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Full text of "Un bourgeois dilettante à l'époque romantique: Émile Deschamps, 1791-1871"

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Jàli 

JUBLIOTIIKQLE 

DE    LA 

REVLE  DE  LITTÉRATURE  COMPARÉE 

Dirigée  par  MM.  Haldk.nspeiiger  et  IIazard 

TOME    II 
* 


UN     BOURGEOIS     DILETTANTE 
A  l'Époque  kom.wtique 

EMILE    DESCHAMPS 


MII}LI()TIIK(K  K    l)K    LA    WVACE    DK    LITTKRATURE    COMPARÉE 
Dirigée  par  MM.  HM,i)i:Nsi'i;uGi:r<  cl  Hv/.vnD. 


Tome  I'"'.  GtsTAVi;  Coiikn,  Doricnr  i-s  lellres,  chanjè  de  cours  à  l'I  nivrr^^i'J  ;!c 
Slrnsbonni.  Écrivains  français  en  Hollande  dans  la  première  moitié 
du  XVir  siècle.  Un  fort  volume  in-S'  raisin  de  706  pafîcs  avec  bu  planches 
hors  Icxle,  d'après  des  documents  et  portraits  inédits.  i()j<i.  ôo  fr. 

Tome  II.  lli:Mti  riiRAiti),  Dorleur  1'^  teltres.  HUdiolltèrnire  a  Ui  i:il)h(>lhc(Hie  nnlio- 
nnle.  '  Un  bourgeois  dilettante  à  l'époque  romantique  :  Emile  Des- 
champs i7yi-iS7i;.  —  *  *  Ses  relations  avec  les  peintres,  les  sculp- 
teurs et  les  musiciens  de  son  temps.  Deux  volumes  in-8'  raisin  de 
xi,iv-578  pages  et  xn-ia8  pages.  Ensemble.  5o  fr. 


EN    18G0      . 


UN    BOURGEOIS    DILETTANTE 

A    L'ÉPOQUE    ROMANTIQUE 


i  > 


EMILE  DESGHAMPS 


1791-1871 


HENRI     GIRARD 

DOCTKUU  Ks  i,i;ttih;s 

HIBLIOTHÉCAIKK    A    LA    BIBLEOTIIKQUE    >ATIONALE 


«  Tous  les  poètes  n'ont  pas  une   vie    pleine   et  agitée 
comme  Dante  Alighieri  ou  Torquato  Tasso.  Bien  souvent 
leurs  événements  ne  sont  autres  que  leurs  pensées.  » 
Emile  Deschamps,  Œuvres  complètes,  t.  IV,  p.  195. 

«  L"ne  vie  bourgeoise  et  une  âme  d'artiste,  cette  devise 
me  revenait  souvent  ;'i  l'esprit.  Je  me  fis  faire  un  cachet 
<iui  représentait  une  fourmi  ailée,  et  je  décidai  que  ce 
serait  là  mon  emblème.  Plus  mon  esprit  mûrissait,  mieux 
je  comprenais  que  la  poésie  est  une  chose  qu'on  porte 
avec  soi  partout,  qu'elle  s'accommode  avec  toutes  les  situa- 
tions, qu'une  vie  réglée  et  uniforme  est  une  bonne  vie 
pour  qui  aime  à  se  chercher  et  ;'i  se  trouver...  et  que  nos 
plus  belles  aventures,  ce  sont  nos  pensées.  » 

\'ictor  Cherbuliez,  Paule  Méré. 


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LIBKAIIUI-:    ANCIKN.M-;    IIONOUK    ClIAxMl'lU.N 
ÉDOUAUI)     CHAMPION 

5,    QUAI    MALAQLAIS,     M' 

1921 


Ce   volume   a  été  imprimé  avec   le   concours 
DU  Fonds  Alphonse  Peyrat. 


12/î 


A  M.  GUSTAVE  LANSON 


Hommage  respectueux. 
H.  G. 


AVAXT-PROPOS 


Nous  désirons,  au  début  de  ce  livre,  rendre  à  ceux  qiu'  nous  ont 
aidé  à  le  composer  et  à  le  publier,  l'hommage  qui  leur  est  du. 

Tous  ceux  qui  savent  ce  que  les  érudits  de  notre  génération  doivent 
à  la  direction  que  M.  Gustave  Lanson  a  donnée  aux  travaux  d'his- 
toire littéraire,  comprendront  que  ses  élèves  é]irouvent  ime  légitime 
fierté  à  le  saluer  comme  un  des  maîtres  de  l'érudition  et  de  l'huma- 
nisme contemporains.  Les  études  romantiques  et  la  curiosité  de 
plus  en  plus  étendue  qu'inspirent  les  grandes  littératures  de  l'Eu- 
rope et  du  monde  font  désormais  partie  de  tout  humanisme  digne 
de  ce  nom.  C'est  un  article  de  M.  Lanson  sur  Emile  Deschamps 
et  le  Romancero,  paru  dans  la  lievite  cV histoire  littéraire  de  la  France, 
en  1899,  (jui  nous  donna  la  ])rcmière  idée  d'étudier,  chez  un  poète 
si  français  de  tradition  et  de  culture,  l'influence  de  ce  cosmo})oli- 
tismo  littéraire,  qui  avait  fourni  au  regretté  Jose]»h  Texte  l'occasion 
d'un  ouvrage  magistral. 

Depuis  le  jour  où  notre  choix  se  fixa  sur  l'œuvre  et  la  vie  d'Emile 
Deschamps,  M,  Lanson  s'intéressa  à  ce  travail,  et,  q\iand,  après 
la  guerre,  il  nous  fut  permis  de  le  reprendre,  il  ne  n.ius  ménagea 
ni  les  encouragements  ni  les  conseils,  et  c'est  à  lui  (pn!  nous  devons 
offrir  tf)ut  d'abord  l'exitrcssion  de  noire  reconnaissance  et  de  iu)tre 
admiration. 

Nous  devons  à  la  mémoire  vénérée  de  M.  Ernest  Du]>uy  un  h(»m- 
mage  analogue.  Poète  autant  qTi'humanisIe,  ce  charmant  esi)rit 
fut,  par  ses  belles  éturies  sur  A  Ifred  de  Vi^ny  et  ses  amitiés  romantiques, 
autant  que  par  les  longues  causeries  que  nous  eiimes  avec  lui,  un 
de  nos  initiateurs  Jans  la  coiitiaissaîicc  iutiiiie  de  l'iiistoire  poétique 
du  xix^  siècle.  M.  Léon  Séché,  par  ses  ai>«>ndaules  juiblications  do 
documents,  en  avait  enrichi  la  malièrc.  iM.  Ernest  Du}iuy,  i^ar  son 


X  AVANT-PHOl'OS 

talt'iil  d'cxposilion,  son  },'<»ûl  artistique  et  son  sens  extjuis  de  la 
psvfliologie  des  ]Ktètes,  nous  aida  à  comjirendre  la  ]>liysi(tnonne 
UKiiiile   des  amis  de   Deselianips,   les  grands   romantiques. 

M.  l''ernand  Baldens])er<;er  et  M.  Jules  Marsan  n(»us  «»nl  rendu  le 
même  service.  M.  Marsan  a  réédité  la  Miise  framaise  et  fait  revivre 
toute  une  |Ȏiiode  de  la  vie  d'Emile  et  d'Antoni  r)escham])s,  ainsi 
cjue  la  spirituelle  iiyurc  de  leur  j)ère,  M.  Jacques  Desehanq)S  de 
Saint-Amand,  dans  ces  études,  exquises  de  forme  et  de  fond,  qu'il  a 
réunies  sous  ce  nom  :  La  Bataille  romantique.  .M.  lîaUb'nsperger 
n'est  pas  seulement  l'éditeur  d'Alfred  de  Vigny,  dont  il  nous  a  com- 
nuinitpié  de  ]>réeieux  inédits;  ses  études  sur  Gœthe,  sur  Shakespeare, 
sur  riCur(q)e  moderne  nous  «uil  initié  à  la  littérature  européenne, 
au  même  litre  ipie  les  savants  travaux  de  MM.  llazamian,  Baseh, 
lla/.ard.  Rouge,  Sj)eidé,  Van  Tieghem.  Nous  ne  leur  devons  pas 
moins  (pi'aux  éludes  de  M.  Daniel  Mornel  suv  le  ]»ré-romajitisme. 

Mais  le  séduisant  at  liait,  (pi'exercc  sur  les  es])rils  ee  tpi'on  a])pelle 
la  liltéiaLure  eom])arée,  ne  nous  a  jamais  fait  ]>erdrc  de  vue  l'cdijet 
que  n<»us  nous  étions  ]iro])r)sé,  d'écrire  la  monographie  j)sychologi(jue 
<riin  ]mèl»'. 

i.c  i\ue  lut  l'enfance  et  la  ]»ériode  tle  formation  d'une  de  ces  créa- 
tures d'élite,  comment  le  monde  s'est  réfléchi  dans  une  âme  de  ce 
génie,  et  jioiiiipioi  dans  son  «l'inre  s'est  dégagée  ])eu  à  ]teu  celte 
vision  ])oéti<pi('  jtersonnelle  des  choses,  (jui  consliLue  le  ]>arti-pris 
d'une  nature  d'artiste,  (pielle  attiludc  une  nature  ainsi  bâtie  sut 
garder  en  face  des  ])rol)lèmes,  f|ue  la  destinée  ])ose  devant  elle, 
]tro|)lémes  moraux,  ]»olil  i(|u»s,  religieux,  surtout  eslhét  icpies,  ce 
(pi'elle  fut  à  I  âge  tics  ]iassioiis,  (piaïul  la  jeunesse  nous  enivre, 
comment  clic  se  dévelopjia.  dans  l'âge  mûr,  qiiaïul  l'ânie  devient 
jilus  ou  moins  maîtresse  de  ses  jmissances,  enfin  coiuniciil  elle  se 
«•onqiorla  ilaiis  râjire  chemin  de  la  vieillesse,  <pii  nuMie  par  la  maladie 
à  la  mort,  telles  s(»nt  les  cpieslions  que  nous  ne  j)ouvions  rés(»udre 
seul  et  ]>(tur  lesquelles  la  lecture  des  œuvres  d'un  écrivain  n'est  pas 
toujours  suffisante. 

Nous  ne  nions  pa^  qio-  jmni  immis  rejirésenter,  si  Von  ])eut  ainsi 
parler,  le  rêve  intime  dont  est  sortie  l'œuvre  d'un  artiste,  il  ne  faille 
faire  un  effiul  de  niédilalioii  pei  snnnelle,  cpii  mesure  notre  jtrojtrc 
«apacité  de  la  reconstruire,  et  certes  lérudit ,  (piand  il  n'a  ])as  (pielqucs- 
uncs  des  facultés  de  divination  d'un  Marcel  Scliwoh  ou  d'un  Anatole 
France,  est  perdu,  anéanti,  noyé  dans  ses  boîles  de  fiches,  cadre  déri- 
sfire  de  la  vie  !  —  Il  n'en  est  ])as  moins  vrai  que  ]tour  mieux  sentir, 
il  n'a  jamais  nui  dv  heaucou]>  savoir  et  que,  si  l'itn  a  ]>u  dire  (\ue  l'au- 


AVANT-PROPOS  XI 

teur  n'est  jamais  l'homme,  et  (pie  la  vie  de  cîlui-ci  n'est  pas  la  vie 
de  celui-là  et  que  l'Iionnne  n'est  ])as  tout  enlier  la  cause  de  l'œuvre, 
ce  serait  un  paradoxe  un  peu  fort  de  prétendre  que  la  biographie 
n'apprend  absolument  rien  ^. 

La  biograi)hie,  (|ui  n'expli(pierait  (pi'imparfaitement  l'œuvre 
d'un  Vigny,  d'un  Gautier,  parce  qu'ils  l'ont  découpée  avant  tout 
dans  l'étolTe  de  leurs  rêves,  éclairera  au  contraire  l'œiivre  d'un 
homme,  qui  n'aura  pas  eu  la  même  ])uissance  de  s'évader  par  l'ima- 
gination des  conditions  de  son  existence,  et  de  se  créer  un  monde 
idéal  en  dehors  d'elles.  L'œuvre  d'Emile  Deschamjjs,  bien  qu'elle 
consiste,  selon  sa  jolie  formule,  dans  les  aventures  de  ses  pensées, 
s'expli([ue  encore  mieux  par  l'histoire  de  sa  forma  lion  intellectuelle 
et  le  dévehqipement  de  son  goût,  donc  essentiellement  par  les  rela- 
tions qu'il  a  eues,  dans  sa  vie,  avec  les  artistes  et  les  gens  d'esprit 
qu'il  a  fréquentés, 

X(»us  devons  donc  une  grande  reconnaissance  à  ceux  qui  nous 
ont  permis  de  ])énélrer  dans  l'intimité  de  cette  existence  si  longue 
et  si  bien  remplie.  Pour  acc()iu])iir  ce  charmant  pèlerinage,  nous 
avons  eu  le  bonheur  de  icncontrer  cpielqucs  personnes  de  la  })lus  rare 
distinction  qui,  dans  leur  jeunesse,  ont  eu  le  privilège  de  vivre  auprès 
d'Emile  Deschamps.  Notre  ami,  M.  Achille  Taphanel,  conservateur 
honoraire  de  la  Bibliothèque  de  Versailles,  a  appris,  presque  en 
même  teni])s  ([ue  \L  Lanson,  notre  projet  d'étudier  l'œuvre  et  la  vie 
d'Emile  Deschamps,  et  ceux  qui  connaissent  sa  délicieuse  obligeance 
et  son  active  bonté  se  doutent  Jjieu  du  lùle  qu'il  a  renqdi  auprès  de 
nous.  Le  savant  historien  de  la  Maison  royale  de  Saini-Cyr  n'est 
pas  seulement  un  éiudit  rompu  aux  méthodes  de  la  crilicpic  contcm- 
jxtraine,  c'est  un  poète  délicat,  un  causeur  excjuis,  véritable  fds 
spirituel  des  Deschamps,  des  Doudan,  qu'il  a  fréqueutés,  goûtés, 
aimés  toute  sa  vie.  Il  faut  lire  les  substantielles  et  délicates  études 
qu'il  a  consacrées  à  Emile  Deschamps  et  à  la  société  çersaillaise,  si 
l'on  veut  apprécier  la  finesse  et  l'atticisme  de  ce  grand  lettré.  C'est 
lui,  le  dé]>ositaire  des  dernières  ])cnsées  d'Emile  Desch;un]>s,  lui, 
un  des  éditeurs  do  ses  œuvres  complètes,  qui  nous  a  cuuduit  auprès 
de  Madame  l.riqn.ld  Paignard,  (>'est  grâce  à  lui  i\\iv.  jumis  a\(»ns  été 
reçu  au  chàlcau  du  Hocher,  dans  la  Sarlh«i,  où  rarricre-]>elilc-nièce 
d'I'^mile  Deschamps  conserve,  avec  une  bicjivcillance,  en  qui  revivent 
res])rit  et  le  cœur  de  son  oncle,  les  souvenirs  d'un  siècle  d'iiistoire 
11!  I  ('•i;iire. 

1.  Paul  Valéry.  Introduction  à  In  mélhodc  de  Léonard  de  Vinci,  3*^  édition. 
Paris,    .Xouv,    Revue  fraiiçaisc    (1919),   In-S'', 


XII  AVANT-PKOPOS 

Si  notre  ouvrage  se  présente  avec  un  fonds  très  riche  d'inédits, 
c'est  à  -Madame  Paignard  que  nous  le  devons.  Si  la  physionomie 
d'Emile  Deschamps  apparaît  parfois  avec  son  charme  si  personnel, 
à  travers  tpielques  pages  de  ce  livre,  c'est  la  parole  de  Madame  Pai- 
gnard ipii  les  anime,  c'est  sa  mémoire  ornée  et  si  finement  artiste 
qui,  en  s'cxprimant  devant  nous,  a  ressuscité  le  passé. 

Madame  de  La  Sizeranne,  dont  les  ])arents  étaient  les  amis  du 
poète,  n'a  pas  été  moins  heureuse  en  évoquant  les  souvenirs  de  sa 
jeunesse  ;  c'est  grâce  à  elle  et  grâce  aux  entretiens  que  nous  avons 
eus  avec  son  fils,  M.  Robert  de  La  Sizeranne,  notre  émiuent  com- 
j>alriote  cpie  nous  avons  pu  parler  avec  quelques  détails  des 
voyages  que  fit  Emile  Deschamps  en  Dauphiné. 

M.  l'abbé  Guérard  et  >L  Roman  d'Amat.  alliés  de  la  famille  Des- 
champs, ont  éclairci  pour  nous  quelques  points  relatifs  aux  origines 
de  cette  famille. 

Un  travail  de  ce  genre  est  vraiment  une  œuvre  collective.  Ainsi, 
nous  n'aurions  jamais  pu  écrire  le  chapitre  qui  concerne  les  relations 
d'Iùnile  Deschamps  avec  le  prince  russe  Elim  Mestscherski,  si  nous 
Il  avions  pas  profité  de  la  science  du  slavisant  émérite  qu'est  M.  André 
Mazon,  ])rofesseur  de  littérature  russe  à  l'Université  de  Strasbourg. 
NoTis  devons  à  M.  Lange,  professeur  à  la  même  université,  comme 
on  le  verra  dans  le  ctmrs  de  cet  ouvrage,  toutes  les  suggestions  cpii 
concernent  le  roman  d'Emile  Dcschamjis  et  l'hypothèse  d'un  amour 
malheureux  dans  sa  vie.  Nous  tenons  à  remercier  ces  deux  maîtres 
de  leur  précieuse  collaboration. 

M"'^  la  comtesse  de  Noblel,  qui  a  Lien  voulu  ouvrir  pour  nous  les 
riches  collections  du  château  de  Saint-Point  et  nous  communiquer 
05  lettres  inédites  d'Emile  Descham])s  à  Lamartine,  voudra  ])icn 
nous  permettre  de  lui  ofl'iir  nos  plus  respectueux  remerciements. 

M.  Gustave  Simon,  le  savant  éditeur  des  Œuvres  compU'tes  de  Victor 
Hugo,  accueillera  aussi  l'expression  de  notre  reconnaissance  pour 
la  générosité  avec  laquelle  il  nous  a  fait  part  des  inédits  qui  pouvaient 
nous  intéresser. 

Mais  nous  ne  ]>ouvons  terminer  cet  Avant-propos  sans  adresser 
un  honmiage  cordial  et  justement  motivé  à  n(»s  collègues  de  la  Biblio- 
thèque Nationale  et  à  nos  amis  qui  nous  ont  aidé  de  tout  leur  zèle 
à  mettre  au  point  cet  ouvrage.  Que  ne  dev(tns-nous  ]»as  aux  avis 
si  obligeants,  à  l'amitié  de  MM.  Gédéon  lluet  et  Eugène-Gabriel 
Ledos,  ces  deux  érudits  admirables,  aussi  savants  que  modestes, 
aussi  attachants  (jue  di\ers,  et  qu'on  ne  ])eut  s'empêcher  d'aimer, 
quand  on  a  eu  l'honneur  de  les  approcher  ! 


AVANT-PROPOS  XIII 

Nous  joindrons  à  ces  noms  respectés,  ceux  de  nos  amis  MM.  Louis 
Demonts,  conservateur-adjoint  au  Déjiartement  de  la  peinture  du 
musée  du  Louvre,  Acliille  Perreau,  rédacteur  au  Temps,  et  Pierre 
Poux,  professeur  au  lycée  Janson-de-Sailly,  qui  savent  ce  que  leur 
doivent  le  Deschamps  dilettante  et  son  auteur,  ceux  de  nos  col- 
lègues Emile  Dacier,  Pierre  Fournier,  Paul-Louis  Grenier,  Henri 
Moncel,  Amand  Rastoul,  Jean  Vie,  Jean  Vallery-Radot,  qui  nous 
ont  aidé,  soit  à  préciser  quelques-unes  de  nos  nombreuses  recherches, 
soit  à  corriger  les  épreuves  de  ce  long  travail. 

Notre  ami,  M.  Jules  Tabourin,  nous  permettra  de  lui  offrir 
l'expression  de  notre  profonde  gratitude  pour  la  part  qu'il  a  prise 
à  la  publication  de  ce  livre,  et  nous  nous  acquittons  en  outre  d'un 
devoir  en  remerciant  notre  imprimeur,  M.  Paillart,  de  sa  diligente 
collaboration,  M.  Georges  Vicaire,  conservateur  de  la  bibliothèque 
Lovenjoul,  à  Chantilly,  M.  Jean  Béreux,  conservateur  de  la 
bibliothèque  de  Bourges,  MM.  Hirschauer  et  Pichard  du  Page, 
conservateurs  de  la  bibliothèque  de  Versailles,  de  l'amicale  obli- 
geance avec  laquelle  ils  nous  ont  aidé  à  honorer  la  discrète  et 
charmante  mémoire  d'un  poète  romanti(juc. 


TABLE   ANALYTIQUE   DES   ALVTIÈRES 


PRÉFACE 

1.  Lk  Cosmopolitisme  d'Emile  Deschamps.  —  H.  La  morai.k  d'un 

DILETTANTE. 

Le  «  cas  »  d'Emile  Desohamps  doubleineiil  romantique.  Conlribution- 
à  l'élude  de  deux  prohlèmes  :  1"  luflnences  étrangères  sur  le  développe- 
ment de  la  littérature  française.  2"  Influence  de  l'état  d'àme  romantique 
sur  la  conduite  de  la  vie. 

1°  Le  Cosmopolitisme  df'^uiile  Deschamps  :  un  poète  traducteur  de 
Shakespeare,  de  Goethe  et  de  Schiller,  du  Romancero  espagnol,  de  quelques 
poètes  russes.  —  Comment  il  a  conçu  le  rôle  de  l'esprit  français  en  Europe 
et  des  influences  européennes  en  France.  —  Le  romantisme  considéré 
comme  un  prélude  dans  le  développement  dos  littératures  comparées. 
l  ne  ignorance  féconde  :  elle  a  préservé  l'originalité  de  la  poésie  française 
du  XIX®  siècle.  Caractère  profondément  national  et  tiadil  ionnel  du  roman- 
tisme français.  Le  classicisme  d'Emile  Deschamps xxvii-xxxvi 

2°  Emile  Deschamps  et  «  le  mal  du  siècle  ».  • —  Comiucut  il  a  réscj.u  pour 
sa  part  le  conflit  du  rcve  et  de  l'action  :  une  vie  bourgeoise  et  une  âme 
d'artiste.  Emile  Deschamps  comparé  à  Alfred  de  Musset  :  un  Musset  sans 
génie,  mais  mieux  doué  sous  le  rapport  moral  du  caractère.  L'amour  et 
le  mariage  dans  la  vie  d'Emile  Deschamps.  —  La  curiosité  il'esprit, 
l'anifuir  du  Beau  et  l'élément  mtu'bide  de  la  personnalité.  Réalisation  et 
application  d'une  règle  de  vie  conforme  à  l'idéal  rêvé  et  formulé  par 
.Mf"e  ,1e  Staël xxxvii-XLiv 


XVI  •  TABLE    ANALYTIQUE     DES     MATIERES 


ORIGINES   lA.MILIALES.  —    NAISSANCE.  —    ÉDUCATION.   — 
ANNÉES  DE  FORMATION.    (1701-1819). 


CHAPITRE  PREMIER 

OllIGINES    FAMILIALES     :     JeAN     DeSCHA.MPS,    GRA.ND-ONCLE     DU     POETE.    

Son  père,  Jacques  Deschamps  de  Saint-Amand. 

Oriffiue  des  Deschanips.  Une  famille  française  et  cosmopolite  au  xvii® 
et  au  xviii'^  siècle  :  le  huguenot  François  Deschamjjs,  de  Bergerac.  — 
Son  fils  Jean,  ministre  du  culte  réformé  à  Genève  et  à  Butzow  (Allemagne). 
Un  de  ses  petits-fUs,  Gabriel,  rentre  en  France  au  commencement  du 
xviii^  siècle  et  abjure  ;  il  est  le  père  de  M.  Jacques  Deschamps  de  Saint- 
Amand  et  le  grand-père  des  poètes  romantiques  :  Fmiln  et  Aiitoui  Des' 
chami)s 1-4 

Curieuse  physionomie  cosmopolite  du  frère  de  Gabriel  Deschamps, 
c'esl-à-dire  du  grand-oncle  des  deux  poètes  :  Jean  Deschamps,  né  à  But- 
zow, théologien,  philosophe  et  bel  esprit  :  disciple  de  Leibniz,  il  traduit 
les  œuvres  de  son  comnientateur  Christian  Wolf,  pour  lequel  il  professe 
une  sorte  de  culte.  Il  s'attache  à  faire  connaître  en  France  la  philosophie 
de  Leibniz,  modifiée  par  Wolf,  concurremment  avec  AP"®  du  Chatelet. 
—  Précepteur  des  frères  de  Frédéric  II,  il  encourt  sa  disgrâce  pour  avoir 
critiqué  Voltaire,  se  réfugie  à  Hambourg,  puis  à  Amsterdam,  où  il  s'occupe 
de  travaux  littéraires  et  poétiques,  se  relire  enfin  à  Londres,  se  marie 
avec  Judith  Charnier  et  fonde  une  famille  qui  se  fixe  défmitivemont  en 
Angleterre 4-8 

Jacques  Deschamps  de  Saint-Amand  (1741-1826)  ;  le  père  des  deux 
poètes  romantiques  était  le  neveu  de  ce  pasteur  lettre  et  cosmopolite.  Un 
bourgeois  philosophe  :  sa  carrière  dans  la  Ferme  Générale  sous  l'Ancien 
Régime  et  dans  l'Administration  des  domaines  pendant  la  Révolution, 
l'Empire  et  la  ]>remlère  moitié  de  la  Restauration.  —  ISn  lettré  de  l'an- 
cienne France,  amateur  de  théâtre  et  de  poésie,  admirateur  de  Voltaire, 
de  Lemicrre.de  Ducis.  Attentif  au  mouvement  littéraire  pendant  la  Révo- 
lution et  l'Empire,  il  est  en  relations  avec  quelques  poètes  et  quelques 
membres  de  l'Académie  française,  à  l'histoire  de  laquelle  il  s'intéresse  : 
ses  collections.  Ses  relations  particulières  avec  Vieilh  de  Boisjoslin,  le 
traducteur  de  Pope  :  la  Forêt  de  Windsor,  avec  Thomas,  l'auteur  des 
Eloges  :  Epttre  au  peuple  et  Eloge  de  Sully,  avec  François  de  Neufchàteau. 
Questions  concernant  l'Académie  française 9-23 

Le  Salon  de  M.  Jacques  Deschamps,  rue  Saint-Florentin,  réunit  à  la 
fin  de  l'Empire  et  au  début  de  la  Restauration  les  membres  de  l'ancienne 
école  littéraire  et  les  jeunes  partisans  d'une  renaissance  poétique  :  la 
«  naissante  hérésie  »,  —  Relations  de  la  famille  Deschamps  et  de  la  famille 


TABLE    ANALYTIQUE    DES    MATIERES  XVII 

de  Vigny.  —  M.  Deschamps  accueille  les  jeunes  amis  de  ses  fils  :  Une 
épître  d'Adolphe  de  Sainl-Valry.  —  Date  mémorable  :  le  23  août  1819, 
Henri  de  Latouche  adresse  au  vieillard  le  premier  exemplaire  de  son 
édition  des  Idylles  d'André  Chénier.  —  Relations  avec  les  dames  Gay  : 
Delphine,  la  «  muse  »  des  jeunes  romantiques.  Rôle  de  M.  Jacques  Des- 
champs dans  le  premier  Cénacle.  Sa  mort  (9  mai  182G) 24-28 

CHAPITRE  II 

I.   Naissance  et  éducation   d'Emile   Deschamps.  —  Années   de   for 
MATioN.  —  Premiers  essais  littéraires.   1791-1816.  — ■  II.   Entrée 
DANS  l'Administration.  —  Séjour  a  Vincennes  en  1814  et  1815.  — 
Emile  Deschamps  et  la  Restauration  :  Le  chansonnier.  Le  poète 
mondain. 

Naissance  d'Emile  Deschamps  à  Bourges  (1791).  Souvenirs  de  sa  ville 
natale.  —  Naissance  d'Antoni  Deschamps  à  Paris  (1800).  Mort  de  leur  mère. 
—  Leur  vieille  «  bonne  «.  Education  catholique  :  un  peu  mystique  et  roma- 
nesque. Goût  du  merveilleux  tempéré  par  l'influence  paternelle.  —  Années 
de  formation  pendant  le  Consulat  et  les  premières  années  de  l'Empire. 
Relations  des  familles  Deschamps  et  de  Vigny  à  l'Elysée  Bourbon.      29-38 

Premières  émotions  littéraires  :  M"^^  de  Staël,  Chateaubriand,  M''^^  Cot- 
tin.  —  Premiers  essais  poétiques  dans  le  genre  «  troubadour  ».  Règne  de 
la  poésie  troubadour  :  vogue  de  la  romance.  Influence  de  Millevoye.  La 
«  Colombe  du  Chevalier  »  paraît  dans  V Almatiach  des  muses  de  1816.  La 
poétique  du  «  bon  vieux  temps  »  :  Moncrif,  Berquin  et  le  Moyen-Age  à 
la  fin  du  xviii®  siècle.  Un  poème  officiel  :  la  Paix  conquise  paraît  dans  le 
Journal  de  l'Empire  en  février  1812. 38-43 

Entrée  d'Emile  Deschamps  dans  l'Administration  des  domaines.  Son 
premier  poste  à  Vincennes  et  sa  conduite  pendant  les  sièges  de  1814  et 
1815.  Relations  avec  le  général  Daumesnil.  Deschamps,  alors  bonapar- 
tiste, fronde  le  gouvernement  royal  par  des  chansons.  Ce  que  sera  en 
politique,  comme  en  littérature,  ce  voltairien  discret.  —  Un  libéralisme 
total  :  Dès  l'apparition  de  «  V Allemagne  »  de  M'"*^  de  Staël,  en  1813,  il 
admire  Schiller  et  Gœthe,  mais  il  ne  leur  sacrifie  ni  Voltaire  ni  le  xviii^  siè- 
cle. Disciple  d'André  Chénier  et  de  M'"^  de  Staël,  il  cherchera  à  concilier 
le  cosmopolitisme  littéraire  qui  est  de  tradition  dans  sa  famille  et  l'esprit 
français.  —  Les  poésies  mondaines  d'Emile   Deschamps 43-49 

CIIAI'ITHI':    111 

I.  \  éhité  kt  poésie  :  le  prétendu  «  roman  d'amouh  »  i>'1'1mile  Des- 
champs. Le  poète  élégiaoue.  —  II.  Le  mariage.  — -  M'"*^  Emile 
Deschamps. 

Nirité  et  poésie.  Le  roman  (riwuiic  Deschamps  et  riiypotlièse  <V\in 
amour  malheureux  dans  sa  vie 50-58 

Inspirations  de  ses  jjoésies  élégiaqucs.  —  Son  mariage.  — ■  M"'c  Emile 
Deschamps    58  02 


TABLE     A.NALYTIVVE     DES     MATIERES 


CllAlMTP.l-:    IV 
Collaboration  avec   Henri   di:   Latouche.    Deux    comédies  :  «  Sel- 

MOURS    ".     LE    «    TOVR     DE    FAVEUR    ».    PrEMIÈRE    CAMPAGNE    ROMAN- 

TIOUK. 

Emile  et  Anioui  Deschanips  ])enclanl  les  jiremières  années  de  la  Res- 
tauration. Emile  Deschamps  et  Henri  de  Latouche  :  leur  collaboration 
à  deux  pièces  de  théâtre  :  Selmoiirs,  joué  le  23  juin  1818,  et  le  Tour  de 
Faveur,  le  2.3  novembre  1818.  Portée  de  la  critique  littéraire  dans  la  comédie 
du  Tour  (le  fa\'eur  :  une  première  campagne  romantique.  1/iiiflucnce  de 
M"^*^  de  Staël  et  la  n  leçon  "  d'André  Chénier (t3-7G 


LlViiE     II 

LE   CLASSICISME    DI:N    r.(  ).MANïlgUE    (1820-18.30). 


CHAPITRE  PREMIER 

L     Un    POINT    DE    VUE    SUR     I.E     Ht»MANTISME.    II.     RoLE     dEmILE     DeS 

CHAMPS     DANS    LE    GROUPE     PRÉ-ROMANTIQUE.    III.     Le     PrÉ-ROMAN- 

TISME    AU    THÉÂTRE    :    La    QUESTION    DU    DRAME    LYRIQUE    ET    CELLE    DU 
VERS    AU    THÉÂTRE.    I\'.    Le    CÉNACLE    DE    LA    MuSE    FRA.NÇAISE. 

