lui a
consacrée, mais encore les publications de textes qu'il entreprend et qui vont
permettre d'approfondir la doctrine du grand psychologue.
II
LA MORALE D UN DILETTANTE
L'étude des principales individualités romantiques doit contribuer,
plus que tous les systèmes les plus brillants et les plus ardemment
soutenus, à élucider cette grande question, si souvent débattue et
toujours pendante, des rapports du Romantisme avec la vie. S'il
faut en croire les adversaires du Romantisme, les poètes du xix® siè-
cle, sont particulièrement responsables du déséquilibre moral qui carac-
térise cette époque de l'esprit humain.
A vrai dire, les causes profondes de ce qu'on appelle le < mal du
siècle », semblent s'efTacer à mesure que les générations qui en ont
soulfert entrent dans le ])assé. Nous, qui profitons maintenant de
quelques-uns au moins des bons effets des révolutions auxquelles
nos pères ont assisté, nous ne voyons plus les bouleversements qu'elles
ont entraînés, quand elles apparurent. Nous ne nous faisons plus
une idée exacte du trouble qu'ont apporté dans les habitudes de
l'humanité d'hier, non seulement les changements de régime poli-
tique, mais encore les découvertes de la science, la création des che-
mins de fer, l'extraordinaire diffusion de la richesse et l'influence des
expositions universelles : nous ne voyons plus que des li\a'cs. Seule,
l'œuvre des artistes et des écrivains surnage, et c'est elle (pi'on i>rend
à jtarlic. Ce sont les jioètes en })articulier qu'on rend responsables
d'un iii.il <liMii lis ont été les premières victimes.
Il fallait qu'un poète prît la défense des poètes, et Maurice Barres
a mojitré que ces grands livres — les plus séduisants et les plus « ten-
tateurs )) — même quand ils représentent les ])assions révoltées,
Itrillcul ;iii nioiiis (rime fl;ijriinc spinlu<'llo, d'iiue lierté romanesque
(pu cnnohlil .
(' Anjoui'dliiii, (lil-iM. coiiimc aux joui-s naïfs de ma jeunesse,
je todiijiue à lirer giaiid prolil de (îauliei-, de Hugo, de Baudelaire,
1. Écho (le Paris du 28 sept. 1912. Les Maîtres runiantiques, par Maurice
Barrés.
XXXVIII PREFACE
de Flaubert, je continue à les aimer, mais ce n'est pas le même profit
ni le même amour. Aujourd'hui, ces gens-là pour moi sont des hommes
supérieurs, qui ont lutté contre des causes générales de diminution
et qui ont été les meilleurs... J'aime et j'admire toujours les grands
livres romantiques, je les juge utiles comme la description des souf-
frances (jue subirent des créatures d'élite, cherciiant sous les orages,
au milieu des flots démontés, à gagner le rivage.
« J'aimerais écrire une histoire des romaiiticjues, ceux de la poli-
tique et ceux de la littérature, où l'on verrait leurs aventures et leurs
maladies, sans cesser de les aimer, ni de les admirer, et en les remer-
ciant encore. »
C'est un plaisir de cette sorte que nous avons pris à étudier la vie
et l'œuvre d'Emile Deschamps.
Il a été l'ami de « ces créatures d'élite » ; son œuvre est un reflet
charmant de ces grandes œuvres ; il a été un des chefs de l'Ecole
romantique, un des initiateurs de ce grand mouvement littéraire (jui
a renouvelé les sources de l'imagination française ; il a ailuré les Arts
et la Poésie, et sa vie est un modèle de tenue élégante et correcte.
Bourgeois, fils d'un bourgeois de l'ancienne France, il a souffert du
« mal du siècle » comme les autres. Il l'a décrit, analysé, mais on peut
dire qu'il l'a surmonté, comme la plu])art des maîtres de l'Ecole
d'ailleurs, grâce à sa délicatesse, à son bon sens et aux qualité? de
son éducation et de sa race.
« M. Emile Deschamps, dit Auguste Barbier ^, était un homnic du
meilleur monde, de bonne naissance et d'excellentes façons. » Victor
Pavie qui le trouvait « de sa ]>ersonne infiniment agréable, d'une
politesse exubérante, mais sincère et toute empreinte d'éducation »,
fait au sujet de ce poète romantique trois remarques intéressantes ^ :
« Il y avait, dit-il, réflexion faite, dans le port, dans la tenue et la
mise de ce lettré, quelque chose du fonctionnaire», et voici d'ailleurs
le portrait de ce fonctionnaire charmant : « Il devait ignorer, bien
au-delà des années d'Horace, f[ue sans doute il feuilletait avec la |»rc-
dilecti«tn de ses goûts, l'obésité comme la calvitie. L'cm eut dit de ses
yeux, un peu bridés, pleins de vie et de lumière, (ju'ils scintillaient
dans le soleil. C'était bien sans le vouloir (|ue ses deux fines lèvres,
dans les écartements frécjuents de son sourire, démasquaient deux
rangées de dents éburnéennes. Ses mains nerveuses et effilées por-
1. Aupusto Hartiier. Sou^'enir.s personneh cl silhoueltes conteriifioraines... Vurh,
E. Dcnlu, 188.3, in-8°, p. 256.
2. Pavie (Victor). Œui'res choisies, précédées d'une notice biographique.
2* vol. Souvenirs de jeunesse et revenants, p. 145.
LA MORALE D UN DILETTANTE XXXIX
taient à l'un de leurs doigts l'anneau nuptial. Il vivait heureux en
ménage. » Ainsi ce romantique «tait fonctionnaire, il lisait Horace,
il avait trouvé le bonheur dans le mariage. En vérité, il y a de
quoi dérouter tous les faiseurs de classifications, les moralistes
intransigeants qui dénoncent, avec des preuves à l'appui de leur
thèse, la prétendue pernicieuse influence du Romantisme sur les
mœurs du xix^ siècle.
X'a-t-on pas assez dit ce que devait être inévitablement un Roman-
tique, une sorte de Narcisse, amoureux de soi-même, non pas tel
qu'il est, mais tel qu'il s'imagine qu'il est, tel (ju'il voudrait être ?
Et ne nous a-t-on pas impitoyablement découvert, à propos des plus
grands d'entre eux, comme à propos des plus infimes, les aberrations
de conduite où les entraînait, s'il faut en croire les critiques, cette
confusion, qui leur serait familière, entre leur moi réel et leur moi
rêvé ?
Ils auraient d'autre part méconnu aussi bien les conditions néces-
saires de la vie sociale que la véritable mesure de leur individualité.
Ces rêveurs, enchantés de littérature, isolés par elle du reste des
hommes et mal préparés à la vie de relation, à ses nécessités, à ses
devoirs, aux sacrifices qu'elle impose aux individus, devaient fatale-
ment aboutir à des catastrophes dans leur rencontre avec l'inflexible
réalité. Tout n'est certes pas faux dans cette thèse qui n'a qu'un
défaut, c'est d'être un système. Parce que quelques natures poétiques
ont mal conduit leur vie, on a déclaré que la Poésie était une mauvaise
conseillère et parce qu'on ne s'abandonne pas au Rêve impunément,
il est entendu que le Rêve est inconciliable avec l'Action.
Quelles séries de conséquences n'a-t-on pas doctement déduites des
belles amours d'Alfred de Musset et de George Sand et de leur fui lamen-
table ? La vie tout entière du poète des Nuits a paru une ])reuve
vivante de l'absurdité romartirpie. Qu'importe aux esprits systéma-
tiques que la vie de George Sand offre un frappant contraste avec celle
d'Alfred de Musset, et qu'en face du désordre de celle-ci et de son
« naufrage final, elle donne le spectacle d'un ordre supérieur réalisé en
dépit des plus frérpientes faiblesses^? De tous les adversaires du Ro-
1. Taine, Journal des Débats, 2 juillet 187G. A propos do G. Sand :
• Avec un fonfl très fixe de «royanccs et d'aspirations persistantes, elle s'est toujours déve-
loppée ; elle n'a jamais cessé <i'ap()rendre. l'arnii ses contemporains, elle est presque la seule
avec Sainte-Beuve, qui, volontairement et de parti-pris, se soit renouvelée, ait élargi son
cercle d'idéoB et ne se soit pas contentée de réponses une fois faites...
« ... Après une période de révoltes et d'orages, elle est entrée dans la vie droite et jurande
qui est celle de Gœthe et de tous les esprits véritablement bienfaisants. Par la pratique de
la vie et par l'étude des sciences, elle est arrivée au calme, elle a compris et loué le travail,
le bon sens, la raison, la société, la famille, le maria^'e, toutes les choses utiles, salutaires ou
XI, PKEFACE
inaatisine, le plus pénétrant et le plus lin. M. C,h. Maurras a ])ourtant
constaté que F « Enfant du siècle » lui-même. Cet exemplaire éclatant
des désordres, où conduit «l'éducation sentimentale», était la raison
la plus claire et la mieux faite, la ])lus classique, de son milieu, et que
dans « la bouti(|ue romanticjue », il y eut peu de tètes aussi exenq)tes
que la sienne de chimères et de « nuées ». Les malheurs d'Alfred de
Musset sont peut -être imjMitablrs aux cléfauts de son caractère et
à la maladie, non pas au seul dévelopi»«'.nient dt- .son imaginai ion et
de sa sensibilité *.
(^)uoi qu'il en soit, on ne trouvera point d'aventures romanesques
dans la bi<»<;raphie d'Kmile Deschamps. Par un préjugé invincible,
et sui" l'invitation d'un subtil conseiller ^, nous en avons cherché les
traces dans ses œuvres, dans sa correspondance intime, et nous
avouons que notre recherche a été vaine. Il faudra donc renoncer à
tr(»uver ici l'élénient traditi<»nnel de toute histoire romantique. La
vie d'i'imile Deschamps est comme ces tragédies, qu'un auteur autre-
fois ne j)résentait pas sans quelque honte au public qui cherche avant
tout son plaisir et qui veut qu'on respecte ses habitudes, c'est une
tragédie sans amour... sans amour irrégulier bien entendu. Dirons-
nous donc qu'il fut un bien médiocre romantique ? En vérité la
conclusion est trop commode, et nous croyons qu'on abuse du droit
qu'on a de limiter le sens d'un mot et de regarder comme un synonyme
néccssairfi. Sans rien rabattre de son idéal, elle s'est réconciliée avec le train courant du monde
c-l n'a plus songé qu'à l'améliorer sans le bouleverser... »
Ce portrait tout élonrieux comporlfrail quelques ombres. On les trouvera
dans I élude approfondie que M"^ L. Vincent a consacrée à George Sand et le
liern/. Paris, (Jjampion, 1919, in-S**.
1. il est impossible, quand on étudie Emile Deschamps, ce " charmant »
Deschamps, comme l'appelle Sainte-Beuve, de ne pas le comj)arer à -Vlfred de
Mussol. C'r-st un Musset sans génie assurénient, mais un Musset doué de carac-
tère, ayant ce ferme bon sens qui caractérise l'auteur de " A quoi rêvent
le» feune.s filles» et de toutes ses spirituelles satires, et cette volonté qui
manque totalement à l'Enfant du siècle. M. Ch. Maurras écrit dans Les
Amonts de Venise. Paris, E. de Boccard, 1917, in-18, p. 28 : <- N'y eut-il pas
chez A. de Musset, mélange à son pénio et a sa folie, un esprit heureux, cultivé,
et des plus ouverts, élevé par l'éducation au-dessus de sa maladive nature,
bourgeois, fils de bourgeois, Parisien, lils de Parisiens, lettré à l'ancienne manière
(celle de l'oncle Desherbiers), capable d'excellente criliipir, trop négligent pour
surveiller ses propres défaute, mais éveillé sur ceux «l'autrui... » Nous verrons
plus loin d'ailleurs que si Musset avait à son serxice autant rt plus peut-être de
« raison » et d' « ironie n que Deschamps, fimile Deschamps lui-même n'était
pas exi-mpt d'^ ce grain de folie qui prit des proportions étranges dans l'existence
d'Alfred de Musset.
2. Cf. Maurice Lange. Le mystérieux amour d'Emile Desdiamps, III^ série
d'études intitulées : Poètes et /oiirnaiisles en Auverpif sous la Monarchie de
Juillet, et parues dans la He^'ue d'Auvergne de septembre 1913 à avril 191i.
T.A MORALE DtX DILETTANTE XLI
de toute perversion morale; un vocable dont la généralité même et le
sens traditionnel conviennent bien ])lus exactement à l'expression
des tendances poétiques de la nature humaine ^.
L'imagination chez Emile Deschamps, dont la vie est un modèle de
régularité, et qui pratiqua ])i'udaut quatre-vingts ans un grand
nombre des plus estimables vertus bourgeoises, l'imagination n'est
pas sans écarts ; le fantastique par exemple a été pour beaucoup de
ses contemporains un simple thème à la mode; il était pour Des-
champs, qui fut sujet à des phénomènes hallucinatoires, une réalité
vécue. — La sensibilité de notre poète, comme celle de son pauvre
frère, le génial et douloureux Antoni, était vive, profonde. Ils lui
ont dû, tous les deux. ])lus d'alarmes c{ue de joies, et si, malgré le
caractère émotif de sa vie intérieure, Emile Deschamps est resté aux
yeux de ceux qui ont parcouru cote à côte avec lui le chemin de la
destinée, comme un modèle accompli du compagnon toujours
aimable, riant, ardent et gai, il ne faut que davantage apprécier le
fond d'héroïsme de ce parfait galant homme.
Emile Deschamps résolut avec son bon sens naturel, qu'il avait
aiguisé dans le commerce des hommes, le délicat problème des rap-
ports de l'esthétique avec la vie. Ce n'est pas lui (jui se fût inquiété
beaucoup de l'avenir d'un jeune homme parce ({u'il aurait trouvé
dans sa correspondance intime l'expression d'une imagination vive
et d'un tempérament ardent. Ainsi, dans un de ses contes 2, il blâme
un père qui, voulant faire de son fds un savant et un sage, lui refusait
les plaisirs de la chasse et lui interdisait d'aller au bal : « Est-ce un
bon système pour vous faire prendre goût à la sagesse, dit-il, que de
vous fatiguer d'érudition et de vous ennuyer de vertu ? « Le pédan-
tisme de la vertu lui faisait horreur ; à l'hypocrisie des mœurs bour-
geoises de son temps, il se plaisait à opposer la liberté dont jouissait
l'amour dans la meilleure société du xviii^ siècle.
Nos gens à la mode, dit-il ^. se soucient des arts comme de la nature,
et, ffuant à Vamour, depuis que notre morale est si sc\ère, il n'est plus
reçu en bonne compagnie. Il faut bien qu'il aille quelque part. — Et
tout bien considZ-ri'-. je ne vois pas Irop que les mœurs y fa^nent.
Il n'eût donc point blâmé Ifs jeunes hommes qui eussent follement
1. Sur c<: mélanfrc exquis : une vie bourgeoise et une âme d'artiste, cf. Victor
Ch.rl.ulicz, Paule Méré, 7^ éd. Paris, 1897, in-S», p. 157 : « une fourmi ailée...
je décidai que ce serait là mon emblème, n
2. Emile Deschamps. Œuvres complètes. Paris, Lemerre, 1873, 0 vol. in-8".
— Tome III, p. 191 : Mea culpa.
3. Œuvres compl., t. III, p. 31'! : La Fête de M. d'Aprcville.
XLII PREFACE
parlé d'amour à vingt ans. Qui sait même s'il n'eût pas j)rédit des
plus fous qu'ils deviendraient des hommes distingués, éminents,
pleins d'expérience et de finesse? Je crois l'entendre demander avec
ironie si l'on ne pourrait pas découvrir aussi le « Journal ^ » de quoique
jeune >< positif ». On y verrait percer le bourgeois futur, le bureau-
crate épais, routinier, le vieillard égoïste, et si vous l'eussiez ques-
tionné sur la cause de cette sécheresse de cœur si fréquente chez
certains hommes de quarante ans, Deschamps n'eût pas manqué de
dénoncer chez ceux-là l'absence de vie intérieure et surtout le manque
de jeunesse, d'amour, de flamme au début de leur vie.
L'élan fougueux des passions, quand la jeunesse s'épanouit, est
un danger peut-être. Deschamps ne l'eût pas nié. Il entraîne dans la
vie morale de l'individu une rupture d'équilibre qui peut troubler son
existence tout entière. Mais cet équilibre même n'est-il pas toujours
dillicile à fixer, surtout chez les natures riches de sève ? et trouver la
solution du conflit qui s'élève dans l'homme entre ses passions et ses
devoirs, n'est-ce pas en quoi consiste le problème de la vie intime ? ^
Emile Deschamps n'eût jamais conseillé à personne de se livrer en
aveugle aux suggestions de l'art. L'ivresse de l'art évidemment ne
convient qu'aux têtes bien faites. Quoi qu'il en coûte à leur sensibilité
profonde, ces têtes-là savent reconnaître que les conditions de la vie
pratique gênent ici-bas l'épanouissement du sentiment du Beau. La
1. Louis Maipron. Le lîomantisme et les mœurs. Essai d'étude historique et
socialf d'après des documents inédits. Paris, II. Champion, 1910, in-8°. Cf.
p. 195-271 et passim.
2. Ce conflit entre le Rêve et l'Action, c'est l'objet même de la méditation
constante d'.Mfred de Vigny. Cf. Le Journal d'un Poète, p. 66.
« Le Docteur Soir, c'est la Vie. Ce que la vie a de réel, de triste, de désespérant doit être
représenté par lui et par ses paroles, et toujours le malade doit être supérieur à sa triste raison
de tout rc que la poésie a de supérieur h la réalité douloureuse qui nous enserre ; mais cette
raison selon la vie doit toujours réduire le sentiment au silence et le silence sera la meilleure
critique de la vie. >
Dans un article intitulé : Un romantique oublié : Charles Calemard de La
Fayette (1815-1901) (yotre pays. Revue du Massif central, août 1912), M. Pierre
de Nolhac nous raconte l'histoire d'un des plus fou^eux membres de la Bohême
romantique, l'auteur de la Mort du cœur (Paris, 18.'i9), l'ami de jeunesse de Gau-
tier, de Roper de lieauvoir, de Clément de Ris, d'Arsène Iloussaye. Ce jeune
homme, qui poijta aux délices de la « vie inimitable » et qui traduisit Dante
comme Antoni Deschamps, plus sage que celui-ci, retourna dans son Velay
natal, « ses rudes Céveimes » et devint « un important personnage de son dépar-
tement, agronome savant, économiste novateur... député de la H'^-Loirc, etc. »
Ine fois la lièvre romantique tombée, il n'oublia pas la poésie. Il écrivit le Poème
des champs, sorte de Géorgiques françaises qui méritèrent les louanges de S'"-
lieuve. — Son petit-fils Olivier de La Fayette (1877-1906), mort prématurément,
continuait avec un talent remarqué la tradition des lettres dans une famille de
grande bourgeoisie.
LA :.;ORALi: D un DILETXANTr:
réalisation totale de ce sentiment, dans lequel s'expriment tous les
soupirs de l'àme individuelle, n'est pas d'e ce monde ; et c'est le cas de
répéter avec le philosophe : il ne faut pas pleurer à cause de cela, il
ne faut pas frémir, il sulîit de c()m])rendre. La conscience qui sent
le Beau n'est pas seule en face de la réalité, et quand elle descend
des hauteuT*s du rêve ]>our entrer dans le plan de l'action, elle est bien
obligée de tenir compte des données nouvelles qui s'imposent à sa
réflexion : l'Art n'est pas tout : il y a la morale, et la conscience a
des devoirs comme elle a ses plaisirs : en un mot, H y a les auU-es.,
et Vindicidu n'est pas seul.
Toute conception piirement esthétique de la vie, parce qu'elle
élimine le devoir, et prétend sacrifier toutes les considérations sociales
au développement personnel de l'artiste, quand elle ne déchaîne
pas le malheur sur le rêveur infortuné, aboutit pres<iue toujours à de
sini^ulières déformations de la conscience individuelle. Un tel spec-
tacle ne s'est pas vu seulement à l'époque romantique ; les virtuoses
du siècle de la Renaissance, à un moindre degi'é de complexité senti-
mentale, il est vrai, réalisèrent un type déjà bien caractéristique de
monstruosité morale.
Emile Deschamps savait tout cela, et comme le recommandent
Schiller et Goethe, suivant la tradition des maîtres dans cet art diffi-
cile de bien vivre, il distin<:juait. ainsi que deux puissances ilillérentes,
l'Art et la Vie, et pour sa part il a réussi à ne jamais les confondre.
C'est (pi'il entendait avec sa finesse coutumière le vrai rôle de FArt
dans la société. La réalisation du beau n'importe })as directement à
la société qui ne vise que l'utile, mais il n'y a pas de société supé-
rieure sans la présence des artistes. C'est l'ait (pii. surtout aux époques
de décadence religieuse, apporte aux âmes leur nourriture, et qui
dispense au " moi » profond son atmosphère, et quand il n'aurait pas
[tour mission de remplacer un jnni- lu icIi^khi. ({ikiikI il (Icnicurcrait
avant tout une distraction aux misères du rèt-l, le doux consolateur,
celui qui ouvre à l'iniagination des ])erspectives idéales, son rôle
serait suflisanmiciil juslifiè.
(,)uant à la société, elle est ce qu'elle peut être. Malgré ses lois
inéluctables, insensiblement, mais sans cesse, sous l'influence des
individus d'élite, des belles âmes, elle devient moins dure, et la
rigidité de ses cadres, de])uis Sjtarlc cl liunie, s'est singulièrement
adoucie. Il faut croire au progrès social, mais ne jias demander qu'un
jour il réponde aux désirs de l'àme. Les désirs n'ont jias de limites,
et le réel est limité ; et si lidéal a un domaine, il est irréductible au
réel, il est précisément le domaine de fart.
XLIV PREFACE
M'"*^' (le Staël cllc-inèine, (jui dans sa rclii^ion île l'Entlioiisiasme,
avait d'abord confundu les deux domaines, et fait de rimagiiialion,
faculté du rcve, la conseillère unique de sa vie, avait fini par renoncer,
après d'inévitables déceptions, au point de vue de sa jeunesse ^
Elle avait reconnu que, la loi du sacrifice s'iniposant à tout homme
vivant en société, c'était la volonté qu'il fallait cultiver en nous ])lus
encore que l'imagination, parce cpi'elle seule dispense ce bien néces-
saire entre tous : la domination de soi-même. — Or Emile Des-
champs, (pii nous paraît son disciple à tant d'égards, ])ensait ici
comme M'"*^ de Staël : ce fonctionnaire laborieux, cet homme du
monde (pii mettait son point d'honneur à accomplir avec grâce tous
les devoirs de son état, regardait l'Art comme un jeu des facultés
libérales de l'esprit. Ce jeu lui paraissait le plus héroïque défi (jue
riininme jiuisse jeter à la destinée ^.
1. .M'"<^ de Staël. De l'influence des pa.ssion.i sur le bonheur des indi^'idus et
des nations. Lausanne, 179G, in-S** — et De l'Allemagne, 1813, in-8".
2. De toutes les synthèses essayées sur cette question du mal du siècle, el
pour s'en tenir aux travaux d'érudition, on peut retenir Une maladie morale,
le mal du siècle, par Paul Charpentier,... Paris, Didier, 1880. In-8". Ouvrage
d'un esprit timoré, dont les conclusions ont vieilli. — Une forme du mal du
siècle, du sentiment de la solitude morale chez les romantiques et les parnassiens...
par René Canat,,.. Paris, liaehctte, 1904. In-S^. Diagnostic pénétrant du
pessimisme du xix^ siècle, qui n'a trouvé de remède, pour une élite de j)oètes
<l d'artistes, que dans une conception très élevée de l'Art. — Voir aussi pour
leurs vues personnelles sur le même problème : Paul Bouigct : Eludes et portraits.
Paris, Lemerre, 180'i. 2 vol. in-8*' ; Essais de psijcholoi;ie contemporaine, édition
définiti\'e. Paris, Pion, 1901. 2 vol. in-lG, et Louis Dorison : Alfred de l'/gni/,
poète philosophe. Paris, Colin. 1892, in-8" et Un symbole social. Paris, Perrin,
189'i, in-lC.
LIVRE PREMIER
ORIGINES FAMILIALES. — ANNÉES DE FORMATION
PENDANT LA PÉRIODE PRÉ-ROMANTIQUE
1791-1819
CHAPITRE PREMIER
Origines familiales. — Jean Deschamps, grand-oncle du poète.
Son père, Jacques Deschamps de Saint-Amand.
Une fine et spirituelle entente des choses de la vie était de tradi-
tion dans la famille d'Emile Deschamps. Nous allons, en remontant
rapidement le cours des générations, retrouver chez quelques-uns
de ses parents, sinon le sentiment de l'Art, qui s'épanouira chez lui,
du moins le goût des belles-lettres et la passion des idées.
L'exaltation de la vie intérieure entraîna l'un d'eux avec tous les
siens, au xvi^ siècle, dans le mouvement de la Réforme.
D'autres, plus attachés à la tradition, restèrent ou redevinrent des
catholiques tolérants, mais fidèles. Trop bien doués pour ne pas
ressentir le charme de penser par soi-même et l'attrait généreux du
risque, ces esprits délicats et sensés ne s'abandonnèrent pas aux
puissances de l'âme, sans règle ni boussole, et cette discipline per-
sonnelle s'exprimait chez eux sans doute, comme chez leur arrière-
neveu, par l'élégante pureté du langage, la grâce ironique et douce du
sourire, la ])lus exquise courtoisie des manières. Chez ces Français de
bonne race, la sociabilité était une qualité naturelle ; ils avaient ce
« liant » dont parle Michelet et qui caractérise, selon lui, les gens des
provinces du Centre ^.
Les ancêtres maternels de notre poète, les Maussabré, dont
nous parlerons tout à l'heure, étaient originaires du Berry. C'était
une vieille maison de noblesse authenti({ue ^.
1. Michclct. Ilisloiif rh' France. Paris, Marpon et Flammarion, 1879, tome II
p. i.r..
2. Consullor sur ce point les Biographies : 1838 : Germain Sarnit et Saint-
Edmo, Biographie des hommes du jour. Paris, Thomassin, in-8°. — 1850 : Galerie
historique et critique du dix^neuvième siècle {cxtr. du l^r vol.). Paris, Galerie
ORIGINES FAMILIALES
La famille de son père était du Péiigord. Ruinée par la Révolution,
elle prétendait, comme la plupart des grandes familles bourgeoises de
l'Ancien Régime, posséder quel(jues titres de noblesse. Le père
d'Emile Deschamps se faisait appeler AL Deschamps de Saint- Amand;
nous n'avons pu découvrir d'où lui venait ce nom que ses fils n'ont
pas porté. Ce ([u'on lit dans les biographies \ c'est que, pour avoir
accueilli, jjendani la limu', Ibnri de Navarre à Bergerac, François
Deschamps, un notable huguenot de celle cilé. fut anobli par
Henri IV. Son blason portait un lion d'argent tenant une épée sur
champ d'azur avec cette devise : Fortis, generosus et fidelis. Il est
intéressant de relever, si cette tradition est exacte, que le premier
des titres de la famille Deschamps à la noblesse fut le sens et le
respect de l'hospitalité. Bien avant les poètes du xviii*^ et du
xix^ siècles, ce fui un de nos plus grands rois qui le remarqua.
Le petit-fils de François Desihamps, Jean Deschamps, né à Berge-
rac, en 16G7, était ministre du culte réformé. « La révocation de
l'Édit de Nantes étant venue briser sa carrière, lisons-nous dans la
France protestante de Haag ^ il s'établit à Genève et rendit à la
République des services en considération descjuels on ])laça son por-
trait dans r Hôtel de Ville. On ignore le motif (jui l'engagea à (|uitter
une ville où il jouissait d'une grande considératioUj ])iMir aller s'établir
en Allemagne. »
C'est un fait remar<iuable «[ue raïeul d'un |Mir!t' romanliiiuc, qui
s'attacha à faire connaître Goethe et Schiller en l'rance et occupe une
place éminente dans l'histoire des relations intellectuelles de l'Alle-
magne avec notre i)ays au xix^ siècle, non-seulement ait été citoyen
de Genève, mais encore ait com])lé parmi les Réfugiés huguenots qui
réj)andirfnl au xvii^ siècle la culture, française an delà du Rhin.
« Il obtint la cure do Butzow, et le duc de Mc(klemi)ourg conçut
pcuir lui une si haute estime que, lorscpie, après plus de vingt années
de travaux a[)ost(di»|ues. Deschamps sollicita la permissioii (h;
retourner à Genève ])our surveiller l'éducation de ses fils, ce ])rince
ne put se décider à la lui accorder. Cependant, il consentit vers la fin
Iiistoriqvu-, in-8". — 18.'»7 : Les Contemporains : Emile Deschamps, par Eugène
diî Mirfcourt. l*aris, G. llavard, in-12. — 1872: Achille TaphancI, Notice sur
Emile Deschamps. Paris, J. LccotTre. in-S". — 1873 : Eugène bazin, Emile Des-
champs. Paris, Saiilon, in-S". — 187'i : Académie de Màcon. Séance publique
du lundi 30 mars 1871, notice sur Emile Deschamps, par Putois. — 1902 : Litté-
rature du Bernj, A'/.V*^ siècle, par Auguste Théret.
1. Voir en particulier : Galerie liislorique et critique du dix-neuvième siècle, p. 6.
2. La France protestante ou Vie des proteslanUi français qui se sont fait un nom
ans l'histoire..., par Eug. cl Ém. Haag. Paris, J. Chcrhuliez, 1853, loine I\', p. 238.
JEAN DESCHAMPS 5
de 1729 ù le laisser partir sur la demande du roi de Prusse, qui voulait
l'attacher à l'église de Buchholz, près de Berlin, mais à peine rendu
à son poste, Deschamps mourut à l'âge de 63 ans. Il avait épousé à
Genève Lucrèce de Mafîé, demoiselle du Dauphiné, réfugiée dans
cette ville, et il en avait huit enfants ^. »
Le fils de ce patriarche, Gabriel, né en 1703, « fut élevé page du
grand duc de Mccklenil>ourg-Strélitz. Plus tard, il rentra en France et
s'établit à Rouen, où il obtint la place de contrôleur des Actes... »
« Cette circonstance prouve qu'il se convertit », dit encore le biographe
protestant, et il ajoute: «Nous n'avons donc pas à nous occuper de
lui ni de ses descendants, parmi lesquels nous croyons devoir men-
tionner cependant ses petits-fils, Emile et Antoni Deschamps,
connus avantageusement l'un et l'autre dans la littérature. »
De la longue et intéressante notice que Haag consacre aux mem-
bres, demeurés protestants, de la famille de nos poètes, nous ne déta-
cherons que la curieuse figure de leur grand-oncle, Jean Deschamps,
né à Butzow en 1709, qui fut un des hommes les plus distingués de
cette lignée d'intellectuels. Théologien, philosophe, poète à ses heures,
il nous apparaît, à travers la notice, comme une image assez voisine
de celle que nous nous sommes formée de son neveu, Emile Des-
champs.
Elevé à Genève dans la discipline de Calvin, il alla ensuite à Mar-
bourg suivre les cours de Christian Wolf, le fameux disciple de
Leibniz. « Les leçons de ce grand philosophe eurent une influence
décisive sur le développement moral et intellectuel du jeune Des-
champs, qui voua à ce sage Mentor un culte, pour ainsi dire, reli-
gieux, et il se fit un devoir de répandre ses doctrines par tous les
moyens en son pouvoir. » Cette capacité d'enthousiasme est un des
caractères permanents de la famille Deschamps. L'oncle du poète
était de ces hommes nés disciples dont le premier geste, (puind ils se
trouvent devant quelque grande nature, est de joindre les mains et
de se transir d'adnurat ion.
Le continuateur de Leibniz fut pour Foac le, ce ([uc fui ]»()ur le
neveu Victor Hugo ou Alfred de Vigny, le chef et le maître. Les
Deschamps avaient un tenq)érament d'apôtre, et ce n'est pas exagérer
de dire qu'Emile Deschamps joua dans la France romantique le rôle
de missionnaire de la doctrine littéraire nouvelle.
Sou oncle aimait les vers comme lui. Le sévère biographe nous
1. Cf. Haaf!:. Ihid., p. 238. — Sur les Dfscliamps liuf^ucnols en Aiirniagnc,
cf. Grsdiichte (1er franzôsischen Kolonie in Brandcnburg-Preuasen... von Dr. Ed.
Muret,... Brriin, W. r.urcrislcin, ISS.j. Iii-fol.
OniGINES FAMILIALES
rapporte que « ]>our se consoler Jultendre à Berlin une place que la
malveillance d'un ministre l'empêcha d'obtenir, il consacra ses trop
longs loisirs à la composition de sonnets et d'autres j)oésies lé<^ères
qui ne pouvaient rencontrer un accueil favorable que dans le cercle
borné de ses amis. » Il est regrettable que nous ne connaissions aucune
des compositions poétiques du jeune théologien. Nous y aurions peut-
être retrouvé le tour cpigrammatique dont son neveu relevait souvent
les siennes. En tous cas, il avait le goût de traduire, comme Taura
Emile Deschamps, mais sa curiosité était presque exclusivement atti-
rée par les théologiens et les philoso]>hes. Il mit en français ]ti'osque
toute l'œuvre de Wolf ^ et contribua ainsi à faire connaître en France
ce commentateur de Leibniz. Un recueil de ses sermons, dont voici les
titres : Le Pardon des injures, V Extravagance des orgueilleux, la Béné-
ficence, la Perfection de Vhomme et la Servitude du chrétien, nous per-
met de supposer qu'il était ex]>ert dans l'analyse des passions. Emile
Deschamps lui-même était un moraliste très fin autant et plus ([u'un
poète, et ce don de l'observation })sychologi(jue n'est pas rare dans
ces familles, où le christianisme luiliiluc l'cnfanl dès 1(^ premifr âge
à l'examen de ses sentiments.
Les graves travaux du ministre calviniste ne l'absorbaient pas au
point (ju'il négligeât le monde. Il était aimable et sut plaire à Fré-
déric II, « qui l'estimait et le chargea de donner à ses fières Henri et
Ferdinand des leçons de ])hilosoplue ^ ». Seulement il faut noter ipi'il
1. (,l. Iln.ng. Jliiii.. jp. Jil, on l'on tmuvira \n liililiciprajiliir des a-uvros de
Jean Deschamps.
2. Cf. Ilaag. Ibid., p. 2;j0.
La I{il)liolh('<|uc nationale ne possède que doux ouvrages de Jean Deschamps :
Recueil de notnelle.i pièces philosophiques concernant le différent renou\ellé entre
Alessienrs Joachim Lange, D^ et professeur en thcoloiiie à Halle, et Chrétien Wolf,
professeur en philosophie à Marbourg, avec des avis au lecteur, contenant l'histoire
de ce différent. 2<^ édition augmentée considérablement. 17.'{7, in-12.
Cours abrégé de la philosophie Wolfficnne, en forme de lettres... par Jean Dcs-
champs, ministre du 5* Evangile à la Cour de S. M. le Itoi de Prusse, et précepteur
de LL. A. A. JUt. Messeigneurs les princes Henri et Ferdinand, frères du roi. Ams-
terdam et Leipzig, chez Arkstée et Merkus, 17A3, .3 vol. in-12.
Dans Vépitre dédicatoire adressée aux frères de Frédéric II, ses élèves, Jean
Doscharaps donne une idée de son dessein. Il veut répandre la philosojjhic et
ce qu'il appelle m les découvertes de M™ Leibniz et \Volf... » Il loue v Madame
la marquise fin Clialelet qui a osé la première cntrej)rendrc cette tâche, et lauteur
de la Itclle Wolffienne. M' Kormey, qui a ingénieusement suivi son exemple ;
de même que tout récemment encore M' de \'atlel, dans son excellent ouvrage
intitulé Défense du système Leibnitien •<.
Un peu })lus loin, dans l'Avertissement, il écrit ces lignes qui expriment le tour
d'esprit de ce penseur-homme du monde, digne prototype d'Emile Deschamps :
« Depuis <pie mon ouvrage a été achevé, il m'est tombé entre les mains un livre
JEAN DESCHAMPS
encourut la disgrâce du roi « par les attaques cju'^il avait dirigées
contre Voltaire, alors au comble delà faveur.» C'était courageux sans
doute, mais nous ignorons les causes de cette animosité du ministre
Desohamps contre le roi Voltaire. 11 est piquant toutefois de constater
qu'on ne Irouve aucune trace d'un Ici sentiment chez les Deschanips
de France. Voltaire n'eut pas seulement de plus constant admirateur
que M. Jacques Deschamps de Saint-Aniand, mais Emile Deschamps
lui-même eut beau devenir un des chefs de l'Ecole Romantique, il
resta pénétré, même en matière artistique, de l'esprit voltairien.
D'autres traits encore méritent notre attention dans la biographie
de l'oncle du poète.
Après avoir quitté la cour du roi de Prusse, «il se relira en Angle-
terre en passant par Hambourg et la Hollande, où il se lia d'amitié
avec M™® de Neufville, la Sapho d'Amsterdam, avec de Concourt,
professeur de mathématiques et de philosopliie à Bois-le-Duc, et
avec d'autres savants.,. » — « Débarqué en Angleterre, le 27 mars 1747
il s'y livra à l'étude de la langue anglaise et à des travaux littéraires. »
C'était l'époque où florissait l'influence de Pope et d'Addison, Un
ministre protestant français, disciple en })hilosophie de Leibniz, ne
pcuivait être accueilli qu'avec faveur par la société anglaise, tolérante
et polie, de ce temps-là. En 1753 il épousa Judith Chamier, une jeune
fdle qui appartenait à une famille notable de L(»ndres. Elle lui donna
six enfants et l'un de leurs fils au moins fut un homme de grand
mérite qui occupa une situation élevée dans l'administration des
Indes ^. C'est au milieu des joies paisibles de la famille et des devoirs
de son ministère qu'il remplissait dans une des églises principales de
Londres, qu'il mourut subitement le 23 août 1767, » Dans cette ville,
comme à Hambourg, ou à Amsterdam, à Berlin ou à Genève, il
s'était lié d'amitié avec des gens d'esprit. C'est lui-même qui se plaît
à rappeler dans une phrase de ses Mémoires, que cite le Dictionnaire
de Haag, qu'à Amsterdam jiar exemple, « il était eu relations avec un
riche négociant uoininé Passalaigue, homme de beaucoup d'esprit,
dont on m; pcul assez dire de bion, c'est V liiKlilulion de physique do Madame
la mar<|uisc du Chatelet. J'y ai vu avec des transports de joie une illustre Fran-
çaise donner l'exemple à sa nation et ouvrir aux savants ses conipatriolos l'entrée
à une philosophie qu'aucun d'eux n'avait encore osé aborder et qu'ils refijardaicnt
presque comme indéchilïrable. Us ne pourront plus désormais taxer le VVolflia-
nisme d'obscurité ni de profondeur impénétrable, puisqu'ime dame l'a très
bien conqiris et 1res clairement expliqué dans sa lanfrue. Assurément on no
saurait trop louer M'"*' du Chatelet et Mie a droit de s'attendre à toute la gratitude
non seulement d<! M. Wollî, mais même de toute la I^épublique des lettres. »
1. Ilaag. Ibid., p. 241, oii l'on trouvera une notice sur ci; « Jean-Ezéchiel
Deschamps ».
8 ORIGINES FAMILIALES
très éclairé, curieux et extrèmemeul aimable, ]>hénoinène très rare
dans une ville aussi livrée au culte de Plutus et de Mercure que l'est
Amsterdam ^. »
Ce pasteur cpù ]»assa son enfance à Genève, vécut une partie de sa
vie en Allemagne, et finit ses jours en Angleterre, était en réalité,
comme tous ces cosmopolites du xviii*" siècle, resté hcauccuip plus
Français qu'on ne ])OMi'rail croire. (Ictte Euroj)c d'alors qu'il avait
]>arcourue était toute française de culture et de ton. Quant à l'amour
des lettres et à la sociabilité, qui jjaraissent avoir été les deux traits
essentiels de sa nature, nous verrons bientôt à quel point ils sont
héréditaires dans la famille dos Deschamps.
Le Deschamps, qui rentra en France au début du xviii*^ siècle, était
le frère aîné du pasteur dont nous venons de retracer le ])ortrait. Il ne
s'était pas contenté de se convertir au calbolicisnic cl (racccpLer à
Rouen un ])oste dans l'administration royale, en réaction contre les
instincts nomades du reste de sa famille, il avait renoué des attaches
avec le Périgord, ]>ays originaire de ses ancêtres, et c'est à Bergerac
(pic naipiil. en IT'il, le père d'Emile et d'Antoni ncschaîiijts.
]'>lt'\é au collègf des Jésuites de La Flèche, ]>iiis à Louis-lc-Grand,
]\I. .laccpies Deschamps entra fort jeune, à l'âge de 18 ans, dans la
Ferme Générale -, où jtlusieurs luciiibrcs de sa fainillc occupaient
des places distinguées. Lui-même ne tarda pas à s'inqxtser ])ar ses
qualités professionnelles à ratlenfion de ses chefs. Il était, ipiand
1. lla;i<:! Ihid., p. 2'!0 en noie. Cf. sur l;i Iiranrlif aiiprlaisc de la famille Des-
(•lianii>s-Clianiior les ouvrages suivants : Mciuoir oj Daniel Charnier, niinisler
of the rcformcd churcli, ]Vi.th notices of his descendants. Londoii, .t. lienfley, 18.J2,
in-8°. — cl — 1564-1G21. Daniel Clianiier, voilage à la cour de Henri IV en 1607
el sa biographie, publié... par M. Charles Read,... Paris, Sociélé de l'histoire
du prolestantisnie français, 18."(8. in-S".
ti. Terme géuiTalc Cf. Capefijruc. Histoire des grandes opérations financières...
Tome I. [.es Fermiers f-énéraur depuis le AT///"^ siècle jusqu'à leur mort sur
l'échajaud, le l.j mai \l\)'t, p. .'iO et sq., où liur rôle comme Mécènes est mis en
relief.
A la p. iJ'il di' l'ouvratre d.- Capefigue, dans la lisl<' (pi'ii doinn' des fermiers
générau.x arrêtes par la Convention, nous relevons le nom d'un S'-Amand
(7'i ans), sur lequel voir : Répertoire général des sources manuscrites de l'histoire
de Paris pendant la Révolution française, par A Tuetey. T. XI, p. 451. —
Kn tous cas les noms que nous trouvons sur cette liste sont ceux des grands
financiers avec lesquels il était en relations. Les familles de certains d'entre
eux restèrent liées avec la sienne au courant du xix^ siècle : Dclaagc, Paulzc,
de la Hante, d'Arlincourt, Didilot.
JACQUES DESCHAMPS DE SAINT-AMAND 9
éclata la Révolution, directeur des Domaines et receveur général de
la province de Berry ^.
Appelé fréquemment de Bourges à Paris par les nécessités de son
service, il faisait d'assez longs séjours dans la capitale et recevait dans
son salon l'élite de cette société brillante qui fut la ])arure des der-
nières aimées du règne de Louis XVI ^. Mais il perdit, dans la tour-
mente révolutionnaire, sa situation et sa fortune. Les assignats
l'avaient ruiné. Son parent, M. Descliamps des Tournelles, qui était
ministres des contributions en 1792, lui fit obtenir un emploi dans
l'administration républicaine *. Mais à la fin du mois de janvier 1793,
il démissionna, et, jeté dans la prison des Carmes, il fut condamné à
mort. Le 8 thermidor, les agents de Robespierre avaient écrit en
face de son nom : Bon pour le 13. Ce jour-là, par bonheur pour lui,
Robesjticrre tomba. Il fut bientôt rappelé à ses fonctions d'adminis-
trateur des Domaines par les soins de M. Duchâtcl, alors Directeur
général, dont l'amitié l'assista bien souvent dans cette époque ora-
geuse. Il s'était marié assez tard, à l'âge de 49 ans ; il avait épousé à
Bourges, en 1790, ]\P^^ de Maussabré, fille d'une noble maison du
Berry, dont un aïeul, le Mal-Sabré, aurait été balafré en Terre-Sainte,
aux temps des Croisades. Il la perdit en 1801, après en avoir eu ses
deux fils, qui eurent à ])einc le temi)s d( coimaîtrc leur mèreet de jouir
de sa tendresse. Emile Deschamps nous rapporte, dans le recueil des
accidents étranges et merveilleux dont il fut l'objet pendant sa vie
et qu'il a intitulé : Mon Fantastique, comment, à l'âge de neuf ans,
tandis qu'il était en pension à Orléans, un soir, il fut saisi par l'in-
tuition que sa mère était morte *.
1. Putois. Aotice sur Emile Deschamps. Màcon, 187'i, in-S", p. ^.
2. Capcfigue. Jhld., p. 2.'il-:r28.
3. Taphanol. Notice sur Emile Desclnimps. Paris, LecofîrCj 1872, in-lG, p. 15
cl 16. Lr-s détails l>iograpliiqui's que nous avons trouvés dans les notices citées
ci-dessus nous ont été confirmés non seulement par M. Taphanel lui-même,
l'ancien conservateur de la Bibliothèque de Versailles, mais par M""^ Léopold
Paignard, l'arrièrc-petite-nièce d'Emile Deschamps. Nous avons eu la bonne
fortune d'être guidé dans nos recherches par ces deux personnes d'un goût
si sûr et qu'un égal attachement à la mémoire de notre poète ont fait collaborer
à notre travail. M. Tapliam I iii';i ouvert les archives de la Bibliothèque de Ver-
sailles et M™'^ Paignard m'a c unuiÈiiiiicpié tous les manuscrits, autographes et
correspondances qti'elle conserve pieusemimt comme un héritage fantilial. Elle
m'a permis de puiser à cette source précieuse.
Sur Deschami)s des Tournelles, cf. Aotice hiof:riii>hique sur Deslournelles,
ancien ministre des finances, par C.-A.-V. de Boisjoslin. lîlois, impr. de E. De/.airs,
1831, in-8°. (Extrait de la Jiiograplnc universelle des contemporains.)
'\. Emile Deschamps. Œuvres complètes, tome Ilf, j). 2'i.'). Nous n'avons pu
trouver aucun rrnscigncmcnt littérain- euneernant M"*^ Marie de Maussabré,
10 ORIGINKS FAMILIALES
C'est alors que rappelé auprès de son |ière, il ne quitta plus celui f^ui
devint le véritable éducateur de son esprit.
Mécène éclairé des gens de lettres, collectionneur patient et avisé,
amateur passionné de littérature et de théâtre, tel paraît avoir été,
dans les intervalles de loisir que lui laissaient ses fonctions adminis-
tratives. M, Jacques Deschamps de Saint-Amand.
Comme la plupart des gens d'esprit du xviii*^ siècle, comme Vol-
taire, il adorait le théâtre. La Bibliothèque de Versailles conserve un
registre de lui bien curieux. C'est un répertoire in-4° de ]dus de
300 pages, tout entier rédigé de sa main, où lun tmuve la liste des
pièces jouées sur les tiiéâtres do Paris : la Cité-] ariétés, les Victoires
nationales, le Théàire national, le Théâtre patriotique, aussi bien qu'à
la Comédie française. Il y signale les premières, les reprises, le nombre
de représentations et accompagne de remarques critiques les pièces
qui l'ont intéressé. UHanilet de Ducis, la Veuve du Malabar, de
Lemierre, l'ont enthousiasmé ^.
Le goût dun homme d'esprit pour les ]>ièces de Lemierre et de Ducis
peut nous étonner aujourd'hui ; il fut celui de leur épc(iue tout
entière. La couleur exoticjue des sujets, le pathétique st>mijre et
touchant des scènes enchantaient à la fois les esprits curieux cl les
cœurs sensibles. \L Jacques Deschamps, nous le savons par son iils,
comparait volontiers aux chefs-d'œuvre de Corneille et de Racine la
Mérope et surtout le Tancrt'de de Voltaire ^.
Lié dès sa jeunesse avec les beaux esprits du règne de Louis XV
et de Louis XVI, cet aimable homme est lesté dans la mémoire de
ses fds et des amis de ses fils, les jeunes ])oètes d<i l'École roman-
tifjue, comme un des derniers représenlaiils du (("Ile; lignée exquise
des lettrés de l'ancienne France.
Nourri de la fleur des poètes latins par ces iuconq)arablcs maîtres
de rhétorique qu'étaient les Jésuites de La Flèche et de Louis-le-
Grand, M. Deschamps le père avait en littérature le goût le plus
sévère et le plus fin. Contemporain de la gloire de Parny, de Dorât et
de lierfiu, il a]qirériait au jdus haut point cet art difficile des riens
éléganls qu'avaient remis en honneur, après leurs nutdèles lointains
qui devint M""^ Jacqnos Dpschamps de S'-Ainaiid, mais sur sa famille cf. la
nntir"*' «lu Dicliunnairc de la noblesse par La Chcsiiayc-Dfsbois et Badior...
T. XIII. y>. 'i97 t'i sq. — r Cf. aussi la note .j de notre p. 33.
1. (!<s n-martpips intéressa ni os ont par»i pour la première fois dans l'étude
qui" M. Jules Marsan a consacrée au père d'Emile Dcsrhamps. Cf. La Bataille
romantique. Paris. Hachette, 1912, in-16, p. 220.
2. Deschamps. Œuvres complèles, tome III, p. 19, 20 >-l 21.
JACQUES DESCHAMPS DE SAINT-AMAND 11
de la cour des Valois et de l'Hôtel de Rambouillet, ces exemplaires
charmants de la poésie mondaine, Voltaire et Chaulieu. Impitoyable
aux méchants vers, il avait, en matière de vocabulaire et de style,
tous les scrupules des grammairiens de l'école de Vaugelas ^.
Aussi voyons-nous, par les lettres suivantes, que l'on venait le
consulter comme un arbitre des élégances du langage, et que les
écrivains à la mode faisaient, dans son salon de la rue Saint-Florentin,
nO 6, des lectures de leurs œuvres.
• Il s'agit peut-être de la lecture de la Veiwe du Malabar dans cette
lettre de Lemierre datée du 30 août 1770, qui prouve en outre que la
demeure de l'administrateur des Domaines était ouverte non seule-
ment aux Français de distinction, mais aux personnes étrangères
pourvu qu'elles fussent aimables :
A Monsieur de Saint-Amand, a Paris.
L'auteur de Barnevelde saisira avec empressement l'occasion de faire
sa cour à la jeune dame hollandaise cl ne manquera pas samedi au rendez-
vous du Palais-Royal. Il remercie d'avance Monsieur de S*'-Amand de
la fortune qu'il lui procure et lui en fait mille compliments.
Il désirerait pourtant que le cercle fut le plus étroit qu'il sera possible,
n'aymant point à lire à des inconnus que cela peut ennuyer.
Ce 30 août 1770. Lemierre -.
Mais voici deux lettres plus importantes, qui datent de l'époque
du Consulat, et qui lui sont adressées par un des poètes qui collal)o-
raient à V Almanach des Muses ', son propre neveu, V. Boisjohn ;
1. Gotiin (Ferdinand). Les Transformalions de la langue française pendaiU la
2e moitié du XVI 11^ siècle. Paris, Belin, 1903, in-S", p. 27.
2. Lettre inédite (Collection Paignard). — Lemierre (Antoine-Marin) avait
été secrétaire du fermier-général Dupin avant ses succès au théâtre. Parmi
ceux-ci, on peut citer sa tragédie d'Hypermnestre, 1759 ; la Veuve du Malabar,
1770 ; son Barnevell ne parut qu'en 1784.
3. h'Alrnanach des Muses est un des premiers en date et le ])lus important
des « spicilèges de pièces fugitives dont la mode a reparu... avec les keepsakes
de la période romantique ». Cf. l'article Almanach, signé : Maurice Tourneux,
dans la Grande Encyclopédie. — La collection complète est de 69 vol. in-12 et
s'étend de 1765 à 1833.
Boisjolin (.lacques-François-Marie Vielli de), né à Alençon en 1761, fut un
de ces hommes de lettres qui surent se faire une carrière assez brillante à travers
les bouleversements politiques de la France, depuis la chute de l'Ancien Régime
jusqu'à la fin de la Monarchie de .Juillet. Ami de MMe de Genlis et de Fontancs,
il fréquentait en 1789 le duc de Chartres, qui fut plus tard Louis-Philippe. En
1792 ses talents et retendue de ses connaissances le firent nommer chef de division
au ministère des relations extérieures, oij il entra dans l'intimité de Maret, depuis
duc de Bassano. En 1797, nous le retrouvons professeur d'histoire universelle à
l'École centrale du Panthéon, puis suppléant de Ginguené à la Décade philoso-
phique. Après le IS brumaire, il fui nomme- menihrf «lu Tril)unat, et, quand il
12 ORIGINES FAMILIALES
elles nous montreiil les relations du lettré et du curieux qu'il était
avec Cabanis ^, avec Sautereau. l'éditeur de VAlnwnoch, et elles
témoignent de l'attention avec la(juelle il suivait, dans les ouvrages
du temps, le mouvement jïoétique de cette « ]>ériode de disette », et
de son goût sévère de vieux classique, (jui ne naénage pas les critiques
de détail et qui se sait écouté.
Dans la première lettre, Boisjolin. (|ui traduisait la Forêt de Wind-
sor, de Po])e, lui envoie le comjile rendu que Cabanis a fait dans le
Mercure de son ])oème, et lui annonce la prochain envoi du poème
lui-même, tiré à part :
30 Prairial (an G) 1798.
Mon rnrn oncli:,
.1»' vous transmet'^ les 2 vohmies de Smith que vous désirez lire, et que
l'arlieie de la déeade ne ]»eul vous faire connaître (pi'iin])arfaileinenl ^.
en sortit on 1802, il obtint, prrâcc à la faveur de ses amis Fontancs et Marct, d'être
nomme en 1805 sous-prcfot à Louvicrs. Son aflabilité, son esprit, ses talents
administratifs lui permirent de passer dans la paix de la vie provinciale la période
agitée de l'Empire. Il fut un moment inquiété par la Restauration, à cause de
son passé de fonctionnaire impérial ; mais en 1816 il fut envoyé par le départe-
ment de l'Eure à la Chambre des députés. Libéral, il vit venir avec joie la
Révolution de 1830, qui lui rendit sa sous-préfecture de Louviers. Il ne la quitta
qu'en 1837 et mourut à Auteuil le 27 mars 1841.
Ce fonelionnairr avait été dans sa jeunesse un poète assez distingué. Disciple
de l'abbé Delille, il avait donné à 17 ans une comédie pastorale : L'Amitié et
l'Amour, ermites (3 actes en vers, 1778). Mais ce que l'on goûtait, c'étaient ses
poésies fugitives ; son poème sur le Printemps eut du succès. La Harpe citait
avec éloge sa deseriplion du U'i'er du soleil, le morceau intitulé les Fleurs et celui
sur la pèche, imité de Thomson. Assez versé dans la jjoésie anglaise, ce furent
ses imitations de Thomson et de Pope qui lui volun-nt la faveur des lettrés
comme M. Deschamps.
Il Ce n'est qu'en 1798 (|ue M. de Roisjoliii lit |>ariiîtri- la traduction île la
Forêt fie Windsor faite en 178.5, lisons-nous dans la liionraphie des contemporains
de Rabbe. On sait que cet ouvrage est un des chefs-d'œuvre de Pope ; rempli
de beautés, bien faites sans doute pour exciter la verve, mais aussi de diflicultés
capables de la refroidir et de rebuter un talent moins sûr que celui du traducteur
dont nous nous occupons. On admire surtout dans ce bel ouvrage la description
de In forêt et de ses différents sites, celle de la tyrannie des anciens rois et de
Guillaume le Conquérant, la peinture variée des différentes classes, où le tra-
ducteur dans les détails les plus difTiciles se montre le riv.il lnunux de son
modèle... "
1. La gloire de (^,abaiiis comme médecin philosophe est autrement grande
que comnii' poèt<-. et les ouvrages qui font sa réputation sont ses travaux sur
Les liérolutions et In réforme de la médecine (180'i), Du Déféré de certitude delà
médecine (17'J8), son Journal de la maladie de Mirabeau (1791) et surtout ses
llapports du phi/sifjue et du moral de l'homme (1802). Il continuait, nonobstant
ses granils travaux, sa trafluction en vers de l'Iliade, et publiait îles articles de
critique littéraire dans les périodiques du tenii)s.
2. Il s'agit de l'ouvrage d'Adam Smith: Théorie des sentimens, ou Essai ana-
lytique sur les principes des jugemens que portent naturellement les hommes d'abord
JACQUES DESCHAMPS DE SAINT-AMAND 13
Je joins à cet envoi le n° du Mercure français ^ dans lequel le ciloyen
Cabanis a rendu compte de cette trop heureuse Forêt, que ma coupable
insouciance littéraire avait si longtemps retenue dans mon portefeuille
ou plutôt dans le vôtre. A ce sujet, je me rappelle que j'ai négligé involon-
tairement de ré])ondre au désir que vous m'avez témoigné de connaître
les changements que j'ai faits à cet ouvrage pour l'impression. Je vous
enverrai une petite note sur ce frivole objet, que votre amitié seule et votre
goût peuvent rendre intéressant ^.
Vous verrez, mon cher oncle, que le citoyen Cabanis a fait trop peu de
critit[ues, et que son indulgente estime a fait trop d'éloges de celte pro-
duction, que je regardais autrefois comme un essai et qui, dans ce temps
de disette, a été si heureusement pour moi regardée comme nn ouvrage
digne d'attention. Cabanis a doublé mes faibles forces par la singulière
marque d'estime qu'il m'a donnée. C'est surtout l'opinion des hommes
de cette trempe, qui peut encourager ou ranimer les talents timides ou
abattus. Les miens, si j'en ai, ont été longtemps timides, parce que je
sens la perfection de nos maîtres. Ils ont été ensuite bien abattus, parce
que j'ai senti le dépérissement des arts mêmes. Mais enfin me voilà lancé
de nouveau dans cette carrière...
On a encore fait, dans le Moniteur^ un autre article, où je suis critiqué
et encore trop loué. Cet article est fort long. Si vous le désirez, je le cher-
cherai et je vous l'enverrai.
sur les actions des autres et ensuite sur leurs propres actions... Huit lettres sur la
sijmpathie. Traduit de l'anglais par S. Grouchy, Vvc Coiulorcet. Paris, an VI-
1798, 2 vol. in-8«>.
1. Mercure français, historique, politique et littéraire, 10 germinal an VI-
30 mars 1798, tome XXXIII. — Cabanis s'exprime en termes fort élogieux
sur « la traduction du poème de Pope, intitulé la Foret de Windsor, par le citoyen
Boisjoslin [.sic] « ; il en fait l'analyse, comparant vers par vers le poète français à
son modèle ; il admire l'exactitude de Boisjolin, rendant « avec précision l'ori-
ginal ». Après telle citation, il dit : « Vous croyez lire Pope... » Après telle autre :
« La traduction marche toujours pas à pas à côte de l'anglais... » Ailleurs : « Quoi-
que le passage de l'original qui répond à celui-là soit admirable, le tableau semble
être devenu plus fort, plus complet cl surtout plus pur en passant dans la tra-
duction. » Tel est le ton de l'article. Cabanis rend un juste honnuago à Bois-
jolin qui a réussi à faire passer l'œuvre de Pope dans la langue do Delille.
2. Xolc de Jacques Deschamps : Cette note n'est pas arrivée : sans doute elle
n'est pas faite encore.
3. Moniteur universel, 10 pluviôse an VI-2'.) janvier 1798. Littérature. Suite
de l'extrait de l'Almanach des Muses. Longue étude anonyme sur la Forêt de
^y'indsor, de Pope, traduite par le ciloyen Boisjolin. L'auteur de l'arlicle place
Boisjolin à son rang parmi les traducteurs de Pope : « Pope, le Boileau des Anglais,
est peut-être celui de leurs poêles qui se rapproche le plus du goût universel ;
la traduction ou l'imilalion de ses poésies a déjà enrichi noire langue de plusieurs
chefs-d'œuvre. Tout le monde sait par cœur la sublime Epître d'IIéloise à Abai-
hnd, si bien imitée par Colardeau. Ses Essais sur l'homme ont été traduits en
vers français par l'abbé Duresnel, ensuite par Fonlanes et les vers de ce poète
ont le mérite de la concision et de la pureté. »
<! La l'orèt de Windsor passe en Angleterre pour l'ouvrage le plus agréai)le
<ie Pope ; la traduclion.de ce poème placera sur notre Parnasse le ciloyen Bois-
joslin entre Delille et Saint-Lambert. Conmie eux il semble avoir nçu sa palette
14 f»rtlGI.\tS FAMILIALES
Veuillez, mon cher nucle, si vous daignez y prendre quelque intérêt,
me rendre le service d'ajouter aux critiques si justes de Cabanis un sup-
plrment d'observations qu'il a eu la délicatesse de niépargner. et que
votre amitié et votre goût exquis me doivent. On désire que je fasse
imprimer séparément cette Forêt de Windsor. Je le ferai et j'y joindrai
un autre ouvrage du même genre et de la même étendue^. Mais je veux
avant, la rendre plus digne encore des suffrages vraiment extraordi-
naires qu'elle a obtenus.
Salut et respect. Je présente mon respect à mon aimable tante.
V. lîOlSJOLIN.
Ce jeune homme, qui prétendait ramener rattciition du y)ul)lic de
la politique et de la guerre à la littérature, »< dans ce temps de disette »,
devait intéresser un pur lettré comme M. Deschamps. Lui-môme avait
dû s'écrier biei avant Boisjolin : « J'ai senti le dépérissement des
arts ! » et celui dont les fils devaient réunir dans une admiration
commune M°^^ de Staël et André Chénier, fut un des premiers à
favoriser le renouveau poétique de la France au début du siècle
naissant.
Mais la seconde lettre de Boisjolin est plus intéressante encore,
l'^lle nous permet en quelque sorte d'entrer dans le cabinet d'études
de M. Deschamps et de le voir remplissant son office privé de critit[ue
littéraire. Boisjolin lui envoie son poème.
Au citoyen Deschamps,
administrateur de la régie d'enregistrement.
rue S*-FIorentin, n*^ 6.
27 frimaire (an G) 1799 2.
Mon cher oncle.
Je vous transmets, mon cher oncle, imc dernière épreuve de la forêt
de WinJsor. Elle est très correcte. Je voulais vous envoyer la première
pour ii\<iir \«i> conseils sur des C(»rrections que j'ai faites et sur celles qui
lii s mains di- la nature ; pour poindre ses produclKHis, il se sert dos couleurs
qu'elle emploie olk-nn'nic pour les créer et les embellir... »
Une autre citation de cet article caractérise le goût du lenqjs : <i 11 (Boisjolin)
a pénétré dans les mystères de la versification, art mapitjue dont Virgile et Racine
furent les ni.iîtres, que négligea Voltaire et auquel Uelillc nous ramène. Lo tra-
ducteur de l'ope suit les traces du traducteur do Virgile ; et pour aj)pli(pier au
citoyen Hoisjolin une cxpri-ssion de son maître dans l'art des vers, nous dirons
des siens que l'objet décrit nott.s aiirnit moins affecte que In description. » Et l'auteur
justifie cet éloge : talileaux antithétiques de Windsor aux temps barbares et
de \ViniJt<or â l'époque des lumières, description de la chasse dans la foret, des-
cription de la pèche, description de la Tamise, éloge de l'Anglelerro et de la
l'aix. etc. Ci' poème est vinc succession do morceaux à elïet.
1. Note de Jacques Deschamps en interligne: // y a longtemps, très longtemps
que je l'en presse.
2. Note de M. J. Deschamps : Répondu le 28 frimaire an ^'I.
JACQUES DESCHAMPS DE SAINT-AMAMD 15
sont sans doute encore nécessaires. Mais l'imprimeur m'a tant pressé
que je n'ai pas eu le temps de vous donner celte preuve de ma confiance
dans votre goût si pur. Je réclame de nouveau vos observations critiques
sur ce petit ouvrage que j'ose dire avoir soigné assez scrupuleusement.
Vous verrez que j'ai changé un grand nombre de vers, et entre autres
tous ceux que j'ai trouves crayonnés sur le manuscrit que vous m'avez
envoyé.
Si vous le désirez, je vous enverrai les premiers vers, pour que vous
jugiez du plus ou moins de bonté des corrections. Je voulais encore faire
quelques changements sur cette dernière épreuve qui m'a révélé quelques
traits à retoucher. Mais j'ai appris avec peine que tout est tiré, et que
VAlmanach des Muses va paraître demain ou après-demain. Sautereau,
qui paraît attacher quelque prix au don que je lui ai fait d'une si longue
pièce, la plus longue qu'il ait jamais insérée, croit me devoir un certain
nombre d'exemplaires de son recueil. Veuillez donc, mon cher oncle,
ne pas l'acheter; je vous l'enverrai à l'instant même de la publication.
Au commencement de l'épisode de l'Adour, il y a, à peu de vers de distance,
la répétition de la même rime par les mêmes mots ou plutôt par un même
mot. Je m'en suis aperçu dans cette dernière épreuve et j'ai corrigé cette
négligence que je regarde comme un défaut, surtout dans des vers de
poésie descriptive, quoique l'abbé Delille, S*-Lambert, en ce genre, et
Boileau et Racine, dans le leur, en offrent des exemples. Mais ils font tout
pardonner par la multitude de leurs beautés. Voici ma correction ^ :
Jadis mémo à tes eaux, loin du jour indisci'ct,
Diane, de ses bains confia le secret.
Des nymphes sur ses pas, etc..
Vous pouvez voir sur l'épreuve les vers que ceux-ci sont destinés à
remplacer.
J'ai changé aussi, dans le morceau sur la pêche ^, deux vers dont la
1. Dans l'Almanacli des Muses, an VI, p. 248, on lit :
Jadis même à tes eaux, les Muses l'ont conté,
Diane a confié ses bains et sa beauté.
Des nymptics, l'arc en main...
La rime répétée à peu de vers de distance était celle-ci, ibidem, six vers plus
Las :
Belle, son œil modeste ignorait sa beauté ;
Sa ceinture, sans art, flottait à son côté...
2. Voici le morceau sur la pêche, Almauach des Muses, ibid., p. 247 :
Au retour du prinlems, sous une ombre incertaine,
Quand de fraiclics vapeurs s'exhalent de la plaine,
Le pêcheur immobile, attentif et penché,
Tient sa ligne tremblante ; et sur l'onde attaché,
Son avide regard semble espérer sa proie
El du liège qui saute, et du roseau qui ploie.
Windsor offre en ses eaux tout un peuple écaillé,
L'anguille au corps glissant et d'argent émaillé,
De son vêtement d'or la carj)e enorgueillie,
La perche ù l'œil ardent et de pourpre embellie,
La truite que colore un éclat enflammé,
Et le tyran des eaux, le brochet affamé.
16 ORIGINES FAMILIALES
rime en e fermé suit et précède de trop près des vers qui oui la même
rime. Je tiens beaucoup à ces détails. Je sais bien que personne aujour-
d'hui parmi les écrivains et parmi les lecteurs ne s'en soucie, mais ce
n'est pas ime raison pour n'y pas songer. Voilà donc, mon cher oncle,
ce petit ouvrage un peu plus digiie de vous être ofTert, et ]>lus digne aussi
du public. Je vous avoue que plus je lis les vers qu'on nous donne depuis
quelques années à bien peu d'exceptions près, plus mon amour-])ropre
est tenté de croire ceux de la Forêt moins mauvais. Sautereau m'entre-
tient dans cette idée vaniteuse. Veuillez la rabattre un peu en me mettant
à même par votre censure de la reprendre avec plus de droits.
Me voilà de nouveau lancé ajirès bien des années de silence, mais non
d'inaction. Je ramasse constamment des matériaux pour un graïul et
intéressant ouvrage qui. si je peux le soigner comme ce petit poëme,
pourra peut-être me faire de l'honneur. Mon plan est heureux et neuf,
à ce que j'imagine, et le genre me convient. Il me manquait des notices
d'histoire natufelle que je prends tous les jours. Aussi j'aurai, mon cher
oncle, des conseils plus sévères encore à vous demander un jour. Je
l'espère toujours de l'amitié que vous m'avez témoignée et je les récla-
merai avec confiance de votre goût délicat, juste et vrai, tel que je le
souhaite au public de nos jours. Mais je doute que nous revoyions jamais
les temps passés de la belle et saine littérature.
Recevez, mon cher Oncle...
\. BoiSJOLIN,
à l'école centrale du Panthéon.
Maison ci-devant S^<^-Gencviève.
Ce lîoisjolin est bien un contemporain de Dclille, de Sainl-I.ainbcrt
et de Boucher, et sa Forêt est peuplée de leurs ombres. Plusieurs pas-
sages de sa lettre devaient faire plaisir au puriste qui la recevait.
Il appréciait sans doute la délicatesse du poète en matière de rime,
licureux de lui avoir ap])ris, comme à son jeune fils l'Emile, à « faire
dillicilerneiit des vers faciles». «La forme n'est rien, aimait à dire l^mije
Deschamps, mais il n'y a rien sans la forme ^ ». \ oilà un ]»réoepte
qu'il tenait de la bouche même de son ]>èrc.
M. Jacques Deschamps encourageait les débutants, mais plein
d'admiration pour les grands poètes classiques, ce bon vieillard,
laudalor temporis acti, ne pouvait probablement pas s'empêcher d'ap-
prouver cette jthrase de son habile correspondant : « Je doute (}ue
nous revoyions jamais les temps passés de la belle et saine littéra-
ture. »
Le salon de la rue Saint -blorcnt in était donc réputé à Paris, dans
les premières années de l'Empire, comme un de c;eu.x où s'étaient
conservés, au milieu des bouleversements politiques, avec la })olitcsse
1. Di-scli.Tnips. Œui'ies complètes, t. III, p. 'i5.
JACQUES DESCHAMPS DE SAINT-AMAND 17
des manières de rancieuue Cour, le sentiment des arts et l'amour
des vers. Les hommes du nouveau régime entouraient d'un aftectueux
respect ce vieillard fidèle à quelques-unes des traditions immortelles
de son pays.
Le culte des lettres, même en ses formes les plus naïves, a quelque
chose en soi qui ennoblit, et M. Jacques Deschamps, qui n'avait pas
la prétention de tout sauver du patrimoine intellectuel et moral de
l'ancienne France, et qui ne donnait son amour réfléchi qu'à ce qu'il
connaissait très bien, s'était dévoué à la défense d'une des plus
illustres institutions du grand siècle : il avait rassemblé une grande
quantité de documents concernant l'histoire de l'Académie fran-
çaise.
La lettre suivante, adressée le 21 juillet 1769 par M. de Saint-
Arnaud à Thomas, l'auteur des Eloges, s'il convient de l'attribuer
comme nous le croyons, à ^L Jacques Deschamps, nous prouve qu'il
était encore jeune quand il commença cette collection. Elle fut une
des plus chères occupations de sa vie.
Suscriptiou : A Monsieur, Monsieur Thomas, de l'Académie française.
Rue du Pelil-Lion, faubourg St-Gerinain.
Paris, 21 juillet 1769.
Si l'estime et l'admiration que vos ouvrages inspirent. Monsieur, peuvent
être un titre pour vous demander une grâce, sans doute ce titre m'appar-
tient plus qu'à personne et vous ne devez pas me le refuser. Je suis actuel-
lement occupé, Monsieur, à former un recueil précieux dont vos ouvrages
feront le plus bel ornement ; mais il m'en manque un que je n'ai pu trouver
nulle part, quoique je me sois adressé à l'imprimeur de l'Académie. Je ne
m'en étonne pas. Monsieur ; l'amour, l'enthousiasme même du public
pour les ouvrages excellents ne permettent pas qu'ils soient longtemps
exposés chez les libraires, et celui dont je veux parler doit plus que tout
autre être recherché ; c'est un de ceux où vous avez annoncé avec le plus
de force et d'énergie les grandes vérités de la morale, et où il sendjle même
que vous ayez pris plaisir à attacher votre âme noble et indépendante :
vous m'entendez, Monsieur, c'est V Epître au Peuple ^. Si vous en avez encore
c[uclques exemplaires, vous me feriez le plus grarul plaisir de m'en adresser
un, et je me trouverai très heureux de devoir ])ersonnellement cpichpie
chose à un h(uiune à qui tous les gens <le bien et l'humanité en o-énéral
sont si redevables ; plus heureux, si je pouvais quelque jour joindre à
lestime et à radmiration tpie vttus m'avez inspirées un sentiment plus
doux et ])lus tendre, senlijucnl (jue vous avez trop bien ]»cint ])our ne
pas le connnaître, l'amitié.
1. Epiire au Peuple, on vraj^c présenté à l'Acaih'-nii.! françaisc'cn ITGO, par
M. Thomas, professeur à l'Université d(3 Paris, au collège de Beauvais. (S. 1.),
17(il, in-8'5. Celte pièce a remporté le premier accessit de poésie de l'Académie
française en 17G0. Le prix avait été décerné à Marmontel.
2
18 ORIGINES FAMILIALES
C'est dans cette espérance flatteuse que j"ai Thonneur d'être ave«
toute la sincérité possible. Monsieur, votre très humble et très obéissant
serviteur.
De S*-Amand.
L'auteur de cette lettre ^ joignait à son envoi un Eloge de Sully
de sa composition, qui non seulement porte la marque de l'esprit
philosophique de M. Jacques Deschainps, mais encore est un hom-
mage au roi Henri d<jnt on gardait fidèlement la mémoire dans la
famille Deschamps, cju'il avait anoblie.
Eloge de Svllv. par M. de S^-Amand.
Me sera-t-il permis, Monsieur, de profiter de cette occasion pour vous
adresser quelques vers que la lecture de cet ouvrage ^ m'inspira il y a
six ans, dans un temps où j'étais peut-être encore trop jeime pour en appré-
cier les beautés : vous y trouverez toujours, sinon du talent, du moins
l'expression d'un ami sensible à tout ce qui est bon, grand et vertueux.
Aux besoins de l'Klal, à l'amour de son maître
Sully sut consacrer ses travaux et ses biens ;
S'il fut chéri du Prince, il fut digne de l'être ;
L'amitié des bons rois est due à leurs soutiens.
O toi, qui peins si bien les vertus des ij;rands hommes,
Toi qui les fais revivre en tes nobles écrits
l'.l dis la vérité dans le siècle où nous sommes,
De tes heureux talents viens recevoir le prix ;
Vois ton nom immortel aux fastes de l'histoire
S'associer à ceux de Maurice et Sully ;
Tel on a vu Voltaire au temple de la gloire
Placé de son vivant à côté de Ilenry.
Sons l'Empire, Jacques Deschamps s'attache encore avec un
ardent intérêt aux travaux de l'Académie. François de Neufchâteau,
président du Sénat conservateur et membre de l'Académie. lui envoie
1. Au bas de la signature, l'auteur avait écrit son adresse : Maison de M. de
La Bruyère, fermier général, rue S^- Honoré, vis-à-vis les Capucins.
Nous devons la communication de celte lettre et de VÉlof^e de Sully par M. de
.S*-Amand à l'amabilité d'im magistrat érudit, M. Maurice Ilenriet, juge au Tribu-
nal civil (bi JfAvrc, qui a en à sa disposition les papiers de l'académicien Thomas.
Il a pnbli»'- dans la Revue d'fli.if. lilt. de la France {jan\.-mar9, juiWct-sopt. ]9M)
une cornspondance inédite entre Thomas et Barthe f17riO-I785), et dans le
Bulletin du Bibliophile (niars-sept. 1917) : L'Aradémirieii Thomas (17.'J:i-178ô),
d'après des correspondances inédites.
Le souvenir des relations amicales de Jacques Deschamps avec Thomas est une
tradition que Ton conservf dans la famille de ses fils.
2. Kn 17G.J, Antoine-Léonard Thomas obtint ](' premier jjfix d'i'loqncnco
pour l'Éloge de Maximilicn de béthune, duc de Sully. Cf. Œuvres complètes de
Tliomas,... précédées d'une notice par M. Garai. Paris, F. Didot, 1822, 7 vol.
in-S**. Tome III, p. 81. L'Eloge de Maurice de Saxe se trouve au Tome II,
p. 369.
JACQUES DESCHAMPS DE SAIN'T-AMAND 19
deux billets pour une prochaine» séance, le 10 floréal an XIII
(1805) :
« Le Président du Sénat a M. Deschamps.
« Oui, Monsieur, voici deux billets. Personne nen aurait si vous n'en
aviez point, puisque vous avez réuni avec un soin si religieux les monu-
ments académiques ^. Si vous venez demain, à l'issue de la séance, venez
dîner chez moi, rue de Tournon, n'' 35 ; Madame sera fort aise de faire
votre connaissance "^.
« Nous nous mettrons à table en revenant du Louvre.
« Je voizs salue sincèrement.
« Fr. de Neufchateau.
François de Xeufchâteau était un habile homme. 11 connaissait
l'érudition de M. Jacques Deschamps en matière littéraire, et comme
il venait d'être chargé par l'Empereur d'écrire un Rapport sur Vétat
de la langue et de la littérature françaises depuis 1789, il s'adressa à
lui, toutes proportions gardées, comme le fera i)lus tard Sainte-Beuve,
quand il consultera Emile Deschamps pour composer, dans un de
ses Lundis, la biographie psychologique d'un poète romantique.
Le grand critique, nous le verrons, saura bien finement solliciter les
confidences précieuses du charmant témoin de tout un siècle litté-
raire. Le président du Sénat conservateur usait envers le père d'Emile
\. Los frères Deschamps, après la mort de leur père, firent don de celte col-
lection à l'Académie et voiei en quels termes le secrétaire perpétuel Augcr les
remercie :
Le Secrétaire perpétuel de l'Académie française à M. Deschamps CIs.
Paris, le 4 décembre 1827.
Monsieur,
J'ai fait hommage à l'Aradémie française, on votre nom et au nom de iM. votre frère
)]i- la Collfclion de [)ièees académiques qu'avait formée feu .M. voire père, et dont vous avez
bien voulu Icmm deux lui faire présent.
Elle s'est montrée fort sensible à cet acte vraiment noble et çénéreux, et elle m'a charjjé
de vous en adresser à l'un et à l'autre, ses sincères remerciements.
Elle a voulu aussi que j'eusse l'honneur d'offrir à chacun df vous une bourse de 50 jetons
comme un gage de s» reconnaissance. C'était le moins qu'elle put faire poui- s'acquitter envers
les fds du zèle que le père a témoigné pour les travaux et pour l'honneur de la Compagnie.
J'exécute avec un plaisir infini les ordres qu'elle m'a donnés et je vous prie, Monsieur, d'agréer
l'assurance de ma parfaite considération.
AUGER.
M. Bouteron, bibliothécaire de l'Institut, sollicité par nous, a fait des efforts
restes vains pour retrouver ce « legs des frères Ueschamps. »
2. Trois notes marginales, de la main de M. Deschamps, attrstr'ul; le soin
minutieux avec lequel il s'occupait des moindres occupations de l'Académie :
1. Le 3 nivôse an K», {)rié de m'envoyer 2 billets pour la séance de l'Acadéiuie française
du 2 janvier 180»i.
2. Le 27 brumaire an ^^, remercié de ses 2 ouvrages et de ses 2 billets... Denvandé un exem-
plaire de l'odc! qu'il vient de publier, intitulée : le Grand Sobiesky à Vienne.
."J. I-{edemnndé le vol. des pières et poésies couronnées par l'Académie française, et le 1"' vol.
des discours de réception (p>e je lui ai prêté le 24 ventôse an 13.
20 OIUr.INKS FAMII-IALKS
Deschamps de procédés nioiiis si!il)lils, mais tout aussi persuasifs r
il lui donnait des ])ièces académiques el ciuicliissait ses collections.
A M. Jacques Desciiamps.
Pans, le il iioveinhro 1807.
Je riai. Monsieur. <|u lui seul billet do libre, et je nie fais un plaisir
de vous l'envoyer, en re;:retlatU l)eaue<Mij» de ne pouvoir reiuplir tonte
ma demande.
Jai mis de côté ]iiuir \(»us deux éloi,fes de .M. de Nivernais. in-S''.
pour votre collection en ce forntat ; mais je n'ai pu vous les ])orter. ni
vous les en\ oyer, étant occupé ainsi que tout le monde, de mon prochain
démena pemenl. pour aller dans la maison que j"ai fait arranger rue du
Faubourg-Poissonnière. Je compte y faire un grand verger et redevenir
prêtre de Flore et de Pomone ^.
En fesant passer ici quelqu'un le matin vers les 10 heures, je leinettrai
ces 2 exem])laires in-S'', auxquels vous avez la bonté d'attacher du prix.
Je suis chargé de rédiger le tableau que S. .M. demande de l'état de la
langue et de la littérature françaises depuis 1789. Si vous aviez quelques par-
ticularités sur rhistoire de notre langue, je vous serais obligé de me les
communiquer. Je sais qu'il existe un petit volume d'entretiens de Balzac
à ce suj(;l. (pii ne se trouve point compris dans la collection de ses œuvres.
( >ii m'a donné là une corvée fort épineuse, et la bonne ml eut ion ne
sullit pas ]»our s'en tirer. J'ai l'honneur de vous saluer.
IhaNTOIS DI-: Ni:T rCHATKAl.
1^11 \érilé, Fraiu;nis de Xcufthàti au aurait bien mérité de 1 liis-
luirc littéraire, s'il avait pu ((iiilier celle « corvée fort épineuse » à
t. iJoii jardinier, c'est ce que lut en somme ce fîrand lonclionnairc (hi Régime
impérial, lecomle l'rançoisde Neufchàleau (1750-1828). Celouable cultivateur, ami
de la mémoire do Parmentier, fut un de ceux qui saluèrent les débuts de V. Hugo:
Ci. Victor Ilugo ritronlè, t. I, p. 390 el suiv. Président de la société (royale)
(Pagriculture — il fut le propagateur de la culture du maïs, de la pomme de
terre, du navet et de la carotte, légume que Delille n'avait point osé introduire
dans s<s Jardins alors <|u'il y admettait les autres :
A côté <le vos fleurs, aimpK à voir écloro
Et le choux p.inaclio, que la pourpre colore,
Et les navets sucrés que Preneuse a nourris... (Les Janlins, H.)
L'a1»bé de Fr-jetz, réponilant à Pierre Lebrun qui succétlait au comte l'innçois
de Neufchàteau j'i l'Académie, louait ce zèle potager en ces termes :
Tel utile lépunic dont le nom peu noble et peu brillnnl n'a peul-èln- jamais reteiili sou^
ces voûtes scientifiques et littéraires, la carotte, a été pour M. rraiieois de Ncufcliâteau Ir
sujet de deux volumes.
Cf. Institut «le l'ranee, Recueil de pièces, Ribliotlièque Nationale : Z 5035 (4),
p. 20. En 1817 il |iul(lia, aux frais du gouvernement, son: Supplément au traité
de -A/. Parmentier sur le maïs.
Mais la littérature pré<iccu|>ait aussi cet agronome : Cf. :
Lettre à M. Suard sur la nnu\-eUi' édition de sa tradw lion de l'histoire de Charles
Ouint. 1817.
Essai sur la langue française et particulièrement sur les " Provinciales », 1818.
Les Tropcs ou les figures de mots, poème en 4 chants. 1817.
JACQUES DESCHAMPS DE SAINT-AMAND 21
M. Jaccjues Descham})s. Xous qui essayons de rcslituer à l'aide de
<iuelques rares documents la physionomie de ce bourgeois lettré, et
qui croyons apprécier l'homme tel qu'il fut, nous aurions pu con-
naître le critique et l'auteur. Quant à François de Neufchâteau, il
aurait pu sans scrupules consacrer à son « grand verger » tous les
loisirs que lui laissait la politique. Ne valait -il |)as mieux être bon
jardinier que, comme le furent trop de poêles de l'Ecole Impériale,
« prêtres de Flore et de Pomone » en littérature ?
yi. Jacques Deschamps était un amateur exf[uis. Il choisit peut-
être la meilleure part, évitant ainsi, par une sorte de grâce innée, de
suivre les errements des versificateurs de l'Empire et d'écrire invita
Minerva. Il travaillait pour l'avenir en amassant des matériaux pour
l'histoire littéraire et jouissait de l'iulérêt que ses contemporains
prenaient à ses collections.
Ainsi les héritiers de M. de Nivernais ^ lui étaient redevables de
documents précieux concernant ce gracieux élégiaque, imitateur de
Tibulle, émule distingué de Dorât et de Colardcau. François de Neuf-
•château l'en remercie au nom de la famille de cet académicien :
Paris, le 9 juillet 1807.
On copie, Monsieur, les discours de M. de Nivernais, que vous avez
bien m>u1u me prêter et que sa famille même n'avait pas ^. M. de La
Servette, (jui vous les a demandés pour moi, m'a dit que vous vous occu-
piez de recherches sur la -succession des académiciens. Pouriiez-vous
joindre à vos premières complaisances celle de lue dire :
1'' Si M. de Nivernais est eu cfl'et, de tous les acadéniicieus français
celui qui a été le plus souvent directeur pour les réceptions publiques ou
eu tous cas qui est-ce qui l'a été plus souvent, ou moins souvent immédia-
tement que lui ^.
2° Si M. de Nivernais a été plus ou moins longtemps membre de l'Aca-
démie française que Fontenelle '*, par ex., ou tel autre qui aura pu vivre
aul.'itil *\\\v lui.
1. Lo duc do Mancini-Nivornais, né en 1710, mort on 1708, ofTicior, puis ambas-
sadeur succossivomout à Rome, à Borlin, à Londros, était avant tout un fort
•raiaiil honmio. Voirsurlui, Li/Hf/fidc Sainle-Bcuvc, XIII, p. 389; IJIampignon, Un
^r and seigneur au xviii^ siècle, 1888, in-8*' ; L. Poroy, Le duc de yivcrnais, dnna
les Mém. S. arcli. de Jtambouillel, 1889-1891. II. Polo/., VKIénie en Fiance. Paris,
C. Lévy, 1898, in-8", p. 72, et llonricl, op. cil., linlltliii du bihlioi>ltile, juillet-
août 1917, p. 353.
2. François de Noufchàtoau i)rfuiniir;i \' Eloge du duc de Aii'ernais, à l'assom-
Mée publique et extraordinaire «l. I lusiitnt do rrancc,... le 26 août 1807, et,
fut l'éditeur de ses Œuvres posliiuitu-s. Paris, 1807, 2 vol. in-S**.
3. Kn marge, de la main de M. Jacques Deschamps : Charpenlier, l'abbé
Uegnier-Desniarais, le duc de Nivernais.
^. L'Académie française refusa cpialro lois Funlimllc et no le rooiit (ju'ou
1091. l^Jie a%ail couronné en 1087 son Discours sur la Pulience. — Le duc de
i22 OKIGINES FAMILIALES
3" Si j^ar hasard vous avez les œuvres de Piron en sept volumes ^
et si vous pouviez me procurer, dans ses poésies diverses, une ode ou des
stances qu'on dil fort apréables et qu'il adressa à M. de Nivernais, lorsque
celui-ci fui erivoyr en ambassade à Rome ?
\'ous voyez, Moiisiciir, (pie j'use avec confiance de voire disposition
à mobliger et de voire zèle louable pour la ploire de l'Académie française.
J'ai l'houiu'ur de vous saluer très sincèrement.
Fbançois de Neufchateau.
Dans une dernière lettre, datée du 4 septembre 1810, François de
Ncufohàleau fait allusion à une anecdote « relative « à Fontenelle,
que M. Deschainps lui avait probablement contée :
Le mardi 4 se]>t('mbre ISIO.
M. de S'-Auffe lira son discours lui-niême, car il sait lire et écrire^.
l)ans l'absence de M. le C'^ Daru, cpii doit lui répondre, je lirai le y)etit
discours de M. Daru. Cela ne vaut pas le comi)limcnt que veut bien me
faire M. Deschamps ; mais s(m souveiur nous est cher et j'ai du ]ilaisir
à lui envoyer les deux billets qu'il demande. Je ne perds pas de vue l'anec-
dote relative à Fontenelle *.
Mes conq)limeuls au père el au lils qui aiment les lettres et s'inté-
ressent à lAcadcmif.
François de ISeii-ciiateau.
Ainsi, qu'il s'agisse de Fontenelle ou de Piron, d'une anecdote
]»iquaule ou d'un document bil)lioi^ra])lnque fixant un point d'histoire,
les amateurs du temps passé allaienl à ,la((|ues Des«'ham])s comme à
une source tovijours jaillissante de savoir et d'csjtril.
Mais il ne boudait pas l'avenir, el malf^ré les années qui s'amonce-
Nivornais, iloiil la sanli- avail «'té ^'r.ivfin<rit toni|ironiisf dans la dure retraite
do Prapuf (1742), qiiilla l'armée l'année suivanlr. <' Liu- pièco do vers, Délie,
adressée à sa IVnuno (llélèno Plioiypoaux, potito-lillo du chancolior Poiitchartrain)
et d'une rare perfection, lui ouvrit l'Académio française, où il succéda à Massilion
(:i févr. 17'i3). » Cf. Notice d'Eug. Asse (Grande Encycl.)
1. Œuvres camplèle,s do Piron, publiées par Rigolcv de Juvifrn^ . 7 \(t\. in-S"
en 177f'i. Tome VJ, p. 229 : A M. le duc de Nivernais à son départ pour l'armée
d'Italie en 1743. Ces <vuvres ont été rééditées en 'J vol. iii-12, on IHOO.
2. M. de Saint-Anpc, «n des traducteurs d'Ovide les plus appréciés au
xviii*" siècle, suocéda à l'Aoadc'inio franoaisc à Urbain Doniorfrno, le ,'i soptonibrc
1810.
.'{. Les anecdotis nlalivos à l'onlonelle sont iimombraliles. Les bons mots
qu'on lui prèle ont fail l'objet d'uu recueil spécial :
lontrriclliana. rrmril îles lions mois, réponses iniiènienses, pensées fines €l
déliratrs de lonlentlle. prrwAé d'une noiirr sur su vie. Paris, Doiaruo (s. d.),
in-12.
Victor Fournel. <pii sous le psoud. d'Edraond Guérard, a publié on 1872 on
2 vol. cbez F. Didol, un Dictionnaire encAclopédique d'anocdoles,... cite plus
do Tinjfl anecdotes « Tciatives à » Fontenelle.
JACQUES DESCHAMPS DE SAINT-AMAND 23
laient sur sa tête, la jeunesse lui demeurait fidèle, et le vieillard, qui
rajeunissait dans ses fds, accueillait rue Saint-Florentin toute une
cour de jeunes poètes.
Son salon, sous l'ancien régime, Emile Descliamps l'avait évoqué
dans une charmante chronique, intitulée : Un Salon en 1775 \ où
il définit si joliment l'humeur grondeuse et bienveillante do son
père et ses manières « d'honnête homme et d'homme poli comme
l'Alceste de Molière. »
Cette ressemblance avec Alceste, Alfred de Vigny, l'ami d'en-
fance d'Emile Deschamps, la retrouvait aussi chez son propre père,
l'ancien chef d'escadre, M. le Chevalier Léon de Vigny, avec lequel
M. Jacques Deschamps était lié intimement. Elle était cette fois-ci
d'une exactitude plus rigoureuse encore. Vigny dira, songeant au
charme singulier de son entretien : « C'était le ton de l'homme
de cour uni à l'énergie de l'homme de mer » ; il ajoutera même :
« J'aime qu'un homme de nos jours ait à la fois un caractère
républicain avec le langage et les manières polies de l'homme de
cour. L'Alceste de Molière réunit ces deux points ^. » Ces deux vieil-
lards, admirés par leurs fds, avaient traversé bien des régimes au
cours de leur longue vie ; ils avaient retiré de ce spectacle de l'insta-
bilité des choses humaines notée par Tacite, et qui corrompt plus
souvent qu'il n'instruit, une grande leçon de tolérance d'esprit,
beaucoup de sévérité pour soi-même, avec de l'indulgence pour les
autres, relevée toutefois d'ironie. L'ironie chez les Deschamps n'avait
pas l'âpreté ni la force qu'elle eut dans la famille de Vigny. C'est un
éclair de malice qui s'achève dans un sourire, et cette aménité parfaite
de ^L Jacques Deschamps, son humeur railleuse et sa vivacité
d'esprit, nous en retrouvons tous les traits dans l'esquisse qu'un des
amis de ses fils, Adolphe de Saint- Valry, en a tracée. Il faut lire cette
joUe épître ^ que cet ami intime de Victor Hugo adressait à Emile
Deschamps le 10 sept. 1834 pour célébrer la mémoire de son père.
C'est un charmant tableau de son salon pendant les premières
années de la Restauration.
1. Un Salon en 1775, dans Œuvres rompU-tes d'I'^milc Descliamps, t. III, p. 2^i.
2. A. de Vigny, Journal d'un poùlr, éd. Ratisboiine, p. 2'i3.
3. Cf. Collection Paignard, les Papiers manuscrits d'Emilo Deschamps.
Cette épître a été [uihliéc en partie pour la première fois ])ar M. Marsan : La
Bataille romantique. J^aris, Hachette, 1012, in-lG, p. 76. — Sur Adolphe Souillard
de S'-Valry f ITOO-lSfw), ami d'Hugo et de Deschamps, leur collai)oraleur au
Conservateur liltérairt- el à la Muse jranraise, poêle resté fidèle à la cause monar-
chiste, cf. Edmond liiré : Victor- Hugo avanl 1830. Paris, Gk'rvais, 1883, in-16,
p. 351.
l ORIGINES FAMILIALES
Le Salon de M. .1 moles Deschamps.
« Pour consoler mes yoiix du tal)leaii plein (rciuiui
Que nous olîrent les pens et les temps traujoiircllnii,
Je remonte ]>arf<MS au passé si prospère,
Et je sont,'e souvent, Emile, à votre père.
Parmi nous, jeunes gens, je crois le voir encor
Ainsi qu'au camp des Grecs jadis le vieux Nestor,
Voilà bien son air noble, et sa tête blanchie
Aux travaux de l'Kmpire et de la Monarchie,
Voilà son parler sage et pourtant chaleureux...
Vous souvient -il. Ami. de ces belles soirées
Aux poétiques chants près de lui consacrées,
Où tout ce que la Muse avait de favoris
D'un éloge venait se disputer le prix.
Et lorsqu'il approuvait, hardiment pouvait croire
Accepter de sa main des prémices de gloire.
Vous a-t-il donc trompés, poètes généreux.
Dont le monde charmé redit les noms heureux.
Soumet, Victor Hugo, de Vigny, Lamartine,
Rxiisseaux qu'il salua fleuves dès l'origine.
Astres naissants alors, rois du ciel aujourd'hui ?...
Le vieillard abondait en discours, quand il évoquait sa jeunesse...
« Car voire père. Emile, eut le rare bonheur
De voir un siècle mûr et le nôtre en sa fleur.
D'avoir (et vous aussi) pour amis du même âge
Tout ce qui dans son temps de la gloire eut un gage,
Tout ce fpii mil la main au grand-œuvre inconnu
Dont le mol ])ar Dieu seul se laisse lire à nu.
Dans ses récits charmants et pleins de sel attique
Ah ! comme revivait l'âge philosophique !
Comme ressuscitaient à sa voix les acteurs
De ce drame abouti dans le sang et les pleurs !
.Je m'en souviens loujotirs : dune liouche légère
Tantôt il nous c<tnlait cent ])r<»])(»s de Xolt.tin',
Tantôt, à moitié table, arrivait Diderot.
Qui charmait un entr'acte, en attendant le rôi ;
Ou bien c'étaient lîoufTlers et sa gentille Aline ^,
Puis ce pauvre ,Iean-.Iac(pie à l'humeur si chagrine,
D'AIrmberl et Chamforl. Duois et l*ala])ral.
Que sais-je ? tous enlin... justpi'à Monsieur Dorai.
Mais parmi ces beaux noms, ces gloires éclipsées
Qu'il ravivait en nous du feu de ses pensées,
Oui, parmi tous ces noms la plupart si fameux.
1. Il s'apit de ce joli conto du chevalier <](■ IJoiifTl" rs iiitilul*' : Aline, reine de
Colconde. La Ilavc, chez Detunc, 1780, in-S°.
I
JACQUES DESCHAMPS DE SAINT-AMAND 25
^ ieil aiuaiil de la scène el de ses nobles jeux,
C'est à Lekain surtout qu'il donnait le grand rôle,
Géant à qui Talma ne venait qu'à l'épaule,
Nous disait-il souvent, et nous tous, sur ce point,
Epris du temps présent, nous ne lui cédions point.
Et de là des débats, des colères charmantes.
Où son esprit lançait des flammes plus brillantes.
Il fallait voir alors son jeune et beau courroux
Quand, loin du droit sentier, quelques-uns d'entre nous
Cherchaient à débaucher la sainte poésie,
Et comme il foudroyait la naissante hérésie !...
Si, quoique novateurs par génie el nature,
Certains ont conservé pourtant quelque mesure,
Certains qu'il chérissait et que nous connaissons,
Ils le doivent peut-être à ses sages leçons... »
La naissante liérésie trouvait dans le salon de la rue Saint-FIorentiu
<le plus irréductibles adversaires que l'aiinable vieillard. C'était le
solennel M. Parseval-Grandmaison ^, le jdus parfait représentant de
la stérile Ecole impériale ; c'était Baour-Lormian, qui, dans sa tra-
duction d'Ossian, croira avoir atteint les limites de l'audace : c'était
le spirituel et sceptique Brifaut, l'auteur du fameux Ninus ^, joué
]tar Talma, et qui célébrait le retour des Bourbons, comme il avait
salué le mariage de Na])oléon ou la naissance du roi de Rome, dans
des odes, conformes aux règles de l'art et d'un enthousiasme correct.
Cette correction même, unie à tant de stérilité, impatientait la
génération nouvelle, qui brûlait, suivant l'image expressive d'Emile
Deschamps, « d'un feu de poésie au cœur ^ ». M. Deschamps le père
1. Parscval Grandmaison, né à Paris on 1759, mort on 1834. Fils d'un fermier
général qui périt sur l'échafaiid, il s'adonna à la peinture, ensuite à la poésie,
selon la l'ormulc de l'école descriptive. Il suivit Bonaparte en É<;ypte, fit partie
de rinstilut du Caire. L'Orient ne lui a rien appris. G-uvres principales : Amours
épiques, poème en 6 chants (180'i) ; Philippe Auguste, poème épique en 12 chants
(1825). Il représentait à l'Académie française le parti des classiques irréduc-
tibles et l'ironie de ses adversaires s'e.xcrça bien souvent à ses dépens. Cf. Fournel.
Dictionnaire W anecdotes, l, 40'i.
iMicliaud lui dcmandail un jour : Omibicn voire épopée a-l-i H.- ,|,- \l■|•^ ? — 'rniilc mille,
lui dit l'arseval on se rcngorfçeant. — Diatjlr! rii.iis il faudra tic iili- inilli- lionunes jmur la lire.
Autre anecdote plaisante el relaliinl uni' ni;ilicc donl il lui victime de la part
d'Emile Deschamps. Ibid., II, p. 80.
2. Celte pièce était d'abord intitulée : Philippe II. roi d'Espagne. La censure
en 1814 interdit la représentation, si la tragédie gardait ce litre. lirifaul le Irans-
lorma en celui de : Ninus II. Pour rendre ce travestissement vraisemblable,
il n'avait eu que quelques vers à modifier. Rédacteur à la Gazette de France,
il donna encore au théâtre une Jane (iratj en 1814, el Charles de Navarre en 1820.
><é à Dijdii I II 1781, il mourut rn 1857. V^oir eiu/. Legouvc, Soi.rantc ans de sou-
venirs, I. Il, |i. '.','.i2, un jiorir.-iil cliarmanl de e<l homme de lettres d'autrefois.
3. Oùnris <<)inpl<-lps, loiiH' l\'. y. 175.
26 ORIGINES FAMILIALES
avait beau groniler un jk'il il avait a])erçu chez ces jeunes gens, qui
entouraient son lils, la llaninie nierN eilleuse. Tel était le secret de son
indulgence.
Le 23 août 1819, date mémorable, au foyer du vieil amateur de
Voltaire et de Chaulieu, on dut applaudir et ciitiquer aussi, à leur
ap|»arition charmante et dans la liberté de leurs rythmes, les Poésies
d'André Chénier. Le matin de ce beau jour, Henri de Latouche avait
envoyé au ])ère de son collaborateur et ami, Emile Deschamps,
le ])remier exemjdaire des Poésies \ que Daunou, dépositaire des
œu\Tes inédites d'André Chénier et les héritiers de sa famille, sur le
conseil des libraires Foulon et Baudouin, l'avaient chargé d'éditer.
Le billet suivant ^ acc(»mpagnait l'envoi :
Monsieur. \ uici le premier exemplaire de la première édition d André
Chénier. Je voulais vous le porter ce matin ; il ne m'a pas été possible.
Je vous prie de l'accepter comme un lionnaage de mou respect et de le
lire avec quelque indulgence...
Les carions en ont retardé la publication et il y reste encore des
fautes.
Veuillez nie cniire votre dévoué compatriote.
H. DF, Latouctie.
C'est ainsi que M. Jacques Deschamps pratiquait l'hosjjitalité
comme son ancêtre du xvi<^ siècle : le nom d'André Chénier, salué
dans son salon, cela valait l'accueil fait autrefois à Henri de Navarre ;
iJ y -entrait en conquérant, et la métrique originale du poète des
Idylles n'aura ])as désormais de plus fidèle partisan que le fils même
du maître de la maison.
M. Jaccjues Desciuiiiips conservait, à I âge de (juatre-vingts ans,
une étonnante fraîcheur d'im|>ressi(tn, et nous aim<ms à le voir a])plau-
dir, en 1822, à la gloire naissante de Deli)hine Gay ', la jeum; Muse
•des romantiques. Son poème de la Peste de Barcelone venait d'ob-
tenir une incTition à l'Académiie française.
1. Œurreu comfiliivs d'André Chénier ([)ul)lit;(s par II. tli- Lalouclic). J*aris,
Baudmiin frrrfs, 1819, in-B".
Sur lu publicalion faiU" i»ar Laloucbf, cf. SaiiitP-Bnuvr.. Causeries du Lundi,
t. III, p. :{7:{.
2. Coll<iclion Pnipnard. Papiers manuscrits iVMniWr' Di'sr,haui[>s. Lctlrc publiée
par .1. Marsan, Balaille romantique, p. ^. — Sur la puliiicalion dos Idylles
d'Audrt- Chrnier par Latouchc, cf. Sa.\nto-Yivuvr.: Causeries du Lu ml i ci Ernest
Dupuy. Alfred de Vi^nij. I. Les Amitiés, p. 173.
3. Delphine Gay (180'i-18.î5), la dernière des quatre filles de M"»^ Sophie
Gay, la future M""^ de Girardin, publia en 1824 ses Essais poétiques, en 1825
«es Nouveatuc Essais poétiques. Sur la jeunesse de M"*^ de Girardin, cf. Saiate-Beuve,
Causeries du Lundi, t. III, p. 298 et sq.
JACQUES DESCHAMPS DE SAINT-AMAND 27
Soumet éci'it à Delpliino elle-niôiae : « ... J'ai lu moi-mcine hier
votre ouvrage chez M. Deschamps : le vieillard pleurait d'attendrisse-
ment et de joie : de toute la jeune littérature, vous êtes le seul poète
qui trouve grâce à ses yeux, et il pardonne à la barbarie du siècle
présent en faveur de tant de jeunesse, de talent et de sensibilité ^. »
Le vieillard cédait comme un jeune homme au charme de la poésie
et de la beauté. Mais il restait surtout ce qu'il avait toujours été, un
ami incomparable €t un père délicieux. Voici en quels termes il
écrivait au i)lus intime ami de ses fds, à Alfred de Vigny, qui venait
de se marier.
Dimanche 1^^' mai 1825, cin([ heures du matin.
M. LE Comte de Vigny ^, Paris.
Grâce à vous, mon cher AJfred, mon aimable et nombreuse postérité
a été augmentée de deux enfants, en comptant celui qui est sur le tapis
et que j'aime presque autant ({ue ceux qui me l'auront donné. Embrassez
tendrement pour moi son aimable et douce maman, qui vous le rendra
bien pour moi, je l'espère.
Grâce à vous encore, me voilà revenu à 20 ans. J'ai bien compté
d'après vos charmants comptes. Jusqu'à moi, chaque année était composée
de quatre saisons ; vous en supprimez trois en ma faveur. J'accepte avec
plaisir et reconnaissance cette réduction qui ne ressemble pas du tout à
celle de nos rentes, et je dis : qui de 4 paye 3 — ou retire 3 — ce qui est
la même chose, reste 1 ; donc qui de 80 relire 60 reste 20. Je n'ai donc
plus que 20 ans, et je suis enchanté d'avoir l'espérance de vous aimer
tous bien plus longtemps qu'il nern'avait été accordé par la nature.
Que j'en veux à ce maudit rhume qui m'a privé du plaisir de vous embrasser
hier soir ! Vous n'étiez pas présent au milieu de mes enfants, mais j'ai
dit avec Tacite :
Eo magis pr;efulgebant, etc., etc..
\ oilà de bien mauvaise prose en réponse à des vers charmants. Mais
au moins vous avez joui hier et vous jouissez encore de ceux de notre
Emile que j'ai adoptés et signés de cœur ^.
Guérissez-vous vite de ce maudit rhume et recevez mes embrassemcnts
paternels pour vous et votre aiiual)lo Lydia.
Le bon papa, le vieux papa de 20 ans,
J. 1).
1. Lettre citée par L. Séché. Le Cénacle de lu Aluse française. Paris, Mercure
de France, 1908, in-8°, p. 183.
2. Vigny était marié depuis trois mois. Cette lettre de M. Jacques Deschamps
nous a été conservée par Alfred de Vigny, qui a écrit dans la marge : « Lettre
d<' .M. I)rscliani|)s, père d'Emile et d'Aiitoni. » Lettre citée par Ernest Dupuy
dans Alfred de Vigny. 1. Les Antilles, p. 132.
3. Nous supposons avec iM. E. Dupuy qu'il s'agit sans doute de la pièce :
A A!fr<<l de \'igny ;
« N'enlends-jo pas frémir la liarpc des propliètes ?
(Œuvres compl., t. I, j). 217).
28 ORIGINES FAMILIALES
Cette lettre est un téiiinin \ énérahle et eh;irniaut de la tendre syni-
jtathie nui unissait entre elles dvux «^'énérations d'honinies (\ui, dans
I lii--t Hii'c, se earaetériserniil suilout par de liappaiits ((intrastes. I^e
vieillard eonteinjinrain des triomjjhes littéraires de \ oltaire et de
Dueis aimait d'une aileetion juilernelle les brillants représentants
de l'Ecole nouvelle. ()uand, Tannée suivante, au mois de mai 18"JG, il
inounil, les roinanti<iues les plus marquants rendirent de pieux
lioniMiaj^es à sa mémoire. Alexandre Soumet prononça sur sa tombe
un discours qu'tm trouvera dans le Journal de.s Débats à la date du
II mai 182G. (Cf. aussi la Quolidicnne du 12 mai 182()).
CHAPITRE II
I. iSAISSAXCE ET ÉDUCATION d'EmILE DeSCHAMPS. AnNÉES DE
FORMATION. II. EnTRÉE DANS l' ADMINISTRATION. SÉJOUR
A Vincennes en 1814 et 1815. — Emile Deschamps et la
Restauration : Le chansonnier. — Le poète mondain.
I
Le fils aîné de Jacques Deschamps de Saint-Amand et de Marie de
Maussabré, ne s'appelait pas Emile, mais Anne-Louis-Frédéric.
On peut supposer que son ]>ère, par admiration ])our l'ouvrage de
Rousseau, lui donna le prénom d'Emile, qui ne figure pas sur son acte
de baptême. Mais c'est ce prénom que le poète demanda, dans son
testament, qu'on inscrivît sur son tombeau, parce que, dit-il, « c'est
sous le prénom d'Emile que dans le monde j'ai été connu et aimé ».
Cependant nous savons ])ar divers témoignages ({ue le jour de la
Saint-Louis était un jour de réjouissances traditionnelles dans la
fainillc, et chaque année on célébrait, le 25 août, la fête du poêle ^.
Emile Deschamps est né à Bourges, rue d'Auron, le 20 février 1791,
à dix heures du matin, et nous remarquerons, d'après le registre
paroissial ^, qu'il a été baptisé le même jour. Mais ce n'est pas à Saint-
Etienne, comme il le prétend dans une page d'une de ses nouvelles, int i-
tulée : le Manuscrit en i^oyage ^, où il évorpie son enfance, qu'a eu lieu
son baptême, mais à SainL-Fierre-le-Guillard, sa paroisse, comme le
registre en fait foi.
1. M""^ Léopolil Paifriiartl, qui nous a comniHMi([U('' les Pdjiit'rs nitiniisrrils
d'Émilf Deschamps ainsi que; lo icsIaniciiL dont nous parlons, nous a permis
do fixer maints détails flotlanls de la liiof;ra|)liie de noire poèti'.
2. Ce registre a été consulté à noire intention par M. Marcel llirvirr, jirofes-
seur au Lycée de Lyon, (pii est lui-niènic originaire de liourgi-s i;! s'iiiléressc à
la mi'iiioiri' (l'I-^riiiic |)i-sclianq)s. Voir en appendice (n" I) la copie i\c l'acte de
lja])lènie de Anne-Louis-Trédérie, dit llmile Deschanqis.
3. Œuvres complètes, t. III, le Mainiscril en i'oijage, p. 3'i.
30 ANNÉES DE FÛBMATION
Bourges a gardé peu de temps dans ses murs le poète. Emile
Deschamps est devenu Parisien de très bonne heure. Mais il s'est
touj<uirs considéré lui-même, suivant sa propre expression, comme
un i déraciné ». La Révolution l'a arraché, lui et sa famille, au pays
natal, et ce n'est (pie jtar le souvenir (ju'il resta fidèle au Berry. Il
dira lui-même :
Il n'importe où le sort doive éjrarer ma tombe,
Ma dernière pensée ira vers luuii berceau ^.
Deux liens très forts r;ittachaient le ]>oèle à la ville où sa mère
avait grandi : le culte des souvenirs domesli<pies et l'admiration que
lui insjtirait la cathédrale.
II est sévère pour l'aspect général de Bourges. « L'aspect de Bourges
n'est pas agréable, dit-il ; l'ensemble de sa ]diysionomie a quelque
chose de triste et de maussade ^ ». Elle le fait songer au moyen-àge,
et chose singulière, ce souvenir, passant à travers une tête romanti-
que, ne la met pas en état IxTique, loin de là. C'est que res])rit formé
par sou père, le philosophe du xviii^ siècle, vient souvent chez Ihnile
Deschamjts contrarier le jioète : " Bourges, dit-il, a un bon nombre
d'hôtels particuliers d'une grande et élégante ordonnance, entourés
de masures, comme les châteaux du Berry, qui s'élèvent au milieu
de misérables cabanes. Dans cette partie de la vieille France centrale,
les villes et les campagnes semblent être organisées sur le même mo-
dèle : une demeure princière et tout à l'entour de sales habitations
de Lapons : c'est le système des nobles et des manants, des seigneurs et
des vilains, transporté dans l'architecture '. » Telles sont les réflexions
(pie lui sucèrent l'hôtel de .lacques Cœur et les maisons <iui l'envi-
ronnent. Elles sont d'un disciple des Encycloj)édistes et ne témoi-
gnent pas d'un parti jiris d'admiration pour le passé. Emile Des-
champs s'intéressera jieu aux choses politiques. S'il lui arrive quel-
quefois comme ici d'en parler, on sent percer son libéralisme. Sans
jamais avoir aussi profondément philosophé q»ic son ami Alfred de
Vigny, il a totijours pensé que pour la grande majorité des hommes,
il f.iisait meilleur vivre après qu'avant 89.
Bourges était donc, à l'épocpie où il l'a connue, une vilb* d'ancien
régime. Mais il y a la Cathédrale, <( cpù est peut-être la plus l>elle et
la }dus éioiuiante église gotliique de France », et le |>oète alors, devant
cette grande image, ins[>ire au bourgeois voltairien une formule
1. Collfction Paiîrn.Tr»!. Inr'-rlit.
2. Œtures rompliUs, t. III, p. .'J3.
3. ŒuiTes complètes. Ibid., tome III, p. 34.
BOURGES, VILLE NATALE 31
heureuse qui exprime bien son catholicisme esthétique, dérivé de
Chateaubriand. A Saint-Etienne, dit-il, « il faut s'agenouiller deux
fois, pour Dieu et pour l'art ^ », et dans iin autre passage ^ de ses
nouvelles, rendant compte de l'effet que ])roduit sur le visiteur <( cette
merveille du Berry », il nous entraîne à l'intérieur de la cathédrale et
ses yeux d'artiste observent avec une netteté parfaite « la miracu-
leuse liardiesse de la grande voûte dont les piliers inégaux, alternative-
ment forts et minces, donnent à la nef principale une physionomie
à part, une attitude plus svelte, une perspective plus fuyante qu'au-
cune nef d'aucun autre temple gothique. Cependant la colossale
lampe d'argent qui veille au Sjxint des Saints rendait l'elfet plus
complet et plus magique, et les vitraux du chœur qu'elle éclairait à
moitié, reflétaient vaguement sur la pierre des murs, en teintes vertes
et rouges, les manteaux et les chapes de leurs mages et de leurs
évèques ^. »
Sensible au charme des couleurs comme à F élégance des lignes,
le poète « plonge son regard dans la mystérieuse profondeur dea
quatre bas-côtés qui vont se rétrécissant et se courbant jusqu'aux
soixante-dix chapelles latérales, splendide encadrement de cette
gigantesque et magnifique église. »
Ce sont surtout des émotions de cette sorte qui le rattachent à la
religion de son pays. L'ami des Encyclopédistes n'a pas lu en vain
le Génie du Christianisme *. Les idées et les sentiments, qui se heurtlent
chez tant d'esprits, chez lui s'unissent en une harmonieiise SNmthèse.
nous verrons que personne n'eut plus qu'Emile Deschamps le goût de
l'amitié : les idées de toute origine, comme les hommes les plus diffé-
rents, quand il les accueille, semblent se réunir pour s'aimer.
Mais ce q^ui Témeut le plus profondément, quand il revient visiter
après des années la cathédrale, ce n'est pas le mystère divin dont elle
éternise le symbole, ce qui l'émeut, ce sont ses propres souvenirs.
1. Ibidem.
2. Œuvres complètes, t. 111, Bené-Pmtl et Paul-René, p. 153.
:{. M"^* de Staël en nn'm^' Icnipn (pu- Chateaiihriaiul avait acnli la hcaulé
<lc l'Art fîolhiquo,
la lumièrf qui passe à' txavors les vitraux colores, les formes singulières de rarchitecl'urc,
enfin l'aspi-et entier de l'éirlise, est une imag-c silonrieuse de ee mystère d'infini qu'on sent
au di'iluns de soi, sans pouvoir jamais s'i-ii affranchir ni le comprendre. Corinne, livre XFX",
ch. VI.
Dans ccttf- -j)arlic du chapilrc : Liuili- il luid Xilvil \isiliiil la cal li('dralr
. <ic Milan.
'i. La l"' édition du Génie du (liristidinsnw., ou Beautés de la leliiiion rliié-
iieniie, par Fcanrois-Aufrustc Ciiateauhriand, parut à Paris, chez MigJieioi,
an X-1802, en 5 vol. in-a".
32 ANNÉES DF FORMATION
Je rrvis. dit-il, et c'est au reste une illusion de sa mémoire que nous
avons relevée, je revis les fonts île mou liaptème. où j'avais pleuré bien
fort sans savoir de quoi... où je retenais maintenant une larme diuil je
connais trop la source.
C'est alors (lue récri\ ;iiii loiuaiilitiue évoque avec un sentiment où
se nicle jieut-èlre quelque artifice, le foyer domestique et les chères
figures disi)arues, qui les ])remières se sont autrefois ])enchées sur
son berceau ^.
Les aiuices d'eufuucc d'Emile Deschamps nous sont foit peu con-
nues. Nous avons vu que son père avait dû (piiltcr Bourt^es au début
fb' la Révolution : nous savons quels dangers il avait couru pendant
la Terreur, et comment elle le frappa dans sa fortune, au seuil de la
vieillesse, et faillit lui coûter la vie. — D'une complexion plus délicate,
il est fort probable que M™<^ Deschamps ne se remit jamais complète-
ment des émotions qu'elle avait alors éprouvées^. Elle eut un autre
fils, le pauvre Anioni ^ âme de poète et tempérament de nuilade,
j>uis cllf ti'aina un an ou (b-ux et lunurut jeune encore, (juaiul le
siècle où le nom de ses lils devait s'illustrer, allait commencer.
Les circonstances troublées qui entourèrent leur naissance, l'âge
1. Œmres rompL, t. III. Ibid., p. 3'i-35.
2. Un do SCS cousins périt dans les massacres de septembre à l'Abbaye.
» Il faut lire, dans Vllintoire des Ciroiidins, de Lamarliui', qui d'ailleurs ortho-
{H'apliie à toil son nom Moiitsabray, l'émouvant récit de la fin tragriquc de ce
jeune aide de camp du duc de Brissac. » cf. Le Comte Ferdinand de Maussabré...
par Lucien Jeny. — Bourj,'i's, impr. de II. Sire, 1900. In-8°, p. 3.
3. Anton! Deschamps naquit à Paris, le 12 mars 1800. Voici son acte de nais-
sance :
(l^xlriiil (lu registre des artos de naissance de l'an liiiit. — 1" arrondissement.)
l>u vinst-lrois ventôse de l'an huit de la République. Française. Acte de naissance de
Antoine-Fraiiçois-.Marie (garçon), né le 21 courant, à 11 li. 1/2 du soir, rue S'-Florenlin,
n" 6, division des Tuileries, fds de .Jacques Dcscliamps, régisseur de l'enregistrement et du
domaine national, et de .Marie Maussabré, même demeure, m.arics en mil sept cent quatre-
vingt-dix, à Bourges, déparlement du Cher, le sexQ masculin constaté. Premier témoin, Antoine-
Georges- François Chabaud, membre du tribunal, domicilié à Paris, susdite rue, n°6, même
division. Second témoin, Matliieu Car\iii, marchand mercier, domicilié ii Paris, susdite rue,
n" 67. Sur la réquisition à nous faite par .Jacques Deschamps, père de l'enfant, qui a signé
avec les témoins, signé au registre, IJeschamps, Chabaud et Carvin.
Mon collègue, .M. Roman, allii' à la famille Deschamps des Tournelles, a bien
voulu me comnoMiiquer sur la famille de Maussabré la noie suivante :
La famille de Maussabré, originaire de la paroisse du Pin de Gargilesse (dans la Marche^,
qui comptait les seigneurs de la Sabardiére et de Badecpn, puis de la Buissière, est sans doute
1res ancienne. La généalogie insérée dans La Chesnaye des Bois la fait remonter- jusqu'en
1.380, mais ils ne purent faire preuve de noblesse devant les juges d'armes du roi que jusqu'en
1590.
Mario de Jfaussabré, qui épousa en 1790 Jacques Deschamps de S'-Amand, était de la
branche de Gàtesouris, «lu nom d'une terre venue à la famille par le mariage de Louis de
Maussabré avec Marie de Ra:cai en 1646. Née en 1764, elle était le 4^ enfant et la première
fdlc d'Etienne de .Nfaussabré cl do Anne du Haro de Fontais, mariée en 1750 ; elle avait
8 frères ou sœurs.
UNE HUMBLE ÉDUCATRICE 33
avancé de leur père et la santé fragile de leur mère ne sont pas des
faits négligeables. Ce sont des causes qui nous expliqueront, en partie
du moins, les troubles morbides dont les deux poètes souffriront au
cours de leur vie.
Ils ont dit souvent l'un et l'autre que leur enfance fut confiée aux
soins d'une admirable domestique, leur Bonne, comme ils aimaient à
l'appeler, Antoni Descliamps, dans une épître, dédiée à son frère
Emile, précise quelques traits du rôle que joua auprès d'eux cette
servante de l'ancien temps :
Nous fûmes élevés par une sainte femme.
Qui de belles leçons ensemença notre âme,
Et qui, depuis trente ans, vivant dans la maison,
Soigneuse, cultiva notre jeune raison.
Avant lui, toute jeune, ayant connu ma mère.
Quand il vint à Paris, elle suivit mon père ;
Elle avait traversé le temps de la Terreur,
Et nous disait souvent qu'elle aimait l'Empereur,
Parce qu'il rétablit, après les jours de crises.
Le culte du Seigneur et rouvrit les églises ^.
La bonne femme ne faisait sans doute que traduire aux enfants
les sentiments qu'elle entendait exprimer à la table de ses maîtres.
Mais son accent allait au cœur. L'Empereur avait rendu à la France
l'ordre et la gloire ; après le Concordat, il eut pour lui les âmes reli-
gieuses. On devait bônorer son nom cliez les Descbamps, comme
celui d'un nouvel Henri IV, et les deux fds du sage bourgeois, tout
en suivant les fluctuations de l'opinion })ublique au cours du siècle
demeurèrent toute leur vie fidèles à l'entbousiasme de leur jeunesse.
Au reste, la plupart des enfants de leur génération eurent des nourrices
bonapartistes. Mais la nourrice des frères Deschamps était, sans
contredit, incomparable.
Emile Desclianq)s l'a jugée digne des honneurs du conte, et c'est
elle qu'il a représentée, dans René-Paul et Paul-René, sous les traits
df Marie Gareau :
Celait, dil-il, une fille extraordinaire par le cœur et par la vertu.
Elle n'avait jamais aimé que sa pauvre mutresse, à qui elle s'était donnée,
bien avant son mariage, la première année de la Révolution, un jour qu'on
l'avait demandée comme ouvrière dans la maison... Marie Gareau la vit
si gentille, si gracieuse, si gaie d'esjjrit et si irislc de cœur, qu'elle ne
voulut pas s'en aller le soir, ni le leiuleniain, ni jamais.
1. Poésies (VÉntilr cl d'Anlonl Desrluimps, 2^ |);irlic : Poésifs de AiiloiiiDes-
c'tomps. l'îiris, Dilloyc, 18U, in-8", y. lO'J. Ki>î(ri' inlilul/i; : .i iikhi Ircrc lùitiU:
3
34 ANNÉES DK FORMATION
On était rependant en 1780 ! Marie Gareau, quoique fort jeune alors,
ne sortait que pour' aller à la messe et aux vêpres, et, tous les soirs elle
lisait quelques pages d'une Bible de Royaumont, dont elle ne se lassait
pas de regarder les grandes images Cette vie pieuse et tm peu mystique, -
en lui exaltant l'imagination, lui donnait des idées au-dessus de sa sphère.
On la consultait toujoui-s avec fruit, et même elle prédisait des choses
étonnantes, étant quelquefois jirophète, à cause de sa grande pureté.^
Ou n'a point tu de tels modèles de lu vie chrétienne impunément
sous les yeux dans l'enfance. La mémoire des deux frères, que cette
'sainte fille éleva, en est restée comme enchantée.
Peut-être est-ce auprès d'elle que se dévelo])pa chez Emile Des-
champs ce goût du merveilleux qui est si frappant dans son œuvre.
Assis sur les genoux de sa nourrice, il écoutait avec passion les
récits à la mode en ce temps-là, et les chapelles sanctifiées ])ar
des ermites, les donjons, les tours hantées par les revenants, les
forêts où les sylphes forment leurs danses légères, passaient dans
ses songes et pénétraient son imagination d'une atmosphère surna-
turelle. La vie même se découvrait à ses yeux comme une prodigieuse
féerie. — En tous cas, cette étrange aptitude au dédoublement de la
])ersonnalité, dont il nous a exjiosé plusieurs cas dans son Fantas-
tique^, remontent chez lui, s'il faut l'en croire, à ses premières années.
11 aurait eu maintes fois dans son existence le don de prophétie.
Il lions raconte d'abord (piil avait huit ans à peine — c'était donc
vers 1700, sous le Directoire, — - tiuaiul son père l'envoya commencer
ses éludes à Orléans, chez im bon ])Tètre, ami de la famille, M. l'abbé
de Fonblaves, qui y dirigeait un pensionnat. 11 et ail descendu, la
veille de son entrée au collège, chez une de ses ]>arenles et fit dans
la journée une promenade en ville, avec le domestique de cette
dame.
.Te ne connaissais Orléans, dit-il, que par la peur et la haine que j'en
avais. Voilà six semaines qu'avec mes huit ans, je me disais le plus mal-
heureux des hommes d'èlre condamné à partir pour Orléans. Orléans,
c'était pour moi ne plus jouer à la balle aux Champs-Ely.sécs, ne plus
efTaroucher les rondes des petites fdles aux Tuileries, ne plus embrasser
tous les matins ma mère et mon père ; c'était un exil, une prison, la pension
enfin. *
1. Œin'rrs rnmplilr.f, 1. [II, ]>. l.'iO rt «miranlr^. Nous ne voyou» de coni[)arablo
à celle peinture exfinise que les pagvs que Lamartine a écrites clans sa Geneviève
stir les servantes d'autrefois. Gene^'ih'c, liislnire fl'iine sm'nnte, par A. de Lamar-
tine. Paris, Chaix (18.50), in-'io.
2. yion FaniaMique, dans Œmrea rompiries, i. HI, p. 2''i0-265.
3. Œuvres complètes, III, p. 2ft\.
SÉJOUR A ORLÉANS 35
Notons, chez Emile Deschamps, cette horreur de l'internat que ses
amis Victor Hugo et Alfred de Vigny ont exprimée avec tant de
Yéhémence, Vigny surtout, qui a tracé dans ses Mémoires ^ un tableau
si sombre de son séjour à la pension Hix. Emile Deschamps que sa
douceur défendait contre la rancune, est naturellement plus indul-
gent à ses premiers maîtres. Mais Orléans n'en était pas moins un
exil, et c'est dans cette ville qu'il éprouva l'étrange impression que
voici :
Jamais, dit-il, il ne m'était venu à l'idée de me demander si cette ville
était belle ou laide ; je ne savais rien d'Orléans, et je n'en voulais rien
savoir. Seulement ma terreur avait fini par me créer un fantôme de ville,
que je ne pouvais plus écarter de ma pensée et de mes rêves pendant les
derniers moments de mon séjour à Paris. J'étais comme enfermé dans
cette ville d'imagination, je marchais dans ses rues, je lisais les enseignes
de ses boutiques... Eh bien ! lorsque je sortis dans la véritable Orléans,
je m'y reconnus tout de suite, rien ne m'embarrassait ; j'allais, je volais
de rue eu rue, de place en place, sans la moindre hésitation, les appelant
d'avance par leur nom... tellement que le domestique de ma tante (pauvre
prisonnier de guerre autrichien), le brave Popodisch, tout ébahi de me
suivre au lieu de me conduire, s'écriait à chaque détour « Petit Français,
sorcier, ia, ia, sorcier, petit Français ^ !...
Cette prétendue « prévision des lieux » paraît inconcevable à Emile
Deschamps ; elle a été fréquemment observée depuis, et classée par la
psychologie contemporaine parmi les aberrations de la mémoire :
cette illusion du déjà vu tiendrait à cette anomalie qu'une perce})lion
présente prendrait instantanément la forme du souvenir.
Le récit, que fait ensuite Emile Deschamps, du pressentiment qu'il
eut, quelques mois après, de la mort de sa mère, est plus émouvant
encore. Il nous raconte qu'un matin, son maître de pension, l'abbé de
Fonblaves, entra dans le dortoir des jeunes et vint devant son lit,
balbutier, au milieu de beaucoup d'autres paroles :
«Votre mère est malade ». — «Non, monsieur, elle est morte», aurais-je
répliqué avec force ; et, il ajoute : « Cette nuit même, j'avais vu en
rêve une femme bien jeune encore, en large robe flottante, qui s'enlevait
au ciel, toute seule, une palme verte à la main connue içs saintes et appe-
lant : Emile ! Emile ! mon fils ! avec une voix très faible, mais si claire
que je l'entendais tinter comme une petite clochette d'argent dans l'air.
— Rien au monde ne m'avait préparé à cette nouvelle, ni à ce rêve, et
la veille encore, ainsi que tous les enfants, je ne songeais pas même que
ma mère dût niouiir un j^ur » ^.
1. Vifçny, Jonriutl d'un poêle, p. 2.34.
2. Qiuvre-t f(mipléles, ibidem.
3. Gùivres coinpU'les, I. \\\, y. 2'tô.
'*,♦; ANNÉES DE FORMATION
Les contes édifiants de sa nourrice et sa i>iélé naïve d'enfant
catlioliriue rendraitMit jxnit-ètre sullisamnient compte de la vision
qu'il rnil avoir.
Quoi qu'il fil soit de la vérité objective de ces récits, ils témoignent
d'une ort^anisation nerveuse infiiiiinent sensible et d'une imagination
]»romj>te à s'exalter ^. Emile Deschamits avait tout ce qu'il faut |t(Mir
devenir un romantique accompli. Mais nous verrons (ju'il compensait
iiar un bon sens très avisé et une grande ouverture de cœur cet
api>arent déséquilibre. En tous cas, rien de trouble et d'inquiétant ne
se mêlait à cette extrême émotivité. Tandis que son jeune frère
Antoni, bien plus attachant au fond, portant un monde en lui, dillicile
à appareiller, déjà scditaire et morose, demeurait ombrageux, taci-
turne, Emile, remuant et gai, animé du désir de ]daire, devait appa-
raître à quinze ans, dans la compagnie de son vieux père qu'il adorait,
comme une radieuse image de l'adolescence heureuse.
Les voici tous les deux, le père et le fils, reproduits par lui d'un
crayon spirituel et tendre. C'est, en littérature, la manière exquise
du x\ iii^ siècle, on dirait un Moreau I*' jeune ou un Saint-Aubin :
Assis dans un faufeuil de marocjuiu éléfrarit, la tête coiiïée et ]»oudrée
comme les petits maîtres d'autrefois, des ])aiitonfles jaunes et ])oiiitues
à ses petits pieds, dont il était coquet malgré ses soixante-dix ans ou phitôl
à cause de ses soixante-dix ans, mon aimable et vénérable père s'occupait
sans relâche d'affaires administratives ou de recherches littéraires, devant
un grand bureau encombré do livres et de papiers ; et moi. je travaillais
sur une jielite allonge à refaire mon éducation de collège, ne m'interroin-
jiant que pour écouter des anecdotes et des vers dont mon père avait la
ménioire si bien remplie, ou pour aller l'embrasser cent fois par matinée.
11 n'aimait pas que je sortisse ni pour la j)romenade ni pour le spectacle.
Il avait peur de me voir perdre mon tein])s ou faire de mauvaises connais-
sauces ou prendre de mauvaises habitudes... Il avait peur surtout de ne
me voir plus là, car, avec son e«TMir el son esjirit si jeunes, il se sentait
vieux pourtant, et. quand je le cpiiltais, il ne me grondait pas, oh ! non,
mais son regard suppliait et semblait dire : « Tu reviendras peut-être
1. Lo - cas » d'i^mil'- Dcscli.inips rsl à r.Tp|iro(li''r de cilui de Mussot. Ils
sVxpIiqueraifnl l'un <t iaulr*' par la psychiatrie. Cf. .Maurras, Les Amants de
\'pni.ie, p. 28 :
La «cène do la ]\uil de Décembre n'a prfsf(uc rir n d'imaginaire, l'no nuit que G. Sand
(our.iit avec lui la foret de Fontaineljjcau, il a bien vu se glisser sur les roches et sur le gazon,
le f.intùmc velu de noir qui lui ressemblait comme un frère (sept. 1833). Une de ses lettres de
rhiv«;r 1834-3.'> mentionne, dit Arvéde liarine, des visions qu'il vient d'avoir, un monde fan-
tastique, où deux spectres prenaient des formi-s étranges et avaient des conversations de
T'y.
On lit aussi ilans une lettre à PaRello, citée par M. Paul Mariéton, cette allusion aux fan-
lAmes : • Une fois, il y a trois moi» de cela, il a été comme fou toute une nuit, à la suite d'une
prande inquiétude ; il voyait courir des fantômes autour de lui et criait de peur et d'bor-
rcur. »
LA SOCIÉTÉ PARISIENNE SOUS l'eMPIRE 37
trop tard ! » Mais je n'entendais pas toujours, j'avais seize ans et l'ànie
■ardente au plaisir ^ !
Le plaisir pour un jeune homme d'une nature aussi délicate, élevé
avec tant de soins, ainsi couvé par son père, ce n'était pas céder aux
tentations du Paris débraillé des premières années du siècle ^. Les
violons de bastringues, (jui faisaient rage dans les carrefours du Paris
de 1799 et de 1801, devaient écorcher les oreilles d'un enfant accou-
tumé aux rythmes élégants de la musique de chambre du xviii^ siècle.
Quant aux soirées fameuses de Frascati ou de l'Athénée des étrangers,
où se pressait la foule des soldats, des parvenus et des femmes à la
mode, elles n'inspiraient que du dégoût au jeune bourgeois aristo-
crate ; et c'est un tout autre monde, celui-là même qui allait réagir contre
les mœurs débridées du Directoire qu'Emile Deschamps fréquentait.
Rien n'était en clTet plus séduisant pour des yeux jeunes et non
prévenus que cette société nouvelle qui se reconstituait dans les
premières années de rEm])ire sur les ruines de l'ancienne société.
Cette France d'autrefois, toute meurtrie de sa chute, mais vivante
encore, fière et grondeuse dans sa pauvreté récente, obstinée aux
regrets, ne voulant rien apprendre, rien oublier, Emile Deschamps
la retrouvait, quand il allait à l' Elysée-Bourbon ^, voir son jeune ami
Alfred, chez le vieil ami de son père, M. le chevalier de Vigny. Il
rencontrait souvent, quand il traversait « la grande cour de l'hôtel »,
les seigneurs et les dames de l'ancienne cour, revenus de l'émigration,
qui rendaient visite à M'"*^ de liichelieu, la veuve du maréchal.
« Elle occupait le premier étage du côté du jardin », « pour un loyer qui
ne dépassait pas 1.200 frs ». Mais bien d'autres gentilshommes ne se
résolvaient pas à cette pauvreté discrète et hautaine. Ils avaient en
masse accueilli les faveurs du nouveau régime, et ceux qui avaient
fait ployer leur orgueil devant leur ambition, et ceux qui oubliaient
simplement leur rancune pour servir la France, Emile Deschamps
les rencontrait chez ces autres amis de son ])ère, hauts fonctioimaires,
hommes politiques, universitaires, les liocbcr ^, les Français do
1. Œuvres complètes, t. III, p. 2VJ-'2'ifi.
2. Ibid., t. III, p. 92. Dans uuo de ses jjIus jolies satires politiijufs, la
Biographie d'un lampion, il a décrit avec une ironie mordante le Paris du Direc-
toire ci du Consulat et ses lieux de plaisir.
.3. Sur l'Élysée-Bourbon, où habitait M. Léon de Vigny, rï. Allrnl de Vijrny,
Journal d'un poêle, édit. Ralishonne. Paris, 1867, p. 233, et une élude de M. l'ré-
iléric Masson, consacrée à celle demeure i)rincicre et à ses destinées, « Le Temps »,
du 28 avril 1900.
'i. Comtesse Dasli, Mi'inoirrs des autres, I, |>. 220. — Audn'; Beaunier. La
Jeunesse de Joseph Jouhert ; Joseph Joubert et la Jiévolulion. Paris, Pcr'in,
1918. 2 vol. in-lG. .M. Beaunier a ïail revivre la société de ce temps là ilans
38 AN-NÉKS lii; K OHM Al ION
-Niiiiies, les l)ii(liàtfl. les Neufchàteau, les Fontaues. Tous, nobles ou
bourgeois, aimaicnl le temps ])réseiit, en jouissaient et ])ourlnnt
; conservaient les traditions d'esprit et de politesse du dernier siècle.
« C'était un bon temps que ces premières années de l'Empire, dira
}dus tard Emile Deschamps. Toutes les mille nuances d'opinion
s'cfTaçaient et disparaissaient dans la gloire et la sjdendeur du chei" ^. »
De la rue Saint-Florentin, n^ 6, où il habitait, l'écho des îctes des
Tuileries, où l'Empereur accueillait les luuiimages des rois, pénétrait
son cœur, k Pour les gens qui ont besoin île fortes secousses et de puis-
santes émotions, il faisait bon vivre en ISOS '^», dira-t -il encore. Le Paris
contemporain de sa jeunesse était vraiment la capitale de l'Europe.
Mais dans la société des gens d'osj>rit et de mérite chez lesquels
fréquentait son père, les hommes qui lui |daisaient le i)lus, c'étaient
V avant tout les poètes et les moralistes. On discutait passionnément
j devant lui les audacieuses idées de M'"^ de Staël en matière de ])oli-
lique, d'éducation et de littérature. L'étonnante magie du style
J de Chateaubriand, si musical, si coloré, allait, en dé|)it des railleries,
chercher au fond des cœurs une libre secrète. Tels furent ses deux
premiers maîtres. Mais sa jeune curiosité, ciiose légère et charmante,
ne s'arrêtait pas aux objets de ses plus chères ])références, et cédant
à tous les attraits du nouveau, elle allait à l'esprit, à la poésie et
quelquefois prenait leur ombre pour ces deux rares qualités. Son cœur
l'inclinait au romanesque, si son esprit moqueur le défendait do tout
excès. Or le romanesque effréné était à la mode. La renommée de
M™e Cottin égalait celle de M^e de Staël et de Chateaubriand.
En 1805, au temps d'Austerlitz, les deux romans les ])lus célèbres
étaient Atala sans doute, mais aussi Mathllde, ou Mémoires tirés de
Vhistoire des Croisades^. Nous en avons pour témoin Deschamps lui-
même, dont le goût formé par son père était cependant tout pénétré
de l'esprit du xviii^ siècle. L'épître suivante nous renseigne sur ses
in*einièros émotions littéraires. Elle est dédiée à Sainte-Beuve.
»ii iMiM.ii;. il ilans les jolies •'•ludes qu'il a ronsaoïi-i -, .u>.\ •• iunios » do Cha-
tcaubriantl.
1. CtlttTf.s fonijtlilis, t. III, |). lOti.
2. (llui'ieK roni/tléles, t. III, p. l')~.
3. .Marif, dite .Sopliif Ristrau (1770-1SU7), lilli' d'un directeur de la C"' des
Indes, mariée à nn banquier do Bordeaux beaucoup jdus âgé qu'elle, M'"'' Coltin,
veuve en ll'J'A, »c relira dans une raiiison de campagne à Champlais el y passa
sa vie .T écrire des romans : Claire d'Albe (179'J) ; Malviim (1801) ; Amélie
Mans/irld (1803) ; Mntliihlc on Mrmoires tirés de l'histoire des Croisades (1805,
0 vol. in-12) ; EU.sahcUi ou les Exilés de Sibérie (1806). Cf. à propos de la i)ubli-
cation de la correspondaner- de M™^ Cottin par M. Amélie, une jolie étude d'IIenxy
Roujon, parue dans le Temps du IG janvier 1914.
LA POÉSIE SOUS l'empire 39
« Aux MANES PE Joseph Delorme b
Je n'étais qu'un enfant (Paris, vers ce temps-là,
Pleurait avec Mathilde et riait d'Atala)
Que, du siècle où Voltaire égalait les couronnes
Voyant eucor debout les dernières colonnes.
Je fus conduit, tremblant, vers ses débris fameux
Par mon père, vieillard, hélas ! couché comme eux.
C'était Lebrun, armé de sa strophe énergique.
Fougueux comme Pindare, et... plus mythologique,
Ducis, qu'on vit grandir à l'ombre d'un géant,
Brûlant imitateur qui s'éteint en créant ;
Chénier, poète sage, orateur téméraire,
Génie académique, immortel... par son frère ;
Fontanes qui veilla, flambeau pur et brillant,
Comme un autre Boileau, près de Chateaubriand ;
Parny, qui, cinquante ans, des salons aux ruelles
Voltigeant, ne trouva ni censeurs hi cruelles ;
Delille, chef heureux d'un système tombé,
Très hardi, très poète enfin... pour un abbé.
Et Bernardin, du monde enseignant l'harmonie.
Et, comme Dieu fit Eve, enfantant Virginie —
Et moi tout palpitant, j'écoutais, j'admirais ;
Et dans mon jeune cœur, d'impatients regrets.
De turbulents désirs d'une gloire impossible
Roulaient comme un orage au fond d'un lac paisible.
Et de ces noms vantés idolâtrant l'honneur.
Je ne séparais pas la gloire du bonheur^.
La gloire, si l'on veut, en tous cas le bonheur n'EJlaient pas
tarder à répondre à ses souhaits. C'est en 1817, qu'il s'unit à celle
qui fut la compagne de sa vie, et d'autre part, à cette date, il y
avait quelques années déjà que les lettrés commençaient à s'inté-
resser à son nom.
Ses débuts dans la littérature sont antérieurs à ceux des autres
romantiques. Ils datent de l'époque où florissait la renommée de
Fontanes, de Legouvé, de Millevoye, d'Edmond Géraud, de Lorrando^.
Ces maîtres du genre troubadour attiraient alors presque autant que
les poètes galants du xviii*^ siècle l'attention d'Eniilo Deschamps. Son
esprit demeurait fidèle à Voltaire, à Chaulieu, mais son cœur était
enchanté par les romances à la mode. Elles ont vieilli, ces pauvres
1. Œuvres complcles, Poésie, l. I, p. 2.'3'î.
2. Voir Henri Potoz, L'Elégie en France avant le Romantisme. Paris, C. Lévy
1898, in-8°, sur ces poètes de la suite de Parny et qui préparent doucement
Lamartine.
•'lO ANNEES DE F OHM ATI ON
romances il»- rilmitirc. 11 nous faut quelque efîort pour comprendre
qu'on ait i>u «jouter, en les écoutant jadis, comme le dit Lej^ouvé :
Toute la volupt»' de la mélancolie^;
Elles ont chant«i jjourtant la joie et la peine, l'amour et la mort.
La sensibilité de toute nne génération s'est reconnue en elles, et cette
poésie surannée, quand on y revient par curiosité, nous attache encore ;
elle garde un charme de molle langueur et de jolie tristesse. Ainsi,
n'est-ce ])oint un gracieux symbole de la jeunesse que cette vierge
qu'on voit dans le poème de Legouvé, assise sous l'ombrage,
Qui, rêveuse et livrée à de vagues regrets.
Nourrit au bruit des flots un chagrin plein d'attraits,
Laisse voir, en ouvrant des paupières timides,
Des pleurs voluptueux dans ses regards humides.
Et se plaît aux soupirs qui soulèvent son sein,
Un cyprès devant elle et Werther à la main ^.
Écartez le cyprès et ne pensez pas à Werther, vous avez un dessin
de Prud'hon devant les yeux ; encore n'est -il ])as nécessaire du tout
d'oublier le roman; il fut l'expression frémissante de l'amour tel
qu'on le goûtait en ce temps-là. Millevoye, par exemple est aussi
passionné que le héros de Goethe, s'il est moins philosopha. Il est, à la
vérité, jtlus païen.
Aime et jouis : le plaisir u"a qu'un jour,
Moins fugitive est la fleur printanière.
Dans les bosquets de rose et de lumière
Viens te mêler à nos danses d'amour^.
On conçoit (ju' l'Emile Deschamps ait aimé le Moyen-Age évoqiié jKir
l'imagination souriante et tendre de Millevoye. D'abord il lui rap-
pelait son enfance et les contes de sa nourrice, et puis... Millevoye est
un vrai poète. Son fabliau d'Emma et Eginhard est une chose ex-
quise, et nous ne voyons pas pourquoi l'Aurore, commentée en des
vers comme ceux-ci, aurait perdu le don de ]daire :
Dès (pieulrouvraul la porte virginale
L'aube vcrnu'ille a réjoui les cieux,
De nos forêts l'hôte mélodieux
Vient saluer Tétoile matinale,
1. G. Ligouvé, Œmres rowi>lites. Paris, L. Janef, 1826-1827, 3 vol. in-S",
tome II, p. 177.
2. Ibidem, p. 186, ces vers forment la conclusion du poème intitule: La Mélan-
colie.
3. Millevoye. Œin'res. Paris, Ladrange, 1840, in-S", p. 115.
LA POÉSIK IHOUBADOUR 41
Mais pour deux cœurs séparés tout le jour,
Heure du soir est aui-ore d'amour ^.
Il y a bien de lu poésie dans ce paysage :
Le soir brunissait la clairière,
L'oiseau se taisait dans les bois,
Et la cloche de la prière
Tintait pour la dernière fois ^.
Emile Deschamps, qui goûta toute sa vie les romances de sa
jeunesse, s'est maintes fois exercé à en reproduire l'accent mélan-
colique et passionné, et les jolis effets d'évocation médiévale. C'est
ainsi que dès 181G il publiait dans VAbnanach des Muses : la Colombe
du Chevalier. Elle lui plaisait si fort qu'il l'a retouchée amoureuse-
ment. Cette gentille messagère venait directement des colombiers
de Millevoye : elle annonçait au chevalier et à la bergère l'heure du
rendez-vous. Voici une strophe empruntée au premier état de la
romance :
T(»us les soirs à l'heure où Diane
Allume son pâle flambeau,
Raymond pour la douce cabane
(Quittait les pompes du château,
Et, quand l'étoile orientale
Brillait sur les monts d'alentour.
C'est toi, colombe matinale,
Qui venais l'apprendre à l'amour ^.
Edmond Géraud, l'auteur alors fameux de la romance intitulée
Yllermite de Sainl-Avelle *, a exposé dans son journal la poétique des
hommes de sa génération. Nous lui empruntons quelques passages
parce qu'ils expriment à merveille les idées et les sentiments qui
influencèrent Emile Deschamps au début de sa carrière littéraire :
« Ce qu'on est convenu d'appeler le bon vieux temps a toujours ou
pour moi un attrait inexprimable. Les mœurs du xv® siècle, ce mélange
de galanterie, d'héroïsme et de supcrstilious ; le soiubre que jetaient sur
la scène ces cloîtres, ces châteaux, ateliers de crimes et de fanatisme...
voilà ce que j'aimai toujours de prédilection dans notre histoire et ce que
j'ambitionnai de retracer^... ))
1. Millfvoyi'. Oîuvres. Paris, I.aflrango, 18^i0, in-S", p. 175.
2. Ibidem, p. 283.
3. Almanach des Muses, 1816, p. 102.
4. Poésies de S. Edmond Géraud. Paris, Nicolli', I8l8, in-r2, p. 105.
5. Un homme de lellres sous l'Empire et la lieslauralion (Edmond Géraud).
Fragments de Journal intime, publiés par Maurice Albert. Paris, Marpon et
Flammarion, in-lG. Cf. Inlroduelioii, p. xiii.
é2 ANNÉES DE FORMATION
Emile Deschamps n'aurait pu mieux dire. Il a lui aussi ambitionné
d'év(Mjuer u le bon vieux temps ». Il suivait en cela une tradition qui
n'était pas nouvelle à l'époque où Géraud et Millevoye publiaient
leurs œuvres, et c'est en plein xvni^ siècle qu'il allait chercher ses
modèles : Moncrif et Bcrcjuiii ^.
Nous ne pouvons douter qu'il ait appris à lire, comme tous les
enfants de sa génération, dans leccBerquin du jeune âge». Les contes
et les romances du chevalier Berquin firent les délices de la société du
premier empire. On négligeait Perrault pour Berquin, le naturel
exquis et savoureux dans la féerie pour la couleur plus sombre et
l'horrilique, qui n'excluait d'ailleurs ni les gentillesses galantes ni les
intentions édifiantes.
* Mais le maître du genre avait été Moncrif, l'élégant et dévot
Paradis de Moncrif, qui fut le lecteur de la reine Marie Leczinska, et
stylisa, si l'on ])eut dire, l'union de la galanterie romanesfiue et des
souvenirs de la chevalerie dans des romances, qui firent pleurer toutes
les dames de la cour de Louis XV. Personne ne contribua plus que
Moncrif à faire du moyen-âge un thème à la mode, pas môme le
comte de Tressan et les auteurs de la Bibliothèque bleue ^. M. Jacques
Deschamps devait l'apprécier, et quand son fds Emile voulait, dans
les salons de la Restauration, donner un modèle do ce genre demeuré
à la mode en France pendant cinquante ans, c'était Moncrif qu'il
recommandait. Il le lisait et le faisait lire, et à cette époque de sa vie,
1. ŒuiTcs- complètes de Berquin. Paris, A. Rcnouard.an XI-1803, 18 vol. iii-18.
Œtures de M. de Moncrif. Paris, Brunct, 1751, 3 vol. in-12.
2. Le comte de Tressan (1705-1783), qui suivit d'abord la carrière des armes
et se distingua au siège de Philipsbourg et à Fonteuoy, s'attacha à la personne
du roi Stanislas et devint grand maréchal de la cour de Luncville. Il organisa
l'Acadôniie de Nancy. En 1766, après la mort du roi Stanislas, il se retira dans
la vallée de Montmorency et se mit à publier des extraits de nos vieux romans :
Trisltin de Leonois, Jehan de Saintrc, Gérard de Xe^'ers. Ses Œuvres choisies
parurent en 12 vol. in-S" en 1787 et ses Œu^'res jioslhumes en 12 vol. in-S", 1815.
Ses Œm-res complètes, précédées d'une notice sur sa vie et ses ouvrages par
Carapf^non, parurent (IS22-2I:!) en 10 vol. in-8°.
Il lolluboru ù la Bibliothèque unis'ersclle des romans (jui ramena la curiosité
du public au xvm*^ siècle sur le Moyen-Age. Cette immense publication, qui
s'étendit de 1772 à 1789 et comprejjd 112 vol. in-12, élail dirigée par Antoiiin-
René Le Voyer d'Argonson, martjuis tle Paulniy, Louis- Klisabelh de Lavergne,
comte de Tressan, J.-Fr. de Haslide, Louis Poinsinet de Sivry, D.-Dom. Car-
dorme, Charles-Jos. Maycr, l'abbé J.-M.-L. Coupe, P.-J.-Baptistc Le Grand
d'Aussy, Couchu, Barthélémy et autres. Voir les articles de Quérard à Tressan
dans la France littéraire et de Barbier, dans le Dictionnaire des ouvrages anonymes,
à Bibliothèque luiiverseUe des romans.
La Bibliothè/jup bleue... a paru à Paris, chez Costard, 1 770- 1783, 3 vol. in-8°.
Ce titre, donné aux éditions de nos romanâ du moyen-âge, parues à celte époque,
a fait fortune.
LA POÉSIE TROUBADOUR 43
en pleine jeunesse, quand on était à la veille de la révolution roman-
tique, il était occupé, — ce que note Sainte-Beuve — « à re-rimer
les romances de Moncrif ^ ». Quel témoignage intéressant de la persis-
tance d'un govit, disons mieux, d'une mode de la sensibilité humaine !
Ces romances ne sont cependant pas ce qu'il publia pour la pre-
mière fois sous son nom.
La première pièce qui parut, signée de lui, échappe à ces influences.
Le poète-damerct voulut un jour s'essayer dans l'ode et célébrer
les victoires de Napoléon. Il écrivit la Paix conquise. Cette œuvre
médiocre parut dans le Journal de V Empire en février 1812, avec un
avant-propos de Fontanes, et les biographes ^ du poète nous disent
que l'enthousiasme qu'elle exprimait plut à l'Empereur qui lui fit
envover une tabatière d'or enrichie de diamants.
II
Ce succès ne dut pas nuire aux démarches que tentait son père
pour le faire entrer dans l'administration, où lui-même achevait sa
carrière. Peu de temps après, il fut nommé receveur de l'enregistre-
ment et des domaines à Vincennes, et là, il se trouva enfermé dans
la forteresse, lors des sièges ^ mémorables de 1814 et de 1815, avec le
1. Causeries du Lundi, 3*^ édition, t. XF, p. 4()6.
2. Taphanel. Notice sur Emile Deschamps, p. 21.
3. A propos de ces sièges, nous voyons Thicrs en relations avec Dcscliamps.
Thicrs, le 17 mars 1860, écrivait à Emile Deschamps la lettre suivante :
Monsieur, je n'ai point parlé dans le dernier volume du sièj!;e de Vincennes et du brave
général Daumesnil. Mais je n'ai point parlé non plus de la défense d'Anvers, de celle de Ham-
bourg, et de la bataille de Toulouse. J'ai remis tout cela au volume prochain. — Il n'y aurait
jamais d'intérêt dans un récit, si on interrompait l'action principale pour les actions accessoires
qui se passent à côté. Il faut donc les ajourner, toutes les fois qu'elles no sont pas indispensables
à l'intelligence de l'action principale. L'art de l'histoire qui parait si simple, si on a réussi,
est très compliqué, car il faut à l'exactitude joindre tous les calculs de la niirse en scène.
Voil.T pourquoi j'ai ajourné Anvers, Hambourg, Toulouse et Vincennes.
Vous aurez donc ic temps de m'apportcr les détails que vous possédez sur le brave Dau-
mesnil, que je serais bien fâché d'oublier.
L'histoire doit recueillir tous les actes de dévouement patriotique, car ils composent
une partie essentielle de son utilité morale.
Comptez donc sur le soin que je mettrai h recueillir ce que vous m'apporterez et recevez...
etc. A. TniERS.
Le 2'! décenihri' 1800, Thiers remerciait Emile Dcscliamps des rcnseigne-
mi-nls tournis :
« Monsieur, Je vous remercie de votre aimable lettre et de vos brillants éloges. Je suis
charmé d'avoir pu rendre justice au brave général Daumesnil et d'avoir procuré ainsi quelques
satisfactions à sa digne veuve. — Je fais mcUre chez votrt; concierge les papiers que vous
m'avez confiés et je vous adresse mes plus affectueux compliments. TniEns*
(Inédit. Collection Pnignard.)
i4 r.Mll.K DKSCHA.MPS Kl I V H KSTA T KA I I ON
brave général Daumesnil, qui le chargea, en qualité d'oflicier de la
garde nationale, de quehiues missions importantes.
11 faut lire le récit tharmant ^ que fit Emile Deschain]>s de cet
épisode de la résistance héroïque (pr<»pposèrent à l'invasion des
Alliés les troujtes inqtériales disséminées sur le territoire de l'Empire,
(l'est auprès d'Emile D»'schami>s que Thiers, (juand il en vint, dans
Tsa grande Histoire, au récit de ces luttes épiques, puisa une partie de
son information.
(^uanl au >< jeune patriote », nous savons qu'après la levée du siège,
il devint l'un des commissaires chargés par les habitants de Vincennes
d'offrir au général Daumesnil une épée d'honneur en recon-
naissance de son héroïsme, qui avait préservé le pays de Vincennes
d'une invasion étrangère et permis de ne rendre la citadelle (ju'au
rcii de l">ance. « Le ■général aurait, dit-on, refusé un million (pie lui
olfraicnl les Alliés, et mis plaisamment, comme chacun sait, la
reddition de la ])lace au prix de la restitution de sa jambe naturelle,
à laquelle il avait substitué une jambe de bois, (jui lui valut sou
surnom. Les Parisiens frondeurs ne manquaient de dire : Allons en
France, (piand ils se rendaient à Vincennes ». Toutes ces circonstances
importunèrent les autorités, et, tandis que le gouvernement mettait
Daumesnil à la retraite, la jiolicc soumit Emile Deschamps à des
interrogatoires et à une enciucte dont il se vengea ])ar une chanson.
Paul Foucher ^, le neveu de Nictor Hugo, nous en a conservé
quel((ues vers, dans lesquels le railleur jit iseaiiilie x le légilimismc
fossile dans un ty])e inventé ou non — d'un g(>u^■er^(•ur — selon la
Charte — du château de \ incennes :
Monsieur le marquis de Piiyvcrl,
\oltigeur encore assez \erl,
Avec son habit qui le san<:le,
Son chai»cau cpii fait un triangle,
El sa brelle en niaîlrc d'hôtel,
Qui ne menace... «pic le ciel !
Il s'amusait plus loin de l'efTmi du bon gouverneur devant quatre
ennemis :
l.t bien snr (|n ils ne suni (|ue quatre,
Se détcrniinanl à ooniltaltre.
il dit : .Alix armes 1 en tremblant,
Plus pâle <|iic son drapeau blanc !
t. \ inrcniu's il le ^iénéral Daumesnil, dans Œm'res complètes, 1. III, p. l'».'}.
2. Paul Foiiilnr. Les Coulisses du Passé. Paris, Dcntu, 1873, i.n-8°, p. ''il 7.
Le général marquis de Puyvcrl (1755-1832), qui avait été, comme agent
SÉJOUR A VI.NC.EMNES EN 1814 ET 1815 45"
« Cette chanson, ajoute Paul Foucher, ne fut point ini])riniée.
Emile Deschamps n'était point homme de lutte et d'opposition. La
vie toute faite était nécessaire à cette bienveillance spirituelle, inépui-
sable... Cependant, en disant qu'il fut non pas spirituel, mais l'es-
prit même, — ajoutons que, s'il ne combattit point ouvertement
les autocrates, il ne les prenait ])as au sérieux. »
Cette attitude ironique et frondeuse en face des « puissances » est
caractéristi([ue de l'esprit du xviii'^ siècle. Emile Deschamps en est
tout ]>énétré. 11 aura beau assister phis tard à la conversion de la
bourgeoisie, il restera fidèle à l'esprit libre et tolérant de son père,
et c'est un effet de sa grâce personnelle d'avoir pu fréquenter toute
sa vie des salons royalistes et catholiques, et vivre dans l'intimité
d'esprits religieux et monarchistes comme Guiraud et Rességuler,
sans cesser d'être ce que sa culture et sou hérédité l'avaient fait :
un voltairien discret ^.
« La ])hilosophie du xviii^ siècle — et c'est là son éternel iKumeut —
écrira Deschamps, a prêché victorieusement et fait pénétrer dans
tous les cœurs le dogme de la tolérance complète... ^ » Cette philo-
sophie, il la connaît bien ; c'était celle de son père ; nous l'avons vu
plus haut, en lisant la lettre que M. Jacques Deschamps écrivait
en 1769 à l'académicien Thomas. Il la définit ici en excellents termes :
La philosophie française, malc^rc ses écarts, a marché dans les deux
derniers siècles, au ])remier rang des philosophies européennes ; mais avec
une allure loiite didérente ; c'est une philosophie d'action phis que d'abs-
traction ; ardente aux applications plus (pi'aux utopies, comptant vingt
moralistes pour un idéologue, et dont les travaux, précurseurs des doctrines
humanitaires, ont incessamment poussé les peuples par les sages et les
gouvernements par les peuples, vers la perfectibilité possible ^
Cette page, dans la<[uell<; il résumera ])lus tard sa pensée, il aurait
[lu l'écrire dès 1815, au lendemain de la publication de V Allemagne
de M"^^ de Staël. Deschamps acceptait les idées essentielles de ce grand
livre, et lisait alors avec passion les ouvrages de Schlegcl et de Sis-
iiioiuli (pli, dans leur nouveauté à cette date, initiaient plus inlime-
royalislr, incarcéré à V'inconncs, de hSO'i à 1812; avait été iioiiuiu'' par la Res-
tauration orouvernour du fort, en 181 'i.
1. Il nous fait songor à Doudan qui, dans [<■ milieu aristocratiqui; où il vivail
— la lamillo de liroglio — prenait aussi volontiers la défense du xvm^ siècle.
C.ï. X. Doudan, Mélanges et lettres, a\'ec une inirorl. fiar .\[. (rHaussoiirille. Paris,
C. Lévy, 1876-1877, 4 vol. in-8''.
'1. Œui'res complètes, t. IV, p. 122.
'.i. Œuores complètes, I. IV, \>. 12."!. Disrmns pronnurè. à bi séance il'oih'rrlnre
du congrès de l'Institut historirpte, le 2'i niai iH'ifi, à l'Ilùlil de \'illi' de Paris.
40 KMii.i: ni:s< HAMi's et la restauration
nient les Français aux littératures de l'Europe; il admirait déjà
Gœthe et Schiller, Dante et Shakespeare, mais ne leur sacrifiait ni
Voltaire ni la pensée du xviii® siècle.
La nation française qui, parce qu'elle n'est ni pesante ni pédante
a une réputation de frivolité solidement établie, eh bien! c'est la nation
la plus philosophique de rEuro])e. Ses colères, comme ses enthousiasmes
ont tiiujo\irs eu pour objet des idées ; elle ne fait des guerres ou des révo-
lutions qu'au nom d'un principe ; les intérêts devienneLt ce qu'ils peuvent ;
mais tout cela est instinctif et nullement calculé ni raisonné. Le peuple
français est un philosophe sans le savoir ^.
Voilà une de ces formules heureuses comme cet aimable esprit en
trouvait par milliers ; réminiscence et épigramme, jeu de mots, trait
d'esprit, il fait ainsi coup double, comme souvent Voltaire, le maître
par excellence d'Emile Deschamps.
C'est une des gloires de la France que l'universalité de sa langue,
dit-il, et Voltaire y a concouru plus que tout autre, car si sa haute poésie
est souvent prosaïque, son vers flasque et décoloré, en revanche, la nature
du poète perce avec éclat au milieu de toutes ces lignes mal rimées, comme
dans ses rôles de chevaliei's ; et puis Voltaire est un maître inimitable
dans la poésie dite légère, probablement parce qu'elle vole avec ses ailes de
colombe à travers l'espace et le temps ; enfin il a cinquante volumes dune
prose admirable d'esprit philosophique et de grâce naturelle qui embrasse
et remue des millions de jiensées sans jamais les brouiller ni les heurter,
tant son style roule et se précipite comme le Rhône profond et clair...
Tout le monde, à la vérité, peut louer Voltaire ; il est arrivé à Emile
Deschamps cette fortune de l'égaler en prose fort souvent, en vers
quelquefois. C'est ainsi qu'en 1813, quand il n'avait encore que
vingt et un ans, il voulut répondre à ces vers assez médiocres que lui
adressait le vieux Ximénèz :
A UN JEUNE ÉLÈVE DES MuSES '^
Charmant enfant d'ime charmante mère !
D'elle en naissant tu reçus l'art de plaire.
Tu flattes trop ma vanité,
Mais je te dois la vérité.
\oltaire m'enyvra des vapeurs du Permcsse.
Et moi ! par la louange im moment égaré,
Avalant le poison qu'elle avait préparé
.l"<xj)iai soixante ans l'erreur de ma jeimcsse.
Ne suis pas mon exemple et fais choix d'un état,
Miritr les honneurs, sans en chercher l'éclat.
24 mai 1813.
1. (Emrcs complcles, t. IV, p. 12.3.
2. Le marquis de Ximénèz avait clé un des amis de Voltaire. Il était un des
familiers du salon de la rue S*-FIorcntin.
LE POETE MONDAIN
47
Voici la réponse d'Emile Deschamps ; ses vers semblent par l'ai-
sance du tour et l'ironie gracieuse de l'image, un compliment échappé
à la plume de Voltaire lui-même :
A M. DE XlMÉNÈZ
en réponse aux vers charmants qiiil ni a adressés pour me défendre d'en faire:
Dans ces vers échappes à la lyre d'Horace
Vous me défendez l'art deç vers.
Avec tant de rigueur pourquoi donc tant de grâce ?
Est-ce ainsi, dites-moi, qu'on corrige un travers ?
J'ai vu telle coquet le, en sa colère feinte,
Ménager les amants en maudissant l'amour.
Et de la joie aux pleurs, de l'espoir à la crainte
Renvoyer nos cœurs tour à tour.
Ses yeux disent : Venez ! quand elle vous repousse ;
Dans sa bouche est un : non. mais sa voix est si douce ! —
— Entre cette coquette et vous
N'est-il pas quelque ressemblance ?
Et suis-je bien coupable enfin quand je balance
A craindre im si charmant courroux ^ ?
•
Ce jeune homme de vingt ans, à la suite des poètes mondains de la
France prenait élégamment sa place, une d^s dernières, car ces poètes
ont disparu avec la société qui les avait formés, et seul peut-être
Alfred de Musset pourrait au xix^ siècle disputer à Emile Deschamps
la palme de cet art léger, frivole et délicieux ^.
Quand, vers la fin de sa vie, l'aimable poète songea à l'édition
complète de ses œuvres, il se garda bien d'en éliminer ses poésies
fugitives, le meilleur fruit de son talent ; mais il crut devoir les
défendre devant un public qui ne les comprendrait plus :
J'ai suivi naïvement, dira-l-il, les impulsions de mon cœur ou de mou
caprice, et je pense d'ailleurs, qu'autant il faut se faire im autre, quaiul
on traduit, autant il faut être soi quand on compose. J'ai l'horreur des
imitations déguisées en prétendue originalité. Si donc, à côté des mor-
ceaux qui ont le sérieux ou la mélancolie actuels, on en trouve qui par le
ton ou Fallure sentent un peu trop leur T^ouis XV, c'est que mon idée
1. Collection Paignard, Pièces inédites.
2. h'Almanach des Muses, 18ÎÔ. Dans une sorte d'avanl-propos, au dcbuL
du volume, l'éditeur se plaint de la décadence de la poésie légère :
On doit sans douto TélicKcr nos jptinos auteurs de ce qu'en suivant les fraces de Dclillc,
ils se livrent à la poésie diclact)((ue, nim'ale ou desei'ipiive, mais no peut-on pas regretter
qu'ils abandonnent entièrement l;i poésie, légère ? Petit genre ! a-t-on dit. Sans doute, il ne
peut pas se mesurer avec la tragédie ni avec l'épopée ; mais ce genre dans lequel ont excellé
Marot, de son temps, Cliaulieu dans le sien, et de nos jours Voltaire, Grcsset et quelques
autres, ce genre, tout petit qu'il est, a bien son prix. On pr^ul dire plus, c'est que dans toiis
les autres, sans en excepter aucun, nous avons eu des modèles et nous avons des rivaux. Dans
celui-ci au contraire nous avons du moins le double mérite de la création et de l'originalité.
48 KMII.K DESCHAMPS ET LA RESX-VUR ATION
clait là dans le moment ; car je suis sujet de la fantaisie et non de la mode.
Au surplus, par respect pour le public et pour moi, je me suis toujours
cfTorcé du mieux que j'ai pu. de corriger la futilité du genre par la sévérité
de l'exécution, bien j»ersuadé que dans les arts, comme en toute chose,
la manière est pour beaucoup...
... Enfin, à ceux qui me feraient le reproche d'avoir, en certains cas,
répudié lestement les tvpes des poésies étrangères, pour retomber dans
les moules français du dernier siècle, je répondrais qu'à tout prendre,
il vaut peut-être mieux ressembler à son père qu'à son voisin ^.
11 était en eiïct, à vingt ans, le disciple chéri de son père, et nous
avons eu la bonne fortune do retrouver dans ses papiers le manuscrit
dune des plus jolies pièces qu'il publiera en 18'29 dans ses Études
françaises, annoté de la main de M. Jacques Deschamps : il s'agit du
jtelit poème où il évoque les amours d'Henri IV et de la belle Gabrielle
au château d'Arqués :
Arqles 2.
Henry ])oursuivit en ce lieu
El ses ennemis et sa belle ;
Enflammé contre eux et pour elle,
Ni les ligueurs, ni Gabrielle
Ne résistèrent à son feu.
Voici la plaine et la tourelle,
Où, vainqueur à ce double jeu,
Ce roi, comme l'on en voit peu,
Fier d'une journée immortelle,
Cacha des nuits dignes d'un Dieu.
Charmer, vaincre était son seul vœu :
Aucune ingrate*, aucun rebelle
Qu'il n'enchaînât à sa querelle
l'ar son glaive ou par un aveu.
A la gloire, aux amours fidèle,
Il leur dit une fois adieu...
Ce fut pour l'absence éternelle.
« Voilà de bons vers français ! » écrit au bas de la page M. Jacques
Deschamps. Puis, il ajoute : « 11 yen a un charmant, c'est à une fcininc
à le designer .. j'ai osé usurper ce droit, » En face de ce joli vers :
Il leur dit une fois adieu...
dans la marge il a écrit ces mots : « C'est Chaulieu ou \ultaire! »
C'était bien en effet le ton de ces épicuriens délicats, leur sensualité
fine, relevée d'un beau trait d'intelligente mélancolie.
1. Œuvret comiiH-lfs, avant-propos do l'auteur, t. I, p. 8 d '.).
'1. Etudes françaiset el étrangères, l'aris, Canel, 1828, iu-S", p. 27-3.
LE POÈTE MONDAIN 49
Ce père et ce fils, qui ne se (juittaient pas, s'adressaient encore
maints compliments, parmi lescjnels nous citerons ceux-ci qui sont
])leins de tendresse et de grâce. C'était pr()l)al>lenient au lendemain
d'une des fêtes de la Saint-Louis, où le poète nouvellement marié
avait célébré en vers sa jeune femme et le roi Louis XVIIL Sur une
feuille de papier, Emile Deschamps avait recopié les vers de son père
et les siens. Les voici :
Papa.
Qu'il chante bien, ce troiibadour
Qui fêta son prince et sa belle ;
Pour tous deux il est tout amour,
A tous deux il sera fidelle (sic).
— Le chant royal et la chanson,
A son talent tout est facile.
— Son nom ? — J'y suis. — C'est mon Emile,
Qui fut jadis Anacréon.
Moi.
Tu me parles d'Anacréon
Et c'est lui qu'on croirait enloiulre ;
Oui, ce vieillard était, dit-on.
Aussi jeune, mais bien moins tendre.
Tes vers, écrits avec ton cœur,
Ont l'air d'être écrits par Voltaire.
En toi, du poète ou du père
On ne sait quel est le meilleur.
Une autre fois, pour amuser soji vieux père ((ui se plaisait aux jeux
de mots, il dessine cette bergère de Greuze :
Ah ! mou Dieu ! que je fus peu sage
Quand je quittai mon beau pays
Pour voir les amants de Paris
Dont iiii ]»arlait tant au village ;
Ils me troiupèrenl, les méchants,
Et pour un Ijaiser de la ville
J'en perdis vingt et cent et mille
Des champs ^.
I. r.i>Iii'i,'li(iM P;ii<_'ii;tr(l. Pièces iiirditcs.
CHAPITRE III
I. \ LIUrÉ ET POÉSIE : LE PRÉTENDU « ROMAN d' AMOUR » d'E. DeS"
champs. — Le poète élégiaque. — II. — Le mariage. —
Madame Emile Deschamps.
I
Tout le monde s'accorde à dire, et nous en avons la preuve, qu'Emile
Deschamps fut un fils admirable. Paul Foucher, qui nous paraît
d'ailleurs une mauvaise langue, insinue qu'il s'est même marié pour
mieux entourer la vieillesse de ce père adoré. Après avoir parlé du
sentiment religieux chez Deschamps, il ajoute : «■ Emile... fut plus pieux
encore comme fils que comme écrivain. Dans la femme qu'il choisit,
personne que caractérisaient toutes les vertus privées, non les séduc-
tions et l'esprit qu'il aiu'ait eu le droit de rechercher, on eût cru voir
plutôt une douce garde-malade du vieillard que la gracieuse com-
pagne du jeune homme. Elle ne devait pas donner d'enfant à ce fils
excellent ^. «
Des recherches récentes se trouvent corroborer de façon imprévue
la remarque de Paul Foucher. et voici ^h^•pothèsc (ju'elles ont ins-
pirée à un lettré délicat, à un fin psychologue, M. Maurice Lange,
professeur à la Faculté de Glermont ^.
Selon lui, Emile Deschamps aurait fait un mariaf^c de dépit, et il y
aurait un amour malheureux dans sa vie.
Ce n'est pas à l'aide de documents confidentiels, c'est simplement
en groupant avec une singulière perspicacité certains poèmes et contes
de Deschamps, en rapprochant d'eux quelques passages empruntés
à sa correspondance et aux préfaces de ses œuvres qu'il est arrivé à
1. Panl Foucher. Les Coulisses du Passé, p. 'ilO.
2. Jie^ue d'Auvergne, janvier-février 101 'i, cf. l'élude de M. Lanj;e, intitulée :
Poètes et journalistes en Aiwergne sous la Monarchie de Juillet. III. Le mysiérieu x
amour d'Emile Deschamps.
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE 51
recomposer une sorte de roman d'amour, qui paraît bien n'avoir pas
été seulement jeu d'imagination et de littérature, mais s'être réelle-
ment déroulé avec les alternatives coutumières de joies courtes et de
longues peines, de rêves et de déceptions, entre une charmante femme
coupable d'ailleurs simplement d'imprudence, de coquetterie, et
l'aimable poète, profondément sensible, moins mobile et léger que sa
réputation.
Il s'agit là de l'étude des sentiments d'un poète élégiaque, tel que
ses élégies amoureuses, commentées à l'aide de ses autres œuvres,
nous le révèlent... Sommes-nous en présence du thème éternel de
l'Élégie depuis Catulle et Properce jusqu'à Millevoye et seulement
traduit en langage romantique par Emile Deschamps ? N'est-il pas
plus juste d'admettre que ce qu'il y a dans ces vers de pénétrant et
senti, sort, comme il arrive souvent aussi, d'un cœur amoureux ?
C'est une question que nous sommes obligés d'examiner.
M. Lange conjecture ceci : Emile Deschamps, avant son mariage,
aurait aimé une jeune fille d'une naissance ou d'une fortune sans
doute supérieure à la sienne, et elle aurait répondu à sa tendresse.
Mais les parents de la jeune fille étaient opposés à cette union, et la
situation brillante d'un rival plus favorisé aurait entraîné le choix de
l'inconstante. Elle aurait épousé le rival et blessé pour toujours le
cœur du poète. Ils se seraient revus ; ils se seraient même rencontrés
plus tard au château de Chassaigne, chez ces amis d'Auvergne, les
De Croze, dont Emile Deschamps parle si souvent dans ses œuvres,
dans sa correspondance, et cette rencontre, le trouble ressenti par le
poète expUqueraient l'énigmatique histoire que, dans le Retour à
Paris \ le poète raconte à la petite Louise De Croze, pour la mettre
en garde contre la coquetterie, contre la tentation qu'elle pourrait
avoir un jour, quand elle sera une belle jeune fille, de mésuser de sa
beauté :
C'est ainsi que l'on brise un homme, et qu'un chagrin,
Quand ses jours pâlissants commencent à décroître,
Le pousse à la folie, au crime ou vers le cloître.
Et le j)oète laisse entendre ce qu'il a souffert.
Et quel homme aima plus une femme.! C'était
Un amour frais, brûlant, qui souffre et qui se tait.
Or cet amour fut écouté :
1. Œuvres complclcft, t. I, p. 17'i. et Poésies d'Emile Drschamps, cdilion 1841,
!.. 12G.
52 VÉRITÉ ET POÉSIE
Comment ! c'est vous ! c'est moi ! là, tous deux, loin des autres !
Ces deux mains dans mes mains sont-elles bien les vôtres ?
Vous tremblez ?...
Mais rémofiiMi jiassa et les promesses s'envolèrent :
Et la première fois qu'il revit sa fidèle,
Vn étranger marchait d'un certain pas vers elle.
Le poète dévora sim chagrin et
se mourant tout bas,
Fort gai d'ailleurs afin de n'égayer personne,
Il jeta trois dés, puis...
Il n'en dit pas plus long à sa jeune confidente, et dans la deuxième
partie du poème, nous le retrouvons à Paris, « noire cité », « Go-
morrhe » ou « Babylone» moderne, mais qu'il appelle «gouffre sauveur»,
« grand foyer où le cœur s'étourdit ». Seul Asmodée jiout le guérir,
s'il veut d'un homme qui se livre à lui :
Viens, démon, tu seras le plus fêté des anges
Si, parmi ces tableaux, ces mystères étranges,
Je puis, sous la magie où tu vas me tenir.
De moi-même un instant perdre le souvenir.
Tel est ce Retour à Paris, dniit M. Lange dit lui-même, <|u'il est
« le plus frénétique », le plus « volcanique » des poèmes de Deschamps,
et tout à fait dans le goût de 1830, et il ajoute : « Je sais hien qu'à
cause de cela il faut se défier un peu » ^.
Cependant celte défiance nous eulraînera-t-clh^ à ]>ciiscr (juc: < tout
est littérature » dans le Retour à Paris ? Nous sommes fra])pés, comme
M. Lange, par l'accent de « ces effusions passionnées », de « ces cris de
désespoir», <|ui i(iii]ilissf.iit les élégies d'Emile Descham])s ^. Mais ce
qui nous persuaderait de la sincérité du ])oète, c'est rinicrjtrétation
judicieuse que donne .M. Lange d'un passage d'une lettre de Dcscham])s
à Alfred de Vigny, relative à la publication du Retour à Paris, dans la
Revue des Deux- M ondes, Deschamps insiste « pour obtenir de Vigny
un article et une annonce dans celte Revue » ; mais « il ne s'en lient
pas là», ajoute notre critique ^.
Voici, rher Alfred, tout mon Helonr à Paris, par demi-feuilles, de
manière que les citations pourront être coujiécs très facilement pour les
joindre à votre annonce .'unicile. sans rpi'ij soit besoin de les recopier...
1. liei'ue (I .iiHrri:nr. ibtdrm, p. ',»8.
2. Nous recommandons ici la plus belle intitulée : Amour, t. I, p. 223 des
Œm'res complrtex, et publiée dans les Études sous ce titre : Strophes élégiaques.
3. Revue d'Auvergne, ibidem, p. 99.
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE 53
J'ai joint à mon poème un pelit avant-propos en prose où vous trouverez
la matière et les éléments du commencement de votre article... Je n'y
ai rien épargné, pas même les éloges... Je tiens à tout ce petit bruit, pour
qu il retentisse dans un autre cœur, comme vous le dites si bien au 11^ chant
d'Héléna. Sans cela, bon Dieu ! est-ce que je vous ennuierais de ces mi-
sères ^ ?...
Deschamps d'autre part a écrit un avant-propos destiné à l'édition
de ses œuvres. On y lit ce qui suit :
Quant au fond des choses, en ce qui touche les pièces essentielles et
personnelles de ce recueil, je puis dire que tout ce que ma plume a exprimé
— en passant par les mille nuances intermédiaires, — depuis les joies
naïves jusqu'aux douleurs poignantes, depuis les plus fraîches illusions
jusqu'au plus sombre délire (voir mon Lamento) tout cela, fen avais pro-
fondément éprouvé le charme ou la torture dans mon cœur et dans mon ima-
gination... Ma plume n'a jamais été que l'interprète consciencieuse de
mes pensées et de mes sentiments, Vécho visible et fidèle de mes extases et
de mes angoisses ; rien de plus, rien de moins ^.
De telles citations paraissent sufTisamment établir la thèse de
M. Lange : Emile Deschamps a aimé et souffert. Nous lui accordons ce
point, acceptant aussi le classement qu'il nous présente des vers
d'amour qu'il a groupés pour fortifier sa conjecture ^. Ils ne sont
pas de la même date que le Retour à Paris. Ce poème est de 1832,
comme sa date en fait foi, mais il nous confie des événements bien
antérieurs. Les élégies sont au contraire contemporaines de ces événe-
ments. Ce sont pour la plupart des œuvres « d'une fraîcheur toute
juvénile », qui ne peuvent avoir été écrites que par un jeune homme de
vingt à vingt-cinq ans, et d'autre part ses poésies moyenâgeuses *,
qui sont empreintes du même sentiment d'amour déçu se rattachent
au goût troubadour, non au goût romantique, et de 1830 elles nous
iant remonter ainsi que les autres poèmes jusqu'en 1815.
De l'hypothèse de M. Lange, nous retiendrons donc, comme par-
faitement acceptable, la chronologie ([u'il établit des poésies amou-
reuses de Deschamps. Sur les oiizt^ ju-emiers poèmes ^ qu'il cite
1. Lettre publiée par E. Dupuy. A. de Vignij, les Aniiliés, p. 150-151, et citée
]i;ir Lange, Revue d'Auvergne, ibidem.
'1. Œuvres complètes:, t. I, j). 0, cité par Laiigi', ibidem. Pour le Lamento, Œuvres
iomi>l<'li'.s, I. H, p. 88.
'.'). Revue d'Auvergne, ibidem, p. lUU-110.
^. Les constantes amours d'Alix et d'Alexis, ballade d'après Moncrif ; — El-
iiuiiue ; — La noce de Léonor ; — Que ne suis-je un comte ? ; — L'IIermite.
5. Le Sonnet, écrit à Mortefontainc (s. date) ; — le Souvenir de Mortelontaine ;
— Une Fêle ; — Rêve ; — Le matin d'un bal ; ■ — Ae croijez pas les autres ; —
Délire ; — Le Testament du poète.
54 VÉRITÉ ET POÉSIE
dans son étude, si l'on excepte le TestamerU du poète, deux seulement :
le Matin du Bal et Délire, n'ont été publiées qu'en 1841 ; tous les
autres, bien «ju'un jieu ditFércnls parfois dans le détail du style et
portant un autre titre, ont paru en 1829 dans les Études, c'est-à-dire
dans le premier recueil qu'il ait publié. Ou ne peut objecter à M. Lange
que deux poèmes qui soient datés : celui qui est intitulé, dans son
étude : Ne croyez pas les autres *. Que disent-ils à l'infidèle ces autres ?
Vous partez, il lanpiit, et se meurt... uu instant ;
Puis de son art chéri rappelant la ma crie
Il voit dans votre absence im sujet délégie,
Et de son désespoir se console en chantant.
Ce sonnet a pour titre : Vérité, dans les Éludes ; il porte la date
d'avril 1829. L'autre ]>ièce qui porte le titre d\4dieu, dans les Études,
et que M. Lange ne cite pas, est datée de mars 1829 et se com]>ose de
ces deux strophes :
C'était nue douce habitude,
Celle de vous voir tous les jours.
Hélas ! chaque chose a son coups ;
Tout fuit : gloire, plaisir, étude,
Amitié... même les amours. —
Mon âme entière à votre perte,
Où fixer mes yeux cl mes pas,
Parmi cette foule déserte
Où demain vous ne serez pas !
Ils me disent qu'il faut sourire
Aux fleurs, sourires du printemps ;
Que rhirondelle et le zéphire,
Doivent, jusques à dix-sept ans,
Rajeunir mon cœur et ma lyre...
Mais je vois tout, sans y songer,
Le soleil y perd sa puissance,
Et je ne sais qu'à votre absence
Combien les jonrs vont s'allonger.
Il est vrai que cette poésie, comme la précédente, ])rul très natu-
rellement sans cesser d'être inspirée par riiistoire d'amour que
suppose M. Lange, appartenir à une période éloignée d'au moins dix
ou douze ans de la crise qu'il situe autour de 1815. La première ne
déveloi>pe que le thème général de la sincérité du poète, la seconde
peut faire allusion à quelque voyage, à une séparation survenue après
que les amants s'étaient revus.
1. Poésies d'Émilc Dcschanips. Édition 18'il, p. 186.
T.E POÈTE ÉLÉGIAQVE 55
Une objection plus forte pourrait être tirée du poème intitulé
Pensée dans les Etudes ; car il contredit formellement la thèse, si l'on
prend les vers de l'avant -dernier couplet à la lettre. Le poète pleure
sur sa jeunesse envolée.
Oh ! qui me rendra ma jeunesse,
Ma jeunesse de dix-l\uit ans
Age où la famille est complète,
Age où l'on aime pour toujours.
Et voici le dernier couplet :
Heureux du moins (et je l'éprouve)
Si dans la femme de son choix
Celui qui perdit tout retrouve
Un écho de ces douces voix,
Un ressouvenir de ces âmes,
Un reflet des regards lointains,
Qui l'échauiïaient comme des flammes,
Et comme elles, se sont éteints ^ !
Cette pièce est de 1829 et prétend être un aveu d'amour conjugal.
Il est vrai que placée comme elle l'est, à la fin du recueil des Études,
elle semble faite pour altcniier l'effet de toutes ces élégies trop fré-
missantes, mais on peut craindre de s'aventurer d'autre part en
suivant M. Lange jusqu'au bout de ses conjectures. En ces déhcates
matières, le moindre petit document vaut mieux que les plus ingé-
nieuses suppositions, et malheureusement aucun fait ne vient appuyer
l'hypothèse.
^L Lange a été accueilli par les hôtes du château de Chassaigne :
ils n'ont j»u le renseigner sur ce point obscur de la vie sentimentale
du poète. — M™^ de La Sizeranne, qui nous a confié tant de détails
conccinant la vie privée d'Emile Deschamps dans sa jeunesse, l'a
connu quand il était retiré à Versailles. Bien entendu, cela n'a pu
l'éclairer en rien sur des événements bien antérieurs. Mais ses parents
étaient les amis intimes du poète. Elle s'étonne qu'un pareil roman
ait pu se dérouler dans la vie d'Emile Deschamps, et que soji père et sa
mère n'en aient rien su. Il faut avouer que cela est en effet bien singu-
lier, surtout si on incline à penser avec M. Lange, que Chassaigne a été
le théâtre d'un des derniers épisodes de cette histoire d'amour. Les
1. Éludes françaises et étrangères, p. 313. Nous no résistons pas au plaisir de
publier quelques fragments de la Ictlrc que M. Lango nous a écrite pour répondre
à nos objections, à nos remarques. On la trouvera en appendice (n*» 2).
56 VKIUTÉ K r PO KSI F.
lif)les (le Chassaijrne étaieiil alors comme ils le soûl encore, en rela-
tiojis étroites avec ceux du château de BeauseniMant et les De Croze
comme les La Sizeranne, (|ui recevaient quelquefois le poète et sa
friiiMic daii> leurs jiriqtriélés, les ficquciilaienl assidûment tous les
hivers à Paris.
Faut-il croire (luÉiniU' Dcschauqis fui à tel point « secret » ?
« Sa femme, nous dit la comtesse Dash, élail fort jalouse » ^. 11 était
adoré d'elle ; faut-il admettre cpie sa reconnaissance, jointe au -souci
de s«m repos, soit une ex])licalion sullisante des attentions qu'il
avait pour elle? Il montrait, paraît-il, dans le monde, une ingéniosité
merveilleuse à la faire ])araître spirituelle... Victor Pavie, qui les
connaissait bien, constate, dans ses Souvenirs ^, l'air de bonheur qui
relouait chez eux... En déjiil de la séduisante cxéj^èse que M. Lanj^e
a faite de ses poèmes, il faut tenir ii>iii|iif (l«i 1 inqu'cssion constante
(pril laissa à tiuis ceux (jui rmit \\i xixrc. 1! \ivail en somme heureux
eu ménaf^e.
Ceci n'empêcherait ])as d'ailleurs (piil eùl connu le cha^iiii \ if et
raiiKTtiimf d'un amour déçu. Mais
Tout fuit : jjloire. plaisir, élntle.
Ainilié.... même les amours...
(in ne doit jias oublier, (piand on j)arlc d l'Emile Dcscbamps, (|u'il
est de la lignée des Marot, des Voiture, des Lafontaine et desChaulieu,
et que dans ces natures extrêmement flexibles, ironiques et tendres,
sensibles et légères, la contradiction des sentiments n'est jamais
tragitpie et que le conflit entre le Rêve et la Vie se dénoue sans crise.
Malgré bien des ressemblances apparentes, Descham])s n'est ])oint
tel ([ue Musset, et ce n'est pas un « enfant du siècle » que ce chef
romantique. Est-ce sa faute s'il connut tous ces grands lyricjues
df 1830 ? Il les aima, il les imita, il parla leur langage : mais au fond
iJ ne sentait pas comme eux. J'exagère sans doute, mais c'est à des-
sein, pour dire en face de M. Lange, qui a si (inemeni dégagé la libre
romantique de son co-ur, <jue ce oiMir biillait suivant un rythme
classique.
Ou peut faire assez lion marché de son Lainenlo et mettre plul»jt
l'accent, (juand on parle de lui. sur ses ])oésies légères (pil sont l'es-
senco originale de ses œu\res. Tout le reste, et son romantisme en
bJ+ic, c'est avant tout jeu il*- rinlelligence et de l'inuiginalion, curio-
sité d'esprit.
t. Mémoires des autres, par !;> (.'*'"' l'a ii, t. IV, p. lO'i.
2. l'avir- (Victor). Oùi\'rr-i clioisirs, I. II. |>. l'iô.
LE MARIAGE d'uN POETE 57
Une autre objecllon de détail, mais qui n'est peut-être pas sans
])ortée : M. Lange fait non sans raison grand cas des deux pièces
charmantes dans son œuvre élégiaque, qui sont datées de Mortefon-
taine ; il lui semble que ces beaux lieux aient été le théâtre initial de
la romanesque aventure comme les horizons de Chassaigne en
encadrèrent le dénouement. Cela ne va pas sans dilhculté, car la
jeune fdle qui lui inspira les vers de Mortefontaine peut-elle être une
autre que cette énigmatique Anna Daclin ^ que tous ceux qui ont
étudié Emile Deschamps rencontrent en maintes pages de ses écrits ?
M. Lange rappelle justement ce cjui s'oppose à ce ([ue celle jeune
femme, chère à Deschanips, et qui semble avoir toute sa vie rivalisé
d'esprit et de gaieté avec son vieil ami d'enfance, soit l'héroïne
romantique du Retour à Paris, mais il n'a pas examiné la question de
savoir si la sœur (alors aimée par Emile et célébrée par lui) de « Laure
et de Calixte » ne serait pas cette Anna dont « la voix d'ange » nous
csl attestée par maints passages de la correspondance de Deschamps,
cette Anna qui fut élevée à Ecouen, qui passait avec ses parents
l'été à Ermenonville et y organisait de délicieuses parties de cam-
pagne avec Emile Deschamps et Victor Hugo.
Il faut l'avouer, nous avons en vain cherché à pénétrer le myslère
1. Cf. Ernest Dupuy, Alfred de Vigni/. I. Les Amitiés, p. 137. Anna Daclin
fit dans l'autonint' de 1823 un voyage à Dieppe avec M. et M"^^ Emile Deschamps.
Dans une lettre que Deschamps écrivit à A. de Vigny le 23 oct. 1823, il dit avec
enthousiasme :
A tout l'esprit et toute la grâce que je lui connaissais, elle a joint une émotion qui devenait
du génie...
Qu'avait-clle donc fait pendant ce voyage ? Comme les trois voyageurs avaient
fait une promenade en mer, la jeune femme avait récité à ses compagnons « une
bonne partie du 2^ chant d'IIélèna». Ces grands amateurs de vers avaient emporté
dans leur promenade ce poème que le comte de Vigny venait de publier et aussi'
(' quelques poésies de Soumet et de Lamartine ».
Cette amie intime de M. et de M'"*' Desehamps, sur laquelle nous n'avons
pu trouver aucun renseignement biographique, paraît avoir adoré la poésie,
la musique et la campagne, si nous en croyons le poète qui lui a dédié au moins
dcu.\ de ses poèmes (cf. Œuvres coniplcles, t. I, p. 185 et 223). Nous trouvons son
souvenir invoqué à la fin du funèbre Lamenlo d'Emile Deschamps [Ihid., t. IF,
f). 99). ce qui n'empêche pas que cette dame semble avoir été pour le poète
l'image de la gaieté en personne. Elle passait, dans sa jeunesse, avec sa mère
et ses sœurs, les mois d'été à la campagne dans ces délicieuses régions de Morte-
fontaine et de Chaalis que Gérard de Nerval a immortalisées, et c'est là que ces
dames recr-vaient leurs amis, Emile Deschanips, Alfred de Vigny, Victor i fugo.
Hugo et Deschamps ont toute leur vie pris un vif |)laisir aux jeu.v il "esprit,
acrostiches, bouts rimes. Le calembour faisait leurs délices. M"»*^ Anna Daclin
excellait dans ce genre, el la lettre inédite que nous donnons en appendice
(n" 3) nous donnera une idée des plaisirs qu'on goiltait en 1828 à Mortefontaine
entre poètes romantiques.
58
VERITE ET POESIE
dont M. Lange a soulevé le voile. Tant que nous n'aurons pas obtenu
des clartés nouvelles, de ces clartés qui jaillissent d'un document
écrit et de la confidence d'un témoin de celte époque évanouie, il
faudra nous en tenir à une conclusion modeste : Oui, Emile Des-
chanq)s a aimé, et cet amour a inspiré heureusement le poète. Main-
tenant (juclle est la part de réalité que recou\Tent les œuvres de
son imagination, il est, pour le moment, presque totalement impos-
sible de l'apercevoir. Le rap]Hirt que l'on croit saisir entre son Retour
à Paris et ses Juvcnilia brille d'abord comme un éclair et presque
tout retombe dans la nuit ^.
11
C'est à Vincennes, probablement à léiioque où le jeune fonction-
naire faisait auprès du général Daumesnil son métier de héros d'oc-
casion, qu'il fut mis en relations avec la famille Viénot. M. Viénot
était notaire, et c'est la fille d'un notaire, M^^*^ Aglaé Viénot que, par
une faveur des dieux averrunci qui, selon les Anciens, détournaient
les mauvais présages, notre romantique épousa.
Il n'entra pas dans le mariage, comme un des héros do ses contes ^
« au moment de ]>rendre ses quartiers d hiver ». Emile Deschamps,
nous dit « qu'un beau jour on le maria, l'âge lui rendant la solitude
trop vive ».
Notre jeunesse, ajoute le poète, nous tient compagnie comme le feu.
0 Jeunesse ! il y a dans la délicieuse Arabelle^ de Jules de S'-Fclix, qua-
rante vers qui commencent ainsi ; je n'aurais qu'à vous en dire quatre,
vous ne voudriez plus entendre autre chose. Tout le cortège des illusions
1. La tristesse profonde dont nous verrons plus loin que les derniers vers du
poète vieillissant sont empreints, apparaît à M. Lange non seulement comme frrossie
par les déceptions inévitables d'une vie humaine, mais comme ayant leur source
dans une primitive déc<'ption d'amour. — A vrai dire je crois <|ue la vie de notre
poète fut tout à fait désemparée quand en 1855 il perdit sa femme. I^a mort
de " sa chère Aglaé n l'a réellement frappé d'une tristesse incurable. Elle «branla
même dé-fînilivement sa santé.
Nous savons d'autre part que son mariage avec M"*^ Viénot avait rempli
de joie son vieux père. Faudrait-il croire, comme la remarque df Paul Foucher
nous y invite, que l'amour conjugal fut chez lui une des conséquences de son
incontestable piété filiale ? Ce serait assez piquant ri trop peut-être pour être
vrai.
2. Le Goui'crneiir de la Samaritaine, t. II i des Œ. c, p. 108.
3. Jules de S'-Félix, Le Roman d'Arabelle, par Féli.v d'Amoreux de S'-Félix.
Paris, U. Cancl, 1834, in-8°.
MADAME EMILE DESCIIAMPS 59
nous quitte au milieu de la vie, et alors il faut quelqu'un pour achever
la route. Alors, quand on n'a pas pu se marier selon son cœur, dans la
maison où l'on avait un cœur, on se marie par sagesse.
Emile Deschamps connut-il cette extrémité ? C'est une délicate
question que nous ne nous flattons pas d'avoir résolue. En tous cas,
il y avait un cœur digne d'inspirer une grande tendresse dans la
maison où il fut accueilli, jeune encore, à peine âgé de vingt-six ans.
^jme Emile Deschamps n'était point helle, encore qu'elle eût « des
yeux bleus », dont le poète célébrait le charme, et des « cheveux noirs »
admirables. Elle ne se piquait pas d'avoir de l'esprit, et sut pourtant
pendant quarante ans diriger la maison d'un homme qui en avait
infiniment. Emile Deschamps n'avait qu'une fortune modeste, et
tout ce que Paris comptait de supériorités et de talents, un demi-
siècle d'illustrations passa dans son salon. Ce que de telles circons-
tances demandaient à une maîtresse de maison d'ingéniosité perpé-
tuelle, de merveilleuse stratégie, remplissait d'admiration les amis
de cette simple et charmante femme. On honorait le dévouement
dont elle avait entouré la vieillesse de son beau-père. C'est elle qui
secondera, aux heures difTiciles, l'amitié secourable d'Emile, pour son
frère, le pauvre Antoni ; elle saura conseiller et retenir aussi la géné-
rosité toujours prête de son mari. Enfin elle demeura dans un milieu
de poètes et d'artistes l'exemplaire accompli des sérieuses vertus de
la bourgeoisie d'autrefois, et l'on peut dire qu'elle trouva sa récom-
pense dans le bonheur qu'elle créa autour d'elle. Emile Deschamps
ne cessa pas, tant qu'elle vécut, de lui témoigner la plus grande ten-
dresse ; il avait l'habitude de rapporter à sa douce influence ce qu'il
lui arrivait d'heureux ; c'est en partie pour elle, pour le plaisir qu'elle
en aurait eu que cet artiste désintéressé désirait le succès et rechercha
si longtemps les suffrages de l'Académie. Il ne savait se passer d'elle,
et c'est à elle, à eux deux, à leur ménage, qu'il songeait sans doute,
quand il écrivit la jolie page que voici ^ :
Quoique jeune, il voyait le mariage avec les yeux d'un homme ])lcin
d'une vertueuse raison. Les rapports de fortune et de position, quand
ils se trouvent joints aux qualités de cœur et aux conformités de carac-
tères et de sentiments, lui paraissaient compléter tous les gages de bon-
heur d'un ménage. Une afl'cclion douce et raisonnce étant ce qu'il y a
de plus durable, c'est ce qu'il avait toujours éprouvé pour la compagne de
toute sa vie, et il ne se serait jamais marié, s'il ne se fût senti dans le cœur
cette profonde et sainte tendresse ; il avait trop d'honneur et <le bonté
pour agir autrement.
1. Deux Amies, t. IV des CEuvres rompl., p. 24.'J.
C(> VÉIUTÉ ET POÉSIE
Emile Deschamps a fait souvent la guerre aux mauvais ménages,
l'ii (le ses personnages de sa comédie du Selnwurs, dit quelque part :
J'ai vu des quantités de choses à mon âge...
Mais je votidrais enfin voir l'amour en ménage. ^
Il a souvent agité cette question, l'.llr fait l'objet de ses meilleurs
contes,
^ La conception aristocratique du mariage, telle que le xvni*^ siècle
en a fourni tant d'exemples ^, cette simple communauté d'intérêts
et de titres, qui laissait les individus parfaitement libres de leur
jiersonne et de leur cœur, ne disait rien qui vaille à notre moraliste,
(ie n'était j>as là, disait-il, « mari et fenime ». « Ils vivaient séparés :
enfin, ce n'était pas un mauvais ménage, car ce iv'était pas un mé-
nage ». — (pliant aux sottises que l'amour-proiirc et la vanité font
faire aux bourgeois qui veulent s'allier aux nobles, et croient que la
richesse accorde tous les droits, même celui de sortir de sa condition,
Emile Deschamps s'en est fort amusé. Il faut lire, dans la Muse
française, sous la plume du Jeune moraliste, son pseudonyme, la
])laisante histoire du bon M. Godu, une sorte de George Dandin de
réi)oque de la Restauration, « mari honoraire, dit spirituellement
Paul Foucher', et toléré chez sa femme dans un petit entresol, voisin
des beaux a]ij»artements où elle mène grand train aux frais du pauvre
sot * )).
Pour conclure, au sujet du bonheur conjugal d'Emile Doschamps et
de sa femme, « ménage heureux », selon \ ictor Pavie, il semble bien
(pi'ils se plaisaient surtout par contraste : les qualités dont l'un man-
quait se trouvaient chez l'autre, et leurs yeux fins savaient le recon-
naître. Ce fut, si l'on peut dire, le mariage heureux de la cigale et de
la fourmi. Emile Deschanqjs était une cigale ]t]cine de sens et de
raison.
Le jeune ménage s'était installé à Paris, aussitôt après le retour des
Bourbons. Le nouveau gouvernement ne send)lc ])as avoir tenu long-
tenqis rigueur à Emile Deschamps de ses vers malicieux. Il respecta
d'ailleurs, en général, la situation acquise des membres de l'admi-
nistration im|tériale, et le jeime receveur des domaines continua,
1. Selmour.'i, conn'dio en 3 ados, en vers, en collaboration de M. <l<- La Touche,
repré.sentéo pour la |ir<mière fois sur le Tlicàtrc Favart en 1818. Œuvres compl.,
t. VI, p. 7H.
2. Cf. Qittitc pour lu fiiur, coniédif par A. dr Vifîii\ . r<[>r«>< iii"'«- le 30 mai 1833.
Bruxelles, 1850. in-16.
.'î. Paul Foucher. Len Coulisses du passé, p. 421.
'i. Muse française, 1823, t. I, p. 443, et Œuvres complètes, t. III, p. 77 et sq.
MADAME EMILE DESCHAMPS 61
SOUS la direclion de son père, employé supérieur au Ministère des
finances, la carrière où il avait débuté à \incennes.
Nous ne savons pas la date de l'installation de M. et de M"^^ Emile
Desclianips rue de la Ville-l'Evèque, où ils ne devaient pas tarder à
réunir les poètes de l'École nouvelle, mais il est probable que pendant
les premières années de leur mariage et peut-être jusqu'à la mort de
M. Jacques Deschamps (1826), ils habitèrent rue Saint-Florentin.
Nous possédons quelques pièces de vers du vieillard qui témoignent
de la joie que lui ins})irait la présence de sa belle-fdle.
Voici un compliment qui date de 1820, le jour de la Saint-Louis ^,
avec cette dédicace : ^4 Aglaê, pour le jour de sa fête :
De la beauté qui plail c'est tous les jours la fête,
Disait en langage de cour
Au siècle des fadeurs le plus galant i)oète ;
Et moi, ton tendre père, heureux de ton amour,
Du bonheur de mon, fils, de ta vertu parfaite,
0 ma fille de choix ! chaque jour je répète :
Mon cœur veut te fêter à chaque instant du jour ^ !
« 0 ma fdle de choix 1 » ce cri du cœur est charmant, mais il nous
rappelle la malicieuse remarque de Paul Foucher : le mariage de son
fds avait fait sans contredit le bonheur du vieux M. Jacques Des-
champs. Voyez encore ces vers dédiés : ^4 mon Aglaé, pour sa fêle,
le jour de la Saint-Louis, 1821 :
Il tient de nu)i la vie et (pickpies dons heureux,
Notre Emile ! Ah ! pour moi, qu'il fut plus généreux !
En le donnant son cœur, il surpassa sa mère.
Le bonheur pour moi seul n'est plus ime chimère :
Une fille, deux fils, c'est mon bien aujourd'hui :
Il a fait plus pour moi que je n'ai fait pour lui ^.
C'était un jour de fête rue Saint-Florentin, chaque fois que le jeune
couple était là. Voici des vers ([ni sont datés de l'entrée à Paris du roi
Charles X, le mardi 28 septembre 182'i : le vieux fonctionnaire, favora-
ble au nouveau régime, mêle au bruit des réjouissances publiques
un écho de son allégresse domestique : Le roi entre à Paris, mais
ses enfants revieimcnt de voyage. Alors il s'écrie :
De mes longs et beaux jours, ù jour le ]ilus prospère !
Sois à jamais béni pour les dons bienfaisants !
1. C'était le jour do frio (l'I'^milc Dr-.siliaiiips et de sa t(rniii>
2. Collection Paignard. Inédit.
:3. lt)iilrni.
62 VÉRITÉ ET POÉSIE
Fidèle et bon Frauçais, je reçois un bon père,
Père tendre à mon tour, j'embrasse mes enfants ^.
Quelles que soient les nuances qu'il nous plaira de démêler dans
l'afFection qui unissait le poète à sa femme, il est certain qu'il lui sut
un gré infini de la tendresse qu'elle inspira à son père. Elle n'entra Â
pas dans sa maison pour rompre le charme du passé, mais pour le ^
Continuer et le faire revivre.
1. Ibidem.
CHAPITRE IV
Collaboration avec Henri de Latouche. — Deux comédies :
« Selmours » et le « Tour de faveur ». — Une première
campagne romantique.
Ces premières années de la Restauration sont un curieux exemple
de mirage historique. La France nouvelle crut entrevoir son avenir
dans la restitution systématique de son passé, et pour se ressaisir
tout entière, elle allait consommer ce paradoxe de paraître un mo-
ment plus catholique et royaliste qu'elle ne l'avait jamais été. C'est
cette période singulière, inévitablement condamnée à subir de vio-
lents démentis et un dénouement malheureux, qui correspond pour
Emile Deschamps et son frère à l'époque la plus heureuse de leur vie.
Ils la considéraient avant tout en poètes. La poésie ne se distin-
guait pas alors de la renaissance du passé. Mais ils avaieuL vingt ans
ou à peu près, quand Louis XVIII monta sur le trône, et ce qui leur
agréera toujours dans le souvenir de son règne, c'était le charme de
leur propre jeunesse.
C'était là le bon lomps, c'était notre âge d'or ^ !
disait Antoni. Ce temps-là rappelait à Emile de délicieuses illusions
et des réalités fort douces, le salon de son père et ses premiers succès .
Emile Deschamps, comme son père, aimait passionnément le
théâtre. Il prit une part active au triomphe du drame romantique ;
nous le verrons, pendant toute sa vie, préoccupé de faire applaudir
Shakespeare, traduit par lui, à la Comédie française. C'est au
Théâtre Favart, en 1818, que ses amis saluèrent pour la première fois
devant le ])ublic son nom associé à celui de Henri de Latouche :
le 2.3 juin 1818 fut représenté Selmours, comédie en trois actes, en
vers, et le 2.3 novembre, le Tour de Faveur, comédie en un acte, en
vors.
1. Antoni DfS(^li.nnnps, Dprniirrs juirolcs, XIX. <i;)ns l't'dilion de IS'iI, p. 108.
1)1 r.NF. PIU:.MIERE CAMl'AG.NE ROMANTIQUE
Quel était ce tollaboratt-ur du premier succès rein])orté par p^mile
Deschamps ? Lu ami d'enfance et de plus un compatriote, celui (jui
devait, l'année suivante, faire applaudir, dans 1<^ salon de la rue Saint-
Florentin, les Idylles d'André Chénier.
Henri de Latouche, de son vrai nom Hyacinthe Thabaud de La-
touche, alors âgé de 33 ans, n'en était pas à ses débuts dans la litté-
rature. Il avait déjà ébauché une tragédie : Denys le Tyran, obtenu
un accessit de ]>oésie au concours de l'Académie sur ce sujet : la
Mort de Hotrou (1811), et fait représenter à l'Odéon (Théâtre de l'Im-
pératrice), une comédie en im acte, les Projets de Sagesse ^. où Ton
avait applaudi aux saillies d'un jeune fou rpii ]>romettait bien joli-
ment de devenir sérieux :
La raison doit enfin disposer de ma vie ;
Je ne veux plus du lemps fdllemenl abuser,
Et je n'ai pas vinpl ans. Monsieur, pour m'aniuser ^.
Latouche était à cette date le plus en vue des jeunes poètes de la
génération nouvelle. Curieux des littératures étrangères, il s'essayait
un peu avant les autres aux thèmes qui allaient devenir à la mode,
et dispersait déjà dans les ]>ériodiques du temps ses poésies ^ qu'il ne
devait rassembler tpi'en 1833, a])rès (juc ses amis eurent recueilli
pour eux seuls la gloire. Il s'en j)laindra jilus tard avec beaucoup
d'esju'it et non sans amertume :
Que voulez-vous ? tandis que je (i[arrnais mon pain à la sueur de ma
]>lume, on m'a volé mes Apennins, ou ma pris mes couvents, on s'est
ylissé dans mes donjons, à travers mes ponts-levis et mes poternes ; on
s'est attribué mes revenants, on m'a fripé mes vieux linceuls qui étaient
1. Sur h'S dél>uts lillrrairf-s de Latouche, voir yolice sur la rie et les ouvrages
de II. de Latouche par Cli. de Combciousse, éditeur de Clément XIV et Carlo Ber-
tinazzi... par H. de Latouche... Paris, M. Lévy, 1867, iii-8°, p. jv et v. — Voir
aussi S'*-Beuvc, Causeries du Lundi, t. IH, p. ''»'77.
2. Les Projets de Sagesse, comédie en 1 acte en vers par jM. de Latouche.
Paris, I3arba, ISH, in-8*>, se. jv, p. 17. — Nous verrons plus loin qu'il était dès
181 'i en relations avec un lettré alli-mand qui habitait alors Paris, Dielil/., qu'il
apprenait avec lui la langue de Schiller et traduisait sous sa direction Marie
Sluart. Cf. Introduction sur Schiller, dans Marie Sluart, tragédie en 5 actes,
par Frédéric Schiller, traduction de l'allemand publiée par M. de Latouche...
Paris, Harba, 182U, iii-8", p. v et vi. Latouche |)ublia une traduction en prose de
\a Cloche, «lans la Mincrie littéraire, en 1820.
3. Il publia sa traduction du fioi des Aulnes en 182.3, dans les Tablettes roman-
tiques, et donna régulièrement aux Annales romantiques de 182.5 à 18^2 des nou-
velles en prose et des pièces de vers : Un Président du X\'^ siècle, le Châtelain
de Crozan, l'Ombre de Marguerite. Il y publia en 1828 sa jolie épîtrc : A MM. les
• Classiques. Sur le même thème saliricjue, voir sa satire parue en 1825 : les Clas-
siques \'engés. Paris, Ladvorat, in-S".
HENRI DE LATOUCHE 65
tout neufs il y a dix ans ; mes fantômes ne sont plus que des marchands
d'habits galons ; je passais autrefois pour un sorcier et maintenant qu'on
s'est revêtu de ma défroque, le magicien n'a plus l'air que d'un larron ^...
Latouche, il est vrai, se montra d'abord fort insoucieux du succès ; il
fut un des romantiques de la première heure, mais il ne nous dit pas
que la malice de son tjempérament l'empêcha de profiter de cette
avance.
Esprit frondeur, il eût été volontiers fanfaron de vices à une époque
où fréquemment on fut hypocrite de vertus ; en tous cas, ce. libertin
au meilleur sens du terme, épicurien à la manière de Stendhal et qui
plus tard se piquait d'avoir été républicain quand personne n'eût
osé l'être, allait s'ingénier à déplaire comme d'autres s'appliquaient
à faire leur cour. Il ne cessait de décocher maintes épigrammes et de
faire des tours pendables à des ])ersonnes aussi dignes de respect que
la duchesse de Duras, aussi influentes que le vicomte Sosthène de
La Rochefoucauld, surintendant des Beaux-Arts. Son ironie ne
ménageait pas même ses amis : il eut à propos de Charles Loyson,
d'Ulrich Guttinguer, des mots d'enfant terrible, et nous verrons
bientôt (juelle indignation souleva dans le camp romanti({ue son
fameux article sur la Camaraderie littéraire, où s'exprime tout entier
l'esprit mordant du chroniqueur qui devait fonder le premier Figaro,
Emile Deschamps sut rester toujours juste à l'égard de cet homme
d'esprit que tourmenta la Muse de l'épigramme. Communauté
d'origine et même de tempérament, tout les rapprochait au début de
la Restauration, jusqu'à leur sympathie pour le Premier Empire ^.
En 1818, Latouche était employé, comme Deschamps, au ministère
des finances. Ses oncles, M. Thabaud, administrateur de la Loterie,
et M. Porcher de Richebourg, ancien conventionnel, devenu sénateur,
sous l'Empire, l'avaient fait entrer dans les bureaux du Comte Fran-
çais (de Nantes), directeur des Droits-réunis ^
Nous savons d'ailleurs que le jeune employé manquait de zèle, et
quand nous entendons un des héros du Tour de Fai>eur s'écrier :
... pour alimenter la verve dramatique
J'osais porter mes vœux sur un emploi moditjue :
1. Cité par Lcfèvre-Deumier. Les Célébrilés françaises. Paris, F. Didol,
1889, in-40, p. 369.
2. Lf3 arts les passionnaient Ions les deux. Ils firent ensernl)li' le Salon de
1819 ». Cf. notre ouvi'agc intitulé : Desrharnp.s flilcllnnlc l/;irti(lr sur la
Camaraderie liltéraire qui le brouilla avec ses anciens amis parui dans la Re^'ue
de Paris, octobre 1829.
3. La notice de Coniberousse, loc. cil., \>. m.
66 UNE PREMIÈRE CAMPAGNE ROMANTIQUE
« Bureaucrate et poète ! avec un tel travers
On fait toujours fort mal ou sa place ou ses vers, »
Me dit un vieux commis ^.
Nous croyons entendre ce « vieux commis » gronder contre l'inexac-
titude de Latouche et reprocher à Emile Deschamps sa mauvaise
écriture. Ce dernier reproche, l'aimable homme se l'est entendu faire
bien des fois dans sa vie, et comme ce défaut s'était accentué à mesure
qu'avec les années sa vue baissait, Lalouche lui aussi le lui adressera
un jour, dans un joli sonnet où il ra])iielle à Deschamps le souvenir
de leurs années de service.
Aulnay, 11 avril (sans indication d'année).
Sonnet a M. Emile Deschamps.
Quand npus étions tous deux plus jeunes, et... commis,
Vous du terrible fisc im agent débonnaire,
Et moi. pour les péchés que plus tard j'ai commis,
l)u bon Français de Nante humble pensionnaire.
Nous avions du copiste un talent ordinaire ;
Au rang des plumitifs on nous avait admis.
Un seul écrivait mieux : l'expéditionnaire
Avait nom Déranger ; noxis nous étions soumis.
Maintenant qu'on vous cite homme de goût, de style,
Vous griiïonnez ainsi cpi'un procureur hostile :
On dirait du foyer le quinteux animal.
Laissez l'hiéroglyphe aux courbes insensées.
Pitié pour notre ardeur à saisir vos pensées ;
Comment diable écrit-on et si bien et si mal ^ ?
Ce compliment s]>irituel adressé par Latouche à son vieil ami
tjuelques années plus tard, Emile Deschamps le méritait déjà en 1818,
quand ils collaborèrent à leurs deux comédies, et, si les traits pi(|uants,
qui n'y sont jtas rares, surtout l'observation ironique des travers de
la société et particulièrement ceux des journalistes et des gens de
théâtre doivent être attribués de préférence à J^atouche ^, ])lus âgé
1. Œuvres romplrtes, t. VI, p. 22 : Tour de /nceiir, acte I, sr. vin.
2. Collcclion Paipiiard, Inédit.
3. Voici comnifiit Dcscliamps (dans une Icllrf à S**-Bouve, publiée par
M. Tourrir-ijx, flans \Wmateiir d'autographes (1910, p. 11, Henri de I^atouche jieinl
par lui-même et par les autres] jtifrnaif l'écrivain :
Je ne saurais vous dire la finesse des vers, la distinction des plaisanteries, réioquence
des personnaees, quand Latouche me disait le plan des scènes et certains détails improvisés,
Puis il écrivait... et quelques jolis traits seulement surnajïoaicnt dans une phraséolo;,'ie filan-
dreuse, obscure et incorrecte. Je lui faisais refaire ; il refaisait mieux, mais... mais... pas encore
SELMOURS (37
que son collaborateifr et plus avancé dans la connaissance de ces
milieux et de leurs intrigues, il ne faut pas craindre de rapporter à
Deschamps les mérites du style. L'art de bien dire était déjà son souci
dominant. Àttribuons-lui sans hésiter la forme élégante du dialogue,
la justesse de la langue, sa grâce aisée et surtout l'usage heureux du
vers dans la comédie.
On y a, pour ainsi dire, renoncé de nos jours : la technique sévère
du Parnasse et la création au xix^ siècle d'une langue ]>oétique infini-
ment éloignée de la prose, ont fait perdre aux auteurs comiques, à de
rares exceptions près, l'habitude du vers que Molière sut employer
avec une égale maîtrise dans la comédie de caractère et dans la farce.
Avec Regnard, Gresset, Destouches, la tradition s'en était conservée
avi xviii^ siècle, en dépit des progrès de la prose au théâtre, et quand
Deschamps et Latouche songèrent à collaborer, la question dut à peine
se poser pour eux de savoir s'ils écriraient en vers ou en prose.
De toutes les pièces qu'ils avaient vu jouer sous l'Empire et dans
les premières années de la Restauration, depuis les comédies de Fabre
d'Eglantine et d'Etienne jusqu'à celles de Picard, le grand comique
du temps, la plupart étaient écrites en vers. Et ce vers-là ne se
contentait })as de traduire, comme celui de la tragédie, dans les
termes les plus généraux de la langue, les traits d'une psychologie
conventionnelle et les images poéticjues empruntées aux chefs-d'œuvre
du xvii® siècle, il servait à la discussion des grands problèmes de
l'heure présente : le mariage, l'éducation, la jxdi tique, et ce fait qu(!
le vers de Picard, de Gresset, de Regnard, de Molière peut tout dire,
accueilhr l'expression de la plus charmante poésie comme aussi les
détails de l'existence quotidienne, qui exigent un vocabulaire usuel
et terre-à-terre, Emile Deschamps ne mancpiera i)as de s'en souvenir,
quand éclatera la guerre parmi les partisans du drame romantique,
entre ceux qui ne le concevront (ju'écrit en prose, et ceux qui défen-
dront les vers au théâtre.
Tout le mérite de la petite comédie de Selniuurs est bien dans le
style. Mais il n'est (jue là, et c'est de beaucoup la moins intéressante
des deux comédies écrites pai' L;iI<mi(Ii(; et Desclia;iips. |<llle ii'eut
d'ailleurs auctin succès.
bien. Enfin, malgré les succès, j'avais tout récril de nouveau sans le lui dire, cl j'ai là ces deux
comédies avec un style et une versification refondus, tant je soutirais de voir cet esprit si
mai servi par son talent. Maintenant les deux moitiés, la sienne et la mienne, se ressemblent •
elles sont mal du moins de la même façon.
Et pourtant il avait, même sous la plume, des alliances de mots charmantes, poétiques
élégantes. 11 avait les éléments de tout ; mais le tissu manquait sous les fleurs brodées et cela
dans la plaisanterie comme dans le sérieux.
68 UNE PREMIKHF. CAMPAGNE ROMANTIQUE
Le sujet ^ en est cependant tiré des innombrables contradictions
que suscitent dans le cœur humain l'amour et d'autres sentiments
moins individuels. Le jeune lord Selmours aime la belle-sœur du
bon M. Pickle, baronnet anglais ; il est aimé d'elle ; mais il croit
devoir obéir à la prière d'un oncle, son bienfaiteur, qui, en mourant lui
a laissé sa fortune et sa fille, et le supplie dans son testament d'épouser
son enfant. — Lord Selmours est un esprit indécis, spleenétique. 11
ne sait que faire et se voit en butte aux épigrammes de M. Pickle :
Naissance, esprit, grand cœur, vous tenez tout du ciel,
Tout, hors le caractère, et c'est l'essentiel ^.
Bien entendu, le pauvre garçon ne sortirait i)as de ses hésitations
si la jeune Jenuy, que son oncle lui destinait, n'aimait un autre (pie
Jui, sir Robert, le propre fils de M. Pickle. L'intrigue, assez claire,
languit cependant, parce qu'aucun des personnages n'est dépeint
dans la pièce en traits attachants. Les auteurs n'ont pas su mettre
suffisamment en relief ce personnage de Selmours, qu'il n'était peut-
être ])as facile d'attraper, puisque son caractère est précisément de
n'en point avoir.
Il n'y a vraiment qu'une scène amusante au cours de ces trois
actes, c'est un ])ur épisode où l'on voit la soubrette Faiiny repousser,
sans hésitati(»n au moins, et même avec une gaillardise d'expression
charmante les propositions du honhoiuinf Phrasius, le gouverneur
du jeune lord.
Fannv.
Mon cher monsieur, pour moi lintérêl n'est de rien
Dans le choix d'un mari : mais retenez-le-bien,
Je mettrais, si de vous j'acceptais pareille nllre,
La dot...
Phrasus.
Où ?
l- ANNY.
Dans mon lit.
1. Lf sujet de la pièce n'osi pas de leur inviilioii. Ils l'ont emprunté à un
recueil d<' youi'elles noin'elles, par M. do Floriaii... Paris, Didol, 1702, in-S".
liirn qu'assez fade de couleur et de ton, ce recueil se présente comme un
ensemble d'études morales, de traits de mœurs et de caractères empruntés ù
tous les peuples de l'Europe et du monde. Telle nouvelle est allemande ou
espagnole, ou grecque, telle autre persane, sicilienne, africaine, savoyarde,
indienne. Selmours est une nouvelle anglaise. C'est un joli pêle-mêle d'obser-
vations superficielles.
2. Selmours, acte I, se. i, dans les Œia'rea complètes, t. VI, p. 40.
le tour de faveur 69
Phrasius.
Et l'époux ?
Fanny.
Dans le colTre ^.
La petite pièce du Tour de Faveur a de tout autres mérites.
Écrite aussi jolimeut que la ]>récédeute, elle oiîre une satire pic[uante
de la société littéraire du temps. Elle eut un vif succès, puiscîu'elle
donna lieu à cent représenlalions 2, et l'on peut répéter encore
aujourd'hui le jugement que Paul Foucher porte sur elle : « Le Tour
de Faveur repris ne vieillirait ])oint, dit-il, parce qu'il a l'empreinte
de l'époque. Ce serait au Théâtre français une bonne gravure de la
Restauration à côté des tableaux de maître du xvii® siècle et des
pastels du xviii® ^. »
La donnée même est fort plaisante. On a joué dans la soirée préci-
sément au Théâtre français : Philopœmen, une tragédie que l'on dit
l'œuvre d'un jeune homme de 17 ans. M. Lormon, bourgeois parisien
qui hal)ite en été à Auteuil, s'y est rendu avec sa nièce Juliette, et la
jeune fille qui soupçonne que l'auteur n'est autre qu'un jeune officier
en demi-solde, qu'elle a rencontré dans un bal, revient à la maison
transportée d'enthousiasme. Elle fait un récit de ce triomphe au
journaliste Verdelin, qui aspire à sa main. L'envieux critique, qui
n'a pas vu la pièce, se propose de la déclarer détestable dans un article
qu'il rédige aussitôt contre elle.
Mais Lormon a rencontré l'autour dans les coulisses ; c'est un de
ses anciens amis, le riche négociant Gerval, l'oncle du jeune ollicier en
demi-solde, ce héros du jour, l'ancien soldat de l'armée impériale et
qu'(»n applaudissait pour taquiner la censure, ])our braver le gouverne-
ment de la Restauration ; songez-y donc •
Il était militaire avant qu'on fît la paix * !
La sur])rise de Verdelin et de Juliette n'est pas médiocrement
divertissante, quand ils voient entrer dans la villa d' Auteuil l'auteur
qu'ils croyaient tout jeune et qui est un septuagénaire. En vérité
la tragédie, qui a eu un lour de /aceur, était reçue au Théâtre frarçais
depuis environ quarante ans. L'auteur avait bien dix-sept ans et
c'était un ])oète et un amoureux, quand il conq>osa son chef-d'œuvre,
1. Selmours, acte I, se. vi, (Jiuyre.s roinplrles, l. VI, p. 65.
2. Achille Taphanel, Notice sur Emile Dcsrliunips, p. 25.
3. Paul P'oucher. Les Coulisses du Passé, p. 420.
4. Tour de faiseur, acte I, se. viii, Œuvres complètes, t. VI, p. 24.
70 UNE PREMIÈRE CAMPAGNE ROMANTIQUE
mais il a en le teni])s de s'enrii:b.ir el ilc vieillir avciiit (pie l\ti s»- fùl
décidé à jouer sa jnèce. — Emile Deseham])s raillait fort plaisam-
ment la lenteur ai)i)ortée par les théâtres à re])résenler les ]nèees
nouvelles, et ]uiisque ce n'était |»as l'ollice du ])oèle satiiicpie de nous
ra])]>eler l'enthousiasme que soulevèrent chez les lettrés du premier
Empire des acteurs comme Talma et Latent, il avait hien le droit de
laisser entendre que ce ne seraient pas ces interprètes des chefs-
d'œuvres classiques qui favoriseraient les innovateurs et faciliteraient
la réforme de la scène, l'éclosion du drame nouveau, en un mot,
l'évolution théâtrale. D'autre part Deschamps ne se doutait pas
que le cas qu'il mettait sur la scène en 1818 serait celui de son Roméo,
reçu aux Français en 182(), et (jui n'aura pas son tour de faveur, ])uis-
que cette pièce ne fut jamais jouée. Ainsi notre poète, par anticipa-
tion, s'est vengé de l'ironie du sort.
Il faut lire le charmant récit des aventures de la tragédie de
Philo[)œmen et de son auteur.
Je me flattais dans l'âge aux folles hardiesses
Pour les représenter qu'on recevait les pièces ^.
La satir(î du imuule des théâtres est assez joliment conduite.
Ger\al i'e\ieiit, iiiiliiomiaire. au théâtre où \[ avait en \ixui postulé,
quand il était jeune.
Méconnaissable à tous, quelques vieilles ouvreuses
N ont reconnu de moi que mes mains généreuses.
Les acteurs ?... Comnie avant la révolution,
Plus paresseux encore.
Se
conserve.
\' K R n i; L I N .
( )h ! la tradition
riKRVAI,.
Lue duègne, autrefois jeune actrice,
Qui récitait mes vers d'une voix protectrice,
Et qui malgré tant d'âge el de calamités,
Nous représente encore les ingénuités.
Se lève, et me frappant sans façon sur l'épaule,
Par droit d'ancienneté me demande mon rôle ^.
En lin le succès même de sa pièce cause au vieillard tant de tribu-
lations qu'il y renoncerait volontiers maintenant :
1. Acto I, se. vni, Œm'res complètes, t. VI, p. 22.
2. Ibid., Œuvres compL, l. VI, p. 25.
LE TOUR DE FAVEUR 71
Ah ! ce n'est qu'à vingt ans que réussir est doux ^ !
s'écrie-t-il avec grâce. Et ciuand ^ erdelin lui a exposé comment dans
les journaux on prépare un succès, il en a presque horreur. D'abord,
plein d'illusions, il croit que le dispensateur de la renommée, c'est le
public qui au théâtre l'a apjilaudi. Mais Verdelin le ramène à la réalité
d'un mot cruel, qui d'ailleurs a passé en proverbe :
Combien faut-il de sols pour vous faire un public ^ ?
Puis il définit le rôle de la presse, avant d'en venir à lui olïrir uu
marché.
Verdelin.
Le parterre n'est rien et les journaux sont loul.
Gerval.
Vous êtes journaliste.
Verdelin.
Oui, mais je le témoigne
Très haut ; si nul journal ne vous porte et vous soigne
(C'est le mot), tragédie, auteur, tout est à bas.
Tout sera, pour Paris, comme s'il n'était pas.
Et qui dira demain si la pièce était bonne ?
Gerval.
Ceux qui l'ont applaudie.
Verdelin.
Eh ! non, monsieur, personne.
La fièvre des bravos n'a que de courts accès.
Chacun a ses ennuis, sa femme, son procès...
L'un rentre à son bureau, l'autre dans sa boutique.
Où, quand ils n'y font rien, ils parlent politique.
Seuls nous parlons de vous, messieurs ; c'est le journal
Qui seul de vos tournois est l'écho matinal...
Si vous vouliez, pour vous, tenter quelque démarche.
Voir, courir...
On sait que Verdelin qui convoite la dot de Juliette, suppose que
Gerval est fort influent au])rès de l'oncle de la jeune fille. C'est donc
un vrai marché cju'il olîre au jxtèle scandalisé.
Vous auriez fait votre article vous-même.
Gerval.
Ah ! qui croirait jamais !...
1. Ibidem, se. ix, Giuvres coiupL, l. VI, p. 27.
2. Ibid., p. 28.
72 une première campagne romantique
Verdelin.
Oa voit que vous venez de l'autre monde. Eh ! mais,
Demandez ; à Paris combien de renommées
Par leur propre secours se sont ainsi formées !
Tous les auteurs, acteurs, libraires sont au fait ;
Excepté le public tout le monde le sait ^.
Il raconte enfin avec l'aplomb dun homme qui connaît bien le
milieu dont il parle, l'histoire d'un succès comjiromis ]iar la plume
envenimée d'un journaliste, et c'est la confession d'un de ces forbans
de la Presse, comme il y en avait déjà, tant à la Minerve qu'au
Constitutionnel ou aux Débats. Le public nommait Dumoulin et de
préférence Antoine Jay, l'ami de Fouché et de Savary :
Admettons que je sois un malveillant ; je lance
Vn bon article, là, bien méchant, fait davauce.
Vous est-il échappé quatre vers raboteux ?
Je n'en ai retenu que quatre ; ce sont eux.
Dans votre tragédie avez-vous mis votre âme.
Du feu, de l'intérêt ?... je crie au mélodrame !
Que de mots isolés n'auront plus l'air français !
L'ouvrage condamné, j'attaque le succès ;
Vous fûtes appelé par des cris unanimes ?
Eh bien ! l'auteur avait trois cents amis intimes.
En dépit de l'accueil que la pièce éprouva.
Je dis qu'on n'y va point, et personne n'y va.
Entre elle et le public j'oppose ma gazette ;
Dans ses retranchements j'attaque la recette.
Le caissier en pâlit ; vos acteurs le matin
Penchés sur mon article y lisent leur destin ;
Et le soir, presque morts, en entrant sur la scène,
Autour d'eux, devant eux, aperçoivent à peine.
Au parterre gratis, errer quelques billets ;
Une loge, une seule, où baillent des Anglais ^ !...
11 est certain que les journaux, par leur dilTusion nirnie, ont
perdu cet cmjiire (ju'ils exerçaient sous la Restaura lion avec tvTannie.
La plupart des Français d'alors étaient les hommes d'un seul journal :
ils ne lisaient que lui, ne juraient que ])ar lui, et Verdelin exagère à
peine ; la silhouette de ce diable d'homme est peut-être poussée au
noir, elle ne manque ni de vérité ni de relief.
C'est encore lui qui, au début de la ])ièce, expose avec esprit la
situation littéraire de la France à la veille do la révolution romanticjue.
1. Tour (le faveur, I, ix, Œ. c, t. VI, j.. 29 et .30.
2. Tour de faveur. I, ix, Œ. c, t. VI, p. 30-31.
LE TOUR DE FAVEUR 73
11 cause avec l'officier en allendant Lormon, le bon bourgeois qui,
<lit-il,
S'obstine
Au classique ; sa nièce au romantique incline...
Pour qui monsieur tient-ii ?
Gerval fils.
Moi ? Pour le beau, le vrai,
Le naturel, n'importe où je le trouverai.
VeRDELIiN.
J'entends, et vous trouvez, du goût bravant l'empire,
Du génie à Schiller, et peut-être à Shakespeare ?
Gerval fils.
Oui, Monsieur ; de l'Europe en courant les cités,
Nous avons vu partout leurs drames récités ;
Ils pourraient de notre art renouveler les fêtes ;
Et je n'y verrais pas nos moins belles conquêtes.
Verdelin.
Vrai ? Je suis plus que vous, monsieur, de votre avis ;
Et si de, tels conseils étaient déjà suivis.
Le théâtre serait moins malade. Oui, j'estime
Qu'il n'est qu'un seul chemin pour sortir de l'abîme.
Voulez-vous rendre à l'art l'âme et le mouvement ?
Brisez vos unités : voilà mon sentiment.
Gerval fils.
Et vous le publiez ?
Verdelin.
Non pas, je m'en dispense.
Dans mon journal ainsi dit-ou ce cjue l'on pense ?
Je ne suis pas toujours de mon opinion.
Du classique attaqué j'y suis le champiori.
Avant moi, j'ai trouvé la couleur établie,
J'ai dû la renforcer. Mais enfin, c'est folie
D'espérer un chef-d'œuvre avec nos préjugés.
Et ne voyez-vous point pâlir, découragés,
Nos auteurs qu'on attache aux règles d'Aristote ? '
Règles qu'il ne fil point, car ce siècle radote.
N'est-ce pas du bon sens braver les simples lois
Pour plaire à je ne sais quels vieux pédants gaulois,
Qu'enfermer l'action dans les mêmes demeures,
Que d'y précipiter les faits en vingl -quatre heures ?
Avec vos unités de salon, de cadran,
\ ous n'aurez rien de neuf, rien de fort, rien de grand ^.
1. Tour (le faveur, I, se. vi, Œ. c, t. VI, p. 8 et 9.
/4 UNE PHKMIERE CAMPAGNE ROMANTIOIE
Ici ce n'est plus Verdeliii «iiii parle, et la question s'élargit, dépasse
le cadre de la petite comédie du Tour de Faveur.
Pour faire la satire des journalistes de leur temps, Henri de Latou-
che et Emile Deschamps n'avaient que l'embarras du choix, et leurs
traits avaient porté si juste qu'une polémique éclata entre le critique
des Débats et celui du Journal du Commerce, chacun ])réteiidaut
reconnaîhe son confrère dans le personnage de la comédie. Le passage
suivant emprunté à l'article des Débals fera juger de l'aigreur de
leur ton :
Un des rédacteurs du Journal du Commerce donne aujourd'hui à (mi-
tendre que le Verdelin de la comédie serait, dans l'intention de l'auteur,
le rédacteur de la partie des spectacles dans le Journal des Débats ; cela
n'aurait rien de bien étonnant puisque cet auteur ^ est un des rédacteurs
du Journal du Commerce. Cependant j'ai de la peine à croire qu'il eût
pris soin d'aller chercher si loin son original. On ne court pas après ce
qu'on a sous la main, et les portraits les plus ressemblants sont toujours
ceux qu'on fait dans l'atelier, pour lesquels le peintre a pris son temps
et dont il a pu, sans déplacement, faire poser le modèle. Comment d'ailleurs
pourrait-on s'y tromper ? M. Verdelin ! Il n'y a que deux syllabes à chanjrer:
la rime, la mesure et la raison n'auront jamais été mieux d'accord.
(Signé : C.)
On ne pouvait pas désigner plus clairement Evariste Dunuiulin,
qui dirigeait avec Jay et Tissot le Constitutionnel. Sur Dumoulin
nous no savons rien de jirécis. Quant à Jay au conti'aire, il était bien
couini comnie le j>lus (ynl(|uc des faux bonshommes de la presse.
Cet ancien ])récej)teur des enfants de Fouché, dévoué à la personne
de Savary, avait longtenq)s joué dans les journaux le rôle d'agent de
la j)olice impériale. Il allait être sous la Restauration un ardent
partisan du lil)éralisme, et })ar une singularité fréquente alors, ce
libéral était un intraitable défenseur des règles classiques.
Quoi qu'il en soit, Latouche et son ami avaient mis la discorde
entre les deux grands journaux de l'éjXMjue : ils devaient se fr(»tter
les mains. Quant à la criticpie des unités théâtrales et à l'apologie
de Schiller et de Shakespeare, elles sont pleines de courage et de
nouveauté en 1818.
La fameuse Lettre de Manzoni à Chauvel, où les Romantiques
a]>]»laudiront une magistrale discussion des fameuses conventions
classiques, n'a pas encore paru. Tous ses arguments, il est vrai, se
trouvaient déjà exprimés avec force dans VAllemagne de M'"^ de
1. Il s'agit de Latouchi-, le plus en vue des deux collaborateurs. Cf. Journal
des Débats, 26 novembre 1818.
LE TOUR DE FAVEUR 75
Staël, mais il fallait que la discussion sortît du livre, et le mérite de
nos jeunes poètes était de la poser franchement sur la scène devant
le grand public.
Il fallait lui révéler à ce grand public, plus ignorant, et plus « peu-
ple » si l'on peut ainsi dire, que ne l'avait jamais été le public de l'an-
cien régime, les beautés encore peu connues des littératures étran-
gères, éveiller sa curiosité, l'instruire des grands souvenirs de son
passé qu'il oubliait, comme aussi du passé glorieux des autres peuples,
et lui ai)i)rendre à comparer, à juger, à penser. Il fallait continuer
l'œuvre vaillamment entreprise par M"!^ ç[q Staël, et c'est la tâche
à laquelle se consacrèrent les hommes les plus cidtivés de l'époque et
en particulier Emile Deschamps.
Mais il y avait une autre initiative à prendre : ce grand public
était peu sensible au charme de la poésie ; il fallait lui apprendre le
respect de l'Art, lui révéler les détails savants et délicats de la tech-
nique des poètes, lui donner le souci de la forme. Or, s'il était une
œuvre capable d'inspirer à cette époque le goût de la perfection dans
l'art d'écrire en vers, c'était celle d'André Chénier, oubliée depuis
vingt ans, presque entièrement méconnue. Elle allait reparaître et
se faire applaudir pour la première fois, comme nous le savons déjà,
dans le salon de M. Jacques Deschamps le père, grâce aux soins
d'Henri de Latouche ^.
Par ujic ironie des choses, c'est le moins « poète » des deux amis, le
1. Voir sur cette date mémorable S*'^-Beuve, Caus. du Lundi, édit. de 1851,
t. m, p. 373, et Lefèvrc-Daumier, Les Célébrités françaises, p. 375 :
C'est tjueltjue chose, dit Jules Lcfèvre, d'avoir discerné avec une sûreté de sympathie
inflexible, tout • la Iraîcheur de ce génie antique, d'avoir piévenu le jugement d' la postérité
et d'avoir osé le proclamer en face d'une littérature de collège et d'athénée, encore embabouinée
de la poésie lâche et prolixe de i'abbé DeJiile et de ses élèves. On ne lui a pas ass^z tenu compte
de ce courage qui n'est pas aussi commun qu'on le pinse. Lorsqu on vit de l'opinion publique,
il y a toujours queli]ue mérite à l'alfronter : car, ne l'oublions pas, ipiand on la heurte, c'est
la plupart du temps «-lie qui nous r.'iiverse.
L'influence directe du vers d'André Chénier sur les romaiilifpies a élé signalée
bien des fois au cours du xix*' siècle. Citons ici cette page d'Edouard Grenier,
dont nous jjarlerons plus loin. Souvenirs lilléraires, page 185 :
... Tous, y compris Brizeux lui-même, nous relevions d'un jeune ancêtre commun, dont
l'influence, à partir de 1820, domine toute la poésie moderne. Je veux parler d'A. Chénier.
Invisible dans Lamartine dont les Médilaliona sont presque contemporaines do l'apparition
des poésies posthumes d'André, cachée avec un art infini chez V. Hugo, cette influence est
déjà plus sensible chez A. de Vigny : elle éclate au grand jour avec Barbier et Brizeux. Marie
procède des Idylles et des Elégies, comme les Jambt-a de Barbier des derniers vers du prison-
nier de S'-Lazare.
En 1835 Paul Lacroix (le bii)lio]iliile Jacoh) appréciait dans les poésies d'Émilc
Deschamps « le charme et la perfection d'André Chénier, son maître... v Diction-
naire de la conversation. Paris, Belin-Mandar, 1835, in-8°, tome XIX, art. sur
Deschamps.
70 UNE PREMIÈRE CAMPAGNE ROMANTIQUE
moins curieux des problèmes du style, du jeu complexe et difllcile
des Isthmes en })oésie qui eut l'honneur de faire connaître André
ChtMiier aux lecteurs de la Restauration. Henri de Latouche, à vrai
dire, eut l'intuition du service qu'il avait rendu à la poésie française,
et le jour où il édita les Idylles, il fit preuve d'un goût supérieur. Mais
il semble que, ce jour une fois passé, le spirituel journaliste oublia
ce qu'il avait fait, pour continuer à être ce qu'il était avant tout, un
chroniqueur, épris d'actualité, curieux de vivre, de jouiret de médire
de.s(»n tenii)s. Son ami, au contraire, infiniment plus artiste, retiendra
la leçon de Chénier. Au jeune poète déjà exercé au maniement de
tant de rythmes, le vers des Idylles si original en ses coupes, si varié,
si libre, produisit l'effet d'une révélation. Et toute sa vie, nous le
verrons préoccupé de couler dans le moule d'une forme artistique aussi
parfaite que possible les types les plus opposés, que lui fournira sa
connaissance des littératures étrangères et de mettre ainsi d'accord
les deux grandes admirations de sa jeunesse : M""® de Staël et André
Chénier.
LIVRE II
LE CLASSICISME D'UN ROMANTIQUE
1820-1830
CHAPITRE PREMIER
I. Un point de vue sur le romantisme. — II. Rôle d'Emile
Deschamps dans le groupe pré-romantique. — III. Le pré-
romantisme AU théâtre : La (question du drame lyrique
et celle du vers au théâtre. — IV. Le Cénacle de la Muse
française.
En la mémorable année 1820, qui vit paraître les Méditations,
Emile Deschamps traduisait un poème de Schiller et quelques odes
d'Horace. 11 montrait sa traduction de la Cloche el celle des Odes
latines, à Victor Hugo, son ami, qui en rendait compte dans la revue
qu'il venait de fonder : le Consen>ateur littéraire ^. C'étaient de stu-
1. Le Conservateur lilléraire, janvier 1821, 28'^ livraison, tome III, p. 293.
C'était l'époque où V. Hugo traduisait de longs passages de Virgile, qui parais-
saient dans la même revue : t. I, p. 120, Cacus (extrait d'une trad. inédite de
l'Enéide) ; p. 200, Achéménide ; p. 327, l'Antre des Cydopes. — T. II, p. 327,
le Vieillard du Galèse (tr. des Géor 'piques, livre IV). — Dans le t. I, \>. 'MVi, un
passage de Lucain traduit par Hugo : César passe le Rubicon. — Dans le même
périodique parurent deux odes d'Horace traduites ])ar Emile Desehanips :
Ode à Quintus Ilispinus (ode XI du livre II) dans le t. II, p. 253 et Ode à Valgius
(ode IX du même livre) dans le même tome, p. 369. — Nous savons par le Victor
Hugo à Cuerneseï/, par Paul Stapfer, Paris, 1905, in-8°, qtie Victor Hugo lui
aussi adorait Horace et le savait par cœur, comme tous les lettrés d'autrefois,
p. 28, 114.
Quant aux traductions d^Horace et de ses odes en particulier, mon savant
collègue M. Gédéon Huet, qui a fait la bibliographie des œuvres du poète latin
fpie possède la Bibliothèque Nationale, constate qu'elles ont sévi comme un
fléau depuis la fin du xviii« siècle jus(pi'aux environs de 1880.
De 1579 à 1789, pendant trois siècles de classicisme littéraire, on trouverait
une quinzaine de traducteurs des odes d'Horace ; pendant le Romantisme et
la période qui l'a précédé, de 1789 à 1840, nous en comptons quarant<'-deux.
11 est piquant de remarcjuer fpic pour un traducteur contemi)orain du début
du Romantisme, llor.iec est le iioèle de l'individualisme rêveur : » Horace inventa
la poésie nior;ile e| |iiiiloso|>hiqiie, celte poésie rêveuse, qui manipie souvent
d'un but (lélerminé, (pii si; livre à des impn'ssions fugitiv(!S, cpii s'adresse tantôt
80 LE CLASSICISME d'vN ROMANTIQUE
dieuses distractions qui charmaient les loisirs du jeune fonctionnaire^
lui paraissaient un élégant moyen d'enrichir sa culture personnelle,
et passaient, pour ainsi dire, ina])erçues.
Le fait en lui-même n'a l'air de rien ; il est pourtant plein de sens.
La curiosité d" Emile Deschamps s'éveillait aux heautés encore peu
connues des littératures étrangères, et cet amateur de toute nouveauté
s'apj'liquait ]dus que jamais à l'étude du ]»lus artiste des ])oètes latins.
Disciple de .M""' de Staël aussi ardent qu'il l'était d'André Chénier,
il cherchait déjà à conciher l'esprit de la poésie européenne avec les
traditions de l'esprit français.
L'originalité de son rôle ]>endant la ])ériode qui s'étend de 1820 à
1830 est dans cette intelligente initiative. Il n'inaugurait certes pas,
comme Lamartine, par un chef-d'œuvre une époque nouvelle de la
littérature de son pays. Il n'y a ])eut-ètre ])as, dans s<»n œuvre si
distinguée, une pièce de vers, non ])as même son admiraide Roman-
cero, ni ses belles traductions de la Cloche ou de la Fiancée de Cor inthe
qu'on puisse comparer sans excès à un poème de Vigny, à une médita-
tion de Lamartine. De telles œuvres, par leur essence même, sont
hors du temps, et demeurent isolées comme* le génie qui les inspire ^.
Ce qu'elles doivent au siècle qui les a vues naître n'est que la condi-
tion superficielle de leur apjiarilion, et ce qui les explique a d'autres
causes, ])lus jjrofondes et ]»his intimes. — L'œuvre d'Emile Des(ham])s
au contraire est la mesure de ces conditions extérieures par lesquelles
on explicjue, non ])as les grandes ceuvres, mais le goût d'une époipie.
Observateur très fin de la vie littéraire, de ses besoins, de ses ten-
dances, il comprit ce qu'il fallait faire pour rajeunir une httérature
au cœur, tantôt à l'esprit, et veut à la fois plaire, iustruire et émouvoir. » Léon
Halévy, Odes d'Horace traduites en cers français... Paris, 182'i, Préface, page ii.
L'Horace d'IIalévy est un Horace lamartinien : « sa morale, dit-il, est le plato-
nisme dépouillé de sa mysticité et de ses rêves. » Ibid., p. viii.
En tète du manuscrit inédit fragmentaire de sa traduction de Roméo et Juliette,
que M. Baldensperger nous a permis de consulter, Alfred de Vigny a consigné
quelques observations sur le style, parmi lesquelles il y a un très intéressant
jugement sur Horace. Voici ce précieux fragment :
" Du style. On nomme par dérision facture ce qui est le style même. Horace,
qui n'a guère que trois idées, serait liien surpris s'il entendait professer que la
forme est inutile et n'est rien.
« Noter ses odes, syllabe par syllabe, comme un solpltège et une partition de
Mozart. «
1. Sur ce ' mystère dynamique » quDn appelle le génie, voir le livre exquis
de l'esthéticien anglais Walter Pater, intitulé : La Renaissance, traduction
française, par F. Roger-Cornaz. Paris, Payot, 1917, in-lG. On y verra l'hommage
de ce rare esprit d'Otitre-Manclie à nos poètes, et particulièrement à nos poètes
romantiques. Cf. aussi Oscar Wilde, dans ses OpiViion.s déjà citées, l'étude originale
et profonde, inlilnléf paradoxalement : La Décadence du mensonge, p. 36.
DE l'influence DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU 81
usée. Ses traductions contribuèrent à ouvrir à l'imagination française
•des voies nouvelles. Il apjilaudit ceux qui s'y élancèrent, satisfait
pour sa part de leur avoir inditiué la route.
On va chercher très loin l'explication du Honiautisme. Elle est
peut-être toute proche et très simple. Emile Deschamps l'a donnée
dans sa fameuse Préface de 1828 : ce fut en France la renaissance
du sentiment poétique. L'œuvre du chroniqueur qu'il fut, en pleine
bataille romantique, de 1820 à 1830, répond encore victorieusement
aux adversaires de ce grand mouvement des esprits, à ceux qui
veulent y vofr, comme les classiques obstinés de la Restauration, la
déformation progressive de l'idéal français.
Notre âme latine, faite de raison claire et fine, de sensibilité discrète
et mesurée, aurait été envahie soudain au xviii® siècle par les brumes
du Nord, et, tandis que la langue et la littérature déviaient de la
tradition par l'abandon du culte des Anciens, ces modèles de l'Ecole
classique, la France, comme enivrée et folle, allait détruire tous les
principes sur lesquels reposait l'ancienne société : monarchie, reli-
gion, autorité dans l'Etat, respect dans la famille, toutes les hiérar-
chies qui étaient les assises de la patrie, s'écroulent ; la notion de
l'ordre s'anéantit, la grande iniquité de la Révolution française se
consomme, et s'il y a depuis cent cinquante aiis, dans la France
nouvelle, un mal qui la ronge, c'est l'individualisme romanticjue.
Le Romantisme serait la cause de la confusion qui règne dans nos
idées et de la perversion de nos sentiments : il semble qu'on ne puisse
être démocrate, voire même anarchiste, sans être romantiijue, sans
avoir lu les poètes romantiques.
Mais comment un pays tout entier a-t-il pu céder à un tel charme ?
La France, aux yeux des récents adversaires du Romani isine, est
comme la « Clarisse » de Richardson, ou bien l'excjulsc |»résidente de
Tourvel, c'est une honnête femme (jui s'est perdue ])our l'amour d'un
homme séduisant et détestable, et cet homme n'était pas Lovelace
ou Valmont, c'était un vagabond rév(dté contre son tcïnps, demi-
lettré, demi-musicien, un enchanteur, il est vrai, qui savait l'art
dangereux de donner une voix touchante aux passions du cœur,
rbnmiiK; culiii de toutes les faiblesses, J.-.f. R()uss(;au ^.
1. l'ifrrc Lassorrc. Lr Tioniiinlisnic français... Paris, Soric'lc' du Morciiro de
France, l',i(J7, in-8^', p. 1-73. La niiiic de iindiviilu (J.-J. Rousseau).
6
82 LE CLASSICISME d'lN ROMANTIQUE
Ainsi Jeau-Jac(iues, parce qu'il est le précurseur du Uiunaiilisme,
serai i lespousable de la grande erreur révolutionnaire.
Nous ne discuterons jjas cette thèse, nous contentant de remarquer
(pie, si les ])aradoxes niveleurs de Rousseau, quelques-uns du moins,
se si»nt réalisés, il y avait sans doute à leur succès des raisons pro-
fondes, complexes, décisives, qui déj>assent iniiniment la portée d'une
œuvre d'art. Quand il n'y aurait ])as quelcpie naïveté à iusliluer le
procès d'une Révolution (pii en délinilive a réussi, il nous paraîtra
toujours téméraire d'attribuer le renouvellement d'une société, un
ensemble aussi considérable d'événements hist(»ri(jucs, à l'influence
d'un homme, cet homme fût-il un grand ])oète ^.
Mais Rctusseau même, en tant qu'il est un grand poète, eut-il sur
le Romantisme l'action souveraine et déterminante qu'on lui sup-
pose ? C'est une question à laquelle on est bien obligé de répondre,
quand on cherche à préciser l'influence qu'il a pu exercer sur chacun
des romanti(pies en particulier, et, jniisqu'il s'agit d'un romanliipie
aussi notable qu'Emile Deschamps dans cette étude, déclarons tout
d'abord que sur lui cette influence est presque nulle.
Le Romantisme, à vrai dire, n'est pas simple et un.
Il y a eu jdusieurs romantismes. Nous aurons l'occasion de montrer
qu'il n'y a absolument rien de coiimiun entr»^ le nmiantisme français
et le grand mouvement mysticpte qu'on ap])elle de ce nom en Alle-
magne. Mais le Romantisme français lui-même se présente comme
un ensemble, en quelque façon, de phisieurs littératures en une seule.
Les influences les i)lus diverses se croisent et se mêlent à cette
époque où, dans une France renouvelée par une grande révolution
et vingt ans de guerres continuelles, commencent à se manifester
des modes de sentir et de penser inconnus à l'Ancien Régime. D'autre
part la Révolution et l'Empire, qui nous donnèrent la gloire des
armes, nous firent perdre notre hégémonie httéraire et ce n'est pas
tant l'Allemagne que l'Angleterre cpii en |»rorita. Quand éclata la
Révolution, la littérature allemande moderne n'existait i)as encore,
la nôtre était déjà toute ]>énétrée d'influence anglaise. « Il ne faut
pas, dit Brunetière, que l'Ecole de Coppet nous fasse illusion sur
l'importance de la littérature allemande. » En tout cas, l'influence
anglaise chez nous est bien antérieure à la sienne. « Les origines même
de la littérature allemande m<tderne ne sont ni suisses ni souabes ;
elles sont anglaises. A l'exception d'un ou deux caractères tels que,
par exemple, le goût déraisonné do la spéculation métaphysique —
1. Musset. Confession d'un enfant du niècle. lidil. IHi.'j, p. 22.
DE l'influence GERMANIQUE 83
tous ceux qu'on assigne à l'esprit ou au génie germanique, commen-
cent par être anglais avant d'être allemands ^. » Cela est tellement vrai
qu( si l'individualisme de J.-J. Rousseau a un caractère ethnique, on
peut dire qu'il est anglais par excellence^.
Quant à l'influence de Rousseau proprement dite, même chez ceux
chez lesquels on ne peut la nier, elle a été souvent indirecte et diffuse.
On voit i>lus clairement celle de Byron, le ])oète anglais. Quand Musset
cherche les causes du mal dont souHre sa génération, il énumère les
grands événements qui trouhlcrent l'Europe depuis 1789 ; il cite
quelques noms littéraires prestigieux : Byron est son maître, il ne
cite ])as Rousseau ^. Byron et Chateaubriand, le poète du doute et
celui de" la foi, tels furent les deux inspirateurs opposés du romantisme
lyrique et sentimental. Mais il y a loin de ce romantisme à celui de
Victor Hugo ou d'Emile Descluunps ({ui fut tout littéraire et, si l'on
peut dire, grammatical ^.
Il faut d'ailleurs distinguer avec soin les é])(>ques, et ce qui est vrai
du Romantisme français en IS'iO sérail faux en 1825. Le Romantisme
1. Brunctière. La Uuèralure européenne au XIX^ siècle. Éludes critiques sur
l'histoire de la littérature française. Paris, Hachette, 1903, in-S", 7® série, p. 228-
229.
Ce prestige de la poésie anglaise à parlii' il ■ la lin ilii xviii^ siècle et son iiifiuence
sur la l'rance ont été nettement exprimés [lar un critique anglais, M. Edmond
Gosse, dans la conférence qu'il fit à l'aris, le 9 février 1904, sur ce sujet : L'In-
fluence de la France sur la poésie anglaise.
« Quand nous arrivons à l'aube d'un âge nouveau, quand nous examinons, pour découvrir
des emprunts exotiques, les écrits des pionniers de la renaissance romantique, nous constatons
que le prestige est tout entier du côté britannique. »... « L'œuvre d'André Chénier (écrivain
à certains égards plus moderne que Cowpcr et Burns) révèle, dans ses parties les plus conven-
tionnelles, une préoccupation de la poésie anglaise bien plus grande qu'aucun critique français
ne l'a noté. » ...» La réaction contre la sécheresse et les platitudes dans la littérature imaginative
fut complète et systématique en Angleterre longtemps avant qu'elle ait été acceptée par les
classes intelligentes en France... En Angleterre, avant 1807, la révolution était complète
dans l'art essentiel de la poésie même. Wordsworth et Colcridge avaient achevé leur réforme
qui était d'une nature absolument radicale... Crabbe, Campbell et même Walter Scott avaient
totalement révélé la nature de leur génie, avant que la France ait eu pleine conscience des
leçons de Chateaubriand. <^)uand la seconde époque romantitjue fut révélée en France, l'èro
grandiose en Angleterre- était close. L'année Mi'2'1, (]ui vit Alfred de Vigny, Victor Hugo et
Lamartine monter à l'horizon de France comme une constellation nouvelle d'un éclat sans
égal, vit aussi à Rome les funérailles de Shelley, dans ce jardin de la mort, où peu de temps
auparavant Keats était entré, et la retraite de Byron à Gènes, son dernier séjour en Italie.