Un  point  de  vue  sur  le  romantisme.  —  Le  romantisme  d'Emile  Des- 
champs, comme  celui  de  \  ictor  Hugo,  surtout  littéraire  et  prosodi([ue, 
s'est  développé  en  dehors  de  l'influence  de  .I.-.J.  Rousseau.  Et  à  ce  propos, 
au  lieu  d'évoquer  Rousseau  et  les  influences  allemandes,  il  conviendrait 
plutrit   de  chercher  en  Angleterre  les  origines  du  romantisme  euroj>éen. 

—  Le  romantisme  particulier  d'Emile  Deschamps  dérive  de  \oltaire  et 
d'André  Chénier,  poètes  influencés  parles  écrivains  anglais. —  Lin  roman- 
tisme classique  ou  le  romantisme  d  un  classique 7!)-S5 

Le  groupe  pré-romantique,  tout  royaliste  et  catholique.  —  ComnuMit 
Deschamps,  libéral  et  voltairieu,  s'y  comporte.  —  Comment  il  conçoit 
l'ami  lié.  Comment  il  en  remplit  le  rôle  auprès  de  Soumet,  de  Guirau<l,  chefs 
de  ce  mouvement.  • — -Ses  premières  relations  avec  Victor  Hugo.  Attitude 
royaliste   et  cathodique   de  Victor  Hugo  dans   le    Conservateur    lilléraire. 

—  Deschamps  et  les  poètes  élégiaques  et  mondains  de  l'époque.  .  .     85-90 

Les  ]iré-romanti<pies  au  théâtre.  —  Le  «  libéral  Latourhe  rompt  le 
premier  avec  ces  poètes.  Réserve  plus  grande  de  Deschamps  :  il  reste 
fidèle  à  ses  amis,  bien  qu'il  se  distingue  d'eux  ;  il  ne  va  pas  au  groupe  des 
érudits  et  des  libéraux  (Vitet.  Stapfer,  Stendhal).  Raisons  de  cette  altitude  : 
insuccès  des  représentations  shakespeariennes  à  Paris  en  1822.  Descluunps 


TABLE     ANALYIIQUE     DES     MATIERES  XIX 

se  défie  du  «  mélodrame  ».  Importance  à  ses  yeux  de  la  «  forme  «.  —  Le 
vers  au. théâtre  doit,  selon  lui,  ménager  les  droits  de  la  poésie 90-104 

Le  premier  Cénacle.  La  première  revue  romantique  :  la  Aluse  Fran- 
çaise. Raisons  de  son  insuccès  :  «  chute  »  de  Chateaubriand  ministre. 
—  «  Antipathie  »  de  Lamartine.  Fin  du  o;enre  troubadour.  .  .  .      104-118 

CHAPITRE  II 

I.   Evolution   du   Romantisme  en  1825.  —  II.   L'Arsenal.  —  Emile 
Deschamps  et  les  Nodier. 

Situation  du  romantisme  après  la  disparition  de  la  Muse  Française.- — Son 
évolution  en  1825.  — -  Influence  de  Byron.  —  Emile  Deschamps  et  les  fon- 
dateurs du  Globe.  —  Le  Léonidas  de  Pichat  ;  la  mort  d'un  poète.     119-125 

Les  Romantiques  à  l'Arsenal.  —  L'école  poétique  se  constitue.  — 
Relations  d'Emile  Deschamps  avec  les  Nodier.  —  Emile  Deschamps  et 
Marie  Nodier 125-130 

CHAPITRE   III 

L  Influence  de  Shakespeare  sur  l'évolution  du  drame  romantique. 
—  Collaboration  d'Emile  Deschamps  et  d'Alfred  de  Vigny  : 
traductions  shakespeariennes. —  II.  «Roméo  et  Juliette»  traduit 
PAR  Emile  Deschamps. 

Emile  Deschamps  et  Alfred  de  Vigny.  —  \^i\q  véritable  amitié  d'hommes 
de  lettres.  Leur  collaboration  à  la  traduction  de  Roméo  et  Juliette.  — 
Shakespeare  et  l'école  romantique 131-141 

Les  traductions  shakespeariennes  d'F^mile  Descham]is.  \]ti.  moment 
de  l'histoire  de  Shakespeare  en  France 141-158 

CHAPITHI':   IV 
La  Bataille  romantique  :   I'^mile   Deschamps  apologiste  de  «  Chom- 

WELL  »   ET   CRITIOUE   d'   «   HeRNANI  ». 

La  bataille  rtimanliquc.    l'^lli-  sr  li\rc  au   ihéàlic   :   Hugo  et   la   Pri'/'ace 

de  Cromwell.  —  Let  tre  d'Emile  Deschamps  à  l'éditeur  du  Mercure.     159-1G3 

Deschamps,  crilifpie  de  «  Ilernani  » I(i4-l(i7 

ciiAi'i  riii-:  \' 

I.  Les  «  Etudes  françaises  et  étrangères  ».  — ■  Doctrine  littéraiiu: 
d'Emile  Deschamps.  —  II.  Emile  Deschamps  traducteur  :  in- 
fluences DE  l'.VlLEMAGNE  et  DE  l'EsPAGNE  SUR  LE  ROMANTISME 
IHANÇAIS. 

La  publication  des  Eludes  françaises  et  étraiif>ères  et  Ic'.ir  Prrjace 
manifeste    de    1829 1()8-170 


XX  TABLK     ANALVTIOVE     DES     MATIEHES 

Docliiiic  littrrairc  dlùuilo  iJeschamps  :  une  tlrliriilimi  du  roniari- 
lisine    :   romanlisiue   et    lyrisme 171-175 

l^omantisine    et    poésie    dramatique 175-179 

Le  rtmiantisme  et  le  style.  —  Art  et  iivdividualité.  —  Le  ^oùt  d'Kmile 
Deschamps 179-181 

Position  d  Emile  l)escham]>s  comme  traducteur  eu  face  îles  littératures 
élraugcres.  L'Allema<^ne  et  les  r(»mautii|uos  français:  ce  qu'elle  était  en 
1810  pour  Mnie  de  Staël;  ce  qu'elle  fui  ilc  1820  à  1830  pour  les  roman- 
tiques. Influence  de  ceux  (pii  de\iiinMil  les  (.'rands  classiques  alle- 
ma  nds 181-183 

Intérêt  des  «  Jifi/r/es  »  d'Emile  Deschamps.  Elles  oui  contribué  à  répandre 
'influence  de  Schiller  et  de  Gœthe  en  France 183-184 


r.I TA  PITRE  VI 

L   Les  «  Études   françaises   et   éthangères  »  (suite).  —  Emii.e  Des- 
champs ET  Schiller  :  le  «  poème    de    la    Cloche  ».    —   Un    roman- 

TIQIE      français      EN      FACE      DU       LVHIS.Ml.       l'il  I LOSOPHIQU  E      ALLEMAND. 

—  II.  Emile  Deschamps  et  Gœthk  :  ><  La  Iiancée  de  Corinthe  »  : 
UN  homantkiuk  français  en  face  de  la  poésie  fantastique  et  de 
l'hellénisme  gœthéen. 

1^*  Influence  de  Schiller  :  Pour<[uoi  Deschamps  a-l-il  traduit  la  «  Cloche  ?  » 
Caractère  classicpie  et  universel  de  ce  jxième.  Place  du  jioèmc  «le  la  «  Cloche  » 
dans  l'évolution  de  la  pensée  et  de  Tari  de  Schiller.  Art  essentiellement 
«  intellectuel  ».  Portée  philosophiipu-  du  jtoème  de  la  «  Cloche  ».  .      185-192 

Sa  traiisjiosition  en  français  :  M'"*^  de  Staël,  qui  n'av&il  été  sensihle 
qu'à  la  valeur  émotive  du  poème,  dt'liail  les  j)oètes  français  d'eu  ])ouvoir 
rendre  la  couleur  et  le  rythme.  —  Deschamjis  a  relevé  le  défi.  —  (^ue  sa 
traduclion,  dans  son  premier  «  étal  »  est  de  dix  ans  antérieure  à  la  puhli- 
calion  des  u  Étittles  ».  Parue  dans  le  «  Conservateur  littéraire  »  en  1821.  elle 
n'est  (pi'une  ada])lalion  en  vers  de  la  traduction  en  prose  d'Henri  de 
Latouche.  ])ul)liée  dans  la  \linerve  en  1820.  El  à  ce  ])ropos,  de  la  connais- 
sance «le  la  lan;fue  allemande  chez  nos  romanlicpies.  Relations  de  Lalouche 
avec    Dielilz 192-196 

Comparaison  de  l'adajitaticm  poéli'|uc  dl^mile  Deschamps  avec  la 
traduction  en   jtrose  de   Camille   .lordari.  l)énaturati(»n  du  poème  de 

Schiller.  Va  à  ce  propos,  du  si  sic  diin  puèlf  français  de  la  ju'riode  romin- 

liqur " 197-206 

2"  Influence  de  Gu-lhc  :  La  «  iiancée  de  Corinthe  »  de  Gœlhc.  —  Double 
aspect  du  ])oème  :  son  caractère  hellénique  et  païen,  son  caractère 
fanlasli(pie  et  vanq>iri(pie.  Aufjuel  de  ces  deux  aspects,  un  roman- 
licpie,  en  1825.  ]>(uivait-il  être  ])lus  jiarticulièrement  sensible  ?  Du  renou- 
veau <le  l'hellénisme  au  début  du  xix*^  siècle  et  du  succès  du  «  ^enrc 
fanla>ilicpie   -> 206-222 


TABLE     ANALYTigVE     DES     MATIERES 


CHAPITRE  VII 

I.  I.ES  «  Etudes  françaises  et  étrangères  »  (suite).  —  Emile  Des- 
champs ET  l'Espagne.  —  Le  «  Poème  de  Rodrigue  »  et  la 
genèse  de  la  «  petite  épopée  »  AU  xix^  siècle.  —  II.  Conclusion 
SUR  l'œuvre  d'Emile  Deschamps  traducteur.  —  Succès  des 
«  Etudes  »  et  de  la  «Préface»  des  «Etudes  françaises  et  étran- 
gères. —  Renommée  d'Emile  Deschamps  en  1830. 

Importance  du  Poème  de  Rodrigue,  frai^iiiriit  du  IviiiitiHcero  espagnol. 
<laus  Tceuvrc  d  Emile  Deschamps,  cl  de  1  influence  de  l'Espagne  sur  la 
littérature  romantique.  En  soumettant  à  cette  influence  le  poème 
tel  cpie  André  Chénier,  puis  Alfred  de  Viony  en  avaient  fixé  la  forme, 
Emile  Deschamps  a  contribué,  dès  1828,  à  l'évolution  du  genre  épique  au 
XIX®  siècle  :  être  grand  sans  être  long.  De  la  romance  du  «  style  trouba- 
dour »  à  l'épopée  moderne.  Comment  le  problème  s'est  imposé  très  tôt, 
dès  1816,  à  l'esprit  d'Emile  Deschamps,  qui  re-rimait  alors  Moncrif 
et  Berquin.  —  Vogue  européenive  de  Moncrif  et  de  Ber(piin  à  la  fin  du 
xviii^  et  au  début  du  xix®  siècle.  — Réveil  du  lyrisme  éjiitpie  en  Angle- 
terre       223-234 

l*'  Les  ballades  écossaises.  ■ —  Influence  du  recueil  de  Percy,  en  Alle- 
magne, dès  1770.  Le  lyrisme  allemand  moderne  part  de  là.  Cette  influence 
fut  bien  plus  lente  à  pénétrer  en  France  :  Ossian  contre-i)at  tu  ])ar  Moncrif 
et  Berquin 235-242 

2*'  Les  romances  espagnoles.  —  Leur  importance  dans  le  dévclopiiement 
de  la  poésie  romantique  peut  être  comparée  à  celle  de  Shakespeare,  dans 
le  genre  dramati([ue.  Emile  Deschamps  est  un  des  premiers  à  les  avoir 
utilisées.  Il  a  demandé  à  l'Espagne  de  nous  rendre  le  sens  de  l'épo- 
pée      242-248 

L'Espagne  de  iu)s  ])oèles  «  Iroubadours  »  était  choval('rcs([ue  cl  roma- 
nesque      248-250 

L'Espagne  d'Emile  l)eschanq)s  sera  ]jiltoresque  et  romantique.  250-252 
Passage  de  l'une  à  l'autre  :  1°  Histoire  chevaleresque  des  Maures  de 
Grenade,  traduit  de  respagnol  de  Ginès  Ferez  de  Hita.  —  2°  Le  Dernier 
des  Ahencérages  de  Chateaubriand.  -  3*^  L'œuvre  de  Creuzé  de  Lesser. 
• —  4''  Le  Théâtre  de  Clara  (iazul  de  Mi'iinu'e.  —  5"  Le  Poème  de  Rodrigue 
d'Emile  Deschamps 252-2G2 

L'amour  roinanti<pie  dans  le  pn;ine  d<;  l)eschanq>s.  Le  ])illoresque  et 
la  couleur  locale.  La  petite  épopée 202-20!) 

Le  succès  des  «  Etudes  »  et  de  la  «  Préface  »  d'Emile  heseharups  consacre 
l'originalité  de  l'École  de  1830  et  son  indépendanee  à  r('giii(l  des  littéra- 
tures étrangères.  lassai  de  définjliiui  du  louiaul  isnic  français,  d'après 
Emile    Deschamps 2()i(-272 

lirMioiuiui'c  ili'  l'anUMir  des  -  l'ùudes  »  eu  1 830.  Une  lettre  de  Gœlhe.  — 
l  u  jugement  de  Sainte-Beuve.  -  -  Hommages  des  «  classitpies  »  et  des 
«  romantiques  ».  Lettres  de  Brifaiit.  de  (Ihênedollé,  d'Alf»ysius  Bertrand, 
<V'  Béranger,  de  Fontaney,  de  Sopliic  (',;iy.  de  Cha  teaubiiand  .  .      272-2SI. 


lAHII       \  N  \  I  >    ll"l    i       !)!   >-     MATIEKKS 


livhj:   m 

LE    DILETTANTISME    DÉMILE    DESCHAMPS    (1 830-1 845)  i. 


cHAPiTiiK  i'ni;.\nn:K 

].  La  lii'.\  oia  mon  m:  1S30  kt  lf.  libkhai.ismi:  d  in  I'uÈte.  —  IL  LAu- 

BAYK-AlX-liolS.    - — -     IIL     La     iOLLAUOHA'IION     a     l'     C  AvKMR  )'     ET     A     LA 
«  Rf.vie  des  DeIN-Mo-NUI-S.    >' 

Emile  Deschaiiips  et  la  Hévolution  de  1830.  —  Sa  ciirres^poiidancc  avec 
Jules  de  Rességuier.  —  Ses  chansous  frondeuses 285-293 

Ses  relations  avec  M™^  Récaniier.  —  Ballanche 203-295 

Relations  avec  Lamennais  et  Montalemhort.  —  Articlc^i  de  iJe.schamps 
sur   le    Paris,    éUvalion    de    Vijrnv  et    sur    .\otre-Dame-de-Paris  d'Hucro. 


L   C<- livri'  m  a   pour  complériu-nt   notre   auliv  ouvrage  iiilitulé  :  Emile  Des- 

rlidinp!'  (lilcllaiilc.  lielalionn  du  poète  avex:  les  (n'iiiln-x  ri  lt:\  tmisit  ims  ilr  Irpnr/ur 
riimtintique.  En  voici  la  taLlc  des  matièri'S  : 

L  A v.uit-propos  :  Le  «  dilcttantisnio  »  d'i^mili-  lJi  schanips ^II-xll 

IL  Dcsdiaiups  et  les  peintres  de  son  temps.  —  Le  c.  Salon  "  de  181'J  : 

un  jujienienl  sur  l'école  de  David,  sur  Prinriioii  et  sur  Gérieaull  .  .  .  .  l-lo 

Ses    rilations   avec   les   artistes 11 

Claudius    .Jac<piand 1 1-1 1 

Chanipninriin L")-1G 

In-res 17-18 

David   d'Anpers 1 0-20 

D.-laeroi.x 21-24 

111.    Éniilc  Desclianijis  <t   la   musi<pi<- 2.'»-27 

In  eriliqiie  nuisieal  en  18.'{.").   Prédilection  pour  la  musique  drama- 
tique. L'Opéra  pendant   la  périod'-  romantique   Les  dilettantes  <t   la 

mélodie 2G-.33 

La  mélodie  et  le  >  si>r-ctacle  »  dans  l'opéra  romantique 34—37 

Emile    Deschamps   et    le   livret 38—43 

Importance     du    livret     d'haidinc.     Wôh-    d'un     pnéli'     roinaiitique 

conmie  librettiste 44—46 

La  dénaturalinn  romantifpie  du  livret  de  Dnn  Juan  de  Mo/art,  rn 

1834.    Deschanq-s   et   les   Blaz.- 47-55 

Relations  d'Lmile  Deschamps  et  de  Meyerheer.  Sa  collahoration  au 

livret  <les  1 1 u '^uenols 5G— CG 

Relations    d'Emile    Deschamps    avec    Niedermeyr.    Le    livret    di 

Siradclla (.7-75 

Desehampg  et  lierlioz. —    La  symphonie  de  Roméo  et  Juliette.  ..  .  7G-Î)3 
La   finmance  au    xix^    siècle    et    les  romances  d'Emile  Desehamjts. 

Son     édition    des    lieder   de    Schvihert 94-1  \-> 

Hihlio^'raphie   des    compositions   musicales    auxquelles    LrniJe    Dis- 
champs a  collaboré llG-133 


TABLE    ANALYTIQUE    DES     MATIERES  XXIII 

—  Collaboration  à  la  Revue  des  Deux-Mondes  :  de  l'Art  social  et  de  l'Art 
pour  l'art.  Deschamps  et  Théophile  Gautier.  —  Deschamps  et  la  Peau 
de   Chagrin   de   Balzac 296-304 

CHAPITRE  II 

I.  Une  AMITIÉ  d'hommes  de  lettres:  Deschamps  et  Alfred  de  Vigny. 
—  Le  «Retour  a  Paris».  —  II.  Emile  Deschamps,  critique  enthou- 
siaste et  judicieux  de  l'œuvre  de  Victor  Hugo,  d'après  une 
correspondance^inédite.  — ■  III.  Rôle  d'Emile  Deschamps  entre 
Alfred  de  Vigny  et  Victor  Hugo.  — ■  IV.  Emile  Deschamps  et  La- 
martine. —  V.  Emile  Deschamps  et  Alfred  de  Musset. 

Raisons  pour  lesquelles  Emile  Deschamps  cesse  de  collaborer  à  la  Revue 
des  Deux-Mondes.  —  Le  poème  intitulé  :  Retour  à  Paris  et  le  roman  d'amour 
d'Emile  Deschamps.  —  Relations  d'Emile  Deschamps  et  d'Alfred  de 
Vigny  après   1830 305-310 

Victor  Hugo  après  1830  :  l'œuvre  lyrique,  l'œuvre  romanesque,  l'œuvre 
dramatique.  Jugements  d'Emile  Deschamps  sur  les  Voix  Intérieures, 
sur  Notre-Dame-de-Paris  et  les  Misérables  ;  sur  le  Roi  s'amuse,  Lucrèce 
Borgia  et  Marie  Tudor 310-317 

Rupture  d'IIugo  et  de  Vigny.  Rôle  d'Emile  Deschamps,  comparé  à 
celui  de  Sainte-Beuve,  auprès  des  deux  grands  poètes.  Le  cercle  de  Vigny. 

—  Le  monde  de  Victor  Hugo 317-321 

Relations  avec  Lamartine.  Jugement  d'Emile  Deschamps  sur  la  poli- 
tique du  grand  poète.  Jugement  de  Lamartine  sur  l'esprit  et  le  cœur 
d'Emile  Deschamps.  Il  l'appelle  son  Aristippe  et  son  Pylade., . . .     321-328 

Relations  avec  Alfred  de  Musset  :  la  lilléralure  d'inngination  au  milieu 
du  xixe  siècle 329-334 

CHAPITRE  III 

I.   Publication  des  "  Poésies  »  d'Emile  et  d'Antoni  Deschamps.  — 
II.   A>TOM    l)EScnAMPS.   Un  pur  «  dilettante  ». 

Édition  des  Poésies  de  1841.  Jugemeiil  (l'Airied  de  Vigny  sur  l'œuvre 

poétique  d'Emile  Deschamps.  —  Un  ])a])illon  du  Parnasse....     335-337 

Anloni  Deschamps.  —  Le  dilettantisme  des  frères  Deschamps .  .      337-346 

CIlAIM'ini';    IV 
I.  Une  GRAVE  maladie  d'Emile   Descha.mps,    1842.  —  11.   Publication 

DE    LA    TRADUCTIO.N     DE    «    RomÉO     ET    JuLIETTE    »    ET    DE    «    MaCBETH    », 
1844.   III.    l'^MILK    DesCMA.MPS    KT    l'AcADÉMIE. 

Maladie  nerveuse.  Crise  d'hyjjocondrie.  Voyages 347-350 

Emile   Deschamps  publie,  en  1844,  sa  traduction  en  vers  de  Roméo  et 

Juliette  et  de  Macheth.  Il  fait  jouer,  en  1848,  son  Macbeth  à  l'Odéon    351-357 

Candidatures  à  l'Académie  française 357-362 


TABLE    ANALYTIQIE     DES     MATIERES 


CHAPITRE    V 

1.    La   so«;ikté    mondaine   sots   Lovis-Philippe.    Quelques  «  Salons  » 

FRÉQUENTÉS    ET   JUGÉS    PAR    EmILE    DeSCHAMPS.   II.    Le   SALON    RISSE 

DE     LA     PRINCESSE     M  ESTSCH  ERSK Y.     (COSMOPOLITISME     ET     ESPRIT     FRAN- 
ÇAIS. —   III.   Emile  Deschamps  et  le   i)ANDvsME. 

lue  pape  de  M"'»  de  Cirardin.  —  Salons  de  M'"e  de  Miibel.  de  M"ie  d'A- 
goult.  M"'*"  Récaniier  et  M*"^  Swelchiue.  —  La  «  maîtresse  de  maison  » 
idéale,  d'après   Emile   Deschamps 303-371 

L'n  salon  russe.  Le  prince  Elim  Mcslschersky.  nn  intermédiaire  litté- 
raire entre  la  France  et  la  Russie.  Emile  l)escham])s  et  les  poètes  russes  : 
un  Ri\ar<il  du  xix''  siècle. —  Le  salon  de  M™^  de  La  Sizeranne.  .      371-390 

Le  Bduievard  et  les  théâtres.  —  Les  «  Dandys  » .^91-395 

CHAPITRE  VI 
l.  Emile  Deschamps  et  les  compagnons  de  sa  jeunesse.  —  II    Der- 

.NIÈRES    ANNÉES    DE    HeNRI    DE    LaTOUCHE    ET    DE    JuLES    LefÈVRE-DeU" 
MIER 

Dernières  années  de  Soumet,  de  Guiraud 390-404 

Emile  Deschamps  C(»Ilalifirateur  «le  S;tir  te-H(Mi\e.  jxmm-  les  jxirtrahs 
de   Latouche  et  de  Lefèvre 4(14-423 

CIIAPITRi:   VII 
L  PuHLiCATio.N  DES  "  Contes  phvsiologivl  i.s  »  (1854).  Emile  Descuamps, 

CONTEUR     ET    MORALISTE.    IL     La    «    NoUVELLE    »    CHEZ    EmILE     DeS- 

CHAMPS.  Influence  du  xviii^  siècle.  —  III.  La  «  nouvelle  »  roman- 
TiQiUE.  —  IV.  Le  Conte  fantastique. 

Ennie  Deschamps  ('unlcui  tl  iiic>i;iliste.  Le  «  Jriinc  Munilislt'  •  <le  la 
Muse  Française  (1H23)  et  lauteur  tles  Contes  [ilii/siologiqiies  (I8j4j.  La 
(I  }snu\>elle  »  chez  Emile  Deschamps.  Les  dilïérentes  espèces  d'un  même 
{îenre .424-427 

(/.  La  nouvelle  du  xviii"^  siècle  :  influence  de  Diderot  et  de  Voltaire 
sur  I  )e;^rham]»s.  Liroiiie  d  un  moraliste,  disciple  de  Sterne  et  de  Xavier 
de  .Maistre 427-141 

/'.  La  nouvelle  romanlicpie  :  influence  de  Rousseau,  de  Chaieauhnand 
ei  de  .\<idier.  L'ima<:inati<iu  «Inn  littérateur  et  la  persistance  du  '(  slifle. 
Iriiuliaildtir  »  dans  l'œuvre  romanes«pie  d'Emile  Deschamps.  Passafre  du 
conte  «  troubadour  »>  au  conte  «  romantique  » 441-449 

f.  Le  conte  fantastique.  Esquisse  <le  l'histoire  «lu  ^fciu*-  «le|mis  le 
xviii^  siècle  jusqu'au  romantisme  Le  fantasti(|ue  an^flais  :  Lewis  et 
Anne  RadclilTe  Le  fantasticpic  allemand  :  Hoffmann  On  aperçoit  avant 
tout  chez  Deschamps  l'influence  d'un  fantasti«|ue  <r«trifrine  française  : 
Cazotle,  Chateaubriand,  Nodier.  Le  merveilleux  diab«tlif|ue  et  «  frénétique  » 
dans  les  contes  de  Deschamps  :  spectres  et  vampires.  Le  merveilleux  chré- 


TABLE    ANALYTKIVE     DES     MATIERES  XXV 

lien  :  le  luysticisiue  de  Deschamps.  Le  merveilleux  nuKlenie,  physiologique 
et  scientifique.  Deschamps  et  la  phrénologie  :  les  rapports  du  physique  et  du 
moral,    source  de  poésie  :    Emile  Deschamps    et    Th.    Gautier.      449-466 


LIVRE     IV 

COSMOPOLITISME    ET    POÉSIE. 

LES    DERNIÈRES   ANNÉES    D'EMILE    DESCIIAMPS    A    VERSAILLES. 

L'ÉCOLE    PARNASSIENNE 

ET    L'HUMANISME    D'UN    POÈTE    ROMANTIQUE. 

1845-1871 


CHAPITRE  PREMIER 

Emile    Df.schamps   et  les   Parnassikns. 

La  retraite  à  Versailles,  1845-1871.  —  Emile  Deschanqis  et  la  génération 
nouvelle,  le  «  regain  de  1830  » 4IJ9-472 

C1IAP1TR1-:   II 
Versailles   :   les   poètes   et  les  sages. 

Versailles  et  les  poètes  romantiques.  La  société  versaillaise  au  courant 
du  xix^  siècle.  Une  cité  d'émigrés  :  le  conflit  des  «  deux  mondes  ^\  Rôle 
conciliateur  d'Emile  Deschamps  et  de  M^^  Sophie  Gay 473-478 

Les  parisiens  de  Versailles  :  gens  du  monde  ;  artistes  :  Granet,  Troyon  ; 
philosophes  :  Scherer,  Charton,  Bersol 478-480 

Relations  d'Emile  Deschamps  avec  la  famille  du  général  Pe''etier  : 
l'ilisa-Wilhelmiiie  el  Frédéri(|uc-\Vilheliiiitio.  M'"*^  l''lisa  Pcilelier  de  Vil- 
lers 481-483 

CHAPITRE   ni 

Les  atteintes  de  la  vieillesse  et  les  consolations  de  l'Humanisme. 
—  Emile    Deschamps   et  l'esprit   européen. 

Mort  de  M™^  Emile  l)esrlianq)s.  Donltiir  du  «  M-uf  ».  Sanlé  «h'Iiiii- 
livemenl  ébranlée.  Les  cousolalions  de  l'amitié.  Altitude  des  deux  frères 
Deschamps  devant  la  soulïrancc,  la  vieillesse  et  lapproche  de  la  mort  : 
Les  Dernières  Paroles  d'Antoni,  le  Lamenlo  d'Emile  Deschamps.  Qu'il 
y  a  dans  la  vieillesse  si  éprouvée  de  cet  aiiuahle  honitno  une  certaine 
sérénité  gœthéenne.  La  religion  d' l'Emile  Deschamps 484-486 

Ce  f[ui  l'aide  à  \ivn'  juscprà  la  fin  :  som  iiilassalilc  curKisilé  d'esiiric 
son  auKMir  flu   Beau ''iSd- iSS 


XXVI  TABLK     ANALYTIQUE     DES     MATIERES 

1°  Disciple  de  M™^  de  Staël,  il  demeure  un  partisan  wnivaincu  du  cosmo- 
politisme littéraire,  se  passifmne.  à  la  fin  de  sa  vie.  pour  les  lillrraleurs 
slaves  :  relations  avec  le  polonais  Christian  Ustiowski,  avec  le  suédois 
Major  Staair.  avec  Thalès-Bernard,  cpii  attise  son  goût  pour  la  poésie  pro- 
vinciale et  les  chants  populaires  :  Les  Lettres  sur  lu  poésie,  de  Thalès- 
Bernard.  et  les  œuvres  p«iétiques  du  nivernais  Achille  .Millien.  Le  félibrige. 
Relations  d* Emile  Deschamps  avec  Edouard  Grenier,  ancien  secrétaire 
d'Henri  Heine,  véritable  «  esprit  européen  dans  une  âme  française  »,  — 
avec  Emile  Dèlerot,  conservateur  de  la  Bibliothè(|ue  de  Versailles,  tra- 
ducteur  des    ('   Conversations    de    Gœthe    ai'ec    Eckernwnn  >k  ..     488-500 


CHAPITRE  IV 

La  vilillesse  et  les  consolatio.vs  de  la  poésie.   Emile  Deschamps 
ET  les  Parnassiens. 

2°  Disciple  d'André  Chénier,  le  «  vieux  Sachem  »  du  romantisme  reçoit 
les  hommages  des  poètes  de  l'Ecole  de  1860.  Emile  Deschamps  et  les  Par- 
nassiens :  une  page  d'Armand  Silvestre  sur  «  le  culte  de  la  forme  ».  que 
symbolisait  Emile  Deschamps  aux  yeux  des  «  Jeunes  ».  Doctrine  ])oétique 
d" Emile  Deschamps  comparée  à  celle  de  Théophile  Gautier  :  ses  idées  sur 
le  vers,  sa  virtuosité  personnelle  et  surtout  sa  divii^ion  théorique  entre 
les  mélodistes  et  les  harmonistes  ont  un  grand  intérêt  dans  l'histoire  de 
la  j)oésie  au  xix*^  siècle.  Un  jugement  de  Théodore  de  Banville  sur  le  rôle 

d'Emile  Deschamps 501-504 

Relations  de   Deschamps  avec   Banville,  avec  Baudelaire   (sa   lettre  à 

l'auteur  des  Fleurs  du  Mal;,  avec  Leconte  de  Lisle 505-514 

Collaboration  d'Emile  et  d'Antoni  Deschamps  au  Parnasse  contemporain 
(recueils  de  lSG6  et  de  18G9i.  Les  deux  frères  Deschamps  ont  patronné, 
dès  iSt/J,  l'Ecole  nouvelle.  —  La  Revue  fantaisiste.  Le  salon  de  la  marquise 
de  Ricard.  —  Une  page  de  Catulle  Mendès  sur  les  frères  Deschamps  dans 
sa  Légende  du  Parnasse.  Prédilection  des  poètes  jiarnassiens  pour  Ver- 
sailles :  leur  pèlerinage  auprès  d'Emile  Deschamps.  Asselineau  lui  présente 
Françiii^  Coppée.  —  Une  «  aventure  »  de  Philoxène  Boyer  et  de  Baudelaire 
à  ^  ersailles.  —  Emile  D»>c1i;uu|>>  à  Poi  î-Uuvitl.     -  Le  clas-icisiac  de  ce 

romantique 512-521 

Dernières  années  du  j.uetc,  a.-sombries  ]iar  les  mlirmités  :  il  devient 
aveugle  :  ]>ar  la  mort  de  ses  amis  :  Alfred  de  \igny  (18(1.3  .  Rossini  (1868). 
Lannrfine  (1869),  Sainte-Beuve  ^1869  .  ])ar  celle  de  son  frère  Antoni 
(l!^<>!i  .  La  Guerre  de  1870  et  les  Allemands  à  Versailles.  Suprêmes  conso- 
lations de  l'amitié  :  un  grand  artiste  :  Stéphane  Mallarmé  ;  une  musicienne  : 
Augusta  Holmes. .  .  522-528 

ÉPIIJJGUE 52  >-531 

APPENDICES 533-548 

B1BL1(»(;R.\PIII1; 549-562 

INhE.X    DES    NOMS    PHuPHES 563-575 

ERRATA  577 


PRÉFACE 


LE    COSMOPOLITISME     D  EMILE    DESCIIAMPS 


Le  Romantisme  est  un  grand  fait  euroi)éeu,  dont  la  véritable 
histoire  n'est  pas  encore  écrite.  Mais  on  procède  depuis  de  longues 
années  déjà,  dans  chacune  des  nations  où  il  s'est  manifesté,  à  une 
immense  enquête  sur  les  courants  d'idées  et  de  sentiments  qui  l'ont 
suscité,  sur  les  hommes  en  qui  il  s'est  incarné,  et  c'est  comme  une 
contriblition  à  cet  ensemble  d'études  que  se  présente  la  monographie 
qu'on  va  lire. 