2. Cf. Joseph Tr-xte. Le Cosmopolitisme de Jean-Jacques Rousseau, élude
sur les relations littéraires de la France et de V An^^lelerre au xviii^ siècle... —
Paris, Hachette, 1902. In-16.
.3. Musset. La Confession d'un enfant du siècle... Paris, Charpentier, 18'i5,
in-8°, chap. II et on particulier p. 14-17. Avant Chateaubriand, « prince de poésie »,
Musset cite Gœthe, r.iuleur de Werther, qu'il met sur le mémo raii'j ijui' lîyron.
'.. IJrunetière (P,. I >. M., 1 -r maj iggfj^ p 217) :
Il ne faut jamais oublier qu'in France, avant tout et par-densus tout, le nmwuilisine a
été une révolution de la langue.
84 LE CLASSICISME d'uN ROMANTIQUE
est lin mol <iui a lini ])ar riHdin rir des jiréotHupalKuis fort étrani^ères
à la lit Irral lire. Mais il a oomnienoé par cire un mouvement exclusive-
ment littéraire, et c'est à ses origines que la ])ersonnalité d'Emile
Deschamps va nous permettre de l'étmlier.
En essayant ainsi de l'isoler de tous les éléments qui ne constituent
pas son essence originelle, nous avons plus de chances de mieux le
saisir tel qu'il est. ,
Pour nous en tenir au romani ismc |iiirt'iiiriil liltéraire, c'est-à-
dire à l'état d'es]irit des artistes dans les premières années de la
Restauration, cpi'a-t-il eu ]>our ohjet sinon de refléter la couleur de
l'époque, son « costume», si l'on jicul ainsi dire, cl loul ce ipii flattait
alors l'imagination ? Victor Hugo ne s'est éjjris de l'idéal démocra-
tique qu'après avoir chanté le Sacre de Charles X et les Vierges de
Verdun. Mais il resta le même au cours de ses métamorphoses : un
poète merveilleusement doué i)our la forme et le relief de l'expres-
sion, pour l'éclat et la richesse iné])uisable des images. C'est la tech-
nique de son art qui l'intéressa tout d'abord, et il se soucia avant tout
de retremper ses instruments d'expression.
D'ailleurs ni le talent d'Emile Descham])s, ni le génie d'Hugo ne
se libérèrent du premier coup du joug de cette tradition qu'ils com-
battaient, et leur vers, dégagé des entraves de l'ancienne métrique,
s'il obéissait déjà aux cadences plus variées, plus vives de Chénier,
portait encore l'empreinte des images pseudo-classiques. L'imagina-
tion des poètes ne se renouvelle pas aussi vite (pie leurs rythmes ^.
Le talent n'y sullit ])as et nous vcitoiis (juc l'imaginât ion dnn Des-
chamjts resta toujours tributaire de ses devanciers. ()uoi (|u'il en soit,
si son romantisme, à ré]»o(pie du moins où il travaillait, cote à côte
avec Victor Hugo, a un caractère distinct if, c'est un art merveilleux
1. S'^-Beuvc, à la suite de son Joseph Dclornte dans les Pensées (Poésies com-
plètes. Paris, Charpentier, 1869, in-S", p. 13fi) parle contre ceux qui se piquent
ode retrouver dans l'alexandrin de Racine tous ces perfectionnemciils modernes
de mécanisme et de facture. A les enlrndn', lorsqu'André Chénier fait de bons
vers il ne les fait pas autrement (|ue Racine.» L.i facture; d'André Chénier est
selon lui toute nouvellf.
Il fmprunle des r>xemi)les de forme nouvelle à Hugo, à Pierre Lebrun, à Rar-
thélemy et Méry, à Alfred de Vipny, à A. Soumet, il se cite lui-même e-t ajoute :
Emile Dcscliamps, dans une épîtrc à son ami Alfred de Vipny, lui parle de cette lyre
antique :
Que Chénier réveilla si fraîclic | et dont l'ivoire
S'érliappa 8an};lnnt de ses mains.
Dans la traduction déj.î célèbre, quoique inédite encore, de lioinéo cl Jiilictle, Mercutio,
blessé à mort, s'écrie en plaisantant :
Le coup n'est pas très fort ; non, | il n'est pas sans doute
Larjre comme un portail d'église, | ni profond
Comme un puits ; | c'est égal, la botte est bi'-n .'i fond.
LA VEINE VOLTAIRIENNE DU ROMANTISME FRANÇAIS 85
de tirer parti de toutes les ressources de la langue, el de produire une
musique nouvelle avec des mots assemblés.
Emile Deschamps n'avait pas le génie de son glorieux ami ; et
justement parce qu'il ne fut pas un de ces hommes éclatants, profonds,
originaux, qu'on a peine en lous temps à appareiller, cet esprit gra-
cieux, d'une culture superficielle et variée, poète agréable et mondain
accompli, qui n'allait pas être sans hardiesse dans son goût décidé
pour toutes choses nouvelles, ce lettré de l'ancienne France qui fut
dans sa vieillesse un des premiers admirateurs de Baudelaire ^ est
un exemplaire remarquable de la première génération romantique.
II
Ce qu'il y a de curieux, c'est que le talent de Deschamps, sa per-
sonnalité littéraire, tout à fait indépendants de l'influence de Rous-
seau, se sont développés dans le rayonnement du génie de Voltaire.
Nous l'avons vu grandir sous l'aimable tutelle de son père. C'est
dans le salon de la rue Saint-Florentin qu'il nous faut revenir pour
déterminer le point de départ exact du mouvement poétique qui va
renouveler la littérature pciulanl la Restauration.
Dans cette jolie étude que nous avons déjà citée : Une Soirée en
1775, où se mêlent avec une mesure exquise la grâce émue du sou-
venir et la satire piquante du temps ])résent, E. Deschamps fait revivre
la vive et spirituelle physionomie de son père ; il y rend un hommage
à Voltaire, bien intéressant sous la plume d'un romantique :
Un salon d'aujourd'hui et un salon de mon temps, me disait mon
père, ne se ressemblent pas plus que Mérope ne ressemble à la tragédie
qu'on a donnée hier aux Français — Cette tragédie était... non je ne la
nommerai point ; — mon père avait un goût si sûr que je ne veux pas donner
un certificat de médiocrité à l'un des deux cent cinquante principaux
auteurs dramatiques de l'époque ^.
Tel est le ton du polémiste. 11 avait comme critique un bon sens
très fin avec un tour é|)igrammatique dans l'esprit. Son goût en
matière httéraire ne fut jamais très éloigné de celui de son père.
L'objet de leur admiration fut i)arfois dlITéreut ; c'étaient les mêmes
yeux qui regardaient.
1. Baudelaire. Les Fleurs du Mal, :J« édilion. J'aris, M. Lévy, 1869, ia-8°,
p. 104. Lettre d'Emile Deschamps à Baudelaire, datée de Versailles, 14 juil-
let 1857, publiée, en appendice, parmi li-s ( Justificalwes » de l'ouvrage.
2. Œuvres complètes d'Emile Deschamps, t. III, p. 19-20.
86 LE CLASSICISME d'vN HOMVNTIQUE
Il goûtait un ])laislr extrême à voir juitour de sou ])ère, se grouper,
dans le salon de la rue Saint-Florentin, ses jeunes et brillants amis :
Ainsi, je fus heureux quand, je ne sais pourquoi,
Les poètes nouveaux vinrent tous jusqu'à moi ^.
Il ne savait ])ourquoi, dit -il avec grâce. Ignorait-il qu'il avait ce
qu'il faut ]»our jdaire : l'intelligence fpii se donne la peine de com-
prendre les autres, et cette modestie rare, un délicieux oubli de ^i :
J'ai suivi leurs combats et j'assiste à leurs jeux ;
Leurs triomphes, leurs chants m'enivrent : je les aime
De tous ces dons du ciel que je n'ai pas moi-même ^.
Ces vers expriment joliment l'affectueux enthousiasme qui l'ins-
pirait en amitié, et l'on conçoit aisément l'accueil qu'on lui faisait
à 1 Elysée-Bourbon, dans la famille de ^ igny, et chez ses amis de
plus fraîche date : les Nodier, qui habitaient alors la rue de Provence,
Victor Hugo, auquel il rendait visite rue de Mézières, et bientôt
a]>rès rue du Dragon ; les ilességuier <jui réunissaient rue du Ilelder,
dans un des salons les plus aristocratiques de Paris, les poètes toulou-
sains, « fils de Clémence Isaure », lauréats des Jeux Floraux, et chez
lesquels l'avait conduit un de ses vieux amis, qu'il apjielait son
maître : Alexandre Soumet '.
Il y avait déjà longteinjis (|u' Emile Descbanqts admirait Soumet.
Dans le salon de son père, vers 1819, avant ra]>parition des Médita-
tions, il faut songer qu'un seul poète vivant paraissait digne d'être
comparé à Millevoye, c'était Alexandre Soumet. A la veille du Roman-
tisme, l'élégie de la Pauvre fille était une merveille de ])athétique, et
l'on aura des larmes, rue Saint-Florentin, pour le Petit Savoyard,
d'un autre ])oèle toulousain, ami de Soumet, de Jules dé Rességuier,
Alexandre Guiraud.
Ainsi se reniuivelait autour de 1820 l'élite des esj)rits f(ui depuis
tant d'années se rencontraient chez les Deschamps j)Our causer de
littérature et d'art, et renouer l'alliance du lyrisme avec l'esprit
français. Elle se reformait chez des Parisiens de fine culture.
La conversation chez eux était un art. Et l'un de leurs grands
mérites est d'avoir contribué à en maintenir la tradition d'un siècle
à l'autre. Que pensait M. Deschamps le ])ère de cet art de causer ?
0 C'était, disait-il à son fils, quand il lui contait ses souvenirs de
1. Poésies. Kriition de 18'i1 : Aiu Mânes de Joseph Delorme, p. 116.
2. Ibidem, infra.
3. Pnésies. ]-^(iition <\c 1811, p. I.'l."» : A Alesandre Soumet. — Sur Soumet,
cf. Lcfèvre-Dtumier, l<s Célébrités françaises. Ibid. p. 417-437.
LA VEl.NE VOLTAIRIENNE DU ROMANTISME FRANÇAIS 87
l'ancienne société, un art plein de charmes et de secrets que la
conversation poussée à ce degré entre gens d'éducation libérale.
Bien entendu, les femmes tenaient le dé... Philosophie, poésie,
beaux-arts, anecdotes, histoires, souvenirs, on mettait tout en
œuvre, après avoir tout réduit aux proportions d'une soirée...
Le seul rôle à jouer était celui d'homme bien élevé ^. »
Emile Deschamps, en rapportant les c[ualités (jui convenaient,
suivant son père, à l'homme de bonne compagnie, se définit ainsi
lui-même, tel qu'il apparaît au milieu de la génération romantique,
point du tout homme de lettres, mais simplement un galant liomme et
un homme de goût.
On lui a fréquemment reproché d'avoir dissipé son Laleiit ^ eu mille
œuvres de circonstances, petites pièces fugitives que son amabilité
ne savait pas refuser. Mais c'est chez lui un trait de caractère que le
désir de plaire. Sa sociabilité rapi)arente à M'"^ de Staël ainsi qu'à
Voltaire. Il jouissait comme eux de la compagnie des ^ens distingués
qu'il aimait et n'était même en possession de toutes les ressources de
son esprit que quand il causait avec eux.
Il y a des gens qui naissent amateurs au meilleur sens du mot. Toute
espèce d'application ne leur convient pas, et c'est assurément une
infériorité réelle. De telles natures, fussent -elles remarquablement
douées, ne produisent jamais ce qu'on attend d'elles 3, On comprend
que la vie d'un homme de ce genre soit plus intéressante encore que ses
œuvres. Son talent d'écrivain ])roduit un peu l'efTct d'un ruisseau
qui se perd dans le sable : il ne tient pas les promesses de ses brillants
débuts ; mais le causeur ne cessa pas d'éblouir et de charmer.
11 avait pour cette catégorie d'esprits que Voltaire a]>]»elle les
« connaisseurs », une sorte de prédilection, et c'était un des liens qui
l'unissaient encore à l'ancienne société. « Presque tout le monde, dit-il
en songeant à elle, parlait et ])arlait bien des œuvres et des questions
littéraires, ]»arcc <|u'il y avait aioi-s un grand iKunltrc de connaisseurs-
amateurs *, et maintenant il n'y a |»lus de connaisscuis (pie les hommes
de l'art qui sont envieux et systémalicpies ^. )> I.'aimablr et doux natu-
rel d'Emile Deschamps s'échimlliiil qmhimfnis contrcî la méchanceté
}»roverbiale des auteurs ; liii-mrinc axaiL des nerfs, bien (|ii il eût
1. Œui're.s compU'lPs, t. III, p. 21.
2. L'auteur de Victor Hugo raconté (O^ ('«liiion, jyCi'i, l. Il, p. h^) dira d'Éniile
r)escliani|)S : « Il y avait en lui un in'uscur cpii s'est monuayi' en hoiiimo du
monde. »
3. Œuvres compU-tr s, l. 111, y. 21.
4. Œuvres complètes, t. 111, p. 21.
5. Ibidem, infra.
88 LE CLASSICISME d'uN ROMANTIQUE
encore plus de bon sens, et, malicieux, il aiguisait de temps en temps
une épij^ruinme. l'exprimant en une de ces vives formules anlithéti-
ques iiù il excellait :
Somme toute, concluait-il. nous copions aujourd'hui les fauteuils
et les canapés du temps de Louis XIV et de Louis X\ , cest très hien ;
si nous imitions quelques-uns des hommes qui s'asseyaient dessus, ce
serait encore mieux ^.
Ce qui hii ( onciliait donc, au début de la période romantique, les
sympathies les plus diverses, c'était l'esjirit cpi'on retrouvait en lui
de ce xviii® siècle ironique et sensible, qui fut peut-être l'époque la
plus originale de notre histoire, celle où le bon sens critique de notre
race se tempéra de grâce pour mieux séduire, où cette charmante
sociabilité, qui nous gagna le monde, atteignit son point de perfec-
tion. Si Deschamps parut s'écarter de sa voie naturelle dans le plus
beau moment de son ardeur romanti(|ue, nous vorr(^us c(^ (ju'il faut
])enscr de cette a])parente infidélité. Il n'y a pas jus(pi'à Tattrait des
littératures étrangères, subi ])ar lui très ]irofondément, qui ne lui
fournît l'occasion de montrer à quel point il restait attaché aux tradi-
tions de l'esprit français ^.
Son frère Antoni, le futur traducteur de Dante, véritable nature
d'artiste inq)ressioimable et primesautier, qui vécut trop au gré d'une
imagination fantasque, un |uii déréglée, et dont rœnvre pttétique
a ]>lns de s])ontanéité et de profondeur (jne cidle de son frère aîné,
Antoni gai'dait comme Emile, avec une sorte de piété, le souvenir de
ces ])remières amitiés romantiques. L'était là le Ixni temps, dit -il à
un ami :
ous veniez
Les plus jeimes vantaient Byron et Lamartine,
Et frémissaient d'amour à leur Muse divine ;
Les autres, avant eux amis de la maison.
Calmaient cette chaleur par leur froide raison,
Et savaient chaque jour tirer de leur mémoire
Sur Voltaire et Lekain quelque nouvelle histoire ^.
Les voilà ces premiers Romantiques ! c'étaient tous des jeunes
geus du meilleur monde, nourris de la moelle des ri'u\ res classiques,
et qui lisaient leurs premiers vers à un lettré du xviii^ siècle, disciple
\. Ibidem, p. 24.
2. Lanson (Rev. d'IIisl. littirnire <Ie la France, t. VI, 1899, p. 2).
3. Poésies d 'Antoni Deschamps. Livn/ II. Dvrnirres Paroles, XIX, p. 108
de ledit, de 1841.
ROMANTISME ET TRADITION 89
fervent de Voltaire, admirateur passionné de sa tragédie de Tancrède ^.
M. Deschamps le père n'avait pas eu besoin de se convertir à Rousseau
pour cultiver en lui et développer chez ses fils le sentiment de l'art et
le goût du romanesque.
On oublie trop, quand on oppose au lyrisme romantique l'intellec-
tualisme desséchant du xviii^ siècle, que la sensibilité ])araît dans la
littérature, dès les premières années du régne de Louis XV, et qu'à
côté de Fontenelle et des beaux esprits raisonneurs, il y avait, sans
parler de Rousseau, des philosophes comme Vauvenargues, des
écrivains comme La Chaussée, Marivaux, qui rendaient aux pas-
sions du cœur la place qu'elles doivent occuper dans la littérature
et pensaient cjue l'inspiration doit venir, dans les arts, bien moins de
la raison, que du sentiment ^.
Peut-on refuser le « don des larmes » à l'auteur de Zaïre ? et parce
qu'il composa La Heiiriade, ne peut-on trouver dans l'œuvre immense
de \ oltaire aucun sentiment poétique, aucun vers charmant ? Sa
critique et l'influence sociale qu'elle exerça, retiennent d'abord l'es-
prit, et l'on ne considère ])oin1 assez l'essentielle diversité de son
tempérament, ardent et vif, irritable et léger, aux flots innombrables,
avec de la fantaisie dans le bon sens et de la mesure dans le caprice.
Le philosophe fait oublier le poète très bien doué qu'il était, en prose
comme en vers, et l'on néglige ses poésies fugitives, merveilles de
grâce et d'esprit ! D'autre part l'homme, c[ui élargit l'horizon de la
tragédie française et qui révéla Shakespeare à la France, peut avoir
eu bien des étroitesses et surtout, après de beaux élans d'audace,
d'étranges retours en arrière ; il nai fut pas moins un excitateur des
esprits auxquels il communiqua le 'mouvement et la vie.
On a beaucoup exagéré l'influence de Rousseau sur le Romantisme
au détriment de Voltaire. Suivant cette opinion, ce serait même contre
Voltaire et son école que le Romantisme se serait dressé. Ce n'est pas
absolument faux, mais c'est surtout une apparence qui tient à ce que
les classiques de 1820 se réclamaient, en même temps que de Boileau,
de certains })rincipes du goût voltairien. Voltaire en matière de versi-
fication et de lechni(iue artistique avait parfois renchéri, en effet, sur
l'auteur de VArl poéli(]ue. Nous savons ce qu'Emile Deschamps
pensait du « vers flasque » de ses tragédies ^, mais comme il appréciait
1. Éniile Deschamps. Œuvres conipL, I. III, p. 21.
2. Lanson. Les Orii^ines du draine cunlemporain. Nivelle de La Chaussée et
la comédie larmoyante, 3''édit. Paris, Ilachctlc, 1903, iii-8°. — Daniel Mornel. Le
Romantisme en France au xyiii^ siècle. — Paris, Hachetle, 1912. Iii-H".
3. Ém. Deschamps. Œuvres romid., lil, p. VJ.
90 LE CLASSICISME d'iN ROMANTIQUE
le vers s]>iriluel, ailé de ses ])oésies fugitives. Il faut le répéter : tout
est dans NUItaire. hardiesse et timidité, et Ton peut en appeler d'une de
ses idées à Taulrr. C'est le cas pour tous les grands artistes d'une
époquf di' liajisitiou. I/;i\tuir les sollicite, mais ils sont retenus par
les Iradilions de leur art. et leur (X'uvro. comme leur jtensée, est parfois
ambiguë.
^'ollaire, à vrai dire, fut un novateur en son temj)s, et si ses
tragédies même ont un grand intérêt historique, c'est ^luelies pré-
parent la scène française aux nouveautés du drame romani ique ^.
Quand Emile Deschamps songea à donner en 182t) au public la
re])roduction exacte d'une pièce de Shakespeare, il choisit Roméo et
Juliette, non pas parce que Ducis, vingt ans avant lui, avait choisi
cette pièce et avait échoué dans sa tentative, mais parce qu' « avec
beauc(mp ]»lus de i»<)ésie, il est vrai, et de natvn'el, ce drame, dit -il,
se rapproche d'une tragédie romanesque de \oltaire ^. »
Ainsi donc une des œuvres capitales du Romantisme, les traduc-
tions de Shakespeare, (jui inarcpienl une date dans l'histoire de ntttre
littérature e! ((msacrenl l'étabiissemtint définitif en France de l'in-
fluence des littératures euroj»éennes, sont présentées par Emile
Deschamps au j)ublic, comme l'exigeait l'histoire, sous le patronage
de \ oit aire.
L'esprit de \ oit aire ne se retrouve pas seulement dans la curiosité
d'Emile Deschamps ]>our les littératures étrangères; il le garantit
elTicacement contre riiifluence de la société royaliste et dévote de la
liestauration.
Ni V Académie des Jeux Floraux dv Toulouse, ni la Société royale
des Bonnes lettres, qui fut fondée en janvier 1821, pour la défense de
la religion et de la monarchie, ne le conqUèrent ])armi leurs membres
actifs. Qu'il ait eu ]»eu de sym]>athie jiour ce dernier groupement,
organisé par les Ultras, où il voyait ])Ourlant, auprès de (Ihateaubriand
et de Nodier, son jeune ami Nictor Hugo, mais où il fallait, jtour
réussir, s'ins]tirer des idées d<- MM. Herryer, (ienoude et de Bonald,
cela n'a rien qui étonne de la ]tart de l'auteur du Tour de Faveur et
1. Hriiri Lion. Les Tragédies de Voltaire... Paris, Hachotto. In-8*'.
■2. Ibid., V, p. 'i.
DESCHAMPS ET LE GROUPE PRÉ-ROM A>ÎTIQLE 91
de l'ami d'Henri de Latouche ^. Mais il est siiij^ulier qu'il n'ait pas
été couronné par les Jeux Florauv et qu'il n'ait même jamais pris
part aux concours poétiques de Toulouse. On retrouve sur les listes
des Recueils de l'Académie les noms de tous ses amis ; on n'y voit pas
le sien. Alexandre Soumet, Alexandre Guiraud, comptaient parmi les
fils glorieux de Clémence Isaure ; Jules de Rességuier avait, comme
« mainteneur », une voix prépondérante au jury, et ([uaud \ . Hugo,
proclamé maître ès-jeux, a])rès le couronnement de ses odes sur les
Vierges de Verdun et le Rétahlissemenl de la statue de Henri IV, eut
perdu le droit de concourir, il recommandait encore à Rességuier les
œuvres de ses amis : Soumet, Alfred de Vigny, Saint- Valry, Rocher,
Gaspard de Pons '^.
En 1822, Hugo recommande François Durand, ce « Protée du pseu-
donyme », dont on pouvait lire les essais poétiques dans les revues
du temps, sous la signature d'Holmondurand ou de Durangel ou de
Durand de Modurange ^. Il n'est jamais cjuesLion d'un poème de
Deschamps.
C'est qu'à vrai diie, le genre troubadour florissait encore à Toulouse
en 1820, et peul-èlre Emile Deschamps qui imitait Millevoye en 1816,
dans VAlmanach des Muses, trouvait-il qu'il y avait mieux à faire
que de persévérer dans un genre, où triomphait la fadeur, et qui
malgré tant d'essais, ne donnait rien. Il cherchait déjà, nous le
voyons par sa traduction de la Cloche, à renouveler les thèmes lyri-
ques, en imitant ceux cjuil admirait chez les grands poètes étrangers ;
il sftngeait sans doute à son adaptation du Honiancero espagnol et
puis les questions de théâtre occupaient avant tout son attention.
Il ne ménageait cependant ])as les comjiliments à ses amis de
Toulouse. Frappé du pédantisme, qui présidait aux concours de
l'Académie française, et du caractère olficiel et glacé de la cérémonie
de la distribution des récompenses, il lui opposait la sj)ontanéité, la
bonhomie et l'enthousiasme toulousain ^.
Cet élogf (jii'il ]iiil)lif'ra en 182.'î dans la Muse jrançaisc, il d('\ait le
1. Son nom fifinrf p;irnii l;ni( d'aiilrcs cl connue celui de ses amis sur i'.l;t-
nuairc rie la Société, mais tout le Paris aristocratique et lettré s'y trouve et cela
ne signifie rien. Nous ne relevons dans les Annales de la Liltéralurc et des Arls,
qui était le bulletin littéraire de la .Société des lionnes Lettres, (ju'un poème
de Deschamps, la romance- inlilulée : La Noce d'Elniance, qui parut en 1822
(cf. tome IX, p. /.OG).
2. l'aid Lafond. \j'Anbc romaiilL'jur. Jules de liesse }^uier cl ses (iniis. i'aris,
Merc. de France, in-8°, p. 58.
3. Cf. Notice de Fiiré dans Victor llw^o avant 18.'iO, p. 138.
4. Muse française, 1" se|)t. 1823.
92 lÎE CLASSICISME d'lN ROMANTIQUE
décerner dès 1820 à ses amis toulousains dans les cercles où il fré-
quentait à Paris. Soumet et Guiraud le savaient bien, eux qui, du
fond de leur ])rovince, préjiaraient par de savantes intrigues le succès
prochain de leurs tragédies.
Emile Desrham])S comptait-il beaucf»uj> sur l'imagination de ses
amis, sur l'originalité de leur style ]tour renouveler le genre drama-
tique ? Il n'en est ])as moins vrai cju'il s'emplo^^ait de tout son zèle
aimable dès 1819 à servir leur réputation ^.
Ainsi Deschamps répandait jusqu'à Toulouse la gloire renaissante
de Chénier qu'on applaudissait chez son père. Et quand Victor Hugo,
dans la ])remière li\Taison du Conservaieur littéraire, montrait combien
les défauts de ce ])oète étaient compensés par mille beautés nouvelhs,
il était l'interprète du salon de la rue Saint-Florentin. « Tel tableau,
dit-il, présente ce qui constitue l'originalité des poètes anciens, la
trivialité dans la grandeur... (^ue manque-t-il à ces vers ? une coupe
élégante : nous préférons cependant une pareille barbarie à ces vers
qui n'ont d'autre mérite qu'une irréprochable médiocrité. » Hugo
ternine son article par un jugement qu'on pourrait croire parti de
la y)lume d'Emile Deschamps : il admire chez André Chénier « l'em-
preinte de cette sensibilité ]»rofonde, sans laquelle il n'est point de
génie et qui est ]»eut-rtri' le génie môme » et il ( nuclul en ces termes :
« Qu'est-ce (ju'un ])oèt(î .' un lionimf «pii sent fortement, ex])riTnant
ses sensations dans une langue ])lus expressive. La ])oésie, ce n'est
presque que sentiiMcnt. dit \ oliair» ^. »
Voltaire invo(|ué ])ar \ictor Hugo ])our définir la poésie!
Gela caractérise à merveille le ])oint de déj)art classicjut du Roman-
tisme littéraire, c'est la justification de ce mouvement prétendu
révolutionnaire.
Eu attendant justification plus coin])lète, nous voyons qu'au mois
d'août 1820, le même Conser^'atear littéraire, dans sa 19*^ livraison,
annonçait cette grande nouvelle : « M. Alexandre Soumet, de l'Aca-
démie des Jeux Floraux, vient d'arriver à Paris. (îet enfant d'Isaure
qui occui)C un rang si distingué ])armi nos jeunes poètes, rapjiorte
dans la capitale des ouvrages longtenq)s médités dans la patrie des
troubadours. )> La Revue annonçait, en même temps que le T^urni^
de Pichat et son Léonidas en ]>répnration, une Ch/temnestre et un Saiil,
les deux pièces fjue Soumet comptait faire jouer cette année même
1. Cf. Iftire do Soumet citée par L. Séché. Le Cénacle de la Muse Française,
p. 27.
2. Conservateur littéraire, 1810. V^ livraison, p. 23, arlicif sur les Œuvres
d'André Chénier.
DESCHAMPS ET LE GROUPE PRÉ-ROMANTIQUE 93
grâce au concours d'Emile Deschamps et de ses amis. Soumet appor-
tait avec lui le manuscrit du Pelage de Guiraud et il écrivait ces
lignes au laborieux provincial :
« J'ai su par Emile que tu travaillais aux Macchabées. Point de
précipitation ! des vers sim})les el la ])lus grande pureté de style... ^ »
Apparemment Soumet n'entendait pas comme Hugo et Deschamps
la leçon donnée par la publication d'André Chénier, mais il n'en
continuait pas moins à les voir, s'il ne les comprenait pas tout à fait.
On se cherchait alors, pour se compter, pour s'encourager et s'aimer,
et l'on ne se demandait pour le moment pas davantage. « Ma vie est
assez triste, mon ami, écrivait Soumet à Guiraud : l'hiver et la soli-
tude à Auteuil sont des muses sans ins])iration... Tous nos amis te
disent mille choses. Je suis allé l'autre jour passer la soirée chez
Emile, où je les ai tous rencontrés ^ »,
Tous ces amis, c'étaient les familiers du salon de la rue Saint-
Florentin, les membres du premier Cénacle, prêt à se former autour
d'Emile Deschamps, à la fin de l'année 1820. On les reconnaît à leur
enthousiasme pour tous ceux qui portent le nom de poète. Ils s'ai-
maient entre eux, quelles que fussent leurs tendances. Ce groupe qui
commence à s'organiser a les grâces de l'adolescence. II a la forme
indécise des choses qui s'éveillent et l'immense bonne volonté. C'est
un milieu composite, à vrai dire, où rien ne s'exclut, où l'avenir ne
se dégage pas encore des liens du passé. Baour-Lormian y reçoit les
com])liments de Victor Hugo, Brifaut et Chènedollé se partagent
les éloges d'Alfred de Vigny. Les vieilles gloires sont respectées des
jeunes gens qui se regardent comme des frères. Hugo, dans une lettre
à Vigny, se plaint de la politesse trop cérémonieuse d'Emile Des-
champs envers lui ^.
Ainsi le romantisme débutait sous les auspices d'un sentiment
poétique par excellence, l'Amitié, une amitié complimenteuse assuré-
mont. C'est Hiigo qui, dans cette lettre encore, nomme Soumet et
Pichat <( ces deux rois futurs de notre scène » *. Le Dauphitiois Pichat,
qui floiiriera à son nom la forme romanticpie de Pi( liald, va faire
ay>i)laudir son Turniis, en attendant le succès éclatant de Léonidas.
C'est une des gloires du Cénacle. Soumet y présente ses amis Guiraud
et Rességuier, Victor Hugo et son plus intime compagnon d'enfance,
1. Cité par L. Séché. Le Cénacle, p. 31.
2. Ibidem.
3. Lctlrr- citée par E. Dupuy. Alfred de Vif^nif. I. Les Amitiés. Paris, Soi-iélé
française d'iniprimcrie et do librairie, iii-8", p. 218.
4. Ilndein.
f)4 LL t.l.ASSICISMK d'un ROMANTIQUE
A<.l<»l|»l)t' (le Saint -\'alry qui (.'nllabdre au Conser^'ateur littéraire. Le
coinle l'ramt* d'H<»u(lt'l«)t, ancien aide de camp du jtrinoe d'Eckmûhl,
Gaspard <!•• INms. lieutenant de la Garde royale, tous les deux cama-
rades d'Alfretl de N ii^ny, accomi)aj;!ient aux soirées de M. Jacques
Deschamps Je plus ancien anal d'Emile. Si nous citons encore Jules
Lefèvre et Belmontet, que leur ])assion pour les littératures étran-
gères et j)our le souvenir de l'Empereur recommandait à Emile
Descham])S et à Henri de Lalouche. nous aurons une idée de la diver-
sité des tendances et de l'antipathie des tempéraments (pii s'effor-
çaient |iiiurtant de fusionner au s(ùu du premier trroupe roiuaiit i<|ue ^'.
Lal<»uche n'allait pas tarder à s'en évader, et ce sera la première
défection ; mais il n'avait |>as encore rompu le charme qu'entretenait
parmi ces poètes la présence d(^ ipn-hpies femmes, leurs gracieuses
énndes : M'"^ Amable Tastu, TNI"!^ llortense Céré-Barbé, surtout la
déhcieuse Marcelline Desbordes-\ almore. M'"^ Sophie Gay venait
à ces réunions avec sa fille Delphine^, et les soirs où la jeune fdle
entrait dans le salon de la ru<' Samt-Floreutiii. tous ccis jioètes
croyaii'Mt voir a|»paraîlre la Musc dtmt ils rêvaient. M^'*' Delphine
1. Sur l<-s nn'rnl)n's du iimnicT Cén.Tcio roiuantiquc, coiisulliT les ouvraçrcs
fl'Kdni. Hirt'. d<> Léon Séché, d'E. Dupuy.
2. Kii 1851 S"^-lîeuvo écrivait à l^iuili' Dcscliatiips j)()ur If consullir sur
CPtto époque lointaine. Nous devons à celte consultation une pajrc charmante
de Deschamps, où revit i' la Delphine de la Muse » — « Qu'était Delphine alors ?
demandait S'^-Beuve », « je connais bien la M""^ de Girardin d'aujourd'hui,
mais non la D<lphine d'autrefois... Que semblait-elle ? Élait-clle bon enfant ?
Annonçail-elle, comme poète, de la force ou de la sensibilité ? ou de la forme ?
Quel avenir lui prédisaient les augrures ?... Naquit-elle, le casque en tête ? Était-
elle Clorinde ? » M. Marsan a publié pour la première fois cette lettre (cf. La
lialnille romantique, p. 9.5). La réponse d'Emile Deschamps, qu'on va lire, fait
partii- <les jtapif-rs de S'^-Bcuve conservés à la Collection Loveiijoul de Chan-
tilly. i:ilr .si inédile :
Versailles, lundi, 10 février 1851.
.Mcm cher S'*-Bouve. Oui : elle était h la fois bnlle, simple, inspirée comme la Muse, simple
et bon enjani, c'est le mol, et disant les vers avec élégance et grandeur, comme elle les faisait
alors. Ceci est ressemblant, ainsi que le portrait d' Hersent, où elle a cette écliarpe bleu-clair,
comme ses yeux. Tous les poètes lui prédisaient alors la couronne de l'Éléirie lyrique. Son
talent tout jeune nous paraissait devoir être un mélange de vigueur masculine avec une sen-
êittilité de femme du monde, plus atleclée des choses de la société que des spectacles de la nature,
plus nervi'use que tendre, plus douloureuse que mélancolique, le tout, marchant de concert
avec beaucoup d'esprit réel, sans prétention, et se manifestant sous une forme de versification
pure, correcte, savante même et assez neuve alors. Soumet par.iiasait être son modèle, il y
avait dans son style un prand éclat tempéré par un goût déjà sûr. Sa conversation était pleine
de substance et ne visait jamais au bel esprit ; souvent enjouée, sans grimace jamais. Voilà
mes souvenirs, très présents...
Dans une seconde lettre, il ajoutait ceci :
Je ne vous ai pas rappelé qu'en 1821 ou 1822, M"* Delphine fut surnommée la Muse
de la Pairie. Elle avait chanté Jeanne d' Arc dans un dithyrambe, et les glorieux désastres de
Waterloo et de l'armée de la Loire. De là cette figure de Clorinde-poète... que sa mâle beauté
DESCHAMPS ET LE GROUPE PRÉ-ROMANTIQUE 95
venait de i)ublier sa ])ièoe : l'Ange de Poésie, Emile Deschamps lui
adressait ses vers :
A Mademoiselle Delphine Gay,
Quelle est cette beauté qu'un bel ange accompagne ?...
L'azur de ses grands yeux brille mouillé de pleurs.
Oh ! quittez vos palais ou la verte campagne,
Donnez-lui des paifums, des sourires, des fleurs...
Courons !... Est-elle Reine, ou Déesse, ou Bergère ?
Faut-il aimer, hélas !... admirer ou prier ?
Elle chante, et devant son écharpe légère
Corinne courberait l'orgueil de son laurier ^ !
A la faveur de ces illusions qu'entretenaient le sentiment et l'ima-
gination, en un mot la jeunesse, les premières années du Roman-
tisme de 1822 à 1825, vont oiïrir un étrange spectacle. Nous allons
voir Victor Hugo a])plaudir sur la scène les tragédies exsangues de
Soumet, de Guiraud, d'Ancelot, et Deschamps accepter la direction
effective d'une revue où parurent les dernières fleurs de la ])oésie-
troubadour. li est vrai qu'à cette date Hugo, en ce qui concernait le
lui attribuait comme cette face de sa poésie d'alors. Elle avait un casque et une lyre vers
cette première époque... Alors Chateaubriand, Soumet, Guiraud, Alfred de Vigny l'entouraient
d'hommages respectueux et même moi, indigne !
Plus tard ce fut Lamartine à Florence, plus tard V. Hugo, Méry, Th. Gautier, Alfred do
Musset, etc. (c'est de nos jours actuels).
Elle n'avait pas de coquetterie, non, — mais une connaissance très sincère — je crois —
de tous ses avantages matériels, dont elle n'usait ni pour tourmenter les hommes, ni pour
accabler les femmes. Elle avait aussi un touchant amour de sa mère, dont elle était le tendre
orgueil.
Avez- vous les Essais poétiques de 1824 ? contenant les pièces de 1821 ? La première
A ma mère finit ainsi, après un rêve d'amour et de mariage où je trouve ces vers :
En le voyant soufTrir, je me sentais aimée.
11 ne l'avait pas dit, non ; mais je le savais.
Et bientôt j'oubliai (ma mère, je rêvais)
J'oubliai de cacher le trouble de mon âme !
La pièce finit donc ainsi :
Le songe est effacé, je suis seule : dis moi,
Celui qui doit me plaire est-il connu de toi ?
Viendra-t-il, devinant le rêve qu'il m'inspire,
Sur un cœur qui l'attend réclamer son empire ?
A ma jeunesse enfin servira-t-il d'appui ?
Ah ! si le Ciel un jour daignait m'unir à lui ?
Mais non, éloignez-vous, séduisante chimère,
En troublant mon rei)os vous ollcnsez ma mère.
Tant qu'elle m'aimera, qu'aurai-je à désirer ?
Un aussi grand bonheur me défend d'espérer.
Voici un spéciiyen de son style, de sa poésie, de si-s sentiments à celte époque.
f-",niilc- iJoschamps iif dit pas ici (]iic rnlijd «je ce rèvc de la jrimc Musc ('lait
Alfred de Vifrny.
1. Collcclioii l'aiiriiard. Iindiis «le I )is(|iaiii|is, cl, |i()iir Wlngc de PoésiCf
Mnic de Girardiii, (Ku^-rrs rotnjilrh's, I. I, p. lilJT.
96 LE CLASSICISME DUN ROMANTIQUE
théâtre se réservait encore ci que Deschamp», qui prit hardiment,
comme chrouicpieur, la défense des poètes dans la Muse française,
n'y j)uhha que quelques rares poésies.
La réforme du théâtre préoccupait les jeunes esprits. (Ihauvet
rendait compte, en 1820, dans le Lycée français, du drame de Man-
zoni : le Comte de Carmagnola^ ; et le savant Fauriel allait s'attacher,
en traduisant Carmagnola et Adelghis, à faire connaître en France ces
exemplaires remarquahles du romantisme italien ^. On ]ieut dire
qu'avant les drames de Gœthe et de Srhiller, et en même temps que
le théâtre de Shakespeare, celui de Manzoni et sa fameuse Lettre à
Cliaiu'et sur les Unités, ont contribué à familiariser le ]>uhlit' ])arisien
avec l'idée de la fusion des genres tragique et comi(iue, avec la néces-
sité de faire prévaloir au théâtre, sur le respect des conventions et des
règles, la vérité historique et l'observation de la nature.
Foute une école de « draniatistes » va même s'ap])uyer sur les |iimii-
cipes de Manzoni ])our op])oser à l'ancienne tragédi(? française la riui-
ception du drame hist(»ri(pie en prose. Dès 1821, nu groujx- se réuiiil
autour de Beyle chez les Sta]>fer et chez les N'iollet-le-Duc, pour
favoriser les essais de Vitet et du jeune Mérimée en ce genre nouveau,
d'où le vers était banni ^.
Que feront les poètes en face d'une pareille idée ? Ils seront bientôt
d'accord avec ces novateurs radicaux pour souhaiter l'avènement
d'un drame nouveau. Mais la fjuestion du langage poétique les sépa-
rera d'eux, et c'est sur elle que se livrera la bataille défiait ive. Ils
seniut partisans de la réforme du vers, mais ils lui resteront irréduc-
tiblement fidèles. Il y allait, à leur avis, du sort de la poésie.
En 1821, la question n'était pas près de se poser en ces termes. On
tâtonne alors ; de part et d'autre on ne sait ]>as encore où l'on va.
Dès le début de l'année, il semble bien (pi' Emile Deschamps ait
eu en tête l'idée de quelque fantaisie shakespearienne *.
Ainsi tandis (pie Soumet écrivait ses tragédies de Clylenincslre et de
1. Ljfrrr frfinrais. t. V, 1820. — Sur Mnnzoni, rf. Waillc, f.r Romantisme de
Manzoni. Algrcr, 1890, in-g".
2. Le Comte de Cnrmniinnla et Adciphis, tragérlips frAlexandro Manzoni,
trafinilfs do l'italim par M.-C. Fauriel. Paris, Bossan^je, 182.3, in-g".
.3. J. .Man»an. Ln linlnille romantique, p. 132. — Sur Chauvet et sa tragédie
û'Arthur (Odéon. 182'i|, lliid., p. 'Jl», et I)e>;eliain|.s, Œ. rompt., IV, p. 101.
'i. Lettre d'ilugu à Vigny citée par K. Uupviy. Alfred de Vigny. I. Les Amitiés,
p. 119.
LE PRÉ-ROMANTISME AU THEATRE 97
Saiil, et que Pichat corrigeait son Léonidas, Emile Deschamps son-
geait sans doute à quelque poème qui ne vit pas le jour, ou qu'il
brûla peut-être, comme A. de Vigny mit au feu le manuscrit de cette
tragédie tirée de l'Arioste, intitulée Roland, qu'il composait égale-
ment en 1821 1.
Au mois d'octobre, Guiraud, Soumet et Ancelot avaient pris les
devants et l'on no parlait plus que du succès prochain de leurs tra-
gédies.
Les Macchabées d'Alex. Guiraud, après avoir éprouvé au Théâtre
Français, comme le Saiil de Soumet, le refus de Talma, allaient être
reçus à l'Odéon. Guiraud en avait communiqué le manuscrit à Victor
Hugo 2.
Hugo, comme Deschamps, était sensible à la couleur épique que
Guiraud avait essayé d'introduire dans sa pièce, et le lyrisme timide
qui jaillissait çà et là, dans le Saiil de Soumet, leur paraissait une
nouveauté digne de louanges. Ils n'eussent pas encore déclaré,
en 1822, qu'il fallait transporter Shakespeare sur la scène française ;
l'insuccès des représentations anglaises données celte année même à
Paris les en eût dissuadés, mais ils partageaient tous l'opinion qu'avait
exprimée Lamartine dans une lettre à Virieu :
Une tragédie maintenant doit être une idée forte en action et neuve,
s'il se peut, et les ressorts doivent être plus serrés, plus forts, plus pitto-
resques. Il faut Shakespeare écrit par Racine, comme tu dis, ou bien il
ne faut rien du tout ^.
On dut se contenter le 14 juin 1822 à l'Odéon de quelques grandes
scènes bibliques habilement distribuées })ar A. Guiraud.
Cette pièce (les MaccJiahées) eut un vif succès. En août, le poète
recevait la croix de chevalier de la Légion d'honneur ; cette nouvelle
fut accueillie avec enthousiasme dans le salon d'Emile Deschamps.
Guiraud, rappelé à Limoux par la direction de ses fabriques, en est
informé par son ami Soumet qui lui écrit :
Nous te fi'licilous tous... de la faveur que tu viens d'obtenir du Roi...
Nous étions tous réunis chez Emile lorsque cette nouvelle fut annoncée
et ce ne fut qu'un même sentiment. Emile se plaint de ton silence et
Pichald se plaint de n'avoir reçu que le second accessit à l'Académie *...
1. Ibidem, p. \'.Vi.
2. Cité par L. Séché. Le Cénacle de la Musc française, p. 42.
3. Lamartine. Corresp., I, p. .319.
4. Sujet du concours : Dévouement des médecins français et des sœurs de 5'®-
Camille datis la Pesle de Barcelone ; l^"" prix : M. Allclz ; l^r accessit : M. Chauvct;
mention : Delphine Gay. Cf. Lettre citée par L. Séché, Cénacle, p. 48.
98 LE CLASSICISME d'uN ROMANTIQUE
Quant à Soumet lui-même, il allait atteindre et surpasser la renom-
mée de son ami, grâce à deux succès consécutifs. C/jy/^mn^'^fre, accueillie
par le comité du Thtàlic Français, y fut jouée le 7 novembre 1822,
et deux jours après, le 9 novembre, les amis que nous connaissons
a]>plaudissaicnt Sinil à l'Odéon ^. Lorsque David, (act. II, se. v)
accompagné de lévites (pii jouent de la harpe, dissipe l'égarement du
malheureux prince, il semblait à ces jeunes romantiques que le Génie
de la poésie j)arlait par sa bouche et que le vieux Saûl était ce public
obstiné qu'ils allaient convertir :
Sors de les (tinbrcs éternelles.
Aigle tombé, reprends tes ailes ;
Viens, laissons, en fuyant, ton crime loin de nous,
Viens, Saùl ; l'Esprit Saint qui m'enlève de terre.
Sur ta tête, à ma voix, ne descend pas en vain.
Déjà ton cœur se désaltère
Aux sources de l'amour divin.
Cet amour, éternelle flamme.
Lumière de la vie, existence de l'àme,
Manquait à tes jours ténébreux.
J'ai brisé ta chaiue fatale :
Tu dormais dans l'ombre infernale,
Tu te réveilles dans les cieux.
Les classiques, il est vrai, n'étaient nullement décidés à céder à
l'invitation du moderne David ; ils attaquèrent cette œuvre où
V. Hugo, dans le Moniteur du 26 novembre, voulait voir « toute
l'immense épopée de Milton. » Mais critiques et apologies, tout contri-
buait à faire de Soumet le poète à la mode en 1822 ^. Des amis le
nommaient « le grand Alexandre ». Il était le Poète pour Guiraud
qui lui dédiait, dans ses Poèmes élégiaques, la pièce qui porte ce titre.
Hugo mettait sous son invocation la pièce intitulée : le Poète dans les
liéi'olutions. ^ igny lui dédiait la Somnambule ; Resseguier, une Epître
en tête de ses Tableaux poétiques ; Ancelot, dont la tragédie de
Louis IX avait reçu un accueil presque aussi brillant (jue SaiXl, lui
adressera une poésie qu'on peut lire dans le numéro de septembre de
la Muse Française. Emile Deschamps nous dit dans une épîtrc
qu'Alexandre Soumet était pour lui une admiration d'enfance^.
Soumet ajq)araît ainsi au début brillant de sa carrière comme le
1. Cette pièce plut à V. Hugo qui la trouva « sévère comme une pièce grecque
et intéressante comme xiur pièce germanique ». Lettre à Resseguier, citée par
P. Lafoud, L'Aube romantique, p. 75.
2. Cf. L. Séché. Le Cénacle, p. 52.
3. Emile Descbamps- Œu^'ies comp/., I, p. 231.
GUIRAUD ET SOUMET 99
précurseur d'une autre Epiphanie. Il se tint sur le seuil de la période
romantique, et ouvrit la voie, où de plus grands que lui et de jjIus
audacieux entrèrent.
A cette heure, il ne sut qu'entrer à l'Académie française \ où. il dut
faire d'ailleurs amende honorable devant l'aréopage classique. Puis,
à partir de ce moment, abandonné de ceux qu'il était incapable de
suivre, accablé aussi de maux réels et imaginaires, cette âme vraiment
élevée, mais desservie par un tempérament faible, se consuma dans
l'élaboration d'un long poème mystique, la Dwine Épopée. Cette
œuATe,- grande par l'intention et pleine de beaux détails, lui conserva
l'estime des purs artistes, et ne retint pas le public à son nom qui Fut
oublié.
La Dwine Epopée parut eu 1840. Il y avait déjà bien des années
qu'on ne parlait plus du noble poète, et ses amis s'en affligeaient.
C'est à Emile Deschamps que, le 30 octobre 1836, Alex. Guiraud
fait part de sa tristesse ^.
Ces mélancoliques réflexions, que devaient inspirer un jour à Gui-
raud la carrière avortée de son ami et ses personnels mécomptes, qui
les lui aurait suggérées en 1822, quand la gloire semblait lui sourire
et qu'ils étaient regardés comme les deux chefs do l'école nouvelle ?
Tout le théâtre se désunit et craque sous nos pieds, écrivait Vigny
à Guiraud. Il me semble qu'il n'y a que vous qui sachiez ses ressorts,
et qui ayez la force de les faire jouer. Venez donc au secours de votre ami
et au nôtre. Vous savez que nos bras vous attendent, et, si vous apportez
une tragédie, ce sont nos mains.
Je voudrais savoir quelque autre charme à employer, quelque secret
magique pour vous apporter vite ici parce que je vais partir bientôt de
ce Paris qui m'est trop cher et ne vous Test pas assez. Venez voir Talma
cjui est adorable ; venez voir Satil qui est admirable ; venez voir Victor
(lui est heureux ; venez voir Emile qui est triste ; venez voir Paris qui vous
admire et nous tous qui vous aimons bien ^.
Emile Deschamps s'impiiétait-il de la santé désormais précaire
de son vieux père, ou soulliait-il déjà des angoisses nerveuses <[ui
dev aient le toiu"menter plus tard ? Traversait-il une des périodes
cruelles de ce roman d'amour c^u'on a cru démêler dans sa vie et
(ju'il tint à coup sûr si secret, si caché ? Quoi qu'il en soit, l'a mit ié
était sa consolation.
\'iclor Hugo, le 12 octobre 1822, à Saiiit-Sul]iice, avait ou le
])laisir de le compter parmi les lénudus de son tuafiage. C'était chez
1. 182'i.
2. Cf. l<;Ur<; ciléc piir .1. .Marsan : Ld Ihitaillc runuuttiinte, p. GO.
.'j. Lcllrc du 21 iiovcmhrc 1822.
100 LE CI.\>>I<I>M1 IJ ( N lioMA.N I IQUE
lui «lue (juatre jours auparaNant le fiaui-é d'Adèle Foui-her donnait
rendez-vous à ^ ij^ny pour Tinviter et lui faire jtarl de son bonheur :
tt Je vous en dirai plus long demain chez l'Lnilk-, éoiivail-il ù la hu de
sa lettre ; je n'y pourrai venir que le soir ^. »
Ces soirées d'l*Iniile Deschamps étaient la réunion de ce que Paris
comptait d'esprits poétiques, et c'était là qu'allait se préparer l'avenir
de la poésie et tout particulièrement du lyrisme. Il importait à ses
j>artisans de le d<''f<'ndro, car les cercles littéraires ne lui étaient pas
favorables.
Le Conservateur littéraire avait cessé de paraître, et, quand s'ouvrit
lannée 1823, ceux cpii aimaient les vers n'avaient ])as d'organe. Il
était temps qu'une nouvelle revue fût fondée, qui accueillît les œuvres
des purs artistes et les protégeât contre les dangers de la solitude et
du découragement. Us ne pouvaient en effet compter ni sur les roya-
listes, ni sur les libéraux.
Les royalistes de la Société des Bonnes Lettres avaient d'abord, dans
leurs conférences, couvert d'applaudissements la voix des jeunes
]»uèles, pour la ]>lupart ardents monarchistes. Les odes royalistes
d'Hugo en 1821 allaient aux nues, et l'académicien Roger avait fait,
rue de Gramniont, l'éhtge du Louis JX d'Ancelot, des MaccJiabées de
Guiraud, du Saiil et de la Clyteninestre de Soumet. Mais le roman-
tisme, proprement élégiaque, est celui (jui, sur l'initiative d'Lmile
Deschamps et de quelques autres, s'inspire des modèles étrangers, et
veut donner au public français une idée des ballades allemandes,
comme le Roi des Aulnes. « mis eu vers français » ])ar Henri de La-
touche :
Qui jiasse donc si tard dans la vallée ?
Un tel nuiianl ismc elTrayc les membres de la Société des Bonnes
Lettres. Ils tolèrent assurément la j^oésie cjui défend leur cause, mais
ils ne ])euvent admettre la ])oésie pure, et c'est connue une étrangère
et une intruse que Lacretelle, le 4 décembre 1823, l'attaquera.
Cet accès de patriotisme littéraire dut faire sourire le vénérable
M. Jacques Deschamps et son fds ; mais il indigna Guiraud, qui
écrivit ces mots dans nne lettre à Soumet, le 8 déc. 1823 :
M. Lacretelle ferait iiiiriix de se taire que de s'occuper de choses «ju'il
ne connaît y»as. La nii-laufolie de Millevoye et de Chateaubriand ne doit
rien à l'Anfiielerre ni à l'Alleniafaie ; le pauvre homme ne voit pas que
ce sont les Méditations de Lamartine qui ont renouvelé la poésie française,*
ri f|ue In grande élé|.'ie à laqunllf il préfère les petits vers de Parny est
1. Lfllrc citée par K. I)u|>uy. La .tcunrsse des roniaiilifiurs, j). 2'i'l.
ROYALISTES ET LIBÉRAUX 101
■sorlic Itiiilt" vi\;into des mines de la Révolution. Il faudra, mou cher auu',
-(jue tu lui fasses la le<;ou la première fois que lu le verras ^.
Ainsi les jeunes poètes faisaient sonner bien haut les noms de leurs
maîtres : Lamartine et Chateaubriand.
Ce n'étaient point alors les auteurs préférés des libéraux, qui n'ap-
préciaient pas plus chez les romantiques élégiaques leurs convictions
monarchistes et religieuses que leurs tendances ])oétiques. Ce groupe,
composé d'esprits voltairiens, mais de liche et forte culture, n'avait
pas tardé à se dégager des étroits préjugés classiques dans lesquels
les Jay, les Jouy, les Etienne, qui avaient fondé le Mercure du
XIX^ siècle, auraient voulu les maintenir. On voit assez bien Emile
Deschamps se mêler à eux ; le petit neveu du pasteur de Genève
n'aurait pas été dépaysé dans le salon des Stapfer. Il n'aurait eu qu'à
y entrer à la suite de son ami Latouche, se rendre avec lui aux
dimanches d'Etienne Delécluze, aux i^endredis de Viollet-le-Duc.
Un des hommes les plus singuliers du temps, Henri Beyle, groupait
alors autour de lui l'élite de ces divers milieux, quelques esprits
curieux, méditatifs, hardis, avides de s'instruire des littératures
étrangères. Ampère, Ch. de Rémusat, L. Vitet, Cave et Dittmer,
V. Jacquemont, A. Stapfer, Mérimée ; quelques \iniversitaires aussi :
H. Patin, Ch. Magnin, Y. Leclerc, en un mot, la future rédaction du
Globe. Nous savons ce qu'au point de vue théâtral ils devaient créer,
le drame historique en prose, selon la formule de Manzoni '^.
Emile Deschamps, par sa liberté d'esprit et sa curiosité des litté-
ratures étrangères, aurait eu sa place naturelle dans ces réunions.
Il n'était pas sans ressemblance avec ceux qui les fréquentaient,
sauf une nuance cependant qui créait alors un abîme entre eux et
lui. Emile Deschamps demeurait im artiste aussi ardent que Stendhal
l'était peu. Il défendra la lechnique du vers et les délicats problèmes
<le la prosodie avec autant d'esprit que l'auteur de Racine et Shakespeare
en mettra à les ridiculiser : ce vollairien adore le lyrisme, il a le goût
de la forme, que Stendhal ne comprendra jamais.
Voilà pourquoi Emile Deschamps, en dépit des sympathies (pii
l'attiraient, ainsi (ju' Henri de Latouche, vers les Stendhaliens, resta
fidèle au groupe des poètes troubadours, tant (ju'il [)ut se main-
tenir.
D'autre part Deschamjts n'aurait pas ])u, comme Latouche, aban-
donner d'anciens amis, qui avaient sur les hommes de lalenl qu'où
1. Lettre citée par Séché. I.e Cénarle, p. .Tll.
2. Sur cette question, cf. Marsan, La IJatailli' rDniiniliijuc, p. 117 et suivanics.
ju2 i-E CLASSicisMi: d'vn romantiovk
rencontrait clu-z les Slapfer, le rare avantage, à ses yeux, d'être
plutôt des hommes du monde que des gens de lettres. Ils savaient
recevoir, et l'on trouvait chez eux des dames et des poètes. Il entrait
du mé])ris de la vulgarité libérale, comme la très finement remarqué
Sainte-Beuve \ dans cette fidélité, qui attacha dès cette époque Emile
Descha^nps à des milieux aristocratiques comme le salon des Ressé-
guier. On y était fêté, adulé, chéri ; des façons exquises, des appella-
tions tendres charmaient le cœur d'un poète, qui se prêtait à ces
aimables illusions, et, tandis qu'on nommait les dames, sinon par des
épithètes d'emprunt mythologique ou chevaleresque, comme dans
les ruelles du grand siècle, du moins par leurs prénoms : Adèle, Aglaé,
Nina, les hommes s'appelaient entre eux i\Jfred, \ ielor, Jules, Gas-
})ard, Emile, et ces hommes n'étaient pas seulement Rességuier,
G. de Pons, Deschamps, c'était Vigny, c'était Hugo ! Emile Dcs-
champs d'ailleurs n'était pas le dernier à sourire de ces usages idylli-
ques ; Sainte-Beuve raille « la chevalerie dorée, le joli moyen âge de
châtelaines, de pages et de marraines, le clu-istianisme de chapelles
et d'ermites, les pauvres orphelins, les petits mendiants », qui « fai-
saient fureur » dans ces salons, et « se partageaient le fond général des
sujets » de tous les poèmes, il rap)>orte un mot dun homme qu'il
qualifie « un des plus sjùriluels témoins et acteurs » de cette période :
« Après le bel esprit, on avait le règne du beau cœur » ^. Le mot est
d'Emile Deschamps. Sainte-Beuve cite encore un mot terriblement
juste, ajtjdiqué au talent d'un de ces poètes mondains : « Ce poète-là,
une étoile ! dites plutôt une bougie. » Sainte-Beuve ajoute : « C'était
Emile Deschamps, qui ne [louvait s'empêcher de dire c(da de son ami
Jules de Rességuier. »
Des mots cruels à force d'être vrais sont rares chez Eimle Des-
champs. L'observateur impitoyable du premier Cénacle fut Henri de
Latouche qui, dans son ])amidilet sur la Camaraderie lilléraire, raillera
méchamment les ridicules de ce ])etit monde de lettrés et d'auteurs,
son idéalisme affecté et son hypocrisie déUcate. Deschamps, qui avait
les yeux aussi fins, regardait avec indulgence les faiblesses des natures
poétiques et c'est un spectacle piquant de le voir combattre en lui
l'ironie par le sentiment. Il aimait admirer :
Celle rôpupnauce à l'admiration pst uno dos plus misérables infirmités
du cœur humain, dira-t-il : t'ilc prend s.i s(Mirc(» dans ce qui! y a de plus
1. Saintc-Bcuvc. Critiques et portraits littéraire». P.irl-;. F,. Rfiiduel, 1830, 1. I,
p. 3:30.
2. Ilnricm.
ATTITUDE d'Emile deschamps 103
mauvais et de plus vulgaire en nous, et malheureusement c'est une con-
tagion ou une mode, la plus impitoyable des contagions ^.
Fort différent en cela de Doudan ^ cet autre spirituel observateur
du mouvement littéraire du xix^ siècle, il résistera toujours au plaisir
malin, qui souvent le sollicite, de draper les prétentions de ses glorieux
amis. Il ne fut pas de ceux qui cherchèrent des orties dans le jardin
des romantiques, et « croient, suivant sa propre expression, avoir
gagné la bataille d'Austerlitz, quand ils ont trouvé une tache dans
le soleil ou dans Chateaubriand. » Emile Deschamps se plaît à parler
noblement des grands hommes.
Il saura rester l'ami de Victor Hugo, en dépit des divergences
d'idées, et de toutes les distances que mettra entre eux le cours des
années. Durant toute la bataille romantique il va nous apparaître
comme son « alter ego ».
Lamartine, pour lequel Doudan fut souvent cruel, deviendra d'au-
tant plus cher à Deschamps qu'il sera vers la fin plus malheu-
reux. Nous verrons cependant que les débuts de leurs relations furent
un peu difficiles.
Il n'en fut pas de même entre lui et Alfred de Vigny. Voilà enfin
l'amitié fraternelle ! Elle plonge ses racines dans les souvenirs d'en-
fance ; elle résistera, victorieuse, aux froissements de la vie littéraire
qui fit un moment des deux vieux amis deux rivaux, et, s'il est vrai
qu'en amitié, il faut que l'un des deux donne davantage, il semble
bien que celui-là fut Emile Deschamps, qui oubha les blessures que
lui fit l'orgueil de son ami, en faveur de l'admiration que lui inspirait
son génie.
La gloire naissante d'Alfred de Vigny, dès les premières années du
Romantisme, est une des fiertés de Deschamps. Il la proclame partout
où il va. Quand, en 1823, au moment où éclate la guerre d'Espagne,
A. de Vigny, en garnison à Bordeaux", croyait être sur le point de
franchir les Pyrénées, le jeune officier ^ déposait le manuscrit de son
Satan, c'est-à-dire Eloa, chez le poète Delprat, « un parent d'Emile
1. Emile Doschamps. Œuvres complètes, f. IV, p. 3(').
r/csl ainsi que dans une li;ltre adressée à Vigny, à propos (\v la mort do l'Em-
pereur, il écrit ces mots :
Bonaparte est mort. Il qc fabail plus rien sur la scène du monde. Mais c'était encore un
immense spectateur et un ju;^e souverain de tout ce qui se passait. II me semble qu'on n'osera
plus jouer que des vaudevilles depuis qu'il n'est plus. Poétiquement parlant, c'est une perte.
(Cité par Dupuy. Alfred de Vigny, [.es Amitiés, p. 135.)
Emile Doschamps avait le sentiment de riiéroïsme et le respect du génie.
2. X. Doudan. Mélanges et Lettres. Paris, C. Lovy, 187G, 4 vol. in-8«>.
3. Dupuy. Alfred de Vigny. Les Amitiés, [>. 22.\)-226.
104 LE CLASSICISMi; DLN lUi M A M H,a'E
Deschamps », mais c'est à M et or Hugo iju'il commettait le soin
d'éditer cette œuvre avec quelques autres essais, au cas où « les bou-
lets ne l'épargneraient pas ». Emile Deschamps aurait pu en être
fâché, il n'en fit rien paraître. Au contraire, la lettre qu'il écrit à son
ami, le 20 octobre 1823, est charmante. La Muse française paraissait
depuis quatre mois, il console Vigny des ennuis de l'absence en lui
donnant des nouvelles de Paris.
Mon cher Alfred. Personne ne vous oublie, mais tout le monde est
paresseux. Guiraud vous écrit et vous envoie ses chants. Soumet brode
son discours et son habit ; d'Hondetot est plus romantique et plus votre
ami que jamais : Hufro fait des odes et des enfants sans se reposer. Tous
nos amis sont absents et moi qui vous parle, j'ai été absent ^.
Il avait fait un voyage de dix jours à Dieppe avec M™® Deschamps
et cette aimable Anna Daclin, qu'il a souvent célébrée dans ses vers
et dont il dit :
A tout l'esprit et toute la grâce que je lui connaissais, elle a joint ime
émotion qui devenait du génie. Je n'ai jamais vu un développement
pareil de facultés produit par un grand soufTle de la nature.
11 raconte en effet à ^ igny que pendant une excursion en mer,
Anna « a récité une bonne partie du 2^ chant d'IIéléna ». On avait
emporté ce poème « avec quelques poésies de Soumet et de Lamar-
tine. » 11 admire les vers que Vigny lui a envoyés, les compare aux
montagnes près desquelles ils ont été écrits, prétend qu'il les a trans-
crits sur le bateau, en mer, et adressés à la Muse française, pour
l'impression.
M. Ernest Dupuy, à q\ii nous empruntons les éléments de celte ana-
lyse, remarjjue que, le 28 octobre, jDo^ritfa parut dans cette revue. Il
suppose qu'il s'agit de cette pièce. Emile Deschamps encourage son
ami, en terminant par ces mots :
Faites voire Mistère. mon cher Alfred, et croyez qu'on en parlera^.
IV
La Muse française, qui ne devait vivre qu'un an à peine, du
18 juillet 1823 à la fin de juin 1824, paraissait chaque mois sous la
forme d'un volume in-S^ ée 60 pages, imprimé à Paris, chez Ambroise
1. Cité par Dupuy. Alfred de Vigny. Les Amitiéft, p. 1.36.
2. Satan ou Eloa qui parut au printemps 1824 »t fui loué par Hugo dans la
Muse : XI* livraison, en mai. Sur ce point, voir encore Dupuy. Ibidem, p. 137-1.38.
LE CÉNACLE DE LA MUSE FRANÇAISE 105
Tardieu, éditeur, rue du Battoir-Saint-André, n^ 12 ^. On pouvait
lire sous le titre cette épigraphe empruntée à Virgile :
Jam redit et Virgo...
Jam nova pro génies cœlo demittitur alto.
Le symbole transparent était alors d'un optimisme candide. Il
devait se réaliser à la lettre.
Chaque fascicule se divisait en trois parties : la première était
intitulée : Poésie et portait en épigraphe ce vers de Chénier :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Cette épigraphe avait la valeur d'un programme. La seconde
partie, placée sous l'égide de ce vers de Stace :
Tu longe sequere, et vestigia semper adora,
était consacrée à la Critique littéraire, qui trouvait ainsi en deux
hémistiches, son rôle défini et strictement limité. La troisième enfin,
sous le titre de : Mœurs, allait comprendre une série d'études humo-
ristiques sur la société du temps, presque toutes signées de ce pseu-
donyme : Un jeune moraliste, sous lequel les lecteurs avertis recon-
naissaient l'esprit mahcieux d'Emile Deschamps. Une épigraphe
tirée de Montaigne, en précisait les intentions judicieuses :
Il en est (et qui ne sont pas les pires) lesquels ne cherchent autre fruit
que de regarder comment et pourquoi chaque chose se fait ; et être spec-
tateurs de la vie des autres liommes pour en juj^er et reigler la leur.
Le prospectus qui sert d'introduction à la première livraison de la
Muse, n'annonçait aucune prétention subversive. On y défendait tout
simplement la poésie contre l'indiiTérence du public.
Quels étaient les collaborateurs habituels de la première revue
romantique ? C'est la question que devait poser un jour à Emile
Deschamps, sur le seuil de la vieillesse, un de ses amis, Antoine de
Latour.
La fondation de la Muse française, se confondait déjà pour un
homme de la génération qui suivit celle des Romantiques avec les
origines héroïques de la grande révolution littéraire. On ne savait
plus rien d'elle à l'époque du second Empire ; les noms même de ses
fondateurs étaient oubliés, et c'est pour rendre aux vénérables héros
épnnymes de la cité romani i(pie l'hommage que leur df»it l'histoire,
qu'Emile Deschamj)s rédigeait la note suivante :
1. La Mu.sr française a été rééditée par M. Jules Marsan dans la collection
de la Société des textes français modernes. — Paris, E. Cornély, 1907, 2 vol. in-S".
lOG LE CLASSICISME d'uN ROMANTIQUE
« La Muse française «ml ])(>ui' fondateurs A. Soumet, A. Guiraud,
ces deux poètes de trunsilion entre le classique et le romantique,
])uis V. Hugo, A. de Vigny, Saint-Valry, Desjardins, grand et original
critique, mort presque aussitôt, et Emile Deschamps... A ces fonda-
teurs se joignirent bien vite comme coUaboral'curs sympathiques :
(ih. Nodier, Jules Lefèvre, Belmontet, Piehald, Chênedollé, Saint-
Pros])er, Brifaut, Baour-Lormian, Ancelol, G. de Pons, comte
Théohald Walsch, etc.. et enfin Mesdames Sophie Gay, Delphine
Gay, sa fille, Desbordes- Valmore, Amablc Tastu, llortense Céré-
Barbé, Dufrénoy.., etc. ^ ».
Tous ces noms, nous les connaissons bien, ce sont ceux des fami-
liers de M. Jaccjues Deschamps et de ses fils, les hôtes du salon de la
rue Saint-Flurentin. Leurs œuvres et leurs projets, leurs déceptions
et leurs espérances, nous les connaissons aussi ; nous savons ce qui
les unit pour le moment et nous n'ignorons pas ce qui pourra les
désunir. Un sentiment idéal collectif rassemble en 1823 ces natures
si différentes : tous aiment la poésie et veulent en répandre le culte,
et c'est pour exprimer cet enthousiasme commun que la Muse fran-
çaise fut ffindée.
Qui en eut la première idée ? Est-ce Guiraud, qui habitait la }du-
part du temj>s loin de Paris ? Est-ce Soumet qui avait déjà la gloire
et ne cherchait (|urrclle à ])crsonne, pas même aux classiques, avec
lesquels il n'allait pas tarder à se réconcilier ? Ne serait-ce j)as plutôt
l^niUe Descham})s, le vif et spirituel Deschamps, que l'ardeur de com-
battre tourmente et qui sent frémir on lui l'esjjrit du polémiste ?
Emile Deschamps api)araît à trente ans tel que le définit si bien
Lamartine : « écrivain exquis, improvisateur léger, quand il était
debout, poète pathétique, quand il s'asseyait, véritable pendant
en homme de M'"*^ de Girardin en femme, seul capable de donner la
réplique aux femmes de cour, aux femmes d'esprit, comme aux
hommes de génie ^ ».
Ou ]ieut dire ([u'Émile Deschamps fut continuellement debout
pendant la ]>éri(»de que la fondation de la Muse inaugure, et sur lui
send)le bien retomber toute la responsabilité de cette première entre-
prise. Toutes les correspondances publiées dans ces dernières années
ont fait la lumière sur ce point. Le premier numéro devait paraître
le l''^ juillet, mais il y eut cpielques retards. Guiraud et Franco
d'TIoudelot étaient absents ; des difficultés s'élevèrent aussi du côté
1. É. Desclianips. Œuvres complùlca, IV, p. .'i02.
2. T.jim.irl Im-. Snm'finirs el fiitrlralls. II. p. 27.').
LE CÉNACLE DE LA MUSE FRANÇAISE 107
des libraires : la vignette qui devait orner la couverture intérieure
du premier cahier n'était pas achevée, et question non moins grave,
on ne savait, du prospectus de Guiraud ou de l'avant-propos de
Deschamps, lequel des deux choisir.
^|me Sophie Gay rendit aux poètes le service de les présenter au
libraire Aiidjroise Tardieu, qui avait imprimé le poème de Delphine
sur le Dévouement des médecins français et devait éditer bientôt
les Macchabées. Pour la Muse, il exigea des garanties : aussi les fon-
dateurs devaient-ils se cotiser et donner chacun mille francs.
Enfin la Muse parut le 28 juillet sous la date du 15, comme en
témoigne une lettre d'Iimile Deschamps écrite à un ami de Lamar-
tine, Joseph Rocher, juge au tribunal civil de Melun ^.
La Muse ne publia rien de Rocher ; elle resta «veuve» de Lamartine.
L'abstention du grand poèrte est singulière, étant donnée la sympathie
qui l'unissait à Victor Hugo et à Emile D'eschamps. Il refusa nette-
ment à V. Hugo de faire partie de la rédaction, mais il lui conseilla
d'y entrer et s'engagea bien volontiers à souscrire lui-même «■ les
mille francs convenus » ^. Cette proposition parut acceptable à
V. Hugo, qui chercha sans doute à savoir les raisons de l'extrême
réserve de Lamartine. Celui-ci lui écrivit le 14 septembre et ne laisse
paraître aucune malveillance ^.
Il faut peut-être croire que des dissentiments secrets l'animaient
contre Soumet. Ce dernier avait beaucoup admiré les Méditations, mais
quand il fut entré à l'Académie, il ne cessa de combattre leur auteur ;
Lamartine, invité quelque temps après chez V, Hugo, lui écrivait
qu'il n'acceptait qu'à la condition de ne point rencontrer Soumet *.
Survint encore l'article fort sévère d'Holmondurand, qui parut
dans la Muse sur la Mort de Socrate, et qui dut mettre le comble à la
mauvaise humeur de LamarLine. Mais un sentiment plus fort que
son antipathie pour Soumet et que son amour-])roprc blessé, explique
sans doute l'attitude du graïul poète, c'est son goût ]»our l'indépen-
dance : il n'était point homme à suivre le sillage d'Hugo ni de per-
sonne, et d'autre part il ne se souciait peut-être pas, en entrant à la
Muse française, de se brouiller avec l'Académie. — Quelques sympa-
thies féminines allaient consoler Emile Deschamps de l'abstention
de Lamartine : M"i*^ Desbordes-Valmore n'avait pas toutes ces raisons
de bouder la Muse et bien au contraire elle était enchantée d'y être
1. Cité par Léon Séché. Le Cénacle, \>. ()'.'>.
2. Lamartine. Correspondance, H, p. 2(3.5.
3. Lettre publ. par M. Gusl. Simon : Revue de Paris, \:> avril i;)0'i.
4. Ibidem.
H^S I.E CLASSICISME d'i N HOMANTIOUH
introduite par M™^ Sophie Gay, et de s'y trouver non seulement en
compagnie de Deljdune, mais de M"*^ Amable Tastu et de M°^^ Hor-
tense Céré-Barbé. L'éléj^ie féminine était abondamment représentée
dans chaque livraison. Mais ce n'est pas elle, ce n'est pas le lyrisme
suranné des collaborateurs de cette petite revue qui la sauve aujour-
d'hui de l'oubli. La bonté d'Emile Deschamps, que Marceline Des-
l)ordes-\ almore loue avec enthousiasme ^, avait été trop indulgente,
et ]»our un beau poème, comme la Dolorida d'Alfred de Vigny et
qut'lcjues ])ièces de \ictor Hugo, qui reticnneul radmirati<»n, l'en-
semble des poésies publiées ])ar la Muse soulfre dillicilement la lecture.
Leurs auteurs n'ont pas fait un progrès depuis 1816, et que l'on passe
des envois de Baour-Lormian, de ChênedoUé et de Brifaut à ceux
d'Ancelot, de Guiraud, de Rességuier, on ne sort pas du genre trou-
badour. Emile Deschamps s'est bien gardé de donner dans ce genre
qu'il avait trop cultivé dans sa jeunesse pour n'en point connaître
r irrémédiable fadeur. Cependant le souvenir de la mélancolie de
Millevoye se retrouve encore dans les seules pièces de vers qu'il ait
confiées à hi Muse. La Plainte de la jeune Emma se recommande au
moins ]>ar des recherches de rythme <{u'il est ])(»n de relever chez cet
^mi de \ ictor Hugo-.
L'autre poème, publié par Deschamps, est d'une facture encore
moins révolutionnaire : les images du jour et de la nuit, dans cette
petite pièce, sont du plus pur style pseudo-classique. Mais une
mélancolie assez pénétrante s'en dégage et l'on voudrait connaître
celle qui a inspiré au poète ce gracieux symbole de l'amour silencieux
et fidèle : il est inlltiilé : la Lampe, avec cette dédicace : A Vous.
La lune, sur les pas des heures,
Au trône des nuits va s'asseoir ;
Et le sommeil dans nos demeures
Descend après l'ombre du soir.
Des longs plis de son voile il touche
A os yeux (pie j'avais vus si doux ;
La lampe est près de votre couche,
Elle veille et brûle pour vous.
Si dans la nuit laile d'un songe
En s'enfuyant rotivre vos yeux,
« Oh ! direz-vous, reviens des cieux.
Reviens à moi, rare mensonge,
1. Cf. lettre do Marc<linr Drsbordos Valmorc à l^inili- Deschamps, datée du
^6 sept. (Citée par Marsan, La Bataille romantique, p. 94.)
2. Muse /rançai-te, 12*' livraison, t. II, p. 203.
LE CÉNACLE DE LA MUSE FRANÇAISE 109'
Car elle veille et brûle eucor. »
Et, couronné de pourpre et d'or,
Demain, quand sur son char d'opale,
Renioulera le roi des jours...
Vous la reverrez faible et pâle,
Mais veillant et brûlant toujours !
Puisse alors une voix plaintive,
A votre cœur parler tout bas
D'une flamme ardente et craintive,
Et que le temps n'éteindra pas :
Soit que dans l'ortrueil de vos charmes
Vous regardiez, sans voir ses larmes.
Celui qui n'ose vous nommer,
Ou soit qu'à vous-même ravie
Vous abandonniez votre vie
Au douloureux bonheur d'aimer ^.
Des vers d'une aussi délicate inspiration auraient dû défendre la
Muse française contre les violentes attaques dont elle fut l'objet.
Mais l'ironie de ses chroniqueurs, qui s'appelaient Vigny et Hugo,
Ch. Nodier et Emile Deschamps, exaspérait les Classiques, qui se
vengèrent sur ses poètes.
Le Mercure du XIX^ siècle, fondé par Léon Thiessé, Tissot, Senan-
cour, auxquels vient s'adjoindre Henri de Latouche, fut particulière-
ment acerbe ; et, quand Soumet l'un des fondateurs de la Muse, fut
élu à l'Académie française, sa colère ne connut plus de bornes :
Il circulait lourdement dans Paris une gazette, la Muse, qui pro-
fessait des principes subversifs de la langue française ; elle médisait pério-
diquement du goût et de la raison, comme des eunuques médiraient de
la virilité ; elle annonçait sans détour rinteiilion de substituer aux autels
du vrai dieu de notre littérature les autels d'un Baal germanique, divinité
enfantée par des cerveaux impuissants et adorée de tous les stériles esprits.
Les collaborateurs de cet ennuyeux pamphlet littéraire mordaient avec
rage la lime dont les Racine et les Boileau avaient poli leurs chefs-d'œuvre,
l'^h bien ! c'est parmi les auteurs de ce journal de ténèbres que l'Acadéniie
est allée choisir son nouveau récipiendaire ^...
Le spirituel Latouche n'aurait pas pu parler un pareil langage et
formuler des jugements d'un classicisme aussi étroit. Il allait cepen-
dant tracer dans le Mercure en 1825, une esquisse de son futur
]tain])hlet, la Camaraderie Uuéraire et, dès 1823, en entrant dans
cette revue hoslilf au roniaHlisinc, il iiuinifeslait ouvertement sou
1. Miise française, O'' livr.iisoii, l. Il, ]>. 128.
li. Mercure du XfX'' .sii-rlr, Ion..- \'ll, [.. 2.3f..
110 LE CLASSICISME d'uN ROMA.NTIOLE
antipatliie ]»our le groupe de la Muse française qui se réunissait
autour de sou ami Éniile Deschumps. Cette attitude ]>eut étonner au
premier abord de la i)art de celui que Nodier appelait « l'Hésiode
du romantisme ». N'avait-il pas avant beaucoup d'autres ressenti le
charme de la poésie germanique et d'ailleurs n'était-il jias l'éditeur
d'André Chénier ? C'est lui-même qui dira dans sa Vallée aux
Loups :
Je ne me croirai jamais étranger tout à fait au mouveinenl d'une
école poétique dont Chénier est le ré<j:énérateiir. A voir les progrès que sou
exemple a fait faire, jai senti quelquefois un grand plaisir à Tenlendre
louer, orgueilleux comme ce marguillier qui avait sonné le beau sermon
d'un prince de son église ^.
S'il était de l'église romantique, il ne s'entendait guère avec les
royalistes ardents et les catholiques praticjuants qui la fréquen-
taient ; il n'avait i)as l'extrême souplesse d'esprit de son ami, ni ce
goût de la vie mondaine, tjui retenait Deschamps dans les salons
aristocratiques, et, novateur en toutes choses, alors que les libéraux
en ])oh tique se croyaient obligés d'être classiques en littérature, il
fut ])eut être le premier libéral romantique.
La publication de la Muse française fut l'occasion non pas d'une
rupture entre les deux amis qui devaient se retrouver plus tard
aussi unis que dans le passé, mais d'un refroidissement dans leurs
relations.
Charles Nodier qui les aimait également essaya de s'entremettre,
en expliquant à Emile Deschamps la singulière attitude de son ami ^.
Sa charmante lettre fait autant d'honneur à Ch. Nodier qu'à ceux
qui la lui ont inspirée. Elle prouve que, s'il y a dans la vie des idées qui
séparent les hommes, au miheu de ces confUts cruels d'opinions,
l'amitié est capable d'élever la voix. Elle vint cette fois-ci trop tard.
Deschamps, le 12 octobre, avait écrit à Saint-\ alry :
... Vous savez que décidément nous ne mettrons pas dans la Revue
les vers de Latouche. C'est une chose convenue avec Victor. Nous aurons
des vers charmants de Delphine "'.
Latouche ne savait pas pardonner. Il se vengea sur le malencontreux
Gaspard de Pons, dont un recueil intitulé Amour venait de paraître
et en février 1824 il écrivait dans le Mercure :
1. II. (!<• Laloiiclic. VaUêe-aus-loups. Souvenirs cl fantaisjos. l'aris, A. Lcva-
vasscur, 183.3, in-g», p. 21.5.
2. Cf. lettre publiée par M. Marsan. La BcUaille romantique, p. 83.
3. Lettre citée par Edmond Biré. Victor Hugo M'ant 1830, p. 304.
LE CÉ>^ACLÉ DE LA MUSE FRANÇAISE llli
Il paraîtrait convenu entre MM. Alexandre S., Alexandre G., Gaspard
de P., St V., An(celot), Alfred D(eVigny), Emile D., Victor H., et
quelques autres qu'ils se citeront réciproquement en exemple. Et pour-
quoi ces petits princes de la poésie n'auraient-ils pas fait alliance^ ?...
Les répliques ue se firent pas attendre. Celle de Victor Hugo, dans
la Mme française, du 12 mai 1824, est d'un ton un ])eu solennel et
d'une prétentieuse modestie.
La réplique d'Emile Deschamps à Latouche est toute spirituelle.
11 s'agissait de donner une leçon discrète au terrible chroniqueur
qui s'était cruellement moqué du tendre élégiaque Ulric Guttin-
guer. Ulric, pour défendre son œuvre, lui avait écrit une épître -.
Latouche lui avait décoché dans sa réponse ce vers fameux :
Publiez-les, vos vers, et qu'on n'en parle plus ^.
Emile Deschamps, ([ui rendait compte des Mélanges poétiques du
pauvre Ulric, fit sentir à ^L de Latouche l'excès de sa sévérité pour
autrui et de son indulgence pour soi-même, sur un ton où l'ironie
s'enveloppait de grâce ; la leçon qui portait no blessait pas profondé-
ment *. Mais un événement autrement important dans la République
des Lettres qu'une boutade de Latouche, allait offrir encore, la même
année, l'occasioiL à Emile Deschamps d'exercer sa verve charmante.
Dans la séance annuelle des Quatre Académies, à l'Institut, le
24 avril 1824, l'académicien Auger attaqua violemment l'école nou-
velle, et fut, selon l'avis de Léon Thiessé lui-même dans le Mercure
du XIX^ siècle ^, « à la fois grossier et superficiel ». Les arguments
qu' Auger aurait dû faire valoir, Thiessé s'en empare, et dans le pas-
sage suivant de son article, il les ramasse et leur imprime la marque
de sou esprit étroit, mais vigoureux.
On peut (lire du genre romanti(pie qu'il eal le fruit d'une double
confusion dans les genres et les nations. Sa principale source est toute
germanique ; les sectateurs de la nouvelle école ont réuni ce que la nature
des choses voulut éternellement séparer. Ds ont oflert des poésies mys-
tiques à un peuple qui n'a jamais vu dans la mysticité qu'un sujet de
plaisanteries et d'épijframmes ; ils ont présenté des odes vaporeuses à
une nation que son génie particidier porte aux choses positives ; ils oui
traité sérieusement les croyances superstitieuses, devant un lecteur
philosophe. Les Français, quelque surcroît de gravité qu'ils doivent aux
1. Mercure, l. IV, p. 382.
2. Ulric Guttinguer. Mélanges poétiques. Paris, A. Boullaiid, 182'i, iu-8'^,
p. 2'ti et suiv.
3. Pièce intitulf'o : Réponse dans If recueil jurcideiil.
'i. Musc française, 1.5 juin 182'i.
5. Mercure du XIX^ siècle, 182'^, t. V, p. 173.
112 LE CLASSICISME DLN HOMVNTIQUE
dernières circonstances, n'ont point perdu le froùt de renjouement et
d'une innocente gaîté, et les romantiques ne leur oiïrent pas un vers qui
ne soit l'œuvre d'une sombre misanthropie ou d'une mélancolie lugubre.
Quant au style, il raille « les vains efTorts de quelques esprits mal
faits, pour étendre le cercle dont la circonférence est depuis long-
temps tracée.» Si nous substituons ici aux citations qu'on pourrait
souhaiter de la diatribe d'Auger ces conclusions d'un réquisitoire
précis, c'est afin de montrer qu'en s'engageant à fond dans une cam-
pagne contre le Romantisme, les classiques croyaient avoir la partie
belle ; ils avaient foi en l'excellence de leurs critiques, et pensaient
non seulement défendre la tradition littéraire de leur pays, mais les
(jualités essentielles de l'esprit français, son goût pour la mesure et
la clarté, sa netteté si favorable à l'action, à la pratique et sa gaieté
légendaire.
Emile Deschamps, dans la spirituelle réplique qu'il ])ublia sous ce
titre : la Guerre en temps de paix^, et où il esquissait les grandes lignes
de l'apologie du Romantisme qu'il devait écrire plus tard, sous la
forme de sa fameuse Préface aux Éludes françaises et étrangères, son
futur recueil de poésie, ne discute pas qu'il y ait « parmi les rangs des
romantiques des gens à idées extravagantes, à imagination déréglée,
dont les compositions ne ressemblent à rien et dont le style est alter-
nativement barbare ou ridicule. » — « J'ai déjà proposé aux classi-
ques, dit -il, de leur abandonner tous nos fous, s'ils voulaient à leur
tour nous abandonner leurs imbéciles. » Il demande aux classiques de
compter dans les deux camps « les forces réelles, les troupes eiïec-
lives » ; il n'a aucune peine à réunir sous l'épithètc romantique les
])lus grands noms de la littérature européenne contemporaine :
M. de Chateaubriand, lord Byron, M'"® de Staël, Schiller, Monti,
M. de Maistre, Goethe, Thomas Moore, Walter Scott, M. de Lamen-
nais, et du côté classique, il laisse à ses adversaires le soin de dresser
leur liste, choisissant dans la même é])o<(ue. « .Te ne ])eux ]>as mieux
(lire, ajoute-t-il, ensuite l'Europe ou un enfant décidera. »
Le fond de la question, nous verrons bientôt comment il le traite
et l'épuisé quand nous étudierons la Préface des Etudes et la doctrine
littéraire de Deschamps, Nous recommandons seulement la lecture
de cette étincelante chronique à ceux qui veulent goCiter le charme
de cet esprit spontané, en ])erpétuel jaillissement de mots et d'idées.
En France, ])ays de la Ligue et de la Fronde, il faut cpi'on se déchire
entre « classiques et romantiques », si l'on n a point de querelle plus
1. Muse française, II*^ livraison, mai 182'i.
LE CÉNACLE DE LA MUSE FRANÇAISE 113
pressante. « C'est décidément, dil-il, la haine à la mode, » L'enquête
que le polémiste entreprend auprès de ses adversaires sur le vrai sens
du mot romantique rappelle les fameuses visites que fait aux divers
théologiens comi)étents le personnage de Pascal dans la Première
Provinciale, ])our éclaircir les termes obscurs du problème de la grâce.
C'est le même mélange de moquerie et de politesse et le même art
d'amener l'adversaire à une contradiction qui le fait sourire et le con-
fond. Musset ne fera que reprendre le procédé dans les Lettres de
Dupuis à Cotonet. Mais ce qui apparente ici l'aimable chroniqueur à
l'auteur du pamphlet immortel, c'est la sûreté du regard qui néglige
les controverses accessoires et va droit au fond du débat. On dispute
pour savoir si les anciens sont de meilleurs modèles à imiter que les
modernes, on o])pose l' Anticjuité au Moyen-Age, on est pour ou contre
les règles au théâtre, on oppose Shakespeare à Racine, et en réalité
ni Racine, ni Shakespeare ne sont en cause ; on se soucie bien des
règles en vérité ; et ce n'est pas pour l'Antiquité que l'on se bat, ni
pour le Moyen- Age. « Ce procès si embrouillé des classiques et des
romantiques n'est autre chose c[ue l'étei-nelle guerre des esprits pro-
saïques et des âmes poétiques ^. »
Les Classiques, s'écrie plus loin Deschamps, paraissent avoir d'ex-
cellentes théories, mais ils se perdent par l'application. C'est que leur
doctrine n'est que dans leur mémoire, c'est qu'ils consultent peu leur
jugement, jamais leur cœur... Je vous assure que plus je réfléchis sur
ma classification en prosaïques et poétiques, plus je la trouve nette et
significative.
Et c'est ainsi qu'un de ces romantiques, soupçonnés d'obscurcir
ce qui est clair, aura peut-être le premier donné la définition la plus
simple et la plus comjiréhensive du romantisme : au commence-
ment du xix^ siècle, la poésie rentre dans la littérature, rafraîchit
tous les genres et en crée de nouveaux.
Cette question des genres, Emile Deschaïups, dès l'époque de la
Muse française, en a senti l'importance. Il disait dans un autre
article : « Il n'y a plus de gloire possible dans les genres où ont brillé
nos poètes classiques, et c'est ainsi qu'il invitait les poètes à s'adonner
au lyrisme, « dont notre langue nous oiïre, il est vrai, de magnifiques
fragments dans les formes classiques, mais qui n'a point été natura-
lisé en France. » C'était l'époque où il traduisait la Cloche, de Schiller,
et sf)ugeait à tourner en français la Fiancée de Curinlhe et l(;s hallades
de Gd.'the.
1. Mu.te li'iixnis,'. I. Il, j.. -HV).
114 LE CLASSICISME d'uN ROMANTIQUE
On nous accuse d'être des fanatiques, des athées, des jésuiles, dit-il
en une énumération plaisante ^,... et de mêler dans nos ouvrages l'amour
à la religion : il vaudrait peut-être mieux y mêler la haine, n'est-ce pas ?
On nous accuse aussi d'être vagues, positifs, visionnaires, petits maîtres,
malades, mourants, hons vivants, désespérés, que sais-je ?... On nous
reproche encore d'aimer les torrents, les fleurs, les cimetières, la lune et
les fiancées ; et enfin de nous aimer entre nous et d'en faire confidence
à tout le monde. — Je félicite beaucoup ceux que les cimetières n'intéressent
pas... sans doute parce que tous les objets de leur tendresse sont encore
sur la terre. Je plains de toute mon âme ceux qui parlent de la lune avec
indifférence : ils nonl donc jamais marché deux à sa clarté voluptueuse,
ni, à l'aide d'un de ces rayons, surpris le secret du cœur dans des yeux
humides et brillants ! et durant les longues absences, leurs regards n'ont
donc jamais, dans sou miroir magique, donné à d'autres regards un rendez-
vous mystérieux !
Voilà une délicieuse phrase qui jaillit comme une strophe élégiaque
de la ])luine acérée de ce voltairien. Stendhal en ses romans en aura
de pareilles. Là il sera poète — poète en prose d'ailleurs. Mais, comme
critique, ce ])erspicace esprit est loin d'avoir vu aussi clairement ce
qu'était le romantisme. L'horreur ([uc lui ins])irait l'alexandrin
flasque et décoloré des continuateurs de Voltaire et de Delille l'em-
pêcha de prévoir l'évolution dont le vers français était susceptible ^,
et cependant les poètes la pressentaient à cette éi)oque. Il sulfit de lire,
dans la Muse française, l'article de Vigny rendant compte des
(Euvres posthumes de M. le baron de Sorsum et celui de Ch. Nodier
intitulé : de Quelques logomachies classiques, pour apercevoir les linéa-
ments d'une Poétique nouvelle.
Alfred de Vigny, Ch. Nodier, Emile Deschamps ont donc précisé
en 1824 les positions qu'occupait le camp romantique en face d^s
classiques. S'ils méditaient les œuvres de Chénier, s'ils se plaisaient
à la lecture des grands écrivains étrangers, c'est qu'ils étaient curieux
d'une forme plus savante, d'un art plus pur et qu'ils aimaient la poésie.
L'idée même de poésie s'enrichissait dans les esprits à celle époque,
où la mort héroïque de Byron à Missolonghi allait donner une consé-
cration suprême à ses œuvres jusqii'alors fort disculécs, et décupler
leur influence. Jusqu'ici les poètes demandaient surtout une inspira-*
tion chrétienne à Chateaubriand ; ils se réclameront désormais plus
volontiers de Byron ; le pessimisme philosophique aura droit de cité
dans la littérature, paraîtra même un thème essentiellement poétique,
t.' Ihiiirm, |>. 27;j.
2. Emile Dcschamps drliuil licureuscmpiit cette évolution dans le Manuscrit
en voija^f. Œ. c, t. I, p. 49.
LE CÉNACLE DE LA MUSE FRANÇAISE 115
et cette tristesse inconsolable déjà remarquée chez les poètes et
contrastant avec leur gaîté dans le monde avait même offert à l'acadé-
micien Auger l'occasion facile d'un tableau malicieux. « Il a tiré de
ce contraste, dit Emile Deschamps, des effets imprévus auxquels
l'assemblée a répondu par les marques bruyantes d'une hilarité
générale, que j'ai moi-même partagée. Mais, en y réfléchissant un
peu, il n'y a rien de si ordinaire que cette prétendue bizarrerie. »
Et le poète pose cette question, digne d'un lecteur de Byron : « Depuis
quand le rire de l'esprit suppose-t-il la joie du cœur ? » Deschamps
ne se contente pas de signaler ce pessimisme comme un des traits
nouveaux de la ])oésie contemporaine, il insiste sur l'évolution de
l'imagination française depuis les beaux temps de la poésie trouba-
dour jusqu'à l'apparition du genre romantique. Le sombre, le fantas-
tique envahissent la poésie, et comme le bon Auger s'en scandalise,
il appartient à Emile Deschamps de défendre ces couleurs nouvelles.
Il n'admet point qu'on fasse un reproche aux poètes de se complaire
dans la peinture des scènes sanguinaires et des images monstrueu-
ses, et ne craint pas de dire, qu'en fait de tableaux semblables, Homère
et Virgile ont été romantiques avant eux.
Je ne sache pas que la peinture de Cîciis et des Harpies ou de Poly-
phème qui broie entre ses dents des membres palpitants et dos chairs
encore vivantes, ait jamais fait douter de i'huminité d'Homère et de
Virgile, ni qu'il en soit résulté un grand préjudice pour leur talent.
L'imagination romantique peut donc déployer ses audaces. Dès
1824, elle n'a pas seulement pour garant Byron, qui sera pour les
poètes incrédules rinsi)irateur que Chateaubriand fut si longtemps
pour les croyants, mais Emile Deschamps, dans la Muse française,
laisse clairement entendre qu'on est las des fadeurs du genre trouba-
dour et qu'il faut enrichir la poésie d'images plus frappantes et do
couleurs plus chaudes ; on n'aura point à renoncer pour cela au culte
d'Homère et de Virgile.
Ainsi les rédacteurs de la M use française, et Deschamps à leur
tête, faisaient entrer les poètes à leur suite dans une voie nouvelle;
cette petite revue semblait pleine d'avenir, quand soudain, après la
12*^ livraison de juin 1824, elle cessa de paraître.
L'absence de documents précis, concernant le détail de cet événe-
ment subit, réduit les historiens à des conjectures.
( )ti doit d'abord songer avec M. Léon Séché, à la question d'argent.
La fondation de la Muse avait paru une excellente} affaire. Nous savons,
par une lettre de Deschamps, que l'on partit avec l'appui de Cha-
teaubriand et du Ministère^ cl V. Hugo, le 22 août 182-3, écrivait à
116 LE CLASSICISME d'uN ROMANTIQUE
son cousin Adolphe Irébuchet : u Le recueil rédigé par l'élite de la
jeune littérature, obtient un succès étonnant. Les frais sont déjà
couverts et l'éditeur compte avoir 1.500 souscripteurs dans six
mois ^ ».
Mais Hugo se faisait des illusions, car en mai 1824, Descham}»s
écrivait à Guiraud <{ue les frais de la Muse avaient dé])assé leurs pré-
visions. Ce n'était jias une raison ]>(»ur désespérer de l'entreprise.
11 dut y avoir autre chose.
On peut supposer que la candidature de Soumet à l'Académie ne
fut j)as étrangère à la décision que Guiraud et Deschamps crurent
devoir prendre. Ils sacrifièrent peut-être la revue à l'espoir d'avoir
un allié dans la citadelle classique. C'est peu probable, s'il faut s'en
rapporter à Guiraud lui-même, qui écrit dans la Préface de ses
Œiwres complètes : « J'ai toujours regretté l'abandon de ce journal,
cjui eut lieu contre la volonté d'Hugo et la mienne et qui rompit ce
faisceau d'amitiés littéraires. »
Évideiimiont nous lisons dans Victor Hugo raconté que le poète
aurait volontiers, si ses amis n'étaient intervenus, continué la Muse
à lui tout seul et que « l'Académie n'aurait rien gagné à remplacer
une opposition de salon par une guerre à outrance. » Mais si nous
parcourons les articles que V. Hugo publia dans la Muse jrançaise^
nous verrons que non seulement le ton de ces études est bien modéré,
mais encore que son attitude est moins nette et moins franche
à celte date que celle d'Emile Deschamps. Monarcliiste et calhohque
ardent, quand il rend conqite de V Essai sur l' Iiulijlérence par Tabbé
de Lamennais, il ménage la susceptibilité des classiques aussi bien
dans son article sur Qucntiïi Durward, de W. Scott, que dans son
FAoge de Byron, et dans celui du poème d'Eloa, d'Alfred de Vigny.
11 se peut donc qu'il ait vu disparaître avec moins do regrets cjuo ne
le ]»rétcn(l son biographe, une revue ([ui inquiétait l'Académie. Mais
les préoccu]tations académicjues de (luohjues rédacteurs auraient-
elles sufTi pour faire cesser sa publication ? Il y eut d'autres causes,
un ensemble de causes, et parmi elles, il convient de tenir compte du
dissentiment que suscita chez les Romantiques l'article d'Holmon-
durand sui la Mort de Socrate et sa sévérité envers Lamartine.
Un mot d'Emile Deschamps, daté du 14 oct. 1823, prouve qu'il
n'était pas étranger à l'intrigue ,qui devait si vivement désobliger
Lamartine ^. Cchii-ci écrivait le 14 novembre à V. Hugo :
1. Litirc cil. |)f>r .Séché. Le Cénarle, \t. '.)%.
1. Ldlrc tic Dcschamps à Guiraud citcc jjar Scché. Le Cénacle, \k 00.
LE CÉNACLE DE LA MUSE FRANÇAISE 117
J'ai lu quelques-unes des petites diatribes eu question, mais cela ne
mord guère sur mon im})assibilité poétique. Je ne suis pas en ce sens du
genus irritahile. Chacun fait dans ce monde de son mieux son petit métier.
Les oiseaux chantent et les serpents sifflent. Il ne faut pas leur en vouloir
du mal. L'article de la Muse était juste, mais sévère dans tout ce qui ne
regarde pas Socrate ; pour Socrate, il n'y a rien compris. Il a pris une scène
pour un drame... Cependant on voit que sa rigueur est d'un ami mécon-
tent et j'en suis loin d'être choqué. Si vos amis me traitent mal, je vois
que les miens vous le rendent bien. J'en suis aussi innocent que vous.
On se bat dans les ténèbres, dans un temps comme celui-ci où tout est
confusion ^.
Tous les amis d'Hugo, qui collaboraient à la Muse, n'approuvaient
pas l'article d'Holmondurand, et Vigny en particulier devait être
scandalisé. Le 3 octobre 1823, il écrivait de Bordeaux à Victor Hugo
une lettre indignée ^.
Elle contenait un bel éloge de la Mort de Socrate, réponse anticipée
aux critiques de Durand qu'il n'avait sans doute pas encore lues.
Sur les Nouvelles méditations, il faisait évidemment quelques réserves,
mais il est certain qu'il n'approuva pas Emile Deschamps d'avoir
laissé passer dans la Muse l'article qui désobligea Lamartine. Mais
peut-on voir dans ce dissentiment le motif d'une rupture prochaine
entre les collaborateurs de la première revue romantique ?
Il y eut du moins une cause déterminante, et dont ils ne furent pas
responsables, ce fut la disgrâce de Chateaubriand, « chassé », suivant
son propre mot, du Ministère des Affaires Etrangères, par une ordon-
nance du roi, signée de Villèle, le 6 juin 1824 ^.
La Muse avait débuté sous ses auspices ; ses œuvres, ses doctrines,
sa politique étaient chères à tous ceux qui y collaboraient. La guerre
d'Espagne, « sa guerre * «, n'avait j)as eu de plus chauds partisans que
France d'Houdetot, qui guerroya en Catalogne, et Alfred de Vigny,
qui frémissait d'impatience à Bordeaux, ou à Pau, de ne pas passer
les Pyrénées. Quand il fut destitué, le 6 juin, jour de la Pentecôte,
la guerre ouverte qui allait éclater dans la France entière entre les
partisans du Ministère et les amis de Chateaubriand commença
j)ar jeter les rédacteurs de la Muse dans la consternation. Les jeux
do la littérature ne leur ])araissaient plus avoir de raison d'être dans
ce deuil public, cl comme ils ne s'accordaient sans doute pas tous
]»our blâmer la conduite du gouvernement, ils aimèrent mieux se
1. Revue de Paris, 15 avril 190''i.
2. Lftire citco par L. Séché. Le Céiuiclc, ]>. 102 (•( suiv.
3. Mémoires d'Oiilre-Torribe. Paris, (jarnior, (. I\', p. 21) 1.
4. Ibidem, p. 28'..
118 LE CLASSICISME d'uN ROMANTIQUE
taire et supprimer la Muse. C'est l'hypothèse à laquelle nous invitent
ces quelques hgnes de M'"'^ Marie Mennessier- Nodier ^ :
Le 15, un motif de haute convenance fil rentrer le bâtiment dans le
port, après luie salve tirée en l'iuurneur du <,rrand écrivain, à sa sortie
du Ministère. Le jeune La Bruyère qui, d'une plume à laquelle l'émotion
u ùtait rien de son énergie, avait tracé le portrait d'Auguste, c'était S*-
Vab-y.
Ainsi vécut pendant un an la Muse française. Née de l'enthousias-
siasme commun de tous les jeunes romanticiues jiour la poésie, elle
ne survécut pas à leurs premiers dissentiments. La jiolitique avait
probablement brouillé ceux qu'unissait la poésie *.
1. M™^ Mcnnessier-Nodier. Charles yodier. Paris, 1867, in-8°, p. 263.
2. Certains, parmi lesquels V. Hugo peut-être, voulaient se substituer aux
véritables fondateurs et continuer la revue, en conserver le titre. Cf. lettre
d'Emile Deschamps à Rességuier citée par Lafond, L'Aube romantique, p. 99.
CHAPITRE II
I. Evolution du romantisme en 1825. — II. L'Arsenal.
Emile Deschamps et les Nodier.
I
Le premier groupe romantique — le Cénacle de la Muse Française
— n'était pas fait pour vivre. Il était composé d'éléments trop dis-
parates. La rupture de Chateaubriand avec les Ultras en brusqua la
dislocation. Emile Deschamps ne parut pas longtemps affligé de
cet accident prévu. Il constate même avec allégresse, dans un ])oème
adressé à Alfred de Vigny, les gains du romantisme autour de 1825.
Les Livres saints sont devenus, grâce à Chateaubriand, une source
d'émotions littéraires et philosophiques incomparable. Chénier a
rendu le sens de la beauté antique aux lecteurs des poètes grecs et
latins. On leur comparera désormais les chefs-d'œuvre des grandes
httératures européennes. Le culte des Anciens n'exclura pas l'admira-
tion légitime qu'inspire le génie moderne. On venait à peint, en lisant
le Roi des Aulnes ou Lénore, de sentir le charme du fantastique, que
déjà les poèmes de liyron renouvelaient l'expression de la mélancolie
et du désespoir. — Ainsi le Romantisme, par la variété de ses thèmes,
la puissance de ses images et la sincérité de ses accents, laisse bien
loin derrière lui les grâces surannées du genre troubadour. Ce sont
ces qualités nouvelles que célèbrent les vers d'Emile Deschaiùps :
Entendez-Nous, pur el brillant.
Un accord d(! la lyre antique :
Cotic lyre que Tlirltc- a Iraiismise aux Hoiuaius...
Que Chénier réveilla bi fraîche... et dont l'ivoire
S'échappa sanglant de ses mains !
Cet accciil :
Toujours rêveur, toujours amoureux, mais ]»Ins sombre,
Plus mâle et tourmenté par un souille inconnu ;
120 LE CLASSICISME d'uN ROMANTIQUE
On sent à ses élans de flamme
On sent que Byron est vemi
Va «|iic la corde humide a vibré dans son âme ^.
Ce son nouveau qui frapjte les oreilles d'E. Deschamps, en 1825,
avait eu pour effet d'irriter l'humeur des partisans de l'Ecole clas-
sique qui avaient triomphé de la chute de la Muse française. Viennet,
dans le Mercure, Iloiïman dans les Débats, reprennent rofîensive.
Le grand maître de TL niversité, Mgr Frayssinous, à la distribution
des prix du concours général, le 16 août 182'i. lance l'anathème
contre tous ces poètes rebelles au bon goût. C'est qu'en effet l'émeute
littéraire grossissait et menaçait de devenir une révolution. Jusqu'ici
les poètes formaient un groupe que boudait la jeunesse libérale.
Dans ce cercle fermé, où se complaisaient des mondains comme
Rességuier, frémissaient d'impatience Emile Deschanqjs, Victor
Hugo. Ils avaient hâte de s'adresser au grand public, et n'avaient
])lus d'organe à leur disposition ^. Mais les conséquences de la « dé-
fection )■ de Chateaubriand n'allaient pas se faire atteiulre : en se
jetant avec toute la fougue de sa nature altièrc dans les rangs de
roj)position qui devait renverser \'illèle et bientôt après les B(»ur-
bons, il entraîna derrière lui les poètes que « l'aventure » n'effrayait
pas. Les libéraux les accueillirent avec transjKirt, et Latouche qui
venait de prendre la direction du Mercure du XIX*^ si'^.ch ne fut pas
fâché de le rajeunir et leur tendit la main.
On répète assez vulgairement, écrit-il ^, qu'on m- jMiit. selon la déno-
mination des partis, être à la fois libéral et romantique. Il nous semble
que ce double caractère pourrait appartenir, en 1825, à (pii marcherait
1. Emile Deschamps. Œu\>res complèlefi, I. j). 217.
2. La lettre suivante adressée en 182.3 par'K. Dcsclianips à Sainte-lieu ve
lénioigne de cet état d'esprit et du désir de se raj>proch<T do Latouche :
Monsi'<ur et excc-llont ami. Combien je vous remercie de vos remerciemeiils !... Quand jo-
trouvf uni' occasion d'cxpriinor mes admirations, je la saisis. C'est donc moi qui suis rcconnais-
sant que vous ayez tant do tali/n» !
Diles-moi, vous avez fait un article sur les Annnlfs romantiques où vous parlez de moi,
j'en suis fier et confus. Mais il me semble que vous parlez aussi de AJ. de Resséf^uier. Comme
j'en ai beau<'f>np p^rlé dans le dernier n°, ne pensez-vous [las qu'il serait de bon goût rie le
nommer s<-ul.Tnent dans voire article, sans vous étendre, d'autant plus que ce que vous me
<lili-s pourra lrouv<T filace dans un autre journal que je sais bien. — Si par une adroite subs-
titution, vous meniez rjiielques vers de M. d.- l.atourlie à la plare ilc ce que vous dites de
Ressépuier ?...
Latonclie est une j.uissance au Mercure et ses vers sont charnianls, qu'i'ti dites-vous ?
Vu mot de vous sur lui nous serait utile à tous. Voyez et cliangez comme \ ou* l'enli-ndrcz.
Je confii- cela à vntp- prudence et à votre discrétion.
Mille nouvelles nniiliés «-t dévouement.
E. D.
(Coll. Lovrnjoul. Papiers de S^^-Bein'e).
3. Mercure dit A'/.V siècle, t. XI, p. \'M.
LE RD>f\NTISME EN 1825 121
avec les deux idées de son siècle ; à cette condition toutefois que par
romantique on n'entendra jamais un allié de ces écrivains (jui repoussent
toute opposition généreuse, un admirateur de ces dithyrambes composés
sous l'inspiration de la police, et par libéral l'adoption de cette fatuité
scolastique qui ne trouve rien de bon de l'autre côté du Rhin et qui jure
encore l'immobilité de la scène au nom de la légitimité, de l'infaillibilité
et de la trinité des anciennes règles...
Emile Deschanips se retrouvait donc encore une fois auprès de
son ami Henri de Latouche pour reprendre en commun la campagne
qu'ils avaient ouverte dans le Tour de Faveur.
Cette fois-ci, le champ était plus vaste, les troupes plus nombreuses
et plus fortes ; et les malentendus semblaient dissipés. Le programme
qu'on allait défendre au Mercure, tenait en ces deux mots, gravés au
frontispice de la revue : Liberté, Vérité. Ils étaient assez larges, assez
vagues pour exprimer les tendances de tous les esprits d'avant-garde.
Ils permettaient aux romantiques de l'école de Stendhal, comme à
ceux qui se groupaient autour d'Hugo et de Deschamps, de croire
qu'ils allaient associer enfin les droits de l'imagination avec ceux du
réel. Au Globe, que venait de fonder Dubois, comme au Mercure
rajeuni par Latouche et son principal collaborateur, «Jules Lefèvre,
on accueillera désormais le romantisme des prosateurs et celui des
])oètes, et si, plus tard, à propos de la rénovation du théâtre, repren-
dront entre eux les polémiques, en attendant que leur dissentiment
fondamental éclate à l'apparition de la Préface de Cromwell, poètes
et libéraux s'entendent pour donner l'assaut aux dernières positions
des classiques.
C'est le moment où Casimir Bonjoiu', l'aimable auteur de tant de
fines comédies, a])plaudies sous la Restauration, ]»rn|)osait à Emile
Deschamps, par la lettre suivante, de collaborer au Globe ^ :
Mon cher monsieur Emile. Je suis allé plusieurs fois chez vous ; vous
êtes introuvable. Vous rappelez-vous qu'il y a un mois, je vous ai dit
qu'il manquait au Globe des articles variétés, et que vous n'avez pas
1. Celte proposition resta sans cITct. — Kniile Deschamps était trop un liommo
d'imagination, un ". poète », pour réussir dans celte brillante rédaction du Globe,
animée d'un tout autre esprit. 11 faudra toute la souplesse de Sainte-Beuve pour
défendre dans un tel milieu les droits de la poésie pure. Encore fut-il souvent
contraint à des réserves. La lettre suivante, adressée par lui à Jules de Rcssé-
fjuier est bien significative : il dut non seulement renoncer à parler dans le Globe
des Tableaux poétiques de ce dernier, mais même à louer, comme il le désirait,
Victor IIu}»o.
Monsieur, .l'ai reçu avec beaucoup de reconnaissance l'aiinabh' ifrinil que vous m'avez
fait riionneur de m'adrcsser. C'eût été pour moi un bien vif plaisir <li' (louvdir rendre hommage
dans te Globe à un talent poélii|ue aussi plein de ajràce, d'éléijance i-l. dr mélodie que le vôtre.
Mais comme il me s<T:Éil impossihii- d'i'ii [uirlr-r eniitrement roiftme j'aimerais à le faire, jo
122 LE CLASSICISME d'vN HOMA.MIQUE
paru éloigné de Tidée que je vous ai fait naître il y eu\ oycr quelques
morceaux léofers ? J'en ai parlé au directeur qui a été enchanté de ma
]ii-o|)osition, et m'a chargé de le mettre en rapport avec votis. si cela vous
convient. IS'ayanl pu vous rencontrer, j'ai prié M. votre frère de vous en
dire deux mots ; faites-moi connaître votre réponse. Si vous acceptez,
comme je le désire dans l'intérêt du journal et dans celui du public, indi-
<|uez-moi le jour où nous pourrons aller ensemble au bureau. De toutes
façons, écrivez-moi et croyez à ma vive et sincère amitié.
Casimir Bonjoub.
P. -S. J'ai remis pour vous à M. AOtre père (il y a bien longtemps)
un exemplaire de la 2^ édition du Alari à b. j. sur lequel j'ai fait plusieurs
corrections. Vous m'en avez promis d'autres. Ayez la complaisance de
me renvoyer l'exemplaire en question avec vos notes. Mille compliments^.
Ce 22 février (1825).
La même année, le 12 octobre 1825, Latouche écrivait à \ igiiy.
pour l'intéresser à la conversion du Mercure *.
Dites donc à Emile que les vers d'Horace oui fait fortune parmi nos
classiques. Ils sont étourdis de la ])ériode laline d un |ioèle de l'école nou-
velle.
Ainsi V. Hugo qui écrivait Uan d'Islande pour essayer d'acclimater
dans la littérature française le genre fantastique, relisait Virgile et tra-
duisait de longs passages de l'Enéide ; de même son ami Deschamps
s'attachait à l'élude d'Horace avec d'autant ])]us d'apidicalion qu'il
prétendait à cette date rajeunir le genre épique français en greffant
sur ce vieil arbre desséché le Romancero espagnol et qu'il songeait
déjà à renouveler le théâtre en y faisant ])araître Shakespeare. —
Mais il était plus simple de railler les novateurs que de les comprendre;
et, tandis qu'on critiquait, au nom d'une poétique surannée les
audaces heureuses de ceux qui élargissaient l'horizon littéraire de la
France, on méconnaissait le puissant esprit traditionnel qui les
animait.
Les « Classiques » irrités perdaient cependant du terrain tous les
dois in'iiitcrdire le plaitir qui serait gftté pour moi de trop de contrariétés. Les opinions du
Globe, quoique romantiques en général, ne le sont pas autant qu'on pourrait le penser ; en
poésie, il y a même dissidence assez prononcée entre ses opinions ci celles de l'ancienne A/u«e.
La raison principale, c'est (|u'aucun des rédacteurs du Globe ue s'est occupé de vers.
Pour moi, (|ui suis à peu près le seul qui aie quelquefois ce bonheur ou ce malheur, je ne
puis que repretler ces dispositions profanes, sans espérer de les vaincre ; tout récemment
encore, malpré l'amitié bien étroite qui m'unit à M. V. Hugo, et peut-être ii cause de cette
amitié même, il ne m'a pas été permis de proclamer mon admiration pour son Cromwell...
S'«-Beuve.
(Collection Lovenjoul. Papiers de S'*-Bcuvc.)
1. Lettre inédite. Collection Léopold l'aipnard.
2. Lettre citée par E: Dupuy, Alfred de \'isny. Les Amitiés, p. 179-180.
LE ROMANTISME EN 1825 123
jours, et l'heure était proche où ils allaient être obligés d'abandonner
à leurs adversaires l'une des forteresses du « bon goût », le Théâtre
Français.
Le 9 juillet 1825, le baron Taylor, un des plus chers amis de Nodier,
fut nommé commissaire royal, et l'un de ses premiers soins fut de
faire jouer une pièce qui avait été reçue en 1822, mais que la censure
avait interdite. Il s'agissait du Léonidas de Pichat. Les maximes répu-
blicaines, éparses dans cette tragédie, avaient paru redoutables.
Chateaubriand, alors ministre, avait en vain plaidé pour elle. La
censure demeurait implacable, et cette interdiction n'avait réussi
qu'à rendre les romantiques plus impatients. Dans un des derniers
numéros de la Muse française, E. Deschamps disait :
Nous ne pouvons pas prononcer le nom de Pichat sans témoigner
avec quelle impatience le monde litléraii-e attend son Léonidas. Outre
les grands tableaux et les grands développements dhéroïsme (jne renferme
cette tragédie, elle présente encore une double le(,'on morale et politique :
le bannissement d'un usurjiateur et la fuite d un conquérant '.
Ces belles raisons parurent longtemps encore assez peu probantes ;
il ne fallut rien moins que le retentissement profond causé dans les
esprits par la mort de BjTon à Missolonghi et l'enthousiasme uni-
versel que souleva l'insurrection des Grecs contre la tyrannie des
Turcs, pour emporter les scrupules du gouvernement. — Taylor fut
enfin autorisé à laisser jouer la pièce de Pichat, et le biographe de
Victor Hugo raconté ^ a beau rapporter avec froideur les circonstances
qui entourèrent cette représentation, elle eut un grand succès. Le
Globe en rendit compte avec transport : « La Grèce reçoit enfin
l'hommage de nos larmes... ^ » On a})plaudissait Léonidas et l'on
pensait à Botzaris. Surtout on se félicitait d'avoir vaincu la cen-
sure.
Ainsi les événements politiques favorisaient les débuts encore bien
timides du romantisme au théâtre. Le succès de cette pièce témoigne
moins des progrès de l'Ecole nouvelle (jue du désarroi de ses adver-
saires. Les « grands tableaux » qu'admire Deschamps dans Léonidas
ne préparaient que de très loin le j)ul)hc aux futurs déploiements
d'action scénique de Cromwell cl (ï llernani ; mais il sullisait eu 1825
qu'un souiïle de jeunesse et d'héroïsme soutînt les vers d'un poète
pour cpi'jls fussent déclarés ronianti(jues.
1. Muse française, 11<^ livraison, t. II, p. 2G8.
2. Victor Hugo raconté, t. II, p. 54.
3. Le Globe, 17 nov. 1825.
12 'i lE CLASSICISME d'l'N ROMANTIQUE
Pichat d'ailleurs était i>arlic'ulièrement cher à la génération nou-
velle ^. Esprit enthousiaste, rêveur, fuit pour la vie des sentiments, il
avait le charme de ceux c[ue la nature a marqués pour une mort
prématurée. La gloire et rainour brisèrent sa fragile enveloppe. Ce
fut, si l'on veut, une des premières victimes du romantisme. Deux ans
a])rès le succès de Léonidas, il mourut à Mortefontaine, chez son ami
Bouchard, chez qui il s'était retiré pour travailler fébrilement à la
tragédie de Guillaume Tell que réclamait de lui Taylor. La sœur
de son ami. (jui l'aimait, recueillit son dernier soupir. Il fut pleuré.
A ses funéiailles, se réunirent tous les poètes. Ils adressèrent de beaux
vers à la mémoire de celui cjue la Mort arrachait à l'Amour, et le
poème qu"ins])ira la mélancolie la plus ])éiiétraiile est signé du nom
d'Emile Deschamps :
Le Tombeau du poète.
Ils a\aieiit déposé dans la terre muette
Ce corps, que dévora son âme de poète,
Mais nous tous, ses amis, nous revînmes le soir.
Près de ses restes froids, saintement, nous asseoir.
Va nous jrtions des vers à sou onil)ro ra\i('...
Quand soudain (c'était bien sa voix pendant la vie !)
Parvint à nous ce chant, tel que nous le donnous :
« O songes, confidents de l'éternel mystère,
Songes, doux messagers des astres à la Terre,
Apprenez à cette [sic] Ange, hélas ! qui niancpie au Ciel,
Qu'au sein des purs esjirits et du bonheur réel,
Triste, je cherche encor ses fleurs, ses eaux limpides,
Et le bruit de son rire, et le bruit de ses pas,
Et de son front voile les modestes appas,
Et que des lieaux instants, près d'elle si rapides.
Mou inunortalité ne me console pas ! »
Et tous, levés ensemble, attentifs au ])ni<lige.
Nous nous taisions. — Enfin, ô mes amis, leur dis-jc,
Vous voyez bien ; (et certe, on ne peut démentir
Celte voix que la tombe, en s'ouvrant, fait sortir)
Quand on croit le poète occupé d'un vain faste,
Qu'on ne lui croit un cœur, des pensers et des yeux.
Que pour son nom ; — il traîne un mal silencieux.
Et trop jeune s'éteint, brûlé d'un amour chaste.
Oui survit à la mort et souffre dans les eieux ^.
1. lu iitii'tr (lu premier Cénurle ronifiDlifjne, Michel Pichal, par C. Lalrciilc.
I{e^'. d'hisl. lin. de la France, I. VIII, 1901, p. /i08-'r24.
2. Emile Dcschanips. Œu\>res complètes, I, p. 113.
LE ROMA>TISME EN 1825 125
Tels sont les sentiments que l'individualisme romantique est venu
réchauffer de son souffle : l'Amour, la Gloire et la Mort sont ses
thèmes habituels. Emile Deschamps leur donne ici un accent per-
sonnel qui émeut. Son âme, que l'on « croit légère », comme celle de
sa jeune Emma, est profonde et sensible :
Je chante ? écoute bien. Vue note plaintive
Accompagne le rire et s'y mêle tout bas.
Si la mort de son ami Pichat le troubla si fort, c'est qu'il souffrait
peut-être lui-même d'un amour malheureux. On se rappelle le roman
d'amour qui remplit de mélancolie sa jeunesse et dont nous n'avons
pu pénétrer le secret. Il faut songer aussi qu'il avait été frappé, deux
ans avant la disparition de Pichat par un coup bien rude : il avait
perdu son père, au mois de mai 182G et nous savons ce que M. Jacques
Deschamps, malgré son grand âge, représentait aux yeux de ses fils
et des amis de ses fils. C'était le cher témoin de leurs jeunes années,
de leurs premiers succès. C'était leur père et leur maître. Emile Des-
champs avait dû quitter cette maison de la rue Saint-Florentin où
il avait connu la douceur de vivre et l'on songe naturellement à la
tendre sollicitude dont l'entoura sa femme dans ces circonstances.
C'est grâce à elle qu'il pvit, sensible comme il l'était, tempérer sa
douleur et reconstituer rue de la Ville-l'Evêque, les réunions que son
père avait si longtemps présidées. Mais on ne saurait néglif^cr non
plus la tendre sympathie que lui témoignèrent dans ces moments si
cruels pour lui, ses amis, les poètes, et en particulier le bon Charles
Nodier et sa famille.
II
En 182G, les Nodier étaient depuis deux ans installés à l'Arsenal ^.
Mais Deschamps avait fait leur connaissance bien avant que ce
ménage errant fût fixé. Il honorait dans l'auteur des Proscrits et du
Peintre de Salzbour^, l'un des ]iremiers enfants du siècle, celui qui,
en même temps (pie Cihatcaubriand, rendit l'essor h l'imagination
française, introduisit Werllicr ]iarmi nous et réveilla le génie des
contes, enfin, celui qui mérite bi(;n [ibis (pi'llcnii de Latouche d'être
1. Sur NodicT, consullir : M'"'^ Mininssicr-Noilii r. ( Imilfa .\o(licr. Paris,
1867, in-8^, p. 2.38, 259 et pa.ssim. — Miclicl Salomoii. ('IkiiIcs Xodier et le groupe
romcmliqur. Paris, 1008, in-8'', p. llfi <'f siiiv.
126 LE CLASSICISMi; ULN H(» MANTIQVE
appelé r '' Hésiode des Romantiques ». Quand le plus fantaisiste des
éiHulits «l des voyageurs revint d'IUyrie, Deschamps alla sans doute
voir rue de (.hoiseul, dans l'étroit logement où Marie Nodier grandis-
sait, l'ancien bibliothécaire de Laybach. Xodier faisait, à la fin de
l'Empire, par ses spirituelles et savantes chroniques, les déUces des
lecteurs du Journal des Débats. Il publiait alors Smarra, « cette histoire
des féeries du sommeil » qui enchantait l'imagination du jeune Des-
champs déjà curieux de fantastique et préoccupé, comme il le fut
toute sa vie, de psychologie anormale. — Peut-être est-ce dès cette
époque, ])eut-être un peu plus tard, quand les Nodiei habitèrent me
de Provence, qu'il rencontra, chez ces aimables gens qui n'avaient
des bourgeois et des artistes que les qualités, deux jeunes officiers qui
ne devaient pas tarder à quitter l'épée pour fournir dans le monde
une carrière brillante : Alphonse de Cailleux, le futur directeur des
Beaux-Arts du règne de Louis-Philippe, et le baron Taylor qui allait
introduire les poètes romantiques au Théâtre Français. C'est Taylor
qui, ayant appris à son retour de l'armée d'Espagne, en 1823, la mort
de l'abbé Crozier, bibliothécaire du comte d'Artois, obtint, avec
l'aide de Cailleux, le poste vacant po\ir Nodier.
L'auteur de Trilhy. sa femme et lem* fille, la charmante Marie,
ouvrirent an mois d'avril 182 't les portes du vieil Arsenal et les
appartements de la duchesse du Maine aux poètes qui formaient alors
les bureaux de la Muse française. Alfred de Musset qui devait se
mêler bientôt à la brillante compagnie, a dit, avec sa grâce coutumière,
le charme de ces réunions, dans ses fameuses stances à Charles
Nodier, qui se terminent ainsi :
Et moi. de cet honneur insigne
Trop indigne,
Enfant par hasard adopté.
Et gâté,
Je brochais des ballades. l'iino
A la lune,
Laulrc à deux yeux noirs cl jaloux,
Andaloux.
Le charme « andalou » fut une des m(»des littéraires les i)lus persis-
tantes de cette époque. l*Linilc Deschamps en avait été touché bien
avant Musset. Il dut offrir à ses amis de l'Arsenal vers 1826, la primeur
de son Romancero. Son talent poétique donnait alors ses plus bril-
lantes fleurs. C'était le temps où non seulement Musset composait les
Contes cC Espagne, mais où \i<irir Hugo s'avouait redevable au
LE ROMANTISME EN 1825 127
Romancero d'une de ses Orientales ^. Le théâtre de Shakespeare et la
poésie espagnole, tel était le domaine d'Emile Deschamps. Mario
Nodier, dans le Journal qu'elle a dédié à la mémoire de son père,
a consigné le souvenir de ces années heureuses et de la gloire alors
incontestée d'Emile Deschamps. « Nous avions acclamé tour à tour
CromweU, Marion Delorme et Hernani, chez V. Hugo ; Roméo et
Juliette, chez Emile Deschamps, l'éblouissant poète qui a su raconter
les Voyages de la reine Mab, comme un sorcier qu'il est ; à l'Arsenal,
Christine, Angèle, Mademoiselle de Belle-Isle, de Dumas ^. »
Ainsi les grands Roms de l'époque, les noms qui volaient sur les
lèvres de tous étaient ceux de Victor Hugo, de Dumas, de Vigny et
d'Emile Deschamps, et les soirées où l'on acclamait les œuvres nou-
velles étaient celles que l'on passait à l'Arsenal, ou bien rue Notre-
Dame-des-Champs chez Victor Hugo, ou bien encore chez Emile,
rue de la \'ille-rEvêque.
Ciiarles Nodier était le frère aîné de tous ces novateurs. Si le roman-
tisme fut avant tout une révolution dans le style, personne n'y
contribua plus c[ue lui ; grâce à ses soins la langue a vraiment reverdi.
Nourri d'Amyot, de Montaigne et de Rabelais, le docte écrivain rendit
à l'usage une foule de vieux mots excellents, et quand il n'aurait que
le rare mérite d'avoir enrichi le vocabulaire du xix® siècle, il aurait
droit à notre reconnaissance. Mais le premier des conteurs du siècle,
l'ami des fées, le délicieux auteur de Trilby, s'effaçait volontiers
devant ceux qu'il aimait. C'est un trait qu'il avait de commun avec
Emile Deschamps. Un jour — c'était en 1828 — Emile lui présenta
son Album. Charles Nodier écrivit sur la page qui s'offrait à lui, le
joli sonnet que voici :
C'est un sonnet.
(Molière).
Mon nom parmi vos noms ! y pouvcz-vous son<;er ?
Et vous ne craignez pas que tout le monde en glose !
C'est suspendre la nèfle aux bras de l'oranger,
C'est marier l'hysope aux boutons de la rose.
1 . Orientales. VII. La Bataille perdue et note. — Quand parurent les Études
.1 • Deschamps, en 1828, '< nous n'avions pas encore les Confiderices de M. Jules
Lf lèvre, les Contes d'Espagne et d'Italie de M. Alfred de Musset, les Poésies
romaines de M. Jules do S'-Félix, les ïambes de M, Auf^ustc l'arbier, ni Marie
.II- .M. Drizeux, ni les Dernières Paroles de mon frère Anloni Descliamps ». Emile
JJfschamps, Œuvres complètes, t. II, p. 2G5.
2. M""^ Menncssicr-Nodicr. Charles Nodier, p. 315.
128 LE CLASSICISME d'vN ROMANTIQUE
Il est vrai quaul refois j'ai cadencé ma prose,
Et qu'aux rèjzles des vers j'ai voulu la ranger ;
Mais sans génie, hélas ! la rime est peu de chose,
Et d'un art décevant j'ai connu le danger.
Vous !... cédez à la loi que le talent impose :
Unissez dans vos vers Soumet à Béranger,
Et l'esprit qui ])étille à la raison (pii cause ;
Volez de floir eu fleur, comme dans un verger
L'abeille qui butine et jamais ne se pose ;
Ce n'est qu'en amitié qu'il ne faut pas changer ^
Dans ce portrait d'un romantique, tracé par Ch. Xodier, nous
reconnaissons l'aimable physionomie d'Emile Dcschainps : cet esprit
qui jaillit comme d'une source et ce bon sens qui animait jusqu'à ses
fantaisies. Rien n'était plus curieux, plus ouvert que son intelligence,
mais rien n'était plus fidèle que son cœur, et c'est un vif agrément que
de suivre la trace à travers sa correspondance de l'attachement qu'il
eut pour les Nodier, Je crois même qu'il s'est toujours mêlé quelque
sentiment plus Icndrt; à l'amitié (ju'il conserva jusqu'aux limites de
la vieillesse ]>our Mari(i Nodier.
Dès les premiers jours, nous le voyons désireux de lui jdaire. N'est-
ce point elle qui avait ins])iré l'admirable sonnet d'Arvers et que
Victor Hugo a]>pelait « Notre-Dame-de-l' Arsenal ?» Emile Descham])s
avait été un des premiers conquis par la gracieuse jeune fille. Lui-
même a été comparé par Sainte-Beuve, dans les Pensées d'août,
« à une vierge en fleur qui voulait être aimée », et ^L Michel Salomon,
qui a publié un choix des plus jolis poèmes qu'il a relevés dans
V Album do Marie Nodier, y recueillit quelques stances de Deschamps
qui ne sont cju'un élégant badinage, mais où s'exprime en un style
parfois trop apprêté une affection enthousiaste.
Cette pièce de vers est de 1831 ^. Plus de vingt ans après, Marie
Nodier, devenue la femme d'un modeste fonctionnaire des Finances
à Pont-Audemer, venait voir son vieil ami retiré à Versailles. Elle
lui offrait ses romans : il lui adressait des vers. Elle lui disait bien
joliment :
Vous voyez cependant quel « enjôleux » vous êtes! Ne croirait-on pas
à vous entendre que je mérite un peu tous ces beaux compliments si
admirablement flits qu'ils ont parfois l'air d'être penses! J'appuie sur
1. Colloclion L. Paiirnaril. Inrdits d'Emile Deschamps.
2. Midu'l Salomon. Charles yodicr, ji. 1 il.
LE ROMANTISME EN 1825 129
un peu, car il n'y a que vous sur la terre qui valiez autant et mieux que
vos louanges ^.
Emile Deschamps, quelques années plus tard, la consolait de la
perte d'un être chéri. Elle lui répondait : « Vous êtes le meilleur des
amis, toujours présent, toujours fidèle. Vous savez souffrir avec ceux
qui souffrent et vous avez le don des paroles qui consolent. Merci,
je vous aime bien. » Son vieil ami, à cette époque, était presque
aveugle, il lui avait écrit avec une mélancolie gracieuse : « Je n'ai plus
guère des yeux que pour pleurer ; faut-il que ce soit pour pleurer vos
larmes ? « Ainsi dans ce commerce d'amitié entre deux cœurs d'élite,
on rit et on pleure, ce sont les heures diverses de la vie. Une fois le
vieux poète souhaite la fête de son amie et lui envoie ce compliment
ironique et tendre :
Riche des mille dons du poète rêvés
N'allez pas croire au moins, quand chacun vous encense —
Que vous êtes parfaite en tout point. — Vous avez
Quelque chose de très disgracieux : l'Absence.
Je crie... et les échos rediront sous vos pas :
« Comme il est long ici votre séjour là-bas !
y[me Menessier-Nodier remerciait alors Emile Deschamps des fleurs
qu'il lui avait envoyées avec le sixain et son portrait :
Pont-Audemer, 14 août.
Quel bouquet ! vous êtes charmant, votre portrait aussi, vos vers
aussi, et, miracle ! tout cela se souvient, paraît-il, de la plus vieille des
.Maries !
Laissez-moi vous dire du bien de l'absence, puisqu'elle me vaut une
pareille fortune. Laissez-moi surtout remercier avec ma tendresse des
anciens jours Votre Majesté très fidèle. Nous vous aimons bien ici, le
savez-vous seulement assez ? Vous le sentez, du moins, j'en réponds,
au fond de ce cœur « prédestiné à une éternelle jeunesse », comme d'autres
cœurs qui ne s'en vantent pas, parce qu'il n'y a pas de quoi, n'y joignant
pas le reste... que vous avez.
Décidément, mon poète, le conservatoire de l'amitié est à Versailles,
et ce n'est pas vous, j'espère, qui m'empêcherez de trouver que c'est le
plus beau de ses monuments.
A vous, de toute reconnaissance et de toute allcction.
Marie Ménessieh Nodiich -.
Chaque année le vieillard, infirinc, malade, trouvait une forme
nouvelle à donner aux vœux f[u'il adressait à Marie Nodier. Il les
1. Collection Paignard. Papiers inédits d'E. Desrhunips
2. Collection Paitrnard. Ibidem.
130 LE CLASSICISME DUN ROMANTIQUE
avait une fois rimes sur l'air de <i Mon ami Pierrot » et M**^^ Menes-
sier lui répond :
A chaque année qui recommence, mon cher Emile, attisons le passé !
Votre amie d'hier et de demain. Marie.
'( Attisons le passé ! se ]»eut-il un mot plus heureux ! et comme
Emile Deschamps était bien digne de l'entendre », s'écrie M. Tapha-
nel ^. M. Taphanel, le savant historien de la Maison Royale de Saint-
Cyr, qui est aussi un lettré de culture exquise et, malgré sa retraite
dans son Hainaut natal, un Versaillais de cœur, de tradition et de
carrière, a eu dans sa jeunesse le bonheur de fréquenter le salon du
poète. Il sait mieux que personne à quel point le vieillard cultivait
le souvenir et aimait l'amitié. C'est lui qui, dans une étude sur Emile
Deschamps à \'ersailles, a dit à jiropos de notre poète cet autre mot
charmant : « L'avoir connu console de n'être plus jeune ! »
Mais revenons à Nodier, à ^ ce cher glorieux Arsenal », à ces deux
noms qui paraissent sans cesse dans la correspondance que nous
avons parcourue, ils évoquent pour Emile Deschamps ce qu'il appelle
« l'enchantement des meilleurs jours d'autrefois v. Ne dit-il pas
délicieusement à son amie qu'au moindre billet qu'il reçoit d'EUle, il
croit entendre « résonner à son oreille comme les clochettes d'or d'il
ne sait quel paradis ^ ? »
1. Quelques-unes des lettres de Marie Nodier à ÉmiJc Deschamps ont été
publiées par M. Achille Taphanel dans son étude intitulée : Emile Deschamps à
\^ersailles. Revue de l'Histoire de Versailles et de Seinc-et-Oise, février 1911.
2. Lettre d'Emile Deschamps à M™^ Menncssier-Nodier, 23 nov. IS'iS.
CHAPITRE III
ï. Influe>'Ce de Shakespeare sur l'évolution du drame roman-
tique. — Collaboration d'E. Deschamps et d'A. de Vignv.
— Traductions shakespeariennes. — II. « Roméo et
Juliette », traduit par Emile Deschamps.
I
On s'explique aisément la prédilection d'Emile Deschamps pour le
souvenir de la grande période romanlique. Ce fut l'époque la plus
brillante de sa production littéraire : il traduisait avec Alfred de
Vigny un des chefs-d'œuvre de Shakespeare ; cette collaboration
est un moment dans l'iiistoire de l'influence du grand poète anglais
en France. Un au après avoir fait acclamer par le comité de lecture du
Théâtre Français Roméo et Juliette, il rassemble, en 1828, dans ses
Etudes françaises et étrangères, non seulement ses essais poétiques
personnels, mais ses traductions de Schiller et de Goethe, et sa belle
adaptation du Romancero. Un j)eu jilus tard, cet esprit curieux des
littératures anglaise, allemande, espagnole, découvrira un des }»re-
miers le charme de la poésie russe.
Il n'exagère donc pas, quand il prétend «pril a rendu perceptible
au goût français les différentes formes de la littérature européenne.
Ce ne sont bien souvent que de légères esquisses, de simples études.
Tout de même, il a d'un joli geste découvert à la France le vaste
panorama de l'Europe poétique. Cet élan de curiosité vers des formes
nouvelles de la pensée et du sentiment est une des plus saines et des
plus f('-cf)ndcs tendances du romantisme ; Deschamps a fort insisté
sur ce caractère du mouvement littéraire de son temps, et quand ou
veut comprendre ce qui s'est produit dans la littérature française
de 1820 à 1830, ce n'est pas aux oracles retentissants de V. Hu<'o,
dans la Préface de Cromwell qu'il faut s'adresser ; c'est le sage et
discret Descham[)S qu'il faut lire.
132 INFLUENCE DE SII AKESI'E AHE
La Préface des Etudes, d'un tour si spirituel el si iin, si française
par le Ion mesuré des jut^enients et la clarté des ai)erçus, en dit plus
long sur le \ éritable caractère du Reniant isiac. en moins de mots.
Mais trois ans jious séparent encore de la publication de ce mani-
feste de l'Ecole.
Imi 182G, Emile Deschamps était tout à Shakespeare ; c'est l'époque
(»ù il fit « marcher de front », comme il le dit dans la préface de son
édition de 1844, « les deux traductions de Roméo et de Macbeth ».
L'échec lamentable des re}>résentations anglaises de Shakespeare,
données à la Porte Saint-Martin^, en 1822, avait réjoui les classiques.
Mais leur satisfaction "fut de courte durée.
l'eu de temps après arrivèrent, dit Deschamps, les plus grands acteurs
de l'Angleterre, Kean, Kemble, Macready, miss Smilhsou. Ils jouèrent, à
rOdéon et à Favart, les chefs-d'œuvre de Shakespeare, et im revirement
total s'opéra dans les dispositions du public qui suivit ces nouvelles repré-
sentations avec autant d'empressement et de chaleureuse sympathie
qu'il avait déployé de rigueur et dhostilité aux précédentes... C'est que
d'abord le succès au théâtre est presque tout dans l'acteur ; c'est aussi
que, dans l'iriterN aile, les grandes questions de littérature étrangère et
de liberté intellectuelle avaient été logiquement et victorieusement débat-
tues et résolues ^...
St('n<lbal, dans son pam])blet, Jiacinc el Shakespeare, avait accablé
le classicisme de son ironie. Les ennemis de la routine théâtrale
saluaient, dans les curieux essais de Vitet el de Mérimée, l'espoir
d'une forme nouvelle, le drame historique en prose, l'objet des
souhaits de M""*^ de Staël et de ses disciples du Globe, la chronique
dialoguée chère à Stendhal. — Charles Nodier, fpu comprenait que
l'étude attentive de l'histoire était incompatible avec l'opticiue
théâtrale, avait depuis longtemps renoncé à ces préoccupations
savantes, comme aux préjugés des règles classiques. Il composait
alors d'effrayants mélodrames, et le succès de son Vampire lui
garantissait l'avenir de ce genre méprisé^. Il disait qu' « on devrait
I. Son* lit flinclioi. Ai- .].-']'. M.rli', !.• mari di' ^f"'^ Dorval.
;. Kmilr Dcschanips. (Ku\-res romplrlcs, t. V, p. .'J.
:'.. l.e Vampire [Lord fhilh^ven], mélodrame en 3 actes avrt un iirolo-^nr, par
M.M*** [Charlis Noiii<r], musique de M. Ale.randre Pireini, déror de M. Cicéri,
rriircseitté pour la \^'^ foin à Paris, sur le Théâtre de la Porte S^-Martin, \c l.S juin
1820. Paris, J.-N. Barda, in-8".
C.liosc plus pravf, on joua If 0 in>v. \H'l'.}, à la l'orl<- S'-Marliii, un Marliflli.
mélodrame en 5 actes... par MM. Virlor Ducangc et Anicct Bourgeois.
TRADUCTIONS SHAKESPEARIENNES 133
•songer que le peuple des grandes villes fait son édutation ou la refait
■au mélodrame ». Et lui-même, en manière de jeu, frayait la route à
son jeune ami Alexandre Dumas.
Les prévisions de cette nature faisaient frémir le délicat Deschamps.
Il redoutait presque autant pour son cher Shakespeare les suffrages
■des historiens et des psychologues comme Vitet, Stendhal ou Méri-
mée que les applaudissements du public du boulevard, et ce n'était
pas tant le « chroniqueur » qu'il appréciait dans Shakespeare ni le
puissant créateur d'une dramaturgie sanglante et terrible, que le
poète, ou du moins c'était ce prodigieux mélange du réalisme le plus
brutal et de la plus pure poésie qui le ravissait dans Shakespeare,
«t il rêvait à cette époque de donner, par une traduction en vers d'un
de ses chefs-d'œuvre, une idée de cet art complexe et vivant.
Emile Deschamps croyait vraiment à cette épo<{ue que les dieux
conspiraient pour lui, car ce Shakespeare qu'il voulait faire triompher
sur le théâtre, il lui semblait le voir revivre dans son ami Victor Hugo.
Relisons la Préface de Cromwell; dépouillons-la de son magnifique
revêtement de théories brillantes et d'effets de style : c'est la formule
du drame lyrique conçu par Deschamps qu'elle apporte. Quand
Emile Deschamps, le 12 février 1827, fut invité par Victor Hugo à
venir écouter la première lecture du drame lui-même, ce qu'il applau-
dit dans Cromwell, ce n'était pas seulement une pièce libérée des
entraves classiques, c'était l'avènement du vers nouveau, dramatique
par excellence, souple et parlant comme la prose, capable do faire
rêver comme la musique, enfin le vers d'André Chénier triomphant au
théâtre ^. Shakespeare ! Victor Hugo 1 voilà deux noms qui commen-
çaient à s'associer indissolublement dans l'esprit de Deschamps.
Ils étaient synonymes de poésie ; ils étaient pour lui la poésie même,
et c'est la poésie qu'il va défendre de 1826 à 1830 au théâtre contre
les stendhaliens et les doctrinaires et contre les ])arlisans du mélo-
drame ^.
Deschamps rencontra d'ailleurs, dans cette tâche, un autre auxi-
liaire précieux. Son ami Alfred de Vigny, un des premiers admiia-
teurs de Chénier, avait depuis longlemps compris le service ([ue
pourrait rendre l'imitation du style de Shakespeare à la poéti(|ue
française. C'est lui f[ui, dès la 1^ livraison de la Muse Française, (^n
janvier 1824, rendait compte de la curieuse tentative de son parcul,
1. La mémo année, S*^-Bcuve publiait, dans le Globe, ses articles sur la Poésie
française au XV I^ siècle, qui parurent en volume l'année suivante (18'J8).
2. Une célébrité populaire oubliée : Joseph lioui Inirdi/..., piir Armand l'raviel
(Correspondant, 10 mai 1920).
13^
INFLUENCE DE SHAKESPEARE
le baron Bruguière de Sorsum. Cet original Iradia teur avait prétendu
donner un décalque exact du style shakespearien et reproduire en
français celte sint;uliùre succession de prose, de vers blancs et de
couplets lyriques. « Ce système, dira plus tard Vigny, dans la préface
du More de Venise, n'est pas le mien, et je le crois à jamais imj>ratieable
dans notre langue. » Cep<mdant nous le voyons, dès 1824, frappé par la
variété du style de Shakespeare. Il se }>réoccupa de très bonne heure,
peut-être même avant \ictor Hugo, d'innover dans ces délicates
questions, et si ce nuble esprit n'eut pas le don de ï expression qui
caractérise le génie d'Hugo, il eut celui de comprendre son art et
fut, comme Emile Deschamps, un des ])lus fins critiques de son
temps. Ce qu'ils méditaient donc, ce n'était pas de juxtaposer, comme
le baron de Sorsum, le vers à la prose, mais au contraire d'assouplir
le vers au point de le rendre également a])te à exprimer les réalités
prosaïques de la vie, comme les mouvements les plus passionnés et
les élans sublimes de l'àme humaine. Ce tpi'il ai»pplaient « le mélange
du récitatif et du chant >», ce style à la fois si dramatique et si musical,
ils n'^en connaissaient ])as de plus étonnant exemple que Shakespeare
lui-même, et voilà pourquoi la traduction en vers d'une tragédie
shakes{>earienne leur j>arut, en 182»), ime entreprise digne d'eux et
singulièrement «q>portune.
Taima était mort, dira plus tard Emile Deschamps ^ ; le Théâtre Fran-
çais avait besoin de reni]>lir sans retard le vide que laissait le grand tra-
gédien par quelque grande œuvre nouvelle, ou. pour mieux dire, neuve.
M. le baron Taylor, qui dirigeait ce grand théâtre avec tant de lumières
et d'habileté, se montrait sjTnpathique à toutes les uubles expériences ;
on pouvait, par d'autres combinaisons, gagner Shakespeare de vitesse,
il n'y avait pas un moment à perdre ni une ressource à négliger...
La question pour lui, comme pour Vigny, était capitale. I-.e sort
de la « tragédie moderne n était en jeu. Il s'agissait de faire prévaloir
sur l'idée à la mode du drame chroui<jue leur conception de la tragédie
IvTique, et de prouver la supériorité du vers tel (ju'ils le rêvaient sur
la ])rose au théâtre.
M. Alfred de Vigny voulut bien s'associer à moi pour le Roméo et
Juliette, dit Emile Deschamps ; c'était le moyen de faire vite et surtout
de faire mieux, .l'avais déjà traduit en p;irlie les trois premier-^ acles. je
les achevai, et M. de Vigny lraduis>it les deux deiiiiers. Nous lûmes notre
ouvrage ati comité, vers le mois d'avril 1827; il fut reçu par acclamation,
ce que le nom et le talent de mon collaborateur expliquaient sulfisamment,
1. D.1IIS sa Préface de ^lachelh (1844} où il résume l'hiàtoire de sa collaboration
avec Vi'.'iiy. (Eiurcs complrlcs, t. V, p. 5.
TRADUCTIO.NS SHAKESPEARIENNES 135
et on parla de le monter tout de suite ; puis je ne sais quelles diffivultés
d'acteurs et quels autres obstacles surgirent... Beaucoup de temps se
passa, et l'on mit plus tard en répétition VOtkello de M. Alfred de Vigriy,
qui entre autres gages de succès, présentait le très grand avantage d'être
de M. de Vigny seul. Tout en regrettant la priorité qui échappait à la
première traduction accomplie et acceptée, je reconnaissais que l'essentiel
était que l'épreuve de Shakespeare fût faite devant le public avec Tes
meilleures chances possibles. Othello allait ouvrir la marche j viendraient
ensuite Roméo et Juliette et Macbeth ^.
Le Macbeth d'Emile Deschamps fut joué, comme nous le verrons
plus tard, à l'Odéon, en 1848. Quant à son Roméo, il regrettera toute
sa vie la mésaventure qu'il vient de nous conter avec une simplicité
si touchante. Jamais ce Roméo, écrit en collaboration par Vigny et
Deschamps, n'obtint les hoiuieurs de la scène. Celui que nous lisons
dans l'édition de 1844 est une pièce entièrement refaite et écrite
à nouveau par Deschamps tout seul, et même le manuscrit du Roméo
primitif a disparu. Ce ne sont que des fragments des deux derniers
actes écrits par Vigny, que M. Baldensperger a retrouvés dans les
papiers du poète.
Deschamps reconnaît dans sa Préface, qu'il a refait
une traduction... toute littéraire et beaucoup plus littérale au point
de vue des lecteurs et des bibliothèques et non plus du théâtre et des spec-
tateurs. Indépendamment d'un grand nombre de scènes caractéristiques
qu'il avait paru impossible de reproduire pour la représentation, une
infinité de détails curieux et pittoresques et même beaucoup d'expressions
hardies avaient également été passées dans les scènes conservées comme
pouvant ralentir l'action ou trop choquer nos habitudes théâtrales...
Quant aux deux derniers actes, je les ai traduits totalement d'après ce
nouveau système, que M. Alfred de Vigny n'avait pas suivi plus que moi,
en 1827, lorsqu'il s'agissait de la représentation.*
Voilà ce que dit E. Deschamps de ce premier état de la traduction
de Roméo. *I1 reconnaît qu'il a refondu entièrement son ancien
travail.
Quant à Vigny, il fait une allusion au texte de sa traduction dans
une lellrc d'aimable badinage adressée à Alexandiiue du Plessis et
datée du Mainc-Girand', le mardi 8 août 1848.
Oui, j'accepte et signe tous vos traités, Alcxandrine. Je rachèterai
ces dessins d'un enfant par des vers sur un album, comme par exemple,
ceuxdune certaine traduction de Roméo et Juliette, par moi. que M'^^ Mars
savait par cœur et disait admirablement. Je ne sais eu ils sont, il est vrai.
Je les crois à Paris, dans quelqu'vm de mes portefeuilles : mais si ot me
1. Œuvres complètes, l. V', p. 3.
13G I.NKLLE><:E de SHAKESPEARE
les envoie, et s'ils ne sont pas brûlés avec Babylone, je les écrirai. Il
commencent au moment où Roméo qui allait emporter de son tiiste
caveau sa belle Juliette vers la vie heureuse se souvient qu'il est empoi-
sonné et dit :
Faut-il quitter cet ange à la porte du Ciel ?
Aimez-vous la scène que vous rappelleront ces vers ^ ?
Avec une autre lettre que Vigny écrivait en iS^A) à Busoni et (juc
nous citerons j)lus l<»in, cette lettre à la vicomtesse du Plessis est un
des rares docuniciils relatifs au texte dont M. Baldensperger a retrouvé
les fragments.
Cette traductitm des deux ]»oètes avait été chaleureusement
accueillie j)ar les romantiques, et lue au comité du Théâtre Français,
non en 1827 comme le dit Deschamps, mais en avril 1828. Elle y
avait été reçue par « acclamations », suivant l'expression qu'on
répétait alors : « Acclamation, cher Alfred ! On ne pouvait moins
pour votre Roméo, » écrit \'. llugr» à cette date, à Alfred de Vigny 2.
Il adressait le même j<»ur à Kniilc Deschamps une lettre enthou-
siaste ^
Comment donc se fait-il qu'en 1829 le baron Taylor ait donné,
sur une pièce acceiitée l'année précédente, la priorité à Othello,
traduit par Alfred de Vigny seul ? Nous avons admiré tout à l'heure
1. Lettres inédites. Revue des Deux- M ondes, janv. 1807. — Voir on appendice
(n'* 4) un fragment inédit de ce manuscrit, que Vigny conservait dans « un de ses
portefeuilles ».
2. Cité par E. Dupuy. La Jeunesse des Romantiques, p. 267.
3. Ceftf lettre d'Hugo est sans doute une réponse à la lettre suivand- d'iùnilc
Deschamps, que M. Gustave Simon nous a communiquée :
Mercredi.
Cher Victor, Alfred vous a écrit, mais il m'est impossible de nf jias vous écrire, pour vous
remercier de notre réception à la Comédie Française. C'est vous qui avez été la providence
de notre ouvrage ; c'est en admirant, à deux genoux, votre sublime et immortel Crorruveli,
que j'ai pu faire qui-hjues vers un peu modernes. Recevez le premier tribut de ma reconnais-
sante amitié. Faites plus, soyez assez bon, si vous en avez le pouvoir, pour prier Soulié de faire
dire à la Quotidienne que notre Roméo, dont j'ai fait les trois premiers actes et Alfred les deux
derniers, vient d'être reçu à l'unanimité par le comité du Théâtre Français. J'aimerais à vous
devoir encore cett'> joie. Ce que j'aime surtout, c'est le triomphe que vous avez eu lundi chez
M. Bcrtin, et je n'ai pas pu y venir !...
Votre galère capitane, votre cour [illisible], vos 80 Rameurs, votre Sultan qui aime les
primeurs ne me sortent plus de la tête. — Adieu, grand poète, excellent ami.
Emile.
Pourquoi ne ferions-nous pas une société poétique et artiste, d'où résulterait un journal
de tous les mois, appelé la Réforme liiléraire et des aria ?
En ne choisissant cette fois que des tiomogèncs pour rédacteurs, Antoni, Alfred, Wailly,
Lacroix, et S"-Beuve et bien d'autres, et en ne signant pas nos articles, c'est, je crois, le
moment.
Vous, notre Dieu, venez-y et tout sera {)arfail. Nous en parlerons, n'est-ce pas ?
MoNSiEVR Victor Hcco,
rue Notre-Damt-dcs-<.l)^inifi>, n'"^ 11. à l'.iris.
TRADUCTIONS SHAKESPEARIENNES 137
l'extrême discrétion d'E. Deschamps qui laisse à peine deviner son
dépit légitime dans le récit qu'il fit de ces événements. On a
parlé du médiocre succès que venait d'obtenir le 10 juin 1828, à
rOdéon, un Roméo plus ou moins inspiré par la pièce de Shakes-
peare à Frédéric Soulié. Cet échec n'était pas encourageant. Taylor
d'autre part tenait sans doute à obliger Vigny, son ami de régi-
ment, beaucoup plus qu'Emile Deschamps, qu'il connaissait peu.
Il est possible que dans cette affaire l'exquise loyauté d'Alfred de
Vigny se soit laissée surprendre par l'espoir que Taylor fit briller
à ses yeux. C'était certes un insigne honneur de franchir le premier
la brèche et de faire triompher Shakespeare au Théâtre Français.
On sait, d'après la préface du More de Venise, que Vigny fut extrême-
ment flatté d'avoir eu, comme il le dit, sa « soirée du 24 octobre ».
Cette fois-ci, son orgueil paraît bien lui avoir fait commettre une
faute envers l'amitié. Mais il est certain que les choses ne se présen-
tèrent pas avec cette simplicité brutale. Othello, dans la pensée de
Vigny, devait être un premier essai ; le Roméo viendrait ensuite, et
il fut en effet question de le jouer quelques mois plus tard, si nous nous
en rapportons à la lettre qu'écrivit le 30 janvier 1830 l'acteur anglais
Young à Alfred de Vigny ^.
C'est M^^® Mars qui fit alors des difficultés, s'il faut en croire Vigny,
qui écrit à Busoni ^ : « M^^^ Mars ne se trouve pas assez jeune pour
Juliette et me dit avec assez de grâce : Si j'avais l'âge de Juliette,
je n'aurais pas mon talent ; mais ayant ce talent, je n'ai plus son
âge. » Vigny, satisfait du succès d'Othello et songeant déjà sans doute
à son Chatterton, re se souciait probablement pas, a])rès 1830, de
courir les risques d'une représentation de son Roméo. Mais Deschamps,
qui n'avait pas les mêmes raisons d'être aussi philosophe, ne se rési-
gnait point à laisser dormir dans les tiroirs du Théâtre Français son
manuscrit. 11 saisissait toutes les occasions de réveiller l'intérêt de
\igny pour leur Roméo. Mais celui-ci ne voulait rien entendre.
En 1837, Alex. Dumas, qui venait de faire entrer aux Français une
jeune actrice, Ida Ferrier, qu'il devait épouser ]tlus tard, écrivait à
Deschamps la lettre suivante :
Mon cher Emile, Si vous ne vous rappeliez pas par hasard certaine
promesse d'un rôle de Juliette que vous avez faite à l'Opéra ù une jolie
dame à qui je donnais le bras, je vous prie de vous en souvenir. Je crois
que je viens d'arranger au Théâtre Français la mise en scène de votre
Roméo. Venez nous voir, si vous avez un instant, rue Bleue, n*' 30, et de-
1. Lfllre citée j>ar E. Dupuy. Al/rcd de \'i^nij. Les Aniilié.s, p. l'jO-141.
2. Ibidem, p. l'i.>.
138 INFLUENCE DE SHAKESPEARE
mandez M"*^ Ida, car si vous me demandiez, ou vous dirait que je n'y suis
pas. Voulez-vous que nous vous attendions la première fois qu'on jouera
Stradella. Vous n'auriez qu'un coup de pied à donner de l'Opéra chez
nous.
Mille vieilles amitiés ^ Dumas.
Deschanips. fort de l'appui d'Alex. Dumas, fil part aussitôt de
cette bonne fortune à Vigny : M^^® Ida aurait le droit de choisir sa
pièce de début ; seulement il faut que Vigny se décide vite : « La
chose, écrit-il, le 16 mai 1837, à son coUaboraLeur, serait organisée
ou manquée d'ici à peu de jours ^. »
On sent bien qu'à cette date ce n'est plus le seul intérêt da Sha-
kes]>eave qui anime Deschamps. En 18'28, il parlait, dans la préface
de ses Études jraiiçaises et étrangàres sur un tout autre ton de l'intérêt
qu'offrirait pour le public «la représentation naïve sur notre théâtre
d'une grande tragédie anglaise, avec toute la pompe d'une mise en
scène intelligente... »
En 1837, l'épreuve tant désirée a été depuis longtemps tentée avec
Othello. Le succès d'une pièce de Shakespeare a frayé la voie au
0 génij inventeur » qiii a fait applaudir au Théâtre Français plusieurs
pièces révolutionnaires. La ])artie est gagnée depuis Hernani, AnLony,
Marion Delorme. Emile Deschami>s songe désormais à lui-même.
Alfred de ^ igay a triomphé dans une pièce originale. Son Chatterton
a été aux nues. Mais Deschamps ne sait pas à quel point son ami est
devenu nmlwageux. L'article de Gustave Planche ^, auquel il ne
s'attendait ])as, l'a ])rofondcment ulcéré. Le critique refusait à Vigny
le sens dramatique, il ne voidait voir en lui qu'un élégiaque. Emile
Deschamps, qui n'entre pas dans les subtiles raisons d'A. de Vigny,
lui montre les dangers que court leur RoméOy s'il hésite encore. Le
directeur est ])rèt à commander un autre Roméo à Dumas.
Elle est charmante, cette lettre, dans sa naïveté même, et pour tout
dire, assez maladroite. Comment Emile Descharaps put-il penser un
instant qu'une telle mise en demeure de se décider sur-le-champ, et
sdus le coup de la menace d'une iiuiirovisalion d'Alex. Dumas, allait
influencer resjirit réfléchi du ]dus susceplibl»-, des hommes ? Mais
l'irréflexion de Deschamps, dans cette circcuistance où sa passion
remjxirte. est un trait de caractère. Il brûle du désir de voir jouer son
cher Roméo. 11 croit le moment tout proche et son meilleur ami cherche
encore des obstacles. C'en est trop ! et malgré son énervement, comme
1. Collection Paignard. Papiers inédits d'E. Deschanips.
2. Citée par E. Dupuy. Alfred dp. Vii-nij, p. 141.
3. Rev. des Deux-Mondes, 1833,
TRADVCTIONS SHAKESPEARIENNES 139
il ménage encore eeltii qu'il aime toujours ! Il dirige contre lui un ou
deux traits piquants, mais surtout il voudrait faire partager son désir :
« Tâchez donc de n'être pas plus découragé que moi ! » Ce tendre
conseil en dit long sur les deux amis.
Bien entendu, Vigny refusa de l'entendre. Mais il y a bien de la
tendresse aussi dans l'ironie de son refus. Vigny connaît les choses
et les gens de théâtre, il cherche à communiquer son scepticisme à
son trop confiant ami ^.
Alfred de Vigny a. Emile Dbschamps.
Vend. 26 Mai 1837.
II faut absolument que je parle avec vous de cette recrudescence de
propositions et d'amonr de Shakespeare bien extraordinaire de la part
de la Comédie française, mon cher Emile. Il y a, dans tout ce que vous
m'avez écrit, des choses impossibles et sur lesquelles quelqu'un vous trompe.
Dès que j'aurai vu nettement notre position, je vous donnerai un avis
sûr, car je connais trop le théâtre et nos droits pour qu'on m'en puisse
faire accroire sur aucun point. On ne l'essaie même pas. J'irai voir le
Directeur si vous le désirez, et je m'expliquerai de tout cela. Je comprends
parfaitement vos désirs, et croyez bien, cher Emile, que, du moment où
je serai sûr que cela est dans votre intérêt, je serai le premier à vouloir
ce que vous voudrez.
Cette représentation ne me sera jamais agréable que par le plaisir
qu'elle pourra vous faire. Mais vous ne tenez pas à avoir un de ces demi-
succès qui sont plus tristes qu'une chute ? Je ne comprends pas cette
menace d'une autre traduction qu'on ne peut pas faire et que personne
n'a le droit de donner, la nôtre étant reçue depuis si longtemps. Avant
de mettre à l'étude, il faut que les auteurs fassent leur distribution entière
'et l'arrêtent avec le directeur, du consentement de chacun des auteurs.
Quand nous a-l-elle été demandée ? Ensuite, il faut faire une lecture de
la pièce aux acteurs que les auteurs ont désignés et qui ont accepté.
Puis on commence à mettre à l'élude, mais seulement deux mois avant
l'époque de la représentation. Or, vous me dites qu'on vous désigne le
mois de novembre, et l'on voudrait mettre à l'étude ? — Encore une fois,
il faut que je vous voie aujourd'hui, mon bon ami, car il y a dans tout
cela quelque chose que je ne comprends pas, et je remplirais vingt pages
de questions. On ne s'entend point par lettres ; de si près cela est puéril.
Vous revenez dîner, n'est-ce pas ? Eh bien I faites-moi dire à cette heure-
là si vous m'attendez chez vous ou si vous viendrez chez moi.
Croyez bien, dans tout cela, cher Emile, que la première idée que j'aie
et la seule qui me doive diriger sera le désir de vous être agréable ; et,
quand j'aurai vu le fond de route cette aiïaire, je vous dirai : oui, si vous
passez par-dessus fout ce qui va se présenter de dangereux. Je conduirai
les représentations avec l'expérience que j'ai de ce ihéàlre qui ne ressemble
point aux autres, et je vous montrerai des écueils que vous ne verriez pas
1, Lettre citée par E. Dupuy. Ibidem, p. 143.
140 I.NH.IENCE DE SHAKESPEAUK
et OÙ VOUS seriez noyé comme vient de l'être un poète de nies amis que
j'avais pourtant averti et qui ne m'a pas cru, si ce n'est quand il a été
perdu.
Encore une fois, il faut (jue je vous voie aujourd hui, et, en tout, je suis
fout à vous ^.
Signé : Alf^^^ de Vigny,
Quel qu'ait été l'entretien des deux anciens cnllaboi'atcurs, Des-
chainps en sortit persuadé qu'il n'obtiendrait rien d'Alfred de Vigny.
Il traduisit lui-même les deux derniers actes que Vigny refusait de
lui confier, et c'est cette traduction entièrement refondue et refaite
})ar lui seul qu'il se décida à publier, en 1844, avec celle de Macbeth,
])récédée d'une préface dont nous avons relevé ])lus haut l'impor-
tance. — \ igny, quand il eut connaissance de cetts publication, en
parut étonné ; il s'en ]daignit même à Busoni ^, comme d'une grave
incf>rrection, dans la lettre qu'il lui écrivit en 1849 et dont nous avons
parlé. Dans cette lettre, chose singulière, ainsi que le fait remarquer
M. Ernest Dupuy, « Alfred de Vigny intervertit les rôles ; c'est lui qui
soui'ent aurait proposé à Deschamps de faire jouer cette pièce a un
théâtre nu à un autre >'. — Il est fort jjossible que Deschamps eût
préféré mhv j(uier son Roméo à la Comédie Française, mais nous
avons ]>('iue à rinuigin<'r repoussant les ]troposilions de Vigny et
lui répdiidanl conime il le ])rélend : « Attendons encore ! »
Voilà jusipi'à quel dissentiment la <piesli<»n de Shakespeare avait,
en 1840, conduit les deux poètes. M. Ernest Dupuy, qui a délicat émeut
analysé les causes de ce « désaccord », constate « qu'il en eût brouillé
«l'autres ; il n'effleura pas leur amitié, dit-il, ce fut le nuage qui
passe. »
Mais au début, connue à la fin de celte c(»llal»(trati<Mi, il semiile au
moins ({ue le rùle de N igny ait été de modérer le zèle trop ardent
que Deschamps montrait ]>our Sbakespeare. Dès l'année 1828, quand
il croyait encore au succès de sa ])ièce, il recevait les sages conseils
de son collaborateur, et comme il l'écrit dans une lettre à Jules de
Rességuier, il avouait que Vigny « avait raison au fond », ajoutant
d'ailleurs qu'il était « au désespoir qu'il eut raison » ^.
dette lettre d'ailleurs, élargissant le débat, pose la cjucstion de
Shakesjieare en France dans ses véritables termes. J^ll<^ est digne d'être
comparée aux meilleures pages crititpK^s de Descham])s.
Le discret et bienveillant ])oèle, ]ieiulaut toute cette ]>ériode
1. Collection Paigiiard. Papiers inédits d'E. Desrliamps.
2. E. Dupuy. Alfred de Vigni/, p. 145.
3. Lettre publiée par Paul Lafond, L'Auhc romantique, p. l^iO.
« ROMEO ET JULIETTE ))
141
de 1827 à 1830, est saisi d'une sorte de fièvre. L'ardeur du combat le
rendrait iniportim. Il gourmande ses meilleurs amis. Il crierait
volontiers, comme V. Hugo, à l'injustice. Il n'a point trop de tout
son bon sens et de sa grâce coutumière pour s'abstenir de traiter son
ami Guiraud de persécuteur ^. C'est que Guiraud aurait consenti
qu'on jouât Roméo et Juliette au Gymnase, ou à la Gaieté. Deschamps
s'indigne : il ne cache pas à son ami son irritation et lui adresse de
vifs reproches : le chef-d'œuvre shakespearien ne doit être joué et
applaudi qu'au Théâtre Français.
II
Pourquoi Deschamps, quand il entreprit de traduire Shakespeare,
choisit-il dans son théâtre Roméo et Juliette et Macbeth ?
La meilleure raison n'est-elle pas que ces deux chefs-d'œuvre
avaient été particulièrement défigurés par Ducis et ses imitateurs,
et qu'il convenait de venger Shakespeare de l'étrange traitement
({u'il avait subi ?
« La tentative de Ducis doit être dépassée », écrit Emile Deschamps.
1. Cf. lettre inédite d'Emile Deschamps à Guiraud, le 1^'' mai 1828.
Vous avez vu par les journaux la réception de notre iîo/n^o à la Comédie Française. J'avais-
une peur elîroyable, mais les acteurs ont été charmants, et je crois, je suis sûr même qu'on
veut nous jouer bien vite. Décoration, dépenses, rien ne les effraie. Le grand Shakespeare
a triomphé de tout, malgré ses faibles traducteurs. Reste cependant quelques auteurs, enragés
classiques, qui les intimident, et la cabale académique est telle qu'il se prépare des pétitions
sérieuses contre nous. Nous combattons pour Shakespeare comme nous combattrions pour
nous. Voilà tout le secret de notre irritation. Nous ne mettrons ni amour-propre, ni intérêt
personnel dans cette affaire. L'amour de l'art et l'admiration d'un grand homme, voilà tout.
Ensuite, et cela bien avant votre arrivée à Paris, nous avons trouvé beaucoup de poètes
de nos anciens amis qui ont commencé par nous décrier et nous décourager de toutes manières,
sans songer que, depuis dix ans, nous les avons laissés les maîtres du théâtre, et que nous avons
souvent applaudi à leur succès '.
Parce que nous arrivons maintenant un peu tard, et avec franchise et modestie, sous le
simple titre de traducteurs, tandis que leurs pièces sont prises partout, sans qu'ils en disent
rien, ils veulent nous barrer le chemin : il y a peu de générosité là-dedans. Voilà où en étaient
les choses quand vous êtes venu, et peut-être avons-nous été un pou fâchés de vous voir faire
cause commune jusqu'à un certain point avec ceux qui n'avaient pas fait, autant que nous,
cause commune avec vous. Comment voulez-vous, cher ami, qu'on entende de sang-froid
(poétiquement et dramatiquement parlant) un homme de votre talent, vouloir exiler Shakes-
peare au Gymnase ou à la Gaieté et vouer le Vaudeville aux grandes compositions de Macbeth
cl de Roméo ! Malheur à qui ne prend pas feu pour le génie ! et ce qu'il y a de pis, c'est que
d'autres poètes français nous avaient déjà tenu ce langage avant vous 1 — Au surplus, tout
cela n'est rien ; les lettres vivent de discussions animées, et si l'art fait un pas, qu'importent
les obstacles franchis - ?
1. Alliisirin à la campagne menée dans la presse par Ancelot, Brifaul et les autres.
12. Collection l'aignaid. PapiiTS inédits d'E. Deschamps.
142
EMILE DESCHAMPS ET SHAKESPEARE
Le public français ne connaissait encore que « des membres mutilés
du géant » ^.
Plus pénétré de culture éti-angère que \ oltaire et tous ceux qui
contribuèrent à faire connaître Shakesj>eare en France, Descliamps ne
reste insensible à aucune des formes, même les plus singulières de
l'art du poète anglais ; seulement il connaît le public français de son
temps, et quand il veut lui montrer une pièce de Shakespeare telle
quelle est, «"est à ce public qu'il songe ^.
Macbeth et Bornéo, dit-il. ont tout l'intf'rêt des tragédies romanesques
de Voltaire, avec beaucoup plus de naturel, et, par conséquent, beaucoup
plus de poésie. Je m'arrêtai à Macbeth et à Roméo et Juliette comme aux
deux pièces extrêmes : l'une, dont les dimensions grandioses se rapprochent
plus de la Melmopène antique ; l'autre, qui, par son langage et son allure
côtoie, pour ainsi dire, le drame moderne ^.
La solution que donne Emile Deschamps, en adaptant Roméo et
Juliette, du fanieux problème des trois unités est pleine de mesure.
Il fait la part du feu et ne renonce à raccess<ure cjue pour conser-
ver ressenliel. Comme tous les premiers romantiques, il ne s'éloi-
gne qu'à regret des principes de la vieille école. Il a choisi Roméo et
Juliette parce que cette pièce ne s'écarte pas trop violemment des
conventions de notre théâtre, et sur ces conventions il s'exprime ainsi :
Shakespeare transporte fictivement le spectateur dans tous les
lieux où l'action se passe, d'après sa marche la plus naturelle, tandis
qnr Kacine. le plus beau représentant de notre système dramatique,
force l'action, quelle qu'elle soit, à venir, daos un seul lieu symbo-
lique, se développer devant le spectateur immobile*.
Ces deux systèmes, qui ont chacun leurs avantages et leurs incon-
vénients, sont jiour Descluniips itarfaitenient admis.«ibles, et s'il
]iréfère au fond V « ordre » de Racine à la « liberté » de Shakes|>eare,
il ne veut plus qu'on fasse obstacle au génie d'un grand dramaturge
de ces questions de pure forme et il relègue au rang des problèmes
périmés et des discussions mortes la querelle des tr.^is unités.
1^ questitm. dit-il, n'est pas dans la coupe matérielle d<is scènes et
des actes, dans les passages subits d'une forêt à «m château, et d'une pro-
1. Kinilc I>csciuin|^i&. Préface de sa traduction de Roméo cl de Macbeth, 1841,
in-8<*, et Préface de lV<iil. Af 184i. Œuvres conipl., tonir V, p. 2, cl t. II, p. ÎS'i.
Cf. BaWensprr^oT ri son FsfjtUste d'iir^e hisloirr He Shahespean en France, dans
Études d'hi^tnire littérnire, 2^- série. Paris, Hachette, 1910, in-lC.
2. Œ. r., t. V, p. 'i.
3. Ibid., p. h.
4. Ihid., p. 8.
« ROMÉO ET JULIETTE » 143
vince à une autre, toutes choses dont on fait aussi bien de se passer quand
on le peut, et qu'on ne doit ni repousser ni rechercher^...
C'est une bonne fortune que l'intrigue de Roméo et Juliette, rapide
et pressée, ne se conforme pas trop malaisément à nos règles : l'in-
telligent adaptateur s'en réjouira pour le succès de Shakespeare en
France.
n ne touche pas au plan général de la tragédie anglaise qu'il suit
d'acte en acte. En maint endroit cependant il supprime ou condense,
et, par un instinct classique très sûr, il introduit de la clarté et de
la simplicité dans l'agencement des scènes et quelque chose comme
une logique plus serrée dans le développement de l'intrigue. Mais
tout se tient dans une œuvre d'art, et quand on croit ne modifier
qu'un détail, c'est souvent l'essentiel de l'œuxTe qu'on altère. En
essayant de « franciser » Shakespeare, nous allons voir comment
Deschamps le dénature.
Nous ne suivrons pas d'acte en acte le traitement qu'il fait subir
à son modèle. Mais il est impossible de n'être pas frappé tout d'abord
de l'importance qu'il accorde à la mise en scène.
C'est ainsi qu'il conçoit, avant tout, le drame de Roméo et Juliette
comme un beau spectacle d'opéra. Les yeux du spectateur seront
enchantés par la variété des décors, le nombre et la diversité des
figurants. Des notes précises, abondantes, en marge de chaque scène,
règlent le mécanisme extérieur de la pièce. Le traducteur y prend soin
d'expliquer le jeu des acteurs, le mouvement des scènes, le change-
ment des décors avec leur espèce et leur qualité. Ces notes sont un
commentaire perpétuel de la pièce et donnent une idée claire de la
manière dont il entendait que ce drame d'amour se déroulât.
Au 1®^ et au 11^ acte, c'est dans le cadre d'une place de Vérone,
avec les premiers arbres d'un ])etil bois au fond à droite et le portail
d'une église sur la gauche, que les scènes violentes, bagarres et duels
auront lieu.
Aux actes IF et 111^, deux scènes d'amour se passeront dans le
jardin des Capulets ; Juliette, dans l'acte II, apparaît au balcon.
Il y a de grands arbres au fond, et à droite la lune se lève et éclaire le
pavillon. Au lll^, les amoureux se retrouvent dans le même décor
r(»manti<pie. La cellule de don Laurence au couvent des Franciscains
offre trois fois ]»('ndant la rcpréstMilalion de la pièce l'occasion d'in-
troduire sur la scène les prestiges de la ])oésie extérieure du catholi-
cisme.
1. T. IT, p. 285.
l'î'l ÉMII.K DESCHAMPS ET SHAKESPEABE
Mais il y a un bal à la fin ilu I" acte, des funérailles à la fin du IV® ;
le dénouement se y>asse au cimetière devant le tombeau des Capulets,
dans la nuit «ju'éclairent des torches, que sillonne le vol sinistre des
hiboux. Deschamps, comme décorateur, dépasse sincrulièrement
Shakespeare qu'il illustre, si l'on veut, à la mode de 1830. Son drame
est à cet égard un kaléidoscope d'images romantiques, ou plutôt,
ne l'oublions pas, Deschamps ne fait, en se conformant au goût
décidé de son temps, qu'entrer résolument avec tous ses contem-
porains dans la voie que l'auteur de Tancr^de avait ouverte.
Deschamps, futur collaborateur de Meyerbeer. veut du s])ectacle,
dans le drame comme à l'Opéra. Prenons, pour mieux com])ren-
dre son intention, l'exemple de la fête chez Capulet, qui a lieu au
I®^ acte. Il s'agit d'un bal ; il y aura de la musique. « Dans la salle
magnifiquement éclairée, écrit-il dans une note, un orchestre est
au fond » ^. Seulement au spectacle d'un opéra la partition se dévelop-
perait à l'orchestre, pendant le bal, où les danses ne seraient qu'un
motif de plus, variant le thème fondamental. — Dans le drame de
Deschamps, au contraire, la musique malheureusement n'aura qu'un
rôle assez misérable. Pendant toute la représentation d'un bal forcé-
ment réduit aux proportions de son utilité momentanée dans le cours
de la pièce, il y aura deux quadrilles et c'est tout. Il est à craindre
que le spectateur ne sache aucun gré à Deschamps de son scrupule
réaliste et soit plutôt frappé du caractère schématique de la scène.
Le spectateur ne se soucie guère d'écouter de la musique, quand son
attention tout entière est fixée sur Roméo et sur Juliette qui vont
dans cette scène se rencontrer ])onr la première fois. Tout l'éclat
e.xtérieur que Dcschanqis ]>rétend ajouter à la scène ne fait pas
oublier la simj>licité primitive de Shakespeare, qui ignorait jus-
qu'au premier mot de cet art aujourd'hui souverain de la décoration
théâtrale.
Deschamps, d'autre part, ne s'est pas contenté dt. faire accueillir
j)ar le vieux Capulet les conviés avec la plus exquise urbanité, il a
voulu que la signora Capulet, comme une femme du monde de nos
jours, fît les honneurs de la fête. Paris, prétendant discret, se retire,
après le premier fjuadrillc, en prenant congé du maître de la maisoi .
Rien n'était plus conforme aux bienséances, telles qu'on les apprécie
en France. Deschamps n'a garde d'y faire manquer ses personnages.
Le bal reprend. Le deuxième quadrille commence. Roméo offre alors
à Juliitte à danser. C'est le moment essentiel : ils causent un instant
1. Œ. r.. I. V, p. 118.
« ROMÉO ET JULIETTE )) 145
et se séparent. Ils chercheront ensuite à savoir qui ils sont l'un et
l'autre. Pendant toute la scène, Deschamps n'a rien négligé pour
que le mouvement des acteurs, l'ensemble du décor, tout donne
l'illusion d'un bal semblable à ceux auxquels il assistait dans 'le
« monde ». Il n'a pas même négbgé ce détail qu'à la fin de chaque
danse « on passe des sorbets » ^.
Nous élonnerons-nous maintenant que le traducteur français,
quand il transporte les personnages de Shakespeare dans un salon
du temps de la Restauration, leur donne un autre langage, une âme
différente ?
Il présente à ses contemporains une pièce « francisée », où leur eoût
ne sera point choqué, mais où, au lieu des héros passionnés et violents
du poète anglais, au lieu de sa philosophie si audacieuse et de sa
poésie parfois précieuse et alambiquée, mais si abondante, et si
pittoresque, ils trouveront, parmi quelques timides essais de
nouveauté, avec un peu plus de mouvement scénif[ue, des person-
nages semblables à ceux que le pubhc de 1825 applaudissait, des idées
et des sentiments à la mode du temps, et ce langage noble enfin que
Deschamps aurait voulu bannir du théâtre et qu'on retrouve presque
à chaque instant dans un style d'ailleurs coulant et facile.
D'abord Deschamps a presque totalement éliminé les éléments
populaires de certaines scènes de Shakespeare. Il a conservé au début
de la pièce la scène où les valets des deux maisons rivales se ren-
contrent et engagent une querelle, mais il ne garde presque rien du
réalisme puissant de son modèle. La prodigieuse invention verbale
de Shakespeare se répandait largement dans les propos grossiers de
ces drôles. Ces valets sont vivants, fortement individuahsés ; ce sont
vraiment des gens du peuple, et Deschamps devait être sensihl<>
malgré certaines brutalités d'expression, à la naïveté de cette pein-
ture ; il n'eût osé la présenter telle qu'elle était à des lecteurs français.
Sa traduction n'offre qu'un schéma abstrait des i)ersonnafes, qu'un
résidu décoloré de leur langage. Du dialogue obscène et truculent
des valets, comme des entretiens familiers où se plaît Capulet avec
ses domestiques, il conserve à peine quelques traits insif^ni fiants.
Il a respecté, dira-t-on, le rôle entier de la nourrice, si étroitement
mêlé à l'intrigue et d'un si haut relief dans Shakespeare. En est-il
vraiment ainsi ? Le poète anglais n'a aucun souci de l'unilé de ton
qui fut la règle des règles dans notre théâtre classicjue et cette femme
du j>enple, qui vit conforjuémcnt aux mœurs simples do l'ancien
1. Œ. c, t. V, p. 122.
10
146 EMILE DESCHAMPS ET SHAKESPEARE
temps, dans rii.limité de ses maîtres n'est point gênée, quand elle
s'entretient avec eux, par le respect de l'étiquette; elle parle selon
sou caractère et sa condition. Prenons un exem]tle : choisissons une
de ces scènes familières dans laquelle le génie observateur de Shake-
speare nous montre ses personnages dans l'ordinaire de la vie.
La mère de Juliette vient d'entrer dans la chambre de sa fille pour
causer avec elle du mariage projeté, et du fiancé qu'on doit lui |)ré-
senter à la fête prochaine. L'âge de Juliette sert de ])rétexte à la
nourrice pour intervenir dans l'entretien, (^est l'anniversaire de la
jeune fille qu'il s'agit de fixer et voici l'extraordinaire morceau que
débite la nourrice dans la pièce anglaise ^ :
La Nourrice. — Je parierais quatorze de mes dents, et à mon grand
désespoir il ne m'en reste que quatre, qu'elle n"a pas quatorze ans. Com-
bien d'ici à la fête de S^- Pierre -es -Liens ?
Dame Capulet. — Une quinzaine et quelques jours.
La Nourrice. — Une quinzaine ou ]>lus. n'importe. Qiiel que soit le
jour de l'année où tombe la fête de S'-Pierre-ès-liens, la veille au soir,
elle aura quatorze ans. Suzanne et elle — Dieu sauve toutes lésâmes chré-
tiennes ! — étaient du même âge ! Suzanne est dans le sein du Seigneur !
Elle était trop bonne pour moi ! Mais, comme je le disais, elle aura qua-
torze ans la veille de S'-Pierre-ès-liens. Elle les aura, sans aucun doute.
Je me le rappelle absolument. Depuis le tremblement de terre, il y a
maintenant onze ans, or elle fut sevrée, jamais je ne l'oublierai, précisé-
ment ce jour-là. J'avais mis de l'absinthe au bout de mon sein. J'étais
assise au soleil contre le mur du colombier. Monseigixeur et vous étiez
alors à .Mantoue. Je m'en souviens parfaitement. Mais, comme je le disais,
quand elle eut gnûté l'absinthe que j'avais mise sur le télin de mon sein,
elle trouva cela d'un amer, la pauvre petite ! 11 fallait voir sa mauvaise
humeur et comme elle s'emporta contre mon sein ! A ce moment, le pigeon-
nier trembla ! Il ne fut pas besoin, je vous le jure, de me dire de prendre
la fuite ! Or, de ce temps, il y a onze années. Elle pouvait alors se tenir
debout toute seule. Oui, par la S'^ Croix, elle pouvait courir et trottiner
partout. La veille, elle se heurta le front et à ce moment, mon mari —
que Dieu ait son âme ! car c'était un homme très gai — releva l'enfant.
« Ouaiis, dit-il, es-tu tombée sur ta face ? Tu tomberas sur le dos quand
tu auras plus d'expérience. N'est-ce pas, Julie ? » Et par Notre-Dame !
la petite coquine cessa de pleurer et répondit : oui. Voyez maintenant,
comme une plaisanterie vient à point ! Dussé-je vivre mille ans, je ne
l'oublierai jamais. « N'est-et' pas, .Tiilie ?«(lil-il. F.l la eoriuine. s'aprêtant
de pleurer, répondit : oui.
Dame Capulet. — Assez sur ce sujet. Je t'en prie, tais-toi.
Lv Nourrice. — Oui. madame, Mais je ne puis m'empêcher de rire
1. Voir le texte de Sliakespcarc. Romeo ami Juli'cl. Act. I, se. m cl la
Iraducîion d'Emile Monlcgut.
« ROMÉO ET JULIETTE » 147
en pensant qu'elle cessa de pleurer et répondit : oui ! Elle avait sur son
front, çà, je le garantis encore, une bosse grosse comme le testicule d'un
jeune coq. Elle criait ! « Ouais, dit mon mari, es-tu tombée sur ta face ?
Tu tomberas sur le dos quand, tu auras plus d'expérience. N'est-ce pas,
Julie ? » Elle cessa de pleurer, et répondit oui.
Juliette. — Tais-toi, je t'en prie, nourrice.
On voit avec quelle verve extraordinaire et quel puissant coloris
la bonne femme expose les raisons qu'elle a de se souvenir de cet
anniversaire.
Les images les plus vives et les plus familières se succèdent avec
une variété étonnante. C'est parmi ces richesses et... ces grossièretés
aussi — que Deschamps fait un choix.
A quelque jour que vienne dans l'année
Le soir du cinq aovit, c'est alors qu'elle est née
, Et qu'elle aura quinze ans. — Elle et Suzanne (Dieu
Bénisse les bons cœurs !) se ressemblaient un peu
Comme étant toutes deux du même âge. — Ma fille '
Suzanne est dans le ciel ; elle était trop gentille
Et trop belle pour moi ; — mais, pour y revenir,
Juliette — Jésus ! — je dois m'en souvenir.
Voilà treize ans depuis le tremblement de terre.
Elle courait déjà sur l'herljc. — A ne rien taire,
Le seigneur Capulet partit pour Mantoue ; oui. •
(A la s'ignora Capulet).
Et vous-même faisiez le voyage avec lui !
Deschamps laisse tomber l'allusion au jour où la nourrice, pour
sevrer l'enfant, barbouilla d'absinthe son téton. Ce trait d'imagina-
tion réaliste répugna sans doute au goût du traducteur. Il ne voulait
cependant pas enlever au langage de cette femme du peuple toute la
saveur que Shakespeare a si bien exprimée. L'intention du traducteur
français est évidente. Il ne se contente pas de disloquer en maint
endroit les alexandrins qu'elle doit réciter et de leur enlever, avec le
rylhme, toute élégance conventionnelle, il consent à faire entendre
en français un écho de l'anecdote ])laisante que rapporte la nourrice :
c'était donc le jour du tremblement de terre, il y a treize ans :
Contre le coloml)ier j'étais assise, et vite.
Voilà le colombier qui tremble, et la petite
Qui se laisse tomber, et mon mari pour lors ^...
.Mais ici l'embarras de Descha]n[)s commence ; il avait à traduire
la plaisanterie Lîvossière que fit, en relevant l'onfant, le mari de la
1. Emile D.-srli;uii[.s. Œ. c, t. V, p. IIH.
148 EMILE DESCHAMPS ET SHAKESPEARE
ridurrire. Les mots iiuCinjtldie Shakespeare disent crûment ce fju'ils
veulent dire. Déjà Leloumeur, dans sa traduction en ])rose, n'avait
osé traduire que la moitié de la phrase :
Ah ! oui, dit-il, tu le laisses tomber sur la face ; quand tu auras plus
d'esprit... n'est-ce pas ? Jidiette, et par Notre-Dame ! la petite folichonne
cessa aussitôt ses cris et dit oui ^.
La nourrice, dans la pièce anc^laise, ])ark' si bien selon son carac-
tère, elle s'amuse tellement de la plaisanterie de son mari qu'elle la
répète ])ar trois fois toute entière, malgré la mère de Juliette qui
veut la faire taire.
Le mari, chez Deschamps, songeait sans doute que sa plai-
santerie serait un jour rapportée devant des dames. C'est un homino
qui s'entend à jouer spirituellement sur les mots et qui sait l'art de
tout dire, sans blesser la bienséance :
Ah ! Ah ! déjà, friponne, ah ! ah ! petite espiègle,
Dit-il, on vous y prend à faire des faux pas !
Et la folette rit, et dit : oui ^ !
En vérité les gens du jxMqde, cpiand Deschanqis leur ]»rcte son
langage, ont presque autant d'esprit ([ue lui-même.
S'il ramène toujours à la décence les propos souvent nrduriers des
personnages de Shakespeare, il atténue dans des prcqioilious consi-
dérables la violence de leur caractère. Quand la colère s'empare de
ces âmes ])assionnées et instinctives, où l'on retrouve la nature
humaine primitive, non encore réfrénée par l'exercice de la raison et
par le développement de la vie de société, c'est une sorte de délire
furieux qu'exprime leur langage. Figurez-vous un baron féodal,
seigneur du Tuonl et de la jdaine, maître de la vie des siens, vassaux
et serviteurs, femme et enfants, et supposez (ju'un malheureux se
permette de lui désobéir. L'infortunée, c'est ici Juliette, et le baron,
c'est Capulet. Elle le supplie de ne pas lui imposer un mariage <iui
lui déplaît. Mais son père, à la moindre contradiction, voit rouge et
sa réponse est une explosion de fureur :
Capulkt : Paix de Dieu ! ou me rendra fou ! Le jour, la nuit, fiu'il
fasse tard, qu'il fasse tôt, à la maison, dehors, seul, en compagnie, que je
veille, que je dorme, mon seul souci était de la voir mariée. Et, quand je
découvre un gentilhomme apparenté à im prince, possédant de beaux
domaines, jeune, admirablement instruit, pétri (comme on dit) d'hono-
1. Shakespeare Irnditil dr l'an jetais par M. Le Tourneur, t. IV, p. 208. Paris,
■2. Desrli;iiii|.s. (K. r., I. V, j.. HT..
« ROMÉO ET JULIETTE » 149
rables qualités, accompli autant qu'un cœur peut le souhaiter, il faut
que j'entende une malheureuse écervelée, une poupée pleurnicharde
vous répondre, quand on veut assurer son bonheur : « Je ne veux pas
me marier... je ne veux pas aimer... je suis trop jeune... je vous en prie,
pardonnez-moi ! » Si vous ne voulez pas vous marier, vous verrez comme
on vous pardonnera ! Vous irez vivre où bon vous semblera. Vous n'habi-
terez plus avec moi ! Envisagez bien cela : songez-y ; je ne plaisante pas :
jeudi n'est pas loin. Consultez votre conscience et avisez. Si vous êtes
ma fille, je vous donnerai à mon ami ! Si vous ne l'êtes pas, allez vous
pendre ; mendiez, mourez de faim, dans la rue ! Par mon âme, je ne vous
reconnaîtrai plus et jamais ce qui est mon bien ne vous appartiendra !
Comptez là-dessus et soyez sûre que je tiendrai mon serment ^.
Ce qui déchaîne cette fureur insensée, c'est l'idée seule qu'on lui
résiste. Ces imprécations expriment avec une vigueur singulière
l'égoïsme monstrueux de l'autorité paternelle telle que le Moyen-
Age la concevait. C'est sur un fond de mœurs féodales, encore toutes
barbares et brutales, que se dessine la figure farouche du vieux sei-
gneur italien.
Chez Deschamps, le ton est tout autre et voici que les mots n'étant
plus les mêmes, ils évoquent un tout autre monde, des images de la
vie bourgeoise contemporaine, la plus française qui soit. Gapulet est
un bourgeois de Molière, emporté, mais brave homme au fond, et ce
n'est pas tant son autorité qu'il met en avant que sa douleur :
Je sais que les enfants sont notre désespoir.
Il est fâché non pas qu'on discute son choix, mais qu'on prétende
l'obliger à manquer à la parole qu'il a donnée à Paris. Point d'hon-
neur bien français :
Ma parole eût menti ! — Non, cela ne peut être.
Écoutez et songez que c'est la voix du maître ^.
Et naturellement aussi il entre en colère, mais que le ton est diffé-
rent !
Si vous êtes... ma fille, à l'autel, devant tous,
Vous recevrez de moi Paris pour votre époux...
Et, si tu ne l'es pas — va-t'-en à l'aventure,
Va-t'-en par les chemins chercher ta nourriture,
Mendier un asile, et rappelle-toi bien
Que tu m'es inconnue et que tu n'as plus rien...
J'en mourrai... le chagrin pousse au tombeau les pères.
Mais, s'il doit avancer mes jours, si tu l'espères,
1. Slial<fS|n';iir. Ilnniei) iiiid Julict. AcI. III, se. v.
2. É. I)oMli;nîi|.-^. (K. r., I. V, p. 165.
150 [ EMILE DESCHAMPS ET SHAKESPEARE
Pour ma succession, ah ! tu comptes sans moi ;
Elle irait au bourreau, monstre, plutôt qu'à toi....
Le vers lariiu>yaul :
J'en mo\irrai... le chagi-in pousse au tombeau les pères.
détriiit Imil IfllV-t du : Va-t-cn, deux ii)is répété, (jui veut cire ter-
rible ; quant à ce dernier cri de menace bourgeoise :
Pour ma succession, ah ! tu comptes sans moi ^.
par l'allure du vers, par le choix du mot succession, et le cortège de
souvenirs de comédie qu'il évoque, on sent qu'il pourrait être dans
la bouche d'Orgon.
L'amour au moins, qui fait le charme et la jeunesse éterutlle de
Roméo et Juliette, a-t-il inspiré à la poésie de Deschamps, muse
aimable et diligente, des accents comparables à ceux de Shakes-
peare ? Il serait téméraire de le prétendre. L'écart est toujours aussi
grand qui sé])are le poète français de son modèle. Cependant l'image
affaiblie qu'il a tracée de ces scènes d'amour, ardentes, folles, qui
éclatent, comme un jirintemps, dans la sombre atmosphère du drame,
sont si gracieuses encore qu'on est prêt à penser de ce travestissement
délicieux qu'il est d'une. ex(iuise ressemblance dans son ap]>arcute
infidélité.
Dans la première rencontre au bal, quand Roméo, ravi, aperçoit
Juliette, Deschamps lui fait choisir dans la profusion de Shakespeare
une image j)récicuse, qui, détachée ainsi et rendue en trois vers, paraît
être d'un poète galant du xvii'^ siècle.
Son éclat virginal sur le front de la nuit
Brille, comme une perle avec grâce enchaînée
Pare d'un Africain l'oreiile basanée ^.
Deschamps traduit, fort élégamment d'ailleurs, moins les paroles
du Roméo de Shakespeare que l'élat de son ùine ]uir ce vers d'une
▼enuc facile :
Jusqu'à l'heure où je suis, avais-jc donc aimé ?
Le tour alambiqué d'un dialogue ]»récieux so sinq>lirie et s'allège
passant ])ar les vers du poète français.
Roméo, en costume de pèlerin, s'ineiin*' (]r\aiil Jnlicl le. habillée
1. Œ. c, t. V, p. lOJ.
2. Shakesp. Rom. and Juliet. Acl. I, sc. v, et É. ûcschamps, Œ. c, I. V, p. 120-
121.
« ROMEO ET JULIETTE »
151
en madone, et, lui baisant la main, résume en deux vers d'une
exquise politesse le compliment précieux et raffiné du texte anglais :
Si ma main d'une sainte ose toucher la main
J'en ferai pénitence ainsi jusqu'à demain.
On pensera peut-être que le seul mot ainsi est bien court et bien
sec dans sa précision condensée pour suggérer l'image bardie de
Shakespeare : « Les lèvres de Roméo, pèlerines rougissantes, sont
prêtes à elîacer par un tendre baiser le rude attouchement de sa main. »
Mais le dialogue français, d'un ton plus mièvre, il est vrai, est si
gracieux encore dans sa brièveté :
Beau pèlerin,
répond Juliette,
c'est trop d'audace ou trop de crainte,
Les mains des pèlerins touchent les mains des saintes.
Et puisqu'il faut soutenir la gageure d'exprimer l'idée d'un baiser
dans le langage qui convient à la dévotion, Deschamps est le poète
de ces élégants badinages :
Oui, mais les pèlerins ont des lèvres aussi.
Juliette.
Pour prier seulement.
Roméo.
Ah ! souffrez donc qu'ici
Mes lèvres mille fois déposent leur prière ^.
et il lui baise une seconde fois la main. Dans Shakespeare, il s'agit
d'un baiser plus tendre. Emile Deschamps n'a pas pu dérober à Sha-
kespeare l'accent passionné de ce ])remier entretien rapide où l'âme
ardente des deux nouveaux amants c cristallise », et dans la des-
cription des premiers feux de l'amour naissant, il est resté bien en
deçà de son modèle.
En traduisant la grande scène nocturne du jardin, a-t-il été plus
heureux ? Là encore il suit de très-près Shakespeare. La scène se
distribue en trois parties comme dans le texte anglais. D'abord
Roméo dans le jardin où il s'est furtivement glissé, apercevant
Julif'lle à son balcon dit son extase et i-ecueille. enivré, les aveux ([ue
la jeune fille qui se croit seule, confie à la luiil . Puis ils s(! reconnaissent
et chanlcJit leur uiuour. Ils sont eiiliu ml crnniiiiiis |);ir la nourrice
1. Sli.'ilvc^i.. Iloni. and Jttliit. I, v. — Kiiiilc Descli. (K. c, t. V, p. 121.
i:.2
EMILE UESCIIAMPS ET SU A KKSl'EAHE
qui a|»|»('.llti Juliette, et il>^ se tloiiiiciit un l'eiulez-vuus dans la cellule
du nioiju', ([ui les mariera.
Comparons, dans cette scène, la Juliette de Shakespeare à la Juliette
de Deschamps.
On aurait dit au xviii® siècle que la Juliette de Shakespeare n'avait
•j)as de goût. Songe-t-elle en effet au nom que porte Roméo, elle
s'écrie :
Qu'est-ce que c'est que iMontaguë ^ ? Ce n'est ])as une main, ni un
pied, ni un bras, ni une figure, ni rien appartenant à un homme.
Tant de subtilités paraît absurde au goût français. Dit-elle au
contraire :
Ah ! sois un autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appe-
lons une rose, aurait sous un autre nom le même parfum. Ainsi Roméo
ne s'appcllerait-il pas Roméo, ne perdrait rien de la perfection qu'il pos-
sède. Roméo, renie ton nom et contre ce nom qui n'est qu'une partie de
toi-même je me donnerai toute à toi.
Deschamps a senti toute la grâce de cette dialectique enfantine et
c'est elle seule qu'il a voulu exprimer. Aussi parmi les exemples
plus ou moins saugrenus auxquels Juliette prétend qu'on ne peut
comparer Roméo, il n'a conservé que celui de la rose. D'autre part,
en imposant à la poésie de Shakespeare le moule du vers alexandrin,
et ses conventionnelles images, il l'a transposée et trahie.
Ce nom de Monla^ni que fiiit-il aux ammirs !
\ uilà 1<' mot de cnuvtMitKMi (pii i^'àli' liuit, et \oici prcsiiuc une
])éiiphrase :
Ah ! la fleur favorite, où le zéphir se pose,
Sous un nom dilTérent serait encor la rose !
S'en exhalerait-il un plus doux parfum ? Non.
Ainsi mon Roméo, «piand il perdrait son nom
N'en ijarderait ]ias moins sa f^ràon et tout son charme ^.
C'est la parure usée du langage noidc <|iu alourdit la démarche
du style poétique de Deschamps. Mais la convention du langage
entraîne de j)lus graves conséquences. Quand la Juliette française
déclare son amour à Roméo, nous chercherons en vain dans ses
])aroles la simjdicité toute franche irt l'ardeur amoureuse de l'héroïne
anglaise. La Julii'lle de Shakespeare rougit d'avouer ainsi qu'elle
aime ; elh- xoudiJiil n^rdci- la bii'iiséance. Klle voudraiL mer ce
1. Shakosp. Act. II, se. ii. — É. Dose hamps, Œ. r., I. V, {>. 12G.
2. Ibid., V, p. 126.
« RO:.ICO ET JULIETTE »
qu'elle a dit. Mais aussitôt elle s'écrie : « Tant pis pour la bien-
séance ; ni'aimes-tu ^ ? »
Ce cri de passion n'est point permis à l'héroïne française. Elle dit
avec une solennité toute classique :
Sans ce i'oile îles nuits qui couvre mon visage,
Tu verrais se baisser m"s yeux, luou hieii-aimé,
Et rougir la pudeur sur mon front enflammé ;
Car tu m'as entendu révéler un mystère
Dont je croyais la nuit seule dépositaire.
Je voudrais bien pouvoir reprendre mes aveux ;
Roméo, parle, parle ; est-ce que tu le veux ?
La Juliette de Shakespeare disait naïvement : « En vérité, je suis
trop passionnée ^, » et surtout elle avouait cette crainte : ft Tu pour-
rais en conclure que ma conduite est légère. » 7— Cette supposition
paraissait offensante au traducteur français qui l'a remplacée par un
trait conventionnel de psychologie amoureuse :
Vraiment, beau Montagu, vraiment je suis trop tendre !
Les promesses d'aimer doivent se faire attendre !...
Nous sommes loin de la simplicité de l'héroïne anglaise. Ce n'est
]»as elle qui aurait su trouver des maximes générales dans le goût
français :
Un peu d'amour sans doute est facile à cacher.
Sous de feintes froideurs les dames de Vérone
Cachent un peu d'amour qu'un grand art environne ^.
Elle est bien trop troublée ]j(>ur aiguiser ainsi une épigrannne. Il
n'y a pas jusqu'à la délicate antithèse de la fin du couplet :
Tu vois mon cœur, pardonne, et ne va pas juger
Que, pour être si faible, il deviendra léger,
qui ne dénote un ail dlllérent de |»ciu(li<' les passions humaines: une
analyse fine, aj)pliquce, rationnelle, substituée à la brusque et vio-
lente synthèse imaginative de Shakespeare.
Si l'on veut apprécier dans Shakespeare l'individualité profonde
du caractère de Roméo, il faut se reporter au I^"^ acte. Il n'a point
encore vu Juliette, et ne connaît de l'amour que ces beaux désirs
douloureux qui tourmentent l'âme humaine à l'âge de la puberté. —
C'est après la bagarre qui a ensanglanté les rues de Vérone. Son père
et sa mère causent avec son intime ami l><'u\(ilio. Le jeune homme
1. Shakfsp. Ibi<l. Il, II. — I^:. Dcsch. Œ. c, t. V, p. liT.
2. Shakcsp. Ihi,l. — f^. l).-scJi. (K. r., I. V, [.. 128.
154 EMILE DESCHAMPS ET SHAKESPKAKE
n'a point pris ]>art à la bataille. Où était-il ? Bcnvolio Va vu dès le
jutinl du jour, « errant dans le bosquet des sycomores » ^. Il y a là
nue 'jolie description de la matinée d'un mélancolique. Et quand la
mère de Roméo raconte, pour s'en désoler, que « le jour, il s'enferme
au logis, dans sa cbambre, clôt ses fenêtres, tire le verrou à la belle
lumière et se comp<»se une nuit artificielle pour son usage ^ », ce sont
là de ces traits de réalisme familier (pii font entrer dans le cœur du
personnage et nous disposent à le comprendre. Deschamps n'en a
rien gardé. Obsédé par le souei classique d'une action rapide, il
supprime encore la scène suivante où Roméo survenant, après que ses
parents se sont retirés, confie à son ami la cause 'de sa peine. L'objet
de son amour n'est rien encore. C'est de l'amour qu'il est amoureu.x.
Et les deux amis dissertent sur cet étrange sentiment, plein de cruauté
et de charme, plus voisin de la haine qu'il ne semble, contradictoire
comme toute la nature. Ainsi afïleure, dans le dialogue de Shakespeare,
une philosophie ])oétique, et qui fait rêver ses héros et le sjiectaleur.
Dans line autre scène dvi même acte. Rome i s'éniait dans le texte
anglais :
Est-ce que l'Amour est un être tendre ? II n'est que trop brutal,
il est cruel, et il pique comme l'épine » — et Mercutio lui répondait :
« Si l'Amour est brutal avec vous, soyez brutal avec l'Amour... et vous
vaincrez l'amour ^.
Rien de tel chez Deschamps. Son Roméo s'écrie-t-il :
Amour ! chaos informe ! illusion charmante !
Sérieuse chimère * !
C'est à peine une réminiscence des imprécations du héros shakes-
pearien contre l'amour, frère de la haine, les deux principes généra-
teurs de la nature et de la vie, selon la philosophie du grand poète
anglais.
La réduction que Deschamps fait subir aux héros de Shakespeare
comme à leurs idées et à leurs sentiments est extrêmement sensible,
quand on considère ce qu'il garde du rôle de Roméo. Ce n'est plus
cette ànie complexe, pleine de dialectique et de songe, c'est un de ces
jeunes amonieux distraits qu'on raille dans les salons :
Tous les matins il pari et va je w sais où ;
il ^\\\[ les cours de \'iclor r<iii--m :
I. Sliakt'sp. Rom. and Jnl. I, i.
•2. Ibid.
3. Shakesp. Romeo. Act. I, se. iv.
4. É. D. Œ. c, t. V, p. 111. — Shakesp. liomeo .Act. I, se. i.
« ROMÉO ET .TUI.IETTE )) 155
C'est un jeune homme, imbu de l'esprit des écoles,
Qui rêve poésie, amour, et cœtera ^...
Il faut cependant fixer son attitude :
Tiens le vois-tu là-bas, planté comme un if sombre ^.
C'est tout ce que Deschamps conserve ici de cette })rofusion d'images
de la nature qui fleurit et colore le dialogue de Shakesj.>eare. Çà et là
cependant dans la pièce, il a songé à parer sa traduction des prestiges
de la poésie de la nature. Ainsi Roméo, II. se. i (se. n du II de Sh.),
prend à témoin la ]im.e de son amour pour Juliette :
Ah î j'en prends à témoin cette lune argentée
Qui te montre si blanche à ma vue enchantée.
Cette épithète, argentée, est-elle réc|iii\ aient de l'exquise notation
de Shakespeare : ; Femme, j.3 le jure par la lune sacrée qui argenté
la cime de ces arbres fruitiers ? ^ »
Deschamps a permis que Dom Laurence, le franciscain, saluant le
jour, se souvînt un peu de l'admirable description du matin qu'il
traçait dans Shakespeare :
Le matin aux yeux gris, disait-il, sourit à la nuit renfrognée et diapré
les nuages de l'Orient de lignes lumineuses. La nuit couperosée comme un
ivrogne chancelle en s'éloignant de la route du jour tracé par les roues
du Titan. Maintenant avant que le soleil darde ses yeux de feu pour égayer
le jour, et sécher la rosée de la nuit, il me faut remplir cette cage d'osier
de simples pernicieux et de fleurs au jus précieux. La terre qui est la mère
de la nature est aussi sa tombe ; elle est son cercueil et sa matrice. Les
enfants de toute espèce sortis de sa matrice, nous les retrouvons suçant
sa mamelle...
11 n'y a plus dans le passage de Deschamps qu'un écho très affaibli
de cette effusion panthéiste * ; quant à la description du levei; du jour,
il l'a transposée, si l'on peut ainsi dire, dans la langue poétique du
xviii^ siècle :
Le matin, aux yeux gris, s'éveille, souriant
Et d'une main hâtive entr'ouvre l'orient.
Devant les pas du jour, la nuit traînant ses voiles,
Parsemés des rayons et d'ombres et d'étoiles.
Comme un homme ivre marche et fuit en chancelant.
1. Shakcsp. Rom. and Jul. il, se. m. — É. D. Œ. c, l. V, p. l;3l.
2. É. Dcschamps. Œ. c, j). 109-110.
3. Shakospf-arf. Romeo and Julirl. II, se. ii.
4. Shakespeare. Romeo and Juliet. II, se. m. — Vijrny scmMe s'être ins-
piré de ce passade dans la prosopojtéc fameuse de la Maison du Berger,
156 EMILE. DtSCHAMPS ET SHAKESPEARE
C'est le dessin abstrait de la description, mais la vie en est absente
et le souffle qui anime le style de Shakespeare, ne soulève pas ces
longs vers pompeux et monotones, où rien n'est nouveau ni les
imatres, ni la formule.
Ainsi philosophie de l'amour, sentiment de la nature, individualité
des caractères, les qualités essentielles du texte anglais sont singu-
lièrement altérées dans l'œuvre française. Même l'imagination dans
le détail du style, qui constitue la grâce de la poésie shakespearienne
est travestie dans l'imitation qu'en donne Deschamps. Mais le tra-
vestissement est parfois ingénieux, comme par exemple quand il
traduit le couplet de Mercutio sur la reine Mab. S'il n'atteint pas
Shakespeare assurément, il fait qu'on s'amuse des transpositions
que la délicatesse du goût français lui suggère et qu'on applaudit à la
souplesse de son talent.
La reine Mab, cette reine des Fées, cpii a dû visiter Roméo, est la
dispensatrice des songes. Nous ne pouvons mieux terminer cette
étude comparative qu'en citant le passage de Deschamps. On lira
après ce joli morceau, l'inimitable description de Shakespeare. On
aura ainsi la mesure de l'audace de Deschamps.
Voici le cou])let du jinèto français ^ :
.Te vois : la reine Mab ta visité ; — c'est elle
Qui fait, dans le sommeil, veiller l'àine immortelle.
Aussi mince et moins longue en toute sa hauteur
Que l'agate qui brille an doigt dun sénateur,
Elle s'en va, traînée au vol par deux atomes,
Autour des lits dormeurs balancer des fantômes.
Une écorce de noix forme son char léger.
Qu'a creusé l'écureuil ou l'insecte étranger
Qui, depuis deux mille ans. travaille pour les fées';
Un sylphe y colora des pavots en trophées ;
Sa triple roue ovale a, pour maigres rayons.
Les pattes d'un faucheu.x dont nous nous elTrayoti^ ;
Sur le magique ehar, l'aile d'une cigale
Étend l'abri mouvant de son ombre inégale ;
Les brides, les harnais, frêles, inaperçus.
Sont les fils vaporeux que la vierge a tissus.
Établi sur le siège un moucheron nocturne.
Vêtu de gris, conduit la reine taciturne.
A l'os d'un grillon noir pend son fouet <pii, d;tns l'air.
Dessine, en se jouant, la fuite d'un éclair.
Durant les nuits. \n fée. en ce grêle équipage.
1. Œ. c, t. V, j). ll.'i. I^p texte original est clans Shakespeare, Romeo, act. I,
scène iv.
« ROMÉO ET JULIETTE » 157
Galope follement dans le cerveau d'un page,
Qui rêve espiègles tours et propos amusants ;
De là, sur les genoux des hautains courtisans
Elle marche ; aussitôt ils font des révérences ;
Sur le front d'un vieux juge ; il rêve remontrances,
Épices et gibets ; parmi les longs cheveux
D'une dame romaine ; elle entend des aveux,
Des sonnets enflammés, de molles sérénades ;
La fée en mille endroits poursuit ses promenades.
Tantôt elle s'accroche au nez d'un procureur,
Vite il flaire un procès, délicieuse erreur !
Tantôt elle se plaît, du bout de sa baguette,
A gratter le menton d'un gros abbé qui guette.
D'un air humble et contrit, un bon canonicat.
Elle escalade encor la nuque d'un soldat ;
Il rêve d'ennemis qu'il pourfend, de cruzades,
De coutelas d'Espagne et de larges rasades ;
Le tambour ! la trompette ! il s'éveille, et d'abord
Jure et baille, en jurant toujours, puis se reiulort.
C'est elle, c'est aussi la fée aventurière,
Qui des chevaux dans l'ombre émiette la litière,
Et dont elle aplatit et tresse avec douleur.
Les crins ensorcelés, présage de malheur !
C'est elle enfin, dit-on, qui, dans un songe habille.
Coiffe de fleurs, ramène au bal la jeune fille...
Et lui fait entrevoir des mystères qu'un jour
A son cœur ignorant dévoilera l'amour!...
Mais le coq chante, adieu la reine Mab !...
L' « audace » d'Emile Deschamps l'amenait donc en 1828 à se placer
devant le problème de la traduction et de la représentation de
Shakespeare en France dans l'altitude d'un spectateur impartial et
de fine culture.
Au fond, la question n'a pas bougé depuis Voltaire jusqu'à Des-
cliamps et je crois bien ([u'cllo est restée la même pour nous. Les
périodiques tentatives (ju'on a faites jusqu'à nos jours pour accli-
mater le grand Anglais sur nqtre scène sont comme autant d'expé-
riences, dont on peut induire cette loi : le spectateur impartial en
notre pays classique a toujours admiré Shakespeare comme anglais,
il s'intéressera toujours aux copies ingénieuses que périodiciuemcnt
on peut faire du maître, il lui préfère seulcmeiit d'autres modèles
]»our des Français.
Il faut distinguer nettement deux choses dans l'histoire de la
réputation de Sli;»kcs]K'nr(; eu ]''ian('(; : le goût du ]iubhc lettré et son
158 KMII.F. DESCHAMPS ET SHAKESPEARE
esprit de curiosité. Cette curiosité ira grandissant à mesure que
s'enrichira chez nous la connaissance des littératures étrangères. Mais
le goût de ce mêine public, c'est-à-dire sa manière personnelle et
profonde de réagir devant les chefs-d'œuvre des races différentes de
la nôtre ne se modifiera pas sensiblement ; il reste très classique
encore, malgré tant de velléités d'indépendance, et rebelle eji somme
à la con< t'ptiou d'un théâtre libéré des règles de VArt Poétique et
des lois plus sévères encore de la bienséance.
Il y avait entre l'usage de Shakespeare ^ et les Iraditiuiis de notre
scène des différences fondamentales qu'il n'appartenait pas plus à
la fantaisie du talent qu'aux caprices de la mode d'effacer. L'idée que
les Français se faisaient du théâtre (et je ne crois pas que le Roman-
tisme l'ait beaucoup modifiée) se retrouve au fond de toutes les mani-
festations de leur génie. C'est une tendance profonde de notre race :
nous avons un besoin de clarté et de simplicité en toutes choses, et les
chefs-d'œuvre de notre théâtre classique ne sont à cet égard que
l'image brillante des préférences intimes de notre esprit. Le cercle
de notre admiration s'est élargi avec la succession des époques, mais
au centre demeure ce fort parti-pris en faveur d'un art où la pensée
se développe en une succession de raisons précises, toujours bien
déduites, où la forme est simple, un peu sèche parfois, mais élégante
et proportionnée. En France, quelque enthousiasme que nous inspire
Shakespeare, nous lui préférerons toujours Racine ^
1. Le jugement d'un connaisseur de la qualité de Rémy de Gourmont est
intéressant à relever sur ce point. A propos du manque de proportion, défaut
des Anglais eu littérature, voir Pendant la guerre. Paris, Mercure de France,
1917, in-16, p. 2.33.
2. Cf. G. Pcllissier, Shakespeare et la superstition shakespearienne. Paris, 1914,
et le curieux article do C. Latroillc (Revue d'Iiist. litl. de la France, 1916) : Un
épisode de l'histoire de Shakespeare en France, où se trouve résumée la polémique
que soutint Ponsard de 1840 à 1856 au nom de Racine contre Shakespeare et
ses imitateurs. Une des péripéties les plus piquantes de la querelle, ce fut de
voir .Nisard prendre la défense di- Shakespeare contre les attaques dont il était
l'ohjct. Cf. le Discours de réception de Ponsard à l'Académie et la réponse de
Nisard (18.')G). Voir aussi .Tournai de l'Instruction publique, 19 mars 1851, et les
Études sur Shakespeare, par Philarcte Chasles (1852).
CHAPITRE IV
La bataille romantujuk. — • Emile Desciiamps, apologiste
DE « CrOMWELL » ET CRITIQUE DE « HeRNANI ».
A partir de l'année 1828, les circonstances justifient l'humeur
batailleuse de Deschamps. Entre classiques et romantiques, surtout
depuis la publication de la Préface de Cromwell, c'est la guerre ouverte.
Les Débats attaquent violemment Victor Hugo (29 janvier 1828). Les
rédacteurs du Globe ne peuvent se résoudre à prendre hardiment parti
pour les poètes. Ils n'ont donc plus qu'à se défendre eux-mêmes.
Tous se rassemblent autour de Victor Hugo, ainsi qu'en témoigne
ce mot de Paul Foucher : a C'est, dit-il, comme une fermentation
littéraire, une fécondation générale ^... »
Les Orientales allaient paraître en volume au mois de janvier de
l'année suivante, et le jeune chef d'école méditait déjà le plan de
Marion Delorme et celui tVHernani. La veille de l'apparition des
Orientales, le 18 janvier 1829, il adressait à Vigny cette invitation :
« Si la santé de M™^ Lydia vous permet de la quitter quelques
heures, vous seriez bien aimable, cher et grand Alfred, de venir passer
votre soirée de jeudi, rue Notre-Dame-des-Champs, n^ 11. Vous y
trouverez Emile, Antoni, David, Sainte-Beuve, et l'ami entre les
amis ^. »
C'est le Ki juillet de la même année qu'eut lieu chez Victor Hugo
la lecture de Marion Delorme, qui s'intitulait alors : Un duel sous
Iiichelieu. Il y avait, ce jour-là, dans la chambre au lys d'or, l'élite
des ])artisans de rimagiiuitiou dans l'art, poètes, })eintres, romanciers,
journalistes, ])rofesseurs s'étaient donné rendez-vous : Balzac, Dela-
croix, Dumas, Vigny, Musset, Villemain, Armand et Edouard Bertin,
Louis Boulanger, Sainte-Beuve, Frédéric Soulié, Taylor, Soumet,
1. I'iil)l. par Aiidn' l'avio, dans ses Médaillons roinaïUiqncs. l'aris, E. l'aul,
rjO'J, iii-lC, p. 300. Lettre adressée à Victor Pavie, le o août 182S.
2. Cité par E. Dupuy. Alfred de Vignij. I. Les Amilièn, p. 233.
160 LA BATAILLE ROMANTIQUE
Emile el Autoui Deschain])s, les Deverla, l',h. Magiiin, M'"^ Belloc,
},[me Tastu. Il ne maïuiuait que Lamartine, ijui était alors à Aix
et David d'Angers, <iui se trouvait à Weimar près de Goethe.
Edouard Turquéty, un romantique réputé, a tracé de cette soirée à
laquelle il assistait, un tableau humoristique ^.
Les Souvenirs de Turquéty nous transportent liuit jours après
rue de Miromesnil, chez Alfred de Vigny, qui faisait une lecture
d'Othello :
« La soirée, dit-il, fut très brillante. On n'annonçait que comtes
et barons ; les ai)partements étaient pleins de luxe et d'ornements.
La lecture dura fort tard et m'intéressa... Je vis beaucoup (rhuniiiics
de lettres dont je connaissais les ouvrages ^. » Mais ces gens de lettres,
Turquéty montre spirituellement qu'ils ne se trouvaient pas aussi à
leur aise dans les appartements du comte de Vigny que chez Victor
Hugo. Il a fort bien noté la différence des milieux et les raisons pro-
fondes de la rupture entre les deux poètes. Le seul Emile Deschamps
pourra, malgré celte rupture, leur demeurer également fidèle. Poète
et mondain accomph, il fréquentait avec autant d'assiduité les gens
de lettres que les gens du monde.
Turquéty qui raillait tout à l'heure l'enthfjusiasme de Deschamps
pour ses amis, rend d'ailleurs hommage à son charme personnel :
« Emile Deschamps, dit-il, est l'homme le plus aimable que j'aie
jamais entendu. Il est impossible de se faire une idée de sa finesse
et de sa grâce... » C'est lui, (pii avait introduit Turquéty auprès
d'Alfred de Vigny : « Je lui dis mes vers ; il me récita des siens,
et, en me quittant, il me demanda mon adresse pour m'cmmener
faire une lecture chez le comte de Vigny ^. »
Nous voyons par cet exemple, comment Emile Deschamps tra-
vaillait à la défense de la cause : après avoir examiné les recrues
nouvelles, il les présentait à l'un des chefs de l'Ecole : c'était une
initiation. A mesure que la propagande romantique s'étendait, il
fallait d'ailleurs être moins dilficile. On commençait à se préoccuper
de ce «pi'un pensait en province. Le Breton Turquéty*, comme le
1. Frcdt'-ric Saulnicr. La lie d'un poète : Edouard Tunjuély (1807-1867). Paris,
1885, p. '75.
2. Ihid., p. 70.
3. P. 71.
•'». La Ir;l(rc suivant»' de Tur(pu-ty à Emile Deschamps est un document inté-'
ressant sur le travail de propafrandc qui s'opérait alors en province :
Monsieur Emile Descdamps, rue de la Villo-rÉvèrjuc, 10 bis.
Monsieur. Permettez-moi de vous remercier de tout ce qu'il y a d'indulgent pour moi
dans la lettre que vous avez bien voulu m'écrire. 11 y a longtemps que j'aurais rempli ce devoir
UN « CONSULAT » LITTÉRAIRE 161
Tourangeau Victor Pavie et le Bourguignon Louis Bertrand, étaient
d'autant mieux accueillis qu'on les croyait capables de devenir dans
leurs villes natales les « missionnaires » du romantisme. ^
qui est en même temps un plaisir si je n'avais trouvé des cmpêchemen,ts trop réels dans l'état
de. frôle santé où je suis continuellement depuis mon arrivée. Je n'avais pas besoin de ce nou-
veau témoignage pour apprendre à connaître votre bienveillance pour les jeunes gens qui sa
livrent à la littérature, mais j'y ai été aussi sensible qu'on peut l'être, et il m'est bien doux
de vous parler de ma reconnaissance. Je n'oublierai jamais l'intérêt que vous m'avez montré
pendant mon séjour à Paris ; je puis même dire que c'est là un de mes souvenirs les plus chers.
La distinction flatteuse que notre grande école poétique veut bien accorder à mes faibles
ouvrages m'a rendu aussi heureux que fier. En m'admettant dans vos rangs, vous avez oublié
mes essais pour ne tenir compte que de ma bonne volonté et de mon zèle... Vous m'avez
plutôt jugé sur mes opinions littéraires que sur mes vers. C'est ce que je ne perdrai point de
vue pour travailler à mériter une estime que vous m'avez si libéralement accordée et qui est
un si grand bonheur pour moi.
Il serait bien à désirer, Monsieur, que je fusse un missionnaire utile, comme vous le dites ;
la poésie est si peu sentie dans les départements éloignés de la capitale !... Malheureusement
la bonne volonté n'est pas tout et je ne l'ai que trop souvent éprouvé par moi-même. J'ai
souvent prêché.
J'ai peut-être fait quelques prosélytes grâce aux Méditations et au.'c Orientales que jo
forçais de lire, mais le plus ordinairement tous les efforts viennent se briser contre les préven-
tions qui dominent encore dans la province. — Les intérêts matériels ont trop de puissance
pour laisser l'âme s'ouvrir à des émotions purement intellectuelles. La vie du corps est tout
chez la plupart des hommes ; dès lors il n'y a plus de sentiment de poésie, et l'existence de
l'âme, si énergique dans un petit nombre d'individus, s'éteint et meurt faute d'aliments.
C'est réellement une chose bien misérable de voir à quel point la plus belle partie de l'homme
se trouve ainsi dégradée. Qu'est-ce que vivre pour ne voir autour de soi que le temps présent
et des instincts à satisfaire ? C'était bien la peine de naître.
Je suis heureux. Monsieur, de songer que vous avez trouvé dans quelques-uns de mes
vers un peu de cette vie de l'âme qui se rencontre si belle, si complète dans vos ouvrages.
Pourrai-je vous exprimer les émotions délicieuses qu'ils me procurent ?... Que de fois j'ai
relu ce touchant poème de Rodrigue, si riche de fraîcheur et de grâce, et la jeune Emma et
vos élégies et vos traductions aussi originales que les pièces inspirées. Je les relis encore et
j'y trouve toujours le même charme. C'est toujours cette vivacité ravissante de style, qu'on
ne saurait peindre, mais qu'on ne se lasse jamais de sentir.
Je vous prierai. Monsieur, d'ajouter aux bontés que vous avez eues pour moi celle de me
rappeler au souvenir de JL de Vigny et de lui dire combien je souhaite que son Othello ramène
enfin le théâtre à celle nature si prodigieusement défigurée par les tragiques modernes...
Recevez, Monsieur...
EdOUAUD TunQUETY.
Rennes, 9 octobre 182'J.
(Collection Paignard. Lettre inédite).
1. Bertrand élail né en Piémont, d'un père lorrain et d'une mèro italienne ;
mais son cnfancf et sa jcnnossc s'écoulèrent à Dijon. — On pourrait
consacrer une étude intéressante à l'influence du romantisme en province.
Elle co'incide avec le réveil de la poésie provinciale en France. Champ-
fleury, dans ses Vignettes romantiques, a compris Amiens, Rouen et
Dijon parmi les villes qu'il appelle « des centres provinciaux favorables aux
principes de la nouvelle école ». Il aurait pu y joindre Rennes et Nantes, comme
le remarcpie M. Olivier de Gourcufï dans son étude intitulée : Le nioinTinenl
fioélif/ue en Urelaf-iie de la fin de la Restauration à la dévolution de 18''i8. Nantes,
188."i, in-8". La Hrr-tagne ne s'honore y)as seulement d'avoir donné naissance à
Rri/.eux ; elle est fière d'ivlisa Mercœur, d'i'^varisle I ioulay-Paly, d'ilippolylo
de La Morvonnais, d'Edouard Turquély, d'ilippolyle Lucas, d'Emile Souveslre,
d'l'>nest l'ouinet. M. Olivier de Gourculî étudie successivement l'œuvre de ces
dillcrenls poètes. Il a mis en lumière dans une autre élude le romantisme lyonnais
11
162 LA BATAILLE ROMANTIQUE
Il était à cette date sérieusement organisé pour la résistance et pour
l'attaque. Jamais succès au théâtre ne sera mieux préparé que celui
d'Othello, si ce n'est celui d' Hernani. Victor Hugo, plus encore qu'Alfred
de Vigny, était, en ces mémorables campagnes, un stratège émérite,
et ils n'eurent pas de meilleur lieutenant qu'Emile Deschamps.
Vers la fin de l'année 1829, Vigny songeait à la création d'un pério-
dique : il en aurait été le co-directeur avec Hugo et un troisième ami
qu'il ne nomme pas. Il s'agit probablement d'Emile Deschamps.
V. Hugo répond aussitôt à sa proposition.
M. Ernest Dupuy, qui a publié cette lettre ^, a très finement
remarqué que le nom de Bonaparte, cité par Hugo, prouve qu'il faut
entendre le mot : Consulat, non pas au sens latin, mais comme
en 1799 au sens de Triumvirat, « un pouvoir à trois têtes ». Quant au
troisième membre de ce « consulat de gloire et d'amitié », bien que
M. Dupuy constate qu'après 1830, lorsqu'on aura applaudi aux
Français : Henri III et sa Cour, Alex. Dumas serait seul désigné
pour ce titre, il ne fait aucune difficulté d'admettre qu'en 1829 il
revient à Emile Deschamps. Cette hypothèse est d'ailleurs confirmée
par un passage de la lettre d'Emile Deschamps à V. Hugo que nous
avons citée plus haut ^. Deschamps, après avoir remercié le poète
de la part qu'il a prise à l'heureuse réception de Roméo aux Français
ajoutait ceci : « Pourquoi ne ferions-nous pas une société poétique
et publié une notice sur les amis de Victor de Laprade : Barthélémy et Jean
Tisseur. On sait quelles proportions allait prendre en Languedoc et surtout en
Provence avec Jasmin et Mistral le réveil de la poésie provinciale dans la seconde
moitié du xix^ siècle. Nous verrons plus loin, quand nous étudierons les relations
d'Emile Deschamps avec Thaïes Bernard, le nivernais Achille Millien et le pro-
vençal Adolphe Dumas, que notre poète suivit avec un intérêt passionné les
progrès de ce mouvement.
Il convient encore de citer parmi les relations provinciales d'Emile Deschamps,
le normand Alphonse Leflageais ; lamartinien dans ses Poésies élégiaques (182G),
il répandit le romantisme en Normandie, mais, comme Boulay-Paty, il s'attacha
à l'imitation du S^^-Beuve des Consolations.
A Bordeaux, Emile Deschamps comptait parmi ses amis Edouard Delprat,
avocat, qui a laissé quelques recueils de vers : Les Frères d'armes, Lettres d'un
voyageur, Les Torrents et Edouard Goût-Desmartres. Ce versificateur prolixe,
qui était maître des Jeux-Floraux, a publié de nombreux recueils poétiques :
Les Fleurs de mai (1838), Le Missionnaire (1861), Gerbes de poésie (1841). C'est
un disciple attardé de la « Muse Française ». Il admire Lamartine, mais il imite
Cuiraud, Rességuicr, Soumet.
Joindre aux noms des poètes bretons celui d'Alexandre Jeanniard du Dot,
poète et conteur nantais, qui a publié dans son Essai sur l'inspiration littéraire
quelques lettres d'Emile Deschamps, datées de 1864. Elles éclairent les rapports
de notre romantique avec l'Ecole parnassienne, qui s'imposait alors.
1. Dupuy. A. de Vigny. I. Les Amitiés, p. 242.
2. Supra, p. 136.
l'NE APOLOGIE DÉ « CROMWELL )) 1G3
€t artiste, d'où résulterait un journal de tous les mois, appelé la
Béjorine littéraire et des arts ? En ne choisissant cette fois que des
homogènes pour rédacteurs Antoni, Alfred, Wailly, Lacroix et Sainte-
Beuve et bien d'autres et en ne signant pas nos articles, c'est, je crois,
le moment. Vous, notre Dieu, venez-y, et tout sera })arfait. Nous
en i>arler(»ns, n'est-ce pas ? » Deschamps est donc dans la confidence ;
il croit ré])()udre^ victorieusement sans doute à (luckpies objections
d'Hugo ; il nous donne enfin le titre complet de cette revue : la
Réforme dont s'entretenaient plus haut Victor Hugo et Alfred de
Vigny.
C'est lui ([ui l'année précédente (1828), au milieu des attaques dont
le drame de Cromwell et sa fameuse Pré/ace avaient été l'objet, avait
fait entendre la défense d'Hugo. Le poète avait été particulièrement
malmené i)ar un rédacteur du Mercure. Deschamps ht insérer dans
cette revue même sa Lettre à Véditeur du Mercure sur le Cromwell
de M. V . Hugo ^ »
La Lettre est éloquente : elle présente une apologie ingénieuse de
cet énorme drame :
La plupart de nos auteurs, dil-il. lorsqu'ils veulent faire une ])ièce
de théâtre, pensent d'abord à l'action, à la marche de l'ouvrage, au nœud
de l'intrigue, etc., ])uis ils jettent dans cette intrigue, dans cette action
des personnages si peu caractérisés, si peu individualisés qu'aux noms
près, ce sont les mêmes gens qu'on a vus et entendus dans cinquante
autres pièces. M. Victor IIu<fo a fait l'opération inverse : on recoiuiaît
facilement qu'à l'exemple de Shakespeare, il a commencé par méditer,
])ar conqioser ses personnages, par les douer chacun d'un caractère,
d'un langage, d'une physionomie indélébiles ; ces personnages une fois
debout, l'action est obligée de marcher comme eux, et l'agencement
des scènes et des situations est une conséquence des développements de
leurs caractères ^.
Mais il loue ]»arti(;ulicrement dans Cromwell le style : « ces vers,
dil-il, <|iii ])arcourciit avec une souplesse surprcuaulc huite la gamme
]»oéti(pie )) ; ils lui ra])[)cll(')it " la numière large et vraie de Corneille
et de Molière. M. A'ictor Hugo nous y ramène ; c'était une grande
<lifliculté, ce sera une grande gloire ' ». Ainsi admirons l'artihce d'Emile
Descham])s : il consiste à louer chez un poète prétendu révolution-
naire une tendance à revenir, ])ar delà les fades compositions des
imitateurs de Voltaire, à la grande tradition du xvii^ siècle.
1. Mercure du A7.V sirrir, iHiK, I. XX, p. 289.
•1. K. Dcscharnps. (K. r., l. III, p. «J d 10.
-J. Ibiil., p. 8.
I(j4 LA BATAILLE ROMANTIQUE
Victor Hugo fut sensible à l'éloge et remercia Deschamps ^.
Apologiste de Cromwell en 1828, Emile Deschamps fut en 1830 au
premier rang parmi les défenseurs d'Hernani ^.
Un document bien curieux nous le montre assistant à la deuxième
représentation du chef-d'œuvre, si ardemment contesté, et notant
avec soin pour les transmettre à l'auteur ses impressions de specta-
teur. Il est piquant de discerner dans cette longue lettre, sous le
voile éclatant des éloges, l'esprit critique qui chez Emile Deschamps
ne se laisse pas imposer par l'objet qu'il admire. Emile Deschamps
appréciant le style d'Hernani ! Quelle jolie leçon de goût ! C'est
encore et toujours le lettré du xviii^ siècle, le pur classique qui repa-
rait sous le masque du romantique.
Emile Deschamps a Y. Hugo.
Mardi matin.
Cher vainqueur.
Nous sommes encore enthousiasmés de votre succès d'hier, et, surtout,
de votre génie. Nous avons fait la queue, ma femme et moi, et nous en
avons été récompensés, car, avec nos places de balcon, on nous a mis
dans une loge en face, avec MM. Devéria et Boulanger. Rien n'égale
notre bonheur, c'est comme votre gloire.
Maintenant parlons d'affaires. Je suis émerveillé comme vous avez
changé de mots aussi à propos et heureusement. J'ai bien étudié le public,
tout en lui disant mille injures, hier ; il faut encore lui céder quelques
vers, quelques mots même des beaux, et dire, avec votre vieux : « J'en
passe et des meilleurs. )> Voici le résultat de mes observations, d'après
l'attitude des spectateurs :
Au 2® acte, rien. Excepté : « Je suis de ta suite. » Je persiste ^.
Au 2^ acte, ôtez : « Quelle heure est-il * .■' Michelot le dit mal, et comme
ce mot, si juste en lui-même, vient après des vers poétiques délicieux,
le changement subit de ton prête à rire. Otez : Seigneur bandit, c'est dom-
mage, le mot est très bien. Mais ôtez impitoyablement huit ou dix bandits
1. Lettre citée par Marsan. La Bataille romantique, p. 71.
2. Le soir de la première représentation, le 25 février 1830, il avait accueilli
jyjme Y Hugo dans sa loge par ce mot gracieux : « Madame, il suffira de vous
voir pour que le classique le plus enragé applaudisse comme nous. «
3. « Une bonne fortune des loges, reconnaît l'auteur de Victor Hugo raconté,
fut qu'au lieu de dire le vers comme il est écrit, M. Firmin dit :
Oui, de ta suite, ô roi ! — de ta suite, j'en suis.
« Ce « de ta suite j'en suis ! » fut une joie qui se prolongea bien longtemps
après ce soir-là. Pendant des mois, les classiques ne s'abordaient qu'en se disant :
« De ta suite, j'en suis ! » et ils avaient un moment de douce hilarité. »
4. « Au second acte, à ce passage :
Quelle heure est-il ?
— Minuit.
« Ce roi qui demandait l'heure, et qui, pour la demander, disait : Quelle heure
UNE CRITIQUE DE « HERNAM »
165
dans tout l"ouvrage, soit eu les ùtani tout à fait, soit même en les rempla-
çant par des équivalents rococo. 11 s'agit de sauver de mauvais lazzis
qui détruisent, dans le parterre, l'émotion de toute la salle. Otez : Madame
■et ses yeux noirs. Je ne sais ]>as pourquoi, mais c'est tro]> bien pour eux.
3^ acte : la lin de l'admirable premier discours du vieillard se trouve
lin peu longue. J'ôterais encore deux portraits vers le milieu ; im autre :
<^elui d'Altesse, saluez, en tout cinq ; surtout, j'ôterais un ou deux : mon
prisonnier, que Michelot dit mal et qui font rire les sols.
L'annonce de l'arrivée du pèlerin par le page pourrait être faite
par deux autres vers que ceux qui riment en porte, et ti importe, rimes
([ui se représentent bientôt après. Enfin et ici, c'est une beauté réelle qu'il
faut sacrifier: vieillard stupide, il Vaime! Il y a trop et il y aura surtout
trop de gens stupides dans la salle pour risquer ce mot stupide, qui est
cependant le seul vrai. Mais soyez sûr qu'on vous arrêtera toujours là,
et qu'on atténuera ainsi un des plus grands effets de l'ouvrage. Cherchez
Tin malheureux équivalent, l'effet prodigieux sera le même. Et à l'im-
])ression, on fait ce qu'on veut.
Vous avez mis déjà :
Un amour qui change, ainsi que tout plumage,
3.11 lieu de qui mue, qui valait bien mieux.
Encore un sacrifice ainsi.
Ah ! Firmin dit d(Mix fois de trop encore : Hernani ! en livrant sa
tête.
Au 4^ acte ; ces haros : la solde du bourreau, et, quelques vers après,
j'aiderais le bourreau, qui rend Charles-Quint trop sanguinaire. Puis,
c'est une répétition inutile. Nous faisons un grand prêtre n'est pas compris
du public. Ce mot qui est très beau n'est peut-être pas assez préparé.
Là, je mettrais quatre vers pour le motiver. La situation comporte ce
développement, et je ferais bien sentir qu'il s'agit d'un sacrifice religieux,
d'un acte de foi, dans les mœurs du temps. Cette réflexion est celle de
beaucoup de monde.
Au cinquième acte, je ne vous demande qu'une coupure. C'est quatre
vers, dont celui :
Je suis l)ien [làlc, <lis, pour une fiancée !
vers charmant, mais dont l'eUet est détruit d'avance par un vers plus fort :
Devions-nous point passer enseniljlc cette nuit ?
Et puis, enfin, le mot fiancée est là un peu trop élégiaque, et, eufiti,
il ne fait pas bon ell'et sur le public, qui pourtant a été électrisé par tout
l'acte.
€St-il ?, qui disait cela en vers, et à qui l'on répondait, toujours en vers, qu'il
clait miiHjil, cpiand il eût été si simple de lui répondri- :
Du haut do ma ilemourc,
Sfcijjncur, l'iiorlojje enfin sonne la douzièinu heure.
tout cela parut nalurellenienl inlolérable, et lo rire devint une huée. Les jeunes
gerts se fâchèrent un peu, et imposèrent silence avec une telle résolution que la
scène entre lliTiiani et le l'oi l'ut écoutée sans lronl)li' el im'missIi plus «pu' la i>re-
mièrc fois... >■
16G LA BATAILLE ROMANTIQUE
Je ne vous parle pas de la première « colombe », quoiquils n'en veuillent
pas. Voyez.
Pardon, cher Victor, de tant de pédanterie. Vous avez déjà ôté et
changé bien plus ; il ne reste plus que des mots, mais les bêtes féroces
les attendent, et il faut sacrifier même de belles choses à un public semé
de malveillance. Surtout les bandits, je vous prie, et les yeux noirs de
Madame que je veiix crever tout en les pleurant.
Nous sommes tous ravis. Je n'ai plus de place que pour vous ea
demander quelques-unes. Mettez-moi à la poste, si vous pouvez, quatre
places de deuxièmes loges, et deux orchestres ou première galerie. On
entrera comme nous avons fait hier. C'est pour des braves gens bien
admirants.
Votre vieil ami, Emile. »
P. -S. Je vous parlerai d'une conversation du roi avec le duc de Fitz-
James sur votre compte. Roi et duc sont parfaits.
P. -S. Ah ! j'allais oublier :
Qui ne sait caresser qu'après qu'il a blessé !
Et puis im vers d'Empire, désire, qui rime encore au milieu. Consonnances
qu'on remarque et qu'il faut détruire.
Au surplus, soumettez mes doutes à votre conseil, et n'y voyez que
des moyens de succès pur et non des critiques littéraires. Vous ne me faites,
pas cette injure, j'espère. «
Cette lettre si curieuse a pris place au milieu des nombreux docu-
ments qui font suite à la pièce à^ Hernani, dans la grande édition des
Œuvres complètes de Victor Hugo, que publie I\I. Gustave Simon, et
dont r Imprimerie Nationale assure l'exécutiGn matérielle. Le minutieux
éditeur y a joint les textes modifiés ou supprimés et l'on peut faire
après lui le relevé des retouches consenties par Hugo. Elles sont en
fort petit nombre. Le jeune maître, en pleine possession de son
génie, et conscient de ses audaces, ne cède presque rien au goût plus
timoré de son ami :
Au 1^"" acte, V. Hugo maintient : Madame et ses yeux noirs.
Au 2^ acte Deschamps demande à V. Hugo de supprimer : Quelle
heure est-il ? V. Hugo y substitue : Est-il minuit ? En revanche il maiu tient
les mots : Seigneur-bandit, qui ont choqué Deschamps.
Pour la scène des portraits du troisième acte, V. Hugo en supprime
quatre, mais il maintient le : Vieillard stupide, il l'aime I
Au quatrième acte, V. Hugo n'accorde pas la suppression de la répé-
tition de bourreau, pas plus qu'il ne consent à expliquer : Nous faisons
un grand prêtre, en indiquant qu'il s'agit d'un sacrifice religieux.
Au 5^ acte :
Je suis bien pâle, dis, pour une fiancée !
Ce vers fut supprimé, puis rétabli.
Le vers :
UNE CRITIQUE DE « HERNANI » 167
Devions-nous point passer ensemble celle niiil ?
Le mot dormir, qui fait image, a remplacé : passer.
Quoi ([u'il en soit, la lettre publiée par M. Gustave Simon, cette
vivante leçon de style, nous offre une occasion nouvelle de constater
en même temps que l'intimité d'Emile Deschamps avec Victor Hugo,
l'étendue et les limites de son goût. En pleine fièvre romantique, il
rappelle le puriste qu'était son père, il demeure un lettré à l'ancienne
manière, celle de M. Jacques Deschamps.
CHAPITRE V
I. Les « Études françaises et étrangères ». ■ — Doctrine litté-
raire d'Emile Deschamps. — II. Emile Deschamps traduc-
teur : influences de l'Allemagne et de l'Espagne sur le
romantisme français.
I
La part qu'Emile Deschamps a prise au triomphe du Romantisme
est considérable. Non seulement il a favorisé, par sa diligente acti-
vité d'admirateur et d'ami, le succès des grandes œuvres nouvelles,
il en a expliqué les mérites, et propagé la gloire, mais encore il s'est
personnellement attaché à cultiver le goût du public : il l'a stimulé
et rendu tout ensemble et plus difficile et plus large.
Quand on a suivi pas à pas la carrière du Romantisme depuis ses
humbles débuts jusqu'aux succès éclatants d'un recueil comme les
Orientales, d'un drame comme Hernani, il est bon d'étudier à son
tour l'œuvre d'un critique et d'un connaisseur aussi avisé que Des-
champs, qui a rendu tous ces succès possibles. C'est au mois de
novembre 1828 que parurent les Etudes Françaises et Etrangères,
accompagnées d'iuie Préface, qui compte parmi les manifestes essen-
tiels de l'Ecole Romantique.
Ce qui caractérise le romantisme d'Emile Deschamps, ce n'est pas
seulement le goût de la forme, le sentiment de l'art et de la beauté,
c'est l'importance qu'il attache à l'étude des littératures étrangères.
Dès 1820, ce poète, héritier de la tradition mondaine du xviii® siècle
essayait de tourner en vers français, la Cloche, de Schiller, et non content
d'exercer ainsi sa virtuosité technique, il se piquait de montrer aux lec-
teurs français un des chefs-d'œuvre de la poésie philosophique alle-
mande. C'est une question de savoir si cette autre imitation de l'alle-
mand qu'il offrait, à côté de la Cloche, la Fiancée de Corinthe de
Gœthe l'attira seulement par l'intérêt fantastique du sujet ou s'il
fut sensible aussi au caractère hellénique et païen de cette ballade,
LA PRÉFACE DES « ÉTUDES » 169
<[iic la liaino du clirlstianisnic inspira au poète allemand. Quant à la
])ièce maîtresse du recueil, le Poème de Rodrigue, cette belle adapta-
tion du Romancero espagnol, ce fut la contribution essentielle de
Deschamps à l'œuvre de rénovation littéraire entreprise par les
romantiques. Il y pensait déjà en novembre 1823, quand, dans la
5^ livraison de la Muse française, il rendait compte des Romances du
Cid, imitées de l'espagnol par Creuzé de Lesser. Dès cette époque, il se
])réoccupait du renouvellement du plus vénérable des genres poéti-
<[ues et du plus épuisé, l'épopée.
'Emile Deschamps donnait, en 1823, la définition du poème ^,
ce genre que son ami Alfred de Vigny, l'auteur d^Héléna, devait
illustrer. André Chénier, Alfred de ^igny, plus tard Victor Hugo,
tels sont les poètes qui ont renouvelé l'épopée moderne. Mais à ces
trois grands noms il serait injuste de ne pas joindre celui d'Emile
Deschamps, qui conçut avec une parfaite clarté les conditions nou-
velles du genre où il fallait, suivant son expression, être grand sans
être long^, Deschamps a fait mieux que de donner la formule du genre
qui devait produire un jour la Légende des Siècles, il a ])rcché d'exem-
])lc. Son adaptation du Romancero ne lui a pas sevdemcnt inspiré la
meilleure de ses composition poétiques, elle a 'probablement contri-
bué à montrer à V. Hugo, qui lui a emprunté le thème d'une de ses
brillantes Orientales, le profit qu'il pourrait tirer de l'imitation de la
poésie espagnole. — Dans tous les cas, Emile Deschamps devra à
l'Espagne son plus assuré titre de gloire, et, dès l'époque roman-
tique, l'Espagne était considérée comme son domaine. Les esprits
malveillants ne craignaient point alors d'affirmer (pie les jeunes ■
poètes s'étaient partagé les provinces du monde poétique : le frère
d'Emile, Antoni, le traducleur de Dante, régnait sur l'Italie, Hugo,
en 1829, semblait seigneur (;t maître de l'Orient.
A son exemple, poursuit Edouard d'Anglemont, un autre s'est rencontré
qui a dit au maître : Laisse-moi la poésie espafrnole, je veux faire des
ronwiicoros, je veux être casiillau ; je veux iiiiltcf le faraud Corneille,
fjiiand il traduisit Le Cid; après toi, je serai le ])lus original des poètes
orif^inaux... et il en est résulté la bouiïonnerie que vous savez".
La '( boulliMincne », nous l'avons dit, ne fut ])as sans influence sur
la direction ipic |»iit à ])artir des Orientales l'imaginaiion d'Hugo;
1. Musc française. Édition Marsan. Paris, 1907, 2 vol. in-8", lonu; I, p. 2'i3,
•1. J'rt'/ace des Éludes. Cf. Œ. c, 1. II, p. 2G5.
;i. l'^doiianl d'AiigU'monl, Lc{;endes françaises. Paris, L. Diiriuil, ISil», iii-8''.
" L'hisloiro de cet accaparement poétique, dit-il, serait très intéressant ù écrire. «
Il ne fait que l'esquisser dans la l>a<,'e m de sa préface.
170 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
elle ouvrit les mêmes perspectives à la fantaisie d'Alfred de Musset. — ■
Quant à Vigny, on peut dire qu'il fut le confident du poète pendant
qu'il composait son Romancero. Deschamps lui écrivait, le 15 octo^
bre 1828 i.
Sa lettre est intéressante à plus d'un titre : elle indique le moment
exact où fut écrite la Préface des Etudes, qui n'était pas achevée
le 15 octobre, quand le recueil était prêt à paraître ; et puis, elle
témoigne du rôle conciliateur de Deschamps entre les poètes roman-
tiques. A la veille de rompre, et quand la cause qui les avait unis
triomphe encore, ils se réunissent à l'appel de celui qui devait rester,
après la rupture, le seul ami fidèle.
Dans cette soirée du samedi 18 octobre 1828, le salon de la rue de
la Yille-rÉvêque accueillit les trois princes de la nouvelle école
poétique, ceux qui, comme va le dire Emile Deschamps dans sa
Préface, ont renouvelé les genres lyrique, élégiaque et épique, les
maîtres de l'Ode, de l'Elégie et du Poème, Victor Hugo, Lamartine
et A. de Vigny.
Il est à présumer que, dans cette soirée, malgré l'enthousiasme
qu'inspirait aux quatre poètes le succès de leurs œuvres, le véritable
caractère de la renaissance poétique fut discuté et précisé. Ils s'ac-
cordèrent à reconnaître dans le Romancero une œuvre brillante,
originale, mais nous aimons à supposer qu'ils reconnurent aussi dans
la Préface des Etudes le manifeste de la nou\elle Pléiade. C'est du
moins sous cet aspect qu'apparaît à distance la principale œuvre
critique d'Emile Deschamps.
Le véritable Romantisme — le Romantisme purement littéraire —
s'introduisit modestement dans la littérature, et ne fut pas une révolu-
tion radicale qui arrache un peuple à toutes ses traditions artistiques,
et bouleverse son goût.
Le goût français s'élargit assurément ; il devint sensible à des
nuances de sentiment, à des états de l'imagination, que l'art classique
ignorait, mais la forme dans laquelle les Romantiques exprimèrent
ces nouveautés, que les littératures européennes leur avaient révélées,
resta essentiellement française.
On est la dupe, quand on parle du romantisme, des cris de victoire
que poussèrent les novateurs, aux environs de 1830, après la bataille
à'Hernani, quand ils eurent définitivement vaincu leurs adversaiies,
les vieux classiques de l'Empire. Quelques formules éclatantes d'Hugo,
dès 1827, feraient penser qu'une ère nouvelle s'ouvrit alors pour l'Art
1. Lettre citée par E. Dupuy. Aljred de Yi^ny. I. Les Amitiés, p. 145.
LA PRÉFACE DES ((> ÉTUDES » 171
en France, et de fait, il a dit (juc le drame romantique, sur la scène
française, était une nouveauté inouïe. Nous savons cependant ce
qu'il faut penser de cette assertion. Hugo n'est pas aussi loin du
théâtre classique qu'il le croit ; Ilernani, par exemple, est quelque
chose comme Ciiina à la mode de 1830.
Mais ce n'est ])oint aux Romantiques triomphants qu'il faut
demander un jugement ])récis sur le'r(»mantisme et ses origines. Eux-
mêmes, après 1830, par une illusion naturelle, ne virent plus très
clair dans les raisons de leur victoire. Il faut lire d'autre part, la
Pi'éjace de Cromwell comme une œuvre d'art, et non la consulter
comme un document historique. Emile Deschamps a discerné d'un
regard plus simple et plus juste que Victor Hu£,o, les vrais caractères
de la renaissance littéraire. Il est à cet égard encore un pré-
cieux témoin du mouvement romantique qu'il dirigea au début de
concert avec Hugo et Vigny, et par lesquels d'aillcui-s il fut dépassé.
Son œuvre critique, si parfaitement mesurée, pleine de iinesse et de
bonne grâce, a, beaucouj) plus que l'œuvre correspondante de Victor
Hugo, la valeur d'un document.
Dans la Préface de ses Études jrançaises ci étrangères, il dit com-
bien il répugne, lui et ses amis, à i)rendre parti dans cette querelle
où l'on o}>])ose romantisme et classicisme. C'est pour lui une dis-
pute de mots ^. « Il n'y a réellement ])as de romantisme, mais bien
une littérature du xix^ siècle ^. »
Dans sa lettre au Mercure (à i)ropos du CrojmvcU de \. Hugo qu'il
défend), il avait dit avec une simplicité cfui n'exclut pas une véritable
])rofoudeur : « Chez tous les peuples, les arts, à certaines époques,
changent de formes et de moyens. Il en est de tout cela comme
des lois. De temps à autre, de nouvelles combinaisons de plaisirs,
de umivelles coiidii ions (b; succès sont nécessaires "^ ». Et ])ourquoi
s(»nt-elles nécessaires ? demanderez-vous au sage sce])lique, disciple
excellent de Montaigne. — Parce qu'il faut bien changer, vous
ré]tfiii(ba-t-il. cl f|uf; la xlc, Imiiijmic est dans une instabilité j)er-
pétucIN'. Descbamps avait comjiris l'enseignement des révolutions.
Sa }»r<ise alerte al)onde en formules très simjdes et vives, et qui
I. Ihéjacc (les Études. Cf. Œ. c, I. II, p. 2ô0. « C'ost (li'cidr'niciil la li.iino à
\i\ inodr-. Il
::. Œ. <:, t. H, p. 2f,0.
3. Œ. c, I. m, p. 11. — lljid., p. II.
172 LES « ÉTUDES FRA>ÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
renferment le plus souvent une riche substance de pensées et d'expé-
riences. Le critique était chez lui doublé d'un moraliste.
Cette loi inéluctable du changement qu'impose à la littérature le
caractère ondoyant des hommes, il la retrouve aussi dans tous les
arts. C'est ainsi qu'il constate qu'elle transforme de son temps la
musique avec Rossini, avec Berlioz et la peinture avec Delacroix ^.
Mais revenons à la littérature. La question n'est pas, à ses yeux,
de renier ou non les traditions littéraires de la France et d'adopler
les principes d'un goût étranger. Les formes de la vie changent sans
cesse, et les littératures en se développant ne peuvent pas rester
fidèles à un type immuable de beauté ; mais la direction qu'elles
suivent n'est pas indifférente, et l'élan distinct qui a donné naissance
à chacune d'elles ne passe pas de l'une à l'autre. Si le cours d'une
littérature est changeant, il est absolument déterminé. Loin d'être
révolutionnaire, le goût de Deschamps et de ceux qui à cette date
étaient ses amis, reste fidèle au culte des anciens, à l'admiration du
xvii^ siècle. Mais admire?- ne signifie pas répéter.
« Un grand siècle littéraire, dit-il, n'est jamais la continuation d'un
autre siècle ^. »
Qu'entend-il par là ? Il veut dire que, si l'on prend les grands
hommes du passé en exemple, on essayera de faire comme eux des
œuvres, qui soient à leur apparition de belles nouveautés.
« Les hommes d'un vrai talent, dit-il, sont toujours doués d'un
instinct qui les pousse vers le nouveau. ^ »
Loin d'imiter servilement les maîtres, il faut apprendre d'eux à
être de son temps. C'est bien ce qu'ignoraient les pseudo-classiques
de l'Empire et de la Restauration. L'admiration qu'ils professaient
pour le passé n'était qu'une des formes de leur haine du temps pré-
sent,
« Pauvre humanité ! s'écriera Deschamps, dans une de ses Lettres
sur la musique, où il défendait l'œuvre nouvelle de Rossini, pauvre
humanité qui ne peut suffire à deux admirations *. »
— « L'admiration vulgaire n'admet un nom nouveau qu'à la
condition d'en rejeter un ou deux anciens ^ » Nous reconnaissons
là cet esprit de mesure, ce bon sens qui lui faisaient blâmer égale-
1. Cf. notre Deschamps dilettante. Ses relations avec les peintres et les musi-
ciens.
2. Œ. c, t. II, p. 260.
3. Ibidem.
4. Œ. c., t. IV, p. 36.
5. Ibidem.
LA PRÉFACE DES «ÉTUDES» 173
ment les fades produclions des classiques et les folles inventions
des novateurs dans le genre que Nodier avait si joliment nommé
« frénétique ». Il acceptait toutes les œuvres, où il trouvait de la
vérité et de la poésie.
« Les préjugés, disait Deschanips, et les exclusions sont les fléaux
des arts. ^ »
La forte position que nous lui voyons garder dans la t}ucrelle des
classiques et des romantiques, [nous aide à comprendre en ses traits
principaux sa doctrine littéraire. Elle est large et claire comme
l'intelligence qui l'a conçue. S'il faut la caractériser d'un mot : elle
donne une forme précise, harmonieuse aux diverses tendances du
goût français, tel qu'il apparaît dans les œuvres de M'"^ de Staël ;
elle concilie le res}>ect de la tradition et l'aspiration vers la nou-
veauté.
Aujourd'hui, dit -il. parmi les écrivains exclusivement voués à la
prose, quels sont les plus remarquables par la pensée et par l'expression,
si ce n'est ceux qui se livrent à la haute étude des sciences philosophiques
ou aux profondes recherches historiques : deux importantes matières
que nos grands prosateurs des derniers siècles sont loin d'avoir épuisées
et dans lesquelles les littératures étrangères nous ont devancés et sur-
passés ^.
Les conseils de M™® de Staël avaient porté leurs fruits, et Des-
champs remarque avec complaisance que la littérature, dans les
travaux de Cousin, d'A. Thierry, de Villemain, était vraiment
devenue ce que l'auteur de V Allemagne admirait au-delà du Rhin :
l'art de penser.
Quand de la prose Emile Deschamps passe à la poésie, il est plus
personnel, et ce sont les exigences de son propre goût qu'il exprime.
Il souhaite qu'on renonce aux genres, comme VÉpîLre, le Poème didac-
tique et la Fable, « dans lesquels trois grands hommes ont donné à la
France une incontestable supériorité... Pourquoi, dit-il, courir après
des palmes déjà cueillies ? comment espère-t-on avancer dans une
carrière encombrée de chefs-d'œuvre ^?» C'est ai.si que ce novateur
rend dignement hoininage au ])assé littéraire de son pays ; et ce n'est
]n>iiii iiin; lia])ib'té de sa part, un moyeu déldunié de persuader ses
1. /hiilcm.
•2. Œ. c, t. II, p. 261.
3. Ibidem, p. 2G2.
174 TES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
adversaires et de les conquérir en les ménageant. Il dédaignait si
peu les genres qu'il considère ainsi comme usés, qu'il y revint lui-
même et excella dans Y'Epître. Mais dans sa Préface, qui doit avoir,
il le sait, la portée d'un manifeste, c'est le critique qui parle : il invite
les jeunes poètes à se tourner vers des genres plus nouveaux. 11 y en
avait trois alors, où la littérature française des deux derniers siècles
est restée fort inférieure, et « fort heureusement, pour les poètes du
siècle actuel, s'écrie Deschamps, ces genres sont : V Epique, le Lyrique
et YÉlégiaque, c'est-à-dire — notons ce jugement, — ce qu'il y a de
plus élevé dans la poésie, si ce n'est la poésie même ^. «
« Le Lyrique, YElégiaque et Y Epique étaient les parties faibles de
notre ancienne poésie, c'est donc de ce côté que devait se porter
la vie de la poésie actuelle ^. »
Deschamps croit exprimer ainsi une loi constante du développe-
ment de la littératuie : il y a la littérature qui est faite, et celle qui
se fait. Les vrais continuateurs de la tradition française, ce sont
donc en 1828. les jeunes poètes, comme Hugo, Lamartine et Vigny,
« qui ont approprié ces trois genres aux besoins et aux exigences
du siècle ^. »
Qu'on ne dise pas, ajoute un peu plus loin Deschamps, que dans un
siècle comme le nôtre, où les sciences politiques et les études philosophiques
sont portées à un si haut degré de perfection, les poètes ne peuvent plus
acquérir la prépondérance qu'ils avaient dans les âges moins éclairés *.
Cette idée que M"i^ de Staël avait exprimée dans son livre De la
littérature, est insupportable à Deschamps. 11 la combat, fort habile-
ment d'ailleurs, en constatant que M"^^ de Staël elle-même fut après
Chateaubriand le premier poète de son époque ^. La poésie véritable
n'est pas limitée à certains genres, pas plus qu'elle n'est le privilège
des peuples enfants. Partout où il y a vérité profonde, humaine
et sentie par le cœur, il y a poésie. Il ne coûte rien à Deschamps d'ac-
corder que la véritable poésie du xix^ siècle a fait invasion en France
par la prose. Il regrette seulement, pour la gloire des vers, que
l'œuvre d'André Chénier, « ce poète immense^», comme ill'appelle,
n'ait point été publiée à la fm du xvin^ siècle ; elle eût peut-être
1. Œ. c, t. II, p. 262.
2. Ibidem, p. 264. M™e de Staël avait exprimé déjà cette idée. De l'Allemagne,
II, X, édit. Charpentier, p. 162.
3. Œ. c, t. II, p. 264.
4. Ibidem, p. 270-271.
5. Ibid., p. 269.
6. Ibid., p. 270.
I.V PRÉFACE DES « ÉTUDES )) 175
avancé de trente ans la renaissance de la poésie. Jugement singulier
pour nous, en vérité, (jui fut pourtant celui de tous les romantiques
à cette date. En s'attachant à André Chénier comme en rendant
hommage à l'œuvre déchue de Ronsard et de la Pléiade ^, ces pré-
tendus révolutionnaires revenaient tout simplement aux sources de
l'école classique. Quoi qu'il en soit, Deschamps prévoit que la poésie
prendra, au xtx® siècle, un splcndide essor. Il en a pour garants la
renommée de Gœthe au milieu de la philosophique Allemagne et
celle de B^Ton, dans le pays nalal de la politique. « "Il y a, dit-il pour
conclure, une poésie comme une législation pour chaque époque ^ ».
Mais voici une affirmation plus importante encore, car elle fixe une
date dans l'histoire du romantisme, et nous permet de mesurer le
chemin parcouru par les esprits depuis l'année 1813, où M™^ de Staël,
pubhant Y Allemagne, proposait les poètes allemands en exemple aux
Français, jusqu'à la période où le Romantisme triomphe.
« La France n'a plus besoin, écrit Deschamps, d'aller chercher des
modèles hors de chez elle ; ses jeunes poètes, nourris des souvenirs de
son passé, enrichis des trésors littéraires de ses voisins, et tout pal-
]titants encore des événements extraordinaires qui ont remué le
monde autour d'eux ^ », vont renouer la tradition des chefs-d'œuvre.
La poésie proprement dite en France, est donc en })leine renais-
sance. Deschamps ne voit d'exception que pour la poésie drama-
ti<[ue.
l'^llo fut longtemps n(»lrc seule supériorité incontestée. « La France,
dit -il, est la nation la plus dramatique de l'Europe *. » Il ne se con-
tente pas d'admirei la succession ininterrompue de poètes de ]>remier
ordre qui illustrèrent la scène française au xyh*^ siècle, il analyse
avec finesse leur œuvre qu'il considère comme une création, celle
d'un système dramatique tout entier. L'imitation des anciens n'en-
tra va ]»as leur génie original. Ils surent rester Français, et Français
de leur temps, dans des sujets antiques.
Si Deschamps phicc \(i|l;urc aussitôt après LorneilU; et Racine,
ce n'est ])as (ju'il jkî le juge inféricnir comme ])<)ète à ces deux graiuls
maîtres, mais \'(ilt;iir(î a su iniun'er. D'abord le jtremier il songea ù
1. fi:. r.. I. Il, p. -i,:;.
■J. IhnI., |,. -271.
.•!. Ihul.. p. JTI.
/j. (j:. c, I. II. |.. j:;?.
176 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
peindre le Moyen-âge, et le caractère de ses chei^aliers est traité
« avec beaucoup de charme et une fidélité de couleur plus que suffi-
sante pour l'époque ^ ». Deschamps reste hdèle à l'admiration de
son père pour Zaïre et Tancrède, de plus il introduit dans la critique
du passé littéraire une notion de relativité singulièrement intéres-
sante et neuve. Ce ne sont pas des règles absolues qui sont le critérium
de son goût, mais c'est le temps où a paru une œuvre d'art qu'il
consulte pour la juger. La considération du temps fait paraître à
ses yeux tout l'intérêt du théâtre de Voltaire.
« Il a étendu, sinon élevé, dit -il, notre scène tragique, et il a pas-
sionné encore le dialogue et les situations ; enfin il a ouvert une source
nouvelle et abondante de pathétique, et on lui doit de fortes et nobles
émotions qu'on n'avait pas éprouvées au même degré avant lui ^. »
Mais qu'a-t-on fait de nouveau depuis Voltaire ? La face du monde
a été littéralement renouvelée, et l'on refait avec une monotonie
inlassable des tragédies médiocres selon le goût de l'ancien régime.
Deschamps signale les tentatives heureuses de Lemercier, de Soumet,
de Guiraud, de Casimir Delavigne, mais il ajoute :
La tragédie française est arrivée, à fort peu d'exceptions près, à ne
plus être qu'un moule banal où Ton jette des entrées et des sorties extrê-
mement bien motivées, sans s'occuper de faire agir et parler les person-
nages d'une façon neuve et attachante ^.
La scène française est en proie aux « continuateurs » et Deschamps
leur déclare la guerre. Il ne voudrait plus qu'on imitât.
« Le temps des imitations est passé, dit-il : il faut créer ou tra-
duire ^, »
Jusqu'à ce qu'il se présente un génie inventeur, les traducteurs
doivent avoir, suivant lui, la préférence, et c'est la traduction d'une
pièce de Shakespeare qu'il compte présenter au public français. Il
voudrait faire pour le grand poète anglais ce que Lebrun et Pichat
venaient de tenter avec succès pour Schiller. Dans la Marie Stuart de
Lebrun, dans le Guillaume Tell de Pichat, le ton, la couleur du
poète allemand ont passé dans l'œuvre française. « Ce qu'on a déjà
fait pour Schiller, nous le réclamons pour Shakespeare ^. »
Déjà « les belles et éloquentes leçons de M. Villemain » ont fait
1. Ibidem, p. 275.
2. Œ. c, t. II, p. 276.
3. Ibidem, p. 276.
4. Œ. c, t. II, p. 284.
5. Ibid., p. 282.
LA PRÉFACE DES « ÉTUDES » 177
connaître au public lettré « ce créateur de la tragédie moderne^ » ;
c'est au Théâtre Français qu'il faut qu'on l'applaudisse. Et qu'on ne
•dise pas que Shakespeare est trop loin de nous. Les Anciens l'étaient
Lien davantage, et Corneille et Racine ont su adapter leurs œuvres
îi nos habitudes sociales, à notre civilisation chrétienne.
Shakespeare, dit-il, est un f^énie qui répond à l<mtcs les passions
modernes, et qui nous parle de nous dans notre propre lau<i:aye ^,
La technique de Shakes])eare est en outre beaucoup moins arti-
ficielle que celle de notre tragédie, et « nous venons à une époque,
écrit Deschanq)s, où le besoin de vérité en tout est universellement
senti ' ».
II est temps de montrer au public français ce o;rand Shakespeare,
tel qu'il est, avec ses magnifiques développements, la variété de ses carac-
tères, l'indépendance de ses conceptions, le mélange si bien combiné du
style comique et tragique,... et même avec ses défauts *...
Ce (ju'il entend par les défauts de Shakespeare se ramène surtout
à ces « bouffonneries obscènes, ces froides horreurs du temps d'Eli-
sabeth » ^, qui choquent le goût français dans ce qu'il a de ])lus
délicat : le respect des bienséances.
Mais ces grossièretés « ])euvent s'enlever toutes, d'après Deschamps,
sans rien déranger à l'échafaudage de ses pièces et à la marche de
l'action ». C'est alors qu'il donne au lecteur sa théorie de la traduction.
11 faut « écheniller » Shakespeare, suivant sa ])iltoresque expression.
<( Cette épuration... fait partie du travail d'un traducteur français...
Mais la traduction n'en sera pas moins littérale, en ce sens que si
elle ne donne pas tout Shakespeare, du moins elle ne contiendra rien
qui ne soit de Shakespeare ». « Rien (jui ne soit de Shakespeare 1 ^ »
Nous avons vu, dans l'étude que nous avons consacrée aux traductions
<le Deschamj)s, ce qu'il fallait penser de cette ])réteution. Que
reste-t-il en vérité de Shakespeare, quand on a sinq>lement épuré,
connue il Ir dii. son langage ?
La langue d'un écrivain, n'est-ce ])as ce (ju'il y a de plus
personnel et de moins communicable ? Si l'on supprime ici et là
Je ton (jui accentue la pensée, l'image qui la met en relief, si l'on
1. Jhid. pt pas.sim.
2. Ibid., p. '28.'i.
:j. Œ. c, t. II, j). 283.
\. Ibid., p. 283.
l>. Ibid.
6. Ibid., p. 28'i-285.
12
178 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES ))
modifie la couleur du style d'un écrivain, que fait-on, sinon le
trahir ?
Mais le moyen, d'autre part, de mettre une œuvre de Shakespeare
en vers français sans faire subir au texte une transformation complète?
Nous touchons ici à la philosophie, si l'on peut dire, de la traduction,
à « l'idée de derrière la tête » d'un traducteur comme Deschamps.
Puisqu'il ne lui est pas donné de créer, il veut travailler dans la mesure
de ses forces à la rénovation littéraire de son pays, et ce cju'il cherche,
s'il traduit Macbeth ou Roméo, c'est à élargir et à transformer la
langue poétique de la France en l'obligeant à porter le fardeau des
idées, images et sentiments d'un poète comme Shakespeare. Il espère
ainsi par une sorte de greffe littéraire, enrichir la poésie française d'une
sève nouvelle et plus forte. Deschamps, critique intelligent des
défauts des œuvres de son temps, était trop épris de nouveauté pour
ne pas céder à un tel mirage. Il a d'ailleurs d'autres raisons pour
traduire Shakespeare :
Il serait à craindre, dit-il, que le besoin de nouveauté ne se satisfît
aveuglément avec des ouvrages prétendus romantiques, faits sans ins-
piration et sans étude, qui n'auraient que les formes extérieures des
drames de Shakespeare, et dont toute la nouveauté consisterait à briser
les unités de temps et de lieu, auxquelles personne ne songe, et à mêler
des lazzis du boulevard au langage cérénaonieux de notre vieille tragédie.
Il est urgent qu'une tragédie de Shakespeare prévienne ce danger ^.
Il s'agit en somme de faire l'éducation du public. La tâche est
facile.
Tout sera décidé, dit-il. en une soirée, et un parterre intelligent et
impartial reconnaîtra sur le champ que la question n'est pas dans la
coupe matérielle des scènes et des actes, et les passages subits d'une forêt
à im château et dune province à une autre, toutes choses dont on fait
aussi bien de se passer quand on le peut et qu'on ne doit ni repousser
ni rechercher, mais qu'elle est réellement dans la peinture individualisée
des caractères, dans le remplacement continuel du récit par l'action,
dans la naïveté du langage ou le coloris poétique, dans un style enfin
tout moderne ^.
Merveilleuse clarté de l'esprit de finesse ! Deschamps, dans la
querelle c^ui divise les partisans de la tragédie et ceux du drame, laisse
1. Œ. c, t. II, p. 285. Deschamps exprime ici en termes à peine voilés l'horreur
que lui inspire le « niélodrame ». Dans le cercle des f/èrcs Hugo, on railla de
très bonne heure ce genre hybride. Cf. l'ironique Traité du mélodrame, par
MM. A. A. A. Abel Hugo, Armand Malitourne, J. Ader. — Paris, Delaunay,
Pelicier, 1817. In-S».
2. Ibid., p. 286.
LA PRÉFACE DES « ÉTUDES )) 179
de coté les questions oiseuses, le fastidieux problème des Unités, et
va tout droit à ce qui est essentiel au théâtre, à ce qu'on y souhaitait
de son temps : la vie, et s'il se peut, la poésie.
Deschamps ne fut hélas ! qu'à-demi prophète. Ce n'est assurément
pas la vie que rendra à la scène française le drame romantique.
Comme représentation sérieuse et forte de la vie des passions humai-
nes, il n'égala jamais notre ancienne tragédie, et s'il a vieilli très vite,
si le fond n'est pas attachant, il ])laît encore, dans les drames d'Hugo,
pur le prestige éclatant du style, par la poésie de la forme. '
Deschamps qui vivait alors dans l'intimité du jeune maître et
qui n'était pas resté insensible à ce qu'il y a d'imagination puissante
et de verve intarissable dans l'énorme drame, impropre à la scène,
de Croniwell, pouvait donnçr, en connaissance de cause, une défini-
tion vraiment neuve et ])rofonde du style.
C'est ici surtout, dans ces (juestions de forme, où le goût personnel
est le seul guide de l'esprit, qu'on peut mesurer la distance qui sépare
Deschamps des pseudo-classiques de son temps, et apprécier son
originalité. Au lieu de définir le style suivant un idéal fixé par les
grammairiens et vraiment immuable de la langue française, il ne le
conçoit pas en dehors de l'individualité du talent.
« C'est l'ordre des idées ». dit-il à i)eu près comme Bulfon — mais
il entend plus profondément que Bufl'on lui-même la fameuse défi-
nit ion : Le style est de Vhoinme.
C'est l'originalité des tours, le mouvement et la couleur, l'individualité
du langage, qui composent le style.
Puis il ajoute cette reniarquf! vraiment nouvelle à sou é]K>que :
("est une erreur de croire (juil u"y a qu'une manière de bien écrire,
qu'un vrai type de style ^.
Il se sépare neltenient sur ce |)(iiiit, lum seulement des pseudo-
classiques, mais de l'école tout entièie du classicisme et de l'idéal
des grammairiens du xviii^ siècle, |)our (jui il n'y avait que barl)ari(i
en dcliois d(; la versification de Hacino et de la ])rose de Massilion.
« Autant (fliommes de lalcul, dit l'imilc I )('S(liaiu])s, autant de
styles. C'est le sf»n de v<»ix, c'est la physionomie, c'est le regard. On
])(ii! préférer un style à un autre, mais on ne peut contester qu'il y
1. (h. r., I. II, p. 288.
180 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES ))
ait cent façons d'écrire très bien. Il n'y a au contraire qu'une manière
de très mal écrire, c'est d'écrire comme tout le monde ^. »
C'est en vers surtout que les pseudo-classiques en étaient arrivés
à écrire avec une impersonnalité désolante. La versification de
Racine, qu'ils prenaient pour unique modèle, a des qualités que Des-
champs apprécie. Il loue la période arrondie de la phrase, la symétrie
de la cadence, l'euphonie continuelle. Mais si Racine savait tirer des
plus simples procédés apparents les plus merveilleux effets, une
étonnante variété de rythmes, ses imitateurs n'en ont retenu que la
régularité tout extérieure, et ce qu'il reste de la versification de
Racine, quand on en abstrait le génie de l'artiste, c'est-à-dire une
harmonieuse monotonie.
L'art de Racine d'ailleurs n'est pas tout l'art des vers : il y a eu,
même pendant la période classique, de grands écrivains comme
Corneille, Molière et La Fontaine, chez cjui la technique varie de l'un
à l'autre extrêmement et diffère de celle de Racine, et, comme le dit
si bien Deschamps : « Ceux qui ne comprennent pas d'autre mélodie
que celle des vers de Racine, ne sont pas capables de sentir les' beautés
de ce grand poète ^. »
Le vers d'André Chénier fut toute une révolution ^, et cette révolu-
tion. Deschamps a le plaisir de constater qu'elle fut un retour aux
traditions des vieux poètes français, et notamment à la manière
franche de Mathurin Régnier. Il en énumère les grâces, toutes nou-
velles en 1820 ; l'indépendance de la césure, l'enjambement, un emploi
savant des formes elliptiques, et surtout la richesse de la lime, trop
négligée dans le dernier siècle.
« Car la rime, dit excellemment Deschamps, est le trait caractéris-
tique de notre poésie : il faut qu'elle soit une'parure pour ne pas avoir
l'air d'une chaîne, et des vers rimes à peu près sont comme des vers
qui auraient presque la mesure *. »
C'est un poète et un homme d'un goût infiniment sûr qui a écrit
cette page où la conscience délicate des difficultés inhérentes à l'art
des vers s'allie au sentiment très fin de la variété. Il n'admet pas
qu'on dise qu'en délivrant l,e vers français des règles rigides qui
l'enchaînent, on en ait détruit l'harmonie. Il en est des libertés
qu'un vrai poète sait prendre avec les règles de l'art, comme des
1-. Ibid., p. 289.
2. Œ. c, t. II, p. 289.
3. Ihid., p. 290. Voir aussi Ars. Houssaye. Les Confessions..., t. II, 257,
^(jition 1885.
4. Œ. c., t. II, p. 290.
LA PRÉFACE DES C( ÉTUDES » 181
dissonances qui ne sont en niusiciue (ju'une ruplure extérieure de
l'harmonie.
Comment ne sent-on })as, dil-il. ([uo le rythme eoiuinuc sous ce désordre
apparent et quil n'y manque rien que la monotonie ! D'ailleurs, un mode
n'exclut pas l'autre. Larl est de les combiner et de les faire jouer dans
des proportions et à des distances justes et harnioniques. Lorsque, après
une page de narration écrite en vers si faussement nommés prosaïques,
se trouve une suite de beaux vers d'inspiration, pleins et cadencés, comme
ceux de l'ancienne école, ils se détachent avec bien plus de grâce et de
noblesse, et leilet est bien plus puissant. C'est un chant suave et pur
qui sort dun récital if biiiyant et agité ^.
Telle est dans son ensemble la doctrine littéraire de Deschamps.
On y remarque, avec un grand respect des véritables traditions de
notre littérature, le sens exact des réformes nécessaires qu'il exprime
toujours en cjuelques formules précises, oii le bon sens s'aiguise en
épigramme ou bien sourit avec grâce.
« Le poète, dit-il, arrive avec ses beautés et ses défauts à lui, et
tout le monde s'effarouche ^. »
Mais dans cette lutte entre la poésie et les habitudes du public,
la poésie ne peut avoir tort, et l'aimable critique s'efforce d'instruire
discrètement le goût de ses contemi)orains. Il apporte, dans la grande
querelle qui les divisait alors, un charmant esprit de conciliation :
« C'est le commun seul, dit-il, qui, dans notre siècle, tue les arts et
les lettres, soit cju'il garde la forme classique, soit qu'il alfectc la
forme romanti(iue ^. » Il fait ainsi songer encore à M™® de Staël,
])ar cette horreur, (ju'il éprouve comme elle, pour ce défaut qu'elle
fut la première, non pas à dénoncer assurément, mais à noter de
l'épithète de : « vulgarilé » *.
II
Deschamps, cjui ne recherche que la modeste renommée de traduc-
teur, ne nie ])as la dette (pie la France a cojiti'actéc; envers les littéra-
tures étrangères ; mais il semble dire fjuc la ]»éri(nle de l'imitation est
finie et que celle de l'inx (Mil ion \a s'ouM'ir. Les Iraduclions (pi'il
1. (K. c, t. II, |>. ::'.»1.
■1. Ihid., p. 292.
:{. Jbifl., p. 292.
^1. M'ne d,; SlJi.i. Dr h, I .illrnihirr. l'ir/. de. la 2^ ùdit., \). 10, et S'<^-13cuvc,
('liiitc(iiil/ri(iti(( et sun 'J^roii pr, il' Icroii, p. 7'i.
182
LES « ETUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES »
entreprend n'ont pas d'autre utilité pour lui que d'aider la France
nouvelle à prendre conscience de son originalité.
Si l'horizon de l'art s'est élargi, si d'autres œuvres, venues d'Alle-
magne ou d'Angleterre, rendent le son d'une âme un peu difîérente,
et nous révèlent un aspect encore inconnu de la vie, les Français qui
les accueillent ne perdent pas, pour avoir enrichi leur goût, les
qualités de leur race et le sentiment de leur valeur propre. La France
est comme une personne ; elle s'instruit, se développe, et peut
changer de point de vue, suivant les temps, 'mais non pas d'âme;
elle reste toujours la même, et ce qu'il faut admirer chez Deschamps,
c'est la foi qu'il a dans le génie de son pays. Le romantisme, tel
qu'il le conçoit, est un grand acte de confiance.
On répète sans cesse qu'avec le romantisme, l'esprit français
renonce à ses traditions, s'abandonne aux influences diverses des
littératures européennes.
Il suffit, pour ruiner cette idée, de comparer la pensée que reflète
un livre, comme celui de l'Allemagne, de M°^^ de Staël, avec l'état
d'esprit de nos romantiques.
Vers 1810, M"^® de Staël, si française de cœur et d'esprit, paraît
cependant éblouie par les trésors de poésie et de pensée cjue Schlegel
lui découvre en Allemagne. Elle y fait un voyage et en rapporte son
livre enthousiaste : les poèmes de Gœthe, les drames de Schiller, la
philosophie de Kant lui paraissent, malgré cju'elle en ait, l'emporter
sur toutes les œuvres réunies de notre période classique : les Français
ont de l'esprit, mais ils n'ont que des idées claires ; la poésie chez
eux semble se réduire au sentiment de la forme ; ils n'ont pas l'in-
tuition du mystère et l'inquiétude de la destinée. Ce ne sont que des
mondains accomplis, et ce que les Allemands, obscurs peut-être,
mais profonds, « ubéreux », poétiques, gagneraient à leur contact,
n'est presque rien auprès des bénéfices que retirerait la France fri-
vole, si elle se mettait à leur école.
La partiahté d'un semblable jugement est manifeste. M"^^ de Staël,
victime du despotisme impérial, et qu'affligeait la médiocrité générale
des œuvres littéraires de son temps, avait bien des raisons d'opposer
à la sécheresse de l'école pseudo-classique, à ses principes stériles,
à son goût étroit, les idées fécondes, les œuvres pleines de vie d'un
Schiller ou d'un Gœthe. Dans tous les cas, l'esprit français se donnait
avec elle aux influences de l'Allemagne contemporaine.
rs'ous ne voyons rien de pareil de 1820 à 1830. L'école qui sortit,
en Allemagne, de Gœthe et de Schiller, le véritable romantisme alle-
mand, celui de Tieck et de Novalis, profondément germanique,
LA PRÉFACE DES « ÉTUDES » 183
inéla}>hysique et mystique, est jiour ainsi dire ii^uoré des Français
qui renouvellent à cette époque notre littérature. Le romantisme
français n'a rien de mystique, et l'on serait la du]>e des a])parences,
si on lui attribuait une véritable valeur philosojihicjue ; il est avant
tout littéraire et formel ^.
L'es])rit français, avec M"^^ de Staël, en 1810, s'est penché sur
l'Allemagne de Goethe et de Schiller, puis s'en est fait aussitôt une
image conforme à son goût. La puissance de rêverie que les cœurs
portaient en eux-mêmes et que la culture abstraite du xviii^ siècle,
sa raison « raisonnante », ses habitudes mondaines avaient trop long-
temps refoulée, rentra dans la littérature française, quand la lecture
des grands classiques allemands eut ébranlé les imaginations. De ce
mouvement M"^^ ([g Staël est en partie la cause ; mais après elle,
il se développa pour lui-même, sans subir l'influence des changements
profonds et parallèles qui transformaient la littérature allemande
à la même époque.
Les Français de 1820 étaient trop ignorants de la langue allemande
pour qu'il pût s'établir des rapports sérieux et directs entre les deux
]iays. On ]ieut dire seulement que ce qui contribua à diriger la
littérature française, à partir de 1820, vers une voie nouvelle, en
l'enrichissant de sève étrangère, c'est un livre français, paru en 1813,
sur l'Allemagne classique.
Les influences des littératures, les unes sur les autres, semblent
en vérité toujours indirectes, et quand l'une d'entre elles se transforme
assez pour qu'on puisse constater une période nouvelle dans son
histoire, il se peut qu'elle se soit ainsi modifiée au contact d'une
littérature étrangère ; mais quand ce mouvement est durable, il
vient toujours de son ])ropre fonds. La vie littéraire d'un peui)le,
comme toutes les autres formes de son génie, se mesure à sa jtuissance
d'évolution. Tant rju'elle change, elle se manifeste, et les numifesta-
tions de la vir s(»iit toujours, en leur fond, intérieures et spontanées.
Que faut-il donc penser des I ijulutl mus (]ui se répandirent en
France, ])endant les ])remières années du iloiMantisme ?
Nous ne ])arlons pas des ouvrages comme ceux de Fichât cpii
traduit Byron, de Stajifer (pii traduit (jd-lhe; ils font sim])lement
1. Nous allons en (Joiiiht uik- prtMivi; frappaiilc cii coniparaiil la I ra(liiLli(ju
<Jo la Cloche, par Kmile Doschamps, avec son modèle. L'iiih rèl pliilosopliiquo
du poème de Schiller a échappé an Iraducleiir l'raiiçais.
184
LES '< ETUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES »
connaître aux lecteurs français les œuvres de ces grands poètes étran-
gers ; ce sont des travaux de vulgarisation ; nous parlons des traduc-
tions comme celles de Deschamps, qui ont réellement une valeur
littéraire, et nous songeons aux œuvres des Latouche, des Léon de
Wailly, des Léon Halévy, des Fontaney qui, comme lui, sont des-
poètes. Leurs auteurs ont tâché d'adapter aux conditions de l'art
français, aux règles de sa poétique, aux exigences de son goût, les
œuvres étrangères. En 1826, Deschamps commence avec Alfred de
Vigny la traduction de Roméo et Juliette. En 1828, dans ses Etudes
françaises et étrangères, il ne donne pas seulement une traduction en
vers de la Cloche de Schiller, de la Fiancée de Corinthe de Gœthe,
il présente encore au public français un é])isode du Romancero
espagnol, tiré de la traduction en prose qu'avait publiée Abel Hugo.
Emile Deschamps nous offre dans ses Etudes, comme dans ses adap-
tations de Shakespeare et du Romancero, un exemple frappant de la
liberté que garde un poète romantique dans l'imitation. Il ne croit
pas lui-même être aussi original qu'il l'est en réalité'. Et cependant
quand on compare l'adaptation française au modèle étranger, on
remarque aussitôt des différences essentielles. Ce qu'il s'est appliqué
à rendre, c'est la couleur de ses modèles. Il veut mettre en relief le
caractère du poème qu'il traduit ; mais ce qu'il en exprime, c'est
surtout la vision qu'il en a.
Traduire ainsi exige un effort d'invention perpétuelle. Loin de
s'abandonner passivement au charme de la muse étrangère, le tra-
ducteur se pose en face de son modèle un peu comme un juge, ici
supprime et là transpose ; il fait sans cesse un choix et, dans ce choix,,
qui le guide ? Son plaisir personnel ou mieux sa culture, le goût, acquis
pai' lui, de son pays et de son temps.
CTTAPITRE VI
I. Les « Etudes françaises et étrangères » (suite). — • Emile
Deschamps et Schiller : le poè.me de « la Cloche ». Un
romantique français en face du lyrisme philosophique
allemand. — II. Emile Deschamps et Gœthe : « La Eiancée
de Corinthe » : un romantique français en face de la poésie
fantastique et de l'hellénisme gg:théen.
I
Voyons d'abord Emile Deschamps en face de Schiller et de Gœthe.
Nous allons saisir sur le vif comment un romantique français qui se
met à l'école de la « ]>hilosophi({ue Allemagne », demeure indépen-
dant dans l'inutulion même et comment un poète ([u'on pourrait
accuser d'avoir voulu (> (Germaniser » la France a simplement, suivant
la tradition littéraire constante de son pays, c francise » ses modèles ^.
Le choix que fit Emile Deschamps, dans l'œuvre de Schiller,
du poème de la Cloche, pour offrir aux lettrés français un modèle du
l^Tisme allemand, n'a rien que de très naturel. Aucune oLscuritc
dans les idées, tout y est net, clair et de belle forme.
Le symbolisme de ce poème a une valoMir niiiv(;rselle ; la beauté
de ses épisodes est simplement humaine, et c'est ce caractère de
«généralité dans la représentation de la vie, qui devait séduire un
Français de race comme Descham])s.
Mais ce qu'il voulait surtout, c'était faire œuvre d'artiste,
rivaliser par la souplesse du rythme et la variété des imat^es avc^c le
poète allemand, dans la description réalisti^ d'un travail manuel <'t
faire passer en vers français la causri'if d'un inatirc Idndcui- a\'jc des
1. (,r. fhsloiir ilr In jihilusojili ic tilirmnilcle depuis Lrihnilz /iisiin'à llti^rl,
par II- liaroii l5arciioii di' l'inlioi-n. . . l'aris, fltiarprMilicr, iS.'id, 2 vol. iti-S". ilii
parlicuiicr V Introduction : !),■ rdllituur jihilosojdtiquc. de la l-'nnicr ri de l'Allc-
maffne. Yalfur ouropôoiiiii' cl iiioiidialc d'iiii oiivrajçi; (Je ce <^ciiii', ap|)rt''ci('' par
EnuTson. Cf. Régis Micliaiid. Mystiqitcs cl réalistes an^lo-.scLVons, d' Emerson
à Bernard Shaw. Paris, f'.oliii, 1918, in-U;, p. 'i.
186 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES ))
ouvriers ; puis, en traçant une suite de tableaux tour à tour gracieux
et terribles des solennités de la \ie auxquelles les divers moments de
la fonte de la Cloche correspondent, atteindre et surpasser même
Schiller en pittorescjue et en coloris. Telle fut la principale, pour ne
pas dire l'unique, préoccupation du traducteur français.
Le caractère social du poème ne l'a guère retenu ; quant à sa
valeur proprement philosophique, on peut dire qu'elle lui a entière-
ment échappé, et ce n'est pas une des moindres preuves de l'origina-
lité des romantiques français qui imitèrent les œuvres allemandes,
que leur impuissance à comprendre la disposition d'esprit cjui les
a fait naître.
On ne peut vraiment pénétrer dans l'intimité d'un poème de
Schiller que si l'on connaît un peu ses idées. 11 était philosophe peut-
être autant cjue poète. C'était dans toute l'acception du mot un
intellectuel, et non seulement il a beaucoup réfléchi et écrit sur la
théorie des arts et sur la poétique, mais chacun de ses grands poèmes
est un moment essentiel d'une méditation plus profonde.
La Cloche est un des chefs-d'œuvre de la deuxième partie de la
carrière de Schiller , elle est représentative de son état d'esprit après
sa conversion au kantisme ^. On n'y retrouve pas cet enthousiasme
«à la Posa » qui avait attaché à l'auteur deDonCarlo'i les jeunes gens
de la génération nouvelle. Schiller a traversé la ])éi'iode agitée, vio-
lente, qu'on appelle dans la littérature allemande Sturm und Drang.
Il a rencontré, à Weimar (1794), Gœthe bien éloigné aussi de l'état
d'âme révolutionnaire, qui lui avait dicté les pages enflammées de
Werther en 1774. Leur individualisme s'est réconcilié avec la société,
et tandis que Schiller subit l'influence de Gœthe devenu classique,
il se marie, devient fonctionnaire, et surtout, ce qui est bien plus
grave dans la carrière d'un esprit philosophique, il découvre une
solution nouvelle au problème de la connaissance et à celui de la vie.
On pourrait dégager de ses premières œuvres une doctrine, où l'on
découvrirait déjà tous les linéaments de la métaphysique transcen-
dante, qui allait donner naissance au romantisme allemand. Schiller,
par les œuvres de sa jeunesse, est le précurseur de Novalis et de
Tieck. Il trouvait la solution du problème fondamental dans l'in-
tuition poétic[ue. Disciple de Rousseau, il aflirmait qu'il y a eu un
âge d'or, où l'humanité était en rapport avec la vie intime de la nature,
et ce rapport, obscurci et gêné par le développement de la vie sociale,
1. Voir Henri Lichtenbergcr. Poésies lyriques de Gœthe et de Schiller. Paris,
Hachette, 1909, in-16, p. 125.
EMILE DESCHAMPS ET SCHILLER 187
son individualisme exalté prétendait le restituer danspre aésut.
première ^. Les arts, et particulièrement la poésie, produisaient selon
lui cet effet merveilleux, non seulement de dégager l'individu de
la servitude sociale, mais de libérer le moi des phénomènes disparates
€t de résoudre les antinomies que les progrès de la pensée ont insti-
tuées au sein de la nature humaine.
Seule, la poésie est capable de révéler Tunité de ce moivde que l'in-
telligence perçoit nécessairement sous la catégorie du multij)le. La
poésie vaut mieux que la science, car l'une ne jteut comprendre que
le relatif, tandis que l'autre atteint l'absolu, et c'est dans l'extase,
où l'àme est plongée par l'intuition poétique, qu'elle sent qu'elle est
identique à l'univers. Une telle doctrine n'avait plus qu'à se revêtir
du langage transcendant de la métaphysique de Fichte ])our devenir
la philosophie môme du romantisme allemand, intuitionniste et
mystique. Ceux qui appelleront, comme Xovalis, la faculté par
excellence de l'esprit, non plus la raison (Verniuift), mais le sentiment
(Gemiith) et reconnaîtront l'àme même de la nature dans le génie
et dans la poésie, s'étaient dé('larés d'instinct les disciples de Schiller.
Schiller le premier, avait idéalisé la chimère de Rousseau, il avait
commencé par chanter le retour de l'âge d'or. « La source de jeunesse
n'est pas un conte, disait-il, elle coule réellement et elle coule tou-
jours. Où donc, me demandez-vous ? Dans la poésie ^. »
Mais à ré])oque où Schiller écrivait ses vers, en 1797, le charme
allait se ronqire ; il était sur le point de sortir du songe idéaliste ;
il n'avait déjà ]»lus dans la poésie la foi exaltée de sa jeunesse ; il
Irouvalt (pTil élait ]»lus sage d'essayer de comprendre les dures con-
ditions de l'existenLC «pie de chercher à leur écha])per en les niant,
La ])oésie lui restait chère, mais elle ne se substituait ])lus au monde
réel comme un monde; idéal, encliauté, (jui serait, ])our r('S])rit ca])able
d'en jouir, une aul i(i|i;iti(iu di; la wa divine et la révélation des
réalités éternelles.
La poésie lui paraissait dès lors, dans sa nouvelle conception pessi-
iiiislc (l(;s choses, une illusion eomme la science elle-même et comme
h; bonbeur, mais uii<; illusion salulaiic, la seule même qui fût ca])able
de consoler un ]»eu les hommes et d(; les aider à supjiorter la destinée.
Ainsi, landis qnil a\ait cncmiragé autrefois les ])lus téméraires
avcnliires de l'esprit, Schiller, mûri par la ^"ic■, instruit |»ar les s{»ec-
1. C'fst dans cette lulle coiilrn IfS condilinns (lime sociclé mauvaise, corrom-
pue ou vulgaire que s'épuispiil les liéros onlliousiastcs <le ses premiers drames :
Les Jiri'^ands, la Conjuration de Fiesque, Intrigue et Amour.
2. .Scliillcr. I^cs Quatre à'j,rs du niondr. Trjid. .Jord.m, p. 207.
188 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
tacles des événements qui bouleversaient l'Europe de son temps, et
surtout tourmenté par un besoin croissant de certitude, en venait à
se défier de la métaphysique, à s'attacher davantage aux leçons
directes de l'expérience.
« Mon cœur est en quête d'une philosophie, écrivait -il à son ami
Kœrner, et la fantaisie y a subrepticement substitué ses rêveries.
J'explore les lois des esprits, et je m'exalte à des hauteurs infinies,
mais j'oublie de démontrer que tout cela existe réellement. Un auda-
cieux coup de main du matérialisme jette à bas toute ma création ^. »
C'était précisément une attaque de ce genre, bien que ne venant
pas du matérialisme, que la critique de Kant venait de diriger contre
la métaphysique. Rebelle au dogmatisme étroit de l'esthétique et de
la morale de Kant, et même adversaire déclaré de ce parti-pris du
philosophe contre la sensibilité, qu'il considérait au contraire comme
une éminente qualité de l'âme humaine, le poète néanmoins adopta
entièrement le kantisme comme solution du problème de la con-
naissance ^.
Qu'importe à l'homme que l'absolu existe ? il ne peut le connaître.
Malheur même au téméraire qui veut savoir le sens de ce mot : la
vérité. L'image de Sais doit rester voilée ^. Celui qui touche au voile
sacré est frappé de mort. L'homme n'est pas né pour pénétrer l'énigme
du sort. L'abîme où se perd l'esprit du philosophe est insondable.
C'est la leçon qui se dégage du Plongeur * et de tant d'autres poèmes
de Schiller. La notion que nous avons de l'univers est une construc-
tion de notre esprit qui ne peut pas sortir de lui-même. Penser
c'est conditionner. Le relatif est la loi de toute connaissance, la
vérité absolue est une illusion semblable à celle du bonheur. La
souffrance est la loi de toute existence. L'élan de tous nos désirs
aboutit à la déception ; ainsi l'effort de la pensée pour se dépasser
elle-même la force à retomber plus lourdement sur soi, et la ramène
à cette vision triste d'une ignorance qui se connaît comme telle.
Cette considération pessimiste des conditions de la pensée et de
l'action, aboutit chez Scliiller comme chez Ivant à l'exaltation de
la volonté.
1. Cité par Spenlé. Schiller et Noi>alis, dans Eludes sur Schiller. Alcan, 1905,
in-80, p. 106.
2. Henri Lichtenberger. Poésies lyriques de Gœlhe et Schiller, p. 122 et sq.
3. Poésies de Schiller. Trad. Jordan, p. 246.
4. /6(V/., p. 78. Cf. aussi le poème intitulé : Les Grands philosophes (Die ^Vcli-
weisen, 1795) dans lequel Schiller apparaît comme un précurseur de Sihopenhauer.
En attendant que la philosophie explique le monde, il est mené par la Faim et
pa'' l'Amour. [Schillers Werke, hcrausg. von R. Boxbcrger. T. I, p. 239.)
EMILE DESCIIAMPS ET SCHILLER 189
A mesure que sa ])hil()s<)])liie s'assombrit, son âme devient plus
sereine ^. Il s'attache d'amour à cette misérable vie humaine qui
ne vaut que par l'efîort, et qui est tout entière l'œuvre de la volonté.
C'est en s'opposant à la douleur que l'homme prend conscience de
lui-même, et c'est ainsi que Schiller s'achemine vers une conception
tragique de la vie. La destinée nous attaque de toutes parts et notre
vie est belle ou laide, suivant la réponse que nous sommes capables
de faire à notre ennemie : « La résistance seule, écrit Schiller, peut
manifester la force. De là vient ([ue la ])lus haute conscience de notre
être moral ne peut se maintenir (pie dans un état violent, dans un
élat de lutte et que la plus haute joie morale est toujours accom-
pagnée de douleur ^. »
Tel est l'état d'esprit que l'aimable et superficiel neveu de Camille
Jordan, dans la préface de sa traduction des poésies de Schiller,
interprétait comme un retour du poète au christianisme ^. Jordan
croyait devoir au respect, que Schiller lui inspirait, de l'excuser
d'avoir écrit l'ode : Aux Dieux de la Grèce, et celle qu'il avait traduite
sous le titre : Regrets d'un païen nouvellement com>ertl ^.
Que sur certains ])()ints comme l'impuissance métaphysicpie de
l'esprit humain, comme le rôle bienfaisant de la douleur, la théorie
de Schiller se rencontre avec l'enseignement chrétien, c'est un fait
indiscutable, mais sur lequel on ne peut s'appuyer que pour faire
ressortir l'extrême différence des deux doctrines. Le chrétien a de
tout autres motifs que Schiller d'accepter la douleur et de se sou-
mettre à la destinée. Le pessimisme n'est qu'un moment dans le
long es]ioir ((ui soutient le croyant. Il est l'essence même de la doc-
trine à la({ucllc Schiller aboutit^. Schiller repousse les consolations
religieuses qui, d'ajyrès lui, énervent l'âme et émoussent l'aiguillon
tragi<jue de la vie. Sou attitude ressemble à celle du stoïcien, et c'est
»l;uis raiili([uité i)aï(;nuc, (pu»! (pi'cn pense Jordan, non dans le
1. IFiiiri Li(lilinl)ir;^<T. 0/>. cit., |>. \'1\. « Trois porsics lyri(nu'.s importantes :
La Hësignalion, Ifs Dieux de la (jièce et les Arti.sle.s, marquent les trois étapes
de cette transformation. »
2. Spenlé. Schiller et Novalis, p. 110.
3. Sur Schiller et C. Jordan, voir l'étude de 1'. lJaid(nsp(r;.'(r, parue dans
les Eludes sur Schiller citées plus haut, p. 116-130.
'». Poésies de Scliiller, traduites de l'allemand par C. J. Paris, Brissot-Thivars,
1822. Préface, i-vi.
5. Le pessimisme est un des aspects de la fîrandf poésie idéaliste de Lamartine.
Comparer à la Cloche de Schiller l'admirable poème inliiuh : l.a Cloche du village
dans les liecueillements. Il n'y a rien de spécidquement elin-tien dans ces belles
strophes désolées (pie lui iiis|)ire le ■ saint porte-voix des tristesses humaines
— (pu; la terre inventa ptnir mieux crier ses peines. »
190 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
christianisme, qu'il faut chercher son inspiration. Il exalte plutôt
l'orgueil humain qu'il ne le rabaisse, et quand il nous montre la
volonté domptant la sensibilité pour se dresser ensuite d'un effort
puissant contre le Destin, c'est dans ce conflit désespéré qu'il
voit paraître la vertu par excellence et non dans un abandon con-
fiant à la volonté divine. Le poème de la Cloche est dans l'œuvre du
grand l^Tique allemand au terme même de son évolution philoso-
phique (1799).
Le pessimisme foncier du penseur comporte des atténuations, et le
poète qui vivait en. lui a rendu grand service au philosophe : il l'a
garanti de l'esprit de système, et sans nuire à la profondeur des
pensées, il les a élargies, attendries surtout. Le poème de la Cloche ^
est un frappant exemple de l'union dans une même œuvre des deux
inspirations différentes : la conception fondamentale est grave et
triste, et l'accent de la joie pourtant retentit en maints épisodes ;
ainsi tous les moments solennels de la vie : la naissance, le mariage
et la mort, l'ivresse de l'amour et l'emportement de l'ambition qui
aboutit aux déceptions de toutes sortes, à la ruine, à l'inévitable
douleur, toutes ces heures de courtes joies et de longues peines sont
ponctuées par le bruit incessant du travail. C'est l'honneur de l'huma-
nité d'affronter ainsi tant de risques et sans espoir personnel, puis-
qu'elle échoue et meurt sans cesse, de collaborer à une œuvre qui la
dépasse. Elle échoue et meurt indéfiniment, mais elle se renouvelle
aussi sans cesse, et depuis des milliers d'années que les hommes
passent ainsi devant l'homme, en dépit des révolutions qui boule-
versent la cité humaine, la volonté du bien l'emporte sur toutes les
puissances mauvaises coalisées contre elle, et le chant de la Cloche
qui montera vers le ciel des sommets du beffroi, après l'enfantement
douloureux de la fonte, symbolise non seulement le triomphe de l'in-
dustrie humaine sur la matière brute et la domination de l'homme
sur la nature, mais encore le triomphe de l'homme sur lui-même,
l'élan généreux de la partie noble de notre être vers la Concorde qui
est le plus grand bien dont les malheureux hommes puissent jouir 2.
Ainsi l'essence même de la philosophie de Schiller trouve naturelle-
1. De l'influence du poème de Schiller dérive l'inspiration du poème sym-
phonique de Vincent d'Indy, le Chant de la Cloche, poème et musique de Vincent
d'Ituly, légende dramatique en un prologue et sept tableaux. Paris, 1886, in-8°.
2. Comparer au point de vue du sens religieux et philosophique le poème
de Schiller à celui de Uhland sur le même sujet : Die Glockenhôhle. Le caractère
populaire et la piété chrétienne d'Uhland offrent un frappant contraste avec
l'esprit philosophique de Schiller. Cf. Joseph Méjasson,... Le Sentiment religieux
dans les « Poésies » d'Uhland. Paris, Champion, 1913, in-S», Emile DescLamps
EMILE DKSCHAMPS ET SCHILLEIÎ 191
nient à s"exj)rinier dans uii poème symbolique. C'est en cela ([uc
consiste l'originalité du lyrisme de Schiller. Schiller est trop philo-
sophe pour se complaire à l'étalage de ses sentiments personnels.
Il n'aurait point admis la théorie de la liberté de Vart qu'allaient
défendre les romantiques français, s'il faut entendre par ces mots
équivoques l'impatience de toute règle et la carrière ouverte aux
fantaisies de rins])iration individuelle. Il n'aimait pas ])lus la poésie
subjective qu'il ne su])])orlait la poésie réaliste. Il exige du poète
qu'il dérolie son mol j)our n'exprimer que ce qu'il y a d'éternel,
d'universel et de nécessaire dans le genre humain. Telle est du moins
la conception où Schiller s'était arrêté dans la seconde partie de sa
carrière ^.
Il contribua ainsi, plus que personne après Kant, à la création de
l'esthétique, et cette science devait avoir une singulière action sur le
développement de la littérature moderne. C'est elle qui a donné une
base philosophique au sentiment du Beau. Son influence, diffuse en
France à travers le xix'^ siècle, a corrigé les tendances excessives de
l'individualisme romantique, en même temps qu'elle libérait les
artistes de la servitude du goût ]niblic. En leur fixant un idéal indé-
pendant de la morale et du sentiment individuel, elle émancipait la
conscience artistique, et si la doctrine de Vart pour Vart, qui s'or-
ganise en France à partir de 1830, ne proclame pas autre chose que
la revendication des droits de l'art en face de la politique et de la
morale, il faut en faire honneur aux esthéticiens allemands, qui
fixèrent cette idée au début du siècle, et Schiller ])eut être considéré
comme un de ses ])atrons ^.
Le Beau n'est ])as pour lui l'expression de la fantaisie personnelle
il un in(li\i(lu. il est un idéal au(in(;l l'homme doit tendre, et. pour
jiarlcr la langue de la philosophie kantienne qui a certainement
influencé le dévelo])pement esthétique de la ])ensée de Schiller, le
Beau est, lui aussi, une sorte d'Impératif ^.
Ainsi, l'effort, qu'avait fait Schiller pour s'arracher aux séductions
si ])uissantes sur lui de la métaphysicjue, le ramonait, en dépit (pi'il
en eut, à la conception d'un art tout ]»énétré de ]»hil(isnphi('. L'honinu;
seul, ]i:iiiiii les êtres, est capable (rini idéal de i)caiité, et seule la
îivjiit îipi.n'-iir le sniiliinciil |irofoii(l('Tii('iil nn-diéval des ballades d'UIiIaiid.
H traduisit le lioi ai>euf(le. CI. JUnnie 'germanique, oct.-dée. 1800, lorne XII.
1. V. Haseh. Im Poétique de SrhiUer. l'aris, I-'. Alcaii, 1!)11, in-g».
2. Albert CassafîiK'. La Théorie rie l'art pour l'art en France chez les dcrnier>i
romantiques et les premiers réalistes. J'aris, Hachette, ]'.HH',, iii-8".
3. Xavier Léon. Schiller et Fichte, dans les Études sur Schiller, p. 40 et s*].
192 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
représentation de ce qui est vraiment humain dans l'homme peut
produire une œuvre belle.
Voilà pourquoi Schiller accorde une portée si haute à l'entretien
d'un maître fondeur avec ses ouvriers : il transpose la beauté exté-
rieure du labeur ouvrier en une beauté d'ordre intérieur et moral.
La nature tout entière n'est plus pour lui qu'un symbole de l'huma-
nité, et l'art même, qu'il considère comme un langage fait pour être
entendu et senti de tous les hommes, est nécessairement le symbo-
lisme.
Ce symbolisme, parfois singulièrement abstrait, difficile, obscur et
tendu dans certains poèmes de Schiller, est par bonheur merveilleuse-
ment clair dans la Cloche. Cela rendait la beauté de l'admirable
pièce de vers immédiatement sensible à des esprits français, disposés
par deux siècles de culture classique à goûter cette peinture générale
et universelle de la vie humaine.
]yjme (Je Staël, dans une formule heureuse, à laquelle elle apporte
aussitôt elle-même de grandes restrictions, a fort bien exprimé ce
caractère de certaines œuvres de Schiller : « Schiller, dit-elle, a de
l'analogie avec le goût français ^. » Il est vrai qu'on se ferait une
fausse idée du génie de Schiller, si l'on s'en rapportait exclusivement
au jugement de M™® de Staël. Comme Camille Jordan, qui fréquenta
Schiller à Weimar en 1799, comme tous les Français qui voyagèrent
alors en Allemagne et que leurs préjugés aristocratiques et religieux,
surtout leur manque d'éducation philosophique empêchaient de
bien voir, elle se le représente comme un génie rêveur et sensible.
Ce qu'elle appelle la philosophie des poètes allemands, c'est bien le
symbolisme, si l'on veut, mais un symbolisme sans valeur rationnelle,
purement sentimental. Elle-même nous dit que ces poètes considé-
déraient « l'univers comme un symbole des émotions de l'âme » ^.
La philosophie n'est pour elle qu'un état d'âme exalté, enthousiaste,
plutôt une émotion qu'une pensée, provoquée par le spectacle de la
Nature, les jouissances de l'Amour et la terreur de la Mort. La valeur
dialectique des traités théoriques de Schiller et l'armature rationnelle
de son œuvre entière lui échappaient presque totalement. Cette
différence de culture est essentielle ; elle ne distingue pas seulement
1. M'"^ de Staël. De V Allemagne, 11^ partie, ch. xiii. De la poésie allemande.
Paris, Charpentier, in-16, p. 186.
2. Ibid., p. 163.
LE POÈME DE LA « CLOCHE )) 193
^jme [le Staël de ses chers Allemands qu'elle croyait si bien connaître ;
elle a une portée plus (grande ; c'est elle qui sépare la poésie vrai-
ment philosophique de l'Allemagne du grand mouvement lyrique
qui renouvelle la poésie française pendant le romantisme. L'arbi-
traire interprétation que donne M™® de Staël des grands poètes
allemands est donc extrêmement caractéristique : alors qu'il est
question dans la plupart de leurs œuvres d'idées et de constructions
rationnelles, systématiques, elle ne parle que de sentiment, de rêverie
et d'imagination. « L'énigme de la destinée humaine, dit-elle, n'est
rien pour la plupart des hommes ; le poète l'a toujours présente à
ï imagination. L'idée de la mort... le mélange des beautés de la nature
et des terreurs de la destruction excite je ne sais quel délire de bonheur
et d'effroi, sans lequel on ne peut comprendre ni décrire le monde ^ ».
\[me (jg Staël exprimait clairement déjà l'état d'âme nouveau
qui allait donner naissance au romantisme français ; elle ne donnait
par là qu'une idée très imparfaite et presque fausse du mouvement
poétique de l'Allemagne contem])oraine. La profondeur d'idées, par
exemple, qu'elle entrevoit ciiez les ]>oètes allemands, vient d'après elle
essentiellement de l'influence du christianisme. Si c'est vrai de
Klopstock, cela ne l'est guère de Schiller, et nous avons montré
combien la pensée du poème de la Cloche était indépendante de la
tradition religieuse.
11 n'en est pas moins vrai que M'"^ de Staël signala la ])remière
le poème de la Cloche. Elle en fit une délicate analyse au déjjut de
son chapitre sur la poésie allemande, et semblait même défier les
poètes français d'exprimer dans une traduction en vers les beautés
originales du chef-d'œuvre allemand.
Ce défi, que M'"^ de Staël lançait aux poètes français en 1813,
ce n'est qu'en 1821 qu'il fut relevé par Emile Deschamps.
Quand nous ne saurions pas à quelle époque précise Emile Des-
cbanq)s commença à traduire le poème de la Cloche, nous ])ourrions
iiuliiiic avec certitude, d'après l'examen du style, que cette traduc-
tion est bien antérieure à la date de la publication des Études fran-
çaises et étrangères. Deschamps avait près de (piarante ans, quand
parurent les Etudes. Il y avait bien dix ans ([ue sa traduction de la
Cloche dans renseiid)le était faite. Or, c'est ])endant cet intervalle
(pie la rév(»luli(tn romantique s'opéra. Ecrivain de transition, s'il
en fui, Imiii1(- Deschamps avait contribué de très bonne heure, par
les initiatives hardies, soiixcnt fienreuses de son talent, à créer cette
1. M"'c de Staël. De l'AUemasne. Ihid., p. 187.
13
194 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
forme violemment colorée, pittoresque à l'excès, dont la vogue com-
mence en 1825 et qu'on a appelée romantique, mais son style garda
toujours, SOUS ce costume nouveau, l'allure générale de l'âge précédent.
Ce romantique, quand il écrit en vers, a beau rechercher la nouveauté
du rythme et de l'image, il est obsédé par les tours et les figures du
stvle « troubadour », il ne secouera jamais le joug de la période
pseudo-classique ^. La traduction de la Cloche est une œuvre de la
jeunesse de notre poète ; elle se ressent encore de l'influence de
l'époque impériale et nous savons cju'elle remonte au moins à 1821.
Le Conservateur littéraire, qui en publia de nombreux fragments
dans le numéro de janvier 1821, déclare que (f la traduction de
M. Emile Deschamps est encore inédite. » Il en fait le plus grand
éloge, mais ce qu'il ne dit pas, c'est qu'elle n'offrait qu'une adapta-
tion en vers de la traduction en prose, publiée l'année précédente,
dans la Minerve littéraire, par H. de Latouche. La comparaison des
deux textes ne laisse aucun doute ; Deschamps n'a fait que tourner
en vers la prose de Latouche : aux rimes près, c'est le même voca-
bulaire, ce sont les mêmes tours. Ce qu'il y a de curieux, c'est que
personne ne l'a remarqué. Quant à Latouche, il n'en dit rien.
On sait qu'il fut, bien plus que Deschamps et tant d'autres, un
initiateur en ces questions de littérature étrangère et qu'il se laissa
par dédain dérober cette gloire. Il s'en plaignit plus tard, nous
l'avons dit, mais en termes très généraux, spirituellement d'ailleurs,
sans allusion directe. En tout cas, ce n'est pas à Emile Deschamps
qu'il aurait voulu faire ce reproche, d'abord parce qu'il l'aimait
depuis l'enfance et qu'il collaborait avec lui dans ces premières
années de la Restauration, ensuite parce qu'il est très possible qu'ils
aient traduit en commun le poème de Schiller.
Jusqu'à quel point ces romantiques entendaient-ils la langue
des auteurs qu'ils traduisaient ? C'est une question cju'on est obligé
de se poser, quand on songe au petit nombre de Français qui s'adon-
nèrent sérieusement dans la pren)ière partie du x'.x^ siècle à l'étude
des langues étrangères. A part le groupe des rédacteurs du Globe,
dont quelques-uns étaient des spécialistes, on peut dire que les
romantiques ne possédaient qu'une connaissance très superficielle
de la langue des auteurs européens, dont ils parlaient sans cesse.
Victor Hugo savait un peu d'espagnol ^ et ne dut apprendre l'anglais
i. Cf. E. Barat. Le style poétique et la révolution romantique. Paris, 1904,
p. 70 et sq.
2. Sur la question : Hugo savait-il l'espagnol ? voir les conclusions négatives
de M. Paul Berret : « Le Moyen-Age européen dans la Légende des Siècles». Paris,
LE POÈME DE LA « CLOCHE » 195
que plus lard, s'il Tapprit jamais ; Antoni Deschaïups savait-il
aussi bien l'italien qu'Alfred de Vigny savait l'anglais ? On peut en
•douter. S«n frère Emile entendait-il à fond la langue de son cher
Shakespeare ? Il nous est apparu que Letourneur lui servait de
guide. Quant à l'allemand, Blazc de Bury prétend qu'il le savait
fort mal ; c'était déjà un rare privilège en son temps de l'avoii' su
un peu ^. Xous ignorons à (pielle date il se mit à l'étude de cette
langue : nous avons plus de chance en ce qui concerne Latouche.
Lui-même nous confie, dans la préface de sa traduction de Marie
Stuart, qu'en 1814, « secondé d'un jeune poète allemand, M. Dielitz »,
il conçut l'idée de « donner aux lecteurs français une traduction com-
plète des œuvres dramatiques de Frédéric Schiller. » Cette idée ne se
réalisa qu'en partie, mais Latouche ])r(tlila de celte collaboration
pour se perfectionner dans l'étude de la langue allemande : « Réunis
par une conformité de goiils, dit -il, portés l'un et l'autre, avec une
ardeur égale, vers la littérature de nos deux pays, nous crûmes, par
un échange de ({uelques faibles connaissances acquises, arriver à
l'intelligence exacte des deux langues, et à l'interprétation fidèle de
quelques écrivains des deux pays. »
Latouche nous fait ensuite quelques confidences intéressantes au
sujet de ses relations avec Dielitz :
Des événements désastreux pour ma pairie oui reiuUi M. Dielitz
à la sienne. Violemment séparés par les événements de la guerre, nous
avons suivi des carrières diverses. Mon collaborateur, réservé seid aux
succès de la scène, vient de faire représenter sur le théâtre de Weimar,
une forl belle traduction de V Alhalie de notre Haeiue. Puisse cette esquisse
de Marie Stuart... lui rappeler, si elle tombait, un jour sous ses yeux, ces
heures de méditation où Schiller servait de lien entre deux étrangers
dont les compatriotes étaient en armes ! Cette occupation apportait avec
elle l'oubli de notre mauvais sort et de toute rivalitt'-. Elle enchantait,
pour deux amis que la poésie avait faits, le n'diiit plus que jthilosophique
où s'écoula pour eux l'hiver de 1<SI4 ^.
On n'a point oul)lié (pi'à ]iartir de cfltc dalc et dès les premières
années de la Restauration, Emile Deschamps élail eu relalious
étroites avec Latouche : ces com])atriotes élaicnl tous les deux fonc-
tionnaires et ne devaient pas tarder à se rencontrer chaque jour au
méiiK; iriinislère ; d'autre pai't ils collalxu'aiciil . Si Deschamps
1011, p. 8''i-89. — Sur la qticslioii savail-ll l'an^rlais :' voir Lr liln'n. Idln- XX.
- Sur nos rornaulifpK-s rl les laiif,Mics (■Iraiigcrcs, voir |r (Criard de .V «•/•.•«/ do
M"« .Jiilia Cartier, déjà cité : p. 2Î) et .'JO.
1. I{rv. (les DeitJ-Mondea, août 1811, p. h't'i.
2. H. de Latoudie. Marie Stuart. Paris, 1820, in-8". Préface, p. vi. Qué.arJ
attribue la traduction de cette pièce au baron de Riedern.
196^ LES (( ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES »
pouvait se permettre de se servir d'une traduction en prose, publiée
par Latouche, pour composer son poème de la Cloche, tout nous
porte à croire qu'ils l'avaient traduit ensemble, et que peutrêtre aux
leçons d'allemand que Dielitz donnait à Latouche, Emile Deschamps
avait assisté.
La Cloche de Schiller était donc connue en France bien avant la
période romantique. Dans son recueil des Poésies de. F. Schiller, qu'il
traduisit en 1822, le neveu de Camille Jordan ^ donnait une traduction
en prose de ce poème. Si l'on veut se rendre compte des transforma-
tions introduites par les jeunes poètes de ce temps-là non seulement
dans la langue poétique, mais aussi dans le goût français en général,
c'est à cette traduction qu'il faut comparer celle de Latouche, mise
en vers par Emile Deschamps ^.
Ni la traduction que donnait C. Jordan de la Cloche de Schiller^
ni celle de Deschamps ne reproduisent vraiment les beautés de
l'original. La première exprime, dans une prose assez élégante, mais
pauvre et sans éclat, la pensée de l'écrivain allemand. Elle en
offre, en quelque façon, le schéma décoloré. La seconde au contraire,
bien que souvent infidèle, est une tentative curieuse de transposition
artistique. C'est une autre œuvre que celle de Schiller, qui n'aurait
pu y reconnaître que l'idée générale et les grandes lignes de son
poème.
Des pensées profondes du poète philosophe, Emile Deschamps
n'avait guère souci ; ce qui ravissait le poète romantique, c'était la
couleur dont il avait dessein d'embellir les différentes tableaux de la
1. M. Baldcnspcrger (voir son article sur Schiller et Camille Jordan, paru
dans les Études sur Schiller, Paris, Alcan, 1905) a élucidé — p. 125 — la question
de savoir qui était ce traducteur de Schiller : il s'agit, dit-il, de Joseph-Ennemond-
Camille Jordan, né à Lyon le 15 nivôse an VII, mort le 14 février 1867, et qui
fut magistrat à Vienne et à Lyon. Ce n'était pas le fils de Camille Jordan qui
fréquenta Gœthe et Schiller à Weimar, mais son neveu. Ce qui ne paraît pas
douteux, c'est que le traducteur profita de l'expérience et du savoir du réfugié
de Weimar, du fidèle ami de M"ic jg Staël.
2. Traductions ou adaptations françaises du poème de La Cloche avant Des-
champs :
— C. A. M. de V....1. Imitation libre du poème de la Cloche et de l'Hymne au
Plaisir, du célèbre poète allem. Schiller. Zurich, Orell, et Paris, Renouard, 1808,
in-go.
— X. (= J. H. Kûstner). La Cloche, poème traduit de V allem. de Schiller.
Zurich, Orell, et Paris, Renouard, 1808.
— O. J. Massot. Chanson de la Cloche, de Schiller, traduction libre. Crcfeld, 1817.
— H. de Latouche. La Cloche, poème traduit de Schiller. (Minerve littér.
t. I (1820), p. 145).
— C. J. (= Camille Jordan). Poésies de Schiller. Paris, 1822.
— ;Mme Morel. Choix de poésies fugitives de Schiller. Paris, 1825.
LE POEME DE LA « CLOCHE »
197
vie liuniaine que le poème rassemblait, et tout un pittoresque fami-
lier, gracieux ou terrible, capable rrenchanter l'imagination des
lettrés de la Restauration, On peut dire que Jordan était resté bien
en deçà de son modèle, tandis qu'Emile Deschamps souvent le
•dépasse, force le ton, mais, s'il est infidèle au ])oème allemand qu'il
modifie parfois et surcharge presque toujours, la représentation qu'il
en donne est singulièrement adaptée aux diverses nuances du goût
français de cette époque.
Ce goût du pittoresque et de la couleur peut ne pas frapper à pre-
mière vue un lecteur de nos jours qui est accoutumé à une poésie
toute différente. Mais reportons-nous à la période qui s'étend de
1820 à 1830, nous apprécierons l'originalité du poème de Deschamps
■et surtout la complexité de son style, en comparant ses audaces
intermittentes à la timidité continuelle de Jordan,
Voici quelques exemples :
Deschamps s'efforce de faire i'oir les scènes dont Jordan se contente
de donner le sens. Ainsi quand il reproduit le tableau de l'âge de
l'enfance, Jordan, en une phrase assez voisine du texte allemand, dit
simplement : « Les tendres soins d'une mère veillent autour du
berceau de l'enfant ^ », Deschamps, par un ou deux mots qui font
image, donne à son vers une valeur descriptive :
Mais sa mère, épiant son sourire adoré,
Veille amoureusement sur son matin doré.
Un jeune homme devient-il amoureux ? — « A ses yeux, dit
Jordan, apparaît dans tout l'éclat de sa jeunesse, ainsi qu'une habi-
tante des cieux, la jeune fille dont les traits modestes sont embellis
par la pudeur ^. » Deschamps commente :
Et devant lui, de l'air d'un divin messager.
Apparaît dans la fleur de sa grâce innocente.
Les yeux demi-baisses, la vierge rougissante,
Toujfmrs il snbslituc au style éteint de .Tordau une image dniit il
trouve l'indicalion dans Schiller ou ([u il invente comme ici :
« Qu'elle est belle, traduit .Jordan, la jeune épouse, lorsqu'une
courojiue de fleurs sur la tctc, clic marche à l'autel au son argenté
des cloches de l'église * ! »
1. Jor(J;iii, p. 6.3. — l'^mili' Dcsdiamps. (E. c, I. I, [). 80. On se procurera aist-
jmciil !<• Icxle de Schiller, ulilo à la coniparaison, cf. Poésies li/iiqurs (le Gœthe
et de Schiller, Icxtr- .ill.iiiaiHi |iiil.li.'... p.ir Ilrini LirlilrnlHr;L,rfr.... l'aris, Ilachi-llc,
190Î), iri-Ki, p. TIU.
2. .Jordan, j). fi,'!. — Doschamps, Ihiil., \>. 8!).
3. Jordan. Ibid., p. G5. — Dfschainp<. Jhid., p. '.){).
j98 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
Sur son front couronné, sur sa pudique joue,
Le voile de l'épouse, en plis moelleux, se joue.
Quand la cloche hâtive en gais halancements
A r éclat de la fête invite les amants 1
La poésie d'É. Deschamps devient tributaire de l'école descriptive
du début du siècle. Elle s'en dégage cependant. L'imagination roman-
ticjue a le goût du « sombre » ; elle aime les tableaux eli'rayants, les
détails horribles. Tandis que Jordan, dans le tableau de l'incendie^
par exemple, affaiblit le texte de Schiller et dit assez platement : « Le
feu, puissance divine, devient une puissance terrible, lorsque, fille
de la nature, elle reprend sa première indépendance et rompt les
digues qu'on lui oppose ^ », Deschamps personnifie le Feu ; c'est
un démon, mais ce démon est romantique, c'est donc un démon
a fatal », et comme ce n'est point assez d'une image, il en ajoute une
autre ; c'est un esclave échappé :
Mais quel démon fatal, lorsque seul et sans frein.
Préludant sur soi-même à ses fureurs prochaines,
Il part, comme un esclave affranchi de ses chaînes.
Dans cette description de l'incendie, partout chez Jordan des
expressions abstraites, vagues ou banales ; chez Deschamps au con-
traire une étonnante floraison d'images, dont certaines étaient nou-
velles et frappaient par leur réalisme :
« La flamme, dit Jordan, rapide comme le vent, transforme chaque
maison en une fournaise ardente ; l'air est embrasé... les murailles
s'écroulent... les poutres se brisent, les enfants crient, les mères-
courent au hasard ^. »
Voici maintenant le tableau romantique :
L'air s'embrase, pareil aux gueules des fournaises,
La lourde poutre craque et se dissout en braises.
Les portes, les balcons s'écroulent, — plus d'abris.
Les enfants sont en pleurs...
Le pathétique ne suffit pas, le fantastique est à la mode, le poète
emprunte un trait à la palette de Delacroix :
Les mères, le sein nu, comme de pâles ombres
Courent...
Au lieu de la notation, sans valeur expressive, de Jordan : « Tout
est détruit ; l'horreur seule habite ces lieux déserts, maintenant
1. Jordan. Jbid., p. 67. — Deschamps. Ibid., p. 9L
2. Jordan, p. 68. — Deschamps. Ibid., p. 92.
LE POEME DE LA « CLOCHE »
199
ouverts aux regards du ciel )>, le spectacle ([ne nous offre, dans les
vers de Deschamps, la maison incendiée, est un chef-d'œuvre du
genre pittoresque :
Ses murs brûles, debout, restent seuls* sombre arène,
Où des froids ouragans s'engouiFre la fureur ;
La nue en voyageant y regarde, et Thorreur
Dans leurs t'oueavités ])rofoudcment séjourne ^.
Tous ces traits sont tl"ailleurs dans Sciiillcr, (luc Deschaïups trop
souvent dépasse, cpiand il veut égaler sa f<n'ce.
Pour quelques vers, connne ceux-ci, où il atteint à la belle i)récisn)n
de son modèle ; ainsi la mère
Tourne le fd autour du rouet qui murmure ^.
ou bien, pendant l'incendie, lorsqu'on fait la chahic :
Le seau vole emporté par la chaîne des mains,
(jue de passages où il gâte l'exquise simplicité de Schiller ! Le tableau
tle la vie de la Maison où règne la mère de famille est dans Schiller
d'une grâce vraiment homérique : « Au dedans, règne la chaste
ménagère. Elle gouverne sagement dans le cercle domestique, elle
instruit les filles, modère les garçons, occupe sans cesse ses mains
diligentes et multij)lie le gain par l'esprit d'ordre. » Schiller la montre
encore « amassant dans son armoire propre et polie la laine éblouis-
sante, le lin blanc comme la neige, joint à l'utile l'élégance et l'éclat,
et jamais ne se repose ^. » On croit lire un fragment de VOdysaée.
Descham])S, (pii suit l'ensemble du tableau avec exactitude, s'en
éloigne par trop de recherches dans l'expression. Ainsi la parfaite
image de Schiller im>iitrant la mère, qui « modère les garçons », est
rendue par ce joli vers à la Dclillc :
Du groujic des garçons goui'mande l'enjouement.
11 est des cas où il ne faut ]»as avoir trop d'esiu'it. Il en est d'autres
où il ne fallait ])as vcndoir montrer i)lus d'imagination que Schiller.
\*tici daiiiiables vers du genre pseudo-classitjue où le poète français
renchérit sur son modèle :
Des rameaux du verger elle détache et rend
Tout le linjze de nci<^e à son colfrc odorant,
Y joini la jKiniuie dur ([ue janvier verra mûre ^.
1. Df'schamps. Ihiil., p. !)1.
2. Doscliamps. Jbiil., \t. 'J'I.
y. Jordan, p. 66. — Dcschaiiips. Ihiil., \k 'M.
4. Dcsclianips, [>. OL
200 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTr.ANGÈRES »
Ce n'était pas seulement son imagination nourrie des classiques de
l'Empire qui empêchait Deschamps de nous donner une reproduction
exacte de son modèle ; l'état d'âme romantique, qui s'affirmait en lui,
quand il traduit la Cloche, lui fit inconsciemment travestir la psycho-
logie du poème. Une haute et sereine raison, la raison d'un philosophe,
s'exprime dans le poème de Schiller ; dans l'adaptation de Deschamps
au contraire, la sensibilité déborde.
Schiller fait au début de son poème un appel à la réflexion, qui
constitue selon lui le propre de l'homme. Deschamps dote cette
faculté d'un caractère exalté, poétique : Par la réflexion, dit-il,
l'homme ennoblit son être,
S'exalte ^,
L'amour, défini par Schiller, est un ineffable désir qui se saisit
du cœur du jeune homme.
Il devient chez Deschamps un sentiment voisin de la folie :
Alors un trouble ardent, qu'il ne s'explique pas.
S'empare du jeune homme : il pleure, il rit ; ses pas
Cherchent les bois déserts et les lointains rivages ^,
La fiancée même du héros français est atteinte de frénésie. La
pâleur est un signe d'élection :
La vierge, pâle encor de ses premiers aveux ^.
Ainsi dans les deux poèmes, par suite d'un choix différent d'ex-
pressions et d'images, tout diverge ; les mœurs même qui sont décrites
ne se ressemblent plus.
Schiller décrit la vie allemande, il retrace les usages de la bourgeoisie
allemande et les coutumes de la cité : vie familiale et vie communale,
dans la Cloche, ont un caractère nettement germanique. Quand le
jeune homme quitte la maison pour s'élancer dans la vie du monde,
il s'arrache des bras de la jeune fille, dit Schiller. Des passages analo-
gues le prouvent, Scliiller parle ici d'une des jeunes filles du village,
avec lesquelles il jouait enfant. C'est la compagne de ses jeux, c'est
celle qu'il aimera un jour. Le jeune homme de Deschamps au con-
traire, élevé selon les principes de la vieille bourgeoisie française,
où filles et garçons reçoivent une éducation différente et vivent séparés
jusqu'à l'âge où on les conduit dans le monde, ce jeune homme ne
peut quitter que des sœurs *.
1. Deschamps, p. 88.
2. Deschamps. Ibid., p. 89.
3. Deschamps. Ibid., p. 90.
4. Deschamps. Ibid., p. 89.
LE POÈME DE LA (( CLOCHE )) 'iOl
Ce trait de mœurs est caractéristi([ue. Il y eu a de plus frappants
encore. Les chants de la Cloche dans Schiller symbolisent les actes de
la vie sociale. La cathédrale est, dans le poème allemand, la maison
commune par excellence, l'âme de la cité. Chez Deschamps, elle est
l'église. Aux images purement laïques et civiques de Schiller, il
substitue des images chrétiennes. TanlùL il nous montre la nef où
l'on voit, suivant le rite catholique :
Des familles sans nombre humilier leur front ^,
tantôt il nous parle du glas, mieux encore il dira :
U Angélus des hameaux retentit dans les airs ^.
et ce n'est plus ici Schiller (jui l'inspire, mais Fontanes et Chênedollé,
leur maîlre à tous, Chateaubriand. Cette coloration chrétienne qui
est le pro])re de toute une partie de la littérature romantique en
France est tout à fait étrangère à l'œuvre de Schiller qui est un païen,
comme Goethe, qui s'est mis à l'école des Grecs.
C'est le caractère objectif et sententieux du vieux hTisme grec que
Scliiller réussit maintes fois à reproduire. Il aime les fortes et brèves
maximes qui rappellent la poésie gnomique : « Il faut mépriser, dit-il,
le mauvais homme qui n'a jamais réfléchi à ce ([u'il exécute. » Des-
champs n'est pas dans le ton, quand il traduit :
Ilontc à qui ne sait pas réfléchir pour connaître^.
Schiller exprime-t-il avec une admirable simplicité cette sentence
antique : « chacun est content de la place qu'il occupe et se rit de qui
b- méprise » ? Deschamps lui est encore infidèle, quand s'inspirant
d'un sentiment démocratique tout moderne, il écrit :
Chacun, fier et content du poste qu'il a pris,
Des grands au cœur oisif brave le vain mi-pris ^.
Sans le vouloir, il évoque ainsi la Révolulinu cl chnucure un
Français de son temps. Il y réussit pleinemeul. (piaud il décoche
aux rois celte licurciisc épigraniTue :
]|> s«»iil jiai' If liasMid et nous par le génie "*.
Schiller enfin ter/aine son poème par le morceau suivant, qui de-
meure un des plus admirables cxenqdaires de la poésie philosophique :
1. Dfschanips. Ihi<l., j.. 88.
2. D.sclianips. Jbirl., p. 9.3.
.'{. Dcscliamps. Ibid., p. 88.
fi. Deschanips. Ibid., p. 9^i.
5. Dfschamps. Ibid., p. 94.
202 • LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
Et que maintenant elle [la Cloche] se consacre à la tâche pour laquelle
le maître l'a créée. Il faut qu'elle plane au-dessus de la vie d'ici-bas, sous
la voûte bleue du ciel, avec le tonnerre et qu'elle touche aux étoiles ; il
faut qu'elle soit une voix de là-haut, comme la troupe joyeuse des astres
qui, dans leur marche, louent le Créateur et conduisent l'année ceinte
d'une couronne.
Sa bouche d'airain ne parlera que des choses graves et éternelles,
et, à chaque heure qui passe, le temps la touchera au vol de ses ailes rapides.
Elle prêtera sa voix à la destinée ; sans cœur elle-même et sans sympathie,
elle accompagnera de ses vibrations le jeu inconstant de la vie. Et de
même que les notes fortes et graves qui lui échappent se perdent à nos
oreilles, de même elle enseignera la vanité de tout, l'inanité de toutes les
choses de ce monde.
Deschamps a mutilé ce beau texte. S'il a senti l'austère beauté de
ces vers philosophiques, il n'a pas su rendre le magnifique élan de
la Cloche qui s'empare du ciel, symbole de la puissance de l'esprit
qui est dans l'homme. Il rt'y a vu que le prétexte d'une image gra-
cieuse assez banale :
Balancée au-dessus de la verte campagne.
Que sa joie argentine ou sa plainte accompagne
Les scènes de la vie et ses jeux inconstants !
Ce dernier vers, qui seul a une valeur philosophique, n'a que le
tort de n'être pas ici à sa place originelle. Il appartient, dans Schiller,
à la deuxième partie du morceau, et puis on nous accordera qu'il faut
de la bonne volonté pour admettre qu'il condense en son élégante
concision l'ampleur et la portée de l'allemand.
Les vers qui suivent, et qui sont chez Deschamps la partie essen-
tielle de son couplet, ne sont chez Schiller qu'une admirable transi-
tion pour passer de la représentation des aspirations idéales de
l'homme à la considération amère de sa vie réelle.
Qu'elle soit dans les airs comme une voix du temps !
Que le temps, mesuré dans sa haute demeure.
De son aile, en fuyant, la touche d'heure en heure ^ !
Mais quelle fâcheuse idée a eue Deschamps de donner une valeur
polémique et satirique au passage suivant, qui dans Schiller est
purement moral et religieux! N'y a-t-il d'autre part rien de plus banal
cjue ces deux vers indignes d'être comparés au texte allemand :
Aux voluptés du crime apportant le remord,
Qu'elle enseigne aux puissants qu'ils sont nés pour la mort ^.
1. Deschamps. Ihid., p. 96.
2. Deschamps. Ihid., p. 96.
I.F. POH.MK DE r.\ « CLOCHE ))
203
Au lieu (If Taure et Inii aciriil iiessimiste des beaux vers de Seliiller,
nous ne trouvons à la fin du poème français qu'un écho versifié de
la phraséologie chrétienne, si bien qu'on peut dire sans exagération
que quand Deschani])s traduit un poème de Schiller il n'en reproduit
que la forme extérieure : la ])ensée profonde de l'œuvK^ lui a échappé»
L'héritage du style ]>seudo-classique pèse sur Descham])s. Nous
retrouvons dans la Cloche une grande partie du vocabulaire noble.
Sans doute il est de ceux qui réagissent contre cet a])|»au\'rissement
systématique de la langue poétique, et c'est avec intention qu'il
introduit dans ses vers des mots simples et populaires, comme
ouvrier, braise, ou techniques et empruntés au langage de la science
et de l'industrie comme : luhc, alcali.
Mais c'est instinctivement, au contraire, qu'il emploie : humains
(les hommes), sein, soins, flanc, ranieau, attraits, vierge, amants^
flamme (amour), coffre (armoire), merveille, démon, (Kjuilons, chaînes,
ombres, ouragans, charmes, airain, bronze, monstre, discours (paroles),
joug, nœuds, destins.
Les expressions toutes faites, les tours convenus, qu'on rencontrait
dans la poésie française depuis cent ans, lui étaient trop familiers ;
ils lui reviennent naturellement à l'esprit, quand il écrit.
Il dit du jour où sera fondue la cloche :
C'est le jour si longtemps appelé par nos vœux.
Un homme réussit-il dans la vie ?
II marche, aidé de la faveur des cieux.
Deschamps nous montre un amant « enchaîné par un attrait vain-
queur », qui est à « la saison des premières amours ».
Le nu)t simple ne lui sullit pas ; il lui faut un cortège d'éi»ithctcs
que la rime troj> souvent a])pelle :
Il fîiiil associer, comme un puissant secours.
Au travail sérieux de sérieux discours.
Le « dur travail » (|ue Schiller se contente d'a])])eler par son nom^
devient chez l'2mlle Dcîschamps u rebelle à des esprits frivoles ».
Le substantif ne saurait se ])asser d'un atljectif, qui n'est ])as tou-
jours là ]><>ui' ajnulcr' à uu ulijct de la ((Milciir, du |iit I (ii('S(|iuî. Ce
sont ])oui- la |ilu|iai'l des adjectifs alisliails, iii'Xjiii nia iil (ju'uno
(piaillé iiMUalc. Iianalc, à loice d'être ((MiNriiiir : le lia\ail sérieux,
les cliaiil.s jinfini, Irs (hu.slr.s ji'UX. Ii-s Ixns dé\frl.s. la \ ic hostile, la
céleste iu,ci'\ rillc, driiMin ptlat, nnijlc \(>\\. jnii^f iiiiu(ihli\ soigneux
laboureur.
204 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
Mais Deschamps n'est pas toujours aussi banal. Il s'est nourri,
pendant sa jeunesse, comme ses contemporains, des Parny, des
Lebrun, des Delille, et, disciple avisé, il use de toutes les ressources
de la poétique du temps. Cette poétique était un exercice distingué
de l'esprit. Deschamps devait y exceller, et c'est précisément pour
éviter la banalité qu'il ne dédaignait pas les expressions affectées.
Pour n'être point vulgaire, il ne fallait pas parler comme tout le
monde et les poètes avaient créé une langue à leur usage : l'on
avait beau se piquer en 1828 d'être romantique, c'est-à-dire révolu-
tionnaire en littérature, on ne voulait pas renoncer, — Deschamps
moins que tout autre — au privilège de la distinction. Une des élé-
gances de style le plus chère aux poètes classiques consistait à pei-
sonnifier des abstractions.
L'abondance, comme une divinité bienfaisante, vient visiter le
laboureur :
L'abondance envahit ses greniers spacieux.
L'o/- qu'il possède est promu au rang d'architecte :
Les bâtiments que mon or édifie,
s'écrie-t-il.
Le jeu, la nue, la révolte, comme dans Schiller, il est vrai, sont des
monstres que le poète fait vi\Te devant nous. La pluie tombe-t-elle
sur une maison en flammes :
Le jeu s'en irrite et l'accueille en grondant.
Cette maison incendiée :
La nue, en voyageant, y regarde...
Quant à la révolte, elle sonne le tocsin :
Aux cordes de la cloche, alors, en rugissant
Se suspend la révolte.
Que font les honnêtes gens devant le peuple révolté ?
Les gens de bien font place à la rébellion.
Toutes les variétés de figures que l'ancienne rhétorique avait
classées se retrouvent chez Deschamps : les diverses métonymies,
dont les principales consistent à rendre le concret par l'abstrait, le
tout par la partie, l'audacieux hypallage, par lequel un habile écrivain
saura attribuer, tout en é\-itant l'équivoque, à certains mots d'une
phrase, une épithète qui ne convient cju'au mot voisir, et tous les
tropes qui resserrent, au gré de la pensée, le sens d'un mot ou Félar-
LE POEME DE LA >( CLOCHE ))
20;
gissenl, l'anlilhèse qui donne du relief ù l'expression, la métaphore
et la comparaison qui donnent de la couleur, la périphrase enfin qui
flattait délicieusement le goût des lettrés d'autrefois, parce qu'elle
donnait à l'image la forme recherchée d'une jolie énigme, toutes ces
grâces surannées de l'ancien style, chargent le vers si alerte pourtant
d'Emile Deschamps.
Un amoureux cueille des fleurs pour celle qu'il aime ; le poète, ])our
le représenter, emploiera deux métonymies en deux vers :
Sa main aux prés fleuris dérobe chaque jour
Ce qu'ils ont de plus beau pour parer son amour.
Ce n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres. L'hypallage est
peut-être plus fréquent encore :
Le riche laboureur est -il orgueilleux de sa prospérité :
Dune bouche orgueilleuse il se vante...
Deschamps veut-il décrire comme Schiller le noir ])rince des morts,
qui arrache l'épouse aux bras de l'époux, il se sert d'une métonymie
doublée d'un hypallage. Il nous montre « du roi des morts l'avidité »,
en compliquant encore d'une inversion cette expression affectée •
la tondre épouse
Que vient du roi des morts l'avidité jalouse
Séparer des enfants, de l'époux;..
L'antithèse est peut-être de toutes les figures de l'ancien style,
celle que le romantisme accueillera avec le plus de faveur. Deschamps
en fait souvent un usage qui devait plaire aux connaisseurs.
Tout ce qui fut son bien,
dit-il du laboureur ruiné par l'incendie
n'est plus qu'un peu de cendre,
Mais un rayon de joie en son deuil vient descendre.
Voyez : il a compté les têtes qu'il chérit.
Pas une ne lui manque, et, triste, il leur sourit.
L'est (; le sourire à travers les larmes » du vieil I lomcre et que depuis
des siècles tous les Longins admirent. Vu lettré se sait gré d'une rémi-
niscence heureuse.
Mais la comparaison classiciue, celle dont H(»il('au avait donné le
modèle dans son ArL Poétique, non ])as simplement la courte méta-
]>hore annoncée jtar comtne, qu'il emjdoie couranmient, iiu»is la com-
paraison suivie, symétrique, dont les deux termes se font écjuiUbrc,
se rencontri- dans la traduction (h; la Cloche. Le jtoète compare le
peuple en guerre civile au fru d'un incendie :
206 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES »
Quand sa puissance même a rejeté ses fers,
Il mugit, et pareil aux laves des enfers,
De sa captivité court punir ses rivages,
Tel le flot populaire étend ses noirs ravages...
Ces quelques vers sont un exemple frappant du style pseudo-
classique. La pensée n'est Lien là qu'une suite continuelle d'images,
non pas au sens oîi nous l'entendons, c'est-à-dire comme une repré-
sentation directe des choses, telles que les diverses sensations que
nous éprouvons en face du monde extérieur, nous la donne, mais
au sens où l'entendait Marmontel : « Par image, on entend, dit-il,
cette espèce de métaphore qui, pour donner de la couleur à la pensée
et rendre un objet sensible, s'il ne l'est pas, ou pkis sensible, s'il ne
l'est pas assez, le peint sous des traits qui ne sont pas les siens, mais
ceux d'un objet analogue. »
La périphrase enfin, quoique Deschamps n'en abuse point, appa-
raît dans son style, comme la trace irrécusable de l'héritage classique.
La cloche est appelée le « pieux monument ». Mais voici la périphrase
explicite : la cloche est devenue :
L'airain qu'au Dieu de paix la piété consacre.
II
LA FIANCEE DE CORINTHE DANS L ŒUVRE D EMILE DESCHAMPS
Nous ne recommencerons pas, à propos de la Fiancée de Corinthe^
l'étude du style complexe de Deschamps. Ce curieux mélange de
conventions et de nouveautés, que nous offre tout particulièrement le
style des premiers romantiques, reparaît ici, comme dans la traduc-
tion de la Cloche, et ce style fait écran, si l'on peut ainsi parler, entre
l'imitateur et son modèle.
Emile Deschamps avait beau sentir que l'inspiration qui crée un
chef-d'œuvre ne se transmet pas à celui qui l'imite, il a cru, en dépit
qu'il en eût, malgré sa théorie de l'individualité du style, qu'il était
possible à la souplesse du talent d'un seul homme de reproduire en
d'exactes copies des œuvres aussi différentes. Rappelons-nous la
prétention superbe, et d'ailleurs charmante d'audace et de juvénile
ardeur, qu'il exprime dans l'avant-propos de ses Etudes : il veut
offrir à ses lecteurs « un spécimen des différentes langues de l'Europe,
fixer quelques traits de la physionomie de chaque muse depuis le
LA « FIANCÉE DE CORINTHE » DE GŒTIIE 207
portugais de Canioëus et l'ano-lais de Shakespeare, jusqu'au turc de
Reschid-Pacha ^. » Il prétendait s'assimiler ainsi l'une après l'autre
toutes les littératures de l'univers. Or, l'entreprise n'était peut-être
pas moins téméraire d'oser reproduire, avec les diiïérences qui les
caractérisent, quelques traits de la physionomie de deux poètes de
la môme race et du même temps, comme Gœthe et Schiller.
Le jugement que portait Henri Blaze, en 1841, dans la Revue des
Deux Mondes, sur la tentative de Deschamps est trop sévère assuré-
ment, mais il procède d'une observation juste :
« En général, dit-il, ce qui manque à ces traductions c'est le soufïle,
la couleur, la vie transmise et indépendante. Le grand tort de ces
ébauches, c'est qu'elles ne ressemblent à rien : M. E. Deschamps
ajoute à la fois trop et pas assez : trop pour qu'on puisse appeler
cela une traduction littérale, pas assez pour qu'à défaut de la vie
originelle absente, on y trouve au moins l'individualité d'une ima-
gination parente même au degré le plus lointain de l'inspiration
créatrice ^. »
Henri Blaze accorde toutefois à l'auteur des Éludes que dans la
Fiancée de Corinthe, il a mieux réussi, «non (pi'il soit parvenu, dit-il,
à rendre quelque chose de ce mâle dessin, de ce grand style qui carac-
térise la légende de Gœthe, mais au moins cette fois, comme il
s'agissait de récit et de dialogue, il a pu se tirer d'affaire adroite-
ment. »
Nous avons fait sur l'art de la composition dans Deschamps la
]>art de la critique et celle de l'éloge. Ce qui nous intéresse surtout,
dans les études compuralives ({ue nous poursuivons, c'est de marcjucr
à quel ]»oint rins})irati()n et la culture, presque autant que la race,
tout différait entre les romanti(iues français et les poètes allemands
qu'ils appelaient Icms maîtres.
Ils étaient cependant bien leurs maîtres et leurs précurseurs, si
l'on entend ])ar là (pa'ils leur ont fourni des thèmes nouveaux. Voici
par exemple la Fiancée de Corinthe. 11 n'y a ])ciit-rtre ])as d'œuvre
])oétique de Gœthe — ballade, romance ou lied ■ — ■ qui ait eu en
France une ])lus grande fortune. Traduite deux fois en prose médiocre
sous la Restauration, notamment ]»ar M'"^ Panckoueke en 182"),
<'lli' entre avec E. I)es(li;iiiips (l;iii^ l:i |ioésie fr;i iirais(\ Dés loi's, elle
1. Poi'-aies (l'Émilr cl ilAiitaiii 1 )ts(liiiiit ps. l'.iris, 18'il, in-8'', p. vu.
2. Jîci'iie (les Deux- M ondes, aoùl l.S'it, p. 055.
208 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES ))
ne cessera pas d'exercer au cours du siècle une influence considérable.
Il semble qu'elle ait séduit les romantiques avant tout par sa couleur
fantastique. Les Parnassiens, guidés par leur goût pour l'hellénisme
renaissant, en dégageront l'inspiration païenne. Anatole France, dans
ses admirables yoces Corinthiennes, André Lefèvre, Leconte de Lisle,
et bien d'autres lui emprunteront avec le cadre harmonieux de cette
résurrection de l'antique, le thème de la revendication des droits de
la jeunesse et de l'amour contre l'ascétisme chrétien ^.
Les romantiques se plurent davantage au fantastique du sujet.
C'est une question pour les exégètes de Goethe de savoir si la jeune
fille qui apparaît au jeune Athénien dans la première nuit qu'il passe
chez ses hôtes de Corinthe, est vivante ou morte. Est-ce la religieuse
qui sort du cloître comme d'un tombeau ? est-ce un spectre échappé
de la tombe ? Pour les romantiques, il n'y a rien de plus simple : Le
merveilleux convenait à leur imagination ; tout un essaim de fantômes
et d'apparitions flottaient dans l'air à cette époque : la jeune fdle
morte est devenue vampire.
Sans remonter jusqu'à ces prétendus cas de vampirisme observés
en Hongrie de 1724 à 1732, et qui avaient non seulement soulevé de
nombreuses polémiques dans l'Europe savante de ce temps-là,
mais violemment secoué les imaginations et troublé les âmes, il nous
suffira d'indiquer dans la littérature du début du xix® siècle, le déve-
loppement de ce thème horrifique ^. Il part de Gœthe. B\Ton, en 1813,
lui fait une place dans le Giaour : on le trouve en France à partir
de 1820. Le libraire Ladvocat lance sous le nom de Nodier un roman
de Cx'prien Bérard, intitulé : Lord Ruthwen ou les vampires, et le
Théâtre de la Porte-Saint-Martin, monta, le 13 juin 1820, le Vampire,
mélodrame du même Nodier. C'est encore Nodier qui constate, dans
ses Mélanges de littérature et de critique, la contagion de cette fièvre vam-
1. Feuilleton de Pierre Lalo, le Temps du 14 nov. 1916, à propos de la reprise
de Briséis à l'Opéra.
!Nous n'en possédons que le 1^' acte, Chabrier, frappé par la maladie et bientôt par la mort
n'ayant pu achever que celui-là... Le sujet de Briséis, tiré d'une légende ^ecque, rapportée
par Phlégon de Tralles, historiographe de l'empereur Adrien, dans sa chronique des Choses
merveilleuses, a été déjà développé par Gœthe dans la ballade de la Fiancée de Corinthe et par
M. Anatole France dans son poème dramatique des Noces Corinthiennes. Comment l'avaient
traité Catulle Mendès et Éphraïm Mikhael, auteurs du li%Tet que Chabrier mit en musique,
c'est ce qu'il n'est pas facile de savoir : soit qu'ils n'aient jamais publié leur livret en entier,
soit que l'édition en soit épuisée, il est introuvable...
2. Stefan Hock. Les Légendes de Vampires et leur utilisation dans la littérature
allemande. Berlin, 1900.
LA « FIANCÉE DE CORINTHE » DE GŒTHE 209
"pirique : « Le vampire, dit-il, épouvantera de son horrible amour les
songes de toutes les femmes; et bientôt sans doute ce monstre encore
■exhumé prêtera son masque immobile, sa voix sépulcrale, son œil
-d'un gris mort... tout cet attirail de mélodrame à la Melpomène des
boulevards, et quel succès alors ne lui est pas réservé ! »
Cette vogue qui sévit au théâtre s'étend juscpi'à la poésie ^. On sait
l'influence qu'elle aura sur l'œuvre de Th. Gautier. Les Jeune-
France en étaient comme entêtés. Il sullit de parcourir, pour s'en
rendre compte, Feu et Flamme, le recueil de poésies de Philothée
O'Neddy (Théophile Dondey) paru en 1833. Petrus Borel célèbre ce
beau temps de 1830,
Lorsqu'on avait des flots de lave dans le sang,
Du vampirisme à l'œil, des volontés au flanc...
Dès 1828, Victor Hugo, dans sa Préface de CromwcU, faisait du
vampirisme un des éléments de sa théorie du grotesque :
Les naïades charnues, les robustes tritons, les zéphirs libertins ont-ils
la fluidité diaphane de nos ondins et de nos sylphides ? N'est-ce pas parce
que riniagination moderne sait faire rôder liideusement dans nos cime-
tières les vampires, les ogres, les aulnes, les psylles, les goules, les bruco-
laques, les aspioles, qu'elle peut donner à ses fées cette forme incorporelle,
cette pureté d'essence dont approchent si peu les nymphes païennes ?
On peut dire que la Fiancée de Corinthe, ])ubliée par Gœthe en 1797,
donna le branle à cette influence. Il s'était intéressé, dans son uni-
verselle curiosité, aux cas de vampirisme signalés en Hongrie. Il
avait lu la fameuse dissertation de Dom Calmet inspirée par ces
événements et qui avait si fort irrité Voltaire. Enfin il avait, dans
une strophe au moins de sa ballade, nettement marqué le caractère
de l'orgie vampirique :
« Je suis poussée hors de la tombe — pour chercher encore le bien
qui me fut ravi — pour aimer encore l'homme déjà perdu, — et sucer
le sang de son cœur. — Quand c'est fait de lui, — je dois passer à
d'autres — et les jeunes gens succondjcnt à ma fureur. » M"ic Panc-
koucke supprima, dans sa traduction de 1825, ces ])récisions indiscu-
tables. Deschami)s les restituera. Il traduit en ces termes l'aveu du
cruel et séduisant vampire :
Je m'enfuis des tombeaux
Pour goûter des ]»laisirs cpi'ou m'a ravis, et comme
1. Cf. sur (■<• point. Assoliiiriiii, lîihlio^raphic romantique (1872), Mélanines
lires d'une petite bihliothèrjue romantique {18GG) cl Champflcury, Le* Vignettes
■romantiques (18'J3).
14
210 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES «
Pour éteindre ma soif dans le sang d'un jeune homme.
Si ce n'est lui, malheur ! d'autres sont grands et beaux ;
Et partout la jeunesse épuisée et livide
Succomberait bientôt à mon délire avide.
Ce n'était pas Deschamps, dont l'imagination accueillait volontiers
les formes ténébreuses du mystère et la poésie de la peur, qui aurait
négligé de laisser passer dans ses vers le frisson du fantastique.
Mais si la Fiancée de Corinthe apparut à Emile Deschamps souS'
son aspect macabre, devons-nous croire qu'il en ait à peine aperçu
le caractère païen ? Une telle hypothèse paraît bien hasardée. Rappe-
lons-nous comment Victor Hugo tout à l'heure unissait dans sa con-
ception complexe du merveilleux le surnaturel septentrional à la my-
thologie anticpie. On ne comprendrait rien à la mentalité romantique
si l'on ne songeait constamment aux effets de ces deux influences.
Peut-on supposer que ceux qui admiraient le plus vers 1830 une
des œuvres les plus singulières du grand poète allemand ne se soient
attachés dans la Fiancée de Corinthe qu'à l'un de ses aspects, le plus
saisissant peut-être en apparence, le moins original à coup sûr et le
moins profond ?
La Fiancée de Corinthe est, dans l'œuvre de Gœthe, comme les
Dieux de la Grèce dans l'œuvi'e de Schiller, un témoin de la conception
idéale cju'on s'était faite de l'Hellénisme en Allemagne à la fin du
xvm^ siècle. Tout un grand mouvement d'études érudites l'avait
préparé. Si Guillaume de Humboldt pouvait songer, en 1789, à écrire
un ouvrage sur la civilisation hellénique, c'était sous l'influence des
travaux philosophiques du savant professeur de Gottingue, Heyne,
l'éditeur de Pindare. Les premières œuvres caractérisées par ce retour
à l'antique étaient de valeur inégale. Leur succès n'en est pas moins
intéressant. Le public accueillait avec faveur les médiocres romans
pseudo-grecs, entre autres V Ardinghello, d'un disciple de Wieland,
l'épicurien Heinse ; Wieland lui-même, sincèrement épris de ce paga-
nisme, dont Winckelmann retrouvait l'inspiration dans les vestiges
de la statuaire antique, vulgarisait avec une certaine gaucherie les
grâces d'un art ciu'il admirait surtout à travers Ovide et l'Anthologie.
Mais les Allemands lettrés lisaient l'Iliade et l'Odyssée, traduits en
vers par Voss. Ils étaient conquis par Homère. Les plus savants
abordaient les textes ardus. C'étaient Eschyle, Sophocle et Pindare,
les lyriques et les tragiques, c'étaient aussi Platon et Démosthène, les
orateurs et les philosophes attiques, que les étudiants expliquaient
avec passion dans les universités.
La Révolution française, il est vrai, éclatait à cette époque. L'at-
EMILE DESCll.VMPS ET GŒTHE
211
tention frémissante avec laquelle les esprits cultivés et libéraux, dans
cette vieille Allemagne encore toute féodale et ecclésiasti([ue, sui-
vaient les événements doutrc-Rliiu, tant de j)réoccu})ations politi-
ques et sociales n'arrêtèrent point cet élan. De})uis les plus crudils
professeurs jusqu'à ces jeunes enlhousiasles, ([ui confondaient, dans
lem* désir de transformer leur l>ays, les chimères dérivées du Contrat
Social et les souvenirs de l'antiquité, tous rêvaient d'une Grèce heu-
reuse, libre, qui aurait offert autrefois le modèle de l'existence
humaine au sein d'une république idéale. Le rêve était séduisant.
L'individu dans cette Grèce fortunée n'avait point souffert du
poids de tout le corps social ; sa liberté d'esprit n'y était point gênée
par les nœuds d'aucun dogme ; sa c-onscience même, reflet ])ur de son
activité indépendante, miroir de ce qu'était la Cité cIlc-mêuK;, un
système de forces bien équilibrées, ne connaissait pas ces conflits
douloureux qui déchirent l'homme moderne: la raison chez lui ne con-
tredisait pas l'instinct, et l'idéal restait dans la nature. Cette image
qui hantait plus ou moins confusément toutes les têtes pensantes,
personne ne contribua plus que Goethe et Schiller à lui donîier une
forme précise, lumineuse et belle.
Ce qui d'ailleurs n'était (ju'une poétique image, devint, grâce à ces
grands esj)rits, toute une esthétique.
Goethe qui n'avait encore écrit que Gœtz et Egmont, publié f[u'un
de ses chefs-d'œuvre, Werther, le ])lus moderne de tous (;t le plus
tourmenté, venait de se renouveler entièrement par l'étude de
l'Antitjuité. C'est sur la base de l'ilellénisme renaissant que Schiller,
entraîné par l'admiration que Gœthe lui inspire, fonde la théorie du
classicisme allemand. L'iiomme moderne est divisé contre lui-même :
la politique ne réussit point à trouver la formule de la paix sociale,
la science n'atteint qu'une vérité relative, la ]thilosophie même ne
nous fait touclier ([ue les limites du l'csjjiit Iniiiniiii. Ce tlirisl lauisme,
avec sa psychologie jiessimistc, avec ses dogmes subtils et déc<jnc(M'-
tanls, exprime bien, selon Schiller, l'esijrit de cette longue ])ériode de
la civilisation moderne, où l'homme ne ])eut s'évader de sa condition
réelle que })ai le mysticisme ou le désespoir, Schiller fait appel aux
forces vives de l'âme, à l'énergie du canir, à la puissance de la raison,
et sa conception de l'art, qu'on a])pelle classique en Allemagne, est
un essai pour é<lia[i|icr an rctbiul ;ililc (lilcrnmc '.
L art seul jkiiI immis saiixrr, s il (;oiii|trcn(l son rôle et sa mission :
1. Scliilicr a expose sis idées ])liiloso|)lil(|ues dans uiu; série de traités : Sur
le Palliétiquc — Sur la Beauté et le Cararlère — Sur l'éducation eulhélique de
i/ioinr/tc — Sur la poénie naïve et la poésie senlinientalr.
212 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
dans le domaine idéal où il nous transporte, le libre exercice de nos
facultés jouant, pour ainsi dire, avec elles-mêmes, sans rencontrer
d'obstacles à leur développement, se créent un monde supérieur à
celui où nous vivons, moins réel, mais plus vrai, plus conforme à notre
dignité naturelle, où nos aspirations trouvent leur fin.
Nous avons vu que l'effort d'abord inquiet, révolutionnaire de
l'esprit de Schiller aboutissait à une contemplation, sinon sérieuse,
du moins apaisée du monde et de la vie. 11 s'était astreint pendant
deux ans à ne lire que des œuvres grecques. Malgré sa prédilection
instinctive pour le l^Tisme passionné, pittoresque de Shakespeare,
et pour le subjectivisme essentiel de la poésie moderne, qu'il appelait
sentimentale, à cause de ce caractère même, il louait les Grecs, il
étudiait cet art naïj, où l'esprit créateur, s'oubliant lui-même, par
une sorte de discrétion innée, se soumet docilement à l'objet qu'il
représente. Cet art incomparable n'était d'ailleurs point mort, il
renaissait dans les œuvres de forme parfaite et si simplement humai-
nes que méditait l'auteur d'Iphigénie.
Gœthe lui-même n'était arrivé que par degrés à cette originale
compréhension de l'Hellénisme qui apparaît dans quelques-uns de
ses chefs-d'œuvre.
A l'époque exaltée du Siurm und Drang, quand il ne suivait pas
d'autres règles que sa fantaisie, il honorait d'un culte enthousiaste
Shakespeare et Sophocle, il est vrai, mais c'était une mode à cette
date en Allemagne d'opposer à l'influence de la tragédie française
l'autorité de ces grands maîtres si différents, '( à ces miniatures faites
pour le chaton d'une bague, comme disait dédaigneusement Lessing,
leur vaste peinture à fresque ». Gœthe allait volontiers déjà, après une
lecture de Winckelmann, visiter, à Mannheim, dans la salle des Anti-
ques, l'Apollon du Belvédère et le groupe de Laocoon, mais il ne con-
cevait pas encore en architecture un art supérieur à celui de la cathé-
drale gothique, et, tout pénétré des grâces du passé poétique de la
vieille Allemagne, il ne pensait pas qu'il dût puiser la matière de ses
œuvres à d'autres sources qu'à celles de son pays, et fortifier par
l'acceptation d'une discipline étrangère la sève indépendante de son
génie personnel. Il s'éloignait même singulièrement de l'Hellénisme
à l'époque de Gœtt et de Werther. Ce n'est que par un grand détour
qu'il devait être ramené à ce cercle d'idées.
Il est incontestable que Gœthe a été conquis à l'idéal grec par la
méditation profonde des œuvres de Winckelmann ^. C'est Winckel-
1. Cf. Walter Pater. La Renaissance... — Paris, Payof, 1917. In-8°, étude
sur ^Yinckclmann. •
EMILE DESCIIAMPS ET GŒTHE 213
luanii qui a développé en lui le sens de la beauté plastique. Mais
Goethe doit peut-être davantage à Ilerder, dont la philosophie de
riiistoire fut pour lui une sorte de révélation. C'est au contact de Iler-
der que la pensée philosophique de Gœthe a pris conscience d'elle-
même ^ On peut dire qu'il doit à Ilerder d'avoir mieux et plus tôt
compris les formes successives que l'idéal a revêtues chez les diffé-
rents peuples anciens et modernes. Herder lui a appris à ne rien rejeter
des produits les plus opposés du génie humain. Il lui permettait de
justifier par des différences d'époque et de milieu l'admiration qu'il
ressentait pour Shakespeare aussi bien tpie pour Sophocle. Rien
n'est plus souple d'ailleurs que l'hellénisme de Gœthe ; alors même
qu'il pénètre le plus profondément sa pensée, il ne la fixe pas dans
une sorte d'attitude artificielle. Ce disciple des Grecs garde en face
de ses maîtres la plus entière liberté intérieure ; on a dit qu'il y avait
une sorte d'harmonie préétablie entre la culture des Grecs et le déve-
loppement de la pensée de Gœthe. Le grand poète n'est jamais
en effet plus fidèle à lui-même que quand il s'attache à les imiter.
Deux caractères essentiels constituent l'impérissable beauté des
grandes œuvres de la jeunesse de Gœthe, c'est la noble simplicité de
la forme et l'harmonieuse impression d'équilibre intérieur et de séré-
nité qui s'en dégage. Gœthe a épuisé dans des œuvres comme Iphi-
génie et le Tasse toutes les ressources de ses facultés artistiques et de
sa réflexion philosophique. On y trouve les résultats d'une enquête
immense instituée sur la vie par le plus expérimenté des esprits. Ce
sont des œuvres pleines d'actualité, enui sens, et toutes modernes, et
cependant on y respire un ])arfum d'antiquité. Ce qu'il y a de parti-
cuUèrement grec dans ces chefs-d'œuvre, c'est la pureté des lignes
de la composition, c'est la beauté architecturale de l'ensemble.
Ils font songer à une tragédie de Sophocle. Dans ces deux drames,
l'analyse psycliologicpje et le lyrisme concourent à créer une harmonie
vivante, continue, qui est la perfection de l'art. C'est encore un carac-
tère grec de ces tragédies modernes qu'on puisse comparer leurs per-
sonnages aux héros de Sophocle : ils sont des types assez généraux
pour qu'on puisse admirer en eux tout un asi>ect de l'âme humaine :
ils sont des exemplaires de l'humanité. Iphigénie, comme Antigone,
est SI ])ure qu'elle arrête, })ar la grâce de soniinflucnce, l'inévitable
enchaînement de crimes qui ]»èse sur sa famille ; elle sauve une race
maudite. Les crili(|ncs |»liiiosophes ont disserté sur ce grand rôle
1. Voir dans un des plus charmants chapitres des Mémoires de Goethe (lo
cil. IX), le récit de sa première reruoiitre avec Ilerder à Strashour".
214 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
comme ils l'ont fait à propos des héros d'Eschyle et de Sophocle.
Le personnage d'iphigénie contient autant de substance philosophi-
que que celui d'Oreste ou d'Œdipe dans l'Antiquité. Quant au héros de
cet autre drame immortel : le Tasse, il n'est pas moins chargé d'huma-
nité. Tasso en face d'Antonio, c'est l'expression la plus juste d'un
des spectacles les plus douloureux de la vie moderne : la rivalité
permanente de deux races d'esprits opposés, ennemis, les hommes
pratiques et les poètes, le conflit plus aigu qu'autrefois du rêve et de
l'action ^.
Mais ce n'est pas seulement l'art exquis d'une harmonieuse com-
position et le secret de revêtir d'une forme parfaite, d'un air surpre-
nant de vie réelle, individuelle, un vaste ensemble de pensées géné-
rales, largement humaines, que Gœthe empruntait à ces grands
luodèles ; il s avança plus loin dans l'intelligente conception de l'Hel-
lénisme. Il est allé jusqu'à l'idée profonde, directrice de ce grand art,
et soit qu'il s'inspire d'Homère, comme dans Hermann et Dorotlue,
soit qu'il s'inspire de Sophocle ou de Pindare, comme dans ses
drames imités de l'antique, ce qu'il a prétendu emprunter à ces
maîtres, c'est leur attitude, si l'on peut dire, devant la destinée. Quand
il écrivait dans son Journal, le 1^^ janvier 1778 : « Sentiment plus net
de limitation, et par là de véritable extension », il condensait, dans
une formule précise, l'idée morale qui fait vivre son Hellénisme.
A yjartir du jour où Gœthe ouvrit son âme à la pensée antiqvie, où
le poète ayant rompu le charme du Nord, descendit vers le Sud, il
crut s'être vraiment émancipé. Tout comme le voyage des Alpes lui
avait révélé la majesté imposante du déterminisme de la nature, de
même, quand il eut parcouru l'Italie, qu'il eut habité Rome, et com-
pris les œuvres d'art des anciens dans leur terre maternelle, il lui
sembla qu'il était sorti d'un rêve, et que la réalité lui apparaissait
pour la première fois. Il découvrait le sens de la vie humaine ; plus
de faiblesse pour les caprices du cœur et les jeux de la fantaisie.
A Rome comme devant les Alpes, il pouvait dire : « Ici l'on sent pro-
fondément, rien n'est capricieux, toujours des lois à l'action lente,
des lois éternelles. » Ainsi la sagesse des Anciens devenait la sienne :
il apprenait qu'il est vain de se révolter contre le sort, plus vain
encore d'essayer d'échapper par le rêve aux lois inéluctables du réel.
La destinée de l'homme n'est pas en dehors de la nature ; elle est
dans la nature, qui la soumet à ses lois. Tel est le trésor d'expérience
morale qu'il avait découvert et qu'il ramenait en Allemagne,
1. Le Chatterton de Vigny est le glorieux pendant du Tasse de Gœthe.
EMILE DESCHAMPS ET GŒTHE
215
Gœlhe n'était donc pas revenu d" Italie seulement épris de la forme
accomplie des œuvres de l'art antique ; c'était l'âme même de cette
civilisation disparue (ju'il était allé respirer, et quand, à son retour
de Rome, il se retrouva à Weiniar, parmi les choses et les hommes
avec lesquels il avait grandi, lui ({ui était infiniment sensible au charme
indigène du passé germaniqut;, il se sentit pourtant dépaysé. L'auteur
de Weiiher et de Gœtz s'était transformé au contact direct du natura-
lisme païen de l'art antique. Il avait pris conscience de toutes les
énergies de sa souple et puissante natvu'e, et, témoin des contradic-
tions qui l'avaient troublé jusqu'ici, il assistait au merveilleux tra-
vail d'organisation intérieure qui s'opérait en lui. A l'inverse de
Schiller, il se détachait peu à peu de tous les systèmes. Quoiqu'attaché
par une prédilection innée à Spinoza, son es])rit IcMidait à une conce]»-
tion générale de la vie, non pas exclusivement fondée sur l'intelli-
gence, mais librement ouverte à toutes les exigences de la nature
humaine, et ce qui prouve la sereine impartialité de son éclectisme,
c'est qu'il se dégage de ses grandes œuvres un essai de synthèse des
deux éléments jusqu'ici contradictoires de la civilisation moderne,
le sentiment chrétien qui alimente d'un flot puissant et confus la foi
religieuse, et l'élément antique qui représente la perpétuité des grands
instincts primitifs de la race humaine et les droits de la science et de
la raison'. Mais ces éléments, qui Unirent par se balancer exactement
dans la pensée du grand poète et constituèrent ainsi par leur harmonie
la beauté parfaite de sa vie intellectuelle, sont loin de s'équilibrer
aussi bien dans chacune de ses œuvres. Tantôt l'une, tantôt l'autre
de ces grandes tendances prédominent, et c'est ainsi (jue le philo-
sophe qui dans la Conjession (Cune belle âme ^ a si bien dit à quel besoin
proff>nd du cœur humain ré])ondait la religion, est l'auteur de deux
des plus beaux poèmes oii le génie humain se soit insurgé contre elle.
I^n 1773, bien avant son voyage en Italie. Cœllie em]nMiutait déjà
à la Grèce son mythe de Promet liée. Alors, tout transporté ])ar la
lecture de Spinoza, il fait du grand ennemi de .lupilcr le symbole do
son éiiKiiicipal loii religieuse. Mai>. (pi;iii(l ;inisi il a (l<'li\-ré*^a jriiiic
raiscui frémissante du joug de la loi, il abaiulonne généreusement sa
querelle, et Gœthc défendra souvent la religion contre les attaques des
1. L'œijvro (lr« Rouan nous païaîl rln- un .'mlri' Ijcl essai de syiitlièsc des
mrmfs c-h'-nifnls.
2. C.ï. Willultn Mcislt-rs Lchrjulire. \ I.
Va ;i ce pifipos, celle cilalioii ren)arf|iiai)!i' : " J'ainir rnifiix i\\ir le i;il liolicisrne
me fasse du mal que si on m'empêchai l de m'en servir pour rendre mes [(ièees
plus inféressanlfs. » Gœthc, 27 janvier 1801. (Eupliorion, 7, 525), cilé par Biel-
scliowsky, (joelhc, sein Lehin luul seine Wrrl.r..., Il, ^]'.)'l.)
216 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES ))
philosophes étroits et sectaires, parce qu'il jouit d'une liberté d'esprit
qui lelir échappe et cju'il a l'intelligence du cœur d'autrui.
Gœthe oubliera pourtant une fois encore cette loi de souveraine-
tolérance qui est la marque de sa philosophie. En 1797, ce n'est plus-
le défi de l'orgueil humain et de la science qu'il jette à la face du Ciel,
c'est la cause de l'amour et de la jeunesse qu'il défend contre les
rigueurs de l'ascétisme chrétien. Il avait lu dans Phlegon de Tralles
une histoire simplement merveilleuse : une jeune fille morte venait
une nuit visiter l'hôte de son père. Gœthe transporte la scène à Ce-
rinthe, aux premiers temps du christianisme : la jeune fille est la
victime de la nouvelle religion, à laquelle sa mère l'a consacrée de
force, malgré l'amour qui l'unissait à un jeune païen. Plus encore que
le poème sur les Dieux de la Grèce de Schiller, la Fiancée de Corinihe
respire l'horreur de la religion nouvelle, qui fait violence aux instincts
de la nature humaine. Jamais le regret de cette Grèce idéale où la
religion, élégant ornement de la vie, n'était point une chaîne, n'avait
encore été si franchement exprimé.
Tel est le poème qu'Emile Deschamps choisit pour donner une
idée du lyrisme de Gœthe à ses contemporains. Ce choix fit un peu
scandale.
Voici en quels termes s'exprime le Meixure du XIX^ siècle,
1828, (t. XXIII, p. 309) : il est vrai qu'il n'aperçoit guère le caractère
hellénique du poème :
Nous qui servons aussi de tout noire pouvoir la cause défendue avec tant
d'éloquence par M. Ein. Deschamps, nous craindrions de donner, ainsi qu'il
l'a fait, une extravagante fantasmagorie, comme un exemple utile pour
l'école nouvelle, pour cette poésie moderne qui demande la Pi'e au nom;
de la vérité. Le sujet de la « Fiancée de Corinthe » n'a, quoiqu'on aient dit
Mme (Je Staël et M. Schlegel, rien de touchant pour nous. Les plus hautes
combinaisons du génie tendent de nos jours à prouver qu'il y a dans la
peinture du positif, autant et plus de poésie même que dans les idéalités
mythologiques ; aussi ne pouvons-nous plus nous intéresser à cette jeune
chrétienne, mourant victime du fanatisme de ses parents qui
Des premiers baptisés ont toute la ferveur,
et que l'on voit sortir du tombeau pour visiter son fiancé endormi. La
vierge morte, pour se venger du vœu de chasteté que sa mère lui fit pro-
noncer, prostitue son cadavre glacé aux embrassements d'un païen.
Cette situation fournit à M. E. Deschamps de très beaux vers, mais tout en
rendant justice aux deux stances dans lesquelles il peint le délire amou-
reux du fantôme et de son amant, nous conviendrons du moins qu'elles-
laissent une impression de dégoût ; et, quand les poètes étrangers nous
présentent des images repoussantes, ce n'est point dans leur fange qu'il faut
chercher des richesses pour notre littérature.
EMILE DESCHAMPS ET GŒTIIE 217
Ce ju^'emcul, c[ui no vient j)as dun adversaire du romantisme, est
un document précieux pour l'histoire littéraire. Il nous révèle dans
toute son étroitesse, son inintelligence môme, le goût général de
l'époque, où Deschamps puhliait ses Études. Deschamps faisait
'avec une belle audace son métier de critique : il essayait d'apprendre
à lire à ses contemporains ; il leur oiïrait des œuvres nouvelles, ori-
ginales : c'est un honneur ])our lui d'avoir admiré franchement une
œuvre que ses contemjiorains refusaient de comprendre.
^jme (]g Staël, dont la libre intelligence admettait tout, n'osait pas
défendre le but de cette fiction ^ ; et dans les Annales de la Littérature
et des Arts ^, en 1824, le baron d'Eckstein, esprit pénétrant et fort
avancé sur son époque par sa culture et l'étendue de sa curiosité,
mais prévenu contre Gœthê par ses convictions religieuses, dénonce
ouvertement le caractère païen de la Fiancée de Corinlhe. Personne
en France n'avait aussi nettement marqué avant lui l'influence de
la Grèce sur uju' partie essentielle de l'œuvre de Gœthe. On avait
eu beau traduire llermann et Dorothée, cette épopée rustique, tout
inspirée de l'Odyssée, et Wilhelm Meister, presque tout son théâtre
aussi, Gœthe restait pour l'imagination française l'auteur de Werther^
le peintre du « vague des passions ». Ce que l'on empruntait à son
théâtre, c'était le pathétique ou la couleur locale. Nos Français d'alors,
comme l'a montré M. Baldensperger, ne comprenaient pas que l'au-
teur de Gœtz ait pu écrire Iphigénie. Revenir ainsi de Shakespeare
à Racijie leur paraissait inexplicable. Le souci délicat d'approprier
la forme de l'art à l'objet qu'on veut représenter leur était inconnu,
lis n'avaient pas l'idée de l'étendue des ressources du génie de
(jœthe, surtout de sa sereine objectivité.
Il faut donc constater avec intérêt que le baron d'Eckstein a vu
le premier un autre Gœthe : « Marchant sur les traces de Winckel-
mann, flil-il, il se fit païen à sa suite... Son amour pour les Grecs et
]iour les lieaux-Arts était changé en véritable paganisme... » Il com-
]>are finement les c élégies voluptueuses de Gœthe » à celles de Pro-
]ierce ; il signale dans telle de ses idylles « un mélange de grâce et de
naïveté sauvage » (pii la ferait ])rendre ])oiir uti ^ nKirceau de Tliéo-
crite ». Il n'a qu'un mot pour Iphigénie, mais en lin il en parle, ce i|iii
est rare à cette époque : « Iphigénie, dit-il, est un |in)Jnit dr son admi-
ration pour les Grecs : l'Olympe gouverné par le père des Dieux
captivait son imagination... Dans son enthousiasme ]tonr les créations
1. M"'e do Slai-i. De iAUemaam: 11'' parti.', ili. xiii. l'aiis, Cliarprnlirr, 1 SOO,
iii-S", p. 197.
2. Annales de lu lAUèralure et des Arlx. \X-l'i, Ioiim- XVI, [>. .0!).
218 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES »
d'Homère, il courait risque de heurter le christianisme même ^... »
C'est à ce propos qu'il cite alors la Fiancée de Corinthe et qu'il dit :
La Fiancée de Corinthe. ballade pleine de beautés poétiques, mais
d'une profonde immoralité, prouve cette disposition d'esprit. Ce n'est
pas la i'olupté funèbre qui, comme le dit M°^^ de Staël, repose sur ce tableau,
où semblent se confondre le pinceau de Corrège et celui de Michel-Ange ;
ce n'est pas la nudité antique de certains détails qui me fait insister sur
l'immoralité de cette production, c'est l'idée principale du sujet lui-
même. Le poète y peint le paganisme à son déclin sous les couleurs les
plus intéressantes et fait de la naissance du christianisme le tableau le
plus rembnmi ^...
Ce n'était pas à un pareil point ce vue que les poètes français à
«ette date se plaisaient à considérer la Grèce. En 1825, il n'y avait pas
quatre ans que les Grecs modernes avaient arraché l'Acropole
d'Athènes des mains des Turcs et que leur révolte avait soulevé
un enthousiasme universel en France. Libéraux et monarchistes,
catholiques et philosophes, Guiraud. dans ses Chants hellènes, aussi
bien que Xépomucène Lemercier, dans ses Chants héroïques de la
Grèce, tous évoquaient les grands souvenirs de la Grèce antique ; mais
tandis que les uns célébraient les jeunes Grecs comme les représen-
tants de la liberté et les champions du droit des peuples levés contre
leurs t^Tans, les autres exaltaient ces chrétiens révoltés contre les
infidèles ^. II nous semble ciu'àrépocjue où Emile Deschamps réunissait
autour de lui dans son salon de la rue de la Ville-l'Evêque les poètes
du premier Cénacle, de 1823 à 1824, quand paraissait la Muse fran-
çaise.'û n'aurait point songé à insérer la Fiancée de Corinthe parmi les
timides essais des lyriques chrétiens, ses amis.
Dans cette petite revue, inféodée pourtant à Chateaubriand, les
romantiques se montraient déjà enthousiastes de B\Ton ; plusieurs
articles, maints poèmes sont consacrés à cette Grèce, pour laquelle
le poète anglais était allé mourir. Mais ce qui inspire ces pièces de
vers, c'est l'amour de la liberté et de la religion. Voici le souhait que
1. Annales de la Littérature et des Arts. 1824, t. XVL p. 59.
2. Ibid., p. 59.
3. Même A. de Vigny dans Héléna. Toutefois nous remarquerons que Vigny
n'a pas seulement fourni à Leconte de Lisle le titre qu'il lui empruntera pour
son recueil : Poèmes antiques ; il semble lui avoir fourni (Héléna, II, p. 33 de
l'édit. de 1822) la forme d'un des plus beaux vers païens à' Hy pâlie :
Mais la Beauté flamboie, et tout renaît en elle,
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs.
Vigny avait écrit :
La mer, sous ses pieds blancs, s'apaise et lui sourit.
EMILE DESCHAMPS ET GŒTHE
219
forme Victor Chauvet dans, le poème ijue jtublie la Muse française
sur V Affranchissement de la Grèce :
Que l'Enfant du Prophète
Heureux et libre sous vos lois,
0 Grecs ! bénisse un jour son heureuse défaite
Et le doux règne de la Croix ^ !
Il n'était pas possible, en 1824, d'offrir aux leclcnrs d'une revue
comme la Muse Française un poème où l'idéal grec apparût comme
une vive antithèse du christianisme. Qu'eùt-on pensé d'une jeune
Grecque qui aurait tenu ce langage ?
Le culte de nos dieux n'est plus ce que tu crois :
Leur troupe a fui brillante, et, dans ces murs funèbres
On n'adore qu'un être entouré de ténèbres.
Et qu'un dieu misérable expirant sur la Croix :
On épargne taureaux et brebis ; mais l'on mène
A l'autel tous les jours quelque victime humaine.
On n'aurait point compris à cette date, parmi les jeunes gens du
groupe romantique, qu'une jeune fille osât discuter la fameuse sen«
tence de Chateaubriand sur l'état de virginité qui avait si fort scanda-
lisé M'"*^ de Staël, au moment de l'apparition du Génie du Christia-
nisme. Chateaubriand définissait la beauté morale de la virginité,
d'après les traités mêmes de Saint-Ambroise :
Une vierge est le don du ciel et la joie de ses proches. Elle exerce
dans la maison paternelle le sacerdoce de la chasteté. C'est une victime
qui s'immole chaque jour pour sa mère.
Or il y a telle strophe de la Fiancée de Corinthe qui semble opposer
précisément les droits de la morale naturelle à l'austère doctrine
chrétienne ex]>riméo ])ar Chateaubriand :
Ce jeune homme est à moi. Libre, on nie le pioniil,
Quand V autel de Vénus brûlait près du Permesse ;
Ma mère, deviez-votis trnhir ^•(>tro promesse,
Pour je ne sais (jinl xdu doui hi raison frémit ?
Aucun iJieu n'a re<;u les seiiurnls d'une mère
Qiii refuse l'hynicn à sa fille. — Chimère !
Fanatisme insensé 1
C'est le ton de la ])oléniiiiii(' religieuse du xyiii*^ siècle. La révolte
du vieil esprit gaulois contre les ]»arlies les ],his dures, — peut-être
aussi les jdus hautes — du christianisme se manifeste i)erpéluellc-
1. Mwie franraisp^ érlil. >h>rs;m, I. II, p. 18G. 10^ livraison, avril 1824.
220 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
ment au cours de notre littérature. II n'en est pas moins vrai qu'à
certaines dates de cette histoire, on sent une pareille manifestation
impossible. Comment se fait-il cependant que tels vers, qu'un poète
n'aurait pu écrire en 1824, puissent lui venir le plus naturellement du
monde à l'esprit quatre ans plus tard ^ ?
On ne peut comprendre cette évolution rapide que si l'on accorde
à ces premières années du développement de l'école romantique toute
l'importance qu'elles méritent. Avec l'année 1824, qui vit s'éteindre
cette Muse française qui ne vécut que quelques mois, s'achève la
première période du romantisme. Il n'avait jusqu'alors été qu'un
mouvement lyrique, inspiré par le catholicisme et le culte royaliste
de la chevalerie. Les Méditations de Lamartine, les Odes et Ballades
d'Hugo, tels avaient été ses chefs-d'œuvre. La source pure commen-
çait à s'épuiser, La guerre d'Espagne avait entraîné la. chute du maître
unique, incontesté de l'école naissante. Chateaubriand quittait le
ministère. Cette retraite, dans laquelle les Ultras voulurent voir une
« défection », correspond pour le romantisme à un grand changement
d'orientation. Les idées libérales font alors d'immenses progrès ^.
Hugo lui-même, qui avait fondé le Conservateur littéraire, sous le
patronage de Chateaubriand, et qui avait pris part à la fondation de
la Société des Bonnes Lettres, lui qui avait écrit, en 1822, dans la
Préface de ses Odes « que l'histoire des hommes ne présente de poésie
que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieu-
ses », Hugo venait d'écrire Cromwell et sa retentissante Préface.
Instruit par le spectacle des événements politiques qui se précipitaient
alors et préparaient la chute des Bourbons, libéré surtout des con-
traintes qui avaient jusqu'ici arrêté son développement, il prenait
conscience du grand rôle social qu'il devait jouer, et il entraînait ses
amis à sa suite. Emile Deschamps n'était pas un des moins empressés.
Il se prêtait alors hardiment aux idées nouvelles ; et, libéral avec
Victor Hugo, ce très moderne romantique allait applaudir à la renais-
sance humaniste que Sainte-Beuve propageait dans le Globe à la
même date.
1. Il serait intéressant d'étudier la permanence latente, pendant la réaction
catholique et royaliste des premières années de la Restauration, de la philoso-
phie du xviii^ siècle et aussi le développement continu de l'hellénisme érudit
en France au début du xix<^ siècle. Lire sur ce point le beau livre de Charles
Joret : D'Ansse de Villoison et l'hellénisme en France pendant le dernier tiers du
XVIII^ siècle... Paris, H. Champion, 1910, in-8'', et consulter l'œuvre de Bois-
sonade et de Paul-Louis Courier.
2. Importance capitale de ia fondation du Globe (1824-1832), organe du
libéralisme, de 1824 à 1830, et du saint-simonisme, de 1830 à 1832. Cf. l'étude
sur Pierre Leroux, par P. -Félix Thomas. Paris, Alcan, 1904, in-8.
EMILE DESCIIAMPS ET GŒTHE 221
Des vers comme celui que nous avons souligné tout à l'heure :
Quand r autel de Vénus brûlait près du Permesse,
OU comme celui qui nous présente le jeune Athénien :
// est encor païen comme en Grèce...
nous rei)nrlent bien au-tlolà de ces Grecs modernes qui combattaient
les Turcs au nom de la Ooix, surtout les vers par lesquels se termine
le poème :
Elevez le bûcher que mon ombre convoite.
Placez-y les amants... Quand brillera le feu,
Quand les cendres seront brûlantes, il me semble
Que vers nos anciens Dieux nous volerons ensemble.
De tels vers ne trahissaient point trop les intentions esthétiques de
Goethe. Ils faisaient songer d'autre part à l'œuvre la plus grecque de
notre littérature, à la poésie d'André Chénier.
La gloire d'André Chénier parmi les romantiques ne remonte pas
à la première période de cette école. Quand ses fragments posthumes
furent publiés, en 181i^, cette poésie jyourtant si fraîche et si rare
trouva d'abord bien peu d'écho. Parmi ceux (pii en avaient eu
connaissance avant la ]niblicalion d'Henri de Latouche, il n'y eut
guère que Chateaubriand ([ui fut touché '< de cette poésie échappée
à un poète grec », et Millevoye qui le premier peut-être, grâce à l'ex-
quise sensibilité de son tempérament artistique, sentit l'originalité
de Chénier et dans ses Élégies l'imita. Mais ce sont là des précurseurs.
Dans la première période romantique, nous ne pourrions citer que les
essais poétiques d'A. de Vigny débutant, qui soient orientés vers
l'antique. A cette époque les ])oètes lui préféraient le Moyen-age,
Ossian et la poésie septentrionale. Ce n'est que plus tard, vers 1828,
que Sainte-Beuve a])porta à Chénier l'hommage du romantisme
et réconcilia les novateurs avec la tradition classique de la
France ^.
Emile Deschamps avait pour André Chénier un goût aussi vif que
Sainte-Beuve. La Préface des Éludes en offre en maint endroit le
témoignage, et l'on })eut dire qu'il était de ces rares lettrés de son
temps, qui fussent capables de rapprocher pour le |iarfum d'antiquité
qu'elles exilaient l'œuvre d'André Chéiu'er de certaines parties de
liruvre de Gd-the.
1. l-nubl iJupiiy. Jeunesse des romantiques, p. 301, cl Louis licrlr.Tud, La
Fin du classicisme. Paris, Hachette, 1897, in-8o, p. 381-401 : intéressante cri-
tique de l'influence de Cliénier.
222 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES ))
Aussi les vers que nous avons cités sonl-ils fort intéressants par
leur date. Sans vouloir prétendre qu'Emile Deschanips ait précisé-
ment choisi la Fiancée de Corinthe, à cause du caractère grec et païen
de cette ballade, il est évident que le poète romantique ne l'a pas
méconnu. Il appartiendra aux Parnassiens d'accentuer fortement ce
caractère dans les poèmes, où ils s'inspireront de la Fiancée de
Corinthe. Deschamps l'a discrètement indiqué dans sa traduction,
et c'était témoigner ainsi d'une grande audace en son temps et
d'une originalité singulière, quand même il conviendrait, comme
nous l'avons dit, de rapporter une partie de ce mérite à Sainte-
Beuve ^.
1. S'il est de toute justice de voir dans Emile Deschamps, à cause de son
ardent amour de l'art des vers, de son constant souci de la technique et de la
préoccupation esthétique qui le guide dans le choix de certains sujets, un pré-
curseur du Parnasse, il est non moins juste d'accorder ce titre à S*^-Beuve.
A signaler, dans le Mercure de France (octobre 1919) une étude de M. Jean Aubry,
sur les rapports de S*^-Beuve avec Verlaine. En 1865, dans un article publié
par la revue Y Art et consacré à Baudelaire, le jeune Verlaine rendait hommage
aux Rayons jaunes, « le plus beau poème, à coup sûr, disait-il, de cet aimable
Joseph Delorme ». On a souvent montré que Verlaine se reliait à la génération
précédente par Lamartine. M. Aubry démontre que cette liaison se fait aussi
par S*^-Beuve. II signale encore l'influence de Wordsworth sur Verlaine, dont
un critique anglais, George Moore s'était avisé : « Verlaine, en se développant,
disait-il, accrut sa simplicité jusqu'au naturel d'entretien d'un Wordsworth. »
Faut-il rappeler que c'est à S*^-Beuve qu'il faut attribuer l'honneur d'avoir
acclimaté en France les « lakistcs » anglais ? Cf. les Poésies de Joseph Delorme.
CHAPITRE VII
I. Les Etudes françaises et étrangères (fin). — Emile
Deschamps et l'Espagne. — Le Poème « de Rodrigue »
et la genèse de la « PETITE ÉPOPÉE )) AU XIX® SIÈCLE.
II. Conclusion sur l'œuvre d'Emile Deschamps traducteur.
— Succès des « Etudes » et de la « Préface » des « Etudes
françaises et étrangères )). — Renommée d'Emile Des-
champs EN 1830.
I
Le Poème de Rodrigue, œuvre adaptée du Romancero ^ espagnol,
est sans doute le |)lus grand elïort poétique qu'Emile Deschamps ait
tenté. Il avait oul*)Iié ce jour-là le précepte de son cher Horace :
Sumite materiam vestris, qui scribilis, sequani
Viribus, et versate diu qnid ferre récusent,
Quid valeant humeri.
La tentative était assurément supérieure aux forces du poète : il
ne s'agissait pas seulement de composer une œuvre d'assez longue
haleine et de rester original en imitant un modèle étranger, mais
1. Voici en fjucis termes le comte de Puymai<,n'r, dans l'ax aiil-propos de son
Choix de vieux chanls e-siKigiiols, définit les mois : ronitiiirero ri lonuinres et précise
le sens qu'ils ont dans la littérature espafrnole :
On appollo romancero, non une espèce de cliant, mais un recueil de romances, comme on
appelle chansonnier un recueil de chansons... Le romancero de Don A. Duran forme 2 gros
volumes grand in-octavo à deux colonnes et d'autres collections sont venues s'y ajouter...
Le succès [de ces romances] a été tel que pendant longtemps on a cru que l'Espagne avait
créé une sorte de poème auquel les autres nations n'avaient rien à comparer. Tous les pays
ont pourtant, sous d'autres noms, ce que l'Espagne croyait posséder seule : de petites com-
positions épiques d'origine populaire. Mais, tandis que partout on dédaignait, on oubliait ces
poèmes ingénus, li-s Espagnols se souvenaionl des leurs, les recueillaient, les imprimaient et
leurs meilleurs poètes ne craignaient pas d'imiler ces vers abrupts et d'y chercher une sève
nouvelle...
Le mot roinanz, dont on fît plus tard romance (romancé) était primitivement attribué,
comme en France le mot roman (qui en serait la vraie traduction), à toute oeuvre en langue
vulgaire, et linit par désigner plus particulièrement les récits éjiiqucs, quand s'introduisit
224 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES »
■d'aiguiller, si l'on peut ainsi parler, les poètes du x^x^ siècle vers un
genre alors nouveau, encore inexploité, le Poème, et de donner un
exemple de ce que pourrait être — après le genre épique suivant la
formule de Voltaire définitivement aboli — l'épopée renouvelée,
rajeunie. Il fallait plus et mieux que l'intelligence et la réflexion
d'Emile Deschamps pour réaliser im tel programme. Mais l'audace
est presque toujours heureuse, et, quand son propre effort échoue,
elle inspire aux autres le désir de le recommencer, et c'est encore une
Bianière de réussite.
Quand on compare l'œuvre d'Emile Deschamps à l'un des poèmes
de la Légende des Siècles, on mesure aisément la distance qui sépare
le génie du talent laborieux ; Emile Deschamps n'était qu'un habile
homme, mais il fut ce qu'on appelle un ouvrier de la première heure.
Entre son œuvre et celle du grand homme dont il était l'aîné, il y a
la différence qui sépare l'ombre de la lumière. Ce précieux moment
dans l'histoire du romantisme où il n'était déjà plus nuit, sans qu'il
fît encore jour, est admirableinent symbolisé par l'effort poétique
d'Emile Deschamps, que nous allons étudier.
Les contemporains, qui ne voient pas les choses et les hommes de
leur temps avec le recul nécessaire, ne doutaient cependant pas
qu'Emile Deschamps n'eût été un des initiateurs des romantiques
^n matière de poésie espagnole, et qu'il dût à l'Espagne son meilleur
titre poétique ; et pris en soi, leur jugement est plein de justesse.
Oublions de plus belles lectures et re])ortons-nous à l'époque où
le Poème de Rodrigue fut composé, dans ces fameuses années de la
Restauration qui furent si fécondes. Les Français découvrent suc-
<'essivement chacune des grandes littératures européennes. Emile
Deschamps, qui n'est encore connu que par d'exquises traductions
d'Horace ou des ballades du genre troubadour, tente une adaptation
en vers du Romancero espagnol. Cela lui porte bonheur. Jamais il n'a
été mieux inspiré qu'en l'imitant. Cette œuvre dépasse en vérité sa
J'usage de les écrire. En prenant aux CastUlans le mot romance, qui, s'il était bien prononcé,
perdrait son apparence féminine, les Français lui ont fort mal à propos fait changer de genre ;
aussi depuis quelques années les critiques les plus compétents lui ont-ils rendu son caractère
masculin, que je lui conserverai... Petit romancero, choix de vieux chants espagnols... Paris,
1878, p. 5.
Nous n'avons pas suivi l'exemple donné par M. de Puymaigre et nous avons
laissé dans cette étude au féminin le mot romance pour désigner les compositions
épiques espagnoles si différentes des petites compositions lyriques qu'on a
pris l'habitude en France d'appeler de ce nom. Nous reviendrons dans le cours
de ce chapitre sur les différences qui caractérisent ces deux genres dans les
littératures espagnole et française. Qu'il nous suffise pour le moment de souligner
le caractère épique reconnu comme essentiel aux romances espagnoles.
LE POEME DE RODRIGUE
oor
traduction de la Cloche de Schiller, de la Fiancée de Gœlhe. Les
connaisseurs trouvèrent au Poème de Rodrigue l'air des belles choses,
et nous-mêmes, qui ne pouvons pas ne point apercevoir sur le visage
de la nmse castillane les rides du temps, nous sommes étonnés de
l'éclat (ju'elle conserve encore, et c'est un ])laisir pour nous do
démêler les causes qui font de cette œuvre d'Emile Deschamps un
bel exemple d'imitation originale.
Les contemporains, disions-nous, avaient remarqué qu'Emile
Deschamps, dans son Romancero, s'était dépassé lui-même.
Le Mercure de France fait le plus grand éloge de « cette sorte d'épo-
])ée (jui navail ])as de modèle dans notre langue et (|ui eût fait à elle
seule la réputation d'un poète ^. »
Blaze de Bury, dans la délicate étude qu'il consacre en 1841 à la
réimpression des poésies d'Emile Descham})s et de son frère, reconnaît
c{u'il y a dans ce poème un charme. Ce charme tient à la variété des
scènes dans lesquelles le poète ressuscite le Moyeu-âge chevaleresque,
les combats fabuleux des Maures et des Chrétiens, l'Espagne pas-
sionnée, héroïque et dévote. Les sentiments y sont peints avec des
couleurs romanesques qui ne inanquent pourtant pas de naturel, et
tous les épisodes se succèdent brillants et rapides, tous différents les
uns des autres, mais emportés dans im même élan, soutenus par un
style qui a du mouvement et de la vie. Blaze de Bury admire « cette
muse flexible, qui sait si bien se ployer à tous les genres qu'il lui
plaît d'adopter pour le moment ». Mais il est particulièrement sensible
aux grâces élégiaques de certains épisodes.
« N'admirez-vous pas comme une adorable réminiscence de la chaste
Betsabée des Livres Saints la peinture de la jeune Florinde se baignant
sous les sycomores et jouant dans les eaux au milieu de ses compagnes,
tandis que le roi Rodrigue la guette du haut du balcon et couve de l'œil
sa nudité pudique ? Le viol de dofia Florinde, les plaintes de la jeune
fille à son père, le désespoir du vieux comte Jidien, le châliment du roi
Rodrigue, sa fuite, son repentir et sa mort... Tout cela est retrace de main
de maître.
Il louait aussi, dans cette heureuse iiuilalioii du lloinaticero, « nue
certaine allure castillane, un ton leste et dégagé qui sied... » « Vous
rencontrez à chaque détour, dit-il encore, ])resfpie à chaque pas, de
beaux vers, des str(q)hes vaillantes et bien fta|)|»ées ^. » Ce caractère
castilhiii (lu poèruc eu lil la r<iiluiir; \\ sédinsit \'. Ihigo. Le jeune
1. Mm tire fie France au dix-neui>icnie siècle. 1820, t. XXV, p. 72.
2. Jiev. des Deux-Mondes, août 1841, p. 55;i.
15
226 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
auteur des Odes et Ballades avait si bien aperçu la couleur vraiment
épique de certains passages qu'il résolut de l'imiter.
Xous ne prétendons pas que le point initial de l'influence espagnole
dans l'œuvre de V. Hugo soit là, ni que le grand poète ait eu besoin
des exemples donnés par Deschamps pour se révéler un jour poète
épique. Quand une œuvre d'Emile Deschamps aurait simplement
contribué, parmi tant d'autres causes, à permettre à l'homme de
génie d'essayer ses forces et de se reconnaître, ce serait assez pour sa
gloire.
Il faut en effet accorder qu'Hugo et ses frères, par leur éducation
et leurs origines, étaient mieux disposés que personne à initier les
Français de leiu" temps aux choses de l'Espagne. Ils entendaient la
langue de ce pays ; Abel au moins, le traducteur du Romancero, que
Deschamps imitait, la savait fort bien ^. En 1821, il faisait à la Société
des Bonnes-Lettres, un cours sur la littérature espagnole ^. Dans le
Conservateur littéraire, que les frères Hugo dirigèrent ensemble de
1819 à 1821, et où Deschamps, leur ami, collaborait, les questions
relatives à l'Espagne sont toujours abordées franchement, avec
compétence. Les citations de l'espagnol sont assez nombreuses. On
sent qu'Hugo, dès cette époque, avait l'intuition des affinités qui
rattachaient à l'ardente imagination des poètes espagnols son génie
naissant.
Toutefois sa pensée suivait à cette époque un autre cours, et, dans
ces années de jeunesse qui furent consacrées, quand on y regarde de
près, à un immense travail d'investigation en tous sens, Victor Hugo,
en homme qui a conscience de ses forces, était moins pressé que per-
sonne de s'engager dans une voie aventureuse. Il laissait faire les autres
et réfléchissait. Tandis qu'Emile Deschamps s'élançait hardiment
dans la campagne romantique, avec la pointe d'avant-garde, Hugo
parfois semblait se réserver. Il se nourrissait alors de la moelle des
grands classiques. Il prenait lentement conscience des responsabi-
lités d'un chef d'école et méditait, en attendant l'avenir, les leçons que
1. Abel Hugo. Romances historiques traduites de l'espagnol... Paris, chez
Pélicier, 1822, in-12.
Abel Hugo fit représenter le 24 août 1823 à l'Odéon, en collaboration avec
Alphonse Vulpian, un à propos- vaudeville en 1 acte, intitulé : Les Français en
Espagne. Paris, Ponthieu, 1823, in-8o.
2. Revue bleue, 3 sept. 1904. Des Granges. La Société des bonnes lettres — et
Paul Berret : Le Moyen-Age dans la Légende des siècles et les sources de Victor
Hugo. Paris, H. Paulin (1911), in-8°, p. 84. Sur cette question : Hugo savait-il
l'espagnol ? voir encore à ce propos : Choses vues, nouvelle série, t. III, p. 11,
Victor Hugo raconté, t. I, fin du chap. xxix, et une conversation entre Hugo et
le bibliophile Jacob (Paul Lacroix) publiée dans V Artiste, sept. 1882.
LE poè:me de IîODRIGUE 227
les maîtres ont données dans leurs œuvres. Emile Deschamps ressem-
blait à Horace ; il est resté dans l'art ce qu'il était dans la vie, un
-épicurien délicat. Hugo se sentait redevable de sa jeune expérience à
la méditation du sage et profond Virgile.
Ces grands poètes eurent l'un et l'avitre deux muntles, deux civili-
sations différentes à unir dans leur es])rit, avant den chercher l'ex-
jiression harmonieuse dans Tart. C/est un problème de culture cpie
V. Hugo, comme \irgile, eut à résoudre. Ne nous étonnons ])as, au
début de sa carrière, de sa longue patience. Lui ([ui se sentait jjleiu
de l'avenir, il n'était ])as pressé de rejeter les disciplines du passé.
Il demeure d'abord fidèle à ses chers classic^ues. La doctrine même du
classicisme le posséda longtemps tout entier. Elle tint longtemps en
bride les énergies de sa puissante nature.
Rien ne préoccu])e plus, en 1820, le futur créateur de la Légende
Ues siècles que la médiocrité ])ersistante des épopées qui se ])ubliaient
à cette époque. Il recherchait les causes de ces ])ei'pcLuels avatars.
Il ne savait pas encore ce qu'il fallait faire. Il rappelle les règles du
genre ^ ; il en défend les traditions, il dit l)ien c[u'il s'agit d'un ])ro-
blème de style. Il ne prévoit pas aussi clairement (pie Deschainps la
forme que prendra ré]jopée au xix*^ siècle.
Quant au rôle ipic l'influence de la littérature espagnole devait
jouer dans l'évolulinn du genre épique, Hugo avait laissé son ami s'en
aviser avant lui.
Le grand ])oète rendit hommage dans les Orientales à l'auteur du
Poème de liodrigue. Lue slro])li(; de ce ]>oème sert d'é])igra]>lie à
l'une des pièces du recued : la indaillc perdue, où il reprend, si Fdu
peut dire, avec une orchestration plus riche, un thème <pi'lMnile Des-
champs avait fort heureusement développé. Hugo rappelle dans une
longue note des Orientales, le modèle qu'ils avaient suivi F un et
l'autre ' l'admirable romance espagnole Rodrigo en el campa de
1. t'iio dos pri'iivos dn la l'orlr ('■ducaf ion classique' dr V. Iluf^o est dans l'idée
qu'il se faisait encore à cette date de l'cpoix'''. il a lu M""' de Staël, mais il est
encore plus loin d'Ilerder que de Boileau. l'ciidaiil luuLc; la période classique
l'épopée avait été conçue comme un « roman alié<jorique et mythologique ».
(Cf. Lanson. Lilléralure française, p. .'38.3 et 872 de l'édition 1903). La diffusion
des idées d'Ilerder, de ses travaux sur la poésie populaire contribua j)uissam-
ment à défaire l'idée classique et française de l'épopée. Mais il faut ajouter à
cette influence doctrinale l'elTet produit successivement par l'apparition d'Os-
sian, des Ballades écossaises et des Homances t-spagnolcs. C'est ce qui- nous allons
essayer dr montrer dans le cours de ce chaijitn-.
Consen-ateur lillénitre, 1820, t. I, p. 2'i7 et sq. L'Oiléaitide, poènn; national
(Il 28 chants, par .M. Li-hrun d.s Charmcttes, p. 29'i. La .^/f/vs/Z/rtf/r, ou La Gaule
poéliquc, poème épique iii 12 elianls... par Seipion .Marin.
228 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
hatalla », extraite du Romancero que son frère Abel avait traduit et
publié pour la première fois en 1821. Il cite ensuite la traductioa
en prose de la romance, fait l'éloge de l'adaptation poétique d&
Deschamps et reconnaît ce qu'il lui doit en ces termes :
M. Emile Deschamps est seul en droit de dire qu'il s'est inspiré de
l'original espagnol, parce qu'en effet, indépendamment de la fidélité à
tous les détails importants, il y a dans son œuvre inspiration et création^
Il s'est emparé de la romance gothe, l'a reformée, l'a refondue et l'a
jetée dans notre vers français, plus riche, plus variée dans ses formes^
plus large et en quelque sorte reciselée ^.
Victor Hugo exprime ici à merveille le travail artistique auquel se
livrait avec prédilection l'auteur des Etudes. Mais ce qu'il ne dit pas,
c'est le dessein qui présidait à ces compositions savantes, et c'est
par ce dessein plus encore que ])ar le talent avec lequel il l'exécutait,
qu'Emile Deschamps a tien mérité de la littérature française.
Victor Hugo dépasse sans doute infiniment Emile Deschamps dans
l'art des vers ; celui-ci n'est qu'un habile ouvrier qu'Hugo domine de
toute la supériorité de son génie. Mais Deschamps était un esprit tou-
jours en éveil, et, de ses yeux bien ouverts, il observait les différents
genres qu'on cultivait autour de lui, il voyait un ])eu plus tôt que
les autres ceux qui étaient usés et ne donneraient plus rien, ceux qui
étaient susceptibles au contraire de produire encore, et, comme un
jardinier qui connaît tous les arbres de son verger et n'ignore aucune
des règles de l'art, il se plaisait à essayer des greffes nouvelles. Il
cherchait avec délices. Avait-il failli réussir ? Il n'était point homme
à se plaindre qu'un Victor Hugo profitât de sa découverte. Si Victor
Hugo, dans lapremière partie de sa carrière, a évolué de l'ode à l'épopée
en passant par le drame, il n'est pas inutile de montrer la part d'in-
fluence qu'a pu avoir, fût-elle infiniment légère, l'initiative d'Emile
Deschamps sur un si beau développement.
Quelle était donc l'idée d'Emile Deschamps, quand il s'appliqua
à tourner en vers français les romances de Rodrigue qu'il avait lues,
dès 1821, dans la traduction d'Abel Hugo ?
A cette époque, Emile Deschamps composait des romances dans
le goût du xviii^ siècle. Admirateur d'André Chénier, le poète cher-
chait à secouer le joug du genre troubadour. Il s'appliquait à renou-
1. V. Hugo. Les Orientales, édit. elzevir. Paris, J. Hetzel, 1869, in-12, p. 202.
ÉMII.K DF.SCHAMPS tIT LA « PETITK ÉPOPÉE )) 229
vêler, à enrichir les rythmes de ces jietits poèmes, à en rafraîchir
les images, en un mot à « corriger la futilité du genre, comme il le
disait lui-niènie, par la sévérité de l'exéculion ». Il était persuadé que
« dans les arts, comme en toutes ciioses, la manière est ]>our beau-
cou}» ^ ». C'est ainsi ([u'il remit ])lusienrs fois sur le luétier sa jolie
romance de la Colombe du Clievalier ^. L/iuvenlion du sujet lui parais-
sait même si peu de chose au prix d'une exécution parfaite qu'il lui
est arrivé d'emprunter à Moncrif deux de ses ballades les plus fameu-
ses en leur temps : Les infortunes inouïes de tant belle, honneste et
renommée comtesse de Saulx, et les Constantes amours d'Alix et d'Alexis^
et non pas de les faire siennes en les transformant, mais simplement
d'en corriger les imperfections de style et d'en enrichir les rimes.
11 s'en confessa ingénument dans ses Etudes en 1828 ; il y exprime
avec force l'importance extrême que, poète nourri par son ])ère des
iruvres de Dorât et de Parny et transformé ])lus tard par la médita-
li(in d'André Chénier, il attachait aux questions de technique, à tous
les secrets du métier d'écrivain ^.
Moncrif, dit-il, avait mis dans ces deux compositions originales une
ffràce poétique, ime naïveté charmante, dont notre littérature oifre peu
d'exemples... Mais... on y trouvait des négligences, des répétitions fati-
gantes, des rimes insuffisantes et jusqu'à un certain nombre de vers faux.
Moncrif a cru sans doute donner à ses ballades quelque chose de plus naturel
et de plus simple, par ces négligences et ces irrégularités mêmes. Il s'est
trompé. La simplicité et le naturel doivent être dans le fond des idées,
dans les tours, dans l'expression... mais il faut toujours respecter les formes
de Fart qui ne sont rien toutes seules, mais sans lesquelles tout le reste
n'a qu'une existence incomplète et passagère.
Si Moncrif revenait aujourd'hui, il sentirait cette vérité, et il retou-
cherait ses poésies afin de mettre partout Vart au niveau de la pensée...
J'ai osé le suppléer dans ce travail ^...
Il faut avoir parcouru YAlmanach des Muses, le Chansonnier des
^îràces, les recueils de ])oésies qu'on lisait en France avant comme
après la Révolution, à. la lin du règne de Louis XV comme aux der-
niers j(Mirs (b' r l'^inpiic. pour se rciKhc coiiqdc de \;\ phicc (|u'()CfU[ialt
Aloiicrit dans rcsprit des lettrés |t;iriMi Icsipicls iJcscbanqis avait
vécu ''.
La romance, ]iour Loiucllr- Boilcau et 1' l^c(dc de IGGO n'avaient eu
1. t.tiiiji' I)i'sehariii)s. Œ. c, (. I, A\'(tnl jhdjios tiv iuitlcur, \k 8.
•1. IhuL, j.. 8.J.
;{. Jhifl., 1. II, p. 12-28.
'i. Eliuh's françaises et étrangères, 2c éd. Paris, U. Canel, 1828, iu-S", p. 212.
.j. Eludes franraises et étrangères. Ibidem.
■ù. CI'. Maurice Toiifik.'.ux. Arlicl<: AlfimniK h. (ninidc Eiuijrlopédie.
230 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES »
que du déclaii. était redevenue tout à fait à la mode au miiieu dw
xviii® siècle et son succès auprès du public a duré près de cent ans.
Par romance, nous entendons non seule ment le petit poème chanté
qu'on désigne ordinairement sous ce nom, mais aussi la ballade qui
ne se distingue guère d'elle à cette époque. La confusion s'est si
bien établie entre les deux espèces d'un même genre, que M™^ de
Staël, quand elle parle dans V Allemagne, des ballades de Goethe les
désigne toujours sous le nom de romances ^.
Cette renaissance d'un genre voisin de la ballade serait du plus
haut intérêt, si les poètes de cette époque avaient pu renouer la tradi-
tion de la ballade primitive, telle que l'avaient illustrée jadis Eustache
Deschamps et François Villon. Cette intention efTleura leur esprit.
Ce petit poème à forme fixe, composé de trois strophes où le même
thème poétique se trouvait trois fois repris à la fin de chaque
strophe par le refrain, a inspiré aux musiciens du xviii^ siècle queK
ques-uns de leurs plus jolis airs. Jean-Jacques Rousseau, qu'il faut
nommer parmi ces musiciens, faisait le plus grand cas de la romance.
<■ Une romance bien faite, écrit-il ^, n'ayant riei. de saillant n'affecte
pas d'abord, mais chaque couplet ajoute quelque chose à l'effet des
])récédents et l'intérêt augmente insensiblement, de inanière qu'on
se trouve attendri jusqu'aux larmes sans pouvoir dire où est le charme
qui a produit cet effet. » Ce petit poème flattait alors les cœurs
sensibles dans leur délicate manie. La Révolution qui détruisit les insti-
tutions de l'ancien régime, laissa subsister la romance. Elle demeura
tout autant à la mode à la cour de Napoléonl^^ cju'à celle de Louis XVL
Les travaux des grands érudits du xviii^ siècle avaient lentement
modifié l'idée qu'on se faisait du Moyen-âge au grand siècle ^, et,
1. M^is de Staël. De l'Allemagne, IP part., ch. xiii, p. 314. Tomo X des Œiares
complètes... Paris, Treuttel et Wûrtz, 1820.
2. J.-J. Rousseau. Dictionnaire de musique. Œuvres. Paris, Lequien, 1821,
t. XV, p. 144. Il fit la musique de la célèbre romance sentimentale : Je l'ai
planté, je l'ai vu naître, dont l'auteur est Deleyre, et celle aussi de la romance
de Moncrif : Pourquoi rompre leur mariage, reciselée par Emile Deschamps
sous ce titre : Les Constantes amours d'Alix et d'Alexis. Cf. Les Consolations des-
misères de ma vie, ou Recueil d'airs, romances et duos, par J.-J. Rousseau. Paris,
chez De RouIIède de la Chevardière, 1781, in-fol., p. 56 et 102.
.3. Cf Grôber. Grundriss der romaniscben Philologie. 2. Auflage. Strassburg,
1904-1906. 1. Band. I. Abschnilt. Les érudits do cette époque se sont beaucoup
plus attachés à l'étude des textes historiques que des textes littéraires du
Moyen-Age. Cependant la curiosité philologique et littéraire commence dès
le xvi^ siècle avec Cl. Fauchet : Recueil de l'origine de la langue et poésie-
jrançoise (1581), utilisé par Pasquier dans ses Recherches, continue au
xvii^ siècle avec Iluet, Pierre de Caseneuve et se développe au xviii^ siècle
avec Guill. Massieu et Galland, sxirtout avec Lacurne de S*'^-Palaye et les Béné-
dictins de la Congrégation de S'-Maur [Dom Rivet, Dom Clémencet, Dom Tail-
EMILE DESCHAMPS ET LA « PETITE EPOPEE »
231
commf il arrive fréquemment, au sein d'une société vieillie et troublée,
les esprits fatigués d'un art raffiné et las des tristesses du temps
présent, cédaient à la nostalgie des origines. C'est surtout à la fin
du xviu^ siècle et dans les premières années du xix*^ siècle cju'ou a
goûté la poésie du « bon vieux temps ».
Ce goût, que n'éveillait en rien le senlinicnt profcmd des cbants
]t<i|)ulaires, ce goût (|ui n'était, qu'un caprice de dilctlauli et, de
ninndains, ne rendit (piuiic oiulirc de vie à la romance. Moucrif
n'était pas de ceux qui font des miracles. Il sut plaire ce])endant et le
genre ([u'il crut ressusciter, l'.nule l)escbanq)s s'y était attaché de
bonne heure, auprès, de son père. Il nous dit ciue celui-ci en appré-
ciait la simplicité ^. Comme l'Alccste de Molière, il aimait la
chanson du roi Henri :
La rime n'est pas riche et le style en est vieux ;
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure
Et que la passion parle là tout pure.
Malheureusement la romance, à ])art quelques exceptions char-
mantes, ne parlait pas ce langage savoureux. Elle n'était plus qu'un
ccdifichet à son tour, comme les riens élégants où excellaient Dorât
et Parny, moins spirituelle toutefois, larmoyante et insipide, insuppor-
table et niaise trop souvent avec son affectation d'archaïsme et sa
feinte naïveté. C'était, dira-t-on, tout ce qui restait, à l'époque
raffinée oîi Emile Deschamps avait grandi, des formes nombreuses
de la poésie du Moyen-âge. Mais quelle fadeur désespérante dans ces
romances, où le maître f[ui avait hérité de la rc|iutation de Moncrif
s'appelait Berquin !
Aucun de ces défauts n'échappait à la fine observation de Des-
cbamps. Ce qui le retenait cependant vers 1816 à ce petit poème,
c'était une qualité qu'il estimait entre toutes : la brièveté. Et puis
cette com})lainte trop souvent monotone sur le thème éternel de
l'amour malheureux, c'était le lyrisme ajjrès tout, c'est-à-dire, la
l»oésie même.
Comment faire jadlir de uouNcau celte eau vive doul 1 "h(Miiiiie
|i<ul{; cil soi, dans le fond de son cœur, la source secrète ? Deschamps
élail un ici lié de cnlluic savante : il \u: ]>oiivait sérieuseiniinl songer
liiiidicr, l>()ni l'oncrt, iJorii Colomli]. Voir Idiivragc fondamental des IJéïK-diclins :
Histoire littéraire de lu FraïKc... l'aris, 17.i.'(-17r»l, 11 vol. iii-8". Ce «rraiid travail
tririlorniatioii énidilc a él«'- repris cl coiiliiiué à partir du lutin- \i, en I81I,
par des membres de riiislitul (Académie; des iiiscriplioiis el liiUcs-lcLlrcs).
1. Éludea jranraises et étran'^crcs. Ibid., p. 211.
232 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
à la résurrection des chants populaires. Aucun Français, si l'on
excepte toutefois Gérard de Nerval et Nodier, n'y a songé pendant
la période romantique.
Emile Deschamps pensa que pour ranimer le sentiment dans la
poésie et renouveler l'expression artistique des passions humaines,
le meilleur moyen était encore de faire appel à la littérature, à toutes
les littératures, et d'atteindre le cœur en séduisant l'imagination et
la curiosité. Le détour était long, mais sûr. On ne peut nier qu'il ait
réussi.
Pour sa i)art, Deschamps réfléchit à ce fait, que dans la romance du
type le plus rebattu, un élément épique et dramatique était en
germe. Qu'était-ce en effet que l'histoire plus ou moins succincte
de deux amants, que le récit de leurs aventures, sinon une possibilité
de drame et d'épopée ? C'est ainsi que se précisa dans son esprit
l'idée du poème.
L'idée était grande et belle. Elle était dans l'air. A partir de 1820,
tout le monde en parle. Mais il faut en faire honneur à ceux qui l'ont
précisée. Emile Deschamps est de ceux-là.
Il s'agissait, s'il est permis d'emprunter à Quintilien cette ambi-
tieuse image, qui est ici l'exacte expression de l'idée de Deschamps,
il s'agissait de faire porter au lyrisme le fardeau du drame et de
l'épopée.
C'était revenir à la primitive indétermination des genres ? Pour-
(juoi non ? puisqu'aussi bien les jeunes romantiques étaient dégoûtés
de la tournure d'esprit des classiques, de leur langue conventionnelle,
de leur poétique artificielle et qu'au Heu d'une versification de
commande, ils rêvaient, sans en connaître la vraie source, d'une poésie
simple et fraîche qui jaillît spontanément, comme jadis (on le croyait
du moins) les romances espagnoles ou les ballades anglaises, de l'âme
même du peuple.
V. Hugo, rendant compte en 1826 de l'intention qui lui avait
inspiré naguère ses propres ballades, n'écrivait-il pas :
Ce sont des esquisses d'un genre capricieux : tableaux, rêves, scènes,
récits, légendes superstitieuses, traditions populaires. L'auteur en les
composant a essayé de donner quelque idée de ce que pouvaient être
les poèmes des premiers troubadours du Moyen-àge, de ces rapsodes
chrétiens qui n'avaient au monde que leur épée et leur guitare, et s'en
allaient de château en château, payant l'hospitalité avec des chants ^
1. Hugo. Odes et Ballades. Paris, Charpentier, 1841, in-16, p. xiv. — Sur
le folklore de la France, cf. Le Romancero -populaire de la France, choix de
chansons populaires françaises, textes critiques par George Doncieux, avec un
avant-propos et un index musical par Julien Tiersot. — Paris, 1904. In-8°.
EMILE DESCHAMPS ET LA « PETITE EPOPEE )) 233
Mais ce sont là des promesses seulement. Cette poésie des ballades
d'Hugo, déjà toute resplendissante de couleur et de pittoresque et
que des recherches de rythmes recommandaient aux novateurs, ce
n'était que la poésie surannée des romances anciennes, ranimée par
un grand elîort : matière et forme, l'une et l'autre rentraient souvent
dans le genre lroul)ad(nir. Le talent y était, mais l'étoiïe, qu'on pré-
tendait nouvelle, élail en réalité vieille et usée. Il y avait autre chose
à faire.
Des œuvres comme celles de Soumet et de Guiraud, ([u'on portait
aux nues dans les premières années de la Restauration, la Paw^re
Fille, la Sœur grise, venaient d'une inspiration plus sincère peut-être ;
un sentiment énm en faisait tout le charme. Mais quelle pauvreté
-dans l'exécution et surtout quelle absence d'objet pour l'imaginai ion !
La vie réelle est source de poésie, mais à la condition (ju'on la ])i'çuue
à un certain degré de profondeur. La plus banale histoire touchante
aurait sans cette condition — sine qua non — une valeur d'art. Or
il n'y a pas de plus grande erreur. Ce n'est point avec des complaintes
du genre de celle qui fit verser tant de larmes et qu'on appelle le
Petit Savoyard, de Guiraud, qu'on renouvelle pendant une génération
l'inspiration })oétique dans une littérature épuisée ^.
Il fallait d'autre ])art éviler le discours en vers et surtout l'épopée
suivant la formule de Voltaire, celle (ju'llugo recommandait encore
dans le Conservateur littéraire. ()uelle voie fallait-il donc suivre pour
ne i)as tomber dans la plal il iidc avec les sujets eini»iiiiil es à I luimbh;
vie quotidienne et pour éviter l'ennui qui semblait iiis('',[);uablc du
genre didactique et du genre descriptif ?
Alfred de Vigny avait donné, dès les premières années de la Restau-
ration, le modèle du genre qui allait se constituer. Comme il avait le
sentiment que l'étendue était insu])portable en vers français et qu'il
avait aussi la force de resserrer les idées et de les cond(;user en images,
il ;i\ail l'éussi à mettre en scène une pensée i»liiliis(i|ilii(|iie sous une
forme épique et dramaticpie. l'Emile; lJeschami>s, dans la l*réface de
ses Études, où il consacre les gloii'es de l'école nouvelle, prétend
(luAlfred de Vigny s'est illustré suiloui dans le Poème proprement
dit :
1. Cf. Rf'my flo Gourmont (Le Temps, 27 cléc. 1010) :
Qu'est-ce qu'un récit, qu'est-ce qu'un poème qui ne contient que des faits, que dos des-
criptions ? Rien du tout. Il faut, pour être valables, qu'ils enserrent en leur tissu une idée,
une sig^nitication, un symbole, que par cela même ils s'élèvent peu à peu, par le déploiement
de leur dessin, du particulier au général, du relatif à l'absolu. (A propos de Jean Moréas et
du symbolisme.)
23^
LES « ETUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES ))
M. de Vigny, un des premiers, écrit-il en 1828, a senti que la vieille
épopée était devenue presque impossible en vers, et principalement en
vers français, avec tout l'attirail du merveilleux, et, à l'exemple de lord
Byron, il a su renfermer la poésie épique dans des compositions de moyenne
étendue et toutes inventées : il a su être grand sans être long ^.
Un tel éloge, E. Deschamps n'en jugeait personne autre digne à
cette date, avant A. de Vigny, que leur maître à tous, André Chénier.
Et la preuve que l'idée de voir dans le poème la forme nouvelle que
pourrait prendre l'épopée au xix^ siècle, occupait depuis longtemps
l'esprit d'E. Deschamps, c'est qu'en 1823, dans un article de la
Muse française ^ où il rendait compte des Romances du Cidde Creuzé
de Lesser. il écrivait :
André Chénier est le premier parmi nous qui ait fécondé ce champ,
négligé jusqu'alors. Le Jeune Malade, le Mendiant, VAç>eugle, sont des
compositions ravissantes qui, dans des proportions moyennes, renferment
les principales conditions du genre. C'est l'intérêt du drame jeté à travers
le luxe des descriptions. Le poète pose pour ainsi dire les décorations,
et les personnages viennent parler et agir devant le lecteur comme sur
la scène.
Dans ces sortes de compositions, tout est tableau ou dialogue et l'on
évite ainsi la narration toujours si fatigante dans le grand vers fran-
çais.
Puis Emile Deschamps ajoutait :
Les littératures étrangères sont très riches sous ce rapport et après
avoir tant emprunté aux anciens, nous avons encore d'utiles emprunts
à faire à nos voisins.
Ainsi deux qualités paraissaient essentielles dans une œuvre poé-
tique à Emile Deschamps : la brièveté et la variété. Cette variété
dramatique dont nos jeunes romantiques trouvaient de si heureux
modèles dans les romans de ^^'. Scott, Victor Hugo songera d'abord
à l'introduire sur le théâtre a'fin de suppléer à la tragédie épuisée.
Il ne viendra que bien plus tard à l'épopée. — Quant à la brièveté,
le goût que Deschamps témoignait pour elle, et qui l'avait si long-
temps retenu à la romance du xviii^ siècle, malgré son vide essentiel
et l'afféterie de son style, l'avait de bonne heure entraîné vers des
œuvres extrêmement diverses, mais qui toutes possédaient cette
qualité de plaire sans fatiguer l'attention. 11 la louait dans les poèmes
de Byron comme dans les ballades écossaises.
1. Éludes françaises et étrangères. Préface. Édit. 1828, p. xiii.
2. Muse française, t. I, 182.3, p. 312.
KMll.E DKSCilAMPS ET LA « PHTIIE EPOPEE )) ^Oi>
Ces ballades sont de j)clits récits rythmés, le [dus soux eut dix isés
en strophes et relatant des faits historiques ou fabuleux. Quand on
lit ces sortes de complaintes romanesques et héroïques, (1<hiI (inelques-
unes comme Edom de Gordon, Lady Isahel et le frère cruel, la Tragédie
de Douglas, Lord Cregoru sont célèbres, on est jeté soudain dans un
iikmkIc où les passions sont extrêmes et les violences ellrénées. Le
sang coide presque à toutes les strophes et dans une ]»rofusion
d'images féeriques se dégage la vision d'un Moyen- Age terrible, san-
guinaire et superstitieux. L'état de guerre est continuel entre les clan&
écossais, entre les gens des Basses-Terres et les Highlanders. C'est
une invasion norvégienne qui les surprend dans leurs querelles ou
bien c'est une croisade qui les en arrache. Ce sont encore les (-ruantes
des barons anglais envers les outlaws cjui se décliaîuciil, (ui les ven-
geances terribles de ces vaincus qui s'assouvissent. Ces gens-là ne
connaissent que l'horreur de vivre. Si des amants goûtent un instant
d'amour, c'est au ])nx des ])lus grands tourments, après des scènes
d'enlèvement draina! Kpie, avant de tuer ou d'être tués, en se défen-
dant contre ceux qui les traquent comme des bêtes dans la forêt.
L'heure même de la mort n'est pas un repos pour eux : elle est tou-
jours grosse d'un mystère d'angoisse et traversée de spectres.
Telle est l'image que donnent les ballades écossaises de ce <[u"(ui
appelait à l'éporfue de \ oltaire : « le bon vieux temps ».
Ces vieilles ballades avaient été recueillies et publiées au x\ui^' siè-
(le ])ar Thomas Percy, évêfjue de Dromon, en 176.") ^. l^^Ues eurent
l'insigne honneur de révêlef les premiers lyriques allemands à eux-
mêmes. Si Biirger ne les avait pas lues, il eût très ])robablement
continué, sur les traces de Gleim, à composer des romances imitées
à la fois de remphati([ue et ridicule espagnol Gongora, et de ce
l'Vançais fpii fui décidément célèbre dans ce petit monde étroit et
ralliiié qu'était I l''jii<'|ie classique et lettrée du xvin'" sièrle. je parle
du leeteui- de la pieuse Marii; Leczinska, le galant el dévol Paradis
de Moiurif ^, lils d'un procureur et d'une Anglaise, habile à l'épée
1. HeUque.s of anrienl Ennlisfi poclnj, ronsi.sliii'fi n/ alil licnili- halltnls, smit^s
imd ollier [lirtes of onr earlier poelrji, chieflij of Uic lifiii hind . \>:\v l'Iioiiiiis l'crcy...
J.oïKlori, ITC."., ;{ vol. in-8".
lUiUddcs (iiifihiises cl écossaises, Iraciiiilcs cl .iiiiKih'cs )>;ir lltiini. ilc S.uiil-
Alliiii. l'aris, 1882, iii-lC.
2. (',. IJoiicl-Maiiry. d. A. Hurler cl 1rs origines diii^ltiiscs <lr lu hnlhnlr Ullrraire
cil AUriiui'^HC... Taris, ilacicll.-, 1X89, iii-8", p. Vi cl 'l'i.
236 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES ))
comme à la plume, qui composait des poésies chrétiennes pour la
reine et des ballets pour la cour ; bon comédien, musicien virtuose,
auteur apprécié des dames pour ses romances, où la plus fade sensi-
bilité se nuançait toujours de galanterie. Il croyait atteindre au der-
nier pathétique, quand il contait en style marotique « les infortunes
inouïes de tant belle, honneste et renommée comtesse de Saulx ^ » et
l'on s'attendrissait alors sur cette Cendrillon du mariage :
Sensibles cœurs, je vais vous réciter,
Mais sans pleurer, las, comment les conter ?
Les déplaisirs, les ennuis et les maux
Qu'a tant soufferts la comtesse de Saulx.
Son frère, par bonheur, tirait une vengeance méritée du cruel
comte, mais la parfaite épouse mourait en a})prenant la mort- de son
méchant mari. Rien n'était donc plus édifiant, plus touchant, sinon
les Constantes amours d'Alix et d'Alexis, que Moncrif célébrait avec
une égale fadeur. Ces petits poèmes n'enchantaient pas seulement la
ville et la cour, on les lisait à Zurich, oîi le classique Bodmer, le chef
de l'école suisse, donnait le ton, à Halle, où le lyrique Gleim, le tra-
ducteur d'Anacréon, était un autre Moncrif, à Gôttingue même où
par bonheur parut en 1767 la traduction du recueil de Percy. C'est
en 1770 et en 1771 c[ue parurent les Bécréations de Hambourg et dans
V Almanach des Muses de Gôttingue les premières ballades de Bûrger,
inspirées par les vieilles ballades écossaises.
La source des chants populaires était retrouvée. Herder allait
publier ses Voix des Peuples (1778). Sa retentissante dissertation sur
Ossian et les Chansons des anciens peuples publiée en 1773, et dans
laquelle il fixait les linéaments de la science des littératures comparées,
ne faisait pas seulement justice du genre artificiel et mondain que
Gleim, à l'imitation de Moncrif, avait cultivé sous le nom de romance,
il signalait les emprunts que Shakespeare avait faits aux chansons
populaires :
Vous déplorez, disait-il, que la romance, ce genre de composition
originairement si noble et si solennel, ait été mise chez nous au service
de sujets burlesques ou scabreux, je le déplore comme vous. En effet,
quel plaisir plus profond et plus durable ne laisse pas une de ces douces
et touchantes romances de la vieille Ecosse ou des Provençaux ^ !
1. Tome III, p. 218, des Œuvres de Monsieur de JSIoncrif, lecteur de la Reine...
nouvelle édition. Paris, 1768, 3 vol. in-12.
Cf. sur Moncrif une étude d'Ars. Houssaye dans la Revue de Paris, juin 1852.
2. Bonet-Maury. G. A. Burger, p. 50.
EMILE DESCHAMPS KT LA « PETITE EPOPEE » 237
L'iinjuilsiou était (htiic donnée en Allemagne, dès 1770. Après
Burger, Goethe et Schiller allaient paraître. La ballade écossaise
avait restitué le vieux lied allemand.
Elle ne rendit pas les mêmes services en France.
C'est une chose singulière (|ue parmi les œuvres anglaises ([ui furent
traduites au xviii^ siècle en français, on ne puisse citer le recueil de
Percy ^. Les auteurs de la Bibliothèque universelle des romans, (jui
exploitèrent avec une inlassable curiosité les œuvres les ])lus diverses,
ne paraissent pas l'avoir connu. C'est à peine, quand on consulte
VAlnianach des Muses depuis 1765, date de sa création jusqu'en 1825,
si l'on trouve quelques romances que leurs auteurs prétendent avoir
imitées des ballades écossaises ^. Les Français, qui ont acquis pendant
cette période le goût d'un pittoresque sombre et terrifiant, le doivent
avant tout au drame de Shakes])eare. Les Nuits d'Young, les Tom-
beaux d'Hervey, les Elégies de (}ray recueillent les suffrages des
âmes sensibles et mettent la mélancolie à la mode. Mais le grand
enthousiasme littéraire de la fin du xviii^ siècle et du commencement
du xix*^ siècle en France comme dans l'Euroiie entière, c'est Ossian.
I. Tenir comptr cr|)i[i(laiil ilrs lai(s suivaiils : I. J*. A. île La Place, en 1773,
dans SCS Œuvres mêlées, avait « rajeuni » le style de quelques « romances histo-
riques » en vue : Leonore d'Armel, Frédégonde et Landri, le Chevalier et la Fille
du berger. — Aulrr tccmil de lui : 178'i-85, paru à Bruxelles : Pièces intéressantes
et peu connues, jjarini lescjuclies il y a des emprunts aux recueils anglais : la
Rosamonde, romance galante et tragique, l'une des plus connues des Reliques
de Percy, le Comte Orrij et les Nonnes de Farmoutiers.
II. Florian traduit le Vieux Robin Gray de lady Lindsay, ballade que l'on
crut à tort d'origine populaire et qui n'est qu'un délicieux pastiche d'un thème
traditionnel adapté à un vieil air écossais. Il enchantait encore en 1816 M™^' Chas-
les et Lamartine. Cf. Raphaël, ch. xxii.
III. « Le premier français qui exprima des idées claires sur la hallailc aiii;iaisi',
dit M. Yovanovitch, dans son étude sur « la Guzla » de Mérimée, p. 137, et pro-
nonça le nom de Percy, ce fut Albin Joseph Ulpien Hcnnet, l'auteur de la Poé-
lifjue anglaise (1806, Paris, 3 vol) : « les Anglais nomment ballade ce que nous
appelons romance, c'est le récit mis en chanson d'une aventure amoureuse et
triste. La Ijallade a, chez eux, un style plus simple, plus naturel, une couleur
plus sombre ; il s'y mêle quelquefois des esprits, des revenants..., etc. » I! cite
les plus fameuses : la Chasse dans les monts Chevint, les Enfants dans la Forât.
IV. Le Conservateur (I, i, p. 4^11), en mars 1807, annonce^ — et le Alagazin
encyclopédique (III, p. 186) aussi — une nouvilli- édition (l<s Kcliqurs o( Ancient
English Poetry augmentées d'un 4^ vol.
V. En 1808, dans les Archives littéraires de l'Europe (t. W II, p. 299), traduc-
tion d'un fragment des Reliques : L'histoire de Chrislalirllc cl de sir Caution.
2. (.1. • Voyslav .M. 'i'ovanoviteli. Ea n Guzla > de J^iosprr Mérimée. Paris,
llarhette, 1911, in-S», p. 130 :
C'est à peine si l'influence anglaise, en Alji'iiiagne si Liriifais.uilo, se fit sentir en Franco
au xvni* siècle : Percy y fut presque inconnu jusqu'en 180G ; aussi les rares tentatives pour
transporter dans ce pays le goût de la ballade populaire dcincurèrent-elles toujours sans
succès.
'238 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
On lit chez nous, dès 1777 \ les poèmes de Macpherson dans la
traduction en prose, qu'en donna Letourneur. Fontanes, le premier,
le traduisit en vers bien avant cjue Baour-Lormian s'en emparât,
et Chateaubriand s'en nourrit ^. Il n'y a presque pas d'année, depuis
1780 jusqu'en 1825, où ne paraisse, dans VAlmanach des Muses,
quelque fragment de traduction d'Ossian ou quelque poème inspiré
de lui. C'est à travers les brumes d'Ossian cju'on voit l'Ecosse.
]\{me jg Staël, dès 1800, pose sa distinction fameuse entre les « deux
littératures tout à fait distinctes, celle ciui vient du Midi et celle cjui
vient du Xord, celle dont Homère est la première source, celle dont
Ossian est l'origine ^. »
Charles Nodier, en 1821, dans son récit de voyage intitulé : Pro-
menade de Dieppe aux montagnes d'Ecosse \ parle presque à chaque
page du fabuleux fds de Fingal. Ce sont les souvenirs du poème
d'Ossian qui peuplent aux yeux de Nodier les paysages écossais.
Et ait -il nécessaire de voir la Clyde couler en réalité devant soi pour
écrire ces lignes d'inspiration toute littéraire : « La Clyde était la
Clutha, cette montagne était le Balclutha d'Ossian. C'était là qu'avait
régné Carthon et son père, l'aimable fils de Caithmol *. »
Visite-t-il le Loch-Lomond, « cette méditerranée des montagnes,
chargée» d'îles; il voit ces îles « couvertes de noirs ombrages qui se
confondent avec la couleur des eaux, car ces lacs de Calédonie sont
toujours les lacs noirs d'Ossian ^. » Il exprime maintes fois son goût
pour la poésie populaire, mais il ne cite pas une fois les recueils de
ballades que firent au cours du xviii*^ siècle les érudits anglais, ou
1. Le Journal Etranger (sept. 1769) publie « des fragnients d'anciennes poésies,
traduites en anglais, de la langue erse, que parlent les montagnards d'Ecosse ».
— En 1762, parut la première traduction française imprimée séparément :
Carthon, poème, trad. de l'angl. par M™*^*** (la duchesse d'Aiguillon, mère
du ministre et Marin). Londres, 1762, in-12.
La question d'Ossian en France vient d'être renouvelée par l'étude de M. van
Tieghem. Paris, P. Rieder, 1917, 2 vol. in-S».
2. Chateaubriand. Essai historique, politique et moral sur les révolutions an-
ciennes et modernes, 1797.
3. M™e de Staël. Littérature, ch. xi. — Elle donne en 1810 dans la première
édition de V Allemagne une large place aux « romances « de Bùrger, do GTethe,
de Schiller. Elle ne s'intéresse pas à la poésie populaire d'où la romance littéraire
est sortie. Cependant elle a été touchée par le recueil d'Herder :
Herder, dit-elle, a publié un recueil intitulé : Chansons populaires ; ce recueil contient
les romances et les poésies détachées où sont empreintes le caractère national et l'imagination
des peuples. On y peut étudier la poésie naturelle, celle qui précède les lumières... (De l'Alle-
magne, II* part., ch. XXX, au t. II. p. 346, de l'édit. de 1814.)
4. Nodier. Promenades de Dieppe aux montagnes d'Ecosse. Paris, chez J.-N.
Barba, au Palais-Royal, 1821, in-12, p. 181.
5. Ibid., p. 186.
LES BALLADES ÉCOSSAISES 239
])lulùt parmi tous ceux (jui s'oceupèreul de la vieille littérature
<ialli([ue, il lie ccuinaît que Maejihersou.
Il avoue qu'avaut d'avoir visité l'Éccsse il était convaincu c{ue
rOssian de Macpherson était tout simplement « la plus heureuse et
la plus magnifique des supercheries littéraires ^ ». Mais depuis qu'il a
entenilu lui-même sur les lèvres d'une batelière du lac Kattrine un
<le ces chants héronpies comme ceux ([u'il avait lus dans Ossian. il ne
doutait plus de l'authenticité d'Ossian lui-même. « Si Macpherson,
dit-il avec une es])cce de divination, .a ([uel(|ucfois enrichi ces poèmes
dans sa tradiuti(ni, des couleurs vives et brillantes (pii lui Hp])ar-
tiennent, il en a du moins très peu changé le caractère ^. » A côté de
l'habile et quasi génial arrangeur qui a ranimé par son lyrisme et
parle sentiment mélancolique et profond que lui inspiraient les beautés
naturelles de l'Ecosse, l'histoire fabuleuse des luttes des Irlandais
contre leurs envahisseurs Scandinaves, Charles Nodier ne cite jamais
que Walter Scott. « Sir Walter Scott, dit-il, a été heureusement
inspiré par ces paysages délicieux, quand il ])arle des bords du lac
Loch-Lomond où il a évoqué les ond)res d'Ossian, de Fingal, et d'Oscar,
le nom aussi de ce Rob-Roy lui-môme, par lequel le Calédonien jure
encore comme le Grec faisait de son Hercule ^. »
« Quel site pittoresque, ajoute Nodier, n'aurait pas inspiré le brillant
Ossian de l'Ecosse moderne *. » Nodier paraît ignorer totalement ces
ballades qui inspirèrent cependant l'œuvre de Walter Scott ])resque
Iniii entière. Dans les ])remières années de la Reslanrulion et avant
la ]Jublication que fit Loève-Veimars des Ballades et légendes (P Angle-
terre et d'Ecosse en 1825, à l'exception peut-être d'Augustin Thierry, on
ne sait presque rien des ballades écossaises, et, ({luind on parle de la
littérature anglaise en général, on célèbre la gloire récente de Byron,
qui obscurcit en France la renommée moins éclatante et plus ancienne
d'Young, d'Hervey et de Gray, et on ne met que deux noms au})rès du
sien : Shakesjteare et Ossian.
l'^n tout cas, ce n'est pas dans les innond>rabIes romances et bal-
lades qui parurent en France de. 17(i() à 1820 (pi'il faudrait chercher
<pi<'l(liics traces de ])oésic |Kipiil;iiic m le sentiniftil iiii peu vif des
beautés naturelles. Bercpiiu, au(piel il faut reconnaître, ])armi tons
ces littérateurs mondains de la fin du xviii'-' siècle, une curiosité
d'esprit assez diligente, a connu certaines ballades écossaises. Il les
1. //-/'/., p. -J.-.s.
2. Ihid.. \K J:,'.!.
.'{. Il)i(l., \>. l'.tO.
''i. lijiil., 1». 191.
240 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES «
lisait probablement à travers les adaptations qu'en produisaient
alors des poètes anglais cont-emporains, ^Yaller et David Mallet, mais
peut-on dire que ce soit leur caractère populaire et leurs traits d'ob-
servation de la nature qui l'aient retenu ?
Dans son Discours sur la romance, qui date de 1801, quand il
énumère les différents pays de l'Europe/où ce genre est resté en
honneur, il cite à côté de la Suisse, de l'Espagne et de l'Italie, l'An-
. gleterre et les romances d'Ossian \ il ne parle pas des ballades écos-
saises ; mais dans le recueil même de ses propres romances, dont plu-
sieurs sont, comme il le dit. imitées de l'anglais, il en est une intitulée :
Plaintes d'une jemme abandonnée par son amant auprès du berceau
de son fils, cjui lui a été inspirée, nous dit-il, par une ballade écossaise,
et Berquin se sait gré de son audace : « On voit par là, dit-il, juscju'où
j'ai porté mes recherches pour tâcher d'enrichir notre littérature des
trésors étrangers ^. » Mais il ne sert de rien de ravir un trésor, si l'on
ne sait pas en faire usage. Nous retrouvons chez lui le style mièvre,
apprêté de Moncrif. Même désir aussi de toucher les âmes sensibles
et de faire se mouiller les beaux yeux des dames. C'est Berquin qui
mit à la mode la touchante histoire de Geneiàèi^e de Brabant ou
r Innocence reconnue ^, c'est lui qui émut tous les cœurs au récit des
malheurs du pau^n-e Philène, amant trompé :
Allez, tendres amants, et du pauvre Philène
Gardez toujours le souvenir ^.
C'est encore lui cjui introduisit dans la romance ce sombre et ce
fantastique 'que ses contemporains commençaient à exiger dans tous
les genres. La romance du Pressentiment est un curieux témoignage
de cet universel engouement : Il est minuit ; Lise rêve à son fiancé
absent. Elle voit son spectre qui vient la chercher :
La tombe alors se referme à grand bruit,
Lise en sursaut se réveille, s'écrie !
Le jour naissait. Ce jour même elle apprit
Que son amant avait perdu la vie ^.
Ce qu'il faut remarquer dans les œuvres les plus médiocres de cette
époque, c'est ce désir de sensations nouvelles et fortes qui s'éveille
partout et partout rencontre les mêmes obstacles : préjugés mondains
1. Berquin. Discours sur la romance, p. 9 de l'édition de 1801 (Romances de
Berquin) et p. 100 du tome XV des Œuvres. Paris, Xepveu, 1825, in-12,
2. Ibid., p. 151.
3. Ibid., p. 117.
4. Ibid., p. 143.
5. Ibid., p. 155.
LES BALLADES ÉCOSSAISES 241
•et cuu\ tMill(»us aiiisl i(|ii('s. Berquiu vante, dans sou Discours, le
caractère de siinplicilé de la romance ; il se prétend sensible à ce
qu'elle a de })opulaii'e et eepeudant son premier soin est de la ])lier
strictement aux règles de l'art. Il en bannit toute liberté d'allure,
toute variété de ton.
Dans un poème où le récit, la description et le dramatique, dit-il
avec finesse, s'entremêlent à chacfuc instant, on sent combien il faut
d'adresse pour que ces parties qui demandent chacune un style parti-
culier, ne se heurtent point entre elles, et puissent également se soumettre
à un même caractère du chant ^.
L'unité de ton selon lui dérive immédiatement dans la romance
de l'intention musicale ; elle est la règle par excellence. Elle s'impose
au poète d'un jioids égal au respect des bienséances, à l'usage du
langage noble. Mais une autre règle ne paraît pas moins essentielle
au scrupuleux versificateur, c'est celle qui préside à l'autonomie de
cluuiuc ciiuiilcl (le la romance. « L'avantage ([u'un bon vers a sur
la ])rose, un bon couplet l'obtient sur la marche libre des vers ^, »
Berquin croit qu'ils le doivent « au cercle étroit dans lequel l'un et
l'autre se resseri eut ^. » Ce qu'il demande, c'est une technique immuable
conforme au goût du lenq)s. S'il a lu les ballades écossaises, elles ne
lui ont rien appris.
Millevoye était ]dus digne de les comprendre. Il n'y fait ([u'une
albi>in!i dans (juchpies ligiu-s (pTil ])laça en tête de ses ballades :
La ballade, dit-il, telle qu'on la chante encore dans les montagnes
d'Eeosse n'a, comme on sait, aucun rapport avec les ballades que Marot
fit fleurir. Cette sorte de composition si connue des peuples du Nord,
semble parmi nous tout à fait abandonnée ; on la retrouve à peine dans un
petit nouibre de nos anciennes romances, l'ourquoi ne pas tenter de
lajcuuir «pielcpies genres vieiUis. (piaïul ils ont de la grâce et du charme '^ ?
C'était fort bien dit. Il est regrettable que les quelques ballades qui
suivent : la Fiancée, le Festin de la Châtelaine, V Orphelin, la Feuille
de chêne, Ilarold aux longs cheveux, la Bachelolte, le Premier baron
chrétien, V Adieu de la jouvencelle lu; ré|)oiulcnt ])as au soubail du
jxiètr. Ce sont des comjiosltions dans le style maroli((ue, où l'cui
rili(iii\ (• encore la manière de Moncrif et de Berquin.
I .'iid'luence de ces deux poètes, le poids des conventi(ms (pii pesaient
1. IJiTrjllili. Ihlil., j). lU.'J.
2. Ihid., |.. 107.
:j. Jhid., p. 107.
4. Millcvoyo, Œuvres complHes. Paris, Ladvocat, 1823, \ vol. iii-8", l. IV,
p. 2 '.8.
16
OAO
LES « ETUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES »
sur le style poétique à la fin du xviii^ siècle et au commencement du
xix^ ont barré le chemin en France aux ballades écossaises. Tout ce
que la littérature, dans cette période qui précède le romantisme,
doit à l'Ecosse, lui est venu par le roman, grâce à Walter Scott. Quand
Loève-Veimars en traduisit quelques-unes dans ses Ballades, légendes
et chants populaires de V Angleterre et de V Ecosse ^, parues en 1825, il
était trop tard. Elles avaient été devancées par les Romances espa-
gnoles.
Ces brillantes romances espagnoles s'adaptaient bien plus aisément
à l'état de l'imagination française au commencement du xix^ siècle,
que les sombres ballades écossaises. Loève-Yeimars lui-même n'y
contredit pas.
II est certain, dit-il. que l'Espagne, la seule Ecosse exceptée peut-
être, fut habitée par le plus poétique des peuples... L'histoire de l'Espagne
entière est dans ses romances..., poursuit-il. C'est là que sont mêlés les
miracles des saints et les dialogues des amants, les souffrances des martyrs
et les bravades ridicules, les pensées les plus extravagantes et les actions
les plus sublimes : c'est un tableau mouvant qu'on ne saurait comparer
qu'aux tragédies de Shakespeare ^.
Les tragédies de Shakespeare et les romances espagnoles, telles
furent en elîet les œuvres qui donnèrent à nos jeunes romantiques
les suggestions nécessaires pour renouveler au xix^ siècle le drame et
l'épopée. Colorées, pittoresques, ces romances avaient aux yeux
d'Emile Deschamps l'inestimable qualité de la brièveté. Elles n'é-
taient point en outre uniformément tristes comme les ballades
écossaises, et l'on sait qu'avec la brièveté. Emile Deschamps n'ap-
préciait rien autant dans une œuvre que la variété.
Les lecteurs français, ceux, du moins auxquels les poètes voulaient
plaire, les hommes du monde et les gens d'esprit, ne se prêtaient
volontiers aux impressions qui*font frémir qu'à la condition qu'elles
fussent tempérées par une certaine bonne humeur essentielle. On
reconnaît là d'ailleurs un trait de notre caractère national : l'opti-
misme de notre race n'a pas peu contribué à maintenir notre origina-
lité jusque dans l'imitation des œuvres les plus sombres des littéra-
1. Ballades, légendes et chants populaires de l'Angleterre et de l'Ecosse, par
W. Scott, Th. Moore, Campbell et les anciens poètes, publiés et précédés d'une
introduction par Loève-Veimars. Paris, A. -A. Renouard, 1825.
2. Loève-Veimars (A.). Ouvrage cité, p. 6-7.
LKS HO-MANCES ESPAGNOLES 2i3
tures du Xord, cl quaud il lallait réagir contre la luélaiicolie gerina-
îiique, l'antidote était déjà trouvé : nos romantiques imitaient
l'Espagne.
L'horreur continue d'un poème aurait rebuté des lecteurs français.
Peu leur importait (pie le Moyen-age vécût ]>lus réellement dans les
vieilles ballades écossaises ([ue dans ces romances espagnoles (pii
n'avaient de gotliii[ue (jue ra])parence, étaient l'œuvre de poètes
savants qui imitaient les Provençaux et les Italiens et, d'après ]\Iila
y Fontanals, remontaient tout au plus au xv^ siècle ^.
Le fantastique eflrayant, la représentation de l'horrible enlacé à la
vie humaine ne se sont vraiment installés en France, pendant la
]iériode romantique, C[ue dans la littérature de bas étage : romans-
feuilletons et drames du boulevard. Quand ces données apparaissent
chez nos poètes ronianti([ues. elles ne dominent pas leur œuvre tout
entière ; c'est le fond du tableau, si l'on veut, ou ])lutôt elles la tra-
versent à la façon d'un orage, comme un symbole de vengeance ou
d'expiation ; ce n'est pas l'objet permanent qu'ils décrivent, et, quand
il leur arrive de s'attacher au fantastique et à l'horrible pour lui-
même, leur préoccupation manifeste est encore de le « styliser ».
C'est ainsi que le Poème de Rodrigue s'achève sur une scène hor-
rible. Le roi cou]>able a résolu d'exjiier ses crimes. Il s'est réfugié
dans un ermitage, el la jiéiulence que lui im])ose l'homme de Dieu est
affreuse. Il faut cpie Rodrigue entre vi^;llll dans une bicre où l'on
aura d'avance enfermé un serpent. Le poète romanticiue n'a ])as songé
à modifier la donnée de son modèle. Le thème de l'Ermite était à la
mode dans les romances du genre troubadour. Aucun esprit orné
n'ignorait à cette époque la jolie romance d'Edmond Géraud, où un
beau damoisel venait demander à ['Ermite de Sainte- Ai>elle un
leinède contre l'aujour^. Mais nu \(iit comme les couleurs se sont
assondjries de 1801J à 1828. (hidipics roiuaiiccs ^ IrouWadnur > s aclic-
minaient vers le fanlasiicpic terriliant. L'imagination romanlicpic lui
fait le ]»lus large accueil, llcmai-fpions l(uit('f(»is la rcscrNc d" l^mile
Deschanqjs sur ce pninl . Lui (|iii Idicr \ idonl icrs la ciuilcur sond»re de
son suji'l cl (|ui lie ciaiiil pas daccenlucr le pil I ur'csrpic en (Taiitrcs
1. Cf. fjasloii l'îiris. l'niiiics ri li-iiciidcs du Miiiim-A ^f (I !)()<»). in-lC. p. 218,
Mil- rori;:itic c'pifpic et l<s rf-niaiiirnicdls succcssils des romances, Icllos que nos
roiri;mli(|ii(s les ont connur-s, el p. 254 sur l'ifrnorancc d'Abel Jfugo, dont la
traduction fui la source d'finiilr' Deseliamps. " Il puisail presque tous les clc-
nienls de son recueil — bien cpi'il ne le dise nidlcr pari ex|)ressémont — dans la
«ollcclion iniiirimée au xyii^ sièiie sous \v lilrc de Romancero gênerai... »
2. Poésies de S. Edmond Céruud, suivies de six romances, par P.-M. Lorrando.
J':iris, II. .Nicolle, 1818, in-lO, p. Kij.
244 LES « ETUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES »
passages, se défend dans cette scène de rechercher l'effet. L'étrangeté
du supphce et son horreur sont à peine indiquées en deux traits
rapides. Ce qui ressort nettement, c'est la heauté morale de ce naïf
symbole de l'expiation. Il fallait que les vers fussent eux-mêmes aussi
naïfs que le symbole. Ils sont à la fois simples et souples et leur
rji;hme fluide, qui s'adapte au récit comme au dialogue, convient à
cette scène qui semble une page détachée de la Légende dorée.
L'ermite, après avoir longtemps prié, exprime au roi l'avis qu'il a
reçu du ciel :
Tout palpitant de cet avis suprême.
Le saint l'apprit au roi, qui lui fit voir
Beaucoup de joie, et se mit en devoir
D'exécuter les ordres de Dieu même,
Et dans la bière alors qu'il se plongea
Une couleuvre y remuait déjà.
Deux jours après cette épreuve accomplie
L'ermite au roi s'adresse d'un air doux.
— Bon roi, là-bas comment vous trouvez-vous ?
— Dieu n'entead rien, la couleuvre m'oublie,
C'est trop languir. — Priez, mon père, afin
Que le pécheur fasse une bonne fin.
Le saint pleurait et priait immobile.
Encourageant le prince. jusqu'au soir. —
La troisième aube, il vint encore s'asseoir
Près de la bière. — Et d'une voix débile
L'ayant ouï, qui gémissait : « Comment
Vous trouvez-vous, bon sire, en ce moment ?
Votre compagne est-elle enfin à l'œuvre ?
Et le bon roi Rodrigue répondit :
« ■ — Bien, très bien ! Dieu prend pitié du maudit.
Jésus n'a pas plus souffert... La couleuvre
Suce mon foie et de ses dents le mord...
Priez toujours, priez jusqu'à naa mort. »
L'ermite alors lui chanta quelque psaume,
En l'arrosant d'eau bénite et de pleurs ;
Et sur sa plaie, aux cuisantes douleurs.
De l'huile sainte il épancha le baume...
Le roi mourut, et le prêtre étant là.
Son âme en paix droit au ciel s'envola. ■•'•
De telles scènes, traitées avec le souci d'être simple et naïf, n'attei-
gnent peut-être pas absolument leur but — si nous en jugeons d'après
1. É. Deschamps. Œ. c, tome I, Poésie, p. 40-41.
LES hOMAXCES ESPAGNOLES 245
noire goût actuel — mais il faut les replacer en leur temps. Elles sont
d'ailleurs assez rares dans notre littérature romantique. Hugo seul
saura retrouver cette naïveté, ({u' Emile Deschamps rêvait d'at-
teindre, j)Oiir peindre les âges de foi ])arfaite, dans (juelques admi-
rables scènes de la Légende des siècles. Le mysticisme n'est pas chez
nos poètes de 1830 une inspiration coutumière.
L'héroïsme chevaleresque au contraire et le ronianesc^ue des
œuvres espagnoles a toujours eu droit de cité dans la littérature
française. Le goût des choses de l'Espagne est une tradition dans le
pays qui salua le Cid comme une merveille au xvii^ siècle. Ce goût
est sujet à des éclipses ])lus ou moins longues. Mais il ne manque
jamais de reparaître, et s'il y a des affinités naturelles qui expliquent
l'influence profonde de l'Angleterre sur l'Allemagne à la fin du
xviii^ siècle, il y a entre le génie espagnol et certains aspects de l'es-
])rit français une sorte d'harmonie préétablie ^.
Après avoir inspiré le chef-d'œuvre de la tragédie héroïque au
xvii^ siècle, l'Espagne affirma son influence au xviii^ siècle dans le
roman avec Lesage, dans la comédie fantaisiste avec Beaumarchais.
Le romantisme avec Emile Deschamps est allé demander à l'Es-
])agne de lui rendre le sens de la poésie épique. Qu'il nous suffise de
rappeler pour le moment que, dès 1825, Mérimée lui emprunte le
pittoresque de son Théâtre de Clara Gazid, comme il lui empruntera
plus tard le réalisme sobre et fort de Carmen et le fantastique de ses
Contes, et que Musset, dans ses Contes d'Espagne et d'Italie localise
les aventures amoureuses de ses Chansons à mettre en musique dans
le fantaisiste ])ays espagnol qu'Emile Deschamps avait mis à la mode
et situé
De Tolose au Guadalété.
1. M. Lansoii (Uinloire do. la Liltéralure française) a signalé l'iniportaucc
des publications conccnianl l'Espagne à la fin du xviii"^ et au commencement
du xix*' siècle. D'abord il y a l'impulsion donnée par Herder, le iîomoAjr^o, tra-
duit en Allemagne et la traduction en français d'ouvrages allemands sur l'Espagne.
— Essai sur la liUéralure espa finale. Paris, 1810, in-S".
— L'Espagne en 1808, par J. V. Rchfucs, trad. de l'allemand en 1811. Paris,
2 vol. in-8o.
— Histoire de la liltéralure espagnole, Irad. de rallcmand de Fr. Boulrrwc.k.
Paris, 1812, in-8«.
— De la liltéralure du Midi de l'I-lurape, de Simonde de Sismondi, d'après
des travaux allemands.
— 181.'j. .J. (irimm. Sehui de rorininces s'ie/os.
— 1817. Ucpping. lioiiKini ero.
— 1821. |}ohl de Fab.r. \\aie Hoinanccro.
■ — • 1822. A. Duraii. Ilonutneero gênerai (réimpr. Madrid, 1831, en 2 vol. in-S",
oll. Ribadeneira).
246 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES ))
Le sujet des deux pièces les plus caractéristiques du théâtre de
V. Hugo est tiré de l'histoire de l'Espagne. On a pu mettre en doute
j'exactitude de l'information historique de Victor Hugo. M. Morel-Fatio,
par exemple, a spirituellement montré, à propos de Ruy-Blas ^, à
quel point le grand poète était ignorant des choses de l'Espagne.
Il a même étendu cette critique : « La plupart des romantiques,
écrit-il, presque tous, ont profondément ignoré la littérature espa-
gnole, tant ancienne que moderne : ce qu'ils ont pris à l'Espagne se
réduit à des légendes, des noms, des costumes ^. »
La même critique s'appliquerait sans doute aussi aisément à la
documentation superficielle d'un Beaumarchais, d'un Lesage, voire
même d'un poète aussi consciencieux cjue Corneille. Il est évident
que ces grands écrivains transformaient au gré de leur géniale fan-
taisie, conformément au goût dominant à leur époque, les données
historiques dont ils partaient ou les œuvres espagnoles cju'ils imi-
taient. Cela ne fait aucun doute et leur originalité même est à ce
prix. Ce qu'il ne faut pas nier cependant, c'est la part d'influence qui
revient à l'Espagne dans ces œuvres essentiellement françaises ^.
Quoi qu'il en soit, l'influence de l'Espagne est facile à déterminer
en France. Dans le pays d'élection d'un bon sens un peu terre-à-
terre et de l'esprit praticjue par excellence, dans la patrie de Rabelais
et de Voltaire, où l'instinct de sociabilité ramène toujours au niveau
commun les esprits et les caractères, où les plaisirs de la vie de société
l'emportent infiniment sur ceux cpie procurent le soin du développe-
ment de la personnalité et la culture de la vie intérieure, si nous avons
gardé le sens d'ujie certain individualisme exalté et le respect des
héros et des saints, tels t[ue le Moyen-âge en avait donné d'immortels
exemplaires, c'est à l'Espagne que nous le devons. C'est la littéra-
ture espagnole cpii a maintenu cette tradition dans notre pays. Elle
nous a permis de conserver, malgré les progrès des idées égalitaires
et utilitaires en France, le sentiment de l'honneur chevaleresque et
la conception de l'amour héroïque ; cela veut dire que nous lui devons
peut-être ce qu'il reste de romanesque dans notre littérature, comme
1. Etudes sur l'Espagne, par A. Morel-Fatio... Paris, 1888 : L'Histoire daus
Ruy Blqs, p. 177 et sq. M. Morel-Fatio consacre dans cette étude quelques
pages (180-188) à la Reine d'Espagne, drame en 6 actes de Henri de Latouchc
(Théâtre français, représ. 1 seule fois : 5 nov. 1831), « cette indécente pièce qui...
ne recueillit que des sifflets et ne reparut plus sur l'a/Tiche ».
2. Ibidem. Comment la France a connu et compris l'Espagne depuis le Moyen-
Age jusqu'à nos jours, p. 77.
.3. Brunetière. Influence de l'Espagne sur la littérature française. Etudes critiques,
t. IV, p. GG.
LES ROMANCES ESPAGNOLES
247
il est indéniable qu'à certaines dates, et ]»artieulièrement pendant le
romantisme elle a vivement excité chez nos écrivains le goût du
pittoresque. Chevaleresque et romanescjue, ou plus spécialement
pittoresque, telle a été plus ou moins l'idée que les Français se sont
tinijtoirs faite de l'Espagne. Les historiens scrupuleux auront beau
ltr(tt(slcr au nom de la vérité, et nous montrer une Espagne réelle,
]»r('sque semblal)le à nous sur bien des points, moins pittoresque et
])lus sinqdement humaine, une Espagne sérieuse et bourgeoise,
économe, laborieuse, aussi soucieuse que possible des intérêts pra-
tiipies de la vie, notre imagination la verra toujours à travers les
lunettes bleues de nos poètes.
Chevaleresque et surtout romanesque, disions-nous, Iclle est l)icn
l'Espagne qui plaît aux Français de l'époque imjjériale, à Creuzé de
Lesser comme à Chateaubriand. Pittoresque, elle l'est devenue plus
tard aux yeux des écrivains de la Restaïu'ation. Les poètes dits
troubadours ont décrit la ])remière ; les poètes romantiques ont rendu
la seconde. Insensiblement de 1814 à 1825, le goût s'est modifié, et
cette transformation, dont nous étudierons la cause, est ])articulière-
ment frappante, quand on Ht le poème d'Emile Deschamps. Nous y
saisissons nettement, comme l'a montré M. Gustave Lanson ^, le
passage du goût troubadour au goût romantique.
Emile Descham])s est un de ceux qui ont le plus contribué à substi-
tuer, dans l'esprit du public français, à la représentation d'une Espagne
langoureuse et galante l'image d'une Es|)agne ])assionnée, violente,
colorée, terrible. Blaze de Bury a fait justement remarquer
son aclitui sur la ]«iésie contemporaine : a Nous ne croyons |)as
nous tromj»er, écrit -il, en disant que c'est de là, c'est de cette imilji-
tion du Jtornanceru t|uc sont stulis la plupart des contes et des poèmes
à la manière espagnole ])ubliés vers cette époque ^. » On ne peut nier
•en eflVl (juc la bravoure et riiil'orl une de Rodrigue aient intéressé
\ictor llugo: l'humeur amoureuse de ce don Juan des Got lis qui
perdit sa ccoiionne ])our les yeux d'une jolie lille, n'avait pas dû laisser
insensible le jfunc Alfred de Musset.
Mais SI la recherche du pittores(pie et l'intention épicpie carac^lé-
risent, comme nous le verrons tout à l'heure, le ])oèm(' de ])eschanq)S,
à eùté de ces témérités d'imagination, (pii étaient des merveilles aux
yeux i\f< iio\ateiirs, il v ;i\;iit eiicoïc d;iiis cette (rMi\r<' de ipioi [)lairc
\. Cl. Lanson. Eiuilc J)i.s( liiini[is et Ir lioiiituicrro. Revue d'Ilisloire Lilléraire de
hi l' lit lice, 18î)î), |). ti.
1. lîlaze (If liury. Poètes vl roniiim iris innilrnirs île In /■'nim f. \ |,| \'. MM. IJniile
/"/ .\iilniil Drsi liiiiniis. /?fc. des Deu.T-.Moiiiles iioCil iS'il, I. XIJX, [k bM.
248
LES « ETUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES »
aux esprits romanesques, restés sous le charme de la poésie trou-
badour.
On y voyait l'extrémité des choses humaines : un roi chevalier y
paraissait dans des fortunes bien différentes et l'amour seul était la
cause de ces catastrophes extraordinaires. Le poème s'ouvre sur une
scène où respire la grâce d'un tableau de Watteau : c'est une fête
galante : les plus belles fdles de l'Espagne se livrent à la joie de vivre
et d'être jeunes dans un beau parc enchanté, mais elles ne se dou-
taient pas que leurs jeux étaient contemplés par un « ardent témoin ».
Caché sous sa jalousie
Le roi Rodrigue put voir
Libres, dans leur fantaisie,
Ces nymphes d'Andalousie,
Aux blanches mains, à l'œil noir.
Florinde est la plus belle. Le roi la distingue, se découvre et lui
fait une déclaration brûlante :
Florinde au roi de Caslille
Pas un seul mot n'adressa ;
Elle ferma sa mantille
Sur sa figure gentille.
Jeta son voile et passa.
Il y a bien de la grâce dans ce geste pudique. L'ensemble du tableau
caractérise la manière à la fois spirituelle et tendre d'Emile Des-
champs. Ces vers d'un mouvement facile et varié gardaient un par-
fum Louis XV ; leur couleur seule était nouvelle : les ruisseaux
d'argent roulent des sables d'or, comme il est bienséant dans un parc
classique, mais notons qu'ils coulent
Sous lux bois de myrtes frais.
Les jeunes filles, ce sont les nymphes cF Andalousie, mais on les i'oit
grâce à ces deux détails : aur blanches inains, à Vœil noir. Cet adjectif
de couleur était toute une révolution. Les Orientales n'étaient pas
loin.
D'autre part, quel lecteur familier des romances à la mode de
l'Empire, ne se sentait pas disposé à pardonner ses écarts roman-
tiques au poète qui savait comme Deschamps dans la conclusion de
son poème célébrer les louanges de l'amour romanesque ?
Oh ! qui peut de l'amour éteindre en soi les flammes ?
Quel roi ne s'est pas fait l'esclave heureux des dames ?
Quelle dame n'oublie un jour de refuser ?
Oh ! quel trésor vaudrait, oh ! qui pourrait décrire
l'eSPAGNE (( THOrUADtn H » ET l'eSPAGNE « ROMANTigUE » 249
Le Irouljlc diiii a\L'u. la laniiuour d'un sourire,
Le charme d'un itreinier baiser ?
Toujours un va^iue instinct, un charme involontaire,
Un céleste besoin sauront, avec mystère,
Aux l)ras de la moins tendre enchaîner le plus lier ;
Et les maux qu'on endure, et les maux qu'on sonpc^onne,
Et ceux ([ue j'ai chantés n'empêcheront personne
D'aimer, comnie on aimait hier.
Un Espagnol ([ui n'aurait pas été capable de tout sacrifier à l'amour
n'aurait point eu droit de cité dans la littérature française au début
du xix^ siècle. Seulement on accordail ipi'i! eût encore avec l'amour
deux grands intérêts dans la vie : la guerre et la religion. Deschamps
fera tout ce qu'il faut pour conserver à son roi vaincu l'honnem
intact, et par une sorte de conversion il le ramènera à la rcdigion par
l'expiation, u Fidèle à son Dieu... inflexible sur riiunncur, lier, mai'î
jtrosterné devant les autels, modéré, sévère, tel était l'aucien cas-
tillan, tel il labourait son champ, sans perdre de vue son épée ^. »
L'est en ces termes tpu' (iiiillaume Scldegel, dans son Coursde littéralure
dramatique, ])résentait l'Espagnol, vers 1813, au public lettré do
l'Europe. Le critique allemand (jui plaçait Laideron à côté de Sha-
kespeare, admirait sans réserve « cette nali<»n roiiiaiiticiue ])ar excel-
lence », selon son expression, c'est-à-dire guerrière et chrétienne,
essentiellement chevaleresque ^.
C'est l'image d'une Espagne restée lidèle aux traditions de la
«chevalerie, d'une Espagne « troubadour » qui plaisait aux imagina-
tions du début du siècle. Les lettrés en croyaient volontiers Schlegcl,
quand il j»rét('ndait «lue nulle part l'esprit chevaleres([ue n'avait
survécu auliiul ([u eu Espagne à l'existence des chevaliers. Ne leur
donnait-il |)as pour exiîmpl»- la brillaiilc Iil I cr;i ! nrc du xvi'- et du
xvM*^ siècles es|)agnols ?
Alors on vit, disait-il, au milieu des lumières de la civilisation, se renou-
veler le plus brillant phénomène du Moyen-âge. Un se crut au temps
où les princes et les grands seigneurs s'exerçaient dans l'art des trouba-
dours, chantaient comme eux l'amour et la valeur, partaient gaiement
])Our la Terre Sainte, la croix sur la ])oitrine, l'image de leur belle dans
le cœur et cherchaient les plus périlleuses aventures, inspirés ])ar les ]>lus
nobles seul une ni s, au tciups oii le roi l'icli:ird ( !iiiir' de I .mu liiisail i<''souri('i'
L ('ours (le lillérfiliiri' ilniiiinliffiir, [liir A. \\ . Stlilc^il, li;ul. «!<• r.illcrnaïKl
j)iir M"'*-" .Ncckcr do Sioissun-. Paris •jI Geuèv»;, iSl'i, .'i vdl. iii-S", lonn' 111,
p. 2.")7.
2. Jhitl., p. 27U.
250 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
les cordes d'un luth de sa main vaillante en soupirant des complaintes
amoiireuses ^.
Ainsi l'idée qu'on se faisait du Moyen-âge trouvait en Es])agne
son expression parfaite. Les Espagnols étaient les héros préférés de
la romance troubadour. Ceux qui aimaient le Moyen-âge devaient
aimer l'Espagne. Cette patrie de l'héroïsme et de la foi religieuse par-
lait naturellement à l'imagination. C'était bien à l'Espagne qu'un
poète en quête d'un sujet d'épopée comme Deschamps devait
s'adresser. Derrière l'Espagne guerrière et catholique n'apercevait-
on pas l'Espagne des Maures ? et quand il s'agissait de ces ennemis
héréditaires de la chrétienté, l'imagination se trouvait encore en
présence d'une matière idéalisée depuis plusieurs siècles par la tradi-
tion romanesque.
« Ces aimables et vaillants Maures ! » comme les appelle A. -M. Sané,
le dernier traducteur d'un livre qui a beaucoup contribué à égarer les
Français sur le véritable caractère de l'influence arabe en Espagne :
VHistoire chevaleresque des Maures de Grenade, de Ginés Ferez de
Hita 2.
Cet ouvrage, lu en France presque aussitôt après sa publication
au xvT^ siècle, et traduit pour la seconde fois sous l'Empire en 1809,
a propagé cette fausse opinion qu'ont accueillie les romantiques,
selon laquelle les romances mauresques seraient dues à des poètes
arabes. Si Chateaubriand et V. Hugo ont cru à une Iliade arabe, la
lecture du vieux livre espagnol n'était pas faite pour les détromper ^.
1. Schlegcl. IbicL, p. 259-260. — La critique moderne (avec Mila y Fontanals
•et M. Menendez-Pidal) a remis les choses au point. Cette Espagne romanesque
et galante est en grande partie une fiction créée au xvi^ siècle, en Espagne
même, par les poètes de la cour des Philippe.
Cf. Petit Romancero, choix de vieux chants espagnols, traduits et annotés
par le comte de Puymaigre. Paris, 1878, in-16.
2. Histoire chevaleresque des Maures de Grenade, traduite de l'espagnol de
<îinès Ferez de Hita, précédée de quelques réflexions sur les musulmans d'Espagne,
par A.-M. Sané. Paris, 1809, 2 vol. in-8°, tome I, p. viii.
Ce livre espagnol intitulé: Historia de los vandos de los Zeqries y Abencerrages
cavalleros de Granada avait paru à Saragosse en 1595. Une suite intitulée :
Segunda parte de las guerras civiles de Granada parut à Barcelone en 1619.
La première partie a été traduite en français pour la première fois sous le titre
-de Histoire des guerres civiles de Grenade. Paris, 1606, in-8°. — Ihid., 1083,
3 tomes in-12, par un anonyme.
3. Histoire chevaleresque des Maures... Ihid. Préface de Sané, p. xxxiv et
suivantes.
Nous parlerons plus loin de Chateaubriand. Quant à V. Hugo, il ne doit pas
seulement à la traduction de son frère Abel l'inspiration de deux pièces de ses
Orientales, la Bataille perdue et la Romance mauresque, il a tenu à exprimer
son opinion sur les anciens monuments de la littérature espagnole. Elle a fort
LE « DERNIER DES ABENCERAGES »
251
Le conteur espagnol avait eiicliaulé l)ieii d'autres lecteurs avant les
romantiques. Traduit en français au début du xvii^ siècle, il eut un
vif succès. On y trouvait non pas seulemeiit lie récit de l'invasion des
Maures appelés en Espagne par le comte Julien pour venger l'offense
que lui avait faite Rodrigue, le roi des Goths, et qui fera le sujet du
])oème de Descliamps, mais le tableau des dernières années de la
donùnation des Maures à Grenade sous le règne de l'infortuné Boab-
dil. Les brillants chevaliers maures rivalisaient de générosité et de
l>ravoure avec leurs adversaires, les chevaliers chrétiens, et ce n'était
dans l'intervalle des combats, que fêtes resplendissantes, toiu'uois,
où les chevaliers paraissaient ornés des couleurs de leur dame ^.
Ces chevaliers étaient des poètes et composaient des romances
ou menaient des sérénades sous les balcons de leur belle ; c'étaient
aussi des artistes : ils aimaient le luxe et ce qui embellit le songe de
la vie. Emile Deschamps rendit hommage à leur goût qui suscita
tant de chefs-d'œuvre, dans la dernière stroplie de son poème :
Et les rois sarrazins, dans Grenade elle-même,
Vn jour ne laisseront de leur pouvoir suprême
Que les lions de l'Alhambra.
Ces récits de Perez de Tlita eurent en France une buigue fortune.
L'admiration du xvii*^ siècle la légua au xvin*^ siècle. Florian, dans le
précis hist()ri(pie qui précède son Gonzahe de Cordoue, Florian, '( qui
fait autorité parmi nous en littérature espagnole », écrit Sané en 1809 '-^j
déclare que ce livre lui a fait beaucoup mieux connaître les deux
nations que tout ce qu'il en a pu lire dans les historiens castillans les
plus grands et les plus estimés. » Florian n'était pas plus dilTicile en
matière d'informalion historicjue que M^^*^ de La Roche-Guilhciu
qui écrivit, à l'iiiiit;il ion de l'rrcz dr llil;i : V Histoire des Guerres
civiles de Grenade ou ipuî M""^ de Villedieu, l'auteur des Galanteries
grenadines. C'est ainsi que le xviii'' siècle se couleulail, ]tour con-
naître IMiisldiie des Maures et des chréliens d' I''.s|»agiu\ de icliie
l'ouvrage du vieux conteur es])agntil. cl de s'en iiispiier comme au
xvfi^^siècle l'avaient fait M''^' de Scuiléry dans sou Alnialiide, et M'"'-' de
Lafayette dans celte Zayde cju'elle écrivit sous l'inspiration de
Se irrais.
t'gay<> les hispanisants. Cf. Gasion l'aris, (!-lu<lf sur la lioinniicr ninurcsquc et la
léfienfle des sept enfants de I.ara, clans ses Poèmes cl Léi^endes du Moyen-Age,
déjà cités, p. 25^1.
1. Préface do Sam', p. xi.ii.
2. Iliid., p. xivi.
252 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
Si nous lisons enfin le Dernier des Abencérages ^ de Chateaubriand
et les Romances du Cid, traduites par Creuzé de Lesser, dans ces
ouvrages qui datent des dernières années de l'Empire, nous retrou-
vons en son point de perfection, si l'on peut dire, cette image d'une
Espagne romanesque et galante, d'une couleur un peu fade, à laquelle
Emile Deschamps allait substituer avant V. Hugo la représentation
d'une Espagne pittoresque, violemment colorée, épique.
La Chronique de Ferez de Mita est la véritable source de la nouvelle
de Chateaubriand. Il n'y est pas seulement question mainte fois de la
rivalité des Zébris et des Abencérages, le caractère héroïque des per-
sonnages, le nom même du héros maure, et le cadre de la nouvelle,
la plaine de Grenade et la ligne élégante des monts de la Sierra, l'Al-
hambra et la Cour des Lions, tout nous ramène à V Histoire cliei'ole-
resque des Maures. Il y est même fait une allusion formelle dans un
des épisodes les plus remarquables : Quand Aben Hamet va com-
battre le frère de sa bien-aimée, don Carlos, nous songeons à ces duels
entre chevaliers maures et chrétiens dont le vieux livre espagnol est
rempli. Mais Chateaubriand s'en souvient aussi. Les deux chevaliers
se rencontrent à la fontaine du Pin :
C'était là, dit Chateaubriand, qui a lu ce récit dans Ferez de Hita,
c'était là que Malique Alabès s'était battu contre Ponce de Léon et que
le grand maître de Calatrava avait donné la mort au valeureux Abayados...
Don Carlos montra de la main la tombe d'Abayados à l'Abencerage.
Imite, lui cria-t-il, ce brave infidèle, et reçois le baptême et la mort de
ma main ^.
Aben- Hamet ne reçut ni le baptême ni la mort de la main de son
adversaire, mais lui, chevalier maure, dernier représentant des anciens
maîtres de Grenade n'épousa pas la chrétienne qu'il aimait. Ces
1. Écrit déjà en 1814. Cf. lettre à M°»e de Duras, où il parle de le vendre
(Figaro, 13 janv. 1913).
Chateaubriand. Atala, René, Les Aventures du dernier Abencérage. Paris,^
Ladvocat, 1827, 2 vol. in-12, tome IL Avertissement, p. 101. « Les Aventures
du dernier Abencérage sont écrites depuis à peu près une x-ingtaine d'années i
le portrait que j'ai tracé des Espagnols explique assez pourquoi cette nouvelle
n'a pu être imprimée sous le gouvernement impérial. »
2. Chateaubriand. Ibid., tome U, p. 193. Voir Ferez de Hita, Histoire chevale-
resque des Maures de Grenade, trad. Sané (1809, tome L P- 142-153, ch. viii.
Combat dans la plaine de Grenade entre Malique Alabès et D. Manoel Ponce
de Léon — et p. 251 à la fin, ch. xi. Combat d'Abayados et du Grand Maître
de Calatrava).
LK « DERNIKR DES ABENCERAGES »
253
deux parfaits amants sacrillcrcut leur amour à l'idée qu'ils se fai-
saient de la fidélité.
Cette idée comnuine à toutes les romances de l'Empire se retrouve
dans l'une des deux romances que Chateaubriand a insérées dans sa
nouvelle. Les héros de Chateaubriand comme ceux de Ferez de Mita
se réunissaient ]ii»ur chanter. « Aben-llamet donna sa guitare au
frère de Biaiica, ([ui céléhra les (jxploits du Cld, son illustre aïeul ^.
Prêt à partir pour la ri^ o africaine
Le Cid arme, tout brillant de valeur,
Sur sa guitare, aux pieds de sa Chimèue
Chantait ces vers que lui dictait son cœur... etc.
Chateaubriand aiu'ait voulu faire le pastiche de la romance idéale
de réj)0(iue inqtériale qu'il n'aurait pas mieux réussi : il a travesti
Corneille en style troubadour.
Dans l'autre romance que nous lisons dans le Dernier des Aben-
cérages, Chateaubriand avait un modèle espagnol, le Romancero ^.
Il s'en est écarté pour être fidèle au goût de son temps.
Dans l'original espagnol nous trouvons ceci :
Le long du Guadalqui\ii', le hon roi ,Juan chemine. Il i-encontre un
more qui se nommait Ahenaïuar. » — « Abenamar, Abenamar, More du
pays more, quels sont ces châteaux qui se dressent et reluisent ?» — •
C'est l'Alhambra, sire, et l'autre c'est la Mosquée... — Alors le roi : « Gre-
nade si tu voulais, je t'épouserais, je te donnerais en dot Cordoue et
Séville et Jerez de la Frontera... Grenade, si tu voulais })lus, je te'donnerais
plus. » — « Je suis mariée, roi don Juan, mariée et non pas veuve, le More
qui me tient voudra bien me défendre. » Le roi Juan répondit : « Qu'on
amène ici doua Sancha el dona Eivira, mes bombardes.»
\ oici ce ([ue devient ce dialogue si sim|dc et si suggestif liadiiil en
style troubadour ^ :
Le roi don .luau.
Un jour chc\ auchant,
1. Clial.aul.riaud. Ibui., p. 219-221.
2. Cf. liomanrero général, ou Recueil ilrs clniiils populnires de l llspu'^nc, ro-
mances liisforiqiif's, chovalfrosqucs cl moresques, trad. complèto avec uno iiilro-
rlurliou r-t des iiolos, par M. Danias-liinard. Paris, 18Vi, 2 vol. in-8°, tome I,
[). 21fj. Les Homaïu'f's du roi Don .luan II : le roi don Juan <-t Grenade. Notice :
" Cette romance a obtenu l'insi^'tie lionneiir d'être imitée par M. tic (^lialeanl)riand,
dans l'adnnraMe récit inlitnli' : I.r ilcrtilrr .\brnccra}'c... » Suit la Iradiiclion do
la romance.
3. (!liateanljiiand. Jhiil., p. ^l.'i.
254
LES « ETUDES FRA>ÇAISES ET ETRANGERES »
Vit sur la montagne
Grenade d'Espagne ;
Il lui dit soudain :
Cité mignonne,
, Mon cœur te donne
Avec ma main.
Je t'épouserai.
Puis apporterai
En dons à ta ville
Cordoue et Séville
Superbes atours.
Et perle fine
Je te destine '
Pour nos amours.
Grenade répond :
Grand roi de Léon,
Au Maure liée
Je suis mariée.
Garde tes présents :
J'ai, pour parure,
Riche ceinture
Et beaux enfants.
Ces petits vers prennent je ne sais quel air ironique quand on songe
qu'ils sont partis de la main de Chateaubriand. Le précurseur du
grand mouvement poétique de son siècle, quand il écrivait en vers,
imitait modestement le style à la mode.
Le style des romances du Premier Empire nous paraît aujourd'hui
bien vieilli. Il fallait la sympathie intelligente du goût compréhensif
de Sainte-Beuve pour lui restituer un instant la grâce qu'il eut incon-
testablement pour les contemporains.
Un moment du moins, tout cela avait vécu, dit-il à propos de Mille-
voye ; pour de jeunes cœurs aujourd'hui éteints ou refroidis cette légère
poésie avait été une fois la musique de l'âme, et on avait usé de ces chants
aussi pour charmer et pour aimer. C'était le temps de la mode d'Ossian
et d'un Charlemagne enjolivé, le temps de la fausse Gaule poétique bien
avant Thierry, des Scandinaves bien avant les cours d'Ampère, de la
ballade avant V. Hugo. C'était le style de 1813 et de la reine Hortense,
Le Beau Dunois de M. Alex, de Laborde, le Vous me quittez pour aller à
la gloire de ]\L de Ségur. Millevoye paya tribut à ce genre, il en fut le
poète le plus orné, le plus mélodieux. Son fabliau d'Emma et Eginhard
offre toute une allusion chevaleresque aux mœurs de 1812, sur ce ton.
Il nous y montre la vierge au départ du chevalier :
LES ROMANCES DE C.HEl ZE DE LESSER ZoO
Priant tout haut qu'il revienne vainqueur,
Priant tout bas qu'il revienne (idèle. ^
S'il est une œuvre qui porte la mavijue du style de l'époque impé-
riale, c'est celle de Creuzé de Lesser. Mous eu pai'lerons d'autant ])lus
volontiers qu'Emile Deschamps l'a étudiée de fort près et lui a con-
sacré un article dans la Muse française.
Ce préfet de l'Empire, infatigable versificateur, dans les intervalles
de repos que lui laissaient les soucis adminstratifs, travaillera ])lus
qu'un autre poète de ce temps-là à remettre le Moyen-âge en honneur.
Il eut, sur ré])0])ée «[n'attendait le xix^ siècle, des vues intéressantes.
Bien avant Emile Deschamps, il s'étail tourné vers l'Espagne, puisque
son adaptation des Romances du Cid, (pi'il publia en 1814, avait été
commencée par lui en 1806 ^.
Dès cette époque, il avait senti qu'il fallait renoncer au vieux genre
épique ou du moins le modifier profondément. « Il me semble, dit-il,
(pie des romances courtes et souvent faciles à détacher poiii'raicut ne
pas déplaire aux hommes les ]>lus blasés sur l'art des vers... ^ «
1. Œuvre.'i de Millevoije, précédées d'une ncjtiee par M. S'^'-Heuve. Paris, 1865.
in-16, p. 14 et 15.
2. Le Cid, romances espagnoles, inn'tées en romanees françaises, j)ar M. Creuzé
de Lesser. Paris, 1814, in-12.
Constatons toutefois que dans sa Table lioiide et dans son Aniadis il prélendil
faire lire 20.0000 vers à des lecteurs français.
Il dédia ses Romances du Cid aux membres de l'Académie de Madiid.
Cf. sa Préface, p. iv.
Cf. dans le Journal des Débals du 25 juillet 1.81 'i le juiz:i'ment de Dussaull,
qui lui reproche son réalisme.
3. Les Romances du Cid..., par A. Creuzé de Lesser, S'' édition. Paris, 1830,
in-8°. Préface (datée du 20 avril 1814), p. xv. Il déclare (p. vu) qu'il lut pour la
première fois ces romances dans une traduction en prose française « qui est cachée
et comme perdue dans les derniers, volumes très peu estimés de la Bibliothèque
des Romans (déc. 1782, juillet 1783, principalement, et octobre 1784)... Peu
de livres m'ont fait une aussi vive impression. — J'étais comme un homme qui,
en cherchant un coquillage, vient de découvrir un trésor »,... une « Iliade qui
n'a point d'Homère ». Plus tard il lut, dit-il, les romances originales, « dans le
texte publié par IFerder », Der Cid nach spauischen Romanzen besungen durcit
J. G. von Herder (Tubingen, 1805), et il cite des fragments de la traduction de
Sismondi, dans sa Liltéralure du midi de l'Europe... Paris, 1813, 4 vol. in-8"
toiin- 111, |). 170 et passim.
Or, la traduction allemande de Ilerdrr élail cllr-iin'iiic mu- Iraducliun du
français. Cf. de Voyslav M. Vovanoviich,... « La Cuzlu dr l'iusper Mérimée...
Paris, 1!)11, in-8", |). l'iO. Il cite l'ouvrage de Reiidiold ividilcr, Ilerders Cid
und seine /ranzôsisrhe Quelle, Lei|)/,ig, 18(17, où il est établi (pic cille <■ Source
/ninraise » était la Ribliolhique des Romans.
(]asl(»n Paris, dans son compte rendu de l'ouvrage i\r Koldcr (Rr\'uc crilifpie
d'hisloire et de liltéralure, 1867, l*"" semestre, p. l'd) a mis au ]>r)inl celle qucsiion
de littérature comparée et relevé les annisanlis méprises de Sismondi et de
Creuzé de Lesser.
256 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
Voilà cette brièveté sur laquelle insistera si judicieusement Emile
Deschamps, puis il ajoute : « Ceux qui aiment cet art tel qu'il est,
ne seraient pas fâchés de remonter un moment aux formes par
lesquelles il a commencé chez toutes les nations. »
Notons ce souhait, timide encore, d'une plus grande variété dans
les formes rythmiques et ce désir de vérité et de naïveté dans l'art
des vers.
« Ces formes sont inconstestablement celles de la romance. » Creuzé
de Lesser signale avant Emile Deschamps la transition possible entre
la romance et la petite épopée.
Qu'on veuille niême bien s'en souvenir : tout le monde sait que ce
n'est pas par séries de six à sept cents vers, mais par morceaux détachés
que les rapsodes et Homère lui-même chantaient aux nations l'Iliade
et l'Odyssée : or, ces morceaux détachés, ces rapsodies chantées ont
quelque ressemblance avec les grandes romances de ce recueil... Ainsi,
comme je l'ai indiqué, les romances du Cid sont beaucoup moins modestes
que leur titre. Elles sont souvent naïves et touchantes comme les nôtres,
mais elles ne se défendent pas les mouvements les plus hardis et les beautés
les plus nobles ; et si quelques-unes ne sont que des chansons, plusieurs
sont de véritables odes ^.
Il faut avouer cjue chez Creuzé de Lesser lui-même le Cid tient
parfois le langage cpii convient au héros espagnol. Quand desservi
auprès de son roi par des traîtres, il prend la parole, sa défense n'est
pas sans beauté :
Je m'absente, il est vrai, des bals même où vous êtes.
Je danse mal, seigneur, et j'en dois convenir ;
Mais au concert de mes trompettes
Que de Maures j'ai fait courir !
J'honore les Cortès et pourtant m'en absente.
Mais j'ai cru mieux soigner ailleurs vos intérêts :
Aux combats ma lance est présente.
C'est là que je tiens mes Cortès ^.
Ces stances malgré leur prosaïsme, sont assez bien équilibrées. La
strophe suivante, écrite dans un mètre tout différent, ne manque
ni d'éclat ni de mouvement. Le Cid s'adresse à son drapeau : .
Drapeau qu'a toujours fui le crime.
Flotte dans les airs à présent
Et de tous ceux que l'on opprime
Sois le signe de ralliement.
1. Creuzé de Lesser. Ibid. Préface, p. xv.
2. Ibid., p. 86.
LES UOMANCKS DE CREUZÉ DE LESSER 257
Clairons, éclatantes trompettes,
Jusqu'aux plus lointaines retraites
Portez vos sons mélodieux.
Les tambours, eirroi des esclaves,
N'oflVeut î\ l'oreille des braves
Que des accents barmonieux ^.
Il iaiit tenir coinplc à ce ])(>èl(' du Premier Empire Je son »;uùt
pour un style simple, un j»eu lui. I! iré\ite pas Ion jours rincorreclion ;
sa langue n'est pas très sûre, mais il fuit l'emphase. Il est en droit
d'écrire comme il le fait dans sa préface de 1814 : « Dans un recueil
dont le caractère est la plus antique simplicité jointe aux plus anti-
ques vertus, on a dû conserver certaines expressions familières comme
tablier, trousseau, dessert, etc. avec autant de soin ipi'on en aurait
mis à les éviter ailleurs. Ces romances oflrent souvent les fli^ures les
]>lus audacieuses, mais jamais ces expressions détournées, ces péri-
phrases embarrassées, enfin cette horreur du mot propre qui fait
quelquefois de la poésie une énigme si ciuuiyeuse ^. »
Les Romances dw Cid ne sont point une œuvre ennuyeuse. Elles
n'ont qu'un défaut, c'est de réaliser troj) imparfaitement les intentions
novatrices de leur auteur.
Creuzé de Lesser a beau nous dire (pie parmi les différentes leçons,
«pTil a eues sous les yeux, du lexle des roiuances espagnoles, il n'a
pas hésité, toutes les fois que le récit le permettait, à « préférer celle
qui peignait le mieux la simplicité et môme la singularité des mœurs
et des caractères antiques ^ », il n'a pas osé nous montrer Rodrigue
rentrant chez son père avec la tête sanglante du comte à la main.
« Dans d'autres leçons, dit -il. ce tableau hideux est remplacé par une
scène ]»lus simple et selon nmi d'un plus grand effet *. » C'est cette
scène jdus siin|»lc cpiil dil avoir ])référée. Il substitue en un mot au
tableau vrai des mœurs féodales ce que dans le langage des ]»einlres
on a[)pelle un (( ]»oncif ». Creuzé de Lesser, comme Chateaubriand
d'ailleurs, (pi'il faut bien ici nonuiier a})rès lui — [)uis(pi(' Ibistoire
littéraire offre de ces disparates — Creuzé de Lesser réduii lr<»p sou-
vent le Cid aux pro|)ortions d'un bérds de romance.
L'arme-l-on chevalier ?
\f>i(i Oiiraipie. la belle, iiifaiitc. qui
Lui chaussa l'éj^Ton dOr
D'une main charmée et Irciabiaule.
1. Crcil/.r' ilr f.rss.r. Ihid., j). 'Jl.
2. Ibitl. l'rt'-i'acc, |>. xvii.
y. Ihifl. Préface, p. ix.
4. Ibitl.. [). XII.
17
258 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
Rodrigue entre-t-il à l'église avec Chimène à son bras, le jour de
son mariage, — une inévitable métaphore l'accompagne — en dépit
des intentions novatrices de Creuzé de Lesser :
L'astre heureux que l'aurore amène
Paraît au bout de l'Orient,
Le vaillant époux de Chimène
S'avance presque aussi brillant.
Au miUeu d'un style aussi pompeux, signalons cependant ce trait de
réalisme timide : *
Aussi superbe qu'héroïque
Le Cid entre au palais de Dieu,
Vêtu d'un pourpoint magnifique
Que son père usa quelque peu ^.
Dans le texte espagnol, il est en harmonie avec les détails familiers
d'une scène de noces pleine de naturel et de bonhomie. Dans la solen-
nelle description du poète de l'Empire, il n'est qu'assez plat. Voici,
pour terminer, un passage qui porte sa date avec lui : Quand le Cid
vient assiéger Zamora ^, il ne peut supporter les plaintes de l'in-
fante :
— Puisqu'il veut combattre une femme
Le Cid n'est plus le Cid : son éclat est passé, —
Ainsi parlait la belle infante
Dun amour malheureux gardant le souvenir.
Et devant sa plainte éloquente
Le Cid toujours le Cid ne devait plus tenir.
On vit la terreur des batailles
Détourner son coursier et dire avec rougeur :
« Fuyons, il part de ces murailles
Des invisibles traits qui déchirent le cœur !
Nous ne pouvons nous empêcher de sourire en lisant de semblables
passages. Il n'est pas impossible que les contemporains les aient lus
avec émotion.
Ce qui n'est pas douteux, c'est que les Romances du Cid eurent un
grand succès, quand elles parurent. L'auteur en donna une nouvelle
édition en 1823. C'est alor? qu'Emile Deschamps leur consacre un
article fort élogieux dans la 5^ livraison de la Muse française ^. Cet
ouvrage lui paraît « une charmante production » ; comme cette seconde
édition ne portait pas de nom d'auteur, il ajoutait : « M. Creuzé de
1. Romances du Cid, p. 20.
2. Ibid., p. 52-53.
3. Muse française, édit. Marsan. T. I, p. 2'i2-250.
l'eSPAGNE romantique chez MÉRIMÉE 259
l,esser a mis trop de grâce et d'esprit dans toutes ces romances pour
qu'il ait pu s'attendre à un bien strict incognito. » Il signale justement
« un jK'u de négligence et de laisser-aller dans la manière de ce char-
mant ])oète. » Après avoir cité le retenir de Rodrigue vainquent chez
son père qu'il a vengé et la lettre dans laquelle Chimcne enceinte
demande au roi de lui rendre son mari toujours absent, Emile Des-
champs ne manque pas de remarepicr c l'heureuse flexibilité du
talent de M. Creuzé de Lesser. >; Surtout il lui sait gré d'avoir illustré
d'un exemple le genre nouveau qu'il croit appelé à un si grand avenir,
le poème proprement dit, la ])etite épopée. Le seul reproche que
l'aimable critique se ])errnette de faire à l'auteur est fort discrètement
ex])rimé. 11 est cependant essentiel. Il j)orte sur la versification et le
style du ])oète, et, dans ces quelques lignes, écrites en 1823, percent
les intentions déjà très nettes d'une école littéraire nouvelle. Emile
Descham])s prête généreusement ces intentions au poète trou-
badour :
Sans renoncer à une manière qui hii est propre et qui est comme
Y individualité du talent, il la dirigerait, dit-il, vers cette continuelle
harmonie, ces tours savants et inattendus, cette sage hardiesse d'expres-
sion, cette élégante richesse de rimes, enfin vers ce tissu délicat et serré
du style poétique qui sont les conditions essentielles de la haute versi-
fication française et dont nos morts immortels ont légué le secret à quelques-
luis de nos poètes contenipnrains ^.
Il nous reste donc à montrer deux choses : c'est d'abord l'image
nouv<dle qu'Emile Descham]>s a introduite de l'Espagne dans la
jtoésie française, après les jtciutnres languissantes, solennelles et
fades que les poètes troubadours en avaient données, c'est enfin
dans ce poème de Rodrigue tout chargé, surchargé môme de pittores-
que romantique, le premier exemplaire, insullisant sans doute, mais
suggestif, de la ]»efite épopée telle (|u'tll(' tronvcia ])his lard sa forme
parfaite dans la Légende des siècles.
L' l'Espagne avait insensiblement changé d'as]>ect et de caractère
aux yeux des Français de la llcsiamal ion. L'iiéfoiquc résistance do
ces donneurs de sérénades à l'invasion de Napoléon avait vivement
frappé les esprits. Ultras et libéraux discutaient passionnément la
• jucsiiou de savoir si l'intervention de la France était opportune
dans les alfaires d'un pays troublé. C'était la terre de fidélité, selon
les uns : il fallait aller y défendre contre les entreprises anarchi([ues et
révolutionnaires la religion de sainte Thérèse et de saint Jacques de
1. Muse franrriisc, t'ilil. .Mar<;ui. T. F, \>. 'J'i'».
260 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES ))
Compostelle. C'était le pays de l'Inquisition et des Autodafés, selon
les autres : La France devait-elle mettre son épée au service de la
réaction religieuse ?
Quoi qu'il en soit, tandis que les troupes du duc d'Angoulême s'em-
paraient du Trocadéro, la curiosité du public était vivement ra^nenée
aux choses de l'Espagne. On lisait avidement les récits des voyageurs.
Le Voyage pittoresque et historique de Laborde était dans toutes les
mains. Les sombres aventures du îiège de Saragosse et les horreurs de
la captivité des soldats français dans les pontons de Cadix se mêlaient
dans les imaginations aux souvenirs plus riants de l'Espagne de Lesage
et de Beaumarchais. Prise entre ces deux courants d'images, la pâle
représentation de l'Espagne troubadour s'effaça tout à fait ; on
néglige le Dernier des Abencérages, on oublie les romances de Crevizé
de Lesser ; on ne peut plus lire l'interminable roman de Salvandy :
Alonso ou V Espagne ^. C'est le Théâtre de Clara Gazul, qu'on applau-
dit en 1827, et quand le Poème de Rodrigue paraît l'année suivante,
il est immédiatement célèbre.
Il méritait de l'être, car il témoigne de l'entrée dans la poésie
française d'un personnage encore nouveau à cette date : le héros
romantique. Ce personnage ne sera tout à fait à la mode qu'après
1830 : Extrême en tout, dans le bien comme dans le mal, il ne respecte
ni loi sociale ni loi morale, c'est à peine s'il connaît la loi divine.
En tous cas, il n'hésite pas à l'enfreindre. Tel est le Roi Rodrigue.
Tel est aussi le comte Julien. Ils sont tout entiers à la passion qui les
occupe : convoitise amoureuse ou soif d'expiation, ou désir de ven-
geance. Emile Deschamps a donc contribué dans la mesure de son
talent, à la création d'un type littéraire fameux. Mérimée d'ailleurs
avait avant lui fixé les linéaments de ce personnage, et, comme Des-
champs, il avait choisi pour cadre l'Espagne ; il cherchait aussi la
« couleur » et le « pittorescjuc » sans être dupe du désir qui orientait
son goût.
Vers l'an de grâce 1827, écrivait-il, j'étais romantique. Nous disions
aux classiques : point de salut sans la couleur locale. Nous entendions
par couleur locale ce qu'au xviii^ siècle on appelait les mœurs, mais nous
étions très fiers de notre mot et nous pensions avoir imaginé le mot et
la chose ^.
1. Sur cette évolution du goût relatif aux choses d'Espagne à cette date,
cf. Études sur l'Espagne, par A. Morel-Fatio, pe série..., p. 82. — et Louis Mai-
gron. Le Romantisme et les Mœurs. Paris, 1910, in-8°, passim.
2. Cité par Taine, étude sur Mérimée, en tête des Lettres à une inconnue...
2e éd. Paris, 187'i, in-8°, p. xxii.
l'eSPAGNE romantique chez MÉRIMÉE 2G l
L'Espagne romantique demeure le pays de l'amour, mais d'un
amour violent, exaspéré. Ouvrez le charmant Théâtre de Clara Gazul^,
vous y verrez aux prises avec mille aventures délicieusement invrai-
semblables, une espionne qui s'éprend du chef es]>aguol qu'elle doit
trahir, un inquisiteur tenté par les yeux noirs d'une petite bohémienne,
un grand d'Espagne qui épouse la fille d'un l)ourreau, d'aimables
t'ouventines amoureuses de leur confesseur ; ce ne sont ([ue scènes
d'amour et spectacles d'autodafé, bûchers et cérémonies religieuses,
duels, guet-apens, embuscades. Ouvrez maintenant le Poème de
liodrigue, vous y retrouvez la même Espagne dévote et ])assionnée.
Ce Rodrigue qui se cache derrière la jalousie pour suivre les ébats de
jeunes filles au bain est digne d'être comparé aux héros de Mérimée ;
il ^ i(de la femme qu'il convoite :
Le cœur plein de honte,
Le front pâle où monte
Une rougeur prompte,
Baigné de sueur.
Nous sommes loin des scènes de délicate et pure tendresse où se
complaisaient les poètes de 1813. Le Cid de Creuzé de Lcsser lève le
siège de Zamora ])our ne pas rencontrer les yeux olîensés de la belle
infante. On ne s'imagine pas Edmond Géraud ou Millevoye essayant
de décrire la scène où s'est risqué Emile Deschamps. Leurs héros,
pudiques et pâles, ont fait place aux héros romantiques, violents,
eiïrénés. Le père de l'héroïne de Deschamps, quand il apprend son
déshonneur : Le comte Julien, seigneur de Tarifa,
S'arrache les cheveux <•! la l)arl)e en désordre,
On le voit déchirer et tordre
Ses bras par qui cent fois l'Espagne triompha ;
Il blesse sou visage auguste cl sur ses ariiu's
Tonihent de ses deux yeux le sang avec les laiiucs.
Il a l'air fatal, il cric : Ihnne et vengeance ! et trahira sou pays [tour
])Miiii' ((dui <iui l'a (tllcusé :
1. 'l'Iirùlrc de Claza (Jazul, coriiédietiiie espagnole... l'aris, 11. l'ournier, 18.30,
iii-8°. L<'s Espagnols en Danemark. — Une Femme est un diable ou la Tentation
de S'-Anloine. — L'Amour africain. — Inès Menrlf) nu Ii- fréjugé vaincu. —
Inès MiiKJo ou le Triom[»lir- du préjugé. — Le Ciel cl l'Ilnlii. — l'Occasion. — •
Le Carrosse du S'-Sacnrtirril.
262 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
Mort et damnation 1... Prends garde, prince infâme,
Cinq cent mille Africains vengeront une femme.
Voilà comment un père romantique comprend la vengeance et
surtout comment il s'exprime avant de se venger.
Ce n'est pas seulement la psychologie des personnages qui est nou-
velle ; le souci du pittoresque s'accuse partout. Quand Florinde écrit
à son père, elle ne se contente pas d'en appeler à lui, il faut qu'elle-
signale qu'elle est espagnole et dévote. Elle l'implore.
Comme une pécheresse
Prie un moine et le presse
Et baise son cordon,
Criant pardon !
Rodrigue, après sa défaite, en fuyant, se souvient enfm qu'il est.
un roi très catholique. Il se tuerait bien, il songe au suicide :
Ce fer est mon seul remède,
Mais Saint Jacques le défend.
Voyez-le
Longeant la côte escarpée,
Broyant dans sa main crispée
Le grain dor d'un chapelet ^.
Son casque déformé pèse
Sur son cerveau que n'apaise
Signe de croix ni pater
Évoque-t-il dans son deuil les fêtes qui furent données à sa nais-
sance, ses souvenirs abondent en traits de pittoresque local.
Voici les combats de taureaux :
(Et) mon père, à ma naissance,
En grande réjouissance
Fit partir deux cents héros,
Et des seigneurs très avares
Aux joutes des deux Navarres
Firent tiier leurs taureaux.
Voici encore et toujours l'Espagne dévote et amoureuse :
Chaque Madone eut cent cierges ;
On dota cent belles vierges
Pour cent archers courageux ;
1. Ces vers ont inspiré à Delacroix le tableau dont nous parlons dans notre-
Deschamps dilettante.
l'espagne romantique chez Emile deschamps 263
Mais voici l'Espagne des autodafés :
On donna trois l)als splcadides ;
On brûla trois juifs sordides...
Ce n'était qu'amour et jeux.
Voici enfin l'Espagne des Bohémiens : si le Roi se tuait, révè([ue de
Tolose livrerait son corps à l'insulte
Des loups et des Bohémiens.
Bien entendu, aucun de ces traits de pittoresque ne se trouve dans
le texte dont Eniih" Dcschani|)s s'inspirait. Dans la traduction d'Abel
Hugo qu'il avait sous les yeux, nous chercherions en vain tout cela :
]»oint de chapelet, point de Pater, ni courses de taureaux, ni madones,
ni autodafé, ni Bohémiens. Le véritable roi d'Espagne pleure et dit
simplement :
Hier, j'étais roi de toute l'Espagne, aujourd'hui je ne le suis pas d'une
seule ville. Hier, j'avais des villes et des châteaux ; je n'en ai aucun aujour-
d'hui. Hier j'avais des courtisans et des serviteurs, aujourd'hui je suis
seul, je ne possède même pas une tour à créneaux ! Malheureuse l'heure,
malheureux le jour où je suis né et où j'héritais de ce grand empire que
je devais perdre en un jour ^ !