Le  «  cas  »  d'Emile  Deschamps  est  doublement  romantique.  Nous 
entendons  par  là  qu'il  ])ermet  de  poser  dans  les  termes  les  plus  justes 
et  les  plus  précis  deux  des  plus  importantes  questions  que  le  Roman- 
tisme soulève  :  la  question  des  influences  que  les  littératures  étran- 
gères ont  exercées  sur  la  littérature  française \  et  le  problème  —  tout 
psychologique  celui-là  —  des  rapports  du  Romantisme  avec  la  vie. 

La  }»reniière  de  ces  ([iiestions  appartient  à  l'histoire  littéraire,  et  à 
cette  branche  de  l'bistoire  littéraire  qu'on  a])])ellc  l'bistoire  des  litté- 
ratures comparées. 

Emile  Descham])S  s'est  penché  toute  sa  vie  sur  des  problèmes  de 
cette  espèce.  Ilâtons-nous  de  dire  —  pour  prévenir  tout  malentendu 
—  que  dans  cette  attitude,  naturelle  à  son  tour  d'esprit  et  à  sa  culture, 
il  garda  toujf)urs  sa  modestie  d'amateur;  ce  nefut  jamais (ju'un homme 
du  monde  très  intelligent,  mais  i)ieu  un  j)eu  léger,  que  ce  ])oète,  qui 
jtrétendait  dans  ses  traductions  diverses  donner  à  ses  contemporains 

1.  l'our  la  plus  récfiilc  mise  au  point  tic  ciUc  (pusliou,  mais  dans  sa  géiié- 
ralilc,  cf.  :  The  Origins  of  Frciich  lumanticisni,  by  M.  J3.  Fiiifli  and  Allison 
Peors...  London,  1920,  in-S". 


XXVIII  PREFACE 

une  idée  du  jxtrluf^ais  de  Camoëns,  de  Tant^lais  de  Shakespeare,  de 
J'alleniaiid  de  Gœthe  et  du  turc  de  Reehid  Pacha  ^.  Quand  il  }»arle  du 
turc  et  du  |inrtugais,  c'est  une  plaisanterie  auquel  se  livre  ce  causeur 
brillant  <|ui  ne  sait  pas  résister  au  plaisir  de  produire  un  elTet.  Car  ce 
cju'il  a  fait  passer  dans  ses  œuvres  du  portugais  ou  du  turc  é(juivaut, 
pour  ainsi  dire,  à  rien,  mais  il  reste  qu'il  s'est  attaché  à  Shakesj)eare, 
à  Gœthe  et  à  Schiller,  au  Romancero  espagnol,  à  quelques  exem- 
jdaires  de  la  poésie  russe  aussi  sérieusement  qu'un  romantique  et  un 
homme  du  monde  de  son  temps  étaient  capables  de  le  faire  ;  et,  de 
même  qu'il  a  réfléchi  sur  le  rôle  salutaire  qu'ont  toujours  eu  dans  le 
renouvellement  de  la  littérature  française  les  influences  sucicssives 
des  littératures  étrangères,  de  même  il  a  dit  à  merveille  quelle  avait 
été  rinfhicriic  de  resj)rit  français  sur  l'Europe  pendant  les  deux 
siècles  qui  ont  jnécédé  le  Romantisme. 

Il  a  très  bien  vu  que  la  cause  de  runiversalilé  de  celte  influence 
était  dans  l'existence  d'une  qualité  qu'il  possédait  autant  qu'homme 
de  France,  la  sociabilité  portée  à  sa  i)lus  haute  puissance,  l'exquise 
aptitude  à  vivre  en  société  ^.  L'épanouissement  de  la  vie  de  sabui, 
à  la  ]>lus  grande  époque  de  notre  histoire,  lui  paraît  la  forme  suj)rême 
de  la  civilisation  française. 

On  ne  saurait  trop  le  redire,  ccrit-il,  c'est  du  commerce  inl^llecluel 
des  deux  sexes  que  procèdent  l'esprit  de  sociabilité  et  l'art  de  la  conver- 
sation qui  en  est  la  conséquence  et  le  témoignage  évident.  En  effet,  les 
entretiens  des  femmes  entre  elles  se  réduisent  trop  souvent  à  un  ramage 
futile  et  les  conversations  d'hommes  seuls  dégénèrent  bientôt  en  ])ropos 
sans  délicatesse.  C'est  passer  d'une  volière  à  mie  taverne. 

De  l'heureux  accord,  de  l'entrelacement  des  facultés  spirituelles  de 
la  femme  et  de  l'homme,  il  est  résulté  que  la  pensée  française  n'est  jamais 
lourde,  quand  elle  est  grave,  et  qu'elle  sait  être  léfrère  sans  frivolité. 
Elle  va  de  Clément  Marot  à  Pierre  Corneille,  de  Hahelais  à  .Montesquieu, 
du  bel  esprit  an  génie,  parcourant  dans  son  vol  et  faisant  résonner  toutes 
les  ganunes  du  clavier  <le  l'intelligence,  en  sorte  «pie  la  généralité  est, 
pour  ainsi  dire,  la  spccialitc  de  la  France  "*... 

C'est  de  la  sociabilité  qti' Emile  Deschamps  fait  dériver  les  deux 
idées  f|ue  l'esjtrit  français  a  répandues  dans  le  monde  :  l'égalité  civile 
et  la  tolérance  rciiL'i' use.  Nous  avons  cité  dans  le  cotirs  de  n<.trc  étude 

1.  A  |'ro|iiiïi  i\<-  l'ii  1  liii|   l'.ii  li;i,  voir  AppfinlK<-,  n"  \  I. 

2.  hmilr  Dtschanips.  De  i/nfliienre  de  l'esprit  français  sur  l' Europr  depuis 
deu.r  siirles.  Discours  prononcé  à  la  séance  d'oui-erinre  du  coni^rès  de  iinslilut 
historique,  le  2'i  mai  IH'iO,  r.  l'Hôtel  de  ville  de  Paris...  Paris,  Amyot,  I8'i0, 
in-S",  p.  12  cl  passim.  —  Voir  Œuvres  complètes  d'flmWf  Dfschamps.  Taris, 
Lomorrn.  \S1^,  tomo  IV.  p.  11 'J. 

3.  (Kuvre^  corn  pi.,   IV,   120. 


LE     COSMOPOLITISME     D    EMILE     DESCHAMPS  XXIX 

les  pages  étincelantes  de  verve,  dans  lesquelles  cet  écrivain  de  race 
rend  hommage  à  son  pays.  On  lira  plus  loin  l'éloge  qu'il  fait  de  la 
philosojîliie  française,  plutôt  faite  «  d'action  que  d'abstraction, 
cunn»tant  vingt  moralistes  pour  un  idéologue  ^.  » 

Mais  s'il  déduit  si  justement  les  causes  de  l'influence  de  l'esprit 
français  sur  l'Europe,  il  n'est  point  aveuglé  par  le  patriotisme  sur  les 
défauts  de  cet  esprit.  Il  dit  très  bien  (jue  la  sympathie  (  t  l'admiration 
du  monde  ont  gâté  ces  Français  par  excellence,  les  Français  du 
xviii^  siècle  et  peut-être  ceux  de  tous  les  siècles.  Parce  qu'ils  ont  une 
tendance  à  croire  que  tout  le  monde  les  aime,  les  Français  se  sont 
trouvés  souvent  engagés  dans  de  cruelles  mésaventures  et  parce 
([u'ils  avaient  des  raisons  de  penser  que  l'Europe  était  toute  française, 
ils  se  sont  maintes  fois  réveillés  de  ce  rêve  devant  une  Europe  qui 
leur  était  restée  pres<{ue  com]>lètement  étrangère.  Ainsi  le  rayonne- 
ment universel  de  leiu"  langue  les  a  trop  longtemps  dispensés  d'ap- 
j)rendre  les  langues  des  pays  voisins,  et  Deschamps  raille  finement 
«  cette  fatuité  d'ignorance  qui  va  jusqu'au  burlesque  »,  dans  l'anec- 
dote (jue  voici  : 

Lors  (les  dernières  guerres  de  l'Empire,  avant  la  campagne  de  Russie, 
un  sergent  de  la  ligne,  chargé  de  préparer  le  déjeiuxer  du  colonel,  qui 
était  en  route  avec  le  régiment,  se  présente  une  heure  d'avance  à  la  porte 
de  l'auberge  d'un  village,  dans  le  nord  de  l'Allemagne,  et  appelant  le 
maître  du  lieu,  il  commanda  à  haute  et  intelligible  voix,  en  français,  un 
poulet  rôti,  une  omelette  au  lard  et  une  salade  de  laitue.  L'aubergiste  ne 
répond  rien  et  ne  fait  aucun  mouvement  :  «  Il  est  donc  sourd  »,  dit  le 
sergent,  et  il  recommence  à  crier  à  tue-tête,  et  en  articulant  vigoureuse- 
ment :  «  Je  vous  demande  une  salade  de  laitue,  un  ])()ulet  rôti  et  une 
omelette  au  lard  !  »  Rien  encore.  Le  sergent  croit  que  Taubergisle  se  moque 
de  lui  el  11  timil  déjà  son  sabre,  quand  le  pauvre  diable  lui  fait  enfin 
eomprendie  qu'il  ne  comprend  pas.  «  Sont-ils  bêtes  dans  ce  pays-ci, 
reprend  le  sergent  ;  depuis  cpialre  ans  que  je  suis  en  Allemagne,  ils  ne 
savent  i)as  un  mot  de  français  ^.  » 

Qu'est-ce  ([ue  savaient  d";illemand,  d'anglais,  d'es|)agn(d  les 
poètes  romantiques  qui,  eomnu;  l'Emile  Deschamps,  jjrétendirenl,  au 
début  du  xix^  siècle,  arracher  la  littérature  française  à  la  routine  de 
i'iiiiilal  mil  des  modèles  classiques  et  la  féconder  par  un  contact 
direct  avec  les  littératures  étrangères  ?  Nous  verrons  <pie  leurs  con- 
naissances linguislifpies  étaient  cfiurtes,  quand  elles  n'étaient  pas  un 
|»ui'  néant,  et  c'est  le  plus  soinent  sur  des  Iradnclions  eu  prose,  anté- 
rieures   à    eux,    rpi(;    des    altistes    comme     Emile    I  )es(liaiMps,    Léon 

].  (K.  r.,  IV,  12.'!. 
•2.   (]•:.  r.,   IV,   12'J: 


PHEFACE 


Halévv,  Victor  Hugo,  avaient  les  yeux  lixés  j>our  composer  leurs 
tal»leaux  de  chevalet  on  leurs  «,'randes  jMMiitures  à  fresijue  ^. 

Ainsi  ces  Français  de  race,  f|ui  i«,'n<)raient  pour  la  plupart  ou  qui 
savaient  à  |>eitie  les  lan^^ues  étran|;ères  '^,  avaient  du  moins  le  senti- 
ment de  cette  lacune,  et  si  la  génération  qui  suivit  la  leur  s'elîorça 
de  la  combler,  et  si  des  érudits  et  de  véritables  savants,  versés  dans 
la  connaissance  des  langues,  se  sont  attachés  dans  la  seconde  partie 
du  xix*^  siècle  ^  à  nous  faire  connaître  les  diflérentes  nations  de 
l'Europe  et  du  monde,  il  faut  avouer  que  c'est  à  l'élan  inqirirné  par 
le  Romanlisme  à  notre  curiosité  qu'on  le  doit.  Descbamjis  fut  un 
de  ces  pionniers  c|ui  contribuèrent  à  nous  révéler  le  monde  moderne. 

Nos  romantiques,  en  vérité,  ne  sacrifiaient  (pi'en  apparence  la 
tradition  classique,  (piaud  ils  se  jetaient  un  ])eu  à  l'étourdie  sur  les 
grandes  œuvres  des  littératures  étrangères  pour  les  absorber  et  se  les 
a<?similer.  On  se  souvient  qu'ils  étaient  jeunes  quand,  fatigués  des 
rj'thmes  flasques  des  successeurs  de  Voltaire  ou  de  la  mélodie  falote 
des  rivaux  de  Millevoye,  ils  s'enivraient  des  drames  de  Shakespeare 
ou  de  Schiller  et  des  ballades  de  Gœthe.  Musset  n'avait  })as  \  ingl  ans, 
<|uand  il  s'écriait  :  «  Être  Shakespeare  ou  Schiller,  ou  rien  !  >  —  i^mile 
Deschamps,  dans  la  fièvre  de  son  ardeur  romantique,  n'aurait  ])as 
dit  mieux.  Comme  Du  Bellay  au  xvi*^  siècle  conviait  ses  amis  les 
poètes  à  l'assaut  des  chefs-d'œuvre  de  Rome  et  de  la  Grèce,  les  exci- 
tait à  les  piller,  à  se  couvrir  de  leurs  dépouilles;  comme  La  Fontaine, 
sous  le  règne  du  grand  Roi,  se  plongeait  dans  la  lecture  des  œuvres 
italiennes  et  espagnoles,  ainsi  nos  romantiques  se  livraient  à  l'imita- 
tion de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne  pour  s'affranchir  de.  Tinsoppor- 
table  routine  littéi-aire  de  leur  temps.   Ce  n'était   ]>as  leur  faute,   si 


1.  Notons  cri  av'-u  ijjuis  uni-  h-tlr''  iiiiMlitc,  ikhi  (lali'-c,  de  I)i-si'liaiii|i:>  à  Laiiutr- 
tiiii-  : 

Moi,  i|(ii  sais  littérairrnu-nt  <juoI(|ui's  l.iii^ucs,  j<'  mourrais  <li-  faim,  s'il  l".àll;iit  ■•oiiimainkT 
mon  diniT  à  F\omo,  à  I.onilii-s  ou  à  Vifiinc...  (Arcliivrs  de  Sairil-l'uint.) 

2.  In  intermédiaire  entre  la  France  et  l'Allemapne,  (îèranl  île  AVmv//,  élude 
de  littérature  comparée,  par  .Inli.i  (lartiiT,...  Genève.   l!)0'i.  in-8",  p.  2Î). 

\i.  Ce  mon vf-nii-nl  cornin'-iie''  «i'aillours  assez,  tôl,  peu  a|irès  le  premier  Céiiarle 
roiiiaiiti<pio.  dès  182'i,  avec  la  fomlatioii  du  fîlohe  :  "  Plus  lard  vieui  le  Globe, 
association  sérieuse  cette  fois,  l'-eril  ll"nri  Hlaze  de  Hury  dans  une  étud^  sur  les 
frères  Descliamps  ijne  nous  aurons  souvent  l'occasion  de  citer.  .Mors  commence 
la  véritable  étude  drs  litté'ralures  étranpcres  ;  on  s'informe  «le  Ilerder,  (te  Schel- 
liiifç,  do  Gœthe,  de  l'Allemagne  enfin,  et  l'espril  philosopliiqm;  se  fait  jour  et 
remplace  un  moment  le  vide  chevaleresque,  le  lyrisme  puéril  de  la  Muse  fran- 
çaise, y  Rev.  des  Deux- M  ondes,  18'il.  \\i  (îlohe  succédera  dans  cette  voie  la  He\'iie 
permaniqiie.  I.mile  I)escham|>s  y  collaliorera.  Cf.  t.  XII,  oct.-déc.  18()0,  le  Jioi 
tn-euplc,  ballade  traduite  d'ililand,  et  t.  X'.XI,  février  18G;j,  la  Cloche  qui  marche, 
légende  de  Gn'llie. 


LE    COSMOPOLITISME    D  EMILE     DESCHAMPS  XXXI 

après  vingt  ans  de  Révolution  et  d'épopée  militaire,  ils  sentaient  leur 
tête  remplie  d'idées  nouvelles,  leur  cœur  gonflé  de  sentiments 
généreux,  que  la  littérature  desséchée  ne  pouvait  plus  satisfaire. 
La  révolte,  qui  soulevait  les  jeunes  gens  sur  les  rives  de  la 
Seine,  était  d'ailleurs  la  même  qui  animait  Keats  chez  nos  voisins 
d'Outre-Manche  contre  ce  qu'on  peut  appeler  la  queue  d'influence 
du  règne  de  la  reine  Anne.  Un  beau  passé  de  classicisme  identique 
hantait  encore  les  écoles  et  les  académies,  mais  pesait  comme  un 
poids  mort  aux  pieds  alertes  de  la  jeunesse,  et  nous  n'avons  qu'à  lire 
ce  fragment  de  Sleep  and  Poetry,  publié  par  Keats  en  1816  ^.  pour 
comprendre  qu'en  eilet  le  Romantisme  fut  un  phénomène  euro- 
péen : 

Un  schisme,  nourri  de  frivolités  et  de  barbarismes,  fit  rougir  le  grand 
Apollon  pour  ce  pays  qui  est  le  sien.  On  crut  sages  des  hommes  qui  ne 
comprenaient  pas  ses  gloires  :  avec  l'énergie  d'un  enfant  piauleur.  ils  se 
balançaient  sur  un  cheval  de  bois  cpi'ils  prenaient  pour  Pégase...  Race 
malheureuse  et  impie  qui  blasphéinail  en  pleine  face  le  brillant  lyriste 
et  ne  le  savaient  pas,  —  non,  ils  allaient,  brandissant  un  pauvre  étendard 
décrépit,  brodé  des  plus  insignifiantes  devises  et  portant,  en  grands 
caractères,  le  nom  d'un  certain  Boileau  ^. 

Une  ironie  semblable  et  de  telles  invectives  contre  l'école  clas- 
sique dont  notre  Boileau,  au  xvii^  siècle,  avait  été  le  législateur, 
avaient  retenti  en  Allemagne  dès  le  temps  de  Lessing,  mais  ce  que  le 
Romantisme  eut  de  particulier  dans  ces  deux  grands  ])ays  voisins 
de  la  France,  c'est  qu'il  se  fit  au  nom  du  génie  national  en  réaction 
contre  notre  influence  littéraire  et  notre  ancienne  héi'émonie  intellec- 


1.  Dès  1807,  en  Angleterre"  la  révolution  était  faite  contre  le  didactisme  : 
Wordsworth,  Colcridgc  agissent  dès  1798.  L'œuvre  de  Crabhe,  de  Campbell, 
de  Walter  Scott  même,  est  antérieure  à  celle  de  Chateaubriantl. 

2.  The  Poclical  worhn  nj  .folm  Keats...  rcpiiitd-il...  wilh  noies  hij  Francis  T. 
Palgra<^c.  London,  188'»,   p.   'iA-'i'J  : 

A    scliism, 
Nurtur(>it  liy  foppery  ami  liarbarism, 
Madc  <^real  Apollo  biusli  for  lliis  iiis  laml. 
Mon  wcre  Uiou-.'lit  wiso,  wlio  could  iint  undcrstaïul 
His  frlories  :  willi  a  [iuliii<,'  infaiit's  force, 
ïlif-y   swayrd   aboul   iipoii   a    rocking-horso, 
Ari<i    lli(iii<;lil   il   l'f<;asus... 

Ill-fated,    impious    race  ! 
Thaï   l)laspli.-m.(l  tlic  bright  I^yiist  lo  Iiis  face  ; 
An<l  difl  not  kiiow  it,  —  no,  llipy  wfnt  aliouf, 
Iloldinir  a  poor,  dr-rrepit  slancbird  out 
Mark'il  wiili  mn>ii  fliiiisy  mottos  and  in  large 
The  name  o[  one  IJuileaii... 
Cite  par  Edmond  Gosse.  L'In/luence  de  la  France  sur  la  poésie  anglaise,  con- 
férence faite  le  9  février  19f»'i  à  l'.iri-j...  Paris,  1901,  in-8". 


X.\.Xn  PREFACE 

tuelle.  La  France,  même  après  la  Révolution  et  rEm])ire,  n'était  pas 
libérée  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  mort  dans  son  passé  ;  nos  roman- 
tiques. l»ieu  (|ue  venus  à  la  vie  littéraire  longtemps  après  leurs  émules 
d'Outrc-Maniho  et  d'Outre-Rhin,  n'étaient  pas  dans  des  conditions 
aussi  simples  pour  créer  des  formes  d'art  et  de  |)oésie  nouvelles,  et, 
l)it'ii  quils  n'eussent  en  aucune  façon  rompu  avec  les  véritables  tra- 
ditions de  la  France,  ])our  s'être  affranchis  de  la  routine  des  pseudo- 
classiques de  leur  temps,  ils  ne  pouvaient  pas  aussi  facilement  en 
apj)eler  au  génie  national  que  les  Anglais  et  les  Allemands  pour  se 
libérer  d'une  influence  étrangère.  Quand  ils  malmenaient  Baour- 
Lormian,  Parseval-Grandmaison,  Viennet  et  tous  les  défenseurs  de 
l'ancien  art  ])oétique,  ils  avaient  l'air  de  s'insurger  contre  Racine  et 
Boileau  ;  nous  l'onviendror.s  que  la  répul;ilii»n  do  ces  maîtres  en  pâtit. 
Mais  ce  (|u  il  veut  déplus  caractéristi(|ue  dans  notre  révolution  litté- 
raire, c'est  (ju'elle  parut  se  faire  au  nom  des  ])rincipes  d'une  cslhéli<|ue 
empruntée  à  l'étranger.  Les  adversaires  ilu  Komanlisme  —  aussi 
bien  ceux  qui  essayèrent  d'entraver  sa  marche  au  temps  de  ses  débuts 
que  ceux  qui  l'attaquent  encore  depuis  qu'il  n'est  plus  qu'un  fait 
historique  — ■  tous  s'accordent  pour  lui  reprocher  ses  origines. 

Ils  étaient  cependant  bien  peu  Anglais  et  bien  ])eu  Allemands  ces 
soi-disant  disciples  de  l'Allenuigne  et  de  l'Angleterre,  (|ui  du  lyrisme 
anglais  ignorèrent  Shelley,  connurent  seulement  Byron  et  des  véri- 
tables romantiques  allemands  ne  surent  rien  (jue  les  noms  avant  1840. 
L'est  un  fait  aujourd'hui  démontré  que  Novalis  ^  fut  aussi  longtemps 
ignoré  en  France  que  Shelley  lui-même  ^,  et  que  ceux  des  poètes  d'Uu- 
tre-Rhin,([ue  nos  romantiques  imitèrent,  appartiennent  précisément 
à  la  période  antérieure  au  romantisme  allemand  —  Gœthe  et  Schiller 
étant  considérés  par  les  Allemands  eux-mêmes  comme  les  représen- 
tants de  leur  classicisme. 

Ces  distinctions  sont  loin  drlic  pnri-nicnl  verbales.  Non  seulement 
le  romantisme  de  .\ovaiis  par  exenqtlc  était  trop  j>énétré  d'idéalisme 
mystique  |»our  être  compris  de  nos  romanli([ues,  mais  même  le  sens 
d'une  grande  jtartie  de  l'œuvre  poétique  de  Schiller  et  de  Gœthe 
échajipa   aux   b^rançais   de    1830,   faute   d'une   culture   ]>liilos(qihi(pie 

1.  E.  Spfiilp.  .Vocn//.«,  r.H.sni  sur  ridralismc  ninitinli'/iii-  en  Allcnuiiiiir.  I';iris, 
19(»'i,   in-8". 

2.  F«-lix  Raid»'.  Shflleif,  sa  rie  et  ses  œin-res.  Paris,  Savino,  1887,  iii-10.  La 
réputation  <\n  Sholloy  m  Franrr'  uf  remonte  pas  au  delà  du  Second  Empire. 
Cf.  les  curieuses  et  souvent  admirableh  conversations  do  Pierre  Leroux  avec 
Victor  llufro  à  Jer*ey  qu'on  trouve  dans  la  Grève  de  Samarez,  poème  philosophique 
par  Pi.rre  Leroux.  —  Paris,  E.  D.iitu,  18G3.  2  vol.  in-8o.  (.Sur  Shelley,  T.  II, 
p.  269  et  suiv.) 


LE     COSMOPOLITISME    D   EMILE     DESCHAMPS  XXXHI 

sulfisante.  Quelle  })ièce  lyrique  française  de  cette  date  pourrions-nous 
mettre  en  parallèle  non  seulement  avec  les  Jlymnes  à  la  Nuit,  de 
Novalis,  avec  Vllymne  à  la  Beauté  intellectuelle,  de  Shelley,  mais 
même  avec  la  Prière  aux  dieux  de  la  Grèce,  de  Schiller  ?  M.  Balden- 
sperger  a  fait  la  preuve  qu'il  fallut  attendre  les  années  soixante  et 
l'exégèse  d'Emile  Montégut,  pour  voir  l'auteur  de  Faust  pleinement 
compris  ^,  et  nous  nous  sommes  appliqués  dans  cette  étude  à  montrer 
qu'Emile  Deschamps,  qui  traduisit  la  Cloche  de  Schiller  et  la  Fiancée 
de  Corinthe  de  Goethe,  ne  se  rendit  pas  compte  de  la  portée  philoso- 
|)hique  de  ces  deux  œuvres  du  lyrisme  classique  allemand. 

Le  romantisme  français  est  un  courant  de  poésie  qu'on  peut  dire 
indigène,  qui  suit  sa  pente  naturelle  et  toute  nationale.  Il  est  teinté 
à  ses  origines  de  sensibilité  mélancolique  et  de  cette  religiosité  péné- 
trante qui  émane  de  Chateaubriand  ;  ensuite,  sous  l'influence  d'un 
livre  français  sur  l'Allemagne  à  peine  entrevue,  il  s'abandonne  à 
l'enthousiasme  rêveur  que  M"^^  de  Staël  a  mis  à  la  mode.  Puis  le 
goût  de  l'exotisme  entraîne  les  imaginations  françaises,  après  la  publi- 
cation du  Romancero  d'Emile  Deschamps  et  des  Orientales  d'Hugo, 
loin  dans  l'espace  et  dans  le  temps.  Nous  montrerons  la  part  d'Emile 
Deschamps  dans  cette  impulsion  donnée  à  l'exotisme  en  France.  La 
poésie  de  l'histoire  et  de  la  légende  commence  autour  de  1830  un 
développement  qui  s'épanouira  magnifiquement  dans  la  Légende 
des  Siècles  et  nous  ferons  à  l'initiative  intelligente  de  Deschamps  sa 
part  —  qui  est  frap])ante  —  dans  le  renouvellement  du  genre  épique 
au  xix^  siècle.  L'altitude  de  ce  Français  de  fine  culture  devant  les 
rêves  de  palingénésie  sociale  et  humanitaire  ne  nous  olîrira  pas  un 
spectacle  moins  intéressant,  et  ce  sera  pour  nous  l'occasion  de  le 
comparer  à  Alfred  de  Musset.  Ils  nous  apparaîtront  l'un  et  l'autre 
après  1830  comme  les  continuateurs  de  cette  aimable  tradition  de  la 
poésie  mondaine  qui  est  une  des  gloires  charmantes  de  notre  i)ays, 
et  c'est  elle  qui  les  défendit  contre  le  mirage  révolutionnaire  qui 
séduisit  Lamartine  et  Victor  Hugo. 

Les  problèmes  que  soulèvent  les  rajiports  il(!s  honiines  avec  la 
société  absorbent,  si  l'on  peut  dire,  les  j)uissanc(!s  de  l'àrne  française 
à  celte  grande  époque  de  notre  renouveau  ])oélique,  et  l'empêchent  de 
se  pencher  avec  une  égale  anxiété  sur  le  j)r(>blème  des  problèmes,  celui 
que  l'homme  individuel  sent  se  poser  au  fond  de  lui-même  dans  les 
rap})orts  qu'il  entretient  avec  le  mystère  même  de  la  vie. 


1.    F.   Baldcnspcrpcr.    Gœthe  en  l'rance,  <''lu(J<'  de   lil  tir.ilnn;  comparée.    l';iris, 
IIachclt<-,  lOl'i,  in-B". 


PIiriACE 


Social  coiniiic  il  t(»iivient  an  peuple  le  ]»lus  stK-iahle  de  l"'Euroj»e, 
notre  roiiiaiiti^iiie  n'a  /té  «pie  yur  arridciit  j'exjiressûin  des  an<»f>isses 
fnét  a  physiques  de  la  jtersonne  luunaiiie.  Nos  poètts  <»iit  chanté  la 
Nalwre.  l'Amour  et  la  Mnrt.  a-t-on  dit.  Mais  duquel  iCentix-  eux  — 
^  iffny  (*xcej»té  —  peut -«m  dire  <pi'il  sut  dégager  une  idée  ]HTsonn-elle 
d'un  de  ces  grands  li^itx  communs  de  la  ^»oésie  universelle  ?  Ils  les 
ont  magnilitpieinenl  orchestrés  et  les  ont  mis  ainsi  à  la  portée  de 
tous.  Tous  les  Français  peuvent  goûter  Hugo  ou  Ijamartine.  Je  ne 
crois  y)as  qu'on  puisse  <lire  que  tous  les  Anglais  et  tous  les  Allemands 
comprennent  Novalis  ou  Shelley.  Nos  romantiques  se  firent  entendre 
de  la  foide  et  ne  parlèrent  ]>as  à  la  seule  élite.  Peu  de  KTi(jues  dans  les 
temps  modernes  ont  été  aussi  })eu  des  philosojdies  que  n(js  grands 
poêles  de  l'époque  roinantitfue.  et  ce  trait  suffirait  à  les  distinguer  de 
leurs  émules  anglais  ou  allemands  qu'on  les  accuse  d'avoir  si  conti- 
nuellement imités.  Ils  sont  originaux  dans  la  tendance  et  la  qualité 
de  leur  inspiration  comme  ils  le  sont  dans  la  forme  de  le\ir  art,  et  ce 
n'est  <fue  de  nos  j^nirs  que  l'état  d'âme  romantique,  q\ii  en  France  est 
allé  s'approfondissant,  s'est  dépouillé  de  totit  cara<tèr<:  social,  q^ie  le 
l\Tisme  a  ytris  une  valeur  plus  strictement  individualiste  et  que  la 
psych<dogie  et  la  métaphysique  ont  fait  leur  réa|»parilion  dans  la 
littérature  ]»ersonneell. 

Après  l'intermède  ]>ittores<pie  qu'ont  joué  dans  rinsloiTc  de  notre 
poésie  les  î*arnassiens,  il  serait  intéressant  de  déterminer  le  sens  pro- 
foii<l  du  mou\cment  symboliste  ^. 

l'ne  ]»hilo>«iphie  assez  suhtile  était  à  JOngine  tie  ce  niou\ement, 
mais  c'est  dans  des  œuvres  en  jjrose  de  notre  littérature  toute  récente 
plus  enctire  que  dans  des  œuvres  proprement  poétiques,  que  se  mar- 
que cette  réactiftn  contre  les  préoccupations  troj»  uniquement  sociales 
de  notre  littérature  du  xix*  siècle.  Nos  artistes  contemporains, 
plus  pénétrés  que  leurs  devanciers  de  culture  philosophique,  ont 
repris  la  méditât ifui  du  pnthlème  qui  avait  tourmenté  l'esprit  des 
grands  lyrirpies  anglais  et  allemands.  Et  encore,  dans  ce  grand  effort 
de  c<incentration  intérieure,  ce  sont  nviins  les  procédés  synthétirpies 
de  oes  |K)ètes  étrangers  <prils  imitent  (pie  l'analyse  délicate  et 
nuancée  de  nos  psycindognes  du  siècle  dernier  qu'ils  remettent  en 
honneur  :  si  la  jtsychologie  et  le  mysticisme  font  leur  réa]t]»arition 
dans   les   œuvres   de   nos   derniers   romantiques,   cette  tentative   se 

1.  (lu  Innivr-ra  ilnns  l'oMivrf  critique  de  Reniy  (!<•  Goiirnioiit  niaiiils  apcrrus 
ingénieux  sur  ce  nioiivompiit  auqml  il  a  pris  part.  Voir  aussi  une  i)riniièrf  mise 
au  point  d»'  ce  vaste  sujet  (\:it\<  l'ou^•T.^^<•  d'André  l'arre  sut  le  Si/inholtsme. 
Paris,  Jouve,   1911,  in-8°. 


LE     COSMOPOLITISME    D  EMILE    DFSCHAMPS  XXXV 

recommande  de  l'expérience  trop  négligée  de  Sénancour,  de  Benja- 
min Constant  et  de  Maine  de  Biran.  Il  y  a  eu  en  France  un  grand 
romantisme  individualiste,  égal  en  profondeur  et  supérieur  en  clarté 
au  romantisme  allemand,  mais  ce  romantisme  original,  qui  ne  doit 
rien  à  l'imitation  des  œuvres  étrangères,  non  seulement  n'a  eu  presque 
aucune  influence  sur  nos  grands  romantiques,  mais  oublié,  pour 
ainsi  dire,  pendant  plus  de  trois  quarts  de  siècle,  il  ne  manifeste  sa 
vitalité  renaissante  que  dans  les  œuvres  d'ailleurs  peu  connues  de 
quelques-uns  de  nos  contemporains. 

Quoiqu'il  en  soit,  et  pour  en  revenir  à  notre  romantisme  de  1830, 
il  faut  avouer  que  son  fond  classique,  social  et  national  resta  long- 
temps caché  aux  yeux  des  Français  eux-mêmes,  et  ses  adversaires 
ont  failli  réussir  à  faire  prévaloir  cette  thèse  hardie  qu'il  n'était 
qu'une  forme  anarchique,  déchaînée  dans  notre  littérature,  essen- 
tiellement anti-nationale,  et  dérivée  de  l'influence  étrangère. 

Emile  Deschamps,  qui  fut  peut-être  le  plus  intelligent  apologiste 
de  l'Ecole  de  1830,  aborda  bravement  l'objection  spécieuse  et  montra, 
en  la  dissipant,  qu'elle  n'était  qu'une  ombre  de  raison.  Il  définit 
très  clairement  le  rôle  qu'ont  toujours  eu  chez  nous  les  littératures 
étrangères  qui  a  été,  suivant  l'expression  de  M.  Lanson,  «  de  nous 
délivrer  de  nous-mêmes.  »  —  «  Il  arrive,  dit  encore  excellemment 
M.  Lanson,  que  l'on  emploie  les  chefs-d'œuvre  du  génie  à  paralyser 
le  génie  ^.  »  C'est  à  quoi  s'entendaient  fort  bien  de  1815  à  1825  les 
imitateurs  de  Voltaire  et  tous  les  Campistrons  de  Racine.  Ils  avaient 
fiiit  du  Théâtre  Français  et  de  l'Académie  les  citadelles  du  «  bon 
goût  ».  On  n'y  jurait  que  par  Corneille  et  Racine.  Il  est  aisé  de  com- 
prendre pourquoi  les  jeunes  poètes  n'applaudissaient  que  Shakes- 
peare et  ne  juraient  que  par  Gœthe  et  Schiller.  Il  y  avait  de  la  bra- 
vade dans  leur  cas,  en  même  temps  qu'une  admiration  sincère  et 
naïve  pour  ces  grand  génies  étrangers  qu'ils  connaissaient  peu, 
mais  qui  étaient  nouveaux  pour  eux,  et  qui  leur  rendaient  cet  émi- 
neiit  service  de  les  aider  à  se  mieux  comprendre  et  les  révélaient  à 
eux-mêmes. 

En  somme,  ce  que  nos  romantiques  aimaient  par  dessus  tout, 
c'était  la  poésie  dont  leur  cœur  était  plein.  Pour  exprimer  leur  idéal 

1.  Rei>.  de.s  Deux-Mondes,  février  11)17.  Gustave  Lanson.  La  Fonction  des 
inflnenres  étrangères  dans  le  dé^feloppemenl  de  la  littérature  française,  p.  804.  — 
Cftto  formule  résume  la  doctrine  —  en  sa  partie  criti(juc  —  de  l'individualisme 
esthétique  de  Walter  Pater  et  d'Oscar  Wilde.  Cf.  de  ce  dernier  :  Opinions  de 
littérature  et  d'art.  Ira<iuit  par  .J.  Cantel.  Paris,  Amhert,  in-IG,  p.  280.  —  Cf. 
aussi  The  l.ife  of  W'altrr  Pater,  hy  Thomas  Wrigiit.  London,  Evcrctt,  1907, 
2  vol.  in-8". 


PREFACE 


intime  mi  ItMir  fantaisio  personnelle,  comme  tous  ceux  qui  se  mêlent 
d'écrire,  ils  empriintaienl  de  toutes  mains.  «  Je  prends  mon  hitii  où 
je  le  trouve  »,  s'écriait  Molière,  et  c'est  Racine  qui  disait  que  dans 
l'art  l'invention  du  sujet  n'était  rien,  mais  que  la  manière  de  le  traiter 
était  tout  le  secret  du  génie.  Emile  Deschamps  ne  faisait  que  reprendre 
la  théorie  classique  à  son  compte,  cfuand  il  disait  de  façon  piquante  : 
«  La  forme  n'est  rien,  mais  il  n'y  a  rien  sans  la  forme.  »  Nos  romanti- 
ques, qui  furent  de  grands  artistes,  furent  aussi  de  grands  emprun- 
teurs et  leur  enthousiasme  pour  les  chefs-d'œuvre  étrangers  n'était 
cjue  la  manifestation  de  leur  confiance  dans  le  génie  de  leur  race. 
Ils  suivaient  en  cela  l'exemple  des  maîtres  classifjues  du  grand 
siècle,  qui  imitaient  pour  mieux  créer,  et  ce  fut  le  triomphe  de  la 
dialectique  d'Emile  Deschamps  d'arriver  à  prouver  que  les  roman- 
ticpies,  en  rompant  avec  la  routine  des  ijseudo-ciassiques  de  l'Empire, 
s'étaient,  par  les  coups  d'audace  de  leur  génie,  autant  que  par  la 
similitude  de  leurs  procédés  artistiques,  montrés  les  vrais  continua- 
teurs de  notre  tradition  littéraire  ^. 


1.  F'arini  no3  contemporains,  chez  lesquc's  on  remarque,  ltùcc  à  l'influence 
de  M.  llfiiri  Bergson,  la  vitalité  renaissante  du  romantisme  psychologique,  qui 
dérive  de  Sénancour,  de  Benjamin  Constant,  de  Sainte-Beuve  et  de  Maiuf  de 
Biran,  nous  citerons  l'œuvc  d'André  Gide,  d'Emile  Clomiont  (l'honmio  d'un 
seul  li^Te,  mais  quel  livre  !  Amour  promis,  do  la  lignée  d'Adolphe,  de  Voluplé, 
de  Dommi7ur).  <!'• -Marcel  Prousl,  de  quelques  autres,  ai)préciés  dans  un  petit 
groupe,  Joseph  Baru/ii,  Louis  Demonts,  et  surtout  les  méditations  ]dnlosophiques 
de  Paul  Valéry,  estln-ticien  nourri  aux  fortes  disciplines  du  matliématicien 
Duhem  et  du  poète  Mallarmé. 

Sur  Sénancour,  cf.  l'ouvrage  de  Joachim  MerlanI,  sur  Benjamin  Constant  les 
travaux  de  l'Iiiiippcr  Godet  et  de  Gustave  Rudler.  Quant  à  Maine  de  Biran,  on 
ne  saurait  trop  apprécier  non  seulement  l'étude  que  Pierre  Tisserand  lui  a 
consacrée,  mais  encore  les  publications  de  textes  qu'il  entreprend  et  qui  vont 
permettre  d'approfondir  la  doctrine  du  grand  psychologue. 


II 


LA    MORALE    D   UN     DILETTANTE 


L'étude  des  principales  individualités  romantiques  doit  contribuer, 
plus  que  tous  les  systèmes  les  plus  brillants  et  les  plus  ardemment 
soutenus,  à  élucider  cette  grande  question,  si  souvent  débattue  et 
toujours  pendante,  des  rapports  du  Romantisme  avec  la  vie.  S'il 
faut  en  croire  les  adversaires  du  Romantisme,  les  poètes  du  xix®  siè- 
cle, sont  particulièrement  responsables  du  déséquilibre  moral  qui  carac- 
térise cette  époque  de  l'esprit  humain. 

A  vrai  dire,  les  causes  profondes  de  ce  qu'on  appelle  le  <  mal  du 
siècle  »,  semblent  s'efTacer  à  mesure  que  les  générations  qui  en  ont 
soulfert  entrent  dans  le  ])assé.  Nous,  qui  profitons  maintenant  de 
quelques-uns  au  moins  des  bons  effets  des  révolutions  auxquelles 
nos  pères  ont  assisté,  nous  ne  voyons  plus  les  bouleversements  qu'elles 
ont  entraînés,  quand  elles  apparurent.  Nous  ne  nous  faisons  plus 
une  idée  exacte  du  trouble  qu'ont  apporté  dans  les  habitudes  de 
l'humanité  d'hier,  non  seulement  les  changements  de  régime  poli- 
tique, mais  encore  les  découvertes  de  la  science,  la  création  des  che- 
mins de  fer,  l'extraordinaire  diffusion  de  la  richesse  et  l'influence  des 
expositions  universelles  :  nous  ne  voyons  plus  que  des  li\a'cs.  Seule, 
l'œuvre  des  artistes  et  des  écrivains  surnage,  et  c'est  elle  (pi'on  i>rend 
à  jtarlic.  Ce  sont  les  jioètes  en  })articulier  qu'on  rend  responsables 
d'un  iii.il  <liMii  lis  ont  été  les  premières  victimes. 

Il  fallait  qu'un  poète  prît  la  défense  des  poètes,  et  Maurice  Barres 
a  mojitré  que  ces  grands  livres  —  les  plus  séduisants  et  les  plus  «  ten- 
tateurs ))  —  même  quand  ils  représentent  les  ])assions  révoltées, 
Itrillcul  ;iii  nioiiis  (rime  fl;ijriinc  spinlu<'llo,  d'iiue  lierté  romanesque 
(pu  cnnohlil . 

('  Anjoui'dliiii,  (lil-iM.  coiiimc  aux  joui-s  naïfs  de  ma  jeunesse, 
je  todiijiue  à  lirer  giaiid  prolil  de  (îauliei-,  de   Hugo,  de  Baudelaire, 

1.  Écho  (le  Paris  du  28  sept.  1912.  Les  Maîtres  runiantiques,  par  Maurice 
Barrés. 


XXXVIII  PREFACE 

de  Flaubert,  je  continue  à  les  aimer,  mais  ce  n'est  pas  le  même  profit 
ni  le  même  amour.  Aujourd'hui,  ces  gens-là  pour  moi  sont  des  hommes 
supérieurs,  qui  ont  lutté  contre  des  causes  générales  de  diminution 
et  qui  ont  été  les  meilleurs...  J'aime  et  j'admire  toujours  les  grands 
livres  romantiques,  je  les  juge  utiles  comme  la  description  des  souf- 
frances (jue  subirent  des  créatures  d'élite,  cherciiant  sous  les  orages, 
au  milieu  des  flots  démontés,  à  gagner  le  rivage. 

«  J'aimerais  écrire  une  histoire  des  romaiiticjues,  ceux  de  la  poli- 
tique et  ceux  de  la  littérature,  où  l'on  verrait  leurs  aventures  et  leurs 
maladies,  sans  cesser  de  les  aimer,  ni  de  les  admirer,  et  en  les  remer- 
ciant encore.  » 

C'est  un  plaisir  de  cette  sorte  que  nous  avons  pris  à  étudier  la  vie 
et  l'œuvre  d'Emile  Deschamps. 

Il  a  été  l'ami  de  «  ces  créatures  d'élite  »  ;  son  œuvre  est  un  reflet 
charmant  de  ces  grandes  œuvres  ;  il  a  été  un  des  chefs  de  l'Ecole 
romantique,  un  des  initiateurs  de  ce  grand  mouvement  littéraire  (jui 
a  renouvelé  les  sources  de  l'imagination  française  ;  il  a  ailuré  les  Arts 
et  la  Poésie,  et  sa  vie  est  un  modèle  de  tenue  élégante  et  correcte. 
Bourgeois,  fils  d'un  bourgeois  de  l'ancienne  France,  il  a  souffert  du 
«  mal  du  siècle  »  comme  les  autres.  Il  l'a  décrit,  analysé,  mais  on  peut 
dire  qu'il  l'a  surmonté,  comme  la  plu])art  des  maîtres  de  l'Ecole 
d'ailleurs,  grâce  à  sa  délicatesse,  à  son  bon  sens  et  aux  qualité?  de 
son  éducation  et  de  sa  race. 

«  M.  Emile  Deschamps,  dit  Auguste  Barbier  ^,  était  un  homnic  du 
meilleur  monde,  de  bonne  naissance  et  d'excellentes  façons.  »  Victor 
Pavie  qui  le  trouvait  «  de  sa  ]>ersonne  infiniment  agréable,  d'une 
politesse  exubérante,  mais  sincère  et  toute  empreinte  d'éducation  », 
fait  au  sujet  de  ce  poète  romantique  trois  remarques  intéressantes  ^  : 
«  Il  y  avait,  dit-il,  réflexion  faite,  dans  le  port,  dans  la  tenue  et  la 
mise  de  ce  lettré,  quelque  chose  du  fonctionnaire»,  et  voici  d'ailleurs 
le  portrait  de  ce  fonctionnaire  charmant  :  «  Il  devait  ignorer,  bien 
au-delà  des  années  d'Horace,  f[ue  sans  doute  il  feuilletait  avec  la  |»rc- 
dilecti«tn  de  ses  goûts,  l'obésité  comme  la  calvitie.  L'cm  eut  dit  de  ses 
yeux,  un  peu  bridés,  pleins  de  vie  et  de  lumière,  (ju'ils  scintillaient 
dans  le  soleil.  C'était  bien  sans  le  vouloir  (|ue  ses  deux  fines  lèvres, 
dans  les  écartements  frécjuents  de  son  sourire,  démasquaient  deux 
rangées  de  dents  éburnéennes.  Ses  mains  nerveuses  et  effilées  por- 

1.  Aupusto  Hartiier.  Sou^'enir.s  personneh  cl  silhoueltes  conteriifioraines...  Vurh, 
E.  Dcnlu,  188.3,  in-8°,  p.  256. 

2.  Pavie  (Victor).  Œui'res  choisies,  précédées  d'une  notice  biographique. 
2*  vol.  Souvenirs  de  jeunesse  et  revenants,  p.  145. 


LA     MORALE     D   UN     DILETTANTE  XXXIX 

taient  à  l'un  de  leurs  doigts  l'anneau  nuptial.  Il  vivait  heureux  en 
ménage.  »  Ainsi  ce  romantique  «tait  fonctionnaire,  il  lisait  Horace, 
il  avait  trouvé  le  bonheur  dans  le  mariage.  En  vérité,  il  y  a  de 
quoi  dérouter  tous  les  faiseurs  de  classifications,  les  moralistes 
intransigeants  qui  dénoncent,  avec  des  preuves  à  l'appui  de  leur 
thèse,  la  prétendue  pernicieuse  influence  du  Romantisme  sur  les 
mœurs  du  xix^  siècle. 

X'a-t-on  pas  assez  dit  ce  que  devait  être  inévitablement  un  Roman- 
tique, une  sorte  de  Narcisse,  amoureux  de  soi-même,  non  pas  tel 
qu'il  est,  mais  tel  qu'il  s'imagine  qu'il  est,  tel  (ju'il  voudrait  être  ? 
Et  ne  nous  a-t-on  pas  impitoyablement  découvert,  à  propos  des  plus 
grands  d'entre  eux,  comme  à  propos  des  plus  infimes,  les  aberrations 
de  conduite  où  les  entraînait,  s'il  faut  en  croire  les  critiques,  cette 
confusion,  qui  leur  serait  familière,  entre  leur  moi  réel  et  leur  moi 
rêvé  ? 

Ils  auraient  d'autre  part  méconnu  aussi  bien  les  conditions  néces- 
saires de  la  vie  sociale  que  la  véritable  mesure  de  leur  individualité. 
Ces  rêveurs,  enchantés  de  littérature,  isolés  par  elle  du  reste  des 
hommes  et  mal  préparés  à  la  vie  de  relation,  à  ses  nécessités,  à  ses 
devoirs,  aux  sacrifices  qu'elle  impose  aux  individus,  devaient  fatale- 
ment aboutir  à  des  catastrophes  dans  leur  rencontre  avec  l'inflexible 
réalité.  Tout  n'est  certes  pas  faux  dans  cette  thèse  qui  n'a  qu'un 
défaut,  c'est  d'être  un  système.  Parce  que  quelques  natures  poétiques 
ont  mal  conduit  leur  vie,  on  a  déclaré  que  la  Poésie  était  une  mauvaise 
conseillère  et  parce  qu'on  ne  s'abandonne  pas  au  Rêve  impunément, 
il  est  entendu  que  le  Rêve  est  inconciliable  avec  l'Action. 

Quelles  séries  de  conséquences  n'a-t-on  pas  doctement  déduites  des 
belles  amours  d'Alfred  de  Musset  et  de  George  Sand  et  de  leur  fui  lamen- 
table ?  La  vie  tout  entière  du  poète  des  Nuits  a  paru  une  ])reuve 
vivante  de  l'absurdité  romartirpie.  Qu'importe  aux  esprits  systéma- 
tiques que  la  vie  de  George  Sand  offre  un  frappant  contraste  avec  celle 
d'Alfred  de  Musset,  et  qu'en  face  du  désordre  de  celle-ci  et  de  son 
«  naufrage  final,  elle  donne  le  spectacle  d'un  ordre  supérieur  réalisé  en 
dépit  des  plus  frérpientes  faiblesses^?  De  tous  les  adversaires  du  Ro- 

1.   Taine,  Journal  des  Débats,  2  juillet  187G.  A  propos  do  G.  Sand  : 
•  Avec  un  fonfl  très  fixe  de  «royanccs  et  d'aspirations  persistantes,  elle  s'est  toujours  déve- 
loppée ;  elle  n'a  jamais  cessé  <i'ap()rendre.  l'arnii  ses  contemporains,  elle  est  presque  la  seule 
avec  Sainte-Beuve,  qui,  volontairement  et  de  parti-pris,   se    soit    renouvelée,    ait   élargi    son 
cercle  d'idéoB  et  ne  se  soit  pas  contentée  de  réponses  une  fois  faites... 

«  ...  Après  une  période  de  révoltes  et  d'orages,  elle  est  entrée  dans  la  vie  droite  et  jurande 
qui  est  celle  de  Gœthe  et  de  tous  les  esprits  véritablement  bienfaisants.  Par  la  pratique  de 
la  vie  et  par  l'étude  des  sciences,  elle  est  arrivée  au  calme,  elle  a  compris  et  loué  le  travail, 
le  bon  sens,  la  raison,  la  société,  la  famille,  le  maria^'e,  toutes  les  choses  utiles,  salutaires  ou 


XI,  PKEFACE 

inaatisine,  le  plus  pénétrant  et  le  plus  lin.  M.  C,h.  Maurras  a  ])ourtant 
constaté  que  F  «  Enfant  du  siècle  »  lui-même.  Cet  exemplaire  éclatant 
des  désordres,  où  conduit  «l'éducation  sentimentale»,  était  la  raison 
la  plus  claire  et  la  mieux  faite,  la  ])lus  classique,  de  son  milieu,  et  que 
dans  «  la  bouti(|ue  romanticjue  »,  il  y  eut  peu  de  tètes  aussi  exenq)tes 
que  la  sienne  de  chimères  et  de  «  nuées  ».  Les  malheurs  d'Alfred  de 
Musset  sont  peut -être  imjMitablrs  aux  cléfauts  de  son  caractère  et 
à  la  maladie,  non  pas  au  seul  dévelopi»«'.nient  dt-  .son  imaginai  ion  et 
de  sa  sensibilité  *. 

(^)uoi  qu'il  en  soit,  on  ne  trouvera  point  d'aventures  romanesques 
dans  la  bi<»<;raphie  d'Kmile  Deschamps.  Par  un  préjugé  invincible, 
et  sui"  l'invitation  d'un  subtil  conseiller  ^,  nous  en  avons  cherché  les 
traces  dans  ses  œuvres,  dans  sa  correspondance  intime,  et  nous 
avouons  que  notre  recherche  a  été  vaine.  Il  faudra  donc  renoncer  à 
tr(»uver  ici  l'élénient  traditi<»nnel  de  toute  histoire  romantique.  La 
vie  d'i'imile  Deschamps  est  comme  ces  tragédies,  qu'un  auteur  autre- 
fois ne  j)résentait  pas  sans  quelque  honte  au  public  qui  cherche  avant 
tout  son  plaisir  et  qui  veut  qu'on  respecte  ses  habitudes,  c'est  une 
tragédie  sans  amour...  sans  amour  irrégulier  bien  entendu.  Dirons- 
nous  donc  qu'il  fut  un  bien  médiocre  romantique  ?  En  vérité  la 
conclusion  est  trop  commode,  et  nous  croyons  qu'on  abuse  du  droit 
qu'on  a  de  limiter  le  sens  d'un  mot  et  de  regarder  comme  un  synonyme 

néccssairfi.  Sans  rien  rabattre  de  son  idéal,  elle  s'est  réconciliée  avec  le  train  courant  du  monde 
c-l  n'a  plus  songé  qu'à  l'améliorer  sans  le  bouleverser...  » 

Ce  portrait  tout  élonrieux  comporlfrail  quelques  ombres.  On  les  trouvera 
dans  I  élude  approfondie  que  M"^  L.  Vincent  a  consacrée  à  George  Sand  et  le 
liern/.  Paris,  (Jjampion,  1919,  in-S**. 

1.  il  est  impossible,  quand  on  étudie  Emile  Deschamps,  ce  "  charmant  » 
Deschamps,  comme  l'appelle  Sainte-Beuve,  de  ne  pas  le  comj)arer  à  -Vlfred  de 
Mussol.  C'r-st  un  Musset  sans  génie  assurénient,  mais  un  Musset  doué  de  carac- 
tère, ayant  ce  ferme  bon  sens  qui  caractérise  l'auteur  de  "  A  quoi  rêvent 
le»  feune.s  filles»  et  de  toutes  ses  spirituelles  satires,  et  cette  volonté  qui 
manque  totalement  à  l'Enfant  du  siècle.  M.  Ch.  Maurras  écrit  dans  Les 
Amonts  de  Venise.  Paris,  E.  de  Boccard,  1917,  in-18,  p.  28  :  <-  N'y  eut-il  pas 
chez  A.  de  Musset,  mélange  à  son  pénio  et  a  sa  folie,  un  esprit  heureux,  cultivé, 
et  des  plus  ouverts,  élevé  par  l'éducation  au-dessus  de  sa  maladive  nature, 
bourgeois,  fils  de  bourgeois,  Parisien,  lils  de  Parisiens,  lettré  à  l'ancienne  manière 
(celle  de  l'oncle  Desherbiers),  capable  d'excellente  criliipir,  trop  négligent  pour 
surveiller  ses  propres  défaute,  mais  éveillé  sur  ceux  «l'autrui...  »  Nous  verrons 
plus  loin  d'ailleurs  que  si  Musset  avait  à  son  serxice  autant  rt  plus  peut-être  de 

«  raison  »  et  d'  «  ironie  n  que  Deschamps,  fimile  Deschamps  lui-même  n'était 
pas  exi-mpt  d'^  ce  grain  de  folie  qui  prit  des  proportions  étranges  dans  l'existence 
d'Alfred  de   Musset. 

2.  Cf.  Maurice  Lange.  Le  mystérieux  amour  d'Emile  Desdiamps,  III^  série 
d'études  intitulées  :  Poètes  et  /oiirnaiisles  en  Auverpif  sous  la  Monarchie  de 
Juillet,  et  parues  dans  la  He^'ue  d'Auvergne  de  septembre  1913  à  avril  191i. 


T.A     MORALE     DtX     DILETTANTE  XLI 

de  toute  perversion  morale;  un  vocable  dont  la  généralité  même  et  le 
sens  traditionnel  conviennent  bien  ])lus  exactement  à  l'expression 
des  tendances  poétiques  de  la  nature  humaine  ^. 

L'imagination  chez  Emile  Deschamps,  dont  la  vie  est  un  modèle  de 
régularité,  et  qui  pratiqua  ])i'udaut  quatre-vingts  ans  un  grand 
nombre  des  plus  estimables  vertus  bourgeoises,  l'imagination  n'est 
pas  sans  écarts  ;  le  fantastique  par  exemple  a  été  pour  beaucoup  de 
ses  contemporains  un  simple  thème  à  la  mode;  il  était  pour  Des- 
champs, qui  fut  sujet  à  des  phénomènes  hallucinatoires,  une  réalité 
vécue.  —  La  sensibilité  de  notre  poète,  comme  celle  de  son  pauvre 
frère,  le  génial  et  douloureux  Antoni,  était  vive,  profonde.  Ils  lui 
ont  dû,  tous  les  deux.  ])lus  d'alarmes  c{ue  de  joies,  et  si,  malgré  le 
caractère  émotif  de  sa  vie  intérieure,  Emile  Deschamps  est  resté  aux 
yeux  de  ceux  qui  ont  parcouru  cote  à  côte  avec  lui  le  chemin  de  la 
destinée,  comme  un  modèle  accompli  du  compagnon  toujours 
aimable,  riant,  ardent  et  gai,  il  ne  faut  que  davantage  apprécier  le 
fond  d'héroïsme  de  ce  parfait  galant  homme. 

Emile  Deschamps  résolut  avec  son  bon  sens  naturel,  qu'il  avait 
aiguisé  dans  le  commerce  des  hommes,  le  délicat  problème  des  rap- 
ports de  l'esthétique  avec  la  vie.  Ce  n'est  pas  lui  (jui  se  fût  inquiété 
beaucoup  de  l'avenir  d'un  jeune  homme  parce  ({u'il  aurait  trouvé 
dans  sa  correspondance  intime  l'expression  d'une  imagination  vive 
et  d'un  tempérament  ardent.  Ainsi,  dans  un  de  ses  contes  2,  il  blâme 
un  père  qui,  voulant  faire  de  son  fds  un  savant  et  un  sage,  lui  refusait 
les  plaisirs  de  la  chasse  et  lui  interdisait  d'aller  au  bal  :  «  Est-ce  un 
bon  système  pour  vous  faire  prendre  goût  à  la  sagesse,  dit-il,  que  de 
vous  fatiguer  d'érudition  et  de  vous  ennuyer  de  vertu  ?  «  Le  pédan- 
tisme  de  la  vertu  lui  faisait  horreur  ;  à  l'hypocrisie  des  mœurs  bour- 
geoises de  son  temps,  il  se  plaisait  à  opposer  la  liberté  dont  jouissait 
l'amour  dans  la  meilleure  société  du  xviii^  siècle. 

Nos  gens  à  la  mode,  dit-il  ^.  se  soucient  des  arts  comme  de  la  nature, 
et,  ffuant  à  Vamour,  depuis  que  notre  morale  est  si  sc\ère,  il  n'est  plus 
reçu  en  bonne  compagnie.  Il  faut  bien  qu'il  aille  quelque  part.  —  Et 
tout  bien  considZ-ri'-.  je  ne  vois  pas  Irop  que  les  mœurs  y  fa^nent. 

Il  n'eût  donc  point  blâmé  Ifs  jeunes  hommes  qui  eussent  follement 

1.  Sur  c<:  mélanfrc  exquis  :  une  vie  bourgeoise  et  une  âme  d'artiste,  cf.  Victor 
Ch.rl.ulicz,  Paule  Méré,  7^  éd.  Paris,  1897,  in-S»,  p.  157  :  «  une  fourmi  ailée... 
je  décidai  que  ce  serait  là  mon  emblème,  n 

2.  Emile  Deschamps.  Œuvres  complètes.  Paris,  Lemerre,  1873,  0  vol.  in-8". 
—  Tome  III,  p.  191  :  Mea  culpa. 

3.  Œuvres  compl.,  t.  III,  p.  31'!  :  La  Fête  de  M.  d'Aprcville. 


XLII  PREFACE 


parlé  d'amour  à  vingt  ans.  Qui  sait  même  s'il  n'eût  pas  j)rédit  des 
plus  fous  qu'ils  deviendraient  des  hommes  distingués,  éminents, 
pleins  d'expérience  et  de  finesse?  Je  crois  l'entendre  demander  avec 
ironie  si  l'on  ne  pourrait  pas  découvrir  aussi  le  «  Journal  ^  »  de  quoique 
jeune  ><  positif  ».  On  y  verrait  percer  le  bourgeois  futur,  le  bureau- 
crate épais,  routinier,  le  vieillard  égoïste,  et  si  vous  l'eussiez  ques- 
tionné sur  la  cause  de  cette  sécheresse  de  cœur  si  fréquente  chez 
certains  hommes  de  quarante  ans,  Deschamps  n'eût  pas  manqué  de 
dénoncer  chez  ceux-là  l'absence  de  vie  intérieure  et  surtout  le  manque 
de  jeunesse,  d'amour,  de  flamme  au  début  de  leur  vie. 

L'élan  fougueux  des  passions,  quand  la  jeunesse  s'épanouit,  est 
un  danger  peut-être.  Deschamps  ne  l'eût  pas  nié.  Il  entraîne  dans  la 
vie  morale  de  l'individu  une  rupture  d'équilibre  qui  peut  troubler  son 
existence  tout  entière.  Mais  cet  équilibre  même  n'est-il  pas  toujours 
dillicile  à  fixer,  surtout  chez  les  natures  riches  de  sève  ?  et  trouver  la 
solution  du  conflit  qui  s'élève  dans  l'homme  entre  ses  passions  et  ses 
devoirs,  n'est-ce  pas  en  quoi  consiste  le  problème  de  la  vie  intime  ?  ^ 

Emile  Deschamps  n'eût  jamais  conseillé  à  personne  de  se  livrer  en 
aveugle  aux  suggestions  de  l'art.  L'ivresse  de  l'art  évidemment  ne 
convient  qu'aux  têtes  bien  faites.  Quoi  qu'il  en  coûte  à  leur  sensibilité 
profonde,  ces  têtes-là  savent  reconnaître  que  les  conditions  de  la  vie 
pratique  gênent  ici-bas  l'épanouissement  du  sentiment  du  Beau.  La 


1.  Louis  Maipron.  Le  lîomantisme  et  les  mœurs.  Essai  d'étude  historique  et 
socialf  d'après  des  documents  inédits.  Paris,  II.  Champion,  1910,  in-8°.  Cf. 
p.  195-271  et  passim. 

2.  Ce  conflit  entre  le  Rêve  et  l'Action,  c'est  l'objet  même  de  la  méditation 
constante  d'.Mfred  de  Vigny.  Cf.  Le  Journal  d'un  Poète,  p.  66. 

«  Le  Docteur  Soir,  c'est  la  Vie.  Ce  que  la  vie  a  de  réel,  de  triste,  de  désespérant  doit  être 
représenté  par  lui  et  par  ses  paroles,  et  toujours  le  malade  doit  être  supérieur  à  sa  triste  raison 
de  tout  rc  que  la  poésie  a  de  supérieur  h  la  réalité  douloureuse  qui  nous  enserre  ;  mais  cette 
raison  selon  la  vie  doit  toujours  réduire  le  sentiment  au  silence  et  le  silence  sera  la  meilleure 
critique  de  la  vie.  > 

Dans  un  article  intitulé  :  Un  romantique  oublié  :  Charles  Calemard  de  La 
Fayette  (1815-1901)  (yotre  pays.  Revue  du  Massif  central,  août  1912),  M.  Pierre 
de  Nolhac  nous  raconte  l'histoire  d'un  des  plus  fou^eux  membres  de  la  Bohême 
romantique,  l'auteur  de  la  Mort  du  cœur  (Paris,  18.'i9),  l'ami  de  jeunesse  de  Gau- 
tier, de  Roper  de  lieauvoir,  de  Clément  de  Ris,  d'Arsène  Iloussaye.  Ce  jeune 
homme,  qui  poijta  aux  délices  de  la  «  vie  inimitable  »  et  qui  traduisit  Dante 
comme  Antoni  Deschamps,  plus  sage  que  celui-ci,  retourna  dans  son  Velay 
natal,  «  ses  rudes  Céveimes  »  et  devint  «  un  important  personnage  de  son  dépar- 
tement, agronome  savant,  économiste  novateur...  député  de  la  H'^-Loirc,  etc.  » 
Ine  fois  la  lièvre  romantique  tombée,  il  n'oublia  pas  la  poésie.  Il  écrivit  le  Poème 
des  champs,  sorte  de  Géorgiques  françaises  qui  méritèrent  les  louanges  de  S'"- 
lieuve.  —  Son  petit-fils  Olivier  de  La  Fayette  (1877-1906),  mort  prématurément, 
continuait  avec  un  talent  remarqué  la  tradition  des  lettres  dans  une  famille  de 
grande  bourgeoisie. 