Nous avons vu ce que ces dernières lignes sont devenues en traver-
sant une tête romantique ; elles se sont enflées d'images et chargées
de couleur. Quant au début si simple et d'un si grand effet dans sa
brièveté même : « Hier j'étais roi de toute 1 Espagne... », il a inspiré au
l)oète cinq stro])hes de six vers chacune.
Il crie : Ah ! quelle campagne !
Hier, de toute l'Espagne
J'étais le seigneur et roi ;
Xérès, Tolède, Séville,
Pas un bourg, pas une ville.
Hier, qui ne fût à moi,
Hier, puissant et célèbre.
J'avais des châteaux sur l'I'^bre,
Sur le Tage des châteaux ;
Sur la fournaise rougie.
Sur l'or de mon efTifrie
Retentissaient les marteaux.
1. Jluiiiiinccs lii-'iloiù/ucs, tradiiilis lic l 'rspii^Miol, par Ahrl Hugo. Paris, Péli-
ricr, 1822, in-12, p. 12 — cl. Romancero général (irad. Damas Ilinard), l. I,
p. 11, le texte espagnol, p. TA) de rnpiisciiii' flonl nous parlrrons plus loin.
264 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES ))
Hier deux mille chanoines
Et dix fois autant de moines
Jeûnaient tous pour mon salut ;
Et comtesses et marquises
Au dernier tournoi conquises
Chantaient mon nom sur le luth.
Hier, j'avais trois cents mules,
Des vents rapides émules,
Douze cents chiens haletants,
Trois fous et des grands sans nombre,
Qui, pour saluer mon ombre.
Restaient au soleil longtemps.
Hier, j'avais douze aimées,
Vingt forteresses fermées,
Trente ports, trente arsenaux...
Aujourd'hui, pas une obole,
Pas une lance espagnole,
Pas vme tour à créneaux.
Trente vers pour rendre trois lignes ! Jamais le défaut, je dirai
même le ridicule de l'amplifieation oratoire n'a paru plus flagrant.
Deschamps abuse ici d'un artifice de la vieille rhétorique. On peut
dire qu'il le renouvelle à peine, car parmi tous ces mots qui doivent
nous rendre, par l'effet du rapprochement ou du contraste, la vision
d'un royaume d'Espagne, naguère florissai t, il n'y a pas une véritable
image, une sensation directe de la réalité. La vision reste toute abs-
traite, malgré l'habile précision des mots employés et le prestige des
noms propres.
Cependant ces cinq strophes ont une allure brillante, du nombre et
de l'harmonie. Lu certain soufTl.e épique les traverse. Hugo a repro-
duit leur mouvement dans une Orientale^. C'est dans le cadre d'une
amplification de ce genre, qu'il lui plaît quelquefois de jeter sa
grande peinture à fresque. Quant à Emile Deschamps, qui voulait
enrichir la poésie française de tout le pittoresc^ue du Romancero,
en forçant ainsi la couleur, il a manqué le naturel. C'est qu'en réalité
on ne fait pas de couleur locale. Comme l'a dit M. Lanson, « la couleur
vraie s'insinue dans le style d'un écrivain sans qu'il y pense, et
pendant même qu'il pense à autre chose ^. »
Il en est de même du dessein que poursuivait Deschamps de donner
1. Ilugo. Les Orientales. Édition Ilctzcl, p. 109.
2. Emile Deschamps et le Romancero, par G. Lanson (Revue d'IIist. liltér., 1899,
p. 18).
l'espagne romantique chez Emile desciiamps 265
à ses conlcmporaiiis un exemple de ce ([ue pourrait être la polite
épopée. Les romantiques ont trop souvent voulu faire de l'épique,
comme ils ont fait de la couleur locale. V. Hugo, dans ses meilleures
compositions : Aymerillot, le Petit roi de Galice, V Aigle du Casque,
Eviradnus, la Rose de V Infante, tiendra victorieusement cette gageure.
Il rendra soudain le souffle et la vie aux héros du ])assé,il ressuscitera,
les anciens âges par un miracle de son imagination merveilleuse.
Mais dans bien d'autres cas, il échouera. Au lieu de la vision d'une
civilisation disparue, restituée par un coup de la baguette magique,
c'est le spectacle de son imagination en travail qu'il nous découvrira
tout simplement, et, quand le génie manque, qui transfigure les
moyens de l'auteur, son absence trahit le procédé. C'est le cas pour
Emile Deschamps. Il n'obéit pas comme V. Hugo, dans ses chefs-
d'œuvre, à la mystérieuse loi de l'inspiration. C'est avec une claire
conscience de ce qu'il veut faire, qu'il dispose les matériaux ([u'il
emprunte. Aussi sa composition, assez bien ordonnée dans l'ensemble,
manque-t-elle de cohésion dans le détail. La perfection dans le détail
et son rajiport harmonieux à l'ensemble, telle est la marciue des vrais
chefs-d'œuvre. Le Poème de Rodrigue, brillant essai d'un virtuose de
l'art des vers, manque d'unité organique.
Il en donnerait l'impression moins vive, si l'auteur avait suivi pas
â pas son modèle. Deschamps avait résolu d'imiter un fragment du
Romancero général. Une première édition en avait été donnée en 1817
par Pepping, une seconde en 1822 par A. Duran. Il n'eut pas même
besoin d'y recourir. Il avait paru en 1821, à Paris, chez Anthoine
Boucher, un petit volume in-8°, intitulé : Romancero e Ilistoria del reij
de Espaùa Don Rodrigo, postrero de los godos, en lenguage antiguo,
recopiladu por Ahel Hugo, avec une dédicace : al marescal de campo don
José Leopoldo Sigisberlo Hugo..., signée : tu hijo afectionado [sic] y
respectuoso [sic] : Ahel Hugo. Suivaient un avis au lecteur et un
fragment de ÏHistoire de V Espagne du R. P. de Isla, donnant des
éclaircissements nécessaires sur le sujet de ces poèmes. Ces romances,
sfuit au nom lue de dix-liiiit . \ iniiHiit en lin (pielques noies en apiten-
tlice.
L'année suivante ])araissait, sous la signalure du même Abel Hugo,
l'oiiMagc, inlilnlé: Romances historiques traduites de l'espagnol. —
A J*aris, chez Pelicier, 1822, dont nous avons cité un fragment.
Deschamps y trouva la traduction non pas des dix-huit roniijnces,
réunies par Abel Hugo dans le vojmiic précédent, mais un choix seule-
ment : Florinde, Rodrigue et l'iorinde, le comte Julien, Rodrigue
pendant la bataille, Rodrigue après la bataille, Fuite de Rodrigue,
266 LES <C ÉTUDES FRANÇAISES ET ETRANGERES »
Son repentir, Pénitence et mort de Rodrigue. — Deschamps ne pouvait
pas faire choix d'un plus heureux modèle. Cette suite de huit roman-
ces lui offrait la matière d'un grand sujet resserré dans un cadre
aussi étroit que possible. Il allait pouvoir « être grand sans être
long ». Dans ce bref récit, l'action vraiment tragique, court à l'événe-
ment ; les intérêts qui sont en jeu sont les plus graves : indépendance
-d'un peuple, lutte de deux races et de deux reUgions, ils ne nous font
cependant jamais oublier les acteurs essentiels, Rodrigue, Florinde,
le comte Juhen. C'est la criminelle passion du roi et le viol de Flo-
rinde qui ont irrité le comte et c'est la vengeance du comte qui
déchaîne l'invasion des Maures sur l'Espagne. Encore une fois Des-
champs n'avait qu'à suivre le plan de son modèle et sa composition
restait iînpeccable.
Mais il fallait accentuer le caractère épique du poème. Les strophes
si bien frappées, par lesquelles il a su rendre le choc terrible des
Maures et des Goths ne lui sufiisent pas :
C'est la huitième journée
De la bataille donnée
Aux bords du Guadalété ;
Maures et Chrétiens succombent,
Comme les cédrats qui tombent
Sous les flèches de l'été.
Sur le point qui les rassemble,
Jamais tant d'hommes ensemble •
N'ont combattu tant de jours ;
C'est une bataille immense
Qui sans cesse recommence.
Plus formidable toujours.
Deschamps crut nécessaire à la couleur épique du poème d'intro-
duire l'épisode de Bertrand Inigo, qui ne faisait pas partie des roman-
ces de Rodrigue. Cette romance, insérée par Deschamps entre le
jpécit de la bataille et celui de la fuite de Rodrigue, a pour inconvénient
d'interrompre l'action et de détourner l'attention du héros principal
du poème. Mais elle avait une couleur épique. Abel Hugo qtii la citait
à la suite des romances de Rodrigue, signalait son rapport avec la
coutume rehgieuse des anciens peuples de ne pas laisser leurs morts
au pouvoir de l'ennemi ^. Emile Deschamps pouvait-il négliger une
scène qui rappellerait Homère et Virgile ! Poète romantique, il trouve
séduisant de montrer dans un groupe de fuyards qui n'osent point
1. Abil Hugo. Romances liistoriques, p. 33-36.
l'esi'agne romantk)ue chez Emile deschv-aips 267
aller chevelicr le coijts duu de leurs jeunes coni]»a^nious, le vunix [)ère
indigné ({ui les aposlroj)he avant d'aller rejoindre son lils. 11 forcera
ces lâches à s'î^niouvoir :
Bien, allez retrouver vos sœurs et vos enfants ;
Fuyez, chrétiens, pour qui vivre infànies c'est vivre !
Je vais revoir mon fils. Gardez-vous de me suivre.
Ce serait une gloire et je vous le défends. *
Il faudra hien savoir, escadron de la fuite,
Qui viendra me chercher ; car, par ce crucifix,
Je ne vais point là-bas pour rapporter mon fils.
Mais pour tuer longtemps et pour mourir ensuite.
]N'y a-l-il ])as dans ce véhément monologue comme une première
esquisse de la fameuse apostrophe de Charlemagne dans Ayine-
rillot ?
Le Romancero portait bonheur à Emile Deschamps. Ses fautes
de composition, elles-mêmes, sont d'heureuses fautes, puisqu'elles
témoignent au moins du sentiment qu'il avait de l'épopée. Telle
scène qui n'est pas à sa place dans le poème de Deschamps et qui
dans son œuvre rompt l'harmonie de l'ensemble, quand nous la
retrouvons dans son vrai jour, chez V. Hugo, grandie aux dimensions
de la fresque épique, nous paraît choisie à merveille. Dest^iamps en
avait deviné l'effet.
On se rappelle l'inconiparable tableau qui sert de finale au Petit
Roi de Galice : Roland luttant un contre cent dans le val d'Arnula.
Nous ne citerons aucun fragment de ce prestigieux morceau, de peur
<[u'un tel rapprochement ne fasse pâlir aussitôt les couleurs du
tableau de Deschamps. Ce qu'il faul remarciuer, c'est que la scène
est identique chez les deux ])oètes et que la IC^ romance de Des-
champs est le prototype du dénouement du Petil roi de Galice : Le
roi Rodrigue, dans .sa fuite est assailli par des brigands ; ce vaincu
songe soudain (iii'il est de taille ù se défendre :
Et chargé d'un rameau, noueux débris d'un orme,
Rodrigue encor semblait lever sa lance énorme
Ou son sceptre de roi ;
El devant son rocher comme aux marches d'un trône,
Les brigands, d<»nt la foule humblement l'environne,
HestaienI luucls d'cllroi.
Il fait im pas : tout tremble cl fuit. — • A son ajiproche
Tous, ensemble mêlés, roulent de loche en roche
Comme un sombre torrent,
Arrachant leurs manteaux cl jetant sur la terre
268 LES « ÉTUDES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES »
Javelines, poignard et large cimeterre
Et toujours murmurant.
Un des brigands, sauvé par hasard dans sa chute,
A confessé depuis, que l'étranger en hutte
A son piège assassin,
N'avait pas d'un mortel l'attitude ordinaire,
Qu'avant de s'échapper, sa voix ■ — comme un tonnerre,
■Mugissait dans son sein,
Qu'il avait devant lui grandi de vingt coudées ;
Que de rouges éclairs ses prunelles bordées,
Comme un phare, avait lui,
Que ses deux pieds marchaient du pas des avalanches
Et que deux anges purs, vêtus de robes blanches.
Se tenaient près de lui.
Ce morceau, pris en lui-même, a de la grandeur et du caractère.
Ce paysage de montagnes farouches est fort habilement mêlé à l'ac-
tion comme dans le fameux épisode du poème d'Hugo. Deschamps
paraît ici lui avoir dérobé le secret de son art, et l'on a remarqué l'effet
produit par ce beau trimètre, par ce r\"thme ternaire, qui est une
des innovations introduites par le grand poète romanticjue dans le
mécanisme de l'alexandrin ^ :
Il fait un pas : j tout tremble et fuit, | A son approche
Tous... etc..
1. Cf. Victor Pavic. Œuvres choisies, t. II, p. 143.
C'est là, dans les strophes empruntées au Romancero et dans les acclimatations vivantes
de Shakespeare, que Técole signalait, avec dilettantisme, des coupes, des césures, des cuiio-
sités de rythme plus en vue chez Emile que chez Victor.
Emile Deschamps n'est pas seulement avec Hugo l'inventeur du vers ternaire
et du vers arythmique qu'on qualifie volontiers de romantiques, il a voulu
comme Hugo, comme Vigny, propager l'usage du mélange de ces vers irréguliers
avec les alexandrins classiques. Suivant une image empruntée à l'art musical,
il compare à la succession du récitatif et -du chant la succession de ces formes
rythmiques diverses. En somme il ne voulait introduire que plus de liberté et
de souplesse dans le mécanisme trop rigide et trop monotone de la versification
classique. Personne ne fit plus grand usage de nos beaux mètres réguliers clas-
siques que nos poètes romantiques ; seulement ils ne leur suffisaient pas. -Voyez
à propos du vers romantique :
Becq de Fouquières. Traité général de versification française. Paris, 1879, in-8°,
p. 102 :
Le vers romantique n'a pas remplacé le vers classique ; il s'est glissé dans ses rangs ;
•car, ce qu'il ne faut pas oublier, dans les œuvres des poètes modernes, les trois quarts des vers
pour le moins sont assujettis aux rythmes classiques.
Grammont (Maurice). Le Vers français, ses moyens d'expression, son harmonie,
2e édit. Paris, Champion, 1913, in-S», p. 59.
Le vers classique avait ordinairement trois coupes, qui répartissaient ses douze syllabes
UNE DÉFINITION DU ROMANTISME 269
Il y a encore des vers coniine celui-là :
Que ses deux pieds marchaieul du pas des avalanches,
oii l'image est digne de celles (luon admire dans la Légende des
Siècles. Seulement (jue signifient de tels vers et que vient faire ce
morceau héroïque dans le récit de la fuite de Rodrigue ? Est-il vrai-
semblalde ((u'un héros soit si fort contre des brigands et si faible
devant les ennemis de son pays ? l^niile Des(ham|)s n'a pas craint de
multij>lier les effets é])iques. Mais, (piand il ne le fait ])as, comme dans
ré])isode de Bertrand Inigo, au ris<iue de l)riser l'unité de com])osition
du poème, il le fait comme ici aux dépens de la vraisemblance.
Qu'im])orte les défauts d'une œuvre qui eut l'influence que l'on
sait ! Deschamps avait trouvé la formule de l'épopée telle qu'elle
fleurira au xix^ siècle et d'autre part en s'ins])irant d'un poème espa-
gind. il l'avait francisé. Ci'était la grâce (pi'avaient reçue les ])oèles
roinanti([ucs de pouvoir transformer en (lîuvres bien françaises la
« matière anglaise », la « matière allemande » ou la « matière espa-
gnole ».
II
Si le Romantisme est original, (piand il Iraduit, s'il reste; français
dans l'imitation des littératures élrangères, ne l'est-il pas davan-
tage, c[uand il invente et crée ? La i)oésie lyrique, telle qu'elle appa-
raît en France, avec Lamartine et Victor Mugo, ne doit prescpie
rien à la pf>ésie allemande et anglaise. Elle a eu d'autres causes, et
un développement différent. Si notre drame romantique est, comme
on l'a dit, débiteur de Schiller et de Shakespeare, il se rattache bien
]»lus étroitement à la tradition théâtrale de la France.
Qu'est-ce donc que le Romantisme, en dernière analyse ?
Nous l'avons dit, il ne faut ]K»int exagérer l'influence de J.-J. Rous-
seau sur le moii\ ciuent des es|)rils au commencemrul du xix® siècle ;
mais il (mi faut tenir compte, cpioitpie des jtoèles comme l^mile Des-
cbamps, comme Victor Ilngo lui-mèiii«'. en paraissent in(lé|>en(lants.
•
on qualrc groupes ; le vers romani iquc, n'ayant |)lus la coup"; du niilitu, n'en a en général
<pie deux, et ses syllabes sont groupées en trois mesures. On peut dniie, pour éviter les péri-
jihrases, désigner ces deux vers de douze syllaljc.s l'un par le nom de tctraiiiHve et l'autre par
celui de Irimèlrc.
Ce dernier a reçu le nom de vers romantique parce qu'il a été emjiloyé surtout par V. Hugo
et depuis lui. Sur son origine, on peut consulter Revue des lanmies romanes, t. XLVI, p. 5 et
suiv..
270 LE ROMANTISME d'ÉMILE DESCHAMPS
Tous ceux qui furent avant tout des artistes durant cette période, les
écrivains qui eurent alors le souci impérieux de la forme, et qui ne
virent dans le romantisme qu'une rénovation littéraire, se sont déve-
loppés en dehors de Rousseau, ou s'ils recueillirent quelques effets
<le son IjTisme sentimental, c'est indirectement, par l'intermédiaire
de M°^^ de Staël, qu'ils en furent touchés, et plus encore par l'inter-
médiaire de Chateaubriand, à travers les œuvres de ce génie essen-
tiellement artiste. On a pu démontrer qu"un livre ('onime les Martyrs,
lu et relu par les romantiques ^, fut consulté par eux comme un
Thésaurus poeticus, tant il leur fournit de traits pittoresques, d'images,
et pour tout dire, une vision nouvelle de l'antiquité, le sentiment de
la poésie du christianisme, et le culte du passé de la France.
Si l'on veut bien comprendre l'œuvre d'Emile Deschamps, faire
la part, dans cette œuvre, de la persistance de l'esprit classique
et celle delà nouveauté, si l'on veut en dégager le caractère, et connaître
par là le romantisme à ses débuts, il n'est pas nécessaire de faire
intervenir avec indiscrétion l'influence des littératures étrangères.
rSos premiers romantiques étaient des hommes d'une culture clas-
sique, élargie par la lecture de Chateaubriand et de M"^^ de Staël.
Ils ne retinrent de toutes les doctrines de Rousseau que celle qui
plaisait à leur goût, et rendait compte de leur talent, la théorie de la
prédominance du sentiment sur la raison. Ils faisaient bon marché de
l'œuvre philosophique et politique de Rousseau, et n'appréciaient en
lui que le poète.
Un état d'âme poétique, une prédilection pour les plaisirs de
l'imagination et de la rêverie, de la curiosité pour les littératures
modernes, avec un fond traditionnel de culture classique, le goût
du. passé, et le sentiment de la forme, tels sont les éléments essentiels
du romantisme. Ils constituent l'œuvre entière d'Emile Deschamps.
Le romantisme révolutionnaire et sentimental qui dérive parti-
culièrement de Rousseau et qui inspirera après 1830 des prosateurs
comme George Sand, Michelet, Quinet, était vers 1828 si loin encore
de conquérir les esprits, qu'à cette époque, c'est autour d'Emile
Deschamps, chef de chœur des premiers romantiques, que Victor
1. Ern. Dupuy. La Jeunesse des Romajitiques. Paris, 1905, in-16, p. 315-316
et p. 325. « Cette épopée en prose... a été pour les jeunes poètes royalistes de
Ja Restauration une sorte de Thésaurus poeticus français, ou, si l'on veut, une
Mer des images... »
ESPRITS prosaïques ET ESPRITS POÉTIQUES 271
Hugo, Alfred de Vigny et tant d'autres se groupent, pour combattre
la vieille école épuisée des pseudo-classiques, et faire triompher le
nouvel idéal artistique. Ce fut même la grande époque de sa vie,
lorsque Goethe lui écrivait, et que Victor Hugo et Vigny le traitaient
comme un égal.
Toute la querelle est pour eux entre les esprits prosaïques et les
esprits poétiques. Ce que les classiques méconnaissent à cette époque
<lans le Romantisme, c'est un sentimont particulier (|u'on ne com-
prend jamais, si l'on ne commence pas par le sentir, la poésie.
Pour juper de la prose, dit Emile Deschamps, il faut de l'esprit, de
la raison, de l'érudition, il y a beaucoup de tout cela en France ; tandis
que pour juger la poésie, il faut le sentiment des arts et l'imagination,
€t ce sont deux qualités aussi rares dans les lecteurs que dans les auteurs
français. Dans notre pays on comprend beaucoup plus et beaucoup mieux
<pi'on ne sent.
En France, la poésie ]>araît trop sérieuse à la frivolité des gens du
monde qui ne comprennent rien à sa noble tristesse ; mais elle paraît
frivole à la gravité des gens d'études qui sont insensibles aux grâces
de l'imagination. Les romantiques voudraient réagir contre cette
injustice diversement motivée, également funeste au développement
des arts. Ils sont avant tout des poètes.
Si les œuvres de ceux qui collaboraient avec Hugo et Deschamps
à la Muse française, et aux divers périodi(}ues romantiques de 1823
à 1830, sont encore aujourd'hui intéressantes, ce n'est pas qu'on
]»Misse prétendre que le talent de Jules de Rességnicr, de Gaspard de
P<»ns, de Saint- Valry, de Guiraud, de Soumet lui-même, soit compa-
rai)le aux simples coups d'essai littéraires de la jeunesse d'Hugo.
Aucun d'eux n'eut la plume alerte de Deschamps, sa fine critique, la
sûreté de son jugernent. Mais ils sont les témoins curieux du mouve-
ment d'esprit, et si l'on ])eut dire, de rins])iralion centrale (jui ani-
mait le romantisme à ses débuts.
Bien loin de se rattacher à riiidividualisme efTréné, qui se donna
carrière dans les luttes ]»oliti(iu('s do la Kévolution. ces jeunes
poètes étaient jjrcscjuc tous calholirpies et royalistes. Bourgeois ou
gentilshommes, ils avaient pour la plu]>art les qualités sérieuses et
solides, (jui constit ncut hi inciilaHté de la classe sociale à laquelle ils
a])|)arl(;uaicnt .
Ils étaient en Ions cas, eotnine I ){S(hain|ts. ]»artisaiis de Tordre
SfM.'ial. et, s ils \()nl;iienl finie léd ne.i t nui poét i(|ne du jiniilir, ou ne
peut les considérer comme des résohitionnaires en littérature. Ils
essayaient, dans leur amour du passé de la France, de renouer avec la
272 LE ROMANTISME d'ÉMILE DESCHAMPS
tradition du Moyen-âge, et ne renonçaient pas cependant à admirer
le xvii^ siècle. Cette attitude d'esprit, il est vrai, dura peu. La publi-
cation de la Muse française est symbolique. Elle se poursuivit un
an à peine, et disparut au premier coup de vent. L'envie d'agir sur
l'opinion entraîna les plus grands, parmi les jeunes romantiques,
Hugo, Lamartine, Vigny lui-même, vers la politique, et quand sur-
vint la Révolution de 1830, il n'était plus temps, si l'on voulait ])laire,
avoir du succès, de se consacrer au culte de l'art et demeurer un pur
lettré : c'est pourtant ce que fit Emile Deschanips ^. Et tandis que
ses meilleurs amis, ceux ciui d'ailleurs étaient plus grands que lui,
changeaient, que la littérature, pressée par l'action, devenait, dans
leurs œuvres, une arme de combat, autant et plus qu'un exercice
esthétique, il resta toujours le même et fut oublié ^.
Le succès des Etudes et de la Préjace valut à Emile Deschamps une
récompense officielle. Un an après la publication du recueil, il fut
nommé chevalier de la Légion d'honneur. Le billet suivant, écrit par
le poète à Alfred de Vigny eu précise la date ; il porte cette indication :
4 novembre 1829 :
« Je ne voudrais pas, écrivait-il, que ce journal vous apprît la
moindre chose qui me concerne. » Il ajoutait : « Un million d'amitiés
pour vous et sans compter les admirations, car j'ai relu Eloa, à Cor-
beil, et tout haut. » L'amitié, dans le cœur d'Emile Deschamps,
restait ainsi au niveau de la joie du triomphe.
Sa renommée, un peu avant 1830, égalait celle des plus illustres
1. Emile Deschamps avait le tempérament d'un poète artiste. II était de la
famille des Ronsard, des Théophile Gautier : M. Jules Marsan, qui cite la page
suivante, s'en est justement avisé (La Bataille romantique, p. 179).
La poésie n'est pas seulement un genre de littérature, elle est aussi un art par son har-
monie, ses couleurs et ses images et, comme telle, c'est sur les sens et l'imagination qu'elle
doit d'abord agir, c'est par cette double route qu'elle doit arriver au cœur et à l'entendement.
De là vient que les grands musiciens et surtout les grands peintres, enfin tous les artistes dis-
tingués, sont bien plus sensibles à la poésie et, par conséquent, en sont bien meilleurs juges
ijue les hommes de lettres proprement dits...
La filiation entre ces idées et celles des théoriciens de l'art pour l'art est évi-
dente et M. Marsan remarque avec finesse que le doux Emile Deschamps a été
un des premiers à prêcher le mépris du vulgaire :
Le Odi profanum vul^us et arceo d'Horace, tout impertinent qu'il paraisse, devrait être
l'épigraphe de chaque œuvre vraiment poétique.
Préface des Études françaises et étrangères, p. xviii et lu. Cf. notre Deschanips
dilettante.
2. Sur cette impression que Deschamps n'a pas donné ce que semblait pro-
mettre la Préface des Etudes françaises, cf. Marsan, L'Ecole romantique après
1830. Rev. Hist. Litt., janv.-juin 1916. Notre étude sur Emile Deschamps dilettante
apporte un juste correctif à cette impression et montre le rôle assez important
que le poète a joué, de 1830 à 1850, dans les milieux purement artistes, parmi
les peintres et les musiciens.
RENO.M.MKK d'ÉMII.K DESCHAMPS A LA VEILLE DE 1830 273
romani itiuc's, et la dépassait même. Il est constant que Gœthe qui
■observait avec intérêt, pendant sa glorieuse vieillesse, la renaissance
delà poésie française, hit la Préface dos Etudes ci ])rit son auteur pour
l'un des chefs de l'iù-ole nouvelle. Mmile Deschann)s n'oublia jamais
les éloges que lui décerna le patriarche de Weimar. \dici en ([uels
termes Gœthe ])arlait de la lecture qu'il venait de faire, à David
d'Angers ^ :
Je vous prie dassiu'er M. Emile Deschanips qu'il m'a fait im grand
cadeau par sa Préface, parce que, très attentif à la marche de la littérature
française, nouvelle et renouvelée, je fais mon profit de l'aperçu qu'il en
donne avec grande sagesse et modération, ce qui m'est d'autant plus
facile que je trouve le contenu de son beau discours parfaitement eu
harmonie avec ma conviction, qu'il éclaire et confirme encore.
Sainte-Beuve, <pu dcAail ]ihis lard réduire singulièremeiit le rùle
de notre poète, dans un mahcieux article des Portraits conlenipo-
rains ^, fut ])lus juste pour son ami. lùnde Deschainps, en 1830, <[uand
il lui dédiait la 10^ de ses Consolations et que, dans les Poésies de
Joseph Delornie, passant en revue les poètes du Cénacle, il le saluait
en ces termes :
0 vous, le plus charmaTit,
S"ous quels doigts merveilleux la poésie a-t-elle
Ou tissus plus soyeux ou ])his riche dentelle.
Ou plus fin diamant ?
Il le classait à sou ruug parmi les chefs de F lù-ole romauli([uc, ([uand
il éci'ivait à la lin de la Vie de Josepli Delormc :
Par ses goûts, par ses études et ses amitiés, surtout à la fin, Joseph
appartenait d'esprit et de cœur à cette jeune école de poésie qu'André
Chéuier légua au xix^ siècle, du ])ied de l'échafaud, et dont Lamartine,
Alfred de N'igny, Victor Hugo, Emile Desehamps et dix autres après
eux ont recueilli, décoré, agraruli le glorieux héritage.
11 ajoutait alors modestement :
Quoiqu'il ne se soit jamais essayé qu'en des peintures d'anaivse
sentimentale et des paysages de petite dimension. Joseph a peut-être le
droit d'être compté loin, bien hun de ces ruuus célèbres ^...
1. Adullr 'J'apliaml, .\olii:e sur Einilc Di-srluiiiifis. Paris, Lccolïrc, 187"2, iii-S",
[). '.i\, et Conversations de Gœthe pendant les dernières années de sa vie, 1822-1832,
ncuoillifs par flckf-rmann, traduites par Érnili* Dclcrot, prccédcns (t'uno intro-
duction par Sic-Bcuvc... Paris, Charpentier, 1863, 2 vol. in-S", tonn- II, p. 180.
2. S'e-Ijcnive. Porlr. rnnlemp., Paris M. Lévy. ISTO-Tl.") vnl. in-S", i. i, p. /il().
3. Voici rpieiques billets inédits i\<- la Mi'"tnr (•|h)(|iii'. d dans hsiiinls Kmilo
Desehamps exprime son adrniralinn po.ir N- porir 1res orlirinal «pi'rlail S^"-
lîeiive :
A M. S'^-Biiuvi:. Dimanche soir. J'ai couru ce malin, mon clicr ami, iioui- vous remercier
18
274 LE ROMANTISME d'ÉMILE DESCHAMPS
C'est de cette époque que date leur amitié qui, sans être jamais intime^
demeura toujours cordiale. Nous verrons plus tard Emile Deschamps
collaborer en quelque sorte à la composition de certains lundis du
grand critique. Pour le moment, Sainte-Beuve, qui le rencontrait
chez V. Hugo, le traitait avec une considération marquée. Il admirait
la coupe originale de ses vers, et le citait à côté de Chénier, de Vigny
et d'Hugo dans les Pensées de^ Joseph Delorme. A cette époque les
deux poètes se comblaient réciproquement de politesses, et Sainte-
Beuve écrivait à Emile Deschamps la lettre suivante :
Mon bien cher Monsieur et ami, je lis dans le Mercure mon nom que
vous y mentionnez avec tant de bienveillance ; c'est la première fois que
cet honneur-là m'arrive ; et il m'est doux de vous le devoir. J'en suis
bien fier, et soyez-en sûr, encore plus heureux et reconnaissant. J'ai ni^-
même envoyé au Mercure un petit article sur les Annales Romantiques^
il y a trois ou quatre jours ; vous y êtes nommé aussi ; mais de ma part
il n'y a eu que stricte justice, et c'est encore un remerciement que je vous
dois de m'avoir donné loccasion de parler de vos vers comme j'en pense.
« Faites-en toujours, monsieur, charmez toujours vos amis par les
grâces étincelantes de votre talent, mais croyez que rien désormais ne
peut accroître ni mon estime pour votre esprit, ni mon amitié pour votre
personne ^.
Ste-BEUVE.
de tout votre talent et de toute votre amitié. Votre recueil, prose et vers, est admirable. Il
fait les délices de toutes nos soirées de voisinage, et avec mon curé je suis plus fier qu'un car-
dinal. ■ — Pourquoi ne vous ai-je point trouvé ? Mon Dieu ! que votre pièce de risle-S*-Louis
est belle et naïve et poétique ! comme vous savez tous les secrets du coeur et du style ? et celle
à Ulrich — et toutes enfin !... surtout à M™^ Hugo ! — Je vous quitte au milieu de mon admi-
nistration [sic\ mais à bientôt et à toujours, n'est-ce pas ? Votre ami.
E. D.
B) Mardi soir. Mon cher S'^-Beuve, Il faudrait vous remercier autant de fois qu'il y a de
fois mon nom dans votre admirable livre et vous admirer autant qu'U y a de lignes — c'est
ce que je n'essaierai pas. Mais comment vous donner à présent ma 3^ édition... ce sera pour
demain. — Alfred et moi, nous sommes fous de la prose et des vers de ce mort Delorme im-
mortel, fous et ravis, c'est tout ce que je puis vous dire. Votre ami et admirateur bien sincère.
E. D.
C) Le billet suivanf^cst d'Antoni Deschanips à S'^-Bcuve, à propos des Con-
solations :
Mon cher ami, je ne sais comment vous exprimer le bonheur que m'a causé votre admirable
livre. Voilà trois jours que je vis avec lui et que je suis dans le Paradis, malgré mes souffrances
qui m'ont empêché d'aller vous voir ces jours-ci. Votre poésie va réveiller mille sympathies,
c'est une vraie consolation et nous en avons tous besoin. Vous venez d'ouvrir un nouveau
siècle philosophique et poétique, une nouvelle carrière où d'autres vous suivront de loin. Jamais
les vers n'ont renfermé plus de pensées. Vous êtes venu pour réconcilier les philosophes avec
la versification et pour faire goûter aux versificateurs la Philosophie. ■ — Quant à cette belle
pièce que vous avez bien voulu m'adresser et dont je suis fier, je ne sais comment vous en
remercier, mais à coup sûr, je ne le ferai pas en l'ers, quoique je compte bien sur votre indulgence.
— Si vous n'avez rien de mieux à faire, venez donc vendredi soir chez moi, vous y trouverez
de vos amis et vous nous rendrez tous bien heureux. Tout à vous de cœur.
Antoni Deschamps.
(Collection Lovenjoul).
1. Cette lettre a été publiée par M. Marsan, Bataille romantique, p. 100. Nous
RF.NO>niÉE d'Emile deschamps a la veille de 1830 275
Les éloges venaient alors à rauteur des Etudes de tous les points
de riiorizon littéraire, et les elassiqiies eux-mêmes ne lui refusaient
pas leur estime. Le plus spirituel d'entre eux, l'aimable Brifaut,
qu'il avait connu dans le salon de son père, rue Saint-Florentin, sut
reconnaître avec une ironie charmante la défaite de son parti et la
victoire de son jeune ami. C'était un des plus fins é})istoliers de la
Restauration.
Il écrivait tous les jours, nous dit Legoin r i. iruis ou quatre petits
billets et ne mettait pas moins de deux ou trois lieures à les composer ;
autant de lettres, autant de petits chefs-d'œuvre de grâce et de calligra-
phie. Il y avait comme un écho de certaines lettres de Voltaire, 'même
mélange de compliments mondains, de jugements littéraires.
Au lendemain de la luiblicatiou de sa fameuse Préface, Emile
Deschamps reçut un de ces ravissants billets où l'esprit du xviii*^ siècle
sourit ^.
Hrifaut prétend résister au ciiarme de l'Ecole nouvelle, (Ihéncdollé
avoue qu'il s'y abandonne. Nature d'élégiaque et d'amant lidèle,
il avait été sous l'Empire, auprès de Fontanes et de Chateaubraind,
dont il aimait la sœur, l'infortunée Lucile, un des précurseurs timides
et gracieux du romantisme ^. Quand parut la Muse française, l'au-
teur du Génie de V lloinnie et des Etudes poétiques y fut aussitôt regardé
.ivons ou la Ijoiiiic fortune de trouver dans la Colleclion Lovenjoiil la réponse
(|ue lui fit Emile Deschanips :
Monsieur et trop excellent ami. .Te reçois le Mercure cl jo n'ose pas vous dire, tant i'v
suis intéressé, à quel point est charmant votre article sur les Annales romantiques. Ma recon-
naissance et mon goût sont tellement d'accord que cela me fait peur. Cependant je vous envoie
l'hommage de l'un et de l'autre, et si vous pensez un peu ce que vous écrivez si bien, l'orgueil
perdrait le monde une seconde fois. Je ne sais pas ce dont je serais capable, je fais dans ces
éloges la part de votre amitié, et tout cela m'enchante. Antoni vous remercie comme moi
et vous apprécie de même.
Quand on voit le talent véritable si indulgent, cela fait croire que la mauvaise humour
littéraire est toujours médiocre.
Alfred de Vigny va être ravi. Je vais lui envoyer le A/crcî(r/?. Je sais qu'il doit vous inviter
bientôt pour entendre notre Roméo tout complet. Que de patience il va vous falloir ! N'im-
porte, nous tenons tant à vous qu'il n'y a pas moyen de nous échapper. Mille amitiés recon-
naissantes ù vous, poète-artiste, s'il en fut jamais.
Emile D.
1. Legouvé. Soixante ans fie souvenirs, tome II, p. .3.'32-338.
2. On le trouvera dans : .Marsan, La liataille romantique, p. GC^. — Au concert
d'éloges qui accueillirent les Etudes d'K. Deseliamps, (pn-hpu-s notes discordantes :
Cf. Jules Janin : Chois (te poésies contemporaines (André (Ihénier, de la Martine
C. Delà vigne, Ch. Nodier, M"'c Tastu, M"e Dcli)liine Gay, M^e Desbordes Val-
inore, Jules Lefèvre, A. de V'igny), précédées d'une histoire de la poésie moderne...
Taris, 182'J, in-12. Janin y compare S't'-lJeuvc cl É. Deschamps. Celui-ci lui
])araît, à cause de sa mondanité, définitivement « ancré dans la médiocrité ».
Le mol est dur ; il n'est pas sans justesse.
:{. Minerve française, mars 1920 : Vn épisode de la vie de Lucitc de Chateau-
briand, par M"*' Lucie de Lamarc.
276 LE ROMANTISME d'ÉMILE DESCHAMPS
comme im maître. Il ne se contenta pas de collaborer aux recueils
périodiques où écrivaient les jeunes poètes, — du fond de sa province
(il était inspecteur d'Académie à Vire, Calvados), il suivait avec une
attention passionnée le mouvement littéraire. Le Globe n'eut pas
plutôt annoncé la publication des Etudes françaises et étrangères,
qu'il écrivit à Emile Deschamps pour lui demander son volume ^.
Quelques semaines après, le 16 novembre 1828, il remerciait Emile
Deschamps de son envoi et sa réponse est une jolie page de fine cri-
tique :
A Chênedollé, 16 novembre 1828.
Monsieur et bien cher ami, je vous dois mille remerciements pour le
recueil charmant que vous m'avez envoyé. Je ne l'ai pas lu ; je l'ai dévoré
et je n'ai pas été moins ravi par les morceaux que je ne connaissais pas
que par ceux que j'avais lus dans le Globe. Le Poème de la Cloche et la
Fiancée de Corinthe sont deux grands tableaux singulièrement remar-
quables et deux grandes difTicuItés vaincues : c'est ainsi qu'il faut traduire
ou ne pas s'en mêler.
Les Romances sur Rodrigue forment un vrai poème, où vous avez
varié vos rythmes avec un extrême bonheur et prouvé à quel point de
souplesse peut arriver notre langue poétique, quand elle est maniée par
un vrai talent.
C'est aussi une belle lutte contre un prodigieux talent que votre
traduction de quelques odes d'Horace. Toutefois (et je vous prie de me
pardonner cette remarque) je crois qu'il y a des passages où vous auriez
pu serrer le latin encore de plus près. Quant à l'harmonie, à l'élégance,
à l'heureuse coupe du vers, on ne peut pas aller plus loin : c'est le possible
de l'art.
J'aurais dû vous parler d'abord de vos pièces originales ; elles se sou-
tiennent parfaitement à côté de vos traductions des plus grands maîtres ;
et même elles se distinguent par une grâce et une exquise délicatesse de
sentiment qui n'est qu'à vous.
Je vois par les journaux que votre recueil a eu un grand succès :
vous avez reçu une noble récompense bien due à votre talent. Je vous en
félicite et je m'associe du fond du cœur à votre triomphe. Adieu, mon
bien cher ami, comptez sur mon inviolable attachement.
De Chênedollé.
P. -S. Vous devriez m'écrire et me parler de nos amis MM. V. Hugo,
Alexandre Soumet et des autres jeunes poètes que je ne connais pas,
mais au succès desquels je prends le plus vif intérêt, tels que M^^ Alfred
de Vigny, Rességuier, etc. Que font-ils ? Feront-ils paraître quelque chose
cet hiver ? Soyez assez aimable pour me mander cela ^.
De Vire.
1. Cité par Marsan. Bataille romantique, p. 64.
2. Lettre inédite. Collection Paignard.
RENOMMÉE d'ÉMILE DESCIIAMPS A LA VEILLE DE 1830 277
L'aimable jnuviiicial, qui ra]»])r(icliait. eu 1828 le nom d'Alex. Sou-
met de celui de ^ iclor llut^o, croyait être encore au temps de la Muse
française. 11 admirait toujours étfalement ces deux taleuts si dilîé-
rents. 11 appréciait surtout Emile Deschamps, en cela semblable
à cet autre ])roviucial. le Bourguignon Louis Hertrand (Aloysius).
L'auteur de Gaspard de la Nuit dédia à Deschamps ses Lavandières,
fréquenta en 1820 le salon de la rue de la Ville-l' Evoque, comme
celui de Xodier et d'Hugo. Ce dernier lui écrivait un jour :
Je lis vos vers en cercle dainis, comme je lis André Chcnier, Lamartine,
A. de \igny ; il est impossible de posséder à un })lus haut point les secrets
de la facture. Notre Emile Deschamps s'avouerait égalé. Envoyez-moi
souvent de la province de ces vers comme on eu fait à Paris ^.
Deschamps était lu en province. On ra})plaudissait à Paris. Dé-
ranger, enfermé à la Force, et qui recevait bien des lettres dans sa
cellule, réclamait un jour au ])oète un exemplaire des Études, pour
remplacer celui ([ue Fonlaney lui aN'ait jucté et ([u'il avait égaré. Il
écrivait à ce j^ropos la lettre suivante à Emile Deschanq)s :
Monsieur, Pendant mon séjour à la Force, M. Fontaney eut la bonté
de me prêter la 2*^ édition de vos Etudes. Ce vol. qui me fut emprunte
ne me fut pas rendu. Je viens de m'en proaurer la 4^ édition pour la rendre
à mon obligeant visiteur. Mais je sais qu'il tient extrêmement à l'envoi
(jue vous a\nez mis en tête du volume. Auriez-vous la bonté, Monsieur,
de mettre sur la première page de celui-ci les mots que vous aviez ccrils
sur l'autre, afin que M. Fontaney ne soit pas privé de ce témoignage de
votre amitié. C'est un service personnel que vous me rendriez à moi-
même. Je renverrai demain chercher le volume... Je profite de cette
occasion pour vous remercier. Monsieur, de ce que vous avez bien voulu
dire de moi dans votre Préface. Croyez à toute ma reconnaissance pour
des éloges dont je sens d'autant plus le prix que j'apprécie plus que per-
sonne le talent de celui (jui a bien vouhi me les donner... (Collection
Paignard).
Emile Deschanq)S, dans sa Préface, traça en ellet un élogicux por-
trait de Béranger :
Il n"a f;til que des chansons, qu'importe ! il n'y a pas de genre secon-
daire ])oiir un talent de premier ordre. M. Béranger n'a point dénaturé
la chanson, comme l'on! dit les prétendus classiques ; il l'a poétisée, et
c'est ainsi qu'il mérite littérairement toute la célébrité que lui a faite
l'esprit de parti, le plus bête des esprits.
( )n :i parf(us ra|)|ir(i(lir le iinm de 1 )cs(li;iinps de celui de Béranger.
L;i |»l;ii^;iulcri<; clie/. ce dctriier est plus franche et gaillarde. Dcs-
1. Aiidri; i'avi.-. Mrdailluns i,)iii,iiili<iitfs. l'uris, lîiO'J, iii-8", \k 200.
278 LE ROMANTISME d'ÉMILE DESCIIAMPS
champs a toujours « bon ton » : il est d'un « meilleur monde «. Mais le
démon de l'ironie les tourmente tous deux. On peut les comparer,
quand la comparaison ne servirait qu'à mieux marquer les diffé-
rences.
On rapprocherait toutefois avec plus de bonheur encore le nom
d'Antoine Fontaney dont il est question dans les lettres de Béranger,
de celui de son ami Emile Deschamps. Ils eurent l'un et l'autre le
« cœur sensible » au sens où l'entendait le xviii*^ siècle, et c'est Fon-
taney qui aimait à signer de délicats articles de critique et de litté-
rature de ce joli pseudonyme : milord Feeling. Sainte-Beuve dit fort
bien de cet esprit : « Il jouissait surtout de comprendre. » Cette
heureuse formule ne défmirait-elle pas à merveille Emile Deschamps?
Ils ont apprécié tous les deux également l'Europe littéraire et
particulièrement l'Espagne et l'Angleterre. Fontaney parcourut
l'Espagne à la suite d'un ambassadeur, le duc d'Harcourt, et il en
rapporta de piquants souvenirs qu'il a publiés dans la Re<^ue des
Deux-Mondes ^. Quant à son recueil de vers, il parut, comme les
Études, en 1829, sous ce titre : Ballades, Mélodies et Poésies diverses.
Sur ces vingt-huit pièces de vers, dont 7 ballades et 15 mélodies, il y a
beaucoup de traductions de l'anglais de W. Scott, de Wordsworth,
de Byron, et de Th. Moore. Fontaney, comme Deschamps, apprenait
au public français à sentir le charme d'une poésie nouvelle. — Avec
des goûts identiques, nous étonnerons-nous qu'ils aient aimé les
mêmes amis ? Fontaney était un dès hôtes de l'Arsenal, et dans un
joli poème adressé à M^^ Ch. Nodier, et que le fameux Cénacle lui
inspira, il célèbre Lamartine, Sainte-Beuve, Hugo et après une
louange à M'"® Tastu, il salue :
Deschamps, vif entraîneur de nos jeimes phalanges.
De Vigny, le frère des anges,
Dont il a trahi les secrets.
Les deux poètes paraissent lui avoir été particulièrement chers. Il
écrivait à Vigny, le 20 février 1831, de Madrid, où il était secrétaire
du duc d'Harcourt : Milord Feeling a le spleen.
Il me manque tant de choses, dit-il, tant de voix amies ! Parlez-moi
du moins un peu. N'oubliez pas celui qui vous aime tant et se souvient
si fort de vous. Je compte sur un souvenir en échange de tous les miens.
Répondez-moi, priez Emile, à qui j'ai écrit, il y a quelque temps, de ne
pas m'oublier non plus. En faisant remettre vos lettres à l'Arsenal chez
Nodier elles me parviendront.
1. R. D. M., 1831.
RENOMMÉE d'ÉMILE DESCHAMPS A LA VEILLE DE 1830 279
On sait la triste et r()inaiies([iu' aventure qui devait mettre un
terme prématuré à sa vie. Il enleva la lille de M'"^ Dorval ([ui refusait
■de donner son consentement.au mariage des jeunes amoureux. Ils
s'en allèrent en Angleterre, et n'en revinrent que pour mourir l'un
et l'autre à deux mois de distance, en 1837, épuisés de privations
et de phtisie, elle âgée de 21 ans, lui de 34 ans. Sainte-Beuve écrivit
pour la Revue des Deux-Mondes un éloge touchant du poète, et dans
la Revue de Paris parut une étude anonyme qu'on attribue soit à
^ igiiy, soit à Deschamps. Elle est d'un accent ([ui émeut ^,
Emile Deschamps tenait alors vraiment école de sympathie et
d'admiration pour les poètes. Nous connaissons les liens qui l'atta-
chaient à cette date à Vigny et à Hugo. Voici quelques documents
qui nous rappellent ses relations avec Sophie Gay et sa fille, avec
Eaniartine, avec Chateaubriand.
Lamartine, en décembre 1829, était à Rome, il y rencontrait les
dames Gay et comme il avait adressé des vers à Delphine, M"^® Sophie
Gay écrivit à Jules de Rcsséguier la joie qu'elle en ressentait, dans
une lettre où elle donne une ])ensée à Emile Deschamps :
Hier en recevant des vers admirables de M. de Lamartine, nous nous
sommes écriées : « Ah ! si le cher Emile et son ami étaient là, qu'ils seraient
enchantés de cette confidence !
\ Oiis nous aimez, n'est-ce pas ? Vous parlez quelquefois de nous avec
Emile, Alfred, les deux Alexandre et cette bonne Madame Duchambge,
•dont les romances font fureur dans nos petits cercles, chez la duchesse
de S«-Leu 2.
Nous retrouverons Pauline Duchambge dans l'étude (pie nous
avons consacrée aux relations d'Emile Deschamps avec les musiciens
de l'épofpie romanli(pie. Et ]»uis(pic la lettre que nous venons de citer
est de décembre 1829, passons à l'événenuînt littéraire qui illustra la
fin de cette année féconde, où Deschamps avait eu sa part dans le
triomphe de ses amis. Le 24 décembre le père d'Alfred de Musset
donna une soirée rue de Grenelle-Saint-Germain, et c'est dans cette
lécepliou (pie le jeune ])oète, que nous avons déjà rencontré à l'Ar-
senal, lut ])our la première fois ses Contes d' Espagne et d^ Italie. Paul
<le Musset, dans l'ouvrage biograplucpie qu'il a consacré à son frère,
nous a laissé les noms dos invités. 11 y avait avec Ulric Guttinguer,
1. On |M;ut liro une hcllo Elt'gio d'Atiloiii Di'sclumips : .1 l<i nirmoirc de l'oii-
ianey, dans son dernier recueil inlilulé : Iti'-Ni'^tuilioii.
Sur l'ontaney, consulter S'^'-lieuvc ; Eufrènc Asse, Les petits romantiques;
lirnest Dupuy, Alfred de Vif^ny. Les Amitiés. 1910, p. 3GG-175,
2. C.Ur jiar E. I)ii|iiiy. /bidrrii.
280 LE ROMANTISME d'ÉMILE DESCHAMPS
V. Pavie, De La Rosière, Louis Boulanger, Prosper Mérimée et
Alfred de Vigny, les deux Deschamps.
Enfin voici un billet que Chateaubriand laissa tomber de sa main,
le 4 jmn 1829, pour remercier Fauteur des Etudes, qui lui avait fait
respectueusement hommage de son recueil :
J'emporterai, Monsieur, avec moi vos Etudes, et elles deviendront
les miennes. Vous m'avez fait trop d'honneur de parer ma prose de tout
l'éclat de votre poésie. Agréez, Monsieur, je vous prie, avec mes remer-
ciements, etc. ^.
Chateaubriand.
Emile Deschamps avait en effet mis en vers la description de la
Nuit arcadienne, c[ui est une des beautés du I*^^ livre des Martyrs :
('. C'était une de ces nuits dont les ombres transparentes semblent
craindre de cacher le beau ciel de la Grèce...
C'était une des nuits, dont l'ombre transparente
De la Grèce ose à peine efFacer le beau ciel... ^.
On n'avait pas besoin de mes faibles vers, ajoute en note Emile Des-
champs, pour être convaincu de tout ce que la prose de M. de Chateau-
briand perdrait de charme, de puissance, de poésie enfin à se soumettre
au rythme des vers alexandrins. Mais une étude d'après le tableau d'un
maître est toujours un hommage à son génie.
Cet hommage ne consistait pas seulement à m?.ttre en lumière ce
que la phrase de Chateaubriand avait de nombre, d'harmonie, il
rappelait aussi ce que la langue des poètes de la génération nouvelle
devait à cette prose admirable : vocabulaire, images, rythmes même
en dérivaient comme d'une source. Il faut attribuer en grande partie
à linfluence de l'auteur des Martyrs ce renouvellement des moyens
d'expression qui est le caractère essentiel de notre romantisme. Les
poètes n'étudièrent pas moins diligemment les images de Chateau-
briand que les rythmes d'André Chénier. Deschamps nous en fournit
ici la preuve évidente. Nous lisons dans la description de Château-^
briand cette phrase :
Une flotte ionienne baissait ses voiles pour entrer au port de Coronée,
comme une troupe de colombes passagères ploie ses ailes pour se reposer
sur un rivage hospitalier.
Deschamps enrichit son élégante transcription d'une coupe heu-
reuse et dit non sans quelque longueur peut-être :
1. Collection Paignard.
2. Œ. c, d'Emile Deschamps, I, p. 71.
RENOMMKK DKMlI.r. DKSCHAMPS A LA VKILLK DE 1830 281
Une flotte ionienne, aux lueurs des étoiles,
Entrait dans Coronée, en abaissant ses voiles ;
C.omnie au tomber du jour, un essaim passager
De colombes — , voguant sur un ciel étranger
Sur un rivage ami, ploie, en jouant, ses ailes.
Ainsi Dese-hanips traduisait en vers Chateaubriand eomiae il eût
traduit un ancien ou cjuelque grand poète étranger. Il restera d'ail-
leurs toujours au])rès de l'illustre « Sachern » du loinantisnie dans
l'attitude du disciple eu face du Maître vénéré, et connue il mêlait
volontiers sa voix au concert de louanges cjue les poètes organisèrent
autour dé la vieillesse de Chateaubriand, il reçut un jour de lui cette
lettre que lunis ne ])ouvons ])as précisément dater, mais qui contient
un bel éhtge du génie mélaïu'olique d'Antoni Descham])s.
Mes soufTrances, Monsieur, mont empêché de vous r«Mnercicr plutôt
de votre beaucoup trop bel article. Si jamais le désir de nie voir vous
revenait, combien je serais heureux de vous recevoir dans ma retraite î
Nous parlerons de vos travaux, de mon vieil ami M. Ballanche, de M. Da-
niello et surtout de M. Antoni Deschamps, avec lequel j'ai eu des relations
que donnent la Muse et le Malheur. — ■ Je suis obligé. Monsieur, de dicter
ce billet à mon secrétaire ; je vous prie de vouloir bien m'excuser et d'agréer
avec mes nouveaux remerciements, l'assurance de ma considération la
plus distinguée ^.
18 septembre. Chateaubriand.
1. Collection Paigrnard.
LIVRE III
LE DILETTANTISME D'EMILE DESCHAMPS
1830-1845
CHAPITRE PREMIER
I. La Révolution de 1830 et le libéralisme u'ux poète. — •
II. L'Abbaye-aux-Bois. — III. La collaboration al' «Avenir »
ET a la « Revue des Deux Mondes ».
I
Une remarque pleine de sens, qu'on trouve chez les Concourt, dans
Charles DemaiUy ^, s'applique excellemment à Emile Deschamps, à la
longueur de sa vie, à la brièveté de son rôle littéraire :
« On ne conçoit bien que dans le silence, et comme dans le sommeil
de l'activité des choses eL des faits autour de soi. Les émoi ions sont
contraires à la gestation de l'imagination, Il faut des jours réguliers,
calmes, un état bourgeois de tout l'être, un recueillement d'é])icier
pour mettre au joui- du grarul, du tourmenté, du ]>oignant, du ]>athé-
ticjue... Les gens qui se dépensent dans la passion, dans le mouvement
nerveux, ne feront jamais un livre de passion. C'est l'histoire des
hommes d'esprit qui causent, ils se ruinent. »
Nous racontons précisément l'histoire d'un homme (jui a causé
toute sa vie. Emile Descham])s, qui ne devait mourir ({u'en 1871,
cesse littérairement d'avoir toute influence en 1830. Que publiera-
t-il ;i]>rès cette date ? des livrets d'opéras composés à la prière de ses
amis les musiciens célèbres du tem])s de Louis-Phili|»|)o, un recueil,
évidemment cnriclii, de ses œuvres antérieures et l'édition complète
de ses chères a<l;q»t;il ions shakespeariennes, des ]>ièces de vers de
circonstances, des contes et mille ])ages charmautcs qu'il disjtci-sera
dans les différents périodiques à la mode ^.
La collaboration avec les musiciens mise à jiail, il n'y a licn daus
1. J. ft ]■'.. (1c Coiicoiui, Cli(trl(:\ Dcniailli/... Paris, Cliarprnlicr, 187t>, in >>,' ,
p. 131.
2. Voir noire élude sur Kniile iJ^rschaniiis dilrllantc.
286 LA RÉVOLUTIO>' DE 1830
cet ensemble brillant, spirituel et léger, qui dépasse la portée des
Études et de leur Préface. Quand nous étudierons le conteur et le
moraliste que fut Emile Deschamps, ce que nous trouverons de plus
original chez cet intelligent témoin d'un demi-siècle littéraire, ce
sont encore les impressions et les pensées de sa jeunesse.
Le fin connaisseur aura beau sentir en- leur riche complexité des
œuvres aussi différentes que celles de Gautier, de Balzac ou de Bau-
delaire, il demeurera, quand il écrit, le contemporain de Chateau-
briand et de Nodier : nous retrouverons dans toutes ses œuvres l'ai-
mable esprit, à qui son père avait laissé en héritage la tradition des
causeurs du xviii^ siècle. Si elle s'orne chez lui d'une nuance nouvelle,
c'est le dilettantisme, trait commun à presque toutes les formes de
l'Humanisme du xix® siècle.
La Révolution de 1830 dispersa brusquement le Cénacle : l'admi-
rable amitié qui unissait cette phalange de poètes et que Henri de
Latouche raillait encore en 1829 dans la Rei'ue de Paris^, se rompit
tout à coup après l'orageux succès d'Hernani. Chacun suivra
désormais sa destinée. La politique va s'emparer de Lamartine
et quelque temps après de Victor Hugo ; le poète souvent s'effacera
chez eux devant le tribun. Vigny, qui souffrira de se sentir incapable
d'agir, s'isolera de plus en plus pour penser. Sainte-Beuve, jusqu'ici
chevalier-servant du chef de l'Ecole, le trahira bientôt, renon-
cera non seulement à l'amitié, mais à la poésie pour n'être plus que
le premier critique de son temps, de tous les temps, le créateur de ce
qu'il a appelé lui-même « la botanique des esprits ». — Quant aux
autres amis, pour ne parler que des bourgeois et des gentilshommes -^
effrayés par le mouvement du siècle que l'esprit révolutionnaire
emporte, ils se réfugient pour la plupart dans la vie privée. Ces hom-
mes du monde, déconcertés par les agitations de la vie publique,
suivront d'un regard inquiet, souvent ironique et désabusé, la carrière
des grands hommes dont ils avaient aimé la jeunesse, et dont ils
répudiaient maintenant l'évolution imprévue, mais logique.
Emile Deschamps fut un des rares esprits qui surent garder la
liberté de leur jugement et rester bienveillants devant le spectacle
de cette troublante inconstance. Les fameuses palinodies qu'on allait
reprocher si amèrement aux grands romantiques ne furent-elles pas
celles de l'esprit français au cours du xix^ siècle ?
1. Revue de Paris, 1829, t. VII, p. 103,
2. Cf. lettre de Jules de Rességuier à Guiraud, du 23 sept. 1828, sur l'état
d'esprit des poètes, citée par L. Séché, V'ictoi' Hugo el les poètes, p. 339.
LE LIBÉRALISME d'u.N POETE 287
De Ihistoire de ce siècle, écrira un jour Emile Deschamps, avec de
favorables augures pour les futures destinées de la patrie, on tirerait,
pour les individus, des leçons de tolérance mutuelle, fondées sur l'anta-
gonisme même des divers gouvernements sous lesquels ils ont vécu.
L'indulgence politique est un devoir pour tous les citoyens parce que
chacun en a Ijesoiu pour soi ^.
Pourquoi tant médire des artistes, si tous les citoyens sont cou-
pables ? Telle est la pensée d'Emile Deschamps.
Le trait le plus caractéristique i)eut-étrc du dévelo])penienl de
l'esprit français au xix^ siècle, c'est la rupture de l'accord et de la
sympathie qui régnaient pendant la période classique entre les artistes
et la société. En dépit des oppositions que rencontrèrent des hommes
comme Molière, Corneille ou Racine dans la société du xv!!*^ siècle,
leur conscience intellectuelle, morale, esthétique, obéissait aux mêmes
principes directeurs que celle d'un gentilhomme ovi d'un bourgeois
de leur temps ; leur point d'honneur était de divertir « les honnêtes
gens » ; c'était à leur jugement qu'ils en appelaient sans cesse, et
leurs œuvres, en dépit des cabales, étaient défendues, applaudies,
comprises et goûtées. La même éducation formait les artistes et leur
préparait un public. Une même source alimentait le génie créateur
et le goût connaisseur. L'artiste pouvait rester fidèle à l'art sans
s'opposer à la société : l'un n'était cjuc la fleur de l'autre.
Ce qui a le plus changé, au cours des révolutions successives qui
ont bouleversé la France de 1780 à 1830, ce ne sont pas les artistes,
c'est la société. Le malaise dont soulîraient dans la France nouvelle
les natures poétiques demeure latent sous la Restauration, parce cju'à
cette époque subsiste une ombre au moins de la société d'autrefois.
Mais trop de préoccupations politiques et religieuses dirigeaient déjà
ceux qui se piquaient encore de protéger les artistes. — A partir
de 1830, il faudra choisir, opter pour l'art asservi aux exigences des
partis ou rester fidèle au culti; incompris de l'Art pur. 11 faiit ([uo
l'artiste choisisse entre son inspiration et le succès ; l'cxaspératioji
du sentiment de la personnalité des Romanticjues, a])rès tant de
tniinqdifs toujours contestés, leurs « erreurs » ]M»iili(pi('s et r(di-
gieuses, n'ont ])eut-êlre ])as de cause plus déterminante. L'orgueil
du « moi )) tant reproché aux artistes de 1830 n'est que l'exacte ex-
pression du sentiment de leur solitude au milieu d'une société indus-
trielle cl commerçante, insoucieuse, de l'Ail, épiisc «le jouissances
matérielles et tournée vfii's la \ ie pralicpic
1. (Jî. (onijjl. (J'J^iiiilc D(stli;iin|)>, Ioiikj IV, La Fiance, [■>. 150.
288 LA RÉVOLUTION DE 183(*
Ce serait une faute de goût de parler longuement des opinions
politiques d'un poète comme Emile Deschamps. C'était surtout un
homme de salon. Les violences de la vie publique froissaient sa
délicatesse, et, quoique fort désireux de maintenir en lui l'équilibre
entre le rêve et l'action, il aimait trop la poésie et les loisirs où elle se
plaît pour s'attacher aux questions politiques. Cependant il s'intéres-
sait, comme un homme du xviii^ siècle, aux idées qui les dominaient :
elles dérivaient toutes plus ou moins de ce siècle auquel il tenait par
toutes les fibres de sa nature morale. La sociabilité, qui est le trait
foncier de son caractère, explique toutes les tendances de son esprit.
Elle fit de lui ce qu'on est convenu d'appeler un « libéral ».
Plus on se mêle et plus on se voit, disait-il ^, plus on se mesure ; plus
on se parle, mieux on se juge. Chacun s'aperçoit après un certain temps
que les inégalités sociales contrarient trop fréquemment les inégalités
naturelles, et, d'exemples en exemples, on est amené à conclure qu'il
faut sen tenir à ces dernières qui sont d'institution divine, et qu'il n'est
nullement philosophique de les compliquer par des catégories de races
et de castes qui ne sont que d'institution humaine. Aussi la cause du
mérite personnel et de la fusion des classes était-elle gagnée dans les
mœurs de la France et surtout de Paris, bien avant qu'elle triomphât
dans les codes ; et du moins le niveau social se rétablissait dans les salons
même les plus aristocratiques.
L'aristocratie du mérite personnel, conçue comme capable de rem-
placer un jour l'aristocratie de la naissance ou celle de la fortune, c'est
toute la doctrine de la Révolution française, et ce que cet idéal com-
portait de chimère n'était pas pour effrayer une tète poétique. Emile
Deschamps dans la ferveur de son apostolat romantique, l'adopta
passionnément sous la Restauration. Cette belle passion diminua
avec l'âge ; le scepticisme politique engendré par le spectacle des
agitations civiles et les sympathies qui le retinrent dans les salons
conservateurs, l' éloignèrent de plus en plus des affirmations trancl\antes
et des opinions arrêtées. « De l'antipathie des croyances, on passe
vite à la haine des personnes, disait-il ^ ». et cette crainte lui rendait
la politique haïssable. Lui, le plus tolérant des hommes, il cherchait
à découvrir dans les esprits les plus différents des idées, des passions,
des vertus communes, et ce que souhaitait la charité de son bon sens,
c'est cjue les pires adversaires « par un revirement salutaire, en
arrivent enfin — se sachant gré de leurs ressemblances — de la sym-
pathie pour les hommes à la tolérance pour leurs croyances diverses. »
Voilà le miracle qu'il attendait en France de notre esprit de sociabilité.
1. É. Deschamps. Œ. c, t. IV, p. 120.
2. Ibid., p. 121.
LE LIBÉRALISME d'uN POETE 289
« Vieille monarcliie, République, Vendée, Empire, Restauration,
tout est la France » \ aimait-il à dire. Partisan de l'ordre social,
comme son père, le directeur des domaines, il constatait qu'à travers
les changements politiques, quelque chose au moins demeurait stable
en France, c'était l'administration des services publics. L'expérience
du fonctionnaire rassurait le patriote et confirmait le sceptique. S'il
ne manqua jamais d'assiduité à son bureau, il manqua souvent de
respect envers le gouvernement. L'aide de camp du général Dau-
mesnil avait autrefois brocardé l'officier qui vint au nom de
Louis XVIII planter le drapeau blanc sur le donjon de Vincennes ;
le garde-national chansonna Charles X. Le roi gentilhomme et dévot
n'aimait guère cette milice bourgeoise et frondeuse, et, tandis qu'il
allait par les Ordonnances charger le prince de Polignac de réduire la
presse libérale au silence, il comptait bien licencier ces soldats fan-
farons. — Il passa cependant une dernière fois en revue la garde
nationale, le 29 avril 1827, au Champ de Mars. Emile Deschamps
était à la tête de ses troupes, en qualité de capitaine d'état-major
de la Prernière Légion, et c'est- là, lisons-nous, dans la Biographie des
hommes du Jour, qu'il composa une complainte prophétique sur le
licenciement que méditait le roi. Emile Deschamps, comme chacun
sait, était un peu sorcier.
Tout en défilant à la tête de la légion, il composa cette chanson sin-
gulière dans laquelle il a prédit les événements ultérieurs et jusqu'à la
Révolution de 1830. L'inspiration allait toujours, au milieu du Champ
de Mars, il ne pouvait s'empêcher d'ajouter couplets sur couplets ; le
douzième annonçait positivement la chute du trône. Il récita sa chanson,
en sortant de la revue, devant un grand nombre de personnes qui ne fai-
saient qu'en rire, et qui, le lendemain, après le licenciement, en furent
effrayées. Cette complainte courut de mains en mains, mais M. Deschamps
ne voulut pas la faire imprimer. Plus tard l'infortune et l'exil lui firent
un devoir de l'enfermer dans ses cartons ^...
Voici ce curieux document d'histoire anecdotique ' :
COMPI.AINTF..
C'était grand jour de parades Nos princes vont, ventre à terre,
Pour les treize légions ; Au Champ de Mars... ah ! parbleu,
Dans aucunes régions Ils devraient entrer un peu
On n'avait vu, camarades, A VEcole militaire :
Sous un plus bel appareil Car on dit qu'ils n'ont pas fait
Enthousiasme pareil. Leurs études tout à fait.
1. Ihifl., p. 151.
2. Germain Sarrut et S'-Edme. Biof;rai)liie des Itorumes du jour. Emile Des-
champs, p. 8.
3. Il MOUS a été communiqué par M. Ernest Dupuy. '
19
290
LA REVOLUTION DE
1830
Mais voici le Roi ! Silence
A tous nos bruyants ébats ;
Point de ces grands cris : A bas !...
Beaucoup se font violence :
Et l'on n'a jamais, je crois,
Tant crié : vive le Roi !
« Bonjour ! bonjour ! brave Garde !
Je suis ravi de vous voir ;
Aussi vous verrez ce soir
Ce que votre Roi vous garde ».
— Sire, nous conriptons sur vous
Comme vous comptez sur nous. »
En effet tu nous désarmes,
C'est régner en ennemi :
D'une S* Barthélémy
Nos dévots flairent les charmes,
Et nous chantons, en pont neuf,
Charles dix est un peu neuf.
De ta colère imprévue
On peut bien préA'oir les fruits ;
Sire, il court de mauvais bruits,
Nous sommes gens de revue,
n ne faut pas molester
Les gens qu'on doit fréquenter.
La Charte fut confiée
A ces soldats-citoyens ;
Le Roi prend d'autres moyens...
Ah ! pauvre sacrifiée,
Pour appui présentement
Tu n'as plus que ton serment.
On lira dans les Annales :
Quand, sans les remercier,
On ose licencier
L,es Gardes Nationales,
C'est qu'on a la nation
En abomination.
Aussi quelle différence !
Il eût eu tous les Français !
Mais, grâce à ce beau succès,
Voici donc le roi de France
Banni dedans son palais.
Tout seul avec ses valets.
Voyez les gens de Compiègne,
Et bientôt ceux de S^-Cloud,
Fuir comme l'on fuit un loup.
Celui qui trompe et qui règne ;
Charles dix leur crie : A moi !
Et chacun reste chez soi.
La France prend sa revanche
De l'afîront fait à Paris ;
Partout l'on vend, à tout prix,
Habit bleu, cocarde blanche,
Enfin tout le fourniment...
Hors le fusil seulement.
De tout cela la morale :
Ah ! c'est qu'un gouvernement
Qui n'a pas décidément
L'affection générale,
S'en retourne, par degrés.
Au pays des Émigrés.
Un peu plus de deux ans après cette revue fatale, le dernier des
Bourbons tombait du trône, et le spirituel chansonnier fut nommé,
en même temps qu'éclatait la Révolution de Juillet, chef de bureau
de première classe dans son ministère. Ainsi se manifestait une fois
de plus la permanence de la vie administrative dans l'inconstance
des régimes politiques.
Trois jours à peine avaient suffi au peuple de Paris pour renverser
le gouvernement de la Restauration.
Quelques lettres d'Emile Deschamps, écrites au comte de Ressé-
guier, nous renseignent sur l'état d'esprit des deux amis à cette date.
On sent que notre libéral est plein de joie, mais il écrit à un ami
légitimiste : il sait parler à un vaincu et nous lui saurons gré d'avoir
une aussi délicate intelligence du cœur d'autrui.
L'élection du 9 août, appelant au trône Louis Philippe, ne fut pas
accueillie défavorablement par Emile Deschamps. Il connaissait trop
LE LIBÉRALISME d'uN POETE 291
les dessous de la comédie politique pour eu être la dupe, et ne deman-
dait au gouvernement que de rétablir l'ordre public. Mais derrière les
ambitieux qui allaient profiter de la Révolution, il avait discerné
l'action formidable du nouveau venu qui réclamerait bientôt une
part de plus en plus prépondérante dans l'Etat : il s'agit du peuple.
Plus tard et à mesure qu'il vieillira, Emile Deschamps, comme tous
les esprits modérés et de tempérament conservateur, s'effrayera des
prétentions de cet inquiétant persoiuiage, et il dénoncera, un des
premiers, l'attitude menaçante pour la civilisation, de ces « Barbares
du dedans ^ ». Mais en 1830, il cède au mouvement qui entraîne les
hommes cultivés vers le romantisme politique, et s'écrie dans une
lettre écrite à Jules de Rességuier et datée du 17 août :
C'est encore un coup le peuple qui a été le héros, héros fort et généreux,
lion terrible et doux : les renards vont profiter maintenant de tout ce
quil a semé ; c'est une affaire d'intrigue et d'ambition ; on va faire la
course aux places ; les autres ont fait la course aux balles ! Qu'importe !
la chose était nécessaire, et la grande majorité de la France non employée
sera gouvernée selon sa volonté, voilà le principal : je regarde tout ceci
comme une révolution faite par et au profit des idées... et tout sera dit
pour longtemps. Voilà mon opinion sur l'ensemble de l'événemenL ^.
Mais Emile Deschamps écrit au comte de Rességuier, conseiller
d'Etat, qui restera fidèle à la cause des Bourbons, et ce légitimiste
comme bien d'autres était son ami. Aussi tient-il à l'assurer de l'état
d'esprit profondément conservateur de l'administration française ^.
Quant au poète lui-même, il avoue ingénument que la Révolution
ne l'a pas atteint : « Je n'étais rien avant, je ne serai rien après, je
n'ai pas été un héros pendant. » Il ajoute plus loin, dans cette même
lettre, avec grâce : « J'ai fait des vers tous les jours. Les barricades
et les coups de feu ne vous auront préservé de rien. Mon Macbeth
en quatre mille vers est fini ; mais il est loin d'être ce que je vou-
drais, » 11 termine en citant la dernière strophe de sa Complainte :
De tout ceci la morale,
Ah ! c'est qu'un gouvernement
Qui n'a pas décidément
1. l'aul Laforul. L'Aube ronuuiliquc, \i.\ C>2. — Deschamps a écrit à ce propos
ce3 lif^^nes sif^nificatives :
tu ph('-noniène t<:rriblc s'ofîre aux méditations di' l'Iùïtorien-piiilosophe ; le spectacle
d'une b.(rbarie >\\i\ uc nous mcuacc plus des cxtrciiiiléii du globe, mais tjui nous montre le
poing dans nos rues, dans nos champs, dans nos maison?, qui vit avec nous et contre nous,
et qu<; la société porte, pour ainsi dire, entre cuir et chair ; car ce ne serait plus une iiruplion,
mais une énifilion do Marbarcs. ((E. c. t. IV, p. 150.)
2. Paul Lafoiid. L'Aube romantique, p. 164.
3. I'. Lafcnid. L'Aube ronuinlique, p. 1G5.
292 LA RÉVOLUTION DE 1830
L'affection générale
S'en retourne par degrés
Au pays des émigrés.
Certes, je ne croyais pas si bien dire il y a trois ans, et j'ai une peur
affreuse quand je pense à cette chanson qui a été vite mise en action.
Mais aussi ce n'est qu'une révolution politique et non une révolution
sociale ! Voilà ce qui la rend innocente ^ !
En somme les journées de Juillet ont beaucoup plus inquiété
É. Deschamps pour ses amis que pour lui-même. Il le répétera fran-
chement à Rességuier dans une lettre datée du 25 août : « J'ai été fort
content de ce qu'on a renversé d'abord ; je crois à un bel et grand
avenir pour la France ^ ». Il ne plaint sincèrement que ses amis qui
devaient aux Bourbons leurs places et qui sont menacés de les perdre.
S'agit -il du pays, il le redit sans cesse, les gains auront bientôt com-
pensé les pertes, et quand il compare les représailles des vainqueurs
de Juillet à celles dont usèrent si cruellement les partisans des Bour-
bons en 1815, il invite son correspondant à faire un effort pour être
impartial :
Je conserve, dit-il, un immense espoir... Partagez cette espérance,
et reconnaissons qu'il y aura eu, au moins, humanité et modération
après la victoire ; car je craindrais fort ceux-là même qui ont condamiié
à mort le maréchal Ney ^.
Il n'accable pas d'ailleurs le parti vaincu et il dit à son ami : « Je
plains les mêmes infortunes, et je ne vois plus de fautes là où je
reconnais tant de malheurs... » Aussi n'est-il pas étonnant de voir
Emile Deschamps partager avec Victor Hugo les nobles sentiments qui
inspirèrent au grand poète son admirable adieu à la vieille monarchie.
Victor, écrit Emile Deschamps, Victor, dans une très belle ode, au sujet
de tout ceci, a fait deux strophes sur Charles X, qui font pleurer, vous les
savez, elles commencent :
Oh ! laissez-moi pleurer sur cette race morte
Que rapporta l'exil et que l'exil remporte,
et elles finissent :
Qui ne posera pas la couronne d'épines
Que la main du malheur met sur des cheveux blancs.
Pardon du couplet d'une vieille chanson que je vous ai rappelé l'autre
jour ; vous savez bien qu'on ne le chante plus qu'à vous. Je ne suis pas
de ceux qui font des caricatures sur des cadavres. L'Ecole Romantique
1. P. Lafond. L'Aube romantique, p. 167.
2. Ibid., p. 168.
3. Ibid., p. 171.
RELATIONS AVEC « l' ABBAYE-AUX-BOIS » 293
s'est distinguée par son silence ou par des paroles comme Victor, dans
cette circonstance, tandis que les fournisseurs du Théâtre de Madame
nous donnent tous les soirs des ordures contre elle et sa famille. Ils sont
classiques et libéraux ! Moi je suis plus libéral à ma manière ^.
II
De tous les milieux où l'on parlait la langue de Deschamps,
c'est-à-dire celle du libéralisme littéraire, politique et religieux, il
faut placer au premier rang l'Abbaye-aux-Bois. Là se réunissait
l'élite des beaux esprits que M"»^ Récamier savait renouveler sans
cesse autour de Chateaubriand. Emile Deschamps et son frère y
retrouvaient Henri de Latouche et la plupart des libéraux qui s'étaient
groupés vers 1825 autour de Stendhal chez Stapfer. Les groupements
d'alors s'étaient dissociés, mais après la dispersion de la société de la
Restauration, les relations anciennes s'étaient reformées auprès de
]\|me Récamier.
C'était, dit Sainte-Beuve, le caractère de cette âme si multipliée... d'être
à la fois universelle et très particulière, de ne rien exclure, que dis-je ?
de tout attirer, et d'avoir pourtant le choix ^.
Deschamps rencontrait à l'Abbaye-aux-Bois Victor Cousin et Ville-
main, dont il avait loué l'enseignement dans sa fameuse Préface. Son
ami Latouche l'entraînait vers Dubois, du Globe, vers Saint-Marc-
Girardin et Mérimée, qui formaient la gauche du Salon. Une sympa-
thie assez vive l'attirait auprès de J.-J. Ampère et du sage Bal-
lanche ; mais s'il suivait sa pente naturelle, il s'asseyait plutôt
auprès des dames Gay et faisait sa cour à ses belles amies du fau-
bourg Saint-Germain. M"^^^ de Gramont et de Barante, la princesse de
Beauvau, la' marquise de Lagrange, qui l'accueillaient chez elles ainsi
qu'Alfred de Vigny, pardonnaient à ces deux amis leur effronterie
romanti(jue en faveur de leur exquise urbanité. M'"® Récamier d'ail-
leurs avait assisté à la première rei)résentation d'IIernani, et le len-
demain Chateaubriand lui-même avait félicité Victor Hugo ^. Emile
Deschamps trouvait donc réuni à l'Abbaye-aux-Bois tout ce (ju'il
1. P. Lafond. L'Aube romantique, p. 173.
Pour I<s vers d'Hugo, cf. Chants du crépuscule. I. Dicté après Juillet 1830^
p. 21. Édition Hetzel. On y lit :
Je n'enfoncerai pas 'la couronne d'épines
Que la main du malheur met sur des cheveux blancs.
2. Causeries du Lundi, éd. Garuicr, 18.j2, I, p. 106.
294 EMILE DESCHAMPS APRES 1830
aimait à admirer : les grandes traditions littéraires et la plus vaste
curiosité de l'esprit dans le cadre choisi d'un salon aristocratique.
Il y venait souvent et s'il était trop rare au gré de l'aimable maîtresse
de maison, il recevait un billet charmant comme celui-ci ^ :
Madame Récamier ne s'accoutume point à la rareté de vos visites.
Elle me charge, Monsieur, de vous dire qu'elle avait conçu l'espérance
de vous voir un peu plus souvent. Jeudi prochain, il doit y avoir un peu
de musique chez elle, depuis 4 heures jusqu'à six. Elle désire que ce soit
pour elle une occasion de vous voir quelques instants. Mille et mille com-
pliments et amitiés.
Le billet était signé : Ballanche.
C'est le doux philosophe qui servait alors de secrétaire à son amie.
Installé à l'Abbaye-aux-Bois, non loin de l'appartement de M^^ Ré-
camier, il travaillait dans les premiers jours de la Monarchie de
Juillet à sa Palingénésie, et venait d'écrire sa Vision cCHéhal. C'était,
sous une forme symbolique et abstruse un ensemble d'idées et de
prévisions analogues aux simples opinions d'Emile Deschamps, le
bourgeois romantique. — Ballanche fut le penseur généreux et confus
de la génération de 1830 ; il essaya d'accorder dans une large syn-
thèse les principes de la tradition aux aspirations de la liberté et
ces deux pôles de toute culture, la Grèce et l'Evangile ^ — Emile
Deschamps, qui n'était pas mystique, se gardait bien de suivre ce
moderne Fénelon dans ses considérations sur l'avenir. Mais il respec-
tait le bon philosophe et nous trouvons dans la correspondance
inédite d'Emile Deschamps des lettres qui témoignent de la sympa-
thie qui les unissait. Nous voyons ainsi par l'une d'elles que c'est
Ballanche qui présenta en 1841 à M'^® Récamier le recueil des Poésies
des deux frères et c'est encore lui qui fut chargé par elle de les remer-
cier *. — Ballanche est le seul philosophe de ce temps fertile en
esprits généralisateurs, qui paraisse avoir retenu l'attention du
poète mondain. C'était auprès de lui, comme auprès de son ami Alfred
1. Victor Hugo raconté, t. II, p. 277.
2. Lettre inédite. Collection Paignard.
3. Edouard Herriot. Madame Récamier et ses amis, t. Il, p. 247 et passim.
4. 4 juillet 1841.
Il y a longtemps, Monsieur, que Madame Récamier m'a chargé (Il vous remercier, vous
et M. votre frère, du beau présent que vous lui avez fait. Elle s'est empressée de lire le char-
mant volume que vous lui avez adressé, ou plutôt c'est moi qui ai eu le plaisir infini de le
lui lire, car, en ce moment, eUe est encore assez souffrante et ses yeux sont un peu fatigués.
Cette association fraternelle de deux talents fort distincts qui souvent se confondent dans
les mêmes sentiments, rendent votre volume une publication à la fois précieuse et touchante..
Madame Récamier me charge de vous exprimer tout ce que cette double couronne poétique
offre de charmes, et combien elle en a senti le prix.
Et moi. Monsieur, je m'estime heureux de pouvoir être son interprète après l'avoir secondé
RELATIONS AVEC « l' ABBAYE-AUX-BOIS » 295
de Vigny, qu'Emile Deschamps allait périodiquement éprouver ses
idées. Vigny, autrement doué pour la pensée spéculative que ne
l'était l'aimable Deschamps, avait été touché, nous dit Sainte-Beuve,
« par les écoles pliilosophiques nouvelles qui s'essayaient et qui cher-
chaient des alliés dans l'art. M. Bûchez et ses amis avaient remarqué
au sein de l'école romantique la haute personnalité de M. de Vigny. »
Emile Deschamps ne se souciait guère de Bûchez ^ qui l'ignorait. Les
Saint -Simoniens d'autre part, qui tentaient de réaliser à Ménilmon-
tant leur rêve de régénération sociale, devaient offrir au mondain, que
nous connaissons, le sujet d'inépuisables plaisanteries. Seul, Bal-
lanche en ses rêveries lui semblait unir la métaphysique au sens com-
mun ; seul aussi, gi'âce au charme qui le retenait à l'Abbaye-aux-Bois,
il savait demeurer homme du monde et philosophe. Il avait eu beau
prédire, comme Deschamps, la Révolution de Juillet, il n'en restait
pas moins légitimiste de tempérament. Ses méditations sur l'avenir
de la démocratie et du christianisme ne l'empêchaient point de se
défier du peuple qu'il ne croyait pas encore capable de se gouverner
par lui-même. 11 concevait les progrès en moraliste, comme une série
d'initiations lentes, et il s'effrayait au spectacle d'une révolution
qui faisait subitement franchir au peuple plusieurs degrés à la fois*.
dans la lecture qu'elle était si em|;j^ssée à faire. — Je dois ajouter que M""® Récarnicr a con-
servé la lettre charmante que vous lui avez écrite dans une circonstance où elle avait espéré
que vous viendriez chez elle. Elle avait espéré que vous la dédommageriez un jour de cette
visite que vous n'aviez pu lui faire. Il est vrai que la circonstance qui en donnait lieu n'existait
plus. Mais elle aurait désire que vous eussiez bien voulu vous passer d'une occasion. Permettez-
moi, Monsieur... Ballancbe.
Une autre fois, Kniiln Df-schamps avait adressé à M™^ Récamiur un livre
(son Shakfppcare peut-être) et des vers ; Ballanche lui répond :
Monsieur. — Madame Récamier a été très souffrante, tous ces temps-ci. C'est dans ces
moments qu'elle a reçu votre beau volume, que vous avez eu l'extrême bonté de lui adresser.
Elle aurait vivement désiré vous remercier des charmantes distractions qu'il lui a procurées.
Elle espère. Monsieur, que, lorsque vous vous trouverez dans le voisinage de l'Abbaye-aux-
Bois, il vous viendra quelquefois la bonne pensée de venir la voir, et recevoir le plus tôt pos-
sible tous les remerciements qui vous sont si justement dus. — Vos lettres, Monsieur, sont
très aimables et mérili-raient les réponses les plus aimables du inonde. Madame Récamier
malheureusement est souvent bien fatiguée pour écrire et, dans ces occasions, elle lait choix
d'un secrétaire qui est bien insuQisant surtout lorsqu'il s'agit de vers aussi aimables que ceux
que vous lui avez consacrés. — Ce secrétaire aujourd'hui vous prie d'agréer rexj)ression de
sa bonne volonté, mais si vous voulez bien venir suppléer vous-même à son insullisance,
il en sera très heureux. Il vous prie en attendant do vouloir bien recevoir l'expression de ses
sentiment.') les plus distingués et les j>lus dévoués.
(Collection l'iiignard.) Bali-anche.
1. S«c-Heuvc. Nouv. Lundis. Édit. M. Lcvy, 1866, t. VI, p. 420. — Plus
encore qu'A, ou E. Deschanips, le poète cher à Ballanche, ce lut Achille Du
Clésieux, l>r<ton mystique, qui, dans l'Ame el la Solitude (iS33), Exil et pairie
(1834), Dernier chant (1841), donnait une voix lyricjue aux rêves du philosophe
sur la Diviiiilé, l'ilurnanité, rElernilé.
2. Avant tout, Ballanche était bon, el c'était sa bonté, presque sa sainteté
296 EMILE DESCHAMPS APRES 1830
III
Cette éducation politique du peuple, qui préoccupait tous les
penseurs, un petit groupe de jeunes hommes allait- immédiatement
la tenter. Emile Deschamps les connaissait hien. Tous, fidèles au
catholicisme, ils se groupaient autour de l'ardent abbé de Lamen-
nais ^, que la Muse Française avait accueilli en 1823 et salué comme
. un nouveau Bossuet ^. Un amour passionné pour la religion, que le
peuple outrageait, s'unissait dans leur cœur au culte de la liberté.
Réconcilier l'Eglise avec la Révolution, telle était l'intention des
fondateurs de VAi^enir, et, dans ce journal qui ne vécut qu'un an,
du mois d'octobre 1830 au mois de novembre 1831, il est intéressant
de voir Emile Deschamps collaborer.
Non seulement il connaissait Lamennais, depuis le temps au moins
de la Muse Française et rencontrait Ozanam à l'Abbaye-aux-Bois,
mais il avait dû entrer en relations avec le jeune comte de Monta-
lembert, l'un des principaux rédacteurs de V Avenir, soit chez Alfred
de Vigny, soit chez Victor Hugo.
Montalembert avait vingt ans, lors de la bataille d'Hernani ^ et
que célébrait Antoni Deschamps dans Résignation. Poésies... nouv. éd., 1841,
p. 191.
Sur Ballanche, Bûchez, Lamennais et le libéralisme catholique enl830;cf.
Amand Rastoul, Histoire de la démocratie catholique en France, 1789-1903. Paris,
Bloud, 1914, in-16. Lire en particulier le chapitre intitulé : Evolution démocratique
des ultramontains : l'Avenir, p. 108-130. — Voir aussi Touvrage suggestif de
Louis Dorison, Un Symbole social. Affred de Vigny et la poésie politique.
Paris, Perrin, 1894. In-8o. M. Dorison étudie dans son ampleur le problème
des rapports de la poésie avec la science sociale.
1. Les relations des frères Deschamps avec Lamennais remontaient aux pre-
mières années du Romantisme ; elles ne cessèrent point après la rupture du
prêtre avec l'Eglise. Le pieux Antoni ne pouvait se résigner à croire cette rupture
éternelle, et dans un de ses beaux poèmes il avait souhaité cette réconciliation.
Voici en quels termes Lamennais, dans une lettre adressée à Emile Deschamps
le 23 oct. 1843, remerciait les deux frères :
Je ne mérite certes pas, Monsieur, l'éloge que M. votre frère a fait de moi, et je suis d'autant
plus touché de son indulgente bienveillance. Il a voulu sans doute moins juger les œuvres
qu'encourager les bons désirs et les intentions droites. Je ne pouvais recevoir une plus douce
récompense des miennes que sa sympathie et la vôtre. Vous avez dit : cet homme, en ces
temps d'égoïsme, aime Dieu et ses frères, et votre cœur s'est ouvert pour lui. Agréez l'un et
l'autre la gratitude du sien. F. La.mennais.
(Inédit. Collection Paignard.)
2. Muse Française, édit. Marsan, t. I, p. 73-85. « Il éclaire comme Pascal,
il brûle comme Rousseau, il foudroie comme Bossuet. »
3. Lecanuet. Montalembert. Sa jeunesse. Paris, 1895, p. 89.
COLLABORATION A « L AVENIR »
297
son romantisme avait la flamme de la jeunesse. Victor Pavie rapporte
qu'il assistait à la lecture de Marion Delorme à la Porte Saint-Martin \
et trouve piquant de nous le montret dans les coulisses du théâtre
écoutant lire Hugo « en face de l'acteur Gobert et de M'"'' Dorval ».
— Le salon du jeune comte, nous dit d'autre part Ozanam ^, s'ouvrait
à l'élite de la société parisienne :
Là sont venus tour à tour MM. Ballanche et S^e-Beuve, Savigny jeune
et de Beaufort, Ampère fils et Alfred de Vigny, de Mérode et d'Eckstein.
Dimanche Lerminier y était... Victor Considérant y était aussi.
Ces philosophes, ces sociologues, ces poètes et ces hommes du
monde s'entretenaient de toutes les questions qui passionnaient alors
les esprits, et presque tous s'accordaient pour mettre l'art au service
de la société et regarder la poésie comme le porte-voix des idées
nouvelles. Seul ou presque seul, en un tel milieu, Emile Deschamps
hochait parfois la tête et donnait un regret à la doctrine désonnais
oubhée de l'Art pur. Cependant l'enthousiasme du jeune maître de
maison le consolait ; il se plaisait à l'entendre parler du Romantisme
et de ses chefs et hsait avec joie les brillants articles de VAi'enir.
C'étaient autant d'éloges de l'École. En cette année 1831, la produc-
tion romantique fut exceptionnellement brillante : en mars, Notre-
Dame de Paris ; en mai, Antony ; en juin la Maréchale cV Ancre ; le
11 août, Marion Delorme, enfin délivrée du veto de la censure ; le
29 octobre, Charles VII chez ses grands vassaux ; le 24 novembre, les
Feuilles d' Automne. Lamartine avait été reçu à l'Académie Fninçaise
le l^'" avril de l'année précédente et Montalembert assistait à la
réception ®. C'est lui qui présenta Vigny à Lamennais et lui ouvrit les
colonnes de V Avenir. Quand il rendit compte de Notre-Dame de
Paris, dans ce journal, il prit la défense du roman contre les critiques
dont il était l'objet. 11 admirait alors V. Hugo tout entier comme
poète et comme écrivain, comme citoyen et comme homme privé :
1. Victor PaiHc, sa jeunesse... Angers, 1887, p. '.i^.
2. Ozanam. Lettre à E. Falconnet, 19 mars 1833, dans Lettres de Frédéric
Ozanam... Paris, 1912, t. I, p. 69.
3. Lccanucl. Ibid., p. 88. Une des raisons de la sympathie de Montalembert
pour l'auteur de Notre-Dame de Paris était son culte pour le passé archéo-
logique et artistique de l'ancienne France. II défendit aux côtés d'Hugo la
cause de « l'art chrétien ». Il dénonça avec autant d'éloquence que le
poète les méfaits de la « bande noire », et tous les deux ont contribué à
sauver de la destruction quelques uns des plus beaux monuments du Moyen-
Age. Emile Dr-schamps a mainh^s fois signalé ces « campagnes » artistiques
parmi les gloires de l'Ecole roniaiilifpic.
Dans ]'Ai>enir, les Lettres parisiennes écrites par Vigny, étaient signées Y.
Cf. Lccanuct. Ibid., p. 147.
298 EMILE DESCHAMPS APRES 1830
Voilà sa vie, s'écriait-il, voilà sa gloire, voilà pourquoi il est à nous,
notre jjoèle, notre maître, notre ami ^.
Quant à Balzac, qui venait de publier ses Contes et romans philo-
sophiques et sa Peau de Chagrin, il demandait un compte rendu dans
ÏAuenir et Montalembert, en le lui promettant, lui parlait en ces
termes de la création de Fédora :
Votre femme sans cœur est à faire pleurer de vérité. C'est le tableau
le plus vrai de la société actuelle qui ait encore été tracé ^.
Telle était l'admiration que professait l'un des directeurs de
V Avenir pour les maîtres du Romantisme, Parlait-il de l'École eu
général, il disait :
La cause est juste et sainte ; elle l'est tellement à mes yeux qu'elle
absorbe dans son éclat tous les défauts de ses défenseurs. Là seulement
il y a de la jeunesse ; là seulement il y a de l'avenir, de la régénération,
et surtout de la régénération morale.
Ce souci absorbant de la moralité dans l'Art le rendait quelquefois
sévère pour ceux des romantiques qui ne partageaient pas ce souci
exclusif. Les plus artistes, Alfred de Musset par exemple, et les frères
Des champs « n'ont pas le sens commun », disait -il par boutade ^.
Il n'en accueillait pas moins à VAi>enir le plus souple et le plus répandu
des deux frères, Emile, qui se croyait en droit de publier dans ce
journal des articles élogieux sur les œuvres de ses amis. C'est ainsi,
qu'il écrivait au comte de Rességuier, l'auteur des Tableaux poétiques,
parus en 1828, qui méditait alors son roman d'Almaria et venait
d'achever un drame en cinq actes, Isabelle d'Aspen :
Ce que j'aime le plus après vous, c'est votre talent et votre gloire et
l'écho de votre gloire dans les cœurs que j'aime : voilà pourquoi je parle
de mes amis, dès que j'en ai la permission quelque part ; pour vous,
mon ami, on m'a pressé, supplié, et VAi^enir est à nous, comme tout le
monde le sait, excepté vous. Vous avez un grand admirateur dans le
jeune comte de Montalembert, qui m'a demandé cet article que l'espace
a forcé de raccourcir *.
1. 'L'Avenir, 11 avril 1831.
2. Lecanuet. Ibid., p. 146.
3. Ihicl, p. 86.
4. Lettre communiquée par M. Ernest Dupuy. — Quelques années plus tard
en 1841 probablement, Montalembert s'excusait par une bien jolie lettre
auprès d'Emile Deschamps, de n'avoir pas rendu compte, dans le Correspon-
dant, de la nouvelle édition des œuvres du poète.
Monsieur, il me semble que vous devez me regarder comme un homme d'une insigne mau-
vaise foi ou d'une négligence impardonnable. Et cependant je ne suis qu'un maladroit. Je
. vous avais promis de faire passer l'article que M. de Vigny m'avait adressé sur vos œuvres
EMILE DESCHAMPS ET THEOPHILE GAUTIER
29^
Quand l'Élévation d'Alfred de Vigny, intitulée Paris, fut publiée
chez Gosselin en avril 1831, c'est à Emile Deschamps que Monta-
lambert demanda le compte rendu du nouveau poème. L'article
parut dans VAi'enir, le mercredi 4 mai 1831. L'auteur y trace un
curieux parallèle entre l'œuvre de Vigny et le Paris à i>ol cToiseau, un
des chapitres de Notre-Dame de Paris qui venait de paraître. Emile
Deschamps se plaisait à unir dans un même éloge les noms et les
œuvres de ses deux grands amis.
La manière, si dilïérente chez les deux poètes, ravit également
Emile Deschamps, et, comme après avoir mis tout son cœur dans cet
éloge, il faut qu'il cède aussi à son humeur batailleuse, il s'attacjue à
l'esprit de routine qui empêche le public d'admirer : sa tactique, selon
Deschamps, est toujours la même, il accable les dernières œuvres des
maîtres sous le poids de leurs œuvres antérieures ^.
Cette vive diatribe contre l'abaissement général du goût public
fait grand honneur à l'amateur exquis qu'était Emile Deschamps.
Lui qui savait lire et comprendre une œuA^re, il demeurait fidèle à
l'un des plus anciens principes de l'Ecole romantique : le respect de
l'individualité de l'artiste et de l'indépendance de l'art. A mesure
qu'allait grandir, après 1830, l'influence de la vulgarité bourgeoise
il ressentait plus vivement l'horreur aristocratique dont parle Horace
pour le public profane, et l'aversion du commun. Il n'a jamais pro-
fessé, dans son insolence hautaine, la doctrine de l'art pour l'art. Seul,
et celles de M. votre frère : cette promesse, je puis vous assurer que j'ai fait tout au monde
pour la remplir. Mes rigides collègues ont demandé le livre : voux avez eu la bonté de me
l'envoyer : ils l'ont lu, ce pauvre cher livre, et ils ont découvert des choses qui, je vous le dis
avec une franchise toute catholique, ont effarouché leur pudeur. — Moi, plus habitué qu'eux
à la corruption du siècle, je n'y avais vu aucun mal ; mais eux ont été saisis d'une sainte indi-
gnation. Non seulement on n'a plus voulu laisser passer les éloges que j'avais déjà arrangés
pour rimjtnision, mais on voulait absolument prendre votre livre pour occasion d'une vio-
lente sortie contre l'immoralité de la nouvelle école, dont vous savez que nous partageons
les doctrines littéraires au grand scandale d'une fouie de nos amis. J'ai obtenu qu'on ne vous
prît pas, sans votre aveu, pour plastron de notre rigorisme. Mais je me vois obligé de vous
renvoyer votre article. J'y laisse les additions et corrections que j'y ai faites et qui vous prou-
veront au moins que j'y ai travaillé de bonne foi. — M. de Vigny vous dira aii reste des nou-
velles de ce rigorisme ascétique dont vos œuvres sont aujourd'hui victimes.
Je suis. Monsieur, bien plus désolé que vous ne sauriez l'être, de ce fâcheux contre-temps.
Je vous conjure fie ne pas me l'imputer. J'en suis vraiment innocent. Je profite de cette occa-
•ion pour vous témoigner le vrai et intime plaisir que j'ai éprouvé en relisant ces charmantes
poésies, si tendres, si gracieuses, si conformes à mon goût. 11 n'a pas dépendu de moi que
ce faible témoignage de mon admiration pour votre talent ne fût rendu public.
Excusez-moi, je vous prie. Monsieur, si j'ai tardé si longtemps à vous rendre compte de
mes elTorts et à vous remercier de la visite que vous avez bien voulu me faire. J'ai été complè-
tement absorbé par mon procès, et je profite de mon premier moment de liberté pour vous
adresser ce peu de mots. Croyez...
Le C" C. DE MoNTAi.EMni:nT.
(Lettre inédite. Collection Paignard.)
1. Ai'enir, 4 mai 1831.
300 COLLABORATION A LA (C REVUE DES DEUX-MO.NDES »
Théophile Gautier osera franchement distinguer la vraie poésie et
l'Aït pur de cet art industriel, qui convenait à la bourgeoisie orléa-
niste, et de cet art social, auquel les esprits révolutionnaires promet-
taient l'avenir. Deschamps aimait trop les salons et ce qu'on appelle
le monde pour être capable de ce beau parti-pris. Cependant il avait
une grande admiration pour le talent de Gautier, pour sa virtuosité.
Tout lui plaisait chez ce rare poète, forme et pensée ^, Nous en avons
trouvé dans sa correspondance inédite maints témoignages. Lui
écrit-il, après avoir passé une soirée chez lui. « Vous m'avez grisé de
poésie hier, dit-il ; votre sonnet sonne toujours à mes oreilles. Tant
de poésie et de philosophie ! » Il suit attentivement le critique de la
Presse, et quand Gautier lui adresse un compliment dans un de ses
articles, c'est pour Deschamps l'occasion d'un billet charmant :
J'arrive d'un petit voyage de trois jours et un de mes amis m'apporte
la Presse de mercredi. Je ne puis pas attendre une minute sans vous
remercier des si aimables et si indulgentes paroles que vous avez dites
sur moi. Rien n'est précieux au poète comme la sympathie du poète.
Vous aviez déjà toute la mienne et je suis heureux d'y joindre un senti-
ment bien vrai de gratitude... Rien ne me charmait plus que votre poésie,
votre prose maintenant vient lui disputer mes émotions. Mais le charme
est moins pur, l'orgueil y mêle son alliage ^.
Au milieu de l'indifférence du public pour l'art des vers, il se tourne
vers Gautier et se console. Il invoque son œuvre et son nom : « Il faut
que les poètes, dit-il, se prêtent main forte ^. » — Quand il publiera
son Shakespeare, il le confiera à Gautier :
Je tiendrai beaucoup à votre opinion sur le style et les formes de ver-
sification que j'ai employées dans ces deux tragédies (Roméo et Macbeth).
Cela est pour les poètes et les grands artistes sérieux. Cela est pour vous.
Je me suis tant occupé des procédés de l'art, que j'en attends une douce
récompense *.
La technique de leur art passionnait les deux poètes, et quand
1. Antoni Deschamps partageait l'admiration de son frère pour Théophile
Gautier. Cf. l'Artiste, mais 1847, et l'éloge du poète par Antoni, dans le poème
intitulé : Athènes. Cf. l'éloge d'Antoni par Gautier : Poésies complètes, t. I, p. 69.
Les deux dilettantes firent partie de la rédaction de la Revue de Paris, fondée
par Th. Gautier, Maxime du Camp, etc., au début du Second Empire. De nom-
breux poèmes d'Antoni y parurent. Sous la signature d'Emile, je relève : Deux
sonnets de Michel- Ange (l^r oct. 1853). Noter le mot charmant de Th. Gau-
tier sur Emile Deschamps, « la vestale de l'esprit français, qu'il ne laissa
jamais éteindre. » Portr. contemp., p. 30.
2. Lettre inédite (1839). Collection Lovenjoul.
3. Ihid.
4. Ihid.
Dans son feuilleton de la Presse (mercredi 11 nov. 1839), Th. Gautier, rendant
EMILE DESCHAMPS ET LA DOCTRINE DE « l'aRT POUR l'aRT » 301
Théophile Gautier élève la voix ])our la défendre, et rappeler, comme
autrefois les maîtres de la Pléiade, les prérogatives de la Poésie,
Emile Deschamps le félicite. Il nous fait songer à Du Bellay en face
de Ronsard.
Rien ne me plaîl, fors ce qui peut déplaire
Au jufTenieut du rude populaire ^.
Il aimait à citer ces deux vers, et ce n'est point iiulifTérent de remar-
quer que, sur les deux articles qu'il publia, en 1831, dans la Revue
des Deux-Mondes, alors en sa toute fraîche nouveauté. Deschamps
consacra l'un d'eux, non pas seulement à mettre en garde les poètes
contre le public, mais à recommander à ces esprits, que la gloire
enchante, de se défier de leur ambition personnelle et de résister aux
séduisants appels de la p<>lili(|ue et aux promesses illusoires de l'ac-
tion sociale ^. Dans cet article intitulé : Esquisses morales, il reconnaît
naturellement aux poètes l'universalité des aptitudes, mais il ne
craint pas de faire ressortir, avec le bon sens très fin d'un homme du
métier, les avantages de la spécialité ^. Ces sages conseils venaient à
compte de Roméo cl Julirlte, symplionie dramati(]ue d'il. Berlioz, s'exprime
ainsi sur la part de collahoration d'Emile Deschamps, auteur du livret. :
La Symphonie de Roméo et Jidietle, outre son mérite musical, offre plusieurs nouveautés-
dc dispositions et de coupe. L'auteur a essayé de reproduire la mélopée antique et les chœurs
de l'ancienne tragédie qui interrompent le cours de l'action pour moraliser sur les événements
dont ils sont témoins ; M. Emile Deschamps, homme de beaucoup d'esjjrit et poète distingué,
a distribué avec beaucoup d'originalité le livret du compositeur ; il l'a relevé de jolies fleurs
poétiques ; la trame du canevas musical satisfait heureusement les doubles exigences de la
poésie et de la musique. »
1. Œ. c, t. IV, p. 196. Dans la nouvelle inlituléc : Un hôte inconnu, Emile
Deschamps introduit un bel éloge de Joachim du Bellay et nous citerons ce
passage d'ailleurs admirable :
... Tous les poètes n'ont pas une vie pleine et agitée comme Dante Alighieri ou Torquato
Tasao. Bien souvent leurs événements ne sont autres que leurs pensées. Tout se passe en
dedans. Il en est ainsi de Joachim du Bellay...
2. Gautier et la passion du Beau, cf. Albert Cassagnc. La Théorie de l'art
pour l'arl en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes. Paris^
1906, in-8°, p. 208 : Gautier « a souvent célébré l'Art et la Beauté en strophes
d'une pieuse ferveur et avec un sentiment presque religieux. Baudelaire lui attri-
bue l'honneur d'avoir le premier dégagé l'art des excès de l'individualisme
romantique et distingué la passion du beau... des autres passions humaines...
même dans leurs crises les j)lus tragiques. Le livre initiateur est ici Mademoiselle
de Maupin :
Celte espèce d'hymne à la Beauté, dit Baudelaire, avait surtout ce grand résultat d'établir
définitivement la condition génératrice des oeuvres d'art, c'esl-à-diro l'amour exclusif du
Beau, l'idée fixe. (Baudelaire, Art romantique : étude sur Th. Gautier.)
Celle phrase permet de mesurer la dislance qui sépare l'aimable Emile Des-
champs du maître, qu'il admirait de loin.
3. Gautier ne voulut être qu'un pur artiste. On se rappelle cette boutade :
Moi, ce qui fait ma supériorité, le voici : je suis très fort, j'amène cinq cents au dynamo-
mètre, et je fais des métaphores qui se suivent.
302 COLLABORATION A LA « REVUE DES DEUX-MO'DES »
l'heure opportune. Lamartine, Victor Hugo, Vigny lui-même auraient
dû les entendre. Ils n'en tinrent cependant aucun compte. Il se peut
même que la liberté d'opinion, dont usa Emile Deschamps, ait déplu.
Car il ne resta point le collaborateur de la Revue des Deux-Mondes ^ et
le dernier article qu'il publia parut six mois après : c'était une intéres-
sante étude sur un tout autre ordre d'idées, sur les Contes philoso-
phiques de Balzac et la Peau de Chagrin qui venait de paraître ^.
On sait l'antipathie réciproque qui séparait Balzac et Sainte-
Beuve. Le grand critique, quand il dressa, en 1840, dans un article
de la Revue des Deux-Mondes intitulé : Dix ans après en littérature ^,
le bilan du Romantisme, ne rendait pas encore justice à Balzac, dont
l'œuvre imposante était réalisée.
Deschamps devança donc le jugement de la postérité, quand il
célébra en 1831, l'entreprise géante de ce « travailleur tenace et cons-
ciencieux ». Il étudie le grand peintre de la Comédie humaine, dans cet
article, sous un de ses aspects les plus singuliers, comme conteur
philosophe et créateur de fantastique. Tout de suite il le compare à
Hoffmann et le distingue de lui :
Les contes et romans philosophiques sont lus avec avidité : ce sont
aussi de curieux tableaux de mœurs assaisonnés pour la plupart, d'un
merveilleux cabalistique indéfinissable. Ce n'est ni Rabelais, ni Voltaire,
ni Hoffmann, c'est M. de Balzac.
Cette puissante individualité l'a frappé, mais ce qu'il lui reproche,
ce n'est pas un manque essentiel de culture et de goût, comme le fera
Sainte-Beuve, c'est « ug perpétuel dénigrement du cœur humain ».
Le pessimisme de Balzac désole Emile Deschamps *. « Les opuscules
de Balzac, dit-il, pourraient s'appeler contes misanthropiques ».
Partout des déceptions atroces dans les sentiments humains, partout
l'homme envisagé sous son point de vue le plus misérable, le plus déses-
pérant. Il n'y a peut-être pas un de ses contes où la soif d hériter ne gan-
grène un cœur... L'hérédité poursuit M. de Balzac; il ne voit que gens
qui prennent de l'argent à rentes \'iagères sur la foi d'un catarrhe, qui
spéculent sur la mort, qui s'accroupissent sur un cadavre, et qui s'en font
un oreiller le soir. Et cependant n'allez pas vous imaginer que tout cela
soit triste, maussade, déclamatoire. Non, ce sont de petits drames, vifs,
coupés, rapides, spirituels, réjouissants ; des lambeaux souvent,, mais
des lambeaux de soie et d'or. C'est la Httérature d'un siècle où l'on mul-
tiphe les sensations, où l'on en crée de nouvelles, où tout est accéléré,
- 1. R. D. M., 1831, avril-juin, tome VIII, p. 270.
2. Ibid., t. X, p. 313.
3. Ibid., 1840, t. XLIII, p. 689.
4. Cf. Aiidré Lebreton, Balzac, l'homme et l'œuvre. Paris, A. Collin, 1985.
In-80, p. 226-253.
DESCHAMPS ET BALZAC
303
la ^^e et les roulages, d'un siècle qui a vu naître les bateaux à vapeur,
les voitures à vapeur, la lithographie, la musique de Rossini, Téclairage
au gaz... Elle est surtout l'expression d'une société sans conscience aucune.
Deschamps parle enfin de « cette miraculeuse Peau de Chagrin avec
laquelle il n'y a qu'à désirer pour obtenir, mais qui diminue alors et
qui retranche à chaque souhait plusieurs années de vie à son pos-
sesseur... » Le dénouement choque bien Deschamps ; il n'accepte pas
sans broncher le cynisme de Raphaël qui souhaite, en pur dandy qu'il
est, avant de s'enfoncer dans la mort de faire encore... un hon souper.
Mais il éprouve pour la création de Fédora « la femme sans cœur »,
l'admiration qu'exprimait déjà Montalembert. — Il termine son étude
par ce jugement d'ensemble.
M. de Balzac a de l'observation au suprême degré et une grande ima-
gination de style. Le mot fascination revient souvent dans ses phrases,
et je n'en trouve pas de plus juste pour exprimer l'etlet qu'elles produisent.
Rien de plus éblouissant, de plus prestigieux que certaines pages de la
Peau de chagrin. L'auteur dit tout et son expression est toujours chaste.
Il sait jeter une enveloppe capricieuse et fantastique sur tout ce qui
veut être deviné, et, par des touches brusques, incisives, pittoresques,
mettre en relief les hommes, les choses, les systèmes, les idées.
Dans l'emploi qu'il fait du merveilleux, Balzac égale Hoffmann.
Le possible et l'impossible, dit E. Deschamps, sont tellement fondus,
amalgamés dans cette singulière histoire qu'on ne peut vraiment pas
plus tirer une ligne de démarcation entre eux qu'entre rintelligence et
la matière, qu'entre l'âme et le corps.
^ oici enfin l'éloge final :
Je parlais un jour du beau .tableau de M. Delacroix devant quelques
personnes qui ne le connaissaient pas ; on se récria contre cette Liberté
allégorique, descendant sur les pavés de nos barricades, et marchant
poudreuse au* milieu du peuple de Juillet... Mais regardez le tableau
de Delacroix ; lisez la Peau de Chagrin de M. de Balzac, et vous croirez
à la magie des arts.
Tels sont les termes dans lcs((uels Emile Deschanips saluait une
des premières grandes œuvres du puissant romancier. Balzac sentit
tout le prix d'un si bel éloge, et cpiaud })lus tard l'aimable erilicjue
])ublia sous le titre de Conte physiologique une de ses œuvres les plus
originales, René-Paul et Paul-René ^, le grand romancier ne manqua
1. René-Paul et Paul-René, dans Œ. c. d'Emile Doschamps, t. III, p. 152.
Ce conte parut en 1832 dans le Livre des conteurs. En 1854, il le publia en recueil
avec un autre conte, sous ce titre : Contes physiologiques : René-Paul cl Paul-
René. Mea culpa. Paris, P. Ilcnneton, 1854, in-lG.
304 COLLABORATION A LA « REVUE DES DEUX-MONDES ))
pas de féliciter Deschamps et de remercier, comme il convenait,
celui qui avait, un des premiers, reconnu et salué son génie :
Monsieur, agréez tous mes remerciements pour la bonne fortune que
vous m'avez donnée — j'avais déjà lu en voyage, alléché par votre nom,
les deux frères que je viens de relire en rentrant daijs mon bouge parisien,
et cette ravissante aventure, pleine de poésie, m'avait si fort frappé
que je désirais la relire — par le déluge de contes dont nous sommes inondés,
votre Paul, cet être double, est une des créations destinées à demeurer
dans toutes les mémoires artistes. — Mais j'aurais voulu plus de détails,
non pas un conte, mais une histoire, un livre, comme Paul et Virginie,
gourmand que je suis ! mais vous êtes parti pour faire un conte et, sans
le savoir, ou le sachant sans doute, vous avez été plus loin, comme tous
les esprits qui (passez-moi cette trivialité) agrandissent toujours le trou
par lequel ils passent parce qu'ils sont grands.
Trouvez ici mille gracieuses assurances de confraternité littéraire et
de haute considération ^.
Balzac.
22 mai.
1. Lettre inédite (Collection Paignard).
Nous avons trouvé dans la Collection Lovenjoul la réponse d'Emile Deschamps
à cette lettre de Balzac. En voici un fragment :
Monsieur, vous me confondez d'orgueil et je ne confondrai jamais votre sufîrage avec aucun
suffrage. Me voilà fier de mes monstres, comme le hibou de ses enfants. Je garderai toute
ma vie de ce monde votre lettre qui est une lettre de noblesse pour moi : c'est un titre de
famille dont j'ai le cœur et le front triomphant. Heureusement (est-ce heureusement ?) vos
livres sont là pour me rappeler à ma modestie, à mon humilité, que votre bienveillant jugement
me ferait perdre en peu de temps...
Paris, 23 mai 1833.
Mon Dieu 1 que vos Treize sont délicieux !... Nous sommes tous fous de vos ouvrages. Je
vous lis tant, comment voulez-vous que j'écrive, et cependant avant quelques mois, je vous
accablerai de mes œuvres, pardon !
A M. de Balzac, rue de Cassini, n° 1 ou '1, près de l'Observatoire, Paris.
CHAPITRE II
I. Une amitié d'hommes de lettres. Deschamps et Alfred de
Vigny. Le « Retour a Paris ». — II. Emile Deschamps, critique
ENTHOUSIASTE ET JUDICIEUX DE l'œUVRE DE ViCTOR HuGO,
d'après UNE CORRESPONDANCE INÉDITE. III. RoLE d'EmILE
Deschamps entre Alfred de Vigny et Victor Hugo. —
IV. Emile Deschamps et Lamartine. — V. Emile Deschamps et
Alfred de Musset.
I
Emile Deschamps ne vit paraître que les deux études précédentes,
dans la Revue des Deux-Mondes.
Comme il avait fait éditer, en 1832, chez Urbain Canel, une
charmante épître de 300 vers, adressée à Mademoiselle Louise
de Croze, la fille de M. et de M™® de Croze, ses amis dauphinois,
il avait espéré que la Revue publierait sinon cette œuvre inliLuléo :
Retour à Paris ^, du moins un article sur le poème. Il adressa
même une sorte de requête à Buloz, et la fit appuyer par Alfred
de Vigny. M. Ernest Dupuy a publié la correspondance échangée
non seulement entre Deschamps et, Vigny, mais entre Buloz et
Vigny, à propos de cette affaire, et si elle témoigne de la considé-
ration dans laquelle on tenait Alfred de Vigny dans les bureaux de
la Revue des Deux-Mondes, elle est loin d'être aussi fletteuse pour
Emile Deschamps. Il faut avouer aussi qu'il montra quelque
maladresse dans son insistance auprès de Buloz ; il ne savait |>as,
1. Il s';i<;il de ce fameux Retour à Paris que l'on considère avec raison comme
la plus « romantique » et la plus « volcanique » de ses œuvres. Elle serait, d'après
M. Lanj^e, un des plus manifestes témoignages de l'amour malheureux qui
aurait désole la vie du poète. Nous l'avons étudiée plus haut sous cet aspect.
Nous l'étudions ici en elle-même, et comme un <'■ pendant », si l'on veut, de l'Elé-
vation de Vigny sur Paris. C'était un genre de méditation à la mode en ce 1( mps-
là. Elle porte en sous-titre le mot : Révélation.
20
306 LES ROMANTIQUES APRES 1830
d'autre part, ce que nous apprend une lettre adressée à Vigny par le
terrible directeur, que ses deux articles précédents avaient déplu.
a ... Ses deux articles nous ont valu beaucoup de reproches », écrit
Buloz ^. Peut-être Sainte-Beuve et Gustave Planche avaient -ils
médiocrement goûté l'éloge de Balzac, et n'avait-on pas fort apprécié
les conseils qu'Emile Deschamps avait donnés aux artistes dans
son étude sur la Spécialité. Lui-même, qu'était-il en effet, qu'un
amateur distingué, un mondain accompli, un homme de salon ?
C'est ce que le refus de Buloz, qui prétendait n'accueillir à la Revue
que des supériorités incontestables, lui fit, un peu rudement sentir.
Heureusement Alfred de Vigny intervint ; il rendit à Deschamps
l'épreuve moins amère. Il obtint l'insertion d'une note dans l'album
de la Revue ^. '
M. Emile Deschamps va publier incessamment chez Urbain Canel
un poème intitulé Retour à Paris. Le succès des Études Françaises et Etran-
gères promet d'avance aux amis de l'art et de la poésie une lecture inté-
ressante. Ce poème, qui devait entrer dans le 3^ vol. des Cent-Un^, en
sera le complément.
Mais Vigny ne s'en tint pas là. Comme Deschamps lui avait envoyé
« tout son Retour à Paris par demi-feuilles, de manière que les cita-
tions pourraient en être coupées facilement pour les joindre à l'an-
nonce amicale » qu'il désirait, il envoya le compte rendu demandé au
Mercure du XIX^ siècle^, qui fut moins sévère que la Revue, et publia
ainsi une grande partie de l'épître de Deschamps, précédée de cette
délicate et généreuse analyse écrite par Vigny :
Figurez-vous, dit-il, quelque jolie petite fille entre les genoux de l'auteur,
qui, tout en lui donnant des bonbons, cherche à penser beaucoup à
elle pour moins penser à un chagrin secret qui l'occupe. Il la caresse à
l'écart, à la fenêtre d'un grand château d'Auvergne ; il lui parle d'abord
la langue de son âge avec la voix douce que l'on prend pour ne pas effrayer
les jeunes oreilles ; puis la voix devient grave et forte avec la pensée.
1. E. Dupuy. Alfred de Vigny. I. Les Amitiés, p. 152. — Sur François Buloz
et ses amis, cf. l'ouvrage de Mlle Pailleron, Paris, Calmann-Lévy, 1919. In-8°.
2. Revue des Deux-Mondes, 1832, t. V.
3. Paris ou le Livre des Cent-Un, chez le libraire Ladvocat, 1832. Un grand
nombre d'hommes et de femmes de lettres, voulant offrir à cet éditeur^ éprouvé
par des circonstances fâcheuses, un témoignage d'intérêt, résolurent de venir
à son secours en lui donnant chacun au moins deux chapitres pour un ouvrage
qui devait être une sorte de Diable boiteux. On y trouve les noms suivants :
Henri Monnier, Salvaudy, la duchesse d'Abrantès, Gustave Drouineau, l'auteur
de romans néo-chrétiens, et de cet Ernest ou les travaux du siècle paru en 1829
en 5 volumes remplis de violences contre l'époque ; Elisa Mercœur, Ernest
Fouinet, etc.
4. Mercure du XIX^ siècle, 1832, t. XXXVI, p. 113-120.
EMILE DESCHAMPS ET ALFRED DE VIG.XY 307
Mais le poète s'arrête, revient à l'enfant avec une grâce infinie, puis remonte
encore par degrés, et comme malgré lui, à de nouvelles et grandes pein-
tures d'une société corrompue dont il se plaint, puis l'enfant descend
de ses genoux et va jouer. Puis le poète dit adieu : Adieu les montagnes :
voilà le triste et noir Paris. Tout cela ne serait qu'un tableau plein de grâce,
sans le poète, sans la poésie tour à tour brillante et douloureuse, vive et
élégiaque, ironique et sérieuse, dont voici une partie prise au hasard...
\'igny cite d'abondants passages de cette jolie épître, et c'est une
bonne fortune pour le lecteur de parcourir ces extraits commentés
par le grand poète.
L'article de Vigny s'achève sur une annonce qui ne s'est pas réalisée :
Le Retour à Paris, dit-il, est au surplus extrait d'un recueil poétique
ayant pour titre : Révélations, que M. Emile Deschamps se propose de
publier dans le courant de l'année.
Ce recueil n'a jamais paru. Mais ce qu'il faut retenir de la con-
clusion de cet article, c'est l'appréciation si fine que Vigny donnait de
la poésie de Deschamps « libre des préjugés et des formes affectées de
toutes les écoles ». Il est à remarquer en effet que chez Emile Des-
champs, quand la fièvre romantique eut cessé, il se retrouva ce qu'il
était par nature, un esprit vif et gracieux, coquet, très artiste mais
encore plus « homme du monde », qui touche à toutes les questions
sans les approfondir pour en cueillir la fleur, si l'on peut dire, et s'en
faire une parure. C'était même un ty|)e d'esprit tout différent de celui
du })oète des Destinées. Ces différences ne les empêchèrent pas de
s'aimer.
On se rappelle, quand on lit le jugement qu'Alfred de Vigny por-
tait en 1832 sur une œuvre récente d'Emile Deschamps, la vieille
amitié qui les unissait.
Aux diverses journées mémorables de la bataille romantique, nous
les avons vu combattre côte à côte. Leur rivalité, à propos des repré-
sentations shakespeariennes au Théâtre Français n'a pu les désunir •
leurs Méditations sur Paris les rapprochent, et, tandis que le siècle
avance et que la ])rcniière généralion romantique cède la place à une
jeunesse im])alientc, Vigny seul jjrcndra rang, à côté d'Hugo, de
Lamartine et de Musset, parmi les maîtres. Emile Deschamps se
réserve l'iiouneur d'avoir autrefois deviné son génie. Il l'aime d'une
affection semblable à celle qui l'attache à son frère Antoni ^, et (juand
1. Pondant l'année 1832, l'année du choléra, les Vigny et les Doschamns
furent sinon frappés, du moins incommodés par le fléau. Cette lettre d'Emile
Deschamps, datée du mercredi 25 avril, en témoigne :
Quand je pourrai quitter le pied du lit d'Agl.ié, icrit-il à Vigny, je «erni auprès de votre
fauteuil ; mais j'ai eu bien des chagrins encore : maladie et morts d'amis et de parenta. Co
308 LES ROMANTIQUES APRES 1830
Vigny, après avoir longtemps gardé auprès de lui sa mère malade,
éprouve la douleur de la perdre, Deschamps lui écrit ce mot qui vient
du cœur : « Il me semble recommencer un de mes désespoirs... » Lui-
même était à cette date assez souffrant, il ajoutait : « Je ne suis pas
encore bien, mais dès que je saurai qu'on peut vous voir, j'accourrai ;
vous savez que vos douleurs, vos joies et vos gloires sont les miennes
depuis longtemps ^. »
• Nous ne nous étonnerons pas que l'aimable homme ait été l'un des
rares confidents de la passion de Vigny pour M°^6 Dorval. Quand,
en 1832, il caressait l'espoir que Roméo serait représenté, voici
l'habile suggestion qui lui vient à l'esprit, quand il écrit à son ami :
« ... Et Juliette ? J'y ai rêvé toute la nuit, c'est-à-dire à Madame Dor-
val. » Ce nom, qui charmait son ami, paraît alors dans presque toutes
ses lettres. On reprit, en décembre 1832, la Maréchale d'Ancre, avec
d'autres interprètes qu'à la première représentation ; Deschamps
s'écrie : « Je ne sais pas comment M^^e Georges avait compris le rôle,
mais j'y trouve Dorval excellente, pleine de naturel et de pathétique
vrai ; au dénouement, elle est parfaite. »
Le Directeur du G\-mnase réussit-il en 1838 à engager Dorval :
Voilà donc le Gymnase qui emporte Melpomène. Ce sera un aigle dans
une cage de serins... écrit -il avec sa vivacité coutumière... C'est atroce
pour les poètes. Que dit-elle ? Que fera-t-elle ? Moi je sais bien que je
ne dirai ni ne ferai plus rien que vous aimer et vous admirer toujours ^.
On se demande, quand on lit ainsi la correspondance de ces deux
hommes de lettres, comment Sainte-Beuve a pu parler de « l'impla-
cable rancune » que Vigny, depuis « leur brouille » aurait ressenti
pour Emile Deschamps ^. En tous cas. Deschamps ne semble se douter
de rien, car le ton de ses lettres, quand il écrit à son ami ou bien parle
bon et greind Soumet était encore hier soir dans mon hôpital. Il ne quitte pas les malades :
Jules Lefèvre, Jules de Rcsseguier, frappés tous deux, ont pris tous ses soins et tout son temps
ainsi que nous. — Mais votre lettre est arrivée comme il était là et aujourd'hui ou demain
il sera chez vous et vous donnera de nos nouvelles et surtout nous en rapportera des vôtres
et de celles de votre chère Lydia.
j^lmes (Je Fabricius sont on ne peut plus sensibles à votre souvenir. Elles avaient eu de vos
nouvelles par moi et n'avaient pas osé en envoyer demander dans la crainte d'efïrayer la
maison par le temps qui court. Leurs santés sont parfaites et tous leurs souhaits sont pour
votre rétablissement à tous deux. Merci cent fois pour elles.
J'espère que M™^^ ;Monod sont toujours respectées du fléau. Joignez-y encore mes respects
les plus profonds et mettez mon plus doux hommage à leurs pieds, s'il y a encore de la place.
(Lettre inédite communiquée par M. E. Dupuy.)
1. E. Dupuy. Alfred de Vigny. I. Les Amitiés, p. 154.
Vigny garda chez lui sa mère à demi-folle, après une attaque de paralysie,
de mars 1833 à décembre 1837, date de sa mort. Cf. Journal d'un Poète, p. 135.
2. E. Dupuy. Ibidem, p. 155.
3. S*^-Beuve. youi'. Lundis, t. VI. Appendice.
EMILE DESCHAMPS ET ALFRED DE VIGNY 309
de lui ne varie pas. Bien des années après leur « dissentiment » sur
« Roméo », comme Desciiamps voyageait en Auvergne, et qu'on don-
nait, dans une ville voisine du château de ses amis, une représentation
de la Maréchale d'Ancre, il assurait Vigny de son enthousiasme fidèle.
« La lecture nous enchanta, et la représentation complète pour moi
l'enchantement. »
Stello, quand il paraissait dans la Rei^ue des Deux-Mondes en 1835,
était attendu avec passion par Deschamps. .
Mon Dieu ! disait-il, que la suite de Stello ressemble au commencement !
Comme elle est spirituelle et sentie ! Merci de votre talent !
Il relisait avec un plaisir toujours nouveau les œuvres de son ami,
et, quand il en reçut l'édition complète, s'il a relu Chatterton, il écrit
à Vigny :
Votre Chatterton m'a ravi de nouveau, et comme tout le reste est faux
à côté de ce chef-d'œuvre !
Et c'est ainsi dans tout le cours de cette correspondance ^.
Emile Deschamps possédait une grâce fort peu commune chez les
1, Le 8 juin 1841, É. Deschamps joint à l'envoi de son recueil de Poésies
ce billet :
Mon rhcr Alfred. Ne lisez pas ces 8.000 vers dont j'en aime beaucoup 20. Pourquoi T Parce
qu'ils portent votre nom. Mais lisez ici que personne ne vous admire et ne vous aime plus
vivement que votre vieil ami. É. t).
Les billets suivants nous prouvent que dans la solitude studieuse que le poète
des Destinées s'était faite durant les dernières années de sa vie, il accueillait
encore les visiteurs curieux de le voir, quand c'étaient des natures poétiques
et qu'elles lui étaient présentées par Deschamps.
Le Breton Leflagcais voulait offrir son recueil de vers à Vigny :
Cher Alfred, écrit Deschamps, voici un tribut poétique de M. Leflageais, qui veut que je
l'aide à le déposer entre vos mains ou à vos pieds. C'est, comme vous savez, un des poètes
les plus fervents et d'une bi'lle et haute inspiration. — Il poétise une grande partie de sa pro-
vince, et il a contribué pour beaucoup au culte d'admiration dont votre œuvre est l'objet.
Recevez tout cela avec bonté.
Une autre fois, il présente à son ami M. Laboulaye :
... Il a vu le monde entier et veut vous voir, lui dit-il, et causer avec vous qui êtes un monde
à vous tout seul, le monde de la poésie et de la pensée.
M"*' d'Angcville, une de ses amies de Versailles, lui avait manifesté le désir
de faire visite à Alfred de Vigny. C'était une grande voyageuse et une « ascen-
sionniste n si l'on peut dire. Voici comment Deschamps la présente à son ami :
... Elle a déjà affronté le sommet du Mont-Blanc et elle veut s'élever encore. Elle arrive
jusqu'à vous avec cette feuille pour laquelle elle vous demande quelques vieux vers toujours
jeunes, signés de vous. Et puis voici un album d'Alphonse Leflageais qui m'écrit pour implorer
de vous la même grâce. Elle est accordée, n'est-ce pas ?...
Ces fragments de lettres inédites nous ont été commuiiicpiés par M. Ernest
Dupuy, dont il faut lire le chapitre consacré aux trois Deschamps, dans son
Alfred de Vif;mj, paru en 1914 et qui nous a servi de guide pour tout ce qui
concerne les relations de Vigny avec notre auteur.
310 LES ROMANTIQUES APRES 1830
gens de lettres : il avait l'art de paraître s'oublier lui-même, disons
mieux, il se connaissait. S'il parle de lui, qtd reçoit les confidences
d'un homme supérieur et se compare à cet illustre ami, il lui arrive
d'écrire avec une clairv'oyante modestie :
Vous me faites assister merveilleusement à réclosion de votre pensée,
et quand j'aurai la tête à moi. je tâcherai demployer votre recette, pour
voir s'il en résultera quelque chose comme votre admirable Stella. J'en
doute fort. Un coq... gaulois même — a beau ouvrir ses ailes, comme
il voit faire à l'aigle, il ne s'envole pas comme le royal oiseau.
II
H n'y avait qu'un homme qui inspirât à Emile Deschamps une
admiration aussi constante, c'était Victor Hugo.
Avec celui-là, il respire l'ardeur de combattre et la joie de vaincre.
Une partie du pubHc, — et particiilièrement les gens du monde, —
s'obstinent à ne voir en Victor Hugo que le poète lyrique ^ : il leur
vante sans cesse le romancier et le dramaturge. Son enthousiasme est
même agressif, et voici en quels termes il impose à son ami Ressé-
guier son admiration pour 7\ otre-Dame de Paris :
On crie à l'absurde et à la barbarie, puis à ia poésie, et au sublime,
et au vrai comique et à la grâce et à l'érudition et à la rustique vigueur
et à la fraîcheur de quinze ans. — C'est un hvre étonnant et son auteur,
vm homjae qui a autant de science que d'imagination, et qui a tous les
styles, toutes les couleurs, tous les tons ; rien n'est au hasard dans cet
ouvrage ; ce qui peut déplaire à quelques-uns est encore un talent d'ar-
tiste ^.
1. La puissance lyrique d'Hugo ne cessait d'ailleurs pas de le transporter.
Quand parurent les Voix Intérieures, en 1837, il lui écrivait cette lettre :
Merci mille fois, mon cher Victor ; imaginez-vous que je pars sans vous embrasser. Ma
femme a besoin de prendre les eaux bien loin — je l'y conduis bien vite et j'emporte les Voix
intérieures, pour les faire retentir sur tous les lacs et toutes les montagnes Je vous en écrirai
long, si vous le permettez : aujourd'hui je ne puis que vous dire encore merci et bravo. Mait
comment îaiites-vous donc, pour faire tant et si beau !...
Quelques jours plus tard, Deschamps est à Clermont-Ferrand ; il adresse à
V. Hugo cette lettre datée du 27 juillet :
Cher Victor. Votre gloire nous poursuit partout, et je me laisse attrapper (sic) de bonne
grâce. J'adore à deux genoux votre croix d'officier et j'idolâtre vos Voix intérieures. C'est
en vérité votre livre de poésie le plus varié, le plus haut et le plus profond, et c'est l'avis de
Lamartine qui me l'a crié du sommet de Saint-Point, quand j'y ai passé. .Je cours la Limagne,
l'Auvergne, le Dauphiné, la Savoie, la Provence. Les eaux d'Aix ont déjà fait du bien à Agiaé,
et ce qui m'a charmé, c'est qu'en tout pays j'ai rencontré le bruit de votre génie...
Communiqué par M. Gustave Simon.
2. Paul Lafond. L'Auhe romantique, p. 179.
EMILE DESCHAMPS ET VICTOR HUGO
311
Il n'est pas nécessaire d'aimer Victor Hugo pour reconnaître son
individualité puissante dans ce portrait en raccourci. Il est tracé
d'enthousiasme, et pourtant, il est juste : c'est le subtil Ulysse
admirant le Cyclope et, qui plus est, l'aimant. Nous allons l'entendre
maintenant parler du dramaturge et s'adresser d'ailleurs au « monstre»
lui-même.
Pour s'expliquer le ton parfois tragique des lettres que nous allons
lire et qu'Emile Deschamps écrivait au grand poète, à l'occasion des
principaux drames qui suivirent le succès si chèrement gagné d'i/er-
nani, il faut se ra]>peler l'époque où parurent le Roi s^ amuse, Lucrèce
Borgia, Marie Tudor.
Il n'y a peut-être pas, dans le cours si agité du xix^ siècle, de période
plus troublée que les premières années du règne de Louis-Philippe.
C'était entre légitimistes et orléanistes, entre royalistes et républi-
cains, la guerre ouverte, et la rhétorique enflammée du drame révo-
lutionnaire, tel que le concevait Victor Hugo, soulevait des tempêtes.
Le public, les journaux, les salons étaient divisés en partis irrécon-
ciliables et l'interdiction du Roi s'amuse ne déchaîna pas moins de
colères que le procès des insurgés d'avril ou l'arrestation de la duchesse
de Berry.
Victor Hugo travaillait avec ravissement dans cette atmosphère
d'émeute. Il commença le Roi s'amuse le 1®' juin 1832. II venait —
habitant alors rue Jean- Goujon — chercher chaque matin l'inspira-
tion aux Tuileries, et composait son drame en se promenant devant
ce palais tragique. Son biographe nous raconte ^ que le 5 juin, comme
il achevait le premier acte, on le fit brusquement sortir du jardin ;
une insurrection républicaine venait d'éclater à l'occasion des funé-
railles du général Lamarquc, comme le cortège s'engageait sur le
yxtnt d'Austerlitz. La garde nationale courait aux armes. Dans la
nuit du 5 au 6, les insurgés s'approchèrent du Palais-Royal ; mais les
ouvriers des faubourgs ne bougèrent pas et les gardes nationaux
aidèrent énergiquement les troupes de ligne à rétablir l'ordre.
Le lendemain, lisons-nous dans Victor Hugo raconté, M. Victor Hugo
dînait chez M. Emile Deschamps. Un des convives, M. Jules de Resscguier,
raconta l'iKioïque défense du Cloître S*-Merry qui émut profondément
le futur auteur de V Epopée rue S^-Denis.
Il n'est pas sans intérêt de noter que le germe au moins d'un des
plus beaux chapitres des Misérables fut déposé dans l'esprit d'Hugo
par une de ces conversations si variées, si libres, commeles aimaient
1. Victor Hugo raconté, l. II, p. .'574.
312 LES ROMANTIQUES APRES 1830
les hôtes de la rue de la Ville-l'Evêque. Mais le Roi s^ amuse était fmi
et les répétitions commencèrent. On était au mois de septembre,
écrit le biographe de Victor Hugo raconté ; la lettre suivante d'Emile
Deschamps, qui fut écrite, comme il l'affirme expressément, le jour
de l'enterrement du général Daumesnil, donc quelques jours après
cette mort qui survint le 17 août 1832, nous reporte à cette séance
du 15 août ^, dans laquelle Victor Hugo lut pour la première fois sa
pièce au Théâtre Français. Emile Deschamps y assistait. La lettre
qu'on va lire ne nous permet pas seulement de préciser ce fait, elle
est encore un écho des entretiens sur Fart dramatique qu'avaient
entre eux les deux amis.
Que vous êtes bon, cher ami, de répondre à ma lettre de remerciement !
J'ai passé mon temps depuis l'autre jour, à Vincennes, auprès du G^^
Daumesnil notre ami, et puis auprès de sa veuve et je vais aujourd'hui
à son convoi. Je le regrette vivement et la douleur de M^^^ Daumesnil
en est une véritable pour moi.
C'est ce qui m'a empêché jusqu'ici d'aller vous dire chez vous tout mon
enthousiasme pour votre admirable drame. — Au foyer des acteurs,
il faut mettre une sourdine à ses bravos ; au parterre il n'en sera pas
de même !
Quelle pièce et quel rôle, cher Victor, et comme j'y ai reconnu ce que
vous m'aviez dit de l'art dramatique ! Tout faire converger sur un seul
point, ne montrer qu'une seule passion, qu'un seul malheur en les entou-
rant de mille ornements épisodiques qui sont comme le cortège du sujet
principal qui est plus qu'un Roi, quand c'est vous qui le traitez.
Et puis quelle splendide et curieuse exécution ! Quel monologue d'amour
paternel au 2^ acte ! Quel monologue de haine politique et encore de pater-
nité au 5^ ! J'irai vous redire tout cela et bien des choses encore. — Ma
femme envoie mille envieuses félicitations à Madame Victor ; comment
vous envier ? Ce serait par trop insolent. Je vous embrasse donc deux
fois pour votre gloire et pour votre amitié. C'est plus simple et plus doux
que l'envie.
Emile ^.
La lettre suivante est plus intéressante encore. Elle fait allusion à
la résolution prise par Hugo de renoncer à la pension qu'il recevait
du ministère, après l'interdiction du Roi s'amuse^. Elle n'est pas datée,
mais cette allusion prouve qu'elle est postérieure à l'interdiction,
c*est-à-dire au 13 novembre 1832 et, comme Deschamps escompte « la
magnifique revanche » de Lucrèce Borgia, il est évident qu'elle est
1. On lit sur les Registres du Théâtre Français à la date du 15 août 1832 :
M. Victor Hugo, Le Roi s'amuse, comédie en 5 actes en vers. — Reçue.
2. Communiqué par M. Gustave Simon, ainsi que la lettre suivante.
3. On peut lire dans Victor Hugo raconté (t. II, p. 385) l'épître qu'il adressa
au ministre d'Argout à ce sujet.
EMILE DESCHAMPS ET VICTOR HUGO
313
antérieure à la première représentation de cette pièce qui n'eut lieu
que le 2 février 1833.
Cher Victor. Nous voulions vous embrasser et vous ex])iimcr tous
les vœux de notre cœur ; mais où vous trouve-t-on ? Nous avons beau-
coup parlé de vous à Madame Victor avant-hier. Nous lui avons dit notre
admiration ancienne et toujours nouvelle et nos nouveaux chagrins.
Comment votre vie se trouve-t-elle attristée pour des choses d'art ?
C'est la France, c'est la gloire qui vous faisaient cette trop faible pension.
Oh ! la politique ! les gouvernements et les partis !... c'est la mort pour
les poètes, hommes divins qui doivent planer sur tout cela. Tous les
partis, toutes les foules se ressemblent, cher ami ; les foules, elles prennent
l'homme de génie, elles l'applaudissent, puis, qu'en font-elles ?... L'art
est une chose d'exception comme le génie est une exception chez l'homme.
J'ai peur. Je rêve de vous, je vous embrasse toutes les nuits. Je ne veux
pas qu'il arrive du mal à notre grand et cher Victor Hugo.
Je pense toujours à la première représentation d'Hernani où tant de
bêtes de salon vous ignoraient et vous niaient encore. Et pourtant, vous
les aviez conquis avec Notre-Dame, car moi qui vais beaucoup dans toutes
sortes de mondes, j'y trouve d'étonnantes et "d'innombrables sympathies
pour vous.
Recherchez et soignez ces sympathies. J'y ai tant lu vos ouvrages
et surtout le Roi s'amuse ! Après de si longs combats pour faire con-
fesser le soleil, je suis parvenu dans ma sphère à vous faire admirer et
adopter... tant la vérité est longue à se faire reconnaître. Enfin nous y
sommes, et voilà mille tracas d'une autre sorte qu'on vous suscite...
Malheur au monde ! N'importe ! En vous roidissant contre l'envie et
l'injustice, que votre art n'en change rien pour cela ! C'est l'homme d'art
et de génie qui doit toujours dominer chez vous et je compte énormément
pour une magnifique revanche sur Borgia, comme vous devez compter
sur vos plus anciens amis et sur le plus sincère et le plus tendre de vos
admirateurs.
Emile.
Les « tracas » dont il est (|uesLion dans cette lettre ont pour objet
sans doute le procès que Victor Hugo intenta devant le tribunal de
commerce « pour contraindre le Théâtre Français à représenter et le
Gouvernement à laisser représenter le Roi s'amuse ». Ce procès est
du 10 décembre 1832. — M. Ernesl l)upuy. <|nr nous avons consulté
sur ce point, nous signalait encore les manœuvres dirigées contrôla
pièce, après la première, par un certain nombre de dé])utcs, anciens
signataires de la pétition contre Mar'ion Delorme, « qui ont abordé le
ministre », dira Victor Hugo dans le discours qu'il prononça a])rès
la ]>laidoirie de son avocat, M^ Odilon Barrot, et « ont obtenu sous
tous les prétextes moraux et politiques possibles, que le Roi s^amuse
fût arrêté. » f^inni ;iii hni piiibéliquc de certains passages de cette
lettre : « J'ai peur. Je rêve de vous ; je vous embrasse toutes les
314 LES ROMANTIQUES APRES 1830
nuits... » Nous connaissons assez le caractère passionné de Deschamps
pour ne pas nous en étonner. Lui-même se définit joliment, dans une
autre lettre, « l'ami extatique ». Mais, en dépit de son admiration sans
bornes pour Hugo, il sait à l'occasion mettre en garde son cher grand
homme contre les dangers de la pohtique. Son idée de derrière la tête
perce ici nettement.
Oh ! la politique ! les gouvernements et les partis, c'est la mort pour
les poètes, hommes divins qui doivent planer sur tout cela.
Hugo ne songeait point encore à la politique active, mais ses drames
valaient plus que des actes, et s'il n'était encore que napoléonien
dans ses vers lyriques, il était républicain et démocrate dans son
théâtre, et cela pouvait inquiéter Deschamps. — L'aimable polémiste,
dans ses campagnes de salon, avait réussi à conserver à son ami les
sympathies des gens du monde ; il faudra bien qu'il se résolve, un jour
assez prochain, à reconnaître qu'il a perdu son temps et sa peine \
En 1832, il garde encore ses espérances : « Recherchez et soignez
ces sympathies, écrit-il... C'est l'homme d'art et de génie qui doit
toujours dominer chez vous... » et c'est « l'homme d'art et de génie »
qu'il ne cessera d'honorer et de célébrer toute sa vie.
Nous citerons encore à cet égard une fort belle lettre qu'il écrivit
à V. Hugo au lendemain de la représentation de Marie Tudor. On y
voit clairement que chez Emile Deschamps, si le disciple et l'ami
enthousiaste qu'irritent les violentes attaques dont Victor Hugo est
l'objet dans les salons et dans la presse, accepte le Maître tout entier
1. Un article paru dans l'Artiste, en 1833 (t. V, p. 260), sous la signature
A. D. [Auguste Desplaces], et ayant pour objet le mouvement romantique,
caractérise justement le rôle d'Emile Deschamps pendant la bataille.
Ce fut une chose curieuse que cette attaque subite qui commença soudain sur toute la li^e :
Victor Hugo se fit général en chef ;... Emile Deschamps était dans cette mêlée un des hommes
sur lesquels on pouvait le plus compter ; son esprit mordant et prêt à la répartie lui donnait
l'aplomb d'un duelliste ; ses saillies vives et spirituelles faisaient rire quelquefois tout le corps
d'armée : mais, comme il n'est pas permis de rire sous les armes, on l'envoya faire la guerre
en tirailleur.
C'est dans ces expéditions de salon que nous l'avons connu et nous lui devons la justice
de dire qu'il touchait presque à chaque coup le classique qu'il \nsait... Nous l'avons vu chez
M. de Martignac mettre à terre en trois coups M. Méchin, le préfet, M. Vicnnet, le poète, et
M. Etienne, l'homme d'État, et ce qu'il y avait de pire pour les blessés, c'est que les assistants
riaient si fort de leur chute qu'ils n'avaient pas même la force de les relever.
Après la \'ictoire, ce fut la désunion :
ÉmUe Deschamps resta seul l'ami de tous ; il serre encore aujourd'hui toutes les mains qu'il
serrait il y a dix ans ; car dans ce long espace de temps il n'a envié aucun succès, ni jalousé
aucune gloire, content qu'il était qu'un seul volume de poésies lui eût fait prendre une si
haute place parmi les poètes : U y a cinq ans qu'Emile Deschamps n'a rien publié, et cependant
son nom est dans toutes les bouches.
Maintenant, est-il permis, sous prétexte que l'on a de l'esprit comme Beaumarchais, d'être
paresseux comme Figaro ?
EMILE DESCHAMPS ET VICTOR HUGO " 315
et le couvre des plus grands éloges, T homme de goût, qui évoque à
propos d'Hugo, les noms prestigieux de Dante et de Shakespeare,
sait rappeler le poète à lui-mèine et lui faire des reproches voilés. —
On se souvient qu'en 1825, Emile Deschamps, de concert avec Alfred
de Vigny et Victor Hugo, avait vivement protesté contre la conception
du drame liistorique en prose, et défendu les droits de l'alexandrin
au théâtre. Hugo, après 1830, s'était laissé entraîner par le succès de
Dumas, son rival, et Deschamps avait bien senti que la tragédie lyri-
que, fécondée par Shakespeare, telle qu'il la rêvait, glissait insensible-
ment au mélodrame, et que seule la poésie et le respect de sa condition
extérieure, le rythme des vers, pourraient la sauver. Il ]«• dil IVanche-
ment à Victor Hugo dans la lettre qu'on va lire : « Re])renez le vers
dans le drame ». Mais il lui fait d'abord hommage de son admiration,
en le remerciant de l'envoi d'un exemplaire de Marie Tudor.
Dimanche matin. Cher Victor, Vous accablez de trésors un homme
insolvable, mais non pas un ingrat. Rien de vous ne paraît qui ne soit
tout de suite dans ma bibliothèque. Vous savez donc que personne n'en
est plus heureux, plus enthousiaste et ne le crie plus haut. — Quand je
regarde vos œuvres complètes et que je les mesure à vos années qui le
sont si peu, je m'incline d'admiration devant la fécondité du génie. Et
dire que dans tout cela, l'immensité de l'ensemble ne nuit à la perfection
d'aucun détail et que votre cerveau sufïit à chaque mot, comme à chaque
livre !...
Vous êtes celui qui trempe les grandes lames de Damas et vous êtes
encore le ciseleur qui sculpte la poignée damasquinée. L'art est ainsi
fait. Tout et chaque chose. La grande indépendance de la pensée et de
l'invention, et puis, la discipline et l'amour de la forme. — C'est Dante,
voyageant comme un aigle de feu dans les trois infinis et ne s'aiïranchissant
jamais du tercet. De trois vers en trois vers, il invente, et descend tous
les cercles de son enfer, toutes les sphères de son paradis et arrive enfin
au triangle éblouissant devant lequel tout s'évanouit, dans un dernier
tercet. Voilà comment vous avez toujours conçu l'Art ! Voilà pourquoi
vous êtes Victor Hugo !
La courte préface de Marie Tudor renferme de grandes choses. —
Votre division du grand cl du vrai, qui devient un hymne dans Shakespeare
seul, est une vue très haute et très neuve. Il est de fait que nos plus grands
poètes dramati(|ues n'avaient que des fiicettes magnifiques de ce miroir
immense.
Travaillez, mon cher Victor, et si vous écoutez un peu celui qui voudrait
tftujours vous entendre, reprenez le vers dans le drame.
\ ous seul j)0uvez faire passer des alexandrins par la l*orle S'-Martin.
Dites que le roi ne va point sans son cortège. Il n'y a rien de complet
sans le vers. Un aigle qui n'a plus ses ailes marche à deux pattes, et les
ânes en ont quatre... grossières, il est vrai ; qu'importe au vuljzaire qui
compte et ne juge pas ! Le roman est là pour votre immense jtrose. '■ —
C'est pitié de voir les mêmes acteurs diie de leur même voix votre prose
316 LES ROMANTIQUES APRES 1830
et celle de Victor Ducange ! Ne vous contentez pas de faire mieux ; faites
autrement que les autres ; inaposez votre génie poétique comme une
condition de votre drame !
Parlons enfin de celui-ci : la lecture en est dun attrait continuel. On
n'a pas plus d'esprit que le premier acte ; pas plus de passion que le deu-
xième ; pas plus de pathétique terrible que le troisième ;-tout le qua-
trième tableau est un chef-d'œuvre d'imagination pittoresque et de com-
binaison dramatique. La dernière situation est une invention que vous
seul pouviez concevoir.
Quant à la marche de la pièce, si quelque^ invraisemblances matérielles
peuvent lui être reprochées (c'est à discuter) je ne comprends pas comment
on ferait ce reproche aux caractères, qui, au bout du compte, sont l'œuvre
même.
Je l'aime ! Que voulez-vous que j'y fasse ? Voilà, comme je vous l'ai
dit, l'épigraphe de la pièce et la devise de chaque personnage. C'est la
logique de la passion. Jamais on ne l'avait mise en œuvre comme dans
Marie Tudor. Tout ce qui semble absurde à l'intelligence seule est vrai
au cœur... Je ne vous parle pas du style, des tirades et des dialogues,
la pièce est signée Victor Hugo ! Mais nous irons vous remercier et vous
féliciter encore. Ma femme trouve la vôtre bien heureuse. Nous sommes
tous deux aux pieds et aux cols de vous deux.
Emile ^.
On peut évidemment sourire d'un tel enthousiasme ; on ne peut
nier qu'il soit sincère et souvent motivé. Deschamps reconnaît d'ail-
leurs bien finement son « extatique » parti-pris. C'est la logique de la
passion, pourrait-il dire de son propre cas. — Je Vaime, que voulez-
vous que fy fasse ? Il n'en préfère pas moins Hernani à Marie Tudor,
et confesse ingénument à V. Hugo lui-même que ses pièces, si on les
dépouille du splendide vêtement poétique de leur style, sont des mélo-
drames en leur fqnd, tout semblables à ceux de Victor Ducange.
La malice avec Emile Deschamps ne per^ jamais ses droits ^.
Quant à la prose du poète, à son « immense prose », Deschamps en
fait grand cas, lorsqu'il la trouve à sa place, dans le roman, dans le
récit de voyages et voici en quels termes il célèbre, en 1841, la publi-
cation du Rhin :
Merci mille fois, cher Victor, et cent mille admirations depuis que j'ai
tout votre Rhin. Quel fleuve et quel livre royal ! Votre pensée et votre
1. Communiqué par M. Gustave Simon.
2. Le 26 septembre 1838 il écrivait à Hugo à propos de l'impression de Ruy
Blas :
Le théâtre vous fête et vous désire tellement que je suis tout consolé qu'il ne veuille pas
de moi. On annonce Ruy-Blas imprimé... Quel charme ! et quels rivaux nos oreilles vont avoir
dans nos yeux. Je vous défie d'en avoir, vous, des rivaux ! J'en ai beaucoup dans l'admiration
et l'amitié que je vous porte, mais je ne les crains pas. Je serai bien heureux de vous serrer
la main et de vous dire encore merci et bravo. Votre ami fraternel. Emile.
(Ces fragments de correspondance nous ont été communiqués par M. Gustave Simon.)
RÔLE DE DESCHAMPS ENTRE HUGO ET VIGNY 317
Style grardissept et s'élargissent jusqu'à devenir une mer. De ces cliar-
mants détails du départ qu'on dirait les fleurs de la source, vous vous
élevez aux plus grandes considérations historiques et philosophiques,
je dirais politiques, si la Politique n'avait pas quelque alliage passager —
enfin tous les tons et toutes les couleurs, tout à vous.
O transformation ! crescendo hors de règle,
Art merveilleux !
Quand il vous plaît, Victor, d'un humble champ de seigle
Là, sous nos yeux.
Vous partez, alouette, et vous arrivez, aigle
Au fond des cieux.
III
L'inégalité des talents était si grande entre Dcscham})S et
ses deux meilleurs amis, Victor Hugo et Alfred de Vigny, que la
jalousie ne pouvait guère se glisser en lui, La jalousie — de sa part —
n'eût-elle été qu'une faute de goût, il avait trop d'esprit pour s'en
rendre cou])able. Bien plus, s'il apercevait, entre ceux qu'il aimait,
des causes de dissentiment, il s'ingéniait à les détruire, et, quand on
compare le rôle de Sainte-Beuve auprès d'Alfred de Vigny et de Victor
Hugo avec celui que soutint toute sa vie Emile Deschamps entre les
deux amis de sa jeunesse, on n'hésite pas à reconnaître celui des deux
qui fut homme de oœur.
Après 1830, les grands Romantiques, victorieux, ne tardèrent pas à
se séparer. Lamartine demeurait toujours à part. La rivalité s'accen-
tuait en querelle entre Hugo et Dumas ^, ces deux conquérants de
la scène. Quant à Vigny, chose assez singulière, si l'on se rappelle ses
idées sur la tragédie lyrique, il avait opté pour Dumas. On sait qu'il
retouchait les drames de l'auteur d'//c/iri/// pour le style ; Dumas lui-
même appelait son Antony le « fils adoptif » de Vigny, qui lui lisait la
Maréchale d'Ancre et, sur son avis, en coupait les « longueurs « ^.
Il se fut bien gardé de demander pareil service à Victor Hugo, dont
il était jaloux, s'il faut en croire Sainte-Beuve. Ce dernier avait tout
fait pour brouiller Hugo avec celui qu'il appelait méchamment «le
1. Le hi(i(.'rapln: de \'ictor Iluf^o raconté, II, p. 357, constate le succès d' Antony
et dit un mot de cette querelle.
A propos de Marie Tudor, cf. dans le Journal ilcs Débats du 17 uov. 1833,
le fiuillcton de Granicr de Cassagnac, pour Hugo, contre Dumas. Cf. Hugo
raconté, II, p. 412. Hugo n'y serait pour rien. Quant au Directeur de la Porte
Saint-Martin, il abandonne Hugo pour accueillir Dumas.
2. E. Dupuy. Alfred de Vigny. I. Les Amitiés, p. 274.
318 LES ROMANTIQUES APRES 1830
gentilhomme ». On relève, d'ailleurs dans ses Mémoires inédits, ce
trait perspicace :
Hugo doit être singulièrement excité au drame qu'il achève en ce moment
(Angelo). et le quatrième acte, où il était, quand Chatterton a paru, en
sortira éperonné jusqu'au sang ^.
S'il fallait donner une date symbolique à la rupture entre Alfred de
Vigny et Victor Hugo, il suffirait de rappeler la soirée du 28 avril 1835,
où l'on vit M™^ Dorval, transfuge de Chatterton, jouer avec M^^® Mars,
dans Angelo, au Théâtre Français.
Cette rupture était inévitable. Emile Deschamps qui devait la pré-
voir, ne put la conjurer. Ce n'étaient pas seulement deux tempéra-
ments d'hommes cjui s'opposaient en se développant, c'étaient deux
conceptions différentes de l'art et de la poésie qui allaient s'affirmer
au cours du règne de Louis Philippe.
Victor Hugo avait beau demeurer encore le plus prudent des chefs
d'École, et ménager les susceptibilités du monde et du pouvoir, ses
œuvres, ses pièces de théâtre surtout, brillantes, colorées, pittoresques,
d'où jaillissait un souffle révolutionnaire, parlaient pour lui à la
jeunesse orageuse de 1830. Théophile Gautier avait rallié autour du
maître les jeunes gens des bandes d^Hernani ^, ces Jeune-France ^,
dont le nom seul était l'effroi des bourgeois timides ; et', derrière les
poètes au verbe truculent comme Pétrus Borel, Philothée O'Neddy,
etc., etc., apparaissaient les artistes épris de pittoresque et de couleur,
les Boulanger les Devéria, tous ceux enfin que le IjTisme éclatant
d'Hucro, sa fantaisie dramatique et ses audaces plébéiennes enchan-
taient. Le Salon de la Place Royale était leur rendez-vous *.
Tout autre était le groupe des esprits distingués qui fréquentaient
les « mercredis « du comte Alfred de Vigny, rue de Miromesnil ^.
1. E. Dupuy. La Jeunesse des romantiques, p. 280.
2. Champlleury. Les Vignettes romantiques. Histoire de la littérature et de
l'art, 1825-1840... Paris, E. Dentu, 1883, in-i».
3. Th. Gautier, dans son Histoire du romantisme, a merveilleusement rendu
la silhouette de ces « brigands de la pensée » et l'on retrouve dans ses Jeune-
France, romans goguenards. Paris, E. Renduel, 1833, in-8o, l'atmosphère du temps.
4. Victor Hugo raconté, t. II, p. 308. — Sur le groupe des Jeune-France,
consulter la Bibliographie romantique, catalogue anecdotique et pittoresque des
éditions originales des œuvres de Victor Hugo, Alfred de Vigny, Prosper Mérimée,
Alexandre Dumas, Jules Janin, Théophile Gautier, Pétrus Borel, etc., etc., par
Charles Asselineau, 2^ édition... Paris, P. Rouquette, 1872, in-8°, et ses Mélan-
ges tirés d'une petite bibliothèque romantique... Paris, R, Pincebourde, 1866, in-8o,
et voir aussi Les Enfants perdus du romantisme, par Henri Lardanchet. Paris,
Perrin, 1905, in-16.
5. Il semble bien que l'intimité d'Alfred de Vigny et d'Alexandre Dumas
ait été passagère ; occasionnée par les relations de théâtre dans lesquelles sa
RÔLE DE DESCHAMPS ENTRE HUGO ET VIGNY 319
On y voyait par exemple Brizeux et son ami Auguste Barbier. —
Brizeux, nature exquise de poète et d'artiste, était un de ces nombreux
Bretons que l'attraction du foyer romantique avait arrachés à leur
province et conduits à Paris. Ils n'y trouvaient pas de protecteurs
plus empressés que l'aimable Deschamps. C'est ainsi qu'en 1831 à la
veille de la représentation de la Maréchale d'Ancre, il écrivait à l'au-
teur de la pièce :
J'ai beaucoup parlé de votre ami Brizeux à Cave et à M. Buloz. Ils
devaient vous voir...
Vigny mettait son influence au service du poète provincial et Des-
champs l'aidait de tout son cœur. Il est évident que Brizeux était
aussi peu tributaire que possible de la verve imagée d'Hugo ; c'était
avec la reconnaissance d'un disciple qu'il faisait hommage au chantre
ôi'Eloa de sa délicieuse idylle de Marie ^.
Auguste Barbier, l'austère et éloquent auteur des lamhes, devant
le spectacle de l'héroïsme révolutionnaire exploité par les gens
habiles, se sentit poète une heure. Il doit sa gloire à quelques beaux
cris indignés.
Ces deux nobles cœurs et quelques autres d'esprit d'élite, comme
passion pour ^I™^ Dorval entraîna le poète, elle emprunta quelque "consistance
aux sentiments de rivalité littéraire qui les animaient contre Hu<^o. Mais elle
dut se détendre à mesure que Vigny, rasséréné, rentrait en lui-même, s'enfermait
dans sa tour d'ivoire et qu'au contraire Dumas s'abandonnait à sa pente. Sur
les relations d'A. de Vigny et d'A. Dumas, consulter E. Dupuy, Alfred de Vigny.
I. Les Amitiés, ch. viii, p. 266-282. — Sur le groupe des amis de Vigny, consulter
les SoiH'enirs personnels et silhouettes contemporaines d'Auguste Barbier. Pai'is,
1883, in-16. On y trouvera des notices sur Berlioz, Brizeux, Delacroix, les frères
Deschamps, Fonlaney, Litz, Léon de Wailly, etc.
1. Brizeux, voyageant en Italie, écrivait à Vigny pour savoir si les poètes
(' lui feront bon visage à son retour », « vous, Monsieur Emile Deschamps, S*^-
Beuve, votre cxcellcnl Léon de Wailly ». — Il souhaite de lire « la dernière partie »
de Stella et « le nouveau poème de M. Deschamps » (communiqué par M. E.
Pupuy). — Cf. Barbier. Soui'enirs, p. 237. Emile Deschamps avait dû lui faire
quelque présent, un porte-plume sans doute. Brizeux le remercie par ce quatrain
t|ue nous avons retrouvé dans la « Correspondance inédite » :
A M. Emile Deschamps.
Je ne te pcr<lr;»i plus ; non, tu seras cachée
Comme un joyau de prix au font! de mon trésor :
Pauvre plume de fer, un barde l'a touchée,
Et ce qu'il a touché, se convertit en or.
Quand, en 1800, après la niort de Brizeux, ses légataires Auguste Lacaussadc
et S'-René Taillandier publièrent en tète de l'édition de ses (Euvrcs complètes
une notice sur leur ami, ils crurent devoir s'exprimer ainsi modestement :
Brizeux avait d'éminents confrères en poésie qui l'appréciaient, qui l'aimaient tendrement
et qui, en se chargeant de celte publication, en eussent aujrmenté l'éclat : il suffit de citer
M. AuRustc Harbier, M. Alfred de Vigny, M. S^'-Bcuve, M. Éniiic Deschamps, M. Victor
de Laprade.
320 LES ROMANTIQUES APRES 1830
Philippe Busoni, Léon de Wailly, Victor de Laprade, étaient les hôtes
familiers du salon du poète gentilhomme ^.
Entre ces deux groupes, si distincts à partir de 1835, flottaient des
sympathies diverses. Les Bertin, des Débats, recevaient Victor Hugo
dans leur propriété des Roches, et témoignaient aussi une admiration,
respectueuse à Alfred de Vigny. David d'Angers leur était également
attaché. Mais, parmi ceux qui unissaient encore dans leur cœur les
deux chefs d'École, il n'en était pas' de plus fidèles que les frères Des-
champs. Le taciturne Antoni était auprès des deux amis séparés,
comme l'image du souvenir ; quant à son frère Emile, véritable
courant de sympathie vivante, il cherchait à les réconcilier, et guet-
tait l'occasion.
Ainsi, en mai 1840, les Rayons et les Ombres venaient de pa-
raître. Comparons l'attitude d'Emile Deschamps à celle de Sainte-
Beuve.
1. Busoni était un journaliste distingué, rédacteur du Temps en 1830, chro-
niqueur de l'Illustration de 1843 à 1860. Léon de Wailly, ami de Berlioz et de Vigny
est un des lettrés du xix® siècle qui connurent le mieux la littérature anglaise.
Un Anglais qui vint à Paris pendant la Monarchie de Juillet, Henri Reeve,
nous parle, dans ses Mémoires et Correspondance, de ce milieu :
En janvier 1835, je vins à Paris, dit-il, et je m'installai place de l'Odéon. Amédée Prévost
me présenta à Lamartine, à Alfred de Vigny, aux Deschamps, et je connaissais Auguste
Barbier...
Il définit en ces termes quelques-uns des poètes de ce groupe :
De Vigny, avec sa tranquille et élégante sensibilité ; Barbier, avec sa compatissante phi-
losophie unie à une rare vigueur d'accent vitupératif ; de Wailly, son plus intime ami, le tra-
ducteur à'Hamlet ; il traduisit non seulement Y Hamlet de Shakespeare et les Poésies de Robert
Burns (1843), mais encore le Moine de Le-nis (1840), Tom Jones de Fielding (1841), le Voyage
sentimental et Trislram Sliandy de Sterne, les Mémoires de Barry Lyndon de Thackeray. 11
' collaborait à la Revue des Deux-Mondes et à \' Illustration ; Antoni Deschamps, le traducteur
de Danle, dont la swile folie est de se croire fou... et qui sous l'effet de cette conviction, vit
actuellement dans une maison de santé...
Sur ce groupe de dilettantes, cf. notre étude sur Les relations d'Emile Deschamps
avec les peintres et les musiciens. Ces poètes étaient les amis de Berlioz qui, dans
une lettre du 12 mai 1834, s'exprime ainsi :
Mes amis sont venus passer une demi-journée avec moi. C'étaient des célébrités musicales
et poétiques : MM. Alfred de Vigny, Antoni Deschamps, Liszt, Hiller et Chopin. Nous avons
causé, discuté art, poésie, pensée, musique, drame, enfin tout ce qui constitue la vie.
Auguste Barbier évoquait ces réunions bien des années plus tard, dans une
lettre qu'il écrivait à Emile Deschamps, le 29 août 1862 :
Cher Maître. Merci de votre bon souvenir ! Quoique je n'aie pas eu le plaisir de vous ren-
contrer depuis nombre d'années, votre souvenir est demeuré en moi, comme votre esprit
toujours jeune et gracieux : ce que j'ai dit de vous aux aimables amis de Madame Dailly
est ma pensée sincère. L'auteur de Florinde, des Études Étrangères et des belles traductions
de Shakespeare est et sera toujours tenu par moi en grande estime parmi les poètes contem-
porains. Ne fut-il pas un précurseur et de plus un précurseur resté fidèle à la muse et aux tra-
vaux purs et désintéressés de l'esprit ? Veuillez adresser mes compliments à votre frère Antoni
«t recevoir de nouveau... etc.
Auguste Barbier, rue de Tournon, 8.
(Lettre inédite. Collection Paignard.)
DESCHAMPS ET LAMARTINE 321
Le grand critique, dans un article de la Revue des Deux-Mondes, ^
intitulé Dix ans après en littérature, portait un jugement d'ensemble
sur la génération de 1830. Il ne citait avec éloge que trois œuvres
d'Hugo, datées de 1831 : les Feuilles d^ Automne, Notre-Dame de Paris
et Marion Delorme. Quant à Vigny, il ne parlait même pas de lui. —
Emile Deschamps comprenait autrement l'amitié. Il porta lui-même,
en décembre 1840, à Alfred de Vigny, les Rajjons et les Ombres, avec
une dédicace de Victor Hugo, et le dimanche 27 décembre, Vigny
écrivait à son ancien ami en des termes qui font autant d'honneur à
Emile Deschamps qu'aux deux correspondants ^.
IV
L'amitié, qui unissait Deschamps à Lamartine n'eut jamais ce
caractère d'intimité, et même elle ne devint qu'assez tard vraiment
cordiale. Lamartine, après l'immense succès des Méditations, se
laissait admirer d'un peu loin, comine un maître.
Dès cette époque, le grand lyrique affectait a'autres préoccupations
que celles de la poésie, et surtout il se gardait bien d'entrer dans les
querelles littéraires du temps. Mis en rapport avec Emile Deschamps
et les jeunes novateurs, probablement par son ami Joseph Rocher, le
magistrat -poète, qui fut un des parrains deja Muse française, Lamar-
tine se montra sévère aux prétentions de ce fameux recueil, et lui-
même, (|uaud il publia la Mort de Socrate, essuya les crili([ues assez
vives d'un des rédacteurs de la Muse ; il n'en garda ce])eudant ])as
rancune à Emile Deschamps ([ui avait laissé passer l'article d'Hol-
mondurand.
Pendant toute la bataille romantique jusqu'en 1830, il ne fit que
de courtes apparitions à Paris, partageant son temps entre ses terres
de Bourgogne et ses devoirs d'attaché d'ambassade en Italie. A Flo-
rence, OH il accueillait fii 1827 M'"'^ Sophie Gay et la belle Delphine,
il s'entretenait avec elles des amis de Paris et de l'ainiable Emile,
L'année suivante (1828), jxMidant un court séjour qu'il lit dans la
ca]>iial<\ nous nous ra]ipclons (ju'il se rendit le samedi 18 octobre à
l'invilalion d'Ernilfî I)escham])S, et qu'il assista avec Victor Hugo,
Antoiii Deschamps et A. de Vigny, à la lecture de la Préface des
1. R. I). M., 18^i0.
2. Cf. leltrc citée par E. Dupuy. Al/red de Vignij. I. Les Aniilics, p. 256.
■1\
322 LES ROMANTIQUES APRES 1830
Études Françaises. — Les deux frères Deschamps acclamèrent sans
nul doute l'élection de Lamartine à l'Académie ; mais ils ne furent pas
aussi enchantés que tant d'autres de voir en 1833 Lamartine revenir
d'Orient pour entrer à la Chambre. Le chantre des Méditations et des
Harmonies était élu député de Bergues. Cette métamorphose choqua
plus encore Antoni qu'Emile Deschamps ^.
Bel ange, descendu de la céleste sphère,
lui écrit -il,
Pourquoi bégayes-tu la langue de la teri-e ?
Quand tu chantes si bien, dis-moi, pourquoi parler ^ ?
Il ne songeait pas que Lamartine à la Chambre parlerait toujours
en poète ; et ses remontrances recevaient d'ailleurs du nouvel orateur
un pardon plein de grâces :
Vous êtes, lui écrivait Lamaitine, le verre d'eau parfumée que savourent
mes lèvres en descendant des tribunes ^...
Les frères Deschamps ne savaient pas résister au charme d'un grand
talent et d'un généreux caractère. Leur bon sens approuvait Thiers,
suivait Guizot, ces défenseurs de l'ordre établi. Mais Lamartine
1. Le 28 janv. 1831, Emile Deschamps félicitait en ces termes l'auteur des
Harmonies :
Il faut pourtant, mon cher Lamartine, que je vous écrive une fois combien je suis aux genoux
de votre muse et certes je ne puis prendre un meilleur moment que celui où les Cent-un m'ap-
portent vos admirables Révolutions. Vous-même n'avez rien fait de plus grand, de plus sublime,
de plus profond, de plus neuf et de plus harmonieux. Nous en sommes fous ici, comme de vos
vers à M"^ Valmore. Avant-hier, je me suis promené deux heures avec Sainte-Beuve au Luxem-
bourg en parlant toujours de vers et de votre poésie. Pour moi, je parle aussi beaucoup de
votre prose... C'est la raison éternelle parlant la langue immortelle. Quand vous serez député,
j'irai aux séances, je vous en réponds...
(Lettre inédite extraite des archives de Saint-Point.)
A propos de Jocehjn [1836] :
... Votre préface est une œuvre de haute raison et de vues si neuves sur l'épopée possible !
Oui, certes, le merveilleux maintenant, c'est l'homme même et il n'y a qu'un sujet : l'Huma-
nité... Jamais il n'y aura eu de succès plus populaire que celui de Jocelyn : le problème est
de saisir les masses en ravissant les esprits d'élite. Tout poète qui n'a pas pour lui tout le
monde et chacun, a de l'incomplet dans son génie, quelque grand qu'il soit. Une âme, et une
voix sympathique avec le genre humain, voilà ce qui est réservé dans les siècles à quelques
hommes. Vous en êtes un...
(Inédit. Ibidem.)
Le 28 juillet 1838, à propos d'une harmonie intitulée : Hymne de l'Ange de
la terre, après la destruction du globe., Deschamps loue chez Lamartine « la faculté
de tout dire et de tout rendre...
Le vers pour vous n'est qu'un porte-voix sonore, qu'un prisme coloré. C'est votre langue
naturelle. Je ne sache pas, après l'amour, de délices pareilles aux heures nocturnes employées
à lire de telles poésies...
2. Poésies d'Antoni Deschamps, édit. de 1841, p. 169.
3. Inédit. Collection Paignard.
DESCHAMPS ET LAMARTINE
323
parlait à leur cœur ^ ; son éloquence ouvrait à l'imagination de ces
bourgeois idéalistes de magnifiques perspectives sur l'avenir de l'esprit
humain. Aussi, tandis que le gouvernement considérait comme un
échec de sa politique la triple élection de Lamartine élu député,
en 1837, à la fois à Màcon, à Cluny et à Dunkerque, Emile Deschamps
féhcitait le grand tribun, et, conquis à son rôle, encourageait celui
qui croyait être, dans un Parlement de financiers et de gens d'affaires,
le « ministre de la haute opinion pliilosopliique ». Lamartine, heureux
de cette approbation, lui confiait l'amertume de ses espérances déçues,
il ne serait décidément pas ministre :
Oui, mon cher ami, la triple élection est flatteuse et consolante pour
un homme qui marche seul, mais l'élection générale me paraît désespérante
pour les idées que nous voulons apporter. Pas un ami ! au contraire,
tous démissionnent par découragement ! ou sont renvoyés faute d'être
compris et soutenus. Que vais-je faire ? je voudrais avoir été éconduit
comme eux ! Merci de votre souvenir qui arrive toujours comme un rayon
d'en haut dans mes circonstances heureuses ou tristes pour les embellir
ou les adoucir ^.
La même année, Emile Deschamps qui faisait un long voyage dans le
Midi, rendait visite à ses amis La Sizeranne, au château de Beau-
1. On admirait Ijeaucoup Thicrs clans l'entourage de Dcschamps. Le C**^ Mon-
nier de La Sizeranne tenta vainement en 18'i5 de rapprocher Tliiers et Lamartine.
Cf. Correspond, de Lamartine, t. VI, p. 179.
2. Inédit. Collection Paignard. On trouvera dans les Archives de Saint-Point
65 lettres inédites d'Emile Deschamps à Lamartine. Nous en donnons, grâce
à l'aimable autorisation de M. et de M'^^ j^- Xoblet des citations caractéris-
tiques.
21 oct. 1838 :
... Vous avez la vraie philosophie et la vraie politique et la vraie relifrion. Vous allez au
fond du Christianisme dont chaque secte ne voit que le deliors... Catholiques, protestants,
schisniatiqucs se disputent encore, tandis que, sans qu'ils y pensent, l'unité de Dieu csl résultée
de toutes leurs querelles et triomphe seule à la fin des temps avec le Christ qui est venu pour
tous... Je me dis que les catholiques, qui ne sont pas chrétiens, sont les plus hérétiques et
cependant en quel nombre ils sont !
9 décembre 1839 :
... Je dis que votre politique non seulement était la meilleure mais encore l'unique. Le
poète est l'homme le plus raisonnable cl le plu? lucide, quand il n'est pas le plus aveuî^le et
le plus fou. De même que sa destinée est éclatante même socialement parlant, quand elle n'est
pas obscure et misérable. Rien de terne, de bourgeois, de mitoyen dans le poète. Il est César
ou esclave. Je vous salue César et je vous admire Lamartine et je vous aime de toutes façons.
A propos d'un discours de Lamartine sur les questions industrielles, fragment
d'une lettre non datée :
\'ous avez été hier plus beau que jamais. Vous élevez les questions industrielles h la puis-
sance philosophique. Vous tenez dans votre éloquence les deux mondes des instincts et de la
pensée. Il y a de» bâtes qui disent : Ah ! ah ! nous sommes dans le matériel et le ponitij. C'est
le règne des instincts seuls et ils se glorifient dans leur fange. Il y a ensuite les rêveurs spiri-
tualistes du siècle qui disent : Tout est perdu, l'âme s'en va ; et puis il y a des hommes comme
vous (pas beaucoup) r|ui laissent dire toutes ces intelligences incomplètes et qui savent qu'il
324 LES ROMA>'TIQUES APRES 1830
semblant dans la Drôme et y recevait une lettre de Lamartine qui lui
reprochait d'avoir traversé la Bourgogne sans arrêter à Saint-Point ^.
En 1840, une grande infortune privée allait s'ajouter aux décep-
tions politiques du poète : il perdait son père et Deschamps dut trouver
sans doute les paroles qui vont au cœur du fds et réconfortent l'am-
bitieux. Peut-être lui olîrait-il aussi son entremise auprès des amis
influents qu'il avait dans les sphères du pouvoir. Il avait reçu du ciel
le don de concilier les partis extrêmes et c'est peut-être à cette voca-
tion que Lamartine rend hommage dans le billet suivant :
Mâcon, 28 août (1840).
Mon cher Emile, ■•
Je vous réponds du chevet de mon père mourant. Oh ! oui, certes,
j'accepte ! Vous ne savez donc pas assez que je vous regarde comme le
génie aimable du bon sens en France. Très précisément, vous êtes le sel
et le levain de ce triste temps. Unissez donc de plus en plus nos deux
noms. Vous me rendrez fier dans l'avenir, heureux dans le présent.
J'allais mieux. La maladie de mon père me rend la mienne. Il a 88 ans
et son esprit, plus que moi ; dernier lien qui va se rompre ! Où les renoue-
rons-nous ? Là-haut ! Ecrivez-moi ^.
Lamartine.
Le mois suivant, quelques jours après la mort de son père, le 8 sep-
tembre, il répond à la lettre qu'Emile Deschamps lui a écrite :
Non, mon cher ami. Je ne lis rien avec distraction de ce qui me vient
de vous, car le cœur a le droit de se faire entendre et de consoler, quoi que
vous en disiez... Merci de ces mots 'qui me vont à l'âme. Je n'y réponds
qu'un signe...
Cent lignes ne diraient pas mieux ce que j'en éprouve. Mais voire nom
et votre voix sont toujours sous mes yeux et dans mon oreille. Sachez-le
bien. Nul ne vous aime mieux, car nul ne vous sait mieux ^...
En 1842, il a définitivement rompu avec les hommes du pouvoir,
il se décide à parler à la France « en homme de grande opposition ».
n'y a pas de danger pour l'esprit et Tâme des sociétés dans le progrès des arts matériels. Ils
savent qu'au bout du compte, l'intelligence est la reine et qu'agrandir et multiplier le domaine
et les ressources de la matière, c'est agrandir la royauté de l'intelligence et lui créer de nou-
veaux sujets dans un court avenir.
Emile Deschamps a bien aperçu et, semble-t-il, approuvé l'évolution de
Lamartine à cette époque, vers le libéralisme républicain en politique et vers
le rationalisme mystique en religion. Tel était le mouvement d'esprit de la plupart
des « intellectuels » au milieu du xix^ siècle. Cf. Jean Des Cognets, La Vie inté-
rieure de Lamartine, d'après les souvenirs inédits de son plus intime ami J.-M.
Dargaud... Paris, Mercure de France, 1913, in-8°.
1. Correspondance de Lamartine. Paris, Hachette, 6 vol., 1875, tome V, p. 220.
2. Inédit. Collection Paignard.
3. Ibidem.
DESCHAMPS ET LAMARTINE
325
Est -il question de son échec à la Présidence de la Chambre ^, quand il
écrit à Deschamps ces lignes ?
C'est toujours votre voix qui m'anime et me console dans le combat.
J'en ai supporté un plus rude depuis votre billet et je m'en prépare pour
quelque temps de plus terribles encore. Votre cœur vous attache non
à ma fortune, mais à ma croix et vous me donnez l'éponge sans le fiel.
Adieu et alTection bien tendre ^ — • 16 février.
Lamartine.
Il est dommage que nous n'ayons aucun document concernant les
relations des deux amis, pendant les années qui précédèrent la Révo-
lution de 1848 ^. On aimerait à connaître l'avis d'Emile Deschamps
sur le succès énorme des Girondins en 1847, et sur la campagne des
banquets qui devait livrer la France au grand poète pour ([uelques
mois. On sait avec quelle grâce souveraine le génial improvisateur
exerça pendant les journées de Février cette dictature de la persuasion.
La Cité, bouleversée par la chute d'un trône et l'avènement de la
République, semblait renaître aux accents du nouvel Ampliion.
Ingrate cité, qui préféra bientôt à la voix de son poète, d'abord la
rude main du général Cavaignac, ensuite l'épée du prince Napoléon !
A ])artir de l'Empire commence le chemin du calvaire pour le
grand poète. Ce n'est pas seulement l'ingratitude populaire qui
L II n'avait eu que 64 voix contre Sauzct qui fut élu.
2. Inédit. Collection Paignard.
3. Nous n'avons pas trouvé de lettre d'Émilc Deschamps, qui fût datée,
pour cette période, dans les Archives de Sainl-Point.
A propos du problème religieux, fragment d'une lettre non datée :
Personne n'accepte ni ne comprend la chose religieuse comme elle est, comme elle doit
être éternellement. Les principes posés par nos révolutions philosophiques sont excellents,
mais la législation est à faire, et qui la fera si vous ne la faites pas?...
Emile Deschamps trouve les mois partis du cœur pour soutenir et consoler
le grand tribun :
« Vous faites des heureux et vous ne l'êtes pas... » — Votre réponse m'a fait autant de peine
que de plaisir. Que parlez-vous de découragement, vous ! Laissez-nous ces vilaines choses
à nous. ICncorc, tant fiue vous écrirez, tant que vous chanterez, nous serons sûrs que l'harmonie
du monde existe toujours.
L'évolution de la politique de Lamartine suscitait des critiques acerbes dans
les milieux conservateurs. Deschamps la comprend et la défend :
C'est la constance ingénieuse, dit-il, la fidélité habile, la conscience progressive. Que de
gens sont assis 20 ans à la même place et ont chanp'é 20 fois d'opinion selon leurs instincts !
I^ caméléon n'a pas besoin de bouger pour devenir succcssivcmc'nt bleu, rouge ou jaune.
L'aigle explore tous les horizons du ciel, en regardant toujours son soleil. M. de Lamartine
n'a pas cette hypocrite fidélité de chaise. C'est son cœur et son génie qui ont et gardent la
fidélité.
Sur l- rôle politique de Lamartine, cf. l'ouvrage de Louis Barthou : Lamar-
tine orateur, Paris, Hachette, 1918, in-S", cf du même l'étude sur la Politique
rationnelle dans le recueil intitulé .1 Lamartine, préface de Barres. Paris, Pion,
1914, in-8", p. 9-;J2.
326 LES ROMANTIQUES APRES 1830
l'afflige, c'est le fléau qui va épuiser sa vieillesse, la Dette, qui grandit
sans cesse et le travail écrasant que s'impose le vieillard indomptable.
Au cours de ces années funestes, l'intimité s'est resserrée entre lui et
Deschamps. Lamartine protège Emile Deschamps à l'Académie, où
il voudrait le voir entrer. La lettre suivante est un témoignage de
son affectueux intérêt :
Mo CHER ArISTIPPE,
Excusez un malheureux qui ne déjeune jamais avant d'avoir écrit
sa feuille d'impression et compulsé trois ou quatre volumes. Si c'est le
régime de l'histoire, ce n'est pas le régime de l'amitié, encore moins celui
de l'exactitude.
Je ne doute pas que vous ne veniez décorer un jour cette académie
dont une vie si littéraire par le talent et par les mœurs vous a conquis
l'universelle estime. Je serai (vous le savez depuis trente ans) une des
mains les plus prêtes à vous donner la cédule de nos courtes immortalités.
Je suis, comme vous savez, tout à Ponsard aujourd'hui ; après lui, je suis
tout à vous contre les intrus politiques qui monopolisent trop ces gloires à
la fois au détriment des vrais croyants chassés de leur temple. Je vous
verrai alors et, sans prendre aucun engagement pour telle heure ou telle
place, je vous jure que vous aurez ma voix quand il me sera démontré
qu'elle vous sera efficace.
Adieu, vivez et travaillez comme vous faites si bien l'un et l'autre,
et croyez que c'est surtout dans la solitude et dans le lointain qu'il ne se
forme aucune rouille sur les noms de ceux que nous avons admirés et aimés.
S*-Point. 20 décembre 1854. A. Lamartine ^.
Bien entendu. Deschamps s'abonne aux publications successives
que fonda l'ingénieux poète ^ ; il seconda de toute son amicale in-
fluence les efforts héroïques que fit Lamartine pour résister à l'adver-
sité, et le malheureux grand homme trouve toujours des paroles
charmantes pour le remercier :
Mon cher Ami,
J'ai parlé de votre frère dans mon 2^ Entretien de Dante. Quant à
M. Ménard, j'entends dire beaucoup de bien de son œuvre, mais je la
croyais inédite. Peut-on savoir ?
Vous êtes seul et triste et malade, et moi aussi ! La vie est amère au
fond. Mais cependant pour nous autres qui trouvons dans ces amertumes
un avant-goût philosophique d'une meilleure vie, la Providence nous
sèvre pour nous fortifier.
Je suis dans ce désert depuis hier. Votre lettre m y arrive comme un
1. Inédit. Collection Paignard. •
2, Le Conseiller du Peuple, jusqu'au 2 décembre 1851 ; le Pays, en collaboration
avec le vicomte de la Guéronnière ; le Cii'ilisaieur, publication purement litté-
laire, continuée par le Cours familier de littérature, 1856.
DESCHAMPS ET LAMARTINE .327
bon présage. Il n'y a pas d'hirondelle gazouillant ce matin sur mes vieux
créneaux en ruines qui vaille un gazouillement de la vieille amitié.
S*-Point, 12 juillet 1857. Lamartine^.
Ces derniers mots sont pleins de grâce, mais rien n'égale, pour le
pathétique et la mâle beauté de l'accent, la lettre suivante, où se
révèle une âme fortement trempée pour la lutte. Elle débute toutefois
])ar un cri de reconnaissance d'une tristesse infinie ^.
Ah ! mon cher ami, Que je suis attendri jusqu'au fond de l'âme par
votre ardente, fidèle et active amitié ! On dirait que c'est la poésie que
vous voulez sauver en moi.
La France écoute peu ceux qui lui parlent de ma situation. Mou crime
est d'avoir servi et mécontenté tous les partis, en les empêchant de s'en-
tr' égorger à leur gré en des jours d'anarchie.
*I1 faut subir son malheur. Mais béni soit le malheur qui me révèle ou
plutôt qui me confirme en vous une telle amitié. Je crois au Temps comme
vous. Celui qui veut et qui persiste est le maître, mais non celui qui n'a
ni volonté, ni persistance. C'est le caractère des foules.
Merci d'avoir lu et goûté ma Pastorale. Hélas ! il faudra bientôt que je
dise : Et in Arcadia ego! car mon Arcadie est perdue et la France ne me
la rend pas.
2 juin 1858. Lamartine ^.
1. Inédit. Collection Paignard.
2. Inédit. Collection Paignard.
3. Les Archives de Saint-Point, par les lettres d'E. Deschamps qui y sont
conservées, attestent que c'est surtout à .partir de 1850 que la correspondance
entre les deux amis devint le plus active, admirable de gratitude et d'abandon
de la part de Lamartine, pleine de bienfaisance efTicace de la part de celui qu'il
appelle son cher Aristippe.
Les lettres de Deschamps, sous l'Empire, paraissent un charmant commentaire
en marge des travaux de Lamartine et de son Cours familier de lilléralure. Il
invile Lamartine à venir prendre la parole à Meaux devant une société litté-
raire :
Là où Bossue! parlait, ne peut-on espérer d'entendre votre voix ?
A propos d'une éduh; sur Alfred de Vigny :
C'est uien, mon cher, notre clier Alfred, transfiguré par la mort et par votre plume immor-
telle, c'est bien le poète et l'homme tout entier...
Suivent des rectifications intéressant la i^iographie de Vigny. — A propos
des Mist'-rables :
Quelle censure enthousiaste ! quel éloge-leçon !
A pro|K)s des études sur Soerate, Platon, Cicéroii, Virgile, sur M™'^ Récamier,
que de jugements seraient à relever, de critiques pleines de finesse ! A propos
de Mozart :
Le poète donne à tous des joies adorables. Il donne ce qu'il n'a pas.
Il ne goûte jamais au miel de ses paroles
comme a dit notre pauvre grand Jules Lefèvre.
On 11' voit, à travers ces commentaires et ses gloses, c'est le cœur de Lamartine
que Deschanqjs veut toucher, consoler.
Le 29 janv. 1860, il lui écrit :
328, LES ROMANTIQUES APRES 1830
Lamartine, comme le vieil Eschyle, en appelle au Temps, et le destin,
qui l'a brisé, n'a pu dompter son fier courage. Jusqu'à la fm, comme
en témoignent ses lettres à Emile Deschamps, il conserva sa merveil-
leuse aisance de gentilhomme. Il n'a jamais été plus aimable que dans
le billet suivant, écrit de Saint- Point, le 29 juin 1865, alors qu'il était
en proie aux pires embarras domestiques :
Mon cher Emile,
Si je n'avais que des lecteurs comme vous, je mériterais toujours de
l'indulgence et quelquefois des applaudissements, car l'amitié inspire
toujours bien, et ce n'est pas cette Muse qui me manquerait jamais en vous
écrivant.
Je suis cependant bien triste et bien malheureux par de vilaines ingra-
titudes, mais n'en parlons plus, et attendons ma fin suprême ou le secours
de la Providence.
Pour des vers, je n'en ai point et je ne serai pas assez audacieux pour
essayer d'en faire aujourd'hui. Le Ciel ne réserve deux printemps, ou un
printemps éternel, qu'à vous seul. Faites-nous jouir des vôtres et ne pensez
plus aux miens.
Je désire bien revenir à Paris pour vous embrasser. Ne m'oubliez pas
auprès de notre excellent ami commun M. de Favernay.
Lamartine ^.
Rien n'honore plus Emile Deschamps que sa fidélité envers La-
martine vieillissant. Quand on répète qu'il fut le confident des héros
du Romantisme, on ne fait que redire ce que Lamartine avait dit
lui-même un jour à Emile Deschamps :
Vous êtes mon vrai Pylade en poésie et en mauvaise fortune. Quel
cœur vous manifestez sous tant d'esprit et de talent ! Qui aurait dit
que la grâce était si forte ? C'est que la force est dans l'âme et que la vôtre
est grande comme vos pensées ^.
Mon cher et illustre ami. Que m'annoncez-vous là ! Tout me navre, rien ne m'étonne. Ce
que j'ai dit des hommes et des poètes immenses, qui ont des gloires et des adversités immenses
comme eux aurait donc la dernière et suprême application ! Mais que sont les ingratitudes
et les blasphèmes de la foule ou des puissants ! Un homme de votre nature n'est pas justi-
ciable des événements.
1. Inédit. Collection Paignard.
2. Ibidem. — Le 23 septembre 1867, Emile Deschamps écrivait à la nièce
de Lamartine qu'il regardait son ami comme
la plus belle nature, la plus complète et parfaite organisation qui existent. L'intelligence,
la volonté et l'amour sont chez lui portés à la même et suprême puissance. Il est beau de
vivre quand il vit. Il est doux et glorieux de le connaître. Dites-lui quelque chose de tout cela
de ma part.
DESCHAMPS ET MUSSET
V
329
Vn des grands noms du Romantisme, qu'on s'étonnerait de ne
pas voir cité, après ceux de Lamartine, de Victor Hugo et d'Alfred de
Vigny, ([uand il s'agit d'Emile Deschamps, c'est celui d'Alfred de
Musset.
S'il est un romantique, auquel l'épithète de classique convient
comme à Deschamps, c'est à Musset. Qu'on oublie, si l'on peut, pen-
dant un instant, les « sanglols » immortels des Nuits, et surtout la
fantaisie incomparable, qui anime le monde romanesque des Comédies
et Proverbes ; Alfred de Musset apparaîtra dès lors, tel que l'ont vu
ses contemporains, de 1830 à 1840, comme un frère plus jeune des
deux Deschamps ^. Nous avons rencontré ce Parisien-poète aux
soirées de l'Arsenal, faisant de la musique et dansant avec Marie
Nodier. Lire des vers, parler d'art et d'amour lui semblait, à vingt ans,
l'unique emploi de l'existence. Quand Montalembert lui reprochait
assez pesamment, à lui comme aux Deschamps, de « n'avoir pas le
sens commun », il négligeait, sans s'en douter, ce ([ui fait l'essentielle
distinction de ces sortes de natures, leur amour inné, ])our ainsi dire,
exclusif, des choses poétiques. C'est cependant l'union du sentiment
poétique et du bon sens qui caractérise ces esprits charmants. Per-
sonne ne fut moins dupe qu'eux des songes dont ils s'enchantaient ;
l'antinomie du rcve et de la vie pratique leur apparut presque aussitôt,
alors f[u'clle échappait à ])lus d'un romantique. Musset livra sa vie
au démon du rêve, mais il ne lui soumit point son intelligence, et
l'ironie dont il se déchirait lui-même, devint très vite une arme
délicate dans ses mains d'artiste. Il s'en servit à merveille, comme le
vieux Régnier, comme Boileau lui-même et surtout Voltaire, pour
railler les vices et les ridicules de la société de son temps. Ses maîtres
sont ceux auxquels Emile Deschamps et son frère, dans la ferveur
de leur apostolat romantique, n'avaient point renoncé ; sa doctrine
littéraire en somme est celle des écrivains du xvii® siècle ; sa verve
satirif|ue dérive de Voltaire, et ses poésies galantes, quand on n'y
1. ri.'mbf-rt n'a pas autromoiil jugé Musset, finaud il a dit :
Musset a de beaux jets, de beaux cris ; le Parisien chez lui entrave le poète.
Charles Maurras écrit dans les Amants de Venise (nouv. éd., p. 29) :
N'y e\it-il pas chez Alfred de Musset, mélan};^ à son (^6nie et à sa folie, un esprit heureux,
cultivé, et des plus ouverts, placé par l'éducation au-dessus de sa maladive nature, bourgeois,
fils de bourgeois, Parisien, fils de Parisiens, lettré à l'ancienne manière...
330 LES ROMANTIQUES APRES 1830
trouve point l'accent inimitable de la passion, ont cette grâce, ce
tour spirituel et léger qui rappelle le xviii^ siècle et que nous avons
admiré chez Deschamps.
Il est regrettable que nous n'ayons presque point de documents
écrits concernant ses relations avec les deux frères, car elles avaient
été à un moment dii moins fort étroites ^. Nous ne parlons pas seule-
ment de leurs rencontres de l'Arsenal, où l'enthousiasme provoqué
par la lecture du Romancero d'Emile Deschamps, avait dû contribuer
à rendre plus fougueuses « les passions andalouses » du poète adoles-
cent, mais c'est chez Antoni Deschamps que Musset, alors enivré de
couleur locale et de pittoresque, lit une lecture restée fameuse de
Don Paez. Nous savons par le récit de son frère, Paul de Musset, qu'il
vint chez Antoni, en costume élégant de dandy à la mode, manchettes
retroussées, chapeau à la D'Orsay, et que tel vers de son poème :
Un dragon jaune et bleu qui dormait dans un coin,
comme tel couplet aussi du Le^^er :
Vois tes piqueurs alertes,
Et sur leurs manches vertes
Les pieds noirs des faucons,
produisirent sur l'assemblée romantique un « effet immense » ^.
Emile Deschamps, qui était en ce temps là un des maîtres du pitto-
resque, avait un culte passionné pour la rime riche. Il est probable
qu'il y eut entre lui et Musset de nombreuses controverses sur ce
sujet tant débattu par les poètes. N'est-ce pas en revenant d'une de
ces séances de discussion poétique, que l'auteur de Don Paez tenait
ce propos rapporté par son frère ?
Je ne comprends pas que pour faire un vers, on s'amuse à commencer
par la fin, en remontant le courant, tant bien que mal, de la dernière
syllabe à la première, autrement dit, de la rime à la raison, au lieu de
descendre naturellement de la pensée à la rime. Ce sont là des jeux d'esprit
avec lesquels on s'accoutume à voir dans les mots autre chose que les
symboles des idées ^.
Ces jeux d'esprit étaient de ceux où Emile Deschamps était passé
maître : en fait d'acrostiches et de bout-rimés, on se rappelle qu'il
l'emportait même sur Victor Hugo. Mais cette virtuosité, qui lui assu-
1. S^fi-Beuve. Causeries du Lundi, t. XIII, p. 364, article daté du lundi 14 mai
1857.
2. Œuvres posthumes d'A. de Musset, tome X de l'édit. Charpentier, 1866,
p. 10.
3. Musset, Ed. Charpentier, t. X. Œuvres posthumes avec lettres inédites, une
notice biographique par son frère, 1866, p. 11.
DESCHAMPS ET MUSSET
331
rait l'empire des salons, l'empêclia en effet de montrer sa mesure
dans une œuvre sérieuse ; elle priva ce très bon esprit des avantages
que lui donnait sur d'autres sa fine culture et son bon sens, et ce que
Musset dénonce ici, en classique plus averti, sous l'apparente solidité
de la théorie de la rime riche, dont Deschamps s'était fait le défenseur
bien avant Banville, n'est que l'apologie d'une erreur personnelle,
une faiblesse que Deschamps eut le tort de caresser toute sa vie. La
critique de Musset p.orte même plus loin, et, notant sévèrement,
dans la poésie contemporaine, la « promotion du mot » aux dépens
de l'idée, elle atteint toute une ])artie du Romantisme^.
Ce jugement, qui date de 1832, est de l'époque où il écrivait la
Coupe et les Lèvres, A quoi rêvent les jeunes filles et Namouna, les trois
œuvres qui allaient composer le recueil intitulé : Un spectacle dans un
fauteuil, et où, rompant avec l'Ecole, et décidément classique, il
s'inspire de sa nouvelle poétique.
Cette franche attitude ne le séparait d'ailleurs pas de ses amis, et,
quand il résolut de Hre son poème de la Coupe et les lèvres et sa comé-
die : A quoi révent les jeunes filles, il se fit un devoir d'inviter Emile
Deschamps à cette séance de lecture qui eut lieu, le 24 décembre
1832 2.
Emile Descliamps a donc pu applaudir dans sa fraîche nouveauté
un des chefs-d'œuvre de celui qui créa tant de types adorables de
l'adolescence féminine. Si Musset a exprimé plus délicatement qu'au-
cun autre poète à quoi rêvaient les jeunes filles, Emile Deschamps,
qui n'avait pas évidemment à un tel degré l'imagination psycholo-
gique, observait du moins avec la même curiosité bienveillante et
ravie ces délicieux modèles ; il fut, ])armi tous les littérateurs de son
temps, un de ceux ({ui connurent le mieux les jeunes filles, qui se
préoccupèrent de ce qu'elle devaient lire et qui le plus souvent
écrivirent ])our elles ^.
1. Au fond, celte queslio.'i est tiès complexi'. Il s'agit ici du la (|uc'relle, qui
divise; les joètes uni<|ucment inspires et les poèles-artistes. Deschamps, par
tempérament et par [joùt, défend la thèse des artistes. Musset, qui ne l'a jamais
admise, s'est vu reprocher sa « déplorabi" facilité », non seulement p;ir Flaubert
et Gautier, mais par Baudi-laire (Cf. Lrllres, p. 140 de l'édilion de 1906). qui
lui reproche « son impuiss;mce totale à comprendre le travail par lequel une
rêverie devient ini obji t d'art. »
2. Musset. Ibid., p. 279.
3. 11 faut lire la série charmante de cliionicjues parisiennes cpie publia
Emile Deschamps dans le Journal des jeunes personnes de 1845 et 1846. On
y trouvera l'expression exquise de^on .iniour des Arts, de son culte de Beau,
de son ironie aussi, piquante et légère, en un mot, de son parfait dilettan-
tisme.
332 LES ROMANTIQUES APRES 1830
On a souvent parlé de la décadence de la littérature d'imagination
autour de 1840. Le roman-feuilleton venait de s'installer en maître
-dans les journaux, et s'emparait de la curiosité publique, et c'est
même contre ses débordements que s'indignait Musset ^.
Ni les bourgeois utilitaires, qui ne voyaient dans la littérature qu'un
délassement à peine supérieur à ceux que leur offraient le cirque
Franconi et les bals publics, ni les esprits graves, affamés de morale
et de sociologie, n'étaient capables de songer aux intérêts du roma-
nesque dans l'art. — Les romantiques eux-mêmes, suivant le mouve-
ment du siècle, le sacrifiaient dans leurs œuvres à l'exposé des doc-
trines à la mode. On était socialiste ou chrétien dans la nouvelle ou
le roman et l'on ne cor tait plus pour le plaisir de conter. Emile Des-
champs du moins resta toute sa vie constamment fidèle à l'aimable
formule du genre, et c'est pour cela qu'il conserva, dans le déclin
même de sa réputation, cette partie du public qui se plaisait toujours
à la littérature d'imagination, les esprits romanesques et les jeunes
filles. Si l'on excepte les romans à fort tirage, qui durent leur succès
aux thèses philosophicjues ou sociales cju'ils soutinrent, il y a peu
d'œuvres d'imagination qui furent plus lues que celles d'Emile Des-
champs. Nous leur avons consacré une étude à part ; il suffît de signa-
ler ici leur importance dans la production littéraire qui s'étend du
commencement de la monarchie de Juillet au début du second
Empire. Une inspiration aussi féconde que délicate et pure assurait
à l'auteur de ces nouvelles si variées la clientèle des familles. Nos
grand'mères ont lu Emile Deschamps, quand elles sortaient du
couvent et qu'elles faisaient leur entrée dans le monde. La faveur des
jeunes filles de ce temps-là a mieux défendu son nom contre l'oubli
c|ue ses chères traductions de Shakespeare, et les rééditions de ses
Poésies ^.
1. Œuvres posth. de Musset. Notice par son frère. Ibid., p. 38.
2. Voici la liste des principaux contes et articles que publia E. Deschamps de
1830 à 1840, avec leur date et le titre des périodiques où ils parurent :
Appartements à louer, nouvelle, a paru rois — Philosophie grammaticale —
dans les Cent-Un, 1831. Aliss Rosa — Les Ennuyés et les
Une matinée aux Invalides, nouvelle, ennuyeux — Alix de Kerven.
i6id., 1831. 1833. Pantoufles!... Pantoufles! nou-
Paul René, nouvelle, a paru dans le velle, dans le Journal de la Jeunesse.
Livre des Conteurs, 1832. 1833. Meâ culpâ, nouvelle, a paru
L'Enlèvement, nouvelle, a paru dans dans les Cent une nouvelles nou-
le Livre rose, 1832. velles.
De 1832 à 1838, dans le Journal des Bains publics, a paru dans le Nouveau
Jeunes personnes : Le Gâteau des tableau de Paris, en 1834.
DESCIIAMPS ET MUSSET 333
La Double confidence, nouvelle, a paiu 1S37. Causeries litléraircs et morales
dans le Salmigondis, en 1834. sur quelques femmes célèbres. 1 vol.
1834. Mon Fantastique (septembre), in-12 avec portraits. Paris, 1837.
a paru dans Vieille France et Jeune 1838. Francesca de Palerme, nouvelle.
France. Keepsake. Deux notices en vers et
1836. Dévouement possible, dans VEclio en prose, l'une sur Titania, et l'autre
de la Jeune France. sur Bosalindc, dans la Galerie des
183G. Le Lion de Médine, nouvelle, femmes de Shakespeare, publiée par
dans le Keepsake. Delloye.
Le Alanuscrit en voyage. Préface au 1832-35. Dans le Journal de la Jeu-
livre de poésies de M. Devoille, nesse, suite d'articles intitulés :
intitulé : Voix de la solitude. Causeries dans le bateau.
Les Deux salons, étude de mœurs, 1838. Souvenirs poétiques, dans l'Echo
paru en 1836, dans le Keepsake. du Dauphiné.
Les périodiques auxquels Emile Deschamps collabora appartiennent pour
la plupart au genre connu à cette époque sous le nom de Keepsake. Sur les
Keepsakes et annuaires illustrés, on peut lire une étude intéressante de Gausseron
jiarue dans les Annales littéraires des bibliophiles contemporains, 1890. Leur
origine remonte aux Taschenbûchcr allemands du xviii*' siècle, illustrés par
Chodowiecki, aux Books of Beauly anglais. Ces livres de beauté fleurirent en
Angleterre. On peut citer le Forget me not qui parut à Londres de 1823 à 1847 ;
the Literary Souvenir, or Cabinet of Poetry and Bomance, 1825 ; The Keepsake.
cditcd by Fred Mausel-Reynolds, que la C^^^ de Blcssington dirigea en 1828^
La première publication française qu'on puisse comparer aux Keepsakes
anglais, ce sont les Annales romantiques, recueil de morceaux choisis de littérature
contemporaine, qui parurent à Paris, en 1825, chez U. Canol, et en 1829 chez
Louis Janet. Nous avons vu Emile Deschamps, Alfred de Vigny y collaborer.
— Delloye publia concurremment le Parfs-Lonrfres, A'eepsaA'^ /ranpats ; ce recueil
de nouvelles inédites, illustrées par 26 vignettes gravées à Londres par les meil-
leurs artistes, scellait alors l'alliance entre l'Angleterre et Paris. On y trouvait
les mêmes collaborateurs qu'aux Annales. Le personnel des écrivains change
peu jusqu'en 1842. Deschamps y est fort en vue ainsi que dans les recueils sui-
vants :
Le Keepsake français ou Souvenir de littérature contemporaine, dirigé par
J.-B.-A. Soulié, 1830 ; VAlbum littéraire, recueil de morceaux choisis de littérature
contemporaine. Paris, L. Janet, 1831 ; l'Album de la mode, chroniques du monde
fashionable ou choix de morceaux de littérature contemporaine', par J. Janin,
Alex. Dumas, Emile Deschamps, Petrus Borel, etc.. Paris, L. Janet, 1833
(avec 12 fig. originales de Johannot et Devéria) ; 1' Amaranthe,keepsake français^
souvenir de littérature contemporaine, ornée ' de 10 vignettes anglaises. Paris,
L. Janet (s. d.) ; l'Anémone, yinnales romantiques, .souvenirs de littérature con-
temporaine. P., ibid. ; la Corbeille d'or. Annales romantiques ; l'Eglantine ; l'Etin-
celle, Amaryllis, Abeille, Gerbe d'or. Tels sont les titres des keepsakes de L. Janet,
qui pui»liait des fragments de Musset, de G. Sand, de Dumas, d'Emile Deschamps,
de M""' de Girardin, d'Esquiros, de S*^ Beuvc, de Th. Gautier, d'Arsène llous-
saye, de liarlhf'lemy, de L. Viardot, etc. et se livrait ainsi à une véritable exploi-
tation de la littérature contemporaine. Après la mort de Janet, sa veuve eut
recours au bibliophile .Jacob (Paul Lacroix) et les keepsakes prirent même avec
lui une anipliMir inusitée : Le Boyal Keepsake, Livre des salons, illustré de 12 gra-
vures anglaises inédiles ; L'Elite, Livre des salons, par JNLM. l>mile Desehamps,
Alfred des Essarts, Paul Féval, Lot lin de Laval, Henry Martin, Félix Py<Tt. de
Pongerville, Poujouiat, marquis de V'arciuies, Eugène Sue, E. Souvestre, T. Thoré,
Lesguillon, MM""*^" Louise Colet, Clémence Robert, Faïuiy Reybaud, Fanny
334 LES ROMANTIQUES APRES 1830
Richomme. Directeur : Paul Lacroix-bibliophile Jacob. — Le Saphir, Livre des
salons, même directeur ; rédacteurs : Léon Gozlan, Ph. Chasles, Bonnardot. —
Le Talisman, morceaux choisis de littérature conteniporaine... De grands noms,
de jolies choses, y compris de la musique (sérénade, par A. Fontaney, musique
de M™^ Marie Mennessier-Nodier). — Contes à nos jeunes amis, par MM. Ch.
Nodier, A. Royer, É. Deschamps, F. Soulié, L. Gozlan, C^^ de Pastoret, J. d'Or-
tigue, de Beauchesne, L. de Maynard, P.-L. Jacob, S. -H. Berthoud, T. Gautier.
]yi]yjmes Desbordes-Valmore, Menessier-Nodier, J. Bécard. Paris, Eug. Rendue]
et F. Astoin, 1835. Illustré de 8 gravures de keepsakes anglais.
Toujours à l'imitation de l'Angleterre et de ses Landscape, on publia des
Keepsakes pittoresques. (Les voyages de Deschamps lui fournirent l'objet de
maintes jolies chroniques sur les divers aspects des provinces de France.) Janet,
en 1833, édite le Landscape français, ouvrage descriptif consacré d'ailleurs à
l'Italie, avec études de Th. Gautier, Lamartine, G. Drouineau, Élisa Mercœur,
Chateaubriand, etc..
A propos de la collaboration d'Emile Deschamps aux keepsakes et journaux
de mode, on lira avec intérêt cette lettre que lui adresse Mélanie Waldor :
Aiiriez-vous l'obligeance, Monsieur, de me prêter pour cinq à six jours, deux volumes du
Journal des jeunes personnes 1839 et 1840. Je voudrais y faire copier trois articles de moi,
ayant égaré au milieu de toutes mes brochures les livraisons où se trouvent ces articles. —
Ce que je puis vous assurer, c'est que je n'égarerai pas vos volumes, et que je vous les rendrai
fidèlement, chose fort rare lorsqu'il s'agit de livres. J'ai une autre demande à vous faire ;
j'ai passé la Sylphide à la France élégante. Je viens vous demander pour cette gracieuse revue
quelques-uns de vos charmants vers et aussi un peu de votre prose, lorsque vous en aurez
le loisir. Je donnerai votre adresse au bureau du journal.
J'espère que l'hiver nous réunira dans quelques salons et je vous renouvelle, en attendant
le plaisir de vous revoir, l'assurance de mes sentiments les plus distingués.
Mélanie Waldor.
(Inédit. Collection Paignard.)
CHAPITRE III
I. Publication des « Poésies » d'Emile et d'Antoni Deschamps, —
II. Antoni Deschamps. Un pur « dilettante ».
I
La réédition des Poésies, datée de 1841, est d'un grand intérêt,
car elle réunissait les œuvres poétiques d'Emile Deschamps et celles
de son frère.
Le volume se présente sous la forme d'un in-8° compact (260 +
234 p.) avec le titre général de Poésies de Emile et Antoni Deschamps.
La première partie du recueil est intilulée : Poésies de Emile Des-
champs, nouvelle édition revue et augmentée considérablement par
Vauleur ; elle porte cette dédicace : A mon frère Antoni, et cette
adresse : Paris, H.-L. Deïloye, éditeur, place de la Bourse, 15, 1841.
On trouve, avant la page du titre, une gravure de Delanoy repro-
duisant le tableau que la défaite du roi Rodrigue inspira à Clau-
dius Jacquand : au fond, un ciel orageux, des nuages sombres que
perce une lueur blafarde, digne d'un paysage d'Ossian. Au premier
plan, un grand cheval l>laMc s'écrase sur le sol; épuisé de fatigue,
il lèche la terre d'une langue avide, et le roi agenouillé s'apjuiie
de tout son côté gauche sur le (■or|)s de l'animal. Le visage à demi
plongé dans la main gaurli(>, il pleure, tandis que la main
droite penchée vers le sol serre encore une cpéc brisée. — La
seconde ])artie a pour titre : Poésies de Antoni Deschamps, nouvelle
édition revue et considérablement augmentée par Vauteur, elle ])orte la
même adresse. La page du titre est précédée d'une gravure de F. De-
lanoy, reproduisant "ce dessin de Louis Boulangi-r : un amour son-
geur, (If)nt l'arc est débandé, ])lanant au-dessus d'un iiaysage où l'on
voit (l'alioid :iii |it(iiii(i- |»l;iii. sur' la gauchc, la Muse assise au ]»icd
d'un arbre, cosluinéc à ritalicniif, cl déroulant ses longs cheveux,
puis au fond du laMcau. sur la rlioitc, le |)oète qui se tient debout, en
336 LE DILETTANTISME DES FRERES DESCH4MPS
longue robe monastique, dans l'attitude du ravissement, les bras
écartés, le visage extatique.
Cette médiocre composition, dont les détails sont d'un romantisme
assez fade', n'exprime à aucun degré l'effet que produisent l'art réa-
liste et pittoresque, la mâle et poétique vigueur des œuvres d'Antoni
Deschamps. '
Le recueil d'Emile Descbamps nous retiendra peu, car il ne nous
apprend rien de nouveau sur l'auteur des Études Françaises et
Étrangères.
11 nous suffira de renvoyer au spirituel Avant-propos, qu'il écrivit
pour remplacer la fameuse Préface des Etudes, qu'il ne crut pas utile
de reproduire en 1841. Il y résume son œuvre.
Les traductions dont il parle fournissent la matière d'un chapitre
fort intéressant de l'histoire des littératures comparées au xix^ siècle.
Elles ont été pour nous l'objet d'une étude particulière ; aussi n'en
parlerons-nous point ici. Quant à la souplesse du talent du poète,
à sa variété, à son esprit, à sa grâce, nous connaissons l'abon-
dance de ses dons, et, pourvu qu'il ne prétende pas compter dans
l'Ode où il est nul, et dans l'Elégie où il ne dépasse point Mille-
voye, nous accorderons à ce maître du madrigal et de l'impromptu,
qui excelle dans l'Épître, la palme de la poésie légère. D'ailleurs, cet
homme d'esprit se connaissait bien ; et, si c'est, comme le signale
Henri Blaze, dans son étude sur les frères Deschamps « un étrange
mérite, pour un éclaireur du romantisme, que de ressembler aux
petits poètes du xviii^ siècle, et une bizarre généalogie que Dorât,
Voisenon et Boufflers pour le coryphée du bataillon sacré de 1825 ^ »,
c'est une singuHère preuve de fmesse et de malice aussi, de la part
d'Emile Deschamps, de l'avoir reconnu sans ambages. Relisons cette
jolie conclusion de son Avant-propos.
Il y a dans tout cela des choses qui peuvent paraître surannées pour
la forme comme pour le fond, et d'une toute autre famille que les poésies
allemandes ou anglaises qu'on affectionne si justement de nos jours
et pour lesquelles j'ai fait moi-même de la propagande. Mais j'ai suivi
naïvement les impulsions de naon cœur et de mon caprice, et je pense
d'ailleurs qu'autant il faut se faire un autre quand en traduit, autant il
faut être soi quand on compose. J'ai horreur des imitations déguisées
en prétendue originalité. Si donc à côté des morceaux qui ont le sérieux
ou la mélancolie actuels, on en trouve qui, par le ton et l'allure, sentent
un peu trop leur Louis XV, c'est que mon idée était là dans le moment ;
car je suis sujet de la fantaisie, et non de la mode. Au surplus, par respect
pour le public et pour moi, je me suis toujours efforcé, du mieux que j'ai
1. Rev. des Deux Mondes, août 1841, p. 559.
LES « POÉSIES » d'Emile et d'anto'I desciiamps 337
pu, de corriger la futilité du genre par la sévérité de l'exéculion, bien per-
suadé que dans les arls, comme en toute chose, la manière est pour beau-
coup. Et puis, de même que j'ai tente de naturaliser parmi nous quelques
fleurs de toutes les poésies de l'Europe, j'ai cherché à ressusciter, par
échantillons, toutes les variétés de noire poésie nationale. Enfin, à ceux
qui me feraient le reproche d'avoir, en certains cas, répudié lestement
les types des poésies étrangères, pour retomber dans les moules français
du dernier siècle, je répondrais, qu'à tout prendre, il vaut mieux peut-
être quelquefois ressembler à son père qu'à son voisin ^.
Une si vive et si spirituelle ])rofession de foi dut attirer à Emile
Deschamps la faveur des meilleurs juges de son temps ; elle lui assura
l'approbation d'A. de ^ igny qui le remercia de l'envoi de son livre
par la lettre (luo voici :
Le 9 juillet (1841).
Je me garderai bien de faire ce que vous dites, cher Emile, et de ne point
lire les vers que vous m'envoyez si gracieusement. J'en lirais seize mille
comme ceux-là sans m'arrêter, et je n'ai voulu vous en remercier qu'après
vous avoir suivi de page en page jusqu'à la dernièie, de])uis Rodrigue
et la Cloche jusqu'à V Epilogue. Si vous veniez quelquefois, par hasard,
vous pourriez reconnaître la trace du crayon que je laisse partout dans
ce livre ; partout j'applaudis le poète et je retrouve des souvenirs de
nos réunions et de nos paisibles fêtes de V esprit, comme les nommait M'"^do
Staël. Il y en a peu auxquelles j'aie été étranger, sauf, je crois, celles de
vos voyages qui, grâce à Dieu, sont des voyages de Parisien, tels que
je les aime, les plus courts possibles. Le voyage qui m'est cher par dessus
tout, c'est celui de votre charmant esprit à travers toute chose : il touche
à toutes les idées, à tous les sentiments, presque à toutes les modes du
vêtement de la pensée, et reste toujours Emile. — 11 a bien raison, on
ne peut rien être de mieux. Croyez bien aussi, cher ami, que personne
n'est plus que moi tout à vous, du fond du cœur ; en toute occasion je
vous le prouverai.
A. DE V.
(Collection Paignard.)
II
« Mou frère est plus poète (jue moi », disait JMiiilc Deschamjis,
devançant ainsi le jugement que la ])ostérité devait porter sur l'esprit
et les œuvres de ces deux brillants Dioscures. Leurs derniers hio-
1. Poésies d'Emile Deschamps, avant-propos, j). vm.
2-2
338 LE DILETTANTISME DES FRERES DESCHAMPS
graphes, MM, Ernest Dupuy et Jules Marsan ^ s'accordent pour
reconnaître que si l'aîné Emile représente un des aspects les plus
séduisants du Romantisme, l'élan de la curiosité et la grâce qui
s'abandonne à des admirations diverses, l'élément liant aussi qui
organise les sympathies autour des formes renouvelées de l'art, le
second des Deschamps porte en lui la désolation intérieure et le génie
tourmenté de son époque. Il sut en effet exprimer ses angoisses
intimes sans emphase, avec une sorte de simplicité discrète et de
concentration austère, qui lui valent une place à part au milieu de ses
contemporains.
Plus jeune qu'Emile de neuf ans, il semblerait l'aîné des deux frères
à sa gravité précoce, indice du mal latent qui devait le tourmenter
plus tard ; on dirait même qu'il appartient à une famille d'esprits
bien différente ; mais ce n'est là qu'une apparence et l'on reconnaîtra
bientôt, en les comparant l'un à l'autre, sous la diversité des traits
individuels, le fond commun de leur caractère, la veine profonde qui
les rattache à leur père, leur essentiel dilettantisme.
Aux premiers jours du Romantisme, quand V. Hugo fondait le
Conservateur littéraire, l'enjouement d'Emile, ses qualités d'homme
du monde, faisaient de lui le promoteur de l'Ecole nouvelle. Paul
Foucher le comparait pour sa grâce et ses succès dans les salons à un
abbé du xviii® siècle ; Antoni au contraire, toujours recueilli, silen-
cieux et hautain lui semblait être un trappiste égaré parmi ces poètes.
Cette réserve d'ailleurs ne l'isolait pas. Musset, alors dans tout l'éclat
de sa jeunesse, se sentait attiré vers lui par une sympathie secrète et
il lui écrivait un jour :
Je ne trouve à vous dire qu'une chose, c'est que votre main est une
de celles qui tiennent le mieux une plume et que j'aime le mieux à serrer ^.
Chateaubriand, usant d'une de ces magnifiques formules « oracu-
iaires » où il excellait, dans une lettre adressée à Emile Deschamps,
faisait d'Antoni ce bel éloge énigmatique :
M. Antoni Deschamps avec lequel j'ai eu des relations que donnent
la poésie et le malheur ^ !
Un tel homme, qui semblait désigné pour la sévère méditation du
cloître, n'avait pas sa place dans le cénacle mondain de la Muse
1. Cf. dans V Alfred de Vigny de M. Dupuy, t. I, ch. iv, Les trois Deschamps,
p. 159 et sq. — dans la Bataille romantique de M. J. Marsan, le ch. intitulé :
Antoni Dcschamps. Y joindre l'étude publiée par Henri Blaze dans la Revue des
Deux Mondes, 1841.
2. Catal. Charavay, n" 394.
3. Lettre citée plus haut p. 281
ANTOM DESCHAMPS 339
française ni dans celui de l'Arsenal. Il lui fallait la compagme des
esprits pensifs et des imaginations exaltées. Antoni était le familier
de Vigny. d'Hugo, de Delacroix et de Berlioz. De bonne heure la
passion de la musique l'avait occupé. A vingt-cinq ans, il paraissait
n'aimer que cet art et... l'Italie. C'est par la musique italienne, par
Cimarosa et Rossini qu'il atteignit d'abord Pétrarque qu'il voulut
traduire, et Dante enfin, dans l'étude duquel il se fixa. Henri Blaze,
qui connaissait bien les deux frères, a dit d' Antoni, dans la belle
étude qu'il leur a consacrée dans la Revue des Deux-Mondes, en 1841 :
M Antoni Deschamps aima Dante pour avoir ainxé Cimarosa ; il fit
des vers pour avoir aimé Dante et de dilellantisme en dilettantisme,
la poésie lui monta au cerveau et l'enivra. L'Italie, Dante, sa maladie,
tel est le thème éternel de ses méditations... les trois cordes de sa lyre *.
Les fragments de sa traduction de Dante parurent sous ce tilre :
La Divine comédie de Dante, traduite en vers français, par Antoni
Deschamps, Paris, Gosselin, Canel et Levavasseur, 1829. In-8°. Ils
placèrent aussitôt le poète au premier rang de ceux qui initiaient alors
les Français au culte des chefs-d'œuvre de la Httérature européenne.
Dante, conçu comme annonçant dans l'ombre du Moyen-âge l'âge
moderne, était un des grands hommes que les romantiques se plai-
saient à comparer aux colosses de l'Antiquité. Emile Deschamps
dans la Préface des Études, Hugo, dans la Préface de Cromwell,
avaient, après Chateaubriand, M"^^ de Staël, Schlegel et Sismondi,
mis son œuvré en lumière. Antoni Deschamps révêla à la génération
de 1830 le grand poète italien, dont Hugo avait dit qu'il était « de la
taille de Shakespeare » ^.
La traduction d' Antoni n'échappe point aux critiques que soulève
ce genre de travail. Il est évident qu'il n'y a rien de commun entre le
mouvement inimitable des tercets dantesques et la copie qu'il a
tenté de faire en vers alexandrins. C'est moins une traduction (pTune
sorte d'interprétation qu'il en donne, et cette interprétation, moins
conforme à l'esprit du modèle qu'au temi)érament du co[)iste, est
une des tentatives les plus singulières de l'École de 1830. Ce n'est
pas Dante assurément, mais c'est une œuvre animée de la « commotion
dantesque ». Antoni, par un elîort, qui lui était assez naturel, s'est
abstrait, si l'on peut ainsi parler, des façons de penser, de sentir et de
parler de son temps pour aborder Dante, et lui-môme nous a dit ce
qu'il a voulu faire.
1. R. D. M., 1841, p. 560. — CI. IJ;irbi<r. Soui'enirs personnels, p. 207.
2. Préface de Cromwell. Édition J. llclz'.i, p. 17,
340 LE DILETTA>,TISME DES FRERES DESCHAMPS
*
Pour essayer de rendre un pareil style, nous n'avons point choisi cette
langue courtisa nés que dont parle Courier, et qui serait déplacée même
dans une traduction de Virgile. La manière d'Alighieri a quelque chose
d'arrêté, de précis, qui rappelle les figures découpées sur un fond d'or
de ce Giovanni de Fiesole, qui semble le peintre du Paradis, comme
Michel-Ange est celui de l'Enfer. Locutions dantesques, répétitions de
formes, expressions latines, nous avons tout reproduit scrupuleusement ^.
L'audace d'Antoni dépassa ses forces ; il n'égala pas Dante, mais
il se créa un style et le travail en valait la peine.
Il dut à l'efîort d'intuition dont il fit preuve cette phrase nerveuse
et concise, nuancée discrètemei t d'images, point musicale, marquée
d'un accent sententieux, qui descend jusqu'au prosaïsme, et atteint,
non sans affectation parfois, à la naïveté du génie qu'il adorait.
La physionomie d'Antoni Deschamps, comme son style, avait
aux yeux de ceux qui l'approchaient, quelque chose de dantesque.
Ce grave Antoni, écrit Victor Pavie, ce grave Antoni, aux yeux noirs,
au teint mat et olivâtre, au nez cartilagineux, vêtu de bronze, avait le
masque du maître dont il baisait religieusement les pas.
Ce masque, hélas ! ce n'était pas vraiment l'esprit poétique qui en
avait modelé les traits ; il était l'œuvre de la souffrance intime et d'un
mal tout physique, qui fut le cruel génie inspirateur du pauvre
Antoni Deschamps.
Pavie nous rapporte qu'il portait en lui
le germe de deux manies qui devaient se prononcer et s'invétérer avec
le temps jusqu'à la fqlie. Il serrait légèrement 4es paupières sur ses yeux
avec un mouvement de crispation nerveuse et se tirait les cils de manière
à causer les plus douloureux agacements à ses amis.
L'élément morbide de son tempérament ne lui ouvrit pas les
régions du mysticisme transcendant, où se meut la philosophie dan-
tesque, mais il ne l'inclina pas non plus au singulier dédoublement de
la personnalité, qui caractérise la folie lucide de Gérard de Nerval.
Ce monde étrange et charmant où s'enfuyait l'imagination de l'amant
d'Aurélie, quand elle avait brisé les liens du monde réel, ne semble
point connu d'Antoni Deschamps. Sa poésie, comme l'a bien vu
Henri Blaze, demeure toujours terrestre, humaine ; elle est, si l'on
peut dire, d'ordre pratique. Quand elle renonce à la satire, qui est
une de ses formes familières, elle ne dépasse point la parabole. Peu
mystique, elle est encore moins mythique, et se perd le plus souvent
dans le commentaire de ce qu'on appelle Vactualité.
1. La Divine Comédie... Paris, Gosselin, Canel, 1829, in-8°, Préface, p. lxiii.
Cf. V. Pavie. Œuvres choisies. Paris, Perrin, 1887, t. II, p. 149.
A.XTONI DESCHAMPS 341
Chaque jour Antoni Deschamps s'efforçait d'ouhher son mal, en
méditant sur l'événement qui l'avait frappé.
M. l^milo Deschamps, dit un oiili(}ue du temps ^, dans son aimable
scepticisme, avoue, en jouant sur les mots, qu'il a pris le parti sage de
n'avoir de parti-pris sur rien ; M. Antoni Deschamps, au contraire, prend
feu et parti en toute occasion sur toutes choses. Nul enthousiasme public
ne le laisse indiilérent... Il se passionne tantôt pour les zouaves, tantôt
contre les jésuites : M. Berlioz le transporte et M. O'Connell aussi.
Fréquemment il descendait de son Montmartre, où il vivait en
traitement chez le D^ Blanche, et souvent après avoir lu, observé,
causé dans ce Paris qui s'étendait pour lui du Boulevard aux Tuile-
ries, il remontait dans sa cellule pour noter ses improvisations que
le même critique a fort bien nommées « une espèce de premier Paris
poétique ».
Plus souvent encore, ses amis ne le voyaient plus : il restait en-
fermé dans le jardin du D^" Blanche, accablé d'une sombre tris^tesse
sous ces mêmes ombrages où le pauvre Gérard avait reçu la visite
de cet autre moi, qui l'enivrait des prestiges d'une imagination dé-
réglée. AnLoni, dans la conscierce de sa misère nerveuse, toujours
clairvoyant, ne connut rien de la magie du rêve, mais il goûta les
consolations de l'amitié.
Quant au mal qu'éprouve notre bon Antoni, écrivait à Emile leur
oncle de la Tour, le 27 mai 1831, vous l'avez dit, c'est le spleen. Les Anglais
n'y connaissent d'autre remède que les voyages lointains. Dites-lui,
je vous prie, que je prends part à toutes ses souffrances et que, si j'avais
cinquante ans de moins, j'irais le chercher et le mènerais faire un long
tour dans les dix-neuf cantons de la Suisse ^.
Voici en quels termes affectueux Lamartine lui écrivait, en mai
1832, dans une lettre adressée -.Maison du D'' Blanche, à Montmartre:
Mon cher et illustre confrère en pensée. Vous êtes toujours le verre
d'eau parfumée que mes lèvres savourent en descendant des tribunes.
Que vos vers sont admirables ! Je vais les porter à M"^*^ de Girardin.
L'envoi est magnifique et je voudrais bien m'en parer aussi.
Guérissez-vous et pour cela changez d'air. J'ai eu en 1821 la maladie
mentale que vous croyez avoir. C'est la lecture de la vie du Tasse qui
me l'avait donnée.
Je changeai d'air et cela passa insensiblement.
Venez changer d'air et chevaucher avec moi (séricusemcnl) à S*-Point.
Je pars demain. Vous ne changerez pas d'air moral. Nous vivons de
même vie ®.
1. iJfsplacos. Galerie des poètes vivants, IS'ig, p. 100.
2. Collection Paignard.
3. Ibidem.
342 LE DILETTANTISME DES FRERES DESCHAMPS
Les voyages offraient en effet à Antoni Deschamps les diversions
que lui recommandait Lamartine. Il n'alla peut-être pas à Saint-
Point, mais il visita sa chère Italie. Il y composa même une de ses
meilleures œuvres, le recueil des Italiennes, qui parut à la fin de 1832
dans la Revue des Deux-Mondes et inspira à Brizeux un bel éloge du
poète ^. Dans ces heureux croquis des scènes qu'il eut sous les yeux,
respire la variété des paysages italiens, cette vie pleine de contrastes,
d'un peuple ardent et passionné, qui comprenait la religion comme
Tamour et pratiquait le plaisir comme une religion ^. La majesté du
catholicisme emplit d'un grand souffle le poème intitulé : le Vendredi
Saint à Rome. Il faut lire pour leur pittoresque intensité de couleur :
le Jour des Moccoli, Un soir de Carnai^al, Le Corso. — Naples, féconde
en contrastes, lui a inspiré un tableau d'un réalisme exquis, et dans
chacun de ces tableaux, le style est d'une aussi bonne qualité que la
composition : c'est toujours la phrase aux effets concentrés, d'allure
volontiers pédestre que nous avons remarquée chez le traducteur de
Dante. Et jamais comme dans les Italiennes, sinon peut-être dans
quelques-unes de ses Satires, qui ne furent pas sans influence sur
Auguste Barbier, Antoni Deschamps n'a donné une impression plus
grande de la maîtrise de son talent.
Aussi bien, c'est l'hommage que lui rendait Montalembert, dans
une lettre, datée du 16 mars 1833 :
1. L'article de Brizeux sur Antoni parut dans la Rei'. des Deux Mondes de
janvier 1833.
2. Pour les Italiens, l'importance d'Antoni Deschamps est dans son goût
pour l'Italie contemporaine. Cf. Lida Bartoli : Antoni Deschamps e Vltalia.
Roma, tip. F. Centirani, 1913. L'auteur s'élève contre une assertion de Joseph
Texte (cf. Petit de Julleville, tome III, ch. xiv) contestant l'influence italienne
de 1800 à 1850. Elle e«t de deux sortes, imitation des grands classiques : Pé-
trarque, Dante, et connaissance de l'Italie moderne. Certes on ne peut nier
chez Antoni Deschamps l'influence de Monti, de Pétrarque, de Dante : nom-
breuses imitations de détail, véritable passion pour l'auteur de la Dwine Comédie.
Mais la réputation dantesque d'Antoni est usurpée. Ce qui le caractérise, c'est
son goût pour la vie italienne : il en a rendu les aspects, le pittoresque ; il en a
apprécié les artistes ; peintres et musiciens. — H y a, dans cette étude, quelques
mots sur l'influence des frères Deschamps au delà des Alpes : leur édition de
1841 paraît avoir été lue en Italie. M''*' Bartoli en donne comme indice une
imitation par DalV Ongaro dans la ballade : le Diable et le Vent, de la Vieille
Chronique, d'Emile Deschamps. (Cf. Martini. Pagine raccoUe. Firenze, Sansoni,
1912, p. 195-197.)
Giosué Carducci a-t-il eu dans les mains les 2 vol. des Deschamps dans sa
période d'enthousiasme pour Hugo et ses disciples, qui est si importante à étudier
au point de vue de la transformation de sa manière ? Il s'enthousiasma pour les
Châtiments et la Légende des Siècles. Il lut Barbier et son II Pianto. Il se souvient
peut-être des frères Deschamps dans ses ïambes et Epodes et dans sa Messa
cantata.
ANTONI DESCIIAMPS
343
... Jamais l'Italie, lui écrivait-il, ii"a été peinte plus au naturel, et par
conséquent plus séduisante. Votre petite Romaine et votre vieux Romain
sont délicieux tous deux. Naples, c'est absolument cela. J'admire votre
mémoire, non moins que votre imagination-^.
Montaleinbert notait ainsi avec finesse dans les Italiennes d'Antoni
Deschamps ce que l'on pourrait appeler un progrès sur les Orientales ;
le souci de la vérité dans l'évocation des détails pittoresques allait
conduire naturellement la poésie à l'exotisme observé et vécu d'un
Gautier, d'un Flaubert.
Mais ce qui allait toucher plus profondément les contemporains,
c'était l'accent douloureux, déchirant, de certains poèmes qu'Antoni
devait recueillir en 1835 sous ce titre : Les Dernières Paroles, et qu'on
retrouve après les Italiennes dans l'édition collective de 1841.
Ici, nulle préoccupation artistique, aucun pittoresque, mais l'ex-
pression dépouillée de la souffrance, et le cri poignant du malade.
A raj)pel du malheureux. Dieu répond. 11 menace encore, et le
condamné nous entraîne à sa suite dans ce cercle fatal où se dressent les
fléaux implacables de la condition humaine : la maladie, la vieillesse
et la mort. Il appartenait au poète qui a écrit ces vers -là de tourner
en français des fragments du LiVre de Job et de traduire le Dies irae.
N'est-ce point le grand souffle glacé de la poésie liturgique qui anime
cette large et triste évocation ?
Je suis la mort, le roi des épouvantements,
Je marche avec la peur et les frissonucmenls.
Quand je viens à passer...
... les timides humains
Se mettent à genoux et me tendent les mains.
Et moi, sans écouter leurs vœux et leur prière,
Sur mon pâle cheval je poursuis ma carrière,
Et parmi ces troupeaux à ma voix rassemblés
Je vais comme la faulx au milieu des grands blés ^.
Tous les poèmes de ce recueil n'onl pas cette généralité hautaine,
et certains leur font même contraste [tar leur poétique douceur et
l(;ur grâce familière. Dans la sombre coulinuilé d(i ce Lamento, ou
goûtera l'elfet de ce ]»ctil t;ibl<;iu d'iiiliniilé, en qui s'exprime
peut-être un culte secret :
1. Cité par J. Marsan. BaUiiUe ronianliquc, p. 2.30. Cf. aussi Jules Canonge,
Lellrcs choisies. Dans ce r''cueil, paru ca 18G7, il y a 2 lettres d'Antoni cl 2 lettre»
d'Emile, la demitre à propos du Tasse à Sorrcnte, poésie de Canon<^e.
2. Dernières paroles, III, sonnet, p. 125 de l'édition des Poésies, IS'il.
344 LE DILETTANTISME DES FRERES DESCHAMPS
Lorsqu'une femme souffre, elle baisse les yeux,
Son chagrin est discret, craintif, silencieux.
Le front sur son aiguille et sur sa broderie ;
Et gardant en son cœur sa triste rêverie,
Plutôt que d'en parler se résigne à mourir.
C'est que la femme seule ici-bas sait souffrir ^.
Cette brodeuse austère et pudique, aux yeux baissés, qui se
penche sur son travail pour recueillir en elle sa douleur et la cacher,
c'est la Muse taciturne et triste du Poète, qui ne chante sa peiné que
pour s'en délivrer, quand le flot monte, déborde du cœur qui ne peut
plus la contenir. A vrai dire, c'était le seul parti que pût prendre un
artiste, comme Antoni Deschamps. Son ami Léon de Wailly le lui
disait avec raison dans une lettre datée du 28 nov. 1832, dans laquelle
il mêle les consolations à l'éloge :
Dans la i^osition cruelle où vous êtes, faire de la littérature serait frivole
et déplacé,
dit -il, mais il ne peut s'empêcher de considérer que « de nobles et
déchirantes lamentations comme celles-ci », sont pour le poète un
moyen, le seul, de triompher de son mal. Poésie, c'est délivrance !
Léon de Wailly développait ce mot de Goethe en ajoutant :
Qui sait si Dieu qui, comme vous dites, sauva Job, ne vous a pas laissé
ce beau talent comme distraction, peut-être même comme remède à vos
maux, et si votre plaie n'est pas de celles qui, pour guérir, veulent être
maniées ^ ?
Les « chants désespérés » d' Antoni avaient trouvé leur écho dans
une des âmes les plus hautes de ce temps, Jules Lefèvre-Deumier,
dont la réputation n'atteint pas le mérite. Le poète-philosophe, à qui
l'on doit ce vers si pénétrant :
On meurt en plein bonheur de son malheur passé,
avait été profondément affecté par l'accent des Dernières Paroles.
C'est de la poésie navrante, écrit-il à son ami Antoni, empreinte d'un
caractère tout à partj comme personne n'en fera et comme personne n'en
peut faire ^.
1. "Dernières paroles. XLIV, IbicL, p. 124.
2. Léon de Wailly appartenait, comme nous l'avons vu, à cette élite d'esprits
distingués qui fréquentait chez Alfred de Vigny. Il avait pour Shakespeare et
Robert Burns l'admiration passionnée qu 'Antoni avait vouée à Dante. La lettre
dont nous citons quelques fragments a été publiée par M. Marsan. Bataille
romantique, p. 231.
3. Marsan. Ibid.
ANTONI DESCHAMPS 345
A. de Vigny éprouve pour son ami d'enfance les mêmes sentiments
que Léon de Wailly et Lefèvre-Deumier viennent d'exprimer, mais
il leur donne un tour plus affectueux encore et plus tendre.
L'àme d'Antoni Deschamps, comme l'a dit excellemment M. Jules
Marsan ^, est tout entière dans ces trois œuvres : La Divine Comédie,
les Dernières Paroles, Résignation ^.
Ce dernier recueil qu'on trouve à la fin de l'édition collective
de 1841, est comme le testament littéraire du poète. Après ces quel-
ques pièces inspirées par l'histoire de son temps, le sentiment des
arts et l'amitié, le poète jugeant qu'il n'avait plus rien à dire, se ren-
ferma dans le silence, et trouva dans la religion l'apaisement.
Mozart, dans mon été, saisit mon âme ardcnle ;
Ensuite j'adorai l'impérissable Danle.
Et maintenant Jésus, me prenant par la main.
Me conduit doucement jusqu'au bout du chemin '.
A Arai dire, la religion d'Antoni, comme celle où inclinait Emile
en vieillissant n'avait rien d'un catholicisme exclusif. Elle était la
religion d'un ])oète, indulgente aux audaces de Lamennais ^ et de
Lamartine ^, tout empreinte de pitié pour la misère des hommes et
pénétrée du sentimentalisme esthétique de Chateaubriand. Antoni,
en effet, fut un des plus constants défenseurs des deux poèmes les
plus discutés de Lamartine, Jocelyn et la C/uite cVun Ange, et ne cessa
jamais de considérer comme trois langages différents d'un même
sentiment ])rofond : la poésie, la musique et la religion.
Ce goût de la conciliation est un trait de famille chez les Deschamps;
ils eurent le don de voir et de sentir le point par où les extrêmes se
touchent, dans le domaine des idées comme dans celui des senti-
ments. — Natures chaleureuses et bienveillantes, ils se ressemblaient
encore au point de vue de la sociabilité. Ils eurent beau posséder l'un
et l'autre certaines qualités contradictoires, l'un, plus sérieux et
profond, ])référer dans l'art la ])ensée à la forme et s'adresser surtout
à l'âme solitaire ; l'autre ]»bis léger, moins ])oèle, mais })lus artiste,
ne rien mettre au-dessus de la forme et désirer les succès du monde,
ils sont semblables par un don qu'ils reçurent également du ciel et
qui les fît aimer et railler aussi, mais qui les rendit parfois singu-
1. Cf. Marsan. Balaille romantique, p. T.\(\.
2. ]hid., p. 2;i0. '
3. Dernières paroles, XLH, p. 124 de l'rdition dos Poésies, IS'il.
4. Cf. Poésies d'Antoni, 1841, p. 155 cl 191.
5. Ibiil., 1». \(V.> et 214.
346 LE DILETTANTISME DES FRERES DESCHAMPS
lièremeiit justes et pénétrants, le don d'admirer. Il se peut qu'ils
l'aient exercé parfois avec trop d'indulgence. Comment oublier qu'ils
défendirent constamment Hugo, Lamartine et Vigny, adorèrent
Delacroix, et surtout devinèrent Berlioz et soutinrent le grand
novateur par l'écrit et par la parole contre les violentes cabales de ses
adversaires ? Ceci dit pour rectifier les injustices critiques d'Henri
Blaze, à propos de l'enthousiasme des frères Deschamps pour le
grand musicien, on peut accepter le jugement d'ensemble qu'il
porta, à la fm de son étude, sur les deux poètes, tels qu'ils apparais-
saient en 1841.
Causeurs, conteurs, peu curieux d'apprendre, aimant la discussion
plus que l'étude ; celui-ci, philosophant à vol doiseau, de Vichiiou à S*-
Simon, de Confucius à M. Bûchez, d'Homère à Lamartine, épuisant tous
les sujets en quelques heures, et regagnant ensuite sa montagne pour
recommencer le lendemain : celui-là, pipant un sixain et satisfait de sa
journée, si la triple rime a réussi ; tous deux passionnés de musique,
de vers et de peinture, Emile et Antoni Deschamps me représentent le
dilettantisme poétique par excellence. C'est au fond, la même nature,
modifiée par des conditions de tempérament. Sans sa maladie, Antoni
eût peu différé de son frère ; vous l'auriez vu traduire Pétrarque et les
poètes italiens, comme Emile traduisait le Romancero et les drames de
Shakespeare ^.
1. Revue des Deux Mondes, article d'Henri Blaze sur les frères Deschamps,
août 1841.
Comment Antoni aurait traduit Pétrarque, nous pouvons en juger par quel-
ques admirables tentatives. Tous les lettrés connaissent le beau sonnet de
l'amant de Laure, qui commence ainsi :
La vita fugge, e non s'arresta un' ora
et qui finit par ce divin tercet :
Veggio fortuna in porto, e stanco ornai
Il mio nocchier, e rotte arbore e sarte,
E i lumi bei che mirar soglio, spenti !
(Sonetto 231, lia parte, edit. Soave, 1805).
Je citerai les deux derniers tercets de la traduction d'Antoni, parce qu'elle
■est vraiment belle :
Si mon malheureux cœur eut jadis quelque joie,
Triste, je m'en souviens ; et puis, tremblante proie.
Devant je vois la mer qui va me recevoir !
Je vois ma nef sans mât, sans antenne et sans voiles.
Mon nocher fatigué, le ciel livide et noir,
Et les beaux yeux éteints, qui me servaient d'étoiles.
(Poésies, 1841, p, 48.)
CHAPITRE IV
I. Une grave maladie d'Emile Deschamps. 1842, — II. Publi-
cation DE LA TRADUCTION DE « RoMÉO ET JuLIETTE » ET DE
« Macbeth », 1844. — III. Emile Deschamps et l'Académie.
I
Les troubles nerveux qui tourmentèrent la vie d'Antoni ne
furent point le triste privilège de l'auteur des Dernières Paroles.
L'imagination de son frère Emile semble avoir été sujette à des
accès de surexcitation- anormale. On appelle aujourd'hui dédouble-
ment de la personnalité, perception à distance ou télépathie, les
phénomènes que ses biographes nous rapportent et que lui-même
s'est plu à décrire dans le recueil intitulé : Mon Fantastique. Qu'il y
ait eu beaucoup de littérature dans le cas d'Emile Deschamps, faut -il
s'en étonner de la part d'un romantique, épris d'Hoffmann et de
Balzac ? En tous cas, si la i)ire maladie d'Antoni était de croire à sa
folie, la prétention d'Emile était d'être un visionnaire. Nous avons
rapj)orté les faits singuliers de divination qu'il met au. compte de son
enfance, nourrie par les soins trop tendres d'un père âgé et d'une
« bonne » mystique.
C'est encore ce dont témoigne une étrange histoire de télépathie
que nous raconte un de ses biographes ^.
De pareils ])hénomènes, s'il faut ajonlor foi à ce récit, sont l'indice
d'une extrême délicatesse du système nerveux et dérivcul 1res j)ro-
bablfuiient d'un élat mental morbide. Ce qu'il y a de certain, c'est
qu'Emile Deschanqts, après certains accès d'irritation cérébrale,
tombait souvent dans un abattement douloureux et prolongé. Nous
en avons j)0ur preuve la première grande crise d'hypocondrie dont il
souffrit en 1842.
1. Putois. Notice sur E, Deschamps. Màcon, 181^, iri-8°, p. .5.
348 EMILE DESCHAMPS EN 1842
L'hypocondrie d'Emile Deschamps surprit extrêmement ceux de
ses amis, comme Lacretelle, qui ne connaissaient que l'esprit si enjoué
qu'il était dans le monde et le gai compagnon.
Vous, attaqué d'hypocondrie ! lui écrivait-il. J'en suis aussi surpris
que si l'on me disait moi attaqué de la rage. Si je connaissais un véritable
hypocondriaque, je lui indiquerais pour remède de se présenter à vous,
de chercher tous les moyens de gagner votre amitié^...
Emile Deschamps dans ses cruels moments, n'était plus lui-même ^.
Il fuyait le monde et ses amis, suivait sa femme auprès des parer.ts
qu'elle avait à Versailles, et là, pour guérir, s'en allait respirer l'air
des bois. Il conservait tout juste assez conscience de son esprit pour
écrire :
Quel courage de vivre comme un ours, quand on était un oiseau !
A. de Vigny était de tous ses amis le plus capable de comprendre
ces états d'intime détresse. Il les avait ressentis et c'est ce qui donne
à la lettre qu'il écrivit à Emile Deschamps, le 5 octobre 1842, ce tendre
et douloureux accent. Voici comment s'exprime l'auteur de Stello :
Alfred de Vigny a Emile Deschamps.
5 octobre 1842. Mercredi.
Vous me désolez, cher Emile, en m'apprenant que vous souffrez ainsi.
Mais souvenez-vous que, dans la rue S*-Florentin, vous eûtes autrefois
1. Lettre inédite. Collection Paignard.
2. Dans ces jours d'amertume, tout lui était peine et cause de peine jusqu'à
son propre talent dont il doutait. Il dut en faire l'aveu à S^^-Beuve. Celui-ci,
dans une de ses plus belles épîtres adressée à M*"^ Tastu qui se plaint toujours
« de ne pouvoir rendre ce qu'elle sent, comme elle le sent, de ne pouvoir atteindre
une seule fois au but ardent de son idéal », S*^-Beuve, pour la consoler, lui dit
que son sort est celui des plus grands, des meilleurs : en tous cas chacun souffre
et porte sa croix. Celle d'Emile Deschamps n'est pas une des moins lourdes à
porter. Qu'on lise ces deux strophes.
L'un, dès les premiers tons de sa lyre animée,
A senti sa voix frêle et son chant rejeté,
Comme une vierge en fleur qui voulait être aimée,
Et qui perd sa beauté.
L'autre, en poussant trop haut jusqu'au char du tonnerre,
S'est dans l'âme allumé quelque rêve étouffant ;
L'un s'est creusé, lui seul, son mal imaginaire,...
L'autre n'a plus d'enfant ?
S*^-Beuve ajoute en note :
A chacun de ces tredts, qui ne sont qu'une allusion rapide, on pourrait rattacher le nom
de quelqu'un des poètes de la première Pléiade romantique, et on reconnaîtrait les profils
à peine indiqués d'Emile Deschamps, Victor Hugo, Vigny, Lamartine.
Cf. Causeries du Lundi... volume intitulé Table générale et analytique par
Ch. Pierrot..., p. 14.
UNE GRAVE MALADIE
349
une maladie à peu près pareille. On vous donnait des vins fortifians ;
tâchez de vous rappeler lesquels on choisissait. — Si vos amis pouvaient
vous aborder, si une douce conversation bien longue et bien paisible,
venue du fond du cœur et du fond de l'âme, vous était un jour agréable,
écrivez-moi, et j'arrive à Veisailles, si c'est là que vous êtes.
Je vous conjure de ne pas écrire trop souvent à des inditïérenls que
vous êtes très malade. Le monde n'est pas digne des confidences trop
détaillées. Il en parle froidement ; il se figure qu'on exagère sa maladie.
Hélas ! comprend-on jamais les douleurs des autres, comprend-on même
les siennes ? La distraction de FJaris ne vous serait-elle pas meilleure
que la solitude ? — Je ne sais qu'ajouter dans l'incertitude où vous nous
laissez tous. Ce qu'on dit alors est de trop ou n'est pas assez. Mais vous
ferai-je mal en volis disant que je souffre de ne pas vous serrer la main
et vous regarder avec ma tendresse fraternelle pour voir dans vos yeux
ce que vous éprouvez !
Signé : Alfred de Vigny.
J'ai écrit à Ed. Dclprat un peu de ce que vous m'avez écrit ^.
La réponse que fit Emile Deschamps à son ami n'est pas moins
touchante. Elle nous émeut par son naturel abandon et sa pro-
fonde tristesse ^.
Le mal dont soulïrait le ])oète n'est malheureusement pas de ceux
dont on guérit. Logé au plus intime de l'être, dans cette jointure
secrète, où s'accomplit l'union du corps et de l'esprit, il va et vient,
laisse plus ou moins longtemps en repos sa victime, mais ne s'évanouit
que pour renaître plus fort au miheu des épreuves, dont le tissu de
notre sort est fait.
En 1855, quand Emile Deschamps perdit sa femme, la douleur
le livra plus misérablement encore à son mal familier.
Les médecins m'envoient faire de longues courses à pied, au grand air,
écrit-il à une dame de ses amies, et on me promène comme un ]>auvre
malade que je suis. Mais toutes conversations, tout travail, toutes com-
positions me sont défendues... Vous dire, Madame, l'état de tristesse
et d'angoisse où je suis, est chose impossible : maintenant l'irritation du
cerveau s'est déclarée avec les plus mauvais phénomènes. Je n'ai plus
la liberté de ma pensée, et je tomberais là, si je me forçais à écrire ou à
parler. C'est une maladie toute physicjue, occasionnée par le chagrin,
et qui ne cessera pas de sitôt, juiisfpie la cause délernunaule lu' fait (pie
s'accroître. Tout le système nerveux est bouleversé.
Ayez grande pitié tous.
Croyez-vous que moi, qui aime tant les belles conversations, les arts
et vous tous, croyez-vous que de gaieté de cœur, je me priverais des plus
douces consolations, celles de soull'rir an inilicu de vous !
1. Cilé par Marsan. Muse française, édition de 1907, Introduction, \k xxvii.
2. Cf. E. Dupuy. Alfred de Vi^nrj. I. Les Amitiés, p. 157.
350 EMILE DESCHAMPS EN 1842
Je fais ce que je peux, allez !
Tous mes amis de Paris le savent sans le comprendre, les maladies du
cerveau sont inexplicables, mais elles sont — • et veulent un régime com-
plet. On ne mange pas dans les gastrites, on ne parle ni on ne pense dans
les irritations cérébrales.
Pardon et toutes vos pitiés à tous, car je suis si malheureux ^ !
Voilà un cri qui semble arraché à l'auteur des Dernières Paroles.
Il est pourtant d'Emile Deschamps.
Les voyages furent longtemps pour Emile Deschamps, comme
pour son frère, le souverain remède. Il quittait donc Paris,
Lieu qu'en mourant on quitte à regret pour les cieux ^ !
a-t-il dit, et qu'il a défini dans un mouvement d'humeur :
La ville sans raison, sans air et sans repos,
Et sur qui tous les ans, l'ange maudit secoue
Quatre mois de poussière après huit 'mois de boue ^.
C'est ainsi que ce Parisien, pour rétablir sa santé, visita la France.
Il nous a laissé en prose et en vers de charmants souvenirs de route.
Les châteaux de la Loire, la Provence, l'Auvergne, le Dauphiné,
lui inspirèrent des pages pleines de variété et d'agrément. L'esprit
y domine ; ce sont mille observations piquantes encore plus que du
pittoresque et de la couleur. Il y a du Sterne dans la manière de ce
voyageur romantique ; et cet enjouement qu'il avait dans le style et
dans ses propos faisait de lui le plus aimable des hôtes et le plus désiré.
Il se rendit fréquemment dans le Midi, soit pour conduire sa femme aux
eaux d'Aix, soit pour rendre visite à ses amis de l'Auvergne ou du
Dauphiné, les parents de Guiraud, les Croze et les La Size-
ranne. Nous aurons bientôt l'occasion de parler des relations qui
unissaient Deschamps à cette aimable famille. On se rappelle que
Lamartine se déclarait spirituellement jaloux des fréquents séjours
que fit Deschamps à Beausemblant, et priait instamment le poète,
quand il descendait la Saône pour atteindre Lyon, de s'arrêter à
Saint- Point, et nous lirons plus loin une de ses meilleures épîtres ,
consacrée tout entière au souvenir du Dauphiné.
1. Lettre inédite. A M™^ de La Sizeranne.
2. Poésies, éd. 1841, p. 134.
3. Poésies, éd. 1841, p. 132.
l'édition de « MACBETH » ET DE « ROMÉO ET JULIETTE » 351
II
Ni la maladie, ni les voyages, ni les révolutions non })lus, ne firent
oublier Shakespeare à Emile DeSchamps. Ses traductions de Roméo
et de Macbeth furent la grande pensée de sa vie.
A la fin de juillet 1830, il écrivait à Rességuier :
J'ai fait des vers tous les jours. Les barricades et les coups de feu ne
vous auront préservé de rien. Mon Macbeth en quatre mille vers est fini 5
mais il est loin d'être ce que je voudrais ^.
A la fin de sa vie, quand la comtesse Dash lui demandait, pour les
Mémoires qu'elle rédigeait, des renseignements sur son œuvre, le
poète, en lui répondant, lui annonçait l'envoi d'un « exemplaire de ses
deux tragédies anglaises, Macbeth et Roméo. »
Je vous prie, ajoutait-il, de vouloir bien en agréer l'hommage — mais
ne les lisez guère — je les ai refaites depuis et très améliorées, je crois —
et je voudrais anéantir mon édition. C'est ma nouvelle version de Macbeth,
qui n'est pas là, que l'Odéon a donnée en 1849 et qui a eu 120 repré-
sentations ^.
Nous étudierons plus loin les circonstances dans lesquelles eurent
lieu ces représentations. Pour le moment, ce qui nous intéresse, c'est
le témoignage apporté par Deschamps lui-même, sur les remanie-
ments successifs qu'il fit subir à ses traductions. Son culte pour le
poète anglais lui en fit un devoir, mais l'ambition l'aiguillonnait
aussi.
1. Paul Lafond. L'Aube romantique, p. 166.
2. Communiqué par M. Eriicsl J)upuy.
Parmi les ouvrages qui traitent do l'histoire de Shakespeare en France, il
faut lire : 1° le mémoire d'Albert Lacroix qui remporta le prix au concours
institué par le gouvernement belge en 1854 sur la question suivante : Atialyser
l'influence de Shakespeare sur le théâtre français jusqu'à nos jours. Cet ouvrage
parut à Bruxelles on 1856 ; 2° Shakespeare en France sous l'Ancien Régime,
par M. Jusscrand ; .3° Baldcnspergor, dont nous avons cité plus haut l'esquisse
si intéressante ; 4° l'ouvrage de M. G. Pdlissier : Shakespeare et la superstition
shakespearienne (1914) oia l'on retrouve les réserves traditionnelles do l'esprit
franc^ais sur Shakespeare ; 5° l'article de M. C. Lalreille (Hei>uc d'IJist. lidt. de
la France, 1916) : Un épisode de l'histoire de Shakespeare en France, dans lequel
la réaction classique de Ponsard contre Shakespeare et les shakespeariens est
bien mise en relief. Il est évident que le passage suivant do la lettre ouverte de
Ponsard au rédacteur en chef du Constitutionnel (mars 1847) visait Emile
Descharnps et les imitateurs de Shakespeare, Auguste Vacquerie, Paul Meurice,
Jules Lacroix, Alexandre Dumas : « Shakespeare, dit-il, a ses Canipistrons ».
352 EMILE DESCHAMPS EN 1844
L'admiration des gens de goût pour Shakespeare avait fait des
progrès en France depuis les temps lointains où Vigny et Deschamps
essayèrent en 1826 d'adapter à notre scène Roméo et Juliette. Léon
Halévy, Dumas, Jules Lacroix, Auguste Barbier, Meurice et Vacquerie,
d'autres encore réussirent à faire jouer à Paris diverses adaptations
shakespeariennes ^. Emile Deschamps aura la joie de voir applaudir
son Macbeth à l'Odéon en 1848. — Mais l'obscurité dans laquelle son
Roméo restait plongé lui pesait sur le cœur. Il avait cru longtemps à
la possibilité d'un succès, et nous avons vu comment Vigny lassa cet
espoir. C'est alors qu'il se résolut à traduire en entier cette pièce, dont
Vigny avait écrit les deux derniers actes et à la publier avec son Mac-
beth en 1844, sans avoir obtenu l'aveu de son ancien collaborateur ^.
Les circonstances qui firent naître cette édition ont été rapportées
par Emile Deschamps dans la préface qu'il mit en tête de son livre.
On peut les résumer d'un mot : c'est l'histoire d'une déception. —
Deschamps, qui avait sacrifié en 1829 à V Othello de Vigny seul l'an-
tériorité, qui appartenait de droit à leur Roméo, reçu deux ans aupa-
ravant, ne pouvait indéfiniment admettre que Vigny se refusât sans
cesse à laisser jouer leur pièce. Comme il n'avait pu se laisser con-
vaincre par les raisons que lui donnait son ami, trop circonspect et
prudent à son gré, il se décida à faire ce qui parut toujours à Vigny
« un coup de tête » et lui déplut singulièrement.
Vigny, qui, dans la lettre que nous avons citée plus haut et qu'il
écrivit à Busoni en 1849, s'est exprimé avec une sévérité bien cruelle
sur le compte de ce qu'il considéra comme une « déloyauté », aurait
peut-être pu prévenir l'impatience de Deschamps ; il a beau pré-
tendre, bien des années après, qu'il n'était au courant de rien, les
sentiments de son ami, sa légitime amertume lui étaient bien connus,
et deux ans avant que Deschamps se décidât à rien faire, en 1842,
quand il le remercia de l'hommage de la dernière édition des Poésies,
par l'envoi des premiers volumes de ses œuvres, éditées par Char-
pentier, il écrivit à Deschamps ^,
1. Paul Meurice donna avec Durnas un Hamlel en 1847 et un Falstajf en 1864 ;
Barbier un Jules César en 1848 ; Léon Halé\'^- un Macbeth en 1853 ; Jules Lacroix
un Macbeth en 1863 et un Roi Lear en 1868. — Hugo publiera en 1864 son Tyi7-
liam Shakespeare, « testament du grand romantique en matière de génie... apo-
théose mystique de l'artiste absolu... » écrit M. Baldensperger dans son Esquisse
d'une histoire de Shakespeare en France (Etudes littéraires, 2^ série, Paris, 1910,
p. 206).
2. Macbeth et Roméo et Juliette, tragédies de Shakespeare, traduites en vers
français, avec une préface, des notes et des commentaires [par Emile Deschamps].
Paris, 1844, in-S".
3. Muse française, édit. Marsan. Introduction, p. xxvii, où la lettre est citée.
l'édition de « MACBETH )) ET DE « ROMEO ET JULIETTE » 353
Dans ces lignes qui partent d'un cœur si profond et qui sont d'une
intelligence aiguë des « délicatesses de l'amitié », Vigny laisse entendre
qu'il a deviné chez le meilleur des hommes et le moins irritable des
gens de lettres les suscepti])ilités bien légitimes d'un amour-
propre blessé. — Il eût été plus conforme à l'idéal que le plus grand
des deux amis, puisqu'il était capable de se pencher avec cette bonté
sur celui qu'il aimait, lui pardonnât, deux ans plus tard, une
initiative qui n'eut rien en soi d.e blâmable ni de blessant pour lui.
Nous croyons en tous cas avoir prouvé qu'il ne garda pas à Des-
champs, })our un instant d'impatience, 1' « implacable rancune »
dont parle Sainte-Beuve.
Cette édition, qui devait coûter si cher au cœur de Deschamps, lui
valut d'abord un succès d'estime auprès des lettrés.
Guizot, alors ministre des Affaires étrangères, lui écrivit :
J'ai lu Macbeth et avec un bien vif plaisir. Vous avez admirablement
compris et reproduit ce chef-d'œuvre. J'espère bien trouver le temps
de vous lire tout entier^...
Vacquerie, son rival comme traducteur de Shakespeare, est plus
enthousiaste :
... Je ne puis vous exprimer, Monsieur, combien il m'a été doux de voir
revivre dans des portraits si frappants les grandes et éternelles figures
du poète, et de reconnaître avec quelle perfection vous avez réalisé pour
Roméo et Macbeth ce que nous avons rêvé pour Falstaff ^...
Deschamps avait dû féliciter les auteurs de cette traduction. Meu-
rice à son tour lui écrit :
Monsieur, bre votre Macbeth^ votre Roméo, admirer à chaque page,
à chaque vers, à chaque rime ce soin d'artiste, cette puissance de poète ;
s'abandonner à ces joies que nous cause à nous autres un hémistiche
bien \oiui comme un rêve réalisé, — et puis tout à coup apercevoiF au
milieu d'une page son nom cité avec éloge par celui-là même qui a récrit
aussi ces beaux drames et donné le droit de cité française à ces mer-
veilleuses figures, c'est, croyez-le. Monsieur, un luen grand, un ])ien doux
bonheur ^...
Patin remercia Deschamps de lui avoir envoyé son livre et de l'avoir
nommé dans sa revue des traducteurs contemporains. Il lui signale
un petit vohime du fils de son ])rédécesseur, M. Roj^'er, publié chez Paulin,
en 1842, sous ce titre : Beautés morales de Shakespeare traduites en vers
français avec le texte en regard. Il ii'esl pas sans rnrrilc ■*...
1. Lr'ttre inédite. Collection Pai<ïnnrd.
2. Ibidem.
3. Ibidem.
4. Ibidem.
354 EMILE DESCHÂMPS EN 1848
Le Genevois Cherbuliez avait publié dans la Revue critique un
article élogieux sur la traduction d'Emile Deschamps. Il précise dans
la lettre qu'il lui écrivit, la portée de ses éloges :
C'est, dit-il tout simplement, un hommage rendu par un ami de la bonne
littérature à l'un des poètes les plus remarquables de notre temps, et,
ce qui est bien plus rare encore, à un écrivain consciencieux qui médite
et qui travaille ■'^. . .
Il se rend bien compte de la tentative de Deschamps, quand il le
félicite
de l'art infini, avec lequel, lui dit-il, vous avez su marcher pas à pas
sur les traces de votre modèle, rendre toutes celles de ses beautés que
comportait le génie de notre langue, tourner ingénieusement celles qui
ne se prêtaient pas à l'interprétation.
Le jugement de Philar.ète Chasles, expert en ces questions de litté-
rature comparée, est aussi bien motivé :
Mon avis personnel, écrit-il au poète, est que la lutte entre l'iambe
anglais et l'hexamètre français, entre la rime et le vers métrique et accentué
échappe à toutes les puissances de l'habileté et du génie. Mais qui ne
serait frappé de la grâce et de l'esprit, des nombreuses et énergiques res-
sources, et de la remarquable flexibilité que vous avez déployées dans
votre œuvre ^...
On ne saurait mieux dire, et c'est la conclusion à laquelle notre
étude sur les traductions d'Emile Deschamps aboutit.
Ce réel succès d'estime ne satisfaisait pas seulement l'amour-propre
du poète, il allait disposer la Direction de l'Odéon à accueillir, non
pas le Roméo qui ne fut jamais joué ^, mais Macbeth, qui fut représenté
sur le second Théâtre Français, le 23 octobre 1848.
Ce fut une bonne fortune pour l'Odéon d'avoir pu monter cette
pièce en cette année terrible de son liistoire mouvementée. Il avait
subi le contre-coup de la Révolution de février. C'était la ruine à
1. Lettre inédite. Collection Paignard.
Sous le second Empire, la renommée du traducteur de Roméo était toujours
vivace. Le 2 février 1865, Emile Deschanel lui écrivait ceci :
J'ai eu le plaisir hier soir de lire aux auditeurs de la rue de la Paix plusieurs passages de
votre belle traduction de Roméo et Juliette ; il va sans dire que vos vers ont été comme toujours
couverts d'applaudissements et je vous remercie pour ma part d'avoir été un des ornements
de ma conférence et d'en avoir, avec ie grand Will, assuré le succès qui a été complet au dire
de juges très sérieux. Je m'empresse donc, cher et illustre maître, de vous rendre ce qui vous
appartient...
Emile DéTchanel, rue de Penthièvre, 34.
2. Inédit. Collection Paignard.
3. Il fut question de représenter cet infortuné Roméo en 1858 à l'Odéon,
et l'acteur Fechter s'était permis sans doute, avec le rôle qu'il comptait inter-
u MACBETH )) A l'oDÉON 355
brève échéance. Le directeur Vizentini avait fui le 14 mars, et les
Comédiens s'étaient constitués en société.
Le Conseil d'administration était présidé par l'acteur Lemaire, avec
01i\-ier et Ballande comme vice-présidents, Husson et Osmont comme
secrétaires. Chacun se cotisant, lisons-nous dans VHistoire du Théâtre
de rOdéon, écrite par Porel et Monval, on réunit tant bien que mal les
premiers frais, le ministre promit la subvention et le théâtre resta ouvert.
prêter, des libertés qui n'avaient pas dû plaire à Emile Deschamps ; le poète
s'en ouvrit au directeur Cli. de La Rounat (jui lui répondit en ces termes :
Théâtre impérial de l'Odéon. Paris, le 25 août 1858.
Cher Poète,
Je m'empiesse de répondre à_ votre tout aimable lettre. Fechter est malheureusement
fort malade, forcé de renoncer pour longtemps au théâtre et peut-être même contraint à quitter
tout à fait l'Odéon.
Je manquais déjà de Juliette, je serai sans Roméo. J'ajoute que le théâtre n'est pas quant
à présent en état de risquer les frais considérables que nécessiterait la représentation du poème
en question, qui ne peut avoir de chance de produire qu'avec une interprétation hors li^ne
et un luxe excessif.
Quant à ce qui a été fait de votre œuvre, je décline à ce sujet toute responsabilité. C'est
Fechter seul qui y a porté la main en mon absence et sans plus me demander mon avis qu'il
ne vous demandait le vôtre. Je trouve donc votre revendication tout ce qu'il y a de plus légi-
time au monde.
Pour être agréable à l'homme charmant que vous êtes, mon cher poète, j'ai projeté de
reprendre à la première occasion votre Macbeth dont je me suis occupé déjà pour les décors
et les costumes. Cette belle tragédie est plus facile à monter et d'un effet beaucoup plus cer-
tain que Roméo ! — Si vous n'y voyez point d'inconvénient, je continuerai à la laisser fisrurer
sur la liste des ouvrages à mettre à l'étude, en attendant que des circonstances meilleures
me permettent de songer à Roméo.
Ce renoncement va vous chagriner, et je m'en afflige ; car vous êtes bien l'homme le plus
gracieux et le meilleur, et le plus riche en cœur et en talent que j'aie jamais rencontré. En
attendant que votre retour dans la contrée de Paris me permette de vous rendre visite, aTéez,
je vous prie, l'expression de mes regrets et de mes meilleurs sentiments.
Ch. de la Rounat.
En 1864, la crainte toujours renaissante de voir paraître un Roméo d'Alex.
Dumas sur la scène de la Comédie Française avait poussé Emile Deschamps
à demander une seconde lecture de sa pièce reçue depuis si longtemps. Edouard
Thierry, alors administrateur du Théâtre Français, répondit à la requête du
poète par la lettre suivante :
Mon cher Maître,
Votre position me semble bonne et je ne sais si je vous conseillerais de la changer, f^iro
votre lioméo devant le comité de lecture, c'est peut-être vous exposer à ce que votre pièce
•oit reçue à correction, comme on dit. Supposez le cas (et la supposition est parfaitement
admissible à l'endroit d'une traduction, c'est-à-dire d'une pièce dont la représentation est
nécessairement soumise aux convenances d'un théâtre), vous perdez l'espèce de bonne note
qui vous est acquise par votre première lecture. Gardez cette bonne note.
Si Alexandre Dumas se présente avec sa pièce, il sera temps pour vous de demander une
lecture et de la demander antéritMire à la sienne. Ce qu'il y aurait de plus utile pour vous,
ce serait de ne pas laisser le public attendri; le lioméo d'Alexandre Dumas, sans rappeler
d'une manière quelconque la priorité de votre travail, afin que votre réclamation, si vous
devez en élever une tôt ou lard, ne semble pas trop inattendue. Voilà mon opinion, je la sou-
met» à la vôtre, tout prêt d'ailleurs à faire en ceci ce que vous trouverez à propos ot toujours
désireux de vous témoigner que je suis bien à vous.
Edouard Thierry.
•6 mars 18C3.
356 EMILE DESCHAMPS EN 1848
Mais ce fut la disette ; du 15 mars au 1^^ juillet, les recettes s'éle-
vèrent à peine à 4.000 francs.
Des spectacles usés, des représentations à bénéfice, de temps en temps
un petit acte sans intérêt ne justifiaient pas suffisamment les 60.000 francs
de subvention ; il fallait absolument donner du nouveau et pour décider
les auteurs à franchir les ponts, une direction unique, une administration
responsable étaient de première nécessité ; le ministre le comprit : Alexan-
dre Mauzin, commissaire du gouvernement, depuis le mois de mai 1848,
fut mis à la tête des comédiens associés ^.
Ce directeur énergique tenta « la galvanisation de TOdéon ».
Il alla, nous disent les historiens du théâtre, frapper aux portes des
plus illustres auteurs dramatiques contemporains et leur offrit jusqu'à
6.000 francs de prime, et un bénéfice sur toute recette dépassant mille
francs. Peine perdue : Victor Hugo répondit qu'il était trop absorbé
par la politique ; Alexandre Dumas, à qui il demandait un Faust d'après
Goethe, proposa de le faire faire par son fils ; Balzac, pressé d'argent,
accepta et commença un Richard Saui>age qui ne se composa jamais
que d'un monologue ; É. Deschamps seul tira de ses cartons sa traduction
de Macbeth, qui sommeillait là depuis près de vingt ans. Cette œuvre
intéressante, montée immédiatement et avec un certain éclat, fit des
recettes très honorables pendant deux mois : ce fut la seule pièce saillante
de l'année 1848-49 2.
Le 23 octobre, l'Odéon donna Macbeth, drame en cinq actes, en
vers, d'Emile Deschamps, musique de M. Beke ; et Auguste Vac-
querie rendit compte de la belle soirée dans son feuilleton théâtral de
VEi^énement.
Comment le charmant poète de toutes les élégances, écrit-il, a-t-il
osé aborder un poète aussi sauvage et aussi âpre que Shakespeare ?
Comment cette main délicate, faite pour jouer dans les cheveux d'une
femme, s'est-elle hasardée dans la rude crinière du lion ? M. Emile Des-
champs a apprivoisé Shakespeare, ajoute-t-il spirituellement ^. ..
Paul Juillerat, qui ne craignait pas l'hyperbole quand il s'agissait
de louer son maître et son ami, lui écrivait le soir même de la première
représentation ces vers enthousiastes :
Paris voit son espoir enfin réalisé,
Shakespeare sur la scène est naturalisé ;
C'est beau ! Tout à la fois délicate et robuste.
Votre verve concise a frappé fort et juste ;
1. L'Odéon, histoire administrative, anecdotique et pittoresque du second Théâtre
Français (1818-1853), par Paul Porel et Georges Monval. Paris, A. Lemerre,
1882, in-8", p. 291.
2. Ihid., p. 292.
3. 'L'Événement, 30 octobre 1848.
CANDIDATURE d'ÉMILE DESCIIAMPS 357
Chaque vers, qui du haut du théâtre touiljait,
Nous faisait dire à tous : Bravo ! c'est bien Macbeth !
Ami, contre le mot : traducteur, je m'insurge.
Interprète puissant du puissant dramaturge,
Vous avez su loucher, inspirer, recréer.
Traduire comme vous, cher maître, c'est créer ^.
On ne peut nier que le Macbeth d'Emile Deschamps fût vm assez
grand succès. Hugo, Dumas, Musset, Gautier ^, assistèrent à cette
première de leur vieux camarade de jeunesse romantique. Tout ce
que Paris comptait de gens du monde et de gens d'esprit vint a])plau-
dir le poète (pii espérait que tout ce bruit fait autour de son
nom servirait une de ses plus chères ambitions ^.
En effet c'est en 1844 qu'Emile Deschamps s'était présenté pour
la première fois à l'Académie française : il pouvait espérer que la
réédition de ses œuvres poétiques, suivie de la publication de ses
traductions shakespeariennes et couronnée ]>ar la représentation de
Macbeth à l'Odéon, parlerait assez haut pour lui.
III
On s'est fort scandalisé qu'Emile Deschami)s n'ait jamais pu
réussir à être élu académicien. Victor Pavie, dans ses Mémoires,
dira du vieux poète, relire à Versailles, où on l'oublia :
Son nom reparut encore, mais pour sombrer décidément dans les scru-
tins de l'Académie, où l'appelait légitimement sa valeur personnelle
unie à ses traditions et à ses souvenirs *.
Auguste Barbier fera un reproche de cet ostracisme à l'illustre
Compagnie :
1. Inédit. Collection Paignard.
2. La Presse. Feuilleton du 30 octobre 1848, par Th. Gautier. Compte rendu
du Macbeth de Deschamps.
3. Dcsehamps avait ofTert à Raehel un exemplaire de sa traduction avec cet
hommage :
Depuis trois ans, ô vous ! l'idéal du poète,
Je n'osais, pour mon œuvre, ayant l'âmo inquiète,
Déposer en vos mains ce Sliakesiicarc français.
Aujourd'hui que Macbeth, même à travers mon voile,
Dans le ciel de votre art fait passer son étoile :
Souffrez que j'ose mettre à vos pieds... un succès.
4. Victor l'avie. (Km'res choisies... T. II. Souvenirs de jeunesse, p. 150.
358 l'académie française
C'a été une faute de la part de l'Académie Française d'avoir repoussé
un esprit si aimable, si littéraire et si bien fait pour elle ^.
Il eût en effet continué à merveille la pure tradition de l'Académie
qui s'honore d'avoir compté Voiture parmi les siens au xvii^ siècle.
Il est vrai que Deschamps valait beaucoup mieux cjue Voiture et
partagea le sort de bien d'autres esprits plus éminents que lui. La-
martine reprit à son compte le reproche exprimé par Barbier :
Pourquoi l'Académie n'eût-elle pas couronné la vie toute studieuse
et toute poétique d'Emile Deschamps, ce Saint-Evremond charmant des
salons de Paris ? ... Emile Deschamps, dit-il encore, l'agrément et la
conversation personnifiée, dans la science des lettres et la bonté fine du
cœur 2.
Charles Nodier définit excellemment la place qu'E. Deschamps
tiendrait à l'Académie :
une place qu'on aime toujours à voir bien occupée, dit-il, celle de l'homme
de lettres et de l'homme du monde, fondus dans une même personne ^.
C'est précisément pour l'élection au fauteuil laissé vacant par la
mort de son ami Nodier en 1844, qu'Emile Deschamps posa pour la
première fois sa candidature. Il écrivait à ce propos cette lettre à
Victor Hugo :
Mon cher Victor,
J'avais été vous remercier de vos paroles d'amitié si douces à mon
cœur et à mon orgueil. Nous nous sommes croisés... J'ai perdu la partie
de [illisible]. Vous dire ma gratitude de tant de choses, c'est impossible,
et c'est au point que je n'ose chercher à l'augmenter.
Seulement je dois vous dire que je suis sur les rangs pour le fauteuil
de Nodier. Seulement... je connais vos engagements et ne demande
que les hasards de la bataille et des coups perdus, si cela se peut. A vous
de cœur et d'âme *.
Emile.
Jamais il n'eut autant de chances qu'autour des années qui avoi-
sinent 1848. D'abord, il n'était pas encore installé définitivement à
Versailles ; on le voyait fréquemment à Paris. Il n'était pas seulement
soutenu par le succès récent de ses dernières publications, mais Hugo
ne demandait pas mieux que de compter à l'Académie le plus d'amis
possible. Il en était depuis 1843.
1. Aug. Barbier. Souvenirs personnels... Paris, 1883, in-16, p. 257.
2. Lamartine. Cours familier de littérature... 1860, tome IX, p. 218.
3. Lettre inédite. Collection Paignard.
4. Inédit. Communiqué par M. Gustave Simon.
CANDIDATURE d'ÉMILE DESCHAMPS 359
L'Académie, après tout, écrivait-il à Alphonse Karr, a été une grande
chose, et peut et doit le redevenir grâce à tous les hommes de pensée
et d'avenir dont je ne suis que le maréchal-des-logis, grâce aux vrais poètes,
grâce, aux vrais écrivains^.
Le maréchal des logis oublia souvent ses vieux compagnons d'ar-
mes. Il lui arriva de leur préférer ses disciples plus immédiats, et
quand parmi ceux-ci l'ont voit Théophile Gautier, il faut avouer
([u'on ])ardonne à Victor Hugo cette faute, que V. Pavie lui reproche
en ces termes :
Au moment de la double candidature de S**^-Beuve et de Mérimée,
il recommandait aux suiïrages de la Compagnie, dans une séance du jeudi,
un poète dun rare talent, plein d'avenir, son élève favori, Th. Gautier,
et ceci, taudis que Vigny, Emile Deschamps demandaient à s'asseoir à
ses côtés ^.
Victor Hugo, en dépit des engagements qui le liaient à des poètes
comme Gautier, et que Deschamps d'ailleurs comprenait fort bien,
fit souvent campagne pour son ami. Les témoignages abondent. Les let-
tres que lui adresse Deschamps, pendant ces années-là, expriment toute
sa gratitude et ses espérances. Celle qui suit peut servir d'exemple :
Mon cher Victor. Merci ! merci ! C'est mon cri avec vous, quand ce
n'est pas bravo ! Tous mes autres amis étaient à 200 lieues ou dans leur
lit malades. — • Eh bien ! il me semble que, s'ils veulent s'entendre en ma
faveur, ils pourront obtenir pour moi des promesses prochaines. — 5 voix
feront la nomination sûre en février, et, avec un peu de politique, je pour-
rais avoir des chances plus tard, sans que l'Ecole alors eût fait de pertes.
Il vaudrait mieux que M. Leclerc passât et moi ensuite — que si les
deux actuels s'arrangeaient pour lutter. Qu'en dites-vous ? Guiraud
arrive et pourrait plus que personne s'en mêler, mais quelle chose j'es-
pérerais de votre amitié ! Il faut que je connaisse bien la mienne pour
parler ainsi.
Adieu et, quoi qu'il arrive, soyez béni une fois de plus ^.
15 février (1844). Emile Deschamps.
On voit par celte lettre qu'il comj)tait sur Guiraud et sur Soumet
sans doute autant cpie sur Hugo. Maliieureusement la mort allait
bientôt les enlever, l'un en 1847, l'autre plus tôt encore, en 1845. —
Ce qui nuisit au succès de Deschamps, à cette époque, ce fut non
seulement la réaction classique de Ponsard, mais aussi la lutte
pour la liberté de l'enseignement (jui }>ar1ageait alors les esprits.
L'Académie, dans ses élections, sacrifia souvent les poètes aux mem-
bres de TLiiiversité.
1. Choses i'iies, t. I, p. 89.
2. Victor Pavie. Sa jeunesse et ses relations littéraires, p. 25'i.
3. Communiquf- par M. Gustave .Simon.
360 l'académie française
Puis Soumet et Guiraud disparurent ; les professeurs et les hommes
politiques, en ces temps de réaction contre le romantisme, prirent
le pas sur les poètes. On sait les obstacles prolongés que rencontra la
candidature de Vigny. Les échecs de Deschamps se multiplièrent.
L'obstiné poète, que rien ne rebutait, écrivait alors, de sa retraite de
Versailles, à Victor Hugo cette jolie lettre, où il déclare sa candidature
immuable et se compose une spirituelle figure de candidat irréductible.
Mon cher Victor, Je voulais déposer dimanche soir aux pieds de Madame
Victor les vers qu'elle a eu la bonté de me demander pour ses loteries...
Des rhumes trop bien motivés par le temps et qui n'épargnent pas non
plus M'^^ Jules Lefèvre, nous ont tristement retenus.
Voilà ces vers qui feront jouer à qui gagne-perd — moi qui perds à
tous les jeux académiques, je persiste pourtant à jouer jusqu'à ruine
complète et pour éviter tous les tiraillements, je reste sculpté dans la
candidature. J'ai le temps de service nécessaire, je ne me sens pas indigne
de l'honneur que j'ambitionne. Balzac ne se met pas sur les rangs cette
fois et j'ai vu qu'il n'avait pas plus de chances que moi, ce qui m'enfle
d'orgueil. Donc advienne que pourra ! Je me présente et me présenterai
toujours. J'y suis décidé. Cela prévient les incertitudes de chaque occasion
et rien n'est pire que les oui, non, oui...
Je me recommande à mes amis... envers qui je serai on ne peut plus
reconnaissant, comme je le suis toujours envers vous... et dont je com-
prendrai, sans me plaindre et en les aimant continuellement, tous les
embarras et toutes les autres préférences.
Lamartine a été parfait pour moi. C'est un second Victor pour le cœur
et le génie.
Quant à vous, mon ami, tout ce que vous ferez ou croirez ne pas pouvoir
faire sera bien. Je vous annonce seulement ma candidature immuable.
■ — Vous me viendrez en aide, j'en suis sûr, dans l'avenir comme dans
le passé... et si je meurs avant d'être immortel, je n'aurai que le regret
de ne pas avoir eu quelques ressemblances avec vous.
Le plus vrai de vos amis et admirateurs.
Emile ^.
1. Communiqué par M. Gustave Simon.
Ce n'est pas faute d'avoir été encouragé dans la persistance par les voix les
plus autorisées, les plus flatteuses. L'évèque d'Orléans lui écrivait en 1859 :
Ce n'est pas moi qui devrais être à l'Académie Française, c'est vous.
Barante, qui regrettait de ne plus le voir aussi souvent, depuis qu'il était
à Versailles, lui disait :
Si pourtant vous deveniez ce que je souhaite, mon confrère à l'Académie, nous nous verrions
au moins une fois par semaine et nous reprendrions nos entretiens d'autrefois... Ce ne sera
jamais faute de mon suffrage que votre candidature n'arrivera point à bonne fin...
Pongerville n'était, pas moins encourageant :
Quand un homme de votre valeur se présente à la porte de ses pairs, les deux battsints
devraient s'ouvrir devant lui. Je vous assure que si la clef était dans ma main, je ne vous
ferais pas attendre.
M™^ Jules Lefèvre, dont il est question dans cette lettre, était la femme de
Jules Lefèvre-Deumier.
CANDIDATURE d'ÉMILE DESCIIAMPS 361
Emile Deschamps couinit dix ans au moins les chances de la car-
rière académique : non seulement il resta à la porte de l'Académie ^,
mais encore il se vit préférer M. Empis. Le fait mérite d'être rap-
porté.
En 1847, M. Em]ns fut élu, et Victor Hugo, dans Choses i'ues, nous
raconte que son élection fut déterminée, chose paradoxale, par les
votes de Lamartine et de Ballanche.
Il y avait ce jour-là 31 académiciens présents : il fallait donc
16 voix pour être élu. Au premier tour, Ém. Deschamps avait 2 voix ;
Victor Leclerc 14 et Empis 15.
Lamartine et Ballanche arrivent à la fin du 1^^ tour. M. Thiers arrive
au commencement du second, ce qui fait 34.
2*^ TOUR
Emile Deschamps 2 voix
Empis 18 »
V. Leclerc 14 »
M, Empis est élu...
En sortant, ajoute Hugo, j'ai rencontré Léon Gozlan qui m'a dit :
— Eh hien ! — J'ai répondu ; il y a eu élection. C'est Empis.
— Comment l'entendez-vous ? m'a-t-il dit.
— Des deux manières.
— Empis.
— Et tant pis ^.
1. Alexandre Cosnard, un de ses amis versaillais, fâché des échecs répétés du
spirituel et charmant hommie, l'en voulut consoler un jour et fit pour lui ce
joli quatrain :
Poète tragique et comique,
Homme de bon ton et de bien,
Sericz-vous trop académique
Pour être académicien ?
(Fragments inédits. Collection Paignard.)
2. Au sujet d'Empis qui fut on compétition avec Arsène Iloussaye pour la
direction du Théâtre-Français, cf. Arsène Iloussaye, Confessions, t. II, p. 391.
Cf. h'Aitisle, nov. 1847, p. 157. Dans la Revue de la Semaine :
Cette bonne académie — française ! elle a fini l'année 1847 en recevant — solennellement
M. Empis, et Elle commcnre l'année 1848 en nommant M. Vatoul.
M. Vatout a eu 18 voix, M. A. de Musset en a eu... deux. M. Vatout est donc neuf fois plus
digne que M. de Musset selon l'Académie.
Une femme d'esprit, songeant h M. Emile Deschamps, toujours en verve, qui aux précé-
dentes nominations a obtenu successivement quelques voix de moins et qui cette fois-ci n'en
a pas eu du tout, s'est écriée : — Ce pauvre M. Desctiamps, qui a une extinction de voix I
Cette petite note est probablement d'Arsène Iloussaye. En tous cas, il s'at-
tribue le mot. Cf. Les Confessions, souvenirs d'un demi-siècle, 1830-1880, tome II,
p. 257-258.
362
L ACADEMIE FRANÇAISE
Il ne pouvait déplaire au spirituel vaincu de tant de luttes acadé-
miques que le symbole de ses mésaventures fût un trait d'esprit qui
le vengeât d'un de ses plus médiocres concurrents et que le bon mot
vengeur partît des lèvres de son ami Victor Hugo,
CHAPITRE V
I. La société mondaine sous Louis Philippe. Quelques « Sa-
lons » fréquentés et jugés par Emile Deschamps. — IL Le
salon russe de la princesse MestschersivY. Cosmopolitisme
et esprit français. — m. Emile Deschamps et le « Dan-
dysme ».
I
C'est une des grâces d'Emile Deschamps, ambitieux candide,
d'avoir moins bien su faire sa cour à la renommée qu'à ceux qu'il
aimait. A l'âge où il aurait voulu forcer les portes de l'Académie, les
idées libérales qui avaient nourri sa jeunesse y florissaient. On se
rappelle qu'il aurait pu sympathiser avec Stendhal sous la Restaura-
tion et faire partie du groupe des Rémusat et des Stapfer. Avec un
peu plus de méthode et d'application dans l'étude des littératures
européennes, ce libre esprit aurait été un des plus brillants rédacteurs
du Globe, mais les goûts du mondain l'emportèrent sur les velléités
du penseur. Il sacrifia les suffrages des doctes aux fêtes qui l'accueil-
laient dans certains salons légitimistes ou simplement conservateurs.
Il y retrouvait d'abord de vieux amis ; et puis, les compliments des
dames, le miel de leurs louanges, retinrent le bel esprit ; et, tandis
que Saint-Marc Girardin, Patin, entraient à l'Académie et que
Victor Hugo et Lamartine renonçaient à la faveur des salons pour
briguer celle d'un monde autrement vaste et redoutable, le libéral
qu'était Emile Deschamps, demeura en somme sous la Monarchie de
Juillet, fidèle au monde ui peu restreint, élégant et fermé, qui avait
naguère souri au |)remier essor du mouvement poétique, mais s'était
promptement alarmé de ses audaces ^.
L'âge de la retraite, les ])remières atteintes de la maladie allaient
1. Comto Anlonin d'Indy. Interviews rétrospectives, pochades et croquis, l'aris,
Ollendorlï, 1894, in-16, p. 138-141. — Voir aussi dans le 76" chap. de son Livre
de bord le jugement d'Alphonse Karr sur Kmil.j: Deschamps. Il fait suit' à la
37*^ année de ses Guêpes. Paris, 1875. In-8°, p. 313-320. « Il aimait, dit-il, "k
aimer et à admirer ».
364 LA SOCIÉTÉ MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
bientôt arracher Emile Deschamps aux déHces de cette vie mondaine.
Avant de le suivre à Versailles et d>chever en sa compagnie le
voyage que, suivant l'expression de Vigny, son charmant esprit lui fit
faire à travers le siècle? nous nous arrêterons un moment à décrire
cette société du règne de Louis- Philippe ^, dont on a si injustement
médit, qu'Emile Deschamps a bien connue et dont il a été une des
brillantes parures.
jyjme (jg Girardin. la belle Delphine Gay, « vrai pendant en femme
d'Emile Deschamps en homme », suivant le mot de Lamartine, et
qui depuis le temps lointain où elle lisait ses premiers vers dans le
salon de la rue Saint-Florentin, était devenue un des plus pénétrants
chroniqueurs du Paris de 1840, a finement analysé les éléments
divers et peu cohérents dont se composait la société parisienne après
la Révolution de Juillet. Elle y distingue au moins deux sortes de
mondes, fort différents, éprouvant l'un pour l'autre, « un mépris
mutuel plein de sympathie, une pitié réciproque et d'une égalité visi-
ble^... » A la frontière de ces deux mondes, l'aristocratie boudeuse et la
bourgeoisie régnante, qui formaient les deux pôles du Paris de Louis-
Philippe, il faut se représenter la foule innombrable des ambitieux
de tout genre, que Balzac a si bien su peindre, jolies femmes et gens
d'esprit, avec ou sans naissance, qui venaient du fond de la province
ou des quartiers pauvres de la grande ville, tenter différemment
fortune et remplir les carrières du théâtre, de la politique, de la
finance et de la littérature.
Emile Deschamps, que son éducation, sa naissance, et l'élégance
morale de son caractère protégeaient contre les atteintes de ce troi-
sième monde, a pu le traverser comme Alfred de Vigny et plus fré-
quemment encore, sans y contracter les habitudes fâcheuses d'Alfred
de Musset. Il fut en relations amicales avec des dandys ^ comme Roger
de Beauvoir, des journalistes et des gens de théâtre comme Méry
et Véron, s'ans cesser d'être un aristocrate de culture, de manières
et de ton. C'est bien ainsi qu'il apparaît dans le beau portrait que
fit de lui le peintre Champmartin, et qui fut exposé au Salon de 1840 *.
1. Cf. Revue de Paris, 15 juillet 1853 : Les Hommes et les mœurs sous le règne
de Louis-Philippe, par Hippolyte Castille.
2. Le Vicomte de Launay. Lettres parisiennes, par M™^ Emile de Girardin.
Paris, 1868, tome I, lettre VI (15 mars 1837), p. 91-92.
3. Jacques Boulenger. Sous Louis-Philippe. Les Dandys : George Brummell,
esq. — Le comte d'Orsay. — « Milord Arfouille ». — Eugène Sue. — Barbey
d'Aurevilly, etc.. Paris, 1907, in-16.
4. Cf. notre Deschamps dilettante, et Auguste Ehrhard. L'Opéra sous
la direction de Véron, eh. m, de : Une Vie-de danseuse : Fanny Elssler... Paris,
EMILE DESCHAMPS ET LES SALONS 365"
Le monde aristocratique, en ôc]nl de la liberté d'esprit du poète,
ne cessa jamais de l'accueillir. Il avait souvent rencontré, sous
Charles X, le comte de Peyronet, chez son ami Rességuier. Il resta
fidèle, sous Louis- Philippe, au ministre du roi déchu. On l'entendit
souvent dans le salon du duc de Fitz- James, légitimiste ultra, faire
l'apologie du romanlisnie et l'éloge de V. Mugo. Il demeura jusqu'à
sa mort le familier de deux grandes dames, dont il était le poète
préféré : la ]irincesse de Beauvau et la princesse de Craon. — Xous
avons mis eu lumière, dans notre élude sur les relations d'Emile
Descham])S avec les peintres et les musiciens, le rôle important qu'il
a joué, sous la Monarchie de Juillet, dans le développement de la vie
artistique. II nous suffit de rappeler ici le succès de ses romances,
mises eu musique par les plus grands musiciens du temps, Nieder-
meyer, Meyerbeer, Berlioz. Les vers d'Emile Deschamps furent
peut-être avec ceux de Lamartine et d'Hugo les plus « chantés » de la
période romantique ^. Nous avons nommé la princesse de Beauvau et
la princesse de Craon, parce qu'elles honoraient le poète d'une amitié
qui ne vieillit pas ^. Mais on lui faisait fête dans le salon de M'"^ de
La Bourdonnaye comme dans celui de la duchesse de Rauzau. Ces
deux salons étaient un peu graves ; on y causait plus volontiers et la
politique l'emportait sur les arts. Chez M'^^ de Vergennes, les artistes
se mêlaient aux gens du monde, ou y lisait les vers de Soumet, de
Guiraud. de Rességuier, de Deschamps, de Musset. Chez M"^^ de
Mirbel ^ on chantait : Niedermever et Pauline Duchambge v étaient
Plon-Nourrit, 1909, iti-16. — A propos du ciilctlantismc français au milieu du
XIX® siècle, cf. une autolMograpbie curieuse : Sallimbnnques cl inarionnelle.s, impres-
sions, digressions et récits, par Auguste Avril... Paris, Michel Lévy, 1867, in-18.
Cette autobiographie n'est que d'un dilettante ; autrement vaste est l'intérêt
qu'offre le roman que publia, en 18'i0, Uargaud, le « philosophe enragé », le « con-
fident » de Lamartine, qui eut une si grande influence sur la « vie intérieure »
du poète. Cf. George, ou Une âme dans le siècle, par J.-M. Dargaud. Paris, E. Lc-
grand, 18'iO, 2 vol. in-8°. Sur le fond d'un roman d'amour, inspire par ceux
de G. Sand, se détachent de curieux chapitres qui sont des tableaux do la société
sous Louis-Philippe : succession de portraits groupés en séries, poètes, critiques,
philosophes, historiens, hommes politiques, et de dialogues sur les problèmes
religieux et sociaux. On connaît, d'après l'étude de M. Des Cognets sur la Vie
intérieure de Lamartine, l'attachante personnalité du bourguignon Dargaud,
plein de talents divers, poète, historien, philosophe, âme ardente, un des pro-
moteurs de l'idéalisme républicain. Son romaiilisme fait niililliôsc avec celui
d'un jiiir arliste comme É. Descham[>s.
1. .Nous en avons fait la preuve dans notn- Dcschiimps dilettante.
2. Tradition orale conservée dans la famille Paignard et dont témoigne la
correspondance inédite.
3. M"!*^ de Mirbel, femme du bolaiiisir (|iii fut sous l 'l'empire et la Restauration
professeur à la Faculté des Sciences de Paris et au Jardin <li'S l'ianlis, était
366 LA SOCIÉTÉ MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
particulièrement goûtés. Mais le salon où l'on entendait de la véritable
musique était celui de M^^^^ d'Agoult (Daniel Stern). Chez cette
grande dame, . une des plus originales individualités féminines du
xix^ siècle, on exécutait la Symphonie fantastique de Berlioz, les
Masurkas de Chopin, les Etudes de Hiller, les Lieder de Schubert,
dont Emile Deschamps avait traduit les paroles en vers français ■■•.
Mais, dans ce monde aristocratique, le goût suivait les caprices de la
mode, et la plus intelhgente des maîtresses de maison ne réussissait
pas toujours à épargner à un grand poète de désagréables mécomptes.
C'est ainsi qu'un soir, chez la vicomtesse d'Agoult elle-même, devant
un auditoire brillant où se trouvaient le comte et la comtesse de
Montault, la marquise de Castelbajac, la comtesse de La Rochefou-
cauld, la comtesse de Luppé, Mesdames de Caraman, d'Orglandes,
de Gramont, etc., Alfred de Vigny lut son poème : la Frégate, qui fut
accueilli par im silence glacial. « Ma Frégate a fait naufrage dans votre
salon, lui dit A. de Vigny en se retirant »•. — Et comme il venait de
sortir : « Ce monsieur est un amateur ? » aurait dit l'ambassadeur
d'Autriche.
Emile Deschamps aimait le monde, mais il jugeait comme il con-
vient cette élégante cohue de gens riches et titrés. Plus tard, quand
il évoquera le souvenir des maisons où se conservaient, au milieu de
ce siècle troublé, les traditions de l'ancienne société polie, il citera
deux ou trois noms, rappellera M"^^ de Virieu, M™^® de Circourt
et surtout M°^^ Récamier et M°^^ SAvetchine, l'une « la Française
charm.ante et fêtée » ; l'autre, « la grande Russe si honorée qu'elle
en est invoquée ». M^^ Récamier et M^^^ Swetchine, dira-t-il, « se
complètent l'une par l'autre, et donnent chacune à son point
très liée avec la famille Deschamps. Peintre de talent, apparentée au général
de Monthion, elle avait accès à la cour. Au salon de 1819, dont Emile Deschamps
fît le compte rendu (cf. notre Deschamps dilettante), elle donna le portrait en
miniature du roi Louis XVIII. — Après 1830, elle accueillit ch,ez elle les artistes.
Champmartin, qui fit le portrait d'Emile Deschamips en 1840, était un des
familiers de son salon. On a d'elle les portraits de Charles X, du duc de Fitz-
James, du duc Decazes, du.C'^ Demidoff, de Louis-Philippe, du duc d'Orléans,
de Fanny Elssler, d'Emile de Girardin. Elle mourut en 1849.
1. Daniel Stern. Mes Souvenirs, p. 338-344.
Il faut lire aussi : Les Salons d'autrefois, par la C^®^ de Bassanville, 4^ série.
Elle parle notamment du salon de M^^ Boscari de Villeplaine, très liée avec
Emile Deschamps. Dans ce salon de la place Vendôme se rencontraient le fau-
bourg Saint-Germain et la noblesse de finance : on y voyait la princesse de
Liévin, la G^^^ Apponyi, femme de l'ambassadeur d'Autriche, la princesse de
Ligne, amie du V^^ d'Arlincourt, M. de Morny, M. Vatout, ami personnel de
Louis-Philippe, le major Frazer, un des dandys les plus à la mode. Cf. l'ouvrage
de Jacques Boulenger cité plus haut, et celui de Victor Du Bled : La Société
française du XX^ siècle. S^ série. Paris, Perrin, 1912, in-8.
ÉMILÈ DESCHAMPS ET LES SALONS 367
d'optique, une des face& parfaites de la société et de l'esprit de
notre époque ^. »
La mort, dira-t-11 encore, en frappant ces deux femmes célèbres, a
frappé au cœur la société parisienne ; elle a fermé deux des quatre ou cinq
salons encore ouverts aux belles conversations, où, comme dans un saint
asile ou sur un terrain neutre, les bommes éminents de tous les partis
et de toutes les patries, aimaient à se rencontrer, dépouillant jusqu'au
moindre antagonisme, pour ne mettre en commun que la variété de
leur esprit et de leurs connaissances, et ces sympathies cachées qui, entre
personnes supérieures, sont toujours prêtes à éclater dans une atmosphère
favorable. C'est ce que leur offraient si merveilleusement M™® Swetchine
et Madame Récamier, à des titres divers, mais égaux, car l'égalité n'existe
qu'à la condition de la non-ressemblance ^.
Emile Deschamps fait ensuite, en s'inspirant de leur souvenir, un
portrait de la maîtresse de maison idéale ^.
Quelques femmes du grand monde. Mesdames de Vogué, de Rade-
pont, d'Osmond, remplissaient certaines des conditions requises par
Deschamps. C'était un rendez-vous de fine élégance, d'esprit, d'ur-
banité que le salon de la duchesse de Castries, dépeinte par Balzac
sous les traits de la duchesse de Langeais.
La bourgeoisie cultivée pouvait lui opposer le salon de M"^® Jau-
bert, « la marraine de Musset )), la sœur d'Alton-Shée, qui accueil-
lait chez elle ces brillants habitués des fêtes de l'esprit : le prince et la
princesse Belgiojoso, Berryer, Chenavard, Malitourne, Henri LIeine
et tant d'autres*. Mais aucun de ces salons n'avait pu acquérir dans
la société, beaucoup trop mélangée, il est vrai, du règne de Louis-
Pliilippe l'autorité et l'universalité de celui de M"^^ Récamier. Seule-
ment son prestige, à la fin de la Monarchie de Juillet, s'éteignait.
La vieillesse et la maladie s'étaient installées à l'Abbaye-aux-Bois.
Chateaubriand, après avoir mis la dernière main aux Me/noiVes d'outre-
tombe, attendait la mort dans un silence farouche, insensible aux
hommages dont son amie savait encore le faire entourer. La mort
1. Les citations précédentes et les fragments qu'on va lire sont empruntés
à une étude publiée en 2 articles par Emile Deschamps dans le Bulletin du biblio-
phile, 1860 et 1861. Le poète y rend compte de l'ouvrage suivant qui venait de
paraître : Madame Swetchine, sa vie et ses œuvres, publiées par M. le comte de
Falloux. — La même année avaient paru les Mémoires de Madame Récamier,
publiés par sa nièce, M"i^ Ch. Lonormant. Deschamps, dans la même étude,
parle de ce second ouvrage. Dans le Bulletin de 18G.'3 il rendit compte du Journal
de la conversion de Madame Swetchine et, dans celui de 1864, de l'ouvrage d'Ernest
Navilln, intitulé : Madame Swetchine, esquisse d'une étude biographique.
2. Bulletin du bibliophile, 1800.
3. Ibidem.
'i. Souvenirs de M^^ C. Jauberl... Beiri/er, 1847 et 1848, Alfred de Musset,
Pierre Lanfrey, Henri Heine... Paris, J. Ilelzel (1881), in-8.
368 LA SOCIÉTÉ MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
survint le 4 juillet 1848, et M"^^ Récamier ne lui survécut pas plus
d'un an.
Emile Deschamps se plaisait à rappeler l'impromptu que lui avait
inspiré jadis, lors de sa première visite à l'Abbaye-aux-Bois, cette
Dame sans rivale :
Celle qui, sous les bois de l'antique Abbaye,
Projette un pur reflet de grâce et de beauté,
Sans commander jamais, à toute heure obéie,
Je l'ai vue exerçant sa douce royauté.
L'Ange de bienveillance est assis auprès d'elle,
Et le Génie, un jour, enchaîné sur ses pas,
• Forme autour de sa vie une garde fidèle.
Que, dans leurs palais d'or, d'autres reines n'ont pas ^.
Emile Deschamps était à sa place dans le salon littéraire de M"^^ Ré-
camier. On est un peu surpris d'apprendre qu'il fréquenta celui de
M°^® Swetchine, un salon tout religieux. Il y fut conduit par ses amis
Rességuier et Montalembert. Il était venu, dans l'hôtel de la rue
Saint-Dominique, voir une noble dame étrangère et goûter « au meil-
leur thé de l'Europe ». La sympathie, qui l'attirait vers le comte de
Falloux, le retint ; la spiritualité qui émanait de la « grande Russe »,
et la grâce peut-être aussi, firent le reste. Il est certain que l'aimable
voltairien demeura sous le charme.
On aime à se représenter Voltaire, disait Chateaubriand, dans la com-
pagnie des Pascal, des Arnaud, des Nicole, des Boileau, des Racine ;
c'est alors qu'il eût été forcé de changer de ton ^.
Deschamps n'eut pas besoin de changer de ton pour s'entretenir
avec le Père Lacordaire, ni même pour parler avec M™® Swetchine,
car ce qui est de l'âme était pour lui chose sacrée ^.
1. Bulletin du bibliophile, 1860.
2. Génie du Christianisme, IP partie, livre I, ch. v.
3. Il nous aurait plu de trouver quelques traces de ses relations avec la famille
du duc de Broglit. Son culte pour le souvenir de M^*^ de Staël aurait pu le faire
admettre dans ce grand salon politique et l'ami de M°^^ Swetchine et de M^i^ de
Circourt aurait trouvé grâce devant la charmante comtesse d'Haussonville.
Mais les poètes romantiques étaient peu appréciés dans ce milieu doctrinaire.
Doudan, qui était l'oracie littéraire du salon, ne nomme pas une fois Emile
Deschamps dans la Correspondance. « Je ne crois pas qu'il l'eût beaucoup goûté »,
nous écrit M. Achille Taphanel, que nous avons consulté sur ce point comme sur
tant d'autres. Cela ne nous a pas empêché de comparer maintes fois Emile Des-
champs avec « ce délicat né sublime » comme S*^-Beuve définit Doudàn. M. le
prince Emmanuel de Broglie nous a confirmé l'opinion de M. Taphanel. Jamais
il n'a entendu dire qu'Emile Deschamps ait été l'hôte des salons du duc de
Broîïlie et de M™^ d'Haussonville.
EMILE DESCHAMPS ET LES SALONS 369
Quand, de 1860 à 1864, il rendit com])te des œuvres de cette grande
dame mystique publiées par .M. de Falloux, et qu'il parla du « Jour-
nal » de sa conversion ^, il sut mettre en lumière la beauté de ce drame
intime, qui passe en intérêt le plus attachant des romans psycholo-
giques. — M™<^ Swetchine s'était donnée tout entière au catholicisme,
qu'elle avait embrassé, non par entramement, mais par une conviction
acquise au prix d'immenses études. « Elle ne quitta ri^>glise grecque,
son Eglise héréditaire, pour l' l'église romaine, dit Descham})s, qu'a-
])rès le fiât lux de son intelligence ^. » Elle était pieuse et même dévote
et cependant elle restait pleine de bienveillance envers ceux qui
n'avaient jjas résolu dans le même. sens qu'elle le plus grave problème
de la vie. Or, pour cela Deschamps la donnait en exemple :
^Ime Swetchine, en toutes choses qui ne touchent pas la morale, écrit-il,
était impartiale et tolérante, non par indifférence, grand Dieu ! elle, la
passion même, mais à force de supériorité.
Il constate finement que chez elle « la conviction acquise par de
longues études était arrivée par le raisonnement à l'état de passion ».
Mais il ajoute, et c'est pour cela qu'il l'aimait :
Tel était son suprême bon sens que, bien qu'elle se fût donnée de cœur
à l'opinion royaliste et légitimiste, elle fut toujours incapable d'une com-
plaisance pour les fautes de ses amis, coiiune de la moindre iniquité à
l'égard de ses adversaires ^.
Emile Deschamps a toujours com})ris qu'on fut d'un ])arti ; ce
qu'il n'admettait pas, c'était l'esprit de parti. Il se })laisait à répéter :
Que Dieu garde toujours votre àme et vos écrits
De l'esprit de parti... le plus sot des esprits.
M""^ Swetchine avait aussi, parmi tous les dons de sa nature,
des qualités qui enchantaient Emile Deschamps : elle aimait les
lettres et savait écrire :
Elle était sensible, dit le comte de Falloux, aux mâles beautés de Dante
et de Shakespeare, comme à la perfection exquise des écrivains du
XYii^ siècle. Elle appréciait Goethe et Schiller, autant comme les révéla-
teurs des souffrances intimes de leur pays et de leur temps (pie comme
des écrivains purement classi((ues. Ainsi (pic, toute ])ers()nne d'un jugement
éclairé et sûr, elle tenait à la conqiosilion ft à la forme.
Deschamps qui appréciait chez elle ce sens littéraire et poétique,
regrettait que son mysticisme et les habitudes ascétiques de sa vie
1. Bulletin du bibliophile, 18G0 à 1864.
2. Ibidem, 1860.
3. Ibidem, 1861.
24
^70
LA SOCIETE MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
l'eussent empêchée de le développer librement. C'est ainsi qu'il nous
dit avec son ironie coutumière :
Elle en est à demander avec quelque crainte à la princesse Alexis Galit-
zine la permission de lui envoyer Flavien, un livre aussi beau que chrétien
d'Alexandre Guiraud (et qu'elle trouve tel), parce que cet ouvrage porte
le titre de roman. Il y a ici place pour un petit sourire ; car enfin la litté-
rature dite profane, en opposition avec la littérature sacrée, ne veut pas
dire absolument littérature impie ou immorale. Mais que sait-on ? Les
plus saintes vertus tiennent peut-être à certains scrupules, qui semblent
quelque peu inexplicables au commun des mortels ^.
Ce que Deschamps admire chez elle sans réserve, c'est le don
d'écrire :
Ce qui frappe tout de suite, dit-il, et émerveille continuellement dans
la correspondance de M"^^ Swetchine, c'est la saine beauté du langage.
On dirait des lettres écrites dans les plus grandes années du grand siècle.
C'est là le privilège des étrangers d'un esprit supérieur, et surtout des
Russes et des Polonais, qui ont choisi notre idiome pour manifester leur
talent. Comme ils l'ont appris et étudié dans nos auteurs les plus consacrés,
ils gardent les belles et irréprochables habitudes du grand style, sans
aucun alliage des fantaisies grammaticales que notre littérature contem-
poraine a successivement adoptées et pour la plupart rejetées, ainsi que
des modes nouvelles et bientôt vieillies. — Si dans cette façon magistrale
d'écrire, la diction perd quelques friandes saveurs d'actualité, elle y gagne
bien davantage en grâce durable et en solide agrément ^.
Enfin M^^® Swetchine était gaie et spirituelle. En fallait-il davan-
tage pour retenir Emile Deschamps ? Elle* était gaie, en dépit des
souffrances que lui infligeait une santé déplorable, et Deschamps nous
rapporte ce trait mahcieux contre les médecins, qu'il recueillit, nous
dit -il, dans un des entretiens qu'il eut avec elle :
La médecine est un art qu'on exerce, en attendant qu'on le découvre.
Une autre fois, comme on parlait devant elle de la dernière Révolu-
tion, un grave étranger aurait dit : « Le doigt de Dieu est là » et
^/[me Swetchine se serait plu à reprendre le mot d'un de ses amis :
« Dieu... il y a mis les quatre doigts et le pouce ! ^ »
Nous nous souvenons, écrit Deschamps, que c'est Madame la Vic^^^^^
de Virieu qui rapporta ce mot d'un de ses oncles à M"^^ Swetchine. L'oncle
avait beaucoup d'esprit comme la nièce en a toujours. C'est elle aussi,
longtemps auparavant, qui avait fait à M^® Swetchine le glorieux cadeau
de M. de Falloux et de M. le vicomte de Melun. Madame de Virieu, qui
1. Bulletin du bibliophile, 1861, p. 716.
2. Bulletin du bibliophile, 1861.
3. Ibidem.
UN SALON RUSSE 371
a encore aujourd'hui, comme M"^^ la C^^® de Circourl, un des derniers
salons qui survivent en France, pouvait sans se faire tort partager avec
d'autres ses plus brillants habitués de ses brillantes matinées \
^fme (jg Virieu était la cousine de Lamartine ; quant à M"^^ de
Circourt, elle était Russe comme M°^^ Swetchine, et son mari, le
comte de Circourt, était l'ami du grand poète. C'est lui que Lamartine
chef du Gouvernement provisoire en 1848, avait envoyé, comme
ambassadeur à Berlin. Cette femme distinguée mourut en 1861.
Son salon, écrit Deschamps, vient de se fermer lui-même, avec les yeux
de cette dame si gracieusement éminente, si bienveillante pour tous,
amie si dévouée de quelques-im.s, spirituelle dans la haute acception du
mot, si instruite sans le montrer ni le cacher, et qui réunissait autour de
son amabilité et de ses soulTrances, l'une aussi fidèle que les autres, tout
ce que notre époque a de plus éclatant par les mérites et les distinctions
de toute nature ^.
II
On a dit de M°^® de Staël qu'elle était un esprit européen dans
une âme française. Cette définition s'appliquerait heureusement à
Emile Deschamps.
La curiosité de son esprit dépassait les livres et s'étendait aux indi-
vidualités les plus diverses. Il était en relations avec presque tous les
étrangers de distinction qui habitaient Paris à cette époque ^. Le
charme de leurs rapports, la finesse et la variété de leur culture et la
1. Ibidem et voir aussi : Académie des jeux floraux, concours de 1 883 : de l'action
exercée par les Salons sur les lettres françaises pendant la première moitié du XIX^
siècle, discours... par Mgr J. Toira de Bordas. Toulouse, 1883, in-S". Quelques
mots sur Emile Deschamps, p. .55, sur M""*^ de Circourl, p. 69.
2. Bulletin du bibliophile, 1863.
3. Voir notre Deschamps dilettante. Nous n'avons pu réussir à savoir si Emile
Deschamps avait eu des relations personnelles avec le comte Orloiï. Ce grand
seigneur s'occupa pendant la Restauration de faire connaître en France les
poètes russes. C'est sous sa direction que fut publié en 1825 l'ouvrage suivant :
Fables russes tirées du recueil de M. Kriloff, el imitées en wrs français et italiens
par divers auteurs, précédées d'une introduction française de M. I^monleij et d'une
préface italienne de M. Salfi, publiées par M. le comte Orlnff. Paris, liossanf^e
1825, 2 vol. in-8o.
On trouve aux pages 292-293 du tome II la fable l'Ane et le rossignol traduite
par Emile Deschamps. Faut-il en induire qu'il a connu le comte Orlofî et qu'il
a fait partie de cette « société d'hommes de lettres français, auxquels le comte
Orloff, seigneur russe, amateur éclairé de la littérature des deux nations, fournit
les traductions en prose » — société dont park le prince Élim Mestscherski dans
372 LA SOCIÉTÉ MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
sympathie, qui les attirait vers la France, faisaient même illusion à
Deschamps, qui, par un sentiment de sociabilité tout français, se
refusait à voir en eux des étrangers, car, disait-il, « n'est-on pas com-
patriote, lorsqu'on a les mêmes mœurs, les mêmes idées, les mêmes
goûts et le même langage, sinon la même langue ?... « Il allait même
plus loin dans son cosmopolitisme ingénu :
Quand reconnaîtra-t-on (en réservant le cas de guerre) qu'il n'y a
dans toute l'Europe qu'une seule patrie par chaque couche d'éducation ?
patrie intellectuelle et philosophique qui ne se démembre, ni ne s'allonge
au gré des caprices de la diplomatie, et où l'on obtient le privilège de la
naturalisation, en justifiant seulement du cens moral. Certes, un ruis-
seau, une cloison quelquefois séparent plus les hommes que ne font les
Alpes et les mers ^.
son discours de l'Athénée de Marseille ? (Voir Les Poètes russes, par Elim Mests-
cherski, Paris, 1846, tome I, p. xxxvii.)
M. André Mazon, ancien secrétaire-bibliothécaire de l'Ecole spéciale des
langues orientales vivantes, actuellement professeur de littérature slave à l'Uni-
versité de Strasbourg, auteur d'une étude magistrale sur I^'an Gontcharov, un
maître du roman russe (Paris, 1904, in-8°), consulté par nous sur ce point comme
sur tout ce qui concerne le prince Elim Mestscherski, laisse la question pendante.
Sur le comte Grégoire Vladimirovitch Orlofî, voir le tome VI du Sbornik de
la section de langue et de littérature russes de l'Académie impériale des sciences
de Saint-Pétersbourg.
Ce que M. Mazon a pu nous dire des relations d'Emile Deschamps avec la
Russie est pour nous du plus grand intérêt. Notre poète avait d'autres amis
russes que le prince Élim et ses amis le faisaient connaître en Russie. Les Sankt-
Petersbourgkiia Vëdomosti (journal de Saint-Pétersbourg) publiaient en 1852,
1^' novembre, n° 246, la traduction du Vaisseau fantôme de Lermontov par
Deschamps, avec grands éloges et le texte publié dans le journal russe comprenait
une strophe finale qui ne figure pas dans les Poètes russes, tome II, p. 375, et
qui parut pour la première fois en France dans l'édition des Œuvres complètes
de Deschamps en 1872, tome II, p. 123.
Nous avons trouvé dans VAriel, journal du monde élégant, n° du 30 mars 1836,
cette pièce de vers d'Emile Deschamps : A M. de Miatlev, qui a traduit mes
poésies en russe.
Toute fière d'un tel hommage, Telle une beauté sous le masque :
Ainsi refaite à votre image, Le caprice ardent et fantasque
Ma poésie humble en naissant, La tourne et letourne cent fois,
Sous son habit russe doit être On brûle d'en voir quelque chose,
Belle... à ne pas la reconnaître. Et l'élégant domino rose
C'est ce qui m'arrive à présent. Nous dérobe jusqu'à sa voix.
Sûre à ce prix qu'elle est charmante, Mais à sa molle et svelte allure,
Mon ignorance la tourmente, Aux parfums de sa chevelure,
La froisse des mains et des yeux ; A je ne sais quel vague attrait,
Elle m'échappe, ombre légère, On s'aperçoit, avec ivresse,
Et de sa splendeur étrangère Qu'il s'agit d'une enchanteresse
Se fait un voile radieux. Et que tout le cœur s'y prendrait.
Emile Deschamps.
1. Emile Deschamps. Œ. c, t. III, p. 185.
UN SALON RUSSE
373
En vérité, voilà du Deschamps tout pur : une idée ingénieuse, pro-
fonde môme, relevée... ou gâtée..., suivant les goûts, par un calem-
bour. Ce ([ui gone à la lecture, amusait dans les conversations, où
cet homme, qui avait tous les genres d'esprit, était un merveilleux
excitateur.
Il y avait, autour de 1840, un salon, russe encore, où se réunissaient
les illustrations de l'époque. Emile Deschamps y était naturellement
accueilli : c'était le salon des Mestscherski.
La princesse Catherine recevait l'hiver à Paris, rue de la Ferme-
des-Mathurins et, l'été, à Sèvres, dans une charmante villa, qui
donnait sur le parc de Saint-Cloud. — Son fils, le prince Elim, attaché
à l'ambassade de Russie ^, était l'auteur d'un recueil de vers, les
Boréales, qui passait pour avoir été corrigé par Deschamps lui-
même ^. Ce dernier comptait parmi les intimes de la maison. Quand la
comtesse Dash, décrivant dans ses Mémoires la vie mondaine sous
Louis-Philippe, en vint à parler de Mestscherski, c'est auprès d'Emile
Descham])s qu'elle alla s'informer :
1. Le rôle du prince Elim Pctrovitch Mestscherski comme attaché d'ambas-
sade serait à étudier. M. André Mazon, qui a puljlié dans les Feuilles d'Instoire,
année 1914, t. XII, n° 7, le Rapport d'un russe [le comte Iakov N ikolaévildi Tolstoï\
sur l'instruction publique en France en 1842, nous rapporte que le prince Élim
fit offrir au ministre Ouvarov, qui élaborait en 1833 la création d'un organe
officiel d'inforipation scientifique, ses services en qualité de correspondant.
L'offre fui acceptée, écrit M. Mazon, et, trois années durant, de ISS"! à 1836, le prince Élim,
patriote ardent et poète délicat... adressa au ministre russe une correspondance régulière
sur le mouvement des livres et des idées en France. De cette correspondance, les archives
du ministère de l'instruction publique n'ont gardé, à vrai dire, que d'insignifiants fragments,
et si la plus grande partie en a dû être reproduite, sans signature d'auteur, dans la Revue
du ministère de l'Instruction publique, tous éléments d'identification nous font malheureuse-
ment défaut. 11 n'en est pas moins permis d'assurer que le prince Élim joua un rôle capital
dans l'histoire des relations intellectuelles de la France et de la Russie. Ce fut lui qui, un des
premiers avec le comte Orloff, fit connaître aux Français la littérature russe ; ce fut lui aussi
qui, admirateur sincère de Joseph de Maislrc et du vicomte de lionald, donna, dans des
lettres à des amis appelées à voir bientôt le jour, le prototype de quelques-unes des formules
du credo russe et orthodcve des slavoph'les. En note : Le prince Elim Mestscherski, ouvrage
en préparation. Ed. Champion, éditeur.
M. André Mazon écrivait ceci en juillet 1914. La guerre lui a imposé d'autres
soins. Nous, qui connaissons les services que le jeune savant a rendus en Russie
môme à la France, et les soufTrances qu'il a endurées pour son pays, nous sou-
haitons que la paix lui permette de reprendre, parmi ses travaux d'iiistoire lit-
téraire, l'étude projetée sur le prince Elim et son rôle d'intermédiaire entre la
France et la Russie. Lire dans la Nouvelle bio'^rapkie générale, t. XXXIV,
p. G45, le petit article consacré à : Mécherski [sic].
2. Dans tous les cas, notre poète ne fut pas étranger à la pul)licalion de ce
recueil, comme en témoigne la lettre suivante du prince Élim à Deschamps,
datée de Saint-Pétersbourg, le 6/18 janvier 1838.
Cher Emile, voici mon ouvrage ; je vous lance ma bordée de vers, sans savoir comment elle
sera reçue, mais c'est que j'ai si grande foi en votre obligeance, je crois si aveuglément !i votre
amitié que je me réponds pour vous. — Et puis, si vous n'avez pas la possibilité ni do vous
374 LA SOCIÉTÉ MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
... Je fais un grand livre qui s'appelle les Mémoires des autres, lui éorit-
elle. Remarquez bien que ce ne sont pas les miens. Il va sans dire que
j'y parle de vous. J'ai déjà raconté comment nos familles s'étaient con-
nues dans les Domaines. A présent j'en suis au salon de nos pauvres
Mestschersky, où vous occupiez une des premières places. Je dis mes impres-
sions, ce que je sais, ce n'est pas assez encore. Je voudrais sur vous des
détails qui ne courent pas toutes les biographies, des choses intimes qui
occuper de cette publication, ni même de revoir avec attention mes manuscrits, je sais que
vous voudrez toujours vous charger de trouver quelqu'un qui me rendra ce service, sans que
toutefois personne puisse vous remplacer.
Ce que je vais dire ici des détails matériels de ma publication servira donc soit à vous,
soit à ce quelqu'un que j'aimerais à vous devoir, au Deo ignoto.
Bien que mon volume soit des vers et que même la bonne poésie trouve difiicilement des
éditeurs par le temps qui court, je crois que je serai plus heureux que beaucoup d'autres.
Julvécourt a bien trouvé à imprimer sa Balalaïka^. Et puis, mon nom tout minime qu'il soit
en littérature est déjà connu à Paiis, ensuite je suis Russe. Oh !!! — Après, je suis Prince :
Oh ! Oh ! — enfin, il s'agit de plus de mille vers traduits d'une poésie inconnue : Ah !... Tout
cela pris ensemble est fait pour éveiller la curiosité et atlirer les gobe-mouches. Et surtout
la courtois'e française, tant d'écrivains qui furent mes amis, ne me laisseront pas manquer
d'articles dans les journaux, choses si précieuses pour un éditeur.
Je ne prétends pas vendre mon manuscrit ; je l'abandonne à celui qui se chargera de le
publier. Cependant, cher ami, s'il vous paraissait que hion ouvrage pût espérer quelque
succès, et que partant on pourrait faire quelques conditions au libraire, voici mes conditions.
S*-Félix, je le sais, vous doit une petite somme d'argent. Ne pourriez-vous pas vous arranger
de «orte que cette dette vous fût payée sur mon ouvrage ? Cela me ferait bien plaisir. N'en
parlez pas à S'-Félix. Puis je tiendrais à recevoir gratuitement 25 exemplaires à ma dispo-
sition, sans compter quelques exemplaires que je voudrais distribuer en France... Passons-
à la question typographique.
Je voudrais que le volume eût le format et ie caractère des Voix Intérieures et le même
papier s'il se peut ; qu'il eût également 18 ou 20 vers par page, là où il n'y a pas des intervalles
de strophes ou d'alinéa, que la distance de ces intervalles fût la même que dans le livre d'Hugo...
Les épigraphes doivent être placées sur la page en regard comme dans mon manuscrit. Je
voudrais surtout que la ponctuation fût bien soignée, et l'orthographe des noms propres et
autres fidèlement reproduites, d'après celle que j'ai adoptée. L'enveloppe du livre devra avoir
la couleur la plus usitée et ne porter que le titre seul, sans agréments typop-aphiques, la plu3
détestable chose que je connaisse après un livre détestable. Les trois manuscrits ne doivent
former qu'un volume et doivent se suivre dains l'ordre indiqué à la fable qui se trouve placée
à la fin des Etudes russes. Voilà bien des minuties grandement ennuyeuses ; comment faire ?
C'est un superflu de détails qui me semble indispensable.
Pauvre Emile ! que je vous plains ! à propos il me vient une idée et une peur : que serait-
ce si vous n'aviez pas reçu la lettre que je vous ai écrite il y a 8 jours ? — Là je vous ai parlé
de l'ouvrage en lui-même et vous ai annoncé mon envoi, cette lettre n'est que la continuation
de la précédente. Cependant j'espère que les postes de Russie ne m'auront pas joué ce vilain
tour et je poursuis comme si j'avais la certitude que cette lettre vous fut parvenue.
Vous trouverez, je crois, le mécanisme de mes vers assez soigné ; c'est pour la première
fois que j'ai eu le loisir de m'adonner à mon goût versificateur, et j'espère aller de mieux en
mieux si le temps ne me manque pas. Mais aussi quel tourment de ne pouvoir s'inspirer de
la conversation et profiter des conseils d'un homme de l'art ! Figurez-vous que mon volume
est éclos dans la solitude et le silence le plus complet. Personne à qui demander un avis ou
un encouragement ! Je suis encore peu lié ici avec nos poètes indigènes, et puis, bien qu'ils
parlent ou entendent le français, ils ne peuvent ni sentir les finesses de la langue poétique
ni connaître la particularité de l'art français. Vous verrez cependant que, grâce à des recherches
et des études laborieuses, j'ai assez peu blessé votre belle langue...
poe Élim Mestscherski.
(Inédite. Collection Paignard.)
1. Paul de Julvécourt mériterait aussi une étude, comme intermédiaire entre la France
et la Russie. Cf. notice de la Biographie Michaud et dains son recueil des Fleurs d'hiver
(Paris, 1842) le poème sur l'Ennui, dédié à Deschamps : Une soirée.
UN SALON RUSSE 375
VOUS fassent connaître et apprécier comme vous le méritez si bien. J'espère
donc en votre obligeance pour m'envoyer des notes ; si vous en avez con-
servé sur nos anais de ce temps-là, ces souvenirs me seraient très pré-
cieux...
Signé : C®^^ Dash.
(Lettre inédite. Collection Paignard.)
La mémoire toujours docile du poète n'avait pas coutume de se
faire prier, et il est probable que c'est grâce aux notes de Deschamps
que la comtesse Dash a pu écrire l'intéressant chapitre qu'elle con-
sacre au salon Mestscherski. Le portrait qu'elle tracedu jeune prince
est charmant :
Poète dans sa langue et dans la nôtre, qu'il parlait et écrivait dans la
perfection, il était en même temps grand seigneur jusqu'au bout des
ongles... Son visage offrait le type russe, presque cosaque, tempéré par
une expression de douceur et de mélancolie ineffable ; ses cheveux blonds,
ses yeux bleus, son sourire empreint d'une finesse égale à sa bonté lui
prêtaient un charme... D'une taille au-dessus de l'ordinaire, excessive-
ment mince, il avait l'air souffrant. On voyait qu'il ne devait pas vivre ^...
Ge que la comtesse Dash dit de sa conversation si attachante,
exempte de toute prétention, si simple et si naturelle, est vrai de son
œuvre poétique. Disciple de Musset et de Deschamps ^, le poète des
Boréales et des Roses noires a gracieusement exprimé, dans ses vers
d'un r\'thme si doux, par des images délicates, la nuance coutumière
de ses pensées et de ses émotions :
Sur ce monde indigent et triste
Trône quelque démon rieur ;
Mais Dieu, qui toujours nous assiste.
Nous donne un monde intérieur.
Dans ce beau parc de l'âme humaine,
Au fond de notre cœur éclos,
Tel cultive un vaste domaine,
Et tel autre un petit enclos.
Ma part fut un carré de roses.
De roses aux sombres couleurs ;
Car les flots dont tu les arroses,
0 mon Ame, ce sont les pleurs !
1. Cssp Dash. Mémoires des autres, IV, p. 17.3.
2. Article nécrol. de Wilhclm Tenint sur le prince Élim dans V Artiste, 1845,
t. II. — Cf. aussi Les Amours d'un pacte, par Paulin Nilioyet... Nelle édit. précédée
d'une introduction par la comtesse Dash. C'est un épisode romancé de la vie amou-
reuse du prince Élim.
376 LA SOCIÉTÉ MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
Ce tempérament d'élégiaque s'alliait chez le prince Elim à l'esprit
le plus vif et le plus curieux. Très informé en matière de littérature
française, il avait entrepris de révéler la poésie russe à ses amis de
France, et quand il mourut prématurément à Nice en 1844, c'est
Emile Deschamps qui se chargea d'éditer le recueil de ses traductions
posthumes.
Les deux poètes s'étaient d'abord sentis attirés l'un vers l'autre
par leur commune admiration pour Shakespeare.
Ou peut lire, dans les Roses noires, un sonnet que le prince Elim
adresse à Emile Deschamps », sur sa traduction en vers de Macbeth
et de Roméo et Juliette ^. »
Emile Deschamps répondit à son gracieux admirateur par ces vers,
dans lesquels il accueille, au nom de la France, l'hommage d'un écri-
vain russe qui se plaît à écrire en français.
Cher Français de Moscou, blond scalde, dont le luth
Assouplit à nos vers ses cordes boréales,
Prince, qui, courtisant nos Muses, tes féales.
Obtins, à nos dépens, que leur faveur t'échût ;
Si quelques-uns de nous ont péché, s'il leur plut.
Littéraires frondeurs, se faire rois des Halles,
La chaste poésie, aux formes idéales,
A dans ton saint laurier sa branche de salut.
Qui pourrait voir d'un œil de haine et de colère,
Se lever dans nos cieux ton étoile polaire,
A leurs astres rivaux mêlant ses rayons d'or ?
La France à ses tournois t'accueille sans alarmes ;
Tu triomphes, mais fort et paré de ses armes ;
Ta victoire pour elle est un hommage encor ^.
Ce qui assurait au prince Elim la sympatliie d'Emile Deschamps,
c'était sa qualité d'étranger. La littérature russe avait échappé jusque
là aux investigations des lettrés ^. Il était temps de donner à la France
1. Cf. Les Rosés noires par le prince Élim Mestscherski. Paris, 1844, in-8°,
et compte-rendu par É. Deschamps dans le Journal des jeunes personnes,
janvier 1845.
2. Œ. c, t. I, p. 74.
3. M. André Mazon, dans l'étude parue dans les Feuilles d'histoire (1^^ juil-
let 1914), citée plus haut, évoque les relations du comte Tolstoï avec les lettrés
français de la Restauration qui s'intéressaient aux choses russes. « Il s'était
[en 1825] établi à Paris, et, guidé par son instinct batailleur, il avait pris pour
tâche de réfuter toutes les erreurs qui s'imprimaient en France sur la Russie ;
et il polémiquait furieusement avec Baour-Lormian, critique injuste et surtout
EMILE DESCHAMPS ET LE PRINCE ÉLIM MESTSCHERSKI 377
une idée de ce monde slave un peu mystérieux. Le prince Élim avait
loué hautement, dès 1830, « la tendance au cosmopolitisme » de la
littérature française du xix^ siècle.
Quelques grands poètes français tels que MM. Jules Lefèvre et Antoni
Deschamps, disait-il, ont donné de nos jours l'exemple de l'érudition
générale jointe à l'inspiration individuelle... La célèbre préface de M. Emile
Deschamps, en tête de ses belles Études françaises et étrangères, est venue,
dans ces derniers temps, donner le coup de grâce aux préjugés litté-
raires...
En 1836^, Emile Deschamps avait remercié, nous l'avons dit plus
haut, M. de Miatlev, qui avait traduit ses poésies en russe.
En 1841, c'est lui qui, probablement grâce au prince Elim, pouvait
donner en vers français, dans la réédition de ses Poésies, quelques
spécimens de la poésie de Krylov, de Miallev et de Lermontov ^.
incompétent de Krylov, — avec Alplionse Rabbe, l'auteur d'un médiocre Résumé
de l'histoire de Russie, — avec Ancelot, à qui six mois de voyage avaient suffi
pour définir la Russie, — avec Victor Magnier, un ofïicier d'état-major Irançais
qui, en 1828, avait accompagné l'armée turqiu^ dans sa campagne contre les
Russes, — avec la duchesse d'Abrantès, qui venait de publier sa biographie
de la grande Catherine... » Rapport d'un Russe sur l'instruction publique en
France en 1842, par André Mazon, p. 5. — M. Mazon nous renvoie à l'ouvrage
de Ghonnady : Les Ecrivains franco-russes : biblioi^raphie des ouvra<^es français
publiés par des Russes. Dresde, 1874, p. l^t-15.
1. h'Ariel, journal du monde éléffant, n° du 30 mars 183G. Cf. note supra.
2. M. André Mazon nous a fait remarquer que ce n'est pas au prince Elim
que Deschanaps doit le Vaisseau fantôme, comme en témoigne ce passage des
Poètes russes, traduits en Ç'ers français... Paris, Amyot, 1846, tome II, p. 374 :
Un beau et curieux morceau lyrique de Lermonlofî que le prince, Élim Mestschcrski se dis-
posait à mettre en vers français, lorsqu'il eut connaissance des traductions que nous don-
nons.
Ainsi s'expriment les éditeurs de ce recueil posthume du prinee l'.Iitn, mort
deux ans auparavant, en 1844.
M. Mazon a bien voulu comparer les traductions d'Emile Deschanips avec
leurs originaux russes. Voici les précieuses notes qu'il nous a communiquées :
1. L'Ane et le Rossignol.
Traduit de A. Krylov, le La Fontaine russe (1768-1844).
Sur Krylov, voir Lillérature russe, par K. Waliszewski, 2" éd. Paris, 1900, pp. 151-155.
Voir aussi : Les Poètes russes de S'-Albin. Paris, 1893.
Le titre russe do la fable traduite par Descliamps est : Osel i solovêi. Elle se trouve dans
les Basai L A. Krylova, édlt. Souvorine, Moscou, 1899, p. 60 (fable XXIII du livre II).
Deschamps a légèrement allongé la fable russe et il lui a donné je ne sais quelle allure de
gentillesse qui diffère singulièrement de l'allure franche et rondo de l'original. Le ton n'est
pas très juste.
2. La Branclte coupée.
Traduit de L P. Miatlev (179C-1844).
Poète et humoriste, Ivan Petrovitch Miatlev dut la vogue dont il bénéficia, de 18.35 à 1850
environ, à ses poésies lyriques (parues en 1834 et en 1835) et surtout à un poème bouflon
intitulé : Sensations el o})survalions de Madame Kourdioul<ova au delà de la jronlière, DANS
i'ÉTRANGEH [ces 3 derniers mots en français dans le titre], poème paru de 1840 à 1844
et réédité en 1856-57. En français, je no puis indiquer sur Miatlov que les quelques lignes qui
378 LA SOCIÉTÉ MOrsDAIiNE SOUS LOUIS-PHILIPPE
Il faut lire, dans l'avant-propos des Boréales, l'étude que le prince
Elini consacre à la littérature de son pays. Il présente au public
français, chez lequel il désire trouver « l'indulgence d'Emile Des-
cliamps », un choix de traductions de poètes russes contemporains :
Ces études timides, il les soumet aux poètes français comme l'apprenti
apporte aux maîtres un minerai inconnu. C'est à eux de décider, examen
fait, si les échantillons promettent, s'il y a lieu ou non d'exploiter la mine
découverte.
Mestscherski rêve d'une cité littéraire idéale, où toutes les nations
seraient représentées :
L'universalité de la langue française, dit-il, universalise peu à peu
toutes les œuvres du génie. Déjà l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Es-
pagne, la Pologne même voient la France couronner leurs poètes. Or,
les temps ajîprochent, où la Russie pourrait à son tour élever sa grande
voix dans ce concile œcuménique des poètes du monde.
Cette page est datée de 1838. Mais ce qui nous ramène à Emile
Deschamps et à son rôle d'intermédiaire entre la France et les lettrés
européens, c'est une lettre en vers que lui dédie le prince Ehm, dans
ce même recueil des Boréales.
lui sont consacrées, à propos de Lermontov, dans le Michel Jiouriévitch Lermontoi' de Duchesne.
Paris, Pion, 1910, et quelques lignes dans les Poètes russes de Mestschersky, tome I, p. lxxxix.
Le titre russe de la Branche coupée est Plavalouchtchaïa velka, c'est-à-dire la branche flot-
tante et non la branche coupée. La pièce en question se trouve dans le Polnoé sohranié sotchi-
nénii J. P. Mialleva, 3 vol. petit 8°, Moscou, 1894, tome I, p. 155.
La traduction de Deschamps est très fidèle, sauf quelques additions nécessitées par la rime.
L'impression générale est celle d'une plus grande sentimentalité que dans Toriginal russe .
«... orpheline innocente », «... cher arbre qui me pleure », autant de qualificatifs qui sont
du traducteur et qui affaiblissent l'expression. L'original russe est plus simple et plus direct.
Le rythme est heureusement rendu.
3. La Statue,
Traduit du même L P. Miatlev.
Le titre russe est : Slatouîa. La pièce se trouve dans op. cit., tome l, p. 11.
Traduction un peu moins fidèle que la précédente, mais non moins heirreuse. Mêmes objec-
tions que ci-dessus : des additions et trop d'épithètes qui souvent ne sont pas dans la note
de l'original russe. Une trouvaille qui est du Deschamps et ne vient pas de l'original russe :
«... baisé ton sourire innocent. »
4. Le Nuage.
Traduit du même L P. Miatlev.
Le titre russe est : Oblako. La pièce se trouve dans op. cit., tome I, p. 21.
Traduction beaucoup moins heureuse au point de vue imitation du rj-thme. Les strophes
russes sont plus légères et plus rapides. Ce sont des vers octosyUabiques qu'il aurait fallu
prendre pour en reproduire le mouvement. Les critiques faites ci-dessus s'imposent de nouveau
pour cette pièce, elles s'aggravent même naturellement : les cadres des strophes étant trop
grands, le traducteur a dû surenchérir sur son défaut ordinaire, la surabondance des mots.
5. Le Vaisseau fantôme.
Traduit de Lermontov. Sur Lermontov, voir la thèse de Duchesne : AI. S. Lermontov, Paris,
Pion, 1910.
Le titre russe est : Vozdouchny Korabl. Voir Polnoé sohranié sotckinénii M. J. LermorUova,
édit. de l'Académie, S'-Pétersbourg, tome II, pp. 284-286.
Paraphrase plutôt que traduction, mais bien l'esprit de l'original.
EMILE DESCHAMPS ET LE PRINCE ÉLIM MESTSCHERSKI 379
Emile, mon. poète, il nie prend fantaisie
De verser dans vos mains ce que ma poésie
M'a dicté récemment de vers, bons ou mauvais,
N'importe ! Mais voilà bien longtemps que j'avais
Le désir le plus vif, mon cher, de vous écrire,
Un vrai besoin, pareil à celui de vous lire.
C'est une ardente apologie de son pays qu'il adresse ainsi, non
seulement à Emile Deschamps, mais au public français. Il ne nie pas
l'étrangeté physique et morale de cette terre russe, où
Tant de peuples divers sont bercés et blottis.
La Russie est l'œuvre combinée de la douceur et de la violence, de
l'Église chrétienne et des Tzars, de là ses contrastes saisissants. Mais,
selon lui, la douceur est le fond de l'âme russe et la Russie est la plus
chrétienne, la plus évangélique des nations ^. Le peuple russe est un
peuple mystique.
Je vous ai dit, mou cher, ma façon de penser
Sur l'énigme gravée au front de ma patrie.
On ne connaît la Russie qu'en l'aimant.
Vous cherchez à tâtons Dieu... nous l'avons gardé.
Toujours je le dirai, la foi fait notre gloire,
Et le christianisme est toute notre histoire.
D s'excuse d'être long, de bavarder comme Musset dans ses épîtres.
« Ah ! s'il était Musset ! »
Et Musset me ramène à vous tous, mes amis.
Aux temps qu'à vos banquets, maîtres, je fus admis.
Et que je savourais les miettes de la table.
Suit alors une jolie chronique en vers, consacrée au Paris httéraire
du règne de Louis- Philippe, tel que pouvait l'apprécier un grand
seigneur russe :
J'eusse imité Musset, s'il était imitable,
Ce poète ïf^i fort, .«;i profond et si franc,
Que notre goût si faux à peine le comprend.
Qui, trop grand pour la forme, aime à voir la pensée
S'écouler largement de son âme blessée.
J'eusse voulu pouvoir piller chacun de vous
Pour garder sur mon sein quelques joyaux de tous :
1. C'est encore sous ces traits que lo vicomte de Vogué, en 1882, nous a repré-
senté la Russie. Cf. son Roman russe.
380 LA SOCIÉTÉ .MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
Etre un peu vous en moi, c'eût été ma manie !
Or, je cultive au moins la bonne compagnie
Que fête Rességuier ; Eloa, l'ange en pleurs.
Larme tombée un jour pour féconder les fleurs
Du jardin Poésie, où vint Joseph de l'Orme
Gazouiller ses concerts divins au pied d'un orme.
Je vois souvent Lazare et son frère Pianto ^,
Sublimes forgerons qui d'un coup de marteai^
Dispersent en éclats les travers de notre âge
Et marquent- au fer chaud tout vice à leur passage.
Puis arrivent les chants lugubres d'Antoni,
Dont l'auréole d'or ceint un front rembruni ;
Marie et Cynthia ^ ! La vestale romaine
Couronne du laurier la vierge armoricaine,
Et ces belles enfants ont plaisir d'entrevoir
Sous la Cape et l'Epée ^ un seigneur de Beauvoir ;
Puis, de plus jeunes fronts illuminés d'extase,
Parterre où dans un lys trône le sylphe Blaze * ;
Puis de la vieille foi ces luths éoliens,
Beauchêne, Turquéty, Guiraud, chantres chrétiens ;
Enfin, anges d'amour, c'est vous, c'est vous, mesdames.
Vous hommes de génie et par le cœur si femmes !
Tel est mon empyrée, où brillent au sommet
D'autres noms étoiles, Lamartine, Soumet,
Hugo, ce conquérant de puissante nature,
Et ce Napoléon de la littérature.
Le prince Elim, « vrai Français de Moscou », comme l'appelle Emile
Deschamps, n'était qu'un poète aristocratique et mondain, digne
hôte du salon du comte de Rességuier, il était aussi peu Russe que
possible ; cependant quand il termine son épître par l'invective,
qu'on va lire, contre l'industrialisme et le mercantilisme grandissant
de la civilisation occidentale, c'est bien l'horreur native d'une race
plus simple, encore primitive, qui se trahit dans ces vers. Ce qu'on
appelle en France le progrès, lui répugne. Il voit dans ce grand mouve-
ment scientifique et industriel, qui entraîne le monde moderne, une
sorte de conjuration de l'esprit humain, dévoyé, contre la nature et
la poésie. Il proteste ; il voudrait être éloquent et rude, et paraître
« porter dans ses vers une barbe un peu longue, une vraie barbe de
moujik. » Ses paroles, hélas ! ne s'élèvent pas à la hauteur de ses
1. Poèmes d'Auguste Barbier.
2. Poèmes de Brizeux et do Saint-Félix.
3. Titre d'un recueil de vers de Roger dfe Beauvoir.
4. Henri Blaze de Bury, dont nous parlons souvent dans cette étude et dans
notre Deschamps dilettante.
EMILE DESCHAMPS ET LE PRINCE ÉLIM MESTSCIIERSKI 381
intentions. « Il aime, il croit, il sent, comme ces hommes en kaftam
dont on n'a touché ni le menton ni les croyances », nous voulons bien
le croire, mais il ne s'exprime ({ue comme un imitateur maladroit
de Chatterton, un disciple médiocre d'Alfred de Vigny ou d'Auguste
Barbier,
Penseurs mélodieux, ô poètes, salut !
A vo.us ma piélé, mon amour et mon luth !
Il loue les poètes d'ctre en lutte contre leur temps :
Le matérialisme y règne en souverain.
Mais votre feu sacré fond la pierre et l'airain ;
Vous replantez la route où la matière vile
Dans son char à vapeur roule de ville en ville
Pour gorger d'aliments l'égoïsme du corps.
Il hait la science et l'industrie, et maudit la locomotive qui en est
le symbole. Il dénonce la puissance croissante de l'argent, et lui
oppose le culte désintéressé de l'art. Il ne décrit pas trop mal le conflit
moderne de la pensée et de l'action :
Autour de la chaudière à spéculation,
La bouillante pensée en fermentation.
Les bruits lourds des leviers couverts par l'harmonie
Des voix qui lèvent l'âme à la sphère infinie.
Un gouiîre d'or, de fer, de houille, noir chaos
Et l'Esprit du Scïigneur qui plane sur ces flots !
Enfin si les financiers et les industriels travaillent à corrompre
le corps de la France et du monde modernes, les poètes sauveront
l'âme de l'humanité et de la France :
Non, elle ne meurt pas votre superbe France !
Vous êtes là. lîrùlez, flambeaux de l'espérance !
Vous exhalez l'amour ! oh ! vous êtes la vie !...
La France rouvrira sa paupière asservie !
Poètes de la France, ô poètes, salut !
A vous ma piété, mon amour et mon lulb.
Mestscherski se rend compte qu'il a bien faiblement exprimé ce
(]u'il voulait dire ; il s'en excuse, avec l'humilité d'un élève docile,
auprès d'Emile Deschamjis :
Et voilà mes adieux, cher auteur des Études !
Cette épître me livre à mille incertitudes
Sur la forme, mais non sur le fond du discours,
Car j'y crois fermement et j'y croirai toujours.
Lorsque mon cœur s'émeut, jamais il ne calcule,
Ce n'est qu'un cœur étroit qui craint le ridicule.
382 LA SOCIÉTÉ MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
Je dis ce que je sens, advienne que pourra,
Et tel au grand moment la mort me trouvera.
Adieu donc. — N'est-ce pas, en commençant ma lettre,
Je vous parlai, mon cher, de vers à vous remettre ?
Je l'avais oublié. Prenez-les donc ces vers,
Ces tercets contournés, ces sonnets de travers,
Candidats brevetés d'un lit d'orthopédie,
Et de vos vers français modeste parodie.
Lisez-les, cher Emile, ou ne les lisez pas.
Mon souvenir du moins aura suivi vos pas.
Du reste, traitez-moi sans nulle flatterie ;
Faites fi de mes vers, mais aimez ma patrie.
Moscou, 28 avril 1837.
Lorsque le prince Elim écrivit ceci, « il jouissait délicieusement^
nous dit la comtesse Dash, d'une vie qui s'ouvrait belle devant lui ■'••.. »
Sa mère était la sœur du prince Czernichev, un des favoris de l'Em-
pereur Nicolas, n aurait pu faire de la diplomatie, mais il la délaissa
pour le monde et pour l'étude. — C'était l'époque, vers 1840, oîi la
vie parisienne se transformait profondément. La politique et les
affaires absorbaient la majorité des esprits, qui se piquaient de moins
en moins de romanesque et d'atticisme. On désertait les salons pour
les cercles. La fondation du Jockey-Club est même une date carac-
téristique dans l'histoire de la société française. Les hommes allaient
se voir entre eux ^, au grand scandale d'un mondain comme Des-
champs, qui ne concevait pas de réunion possible sans la présence des
dames, et restait fidèle aux charmantes coutumes de la vie d'autre-
fois. — La délicatesse des mœurs aristocratiques, le culte des beaux-
arts et des belles manières demeuraient en honneur chez les Mest-
scherski. La vieille princesse était « une grande dame » :
elle avait dû être très belle, dit la C^^^ Dash ; elle était imposante comme
un portrait de Louis XIV avec ses cheveux blancs de neige et son teint
d'un blanc de mousseline ^.
Aimant, comme son fils, les arts et la littérature, elle recevait dans
son salon toutes les célébrités de l'époque qu'offusquait le nouveau
régime. Emile Deschamps y retrouvait son vieil ami le comte de
Rességuier et quelques autres membres plus actifs du parti légiti-
miste, comme le comte de Viel-Castel. On jouait des charades, quand
on était las de réciter des vers, ou de médire du siècle. La comtesse
1. C^se Dash. Mémoires des autres, IV, p. 174.
2. Jacques Boulenger. Les Dandys, p. 247 et sq.
3. C^se Dash. Mémoires des autres, IV, p. 183.
EMILE DESCHAMPS ET JULES DE SAINT-FELIX 383
Dash se rappelait y avoir' vu représenter un drame à trois personnages
par Jules de Saint-Félix, costumé en moine, par le prince Elini, en
simple gentilhomme, par Horace de Viel-Castel, en moine encore.
Deschamps pouvait se croire revenu au plus beau temps du genre
troubadour.
Jules de Saint-Félix était un jeune homme que notre poète appré-
ciait beaucoup. Il appartenait à une ancienne famille noble du Midi.
Né en Languedoc, il s'était, sur cette terre romaine, attaché aux ves-
tiges du peuple-roi, et les plus beaux vers qu'il ait écrits, lui ont été
dictés par cet amour de l'antiquité 1-atine. Emile Deschamps le com-
parait à Chénier ^. L'Italie fut pour lui ce que la Grèce avait été pour
l'auteur des Idylles. Elle lui inspira les Nuits de Rome, les Poésies
Homaines, un roman, Cléopâtre, et le poème de Cynthia, qu'il adapta à
la scène en 1844, et essaya vainement de faire jouer au Théâtre
Français. — Légitimiste à une époque où triomphait la boiu'geoisie
libérale, il s'affirmait romantique au déclin de l'Ecole. Diplomate
il avait vu sa carrière brisée par la Révolution de Juillet ; poète, il
fut sacrifié à Ponsard et à ses disciples. La fortune allait cependant
sourire à ceux qui profitèrent de son initiative et exploitèrent au
théâtre à cette date l'Antiquité classique.
Rachel se fit applaudir dans la Lucrèce de Ponsard, dans la Virginie
de Latour Saint-Ybars. Ce qu'il y avait encore de lyrisme et de flamme
poétique dans les vers de Saint-Félix le perdit dans l'esprit du public
bourgeois. Sa jeune renommée fut entraînée dans la déroute des
Romantiques, que symbolise la chute retentissante des Burgraues. Le
pauvre Saint-Félix connut dès lors toutes les vicissitudes du sort.
Intime ami du prince Elim, il était traité chez les Mestscherski
comme un fils, mais la mort lui ravit ses protecteurs. Il avait épousé
à Nice, chez ces mêmes Mestscherski, la filleule de la princesse, et s'était
retiré avec sa femme à Uzès dans un petit bien de famille ; mais la
nécessité le chassa de sa retraite. Il dut reprendre la plume pour vivre,
écrivit une longue série de romans historiques sur le modèle de ceux
de Dumas. La vie de bohème des lettres consuma lentement les forces
de ce rare poète, dont Emile Deschamps avait salué l'apparition ^.
Parmi les habitués du salon Mestchersld, la comtesse Dash cite
riorace de Viel-Castel, qui passait pour « très méchant dans le
monde », nous dit-elle, et s'était en effet rendu redoutable aux amis
1. Emile Deschamps. La Simple Porlraiclure du manoir Beauchesne... Paris ^
1841, p. 6.
2. Voir une intéressante étude sur Jules de S'-Félix dans la Bataille romantique-
de Jules Marsan.
384 LA SOCIÉTÉ MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
du régime de Louis- Philippe par les traits de son ironie. « Très fin
très observateur, il prenait des notes... pour servir à l'histoire de la
société de ce temps ^. » Elle avait encore remarqué auprès de lui le
groupe des lettrés et des gentilshommes restés fidèles aux traditions
de l'ancienne France, les amis de Deschamps, Jules de Rességuier,
Léon de Wailly, Alfred de Vigny, « qui s'animait peu, dit -elle, causait
très bien, mais sérieusement ». 11 formait, comme on peut s'en douter,
un contraste frappant, par sa distinction native, avec un personnage
fameux alors, « le dandy à la mode », Eugène Sue, qui, avant le tapage
que firent ses romans sociaux, était fêté, « je ne sais pourquoi », dit
la comtesse Dash, dans les salons légitimistes, car « il n'avait rien de
distingué » et sous « le vernis » d'une attitude apprise, gardait « un
air commun ». Il n'en était pas de même d'Auguste Barbier, le poète
des ïambes, qu'elle admire sans réserves, d'Henri Blaze de Bury,
le traducteur de Faust ^, de Théophile de Ferrières, observateur
ironique des ridicules du Romantisme et qui fréquentait Emile
Deschamps et le prince Elim ^.
Mais écoutons maintenant la comtesse Dash elle-même :
Un autre habitué de ce charmant salon était un poète aimable, toujours
poète et toujours aimable, bien que les années se soient écoulées depuis
lors. C'est Emile Deschamps. Il était alors comme aujourd'hui bon,
généreux, désireux de plaire à tous... Je n'admettais pas qu'après nous
avoir récité Roméo et Juliette, on pût rire d'une gaudriole et faire un calem-
bour. Je retrouve dans mes notes une grande irritation à ce sujet, dont
j'ai bien ri en le lisant et dont Emile Deschamps rirait bien lui-même.
Je le condamnais au sublime à perpétuité.
J'ai raconté comment nos familles étaient liées, et comment je l'avais
connu dans mon enfance ainsi que son frère Antony. Depuis, il était entré
dans l'administration de son père et s'était marié. Madame Descharaps
n'était pas jolie, mais elle avait de l'esprit, peut-être un peu impérieux.
Peut-être tenait-elle à montrer au monde l'ascendant sans bornes qu'elle
avait sur le cœur du poète, et peut-être en^m poussait-elle un peu loin
la défense de la propriété de ce cœur. Qui eût pu le lui reprocher ? N'est-il
pas tout simple d'apprécier ce qu'on possède et n'est-ce pas le cas d'appli-
quer le proverbe : « Mira, ma non tocca * ! »
Ce croquis est amusant et ressemblant sans doute. Il apporte une
1. C^se Dash. Mémoires des autres, IV, p. 191.
2. Henri Blaze, le fils de ce Castil-Blaze « qui nous a donné en français les
plus beaux opéras des écoles allemande et italienne ». (Cf. C*^^ Dash. Mémoires
des autres, lY, p. 283, et notre étude sur Deschamps dilettante), était le beau-
frère de Buloz, et l'un des collaborateurs de la Revue des Deux Mondes.
3. C^s^ Dash. Mémoires des autres, IV, p. 220 et Asselineau, Mélanges tirés
d'une petite bibliothèque romantique... — Paris, 1866, in-8°, p. 168-176.
4. C^'<^ Dash. Mémoires des autres, p. 194.
EMILE DESCHAMPS ET M. ET M'"® DE LA SIZERANNE 385
contribution malicieuse aux rares témoignages que nous avons pu
rassembler sur M™^ Emile Deschamps.
Une maison où l'on accueillait toujours avec enthousiasme le mari
et la femme, c'était celle de M. et de M"^^ ^\q l^ Sizeranne.
Amis de la famille du haron Guiraud, les La Sizeranne étaient pro-
bablement entrés en relations avec les Deschamps aux beaux jours
du romantisme, quand M. Henri Monier de La Sizeranne lui-même
s'essayait au métier d'auteur dramatique sous les auspices du clas-
sique Alexandre Duval ^, et faisait jouer au Théâtre Français une
comédie inspirée par quel((ues pensées de La Bruyère, dans ses
Caractères, au chapitre du Cœur et intitulée V Amitié des Deux Ages.
La fmesse d'observation psycholotrique, que manifestait cette jolie
comédie, s'unissait chez le jeune écrivain au goût le }>lus vif pour*
la poésie. Dès 1825, aux eaux d'Aix, où il avait rencontré pour la
première fois Lamartine, il avait voué un culte au grand poète, qui
devint ]>lus tard au Parlement son adversaire politique, mais demeura
son ami. — Les tendances poéti(pies du romantisme le séduisaient,
dès 1828. Reçu, à son arrivée à Paris, dans les salons aristocrati((ues ^
où l'on applaudissait les chants royalistes et religieux des poètes du
premier Cénacle, il avait évolué, comme E. Descham]>s, vers le libéra-
lisme littéraire et politique, et le salon où se plaisait cet esprit fin,
délicat, mesuré, mais ouvert aux idées nouvelles, était celui de
;\jme Récamier. C'est à l'Abbaye-aux-Bois qu'il lut, devant un audi-
toire illustre, Corinne, un drame en cinq actes, tiré du roman de
M'^^de Staël. Applaudie par cette assemblée d'élite, cette remarquable
adaptation fut moins goûtée du grand public, que d'autres passions
agitaient. Cette pièce fut re]>résentée pour la ])reinière fois au l'béatre
Français, le 23 septembre 1830, mais les dillicultés, ({ue les jalousies
des comédiens avaient suscitées à l'auteur, le détournèrent ])()ur
toujours de la carrière dramatique. D'ailleurs, 1830 lui ouvrit dans son
département la voie de la politi(juc. Nommé jiar ses compatriotes
conseiller général de la Drôme, il fut éhi député, le 4 novembre 1837
et ne cessa pas de siéger à la Chambre jus(ju'en 1848. — Membre du
Corps Législatif, de 1852 à 18G3, il entra à cette date au Sénat. Préoc-
cupé, pendant ces années agitées de notre histoire, des plus graves
])roblèmes ])olili(pic.s, il amiail cciH-udaiit à rcliouver dans son salon,
auprès d(; ses collègues du Pailciiit'iit , les hoiiiiucs de lettres et les
1. Recueil des écrits lillcriiircs et pDiilitjucs du comte Monier de La Sizeranne,
tome I, p. 18.
2. Cf. M""-' de Girardiii. Le \'icornte de Luiinnij. Lrtlres parisiennes, lome II,
p. 'J6'..
25
386 LA SOCIÉTÉ MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
artistes qui lui rappelaient sa jeunesse. M™^ Alix de La Sizeranne,
née de Cordoue, fille du pair de France de ce nom, unissait au charme
de l'esprit et de la beauté un grand talent de musicienne, et ce goût
décidé pour la musique et la poésie lui avait attiré maintes fois les
enthousiastes compliments d'Emile Deschamps. Le petit-fils de cette
gracieuse femme, M. Robert de La Sizeranne, dans une étude con-
sacrée au poète ^, le réclame discrètement comme une des gloires
de sa famille. Il a tracé un vivant tableau de ces fêtes données tantôt
par M. et M°^® de La Sizeranne, rue Neuve-des-Capucines, tantôt par
M. et M°^^ Descham;^s, rue de la Ville-l'Évêque.
La soirée ne s'achevait pas, écrit-il, sans qu'un opéra nouveau fournît
un thème aux brillantes interprétations des artistes qui se trouvaient
là. Or, la musique était représentée par Vaucorbeil, Niedermeyer, Rosen-
hain, Amédée de Beauplan, l'auteur d'un opéra-comique dont Emile
Deschamps avait écrit les paroles ; E. Pacini, M'^^^^ Isaure de Vergermes,
Pauline Garcia, Santa-Colomba, Pleyel. Il ne faut pas oublier Liszt, qui
y vint quelquefois et dont Emile Deschamps disait qu'il eût pu changer
sans changer de délire,
Les notes pour les vers, le clavier pour la lyre.
Quand les derniers accents étaient jetés et les dernières fusées des
notes envolées au plafond, les éloges éclataient de toutes parts. Emile
Deschamps avait déjà formulé le sien en cinq minutes... et en vers.
Les fêtes, qu'organisaient ainsi ces parfaits amis, faisaient le
charme de la saison d'hiver à Paris. Quand revenaient les beaux jours,
et que M. et M^^ de La Sizeranne regagnaient leurs propriétés du
Dauphiné, souvent M. et M^^ Deschamps allaient les y rejoindre ; et
le poète a célébré le souvenir d'un de ces séjours au château de Beau-
semblant, dans une épître dont nous avons eu déjà l'occasion de parler.
C'était à cette époque, en 1837, un voyage long et pénible que celui
de Paris à Saint-VaUier, dans la Drôme. Il n'y avait pas encore de
chemins de fer, ces chemins de fer, dont Emile Deschamps dira un
jour qu'ils escamotent les beaux sites.
D'ailleurs, dira-t-il encore, les chemins de fer, ce sera très incommode ;
avec eux, on ne pourra plus être loin de personne ^.
1. Robert de La Sizeranne. Emile Deschamps. Souvenirs et vers inédits. (Revue
de Paris et de Saint-Pétersbourg, mai 1888.) — M. Robert de La Sizeranne,
l'esthéticien qui nous a révélé Ruskin et la Religion de la Beauté, et qui « a rendu
un cerveau à la critique d'art, qui, depuis Fromentin, n'en avait plus », a été
lui-même l'objet d'une étude psychologique, à la fois éloquente et fine, dans
tm article intitulé : Silhouettes contemporaines, M. Robert de la Sizeranne, paru
d^ns la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1920 [signé : Fidus].
' 2. Emile Deschamps. Œ. c, t. III, p. 16, et Journal des jeunes personnes,
(juillet 1846), p. 226.
EMILE DESCHAMPS ET M. ET m'"*^ DE LA SIZERANNE 387
Le malicieux esprit devait tout de même estimer qu'avant eux,
malgré la « poétique » diligence, on élail loin de ses amis. Les voya-
geurs parcouraient donc en diligence la distance de Paris à Lyon,
et puis là, s'embarquaient sur le bateau à vapeur et descendaient le
Rhône jusqu'à Saint-Vallier. Pendant le trajet, le poète avait tout
le temps d'admirer le })aysage :
Dauphinc ! Vivarais !... Dieu d'en haut fît un signe.
Et le Rhône, en tombant, refoula d'im côté,
La joie et l'abondance, attributs de la vigne.
Et de l'autre le deuil et ririfécondité ^.
Beausemblant est, sur la rive abondante et vineuse, une vaste
demeure située au-dessus de Saint-Vallier, un peu avant Tain. De ce
château élevé on jouit d'une vue splendide sur sept départements ;
on a])erçoit la vallée du Rhône et d'un côté l'Ardèche et la Haute-
Loire, de l'autre l'Isère et la Haute-Savoie. Un tel spectacle éveillait
l'enthousiasme de l'aimable Parisien qui, assis à table, auprès d«
]y|me (le Lj^ Sizeranne, et voyant par la fenêtre tout ce panorama,
s'écriait :
Du pain noir et cette vue, Madame, nous suffiraient.
Or, en fait de pain noir, c'était une fête perpétuelle qu'on offrait
au poète à Beausemblant ou dans tous les châteaux du voisinage. Le
temps passait en causeries, en promenades. La ijausique et la poésie
occupaient les soirées, quand on ne jouait ])as la comédie. Le poète
évoque ces souvenirs charmants :
Et nos soirs, mélangés de chants, de poésie,
De contes à fantôme et de rire aux éclats.
Grand raout, égayé de cette comédie
Si bien faite par vous, où je jouai si mal ^.
Un jour, Emile Descham|)s se rendit au Mas de Ghantalouette,
près de Tain, sur l'invilatidu du frère de son hôte, M. Charles de La
Sizeranne, et il décrit :
Ce coteau merveilleux dont rien ne ])eut distraire.
Pain do sucre géant, tout flaïupié de raisins.
C'est le coteau de l'Ermitage.
1. Œ. c. , t. 11, |.. Ti{).
2. Œ. c, I. II, p. l'iO-Ol. Souvenus du Duuplnné.
LA SOCIETE MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
Dans un kiosque imprévu
Devant qui Marly même eût baissé pavillon,
un repas royal est servi.
Poissons monstrueux, gibier fin,
Primeurs d'Amérique, et pour vin
La vendange du crû, le meilleur vin de France ;
Puis, après le moka divin,
Un bastion glacé de vanille, aux framboises,
Et des bassins de punch, au feu d'azur ; enfin
Chevet et Tortoni complets, à cinq cents toises
Au-dessus du niveau de la mer ^.
L'élite de la société provinciale, nobles et bourgeois de la petite
ville de Tain, les de Florans, les de Larnage, les Macker, les Janoyer,
avaient été conviés à cette fête, où Deschamps, prodigue de souhaits,
salua des noms de Mozart, du Tasse et du Corrège, un jeune poète
de l'endroit, qui lui lut une pièce de vers écrite en son honneur, et
plus tard devint effectivement l'un des meilleurs érudits du
Dauphiné. Il s'agit de ^L Anatole de Gallier 2. Emile Deschamps
retrouvait à Tain la famille de Larnage, alliée à la famille de Croze,
les parents de son ami Guiraud ; il regagna en leur compagnie Beau-
semblant où se trouvaient ^L et M'^^ de Croze, venus d'Auvergne
pour le voir. Ce fut, en les reconduisant à leur château deChassaigne,
près de Brioude, dans la Haute-Loire ^, qu'il fit ce voyage si amusant,
dont le récit humoristique est une des parties les plus jolies del'épître
dauphinoise : il fallait en effet traverser les montagnes de l'Ar-
dèche pour se rendre à Chassaigne, et jamais le spirituel Deschamps,
réduit ainsi que ses amis au comble de V inconj or table, ne fut mieux
inspiré, plus riche en saillies plaisantes que dans la nuit qu'ils pas-
sèrent dans une horrible auberge de Saint-Bonnet-le-Froid :
Nous ne sommes pas des muguets
Que tout blesse et qu'un rien agite.
Ils étaient de charmants Parisiens, décidés à se défendre de tout
leur esprit contre la mauvaise fortune :
Je me rappelle avec délices
Nos prudents apprêts du sommeil ;
1. Ibidem.
2. Mgr Charles Bellct, président de la Société archéologique de la Drôme
et du Dauphiné, a fait revivre l'intéressante figure de ce poète, de ce savant,
une des gloires de notre noblesse provinciale, dans =on élude sur Anatole de
Gallier. Valence, 1899. In-S".
3. Sur Chassaigne ou Chassagne, cf. Les Châteaux historiques de la Haute-
Loire, par Gaston de Jourda de Vaux. t. IL Le Puy, 1918, in-4, p. 222.
EMILE DESCHAMPS ET M. ET M™^ DE LA SIZERANNE 389
Cet ingénieux appareil
De grands châles et de pelisses,
Et ces moitiés d'anciens rideaux
Pour s'isoler les uns des autres,
Et quels rires étaient les nôtres
Dans ce sévère dos à dos ^.
Tout l'aimable récit fait songer à ceux que contèrent si bien ces
voyageurs de l'ancienne France, Chapelle, Bachaumont et le déli-
cieux La Fontaine. Il fallait l)ien mériter d'atteindre enfin Chas-
saigne :
Chassaigne, la terre adoptive
Et de mon cœur et de mes chants ;
Chassaigne, élégant et sauvage.
Port hospitalier, doux rivage...
Ecueil des sols et des méchants ^.
Au château de Chassaigne l'amitié, un sentiment plus doux encore
peut-être, emplissaient le cœur d'Emile Deschamps. Il est fait
maintes fois dans ses vers mystérieusement allusion à un amour mal-
heureux dont le poète aurait souffert, et Chassaigne aurait été le
théâtre de cette romanesque aventure.
Et quel homme aima plus une femme ! C'était
Un amour frais, brûlant, qui souffre et qui se tait.
Le feu longtemps caché qui grandit sous la cendre ;
A force de se taire il sut se faire entendre ^.
L'illusion dura peu, semblc-t-il, et le poète fut trahi. Le poème
qui a ])()ur titre : Le Retour à Paris, donne à croire (ju'il revit
celle qu'il nomme « l'infidèle » et qu'il la revit à Chassaigne.
Mais tout cela, comme nous l'avons vu, reste bien obscur. Il y
a de l'outrance romantique, à n'en pas douter, dans l'accent du
passage :
Si vous ne m'aimiez plus, ah !... Malédiction * !
et l'on ])eut se demander s'il n'y a |»as ])lus de littérature encore que
1. Œ. c, t. II. Ibidem.
2. Galerie des poêles vivanls par Au^uslc Dcsplaces... Paris, 1848, in-8°, p. 99.
En lisant des pièces telles que Sout'enir du Dauphiné... on retrouve la filière qui remonte
aux poésies détachées de Voltaire, à celles de Barthe, à celles trop peu connues de Bonnard...
Au milieu des tristesses anjrlaiscs qui déteignent à cette heure sur le plus grand nombre des
talents, cette veine d'esprit français a son à-propos et sa valeur de traduction. On a vu de
pires rôles que celui de continuer Rivarol...
3. Kniilc Doschamps. Œ. c, t. Il, p. 'j7.
4. Ibid., t. I, p. 178.
390 LA SOCIÉTÉ MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
de passion vraie dans cette histoire énigmatique, que nous n'avons
pas réussi à débrouiller ^.
En tous cas, le château de Chassaigne était le lieu de réunion
champêtre des plus chères amitiés du poète ^. Auprès de la famille
de Croze, il retrouvait souvent Guiraud et Soumet, Jules de Ressé-
guier, quelquefois Lamartine lui-même, enfin tous ceux qui pouvaient
faire supporter la campagne à ce Parisien accompli. Ce qu'il aimait
le plus à Beausemblant, c'était encore Paris, le monde des lettres et
des arts, le monde des salons, où dans une assemblée brillante triom-
phait l'union de la poésie et de la musique.
Plus tard, dans la retraite, quand ces fêtes depuis longtemps
auront cessé, il en conseillera le souvenir :
Au moins le Souvenir nous ramène enivrés
A ces premiers salons d'un jour tendre éclairés...
Oui, je verrai toujours, des yeux de la mémoire.
Toujours les flèches d'or dans l'azur de la moire,
L'or courant des sophas aux plafonds, puis encor
Le grand lustre endormi dans le cristal et l'or ^.
1. Poésies, éd. 1841, p. 131, passage supprimé dans le texte des Œuvres com-
plètes, p. 179.
2. Il nous a été accordé de lire toute la correspondance d'Emile Deschamps
avec ses amis La Sizeranne, et d'y cueillir une gerbe de fleurs charmantes,
fleurs de serre, si l'on veut, des mots spirituels, de jolis traits piquants, des images
imprévues, gracieuses ou bouffonnes, tout un ensemble qui permet de se faire
une idée du talent d'Emile Deschamps épistolier. Une de ses lettres commence
ainsi :
Nos lettres se sont croisées ; on voit bien que ce ne se sont pas des épées...
Une autre fois, comme ils n'ont pas eu, sa femme et lui, la chance de rencon-
trer chez eux M. et M™^ de La Sizeranne, il laisse sur sa carte ce quatrain
entre les mains du concierge effaré :
Nous tombons là comme des bombes,
Msds on a fui de tous côtés.
Cherchons... la cage est vide... où sont donc les colombes ?
C'est bien le temple,... mais point de divinités ? ...
Ses amis avaient dû refuser deux ou trois fois à Deschamps de venir le voir
à Versailles. L'homme d'esprit leur en fait mille reproches :
Tantôt une chose, tantôt une autre ; c'était, il y a quelques mois, parce que vous arrangiez
l'appartement et à présent parce qu'il est arrangé trop bien et que vous y recevez trop bien
aussi... et puis le carême qui arrive ! et puis... Pâques, les retraites, les sermons... les cours...
les leçons... je vois un avenir exécrable. Les jours gras étéiient un terrain neutre dégagé de
tout... et il faut que vous ne les ayez pas fait libres. Enfin... nous allons être d'une maussa-
derie !... et nous le sommes déjà comme vous voyez! Tous nos chanteurs chanteront faux
(c'est juste !) Tous ies vers seront de M'... (cherchez le plus ennuyeux !) et le soleil doré sur
la neige d'argent qui a l'air de se moquer de nous !... Tout y e?t.
3. Cité par M. Robert de La Sizeranne, dans l'article de la Rei>ue de Paris et
Saint-Pétersbourg. Cf. supra.
ÉiMILE DESCHAMPS ET LE DANDYSME 391
III
Les relations qu'Emile Deschamps entretenait avec ce qu'on appelle
le monde ne rem])echaient point de rester au Boulevard, parmi les
gens de lettres et les « dandys », un des arbitres des choses de l'es-
]>rit ^. En matière de théâtre, il passait, comme autrefois son père,
]>our un fin connaisseur. Voici une lettre dans laquelle Méry ^ invite
le poète à la répétition du Caligula d'Alexandre Dumas ^. (7esL l'au-
teur lui-même qui avait chargé Méry de ce soin :
Mon cher Maître,
Alexandre Dumas est venu chez moi ce matin, pour m'iuviter à la répé-
tition générale de Caligula, qui a lieu demain samedi à onze heures et
demie. Pressé par le temps, il n'a pu aller chez vous et je suis chargé
de sa part de vous prier de venir demain à la même heure au Théâtre-
Français. Si vous pouvez venir, il me semble que vous vous faciliterez
le voyage en passant cité Bergère, n^ 9, à onze heures précises, pour y
manger quelques huîtres debout comme un hébreu de Pâques ; et les
huîtres mangées à la hâte, nous irons ensemble au Théâtre-Français.
Quelle que soit votre décision, je l'attends avec impatience par le retour
de mon estafette.
Mille amitiés fraternelles ^. Méry.
Ce vendredi soir 22 décembre 1837.
La lettie suivante est plus intéressante encore. Adressée par Roger
de Beauvoir à Emile Deschamps, elle dépeint assez joliment la vie
1. Sur le Paris de Louis-Philippe, cf. Léon Séché. La Jeunesse dorée...
Jacques lioulcnger. Les Dandi/s, ouvrage cité.
2. Joseph Méry était un des journalistes les plus en vue à cette époque. Le
Marseillais spirituel, qui remplit de ses chroniques étincelantes les journaux
de la .Monarchie de Juillet et du Second Empire, le Nain jaune, le Globe, le
Figaro, la Presse, fut alors apprécie comme poète et surtout comme romancier
dans le groupe des Roger de Beauvoir, des Soulié, des Dumas, des Eugène Sue ;
son œuvre presque aussi abondante est totalement oubliée. Son nom reste attaché
à celui de Gérard de Nerval. Il doit cet honneur à sa collaboration au drame
de Vlmafiier de Haarlcm, et surtout il est connu comme pamphlétaire parce
qu'il collabora à la fameuse JSémésis, cette série de mordantes satires publiées
par lui et par Barthélémy contre Casimir Péiùer en 1831.
3. rV/Zi^uia, tragédie en ciruj actes et en vers, avec un prologue, par Alexan-
dre Dumas, représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Français,
le 2G décembre 1837. Dans le tableau antithétique qu'il trace de la corruption
romaine et de la pureté chrétienne sous l'Empire, Dumas utilise assez heureu-
sement la légende du débarquement de Lazare et de Marie-Madeleine sur les
côtes de Provence.
'i. Lettre inédite. Colleclion Paignard. — Cf. Un déjeuner chez AI érij dans les
Petits mémoires du XIX^ siècle, par Philibert Aud<brand. Paris, C. Lévy, 1892,
in-16, p. 145.
392
LA SOCIETE MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
brillante et dispersée d'un poète à la mode, au temps de Louis-
Philippe. Des salons du faubourg Saint- Germain, aux coulisses du
Théâtre Français et de l'Opéra, Deschamps, à cette époque fiévreuse
où finit sa jeunesse, menait une existence assez voisine de celle des
« Dandys ».
J'espérais, très cher et aimable maître, me rendre hier chez le prince
Elim, où du moins je vous aurais prié de m'excuser ; malgré mon très
vif désir de vous aller voir cette semaine, je n'ai pu en trouver le temps
en vérité ! On travaille fort peu le jour, on danse beaucoup la nuit, on
ne se voit guère qu'au milieu de cinq cents amis intimes. Vous trouvez
moyen d'écrire de charmantes choses au sein de ce tourbillon, vous,
le Musard ^ du quatrain et du bon mot! Tant mieux mille fois et je vous
envie. Donnez-moi donc votre secret.
Ce soir, à l'Opéra, j'ai rencontré l'homme jatal qui veut nous incruster
en loterie. Cela m'a fait doublement penser à vous. Mira ^ m'ayant fait
promettre de lui donner des vers, j'avais eu d'abord l'idée de lui donner
les vôtres, mais comme il y a fait matériel de faux 'en cette aiiaire de
signature, force m'est de fouiller dans mon sac.
J'envoie donc ceux-ci, que j'ai écrits l'autre jour sur l'album d'une
belle dame, qui croit au grand jeu de M^^^ Lenormant. Comme ils sentent
la sorcellerie, j'imagine bien qu'on les brûlera et ce sera tout profit.
Bien à vous de cœur et d'admiration profonde.
Roger de Beauvoir ^.
1. Philippe Musard,
Chef d'orchestre et compositeur fameux de musique et de danse, dit Fétis... Cet artiste...
obtint, à l'époque du règne de Louis-PhiHppe, une véritable célébrité comme chef d'orchestre
de bal et compositeur de quadrilles... C'est surtout à partir du jour où il dirigea les bais de
l'Opéra (1839-1849) que sa vogue acquit toute sa puissance... Ses quadrilles dansants étaient
remarquables par leur allure, leur élan, leur entrain, leur caractère... Cet artiste honorable
et excentrique, que ses contemporains ont appelé le Paganini de la danse et le Roi du quadrille,
est mort à Auteuil, près Paris, le -31 mars 1859, à l'âge de 66 ans. Biographie universelle des
musiciens... Supplément et complément publiés sous la direction de M. Arthur Pougin.
T. IV, p. 255.
2. Sur Mira, cf. Charles de Boigne. Petits Mémoires de l'Opéra. Paris, 1857,
in-16, p. 180.
Jusqu'en 1836 ou 1837, les bals masqués et costumés de l'Opéra ne furent masqués que pour
les femmes et costumés pour personne. Le débraillé de l'époque, le goût du travestissement
grotesque, l'amour du cancan, V orgie Musard, en un mot, s'étaient arrêtés au seuil de l'Opéra...
Mira, le fermier des bals en habits noirs, s'évertua à trouver des combinaisons attrayantes;..
Il inventa les bals avec tombolas, lots d'argenterie, cachemires et tableaux des grands maîtres...
3. Roger de Beauvoir, un des plus aimables, un des plus brillants étourdis
de la deuxième génération romantique. Emule en dandysme de son ancien
camarade de collège, Alfred de Musset, romancier fécond, auteur dramatique
applaudi, poète goiité des salons. On rapproche son drame intitulé : l'Ecole de
Cluny de la Tour de Nesles de Dumas pour lui faire honneur de"la création d'une
des héroïnes les plus fameuses du grand dramaturge : Marguerite de Bourgogne.
Il était fort lié av^c Emile Deschamps auquel il a dédié une des pièces de son
recueil poétique : La Cape et l'Épée, paru en 1837, le poème intitulé : Marquise,
dont la couleur espagnole et les formes rythmiques rappellent lejc Poème de
Rodrigue ».
EMILE DESCHAMPS ET LE DANDYSME 393
Le poète « à la mode », le dandy, le « Musard du quatrain et du
bon mot » vivait alors « au sein du tourbillon ». Il s'est montré lui-
même, entouré de toutes les célébrités littéraires et artistiques du
Paris de Louis-Philijtpe, dans un opuscule où il décrit le manoir
d'Alexis de Beauchesne \ un des plus élégants dandys de ré])0({ue.
Dans cette sorte d'album ^, les illustrations signées ])ar Dauzats, la
composition, le style, la teneur même du titre rappelaient le Moyen-
âge tel qu'on le goûtait alors, le Moyen-âge « troubadour ».
La Simple Portraicture du Manoir Beauchesne, par Emile Des-
champs, enrichie de blasons de moult poètes qui florissaient Van de
N. S. MDCCCXLI et de deux i>ues du tnanoir, par A. Dauzats. Paris,
Challamel, 1841. M. de Beauchesne avait été, sous la Restauration,
gentilhomme de la chambre du Roi et chef de Cabinet de Sosthène
de La Rochefoucauld, le surintendant des Beaux-Arts. Il aimait la
poésie et l'architecture : il avait fait construire au temps où il diri-
gait le département des Beaux-Arts, avenue de Madrid, au bois de
Boulogne, « un naïf donjon féodal », suivant l'expression d'Emile
Deschamps, « entre V Anglais Ranelagh et V Italienne Bagatelle ».
En 1835, écrit son historien, cette antiquité féodale était toute neuve...
On appelait ce petit manoir le pavillon S*- James, quoiqu'il n'eût aucun
rapport avec le mafruifiquc chàleau situé à Boulogne, qui porte encore
le nom des folies de l'ancien fermier-général, son fondateur.
Mais, sous la monarchie de Juillet, la fortune du gentilhomme
légitimiste n'avait fait que décroître, et dans les dernières années du
1. Une fois retiré du monde, M. de Beauchesne consacra ses loisirs à la com-
position d'une histoire de Louis XVII, qui fait encore autorité dans les milieux
royalistes. Comme il se rendait souvent à Versailles pour se documenter, il y
rendait visite à Emile Deschamps.
Cher bien-aimé poète, lui écrivait-il un jour, le 27 janv. 1859, je vais à Versailles dimanche.
Je veux, avec M. Soulié qui m'attend, aller dans les musées à la recherche de portraits à graver
pour une grande édition de Louis XVII. Combien vous seriez bon de nous accompagner et
de nous aider de vos conseils !...
(Inédit. Collection Paignard.)
2. La manie des Albums sévissait dans la société d'alors. Emile Deschamps,
qui fut l'esclave de cette mode, s'en est plaint spirituellement :
Si vous saviez, si vous pouviez savoir combien il court d'Albums par le monde, qui arrivent
éclopés dans les mains di's huit cr^nt (|uatre-vingt-trois écrivains les j)lus distingués de ré]i(>(|uo!..
Le siècle fourmille de jictile poésie, de pclilc musique, de ])elito peinture, tout cela en assez
bonne qualité ; le procédé mécanique de chaque art s'est répandu comme une monnaie cou-
rante. Que de gens font bien, et qu'il y en a peu qui font mieux ! que de gens, dans tous les
arts, expriment et exécutent élégamment des idées vulgaires, et qu'il y en a peu qui aient
de grandes idées ! Accoutumez-vous à n'étudier, a n'admirer que le beau, et ne vous inquiétez
pas du l'oli. Œ. c, t. IV, p. 49-52.
Ilélas ! l'œuvre d'Emile Desehanq)S pr<!S(pic hjul ciilièrc — et il li- sentait
bien — entre dans la catégorie du joli. La préoccupation de plaire au monde
— ce qu'il y avait en lui de coquet, l'esprit damerot — l'ont absorbé.
394 LA SOCIÉTÉ MONDAINE SOUS LOUIS-PHILIPPE
règne de Louis- Philippe, il se vit contraint de vendre le joli castel ; et
l'opuscule de Deschamps n'avait en réalité pas d'autre but que d'at-
tirer sur lui l'attention des amateurs. Voici en quels termes discrets,
mais clairs, il parle de la situation matérielle du futur historien de
Louis XYII.
Le poète qui les possède (ces merveilles) ne les aura bientôt plus...
M. de B. aura donc créé tout cela pour d'autres. C'est encore le Sic vos
non i>ohis. Les orages de notre époque l'ont poursuivi jusque dans son
asile d'autrefois. De telles vicissitudes ne sont pas rares pour les nobles
cœurs qui se dévouent aux Arts et à la Poésie. Il serait trop beau appa-
remment d'avoir la lyre, le laurier... et le confortable.
L'album publié par Deschamps n'a pas d'autre intérêt pour nous
que de nous montrer une fois encore, groupés autour du poète,
dans la demeure d'un de ses amis, presque toutes les célébrités con-
temporaines.
La pièce la plus curieuse du manoir, écrit-il, est celle qui se trouve au
faîte du donjon. C'est le cabinet du châtelain... Les vitraux de cette salle
méritent une attention particulière, à cause des blasons des frères en poésie
du châtelain-poète. M. de Beauchesne voulait s'entourer de cette nou-
velle noblesse de l'imagination et de l'intelligence, chevalerie contem-
poraine, qui a, comme l'ancienne, ses tournois et ses combats et aussi
ses amours.
Et Deschamps parcourt des yeux, pour ses lecteurs, la galerie
brillante. Il voit d'abord le nom de Chateaubriand, puis ceux de
Lamartine et de Victor Hugo, « ces deux rivaux qui n'en ont guère »,
Alfred de Vigny et Sainte-Beuve viennent ensuite, rapprochés non
sans raison par la qualité plus profonde et plus intime de leur art ;
puis Soumet et Guiraud, « ces deux Alexandre, frères de prénoms, de
pays et de poétic{ue génie », puis Charles Nodier et Alexandre Dumas,
« deux autres littérateurs étincelants d'une lumière si différente ».
Marie Mennessier Nodier a sa place parmi ces gloires.
Deux autres noms de poètes aimés et admirés de tous apparaissent
encore sur les vitraux, MM. A, de Musset et Brizeux ; l'un, suivi de toutes
les beautés d'Espagne et d'Italie, l'autre, escorté de l'ombre mélancolique
de Marie.
Deschamps cite encore Ancelot et Jules Lefèvre.
L'Académie Française, ajoute-t-il, vient de rendre justice au premier ;
quand donc en fera-t-elle de même pour le second ? C'est un si grand poète
et un si grand prosateur qu'il a tous les titres... pour attendre patiem-
ment.
Après cette innocente malice, il arrive à Jules de Rességuier,
EMILE DESCHAMPS ET LE DANDYSME
395
le charmant poète, auprès de qui se trouve sans doute par droit d'amitié
seulement, celui qui signe cet article, avec son frère Anloni Deschamps.
Les blasons de MM. le vicomte Walsh et Edouard Walsh, son fils,
et celui de M. Roger de Beauvoir lui paraissent « rayonner encore
comme leur esprit si français, leur imagination si colorée». Il voit ceux
de Henri Blaze, Edouard Alletz, Léon de Wailly et Jules de Saint-
Félix qu'il appelle « cet André Ghénier de la poésie romaine » (p. 14).
Deschamps, après avoir cité Blaze, de Falloux, d'Arlincourt, Berryer,
Mennechet, n'est point au bout de son énumératiou. Il nous suffit de
remarquer la place qu'occui)ent les musiciens et les peintres dans cet
album de célébrités.
Les échos du manoir tressailleront longtemps, dit le poète, des accents
de MM. Spontini et Rossini, ces princes de la mélodie italienne, qui,
avec MM. Niedermeyer et Meyerbeer, leurs frères germains (comme
on voudra l'entendre), viennent faire, sans se gêner, nos plus beaux opéras
français.
Quant aux ])eintres et aux amateurs d'art, qui fréquentaient
Saint- James, ils n'étaient pas de moindre qualité : c'étaient M"^® de
Mirbel, MM. Turpin de Crissé, Schefîer, Taylor, de Forbin, de Cail-
leux, Champmartin et Dauzats, « dont le crayon merveilleux a plus
d'une fois reproduit l'ensemble ou les détails du manoir ».
Les fêtes qu'avait donné Beauchesne, en l'honneur de tous ses
amis, com])taient parmi les événements brillants de l'époque ^. Mais
elles allaient bientôt cesser, puisque le manoir était mis en vente. —
Triste symbole de cette vie mondaine si prestigieuse et si fragile, dont
Emile Deschamps s'enivra plus qu'un autre et qu'il abandonna,
avant d'avoir reçu l'avertissement de la vieillesse, en pleine maturité,
pour se retirer à Versailles, cédant sans doute aux penchants sérieux
de sa nature, se défiant aussi de sa santé précaire, et dégoût é du monde
par le spectacle des souffrances que la maladie infligeait à ses meilleurs
amis. En effet il allait perdre en l'espace de quelques années — de
1845 à 1857 — quatre de ses [)lus chers compagnons de jeunesse :
S<>uniet, Guiraud, Henri de Latouche et Jules Lefèvre.
1. II est dommage qu • Doschamps n'iiit pas, à la fm de son album, résumé,
dans une t'onnulc saisissante l'impression qu'il convient de Raidir de ce monde
évanoui de nos « dandys». Il n.' manque à ce piîlil livre riu'unc de ces phrases
pimpantes et lépèroî, comme Kmile D"?champ» savait en écrire, uui> jolie phrase,
ay.'nt dans sa cambrure spirituelle, ailée, pincée à la taille, toute l 'imper linenoe
et la mélancolie du désir insatisfait.
CHAPITRE VI
I. Emile Deschamps et les compagnons de sa jeunesse. Der-
nières ANNÉES DE SoUMET ET DE GuiRAUD. II. DerNIÈRES
années DE Henri de Latouche et dj: Jules Lefèvre-Deu-
mier. Emile Deschamps, collaborateur de Saint-Beuve.
I
Le pauvre Soumet achevait de vivre. Grand poète valétudinaire,
il venait, grâce à la bienveillante protection de Louis- Philippe,
qui l'avait nommé conservateur de la Bibliothèque de Compiègne,
de consumer ses dernières forces dans l'élaboration de son grand
poème, la Divine Epopée ^.
Théophile Gautier avait rendu hommage à la pensée du poète, à
la constance de son effort, à la noblesse de ses intentions, qui parfois
lui avaient inspiré de beaux épisodes, des vers admirables. Il lui
savait gré d'avoir maintenu les traditions du grand art ; c'est ce
qu'il tint à dire au public indifférent, dans un article de la Re<^ue des
Deux-Mondes, qu'il consacra à Soumet ^.
Maintes fois, Emile Deschamps lui rendit le même hommage : il fut
de ceux qui accueillirent avec une respectueuse admiration la Divine
Épopée.
Ceux qui ont pu croire que l'illustre poète s'était endormi dans sa gloire,
dit-il, peuvent voir aujourd'hui tout ce que ce prétendu sommeil cachait
d'activité créatrice. Volontaire exilé de notre scène tragique, son génie
se tourna une seconde fois vers la muse suprême qui ne l'avait pas oublié.
La poésie épique offrait un merveilleux refuge à l'auteur de Saûl, de
1. La Divine Épopée, par Alexandre Soumet... Paris, A. Bertrand, 1840,
in-80.
2. R. D. M., 1841, tome XLYIII, p. 106. Cf. sur la Divine Épopée, l'essai de
André Equey. Fribourg, 1906, in-8°, et aussi une étude d'Eugène Faure, paru
dans le Correspondant, 1845, t. XII.
ALEXANDRE SOUMET 397
Clytemnestre. de Norrna, d'Une Fête de Néron, etc. Il y a si peu de talents
à qui soit ouverte une pareille retraite ! et c'est là que la Dwine Épopée
s'élaborait !
Il fallait une bien luiissaute imagination ])our trouver un drame d'amour,
ayant son nœud et ses péripéties dans les trois mondes où se passe l'action
du poème ! Jamais la femme n'a été peinte sous des couleurs plus enchantées
et Sémida, la dernière Eve, se montre à nous comme un de ces anges des
derniers temps destinés à porter à Dieu les prières qui rachètent les âmes.
Ce gigantesque ouvrage est véritablement l'épopée de l'Infini. Il com-
plète la grande époque poétique qui se déroule devant nous, et il deviendra
désormais une de nos gloires, car il faudrait désespérer de toute littérature
en France, s'il ne ])renait place, dans nos bibliothèques, entre le Dante
et Mil ton.
On ne lil ])lus Soumet, et aujourd'hui, ([uaïul ou feuillette la ])lus
noble de ses œuvres, on découvre (ju'il fut un des plus purs artistes
du xix<5 siècle. Les critiques même de son temps, se sont trop atta-
chés — Vinet en particulier ^ — à discuter la valeur théologique et
philosophique de ses conceptions. L'inspiration chez lui est labo-
rieuse : il n'a pas d'idée, si l'on culeud j>ur là ce ((u'on adniin; chez
Vigny, l'originalité dans la conception. Les grands problèmes qu'il
agite tour à tour, celui du Bien et du Mal, de la Liberté, de la Res-
ponsabilité, la philoso})hie de l'hisloiie, ne sont pas ])énctrés ])ar lui
d'une vue perçante. Sa méditation sérieuse, intense même, ne renou-
velle pas ce cju'elle considère. Mais la forme dont il revêt l'objet de
sa méditation est presque toujours d'une qualité rare : tissu serré de
la syntaxe, élégante .variété des rx'thmes, il a tout ce (|ui fait la beauté
de l'élocution poétique. Voici, par exemple, comment il ex])rimc lui-
même le charnu; du \'erbe qu'il a si bien su faire ressentir :
Ces mots sont virtuels, ces mots sont toul-puissants.
De la création germes phosphorescents.
Types mystérieux où la nature existe
Comme un chef-d'œuvre au fond des rêves de l'artiste,
Et <[ui, sevds. ont peuplé l'air et l'onde et les bois.
Quand Dieu les proncuiça ]iour la ])remière fois ^.
Nous ne (ih-roiis (ju'un des dialogues ciilrndus <lans son j)aradis,
q'i ii'i 'b~> ^n|(pli(•es a])erçus dans son eiifi r, pour donner quelc|ue
idée de la variété comme de la force et de la grâce de son talent,
V(»ici des femmes ([ui sont tristes au Ciel de l'absence momentanée
du (duist. Ou sent II a la douceur exquise de ces sou])irs élégiacpuis :
1. \inct. Études sur In lillcniluic franraise au A'/.V siècle. (Paris, 1851),
tomo IJJ, j). \:v.).
2. La Dii'ine Épo})ér, cli.iiil I, p. 10.
398 emile deschamps et les compagnons de sa jeunesse
Semida
(assise sous un palmier du Paradis).
0 ma viole ! pourquoi, ma douce viole aimante,
Vous taire sur mon cœur, de tristesse dormante ?
J'appelle en vain votre âme, et l'hymne commencé
Expire en votre sein, comme un cygne blessé...
De lilas couronnée, et si jeune et bénie,
Pourquoi me refuser vos baisers d'harmonie,
Et vous cacher ainsi sous mes cheveux ?
La viole céleste répond :
Pourquoi ?
Regardez Madeleine, aussi triste que moi*
Christ est absent, et moi, comme la fleur des plaines,
En l'absence du jour, je retiens mes haleines,
Et je le redemande, et j'espère et j'attends,
Et j'attends, pour chanter, la vie et le printemps.
Et veuve, et de lilas tristement couronnée,
Je referme, en pleurant, l'âme qu'il m'a donnée.
Ne m'interrogez plus, allez à Madeleine,
Et sous les amandiers, parlez-lui de sa peine.
Alors Sémida :
Madeleine-Marie, aux grands yeux bleus et doux,
Je viens, je vous regarde et je suis avec vous.
Sous vos paupières d'or, chastement abaissées,
Comme un nid d'oiseaux blancs se cachent vos pensées.
Puis les femmes gémissent à l'unisson :
Semida
Je pense au Christ, ma sœur, et le demande aux Cieux.
Est-ce pour me punir qu'il se cache à mes yeux ?
Madeleine
Où donc êtes-vous, Christ, notre souffle adorable ?
Semida
La fleur de l'amandier vous cherche ainsi que nous ^.
Dans l'amoureuse élégie mystique, la Muse de Soumet est intaris-
sable. Mais sa poésie est capable de concentration et de force. Et
1. La Divine Épopée, chant IX, p. 115-120.
ALEXANDRE SOUMET
399
voici une des visions de son Enfer, où la sobriété de l'expression,
la mâle énergie et la propriété des termes, égalent l'horreur étrange
du supplice.
Je vis, sur un rocher, des mères criminelles.
Presser contre leur sein, d'étreintes l^terucUes,
Leur enfant, jeune et blond, tel qu'autrefois, si beau.
L'offrait à leur amour le réveil du berceau.
0 prodige ! Aujourd'hui, chaque baiser aride,
Sur le front de l'enfant fait éclore une ride.
Sa main rose vieillit, comme une fleur du soir,
Lorsqu'au pied de sa tige un gnome vient s'asseoir.
Ses grands yeux transparents jaunissent et se plombent ;
Ses dents sous les baisers se décharnent et tombent ;
Et l'enfant, accroupi, dans ses longs cheveux blancs,
Cherche à cacher ses doigts anxaigris et tremblants.
La mère suit de l'œil, punie en ses tendresses,
Le progrès effrayant d'une heure de caresses.
Et le cœur gros de pleurs, elle amuse, en chantant,
Le vieillard nouveau-né, dont la voix, faible et creuse,
Entrecoupe de cris la chanson douloureuse ^.
Alexandre Soumet fut, sinon un grand poète, du moins un véritable
artiste, etradiiiir;ili(>u d'Emile Deschamps l'a toujours défendu contre
l'oubli.
En 1836, (piatre ans avant l'apparition de la Dwine Épopée, dans
un ouvrage intitulé : Causeries littéraires et morales sur quelques
femmes célèbres, comme il écrivait une notice consacrée à Gabrielle
Soumet, la fille du poète, mariée en 1834 au baron d'Altenheim, il
choisit cette occasion pour rappeler qu'il admirait Soumet depuis
son enfance.
Personne, plus que moi, ne pouvait être le biographe de I\l"^° d'Alten-
heim. Je l'ai vu naître et grandir. Je n'ai pas de plus ancien ami que
son père ; je n'en ai donc pas de meilleur. Alexandre Soumet n'a jamais
rien caché à Emile Deschamps, et je connais son cœur comme le monde
connaît sa gloire, et je sais jour par jour la vie de la charmante Gabrielle.
Mais qu'aurai-je à dire d'une vie si jeune et si peu remplie d'événements,
quoique si hieu em])loyée ?
Ce c|ui l'iuléresse en elle, c'est moins ré})ouse cL la mère accomplie
que la fill(! du grand poète, auquel elle ressemblait d'âme et de
visage.
La physiologie et la psychologie, ces deux sciences à la mode,, dit-il,
auraient de curieuses études et d'intéressantes observations à faire sur
1. Ln Divine Epopée, chanl III, p. 07.
400 EMILE DESCHAMPS ET LES COMPAGNONS DE SA JEUNESSE
le développement simultané de son génie mystique et de ses traits dont
les lignes tiennent de l'ange. La figure est Timage visible de l'âme. C'est
encore à soi-même qu'on ressemble davantage. Les premières pensées
de M^i^ Gabrielle Soumet furent très hautes, et ses premières pages furent
empreintes d'harmonie et de pureté. Ce fut pour elle comme une double
révélation innée que V idéal des sentiments et la pureté de la forme. J'ai
conservé un chant de poème biblique en prose, qu'elle avait composé,
à l'âge de neuf ans, et donné à mon père, qui écrivit sur le manuscrit :
« Gabrielle ira bien lotn, et peut-être aussi loin qu'Alexandre Soumet. »
Or, mon père a vécu 85 ans sans jamais se tromper sur rien, tant la jus-
tesse de l'esprit est une fidèle compagne de la droiture du cœur. Hélas !
comme il serait heureux (et nous donc !) s'il voyait sa prédiction si vite
et si bien accomplie ! s'il pouvait lire et relire comme nous les Filiales
de M°^6 d'Altenheym ! Elle y a mis tout son cœur comme tout son talent ^.
C'est en effet toute sa biographie que ce livre. On y trouve la célèbre
élégie qui fit la célébrité de son père, la Paiwre Fille, puis trois nou-
velles liées par un même sentiment, comme l'indique le titre de l'ou-
vrage.
La fille continue le père, dit Emile Deschamps, même poésie idéalisée,
même philosophie religieuse, même luxe d'images, même talent, même
pureté, même harmonie, même facture ^.
Mais le passage le plus remarquable de cette étude est celui qvie le
critique consacre au talent dramatique de Soumet : il replace le
poète parmi les écrivains de l'époque de la Restauration, à laquelle il
appartenait par sa culture et son talent. Soumet en dépit de la date
tardive de la publication de sa Divine Épopée, ne tenait par aucune
affinité à la génération de 1830. Il lui avait préparé la voie, puis il ne
s'était pas senti capable de la suivre. Il se survivait à lui-même.
C'est le jugement qu'avec une réserve délicate Emile Deschamps
exprime :
Alexandre Soumet, dit-il, entre tous les poètes méritait bien une telle
fille ! Lui qui n'a jamais fait descendre l'art de son idéalité ; lui qui, après
avoir donné l'exemple de la poésie et de la versification actuelle dans les
chants de sa Jeanne d'Arc publiés il y a vingt ans, et qu'on dirait faits
de ce matin, n'abandonna cette palme de l'épopée que pour se vouer
à la Melpomène française dont il a soutenu et rehaussé l'honneur dans
sept grandes tragédies qui ont été autant de grands succès (gloire unique
de nos jours !) ; lui enfin qui a pu suspendre aux lambris muets sa lyre
1. Causeries littéraires et morales sur quelques femmes céièbre'i, par M. Emile
Deschamps. Paris, Bibliothèque universelle de la jeunesse, 18-37, in-8'', p. 254. —
Cf. sur Alexandre Soumet, sa vie et ses œmres, la thèse de M'^** Anna Beîrort.
Luxembourg, 1908, in-S».
2. Causeries, llid., p. 256.
ALEXANDRE SOUMET 401
racinienne, quand les échos du théâtre hii ont manifué, mais qui n'a pas
vouhi l'accorder sur un mode diiïérenl ni en chanoer le diapason ; et la
tragédie est morte du silence de Soumet et de la mort de Talma ^.
Soumet depuis longtemps ne rompait ce silence, dont ses amis se
plaignaient, que pour leur écrire de belles et douloureuses lettres,
pleines de confidences sur le mal dont il souffrait, de réflexions sur
l'art qui lui était cher, d'encouragements et de conseils. Une fois il
écrit de Blois à Emile Deschamps qui vient de franchir cette ^■ille
sans s'arrcler, une charmante lettre de reproches :
Comment, cher Emile, vous avez franchi îi plein vol la ville de Blois
sans vous y arrêter ! Vous lui avez joué un tour d'aigle. C'est au reste
bien naturel et cependant vos sympathies de grand artiste vous y appe-
laient. Le château de Blois avec sa chambre des migaons et les taches de
sang du duc de Guise, valait bien celui d'Amboise, et la ville si pittoresque,
ce grand espalier, épanoui au soleil, où les jeunes fdles mûrissent si vite,
vous l'avez dédaigné ; c'est peut-être parce que les poètes n'y mûrissent
jamais, mais viennent quelquefois y mourir^...
A la fia de l'année 1839, après avoir reçu d'Emile Deschamps sans
doute un exemplaire de son livret de Roméo et Juliette, écrit pour
Berlioz, il lui adressait ce charmant billet :
Emile, n'es-tu pas dans notre exil mortel
Cette poésie elle-même.
Dont Shakspeare lui seul eut le secret suprême
Qu'il n'emporta pas dans le ciel ?
C'est ce que nous disons le soir en famille en vous relisant, cher ami,
mille fois merci de votre présent. Ce sont nos étrennes, et si je publie
mon poème infernal, après vos délicieux vers, je ressemblerai au requin
qui se fait précéder d'un merveilleux poisson couleur d'arc-en-ciel, afin
d'être trouvé un peu plus laid par ceux qu'il veut dévorer ^.
En 1844. il raconte à Deschain])s l'insuccès de ses tentatives pour
re]>araître sur la scène du Théâtre Français, et puis il songe à la can-
didature de son ami à l'Académie ; il la prépare et ne doute pas que
l'élection toute récente de Victor Hugo ne présage celle d'Emile
Deschamps :
Merci mille fois, cher Emile, de votre lecture si éclatante et de votre
conseil si judicieux. Mais les « Français » ne veulent pas de ma comédie,
reçue depuis douze ans ; j'ai demandé comme dédommagement la reprise
de Jeanne cTArc. Ils ne veulent pas ; j'ai enfin demandé que l'on rende
à Bclmontet ses entrées aux « Français » ; ils n'ont pas voulu.
1. nui p. 258.
2. Lrllrc datée du 14 oct. 1837 (collection Paigiiard).
3. Inédit (coll. Paignard).
26
402 EMILE DESCHAMPS ET LES COMPAGNONS DE SA JEUNESSE
Il faut, cher ami, que je vous parle pour vous, pour l'Académie...
Maintenant que voilà Victor, la porte est ouverte à sa famille pur sang.
Je crois qu'il faut tout préparer pour vous mettre sur les rangs, à la pre-
mière... après celle-ci ; mais j'ai besoin d'en causer avec vous longue-
ment ^...
Le pauvre poète n'eut pas le temps de servir la cause du can-
didat. L'année suivante, en 1845, il mourait et voici un billet
adressé par Deschamps à une dame de ses amies. Il est d'une
écriture fiévreuse, hâtive, presque illisible :
Madame, savez-vous l'affreux malheur qui nous frappe tous? Notre
cher et grand Alexandre Soumet n'est plus !... Nous sommes auprès de
sa fille désolée, et à tant d'éternels regrets se joint le chagrin de ne pouvoir
nous réunir ce soir à ceux que vous avez la bonté d'admettre aux plus
douces fêtes de l'esprit et de l'amitié. Mais je suis excédé de fatigue et
de douleur, et mes soins sont indispensables autour du (trois mots illi-
sibles) du grand poète.
Tous mes désespoirs reconnaissants et respectueux.
É. D. 2
Deux ans après, en 1847, une égale affliction frappe encore Emile
Desch^mps. Le compatriote de Soumet, Alexandre Guiraud, dis-
parut à son tour, un ami d'autrefois, lui aussi, mais un moindre poète.
Diverti par la politique et toujours préoccupé d'entreprises indus-
trielles, le baron Guiraud, depuis quelques années, venait moins sou-
vent à Paris. Il devait d'ailleurs ménager sa santé récemment at-
teinte et ses plus longs voyages, dans la dernière époque de sa vie, ne
dépassaient pas l'Auvergne et les confins du Vivarais. Il allait de
Limoux, sa ville natale, au château de Chassaigne, où habitait sa
fille, la baronne de Croze, ou à Beausemblant, la belle demeure de
la famille de La Sizeranne.
C'est à Chassaigne et à Beausemblant qu'il rencontrait son vieil
ami Deschamps, cpiand l'aimable voyageur visitait le Midi. Là, il
l'entretenait, comme dans ses lettres, de la grande œuvre pliilosophi-
que qu'il méditait ; et plus que jamais il le considérait comme son
chargé d'affaires poétiques à Paris. Le chantre du Petit Sai^oyard,
l'auteur des Macchabées, infatigable travailleur, homme politique,
gentilhomme campagnard et directeur d'usines, ne se laissait point,
alors absorber par les multiples soins de l'industrie, de l'agriculture
et de la pofitique ; il voulait contribuer au relèvement de la société
défaite par la Révolution.
1. Inédit. Coll. Paignard.
2. Communiqué par M. de La Sizeranne.
ALEXAMDKE GUIRAUD 403
Deux grands romans épiques, inspirés des Martyrs, Césaire paru
en 1830 et Flavien ou Rome au désert, paru en 1835, attestaient cette
prétention naïve de reprendre l'œuvre apologétique de Chateau-
briand ^. II crut avoir fait une œuvre, quand il publia, en 1841 : la
Philosophie catholique de Vhistoire ; il avait seulement agité, avec une
bonne foi indiscutable, mais sans préparation suffisante, le plus grand
problème de son temps. Edgar Quinet, auquel il avait fait hommage
de son livre, ne trouva pas d'autre éloge à lui faire, en le remer-
ciant :
Dans le fond, c'est l'unique question de ce siècle ; je suis d'autant plus
impatient d'étudier votre ouvrage, que les solutions tentées nouvellement
en Allemagne m'ont fort occupé et pas satisfait. Comment transformer
le Catholicisme sans l'ébranler ? Comment l'expliquer sans l'altérer ?
Voilà la ditïiculté qui arrête notre époque ^
Elle n'avait point arrêté Alex. Guiraud, qui l'avait tranchée avec
une intrépidité d'affirmation qui déconcerte. L'originalité fit toujours
cruellement défaut à cet esprit vif et sensible, surtout entreprenant.
Son style, agréable dans l'expression des idées communes 'et des sen-
timents naoyens, gauchit singulièrement, quand il veut être ou pro-
fond ou sublime.
Le scrupuleux Soumet lui faisait déjà part de ses inquiétudes, au
moment de la ])ublication de Flavien ou Rome au désert.
Es-tu bien sûr des bases de ton sujet ? Es-tu bien sûr d'avoir assea
couvé ton œuf épique ? Car ne t'y trompe pas : il s'agit d'une véritable
épopée et non plus d'un roman sentimental. Nous avons souvent parlé
ensemble de la difficulté d'élever une fable quelconque à la hauteur du
merveilleux chrétien, et ce merveilleux déborde de toutes parts dans
l'immense sujet que tu as choisi... Pourquoi te presser de le publier ?...
Tu sais que je suis accoutumé de te parler comme à vui frère... Je sais
par Emile que tu es à Paris et j'ignore ton adresse ^...
Ainsi parlait Soumet à l'impétueux écrivain. C'est dans ces termes
qu'il devait s'entretenir de ce déconcertant Guiraud avec le spirituel
et bienveillant Emile. Guiraud leur paraissait travailler trop vite
et faire trop de choses à la fois. Cela n'empêchait pas le bon Des-
chanqis de recevoir des mains du laborieux provincial le manuscrit
d'un \(»lume de vers cpi'il allait faire paraître en 1836, sous ce titre :
1. A. Vinet. Éludes sur la lUléralure française au dix-neui>ième sii'-cle, t. III,
p. 288-315. Cf. aussi uno ôludo de P. Lorain sur Guiraud dans le Correspon-
dant, 18'i6, t. XV.
2. Lettres au baron Guiraud éditées par Célcslin Douais, Montpellier, 1899,
in-4".
3. Lettres au baron Guiraud, éilit. par C. Douais, 1
404 EMILE DESCHAMPS COLLABORATEUR DE SAINTE-BEUVE
Poésies dédiées à la jeunesse, et de lui écrire, quelques jours après, ce
billet rempli d'obligeante et douce flatterie :
Je corrige tous les jours les épreuves de votre volume de poésies...
Je vous mets des épigraphes partout ; on me les a demandées, et je me
suis permis d'en mettre une de moi à votre cantique de première com-
munion ^.
Nous rentrons, avec ces mots d'Emile Deschamps, dans les salons
du temps, que Guiraud n'aurait jamais dû sacrifier à la fréquentation
des philosophes et des théologiens ; nous nous retrouvons auprès des
dames, auprès des enfants et des mères, public aimable et sensible,
à qui Guiraud avait su faire autrefois verser de vraies larmes.
Guiraud était, comme Soumet, à l'Académie, un des grands élec-
teurs de Deschamps. Malheureusement, il n'y siégeait plus qu'à de
très longs intervalles. Vigny, déjà, en 1842, quand il s'était agi du
fauteuil d'Alexandre Duval, avait souffert de l'absence des deux
académiciens ^. Ballanche avait été élu, et le grand poète s'en
réjouissait.^ Seulement il prévoyait pour lui un nouvel échec, si
ses deux amis persistaient à demeurer absents, et il s'en plaignait
à Guiraud dans une lettre datée du 14 mars 1842. L'année
suivante, il lui reprochait en propres termes ce qu'il appelle leur
absentéisme. Il ne songeait pas que la maladie, qui déjà tour-
mentait les deux amis, et la mort, qui allait si promptement les
enlever, seraient leur excuse. Elles retardèrent sûrement l'entrée de
Vigny à l'Académie Française, et furent pour Emile Deschamps
parmi les causes de l'insuccès de sa candidature.
II
Deux autres amis d'Emile Deschamps n'allaient pas tarder à
disparaître encore, à cette époque si pathétique de son âge mûr. —
Nous les avons trouvés auprès de lui dans sa jeunesse, au temps de la
Muse française et du salon de la rue Saint-Florentin : l'un aurait
pu devenir un grand journaliste, et l'autre, presque un grand poète,
mais aucun d'eux ne put remplir sa destinée, ni Henri de Latouche, ni
Jules Lefèvre-Deumier.
1. Cité par L. Séché. Cénacle de la Muse française, p. 211.
2. Lettre d'A. de Vigny à Guiraud, du 7 février 1842. Cf. le recueil Douais.
HENRI DE LATOUCHE 405
Le trône de Loviis-Phili])pe, sa])é de tous côtés par les républicains,
par les lé<^itimistes, par les dillérents chefs de partis, devait s'écrou-
ler ^ ; la faillite lamentable de la Révolution de 1848 prouvait d'autre
part que la Démocratie, déjà puissante, était encore trop farouche et
brutale pour se discipliner elle-même et permettre à la République
de durer. Seule, une épée pouvait momentanément rétablir l'ordre
en France ; et des esprits comme Jules Lefèvre se rallièrent aussitôt
au régime de la force. Il était déjà bonapartiste ; et, choisi comme
secrétaire particulier par le Prince-Président, il dut sacrifier cette
fonction aux soins de sa santé fort atteinte, et fut luimmé biblio-
thécaire de l'Elysée et enfin des Tuileries.
Quant à Latouche, que son humeur irritable, sa misanthropie,
avaient jeté dans les voies extrêmes du parti démocrate, il se taisait
depuis quelques années, parce qu'il était malade, mais témoin irrité
des événements, qui dépassaient son attente ou offensaient ses idées, il
était mort de colère.
Ce qui accroît ici l'intérêt que soulève l'histoire de ces deux esprits
si singuliers, déjà si attachants par eux-mêmes, c'est que Sainte-
Beuve s'est montré fort curieux de les définir, et, pour les pénétrer
plus à fond, s'est adressé à Emile Deschamps. Nous avons peu de
documents concernant les relations de Sainte-Beuve avec Emile Des-
champs, mais ceux que nous possédons sont de premier ordre. Non
seulement ils nous instruisent sur la part qui revient à Deschamps dans
la composition de deux au moins des meilleurs portraits du critique,
mais encore ils nous montrent comment Sainte-Beuve travaillait,
1. Emile Dcscliamps assista sans doute avec une mélancolique ironie à la
chute du gouvernement de Louis-Philippe. Il avait salue avec sympathie l'avè-
iK'ment du roi-citoyen. L'admiration qu'il professait pour Lamartine l'avait
peu à peu détaché, lui et son frère, de ce régime exclusivement bourgeois. Et
puis, nous le verrons plus loin (chap. vu, p. 433), en commenlant la iu)u\elle
intitulée : Bio'^rapJde d'un lampion, l'expérience du siècle avait fait en malière
politique l'éducation ai- son scepticisme. Cf. Albert Crémieux, La Késolulion
de février. Paris, 1912, in-S", p. 323, note :
23 février 1848, le roi [Louis-Philippe] était abattu, démoralisé, il répétait sans cesse :
« Comme Cliarles X, comme Charles X d (témoignage recueilli par M. Émilu Deschamps,
piiblié par J. de Marnay, Mémoires secrets, etc.. Paris, in-8°, p. 298.
La généreuse politique de Lamartine touchait d'admiration l'âme mobile
et sensible de Deschamps. Entrainail-elle son adhésion ? Nous en douions
d'autant plus que — son dilettantisme aidant — il devait arriver à comprendre,
comme la majeure partie des artistes de cette époque, le détachement politique
recommandé par Théophile Gautier. Cf. Notice sur Charles Baudelaire en têto
des Fleurs du Mal..., p. 19 :
Baudelaire avait en parfaite horreur les pliilantliropes, les progressistes, les utilitaires,
les hunianitaires, les utopistes et tous ceux qui prétendent changer quelque chose à l'inva-
riable nature et à l'agencement fatal des sociétés...
406 EMILE DESCHAMPS COLLABORATEUR DE SAINTE-BEUVE
Sainte-Beuve avait peu fréquenté Jules Lefèvre et Henri de La-
touche. Il était assez lié avec Emile Deschamps. Toutefois ses rela-
tions avec Emile Deschamps lui-même ne remontent pas plus haut
que 1828, époque où parurent les Etudes. Ils s'étaient rencontrés chez
Hugo. On se rappelle que Sainte-Beuve avait alors félicité Deschamps
du succès de ses œuvres et de l'efficacité de son rôle. Mais il avait,
sous les compliments, caché son opinion véritable, qu'il est facile de
reconstituer au moyen des divers jugements qu'il a portés çà et là
sur hii. Elle n'est pas foncièrement injuste, mais elle a quelque chose
d'hostile i.
Emile Deschamps est, pour Sainte-Beuve, le représentant typique
de la première génération romantique. Chef de chœur du Cénacle
de la Muse française, il aurait possédé en perfection les qualités et
les défauts, que le pubhc, un peu précieux, quintessencié des Salons
d'alors, appréciait chez un poète. Mondain par excellence, Emile
Deschamps nous est apparu cependant plus complexe et plus riche
de substance qu'un poète « troubadour ». Intelligent et artiste, plus
instruit qu'on ne l'était à la Muse, des httératures européennes, il
rêvait d'un essor inconnu de l'esprit poétique, et méditait non seule-
ment des rythmes inouïs, mais encore des fêtes nouvelles pour l'ima-
gination française. N'oubhons pas que ce voltairien discret était
plus libéral qu'il ne le laissait paraître, et qu'il accueilht 1830 autre-
ment que son ami Rességuier. Emile Deschamps, dans la période
où Sainte-Beuve prétend le fixer et l'enfermer, fut un précurseur,
et puis Deschamps fut autre chose aussi : Hugo nous dit qu'il y avait
en lui un penseur, qui s'était monnayé en hommedu monde : Deschamps
se piquait d'être un peu moraliste : il observait avec finesse les usages,
les modes ; les traits de caractère ne lui échappaient pas. Nous
connaissons son ironie que tempérait sa bonté plus essentielle encore ^ ;
1. Cf. Sainte-Beuve. Portr. conU, I, 408 et comme correctif EpUre du même à
M™e Tasiu, dans le vol. intitulé : Table générale et analytique, par Ch. Pierrot,
des Causeries du Lundi, p. 14.
2. Quand Sainte-Beuve perdit sa mère, qui vivait, comme on sait,
auprès de lui, Deschamps lui écrivit la lettre suivante :
Versailles, lundi 25 novembre 1850.
9, rue de la Paroisse.
Mon cher S'^-Beuve,
On m'apprend le malheur qui vient de vous frapper et que je ressens au fond du cœur.
— Madame votre mère m'avait traité jadis avec une si douce bienveillance et je lui avais
reconnu tout de suite un cœur si tendre, un esprit si élevé que je la pleure avec mes propre»
larmes en les mêlant aux vôtres.
Vous aviez, mon ami, la meilleure des mères ; elle avait le meilleur des fils... Que ce soit
votre consolation et votre douleur éternelle ! Enfin vous avez été son orgueil comme sa joie...
Combien peu de fils en peuvent dire autant. J'ai eu vos peines, sans donner cette gloire, et
HENRI DE LATOUCHE
407
et, dans l'histoire des dissentiments qui séparèrent Hugo de Vigny,
nous avons pu apprécier les rôles si dilTéreuts de Sainte-Beuve et de
Deschamps. Enfin, s^l faut faire l'éloge de son esprit critique, nous
en appellerons de Sainte-Beuve, qui l'accusait de manquer de juge-
ment, à Sainte-Beuve, le consultant sur le cas de Lefèvre et de La-
touche, et le félicitant avec une sincérité évidente de l'exquise péné-
tration de ses vues.
Lisons d'abord cas deux jolies lettres en manière de prélude : elles
donnent le ton de l'amicale cordialité qui unissait à la fin de leur vie
le poète et le grand critique ; Sainte-Beuve prie gracieusement ce
parisien de Versailles à dîner :
Paris, 23 avril 1851.
Mon cher Emile. Les bonnes idées tardent, mais elles viennent. Demain
samedi à 6 heures, nous dînons ensemble à la maison, La Prade qui est
ici, Lacroix (qui écrit ceci), Lacaussade, M. de Lisle, enfin, excepté moi,
tous poètes. Serait-ce un trop grand sacriÇce à vous demander que de
venir être des nôtres ? Vous savez comme le chemin de fer rend tout
possible dans notre quartier ; vous ne le reprendriez pas sans avoir eu
le temps de nous dire quelques vers et sans en avoir entendu. Je n'ose
davantage insister, mon cher Emile, mais le plaisir que vous me feriez
serait très vif ; ce serait un plaisir d'autrefois. Tout à vous d'amitié.
J'offre mes hommages à M"™^ Emile.
S*®-Beuve ^.
Voici la réponse d'Emile Deschamps :
Mon cher S*®-Beuve,
A moins d'une de ces pluies tropicales que je ne prévois pas ou d'une
hémorrhagie nasale dont je suis atteint depuis hier, et qui, je l'espère bien,
mon âme est ouverte aux plus navrantes émotions. — Ma femme joint ses souvenirs doulou-
reux et l'adoucissement de ses pleurs aux lignes que je vous écris avec toute l'efïusion do
ma vieille et toujours nouvelle amitié.
É. D.
Plus tard, quand l'Empereur fera de Sainte-Beuve un sénateur, Doschamps
le félicitera en ces termes :
Versailles, 30 avril 1865.
maintenant b* de la Reine, 5 bis.
Mon CHEn S'^-Beuve,
Le Moniteur m'apporte une douce et glorieuse nouvelle pour vos amis et pour 'e Sénat,
un grand acte d'impériale jiistire pour vous ; les plus iiaules dignités de l'État sont surtout
bien données aux grands dignitaires de J'intclligonce qui les lionorent autant qu'ils en sont
honorés. — Vous êtes bien sûr, n'est-ce pas ? que personne n'est plus heureux que moi. Aujour-
d'hui, un chagrin se mêle pourtant à ma joie, c'est que les tristes surprises de ma santé me
privent du grand plaieir d'aller vous dire moi-même ce que je vous écris, si faiblement mais
si sincèrement.
A vous de tout moi. É. D.
(Inédit. Collection Lovenjoul.)
1. Collection Paignard.
408 EMILE DESCHAMPS COLLABORATEUR DE SAINTE-BEUVE
ne se renouvellera pas. certes je vous arriverai demain samedi à 6 heures
et heureux comme en 1828 !... quand j'aimais, j'admirais Joseph Delorme,
comme j'aime et jadmire S*®-Beuve. Et puis les convives du nectar que
vous m'annoncez redoublent mon désir, s'il est possible.
Versailles, vendredi, 7 h. du soir ^.
Sainte-Beuve semble s'être aperçu, comme bien d'autres, qu'Emile
Deschamps avait sa place marquée à l'Académie Française. Il l'avoue
dans l'aimable billet que voici :
Paris, 6 déc. 1854.
Mon cher Emile,
Vous devriez être de ceux à qui l'on fait des visites et être de ceux-là
depuis longtemps. Il y a des vides en effet aujourd'hui et il y en aura
bientôt encore. Je n'ai contracté aucun engagement formel et par consé-
quent je suis libre de penser à la justice sous les formes de l'amitié. Mais
il faut avoir un certain bataillon. Si vous venez à Paris un matin (et un
tout autre jour que le vendredi et le lundi) soyez assez bon pour en venir
causer. Il suffirait de vous nommer pour que toute consigne cédât à l'ins-
tant. Agréez...
Ste-B. 2
Venons enfin à ce qu'on peut appeler leur collaboration.
Le début de la lettre suivante nous rappelle que, quand Sainte-
Beuve interroge Emile Deschamps au sujet de Latouche, il n'en était'
pas à son coup d'essai. Il l'avait déjà consulté maintes fois au sujet
de quelques autres personnalités contemporaines et de M"^^ de
Girardin en particulier ^.
1. Collection Lovenjoul.
2. Collection Paignard.
3. Nous avons parlé de cette consultation. S*^-Beuve, nous l'avons vu plus haut,
avait tiré le plus heureux profit des souvenirs qu'E. Deschamps lui avait confiés
sur Delphine Gay. Voici comment Deschamps l'en félicite et l'en remercie :
Versailles, lundi 17 févr. 1851.
Mon cher S'^-Beuve,
Je reçois à la fois votre lettre et le Constitutionnel. Voilà bien des gloires et bien des bon-
heurs par le temps qiii se traîne. Savez-vous qu'en vous attifant de quelques plumes de geai,
vous le rendez plus fier qu'un paon, et que mes pauvres phrases enchâssées dans votre grand
style y gagnent un éclat de reflet, comme deux ou trois pierres fausses dans un collier de dia-
mant. Votre biographie est naagniflque et charmante et d'une ressemblance profonde qui
ne vous échappe jamais.
Je l'ai lue tout haut ce matin, à 8 ou 10 personnes, puis je l'ai relue tout bas. Même effet !...
l'œil est satisfait comme l'oreille. Signe excellent ! Merci et bravo ! Encore et toujours vos
appréciations seront celles de l'avenir pour deux raisons, parce qu'elles sont aussi justes
qu'ingénieuses, et parce qu'elles iront à l'avenir, à cause de leur manière d'être écrites. Recevez
toutes les félicitations de Versailles, rempli d'esprits littéraires, et les vieilles et toujours
nouvelles amitiés de ma femme et de son mari.
É. D.
(Collection Lovenjoul.)
Voir le portrait de M™^ de Girardin dans Causeries du Lundi, t. III, p. 298 etsq.
HENRI DE LATOUCHE 409
Paris, 7 mars 1851.
Mon cher Emile,
En voilà bien d'une autre. Vous m'allez trouver insatiable, et il est
vrai que je prends goût aux indiscrétions charmantes. Il ne s'agit plus
de yi^^ de Girardin mais... mais, oserai-je le nommer ? du terrible, mais,
hélas ! trépassé Latouche. Je voudrais en parler et être tout simplement
juste sur son compte, juste littérairement en laissant dans le demi-jour
le caractère. Vous l'avez connu, vous l'avez eu pour collaborateur; en
un mot, son esprit a dû se montrer au vôtre par ses côtés les plus brillants,
et dans une saison qui pour lui était encore « heureuse ». Dites-m'en un
mot, s'il vous plaît ; si vous saviez quelque chose de ses toutes premières
origines, vous seriez bien bon de me l'apprendre. Agréez...
S*^-Beuve.
La réponse d'Énnile Deschamps a été retrouvée par M. Maurice
Tourneux dans les papiers de la Collection Lovenjoul ^. Nous la
citerons en entier, parce qu'elle est admirable ; c'est un portrait
d'Henri de Latoviche que nous coin])arerons à celui des Lundis ^ :
Versailles, 10 mars 1851.
Mon cher Sainte-Beuve.
J'avais une grippe affreuse. Je me lève pour la première fois, et je crains
que ce qui me reste d'intelligence ne soit couché à plat.
J'ai connu Hyacinthe et non Henri de Latouche, comme tout le monde
l'appelle, dans sa verte jeunesse. Il venait de donner sa première comédie,
— un acte en vers, à l'Odéon, dont le litre m'échappe ^.
Cela n'était pas fort, mais il y avait de l'esprit (ce qui n'est rien) mais
de l'esprit distingué (ce qui est beaucoup). Je me rappelle ces deux vers
dans la bouche d'un traiteur du Bois de Boulogne, à propos des duels
qui finissent par des déjeuners :
Dès que sous un liabil je vois passer deux breites,
El vile sur le {^ril je mets des côtelettes *.
Avant, bien avant cela, sous l'Empire, en 1810, peut-être, il avait déjà
1. U Amateur d'aulof^raplics, l'JlU.
2. S*'-"-Bcuve. Causeries du Lundi, t. III. p. .'iliS.
3. Noie de Tourneux : La troupe coniicjuc de l'Odéon jouait alors au Théâtre
Louvois, devenu Théâtre de l'Impératrice, tandis que la salle du second Théâtre
Français était exclusivement réservée à la tragédie. — Titre de la comédie :
Les Projets de Sagesse, comédie en 1 acte et en vers, rcpr. pour la 1" fois à Paris
sur le Théâtre de l'Impératrice, le 3 déc. 1811.
4. .\ote de Tourneux : La mémoire d'Emile Disehamps le servait mal, ou plus
vraisemhlahlcmenl Latouche avait, en im[)rimant su pièce, refait ces deux vers,
car voici ceux qu'on lit à la scène xiii, de la brochure que Deschamps n'avait
pas sous les yeux :
Certain rostaurntcur y gui'ttf le matin
\j-s bravos qui toujours viennent goûter son vin ;
\'(iit-il sous le manli'au quelque arme redoutable
Il fonq)fe les témoins et fait dresser la table.
410 EMILE DESCHAMPS COLLABORATEUR DE SAINTE-BEUVE
traduit ou composé quelques ballades allemandes ou dans le goût alle-
mand : Lênore, le Roi des Aulnes, et je ne sais plus quelle invention de
lui. Le ton et le coloris étaient vrais et saisissants. L'art du style et les
vers n'étaient pas au niveau, ou plutôt n'y étaient que de temps en temps ;
tout cela se retrouve corrigé, dans le volume de Poésies de 1842 ou 1843, je
crois ^, où il y a du mérite et de la poésie réelle.
Mais en tout et toujours, il a eu bien plus d'esprit que de talent et
plus de talent que de gloire.
Il est arrivé tard à la littérature sérieuse : il péchait par l'éducation
classique. Il lui a fallu une rare valeur personnelle pour faire ce qu'il a
fait. Les bases manquaient à son édifice. Aussi ne le connaît-on qu'impar-
faitement, si on ne l'a pas vu, écouté et cultivé dans l'intimité. Sa conver-
sation était séduisante, comme sa voix, — plus séduisante encore que
brillante, parce qu'il avait plus de poésie native que de bel esprit. Quand
il vous racontait un ouvrage qu'il faisait, l'ouvrage était adorable. Puis,
il paraissait, et on y cherchait en vain le quart du charme rêvé ! Latouche
parlait comme un livre, mieux qu'un livre, et il écrivait comme une con-
versation négligée... en vers surtout.
Je l'ai bien jugé surtout, quand nous avons fait ensemble la comédie
de Selmours ^ (3 actes en vers) et le Tour de Faveur (1 acte en vers). La
première eut, au Théâtre Favart, un succès honnête. Le Tour de Faiseur
y eut cent représentations, qui continuèrent à l'Odéon. Succès de vogue,
je l'avoue ; ce petit acte, où les acteurs et les journalistes sont maltraités,
a été le germe de deux grandes comédies, les Comédiens et le Folliculaire ^.
On l'a fait infuser dans beaucoup de vers et les dix actes en ont résulté.
Eh bien ! je ne saurais vous dire la finesse des vers, la distinction des
plaisanteries, l'éloquence des personnages, quand Latouche me disait
le plan des scènes et certains détails improvisés. Puis, il écrivait... et
quelques jolis traits seulement surnageaient dans une phraséologie filan-
dreuse, obscure et incorrecte. Je lui faisais refaire ; il refaisait mieux,
mais... mais... pas encore bien. Enfin, malgré les succès, j'avais tout
récrit de nouveau sans le lui dire, et j'ai là ces deux comédies, avec un
style et une versification refondus, tant je souffrais de voir cet esprit
si mal servi par son talent. Maintenant, les deux moitiés, la sienne et
la mienne, se ressemblent ; elles sont mal du moins de la même façon.
Et pourtant, il avait, même sous la plume, des alliances de mots char-
mantes, poétiques, élégantes. Il avait les éléments de tout ; mais le tissu
manquait sous les fleurs brodées, et cela, dans la plaisanterie comme dans
le sérieux. Les impuissances et les inégalités abondaient, — je parle des
vers. Et encore, à force d'étude et de soins, a-t-il fait dans son livre de
poésies quelques pages irréprochables, qvioique sérieuses (sic).
1. Dans les Adieux, 1844.
2. Note de Tourneux : Selmours de Florian, sur le Théâtre Favart, par les
comédiens sociétaires du Théâtre royal de l'Odéon, le 3 juin 1818.
3. \ote de Tourneux : Les Comédiens, comédie de Casimir Deiavigne, en 5 actes,
précédés d'un prologue, représentée à l'Odéon le 6 janvier 1820 et reprise au
Théâtre Français, le 13 juin 1832, après suppression du prologue. — Le Folli-
culaire, comédie en 5 actes par Laville de Mirmont, représ, au Théâtre Français,
le 6 juin 1820.
HENRI DE LATOUCHE 411
Sa prose, que vous savez, n'a que le défaut de V alamhicage (pardon !).
Il n'aborde pas franchement la pensée. Les tortures de son caractère
passent dans son style, il a obtenu le scandale, pouvant obtenir la renom-
mée. C'était trop long !
Il a vu bien des choses avant tous. Il n'a pu entrer dans la terre pro-
mise. Il annonça et n"a pas été proclamé. Il s'est cru le général, il n'a été
que Ihuissier des romantiques. Nature exquise (pour l'intelligence),
moyens de manifestation insuffisants. Point d'amour propre en tête-à-tête,
humble aux observations dans le cabinet, douloureux et hargneux devant
le public, généreux de mœurs et désintéressé... mais faisant mille tours
à ses amis et à lui-même.
Un trait qui le peint :
A la tragédie de son ami Guiraud, les Macchabées\ et à celle de son ami
Soumet, Cléopâtre ^ (deux succès !), il y avait deux scènes oîi le parterre
murmurait toujours, peut-être avec raison. De Latouche entrait au balcon
au moment de ces deux scènes pour déplorer ces murnaures et s'en éton-
nait. Puis, il s'évanouissait avant le premier bravo, qui n'allait pas
tarder !
Son premier ami littéraire a été Pichat, l'auteur de Léonidas ; puis
Soumet, puis moi, puis Jules Lefèvre, et, pendant tout ce temps. Madame
Sophie Gay, qui le nommait son ennemi intime.
Publiez-les vos vers, et qu'on n'en parle plus,
excellente boutade ^, de lui encore ! C'est l'homme des mots, des pensées
isolées, et tout se noie dans son encrier.
Sous la fin de l'Empire, il a été quelque temps attaché à l'yXdminis-
tration des Droits réunis à Paris. Il avait pour oncles, M. de Richcbourg,
sénateur, et M. Thabaud, administrateur des Loteries, ancien conven-
tionnel. Très démocrate, il ne pouvait faire compagnie à ses amis poli-
tiques.
Je veux bien avec vous voter, mais non pas vivre.
Marié à Mademoiselle Comberousse, dont le frère est un homme de lettres
et un poète distingué, il eut un enfant, mort à ('.ix ans, en 1817.
Ses lettres, ses billets du matin, sont choses exquises ; il y cause encore.
Du reste, ses méchancetés littéraires écrites sont émoussées par l'obscu-
rité et alladies par les images. Et trop souvent ses poésies, indépendam-
ment du nuage originel, sont glacées dans leur plus doux enchantement
par un mot cruel et hors de propos. De ce vague est venu le vague de sa
renommée.
Quoi qu'il en soit, homme et esprit d'élite, dont on ne pouvait <|uitter
la conversation voluptueuse, (pioiqu'il eût soin do vous lancer toujours
à la hn une parole amère, qui corrom])ait tout le miel des autres.
1. Lis Macchabées ou le Marli/re, tra^;. cji 5 actes, en vers. Odéon, 2 juil-
let 1824.
2. Cléopâtre, trag. en 5 actes, en vers. Odéon, l 'i juin 1822.
P>. Décochée à L'iric Gultinguer. Cf. Mélanges poétiques, par l'iric Giiltinguer.
Paris, A. P.oulland, 1824, in-S", p. 2'.8.
412 EMILE DESCHVMPS COLLABORATEUR DE SAIJNTE-BEUVE
Pardon, de ce bavardage informe. Je n'y vois plus. La tête me fend.
J'irai chercher la Muse rue S^-Çenoît et vous raconter le reste. Toutes
les amitiés enthousiastes de ma femme et de son mari.
Emile Deschamps.
Ce portrait, à la fois si indulgent et si juste, écrit avec tant de
naturel, plein de mots signifiants et qui font image, ravit Sainte-
Beuve, c[ui s'empressa de remercier son aimable et judicieux corres-
pondant :
Ce 11 mars.
Mon cher Emile,
Vous aurez beau dire, je me féliciterai de vous avoir fait écrire cette
page charmante, la plus jolie, la plus indulgente (et vraie à la fois) que
Latouche aura inspirée. — J'en profiterai à l'endroit serein et gracieux
de mon article. Ce sont les belles couleurs. — J'ai eu le regret, en ramassant
tout ce que j'ai pu sur Latouche, et sur ses œuvres, de ne pouvoir trouver
ni le Tour de Faiseur, ni le Selmours : la bibliothèque Richelieu ne les
possède pas. — J'y ai trouvé une petite comédie de lui, en 1 acte et en
vers, de 1811, les Projets de sagesse. J'y lis les deux vers sur un restaurateur
du Bois de Boulogne :
Voit-il sous un manteau quelque arme redoutable ?
Il compte les témoins et fait mettre la table.
Ne serait-ce point là les deux vers que Latouche aurait refaits plus
tard en vous les citant ou que votre imagination prêteuse aurait embellis,
en les habillant si prestement ?
Cher Emile, merci encore une fois. Guérissez-vous et croyez-moi tout
à vous d'amitié.
S'^^-Beuve ^,
11, rue Montparnasse.
Nous connaissons déjà Henri de Latouche, l'ami et le collaborateur
d'Emile Deschamps, l'éditeur d'André Chénier, le malicieux journa-
liste ; ce qui nous intéresse maintenant, c'est de saisir la manière dont
le même homme apparaît à un ami qui se souvient, et à un critique
qui recueille les témoignages et les anecdotes, apprécie les actes et
les œuvres, et cherche à rendre l'allure générale, ainsi que tous les
traits particuliers d'un caractère.
Emile Deschamps, judicieux et délicat, reste fidèle à la méthode
discrète de l'ancienne critic{ue, et, tout compte fait, ne nous ren-
seigne que sur l'homme de lettres. Les singularités de cette nature
supérieure, mais incomplète et malheureuse, sont finement observées
par lui, mais dans leur rapport avec le talent de Latouche et son
étrange renommée. Les défauts de son éducation, rachetés par la
1. Collection Paignard.
HENRI DE LATOUCIIE
413
grâce de ses dons personnels, le charme du causeur, et sa « conversa-
tion voluptueuse », joli mol dont Sainte-Beuve a tiré cette image
exquise : « il avait de la Sirène dans la voix », ses trouvailles de style
c[ui sont d'un poète, mais ne rachètent pas sa radicale impuissance
à com])oser une œuvre ordonnée, ce démon épigrammatiquc et cette
contradiction intériciuc (jui faisait de l'auteur ombrageux un amant
du succès et l'obligeait à rechercher les sulTrages du public, alors qu'il
le méprisait, toutes les malices de l'homme d'esprit, tpunepeut s'em-
pêcher d'admirer chez les autres le talent qu'il n'a pas, mais qui
souffre et fait souffrir, ne pouvant avouer sa peine secrète, toutes les
contrariétés qui se heurtent au fond du cœur d'un artiste manqué
sont rendues à merveille par Deschamps, qui résume tout ce qu'il a
voulu dire de l'écrivain dans cette formule : « Les tortures de son
caractère passent dans son style. »
L'enqucte de Sainte-Beuve est autrement vaste et son regard plus
indiscret.
On peut dire qu'il a repris toutes les fines indications du crayon de
Deschamps. Il le cite d'ailleurs en cinq ou six passages. On sait qu'il
faisait une large part à l'analyse des œuvres de l'écrivain qu'il étudiait,
à son rôle littéraire. C'est ainsi qu'il parle avec une parfaite équité des
deux grands titres de gloire de Latouche, son édition des poésies
d'André Chénier, son amitié pour George Sand inconnue, s'ignorant
elle-mcme et (pi'il iiilroduisit dans la carrière des lettres. Il])arlemêm6
avec une pénétrante syiii])athic du poète et du romancier. Mais ce
tpii le passionne, c'est l'homme même, et rien n'est plus attachant
que de le voir chercher, non pas à dire le « dernier mot » sur un esprit,
mais à saisir les nuances où se discerne le secret d'une individualité.
«Cette énigme obscure et brillante»^ que fut Latouche pour ceux et
celles qui l'ont a])proché et aimé, car il fut aimé en dépit de sa misan-
thropie grandissante et de son irritabilité, a tenté la curiosité de
Sainte-Beuve, et plus encore cpie ses œuvres et son es])rit, le tenq)éra-
ment de cet homme, ([ui passait brusquement, (piand il écrivait, de
la rêverie au ]taiii|ddcl, le retient et Tiuléresse.
Observe-t-il que Latouche s'ingéniait à dissinnder son âge, qu'il
avait la manie du j)seudonyme, il note aussitôt ce qu'il y avait chez
1. Le mol est de Miirccliiic Dcsbordcs-Valmore, (lui l'a aimé. Cl", sur Henri
de Latouche : Un f-rand excilaleur d'âmes, par Raoul Debordt, Bcnie des
revues, 1'"' mai 1899 ; Une amilié de journalistes : Henri de Latouche et
Honoré de Lourdoueix, [>ar J()sc|)h At;(orf,'<'s, Correspondant, 20 juillet 1909 ;
Une Muse romantique : Pauline de Flaugergues, par B. Combes de Patris,
Revue liebdomadaire, 2 féviicr 1918.
414 EMILE DESCHAMPS COLLABORATEUR DE SAINTE-BEUVE
lui de « clandestin ». Il jette, suivant une habitude constante de sa
méthode, un coup de sonde dans la vie sentimentale du personnage, et
ne laisse point dans l'ombre son tempérament vif et amoureux.
« Il n'était pas beau, dit-il, il plaisait pourtant et trouva près de lui
maint dévouement de femme. Sa voix enfin, le charme de cette
sirène ne lui paraît point négligeable et quand il a relevé dans ses
poésies « des accents qui sortent du cœur, bien qu'ils ne durent pas »,
on croit déjà mieux connaître cette nature d'artiste.
Mais Sainte-Beuve ne s'arrête jamais, comme Deschamps, aux
aspects les plus s^Tnpathiques, il va plus loin et plus bas. Il notera
la singulière idée qui inspira ^ Latouche cette Reine d'Espagne,
drame issu « d'une donnée erotique servant de véhicule à une inten-
tion politique hostile ». Cette pièce ne fut pas sans influence sur la
conception de Ruy Blas. Son échec ulcéra profondément l'écrivain.
Sainte-Beuve dira encore de Latouche, à propos d'un recueil de
poésies lascives, intitulé : Portefeuille i>olé (1845) :
Ce prétendu démocrate se délectait en effet soit en vers, soit en prose,
aux peintures aphrodisiaques les plus raffinées. On voit qu'il commence
à se compléter à nos yeux par bien des points : esprit coquet, chatoyant,
inquiet, furtif, lascif et fascinateur ^.
Ainsi procède Sainte-Beuve, par touches menues, successives,
diversement pénétrantes. Il arrive ainsi à composer un portrait d'en-
semble d'une vie intense et d'une richesse merveilleuse. Auprès de la
toile du maître, le crayon si fin de Deschamps n'est plus qu'une esquisse
assez poussée, dont Sainte-Beuve lui-même a exprimé la qualité:
J'en profiterai à l'endroit serein et gracieux de mon article.
Ce jugement porté par Sainte Beuve sur la critique essentiellement
bienveillante de Deschamps, nature gracieuse, ornée, mais fine^
intelligente d'homme du monde accompli, n'aurait point été contredit
par Latouche lui-même, le sarcastique et hargneux Latouche.
Le misanthrope s'était retiré, bien des années avant sa mort, au
désert, dans sa solitude d'Aulnay, à la Vallée-aux-Loups, où, dit
Sainte-Beuve, « il jouait au paysan comme Courier au vigneron ».
C'est là qu'il reçut un matin du mois de juin 1846, un exemplaire d'un
discours prononcé par Deschamps, à la séance d'ouverture du congrès
de l'Institut historique, le 24 mai 1846, à l'Hôtel de Ville de Paris.
1. Pour toutes ces citations, cf. Caus. du lundi, t. III, p. 368-390. — Emile
Deschamps a sacrifié lui aussi à la muse clandestine, et l'on trouvera dans le
Parnasse satirique du XIX^ siècle (Bruxelles, 1881, 2 vol. in-8°) au t. I, p. 182,
son sacrifice interrompu, polissonnerie laborieuse.
HENRI DE LATOUCHE
415
Dans ces pages dignes de compter parmi les plus belles que la
critique littéraire ait inspirées à Deschamps, il s'était proposé de
rechercher quelle avait été l'influence de l'esprit français sur l'Eiirope
depuis deux siècles ; et la vraie cause de l'universalité de cette in-
fluence, il la trouvait précisément dans l'existence d'une qualité qu'il
possédait plus qu'aucun homme de France, « la sociabilité portée à sa
plus haute ])uissance, l'exquise aptitude à vivre en société ». L'épa-
nouissement de la vie de salon à la plus grande époque de notre
histoire, lui ])araît la forme suprême de la civilisation française ^.
C'est dans ce discours qu'il fait dériver encore de la sociabilité les
deux sentiments que l'esprit français a répandus dans le monde :
l'égalité civile et la tolérance religieuse.
Ces morceaux que nous avons eu l'occasion de citer, ainsi que l'éloge
de la philosophie française, « plus d'action que d'abstraction, comp-
tant vingt moralistes pour un idéologue », et celui de la langue fran-
çaise, sont écrits avec cette aimable simplicité, relevée de traits
spirituels qui est le propre de sa manière.
Un tel art de dire et de conter enchanta Latouche qui ne put s'em-
pêcher de crier : Bravo ! et d'envoyer au conférencier ces compli-
ments saupoudrés de malice :
30 juin 1846.
J'ai reçu votre brochure, mon cher ami, et je vous en remercie cordia-
lement.
Vraimont la cause est belle ! — En serait-il de laides,
Cher Emile Deschamps, quand c'est toi qui la plaides ?
Je suis bien un peu étonné de votre admiration pour le passé monar-
chique, de vos éloges pour Louis, dit le Grand, pour Frédéric de Prusse
et même pour M. Marlinez de la Rosa « le grand ministre d'Espagne »,
mais vous êtes destiné à opérer en moi un miracle : à me faire aimer un
conservateur.
Flatteur ! qui dit que nous gouvernons les têtes parce que nous imposons
des chapeaux à l'Europe ! Mais que j'aime « l'accord heureux, l'enlrela-
cement, des facultés spirituelles de la femme et de l'homme ! » Que votre
sergent de la ligne est parfait et que de beaux vers dans la bouche de ce
grand maître d'escrime qui enseignait la rime à iioileau !
J'habite Aulnay, pour ne plus revenir à Paris, je suis matériellement
enterré dans les bois. Homme essentiellement du monde, j'ai peu d'espoir
de vous voir dans ma solitude. Je neii ai que le désir. -
Au diiiieurant, Latout.-be n'était pas un si méchant homme, ])uis*
qu il était fidèle à ses amis. Il tai|uiiiait Dcschanq)s au sujet de ses
1. É. I3escfiamps. Œ. c, t. IV, p. 120.
2. Collection I^aignard.
416 EMILE DESCHAMPS COLLABORATEUR DE SAINTE-BEUVE
relations mondaines, et le charmant homme se laissait faire : la lettre
que voici avait dû ramuser, parce qu'on y voit à plein l'affectation
du personnage et son humeur médisante :
Mon ami. Si j'avais reçu votre billet un moment avant 5 heures, j'étais
à vous. Si même je ne me fusse engagé qu'avec un premier venu, quelque
comte, marquis ou millionnaire, je vous Feusse sacrifié sans que la rupture
formât un pli, sans que le manque de parole me donnât le moindre remords
ou du moins je vis dans ce remords comme un poisson dans l'eau. Mais,
c'était avec un tout dernier venu que j'étais lié, un pauvre diable, moi-
même enfin ! Je m'étais avancé pendant le dîner au cabaret à offrir l'hos-
pitalité du soir à un étudiant en droit de ma province, et je n'ai pu me
manquer à moi-même au point de me retraiter [sic].
D autant moins que je vois à sa mine (il est là près de moi pendant que
je vous écrisj qu'il va me parler de sa bourse ou de sa maîtresse : deux
choses dont je ne peux pas plus lui rendre la première que lui prendre la
seconde. — Mais, soyez tranquille, nous verrons bientôt si je ne sais pas
triompher du mauvais vouloir du sort et revoir, malgré lui, mes vieux
et chers amis.
J'irai, plutôt que différer à respirer l'air de vos foyers, vous trouver
seul un matii:^ dans le cabinet où vous écrivez, peut-être en pensant aux
poètes :
J'ai toujours vu qu'aux lieux aimés de ces oiseaux,
L'air a plus de douceur et de délicatesse.
Comme le moindre détail de nature vraie nous saisit, nous autres rustres !
_Ah 1 voix des salons où vous brillez, à côté de Duprez, enfant gâté du
monde, c'est moi qui devrais m'appeler Des Champs ! Vous. Emile,
cherchez dans les lettres qui composent Sterne, La Bruyère, Horatius-
Flaccus, ce qu'il vous faut pour faire un nom à votre taille. — Mes hom-
mages à M™s Deschamps.
Henri de Latouche ^.
L'ironie de Latouche s'enveloppait de flatterie et de tendresse
quand elle visait Emile Deschamps. Il est bien vrai qu'on pouvait
railler parfois « l'enfant gâté du monde », mais non pas le ha'ir. Il
avait déjà vécu plus d'un demi-siècle, à Paris, dans une des époques
les plus troublées de notre liistoire, et il comptait de véritables amitiés
dans tous les camps.
Telle était aussi, dans la société parisienne du début du Second
Empire, la situation privilégiée de Jules Lefèvre-Deumier, qui mourut
quelques années après Latouche, le 12 décembre 1857.
Henry de Pêne, qui rendit compte, dans la Mode Noui>elle, de ses
funérailles, le compare à Emile Deschamps, son ami :
Outre le discours prononcé par M. Juillerat, dit-il, il y a eu quelques
paroles de M. Emile Deschamps, touchantes et bien senties. Emile Des-
1. Collection Paignard. Inédit.
JULES LEFÈVRE-DEUMIER 417
champs appartenait tout à fait à la même génération poétique que Lefèvre-
Deumier. De plus, ils se sont ressemblés peut-être par un point, non de
leur talent, mais de leur caraetère : c'est que ni l'un ni l'autre n'a jamais
eu d'ennemis parmi ses confrères.
Cette extrême douceur de caractère s'accordait chez lui... avec une
extrême vigueur d'accent poétique.
C'est un cas, si l'on peut ainsi dire, que Lefèvre-Deumier, un de ces
cas qui attiraient particulièrement Sainte-Beuve : l'intensité du sen-
timent, trahie par une forme malaisée, l'avait depuis longtemps
frappé chez ce poète. En 1833, quand l'auteur du Parricide^ et du
Clocher de Saint-Marc^, ])ublia son recueil des Confidences^, il lui con-
sacra un article. Mais il n'y étudiait encore que l'esprit supérieur,
privé du don de l'expression. — En 1868, quand il songea à rééditer
ses Portraits Contemporains ^, \e criticiue moraliste voulut s'encp.iérir
])lus à fond de l'homme qu'avait été Jules Lefèvre, et c'est à Emile
Deschamps qu'il s'adressa.
Ce lu octobre 1868.
Mon cher Emile,
Je voudrais bien vous demander le bon office que voici : nul mieux que
vous n'a connu Jules Lefèvre. Je réimprime sur lui quelque chose d'ancien.
Je voudrais le rajeunir. Pourriez-vous, au courant de la plume, sans vous
presser d'ailleurs, et d'une écriture reposée, me donner sur ce poète dis-
tingué, laborieux et bizarre, votre témoignage d'ami sans doute , — mais
aussi d'homme de goût. Quelque ai ecdote, s'il vous en vient au bout de
la plume, ne nuirait pas. Tout à vous, cher Emile.
S^^-Beuve ^.
(La signature seule est de S*®-Beuve.)
Quelques j«mrs après, Deschamj)s ayant envoyé au critique les
notes demandées, il recevait le billet suivant :
Ce 28 décembre 1868.
Je vous remercie, cher Emile, de ces bonnes pages qui me reiulent
un Jules Lefèvre complet. Il n'était pas de mon temps, ou moi du sien.
Je n'avais fait que l'entrevoir sous sa première forme et je ne l'avais revu
ensuite que tard, quand le volcan était éteint el que la lave s'était recou-
verte de terreaux, de plate-bandes et d'allées sablées. Il avait toujours
un beau et vaste front. En lisant vos précieuses notes, je ne saurais me
1. Paru fil 1823.
2. Paru en 1825.
3. Paru en 18:53.
4. Portraits contemporains, t. II, p. 2'i9.
5. Colloct. |Pai<^iiarfl. Inédit. — (,f. dans les (iuvjies d'Alphonse Karr
(19 décembre 187")), au supplément qu'il publiait sous ce titre : Le Liire de bord
quelques souvenirs sur Lefèvre-Deumier et son salon de la place Saint-Georges
27
418 EMILE DESCHAMPS COLLABORATEUR DE SAINTE-BEUVE
reprocher de vous avoir imposé une tâche, ainsi qu'à votre secrétaire :
un portrait de poète de pkis est une conquête sur l'oubli.
Je suis tout à vous, mon cher Emile, de cœur et de gratitude.
S^^-Beuve ^.
Nous avons retrouvé dans la Collection Lovenjoul la consultation
de Deschamps ^ qui inspira cette belle réponse. Sainte-Beuve enrichit
son étude de 1833 des principaux traits de la physionomie de Jules
Lefèvre, telle que Desch^mps l'avait tracée.
Sainte-Beuve tenait d'Emile Deschamps ce qu'il dit des difficultés
que rencontra Lefèvre à percer, et des phases diverses de sa fortune.
Lefèvre, après avoir brillé, comme nous l'avons vu, parmi les
poètes du premier Cénacle, et collaboré à la Aluse française, au Mer-
cure du XIX^ siècle, aux Tablettes Romantiques, était allé en Pologne,
mettre, comme Byron en Grèce, son courage au service d'une noble
cause. « Il se fit recevoir médecin, dit Deschamips, pour obtenir son
passage libre en Allemagne. » Blessé au siège de Varsovie, il se réfugia
en Autriche et ne revint à Paris qu'en 1833. « On donne pour certain,
ajoute Dëschamps, qu'un amour malheureux l'avait poussé à cette
entreprise guerrière. » Il aurait voulu fuir ainsi une belle insensible,
la sœur de M^^ de Girardin, la comtesse O'Donnell. A son retour, il
eut le bonheur d'épouser une charmante femme, artiste comme lui,
musicienne et sculptant agréablement, M^^® Marie -Louise Roulleaux
du Gage, une arrière petite-fille de Beaumarchais.
Nous savons par une personne infiniment distinguée qui, dans son
enfance, avait accompagné ses parents dans le salon de la rue de la
Ville-l'Evêque, que Jules Lefèvre et sa femme comptaient parmi les
intimes d'Emile Deschamps. Ce ménage d'artistes se rencontrait chez
lui régulièrement avec Soumet, Guiraud, Rességuier, Saint- Yalry,
Paul Juillerat, le comte César de Pontgibaud, le prince Elim Mests-
cherski. Il y avait aussi Gaspard de Pons, qui lisait dans ce salon
des tragédies bien ennuyeuses, et qu'on trouvait un peu ridicule.
1. Inédit. Collection Paignard.
2. Deschamps était bien vieux et bien malade, en 1868, quand il répondit
à la demande de S^e-Beuve. Il dicta sa consultation qui est tout entière de la
main de sa gouvernante, ainsi que ce petit mot qui l'accompagnait :
Mon cher S'®-Beuve,
Toujours une roain étrangère, hélas !
Voici mes notes sur Jules Lefèvre ! Elles sont bien informes de rédaction, mais l'exactitude
des faits et la sincérité des jugements sont irréprochables.
Voyez si de ce chaos votre plume peut faire jaillir quelque lumière. Et je serai toujours
à vos ordres, si vous avez quelques nouveaux renseignements à me demander. Excusez mon
impotence et recevez mes vieilles et toujours jeunes amitiés,
Emile Deschamps.
(Collection Lovenjoul.
JULES LEFÈVRE-DEUMIER 419
Comme il n'était jamais venu à bout de se marier — étant très laid —
il avait voulu, pour ne pas laisser éteindre son nom, adopter un
des fds de Jules Lefèvre, qui est devenu ainsi le comte de Pons.
Jules Lefèvre, pauvre d'abord, puis ayant hérité d'une vieille tante,
]\,jme Deumier, ajouta par reconnaissance à son propre nom de Jules
Lefèvre, celui de Deumier, « ce qui, déclare Deschamps, dérouta
un peu sa notoriété qui déjà n'avait pas toute son étendue équitable
avec ce simple nom de Jules Lefèvre. » Devenu riche, il ouvrit son
hôtel de la place Saint-Georges, et « ses soirées, pendant l'époque
de ses prospérités, dit encore Deschamps, furent des plus brillantes
et des plus suivies comme réunion bien rare d'écrivains et d'ar-
tistes de la plus haute valeur, et dans les étés, il vivait heureux en
famille, dans sa charmante campagne de l'Abbaye-du-Val, près de
l'Isle-Adam » ; mais il fit de telles dépenses qu'il se ruina ^ et alors
sa femme, très artiste, se mit à modeler pour subvenir aux frais
du ménage et fit, entre autres, un médaillon d'Emile Deschamps
fort ressemblant.
Après 1848, la fortune a souri encore au ménage de Jules Lefèvre,
car Lamartine, tout puissant alors, donna au mari des fonctions dans
le gouvernement provisoire. D'autre part, « lors de la présidence de
Napoléon III et dans les premiers temps de l'Empire, il fut appelé
comme secrétaire du président à l'Elysée et plus tard comme biblio-
thécaire aux Tuileries ».
Sainte-Beuve, ainsi renseigné par Deschamps, nous dit qu'il avait
connu l'homme aimable qu'était redevenu Jules Lefèvre dans les
derniers temps de sa vie. Mais il se souvenait fort bien de l'avoir au
moins entrevu dans la période antérieure de cette existence soumise,
comme celle d'un héros de Balzac, à tant de vicissitudes, et il avait
alors remarqué « un certain air de malheur ré])andu sur toute sa per-
sonne » ; c'était l'époque où, paraît-il, Victor Hugo disait de lui :
« Jules Lefèvre a été mordu par Latouche ^. »
Lefèvre n'était pas envieux. Il souffrait moins de voir son talent
méconnu que de ne pas pouvoir ex})rimer dans ses vers laborieux
son âme de poète. Voici comment Emile Descliamps cxplicjuait à
Sainte-Beuve le cas de cette renommée avortée :
1. Arsène Iloussayc, dans ses Confomiurus, t. II, p. 257, rappelle l'hospilalité
de Jules Lefèvre dans son abbaye du \'al. Des indiscrets en abusaient, tel, un
certain LacondK-, qui ne s'en allait plus.
Jules Lefèvre dans sa dignité hospitalière n'y prenait pas garde, mais tous les amis rap-
pelaient matin et soir à Lacombe qu'il n'élait pas chez lui, ce qui ût dire à Emile Deschamps:
« Cet animal-là, on le bourre comme un canon, — et il no part pas. •
2. Purlraits coiitcniporains, t. II, p. 2G1.
420 EMILE DESCHAMPS COLLABORATEUR DE SAINTE-BEUVE
D'une immense érudition littéraire, qui se reflétait trop dans ses œuvres,
et donnait surtout à ses vers une sorte d'originalité multiple aux dépens
de l'originalité personnelle, il était tour à tour Hésiode, Lucrèce, Virgile,
parfois Ovide et trop souvent Lucain et Claudien, chez les anciens, et,
chez les modernes, il était Dante, Milton, Byron, tous les lakistes, et
Schiller, puis Corneille... Thomas et Népomucène Lemercier et pas assez
Jules Lefèvre-Deumier, quoiqu'il eut une sensibilité douloureuse très
personnelle et très vraie.
A force de talent et avec une résolution bien arrêtée, il faisait la fortune
de chaque vers au préjudice de la période et de chaque période au pré-
judice de l'ensemble.
Ses compositions n'avaient pas ainsi tout l'intérêt et toute l'harmonie
qu'il eût pu leur donner ; elles manquaient trop d'unité dans le ton comme
dans la pensée générale. L'afféterie et la prétention côtoyaient quelquefois
dans ses poésies la grandeur et la beauté ^.
1. Collection Lovenjoul. Emile Deschamps renvoie S^^-Beuve aux Vespres
de l'Abbaye du Val, au Couvre-Feu. Puis il cite quelques vers de ses différentes
manières :
Comme une jeune fleur qui, sur le bord d'un champ,
Du soc qui passera ne craint pas le tranchant...
N'est-ce pas du Virgile ?
On meurt en plein bonheur de son malheur passé 1
Du Byron ?
Le poète,
11 ne goûte jamais au miel de ses paroles.
C'est du Schiller ?
D'infâmes balayeurs dont les cris se relayent
Et qui semblent salir les ruisseaux qu'ils balayent !
Vouloir enrayer le progrès :
C'est vouloir dans un gland replier tout un chêne !
Ces trois derniers vers sont bien de Jules Lefèvre-Deumier.
Quand le sombre Alaric sentit sa destinée
Fjiiblir, et que la mort contre lui niutinée,
Assise à son chevet, faisait signe au corbeau,
L'effrayant moribond commanda son tombeau.
11 voulut dans ce monde où domine l'envie,
Avoir sa sépulture à part, comme sa vie ;
Et vingt mille captifs se mirent, un matin,
A détourner pour lui le cours du Busentin.
De son sauvage époux quand la Guerre fut veuve,
On lui creusa son lit dans le vieux lit du fleuve ;
On l'y coucha, le glaive attaché dans la main.
Ses drapeaux, tout brûlés par le soleil romain.
Ses coursiers, ses trésors, ses armures sans nombre,
Tout y fut entassé pour amuser son ombre.
Dans leur antique ornière on ramena les eaux ;
Puis, comme s'il fallait, pour l'honneur de ses os,
Faire pourrir près d'eux quelque riche hécatombe,
Les vingt mille captifs, employés à sa tombe,
En mourant égorgés escortèrent sa mort.
N'est-ce pas Corneille, ou Lucain ?
(Collection Lovenjoul.)
JULES LEFÈVKE-DEUMIER 421
Quant à sa prose, elle est généralement plus correcte et plus pure que
ses vers (car un poète, qui serait même incomplet, est foujours un parfait
prosateur). Toutefois, et je ne me l'explique pas — elle a peu ajouté à
son renom littéraire... peut-être parce qu'elle traite de sujets trop excep-
tionnels ; mais les vrais connaisseurs la tiennent en grande estime : Voir
les Martyrs d'Arezzo, roman très senti, les Rêveries d'un promeneur, fan-
taisies d'une grande élévation, un volume de jugements littéraires d'une
rare perspicacité, enfin une étude physiologico-psychologique sur son
frère, docteur en médecine, œuvre d'une haute portée morale et d'un
sentiment profond.
Emile Deschamps insiste dans ses notes sur la noblesse intime de
cet homme remarquable. « Il avait porté la bonne et la mauvaise
fortune avec la même dignité ». Quand l'adversité le frappa :
Son humeur sereine, ses douces relations d'amitié, ses habitudes de
travail assidu n'en reçurent aucune atteinte. Il mourut avec la fermeté
d'un stoïque, dans les opérations de la pierre.
On comprend maintenant ce qui, dans Jules Lefèvre, attira l'at-
tention de Sainte-Beuve : l'honime, encore plus que l'auteur, en
valait la peine. « Sa belle et calme figure, écrit encore Deschamps,
était le pur miroir de son âme et de son intelligence. » Sainte-Beuve
comprenait mieux que personne le pathétique de ce tourment silen-
cieux : il a montré admirablement que le rêve et l'étude consolèrent
cet artiste incomj)let.
Quoique bien jeune encore, j'ai longtemps, loin du bruit,
Des langages du monde interrogé la nuit.
Et de leur mine abstraite explorant les merveilles,
Ma lampe curieuse a pâli dans les veilles.
Je m'étais fait d'un rêve une vague patrie.
Il y avait chez ce rêveur un philosophe et c'est ce qu'a bien vu
Emmanuel Des Essarts, qui aima l'originale individualité dr Jules
Lefèvre et a même loué
sa phrase poétique, grave, sévère, un peu froide, mais à l'allure solen-
nelle... Ce n'est pas de la poésie musicale, c'est très souvent de la poésie
pittoresque, plus souvent de la poésie sculptée, c'est avant tout de la
poésie pensée ^.
Il cite un beau fragment de sa Prière à la Mort :
De l'antique Néant aïeule injuriée !
1. Poêles modernes de la France. Jules Lejèvre-Deumier, par Emmanuel Des
Essarts... 1860, in-8°, p. 6. Étude exquise et très poussée dont nourf donnons le
résume. Aujourd'hiii nous verrions volontiers ce poète dans la lignée d'Alfred
de Vigny, un jicu au-dessous do Sully-Prudhomme.
422 EMILE DESCHAMPS COLLABORATEUR DE SAINTE-BEUVE
et d'admirables vers sur les âges de la vie, sur le jeune homme,
Qui sent l'hiver si loin qu'il n'a foi qu'au printemps...
sur le vieillard,
Dont l'oeil triste et baissé semble, inquiet du jour,
Pour y trouver de l'ombre, interroger son âme.
Le pittoresque de Lefèvre est d'une rare qualité : il met en relief
une idée souvent triste ; c'est un peintre des nuances de la sensibilité
la plus réflécliie, qui a pu dire :
Rien ne m'attriste tant que le lever du jour,
et noter dans ses « nocturnes indécis » le mouvement des eaux,
Le frisson des étangs sous le vol des nacelles,
celui des arbres:
Et les soupirs rêveurs qu'échangent les rameaux,
celui du vent :
Qui semble murmurer, dans les forêts prochaines,
L'office des mourants au chevet des vieux chênes.
Mais sa pensée est d'une intensité plus rare encore et, comme chez
Alfred de Vigny, se condense fréquemment en symbole. Il est de ces
romantiques, qui essayèrent d'unir la philosophie au lyrisme et de
féconder l'un par l'autre.
L'homme, dit-il.
L'homme est un univers qu'il reste à découvrir.
Son poème intitulé : VUnwers, est l'expression de son angoisse
métaphysique. D'autres, comme son Lazare, la Plume de cygne, Com-
pensation, les Dieux s'' en vont, sont l'expression souvent originale de
son pessimisme discret,
La joie est inféconde et le bonheur stérile,
Insensé, trouve-moi des heureux qui soient grands.
Quant aux images qui ont une valeur de symbole, elles ne sont pas
rares dans sa poésie. Sa Colombe poignardée serait à comparer à V Al-
batros de Baudelaire. L'image ingénieuse du poisson volant illustre non
sans quelque préciosité, il est vrai, le destin du penseur, du poète :
Papillon de la mer que la vague dorlotte
JULES LEFÈVRE-DEUMIER 423
Embarquant son esprit sur la foi du printemps,
Et confiant aux flots qu'ameutent les autans,
La nef aux rames d'or, aux mâts de pierreries.
Enfin le baleinier, qui, après avoir échappé aux glaces polaires,
sombre en vue du port, c'est l'homme en proie au destin :
Le Destin terrassé garde longtemps rancune.
Qu'on laisse prendre au cœur le pli de l'infortune.
Le salut vient trop tard, et, sourdement blessé.
On meurt, en plein bonheur, de son malheur passé.
Dans ces vers, où la fermeté de l'expression égale la généralité de
la })ensée, on reconnaît le poète-philosophe. Cette élévation d'esprit
et cette ingéniosité d'imagination n'avait pas plus échapi)é à Emile
Deschamps qu'à Emmanuel Des Essarts, et Sainte-Beuve, à la fin
de son étude, cite cet exquis jugement sur Lefèvre :
Génie poétique, cœur ingénu, ayant du bel esprit dans la région du
sublime.
La formule est aussi heureuse qu'elle est profonde, et comme le dit
Sainte-Beuve, elle est d'Emile Deschamps ^.
1. Portraits contemporains, t. II, p. 261.
C'est à propos de la mort de Jules Lefèvre que Deschamps écrivait cette
lettre à Gabrielle Soumet d'AUenheim, le 12 décembre 1857 :
Merci de vos excellents conseils, c'est la force de les suivre qu'il faudrait m'cnvoyer. Mais
en avcz-vous, des forces ?... Je n'en ai pas la moindre, et le peu que j'en ai. je l'épuisé à tâcher
de vivre ou plutôt de survivre.
Peut-être savez-vous quelque chose de cet affreux état ? On est ballotté
A force de remords, à force de souffrir,
Entre l'horreur de vivre et la peur de mourir.
Hélas ! ce mot suprême, je le prononce avec plus de larmes en ce moment que jamais. Je
reçois avec votre douce lettre la terrible nouvelle de la mort de .Iules Lefèvre, emporté de
faiblesse après la deuxième opération semblable aux vingt que j'ai subies. 11 est sorti de notre
monde douloureux, ce matin, à ^ heures. Grand poète, grand ami de votre père, un frère pour
moi, j'en pleure des larmes de sang.
(Bibliothèque de Versailles. Collection des papiers d'Emile Deschamps.)
Lire aussi : Ecrivains conlemporain.s : J. Lefèvre-Dcumicr, par le M'^ Eugène
de Montlaur (Extrait de l'Arien province). Moulins, impr. de P. A. Desrosiers,
1858, in-8. — Dans une étude sur Lcopardi et la France fParis, E. Cham-
pion, 191.j), N. Serbancsco a montré l'influence du poète italien sur le pessi-
misme de Jules Lefèvic-Dcumier.
CHAPITRE VII
I. Publication des « Contes physiologiques » (1854). Emile Des-
champs, CONTEUR ET MORALISTE. II. La « NOUVELLE » CHEZ
Emile Deschamps. Influence du xviii^ siècle. — III. La
« Nouvelle » romantique. — IV. Le conte fantastique.
I
Les œuvres d'Emile Deschamps se divisent d'elles-mêmes en
quatre parties très distinctes : les poésies proprement dites et la
critique littéraire, les contes et les traductions.
Ses œuvres poétiques et critiques, mêlées intimement à sa vie, n'en
sont, pour ainsi dire, que les deux aspects principaux, et nous les
avons mises en lumière et suffisamment étudiées dans cette biogra-
phie, que nous consacrons au plus classique de nos romantiques.
Spirituelle et légère, encore qu'infiniment sensible et frémissante,
la muse d'Emile Deschamps n'aurait rien, à elle seule, apporté de
nouveau, et quand elle renonce au rôle, qui lui plaît, d'aimable satel-
lite, quand elle est elle-même, elle apparaît au milieu du chœur des
grands poètes romantiques, comme un témoin de l'âge précédent.
En fait de parenté littéraire, les liens qui rattachent Deschamps à
l'école de Marot, de La Fontaine et de Voltaire, ne permettent
d'appareiller au xix^ siècle ce poète léger qu'à Alfred de Musset.
Quant aux pages de critique littéraire qu'il a laissées, c'est encore à
l'auteur des Lettres de Dupuis et de Cotonet qu'elles font songer.
Écrites aux heures capitales de la période romantique par un obser-
vateur judicieux de ce grand mouvement des esprits, elles sont de
premier ordre. On n'étudiera plus la formation de la doctrine roman-
tique sans tenir compte de la Préface des Etudes françaises et étran-
gères. D'autre part ses traductions de l'anglais, de l'allemand, de
l'espagnol sont des modèles d'imitation originale.
LA « NOUVELLE » DU XVIII^ SIECLE : INFLUENCE DE DIDEROT 425
Xous n'avons plus qu'à étudier ses eontes. L'œuvre du nouvelliste
va nous permettre de fixer définitivement les traits de sa personnalité
littéraire. Nul ne fut plus essentiellement français que cet esprit cos-
mopolite, et si, dans l'oeuvre du traducteur, nous avons vu sa curio-
sité intelligente aller tout à tour de l'Angleterre à l'Espagne et de
l'Allemagne à la Russie, nous ne perdrons pas de vue les procédés du
conteur ni sa méthode de travail. Qu'il s'atlache à Sterne encore
plus qu'à Hoffmann, il n'a pas d'autre but que de « franciser » ses
modèles ; il a exploité un filon tout français dans le domaine « fan-
tastique )).
Il faut renoncer tout d'abord à voir dans les Contes d'Emile Des-
champs un ensemble comparable en intérêt pour l'histoire littéraire
aux adaptations shakespeariennes, ou même aux Études. On ne voit
pas nettement la valeur qu'il convient de leur attribuer dans l'évo-
lution du genre romanesque au xix^ siècle.
Non seulement ils n'ont point eu d'influence, et, malgré le talent
de leur auteur, ils ont passé, pour ainsi dire, inaperçus, mais ils ne
méritaient pas un autre succès. Nous ne tirons d'ailleurs aucun argu-
ment de la date où Deschamps publia le recueil le plus curieux de ses
contes, et nous ne dirons pas qu'ils venaient trop tard. Quand parais-
sent ces deux recueils : les Contes physiologiques et les Réalités fan-
tastiques \ en 1854, Balzac, il est vrai, était mort depuis quatre ans ;
Gérard de Nerval venait de disparaître ; mais Gautier qui avait publié
ses plus belles œuvres, allait donner encore avec le Capitaine Fracasse
et le Bonian de la Momie, Jettatura, Avatar et Spirite. En 18G2, Bau-
delaire traduisait Edgar Poë, ce qui prouve que, si Flaubert, en écri-
vant à cette époque Madame Bovary, opposait à la littérature roman-
tique un courant réaliste, la curiosité pour le fantastique par exemple
était loin de s'éteindre. Il fallait seulement choisir et devant les deux
voies qui s'ouvraient alors, se décider ])our l'une ou ])our l'autre.
Deschamps était déjà vieux à cette date ; surtout il était l'homme le
moins capable de ces j)artis-]>ris qu'on voit souvent chez les grands
artistes.
Tout l'intéresse et d'un atlrail ]tarcil, le merveilleux, pour ce qu'il
suggère, et la réalité, ])Our ce qu'elle enseigne. Il adore toujours la
poésie, mais la vie de son temps, si complexe et si troublée, l'attire.
Il lit suri oui, il lit sans cesse, et cause avec ses amis de ses innombrables
lectures. On lui a rcjtroché de s'être ainsi dispersé, d'avoir dépensé
1. Éniil*; Dischanips. Conles physiologiques. René-Paul et Paul-liené. Mea
culpa. Paris, P. Ilfiinfton, 1854, in-lG.
426 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
son esprit en conversations de toutes sortes. Or ce reproche, nous le
tournerions volontiers en éloge.
Certes, Deschamps aurait pu beaucoup plus écrire, mais il s'est
défié du métier d'auteur qu'il aurait rempli comme tant d'autres,
et s'il n'a écrit que pour son plaisir — et rarement — nous y voyons
la preuve de son goût et d'une connaissance peu commune des limites
de son talent. Cet homme si fin était modeste, et lui, qui savait si bien
admirer, s'oubliait pour de plus grands que lui. Il n'avait pas ce mys-
térieux don créateur qu'il discernait chez Lamartine ou Victor Hugo,
ni cette originalité qu'il reconnaissait à Nodier, à Gérard de Nerval,
à Baudelaire, à Mérimée. Il sentait qu'il était fait pour apprécier
et hre, non pour composer et écrire, quoiqu'il écrivît lui-même
très bien, et si, après avoir passé l'âge où l'on peut se croire un
grand poète, il a écrit quelques œuvres agréables, c'était un exercice
auquel il se hvrait en lettré accompli, cjui n'ignore rien du métier
qu'il admire. Il est comme cet aimable homme qu'il nous montre
dans un de ses récits, tout occupé de littérature :
On voyait que c'était sa grande affaire ; il en avait suivi les révolutions
sans être jamais abandonné du goût qui critique et du goût qui admire ^.
L'impression générale, qui se dégage de ces contes, malgré l'étran-
geté de certains sujets, c'est qu'ils se rattachent pour la plupart à la
littérature fine, vive, railleuse et gaie du xviii^ siècle. Ni l'influence
de Chateaubriand et de Nodier, si manifeste dans l'œuvre de Des-
champs, ni même celle du genre fantastique ne inodifie sensiblement
l'allure de son talent. Il a beau se jslaire au « fantastique » et donner
quelquefois dans le genre que Nodier avait si joliment appelé fréné-
tique, ces traits, chez lui, ont l'air d'une gageure dont l'imagination
s'amuse. Le bon sens n'est jamais froissé, et l'auteur malicieux ne se
cache pas pour sourire le premier de ses plus horrifiques inventions.
Ce qui fait la matière de ces contes — si l'on fait abstraction de
l'influence de Chateaubriand et de Nodier et de celle des écrivains
fantastiques — c'est une observation peu profonde assurément, mais
assez étendue des misères de la vie de société : l'avarice et l'ambition,
l'hypocrisie mondaine et politique lui offrent mille traits de satire ;
l'amour inspire fréquemment le Jeune Moraliste ^, qui se pique d'en
1. Œ. c, t. IV, p. 65.
2. C'est sous cette siemature qu'il publia dans la Muse Française ses spiri-
tuelles chroniques : Le Dégrevé récalcitrant, anecdote électorale. Une comédie de
société. Une journée en diligence. La Guerre en temps de paix. De l'éducation et
de l'instruction. De l'égalité politique et sociale. Séance de l'Académie française.
Toutes sont coquettes. Et ils s'appellent mari et femme.
LA « NOUVELLE » DU XVIII*^ SIECLE : INFLUENCE DE DIDEl'.OT 427
savoir long sur ce beau sujet et qui disserte abondamment sur le
mariage et sur la condition des femmes dans la nouvelle société fran-
çaise. Beaucoup de bonne humeur en somme et un grand sens moral
redressent à cha(}ue instant dans notre auteur les écarts d'une imagi-
nation fantasque. Il y a « beaucoup de chaque chose et rien de tout »
dans ces contes à la française, comme dirait Montaigne, dont la sagesse
de Deschamps dérive ; il y a surtout de la littérature, et c'est peut-
être la meilleure façon de les étudier, afin d'en dégager.la physionomie
intellectuelle et morale d'Emile Deschamps, que de chercher dans ces
contes un reflet des lectures préférées de leur auteur.
Encore un coup, ses véritables maîtres sont Voltaire et Diderot.
Il aura beau s'éprendre de Chateaubriand et de Nodier, puis se mettre
à l'école des disciples d'Hoffmann, depuis Balzac jusqu'à Théophile
Gautier, c'est à la claire et spirituelle pensée du xviii^ siècle qu'il en
revient toujours. Comme chez Xavier de Maistre, avec lequel il n'est
pas sans rapport, il y a du Sterne dans cet art d'égayer un conte
par mille digressions intéressantes. Il y a surtout du Voltaire chez
cet écrivain, qui s'anmse, il est vrai, à orner d'images brillantes, à
charger de couleurs à la mode romantique, un style naturel, aisé,
d'un joli tour, digne de celui que Lamartine ap])elle « un prosateur
exquis ^ ».
II
Les écri\'ains du xviii^ siècle ne cessèrent point de plaire à l'époque
où se développait le Romantisme. Les éditions de Voltaire, de Rous-
seau, de Diderot, multipliées sous la Restauration, ne servaient pas
seniemont d'incontestables arrière-pensées politiques, elles répon-
daient au goût persistant du public pour ces es])rils qui ont touché
à tant de |)roblèmes, et dont les œuvres, si différentes, restaient un
modèle de logi(jue ingénieuse, de raison claire et passionnée.
Diderot notamment fut à la m(tdo sous la Restauration : on lisait
presque cfunmc (h's nouveautés: Ceci nesl pas un conle, les Deux amis
de Bourbonne, qui n'avaient été ])ubliés qu'à la fin du xviii^ siècle.
Le Neveu de Rameau n'avait mùmc paru (lu'en 1823. Emile Des-
1, Lamarlinr-, Cours familier de litlérolure, t. IX, p. 21 H.
428 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
champs n'était pas indifférent à la renommée grandissante de Dide-
rot : il contribuait à l'accroître à sa manière, en l'imitant ^.
Emile Deschamps se confie rarement à son inspiration person-
nelle.
Ce qui lui a manqué, c'est l'originalité véritable, une manière à lui
de penser et de sentir. Nature réceptive par essence, il subit docile-
ment les influences ambiantes et l'on retrouve trop aisément ce qu'il
a lu dans ce qu'il écrit.
Voici par exemple le plus aimable de ses contes, celui qui fit la
réputation d'Emile Deschamps auprès de nos grand'mères, quand
elles étaient jeunes filles : Pantoufles! Pantoufles!^ Si l'idée était
de lui. ce serait un petit chef-d'œuvre. Quoi de plus amusant et de
plus finement observé que l'histoire de ce vieil avare de parrain, que
le cadeau de sa filleule enchante au point de le jeter dans les plus
folles prodigalités. Il y a quelque chose de plus fort que l'avarice,
c'est le puissant instinct des convenances et l'attrait de la nouveauté.
Tout se tient dans la nature humaine, comme dans le monde matériel,
et la plus terrible passion n'est qu'un ensemble cohérent d'habitudes.
Si l'on parvient à en modifier quelques-unes, le reste cède, et la
passion, comme un mécanisme dont on dérange le mouvement, se
détraque. Que ne peut, sur le tempérament sevré de plaisirs d'un vieil
avare, l'influence merveilleuse d'une simple sensation agréable ?
C'est ce que Deschamps, en une analyse finement nuancée, excelle à
peindre :
Oh 1 pantoufles ! pantoufles ! il en avait rêvé tout le jour ; il y avait
pensé toute la nuit : c'était comme une première passion ! et le lendemain
matin, il les retournait entre ses doigts et les baisait, comme fait un
amant du portrait de sa maîtresse. Jamais il ne s'était vu si beau, et l'amour
propre s'éveillait en lui comme un nouveau sens. Ce fut au point qu'il
voulut avoir un pantalon neuf pour aller dans ses pantoufles et avec ses
pantoufles. Voilà onze ans que pareille chose ne lui était arrivée : un
tailleur entra chez lui ! Pendant qu'on lui prenait la mesure, un frisson...
est-ce d'orgueil ? est-ce d'effroi ? courait dans tout son corps : l'avarice et
la coquetterie se livraient bataille. La coquetterie du vieux marchand
Antoine !... Deux jours après, le pantalon fut apporté. C'était un tricot
bleu avec des broderies sur les coutures, et des trèfles sur les cuisses,
comme en ont les hussards hongrois, le tout rappelant le dessin des
1. Voir Catalogue général des Livres imprimés de la Bibliothèque Nationale
pour Diderot. — Pour Rousseau, Catalogue des ouvrages de Rousseau (Jean-
JacquesJ conservés dans les grandes bibliothèques de Paris, par E.-G. Ledos. —
Pour Voltaire, Bibliographie des tuvres de Voltaire, par Bengesco.
2. Œ. c, t. III, p. 216, paru pour la première fois dans le Journal de la Jeu-
nesse, 1833.
LA « NOUVELLE )i DU XVIII^ SIECLE : INFLUENCE DE DIDEROT 429
pantoufles. A peine l'eut-il essayé qu'il s'aperçut que son gilet de peau
de lapin était absurde. Allons, vite, un gilet de satin broché. Alors, la
redingote en guenilles qui lui servait de robe de chambre jura d'une
manière atroce avec le beau gilet, il en fallut une de toile de perse pour
l'été et une autre de velours pour l'hiver ^ !
Et ainsi de suite, tout y passe : le vieux bonnet de coton, l'antique
fauteuil de pauvre basane usée, le bureau de bois peint.
Il fallut un sofa et tout un meuble pour le bureau, puis une tenture
de papier satiné et velouté pour les rideaux ; puis, une bibliothèque
bronze et acajou pour la tenture, puis des livres composés n'importe par
qui, mais reliés par Thouvenin, dans cette bibliothèque ^.
Ce trait de malice, jeté en passant sur l'incuriosité littéraire des
amateurs de beaux livres, nous rappelle que Deschamps n'aimait pas
plus qu'Henri Monnier, son contemporain, l'ignorance présomptueuse
des bourgeois enrichis. Il met à ruiner son vieux marchand une verve
intarissable, et ce n'est pas seulement son costume qu'il transforme,
c'est sa chambre qu'il embellit et tout « un crescendo de dépenses et
de luxe », qu'il introduit « dans une maison où l'on s'était toujours
tout refusé ».
Pantoufles !... Pantoufles ! vous le mènerez loin. C'est un vieillard
amoureux pour la première fois de sa vie. Cela lui paraît suave, sucré,
succulent ! cela lui paraît tout jeune '...
Ce vieillard-là semble pris sur le vif et transporté })ar Emile Dea-
champs de la réalité dans son conte. Eh bien ! pas du tout. C'est une
comparaison de Diderot qui lui a fourni son sujet, une comparaison
emi)runtée au célèbre morceau intitulé : Regrets sur ma vieille robe
de chambre *. Diderot y compare son héros, qui est lui-même en la cir-
constance, au vicillaid i)assionné ([ui s'est livré ])icds et ])oings liés
aux (•ai)rices, à la merci d'une jeune folle. Le récit de Deschamps
semble fait de verve. Il n'est cependant qu'une trans])ositi(tn de la
nou\ clic bien connue de Diderot. S'il y a des din'érences entre les
d(Mix contes, elles ont été fort habilement ménagées par l'imitateur.
Les Regrets sur ma i^ieille robe de chambre, ou Ai'is à ceux qui ont
plus de goût que de fortune, sont une des plus brillantes fantaisies que
Diderot ail tirées de son imagination et de sou c<eur. 11 s'est ])cint
1. Œ. c, t. III, p. 220. •
2. Ihirl.
.'}. Ihifl., p. 221.
■1. Hfi,'rels sui ma vieille robe-do-chaiulirc, ou Avis à coux qui ont ])lus de
goût qur- do fortune. Œui'res de Denis iJidiiul, édition de 1798, tome IX, p. 423-
433; .•dilioii d.- 1821, tumi- m, p. IDG-l
430 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
lui-même dans ces quelques pages. Deschamps a substitué à cette
admirable « monodie », aux confidences personnelles de Diderot
tout un petit roman bien composé, avec des péripéties soigneusement
distribuées, des préparations nécessaires, un dénouement satisfaisant.
Toute cette histoire est étrangère à la nouvelle de Diderot. Mais le
ttème essentiel est le même.
Diderot a-t-il éprouvé ce jour-là une sensation vive ? La teinte
écarlate de sa robe de chambre neuve a-t-elle frappé ses yeux impres-
sionnables ? Aussitôt mille idées montent à son esprit, des sentiments
affluent à son cœur, et s'il prend la plume pour fixer quelques points
de cette agitation intérieure, un monde d'images s'organise, d'une
incohérence apparente, comme la nouvelle qu'il écrit. Tandis qu'Emile
Deschamps décompose avec art l'œuvre d'un autre pour faire avec
des éléments d'emprunt une œuvre nouvelle, on ne peut pas dire que
l'esprit passionné, qui s'analyse dans les Regrets, suive, en composant,
un plan préconçu. Il commence en morahste et finit en critique
d'art.
C'est une vieille robe de chambre qu'il vient de quitter qui l'occupe
d'abord tout entier. Mais il ne nous parlera tout à l'heure que des
qualités merveilleuses d'un tableau de Vernet que le peintre lui a
donné. La Tempête de Vernet ! une vieille robe de chambre ! quel dis-
parate en vérité ! Nous ne trouvons rien de pareil chez Emile Des-
champs. Ces contrastes imprévus sont cependant un des grands
charmes du conte, et La Fontaine, qui s'y connaissait, en usait
comme Diderot. Au fond ces grands artistes ne décrivent jamais
qu'eux-mêmes et leur imagination brode avec une verve perpétuelle-
ment inventrice sur le canevas que leur fournissent les états de leur
sensibihté.
L'agréable récit de Pantoufles ! Pantoufles ! ne nous permet pas
d'attribuer à E. Deschamps une observation pénétrante du cœur
humain, une imagination forte, un penchant quelconque au l^nrisme.
Ces qualités éminentes apparaissent au contraire dans les Regrets de
Diderot. Il avait un tempérament d'artiste toujours vibrant, pas-
sionné, capricieux, sensible, merveilleusement contradictoire, et ce
tempérament s'exprime d'un bout à l'autre du récit.
II était pauvre ; il ne l'est plus. L'humble logis qui fut le témoin de
ses commencejpents difficiles, s'est peu à peu transformé, ' à mesure
que l'aisance y entrait. La tapisserie, les estampes ont changé ;
chaises, table, glace, tout est nouveau comme dans la maison du
vieil avare de Deschamps, mais quelle différence ! Ces changements
amusent l'esprit, quand on lit le conte de Deschamps ; ils touchent
LA « NOUVELLE )) DU XVIII^ SIECLE : INFLUENCE DE DIDEROT 431
le cœur, dans les Regrets, car tout est beau maintenant dans la
maison de Diderot, mais le maître ne s'y reconnaît plus. Son labeur
acharné, incessant, lui a donné ce qu'il rêvait : la jouissance des chefs-
d'œuvre des arts, et maintenant qu'il les possède, il regrette le temps
où il n'avait rien que la jeunesse et les ressources inépuisables du
désir. Nous sommes loin du vieillard ridicule que Deschamps nous
montre. Il s'agit ici d'un poète, qui se demande avec une sorte d'an-
goisse, s'il n'a pas abandonné, en quittant sa vieille robe de chambre, la
meilleure partie de lui-même. Cette belle robe écarlate qu'il vient de
revêtir par un raffinement d'artiste, pour sentir son costume en
harmonie avec le cadre élégant de son installation nouvelle, l'isole au
milieu de sa somptuosité récente. Une harmonie plus profonde et
cachée s'est rompue : il ne se sent plus d'accord avec son âme d'autre-
fois.
Tout cela bien entendu ne va pas sans quelque ironie. L'idée même
d'attribuer au changement de son seul costume toutes les modifica-
tions de son existence est plaisante à la fois et profonde. Elle a séduit
Emile Desch'^mps, qui, pour la vraisemblance au moins de son récit,
a eu le tort ])eut-être de la pousser à bout. Les poètes cèdent sans peine
à l'attrait d'une sensation nouvelle, mais un avare !... Comme tous
les symboles, cette idée est vraie, si l'on consent à ne pas la prendre
à la lettre, et ce n'est qu'à cette condition qu'elle est vraiment philo-
sophique.
Instinct funeste des convenances, s'écrie Diderot, taot délicat et rui-
neux, goût sublime qui change, qui déplace, qui édifie, qui renverse, qui
vide les coffres des pères, qui laisse les filles sans dot, les fils sans éduca-
tion, qui fait tant de belles choses et de si grands maux, toi qui substituas
chez moi le fatal et précieux bureau à la table de bois, c'est toi qui perds
les nations, c'est toi...
Ce beau mouvement oratoire, chargé de j)cnsée, n'a d'égal que
celui qui précipite la fin des Uearcts ; ici Diderot demande à Dieu de
le punir, si son cœur se corrompt dans rab(uidance, de lui prendre
tous ces chefs-d'œuvre qu'il idolâtre :
0 Dieu! s'écrie-t-il, j'abandonne tout; reprends tout j mais pas le
Vernet !
Ce cri est admirabh;, car il est vrai : il nous révèle, au moment môme
où s'exprime la conscience morale de l'honnête homme, la persis-
tance de sa nature d'artiste, cause essentielle de toutes les agitations
de son cœur.
L'artiste qu'il est au fond de l'âme veut bien renoncer à tout ce qui
432 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
fait pour les autres le prix de la vie : luxe, bien-être, et famille et
lover, et les joies de l'amour et les joies plus austères du devoir, mais
il est une chose à laquelle il ne peut renoncer, c'est à l'enchantement
que l'art lui procure. L'art est pour lui ce qu'est la religion pour le
croyant. En vérité, elle est sa religion à lui, et dans l'émotion que lui
fait éprouver un tableau qu'il admire, il le dit en propres termes, il
trouve Dieu.
Un tel enthousiasme ravissait Emile Deschamps, quand il le trouvait
dans l'oeuvre d'autrui, mais il était incapable de le faire passer dans
la sienne. De l'admirable fantaisie de Diderot, il n'a retenu qu'une
idée ingénieuse, sur laquelle il a composé une satire plaisante de la
sottise d'un avare en veine de prodigalité. Quant à la romanesque
aventure de la filleule du marchand et de son secrétaire, elle peut nous
paraître fade et bien inutile. Il faut toutefois songer que Deschamps
écrivait cette petite histoire pour un public de jeunes filles et que
c'était une des conditions du genre d'introduire en contraste avec les
malheurs du méchant le triomphe de l'innocence. Ce n'est pas un
bien gros péché d'avoir offert de jolies pantoufles à son parrain pour
sa fête, et ce n'est pas d'autre part un art méprisable que celui d'avoir
peint avec intérêt les aimables occupations d'une jeune fille et ses
plus gracieuses pensées. La vérité bourgeoise de ce conte en fait le
mérite et, s'il n'était pas donné à Emile Deschamps d'emprunter à
Diderot sa fantaisie merveilleuse et cette abondance de sentiments et
d'idées qui fait de lui, quand il est en verve, un hTique de la prose, il
s'intéresse comme lui aux détails de la vie familière ; il met à décrire
une robe de chambre ou une pantoufle un soin qu'il ne croit pas
indik'ne de l'art.
• *
Chose étrange chez un écrivain romantique ! Emile Deschamps
était plus près ^e Voltaire que de Diderot. On observe rarement
dans ses écrits cette effervescence sentimentale et intellectuelle qui
caractérise Diderot ; l'ironie voltairienne au contraire est la forme
habituelle de sa pensée.
Nous serions peut-être trop sensibles, écrivait-il un jour, si nous n'étions
un peu moqueurs, et il nous arrive souvent d'appeler une épigramme
au secours de notre cœur qui saigne ou de notre imagination qui bouil-
lonne. Que de fois, prêt à ra'égarer sur l'aile des passions, dans les vagues
régions de l'idéal, je me suis tout à coup armé d'un quolibet contre mon
LE CONTE VOLTAIRIEN 433
enthousiasme, comme l'aéronaute pour redescendre sur la terre, perce
d'une aiguille effilée le ballon qui l'emporte dans les nues ^ !
Les quolibets, dont il s'arme souvent contre lui-même, Emile Des-
champs ne les ménageait pas, quand il s'agissait de critiquer la
société de son temps. Indulgent aux personnes, parce qu'il était
d'humeur bienveillante, il s'attaque de préférence aux classes sociales,
à leurs préjugés, à leur orgueil ; il fronde volontiers les usages, les
modes, voire même les institutions. Il n'a point emprunté à Voltaire
un thème particulier, le sujet même d'un conte. Ceux qu'on imite ainsi
ne sont pas ceux à qui l'on ressemble le plus. Mais l'ic^ée du conte est
chez lui la même que chez Voltaire, si l'on accepte la définition que
\Ime (ig Staël à donnée du conte voltairien, « une idée générale qu'on
exprime par un fait en forme d'apologue ».
Nous avons vu plus haut Emile Deschamps, dans Pantoufles !
Pantoufles ! partir d'une idée ingénieuse empruntée à Diderot ; nous
le ^ errons, dans la Biographie d'un Lampion par lui-même^, promener,
à la manière de Voltaire, un personnage de fantaisie à travers l'his-
toire contemporaine pour faire la satire de la comédie politique.
On se rappelle le puissant effet comique qui se dégage de la
petite scène de Candide, où, dans une hôtellerie de Venise, le
hasard, ins[)iré par Voltaire, a réuni, pour les fêtes du Carnaval, les
princes et les rois déchus de son temps. Chacun d'entre eux répète,
après avoir conté sa mésaventure, ce mot si simple et si drôle :
Voilà pourquoi je suis venu passer le Carnaval à Venise !
La répétilinn d'un mot de même espèce fait tout le comique du
conte de Deschamps. Une même leçon nous est donnée sur l'instabilité
des grandeurs politiques, et c'est un lampion cette fois qui la donne.
11 se contente de narrer son étonnante destinée. Il est de grande
maison, s'il en fut, puisqu'il brilla pour la })remière fois au mariage
de Marie-Antoinette avec le Dau])hin, et qu'il éclaira bien des heures
différentes à Versailles, de 1770 à 178i). Ses aventures furent d'abord
celles de la counimic de France, loul siinj»lcmcnt . Quand lu foule
envaliit Versailles, le 5 octobre 178!), il dut céder, comme la royauté
au caprice souverain du ])cu]»le et se rendre à Paris pour éclairer
d'autres s])ecla(les. Pauvre laiiqtion joécijtité !
Me voilà uatiiinal, de royal (pie j'(';tais *.
1. Œ. c, t. IV, j). 08.
2. Œ. c, t. III, p. 85.
3. Jbid., p. 91.
28
434 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
Le lampion assiste dès lors à sa décadence comme à celle de l'an-
cienne société. Quelle déchéance pour un lampion de Louis XVI
d'être acheté par un épicier de la rue Saint-Honoré ! Mais quel plus
grand sujet de confusion ! il fut brisé pendant la Terreur et... réparé
sous le Directoire pour éclairer les fêtes excessivement galantes de
ce temps-là.
L'extraordinaire fortune de Bonaparte lui fit oublier le passé, et,
lampion infidèle, il n'en fut pas moins « béni par le pape », comme
l'Empereur.
Me voilà donc lampion impérial, de royal et de national que j'avais
été^!
Victime d'une brusquerie de l'irritable despote, il tombe encore à
la rue. Un chiffonnier le ramasse ; les Bourbons reparaissent.
Le chiffonnier, nous dit E. Deschamps, ne savait de l'histoire de France
qu'une seule date, celle du mariage de Louis XVI, parce qu'il avait fait
de bonnes affaires, lors de la catastrophe de la rue Royale où tant de mon-
tres et de bourses avaient changé de poches ^
Ayant lu l'inscription que portait le lampion, ce fut pour lui un
trait de lumière. Il répara le lampion et,
par l'entremise d'un avocat très remuant, il put saisir enfin l'occasion
de le remettre dans les mains de M. de Blacas, avec l'historique de la
manière dont il l'avait préservé en 1789, et gardé par amour pour ses
rois, à travers beaucoup de dangers... Le chiffonnier obtint une bonne
gratification pour lui-même et la décoration du lys pour son ambitieux
avocat, et me voilà, s'écrie le lampion, réinstallé aux Menus-Plaisirs,
rue Bergère, et lampion royal d'impérial que j'avais été en dernier lieu.
A peine avais-je fonctionné deux ou trois fois que l'empereur, banni à
perpétuité, revint de l'île d'Elbe, et je me laissai refaire lampion impérial.
A peine avais-je flambé pour le champ de mai, qui s'est tenu au Champ
de Mars dans le mois de juin, que les Bourbons, également bannis à per-
pétuité, rentrèrent eux-mêmes, et me reprirent comme lampion royal,
vu que je n'avais pas signé l'acte additionnel ^.
Ce lampion, qui se trouvait, sans le vouloir, avoir eu plus d'esprit
politique que Benjamin Constant, n'avait pas au fond plus d'illusions
que M. de Talle;)Tand. Il devait voir tomber encore les Bourbons,
tomber ensuite la monarchie de Loiiis- Philippe. Quand il raconte son
histoire au garde national, assis dans sa guérite, devant l'Hôtel de
1. Œ. c, t. III, p. 93.
2. Ibid., p. 95.
3. Ibid.
INFLUENCE DE XAVIER DE MAISTRE 43S
Ville de Paris, le 4 février 1850, l'éducation de son scepticisme était
faite ^.
Il est brisé maintenant, le pauvre lampion ; mais si ([uelque bonne
âme voulait bien le réparer encore, il continuerait d'éclairer quand
même avec enthousiasme. Il éclaire comme on respire, comme Can-
dide espérait, en dépit de tout, revoir la belle Cunégonde ; il éclaire
comme chante un poète, parce que c'est sa fonction à l'un d'éclairer,
à l'autre de chanter.
Dans ce conte, où se mêlent avec grâce la satire politique et la
défense de la poésie, respire une sagesse aimable, point attristée par
l'expérience, cjui se prête à tout et n'est dupe de ri^n. C'est bien
l'ironie de Voltaire, moins le sarcasme.
Cette philosophie moqueuse est susce])tiblc d'entrer dans mille
combinaisons différentes. Elle est extrêmement plastique et se trans-
forme suivant le tempérament des artistes, auquel elle s'adapte.
Volontiers cynique et féroce chez Voltaire, dont le rire sardonique
blessait vivement M"^^ de Staël, elle s'attendrit, devient indulgente
chez Emile Deschamps.
Ce mélange exquis de malice et de douceur est un charmant type
d'esprit, fréquent à la fm du xviii^ siècle. Xavier de Maistre nous en
offre un modèle accom])ii. Parmi les précurseurs du Romantisme, il
mérite une place à i>art. Les gens de goût le lisaient pour secouer le
charme dangereux de René et cVObermann. Dans le Voyage autour de
ma chambre, dans quatre ou cinq contes qui firent les délices des
lettrés de l'Empire et de la Restauration, l'ironie s'enveloppe de
tendresse et la mélancolie est souriante. On y trouvait avec une
mesure discrète, de la sensibihté et de l'exotisme, et, ce qui plaît
toujours à des Français cultivés, qui ont lu La Bruyère, des observa-
tions piquantes sur les passions du cœur humain.
Ces éléments sont loin d'être aussi bien fondus dans les contes de
Deschani])s. (>n sent chez lui plus d'application el de calcul. — Nous
verr(»ns plus loin ([iie lorsqu'il y a de la couleur et du pittoresque dans
ses contes, ils sont presque toujours d'em])ruiil.
L'observation morale est cependant chez lui d'une qualité assez
fine : il se souvient de La Bruyère et s'exerce joliment au portrait.
1. A cr> propos, lin; rlans la Chronique du moia de décembre 18'i4 (Journal
(les jeunes personnes), cette profession do foi du dilellaiitc : « La politique n'est
[i.is une eli()<-(! F(''riru«e ; on no peut appeler ainsi que ce qui est vrai toujours- et
jiarloui : uiie ode d'Horace ou de V. Hugo, un air de Mozart ou ^le Rossini,
une tète de Raphaël ou d'Ingres ; voilà ce qui est sérieux, parce que l'on dira
partout : cela est beau, et qu'on le dira toujours. »
436 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
Les femmes l'inspirent en général heureusement. Il a pris d'elles
quelques croquis charmants. Vous trouvez, par exemple, dans un
petit essai satirique sur le mariage tel qu'on le comprend dans la bour-
geoisie et intitulé : Et ils s' appellent mari et jemme, l'honnête femme
qui n'aime pas son mari et pour cause :
Elle parle avec autant d'esprit que si elle n'avait pas un oœur à cacher ;
elle a de la grâce comme si elle n'était pas belle ^.
Deschamps la plaint discrètement. Mais combien elle est plus
malheureuse, cette autre femme adorée d'un mari qu'elle estime :
Encore enfant et ingénieuse en scrupules, elle se reproche sa froideur
comme une infidélité et son ennui comme une ingratitude. Souvent même
elle affecte toutes les démonstrations de la tendresse dans l'espoir de
ressentir un peu ce qu'elle exprime si fort ^.
D'autres n'ont pas tant de scrupules et se consolent plus aisément.
Toutes d'ailleurs sont coquettes, nous dit le titre d'un autre essai, qui
nous vaut une spirituelle dissertation sur la coquetterie :
Elle est quelquefois un vice, souvent un ridicule, et plus souvent une
grâce et même une qualité ^.
Deschamps excelle à peindre le ridicule, comme il a délicatement
décrit la qualité. La coquetterie n'est pour lui que l'excès du désir de
plaire.
Voici M"^^ de Folleville, c'est une évaporée, « une femme qui est
toujours partout, qui accapare les hommes pour le plaisir de les acca-
parer... qui ne recherche que des hommages et non des sentiments ».
Voici encore M"*^ de Melcourt : « avec sa robe brune, sa^ coiffure
négligée et son petit air de carmélite ». Elle est peut-être plus coquette
encore :
Elle se tiendra silencieuse ou à l'écart et bien enfoncée dans son cha-
peau. Tout son espoir est qu'un homme à la fin s'apercevra qu'elle se
cache et s'approchera d'elle avec cet empressement délicat qu'inspire
d'abord la timidité ou la mélancolie.
Cette autre enfin avait emmené Deschamps au Bois. Elle causait
intimement avec l'ironique observateur :
Lorsque, dit-il, des cavaliers vinrent caracoler et babiller autour de
sa voiture, elle ne s'occupa plus que des nouveaux venus ; j'en profitai
i. Œ. co, t. m, p.
2. Ihid., p. 79.
3. Ihid., p. 280.
INFLUENCE DE STERNE 437
pour descendre, et il me fut impossible de lui faire apercevoir que je la
quittais ^.
Quand on regarde les aimables silhouettes que lui a inspirées la
coquetterie féminine, on se rappelle naturellement la jolie scène du
Voyage auluur de ma chambre, où l'on voit M™*^ de Hautcastel devant
son miroir. Le pauvre amoureux voudrait croire qu'il est aimé quand
il est là, regretté quand il est absent. Mais la coquette jeune femme
essaie une toilette nouvelle ; elle est frémissante. « Vous en allez-vous?
lui dit-elle. Il sort. Elle dit à sa femme de chambre : « Ne voyez-vous
pas que ce caraco est beaucoup trop large pour ma taille et qu'il faut
y faire une baste avec des épingles ^ ? » Xavier de Maistre ne voudrait
pas qu'on le crût extrêmement fâché de la légèreté de son amie. Si
l'on venait lui dire : « Prenez garde ! votre maîtresse médite une
infidélité; examinez de j)rès sa conduite», il répondrait comme le fait
Emile Deschamps, dans une de ses jolies dissertations sur l'amour
et les femmes :
Si j'avais une maîtresse, moi, j'examinerais de près ses yeux, son sou
rire, toutes ses grâces, et je serais fort heureux en attendant ^.
Voici encore un mot qui semble être le fruit de son expérience :
Mon Dieu ! mon Dieu ! s'écrie, avec une pointe de mélancolie, le galant
homme, railleur et tendre, des illusions, des songes, de beaux fantômes,
c'est ce qu'il y a de plus sûr. Ne demandons pas à l'amour, à la gloire,
à la vie plus qu'ils ne peuvent donner ; ne sondons pas la destinée jus-
qu'au tuf, ne creusons pas les cœurs jusqu'au roc. Tout homme est un
nageur ; le secret de ne pas se noyer, c'est de glisser à la surface de Tonde ^.
Ceci, c'est un nuage qui passe ; une autre fois c'est im éclair
de joie (pii traverse une pensée triste.
L'art d'égayer les leçons de rex])érien(;e ])ar des propos de fantaisie
était propre au talent d'Ernih; Desc.hamps. Il est l'cxjjression naturelle
de son tempérament moi)il(', de son cs])rit dairvoyanl, mais léger, et,
quand on lit ces œuvres d'une portée vraiment limitée, mais gracieuses
pourtant, remplies d'observations, où la sensibilité se mêle cons-
tamment à l'ironie, on se reporte au modèle du genre, non pas à
Xavier de Maistre, mais à Laurence Sterne.
Cet Anglais, que la société française adojita comme un des siens.
1. Ihid., p. 283 285.
2. Xa\ior de Maistre. Voyage autour de ma chambre, chap. xxxv, p. 82 des
Œuurcs compli:les. Édit. Charpentier, 18V1, in-lG.
3. Émilcr Deschanips. Œ. c, t. IV, p. 80.
4. Ibidem.
438 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
aussitôt que parut le Voyage sentimental, était fort lu au début du
xix^ siècle. Les Romantiques l'ont beaucoup apprécié. Balzac le cite
souvent, Vigny ne le dédaignait pas ; il est évident qu'Emile Descbamps
l'imita. Sterne avait reçu de la nature, avec les dons plus précieux
de l'observation et du style, cet esprit de la conversation, qui tenait
lieu de noblesse et de fortune, dans les salons de l'Ancien Régime.
Il écrivait vraiment comme on cause, et ce qui fait le défaut essentiel
de Tristram Shandy, ce génial -et informe roman, fait la grâce des
courtes et cbarmantes narrations, dont se compose son Voyage en
France; on ne peut pas dire qu'il manque de composition, il n'en a
pas, c'est bien plus simple ; il va et vient, comme vont et viennent les
idées et les pas de deux amis qui causent en se promenant. On aborde
à Calais, on He connaissance avec de charmants inconnus, on court
la poste sur les routes de France, on arrive à Paris, et ce ne sont jamais
les affaires les plus importantes de l'Etat qu'on vous raconte. Sterne
est un amateur du petit fait qui n'a l'air de rien ; il bavarde avec le
perruquier hâbleur ; il reste des heures auprès d'une jolie gantière,
dont il garde, en causant, la main dans sa main. Il flâne dans les rues,
et, s'il entre au théâtre, observe les spectateurs bien plus que le spec-
tacle ; il cause volontiers avec son domestique, dont il ne néglige
aucune réflexion, et prétend que ces menues observations sont des
marques beaucoup plus significatives des caractères nationaux que
l'étude des institutions et des grandes affaires de l'Etat, où il n'y a
ordinairement que les grands qui agissent.