LA     :.;ORALi:     D  un     DILETXANTr: 


réalisation  totale  de  ce  sentiment,  dans  lequel  s'expriment  tous  les 
soupirs  de  l'àme  individuelle,  n'est  pas  d'e  ce  monde  ;  et  c'est  le  cas  de 
répéter  avec  le  philosophe  :  il  ne  faut  pas  pleurer  à  cause  de  cela,  il 
ne  faut  pas  frémir,  il  sulîit  de  c()m])rendre.  La  conscience  qui  sent 
le  Beau  n'est  pas  seule  en  face  de  la  réalité,  et  quand  elle  descend 
des  hauteuT*s  du  rêve  ]>our  entrer  dans  le  plan  de  l'action,  elle  est  bien 
obligée  de  tenir  compte  des  données  nouvelles  qui  s'imposent  à  sa 
réflexion  :  l'Art  n'est  pas  tout  :  il  y  a  la  morale,  et  la  conscience  a 
des  devoirs  comme  elle  a  ses  plaisirs  :  en  un  mot,  H  y  a  les  auU-es., 
et  Vindicidu  n'est  pas  seul. 

Toute  conception  piirement  esthétique  de  la  vie,  parce  qu'elle 
élimine  le  devoir,  et  prétend  sacrifier  toutes  les  considérations  sociales 
au  développement  personnel  de  l'artiste,  quand  elle  ne  déchaîne 
pas  le  malheur  sur  le  rêveur  infortuné,  aboutit  pres<iue  toujours  à  de 
sini^ulières  déformations  de  la  conscience  individuelle.  Un  tel  spec- 
tacle ne  s'est  pas  vu  seulement  à  l'époque  romantique  ;  les  virtuoses 
du  siècle  de  la  Renaissance,  à  un  moindre  degi'é  de  complexité  senti- 
mentale, il  est  vrai,  réalisèrent  un  type  déjà  bien  caractéristique  de 
monstruosité  morale. 

Emile  Deschamps  savait  tout  cela,  et  comme  le  recommandent 
Schiller  et  Goethe,  suivant  la  tradition  des  maîtres  dans  cet  art  diffi- 
cile de  bien  vivre,  il  distin<:juait.  ainsi  que  deux  puissances  ilillérentes, 
l'Art  et  la  Vie,  et  pour  sa  part  il  a  réussi  à  ne  jamais  les  confondre. 
C'est  (pi'il  entendait  avec  sa  finesse  coutumière  le  vrai  rôle  de  FArt 
dans  la  société.  La  réalisation  du  beau  n'importe  })as  directement  à 
la  société  qui  ne  vise  que  l'utile,  mais  il  n'y  a  pas  de  société  supé- 
rieure sans  la  présence  des  artistes.  C'est  l'ait  (pii.  surtout  aux  époques 
de  décadence  religieuse,  apporte  aux  âmes  leur  nourriture,  et  qui 
dispense  au  "  moi  »  profond  son  atmosphère,  et  quand  il  n'aurait  pas 
[tour  mission  de  remplacer  un  jnni-  lu  icIi^khi.  ({ikiikI  il  (Icnicurcrait 
avant  tout  une  distraction  aux  misères  du  rèt-l,  le  doux  consolateur, 
celui  qui  ouvre  à  l'iniagination  des  ])erspectives  idéales,  son  rôle 
serait  suflisanmiciil  juslifiè. 

(,)uant  à  la  société,  elle  est  ce  qu'elle  peut  être.  Malgré  ses  lois 
inéluctables,  insensiblement,  mais  sans  cesse,  sous  l'influence  des 
individus  d'élite,  des  belles  âmes,  elle  devient  moins  dure,  et  la 
rigidité  de  ses  cadres,  de])uis  Sjtarlc  cl  liunie,  s'est  singulièrement 
adoucie.  Il  faut  croire  au  progrès  social,  mais  ne  jias  demander  qu'un 
jour  il  réponde  aux  désirs  de  l'àme.  Les  désirs  n'ont  jias  de  limites, 
et  le  réel  est  limité  ;  et  si  lidéal  a  un  domaine,  il  est  irréductible  au 
réel,  il  est  précisément   le  domaine  de  fart. 


XLIV  PREFACE 

M'"*^'  (le  Staël  cllc-inèine,  (jui  dans  sa  rclii^ion  île  l'Entlioiisiasme, 
avait  d'abord  confundu  les  deux  domaines,  et  fait  de  rimagiiialion, 
faculté  du  rcve,  la  conseillère  unique  de  sa  vie,  avait  fini  par  renoncer, 
après  d'inévitables  déceptions,  au  point  de  vue  de  sa  jeunesse  ^ 
Elle  avait  reconnu  que,  la  loi  du  sacrifice  s'iniposant  à  tout  homme 
vivant  en  société,  c'était  la  volonté  qu'il  fallait  cultiver  en  nous  ])lus 
encore  que  l'imagination,  parce  cpi'elle  seule  dispense  ce  bien  néces- 
saire entre  tous  :  la  domination  de  soi-même.  —  Or  Emile  Des- 
champs, (pii  nous  paraît  son  disciple  à  tant  d'égards,  ])ensait  ici 
comme  M'"*^  de  Staël  :  ce  fonctionnaire  laborieux,  cet  homme  du 
monde  (pii  mettait  son  point  d'honneur  à  accomplir  avec  grâce  tous 
les  devoirs  de  son  état,  regardait  l'Art  comme  un  jeu  des  facultés 
libérales  de  l'esprit.  Ce  jeu  lui  paraissait  le  plus  héroïque  défi  (jue 
riininme  jiuisse  jeter  à  la  destinée  ^. 

1.  .M'"<^  de  Staël.  De  l'influence  des  pa.ssion.i  sur  le  bonheur  des  indi^'idus  et 
des  nations.  Lausanne,   179G,  in-S**  —  et  De  l'Allemagne,   1813,  in-8". 

2.  De  toutes  les  synthèses  essayées  sur  cette  question  du  mal  du  siècle,  el 
pour  s'en  tenir  aux  travaux  d'érudition,  on  peut  retenir  Une  maladie  morale, 
le  mal  du  siècle,  par  Paul  Charpentier,...  Paris,  Didier,  1880.  In-8".  Ouvrage 
d'un  esprit  timoré,  dont  les  conclusions  ont  vieilli.  —  Une  forme  du  mal  du 
siècle,  du  sentiment  de  la  solitude  morale  chez  les  romantiques  et  les  parnassiens... 
par  René  Canat,,..  Paris,  liaehctte,  1904.  In-S^.  Diagnostic  pénétrant  du 
pessimisme  du  xix^  siècle,  qui  n'a  trouvé  de  remède,  pour  une  élite  de  j)oètes 
<l  d'artistes,  que  dans  une  conception  très  élevée  de  l'Art.  — Voir  aussi  pour 
leurs  vues  personnelles  sur  le  même  problème  :  Paul  Bouigct  :  Eludes  et  portraits. 
Paris,  Lemerre,  180'i.  2  vol.  in-8*' ;  Essais  de  psijcholoi;ie  contemporaine,  édition 
définiti\'e.  Paris,  Pion,  1901.  2  vol.  in-lG,  et  Louis  Dorison  :  Alfred  de  l'/gni/, 
poète  philosophe.  Paris,  Colin.  1892,  in-8"  et  Un  symbole  social.  Paris,  Perrin, 
189'i,  in-lC. 


LIVRE    PREMIER 


ORIGINES    FAMILIALES.  —  ANNÉES    DE    FORMATION 

PENDANT   LA   PÉRIODE    PRÉ-ROMANTIQUE 

1791-1819 


CHAPITRE  PREMIER 

Origines  familiales.  —  Jean  Deschamps,  grand-oncle  du  poète. 
Son  père,  Jacques  Deschamps  de  Saint-Amand. 


Une  fine  et  spirituelle  entente  des  choses  de  la  vie  était  de  tradi- 
tion dans  la  famille  d'Emile  Deschamps.  Nous  allons,  en  remontant 
rapidement  le  cours  des  générations,  retrouver  chez  quelques-uns 
de  ses  parents,  sinon  le  sentiment  de  l'Art,  qui  s'épanouira  chez  lui, 
du  moins  le  goût  des  belles-lettres  et  la  passion  des  idées. 

L'exaltation  de  la  vie  intérieure  entraîna  l'un  d'eux  avec  tous  les 
siens,  au  xvi^  siècle,  dans  le  mouvement  de  la  Réforme. 

D'autres,  plus  attachés  à  la  tradition,  restèrent  ou  redevinrent  des 
catholiques  tolérants,  mais  fidèles.  Trop  bien  doués  pour  ne  pas 
ressentir  le  charme  de  penser  par  soi-même  et  l'attrait  généreux  du 
risque,  ces  esprits  délicats  et  sensés  ne  s'abandonnèrent  pas  aux 
puissances  de  l'âme,  sans  règle  ni  boussole,  et  cette  discipline  per- 
sonnelle s'exprimait  chez  eux  sans  doute,  comme  chez  leur  arrière- 
neveu,  par  l'élégante  pureté  du  langage,  la  grâce  ironique  et  douce  du 
sourire,  la  ])lus  exquise  courtoisie  des  manières.  Chez  ces  Français  de 
bonne  race,  la  sociabilité  était  une  qualité  naturelle  ;  ils  avaient  ce 
«  liant  »  dont  parle  Michelet  et  qui  caractérise,  selon  lui,  les  gens  des 
provinces  du  Centre  ^. 


Les  ancêtres  maternels  de  notre  poète,  les  Maussabré,  dont 
nous  parlerons  tout  à  l'heure,  étaient  originaires  du  Berry.  C'était 
une  vieille  maison  de  noblesse  authenti({ue  ^. 

1.  Michclct.  Ilisloiif  rh'  France.  Paris,  Marpon  et  Flammarion,  1879,  tome  II 

p.  i.r.. 

2.  Consullor  sur  ce  point  les  Biographies  :  1838  :  Germain  Sarnit  et  Saint- 
Edmo,  Biographie  des  hommes  du  jour.  Paris,  Thomassin,  in-8°.  —  1850  :  Galerie 
historique  et  critique  du  dix^neuvième  siècle  {cxtr.   du   l^r  vol.).    Paris,   Galerie 


ORIGINES    FAMILIALES 


La  famille  de  son  père  était  du  Péiigord.  Ruinée  par  la  Révolution, 
elle  prétendait,  comme  la  plupart  des  grandes  familles  bourgeoises  de 
l'Ancien  Régime,  posséder  quel(jues  titres  de  noblesse.  Le  père 
d'Emile  Deschamps  se  faisait  appeler  AL  Deschamps  de  Saint- Amand; 
nous  n'avons  pu  découvrir  d'où  lui  venait  ce  nom  que  ses  fils  n'ont 
pas  porté.  Ce  ([u'on  lit  dans  les  biographies  \  c'est  que,  pour  avoir 
accueilli,  jjendani  la  limu',  Ibnri  de  Navarre  à  Bergerac,  François 
Deschamps,  un  notable  huguenot  de  celle  cilé.  fut  anobli  par 
Henri  IV.  Son  blason  portait  un  lion  d'argent  tenant  une  épée  sur 
champ  d'azur  avec  cette  devise  :  Fortis,  generosus  et  fidelis.  Il  est 
intéressant  de  relever,  si  cette  tradition  est  exacte,  que  le  premier 
des  titres  de  la  famille  Deschamps  à  la  noblesse  fut  le  sens  et  le 
respect  de  l'hospitalité.  Bien  avant  les  poètes  du  xviii*^  et  du 
xix^  siècles,  ce  fui  un  de  nos  plus  grands  rois  qui  le  remarqua. 

Le  petit-fils  de  François  Desihamps,  Jean  Deschamps,  né  à  Berge- 
rac, en  16G7,  était  ministre  du  culte  réformé.  «  La  révocation  de 
l'Édit  de  Nantes  étant  venue  briser  sa  carrière,  lisons-nous  dans  la 
France  protestante  de  Haag  ^  il  s'établit  à  Genève  et  rendit  à  la 
République  des  services  en  considération  descjuels  on  ])laça  son  por- 
trait dans  r Hôtel  de  Ville.  On  ignore  le  motif  (jui  l'engagea  à  (|uitter 
une  ville  où  il  jouissait  d'une  grande  considératioUj  ])iMir  aller  s'établir 
en  Allemagne.  » 

C'est  un  fait  remar<iuable  «[ue  raïeul  d'un  |Mir!t'  romanliiiuc,  qui 
s'attacha  à  faire  connaître  Goethe  et  Schiller  en  l'rance  et  occupe  une 
place  éminente  dans  l'histoire  des  relations  intellectuelles  de  l'Alle- 
magne avec  notre  i)ays  au  xix^  siècle,  non-seulement  ait  été  citoyen 
de  Genève,  mais  encore  ait  com])lé  parmi  les  Réfugiés  huguenots  qui 
réj)andirfnl    au   xvii^  siècle  la  culture,  française    an     delà   du    Rhin. 

«  Il  obtint  la  cure  do  Butzow,  et  le  duc  de  Mc(klemi)ourg  conçut 
pcuir  lui  une  si  haute  estime  que,  lorscpie,  après  plus  de  vingt  années 
de  travaux  a[)ost(di»|ues.  Deschamps  sollicita  la  permissioii  (h; 
retourner  à  Genève  ])our  surveiller  l'éducation  de  ses  fils,  ce  ])rince 
ne  put  se  décider  à  la  lui  accorder.  Cependant,  il  consentit  vers  la  fin 

Iiistoriqvu-,  in-8".  —  18.'»7  :  Les  Contemporains  :  Emile  Deschamps,  par  Eugène 
diî  Mirfcourt.  l*aris,  G.  llavard,  in-12.  —  1872:  Achille  TaphancI,  Notice  sur 
Emile  Deschamps.  Paris,  J.  LccotTre.  in-S".  —  1873  :  Eugène  bazin,  Emile  Des- 
champs. Paris,  Saiilon,  in-S".  —  187'i  :  Académie  de  Màcon.  Séance  publique 
du  lundi  30  mars  1871,  notice  sur  Emile  Deschamps,  par  Putois.  —  1902  :  Litté- 
rature du  Bernj,  A'/.V*^  siècle,  par  Auguste  Théret. 

1.  Voir  en  particulier  :  Galerie  liislorique  et  critique  du  dix-neuvième  siècle,  p.  6. 

2.  La  France  protestante  ou  Vie  des  proteslanUi  français  qui  se  sont  fait  un  nom 
ans  l'histoire...,  par  Eug.  cl  Ém.  Haag.  Paris,  J.  Chcrhuliez,  1853,  loine  I\',  p.  238. 


JEAN    DESCHAMPS  5 

de  1729  ù  le  laisser  partir  sur  la  demande  du  roi  de  Prusse,  qui  voulait 
l'attacher  à  l'église  de  Buchholz,  près  de  Berlin,  mais  à  peine  rendu 
à  son  poste,  Deschamps  mourut  à  l'âge  de  63  ans.  Il  avait  épousé  à 
Genève  Lucrèce  de  Mafîé,  demoiselle  du  Dauphiné,  réfugiée  dans 
cette  ville,  et  il  en  avait  huit  enfants  ^.  » 

Le  fils  de  ce  patriarche,  Gabriel,  né  en  1703,  «  fut  élevé  page  du 
grand  duc  de  Mccklenil>ourg-Strélitz.  Plus  tard,  il  rentra  en  France  et 
s'établit  à  Rouen,  où  il  obtint  la  place  de  contrôleur  des  Actes...  » 
«  Cette  circonstance  prouve  qu'il  se  convertit  »,  dit  encore  le  biographe 
protestant,  et  il  ajoute:  «Nous  n'avons  donc  pas  à  nous  occuper  de 
lui  ni  de  ses  descendants,  parmi  lesquels  nous  croyons  devoir  men- 
tionner cependant  ses  petits-fils,  Emile  et  Antoni  Deschamps, 
connus  avantageusement  l'un  et  l'autre  dans  la  littérature.  » 

De  la  longue  et  intéressante  notice  que  Haag  consacre  aux  mem- 
bres, demeurés  protestants,  de  la  famille  de  nos  poètes,  nous  ne  déta- 
cherons que  la  curieuse  figure  de  leur  grand-oncle,  Jean  Deschamps, 
né  à  Butzow  en  1709,  qui  fut  un  des  hommes  les  plus  distingués  de 
cette  lignée  d'intellectuels.  Théologien,  philosophe,  poète  à  ses  heures, 
il  nous  apparaît,  à  travers  la  notice,  comme  une  image  assez  voisine 
de  celle  que  nous  nous  sommes  formée  de  son  neveu,  Emile  Des- 
champs. 

Elevé  à  Genève  dans  la  discipline  de  Calvin,  il  alla  ensuite  à  Mar- 
bourg  suivre  les  cours  de  Christian  Wolf,  le  fameux  disciple  de 
Leibniz.  «  Les  leçons  de  ce  grand  philosophe  eurent  une  influence 
décisive  sur  le  développement  moral  et  intellectuel  du  jeune  Des- 
champs, qui  voua  à  ce  sage  Mentor  un  culte,  pour  ainsi  dire,  reli- 
gieux, et  il  se  fit  un  devoir  de  répandre  ses  doctrines  par  tous  les 
moyens  en  son  pouvoir.  »  Cette  capacité  d'enthousiasme  est  un  des 
caractères  permanents  de  la  famille  Deschamps.  L'oncle  du  poète 
était  de  ces  hommes  nés  disciples  dont  le  premier  geste,  (puind  ils  se 
trouvent  devant  quelque  grande  nature,  est  de  joindre  les  mains  et 
de  se  transir  d'adnurat  ion. 

Le  continuateur  de  Leibniz  fut  pour  Foac  le,  ce  ([uc  fui  ]»()ur  le 
neveu  Victor  Hugo  ou  Alfred  de  Vigny,  le  chef  et  le  maître.  Les 
Deschamps  avaient  un  tenq)érament  d'apôtre,  et  ce  n'est  pas  exagérer 
de  dire  qu'Emile  Deschamps  joua  dans  la  France  romantique  le  rôle 
de  missionnaire  de  la  doctrine  littéraire  nouvelle. 

Sou  oncle  aimait  les  vers  comme  lui.  Le  sévère  biographe  nous 

1.  Cf.  Haaf!:.  Ihid.,  p.  238.  —  Sur  les  Dfscliamps  liuf^ucnols  en  Aiirniagnc, 
cf.  Grsdiichte  (1er  franzôsischen  Kolonie  in  Brandcnburg-Preuasen...  von  Dr.  Ed. 
Muret,...   Brriin,  W.   r.urcrislcin,  ISS.j.    Iii-fol. 


OniGINES     FAMILIALES 


rapporte  que  «  ]>our  se  consoler  Jultendre  à  Berlin  une  place  que  la 
malveillance  d'un  ministre  l'empêcha  d'obtenir,  il  consacra  ses  trop 
longs  loisirs  à  la  composition  de  sonnets  et  d'autres  j)oésies  lé<^ères 
qui  ne  pouvaient  rencontrer  un  accueil  favorable  que  dans  le  cercle 
borné  de  ses  amis.  »  Il  est  regrettable  que  nous  ne  connaissions  aucune 
des  compositions  poétiques  du  jeune  théologien.  Nous  y  aurions  peut- 
être  retrouvé  le  tour  cpigrammatique  dont  son  neveu  relevait  souvent 
les  siennes.  En  tous  cas,  il  avait  le  goût  de  traduire,  comme  Taura 
Emile  Deschamps,  mais  sa  curiosité  était  presque  exclusivement  atti- 
rée par  les  théologiens  et  les  philoso]>hes.  Il  mit  en  français  ]ti'osque 
toute  l'œuvre  de  Wolf  ^  et  contribua  ainsi  à  faire  connaître  en  France 
ce  commentateur  de  Leibniz.  Un  recueil  de  ses  sermons,  dont  voici  les 
titres  :  Le  Pardon  des  injures,  V Extravagance  des  orgueilleux,  la  Béné- 
ficence,  la  Perfection  de  Vhomme  et  la  Servitude  du  chrétien,  nous  per- 
met de  supposer  qu'il  était  ex]>ert  dans  l'analyse  des  passions.  Emile 
Deschamps  lui-même  était  un  moraliste  très  fin  autant  et  plus  ([u'un 
poète,  et  ce  don  de  l'observation  })sychologi(jue  n'est  pas  rare  dans 
ces  familles,  où  le  christianisme  luiliiluc  l'cnfanl  dès  1(^  premifr  âge 
à  l'examen  de  ses  sentiments. 

Les  graves  travaux  du  ministre  calviniste  ne  l'absorbaient  pas  au 
point  (ju'il  négligeât  le  monde.  Il  était  aimable  et  sut  plaire  à  Fré- 
déric II,  «  qui  l'estimait  et  le  chargea  de  donner  à  ses  fières  Henri  et 
Ferdinand  des  leçons  de  ])hilosoplue  ^  ».  Seulement  il  faut  noter  ipi'il 


1.  (,l.  Iln.ng.  Jliiii..  jp.  Jil,  on  l'on  tmuvira  \n  liililiciprajiliir  des  a-uvros  de 
Jean   Deschamps. 

2.  Cf.  Ilaag.  Ibid.,  p.  2;j0. 

La  I{il)liolh('<|uc  nationale  ne  possède  que  doux  ouvrages  de  Jean  Deschamps  : 
Recueil  de  notnelle.i  pièces  philosophiques  concernant  le  différent  renou\ellé  entre 
Alessienrs  Joachim  Lange,  D^  et  professeur  en  thcoloiiie  à  Halle,  et  Chrétien  Wolf, 
professeur  en  philosophie  à  Marbourg,  avec  des  avis  au  lecteur,  contenant  l'histoire 
de  ce  différent.  2<^  édition  augmentée  considérablement.   17.'{7,  in-12. 

Cours  abrégé  de  la  philosophie  Wolfficnne,  en  forme  de  lettres...  par  Jean  Dcs- 
champs,  ministre  du  5*  Evangile  à  la  Cour  de  S.  M.  le  Itoi  de  Prusse,  et  précepteur 
de  LL.  A. A.  JUt.  Messeigneurs  les  princes  Henri  et  Ferdinand,  frères  du  roi.  Ams- 
terdam et  Leipzig,  chez  Arkstée  et  Merkus,  17A3,  .3  vol.  in-12. 

Dans  Vépitre  dédicatoire  adressée  aux  frères  de  Frédéric  II,  ses  élèves,  Jean 
Doscharaps  donne  une  idée  de  son  dessein.  Il  veut  répandre  la  philosojjhic  et 
ce  qu'il  appelle  m  les  découvertes  de  M™  Leibniz  et  \Volf...  »  Il  loue  v  Madame 
la  marquise  fin  Clialelet  qui  a  osé  la  première  cntrej)rendrc  cette  tâche,  et  lauteur 
de  la  Itclle  Wolffienne.  M'  Kormey,  qui  a  ingénieusement  suivi  son  exemple  ; 
de  même  que  tout  récemment  encore  M'  de  \'atlel,  dans  son  excellent  ouvrage 
intitulé  Défense  du  système  Leibnitien  •<. 

Un  peu  })lus  loin,  dans  l'Avertissement,  il  écrit  ces  lignes  qui  expriment  le  tour 
d'esprit  de  ce  penseur-homme  du  monde,  digne  prototype  d'Emile  Deschamps  : 
«  Depuis  <pie  mon  ouvrage  a  été  achevé,  il  m'est  tombé  entre  les  mains  un  livre 


JEAN     DESCHAMPS 


encourut  la  disgrâce  du  roi  «  par  les  attaques  cju'^il  avait  dirigées 
contre  Voltaire,  alors  au  comble  delà  faveur.»  C'était  courageux  sans 
doute,  mais  nous  ignorons  les  causes  de  cette  animosité  du  ministre 
Desohamps  contre  le  roi  Voltaire.  11  est  piquant  toutefois  de  constater 
qu'on  ne  Irouve  aucune  trace  d'un  Ici  sentiment  chez  les  Deschanips 
de  France.  Voltaire  n'eut  pas  seulement  de  plus  constant  admirateur 
que  M.  Jacques  Deschamps  de  Saint-Aniand,  mais  Emile  Deschamps 
lui-même  eut  beau  devenir  un  des  chefs  de  l'Ecole  Romantique,  il 
resta  pénétré,  même  en  matière  artistique,  de  l'esprit  voltairien. 

D'autres  traits  encore  méritent  notre  attention  dans  la  biographie 
de  l'oncle  du  poète. 

Après  avoir  quitté  la  cour  du  roi  de  Prusse,  «il  se  relira  en  Angle- 
terre en  passant  par  Hambourg  et  la  Hollande,  où  il  se  lia  d'amitié 
avec  M™®  de  Neufville,  la  Sapho  d'Amsterdam,  avec  de  Concourt, 
professeur  de  mathématiques  et  de  philosopliie  à  Bois-le-Duc,  et 
avec  d'autres  savants.,.  »  —  «  Débarqué  en  Angleterre,  le  27  mars  1747 
il  s'y  livra  à  l'étude  de  la  langue  anglaise  et  à  des  travaux  littéraires.  » 
C'était  l'époque  où  florissait  l'influence  de  Pope  et  d'Addison,  Un 
ministre  protestant  français,  disciple  en  })hilosophie  de  Leibniz,  ne 
pcuivait  être  accueilli  qu'avec  faveur  par  la  société  anglaise,  tolérante 
et  polie,  de  ce  temps-là.  En  1753  il  épousa  Judith  Chamier,  une  jeune 
fdle  qui  appartenait  à  une  famille  notable  de  L(»ndres.  Elle  lui  donna 
six  enfants  et  l'un  de  leurs  fils  au  moins  fut  un  homme  de  grand 
mérite  qui  occupa  une  situation  élevée  dans  l'administration  des 
Indes  ^.  C'est  au  milieu  des  joies  paisibles  de  la  famille  et  des  devoirs 
de  son  ministère  qu'il  remplissait  dans  une  des  églises  principales  de 
Londres,  qu'il  mourut  subitement  le  23  août  1767,  »  Dans  cette  ville, 
comme  à  Hambourg,  ou  à  Amsterdam,  à  Berlin  ou  à  Genève,  il 
s'était  lié  d'amitié  avec  des  gens  d'esprit.  C'est  lui-même  qui  se  plaît 
à  rappeler  dans  une  phrase  de  ses  Mémoires,  que  cite  le  Dictionnaire 
de  Haag,  qu'à  Amsterdam  jiar  exemple,  «  il  était  eu  relations  avec  un 
riche  négociant  uoininé   Passalaigue,  homme  de  beaucoup  d'esprit, 

dont  on  m;  pcul  assez  dire  de  bion,  c'est  V liiKlilulion  de  physique  do  Madame 
la  mar<|uisc  du  Chatelet.  J'y  ai  vu  avec  des  transports  de  joie  une  illustre  Fran- 
çaise donner  l'exemple  à  sa  nation  et  ouvrir  aux  savants  ses  conipatriolos  l'entrée 
à  une  philosophie  qu'aucun  d'eux  n'avait  encore  osé  aborder  et  qu'ils  refijardaicnt 
presque  comme  indéchilïrable.  Us  ne  pourront  plus  désormais  taxer  le  VVolflia- 
nisme  d'obscurité  ni  de  profondeur  impénétrable,  puisqu'ime  dame  l'a  très 
bien  conqiris  et  1res  clairement  expliqué  dans  sa  lanfrue.  Assurément  on  no 
saurait  trop  louer  M'"*'  du  Chatelet  et  Mie  a  droit  de  s'attendre  à  toute  la  gratitude 
non  seulement  d<!  M.  Wollî,  mais  même  de  toute  la  I^épublique  des  lettres.  » 
1.  Ilaag.  Ibid.,  p.  241,  oii  l'on  trouvera  une  notice  sur  ci;  «  Jean-Ezéchiel 
Deschamps  ». 


8  ORIGINES    FAMILIALES 

très  éclairé,  curieux  et  extrèmemeul  aimable,  ]>hénoinène  très  rare 
dans  une  ville  aussi  livrée  au  culte  de  Plutus  et  de  Mercure  que  l'est 
Amsterdam  ^.  » 

Ce  pasteur  cpù  ]»assa  son  enfance  à  Genève,  vécut  une  partie  de  sa 
vie  en  Allemagne,  et  finit  ses  jours  en  Angleterre,  était  en  réalité, 
comme  tous  ces  cosmopolites  du  xviii*"  siècle,  resté  hcauccuip  plus 
Français  qu'on  ne  ])OMi'rail  croire.  (Ictte  Euroj)c  d'alors  qu'il  avait 
]>arcourue  était  toute  française  de  culture  et  de  ton.  Quant  à  l'amour 
des  lettres  et  à  la  sociabilité,  qui  jjaraissent  avoir  été  les  deux  traits 
essentiels  de  sa  nature,  nous  verrons  bientôt  à  quel  point  ils  sont 
héréditaires  dans  la  famille  dos  Deschamps. 

Le  Deschamps,  qui  rentra  en  France  au  début  du  xviii*^  siècle,  était 
le  frère  aîné  du  pasteur  dont  nous  venons  de  retracer  le  ])ortrait.  Il  ne 
s'était  pas  contenté  de  se  convertir  au  calbolicisnic  cl  (racccpLer  à 
Rouen  un  ])oste  dans  l'administration  royale,  en  réaction  contre  les 
instincts  nomades  du  reste  de  sa  famille,  il  avait  renoué  des  attaches 
avec  le  Périgord,  ]>ays  originaire  de  ses  ancêtres,  et  c'est  à  Bergerac 
(pic  naipiil.  en   IT'il,  le  père  d'Emile  et  d'Antoni  ncschaîiijts. 


]'>lt'\é  au  collègf  des  Jésuites  de  La  Flèche,  ]>iiis  à  Louis-lc-Grand, 
]\I.  .laccpies  Deschamps  entra  fort  jeune,  à  l'âge  de  18  ans,  dans  la 
Ferme  Générale  -,  où  jtlusieurs  luciiibrcs  de  sa  fainillc  occupaient 
des  places  distinguées.  Lui-même  ne  tarda  pas  à  s'inqxtser  ])ar  ses 
qualités  professionnelles  à  ratlenfion  de  ses  chefs.   Il  était,  ipiand 


1.  lla;i<:!  Ihid.,  p.  2'!0  en  noie.  Cf.  sur  l;i  Iiranrlif  aiiprlaisc  de  la  famille  Des- 
(•lianii>s-Clianiior  les  ouvrages  suivants  :  Mciuoir  oj  Daniel  Charnier,  niinisler 
of  the  rcformcd  churcli,  ]Vi.th  notices  of  his  descendants.  Londoii,  .t.  lienfley,  18.J2, 
in-8°.  —  cl  —  1564-1G21.  Daniel  Clianiier,  voilage  à  la  cour  de  Henri  IV  en  1607 
el  sa  biographie,  publié...  par  M.  Charles  Read,...  Paris,  Sociélé  de  l'histoire 
du  prolestantisnie  français,  18."(8.  in-S". 

ti.  Terme  géuiTalc  Cf.  Capefijruc.  Histoire  des  grandes  opérations  financières... 
Tome  I.  [.es  Fermiers  f-énéraur  depuis  le  AT///"^  siècle  jusqu'à  leur  mort  sur 
l'échajaud,  le  l.j  mai  \l\)'t,  p.  .'iO  et  sq.,  où  liur  rôle  comme  Mécènes  est  mis  en 
relief. 

A  la  p.  iJ'il  di'  l'ouvratre  d.-  Capefigue,  dans  la  lisl<'  (pi'ii  doinn'  des  fermiers 
générau.x  arrêtes  par  la  Convention,  nous  relevons  le  nom  d'un  S'-Amand 
(7'i  ans),  sur  lequel  voir  :  Répertoire  général  des  sources  manuscrites  de  l'histoire 
de  Paris  pendant  la  Révolution  française,  par  A  Tuetey.  T.  XI,  p.  451.  — 
Kn  tous  cas  les  noms  que  nous  trouvons  sur  cette  liste  sont  ceux  des  grands 
financiers  avec  lesquels  il  était  en  relations.  Les  familles  de  certains  d'entre 
eux  restèrent  liées  avec  la  sienne  au  courant  du  xix^  siècle  :  Dclaagc,  Paulzc, 
de  la   Hante,    d'Arlincourt,  Didilot. 


JACQUES    DESCHAMPS    DE    SAINT-AMAND  9 

éclata  la  Révolution,  directeur  des  Domaines  et  receveur  général  de 
la  province  de  Berry  ^. 