Il va sans dire que les meilleures pages de Sterne, celles que le
démon de la fantaisie lui inspire, sont inimitables. On n'oublie plus
les silhouettes qu'il dessina d'un crayon si fin : la johe inconnue de la
dihgence, le pauvre moine franciscain qu'il avait d'abord si mal
accueilli, le spirituel La Fleur, le barbier, la gantière, et ces digressions
sur les différents types de voyageurs, ces croquis des paysages du
Bourbonnais, des rues de Paris, des salons de Versailles, où l'on fait
antichambre avant d'être reçu par le comte de B. pour obtenir un
passeport, tout cela vit encore et charme le lecteur en dépil de la
différence des mœurs et d« l'éloignement des temps.
On ne peut s'étonner que Deschamps ait essayé de pénétrer, en.
Usant Sterne, le secret par excellence du conteur, qui est vraiment de
faire quelque chose de rien. Bien entendu. Deschamps ne possède pas
cette acuité du regard, qui d'un détail observé fait un monde. — La
sensation directe d'un trait de caractère, d'une grâce ou d'une diffor-
mité morale, est presque toujours le point de départ chez Sterne.
On n'a jamais au contraire, quand on lit une page où Deschamps
INFLUE^JCE DE STERNE
439
imite manifestement sa manière, une impression aussi intense de la
réalité qu'il a sous les yeux. — Voici, par exemple, Une journée en
diligence ^, Appartements à louer ^, Un manuscrii en voyage ^. Des-
cliamps, dans ces trois contes, est bien loin, comme son modèle, de
négliger les i>rocédés classiques de la composition. Le souci de la
forme l'emporte chez lui sur l'intérêt du fond, et cet air d'insouciance,
qui n'est qu'un naturel abandon du grand conteur à son intarissable
verve, est artifice chez Deschamps. Il sait fort bien, quand il commence
Un manuscrit en voyage, qu'il réservera pour la fin la dissertation de
criti(iue littéraire et s'il y fait allusion au cours de son voyage à
travers la France, c'est pour se ménager d'intéressantes digressions.
Ce récit n'est pas sans agrément : il est surtout fort bien composé.
Nous traversons d'abord les belles villes du Centre, témoins illustres
de la vieille civilisation française, puis les sites imposants de l'Au-
vergne et du Daupliiné, où les beautés de la nature fournissent un
heureux contraste avec les œuvres de la société. C'est ainsi qu'en
sortant de Paris, Sterne s'attardait aux délices champêtres du Bour-
bonnais.
Deschamps, pour introduire encore plus de variété dans son récit,
célèbre l'hospitalité qu'il reçoit dans les châteaux de ses amis et
surtout développe, avec une émotion sincère — quand il s'arrête à
Bourges, la ville où il est né — le théine romantique de ses souvenirs
d'enfance. Tout ceci nous éloigne de Sterne et l'on sent que ces pages
ont été écrites bien des années après le Voyage sentimental. Ce qui
nous paraît d'une imitation plus directe, c'est Une journée en dili-
gence ; mais qu'il y a loin du naturel exquis de l'aventure de
Calais, à la rencontre habilement ménagée par Deschamps en dili-
gence !
Emile Deschamps dit, après Sterne, le charme du voyage, qui est
rimi)révu perpétuel et la sensation de l'inconnu. Dans cette diligence,
« personne ne sait rien de personne * ». On est parti à la tombée du
jour, et comme on ne se voit pas entre voisins, « l'imagination achève
les figures que l'on ne fait qu'entrevoir ; elle peuple les coussins de
fantômes ^ ». La réaUté, plus nettement ])erçue tout à l'heure, lui
réserve plusieurs mécomptes. Il s'en affligerait, s'il n'avait aperçu
enfin une jolie voisine.
1. Une journée en diligence. Œ. c, t. III, p. C7.
2. Apparlrincnls à louer. Œ. c, l. IV, p. 52.
3. Le Alanuscrii en ^■oyage. Œ. c, l. 111, p. 31.
4. Œ. c, t. 111, p. 67.
5. Ibidem.
440 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
Il y a de ces figures dont le charme est si vrai, l'expression si naturelle,
qu'il me semble qu'on en ait le type d'avance au fond du cœur. La pre-
mière fois qu'elles j-ous apparaissent, on les reconnaît ^.
Cela est fort bien dit ; cela vaut-il la fine remarque de Sterne sur
les prestiges d'une imagination sensible ? L'hôtelier, dans l'auteur
anglais, était allé montrer à la jeune inconnue la voiture qu'il comp-
tait lui donner pour le voyage :
Je n'avais pas encore vu son visage, dit Sterne. Mais qu'importe ?
Son portrait était achevé avant d'arriver à la remise ^
Il avait dit plus haut :
Lorsque le cœur devance le jugement, il épargne au jugement bien
des peines ^.
C'est précisément ce qui arrive au cœur du bon Deschamps dans
l'aventure qu'il nous raconte. Il est naturel de se laisser prendre
comme Deschamps au charme d'une présence féminine, mais il est
spirituel de noter avec Sterne que notre imagination du moins est
complice de notre défaite.
Deschamps subit le charme sans l'analyser :
Fraîches illusions de la jeunesse, s'écrie-t-il, ineffables émotions, vagues
enchantements, est-il vrai que vous deviez nous quitter avant la vie ?
et quand vous nous quittez, qu'avons-nous encore à perdre pour mourir * ?
Sterne s'analyse au lieu de soupirer, et l'ironie de l'humoriste
écrivain s'en prend finement à soi-même :
L'imagination m'avait peint toute sa tête et se plaisait à me faire croire
qu'elle était aussi bien une déesse que si je l'eusse retirée du Tibre...
0 magicienne ! tu es séduite et tu n'es toi-même qu'une friponne sédui-
sante... Tu nous trompes sept fois par jour avec tes images riantes...
Cependant tu le fais avec tant de grâces ; elles sont si charmantes, tes
peintures, si brillantes qu'on a regret de rompre avec toi ^.
Ainsi les différents passages, qui, chez Deschamps, nous feraient
songer à Sterne, ne serviraient qu'à faire valoir les beaux dons
naturels de l'écrivain anglais, la spontanéité de son esprit, la finesse
psychologique de ses aperçus sur la nature humaine, au préjudice
du talent agréable de Deschamps. Ce qui le rapprocherait le plus de
1. Ibid., p. 69.
2. Sterne. Voyage sentimental, VIII, p. 35 de la traduction J. Janin, illustrée
par T. Johannot. — Cf. sur l'humoriste anglais l'étude de Paul Stapfer, Lau-
rence Sterne. — Paris, E. Thorin, 1870, in 8°.
3. Sterne. Ibidem.
4. Œ. €., t. III, p. 73.
5. Sterne. Ibid., p. 35.
LA NOUVELLE ROMANTIQUE 441
ce modèle inimitable, ce n'est pas tant l'imagination et l'esprit
dépensés à propos de tgut, une sensibilité toujours ])rète à s'émouvoir,
qu'une véritable bonne humeur foncière, capable de résister aux pires
épreuves de la vie. S'il fallait ranger Emile Desohamps dans l'une des
différentes catégories cpie Sterne distingue parmi les « voyageurs » \
il n'aurait rien de semblable au savant Smelfungus qui voyagea de
Boulogne à Paris, de Paris à Rome, et ainsi de suite. Ce pauvre homme
avait le spleen et la jaunisse : tous les objets qui se présentaient à ses
yeux lui paraissaient décolorés, défigurés. — Il n'était pas non plus
de ceux qui passent sans rien voir, et voyagent simplement pour
faire comme tout le monde, ni de ceux qui ne voient qu'un aspect des
choses, mais l'étudient profondément. Il n'était pas un très savant
homme, mais il n'était pas non plus un mondain frivole. Il était encore
moins un compagnon maussade et « spleenétique ». Bien des choses
l'enchantent au contraire et le passionnent : Shakespeare et la musi-
que, l'aimable entretien des gens d'esprit et des femnries, la beauté
changeante des paysages naturels. Il aurait plaint, comme le fait
Sterne, l'homme qui voyageant de Dan à Beershabéo ])eut s'écrier :
« Tout est triste ! » Cet homme-là n'avait probablement ni imagina-
tion ni sensibilité. Deschamps n'est pas cet homme. Il fit à travers la
vie le voyage que Sterne appelle sentimental :
C'est le voyage que le cœur fait à la jioursuite de la Nature et des sen-
sations qu'elle fait éprouver, (Sterne, Voyage sentimental, ch. xvl)
Xous venons de passer en revue les conteurs du xviu*^ siècle aux-
quels toute une partie de l'œuvre d'Emile Deschamps se rattache :
Xavier de Maistre et Laurence Sterne, Voltaire surtout et Diderot
ont eu sur lui une vive influence. Ils ont été, si l'on peut dire, ses
maîtres à j)enser. Ce qu'il sait de la Nature au sens où Sterne l'enten-
dait, c'est ce cju'il a a]>])ris en les lisant. Il leur doit la ])artie la plus
stable de son ex])érience morale et presque toute sa pliilosophie de
la vie.
III
Ces écrivains brillants et fantaisistes, bien que psychologues et
moralistes avant tout, faisaient déjà dans leurs œuvres une large
pari an jeu de l'imagination. Mais cette imagination égayait seule-
ment la description de la vie contemporaine ; si elle touchait à l'his-
1. StpriH'. Ihiil., cil. VI.
442 EMILE DESCHAMPS COIVTEUR ET MORALISTE
toire, elle n'en animait que discrètement les tableaux, cédant le pas,
dans ce domaine du Passé qu'elle devait plus tard envahir, à l'esprit
critic{ue, à l'ironie. L'histoire à cette époque n'était pas pénétrée,
comme elle le sera au siècle suivant, par le sentiment profond de la
différence des temps, et l'on pourrait fort bien concevoir qu'Emile
Deschamps n'eût pas dépassé, dans la peinture des mœurs humaines,
le point de vue des moralistes du xviii® siècle. Comme il était né
railleur et sensible, le spectacle de la vie l'attendrissait et l'amusait
tour à tour. L'observation de la réalité immédiate aurait pu lui suffire.
Mais quand il commença son éducation littéraire, ainsi que nous
l'avons vu en étudiant sa vie, des écrivains d'un talent extraordi-
naire venaient de révéler à leurs contemporains ravis une manière
nouvelle de voir et de sentir. Emile Deschamps fut un des premiers
sous le charme de ces enchanteurs. Les procédés entièrement renou-
velés de leur style leur permettaient de rivahser avec la peinture et de
proposer aux yeux du lecteur tantôt des tableaux entiers de la nature
extérieure et des paysages les plus différents, tantôt des scènes de la
vie humaine empruntées aux époques les plus reculées.
Ce sont les circonstances qui ont fait d'Emile Deschamps un roman-
tique. S'il n'eût obéi qu'à ses tendances personnelles, il serait resté de
bon cœur un lettré de l'ancienne France. Mais il lut Chateaubriand et
Nodier. Notre jeune moraUste apprécia leur art, s'enchanta de leurs
rêves ; c'est à travers leurs œuvres qu'il ressentit les beautés de la
Nature et les prestiges du Passé. L'émotion personnelle de ces grands
artistes donnait à leurs paroles un charme irrésistible. Deschamps se
mit à leur suite à chanter l'Amour et la Mort, et, pour les imiter,
rechercha dans certains de ses contes la couleur et le pittoresque.
A vrai dire, il avait lu, dans le cabinet d'études de son père, les pages
enchanteresses de Jean- Jacques Rousseau, et nous savons que le
goût du passé national s'était développé chez lui dans la lecture des
tragédies romanesques et chevaleresques de Voltaire.
Il y a peu de Rousseau dans l'œuvre d'Emile Deschamps. Il n'est
pas assez philosophe pour avoir médité longuement sur Véthique
nouvelle, que VÉmile et la Nouvelle Héloïse avaient popularisée. Son
individualisme n'est point un esprit de révolte, et nous ne trouverons
pas dans ses contes, comme dans les œuvres des vrais disciples de
Jean- Jacques, de saintes courtisanes réhabilitées par l'amour, de
glorieux réfractaires en lutte avec la société. S'il y a çà et là dans les
contes d'Emile Deschamps quelques pages où l'on sente une influence
de Rousseau, ce sont des paysages, des scènes de la vie familière,
rurale ou domestique, traités dans la manière discrète et pénétrante
LA NOUVELLE ROMANTIQUE
443
■des premiers livres des Confessions. C'est le promeneur des Rê'.'eries
qu'elles rappellent, et encore de très loin! Deschamps avait, dans l'ob-
servation de la réalité familière, le trait juste et précis ; un détail de
Tameublement l'intéresse ; il regard* le costume de ceux dont il parle
mais quand il décrit la Nature proprement dite, s'il a l'émotion sin-
cère, il n'a jamais l'image fraîche et rare ; la sensation directe lui fait
presque toujours défaut. C'est un lettré qui parle. Il a écrit de nom-
breux récits de voyage. Ils sont pleins de réminiscences. Quand il
écrit, il se souvient.
Le fonctionnaire laborieux qu'il était, a-l-il un jour de congé ? Il
gagne la campagne et s'y promène avec délices.
En voilà, dit-il, pour jusqu'au soir, à courir les prés el à nieshattre
aux bois, ou à me coucher le long des ruisseaux avec mon rêi'e favori,
sous la verdure bleue des saules qui semblent pleurer ma peine secrète,
car toute cette joie, c'est un éclair dans un ciel sombre, c'est une fleur
brodée sur un tioir canevas ^.
Ainsi quand il essaie, un jour qu'il est ému, de noter les impressions
que lui donne la nature, ce sont les images de ses chers auteurs, comme
le choix des mots l'indique, qui viennent naturellement à son esprit ;
la note de la joie, ce sont les poètes de la Pléiade qui lui permettent
de la rendre ; la note pénétrante du rêve, c'est le langage de Rousseau
qui la réalise ; quant à l'impression plus profonde de la tristesse et à
l'antithèse qui la souligne, c'est du romantisme tout pur.
^[me (Je Staël disait : « J'ai besoin d'un premier mot ». Emile Des-
champs pouvait en dire autant : son imagination s'éveille au contact
des grandes œuvres poétiques qu'il admirait. Il a essentiellement
l'imagination littéraire, faculté qui, chez quelques esprits, peu origi-
naux, mais fins, trop réceptifs, offre une sorte de naturel et d'in-
génuité. On ne peut s'empêcher de songer à Emile Deschamps, quand
on lit cette page exquise do Doudan, où le délicat écrivain se définis-
sait lui-même :
!<• Littérateur proprement dit est un être singulier. Il ne regarde pas
exactement les choses avec ses propres yeux ; il n'a pas ses propres impres-
sions à lui ; on ne saurait troj) retrouver l'imagination qui est la sienne ;
c'est un arbre sur lequel on a grciïé Virgile, Millon, le Dante, Pétrarque ;
de là des fleurs singulières <(ui no sont pas luiturelles, et qui ne s<»Tit pas
non plus arlilicielles. L'étude a donné au littérateur quelque chcse de
la rêverie de René ; avec Homère il a regardé la ])laiuc de Troie et il est
resté dîins sou cerveau un peu de l;i Iniiiirre du ciel grec ; il a pris nu ])(;u
1. Œ". c, l. III, p. l.'iO. C'est nous cpii soniignoir* k-s mots siguificalii's.
444 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
de l'éclat mélancolique de Virgile, en errant à ses côtés sur l'Aventin ;
il voit le monde comme Milton à travers les brouillards de l'Angleterre,
comme le Dante à travers le jour limpide et ardent de l'Italie. De toutes
ces couleurs, il se fait une couleur unique ; de tous ces verres par lesquels
passe sa vue pour arriver au monde réel, il se forme une teinte particu-
lière, qui est l'imagination des littérateurs^.
L'imagination savante de Doudan est merveilleusement souple et
ductile ; et tous les rayons qu'elle absorbe se réfléchissent en efîet, dans
ses lettres les mieux inspirées, en une teinte unique. La teinte est moins
harmonieuse et fondue chez Deschamps. L'opération cependant est
de même nature. Aussi pouvons-nous conclure qu'il est beaucoup trop
un littérateur pour avoir peint directement la nature. Il n'est pas de
ces artistes, à qui elle se plaise à révéler le secret de son charme.
Il ne s'est pas fait non plus de l'amour une conception personnelle
€■1 hardie. Il en parle toujours en homme du monde et en honnête
homm.e. Dans aucun de ses contes, dans aucune de ses poésies, on ne
soup(;oune la poussée d'un tempérament t>Tannique. La peinture de
l'amour n'est qu'un ornement dans son œuvre. Quelle différence avec
la place dominante qu'occupe cette passion dans l'œuvre des grands
romantiques. Elle a troublé leur vie, elle vivifie leur œuvre. Emile
Des'champs en parle plus qu'il ne la sent. L'amour est chez lui comme
la nature un thème littéraire, un beau sujet de conversation. C'est
même le sujet par excellence pour un causeur, sujet dangereux, s'il
en fut, mais d'autant plus séduisant et dont il faut savoir parler dans
un salon, auprès des dames, sans choquer les bienséances. 11 se ris-
quera fréquemment à le faire, parce qu'il se sent de l'esprit et qu'on
acquiert la réputation d'en avoir, à parler brillamment de l'amour.
Le traducteur de Roméo, du Romancero, et de tant d'œuvres bril-
lantes et passionnées est resté toute sa vie un aimable bourgeois
français, spirituel et galant, qui débite des madrigaux aux dames.
S'il a lui-même parlé de l'amour comme d'une passion terrible, c'est
parce qu'il était un littérateur et que le désordre que l'amour intro-
duit dans la vie d'un homme comme le jeune Anglais de son conte
intitulé : Mea Culpa, ou le jeune Espagnol de V Intérieur du Palais
Soldegno, est précisément un beau désordre, qui amuse son imagina-
tion. En réahté, dans l'habitude de la vie. Deschamps a surtout
considéré l'amour, à la manière du xviii^ siècle, comme un motif
d'élégants badinages.
Un des éléments caractéristiques de la personnalité littéraire de
1. Doudan, Mélanges et Lettres (Paris, 1876), t. III, p. 83.
LA NOUVELLE HOMANTIQUE 445
Deschamps, c'est Vesprit damerel ^. Cet esprit qu'on a pu signaler dans
les œuvres des premiers romantiques était, à l'époque où ils écrivaient,
une survivance de l'ancien régime. Ce singulier mélange de galanterie
et de mysticisme, dont les origines lointaines remontent à la poésie
courtoise, à Pétrarque, à l'Arioste, avait fait fortune en France dans
la société aristocratique des xvi^, xvii"^ et xviii^ siècles, et malgré
les railleries de Molière et de Boileau, il ne cessa de plaire dans les
salons, où les poètes précieux travestissant })lus ou moins la tradition
du Moyen-âge et de la Renaissance, célébraient à l'envi les prouesses
de l'amour héroïque et la fidélité que se vouaient les amants. Cet
es])rit avait beau n'être qu'une forme affadie, diminuée, de la plus
haute conception de l'Amour, il fut l'une des grâces de la société où
on le cultiva si longtemps. Maintenant qu'il a presque totalement
disparu, nous en goûtons le charme suranné.
En 1759, il reparut avec une sorte d'éclat juvénile au théâtre dans
le Tancrède de Voltaire et l'on sait l'admiration qu'Emile Deschamps
professait pour ce chef-d'œuvre de la tragédie romanesque. On le
retrouve dans le roman proprement dit, dans les Contes de Cambry ^
et les adaptations des romans de chevalerie que le comte de Tressan
publia de 1787 à 1791. Il triomphe une dernière fois dans la poésie,
quand se développa la poésie troubadour de 1780 à 1814. En vers
comme en prose, à la scène ou à la lecture, la fiction est toujours
à peu près la même : nous assistons aux aventures de deux parfaits
amants, que la destinée sépare, et que la mort ou le bonheur attend.
Nous avons vu, quand nous avons étudié, chez Emile Deschamps,
le poète, que lorsqu'il se retrouvait lui-même, il apparaissait fidèle à la
gracieuse, mais un peu fade poétique des néo-troubadours de 1780.
Un certain nombre de ses contes, formant un groupe distinct dans
son œuvre, dérivent de la même inspiration. Ce sont des contes du
genre troubadour, si l'on peut ainsi les nommer, que V Intérieur du
Palais Soldegno, Un Lion de Médine, Un bal de noces, et surtout la
Ballade du trom>ère^. Ocrtrudc et .lérôme, Calixtc et Gautier, dans
1. Sur Vesprit damerel. Cf. ¥. I3ald<iisi)cr<;cr. La Société précieuse de Lyon-
au XV 1 1'^ siècle, dans Éludes d'hisloire lilléraire. 2*^ sério.
"2. \,r tjrcton .Jac({ucs Cambry (17 i9-l8(J7), administrateur et prôfot do l'Em-
[lin-, lut non seulement un des initiateurs des études celtiques au commence-
ment du siècle, mais encore le fondateur de cette Académie celtique qui se trans-
forma plus tard en Société nationale des antiquaires de France. Il unissait en
lui au goût de l'érudition sérieuse un tour d'esprit romanes(pi<>, comme en té-
moignent sirs Contes et proverbes, sutH's d'une nolice sur les troubadours. Amster-
dam, 1784, in-8°,
li. Cf'S quatre contes se trouvent au t. IV' des Œ. conipl.
446 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
ces deux derniers contes sont des héros de romance ; ils en ont la
grâce un peu fade, l'aimable inconsistance et les très nobles senti-
ments. Les amants reviennent des Croisades, ou sont des poètes tout
simplement. Quant aux jeunes filles, si nous voulons savoir à quoi
elles rêvent. Deschamps nous le dira : Cahxte a vu entrer au château
deux hommes inconnus. Voici l'histoire que la jeune fille avait bâtie
en quelques secondes autour des deux étrangers. Le décor est cehii
d'un moyen-âge idéalisé, tel qu'il plaisait à nos grands-pères :
D'abord celui qui porte la mandera était nécessairement un de ces
trouvères qui vont de château en château, suivis d'une troupe de jongleurs
et de ménestrels, apportant la joie avec leurs chansons et leurs fabliaux
et payant l'hospitalité avec une fleur de poésie. Le jeune trouvère que
voilà aura été séparé de sa troupe par quelque accident : des voleurs
l'auront attaqué, dévalisé, blessé peut-être. Son ami ne le connaît que
d'hier. C'est sans doute quelque bon chevalier ou plutôt quelque enchan-
teur secourable qui aura entendu ses cris, aura dispersé ou tué tous les
brigands d'un coup de baguette et sera venu avec lui frapper au castel
pour l'y déposer, puis disparaître, sur une licorne ailée, dans un rayon
de lune. Et alors, Calixte arrangeait et groupait dans sa tête tout le passé
du jeune inconnu, ses aventures, ses joies et ses malheurs ; elle composait
ses sentiments et jusqu'à ses projets ; et quelle était sa famille, et com-
ment il avait souffert dès l'enfance d'un feu de poésie au cœur et embrassé
la vie errante et libre du trouvère ^...
Voilà une jeune fille qui sait par cœur les romances que publiait
V Almanach des Muses au commencement du xix^ siècle : ce rêve
d'amour dans un cadre du moyen-âge est tout à fait dans le goût du
temps : rien n'y manque : le castel et les brigands, la licorne, le clair
de lune et la baguette de l'enchanteur. Il y a même quelque chose de
plus que dans ces romances, qui furent si goûtées des lecteurs de l'Em-
pire et de la Restauration, quelque chose qui vient des contes de
Nodier et de certaines pages de Chateaubriand, le sens d'un pittores-
que un peu sombre et l'accent de la mélancolie.
Deschamps raconte l'existence de la jeune orpheline :
Il y avait dans le château un sombre et humide souterrain. C'était le
lieu favori de Calixte. Elle avait pu y recueillir les restes mortels de sa
mère et de son père et leur élever un tombeau. Elle y venait tous les
matins savourer ses douleurs et demander à la mort le courage de con-
tinuer la vie ; puis elle remontait plus sereine à ses tristes soins.
Un jour qu'une longue pluie d'automne obscurcissait l'horizon, et
faisait déborder les eaux des fossés du castel dans les cours et les jardins,
deux étrangers s'avancèrent vers le petit pont et sonnèrent la cloche de
la poterne... Cahxte se trouvait en ce moment assise, près de la fenêtre
1. Œ. c, t. IV, p. 175.
LA XOUVF.LLE ROMANTIQUE 447
de la tour, jetant les yeux, tantôt sur la sombre campagne, tantôt sur
les pages d'un missel richement colorié... et dans le trajet que faisaient
ses yeux du livre au spectacle des plaines et des bois, sa mémoire distraite
recomposait involontairement les strophes d'une ancienne ballade qui
fait sourire et pleurer. La prière, la nature, la poésie s'harmonisent si
bien dans l'âme d'une jeune fille en présence de la solitude ^ !
Nous saisissons sur le fait le procédé de travail de notre conteur.
Ccnime sa jeune fille recomposait involontairement les strophes d'une
ancienne ballade, hii-niême, qui avait tant écrit de ballades et de
romances, « qui font sourire et pleurer », se livre, pour écrire un conte
do ce genre, à un travail de contamination ingénieux. Il charge le
motif un peu grêle, emprunté à la romance traditionnelle, de couleurs
plus accentuées, il y introduit des sentiments plus profonds, et c'est
ainsi que, partant de la donnée d'un conte du genre troubadour, il en
arrive à composer un conte romantique.
Ce qui caractérise l'intention romantique du grouj>€ de contes que
nous étudions ici, c'est d'abord l'importance que l'auteur donne à la
couleur locale. « On commence à comprendre, disait Hugo en 1827,
dans la Préface de Cromwell, que la localité est un des éléments de la
réahté ». Mais Hugo lui-môme est-il exact, quand dans ses drames,
autour de ses héros, il dispose un cadre historique ? Pas plus qu'Emile
Deschamps, quand il évoque le moyen-âge dans la Ballade du Trou-
vère, ou qu'il ])ropose à nos yeux l'image de l'Orient ou de l'Espagne,
dans le Lion de Médine ou V Intérieur du Palais Soldegno. Ces tableaux
des époques qui ont disparu, des pays lointains dont les noms seuls
sollicitent le rêve, sont tracés à grands traits; l'éruditiony est plus que
sommaire. Qu'importe, s'ils ne trompent pas l'attente qu'ils ont fait
naître, si l'illusion qu'ils suscitaient, satisfaisait les besoins de l'ima-
gination contemporaine.
L'érudition d'ailleurs est ineujjuljlc par elle-même de rendre la
couleur et la vie au Passé qu'elle décompose. Si elle a jamais indirecte-
ment rendu service aux Arts, c'est grâce à la complicité de l'ima'nna-
tion. Il ne faut pas voir de trop jjrès les choses que l'on vevit admirer.
Il en est de l'érudition pure comme des voyages dont Gérard do Nerval
dénonce spirituellernent les dangers dans cette exquise boutade :
J'ai perdu, en les visitant, royaume par royaume, province par pro-
vince, la plus belle moitié de l'univers... Hélas ! l'ibis est un oiseau sau-
vage, le lotus un oignon vulgaire, le Nil une eau rousse à reflets d'iudoise •
le nopal n'est qu'un cactus, le chameau n'existe qu'à l'étal de droma-
daire ; les aimées sont des mâles, et quant aux femmes véritables, il paraît
1. Ihid., i>. IT'i.
448 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
qu'on est heureux de ne pas les voir... Le meilleur de ce qu'on trouve
en Orient, je le savais par cœur.
C'est un Orient de fantaisie que notre conteur se plaît à décrire
dans le Lion de Mêdine, où il nous raconte l'amitié d'un lion pour une
jolie et tendre musulmane et la tragique méprise du fidèle animal qui
tue l'amoureux de la belle, en croyant l'arracher à son persécuteur.
Cet Orient était familier à ses lecteurs. Bien des traits dans ce conte
rappellent la manière traditionnelle des contes orientaux du xviii^ siè-
cle : c'est la même conception d'un amour galant, mais il est plus
violent, plus terrible : c'est surtout le même emploi d'un vocabulaire
erotique de convention, mais l'accent est plus fort, et les images plus
ambitieuses et plus abondantes :
Deschamps décrit -il la jeune musvilmane ?
Sa taille, dit-il, était un voluptueux palmier, qui se courbe et se redresse
aux vents du matin, ses épaules larges et unies ressemblaient à un lac
transparent qui repose, et son sein aux vagues palpitantes d'un golfe
qui s'éveille : ses bras dorés, éblouissants, auraient fait le plus mer-
veilleux collier des califes ; en voyant ses dents, fines et blanches, on eût
dit que son propre collier de perles lui était resté dans la bouche, un jour
qu'elle samusait à le rouler entre ses lèvres ; et ses yeux resplendissaient
comme des soleils noirs ^.
11 v a là, dans ce mélange singulier de substantifs précis, réalistes,
d'adjectifs de couleur brillante et d'images à la fois naturelles et
précieuses, un sentiment nouveau du pittoresque dans le style, dont
Deschamps connaissait parfaitement la formule, et qui correspondait
au goût romantique.
Que dire de ce tableau saisissant de l'enlèvement tragique, dans
lequel l'amant, qui emportait Arouya sur son cheval, est saisi et tué
par le lion ?
Un orage approchait; l'air était comme du soufre embrasé, et, au
moment de pénétrer dans un petit bois, le cheval se cabra devant un
éclair effrayant ; mais le cavalier se tenait ferme sur ses arçons : il serra
plus vivement contre lui-même la frayeur amoureuse de sa bien-aimée,
qui jeta un grand cri. Un sourd rugissement y répondit dans l'épaisseur
du bois, et presque aussitôt Ahmed sentit deux griffes énormes dans ses
flancs et une gueule puissante qui lui rongeait l'épaule. La douleur et
l'extase luttèrent quelques instants en lui, puis il tomba mort sur le
sable ^.
Ce tableau est un modèle du genre : il y a du pathétique et de la
1. Œ. c, t. IV, p. 204.
2. Œ. c, t. IV, p. 207.
LE CO>"TE FANTASTIQUE 449
couleur. La brièveté condensée de la description, son raccourci et sa
chaleur font songer aux effets puissants d'une peinture de Delacroix.
Quand on trouve çà et là, dans les contes de Deschamps, quelques
pages de cette qualité, on songe, malgré qu'on en ait, au reproche
que lui ont fait ceux qui ont vécu auprès de lui, et qui, le connaissant,
étaient fâchés qu'il eût dépensé son talent en mille riens agréables,
an lieu d'en rassembler l'effort dans une œuvre digne de lui. C'est le
monde, c'eët le plaisir d'y paraître qui ont peut-être empêché Des-
champs d'égaler les grands écrivains, ses amis. Rappelons-nous à son
sujet le mot des Concourt : « C'est l'histoire des hommes d'esprit qui
causent, ils se ruinent. »
Deschamps est cet homme d'esprit. Il aimait à dépenser en cau-
sant les idées, les sentiments, les images qu'il avait recueillies dans
ses belles lectures, et qu'il lui arrivait d'aventure de trouver par lui-
même.
11 n'a point un sentiment très profond de la Nature et de l'Amour.
Il emprunte à Chateaubriand, à Nodier, à bien d'autres, leur couleur
et leur pittoresque, et, malgré ces emprunts, son talent garde encore
un certain air d'originalité. Son moyen-âge n'est point à lui, ni son
Orient, ni son Espagne, et cependant les contes, auxquels ils servent
de cadre, ont une physionomie à part. On retrouve dans ce genre, où
l'imagination pourtant l'emporte, les qualités d'esprit que nous
signalions plus haut dans le premier groupe de ses contes : l'observa-
tion attentive des traits de caractère, une ironie légère et de la sen-
sibilité.
IV
Nous abordons enfin dans l'étude des contes de Deschamps le
chapitre du Fantastique. C'est un chapitre particulièrement intéres-
sant, parce qu'il nous permettra de montrer à quel point notre auteur
est resté fidèle aux traditions de son pays et de son temps, dans un
genre, où Von ])0urrait sui)])(>ser au ])remier alxtrd (\\C\\ n'ait osé
s'aventurer qu'à la suite des écrivains étrangers.
La littérature fantastique n'a-t-clie pas, dira-t-on, en Allemagne
son ]iays d'élection ? Ou cilc I lollinauu ((ui a eu dans la première
moitié du xi.v'-' siècle une réputal i<tn européenne^; Gœthe, Bùrgcr
1. IIf>l/niann en France, par Marcel Brouillac. /fet^. d'Ilist. liltér. de la l'rancc,
190G.
29
450 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
et tant d'autres avant lui, ont donné dans le fantastique. Les Anglais
précédèrent même les Allemands dans cette voie. Leurs romans, dès
la fin du XVIII® siècle, sont souvent remplis de spectres et d'appari-
tions. Les noms de Le^vis et d'Anne Radclifîe ont été célèbres en
France au commencement du xix® siècle, un peu avant que se levât
la gloire incontestable de Walter Scott. Et certes toutes ces influences
ne sont pas à rayer de notre histoire littéraire. Nos écrivains fantas-
tiques les plus originaux et les plus français sont les premiers à recon-
naître leur dette. Mais sur ce point encore il nous paraît qu'il ne faut
pas exagérer la part de l'étranger chez nos auteurs.
Il y a eu, si l'on peut dire, un fantastique indigène en France.
Celui d'Emile Deschamps en dérive et c'est le milieu, dans lequel il
s'est développé, que nous allons décrire; ce sont les causes qui l'ont
fait naître, que nous allons essayer de démêler.
Le goût du fantastique a sa racine dans l'esprit humain. Mais il ne
se développe pas indifféremment à toutes les époques. Un certain
trouble profond de la sensibilité générale est sa cause déterminante ^.
La sensibilité d'un homme du xviii^ siècle est bornée. C'est une
inchnation à se laisser conduire dans l'habitude de la vie par des rai-
sons de sentiment, plutôt que par la logique rigoureuse des principes,
c'est une sorte de sympathie, qui aide l'homme à sortir de lui-même, et
à étendre sa bienveillance sur tout ce qui l'entoure, à s'attendrir sur
la fragilité d'une fleur, d'un insecte comme sur la misère des pauvres
gens. On s'attendrit, et l'on jouitde se trouver ainsi pitoyable, sensible,
humain. Telle est la sensibilité de Sterne et de Diderot. Or, tout autre
est la sensibilité romantique, et ce n'est pas un des moindres mérites
de l'œuvre de Deschamps de nous fournir des exemples de l'une et de
l'autre, et de nous permettre de retrouver chez lui les traces, quoique
peu saillantes, cependant expressives, d'une si curieuse évolution.
Il faut approfondir le sens du mot sensibilité pour le comprendre
dans son acception romantique. Il faut surtout saisir les rapports de
la sensibilité avec l'imagination. Si l'imagination paraît être la faculté
dominante des écrivains du début du xix® siècle, c'est précisément
parce qu'elle offrait un langage nouveau, plus vivant et plus souple
que celui de la claire logique, aux sentiments tumultueux et confus,
mais abondants et féconds, qui s'agitaient dans les cœurs.
Il émane des grands bouleversements sociaux, comme la Révolu-
tion française, en dépit des maux qu'ils entraînent, un avantage singu-
lier pour les arts. Le croyant s'inquiète, le citoyen souffre, mais, au
1. G. Lanson. Nivelle de La Chaussée et la comédie larmoyante. Paris, 1887,
in-12.
LE CONTE FANTASTIQUE 451
milieu de tant de chères habitudes rompues et de tant d'excellents
préjugés découverts, l'homme se retrouve dans le mystère de son
étrange nature, et, s'il est vrai qu'il y a dans chacun de nous, derrière
le personnage que nous jouons dans la société, un individu plus ou
moins caché, toujours solitaire, un moi i)rofond, distinct de la vie
mondaine, mais constamment gêné par elle, une âme enfin, pour parler
comme les mystiques, qui entretient de mystérieux rapports soit
avec l'Univers, soit avec Dieu, pour qui existe un au-delà, c'est
cette âme que la poésie a pour mission d'exprimer dans le langage
symbolique de l'imagination.
Les poètes sont sur les confins des idées claires et du grand inintelligible,
dit Doudan. Ils ont déjà quelque chose de la langue mystérieuse des beaux-
arts, qui fait voir trente-six mille chandelles. Or, ces trente-six mille
chandelles sont le rayonnement lointain des vérités que notre intelligence
ne peut pas aborder de front ; mais quand on regarde de côté, on surprend
de petits fils d'or, qui joignent le connu à l'inconnu et l'on peut quelquefois
en faire profiter le connu ^.
Emile Deschainps ne pouvait échapper à cette espèce de mysticisme
littéraire. Presque tous les poètes de sa génération ont cédé à ce beau
mirage. Ils ont cru en l'imagination comme l'homme religieux croit en
la prière. C'était une sorte de Grâce, qui donnait des clartés sur le
monde invisible.
Ici encore il faut faire, chez Emile Deschamps, la part de la litté-
rature, mais elle ne suffit pas à expliquer sa prédilection pour le genre
fantastique. Tout un côté de sa nature inclinait au mystère. Les ren-
contres fortuites, auxquelles on veut trouver un sens, les illusions de
fausse reconnaissance, l'impression du déjà vu, toutes ces singularités
de la vie psychologique l'émouvaient au plus haut point. Il croyait
aux pressentiments. Certains rêves l'obsédaient, et, quand on lui
disait qu'il était la dupe de quelque illusion, qu'il était malade, l'ai-
mable homme se fâchait :
Il faut avoir de l'imagination pour qu'on puisse l'avoir malade, et n'a
pas qui veut la tête perdue dans les nuages ^.
Ce voltairien était superstitieux et, chose ])iquante, il aurait défendu
la superstition contre Voltaire lui-même. Elle est tout simplement
pour lui la source de toute ])oésie, « tandis qu'il suffît d'être électeur,
ajoutail-il, et abonné à deux ou trois journaux industriels })our en
savoir autant et en croire aussi peu que Voltaire et Diderot ^. »
1. Doudan, Mëionges et lettres (Pari.s, 1876), t. Il, p. 83.
2. Œ. c, l. III, p. 2'.1.
3. Jbid.
452 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
L'état d'âme superstitieux est tellement l'une des sources profondes
de toute poésie que c'est la croyance au surnaturel qui a renouvelé la
littérature au début du xix® siècle.
Les époques agitées, inquiètes, lui sont favorables. On a observé
qu'en France chaque fois que diminuait sur les esprits l'empire de la
religion positive, la superstition reprenait son prestige. Aussi bien
n'est-elle a proprement parler que la crainte déréglée de la divi-
nité.
Un vague sentiment du divin tourmentait déjà les âmes, dans
l'anarchie morale et intellectuelle qui caractérise la fin du xviii^ siècle.
L'occultisme était à la mode à la cour de Louis X^ I. On consultait
les guérisseurs. Tout le Paris frivole et mondain accueillait avec
enthousiasme Saint- Germain, le thaumaturge, et son élève, Joseph
Balsamo, comte de Cagliostro ; les plus sages ne savaient que penser
des expériences de Mesmer. Le magnétisme animal sollicitait l'atten-
tion des savants, et le fantastique faisait avec la Valérie de Florian,
les Mémoires d'un Colporteur du comte de Caylus et surtout le Diable
amoureux de Cazotte, une première apparition dans la littérature.
Mais l'inquiétude générale des esprits et ce que nous avons appelé
l'approfondissement de la sensibilité chez les hommes de la géné-
ration nouvelle, parmi lesquels les jeunes gens de l'âge d'Emile Des-
champs allaient grandir et se former, se manifestaient par des
signes plus sérieux.
]yjme (jg Staël avait dénoncé avec éloquence l'insuffisance de la
pliilosophie des idées claires. Il y a bien plus de choses entre le ciel
et la terre, aimait-elle à dire, en reprenant la parole de Shakespeare,
qu'il n'y en a dans la philosophie de Condillac. La théorie sensualiste,
qui prétend ramener en tout le supérieur à l'inférieur et notam-
ment la pensée à la sensation, la révoltait profondément ; et, tandis
que, pour donner au sentiment, à l'enthousiasme, à toutes les intui-
tions du cœur le pas sur la raison, le calcul et les mobiles de l'intérêt,
elle s'aventurait en téméraire dans le domaine de la métaphysique
allemande. Chateaubriand rendait ses titres à la religion chrétienne,
en la montrant, non seulement conforme aux besoins du cçeur de
l'homme, mais surtout capable d'enchanter son imagination.
L'idée profonde qui anime le Génie du Christianisme tout entier,
et qu'on retrouve d'ailleurs dans les œuvres de Charles Nodier à la
même époque, c'est que la question qui domine toutes les avitres non
seulement en matière littéraire, mais en matière philosophique, c'est
la question du merveilleux. Quel reproche essentiel Chateaubriand
fait-il à Voltaire, dans le jugement admirable d'équité quil porte
LE CONTE FANTASTIQUE
453
sur l'auteur de la Ilenriade^ ? C'est que précisément Voltaire, comme
tout son siècle, a méconnu l'importance de cette question.
Tandis que son imagination vous ravit, dit-il, il fait luire une fausse
raison qui détruit le merveilleux, rapetisse l'àme et borne la vue ^.
Cette fausse raison était pourtant de grande race, c'est la raison
cartésienne, éprise de simplicité et de clarté, qui n'accepte que ce
qu'on lui prouve et ne se rend qu'à l'évidence. Elle avait à cette date
épuisé son prestige.
« Il n'est rien de beau, de doux, de grand dans la vie, écrit Chateau-
briand, au début du Génie du Christianisme, que les choses mysté-
rieuses ^ ». Il faut à l'homme du merveilleux. C'est une idée sur
laquelle il revient sans cesse. Elle est même à la base de son système
apologétique. II dirait presque : la religion chrétienne est vraie, parce
qu'elle est merveilleuse. On a peine, en le lisant, à ne pas croire qu'il
est moins convaincu de la vérité de la doctrine catholique que séduit,
enchanté par ce que l'état d'âme religieux, comporte d'obscur et
d'inexprimable. Ce grand poète, qu'on a trop de raisons de regarder
comme un sceptique, faisait sans doute, à part soi, bon marché de
l'assentiment de l'intelligence aux mystères proprement dits de la foi ;
il avait simplement le sens du mystère tout court, et beaucoup d'es-
prits de sa lignée, qui se sont crus catholiques, en suivant son exem-
ple, ne le furent guère plus que lui. En réalité, la religion positive ne
voisine jamais avec le mystère, ainsi entendu, sans grand dommage
pour son intégrité, et ce que préparait Chateaubriand, dans un livre
où il sacrifiait le Paganisme au Christianisme comme puissance de
suggestion poétique, c'était bien moins une renaissance sérieuse, pro-
fonde, réfléchie, de la foi chrétienne qu'un sentiment nouveau du
merveilleux en général *.
1. Génie du Christianisme, IP partie, ch. v.
2. Génie du Christianisme, II'' partie, ch. v, p. 171 de l'édition Furnc, 1869.
3. Ibid., livre I, ch. ii, p. 8.
4. Cf. S'^-Bcuve. Chateaubriand et son groupe, II, p. 39.3.
Un jour, chez M"® Récamier, on parlait devant lui des choses singulières qui so rattachent
au magnétisme animal, de la catalepsie, du somnambulisme ; on citait des faits merveilleux
dont on avait été témoin. Quand l'autour de ces récits fut sorti, M. do Chatcaubriiitid, qui
était resté assez silencieux, dit : « Pour moi, je suis bien malheureux ; j'ai voulu voir toujours,
et n'ai pu jamais rien voir de tout cela, rien w s'est jamais révélé à moi ; j'ai la fibre trop
grossière... .J'ai dîné un soir avec le mystique S'-Martin, et quand a sonné minuit, je m'en suis
allé sans avoir rien vu... Peut-être au reste cela tienl-il à ce que ma foi était occupée ailleurs,
vers un but déterminé. Je crois en Dieu aussi fermement qu'en ma j)ropre existence ; je crois
au Christianisme — comme grande vérité toujours, — comme religion divine tant que je puis.
J'y crois vingt-quatre heures ; puis le Diable vient qui me replonge dans un grand doule
que je suis tout occupé à débrouiller. Il en résulte du moins que toutes mes puissances de
foi étant tendues de ce côté, je n'en ai pas à perdre sur ces objets de crédulité secondaire. »
— Sur la sincérité religieuse de Chateaubriand, cf. l'oiivragi' de l'abbé G. Bertrin
454 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
La preuve en est que ses disciples, qui furent pour la plupart des
croyants douteux, mais d'incontestables poètes, s'adressèrent surtout
aux superstitions populaires pour rajeunir leur inspiration. Les fées,
les lutins, les spectres apparaissent dans la littérature, en même temps
que la Vierge et les Saints, et, par un singuKer retour des choses, la
mythologie païenne dont Chateaubriand avait dénoncé l'abus dans
la poésie classique, doit au mouvement, qu'il avait créé en faveur du
merveilleux, un regain de jeunesse. Aucun poète d'ailleurs, si ce n'est
Charles Nodier peut-être, n'avait à cette époque un sens plus vif de
la poésie du paganisme que l'auteur des Martyrs et du Génie.
Chateaubriand ne parle pas du fantastique, mais ce qu'il appelle
le merveilleux n'est pas autre chose que ce que Ch, Nodier appellera
de ce nom. Nodier fera un jour la théorie du Fantastique. Mais
Chateaubriand aura été encore sur ce point le véritable initiateur.
Chateaubriand a donné les préceptes ; Nodier a prêché d'exemples,
et ses contes pourraient servir d'illustrations brillantes au chapitre si
plein d'idées suggestives, qui est intitulé dans le Génie : Déi^otions
populaires. « Le peuple, dit Chateaubriand, est bien plus sage que les
philosophes... Pour lui, la nature est une constante merveille ^... »
Il ajoutait :
La mort, si poétique, parce qu'elle touche aux choses immortelles,
si mystérieuse à cause de son silence, devait avoir mille manières de
s'annoncer pour le peuple. Tantôt un trépas se faisait prévoir par le tin-
tement d'une cloche, qui sonnait d'elle-même, tantôt l'homme qui devait
mourir entendait frapper trois coups sur le plancher de sa chambre...
Une mère perdait-elle un fils dans un pays lointain, elle en était instruite
à l'instant par ses songes. Ceux qui nient les pressentiments ne connaîtront
jamais les routes secrètes par où deux cœurs qui s'aiment communiquent
d'un bout du monde à l'autre. Souvent le mort chéri, sortant du tombeau,
se présentait à son ami ^..,
Chateaubriand disait encore :
Le peuple était persuadé que nul ne commet une méchante action
sans se condamner à avoir le reste de sa vie d'effroyables apparitions à
ses côtés ^... Il tenait pour certain que tout homme qui jouit d'une pros-
(Paris, 1900). Il combat ce qu'il appelle la thèse de Sainte-Beuve, reprise il peu
de choses près par Jules Lemaître (1912) Sainte-Beuve avait dit : « M. de Cha-
teaubriand, depuis VEssai, et en définitive, n'a été qu'un grand acteur, cher-
chant comme tous les grands acteurs, à placer et à déployer son talent. »
{Chateaubriand et son groupe, t. I, p. 124.)
1. Génie du Christianisme, III^ partie, livre V, ch. vi, p. 395.
2. Ibidem, p. 397.
3. Cette phrase est citée par Nodier en tête de la romance intitulée : Le Rendet-
vous de la trépassée, dans le recueil qu'il publia en 1804 sous ce titre : Essais
d'un jeune barde.
LE CONTE FANSTASTIQUE 455
périté mal acquise a fait un pacte avec l'esprit des ténèbres et légué son,
âme aux enfers ^.
Nous trouvons dans cette page le germe de la théorie que développe
Ch. Nodier dans son brillant essai sur le Fantastique en littérature.
C'est là qu'il détermine le rôle que l'imagination a joué selon lui dans
la formation des perspectives religieuses de l'humanité. Elle a créé
les symboles, sur lesquels repose la conscience du Bien et du Mal.
Mais elle ne s'est pas contenté de cela. Elle a créé le Beau. Après avoir
enseigné à l'homme les vérités qui sauvent, elle lui a donné les cliimères
qui consolent. La vie réelle, positive, est pour Nodier, irrémédiable-
ment plate et décevante, anti-poétique ; et, comme il faut à notre
vie morale le soutien des vérités religieuses, il faut à notre imagination
le monde de l'illusion et du mensonge pour se dédommager des décep-
tions de l'existence. Dans ce monde enchanté, qui n'a besoin que d'une
mince donnée réelle, d'une vague perception de fièvre ou de songe
pour s'épanouir, les plus brillantes fantaisies n'ont pas tardé à prendre
corps, de charmantes fictions ont peuplé les littératures d'individua-
lités d'autant plus vivantes qu'elles étaient poétiques, et, comme le
dit Nodier, « le monde intermédiaire était trouvé ».
Les langues, poursuit-il, après avoir établi le fondement hiérarchique
des trois mondes qui selon lui constituent le vaste empire de la pensée
humaine, les langues ont fidèlement conservé les traces de cette génération
progressive. Le point culminant de son essor se perd dans le sein de Dieu
qui est la sublime science. Nous appelons encore superstition, ou science
des choses élevées, ces conquêtes secondaires de l'esprit sur lesquelles
la science même de Dieu s'appuie dans toutes les religions, et dont le
nom indique dans ses éléments qu'elles sont encore placées au delà de
toutes les portées vulgaires. L'homme purement rationnel est au dernier
degré. C'est au second, c'est-à-dire à la région moyenne du fantastique
et de l'idéal qu'il faudrait placer le poète dans une bonne classification
de l'esprit humain ^.
Tels sont les textes qu'il était bon de rapprocher pour expliquer
l'état d'esprit des romantiques en c(! qui concerne le fantastique. La
doctrine de Ch. Nodier est précisément celle que nous retrouvons
plus loin chez E. Deschamps. Ce qu'il importe de remarquer dès main-
tenant, c'est qu'il n'est pas besoin de faire intervenir indiscrètement
l'influence de l'Allemagne, pour expliquer le développement du
1. Génie du Christianisme. Ibid., p. 398.
2. Du Fantastique en lillérature, p. 9 do l'édition des Contes fantastiques de
Ch. Nodier. Paria, Charpentier, 1850, in-lG. — M. Jules Vodoz, prof, à Zurich,
annonce un travail intitulé : Psycfiologie d'un romantique : le rôle du subconscient
dans l'œuvre de Charles .Xodier. cf. Lm Jeunesse de Charles Nodier. Les Phila-
delphes, par Léonce Pingaud. Paris, E. Champion, 1919. In-S^.
456
EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
Fantastique en France. L'influence d'Hoffmann, par exemple, qui a
été si grande sur certains romanciers comme Balzac, ne s'est guère
fait sentir qu'à partir de 1830. Emile Deschamps a lu ses Contes,
il en parle avec admiration ^, mais à ce fantastique familier, si pro-
fondément naturel qui caractérise Hoffmann et qui tient le milieu
entre le merveilleux proprement dit et le réel, on ne saurait com-
parer le fantastique d'Emile Deschamps ^.
Celui-ci dérive presque tout entier du fantastique français que nous
avons vu naître à la fin du xviii^ siècle. Emile Deschamps est, dans
cette voie encore, l'élève de Chateaubriand et l'émule de Nodier.
Le fantastique diabolique, dont parlait Chateaubriand dans son
chapitre des Déi^otions populaires, apparaît peu dans les contes d'Emile
Deschamps, mais il n'en est pas totalement absent. Ce qu'on appelle
le merveilleux chrétien y joue au contraire un rôle assez grand. Quant
au merveilleux, qui constitue le caractère original de son fantastique,
il n'est pas d'ordre religieux ni populaire. Il se rattache aux intuitions
mystérieuses de la psychologie occultiste, dont Ch. Nodier esquissait
la théorie et qui feraient du poète un voyant, à moins qu'il ne faille
tout simplement lui chercher des causes pathologiques et le considérer
comme l'expression littéraire d'un état morbide de son tempérament.
Le merveilleux diabolique, disions-nous, n'est pas totalement absent
de ses contes. C'est ce fantastique populaire que nous trouvons dans
le conte intitulé : le Bal de Noces. Le thème qui y est développé n'est
pas original ; il rappelle celui de maintes romances fantastiques du
début du siècle.
L'amour du luxe a entraîné Mathilde ; il lui a fait oublier qu'elle
avait donné sa foi jurée à Arthur, le poète. Elle vient d'épouser un
riche financier. Mais le remords qui la tourmentait là-bas dans son
grand château du Nivernais, entouré de mornes étangs et de grands
1. Œ. c, t. IV, p. 25.
2. Cf. notre Deschamps dilettanle où nous montrons l'influence du conte
d'Hoffmann intitulé Don Juan sur la dénaturation romantique du livret du
Don Juan de Mozart par Emile Deschamps et Castil-Blaze.
L'influence du fantastique musical d'Hoffmann sur Deschamps est frappante
dans le conte intitulé Meo culpa (Œ. c, t. III, p. 180). On y voit un jeune lord
qui assiste à une fête chez des fous, s'éprend d'une folle adorablement belle
et musicienne, joue avec elle un acte de VArmide de Gluck, et devient fou.
Deschamps rivalise dans ces pages originales avec celles que Gluck, Mozart et
Beethoven ont inspirées à Hoffmann, «pages, dit Philarète Chaslcs, toutes remplies
de cette fièvre mystique et de cette ivresse demi-morale et demi-sensuelle que
certains chefs-d'œuvre laissent après eux ». (Chasles Études sur l'Allemagne aii
XIX^ siècle, 1861, p. 166.) Les deux contes d'Hoffmann, intitulés l'un : Don
Juan, l'autre Gluck, se trouvent au tome VIII des Contes fantastiques, traduits
de l'allemand par Loève-Veimars. Paris, E. Renduel, 1830.
LE CONTE FANTASTIQUE 457
bois sauvages, l'assiège ce soir au l)al, où elle vient d'entrer resplen-
dissante au bras de son mari.
Une polka venait de finir et tous les yeux se tournaient vers la belle
mariée... La marquise la gronda tendrement d'être venue trop tard.
« Trop tard! trop tard !» cria une voix ricanante dans l'oreille de Mathilde
qui tourna la tête et ne vit personne.
Voilà qui est étrange, se dit-elle, et un frisson courut dans ses cheveux
comme un serpent glacé ^.
Tel est le ton du conte. C'est celui du genre « frénétique » déjà
défini par Nodier et si bien attrapé par Deschamps que le pastiche
a l'air d'une satire.
Un soir, il y a peut-être quatre mois, chez la sorcière de la rue Guéné-
gaud, ils se sont jvré, sur un évangile cabalistique, juré dans un idiome
inferi al, juré par les solives du temple de Salomon, juré l'ur.. à l'autre,
que jamais ni homme ni femme ne leur toucheraient la main et que leurs
deslins s'uniraient un jour comme leurs cœurs, dussent-ils attendre cet
hymen jusqu'à la veille de leur mort, appelant tous les maléfices de liclzé-
buth sur qui deviendrait parjure à ce serment terrible et enflammé ^.
Il y avait un pacte entre Mathilde et son cousin Arthur,
II n'est peut-être pas téméraire de dénoncer ici le ton de la charge.
Cependant le goût du merveilleux est si fort prononcé chez l'au-
teur de la Noce d'Elmance ^, que nous laisserons à notre impression
son caractère d'hypothèse. Le dénouement du conte ne la laisse
d'ailleurs pas subsister. Qu'importent les thèmes à peu près semblables
qu'il rappelle : la danse mystérieuse d'Inès, dans le conte de Nodier,
l'apparition du spectre de Claire qui vient chercher l'oublieux
PauKii au bal, dans ses Essais d'un jeune barde, tant de contes et de
romances où surgissent des vampires, où des revenants, comme dans
Lenore, dans le Roi des Aulnes, entraînent des vivants dans un galop
infernal ! On sent que notre auteur éprouve l'émotion qu'il veut
inspirer. C'est d'abord une joyeuse description de la danse, au moment
où le bal est dans tout son éclat. Deschamps retrace avec un réalisme
sobre et fort ce brillant spectacle mondain qu'il a tant aimé.
Voilà le galop qui bondit : les couples se croisent et se heurtent en riant,
les bouquets roulent sous les pieds, des éclairs humides jaillissent de
tous les yeux, les bougies sont comme asphyxiées de chaleur ; les femmes,
lascives de fatigue, s'abandonncuL aux bras des danseurs qui se les jettent
l'un à l'autre et les reprennent et se les jettent encore comme font les
diables de l'opéra du mannequin de Psyché ^.
1. Œ. c, t. IV, p. 2.30.
2. Ihid., p. 232.
•.i. Œ. c, t. I, p. 15L
4. Œ. c, t. IV, p. 235.
458 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
Remarquons comme les mots et les images sont choisis avec art,
en vue de produire peu à peu la terreur :
Mathilde, pâle et grave, dans ces ballottements avait l'air d'un fantôme
qui s'étourdit. Minuit sonna. En ce moment, elle fut saisie par un nou-
veau danseur qui la serra d'une manière étrange, comme pour ne plus la
rendre ^.
Le merveilleux s'est inséré, sans qu'on s'en doute, dans la descrip-
tion de la danse et maintenant nous sommes en plein fantastique :
au récit succède le dialogue, un dialogue coupé par le galop vertigi-
neux, saccadé, effrayant.
La jeune femme reconnaît le spectre. Elle lui parle, elle a peur, elle
le supplie de la lâcher.
Jamais !... plus fort, plus fort, musiciens !
Et le galop redoublait de vitesse. La longue file des couples joyeux
s'envola dans les salons voisins ; Arthur et Mathilde y passèrent les der-
niers, et ils furent les premiers à reparaître à l'autre porte. C'était une
légèreté, une rapidité sans exemple ; à peine voyait-on les ombres dans
les glaces. La sueur ruisselait sur le visage d'Arthur, et cependant ses
bras et ses mains semblaient geler Mathilde à travers ses gants ! Tous
les danseurs s'arrêtèrent pour les admirer. Les applaudissements et les
rires les suivaient autour du salon ; puis ou s'aperçut que les pieds de
Mathilde ne posaient plus sur le parquet, et que sa tête roulait sur ses
épaules.
Assez ! assez ! cria-t-on de toutes parts.
Mais l'implacable danseur n'écoutait rien... et le galop redoublait de
vitesse.
La marquise voidut qu'on les arrêtât ; ils s'échappèrent par la salle
de jeu, tournant et bondissant au milieu des tables et bousculant les
whists effarés. Charles reconnut sa femme et fit lever tout le monde.
« Il est fou, cet Arthu;, dit un jeune homme. »
Mais le couple insatiable, toujours tournant et bondissant, traversa
boudoirs et corridors avec l'agilité de deux oiseaux. Ils gagnèrent ainsi
l'antichambre et se précipitèrent dans l'escalier, bondissant et tournant
toujours. On les suivit : on ne savait plus que penser. Au même instant,
une dame les aperçut dans le jardin par une fenêtre du salon... C'était
toujours ce terrible galop, ce galop effréné.
« Au secours ! au secours ! on enlève Mathilde ! »
Tout le bal descendit et courut sur les gazons humides. On voyait de
loin Arthur et Mathilde tourner et bondir à travers les charmilles, et,
comme on croyait les tenir, ils disparurent au détour d'une allée ^.
Nous avons cité toute cette page, afin de montrer ce que le talent
d'un écrivain de race peut faire d'un thème horrifique, rebattu, qui
1. Œ. c, t. IV, p. 236.
2. Ihid., p. 236-237.
LE CONTE FANTASTIQUE 459
en venait, autour de 1830, à défrayer les romans-feuilletons. Ce fan-
tastique, d'un caractère populaire, aux effets très simples, presque
enfantins, au lieu de nous choquer, ou de nous faire sourire, nous
charme encore, tant la forme qu'il revêt dans la prose de Deschamps a
d'ingénieuse élégance et de poésie. Le rj'thme savamment cadencé
des phrases rend à merveille le mouvement de la danse vertigineuse,
ce rythme auquel s'enlace, avec une harmonie parfaite, l'image sans
cesse renaissante d'un vol d'oiseaux effarouchés.
Le merveilleux chrétien, que Charles Nodier, après Chateaubriand,
avait si heureusement exploité, a laissé quelques traces singulières
dans les contes d'Emile Deschamps. D'abord on y trouve maintes
fois exprimée cette idée que le catholicisme est vrai parce qu'il est
beau. Les splendeurs de l'art religieux sont exaltées par Deschamps
dans des termes semblables à ceux de Chateaubriand. Il se plaît à
reconnaître que l'Eglise a toujours protégé les lettres et les arts.
Visite-t-il la cathédrale de Bourges, « il faut s'agenouiller deux fois,
dit-il, et pour Dieu, et pour l'art ^ ». Dans V Intérieur du Palais Sol-
degno ^, Deschamps apparaît sensible à la magique beauté des céré-
monies du culte, il nous montre une femme en prières dans son ora-
toire. Bien plus, une scène émouvante de confession, l'absolution
donnée par un moine et la pénitence acceptée par un grand seigneur,
tous les détails observés d'un des principaux sacrements de l'Eglise
ont pour but de rendre hommage à la singulière beauté morale du
catholicisme, et cette sorte d'apologétique dérive de Chateaubriand.
Mais il y a plus : quand, dans René-Paul et Paul-René, le lien de
chair qui unissait le corps des deux jeunes gens se brise, quand cette
monstrueuse anomalie disparaît. Deschamps nous montre l'effet
produit par cet événement extraordinaire dans l'âme d'une humble
servante, la bonne des deux enfants, cette admirable Marie Gareau
dont il raconte la vie de fidélité et de dévouement envers ses maîtres.
Elle croit qu'un miracle a eu lieu. Elle l'attendait depuis longtemps.
Je priai la Sainte Vierge, dit-elle, et je fis dire des messes, et je brûlai
des ciorges comme après leur naissance.
Et quand ce qui pour elle est un miracle se fut opéré :
J'appelai encore les médecins." Ils regardèrent à peine et dirent que
cela ne se pouvait pas. C'est égal, je pleurai de joie, je remerciai le bon
Dieu 3.
1. Œ. c, t. III, p. .'54.
2. Œ. c, t. IV, p. 208 et aq.
3. Œ. c, t. III, p. 163.
460 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
Cette parole est significative. L'humLle femme qui avait reçu les
deux petits monstres à leur berceau, qui les avait nourris, élevés et,
pour ainsi dire, couvés de sa tendresse, n'avait jamais douté qu'un
jour il se produirait un miracle, qui les rendrait à la vie régulière et
normale. Les médecins au contraire les avaient condamnés dès leur
naissance.
Au dire des hommes de l'art, écrit E. Deschamps, le phénomène de leur
naissance n'était rien auprès des phénomènes de leur vie. Ils ne s'expli-
quaient pas qu'ils ne fussent pas morts vingt fois ; en effet, d'après toutes
les règles de la science et toute la législation physiologique, leur existence
était une absurdité, une iniquité. Elle ne pouvait s'expliquer que par un
miracle et les savants ne croient pas aux miracles ^.
C'est ce qu'Emile Deschamps, comme Charles Nodier, leur reproche.
Ces esprits passionnés, ces poètes se sentent gênés dans un monde
régi par des lois que le raisonnement découvre ; il faut à leur imagina-
tion des secrets ; ils aiment le mystère. Les esprits scientifiques au
contraire sont rebelles au merveilleux. Fiers d'avoir pénétré quel-
ques-unes des lois de la matière, ils ne peuvent se résoudre à avouer
qu'en ses démarches essentielles la vie leur échappe. Ils prétendent
ramener sans cesse l'inconnu au connu et concèdent qu'il y a de
l'inexpliqué dans les choses, mais non pas de l'inexplicable. — De
telles formules se répandirent en France au nom de la pîiilosophie
du xviii^ siècle ; elles semblèrent confirmées parle progrès des sciences
et le développement prodigieux de l'industrie et du machinisme. Elles
n'en révcltaient pas moins non seulement les croyants, mais encore
les natures rêveuses et contemplatives. Il leur paraissait absurde
à priori que la science humaine pût jamais enfermer cet univers pro-
fond qui nous dépasse de toutes parts, dans les cadres tout relatifs de
nos raisonnements. Quelle témérité d'ailleurs d'assimiler les phéno-
mènes de la vie aux objets définis du monde matériel ! Ceux-ci se
mesurent et se comptent, ceux-là sont essentiellement impondérables ;
les uns sont perceptibles aux sens, les autres sont invisibles. Il v a,
selon Ch. Nodier et les esprits qui lui ressemblent, un domaine de
l'invisible et de l'impondérable, et c'est celui des forces même qui
dirigent la vie. Ce domaine échappe à la raison, n'est point, objet de
science. On sent qu'il existe plus qu'on ne le comprend, et pour y
pénétrer, point n'est besoin d'être grand clerc ; une bonne femme, un
enfant en savent quelquefois plus long sur les secrets mouvements de
la vie que le plus grand savant du monde. C'est ainsi que Marie
Gareau, dans le conte d'Emile Deschamps, avait eu, en espérant de
1. Ibid., p. 158.
LE CONTE FANTASTIQUE 461
tout son cœur qiie les enfants qu'elle aimait seraient rendus à la vie
normale, une intuition profonde et juste. Or qu'était Marie Gareau ?
une servante, un cœur simple. Elle ne sortait, nous dit Deschamps,
que pour aller à la messe et aux vêpres et tous les soirs, elle lisait quelques
pages d'une Bible de Royaumont dont elle ne se lassait pas de regarder
les grandes images. Cette vie pieuse et un peu mystique, en lui exaltant
l'imagination, lui donnait des idées au-dessus de sa sphère. On la consultait
toujours avec fruit, et même elle prédisait des choses étonnantes, étant
quelquefois prophète, à cause de sa grande pureté ^."
Il n'est pas difTioile de saisir dans des passages de cette sorte la
pensée d'Emile Dcscliainps sur le merveilleux chrétien. Il lui attribue
la valeur d'un symbole. Symbole de quoi ? D'une réalité mystérieuse
qui est autour de nous, derrière les objets familiers de notre existence
quotidienne, ou plutôt qui vit en nous-même dans l'arrière-fond de
notre nature. Et c'est bien là l'origine du fantastique tel que le con-
çoit E. Deschamps.
Il usa peu du fantastique macabre qui assombrit l'imagination
française au début du siècle, que Balzac ne dédaigna point et qu'on
retrouve encore dans quelques œuvres de Th. Gautier. Il n'accueillit
guère plus, dans ses contes, les fées et lutins si chers à Nodier, cjue les
sorcières, les démons, les spectres, les vam})ires. Par contre il s'at-
tacha au merveilleux vraiment moderne, à celui qui a passionné les
lecteurs de la fin du xix^ siècle, depuis l'apparition des œuvres d'Ed-
gar Poë jusqu'à celles de Maeterlinck, et qui consiste essentiellement
dans l'analyse des états profonds et mystérieux de la personnalité
humaine. Ces deux maîtres étrangers ont eu d'ailleurs en France des
précurseurs illustres et qui sont bien de notre pays. Rien n'est ])lus
honorable pour Emile Deschamps ([ue de se trouver parmi les initia-
teurs de ce courant nouveau, et qu'on puisse citer son nom à côté de
celui de Balzac, de Gautier, de Gérard de Nerval.
Emile Descham})S, comme eux, a toujours été préoccupé de la
question complexe des rapports du physique et du moral. Il y avait
peu de temps que la science avait commencé d'explorer cet abîme du
système nerveux. Balzac, qui se tenait au courant des plus récentes
découvertes, dédiait son Père Goriot à Geoffroy Saint-Hilairc et ne
manquait jamais de recourir à la ])hysiologio pour expli((uer le carac-
tère de ses personnages ^. Deschanq)s n'avait sans doute jamais lu
1. Œ. c, t. m, p. ]'j'.).
2. Le Breton. lialzac, l'Homme et l'Œuvre^ 1904. A propos de rinfluciice de
LavaJer et df Gall sur Balzae, cf. F. Baldi;uspergor. Les Théories de Lavaler
dans la litléralure française, p. 07 des Eludes d'histoire littéraire, 2° série.
462 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
Cuvier, ni Geoffroy Saint-Hilaire ni Bichat ; mais la théorie de la
physiognomonie de Lavater avait intéressé tous les hommes de sa
génération. Lui-même, il cite Gall, le créateur de la Phrénologie, qui
prétendait saisir le secret des caractères non seulement en obser-
vant le visage, les gestes, les démarches, mais encore en palpant la
tête des sujets qu'il étudiait.
Dans ce conte si curieux, intitulé René-Paul et Paul-René, Emile
Deschamps suppose que le célèbre phrénologiste avait visité les
deux frères jumeaux, un jour qu'ils étaient malades.
Et quand il eut, dit-il, obser\'é de près et touché -de la main ces deux
têtes, ou plutôt cette double tête, il recula, comme effrayé de leur miracu-
leuse conformité, et murmurant entre ses dents : Voilà des cerveaux qui
peuvent accumuler d'étranges et terribles s^-mpathies sur leurs destinées,
car, ajouta-t-il à un jeune médecin qui l'accompagnait, tous nos événe-
ments sont en nous, et notre avenir se formule sur notre organisation,
laquelle est tout entière dans notre cerveau. Si par exemple, ces pauvres
enfants, une fois dans l'âge des passions, devenaient^...
Achevons la phrase interrompue du docteur : « S'ils devenaient
amoureux, ils le seraient de la même femme », nous aurons exprimé
le sujet du conte et indiqué le dénouement : les deux frères auront
beau se quitter, aller, pour se fuir, au bout du monde, un même
amour les ramènera l'un vers l'autre ; la jalousie tuera celui qui n'est
point aimé, et la mort du pauvre jaloux entraînera celle de son frère.
Ainsi, s'écria l'infortuné survivant, avant d'expirer, nul ne peut faire
son sort ; nous étions prédestinés. Notre organisation a été plus forte
que toutes nos combinaisons. D'un bout du monde à l'autre, Elvire,
Zéila sont la même femme et ne pouvaient être que la même femme !
C'est la fatahté antique. Toutes les monstruosités n'ont-elles pas dû suivre
une naissance monstrueuse ^ ?
Si Emile Deschamps s'est inquiété du rôle mystérieux que joue
notre organisation physique dans notre destinée, il ne s'est pas moins
préoccupé des singularités de notre vie psychologique.
Dans la préface de la relation d'accidents étranges qui hii étaient
arrivés dans le cours de son existence et qu'il intitula : Mon Fantas-
tique, Emile Deschamps expose sur ces obscures questions sa théorie,
n croit aux pressentiments, à la clairvoyance de certains rêves, aux
visions, aux intuitions, aux coïncidences surnaturelles :
Le monde matériel et visible, dit-il, est encombré d'impénétrables
mystères, de phénomènes inexplicables, et on ne voudrait pas que le
1. Œ. c, t. III, p. 166.
2. Ibid., p. 179.
LE CONTE FANTASTIQUE 463
monde intellectuel, que la cie de rame qui tient déjà du miracle, eussent
aussi leurs phénomènes et leurs mystères.
L'idée d'une sorte de déterminisme moral, analogue à celui que les
savants découvrent dans le monde physique, mais indépendant de ce
monde, et n'obéissant qu'à des lois siii generis, lui paraît pleine de
probabilités.
Pourquoi telle bonne pensée, telle fervente prière, tel mauvais désir
n'auraient-ils pas la puissance de produire ou d'appeler certains événe-
ments, des bénédictions ou des catastrophes, comme le gland produit le
chêne, comme les fleurs attirent la rosée, comme l'aiguille aimantée appelle
le tonnerre ? Pourquoi n'existerait-il point des causes morales comme il
existe des causes physiques, dont on ne se rend pas compte ? et pour-
quoi les germes de toutes choses ne seraient-ils pas déposés et fécondés
dans la terre du oœur, pour éclore plus tard sous la forme palpable des
faits ^ ?
Théophile Gautier qu'on pourrait croire fort éloigné de préoccupa-
tions de cette nature en était au contraire obsédé. Il nous apparaît
dans Mademoiselle de Maupin tourmenté par ces problèmes de psy-
chologie intime :
Ce que je fais a toujours l'apparence d'un rêve, fait-il dire à son héros ;
mes actions semblent plutôt le résultat du somnambulisme que celui de
la libre volonté : quelque chose est en moi que je sens à une grande pro-
fondeur, qui me fait agir sans ma participation et toujours en dehors
des lois communes ; le côté simple et naturel des choses ne se révèle à
moi qu'après tous les autres, et je saisirai tout d'abord l'excentrique et
le bizarre : pour peu que la ligne biaise, j'en ferai bientôt une spirale
plus entortillée qu'un serpent ; les contours, s'ils ne sont pas arrêtés de
la manière la plus précise, se troublent et se défornient. Les figures prennent
un air surnaturel et vous regardent avec des yeux effrayants ^.
Emile Deschamps, comme Th. Gautier, perdait souvent, s'il faut
l'en croire, le sentiment de faire partie normalement de lu réalité, du
monde présent, et reconnaissait soudain des êtres et des choses qu'il
n'avait jamais vus, ou croyait les aj)ercevoir, quand ces objets él aient
pourtant fort loin de lui. Un jour, dans son enfance, où il visitait
Orléans pour la première fois, il eut l'impression vive que cette ville
lui était connue, et réellement il s'y reconnaissait tout de suite ; rien
ne l'embarrassait. Une autre fois, son maître de pension lui annonce
1. Œ. c, t. III, p. 241.
2. Th. Gaiilicr. MademoiacUe de Maupin. Paris, Charpciilier, 18'i5, p. 267.
Il faut noter sur cf; beau livre riiiiliicnce du FragolcHa d'Henri de Lalouche
(1829), un cas d'hermaplirodisme dont ce dernier avait déjà tire d'intéressantes
réflexions sur l'amour et sur l'art.
464 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
comme une simple nouvelle, que sa mère était malade. — « Non,
monsieur, reprit-il, elle est morte. »
Alors ma tête tomba sur son épaule, et je demeurai immobile de déses-
poir, mais non de surprise.
Cette nuit même, il avait vu sa mère en songe, qui l'appelait d'une
voix très faible.
Rien au monde ne m'avait préparé à cette nouvelle ni à ce rêve, et la
veille encore, ainsi que tous les enfants, je ne songeais pas que ma mère
pût mourii an jour ! Comment veut-on que mon cœur ne soit pas devenu
superstitieux ^ ?
Une autre fois, c'était dans une promenade nocturne, comme il
s'était égaré et rentrait fort tard au château où des amis l'attendaient,
il crut apercevoir une sorte de fantôme de femme qui faisait route
avec lui, et, glacé d'épouvante, il reconnut en elle une jeune fdle de
Bordeaux qu'il avait vue l'année dernière chez ses hôtes.
J'appris au château qu'on venait de recevoir la nouvelle de son mariage
et je frémis en racontant mon aventure... Huit jours après, nous reçûmes
l'avis de sa mort ^.
L'imagination d'Emile Deschamps, dans l'habitude de la vie et
particulièrement dans certaines périodes de crise, était comme
hantée par le surnaturel, et c'est ce qui nous permet de lui comparer
1. Œ. c, III, p. 245.
2. Ihid., III, p. 248. - — Nous avons signalé plusieurs fois le don de '< seconde
vue » dont Emile Deschamps se croyait doué. Il avait en 1827 composé une com-
plainte prophétique sur la mort de Charles X. En 1848 il aurait, s'il faut l'en
croire, prévu dès le mois de mars les terribles émeutes de juin. Voi^i sur ce point
singulier de la psychologie de notre auteur une lettre qu'il adressa à M. et à
jyjme de L^ Sizeranne, à Tain (Drôme) :
Versailles, 27 juin 1848.
Chers Amis,
Sans doute vous êtes assez bons pour avoir de l'inquiétude pour nous. J'ai dû réfugier
Aglaé à Versailles. Elle est là dans un port contre la tempête rouge. Moi, je viens de temps
à autre. Enfin, il ne nous est arrivé aucun mal matériel, mais nous avons le cœur navré comme
vous !
Je ne vous dis rien des choses — les journaux parlent tanl ! Justement je viens pleurer
avec vous l'archevêque de Paris — c'est la mort d'un martyr ! et il avait eu tant de bontés
pour moi, lors des crèches et depuis ! Nous sommes consternés et il est heureux !
J'avais dit à M™« de Guiraud : restez-nous jusqu'au 15 juin. On ne se battra dans Paris
que dans la 2^ quinzaine de juin. C'était encore un effet de ma seconde vue — car j'ajoutais
— dès le mois de mars — la iin de juin sera épouvantable !
Et je n'ai pris aucune précaution pour moi-même. C'est que Dieu ne donne pas aux pro-
phètes, qui ne sont pas des saints, la foi en leurs propres paroles.
Cela n'en est pas moins fort singulier : j'ai prédit la chute et le moment.
Je ne prédis plus qu'une chose en ce moment, c'est que nous vous aimerons tous toujours
et plus que tout... etc.. etc.
(Lettre inédite communiquée par M. Robert de La Sizeranne.)
LE COTE FANTASTIQUE 465
encore Th. Gautier, Gautier qui croyait au mauvais œil, qui voyait
quelquefois la mort le guetter dans l'ombre, et qui nous donne encore,
dans Mademoiselle de Maupin, une explication imprévue et bien
intéressante de son goût pour un art de pure forme. S'il fut ainsi
exclusif, ce fut, dit-il, « par une espèce de réaction instinctive ». Il
était effrayé de la pente q\u l'entraînait au fantastique.
Aussi, ajoute-t-il, je me suis toujours désespérément cramponné à la
matière, à la silhouette extérieure des choses, et j'ai donné dans l'art
une très grande place à la plastique. Je comprends parfaitement une statue,
je ne comprends pas vm homme.
Ainsi Gautier trouve en abondance des formules qu'Emile Des-
champs pouvait lui envier :
Où la vie commence, je m'arrête et recule elTrayé... Le phénomène
de la vie me cause un étonnement dont je ne puis revenir. Je ferai sans
doute un excellent mort, car je suis un assez pauvre vivant, et le sens de
mon existence m'échappe complètement. ^
C'est cette obscurité des problèmes relatifs à la vie (pii inclinaient
ces poètes au merveilleux.
En revanche, ajoutait Gautier, je comprends parfaitement l'inintel-
ligible ! les données les plus' extravagantes me semblent fort naturelles,
et j'y entre avec une facilité singidière. Je trouve aisément la suite du
cauchemar le plus capricieux ^.
Emile Deschamps raisonne encore, là où Gautier sinq)Iement
constate :
Pourquoi l'homme ne pourrait-il point, par un songe... être averti
quelquefois de quelque événement futur qui intéresse son Ame... L'esprit
n'a-t-il donc pas aussi son atmosphère dont il peut pressentir les varia-
tions ^ ?...
Quoi qu'il en soit de la théorie qu'esquisse Emile Descham]is, nous
remarquerons pour conclure, que dans la relation intitulée» : Mon
Fantastique, Deschamps, comme Gérard de Nerval dans jnaints
endroits de ses œuvres et en particulier dans le licve et la ^'ie, eut l'idée
de recueillir ses souvenirs personnels en fait d'événeineiils tnerveil-
leux.
Depuis (pie je me connais, écrit Deschamps, dc]>uis (|ue je sais lire et
écrire, tout ce qui m'arrivait de surnaturel, je le consi^ruais sur le pre-
mier papier que je trouvais... Ce sont des mémoires d'un singulier genre ^.
1. Th. Gaulitr. Madentoiaellc de Maujuii. Ibidem, p. 2G7.
2. Œ. c, t. III, p. 242.
3. Ibid., p. 2^3.
30
466 EMILE DESCHAMPS CONTEUR ET MORALISTE
Nous ne discuterons pas la valeur objective de ces observations
faites sur soi par un artiste ; ce que nous avons à retenir ici pour l'his-
toire littéraire, c'est que cette partie des œuvres d'Emile Deschamps,
bien que presque oubliée, n'est pas sans rapport avec le développe-
ment actuel de la littérature contemporaine. De telles œuvres, après
celles de Th. Gautier et de Gérard de Nerval, rejetées dans l'ombre
par l'épanouissement de l'école réaliste et le succès du roman natura-
liste, sont dignes d'attirer à nouveau l'attention d'un public fatigué
des drames de l'adultère et de l'argent, plus curieux de psychologie
et « penché du côté du mystère ».
LIVRE IV
LES DERNIÈRES ANNÉES D'EMILE DESGHAMPS
A VERSAILLES
L'ÉCOLE PARNASSIENNE
ET
L'HUMANISME D'UN POÈTE ROM.\NTIQUE
CHAPITRE PREMIER
EMILE DESCHAMPS ET LA GENERATION PARNASSIENNE.
« Ce n'est pas, ainsi qu'on l'a souvent répété, en 1848, c'est en 1845
qu'Emile Deschamps est venu habiter Versailles », écrit M. A. Ta-
phanel, « et c'est à dater de ce moment, remarque-t-il encore, que sa
correspondance devint très active. »
En même temps qu'il quittait Paris, plusieurs de ses amis se retiraient
en province. L'Empire vint bientôt achever 1^ dispersion. Les uns, comme
du Clésieux, comme Jules de Rességuier s'allèrent cacher au fond de
quelque manoir breton ou dans la banlieue de Toulouse ; Antoine dé
Latour, attaché à la famille d'Orléans, l'avait suivie hors de France ;
d'autres, courtisans d'un exil moins définitif et surtout moins résigné
que celui des princes, avaient escorté l'éclatant départ d'Hugo. D'autres,
simplement, avaient accepté la conquête et passé à l'ennemi ^.
En vérité, la génération à laquelle appartenait Emile Deschamps
achevait de s'éteindre. Soumet et Guiraud étaient morts, Henri de
Latouche et Jules Lef èvre, ainsi qu'Alfred de Musset, Alfred de Vigny,
Brizeux, allaient disparaître. On comptait, au début de l'Empire, les
rares survivants de l'âge romantique.
Une génération nouvelle, celle qu'on a joliment appelée « le regain
de 1830 )), Gautier, Leconte de Lisle, Banville, Baudelaire et leurs
amis Philoxène Boyer, Asselineau, Paul Juillerat, Edouard Grenier
occupaient alors la scène littéraire et se plaisaient à paraître fidèles
à leurs vieux maîtres, à ceux qu'ils regardaient comme les contem-
porains d'une ère héroïcpie, Emile Deschamps et son frèro Antoni
ont bénéficié d'un culte qui allait, il faut bien l'avouer, surtout à leur
âge et joui de ces charmants hommages jusqu'à la fin de leur vie.
Nous verrons à peu près tous les adeptes de la jeune École parnas-
sienne, Glatigny, Mondes, Verlaine, Coppée, faire dévotement le
1. Achille Taphancl. Emile Deschamps à Versailles, p. 11. (Extrait de la Revue
de l'Histoire de Versailles et de Seine-et-Oise, 1910.)
470 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
pèlerinage de Versailles pour recevoir des mains du vieux sachem
romantique les signes sacrés de la Muse.
Mais revenons aux années de transition, toutes voisines des derniers
succès mondains du Parisien qu'avait été Emile Deschamps. On s'ac-
coutumait malaisément à son absence dans les théâtres et dans les
salons, voire même sur le boulevard et au Ministère, et le poète Paul
Juillerat, fonctionnaire comme lui, et qui devait même devenir sous
l'Empire, en 1860, chef du Bureau de la Librairie au Ministère de
l'Intérieur, fut l'interprète de ces sentiments dans une jolie épître
qu'il intitula V Adieu :
Vous nous quittez, ami, c'est l'esprit qui nous quitte.
Versaille et son palais
Sa chapelle muette aux splendides vitraux,
Ses lacs sans ouragan, ses moelleuses pelouses,
Ses orangers, dont Malte et Naples sont jalouses,
Les abris parfumés de son immense parc,
Ses bassins de porphjTe
Versaille, avec ses bois pleins de mystère et d'ombre,
Pour l'artiste d'élite a des attraits sans nombre.
Aussi, n'êtes-vous pas malheureux ! Mais les autres !
Ceux qui puisaient
Le suc de leur pensée à vos vives leçons.
Comment graviront-ils jusqu'au sommet du beau,
Loin de vous ?
Et le monde élégant, que veut-on qu'il devienne,
Lui qui défiait Londre et Pétersbourg et Vienne,
Lui que votre atticisme éblouissait, et lui
Qui, sans vous, serait mort d'une attaque d'ennui.
Paris, l'ingrat Paris, s'afflige bien plus, s'il faut en croire Paul
Juillerat, de l'exode d'un esprit comme Deschamps, que de l'exil de
ses rois :
II a l'âme inquiète.
Maintenant qu'il s'agit d'un aimable poète.
Car il tient à son pain bien moins qu'à son plaisir.
S'il vous laisse partir, ce n'est pas de son gré.
Non, il n'ignore pas qu'il se renonce presque.
Que vous êtes son coin charmant et pittoresque...
Deschamps est en effet de ceux en qui l'esprit parisien s'est tou-
jours reconnu :
l'âge de la retraite 471
Car vous l'avez servi de plus d'une manière :
Citoyen, vous l'aidiez à sortir de l'ornière,
Où l'avait abîmé cet effrayant cahot ^.
Poète, aux vicieux qui veulent parler haut,
Vous osiez infliger d'utiles flétrissures ;
Causeur, vous appliquiez sur les sourdes blessures.
Que fait à son repos le vote universel,
D'un mot fin et sensé l'irrésistible sel.
Si bien que votre verve, alerte à tout décrire,
De ce qui l'attristait, maintes fois l'a fait rire ^.
Emile Deschamps, par les saillies de son humeur frondeuse, par
ses bons mots, avait été, sous deux régimes aussi différents que là
Restauration et la Monarchie de Juillet, l'un des spirituels représen-
tants du rire parisien, rire innombrable en vérité. Il lui restait encore
vingt ans à vivre, quand il quitta Paris, et sa vieillesse, plus verte que
la jeunesse de bien des gens, fut sous le Second Empire, un des soui"ires
du mélancolique Versailles.
Pourquoi cette retraite prématurée, si l'on songe qu'il devait vivre
quatre-vingts ans ? Et pourquoi cette retraite à Versailles ?
Il est certain que, depuis la crise que sa santé avait subie, en 1842,
le séjour de Paris lui était peu recommandé : cette vie de plaisirs et
d'études, qu'il prétendait mener de front, ne convenait plus à son
tempérament fatigué. 11 devait sûrement s'appliquer à lui-même le
bon mot que lui inspirait à cette date l'âge de son ami Ressé-
guier :
Jnies assurément n'est pas vieux, seulement il y a quelque temps qu'il
est jeuue.
De plus, la fonction de chef do bureau au Ministère des Finances
avait beau avoir, aux yeux du monde, l'aspecL d'une sinécure ^, elle
1. Deschamps était venu habiter Versailles en 1845, mais il ne s'y installa
définitivement qu'après la Révolution de 48, à laquelle Juillerat fait ici allu-
■ioD.
2. Paul Juillerat était le fils d'un pasteur qui présida, un 1816, à Paris le con-
sistoire de l'Église réformée. Chef de division de l'Imprimerie et de la Librairie
au Ministère de l'Intérieur, il débuta dans les lettres en 1837 par un recueil do
vers intitulé : Lueurs matinales ; en 1840, il publia les Solitudes ; en 1853, des
ISouvelles. Il fit jouer au Théâtre Français, en 1854, un drame antique : la Reine
de Lesbos et à l'Odéon, le Lièvre et la Tortue, comédie en 1 acte. Son aclivilé
littéraire s'arrêta vers 1860. Il donna encore, de 1850 à 1860, quelques nouvelles :
les Manteaux blancs, les Deux balcons, les Soirées d'octobre. C'était un agréable
écrivain de keepsake. — La pièce de vers que nous citons se trouve à la biblio-
thèque de Versailles dans la collection des manuscrits d'Emile Deschamps.
3. Les archives du Ministère des Finances ont disparu totalement dans l'in
cendie de 1871. .Nous n'avons donc pu trouver le dossier d'Emile Deschamps.
472 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
éteit loin d'en être une, et le pauvre poète s'en plaignait un jour dans
une lettre adressée à Vigny ^.
Nous n'avons pas pu savoir si Emile Deschamps resta dans sa
fonction jusqu'à l'âge de la retraite. En tous cas, il ne lit rien pour le
faire reculer. Il aspirait sans doute à revenir libre de toute contrainte,
à son Shakespeare ^... comme il disait, et... aux madrigaux. La
santé de sa femme, sans l'inquiéter encore comme autour de 1854,
nécessitait de fréquents voyages. Il fallait donc au poète vieillissant
comme au tendre mari qu'il était, les loisirs de la retraite, et, s'il
choisit Versailles, je crois que c'est tout simple : M°^® Deschamps y
retrouvait sa famille. Sa sœur, M^^^ Dorothée Viénot, qui épousa
M. Auguste Tillos avait marié sa fille à un M. Labbé qui habitait
Versailles. Il est très possible que cette raison d'ordre privé suffise à
expliquer l'exode d'Emile Deschamps ^.
1. Cité par Ern. Dupuy. Alfred de Vigny. I. Les Amitiés, p. 156, note.
2. Au jubilé de Shakespeare célébré à Paris le 23 avril 1864, Emile Deschamps
lut une pièce de vers, intitulée : Toast au banquet. Cf., dans les Débals du 23 avril,
une lettre de V. Hugo, du 24 une lettre de G. Sand et du 25 l'article de Jules
Janin. Cf. un jugement de Baudelaire sur Deschamps dans un article intitulé :
Anniversaire de la naissance de Shakespeare (avril 1864), recueilli dans Œuvres
posthumes. Paris,. Soc. du Mercure de France, 1908. In-8°, p. 308. — Sur les
Jubilés de Shakespeare, cf. l'ouvrage de Louis Dépret.. Lille, 1873. In-8o. — Voir
aussi dans Littérature et histoire, par E. Littré, son étude intitulée : Nouvelle
exégèse de Shakespeare, ou Interprétation de ses principaux drames et caractères
sur le principe des races, (Paris^ Didier, 1877). A signaler dans le même recueil
la Traduction de quelques poésies de Schiller, jar Littré et une étude sur Schiller
et d'Aubigné.
3. Ces renseignements sont dus à ^l'^^ Léopold Paignard.
CHAPITRE II
VERSAILLES, LES POETES ET LES SAGES.
Les Romantiques en général n'ont pas été indulgents pour Ver-
sailles. Il faut attendre jusqu'à nos jours pour voir les poètes s'en-
chanter de la solitude de son parc et de la beauté de ses horizons.
Pour la génération de 1830, VArt poétique de Boileau gâtait Ver-
sailles. Musset lui-même, en dépit de la sympathie qui circule sous
l'ironie, dans son poème fameux sur Trois marches de marbre rose,
voit dans Versailles le symbole d'une vie triste et compassée, d'une
littérature tirée au cordeau, et presque tous ses contemporains en
sont là. — La réaction classique de 1840 et d'autre part les doctrines
nouvelles du Parnasse lui furent au contraire favorables. On travaillait
à le restaurer sous Louis- Philippe, pour l'enlaidir, il est vrai ; mais
enfin, l'inauguration du Musée ^, les fêtes royales qu'on y donnait
pour tâcher de réconcilier sinon toutes les classes, du moins toutes
les gloires de la France, rendaient la vogue à ces grands souvenirs,
et c'est Deschamps qui, vers le milieu du siècle, rappela un des
premiers, les hommages des poètes au Palais du Grand Roi :
Versailles.
Voilà le solennel, l'abandonné Versaille,
Qu'ose seule habiter l'ombre du grand Louis :
Des fêtes d'autrefois mon cœur encor tressaille j
Je rêve, et les héros de Lens et de Marsaille,
Les dames et le roi, sous mes yeux éblouis,
1. Ce fut le samedi 10 juin 1837, onze jours après le mariage du duc d'Orléans
avec la princesse Hélène de Meckleml)ourg-Schwerin, que Louis-Philippe inau-
gura le p.nlais de Versailles transformé et dédie à toutes les gloires de la France.
Cf. Journal des Débats du 11 juin 1837. L'Académie Française proposa au con-
cours de 1830 ce sujet. M'"*' Louise Co'ct eut le prix. Ernest Fouinct obtint une
première mention honorable. Cf. Les Poètes lauréats de l'Académie française,
par Edmond ]5iré et Emile Grimaud. Paris, Rraz, 18G4, t. II, p. 127. Voir aussi
le poème lyrique de Jules Lefèvre : La Résurrection de Versailles... Paris, 1837,
in-80.
474 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
Tous, fantômes de gloire et de magnificence,
Repeuplent ce palais, solitaire cité,
Dont aucun roi vivant, dans toute sa puissance,
Ne peut remplir l'immensité !
Levez-vous donc, géants exhumés de nos fastes,
Habitants du passé, pressez-vous sur le seuil 5
Héroïsme, génie, arts féconds, vertus chastes,
Hôtes sacrés, à vous ces olympes trop vastes,
A vous parcs et châteaux, nations du cercueil !
Si jamais en ce lieu, par un appel suprême,
Tout ce qu'avait de grand la France est évoqué,
La gloire y fera foule, et dans Versailles même
L'espace, un jour, aura manqué ^ !
La réputation de solennel ennui qui désolait Versailles aux yeux
prévenus des Romantiques, s'exprime clairement dans les vers sui-
vants qu'adressait Alfred Des Essarts ^, le père du futur Parnassien,
à Emile Deschamps, après une visite, faite en sa compagnie, dans le
Palais désert : mais on y voit aussi que notre poète s'était donné la
mission de réagir contre ce préjugé ^.
Qui t'a rendu la vie, ô monument royal ?
Qui souffla sur ton ombre, ô noir Escurial ?
Où je laissai le soir, j'ai retrouvé l'aurore ;
Où la nuit se voilait, l'horizon se colore.
L'âme est donc revenue où les voix se taisaient
Et l'abîme est fermé que les siècles creusaient !
Un poète à lui seul accomplit ce prodige ;
Il jette à ce passé sa parole prestige,
Amphion, qui refait, par le charme des vers.
Ce que fit le grand Roi pour vaincre l'univers.
1. Poésies d'É. Deschamps. Édit. 1841, p. 179. C'est Emile Deschamps qui
a écrit l'article Versailles, au t. II. p. 1471-1476 du Paris-Guide, par les prin-
cipaux écrivains et artistes de France. Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et C'^,
1867. In-80.
2. Alfred Des Essarts, bibUothécaire à la Bibliothèque S*® Geneviève, père
d'Emmanuel Des Essarts, lauréat de l'Académie française, poète et romanciei
goûté sous le second Empire, un des traducteurs de Dickens. — La pièce de vers
dont nous citons un passage se trouve à la bibliothèque de Versailles (Papiers
d'Emile Deschamps). — Sur les Des Essarts, voir Alphonse Daudet. Trente aris
de Paris. Paris (1888), in-16, p. 93.
3. Les Panégyristes poétiques de Versailles, discours prononcé à la séance
publique annuelle de la Société des sciences morales, lettres et arts de Seine-et-
Oise, par Emile Délerot. Versailles, 1870, in-8°, p. 67. — Cf. aussi Les Voix natales
et nationales, par Charles Dcloncle (de Vayrols). Paris, Douniol, 1865, in-16,
p. 376, une pièce intitulée : Versailles, dédiée à Enule Deschamps.
VERSAILLES ET LES POETES 475
Il u'a cependant pas cette puissance altière
Qui veut asservir tout jusques à la matière :
Mais il est le poète ; et de ses nobles chants
S'échappe ce parfum qui révèle Deschamps.
Mais sortons du palais, et entrons en ville. Il faut avouer que quel-
ques années avant l'arrivée d'Emile Deschamps et d'un certain
nombre de Parisiens distingués comme lui, ce devait être un singulier
milieu que la société versaillaise. Evoquons-là un instant, telle qu'elle
était, sous le Premier Empire et la Restauration, en méditant cette
page des Mémoires inédits de M'"® de Ménerville, née de Montpreuil.
On ne lit pas la première ligne, notamment, sans une certaine inquié-
tude:
Versailles, en 1805, écrit cette dame ^, était parfaitement bien habité.
Beaucoup d'émigrés, rentrés en France ou par l'amnistie, ou par l'élimi-
nation s'y étaient retirés, n'ayant plus assez de fortune pour habiter
Paris et désirant ne pas s'en éloigner pour solliciter plus facilement leur
radiation ou leur rentrée dans quelques portions de leur fortune ou même
des places pour leurs enfants. L'ancienne société de la ville, qui se com-
posait des membres du Tribunal, des avocats, des fonctionnaires publics,
de quelques négociants, demeurait dans le quartier Notre-Dame ; ils
vivaient entre eux 5 beaucoup s'étaient très mal montrés en 1789 au
départ du Roy ; d'autres étaient dévoués à Bonaparte. Ils avaient très
peu de rapports avec les réfugiés, qui s'étaient absolument emparés du
quartier Saint-Louis.
Le préfet, M. de Montalivet, avait essayé de rapprocher les esprits.
Il avait réuni les deux sociétés dans les bals de la Préfecture. On s'y
était vu, mais chacun avait conservé ses préventions. M. de Caumont ^
\sic\, qui fut nommé préfet après M. de Montalivet, fit les mêmes efforts
avec aussi peu de succès.
M°ie de Ménerville nous dit encore qu'il y avait deux salons à la
Préfecture, et que les deux sociétés s'y installaient les jours de récep-
tion, comme en deux sortes de camps retranchés. Qu'aurait pu faire
Emile Deschamps sur un tel champ de bataille ? Il aurait fui cer-
tainement, en laissant son bouclier, comme Horace.
Par bonheur, le temps avait coulé, ainsi que ces générations irré-
ductibles. Et, par bonheur pour le développement de la tolérance et de
res[)rit de société, le sort fit — secondé en cela j)ar la volonté de Louis-
1. Ce passage a paru dans la Revue de L'Histoire (le Versailles et de Seine et
Oise, 1903, p. 120, parmi des extraits des Mémoires de M.^*^ de Ménerville...
2. Dans V Annuaire de Versailles, je lis constammeul : le comte Laumoiid. —
Cf. Armoriai du premier Empire, tome III, |>. 58 : Jean-Charlcs-Joscph Launiond,
comte dr- rEm[)irc par lettres patentes du H) août 1809.
476 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
Philippe — que M. Aubernon ^, le plus aimable des préfets de tous
les temps, et sa femme, la belle M"^^ Aubernon, demeurèrent à la
préfecture pendant dix-huit ans. Emile Deschamps ne put guère que
recueillir les échos des réceptions et des fêtes que donnèrent ces
Parisiens accomplis. Mais les traditions de libéralisme et d'élégance
qu'ils avaient imposées, par leur ascendant, à leurs administrés les
plus boudeurs et les plus hostiles, ne furent pas négligées par le suc-
cesseur de M. Aubernon, en dépit des haines ravivées par la chute de
la Maison d'Orléans et l'avènement de Napoléon III. Emile Des-
champs qui fit contre le nouveau Régime, malgré ses vieilles sympa-
thies bonapartistes, une campagne d'innocentes épigrammes ^, entre-
1. Notice sur M. Aubernon, pair de France, préfet de Seine-et-Oise, etc., publiée
dans les Archives des hommes du jour, revue mensuelle... par MM. Tisseron et
de Quincy. — Fils de Philippe Aubernon qui se distingua comme administrateur
dans les armées du Premier Empire, M. Joseph- Victor Aubernon était né à
Antibes en 1783. Adjoint aux commissaires des guerres en 1802, commissaire
des guerres en 1808, il fit les campagnes d'Ulm, d'Austerlitz, de Dalmatie et
de Wagram. En 1810 il fut appelé au Conseil d'Etat... Préfet de l'Hérault en
1814, il demeura fidèle à l'Empereur pendant les Cent jours et resta, sous la
Restauration, en dehors de la vie publique. Le 1^' août 1830; il fut nommé préfet
du département de Seine-et-Oise, il s'était acquis par son administration sage
et éclairée des sympathies nombreuses. Le roi l'avait élevé à la dignité de pair
de France.
Sur quelques détails de l'administration d'Aubernon à Versailles, voir : Une
Figure versaillaise du siècle dernier. Ovide Remilly (1800-1875), par H. Duhaut.
[Revue de l'histoire de Versailles et de Seine-et-Oise, année 1914, p. 282 et sq.)
Maire de Versailles de 1837 à 1848 et de 1852 à 1860, puis député du département
sous la monarchie de Juillet et représentant du peuple à la Constituante de 1848
et à la Législative, Remilly avait voué une sorte de culte à Lamartine :
Quanti, plus tard, des jours si sombres arrivèrent pour Lamartine... Ovide Remilly... fut
de ceux qui s'employèrent à son service avec le plus beau dévouemeilt ; et son auxiliaire à
Versailles était Emile Deschamps. « Cette douce et glorieuse propagande de l'amitié, vous
et moi, nous allons la faire avec effusion, n'est-ce pas ? » Emile Deschamps, lui écrivait ains i
lors de la souscription nationale de 1858, dont le résultat fut décourageant..., p. 319 du
même article.
Sur M. et M°^^ Aubernon, cf. Taphanel, étude sur Emile Deschamps, dans
Versailles illustré, avril 1896.
2. Quand l'Empereur rendit visite à M. de Rothschild au château de Fer-
rières, Emile Deschamps aiguisa ce quatrain malicieux :
(5 janv. 186 3).
Une chasse a Ferhières.
Hier, dans la visite excessivement haute
Que reçut le nouveau traitant,
]1 avait, dit-on, l'air emprunté, mais son hôte
Avait surtout l'air empruntant.
Au lendemain d'une représentation du Fils de Gihoyer, le 28 janvier 1863 :
La pièce des Français qui fait tant guerroyer,
On l'a permise : Eh bien ! faut-il que l'on s'en plaigne ?
Quand le père est admis aux chasses de Compiègne,
Pourrait-on empêcher le fils de gihoyer ?
LA SOCIÉTÉ VERSAILLAISE 477
tenait de bonnes relations avec la Préfecture ; le Comte de Saint-Mar-
sault s'efforça d'y jouer, entre les différents partis qui divisaient
Versailles, le rôle d'arbitre et de conciliateur que M. Auberaiou avait
tenu excellemment.
Emile Deschamps habita longtemps un appartement, situé rue
de la Paroisse, n^ 9, tout près de la rue. des Réservoirs, non loin
du palais, dans le voisinage du bassin de Neptune et de l'allée
qui mène à Trianon. Cette partie du parc, encore toute remplie
des souvenirs du xviii*^ siècle, devait enchanter sa mémoire et
lui rappeler son vieux père. Lui-môme ressemblait davantage, en
vieillissant, au fin lettré du temps de Louis XV, qui avait formé
sa jeunesse ; et, quand on le voyait, nous dit iin de ceux qui l'ont
alors connu, sortir du deuxième et dernier appartement qu'il occupa
à Versailles, 5 bis, boulevard de la Reine, vieillard vêtu avec une
élégance raffinée, on croyait saluer l'apparition d'un marquis de
l'ancien Régime.
L'ex(]uise urbanité de ses manières et son amabilité ])ré\ enante
l'avaient fait accueillir de tous les milieux. De même qu'il avait réussi
à maintenir autrefois, entre les es])rits les plus différents du Paris
romantique, une sorte de trêve de la tolérance et de la poésie, ainsi,
dans sa vieillesse, il visitait à Versailles les salons les plus opposés
comme un messager de paix.
Tout lui était un prétexte pour semer la concorde et dévelop-
per la sympathie réciproque : les victoires de nos armes en Cri-
mée, en Italie, les anniversaires glorieux, la pitié qu'inspire uni-
versellement l'enfance malheureuse, et la misère des pauvres gens.
C'est ainsi qu'il a composé à Versailles d'innombrables pièces de
circonstance, dont l'objet prochain ne doit jamais nous masquer
la pensée secrète ; elles lui sont toujours inspirées ])ar le désir de
rapprocher les cœurs dans un sentiment (jui a rempli sa vie, la
sociabilité.
Le préfet, M. de Saiut-Marsault, (|ui apjtréciait le r(uu(Miis })ré-
cieux d'un tel allié, savait ce (\u'\\ faisait cpiand il recourait à son
talent ])()ur ses œuvres de bienfaisance. Nul n'a inauguré ])lus de
crèches à Versailles et présidé ]>liis de fêles de charité «pi'bLmile Des-
champs à cette é])0(pi(;, si ce n'est ])(iurtaiil son amie, M"*'' So])hie
Gay, la mère de M'"^ de Girardin, qui, dans les derniers tenq)s de sa
vie, venait régulièrement j)asser, nous dit Sainte-Beuve, une partie de
la belle saison à Versailles. Elle n'a ])as moins contribué «pie notre
poète, à cette date, à rapprocher les nobles du quartier Saint-Louis
des bourgeois du quartier Notre-Dame. Son amitié pour la famille
478 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
de Gramont l'avait attirée à Versailles ^. Elle y composa quelques-uns
des ouvrages où revivaient les brillatits souvenirs de l'ancienne société :
la Duchesse de Chateauroux, le Moqueur amoureux, la Comtesse
d' E gmont, Marie-Louise d^Orléans et le Comte de Guiche.
C'est dans son salon que M^^^ Rachel a essayé le rôle de Cléopâtre, écrit
pour elle par M'^^ de Girardin, fille de Madame Gay. M^^ la C^^® Merlin,
Honoré de Balzac, M. de Poudras et, dans les derniers temps, M. Emile
Deschamps, rivalisaient d'esprit, de ver\-e et de bonne humeur avec elle...
Elle s'entendait à merveille à organiser des fêtes, des matinées musicales,
où elle faisait valoir des talents ignorés ^.
C'était un des plaisirs que s'accordait son indulgente ironie, parmi
ceux qu'elle énumère dans ses vers consacrés au Bonheur d'être vieille.
Enfin, elle fut, au commencement du Second Empire, un élément
liant, trop tôt détruit par la mort, dans la société versaillaise.
Elle était parvenue, dit S*®-Beuve, à animer un coin de cette ville de
grandeur mélancolique et de solitude. Elle y avait trouvé, il est vrai,
de bien vifs et spirituels auxiliaires, il suffit de nommer M. Emile Des-
champs ^.
Le salon de Sophie Gay, celui d'Emile Deschamps n'étaient pas,
à Versailles, les seuls centres de vie et de mouvement. A côté de
quelques grands seigneurs comme le duc de Gramont et le duc de
Lu;yaies (ce dernier surtout, archéologue éminent) qui accueillaient
avec faveur les gens d'esprit, il y avait plusieurs familles, où l'on
entretenait les traditions exquises de l'ancienne société. Les familles
de Bourboulon, de Villers et de Martinenc étaient de celles-là.
Emile Deschamps était l'ami du vieil amiral de Martinenc, le héros
d'Algésiras et de Trafalgar *, et du maréchal Magnan, qui vint aussi
finir ses jours à Versailles. Toute une colonie de Parisiens illustres
s'était peu à peu établie dans cette ville silencieuse et n'avait pas
tardé à en accroître le charme. Non seulement on y rencontrait
de glorieux soldats et de vieux politiques, des sages à qui les fatigues
de l'âge et l'inquiétude des révolutions conseillaient la retraite, mais
des artistes comme Granet furent un jour séduits par le paysage de
1. Cf. V.-A. Leroi, Histoire de Versailles. 1868, 2 vol. in-S», tome I, p. 327.
Elle habitait' rue Berthier, nO 16.
2. V.-A. Leroi. Hist. de Versailles, t. I, p. 327.
3. Causeries du Lundi, 3® édition, t. VI, p. 83.
4. Annuaire de Seine-et-Oise, 1863, p; 323 : notice nécrologique sur le contre-
amiral Jules de Martinenc, mort le 15 février 1860, retiré à Versailles depuis
1841. — M'ie Ernestine de Martinenc, fille de l'amiral, avait épousé M. de Bour-
boulon, officier de marine.
EDMOND SCHÉRER ET ERNEST BERSOT 479
Versailles, par ses horizons ; ils ne purent s'en détacher^. Troyon fut
de ceux-là, ainsi que le sculpteur Pons, l'élève de Pradier^ et de
David, et le peintre Wachsmuth, un des bons élèves de Gros. Des
philosophes, à leur tour, furent touchés par la grâce de Versailles.
Ils comptèrent bientôt, comme ces artistes et ces gens du monde, parmi
les relations d'Emile Deschamps, je veux parler de Schérer, de Char-
ton et de Bersot.
Des relations de Schérer et de Charton avec Emile Deschamps
nous n'avons rien pu savoir, sinon qu'ils se rencontraient sûrement
chez leur ami commun Bersot,
Edmond Schérer, Emile Deschsimps, quelle vivante antithèse,
dira-t-on ! Quels rapports supposer entre l'austère ministre protes-
tant et cet abbé du xviii^ siècle ! Schérer avait eu beau rompre avec
Luther et Calvin, il n'en demeurait pas moins un théologien sans la foi.
Esprit profond, âme inquiète, il était le moins liant, le moins épicurien
des hommes, le moins capable de goûter un disciple de Chaulieu, de
Berlin, de Parny, Quant à Charton, l'ardent Saint-Simonien qu'il
avait été dans sa jeunesse, n'avait pas renoncé à l'apostolat, quand il
fonda son Magasin pittoresque. La première en date des grandes
entreprises de vulgarisation scientifique du xix^ siècle n'était rien
moins à ses yeux que la réalisation des idées de Diderot sur l'éducation
populaire, c'était V Encyclopédie renaissante. Un théologien, un apôtre,
voilà de bien terribles partners pour un poète léger. Je ne suis cepen-
dant pas sûr qu'ils n'aient pas joué le whist avec Emile Deschamps
chez le subtil et charmant Bersot ^. Bersot a adoré Versailles et il a
écrit sur la société versaillaise quelques pages d'un sentiment péné-
trant et d'une ironie douce, qui la font aimer ^.
Bersot avait rempli au Lycée de Versailles, de 1845 à 1852, les fonc-
tions de professeur de philosophie. Ce libre esprit donna sa démission,
quand survint le coup d'Etat. Il refusa de prêter serment à l'Empire,
mais il ne ([uitta pas pour cela cette ville, qu'il aimait à la fois parce
qu'elle était voisine de Paris et qu'elle en était franchement dis-
tincte. Ce n'est qu'a])rès la guerre qu'il dut renoncer à Versailles
pour venir diriger l'Ecole Normale. Jusqu'à cette date, il se conten-
tait d'une collaboration brillante au Journal des Débats et demeura
fidèle à son petit appartement de la Place d'Armes de Versailles,
1. Il faut voir, au Cabinet des dessins du Louvre, l'admirable série des aqua-
relles inspirées par les sites de Versailles à Granet.
2. Edouard Grenier. Souvenirs lillcntires. l'aris, A. Lcmcrrc, in-lG, p. 320.
3. Un moralisle. Etudes et pensées d'Ernest IJersol, précédées d'une notice bio-
graphique par Edmond Schérer. Paris, Hachette, 1882, in-16, p. 235.
480 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
dont Schérer a si bien décrit « la simplicité philosophique et la noble
pauvreté ».
Je le trouve, dit-il, les pincettes à la main, tisonnant son feu en réflé-
chissant à la lecture qu'il vient de faire ou à l'article qu'il prépare. Ou
bien, c'est le printemps et je le rencontre au détour d'une allée, au milieu
des bouleaux et des bruyères du bois de Satory, errant, cherchant le soleil,
se livrant, grave et doux, à sa passion de la nature et à son penchant
contemplatif ^.
Ce sage, qui fait songer à Vauvenargues, ce moraliste stoïcien qui
adorait, comme Vauvenargues, Voltaire et les idées du xviii<^ siècle,
devait savoir gré à son voisin, Emile Deschamps, de lui rappeler les
choses et les gens de l'époque qu'il préférait. Il lisait des vers, faisait
de la musique, ou jouait au whist avec lui dans les salons de Ver-
sailles, où ils fréquentaient tous les deux. Peut-on supposer que le
philosophe entraîna parfois le spirituel poète dans ses promenades
solitaires ^ ? Il serait charmant que Bersot ait pu dire d'Emile Des-
champs ce que Saint-Marc Girardin disait de lui :
Nous sommes deux heureux de ce monde, nous aimons les ajoncs en
fleurs.
Ces deux âmes si différentes avaient entre elles quelque affinité
mystérieuse. On a beaucoup admiré l'attitude de Bersot dans les
épreuves d'une atroce maladie, mais le léger Deschamps ne sut pas
moins bien supporter pendant sa longue vieillesse les cruelles atteintes
des maux les plus divers. Malade depuis longtemps, « il était devenu,
nous dit Ed. Grenier, un objet de pitié et d'admiration : il était
aveugle ^ ».
Edouard Grenier, qui a beaucoup fréquenté Deschamps à Versailles,
le rencontrait de préférence dans un salon où ils étaient tous les deux
accueillis de longue date, chez le général Pelletier.
1. Ibidem. Notice, p. liv.
2. Ce qui est certain, c'est qu'ils étaient dans les meilleurs termes. Quand
Bersot maria sa nièce, Deschamps dut lui écrire une de ses plus gracieuses lettres
et nous pouvons citer l'aimable réponse de Bersot :
Arcacbon, 26 mai 18C8.
Très cher poète. Ma nièce et mon futur neveu étaient près de moi quand j'ai reçu votre
lettre qu'ils m'ont immédiatement [illisible] ; j'ai eu beau leur dire que tous les poètes sont
gascons, que, par conséquent, il ne fallait pas du tout se fier à vous, ils ne me croient pas
et sont décidés à être heureux ensemble, puisqu'Émile Deschamps l'a dit.
Enfin il faudra bien en prendre mon parti. Ajoutez qu'ils se sont connus les premiers jours
du mois de mai : vous connaissez le quatrain, et que tout ce mois de mai a été superbe ; il
n'y a plus moyen de douter de l'avenir. — Adieu et merci, cher poète.
Bersot.
(Collection Paignard.)
3. Edouard Grenier. Souvenirs littéraires, p. 325.
EMILE DESCH.VMPS ET LES PELLETIER 481
Ils avaient connu cet officier à l'Arsenal, dans les dernières années
de la vie de Charles Nodier. Le général avait alors coutume d'y con-
duire ses deux filles, EIisa-\\ ilhelmine et Frédériqu(;-\\ ilhelnùne.
Blondes et gracieuses, dit Ed. Grenier, elles y venaient avec leur père
et leur aïeule maternelle, veuve du marquis de Langaleric, d'une vieille
famille protestante réfugiée en Suisse ^.
Le général avait fait les plus brillantes campagnes de l'Empirs.
Il avait été longtemps, pendant la Restauration, directeur de l'Écolo
d'application à Metz ; puis, en 1845, il avait pris sa retraite comme
inspecteur général d'artillerie, et c'est à Versailles qu'il s'était retiré
avec ses deux filles ; il y vécut jusqu'à sa mort survenue en 1863,
Un poète qu'il ainxait, Emile Deschanqis, ajoute encore Grenier, écrivit
sous son portrait le jour de ses obsèques quelques vers qui le peignent :
ils commencent ainsi :
Il fut grand, il fut simple, il fut bon, il fut tondre.
Et c'était vrai. Y a-t-il un. plus bel éloge ^ ?
Ce qui nous intéresse davantage, c'est que l'aînéedes filles du général
Pelletier, AP^^ Elisa, devint à son tour l'amie de Deschamps et fut
avant son mariage au moins, l'Antigone du vieux poète. Infiniment
distinguée d'esprit et de cœur, elle avait su plaire à Sainte-Beuve
cpii lui adressa un délicieux sonnet et songea môme un moment à
l'épouser. Très versée dans la connaissance des littératures étran-
gères, elle traduisait en vers les chefs-d'œuvre lyriques anglais et
allemands et ce talent n'était pas pour déplaire à Deschamps, qui
revoyait en elle une petite fille de M'"'-' de Staël. M^^^ Pelletier était
en relations avec l'intime ami de notre poète, Alfred de Vi^nv qui
avait p(mr elle une grande estime, et nous citerons un fra''-ment
d'une Ici Ire ([u'il lui adi'cssa, |irécisénu'nt un adiuirjible ébx'e de
Versailles. Le voici : après avoir évoqué le souvenir charmant des
soirées de l'Arsenal et la gracieuse Marie Nodier, Vigny en vient à
parler <le Versailles :
... Nr \<(us plaignez j)as tiop do cette grande ville de X'eisailles ; j'y
ai vécu, je l'aime et je ne l'ai jamais trouvée trop froide. Ses marbres et
ses brori.zes ont des flamnies (;acbées ; ses grands bois, tout réguliers qu'ils
sonl. reiifermeni des allées très irrégulières et très sombres. Leur vue a
1. Ivioliard Grenier. Une femme du monde poêle : llomnui'^e à In mémoire de
Madame Élisn de Villers... Lecture faite ù la sociclc d'éniiilalidu du Doubs h
r.i déeenil)re 1888. In-8", j). 5.
2. Ibidem, p. G.
31
482 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
toujours pour moi un charme profond et mélancolique. Tout n'est pas
majesté dans ses souvenirs et la passion y murmure partout. Vous avez
la bonté de m'inviter à vous y revoir ; ne défiez jamais un fou ni un poète ;
un matin vous m'apercevrez sur le seuil de votre porte.
{30 mai 1845.)
1845 était l'année même où le père d'Elisa Pelletier passait dans le
cadre de réserve et s'installait à Versailles.
A Paris comme à Versailles, écrit Edouard Grenier, le salon du G*^
Pelletier était des plus intéressants... L'armée et la littérature s'y cou-
doyaient, et Mesdemoiselles savaient y attirer et y retenir, avec les vieux
amis et les anciens élèves de leur père, les écrivains et les artistes de renom.
En février 1848, le jour même de la Révolution, M^^^ Elisabeth épousait
le capitaine Durand de Villers, aide-de-camp du G*i Regnault de S'^-Jean-
d'Angely, qui commandait à Versailles. Elle put donc rester auprès de
son père. Le mariage, loin de la détacher de ses occupations littéraires,
sembla donner plus d'essor à son talent poétique, car c'est alors qu'elle
écrivit des traductions et des nouvelles qui parurent dans diiïérents
recueils et qu'elle composa les meilleurs de ses vers.
Elle avait eu le bonheur de retrouver à Versailles un de ses amis de
Paris, le poète Emile Deschamps, le plus aimable et le plus indulgent
des hommes. Lui aussi avait pris sa retraite à Versailles. L'âge l'avait
atteint de la pk s cruelle des infirmités : il était aveugle. - Mais le cœur
et l'esprit du poète élaiert restés toujours jeunes. On ne pouvait l'appro-
cher, sans être pénétré de surprise et d'admiration en voyant ce que
cette invincible amabilité cachait de stoïcisme au fond. En effet, il était
impossible de supporter une pareiUe disgrâce avec plus de sérénité et de
douceur. Je le vois encore avec ses yeux immobiles et sa fraîche figure
encadrée de beaux cheveux blancs, vous accueillant toujours avec joie
et le sourire aux lèvres : caractère vraiment français, où la vaillance se
déguisait sous la gaieté ; poète vraiment rare, car il était modeste et sans
envie. Il traitait presque tous ses confrères de grands poètes avec une
facilité qui charmait même ceux qui ne se reconnaissaient aucun droit
à un titre pareil ^.
Les vers suivants, qu'il dicta un jour pour M™^ de Villers, peignent
avec grâce l'impression que laissaient ces aimables réunions de Ver-
sailles :
• Autour du piano de Madame de Villers.
Comme le dieu caché jaillit du bloc de marbre
Sous le ciseau de Canova ;
Comme la feuille, «n germe, éclôt au front de l'arbre,
Lorsque le printemps lui dit : Va !
Comme l'amour, qui dort au fond d'une jeune âme,
S'éveille à Fappel d'un regard...
1. Éd. Grenier. Une Femme du monde poète, p. 9.
LE SALON DE m"^^ DE VILLERS 483
Ainsi ces purs accents et ces notes de flamme,
Divin langage de Mozart,
Dorment, froids et muets, dans leur nuit inféconde,
.lusquà l'heure où, tous à la fois,
Oiseaux ressuscites, ils s'en vont par le monde,
Avec les ailes de vos doigts...
Et l'extase les suit, et tout chagrin repose,
Et, quand cessent vos chants vainqueurs.
Ainsi que le paifum qui survit à la rose.
L'écho chante encore dans nos cœurs.
Emile Deschamps ^
Tels sont les vers que lui inspirait le talent musical de M'"^ de Vil-
1ers. Il n'est pas indigne d'elle de supposer que sa pensée occupait
le poète quand il écrivit le beau sonnet intitulé : VÉté de la SaiiU-
Martin. Le sentiment de renouveau que rendit au vieux Descliami)s
le séjour de Versailles, s'exprime délicieusement dans ses vers, ainsi
que le charme d'un dernier rêve : '
L'Eté DE LA Saint Martin.
Quelquefois, sous un ciel au tiède Eurus ouvert,
Novembre a ses soleils, été rapide et chauve.
Où, parmi les rameaux dont le feuillage fauve
S'éclaircit, apparaît le spectre de l'Hiver.
Alors, pour oublier ce front de deuil couvert,
L'année en folâtrant dans les herbes se sauve,
Et tresse une couronne avec la pâle mauve,
Et l'œillet encor rose et le thym toujours vert.
Telle, au soir de la vie, il semble que renaisse.
Pour plusieurs, une courte et seconde jeunesse,
Où le soleil d'amour hrùle, comme à nudi ;
Et le cœur qui dormait, se hâtant de revivre.
Chante à toutes les fleurs son réveil, et s'enivre
h'iin nectar f{uc demain l'âge aura refroidi.
l'^MILK DiCSCHAMPS .
1. Éd. Gronicr. Jbid., p. lG-17.
2. Œ. c, t. II, p. 128.
CHAPITRE III
LES ATTEINTES DE LA VIEILLESSE ET LES CONSOLATIONS DE L HUMA-
NISME. EMILE DESCHAMPS ET l'eSPRIT EUROPÉEN.
Le coup qui ébranla définitivement la santé du poète fut la mort
de sa femme. Le 11 février 1855, elle mourut, « sans maladie
déterminée, sans agonie », comme l'écrivait Emile Deschamps à
Jules de Rességuier, « après un accès d'oppression de poitrine dont
elle souffrait depuis longtemps ».
Je suis un pauvre déraciné, ajoutait-il, battu par tous les vents du
malheur ^.
La douleur qu'il ressentit de la ])erte de sa femme ne suflit évidem.-
ment pas à prouver l'inanité du roman sentimental dont on a cru
trouver l'écho dans ses œuvres. Les poètes ont à la vérité plusieurs
âmes et c'est la meilleure d'entre elles qui s'envola, quand il la perdit.
Les années qui lui restaient à vivre s'écoulèrent en regrets constants.
Une personne d'une rare distinction, qui compte encore parmi les
gloires de sa famille le fait d'avoir entouré le vieux poète de son
affectueuse tendresse, se rappelle fort bien qu'il eut un amer chagrin,
presque du désespoir, (juand il perdit sa femme :
Il a fallu que ses amis allassent sans cesse à Versailles, pour le consoler,
relever son moral, faire avec lui de longues et tristes promenades dans le
parc pour Foccuper, le distraire... Je me rappelle parfaitement cette
époque, nous écrit M'^^^ de La Sizeranne. car mes parents étaient de ceux
qui faisaient ce pèlerinage de l'Amitié.
Ni'us avons sous les yeux les vers charmants que le poète adressait
à ses vieux amis pour la Saint-Henri, jour de fête du comte de La
Sizeranne. C'était trois ans après son deuil. Il les félicitait de cette
grâce : vieillir, souffrir ensemble !
Souffrir... soull'rir ensemble est un malheur si doux !
1. Paul Lafond. L'Aube romantique, p. 276.
LA VIEILLESSE ET LA MALADIE 485
Tous ses amis, catholiques convaincus, lui prodiguaient les conso-
lations religieuses. La fille d'Alexandre Soumet, Gabriclle d'Alten-
heym, lui adressait ces vers tout pénétrés du mysticisme paternel :
Les Anges d'Israël.
A Emile Descliamps.
Anges (le la .li;il«''e, allez vers notre Emile,
Aux saules de lexil nouez vos har]ies d'or ;
Et gardez pour lui seul leur ])lus sui)lime accord :
Celui d'un cœur souiîrant ([ui chante FEvaugile.
Mais ne lui parlez pas des pleurs que j'ai versés ;
A l'âme qui s'éveille, oh ! qu'imj)orle le rêve !
Qu'importe au voyageur, quand la roule s'achève,
La ronce ou les cailloux doit! les pieds sont blessés !
Parlez-lui de son deuil... Cette covipe d'absinthe,
Qui contient cependant une goutte de miel ;
Car toujours vient s'asseoir sur une tombe sainte
L'Espérance voilée et regardant le Ciel.
Sublime vérité par la foi découverte.
Secret de l'avenir par le Christ proclamé :
Le berceau, c'est la tombe ouverte,
El la tombe, un berceau fermé ^.
D'aussi beaux vers, des sentiments si élevés et si tendres, touchaient
l'àme religieuse et poétique de Deschamps ; mais, comme il l'écrivait
lui-même à son ami le comte de Blossac, rien ne j»()u\ait le consoler,
ni les Arts, ni la Nature, ni l'Amitié, ni la Religion :
Lieu ne me manque, hélas ! c'est moi (lui mauqu»' ;i tout !
.le suis un oiseau des ténèbres
(^)ir<tn traînerail au grand soleil ^.
Voici des vers qui rappellent la sincérité ])r()f()ii<le cl la niàh^ tris-
tesse des Dernières Paroles d'Antoni. Les deux frères étaient (b'|uiis
longtemps familiers avec ce sentimeni de détresse, infime, que fait
naît re dans riioiiiiiK! ré](uis('iiifii! nerveux. Ils oui su leiKlrc, dans uiui
1. Inédit. (15iljli()lli('!(ju(; do Versailles.)
2. Ce frajymfnt a pris place dans le poème où Emile Deschamps a exprimé
sa désespérance, et tout ce que son âme contenait de pessiïnisme, je c Lamenlo ».
Œ. c, t. II, p. 88.
486 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
forme simple et poignante, les cauchemars, qui assaillent plus parti-
culièrement les natures « artistes », dont le mécanisme intellectuel
est d'autant plus fragile qu'il est plus délicat, quand la santé les aban-
donne ; et la douleur physique, le vieillissement, la mort ont peut-être
inspiré, en français, de plus grands poètes, elles n'ont pas eu beaucoup
d'interprètes plus émouvants, ni d'analystes plus aigus que les frères
Deschamps. Leur religion même, ce besoin, qu'ils ont éprouvé tous les
deux, quand l'âge et la maladie les frappèrent, de se jeter au pied de
la Croix, parce qu'elle est l'espoir unique, témoigne de l'absolue
sincérité des mouvements de leur cœur :
Quand on en est venu au point de renoncer à tout ce qui est sensible,
disait Maine de Biran, à tout ce qui tient à la chair et aux passions, l'âme
a un besoin immense de croire à la réalité de l'objet auquel elle a tout
sacrifié, et la croyance se proportionne à ce besoin ^.
/•
C'est ainsi que Deschamps demandait à un ami chrétien ses
prières :
Prie et chante, ami. Peut-être qu'un jour
Dans mon cœur qui n'est plus que cendre,
Feras-tu par degrés descendre
La flaname du céleste amour.
Ce n'était pas trop en effet de tous les prestiges de la foi pour
l'aider à passer ses années funèbres. Deux maladies cruelles fondirent
sur lui, comme pour le distraire de son deuil et exercer son naturel
stoïcisme : la pierre et la cataracte.
Progressivement, en dépit d'opérations renouvelées sans cesse, il
devenait aveugle, et pour comble de détresse, il était condamné par
son autre infirmité, à garder la chambre pendant de longues semâmes.
Il était bien souvent obligé, comme son frère, de chercher un refuge
dans les maisons de santé. Il trouvait par bonheur dans celle du doc-
teur Ségalas, le père de la poétesse, les consolations de l'amitié et de
la poésie. C'est ce qu'en vers bien médiocres venait lui dire Paul
Juillerat :
Pour broyer un calcul plus dur que du vieux Saxe,
De la science il faut posséder la syntaxe.
Et certes, ce n'est pas un médiocre honneur.
Celui qui nous donna cette fête extatique
De te guérir, poète, est un nom poétique :
Ségalas à Deschamps aura porté bonheur ^.
1. Maine du Biran. Journal intime, année 1822.
2. Inédit. Bibliothèque de Versailles (collection Emile Deschamps).
LA VIEILLESSE ET LA MALADIE 487
Et le pauvre Deschamps, par habitude, correspondait avec ses
amis, en vers, en prose, et ce qu'il écrivait était toujours spirituel et
charmant :
Tu chantais, ô poète, exilé de Versailles,
Sur le lit du martyr, ainsi ([u au sein des fleurs ^,
lui disait Prosper Delamarre, et lui-même, il donnait des nouvelles de
ses opérations en ces termes :
Les méde'cins eu sont très satisfaits ; ils ne sont pas dilhciles.
Si on lui offrait des fleurs, voici comment il remerciait :
Quel([uofois, sous le vol des chaudes insomnies,
Qui brûlaient leurs tribus, loin de Sion bannies,
Les Hébreux, en esprit, écoutaient dans les airs.
Les accords fugitifs d'invisibles concerts ;
Ou bien croyaient sentir l'ombre immense inondée
De parfums, inconnus aux plaines de Judée ;
Ou bien s'imaginaient voir les sables couverts
Des rosiers de Saron aux boutons frais ouverts...
Et leurs cœurs se fondaient en de saintes paroles !...
Et moi, qui vois soudain tant de fraîches corolles
Rire à la sombre couche, où le mal me scella.
Je dis comme eux : « Un ange aura passé par là ^ ! »
Ailleurs encore, sur le ton classique de l'épître, il analyse bien
finement l'état de maladie.
Voici deux strophes qui sont un chant désespéré :
Oh! la vie ! un drame où l'œil
Passe de la fête au deuil ;
Où le décor, d'âge en âge,
Change aulf>ur du personnage !
Nous sommes lancés d'ajjord
Avec ceux qui se marient
Et qui rient,
l^lus tard, ou est en ra])por1
Hélas ! avec ceux (|ui ])l('uicul
Et qui ini'Ui'cnt !
La vie !... Oli ! cbanne et fléau !
L'histoiif <lc IbuiK-o !. ..
1. Ibidem.
2. Communiqué par M. «If La Sizurannc.
488 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
C'est au bal qu'elle commence ;
Puis... le désespoir immense ^ !
Contre un tel désespoir, contre les atteintes de l'âge, de la maladie,
des deuils, l'âme humaine n'a qu'un petit nombre de ressources. Elle
a la résignation, le fiât voluntas des chrétiens et ce fut le refuge d'An-
toni, solitaire et taciturne, qu'on n'avait pas en vain comparé à un
trappiste. Son frère Emile, jusqu'à son dernier jour, en dépit de ses
chagrins et de ses souffrances, persista lui aussi dans sa noble attitude
personnelle, qui fut toute différente. Vieillard, et bien qu'accessible
aux consolations de la foi, que lui prodiguaient les pieux amis qui
l'entouraient, il demeura un dilettante impénitent. Comme Goethe,
qu'il contribua à faire goûter en France, il garda dans sa retraite la
belle curiosité d'esprit de sa jeunesse et sa charmante sociabilité^.
Toutes les questions de littérature et d'art, qui avaient autrefois
passionné ce disciple de M"^^ de Staël et d'André Chénier, étaient
encore discutées dans son salon à Versailles par les nombreux amis
qu'il accueillait. De même que dans la maison de son père, au début
du siècle, les jeunes romantiques se réunissaient jadis, ainsi, à la fin
du second Empire, ttous allons voir passer chez lui les représentants
de la génération nouvelle.
D'abord, — notons cette tradition persistante chez les Deschamps, —
des étrangers de distinction, des Polonais en particulier, continuaient
de visiter celui qui, tout en restant un Français de vieille race, fut,
au courant du xix^ siècle, un partisan convaincu du cosmopolitisme
littéraire.
Le traducteur de Shakespeare et du Romancero, celui qui se pré-
occupa, toute sa vie, par tradition de famille autant que par goût,
de ce qui se publiait en Allemagne, au moins au point de vue poétique,
fut un des premiers en France, comme nous l'avons vu plus haut,
à tourner son attention vers les productions des littérateurs slaves.
Il partagea bien entendu, comme son frère Antoni, l'enthousiaste
passion des Français libéraux de son temps pour la malheureuse
1. Ces fragments ont pris place dans le Lamento cité plus haut. Œ. c, t. II,
p. 88 et sq.
2. Nous ne voudrions pas exagérer la part d'influence que l'œuvre et la pensée
de Gœthe ont pu avoir sur Emile Deschamps. Il nous suffît que l'humanisme
de Weimar ait d'un rayon léger touché ce Français si aimable, d'un esprit si
ouvert et si compréhensif. Il n'y a pas d'humaniste véritable qui, depuis Gœthe,
lie doive quelque chose de son attitude intellectuelle et morale à celui qu'Emile
Montégut a appelé avec un enthousiasme justifié « l'homme le plus sage qui
fut jamais ». Cf. Les Types littéraires, par Emile Montégut... Paris, 1882, in-16,
p. 219 et suiv.
LES CONSOLATIONS DE L HUMANISME
489
Pologne et nous le voyons en relations avec les plus illustres émigrés
polonais, en particulier avec Ostrowski.
Christian Ostrowski, qui avait quitté Varsovie en 1831, (juand la
ville eut été prise par les Russes ^, habitait la France depuis lors. Paris
était devenu le rendez-vous de ce que la Pologne comptait de ])alri()tes
ardents et d'esprits distingués ^. L'émigré s'était fait un nom parmi
ceux qui combattaient pour la cause de l'indépendance polonaise et
d'autre pa"rt on appréciait chez lui le poète, le chroniqueur et l'auteur
dramatique. Lié intimement avec le poète Adam Mickiewicz, il avait
même traduit et publié en français ses œuvres (Pans, 1859).
M. Ostrowski, dont le pul)lic français a été à même d'apprécier le talent
dans des compositions originales, écrit Hippolyte Lucas, dans la piéface
de la 2^ édition des œuvres de Mickiewicz, s'est départi cette fois de sou
individualité pour servir d'intermédiaire entre Mickiewicz et son audi-
toire ; ses poèmes, traduits en français, seront le ])liis nol)le ])laid(»y('r
<|ui puisse être prononcé en faveur dune cause sainte...
La lettre suivante nous montre dans quels termes était Emile Des-
champs avec l'émigré polonais, qui le remercie d'avoir traduit la
ballade de Niemcewicz : Kasimir le Moine et de défendre toujours
la cause de son pays.
Cher et digne Maître,
Comment pourrai-je jamais macfjuittcr envers vous pour tous les
beaux présents envoyés d'une main si ])lcine et si généreuse ? Va la Ligende
de Kasimir 1^^ ^ et le chant polonais de ï Avenir * et vos deux charmantes
lettres ! Et tout cela pour mes deux petits poèmes qui n'auront d'autre
mérite que de porter en tête vos deux noms illustres et glorieux. le vôtre
et celui d'Antoni :
Si votre nom se trouvait sous la page
Conimo il se trouve en lète de mes vers,
1. \'oir à ce sujet son Discours à l'occasion du 11'' (inui^'crsaire de l'insurrection
polonaise, prononcé le 29 nov. 1842.
2. Dans ses Lettres slaves, tome III (1804-1805), L'Insurrection de 1803,
p. 228, Christian Ostrowski oppose aux liommes d'Étal de la Sainte-Alliance
Ir-s Mùuravieir, les liismarck, les<Mensdorfî, responsables du martyre de la Pologne,
les diplomates français comme le duc d'IIarcourt, qui mirent tout en mouvement
pour la défendre : « Quand la France, après les tristes événements de 1831,
ouvrit ses portes h l'Émigration polonaise, le duc d'IIarcourt fut un des premiers
à lui donner la bienvenue. » Tous les Français, dans leurs milieux respectifs,
imitèrent le duc d'IIarcourt. Ostrowski ri'iid aux frères Deschanips le même
hommage reconnaissant qu'il Michelet.
'.i. Ém. Deschanips. Œ\ c, t. I, p. 107.
4. L'Avenir, varsovienne, paroles d' Emile Deschanips, rnusi/jue de l'crd. Dulcken.
— Cf. Dix-huit hjimnes et chants nationaux polonais, 17'J7-1807, par Christian
Ostrowski. — Paris, chez tous les éditeurs de musique, 1807.
490 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
Ils recevraient d'un docte aréopage
La palme sainte aux lauriers toujours verts.
Votre chant de l' Acenir puisse-t-il se réaliser pour nous ! Puissions-
nous voir un jour les Français belliqueux, en Pologne, apportant la justice
avec eux ! Ce serait aussi, jen ai la conviction, apporter la Paix au monde !
Puissent-ils accepter le rôle de juges dans notre procès national avec la
Russie ! Puissions-nous avoir des défenseurs aussi bien inspirés ! Nous
serions certains de gagner notre cause. Mais notre dossier se trouve,
hélas ! aux mains des Chevelures d'or... Espérons...
Je ne puis résister à la tentation de vous envoyer ma Madeleine ^, et
je vous l'adresse en même temps que cette lettre. Elle ne sera probable-
ment jamais jouée, dans notre époque d hypocrisie religieuse et politique,
mais si elle peut vous plaire comme composition, si vous y trouvez quelques
heureux détails, le poète sera bien amplement récompensé !
A quel autre succès pouvons-nous aspirer aujourd'hui, si ce n'est au,
succès de cœur, de sentiment, de sympathie ! Ceiui-ià me suffira et j'en
serai fier pour mon œuvre et pour moi.
Antoni, qui la connaît déjà, aura la bonté de me la retourner, en la
remettant simplement à mon adresse au bureau du chemin de fer, rue
Drouot.
A mon retour à Paris, je serai bien heureux de pouvoir vous serrer la
main cordialement, comme je fais en ce moment.
Votre tout dévoixé,
Christian Ostrowski ^.
Madère, 4 nov. 1858.
En 1863, Christian Ostrowski était retourné à A arsovie, où l'ap-
pelaient les espérances sitôt déçues des patriotes polonais. Après
l'échec de l'insurrection de 1863, il revint à Paris, désespéré. Il y
!.• Marie-Madeleine, ou Remords et repentir, drame en trois actes, en vers (Théâtre
complet de Christian Ostrowski, t. II. Paris, Firmin-Didot, 1862), Dans ce recueil
on trouve : Françoise de Rimini, tragédie en 3 actes, en vers. Théâtre de la Porte
Saint-Martin, 23 déc. 1849. — Griselde, ou la Fille du peuple, drame en 3 actes,
en vers, Théâtre de la Gaîté, 17 mars 1849. — Edwige de Pologne, ou les Jaghellons,
drame en 5 actes, en vers, Théâtre de V Amhigu-comique, 12 juin 1850. — La Lampe
de Davy, ou l'Amour et le travail, comédie en 1 acte, en vers. Théâtre de l'Odéon,
19 juin 1854. — Jean III Sobieski, le Siège de Vienne, drame en 5 actes, en vers.
— L'Avare, de Molière, comédie en cinq actes, en vers. — Azaël, ou le Fils de la
Mort, poème lyrique (inspiré par le tableau de Gérard, dans une des quatre vous-
sures géantes qui supportent la coupole du Panthéon).
Autres œuvres d'Ostrowsky : Légendes du Sud par un homme du Nord (Paris,
1863). — Larmes d'exil (Paris, 1867), — Une édition des Trois démembrements
de la Pologne, par Ferrand (Paris, 1865), — Une édition des Révolutions de
Pologne, de Rulhière (Paris, 1863).
En polonais : indépendamment de ses ïambes et de ses œuvres personnelles
citées plus haut, il a traduit : la Marâtre, de Balzac (Cracovie, 1861) ; Chat-
terton, d'A. de Vigny ; Louis XI, de Casimir Delavigne ; Antoine et Cléopâtre,
le Marchand de Venise et Hamlet de Shakespeare.
2. Inédit. Collection Paignard.
EMILE DESCHAMPS ET l'eSPRIT EUROPÉEN 491
poursuivit la composition de ses Lettres s/aws, . dans lesquelles il
raconte les vaines tentatives de ses compatriotes pour secouer le
joug russe; et le tome III de ses lettres, paru à Paris, chez Amyot,
offre à la ]>remière pa<^e uiu^ éhxpicnte lettre d'Emile Deschamps, au
sujet du deuxième volume de cette publication ^.
L'émigré polonais était déchu de ses rêves à cette éj>ocpic, et c'est
auprès du vieil idéaliste de Versailles qu'il venait retremper son
courage. Il unissait toujours Emile et Anloni Deschamps dans sa
pensée reconnaissante et désolée :
Cher et excellent Maître,
Je suis si malheureux de ce qui se passe autour de moi que je n'ai dans
l'àme qu'un cri de douleur.
Me voilà revenu de ce pays de sanf^ et de larmes pour mou troisième
exil depuis trente ans et probablement le dernier ! Je vous remercie du
fond du cœur pour vos bonnes et amicales paroles ; elles m'ont vivement
et profondément touché. Depuis longtemps je vous aime tous deux comme
deux frères ; et pour vous, je puis dire par vous seuls, j'aime la France.
J'espère pouvoir bientôt aller à Versailles vous porter mou 3*^ volume
des Lettres slaves et vous serrer la main.
Christian Ostrowski ^.
22 janvier 1865.
ISi les infortunes de la Pologne, si cruellement ()]»|)rinié(' ]iar la
Russie à cette date, ni la dureté inq)lacal)l(' du gouvernement russe
n'empêchèrent Emile Deschamps d'élever sa pensée au-dessus du
conflit des passions et des intérêts politiques et de porter sur le monde
slave en général, sur sa littérature en particulier, un regard désinté-
ressé. Nous connaissons son éclectisme et nous nous rappelons surtout
les liens qui l'avaient uni jadis au prince Elim Mestchcrski, qui
l'unissaient encore à M""^ Swetchine, au comte Schouvalov. Ses rela-
ticjns l'avaient iut induit dans cette société à demi-française, il est
vrai, de la haute aristocratie russe. Il n'eut jamais de la Russie tpi'une
connaissance superficielle, mais elh; était remar([uable pour l'éjKtque.
Il fut. comme Philarète Chasles et Xavier Marmicr, un des introduc-
1. Tonif III des Lettres slaves, Préface, p. 2. Ostrowski ajoutera celle lettre
(l'iimilc iJescliamps ces quelcpies lif^nes de commrniaire :
Nous n'avons rien à ajouter à cette acclamntion d'un cœur fraternel qui, pour ce dernier
volume (les Lrtlrci slaves, restera notre unicjue préfare, de même que les vers dantesques
d'Antoni Descliamps doivent en être la eonclusion.
Ou trouvera « ces ver.s dantesques « ati\ipicls nu irilérèt d'aehiali(é a élc
rendu par les événements contemporains (<^u(Tre de 1!tl 'i-lOlS), |). '2~X-'2~'J
des Lettres slaves.
'1. Inédit. Collection PaiEcnard.
492 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
teurs des littératures du ?Sord en France et nous allons le voir travail-
lant à faire connaître la littérature française dans l'Europe se)>ten-
trionale. Le fragment de lettre qui suit nous le montre, dans les
derniers temps de sa vie, pendant l'année de la guerre de 1870, patro-
nant à Paris un poète russe. Son correspondant n'est autre qu'un
jeune homme du nom de Thaïes Bernard, un ami de Leconte de
Lisle :
Paris, 18 avril 1870.
Cher et excellent maître... J'ai eu avant-hier la visite du poète russe
Jégor von Sivers, qui m'a lontruement parlé de vous, en me manifestant
le désir d'aller vous voir à Versailles. Je ne sais s'il a exécuté sa résolution.
Je l'ai longuement entretenu de vous et il a pris une part si sincère aux
calamités qui vous ont frappé. Ce qu'il connaît surtout de vous, ce sont
vos belles imitations et il en a apprécié tout le mérite. Car lui-même a
lutté surtout contre des difficultés du même genre en traduisant en alle-
mand des chants estoniens dans ses Palmiers et bouleaux. Il m'a appris
qu'un savant allemand allait publier les chants des Lettes qui habitent
la Livonie. C'est un nouveau trésor dont se réjouiront les amis du chant
populaire.
Nous continuons à pousser fortement l'impression du tome III du
colonel Staafî. Je suis curieux de voir quel effet produira cette publi-
cation dans le public lettré-^...
Le major Staafî était un Suédois qui s'occupait de composer une
anthologie destinée à répandre le nom et les œuvres des poètes fran-
çais dans l'Europe du Nord. Sa tentative remontait à 1863, et c'est
dans les termes suivants cpi'à cette date Emile Deschamps le recom-
mandait à Victor Hugo, alors en exil à Guernesey :
Mon cher Victor. Vous recevrez avec ce mot une lettre de M. le major
Staaif, attaché militaire à la légation de Suède à Paris, qui vous demande
une faveur que vous ne lui refuserez pas, j'en ai la conviction.
Mon excellent ami, M. le major Staaff, poète suédois de la plus haute
distinction, a publié, à Stockholm, un excellent ouvrage en faveur de
la littérature française contemporaine. Il veut le publier à Paris, et il lui
faut à cause des citations recevoir les autorisations des éditeurs et auteurs.
Il en a déjà un grand nombre. La vôtre lui manque. Nous venons tous
deux vous supplier. Je ne vous dirai jamais ma gratitude si vous dites
oui ^.
Nous voyons donc Emile Deschamps continuer dans sa vieillesse
à patronner en France les lettrés étrangers et s'intéresser encore au
1. Lettre inédite (collection Paignard).
2. Lettre inédite, communiquée par M. Gustave Simon. — On trouvera en
appendice (n° 5) des renseignements sur ce recueil du major Staafî. 11 servit à
répandre dans l'Europe du Nord la connaissance du romantisme français.
É. DESCHAMPS, LE FÉI.IHUIGE ET LA POESIE POPULAIRE A93^
raviMuicnuMil dv hi ht t (''ratine fi-aiiçaise eu Europe. Il n'était pas-
indiUrrcnt non \)\us au mouvemenl (jui entraînait alors les esprits
vers la poésie populaire et la restitution des délicieux luonuinenls
de nos antiquités provinciales.
On assistait à cette date, en Provence, à la renaissance d'une race,
d'une langue, d'une littérature. Un poète de génie s'était rencontré
})armi les félibres. Lamartine venait de faire l'éloge de Mireille et de
placer Mistral au rang de Théocrite et de Virgile ^. Quand le poète
j)ublia Calendal, Emile Deschamps lui fit part de son enthousiasme
et Mistral lui adressa, de Maillane, le 30 octobre 18G7, ce billet
reconnaissant :
Cher et illustre maître. Merci de votre carte de bonne année et merci
pour la splendide lettre qui contenait le quatrain sur Calendal. Nous
avons inséré ce bijou desprit, de poésie et de glorieuse bienveillance
dans V Almanach proi'ençal de cette année et proh nefas ! dans le prospectus,
inclus. A vous tous nos meilleurs souhaits et tout mon cœur.
Frédéric Mistral ^.
Le folklore breton inspirait aussi d'importants travaux à la même
époque ; et voici ce qu'à leur sujet Thaïes Bernard écrivait à Des-
champs en avril 187') :
Puis(pie vous voidez bien patronner les Mélodies pastorales, permettez-
moi de vous demander votre souscription pour la 8*-' livraison (pii va
]»araître. .J'y ai inséré une assez grande quantité de chants bretons tirés
du recueil publié récemment par M. Luzel ^, car je vous dirai que pour
me distraire de cet abominable hiver qui vient de nous enlacer, je me suis
mis à étudier la langue bretonne sous la direction d'un maître (|iii ne
sait ni lire ni écrire, ce qui me console du peu de progrès que je fais iluns
cet idiome compliqué. (Lettre inédite. Collection Paignard.)
Thaïes Bernard est bien oublié aujourd'hui, et c'est justice. Il n'y
1. Cours familier de UHi;rutiire, t. VII, XL'' entretien, p. 'l'.VS.
2. Inédit. Collection Paifriiard.
3. S^'-Bcuvc. Nouveaux lundis, t. X, [>. KiH. Saiiiti-Hcuvc n'iul comjtii' do.
ce « recueil de poésies bretonnes, et en pur breton, avec traduction, il est vrai-
Cette tentative, qiii n'est pas' la seule de son es|)ècc et qui se rattache à tout
un mouvement provincial en l'aviiir des anciens idioim ;, ou patois, \aut puuilauL
la peine qu'on le remarque, il peut prêter à quelcpies réllexions ». lui somme
S"' Beuvc ne lui est guère favorable et ne croit pas à son extension. Il y voit
« un suprême effort de quelques fidèles pour sauver les vieilles mnuis ou du
moins les vieilles chansons ». Il distingue d'ailleurs les personnalités maniuantcs :
Jasmin et surtout Mistral. Ce qu'il apprécie le plus dans le recueil de Lu/.el
c'est une pièce touchante consacrée à la mémoir»; de lirizeux. On sent qu'il a
hâte de (piilter Luzel et de parler de Boulay-Paty, « un lîcelou Irançais et des
plus français », disciple d'aillr-urs de Joseph Delorme et dont \r roman d'EUe
iMarial.er est un a calque » de Volupté-
m
EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
avait d'intéressant dans cet esprit ouvert, mais fumeux, terrible
touche à tout, que sa conversation spirituelle, abondante, et c'est
cette curiosité inlassable, qu'enchantaient les grâces de la poésie popu-
laire et les trésors encore peu connus de la poésie russe et hongroise,
qui lui avait attiré la protection de l'auteur du Rojnancero. Plus érudit
que poète, et encore érudit à la diable, si l'on peut dire, il faisait
partie du groupe des amis excentriques que nous avons rencontrés
autour d'Emile Deschamps. Il se lia en 1847, avec un jeune créole
de l'île de la Réunion, Charles Leconte de Lisle, son compatriote, qui
était alors un des rédacteurs de la Revue indépendante avec Pierre
Leroux et George Sand. Ils accueillirent la révolution de 1848 avec
enthousiasme, et comme tous deux étaient pauvres, ils briguèrent
un poste dans l'enseignement. Leconte de Lisle devait emmener son
ami à La Réunion, où ils occuperaient deux chaires vacantes au,
Collège National, l'un d'histoire, l'autre de philosophie ^.
Républicain aussi intransigeant que l'était Henri de Latouche,
idéologue passionné, s'il en fut. Thaïes Bernard amusait Emile
Deschamps par ses paradoxes, et nous retrouvons un écho des entre-
\. Leur pétition au Ministère de l'Instruction publique, datée de juillet 1848,
a été publiée par Charavay, dans la Revue d'Histoire littéraire de la France,
t. II, p. 232. — Thaïes Bernard, né vers 1820, d'une famille originaire de la
Réunion, était le petit-fils de Jacques-Claude Bernard (1762-1794) qui fut prêtre
et vicaire à ?'° Marguerite, membre du Conseil de la Commune en 1792, se
maria, fut un des municipaux chargés de conduire Louis XVI à l'échafaud,
et périt lui-môme décapité le 0 thermidor avec tout le Conseil de la Com-
mune.
Les principales œuvres de Thaïes Bernard sont les suivantes : Dictionnaire
mythologique, traduit de l'allemand de Jacobi. Paris, Didot, 1846. — Étude sur
les variations du polythéisme grec. Paris, Franck, 1853. — • Histoire du polythéisme.
Paris, Franck, 1854. — La Couronne de S* Etienne, scènes hongroises du X^'^ siècle.
Paris, Krabbe, 1854. — Mélodies pastorales. Paris, Vanier, 1857. — Lettre sur
la poésie. Paris, Vanier, 1857. — Le mouvement intellectuel au XIX^ siècle.
Paris, Vanier, 1858. — Xotice sur Rodolphe Turecki. Paris, 1864. — Histoire
de la poésie. Paris, Dentu, 1864.
De ces Mélodies pastorales, sorte de recueil de poésies composées par le seul
Thaïes Bernard, il n'y a que quelques livraisons, de 1856 à 1871, à la Bibliothèque
Nationale. Il suffit de parcourir cette suite indéfinie de poèmes aux formes variées
pour reconnaître la faciUté déplorable de ce singulier ami de Leconte de Lisle
et aussi son abondance d'idées et, si j'ose dire, son ' dada ». Les titres de quelques
pièces sont significatifs : A la muse hongroise. En Camargue, le Petit ange, chant
souahe, Le Crépuscule, cluint livonien, Au poète hongrois G. Czuczor, Au poète
provençal Auguste Chastan, A M^^^ V., de Matanzas (île de Cuba), A Madame
Staaff, d'après un chant suédois, Mon Génie, d'après Petœfi, Le Moulin, imité
du poète Iiongrois Lisznyaï, A un poète provençal. Un conle d'Andersen,
A l'Arménie, regrets, imité de l'arménieru La 7^ Uvraison contient une Apothéose
de Lamartine, poème philosophique, et la 9^ est remphc uniquement d'extraits
de Shakespeare.
LE COSMOPOLITISME DE THALÈS BERNARD 495
tiens par lesquels il réussissait à distraire notre vieux poète, relire
à Versailles, dans ses Lettres sur la poésie ^.
Il y exprime certaines idées chères à Emile Deschamps et qui,
reprises par de véritables poètes, entrèrent, comme parties inté-
grantes, dans la doctrine littéraire de l'Ecole parnassienne.
En réaction contre le réalisme bourgeois de la littérature du Second
Empire, il prétendait que « la poésie était en péril », et, pour la sauver'
il recommandait « d'aller aux sources de la poésie populaire », et
d'imiter la littérature slave. Lui-même avait })ublié des chants popu-
laire de la Hongrie, Moldavie, etc. — « L'homme individuel n'in-
vente rien » ; seules « les masses sont douées du génie poétique ^ ».
Nous connaissons la théorie, vieille d'un siècle, et Thaïes Bernard
reprenait un peu lourdement le paradoxe. « Les seuls peu])les qui
inventent encore sont les races à l'état sauvage. » Les époques cul-
tivées sont réduites à l'imitation, et comme exemple, il citait le
xvii^ siècle, d'inspiration gréco-romaine et le romantisme lui-même
qui avait absorbé plusieurs civilisations différentes : Espagne, Grèce,
Orient, et les littératures celtiques et les littératures germaniques.
Mais « la géographie littéraire se trouve ainsi épuisée. » ^ Pour
l'élargir, il faut maintenant annexer les Slaves, et recourir, en repre-
nant les thèmes exploités par les romantiques, à une éiuditioo qu'ils
ont négligée. Thaïes Bernard exprimait ainsi une idée familière à
son ami Leconte de Lisle. Le ])oète doit être philoso])he et historien,
et c'est comme un savant ([u'il doit étudier la poésie ])opulaire uni-
verselle.
On la rencontre dans tous les pays, dans toutes les provinces même,
excepte dans les régions de langue française, où elle se réduit à dineptes
complaintes *.
Emile Deschamps devait trouver cpie Thaïes Beniaid iiiaii(|uait de
mesure. Les poètes du xv!!!*-' siècle eux-mêmes dcxaicnt à la poésie
]>opulaire de délicieuses inspirations. Elle allait refleurir encore. Les
noms de Gérard de Nerval, de Glatigny, de Gabriel Vicaire, ceux de
Brizeux et de Mistral suffisent à prouver que la France, au ]>i)iiil de
vue du folklore, n'a rien à envier aux autres peuples.
Néanmoins on peut reconnaître que notre litléralur»^, dans son
1. LctIrcH sur la poésie, par Thalùs litrnard, liénoi'uUon de. la poésie. Projet
de fondation d'une académie de lilléraluje étrangère. Paris, Vaiiicr, I8ri7, in-fol.
■2. Ihid., j). 1.
."}. Ihid., p. 2.
4. LcUrcs Kur la poésie, p. 2. Suit un l'Ioi."' tic l'ant^lais Ijuriis, <lu lionj^rois
Pnlœfi, du roumain Alccsaiidri.
496 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
ensemble, a été peut-être à l'excès l'expression de la société polie :
« J'affirme une chose, s'écrie Thaïes Bernard, non sans exagérer, c'est
que notre poésie, même celle du xix® siècle, a souvent un caractère
factice et conventionnel qu'on ne rencontre pas dans les littératures
du Nord ^ ». Or, quand il parle des littératures du Nord, il veut parler
surtout de la littérature russe.
Ces idées avaient toujours été celles d'Emile Deschamps. Comme
Thaïes Bernard, il pressentait dans la littérature russe, une source
nouvelle de poésie et de poésie populaire, mais cette poésie populaire,
il croyait à la nécessité de la récrire.
Un esprit beaucoup plus distingué que Thaïes Bernard dévelop-
pait dans le salon d'Emile Deschamps ces idées chères à notre poète.
C'était Edouard Grenier, qui ne manquait presque jamais, quand il
venait à Paris, de Besançon où il habitait, de passer une journée à
Versailles chez son vieil ami.
Né à Baume-les-Dames, en 1819, élevé dans une de ces familles dis-
tinguées qui avaient à Genève de nombreuses attaches, il était de ces
Français de culture vraiment européenne, dont Sainte-Beuve a dit
qu'ils avaient un coin suisse dans l'esprit. — Employé au ministère
des finances, il cultivait comme l'avait fait Emile Deschamps, le
monde, la poésie et les littératures étrangères. Sachant fort bien
l'allemand, il avait été choisi par Henri Heine pour être son traduc-
teur.
Avant moi, dit-il dans ses Souvenirs, il avait eu recours à Loève-Veimas,
à Gérard de Nerval. Plus tard, après moi, ce fut S'^-René Taillandier et
sans doute d'autres encore ^.
Ainsi nous retrouvons sans cesse, au cours du xix^ siècle, de jeunes
esprits, curieux des choses d'Outre-Rhin, tous, de même lignée
qu'Emile Deschamps, tous sensibles à la poésie étrangère et disciples
de M"^^ de Staël. Ils n'étaient d'ailleurs pas les dupes de leurs admira-
tions ; et Grenier, par exemple, nous a conservé un récit, plein d'hu-
mour, de ses relations avec l'auteur des Reisebilder et de V Inter-
mezzo :
Il était mon obligé, il avait besoin de moi, dit-il,... Heine mettait
beaucoup d'art et de coquetterie à faire croire des deux côtés du Rhin,
qu'il écrivait aussi bien en français qu'en allemand^... Je lui rendais
un grand service en le traduisant ainsi et gratuitement, car, dans ce
1. Ihid., p. 4.
2. Edouard Grenier. Soiu'enirs littéraires. Pnris, Lemerre, 1894, in-16, p. 46,
3. Ibid., p. 46.
LE COSMOPOLITISME d'ÉDOUARD GRENIER 497
temps-là, c'était une rareté de rencontrer un Français lettré sachant
l'allemand ^.
Grenier avait été chargé en 1847 d'une mission en Allemagne ;
puis, quand éclata la Révolution de février, il s'était hâté de rentrer
à Paris. Lamartine, qui songeait alors à reconstituer nos légations
étrangères, avait chargé le baron d'Eckstein de recruter le plus grand
nombre possible de jeunes gens connaissant l'Europe et sachant l'alle-
mand en particidier. Grenier devint bientôt secrétaire d'ambassade
à Constantinople, il fit un voyage en Moldavie et revint en France
avec une ample moisson d'informations diverses. C'était un causeur
exquis. Mais il ne rappelait pas seulement à Emile Descham[»s l'Alle-
magne et les travaux de sa jeunesse, le souvenir de Charles Nodier était
entre eux comme le lien d'un culte secret : ils s'étaient jadis rencontrés
à l'Arsenal, Laissons Grenier lui-même évoquer un passé que nous
connaissons bien.
Les vieux, dit-il, se (froupaient autour de la table" de jeu de Charles
Nodier : cétaient M. de Cailleux, le directeur des Musées, le haron Taylor
le fameux fondateur de la Société des artistes, Jal, l'historiographe.
Soulier, le père d'Eudore, Vieillard, un autre bibliothécaire de l'Arsenal,
l'abbé Receveur, professeur à la Sorbonne. Il y avait là Dauzats. Amaury
Duval, Reber, Hetzel, Laverdant, Bixio et les Franc-Comtois Wey, Mar-
mier et Gigoux. Reber jouait ([uebpies-unes de ses compositions. Il avait
mis en musique la Captive d'Hugo, chantée par Marie Nodier'^.
Ainsi la musi(jue et les chants égayaient encore ces dernières réu-
nions de l'Arsenal, et i)armi les dames et les jeunes filles (jui en
étaient la grâce. Grenier cite les filles du général Pelletier, dont l'une
devint M™^ de Villers, et fut, comme nous l'avons dit, l'Antifone du
vieux poète aveugle.
Une amitié fondée sur des sympathies si variées, si agréablement
vivantes, et pourtant tout enrichies de souvenirs, devait inspirer à
Grenier de bien jolies choses, (piand du fond de sa ])roA iuce, il écrivait
à Emile Deschamps. M. Achille Taphancl, dans son étude sur Étnile
Deschamps à Versailles, nous en a apporté le cbaiinanl témoi-
gnage.
1. Ibid., p. TA. — Edouard Grciiier a édite; los Poésies posthumes et Ivs Sou-
i'enirs personnels d'Auguste Barl)ifT. Ses (Euvres complètes oui |)aru chez Lomcrre
de IH'J.5 à 1902 en ',i vol. in-12. Il avait |)ul)li('' m 18.")!) Petits poèmes ; cri 1800 la
traduction du Renard do Gœlhc ; en 18tjl Poèmes draninlirpies ; en I 808 Arnicis •
cil 187'i Marvel; eu 1879 Jarquelinc Jionliomme, tragédie moderne; m 1884
Franrine ; en 1880 un recuoil de maxirnos : Penseroso ; en 1889 Poèmes éixirs.
La Uei-tte Bleue publia tu 1893 ses Souvenirs. '
2. Grenier. Souvenirs littéraires, p. 73.
32
498 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
« Des amies de Deschamps, pour la plupart jeunes et jolies, dit
M. Taphanel, revenant d'Italie à Versailles, s'étaient arrêtées à
Besançon. Deschamps les y avait recommandées à... Edouard Gre-
nier. Grenier leur avait fait visiter la cathédrale, le palais Granvelle,
les remparts, toute la ville et toute la banlieue, et elles lui promirent,
en le quittant, de leurs nouvelles. Comme les nouvelles tardaient à
venir, le poète écrivit à Emile Deschamps ces johs vers :
Cher maître, dès qu'on vous possède,
Tout l'univers est oublié.
On me le prouve, et sans pitié.
Besançon fut un intermède,
Et Versailles, c'est l'amitié !
Cher maître, dès qu'on vous possède,
Tout l'univers est oublié.
Je sais bien que j'étais trop mince
Pour jouer les Deschamps là-bas :
Quel mortel ne le serait pas ?
J'étais un ami de province,
Un pis-aller, un en-tout-cas !
Je sais bien que j'étais trop mince
Pour jouer les Deschamps là-bas.
Mais une doublure à tout prendre
Mérite au moins un compliment.
Quand expire l'engagement
On devrait lui faire comprendre
Qu'on n'en veut plus — honnêtement.
Car une doublure, à tout prendre,
Mérite bien un compliment.
Dites aux belles oublieuses
Et ma tristesse et mon courroux.
Le Doubs pour elles n'est plus doux ! — •
Les belles sont capricieuses
Pour tout le monde, excepté vous !
Dites aux belles oublieuses
Et ma tristesse et mon courroux ^. «
Quelques années plus tard, l'année même de sa mort, le vieux poète
à bout de souffle n'était pas encore à bout de charme, et, pour le
remercier sans doute d'un de ces mots exquis que lui inspirera jusqu'à
son dernier jour sa bonne grâce expirante, Grenier lui écrivait cette
'1. Achille Taplianel. Emile Deschamps à Versailles. Extr. de Rev. de l'histoire
de Versailles et de Seine-el-Oise, 1910, p. 14-15.
EMILE DESCHAMPS ET EMILE DÉLEROT 499
lettre, où s'exprime un jugeiaeut si fin sur l'aimable homme que fut
Emile Deschamps :
Baume-les-Dames, 27 juin 1870.
Cher maître et trop indulgent ami. Je ne sais personne qui ait au même
degré que vous le génie de l'amabilité et de l'encouragement ! Si l'Empe-
reur savait choisir ses ministres, il devrait, au lieu du Minrstère des Lettres,
des Sciences et des Arts, créer un Ministère du Fomento intellectuel et
poétique, et vous en confier la Direction.
Merci mille fois de votre souvenir et de votre distique...
... Avez-vous commencé vo.s Mémoires littéraires ? Vous savez que
cette question indiscrète vient du très grand et vif désir que j'ai de voir
s'ouvrir à tous les yeux les trésors de souvenirs que vous seul possédez
sur cette grande époque poétique de la Restauration. Quand on a les
mains pleines, il faut les ouvrir.
Les miennes sont pleines, comme mon cœur, de reconnaissance et
d'amitié respectueuse pour vous ^.
Edouard Grenier.
Pour en finir avec cette lignée d'esprits que nous avons groupés
sous le nom de disciples de M™<^ de Staël auprès du vieillard, qui fut non
seulement leur aîné par l'âge, mais leur initiateur dans la connaissance
des littératures étrangères, nous citerons enfin M. Déicrot 2^ qui fut
le prédécesseur de "Si. Taphanel à la Bibliothèque de Versailles. Le
nom de cet homme distingué est lié à celui de Goethe dais l'histoire
de l'influence du grand Allemand en France, car il nous a donné une
excellente traduction des Entretiens avec Eckermann. Versé dans la
connaissance des langues et des littératures germaniques, il fréquen-
tait le salon d'Emile Deschamps ; il l'avait beaucoup connu et beau-
coup aimé ; ami lui-môme de Sainte-Beuve, de Schérer, de Bersot,
il a i)euplé la Bibliothèque de Versailles des souvenirs de ces hommes
remarquables, et quand I\L Taphanel eut l'idée d'en consacrer une
des .salles à la mémoire d'Emile Deschamps, il l'aida à classer les
livres, les portraits, les lettres, qui se rap])orlaient au poète et à son
époque. Un jour qu'ils feuilletaient ensemble ces si curieux et si rares
autographes, M. Délerot s'écria : « Quelle ]iiil)lication charmante il
y aurait à faire sous ce titre : Les Correspondants d'Emile Des-
1. Lodrc inédite. (Collection Pai^rnard.)
2. Edio de Paris, 2'i août 1912. Notice nr'crolof,'iquo. — En dehors de ses
travaux sur Gœthe, M. Emile Délerot a laissé jtlusieurs éludes sur Versailles :
Jlisluire et description de la bibliothèque de la ville de Versailles, en collai, avec
Jules (juijjreu (Paris, s. d.). — Les Panc^i/risles poétiques de Versailles (Ver-
sailles, 1870). — Versailles pendant l'occupation, recueil de documents pour
servir ;i riiistoire de l'invasion allemande (V^crsaillcs, 1872),
500 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
champs ! » Mais laissons parler M. Taphanel lui-même, notre maître
et notre ami, qui nous a confié l'anecdote :
Il suffirait d'éliminer un certain nombre d'inconnus, d'amis sans talent,
toute la clientèle obscure à qui le poète faisait si royalement la charité
de son esprit. On aurait dans ce livre la vie tout entière d'Emile Des-
champs, écrite par des plumes illustres.
CHAPITRE IV
LA VIEILLESSE ET LES CONSOLATIONS DE LA POESIE.
EMILE DESCHAMPS ET LES PARNASSIENS.
Si près de loucher au terme d'une l)io<^raphie, que ces précieux
documents nous ont permis d'écrire, il ne nous reste ])lus qu'à j)arler
des poètes de la génération nouvelle, qui entourèrent d'hommages la
vieillesse d'Emile Deschamps. L'Ecole Parnassienne sut se montrer
fidèle à l'esprit de tradition. Tous ces poètes, depuis Gautier, Banville,
Leconte de Lisle et Baudelaire jusqu'à Verlaine, Coppée et Mallarmé,
ces artistes qui étaient alors dans le plus bel éclat de leur jeunesse
ou de leur talent, se plurent à entourer des plus délicates attentions
celui qu'ils regardaient comme leur aimable maître, à lui rappeler
({u'ils honoraient en lui le survivant du ])reniier âge romantique,
l'ami d'Hugo et de Vigny, le disciple d'André Chénier.
Le joli portrait qu'Armand Silvestre a tracé d'Emile Deschamps,
dans son livre intitulé .4 a pays des soia>enirs, nous fait comprendre
l'impression que ce vieillard exquis laissa dans la mémoire des jeunes
hommes qui vinrent le visiter à Versailles dans les dernières années
de sa longue vie.
... C'est à Versailles, écrit -il, (| ne j'ai vu pour la preiuière fois un i)oèle ^...
C'est dans un salon très bourgeois d'anu'uhk'niftit que je rencontrai
sous la clarté modeste des boujries, le pet il -fils d" Homère, (|iii me révéla
à rpielles humilités la lyre autrefois victorieiise était aujourd hui corulam-
iice. C'était un homme plutôt petit que grand, à la figure avenante et
douce, au sourire plein de finesse et d'aménité, qui me charma, là oîi je
croyais devoir être si véhémentement intiniidé... Rien qui le distinnfuât
au premier coup d'œil des gens qui l'entouraicnl , mais une flamme par-
tinuliére, dans le rej^ard, pour qui le fixait un instant. Une bouche essen-
tiellement s])irituelle. Ses hôtes ■ — car c'était chez lui (pie je me trouvais
— renloiiraient «l'une familiarité respectueuse, gens (h- bon Ion cl de la
1. Armand Silvf-strc. Au pays des souvenirs, mes ninîlres et mes iiiaiiresscs.
Paris l<. d.), iii-lG, p. 72.
502 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
meilleure compagnie, mais littéraires comme on l'est clans le monde,
se pâmant devant les bouts-rimés, qu'ils imposaient à cet excellent homme
qui avait fait cependant de magnifiques vers dans sa vie. Car j'aime
autant vous dire son nom : c'était Emile Deschamps, qui vaut bien qu'on
rappelle sa mémoire ^.
Après une série d'observations piquantes, mais qui feraient ici
digression, Armand Silvestre poursuit :
J'ai dit déjà que la soirée fut infiniment plus mondaine, que littéraire
vraiment. J'admire aujourd'hui avec quelle complaisance résignée Emile
Deschamps se mettait à la portée de ses visiteurs, et le plaisir qu'il sem-
blait trouver aux choses parfaitement indifférentes et banales qui se
disaient sous son toit. Ce n'est pas Théophile Gautier qui eût eu de ces
patiences-là !
De retour à la maison paternelle, j'écrivis à Emile Deschamps pour le
remercier de son accueil ; je n'avais pas su dire un mot de la soirée. Je
mettais une certaine vanité à lui prouver que si j'étais muet, ce n'était
pas que je n'eusse quelquefois une idée comme tout le morde. Il me
fit l'honneur de me répondre et de me donner des conseils, m' encourageant
à faire des vers et me recommandant la rime riche comme absolument
nécessaire aujourd'hui. C'est dans cette lettre que j'ai trouvé cette for-
mule qui me semble la meilleure qui ait jamais été donnée en art : « La
forme nest rien, mais rien n'est sans la forme «...
Je reviens à ce court évangile d'Emile Deschamps. Elle n'avait que
deux pages cette lettre, ce précieux autographe dont je ne me sépare
jamais. Mais pas une ligne qui ne fût dune justesse absolue et qui ne
proclamât cette grande réforme romantique, dont il avait été un des
instigateurs glorieux et qui rendit au vers français sa sonorité vaillante,
sa savante harmonie.
Je le dis à ma honte : je ne revis plus jamais ce vieillard charmant qui
m'avait écrit la vérité avec une conscience si rare et si paternelle. J'en
ai souvent le remords, sentant bien qu'il fut de loin mon maître, avant
les maîtres que j'ai suivis depuis, et comme le précurseur pour moi de
Théodore de Banville... C'est au profond de mon cœur — et cela vaut
peut-être mieux, — que j'ai gardé la mémoire de ce doux poète rencontré
par moi, au seuil de la carrière et qui, du doigt seulement, m'y montra
la route ^...
Cette page est significative. Elle exprime, avec une délicate émo-
tion, la sympathie que cet être charmant sut inspirer jusqu'à son der-
nier jour, aux plus grands comme aux plus humbles de ses amis. Mais
elle a une portée plus haute, puisqu'en nous rappelant la doctrine
littéraire de Deschamps, elle met en lumière la place qu'il occupe
dans l'évolution de la poésie au xix^ siècle. — Sa poétique très difîé-
1, Armand Silvestre. Au pays des soin'enirs..., p. 73.
2. A. Silvestre. Ibid., p. 76.
EMILE DESCHAMPS ET ARMAND SILVESTRE 503
rente de celle de Laïuarliue et même de Musset, demeura celle dont
Hugo avait donné l'éclatant modèle dans les recueils de sa jeunesse.
Dérivé de la révolution rythmique d'André Chénier et plus ancienne-
ment de l'initiative de Ronsard et de la Pléiade, ce romantisme, quand
il apparut, ne rompait donc avec aucune de nos grandes traditions.
Partisan d'une technique plus savante et plus souple que celle de
Delille, Emile Deschamps restait fidèle encore aux principes de l'école
descriptive ^, puiscjne le vers noiiveau, qu'il recommandait, hieii que
tout jDÔnétré de sentiment, devait c!rc capable de rendre le relief et la
couleur des objets, et qu'un de ses mérites était dans la dilliculté d'art
vaincue.
La doctrine d'Emile Deschamps, sur cette question de la technique
du vers n'a jamais varié. Dans la lettre dont Armand Silvestre nous
donnait plus haut l'analyse, il ne faisait que répéter, à 80 ars, ce qu'il
avait toujours dit :
Les uns, emportés par l'idée ou la passion, sont peu préoccupés de la
forme et du rythme. Les autres, au contraire, écornent quelquefois leur
pensée pour la faire entrer dans leurs strophes studieusement balancées,
dans leurs moules merveilleusement ciselés. Cependant, aucun talent
vrai n'est dépourvu de l'iuie ni de l'autre partie de son art ; ce n'est qu'une
question de proportion, et si une qualité domine, l'autre se montre tou-
jours en dose suffisante ; sans cela, on serait un talent manqué ; car,
dans les arts, si la forme nest rien toute seule, il ny a rien sans elle ^...
•
1. Brunctière a rapproché la poétique du l'arnassc de la technique de Delille,
à propos du poème du Bonheur d(^ Sully-Prndhonime. Rev. des Deux Mondes
avril 1888.
2. É. Deschamps. Œ. c, t. III. Le manuscrit en voyage, p. 'iQ ou p. xxix de
sa préface aux Voix de la solitude, par A. Devoille. Paris, Soc. bibliographique,
1838, in-80.
Cette page, écrite dès 1838, Emile Deschamps l'a reproduite intégralement
dans la préface qu'il a donnée à la Prosodie de l'école moderne par Wilhelm Ténint.
Paris, Comptoir des imprimeurs unis, in-S". Le fragment que nous citons est
précédé de ces lignes :
La poésie a ses mélodinles pt ses tiani.onistes, ses dessinateurs et ses coloristes, comme la
musique et la peinture. Il n'est donné qu'à bien peu de génies de réunir au même degré les
deux m.Tnifeslalioiis de l'art. Ainsi Raphaël est supérieur par le dessin et Cimarosa par la
mélodie, comme Rubens par la couleur et Beethoven par l'harmonie. Cette division existe
également dans l'art d'écrire et surtout d'écrire en vers... !
Cette division a unC si grande portée qu'elle ne s'app!i(|ue pas seulement à
<les mélodistes comme Lamartine et Musset et à des harmonistes comme Hugo,
Gautier, etc., elle a permis à M. André iJarre, dans sa thèse sur le Symbolisme,
de distingues en deux groupes nettement définis les poètes de notre troisième
écoh- romaritirpie : le groupe vcrlninicn partisan de la spontanéité, du jaillisse-
ment direct et sans apprêt du lyrisme et le groupe mallarméen, qui met l'accent
sur la réflexion et le travail dans la création de l'ccuvre d'art. Cette division
sup|)ose entre les « poètes naturels » et les « {)oè|i's inh llrcluds n mih' prolundr-
différence de tempérament.
504 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
Cette doctrine que Deschamps avait formulée dès le début du
siècle, est celle même que les jeunes Parnassiens trouvaient exprimée
en perfection dans l'œuvre critique de Théophile Gautier, leur maître
le plus incontesté, « le plus parfait magicien ès-lettres françaises »,
comme ils aimaient à l'appeler, — Victor Hugo excepté.
Deschamps n'était qu'un amateur exquis et le plus intelligent des
versificateurs, Gautier était un très grand poète. Il était né artiste,
comme on naît mystique, avec une sorte de détachement extraordi-
naire pout tout ce qui ne lui offrait pas un aspect esthétique et désin-
téressé de la vie. Personne, parmi les poètes français du xix*^ siècle,
n'a éprouvé avec plus d'intensité et fait passer dans ses vers, et peut-
être mieux encore dans sa prose, qui est une des plus belles qu'on
])uisse lire, toute la gamme des émotions métaphysiques. Epicurien,
doublé d'un psychologue et d'un poète, il a le don d'analyser la vie,
en même temps que d'en jouir, et son œuvre n'est si précieuse que
])arce qu'elle est un hommage réfléchi au miracle de la Beauté.
Écoutons-le donner sa théorie du style poétique. Les faiblesses de la
Divine Epopée de Soumet, qu'il admire d'ailleurs, lui inspirent cette
page admirable, et, comme l'eût fait Emile Deschamps, — mais
avec quelle incomparable maîtrise ! — il oppose à une tirade un peu
lâche de Soumet un fragment de Chénier d'une pureté parfaite :
Le vers, dit-il. le vers est une matière étincelante et dure comme le
marbre de Carrare, qui n'admet que des lignes pures et correctes, et
longtemps méditées. L"on a dit que la peinture était sœur de la poésie,
cela serait bien plus vrai de la sculpture ; en effet, le poète et le statuaire
cachent dans une forme réduite d'énormes travaux didéalisation ^...
On parle de spiritualisme, de matérialisme, de la synthèse et de
l'esthétique.
Nous croyons, dit Gautier, que l'on s'est mépris sur la véritable portée
de l'Art. L'art, c'est la beauté, l'invention perpétuelle du détail, le choix
des mots, le soin exquis de l'exécution. Le mot poète veut dire littérale-
ment faiseur : tout ce qui n'est pas fait, n'existe pas ^.
11 faut retenir cette admirable définition de la forme : « un prodi-
gieux travail d'idéalisation ».
Les Parnassiens, en réaction contre le sentimentalisme verbeux des
imitateurs de Lamartine et de Musset, ont manqué souvent du génie
qui convient pour réaliser l'art de leur rêve. Voulant éviter d'être
1, Rev. des Deux Mondes, avril 1841. Th. Gautier. Sur la Divine Épopée de
Soumet, fj. 126.
2. Ibid., p. 121.
1
EMILE DESCHAMPS ET THÉODORE DE BANVILLE 50S
banals, beaucoup d'entre eux ont été froids ; par peur du sentiment,
ils ont abusé de la légende et de la description. Ils ont mérité qu'on les
appelât des peintres-décorateurs et l'on a pu noter l'étrange parenté
qui rattache ces ambitieux artistes à l'école didactique et descrij)-
tive du Premier Empire. Il n'en est ])as moins vrai qu'au risque de
passer pour de simples virtuoses, ils ont fait une dépense énorme de
talent pour rendre à la poésie son élévation et sa noblesse ^.
Emile Deschamps n'était qu'un homme du monde, et sa poésie s'est
dissipée dans les salons. Il cultiva cependant avec une studieuse ap])li-
cation l'art des vers. Plus c[ue personne, il essaya, dans ses petits
poèmes, les rythmes variés qu'avait aimés la Pléiade, et qu'Hugo
avait dédaignés. Enfin il avait eu autrefois, en une heure solennelle de
la vie littéraire de son temps, le sentiment très vif du rôle éminent de
Part et de la poésie. C'était assez pour lui assurer la reconnaissance
d'un ])oète comme Théodore de Banville. Ce délicieux esprit était
un des familiers du vieux maître et son amitié n'est pas une des moin-
dres parures de la vieillesse d'Emile Deschamps.
La lettre suivante, que Banville lui adressa le 4 janvier 1870, pour
consoler le vieillard malade, est, en même temps qu'un admirable
hommage, une très line criticpie de son œuvre et de S(ui rôle poéti-
que :
Paris, 4 janvier 1870.
Illlsthe et CIIl.H Maitrk,
Je viens bien tard vous adresser ])our raiiiiée commencée mes plus
ardents souhaits de guérison, de santé, d'apaisement, de bonheur enfui,,
autant qu'il ])uisse encore y avoir de bonheur pour nous, c«)nil)altants
(fil tir ('peuple évanouie, ouvriers d'nn art monientanénient dédaigné.
Mai», cher maître, cet art, abandoiuié aujourd'hui pour le tréteau de
Bobèche, vous le verrez triompher de nouveau.
Dieu vous doit expressément cette justice, puisque vous avez été parmi
nous le premier venu, l'initiateur ! S'il est des ingrats qui l'oublient, je
ne suis pas de ceux-là. .J'ai près de moi, toujours sous mes yeux, parmi
les livres dont je ne me séjiare jamais, un bel exenq)laire bien net et sans
tache des Études françaises et étrangères, sur lequel je vous demanderai
la grâce de m'ccrire votre nom, le jour <iù vos yeux seront guéris, c'est-
à-dire, bientôt, je l'espère. C'est avec nu immense bonheur, avec une
reconnaissance toujours plus vive (pu; j"v revois tous ces chers rythmes
de Honsard. ada])tés et restitués par vous à la poésie nouvelle, et qui,
sans voire magnifiepie audace, seraient encore inconnus aux ])oèles cpii
vous oui suivi :
1. L<' 'l'i-nifis (bi 11 ff'vricr l'J12. .\rli<li' di' l{<'iiiy di; Gourinont sur Léon
Dierr ri Ip Puriuisse.
506 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
Je chanterai la romance
Qui par ces mots commence
Le plus beau nom chrétien
C'est Julien.
Et les grandes armures
Rendaient de sourds murmures
Comme au réveil d'un camp
S 'entrechoquant.
J'apprends, mon cher maître, par AsseKneau. une bien bonne nouvelle :
c'est que nous allons avoir en six volumes définitifs, vos œuvres com-
plètes : Poésie, Prose, Théâtre, parmi lesquels prendront place des souvenirs
contemporains, qui seront pour nous tous un enseignement si précieux !
Lors de la publication de ces volumes impatiemment attendus, je sais
bien que vous ne m'oublierez pas, comme votre humble ami et comme
le plus respectueux de vos admirateurs ; mais veuillez vous souvenir
aussi que j'ai un feuilleton (celui du National) et que je tiens à mon droit,
je veux dire à celui de vous louer selon mon affection et selon mon admi-
ration fidèle. Vous le comprenez bien, c'est de ma part égoïsme pur ;
car nous, vos disciples et votre reflet, n'avons-nous pas un intérêt direct
à ce que justice vous soit rendue, à présent et toujours ? Grâce au ciel,
c'est ce que rien ni personne n'a le pouvoir d'empêcher ; vous avez votre
place glorieuse et nécessaire dans l'histoire poétique dont on ne saurait
ôter ni votre nom ni vos œuvres sans que la chaîne soit rompue et impos-
sible à rattacher ! Je sais bien quelle part illustre la postérité vous fera ;
je mets seulement un peu d'orgueil à le savoir dès à présent, après mes
maîtres sans doute et après le public lettré, mais un peu avant le vul-
gaire !
Et comment n'aimerais-je pas en vous l'homme autant que le poète,
car vous n'avez pas négligé une occasion de me témoigner votre indul-
gente et glorieuse amitié. En effet, cher maître, j'ai bien reçu en leur temps
chacun de vos bons souvenirs, et, quoique adressés rue Crébillon, ils sont
parvenus, et tout de suite, à mon adresse actuelle. Si j'ai été en retard
avec vous, il faut en accuser surtout mon état habituel de souffrance
qui rend bien dur pour moi le métier de feuilletonniste, et le théâtre avec
les veilles qu'il entraîne, et un peu aussi une certaine paresse ; car, lors-
qu'il s'agit des personnes que j'aime, j'aurais tant de choses à leur dire
que j'hésite à prendre la plume 1
Et sans aller plus loin, ce que je ne saurai jamais vous dire, comme
je le voudrais, c'est à quel point je suis votre reconnaissant, fidèle et
dévoué serviteur et ami ^.
Théodore de Banville.
L'amitié de Banville et de Deschamps datait de loin. Ils s'étaient
maintes fois rencontrés chez Victor Hugo, chez Théopliile Gautier ;
ils étaient les intimes de ces deux grands poètes. !Mais Deschamps et
L Lettre inédite. Collection Pai^nard.
EMILE DESCHAMPS ET BAUDELAIRE 507
Banville avaient de personnelles raisons de se j)laire : une sympathie
naturelle inclinait l'un vers l'autre ces deux Parisiens charmants.
Il v a du Deschamps dans Banville et la veine spirituelle et railleuse
du xviii^ siècle n'est pas moins manifeste chez lui que l'amour de la
mythologie païenne. Des lettres, des pièces de vers nous ont conservé
le témoignage de cette intimité, et M. Taphanelen a publié quelques-
unes dans son étude sur Deschamps à Versailles.
Quand, en janvier 1858, Théodore de Banville fut nommé chevalier
de la Légion d'honneur, Emile Deschamps, que la grippe retenait
dans son lit, lui écrit pour le féliciter.
Banville lui ré})ondit en prose et en vers.
Ces vers, dit M. Taphanel ^, ne sont pas parmi les meilleurs qu'ait produit
l'auteur charmant des Cariatides et des Odes funambulesques. Banville
avait deux manières : l'une, légère, spirituelle, finement satirique ; l'autre,
d'un lyrisme ëchevelé et farouche, avec un feu roulant de rimes reten-
tissantes et d'épithètes formidables. Cette seconde manière était celle
qui convenait le moins dans la circonstance et c'est celle-là ]»iécisément
qu'il choisit.
L'année précédente, en 1857, la correspondance inédite que nous
avons consultée pour écrire ce chapitre, nous montre Emile Des-
champs en relations avec un poète bien rare aussi, le subtil et péné-
trant Baudelaire.
Baudelaire avait, en pul)liant sa traduction d'Edgard Poë, reculé
les bornes de la géographie littéraire, et renouvelé le genre « fantas-
tique » ; nous verrons tout à l'heure dans quels termes Emile Des-
champs l'en remercie. Gautier venait, dans une magistrale étude,
de présenter au public la plus originale peut-être des productions de
notre Romantisme, ces Fleurs du Mal, qui provoquèrent, à leur appa-
rition, un si gros scandale, firent écrire et dire tant de sottises, quintes-
sence raflinée de tout un siècle de poésie, fleurs exquises d'un génie
morbide, si l'on veut, mais chef-d'œuvre de la forme, dans le sens que
Théophile Gautier donnait à ce « prodigieux travail d'idéalisation »,
qui est le grand style poétique *.
1. Enùle Deschamps à l'ersailles, p. 13. On y trouve le poème de Banvillo.
2. La l" édition des Fleurs du mal est de 1857, la 2^ de 1861. C'est en 18G8
que parurent en tête de l'édition des Oiuvres complètes la notice de Théophilo
Gautier, et en appendice les articles d'Edouard Thierry, de Dulamon, de Barbey
d'Aurevilly, de Charles Asseiineau, les lettres de Sainte-Iieuve, du marquis de
Custirie et d'Emile Deschamps, et la pièce de vers intitulée : Sur les Fleura du
mal, à quelques censeurs, slcjnée : Emile Deschamps. Cette pièce de vers à élé
réimprimée dans le Gaulois du dimanche, le 9 avril 1921 (centenaire de la
naissant e de Baudelaire. — Sur le procès des Fleurs du mal, cf. Autour de
Baudi luire... par Loi. is Harthon. f*aris, Maison du livre, 1917, iii-8, p. 27.
508 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
Emile Deschamps ressentit comme une injure faite à la poésie, les
critiques injustes, dont l'immortel recueil était l'objet. Il écrivit à
Baudelaire et le poète crut devoir publier cette lettre en appendice,
à la fin de son livre, avec quelques autres jugements de véritables
connaisseurs. Il n'y a pas dans la vie de Deschamps de date plus
glorieuse. Cette lettre fait désormais partie de la destinée des Fleurs
du Mal. L'intelligente admiration dont elle témoigne durera aussi
longtemps cjue le chef-d'œuvre lui-même.
Versailles, 14 juillet 1857.
Monsieur et très éminent Confrère,
Après une atroce maladie de plus d'un an, j'avais charmé ma conva-
lescence avec vctre exquise traduction des contes fantastiques de l' Hoff-
mann américain, œuvre d'une double originalité et d'un double mérite
littéraire puisque vous en êtes le révélateur envers mon ignorance. Et
voilà que je dois à votre sympathique et trop aimable souvenir ces Fleurs
du Mal dont je pensais déjà tant de bien sur échantillon.
Je viens d'aspirer tous leurs poisons enivrants, tous leurs parfums
terribles. Vous seul pouviez faire cette poésie dont l'explication est dans
l'épigraphe d' Agrippa d'Aubigné, pour le fond des choses ; dont le secret,
pour la forme savante et ciselée, est dans la dédicace au parfait magicien
des lettres françaises, notre grand et cher Théophile Gautier.
Pour ne m'en tenir qu'à ce qui concerne l'art, ■ — • le poète restant le
maître de son idée, comme l'a dit magistralement Victor Hugo ■ — je ne
puis me taire sur les prodiges de poésie et de versification qui sont mani-
festés par votre œuvre.
Don Juan aux Enfers, le Spleen, les Femmes damnées, les Métamorphoses
du Vampire, les Litanies de Satan, le Vin de l'Assassin, Confession, etc.
sont des poésies sans modèle et sans imitateurs pour longtemps. Votre
verve, votre colcris, votre harmonie à part ont pu seuls en venir à bout,
et que de secrets de forme, comme de cœur, s'en échappent ! Que de vers
trempés d'une vigueur étonnante ou d'un enchantement inaccoutumé !
Que de tours elliptiques et nouveaux, que de rythmes dociles et fiers !
Enfin, je ne puis vous dire qu'une chose : soyez toujours ce que vous
êtes si souvent! — Voilà, en une ligne, ma critique et mon éloge sincères.
Ma gratitude ne l'est pas moins, ni mon sympathique dévouement.
Emile Deschamps ^.
Il est un poète qu'on s'étonnera peut-être de trouver dans l'inti-
mité d'Emile Deschamps, c'est Leconte de Lisle. Mais il n'était pas
1. Œuvres complètes de Charles Baudelaire, t. I, p. 401. — M. G. de Reynold,
un d's plus récents ciitiques de l'art de Charles Baudelaire (Paris, 1920) com-
mente sori classicisme relatif, en s'appuyant sur la Prosodie de l'Ecole moderne,
de Wilhelm Ténnt (Paris 1844). Ténint y développait la doctrine prosodique de
Deschamps et d'Hugo, que Théodore de Banville devait reprendre, in l'exagé-
rant, dans son Petit traité de poésie française (1872).
EMILE DESCHAMPS ET LECONTE DE LISLE 509
seulement l'un des maîtres de la génération parnassienne, il était,
comme nous l'avons vu ])lus haut, le compatriote et l'ami de Thaïes
Bernard ^, et depuis longtemps, à ce titre, en relations avec Emile
Deschamps. Toutes les idées de ce républicain farouche, de cet esprit
cosmopolite étaient les siennes. Il ne lui reprochait que de manquer du
sentiment du style, de l'amour de la forme que possédait Emile Des-
champs à un si haut point. — D'autre part, dans la société française
du Second Empire, presque tout entière envahie ])ar l'activité indus-
trielle et commerciale et la recherche des plaisirs matériels, le })oète
altier des Poèmes antiques s'était raidi dans une attitude" hautaine et
méprisante. Si Vigny avant lui s'était réfugié dans la tour d'ivoire,
Edita doctrina sapientum tenipla serena,
on peut dire que Leconte de Lisle ne quittait guère ces demeures des
sages, et quil y avait ouvert un balcon ])our laisser de plus haut tom-
ber son dédain. Emile Desohamps appréciait ce talent si lier et cet
amour exclusif du grand Art. Il l'avait dit, écrit, et Leconte de Lisle
était sensible à la louange. Voici la lettre qu'il écrivit le 15 mai 1862
au vieux poète pour le remercier :
Paris, 15 mai 1802.
J'ai reçu les deux journaux, cher Monsieur, et j'ai hâte de vous remercier
des quehjues lignes on ne peut phis aimables que vous y avez insérées
sur mon dernier livre. Quand j'irai à Versailles, bien avant le 10 juin,
je compte avoir le plaisir de vous l'offrir, ainsi que ses prédécesseurs.
Entre poètes, ceci est encore permis sans scandale, et jusqu'à nouvel
ordre cependant ; car tout progresse par le temps (jui court, à ce qu'on
dit, y compris l'amour du banal et la haine du beau. En vous parlant de
liricurabie avilissement de l'esprit puhhc, je n'entendais pas uniciuenient,
en effet, me plaindre que les mauvais vers fussent préférés aux bons.
Ce ne serait là qu'un mal ordinaire et tout naturel. Mais aujourd'hui,
qu'elle soit exécrable ou magnilique. la Poésie n'est plus quune langue
morte, aussi peu comprise fjue l'écriture cunéiforme, qui n'est ]ias familière
au plus jrrand nombre, je présume, et infiniment moins claire <]ue les
lanf^ues antédiluviennes cpi'on ne saura jamais.
Vous, cher .Monsieur, qui êtes bienveillant par nature, et plein d indul-
gence, vous vous plaisez à n'en rien croire ; mais moi qui suis fort souvent
en contact avec une multitude de littérateurs, d'artistes et de criti<pies,
sans compter les hommes du monde qu'on n'a ])as Ihahitude de (^omj»ler,
et qui, tous, ont une horreur instinctive de la ])(tésio. il faut hicu (|ue je
sois convaincu «pu; notre heure est venue. Aussi, pour mon humble part,
si je persiste à écrire des vers, c'est, en toute sincérité, parce (|ue je suis
incapable d'inventer quelque nouvelle allumette chimique; ou de con-
1. .Jean Doriiis. Essai sur Leronle de lAslc. l'aris, 1*. Ulhiidorir, 1 '.»()!), iii-16,
p. 32'».
510 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
sacrer ma vie avec succès, à l'amélioration, de la race porcine, par exemple.
Notre inétier n'est plus avouable. S^® Beuve ne s'excuse-t-il pas d'avoir
trop aimé la poésie ? Ses nombreux lecteurs savent qu'il y met moins
d'excès aujourd'hui. Ce n'est pas que je n'aie été très heureux de son
article, car une appréciation critique, signée de son nom, est toujours
une bonne fortune littéraire, comme je lui écrivais dernièrement, quelle
que soit l'indifférence publique. En outre, cher Monsieur, j'ai eu l'honneur
de dîner chez lui avec vous, il y a quelques années, et voici que, me rap-
pelant indirectement à votre souvenir, il m'a valu les deux charmantes
lettres que vous m'avez adressées. Ce sont autant de raisons pour que je
lui sois reconnaissant.
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt vos deux feuilletons sur Millien ^ et sur
Thaïes Bernard. Ce dernier est un de mes plus vieux amis, et, bien que
nous ne nous entendions nullement en fait d'art et de poésie, en théorie
et en pratique, j'ai la plus haute estime pour son intelligence et sa vaste
instruction. Je regrette plus que jamais qu'il ne tente pas de concentrer
ses forces, au lieu de les disperser un peu de tous côtés, à la recherche des
jeunes poètes provinciaux, armés d'une plume, et non de l'ébauchoir
et du burin. Comme rien n'existe de la vie de l'Art que par le style et la
perfection des formes, malheur à la plume qui n'est pas aussi un ébauchoir
et un burin ^ !
1. Achille Millien est un de ces bons poètes provinciaux sur lesquels Thaïes
Bernard fondait tant d'espoirs. Né dans la Nièvre en 1838, il devait fonder en
1896 la Rei'iie du Xii-'ernais et venait de débuter en 1860 par un recueil : la Alois-
son, qu'un véritable souffle rustique aiiime et qu'une forme souple, facile, on-
doyante recommandait aux amateurs du lied, à ceux qui répandaient en France
la renommée de l'anglais Robert Burns, du hongrois Petœfi. Quaijd il publia
en 1862 ses Chants agrestes, voici en quels termes la préface de Thaïes Bernard
le présentait au public :
En dehors du cercle académique (et particulièrement du suffrage de MontEderabert), des
adhésions considérables ont prouvé à M. Achille Millien que les personnages offîciels n'étaient
pas les seuls qui encourageassent sa noble tentative. Parmi tous ceu.'c qui ont écrit pour le
soutenir, pour le remercier, il suffit de citer M. Emile Descharaps, ce ferme propagateur de
l'art, qui mériterait, non pas un fauteuil à l'Académie, mais une statue de bronze pour l'ardeur
consciencieuse avec laquelle il a toujours défendu la poésie...
Il cite ensuite une lettre qu'Emile De^champs « adresse à son jeune ami ».
Emile Deschamps laisse finement percer sous l'éloge les quelques appréhensions
que lui inspirait l'esprit systématique de Thaïes Bernard. Il le met en garde
contre « un esprit de système très élevé et très moralement philosophique d'ail-
leurs » et, ceci dit, applaudit à la tentative de Millien comme aux théories de
Thaïes Bernard. En somme, Emile Deschamps, disciple de M™e de Staël et
d'André Chénier, cherchait toujours à concilier les exigences de l'art, tel que
Th. Gautier le concevait et la liberté d'inspiration. Maître orfèvre des rs-thmes
pour parler le langage de l'époque, il ne voulait pas, comme Thaïes Bernard,
déposer c l'ébauchoir et le burin «, mais à travers « la forme sculptée » à l'antique,
exprimer toute la complexité de l'âme humaine moderne. Sa sympathie allait
naturellement à des poètes comme MilHen, sensible au charme du lied, à la naï-
veté du chant populaire comme à tous les aspects de la littérature universelle.
Il ne pouvait qu'approuver une curiosité qui s'étendait aux chants de la Grèce,
de la Bretagne, de la Finlande et de la Hongrie.
2. Leconte de Lisle fait ici nettement allusion à cette phrase de la Préface
de Thaïes Bernard aux Chants agrestes d'Achille Millien (Paris, 1862, p. xii) :
l'école de 18G0 511
Vous le savez, Monsieur, et vous le lui avez dit en termes excellents.
Il ne me reste plus qu'à vous offrir toutes mes excuses pour le temps
que vous perdez à me lire, et à vous prier de recevoir l'assurance de mes
meilleurs et de mes plus dévoués sentiments.
Leconte de Lisle ^.
8, B^i des Invalides.
]Nou.s loucliuns aux années capitales dans l'iiistoire du mouvement
parnassien. Les poètes de l'Ecole auront bientôt l'idée de rassembler
les efforts des disciples des Muses, pour tenir tête à l'indifférence
hostile dont parlait Leconte de Lisle. La publication du Parnasse
contemporain est proche. Il est bon qu'il paraisse sous les auspices
les plus favorables. On est sûr de l'approbation d'Hugo, « le Père
qui est là-bas dans l'île ». Les plus autorisés des maîtres de la généra-
tion nouvelle vinrent faire leur cour à Versailles, auprès d'Emile Des-
cham])s, solliciter de lui et de son frère vuie collaboration effective.
Ils réussirent bien entendu et voici en quels termes Leconte de Lisle
lui-même remercie le vieux j^oète :
Paris, 29 sept. 1865.
Cher Monsieur et cher Maître,
Stéphane Mallarmé m'a remis hier l'aimable et charmante lettre que
vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Je vous remercie bien vivement
et nous vous remercions tous de l'autorisation que vous nous accordez
de joindre votre nom au nôtre sur le programme de nos lectures.
Comment aurions-nous pu oublier sans ingratitude et sans impiété
poétiques que vous nous avez enseigné un des premiers les secrets de l'art
véritable ? Croyez, . her et excellent maître, que nous sommes de ceux
qui conservent du moins, au milieu ae leurs défaillances, le respect et
la reconnaissance dûs à leurs anciens, à leurs initiateurs et à leurs guides.
Je suis très touché et très fier que vous ayez gardé le souvenir de la
soirée que j'ai eu l'honneur de passer avec vous chez M. S^^-Beuve. Il
y a bien longtemps de cela, et ce souvenir est une nouvelle preuve de
votre extrême bienveillance.
Merci encore mille fois, cher maître, et recevez, je vous prie, l'assura iir<'
de mon respect le plus affectueux et le plus dévoué.
Leconte de Lisle ^.
Finissons-en avec la poésie sculptée et pointe, riiiissons-cn avec Torfèvreric do la phrase,
y)Osons l'ébauclioir et le burin pour prendre la plume.
Quelcjuts lignes plus haut, Tlialùs licriiard pnmut position contre Théophile
Gautier cl ses disciples, « qui veulent matérialiser l'homme cl nous prCcher l.i
religion de l'art et du plaisir, comme si nous n'avions pas une âme immortelle,
rcmplii- d'élans sublimes et toujours prf-lc à sonder l'infini ». Intéressant essai
de réaction lamarlinienne au moment où le Parnasse allait triompher.
1. Inédit. (Collection Paignard).
2. Inédit. (Collection Paignard).
512 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
Un dernier billet signé de la main de Leconte de Lisle, et daté du
29 octobre 1869, témoigne du tendre respect que sa vieillesse si
douloureuse inspirait à tous les poètes.
Monsieur et cher Maître,
Je suis très profondément touché de votre extrême bienveillance et
je vous remercie de tout cœur des charmants vers que vous me faites
l'honneur de m'adresser.
Tous vos collaborateurs du Parnasse Contemporain vous aiment, vous
honorent et font des vœux pour votre prompte guérison.
Leconte de Lisle ^.
Remontons le cours des dix années précédentes et revenons une
dernière fois à ce Paris du Second Empire, que les poètes français
mécontents représentaient comme un foyer d'art en train de s'étein-
dre, et qui brûlait bien au contraire, suivant le jolie expression de
Deschamps lui-même, « d'un feu de poésie au cœur ».
Les femmes, comme toujours, quand elles n'inspiraient pas airecte-
ment les poètes, les attiraient du moins autour d'elles. C'est ainsi
qu'en 1861, si nous nous reportons à un article publié par Charles
Colignv, cette année même, dans la Revue Fantaisiste ^, nous voyons
une des vieilles amies d'Emile Deschamps, M™^ Louise Colet, remplir,
avec un enthousiasme d'inspirée, ce rôle éternel : elle avait un pied-à-
terre à Versailles, et, dans l'intervalle de ses fréquents voyages en
Italie, elle recevait chez elle à Paris tous les amants de la Muse. On
rencontrait chez elle, « quelques vieilles Clémence Isaure qui n'étaient
pas mortes encore, M™*^ Malvina Blanchecotte ^, que Béranger avait
aimée, et miss Emilie Blake, cette belle et splendide Emilia-Julia,
l'auteur des Chants d'une étrangère. » C'est en ces termes que Ch. Co-
lignv fixe les traits de quelques-unes de ces physionomies oubliées, et
décrit ce qu'il appelle « les réunions platoniciennes de M™^ Louise
1. Ibidem. Collahoralion des frères Deschamps au Parnasse contemporain,
recueil de vers nouveaux. Paris, A. Lemerre, 1866, in-8°.
1. 1866. — Antoni Deschamps : Études grecques et latines : A Ans^elo Pollet,
statuaire. Naissance d'Annibal. A Jules de 5' Félix. — Études italiennes : A
la mémoire d'Antonio Pacini. A Teresa Conjalonieri. Réponse de Giusti à cette
parole : L'Italie est la terre des morts. La Jeune femme (Leopardi).
Emile Deschamps : Sonnets : Athènes. Jérusalem, Rome, Paris. Prière secrète
(traduit du russe). Bouquet d'un absent. Terza rima. Episode.
IL 1869. — Antoni Deschamps : Annonciade.
Emile Deschamps : Comme quoi il fait toujours du vent autour de la cathédrale
de Chartres. Triste... triste ! La Rose.
2. Revue fantaisiste, février-mai 1861, 2^ livraison.
3. Blanchecotte (Malvina Souville, dame). Sur cette dame « ouvrière et poète »,
cf. S'^-Beuve, Causeries du lundi, tome XV.
CATULLE MENDÈS ET LE PARNASSE CONTEMPORAIN 513
Colet, ces curieuses soirées de la rue de Sèvres ». On cherchait à faire
oubher l'Abbaye-aux-Bois. « M°^^ Colet était la Récamier naturelle
de ce cénacle, où venaient M. Cousin, M. \ illemain, M. Patin, M. iVlfred
de Vigny, M. Emile Deschamps, M. Louis Bouilhot, M. Leconte de
Lisle. » C'est dans ce salon que des jeunes gens comme Catulle jNIendès
et Xavier de Ricard venaient chercher l'approbation des maîtres et
les encouragements nécessaires à leurs travaux.
Mendès avait fondé la Rei^ue Fantaisiste, qui ne parut ((u'un an
du 15 février au 15 novembre 1861, mais qui, pour l'historien du
mouvement poétique contemporain, est bien curieuse à consulter.
« Elle eut, cette folle, nous dit Mendès lui-même, le courage magna-
nime de faire l'émeute des vers, des véritables vers contre ce roi, le
sentimentalisme élégiaque, et cette reine, la faute de français. ^ »
Les rédacteurs les plus assidus étaient Banville, Asselineau, Léon
Gozlan, Ch. Monselet, Jules Noriac, Philoxène Boyer et Charles
Baudelaire. On y encensait littéralement Victor Hugo, mais par une
ironie piquante, de peur de lui ressembler, on évitait ses rythmes, et
l'on s'essayait de préférence à ceux de Dante, de Pétrarque, de Villon,
de Ronsard. Les strophes concises de la Pléiade, dont Emile Deschamps
avait usé, les petits poèmes à forme fixe, le sonnet, la tierce-rime
dont il donna un beau modèle ^, étaient remis en honneur. Les poètes
que l'on portait aux nues étaient Gautier et Banville, et, fière de
l'avenir qu'elle comptait avoir, cette petite revue éphémère imprimait
dans chacune de ses livraisons cette annonce qui ne se réalisa i)oint :
« La revue publiera en outre des articles et des vers de MM. Th. Gau-
tier, Arsène Houssaye, Aug. Vacquerie, Emile Deschamps, etc. »
Un autre salon réunissait encore les jeunes artistes à cette éjioque,
c'était celui de la marquise de Ricard, boulevard des Batignolles.
Son fils Xavier dirigeait VArt, une petite revue littéraire qui dura peu^.
On remuait par contre beaucoup d'idées pleines d'avenir dans ce
petit cercle d'esprits ardents.
Mendès entrevoyait déjà ce qu'il fallait faire ]K>ur donner' coriis au
rêve artistique qui s'ébauchait dans leurs causeries. Mais ni T. 1/7. (lui
végétait, ni la Gazette rimée, où Anatole France ])ublia les premiers
essais déjà tout pénétrés de sa foi révolutionnaire et de son amour pour
1. Catulle Mendès. La Léfi,ciidc du Parnasse contemporain. Bruxelles, A. Bran-
cart, 1884, in-16, p. 91, et son Rapport... sur le mom>ement poétique français
de 18G7 à 1900... sui^>i d'un Dictionnaire bibliographique et critique... de la plupart
des poètes français du XIX^ siècle... Paris, Impr. Nationale, 1902, in-^i".
2. Cf. Wilhelm Tenint. Prosodie (184'i), où elle est citée comme inédite.
3. Revue des revues, février 1902. Article de Xavier de Ricard sur Anatole
France et le Parnasse contemporain.
33
514 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
l'Antiquité, ne pouvaient fournir un terrain solide à l'élan de tant
d'espérances. Quelques libraires suivaient des yeux, avec une bien-
veillance intéressée, l'essor encore mal assuré de ces jeunes poètes.
C'est ainsi que Bachelin-Deflorenne confiait à Anatole France la
rédaction du Chasseur bibliographique, qui n'eut que sept numéros et
dont le septième contient un article sur l'école nouvelle et Thaïs, la
maquette du roman. — D'autre part, Poulet-Malassis, chez qui fré-
quentaient lettrés et bibliophiles : Sainte-Beuve, Emile Deschamps,
Ch. Asselineau, protégeait une sorte de délicieux bohème, en qui les
connaisseurs devinaient un poète : le jeune Normand Glatigny ^. —
Mais ces bonnes volontés éparses étaient insuffisantes et l'Ecole nou-
velle avait besoin pour se développer, non seulement d'un milieu
fixe et d'un plan concerté, mais d'un appui financier sérieux. Elle
trouva tous ces éléments de succès réunis dans la boutique de l'édi-
teur Lemerre ^. C'est le concours efficace de Lemerre qui assura le
succès matériel de l'Ecole nouvelle. Il eut l'idée de publier une Biblio-
thèque des poètes, et c'est chez lui que, de 1872 à 1874, paraîtra,
quelques années après la mort d'Emile Deschamps, parmi les œuvres
des plus remarquables poètes de ce temps, l'édition complète de ses
œuvres.
Les poètes avaient pris l'habitude de se réunir dans sa boutique.
Quelques-uns d'entre eux étaient ses « lecteurs » attitrés. Les familiers
des salons de Louise Colet, de Nina de Callias, de la marquise de
Ricard, Leconte de Lisle, Banville et leurs disciples se rencontraient
là ^. Trente-sept poètes furent admis, par cet aréopage, à faire pa-
raître, sous la marque de l'éditeur, quelques-uns de leurs récents
1. Sur Glatigny, cf. Mendès. Légende, p. 43.
2. Le Temps, 11 février 1912. Article de Rémy de Gourmont sur Léon Dierx
et le Parnasse.
3. Xavier de Ricard. Article cité. Revue des Revues, février 1902. — Sur Nina
de Callias, cf. Arsène Houssaye. Les Confessions, t. V, p. 364.
L'Italie des Italiens, par M^^ Louise Colet... 4^ partie. Rome. Paris, E.
Dentu, 1864, in-S", p. 475-476. — Louise Colet avait passé deux ans en Italie.
Elle avait assisté au réveil de la nationalité italienne. Ardemment libérale, en
cela, toute semblable à Antoni Deschamps et à son frère, elle a bien vu la patrie
de « Manzoni et de Cavour ». Quittant Rome où elle ne sentit « aucun regret
de ne pas voir le pape », elle aurait voulu s'arrêter encore à Milan, à Turin.
Pourquoi résister à ce qui nous attire, quand on sent qu'on ne vit que par les élans du cœur?
Le grand ministre est mort sans que je l'aie revu. Le grand poète est au bord de la tombe...
Je rentrais dans Paris par un jour sombre : une pluie glacée pleurait sur les maisons alignées
et banales ; moi, je pleurais de retomber sous la pression écrasante de tous ces êtres indiffé-
rents et distraits : les uns envieux du seul travail de vivre, les autres de s'enrichir, les autres
de parader... mais voilà que, troublant la nuit, quelque chose blanchit et se dore sur le firma-
ment obscurci... On entend sourdre comme une renaissance... La fête, quoique certaine,
tarde encore ; je veux vivre pour la voir s'accomplir. Je suivrai du cœur ceux qui la préparent,
CATULLE MENDÈS ET LE PARNASSE CONTEMPORAIN 515
poèmes : les deux frères Deschamps faisaient partie de cette élite, et
voici en quels termes Catulle Mendès, dans sa Légende du Parnasse,
expliquera plus tard les raisons de cet hommage de la jeunesse aux
deux vieux maîtres.
Depuis l'exil de Victor Hugo, « les choses allaient assez mal au
point de vue poétique, dit-il, dans la capitale de la littérature fran-
çaise ».
Certes l'art suprême était noblement représenté par quelques maîtres
glorieux.
Incontesté, paisible, heureux, Th. Gautier régnait, regardait face à
face la calme figure de Goethe ^...
Pendant que Th. Gautier se reposait, Alfred de Vigny s'isolait. Avec
un demi-sourire, où le respect mitigeait l'ironie, ceux qui l'approchaient
disaient de lui qu'il s'était retiré dans sa tour d'ivoire. Ce sévère et délicat
esprit avait toujours eu peu de goût pour les rumeurs de la foule ; il s'était
fait une sorte de gloire à l'écart.
Deux autres soldats de la guerre romantique, morts aujourd'hui,
s'étaient, eux aussi, éloignés des batailles. Ils n'étaient pas très vieux,
bien qu'ils eussent vu tant de choses, mais on imagine partout des vieil-
lards, lorsqu'on a dix-sept ans. C'étaient deux frères, Antoni et Emile
Deschamps. Antoni avait écrit, outre quelques morceaux poétiques d'un
sentiment très pur, une traduction en vers de Dante Alighieri...
L'autre frère, Emile Deschamps, était resté plus célèbre ; par ses Études
françaises et étrangères, où on lit encore avec plaisir de pittoresques imi-
tations du Romancero, par ses drames timidement traduits de Shakespeare,
il avait été une des lueurs douces de la farouche aurore romantique.
Maintenant, il vivait à Versailles, malade sans être morosCj accueillant
les jeunes hommes, avec une clémente courtoisie d'aïeul, les encourageant,
les louant, un peu trop indulgent peut-être par bonté profonde, non par
banalité d'âme. S'il leur trouvait à tous du talent, c'était qu'il aurait tant
voulu qu'ils en eussent. Certes, tout vieillissant qu'il fût, il n'avait pas
renoncé aux vers ; il en faisait énormément, au contraire, mais des riens,
jamais ma foi no reniera la leur... Hier... les poètes m'exprimaient dans leurs vers toutes les
sympathies qui enlacent. A l'un d'eux, fraternel et ému, toujours vaillant, malgré ses souf-
frances, j'ai répondu par ce chant d'adieu :
A Emile Deschamps.
Si je résiste à la prière
De tout ce qui vient m'attendrir,
C'est qu'au pays de la lumière
Je m'enfuis pour no pas mourir.
Vous recelez en vous la flamme
Et lo souITIc dus inspirés ;
Moi je sens s'éteindre mon âme
Sous des cicux ternis et murés.
1. Catulle Mendès. Légende, p. 32.
516
EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
qui ne comptaient plus, des madrigaux pour quelque belle dame de Ver-
sailles, des quatrairs en foule, qu'il offrait à ses visiteurs comme de petits
bouquets de boutonnière, des épigrammes aussi, pas trop pointues, il
aimait mieux qu'elles fussent mauvaises que méchantes. Chose singu-
lière, à mesure que sa vie se prolongeait dans ce siècle, on eût dit que
son esprit s'en retournait vers le siècle précédent. Ce romantique prenait
des façons Régence ou Louis XV. Il avait traduit Shakespeare, il imitait
Gentil Bernard ou Dorât ; le tout, je pense, pour- être plus poli. Il était
aveugle depuis plusieurs années ; il n'en profita pas pour se comparer à
Homère ou à Milton, tant il avait horreur de toute outrance. Il s'effaçait
paisiblement, doux, aimable, aimé. Je n'ai pas voulu passer, sans lui
sourire, devant cette chère et modeste mémoire ^.
Le tendre respect dont Mendès entourait le vieillard nous est
attesté par un grand nombre de lettres conservées dans la correspon-
dance inédite. Xous en donnerons quelques extraits qui font le plus
grand honneur aux deux poètes, et jettent le plus aimable jour sur
une époque, sur une manière de vivre encore assez rapprochée de
nous et qui semble pourtant séparée de la nôtre par un abîme.
Cher Maître. J'essayerais vainement de vous dire toute la joie que j'ai
ressentie à la lecture de vos deux si charmantes et si aimables lettres et
de votre petit article si élogieux, si bon ! Merci, mille fois merci 1 Nous
autres, cher maître, qui travaillons, qui soutenons des luttes constantes
contre les marchands de littérature et contre tous les vendeurs établis
dans le temple, nous qui sommes nés avec une horreur sans pareille pour
ce qui s'appelle : premier Paris ! ou chronique parisienne, nous qui pré-
férons l'Iliade et le Romancero aux plus délicieuses nouvelles à la main,
nous enfin qui sommes jeunes à la condition de ressembler le plus possible
à ncs chers ancêtres littéraires, nous comptons au nombre de nos plus
grandes et de nos plus douces consolations, parmi les découragements,
les amertumes et les misères de la vie quotidienne, ces quelques paroles
que vous nous envoyez souvent du fond de votre glorieux repos ! Merci
pour tous ceux que vous relevez, merci pour moi le plus humble, mais
non, je vous le jure, le moins dévoué de tous ceux qui se consacrent à la
défense du grand Art immortel et qui se meurt.
Adieu, cher et grand maître.
Catulle Mendès ^.
17, rue de la Victoire.
Les Parnassiens, nous l'avons dit, avaient une sorte de prédilection
pour Versailles. Tandis que leurs ancêtres de la Pléiade affectionnaient
les collines d'Arcueil, nos modernes humanistes avaient la nostalgie
de ce conservatoire du grand siècle, l'amour de ses bois silencieux.
1. Mendès. Légende, p. 34-36.
2. Lettre inédite (Collection Paignard).
CHARLES ASSELINEAU FRANÇOIS COPPÉE 517
Il leur faisait goûter et leur permettait d'orchestrer avec magnifi-
cence Tine sensation qui agréait à leur pessimisme foncier, celle de la
grandeur et du néant de toutes choses. Quant à Catulle Mendès, il
y était attiré par une inclination plus naturelle encore. Il aimait
une jeune fille qui y habitait alors, belle et savante comme Hypatie
et musicienne comme Corinne : elle se nommait Augusta Holmes,
et c'est chez Emile Deschamps que souvent il la rencontrait. —
Mendès venait fréquemment avec ses amis à Versailles, et quand il
leur arrivait de manquer au rendez-vous, il s'en excusait gentiment
auprès du vieux poète.
Cher et vénéré Maître,
Par un triple contretemps, mardi dernier, Charles Asseliueau s'est
trouvé tout à coup malade, Banville a été retenu par une première répé-
tition qu'il ne pouvait remettre de son Gringoire au Théâtre Français,
et moi-même enfin qui m'étais chargé d'aller vous porter les excuses de
ces messieurs, j'ai été pris dans la gare même d'un si violent mal dans
les bronches que j'ai dû m'aller coucher. Daignez-vous, cher Maître,
agréer nos triples excuses et nous permettre de vous annoncer bientôt
une visite certaine cette fois ?
Votre dévoué admirateur, Catulle Mendès ^.
16, rue de Douai.
Il est temps de dire quelques mots de ce Charles Asseliueau, qui
devait très probablement assister ce jour-là à une lecture de Grin-
goire ^ chez Emile Deschamps et que nous avons maintes fois ren-
contré parmi ses familiers à cette époque. Le regretté M. Maurice
Tourneux a consacré une petite monographie très intéressante à ce
bibliothécaire de la Mazarine.
Né en 1820 à l'Hôtel des Postes, d'un père médecin, il avait fait ses
études au Lycée Bourbon avec Albert de Broglie et Nadar. Ami de
tout ce que le Paris d'alors comptait d'esprits distingués, de Murger,
de Cham])fleury, de Monselet, de G. Courbet et de P. Dupont, cet
homme aimable avait une érudition très fine et très variée. Humaniste
1. Lettre inédite. (Coll(;ction Paignard.)
2. La 1'^ représentation de Gringoire, au Théâtre Français, eut lieu le 23 juin
1866. Asselineau était l'intime ami de Th. de Banville comme de Baudelaire
et de Philoxène Boyer. C'est Banville qui prononça au nom de la Société des
gens de lettres un discours sur la tombe de ce premier bibliographe des Roman-
tiques. « Il avait été jugé digne, dit Banville, de remplir honorablement au Bul-
letin du bibliophile la place laissée vide par Nodier. ^> Discours..., p. xvi du Cata-
logue de la bibliotlirque romantique de feu M. Charles Asselineau... sous-biblio-
thécaire à la Mazarine... précédé d'une notice bio-bibliographique de .1/. Maurice
Tourneux et du Discours prononcé sur sa tombe par M. Théodore de Banville...
Paris, 1875, in-S^.
518 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
comme pas un, il avait un goût marqué pour les écrivains de la
Décadence, et connaissait la littérature française par le menu. Les
grotesques à la Gautier, comme J. de Schelandre et Furetière, fai-
saient ses délices ; mais qualité plus rare, surtout au siècle dernier,
il était polyglotte et savait l'allemand. C'est un trait qu'il eut de
commun avec Edouard Grenier, avec notre Deschamps. M. Tourneux
nous assure qu'il fit même un voyage en Allemagne et un séjour à
Berlin, « justifié par l'étude d'une langue qui lui donnait l'accès des
grandes œuvres de Goethe et de SchiUer, dont il était fort épris ^ ».
En fallait -il davantage pour que sa conversation fut particulièrement
chère à Emile Deschamps ? Un jour, Asselineau, qui savait plaire,
s'invite chez son vieil ami : il désirait lui présenter un jeune homme
alors parfaitement inconnu.
... Je vous demande la permission, lui écrit-il, d'amener avec moi
François Coppée, qui en qualité d'employé (cela doit vous toucher) au
Ministère de la Guerre, ne peut disposer que de ce jour (dimanche) et
serait fier de recevoir de vous l'imposition des mains ^. ..
On devine la réponse et l'accueil. Emile Deschamps eut la primeur
du Passant et de la plupart des Poèmes modernes ; voici comment'
François Coppée, ravi d'être si bien compris et aimé, exprime un jour
à Emile Deschamps sa reconnaissance :
13 janvier 1869.
Mon souvenir, fais-toi sonnet,
Fourbis tes rimes de batailles,
Et fais frissonner les sonnailles
Et la plume de ton bonnet.
Il faut, vois-tu, que tu t'en ailles
Saluer, pauvre garçonnet,
Un vieux maître, qui s'y connaît,
Et t'envoler jusqu'à Versailles.
Il n'aime pas les méchants vers.
Que rien donc ne soit de travers
Dans ton air et dans ta toilette ;
Et, pour qu'il t'accueille aujourd'hui,
Prends par les bois, et choisis-lui
La plus mignonne violette.
François Coppée ^.
1. Voir Catalogue cité dans la note précédente, p. ii.
2. Lettre inédite. Collection Paignard.
3. Ce sonnet inédit se trouve dans les Papiers d'Emile Deschamps à la biblio-
thèque de Versailles.
PHILOXENE BOYER
519
Asselineau, eu présentant ces deux êtres charmants l'un à l'autre,
avait fait deux heureux. Il le savait. Ces natures-là sont si hien faites
pour s'entendre ! et lui qui jouissait de leur joie, partageait toutes
leurs peines.
En 1867, il fut attristé comme Deschamps, comme tous les poètes,
par la mort de deux de leurs amis : Philoxène Boyer et Baude-
laire.
La disparition de Baudelaire fut une grande perte pour les lettres
françaises. Celle de Ph. Boyer, son ami, fit un grand vide dans le
Paris littéraire du temps. « On aimait, nous dit Alphonse Daudet, dans
une bien jolie page de ses Trente ans de Paris, ce garçon très curieux
et très sympathique ». Fils de Boyer, l'helléniste, « il était né, dit
Daudet, entre deux pages d'un lexique ». Cette origine érudite ne
l'empêcha pas d'adorer la \'ie parisienne et de s'y jeter à corps perdu.
Il avait fait un héritage ; il le mangea « comme on les mange dans
Balzac ». Ce fut, poursuit Daudet, « une victime du livre ».
Balzac quitté, il rencontra Shakespeare. Balzac ne lui avait mangé
que ses écus, Shakespeare lui mangea sa vie ^...
Entendez par là qu'il s'était mis, comme Emile Deschamps, à
étudier le grand poète ; mais au lieu de traduire une de ses pièces ou
deux, puis de la lire et de la relire avec délices, il prétendit élever un
monument à son grand homme, amassa rien que sur Hamlet des mon-
tagnes de notes en vue d'un livre qu'il n'arriva jamais à composer.
C'était d'ailleurs un compagnon délicieux que cet esprit peu métho-
dique. Romantique exalté, il faisait à bride abattue des vers, des
chroniques, des conférences, collaborait avec Banville, fréquentait
les salons, les cafés, les théâtres, et dans cette existence affolée, son
Shakespeare ne le lâchait pas ; il courait même la campagne avec lui.
C'est ainsi qu'il s'était un jour — c'était au printemps de 1860 — égaré
dans les bois de Versailhis en compagnie de Baudelaire. Tous les deux
étaient allés la veille rendre visite à Emile Deschamps. Ils avaient
devisé tout le jour sous les feuilles des arbres, ])uis à bout de causeries
et de fatigues, rentrés en ville, ils s'étaient installés dans un hôtel
et restaurés par un bon repas, quand ils s'aperçurent qu'ils n'avaient
ni l'un ni l'autre de quoi payer leur hôte. Cette aventure valut à Emile
Descham]is, auquel ils pensèrent aussitôt dans leur détresse, l'amu-
sante épître que voici :
1. Alphonse Daudet. Trente ans de Paris. Paris, 1888, in-16, p. 102-103. —
Henry d'Idevillo. Vieilles maisons et jeunes souvenirs... Paria, 1878, in-lG, p. 238
«t passim.
520
EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
Cher Maître,
Voici un accident ridicule qui m'arrive à mon ami Baudelaire et à moi.
Nous nous sommes laissés entraîner par ce grand charme mélancolique
de Versailles que pour nous votre poésie a doublé plus d'une fois, que
votre bonne hospitalité augmentait hier encore.
Partis pour une promenade de quelques heures, nous voilà au bout de
notre seconde journée d'absence. Nous ressemblons à un chapitre de
Gil Blas — et de toute façon. C'est vous dire que nous recourons sans
pudeur à votre obligeance qui n'a failli à personne, — que nous sommes
dans un hôtel oîi nous ne savons comment acquitter nos très faibles
dépenses — que nous sommes forcés de coucher ce soir encore dans votre
bonne ville... et qu'en fin de compte nous vous serions plus que reconnais-
sants si vous voulez bien nous envoyer par le porteur quelques sous —
de quoi nous tirer d'affaire. — Après-demain, il vous en sera fait retour
et je joindrai à l'envoi mes petites œuvres dernières. Mais ce que je ne
vous renverrai pas, c'est ma gratitude et mon dévouement que je garde
tout à fait pour moi et à toujours.
Philoxène Boyeb ^.
Un autre jour, Philoxène Boyer, qui était alors précepteur d'Henri
Houssaye, invitait Emile Deschamps à dîner, de la part d'Arsène
Houssaye, le père de son élève : « Nous dînerons à 6 heures en très
petit comité... », lui écrivait -il. Il était beaucoup question, à cette
époque, dans les milieux cultivés, de l'admirable Histoire de Port-
Royal, que Sainte-Beuve achevait de composer ^. Le grand siècle était
décidément à la mode, et Emile Deschamps, le plus intime ami
d'Hugo, allait lui-même en pèlerinage au monastère où l'enfance de
Racine s'était formée.
Cher maître, vous allez à Port-Royal ! lui écrivait Philoxène Boyer
l'hugolâtre. Tant mieux, vous en reviendrez guéri. Vous n'y verrez point
Pascal. Il est forclos dans sa cellule. Mais vos frères du temps jadis, ces
maîtres de douceur et de grâce, les Racine et les Nicole, vous attendent
au passage, et vous soigneront pour que leur race soit encore sur la terre
une gaieté sereine et un admirable exemple ^.
Comme nous sommes loin tout de même des premières soirées
d'Hernani ! Sainte-Beuve était pour beaucoup dans cette conversion.
Mais elle était dans la nature des choses. Tous les poètes du xix^ siècle,
en suivant l'évolution de leur génie propre, devaient reconnaître qu'ils
1. Lettre inédite. Collection Paignard.
2. La composition du Port-Royal s'étend de 1840 à 1860. La 3^ édition parut
en 1866. Sur l'influence de ce livre, voir en particulier la correspondance de
X. Doudan : Mélanges et lettres, t. II, p. 182 :
Il y a longtemps que je n'ai rencontré dans les rues de Paris des hommes comme M. de
Tillemont, Nicole et Arnauld...
3. Lettre inédite. Collection Paignard.
LA DOCTRINE DE DESCHAMPS ET LES PARNASSIENS 521
ne s'étaient écartés de la tradition que pour mieux la reprendre^
Racine était vengé, comme il méritait de l'être. Un voyage d'Emile
Deschamps à Port-Royal, célébré par un disciple exalté de Victor
Hugo et de Théophile Gaulier, si l'on peut attribuer une valeur symbo-
lique à une simple promenade, c'était l'union scellée entre deux grands
siècles de notre histoire littéraire et l'hommage du Romantisme porté
par l'un de ses plus intelligents et de ses plus aimables représentants
aux meilleurs esprits de l'ancienrie France, à quelques-uns des plus
purs génies de notre race ^.
Emile Deschamps, au début de sa carrière, avait rompu, comme
les jeunes gens de son temps, avec les traditions de l'Ecole classique.
Nous avons vu ce qu'il fallait penser de cette rupture éclatante. Ils
abandonnaient simplement leurs ])rédéeesseurs épuisés, les pseudo-
classiques de l'Empire, et ces fameux révolutionnaires étaient en
réalité de parfaits traditionnalistes. Le grand mérite d'Emile Des-
champs, c'est d'avoir tout de suite aperçu cette filiation de son école.
Ce fut, si l'on peut dire, son paradoxe. Il mit toute sa patience et
toute sa finesse à le répéter toute sa vie, et il eut le bonheur de voir le
temps lui donner raison, le temps et ceux qu'il aimait avant tous les
autres en ce monde, les gens d'esjtrit et les poètes.
Les Parnassiens réalisaient en somme l'idéal, qui avait enchanté sa
jeunesse. Semblables à ces cardinaux platoniciens de la Renaissance
dont l'un des plus enthousiastes jurait per deos immortales du haut
de la chaire chrétienne et adorait avec une liberté quelque peu
téméraire, sous la forme des dieux du paganisme, la Divinité voilée,
ainsi ces jeunes poètes communiaient dans une doctrine littéraire,
subtile et profonde, qui leur permettait d'honorer d'un même culte
Ronsarc\ et Racine, La Fontaine, André Chénier et Victor Hugo, et
non seulement les grands hommes do France, mais Dante et Shakes-
peare, Goethe et Schiller ^.
Emile Deschamps pouvait disparaître : le meilleur de son œuvre
était consommé. Mais si le survivant des grandes batailles romantiques
était satisfait, l'homme devait souffrir encore.
Deux ans avant de succomber lui-même aux maux qui accablaient
sa vieillesse, il eut la douleur de voir partir son frère; et, pour donner
1. A proi)os du classicisme de nos romantiques et de leur froùt pour Racine,
cf. Arsène Iloussaye, Confesnions, II, p. 2')1 .
2. Cf. les méditations platoniciennes de Clierbuiiez dans son Prince Vitale
et les pages de Walter Pater dans son étude sur Winckelmann, au dernier cha-
pitre du livre déjà cité de la Renaissance. II y aurait un rapprochement à faire
entre la doctrine de Cherbuliez et celle de l'esthéticien anglais, ces deux repré-
sentants subtils de l'humanisme moderne.
522 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
un caractère plus pathétique à la fin de ce vieillard charmant, qui
représentait à Versailles l'urbanité et la courtoisie de notre race, toutes
les grâces de l'esprit français, la Destinée lui imposa de subir dans sa
chambre de malade, où il se mourait, le voisinage du soldat étranger,
campé chez lui. Stéphane Mallarmé le féhcitait d'être aveugle pour
ne pas voir, au moins de ses yeux, les Prussiens à Versailles.
On dirait qu'il avait le pressentiment de. ces grandes épreuves,
quand il écrivait quelques années auparavant à Victor Hugo \
auquel il parlait de la mort d'Alfred de Vigny, ces quelques lignes qui
ont un accent tragique, comme celui qu'on trouve à certains vers des
chœurs de Sophocle :
1. Voici quelques billets adressés par Hugo en exil à Deschamps pendant
cette période. Ils témoignent de l'affection chaleureuse que le grand poète avait
conservée au compagnon de sa jeunesse.
Deschamps lui avait recommandé Augustin Hélie ; Hugo lui répond :
16 octobre 1851, Hauteville-House.
Merci, cher Emile, de vos quatre pages charmantes et émues. Votre ami, M. A. Hélie, vous
dira comment j'ai dû, à mon retour ici, les déterrer dans une montagne de lettres. Me voici
heureux, je vous lis ; il me semble que je vous vois ; je sens de la chaleur, c'est votre cœur
qui est près de moi.
Je suis plus difficile pour vous que vous. Je veux que Madame Hugo reparle de vous et en
reparle tout à fait comme il convient. La suite dû livre vous montrera que ma gronderie
intime a réussi.
Cher Emile, mon rocher remercie votre Versailles. Je ne suis plus seul, quand votre amitié
m'écrit : je suis là !
Vous êtes près de moi, la vie, la joie, la pensée, la jeunesse. Où sont nos belles années ?
dans nos âmes. Tout a disparu, rien n'est perdu. Votre noble et charmant esprit a bien fait
de se souvenir de moi ; tout à l'heure quand j'ai ouvert votre lettre, il m'a semblé que de la
lumière entrait.
J'embrasse Antoni : je vous embrasse. Tout à vous.
Victor.
Vous savez que ma fille devient anglaise. Tel est l'exil.
Une autre fois, Emile Deschamps avait envoyé à V. Hugo une pièce de vers
qu'il avait composée pour le jubilé de Shakespeare. Hugo le remercie par le
billet suivant :
Hauteville-House, 28 avril 1864.
Cher Emile, je reçois vos vers exquis. Je pense que de votre côté vous avez reçu mon livre
avec votre nom et le mien en tête. Que c'est bon la vieille amitié ! Je vous la rabâche, mais
c'est que j'en déborde. Je vous aime comme au temps où mes cheveux étaient noirs. C'était
le printemps et la jeunesse ! aujourd'hui, c'est toujours la poésie et l'amitié. Quel superbe
et charmant toast vous portez à Shakespeare ! Je viens de lire à haute voix vos vers en me
promenant sur la plage, à l'Océan, mon autre vieil ami ! Il doit avoir du goût, étant si grand,
et il a dû les trouver beaux. Je vous envoie ses bravos qu'il m'a rugis entre deux rafales et
mes applaudissements.
Senescens sed bonus. Victor.
On sent tout le prix que le grand poète exilé attachait à une lettre de son
ami, quand il lui écrit en ces termes :
21 octobre 1867, Hauteville-House.
J'espère, cher Emile, qu'un journal quelconque vous aura appris mon absence de Guer-
nesey depuis trois mois. J'arrive, je trouve tout, votre lettre exquise, votre page charmante
MORT D ANTON'I DESCHAMPS
523
Hélas ! hélas ! voilà encore Alfred de Vigny qui s'en est allé au pays
des ombres. Il ne reste plus que cinq ou six grands arbres dans la forêt
jadis si touffue de mes amitiés littéraires, de mes admirations fraternelles !
La tempête les abat et les disperse tous, ces chênes superbes ! et je n'ose
regarder autour de moi, tant le vide s'élargit tristement ^.
En 1867, une lettre d'Autoni à Emile Deschamps nous montre les
deux frères préoccupés de la sauté des grands hommes qu'ils aimaient.
Antoni esquisse en quelques traits d'une nudité saisissante les atti-
tudes différentes de ces quelques vieillards devant la maladie et la
mort. Il parle de Rossini mourant ; il le compare à Lamartine, à
Sainte-Beuve,
Lamartine, dit-il, est bien souffrant. Cependant sa nièce m'a dit der-
nièrement qu'il allait un peu mieux.
S*^-Beuve ne va pas trop bien. Cependant il détend par moment son
c^'nisme philosophique ^.
Quant à Rossini il prend tout gaiement ^.
Antoni à cette date n'avait plus que deux ans à vivre. C'est dans les
derniers jours d'octobre 1869, à la fin de l'automne, qu'il acheva sa
destinée, chez le D^ Blanche, dans la maison de santé de Passy.
L'émotion que cette mort provoqua fut discrète, mais profonde.
Antoni avait beau garder le silence depuis plus de vingt ans, on
et be]le sur Versailles, votre amilié, votre doux et grand esprit, je suis ému, je suis heureux,
je vous lis et je vous écris.
Vous m'apportez Versailles. Vous m'apportez Paris, vous m'apportez la France et la lumière.
Je ne suis plus seul, puisque vous êtes là. ; je ne suis plus absent, puisque vous êtes présent.
Je communique avec votre esprit ; je communie avec votre cœur. Je viens à vous sous les
deux espèces.
J'embrasse Antoni, je vous embrasse, je suis à vous.
Victor Hugo.
Inédits. Collection Paignard.
1. Lettre inédite (Collection Paignard). — Il faut voir comment cotte image
des chênes de la forH, si simple et si émouvante dans la lettre d'Emile Deschamps,
s'élargit chez Victor Hugo et devient un magnifique symbole. Le grand poète,
célébrant la mort de Théophile Gautier, songe que le xix"^ siècle va bientôt
disparaître et que sa propre fin est proche, la fin du demi-dieu :
Oh ! quel farouche bruit font dans* le crépuscule
Les chênes qu'on abat pour le bûcher d'Hercule !
Cf. Le Tombeau de Théophile Gautier. Paris, A. Lcmorre, 1874, in-'i", p. 4.
2. Cf. la lettre de Doudan (t. II, p. 512 de sa Correspondance), datée du
14 octobre 18C9 :
VoLlà le pauvre M. Sainte-Beuve mort après une lutte singulièrement courageuse contre le
mal qui l'assiégt'ait depuis des années. 11 n'a pas cessé un moment ni de garder l'activité et
la sérénité de son esprit ni de travailler comme aux premiers jours de sa jeunesse...
Suit un admirable jugement sur le grand critique.
3. Lettre inédite (Collection Paignard). Cf noire Deschamps dilellante où
nous parions de l'antipathie de Berlioz pour «le gros homme gai ». La gaieté
du grand Italien avait sa noblesse, elle aussi, étant une force de la nature.
524 EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
l'honorait dans sa retraite, et on l'aimait pour sa douceur envers la
souffrance, a"u moins autant que pour la sincérité de son génie mélan-
colique.
Le pauvre Antoni nous a donc quittés, écrivait S*-René Taillandier
à Emile Deschamps, le 1^^ novembre 1869, au lendemain de sa mort.
C'est un grand vide dans bien des cœurs, dans le cœur de tous ceux qui
l'ont connu. Quel artiste ! quelle flamme ! Je l'ai souvent rencontré
dans ces dernières années, seul, rêveur, aux Champs-Elysées, autour des
baraques de Bambochinet, regardant les enfants, les écoutant rire et
jouissant de leur joie. On connaît la réponse d'Alighieri : « Que cherches-
tu dans ce cimetière ? ■ — La Paix. » Antoni cherchait la paix au milieu
des âmes innocentes. Et ce doux enfant au front sillonné de rides, si
on allait à lui, on était émerveillé de sa verve, de son ardeur, de sa sym-
pathie toujours prête pour les choses les plus nobles. Quelle préoccupation
des questions religieuses ! Quelle passion de l'art et de la liberté ! Et
tout cela s'est éteint ! Non, non, tout cela revit dans un autre monde
et dans des conditions meilleures ^...
La correspondance inédite est pleine des consolations que les poètes
prodiguèrent dans cette épreuve à Emile Deschamps. Les plus jeunes
n'étaient pas les moins émus par ce coup qui séparait pour toujours
les deux frères. Voici l'hommage de Coppée :
Cher et excellent Maître,
J'apprends l'afPreuse nouvelle au coin de ma cheminée où m'enchaîne
ce dur commencement d'hiver, que ma santé encore faible supporte assez
mal. Je prévois qu'il ne me sera pas possible d'assister aux funérailles
du frère que vous pleurez, de l'illustre poète que nous regrettons tous.
Mais je viens du moins dans cette heure douloureuse vous rappeler mes
ardentes sympathies pour vous.
Je m'incline sur vos mains, cher et vénéré maître, et les serre avec
respect et elïusion.
François Coppée.
12, rue Oudinot.
Verlaine, dans un court billet d'affectueuses condoléances, daté
du 1^^ novembre, s'excusait « de n'avoir pu aller rendre hier à
M. Antoni Deschamps les suprêmes hommages ». Il disait sa « pro-
fonde admiration pour son caractère et pour ses œuvres. »
Mais quelques mois s'étaient à peine écoulés que la guerre éclatait.
La France était envahie, Paris assiégé ; les Allemands s'installaient
à Versailles et c'est par ballon monté que, le 28 octobre 1870, arriva
de Passy à Emile Deschamps la lettre que lui écrivit le D^ Blanche
pour honorer le premier anniversaire de la mort d' Antoni :
1. Lettre inédite (Collection Paignard).
EMILE DESCHAMPS ET STEPHANE MALLARME
525
Par ballon monté, à Monsieur Emile Deschamps, 5 bis, bou-
levard de la Reine, Versailles (Seine-et-Oise).
Cher Monsieur Deschamps,
Il y a aujourd'hui un an que le pauvre Antoni quittait ce monde, comme
s'il avait prévu toutes les tristesses auxquelles sa mort l'a soustrait, car
aujourd'hui plus que jamais on peut dire avec sincérité et raison que l'on
ne peut plaindre que les vivants.
Je ne veux pas laisser passer cet anniversaire sans vous adresser un
souvenir afTectueux, et sans vous assurer de tous mes sentiments pour vous.
Je veux espérer que votre santé n'est pas trop ébranlée, grâce aux
bons soins de Clotilde.
Agréez, cher Monsieur Deschamps, l'expression de tout mon dévoue-
ment.
D'' Blanche.
Passy, le 28 octobre 1870 i.
Un hommage auquel le vieux poète dut être particulièrement
sensible fut celui d'un jeune homme dont il appréciait la nature
exquise, une originalité d'esprit plus rare encore, et auquel l'unissait
un même culte pour les poètes anglais, il s'agit de Stéphane Mal-
larmé : nous le rencontrons sans cesse auprès d'Emile Deschamps,
dans les derniers temps de sa vie, mais nous n'avons pu découvrir
comment ils étaient entrés en relations ^. Il suffisait d'ailleurs qu'il
1. Lettre inédite (Collection Paignard).
2. Le Temps du 12 octobre 1910, article de Rémy de Gourmont : Som'enirs
sur le si/mbolisme : Slépliane Mallarmé. « Il n'y a pas d'anecdotes sur Mallarmé »,
écrit-il. Nous sommes heureux d'apporter ainsi une contribution légère à l'his-
toire de sa vie intime, de ses relations avec Emile Deschamps.
Ainsi se noue, de génération en génération, dit encore Rémy de Gourmont, dans ce même
article à propos des relations de Mallarmé avec Baudelaire, la tradition de la pensée et de
la sensibilité françaises, et ceux mêmes qui s'en croient en dehors ne sont en réalité qu'un des
chaînons de la chaîne éternelle.
Il faut lire tout l'article. Rémy de Gourmont y donne la clé de l'art exquis
mais hermétique de St. Mallarmé, parle de la partie claire el parfaitement
accessible de son œuvre, dit ce qu'il sait de celui qu'il appelle « le plus parfait
des poètes et le plus sage des hommes » et montre enfin, comme nos documents
le confirment, que le mouvement symboliste « que la presse découvrit en 1885
remontait en réalité à près de vingt ans ». Il serait aisé de rattacher en eiïct
Mallarmé et Verlaine à la réaction lamartinicnnc, contemporaine du triomphe
.du Parnasse et que nous signalions plus haut contre les excès de l'Ecole. « Déjà
en 1807, dit R. de Gourmont, dans la revue de Villicrs de l'Islc-Adam, la Revue
des lettres et des arts, Mallarmé publiait sous ce titre : Pages oubliées, des poèmes
en prose qui reparurent sous le même titre en tête du premier numéro de la
Vo'ffue, en 1880, comme une sorte de manifeste ».
Voir aussi Ibnri Moulhiade. Verlaine et Mallarmé... Bullclin hislorique de
la Société scientifique et agricole de la Ilaute-Loire. 1911, p. Ki :
Mallarmé est né à Paris le 18 mars 1842. De 18G4 à 18r,7, il enseigna l'anglais à Tournon,
puis h Avignon, où il connut Mistral et Roumanille avec qui il participa au mouvement féli-
bréen...
526
EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
fût OU parût 'être alors du groupe parnassien peur être bien accueilli
à Versailles. Il était marié ; quand la guerre éclata, il enseignait pré-
cisément la langue de Shakespeare à Avignon, et c'est de cette ville
que parvint à Emile Deschamps la jolie lettre suivante, datée du
12 mars 1871, et si subtilement chargée de délicate émotion :
Mon cher Maître,
Ceci n'est qu'un mot, le voici : Comment allez-vous ?
Je n'en demande pas davantage afin de garder entière cette illusion
que, pensant à vous, causant de vous, pendant mainte heure de ce mauvais
hiver, nous avons pu — c'était en même temps que notre douleur la
consolation unique — peut-être présumer tout ce que vous avez enduré.
Mais non. ce n'est pas vrai : toutefois ne vous faites pas ce mal de raconter
une fois encore des tristesses.
0 maître, faut-il dire avec des larmes (parce que vous l'avez pensé
certainement) qu'il y avait pour vous un bien à ne pas i'oir ces choses ?
Cependant, comment êtes-vous ? Ces pauvres yeux... dites-nous ce
qu'ils vous donnent ou de souffrances ou d'espoir.
Puis le jeune homme parle à son vieil ami de sa famille et de
son avenir :
Nous allons bien. Madame Mallarmé me promet un garçon pour cet
été ; rien d'impossible à ce que le petit frère de Geneviève nous naisse
à Paris, car de bons amis s'occupent de m'y faire une position...
Du reste, je travaille. Quel bonheur ce serait de vous revoir !
Stéphane Mallarmé ^
Ce bonheur allait bientôt être ravi à ceux qui l'avaient connu,
admiré, aimé. La fin d'Emile Deschamps était proche. Agé de près
de quatre-vingts ans, il résistait encore victorieusement aux assauts
de la maladie en lui opposant la sérénité d'esprit que lui inspirait un
invincible idéalisme, en se reprenant aussi sans cesse à l'existence.
Un poète comparait un médecin de ses amis au tapissier diligent, qui
reprend, point par point, l'étoffe usée, déchirée, reconstitue les cou-
leurs et les figures. Emile Deschamps avait été longtemps pour lui-
même ce médecin-artiste. Comme tous ceux qui gardent jusque dans
un âge avancé l'activité intellectuelle de leur jeunesse, il avait usé
de cette thérapeutique spirituelle, et même dans l'état de maladie,
trouvé de perpétuelles ressources d'énergie vitale dans son imagina-
tion et dans son esprit. Nous l'avons vu près de succomber maintes
fois sous le poids du chagrin, notamment quand la mort lui prenait
un de ceux qu'il aimait, mais il se relevait toujours. Pendant l'hiver
1. Lettre inédite (Collection Paignard).
EMILE DESCHAMPS ET AUGUSTA HOLMES 527
de 1870-71, le deuil de la Patrie le frappa au cœur. — Lui qui depuis
longtemps ne voyait plus, ce causeur exquis cessa de parler. Qu'au-
rait-il pu dire ? Il entendait passer sous ses fenêtres le galop des uhlans
vainqueurs ^. Une jeune femme d'un rare mérite et d'un grand
charme, sa petite nièce ^, s'était consacrée au vieux poète. Elle l'en-
tourait de soins ; elle lui lisait les lettres de ses fidèles amis : il la
remerciait d'un sourire. Une des dernières qu'il ait écoutées fut cette
belle lettre d'Augusta Holmes qu'on va lire ^. Elle est datée de
février 1871. Deux mois après, le 22 avril, Emile Deschamps n'était
plus.
Cher et illustre Maître,
Je sais que vous allez bien et que vous ne m'avez pas oubliée, et je viens
vous remercier de ne pas avoir été malade et d'avoir pensé à moi. Voici
le calme, le travail, le repos. Que d'inquiétudes, de misères, de privations
et d'ellrois et de regrets j'ai eus sous les yeux ! Et j'étais doublement
inutile dans ces moments d'action matérielle, moi rêveur, moi femme.
Et pour surcroît de douleur, on m'a tué mon frère Henri Regnauit. La
dernière balle de Buzenval a frappé le seul peintre de génie que la France
possédait. Et tant d'autres chagrins que j'ai vus sans pouvoir les amoin-
drir. Cher maître, du fond de votre retraite glorieuse, serrez-nous la main
à nous qui restons. Dites-nous de travailler, de chercher, de soullrir, jus-
qu'à ce qu'à force d'elïorts, à force de douleurs, peut-être, nous ayons
rendu à la France, à la mère meurtrie, une parcelle de sa couronne de
rayons. On pense à vous, on vous aime ici. Pensez aussi à ceux qui veulent
encore plus aujourd'hui qu'hier marcher dans la noble route que vous
avez tracée. Aussitôt que cela sera possible, je viendrai vous embrasser.
1. Versailles pendant l'occupation (1870-1871). Recueil de documents pour servir
à l'histoire de l'invasion allemande, public par E. Délerot... Versailles, L. Bernard,
1900, in-8°. — Lire dans La France en deuil, par A. Miroir. (Versailles, 1871)
les derniers vers composés par Deschamps. Ils sont adressés à ce poète patriote.
2. M"is Léopold Paignard, qui nous a livré avec une si gracieuse confiance
les trésors documentaires qu'elle a conservés pieusement au château du Rocher
(Savigné-l'Évêquc, Sarthc), voudra bien regarder cette indiscrétion de notre
part comme un tribut de notre reconnaissance. Nous tenons d'elle que M. de
Rességuior, le lils du poète, était, la veille de la mort d'Emile Deschamps, assis
auprès de son lit de soufïrances et que le lendemain 22 avril, à 9 heures du soir,
il recueillit son dernier soupir.
.'J. Ci'. Augusta Holmes, une musicienne versaillaise, conférence faite par
M. Pichard du Page à l'Hôtel de la Bibliothèque de Versailles, le vendredi
15 mars 1920. Cette conférence a paru dans la Revue de l'histoire de Versailles
et de Seine-ct-Oise, 1920. .Nous avions communiqué au délicat nmsicographe cette
lettre inédite. — Aug. Holmes était la fiihîule d'A. de Vigny. Emile Deschamps
apprécia son « génie » précoce, mais s'inquiétait de sa « nature outrancièrc ».
Je raime, je l'admire et je la plains ; car elle sera au-dessus dos autres femmes, — mais
à côté.
Cf. un autre « jugement » en vers dans les Œuvres complètes. II. Poésie, p. 212-
213 : Envoi à M"e Augusta Ilolmès.
528
EMILE DESCHAMPS A VERSAILLES
Cher maître, je vous aime de tout mon cœur et me dis toujours votre
fille affectionnée,
AuGUSTA Holmes ^.
37, rue Galilée.
Voilà au milieu de quelle atmosphère de sentiments l'esprit d'Emile
Deschamps s'éteignit. La guerre hâta sa fm. Il mourut de chagrin,
quand la France vaincue, au début de ce cruel printemps de l'année
1871 reconnut sa défaite. Mais il est consolant de penser qu'en ses
derniers moments, la Poésie, par la voix d'une femme et d'une grande
artiste lui a encore parlé d'espérance, lui a promis que les poètes et
les artistes donneraient l'exemple de « travailler, de chercher, de
souffrir, jusqu'à ce qu'à force d'efforts, à force de douleurs peut-être,
ils aient rendu à la France, à la mère meurtrie, une parcelle de sa
couronne de rayons. »
1. La maladie et la mort n'ont pas permis à Emile Deschamps d'exprimer les
angoisses qui étreignirent son humanisme si profond, si sincère, quand la guerre
de 70 éclata. Mais on peut citer aujourd'hui, pour le triste regain d'actualité
qu'il comporte le double quatrain qu'il intitulait Pologne orientale. Ce fut le
3 juillet 1866 qu'il l'adressa, de son écriture déjà tremblante, à son ami le
romancier Charles Deslys ; et la pièce, avec d'autres autographes du poète,
est conservée dans la collection léguée par Charles Deslys à la Bibliothèque
nationale.
Voici ces huit vers d'une fiction à peine orientale et d'un réalisme si profon-
dément humain ; ils nous rappellent ceux que la guerre et les misérables con-
ditions de notre vie internationale inspirèrent à Sully-Prudhommc :
Je m'étais toujours plaint des injures du sort
Et de la dureté de mes frères les hommes.
Je n'avais ni souliers, ni les modiques sommes
Qu'il faut pour en avoir... et je murmurais fort.
Je fus à la mosquée avec les moins ingambes,
Aux cailloux du chemin me déchirant les pieds.
Là, je vis un soldat qui n'avait plus de jambes.
Je ne me plaignis plus de manquer de souliers.
Nous devons la rédaction de cette note à M. Eugène Griselle, rédacteur de
la Revue Bourdaloue, qui, en octobre 1917, pendant la guerre, utilisa ces vers
pour rappeler au public son devoir envers les œuvres des réformés et des mutilés
dont il s'occupait. Il nous avait alors signalé cette petite pièce de vers que nous
admirâmes avec lui, comme il l'écrivait si bien, :c pour la leçon qu'elle renferme,
leçon de pitié et de reconnaissance, d'admiration aussi pour ceux que la guerre
a mutilés et dont la vue pourrait être un vivant reproche, si leurs concitoyens
■détournaient trop leurs yeux de ces blessures ».
EPILOGUE
Victor Pavie nous rapporte qu'un jour, dans un cercle de poètes et
de gens d'esprit, vers la fin du Second Empire, quelqu'un demanda
l'âge d'Emile Deschamps. On supputa des dates et l'on se convain-
quit, contre toute vraisemblance, qu'Emile avait quatre-vingts ans^.
Telle est la destinée de l'esprit de finesse : il a le privilège de ne pas
vieillir. Le monde change autour de lui. S'il résiste parfois, c'est qu'il
est averti par un certain tact que l'erreur est une des formes du mou-
vement, mais il s'adapte le plus souvent à la nouveauté, quand elle lui
paraît dans le sens de la vie.
Emile Deschamps, s'il est permis d'appliquer cette image à l'en-
fance d'un ])oète, avait appris les règles de son art sur les genoux de
Parny et rythmé les ])remières émotions de son âme aux accords de
la lyre de Millevoye. Il devait, au courant du xix*^ siècle, devenir le
premier lieutenant de Victor Hugo pendant toute la campagne
romantique, patronner plus tard la génération parnassienne et sur la
fin de sa vie, défendre Baudelaire. Il y a comme une grâce dans l'exer-
cice prolongé d'un goiit si sûr et d'un discernement critique qui ne
fléchit pas.
Comment, autour de 1816, ce gentil page, ce charmant esprit
eut-il le sentiment qu'on s'égarait sur les traces stériles des ])oètes
troubadours, des faiseurs de romance de la fin de l'Empire et du début
de la Restauration ? Deux influences, subies à cette date par iMuile
Deschamps, permettent de le comprendre : l'influence d'André
Chénier et celle de M™® de Staël.
1. Victor Pavie,... Œuvres choisies... Paris, Pcrrin, 1887, 2 vol. in-16, tome II,
p 142. A propos d'une rononiinéc de second plan connmo cclli' d'Érnilo Di>s-
oliamps, voir lo livre de Paul Stapt'cr, irililulé : Des Hcputatiuris littéraires, essaie
de morale et d'histoire... Paris, Hache lie. In-S^.
34
530 ÉPILOGUE
Deux mondes également vastes s'ouvrirent alors devant ses yeux :
celui du cosmopolitisme intellectuel, où s'alimente la pensée de l'hu-
maniste véritable, et celui de l'Art, où s'opère ce merveilleux travail
d'idéalisation qu'on appelle le style poétique, la création d'une forme
parfaite.
Certes Emile Deschamps n'atteignit pas dans le métier des vers à la
haute maîtrise d'un Gautier, à l'exquise virtuosité d'un Banville.
Toute sa vie, devant l'œuvre géniale d'Hugo, il commenta pour sa
part le vers que Virgile inspira à Stace :
Tu longe sequere, et vestigia semper adora.
Quant au regard qu'il jeta sur l'Europe littéraire, il n'eut pas la
portée de celui d'Emile Montégut, par exemple, ni même de Philarète
Chasles et de Victor Cherbuliez. Sa sociabilité entrava sa culture. Il
causa trop pour faire une œuvre vraiment belle, et, de même qu'il fut,
comme on l'a dit, un penseur qui s'est monnayé en homme du monde,
il fut un artiste auquel il manqua pour être un grand poète le parti-
pris de solitude, la volonté de recueillement des âmes profondes et
originales.
Il n'en reste pas moins que cet épicurien aimable, cet homme du_
monde accompli sut discerner, dans le grand conflit littéraire et phi-
losophique de son temps, et particulièrement dans le domaine de la
poésie et de la littérature d'imagination, dans laquelle il se complai-
sait, les hommes doués de ce génie qu'il n'avait pas. Il les comprit ;
il les aima ; il les fit aimer et comprendre. Il tint autour d'eux école
d'admiration.
Il fit mieux, s'il est possible ; ce bon poète, qui n'ignorait aucun des
secrets de son art, contribua à acclimater en France quelques-unes
des formes littéraires les plus intéressantes de l'Europe moderne : le
drame de Shakespeare, le lyrisme philosophique de Gœthe et de
Schiller, quelques fleurs de la poésie russe. Comme son frère Antoni
Deschamps, qui traduisait Dante, Emile, en imitant le Romancero
espagnol, favorisa l'évolution du genre épique au xix^ siècle. Par son
constant souci de la technique du vers, autant que par le choix des
sujets qu'il traitait, il mérite d'être rangé, en plein romantisme, au
nombre des précurseurs du Parnasse.
En résumé, s'il est permis de souligner les résultats de cette étude,
nous les exprimerons en ces termes :
Nous avons essayé de démontrer d'abord qu'un romantique, ado-
rant la poésie, un dilettante, enclin à faire prévaloir, par tempéra-
ment autant que par principes, le Rêve sur l'Action, dans sa vie et
EPILOGUE
531
dans ses œuvres, a pu être un parfait galant homme, vivre même
en bourgeois très sensé, très heureux, et faire mieux goûter à ceux
qui l'entourèrent, ce qu'on a appelé la « douceur de vivre ».
D'autre part, l'esprit de curiosité qui anime l'œuvre entière
d'Emile Deschamps nous semble prouver qu'un Français pouvait
pratiquer au cours d'une longue existence le cosmopolitisme intellec-
tuel, cher à sa race, sans nuire à l'originalité littéraire de son pays,
mais bien au contraire, par des emprunts opportuns, l'enrichir et la
féconder.
Enfin, nous avons étudié chez Emile Deschamps l'expérience d'un
artiste, qui a professé de 1816 à 1860, le respect de la forme et l'amour
du métier des vers. Il fut non seulement un témoin intelligent du
développement de la poésie française au xix® siècle, mais encore un
diligent ouvrier de cette évolution, qui va d'un lyrisme de plus en plus
débordant, trop dépendant de la fantaisie personnelle du poète à la
conception d'un art tout autant, si ce n'est plus pénétré de lyrisme,
mais plus savant, plus complexe, moins individuel, si l'on veut, mais
plus humain, aussi pathétique, mais plus discret.
Nous répéterons, pour conclure, qu'Emile Deschamps nous est
apparu, dès 1828, comme un précurseur lointain, mais très clair-
voyant, de l'Ecole parnassienne. Théodore de Banville parlait déjà,
en 1870, le langage de la postérité, quand il décernait cet éloge au
vieux maître : « Vous avez votre place glorieuse et nécessaire dans
l'histoire poétique, dont on ne saurait ôter ni votre nom, ni vos
œuvres, sans que la chaîne soit rompue et impossible à rattacher ^. »
1. Lettre inédite, citée in-extenso p. 506.
APPENDICES
APPENDICE I
L'an mil sept cent quatre vingt onze, Le vingt février a Eté Baptisé
par moy Curé soussigné, Anne-louis-frederic né oe matin à dix heures
dr légitime mariage Du S'" Jacques Des Champs, Directeur et Receveur
Des Domaines à Bourges, Et de dame Marie de Maussabré son Epouse ;
a été son parein Le Sieur Louis gregoire Deschamps son oncle paternel,
Directeur des Domaines à paris, absent, Représenté par Léonard pinon
Domestique du père de l'enfant, suivant la procuration Dudit sieur Des-
champs, Reçiie Coupry Et Ballet nottaires Royaux a paris Le trente un
janvier Dernier, scellé Les mêmes jour et an ; Et sa mareine Dame anne
Darault veuve de M^ Etienne De Maussabré, sa grand-mere maternelle
absente Et représentée par Marie Amelin femme de chambre de la mère
De l'enfant suivant La procuration De la ditte Dame Darault, reçue
Chevrier favier notaire Et cigogne témoin de la nouvelle constitution de
la nation, de La loy Et Du Roy a Etableau Et Chanceaux Ressort du
grand Baillage D'indre Et Loire, Le vingt deux janvier Dernier, contrôlé
au Dit Lieu Le trente un. Du même mois ; Le représentant du parein
a Déclaré ne savoir signer de ce interpellé. Le père présent. Signé : Marie
A Melin, J. Des Champs, Salle curé, Tissier, prêtre.
(Registre des actes de baptêmes, mariages et sépultures de l'église
paroissiale de S* Pierre Leguillard (sic). — Archives de la ville de Bourges,
10e volume de S* Pierre-le-GuiUard, GG 84.)
APPENDICE II
Fragment d'une lettre de M. Lange, professeur à la Faculté de
Clermont, à propos du « roman d'amour » d'Emile Deschamps :
« ... Et d'abord ai-je besoin de -vous répéter que je suis tout à fait d'ao-
cord avec vous sur la principale d'entre elles [il s'agit des objections
que nous fîmes à son hyp<»thèse. Cf. Revue d' Auvergne, janvier-février 1914],
Je n'apporte aucun fait nouveau, aucun document précis qui nous per-
mette de rien affirmer...
Je le sais, et je m'en afflige. Mais aussi me suis-je bien gardé de tomte
affirmation téméraire : je n'ai émis que des hypothèses, appuyées sur
536
APPENDICES
certains indices. La question est de savoir si ces indices méritent de nous
ariêter, et si mes hypothèses sont vraisemblables.
La plus forte, à mon avis, de ces objections est que les amis d'Emile
Deschamps paraissent n'avoir jamais rien su de cette histoire d'amour.
C'est, en effet, assez singulier. Est-ce incroyable ? Rappelez-vous (entre
autres) les vers du Testament du Poète :
Moi de même, qui n'ai chanté que toi, sois sûre
Que je perds, loin de toi, mon sang par la blessure
D'amour que nul œil ne connaît.
Joignez que madame de La Sizeranne, dont vous invoquez le témoi-
gnage, n'a connu personnellement qu'un Deschamps vieilli ; quant à
ses parents, et à supposer que Deschamps leur ait fait des confidences
sur sa vie intime, ils peuvent en avoir gardé le secret. — Mais, dites-vous,
il semble bien qu'Emile D. et Aglaé aient fait un ménage heureux ; c'était
du moins l'impression qu'ils donnaient. — Je ne vais pas jusqu'à pré-
tendre que cette impression fût inexacte ; mais enfin Aglaé était fort
jalouse, et elle avait lieu quelquefois de l'être. Comme je demandais au
baron de Croze ce que sa tradition familiale avait pu lui apprendre à ce
sujet : « Le ménage Deschamps ? me répondit-il ; il est certain qu'il n'allait
quelquefois que d'une aile » ; et de faire allusion aux infidélités qui justi-
fiaient la jalousie d'Aglaé. Sa tante. Madame de Croze, la fille de Guiraud,
parle aussi dans une lettre qu'il m'a communiquée, de la « mobilité » de
notre poète, — mobilité qui, dit-elle, n'était pas seulement dans son
esprit : le cœur y avait part aussi. — Vous renverrai-je enfin, ici encore,
à certains passages de Deschamps lui-même, — par exemple à ces vers
du Voyage en Dauphiné (1837), adressés précisément à M. Monnier de
La Sizeranne, où il parle des « noirs ennuis » et du « chagrin rongeur »
qu'il a retrouvés « au domicile » ? Il est donc permis de douter que son
bonheur conjugal fût parfait.
Au reste, vous convenez vous-même que ce bonheur « n'empêchait
pas que D. n'eût connu le chagrin vif et l'amertume d'un amour déçu ».
Je n'en demande pas davantage.
— Mais le cœur de notre poète battait sur un rythme plus classique
que romantique. — Je le crois aussi, en somme. Mais si l'influence du
milieu a pu donner à sa poésie une certaine tonalité romantique (très
marquée dans plusieurs poésies amoureuses, dont le Retour à Paris) —
est-il invraisemblable qu'à un certain moment sa sensibilité elle-même
ait subi, plus ou moins, cette influence ? « Nature flexible, tendre, sen-
sible... », dites-vous : il n'en faut pas davantage pour expliquer que notre
poète ait pu être suggestionné — aux environs de 1830 — par ses « vol-
caniques » amis. Au surplus, s'il est vrai que les romantiques sont souvent
des exagérateurs, qu'il leur arrive souvent de dramatiser des aventures
médiocres, de faire d'une passionnette une passion, et que tout cela est,
en partie, prétexte à littérature, je crois que notre poète a été encore roman-
tique par là, et il me semble que dès lors son « romantisme » et son « clas-
sicisme » pouvaient faire — eux aussi, assez bon ménage.
En somme, tout se réduit, je crois, à une question de nuance. Peut-
être tirez-vous un peu trop Deschamps vers le classicisme en voyant
APPENDICES
)37
en lui riiéritier direct des Marot et des Voiture. Peut-être, sous l'impres-
sion toute fraîche de ses poésies amoureuses et du Retour à Paris, l'ai-je
un peu trop tiré vers le romantisme... Il reste que tout n'est pas littérature
dans ses effusions sentimentales, et que « Deschamps a aimé ». Il reste
que ses poésies amoureuses, disséminées dans ses recueils, peuvent être
groupées de manière à former un ensemble, tout un petit roman d'amour,
dont il serait assez surprenant qu'il fût sorti tout entier de la fantaisie
du poète. — Il reste ce curieux « Retour à Paris » et cette « fuite « qui,
elle aussi, paraît bien correspondre à une réalité. — Il reste la déclaration
formelle de D. dans son Avant-propos : « Tout ce que ma plume a exprimé,
j'en avais profondément éprouvé le charme ou la torture... » — et sa décla-
ration formelle à Vigny, au sujet (encore) du Retour à Paris : « Je tiens
à tout ce petit bruit pour qu'il retentisse dans un autre cœur. » Groirons-
nous qu'il s'agisse du cœur d'Aglaé, et prendrons-nous ceci pour un témoi-
gnage d'amour conjugal ? Cela ne serait guère 1830, guère en harmonie
avec l'accent du poème, et il me semble que cela manquerait d'à-propos
dans une lettre à quelqu'un que l'on devrait savoir plus empressé, dès
lors, auprès de M™»^ Dorval qu'auprès de M"^^ de Vigny... Je crois, au
contraire, que c'est à ce moment que Deschamps, lui aussi, a été le plus
romantique, dans tous les sens de ce mot. — Encore une fois, cela ne veut
pas dire qu'il l'ait été extrêmement.
— Dernière objection : la date (1829) assignée dans les Etudes aux
petits poèmes : Vérité, Adieu. Mais vous reconnaissez vous-même qu'ils
ont pu être post datés — ou composes quelques années après la « crise ».
Ce qui me ferait croire qu'ils sont postdatés, c'est précisément la date
(1829 aussi) du poème intitulé (ç Pensée », où l'allusion à Aglaé n'est pas
douteuse. Je crois (comme vous l'avez supposé) que ces quelques vers
sont là, à la dernière page du recueil, pour atténuer l'effet des « élégies
frémissantes » qui précèdent. Mais alors comment admettre que Vérité
et Adieu — qui n'ont certainement pas été inspirées par Aglaé — soient
aussi de 1829 ? La contradiction est assez piquante, et c'est peut-être
encore un indice de la légèreté de notre poète qu'il ne s'en soit pas avisé.
Concluons, il en est temps. Tout en reconnaissant la valeur de vos objec-
tions, je ne les trouve pas décisives au point de me faire renoncer à mon
hypothèse — et à l'impression de mon petit article. Exactement, je suis
tenté de croire ceci : Deschamps a eu (vers 1816) une déception amoureuse
qui lui a inspiré dès lors un certain nombre de petits poèmes et dont sa
sensibilité a gardé l'impression plus ou moins profonde. Puis la crise
romantique, et peut-être des circonstances que nous ignorons (voir le
Retour à Paris), ont ravivé, exacerbé son chagrin, et je croirais volontiers
que, l'autosuggestion aidant, il a repuis alors ses anciens poèmes ])Our les
habiller à la mode du jour, les corser selon la formule romantique — et
pouvoir les dater de 1829. Je fais exception pour le Retour à Paris, qui
est certainement tout entier de 1832 »
538 APPENDICES
APPENDICE III
Lettre inédite d'Emile Deschamps à Victor Hugo, écrite en siyle
marotique. (Communiquée par M. Gustave Simon.)
Mortefontaine, 1" août 1828.
Ermenonville est beau, mais, bref, Ermenonville,
A parler franchement, n'est que ferme et non ville.
Air grivois...
Eau champêtre...
Je n'y vois
Aux champs paUre
Qu'hanneton,
Qu'âne, taon,
Ou, peut-ôtre,
Canneton
Qu'Anne tond.
Prends ta lourde
Comme ton
Sac, ta gourde ;
Entends-tu
R'Luttu tu ?...
C'est la muse espagnole à Madrid ; gallicane
à Paris ; grecque à Smyrne ; anglaise à Londres ; enfin
C'est Victor. — Ah ! qui lit son madrisal lit qu'Anne
Est charmante en gros comme en fin.
Sapho, Corinne est en cannelle
Dès que Victor remorque Anne, elle
Peut voir voguer son nom jusques au Canada.
Tu ne fus pas chantée aussi bien qu'Anne, Ada !
Byron près de mon ami, racle ;
Ah ! c'est une ivresse, un miracle,
Comme aux noces de Cana, da !
Près d'un aulne, Victor, couché sous l'anémone
Chante ;... est-il étonnant que la belle Anne aime aulne ?
Oui, cher Victor, ainsi qu'un habile oiseleur
Attire les oiseaux avec sa sarbacane.
Ainsi viennent par l'eau, bergers, hussards, barq, Anne,
Et toutes les beautés de Berne et de Sarbach, ah ! ne
Tarde pas : et tes vers, vite, dégoise-leur !
Victor, Anne, chantez ! ô couple mélomane !
Les deux hôtes ravis cherchent sous vos bras vos
Deux lyres ; vos vers nés sont pour les bravos,
La femme attend Victor, avant tout, mais l'homme, Anne !
APPENDICES
539
Voilà, cher anii, le fruit de six jours de méditations passés dans le
plus beau lieu de la terre. Car Mortfontaine, c'est la Suisse dans notre
poche, et nous n'y fouillons pas assez.
^Ime Daclin est effrayée et charmée de tout le tems que vous avez
dû penser à elle pour si bien accommoder vos doux et piquans chardons.
■Te l'ai rassurée en lui disant que vous faisiez ces choses-là presqu'aussi
vite que vos plus magnifiques odes. Les oreilles ont dû bien vous tinter,
et voilà, pour surcroît de bonheur, que nous rencontrons Alfred, dans le
grand parc !... Nous avons parlé de vous, de manière à vous évoquer
comme un de vos délicieux fantômes.
Dites à Paul, que nous avons lu deux fois les vers qu'il m'a donnés,
et qu'ils semblent encore plus passionnés et plus poétiques sur les beaux
rochers et au bord des grands lacs. Je lui parlerai de l'effet qu'ils nous ont
produits ; et je vois avec beaucoup de joie que c'est une surprise on ne
peut plus agréable que j'ai faite à Madame Daclin pour sa fête.
Cette lecture a été mon plus beau bouquet.
Nous sommes tombés d'accord qu'il n'y avait qu'à élaguer un peu.
C'est comme dans les magnifiques forêts, pleines de sève et de végétation
qui nous entourent.
Dans six jours je serai à Paiis, dans six jours, je vous dirai tout ce que
je n'ai pas la place de vous écrire. Recevez mes admirations perpétuelles
et les remercîmens sans nombre de tout Mortfontaine.
Votre ami partout,
Emile.
Ceux que le goût de nos poètes romantiques pour les calem-
bours et les coq-à-l'âne, étonnerait, n'ont qu'à se reporter au
chapitre XXVIII du Victor Hugo raconté, intitulé : Bêtises que
M. Victor Hugo faisait avant sa naissance, on se rendra compte du
plaisir qu'il prenait à composer « épigrammes, madrigaux, logogri-
phes, acrostiches, charades, énigmes, impromptus ». (Victor Hugo
raconté, édit. 1863, t. I, p. 277). Il serait intéressant de suivre à travers
l'œuvre d'Hugo, comme dans Emile Dcscham})s, ce qu'on pourrait
appeler la veine marotique ou plutôt la tradition des grands rhétori-
queurs.
APPENDICE IV
Nous devons à M. Baldensperger, qui avait à sa disposition, avant
la guerre, les manuscrits d'A. de Vigny, la bonne fortune d'avoir pu
consulter en 1913 ce cjue le ])oète avait conservé dans « un de ses porte-
feuilles » de la traduction de Roméo.
540 APPENDICES
Ces fragments se présentent comme une sorte de brouillon, écrit
de sa main, de deux états différents de la traduction : l'un relativement
récent, daté de 1856, l'autre plus ancien et qui est probablement de
1826.
Nous avons lu sur la première page du manuscrit cette mention
au crayon : 4^ et 5^ actes à refaire, une date : 1856 et ce jugement :
maui^ais, incorrect, écrit trop i^ite en 1826 et en se jouant. Signé : Alfred
de Vigny, et plus bas en marge cette note : commencé ou plutôt recom-
mencé ce juillet 1856. Vigny eut probablement l'intention de
reprendre à cette date sa traduction de 1826. Il ne paraît pas avoir
été loin dans cette voie : Des trois premiers actes, surtout du II et
du III, il n'esquissa que le scénario.
« Alfred de Vigny, nous dit Emile Deschamps, avait traduit en 1826
les deux derniers actes. » C'est probablement le brouillon de ces deux
actes que nous présente le 2^ état dont nous parlons plus haut. Ce
2^ état est sur un autre papier que le 1^^, l'écriture est de la même
main, mais beaucoup plus jeune.
Le style de cette traduction est fort différent de celui de Des-
champs. La traduction d'Emile Deschamps est complètement
refondue, récrite à loisir, en vue de la lecture, par un virtuose de l'art
des vers. Elle devait beaucoup différer de la traduction de premier
jet qu'il avait écrite en 1826 et que nous n'avons pas retrouvée. Quoi
qu'il en soit, la traduction de Deschamps, recueillie avec celle de
Macbeth dans l'édition de 1844 et qu'on retrouve à quelques change-
ments près dans ses Œu9res complètes donne une impression très
différente de celle qu'on retire de la lecture du manuscrit d'Alfred de
Vigny. Vigny vise avant tout à l'effet scénique, il est rapide et concis ;
il abrège Shakespeare. Sa traduction, moins artiste que celle de Des-
champs, paraît plus fidèle, illusion qui tient à ce qu'elle est plus
prosaïque et produit un effet de naturel et de simplicité plus
dramatique.
Le style d'Emile Deschamps, comme nous le savons, est fort
complexe : bien écrire était sa grande affaire. Sensible à la forme
comme il l'était, il a subi plus qu'un autre les influences des écoles
successives qu'il a traversées et nous avons montré tout ce que ce
romantique conservait dans l'art d'écrire, en plein xix^ siècle, non
seulement des procédés surannés de l'école pseudo-classique de l'Em-
pire, mais aussi des traditions gracieuses des poètes mondains du
xviii^ siècle. ^ igny qui a subi les mêmes influences n'en a pas con-
servé des traces aussi fortes, et son style, dans cette traduction parti-
culièrement, a quelque chose de plus dépouillé, de plus nu.
APPENDICES
541
Quelques exemples feront valoir la différence que nous désirons-
signaler.
Traduclion de Vigny.
Acte IV, fragment dé l'entretien dk
Juliette et de frère Laurence
Laurence.
Écoutez un projet — espérance lointaine
Que vous seule à présent pouvez rendre cer-
[taine ;
Pour l'adopter au prix r]>ie je vais vous offrir
11 vous faut du courage autant que pour
[mourir.
— Vous qui parlez de mort comme d'une
[espérance,
De feindre cotte mort aurez-vous l'assurance?
Juliette.
Je feindrai lout plutôt que d'épouser Paris.
Je veux, je veux le fuir à tout risque, à tout
[prix.
Dites ^■os volontés, je les adopte toutesj
Dites-moi d'aller seule et sur les grandes
[routes,
Au milieu des brigands qui les bordent tou-
[jours,
De descendre sans vous les débris de ces
[tours.
Cachez-moi dans la nuit au fond d'un cimc-
[tière ;
Quand je devrais y voir un mort dans son
[linceul,
Chose pleine d'horreur ! dont le récit lui seul
Me faisait frissonner hier. Eh bien ! n'im-
[porte !
Je vous obéirai, je serai brave et forte,
Afin de me garder pure à mon bicn-aimé.
Lauhknce.
Eh bien ! avec un cœur de tant de force armé
Rentrez chez vos parens. Là, montrez-vous
[sans crainte
Et sans rien alTecter, sans effort, sans con-
[trainte,
Dites-leur qu'à Paris vous donnez votre
[main,
Que vous vous résignez à leurs voeux. —
Mais demain.
Le soir, prenez colle eau par mes soins dis-
[lillée.
Vous sentirez en vous, avec elle coulée,
L'nc froide torpeur dans vos membres sur-
[pris.
Elle saisira tout, votre sang, vos esprits.
D'un sommeil Ictliargiquc elle sera suivie,
Et nul souille dans vous ne trahira la vie ;
Vos lèvres où sourit la jeunesse en sa fleur,
Ëebangeront soudain leur brillante couleur
Traduction de Deschamps.
Acte IV, se. ii.
Laurence.
Juliette, le ciel m'a peut-être inspiré.
Mais il faudrait un acte aussi désespéré
Que votre malliour même et l'état de votre-
[âme...
0 ma fille, si vous, faible et timide femme.
Vous ne frémissez pas de vous donner la
[mort.
Seul crime sans pardon, puisqu'il est sans
[remoid I
Vous aurez bien le cœur de tenter, il me
[semble,
Un moyen qui n'est pas la mort, mais lui
[ressemble.
Si vous vous en sentez la force, je poursuis.
Juliette.
Ah ! dans le désespoir effroyable où je suis,
Il n'est rien qu'à présent mon courage
[n'affronte.
Oui, dites-moi, plutôt que d'épouser le comte,.
De me précipiter du haut de cette tour.
Enchaînez-moi bien loin sur un mont, nuit
[et jour,
Hanté par les lions, à l'ardente crinière ;
Ou bien ordonnez-moi de forcer une bière
Et de m'envelopper dans le même linceul
Que le mort, étonné de ne plus dormir seul !...
Commandez-moi 'ces mille horreurs que l'on
[abhorre,
Dont le nom me glaçait le cœur, hier encore,
J.e vous obéirai sans crainte aveuglément,
Pour me garder intacte et pure à mon amant.
DoM Laurence.
Eh bien ! rentrez chez vous, prenez un air
[de joie.
Acceptez ce Paris que l'hymen vous envoie.
C'est mercredi, demain — demain soir ayez
[soin
De fermer votre chambre, et qu'on s'en
[lienne loin.
Enq)ortez celle fiole et vous la boirez toute,
Quand vous serez au lil, sans en j)erdre une
[goutte.
Dans vos veines, soudain, le breuvage glacé
Se répandra, — le pouls, le cœur auront
[cessé ;
Nul souflle, ni moiteur n'attestera la vio ;
La rose à votre teint, à vos lèvres ravie,
Les laissera — l'éclair qui fuit n'esl |ias si
[prompti
542
APPENDICES
Pour la teinte livide et sombre de la cendre.
Vos yeux se fermeront ; on y verra descendre
Ce voile que sur nous abaisse avec effort
Le doigt inexorable et pesant d^ la mort.
Et ce sommeil sera de quarante-deux heures.
Le lendemain matin, lorsqu'ouvrant vos
[demeures
On préparera tout pour un lever joyeux,
Vous apparaîtrez pâle et morte à tous les
[yeux.
Alors le front orné de fleurs, et le visage
Tout à fait découvert, comme c'est notre
[usage,
Vous serez transportée aux caveaux du palais
Avec tous vos a-eux issus des Capulets.
J'écris à Roméo qu'à Vérone il so rende
Afin qu'avec moi seul, dans la tombe il
attende
Le moment infaillible où le réveil viendra ;
Et sur l'heure à Mantoue il vous emmènera ;
Pourvu que jusque-là nulle crainte de femme
N'aille, à l'instant d'agir, intimider votre
[âme.
Juliette.
Donnez ; ne parlons plus de terreur entre
[nous.
Laurence.
Prenez donc. Moi, je vais écrire à votre
[époux.
Et nous pourrons tous trois faire face à
[l'orage.
Juliette.
Que l'amour à présent me donne du courage !
Pâles, comme la cendre, où s'abîme mon front;
Un réseau terne et mat couvrira vos pru-
[nelles,
Semblable au voile épais des ombres éter-
[nelles ;
Tout votre corps, privé de sève et refroidi,
Sera tel qu'un cadavre, immobile et roidi...
Et vous serez ainsi pour quarante-deux
[heures.
Puis, reprenant votre âme aux célestes
[demeures,
Vous vous réveillerez comme d'un frais
[sommeil !
Jeudi, pourtant, Paris, devançant le soleil,
Viendra, des fleurs en main et la joie au
[visage...
Il vous trouvera morte ! — Alors, selon
[l'usage,
Avec vos beaux atours et le front découvert,
Des bras vous porteront dans le sépulcre
[ouvert
A vos aïeux, dormant sous leur couche de
[glace.
Et les Capulets morts vous feront une place.
Dans l'intervalle, avant votre réveil certain,
Par mes lettres, instruit de tout votre destin,
Roméo reviendra, furtif, et la nuit même,
Vers son heureux exil conduira ce qu'il aime.
Voilà l'expédient qui pourra vous sauver...
Si quelque peur d'enfant ne vient pas l'en-
[traver.
Juliette, prenant la fiole.
Donnez, oh ! donnez-moi ; ne parlez pas de
[crainte.
Soutiens ma force, amour ! c'est pour ta
[cause gainte !
Scène vi.
Juliette, seule.
Adieu, vous tous. — Dieu sait quand nous
[nous reverrons !
(Elle ferme la porte avec soin.)
Je sens courir en moi les frissons de la
[crainte.
Il me semble déjà que ma vie est éteinte.
Si je les rappelais, puisque je tremble ainsi !
(Elle appelle.)
Ma nourrice ! — Eh ! mon Dieu ! que ferait-
[elle ici ?
Je dois seule assister à la funèbre scène.
— J'irai, fiole effrayante, où ton philtre me
[mène,
— Mais... s'il était sans force, il faudrait
[donc demain
Laisser prendre à Paris tous ses droits sur
[ma main ?
Scène vi.
Juliette, seule...
Adieu, dis-je ; Dieu sait quand nous nous
freverrons !
(Elle ferme la porte.)
Un frisson de frayeur glace mon sang —
Les rappeler : [courons
(D'une voix tremblante.)
Nourrice !... à quoi bon ! Terreur lâche !
Je dois seule accomplir ma formidable tâche.
(Elle prend la fiole cachée .sur elle.)
Viens, breuvage enchanté ! — cependant,
[sur mon corps
S'il était sans pouvoir ! me faudrait-il alors
Épouser Paris ? non.
(Déposant le poignard près de son lit.)
Voilà ma sauvegarde ;
Toi, dors à mon côté, — mais si (que Dieu
[m'en garde 1)
APPENDICES
543
Non, non, que ce couteau m'en préserve et
[me reste.
(Elle prend le poignard.)
— Mais... si c'est un poison ? par un calcul
[funeste
Si Laurence veut fuir la honte d'allier
Ce second mariag* aux sermens du premier.
Oui, je le crains. — Pourtant j'y pense, on
[le renomme
Dès longtemps et partout comme un bon et
[brave homme.
Ah ! n'entretenons pas ce mauvais senti-
fment !
Mais quoi! si, disposée au fond du monument.
Je me réveille avant que Roméo ne vienn»
Et que de l'avertir le frère ne se souvienne...
— Voilà ce qui vraiment devrait ra'épou-
[van'.er.
Sortir de cette voûte ? on ne le peut tenter.
Dans ce sombre caveau de marbre et sous la
[terre
On ne doit respirer aucun air salutaire.
Ce marbre, pour toujours s'il allait me glacer.
Roméo, je pourrais mourir sans t'embrasser !
— Et même sans mourir, n'est-il pas vrai-
[semblable
Que trop tôt réveillée en ce lieu lamentable
Où la nuit et la mort si longtemps répandront
La terreur dans mon âme et l'ombre sur
[mon front,
Où de mes grands-parens l'antique réceptacle
D'ossemens entassés m'offrira le spectacle.
Où Tybalt, tout sanglant encor, déposé seul.
Dormira près de moi, couché dans son lin-
[ceul.
Où les spectres, dit-on, sortant de leurs
[demeures,
Viennent se réunir à de certaines heures,
Jetant des cris qui font que la raison se perd.
Hélas ! hélas ! sans doute en ce cas'eau désert
Le délire entrera dans ma tête affaiblie.
Je me relèverai, j'irai dans ma folie
Profaner des aïeux les restes assemblés.
Briser en me jouant leurs ossemens troublés,
Et dons l'accès auquel il faut que je succombe
J'irai frapper mon front sur l'angle d'ime
[tombe.
— Oh ! regardez Tybalt ! je crois le voir
[marcher,
Spectre sanglant, horrible, il vient ici chcr-
[cher
La main de Roméo qui de son sang tremjiée
Enfonça dans son corps la pointe d'une épée.
— Arrclcz, ô Tybalt ! mon époux, attends-
[moi.
Ceci va me conduire et je le bois à toi.
(Elle se soudent un instant aux rideaux
du lit el finit par y tomber endormie,
vaincue par la liqueur.)
Si c'était un poison qu'en ma main eût remis
Le moine, dans la peur de se voir compromis
Par ce second hymen, lui, dont la voix com-
[plice
M'unit à Roméo ! — Je le crains ; — ô
[supplice !
En y songeant, ma crainte est de la déraison ;
Laurence est un saint homme ; — est-ce là
[du poison ?
Je n'en crois rien.
(Elle s'assied, et après avoir rêvé long-
temps.)
Mais quoi ! si par un sort contraire,
J'allais me réveiller dans mon lit funéraire
Avant que Roméo ne vînt pour me sauver !
O l'effroyable idée impossible à braver !
Ne serai-je donc pas sans secours, suffoquée
Dans cette voûte, au loin, sous terre, pra-
[tiquée.
Dont le seuil ne reçoit ni l'air pur ni le jour !
N'étoufTerai-je point dans ce morne séjour
Sans revoir mon amant ! — ou, si je suis
[vivante,
N'est-il pas à penser que, prise d'épouvante,
A l'horreur de la nuit, à l'horreur du trépas,
Au vol lourd des hiboux vers leurs hideux
[repas,
Seule, en ces froids caveaux, ces humides
[murailles.
Réceptacle profond de tant de funérailles.
Des corps de mes aïeux d'âge en âge encom-
[brés.
Que Tybalt, encor frais, les bras de sang
[marbrés.
Vient de se faire ouvrir, qu'à des heures
[certaines.
De longs spectres, dit-on, visitent par cen-
[taincs...
Hélas ! hélas ! n'est-il pas probable que, moi,
M'éveillant au milieu de ces objets d'efîroi.
Aux cris plaintifs des morts dont l'âme se
[désole...
Oui, oui, si je m'éveille alors, — je serai
•• [folle !
Qu' sait, si dans la fièvre, où seront mes
esprits.
Je n'irai point, farouche, insulter les débris
De mes ancêtres, rois d'un peuple mortuaire,
Arracher, tout sanglant, Tybalt de son suaire.
Et, par un sacrilège et sombre égarement,
M'armer d'une croix sainte ou de quelque
[osscment.
Comme d'une massue, et m'en briser le crâne.
Oh ! que vois-je ? Tybalt ! — c'est son ombre
[profane
Qui cherche Roméo ! — Monstre, arrête ! —
[Eh quoi ! quoi !
Tu veux, — mon Roméo ! tiens ! tiens I je
[bois à toi.
544
APPENDICES
Fragment de l'acte V. Acte V, se. m.
(Monologue de Roméo).
C'est là qu'ils l'ont placée — ô mon trésor, ■
[ma femme ! 0 mon ange adoré, Juliette ! la mort
La mort en emportant ton sorfïle avec ton A de ta pure haleine aspiré Tambroisie,
[âme Mais ne t'a point encor tout entière saisie !.,.
N'a pas eu de pouvoir eneor sur ta beauté. Non, tu n'es pas conquise, et devant ta
Jusque dans le cercueil ton trésor t'est resté. [beauté,
Non, tu n'es pas conquise et l'ombre où tu De son pâle étendard le vol s'est arrêté !
[reposes La beauté vit toujours sur ton front qui
De ta bouche adorée a conservé les roses. [repose,
Devant tant de beauté le trépas recula. Sur ta limpide joue et tes lèvres de rose :
Et son pâle étendard ne va pas jusque-là. Jusque dans le cercueil tu gardes ton trésor...
O Juliette, hélas ! comment es-tu si belle ? O pourquoi, Juliette, es-tu si belle encor !
Le spectre de la mort qui près de lui t'appelle, Non, de ce noir palais, où le temps n'a point
Préparant sous la tombe un hymen mons- [d'heure,
[trueux. Je ne sortirai plus. J'y fixe ma demeure.
De sa belle victime est-il donc amoureux ? Avec les vers, des morts cortège fraternel.
Je lui disputerai ses voluptés funèbres. Là, je veux établir mon repos éternel,
Et Roméo, couché dans ce lit de ténèbres. Abriter mon naufrage, et, repliant mes voiles,
Va pour l'éternité dormir, ô mes amours, Y secouer le joug des funestes étoiles.
Dans ce linceul glacé qui couvre tes atours. Viens, guide du malheur, pilote redouté,
Ici une variante. Sur l'écueil du néant... ou de l'éternité.
Avec les vers chargés du soin de tes atours Viens briser mon esquif fatigué de la vie !
Ici je veux rester et voir tes sombres voiles Poison, voici ton heure ! Allons, sois assouvie,
Arracher mes destins au pouvoir des étoiles, Passion du tombeau !
Que mon corps se repose enfin dans le trépas. (Il boit le poison.)
Mes yeux, jetez sur elle un regard, ô mes bras, Chère amante, je bois
Pour la dernière fois, soulevez ma Maîtresse ; A. toi seule ! — O mes yeux, une dernière
Mes lèvres, sur ce front, entre sa double [fois,
[tresse. Jouissez du bonheur de dévorer ses charmes ;
Par un sombre baiser scellez avec effort O mes bras, pressez-la sur mon cœur, gros
Le pacte illimité de l'homme avec la mort. [de larmes ;
(Au poison.) Et vous, mes lèvres, vous, qu'on ne peut
Et toi, viens, conducteur des âmes gêné- [refuser,
[reuses, Imprimez sur sa bouche un suprême baiser 1
Guide du désespoir aux régions heureuses,
Brise sur les écueils, pilote de l'Enfer, Que vois-je ? elle respire ! elle s'agite !
Mon vaisseau fatigué du travail de la mer.
Je bois à mon amour ! Empoisonneur fidèle
Tu ne m'as pas trompé, je brûle. Elle est
[mortelle
Et prompte, ta boisson. — O que par ce
[baiser
La moit vienne à mon cœur et vienne le
[briseï: ;
— Que vois-je ? elle respire et s'agite — ô
[prodige !
La comparaison de ces deux fragments suffit à nous donner une idée
de ce qu'aurait produit la collaboration d'Alfred de Vigny et d'Emile
Des champs.
Si Vigny avait corrigé les imperfections du brouillon qu'il nous a
laissé, il n'aurait pas trop trahi, grâce à la simplicité voulue de son
style, le réalisme puissant de Shakespeare, et Deschamps y aurait
ajouté le souci des nuances, un art subtil de raffiner l'expression qui
APPENDICES 545
est assez shakespearien, si Ion veut, mais qui est essentiellement sa
note à lui-même, un accent précieux, un air « dameret » qu'il a réussi
à garder jusque dans l'expression du pittoresque macabre, du fré-
nétique, comme on disait en 1830.
APPENDICE V
Propagande française dans l'europe septentrionale
A l'époque romantique
L'ouvrage du Major StaafT parut à Stockholm sous ce titre :
Urval ur Franska litteraturen, till dess ç'ànners och den studerande ung-
domens tjenst ejter tidsfoljd utarbetadt, af F. N. Staaff, capitame i
koningens generahtab och kongl. Si'ea Artilleri Reg^^, Lazare i Franska
spràket vid Kongl. Kriegs-akademien. — Stockholm, 1859-1861, 2 vol.
en 4 tomes in-8''.
Cet important recueil se divise en 4 parties : I. Des origines à 1715 ;
II. De 1715 à 1790 ; III. De 1790 à 1830 ; IV. De 1830 à 1860. Après
une introduction composée d'un Essai sur la littérature française dès
son origine et d'un petit cours préparatoire, chaque section se présente
avec une introduction particulière et deux séries de morceaux
choisis les uns parmi les prosateurs, les autres parmi les poètes.
L'introduction de la première section est empruntée au Siècle de
Louis XIV, de Voltaire (ch. XXXII). L'introduction de la IK section
est faite de jugements empruntés à l'abbé Drioux, à d'Alenibcrl,
à Palissot, à Victor Hugo (sur Voltaire), à M. de Baranle (sur J.-J.
Rousseau). — Les deux dernières sections consacrées à la préparation
du Romantisme, au Romantisme lui-même et à la période contem-
poraine sont de beaucoup les plus considérables pour l'étendue et le
nombre des notices et des extraits comme jiour l'im|iortancc des
introductions.
La section III<^ contenant l'époque depuis les premiers temps de
la Révolution française jus<[u'à l'avènement de Louis-Pbilippe (1790-
1830) est précédée d'ime introduction : I. Sur la littérature di; la
llévolul Min, par \iiiet ; II. Sur la ht I (rature de ri'.fupirc, ])ar Vinci :
llf. l"-s|iril littéraire de la Restauration, .])ar Deniogcot ; I \'. Ré-
flexions et jugements littéraires, de llerrig et Burguy.
35
546 APPENDICES
La dernière section commence par une introduction sur la littéra-
ture française contemporaine ainsi divisée : I. La littérature française
de 1830-1848, par Gustave Planche (Extr. d'un article paru dans la
Rei'ue des Deux- M ondes, mai 1855, sur VHistoire de la littérature
française sous le gouvernement de juillet, par H. Xettement). II. Juge-
ments littéraires détachés, par Demogeot (Ilist. de la littér. jr. jus-
quen 1830, ch. XLYI). A. Renaissance de la poésie. — B. La critique
et l'histoire (Ibid., ch. XLVII). — C. L'Ecole romantique, {Ibid.,
ch. XLVIII). — III. Médaillons et camées, par Auguste Dcsplaces
(Galerie des poètes vivants). Conclusion, par Demogeot.
Dans le chapitre consacré à l'Ecole romantique, après avoir dégagé
le caractère dominant de l'œuvre de Béranger, de Lamartine, d'Hugo,
de Gautier, de Vigny, de Musset et de Sainte-Beuve, après avoir
résumé dans ce dernier trait son jugement sur Sainte-Beuve, poétique
et critique : « Esprit délicat et flexible, qui sait tout comprendre, tout
deviner, tout exprimer avec une grâce charmante, » Demogeot
s'exprime ainsi sur les frères Deschamps :
En parlant d'esprit et de grâce, nous n'aurons garde d'oublier les deux
frères Deschamps : l'un, Emile, l'auteur des Études françaises et étrangères,
doué d'un style léger et facile que M. Hugo n'a pas cherché et que de Vigny
n"a pas atteint ; l'autre, Antoni, le traducteur de Dante, plus mâle, plus
ferme, comme l'exigeait son œuvre : tous deux trop insoucieux de leur
renommée et daignant à peine ou continuer d'écrire ou recueillir les jolies
pièces dont ils parsemaient nos revues, (p. 46 du tome IV du Recueil
Staaff. édition 1859-1861.)
Les jugements tendancieux de Gustave Planche, les jugements
plus mesurés, mais timorés aussi du circonspect Demogeot, ris-
quaient peut-être d'égarer l'opinion européenne sur la véritable
portée du Romantisme français. Mais il faut tenir compte de l'impos-
sibilité où se trouvaient ces contemporains, de voir dans son ensemble
et sous son véritable jour, un mouvement d'esprit d'une importance
aussi grande que le Romantisme, et constater que dans le détail un
critique aussi fin que Demogeot a su porter sur deux poètes comme
les Deschamps le jugement de la postérité.
De 1867 à 1873 parut une édition française du Recueil du major
Staalï' considérablement augmentée au point de vue bibliographique.
Pourvue d'appendices abondant en notices biographiques sur les
auteurs, elle est encore pour l'étude des poètes mineurs du xix® siècle
jusqu'en 1870 un ample répertoire de renseignements.
L'influence des idées de Thaïes Bernard sur la composition de
ce recueil est manifeste. Ce livre ne se borne pas à la France.
APPENDICES D4/
Tout écrivain qui s'est servi de la langue française avec habileté, qu'il
soit Belge ou Suisse, qu'il soit né au Canada ou à l'île Maurice, est cité
honorablement dans celte œuvre avec une notice biographique qui le
fait connaître du lecteur. (Tome I de l'édition franc., p. 22.) La poésie
])(tpulaire y est largement représentée : Le major Staaff... s'est cru obligé
'de faire connaître par des traductions partielles les poètes du Béarn,
de la Provence, de la Gascogne, du Languedoc... (p. 25.)
APPENDICE VI
RECIIID PACHA
Voici en quels termes Emile Deschanips nous renseigne sur Re-
cliid Pacha, dans une de ses Chroniques du mois du Journal des
jeunes personnes (janvier 1846) :
Reschid Pacha" (|ui a été longiemps aml)assadeur de la i*orte otto-
mane à Paris, applique maintenant clans la haute administration des
aiîaires de son pays les principes d'équité et de tolérance qu'il a puisés
parmi nous et aussi dans son cœur de poète... Reschid Pacha se trou-
vait un soir, dans un salo.i du faubourg Saint-Germiin, où une jeune
personne, fraîche comms une rose, chantait comme un rossignol, et Son
Excellence improvisa dans sa langue les vers suivants...
Deschamps cite ensuite sa trans])osition en vers français du
]toème turc et ([u'il a intitulée : Rose-Rossignol (cf. Poésies de
J'hnile et Antoni Deschamps, 1841, p. 106).
.Moustafa Rechid Pacha fut un des plus habiles et des plus
lil)éraux parmi les diplomates de la Turquie du xix^ siècle. Né en
1700, mort en 1858, il commença sa carrière de négociateur lors de
la ]taix d'Andrinople, en 1820, cl fui ambassadeur à Paris eu
1834-3(i, à Londres, 1830. Il occupa six fois, de 1840 à 1857, dans
celle ■|)ériode agitée de l'histoire de son ]iays, le ]iosle de grand-
\ i/.ir, et nous iH- IroMNOHS que dans la nolicc, (juc lui consacre la
JliograjjJiie Michaud, nue allusion iiipidc à sr»n g<>ùt |)(Mir la pf>ésie
flans sa jeunesse.
Elias Joliii Wilkiusuii Ciilil). dans l'ouvrage inlilnlé : .1 Uislory
of Ottoman poetry (Lojiddii. I!)00-1000, <! \(il. in-8*^), signale le rôle
érninf'ut de rbonimc dlJal, relaie la jtnbliral i<ui de ses écrits poli-
548 APPENDICES
tiques en prose, par Tevfiq Bey, le montre en relations avec les
poètes romantiques ottomans de l'époque : Akif Pacha et Pertev
Pacha, protégeant Chinasi Efendi et Ziyé Pacha, mais ne cite
aucune œuvre poétique de lui. (Tomes IV et V.)
Voir en outre une courte notice dans VEssai sur Vhistoire de la
littérature ottomane, par K. J. Basmadjian. Constantinople, 1910,
in-80 p. 181.
BIBLIOGRAPHIE
ŒUVRES DKMILE DESCIIAMI'S
On Irnin-cin dans les Qiuvres complètes
d Emile Deschamps, parues chez Lemerre, en
1872, l'ensemble des poèmes, contes, liadurlions,
essais divers, que nous avons étudiés dans ce
travail. Nous ne mentionnerons dans la Biblio-
graphie de ses écrits que ceux qui ont été lires
à part, ou que nous avons pu retrouver dans les
périodiques ou recueils collectifs du xix*-' siècle.
LES MANUSCRITS
Les inédits que nous publions dans cet ouvrage
proviennent des collections suivantes :
\° Collection des manuscrits et correspon-
dances conservés à la Bibliolh'que de Versailles :
Fonds Emile Deschamps, constitué par un legs
de A/""^ Léopold Puignard, arrière- petite-nièce
du poète.
2" Collection des manuscrits et correspondances
conservés par M"'" Léopold Paignard au château
du Rocher, à Savigné-l' Evèque (Sarthe).
3° Archives laniartiniennes de Saint-Point,
conservées au château de Saint-Point (Saône-
et-Loire), par M. el M"^" de .\oblet.
\" Archives de la famille Mortier de La Size-
ranne, conservées à Tain (Drame), par A/""-' de
La Sizeranne el MM. Maurice cl Robert de La
Sizerannr .
5° Collection de .M. (iustave Simon, éditeur
des Œiivri-s i-oiiiplèli-s de \'ictor Hugo, impri-
mées par i Imprimerie Sutionale.
6. Collection Spoelberch de Lovenfoul, con-
servée au Musée Condé, à ('hantilly, et classée
par M . Georites Vicaire. Emprunts aii.c dossiers
Balzac : A. 313, fol. 208 m 271 ; dossier Théo-
phile (laulier : i'. r)!(3, fol. 2X.:) à 301 ; dossier
Sainte-Beuve : [). 551, fol. 20'. ; 1). 5Î)5, fol. 11 ;
I). 5'Jti, fol. 23 ; I). 000, fol. 370 à 125 ; I). 011.
LKS IMPRIMKS
Paris, A. Lemerre,
Œuvres complètes... —
1872-1874. 6 vol. in-IS.
1-2. Poésie.
3-4. Prose.
5-6. Théâtre.
POESIE
La Paix conquise, chant prophétique... 1 ?1 2.
— Paris, impr. de J. Graliol, 1812. In-S».
La Colombe du chevalier, romance. Cf. Alnia-
nach des Muses, 1816.
Odes d'Horace à Quintus Ilirpinus et à Val-
gius. Cf. Conservateur littéraire, 1820, t. IL
La Cloche, poème traduit de Schiller. Cf.
Conservateur littéraire, 1821, t. III.
La Noce d'Elmance... Cf. Annales de la lilté-
ralure el des arts [bulletin littéraire de la
Société des Bonnes Lettres]. 1822, t. IX.
Plainte de la jeune Emma. Cf. Annales roman-.
tiques, recueil de morceau.t choisis de liltéralure
contemporaine, 1825.
Je suis mort. — Vers inscrits sur les ruines du
château d'Arqués. — L'âne et le rossignol.
Cf. Annales romantiques, 1826.
A. M. le Comte Alfred de V. — Le Fleuve. —
La Lampe. — A M'"'' Anna D*** (romance),
sur une vue des Maisons d'Ecouen et de
Saint-Denis, où elle a été élevée. Cf. Annales
romantiques, 1827-28.
Etudes françaises et étrangères. — Paris,
U. Canel, 1828, in-S".
— 1828. 20 éd. — Ibid., in-8°.
— 1829. 3" éd. — Ibid., in-8".
— 1829. 4» éd. — Paris, A. Levavasseur.
In-8" [éd. corrigée et augm. de 8 pièces nou-
velles].
550
BIBLIOGRAPHIE
Sonnet. — Le Tombeau du poète. Cf. Annales
romantiques, 1829.
A la mémoire de Joseph Delorme. Cf. Annales
romantiques, 1830.
Monologue de Macbeth avant de tuer Duncan.
Cf. Keepsake français, ou Soui>enir de litté-
rature contemporaine, recueilli par J.-B. A.
Soulié... l"'*' année, 1830. — Paris, Giraldon,
Bovinet. In-S",
Saint-Germain. Cf. Annales romantiques. 1831.
L'Émeraude... Cf. U Emeraude, morceaux choisis
de littérature moderne. — Paris, U. Canel et
A. Guyol, 1832. In-8».
Le Retour à Paris, révélation. [Sous le titre de :
Départ.]. Cf. Antiales romantiques, recueil
de morceaux choisis de littérature contempo-
raine. 1832.
Retour à Paris, révélation... — Paris, V. Canel,
1832. In-8°.
Barcarole napolitaine. Cf. Annales romanti-
ques. 1833.
Le Plus beau des concerts (A Madame B**[os-
cary] de V*** [illeplaine]. Cf. Le Diamant,
Souvenirs de littérature contemporaine... —
Paris, L. Janet, 1834. In-8o.
Etrennes de la Jeunesse, dédiées aux deux
sexes, par MM. Emile Deschamps, Vicomte
Walsh, Jules de Saint-Félix, Comtesse
Dash, etc. — Paris, Journal de la jeunesse,
1836. In-16.
Les Deux Italies... Cf. h'Ecrin, recueil de i'2 gra-
vures anglaises, accompagnées d'un texte en
vers français, par divers auteurs... — Paris,
Delloye, 1837. In-4o.
Poésies d'Emile et Antoni Deschamps. Nou-
velle édition... — Paris, H.-L. Delloye,
1841. In-18.
Aux Orphéonistes. Mars 1847. — Paris, impn
de Claye (1847). In-8°.
Fête au profit des inondés de la Loire... donnée
dans la salle du Conservatoire, le 21 février
1847. Prologue... — Paris, Amijot, 1847.
In-80.
Le Grand frère à la crèche... — Versailles, impr.
de Montalant'Bougleux (1852). In-S".
Petit proverbe et apologues pour la distribu-
tion des prix chez les Sœurs de la Charité de
la paroisse Notre-Dame, à Versailles, le
16 août 1853... — Versailles, impr. de Mon-
talanl-Bougleux (1853). In-8°.
Ronde des écoliers. Suivi de : Le Mendiant. —
Versailles, impr. de Montalant-Bougleux
(1853). In-8<>.
Petit prologue pour la distribution des prix
chez les Sœurs de la Charité de la paroisse
N.-D. à Versailles, le 14 août 1854... — Ver-
sailles, impr. de Montalant-Bougleux (1854).
In-80.
Pour la fête donnée le 5 janvier 1856 par le
corps municipal au nom de la ville de Ver-
sailles, à l'occasion de l'arrivée des braves
soldats de l'armée d'Orient. Poésie... — Ver-
sailles, impr. de Montalant-Bougleux (1856).
In-80,
Poésie pour l'inauguration de l'école de Bee-
thoven... le 27 octobre 1857... — Paris,
Impr. de N. Cliaix (s. d.). In-8°.
Aux mânes des enfants de Saint-Germain
morts devant Sébastopol. — Saint- Germain-
en-Laye, impr. de H. Picaull (1858). In-4°.
Prologue pour la fête de Notre-Dame-des-
Arts, à Beaujon, chez M. Gudin, le 9 avril
1858... • — Versailles, impr. de A. Brunox
(1858). Gr. in-80.
Comité du progrès artistique. Séance publique...
Poésie... — Paris, impr. de G.-A. Pinard
(1858-1859). In-80.
Lycée impérial de Versailles. Saint-Charle-
magne, 1859... Pièces de vers composées pour
cette solennité. [Par MM. Lomon et Aublé,
Georges Guy, C. Baihaut, élèves. Suivi dé :
la Saint-Charlemagne, par Emile Deschamps]
— Versailles, impr. de A. Montalant, 1859.
In-80.
Pour la grande fête militaire donnée dans
l'orangerie de Versailles, le 20 août 1859.
Hommage d'un convié malade. — ^'ersailles,
impr. de A. Montalant (1859). ^1-8".
Couplets chantés au banquet de la Saint-Char-
lemagne du lycée impérial de Versailles, le
28 janvier 1860. — Versailles, impr. de
A. Montalant (1860). In-S».
Misère et charité, poésie déclamée... à la fête
donnée le 20 novembre 1860... au profit de
la crèche Saint- Antoine. — Paris, impr. de
C. Jouaust, 1860. In-8o.
Le Roi aveugle, ballade traduite d'Uhland.
• Cf. Revue germanique, oct.-déc. 1860,
T. xn.
Fête de bienfaisance à Versailles. — Versailles,
impr. de Brunox (1862). In-4°.
La Cloche qui marche, légende de Gœthe. Cf.
Revue germanique, février 1863. T. XXL
Poésie, traduit du gascon de Jasmin : à M. Du-
mon, député, qui avait condamné à mort la
langue gasconne... — Cf. L'Union de Seine-
et-Oise, 22 juillet 1865.
Pré-Catelan, bois de Boulogne. Vers... pour la
fête donnée le 30 juillet 1865, par l'Académie
parisienne de Frotey-lez-Vesoul, au profit de
l'œuvre de la commune-modèle... La Goutte
d'eau, apologue oriental. — Paris, impr. de
E. Donnaud (1865). In-8».
Sonnets : Athènes, Jérusalem, Rome, Paris. —
Prière secrète (traduit du russe). Bouquet
d'un absent. Terza rima. Episode. Cf. Par-
nasse contemporain, recueil de vers nouveaux.
— Paris, A. Lemerre, 1866. In-8o.
Bois de Boulogne (Pré-Catelan). Vers... pour
la fête donnée le 31 mars 1866 par l'Académie
de la Commune-modèle, au profit du con-
cours cantonal d'éducation et d'Agriculture
de Frotey-lez-Vesoul... La Bague d'or, para-
bole. — Paris, impr. de E. Donnaud (1866).
In-80.
Prologue récité par M. Ludovic, directeur du
Grand Théâtre de Versailles, à la représenta-
tion au bénéfice des inondés, 4 novembre
1866. — Versailles, impr. de E. Aubert
BIBLIOGRAPHIE
551
(1866). In-8°. — Cf. aussi L'Union de Seine-
et-Oise, 7 novembre 1866.
Le Gant de la demoiselle, ballade traduite de
Schiller. Cf. Les Eiiieraudes, littératwe mêlée.
— Paris, Vc Renouard, 1867. In-4°.
Sur les Fleurs du mal, à quelques censeurs.
Cf. Baudelaire (Charles). Œuvres complètes
(1868).
Ville de Versailles. Cantate pour la fètc cente-
naire du général Hoche, le 24 juin 1868. —
Versailles, inipr. de Brunox (1868). ln-8°.
Comme quoi il fait toujours du vent autour de
la cathédrale de Chartres. — Triste... triste !
— La Rose. Cf. Parnasse contemporain... —
Paris, A. Lemerre, 1869, ln-8o.
Dernier mirage... sonnet. Cf. Sonnets et eaux-
forles... — Paris, A. Lemerre, 1869. In-4''.
Vers adressés à M. A. Miroir. Cf. JIiroir (A.).
La France en deuil, actualité... — Versailles,
1871. In-8°.
Le Sacrifice interrompu... Cf. Parnasse sati-
rique du A'/A'* siècle. T. I. — Bru.relles, Sous
le manteau [Kistemaeckers], 1881. 2 vol.
in-S".
POÉSIE DRAM A TJQ UE
Selmours de Florian, comédie en 3 actes et en
vers, par M*** [Emile Deschamps et Henri
de Latouche.]. [Paris, théâtre Favart, 3juin
1818]. — Paris, Dalibon, 1818; In-80.
Le Tour de faveur, comédie en 1 acte, en vers
[par E. Deschamps et H. de Latouche].
[Paris, Favart, 23 novembre 1818]. — Paris,
Ladvocat, 1818. In-S".
Macbeth et Roméo et Juliette, tragédies de
Shakespeare, traduites en vers français, avec
une préface, des notes et des commentaires.
— Paris, Comptoir des imprimeurs réunis,
1844, In-8''.
Macbeth [de Shakespeare], drame en 5 actes,
en vi-rs [Paris, Odéon, 23 octobre 1848]. —
Corbeil, impr. de Cretté (1849). ln-18.
— 1865. — Paris, Michel Lévy frères. In-fol.
(Théâtre conlçmporain illustré.. T. XXVlll.
690'^ livraison.)
CHROMQUES, CONTES ET NOUVELLES
Et ils s'appellent mari et femme. Cf. Muse
française : décembre 1823. 6* livraison.
Monsieur Godu. Cf. Muse française, 1823,
5* livraison et Œuvres complètes. T. III, p. 77.
Toutes sont coquettes. Cf. Muse française,
novembre 1823. 5* livraison.
Le Dégrevé récalcitrant, anecdote électorale.
Cf. Aluse française, janvier 1824. 1" livrai-
son.
Une comédie de société. Cf. Musc française,
févri<,-r 1824, 8° livraison.
Une journée en dilisence. Cf. .Musc française,
avril 1824. 10« livraison.
Les A[>partem<-iiig à louer... Cf. Paris, ou Le
J.i,.,- .hs I .■„i.u„. 1832.
Causeries dans le bateau [suite d'articles]. Cf«
Journal de la jeunesse. 1832-1835.
L'Enlèvement, nouvelle... Cf. Livre rose.
1832.
Le Gâteau des rois... Cf. Le Journal des jeunes
personnes. 1832.
René-Paul et Paul-René. Cf. Le Livre des
conleurs. 1832. — Réimprime dans les Contes
physiologiques, avec .\lea culpa. — Paris,
P. Hcnneton, 1854. In-16 ; et dans : Œuvres
complètes. T. 111.
Une matinée aux Invalides.... Cf. Paris, ou
Le Livre des Cent-un. 1832.
Meâ culpà, nouvelle. Cf. Cent une nouvelles
nouvelles. 1833, et Œuvres complètes. T. III.
Pantoufles !... Pantoufles !.... nouvelles. Cf.
Journal de la jeunesse. 1833.
Bains publics, nouvelle. Cf. Nouveau tableau
de Paris. 1834.
La Double confidence, nouvelle. Cf. Le Salmi-
gondis. 1834.
Mon Fantastique. Cf. Meille France et Jeune
France, 1834, et Œuvres complètes. T. III.
Miss Rosa. Cf. Le Journal des jeunes personnes,
1835.
Les Deux Salons, étude de mœurs. Cf. Le
Keepsake. 1836.
Dévouement possible. Cf. Echo de la jeune
France. 1836.
Les Ennuyés et les ennuyeux. Cf. Le Journal
des jeunes personnes. 1836.
Le Lion de Médine, nouvelle. Cf. Le Keepsake
français, 1836.
Alix de Kerven. Cf. Le Journal des jeunes per-
sonnes. 1838, et Les Emeraudes, littérature
mêlée. — Paris, V J. Renouard, 1868.
In-4°.
Franccsca de Palerme, nouvelle... — Cf. Le
Keepsake. 1838.
Chronique du mois. Cf. Le Journal des jeunes
personnes de 1845 et 1846.
Fanny, nouvelle. Cf. Les Sensilives, Album des
Salons... — Paris, V« L, Janct, 1847. In-fol.
Isabelle, d'après une légende du xv® siècle. —
Cf. Le Diadème. Album des salons... —
Paris, 1« L. Janct, 1847. In-fol
Contes physiologiques. René Paul et Paul
René. Meâ culpâ. — Paris, P. Hcnneton,
1854. In-16.
Réalités fantastiques. Biographie d'un lampion
par lui-même. Le Bal de noce. Pantoufles 1...
Pantoufles !... Mon fantastique. — ^ Paris,
P. llennelon, 1854. In-16. — Cf. aussi
Œuvres complètes. T. III.
Jeux et festins, chronique. — Cf. Les Topazes,
légendes, contes et poésies. — Paris, V" J.
Renouard, 1869. In-fol.
ESSAIS cniTI'jUES ET VOYAGES
Réponse do la Champenoise à M. de **', son
correspondant moral, politique et littéraire,
à Paris, n"' 1-7. — Arcis-sur-Aube, Paris,
Dalihon, ISI7. In-S».
)2
BIBLIOGRAPHIE
Lettres à David sur le salon de 1819, par quel-
ques élèves de son école... [Louis-François
Lhéritier, H. de Latouche, Emile Deschamps
et Ant. Béraud.]. — Paris, Pillet aîné,
1819. In-8°.
Biographie pittoresque des députés. Portraits,
mœurs et costumes, avec quinze portraits
et un plan de la salle des séances (par Henri
de Latouche, Pierre-Nic. Bert, L.-F. L'Héri-
tier et Emile Deschamps]. — Paris, Delaunay,
Pélissier et Ponlkieii, 1820. In-8°.
De l'Education et de l'instruction. Cf. Muse
française, juillet 1823. l''^ livraison.
De l'Egalité politique et sociale. Cf. Muse jran-
çaise, août 1823, 2* livraison.
Clémence Isaure et les Jeu.v Floraux. — Cf.
Muse française, 1^^ sept. 1823. 3« livraison.
Séance de l'Académie française. Cf. Muse
française, septembre 1823. 3® livraison.
X,es Romances du Cid de Creuzé de Lesser. Cf.
Muse française, novembre 1823. 5® livraison.
La (juerre en temps de paix. Cf. Muse française,
mai 1824. 11« livraison.
Lettre à l'éditeur du « Mercure » sur le '< Crom-
well » de M. V. Hugo. — Cf. Mercure du
XIX^ siècle, 1828. T. XX.
Etude sur les Contes philosophiques et sur la
Peau de Chagrin de Balzac. Cf. Revue des
Deux-Mondes, avril-juin 1831.
Biographie du général Daumesnil. — Paris,
P. Dupont, 1834. In-8° ; et Vincennes et le
Général Daumesnil. Cf. Œuvres complètes.
T. IIL
Philosophie grammaticale. Cf. Journal des
jeunes personnes. 1834.
Causeries littéraires et morales sur quelques
femmes célèbres. - — ■ Paris, à la Bibliothèque
universelle de la jeunesse, 1837. In-18.
Lettre. Cf. Bressier (Auguste). Fables et
poésies diverses. 3® édition... — Paris, 1837.
Ia-12.
Le Manuscrit en voyage. Préface... Cf. Devoille
(Augustin). Voix de la solitude. — .Paris,
Société bibliographique, 1838. In-8° : et
Deschamps (Emile). Œuvres complètes.
T. III.
Lettre au directeurde la Société bibliographique
Cf. Devoille (A.). Voix de la solitude... —
Paris, 1838. In-80.
Préface; Cf. Choix de poésies... — Paris, 1841.
In-12.
La Simple portraicture du Manoir-Beauchesne,
enrichie des blasons de moult poètes fran-
çois qui florissaient l'an de N. S. MDCCCXLI
et de deux vues du Manoir, par A. Dauzats.
— Paris, Challaniel, avril 1841. In-4°.
Hommage à Chérubin! : 1° Notice biographique
sur Chérubini ; 2° M. J.-J. Bouilly, auteur des
Deux Journées, à son... collaborateur Ché-
rubini, vers... ; 3° M. Emile Deschamps, à la
mémoire de Chérubini, vers... • — ■ Paris,
13, rue Feydeau, 1842. In-S».
Esquisse sur les Pyrénées, par M™^ la Vicom-
tesse de Satgé Saint- Jean, traduction fran-
çaise... Pvrénées Orientales. — Paris,
A. Bert. and, 1843. In-4o.
Préface. — Cf. Tenint (Wilhelm). Prosodie de
l'école moderne... — Paris, Comptoir des
imprimeurs réunis, 1844. In-18.
De l'Influence de l'esprit français sur l'Europe
depuis deux siècles. De l'état des arts en
France et de la position des artistes... [Mo-
lière et Louis XIV, à la fête de bienfaisance
donnée le 25 avril 1846, sur le grand théâtre
de Lyon, par l'Association des Artistes...]
— Paris, Amijol, 1846. In-8».
Philippe de Girard, inventeur de la filature
mécanique du lin. [Signé : Emile Deschamps,
25 janvier 1850.] — Versailles, impr. de
Montalant-Bougleux (s. d.). In-8°.
Notice biographique sur le chevalier l^ilippe
de Girard... — Paris, impr. de Guirandel et
Jouaust (1853). In-8°.
Lettre à l'éditeur. Cf. Plasman (Louis-C. de).
De l'Existence de Dieu... — Paris, 1852.
In-18.
Lettre... au traducteur. Cf. Dargenton (C).
Fleurs de poésip anglaise, avec la traduction
en vers français... — ■ Paris, 1859. In-12.
Préface. Cf. Nidoyet (Paulin-Fortunio). Les
Amours de Geneviève... nouvelle édition. —
Paris, 1862. In-18.
Jubilé de Shakespeare, 23 avril 1564-1864.
Toast au banquet de Paris. — Paris, Amyol
(1864). In-8o.
Versailles... Cf. Paris, Guide, par les principaux
écrivains et artistes de France. — Paris,
A. Lacroix, Verhoeckhoven et C*^, 1867.
In-80.
Le Vallon des Pyrénées, 1792-1804-1814. Cf.
Les Diamants, 2^ série, art, poésie, littérature...
— Paris, F« J. Renouard, 1868. In-fol.
Lettre à l'éditeur. Cf. Plasmax (Louis C. de).
Dieu et l'ouvrier... — Paris, 1872. In-18.
Alexandre Cosnard et Prosper Delamarre,
poètes. [Préface, par J. Chapelot]. — Paris,
Leroux (1876). In-32. (Extrait du Biographe,
journal illustré de photographies. 2^ vol.,
3'' livraison.)
BIBLIOGRAPHIE
553
II
OUVRAGES CONSULTES
Dans relie lahlr a/iilidhrlitjin', rjoiis n'a^'ons
luis releié le lilre des griinils répertoires généraii.r,
comme le Quérard, le BarbiiT, le Lorenz, etc.,
non plus que celui des œuvres des grands
écrii'uiris du A'/.V'^ siècle, auxquels rujus jaisons
jréquemment allusion dans cet ouvrage : Chateau-
briand, .W"<= de Staël, Chénier, Hugo, Vigny,
Musset, Lamartine, etc., ou bien nous ne le
faisons que lorsque nous avons une raison
particulière de le faire.
AoEORGES (Joseph). — Une miiitié de journa-
listes : Henri de Latouche et Honoré de Lour-
doueix. Cf. Correspondant, '2f> juillet 1909.
Anglemont (Edouard d'). — - I,é<rendes fran-
çaises. — Paris, L. Dureuil, 1829. In-S».
Apponyi (C'^ Rodolphe). — Vingt-cinq ans à
Paris (182G-1850). Journal du comte Ro-
dolphe Apponyi, attaché à l'ambassade
d'Autriche à Paris, publié par Krnest Dau-
det.... — Paris, Plon-yourrit, 19 Ki. ^ vol.
in-8".
Arnelle. — Pseud. de Clauzade (M""-' de).
AssE (Eugène). — Alfred de Vigny et les édi-
tions originales de ses poésies.... — Paris,
II. Leclerc et P^Cornuau, 1895. in-S".
— Les Petits romantiques: Antoine Fontaney.
— Paris, II. Leclerc et P. Cornuau, 1896.
ln-8».
AssELiNEAU (Charles). — Les Albums et les
autographes... — Alençon, Poulet-Malassis
et de Broise, 1855. In-S».
— Bibliographie romanti<(ue : catalogue ancc-
dotirjuc et pittores<[ue des édilioiis originales
des œuvres de Victor Hugo, Alliid de Vigny,
Prosper Mérimée, Alexandre l)umas, Jules
Janin, Théophile Gautier, Pétrus Horel, etc.,
etc.. 2» édition. — Paris, P. Houquette, 1872.
In-S".
— Histoire de la ballade... Cf. Banville
(Théodore de). Trente-six ballades joyeuses...
— Paris, A. Lenierre, 1872. In-8''.
— .Mélanges tirés d'une jietite bibliothèque ro-
mantique... — Paris, Pincebourde, 186().
ln-8'>.
AuHRV (Jean). — Verlaine et Sainte-Beuve.
Cf. Mercure de France, octobre 1919.
AiJDEBRANU (Philibert). — Un déjeuner chez
.Vlérv. Cf. Petits mémoires du XIX" siècle...
— Paris, C. Lévy, 1892. In-16.
Avant-propos sur la décadence de la poésie
légère. Cf. Almanach des Muses, 1810.
Baldenspërger (Fernand). — Esquiss<- d unr
histoire de Shakespeare en F'raiice. CI.
Eludes d'histoire littéraire, 2^ série. — Paris,,
Hachette, 1910. In-16.
Baldenspërger (Fernand). — Gœthe en
France, étude de littérature comparée. —
Paris, Hachette, 1914. In-8o.
— Schiller et C. Jordan. — Cf. Etudes sur
Schiller. — Paris, Alcan, 1905. In-8.
— Les Théories de Lavater dans la littérature
française. Cf. Etudes d'histoire littéraire,
2« série. — Paris, Hachette, 1910. In-16.
Banville (Théodore de). Petit traité de
poésie française... — Paris, A. Lemerre,
1872. In-IG.
— Cf. ToL'RNEU.v (.Maurice). Catalogue de la
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BoisjoLix (Claude-Augustin Vielh de'). —
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traduit de Pope... — Cf. Mercure français,
historique, politique et littéraire, 10 germinal
an VI-30 mars 1798. T. XXXII.
— La Forêt de Windsor, traduit de Pope...
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vie et les ouvrage de H. de Latouche... —
Paris, M. Lévy, 1867. In-8°.
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tique : Pauline de Flaugergues... Cf. Revue
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romances espagnoles imitées en romances
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— Les Romances du Cid, odcide, imitée de
l'espagnol... 'i" édition augmentée d' « Hé-
loïse » et des « Prisons de 1794», fioèmes du
même genre. — Paris, Delaunay, 1h;J6. In-S".
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— Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1888.
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impr. de Auberl, 1870. ln-8".
— Versailles pendant l'occupation (1870-1871).
Recueil de documents j)our servir à l'histoire
de l'invasion allemande... — Versailles,
L. Bernard, 1900. In-S".
— Cf. Gœthe. Conversations.
Deloncle de Vavrols (Cliarles). — Ver-
sailles, dédiée à Emile Deschamps. Cf. Les
Voix natales et nationales. — Paris, Dormiol,
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Leipzig, chez Arkstèé et Merkus, \li3.3 vol.
in-12.
— Recueil de nouvelles pièces philosophiques
concernant le différent renouvelle entre
Messieurs Joachim Lange... et Chrétien
Wolf..., 2" édition... — Leipzig, 1737. In-S".
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son plus intime ami, J.-M. Dargaud... —
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Paris, Société du « Mercure de France >', 1907.
In-80.
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Cf. L'Artiste, 1833. T. V, p. 260.
— Galerie des poètes vivants... — Paris, Z)i-
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du A'/A'« siècle. T. VII, p. 236.
Diderot (Denis). — Regr<!ts sur ma vii'ille
robe de chambre, ou .\vis à ceux qui ont
plus de goût que de fortune. Cf. Œuvres de
Denis Diderot, édition de 1708, tome IX,
p. 42.3-433 ; édition do 1821, lo.nr- III, p. 106-
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belge de librairie, 1844. In-32.
— Les Frères corses. [Mes infortunes de garde-
national.]... — Paris, H. Souverain, 1845.
2 vol. in-8°. (Bibliothèque de romans nou-
veaux. T. 89 et 90. Même ouvrage que le
précédent et dont l'idée a été empruntée à
René-Paul et Paul-René, d'Emile Des-
chanips.)
DuMERs.\N et Noël Ségur. — Chansons natio-
nales et populaires de France... — Paris,
Garnier frères, 1866. 2 vol. in-8°.
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M. Emile Deschamps [article anonyme]. Cf.
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M. Emile Deschamps [article anonyme]. Cf.
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Dentu, 1865. In-8°.
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Paris, 43, rue de La Ville-V Evêque, 1856-
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sous la Monarchie de Juillet. Cf. la Revue
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nuel critique et raisonné de livres rares,
curieux et singuliers, d'éditions romantiques,
d'ouvrages tirés à petit nombre... depuis
1800 jusqu'à nos jours... Supplément de
Brunet, do Quérard, de Barbier, etc., par
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1830, par le prince Elim. — iNolices sur les
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auf Grund amtlicher Quellen bearbeitet von
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d'une notice sur Alfred de Musset par son
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in-8°. (Le t. X intitulé : Œut^res posthumes...
contient la notice écrite par Paul de Musset.)
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ture française sous la Restauration. 2" édi-
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in-S».
— Histoire de la littérature française sous le
gouvernement de juillet... 2^ édition. -^
Paris, J. Lecoffre, 1859. 2 vol. in-8°.
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[Elim Mestscherski]... nouvelle édit. pré-
cédée d'une introduction par la C'^^^^ Dash...
- — Paris, Pagnerre, 1859. In-8°.
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d'Ecosse. — Paris, Barba, 1821. In-12.
— Le Rendez-vous de la trépassée, romance. Cf.
Essais d'un jeune barde. — • Paris, .l/™* Ca-
vanagh, 1804. In-12.
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en 3 actes... — Paris, Barda, 1820. In-8o.
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La Fayette (1815-1901). Cf. ISotre Pays,
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traduit par F. Roger-Cornaz. Cf. La Renais-
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de Musard à la reine Pomaré, la Présidente...
— Paris, Mercure de France, 1910. In-S".
— Muses romantiques... — Paris, Mercure de
France, 1908-1910. 3 vol. in-S».
Serbanesco (N.). — Leopardi et la France. —
Paris, E. Champion, 1913. In-8o.
(L'auteur, dans l'exemplaire de thèse, a
écrit son nom : Sirbanesci), et dans l'exem-
plaire de vente : Serban.)
Silvestre (Armand). — Au pays des souvenirs,
mes maîtres et mes maîtresses. — Paris,.
Librairie illustrée. In-16.
Simon (Gustave). Fd. Hugo (Victor). Œuvres
complètes... — Paris, Impr. nationale, 1893-
1914, 27 vol. gr. in-8".
Soumet (Alexandre). — Discours sur la tombe
de M. Jaojuos Deschamps de Saint-Amand.
— Cf. Journal des Débats et Quotidienne, du
12 mai 1826.
— La Divine épopée... — Paris, A. Rertrand,
1840. Iu-80.
Soutiiev (Robert). — Roderick, le dernier des
Goths, poème... [traduit par M. Bruguii're
de Sorsum.] — Paris, Rei/ et Gravier, 1820.
3 vol. in-8».
Spenlé (Jean-Edouard). — Novalis, essai sur
l'idéalisme ronianticiut^ en Allemagne. —
Paris, Hachette, 1904. In-8o.
- — Schiller et Novalis... Cf. Etudes sur Schiller...
— Paris, Alran, 1905. In-8°.
Staaff (.M.'ijor F. N.). — Urval ur Franska
litteraturen, lill dess viiiiners och den stude-
rande uiigdomi'iis tjenst efler tidsfiiljd utar-
betadt... — Stockholm, F. Westreit, 1859-
1861. 2 vol. en 4 tomes in-B».
3G
562
BIBLIOGRAPHIE
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de littérature framçaise... La Littérature fran-
çaise depuis la formation de la langue jusqu'à
nos jours, lectures choisies.. 2*^ édition... —
Paris, Didier, 1867-1871. 3 vol. in-S".
Staël (Anne-Louise-Germaine Necker, ba-
ronne de). — De l'AllemasTie... — Paris,
H. Nicolle, 1814. 3 vor. in-8oT
— Corinne (livre XIX, ch. vi, sur l'art gothique)
- — Paris, Garnier frères, 1865. In-8°.
— De l'Influence des passions sur le bonheur
des individus et des nations. • — • Lausanne,
Mourer el Paris, 1796. In-S».
— La Littérature considérée dans ses rapports
avec les institutions sociales... 3* édition.
— Paris, Maradan, 1818. 2 vol. in-S».
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Société d' imprimerie el delibrairie. 1905. In-8°.
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trad. J. .Janin, illustré par T. Johannot. —
Paris, E. Bourdin (s. d.). Gr. in-8°.
Strowski (Fortunat). — Tableau de la litté-
rature française au xix^ siècle. — Paris,
P. Delaplane, 1912. In-18.
Taine (Hippol\-te). — A propos de la mort de
George Sand. Lettre au directeur. Cf. Journal
des Débats, 2 juillet 1876. In8«.
Taphanel (Achillej. — Emile Deschamps à
Versailles. Cf. Revue de V Histoire de Versailles
el de Seine-et-Oise, février 1910.
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J. Lecoffre, 1872. In-S".
Tenint f^Vilhelmj. — Prosodie de l'école mo-
derne précédée d'une préface d'Emile Des-
champs et d'une lettre de Victor Hugo. —
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Jean-Jacques Rousseau, étude sur les rela-
tions littéraires de la France et de l'Angleterre
au xviii*^ siècle. — Paris, Hachette, 1902. In-S".
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xix^ siècle. I. Emile Deschamps et Henri de
Latouche... — • Paris, Société anonyme de
publications périodiques, 1902. In-8°.
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vers français... Préface de M. Gustave Lan-
son. — Paris, E. Champion, 1916. In-8°.
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française de 1800 à 1906. — Paris, H. Weller,
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annuelle des quatre Académies, du 24 a\t\\
1824. Cf. Mercure du XIX^ siècle, t. V, p. 173.
Thomas (P. Félix) . — Pierre Leroux... — Paris,
Alcan, 1904. In-8°.
Tissera>-d (Pierre). — L'Anthropologie de
Maine de Biran, ou la Science de l'homme
intérieur... — Paris, F. Alcan, 1909. In-S".
Tour>-eux (Maurice). — Article Alrnanacli
dans la Grande Encyclopédie.
— Catalogue de la bibliothèque romantique de
feu M. Charles Asselineau... précédé d'une
noiice biographique... et du Discours pro-
noncé sur sa tombe par !M. Théodore de
Banville... — Paris, Rouquelle, 1875. In-S".
— Emile Deschamps et Henri de Latouche. —
Cr. L'Amateur d'autographes, 1910.
— Henri de Latouche peint par lui-même et
par les autres... |Cf. Y Amateur d'autographes,
1910.
TuETEv (Alexandre). — Répertoire général des
sources manuscrites de l'histoire de Paris
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(19 floréal an" IIi, p. 402-477]. — Paris,
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de Léonard de Vinci, 3^ édition. — Paris,
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Van Tieghem (P.). — Ossian en France... —
Paris, P. Rieder, 1917. 2 vol. in-S».
Veuillot (Louis). — Du travail littéraire
[critique du romantisme]. Cf. Revue littéraire
el critique, pubCiée par la Société de Saint-
Paul. (Tome I., p. 61). — Paris, Debécourl,
1842. In-80.
Vicaire (Georges). — Manuel de l'amateur de
li\Te du xix* siècle, 1801-1893. — Paris,
A. RouqueUe, 1910. 7 vol. in-S".
Vigny (Alfred de). — Compte rendu du Retour
à Parut... Cf. Mercure du XIX^ siècle, 1832.
T. XXXVI. p. 113-120.
— Le .Journal d'un fjoète, recueilli sur les notes
intimes d'Alfred de Vigny, par Louis Ratis-
bonne. — Paris, ^L Lévy, 1867. In-18.
— 1913. Edition Gauthier Ferrières. — Paris,
Larousse. In-16.
— Lettres inédites. — Cf. Revue des Deux-
Mondes, jan\'ier 1897.
— 3Ianuscrit inédit de la traduction de Roméo
et Julielte [fragments], communiqué par
M. F. Baldensperger.
— Poèmes, Héléna, La Somnambule, La Fille
de Jephté, la Femme . adultère, le Bal, la
Prison, etc. — Paris, Pelicier, 1822. In-S".
Vincent (M^^ L..). — George Sand et le Berry.
— Paiis, Champion, 1919. In-8«.
Vinet (Alexandre). Etudes sur la littérature
française au xix"^ siècle. — Paris, 8, rue
Rumforl, 1949-1851. 3 vol. in-8«.
Waili-e (Victor). — Le Romantisme de Man-
zoni. — Al^er, P. Fontana, 1890. In-S°.
Wilde (Oscar). — Opinions de littérature et
d'art, traduit par J. Cantel. — Paris, Am-
berl (s. d.). In-16.
Wright (Thomas) . — The Life of Walter Pater,
bv Thomas Wrisht. — London, Evcrett,
1907. 2 vol. in-80."'
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de Prosper Mérimée... — Paris, Hachette,
1911. In-80.
INDEX DES NOMS PROPRES
Cet index n'est pas absolument complet. Il ne renvoie le plus souvent qu'aux passages
que nous avons jugés le plus dignes d'intéresser le lecteur.
Abbaye-aux-Bois, 293-295.
Abrantès (Laure Junot, duch^*"® d'),
306, 377.
Agoult (Marie do Flavigny, comtesse
d'), pseud. : Daniel Stern, 366.
Akif Pacha, 548.
Alecsandri (Vasil), 495.
Ali.etz (Edouard), 97, 395.
Almanach des Muses, 11, 12, 15, 41,
47, 91, 229, 237, 238, 446.
Altenheim (Gabrielle Soumet, M""'
Beuvain d'), 399, 400, 423, 485.
Ampère (Jean-Jacques), 101, 254, 293,
297.
Ancelot (François), 95, 97, 98, 100, 106,
108, 111, 141, 377, 394.
Anglemont (Edouard d'), 169.
Annales de la littérature et des arts, 217,
218.
Annales romantiques, 120, 274.
Apponyi (Comte Rodolphe), 366.
Ariel (L'), journal du monde élégant,
372, 377.
Arioste (Lodovico Ariosto, dit !'), 97,
445.
Ari.incolrt (Charles-Victor Prévôt d),
395.
Art (L'), 513.
Asseli.neau (Charles), 469, 506, 507,
513, 514, 517, 518, 519.
AuHERNON (Joseph V.)., 476, 477.
AuBER.NON (M"*^ Joscph-V.), 476.
AuGER (Louis-Simon), 19, 111, 112, 115.
AuGiER (Emile), 476.
Avenir (L'), 296-299.
Avril (Auguste), 365.
Bacjiaumcj.nt (François Le Coif^nenx
de), 389.
Bachelin-Deflorenne (Antoine Ba-
chelin dit), 514.
Ballanche (Pierre-Simon), 293-297,
404.
Balzac (Honoré de), 287, 298, 302-304,
306, 356, 360, 425, 456, 461, 478, 490,
519.
Banville (Théodore de), 331, 469,
501-507, 508, 513, 514, 517, 519, 530,
531.
Baour-Lgrmian (Pierre - Marie - Fran-
çois-Louis), 25, 93, 106, 108, 238,
376.
Barante (Amablc - Guillaume - Prosper
Brugière, baron de), 360, 545.
Barante (M^ie de), 293.
Barbey d'Aurevilly (Jules-Amédée),
507.
Barbier (Auguste), xxxviii, 75, 127,
319, 320, 341, 342, 352, 357, 358, 380,
381, 384, 497.
Barrot (Odilon), 313.
Barthe (Nicolas-Thomas), 389.
Baiitiiélémy (Auguste-Marseille), 84,
391 .
Baudelaire (Charles), 85, 287, 301,
331, 422, 425, 426, 469, 472, 501,
507, 508, 513, 517, 519, 525, 529.
Beauchesne (Alexis de), 393-395.
Beaumarchais (Pierre-Augustin Caron
de), 246, 260, 314, 418.
Beauplan (Amédée de), 386.
Dcausemhlant, 56, 350, 386, 402.
Beau V AU ( Ugolinc- Louise- Joséphine -
Valenline de Baschi du Cayla, prin-
cesse de), 293, 365.
Beauvoir (Roger de), xi.ii, 364, 380,
391, 392, 395.
36*
564
INDEX DES NOMS PROPRES
Becq de FouQuiÈRES (Louis), 268.
Beethoven (Ludwig van), 456, 503.
Bellet (Mgr Charles), 386.
Belloc (M™e Louise Swanton), 160.
Belmontet (Louis), 94, 106.
Béranger (Pierre-Jean de), 277, 512.
Bérard (Cyprien), 208.
Berlioz (Hector), 172, 319, 339. 341,
365,366,523. .:
Bernard (Jean-Claude), 494.
^Ber:«;arî> (Thàtès), 492-496, 509-511,
516, 546.
Berquin (Arnaud), 42, 231, 239-241.
Berryer (Pierre-Antoine), 395.
Bersot (Ernest), 479, 480, 499.
Bertin (Chevalier Antoine de), 10.
Bertin (Armand), 136, 159, 320.
Bertin (Edouard), 159, 320.
Bertrand (Louis, dit Alovsius). 161,
"■277; - - '
Beyle (Henri). Cf. Stendhal.
Bihli-othèque unû'erselle des romans, 42,
23r.
Bixio (Jacques-Alexandre), 497.
Blake (Émilia), 512.
Bï-ANCHE (D' Esprit-Sylvestre), 341, 523,
524.
^LANCHECOTtE (Malvina), 512.
Blaze de • BuRT (Henri), xxx, 195,
207, 225, 247, 336, 339, 346, 380, 384,
3*15. •
Blessington (Margaret Gardiner, coun-
tess of), 333. -^
Blossac {Édouard-L., comte de), 485.
BoDMER (Johann Jacob), 236.
BoHL DE Faber (Juan Nicolas), 245.
BôlLEAr-DESPRÉAUX (iSicolas), XXXI,
15, 89, 158, 205, 227, 229, 328, 368,
445, 473.
Bois jOLiN ( Jacques - François - Marie
Vielh de), 11-16.
BoissoNADE (Jean-François), 220.
BoNALD (Vicomte Louis-Gabriel-Am-
broise.de), 373.
Bonjour (Casimir}, 121-122.
BoNNARD (Chevalier Bernard de), 389.
Borel (Joseph- Pierre Borel d'Haute-
rive, dit Petrus), 209, 318, 333.
BoSCARY DE VlLLEPLAT>'É (M™^ AleXail-
drine), 366.
BouFFLERS (Marquis Stanislas- Jean de),
• chevalier de Malte, 24, 336.
BouiLHET (Louis), 513.
Boulanger (Louis), 159, 164, 280, 318,
385.
Boula y-Paty (Évariste), 161, 162, 493.
BouRBouLON (C*^ de), 478.
Bourgeois (Anicet), 132.
Bourges, 30-32, 439.
BouTERWEK (Friedrich), 245.
BoYER (Philoxène), 513, 517, 519.
Brifaut (Charles), 25, 93, 106, 108, 141,
275. . -
Brizeux (Auguste), 75, 127, 319, 342,
380, 394, 469, 493, 495.
" Brogxie (EhiG Albert die),^45-> 568,. §17.
Bruguiè-re de Sorsum (Antoine- Andté^,
baron), 114, 134.
Bûchez (D'' Philippe-Joseph-Benjamin),
295, 346.
Buffon (Georges-Louis Leclerc, c'^ de),
179.
BuLoz (François), 305, 3Ô6, 319,-384.
BuRGtR (Gottfri^d August), 235-238,
449.
BuRNs (Robert), 344, 495s 510.
BusoNi (Philippe), 136, 137, 140, 320,
352.
Byron (George Gordon Noël, lord),
xxxii, 83, 88, 112, 114, 115, 120, 123,
175, 183, 208, 234, 239, 278, 418. .
Cabanis (Pierre- Jean-Georges), 12.
Cagltostro (Joseph Balsamo, c*^ de),
452.
Cailleux (Alphonse de), 126, 395, 497.
Callias {Nina d«), 514.
Calmet (Dom Augustin), 209.
Cambry (Joseph), 445.
Camoens (Luis de), xx-viii.
Campbell (Thomas), 242.
Canonge (Jules), 343.
Canova (Antonio), 482.
Carduuci (Giosuc), 342.
Castil-Blaze (François-Henri- Joseph),
456.
Cave (Hygin-Auguste), 101, 319.
Caylus (Joseph-François-Robert de Lir
gnerac, c'^ de), 452.
Cazotte (Jacques), 452. . .
Céré-Barbé (Hortz-nse), 94, 106, 108.
Chamier (Danid), 8.
Chamier (Judith], 7.
Ciiampfleury (Jules - François - Félix
Husson, dit Flcury, dit), 517.
Champmartin (Charles-Emile Callande
de), 364, 395.
Chapelle (Claude-Emmanuel Lhuillier,
dit), 389.
Charles X, 289, 290, 292, 405, 464,
I>DEX DES IVOMS PROPRES
5G5
CiiARTON (Edouard), 479.
Chasl-es (PhilaTèto), 354, 491, 530.
Chassai gne, 51, 55, 57, 389, 390, 402.
Chasseur bibliop-aphique, 514.
Ch.vteaubriand (François-René de).
11 crée \ine esthétique nouvelle,
XXXIII. - — Deschamps est en tout
pénétré quand il admire la cathédrale
de Bourges, 31. — Deschamps subit
la magie dn style de l' « enchanteur »,
38. — C. et le romantisme français,
83. — Son influence à la Société des
bonnes lettres, 90. — Ses relations
avec Delphine Gay, 95. — Poète de la
mélancolie, 100-101. — Son prestige,
Î03. — Son influence à la Muse Iran-
çaise, 112-118 et 218. — Conséquences
de sa rupture avec les utlras, 119. —
Il avait, étant ministre, applaudi le
Léonidas de Fichât, 123. — Il avait
patronné le Consen^ateiir littéraire
des f.ères Hugo, 220. — Il avait dé-
couvert André Chénier, 221. — Il
admirait Ossian, 238. — C. et Fépo-
pée castillane, 247. — Le Dernier
des Abenrérages et le roman de Ferez
de Hila, 250-254. — Valeur et in-
fluence esthétiques des Martyrs, 270.
— Sa sympathie pour les frères Des-
champs, 280-281. — Son influence
marquante sur la « lignée artiste » du
romantisme, 286, 426, 427, 442, 449.
— C. à l'Abbaye-aux-Bois, 293-295.
— Il appréciait le « génie » mélanco-
lique d'Antoine Deschamps, 338. — ■
Sa mort, 367-368. — C et Alexandre
Guiraud, 403. — C. et le sens du mer-
veilleux cl du fantastique, 452-459.
CuAL'MEU (Abbé Guillaume Amfrye de),
11,39,47,48,56.
CiiAuvET (Victor), 74, 9G, 97, 219.
CiiÊNEDOLLÉ (Charles-Julien Lioult de),
93. 106, 108, 201, 275, 276.
CnÉMER (André), 14; 26, 75, 76, 8'i,
92, 93, 105, 119, 123, 169, 174, 175,
180, 221, 228, 229, 234, 273, 274, 277,
280, 383, 395, 413, 488, 501, 503, 504,
521, 529.
CiiERBULiEZ (Victor), xi.i, 354, 521,
530.
CiioiM.N (Frédéric-François), 320.
CiMAnosA (Dominique), 339, 503.
CiRcouHT (Anaslasic de Kluslinc, com-
tesse de), 366, 368, 371.
CoLARDEAU (Charles-PicTrc) , 13.
CoLET (Louise Revoil, Madame), 473,
512, 513, 514.
CoLiGNY (Charles), 512.
Combî:rousse (M'^^ Sabine de), 411.
Conserualeur littéraire, 79, 92, 94, 100,
194, 220, 226, 227, 233.
Considérant (Victor), 297.
Constant (Benjamin), xxxv.
Constitutionnel, 72.
CoppÉE (François), 469, 501, 518, 524!
Corneille (Pierre), 163, 177, 246, 253,
287.
Cosnard (Alexandre), 361.
Cottin (Sophie Ristaud, M^^^), 38.
Courbet (Gustave), 517.
Courier (Paul-Louis), 220, 340.
Cousin (Victor), 173, 293, 513.
Craon (Marie-Joseph-Isabelle de Beau-
vau, princesse de), 365.
Creuzé de Lesser (Auguste), 234, 247,
252-259, 261.
Croze (M. et Mme de), 56, 305, 350,
388, 390, 536.
Croze (Louise de), 51, 305.
Daclin (Anna), 57, 104, 539.
Dante Alighieri, 46, 315, 326, 339,
340, 343, 369, 443, 444, 512, 515, 521,
524.
Dargaud (Jean-Marie), 324, 365.
Dasii (Comtesse), pseud. de Poilloùe de
Saint-Mars ( Gabrielle - Anne - Cisterne
de Courtiras, vicomtesse de), 56, 351,
372, 375, 382-384.
Daudet (Alphonse), 519.
Daumesnil (Général baron Fierr<>), 43,
44, 289, 312.
Dauzats (Adrien), 393, 395, 497.
David d'Angers (Pierre- Jean), 159,
160, 273, 320.
Delacroix (Eugène), 159, 172, 198,
262, 303, 319, 339, 346, 449.
Delamarre (Prosper), 487.
Delanoy (F.), 335.
Delavigne (Casimir), 176, 410, 490.
Délekot (Emile), 499.
Deleyre (Alexandre), 231.
Delille (Jacques), 12, 13, l'i, 15, 20,
199, 503.
Delprat (Edouard), lO^i, 162, 3'i9.
Demogeot (Jacques), 545-546.
Depping (Georges-B.), 245, 265.
Df.srordes-Valmore (.Marcelline), 94,
106-108, 413.
Deschamps (Antoni), xi.i, xi.ii, 32,
566
INDEX DES NOMS PROPRES
33, 36, 63, 88, 127, 136, 159, 162, 169,
195, 274, 280, 281, 296, 300, 319,
320-322, 326, 330, 335-346, 377, 469,
488, 489, 491, 512, 514, 522-525.
Deschamps (Eustache), 230.
Deschamps (François), 4.
Deschamps (Gabriel), 5.
Deschamps (Jean), arrière-grand-père
d'Emile et d'Antoni, 4.
Deschamps (Jean), grand-oncle d'Emile
et d'Antoni, 5-8.
Deschamps de Saint-Amand (Jacques),
4, 8-28, 75, 86, 87, 94, 100, 125.
Deschamps Des Tournelles (Louis), 9.
Deschanel (Emile), 354.
Des Essarts (Alfred), 474.
Des Essarts (Emmanuel), 421.
Desjardins, 106.
Deslys (Charles Collinet), 528.
Desplaces (Auguste), 314, 546.
Devéria (Achille et Eugène), 160, 164,
318.
Devoille (Augustin), 503.
Diderot (Denis), 24, 427-432, 441, 450,
451, 479.
DiÉLiTz, 195, 196.
Dittmer (Adolphe), 101.
Dondey (Théophile), anagr. Philothée
O'Neddy, 209,318.
DoRAT (Claude- Joseph), 10, 24, 229,
336, 516.
DORISON (Louis), XLIV.
DoRVAL (Marie-Amélie Delaunay, M'"^
Allan-),279. 308, 318, 319.
DouDAN (Ximénès), 45, 103, 368, 443,
444, 451, 520, 523.
Drouineau (Gustave), 306, 334.
Du Bellay (Joachim), 301.
Dubois (Paul-François), 121, 293.
Du Camp (Maxime), 300.
Ducange (Victor), 132, 316.
DucHAMBGE (Pauline), 279, 365.
Duchatel (Charles - Jacques - Nicolas,
comte), 9, 38.
Du Chatelet (Gabrielle-Emilic Le Ton-
nelier de Breteuil, marquise), 7.
Ducis (Jean-François), 10, 24, 90, 141.
Du Clésieux (Achille), 295, 469.
DuFRÉNOY (Adélaïde- Gillette Billet,
Mme), 106.
Dulamon (Frédéric), 507.
Dumas (Adolphe), 162.
Dumas (Alexandre), 127, 133, 137, 138,
159, 297, 317-319, 333, 352, 355-357,
383, 391, 392, 394.
Dumoulin (Évariste), 72.
DuPANLOup (Mgr Félix-Antoine-Phili-
bert), 360.
Du Plessis (Vicomtesse Alexandrine),
135.
Dupont (Pierre), 517.
DupuY (Ernest), 140, 270, 313, 338.
DuRAN (Don Agustin), 223, 245, 265.
Durand (François), pseud. : Holmon-
durand, Durangel, Durand de Modu-
range, 91, 107, 116, 117, 321.
Duras (Claire-Louise-Rosa-Bonne Lé-
chai de Kersaint, duchesse de), 65,
252.
Duval (Alexandre), 385, 404.
DuvAL (Amaury), 497.
Eckstein (Baron Ferdinand d), 217,
297.
Ecouen, 57.
Empis (Adolphe-Joseph Simonis), 361.
Brmenotwille, 57.
Eschyle, 210, 214.
Etienne (Charles-Guillaume), 67, 101,
314.
Evénement (L'); 356.
Fabre d'Eglantine (Philippe-Fran-
çois-N'azaire), 67.
Falloux (Comte Alfrcd-Frédéric-Picrrc
de), 368-370, 395.
Fauriel (Claude-Charles), 96.
Fechter (Charles-Albert), 354, 355.
Feletz (Abbé Charles-Marie-Dorimond
de), 20.
Ferrand ( Antoine - François - Claude,
comte), 490.
Ferrier (Ida), 137, 138.
Ferrières (Théophile de), 384.
FicHTE (Johann Gottlicb), 187.
Firmin (Jean-François Becquerel, dit),
164.
Fitz-James (Edouard, duc de), 365.
Flaubert (Gustave), 329, 331, 343,
425.
Florian (Jean-Pierre-Claris de), 68,
237, 251, 452.
FoNTANES (Louis-Jean-Pierre, marquis
de), 38, 39, 201, 238.
FoNTANEY (Antoine), 184, 277-279, 319,
334.
FoNTENELLE (Bernard Le Bouyer de),
21, 22, 89.
FoRBiN (Louis -Nicolas- Philippe -Au-
guste, comte de), 395.
INDEX DES NOMS PROPRES
567
FovcHER (Adèlf), M"'*^ Victor Hugo,
100, 522.
FoucHEii (Paul), 44, 45, 50, 58, 69, 159,
338.
FouDRAS ( Théodore - Louis - Auguste,
marquis de), 478.
FoviNET (Ernest), 161, 306, 473.
France (Anatole), 208, 513, 514.
P'ra.nçois de Neufchateau (Nicolas-
Louis), 18-22.
Frayssinous (Mgr Denis-Luc), 120.
Frédéric II, roi de Prusse, 6.
Gai.itzine (Princesse Alexis), 370.
Gall (Franz Joseph), 461, 462.
Gai.i.ier (Anatole de), 388.
Garcia (Pauline), 386.
Gautier (Théophile), 95, 209, 272, 286,
300, 301, 318, 331, 343, 357, 359,
396, 405, 425, 461-466, 469, 501-507,
508, 510, 511, 513, 515, 518, 520, 521,
523, 530.
Gay (Sophie, Michault de Lavalette,
Mme), 94, 106-108, 279, 293, 321, 477.
(iarette rimée, 513.
Geoffroy Saint-Hilaire (Etienne),
461, 462.
Georges (Marguerite-Joséphine Wem-
mer, dite M"e), 308.
Gérard (Baron François). 490.
Gérard de Nerval (Gérard Labrunie,
dit}, 57, 232, 341, 391, 425, 426, 447,
461-466, 495, 496.
Géraud (Edmond), 39, 41, 42, 243, 261.
GiGotx (Jean), 497.
Girardin (Del[)liine Gay, M'"*' Emile de)
26, 94, 95, 97, 106, 107, 110, 279, 341,
364, 418, 478.
Glatigny (Albert), 469, 495, 514.
Gi.ei.m (Johann W'ilhelni Ludwig), 235,
236.
<^Jlole (Le), 101, 121, 133, 159, 19'i,
220.
Gœthe (Johann Wolfgang von), xxxix,
xLiii, 40, 46, 96, 112, 175, 182, 183,
185-222, 230, 237, 238, 271, 273, 344,
356 369, 449, 488, 497, 499, 515, 518,
521, 530.
GoNcouRT (Edmond et Juhs de), 285,
449.
GoNGORA (Luis de), 235.
(JossE (Edmund), 83.
GouR.MONT (Rémy de), xxxiv, 233,
525.
GoÛt-Desmahthi:s (lùJouardj, 162.
Gozi.AN (Léon), 361, 513.
Grammont (Maurice), 268, 269.
Gramont (Mme d,,), 293.
Gramont (Antoine-Agénor-Alfred, duc
de), 477, 478.
Granet (François-Marius), 478.
Gray (Thomas), 237, 239.
Grenier (Edouard), 75. 469, 480, 481,
496-499, 518.
Grimm (Jacob Ludwig Cari), 245.
Guiraud (Alexandre). Ses convictions
religieuses et monarchistes, 45. —
Un provincial à Paris, 86. — Son rôle
dans le groupe pré-romantique, 91-
93. — Ses succès au théâtre, 97-100.
— Une lettre d'Emile Deschamps à
son sujet, 104. — G. à la Muse Iran-
çaise, 105-118. — Une autre lettre de
Deschamps à G. relative à Shakes-
peare, 141. — Edouard Goût-Des-
martres, imitateur de G., 162. —
Deschamps apprécie les tragédies de
G., 176. — Les Chants hellènes de G.,
218. — Le Petit Savoyard, 233. —
Ce lyrisme porte une date, 271. —
Une lettre de Jules de Rcsséguier à G.
sur l'état d'esprit des poètes de leur
groupe, à la veille" de 1830, 286. —
G. patronnait Deschamps à l'Aca-
démie en 1844, 359. — Son roman de
Flavien ou De Rome au désert, jugé
par Mme Swetchinc et par Emile
Deschamps, 370. — G. et le prince
Elim Mestscherski, 380. — Ses rela-
tions avec M. et Mme ^j^, l^ Sizeranne,
385. — Un voyage du château de
Beausemblant au château de Chas-
saigne, 383-390. — Jugement d'en-
semble sur G. et ses œuvres, 402-404.
— G. et Latouche, 411. — G. et Le-
fèvre-Dcumier, 418. — Mme Guiraud,
464. — G. meurt en 1847, 469.
GuizoT (François -Pierre -Guillaume),
321, 353.
GuTTiNGUER (Ulrich), 65, 111, 411.
IIalévy (Léon), xxx, 80, 184, 352.
Harcourt (François- Eugène-Gabriel,
duc d'), 489.
IIaussonvili.e (Louise de Broglie, com-
tesse d'), 368.
Meine (Henri), 367, 496, 497.
Heinse (Johann Jacob Wilhelm), 210.
Hélénn, 53, 57.
Hklie (Auirustiii), 522.
568
INDEX DES NOMS PROPRES
Hennet (Albin-Josepli-Ulpien), .237.
Herder (Johann Gottfried von), 213,
227, 236, 238, 245, 255.
Hervey (James), 237, 239.
Hetzel (Pierre- Jules), 497.
Heyne (Christian Gottlob), 210.
HiLLER (Ferdinand), 320, 365.
HoFFMAN (François-Benoît), 120.
Hoffmann (Ernst Theodor Wilhelm, dit
Amadeus), 302, 303, 424, 427, 449-
456.
Holmes (Augusta), 517, 527, 528.
HoLMONDURAND ; cf. DuRAND (Fran-
çois).
Homère, 115, 199, 210, 214, 266, 443,
516.
Horace, xxxix, 79, 80, 122, 223, 224,
227, 276.
HouDETOT (Comte France d'), 94, 104,
106, 117.
Houssaye ('Arsène), 361, 419, 513,
520.
Houssaye (Henri), 520.
Hugo (Abel), 178, 184, 226, 228, 243,
250, 261, 265, 266.
Hugo (Victor). Ses conversations avec
Pierre Leroux à Jersey, xxxu. —
Ses relations avec M. Jacques Des-
champs, 24. — Son horreur de l'in-
ternat, 35. — A Mortcfontaine chez
les Daclin, 57. — Influencé par
André Chénier, 75 et 84. — Imitant
Virgil« dans le Conservateur littéraire,
79 et 122. — Peu touché par Jean-
Jacques Rousseau, 83. — Rue de
Mézières, 86. - — Inlluencé par Voltaire,
9d-93. — Son attitude réservée pen-
dant la période pré-romantique, 95-
100. — Ses premières amitiés et son
mariage, 102-104. — Son rôle à la
Muse française, 1 06-118. — La bataille
perdue dans les Orientales, inspirée
par le Rodrigue de Deschamps, 126-
127. — La préface de Cromwell, 131-
133. — Le vers romantique, 134. —
Lettres à A do Vigny et à E. Des-
champs, 136. — L'ardeur romantique,
141. — La bataille à'Hernani^ 159-
167. — Le romantisme d'E. Des-
champs et celui de V. Hugo, 169-
171. — Le goût de la foraie et de la
virtuosité, 179. — H. savait-il l'es-
pagnol '' 194. — Le fantastique et sa
théorie du grotesque, 209-210. —
Importance de ses années de forma-
tion, 220. — Genèse de la Légende des
Siècles, 224-226. — Il loue l'initiative
« épique » de Deschamps, 228. —
Le Moyen-Age le fascine, 232. —
Il en comprend naême le mysticisme,
245. — Influence de l'épopée castil-
lane, 246. — Il crut à une « IUad<}
arabe » : sa Romance mauresque, 250-
— Progrès de la ballade et de la ro-
mance de Millevoye à V. Hugo, 254.
— La couleur locale dans les Orien-
tales et la Légende des Siècles, 264-
269. — Il est le prince de la jeunesse
romantique, 271-278, — Après 1830,
la politique s'empare de lui, 286. —
Il salue les Bourbons exilés, 292-293.
— En 1831, il publie JSolre-Dame de
Paris, Marion Delorme, les Feuilles
d'automne et est célébré par Monta-
lembert dans l'Avenir, 297. — Des-
champs dans la Revue des Deux-
Mondes, lui reproche discrètement
les tendances politiques et humani-
taires de son art, 302. — Deschamps
le rappelle sans cesse au culte désin-
téressé de l'Ao-t pur, 310-321. — Leur
virtuosité, 330. — Relations avec
Antoni Deschamps, 339. — La mala-
die d'E. Deschajaaps et le deuil de
V. IL, 348. — IL et Shakespeare,
352. — La pohtique autour de 1848
l'absorbe, il salue le Macbeth de Des-
champs, 356-358. — Il soutient sa
candidature à l'Académie, 360-362.
- — H. et les musiciens sous Louis-
Philippe ; H. parolier, 365 et 497. —
Encore l'Académie, 401-402. — Juge-
ment d'H. sur E. Deschamps, 406.
— Deschamps l'admire, 426. — H. et
la couleur locale, 447. — H. en exil,
469. — Deschamps tient école d'ad-
miration, 492. — La Prosodie de
Wilhelm Tenint et la préface de Des-
champs : mélodistes et harmonistes,
503. — H. et Th. Gautier, 504. —
H. et Banville, 506. — H. et Baude-
laire, 508. — H. et le Parnasse con-
temporain, 513. — Catulle Mendès
expose la situation de l'Ecole roman-
tique en 1866 et le rôle des Deschamps
auprès d'H. et de ses disciples,
515. — Lettre d'un hugolâtre : Phi-
loxène Boyer à E. Deschamps, 520.
— Le classicisme de V. H., 521-523.
— Deschamps, premier lieutenant
INDEX DES NOMS PROPRES
569
d'H. dans la campagne romantique,
529. — H- et tes jeux de ïtiots, 53S.
— II. et la propagande française en
Suède, 545.
HuMBOLDT (\^ilh♦'l^l von), 210.
Indy (Vincent d'), 190.
IsLA (R. P. Juan de), 265.
Jacquemont (Victor), 101.
Jal (Auguste), 497.
Janin (Jules), 333.
Jasmin (Jacques), 162, 493.
Jauijert (Caroline d'AJlon, M'"'^ Maxi-
milieu), 367.
Jay (Antoine), 72, 101.
jE^v^xt.4RD DU I>OT (Alexandre), 162.
Jeux Floraux (Académie «tes>, 90.
JoRDA.N (Camille), 189, 1%, 197.
Journal de l'Empire^ 43.
Journal de.s débats, 72, 74, 120, 126, 159.
Journal des jeunes personnes, 331, 435.
Journal du commerce, 74.
Journal étranger, 238.
JouY (V'ictfM-Joseph-Elicnne, dit do),
loi.
Juillepat (Paul), 416, 418, 469, 470,
471.
Jui.vKcouRT (Paul de), 374.
Kant (Emmanuel), 188, 191.
Karr (Alphonse), 359, 363, 417.
Kjeats (John), xxxi.
Keepsakes fBibliasraphie des), 333.
Klopstqck (Friedrich Go.tllieb), 193.
KoERNEH (Karl Theodor), 188.
Krylov (Ivan Andréevitch), 375, 377.
Laroisue (Alexandre) de), 254, 260.
],A P.ouRnaNNAYE {W^^ dc), 365.
La Uhuyère (Jean de), 416, 435.
Lacaussade (Auguste), 319, 407.
La CuArs.sÉE (Pierre-Claude Nivelk de),
89.
LAf;oRDAiRE (Le H. p. 1 Kiiri-Domi-
iiique), 368.
Lacretei.i.e (.Jean -Charles- Domini<jue
d.-), 100, .348.
Lacroix (Jules), 352. 407.
Lacroix (l'aul), hililiopliile Jaeol), 75,
136, 163,226.
La Fayette (Ch;irlis Cali .m.\ru di),
XLII.
Lafavette (.Vlarie-Madelciuii Pioche
TE Laveiu:ne, comtesse de), 251.
La Fontaine (Jean de), 56, 180, 389,
424, 521.
Lagrange (La marquise de), 293.:
La. Harpe (Jean-François de), 12»
Lamartine (Alphonse de). Un avea de
Deschamps à L. relatif à la cquiiais-
sance ties langues étrangères, xxx. — ■
L. et M. Jacques I>eschamps, 24. —
Histoire d'une servante, 34. — L.
l)eu touché i>ar CJiénicr, 75. — In-
fluence tles MMitations, 79, 220 et
426. — L. et Horace, 80. — L. et
Byron, 88. — L. et Delphine Gay,
95, 279. — Une lettre de L. à
Aymon de Virieu sur Shakespeare et
Racine, 97. — Attitude de L. eu face
du groupe pré-roinantiquc, 100-104.
— La Àtort de Socrate critiquée dans
la Muse française, 107. — L. déso-
bligé, 116-117. — L. à l'écart pen-
dant la bataille romantique, 16-2-163.
— Il est le maître de l'Elégie, 170,
260. — La Cloche du ^dllave, dans les
Recueillements, rapprochée pour sa
note pessimiste de la (loche de Sclail-
1er, 189. — Une ballade écossaise
dans Raphaël, 237. — L. et la poli-
tique, 272, 286. — Un jugement de
Sainte-Beuve sur les chefs du mouve-
ment romantique, 273. — - Nature des
relations de Desehamps avec L. :
progrès de leur intimité. L. appelle
Deschamps son « Aristippe » et son
'< Pylade \ 321-328. — Relations de
L. avec Autoni Deschamps, 341
et 345. — L. et Sainte-13(uve, 348. —
L. et Dargaud, 365. — ■ L. et M. et
Mme tle Circourt, 371. — L. et M. et
Mme de La Sizeranne, 385, 389. —
La politique de L.. 405. - — Un bien-
lait de L. envejs Lefèvre-D'OU-
mier, 419. — L. et Mistral, 493. —
L. et Thalès-Bernard, 494. — Autre
bienfait île L. envers Edouard Gre-
nic T, 497. — Mélodistes et luirnionislc^ :
].,. <t Verlaine, 503. — Réaction auli-
liirnarlinicMnc. du Parnasse, 504 et 525.
— Lamartine malade et luQuraul, 52-3.
Lamennais (Félicité Roni.RT de), 112,
116, 296, 297, 345.
La MoRVONNAis (llippolyle de), 161.
Langalerie (Marouis àc\, 481.
Lange (Maurice), xn, 50-58, 53.5-537.
Lanson (Gustave), xxxv, 88, i27, 24^,
247, 26'.. '
570
INDEX DES NOMS PROPRES
La Place (Pierre-Antoine de), 237.
Laprade (Victor de), 162, 319, 320,
407.
La Rochefoucauld (Sosthène de), 65,
393.
La Roche-Guilhem (M"e de), 251.
La Rounat (Charles de), 355.
La Sizeranne (Mme de), 55, 323, 349,
350, 385-390, 484.
La "Sizeranne (Charles de), 386.
La Sizeranne (Henri Monier, comte de),
385-390, 402, 462, 484, 536.
La Sizeranne (Robert de), 385, 464.
Latouche (Henri de), 26, 60, 63-76,
100-102, 109-111, 120-122, 125, 184,
194-196, 221, 246, 286, 293, 395,
404-417, 419, 463, 469, 494.
Latour (Antoine de), 105, 341, 469.
Latour de Saint-Ybars (Isidore),
383.
Laumond (C**^ Jean-Charles-Joseph),
475.
Lavater (Johann-Caspar), 461, 462.
Laverdant (Désiré-Gabriel), 497.
Laville de Mirmont (Alexandre-Jo-
seph de), 410.
Lebrun (Pierre), 20, 84, 176.
Lebrun des Charmettes (Philippe-
Alexandre), 227.
Leclerc (Victor), 101, 359, 361.
Leconte de Lisle (Charles), 208, 218,
407, 469, 492, 494, 495, 501, 508-513.
Lefèvre (André), 208.
Lefèvre-Deumier (Jules), 75, 94, 106,
121, 127, 308, 327, 344, 345, 377, 394,
395, 406, 411, 417-423, 469, 473.
Leflageais (Alphonse), 162, 309.
Legouvé (Ernest), 275.
Legouvé (Gabriel), 39, 40.
Lekain (Henri-Louis Cain, dit], 25, 88.
Lemercier (Népomucène), 218.
Lemerre (Alphonse), 514.
Lemierre (Antoine-Marin), 10, 11.
Léopardi (Giacomo), 423.
Lerminier (Jean-Louis-Eugène), 297.
Lermontov (Michel-Jourevitch), 372,
377, 378.
Leroux (Pierre), xxxii, 494.
Lesage (Alain-René), 246, 260.
Letourneur (Pierre), 195.
Lewis (Matthew Gregor>), 450.
Liszt (Franz), 319, 320, 386.
LiTTRF (Emile), 472.
Loève-Veimars (Adolphe), 239, 242,
496.
Lorrando (P.-M.), 39.
Louis-PniLippE, roi des Français, 405,
473.
LoYsoN (Charles), 65.
Lucas (Hippolyte), 161, 489.
Lu YNES (Honoré - Théodoric - Paul - Jo-
seph, duc de), 478.
LuzEL (François-Marie), 493.
Lyc-'e françai<s, 96.
Macpiîerson (James), 238, 239.
Maeterlinck (Maurice), 461.
Maffé (Lucrèce de), 5.
Magnan (Maréchal Bernard-Pierre), 478.
Magnier (Victor), 377.
Magnin (Charles), 101, 160.
Maine de Biran (François-Pierro-Gon-
thier), xxxv, 486.
Maistre (Joseph de), 112, 373;
Maistre (Xavier de), 427, 435-437.
Mallarmé (Stéphane), 501, 511, 522.
525, 526.
Mallet (David), 240.
Mancini-Nivernais (Louis- Jules-Bar-
bon, duc de), 20, 23.
Manzoni (Alessandro), 74, 96, 101, 514.
Marin (Scipion), 227.
Marivaux (Pierre Carlet de Chamblain
de), 89.
Marmier (Xavier), 491, 497.
Marmontel (Jean-François), 206.
Marot (Clément), 47, 56, 424.
Mars (Anne-Françoise-Hippolyte Sal-
vetat, di<eM"e), 137, 318.
Marsan (Jules), 272, 338, 345.
Martignac (Jean-Baptiste-Sylvère Gay,
vicomte de), 314.
Martinenc (Amiral Jules de), 478.
Massillon (Jean-Baptiste), 179.
Maussabré (Ferdinand de), 32.
Maussabré (Marie de), femme de
M. Deschamps de Saint -Aniand,
mère d'Emile et d'Antoni, 9, 32.
Mauzin (Alexandre), 356.
Mazon (André), 372-378.
Ménendez-Pidal (Ramoii), 250.
Menerville (Mnie de), 475.
Mennechet (Edouard), 395.
Mercœur (Élisa), 161, 306, 334.
Mercure de France, 222.
Mercure du XIX^ siècle, 101, 109rllt,
120-122, 163, 171, 216, 225, 226, 306,
418.
Mercure frayais, hirtorique, politique et
littrraire, 13.
INDEX DES NOMS PROPRES
571
MiiKiMÉE (Prosper), 9G, 101, 132, 237,
2-'ir), 2G0, 261, 280, 359, 426.
Mehi.in (Comtesse), 478.
Mkhv (Joseph), 84, 95, 364, 391.
Mesmer (Friedrich Anton), 452.
Mestscherski (Prince Elim), 371-384,
392. 418, 491.
Meurice (Paul), 352, 353.
Meyerbeer (Giacomo), 144, 365, 395.
MiATLEv (Ivan Petrovitch), 372,377, 378.
MicHELET (Jules), 3, 270, 489.
MiciiEi.oT (Pierrc-Marie-Nicolas), 164,
1C5.
MiCKiEwicz (Adam), 489.
MiKHAEL (Ephraim), 208.
MiLA V FoNTANALS (ManucI), 251.
MiLi-EvoYE (Charles-IIuberl), 39-42, 51,
86. 91. 100, 221, 241, 254, 255, 261,
336, 529.
MiLLiEN (Achille), 162, 510.
MiLTON (John), 98, 443, 444, 516.
Minerve Uttéroire, 64, 72, 194.
Mira, 392.
MiRBEL (Lizinska-Aimée-Zoé Rie, M'"*"
de), 365, 395.
Mistral (Frédéric), 162, 493, 495, 525.
Molière (Jean-Baptiste Poquelin), 23;
149, 163, 180, 231, 287, 445, 490.
MoNCRiF (François-Augustin- Paradis
de), 42, 43, 229, 230, 235, 236, 240,
241.
Moniteur unioer^e', 13, 98, 407.
MoMER (Henri), 306, 429.
Monselet (Charles), 513, 517.
Montaigne (Michel de), 105, 427.
MoNTAi.EMHERT (Charles Forbes, comte
de). 297-299, 329, 341, 368.
Montât ivET (Comte Marthe-Camille Ba-
CUASSON de), 475.
MoNTFGUT (Emile), xxxiii, 146, 488,
530.
MoNTi (Vinccnzo), 112, 342.
MooRE (George), 222.
MooRE (Thomas), 112, 242, 278.
Morlefon'ainc, 57.
MozARî (Woifgang Golllieh), 435, 457,
483.
MURGER (HcM'-i), 517.
Mr ARL (Plilipp), 392, 393.
Muse française, 60, 91, 95, 98, 104-118,
123, 133, 162, 218-220, 234, 255, 258,
259. 271, 272, 275, 296, 321, 339, 406,
418, 426.
Ml'ssf.t (All'ri-d de), xxxm. xxxix, 47,
82, 83, 95, II:!. 126, 127, 159, 170,
245, 247, 279, 298, 329-334, 357, 361,
364, 365, 375, 379, 392, 394, 469, 473,
503, 504.
Musset (Paul de), 279, 330.
Nadar (Félix TouRNACiio.N, dit), 517.
National (Le), 506.
Ne Y (Maréchal Michel), 292.
Niboyet (Paulin), 375.
Nicole (Pierre), 368, 520.
Niedermeyer (Abraham-Louis), 365,
386, 395.
Niemcevicz (Julien-Ursin), 489.
Nisard (Désiré), 158.
Nodier (Charles), 86, 90, 106, 109, 110,
114, 125, 127, 128, 132, 208, 232, 238,
239, 278, 286, 358, 394, 426, 442, 449,
452-460, 481, 497.
Nodier (Marie-Mennessier), 118, 125,
127, 130, 394, 481, 497.
NoRiAC (Jules Caiuon, dit), 513.
Novalis (Georg Friedrich Philipp, baron
de Hardenberg, dit), xxxii, 186,
187.
O'Connell (Daniel), 341.
O'DoNNELL (M"e Gay, comtesse), 418.
O'Neddy (Philothce) ; cf. Dondey
(Théophile).
Orloff (Comte Grégoire Vladimiro-
vitch), 371, 373.
Ossian, 221, 237, 240.
OsTROwsKi (Christian), 489, 490, 491.
OzANAM (Frédéric), 296-297.
Pacini (Émilien), 386.
Panckoucke (M"'e Ernestine), 207,
209.
Paris (Gaston), 243.
Parnasse contemporain (Le), 511, 512.
Parny (Évariste-Désiré de Forges, che-
valier de), 10, 39, 100, 229, 529.
Parseval-Grandmaison (François- Au-
guste), 25.
Pascal (Biaise), 368, 520, 521.
Pater (Walterj, xxxv, 80, 521.
Patin (Henri), 101, 353, 513.
Pavie (Victor), xxxviii, 56, 161, 269,
279, 340, 357, 529.
Pelletier (Générai), 480, 482.
Pelletier (l':iisa), M^e Je Viliers, 481,
482, 483, 497.
Pkne (Henri de), 416.
Percy (Thomas), 235, 236, 237.
Pkrez de Hita (Ginès), 250, 251, 252.
I'khii.vclt (Charles), 42.
572
IXBEX DES >'OMS PROPRES
Pertçv Pacha, 548.
PetoVi (Sandor Alexajidre),^ 495, 510.
Pétrarque (Francesco Petrarca., dit),
339, 342, 346, 443,,444, 513.
Peyronne.t (Charles-Ignace, comte de),
365.
PlILÉGON DE Tralles-, 208, 216.
Picard (Loiiis-Bemoît), 67.
PiCHAT (Amédée), 183.
PiCHAT (Michel), dit Pichald, 82, 93,
96, 106,. 123-1 25, 176.
PiNDARE, 210, 214.
PiRON.(Aimé), 22.
Planche (Gustave)., 138, 546.
PxAToy, 210.
Pleyel (Camille), 386.
Poe (Edgar), 425-4&1, 508..
PoNGERviLLE ( Jean-Baptiste-Aixfté Sa.n-
soN de), 360.
Pons (Gaspard de), 91, 94, 106, 110, 111,
271.
Pons (Pierre), 479.
PoNSARD (François), 158, 326, 359, 383.
PoNTGiBAUD (CoHitc César de), 418.
Pope (Alexandre), 12, 13, 15.
Port-Royal, 520, 521.
Poulet-Malassis (A.), 514.
Presse (La), 300, 357.
Propejrce, 217.
PuYMAiGRE (Théodore-Joseph, comte
BouDET de), 223, 224, 250.
PuYVEHT (Bernard-Emmanuel- Jacques,
marciuis de), 44.
QuiNET (Edgar), 270, 403.
Quotidienne (La), 136.
Rabbe (Alphonse), 377.
Rabelais (François), 302.
Rachel (Élisa Félix, dite], 357, 478.
Racine (Jean), 14, 15, 113, 142, 158,
• 175, 177, 179, 180, 195, 287, 368, 520,
521.
Radcliffe (Anne), 450.
Raphaël (Rafaelo Sanzio, dit), 435,
503.
Rauzan (Mme ^e), 365,
Reber (François), 497.
Récamier (Jeanne - Marie - Julie - Adé -
laide Bernard, M^e), 293-295, 366-
368, 385.
Receveur (François- Joseph- Xavier),
497.
Rechix) Pacua (Moustafa), xxviii, 547,
548.
Reeve (Henri), 320. ,
Réforme littéraire et des arts, 136, 1G3.
Regnault (Henri), 527.
Régnier: (Mathurin), 180, 329.
Rehfues (Joseph- Phihpp von), 245.
Remilly (Ovide), 476.
Rémusat (Charles de), lOl.
Renan (Ernest), 214.
Rességuïer (Jules de), 45, 86, 91, 93,
98, 102, 108, 121, 140, 162, 271, 276,
286, 291-293,. 298, 308, 310, 311, 351,
365, 368, 380, 382, 384^389, 394, 406,
418, 469, 484, 527.
Revue critique, 354.
Revue d' Auvergne,. ^Zb.
Revue de Paris, 279, 286, 300.
Revue des Deux-Mondes, 52, 279, 301-
306, 309, 321, 342, 396.
Revue des lettres et des arts, 525.
Revue du Nivernais, 510.
Revue fantaisiste,. 512, 513.
Revue indépendanle, 494.
Ricard (Marquise de), 514. ,
Ricard (Xavier de), 513.
Richelieu (La maréchale de), 37.
PbvAROL (-liitoine Rivarolli, dit comte
• de), 389.
Robespierre (Maximilien de), 9.
Rocher (Joseph), -91, 107, 321.
Roger (Jcan-Fr&nçois), 100, 353.
Romancero, xxviii, 222, 269, 346, 488,
516, 531.
Ronsard (Pierre de), 175, 272, 503, 505,
513, 521.
RosENHAiN (Jules), 386.
RossiNi (Gioachino-Antonio), 172, 303,
339, 395, 435, 523.
Rothschild (Baron Alphonse de), 476.
RouLLEAux du Gage (Maric-Louise) ,
Madame Jules Lefè\Te-Deumier, 418.
RouMANiLLE (Joseph), 525.
Rousseau (Jean- Jacques), 24, 81, 85-
90, 186, 187, 230, 269, 428, 441-443.
Rubens (Pierre-Paul) , 503.
Rulhière (Claude-Carloman de), 490.
Saint-Evremond (Charles de Margue-
TEL de Saint-Denis, seigneur de), 358.
Saint-Féhx (Jules d'AMOREux de),
58, 127, 374, 383, 395.
Saint-Germaen (Comte de), 452.
Saint-Lambert (Jean-François de), 13,
15.
Saint-Marc-Girardin (Marc Girardin,
dit), 293, 480.
INDEX DES NOMS PROPRES
573
Saint-Marsavlt (Comte de), 477.
Sajnt-Martin (Louis-Claude de), 453.
Sai.nt-Prosper (A.-J. Casse de), 106.
Saint-René-Taill.vkdier (René - Gas-
pard-Ernest Taillandier, dil), 319,
496, 524.
Saint-Valry (Adolphe Souillard de), 23,
91, 94, 106, 110, 111, 118,271,419.
Sainte-Beuve (Charles- Augustin), xl.
19, 26, 43y 75, 84, 94, 102, 120-122^ *
133, 159, 162, 163, 221, 222, 254, 273-
275, 278, 279, 286, 293, 297, 302, 306,
308, 317-321, 348, 353, 359, 368, 380,
394, 405-423, 453, 477, 478, 493, 496,
499, 507, 510-514. 520, 523, 546.
S.4.LTANDY (Narcisse-AchiHc, coHo-te de),
260, 306.
S.\ND (George), xxxix, 270, 413, 472,
. 494.
Sané (Alexandre-Marie), 250.
Santa-Coloma-Sourget (M''<^ Eugénie
de), 386.
Sautereau (Claude-Sixte Sautereau
DE Mars y), 12, 14, 16.
Schefer (Ary), 395.
ScHÉRER (Edmond), 479, 499.
Schiller (Joliann Cliristoph Friedrich
von), xliu, 46, 79, 96, 112, 176, 182,
183, 185-222, 237, 238, 269, 369, 472,
518, 531.
Schlegel (August Wilhclm), 45, 216,
249, 3.39.
Schopenhauer (Artliur), 188.
Schouvalov (Comte Pierre - Andrée -
vitch), 491.
Schubert (Fran/.-Peter), 366.
Scott (Walter), 112, 116, 234, 239, 242,
278.
ScuDÉRY (M"c Madeleine de), 2.31.
Ségalas (Anaïri Mknard, M"""), 486.
Ségai^s (D"^ Picrre-Salomon), 486.
Ségur (Vicomte Alexandre-Joseph de),
254.
Sénancouk (Élieniie Pivkht de), xxxv.
109, 435.
Shakespeare (William), 46, 113, 132-
1.58, 176-178, 211, 213, 236. 237,
239, 242, 269, 315, ^14, 346, 351-357,
369, 375, 472, 488, 490, 494, 515, .516,
519, 521, 522, 526, 530, 541-545.
Shelley (l'crcy Bysshe), xxxii.
Shinasi EFE^DI, 548.
SiLVESTRE (Arinantil, 501, 50.'{.
Si^MONDi (.Jfau-Chjirles-Lt-onard -Si-
monde de), 45, 245, 25.5, 339.
SivERs (Jégor von), 492.
Smith (Adam), 12.
Société royale des bonnes lellres, 90, 100,
220.
Sophocle, 210, 212-214.
SouLiÉ (Eudore), 393, 497.
SouLiÉ (Frédéric), 137, 159, 391.
Soumet (Alexandre). Ses relations avec
M. Jacques Deschamps, 24. — Il fait
son éloge, 28. — Le lyrisme de Sou-
met fort goûté des jeunes roman-
tiques, 57. — S. et Chénier, 84. —
Son rôle prépondérant à la veille du
romantisme, 86. — Des Jeux-Flo-raux
à rOdéon, 91-93. — Succès de
théâtre, 95-98. ^— Il entre à l'Acadé-
mie Française, 99. — La Société des
bonnes lettres l'applaudit, 100. —
Un mot d'Emile Deschamps, 104. —
S. à la Muse française, 106-118. —
Il assiste à une lecture de Marion
DelormCy 159. — Edouard Goùl-
Desmartres et Soumet, 162. — Des-
champs apprécie ses essais heureux
au théâtre, 176. — L'élégie de la
Pauvre fille, 233. — Nature de son
talent, 271. — Sa renommée en 1828,
276-277. — Admiration d'É. Des-
champs pour le « bon et grand » Sou-
met, 308. — Il patronnait Descliam^ps
à l'Académie, 359-360. — S. et le
salon de M™^ de Vergennes, 365. —
S. et la famille De Cro/.e, 390. —
S. et Alexis de Beauchesne, 394-
395. — Jugement d'ensemble sur son
œuvre : Beautés de son poème :
La Divine Epopée, 396-402. — S. cri-
tique do son ami Guiraud, 402-404.
— S. et Latouchc, 411. — S. et
Lefèvre-Deumier, 418. — Il un'url en
1845, 469. — Jugement de Théophile
Gautier sur la Divine l'-popce, .'596 et
504.
SouTHEY (Robert), 577.
Souvestre (Emile), 161.
Spinoza (Baruch), 215.
Spontini (Luigi-Gasparo-Paciûco), 395.
Staaff (Major F. N.), 492, 545-547.
Stage, 105.
Staël (Anne-Louise-Germaine Necker,
baronne de), xxxiii, xnv, 14, 45, 31,
38, 74-76, 87, 112, 174, 181-183, 193,
216-219, 227, 238. 269, 339, 371, 385,
4.33, 435, 452, /i81, \^'è, 496, 499,
529.
0/4
INDEX DES NOMS PROPRES
Stapfer (Albert), 96, 101, 102, 183,
293.
Stendhal, 96, 101, 114, 121, 132, 293.
Sterne (Laurence), 350, 416, 425, 427,
437-441. 450.
Sue (Eugène), 384, 391.
Sully - Prudhomme (René - François -
Armand Prudhomme, dit), 421, 503,
528.
SwETCHiNE (Anne-Sophie Soymonov,
Mme,, 366-370, 491.
Tablettes romantiques, 418.
Talma (François-Joseph), 25, 97, 99,
134, 401.
Taphanel (Achille), 130, 368, 469, 497-
500, 507.
Tastu (Amable Voïart, U^^), 94, 106,
108, 160, 278, 348.
Taylor ( Isidore- Ju5tin-Sé vérin, baron),
123. 126, 134. 136, 137, 159, 395, 497.
Tenint (Wilhelm), 375, 503, 508.
Thabaud (Guillaume), 411.
Thierry (Augustin), 173, 239, 354.
Thierry (Edouard), 355, 507.
Thiers (Adolphe), 43, 44, 322, 323. .
TniESSÉ (Léon), 109, 111.
Thomas (Antoine-Léonard), 15, 16, 45.
Thomson (James), 12.
TiECK (Ludwig), 186.
Tisseur (Barthélémy), 162.
Tisseur (Jean), 162.
TissoT (Pierre-François), 74, 109.
Tolstoï (Comte Iakov Nikolaévitch),
375.
Tressan (Louis-Élisabeth de Lavergne,
comte de), 42, 445.
Troyon (Constant), 479.
TuRPiN de Crissé (Lancelot-Théodore,
comte de), 395.
TuRQUÉTY (Edouard), 160.
Uhland (Johann Ludwig), 190, 191.
Vacquerie (Auguste), 352, 353, 356,
513.
Vatout (Jean), 361, 366.
Vaucorbeil (Auguste-Emmanuel), 386.
Vauvenargues (Luc Clapiers, mar-
quis de), 89, 480.
Vergennes (M™^ Isaurc de), 365, 386.
Verlaine (Paul), 222, 469, 501, 525.
Véron (D'^ Louis-Désiré), 364.
Versailles, 348, 358, 469-483, 496, 499,
501, 512, 515, 517, 519, 522-526.
Vicaire (Gabriel), 495.
Vieillard de Boismartin (Pierre-
Ange), 497.
Viel-Castel (Comte Horace de), 382,
383.
ViENNET (Jcan-Pierre-Guillaume), 120,
314.
ViÉNOT (Aglaé), M™^ Emile Deschamps,
58-62, 384, 436, 484.
Vigny (Alfred de). Le conflit entre le
rêve et l'action, xlii. — L'ironie chez
V. et Deschamps, 23. — Ses rela-
tions avec M. Jacques Deschamps, 24.
— Lettre de M. Jacques Deschamps à
V., 27. — Son horreur de l'internat,
35. — Les Vigny à l'Elysée-Bourbon,
37 et 86. — V. et le roman d'amour
d'É. Deschamps, 52. — Relations
avec les Daclin à Mortefontaine, 57.
— Quitte pour la peur ou l'Amour et
le Mariage, 60. — V. et André
Chénier, 75. — Génie et talent, 80.
— Influence de Chénier, 84. — V. et
les Jeux-Floraux, 91. — V. et le
groupe pré-romantique, 94-104. —
V. et la Muse française, 106. —
Il y publie Dolorida, 108-109. —
Critiqué par Latouche, dans le Mer-
cure, 111. — Son compte rendu des
œuvres du baron de Sorsum, 114. —
II n'approuve pas l'article d'Hol-
mondurand contre la Mort de Sa-
crale de Lamartine, 117. — Un
poème de Deschamps adressé à V.
constate les gains du Romantisme
en 1825, 119. — Latouche l'intéresse
à la conversion du Mercure, 122. - —
V, à l'Arsenal, 127. — Collaboration
shakespearienne avec E. Deschamps,
131-141. — Shakespeare et la pro-
sopopée de la Nature dans la Maison
du Berger, 155. — Lettre d'Hugo
à V. à l'apparition des Orientales,
159. — Une lecture d'Othello chez V.,
160. — Un « consulat » littéraire, 162.
— Projet de fondation d'une levue :
La Réforme littéraire et des Arts, 163.
— V. et la petite épopée : le « Poème »,
169-171. — V. et sa connaissance
de l'anglais, 195. — Son Chatterton
comparé au Tasse de Goethe, 214.
— L'hellénisme de V., 218. — Ses
premiers essais sont orientés vers
l'antique, sous l'influence de Chénier,
221. — Un moraliste épique, 233-234.
INDEX DES NOMS PROPRES
0/0
— V. à la veille de 1830, 271-274.
— Ses amitiés romantiques, 276-277.
— Il assiste à une lecture des Contes
d'Espagne et d'Italie, de Musset, 279-
280. — V. et la politique, 286. —
Ses relations avec Bûchez, préoccu-
pations humanitaires, 295. — V. et
Montalembert, 297. — Il collabore à
\'A^>enir; Deschamps y rend compte
de son Elé\^'ation intitulée Paris,
299. — V. et la théorie de 1' « Art
pour l'Art », 302. — 11 soutient Des-
champs à la Rei'ue des Deux-Mondes
contre Puloz, 305-306. — Il rend
compte du Retour à Paris, dans le
Mercure du XIX^ siède, 307. —
Son intimité avec Deschamps, 308-
310. — Sa rivalité avec Hugo, 315.
— Rôle de Deschamps entre Hugo
et V., 317-321. — Admiration de
Deschamps pour V., 327. — Sym-
pathie de V. pour Deschamps, 337.
— Ses relations avec Antoni Des-
champs, 339. — Il écrit à Deschamps
malade, 348-349. — Leur dissenti-
ment à propos de la publication de
Macbeth et de Roméo par Deschamps,
352-353. — V. et l'Académie fran-
çaise, 359-360 et 404. — V. et la
société mondaine, 364. — Son insuccès
dans les salons, 366, — V. et le
prince Elim Mestscherski, 380-381.
— Un jugement de la comtesse Dash,
384. — V. et les « Dandys «, 394-095.
— V. et Jules Lefèvre-Dcumier, 421.
— Eclipse de sa réputation autour de
1860, 469. — Son intimité avec Des-
champs, 471-472. — V. et Madame
Pellclier de Villers, 481. — Son Chat-
terton traduit en polonais par Chris-
tian Ostrowski, 490. — V. et Ma-
dame Louise Colet, 513. — Isolement
de V., 515. — Émotion de Des-
champs à la mort de V., 522-523.
— V. et Augusta Holmes, 527. —
Un fragment inédit de Roméo et
Juliette traduit par V., 539-545.
Vigny (Léon de), 37.
ViLLEDiEU (Marie- Catherine- Hortense
Des-iardins, Mfne de), 251.
Vii-i.iîi.E (Jean- Baptiste -Séraphin -Jo-
seph, comte de), 120.
ViLLEMAi.N (Abcl-François), 159, 173,
176, 293, 513.
Villers (Durand de), 478, 482.
VlLLlERS - DE - L'ISLE - AdAM (PhilippC-
Auguste-Mathias, comte de), 525.
Villon (François), 231, 513.
Vincennes, 44.
ViNET (Alexandre), 397, 545.
VioLLET-LE-Duc ( Eugèue- Emmanuel) ,
101.
Virgile, 14, 79, 105, 115, 122, 227, 443,
444, 493.
Virieu (Vicomtesse de), 366, 370.
Virieu (Comte Aymon de), 97.
Vitet (Ludovic), 96, 101, 132.
VizENTiNi (Jules), 355.
Vogué (Melchior de), 379.
VoisENON (Claude-Henri de Fusée,
abbé de), 336.
Voiture (Vincent), 56, 358.
Voltaire (François-Marie Arouet), 7,
24, 39, 46, 49, 85-90, 92, 142, 157,
163, 175, 176, 209, 224, 275, 3U2, 329,
368, 389, 424, 427, 432-434, 441, 445,
451, 452, 480, 545.
Voss (Johann Hcinrich), 210.
Vulpian (Alphonse), 226.
Waciismuth (Ferdinand), 479.
Wailly (Léon de), 136, 163, 184, 319,
320, 344, 345, 384, 395.
\Valdor (Mélanic), 334.
Waller (Edmund), 240.
Walsh (Edouard), 395.
Walsh (C«« Théobald), 106, 395.
Wey (Francis), 497.
Wieland (Christoph Martin), 210.
Wilde (Oscar), xxxv, 80.
Winckelmann (Johann Joaeliim), 210,
212, 521.
WoLF (Christian), 5, 6.
WoRDswoRTii (William), 222, 278.
Ximenez (Marcpiis de), 46, 47.
YouNG (Ciiarles), 137.
Young (Edward), 237, 239.
YovANOviTcii (Voyslav M.), 237, 255,
ZivK I'acua, 548.
ERRATA
p. XXXII, noie 2. — La Reinie des Deux-Muiiiles ])al)lia l'i'tudc de
Emile Daurand-Forgues sur Shelley, le 1^"" janvier 1848.
F. 10, en note : au lieu de p. 33, lire p. 32.
P. 39, note 2. — Le frenre « troubadoui? ». Cf Études dlilsloire littéraire,
par F. Baldensperger... l'"^ série. — Paris. 1907. In-8o.
P. 120, note 1. — Le poème de Deschamps intitulé : Sombre Océan,
lui fut inspiré par le finale du iv^ chant de Childe-Harold. (Études fran-
çaises et étrangères, 4^ éd. corrigée et augmentée de huit pièces nonvelles,
Paris, 1829, p. 261-263).
P. 245, en note. — Walter Scott, en 1811, avait remis en lumière la
légende du roi Rodrigue, en publiant : The Vision of don Roderick. Cette
légende ins])ira en 1814 à Robert Southey son Roderick, tlie last of the
Goths. Le baron Bruguière de Sorsum, parent et ami d'Alfred de Vigny,
avait traduit ce dernier poème sous ce titre : Roderick, le dernier des
Goths... — l'aris, Rey et Gravier, 1820. 3 vol. in-12. Réédité en 1822
par Ladvocal, le poème avait dû, dès cette époque, intéresser Deschamps,
(pii était en relations avec le baron de Sorsum (cf. Correspondance d Alfred
de Vigny, 1905, p. 6).
P. 246, note 1. — Le rom-intisme français jugé en Espagne, cf. Lmiiia
Pardo Bazan... Obras complétas, vol. 37. La Literatura francesa moderna :
cl ronianticismo. — • Madrid, V. Prieto (s. d.). In-8°.
P. 302, note 1. — Cet article sur Balzac fut de nouveau ])ul>lié dans
la Revue étrangère de la littérature, des sciences et des arts... T. 1. — Saint-
l'él<'rsi)ourg, 1832. In-8". De même la Jeune Emma, t. 11, 1834 ; J'ai rêvé,
I. 21. 1837 ; Une matinée aux Invalides, t. 50, 1844; Pluie et pleurs, t. 63,
1847; Le Gouverneur de la Samaritaine, t. 82, 1852 ; Les Coquettes, t. 91,
1854. Ce périodique, qui s'étend de 1832 à 1863, fut \\\\ des organes de
1 influence française en Russie dans le deuxième tiers du xix^ siècle.
P. 461, note 2. — Influence des doctrines spirilcs sur V. Hugo. Cf. La
Philosophie de Victor Hugo en 1854-1859... par Paul Berret... — ■ Paris,
II. Paulin, 1910. ln-8«.
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nale. * Un bourgeois dilettante à Tépoque romantique : Emile Des-
champs i7(ji 18-1). — ** Ses relations avec les peintres, les sculp-
teurs et les musiciens de son temps. Deux volumes in-S" raisin de
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UNE DÉFINITION DE LA POESIE :
« Peinture qui so meut et nuisique qui pense. »
Emile Deschamps.
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5, QUAI MAi.Aoï'Ais, \r
1921
Ce volume a été imprimé avec le concours
DU Fonds Alphonse Peyrat.
TABLE DES MATIERES
AVANT-PROPOS
Pages
VII-XII Le « DILETTANTISME » d'EmILE DeSCHAtMPS.
ire PARTIE
Emile Deschamps et les artistes de son temps.
Ml Le « Salon » de 1819.
11-12 Ses relations avec les artistes.
12-14 Claudius Jaccjuand.
14-15 Champmartin.
15-17 ■ Ingres.
17-20 David d'Angers.
20-24 Delacroix.
Ile PARTIE
Emile Desciiamps et la musique.
25-27 1. Le goût musical d'un poète romantique.
28-33 2. Un critique musical en 1835. Prédilection pour la
musique dramatique. L'Opéra pendant la période roman-
tique. Les dilettantes et la mélodie.
34-37 3. La mélodie et le « spectacle » dans l'Opéra romantique.
38-4G 4. Emile Desehamps et le livret. Importance du livret
(Tluanhoé. Rôle d'un ])oètc romantique comme librettiste.
47-55 5. La dénaturation romantique du livret de Don Juan
de Mozart en 1831. Deschamps et les Blazc.
VI TABLE DES MATIERES
56-66 6. Relations d'Emile Deschamps et de Meyerbeer. Sa
collaboration au livret des Huguenots.
67-75 7. Relations d'Emile Deschamps avec Niedermeyer.
Le livret de Stradella.
76-93 8. Deschamps et Berlioz. — La symphonie de Roméo et
Juliette.
94-115 9. La « Romance » au xix^ siècle et les romances d'Emile
Deschamps. Son édition des Lieder de Schubert.
116-123 10. Bibliographie des compositions musicales auxquelles
Emile Deschamps a collaboré.
AVANT-PROPOS
LE DILETTANTISME D'EMILE DESGHAMPS
On peut donner au mot dilettante, pour caractériser Emile Des-
champs dans ses rapports avec les artistes de son temps, les deux
sens que cette aimable épithète autorise.
Nous lui laisserons d'abord le sens traditionnel qu'il eut, au xix*^ siè-
cle, dans les cercles où l'on appréciait la musique. Le dilettante \
depuis la Restauration jusqu'à la fin du second Empire, c'est l'homme
du monde, amateur passionné de musique italienne. On est sévère
aujourd'hui pour les dilettanti, et il serait souhaitable de voir paraître
une étude spéciale sur Stendhal et la musique, Stendhal, leur maître
à tous ^. Car les reproches qu'on leur fait, le plus grave même, celui
qui consiste à prétendre qu'ils auraient compromis, chez nous, le
développement de notre ancienne musique française, et entravé
pendant plus d'un demi-siècle l'influence bienfaisante de la musique
allemande, toutes ces critiques doivent, semble-t-il, remonter jus-
qu'à lui. C'est lui qui ^, dès 1812, a sinon créé, du moins fortifié le
préjugé contre la nouvelle musique symphonique, à laquelle il oppo-
sait l'ancienne musi({ue italienne considérée comme « une monarchie
où le chant régnait en maître » *. Si l'on ne peut pas dire que la pré-
1. Ad. Jullien, Paris dUeltanle au commencement du siècle. Paris, F. Didol, 1884,
passim, et Stfndhal, Notes d'un dilettante, dans Mélanges d'art et de littérature,
Paris, M. Lcvy, 18G7.
2. M. R. Rolland, dans la Préface qu'il a écrite pour la dernière édition des
Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, texte établi et annoté par Daniel Muller.
(Paris, Champion, in-S"), en a tracé une belle esquisse.
:i. Cf. Le Temps, 18 févr. 1914, art. de Paul Souday sur : Stendhal : Vies de
Haydn, de Mozart et de Métastase, leste établi et annoté par Daniel Muller, préface
de Romain Rolland, 1 vol. in-S", Champion.
4. Cf. Vie de Haydn, par Stendhal. Ed. Champion, lettre II, p. 18.
VIII AVANT-PROPOS
dilection pour la mélodie, pour le chant, appartienne en propre à
Stendhal, on doit reconnaître qu'il a exagéré jusqu'au paradoxe
la thèse de tous les italianistes du xviii^ siècle, de Grimm et de Jean-
Jacques, qui fait reposer la musique sur le plaisir physique, et qu'après
lui tous les dilettanti reprendront. Pour eux, rien n'égale les airs que
l'oreille retient facilement dans les délicieux opéras de Paisiello et
de Cimarosa. C'est la docilité exquise de la musique de Rossini à se
ployer à toutes les inflexions de la voix des chanteurs, qui fera se
pâmer les dilettanti à l'audition de ses opéras.
Emile Deschamps, qui fuyait cependant, comme nous le verrons,
toute attitude exclusive, se rangea souvent au nombre de ces brillants
partisans de l'italianisme. Il est de ceux qui goûtèrent Mozart à
l'italienne, adorèrent ^ précisément en lui l'auteur des pjus belles
romances qu'on puisse entendre ; et lui-même, le poète de salon, a
composé les romances les plus applaudies par la société de la Mo-
narchie de Juillet. Il est certain qu'à cette date la musique ne se
séparait point de l'art du chant, et l'on ne peut nier que cet intran-
sigeant parti-pris des mondains d'alors n'ait eu cet effet de laisser
prendre, à Paris, sur les théâtres de la rue Favart et de la rue Lepelle-
tier, un prodigieux essor au talent des virtuoses. Deschamps et ses
amis ont applaudi des chanteurs qui possédaient une connaissance
bien rare des ressources de la voix humaine, et pour tout dire, un
style qui s'est totalement perdu ^. L'amour du bel canto, poussé à
l'extrême, peut être ridicule, mais les nobles traditions, le style dans
l'art du chant, étaient de grandes choses qu'on a trop dédaignées
depuis. Aussi bien, nous verrons qu'un dilettante comme Deschamps
ne réservait pas son enthousiasme aux seules prouesses du bel canto
et il lui est arrivé de se faire parfois de la musique une idée plus haute,
moins sensualiste que celle que Stendhal avait préconisée. Le Ro-
mantisme, c'est-à-dire la poésie dramatique et pittoresque, un peu
grâce à lui, s'est introduit dans l'opéra français. Il a contribué à
faire représenter, après plusieurs dénaturations successives, le Don
Juan de Mozart à peu près intégralement sur la scène française.
Les livrets d'opéra qu'il a composés sont un moment, si l'on peut
dire, de l'histoire de ce genre, intermédiaire entre la musique et la
1. Stendhal déclare « qu'il abhorre tout ce qui est romance française. » (Vie
de Henri Brulard, édit. Champion, II, 105), et p. 99 : « ... Le Français me semble
avoir le mêlaient le plus marqué pour la musique... je n'ai jamais vu un beau
chant trouvé par un Français... » Rameau lui-même lui paraît « barbare » (Vie
de Haydn, lettre II).
2. Cf. Le Temps, 13 août 1912, art. de Pierre Lalo : A propos de Don Juan.
LE DILETTANTISME D EMILE DESCHAMPS IX
poésie. Niedermeyer, Meyerbeer même (et celui-ci, nonobstant
l'alliance heureuse qu'il avait coniractée avec Scribe) ont apprécié
sa collaboration. Enfin, l'on ne doit pas oublier que, tandis que pres-
que tous les Français de son temps ne juraient que })ar les Italiens,
il applaudissait au Conservatoire, « dans cette citadelle du torysme
musical », suivant l'amusante expression d'un musicographe anglais \
avec un petit nombre de connaisseurs, Beethoven et les maîlres alle-
mands de la symphonie ^. Il considérait même cette musique comme
celle de l'avenir, et la science orchestrale de Berlioz, si nouvelle,
vraiment inouïe à cette date, ne le déconcertait pas. Nous avons voulu
mettre en lumière la valeur intuitive du goût d'Emile Deschamps en
musique. Qu'admirait-il déjà chez Meyerbeer, sinon l'habile ada])ta-
tion à la mise en scène théâtrale et au goût romantique des procédés
des maîtres de la symphonie ?
Emile Deschamps n'ignorait pas que l'esprit de la musique venait
alors d'Allemagne, et qu'il n'y avait en France à son é])oque qu'un
génial musicien, Berlioz. Il écrivit pour lui le livret de la symphonie
de linméo et Juliette. Qu'est -ce que Rossini lui-même et Meyerbeer
au])rès de Berlioz ? je crois que le fin connaisseur le sentait bien.
Seulement il était la conciliation faite homme ; il connaissiiit resi)rit
de son temps et n'était })as de ceux ({ui nient les obstacles. Il a douce-
ment contribué à les aplanir ; il a délicatement insinué, dans les salons
où il fréquentait, le culte des dieux nouveaux : on verra qu'il y fit
chanter notamment les lieder de Schubert. Ses adaptations de
librettiste, avec ce qu'elles ])ermettaient au musicien d'oser et ce
qu'elles l'oljligeaient de ménager, sont de bien curieux témoignages
du sens des transitions et des accommodements qu'il })ossédait au
degré suprême, en mondain accom])li qu'il était.
Il nous semble d'autre part que le dilettantisme musical d'Emile
Deschamps a déjà le caractère essentiel de tout dilettantisme entendu
en un sens plus général. La définition que M. Paul Bourget ^ a donnée
de cette élégante attitude s'applique parfaitement à lui. « C'est, dit-il,
une disposition d'esprit, très intelligente à la fois et très voluptueuse,
qui nous incline four à tour vers les formes les plus diverses de la
vie et nous conduit à nous ])rèter à toutes ces formes sans nous
donner à aucune. »
1. Grovo, Dirlinnan/ of ntusic and wusicinns, tome IV, p. 320.
2. Stendhal (Vie de Ha>/dii, lf;ltro H) : « (^)uan(l Bcethovon... a accunmln les
notes et les idées, quand il a cherche la quantité et la bizarrerie des modulations,
ses symphonies savantes et pleines de recherche n'ont produit aucun elTel. »
3. Œuires complètes de Paul liour^rl. Ciitirpte. — I. Essais de psychologie
contemporaine. Paris, Plon-Nourrit, 189'», in-8". I.lude sur Jtenan, p. 42.
X AVANT-PROPOS
Ainsi l'aimable homme goûtait également en musique Meyerbeer
et Cimarosa, Schubert et Donizetti, Rossini et Berlioz. Il n'était pas
le prisonnier de ses admirations, et ne comprenait guère qu'on fût
exclusif en une telle matière. « L'exclusion, disait-il, est le fléau des
arts. » Et encore : « Il y a bon nombre de fanatiques du Conservatoire
qui' traitent fort cavalièrement l'opéra italien ; et en revanche bien
des belles dames enthousiastes des virtuoses de la salle Favart, et
qui s'eniuiiitii bien franchement dans la salle de la rue Bergère.
Pauvre humanité qui ne peut suffire à deux admirations ^. »
Mais Emile Deschamps ne s'est pas contenté du plaisir d'apprécier
en musique des beautés plus diverses que celles que, des années
avant lui, il est vrai, Stendhal avait goûtées, et de renchérir ainsi sur
l'auteur de la Vie de Rossini ; il a, comme d'ailleurs le maître des
dilettantes de tous les temps ^, conçu le dilettantisme dans son sens
le plus étendu, et, dépassant la musique, il s'est intéressé à tous
les arts. Les peintres et les sculpteurs romantiques n'eurent pas de
plus fervent admirateur.
« En ce temps-là, disait Sainte-Beuve, la peinture et la poésie
étaient sœurs. » Nous allons constater en effet que peintres et
poètes comprenaient le sens de l'évolution réciproque de leur art.
Deschamps, dès 1819, tout en rendant hommage à l'école de David,
célébrait l'originalité exquise de Prud'hon et prenait la défense du
réalisme puissant de Géricault. S'il nous fallait encore une preuve de
son éclectisme, nous la trouverions dans le culte qu'il rendait à deux
génies aussi différents qu'Ingres et Delacroix. Deux grands artistes,
d'autre part, tinrent à honneur de reproduire la physionomie char-
mante d'Emile Deschamps : l'un exposa son portrait au Salon de 1841,
c'est Champmartin, et l'autre modela son médaillon, c'est David
d'Angers.
Fraternité des arts ! union fortunée !
ce vers de Joseph Déforme ^ fut comme le mot d'ordre de la généra-
1. É. Deschamps, Œuvres complètes. Prose, 2^ part., p. 36.
2. Nous le verrons, en peinture comme en musique, dépasser les points de
vue de Stendhal. Dans son salon de 1824, Stendhal ne rendra pas plus justice à
Ingres ou à Lawrence qu'à Delacroix. Tandis qu'il porte aux nues Vernet et
Delaroche, il écrit : « Il y a un Massacre de Scio, de M. Delacroix, qui est en
peinture ce que les vers de MM. Guiraud et De Vigny sont en poésie, l'exagéra-
tion du triste et du. sombre... » Voir ses Mélanges d'art et de littérature, Paris,
M. Lévy, 1867, p. 150. Stendhal revient un peu sur ce jugement expéditif à la page
180 : il n'aime pas le Massacre de Scio, mais il reconnaît que « Delacroix a le senti-
ment de la couleur ; c'est beaucoup dans ce siècle dessinateur. Il me semble voir
en lui un élève de Tintoret ; ses figures ont du mouvement. »
3. Poésies, de Sainte-Beuve, Paris, M. Lévy, 1863, in-8°. Le Cénacle, p. 69.
LE DILETTANTISME D EMILE DESCHAMPS XI
tion romantique ^. Peintres, sculpteurs/^ poètes, crurent soudain
(\u'ils avaient beaucoup à apprendre les uns des autres, et ce n'est
même que de nos jours qu'on s'est pris à douter des bienfaits de cette
fameuse union, de cette belle fraternité. M. Abcl Ilcrmant ^ refuse
d'admettre ces prétendus bienfaits, il n'y voit (pi'une illusion dont.
il rend responsable le Romantisme: «C'est de ce temps, dit-il, (|ue
date la confusion des arts et de la littérature. Elle n'a été beureuse
ni pour les artistes ni pour les gens de lettres. Elle a même failli gâter
l'esprit français, en faisant pénétrer dans le cabinet de l'écrivain la
blague de l'atelier du peintre. Elle n'a pas servi aux peintres ni aux
sculpteurs en les faisant penser par contagion, et aux })octcs, en leur
suggérant le goût de l'art ]iittoresque et des transpositions d'art.
Elle nous a donné l'babitude étrange de réunir sous une même déno-
mination tous les créateurs de beauté les plus disseml)lablcs, et par
là même à déterminer les simples d'esprit... à considérer (|ue l'buma-
nité tout entière se divise exactement en deux classes, les artistes et
ceux qui ne le sont pas, c'est-à-dire les bourgeois. »
Ces conséquences plus ou moins lointaines, en supposant (juil
fallût les condamner toutes, ne pouvaient êtres aperçues de ces
esprits généreux qui s'efforçaient, chacun dans son domaine, de
dompter la routine et de marcjuer fortement des œuvres nouvelles
du signe de leur personnalité. Les arts, en dépit de la dilférence
essentielle de leurs moyens d'expression, ont tout de même bien un
fond commun et l'on ne peut pas faire un grief aux romantiques
d'avoir vivement senti cette unité profonde. L'abus du pittoresque,
d'autre part, n'en saurait cependant pas faire repousser l'usage,
et quand on ne devrait aux transpositions d'art que l'expression
raffiné des nuances les plus fugitives de la sensil)ilité et de Timagina-
tidji, il n'en faudrait peut-être pas médire ^. — Si quebjues écrivains
ont laissé pénétrer dans leur cabinet d'étude la blague de l'atelier
du ])einlre, cette crititjue n'atteint aucun tb's ]H)êLes de la gi'ande
é|i(iqii(' romantifiue (jui furent tous des lioinmcs d'une urbanité
exfjuise, Hugo, Vigny, les l)escbam])s, Gautier lui-même qui débuta
comme un ra])in dans la littérature, et finit dans la noble attitude
1. (,l. /.(' (ilihr, \ iiov l.S2(), Vild coiiipaie Delacroix à Victor Hugo, Ary
ScliofïiT à Lamartine.
2. Le Temps, 20 fcvrirr 101 'i, Vie à Paris.
.'i. Ce qu'il y a de meilleur clans le mouvement parnaàsicn cl presque tout le
symbolisme s'expliquent par là. fimile Dischamps fut en définitive en plein
romantisme un précurseur du Parnasse. Cf. noire étu(]o intitulée : Un bourgeois
dilillante à l'époque roniantiqiie.
XII AVANT-PROPOS
pensive d'un nouveau Goethe. Quant aux peintres et aux sculpteurs
qui ne pensent que par contagion, je ne crois pas qu'une totale
ignorance de la littérature eût favorisé leur génie. Il y a trop de gens
qui se croient des artistes et n'ont aucune personnalité. Delacroix
pouvait au contraire se nourrir des lectures les plus diverses et s'ins-
pirer tour à tour de Gœtz et de Faust, de Don Juan, de Mazeppa, du
Giaour et du Romancero espagnol ; ni Goethe, ni Byron, ni le Roman-
cero ne l'empêchèrent de demeurer Delacroix. En somme, les grands
artistes ne s'inspirent véritablement que d'eux-mêmes, et ce n'est
pas le dilettantisme qui gênera jamais le développement d'une grande
personnalité. — Encore moins nuira-t-il à la culture du goût chez un
homme qui, n'ayant pas le don de création, générateur des grandes
œuvres d'art, a cependant l'intelligence qui est nécessaire pour les
connaître et les aimer.
Emile Deschamps fut le type acccompli de ces délicates natures
incomplètes. Le succès de ses glorieux amis, qu'il admirait plus qu'un
autre, ne troublait point la sûreté du jugement qu'il portait sur lui-
même. 11 se connaissait parfaitement et se fixa en définitive un rôle
proportionné à ses forces. Au milieu du xix^ siècle artistique et
littéraire, il tint école d'admiration et demeura parmi les gens de
lettres et les artistes de son temps ce qu'on appelait, dans l'ancienne
France, un honnête homme. Ce dilettante qui a osé, comme poète,
dans ce métier des vers qu'il connaissait si bien, tant d'heureuses
initiatives et opéré quelques belles réussites, nous fait songer aux
connaisseurs éclairés de la société d'autrefois, qui. sans se piquer de
rien, appréciaient finement les ouvrages de l'esprit et avaient aussi
le sentiment des arts ^.
1. Faut-il ajouter que, par la curiosité étendue de son esprit et cet amour pour
tous les arts, peinture, musique et littérature, Emile Deschamps n est pas sans
rapport avec ce noble type de Vhumaniste, tel que la Renaissance l'avait réalisé,
tel que notre xix^ siècle réussit à le réaliser encore. Renan en serait bien le plus
parfait exemplaire.
PREMIERE PARTIE
KMILK DESGIIAMPS
ET LES ARTISTES DE SON TEMPS
Dans le 34^ bulletin de la BibUograpliie de la France, à la date du
21 août 1819, nous trouvons sous le n^ 3067 l'annonce de l'ouvrage
anonyme suivant :
Lettres à David sur le Salon de 1819. Par quelques élèves de son école.
Première livraison. In-S° d'une P^^. Impr. de Pillet aîné à Paris. —
Paris, chez Pillet aine.
Cette notice est accompagnée des renseignements que voici :
« Cet ouvrage sera composé de vingt livraisons (pii paraîtront à
des époques rapprochées. Chaque livraison contiendra une feuille
d'impression in-8° et une gravure au trait des tableaux les plus im-
))ortants de l'exposition. Ces livraisons réunies formerciut un volume
de 3(j0 i>ages, orné de 20 gravures. »
Les éditeurs ne purent sans doute ])as réaliser intégralcnu'îil ce
programme, l'.n tous las la liiltlio'^raphic de l<i France ne mcrilidun»;
([ue la |)ul)lication des quatorze pii-mièrcs li\rais()ns, et le i-ecueil
([iii eu l'iit fait la même année ]»ar Finquimcur Pillet constitue un
\uliiiin' in-8" de 'l')i) p. el non de 300, CKiiinic l'aundiirait le pros-
jJCcLus.
()iicls rlaiciil. les auteurs de ctM iinportanl, u .Salon » ?
I,a I ladil 11)11, autorisée par la Irance littéraire ih- (hiéi-ard et le
J)iclionnairc des anonymes de Barbier-, \fiil (|u"oii rallrilmc à ((iialr<;
écrivains : Louis-Franeois J.liéritifr, llimi de |,;i Touche, limiio
Desehamps et Antoine Béraud.
1
2 EMILE DESCHAMPS ET LES PEINTRES
Nous allons revenir à Latouche et à Deschamps. Mais il faut dire
auparavant quelques mots des deux autres collaborateurs, dont les
noms sont tombés dans l'oubli.
Louis-François Lhéritier, dit Lhéritier de l'Ain, était le fils d'un
soldat de l'Empire. Peut-être protestant d'origine, il devait traduire
de l'allemand une histoire de la Réformation ; en tout cas, pénétré
de l'esprit du xviii^ siècle, il écrivit, en collaboration avec Tissot, une
histoire abrégée de la Révolution française, et attacha son nom dès
le début de la Restauration à des publications dont les tendances
bonapartistes n'étaient pas douteuses ^. Auteur d'une Epître à
{M. J.) Chénier, parue en 1812, il publia, en 1830, une notice sur le
célèbre i^ioloniste Nicolo Paganini. C'était donc une sorte de dilet-
tante que ce journaliste que nous trouvons dès 1817 dans l'intimité
d'Emile Deschamps et surtout d'Henri de Latouche qui préparait
alors sa fameuse édition des poésies d'André Chénier. On sait que
Latouche, à cette date, collationnait les manuscrits du grand poète,
et qu'il allait, en les publiant, révéler un précurseur au romantisme
naissant. Cela ne l'empêchait point de s'occuper en même temps du
procès Fualdès qui passionnait alors l'opinion et d'en écrire l'histoire
complète avec ce même Lhéfitier, qui devait collaborer en 1819 à la
composition des Lettres à Da^>id.
Antoine Béraud avait un caractère plus martial. Les arts et les
lettres n'étaient pour lui qu'un pis-aller. Vétéran des guerres d'Italie,
fait prisonnier à la bataille du Mincio par les Autrichiens et interné
en Transylvanie, le capitaine Béraud s'était évadé ; mais, en 1814, il
avait renoncé à la carrière des armes pour ne point servir les Bour-
bons. Pendant les Cent jours, il avait aussitôt repris du service et
il s'était trouvé à Waterloo, sous les ordres du général Harlet, dans
le 4^ régiment des grenadiers de la Garde. Ce héros de Ligny et du
Mont Saint- Jean, après la chute définitive de l'Empire, avait été mis
en demi-solde, et depuis qu'il avait brisé son épée, il s'adonnait au
dessin, composait des chansons patriotiques et faisait de jolis vers
dans le goût de Parny et de Bertin. Ce futur directeur de l'Ambigu
devait écrire d'innombrables mélodrames. Pour le moment, son goût
décidé pour le théâtre et le tour spirituel et galant de son esprit le
rapprochaient d'Emile Deschamps. Comme ses amis, il honorait
David, autant par prédilection pour son art que pour ses opinions
1. Les Fastes de la Gloire ou les Braves recommandés à la postérité, publiés
sous le nom d'une société de militaires et d'hommes de lettres, avec une collec-
tion de 50 gravures représentant des sujets militaires ou belles actions des
guerriers français. Paris, 1818-1822.
LE SALON DE 1819 3
politiques. Il avait composé même une ode eu riionneiir du grand
peintre exilé ^.
Le peu que nous savons de ces deux hommes ne nous permet pas
d'évaluer la part qui revient à leur collaboraliou dans le compte-
rendu du Salon de 1819. Il était intéressant toutefois de dire quelques
mots de leurs origines, d'indiquer leurs tendances bonapartistes,
avant d'ahorder l'analyse d'un ouvrage de critique d'art, tout rempli
d'allusions politiques.
Quant à Latouclie et à Emile Deschamps, nous n'avons pas trouvé
trace dans leurs œuvres de ce Salon écrit en collaboration ^. Mais
nous connaissons bien les deux amis. Nous savons ce qu'ils étaient
capables de faire, quand ils unissaient leur verve. Ne nous sullit-il
pas pour attribuer ce « Salon «aux auteurs du Tour de faveur d'v
retrouver non seulement les marques- de leur esprit, ce mélange
heureux de malice et de bon sens, ce respect du grand art et ce goût
des belles nouveautés qui les rapprochaient à cette époque, mais
encore leurs opinions coutumières et leurs ])réjugés ? Tandis que les
difîérences de leur nature, en les dirigeant bientôt vers des milieux
opposés, n'allaient pas tarder à les séparer, ils s'unirent une dernière;
fois ])our défendre les grands peintres de leur temps contre l'ignorance
du public et les cabales de l'esprit de parti. C'était en effet une vraie
cabale que les ultras organisèrent, au Salon de 1819, pour accabler
Géricault. On voulut voir dans la fameuse scène de naufrage, inspirée
au grand réaliste par la catastrophe récente de la Méduse, une mani-
festation contre le gouvernement de la Restauration ^ ; et d'autre
]>arl iircs(|ii(' Ions les critiques, au nom des pr-liu-ipes de l'Ecole
1. Uéraud s'intéressait assez sérieusement à l'hisloire de l'art, puisqu'il eut
l'intention de continuer le recueil consacre aux productions de l'Ecole française
par Landon, sous le litre A'Annales du Musée. Cette continuation, qu'il intitula :
Annales de l'Ecole française des beaux-arls..., parut en 1827 et ne dura qu'un an.
2. Toutifois, dans \uu' lettre adressée par Eniili; Deschanips à Sainte-Beuve et
dont l'enveloppe porte la date du 5 avril 1855, nous voyons qui; parmi les livres
que le poète a prêtés au critique i)Our son étude sur Latouelie, le Salon-Dus'id
est cité. [Collection Lovenjoul.)
.3. Un oflicier de marine, inexpérimenté, M. Duroy de Chaumareyx, avait été
chargé par le gouvernement de la Restauration de conduire au Sénégal rendu
à la France par les traités de 18t5, la petite colonie qui devait s'y installer. La
Méduse, partie de l'île d'Aix, 1<! 17 juin IHK), échoua sur le banc d'Ar<'uin à
/lO lieues de la côte africaine. Une partie de l'équipage, réfugiée sur un radeau
erra pendant douze jours sur les flots. La plupart des naufragés périrent de froid
ou de faim, et VArf^us, un des bâtiments charges d'accompagner la Méduse ne
put recueillir qu'une quinzaine de ces malheureux, (piand il retrouva leur trace
Cette catastrophe émut profondément ri)|iinioii ; ei l,. procès de l'olïieicr
coupabli' au moins d'inexpérience, souleva les passions poli(i(|ues. l/<'sprit de
4 EMILE DESCHAMPS ET LES PEINTRES
classique, les Delécluze, les Gault de Saint-Germain, les Duval, les
Landon, les Kératry, s'appliquèrent avec une inintelligence égale à
compromettre le succès du chef-d'œuvre ^. On sait que sur ces entre-
faites Géricault désespéré, et d'ailleurs proche de sa fin, se retira
en Angleterre.
Henri de Latouche, qui faisait depuis quelques années le compte
rendu du Sïilon dans le Constitutionnel, où il avait en 1817 salué le
début éclatant du jeune David d'Angers, s'adjoignit sans doute cette
année-là Béraud, Deschamps et Lhéritier pour défendre Ingres et
Prud'hon, et pour venger Géricault. Les critiques, comme nous allons
le montrer, appréciaient la peinture avec autant de finesse que l'art
des vers, et puisque c'est Emile Deschamps surtout qui nous inté-
resse, il n'est pas inutile de constater, dans l'histoire d'un poète
romantique, les relations qui l'unissent avec les artistes.
D'autres, comme Th. Gautier et Musset, à partir de 1830, fréquen-
teront autant d'artistes que de poètes. A cette date, il est \Tai, l'al-
liance entre les différents arts est accomplie. On s'aperçut pendant la
bataille qu'on avait les mêmes adversaires, et quand l'esprit de vie
et le grand souffle d'individualisme, qui anima, de 1820 à 1830,
toute une génération d'écrivains et d'artistes, eût triomphé de la
routine et créé une conception nouvelle de la Beauté, un autre pitto-
resque, un autre style, on reconnut que poètes, sculpteurs et peintres,
avaient un idéal commun de liberté ; mais vers la fin de l'Empire^
dans les premières années de la Restauration, cet idéal déjà pressenti
était encore vague, et l'on travaillait séparément. Victor Hugo ne
tarda pas à fréquenter Louis Boulanger et Eug. Delacroix ^, mais,
en 1825, il fera faire son portrait par Alaux, ce qui n'est pas l'indice
d un goût excentrique, et dans le Conservateur littéraire, en 1821, il
fait l'éloge de la Jeune Chasseresse d'un raisonnable élève de Guérin,
le classique Léon Cogniet ^ Le goût d'Emile Deschamps et d'Henri
de Latouche, en 1819, va nous sembler singulièrement plus neuf et
avisé.
Ce n'est pas qu'ils apparaissent dès lors comme des révolution-
parti s'en mêla, et le jugement du Conseil de guerre, qui le condamna à 3 ans de
prison et à la destitution, satisfit à peine ceux qui avaient profité de cette mal-
heureuse affaire pour accuser le gouvernemen-t d'imprévoyance et de favori-
tisme.
1. Cf. Léon Rosenthal, La Peinture romantique, Paris, May, 1900, livre II,
ch. I. La Bataille, p. 83.
2. Cf. Victor Hugo raconté, II, li. Amis ; et Lettre à Adèle Hugo, le 2-1 mai 1825,
dans la Correspondance, p. 234.
3. Souriau, La Préjace de Cronmell, Paris, 1897, in-S", p. Cl.
LE SALON DE
1819
naires en matière artistique. Il s'en faut de beaucoup. Ils commencent
par établir qu'ils respectent la tradition et les principes de la grande
Ecole de l'Empire, et même donnent à leur compte rendu la forme
d'une série de lettres adressées à Louis David, le chef de l'Ecole dite
impériale et le théoricien du classicisme artistique ^. David, conformé-
ment à la loi d'amnistie du 9 janvier 181G qui excluait de cette
mesure les régicides, était en exil. Nos critiques frondeurs ne pou-
vaient manquer cette occasion de manifester leur sympathie pour
une victime de l'intolérance royaliste, et, protégés par le voile de
l'anonyme, l'ancien officier d'ordonnance du général Daumesnil
et ses amis ne ménagent pas leurs épigrammes.
Frappés de l'invasion des toiles religieuses, qui sont presque
toutes des commandes de l'Etat, ils raillent, sans le nommer, cet
enthousiaste « qui veut persuader qu'au Salon il se croit à l'Eglise »
et volontiers demanderait « qu'on mette un bénitier à la porte, et
qu'on fasse en entrant le signe de la croix ». Tous les développements
qu'ils consacrent à la question de la peinture religieuse ont perdu
pour nous de leur à-propos.
Mais il s'était élevé sur cette question, à partir de 1815, de véri-
tables controverses. C'était l'époque où le gouvernement faisait à
grands frais décorer les églises, et tandis que l'on constatait la dimi-
nution des sujets empruntés à la mythologie, les sujets tirés de
l'Histoire sainte rivalisaient au Salon avec ceux qu'inspirait un
moyen-âge envahissant. Emile Deschamps et Latouche se raillent à
bon droit de cette foule de saints et de martyrs ; ils ne se rendent
1. Lettres à David. Treizième lettre, p. 83. — H est dommage que l'esprit
voltairien de nos critiques et leur finesse ne les aient pas prémunis contre le
mépris du xvin^ siècle, « « du temps où les Boucher, les Lagrcnée et les Vanloo
étaient les coryphées de l'Ecole ». Il l'ailait que le prestige de David fut bien grand
pour que, dans un Salon aucpiel a collaboré Emile Deschamps, on condamnât
l'art du xviii^ siècle par les épithètes d'affecté et de fru'olc, et (ju'on le qualifiât
sans indulgence de « marivaudage de la peinture ». Voir sur ce sujet la page '»6
et d'autre part consulter la page ôO où ils rendent au contraire hommage à la
sculpture du xviii*^ siècle, toujours sous l'inspiration de David : « Nous ne sommes
plus au temps des Chaudet, des Moitte, des Pajou, des Iloudon, des Julien, des
Roland, des Dejoux, des Boisot, au temps où cette réunion d'artistes illustres
répandait une si vive lumière sur notre école, mais nous citons encore avec
orgueil les noms des Dupaty, des Bosio. » Non seulement ils louent la statue de
Biblis de l'un et la Salmacis de l'autre, mais ils apprécient avec goût le délicieux
ISarcisse de Cortot et sa Pandore. Les qualités qu'ils apprécient en général chez
les sculpteurs, ce sont la pureté des formes, la délicatesse du modelé, c'est avant
tout " la pose, facile et gracieuse » qui « a permis... de développer des lignes d'une
suavité parfaite. » (p. 5G). Enfin ce qu'ils admirent chez un sculpteur, ce sont les
qualités qui permettent de s'écrier devant son n-uvre : « C'est du Canova tout
pur ! » — Cf., p. 'JO, anecdote sur le Téléniaque de Marin.
6 EMILE DESCHAjMPS ET LES PEINTRES
pas compte que rinvasion des mérovingiens et des troubadours
n'était pas moins divertissante. Mais la peinture d'histoire était à
la mode : un sentiment poétique ne semblait guère pouvoir s'exprimer
à cette date en dehors d'un cadre historique, et nos critiques, comme
les hommes de leur temps, étaient épris du moyen-âge.
D'autre part (et c'est là que se manifeste sans doute l'influence
d'Antoine Béraud, l'ancien capitaine du régiment des grenadiers
de la garde) ils profitent de la nomination récente du comte de
Forbin à la Direction des Beaux-Arts, que naguère occupait Denon,
pour lui demander compte des grandes toiles historiques de l'Empire :
« N'est-il pas surprenant, écrivent-ils à David ^, que les batailles
d'Austerlitz, d'.Eylaii, de Marengo, l'hôpital de Jafîa, le pardon aux
révoltés du Caire, la réception des clefs de Vienne, et vos tableaux,
mon cher maître,' soient voilés à nos regards, sous prétexte qu'ils
attestent de grands talents et rappellent toute la splendeur de nos
armes ? » Des traits de cette espèce sont inspirés par la passion
politique ^. Il y en a quantité d'autres, plus désintéressés au cours
de ces lettres, et qui sont des modèles de bonne plaisanterie.
Mais les auteurs ne plaisantent pas toujours, et, quand ils se
déclarent partisans de l'Ecole de David, ils sont le plus sérieux
du monde.
Ils ne distinguent aucunement chez David l'admirable peintre
du théoricien systématique, et l'applaudissent d'avoir découvert
dans Vantique tout cet ensemble abstrait de conceptions idéales qui
va dominer l'Ecole de peinture et constituer bientôt le plus terrible
obstacle au développement de l'individualité artistique. David,
1. Lettres à David. Lettre première, p. 5. — Lire aussi les lettres 6 et 9, où ils
criblent d'épigrammes le tableau d'Inès de Castro, exposé par le comte de Forbin.
2. Le plus partial des quatre collaborateurs était sans doute Antoine Béraud,
qui dans son ode : A Louis David, peintre, Paris, A. Eymery, 1821, laissera pa-
raître un assez vif parti-pris antiroyaliste et même antichrétien :
Après 10 strophes consacrées à la gloire de la Révolution et de celui qui fit
trembler les rois, il déplore la chute de César, et adresse dos consolations à David
exilé :
Eh ! qui peut au génie arracher sa couronne ?
Les tyrans l'ont proscrit ; leur fureur l'environne...
Il règne dans l'exil, il règne dans les fers.
Béraud oppose les grandes œuvres de David, peintre d'histoire, aux tableaux
inspirés par la renaissance catholique :
Laissons au Vatican, à ses splendeurs austères,
Anges, démons, martyrs, miracles et mystères,
Et saints, et croix sanglante, ornemens des autels.
Prêtres, si vous cédez à la raison des sages,
Dans le temple des arts, n'offrez plus ces images
Au doute des mortels.
LE SALOX DE 1819 7
qui prétendait enseigner à des peintres, n'avait aucun souci de la
couleur, et comme un sculpteur, n'appréciait que les belles formes.
Or, Emile Deschamps et ses amis, au lieu de dénoncer le paradoxe
du théoricien, félicitent le grand homme du mauvais service qu'il
rendit à ceux de ses élèves, qui étaient plus capables d'ap})liquer ses
leçons que de suivre ses exemples : « Ses maîtres, ses émules, ont pu
sentir, comme lui, les beautés de l'antique, mais nul ne les a mieux
rendues. C'est lui qui, le premier peut-être de tous les peintres, a
su poser sur la toile ces formes pures des statues grecques, en leur
donnant la vie qui leur manque ^. » En tout cas, ils rendaient en ces
termes un juste hommage au mérite éminent du grand peintre
idéaliste, et ce qu'il faut admirer, c'est qu'ils se montrèrent égale-
ment sensibles au tempérament d'un peintre tout à fait différent,
aux géniales qualités de Géricault, le promoteur du réalisme dans
la peinture moderne.
Après avoir décrit avec complaisance la fameuse scène du Naufrage,
ils ajoutent : « L'ensemble de cette composition tragique inspire la
terreur et la pitié ; elle est pleine de verve et de mouvement. La teinte
en est chaude, et indique le premier jet d'une heureuse inspiration.
Le dessin est d'un grand caractère, il est hardi, vigoureux... » Après
avoir fait quelques réserves sur la couleur dans ce tableau, ils se
gardent bien de conclure que Géricault n'est pas coloriste. En dépit
des critiques qu'ils adressent à ce chef-d'œuvre d'improvisation, ils
ne refusent pas à Géricault ce don de la cotileur, (c cette qualité,
disent-ils justement, (jui, dans l'état actuel de notre école, est devenue
indispensable. » Enfin, ils j>rennent, en concluant, hardiment parti
pour le peintre.
« En somme, cet ouvrage décèle un beau talent qu'il était utile
d'éclairer. Il porte un caractère d'originalité qui appelle la critique,
mais il est loin de mériter les attaques dont la mauvaise foi et resj)rit
de parti l'ont rendu l'objet. Ceux de nos journaux, qui ont trouvé
dans les convenances que M. Gros montrât auprès de la duchesse
d'Angoulème des bateliers presque nus, ont demandé des vêtements
à ces ]>auvres naufragés : ils ont voulu savoir avant de s'attendrir
sur leur sort, s'ils étaient Grecs, Uoinains, 'Jures ou Erançais. Qu'im-
]iorte ! c'est un naufrage et c'est de la ]»cintur(;, et pour que ces
images nous révélassent l'intérêt particulier (|u'elles inspirent, nous
n'avions ])as besoin de la mauvaise humeur des ultras et des ])récau-
tions du jury qui a elTacé le nom de la Méduse de son livret. » (Lettres
1. Lettres à D<n-id, (Icuxièinr lellro, p. 9.
8 EMILE DESCHAMPS ET LES PEINTRES
à David, 8^ lettre, p. 52). Emile Deschamps et ses amis, en écrivant
cette page, tinrent le langage de la postérité ^.
On peut en dire autant de leurs éloges de Prud'hon et d'Ingres.
Pour apprécier la valeur de leur jugement, il faut savoir, par la
lecture des critiques contemporains, à quelles aberrations pouvaient
conduire les préjugés des hommes, dont le goût s'était formé, sous la
Révolution et l'Empire, aux leçons de David. Ainsi déjà, lors du
Salon de 1818, Jal s'emportait contre un chef-d'œuvre de Prud'hon :
La Justice et la Vengeance. Il en déclarait le spectacle « dangereux »
aux peintres, et « capable d'étouffer les principes du goût et de
ramener à l'enfance de l'art 2. » — En 1819, il ne peut souffrir
V Assomption de la Vierge que le peintre expose au Salon, et s'il
essaie assez maladroitement de comparer Prud'hon à Chateaubriand,
c'est pour conclure qu'ils préparent l'un et l'autre une décadence
artistique et littéraire. — Quant à Ingres, il est accusé depuis 1806
de faire rétrograder l'art. Son Odalisque, en 1819, déchaîne un
véritable orage. Efneric Duval fulmine contre lui dans le Moniteur ^ ;
et Kératry, dans V Annuaire^, discute même sa science du dessin, la
seule supériorité qu'on lui reconnaisse.
Ouvrons maintenant Les Lettres à David.
On y respire une autre atmosphère ; l'intelligence qui juge reste
sensible à l'admiration et ne résiste pas au charme du génie. Il nous
semble en effet qu'on ne puisse approcher de Prud'hon sans recon-
naître l'enchanteur, et c'est l'aveu que font Deschamps et ses amis,
quand ils parlent de ce rare artiste. « Il vient, disent-ils, d'exposer un
tableau de Y Assomption de la Vierge. Il a développé dans ce sujet osé
tous les attraits de la jeunesse et de la nouveauté ^. » Puis, ils décrivent
avec grâce le rêve de beauté féminine et céleste que représente le
déhcieux tableau, et s'écrient : « Nous croyons que cette composition
n'est pas exempte de défauts, mais nous l'avouons, séduits par son
effet, nous ne nous sentons pas le courage de les rechercher «. » Il
fallait beaucoup de finesse et d'ironie pour oser en 1819 ce joli trait
de critique impressionniste, et, comme s'ils craignaient de nuire à
Prud'hon en paraissant céder uniquement devant ses œuvres aux
1. Cf. Re^>ue bleue, 25 oct. 1919. Géricault novateur au Salon de 1819, par Ray-
mond Bouyer.
2. Jal, Mes visites au Luxembourg. En 1818, il attaque en particulier Prudhon.
En 1819, il écrit : L'Ombre de Diderot, voir contre Prudhon, p. 209.
3. Emeric Duval, Moniteur du 12 oct. 1819.
4. Kératry, Annuaire, 1819.
5. Lettres à David, dix-neuvième lettre, p. 132.
6. Ibid., p. 133.
LE SALON DE 1819 9
]»restiges adorables de sa fantaisie, ils font aussitôt l'éloge des qualités
sérieuses du maître : « Après avoir rendu justice aux créations idéales
de Prudhcui. on ]»ourrait croire qu'il voit tout à travers le prisme de
son imagination ; s'il s'éle\ ait (jueUjue doute sur son respect pour
l'imitation de la nature, l'examen de ses ])ortraits convaincra que la
poésie de l'art, qui est un mensonge, peut se concilier avec la vérité
qui est le but de la peinture ^. »
Ce respect de la nature et de la vérité, c'est ])récisément ce que les
jeunes critiques admirent chez Ingres, cet autre artiste tant discuté,
et ce n'est pas leur moindre mérite d'avoir su reconnaître chez lui
le créateur d'un style. Ils ont remarqué la malveillance du public
envers son Odalisque et la combattent. « Cette ligure dont la pose
rappelle la maîtresse de Philippe II par Titien est dessinée d'un grand
style, disent-ils, et la tète ollre des beautés frappantes ^. » Si la couleur,
chez Ingres, ne les séduit pas, ils lui accordent une singularité digne
d'éloges ; pendant toute sa carrière, cet original artiste, soucieux
comme David d'idéalité, mais avec moins d'esprit systématique,
cherchera, sans toujours l'atteindre, l'union de la beauté et de la
vérité dans l'art. Bien qu'il fût le moins romanlicpie des hommes et
des peintres, la violence continue de ses adversaires, les classiques
intransigeants, lui vaudra la sympathie des poètes. Vigny, dans
Stello, fera un éloge enthousiaste de V Apothéose d'Homère, et les
deux frères Deschamps lui resteront toujours fidèles.
Tel est, dans ses parties vraiment saillantes, ce compte rendu du
Salon de 1819 auquel collabora Emile Deschamps. Nous ne disons
rien des pages excellentes qu'on y trouve consacrées aux œuvres des
peintres alors en grand renom : le Retour de la duchesse d' Angoulême
à Bordeaux, de Gros ; le Gustave Wasa, d' Hersent ; les Capucins, de
1. Ihut., p. 134.
2. Lettres à David, onzième lettre, p. 72. — A la page 74, nous lisons ce juge-
ment très fin sur l'originalité d'Ingres : « Ingres a conçu l'harmonie d'une tout
autre manière que les modernes ; elle n'existe point pour lui dans les détails ;
toutes les formes sont purement dessinées, mais elles ne tournentpoint.il est
l'opposé de ceux qui croient (jue celte même harmonie consisti' dans le vague des
<ontours. Cette mollesse est un excès et Unit j)ar attémier tclit-ment les formes
que celles qui doivent être les mieux prononcées deviennent sans consis-
tance... »
Même inli-lligonte finesse dans les jugements portés sur des artistes aussi
différents (jue Picot, p. 81, dont la gracieuse représentation de VAmour quittant
Psyché les a enchantés, et lioiily, p. 82. h'Iùitrée au Spectacle les a frappés par
son réalisnu! piquant : « Où se passe celte scène ? sur le houlevard du Ten»ple ;
Boiily nous y a transportés. Ce petit tableau est plein de vérité, d'expression et
de naturel. »
10 EMILE DESCHAMPS ET LES PEINTRES
Granet ; la Galatée ^, de Girodet, celui qu'on appelait « le premier
peintre du siècle », les nombreuses toiles d'Horace Vernet, que l'on
juf;eait alors « le plus français des peintres » (cf. la 16^ lettre, p. 97),
son Massacre des Mamelucks et le Dévouement des bourgeois de Calais
d'Ary Schefïer. Toutes ces œuvres, à l'exception de la mythologique
Galatée, de Girodet, qui planait au-dessus des critiques, attestent
l'engouement d'une époque pour la peinture d'histoire; et ce n'est pas
un romantique comme Emile Deschamps, qui pouvait s'en plaindre.
Dans un dialogue supposé (p. 84 et sq.) entre V Enthousiaste qui veut
que l'on impose aux artistes des sujets empruntés aux Livres saints,
et un amateur derrière lequel se cachent nos critiques, nous entendons
celui-ci revendiquer le droit, pour les artistes, de rester maîtres du
choix de leurs sujets, et, tandis que son interlocuteur s'écrie : « Le
Christianisme seul est inépuisable, le génie n'est que là », l'amateur,
qui ne prétend pas « charger les peintres de notre salut », leur recom-
mande simplemnet l'étude de l'histoire : « S'il faut de grands sujets
pour exercer le talent des peintres, ne sont-ils pas dans l'histoire ? »
L'Histoire est, à l'époque de la Restauration, la forme où se coulait
presque inévitablement tout sentiment poétique ^, et cette mode qui
s'imposera à l'imagination des poètes, nous ne pouvons manquer de
constater qu'elle domine les peintres. C'est elle, c'est le prestige du
passé qui donne à la représentation de la vie humaine cette forme
idéale, sans laquelle il n'est point de beauté pour les Romantiques.
Constatons-le, en lisant le Salon d'Henri de Latouche et d'Emile
Deschamps, afin de bien comprendre un des caractères essentiels de
leur goût, et pouî* le distinguer en même temps du nôtre. C'est ainsi
que cette page de Maeterlinck nous permettra de mesurer la distance
qui nous sépare d'Emile Deschamps et de ses contemporains.
« Un bon peintre, dit Maeterlinck, ne peindra plus Marins vainqueur
des Cimbres ou l'assassinat du duc de Guise, parce que la psychologie
de la victoire ou du meurtre est élémentaire et exceptionnelle, et que
le vacarme inutile d'un acte violent étouffe la voix profonde, mais
hésitante et discrète des êtres et des choses. Il représentera une maison
perdue dans la campagne, une porte ouverte au bout d'un corridor,
1. La page sur Galatée (p. 177) est suffisamment enthousiaste. Peut-être les
critiques admirent-ils trop Girodet en tant qu'élève de David, et ne sentent-ils
qu'imparfaitement ce que son imagination avait de rare, de symbolique. Ne voit-
on pas aujourd'hui en Girodet le précurseur non seulement d'Ingres lui-même
et de Chassériau, mais de Gustave Moreau et de Dcsvallières ? Voir au Louvre
(cabinet des dessins) la suite de ses compositions sur Héro et Léandre.
2. Elle était cela depuis la fin du xviii^ siècle. En 1792, André Chénier se faisait,
dans une dissertation sur la peinture d'histoire, le théoricien de l'Ecole de David.
CLAUDllS JACgrAND
11
un visage ou des mains au rej)os... et ces simples images pourront
ajouter (pielque chose à notre conscience de la vie : ce (pii est un bien
([u'il n'est pas ])ossible de perdre ^. »
Ainsi évolue dans l'histoire des arts la sensibilité humaine : aujou-
d'hui le mysticisme est à la mode ; autrefois l'histoire était nécessaire
à l'élaboration du plaisir esthétique. Au demeurant, ce sont des lan-
gages à travers lesquels s'expriment successivement les généra-
tions.
Avant de quitter définitivement les peintres, nous dirons encore
quelques mots des relations qu'Emile Deschamps entretint au cours
de sa vie avec certains d'entre eux.
Nous n'avons aucun témoignage écrit, attestant que les artistes
fréquentèrent, comme les poètes, le salon de la rue Saint-Florentin et
celui de la rue de La Ville-l'Evêque. Mais ceux qu'Emile Deschamps,
surtout en pleine effervescence romantique, rencontrait tous les
jours chez Ch. Nodier ou chez V. Hugo, les Boulanger, les Nanteuil,
les Tony Johannot, les Deveria devaient être ses familiers ^.
« Les peintres novateurs étaient nos frères. » Cette parole de
Sainte-Beuve, dans les Portraits contemporains, est surtout vraie
de Louis Boulanger et d'Eugène Devéria. L'auteur de Mazeppa et
celui de la Naissance de Henri IV ont été célébrés par les poètes.
Louis Boulanger, auquel Antoni Descharaps a dédié un bel éloge de
Véronèse, offrit aux deux frères une de ses médiocres compositions,
que l'on honorait alors de trop d'éloges. Cette œuvre, gravée par
F. Delanoy, est placée en tête des Poésies d' Antoni dans l'édition des
Poésies d'Emile et d' Antoni Deschamps, qui ])arut l'an 1841, en
1 vol. in-8", chez II. L. Delloye.
L'illustration romantique des romances du temps, dont Emile
Deschamps écrivit les paroles, est encore une ])reuve indirecte de
ses relations avec les artistes : de nombreuses vignettes, gravées en
tête de ces poèmes, portent la signature d'A. Devéria et de Gavarni.
Le billet suivant de Gavarni, que nous avons trouvé dans la corres-
j)ondance inédite de E. Deschamps, conserve le souvenir de cette
collaborai i(»ri ^ :
1. Maeterlinck, Le Trésor des hunihles, IX. Le Irajriqiic quotidien.
2. Léon Rosentlial, La Peinture romantique, l'aiis, 1900, in-'i". Cf. p. 278, le
chapitre concernant la littérature et la peinture romantiques.
3. Inédit. Collection Paignard.
12 EMILE DESCHAMPS ET LES PEINTRES
« Monsieur. Mes images sont à l'imprimerie depuis quelques jours déjà.
Quand j'aurai des épreuves, j'irai vous les soumettre. — Ce sera ces jours-
ci, je l'espère. — Je regrette de n'avoir pu les achever plus tôt. Je crains
d'avoir pris les sujets un peu trop à ma façon. — Vous verrez — ce qui ne
vous plaira pas sera refait.
« Adieu, Monsieur. Mon talent sera toujours le très humble serviteur du
vôtre. „ Gavarni.
« Dimanche ».
Si nous sommes réduits à des conjectures en ce qui concerne les
relations d'Emile Deschamps avec les Devéria et Louis Boulanger, il
n'en est pas de même pour d'autres artistes, dont quelques-uns sont
parmi les plus grands maîtres de l'Ecole nouvelle. Je ne dis pas cela
pour Claudius Jacquand, peintre médiocre, qui fut un ami du poète,
ni même pour Champmartin, qui eut d'ailleurs un grand talent, mais
pour Ingres, pour David d'Angers et pour Delacroix.
Nous retrouvons le témoignage des relations d'Emile Desehamps
avec tous ces artistes dans sa correspondance et dans ses œuvres.
Claudius Jacquand, peintre d'une fécondité déplorable \ a exposé
aux Salons, presque sans interruption, de 1824 à 1875. Elève de
Fleury Richard, il appartient à cette Ecole lyonnaise qui entreprit
plus obstinément qu'aucune autre de découper en vastes scènes
colorées le moyen-âge et l'histoire. Peintre obsédé d'idées littéraires,
il donne à chacun de ses tableaux un aspect mélodramatique, qui,
de nos jours, a cessé de plaire. Il a emprunté plusieurs de ses sujets
au Cinq-Mars d'A. de Vigny, et remporta un grand succès en 1837
avec une toile représentant une scène tirée de Lamartine : Jocelyn
aux pieds de VEvèque. Nous avons vu dans l'Album ^ de M™^ Emile
Deschamps une esquisse de lui représentant la Fuite du Roi Rodrigue,
que lui inspira le Romancero d'Emile Deschamps.
Ainsi rois, chevaliers, troubadours et mousquetaires, défilent dans
ses œuvres ; mais les moines eurent ses préférences, et c'est le peintre
des moines qu'Emile Deschamps eut l'occasion de célébrer un jour
dans une pièce de vers qui veut être un éloge, et qui le fut sans doute,
en 1840, quand elle fut écrite. Malheureusement pour nous, qui
regardons ces tableaux avec d'autres yeux que ceux de nos grands-
pères, elle nous apparaît presque comme une satire involontaire de
cette mode des tableaux d'histoire qui sévissait à l'époque romantique
et dont les toiles de Jacquand sont les « poncifs ». Il s'agit d'un tableau
1. Né à Lyon le 6 déc. 1805, mort à Paris en juin 1878.
2. Conservé par M"'^ L. Paignard au château du Rocher, à Savigné-l'Evèque
(Sarthe).
CLAUDIUS JACQUAND 13
intitulé r.4v't'!/, qui avait ius])iré à un poète italien, M. Regaldi ^, un
éloge enthousiaste. Emile Deschamps traduit cet éloge en vers
français.
Ces vers mettent sous nos yeux la scène représentée par Jacquand
et qu'on croirait empruntée à quelque mauvais mélodrame. Elle
n'est d'ailleurs que l'expression naïve d'un aspect vieilli de l'imagina-
tion romantique.
Le })oète s'adresse au jiciulre :
Claudius, ton pinceau, trempé des saints mystères,
Emporte mon esprit dans les vieux monastères,
Et lui montre Infamie, Amour et Piété. — •
Fulgence est assis là sur mie informe pierre :
La liil)le, le ciliée ollrent à sa prière
La paix du ciel, trésor loin du monde abrité.
Le moine ermite reçoit la confession d'un moine dévoré de remords :
Un frère du couvent s'approche plein de crainte :
La colère de Dieu sur ses traits est empreinte.
Pâle et sans pouvoir dire im mot, il se ])n>sterne ;
Il attache au pavé son œil sanglant et terne,
Ses ongles convulsifs mordent ses bras croisés...
Il confesse que [U'èlre il a aimé uiu> de ses pénitentes :
« Confesseur, j'entendis les aveux de la femme.
11 raconte leurs amours, comment il devint ])ère et... meurtrier,
comment il est jtoursuivi luaintcnant par les ombres de ses deux
victimes.
« Mou secret orageux déborde de mon cœur !
« La cellule, l'autel, ma parole confuse,
« La voix du ciel, la voix des moris, ah ! tout m'accuse !
« Pitié !... je me repens devant le Dieu vainqueur...
(c Grâce !... »
1. A propos (le Regalcii, voir dans les Reciteillpmenls poétiques (Ltlit. llacliette,
1888, p. 3.35), ce quatrain que lui a dédié Lamartine :
Tes vers j.iiliisscnl, les nii<'n3 coulenl :
Dieu leur lit un lit difïéreiil.
Les miens dorment, et les tiens roulent.
Je suis le lac, toi le torrent.
Joseph Regaldi (1800-188.3) fut surloul un improvisaleur. Poète très considéré
à son époque, nous dit-on, il ost encore «lui' :iiix Italiens à ca\ise de son amour
enthousiaste pour sa patrie. 1! avait di'dii- à J^ain;irl ine iiti poème iiitiluli'' lu
Holitudc.
14 EMILE DESCHAMPS ET LES PEINTRES
Mais Claudius, à quoi servent ces rimes ?
Tu fais dire au pinceau des histoires sublimes,
Des histoires de pleurs que tous répéteront.
De son trône descend la blanche Poésie :
Elle admire longtemps ta palette choisie,
Et du laurier delphique elle entoure ton front ^ !
« Ces histoires de pleurs » sont tombées justement dans l'oubli, et
l'on regrette que les éloges que leur décerne E. Deschamps ne
s'adressent pas au talent supérieur d'un de ses compatriotes, Champ-
martin, qui fit son portrait.
Callande de Champmartin, né à Bourges, le 2 mars 1797, entra à
l'Ecole des Beaux- Arts en 1815 et fut l'élève de Guérin, mais il y
avait en lui l'étoffe d'un maître. L'Orient, où il fit un voyage, l'at-
tacha de bonne heure : il était allé, comme Deschamps, y chercher
du pittoresque et de la couleur. On admira au Salon de 1827 son
tableau : \J Ajjaire des Casernes, et le graveur Henriquel-Dupont
exposait, d'après lui, en 1831, un remarquable portrait de Hussein
Pacha. Sa réputation était considérable sous la monarchie de juillet.
« Appelez-vous Delacroix ou Champmartin ! « lisons-nous dans
V Artiste (1831, t. II, p. 28). Eugène Devéria, en 1853, écrivait :
« Géricault était mort, laissant deux héritiers de ses traditions : Eug.
Delacroix et Champmartin (cité par Alone : Devéria, p. 16); et G. Plan-
che, dès 1833, ne craint pas de mettre Champmartin, comme portrai-
tiste, au même rang que Ingres. S'il admirait non sans réserves le
portrait de M. Bertin qui fut envoyé par Ingres au Salon de 1833. il ne
jugeait pas indigne d'une critique aussi attentive le portrait du
baron Portai, exposé la même année par Champmartin. Ce peintre, à
qui l'on doit d'excellents portraits de Louis-Philippe, du duc d'Au-
male, exposa au Salon de 1840, avec les portraits de Henriquel-Du-
pont, d'Eug. Delacroix, de Jules Janin, celui d'Emile Deschamps.
Nous ne pouvons évidemment pas discuter l'assertion de Planche qui
a connu le poète et qui prétend que le portrait n'est pas assez res-
semblant : « M. Emile Deschamps, écrit-il dans son Salon de 1840,
offre un mélange de politesse et d'ironie que nous ne retrouvons pas
dans son portrait ^ ». Peut-être la douceur exquise d'Emile Deschamps,
sa bienveillance sont-elles empreintes sur ce visage plus encore que
l'ironie. Mais un peintre a le droit d'interpréter son modèle : il le repré-
sente comme il le voit, et ce qu'il a vu, c'est la physionomie d'un homme
1. Poésies d'Emile Deschamps, Paris, 1841, p. 101.
2. Etudes sur l'Ecole française (1831-1852). Peinture et sculpture, par Gustave
Planche. Tome II, Paris, :\I. Lévy, 1855, In-18, p. IGl.
CHAMPMAIITI.N
15
du monde en qui se reflète une âme ingénieuse et tendre. Voilà ce que
révèlent ce front aux lignes si pures, encadré de cheveux bruns et le
sourire des lèvres fines qu'on dirait parlantes, et le doux regard
malicieux des yeux un peu bridés. Cette vivante image d'un homme
d'esprit et de bonté, à quarante-cinq ans, fait le plus grand honneur
au peintre qui l'a conçue, dans des circonstances que nous connaissons
et qui sont charmantes. Le poète allait poser dans l'atelier du peintre,
et comme si ce n'était })oint assez de la conversation de ces hommes
d'esprit pour donner à la ])hysionomic du ])oète mondain la grâce
parfaite et son cliarme accompli que désirait atteindre le peintre, ils
souhaitèrent la présence des dames et le complément de la nuisique.
Emile Deschamps écrivit alors à la femme d'un de ses amis, M"i^ Alix
de La Sizeranne, qui était musicienne, le joli billet suivant :
Madame,
Voilà que M. Champmartin me demande ma tête pour demain mardi
à midi ! Vous savez que l'opération, pour être aussi agréable qu'elle
serait pénil)le, a besoin de se consommer devant vous. Nous sommes
donc, peintre et poète, à vos pieds, vous rappelant l'espoir que vous
m'avez donné. Si donc le même esprit de chanté vous anime toujours,
Aglaé vous attendra demain, chez elle, un peu avant midi et tujus par-
tirons ensemble pour l'atelier. Ce sera l'affaire de i)eu de temps ^.
L'admiration d'Emile Deschamps pour Ingres remonte, nous le
savons par le Salon de 1819, aux premières années de la Restaura-
tion. Il fut, ainsi que son frère, parmi ses plus constants défenseurs.
Antoni s'adresse au graml artiste, si discuté, en ces termes :
Maître au savant ])inceau, toi, dont la pureté
Dans rOdalisque nue a peint la chasteté...
Tu vis les hommes froids dédaigner tes tableaux
Et tu voulus alors jeter là tes pinceau.v.
Tu ru; t'es pas trompé, non, fils de Raphaël,
Si l'art fut torrjoiirs saint, et si t(Mi bras sévère
A toujours de son lomple écarté le vulgair-e,
Tu ne t'es ]»as Ironqié...
Et il ajoutait : lOut poète
... te nomme le maître à l'art franc et sincère,
Le peintre de Virgile et le ])eintre d' Homère ^.
I^iiiilf Descbamjts, ]»bis eut bousiaste encore, au sorlir d'une expo-
1. Colli-clion l';ii;.'iiar(l.
2. l'uKuies d'Aiiloiii Dosclianips, 18'il, |>. 21.
16 EMILE DESCHAMPS ET LES PEINTRES
sition des œuvres du peintre, où sa puissante originalité a fait taire
les envieux, lui dédie un assez beau poème, intitulé : Similitude,
symbole heureux de la carrière difficile d'un artiste qui dut conquérir
pied à pied le succès :
Quelquefois le soleil, quelquefois le génie,
Ces frères radieux naissent dans les brouillards.
Parce qu'ils sont voilés et captifs, on les nie.
Leur vol n'hésite pas cependant, car ils savent
L'un, qu'il est le génie, et l'autre, le soleil.
Bientôt l'immensité de leurs feux se colore.
Ces obstacles jaloux, où sont-ils maintenant ?...
Ceux qui jetaient l'insulte à la douteuse aurore
Exaltent de plus bas leur midi rayonnant.
Et les deux voyageurs nés dans l'ombre et Torage,
Se couchèrent en rois dans la pourpre et la paix.
Voilà comme chantait mon ûme satisfaite
0 Raphaël de France, en sortant de la fête !...
Et je rêvais, les sens de vertiges émus.
Descendre du Portique au bois d'Académus,
Et te montrer, là-bas, sous l'ombrage sonore,
Le moderne Platon, le chrétien Pythagore,
Ballanche, environné dimmortels écrivains
Recevant d'eux la lyre et les honneurs divins ^.
Ainsi, pour les deux frères, Ingres égalait Raphaël ; et le doux et
profond Ballanche, le philosophe de l'Abbaye-aux-Bois, était digne
de lui inspirer une nouvelle Ecole d'Athènes ^, Quant au peintre
qu'une admiration si enthousiaste enchantait, il écrivit un jour à
Emile Deschamps cette lettre reconnaissante :
Monsieur,
Permettez-moi de vous offrir le volume de mes œuvres gravées.
A qui saurai-je mieux l'adresser qu'à vous. Monsieur, qui avez s£
souvent [mot illisible! une gloire dont je suis toujours prêt à douter et
sur laquelle me rassurent des sympathies aussi honorables que la vôtre.
Dans ce compte-rendu de ma vie, vous trouveriez peut-être, Monsieur,,
quelques preuves à l'appui dune réputation qui doit tout à votre noble et
touchante plume.
Croyez aussi. Monsieur, à Fexpression de ma vive gratitude comme
1. Poésies d'Emile Deschamps, p. 138.
2. Le classique Ingres a souvent médit du romantisme dans l'art. Cf. sa Réponse
au Rapport sur l'école impériale des Beaux-Arts, adressé au Maréchal Vaillant...,
Paris, Didier, 1863, iu-S».
INGRES 17
à celle de ma considération pour votre beau talent et pour votre per-
sonne.
Votre bien affectueux et reconnaissant serviteur '•
D. Ingres.
Les relations qu'entretenait Emils Deschamps avec David d'An-
gers remontaient aussi aux premières années de la Restauration.
Déjà Henri de Latouche faisait un vif éloge, en 1817, dans le Consti-
tutionnel, de la statue du Grand Condé, et dans leurs Lettres à David
sur le Salon de 1819, Emile Deschamps et ses amis, parlaient en ces
termes du jeune sculpteur : « Ce jeune artiste (Pierre- Jean David), à
qui nous devons déjà une belle statue du grand Condé, n'est point
resté au-dessous de lui-mcme. Sa statue en marbre du roi René, son
tombeau annoncent toujours un faire noble, vigoureux et facile. On
voit que M. David, inspiré par son nom, étudie l'anticpie ^. » (Let-
tres à David, p. 229.)
Ni l'antiquité, ni les gloires de la France n'absorbaient l'attention
du sculpteur, que l'histoire de son temps passionnait. Il en méditait
])rofondément les caractères : « C'est un homme de beaucoup de
talent et de beaucoup d'idées », disait V. Hugo à V. Pavie (20 mars
1827). Il résolut d'interroger les individualités su])érieures de son
époque, de scruter l'expression de leur physionomie et de traduire
leur pensée intérieure au moyen de la forme visible. C'est ainsi qu'il
composa l'ensemble imposant de médaillons qui font de lui l'anna-
liste de son temps ^.
On sait qu'il alla en Angleterre pour observer le visage de Walter
Scott, et qu'il fit à Weimar une visite mémorable pour voir Goethe et
faire son buste. « Un statuaire est l'enregistreur de la postérité,
disait-il fièrement, il est l'avenir. » Celui qui, auprès de Goethe, se
faisait l'interprète de la ])ensée française contemporaine, confiait
au marbre cl au bronze l'elligH' de ses jtliis illustres représentants.
Poètes, artistes, ])liilosophes, ])oliti(pies, pi'es(|iic Ion les les pei'somia-
1. rollfclion l'aio;nar(l.
2. C'étail pour David, dit Th. Gautier, « un plaisir do voir comment le génie,
j>ar une sorte de repoussé, se modèle à l'extérieur, bossèlo le crâne et le front de
protubérances, martèle, meurtrit et silloiuie les joues. « Porlr. conlemp., p. 367.
.'5. Jouin, Dmnd d'Angers, notes autour a plies, I, 20:>. " J'ai toujours élé profon-
dément remué par la vue d'un profil, écrit le sculpteur. I^a face vous regarde ; le
profil est en relation avec d'autres êtres ; il va fuir, il ne vous voi! ni"ni • pas.
La face vous montre plusieurs traits, et est plus diUicile i'i ;iii;il\ >.f. Le piolil,
c'est l'unité. >- •
Jhid. " Le [>ro(il du visage (Iouik; la n'-alilé' do la vie, latidis (jui: la l'ace n'eu
donne f-u'une lielion. »
18 EMILE DESCHAMPS ET LES PEINTRES
litcs du siècle, occupèrent à leur tour l'attention de David d'Angers.
Emile Deschamps comme Lamartine, Alfred de Vigny et V. Hugo,
eut les honneurs d'un médaillon.
C'est "probablement chez V. Hugo que les relations d'Emile Des-
champs et de David se nouèrent vraiment, comme ce billet d'Hugo
permet de le conjecturer. Le sculpteur venait d'envoyer à l'auteur
de la Préface de Cromwell son médaillon.
« Paris, octobre 1828.
Mille fois merci, cher ami, de mon admirable cadeau. Maintenant il
me faut une grâce. Emile Deschamps vient dîner avec nous samedi, et je
lui ai promis que le grand statuaire serait des nôtres.
Vous ne me ferez pas mentir, j'espère, et nous vous aurons à 6 heures,
n'est-ce pas ? Vous savez que je suis insatiable.
El vuestro amigo,
« V. Hugo. »
Peut-être est-ce de cette entrevue intime qu'est sorti le charmant
médaillon qui représente Emile Deschamps ?
En tous cas, le voyage à Weimar, en 1830, et l'intérêt que prit
Gœthe, parmi les ouvrages français que lui avait portés David, aux
poèmes d'Emile Deschamps et surtout à la Préface des Etudes, ne con-
tribuèrent pas peu à resserrer les liens de sympathie qui unissaient le
sculpteur et le poète. Voici en quels termes le vieux Gœthe remerciait
David, qui, de retour à Paris, continuait à le renseigner sur le mouve-
ment des esprits en France et à lui envoyer des livres. L'office dont
il charge E. Deschamps, de traduire en français la lettre qu'il écrit
à David en allemand, est comme un symbole du rôle que joua,
pendant la période romantique, l'aimable intermédiaire entre la
France et l'Allemagne.
Gœthe a David-d'Angers ^
« Weimar, 8 mars 1830.
Voulant vous exprimer le plus tôt possible, très honoré Monsieur, toute
ma reconnaissance de l'agréable surprise qui m'a été faite par votre envoi,
je ne puis que me servir de ma langue maternelle, incapable que je me sens
de m'exprimer dans la vôtre avec la même facilité. Vous trouverez cer-
tainement près de vous un ami qui sera le fidèle interprète de mes senti-
ments. M. Deschamps, à qui je me recommande au préalable, s'en chargera,
j'en suis sûr, avec sa bienveillance accoutumée...
Viennent ensuite des remerciements pour l'envoi de la collection
des médaillons, des considérations sur les doctrines physiologiques-
1. CE. II. Jouin, Da^iil d'Angers, I, 575.
DAVID D ANGERS
19
et craniologiques de Lavater et de Gall, et un éloj^e du « talent » de
David « à saisir l'individualité de chaque figure ». Goethe en prend
comme exemple le portrait de M"^^ Delphine Gay et celui de AI"*^ Les-
cot. Il termine sa lettre en ces termes :
Je vous prie d'oiïrir mes plus vifs remerciements aux hommes dis-
tingués qui m'ont fait l'honneur de m'envoyer leurs ouvrages, .le vous
recommande surtout d'assurer M. Deschamps qu'il m'a fait un cadeau
bien ])r(''cieux par sa préface, car je mets à profit ses jugements. Il me
confirme, par sa modération et la justesse de ses aperçus, dans Topinion
sympathique avec laquelle je me plais à envisager la marche et les ten-
dances de votre lit léialure, française, si récemment renouvelée.
J. W. Gœthf..
Ainsi l'on voit, par cette lettre de Gœthe à David, le rôle important
qu'on attribuait alors à Emile Deschamps. Lui seul ou presque seul
savait l'allemand. Il était désigné par Gœthe comme le meilleur dis-
ciple de M°^^ de Staël, capable mieux qu'un autre d'initier le goût
français aux littératures germaniques.
Quoi qu'il en soit, David devait rester en termes excellents avec
Emile Deschamps ; et quand il eut, en 1842, terminé le buste
d'André Chénier, cette gloire qui domine la révolution romantique,
telle que Deschamps l'entendait, et lui donne son sens esthétique,
c'est à lui que le sculpteur envoyait la nouvelle, et c'est à lui qu'il
s'adressait pour le prier d'inviter A. de Vigny, qu'il ne voyait plus
depuis longtemps, à venir visiter son atelier de la rue d'Assas.
Paris, ."l oc t. 18A2.
Mo.N CHER Monsieur Emile Deschamps,
Il y a longtemps que votre frère m'avait fait promettre de l'avertir
lorsque j'aurais terminé le buste d'André Chénier ; cet ouvrage est actuelle-
ment en bronze dans mon atelier, je voudrais tenir ma parole envers votre
frère, mais j'ignore sa demeure.
Vous m'obligerez donc si vous vouliez bien m'envoyer son adresse
ou lui apprendre combien je serais heureux de le recevoir chez moi, rue
d'Assas ; il devrait aussi amener avec lui notre honorable ami De Vigny,
rpie je n'ose pas inviter, car j'ai bien peur qu'il n'ait perdu mon souvenir,
(lepuis tant d'années que nous ne nous sommes vus. Pour vous, cher Mon-
sieur, je serais bien heureux si vous vous rappeliez (|iieI(|iiefois de celui
qui vous sera toujours dévoué de cœur.
\'euiilez présenter mes respectueux bonunagcs à Madame et rnjipeler
Mme David à son bon souvenir ^.
I )a VII).
1. Collection Paifrnard.
20 EMILE DESCHAMPS ET LES PEINTRES
Emile Deschamps visita Tatelier du maître, et le remercia par le
billet suivant, où nous trouvons un jugement exquis porté par le
poète sur l'œuvre du statuaire :
Paris, nov. 1842.
Cher et illustre ami,
Je ne saurais vous dire avec quel enthousiasme j"ai revu tous vos chefs-
d "œuvre, et avec quelle reconnaissance j'ai retrouvé votre si cordiale
amitié. Que Dieu me rende la santé et les forces pour vous l'exprimer !
Ma femme est très sensible aux souvenirs si doux de Mme David et
elle joint ici tous ses plus empressés compliments à mes respectueux hom-
mages.
Et je suis en vous serrant cette main qui fait tant de magnifiques
œuvres,
Votre ami,
E. D.
« P. -S. Je trouve une occasion de prévenir mon frère, qui préviendra
Alfred de Vigny. Quant à moi, je ne parlerai plus que de votre admirable
André Chénier. Il n'y a que vous pour exécuter aussi merveilleusement les
plus généreuses idées, et toute la génération philosophique et poétique
vous doit sa reconnaissance et son admiration. »
A. M. David d'Angers
sur son magnifique buste d'André Chénier.
Cette tête, où la Muse eut son trône un moment,
Que fit toriiber la hache au début de son rêve,
Sous ton ciseau divin, à nos yeux se relève...
Et pour vivre éternellement ^.
Il nous reste à parler des relations d'Emile Deschamps avec Eug.
Delacroix. Ce que nous en savons de précis est peu de chose, mais ce
peu de chose est fort intéressant. Un poème de Deschamps, le Roman-
cero, eut l'honneur d'inspirer au grand artiste une de ses plus expres-
sives peintures : il s'agit de son Roi Rodrigue. Ce tableau a une his-
toire ou plutôt une légende, et voici comment la raconte Charles
Yriarte dans la Préface du Catalogue des tableaux anciens et modernes...
jormant la collection de M. Alexandre Dumas... mise en vente à l'Hôtel
Drouot, les 12 et 13 mai 1892.
Eug. Delacroix l'avait composé pour Al. Dumas père dans les cir-
constances suivantes :
« Un jour, dit Ch. Yriarte, il imagina de donner une fête dans un
grand appartement vide dont il avait fait recouvrir les murs de
papier gris ; il y fit installer de grands tables sur des tréteaux, disposer
1. Collection Paiornard.
DELACROIX
21
des échelles, acheter des baquets de couleurs et de kilos de colle, et
appelant à lui Eug. Delacroix, Paul lluet, Decamps, Louis Boulanger,
Riesener, Jadin, Nanteuil, les deux Johaunot, Devéria et Grandville,
etc., il les lâcha dans les salons avec mission de les décorer en 24 hisures.
« Pendant que Grandville, tout autour des chambranles, faisait
grimper des insectes et des fleurs, David d'Angers, Antonin Moine et
Barye pétrissaient de la terre pour improviser des lustres, Decamps,
sur un grand panneau en largeur, faisait passer un Don Quichotte suivi
d'un Sancho Pança chevauchant dans un champ de blés mûrs, et
Eugène Delacroix, commentant les vers du poète, peignait un
Boabdil (sic) vaincu fuyant Grenade :
Le Roi sans royaume allait
Froissant l'or d'un chapelet ^.
« Autant en emporta le vent ; un homme de moins de génie et de
plus de jjrévoyance eût soigneusement découpé sur les murs ces
improvisations brillantes signées des grands noms de son temps, il les
eût soigneusement encadrées en attendant l'heure de la justice,
et bientôt après les eût converties en rentes pour sa vieillesse.- Tout
cela a fini par tomber en loques ; sauf le Boabdil (sic) racheté à la
vente du père par le fils et qui figure ici à la place d'honneur. »
Il est fâcheux qu'en rapportant cette intéressante anecdote,
Ch. Yriarte ait confondu avec le dernier roi Maure de Grenade Boabdil
([ui n'a que faire ici, le roi chrétien Rodrigue, vaincu à la bataille du
Guadalète par les Maures, qui commençaient alors à envahir l'Es-
pagne. Il cite même tout de travers les vers d\i Romancero qui ins-
pirèrent Delacroix. Mais enfin les vers d'Emile Deschamps ^ étaient
si populaires au siècle dernier, qu'un critique d'art comme Yriarte les
citait de mémoire, et c'est un des inconvénients de la renommée d'être
ainsi estropié, si c'est un de ses beaux avantages d'inspirer un artiste
comme Delacroix.
Dumas père, dans ses Mémoires ^, a tracé un saisissant portrait du
1. Voici la strophe de Deschamps citée intcgralemcnt :
Dans une sombre attitude,
Mort de soif, de lassitude,
Le roi sans royaume allait,
Longeant la côte escarpée,
Broyant dans sa main crispée
Les grains d'or d'un chapelet.
2. Poésies d'Emile Deschamps, IB'il. Le poème de Rodrif^^ue, p. 14.
3. A. Dumas, Aies Mémoires, t. IX, p. (jO : « Eugène Delacroix se chargea do
peindre le roi Rodrigue, après la défaite du Guadalète, sujet tiré du Romancero,
traduit par Ernile Deschamps... »
22 EMILE DESCHAMPS ET LES PEINTRES
maître improvisant ainsi, en quelques heures l'esquisse d'un chef-
d'œuvre :
« Sans ôter sa petite redingote noire collée à son corps, sans relever
ses manches ni ses manchettes, sans passer ni blouse ni vareuse,
Delacroix commença par prendre son fusain ; en trois ou quatre
coups, il eut esquissé le cheval ; en cinq ou six le cavalier ; en sept
ou huit, le paysage, morts, mourants et fuyants compris ; puis,
faisant assez de ce croquis (sic) inintelligible pour tout autre que
lui, il prit brosses et pinceaux et commença de peindre.
« Alors en un instant, et comme si l'on eut déchiré une toile, on
vit sous sa main apparaître d'abord un cavalier tout sanglant, tout
meurtri, tout blessé, traîné à peine par son cheval, sanglant, meurtri,
blessé comme lui, n'ayant plus assez de l'appui des étriers, et se
courbant sur la longue lance ; autour de lui, devant lui, derrière lui,
des morts par monceaux, au bord de la rivière des blessés, essayant
d'approcher leurs lèvres de l'eau, et laissant derrière eux une trace
de sang ; à l'horizon tant que l'œil pouvait s'étendre, un champ de
bataille acharné, terrible ; — sur tout cela se couchant dans un
horizon épaissi par la vapeur du sang, un soleil pareil à un bouclier
rougi à la forge ; — puis, enfin, dans un ciel bleu, se fondant, à
mesure qu'il s'éloigne dans un vert d'une teinte inappréciable,
quelques nuages roses comme le duvet d'un ibis. Tout cela était
merveilleux à voir : aussi un cercle s'était fait autour du maître,
et chacun, sans jalousie, sans envie, avait quitté sa besogne pour
venir battre des mains à cet autre Rubens qui improvisait à la
fois la composition et l'exécution. En deux heures ou trois tout
fut fini. »
Telle est la légende de ce fameux tableau. Elle exprime à merveille
ce qu'il y a de spontané dans l'art de Delacroix, le jaillissement puis-
sant des images qui s'^imposait à lui avec une force hallucinatoire
jusqu'à ce qu'il s'en fût délivré en les fixant sur la toile. Mais ce que
l'admirable page de Dumas ne dit pas, c'est que l'idée d'une telle
composition occupait depuis longtemps déjà l'esprit de Delacroix.
Elle lui était venue, après une lecture du poème d'Emile Deschamps.
Il s'appliquait à la réaliser dans son atelier du quai Voltaire n^ 15 ;
et c'est l'esquisse ébauchée par le peintre que le poète souhaite dans la
lettre suivante d'être admis à contempler.
« Vous avez fait un Rodrigue fuyant qui est une chose délicieuse, car
vous l'avez faite. Je voudrais bien en voir chez vous l'esquisse, mais à
quelle heure vous trouve-t-on ? Vous m'avez parlé, après une lecture de
mon poème, de ce Roi Rodrigue projeté alors. Merci d'avoir exécuté ce
DELACROIX
23
projet. Je suis tout fier, tout heureux d'avoir fourni un peu l'occasion
d'un nouveau chef-d'œuvre.
« Dites-moi quand je pourrai me présenter quai Voltaire, n° 15, et
recevez la nouvelle expression de ma déjà vieille amitié \
« Emile Deschamps.
« rue de la ^ ille-l'Evèque, n^ 10 bis.
Paris, 1" mai 1833.
(Au verso, esquisse à la plume d'une Icte de cheval et de ses pieds
de devant.)
Le tableau de Delacroix ^, ins]>iré par le Romancero d'Emile Des-
chanips avait passé, après la mort d'Alexandre Dumas fils, dans la
collection Chéramy. Cette collection a été mise en vente le 15 avril
1913, et voici dans le compte rendu de cette vente, tel qu'il parut le
lendemain dans le Temps, le passage qui nous intéresse.
Parmi les Delacroix, on a donné 25.000 fr. dune toile provenant de
la vente Cronier, Hercule et Alceste ; 13.100 fr. pour Hamlet et le cadai^re
de Polonius ; 5.000 fr. de la Grèce expirant sur les ruines de Missolon-
ghi. On a payé 7.000 fr. une Odalisque ; 3.200 fr. une Madeleine en
prière ; 3.050 fr. une Etude de babouches ; 4.500 fr. Jésus-Christ et saint
Thomas ; 9.000 fr. le Roi Rodrigue blessé, après la bataille de Guadalète ;
5.200 fr. une Variante pour le « Justinien » ; 3.100 fr. pour Eugène Dela-
croix en Hamlet. Sur une demande de 8.000 fr., on a poussé à 11.500 fr.
Jésus au Jardin des Oliviers.
Emile Deschamps ^ allait donc à Delacroix, comme à Inf,'res, à
Prudhon, à Géricault. L'originalité individuelle, en peinture, l'atti-
1. Communiqué par M. Maurice Tourncux.
2. Consulter VŒui're complet de Eugène Delacroix, peintures, dessins, gravures,
lithographies, catalogué et reproduit par Alfred Robaut, commenté par Ernest
Chcsneau... Paris, Charavay, 1885, page 101, ii" 367. Le Roi Rodrigue.
3. La Collection Clarctie, exposée à l'Hôtel des Ventes, le 7 mai 1914, possédait
un joli dessin d'IIeim, représentant Emile Deschamps. Cf. Catalogue des tableaux,
dessins, aquarelles... composant la collection de jeu M. Jules Claretie..., p. 39, n" 95 :
Portrait d'Emile Deschamps. Il est vu de trois quarts, en habit, tenant son chapeau
de la main gauche. Signé à droite : 18'iG. Dessin au crayon. Haut. 3G cent. ; larg.
21 cent.
C'est une des éludes que fit le peintre pour son tableau intituli- : Une lecture
d'Andrieux au foijer de la Comédie française, qu'on peut voir dans la Galerie Louis-
Philippe, au musée de Versailles.
Sur lleim et sur ce tableau célèbre, ef. lletir\ Marcel, I.ouis-Phili j>[)r et le
château de Versailles, dans la Revue de l'Histoire de \ ersailles cl de Seinc-el-Oise,
1909. « Moins bon j)ralicir'n (<pie Granel), dit M. II. Marcel en parlant d'IIeim,
c'est un pbysionotiiiste fort expert ei il ordonne à souhait les scènes compli-
quées. »
24 EMILE DESCHAMPS ET LES PEINTRES
rait aussi bien qu'en littérature, et l'on peut^dire qu'il ne suivait en
cela que son plaisir. Mais ce plaisir était l'expression d'un naturel
heureux, orné ,tout pénétré d'une culture exquise. Son goût en appa-
rence si éclectique, traduit moins les caprices d'un tempérament
fantaisiste que les intuitions d'un sentiment très fin et d'un jugement
très aiguisé.
DEUXIEME PARTIE
EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
I
LE GOUT MUSICAL d'uN POETE ROMANTIQUE
S'il est un art (jue Deschamps a aimé, autant que la peinture,
presque autant que la poésie, c'est la musique.
Il a dit en des vers, pleins de grâce, qu'il n'a jamais entendu
préluder l' orchestre à l'Opéra ou dans les concerts, sans un frémisse-
ment de plaisir :
Alors l'archet vainqueur ^
Glisse amoureusement sur les cordes du cœur ;
Et la gamme, impossible, aux bravos de la foule
Part, et comme un collier de perles se déroule.
11 saluait avec enthousiasme le pianiste virtuose :
qui, d'un doigt vif ou lent,
Verse au piano son cœur ! — Tel un beau ramier blanc
Rase un lac de son aile ou court de feuille en feuille.
Quant au charme de la voix humaine, il y était particulièrement
sensible, comme tous les dilettanti de son temps :
Et son chant retentit, si pur, si ravissant.
Qu'élancé vers le ciel, on croit qu'il en descend.
Ce n'est pas (ju'il n»; fasse des réserves au sujet des sensations
exquises que la musifjne hii procure. Point mysticjuc, tel (jue nous
1. Poésies d'Emile Deschamps, Paris, Dclloyc, 18'il, in-8", p. 140.
26 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
le connaissons, ce fils du xviii^ siècle sensualiste ne pouvait apprécier
dans la musique essentiellement qu'un art qui charme les sens et
repose délicieusement de penser. Seule, la poésie conserve, d'après lui,
le privilège de parler à l'intelligence, tout en usant des prestiges de
l'imagination et de la sensibilité. Elle seule est capable d'agir sur
toutes les facultés à la fois. Elle est tout ensemble la plus haute litté-
rature et le premier des arts, et elle inspira à Deschamps une de ces
formules heureuses qui ne la définissent pas seulement en elle-même,
mais encore dans ses rapports avec les autres arts. «C'est de la peinture
qui marche et de la musique qui pense ^. »
La musique, bien qu'inférieure à la poésie, n'en est pas moins
chère à Deschamps. « Ne vous fiez pas à l'homme qui n'aime pas
la musique » aimait-il à dire après Shakespeare. « La musique va
chercher au fond du moi humain ce qu'il y a de plus noble et de
plus tendre pour en féconder les germes. Elle est le langage uni-
versel de l'enthousiasme religieux, de l'héroïsme et de l'amour. Elle
ne conseille jamais rien de vil ni de mauvais, et l'on peut soutenir
sans paradoxe qu'il vaudrait mieux pour un peuple savoir solfier
que lire ^. »
Il est dommage que nous n'ayons pu déterminer le degré de
culture musicale de Deschamps. Nous ne savons rien de la formation
qu'ils reçurent, lui et son frère ^. Mais ces deux mélomanes, qui furent
Hés avec tous les musiciens de leur temps — Emile surtout qui com-
posa pour eux tant de livrets — devaient posséder un peu plus que
les rudiments de cet art, et n'être pas étrangers à sa connaissance
technique. En tous cas, la comparaison de la poésie avec la musique,
comme avec la peinture, vient surtout sous la plume d'Emile Des-
champs. Il cite aussi volontiers les noms des grands musiciens que
ceux des grands peintres et des grands poètes :
« La poésie, dit-il, a ses mélodistes et ses harmonistes, ses dessina-
teurs et ses coloristes, comme la musique et la peinture. Il n'est donné
qu'à bien peu de génies de posséder au même degré les deux qualités
extrêmes de l'Art. Ainsi Raphaël est supérieur par le dessin, et Cima-
rosa par la mélodie, comme Rubens par la couleur et Beethoven par
1. Emile Deschamps, Œuvres complètes, Paris, A. Lemerre, 1873, 6 vol. in-8°.
Voir tome IV, p. 27.
2. Ibid., p. 22.
3. Jugement de Delacroix (Journal, tome III, p. 434) sur Antoni Deschamps :
» J'ai dîné chez les Bertin, comme toujours avec plaisir ; j'y ai trouvé Antoni
Deschamps ; c'est le seul homme avec lequel je parle musique avec plaisir, parce
qu'il aime Cimarosa autant que moi. » Même enthousiasme pour Cimarosa chez
Stendhal. Cf. Vie de Rossini, passim.
EMILE DESCn.VMPS ET LA MUSIQUE 27
l'harmonie. Cette division existe également dans l'art d'écrire, et
surtout d'écrire en vers ^. »
« Avec de V indolence on ne comprendra jamais l'idéal d'aucun art,
et on ne cherchera point à connaître Dante, Shakespeare ou Corneille,
on ne sentira })as ({ue Raphaël et Léopold Robert sont les (U'ux plus
vrais et plus poélicpies révélateurs de la plus belle des natures, la
nature italienne ; on citera indilîéremment ou Mozart ou Musard
(Mozart, le Shakespeare et le Raphaël de la musique !), on ne pleurera
pas au trio de Guillaume Tell de Rossini. »
Les héros de ses contes sont parfois des virtuoses capables d'inter-
préter les maîtres. Ainsi les voyons-nous dans Mea Culpa chanter
« le fameux duo : Aimons-nous, tout nous y convie », dans Armide, de
Gluck ^. Voici comment le Roméo de cette singulière histoire écoule le
chef-d'œuvre : « Lorscjue se fit entendre cette magnifique et terrible
phrase musicale : Votre général vous appelle, i\ se réveilla comme d'un
songe divin. » Enfin ce sont « les suaves mélodies » de Pergolèse qui,
dans le même conte, révèlent aux deux jeunes amants la force mys-
térieuse du sentiment qui les rapproche : « C'était une de ces tièdes
soirées d'Italie où l'air est chargé de langueur et de volupté. Les
rayons de la lune glissant à travers les jalousies et les croisées cntr'ou-
vertes, se disputaient avec la lumière des bougies dans les glaces, sur
les grands sofas, sur les ])ar({uels brillants. L'ccil étoile de Vénus
})longeait dans la chambre et scintillait sur le front de Judith, comme
un pur miroir, et les suaves mélodies de Pergolèse, soutenues par
l'harmonie des accords, s'élevaient des clavecins sonores et des lèvres
enflammées des deux virtuoses. Leurs genoux se touchaient, leurs
mains s'entrelaçaient comme les touches blanches et noires; ; les
brises nocturnes faisaient voltiger les cheveux de Judith sur le
visage de Robert ; leurs haleines plus fraîches (pie les brises et leurs
regards et leurs âmes se mêlaient comme leurs voix : l'amour et bî
chant se mêiaicut l'un ]tar l'autre ... »
Ainsi la musi(pie est [)our Deschamps ce qu'elle est pour Musset,
la langue même de l'amour :
Langue que pour l'Amour inventa le gêine.
Qui nous vint d'Italie et (pii lui vint des cieux,
Douce laaffue du cœur, la seule où la pensée
(>ette vierge craintive, et d'une onibre olTensée,
Passe en gardant son voile...
1. ŒuiTM rompléles, Paris, f*^ partie, p. 48.
2. Stendhal (\'ie de Ilaijdn, lillri- XII, E<J. Clianipioii), moins ccli-ctiqnc que
Dcsch.Tmps, dit qu'il n'assiste pas sans peine à lo»il un opéra de Gluek.
3. Œuvres complètes, tome III, p. 212.
II
UN CRITIQUE MUSICAL EN 1835
Deschamps eut l'cccasion, en 1835, de rendre compte de la saison
musicale, et ces pages ^ nous informent de l'éclectisme de son goût.
Une nouvelle preuve que la musique le passionnait presque autant
que la poésie, c'est qu'il constatait pour s'en plaindre que « la musique
en France est une exception aristocratique » et que « le peuple est
resté antimusical ^ ». Contre le tempérament de la race, il souhaitait
que réagît l'éducation.
M Encore une fois, disait-il en homme du xviii^ siècle, tout dépend
de l'éducation. Prenez cent personnes dans notre haute société, qui
n'a pas en général l'éducation artistique ; il y en aura dix qui aiment
la peinture, quatre qui aiment la musique, une qui aime la poésie
et quatre-vingt-cinq qui aiment les courses de chevaux. Qu'on les
élève dès l'enfance dans une atmosphère d'art et de littérature, et
toutes ces disproportions s'effaceront et l'habitude deviendra une
seconde nature. »
Aussi, suivait-il attentivement le mouvement musical de son temps
et signalait-il avec joie le progrès général du goût pour la musique.
Il évoquait l'exemple de Choron « qui prenait ses petits virtuoses
dans son quartier, et qui, au bout de quelques mois, en faisait une
seule âme harmonique, une divine symphonie de voix ! Qu'on la
rouvre cette école qui a ruiné et tué son maître, l'homme d'art et
de conscience ! Qu'on en ouvre dans toute la France ! » Et ce qu'il
demandait qu'on fît pour le chant, il le réclamait aussi pour la musi-
que instrumentale : il louait « les progrès rapides et les conquêtes du
chant au grand Opéra depuis dix ans », et célébrait les mérites de l'or-
chestre du Conservatoire. Mais il n'y a qu'un Conservatoire en France,
cela le désolait, et c'est ainsi qu'il s'expliquait en partie l'infériorité
de la France au point de vue musical, comparée à l'Allemagne et à
1. Jbid., tome IV, p. 22 et sq.
2. Ibid., tome IV, p. 25 et sq. pour cette citation et les suivantes.
UN CRITIQUE MUSICAL EN 1835 29
l'Italie (( qui doivent, disait-il eu 1835, leur prééminence en musique
à ce qui fait leur faiblesse sous d'autres rapports, à la division de
leur territoire en vingt ou trente ])rincipautés, dont chacune a sa
capitale, son point d'excitation artiste, son école, sa chapelle, son
théâtre. »
Deschamps, comme tous les dilettanti de son temps faisait trop
bon marché de l'ancienne musique française : il oubliait Grétry,
Rameau, pour sacrifier en vrai romantique aux dieux étrangers.
« L'Italie et l'Allemagne, dit-il, ont le triple sceptre de la musique
religieuse, de l'opéra et de la symphonie. Pour la musi(jue d'église,
llaendel et Palestrina, Pergolèse et Mozart ; pour la musique de
théâtre, Gluck et Sacchini, Cimarosa et Mozart, encore Mozart !
])Our la musicjue instrumentale, Haydn et Boccherini, Beethoven et
toujours Mozart ! Et parmi les vivants, pour les trois genres, Chérubini
Rossini \ Meyerbeer, et j'allais dire Weber, tant la mort paraît
cruellement absurde d'avoir tari celte source d'harmonie surnaturelle
et de jirimitives mélodies. »
En cette année 1835, en dépit de la renommée de Liszt, de Chopin,
de Ferdinand Miller et de M"^^ Pleyel, qui attirait Emile Deschamps
aux concerts du Conservatoire, il s'étend plus complaisamment sur
la musique de théâtre, et paraît enchanté du succès de la Marquise
d'Adam et de la Muette d'Auher à rO])éra-conii(pie, mais il donne
la palme à Bellini et à Donizetli. Bellini en ])articulier, l'auteur des
Capulets et des Montagus, de la Sonnanbula et de Nonna, venait de
1. Voici, avec qucllps restrictions Antoni, le frère d'Emile Dcsehanips, admet-
tait Rossini pour la n)usiqu(.' religieuse. Il confiait son jugement à Th. Gautier
dans la lettre suivante ;
Mo.N ciiP.H Thkopiiile,
« J'ai inlcndu le Slabat de Rossini, voici mon sentiment sincère : c'est tout ce que le génie
peut faire dans un siècle d'indilïérence religieuse, ce sont des pleurs, mais des pleurs élégants,
c'est la Madeleine..., mais la Madeleine de; Canova. Cependant la beauté de la mélodie, la
pureté du style, la netteté el la précision du dessin et le parfum méridional de celle composi-
tion en font un petit chef-d'œuvre que le maître seul pouvait écrire dans ce Inii.
0 Mozart avait fait Don Juan pour Haydn cl pour lui. Rossini a fait !■■ Slubul jiour son
siècle, pour les hommes, pour les femmes, pour les artistes du monde ; c'est la véritable
expression de l'art de notre époque, l'renez ces lignes pour ce qu'elles valent, louez le grand
maître, car il attend li- résultat d'; cette nialiiié"' [xiui- écrire un grand opéra.
« A demain.
c Tout à vous,
Antoni L)i;s(;iiAMPS.
(S. d. — Collection Lovenjoul.)
30 EMILE DESCIIAMPS ET LA MUSIQUE
remporter un triomphe avec les Puritains. Deschamps ne se plaint
pas de la pauvreté de l'orchestration dans Bellini, mais il insiste sur
la grâce mélancolique et douce de ses mélodies : « On remarque dans
cette partition (des Puritains), dit-il, la môme suavité, la même ten-
dresse que dans les autres œuvres de M, Bellini, avec plus de caractère
et de virilité... La vogue des Puritains s'est accrue jusqu'à la fin, ce
sont les Puritains qui ont clos la session mélodique au Théâtre
Favart ^... » Il ne manque pas d'ajouter que des chanteurs extraordi-
naires contribuèrent au succès de Bellini.
Quant à Donizetti, qui n'avait pas encore produit les deux œuvres
dont on peut dire que le public raffola pendant cinquante ans, la
Fille du Régiment (1840) et la Favorite (1840), il faisait applaudir son
Marino Faliero à l'Opéra italien ; Deschamps reconnaît au maître
de Bergame une science supérieure à celle de Bellini, mais une moindre
capacité d'émouvoir. Musicien habile et fécond, fort léger de scrupules
artistiques, il attire l'attention par sa virtuosité, son mouvement.
« C'est toujours la même exécution foudroyante, « dit Deschamps
à propos du dernier succès du célèbre auteur d'Anna Bolena ^, et il
ajoute : « Cette dernière partition (Marino Faliero) est certainement
l'œuvre d'un maître très habile et qui connaît et domine toutes les
ressources et toutes les puissances de son art. Cependant vous devez
comprendre les préférences du public pour l'ouvrage de M. Bellini,
dont les mélodies ont une suavité, une tendresse, une jeunesse qu'on
ne trouve point au même degré dans les ouvrages de M. Donizetti,
qualités qui dans un opéra l'emportent nécessairement sur toutes les
autres. Pour les chanteurs, il faut d'abord du chant et puis encore du
chant. Nous ne rappellerions pas cet axiome très naïf, pour le moins,
si quelques compositeurs actuels ne l'oubliaient pas trop dédaigneuse-
ment ^. »
Un tel jugement ne nous renseigne pas seulement sur la pensée de
Deschamps,; il nous révêle ^e goût général de son temps : des mélodies
soutenues à peine de quelques Hgnes d'orchestre, voilà ce que l'on
demandait aux musiciens. Ce qu'on aimait dans la musique, c'était
le chant.
Que va donc apprécier notre critique dans le grand succès musical
de 1835, la Juive, le grand opéra d'IIalévy ? C'est d'abord et avant
tout le chant. Il loue « cette grande œuvre ^ », où il trouve « de la
1. /6iU, p. 26etp. 34.
2. Ibid.,-p. 31.
3. /6iU,p. 34.
4. Ibid., p. 29 et sq.
UN CRITIQUE MUSICAL EN 1835 31
musique forte et sévère ». Mais (juand il en vient à l'analyse de ce qui
le charme, il cite de préférence les mélodies. « La romance à deux mou
vements, dit-il en connaisseur, est délicieuse de naïveté. Tous les
salons de Paris en retentiront bientôt. Le chœur à boire qui suit
offrait de grandes difficultés au compositeur. Le souvenir des chœurs
du Comte Onj et de Robert étaient là comme deux fantômes effrayants».
Mais écoutons cet amateur de la voix humaine au théâtre : il déclare,
quand il étudie dans ce morceau « le chœur syllabicjue des hommes »
réuni au « chant ténu des soprani » que « la beauté de ce contraste «
est digne de soulever « une explosion d'enthousiasme ». — « L'acte
vraiment musical, ajoute-t-il, est le second, parce que tout se ])asse
dans une chambre modeste entre quelques personnages, et que rien
ne fait diverger l'attention. La |)rière juive qui ouvre cet acte, la
romance : // »^a i'enir, le duo : Lorsqu'à toi je me nuis donnée, et surtout
le trio final : Désespoir ! Anatliéme ! où Nourrit et M^^^ Falcon se
montrent si grands chanteurs et si grands tragédiens, feraient à eux
seuls la gloire d'un maître. » S'il adresse une critique au second acte,
elle consiste à noter quelques lacunes dans l'unisson des voix : « Deux
voix de femmes et deux ténors s'y succèdent et s'y mêlent conti-
nuellement. » Il regrette l'absence de quelques voix de basse et de
baryton, qui prive l'oreille exercée des dilettanti de cette sensation
de variété dans la plénitude où elle a coutume de trouver son plaisir
suprême.
Mais voici la merveille à la mode, le bel canto ^ enchanteur (jue
Deschamps nous signale au troisième acte : « C'est, dit-il, un air à
cadences, à roulades, espèce de concerto pour la voix que bien peu
de cantatrices pourraient chanter comme M'"*^ Dorus-Gras ; c'est
merveille que de l'entendre se jouer avec tant de grâce des traits les
plus difficiles et des gammes chromatiques ascendantes et descen-
dantes, dont cet air abonde. M'"^ Dorus-Oras s'est placée dans la
Juive au premier rang des talents de vocalisation... comme elle avait
pris sa place i)arini nos premières chanteuses dramali([ues, en créant
avec tant de charme et d'expression le beau rôle d'Alice dans Ro-
bert. » S'il admire encore autre chose dans le fameux troisième acte,
c'est le finale et le récitatif obligé, si puissamment rendu par Levas-
seur, et qu'il trouve « d'un effet extraordinaire » — « Cet excellent
chanteur, ajoutc-t-il, y développe toute la beauté de ses moyens et
toutes les ressources de son art. » Enfin, ((uand il en vient au (juatrièmc
acte, « le morceau, dit-il, (jui avec le giaiid lim |>;irlag(; Ifs luuiiieurs
1. IbiJ., p. 30.
32 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
de la représentation, est l'air d'Eléazar... Il est impossible d'imaginer
une mélodie plus tendre et plus douloureuse et de la dire avec une
expression plus déchirante que ne le fait Nourrit ^. »
Cette page de critique peut être considérée comme un témoin de
toute une époque dans l'histoire de la musique en France. Deschamps
s'y montre, comme la masse du public de son temps, fidèle au sensua-
lisme italien. Il apparaît sensible avant tout à la mélodie ; et, par
mélodie, il entendait l'air que retient facilement l'oreille, et qui
permet à la voix du chanteur de se produire dans toute son étendue et
sa beauté. « En musique, écrivait Stendhal, dès 1824, dans sa Vie de
Rossini, on ne se rappelle bien que les choses qu'on peut répéter ;
or, un homme seul, se retirant chez lui le soir, ne peut pas répéter
de l'harmonie avec sa voix seule. Voilà sur quoi est basée l'extrême
différence de la musique allemande et de la musique italienne ^. » Or,
l'italianisme, grâce à la séduction du génie de Rossini, régnait en
maître à l'Opéra, Deschamps, comme tous ceux que le prestige de
Rossini enchantait, était en effet si loin d'admettre, comme on l'a
fait depuis, l'éminente dignité de l'orchestre au théâtre, que pour
bien exprimer sa théorie, il va jusqu'à dire, devant les progrès de la
science orchestrale, que manifestait la Juiçe :
« Je me suis convaincu de nouveau que le récitatif continuellement
instrumenté alourdit un opéra ; il ne se détache pas assez de l'ins-
trumentation du chant. J'en reviens toujours à mon récitatif au
piano pour les" scènes posées et le dialogue familier. Il faut en croire
les Italiens là-dessus comme sur beaucoup d'autres choses. Cette
mélopée, simple et soutenue seulement de quelques accords, vous
maintient dans la région musicale, sans vous saturer d'harmonie.
D'ailleurs c'est un contraste de plus : grand bénéfice en musique.
Quand la situation s'agrandit, ou se passionne, le récitatif orchestré
reprend, et on le retrouve avec plaisir, au lieu de l'écouter tout le
temps d'une manière distraite. D'ailleurs, avec le récitatif au piano,
le dialogue, étant tout démasqué devant le public, les poètes s'ac-
coutumeraient à y inettre du soin, de l'esprit, du style, de la poésie...
Pourquoi pas ? et les spectateurs s'accoutumeraient à y faire atten-
tion et à s'amuser et à s'intéresser entre les morceaux de musique. —
Le beau malheur ^ ! »
Cette dernière phrase nous fait percevoir le caractère du grand
opéra tel qu'on le concevait à cette époque.
1. Ibid., p. 31.
2. Stendhal, Vie de Ftossini, Paris, A. BouUand, 1824, tome I, p. 3.
3. E. Deschamps, Œuvies complètes, tome IV, p. 31.
UN CRITIQUE MUSICAL EN 1835 33
Elle dénonce en tous cas deux tendances très nettes du ])ublic de
ce temj)s : d'abord son peu d'empressement à écouter de la musique
pure, son dédain de toute orchestration savante, et d'autre part son
incuriosité du livret, toujours quelconque, partie sacrifiée. A quoi
s'intéressait-il ? Au chant, à la virtuosité des chanteurs, nous l'avons
dit, mais à toute autre chose aussi, qui avait peu de rapports avec la
musique et la poésie.
III
LA MÉLODIE ET LE SPECTACLE DANS l'oPÉRA ROMANTIQUE
L'opéra, tel qu'on l'aimait à l'Académie royale de musique, vers
le milieu du xix^ siècle, était avant tout un spectacle pompeux que
relevait la musique. Tout devait y parler aux sens, non seulement
les airs chantés par le ténor ou la prima donna, mais le nombre et la
beauté des danseuses dans les ballets, la variété de la mise en scène
et la splendeur pittoresque des décors.
Les poètes sur ce point étaient d'accord avec le public. « Si Ban-
ville et H. Heine, écrit justement M. Aug. Ehrhard \ raillaient la
ploutocratie, Gautier dédaignait une civilisation sans pittoresque » ;
« Le théâtre, disait l'auteur de Mademoiselle de Maupin ^, pourrait
assouvir ce besoin de merveilleux, qui est un des plus invincibles
besoins de l'homme. Lorsqu'on fait tout pour les oreilles, pourquoi
ne fait-on rien pour les yeux ? Pourquoi sommes-nous condamnés
à ne voir que des formes pauvres, anguleuses, que couleurs ternes,
noirâtres, désolées ? Pourquoi la pourpre, qui est le sang et la vie,
l'or qui est la richesse et la lumière sont-ils bannis de nos vêtements ?..
« Par ce temps de paletots et de makinstosh, un théâtre où défdent
de splendides uniformes tout chamarrés de dorures, des chevaux
richement harnachés, où l'œil, attristé par tant de laideurs, s'arrête
sur des décorations magnifiques, sur des groupes heureusement
arrangés, n'est-il pas un centre attrayant, un besoin, une chose
indispensable ? »
Or, un homme s'était rencontré, dès les premières années du règne
de Louis- Philippe pour réaliser le rêve du public et des artistes :
c'était un des produits les plus achevés du Paris d'alors — vrai héros
de Balzac — , le D^ Véron ^. Enrichi dans une des premières grandes
1. Aug. Ehrhard, L'Opéra sous la direction de Véron, 1831-1835 (s. 1. n. d.). In-8*'.
2. Cité par Ehrhard, ibid., p. 21. Passage emprunté à Th. Gautier, Histoire de
l'Art dramatique en France, Paris, 1858, tome II, p. 311.
3. Nous ne faisons ici qu'emprunter les principaux traits de cette curieuse
physionomie au beau portrait que M. Ehrhard a tracé du D'' Véron dans l'ou-
vrage précité.
l'opéra romantique 35
affaires de publicité, en vendant une pâle pectorale, il avait débuté
obscurément dans le Conservateur littéraire des frères Hugo et dans la
Quotidienne de Michaud, fonda ensuite la Revue de Paris, et plus
tard, en 1844, il acheta le Constitutionnel. Mais avant d'acquérir dans
le journalisme une puissance égale à celle de Girardin ou des Bertin,
il fut d'abord, pour les personnalités du Boulevard, l'amphitryon où
l'on dîne. Ses dîners, comme ses cravates, ravissaient les dandys,
qui, en dépit de sa vulgarité foncière, de sa laideur, de ses infirmités
secrètes, lui faisaient une sorte de cour. Ce Joseph Prudhomme qui
se donnait des airs de Lucullus, celui que Barbey d'Aurevilly appe-
lait « le lépreux de la cité de Paris, le scrofuleux D^" Véron » n'en
avait pas moins dirigé pendant quatre ans le premier de nos théâtres
lyriques (de 1831 à 1835), et, grâce à son bailleur de fonds, le banquier
Aguado, grâce aussi à la collaboration de Duponchel, délicate nature
d'artiste, par lequel il se laissait guider dans le choix des décors, il
avait réussi à faire de l'Opéra un lieu de spectacle brillant et popu-
laire. L'aristocratie s'était réfugiée au théâtre des Italiens ; mais la
bourgeoisie se donnait rendez-vous dans ce luxueux et confortable
Opéra de la rue Lepelletier, éclairé au gaz, animé par un peuple de
figurants et de machinistes, véritable entreprise industrielle et maison
de plaisir adaptée aux goûts du matérialisme contemporain.
Nous avons dit que l'italianisme sensuel de Rossini y était à la
mode ; on y préférait Séniiraniide ou Otello à Ipliigénie, à Armide,
qu'on ne jouait plus. On se souciait fort peu que la musique servît
d'expression, comme chez Gluck, Rameau et Mozart, aux passions
humaines, pourvu qu'elle flattât agréablement l'oreille, et offrît un
accompagnement caressant à la romance sentimenlale qu'on goû-
tait ])ar-dessus tout. Si l'on venait à l'Opéra, c'était pour écouter et
retenir aisément la romance attendue et se divertir au spectacle
d'une grande féerie. C'était bien ce que Véron avait voulu offrir au
]»ublic de son tenq>s. '< ... (^)iiaiid on peut disposer du ])his vaste
théâtre, écrit-il, ayant (|ii,il orzc phins de |U(»ron(lcur', diiu orchestre
de plus de quatre-vingl UMisiiiens, de ])lus de (|uatre-\ ingl ch(U"isles,
hommes et femmes, de (piaire-vingt figurants, sans compler les
enfants, d'un «'■(|uip;ig(' de. soixante inachinisl es pour niann'iixrer les
décorations, !•• ]»ulihc attend et exigea de \ ous de ^njindt's choses ^. »
Ces grandes choses fpii enchantaient !<■ pul)hc, t-nVaN aient bien
un peu les gens de goût.