Appelé  fréquemment  de  Bourges  à  Paris  par  les  nécessités  de  son 
service,  il  faisait  d'assez  longs  séjours  dans  la  capitale  et  recevait  dans 
son  salon  l'élite  de  cette  société  brillante  qui  fut  la  ])arure  des  der- 
nières aimées  du  règne  de  Louis  XVI  ^.  Mais  il  perdit,  dans  la  tour- 
mente révolutionnaire,  sa  situation  et  sa  fortune.  Les  assignats 
l'avaient  ruiné.  Son  parent,  M.  Descliamps  des  Tournelles,  qui  était 
ministres  des  contributions  en  1792,  lui  fit  obtenir  un  emploi  dans 
l'administration  républicaine  *.  Mais  à  la  fin  du  mois  de  janvier  1793, 
il  démissionna,  et,  jeté  dans  la  prison  des  Carmes,  il  fut  condamné  à 
mort.  Le  8  thermidor,  les  agents  de  Robespierre  avaient  écrit  en 
face  de  son  nom  :  Bon  pour  le  13.  Ce  jour-là,  par  bonheur  pour  lui, 
Robesjticrre  tomba.  Il  fut  bientôt  rappelé  à  ses  fonctions  d'adminis- 
trateur des  Domaines  par  les  soins  de  M.  Duchâtcl,  alors  Directeur 
général,  dont  l'amitié  l'assista  bien  souvent  dans  cette  époque  ora- 
geuse. Il  s'était  marié  assez  tard,  à  l'âge  de  49  ans  ;  il  avait  épousé  à 
Bourges,  en  1790,  ]\P^^  de  Maussabré,  fille  d'une  noble  maison  du 
Berry,  dont  un  aïeul,  le  Mal-Sabré,  aurait  été  balafré  en  Terre-Sainte, 
aux  temps  des  Croisades.  Il  la  perdit  en  1801,  après  en  avoir  eu  ses 
deux  fils,  qui  eurent  à  ])einc  le  temi)s  d(  coimaîtrc  leur  mèreet  de  jouir 
de  sa  tendresse.  Emile  Deschamps  nous  rapporte,  dans  le  recueil  des 
accidents  étranges  et  merveilleux  dont  il  fut  l'objet  pendant  sa  vie 
et  qu'il  a  intitulé  :  Mon  Fantastique,  comment,  à  l'âge  de  neuf  ans, 
tandis  qu'il  était  en  pension  à  Orléans,  un  soir,  il  fut  saisi  par  l'in- 
tuition que  sa  mère  était  morte  *. 


1.  Putois.  Aotice  sur  Emile  Deschamps.  Màcon,  187'i,  in-S",  p.  ^. 

2.  Capcfigue.   Jhld.,  p.   2.'il-:r28. 

3.  Taphanol.  Notice  sur  Emile  Desclnimps.  Paris,  LecofîrCj  1872,  in-lG,  p.  15 
cl  16.  Lr-s  détails  l>iograpliiqui's  que  nous  avons  trouvés  dans  les  notices  citées 
ci-dessus  nous  ont  été  confirmés  non  seulement  par  M.  Taphanel  lui-même, 
l'ancien  conservateur  de  la  Bibliothèque  de  Versailles,  mais  par  M""^  Léopold 
Paignard,  l'arrièrc-petite-nièce  d'Emile  Deschamps.  Nous  avons  eu  la  bonne 
fortune  d'être  guidé  dans  nos  recherches  par  ces  deux  personnes  d'un  goût 
si  sûr  et  qu'un  égal  attachement  à  la  mémoire  de  notre  poète  ont  fait  collaborer 
à  notre  travail.  M.  Tapliam  I  iii';i  ouvert  les  archives  de  la  Bibliothèque  de  Ver- 
sailles et  M™'^  Paignard  m'a  c  unuiÈiiiiicpié  tous  les  manuscrits,  autographes  et 
correspondances  qti'elle  conserve  pieusemimt  comme  un  héritage  fantilial.  Elle 
m'a  permis  de  puiser  à  cette  source  précieuse. 

Sur  Deschami)s  des  Tournelles,  cf.  Aotice  hiof:riii>hique  sur  Deslournelles, 
ancien  ministre  des  finances,  par  C.-A.-V.  de  Boisjoslin.  lîlois,  impr.  de  E.  De/.airs, 
1831,   in-8°.    (Extrait  de   la  Jiiograplnc  universelle  des  contemporains.) 

'\.  Emile  Deschamps.  Œuvres  complètes,  tome  Ilf,  j).  2'i.').  Nous  n'avons  pu 
trouver  aucun    rrnscigncmcnt    littérain-  euneernant   M"*^   Marie    de   Maussabré, 


10  ORIGINKS     FAMILIALES 

C'est  alors  que  rappelé  auprès  de  son  |ière,  il  ne  quitta  plus  celui  f^ui 
devint  le  véritable  éducateur  de  son  esprit. 

Mécène  éclairé  des  gens  de  lettres,  collectionneur  patient  et  avisé, 
amateur  passionné  de  littérature  et  de  théâtre,  tel  paraît  avoir  été, 
dans  les  intervalles  de  loisir  que  lui  laissaient  ses  fonctions  adminis- 
tratives. M,  Jacques  Deschamps  de  Saint-Amand. 

Comme  la  plupart  des  gens  d'esprit  du  xviii*^  siècle,  comme  Vol- 
taire, il  adorait  le  théâtre.  La  Bibliothèque  de  Versailles  conserve  un 
registre  de  lui  bien  curieux.  C'est  un  répertoire  in-4°  de  ]dus  de 
300  pages,  tout  entier  rédigé  de  sa  main,  où  lun  tmuve  la  liste  des 
pièces  jouées  sur  les  tiiéâtres  do  Paris  :  la  Cité-]  ariétés,  les  Victoires 
nationales,  le  Théàire  national,  le  Théâtre  patriotique,  aussi  bien  qu'à 
la  Comédie  française.  Il  y  signale  les  premières,  les  reprises,  le  nombre 
de  représentations  et  accompagne  de  remarques  critiques  les  pièces 
qui  l'ont  intéressé.  UHanilet  de  Ducis,  la  Veuve  du  Malabar,  de 
Lemierre,  l'ont  enthousiasmé  ^. 

Le  goût  dun  homme  d'esprit  pour  les  ]>ièces  de  Lemierre  et  de  Ducis 
peut  nous  étonner  aujourd'hui  ;  il  fut  celui  de  leur  épc(iue  tout 
entière.  La  couleur  exoticjue  des  sujets,  le  pathétique  st>mijre  et 
touchant  des  scènes  enchantaient  à  la  fois  les  esprits  curieux  cl  les 
cœurs  sensibles.  \L  Jacques  Deschamps,  nous  le  savons  par  son  iils, 
comparait  volontiers  aux  chefs-d'œuvre  de  Corneille  et  de  Racine  la 
Mérope  et  surtout  le  Tancrt'de  de  Voltaire  ^. 

Lié  dès  sa  jeunesse  avec  les  beaux  esprits  du  règne  de  Louis  XV 
et  de  Louis  XVI,  cet  aimable  homme  est  lesté  dans  la  mémoire  de 
ses  fds  et  des  amis  de  ses  fils,  les  jeunes  ])oètes  d<i  l'École  roman- 
tifjue,  comme  un  des  derniers  représenlaiils  du  (("Ile;  lignée  exquise 
des  lettrés  de  l'ancienne  France. 

Nourri  de  la  fleur  des  poètes  latins  par  ces  iuconq)arablcs  maîtres 
de  rhétorique  qu'étaient  les  Jésuites  de  La  Flèche  et  de  Louis-le- 
Grand,  M.  Deschamps  le  père  avait  en  littérature  le  goût  le  plus 
sévère  et  le  plus  fin.  Contemporain  de  la  gloire  de  Parny,  de  Dorât  et 
de  lierfiu,  il  a]qirériait  au  jdus  haut  point  cet  art  difficile  des  riens 
éléganls  qu'avaient  remis  en  honneur,  après  leurs  nutdèles  lointains 


qui  devint  M""^  Jacqnos  Dpschamps  de  S'-Ainaiid,  mais  sur  sa  famille  cf.  la 
nntir"*'  «lu  Dicliunnairc  de  la  noblesse  par  La  Chcsiiayc-Dfsbois  et  Badior... 
T.  XIII.  y>.  'i97  t'i  sq.  — r  Cf.  aussi  la  note  .j  de  notre  p.  33. 

1.  (!<s  n-martpips  intéressa  ni  os  ont  par»i  pour  la  première  fois  dans  l'étude 
qui"  M.  Jules  Marsan  a  consacrée  au  père  d'Emile  Dcsrhamps.  Cf.  La  Bataille 
romantique.  Paris.  Hachette,  1912,  in-16,  p.  220. 

2.  Deschamps.  Œuvres  complèles,  tome  III,  p.   19,  20  >-l  21. 


JACQUES    DESCHAMPS    DE     SAINT-AMAND  11 

de  la  cour  des  Valois  et  de  l'Hôtel  de  Rambouillet,  ces  exemplaires 
charmants  de  la  poésie  mondaine,  Voltaire  et  Chaulieu.  Impitoyable 
aux  méchants  vers,  il  avait,  en  matière  de  vocabulaire  et  de  style, 
tous  les  scrupules  des  grammairiens  de  l'école  de  Vaugelas  ^. 

Aussi  voyons-nous,  par  les  lettres  suivantes,  que  l'on  venait  le 
consulter  comme  un  arbitre  des  élégances  du  langage,  et  que  les 
écrivains  à  la  mode  faisaient,  dans  son  salon  de  la  rue  Saint-Florentin, 
nO  6,  des  lectures  de  leurs  œuvres. 

•  Il  s'agit  peut-être  de  la  lecture  de  la  Veiwe  du  Malabar  dans  cette 
lettre  de  Lemierre  datée  du  30  août  1770,  qui  prouve  en  outre  que  la 
demeure  de  l'administrateur  des  Domaines  était  ouverte  non  seule- 
ment aux  Français  de  distinction,  mais  aux  personnes  étrangères 
pourvu  qu'elles  fussent  aimables  : 

A  Monsieur  de  Saint-Amand,  a  Paris. 

L'auteur  de  Barnevelde  saisira  avec  empressement  l'occasion  de  faire 
sa  cour  à  la  jeune  dame  hollandaise  cl  ne  manquera  pas  samedi  au  rendez- 
vous  du  Palais-Royal.  Il  remercie  d'avance  Monsieur  de  S*'-Amand  de 
la  fortune  qu'il  lui  procure  et  lui  en  fait  mille  compliments. 

Il  désirerait  pourtant  que  le  cercle  fut  le  plus  étroit  qu'il  sera  possible, 
n'aymant  point  à  lire  à  des  inconnus  que  cela  peut  ennuyer. 

Ce  30  août  1770.  Lemierre  -. 

Mais  voici  deux  lettres  plus  importantes,  qui  datent  de  l'époque 
du  Consulat,  et  qui  lui  sont  adressées  par  un  des  poètes  qui  collal)o- 
raient  à  V Almanach  des  Muses  ',   son  propre  neveu,   V.  Boisjohn  ; 

1.  Gotiin  (Ferdinand).  Les  Transformalions  de  la  langue  française  pendaiU  la 
2e  moitié  du  XVI 11^  siècle.  Paris,  Belin,  1903,  in-S",  p.  27. 

2.  Lettre  inédite  (Collection  Paignard).  —  Lemierre  (Antoine-Marin)  avait 
été  secrétaire  du  fermier-général  Dupin  avant  ses  succès  au  théâtre.  Parmi 
ceux-ci,  on  peut  citer  sa  tragédie  d'Hypermnestre,  1759  ;  la  Veuve  du  Malabar, 
1770  ;  son  Barnevell  ne  parut  qu'en  1784. 

3.  h'Alrnanach  des  Muses  est  un  des  premiers  en  date  et  le  ])lus  important 
des  «  spicilèges  de  pièces  fugitives  dont  la  mode  a  reparu...  avec  les  keepsakes 
de  la  période  romantique  ».  Cf.  l'article  Almanach,  signé  :  Maurice  Tourneux, 
dans  la  Grande  Encyclopédie.  —  La  collection  complète  est  de  69  vol.  in-12  et 
s'étend  de  1765  à  1833. 

Boisjolin  (.lacques-François-Marie  Vielli  de),  né  à  Alençon  en  1761,  fut  un 
de  ces  hommes  de  lettres  qui  surent  se  faire  une  carrière  assez  brillante  à  travers 
les  bouleversements  politiques  de  la  France,  depuis  la  chute  de  l'Ancien  Régime 
jusqu'à  la  fin  de  la  Monarchie  de  .Juillet.  Ami  de  MMe  de  Genlis  et  de  Fontancs, 
il  fréquentait  en  1789  le  duc  de  Chartres,  qui  fut  plus  tard  Louis-Philippe.  En 
1792  ses  talents  et  retendue  de  ses  connaissances  le  firent  nommer  chef  de  division 
au  ministère  des  relations  extérieures,  oij  il  entra  dans  l'intimité  de  Maret,  depuis 
duc  de  Bassano.  En  1797,  nous  le  retrouvons  professeur  d'histoire  universelle  à 
l'École  centrale  du  Panthéon,  puis  suppléant  de  Ginguené  à  la  Décade  philoso- 
phique. Après  le  IS  brumaire,  il  fui   nomme-  menihrf  «lu  Tril)unat,    et,  quand  il 


12  ORIGINES    FAMILIALES 

elles  nous  montreiil  les  relations  du  lettré  et  du  curieux  qu'il  était 
avec  Cabanis  ^,  avec  Sautereau.  l'éditeur  de  VAlnwnoch,  et  elles 
témoignent  de  l'attention  avec  la(juelle  il  suivait,  dans  les  ouvrages 
du  temps,  le  mouvement  jïoétique  de  cette  «  ]>ériode  de  disette  »,  et 
de  son  goût  sévère  de  vieux  classique,  (jui  ne  naénage  pas  les  critiques 
de  détail  et  qui  se  sait  écouté. 

Dans  la  première  lettre,  Boisjolin.  (|ui  traduisait  la  Forêt  de  Wind- 
sor, de  Po])e,  lui  envoie  le  comjile  rendu  que  Cabanis  a  fait  dans  le 
Mercure  de  son  ])oème,  et  lui  annonce  la  prochain  envoi  du  poème 
lui-même,  tiré  à  part  : 

30  Prairial   (an  G)   1798. 
Mon   rnrn  oncli:, 
.1»'  vous  transmet'^  les  2  vohmies  de  Smith  que  vous  désirez  lire,  et  que 
l'arlieie  de  la  déeade  ne  ]»eul    vous   faire  connaître  (pi'iin])arfaileinenl  ^. 

en  sortit  on  1802,  il  obtint,  prrâcc  à  la  faveur  de  ses  amis  Fontancs  et  Marct,  d'être 
nomme  en  1805  sous-prcfot  à  Louvicrs.  Son  aflabilité,  son  esprit,  ses  talents 
administratifs  lui  permirent  de  passer  dans  la  paix  de  la  vie  provinciale  la  période 
agitée  de  l'Empire.  Il  fut  un  moment  inquiété  par  la  Restauration,  à  cause  de 
son  passé  de  fonctionnaire  impérial  ;  mais  en  1816  il  fut  envoyé  par  le  départe- 
ment de  l'Eure  à  la  Chambre  des  députés.  Libéral,  il  vit  venir  avec  joie  la 
Révolution  de  1830,  qui  lui  rendit  sa  sous-préfecture  de  Louviers.  Il  ne  la  quitta 
qu'en  1837  et  mourut  à  Auteuil  le  27  mars  1841. 

Ce  fonelionnairr  avait  été  dans  sa  jeunesse  un  poète  assez  distingué.  Disciple 
de  l'abbé  Delille,  il  avait  donné  à  17  ans  une  comédie  pastorale  :  L'Amitié  et 
l'Amour,  ermites  (3  actes  en  vers,  1778).  Mais  ce  que  l'on  goûtait,  c'étaient  ses 
poésies  fugitives  ;  son  poème  sur  le  Printemps  eut  du  succès.  La  Harpe  citait 
avec  éloge  sa  deseriplion  du  U'i'er  du  soleil,  le  morceau  intitulé  les  Fleurs  et  celui 
sur  la  pèche,  imité  de  Thomson.  Assez  versé  dans  la  jjoésie  anglaise,  ce  furent 
ses  imitations  de  Thomson  et  de  Pope  qui  lui  volun-nt  la  faveur  des  lettrés 
comme  M.   Deschamps. 

Il  Ce  n'est  qu'en  1798  (|ue  M.  de  Roisjoliii  lit  |>ariiîtri-  la  traduction  île  la 
Forêt  fie  Windsor  faite  en  178.5,  lisons-nous  dans  la  liionraphie  des  contemporains 
de  Rabbe.  On  sait  que  cet  ouvrage  est  un  des  chefs-d'œuvre  de  Pope  ;  rempli 
de  beautés,  bien  faites  sans  doute  pour  exciter  la  verve,  mais  aussi  de  diflicultés 
capables  de  la  refroidir  et  de  rebuter  un  talent  moins  sûr  que  celui  du  traducteur 
dont  nous  nous  occupons.  On  admire  surtout  dans  ce  bel  ouvrage  la  description 
de  In  forêt  et  de  ses  différents  sites,  celle  de  la  tyrannie  des  anciens  rois  et  de 
Guillaume  le  Conquérant,  la  peinture  variée  des  différentes  classes,  où  le  tra- 
ducteur dans  les  détails  les  plus  difTiciles  se  montre  le  riv.il  lnunux  de  son 
modèle...   " 

1.  La  gloire  de  (^,abaiiis  comme  médecin  philosophe  est  autrement  grande 
que  comnii'  poèt<-.  et  les  ouvrages  qui  font  sa  réputation  sont  ses  travaux  sur 
Les  liérolutions  et  In  réforme  de  la  médecine  (180'i),  Du  Déféré  de  certitude  delà 
médecine  (17'J8),  son  Journal  de  la  maladie  de  Mirabeau  (1791)  et  surtout  ses 
llapports  du  phi/sifjue  et  du  moral  de  l'homme  (1802).  Il  continuait,  nonobstant 
ses  granils  travaux,  sa  trafluction  en  vers  de  l'Iliade,  et  publiait  îles  articles  de 
critique  littéraire  dans  les  périodiques  du  tenii)s. 

2.  Il  s'agit  de  l'ouvrage  d'Adam  Smith:  Théorie  des  sentimens,  ou  Essai  ana- 
lytique sur  les  principes  des  jugemens  que  portent  naturellement  les  hommes  d'abord 


JACQUES    DESCHAMPS    DE     SAINT-AMAND  13 

Je  joins  à  cet  envoi  le  n°  du  Mercure  français  ^  dans  lequel  le  ciloyen 
Cabanis  a  rendu  compte  de  cette  trop  heureuse  Forêt,  que  ma  coupable 
insouciance  littéraire  avait  si  longtemps  retenue  dans  mon  portefeuille 
ou  plutôt  dans  le  vôtre.  A  ce  sujet,  je  me  rappelle  que  j'ai  négligé  involon- 
tairement de  ré])ondre  au  désir  que  vous  m'avez  témoigné  de  connaître 
les  changements  que  j'ai  faits  à  cet  ouvrage  pour  l'impression.  Je  vous 
enverrai  une  petite  note  sur  ce  frivole  objet,  que  votre  amitié  seule  et  votre 
goût  peuvent  rendre  intéressant  ^. 

Vous  verrez,  mon  cher  oncle,  que  le  citoyen  Cabanis  a  fait  trop  peu  de 
critit[ues,  et  que  son  indulgente  estime  a  fait  trop  d'éloges  de  celte  pro- 
duction, que  je  regardais  autrefois  comme  un  essai  et  qui,  dans  ce  temps 
de  disette,  a  été  si  heureusement  pour  moi  regardée  comme  nn  ouvrage 
digne  d'attention.  Cabanis  a  doublé  mes  faibles  forces  par  la  singulière 
marque  d'estime  qu'il  m'a  donnée.  C'est  surtout  l'opinion  des  hommes 
de  cette  trempe,  qui  peut  encourager  ou  ranimer  les  talents  timides  ou 
abattus.  Les  miens,  si  j'en  ai,  ont  été  longtemps  timides,  parce  que  je 
sens  la  perfection  de  nos  maîtres.  Ils  ont  été  ensuite  bien  abattus,  parce 
que  j'ai  senti  le  dépérissement  des  arts  mêmes.  Mais  enfin  me  voilà  lancé 
de  nouveau  dans  cette  carrière... 

On  a  encore  fait,  dans  le  Moniteur^  un  autre  article,  où  je  suis  critiqué 
et  encore  trop  loué.  Cet  article  est  fort  long.  Si  vous  le  désirez,  je  le  cher- 
cherai et  je  vous  l'enverrai. 

sur  les  actions  des  autres  et  ensuite  sur  leurs  propres  actions...  Huit  lettres  sur  la 
sijmpathie.  Traduit  de  l'anglais  par  S.  Grouchy,  Vvc  Coiulorcet.  Paris,  an  VI- 
1798,  2  vol.  in-8«>. 

1.  Mercure  français,  historique,  politique  et  littéraire,  10  germinal  an  VI- 
30  mars  1798,  tome  XXXIII.  —  Cabanis  s'exprime  en  termes  fort  élogieux 
sur  «  la  traduction  du  poème  de  Pope,  intitulé  la  Foret  de  Windsor,  par  le  citoyen 
Boisjoslin  [.sic]  «  ;  il  en  fait  l'analyse,  comparant  vers  par  vers  le  poète  français  à 
son  modèle  ;  il  admire  l'exactitude  de  Boisjolin,  rendant  «  avec  précision  l'ori- 
ginal ».  Après  telle  citation,  il  dit  :  «  Vous  croyez  lire  Pope...  »  Après  telle  autre  : 
«  La  traduction  marche  toujours  pas  à  pas  à  côte  de  l'anglais...  »  Ailleurs  :  «  Quoi- 
que le  passage  de  l'original  qui  répond  à  celui-là  soit  admirable,  le  tableau  semble 
être  devenu  plus  fort,  plus  complet  cl  surtout  plus  pur  en  passant  dans  la  tra- 
duction. »  Tel  est  le  ton  de  l'article.  Cabanis  rend  un  juste  honnuago  à  Bois- 
jolin qui  a  réussi  à  faire  passer  l'œuvre  de  Pope  dans  la  langue  do  Delille. 

2.  Xolc  de  Jacques  Deschamps  :  Cette  note  n'est  pas  arrivée  :  sans  doute  elle 
n'est  pas  faite  encore. 

3.  Moniteur  universel,  10  pluviôse  an  VI-2'.)  janvier  1798.  Littérature.  Suite 
de  l'extrait  de  l'Almanach  des  Muses.  Longue  étude  anonyme  sur  la  Forêt  de 
^y'indsor,  de  Pope,  traduite  par  le  ciloyen  Boisjolin.  L'auteur  de  l'arlicle  place 
Boisjolin  à  son  rang  parmi  les  traducteurs  de  Pope  :  «  Pope,  le  Boileau  des  Anglais, 
est  peut-être  celui  de  leurs  poêles  qui  se  rapproche  le  plus  du  goût  universel  ; 
la  traduction  ou  l'imilalion  de  ses  poésies  a  déjà  enrichi  noire  langue  de  plusieurs 
chefs-d'œuvre.  Tout  le  monde  sait  par  cœur  la  sublime  Epître  d'IIéloise  à  Abai- 
hnd,  si  bien  imitée  par  Colardeau.  Ses  Essais  sur  l'homme  ont  été  traduits  en 
vers  français  par  l'abbé  Duresnel,  ensuite  par  Fonlanes  et  les  vers  de  ce  poète 
ont  le  mérite  de  la  concision  et  de  la  pureté.  » 

<!  La  l'orèt  de  Windsor  passe  en  Angleterre  pour  l'ouvrage  le  plus  agréai)le 
<ie  Pope  ;  la  traduclion.de  ce  poème  placera  sur  notre  Parnasse  le  ciloyen  Bois- 
joslin  entre  Delille  et  Saint-Lambert.  Conmie  eux  il  semble  avoir  nçu  sa  palette 


14  f»rtlGI.\tS     FAMILIALES 

Veuillez,  mon  cher  nucle,  si  vous  daignez  y  prendre  quelque  intérêt, 
me  rendre  le  service  d'ajouter  aux  critiques  si  justes  de  Cabanis  un  sup- 
plrment  d'observations  qu'il  a  eu  la  délicatesse  de  niépargner.  et  que 
votre  amitié  et  votre  goût  exquis  me  doivent.  On  désire  que  je  fasse 
imprimer  séparément  cette  Forêt  de  Windsor.  Je  le  ferai  et  j'y  joindrai 
un  autre  ouvrage  du  même  genre  et  de  la  même  étendue^.  Mais  je  veux 
avant,  la  rendre  plus  digne  encore  des  suffrages  vraiment  extraordi- 
naires qu'elle  a  obtenus. 

Salut  et   respect.  Je  présente  mon  respect  à  mon  aimable  tante. 

V.    lîOlSJOLIN. 

Ce  jeune  homme,  qui  prétendait  ramener  rattciition  du  y)ul)lic  de 
la  politique  et  de  la  guerre  à  la  littérature,  »<  dans  ce  temps  de  disette  », 
devait  intéresser  un  pur  lettré  comme  M.  Deschamps.  Lui-môme  avait 
dû  s'écrier  biei  avant  Boisjolin  :  «  J'ai  senti  le  dépérissement  des 
arts  !  »  et  celui  dont  les  fils  devaient  réunir  dans  une  admiration 
commune  M°^^  de  Staël  et  André  Chénier,  fut  un  des  premiers  à 
favoriser  le  renouveau  poétique  de  la  France  au  début  du  siècle 
naissant. 

Mais  la  seconde  lettre  de  Boisjolin  est  plus  intéressante  encore, 
l'^lle  nous  permet  en  quelque  sorte  d'entrer  dans  le  cabinet  d'études 
de  M.  Deschamps  et  de  le  voir  remplissant  son  office  privé  de  critit[ue 
littéraire.  Boisjolin  lui  envoie  son  poème. 

Au  citoyen   Deschamps, 

administrateur  de  la  régie  d'enregistrement. 

rue  S*-FIorentin,  n*^  6. 

27   frimaire    (an    G)    1799  2. 
Mon   cher  oncle. 
Je  vous  transmets,  mon  cher  oncle,  imc  dernière    épreuve  de  la  forêt 
de  WinJsor.  Elle  est  très  correcte.  Je  voulais  vous  envoyer  la  première 
pour  ii\<iir  \«i>  conseils  sur  des  C(»rrections  que  j'ai  faites  et  sur  celles  qui 

lii  s   mains  di-  la  nature  ;  pour  poindre  ses  produclKHis,   il  se  sert   dos  couleurs 
qu'elle  emploie  olk-nn'nic  pour  les  créer  et  les  embellir...  » 

Une  autre  citation  de  cet  article  caractérise  le  goût  du  lenqjs  :  <i  11  (Boisjolin) 
a  pénétré  dans  les  mystères  de  la  versification,  art  mapitjue  dont  Virgile  et  Racine 
furent  les  ni.iîtres,  que  négligea  Voltaire  et  auquel  Uelillc  nous  ramène.  Lo  tra- 
ducteur de  l'ope  suit  les  traces  du  traducteur  do  Virgile  ;  et  pour  aj)pli(pier  au 
citoyen  Hoisjolin  une  cxpri-ssion  de  son  maître  dans  l'art  des  vers,  nous  dirons 
des  siens  que  l'objet  décrit  nott.s  aiirnit  moins  affecte  que  In  description.  »  Et  l'auteur 
justifie  cet  éloge  :  talileaux  antithétiques  de  Windsor  aux  temps  barbares  et 
de  \ViniJt<or  â  l'époque  des  lumières,  description  de  la  chasse  dans  la  foret,  des- 
cription de  la  pèche,  description  de  la  Tamise,  éloge  de  l'Anglelerro  et  de  la 
l'aix.  etc.  Ci'  poème  est  vinc  succession  do  morceaux  à  elïet. 

1.  Note  de  Jacques  Deschamps  en  interligne:  //  y  a  longtemps,  très  longtemps 
que  je  l'en  presse. 

2.  Note  de  M.  J.  Deschamps  :  Répondu  le  28  frimaire  an  ^'I. 


JACQUES    DESCHAMPS    DE    SAINT-AMAMD  15 

sont  sans  doute  encore  nécessaires.  Mais  l'imprimeur  m'a  tant  pressé 
que  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  vous  donner  celte  preuve  de  ma  confiance 
dans  votre  goût  si  pur.  Je  réclame  de  nouveau  vos  observations  critiques 
sur  ce  petit  ouvrage  que  j'ose  dire  avoir  soigné  assez  scrupuleusement. 
Vous  verrez  que  j'ai  changé  un  grand  nombre  de  vers,  et  entre  autres 
tous  ceux  que  j'ai  trouves  crayonnés  sur  le  manuscrit  que  vous  m'avez 
envoyé. 

Si  vous  le  désirez,  je  vous  enverrai  les  premiers  vers,  pour  que  vous 
jugiez  du  plus  ou  moins  de  bonté  des  corrections.  Je  voulais  encore  faire 
quelques  changements  sur  cette  dernière  épreuve  qui  m'a  révélé  quelques 
traits  à  retoucher.  Mais  j'ai  appris  avec  peine  que  tout  est  tiré,  et  que 
VAlmanach  des  Muses  va  paraître  demain  ou  après-demain.  Sautereau, 
qui  paraît  attacher  quelque  prix  au  don  que  je  lui  ai  fait  d'une  si  longue 
pièce,  la  plus  longue  qu'il  ait  jamais  insérée,  croit  me  devoir  un  certain 
nombre  d'exemplaires  de  son  recueil.  Veuillez  donc,  mon  cher  oncle, 
ne  pas  l'acheter;  je  vous  l'enverrai  à  l'instant  même  de  la  publication. 
Au  commencement  de  l'épisode  de  l'Adour,  il  y  a,  à  peu  de  vers  de  distance, 
la  répétition  de  la  même  rime  par  les  mêmes  mots  ou  plutôt  par  un  même 
mot.  Je  m'en  suis  aperçu  dans  cette  dernière  épreuve  et  j'ai  corrigé  cette 
négligence  que  je  regarde  comme  un  défaut,  surtout  dans  des  vers  de 
poésie  descriptive,  quoique  l'abbé  Delille,  S*-Lambert,  en  ce  genre,  et 
Boileau  et  Racine,  dans  le  leur,  en  offrent  des  exemples.  Mais  ils  font  tout 
pardonner  par  la  multitude  de  leurs  beautés.  Voici  ma  correction  ^  : 

Jadis  mémo  à  tes  eaux,  loin  du  jour  indisci'ct, 
Diane,  de  ses  bains  confia  le  secret. 
Des  nymphes  sur  ses  pas,  etc.. 

Vous  pouvez  voir  sur  l'épreuve  les  vers  que  ceux-ci  sont  destinés  à 
remplacer. 

J'ai  changé  aussi,  dans  le  morceau  sur  la  pêche  ^,  deux  vers  dont  la 

1.  Dans  l'Almanacli  des  Muses,  an  VI,  p.  248,  on  lit  : 

Jadis  même  à  tes  eaux,  les  Muses  l'ont  conté, 
Diane  a  confié  ses  bains  et  sa  beauté. 
Des  nymptics,  l'arc  en  main... 
La  rime  répétée  à  peu  de  vers  de  distance  était  celle-ci,  ibidem,  six  vers  plus 
Las  : 

Belle,  son  œil  modeste  ignorait  sa  beauté  ; 
Sa  ceinture,  sans  art,  flottait  à  son  côté... 

2.  Voici  le  morceau  sur  la  pêche,  Almauach  des  Muses,  ibid.,  p.  247  : 

Au  retour  du  prinlems,  sous  une  ombre  incertaine, 
Quand  de  fraiclics  vapeurs  s'exhalent  de  la  plaine, 
Le  pêcheur  immobile,  attentif  et  penché, 
Tient  sa  ligne  tremblante  ;  et  sur  l'onde  attaché, 
Son  avide  regard  semble  espérer  sa  proie 
El  du  liège  qui  saute,  et  du  roseau  qui  ploie. 
Windsor  offre  en  ses  eaux  tout  un  peuple  écaillé, 
L'anguille  au  corps  glissant  et  d'argent  émaillé, 
De  son  vêtement  d'or  la  carj)e  enorgueillie, 
La  perche  ù  l'œil  ardent  et  de  pourpre  embellie, 
La  truite  que  colore  un  éclat  enflammé, 
Et  le  tyran  des  eaux,  le  brochet  affamé. 


16  ORIGINES    FAMILIALES 

rime  en  e  fermé  suit  et  précède  de  trop  près  des  vers  qui  oui  la  même 
rime.  Je  tiens  beaucoup  à  ces  détails.  Je  sais  bien  que  personne  aujour- 
d'hui parmi  les  écrivains  et  parmi  les  lecteurs  ne  s'en  soucie,  mais  ce 
n'est  pas  ime  raison  pour  n'y  pas  songer.  Voilà  donc,  mon  cher  oncle, 
ce  petit  ouvrage  un  peu  plus  digiie  de  vous  être  ofTert,  et  ]>lus  digne  aussi 
du  public.  Je  vous  avoue  que  plus  je  lis  les  vers  qu'on  nous  donne  depuis 
quelques  années  à  bien  peu  d'exceptions  près,  plus  mon  amour-])ropre 
est  tenté  de  croire  ceux  de  la  Forêt  moins  mauvais.  Sautereau  m'entre- 
tient dans  cette  idée  vaniteuse.  Veuillez  la  rabattre  un  peu  en  me  mettant 
à  même  par  votre  censure  de  la  reprendre  avec  plus  de  droits. 