Miude Deschainjis, ipn ;icrepte \;i poét i(|ue de son t enips, ne ( rit i (pie
1. Véron, Mémoires, t. III, p. ll'J.
36 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
pas de front l'idée de l'Opéra, tel que l'entend Véron, mais devant des
excès qui s'étalaient, pour ainsi dire, il laisse échapper quelques
plaintes. L'insuffisance des livrets de Scribe ne le choquait pas moins
que la vanité splendide des décors.
(( Un grand opéra français, écrit-il, est quelque chose de complexe
et de multiple. La belle musique y a besoin d'un beau poème, qui a
besoin de belles décorations et de beaux costumes, qui ont besoin de
belles danses, et toutes ces beautés ont besoin d'une mise en scène
où régnent à la fois l'imagination et la fidélité :
spectacle tout magique
Et qui de cent plaisirs font un plaisir unique.
« Mais la musique même dans un grand opéra français est la condi-
tion principale : les autres arts font cortège à cette reine ^... » C'est
du moins ce qui devrait être. Deschamps se plaint de ce qui est :
« A l'Opéra, les danses, les décorations, toutes ces splendeurs sont
de trop puissantes distractions. On regarde tant qu'on écoute moins.
Enfin, le défaut de spécialité, l'absence d'homogénéité, qui existent
dans le spectacle, se retrouvent dans les sjjectateurs, dont la plupart
n'y vont pas précisément pour la musique. Il en résulte de l'indécision
dans l'ensemble des représentations et dans la masse du public,
tandis qu'à l'Opéra Italien, le théâtre et la salle, les acteurs et les
spectateurs, tout est musical et n'est cjue musical. On ne peut y
donner et on n'y va chercher que le charme de la musique : avantage
inappréciable pour les compositeurs et les chanteurs d'un vrai talent.
Et remarquons à quel point cette pau\'re musique pourrait être
oppriinée sur notre grand théâtre, si l'on y flattait trop sensuellement
l'organe de la vue ; car tout le monde voit et peu de gens savent
entendre. C'est une observation que nous soumettons à l'administra-
tion si intelligente et si habile de l'Académie royale de musique. Nous
ferons observer que si la musique seule n'a pu y soutenir la vogue
d'aucun grand ouvrage, toutes les magnificences de la mise en scène
n'y ont jamais fait vivre un opéra, sans la supériorité de la musique
et l'intérêt du libretto... C'est l'accord, la fusion de tous ces éléments
dans de justes proportions, qui font le succès durable. La Muette et
surtout Robert, en seront longtemps deux preuves irrécusables. Et
alors, l'opéra français, dans son ensemble, est le premier spectacle
de l'Europe ^. »
1. Emile Deschamps, Œuvres complètes, t. IV, p. 27.
2. Emile Deschamps, ibid., p. 28.
L O P li U \ lU) M A .Nil (^> L li
37
Ce qu'admirait r)esi,luun|)s dans ces deux grands opéras d'Auber
et de Meverbeer, c'était le lri(>ni|tbe du romantisme dans la musique.
Robert le Diable en |tarliculi«'r lui a\ait ]»aru, c(»mme à tous ses con-
temporains, une résurrection du .\loyen-A<;e, égale en pittoresque et
en pathétique, à celle de Notre-Dame de Paris. L'éclat nouveau de
l'orchestre et des chœurs y relevait l'eiïet prdduit par une mise eu
scène d'un merveilleux saisissant. C'était du llossini, avec quelque
chose qui rappelait Weber, les deux maîtres du théâtre lyrique à cette
date. Mais, quand un musicien est capable par la seule magie des sons
d'atteindre au pittoresque de Walter Scott, au fantastique d'Hoff-.
manu, il est désirable, aux yeux d'Emile Descham])S, pour parfaire le
spectacle, que le livret ne soit ])as de qualité trop inférieure. Scribe, en
dépit de son art prestigieux de construire une intrigue, était un
misérable versificateur, et Deschamps s'est offert à montrer qu'on
pouvait, dans un genre où la poésie doit rester secondaire, conserver
le souci de l'expression juste et de la forme élégante. Il donna un
modèle du genre, quand il refit le livret de Do?i Juan.
IV
EMILE DESCHAMPS ET LE « LIVRET ». LIVRET D « IVANHOE »
L'extraordinaire habileté métrique de Deschamps le faisait recher-
cher des compositeurs. On savait que les musiciens appréciaient la
flexibilité de son talent, qui se prêtait à tous les caprices de la notation
musicale. Aussi lui apportait-on souvent des livrets tout faits, qu'on
lui demandait de retoucher, et l'obligeant poète avait même grand
peine à se débarrasser des importuns. C'est ainsi qu'il eut affaire vers
1837 à un auteur, tout à fait oublié aujourd'hui, François Grille, qui
"composait alors des opéras et prétendait les faire jouer. Pour cela, il
cherchait un collaborateur qui se chargeât d'achever ses ébauches,
et qui, lié avec les théâtres, fît jouer ses pièces. « Je pensais, dit-il
ingénument, à Scribe, à Vial, à Théaulon, à Deschamps ^. » L'ai-
mable Deschamps qui ne savait pas éconduire un solliciteur, accom-
pagne son refus de mille précautions. Mais il donne à son correspon-
dant des explications. Elles sont pleines d'intérêt pour nous, qui
étudions les rapports des librettistes avec les compositeurs. Nous
assistons ainsi au rôle que jouait Deschamps dans ce milieu, de
1830 à 1840.
« Vous savez, lui écrit-il en 1837, que l'on reçoit et que l'on joue
très peu de grands opéras et je sais qu'il y a des engagements de pris
pour 3 ans à peu près. Voyez où cela nous conduira. Je dois vous dire
aussi que je travaille en ce moment à deux opéras qui doivent passer
dans ces trois années. Xous trouverions fa(;ilement un bon composi-
teur, mais une autre difficulté pourrait se jirésenter : la première
condition de réception, c'est que le sujet convienne sous le point de
vue de l'époque, du lieu, de la couleur. Il faut surtout que l'Admi-
nistration de l'Opéra, n'ait rien à donner qui se rapporte au temps, aux
costumes, à là mise en scène du nouvel opéra qu'on propose, afin
de ne pas se répéter, et ce n'est pas une des moindres difficultés. »
Ainsi Deschamps insiste sur la nécessité pour un opéra d'être neuf
d'aspect. Mais il parle surtout de l'encombrement actuel qui rend
1. Grille, Autographes des savants et des artistes, t. II.
LE LIVRET d' k IVANHOÉ » 39
l'administration de l'Opéra inabordable. « Les traités conclus, dit -il,
absorbent pour le moins la durée de son bail. » Il montre ainsi que
c'est une redcnitable entreprise industrielle que de monter un opéra
nouveau. 11 n'omet aucune des servitudes, que le théâtre lyrique
impose au poète et au musicien.
Bien loin de nier le mérite du livret ({uc Grille lui a soumis, il en
loue le plan, ainsi que le dialogue rempli de passion et d'esprit, mais,
dit-il, « une seule chose, en y réfléchissant, manquait à cet opéra,
c'est un acte de fêtes et de danse, ingrédient indis})cnsablc dans
cinq actes de musique. »
Il renvoie d'ailleurs Grille à l'Opéra-Gomique : « Une bonne ])arlie
de votre dialogue, si ]»ic[uant et si nécessaire dans votre œuvre, serait
perdue au grand Opéra, et ressortirait merveilleusement à l'Opéra-
Comique. Vous pouvez rendre à ce théâtre ses anciens beaux jours
de Richard, Montano, la Dame Blanche, etc. C'est encore une gloire et
puis c'est un avantage. Voyez, Monsieur, je suis bien désintéressé dans
ce conseil, car je ne vous suivrai là que de mes vœux ; je me suis
interdit toute autre scène lyri({ue que le Grand Opéra, où je travaille
fort j)eu et jiendaut peu de temj)s, car ma littérature n'est pas au
théâtre, ni mes goûts, ni mes habitudes. Le hasard m'y a jeté et
l'amitié de quelques compositeurs... »
L'obstiné solliciteur obtint du bon Deschanq)s qu'il fît des démar-
ches pour placer son livret. Mais administrateur et compositeurs
répondent par un refus. « Sans traité et sans compositeurs, écrit
ilinihi Deschamps, point d'opéra possible, point de travail raison-
nable », et le poète conclut, en confiant à Grille les circonstances qui
firent de lui un librettiste :
« J'ai toujours (le peu de fois où je suis arrivé sur la scène de l'Opéra)
trouvé les choses tout arrangées, je n'avais tpic l'ouvrage à faire.
'Cela m'allait. Ici, ce serait le contraire — : l'ouvrage est fait ou à peu
près, et les démarches sont à faire ! — ^11 m'a fallu cette circonstance
pour apprendre par moi-même ce que c'est que pareilles démarches.
— En vérité je ne m'en doutais nullement, quoique je fusse au
milieu des intrigues — je les ignorais, tout occupé que j'étais de la
jtarlic d'îirl. Non (crtcs, je ne renoncer ])as à la lit t rial urc... Je
reprendrai la jtoésie des livres, ]»f)ésie plus calme et cojisciencieuse, et
je «piillcrai huit ce (pil est lliéâlrc. Car l'd'uvre n'est rien en compa-
raison (Ifs ciiMiiis et (les ciiiharras ([Il cllr \ uns ddiiiic |mmii' la |iru(liiii'c. —
( )iir les deux opéras auxquels je travaille arrivent ou non à i)onne (in,
je donnerai ma déinission, et je me retire dans nn)n cabinet. Il faut
un tempérament cl un caractère (pie je n'ai pas pour persister dans
40 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
cette voie. — A moins, je le répète, que la partie affaires m'arrive
toute faite, et c'est là le difficile. »
Des deux livrets, auxquels il travaillait en 1837, le premier était
celui de Stradella, dont Niedermeyer composa la musique ; l'autre
était peut-être celui des Francs-juges, qu'il fit pour la musique de
Vaucorbeil, ou celui de Loyse de Montfort, dont la musique était de
F. Bazin. Mais avant cette date, il était arrivé, comme il dit, sur la
scène de l'Opéra, avec le livret du Don Juan de Mozart et celui des
Huguenots, pour lequel il prêta son concours à Scribe. Il avait même
bien avant qu'il fut question de Don Juan et des Huguenots, dès
l'année 1826, travaillé en collaboration avec G. de Wallly, au livret
(V li^anhoé, de Rossini, opéra en trois actes, arrangé pour la scène
française par Pacini, et représenté pour la première fois sur le Théâtre
royal de l'Odéon, le 15 sept. 1826. En voici le compte-rendu paru
dans V Almanach des Spectacles (année 1827, p. 130).
« Leila, musulmane, poursuivie par le farouche Boisguilbert, est défendue
par Ivanhoé, fils de Cédric le Saxon ; mais son généreux protecteur ayant
été blessé, elle tomba au pouvoir du vainqueur, dont elle repoussa Famour
avec horreur. Accusée d'être vendue au roi de France et d'avoir voulu
soulever les Saxons contre les Normands, elle est condamnée au bûcher.
Ivanhoé, malgré sa blessure, combat de nouveau Boisguilbert, triomphe et
épouse Leila, reconnue pour la fdle d'un noble chevalier saxon, mort en
Palestine.
« Cette imitation de Walter Scott a réussi. La musique, tirée de Semi-
ramide, de Moïse, de Tancrède, de la Pie, etc., a été arrangée par M. Pa-
cini. »
Le critique du Globe (19 sept. 1826) est moins indulgent pour les
auteurs du livret. « Ils ont réussi, dit-il justement, à effacer, à con-
vertir en mannequins tous les personnages vivants de W. Scott. »
Il leur reproche surtout d'avoir mutilé « la pensée du romancier-his-
torien, en travestissant, par crainte de la censure, le juif Ismaël et
sa fille, la charmante Rebecca, en d'inofîènsifs musulmans. Quant
à la musique, il reconnaît qu'elle est « magicienne », étant de Rossini.
K Les dilettanti, ajoute-t-il, qui vont à l'Odéon, en devront prendre
leur parti ; ils n'y entendront que des symphonies et des chœurs...
Il faut s'étudier à n'écouter que l'orchestre. »
Les éléments dont la partition d'Ii^anhoé était composée, avaient
été empruntés aux œuvres de Rossini ^. Quant à l'auteur de ces
emprunts, l'arrangeur musical, il s'appelait Emilien Pacini.
1. C'est d'ailleurs, pour un amateur d'aujourd'hui, un genre assez curieux que
celui auquel appartient V Ivanhoé de Pacini. Nous lisons dans le Répertoire des
pièces jouées à l'Odéon, publié par Porel et Monval (t. II, p. 86), que la musique
LE LIVRET D « IVA.MIOE »
41
Ce Paciiii élail le fils (rAiiluaio Fraacesco Gaelau l'acini, napoli-
tain ([iii fonda la maison d'éditions musicales, cédée par lui plus lard
à sou ifeudre, M. de Choudens. Né à Paris, le 15 nov. 1811, il est mori,
à Xeiiilly le 25 nov. 1898. Il fit sa carrière dans l'administralion des
théâtres el rtiu]iiil )us(|u\mi 1871 les fouitious de censeur. Ses qualités
d'homme du monde l'avaient tout naluri-llemcnl dési<j;né, ]>araît-il,
pour faire connaître aux auteurs les décisions du comité, drand
amateur de musique, il avait vécu dans l'intimité de Rossini, de
Meyerbeer et de Verdi. C'est lui (pii écrivit le livret du Trouvère,
parmi tant d'autres livrets d'opéra el canlales dont ou trouvera la
liste en note. Il avait épousé, aux environs de 1865, la mère du com-
positeur Jules Cohen ^.
Quant aux deux poètes, G. de Wailly et Emile Deschamps, nous
voyons bien ce cpii les avait intéressés dans ce travail, au ]ilus fort de
la halaillt' roniauti(|iic. Il s'a<^'issait diutroduirc dans la musnjue la
de Cft opéra avait été prise dans Sémiramidp, Moïse, Tancrède, la Pie voleuse, el
arrangée avec beaucoup d'hal)ileté par M. Pacini. Ces sortes do pois-pourris
musicaux avaient été fort longtemps à la mode.
Le genre dans lequel s'exerçait Pacini s'appelait pot-pourri, ou plutôt pasticcio
ou pastiche, v Le mot de pot-pourri, nous écrit M. de Wyzewa, s'employait de
préférence pour désigner des compositions de même sorte, mais dans la musique
instrumentale. Le pasticcio dramatique semble bien être né à Londres. 11 y a eu
dans cette ville, vers 1720, un livret du poèli- Joiui Gay, intitulé : The Beggar's
Opéra, VOpéra du Mendiant, qui a obtenu un succès immense. Sur ce livret
nouveau dont le fond est une histoire très réaliste de mendiants et de voleurs,
on avait adapté toute espèce d'airs extraits d'opéras ilaliens et français antérieurs.
Et puis, durant les années suivantes, le genre du pasticcio s'est répandu à travers
l'Europe. Il n'y avait pas un seul théâtre d'Italie ou d'Allemagne qui, en plus d'un
ou deux opéras nouveaux, ne servît à ses abonnés un ou deux pastiches, parfois
avec des livrets nouveaux, et parfois même avec les vieux lîvrets de Métastase,
ornés à présent d'une musique empruntée à d'autres opéras, anciens ou récents.
Le genre a eu une fortune incroyable...
(' Il serait curieux, nous dit encore M. tb- Wyzewa, de rcclu rclnT, à r('|>oque
romani ifjne, où en était chez nous la décadence bien certaine de ce genre bizarre. «
Ce qui dut longtemps favoriser ce genre, c'était sans doute le privilège drs
ihéàtres lyrifjues qui avaient un monopole ; on m- jouail pas comme on voulait,
des opéras inédits. D'autre part, le genre dut cesser ipiand fut promulguée la loi
sur les droits d'auteur. (Suggestion de M. Arthur Pougin. )
1. On peut lire une notice détaillée sur Emilien Pacini dans le BuUclin de la
Commission municipale historique el artistique de. S euiUy-sur-Seine , \0'' année,
1912, p. 12'i.
Liste de ses œuvres, coiniiiuiii(]n('f jcir M. Arlimi' l'uugin :
Slradi'ltit, of>éra en 5 actes, Kiiiili- l)csc-liain|)s et l'aciiii, .NicLicrmcycr, C)[)r'ra, 3 mars 18.'t7.
Lnifêr lie Moiil(')rl, cantate [)our le jirix de Rome, limilc Descliamp» ut l'acini, François Ba/.in,
exécutée à l'Opéra le 7 octobre IH'iO.
I.r Freisrlrilz, de Weber, traduction de l'acini. Opéra, 7 juin IH'il.
I.r.i Iteii.r J^rinresses, opéra-comique en 2 actes, iniisicpic de W'ilfrid d'Indy, salle du C.onser-
v;ili<ire, pour une œuvre d<; bienfaisance, janvier IHjd.
La Ilédrmiilion, mystère en 5 parties avec prologue cl é[iili>gue, Ilni. iJcsciiamjis el l'acini,
42 EMILE DÈSCHAMPS ET LA MUSIQUE
révolulioii, qui s'accomplissait dans la littérature et dans la peinture,
et de faire triompher dans l'opéra le Romantisme.
1826 est un moment dans l'histoire de la musique dramatique en
France, comparable à celui des représentations ([''Othello ou d'Hernani
au Théâtre Français. C'est la date de la représentation du Siège de
Corinthe, c'est-à-dire celle de la première apparition de Rossini à
l'Opéra. Il allait bientôt y faire applaudir Moïse, le Comte Ory,
Guillaume Tell, et partager pendant plus de quarante ans la faveur du
public avec Meyerbeer ^.
Or, c'était une révolution véritable. Le vieil opéra français avait
fini son temps cjjmme la tragédie classique. Dans ce genre noble,
sévère et pompeux, Gluck et Rameau avaient eu l'art de rendre la
musique expressive et révélé les sources d'un pathétique comparable
à celui de Racine. Mais le genre avait cessé de plaire. Il fallait au
public nouveau un art moins profond, mais plus varié, surtout plus
pittorescjue.
Spontini ^ le premier, rompant avec la tradition des maîtres du
Giulio Alary, exécuté le 14 avril 1850, et chanté par Barbot, Bussine, Arnoldi, Ch. Ponchard,
jjmes (jg Rupplin, Donory et Séguin.
Sardanapale, opéra, Pacini, Giulio Alary, Saint-Pétersbourg, février 1852.
Louise Miller, de Verui, traduction de Pacini, Opéra, 2 février 1853.
Stella, cantate dramatique, Pacini, marquis Jules d'Aoust, exécutée chez celui-ci en mai
1853.
Cordélia, opéra, Em. Deschamps et Pacini, Séméladis, th. de Versailles, avril 1854.
Crimée, cantate, Pacini, Ad. Adam, Opéra, 17 mars 1856.
Le Trouvère, de Verdi, traduction de Pacini, Opéra, 12 janvier 1857.
Pierre de Médicis, opéra en 4 actes, Saint-Georges et Pacini, prince Poniatowski, Opéra,
9 mars 1860.
La France, cantate, Pacini, Eugène Gautier, Opéra, 15 août 1861.
Le Chant des Titatis, Pacini, Rossini, exécuté aux concerts du Conservatoire le 22 décem-
bre 1861.
Erostrate, opéra en 3 actes, Méry et Pacini, Reyer, Bade, 21 août 1862, Opéra, 16 octobre 1871.
Hymne à Napoléon III, à son vaillant peuple, Pacini, Rossini, exécuté à la séance de distri-
bution des récompenses à l'Exposition universelle de 1867.
Le Psaume 137, Pacini, Jules Béer (neveu de IMeyerbeer), exécuté chez le compositeur, le
23 janvier 1868.
1. Cf. Albert Soubies, Soixante-sept ans à l'Opéra... du siège de Corinthe à la
Walktjrie (1826-1893), Paris, Fischbacher, 1893. — L'année suivante, en 1827,
Edouard d'Anglcmont composa le livret de l'opéra de Rossini, Tancrède, monté
à Paris pour l'arrivée de son auteur en France. C'est une adaptation lyrique des
vers de Voltaire. — Première représentation : 7 sept. 1827, à l'Odéon, scène alors
mi-dramatique, mi-lyrique.
2. Spontini, d'après la correspondance que nous avons trouvée parmi les
papiers de Deschamps, paraît avoir été, être devenu, pour mieux dire, un ami
intime du poète. V^oici en quels termes il le félicitait du succès de son Machelh
à l'Odéon en 1848:
K Plaignez-moi, hélas ! mon bien excellent et très cher ami, car je n'ai pas eu le bonheur
d'assister à votre beau succès bien mérité, que les journaux m'ont appris. D'abord, j'ignorais
entièrement l'événement de cette représentation, et ce qui est plus funeste encore, c'est qu'à
la rentrée de l'automne, j'ai été repris ici, à la Muette, d'une nouvelle atteinte de sourdité (sic)
LI-: LIVRET D « IVANIIOE »
43
xvu^ et du xviii^ siècle, avait iiilrodiiit, avec son Feniand Cortez,
sur la scène de l'Opéra, un soulHe <^ut'rri'er, iiue couleur nioderue (jui
avaient enehanté les contemporains de répo})ée ini])ériale.
Hossini \ avec tout le jtrestige séduisant de son génie j)assionné,
qui se joignant à mon état nerveux habituel, me tient dans un désespoir insupportable inces-
sant, figurez-vous le cruel martyre de ne plus entendre un seul son <le voix humaine, ni en
prose, ni en vers, ni en musique, et de vivre comme un automate ! ! !
« Recevez donc nonobstant, cher ami, mes félicitations bien sincèn-s et bien vivement
senties pour votre triomphe, dont quiconque y a assisté et qui m'en a parlé m'a assuré avoir
été profondément ému. J'espère de pouvoir vous les renouveler de vive voix ces félicitations,
lorsque rentré en peu de jours dans Paris, j'essaierai d'aller me placer au théâtre de manière
à comprendre ce qui me sera possible.
« Veuillez agréer, en attendant, mon bon et bien cher Emile, l'assurance de mes sentiments
les plus distingués et sincères.
« Du château de la Muette, à Passy. Spontini.
« Ce 9 novembre 1848. »
Deschamps avait écrit quelques vers pour le buste de Spontini que le musicien
lui avait olïcrt. Ce buste, nous ont dit les personnes qui ont pu visiter Deschamps
soit à Paris, soit à Versailles, occupait dans son salon une place d'honneur. Il a
été brisé pendant le transport du mobilier du poète, après sa mort, de Versailles
au château du Rocher, à Savi<rny-l'Evèquc, dans la Sarthe. Voici le billet que
Spontini écrivit à Deschamps pour le remercier de ses vers :
« Vous n'avez jamais su tracer, mon très cher et excellent ami, ni prononcer un mot à mon
égard qui n'ait pas été un bien gracieux compliment ou l'expression sincère du sentiment
d'amitié franche et loyale, telles que les rimes charmantes qu'avec abonilance de cœur il vous
a plus de m'adresser le 17 courant, en les plaçant au-dessous de mon buste, auquel vous avez
donné un si cordial asile !
« Veuillez agréer... »
Paris, 22 mai 1849.
Quand Spontini rédigea son testament, il convoqua Emile Deschamps, le
considérant presque comme son légataire* universel, si nous entendons bien les
termes de la lettre suivante !
<( Vous fûtes, mon très cher et excellent ami Emile Deschamps, le tout premier
et unique confident de mon projet de legs, dont nous parlâmes, lundi dernier, avec
M' le prince de Craon, et mon intention a toujours été de vous y intéresser tant
soit peu et de quelque manière à chercher entre nous deux, comme un intime
souvenir de notre honorable, sincère et étroite amitié, et cela, lorsqu'on aurait
rédigé et stipulé l'acte public notarié, suivant ponctuellement ma volonté absolue,
sine qua non, expresse dans ma lettre en question... «
(Il cite ici un acte notarié et déposé à Rome en avril ou mai 18'i^ « en faveur,
écrit-il, de mes institutions de bienfaisance de ma patrie Majolari. »). — De cette
lettre assez obscure, il semble se dégager que ses intentions aient été méconnues,
ses prescriptions violées ; et il en réfère à Emih; Deschamps, comme au seul ami
capable de prendre en mains ses intérêts.
1. Quant à Rossini, il n'eut pus de plus fervents admirateurs que les deux frères
Deschamps. Son nom paraît souvent dans leur correspondance. En 1858, Emile,
assez soulïrant, était parti se reposer au bord de la mer ; Antoni lui écrit cette
lettre :
" Passy, 2:) août IH58.
'" Mon cher Emile,
« .Je suis enchanté qui; tu aie» vu les fêtes de Clu'ibourg. (^cst une dislrailioti qui a dû le
faire du bien. .Je suis persuadé que le voyage et l'air de la mer rafTermiront les nerfs de ta
tète dont tu souffres encore un peu. Rossini, à qui j'ai remis tes vers, te zemercie doublement,
44 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
entra dans cette voie en triomphateur. Déjà son Comte Ory, ])ar sa
grâce légère, gagnait tons les cœurs, qui furent sous le charme, quand
parut Guillaume Tell.
On touche du doigt la cause de ces succès éblouissants, quand on
parcourt cette ébauche médiocre du livret d' h>anhoé, composée par
De Wailly et Deschamps en 1826. Ces quelques pages de prose
sacliant quo tu as pensé à lui, mal<rié quelques inquiéludes nerveuses ; il y compatit très bien,
car il est coutumier du fait. Il t'attend comme moi, avec l'espoir de te voir tout à fait rétabli.
Madame Rossiui se joint à lui.
(' J'avais rencontré M. Rousset et Legrouvé. Legouvé a été très content do te voir à Trouville,
où tu lui as lu des passages de Roméo et Jiilielle. Il vient d'être très applaudi à l'Académie pour
sa pièce de vers à Manin... »
Le mois suivant, Antoni écrivait encore à Emile ce billet :
« Passy, 13 septembre 1858.
Cl Mon cher Emile, Je quitte Rossini à l'instant ; il a bien regretté de ne s'être pas trouvé
chez lui samedi matin ; il espère que tu viendras le dédommager de ce contretemps dimanche
prochain à six heures. M""^ Rossini se joint à lui et arrange un petit dîner d'amis. Nous nous
trouverons à la villa Beauséjour à 6 heures. Je m'y rendrai de mon côté.
« J'ai reçu ta lettre...
« A dimanche donc.
« B. à toi.
« Antoni Deschamps. »
En 1867, les deux frères sont deux vieillards préoccupés de la santé des grands
hommes qui furent leurs amis. Antoni signale à Emile l'attitude de Rossini
devant la maladie et la mort : il le compare à Lamartine et à Sainte-Beuve : « La-
martine est souffrant. Cependant sa nièce m'a dit dernièrement qu'il allait un
peu mieux.
« Sainte-Beuve ne va pas trop bien. Cependant, il détend par moment soii
cynisme philosophique.
« Quant à Rossini, il prend tout gaiement. »
Rossini mourut l'année suivante, et Antoni "rend compte du triste événement
à son frère :
« Passy, 22 novembre 1868.
« Mon cher Emile,
« J'ai porté ta carte moi-même chez Madame Rossini, qui ne recevait pas encore, tant elle
est accablée par son malheur et les fatigues des derniers jours. J'ai vu Vaucorbeil et quelques
amis. Français et Italiens, qui s'étaient mis à sa disposition et qui avaient passé plusieurs nuits
dans sa maison.
« Tout le monde a fait son devoir et a témoigné sa douleur d'une manière touchante. Ma-
dame Erard et Madame Alboni ont été constamment dévouées auprès de Madame Rossini ;
il a beaucoup souffert dans les deux dernières nuits, surtout de l'érésypèle qui avait envalii
toute la partie inférieure du corps. M. Barthe et M. Nélaton ont fait tout ce que la science et
l'amitié ont pu faire.
« Hier, nous avons rendu les derniers devoirs au plus grand musicien du siècle. L'affluence
était immense à la Trinité e1 sur les boulevards ; au Père La Chaise on ne pouvait plus entrer.
A 2 h. Mme Alboni, Mad. Patti, Melle Nelson et Faure ont chanté le Slahal et la prière
de Moïse d'une manière admirable et digne de l'illustre mort.
« Tous les journaux sont remplis des détails de la cérémonie et d'appréciations sur le génie
de Rossini.
« Les députations de Pesaro, de Bologne et de Florence, étaient présentes, ayant à leur tête
l'ambassadeur d'Italie, le commandeur Nigra. Elles ont réclamé le corps de Rossini, mais sa
volonté est formellement exprimée dans son testament : il désire reposer'â perpétuité dans la
terre de i'rance, sa patrie adoptive. »
LE LIVRET d' ( IVANHOÉ » 45
(lialoguée, onuiirc de inori'catix lyii(iiios écrits en vers, sdut une date
dans riiistoire de l'évolution du livret.
I)e|)uis \o xvii^ siècle, avec les beaux livrets, que Quinault coni|)osa
pour l.ulll. jus((u'à la fin de l'Empire, l'Opéra est surtout mytholo-
gique ; ce ne sont que des Atys, des Iris, des Bellérophon, des Phaéton,
des Persée. Il y eut bien quelques livrets empruntés aux poèmes de
l'Arioste et du Tasse, et de là les Alcine et les Armide, Tancrède,
Renaud, Bradamante, mais ou peut dire (|u'in dé|nl de ces brillantes
exce])tions, la poésie sur le théâtre lyi'i((ue est inspirée, comme sui' la
scène tragi(pie, ]>ar l'anliipiité grecque et latine.
Or, on ne s'inspire pas de l'Antiquité, même superlîciellemeut et
pour le décor, sans subir, malgré qu'on en ait, sa haute et sévère con-
ception de l'art, la noble discipline classique.
C'est à peine si, avec le Tarare de Beaumarchais, dont il l'aul lire la
préface, l'évolution commence. L'imagination et la sensibilité ne
s'insurgent pas encore contre l'autorité de la raison dans les arts.
Le imisicien qui, comme Lemoyne, l'auteur d'un Louis IX en Kgi/ple,
s'ins])ire du moyen-âge, est comparable à Moncrii, ([ui composait
dès 1751 des ballades dans l^goùt liNuiliadour : on ))eut dire de lui
ce que l'on dit d'une hirondelle, qu'elle ne fait point le printemps.
Le printemps du genre nouveau pointe seulement avec le Fernand
Cortez de Spontini, et n'éclate en son irrésistible force c{u'avec les
premiers opéras de Rossini, auxquels le nom de Deschamps est associé,
comme pour sceller l'union des poètes et des nuisiciens en pleine
bataille romani icpie.
Peu inq»or1e la médiocrité ii\trinsè(pie du livret à' I\>anhoé : il
symbolise l'idéal de ce qu'allait être l'opéra nouveau : un drame à
grand spectacle, ayant Pintérrl (rmi roman d(* Waller •Scol I , uni
parfois à celui d'un conte d'IlolVmann, avec ce surcroit de sédml ion
<[u'aj)j)ortent le chant et la nujsique. Deschamps qui s'essayait pour
la première fois à collaborer avec un musicien, avait travaillé trop
vilf : lui (pii devait jilus tard corriger Scribe, n'avail ]ias mémo
atteint son ni\eau, et la médiocrité de sa tentative axait dû soulever
bien des critiques justifiées et d'autres reproches qu'il n'admettait
])as. Ainsi, les esprits formés aux disciplines classuiiics, qui ap|>ré-
tiaient chez (jliick et Hameau l'union jn-ofoiidc de la musKpn.' et des
])ar(des, et l'eïiiploi des moyens propmncnt Kri(pies à l'expression
des seul iiiienl s et des caractères, ne ]miii\ aient Inlérer dans l'opéra
noiiN'eaii rinsigiiifiaiK'e des paroles el la iinllilé du yCAr (|r|)arli à la
])oésie.
Vict(n' lliigo s était peut-être fait — à cette tlali.- il n'y aurait runi
46 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
d'étonnant — l'avocat des classiques auprès de son impétueux ami ;
en tous cas, c'est à lui que Deschamps adresse l'apologie de l'opéra
nouveau, et confie ses idées sur les relations de la poésie et de la
musique.
Dans la lettre suivante, respire toute l'intransigeance du sensua-
lisme italien qui s'emparait alors du goût public. Plus tard, Deschamps
aurait tenu peut-être un autre langage, quand il aura longtemps
fréquenté Berlioz : pour le moment, il parle en dilettante, épris de
Rossini :
E. D. A V. H.
« Ce vendredi, 22 sept. 1826.
« Vous êtes bien bon, cher \ iclor, de vous occuper un peu à.' Ivanhoé.
Vous savez que ces sortes d'ouvrages ne sont que des prétextes à une musi-
que délicieuse. Il est vrai que ces prétextes peuvent être plus ou moins
raisonnables.
« Sous ce rapport, il y a de l'art et du goût dans la disposition du nouvel
opéra. Ce sont des situations et des tableaux qui se succèdent, les notes de
Rossini en sont les paroles. L'ouvrage est donc merveilleusement écrit. —
Au surplus, beaucoup de gens de lettres, et même des gens d'esprit, ne con-
naissent rien aux limites et aux préséances des arts. Parce que la poésie est
fort au-dessus de la musique, ils veulent qu'elle domine partout et tou-
jours. C'est une absurdité. L'auteur, dans un opéra, est subordonné au
musicien, comme dans un ballet le musicien à son tour est subordonné au
chorégraphe, et cependant la danse est fort inférieure à la musique.
« Si vous voulez de la poésie, allez entendre Athalie ou SailL Mais ne
demandez pas à un art les émotions d'un autre. Il n'y a plus que confusion
et incertitude dans louvrage comme dans le plaisir. Chaque genre de
spectacle est donné au bénéfice d'un art, et alors les autres arts sont secon-
daires relativement, quelle que soit leur supériorité absolue... » (Lettre
inédite communiquée par M. Gustave Simon).
Voilà certes une thèse fort dangereuse. D'abord, sous couleur de
respecter les bornes des arts, elle tendait, en séparant si nettement la
poésie de la musique, à vider celle-ci de tout contenu intellectuel, et
à la réduire à être avant tout ce que Stendhal appelle « un plaisir
physique extrêmement vif ^ », capable uniquement par l'ébranlement
qu'il communique au cerveau, « de fournir à notre imagination des
images séduisantes, relatives à la passion qui nous occupe dans le
moment », mais encore c'était une excuse offerte à la médiocrité des
compositeurs de livrets. Or, nous avons dit qu'Emile Deschamps
s'était préoccupé de rendre à ce genre la tenue littéraire dont l'avait
autrefois doté Quinault.
1. Stendlial, ^'ie de nos^irii, tome I, p. 13.
V
LE LIVRET DE « DON JUAN ». DESCHAMPS ET LES BLAZE
Deschamps refit le livret de Don Juan, et ce petit ]>oème est
une œuvre qu'on peut lire avec plaisir, indépendaninient de la
musique.
On relit avec agrément le livret de Don Juan, écrit par Des-
champs, mais il entraîne l'esprit dans un monde agité, violent, fré-
nétique et fatal, qui n'a rien de commun avec celui où se mouvait la
fantaisie légère de Mozart. Il y a entre Mozart lui-même et l'inter-
prétation que Deschamps, Castil Blaze et son fils donnèrent de
son chef-d'œuvre, en 1834, un écart si tranché, (pi'il faut s'y arrêter
un peu.
L'histoire des représentations de Don Juan apparaît dès l'ahord
comme singulièrement complexe. Nous avons entendu seulement
en 1913, à l'Opéra-Comique, la version originale de Don Juan,
divisée en deux actes. On s'est livré au début du xix^ siècle, à un
véritable dépeçage du chef-d'œuvre, et il n'est pas facile d'ailleurs
d'en percevoir clairement la raison. Quoi qu'il en soit, la restitution
qu'en ont tentée en 1834 Deschamps et les Blaze, est bien méritoire,
si l'on songe à la dénaluration ridicule que lui avait fait subir le
musicien Kalkbrenuer eu 1805, et ses paroliers riuiriug et Baillol,
mais ])ris(; en cllc-nièrnc, elle est encore très étonnante;, et ne s'ex-
])lique précisément que si l'fui songe à l'évolution du gr;uid (tj>éra
telle que nous l'avons décnlc toute à l'heure.
Si les deux actes primitifs du Don Juan ont été écartelés eu ciiKf
actes, c'est rju'ils devaient oflrir une matière sullisante à ce grand
spectacle, (jui réjouissait les yeux du public de ce temps-là. On \euait
au tbéàtre lyri(pu>, Deschamps nous le disait jdiis liant, pour voir
])res(|ne aul anl ipie jKnir cnl endic. De là. ce son ci du décin' |>il I oresque
(\m caractérise b; livre;! et la partition de 183'i ; de là celle barbare
coupure opérée dans le beau finale iln second acte |KMir ménager rentrée
saugrenue d un clie\aher maure ci I ml luduil mu d un ballet ; de là,
au déimueinenl , n<»n senlenietil le clueui' des daiuai's alleiuiaul Hou
Juan et tout un cortège de faut ùines, <jui (dl i c un contraste rniuaulupie
48- EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
avec celui des vierges procédant aux funérailles de Donna Anna, mais
encore, pour corser le spectacle, les accents du Requiem de Mozart
grossièrement rattaché à la pièce par le caprice des arrangeurs. On
sent que le souvenir des effets de théâtre, qui avaient réussi trois ans
auparavant dans Robert le Diable, a inspiré cette interprétation
romantique àeDon Juan. On a fait cette remarque que pour permettre
aux deux actes de Mozart de fournir la matière des cinq actes d'un
grand opéra, il avait fallu supprimer plus de cinciuante pages du texte
original et accroître en revanche la partition de deux cent vingt-huit
pages d'additions plus ou moins heureuses. Ce traitement sauvage,
infligé à l'un des plus purs chefs-d'œuvre de la musique, exaspère à
bon droit les gens de goût de notre temps, qui ont une véritable
culture esthétique, et se font une idée profonde de la création -musi-
cale. Mais n'oublions pas que cette altération flagrante de l'harmonie,
de l'unité d'un chef-d'œuvre lyrique frappait infiniment moins les
dilettanti du règne de Louis-Philippe. Ce qu'ils admiraient dans
Mozart, ce n'était pas la pensée musicale du maître, c'était l'abondance
des mélodies, la variété des airs que l'oreille retenait aisément. M. Lalo
qui les critique si sévèrement a mis excellemment leur point de vue
en lumière :
« Cette manière de comprendre Mozart date de l'époque où l'opéra
italien de Rossini, de Donizetti et de Bellini, conquit la France et
où les JS'ozze et Don Giovanni alternaient sur l'afTiche avec Semira-
mide, la Sonnanbula et Lucia de Lammermoor. Les uns et les autres
avaient alors pour interprètes les mêmes chanteurs illustres. Les
dilettantes... allaient au théâtre beaucoup moins pour goûter Mozart
et Rossini que pour entendre le divin Rubini ou l'adorable Pasta,
ou la délicieuse Grisi ^. « Les morceaux qui faisaient leurs délices
étaient ceux où ces grands chanteurs excellaient, « non pas les pages
où l'inspiration de Mozart apparaît dans sa richesse et sa force
véritables. »
Consultons-nous les critiques du temps de Louis-Philippe ? Ils
abondent presque tous, sauf quelques exceptions honorables, dans le
sens des dilettanti. Chez eux, jamais une allusion à la puissance
particulière du sentiment dramatique de Mozart, à l'extraordinaire
faculté d'évocation musicale qui était en lui, «à l'ampleur, à l'ordon-
nance, et à l'équilibre de sa conception, à l'unité merveilleuse de
son style. » Dès lors quelle importance pouvait avoir aux yeux du
publie et des dilettanti les libertés que prenaient impunément les
1. Art. de P. Lalo, Temps, 21 mai 1912.
LE LIVRET DE « DON JUAN » 49
arrangeurs avec ce style, avec cette ordonnance intérieure qui leur
échappait ? « Mozart était alors un compositeur de délicieuses roman-
ces. » Emile Deschamps en avait amoureusement serti les paroles,
et tout Paris chantait ses vers ^.
Jules Janin, dans le compte rendu qu'il fit au Journal des Débals,
le 10 mars 1834, de la triomphale reprise de Don Juan, dit la part (pii
revient aux auteurs du livret :
« D'abord on a refait le livret, écrit-il ; c'est le troisième livret usé
par l'immortelle musitjue de Mozart. Le premier livret était une
espèce d'œuvre sans nom, dont Paris s'était contenté fort longtemps
et dont les vers sembleraient fabuleux aujourd'hui ; le second livret
n'était pas sans mérite ; il est vrai qu'il était rudement écrit, mais il
avait le grand mérite d'être clair, nullement maniéré, et d'aller droit
au but sans grimace ni façon. L'auteur, M. Castil-Blaze, était un
homme intelligent, qui savait très bien se servir de toutes choses,
paroles et musique ; ce second livret a servi à faire le troisième et
dernier livret, de M. Henri Castil-Blaze, jeune poète qui commence,
le fils du précédent.
« M. Henri Castil-Blaze, dans cette traduction poétique, avait pour
collaborateur un poète tout fait, M. Emile Deschamps. Leur traduc-
tion de Don Juan est sans contredit un beau tour de force. Le vers
va tout seul, il marche, il court, il s'arrête, il j)rend tous les tons :
comédie, tragédie, chanson, romance, j)oème descriptif, rien n'y
manrjue. Les amateurs y ont remarqué des réticences sublimes dans
le genre du quos ego de Virgile, et des hémistiches à faire frémir dans le
genre du quil mourût du grand Corneille. Certainement le libretto de
Don Juan ainsi traduit, peut donner, mieux que tout ce qu'on pour-
rait dire, une idée complète de la facilité incroyable avec laquelle
1. Ch. de Boignc, Pelils mémoires de l'Opéra, Paris, 1857, ia-8". P. 75 « Le
10 mars 183''i, Don Juan fil son apparition ruo LopellcliiT. En passant do
l'Opéra italien à l'Opéra français, Don Juan s'était ténorisé, et bien lui en avait
pris ; les hanses-tailles ne sont faites que pour chanter les tyrans, les maris, les
pères et les traîtres. Aux ténors, aux ténors seuls l'amour et la romance au pied
d'un balcon ! Don Juan était admirablement monté : M. Véron avait ouvert sa
caisse, et M. Duponchi.l avait présidé aux costumes et aux décorations ; le poème
étincelait de vers charmants, poétiques; et à l'Opéra on n'était pas blasé sur la
poésie, le fournisseur ordinaire, M. Scribe, en est avare... »
C'est encore le livn-t de Deschamps qu'on rr-préscnte à l'Opéra. Cf. Stoulii", Les
Annales des Théâtres, lin 1807, 17 fois ; en 1898, G fois ; en 18!)1), :{ fois ; en 1902.
7 fois ; en 190'i, \ fois. — Le 28 ocf. l'JO'i, Anna est représentée j)ar .M"« Grand-
jean, Elvire par M"*^ Demoujjeot ; Zrriine par Alice Verlet ; le Commandeur, par
Chand>on ; Don Juan par Ddmas ; Le|)orello par A. Gresse ; Ottavio par Sea-
remberg ; .Ma/.etto par liartel. — Au 2® acte, divertissement.
50 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
on fait aujourd'hui le vers français. Je ne crois pas que le vers latin
ait été poussé à des conséquences plus incroyables. »
Cet éloge ironique une fois donné aux versificateurs prestigieux, le
critique se sent plus à l'aise pour blâmer la recherche excessive du pitto-
resque et des effets mélodramatiques qui caractérise ce livret. Jules
Janin a bien compris le danger que faisait courir à la musique le triom-
phe du romantisme dans l'opéra, et s'il trouve que la splendeur des
décors qui encadre Don Juan est « d'un immense attrait », il est scan-
dalisé qu'à la fin du second acte « l'admirable finale ait été coupé par la
plus splendide fête qui se puisse voir », et condamne également le
dénouement postiche et « la misérable et inutile mutilation du
Requiem. » S'il constate que la mise en scène a produit « un grand
effet », il déclare hardiment que Don Juan « se passe fort bien de
toutes ces magnificences. Toutes ces places de marbre, tous ces palais
somptueux, ces nuits vénitiennes, ces tombeaux couverts de cyprès,
ces orgies aux mille femmes, ces danses et ces joies sans nombre,
toutes ces merveilles de l'Opéra de France... ne sont pas indispen-
sables au Don Juan de Mozart... La partition du Don Juan est une
partition qui vit par elle-même... Donnez au Don Juan de Mozart
des interprètes dignes de lui ; et puis qu'importe le reste ! Un para-
vent, quatre chandelles, un clair de lune composé d'une toile rousse
et d'un quinquet, voilà de quoi suffire très bien à l'illusion de l'audi-
toire ; il n'y avait que cela sans doute à ce théâtre allemand où notre
conteur Hoffmann a vu des choses si belles et si grandes... »
Janin n'a point été choqué par le travestissement romantique que
les arrangeurs firent subir au personnage de Donna Anna. On sait
que l'idée de ramener celle que Mozart avait conçue comme une
fiancée pure, une fille accomplie, au type mélodramatique de la
femme, qui poursuit Don Juan tout en l'aimant, dérivait en effet du
conte d'Hoffmann; cette incarnation de l'amour fatal ne pouvait
déplaire aux hommes de 1830, mais, d'accord avec les arrangeurs sur
la conception romantique du sujet, Janin se sépare d'eux, quand
il leur reproche d'avoir bouleversé l'ordonnance de l'œuvre et touché
à sa composition :
« En résumé, dit-il, le plus grave reproche qu'on puisse faire au
Don Juan de l'Opéra, c'est que, ainsi coupé en cinq parties inégales,
le Don Juan écartelé, détendu, étiré et disjoint, produit l'effet d'un Don
Juan coupé en morceaux pour servir d'entrée à Cardillac et autres
héros du boulevard... Il existe dans l'esprit d'un grand artiste une
suite d'idées nécessaires entre les diverses parties de son œuvre, et
en les séparant, vous ôtez les reflets, les oppositions qu'il a voulu
LE LIVRET DE « DON .lUAN » 51
créer... Que sera-ce si vous introduisez des morceaux jtris de loules
parts, comme sont les espèces d'ouvertures placées eu chacun de ces
cinq actes ? »
En effet, Deschamps l'avoue lui-même, dans la Préface mise en
tète du livret, pour tailler dans « une œuvre écrite en deux actes »,
les cin({ actes « presque indispensables » à un opéra français, il a fallu
consentir, sinon à des altérations du texte de Mozart, ce qu'on eut
regardé, dit-il, « coiimic un sacrilège », du moins à (pielques coupures,
à certains déplacements, surtout à ces développements que quel([ues
situations dramati({ues, volontairement corsées, exigeaient, et voici
comment Deschamps présente la défense de ce système.
« Certes, dit-il, si Mozart avait conduit les répétitions de son Don
Juan français, il n'aurait pas été remuer ses diverses partitions, pour
y chercher les airs de danse, les entractes, les chœurs, les marches et
tous les accessoires que ne comportaient pas les formes lyriques et
les ressources théâtrales de son temps. La tête de cet homme était
assez fertile, ])our enrichir de nouvelles beautés nmsicales cette mer-
veille déjà si complète. Mais le vainqueur mau(|ue à sou triomphe, et,
dans son absence, il a fallu demander à ses symphonies, à sa nmsique
religieuse, à la Clémence de Titus, à la Flûte enchantée, etc., toute cette
• harmonie où nul, dans notre temps, n'aurait voulu s'aventurer.
Quel autre que Mozart oserait grossir d'un air la partition de Don
Juan ? Quel autre que Raphaël ajoutera une tête à la Transfigura-
tion ? »
C'est en ces termes que les arrangeurs de Don Juan prétendaient
témoigner leur respect d'une œuvre dont ils bouleversaient l'ordon-
nance. Qu'ils aient été de bonne foi dans leur protestation de respect
pour Mozart, cela ne fait aucun doute. Ainsi Deschamps travestis-
sait le Romancero ou tel drame de Shakes]>eare en croyant le traduire,
et d'ailleurs quand il accepta de collaborer à la transformation de
i>>on Juan avec Castil-Blaze et son fils, il ne pouvait se rendre compte
comme nous en quelles terribles mains il était tombé.
Les Blaze père et fils, avaient peu de scrupules artistiques, le père
surtout, le vieux Castil Blaze était un vétéran du « tripatouillage »
s'il est permis de dr)nner son vrai nom à la besogne qu'il accomplit
toute sa vie. A vrai dire, il n'est ])as i>lus coupable ({ue le jniblic qui
l'applaudissait, et il faut reconnaître ])our sa défense, qu'il n'a 4)as
nui à la renommée des musiciens dont il dépeçait les œuvres sans
vergogne. Son plus extraordinaire exploit à cet égard est le traves-
tissement du /'Vei5c/m^2 de Weber en un liohin des Bois, qui fit crier
de douleur l'auteur outragé, et frémir de colère Berlioz. Mais le Frets-
52 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
chûtz avait lamentablement échoué en 1824, et Robin des Bois fit
une carrière triomphale. Castil Blaze d'ailleurs ne chercha point à
cacher son rôle. Il exposa avec une verve amusante la tâche qu'il
s'était donnée, dans son Histoire de VOpéra \ où il apparaît comme
une espèce de Gaudissart de la propagande musicale. Voici comment
il s'exprime tout crûment à propos du Freischiitz de Weber : « Voyant
que la pièce ne pouvait marcher, j'imaginai de l'estropier... de la
tripoter à ma fantaisie afin de l'assaisonner au goût de mes auditeurs. »
On peut penser ce que l'on veut d'une pareille méthode ^ ; on ne peut
nier qu'elle ait servi à acclimater en France, dans un milieu défavo-
rable à l'esprit même de la musique, les chefs-d'œuvres des musiciens
étrangers ^, Omnis origo pudenda.
1. Tliéâtres lyriques de Paris. — L'Académie impériale de musique, histoire
littéraire, musicale, chorégraphique... de ce théâtre, de 1645 à 1855, par Castil
Blaze, Paris, Castil Blaze, 1855, 2 vol. in-S».
2. Dans le même ouvrage, il a exposé tout au long sa méthode, p. 181 :
« Aux opéras traduits fidèlement, tels que Don Juan, le Barbier de Séville, je
mêlais de temps en temps des partitions formées de beaux fragments empruntés
à divers ou^Tages qu'il eût été périlleux de présenter en entier... Lorsque Weber,
Rossini, Cimarosa, Paër, ne pouvaient me donner le fragment que je désirais,
lorsque je ne trouvais aucun morceau capital qui vint cadrer avec la position
dramatique de mon livret, je remplissais le vide, souvent énorme, en composant
des duos, des chœurs, des introductions, des finales surtout, car un finale tient
trop d'espace, ofl're trop de variété dans ses images pour qu'il soit possible de le
faire passer d'un drame dans un autre. Cette mosaïque, ce tableau mélodieux se
déroulait devant les acteurs et les symphonistes, arrivait ensuite au public sans
aucune confidence, aucun a\'is n'indiquant les noms des compositeurs de tous les
fraornents. Je ne prenais qu'à bon escient et l'on a trouvé que j'avais la main
heureuse.
Devine si tu peux, et médis si tu l'oses.
« J'ai composé de cette manière la valeur de neuf actes d'opéra. »
3. Une lettre écrite par lui à E. Deschamps en 1857, nous fait pénétrer encore
plus avant dans la psychologie de ce bonhomme, intelligent, sans doute, mais
sans scrupules :
« Paris, le 23 sept. 1857.
« Mon infiniment aimable collaborateur,
c Avant de quitter ce inonde sublunaire, je suis très aise de livrer à mes compatriotes les
découvertes que je crois avoir faites dans les landes, jusqu'à ce jour et depuis sept cents ans,
incultes de la poésie lyrique française : poesis cantanda, devant être chantée et non parlée.
L'art des vers lyriques, tel est le titre d'un volume qui s'imprime, et dans lequel je vous institue
un de mes légataires avec prière de continuer l'œuvre de civilisation que nous avions si bien
commencée au théâtre — carrière qui m'est interdite par un accord mystérieux, occulte, fait
entre les directeurs de théâtre lyrique et les paroliers que mes projets de réforme épouvantent.
Je vais les attaquer sur un autre point, en publiant une première livraison de 30 chants guer-
riers, paroliés sur ce que les maîtres ont produit de plus flambant dans tous les genres. Selon
ma coutume, je compose les airs, lorsque je ne trouve pas chaussure à mon pied. Mais j'ai soin
d'être discret, avare de ces licences. Guis, seigneur de Cavaillon, dit Guy, troubadour du
xi"* siècle, Lulli, Haendel, Gluck, Mozart, MehuI, Beethoven, RossLni, Weber, Grétry, etc.,
m'ont fourni des richesses que je vous ferai connaître en vous offrant mon livre.
« Loijse de Monijort s'y trouve citée avec le plus grand honneur. Mais je voudrais ajouter à
meg exemples donnés à la fin du volume deux ou trois pièces de votre façon, couplets, romajices,
LE LIVRET DE <( DON JUAN )) 53
11 n'a pas été moins explicite (juand il rappela ce qu'il lil pour le
Don Jua7i de Mozart. C'est lui, qui se chargea des modifications
musicales, et ce n'est (pie pour le livret qu'il eut recours à Emile
Deschamps :
« ... J'avais déjà fait représenter Z)o/j Juan à l'Odéon. Pour amener
cette pièce à l'Académie, il fallait mettre en vers le dialogue que les
acteurs de l'Odéon étaient ohligés de parler : un règlement absurde
le voulait ainsi. Mon fils entreprit ce travail ; M. Emile Deschamps se
mit à l'œuvre aussi. Le charme de leur poésie, la fraîcheur des
idées se firent jour à travers le voile musical. La scène de séduction
entre Don Juan et Zerline fut remar([uée et saluée par des témoigiu\ges
unanimes d'approbation : d'autres fragments obtinrent la même
faveur. Leur livret est le mieux écrit que l'on ait jamais a])plaudi sur
les théâtres. Je dis leur livret, parce qu'ils avaient traduit en entier
la pièce de Da Ponte, en adoptant les idées de Hoffmann sur le carac-
tère et les sentiments de Donna Anna. Ce livret était lu dans la salle,
et les acteurs chantaient ma traduction qu'il avait bien fallu conserver
dans la mélodie pour ne pas en altérer les contours. Egarés ])endant les
morceaux de chant figuré, ces lecteurs reprenaient le lil de l'intrigue
au retour du récitatif. »
Ainsi l'on se rend un conq)lc exact de la part d'Emile Descham})S
dans le travestissement romantique du Don Juan de Mozart. Il n'est
pas responsable des altérations plus ou moins profondes que subit le
texte musical de Mozart. Ce « tripatouillage » est l'œuvre du seul
Castil-Blaze. La tâche qu'il s'imposa avait simplement cojisisté à
traduire le livret italien de Da Ponte comme il avait traduit Roméo
el Juliette et Macbeth ou le Ilomancero espagnol, c'est-à-dire à adapter
l'œuvre étrangère au goût des Erançais de 1830.
Castil Blaze, dans le livret (pi'il composa jtour la représentai ion do
Don Juan, tpii eut lieu sur le théâtre de l'Odéon le 24 décembre 1827,
s'était contenté de coudre aux récitatifs de Mozart la j)rose du Don
Juan de Molière. Deschamps et Henri Blaze firent disparaître ce
airs de canlale, écrits mesurés, cadencés, ad ungiieni, un pou brefs. Vous pourrez les rcnjcllrc ù
W. fjafrncur, un de mes amis, dilellantedi prima nfera en poésie, <]ui cliéril vos |)roductions et
eera charmé d'en connaître l'auteur de l'isii,
>' -Mon Orphéon militaire est déjà cliunlé jiar tous les régiments, ce qui n'cmpri liira iiiillc-
menl l<-s orphéonistes civils de s'en emparer. Je vous envoie un éciiantillon dis morcraux
im|)riniés.
" Je serais allé vous faire mu requête à Versailles, si deux éditions en liaiii ne me ntiiiaient
ici. Mais j'irai vous remercier de voire largesse.
«Adieu, mon cher ami, votre infiniment dévot.
Castii.-Blaze.
Lettre inédite. (Jollection l'aignard.
54 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
mélange hybride. C'était un travail vraiment littéraire qu'ils avaient
entrepris, et dans certains passages comme la scène de séduction
entre Don Juan et Zerline, ils ne s'inspirèrent pas moins heureusement
de l'italien de Da Ponte que de l'espagnol de Tirso de Molina pour
écrire ce joli morceau :
Non, vous ne serez pas femme d'un paysan.
Non, non, je ne veux pas que le soleil vous brûle.
Eh ! que dirait le roi, s'il savait que Don Juan
Vous a vue, et permet qu'un manant vous épouse !
Qu'en d'ignobles travaux vous noircissiez vos mains,
Vos mains blanches à rendre une infante jalouse !
Et que vous déchiriez aux cailloux du chemin
Vos pieds, vos petits pieds de comtesse andalouse !
Non, à ces mains des gants, à ce cou des colliers ;
Pour ces pieds des tapis ou la molle pelouse
De mes grands bois de citronniers... ^
Castil Blaze toutefois revendique la paternité d'un des couplets
1. Voici l'italien de Da Ponte : Voici l'espagnol de Tirso de Molina
D. Giovanni Tenorio Dissoluto punilo, don juan
ossia il Convitato di Pietra, dramma Ay Aminta de mis ojos !
semiserio per musica in due atti... — Maîîana sobre virillas
Venezia, tip. Rizzi, 1833, in-12. De tersa plata, estrellada
1. se. VII...
Con clavos de oro de tîbar,
Pondras los hermosos pies,
Giov. a Zerl. y en prisiôn de gargantillas
Voi non siete fatta l^ alabastrina garganta.
Per essere paesana ; un' altra sorte y j^^ ^^^^^ ^^ sortijas,
Vi procuran quegli occhi brieeoncelli, ^^ ^^^.^ engaste paiezcan
Que' labbretti si belli, Transparentes perlas finas.
Quelle ditucce candide e odorose. t,, . . • . i tn • .
J; . • , /- ^ « Eh! Aminta de mes yeux! Uemam tu
Parmi toccar giuncata e hutar rose. . ■'
poseras tes pieds gracieux sur des souliers
«Vous n'êtes pas faite pour être paysanne : ^^^^^ d'argent, constellés de clous d'or pur,
un autre sort vous procurent ces yeux fripons, ^^ emprisonneras ta gorge dans des colliers,
ces petites lèvres si belles, ces petits doigts ^^ ^^^ ench-îsseras tes doigts dans des bagues
blancs et parfumés. Il me semble toucher des ^^ jj^ paraîtront autant de perles fines... »
ajoncs et humer des roses. » •-, . , t-. r. . . i r. wi
Extrait de El Burlador de bevilla.
Cf. Nueva Biblioteca de Autores espa-
noles, haio la direcciôn de... M. Menen-
dez y Pelayo. Comedias de Tirso de
Molina. Madrid, Bailly-Baillière, 1907,
in-go, tome II, p. 646.
Th. Gautier. Dans le poème : En passant à Vergara fait le portrait « d'une
jeune espagnole », qui semble la sœur cadette de la Zerline de Deschamps.
Une taille cambrée en cavale andalouse.
Des pieds mignons à rendre une reine jalouse,
Et sous tes balcons d'or les molles sérénades.
Rei'. des Deux Mondes, sept. 1841.
LE LIVREI' UE « DON JUAN » 55
les plus applaudis à cette date, le couplet de l'air de la fctc, qui est com-
])Osé de petits vers aux rimes plates, acte II. se. i :
Va, qu'une fête
Vite s'apprête.
Puisque leur tête
Faiblit d<''jà.
Ce couplet-type lui inspire même le curieux conmientaire que voici :
« Avec des paroles de la sorte ajustées, des vers cadencés, rythmés,
aiïranchis, désossés de toute syllabe dure, sifflante, sourde ou mal-
sonnante, l'ouragan de Mozart ])eut défiler avec la rapidité de l'éclair,
sans que le chanteur ait à redouter le moindre écueil. Lorsque la voix
s'élance à fond de train, à toute vitesse, il faut balayer avec soin le
chemin, il faut éloigner les menus obstacles qui pourraient le forcer
à dérailler. Les morceaux de chant d'une grande rapidité, ces airs,
ces duos, où chaque note enlève une parole, abondent, })ullulent
dans les opéras bouffons italiens, ils nous ont charmés à toutes les
époques. Si nos musiciens n'ont jamais pu les introduire sur nos
théâtres, c'est que ces airs, ces duos, ne sauraient marcher, courir,
voler qu'à l'aide précieuse de la mesure et de la cadence du vers ; et
nos paroliers n'écrivent qu'en prose ^... »
On se souvient qu'Emile Deschamps, dans sa lettre à Victor Hugo,
prétendait (pie le poète dans un o])éra était subordonné au musicien.
Cette subordination ])arfaite était le rêve de Castil Blaze, et l'on ])eut
dire (pie r)escham])s en avait donné l'exemple après le ])récepte dans
le livret de Don Juan.
1. Molière musicien, par Caslil-Blazc, t. I, p. 216. — « Castil-Blaze, né à
Cavaillon, dans le Conjlat-Venaissin, vers 1785, dit la Biographie de Rabbo,
était le fils a'né de M. Blaze, avocat à Cavaillon... » D'oîi lui venait ce pseu-
donyme de Caslil-Blaze ? Il l'avait probablement tiré de Gil-Blas. Lesage,
dans un épisode de son roman (III, I), nous présente sous le nom de Don
Bernard de Castil-Blazo, une sorte de philosophe piatique, assez sympalhiqur,
un homme qui aimerait l'arficnl pour en user à sa fantaisie. — Sur lis Blaze,
voir aussi la Bio-hihlio'^rapJiie vauclusienne de Barjavel.
VI
DÉSCHAMPS ET MEYERBEER
Nous retrouvons encore Emile Deschamps à l'Opéra deux ans
après en 1836. II est cette fois-ci aux prises avec un autre virtuose
du livret, Eugène Scribe, et c'est Meyerbeer lui-même qui le supplie
de remanier quelques scènes et de retoucher les vers du livret des
Huguenots.
Ses relations- avec le musicien semblent remonter au moins à
l'année 1831, quand triompha Robert le Diable. Ce qu'était Delacroix
pour la peinture, Hugo pour la poésie, Meyerbeer l'était aux yeux
d'Emile Deschamps pour la musique, le génie même du romantisme ^.
Leur amitié semble avoir été dès le début fort étroite et ne cessa
d'ailleurs qu'à la mort de Meyerbeer. Deschamps était le parolier
ordinaire du musicien, quand il composait des romances, et l'on devine,
en lisant la correspondance des deux amis, que le poète assista de
bonne heure à la lente élaboration du poème qui devait s'appeler les
Huguenots.
Il s'en était fallu de bien peu que le chef-d'œuvre de Meyerbeer ne
fût pas joué à l'Opéra. Véron, par divers procédés indélicats, avait
indisposé le musicien, et tant qu'il demeura directeur de l'Académie
de musique (1831-1835), Meyerbeer refusa de mettre à la scène son
œuvre nouvelle. Il ne la confia qu'au successeur de Véron, à Dupon-
1. La comparaison du grand musicien avec ces deux maîtres de la peinture et
de la poésie n'est pas d'ailleurs un simple jeu d'esprit. On peut constater entre
eux des affinités nombreuses et profondes. Meyerbeer eut comme Hugo et Dela-
croix l'imagination visuelle. Sa musique est essentiellement pittoresque et des-
criptive : qu'il évoque, comme dans Robert, une fantastique légende normande,
ou s'inspire, comme dans les Hugutnots, des passions religieuses du xvi^ siècle,
il apparaît, suivant le mot de M. de La Laurencie, comme « une sorte de Michelet
musical ». Ses personnages même ressemblent aux héros d'Hugo, et c'est son
admirateur, Henri Blaze de Bury, qui a montré le premier (Rei'. des Deux Mondes,
mai-juin 1854, et Meyerbeer et son temps, du même auteur, p. 151) qu'il concevait
les drames de l'histoire à la manière du poète et de l'historien, remplaçant tou-
jours « le conflit des passions individuelles par celui de certaines idées éternelles
ayant pour représentants des individus historiques ou des peuples. » Toutes ces
qualités romantiques de Meyerbeer devaient séduire Emile Deschamps.
DESCHAMPS ET MEVEHBEEH 57
chf'l, qii il appréciait depuis si loni;teinps pour l'ingéniosité de son
goût et l'aménité de son caractère. Mais les diUicullés qu'il eut avec
la direction de l'Opéra n'étaient rien auprès de celles qui s'élevèrent
entre lui et son librettiste. Eugène Scribe était à cette époque un
personnage aussi important à l'Opéra que le D^ Véron lui-même, et
sa domination qui s'étendait à d'autres théâtres ne fut point aussi
éphémère. C'est lui qui pendant plus de trente ans fournit les diverses
scènes parisiennes de ces produits qui n'avaient pas toujours le
mérite de la nouveauté, mais qui ne cessaient point de })laire : il était
le vaudevilliste à la mode, et dans les théâtres lyricjues le librettiste
indispensable.
H. Blaze de Bury a l)ien défini les qualités et les défauts du sin-
gulier collaborateur que les circonstances et le goût du public im-
posèrent à Meyerbeer. Il le dépeint comme un esprit chercheur,
adroit, inventif dans ses comédies de genre ^ et qui apportait dans
les combinaisons de ses grands ouvrages, destinés à la musique, un
sens du romantique le plus dramati(pie, un art jusqu'alors inconnu
de parler aux masses, de les entraîner.
« Scribe, dans l'acception littéraire du mot, n'exécutait pas...
Chez Scribe c'est la situation qui domine ; la forme ne compte pas,
l'œuvre ne vaut ni par le style, ni par la couleur ; mais comme
matière à contrastes, comme programme nnisical, c'est quelquefois
admirable. »
Ce ([ue Blaze de Bury ajoute au sujet de la collaboration de Scribe
avec Meyerbeer est d'une ])arfailc justesse : « Ce n'était ])as comme
avec Auber une association de deux esj)rits de même famille, se
complétant l'un par l'autre ; c'était une sorte de commerce indépen-
dant entre consommateur et fabricant. Poète autant qu'on peut
l'être, Meyerbeer n'avait besoin que d'un metteur en œuvre habile à
donner force de situation à l'idée qu'il apportait. Cette idée, Scribe
ne la comprenait pas toujours du premier couj) ; il la désoriginalisait,
lui donnait couleur bourgeoise, et c'était au tour de Meyerbeer, la
reprenant de ses mains, de lui r(;ndre sa virtualité j)remière. »
Une telle i-oUaboration, on le t,<jncoit, devait être orageuse, lis
avaient déjà failli se brouiller, qu;iiul ils travaillaient à l'opéra de
lioherl le Diable. Scribe ne s'était rés(du qu'à grand peine aux modi-
fications que lui demandait Meyerbeer. Il se montra jdus (destiné
encore dans son refus de retoucher le livret du poème, (pi'il a\ait tiré
des ChronujHcs de Charles J\, «h; Méiiinée, »l «pii (lc\;iil piniiitive-
1. If. lilazc de Bury, Mnjerheer et son temps, Paris, C. Lovy, 18G5, p. .'327elsq.
58 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
ment être intitulé la Saint- Barthélémy. C'est ainsi que s'explique
l'intervention d'Emile Deschamps.
Les relations du poète et du compositeur remontaient au moins,
disions-nous, à l'époque des soirées triomphales de Robert le Diable.
Voici une lettre adressée par Meyerbeer à Emile Deschamps. Elle
est datée du vendredi 4 octobre 1833.
« Mon cher ami,
« Je ne vous vois plus du tout, pas même à nos répétitions. Pour me
dédommager de cette perte, il faut que vous me promettiez de venir dîner
demain samedi avec nous. Mon frère ^ qui admire vos vers, mais qui vous
connaît à peine personnellement, désire vivement lier plus ample connais-
sance, et comme il part prochainement, vous ne pouvez donc pas nous
refuser pour demain ; vous trouverez aussi Messieurs Duponchel, Nourrit
et autres personnes de votre connaissance ; aussi dites-nous un oui, mon
cher ami.
« Votre,
« Meyerbeer. »
(Inédit. Collection Paignard.)
Duponchel était l'aimable secrétaire de l'Opéra, que nous avons vu
succéder à Véron, coinme directeur de l'Académie de Musique.
Quant à Nourrit, c'était un ténor illustre qui partagea sous Louis-
Philippe, avec Duprez et Mario la faveur du public. Ce grand artiste
était un homme de goût et Meyerbeer avait en lui la plus grande
confiance. De même qu'il avait su, par sa collaboration à l'une des
pages capitales de la Juive, assurer le succès cte l'opéra d'Halévy, nous
allons le voir conseiller à Meyerbeer des corrections décisives à la
partition des Huguenots ^. Il était écouté comme un maître par la
célèbre cantatrice Cornélie Falcon, et, grâce à cette entente, il obtint
ce qu'il voulut du compositeur. Ces artistes étaient des familiers du
salon de La Ville-l'Evêque. Ils chantaient, dans ces soirées fameuses
où se réunissait l'élite du Paris littéraire et dilettante, les romances
qu'avait composées Meyerbeer sur les poésies d'Emile Deschamps.
Le musicien écrivait un jour au poète :
« Mon cher Emil (sic). J'ai vu M. Nourrit avant-hier, que j'ai trouvé
tout disposé à nous prêter la collaboration tant utile. Veuillez vous trouver
chez lui à 4 h. aujourd'hui où je serai aussi, pour causer de tout cela.^.
« Votre tout dévoué,
« Meyerbeer. «
1. Il s'agit de Michel Béer, poète dramatique.
2. Quel était le texte primitif du livret de Scribe ? C'est ce qu'il nous a été
impossible de déterminer. Nous n'avons trouvé aucun manuscrit de lui, ni à
l'Opéra, ni au Conservatoire, ni à la Bibliothèque Nationale.
3. Collection Paignard.
DESCHAMPS ET MEYERBEER 59
Un autre jour, le mardi l*^i" décembre 1834, Deschamps recevait
encore ce gracieux billet ^ :
« Mon aimable l'.mil. J'avais déjà le chapeaii en main pour venir vous
prendre afin daller ensemble chez l'aimable Mademoiselle Falcon, quand
je me suis rappelé que le but principal de la visite serait manqué, parce
que la seule épreuve de notre romance que j'avais, a été olïerte hier à Ma-
dame [illisible]. Je vais donc en demander à notre éditeur, et comme
demain, c'est jour de répétition à l'Opéra, je pense que nous ferons bieu
de retarder notre visite à mercredi.
« Adieu, illustre Emil. Priez votre belle âme poétique pour qu'elle vous
donne une inspiration digne de vous pour ce petit milieu de duo auquel
je tiens...
« Meyerbeer. »
(Inédit. Collection Paignard.)
Emile Deschamps était aussi en relations avec le rival de Nourrit,
le célèbre Mario, qui débuta à l'opéra le 5 décembre 1838 dans Robert
le Diable. Il arrivait à la scène précédé par la renommée de ses aven-
tures extraordinaires. Le jeuiie ténor, qui ])renait pour ])atroii le
terrible consul de Rome, était le fils du marquis de Candia et appar-
tenait à la meilleure noblesse de Sardaigne ^. Brouillé avec sa famille,
exilé de son pays après une conspiration où sa vie maintes fois fut eu
danger, il fut, après mille prouesses héroïques et amoureuses, accueilli
dans la société ])arisienne, grâce à la recommaiulatioii du marcpiis de
Bienne et de quehpies nobles italiens exilés. Le prince et la jtrincesse
Belgu»joso, qui admiraient sa belle voix de ténor, le présentèrent à
Rubini, à Meyerbeer. Il reçut leurs conseils, et comme la perspective
du théâtre lui souriait, le com])ositeur lui confia h; rôle de Robert.
Il avait même ajouté à sa ])arlition un air^ fort dillicile, et, en déjut
du danger qu'il y avait pour le chanteur novice à décevoir le public
a])rès tous les contes fantastiques qui couraient sur lui, <' Mario, écrit
'rhéf)phile Gautier, fit honneur au comte de (landiu. " A partir de ce
jour, il fut célèbre, et s'il faut en croire le billet suivant, c'est Emile
Desclianq)s (pii composa les paroles de cet air lu^ncau luliodnil dans
Robert, mais il fut jugé ])référable d(^ ne pas nommer le ])*»ète pour
ne pas indisposer le public à l'égard d'un chanteur déjà trop vanlé.
1. Ibid.
2. Cf. Judith Gautier, Le liornan d'un prnnd rhaiilnir {Mario de Candia)...,
Paris, Charpentier, 1912, iii-8". P. I.aio en fil i<; tonipie rendu dans le feuillelon
du TempH, l^r oct. l'Jll!.
'.]. Cet air nouveau fut tiré à part et parut sous ce titre : liécilatif cl Prière,
coniponés pour len débuts de M. Mario dans Jloiiert le Diable, el dédiés à M. Mario
par Giacomo Meyerbeer. — (Paroles d'Emile Desichamps), Paris, Maurice Schlc-
singer, in-fol.
60 emile deschamps et la musique
« Mon cher Emil,
« M. Du]K)uchel m'a dit qu'il trouvait plus convenable dans les intérêts
de M. de Candia, de ne pas faire savoir au public dans les [^illisible] de
Paris que j'avais ajouté un nouvel air pour M. de Candia, que cela serait
peut-être afficher trop de prétentions pour le chanteur.
« Je n'ai donc pu lui parler et nommer l'auteur des paroles, puisqu'il
n'en veut pas parler du tout. Mais je prierai M. Bertin qu'il en parle comme
il faut dans le feuilleton de lundi.
« Veuillez le dire à votre tour à vos amis de la Presse. M. Duponchel
vous a fait marquer en ma présence une 4^ loge. Ainsi veuillez la faire
chercher. Mille compliments à Mme Deschamps.
« Votre dévoué,
« Meyebbeeb. »
(Inédit. Colloction Paigiiard).
Emile Deschamps était, pendant les années qui ont suivi, comme
dans celles qui précédèrent l'apparition des Huguenots à l'Opéra, le
collaborateur aimé de Meyerbeer. L'habile compositeur, soucieux des
intérêts de sa renommée dans la société parisienne, entourait de
prévenances le poète choyé du grand monde. Il savait qu'une romance,
signée de leurs deux noms, ferait le tour des salons. Aussi lui propo-
sait-il sans cesse des plans de collaboration, et quand il lui arrivait
de quitter Paris, il tenait à rester en contact avec ce grand centre
artistique, par l'intermédiaire de Deschamps.
La lettre suivante nous révèle les préoccupations du grand homme
habile à gérer sa renommée ; elle est datée de Bade, ce 3 février 1835 :
« Mon illustre Emil.
K Une longue et pénible indisposition m'a empêché de vous écrire jusqu'à
présent et de vous renouveler tous mes remerciements. Quant à vous, aima-
ble ami, en partant vous m'avez donné l'espérance que vous me communi-
queriez bientôt le plan de notre Ange et de nos romances et que vous
m'enverriez, abrégés autant que possible, les récits que je vous ai envoyés
le jour de mon départ de Paris. Mais les joies du Carnaval de Paris vous
absorbent, je le sais ; aussi me suis-je elïacé volontairement. Mais voilà
venir le grand Carême et je me permets de vous rappeler l'ami absent et
nos plans de collaboration future. Je serai à Paris vers la fin d'avril et il
serait admirable à vous d'avoir arrêté pour cette époque définitivement
le plan pour Y Ange et les Romances, afin que nous puissions de suite les
discuter, aller à l'œuvre. Mais ce qui serait aussi très essentiel pour moi, ce
serait d'avoir, le plus tôt que votre amitié pourra disposer d'une couple
d'heures pour moi, l'abréviation des récits que je vous ai laissés et qu'il
me faudrait pour compléter mon travail. Cela serait le complément du
service que votre bonne amitié vient de me rendre.
« Il y a maintenant plus de deux mois que je n'ai plus entendu une note
de musique ; pendant ce temps, vous nagez dans les jouissances musicales.
Vous avez sans doute assisté aux Puritains de Bellini et à la Juive d'Halévy,
DESCHAMPS ET MEVEHBEEU Gl
deux ouvrages dont on dit le succès colossal. Vous allez avoir deux opéras
nouveaux de Donizetti el d'Auber, et, avec tout cela, les concerts du Conser-
vatoire, etc., etc. Knfin vous êtes des heureux mortels (sic), vous autres Pari-
siens. J'aimerais bien à connaître l'opinion d'un juge aussi éclairé et de
bon goût sur les deux ouvrages de Bellini et d'IIalévy, que l'on dit tous
les deux de la plus grande beauté.
« J'espère que la santé de Mme Deschainjts lui aura permis de participer
à toutes ces joies musicales. Ma femme nie charge de la rappeler au sou-
venir de Mme Deschamps. Elle rafolle de vos tendres et harnu>nieux vers
de Racket à SephtoU. Quant à moi. j'espère que vous penserez à vos amis
absents et que pour première preuve de souvenir vous me donnerez de vos
nouvelles. Dans ce cas, veuillez envoyer votre lettre à M. Jouin, chefde
division à l'administration de la grande Poste, rue J.-J. -Rousseau, qui
me la fera parvenir.
« Mille et mille compliments de votre tout dévoué.
« Meyf.rbeer. )>
(Inéilit. Collection Paignard).
Quant à l'intervention d'Emile Deschainps dans la composition
du livret des Huguenots, voici le récit qui a cours parmi les critiques
qui ont étudié l'histoire de cet opéra. Nul ne conteste les remanie-
ments que Meyerbeer imposa à Scribe. Mais il ne se serait élevé de
dissentiment entre le compositeur et son librettiste qu'à propos du
finale du quatrième acte. « La scène qui rapproche à cet endroit
de l'action des Iluguenols, Valentine et Raoul, écrit M. Henri de
Curzon \ parut à Nourrit si maladroite et même si inconvenante
qu'il se refusa absolument, et M^*^ Falcon avec lui, à la jouer telle
quelle ». En même temps, il indiqua de quel caractère, selon lui, elle
devrait être empreinte et ({uelle évolution elle devrait suivre. Scribe
ne voulut d'ailleurs rien modilier ; il fallut qu'Emile Dcscbamps se
chargeât d'écrire toute la nouvelle scène, service dont Meyerbeer,
enchanté, sut lui tenir conq>le, en lui allribuant discrèlernenl une
part d auteur sur ses proj)rcs droits. "
« V^Wf' iniil. i';ip|M»r-l(' un auli'c bisluiicii de McNcrbcci', M. il. \-.\-
nucu ^, le maître arrive tout ému cliez sou inliine ami, M. .louin,
1. Meyerbeer, par Henri de Curzon, p. 47.
2. Cf. 11. Eymieu, VŒuvre de Meyerbeer, p. 4G. — Ch. de Roigne, dans ses Pelita
Mémoires de l'Opéra, Paris, 1857, in-8°, p. 120, a raconté l'histoire de l'opéra des
Hu!>uenofs, et les démêlés de Meyerbeer et de Véron. Il n'est pas moins sévère
pour Scribe que pour le fameux docteur : « Les Fhiguenots, dit-il, élaii-nt destinés
à mettre en relief la générosité de Meyerbeer. La scène du 4^ acte entre Raoul et
Valentine avait été écrite par M. Scribe dans ce style poétique dont un de ses
couplets est resté le type :
Un vii'iix soldat sait souffrir el se l.iiro
Sans iiiuriiiunr.
« Meyerbeer si"iiMpiiéla de cette poésie un [leu trop l.iirles(|Me ; il ili-ni.ui.la (|ii(l-
62 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
qui était aussi son homme de confiance et traitait toutes ses affaires
en son nom. — Jouin apprend en même temps que le duo ne peut être
maintenu, que Meyerbeer a besoin de nouvelles paroles et que Scribe
ne veut pas les faire. Il court alors chez le poète Emile Deschamps,
qui improvise, séance tenante, les vers nécessaires, sur lesquels
Meyerbeer, en l'espace d'une nuit, compose ce prodigieux duo, où
se retrouve la passion la plus intense et dramatique à côté de la
tendresse et du charme le plus profonds. »
Ainsi l'entremise de Jouin nous est rapportée par M. Eymieu.
Mais le billet suivant que nous avons trouvé, parmi les lettres con-
servées par Deschamps, tendrait à prouver que les choses se sont
passées moins hâtivement et que Meyerbeer a eu tout le temps de
donner à Emile Deschamps le thème au moins de la scène fameuse,
et de s'entretenir avec le poète des changements qu'il méditait.
Quoi qu'il en soit, le rôle essentiel de Nourrit dans la transformation
de la scène est confirmé par la lettre de Meyerbeer. C'est même lui, et
non Jouin, qui semble avoir été l'intermédiaire entre le compositeur
et le poète :
« Mon cher et illustre,
« Voilà un monstre dont M. Nourrit qui doit venir vous voir aujourd'hui,
à 11 heures, vous expliquera le but.
Valentine. — Quoi vous partez ?
Raoul. — Oui, je pars !
Valentine. — Vous (illisible)
Raoul. — Je...
Valentine. — Reste, Raoul, et si je te suis chère,
Si tu m'aimes encore...
Raoul. — Plus que jamais je t'aime,
Mais immoler les miens, mes frères, mes amis !
Non.
« Je profite de cette occasion pour réparer un oubli. J'avais oublié de
donner à M. Nourrit vos deux vers nouveaux :
Tout est changé, mon cœur, mon sort.
L'as-tu bien dit ce mot si tendre ?
ques variantes. M. Scribe se récria, vanta sa marchandise, et finalement refusa
toute espèce de changement. Trop bon juge pour revenir sur son opinion, mais
trop poli pour insister, Meyerbeer pria un poète, un vrai poète, de venir au
secours de Raoul et de Valentine, condamnés aux vers de M. Scribe. Emile Des-
champs eut pitié de leur triste sort et il refit la grande scène du quatrième acte.
Meyerbeer voulait et ne savait comment reconnaître cet acte de courtoisie. Il eut
l'idée délicate d'attribuer à Emile Deschamps sur sa propre part une part d'au-
teur, part qu'Emile Deschamps touche encore aujourd'hui. »
DESCHAMPS ET MEYERBEER
63
« Ces vers doivent se mettre là où pour la première fois il y avait :
Oh ! maintenant vienne la mort...
« Soyez assez bon den prévenir M. Noxirrit. »
(Inédit. Collection Paignard.)
Les indications et les relouches, que sij^nale ce billet de Meyerbecr
ne concernent que le graïul duo du quatrième acte. Un autre témoi-
gnante, celui de Deschamps lui-même, nous permet d'alfirmer que
son intervention ne s'est pas bornée là. Voici ce que nous lisons dans
une note écrite de la main même du poète ^ sur la première page d'un
livret des Huguenots au-dessous du titre :
" ajouté par Emile Deschamps » :
1° Tout le rôle de Marcel à travers les 5 actes.
2*' L'air du page à la fin du l^'" acte.
2 bis La romance de Valentine. 4^ acte.
3° Le grand duo d'amour qui termine le 4^ acte,
4° L'air de Raoul pendant le bal au 5® acte.
5° Le grand trio du 5*^ acte.
Les modifications, introduites à maintes reprises dans le livret de
l'opéra pendant les répétitions, durent rendre le travail de mise au
point singulièrement difficile ; nous en tenons l'aveu de Duponchel
lui-même, qui, dans le billet suivant, confirme le témoignage de
Deschamps relativement du moins à la composition du grand trio
du 5^ acte :
« Mon cher ami. Voulez-vous m'envoyer la scène du 5^ acte où se trouve
le grand trio, il faut commencer la décoration et il m'est impossible de
comprendre ce que veut votre maestro. Comme les changements que vous
avez faits ne sont pas dans le manuscrit que vous m'avez remis, je suppose
que vous n'en avez pas de copie, mais je vous promets de ne pas le garder
plus de deux heures.
'< A vous de cœur, « Duponchel.
« Demandez donc à Jacob (I^acroix) quelle était la livrée de Charles 9.
.le la crois blanc, noir et jaune. La livrée bleu, blanc et rouge ne date que
de Henri 4. ))
(Inédit. Collection Paignard.)
11 (ùt été intéressant de savoir ce que j)ensait Scribe de la colla-
boration qiii lui était ainsi imposée. Nous n'avons malheureusement
trouvé dans les jjapiers d'E. Deschamps (ju'une lettre de Scribe : elle
1. On trouvera cotte note dans les papiers d'Emile Deschaniis, conservés à la
Bibliothèque de Versailles.
64 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
est antérieure de deux ans à la représentation des Huguenots, et
nous le montre d'ailleurs dans les meilleurs termes à cette époque
avec le poète et le compositeur.
« Paris, 4 nov. 1834.
« Mon cher et aimable confrère,
« Meyerbeer s'était chargé de vous adresser en mon nom une invitation
pour vendredi prochain. — J'apprends qu'il ne l'a pas fait et je m'empresse
de vous demander si vous serez libre ce jour-là et si vous serez assez bon
pour accepter ; si cela vous est possible, je vous remercie d'avance du
plaisir que vous me ferez, et vous prie d'agréer l'expression de mon bien
sincère et aflectueux dévouement,
« Eugène Scribe.
« A cinq heures et demie chez Meyerbeer, hôtel de Wagram.
(Collection Paignard.)
Le musicien et son librettiste travaillaient à cette époque à la
composition du poème qui devait primitivement s'appeler Valentine
ou la Saint- Barthélémy. On peut supposer sans invraisemblance que
le poète était admis déjà par les auteurs à l'honneur d'une collabora-
tion in partibus. En tous cas, nous savons par ces quelques mots
délicieux d'Alexandre Soumet ce qu'en pensait le public des pre-
mières représentations des Huguenots :
« La gloire de Scribe retentissait hier au soir brutalement par le théâtre,
cher ami, mais la vôtre courait toute mystérieuse de loge en loge, comme
ces aveux d'amour qu'on ne fait qu'à l'oreille.
« Je n'ai pas quitté ma peau d'ours, mais j'ai erré quelques temps dans
les corridors de l'Opéra et vous ressembliez à ces amants magnifiques qui
donnent tout à leur maîtresse excepté leur nom, parce qu'elle est mariée
avec un autre.
« Aglaé n'est-elle pas un peu jalouse !
« Soumet. »
(Collection Paignard.)
La collaboration d'Emile Deschamps et de Meyerbeer ne se borna
pas au livret des Huguenots. Nous verrons plus loin que de nom-
breuses romances parurent à cette époque sous leur nom et que le
musicien recherchait le poète comme ce mot de Dumas l'atteste :
« Mon cher Emile,
« Meyerbeer est venu me proposer de faire avec vous un keepsake dont
je ferai la prose et vous les vers. Cela nae va admirablement et je serai
enchanté de voir mon norn à côté du vôtre.
« Je serai demain chez vous à 10 heures pour causer de la chose.
« A vous de cœur.
« Alex. Pumas. »
(Inédit. Collection Paignard.)
DESC.IIAMPS ET MEVKHBEKR G5
Meyerbeer savait émouvoir le cœur de son ami. Il fut de ceux qui
louèrent ses traductions shakespeariennes, quand on joua Macbeth
à rOdéon, en 1848.
« Paris, \'t nov. 48.
« Cher et illustre ami,
« Je viens de recevoir votre aimable lettre du 13, avec le charmant
cadeau que vous avez bien voulu me faire de vos belles traductions shakes-
peariennes. Je serai exact au rendez-vous que vous me proposez pour
jeudi, mais je ne pourrai vous attendre qu'à 4 heures et demie. Mais
alors vous me trouverez sans faute. Je vous adresse cette lettr» directe-
ment à Versailles, ayant oublié le litre de votre ancienne administration,
ou plutôt ne me rappelant plus si c'étaient les Douanes ou les Domaines.
— A<rréez, cher et illustre, mes félicitations pour votre magnifique succès
de Macbeth. Un tel succès de vo<;ue à une œuvre si littéraire et dans un
temps aussi défavorable (pie l'actuel, est un véritable événement. Veuillez...
présenter mes hommages empressés à Madame votre épouse, et croyez moi
votre tout dévoué.
« Meverbekr. »
(Inédit. Colloction Paignard).
Meyerbeer mourut en 1864. Il n'avait cessé jusqu'à ses derniers
jours d'être en relations suivies avec son inépuisable parolier. C'est
Deschamps lui-môme qui le déclare dans la note que publia V Artiste,
le 15 mai 18(34.
« Nous recevons ce mot d'Emile Deschamps :
Versailles, 5 mai 1864.
« Ma pauvre santé, qui m'interdit les plaisirs, me prive également des
plus chers devoirs.
'( C'est ainsi que je n'ai pu me joindre au long cortège des amis de Meyer-
beer, si vite emporté.
'( Je n'ai pu que pleurer quatre vers que vous trouverez à l'autre page.
« Si V Artiste voulait leur donner l'hospitalité ^, j'en serais bien recon-
naissant.
1. Voici la lettre que M"'« Meyerbeer écrivit à E. D. pour le reiacrcicr de ce
suprême hommage :
" Cticr Monsieur. J'ai été vivement touchée des vers éloquents que vous avez bien voulu
Tii'envoyer, ii l'occasion de la perte cruelle qui nous a frappées dans nos plus chères allcctions.
Je sais quelle amitié vous unissait à mon mari et quelle place vous teniez dans son coeur.
« Veuillez m'cxcuser si je n'ai pas répondu plus tôt à votre excellent souvenir, mais le chagrin
et le trouble au milieu duquel j'ai vécu dans tous ces <lerniers temps, m'ont empêchée de
m'arquitter des devoirs les plus simples et les jjIus pressants.
" Veuillez croire, Monsieur, à ma reconnaissance et à ma très sincère adection.
Emma MEVEiinEER.
• Durlin, 1 juin 18G4. »
(Inédit Collection Paipnard)
5
66 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
Sur son champ de victoire, en pleine France il tombe !
Berlin lui donna l'âme, et nous reprend son corps ;
Mais Paris, s'il n'a point son berceau ni sa tombe.
Fut le trône adoptif de ce Roi des accords.
« J'ai été de longues années l'ami et le collaborateur de notre grand
Meverbeer, et cette larme publique sur sa tombe me ferait un douloureux
bonheur,
« J'ai, je crois, sa dernière lettre. Il y a dix ou douze jours, nous faisions
ensemble un cantique, et il m'écrivait bien tendrement et bien gracieuse-
ment à propos de mes paroles, qu'illuminaient encore une fois ses notes.
On chantera cela, et il ne l'entendra pas, hélas ^ ! »
Nous avons retrouvé la dernière lettre écrite par le musicien au
poète. Elle témoigne à la fois de la durée de leur collaboration et de
la profondeur de la sympathie qui les unissait :
« Cher et illustre ami,
« Pardon d"avoir tant tardé à répondre à votre si aimable et si bien-
veillante lettre. J'ai voulu auparavant examiner en détail votre nouvelle
traduction sous la musique de mon cantique : or, le copiste qui devait
mettre en ordre ce morceau d'après vos strophes entières (n'étant pas
arrivé à déchifîrer celles mises par vous avec du crayon sous la musique
même) m'a fait attendre jusqu'à l'heure qu'il est.
« Il vient de me l'apporter, je l'ai examiné aussitôt et — c'est parfait
sous tous les rapports. Il n'y a vraiment que vous au monde pour rendre
avec une telle fidélité et une telle précision le sens, le rythme, et les accents
sous la musique, faits pour une langue étrangère. Cela m'a rappelé tant de
travaux que nous avons faits ensemble dans ce genre-là dans des temps
passés, hélas ! — et les bonnes et joyeuses causeries auxquelles ils donnaient
lieu.
« Je regrette bien, mon excellent ami, que votre indisposition vous
éloigne si totalement de la capitale, et je me serais empressé de venir vous
voir pour vous serrer la main, si moi-même je n'avais pas été indisposé
pendant toute la saison d"hiver.
« J'espère que le printemps naissant nous ramènera bientôt un temps
doux et stable comme il nous faut pour nous autres, plantes sensitives, et
alors je ne manquerai pas de vous voir à Versailles.
« Vous vous étonnez sans doute de ne pas reconnaître mon écriture dans
ces lignes, mais, ma faiblesse d'yeux m'a forcé de prendre l'habitude de
dicter mes lettres.
« Adieu, cher ami, et au revoir bientôt.
Meverbeer.
Paris, le 16 avril 1864.
« P. S. — Comme j'ai déjà publié deux morceaux qui portent le titre de
« Cantique », j'ai préféré donner à votre morceau le titre de « Prière du
matin ».
(Inédit. Collection Paignard.)
1. h' Artiste, 1864, tome I, 15 mai.
VII
DESCHAMPS ET NIEDERMEYER
MeycrhcHT fut presque conslanniunit heureux ^ ; il eut tout ce que
peut souhaiter un artiste : un grand tahiut, la gloire et la fortune.
Niedermeyer, qui fut aussi l'ami d'Emile Deschamps, n'eut pas autant
de chance : il resta pauvre en dépit de la renommée de quelques-unes
de ses œuvres, et « l'impécuniosité » dont il souffrit toute sa vie gêna
l'essor de son talent. Ce fut une sorte de Chatterton doux, modeste et
timide, que l'auteur de la suave mélodie du Lac.
Ainsi cette admirahle composition, dont le succès ouvrit les salons
du Paris de 1825 au jeune compositeur suisse, commença par mécon-
tenter Lamartine ^ : c'était donc marujuer de bonheur au sein d'un
premier triomphe. Ensuite il ne retrouva plus dans le genre même de
1. a Meycrbeer n'a pas seulement le bonheur d'avoir du talent, il a surtout le
talent d'avoir du bonheur. » Boutade de Berlioz, rapportée par M. Adolphe
Juliien : Hector Berlioz, sa vie et son œuvre, p. 291.
2. Cf. yicdermeyer. Vie d'un compositeur moderne, 1802-1861. Fontainebleau,
impr. de E. Bourges, 1892, in-8''.
P. 18 : '< Il vint à Paris en 1825. C'est alors qui' complètement incoiuiu, il
donna à l'éditeur Pacini sa mélodie du Lac, écrite sur la Méditation de Lamartine.
Le compositeur avait su s'élever à la hauteur du poète, et il était parvenu à le
satisfaire à moitié. »
Voici le jugement de Lamartine :
« On a essayé mille fois d'ajouter la mélodie plaintive de la musique au gémisse-
ment de ces strophes. On a réussi une seule fois : Niedermeyer a fait de cette od(!
une touchante traduction en notes. J'ai entend»! cliantir cette romance et j'ai
vu les larmes qu'elle faisait répandre. Néanmoins, j'ai toujours pensé qu<^ la
musique et la poésie se nuisaient en s'associant. Elles sont l'une et l'autre des
arts complets : la musique porte en elle son sentiment ; de beaux vers |>or(ent en
eux leur mélodie. » (Noie de Lamartine, édit. Pagnerrr, Furnc et Ifachetlc.)
Récit de l'éditeur Pacini dans l'ouvrage précité. Celui-ci aurait d'abord nfusé
l'œuvre de Niedermeyer, parce qu'il avait déjà gravé le Lar de Balocchi, « qui
grâce aux paroles de Lamartine, poussait à la vogue... » Plus tard, l'ayant lu,
Pacini, " qui était assez bon musicien pour juger, ayant donné quatre oj)éras au
théâtre de l'Opéra-t^omique, revint sur sa décision, il [)rélendit avoir '< deviné
Niedfrmeyer ». Mais il ne pouvait publier deux roniancis sur li-s mêmes paroles.
Sur ces futrefailes, lîalocclii quitta Paris. '< Pacini, profilant d(î ce dé[)art, brisa
les planches de Baloccbi i-l nnqilaça l'œuvrr par li> Lac de Nii-di-rinf-Vf r. »
Cf. aussi dai s la (olli'rlion des f-ran'ls écrivains ilr ii l'rance, les Mclilatiinis,
éditon G. Lanson, t. 1, p. clxvii.
08 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
]a romance, qu'il cultiva avec prédilection, le succès que lui avait valu
sa première œuvre. Il traduisit en notes, comme dit Lamartine, non
seulement V Isolement, le Soir, V Automne, V Invocation, le Poète mou-
rant, de l'auteur du Lac, mais encore la Ronde du Sabbat, Oceano Nox,
la Mer, de Victor Hugo, la Noce de Léonore, Une nuit dans les Apen-
nins d'Emile Deschamps, et dans maints passages de ces romances
s'exprimaient la mélodie suave et l'harmonie distinguée, le coloris
pittoresque et la profondeur d'émotion qui caractérisent son talent.
Cependant on méconnut le jaillissement fécond de cette nature
vraiment musicale, jjour ne se souvenir que de l'instant heureux où
la mélodie du Lac lui fut inspirée. Sully-Prudhomme a dit souvent
l'impression d'amertume qu'inflige à un artiste ce parti-pris d'igno-
rance de la part du public, qui semble n'honorer une de ses œuvres
que pour se dispenser de connaître les autres. Ce que fut le Vase
brisé pour le poète de la Justice, le Lac le fut pour .Xiedermeyer i
l'aumône cruelle de la gloire.
Xiedermeyer avait eu l'ambition d'imiter Rossini et Meyerbeer,
d'égaler au moins Bellini. Mais qui se souvient de ses opéras ? Il
obtint trois fois d'être représenté à l'Académie de musique. Mais ses
partitions mélodieuses, écrites avec une rare élégance, ne touchèrent
pas le grand public, qui n'est sensible qu'à la force dramatique ; et
ce puissant ressort du succès au théâtre manqua toujours au délicat
musicien. Les opéras de Alarie Stuart et de la Fronde tombèrent
promptement dans l'oubli, et les causes de ces perpétuels insuccès
(jui désolèrent le compositeur, ont été finement démêlés par Théo-
phile Gautier, qui écrivit à propos de l'échec de Marie Stuart, une
de ses plus belles pages de critique : on comprend bien après l'avoir
lue, le cas vraiment pathétique de ce noble artiste trahi par son
talent, que nous avons appelé le Chatterton de la musique :
(( Chaque art ^ a son impuissance, d'où résulte une partie de ses
beautés. Les efforts immenses du poète, à qui manque la plastique
des formes, du peintre, à qui manque la succession des idées, du sculp-
teur, à qui manque le mouvement, du compositeur, à qui manque le
mot, ont produit les œuvres les plus merveilleuses de l'esprit humain.
Chacun de ces artistes est dévoré d'un désir ardent, inextinguible,
que Dieu assouvira sans doute dans l'autre monde, car tout désir
a droit d'être satisfait. Dans le ciel, le poète écrira des strophes
qui se traduiront en belles femmes, en ombrages verts, en fleurs
épanouies ; le peintre et le sculpteur réaliseront des formes douées
1. Th. Gautier, La Musique, p. 2G7.
DESCHA.MPS Kl" MKDKKMKYER
G9
<l'idées et de mouvement ; le musicien condensera sur des tables de
cristal les vibrations fugitives de ses mélodies, qui décriront des ara-
besques éblouissantes, aux rameaux d'argent, aux filigranes perlés
comme les floraisons dont l'hiver étame nos vitres. L'un touchera
ses vers, l'autre entendra sa sculpture, et lui verra sa musique. Tous
les arts ])alj)iteront ensemble dans la même œuvre, et chaque œuvre
nagera dans un milieu de lumière et de parfum, atmosphère de ce
jiaradis intellectuel. »
Et il ajoute cette scjilence, (pii passe évidemment par-dessus
l'œuvre de iSiedermeyer, mais lui fait le plus grand honneur, puis-
que c'est à propos d'elle que Gautier l'a exprimée : « Le sentiment de
l'impuissance relative de leur art est la raison de l'incurable mélan-
colie et de -l'inquiétude sans trêve des grands hommes »
Xiedermeyer fut un de ces hommes supérieurs à leur destinée,
il souffrit de sentir que son talent n'était pas capable d'exj>ri-
mer son rêve, et cependant ni l'art ni la science ne lui man-
quaient.
( yi. >siedermeyer, dit encore Th. Gautier, nature rêveuse, lyrique,
lamartinienne, n'a pas obtenu à la scène tout le succès que son talent
remarcjuable semblait promettre. Stradella, Marie Stuart ne sont pas
restés au répertoire, quoique ]»arsemés de morceaux de premier
ordre, tels (pie l'air de l'église et la romance : Adieu, plaisant pays
de France, chef-d'œuvre de grâce et de sensibilité... Ce n'est pas la
mélodie (pii manque au compositeur, ni la science non |>lus ; il
trouve une phrase comme un Italien, et l'instrumente comme un
Allemand ; il sait écrire ])our la A'oix, mérite rare aujourd'hui, seule-
ment il n'a pas le don iiiiit' (hi dranic, et I'(hi sent (|u il itréfèrcrail
s'épancher lentement dans des inspirations solitaires, si le théâtre
n'était ])as aiijtuird'hui le seul lieu où la nuise puisse se renc<uilrcr
ave»' le piiMic. >
l^ii ce (|ul conccrm' Stradella, les ciil i(|iiçs sont imauimes à en
signaler l'inlérèt. Cet opéra eu ciini art es. dunl les paroles étaient
de i'^. Deschamps et E. Paciiii. cl (|iii liit i(|>rés('nté |)()ui' la
juciiiière fois à F Aiadriiiic dr iiiiiMqiic, le \ mars IS.')/, fui loué par
Castil Blaze (Théâtres lyriques de Paris, p. iTil, l(imc Ij. Il jugeait
cette. ])artiti(Mi » digue d'un meilleur sort. »
i> Sur ce livret de Stradella, dit Ncstm' I i(M|ii(|ilaf ' dans son friiillc-
tim (lu "i.'i f<''\ rici' ISf).', .\ic(l('i'in(\ ri- ('•ciixii une |i;irliliuu i|ui n'est
1. 11 ('■tait directeur du l'Upi'ia au nioiiniil oi'i la l'iomlr du .Niidcriucycr l'ut
représentée à ce théâtre. En 18GU, il collaborait au (Oiisliliilionnel.
70 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
pas tellement oubliée qu'on ne puisse citer la délicieuse sérénade du
premier acte, le trio des bandits et la belle scène de l'église. »
Comparant dans cette étude le Stradella de Niedermeyer à celui
de M. de Flotow, il reconnaît qu'il « renfermait des beautés de pre-
mier ordre. »
Nous lisons dans le Dictionnaire des Opéras ^ ce jugement favorable i
« Cet ouvrage n'a pas obtenu le succès qu'il méritait. Le sujet était
intéressant. La biographie du compositeur-chanteur Stradella en
a fourni les romanesques épisodes, sauf la catastrophe finale, c'est-
à-dire le meurtre des époux, qu'on a changée en cérémonie nuptiale.
Quant à la partition, elle renferme des morceaux de grand mérite,
notamment la sérénade du 1^"^ acte chantée par Nourrit, le trio du
2^ acte chanté par M^^^ Falcon, Nourrit et Dérivis et surtout l'air
de Apl^ Falcon : Ah ! quel songe affreux ! grâce au ciel il s'achève, qui
est un des plus beaux airs du répertoire dramatique français. »
Ainsi ce c[u'on admire encore dans l'opéra de Niedermeyer, ce
sont les mélodies : il y a dans cette œuvre de belles romances et des
hymnes d'une grande élévation religieuse. Mais la collaboration
d'Emile Deschamps lui valut une grâce qui ne lui est pas coutumière :
il eut de la variété, de la couleur. Avait-il à rendre l'acharnement
des hravi poursuivant Stradella, il sut être pittoresque comme son
poète :
Noirs comme la nuit
Où le stylet brille,
Vers la jeune fille
Glissons-nous sans bruit.
La musique exprime assez puissamment le charme des nuits véni-
tiennes, quand elle traduit ces vers :
Tout est muet au sein des nuits,
Plus de gondole en promenade,
L'onde et les cieux ont pour tout bruit
Soupirs d'amour et sérénade.
Venise et Rome offraient au musicien comme au poète qui évo-
quaient ces foyers radieux de la volupté terrestre et de l'amour divin
l'occasion de composer de délicieuses barcarolles et de beaux can-
tiques. A Venise, Stradella chante en s'accompagnant d'une man-
doline :
1. Félix Clément et Pierre Larousse, Dictionnaire des Opéras, Paris, Larousse,
1905, p. 1052.
DESCHAMl'S ET MEDEU.MEYER 71
Voyageur, à qui Venise
Se dévoile après le jour,
Si Ion àuie ailleurs est prise,
Que je plains ton autre amour !
Des princesses d'Italie,
C'est Venise le matin
Qui s'endort la jdus jolie
Dans les fleurs et le salin.
La muse d' Alfred de Musset dicte à Emile Descliami)s ces jolis
vers. Mais à la fin de l'acte III, dans la grande scène du jeudi saint
à l'église Sainte-Marie-Majeure où Stradella, nouvel Orphée, désarme
par la sublimité de ses chants le bras des assassins, un souille venu
des chœurs de Racine soulève les rythmes de Deschamps et inspire
le nuisicien :
0 Dieu tout puissant !
Toi, qui reçois la prière
De l'innocent.
Nous levons les yeux
Vers ton palais de lumière.
Berlioz admira le canli({ue qui commence ainsi :
Pleure, Jérusalem, ton erreur et Ion crime.
Ce qui retint toutefois l'attention du grand musicien quand il
rendit compte de Slradella dans le Journal des Débats du 5 mars 1837,
c'est « le spectacle sans pareil » qui se déroula pendant 2 heures sous
ses yeux :
« Quelle pompe, quelle variété de sites, de monuments, de points
de vues, de costumes! Ici, Venise avec sa riche architeclure, ses ]>onls
bizarres, sa mer bleue et ses mille vaisseaux ; là, Rome la grande,
avec ses temples de marbre, ses immori elles ruines, sa campagne
savivage, inculte et brûlée, ses iulcrminabbîs lignes d'a(iueducs
fuyant à l'horizon ; ses villas désertes ; ses vieux Ixtis de pins ; ses
habitants aux mœurs si diverses, ses riantes beautés d'AIbano et de
Tusculum, le tambour de basque à la main, les boucles d'argent aux
]»ieds, la redoutable spada dans les cheveux, emblème d'amoiii' et de
vengcaîHC, fcmnifs ;"i la pciiii biinic, aux grands yeux noirs, l.cilcs
dans la joie, plus belles dans le calme ; ses robustes laboureurs, ses
J)rigands ; ses s(mibr(;s Iraustevcrini, ses moines et ses artistes. »
Desebaiii]ts et l'acini, lomiue le dit encore Meilio/, a\aieiil lourni
à Diiponriiel {•[ à ses peintres l'occasKjn de faire un clief-d'dMivre.
72 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
Jamais, suivant lui, l'art de poétiser les décorations et la mise en
scène n'avait été porté aussi loin, et l'honneur en revenait surtout
aux deux librettistes, « dont l'imagination pittoresque a su enflammer
si bien celle de leurs collaborateurs en leur proposant ce beau thème ».
Du pittoresque et de la couleur, selon Berlioz ; ajoutons-y de la
syntaxe et dvi style, voilà ce qu'Emile Deschamps apporta au livret
de StradeUa, comme b tous ceux auxquels il collabora.
Ainsi nous retrouvons toujours chez le dilettante les deux qualités
qui l'avaient autrefois distingué en littérature parmi les romantiques :
une imagination vive et le souci de l'art.
Nous ne nous étonnerons pas qu'il ait dès l'abord recherché pour
StradeUa le suffrage de sou frère. Antoni Deschamps venait de
décrire en des vers d'un pittoresque charmant les paysages italiens ^,
les mœurs romaines : il devait se montrer particulièrement sensible
à la tentative de Niedermeyer. Voici un billet sans date, vraisemblable-
ment écrit par Emile à Antoni, quelques jours après la première re-
présentation de StradeUa, puisqu'il y est question du chanteur
Duprez, qui avait débuté à l'Opéra le 17 mai 1837, et qui remplissait
alors le rôle cpie Nourrit avait créé au mois de mars de la même
année.
« Mardi matin.
« Voici, mon cher Antoni, deux places pour demain mercredi à StradeUa.
Je te demande ton intérêt et ton suffrage musical avoué tout haut pour
la musique de Niedermeyer, qui n'a que beaucoup de talent et aucune
intrigue.
«Ecoute surtout avec attention un nouveau grand air au 5^ acte, où
Duprez sera, je crois, fort bien, comme il l'est toujours dans la belle
musique.
« A toi de cœur,
« Ton bon frère, « Emile. »
(Inédit. Collection Paignard.)
Nourrit qui, disions-nous, avait créé. le rôle de StradeUa, ne le joua
en effet pas plus d'un mois, puisqu'il donna, le 1®^ avril 1837 sa
représentation de retraite ^. Ce grand artiste était un homme d'une
imagination exaltée. Lui qui avait rempli pendant près de seize ans
la charge de premier ténor unique à l'Opéra, considéra comme une
disgrâce la décision toute récente de l'administration, qui lui avait
adjoint Duprez. Il se retira presque aussitôt, profondément ulcéré
par les succès éclatants de son jeune rival. Nous retrouvons comme
1. Les IlaUennes, d'Antoni Deschamps, dans la Rente des Deux-Mondes,
année 1833.
2. Deux ans après sa retraite, à Naples, il se tua.
DESCHAMPS ET MEDEHMEYEU
73
uu écho des applaudisscineiils qui saluaient Duprcx cL désol. lient
Nourrit, dans la jolie et spirituelle lettre cpi'Alfred de Vigny écrivait
à Deschanips le 28 juin 1837.
A. DE Vigny a Em. Deschamps
« J'aime Stradella et j'adore Duprez, parce qu'il ouvre la bouche et ne
laisse pas perdre une syllabe de votre esprit et de vos vers. S'il y a un
homme au monde tpii dise du fond du cœur : Vanitas vanitatum ! ce doit
être ce pauvre Nourrit. A peine hors de la carrière, le voilà oublié, remplacé,
écrasé ; s'il avait reparu hier, on lui aurait peut-être jeté des pierres à la tête.
« Dites donc à Jules de Rességuier qu'il pardonne à son fds, qui est à
Vienne, d'avoir des gants jaunes et de danser, parce qu'il dansait et avait
des gants, quand il avait dix-neuf ans aussi, et parce, vous et moi, à cet
âge-là nous dansions avec le costume de tous les gens comme il faut, et
parce que nous ne sommes pas ceux, dont parle La Bruyère, qui retranchent
de l'histoire de Socrate qu'il ait dansé, ce qui lui est arrivé et n'empêcha
pas le Phédon, qui n'est pas trop mal.
« Mais ce pauvre Nourrit, qui est en poussière ! J'y pense encore ;
Duprez a dans la poitrine un instrument immense, infatigable, inexorable
qui le poursuit comme la tromj)clte du Jugement dernier que tiennent les
gros anges de Michel-Ange. — Allez donc voir cette belle copie de Sigalon.
— Je me mets à causer ainsi avec vous, en revenant de l'Opéra, avant
d'écrire, comme j'ai coutume, à l'heure des esprits et des revenans.
« Bonsoir.
« Signé : Alfred de N'igny.
28 jiiiii 1837. Mercredi.
« Je m'ap|)lique pmii' sa\()ir le jour où je vis. »
(Collection Paignaid).
L'aimable comte d<; Kességuier, dont Alfred de Vigny, dans cette
jolie lettre raillait doucement les sévérités paternelles, devait publier
l'année suivante, en 1838, ses Prismes poétiques, et nous lisons dans
ce recueil une mention flatteuse de Stradella. Il célèbre dans un de
ses ]>oèmes, la Femme à la mode, et ne néglige pas parmi ses di\'ertissc-
ments la musique :
El sa v(»ix au hasard ié])ète
Un chant des chefs-du'uvre du jour.
De Moïse, de la Muelle,
De Stradella, du Giaoïir...
Et sa grande âme de ])oèle
l'ayant ce terrestre séjour,
S'en va de ■i)lanèle en planète
Au f<uid des (^ienx. et se reflète
Dans les soleils (luflle ]iairoMrl.
fhiaiil à Niedeiniex (T. tloni riuiir était digne dacconq)!!!'
cet itinéraire platonirien, il (leiiiniiait sur la Icrre, eu jiraie aux
74 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
difficullés de la vie pratique. Lui ([ui rêvait d'exécuter de belles
œuvres d'art, il devait aussi nourrir sa famille, et soit à Paris, soit à
Bruxelles, il était réduit pour vivre à donner des leçons de piano.
La Révolution de 1848 mit le comble à ses embarras pécuniaires, et
nous le voyons, à cette date, recourir à l'obligeante bonté d'Emile
Deschamps. Il lui demanda, dans la douloureuse lettre qu'on va lire,
son appui auprès de Lamartine.
« Mon cher collaborateur. Vous avez été si obligeant pour moi, toutes les
fois que vous l'avez pu, que je vais encore aujourd'hui vous demander un
conseil et, s'il se peut, votre appui.
« Au moment de la Révolution ma modeste fortune se trouvait engagée
dans les chemins de fer et dans d'autres affaires industrielles, qui ne mar-
chaient pas trop bien ; mais j'avais alors un bon nombre de leçons bien
payées, et je prenais patience, attendant mieux de l'avenir. Vous com-
prenez combien les derniers événements ont dû empirer ma situation ;
d'abord les leçons ont disparu, les placements ont pour la plupart cessé de
produire des dividendes et je ne puis à présent réaliser quelques fonds
qu'en perdant de 4 à 500 ^ /q sur les moins mauvaises valeurs. Voici 4 mois
que cet état de choses dure et je n'en prévois guère le terme.
« Que faire pour jjréserver autant que possible ma famille, des malheurs
que je prévois ?
« Des leçons, j'en donnerais volontiers du matin au soir, et à tout prix,
mais il n'en existe plus.
« J'avais un poème d'opéra-comique, mais les théâtres sont morts ou à
l'agonie.
« Ma seule ressource serait donc un emploi quelconque. Je sais que
M. Marie en a procuré un à un jeune musicien nommé Pasdeloup ; il l'a
placé comme directeur à Trianon. Croyez-vous qu'en m'adressant à M. de
Lamartine j'aie quelque chance d'obtenir quelque chose et pourriez-vous
m'appuyer auprès de lui ? Voilà ce que je vous prie de me dire sans être
retenu par la crainte de me faire de la peine, s'il faut que vous me répondiez
non. Si vous pensez au contraire qu'il y ait quelque espoir, veuillez me dire
quand je pourrais aller en causer avec vous à votre bureau.
« Je désire bien vivement que tout ce qui se passe et tout ce qui s'est
passé n'ait froissé aucun de vos intérêts ; j'espère aussi que la santé de
Madame Deschamps ne vous donne aucun sujet d'inquiétude.
« Recevez ... ^
« L. NiEDERMEYER,
• « 8, rue de Valois-du-Roule.
« Lundi 19 juin 1848.
« Depuis trois mois, j'ai fait reconnaître mes droits à la qualité de
Français, et j'ai été admis à voter à toutes les élections. »
(Inédit. Collection Paignard.)
1. Après la mort du musicien, E. D. s'est intéressé à ses enfants. On peut lire
leurs lettres pleines de reconnaissance, dans la correspondance conservée au
château du Rocher, par M^"^ Léopold Paignard.
DESCHAMPS KT N I KD KHM EY liR
Nous ne savons pas ce ([uil ad\iut de la reeoiuniautlal ion do
Desihauips auprès de Lamartine. Depuis longtemps Niedermeycr
songeait à ouvrir une école analogue à celle, à laquelle Choron avait
autrefois consacré son zèle et son talent. 11 déplorait surtout la
décadence de la musique religieuse et voulait faire revivre la tradi-
tion des organistes et des maîtres de chapelle d'autrefois.
Il serait très étonnant que, sous les auspices du grand poète, qui,
durant son passage au pouvoir, protégea tant d'artistes, cette idée
du musicien n'ait pas eu au moins un commencement d'exécution.
Ce qu'il y a de certain ^, c'est (pi'au lendemain de la Révolution, elle
obtint non seulement les encouragements de l'archevècpie de Paris,
mais l'appui du Gouvernement. Un décret daté de 1853, et signé de
M. de Fortoul, alors ministre de l'Instruction publique et des Cultes,
ouvrit l'école, dont Xiedermeyer prit aussitôt la direction, et qu'il
vit prospérer pendant huit ans, de 1855 à 1861, jusqu'à sa mort.
Le succès de ses élèves, dans les concerts et dans les églises, l'accueil
favorable qui fut réservé à son grand ouvrage, publié en collabora-
tion avec d'Ortigue : Traité théorique et pratique de V accompagnement
du plain-chant, consolèrent les derniers jours de sa vie, et nous
aimons à penser que l'amicale entremise d'Emile Desi;hamps ne fut
pas inutile à Niedermeycr. ()uand il se présenta à l'Institut dans les
premières années de l'Empire, nous savons j)ar une lettre inédite
qu'il confiait au poète les chances qu'il croyait avoir, et parmi ces
chances, il mettait l'influence qu'il attribuait à son ami.
Le souvenir de cet ami parfait l'accompagnait dans ses voyages.
Une belle lettre qu'il lui envoyait, le 14 août 1850, du village de
Gryon, })ar Bex, dans le canton de Vaud, sa patrie, nous le montre
rempli d'une all'ectueuse sollicitude pour la santé fort ébranlée
d'Emile Deschamps. « Nous sommes depuis hier soir, lui disait-il,
au milieu des glaciers et des hautes nu)ntagues, nous conq)lons passer
un mois à six semaines dans ce beau pays. Que n'étes-vous avec nous,
heureux et bien ])ortant, rien ne manquerait à notre satisfaction ^. »
Toutes les lettres adressées par le noble artiste au poète ont ce carac-
tère de tendre confiance et de gratitude. Je ne sais rien <\\n honore
davantage Emile Deschanq)s.
1. Voir l'ouvrage précité sur Niotlf-Tmoycr.
2. Inédit. Collection Paignard.
VIII
DESCHAMPS ET BERLIOZ
On pourrait s'étonner au premier abord que Berlioz ait aimé Emile
Deschamps. Génie créateur, spontané, intuitif, il éprouvait une sorte
d'aversion pour ces esprits fins, cultivés compréhensifs, mais inca-
pables d'invention, intermédiaires entre ce qu'on appelle le public et
les grands hommes, et qui font profession d'interpréter les chefs-
d'œuvre, de les mettre à la portée de tous.
Emile Deschamps, il est vrai, était plus et mieux qu'un « arran-
geur )) comme il en pullule en tous temps pour aider à la diffusion de
l'art. Il excellait à conserver aux adaptations qu'il tentait un air
d'étrangeté et d'exotisme, qui ne trompait pas les connaisseurs, mais
flattait le public en lui donnant l'illusion qu'il comprenait Shakes-
peare et Goethe, Schubert et Mozart. Au fond il transformait l'œuvre
étrangère en une œuvre nouvelle ; il la mettait à la mode de son
temps. On risquait de la méconnaître ainsi travestie, dira-t-on ;
c'était précisément l'avis de Berlioz comme celui de Gautier ; mais
on apprenait au moins à la lire, on se familiarisait avec elle, et le
goût des Français s'est élargi au cours du siècle, grâce au travail
insinuant des hommes comme Emile Deschamps. Qu'un tel effort
ait été nécessaire, c'est ce qui exaspérait Berlioz, et il s'est souvent
indigné contre ceux qui, pour plaire au public ignorant, ont dénaturé
des chefs-d'œuvre. Il faut l'entendre parler de Morel et Lachnith,
ces arrangeurs de fâcheuse mémoire, qui, pour faire connaître la
Flûte enchantée de Mozart, la travestirent en ces invraisemblables
Mystères d^Isis : « Quand je dis une traduction, s'écrie-t-il à propos
de levir œuvre, c'est un pasticcio que je devrais dire, un absurde et
informe pasticcio. Fi donc ! une traduction ! Est-ce que les exigences
d'un public français permettaient une traduction pure et simple du
livret qui a inspiré une si belle musique ? Xe faut-il pas toujours
corriger plus ou moins un auteur étranger, poète ou musicien, s'a|)-
pelât-il Shakespeare, Gœthe, Schiller, Beethoven ou Mozart, quand
DESCHAMPS ET BERLIOZ 77
un direclour |»arisi«Mi daigne l'aclniellrc à riioniieur de comparaître
devant son parterre ^ ? >
(^astil-Blaze (|ui avait induit Emile Desohamps à travestir le
Don Juan de Mozart, était nne des hètes noires de Berlioz. Celui-ci
avait beau lui avoir succédé comme critique musical au Journal des
Débats ^, il ne le ménage guère dans ses Mémoires, où il raconte ce
que « ce musicien vétérinaire avait fait du Freischiitz de Weber ».
'( Weber, dit-il, ne put que ressentir profondément un si indigne
outrage, et ses justes plaintes s'exhalèrent dans une lettre qu'il
]»ublia à ce sujet... Castil-Blaze eut l'audace de répondre que les
modifications dont l'auteur allemand se plaignait avaient seules \n\
assurer le succès de Robin des Bois et que M. Weber était très ingrat
d'adresser des reproches à l'homme qui l'avait popularisé en France.
0 misérable ! Et l'on donne cin((uante coups de fouet à »in pauvre
matelot pour la moindre insubordination. N'est-ce pas la ruine,
l'entière destruction, la fin totale de l'art ?... Et ne devons-nous pas,
nous tous épris et jaloux des droits imprescriptibles de l'esprit
humain, quand nous voyons leur porter atteinte, dénoncer le cou-
pable, le poursuivre et lui crier de toute la force de notre courroux :
« Ton crime est ridicule : Despair I la stupidité est criminelle : Die!
sois bafoué, sois conspué, sois maudit ! Despair and die ! Désespère
et meurs ^. »
Castil-Blaze, comme le souhaitait Berlioz, est mort tout entier,
mais le résultat de ses efforts lui a survécu : il a acclimaté chez nous
les chefs-d'œuvre de la musique étrangère, et si Berlioz est aujour-
d'hui universellement honopé en France, c'est peut-être indirecte-
ment à Castil-Blaze qu'il le doit. « Il faut, disait noblement Th. Gau-
tier, relever la foule jusqu'à l'œuvre et non rabaisser l'œuvre jusqu'à
la foule. » Et certes c'est ainsi que les artistes doivent entendre leur
lâche, mais ce n'est pas ainsi (juc peuvent pi'océder les vulgarisa-
teurs.
La nature charmante d'Emile Deschamps, sa grâce personnelle
et sa fine culture le mirent à l'abri des critiques de Berlioz. Et puis
deux admirables liens les unissaient : l'amitié d'Alfred de Vigny
et le culte également fervent de deux divinités du ciel aitislicjue :
Shakespeare et Virgile !
i. Débats, 1" mai 1836.
2. Cf. dans le Lii^re du Centenaire du journal des Débats, l'articlo de* Ernest
Rcyer, p. 432.
3. Mémoires de Hector Berlioz, Paris, C. Lcvy, 1878, 2 vol. in-8", lomo I, p. 87-
03.
78 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
Bien qu'ils aient dû se rencontrer aux fameuses représentations
shakespeariennes, où le destin de Berlioz se fixa, puisqu'il finit par
épouser l'actrice qui interprétait les héroïnes du tragique anglais,
la correspondance de Berlioz et de Deschamps, telle qu'il nous a été
permis de la consulter, ne remonte pas si haut. Les premières lettres
que Berlioz écrivit à Deschamps datent à peine de leur collaboration
à la symphonie de Roméo et Juliette, c[ue le grand musicien composa
en 1839 et dont Descliamps écrivit le livret. La première même est
un peu antérieure. Elle nous reporte en 1837 à l'époque où Stradella
parut sur la scène de l'Académie royale de musique. Berlioz se préoc-
cupait, quelques jours avant la première représentation, du compte
rendu qu'il devait écrire dans les Débats :
« Mo>' CHER Monsieur Deschamps,
« Je me recommande à vous pour la première représentation de Stradella ;
j'aurai besoin de trois places au plus et de deux au moins ; si vous pouvez
m'en donner trois, il n'est pas nécessaire que la troisième soit avec les
deux autres. Donnez-moi ce que vous pourrez accrocher, excepté un
parterre.
« Je pense à ce que je vous ai demandé relativement à l'analyse de la
pièce ; je crois à présent que c'est inutile, le livret imprimé suffira ; j'avais
oublié, quand je vous ai parlé de m'en donner le contenu, qu'on pourrait
se le procurer à la première représentation. Tout à vous.
« Berlioz. »
(Collection Paignard).
Les deux artistes se voyaient sans doute depuis longtemps aux
mercredis du comte de Vigny, rue des Ecuries-d' Artois, où fréquen-
tait Berlioz, depuis 1832, ainsi qu'en témoigne Auguste Barbier, dans
ses Sowenirs personnels :
« Il (Berlioz), dit Barbier, pensait déjà traduire en musique Roméo
et Juliette de Shakespeare, et il me proposa de lui en écrire le libretto.
Ayant d'autres choses en tête, je ne pus donner suite à sa demande.
Shakespeare était alors son poète favori : il le lisait sans cesse. A ce
culte, il ajouta depuis une autre idole : Virgile, et toute sa vie se
passa dans l'adoration de ces deux grands génies ^. «
Ce n'est pas le moindre trait de ressemblance perceptible entre
Deschamps et Berlioz que le conflit de ces deux admirations dans
leur propre esprit. Xés au point d'intersection de deux mondes, aussi
pénétrés qu'hommes de France des traditions de la culture méridio-
nale, sensibles à la sereine beauté de l'art antique, ces deux classiques
1. Auguste Barbier. SoiH'enirs personnels et silhouetles contemporaines, Paris,
E. Dcntu, 1883, in-go, p. 230.
DESCHAMPS ET BERLIOZ 79
ont ouvert leur âme au grand courant de ])(>ésie qui sortit vers la
fin du xviii*^ siècle de la forêt ^crniani(iue, ils accueillirent Shakespeare
et Gœthe dans la patrie de Racine, et l'on peut observer ce synchro-
nisme curieux qu'ils se déclarèrent ouvertement romantiques à la
môme date. En 1829, l'année même où Deschamps, dans la Préface
des Etudes, proclamait les principes de l'école poétique nouvelle,
Berlioz qui écrivait alors ses Huit scènes de Faust, d'après la traduc-
tion de Gérard de Nerval, s'écriait comme aurait ])u le faire Emile
Deschamps : « 0 Gœthe ! ô Shakespeare ! explicateurs de ma vie ! »
Il aurait fallu, pour plaire au public, ((ue le tiiéalre attirait, qu'il
mît à la scène, découpés en labh'aux diiii pittoresque violent, les
rêves (pie lui inspirait la lecture de ces grands poètes. Mais le lyrisme
de Berlioz était chose trop profonde pour s'extérioriser comme celui
de Meyerbeer en des opéras, où triomphaient le décor historique et
la couleur locale, corsée de fantasti(pie et de satanique.
" Il appartenait à Hector Berlioz, dit M. de La Laurencie, de cher-
cher à réaliser le romantisme musical jiroprement dit, c'est-à-dire
d'employer la niusi(pie jiure, dépourvue du secours de la parole et du
drame, à l'expression de ces sentiments. Entre 1827 et 1842, il pro-
duit ses œuvres les plus fougueuses et les ])lus ronuuiliquement
caractéristiques ^. »
Il avait débuté par d'admirables symphonies, qui arrachaient aux
connaisseurs l'aveu que Beethoven avait en lui son héritier ; l'échec
de son Benvenuto Cellini où il y avait pourtant, sans parler des beautés
musicales de premier ordre, un réel mouvement scénique, l' éloigna
de l'opéra, pour le ramener à son genre de prédilection, la symphonie
dramati({ue. Là, grâce à la musi((ue seule, il était capable de rendre
toutes les émotions cpie suscitait l'amour, hi nature et la morl, eu
un mot, la tragifpie beauté des passions iîumaines.
lùnile Deschamps avait un sentiment trop x\{ de I Art p(uir
ne pas sentir d'instinct ce (pi'il y a\;iit de génial rlicz IJciIioz.
La complexité si riche de ses œuvres, (|ui eut dérouté les plus lins
dilettantes de la génération de Stendhal, et heurtait encore les
habitudes routinières de la majeure ])artie du public bourgeois de
1830, charmait une élite ardculc r\ ciill i\ é.-. (pii Ir défcntlit coiislam-
ment contre l'injustice de ses adversaires, tlette phalange, d'admira-
teurs fidèles rpii (jtunptait d'ailleurs les Bertin des Débats, et le comte
de Gasparin, aiis>i bien que \ igriy, l>;irbiei', les W.ully, les Deschamps,
1. Lionel de La Laurencie, f,r fioi'tl musiral en France, Paris, A. Joanin, 190.S,
in-8°, p. 2'J'i. Voir aussi son lliat. delà musique en France, chap. sur lierlioz.
80 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
aimait en Berlioz l'homme autant que l'artiste ; et l'attitude shakes-
pearienne de ce grand batailleur rappelait aux plus âgés d'entre eux
les heures belliqueuses de leur jeunesse romantique.
Théophile Gautier, particulièrement abonde en formules heu-
reuses quand il compare Berlioz à son maître Victor Hugo :
(c II (Berlioz) transporta, dit-il, dans son art les principes de rébel-
lion professés par le chef de l'Ecole romantique... Leur première
pensée à tous deux a été de se soustraire au vieux rythme classique
avec son ronron perpétuel, ses chutes obligées et ses repos prévus
d'avance...
« Berlioz a essayé des formes musicales nouvelles : il a employé des
rythmes inégaux, chose douloureuse pour un peuple amateur de la
période symétrique... Il produit l'effet que produirait à des gens
habitués à la versification de Voltaire, le vers à coupe variée et à
césure mobile des premiers poèmes d'Alfred de Musset. Voilà le
grand crime d'Hector Berhoz : il n'est pas carré ou du moins il ne
l'est pas toujours...
« A ce reproche on ajoute celui d'être incompréhensible : incompris
à la bonne heure... Dante est plus obscur que Dorât, Rembrandt
que Boucher, Beethoven que Musard. » Et c'est ici que se trouve
l'admirable profession de foi du grand poète, et qui commence par
ces mots souvent cités : « Pour notre compte, nous aimons assez l'art
hiéroglyphique, escarpé, où l'on n'entre pas comme chez soi : il faut
relever la foule jusqu'à l'œuvre, et non rabaisser l'œuvre jusqu'à la
foule ^... »
Il fallait un singuher courage pour parler ainsi, quand les musiciens
qu'on applaudissait s'appelaient Auber, Rossini et Meyerbeer. Or
ce beau courage de Gautier, ne doutons pas qu'il n'ait animé Emile
Deschamps lui-même à ses heures. Il lui est arrivé sans doute de
louer Rossini devant Berlioz qui ne pouvait souffrir celui qu'il appe-
lait « le gros homme gai ». Mais soyons assurés que Deschamps a
maintes fois défendu Berlioz devant ceux qui le méconnaissaient.
Il applaudissait de tout l'élan de sa nature généreuse aux rares
succès que le grand novateur remportait au Conservatoire devant
un public prévenu.
Berlioz, après un jour de triomphe, le 22 déc. 1833, écrivait à sa
sœur Adèle :
« Henriette était dans un transport de joie dont toi seule au
monde peux avoir une idée. Elle était si ravie en sortant, au milieu
1. Th. Gautier, La Musique, Paris, Charpentier, 1911, p. 143 et sq.
DESCHAMPS ET BERLIOZ 81
des félicitations «jiii lui venaient des A. de ^ igny, Hugo, E. Des-
champs, Legouvé, E. Sue. »
Xous voyons donc, grâce à ce document, Emile Deschamps en
relations directes avec Berlioz dès 1833. Celui-ci habitait alors une
maison (|u'il avait louée ])our lui et sa femme, au village de Mont-
martre, rue Saint-Denis, n" lU, sur le flanc oriental de la hutte ^.
C'est là qu'après avoir fini Ilarold, en 1834, il invite ses amis Gounet,
le fidèle d'Ortigue, Emile et Antoni Deschamps, Eug. Sue, Legouvé,
Vigny, le pianiste Perd. Hiller, Liszt et Chopin : Dumas et Jules
Janin étaient aussi de ces réunions charmantes ainsi que Barbier et
Léon de Wailly. Un beau jour du mois de mai 1834, ces poètes
et ces artistes évoquaient dans le jardin de Berlioz parmi les traits
brillants d'une conversation ingénieuse, leurs souvenirs d'Italie.
Berlioz écrit tout cela à sa sœur : » Xous avons causé, disait-il, art,
poésie, pensée, musique, drame, enfin ce qui constitue la vie en
face de cette belle nature, de ce soleil d'Italie que nous avons
depuis quelques jours. »
Emile Deschamps, bien que son nom ne soit pas cité dans cette
lettre à côté de son frère, ne pouvait manquer à de pareilles fêtes.
C'est sans doute dans une de ces belles réunions que Berlioz, qui
connaissait l'enthousiasme d'Emile Deschamps pour Shakespeare
et en particulier pour Roméo et Juliette, lui jiroposa d'écrire le livret
de sa symphonie.
Berlioz eut souveiil ])()ur r(»llal>orateurs les meilleurs poètes de
l'Ecole romantique. Il devait, dans cette Thébaïde de l'amitié qu'il
habitait à Montmartre, à une lieue à peine du Paris qui dévorait son
temps, esquisser maints projets, un Ilamlet, par exemple, qu il
n'acheva point, et composer son Benvenuto Cellini. ^ igny avait eu
l'intention d'en écrire le livret, qui fut définitivement l'uMiNre de
Lécui de Wailly, et d'Aug. Barbier. Xous apprenons, par uiu' lettre
de Spontini, citée par M. Du|)uy ^, que Soumet avait dû primilive-
nrient collaborer avec \ igny au livret de lietwenuto, mais sa santé
sans doute toujours précaire, les soins que demandait s(ui grand
poème, la Divine Epopée et l'intervention de ses amis réioignèrent
de ce projet. II faut entendre le comte de Resseguiii iiidjurer, dès
l'année 1828, de ne |>oiiil sacrifier la poésie à la iiuisi(|uc :
Souviens-toi de Henaud dans l(;s jardins d Aiiuidi-.
Tuis, fuis de ce srjt)ur les piè<fcs «gracieux.
1. Hoscliol, //. Jirrlioz, t. II, [.. II.'..
2. E. Dupuy, Alfred de Vi'^nif..., Paris, Société françaisi.- (rinipriiiicric ol de
librairie, 1912, 2 vol. in-»", tome II, p. 302.
6
82 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
Prends ton vol comme l'aigle, et vole dans les cieux.
La Poésie est reine et fière, et son génie
Dédaigne le secours d'une molle harmonie ^.
Deschamps ne demandait qu'à céder au charme de l'enchanteury
d'autant plus qu'un sentiment de générosité l'y poussait. L'échec de
Benvenuto à l'Opéra avait désespéré Berlioz. Epuisé par la lutte qu'il
soutenait avec une romantique intransigeance contre le sensualisme
grossier des dilettantes bourgeois, contre cette école du bon sens et
du plaisir facile qui sévissait alors dans tous les arts, Berlioz était
tombé malade. Les dettes qui accablaient son ménage, l'enchaînaient
à la tâche, fastidieuse pour lui, de faire de la critique au lieu de com-
poser. Son génie aurait été abattu par la rigueur du sort, sans le geste
de Paganini, et sa généreuse intervention. On sait que le 16 déc. 1838^
sur la scène du Conservatoire, alors qu'un public aux trois-quarts
hostile emplissait la salle, le génial violoniste s'agenouilla devant
Berlioz à bout de forces et que le même jour, pour le délivrer de ses
dettes et le rendre à la liberté de l'inspiration, il lui faisait don de
20.000 francs. C'est à cette noble initiative que nous sommes rede-
vables de ce chef-d'œuvre : la symphonie de Roméo et Juliette.
Jamais dette de reconnaissance ne fut si magnifiquement acquittée.
Berlioz avait résolu d'écrire « une œuvre grandiose, passionnée,
pleine aussi de fantaisie, digne enfin, disait-il dans ses Mémoires,
d'être dédiée à l'artiste illustre à qui je dois tant ^ ». Mais voici
comment, dans ces mêmes Mémoires, il remercie à son tour Emile
Deschamps, et mêle son nom au récit de la genèse d'une œuvre
immortelle.
-^ Après une longue indécision, je m'arrêtai à l'idée d'une symphonie
avec chœurs, soles de chant et récitatif choral, dont le drame de
Shakespeare, Roméo et Juliette serait le sujet sublime et toujours
nouveau ; j'écrivis en prose tout le texte destiné au chant entre les
morceaux de musique instrumentale ; Emile Deschamps, avec sa
charmante obligeance ordinaire et sa facilité extraordinaire, le mit
en vers et je commençai ^. »
Chemin faisant, Berlioz jouit vraiment de l'exquise complaisance
de son collaborateur, qui met toute sa virtuosité^de versificateur à
son service. Le billet suivant nous montre Berlioz enchanté :
1. Comte Jules de Rességuier, Tableaux poétiques, Paris.^U.'Canel, 1828/in-8°,
p. 9.
2. Berlioz, Mémoires, Paris, C. Lévy, 1881, 2 vol. in-8o,'tomc I, p. 340.
3. Berlioz, ihid., p. 340.
DESCHAMPS ET BEHLIOZ 83
« Dinianclie.
« Mon cher Deschamps,
« C'est excellent, charmant, et la musique va à merveille là-dessus !
Mou Dieu ! quel bonheur de composer avec vous ! J'ai fait deux ])etits
ehaugemenls dans la mélodie du second couplet en ajoutant un contre-
chant de violoiu'cile ([iii dialo<j;ue avec la v(tix. Je crois (jiic le morceau y
gagne.
« Quand ferons-nous donc un opéra ensemble ?
« Les théâtres ne manquent ])as. car à l'heure qu'il est, ils me sont
ions ouverts. Crosnier, avant-hier, me rappelait que j'avais promis d'en
écrire un pour lui, et deux jours avant, Anténor Joly me parlait d'une lettre
fort aimable qu'il m'avait écrite pour m'engager à composer pour la
Renaissance ; à l'Opéra je suis engagé avec Scribe, mais il n'y a pas grand
mal à chercher d'avance <pielque chose de grand jhmu' l'ouvrage suivant.
« Pensez uxi ])eu à cela.
« Si nous faisions un opéra de genre pour Marié et Mlle Rossi ou Mme Em-
manuel Garcia, qui va débuter et dont le talent est aussi beau que sa voix
est admirable ? Qu'en dites-vous ?
« En attendant, vivent Roméo et Juliette ! ! ! occupons-nous d'eux.
« Tout à vous.
« II. Berlioz. »
(Inédit. Collection Paignard.)
Les beaux projets que caresse ici Berlioz ne se réalisèrent pas. 11
écrivit seul le livret du génial opéra des Troyens, qu'il eut la douleur
de voir sombrer en 1863, au milieu de l'indillérerice d'un public mal
préparé à le comprendre. Mais, tandis que Barbier et Léon de Wailly,
par tous les défauts d'un livret mal fait, avaient contribué à l'échec
de Benvenuto, Emile Deschamps ^ eut la chance d'unir son nom à
celui de Berlioz dans une heure radieuse de la carrière du maître.
C'est une j>art infime de gloire qui revient à Deschamps pour son
livret « exsangue », suivant le mot un peu sévère de M. E. Dupuy^.
11 n'est pourtant pas sans grâce dans sa nécessaire sécheresse. On y
retrouve non seulement le vocabulaire et les images chères aux
faiseurs de romances de ce temps-là, les transports, les ai^eux, les
serments, les soupirs, les rossignols, mais aussi une variété de rythmes,
un tour élégant et facile où l'on reconnaît le poète. La première
strophe notamment fut goûtée ; il s'en dégage, comme d'un sachet
ancien, le son\enir au moins d'un parfum :
1. Lwrel de Roméo et Juliclle, .sijrnpiinnic drarnnt'Kjuc avec chœur.t, solos de
chnnl et prologue en récilalif luirrnoniqiie, dédié à i\'irolo Paganini et composée,
d'après la tragédie de Shakespeare, par Hector JJcrlioz. Les paroles sont de .\f. Kinile
Deschamps, Paris, IHiJ'J, in-8".
2. Ern. Diipuy, Alfred de Vigny..., Paris, Société franc, d'iinitriiiicric cl du
librairie, 1912, 2 vol. in-8", lomc II, p. 312.
84 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
Premiers transports que nul n'oublie !
Premiers aveux, premiers serments
De deux amants
Sous les étoiles d'Italie,
Dans cet air chaud et sans zéphirs,
Que l'oranger au loin parfume,
Où se consume
Le rossignol en longs soupirs !
Quel art, dans sa langue choisie,
Rendrait vos célestes appas ?
Premier amour, n'êtes-vous pas
Plus haut que toute Poésie ?
Ou ne seriez-vous point dans votre exil mortel.
Cette poésie elle-même.
Dont Shakespeare lui seul eut le secret suprême
Et qu'il remporta dans le ciel ?
Emile Deschamps définissait ainsi avec une élégance surannée les
deux tendances poétiques des Français qui avaient eu vingt ans sous la
Restauration : le goût du romanesque et le culte du poète anglais. On
peut dire que ce sont ses vers qui mit jxipularisé la fée Mab dans les
salons du xix^ siècle :
Mab la messagère
Fluette et légère !
Elle a pour char une coque de noix,
Que l'écureuil a façonnée ;
Les doigts de l'araignée
Ont filé ses harnois.
Durant les nuits d'été, dans ce mince équipage,
Galope follement dans le cerveau d'un page,
Qui rêve espiègle tour
Ou molle sérénade.
Au clair de lune sous la tour.
En poursuivant sa promenade,
La petite reine s'abat
Sur le col bronzé d'un soldat ;
Il rêve canonnades
Et vives estocades...
Le tambour ! la trompette ! il s'éveille et d'abord
Jure et prie en jurant toujours ; puis se rendort
Et fonfle avec ses camarades.
C'est Mab qui faisait tout ce bacchanal !
C'est elle encore qui, dans un rêve, habille
La jeune fille
Et la ramène au bal.
Mais le coq chante, le jour brille,
Mab fuit comme un éclair
Dans l'air !
DESCII.VMPS El" BERLIOZ
85
Voilà ce qui reste entre les doigts du })octe mondain de l'extraor-
dinaire création du poète anglais. Il ne fallait rien moins que la musi-
(jue de Berlioz pour faire revenir sur les traits de ce pâle canevas la
couleur, la grâce et la vie de la fantaisie de Shakespeare. N'oublions
pas d'ailleurs (jue Berlioz n'avait pas demandé à Deschamps da\au-
tage ; il avait lui-nu'mo écrit en prose le texte destiné au chant et le
poète n'avait eu (ju'à le mettre en vers. Il s'en était en somme fort
bien acquitté et méritait en partie du moins cet éloge de Th. Gautier,
qui, à la fin de son compte rendu de la Presse, du 11 nov. 1839,
écrivit : « M. Emile Deschamps, homme de beaucoup d'esprit et
poète distingué, a distribué avec beaucoup d'originalité le livret du
compositeur. » Ici Gautier exagère sans doute, mais il peut ajouter en
toute sii cérité : « Il a relevé de jolies fleurs poétiques la trame du
canevas musical et satisfait heureusement les doubles exiirences de
la poésie et de la musique. »
Soumet, dans une lettre adressée au poète, abonde en flatteries
aimables : v Roméo et Juliette ! Berlioz et Emile Deschamps ! ces
noms poétiques, ces noms aimés reviennent de toutes parts, cher
ami, et réveillent les échos de ma tombe et donnent la force à ma
main paralytique de soulever ma plume. Les notes si puissantes de
Berlioz n'ont pas éclipsé vos beaux vers ; il faut que la strophe soit
bien éclatante ])our se faire jour à travers deux cents instruments,
et Jules Janin lui-même ^, dans son feuilleton de dimanche, a cons-
taté ce miracle... )) (Collection Paignard).
Ce qu'il y a de sûr, c'est cpie le succès de la symphonie fut grand.
Fort goûtée à l'étranger, dans les tournées que Berlioz fit à travers
l'Europe, elle fut celle de ses œuvres qu'il put faire maintes fois
entendre à Paris pendant les années suivantes -.
1. Il n'y a qu'un mot relaliî au librettiste dans le compte rendu que Jules Janin
consacra le 29 nov. 1839 au Concert de M. Hector lierlioz — Roméo et Juliette,
sjjmphonie dramatique, mais il est aimable en efïet : Après avoir loué >< le récitatif
harmonique, comme l'appi'Ie IJerlioz », il poursuit : « Ce petit chœur, comme
il l'appelle encore, se compose de l'i chanteurs et c'est merveille comme ci s
14 chanteurs nous iont entendre les beaux vers de M. Emile Deschamps. »
2. Berlioz écrit à E. Deschamps, le 9 janvier 1851 :
« Mon CHEJi Deschamps,
« .\nlony ni'apprond f[uo vous allez revenir habiter Paris ; ne iiiiinquez pas do in'cnvoycr
voire nouvelle adresse. Nous exécutons à la fin de ce mois (mardi 28) au concert de la Société
l'Iiilliarmonique, les quatre premières parties de lioméo cl Jiilicllc et je voudrais vous compter
parmi n<js auditeurs. Dites-moi si vous serez rentré à l'aris à cette époque. Le concert d'ail-
leurs sera beau, je l'espère. Voyez le jtrogranmie. Ainsi urrangc/.-vous j)Our y assister, l'oul à
vous. Mille amitiés.
« II. Dcntiuz. u
« l'.-S. .Je vous ferai envoyer des billets où vous voudrez. »
(Inédit Collection l'uij;n;inl.)
86 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
On connaît au contraire la persistante infortune de la traduction
qu'Emile Deschamps avait faite du Roméo de Shakespeare. Ce
drame, reçu à la Comédie-Française, en 1826, n'y fut jamais
joué. Il n'eut pas plus de chance à l'Odéon. Mais comme Des-
champs avait remporté en 1848 un assez vif succès avec son
Macbeth ^ sur la scène du second Théâtre Français, il ne déses-
péra jamais d'y voir son Roméo représenté. Il crut sans doute
en 1853 avoir trouvé le moyen de forcer la main du directeur,
en se servant de l'influence de Berlioz, car voici l'idée « impraticable »
qu'un rêve d'ambition longtemps caressé lui avait inspirée et qu'il
proposa au musicien. Nous ne possédons, pour nous bien renseigner
sur elle, que la réponse de Berlioz, mais elle est fort heureusement
très claire : L'Odéon aurait monté le Roméo de Shakespeare, traduit
par Descbamps, et dans l'intervalle des entractes on aurait joué
des fragments au moins de la symphonie. Quel rêve ! et comme
c'eût été beau ! Le musicien n'en peut disconvenir. Il doit ménager
les susceptibilités d'un poète qu'il aime, mais il lui montre cependant
cjue son projet est irréalisable. Il n'en parle pas seulement avec la
liberté d'esprit d'un auteur qui lui, du moins, a le bonheur d'être
joué ; Berlioz est généreux, il voudrait éviter à Deschamps l'épreuve
d'une déception.
Tout grand artiste qu'il est et si romantique qu'on le suppose,
l'ami d'Edouard Bénazet, cjui a mis, par son incomparable sens de
la réclame, la ville d'eau de Bade ^ à la mode, a le sens pratique, et
1. Berlioz avait assisté à l'une des représentations de Macbeth en 1848. Il
remercie Deschamps et lui envoie des billets pour un de ses concerts.
« Vendredi soir.
« Mon cher poète,
« Pouviez-vous croire que j'accepterais de quoi que vous ayez sans chercher à vous offrir de
quoi que je puisse avoir ?... J'avais donc demandé à Taylor deux places que j'ai dans ma
poche depuis quatre jours et que voici. Dieu veuille que vous trouviez au concert la dixième
partie seulement des grandes émotions d'art que Macbeth m'a fait éprouver !
« Adieu, je suis si fatigué de la répétition de ce matin que je puis à peine tenir ma plume.
« Tout à vous,
« H. Berlioz. »
(Inédit Collection Paignard.)
2. De retour d'Angleterre à Paris'le 10 juillet 1853, Berlioz terminait son feuille-
ton des Déhais par cette sorte de réclame : « Tout le monde va à Bade pour le
11 août, allons à Bade !» Il y était invité par Edouard Bénazet, son futur Mécène,
et voici le vivant portrait que M. Boschot, dans le 3" volume de ses études sur
Berlioz, a tracé de cet homme d'affaires : <* Cet Edouard Bénazet était un heureux
risque-tout, un bon garçon, actif, remuant, plein de ressources et à qui les aven-
tures les plus périlleuses avaient réussi. Né sur la roulette, entre la rouge et la
noire, fds d'un croupier fameux, qui avait jadis présidé, dans le galant et inter-
lope Palais-Royal, les salons du grand seize — notre Edouard passe par le Conser-
DESCHAMPS Kl BEKLIOZ 87
c'est de Baden-Hadon, où réiomiaiit honuue d'affaires l'a Invité,
•de Baden-Baden où Hcilinz diiiirc au Casino sa Damnation de Faust,
(ju'il écrit à Desrhani|is cctle intrressanle lettre :
Berlioz a E. D.
« Baden-liadcn, 14 août [18'i8 ?].
« Mon cher Deschamps,
« On m'apporte la lettre que vous ni'avez adressée à Paris. Votre idée
<le faire figurer ma symphonie {notre symphonie) dans la représenlalior
■de Roméo et Juliette est de tout point inij)iatieable ; je suis obligé à mon
grand regret de vous l'avouer. La musique n'a point de place dans le drame
de Shakesjieare et ma partition dure deux heures, ('et ouvrage a d'ailleurs
été composé dans une intention tout autre et ne pourrait s'introduire
dans l'action shakespearienne. Enfin tout ce qu'on pourrait faire coûte-
rait une somme telle que le directeur de l'Odéon ne peut sincèrement y
songer. Supposons qu'on exécute dans les entractes la Fête, la Scène du
Balcon, la Fée Mal, le Convoi junèhre. Ces quatre entr'actes n'entraveront
pas, il est vrai, la marche de la pièce et peuvent servir, j'en conviens, à
donner un certain attrait à la représentation, mais l'orchestre devra être
composé de 80 musiciens au moins et le chœur de 50 choristes au moins.
Or cela coûtera, si on les engage pour 10 représentations (je suppo.^'j au
moins 50 francs par artiste, c'est-à-dire 130 fois 50 f. ; de plus il faudra
payer un grand nombre de répétitions.
« Je pense que ces dix représentations illustrées (comme disent les
libraires), coûteraient jiour les musiciens seulement et la location cfins-
t rumen ts et les menus frais de coj)ie de musique au moins 9.000 frcs.
L'administration de l'Odéon peut-elle augmenter ses frais d'une pareille
somme ? En outre, je vous avoue <pie l'exécution d'une pareille partition,
■dirigée par un autre que par moi serait (à Paris) un vrai massacre. Je
voudrais iluiic cniKlnuf nioi-mriue lUdii (Mivragc.
valoirc : on (|uek|ues mois, il y prend une teinture de nuisi(iue et de i,'oùl tln'àlral,
puis se lance dans les afl'aircs. Après des avatars invraisend)iablcs, le voilà, en
4853, une puissance mondaine. — C'est lui « le roi de Bade ». En clîet, Baden-
Baden, fort à la mode, est à la fois ville de jeu ville d'eaux, villr de fenuins, et
notre Edouard Béna/.et y est le fermier de la roulette.
I! Par la roulette, il tient tout : Hôteliers, teneurs de fjçarnis (avec ou sans gar-
niture féminine), sociétés de steeple-chase ou de tir aux pigeons, journaux bal-
néaires, boutiquiers de tous articles, loueurs de voitures, — tout ce qui sur les
«trangers... dépend de ce fermier général de la roulette. Et quel agent de publicité !
Un agent européen. Tout journal à clientèle ricbe (tels les Débats), doit compter
avec Bénazel, cet empereur du pair ou impair. Il lance Baden-Baibui... Coiq)s de
réclame... Il y attire pèle-mèle, acteurs, tragédiennes et comédiens, virtuoses,
prestidigitateurs, danseurs, chanteurs, élégantes et demoiselles, jockeys, arti-
ficiers. — Pour Bénazet, le fantaisiste et brillant cln'oniqueur des Débals est un
associé précirîux, un rabatteur. Bénazet l'invite, lui assure un gros cachet. Si bien
que Berlioz, au moment où les Parisiens vont à la campagne, aux eaux ou a la
mer, lance cette mirifique réclame :
« Tout le monde va à Bade, pour le 1 1 jiuùi, ;illoiis ;i liadi' ! " Cf. Adolphe Bos-
cliol, Le Crépiisriile d'iiit rotnanliffue, Paris, Pion -Ndui rif . l'.'l.'î, in-8", p. 319-320.
OO EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
« Puis il faudrait prendre sur les places du public trois rangs et plus de
banquettes pour augmenter l'emplacement de l'orchestre, autre dépense.
Vous voyez que cela ne se peut.
« Je ne suis du reste daucune société du genre de celle dont vous me
parlez.
« Je serai de retour à Paris le 25 ou le 26 de ce mois. Excusez-moi de vous
répondre ainsi à bâtons rompus, je suis au milieu des répétitions du grand
concert que je dirigerai ici mardi prochain et par la chaleur dont nous
jouissons, c'est un métier terrible. Mais l'entrepreneur ^ fait royalement
les choses, et cela marchera et nous aurons un splendide résultat.
« Je regrette bien, mon cher poète, de vous répondre d'une façon aussi
peu encourageante ; mais un fait est un fait, quoi qu'en disent les doctri-
naires, et d'ailleurs vous savez aussi bien que moi qu'en musique on ne se
décide jamais (à Paris) à faire les choses qu'à-demi.
P. -S. — Je relis votre lettre, la réouverture est pour le l^'" septembre...
impossible.
« Mille amitiés.
« Votre tout dévoué,
« H. Berlioz,
« Je serai ici jusqu'au 24. »
(Inédit. Collection Paignard.)
Emile Deschamps, en dépit des conseils de Berlioz, dut persister
quelque temps dans son idée, faire des démarches et aboutir finale-
ment à un échec. Nous n'avons pas la lettre où il racontait à son ami
l'insuccès de sa tentative, mais la réponse de Berlioz est une des plus
aimables lettres de consolation qu'on puisse lire. Elle rend. d'abord un
hommage délicat au caractère du poète, que les déceptions n'aigrissent
pas et qui recherche dans l'amitié de ceux qu'il admire l'oubli de
ses propres déconvenues ; mais elle nous révèle surtout l'élévation
naturelle des sentiments de Berlioz. On s'est peut-être complaisam-
ment attaché dans les belles études qu'il a inspirées, ces dernières
années, à faire ressortir la part d'artifice qu'il y eut dans son attitude
romantique en face des bourgeois de son temps, on a signalé l'ou-
trance du personnage shakespearien qu'il a voulu jouer; et le fréné-
tisme de ses passions, leur volcanisme exalté jusqu'à la névrose, ont
été impitoyablement relevés ; cependant quelle élégance morale au
sein des pires excès ! quelle générosité dans sa conduite, et quelle
sincérité d'accent dans son style, le plus spontané qui fut jamais l
S'il est vrai que la grâce de quelques propos exprime une nature
d'homme, dans la lettre suivante éclate le désintéressement d'une
âme d'artiste. Berlioz aurait aimé le succès et les applaudissements
1. L'entrepreneur n'est autre que le Bénazet dont il a été question plus haut.
DESCHAMPS ET BERLIOZ 89
qui lui liirt'iil trop souvent refusés. 11 a redierclié passionnéiuciil la
gloire du monde. Mais comme il s'en passe aisément, quand dans la
solitude, en face du spectacle de la nature, il revient à lui-même, pur
artiste, i^énie créateur ! Virgile alors et la sérénité de l'idéal classicjue
doniincul te grand cœur palhélitpie, avec tout le cortège des seul i-
nients ajtaisés :
Berlioz a E. Deschamps
'( Saint-Germain, samedi 31 oct.
« Je serai presque tenté, mon cher Deschamps, de me réjouir des impos-
sibilités musicales contre lesquelles nous nous sommes heurtés, puisqu'elles
m'ont valu la lettre cordiale et charmante que vous venez de m'écrire.
« Laissez-moi vous serrer la main ; rien ne me ravit comme les témoi-
gnages d'afïection d'un homme d'esprit. Les arbres épineux produisent si
rarement des fruits doux et savoureux... Eh bien donc, si vous le voulez,
désolons-nous ensemble. Oui, c'eût peut-être été beau. Mais peut-être
aussi la musiqiie eut-elle send)lé indiscrète, en prenant une aussi large
part dans la représentation de votre poème. Elle n'y est pas inq)érieuse-
ment appelée, et je craignais, je l'avoue, que mes longs morceaux sympho-
niques ne produisissent sur l'auditoire l'efl'ét de longues pièces de vers
récitées dans un concert entre les diverses parties d'une symphonie.
« Les arts sont frèies, il est vrai, mais ce sont des frères jaloux. Libre à
vous de dire que je les calomnie. Mais convenez que Paris est un singulier
monde pour les artistes qui ont quelques velléités de faire la moindre chose
inusitée. Je suis moins sensible que vous aux contrariétés de toute espèce
que nous sommes destinés à y subir ; l'habitude m'a bronzé ; et j'ai vu
tant d'absurdités du genre de celle qui vous afflige, que je puis maintenant
à coup siir prévoir qu'un prf>jet est irréalisable seulement parce «piil est
beau.
« Je vous l'emercie de l'aimable soirée que vous m'avez fait passer avec
vos deux aimables convives. Pourquoi nous voyons-nous si rarement ?
Informez-moi du moins des jours où vous venez à Paris et souvenez-vous
quelquefois du chemin de la rue de Calais.
« Je suis en ce moment chez des amis à S'^-Germain. On m'a installé dans
un salon exposé au sdleil, ouvert sur un jardin ayant en perspective la
vallée de Marly, l'acqueduc (sic), des bois, des vignes, la Seine ; la maison
est isolée ; silence et paix de toutes parts ; et je travaille à ma partition
avec un bonheur inexprimable, sans songer un instant aux chagrins <|u rll(î
ne manquera pas de me causer plus tard.
« La vue de la campagne parait même «louuer plus (riut-cusil ('• à ma jias-
sion virgilieiiiif.
«Il me semijlc que j'ui connu \jrgile; il me sendilc. (pi'il sait combien
je l'aime. Ne vous faites-vous pas aussi cette douce illusion ?... Hier,
j'achevais im air fie Didon, qui n'est que la parajihrase du famriix \ ers :
- Itand. l'^iuira iiiuli iiii.\i-ns suiciirn-ri' ili.sc i. >
■I Après l'avoir chanté une fois, jai en la riaïxclé de dire Iniil liant :
90 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
« C'est cela, n'est-ce pas, cher Maître ? Surit lacrymae reriim ? >» Comme si
Virgile eût été là.
« Adieu, mille souhaits pour la prochaine représentation de votre Roméo,
qui a bien assez de la musique de vos vers.
« Votre tout dévoué.
« Hector Berlioz. »
(Inédit. Collection Paignard.)
S'il était nécessaire de mesurer jusqu'à quel degré d'intensité
s'çlevait dans l'ànie du plus shakespearien des romantiques français
l'amour de \ irgile et le goût de la beauté classique, il faudrait étudier
«ncore la lettre suivante :
Berlioz a Emile Deschamps
« Mon cher Deschamps,
«Je savais déjà, par un billet d'Antony, votre rechute et vos souffrances
et je regrettais vivement d'être esclave au point de ne pouvoir aller à
Versailles passer une heure auprès de votre lit.
« Il faut que vous ayez un grand fonds de bonté pour songer à m' écrire,
malade comme vous l'êtes ! Les gens bien portants ont déjà tant de peine
à penser à leurs amis I
« Antony n'a pas pu assister à cette lecture qui en effet a été très heureuse.
J'achève en ce moment la partition, après dix-huit mois de travail.
« Que deviendra cette énormité ? Dieu le sait ! Encore il n'est pas sûr
qu'il le sache. Mais en écrivant cela, j'ai cédé à un entraînement irrésis-
tible ; j'ai satisfait une violente passion qui éclata dans mon enfance et n'a
fait depuis lors que grandir.
« De quoi me plaindrais-je donc si l'ouvrage n'est jamais joué ?...
Toutes ces créatures des poèmes antiques sont si belles ! tout ce monde
animé de passions épiques parle un si harmo.nieux langage ! La musique
est là dans son élément. Mais où trouver une Cassandre ?
« Cette sublime Priameia virgo n'existe pas à coup sûr à l'Opéra de
Paris.
« Où trouver une Didon ?
« Où trouver Enée ? lequel de nos ténors saurait porter héroïquement le
bouclier et dire noblement en embrassant Ascagne :
« D'autres t'enseigneront, enfant, l'art d'être heureux.
« Je ne t'apprendrai, moi, que la vertu guerrière,
« Et le respect des Dieux.
« Mais révère en ton cœur et garde en ta mémoire
« Et d'Enée et d'Hector les exemples de gloire. »
Et paier Aei\eas el avunculus excitai Hector.
« Je suis comme Robinson quand il eut achevé son grand canot ; il ne
me manque plus que la mer et un bon vent. Or, le vent, en ce cas, c'est
le public ; et je tiens le public parisien pour absolument incapable de ne
pas apporter à la représentation d un semblable ouvrage les idées les plus
platement saugrenues : il attendra toujours la Polka ou la Redowa qui
doit le dédommacrer du reste.
DESCIIAMPS ET BERLIOZ
91
« Mais qu" importe !
« Je n'ai pas osé vous écrire, mon cher Deschamps, pour celle soirée,
parce que je trouvais t.oul-à-fait indiscret et prétentieux de vous demander.
de venir de Versailles entendre des vers d'amateur ou de musicien, ce qui
revient au même.
« Antony étant à Paris, mou invitation était un ])cu moins ridicuh-.
« Mille amitiés et autant de souhaits ])our vi»tre proiu])l rétablisse-
ment.
« Hector Bkri.ioz.
« 3 mars 1858. »
(Inédit. Collection Paignard.)
Quant à Emile Deschamps, quel était -il aux yeux de Berlioz ?
Le regard romantique ne modifie point, autant ((u'on le jirélend, les
proportions des hommes et des choses. Berlioz appréciait chez Emile
Deschamps le charmant héritier de l'esprit du xviii*^ siècle, et le
petit mot (jui suit cji fait foi :
« Mon cher Desch.\mps,
« Tirez-moi de peine ; je cherche inutilement depuis quelques jours une
chanson que je croyais être du conlenq)orain de Parny, le petit Anacréon
musqué Berlin. J'avais mis en musi(jue autrefois celte niaiserie et maiute-
nanl un éditeur veut la faire figurer dans un recueil de morceaux de cette
espèce.
« Je n'en ai que le premier couplet que voici :
« Lise guettait une fauvette
Dans un buisson,
« Tout auprès l'Amour en cachette
Guettait Lison.
« L'oiseau s'enfuit. Lison surprise
Par un amant
« Au tréhuchet se trouva prise,
Ne sait coiniucnl.
« J'ai eu beau feuilleter deux petits volumes de Berlin, je n"y trouve
point ma chanson. Peut-être pourrez-vous me dire où elle est, et men-
voyer la suite. Si vous n'en découvrez pas l'auteur, (pii esl à couj) sur un
de ces poétillons de l'époque de Parny, ma foi ! je ne vais jias ]iar (pialic
chemins, et je vous prie tout net de me faire trois autres cou])lels.
« Pardon de cette nouvelle audace que j'ai de vous ennuyer ciu-ore et
croyez à la sincère amitié de voire tout dévoui'.
« 1 1. Bi;iti.io/..
« 15, rue de La HochefiMicanld. "
« Paris, 15 mai. »
(Inédit. Collection Paifrnard.i
Deschamps, char<.'é ]»ar BctIh)/. de (•(•inplétcr l'arny, de cnnliuiirr
Berlin! NOilà Ai' la Ikmuh- cl linr ciiIkiiic ! I'x'iIki/. je icnn-nit' de
n'av'oir |miiil Ai-vyi sou allenlr |>ai' ••• jm'IiI piil -|Miiiiri iacrlii-ux qu'où
va lire :
92 emile deschamps et la musique
Berlioz a E. Deschamps.
'< 21 mai 1849.
" Mon cher poète,
« Je vous remercie forty thousand times ; la vostra canzonetta is very
charming, and perfectly taillata per la musica. Your poetry sur les folies
socialistes is magnificently true and truly magnificent. Inveni quatuor
amicos inter ces beaux vers... you understand ?... (Et Dieu qui tient en
main, etc..) Je vous enverrai le recueil dès qu'il aura paru.
« Good morning
« Schiav ! [sic]
« H. Berlioz.
« 15, rue d'e Larochefoucauld.
« Puis-je donner votre nom à Lison ? Elle y a IG droits ; c'est pour vous
une honete (sic) dose de paternité. »
(Inédit. Collection Paignard.)
Le ton de cette correspondance n'est pas toujours aussi plaisant.
L'âge qui vient, jette sur elle une ombre de mélancolie. A propos
d'une édition allemande de leur symplionie, que prépare Théodore
Ritter, Berlioz rappelle à Deschamps que leur collaboration remonte
déjà à vingt et un ans ; il l'invite à venir écouter chez lui chanter au
piano — puisqu'il s'agit d'une réduction de la partition pour cet
instrument, — Roméo, Juliette, et... tout leur passé.
[1861].
« Mon cher poète.
« Le jeune Théodore Ritter (un grand musicien de seize ans) vient de
réduire pour piano seul l'orchestre de notre symphonie, pour une édition
allemande qui va être imprimée à Leipzig. Ce travail fait sous mes yeux et
très bien fait, sera publié avec le double texte allemand et français. Ritter
se propose de nous jouer l'œuvre entière chez Pleyel, rue Rochechouart,
lundi prochain à 2 heures. Si vous étiez libre à ce moment de la journée,
je serais bien enchanté qu'il vous fût possible de venir applaudir notre
virtuose, et nous causerions au sujet de l'Odéon.
« Il y aura une dizaine d'auditeurs ; venez, cela nous rajeunira... Il y a
21 ans que nous avons chanté Juliette et Roméo, et nous ne sommes pas
comme ces illustres amants, qui restent et resteront toujours jeunes.
Si Antony voulait venir, je serais bien aise de lui serrer la main : Aver-
tissez-le.
« Mille amitiés. Votre tout dévoué,
« Hector Berlioz.
« 4, rue de Calais,
« Jeudi soir. »
(Inédit. Collection Paisnard.)
DESCHAMPS ET BERLIOZ 93
L ne autre fois, sous le coup d'un deuil t ruel ^, le vieil artiste, épuisé,
succombe à sou émoi ion et, ce n'est qu"uu sanglot désolé :
« 19 juin 1862.
« Ah 1 merci, mou cher Deschamps, pour votre charitable lettre. Oui, le
coup a été alTreux. Elle s'attendait à cette mort, mais j'étais fort loin de
m'y attendre. Je ne sais trop comment je vais achever maintenant ma vie
isolée. Je n'espère qu'en mes amis. Vous venez de me prouver que je n'ai
pas tort de compter sur eux. Dès que je le pourrai, j'irai vous voir, puisque
je sais que vous êtes aussi un isolé ef de plus soulïrant et malade.
« A vous de cœur et de reconuaissaruH\
« II. Berlioz.
(Inédit. Collection Paignard).
Nous terminerons cet examen rapide des sentiments divers que les
circonstances inspirèrent à Berlioz et à Deschamps l'un pour l'autre
au cours d'une longue amitié, par ce témoignage de reconnaissance
du grand artiste envers l'amateur exquis, qui savait si bien admirer :
Deschamps, sortant d'un concert organisé par Berlioz, avait dû lui
adresser quelques vers enthousiastes. Berlioz lui réptuid :
« Mon cher Descham]is. Je vous remercie d'abord de vos beaux vers, et
puis encore de la bonne amitié qui les a dictés. Je vous assure (c'est naïf,
j'en conviens] que rien ne me rend heureux, quand il y a succès coram
populo, autant que les suffrages des intelligences d'élite telles que la vôtre.
Il me semble que vous autres altissimi, vous daignez descendre jusqu'à la
foule, et vous mêler à elle pour fêter un ami. Et c'est là ce qui me louche,
bien plus que les démonstrations bruyantes, bien plus que tout... »
(Inédit. Collection Paignard.)
Ces paroles si simples, jaillies du cnuir de Berlioz, sont un hom-
mage rendu au rôle, que Deschanq>s joua toute sa vie, entre les graiuls
artistes de son tenq)s et le ]>ubJic. Lui qui aurait ])u jouir en égoïste
éj>icurien de la com])agnie des intelligences (rélite, à laqucllr il ap|)ar-
tenait par droit de naissance, il daigna descendre jus(/u\) ht joule et
se consacrer à répandre, à organiser la gloire de ses amis.
1. Berlioz venait de perdre sa seconde femme, Marie Berlioz-Recio. Une crise
cardiaque l'avait foudroyée le l.'i juin clif/ des amis, à Saint-Gcrmain-en-Laye.
La douleur de Berlioz fut extrême. Le transfrrl du corps eut lieu le lendemain de
Saint-Germain à Paris, dans l'apparlcmenf qu'habitait Berlioz, rue de Calais.
Et c'est le lundi IG juin qu'il enterra iM^rie, non loin de la tombe oij dormait
Ilenriett'- Smilhson, l'Uphé-lia de sa jeunesse. Cf. Adolphe Boschol, Le Crcinisiule
d'un roinundque, Paris, Plon-Nourril, 1913, in-S", p. 55G.
IX
DESCHAMPS ET LA ROMANCE
En somme, Emile Deschamps a collaboré rarement à de grandes
œuvres musicales, et si nous avons rapproché son nom de celui de
Scribe, ce n'est point à cause de la fécondité de sa production. Si
nous ajoutons aux livrets qu'il écrivit pour la symphonie de Roméo,
pour les opéras de Stradella, des Huguenots, de Don Juan, le livret
qu'il composa, sur la demande d'Amédée de Beauplan^, pour un opéra-
comique en un acte, intitulé le Mari au bal (représenté sur le théâtre
royal de l'Opéra-Comique, le 25 octobre 1845), et le livret d'une can-
tate de Bazin ^ intitulée : Loyse de Montfort, (couronnée par l'Institut
en 1862), nous "n'aurons plus à énumérer que des projets restés à
l'état d'ébauches et dont nous avons trouvé l'indication dans une
note de ses manuscrits ^.
1. Amédée Rousseau, dit de Beauplan, né à Versailles en 1790, mort à Paris le
24 déc. 1853, était le fils d'un maître d'armes des enfants de France, et le neveu
de Mni« Campan et de M^^ Auguier, attachées au service de Marie-Antoinette.
Cet enfant du peuple, frotté d'élégance, sut rester toute sa vie un amateur et un
dilettante. Il eut comme peintre au Salon quelques succès, mais ce sont ses
romances, ses nocturnes et ses chansonnettes qui illustrèrent le nom du poète-
musicien. Voici quelques titres : Le Pardon, l Ingénue, Bonheur de se revoir, la
Valse du petit Français, l'Anglais mélomane, l'Enfant du régiment.
Outre l'opéra-comique qu'il composa sur le livret d'Emile Deschamps, il donna
à rOpéra-Comique, l'Amazone, en 1830, et à la Comédie-Française, le Susceptible,
comédie en un acte, 1839. Il écrivit quelques autres comédies-vaudeville : La
dame du second, en 1840, La Villa Duflot, en 1843, Deux filles à marier (1844),
Oui et non en 1846.
2. Bazin (François-Emmanuel- Joseph), né à Marseille le 4 sept. 1816, mort à
Paris, le 2 juillet 1878, fut un des plus brillants élèves du Conservatoire de Paris.
Il y revint comme professeur de solfège et d'harmonie. Parmi ses œuvres les plus
heureusement inspirées, on peut citer le Trompette de 3/. le Prince (1846), Le
Malheur d'être jolie (1847), La nuit de la Saint-Sylvestre (1849), Madelon (1852),
Maître Pathelin (1856) et surtout le Voyage en Chine (1865), le plus joyeux et le
plus connu de ses opéras-comique, et dont le livret était de Labiche et de Dela-
cour.
3. 1 Hvret d'opéra en 2 actes et 4 tableaux, sous ce titre : L'Ange serviteur, pour
la musique de Meyerbeer.
1 livret pour l'opéra de Vaucorbeil, intitulé les Francs-Juges.
1 livret pour l'opéra-buffa du même musicien, intitulé la Jeune esclave.
1 livret pour l'opéra-boufîe en 1 acte, composé avec Emilien Pacini, sous le
DESCHAMPS ET LA ROMANCE 95
Lui-nirme il le confesse, dans la lettre adressée à Fr. Grille, que
nous avons citée plus haut : k Ma littérature n'est pas au théâtre, ni
mes f,'oûts, ni mes habitudes. Le hasard m'y a jeté et l'amitié de
quelques compositeurs... » Il devrait ajouter aussi l'amour de la
musique et le goût des succès mondains. C'est cette faiblesse qui
le fit rechercher des compositeurs de romances. Il était capable
de traduire en vers ])resque sur-le-champ les notes des mélodies
cpi'il entendait et fut un des paroliers les ])lus à la mode sous la
monarchie de Juillet ^. Aussi de nombreux musiciens, par reconnais-
sance autant que par <^oût, se sont-ils maintes fois inspirés de ses
poésies. Il cultiva d'ailleurs toute sa vie avec prédilection ce genre
déchu aujourd'hui, mais autrefois si apprécié de la romance, ()ù la
musi(pie s'unissait naturellement à la poésie.
11 faut remarcpier avant toutes choses combien cette union aurait
pu être féconde dans notre littérature du xix^ siècle, et ])our(pi(»i elle
ne l'a point été. C'est par la romance que le renouvellement de la
poésie lyrique a commencé au xviii^ siècle en France aussi bien
titre de : La Rivale de Frosine, pour la musique de M. Renard de Vilbac (daté du
mois d'août 18G2).
1 livret pour un opéra en 5 actes tiré à'Hamlet, par Emile Deschamps et Emilien
Pacini, pour la musique de M, Henri de R. (illisible) (daté du mois d'août 1862.}
1. Il était si à la mode en ce temps-là qu'un jeune musicien le priait bien res-
pectueusement d'écrire pour lui quelques couplets. Ce jeune musicien s'appelait
Richard Wagner.
« Paris, ce 28 sept. IS'iO.
« Monsieur. La grande complaisance avec laquelle vous avez bien voulu agréer ma prière de
me faire (|uelques cou[)lets me rend assez hardi pour vous prier de vous occuper le plus tôt
possible de mon afïaire, parce que M' Pillet veut m'accorder sous peu de jours une j)etito
audience, où je voudrais lui faire entendre les couplets en question.
'I Agréez, Monsieur, l'assurance de la plus haute considération avec laquelle j'ai rimnneur
d'être votre tout obligé serviteur.
Richard Wagner,
« 25, rue du Ilelder. »
Dans une autre lettre, malheureusement sans date, Wagner écrit à Deschamps
que pour lui complaire, il fera dans la Gazelle musicale, sans doute, un compte-
rendu des romances de M™^ Molinos, une amie du poète :
« .Monsieur. C'est avec plaisir fiue je me chargerai du compte rendu de l'alhimi de M.nl. Mn-
linos : seulement comme je voudrais faire de la réclame, un article, et entrer dans i|ui'l<|ues
détails, ce que je ne pourrais faire qu'en parcourant les romances, il me faudrait d'abord un
exemplaire. Je vous prie de me l'envoyer le plus tôt possible, afin que mon arliile puisse
paraître dans le numéro prochain de jeudi.
' Agréez, .M(jiisieur, l'assurance de la parfaite considération de voire très obligé serviteur.
Richard Wagner,
• . « 25, rur du llolder. »
[De la iimiii d'Emile Deschamps, en bas : Gazette musicale.]
((Collection l'aignard.)
Le futur auteur de VOr du liiiiii et d\- y^«rs//«/, rendant coniple oiiscurémcnt
sous Louis-Philippe, dans une revue nn;sieaie tjuelcon(|iir, d'iin inuiildi' ;ilbuiii
de romances à la mode, c'est pour le moins imprévu.
96 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
qu'en Angleterre et en Allemagne. Mais, tandis que dans ces deux
pays, le rapprochement des deux arts avait eu pour efFet de mettre
le l\Tisme en contact avec les sources de la poésie populaire, et, dans
une époque de réflexion et de culture, de remplir d'une atmosphère
toute fraîche, d'une inspiration naïve, d'une couleur primitive, les
ballades d'un Robert Burns, les lieds d'un Goethe, les poèmes d'un
Uhland, en France, la force de la tradition mondaine gêna le déve-
loppement d'une })areille éclosion. Ce n'est qu'à la fin du siècle der-
nier, à partir de 1870, que le génie lyrique de la France meurtrie,
repliée sur elle-même, revint aux sources populaires, s'inspira fran-
chement de la tradition provinciale. Cette renaissance de la poésie
locaje fut-elle la cause ou l'effet des études folkloristes auxquelles
des esprits comme Gaston Paris donnèrent une vigoureuse impulsion
dès 1866 ? c'est ce qu'il est difficile à dire. Quoi qu'il en soit, l'inspira-
tion de nos grands Kriques romantiques si personnelle et si originale
cependant, est de qualité bien plus mondaine et littéraire que celle
de leurs rivaux allemands ou anglais. Nourris aux lettres antiques,
plus pénétrés qu'ils ne le croyaient eux-mêmes des préjugés classiques,
et curieux de littérature étrangère, ils n'ont que rarement, pour ne
pas dire jamais, tourné les yeux vers les sources de la poésie populaire,
et c'est à peine si l'on pourrait citer, pendant la période romantique,
])armi les premiers folkloristes, Gérard de Xerval, Xodier, Pierre
Dupont et Champfleury.
Emile Deschamps est encore à cet égard un témoin bien intéressant
de son temps. Il a adoré la romance, il a écrit des romances toute sa
vie. Or, combien de fois eut-il l'idée de sortir des salons, où on l'applau-
dissait, pour regarder au moins la carte de la France poétique ? Je
ne peux pas dire que cette idée ne lui vint pas, puisqu'on relève dans
ses œuvres l'adaptation d'une ballade bretonne ^ et la traduction
1. Sur le développement de la poésie provinciale, voir dans les Nouveaux Lundis
de Sainte-Beuve, le premier article consacré à la Poésie en 1865 (Edition 3/. Lévy,
1868, tome X, p. 124) ; le critique y parle du recueil d'un poète bourguignon,
L. Goujon, et il ajoute : « Le volume de M. L. Goujon, par une de ses dédicaces,
m'avertit qu'il y a eu dans ces dix dernières années tout un groupe de poètes
provinciaux, rallié à l'appel de Thaïes Bernard, et qui formait — qui forme peut-
être encore — l'Union des poètes ". Sainte-Beuve constate en note que « cette
Union subsiste ". Thaïes Bernard était lié avec Deschamps. ^
Voici la lettre qu'il écrivait le 18 avril 1870 au vieux poète :
c Cher et excellent maître,
« Puisque vous voulez bien patronner les Mélodies pastorales, permettez-moi de vous demander
votre souscription (2 fr. 50 en timbres-poste) pour la 8^ livraison qui va paraître. J'y ai inséré
une assez grande quantité de chants bretons tirés du recueil publié récemment par M. Luzel,
car je vous dirai que pour me distraire de cet abominable hiver qui vient de nous enlacer,
DESCHAMPS liT LA ROMANCE 1)7
de deux poésies de Jasmin ^. Elles sont là pour témoigner do la curio-
sité toujours eu éveil de son esprit ; mais l'interprétation littéraire
qu'il en donne, sullirait pour prouver à ceux qui no le sauraient ])as,
je me suis mis à étudier la langjue bretonne sous la direction d'un maître qui ne sait ni lire ni
écrire, ce qui me console du ptHi de rapidité de mes progrès dans cet idiome compliqué... »
Sainte-Beuve n'avait pas manqué dans son 3^ article sur la Poésie en 1865, de
signaler le poète breton, dont parle Thaïes Bernard dans sa lettre à Emile Des-
champs, n M. Luzel qui vient, écrit-il, de publier un recueil de poésies bretonnes
et en pur breton, avec traduction, il est vrai. Cette tentative qui n'est point
la seule de son espèce, et qui se rattache à tout un mouvement provincial en faveur
des anciens idiomes ou patois, vaut pourtant la peine qu'on la remarque... »
L'intérêt du mouvement déterminé en Provence par Mistral et Roumanille
n'échappa point à Emile Deschamps comme en témoio:nent le« strophes dédiées
à Adolphe Dumas. Cf. ses Œuvres complètes, tome I, p. 137.
1. Jasmin est un des rares poètes ré<i:ionaux que le Paris romantique ait connu
et apprécié. Révélé par Charles Nodier, qui écrivit, dans le Temps du 10 octo-
bre 1835, un article élogieux sur les Papillotas du perruquier d'Agen, il fut l'objet
de deux études de Sainte-Beuve, parues l'une dans la Revue des Deux-Mondet
de mai 1837, l'autre dans le Constitutionnel du 7 juillet 1851. Le grand critique
comparait tour à tour à Théocrile, à Manzoni, à Gray, voire même au Lamartine
de Jocelyn, mais à un Lamartine qui se délierait de l'improvisation et unirait
le travail au génie, l'auteur de ces belles idylles : L'Aveugle de Castel-Cuillé,
Marthe l'Innocente, et Mes souvenirs. C'était la gloire, une gloire méritée. Le
IG mars 1843, Emile Descharaps, dans des strophes adressées à Jasmin, le plaçait
au rang des grands poètes :
La France en compte cinq ou six... et vous en êtes !
Le poème dédié en 1837 par Jasmin A M. Silvain Dumon, député, qui avait
condamné à mort la langue gasconne, est une belle apologie du patois. Il a tenté
Emile Deschamps, que le patriotisme local de Jasmin avait touché. Il voulut le
traduire en « langue jrancimande » et n'y a pas mal réussi. La copie moins savou-
reuse que le texte gascon en reproduit cependant le mouvement général, la variété
rythmique. On y retrouve avec plaisir les fragments de chansons populaires que
Jasmin avait insérés dans son poème et qui sont rendus par Deschamps avec
autant de bonheur que d'exactitude :
Tenez : la mariée... Enlcndcz-vous là-Las ?
— « Elle pleure, ta mère !
Et tu t'en vas !
Pleure, pleure, bergère...
Je ne peux pas ! o
Tenez : le métayer, interrompant l'ouvrage,
Qui crie aux jeunes pastoureaux :
Enfants, renfermez les agneau>^,
L'arc en ciel du matin, — orage ! —
Tire les bœufs du labourage. »
Tenez : le tonnelier, sous des berceaux toullus,
Qui chante au bruit confus
Des marteaux sur les fûts :
« Allons, vigneron, vigneronne,
Frappons tous tonneaux et cuviers ;
Frappons fort, car mai qui bourgeonne,
Emjtjil la cuve et les celliers. »
98 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
à quel i^oint son talent était peu fait pour traduire les chants libres
et simples de la poésie populaire ^.
Il faut considérer Emile Deschamps dans l'atmosphère brillante
des salons de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Il avait
dû, quand il était jeune, chanter, dans le salon de son père, les ro-
mances qui avaient charmé la cour de Marie- Antoinette et la société
aristocratique pendant la Révolution : Que ne suis-je la fougère ?
œuvre charmante de Ribputé, et la délicieuse poésie de Fabre
d'Eglantine : // pleut, il pleut, bergère ! que Simon mit en musique,
ou encore le paui>re Jacques de la marquise de Travenet. Et lui-même,
sous le Directoire et pendant le Premier Empire, il avait entendu
Garât, l'admirable chanteur, et Dalvimare, le célèbre harpiste,
Blangini, qui fut aimé de Pauline Bqrghèse, et Plantade, le maître
de chapelle de la reine Hortense. C'étaient alors les maîtres de la
romance. Cette dernière princesse les accueillait avec faveur : on
chantait auprès d'elle, dans le somptueux hôtel de la rue LafTitte,
ces chansons aujourd'hui vieillies, qui disaient la guerre et l'amour :
Un jeune troubadour qui chante et fait la guerre. — Mon cœur sou-
pire ! — Prêt à partir pour la rii>e africaine. Hortense de Beauharnais
inspirait au comte de La Borde la romance qui devait devenir si
célèbre : Partant pour la Syrie, et tant d'autres romances dans le
goût troubadour : I ous tue quittez pour aller à la gloire. — Colin se
plaint de ma rigueur. — Reposez-vous, bon chevalier. A cette époque,
Emile Deschamps collaborait à Y Almanach des Muses et composait
La Colombe du chevalier ; mais il ne semble pas s'être beaucoup
adonné à la romance proprement dite, avant la chute des Bourbons.
Chose singulière ! le romantisme n'influença qu'assez tard ce genre,
dont la vogue ne sortait pas des salons. Or, l'on sait que pendant
cette période de bataille littéraire, Deschamps, l'un des chefs du
mouvement novateui, rêvait la gloire du théâtre, popularisait à
Paris, Byron, Goethe et Shakespeare, combattait pour Vigny et
V. Hugo. Il laissait cueillir à de moins ambitieux les palmes de la
romance ; et, tandis que le genre troubadour déclinait, le pur senti-
ment inspirait à Romagnesi, à Amédée de Beauplan, à Edouard
Brugnière, à M°^® Pauline Duchambge, l'amie et la collaboratrice de
jV^me Desbordes- Valmore, des œuvres dolentes et langoureuses qui
empruntèrent, il est vrai, la plus grande partie de leur charme à la
voix de la Malibran. Que de pleurs ont fait verser alors ces élégies :
1. Le développement de la Romance et la naissance du goût pour le moyen âge
au xviii^ siècle, font l'objet d'une étude spéciale dans un chapitre de notre
ouvrage intitulé : Un bourgeois dilellante à l'époque romantique : Emile Deschampa.
DESCHAMPS ET LA ROMANCE
99
Depuis longtemps f aimais Adèle ! — Dormez, chères Amours ! —
Laissez-moi pleurer, ma mère ! — • La Brigantine. — La Séparation ^\
La vogue de ces romances est contemporaine tlu succès de la Pauvre
Fille de Soumet, du Petit Sa^'oyard, de Guiraud. Leur rivale de
gloire, M™^ Pauline Duchambge "'^, disait avec la plus entière convic-
tion : « J'ai com])osé mes romances avec mes larmes ! »
Les larmes de Pauline Duchambge ne cessèrent pas de couler,
quand les Bourbons retournèrent en exil ; elles ont môme inondé
bien des romances du temps de Louis- Pbilippe de leur flot indiscret,
€t la muse mélancolique de la bonne dame gémit encore dans les
complaintes de Masini : Une chanson bretonne. — Dieu m'a conduit
vers vous ! — Où va mon âme ? Mais la perfection du genre pleurni-
cbeur fut atteinte par M'^"^ Loysa Puget. (pii créa ce qu'on peut
appeler la romance des familles, et rem[)lit d'un émoi vertueux les
cœurs bourgeois. On sait la fortune de la romance intitulée : .1 la
grâce de Dieu ! Les titres seuls de ces romances ont au moins la
valeur documentaire, sinon esthétique et ])hilosophique, des légendes
de Daumier ou de Gavarni, au bas de leurs caricatures. Ils attestent
la vogue des niaiseries sentimentales qui égayaient Henri Monnier :
Julie et Volmar ou le Supplice de deux amants. — Le chien victime de
1. Sur la Romance, cf. Esquisse d'une histoire Je la Romance depuis son origine
jusqu'à nos jours, par Scudo, dans son ouvrage intitulé : Critique el litléralure
musicales..., Paris, Amyot, 1850, in-8°. — Dclaire : Histoire de la Romance consi-
dérée comme œuvre littéraire et musicale. Ce dernier auteur cite un grand nombre
de romances de l'époque de la Restauration et de Louis-Philippe, et ajoute :
« Les paroles de ces romances sont dues à la verve féconde de M"'"^ Desbordea-
Valmore, Amablc Tastu, et de MM. Barateau, Crevel de Charlemagne, limiie
Deschamps, Gustave Lemoinc. La coupe de huit, dix ou douze vers de six, huit
ou dix syllabes, à rimes croisées est celle dont on se sert le plus fréquemment.
Toutefois M. Castil-Blaze, el après lui M. Scribe, ont imité de l'italien une nou-
velle coupe que l'on adopte volontiers, dans laquelle se succèdent trois rimes
féminines pareilles, suivies d'un vers masculin, ce (jui donne une césure plus
commode pour le rythme musical. » — Consulter encore : Garai, 17G2-1823, par
l'aul Lafond, Paris, C. Lévy (1900), in-8°, chap. xii. — Vieilles romances ! \'ieilles
Ulhographies ! par Georges de Dubor, article paru dans ii' Monde moderne, juil-
let rJ03.
2. Pauline Duchambge, dont les romances furent célèbres sous la Restauration,
est née en 1778, à la Martinique. Elle mourut à Paris en 1858. Amenée fort jeune
à Paris, elle fut l'élève du pianiste Desormery. Ce n'est qu'après l'expérience
d'un mariage malheureux, et le divorce, qu'elle s'adonna à la musique, sous la
direction de Dussel. Amie intime de M'"*' Desbordes-Valmon-, elle fut en relations
avec ce que le Paris de cette é|)Ofjue comptait de musiciens et de poètes cx'-lèbres.
C'est à partir de 1814 que des revers de fortune l'obligèrent à se consacrera l'en-
seignement. Ses romances les plus célèbres datent des premières années de la
Restauration : Rêve de mousse, i.\nj>e gardiot), la Ihiganline, le liouquet de Rai,
le Pauvre fou.
100 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
sa fidélité. — V orphelin adopté par sa nourrice. — Lavergne, our
V Héroïne de V amour conjugal. — Loizerolles ouïe Triomphe de V amour
fraternel.
Par bonheur, la veine larmoyante ne suffît plus, à partir de 1830,
à alimenter la romance. Les échos du cor d'Hernani s'y font dès lors
entendre ; on demandera à la frêle chanson de supporter le poids du
pathétique de Shakespeare, du fantastique d'Hoffmann. Un reflet de
la lumière des Orientales y luira pa^-fois, ou bien il s'en exhalera le
parfum d'exotisme, qui nous charme encore dans les Contes d'Espagne
et d'Italie. Le compositeur Niedermeyer avait le premier capté, pour
illuminer la romance, les rayons romantiques -de la lune, qui blanchit
la surface du Lac de Lamartine. Victor Hugo lui inspira quelques-
unes de ses plus belles mélodies ; mais il s'adressera de préférence à
Emile Deschamps. Quant à Musset, il est avec Th. Gautier, le poète
préféré des musiciens : Abadie, Bonoldi, Vaucorbeil, Pauseron, Cla-
pisson, et surtout Monpou \ les interpréteront sans se lasser. La
musique, que ce dernier adapta à V Andalouse de Musset, eut un succès
extraordinaire. La passion qu'il éprouvait pour le romantisme lui
fit mettre en musique quelques pages des Paroles d'un croyant, de
Lamennaisj quelques scènes de Shakespeare, et c'est aux accords de
ce musicien que frissonnèrent les amateurs de fantastique, quand ils
écoutaient le Fou de Tolède, sa romance frénétique, dont ces vers-
sont restés fameux :
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou, oui, me rendra fou ^.
Le fantastique et l'exotique, le romanesque moyenâgeux du genre
troubadour et le frénétique à la mode de 1830, tels sont les éléments
que l'on rencontre dans les romances du temps de Louis-Philippe ;
on les retrouve naturellement dans les romances d'Emile Deschamps,
mais avec un tour, qui n'appartient qu'à lui. En dépit de la couleur
et du mouvement, que l'imagination romantique lui fit introduire
dans les couplets de cette brève chanson d'amour, de guerre ou de
mort, ie poète mondain l'a toujours conçue d'après le modèle, qu'il
avait admiré chez son premier maître : Paradis de Moncrif, le poète
1. Th. Gautier, Histoire du Romantisme, Paris, Charpentier, 1874, p. 254.
2. Gastibilza, le Fou de Tolède, chanson d'Espagne, paroles de M. Victor Hugo,
musique de Hipp. Monpou, .. — Paris, Meissonnier (1841). In-fol. — Cette
romance reproduit les passages saillants du poème XII des Rayons et les Ombres,
intitulé : Guitare. Il est amusant de remarquer que Gastibelza semble n'être
autre chose que l'anagramme de Castii-Plaze.
DESCHAMPS ET LA ROMANCE 101
musqué de la cour de Louis XV. II verra toujours et avant tout dans
la romance un petit poème, où l'anecdote sentimentale est relevée
il'une pointe d'héroïsme chevaleres(jue, où le ton de la galanterie
la plus rallinée s'allie à une j)r(*sque constante affectation de naïveté
dans la })einture des mœurs, et parfois à la recherche de l'archaïsme
<lans le détail du style.
Lu certain nondire des romances de Deschamps, les plus anciennes
sans doute, sont composées d'ajjrès le système cpi'il employa pour
refaire, dans la première période du Romantisme, les ballades de
Moncrif. On sait qu'il l'étudia de fort ])rès, et, la plume à la main,
revoyait, comme il le dit lui-même, « le matériel du style et la versi-
fication ^ » de l'auteur des Infortunes de la comtesse de Saulx et des
Amours d' Alix et d'Alexis. C'est la <^râce un peu mièvre et la naïveté
voulue du créateur du genre troubadour, qu'on retrouve dans la
romance intitulée Madrigal (musi(pie d'Emile Wroblewski) :
Jeune cœur sent (ju'il existe
Lorsqu' Amour le fait souffrir.
Si d'amour notre âme est triste,
N'aimer phis serait mourir.
Lise ingrate autant que l^elle
N'eut pitié que je l'aimais.
Je brûlais pour la rebelle.
Comme une ame en peine. Mais
Jeune cœur sent ([u'il existe
Ln jour Lise de\ iut dame.
Ce fut là bien pire émoi.
J'ai d'orgueil dom])té ma flamme
Mais la nuit s'est faite en moi. Ah !
Jeune cœ'ur
Autres exenqdfs du t\'pi' an luiïquc, se ratlachaiil à la ti'adilinu
de Moiicrir, hi romance inlitnh'-e : 6"// vous souvient du iiud d\imour,
iinisi(|ue de Niedcriiu'ver. — Loyse et I3éran<>ère, miisi<pic d'Aulonui
Ciuillol, et celte antre, ipii a pour litre : Si fêtais un comte, nmsicpie
de .\ied(.Tnie\('i' :
1. Kludes françaises et étratt^ires, rari>, A. Liv;i vass-i ur, U. Canel, 3"^ édil., 1820,
in-8«, p. 172.
102 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
Que ne suis-je comte !
Mais, hélas ! je ne suis qu'un ménestrel sans gloire
Qui n'ai rien que des vers à jeter sur vos pas ;
Et mon amour, plaintive histoire,
.Je n'en parlerai pas.
Ménestrel ou comte,
Ne faut avoir honte.
Chacun est servant d'amour
A son tour.
Si les ballades de Moncrif, «. rerimées » par Deschamps, suivant le
mot de Sainte-Beuve, ont un intérêt pour nous, c'est qu'elles per-
mettent de saisir sur le vif, par l'étude de ces légères retouches, le
passage du goût troubadour au goût romantique qui s'opéra vers 1825.
Or, maintes romances d'Emile Deschamps ont le même intérêt. Il y
recherche, il est vrai, les traits simples et naïfs qui fixent dans l'esprit
l'anecdote romanesque, mais il accentue tant qu'il peut, il charge les
couleurs. S'il renonce le plus souvent à l'archaïsme de l'expression
qui fit l'une des originalités de Moncrif en pleine époque Louis XV, il
introduit à foison des mots empreints de pittoresque et de localité ; il
lui faut des paysages plus précisément évoqués, des costumes sin-
guliers, des mœurs qui étonnent. Voici, par exemple, le Chasseur
(musique de Wachs) :
Je suis chasseur, dans la Navarre
Dans les noces de là montagne
Moi, j'apporte les meilleurs mets.
Et des chansons comme l'Espagne,
Depuis le Cid. n'en fit jamais.
Je suis chasseur dans la Navarre,
Vivant d'ail, de pain noir et d'eau ;
Mais l'or qui dans ma poche est rare,
Luit sur ma veste et mon manteau.
Ce chasseur est sorti des bandes d'Hernani sans aucun doute.
Je ne sais pas qui fut mon père :
Jignore où je vais, d'où je sors.
Je nai rien à moi, mais j'espère.
L'espoir vaut seul tous les trésors.
« Ce qui nous distingue, disait Th. Gautier, songeant à lui et aux
poètes romanticjues, c'est l'Exotisme ^. )> L'exotisme est en effet l'une
1. Journal des Concourt, Paris, Charpentier, 1887, in-8°, 1863, tome II, p. 166^
DESCHAMPS ET LA ROMANCE 103
des distinctions catactéristiques d'un grand nombre de romances de
Deschamps. Je n'entends point seulement ]>ar là qu'il subit ici, comme
dans ses œuvres plus spécialement poéliiiues, rini'lueuce des étran-
gers. Nous verrons ])lus loin qu'il traduisit, ])our l'édition française
des mélodies de Schubert, un certain nombre de poèmes allemands, et,
pour celle des mélodies de Meyerbeer, quelques lieds de lleiu'i Heine,
des poèmes de Ruckert et de Michel Baer, Ce que j'entends d'abord
et avant tout par exotisme, c'est le besoin de se transporter par
l'imagination dans des contrées où les s})ectacles de la nature et les
souvenirs de l'histoire suscitent des impressions constamment pitto-
resques. Tout à l'heure, il évoquait la Navarre, voici maintenant
l'Espagne, dans le Chevalier de Malle (nuisique de Niedermeyer),
L'imagination de Descham{)S se plait, nous le savons, en cette patrie
du Romancero, terre féconde en héros, en mystiques ! ^( Je suis, nous
dit son chevalier :
Je suis d'un nom qu'en Espagne on exalte.
Que fait le monde à qui n"a ])liis d'amour ?
Cloîtres saints et guerriers, c'est à vous que j'aspire.
Rochers hospitaliers, c'est en vous que j'esjïère.
Avec la croix, j'ai besoin du glaive.
L'Angleterre, qui occujje tant de place dans ses œuvres pro])remeut
poéti([ues.ne lui a })as inspiré de romances. Mais il doit au contraire
à l'Italie quelques unes de ses images les plus riantes, ([uelques-uns
de ses rythmes les })lus ])impants. Sa Nizza (musique de Rossini),
semble une des jolies chansons d'amour d'Alfred de Musset :
Nizza, je puis sans peine
Dans les beautés de Gêne
Trouver plus douce reine.
Mais
Plus beaux yeux, jamais !
Sa Beppa a plus encore le ])ittoresque et la grâce qui conviennent à
ces folles chansons :
Ainsi qu'une enfant vermeille,
Dans sa riante corbeille,
Naples s'endort et s'éveille.
Nous chanlani (]uo loul csl liicn.
Dans ce paysage volu])lueux, il soupire |)our JJejipa :
Si, pour étourdir ma peine,
A San Carlo je me traîne.
104 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
Les jeux, l'éclat de la scène,
0 Beppa, je ne vois rien.
Mais dans cette loge à frange,
Vos bras dorés, vos traits d'ange,
Les doux regards qu'on échange,
Hélas ! je les vois trop bien !
Pour vous rencontrer peut-être.
Lorsqu'au saint lieu je pénètre,
Les chants de l'orgue et du prêtre,
O Beppa, je n'entends rien !
Mais votre mante qui passe.
Vos pleurs secrets sous la châsse,
Votre prière à voix basse,
Oh ! je les entends trop bien.
Dans la canzone intitulée Xella, s'ajoute le piquant d'une amou-
reuse anecdote :
Qu'elle chante sous la brise.
Qu'elle pleure dans l'église,
C'est la perle de Venise.
Blanche et fine... Voyez-la.
La déclaration du riche seigneur amoureux a tout le pittoresque
et le galant du genre :
Des madones d'Italie
Quand on est la plus jolie.
Pour les anges, c'est folie
De garder ces trésors-là ;
Vois mes bals, mes sérénades.
Ma devise des croisades.
Mes sequins et mes crusades,
Mon palais et ma villa !...
Mais la réplique de la belle est romanesque à souhait :
— Non, mon seigneur... j'aime un page
Qui me jure mariage,
S'il est pauvre, c'est dommage,
Mais je l'aime, tout est là.
Emile Deschamps devait, comme son frère Antoni, olîrir son tribut
d'adoration à la patrie de Dante, et cet hommage poétique fut mis
en musique par Pauline Duchambge. Le poème a pour titre : Les
Chanteurs italiens ; nous n'en citerons que le refrain et une strophe
caractéristique :
DES'CHAMPS ET I. \ ROMANCE 105
(Refrain)
C'est la Toscane et la Sicile
Où vivre est doux, vivre est facile,
Là, chants divins, amour docile
Soleil, gaîté.
Grâce et beauté !
I
Sœur d'Athène, antique Italie,
Tes madones
Ont les traits de Vénus !
Terre des fleurs et des oranges,
Terre des amours et des anges,
Des Dante et des Michel-Ange,
Où s'embrasa
Cimarosa.
L'Italie captiva, comme une jalouse maîtresse, Anloni Deschamps.
Elle ne put retenir la fantaisie ])lus capricieuse de sou frère. L'ima-
gination d'Emile, comme celle de Gérard de Nerval, hantait les bords
du Rhin. Elle céda souvent au charme de ses « lorelei ». L'Allemagne
ne lui est pas seulement redevable du soin qu'il a pris de traduire en
vers français deux grandes œuvres lyriques de Gœthe et de Schiller,
il a ])0j)ularisé en France les principaux représentants du lyrisme alle-
mand, en publiant une des premières éditions françaises des Lieder
de Schubert.
On trouve dans le recueil des Poésies d'Emile Deschamps, publié
en 1841, à ])artir de la page 70, sous le titre général : Les Lieder de
Schubert, les poèmes suivants : I. Désir de voyager. — II, Le voyageur.
— III. Le vieillard. — IV. La cloche des agonisants. — Y. Eloge des
larmes. — VI. Le chant de la caille. — VIII. La Berceuse. — VIII. La
plainte du pâtre. — IX. Les Pressentiments du guerrier. — X. La Rose
— XI. — La Truite. — XII. Adieu. — XIII. La chansonnette du
ruisseau. — XI\'. La couleur favorite. — XV. UEcho. Au bas de
la page 70, on peut lire cette note : Les quinze morceaux qui suivent
sont extraits d'une nouvelle édition complète des Lieder de Schu-
bert, qui se publie, avec la musique, chez Véditeur Maurice Schle-
singer ^.
1. La lettro suivante de Saintc-Bouve, quoique non datée (SouveUc Corres-
pondance (le C. A. Sainte-Beuve, Paris, 1880, p. 378), prouve que Deschamps
s'occupa des Lieder de Schubert au lendemain de Siradella, c'est-à-dire dès 1839.
<i Jotidi (s. d.).
« Merci, cher Emile, du mélodieux livret [de Siradella sans doute] dont je dois entendre
l'arcompagnement dimanche. J'avais à vous remercier depuis longtemps de l'olTru aimable quo
106 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
Le travail de Deschamps dut être apprécié eu Allemagne. D'un
article allemand d'Adler-Mesnard, consacré à la Collection des lieder
de Schubert, traduction nouvelle par M. Emile Deschamps, nous
extrayons les passages suivants ^ :
« Quel est l'Allemand dont le cœur n'est pas remué au seul nom de
Schubert ? N'est-ce pas comme si tout un monde de chants descen-
dait vers nous... Tantôt il est gracieux, tantôt il est terrible ; tantôt
taquin, tantôt sérieux, ici enjoué et là solennel. Chacun de ses chants
est l'expression d'un sentiment qui le domine pour un instant tout
entier, et cjui ne peut s'apaiser en lui avant qu'il ne l'ait transformé
en mélodie. Ces mélodies, le vrai moi de Schubert, nous les trouvons
maintenant devant nous, sous /un habit français, et il nous faut
examiner ce cju'elles ont perdu ou gagné sous cette nouvelle forme. »
Le critique examine ensuite l'œuvre mélodicjue immense de Schu-
bert, et approuve le traducteur français d'avoir fait un choix, d'avoir
délibérément éliminé toutes les poésies imposées à Schubert par son
ami, le médiocre poète Mayrhofer.
« Ces poésies ont été avec raison laissées de côté dans l'édition
actuelle, et le choix a été fait en somme avec un soin si consciencieux
que nous le préférons souvent de beaucoup à l'édition originale
allemiande. Tout ce qui était obscur et dur a été rendu d'une manière
plus claire, plus plaisante, et conformément à l'esprit de la musique ;
toute la beauté, toute la grandeur, toute la magnificence rayonne
ici comme dans un miroir limpide, dans la perfection et la pureté
originales.
« M. Emile Deschamps, le traducteur de ce recueil, était seul eu
état, par sa profonde connaissance de la musique et par sa versifica-
tion adroite et harmonieuse, de remplir une tâche où jusqu'ici toutes
les autres tentatives avaient échoué ^. Ce n'est pas ici le lieu d'appré-
vous m'êtes venu faiie un jour. J'avais demandé à Antony si vos paroles sur la musique de
Schubert étaient imprimées et réunies. Je ne vous en ai pas écrit, parce que je me disais chaque
jour : « J'irai demain », comme ce manant qui attend que la rivière passe, j'attendais que
mou gros ruisseau fût passé : mais il revient chaque matin, et voilà comment je suis un vrai
manant. Heureusement votre amicale indulgence tient compte et répare.
« Offrez à Mad. Emile mes plus humbles hommages et croyez à mon amitié.
« Sainte-Beuve. »
1. Cet article, que le poète avait découpé, et que nous avons retrouvé dans ses
papiers, ne porte la mention ni de la date de sa publication, ni du périodique dans
lequel il a paru. Nous donnons la traduction du texte allemand.
2. Cf. Grove, Dictionary of music and musicians, t. IV, p. 320 : « In Paris, wlicre
spirit, melody and romance are the certain criterions of succès, and where nothing
dull or obscure is tolerated, they (Schubert 's songs) were introduced by Nourrit
and were so much liked as actually to find a transient place in the programmes of
the Concerts of the Conservatoire, the strong hold of musical Toryism. The first
DESCIIAMPS ET LA KOMANCE 107
cier à leur valeur les ililliciiltés (rua jtareil travail ; rajipeloiis seule-
ment que M. Deschanips devait se soumettre à un mètre sévèrement
mesuré et pourtant ajnster ehaeune des paroles à chacune des notes.
Jusqu'ici assurément personne ne s'était donné tant de peine ! C'est
avec un véritable elTroi, avec dégoût, que nous avons parfois entendu
les lieder de Schubert traduits en paroles, qui formaient avec la
nmsique le contraste le plus criant, sans doute parce que le traducteur
ne comprenait rien ou pres<pie rien à la musique.
« M. Deschanq)s, le poète du nouveau texte de Don Juan, tel que
nous l'entendons maiiilenant au grand Opéra, le poète de Stradella,
et le collaborateur au texte des Huguenots, le traducteur des ]>lus
belles poésies de Schiller et de Goethe, et à cpii ce dernier, par un
juste témoignage de reconnaissance, fit don île son buste, devait
nécessairement faire quelque chose de tout différent. En entrepre-
nant la traduction des lieder composés par Schulx^rl, il faisait à l'art
un sacrifice, que sauront apprécier tous ceux, qui savent ce que
M. Deschanq>s peut acconqdir, (piand, avec son propre visage, il se
présente comme un des chefs de l'école roniauliipie. Le public a
accueilli avec d'autant plus de reconnaissance un travail, qui répandra
de plus en plus et acclimatera eu France les lieder de Schubert et qui
assure à l'art allemand un éclatant triomphe. »
Ce jugement date de l'apparition de la traduction d'Emile Des-
chami)s. Les progrès de la critique ne l'ont pas infirmé. Un des der-
niers historiens de Schubert, après avoir loué, dans son étude sur
les lieder le zèle passi(jnné que mit le gi'and chanteur Nourrit ^ à
French collection was publislu'd in 1834 ])y Richault, wilh translation by Bé-
langer. Il conlained six songs. — Die Posl, — Stdnilclteii, — Arn Meer, — Der Fis-
cher,— Mâdchen, — Der Tod und das Mddchen and Scldumineiiied. — The Erl /ving
and othds followed. A largcr collection, wilh translation by Eniil Di'schanips was
issued by Brandns in 1838 or 1839. It is (jnùUid Colleclioii des Lirder de Franz
Schubert, and contains sixteen : La jeune religieuse, Marguerite, le liai des archers,
la Rose, la Sérénade, la Poste, Ave Maria, La Cloche des agonisants, la Jeune fille
et la mort, Rosetnonde, les Plaintes de la jeune fille. Adieu, les Astres, la Jeune mère,
la Berceuse, Eloges des larmes. Except ihat onc — Adieu, is spurious, the sélection
does greal crédit to Parisian taste. This Icd the way to the Quarante mélodies de
'Schubert of Richault, Lanner, etc., a ihin 8° volume to which many an English
amator is indotlcd l'or lus first acquaintance wilh thèse trcasures oi" life. By 1845
Richault bas published as many as 150 wilh French words. «
Cf. daulrc part, France musicale, année 1838, 18 mars : Mélodies de François
Schubert. (Elude anonyme sur le génie du musicien, considération sur les mélodies
qui « ne tueront pas notre romance, parce que. la romanci; française a aussi sa
valeur, mais surtout parce que les mélodies ne sont point des romances ; ce sont
dçs compositions d'une forme nouvelle... » Rien sur l'édition ni sur l'édiltur).
1. A Eyon, noiammeni, .Nourrit eut un succès extraordinaire. H y vint chanter
des Lieder de Schubert, accompagnés i)ar Liszt, dans la salle du grand théâtre,
108 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
populariser Schubert en France, signale, aussitôt après, l'initiative
intelligente d'Emile Deschamps.
le 3 août 1837. Cf. Le Courrier de Lyon, 6 .loùt 1837 : « C'était lui (Nourrit), ainsi
■que le précisait quelques semaines plus tard Le Courrier (19 oct.), qui « en n'ac-
ceptant de se faire entendre chaque fois qu'on l'engageait, soit dans un concert
public, soit dans un salon, qu'à la condition de chanter exclusivement du Schu-
bert » avait réussi à l'imposer. Il fit goûter « la simplicité originale de ces petites
compositions si profondément empreintes de passion, de sensibilité et de poésie ».
« Accompagné par Liszt, le Roi des Aulnes, notamment, secoua toute la salle d'une
passion en quoique sorte magnétique. » Le Courrier de Lyon poursuit : « Pour
bien comprendre tout ce qu'il y a de pathétique, de terrifiant et de fantastique
dans le Roi des Aulnes, il faut entendre exécuter par Liszt et Adolphe Nourrit
cette célèbre ballade de Goethe et de Schubert. Quel autre que Nourrit parvien-
drait à faire entendre d'une manière si nette et si distincte les trois voix si diffé-
rentes du père, de l'enfant et du roi des Gnomes ?... Quel autre que Nourrit
■exciterait ces sentiments de pitié et de terreur, qui avaient si profondément ému
l'auditoire ?... Mais aussi quel autre que Liszt pourrait ainsi suivre le chanteur
dans toutes les nuances de son chant, et donner à son jeu cette énergie et cette
puissance, qui doublent l'effroi qu'éprouve l'auditeur en entendant les cris du
pauvre enfant ? Ces gammes si nombreuses et si rapides, dont le roulement, sem-
blable à celui du tonnerre, donnent le frisson de la peur, quel autre que Liszt, pour
en grandir le retentissement, oserait les exécuter en octaves ? » Voir encore sur
ce point : Le Centenaire de Liszt, par Antoine^Sallès, Paris, Froment, 1911,
in-8o.
Deschamps, confimc bien on pense, était aussi en relations avec Liszt, qui, au
cours de ses voyages en Europe, lui écrivait. Dans la lettre suivante, il recom-
mande un musicien au plus mondain des parisiens du règne de Louis-Philippe :
« Mon cher Emile. Un cor enchanté et enclianleur comme celui d'Obéron vous portera ce
petit message. Il se serait bien .essoufïlé, s'il vous avait transmis au fur et à mesure toutes les
«hoses aimables, toutes les paroles élogieuses, tous les bons ressouvenirs qui vous reviennent
de droit, et qui reviennent sans cesse dans nos causeries et nos courses alpestres !
(( M. Leroy (puisqu'il faut l'appeler par son nom) ne manquera pas sans doute de recevoir à
Paris le même accueil que partout ailleurs : c'est un artiste fort distingué, auquel le séjour de
]a gran ville pourra certainement profiter encore comme à nous tous, Germains barbares qui
avons tant besoin de nous éduquer auprès de vous. Messieurs les dispensateurs de la renommée.
JMais tel que le voilà, chromatique et prodigieux, expressif et iravoxirislique, c'est une bien bonne
fortune pour vos salons. Veuillez bien lui en faire les honneurs et le produire chez Madame Bos-
cary, chez vous, et partout où vous le jugerez convenable.
« Je ne sais si vous êtes curieux des nouvelles de Genève. Tout ce que je puis vous en dire,
c'est qu'on y fait de mauvaise musique, de la méchante prose et de plus mauvais, de plus
méchants vers encore. Heureusement que nous sommes à peu près au courant de ce qui se
passe à Paris et cjue nous recevons force livres, musique et lettres.
« J'ose à peine vous demander de m'écrire ; vous avez tant à me donner et je ne pourrai vous
rendre que si peu, cela devient horriblement indiscret ! Toutefois ce serait une grande charité
de votre part ; peut-être aussi n'en suis-je pas entièrement indigne par l'affection que je vous
porte ? Si donc, par hasard, dans l'intervalle de deux concerts et de trois bals, vous trouviez
cinq minutes, crayonnez-moi quelques lignes et adressez-les poste restante à :
à Genève • — jusqu'au mois de mai 1836.
à Naples — jusqu'à la fin de décembre,
, à Rome — pendant le Carême 1837,
• à Vienne — en 1838.
et ultérieurement à M. F. Liszt, en Europe.
« Adieu, cher Emile, laissez-moi encore croire que tous les absents n'ont pas absolument tort
auprès de vous, et croyez aussi à mon amitié et à mon dévouement sincères.
0 F. Liszt.
« Veuillez bien présenter mes hommages respectueux à M""^ Deschamps. »
DESCHAMPS ET LA ROMANCE 10*J
« Il va sans dire, éirit rault'iir de. Scliubert, M. II. de Curzon, il va
sans dire (jne les premiers lirder traduits furent en très petit nombre^
et ee sont à ])eu ]>rès eeux (|ni ont «^ardé le plus de célébrité parmi
nous. Emile Deseluunps et VA. Reliante s"a[)pliquèrent les premiers,
à les traduire en fra içais. et leurs versions sont encore les meil-
leures. »
Quel spirituel moyen avait trouvé notre poèLe pour dévoiler la
pauvreté lyrique des romances de Masini, de Romagnesi, de Pauseron,
de Pauline Duchambge ! II offrait au public étonné et ravi un en-
semble choisi de quinze mélodies exquises. Ce fut une espèce de
révélation. D'abord Schubert, comme le dit si bien Schumann lui-
même ^, avait mis en nuisi(pie la littéral ure allemande, et Dpschamps,
en traduisant, ces quebjues Vieder continuait la tache ([u'il s'était
proposé dès le début de la période romantique, et principalement
dans ses Etudes, de faire connaître à la France le lyrisme germanique^
mais il avait pris pour guide le plus lyrique, si l'on peut dire, des
musiciens d'outre-Rhin. C'est encore Schumann (pii l'a dit : « Schu-
bert a des sons pour les i)lus subtils sentiments, idées, événements
même et états de la vie. Autant de formes variées revêtent les pensées
et les actions de l'homme, autant à son tour la musique de Schu-
bert. »
Cette poésie si fraîche et si {)iltoresque brille dans la Truite ou le
Chant de la caille ; sa naïveté sourit dans VEcho ou la Couleur fui'orite.
Elle trouve de pénétrants accents pour évo(juer la Cloche des agoni-
sants ou célébrer V Eloge des Earmes. Hélas ! la traduction frarçaise
de ces chants laisse trop souvent échapper leur charme, à vrai dire,
inexprimable en une autre langue. Nous ne citerons que V Eloge des
Larmes, où Descbam])S, quoique bien loin de son modèle, lui peut être
comparé sans un trop grand désavantage :
Quelle grâce, quel mystère
Qu'une larme dans les yeux !
C'est un baume salutaire
Qui pour nous descend des cieux.
Sous les pleurs, rânie brisée
Se relève, par degrés,
Comme on voit sous la rosée
Reverdir l'herbe des prés !
De nos peines si les larmes
Amollisscul les ri<,nif;urs,
1. Cité par Henri de Curzon dans son <'tn<le siir^rs Liedcr de Iranz Schubert,
Paris, Fischbachcr, 1899, [j. 19.
110 EMILE DESCIIAMPS ET LA MUSIQUE
Elles donnent plus de charmes
Aux plaisirs des jeunes cœurs.
D'une main folle et profane
Les plaisirs jettent des fleurs,
Dont l'éclat brille et se fane
S'il n'est point baigné de pleurs.
Loin des routes infidèles
Quand deux cœurs se sont élus,
Les ^îaroles, que sont-elles ?
Une larme en dira plus,
L'amour tremble... et, vainqueur même.
Est à peine rassuré...
On apprend combien l'on s'aime,
Lorsqu'ensemble on a pleuré.
Les vers d'Emile Deschamps donnent une idée, au moins assez
exacte, du beau lied allemand. Il a la grâce, un tour élégant et concis,
qui fait illusion, quand il traduit une pure élégie ; mais son imagina-
tion mancfue de force et de couleur pour rendre seulement à peu près
l'effet que produit dans le texte original une ballade fantastique
comme le Roi des Aulnes :
Qui donc ])asse à cheval dans la nuit et le vent ?
C'est le père avec son enfant.
De son bras crispé de tendresse,
Contre sa poitrine il le presse.
Et de la bise il le défend.
- — ■ Mon fds, d où vient qu'en mon sein tu frissonnes ?
— Mon père... là... vois-tu le roi des aulnes,
Couronne au front, en long manteau ?...
— Mon fds, c'est un brouillard sur l'eau.
« Viens, cher enfant, suis-moi dans l'ombre :
« Je t'apprendrai des jeux sans nombre ;
« J'ai de magiques fleurs et des perles encor,
« Ma mère a de beaux habits d'or. »
— N'entends-tu point, mon père (oh ! que tu te dépêches !)
Ce que le roi murmure et me proinet tout bas ?
— Endors-toi, mon cher fils, et ne t'agite pas :
C'est le vent qui bruit parmi les feuilles sèches.
« Veux- tu ^•enir, mon bel enfant ? Oh ! ne crains rien !
« Mes filles, tu verras, te soigneront si bien !
« La nuit, mes filles blondes
« Mènent les molles rondes...
« Elles te berceront,
« Danseront, chanteront. )).,..
DESCHAMPS ET LA ROMANCE 111
— Mou père, dans les brumes prises
Vois ces filles eu cercle assises !
— Mon fils, mou fils, j'aperçois seulement
Les saules ^ris au bord des flots dormant.
« Je t'aime, toi ; je suis attiré par ta grâce ?
« Viens donc, viens ! Un refus pourrait t'être fatal ! »
— Ah ! mon père ! mou père ! il me prend... il m'embrasse...
Le Roi des aulnes m'a fait mal !
Et le père frémit et galope plus fort :
Il serre entre ses bras son enfant (pii sanglote...
Il touche à sa maison : son manteau s'ouvre et flotte...
Dans ses bras l'enfant était mort.
Le fantasti((uo était si fort à la mode autour de IS'iO, que Des-
chaiiijts lui-nièmo, rainuihle homme de salon, le galant poète, eu fut
tout à fait entêté. Non conlt'iit de traduire; les ballades fantastiques
allenuuides que Schubert avait mises en nuisique, il coiniuisait des
chansons lugubres, des romances frénétiques dont Ferdinand Miller ^
1. Fcrnand Ililler, «un des jeunes compositeurs les phis célèbres de rAliema<rne »
comme l'appelle Deschamps dans ses Lettret sur la musique, est né à l'rancrorl
le 24 oct. 1811. Il mourut à Cologne le 10 mai 1885. Elève de llummel, il l'ac-
compagna à Vienne en 1827. Il y vit Beethoven et y publia sa première œuvre,
un quatuor pour piano. Venu à Paris en 1826, il y resta jusqu'en 183G. C'est à
cette époque (pi'il coinuit Deschamps et tous les artistes alors en renom : Chcru-
bini, Meyerbeer, Rossini, Berlioz, Chopin, Liszt. Après divers séjours en Italie et
en Allemagne, il revint à Paris en 1853 pour diriger l'Opéra italien. On lui doit
fpielques opéras, des oratorios, des cantates, des symphonies, des liymnes, des
chœurs, des lieder. Son œuvre, d'une grande variété, est d'une correction classique.
11 fit la critique musicale dans la Gazette de Coloiitie, quand il vint demeurer dans
cette ville, et s'y montra l'adversaire irréductible de \\ agner et de la nuisique
nouvelle.
Chef d'orchestre et pianiste remarquable, il se faisait applaudir des dilettantes
de 1830 au Conservatoire et « dans les grands salons d'Erard ». — « Des quatuors
et trios d'instruments, des airs de lieds pour la voix, des études et fantaisies de
piano, des chœurs allemands, M. Ferdinand lliller a lait passer devant nous, écrit
encore Deschamps en 1835, un choix brillant de toutes ses musiques. Déjà nous
avions entendu, l'année dernière, une de ses belles symphonies au Conservatoire :
nous connaissons maintenant quelque chose de tous l(;s secrets de ce jeune et
déjà célèbre compositeur, et nous désirons vivement connaître le reste. On est
frappé de la gracieuse et expressive naïveté de ses lie<l, à côté du slyhi énergique
et de l'étonnante instrumentation de ses quatuor. Ses clncurs à la mélodie si
large, et aux modulations si heureusement nuancées, forment un contracte puis-
sant avec ses fantaisies au j>iano, si capricieuses et si habihini-nt variées... »
Deschamps loue encore « un duo au piano, que l'auteur et M. Chopin, ce talent
magiq\ie, ont exécuté avec une délicatesse et inie verve prorligieuses. » (Cf. Œttvres
complètes, Prose, 2^ partie, p. 32.)
Quand Terd. Fliller était en Allemagne, il ('(rivall cnmiiir liiszl, enintni> tant
d'autres, à Emile Deschamps, poui' lui r<( ommamlir les inlt'-rèts, la r<-n()mm('i'
des jeunes étudiants allemands qui vciiHuni l'prDU vci' linr ni.iili' à Paris. I,;il(l.lre
112 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
et Xiedermeyer s'inspiraient. Voici par exemple, la Nuit de Jeanne^
qui peut passer pour un modèle du genre :
Minuit frappait à la grande pendule,
Et la grand'mère avait les yeux fermés.
Jeanne veille. Elle aime, elle rêve à la clarté des étoiles :
suivante, adressée par le musicien à notre poète, est une des témoignages innom-
brables que nous avons recueillis sur le rôle d'intermédiaire qu'a joué E. D. entre
la France et l'Allemagne; il s'agissait cette fois-ci d'un jeune homme qui devait
devenir un des plus grands hellénistes de l'Europe et même, après 1870, un de
nos compatriotes et un de nos maîtres à Paris, Henri Weil. Cf. Institut de France,
Académie des inscriptions et belies-letires, yolice sur la rie et les travaux de Henri
^yeil, par M. Georges Perrot,... — Paris, F. Didot, 1910. In-4o.
« Milan, le 4 nov. 1838.
« Mon cher Monsieur,
" Voilà bien longtemps que nous ne nous sommes écrits...
(Il s'excuse et recommande au poêle) :
« M. Weil, de Fianckfort, tout jeune docteur en phDologie, fruit à peine mûri sur un de»
meilleurs arbres de nos universités germaniques. C'est surtout mon amitié pour M. Weil, qui
me porte à l'adresser à vous et à lui procurer de cette manière une des connaissances les plu»
aimables et les plus spirituelles qu'il soit possible de faire dans la société littéraire si nombreuse
et si distinguée de votre bienheureux Paris.
« Cependant je crois pouvoir vous promettre que la raison et l'intelligence de mon jeune ami
vous récompenseront de la bonté qae vous aurez pour lui, quoique je sache bien et par expé-
rience que votre bonté se suffit à elle-même, et qu'elle ne cherche que des occasion3 pour
s'exercer.
« Si vous vouliez introduire M. Weil dans les cercles de l'un ou de l'autre de vos illustres
confrères, vous n'obligeriez pas seulement lui-même. Quand vous voudrez quelques détails
sur la vie et le mouvement scientifique et littéraire de ma savante patrie, M. Weil pourra vous
les donner, car U les connaît à fond.
• Voilà un peu plus d'un an que je suis arrivé dans le beau royaume de Lombardle et je pensa
que vous ne me reprocherez pas de l'avoir mal employé, quand je vous dirai que l'on donnera
un opéra de ma composition ce carnaval-ci au théâtre de la Scala. Je ne néglige pas mon piano,
pour lequel j'écris quelque chose de temps en temps, enfin je suis passsiblement en train et je
n'ai qu'à désirer que le succès couronne mes efforts. »
C'est pour répondre à cette lettre que Deschamps écrivit le compliment qu'on
trouve dans son recueil de vers de 1841, et dont nous extrayons cette strophe :
Parti, comme Mozart, de la terre allemande.
Comme lui voyageur aux cieux italiens.
Vous allez, à l'appel du dieu qui vous commande,
Y dorer pour les cœurs de sonores liens.
Mais la France vous aime, elle vous redemande ;
Et Paris, — ce que n'eut jamais Mozart vivant —
Couronnera votre art idéal et savant.
Nous citerons encore la strophe suivante, parce qu'elle exprime heureusement
le rôle européen que joua Paris au xix^ siècle :
Paris est le champ clos des talents. — La victoire
N'est belle nulle part comme chez nos Français ;
Leur silence est l'oubli, leur suffrage est la gloire ;
Londres n'a que de l'or, Paris a le succès.
L'ofjinion attend qu'il ait jugé pour croire.
Et dans cette autre Athène un nom proclamé roi
Peut aller par le monde et dire à tous : C'est moi ! [a)
(a) Poésies d'Emile Deschamps, édit. 1841, p. 190.
DESCHAMPS ET LA ROMANCE 113
Les chants d'un cor ont percé la nuit sombre
Un doux frisson court dans vos sens charmés,
Mais quoi ? là-bas les chiens hurlent dans l'ombre.
Jeanne, vient-il, celui que vous aimez ?
Et puis soudain s'arrête la pendule.
Les deux flambeaux s'éteignent consumés...
Tout est présage au cœur tendre et crédule.
Jeanne, est-il mort, celui que vous aimez ?
Tel est le thème de la ])oésie mise en musique par Ferdinand Miller.
Mais la romance qui attira le jdus d'applaudissements et de critiques
aussi au poète et à Niedermeyer, le compositeur, fut cette fameuse
Noce de Léonore, dont la Revue musicale rendit com|)le, le 17 fé-
vrier 1830.
Le poète et le compositeur y sont finement appréciés à leur juste
valeur, et l'on déclare qu'ils se distinguent l'un et l'autre plus par le
style que par l'imagination. Ils ont cependant voulu faire une ballade
fantastique, et l'on ne prétend pas qu'ils n'aient point réussi : k Les
paroles de ^L Emile Deschamps prêtent on ne ])eut mieux, il faut en
convenir, au genre fantastique. C'est tout le personnel de l'Enfer se
livrant à la joie, à la musicjue, à la danse, pour célébrer la Noce de
cette ])auvre Léonor qui s'est donnée au diable par excès d'amour ^...
Ces cris, ces sifflements de l'Enfer, ces grincements de dents, ces rires
de démons, ces chaînes lourdement traînées, ce bruit rauque de
cymbales et de clairons de fer, comme le disent les paroles si dramati-
ques de ^L Emile Deschamps, tout cela vous berce, vous frappe,
vous étourdit, vous enivre d'un cauchemar qui est comme un sou-
venir de la bacchanale des Danaïdes de Spontini, de l'évocation du
Freischutz et de la danse erotique des nonnes dans Robert le Diable. »
Une autre com})Osition ins])irée par Deschanqjs à Xiedermever
s'ap{)elle : Une scène des Apennins, et ])arut dans le même recueil (|ue
la Noce de Léonor. La Rcs'ue musicale en rend égaUmenI ((uiiph'. bJle
la juge « fort dramatique ». — « C'est encore de la nuisitpio scénique,
ajoute-t-on. On voit (|ue M. Niedermeyer possède on ne peut mieux
1. Dans cette romance volcanique, où l'amant trom|)é, Mendoce, vient clnTclicr
9a fiancée infidèle, Léonor, la nuit de ses noces, on nlrouve à la fois un écljo du
galop du Roi des Aulnes et rinl'iucncc de Robert le Diable :
Allons, flaiiibi;/,, lorclu's fatali>s,
Bruyants dénions, juMiploA les sallus !
(Jrinic'z, fra[)j)i;z, aif^rcs rymbales !
Munissez tous, clairons do fer !
Sombre (j;alop, ruez-vous dans la fête ;
Plus fort, plus fort !... Et comme la toinpiJti-- !
Il est minuit ; sans qu'on s'arrête,
Jusqu'au matin, le bal d'ICiifiT.
114 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
l'art de peindre avec des sons le mouvement matériel de la vie réelle
et les passions qui agitent l'âme. »
Ces passions sont à leur paroxysme dans la romance du type vol-
canique que Deschamps avait écrite : l'amant y fait d'abord figure
de Roméo :
Sous un balcon de Vérone
Un soir toute blanche, aux Carmes,
J'aperçus Teresia :
Elle versa bien... trois larmes,
Puis elle se maria.
Voilà donc ce qu'on y gagne,
Dis-je alors en nie cachant !
Je m'enfuis dans la montagne
Et je devins très méchant.
Le Roméo déçu devint en effet un brigand redoutable. 11 détrousse
les voyageurs « au bas de l'Apennin ». Or, un beau jour, vous devinez
qui tombe dans l'embuscade : Teresia elle-même avec sa suite. L'in-
fidèle meurt frappée d'une balle et l'amant devient fou. C'est du
romantisme exaspéré.
Ainsi la fantaisie d'Emile Deschamps se prêtait à tous les caprices
de la mode. Il passait de Moncrif à Hoffmann, comme de Rossini
à Berlioz, goûtait un vif plaisir à se dépayser ainsi sans cesse. Toujours
reconnaissable sous les costumes les plus divers, ce gentil Polyphile,
moins grand que son maître, mais aimant comme lui toutes choses,
a fait, — un peu, — de la romance, et dans la mesure de son talent, ce
que La Fontaine avait fait de la fable, un genre capable d'exprimer les
nuances les plus différentes de la sensibilité et de l'imagination. Le
volcanisme frénétique lui avait inspiré la Noce de Léonor et une Scène
des Apennins, et cependant il n'en est pas moins l'auteur de la pure
romance troubadour intitulée : Que ne suis-je un Comte ! et de ce
délicieux poème de V Etrangère, pour lequel Niedermeyer a écrit une
de ses plus gracieuses compositions. « Cette jolie pensée mélodique,
lisons-nous dans la Revue musicale, semble une perle enlevée de cet
écrin de diamants ayant titre : Le Comte Ory, l'un des plus beaux
fleurons de la couronne de Rossini. Il vous souvient sans doute de
ce trio du 2^ acte tout empreint de volupté : A la faiseur de cette nuit
obscure, etc.. La romance de VEtrangère offre la même couleur
d'amour et de mystère : c'est le même dessin par triolets, la basse
procédant avec la même élégance et la même régularité ^. «
1. Rente musicale, 17 février 1839.
DESCIIAMPS ET LA ROMANCE 115
Nous citerons, pour terminer cette élude, la rcnnance de Deschamps
qui avait inspiré à Niedermeyer un de ses j)urs chefs-d'œuvre. Ce
fut une des rares rencontres dans les([uenes la poésie s'est unie à la
musique, sans renoncer à plaire par elle-même. Les vers que voici
ont bien leur charme :
L'Etrangère
Oh ! j'ai rêvé d'une étrangère,
Plus douce ({u'un enfant qui dort,
Puis soudain, rieuse et léfjère.
Comme la fée aux cheveux d'or.
C'était parmi les fdles d'Eve,
Une blonde sœur d'Ariel,
Qui venait nous parler du ciel...
Je vous vois, ce n'est plus un rêve !
Oh ! j'ai rêvé que ce bel ange
Passait, chantant dans nos chemins ;
l'^t moi, saisi d'un charme étrange,
De loin, je lui tendais les mains ;
Et, comme le flot qui s'élève,
Je sentais mon cœur se gonfler,
Et ma vie en pleurs s'en aller...
Regardez ! ce n'est plus un rêve !
Oh ! j'ai rêvé, car dans ce monde
J'ai tant de bonheur en rêvant,
Que, voyant ma peine profonde,
Vint à moi, la divine enfant.
Et qu'alors — faut-il que j'achève ?
Tremblante, elle me dit tout bas :
« Meurs-tu d'amour ? Oh ! ne meurs pas ! »
Las ! hélas ! ce n'était qu'un rêve !
BIBLIOGRAPHIE DES COMPOSITIONS MUSICALES AUXQUELLES
EMILE DESCHAMPS A COLLABORÉ
1. Alary (Giulio). — La Rédemption, mystère en cinq parties, avec
prologue et épilogue par M. E. Deschamps, en collaboration
avec M. Emilien Pacini, musique de Giulio Alary, exécuté
pour la première fois au Théâtre italien, en 1850.
2. Balleguier (Delphin). — Les Chansons de troubadours, la nuit
de Jeanne, ballade dramatique, poésie d'Emile Deschamps,
musique de Delphin Balleguier.
3. Bazin (François). — Loyse de M ont fort, scènes lyriques couronnées
à l'Institut, le 3 oct. 1840, et représentées à l'Académie royale
de musique, le 7 du même mois. Paroles de MM. Emile
Deschamps et Emilien Pacini, musique de François Bazin.
4. Beau PLAN (Amédée de). — Le Mari au bal, opéra-comique en
un acte, musique de M. de Beauplan, représenté à l'Opéra-
Comique en 1845. — Paris, M. Lévy, 1845. Gr, in-8'^.
5. Bellini. — Dernier rêve, de Bellini, paroles d'Emile Deschamps.
— Paris, Leduc. In-fol.
6. Berlioz. — Roméo et Juliette, symphonie dramatique avec
chœurs et solos de chant, dédiée à Paganini, et composée
d'après la tragédie de Shakespeare, par Hector Berlioz. Paroles
de M. Emile Deschamps,
7. Bessems (A.). — La Sérénade, nocturne à deux voix, paroles
d'Emile Deschamps, musique de A. Bessems. — (S. l. n. d.J.
8. BoNOLDï (Fr.). — Album de Fr. Bonoldi. — (S. 1.), 1850. In-fol.
Comme vous !, romance d'Emile Deschamps.
9. Galonné (V*® I. C. L. de). — • Chœur pour une distribution de
prix, paroles de M. Emile Deschamps, musique du V^^ I.-C-
L. de Galonné. — Paris, Régnier-Canaux. In-fol.
10. Capecelatro (V.). — • Echo de Sorrente. Album 1840. Huit ro-
mances françaises et italiennes, composées par V. Capecelatro.
J'ai tant souffert, paroles d'Emile Deschamps.
BIBLIO'ÎRAPIIIE MUSICALE 117
11. Caraffa. — (Manuscrit) : ?\otre-Daine-du-Mont-Carmel, cantate
avec chœur, paroles de M. Emile Deschamps, sur la musique
de M. Caraffa.
12. Clapisson. — Album de C-lapisson, 1846. — Paris, M^^^ Cen-
drier. In-fol.
Aujourd'hui, paroles d'Emile Deschamps (sur un rythme de
valse).
13. — Le coffret de Saint-Doming:ue, ojicrctte. 1855. Paroles d'E. Dcs-
ohamps.
14. Dassieh (Alfred). — Les Ecoliers. ]»aroles d'Emile Deschamps,
musi(pie de Alfred Dassier. — Paris, Bratidus, 1876. In-fol.
15. Deldevez. — Six morceaux de chant avec accompagnement de
piano, composés par Ernest Deldevez. — Paris, V^^ Lannes.
16. Delsarte (M"^^). — Ce que j'aime, ce que j'adore, paroles de
M. Emile Deschamps, musique de M'^^ Delsarte. — Paris,
J. Delahante, 1846. In-fol.
17. DoNiZETTi. — Matinées musicales : recueils de six mélodies,
deux duettis et deux petits quatuors, dédiés à S. M. la Reine
d'Angleterre et à S. A. R. le prince Albert, par G. Donizetti,
paroles d'Emile Deschamps et Aug. Richomme. — Paris,
J . Meissonnier. 1842.
Longue douleur. E. D.
Le Gondolier, barcarole. E. D.
Les billets doux, romance. E. D.
L'Adieu, duettino. E. D.
Querelle d'amour, scherzo h 2 voix. E, D.
18. DuCA (Giovanni). — Ce que j'aime, ce que j'adore, paroles
d'Emile Deschamps, musitjue de Giovanni Duca, auteur de
VAme de la Pologne. — Paris, G. Flaxland, 1865. lu-ful.
Les Chanteurs italiens, à M'"^ la comtesse Potocka, paroles
d'Emile Deschamps, musi(jue de Giovanni Duca... — Paris,
G. Flaxland, 1865. Iii-fdl.
19. DucHAMBGE (M'"<^ Pauline). — Album mu.sicai pour l'année 1841.
— Paris, Challaïuel et C'^. — Poésies d(; M'"« Desbordcs-Val-
more et de MM. Jlinilc Deschamps, Au^^niste Barbier, de l'ou-
dras, Brizeux, de ixuiiay, et Ernest Legouvé.
Votre fête, plaintes d'un absent, i)aroIes d'Emile Deschamps.
20. — A M'"*' Allard. Les Chanteurs italiens, jjaroles d'Emile Des-
(lianips, musi([iic de M""' l'iniliiic 1 )ii<-haiiibge. — Paris.
Meissonnier et lleugel.
118 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
21. — Kitty Bell et Chatterton, ballade, paroles d'Emile Deschamps,
musique de Pauline Duchambge. — Paris Boieldieu.
22. — Ronde des Ecoliers, paroles de M. Emile Deschamps, musique
de M"^^ Pauline Duchambge.
(Dans VEcolier nouveau, journal des enfants, sous la direction
de M™*^ J.-J. Fouqueau de Passy, directrice du Journal des
Demoiselles.)
23. — Romances et chansonnettes de M™^ Pauline Duchambge. — ■
Paris, Ch. Boieldieu.
Les Ecoliers, paroles d'E. D.
24. — Chanson de V atelier, paroles d'Emile Deschamps, musique de
>lme p, Duchambge.
25. La Vierge et V enfant, romance... paroles de M. Emile Deschamps,
musique de M°^® Pauline Duchambge. — Paris, les Compo-
siteurs réunis 1846. In-fol.
26. DuLCKEN (Félix-Ferd.). — L'Avenir, varsovienne, paroles
d'E. Deschamps, musique de Perd. Dulcken. — Extrait et
adapté des dix-huit hymnes et chants nationauxpolonais. 1797-
1867, par Christian Ostrowski. — Paris, chez tous les éditeurs
de musique. 1867.
27. Dupont (Achille). — - La Nuit de Jeanne, poésie de Emile
Deschamps, musique de Achille Dupont. — Paris, E. Gallet,
1901. In-fol.
28. Frelon (L.-F.-H.). — Chants pour Venfance (publiés par la
Revue de V éducation nouvelle, journal des mères et des enfants).
— Paris (s. d.).
Il était une bergère, ronde enfantine, paroles de M. Emile Des-
champs, air connu arrangé par M. L.-F.-H. Frelon.
29. Garcia de Bériot (Maria-Félicité). — Dernières pensées musi-
cales de Marie-Félicité Garcia de Bériot. — Paris, E. Troupe-
nas. 1840.
Le Message, paroles d'E. Deschamps.
Adieu à Laure, paroles de Métastase, trad. par E. Deschamps.
Le Moribond, paroles de Benelli, trad. par E. Deschamps.
30. Gavarni (M^^^). — Sérénade espagnole, paroles de M. Emile
Deschamps, musique de M™^ Gavarni. — Paris, impr. de
Magnier (s. d.). In-fol.
31. Ginestet (Prosper de). — La Sérénade, paroles d'Emile
Deschamps, musique de Prosper de Ginestet. — Paris,
Pacini.
32. Glaeser (Franz). — Près du goufre-aux-pi^rres, paroles imitées
BIBLIOCiUAPlIIE MUSICALE 119
de ralleinaiid, par Emile Deseliamps, musique de Fraiiz
Glaeser. — Paris, M. Schlesinger, ISKx lu-fol.
33. GoRDiGiANi (L.). — La Fiance musicale, 71, rue de Choiseul.
Soirées de Paris, Dix mélodies, paroles d'Emile Deschamps,
musique de L. Gordigiani. — Paris, L. Escudier.
Fleurs et baisers. — Quand. — Ma sœur. — Néere. — La Lonta-
nanza. — lîococco, ballade. — Mariage et repentir, ballade
slave. — En bateau, sérénade. — Triste pleur. — Le jaloux,
clianl |i(i|iiilaire.
34. GuiLLOT (Anlonin). — Album de Antonin Guillot (de Sam-
bris), paroles de MM. Emile Deschamps, Alex, Cosnard
et Louis d'Artois de Bournonville. — Paris, Simon-
Bichault. 1850.
Les Mandolines, jjaroles d'E. D.
Pleurs et Fleurs, rêverie, par E. D.
35. — Mélodies. Anlonin Guillot de Sambris. — Paris, Choudens.
Loyse et Berengère, poésie d'Emile Deschamps, nocturne à 2 voix,
36. Halévy (F.). — Cantate, musique de Ilalévy, exécutée à la
séance de la distribution des prix de la Société des Gens de
Lettres. 1856.
37. IIiLLER (Ferdinand). — A son ami Adolphe Nourrit. La Nuit
de Jeanne, ballade, parole de M. Emile Deschamps, musique
de Ferdinand Hiller. — Paris, Pacini.
38. HocMELLE. — Florine, romance, ])aroles d'Emile Doschamj)s,
musique d'Ed. Ilocmelle.
39. La Moskowa. — Publicaliuns de la l-'raïue musicale, ylts^/îce,
poésie de M. Emile Deschamjis, romance dédiée à la comtesse
Murât, musique de ^L le prince dé La Moskowa.
40. L'Epine (Ernest). — C\'st ma mère, paroles de M. l^miic
Deschamps, musique de b>ncst L'l^]>in('. — Paris. J. Mris-
sonnier et fils, 184(). In-fol.
41. Lhuillier (Edmond). — La Sérénade nacturnc. pardlcs de
M. Emile Deschamps, musicpie jtar Ediiintul Lhiiilhcr. — "
Paris, Ph. Petit, 184(5. In-fol.
42. .\LvM<Y (fih.). — La Nuit dliiver. ballade, [lainjes de Ijiiilc
Deschamps, musique de (,li. Mani\ . — Pans, Hcriuird-Lattc.
1850. lu-f.d.
43. ^L\HESCHAL (lli|».). — Auprès de toi, paroles de M. i.niile
Descham])s, nnisi(pM' de Ilip. Mareschal. — Verdun, Laurent,
1843. In-fol.
{Le Mélodiste, joiuiial de rDinririPos).
120 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
44. Maurel (Aimé). — Ce que faime, ce que j'adore, chant filial,
paroles de Emile Deschamps, musique de Aimé Maurel. —
Paris, Benoît aîné, 1888. In-fol.
Comme i'ous, romance, paroles de Emile Deschamps, musique
de Aimé Maurel. — Hyères (Var), chez Vauteur, 1892. In-fol.
J^ai tant souffert, mélodie, paroles de Emile Deschamps,
musique de Aimé Maurel. — Paris, Benoît aîné, 1888.
In-fol.
45. Méhul. — Ternaire, musique posthume de Méliul, paroles de
M. Emile Deschamps, n° 1. Adieu du pèlerin, romance ;
n^ 2. Betour au foyer ; n*^ 3. Le Vieux pâtre. — Paris, Bonoldi,
1907. In-fol.
46. Meyerbeer. — ■ Les Huguenots, opéra en cinq actes, paroles de
M. Eugène Scribe, musique de M. Giacomo Meyerbeer...
Représenté pour la première fois sur le Théâtre de l'Académie
royale de musique, le 29 février 1836. — Paris, Maurice
Schlesinger, 1836. In-4°.
(Sur Texemplaire conservé à la Bibliothèque de Versailles, on lit
cette suscription de la main de Deschamps : « En collaboration
avec M. Emile Deschamps. »)
47. — A Madame P. Millaud. Adieu aux jeunes mariés, sérénade pour
2 chœurs à 8 voix (4 hommes, 4 femmes), paroles françaises
d'Emile Deschamps, inusic|ue de Meyerbeer. — Paris, Brandus-
Dufour.
48. — Album de chant de la Gazette musicale de 1848. — Paris,
Brandus et C^^.
Printemps caché, musique de Meyerbeer, trad. fr. d'Emile Des-
champs.
49. — U Amitié, quatuor, paroles d'Emile Deschamps, musique de
Meyerbeer.
50. — Le chant du dimanche, prière d'une jeune fille, paroles de
M. Emile Deschamps, musique de G. Meyerbeer. — Paris,
au Ménestrel, H. Meissonnier et Heugel.
51. — Collection des mélodies de G. Meyerbeer, illustrée par M. A. De-
véria. — Paris, M. Schlesinger.
De ma première amie, paroles allemandes de Heine, musique de
G. Meyerbeer, traduction française de M. Emile Deschamps.
Scirocco, paroles allemandes de Michel Baer, musique de G. Meyer-
beer, traduction française de M. Emile Deschamps.
Elle et moi, lied, paroles allemandes de Ruckert, musique de
G. Meyerbeer, trad. française de M. Emile Deschamps.
BIBLI0GRAPH1I-: .MUSICALE 121
52. — Délire, mélodie, paroles d'Emile Deschamps, musi(iue de
G. Meyerbeer. — Paris, Meissonnier et Ileugel.
53. — Guide au bord ta nacelle, jnu'oles allemandes de Heine, musique
de G. .Meyerbeer ; traduction française de Emile Deschamps.
54. — Nella, canzona, paroles d'Emile Deschamps, musique de
G. Meyerbeer. — Paris, Leduc.
55. — Prière du matin, pour 2 chœurs à 8 voix, paroles d'Emile
Deschamps, même musique que V Adieu. — Paris, Brandus-
Dufour.
(Dernière œuvre de Meyerbeer : mai 1864).
5G. — Rachel à ^ephtali, romance bil)Iique, i)aroles d'Emile Des-
champs, musique de G. Meyerbeer. — Paris, Pacini.
57. — Récitatif et prière, composés pour les débuts de M. Mario, dans
Robert le Diable, et dédiés à M. Mario par Giacomo Meyerbeer,
paroles d'Emile Deschamps. — Paris, M. Schlesinger.
58. — Trois petites mélodies allemandes, composées par Giacomo
Meyerbeer, Traduciions françaises par M. l'Linih; Deschamps.
— Paris, Pacini.
C'est Elle, paroles de II. Heine, musique de G. Meyerbeer.
Les Feuilles de roses (à une jeune fille), partdes du W. Miiller, musi-
que de G. Meyerbeer.
Mina, barcarole, paroles de Michel Baer, musique de G. Meyerbeer.
59. Molinos-Laffitte (M™^). — La Pampre enfant, romance, paroles
de M. Emile Deschanq)s, musique de M'"*^ Molinos-Lallitte. — •
Paris, Ad. Catelin.
60. Mozart. — Don Juan, opéra en «incj actes de Mozart. Traduction
française de MM. Emile Deschamj)S et Henri Hlaze. Nouvelle
édition. — Paris, C. Lévij, 1898. In-8o.
01. MtRAi (C^s^). — Trois romances : 1° C'est mon seul bien ; 2" Doua
Sol; 3° Sur la tourelle, paroles d'iMnilc Deschamps, musiipie
de M nie la Ose Murât.
62. NiEDERMEYER. — Stradclla, opéra en ein(| actes, par MM. Einilo
Deschamps et Emilien Pacini, iimsiipie de M. L. Niedermeyer,
représenté pour la première fois sur le théâtre de l'Acadénue
royale de musique, en 1837.
63. — Album de chant, comj)Osé jKir .\IM. .Medermeyer, l\ Halévy,
Kossini, Donizetti, Niedermeyer, F. David. — 18V2. (Offert.
aux abonnés de la Revue et Gazette musicale.)
Ce nest pas toi, de Niedermeyer, paroles d'Emile Descii.nnps.
64. — Le Chevalier de Malle, paroles d'Ilmile 1 )esrharrqts. niusi<pie
de Niedermever. — Paris, Pacini.
122 EMILE DESCHAMPS ET LA MUSIQUE
()5. — U Etrangère, paroles de M. Emile Deschamps, musique de
L, iSiedermeyer. — Paris, M. Schlesinger.
66. — Ménestrel, journal de musique et de littérature. — Paris, Meis-
sonnier et H eu gel.
Ne Vespérez, paroles de Emile Deschamps, musique de Nieder-
meyer.
]\Ion pays, id.
67. — La Noce de Léonor, paroles d'Emile Deschamps, musique de
L. Niedermeyer (dessin de Gavarni). — Paris, M. Schlesinger.
68. — Que ne suis-je un comte .^ paroles d'Emile Deschamps, musique
de L. rsiedermeyer. — Paris, M. Schlesinger.
69. — Les Rayons, album de chant de la France musicale, 1842.
Niedermeyer, Adam, Clapisson, A. Vogel, A. de Beauplan.
(Dessins de Xanteuil). — Paris, H. Monpou.
Une voix dans l'orage, paroles d'Emile Deschamps, musique de
L. Niedermeyer.
70. — S'il vous souvient du mal d'amour, paroles d'Emile Deschamps,
musique de L. Xiedermeyer. — Paris, M. Schlesinger.
71. — Seul objet de mes yeux, paroles d'Emile Deschamps, musique
de L. Niedermeyer. — Seize ans, paroles d'Emile Deschamps,
musique de L. Niedermeyer. ; — Paris, au Ménestrel, A. Meis-
sonnier.
72. — Une scène des Apennins, paroles d'Emile Deschamps, musique
de L. Niedermeyer. (Dessin de Gavarni). — Paris, M. Schle-
singer.
73. Perugini (C). — A son ami Gardoni. Tu m'aimais, romance,
paroles d'Emile Deschamps, musique de C. Perugini.
74. PicciNi (Alexandre). — Chant royal, à l'occasion de la fête de
S. 37. Charles X, le 4 nov. 1824, paroles d'Emile Deschamps,
officier de la 1^^ légion, musique d'Alexandre Piccini, i^^ pia-
niste de la Chapelle.
75. RosENHAiN (J.). — Echos des campagnes, six mélodies à deux voix,
parles d'Emile Deschamps, composés par J. Rosenhain.
l^'^ cahier : Chanson villageoise. Nocturne, Villanelle.
2^ cahier : Barcarole napolitaine. Mélodie, Sérénade.
76. RossiNi. — Ivanhoé, opéra en trois actes, imité de l'anglais, par
Emile Deschamps, en collaboration avec de Wailly, musique
de Rossini, arrangée pour la scène française par (Emilien)
Pasini. — Odéon, 15 sept. — Paris, Vérité, 1826. In-8°.
77. — Beppa la Napolitaine, paroles d'Emile Deschamps, musique
de Rossini. — Paris, Schlesinger.
BIBLIOGUAPHIE MUSICALE 123
78. — Nizza, paroles d'Emile Desehamps, musique de Rossini. —
Paris, Leduc.
79. Sain d'Arod. — - Les Marguerites de Roussilion, six mélodies.,.,
paroles de -M. Emile Deschamps et paroles traduites. Musique
de Prosper Sain d'Arod. — Paris, Martin.
80. Schubert. — 40 mélodies choisies avec accompagnement de piano,
par F. Schubert, traduction française par Emile Descluunps,
— Paris, Brandus (1851). In-fol.
81. Sémiladis. — Cordélia, fantaisie shakespearienne, ])aroles
d'Emile Deschamps et d'Emilien Pacini, musique de M. Sémi-
ladis, représenté sur le théâtre de Versailles en 1853 (d'après les
éditeurs des Œu\Tes complètes de Deschamps. — Selon
Arthur Pougin : avril 1854.)
82. ScuDo. — Le Sombre Océan, méditation, paroles de M. Eniile
Deschamps, musique de Scudo. — Paris, Colombier.
83. Spontini. — La France musicale. Supplément. Le chant de
Mignon, mélodie de G. Spontini, ]»aroles de M. Emile Des-
champs, dédié à yV^^ Pauline Garcia.
84. Ta'ubert (G.). — Echos des familles. Six lieder pour la jeunesse,
par G, Taubert, maître de chapelle de S. M. le Roi de Prusse.
Traduction française de M. Emile Deschamps. — Paris,
S. Richault. (L'édition originale chez ^L Bahn, Berlin.)
Le réveil des fleurs. — La berceuse. — Les Pigeons. — Les adieux
des oiseaux. — La cloche du soir. — Le lutin.
85. Vaucorbeil. — Mélodies de A.-E. de Vaucorbeil. — Paris,
Heugel et C^e, (1850).
Ad Amphoram, ode d'Morace, imitée i)ar E. Deschamps.
Ballade serbe, imitée par Emile Dcschami)s.
Ervanec le Rimeur, fragment d'une légende brctdunc, par Einilc
Deschamps.
86. VoGEL (A.). — Tobie, scène l)il)liquc piuir \(»ix de basse, ])ar(dcs
d'Emile Deschamps, iruisique d'Adolpiie \'ogel.
87. Wachs {F.). — A la princesse Lsabeau de Beawau-Craon.
Je suis chasseur, chanson espagnole, paroles (l'Emile Dcsclianqis,
musique de F. Wachs.
88. Wroblewski (Emile). — Ving-cinq mélodies pour chant et piano,
par llniil»' Wroblewski.
Madrigal, p(tésie d'Emile Dcschaïups, Mius)iquc d'E. W lo-
blewski.
ABBEVILI.E. — IMPRIMERIE F. PATLLART
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