Me  voilà  de  nouveau  lancé  ajirès  bien  des  années  de  silence,  mais  non 
d'inaction.  Je  ramasse  constamment  des  matériaux  pour  un  graïul  et 
intéressant  ouvrage  qui.  si  je  peux  le  soigner  comme  ce  petit  poëme, 
pourra  peut-être  me  faire  de  l'honneur.  Mon  plan  est  heureux  et  neuf, 
à  ce  que  j'imagine,  et  le  genre  me  convient.  Il  me  manquait  des  notices 
d'histoire  natufelle  que  je  prends  tous  les  jours.  Aussi  j'aurai,  mon  cher 
oncle,  des  conseils  plus  sévères  encore  à  vous  demander  un  jour.  Je 
l'espère  toujours  de  l'amitié  que  vous  m'avez  témoignée  et  je  les  récla- 
merai avec  confiance  de  votre  goût  délicat,  juste  et  vrai,  tel  que  je  le 
souhaite  au  public  de  nos  jours.  Mais  je  doute  que  nous  revoyions  jamais 
les  temps  passés  de  la  belle  et  saine  littérature. 

Recevez,  mon  cher  Oncle... 

\.    BoiSJOLIN, 

à  l'école  centrale  du  Panthéon. 
Maison  ci-devant  S^<^-Gencviève. 

Ce  lîoisjolin  est  bien  un  contemporain  de  Dclille,  de  Sainl-I.ainbcrt 
et  de  Boucher,  et  sa  Forêt  est  peuplée  de  leurs  ombres.  Plusieurs  pas- 
sages de  sa  lettre  devaient  faire  plaisir  au  puriste  qui  la  recevait. 
Il  appréciait  sans  doute  la  délicatesse  du  poète  en  matière  de  rime, 
licureux  de  lui  avoir  ap])ris,  comme  à  son  jeune  fils  l'Emile,  à  «  faire 
dillicilerneiit  des  vers  faciles». «La  forme  n'est  rien,  aimait  à  dire  l^mije 
Deschamps,  mais  il  n'y  a  rien  sans  la  forme  ^  ».  \  oilà  un  ]»réoepte 
qu'il  tenait  de  la  bouche  même  de  son  ]>èrc. 

M.  Jacques  Deschamps  encourageait  les  débutants,  mais  plein 
d'admiration  pour  les  grands  poètes  classiques,  ce  bon  vieillard, 
laudalor  temporis  acti,  ne  pouvait  probablement  pas  s'empêcher  d'ap- 
prouver cette  jthrase  de  son  habile  correspondant  :  «  Je  doute  (}ue 
nous  revoyions  jamais  les  temps  passés  de  la  belle  et  saine  littéra- 
ture. » 

Le  salon  de  la  rue  Saint -blorcnt in  était  donc  réputé  à  Paris,  dans 
les  premières  années  de  l'Empire,  comme  un  de  c;eu.x  où  s'étaient 
conservés,  au  milieu  des  bouleversements  politiques,  avec  la  })olitcsse 

1.   Di-scli.Tnips.  Œui'ies  complètes,  t.  III,  p.   'i5. 


JACQUES    DESCHAMPS    DE    SAINT-AMAND  17 

des  manières  de  rancieuue  Cour,  le  sentiment  des  arts  et  l'amour 
des  vers.  Les  hommes  du  nouveau  régime  entouraient  d'un  aftectueux 
respect  ce  vieillard  fidèle  à  quelques-unes  des  traditions  immortelles 
de  son  pays. 

Le  culte  des  lettres,  même  en  ses  formes  les  plus  naïves,  a  quelque 
chose  en  soi  qui  ennoblit,  et  M.  Jacques  Deschamps,  qui  n'avait  pas 
la  prétention  de  tout  sauver  du  patrimoine  intellectuel  et  moral  de 
l'ancienne  France,  et  qui  ne  donnait  son  amour  réfléchi  qu'à  ce  qu'il 
connaissait  très  bien,  s'était  dévoué  à  la  défense  d'une  des  plus 
illustres  institutions  du  grand  siècle  :  il  avait  rassemblé  une  grande 
quantité  de  documents  concernant  l'histoire  de  l'Académie  fran- 
çaise. 

La  lettre  suivante,  adressée  le  21  juillet  1769  par  M.  de  Saint- 
Arnaud  à  Thomas,  l'auteur  des  Eloges,  s'il  convient  de  l'attribuer 
comme  nous  le  croyons,  à  ^L  Jacques  Deschamps,  nous  prouve  qu'il 
était  encore  jeune  quand  il  commença  cette  collection.  Elle  fut  une 
des  plus  chères  occupations  de  sa  vie. 

Suscriptiou  :  A  Monsieur,  Monsieur  Thomas,  de  l'Académie  française. 
Rue  du  Pelil-Lion,  faubourg  St-Gerinain. 

Paris,  21  juillet  1769. 
Si  l'estime  et  l'admiration  que  vos  ouvrages  inspirent.  Monsieur,  peuvent 
être  un  titre  pour  vous  demander  une  grâce,  sans  doute  ce  titre  m'appar- 
tient plus  qu'à  personne  et  vous  ne  devez  pas  me  le  refuser.  Je  suis  actuel- 
lement occupé,  Monsieur,  à  former  un  recueil  précieux  dont  vos  ouvrages 
feront  le  plus  bel  ornement  ;  mais  il  m'en  manque  un  que  je  n'ai  pu  trouver 
nulle  part,  quoique  je  me  sois  adressé  à  l'imprimeur  de  l'Académie.  Je  ne 
m'en  étonne  pas.  Monsieur  ;  l'amour,  l'enthousiasme  même  du  public 
pour  les  ouvrages  excellents  ne  permettent  pas  qu'ils  soient  longtemps 
exposés  chez  les  libraires,  et  celui  dont  je  veux  parler  doit  plus  que  tout 
autre  être  recherché  ;  c'est  un  de  ceux  où  vous  avez  annoncé  avec  le  plus 
de  force  et  d'énergie  les  grandes  vérités  de  la  morale,  et  où  il  sendjle  même 
que  vous  ayez  pris  plaisir  à  attacher  votre  âme  noble  et  indépendante  : 
vous  m'entendez,  Monsieur,  c'est  V Epître  au  Peuple  ^.  Si  vous  en  avez  encore 
c[uclques  exemplaires,  vous  me  feriez  le  plus  grarul  plaisir  de  m'en  adresser 
un,  et  je  me  trouverai  très  heureux  de  devoir  ])ersonnellement  cpichpie 
chose  à  un  h(uiune  à  qui  tous  les  gens  <le  bien  et  l'humanité  en  o-énéral 
sont  si  redevables  ;  plus  heureux,  si  je  pouvais  quelque  jour  joindre  à 
lestime  et  à  radmiration  tpie  vttus  m'avez  inspirées  un  sentiment  plus 
doux  et  ])lus  tendre,  senlijucnl  (jue  vous  avez  trop  bien  ]»cint  ])our  ne 
pas  le  connnaître,  l'amitié. 

1.  Epiire  au  Peuple,  on vraj^c  présenté  à  l'Acaih'-nii.!  françaisc'cn  ITGO,  par 
M.  Thomas,  professeur  à  l'Université  d(3  Paris,  au  collège  de  Beauvais.  (S.  1.), 
17(il,  in-8'5.  Celte  pièce  a  remporté  le  premier  accessit  de  poésie  de  l'Académie 
française  en   17G0.  Le  prix  avait  été  décerné  à  Marmontel. 

2 


18  ORIGINES    FAMILIALES 

C'est  dans  cette  espérance  flatteuse  que  j"ai  Thonneur  d'être  ave« 
toute  la  sincérité  possible.  Monsieur,  votre  très  humble  et  très  obéissant 
serviteur. 

De  S*-Amand. 

L'auteur  de  cette  lettre  ^  joignait  à  son  envoi  un  Eloge  de  Sully 
de  sa  composition,  qui  non  seulement  porte  la  marque  de  l'esprit 
philosophique  de  M.  Jacques  Deschainps,  mais  encore  est  un  hom- 
mage au  roi  Henri  d<jnt  on  gardait  fidèlement  la  mémoire  dans  la 
famille  Deschamps,  cju'il  avait  anoblie. 

Eloge  de  Svllv.  par  M.  de  S^-Amand. 
Me  sera-t-il  permis,  Monsieur,  de  profiter  de  cette  occasion  pour  vous 
adresser  quelques  vers  que  la  lecture  de  cet  ouvrage  ^  m'inspira  il  y  a 
six  ans,  dans  un  temps  où  j'étais  peut-être  encore  trop  jeime  pour  en  appré- 
cier les  beautés  :  vous  y  trouverez  toujours,  sinon  du  talent,  du  moins 
l'expression  d'un  ami  sensible  à  tout  ce  qui  est  bon,  grand  et  vertueux. 

Aux  besoins  de  l'Klal,  à  l'amour  de  son  maître 

Sully  sut  consacrer  ses  travaux  et  ses  biens  ; 

S'il  fut  chéri  du  Prince,  il  fut  digne  de  l'être  ; 

L'amitié  des  bons  rois  est  due  à  leurs  soutiens. 

O  toi,  qui  peins  si  bien  les  vertus  des  ij;rands  hommes, 

Toi  qui  les  fais  revivre  en  tes  nobles  écrits 

l'.l  dis  la  vérité  dans  le  siècle  où  nous  sommes, 

De  tes  heureux  talents  viens  recevoir  le  prix  ; 

Vois  ton  nom  immortel  aux  fastes  de  l'histoire 

S'associer  à  ceux  de  Maurice  et  Sully  ; 

Tel  on  a  vu  Voltaire  au  temple  de  la  gloire 

Placé  de  son  vivant  à  côté  de  Ilenry. 

Sons  l'Empire,  Jacques  Deschamps  s'attache  encore  avec  un 
ardent  intérêt  aux  travaux  de  l'Académie.  François  de  Neufchâteau, 
président  du  Sénat  conservateur  et  membre  de  l'Académie.  lui  envoie 

1.  Au  bas  de  la  signature,  l'auteur  avait  écrit  son  adresse  :  Maison  de  M.  de 
La  Bruyère,  fermier  général,  rue  S^- Honoré,  vis-à-vis  les  Capucins. 

Nous  devons  la  communication  de  celte  lettre  et  de  VÉlof^e  de  Sully  par  M.  de 
.S*-Amand  à  l'amabilité  d'im  magistrat  érudit,  M.  Maurice  Ilenriet,  juge  au  Tribu- 
nal civil  (bi  JfAvrc,  qui  a  en  à  sa  disposition  les  papiers  de  l'académicien  Thomas. 
Il  a  pnbli»'-  dans  la  Revue  d'fli.if.  lilt.  de  la  France  {jan\.-mar9,  juiWct-sopt.  ]9M) 
une  cornspondance  inédite  entre  Thomas  et  Barthe  f17riO-I785),  et  dans  le 
Bulletin  du  Bibliophile  (niars-sept.  1917)  :  L'Aradémirieii  Thomas  (17.'J:i-178ô), 
d'après  des  correspondances   inédites. 

Le  souvenir  des  relations  amicales  de  Jacques  Deschamps  avec  Thomas  est  une 
tradition  que  Ton  conservf  dans  la  famille  de  ses  fils. 

2.  Kn  17G.J,  Antoine-Léonard  Thomas  obtint  ]('  premier  jjfix  d'i'loqncnco 
pour  l'Éloge  de  Maximilicn  de  béthune,  duc  de  Sully.  Cf.  Œuvres  complètes  de 
Tliomas,...  précédées  d'une  notice  par  M.  Garai.  Paris,  F.  Didot,  1822,  7  vol. 
in-S**.  Tome  III,  p.  81.  L'Eloge  de  Maurice  de  Saxe  se  trouve  au  Tome  II, 
p.  369. 


JACQUES    DESCHAMPS    DE    SAIN'T-AMAND  19 

deux    billets    pour    une    prochaine»  séance,    le    10  floréal   an  XIII 

(1805)  : 

«  Le  Président  du  Sénat  a  M.  Deschamps. 
«  Oui,  Monsieur,  voici  deux  billets.  Personne  nen  aurait  si  vous  n'en 
aviez  point,  puisque  vous  avez  réuni  avec  un  soin  si  religieux  les  monu- 
ments académiques  ^.  Si  vous  venez  demain,  à  l'issue  de  la  séance,  venez 
dîner  chez  moi,  rue  de  Tournon,  n''  35  ;  Madame  sera  fort  aise  de  faire 
votre   connaissance  "^. 

«  Nous  nous  mettrons  à  table  en  revenant  du  Louvre. 
«  Je  voizs  salue  sincèrement. 

«   Fr.   de  Neufchateau. 

François  de  Xeufchâteau  était  un  habile  homme.  11  connaissait 
l'érudition  de  M.  Jacques  Deschamps  en  matière  littéraire,  et  comme 
il  venait  d'être  chargé  par  l'Empereur  d'écrire  un  Rapport  sur  Vétat 
de  la  langue  et  de  la  littérature  françaises  depuis  1789,  il  s'adressa  à 
lui,  toutes  proportions  gardées,  comme  le  fera  i)lus  tard  Sainte-Beuve, 
quand  il  consultera  Emile  Deschamps  pour  composer,  dans  un  de 
ses  Lundis,  la  biographie  psychologique  d'un  poète  romantique. 
Le  grand  critique,  nous  le  verrons,  saura  bien  finement  solliciter  les 
confidences  précieuses  du  charmant  témoin  de  tout  un  siècle  litté- 
raire. Le  président  du  Sénat  conservateur  usait  envers  le  père  d'Emile 

\.  Los  frères  Deschamps,  après  la  mort  de  leur  père,  firent  don  de  celte  col- 
lection à  l'Académie  et  voiei  en  quels  termes  le  secrétaire  perpétuel  Augcr  les 
remercie  : 

Le  Secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  française  à  M.  Deschamps  CIs. 

Paris,  le  4  décembre  1827. 
Monsieur, 
J'ai    fait    hommage    à  l'Aradémie    française,  on  votre  nom  et  au  nom  de  iM.  votre  frère 
)]i-  la  Collfclion  de  [)ièees  académiques  qu'avait  formée  feu  .M.  voire  père,  et  dont  vous  avez 
bien  voulu  Icmm  deux  lui  faire  présent. 

Elle  s'est  montrée  fort  sensible  à  cet  acte  vraiment  noble  et  çénéreux,  et  elle  m'a  charjjé 
de  vous  en  adresser  à  l'un  et  à  l'autre,  ses  sincères  remerciements. 

Elle  a  voulu  aussi  que  j'eusse  l'honneur  d'offrir  à  chacun  df  vous  une  bourse  de  50  jetons 
comme  un  gage  de  s»  reconnaissance.  C'était  le  moins  qu'elle  put  faire  poui-  s'acquitter  envers 
les  fds  du  zèle  que  le  père  a  témoigné  pour  les  travaux  et  pour  l'honneur  de  la  Compagnie. 
J'exécute  avec  un  plaisir  infini  les  ordres  qu'elle  m'a  donnés  et  je  vous  prie,  Monsieur,  d'agréer 
l'assurance  de  ma  parfaite  considération. 

AUGER. 

M.  Bouteron,  bibliothécaire  de  l'Institut,  sollicité  par  nous,  a  fait  des  efforts 
restes  vains   pour  retrouver  ce  «  legs  des  frères   Ueschamps.  » 

2.  Trois  notes  marginales,  de  la  main  de  M.  Deschamps,  attrstr'ul;  le  soin 
minutieux  avec  lequel  il  s'occupait  des  moindres  occupations  de  l'Académie  : 

1.  Le  3  nivôse  an  K»,  {)rié  de  m'envoyer  2  billets  pour  la  séance  de  l'Acadéiuie  française 
du  2  janvier  180»i. 

2.  Le  27  brumaire  an  ^^,  remercié  de  ses  2  ouvrages  et  de  ses  2  billets...  Denvandé  un  exem- 
plaire de  l'odc!  qu'il  vient  de  publier,  intitulée  :  le  Grand  Sobiesky  à  Vienne. 

."J.  I-{edemnndé  le  vol.  des  pières  et  poésies  couronnées  par  l'Académie  française,  et  le  1"'  vol. 
des  discours  de  réception  (p>e  je  lui  ai  prêté  le  24  ventôse  an  13. 


20  OIUr.INKS     FAMII-IALKS 

Deschamps  de  procédés  nioiiis  si!il)lils,   mais  tout   aussi  persuasifs  r 
il  lui  donnait   des  ])ièces  académiques  el  ciuicliissait  ses  collections. 

A   M.   Jacques  Desciiamps. 

Pans,   le    il    iioveinhro    1807. 

Je  riai.  Monsieur.  <|u  lui  seul  billet  do  libre,  et  je  nie  fais  un  plaisir 
de  vous  l'envoyer,  en  re;:retlatU  l)eaue<Mij»  de  ne  pouvoir  reiuplir  tonte 
ma  demande. 

Jai  mis  de  côté  ]iiuir  \(»us  deux  éloi,fes  de  .M.  de  Nivernais.  in-S''. 
pour  votre  collection  en  ce  forntat  ;  mais  je  n'ai  pu  vous  les  ])orter.  ni 
vous  les  en\  oyer,  étant  occupé  ainsi  que  tout  le  monde,  de  mon  prochain 
démena pemenl.  pour  aller  dans  la  maison  que  j"ai  fait  arranger  rue  du 
Faubourg-Poissonnière.  Je  compte  y  faire  un  grand  verger  et  redevenir 
prêtre  de  Flore  et  de  Pomone  ^. 

En  fesant  passer  ici  quelqu'un  le  matin  vers  les  10  heures,  je  leinettrai 
ces  2  exem])laires  in-S'',  auxquels  vous  avez  la  bonté  d'attacher  du  prix. 

Je  suis  chargé  de  rédiger  le  tableau  que  S.  .M.  demande  de  l'état  de  la 
langue  et  de  la  littérature  françaises  depuis  1789.  Si  vous  aviez  quelques  par- 
ticularités sur  rhistoire  de  notre  langue,  je  vous  serais  obligé  de  me  les 
communiquer.  Je  sais  qu'il  existe  un  petit  volume  d'entretiens  de  Balzac 
à  ce  suj(;l.  (pii  ne  se  trouve  point  compris  dans  la  collection  de  ses  œuvres. 

(  >ii  m'a  donné  là  une  corvée  fort  épineuse,  et  la  bonne  ml  eut  ion  ne 
sullit  pas  ]»our  s'en  tirer.  J'ai  l'honneur  de  vous  saluer. 

IhaNTOIS     DI-:     Ni:T   rCHATKAl. 

1^11  \érilé,  Fraiu;nis  de  Xcufthàti  au  aurait  bien  mérité  de  1  liis- 
luirc  littéraire,  s'il  avait   pu  ((iiilier  celle  «  corvée  fort    épineuse  »  à 

t.  iJoii  jardinier,  c'est  ce  que  lut  en  somme  ce  fîrand  lonclionnairc  (hi  Régime 
impérial,  lecomle  l'rançoisde  Neufchàleau  (1750-1828).  Celouable  cultivateur,  ami 
de  la  mémoire  do  Parmentier,  fut  un  de  ceux  qui  saluèrent  les  débuts  de  V.  Hugo: 
Ci.    Victor  Ilugo  ritronlè,  t.    I,   p.  390  el  suiv.    Président  de  la  société   (royale) 
(Pagriculture  —  il  fut  le  propagateur  de  la  culture  du  maïs,  de    la    pomme  de 
terre,  du  navet  et  de  la  carotte,  légume  que  Delille  n'avait   point   osé  introduire 
dans  s<s  Jardins  alors  <|u'il  y  admettait  les  autres  : 
A  côté  <le  vos  fleurs,  aimpK  à  voir  écloro 
Et  le  choux  p.inaclio,  que  la  pourpre  colore, 
Et  les  navets  sucrés  que  Preneuse  a  nourris...  (Les  Janlins,  H.) 

L'a1»bé  de  Fr-jetz,  réponilant  à  Pierre  Lebrun  qui  succétlait  au  comte  l'innçois 
de   Neufchàteau  j'i  l'Académie,  louait  ce  zèle  potager  en  ces  termes  : 

Tel  utile  lépunic  dont  le  nom  peu  noble  et  peu  brillnnl  n'a  peul-èln-  jamais  reteiili  sou^ 
ces  voûtes  scientifiques  et  littéraires,  la  carotte,  a  été  pour  M.  rraiieois  de  Ncufcliâteau  Ir 
sujet  de  deux  volumes. 

Cf.  Institut  «le  l'ranee,  Recueil  de  pièces,  Ribliotlièque  Nationale  :  Z  5035  (4), 
p.  20.  En  1817  il  |iul(lia,  aux  frais  du  gouvernement,  son:  Supplément  au  traité 
de  -A/.  Parmentier  sur  le  maïs. 

Mais  la  littérature  pré<iccu|>ait   aussi  cet  agronome  :  Cf.  : 

Lettre  à  M.  Suard  sur  la  nnu\-eUi'  édition  de  sa  tradw  lion  de  l'histoire  de  Charles 
Ouint.   1817. 

Essai  sur  la  langue  française  et  particulièrement  sur  les  "  Provinciales  »,  1818. 

Les  Tropcs  ou  les  figures  de  mots,  poème  en  4  chants.  1817. 


JACQUES    DESCHAMPS    DE    SAINT-AMAND  21 

M.  Jaccjues  Descham})s.  Xous  qui  essayons  de  rcslituer  à  l'aide  de 
<iuelques  rares  documents  la  physionomie  de  ce  bourgeois  lettré,  et 
qui  croyons  apprécier  l'homme  tel  qu'il  fut,  nous  aurions  pu  con- 
naître le  critique  et  l'auteur.  Quant  à  François  de  Neufchâteau,  il 
aurait  pu  sans  scrupules  consacrer  à  son  «  grand  verger  »  tous  les 
loisirs  que  lui  laissait  la  politique.  Ne  valait -il  |)as  mieux  être  bon 
jardinier  que,  comme  le  furent  trop  de  poêles  de  l'Ecole  Impériale, 
«  prêtres  de  Flore  et  de  Pomone  »  en  littérature  ? 

yi.  Jacques  Deschamps  était  un  amateur  exf[uis.  Il  choisit  peut- 
être  la  meilleure  part,  évitant  ainsi,  par  une  sorte  de  grâce  innée,  de 
suivre  les  errements  des  versificateurs  de  l'Empire  et  d'écrire  invita 
Minerva.  Il  travaillait  pour  l'avenir  en  amassant  des  matériaux  pour 
l'histoire  littéraire  et  jouissait  de  l'iulérêt  que  ses  contemporains 
prenaient  à  ses    collections. 

Ainsi  les  héritiers  de  M.  de  Nivernais  ^  lui  étaient  redevables  de 
documents  précieux  concernant  ce  gracieux  élégiaque,  imitateur  de 
Tibulle,  émule  distingué  de  Dorât  et  de  Colardcau.  François  de  Neuf- 
•château  l'en  remercie  au  nom  de  la  famille  de  cet  académicien  : 

Paris,  le  9  juillet  1807. 

On  copie,  Monsieur,  les  discours  de  M.  de  Nivernais,  que  vous  avez 
bien  m>u1u  me  prêter  et  que  sa  famille  même  n'avait  pas  ^.  M.  de  La 
Servette,  (jui  vous  les  a  demandés  pour  moi,  m'a  dit  que  vous  vous  occu- 
piez de  recherches  sur  la  -succession  des  académiciens.  Pouriiez-vous 
joindre  à  vos  premières  complaisances  celle  de  lue  dire  : 

1''  Si  M.  de  Nivernais  est  eu  cfl'et,  de  tous  les  acadéniicieus  français 
celui  qui  a  été  le  plus  souvent  directeur  pour  les  réceptions  publiques  ou 
eu  tous  cas  qui  est-ce  qui  l'a  été  plus  souvent,  ou  moins  souvent  immédia- 
tement que  lui  ^. 

2°  Si  M.  de  Nivernais  a  été  plus  ou  moins  longtemps  membre  de  l'Aca- 
démie française  que  Fontenelle  '*,  par  ex.,  ou  tel  autre  qui  aura  pu  vivre 
aul.'itil   *\\\v  lui. 

1.  Lo  duc  do  Mancini-Nivornais,  né  en  1710,  mort  on  1708,  ofTicior,  puis  ambas- 
sadeur succossivomout  à  Rome,  à  Borlin,  à  Londros,  était  avant  tout  un  fort 
•raiaiil  honmio.  Voirsurlui,  Li/Hf/fidc  Sainle-Bcuvc,  XIII,  p.  389;  IJIampignon,  Un 
^r and  seigneur  au  xviii^  siècle,  1888,  in-8*' ;  L.  Poroy,  Le  duc  de  yivcrnais,  dnna 
les  Mém.  S.  arcli.  de  Jtambouillel,  1889-1891.  II.  Polo/.,  VKIénie  en  Fiance.  Paris, 
C.  Lévy,  1898,  in-8",  p.  72,  et  llonricl,  op.  cil.,  linlltliii  du  bihlioi>ltile,  juillet- 
août  1917,  p.  353. 

2.  François  de  Noufchàtoau  i)rfuiniir;i  \' Eloge  du  duc  de  Aii'ernais,  à  l'assom- 
Mée  publique  et  extraordinaire  «l.  I  lusiitnt  do  rrancc,...  le  26  août  1807,  et, 
fut  l'éditeur  de  ses  Œuvres  posliiuitu-s.   Paris,  1807,  2  vol.  in-S**. 

3.  Kn  marge,  de  la  main  de  M.  Jacques  Deschamps  :  Charpenlier,  l'abbé 
Uegnier-Desniarais,  le  duc  de  Nivernais. 

^.  L'Académie  française  refusa  cpialro  lois  Funlimllc  et  no  le  rooiit  (ju'ou 
1091.    l^Jie  a%ail   couronné  en  1087  son  Discours  sur  la  Pulience.  —    Le  duc  de 


i22  OKIGINES     FAMILIALES 

3"  Si  j^ar  hasard  vous  avez  les  œuvres  de  Piron  en  sept  volumes  ^ 
et  si  vous  pouviez  me  procurer,  dans  ses  poésies  diverses,  une  ode  ou  des 
stances  qu'on  dil  fort  apréables  et  qu'il  adressa  à  M.  de  Nivernais,  lorsque 
celui-ci  fui  erivoyr  en  ambassade  à  Rome  ? 

\'ous  voyez,  Moiisiciir,  (pie  j'use  avec  confiance  de  voire  disposition 
à  mobliger  et  de  voire  zèle  louable  pour  la  ploire  de  l'Académie  française. 
J'ai  l'houiu'ur  de  vous  saluer  très  sincèrement. 

Fbançois   de  Neufchateau. 

Dans  une  dernière  lettre,  datée  du  4  septembre  1810,  François  de 
Ncufohàleau  fait  allusion  à  une  anecdote  «  relative  «  à  Fontenelle, 
que  M.  Deschainps  lui  avait  probablement  contée  : 

Le  mardi  4  se]>t('mbre  ISIO. 

M.  de  S'-Auffe  lira  son  discours  lui-niême,  car  il  sait  lire  et  écrire^. 
l)ans  l'absence  de  M.  le  C'^  Daru,  cpii  doit  lui  répondre,  je  lirai  le  y)etit 
discours  de  M.  Daru.  Cela  ne  vaut  pas  le  comi)limcnt  que  veut  bien  me 
faire  M.  Deschamps  ;  mais  s(m  souveiur  nous  est  cher  et  j'ai  du  ]ilaisir 
à  lui  envoyer  les  deux  billets  qu'il  demande.  Je  ne  perds  pas  de  vue  l'anec- 
dote relative  à  Fontenelle  *. 

Mes  conq)limeuls  au  père  el  au  lils  qui  aiment  les  lettres  et  s'inté- 
ressent à   lAcadcmif. 

François   de   ISeii-ciiateau. 

Ainsi,  qu'il  s'agisse  de  Fontenelle  ou  de  Piron,  d'une  anecdote 
]»iquaule  ou  d'un  document  bil)lioi^ra])lnque  fixant  un  point  d'histoire, 
les  amateurs  du  temps  passé  allaienl  à  ,la((|ues  Des«'ham])s  comme  à 
une  source  tovijours  jaillissante  de  savoir  et  d'csjtril. 

Mais  il  ne  boudait  pas  l'avenir,  el  malf^ré  les  années  qui  s'amonce- 


Nivornais,  iloiil  la  sanli-  avail  «'té  ^'r.ivfin<rit  toni|ironiisf  dans  la  dure  retraite 
do  Prapuf  (1742),  qiiilla  l'armée  l'année  suivanlr.  <'  Liu-  pièco  do  vers,  Délie, 
adressée  à  sa  IVnuno  (llélèno  Plioiypoaux,  potito-lillo  du  chancolior  Poiitchartrain) 
et  d'une  rare  perfection,  lui  ouvrit  l'Académio  française,  où  il  succéda  à  Massilion 
(:i  févr.  17'i3).  »  Cf.  Notice  d'Eug.  Asse  (Grande  Encycl.) 

1.  Œuvres  camplèle,s  do  Piron,  publiées  par  Rigolcv  de  Juvifrn^ .  7  \(t\.  in-S" 
en  177f'i.  Tome  VJ,  p.  229  :  A  M.  le  duc  de  Nivernais  à  son  départ  pour  l'armée 
d'Italie  en  1743.  Ces  <vuvres  ont  été  rééditées  en  'J  vol.  iii-12,  on  IHOO. 

2.  M.  de  Saint-Anpc,  «n  des  traducteurs  d'Ovide  les  plus  appréciés  au 
xviii*"  siècle,  suocéda  à  l'Aoadc'inio  franoaisc  à  Urbain  Doniorfrno,  le  ,'i  soptonibrc 
1810. 

.'{.  Les  anecdotis  nlalivos  à  l'onlonelle  sont  iimombraliles.  Les  bons  mots 
qu'on  lui  prèle  ont   fail   l'objet  d'uu  recueil  spécial  : 

lontrriclliana.  rrmril  îles  lions  mois,  réponses  iniiènienses,  pensées  fines  €l 
déliratrs  de  lonlentlle.  prrwAé  d'une  noiirr  sur  su  vie.  Paris,  Doiaruo  (s.  d.), 
in-12. 

Victor  Fournel.  <pii  sous  le  psoud.  d'Edraond  Guérard,  a  publié  on  1872  on 
2  vol.  cbez  F.  Didol,  un  Dictionnaire  encAclopédique  d'anocdoles,...  cite  plus 
do  Tinjfl  anecdotes  «  Tciatives  à  »  Fontenelle. 


JACQUES    DESCHAMPS    DE    SAINT-AMAND  23 

laient  sur  sa  tête,  la  jeunesse  lui  demeurait  fidèle,  et  le  vieillard,  qui 
rajeunissait  dans  ses  fds,  accueillait  rue  Saint-Florentin  toute  une 
cour  de  jeunes  poètes. 

Son  salon,  sous  l'ancien  régime,  Emile  Descliamps  l'avait  évoqué 
dans  une  charmante  chronique,  intitulée  :  Un  Salon  en  1775  \  où 
il  définit  si  joliment  l'humeur  grondeuse  et  bienveillante  do  son 
père  et  ses  manières  «  d'honnête  homme  et  d'homme  poli  comme 
l'Alceste  de  Molière.    » 

Cette  ressemblance  avec  Alceste,  Alfred  de  Vigny,  l'ami  d'en- 
fance d'Emile  Deschamps,  la  retrouvait  aussi  chez  son  propre  père, 
l'ancien  chef  d'escadre,  M.  le  Chevalier  Léon  de  Vigny,  avec  lequel 
M.  Jacques  Deschamps  était  lié  intimement.  Elle  était  cette  fois-ci 
d'une  exactitude  plus  rigoureuse  encore.  Vigny  dira,  songeant  au 
charme  singulier  de  son  entretien  :  «  C'était  le  ton  de  l'homme 
de  cour  uni  à  l'énergie  de  l'homme  de  mer  »  ;  il  ajoutera  même  : 
«  J'aime  qu'un  homme  de  nos  jours  ait  à  la  fois  un  caractère 
républicain  avec  le  langage  et  les  manières  polies  de  l'homme  de 
cour.  L'Alceste  de  Molière  réunit  ces  deux  points  ^.  »  Ces  deux  vieil- 
lards, admirés  par  leurs  fds,  avaient  traversé  bien  des  régimes  au 
cours  de  leur  longue  vie  ;  ils  avaient  retiré  de  ce  spectacle  de  l'insta- 
bilité des  choses  humaines  notée  par  Tacite,  et  qui  corrompt  plus 
souvent  qu'il  n'instruit,  une  grande  leçon  de  tolérance  d'esprit, 
beaucoup  de  sévérité  pour  soi-même,  avec  de  l'indulgence  pour  les 
autres,  relevée  toutefois  d'ironie.  L'ironie  chez  les  Deschamps  n'avait 
pas  l'âpreté  ni  la  force  qu'elle  eut  dans  la  famille  de  Vigny.  C'est  un 
éclair  de  malice  qui  s'achève  dans  un  sourire,  et  cette  aménité  parfaite 
de  ^L  Jacques  Deschamps,  son  humeur  railleuse  et  sa  vivacité 
d'esprit,  nous  en  retrouvons  tous  les  traits  dans  l'esquisse  qu'un  des 
amis  de  ses  fils,  Adolphe  de  Saint- Valry,  en  a  tracée.  Il  faut  lire  cette 
joUe  épître  ^  que  cet  ami  intime  de  Victor  Hugo  adressait  à  Emile 
Deschamps  le  10  sept.  1834  pour  célébrer  la  mémoire  de  son  père. 
C'est  un  charmant  tableau  de  son  salon  pendant  les  premières 
années  de  la   Restauration. 


1.  Un  Salon  en  1775,  dans  Œuvres  rompU-tes  d'I'^milc  Descliamps,  t.  III,  p.  2^i. 

2.  A.  de  Vigny,  Journal  d'un  poùlr,  éd.   Ratisboiine,  p.  2'i3. 

3.  Cf.  Collection  Paignard,  les  Papiers  manuscrits  d'Emilo  Deschamps. 
Cette  épître  a  été  [uihliéc  en  partie  pour  la  première  fois  ])ar  M.  Marsan  :  La 
Bataille  romantique.  J^aris,  Hachette,  1012,  in-lG,  p.  76.  —  Sur  Adolphe  Souillard 
de  S'-Valry  f ITOO-lSfw),  ami  d'Hugo  et  de  Deschamps,  leur  collai)oraleur  au 
Conservateur  liltérairt-  el  à  la  Muse  jranraise,  poêle  resté  fidèle  à  la  cause  monar- 
chiste, cf.  Edmond  liiré  :  Victor-  Hugo  avanl  1830.  Paris,  Gk'rvais,  1883,  in-16, 
p.  351. 


l  ORIGINES    FAMILIALES 

Le   Salon    de   M.   .1  moles   Deschamps. 

«  Pour  consoler  mes  yoiix  du  tal)leaii  plein  (rciuiui 
Que  nous  olîrent  les  pens  et  les  temps  traujoiircllnii, 
Je  remonte  ]>arf<MS  au  passé  si  prospère, 
Et  je  sont,'e  souvent,  Emile,  à  votre  père. 
Parmi  nous,  jeunes  gens,  je  crois  le  voir  encor 
Ainsi  qu'au  camp  des  Grecs  jadis  le  vieux  Nestor, 
Voilà  bien  son  air  noble,  et  sa  tête  blanchie 
Aux  travaux  de  l'Kmpire  et  de  la   Monarchie, 
Voilà  son  parler  sage  et  pourtant  chaleureux... 
Vous  souvient -il.  Ami.  de  ces  belles  soirées 
Aux  poétiques  chants  près  de  lui  consacrées, 
Où  tout  ce  que  la  Muse  avait  de  favoris 
D'un  éloge  venait  se  disputer  le  prix. 
Et  lorsqu'il  approuvait,  hardiment  pouvait  croire 
Accepter  de  sa  main  des  prémices  de  gloire. 
Vous  a-t-il  donc  trompés,  poètes  généreux. 
Dont  le  monde  charmé  redit  les  noms  heureux. 
Soumet,  Victor  Hugo,  de  Vigny,  Lamartine, 
Rxiisseaux  qu'il  salua  fleuves  dès  l'origine. 
Astres  naissants  alors,  rois  du  ciel  aujourd'hui  ?... 

Le  vieillard  abondait  en  discours,  quand  il  évoquait  sa  jeunesse... 

«  Car  voire  père.  Emile,  eut  le  rare  bonheur 
De  voir  un  siècle  mûr  et  le  nôtre  en  sa  fleur. 
D'avoir  (et  vous  aussi)  pour  amis  du  même  âge 
Tout  ce  qui  dans  son  temps  de  la  gloire  eut  un  gage, 
Tout  ce  fpii  mil  la  main  au  grand-œuvre  inconnu 
Dont  le  mol  ])ar  Dieu  seul  se  laisse  lire  à  nu. 
Dans  ses  récits  charmants  et  pleins  de  sel  attique 
Ah  !  comme  revivait  l'âge  philosophique  ! 
Comme  ressuscitaient  à  sa  voix  les  acteurs 
De  ce  drame  abouti  dans  le  sang  et  les  pleurs  ! 
.Je  m'en  souviens  loujotirs  :  dune  liouche  légère 
Tantôt  il  nous  c<tnlait  cent  ])r<»])(»s  de  Xolt.tin', 
Tantôt,  à  moitié  table,  arrivait   Diderot. 
Qui  charmait  un  entr'acte,  en  attendant   le  rôi  ; 
Ou  bien  c'étaient  lîoufTlers  et  sa  gentille  Aline  ^, 
Puis  ce  pauvre  ,Iean-.Iac(pie  à  l'humeur  si  chagrine, 
D'AIrmberl  et  Chamforl.  Duois  et   l*ala])ral. 
Que   sais-je  ?   tous   enlin...   justpi'à    Monsieur   Dorai. 
Mais  parmi  ces  beaux  noms,  ces  gloires  éclipsées 
Qu'il  ravivait  en  nous  du  feu  de  ses  pensées, 
Oui,  parmi  tous  ces  noms  la  plupart  si  fameux. 


1.   Il  s'apit  de  ce  joli  conto  du  chevalier  <](■  IJoiifTl"  rs  iiitilul*'  :  Aline,  reine  de 
Colconde.  La  Ilavc,  chez  Detunc,  1780,  in-S°. 


I 


JACQUES    DESCHAMPS    DE     SAINT-AMAND  25 

^  ieil  aiuaiil  de  la  scène  el  de  ses  nobles  jeux, 

C'est  à  Lekain  surtout  qu'il  donnait  le  grand  rôle, 

Géant  à  qui  Talma  ne  venait  qu'à  l'épaule, 

Nous  disait-il  souvent,  et  nous  tous,  sur  ce  point, 

Epris  du  temps  présent,  nous  ne  lui  cédions  point. 

Et  de  là  des  débats,  des  colères  charmantes. 

Où  son  esprit  lançait  des  flammes  plus  brillantes. 

Il  fallait  voir  alors  son  jeune  et  beau  courroux 

Quand,  loin  du  droit  sentier,  quelques-uns  d'entre  nous 

Cherchaient  à  débaucher  la  sainte  poésie, 

Et  comme  il  foudroyait  la  naissante  hérésie  !... 

Si,  quoique  novateurs  par  génie  el    nature, 

Certains  ont  conservé  pourtant  quelque  mesure, 

Certains  qu'il  chérissait  et  que  nous  connaissons, 

Ils  le  doivent  peut-être  à  ses  sages  leçons...  » 

La  naissante  liérésie  trouvait  dans  le  salon  de  la  rue  Saint-FIorentiu 
<le  plus  irréductibles  adversaires  que  l'aiinable  vieillard.  C'était  le 
solennel  M.  Parseval-Grandmaison  ^,  le  jdus  parfait  représentant  de 
la  stérile  Ecole  impériale  ;  c'était  Baour-Lormian,  qui,  dans  sa  tra- 
duction d'Ossian,  croira  avoir  atteint  les  limites  de  l'audace  :  c'était 
le  spirituel  et  sceptique  Brifaut,  l'auteur  du  fameux  Ninus  ^,  joué 
]tar  Talma,  et  qui  célébrait  le  retour  des  Bourbons,  comme  il  avait 
salué  le  mariage  de  Na])oléon  ou  la  naissance  du  roi  de  Rome,  dans 
des  odes,  conformes  aux  règles  de  l'art  et  d'un  enthousiasme  correct. 

Cette  correction  même,  unie  à  tant  de  stérilité,  impatientait  la 
génération  nouvelle,  qui  brûlait,  suivant  l'image  expressive  d'Emile 
Deschamps,  «  d'un  feu  de  poésie  au  cœur  ^  ».  M.  Deschamps  le  père 

1.  Parscval  Grandmaison,  né  à  Paris  on  1759,  mort  on  1834.  Fils  d'un  fermier 
général  qui  périt  sur  l'échafaiid,  il  s'adonna  à  la  peinture,  ensuite  à  la  poésie, 
selon  la  l'ormulc  de  l'école  descriptive.  Il  suivit  Bonaparte  en  É<;ypte,  fit  partie 
de  rinstilut  du  Caire.  L'Orient  ne  lui  a  rien  appris.  G-uvres  principales  :  Amours 
épiques,  poème  en  6  chants  (180'i)  ;  Philippe  Auguste,  poème  épique  en  12  chants 
(1825).  Il  représentait  à  l'Académie  française  le  parti  des  classiques  irréduc- 
tibles et  l'ironie  de  ses  adversaires  s'e.xcrça  bien  souvent  à  ses  dépens.  Cf.  Fournel. 
Dictionnaire  W anecdotes,  l,  40'i. 

iMicliaud  lui  dcmandail  un  jour  :  Omibicn  voire  épopée  a-l-i  H.-  ,|,-  \l■|•^  ?  —  'rniilc  mille, 
lui  dit  l'arseval  on  se  rcngorfçeant. —  Diatjlr!  rii.iis  il  faudra  tic  iili-  inilli-  lionunes  jmur  la    lire. 

Autre  anecdote  plaisante  el  relaliinl  uni'  ni;ilicc  donl  il  lui  victime  de  la  part 
d'Emile  Deschamps.  Ibid.,  II,  p.  80. 

2.  Celte  pièce  était  d'abord  intitulée  :  Philippe  II.  roi  d'Espagne.  La  censure 
en  1814  interdit  la  représentation,  si  la  tragédie  gardait  ce  litre.  lirifaul  le  Irans- 
lorma  en  celui  de  :  Ninus  II.  Pour  rendre  ce  travestissement  vraisemblable, 
il  n'avait  eu  que  quelques  vers  à  modifier.  Rédacteur  à  la  Gazette  de  France, 
il  donna  encore  au  théâtre  une  Jane  (iratj  en  1814,  el  Charles  de  Navarre  en  1820. 
><é  à  Dijdii  I  II  1781,  il  mourut  rn  1857.  V^oir  eiu/.  Legouvc,  Soi.rantc  ans  de  sou- 
venirs, I.   Il,  |i.  '.','.i2,  un  jiorir.-iil  cliarmanl  de  e<l   homme  de  lettres  d'autrefois. 

3.  Oùnris   <<)inpl<-lps,    loiiH'    l\'.    y.    175. 


26  ORIGINES    FAMILIALES 

avait  beau  groniler  un  jk'il  il  avait  a])erçu  chez  ces  jeunes  gens,  qui 
entouraient  son  lils,  la  llaninie  nierN  eilleuse.  Tel  était  le  secret  de  son 
indulgence. 

Le  23  août  1819,  date  mémorable,  au  foyer  du  vieil  amateur  de 
Voltaire  et  de  Chaulieu,  on  dut  applaudir  et  ciitiquer  aussi,  à  leur 
ap|»arition  charmante  et  dans  la  liberté  de  leurs  rythmes,  les  Poésies 
d'André  Chénier.  Le  matin  de  ce  beau  jour,  Henri  de  Latouche  avait 
envoyé  au  ])ère  de  son  collaborateur  et  ami,  Emile  Deschamps, 
le  ])remier  exemjdaire  des  Poésies  \  que  Daunou,  dépositaire  des 
œu\Tes  inédites  d'André  Chénier  et  les  héritiers  de  sa  famille,  sur  le 
conseil  des  libraires  Foulon  et  Baudouin,  l'avaient  chargé  d'éditer. 
Le  billet  suivant  ^  acc(»mpagnait  l'envoi  : 

Monsieur.  \  uici  le  premier  exemplaire  de  la  première  édition  d  André 
Chénier.  Je  voulais  vous  le  porter  ce  matin  ;  il  ne  m'a  pas  été  possible. 
Je  vous  prie  de  l'accepter  comme  un  lionnaage  de  mou  respect  et  de  le 
lire  avec  quelque  indulgence... 

Les  carions  en  ont  retardé  la  publication  et  il  y  reste  encore  des 
fautes. 

Veuillez  nie  cniire  votre  dévoué  compatriote. 

H.  DF,  Latouctie. 

C'est  ainsi  que  M.  Jacques  Deschamps  pratiquait  l'hosjjitalité 
comme  son  ancêtre  du  xvi<^  siècle  :  le  nom  d'André  Chénier,  salué 
dans  son  salon,  cela  valait  l'accueil  fait  autrefois  à  Henri  de  Navarre  ; 
iJ  y  -entrait  en  conquérant,  et  la  métrique  originale  du  poète  des 
Idylles  n'aura  ])as  désormais  de  plus  fidèle  partisan  que  le  fils  même 
du  maître  de  la  maison. 

M.  Jaccjues  Desciuiiiips  conservait,  à  I  âge  de  (juatre-vingts  ans, 
une  étonnante  fraîcheur  d'im|>ressi(tn,  et  nous  aim<ms  à  le  voir  a])plau- 
dir,  en  1822,  à  la  gloire  naissante  de  Deli)hine  Gay  ',  la  jeum;  Muse 
•des  romantiques.  Son  poème  de  la  Peste  de  Barcelone  venait  d'ob- 
tenir une  incTition  à  l'Académiie  française. 

1.  Œurreu  comfiliivs  d'André  Chénier  ([)ul)lit;(s  par  II.  tli-  Lalouclic).  J*aris, 
Baudmiin  frrrfs,   1819,  in-B". 

Sur  lu  publicalion  faiU"  i»ar  Laloucbf,  cf.  SaiiitP-Bnuvr..  Causeries  du  Lundi, 

t.  III,  p.  :{7:{. 

2.  Coll<iclion  Pnipnard.  Papiers  manuscrits  iVMniWr'  Di'sr,haui[>s.  Lctlrc  publiée 
par  .1.  Marsan,  Balaille  romantique,  p.  ^.  —  Sur  la  puliiicalion  dos  Idylles 
d'Audrt-  Chrnier  par  Latouchc,  cf.  Sa.\nto-Yivuvr.:  Causeries  du  Lu  ml  i  ci  Ernest 
Dupuy.  Alfred  de  Vi^nij.  I.  Les  Amitiés,  p.  173. 

3.  Delphine  Gay  (180'i-18.î5),  la  dernière  des  quatre  filles  de  M"»^  Sophie 
Gay,  la  future  M""^  de  Girardin,  publia  en  1824  ses  Essais  poétiques,  en  1825 
«es  Nouveatuc  Essais  poétiques.  Sur  la  jeunesse  de  M"*^  de  Girardin,  cf.  Saiate-Beuve, 
Causeries  du  Lundi,  t.  III,  p.  298  et  sq. 


JACQUES    DESCHAMPS    DE     SAINT-AMAND  27 

Soumet  éci'it  à  Delpliino  elle-niôiae  :  «  ...  J'ai  lu  moi-mcine  hier 
votre  ouvrage  chez  M.  Deschamps  :  le  vieillard  pleurait  d'attendrisse- 
ment et  de  joie  :  de  toute  la  jeune  littérature,  vous  êtes  le  seul  poète 
qui  trouve  grâce  à  ses  yeux,  et  il  pardonne  à  la  barbarie  du  siècle 
présent  en  faveur  de  tant  de  jeunesse,  de  talent  et  de  sensibilité  ^.  » 

Le  vieillard  cédait  comme  un  jeune  homme  au  charme  de  la  poésie 
et  de  la  beauté.  Mais  il  restait  surtout  ce  qu'il  avait  toujours  été,  un 
ami  incomparable  €t  un  père  délicieux.  Voici  en  quels  termes  il 
écrivait  au  i)lus  intime  ami  de  ses  fds,  à  Alfred  de  Vigny,  qui  venait 
de  se  marier. 

Dimanche  1^^'  mai  1825,  cin([  heures  du  matin. 

M.  LE  Comte  de  Vigny  ^,  Paris. 

Grâce  à  vous,  mon  cher  AJfred,  mon  aimable  et  nombreuse  postérité 
a  été  augmentée  de  deux  enfants,  en  comptant  celui  qui  est  sur  le  tapis 
et  que  j'aime  presque  autant  ({ue  ceux  qui  me  l'auront  donné.  Embrassez 
tendrement  pour  moi  son  aimable  et  douce  maman,  qui  vous  le  rendra 
bien  pour  moi,  je  l'espère. 

Grâce  à  vous  encore,  me  voilà  revenu  à  20  ans.  J'ai  bien  compté 
d'après  vos  charmants  comptes.  Jusqu'à  moi,  chaque  année  était  composée 
de  quatre  saisons  ;  vous  en  supprimez  trois  en  ma  faveur.  J'accepte  avec 
plaisir  et  reconnaissance  cette  réduction  qui  ne  ressemble  pas  du  tout  à 
celle  de  nos  rentes,  et  je  dis  :  qui  de  4  paye  3  —  ou  retire  3  —  ce  qui  est 
la  même  chose,  reste  1  ;  donc  qui  de  80  relire  60  reste  20.  Je  n'ai  donc 
plus  que  20  ans,  et  je  suis  enchanté  d'avoir  l'espérance  de  vous  aimer 
tous  bien  plus  longtemps  qu'il  nern'avait  été  accordé  par  la  nature. 
Que  j'en  veux  à  ce  maudit  rhume  qui  m'a  privé  du  plaisir  de  vous  embrasser 
hier  soir  !  Vous  n'étiez  pas  présent  au  milieu  de  mes  enfants,  mais  j'ai 
dit  avec  Tacite  : 

Eo  magis  pr;efulgebant,  etc.,  etc.. 

\  oilà  de  bien  mauvaise  prose  en  réponse  à  des  vers  charmants.  Mais 
au  moins  vous  avez  joui  hier  et  vous  jouissez  encore  de  ceux  de  notre 
Emile  que  j'ai  adoptés  et  signés  de  cœur  ^. 

Guérissez-vous  vite  de  ce  maudit  rhume  et  recevez  mes  embrassemcnts 
paternels  pour  vous  et  votre  aiiual)lo  Lydia. 

Le  bon  papa,  le  vieux  papa  de  20  ans, 

J.    1). 

1.  Lettre  citée  par  L.  Séché.  Le  Cénacle  de  lu  Aluse  française.  Paris,  Mercure 
de  France,  1908,  in-8°,  p.  183. 

2.  Vigny  était  marié  depuis  trois  mois.  Cette  lettre  de  M.  Jacques  Deschamps 
nous  a  été  conservée  par  Alfred  de  Vigny,  qui  a  écrit  dans  la  marge  :  «  Lettre 
d<'  .M.  I)rscliani|)s,  père  d'Emile  et  d'Aiitoni.  »  Lettre  citée  par  Ernest  Dupuy 
dans  Alfred  de  Vigny.  1.  Les  Antilles,  p.  132. 

3.  Nous  supposons  avec  iM.  E.  Dupuy  qu'il  s'agit  sans  doute  de  la  pièce  : 
A  A!fr<<l  de  \'igny  ; 

«  N'enlends-jo  pas  frémir  la  liarpc  des  propliètes  ? 
(Œuvres  compl.,  t.  I,  j).  217). 


28  ORIGINES    FAMILIALES 

Cette  lettre  est  un  téiiinin  \  énérahle  et  eh;irniaut  de  la  tendre  syni- 
jtathie  nui  unissait  entre  elles  dvux  «^'énérations  d'honinies  (\ui,  dans 

I  lii--t Hii'c,  se  earaetériserniil  suilout  par  de  liappaiits  ((intrastes.  I^e 
vieillard  eonteinjinrain  des  triomjjhes  littéraires  de  \  oltaire  et  de 
Dueis  aimait  d'une  aileetion  juilernelle  les  brillants  représentants 
de  l'Ecole  nouvelle.  ()uand,  Tannée  suivante,  au  mois  de  mai  18"JG,  il 
inounil,  les  roinanti<iues  les  plus  marquants  rendirent  de  pieux 
lioniMiaj^es  à  sa  mémoire.  Alexandre  Soumet  prononça  sur  sa  tombe 
un  discours  qu'tm  trouvera  dans  le  Journal  de.s  Débats  à  la  date  du 

II  mai  182G.  (Cf.  aussi  la  Quolidicnne  du  12  mai  182()). 


CHAPITRE  II 

I.     iSAISSAXCE    ET    ÉDUCATION    d'EmILE     DeSCHAMPS.    AnNÉES    DE 

FORMATION.   II.    EnTRÉE    DANS   l' ADMINISTRATION.  SÉJOUR 

A  Vincennes  en   1814  et  1815.  —  Emile   Deschamps  et   la 
Restauration  :   Le  chansonnier.  —   Le  poète  mondain. 


I 

Le  fils  aîné  de  Jacques  Deschamps  de  Saint-Amand  et  de  Marie  de 
Maussabré,  ne  s'appelait  pas  Emile,  mais  Anne-Louis-Frédéric. 
On  peut  supposer  que  son  ]>ère,  par  admiration  ])our  l'ouvrage  de 
Rousseau,  lui  donna  le  prénom  d'Emile,  qui  ne  figure  pas  sur  son  acte 
de  baptême.  Mais  c'est  ce  prénom  que  le  poète  demanda,  dans  son 
testament,  qu'on  inscrivît  sur  son  tombeau,  parce  que,  dit-il,  «  c'est 
sous  le  prénom  d'Emile  que  dans  le  monde  j'ai  été  connu  et  aimé  ». 
Cependant  nous  savons  ])ar  divers  témoignages  ({ue  le  jour  de  la 
Saint-Louis  était  un  jour  de  réjouissances  traditionnelles  dans  la 
fainillc,  et  chaque  année  on  célébrait,  le  25  août,  la  fête  du  poêle  ^. 
Emile  Deschamps  est  né  à  Bourges,  rue  d'Auron,  le  20  février  1791, 
à  dix  heures  du  matin,  et  nous  remarquerons,  d'après  le  registre 
paroissial  ^,  qu'il  a  été  baptisé  le  même  jour.  Mais  ce  n'est  pas  à  Saint- 
Etienne,  comme  il  le  prétend  dans  une  page  d'une  de  ses  nouvelles,  int  i- 
tulée  :  le  Manuscrit  en  i^oyage  ^,  où  il  évorpie  son  enfance,  qu'a  eu  lieu 
son  baptême,  mais  à  SainL-Fierre-le-Guillard,  sa  paroisse,  comme  le 
registre  en  fait  foi. 

1.  M""^  Léopolil  Paifriiartl,  qui  nous  a  comniHMi([U(''  les  Pdjiit'rs  nitiniisrrils 
d'Émilf  Deschamps  ainsi  que;  lo  icsIaniciiL  dont  nous  parlons,  nous  a  permis 
do  fixer  maints  détails  flotlanls  de  la  liiof;ra|)liie  de  noire  poèti'. 

2.  Ce  registre  a  été  consulté  à  noire  intention  par  M.  Marcel  llirvirr,  jirofes- 
seur  au  Lycée  de  Lyon,  (pii  est  lui-niènic  originaire  de  liourgi-s  i;!  s'iiiléressc  à 
la  mi'iiioiri'  (l'I-^riiiic  |)i-sclianq)s.  Voir  en  appendice  (n"  I)  la  copie  i\c  l'acte  de 
lja])lènie     de     Anne-Louis-Trédérie,   dit    llmile    Deschanqis. 

3.  Œuvres  complètes,  t.  III,  le  Mainiscril  en  i'oijage,  p.  3'i. 


30  ANNÉES    DE    FÛBMATION 

Bourges  a  gardé  peu  de  temps  dans  ses  murs  le  poète.  Emile 
Deschamps  est  devenu  Parisien  de  très  bonne  heure.  Mais  il  s'est 
touj<uirs  considéré  lui-même,  suivant  sa  propre  expression,  comme 
un  i  déraciné  ».  La  Révolution  l'a  arraché,  lui  et  sa  famille,  au  pays 
natal,  et  ce  n'est  (pie  jtar  le  souvenir  (ju'il  resta  fidèle  au  Berry.  Il 
dira  lui-même  : 

Il  n'importe  où  le  sort  doive  éjrarer  ma  tombe, 
Ma  dernière  pensée  ira  vers  luuii  berceau  ^. 

Deux  liens  très  forts  r;ittachaient  le  ]>oèle  à  la  ville  où  sa  mère 
avait  grandi  :  le  culte  des  souvenirs  domesli<pies  et  l'admiration  que 
lui  insjtirait  la  cathédrale. 

II  est  sévère  pour  l'aspect  général  de  Bourges.  «  L'aspect  de  Bourges 
n'est  pas  agréable,  dit-il  ;  l'ensemble  de  sa  ]diysionomie  a  quelque 
chose  de  triste  et  de  maussade  ^  ».  Elle  le  fait   songer  au  moyen-àge, 
et  chose  singulière,  ce  souvenir,  passant  à  travers  une  tête  romanti- 
que, ne  la  met  pas  en  état  IxTique,  loin  de  là.  C'est  que  res])rit  formé 
par  sou  père,  le  philosophe  du  xviii^  siècle,  vient  souvent  chez  Ihnile 
Deschamjts  contrarier  le  jioète  :  "  Bourges,  dit-il,  a  un  bon  nombre 
d'hôtels  particuliers  d'une  grande  et  élégante  ordonnance,  entourés 
de  masures,  comme  les  châteaux  du  Berry,  qui  s'élèvent  au  milieu 
de  misérables  cabanes.  Dans  cette  partie  de  la  vieille  France  centrale, 
les  villes  et  les  campagnes  semblent  être  organisées  sur  le  même  mo- 
dèle :  une  demeure  princière  et  tout  à  l'entour  de  sales  habitations 
de  Lapons  :  c'est  le  système  des  nobles  et  des  manants,  des  seigneurs  et 
des  vilains,  transporté  dans  l'architecture  '.  »  Telles  sont  les  réflexions 
(pie  lui  sucèrent  l'hôtel  de  .lacques  Cœur  et  les  maisons  <iui  l'envi- 
ronnent. Elles  sont  d'un  disciple  des  Encycloj)édistes  et   ne  témoi- 
gnent pas  d'un  parti  jiris  d'admiration  pour  le   passé.   Emile  Des- 
champs s'intéressera  jieu  aux  choses  politiques.  S'il  lui  arrive  quel- 
quefois comme  ici  d'en  parler,  on  sent  percer  son  libéralisme.  Sans 
jamais   avoir   aussi   profondément  philosophé  q»ic  son  ami  Alfred  de 
Vigny,  il  a  totijours  pensé  que  pour  la  grande  majorité  des  hommes, 
il  f.iisait  meilleur  vivre  après  qu'avant  89. 

Bourges  était  donc,  à  l'épocpie  où  il  l'a  connue,  une  vilb*  d'ancien 
régime.  Mais  il  y  a  la  Cathédrale,  <(  cpù  est  peut-être  la  plus  l>elle  et 
la  }dus  éioiuiante  église  gotliique  de  France  »,  et  le  |>oète  alors,  devant 
cette   grande    image,    ins[>ire    au    bourgeois   voltairien    une    formule 

1.  Collfction    Paiîrn.Tr»!.    Inr'-rlit. 

2.  Œtures  rompliUs,  t.  III,  p.  .'J3. 

3.  ŒuiTes  complètes.   Ibid.,  tome  III,  p.  34. 


BOURGES,    VILLE    NATALE  31 

heureuse  qui  exprime  bien  son  catholicisme  esthétique,  dérivé  de 
Chateaubriand.  A  Saint-Etienne,  dit-il,  «  il  faut  s'agenouiller  deux 
fois,  pour  Dieu  et  pour  l'art  ^  »,  et  dans  iin  autre  passage  ^  de  ses 
nouvelles,  rendant  compte  de  l'effet  que  ])roduit  sur  le  visiteur  <(  cette 
merveille  du  Berry  »,  il  nous  entraîne  à  l'intérieur  de  la  cathédrale  et 
ses  yeux  d'artiste  observent  avec  une  netteté  parfaite  «  la  miracu- 
leuse liardiesse  de  la  grande  voûte  dont  les  piliers  inégaux,  alternative- 
ment forts  et  minces,  donnent  à  la  nef  principale  une  physionomie 
à  part,  une  attitude  plus  svelte,  une  perspective  plus  fuyante  qu'au- 
cune nef  d'aucun  autre  temple  gothique.  Cependant  la  colossale 
lampe  d'argent  qui  veille  au  Sjxint  des  Saints  rendait  l'elfet  plus 
complet  et  plus  magique,  et  les  vitraux  du  chœur  qu'elle  éclairait  à 
moitié,  reflétaient  vaguement  sur  la  pierre  des  murs,  en  teintes  vertes 
et  rouges,  les  manteaux  et  les  chapes  de  leurs  mages  et  de  leurs 
évèques  ^.  » 

Sensible  au  charme  des  couleurs  comme  à  F  élégance  des  lignes, 
le  poète  «  plonge  son  regard  dans  la  mystérieuse  profondeur  dea 
quatre  bas-côtés  qui  vont  se  rétrécissant  et  se  courbant  jusqu'aux 
soixante-dix  chapelles  latérales,  splendide  encadrement  de  cette 
gigantesque  et  magnifique  église.  » 

Ce  sont  surtout  des  émotions  de  cette  sorte  qui  le  rattachent  à  la 
religion  de  son  pays.  L'ami  des  Encyclopédistes  n'a  pas  lu  en  vain 
le  Génie  du  Christianisme  *.  Les  idées  et  les  sentiments,  qui  se  heurtlent 
chez  tant  d'esprits,  chez  lui  s'unissent  en  une  harmonieiise  SNmthèse. 
nous  verrons  que  personne  n'eut  plus  qu'Emile  Deschamps  le  goût  de 
l'amitié  :  les  idées  de  toute  origine,  comme  les  hommes  les  plus  diffé- 
rents, quand  il  les  accueille,  semblent  se  réunir  pour  s'aimer. 

Mais  ce  q^ui  Témeut  le  plus  profondément,  quand  il  revient  visiter 
après  des  années  la  cathédrale,  ce  n'est  pas  le  mystère  divin  dont  elle 
éternise  le  symbole,  ce  qui  l'émeut,  ce  sont  ses  propres  souvenirs. 


1.  Ibidem. 

2.  Œuvres  complètes,  t.  111,  Bené-Pmtl  et  Paul-René,  p.   153. 

:{.  M"^*  de  Staël  en  nn'm^'  Icnipn  (pu-  Chateaiihriaiul  avait  acnli  la  hcaulé 
<lc  l'Art  fîolhiquo, 

la  lumièrf  qui  passe  à'  txavors  les  vitraux  colores,  les  formes  singulières  de  rarchitecl'urc, 
enfin  l'aspi-et  entier  de  l'éirlise,  est  une  imag-c  silonrieuse  de  ee  mystère  d'infini  qu'on  sent 
au  di'iluns  de  soi,  sans  pouvoir  jamais  s'i-ii  affranchir  ni  le  comprendre.  Corinne,  livre  XFX", 
ch.  VI. 

Dans  ccttf- -j)arlic  du  chapilrc  :  Liuili-  il  luid  Xilvil  \isiliiil  la  cal  li('dralr 
. <ic  Milan. 

'i.  La  l"'  édition  du  Génie  du  (liristidinsnw.,  ou  Beautés  de  la  leliiiion  rliié- 
iieniie,  par  Fcanrois-Aufrustc  Ciiateauhriand,  parut  à  Paris,  chez  MigJieioi, 
an  X-1802,  en  5  vol.  in-a". 


32  ANNÉES     DF     FORMATION 

Je  rrvis.  dit-il,  et  c'est  au  reste  une  illusion  de  sa  mémoire  que  nous 
avons  relevée,  je  revis  les  fonts  île  mou  liaptème.  où  j'avais  pleuré  bien 
fort  sans  savoir  de  quoi...  où  je  retenais  maintenant  une  larme  diuil  je 
connais  trop  la  source. 

C'est  alors  (lue  récri\  ;iiii  loiuaiilitiue  évoque  avec  un  sentiment  où 
se  nicle  jieut-èlre  quelque  artifice,  le  foyer  domestique  et  les  chères 
figures  disi)arues,  qui  les  ])remières  se  sont  autrefois  ])enchées  sur 
son  berceau  ^. 

Les  aiuices  d'eufuucc  d'Emile  Deschamps  nous  sont  foit  peu  con- 
nues. Nous  avons  vu  que  son  père  avait  dû  (piiltcr  Bourt^es  au  début 
fb'  la  Révolution  :  nous  savons  quels  dangers  il  avait  couru  pendant 
la  Terreur,  et  comment  elle  le  frappa  dans  sa  fortune,  au  seuil  de  la 
vieillesse,  et  faillit  lui  coûter  la  vie.  —  D'une  complexion  plus  délicate, 
il  est  fort  probable  que  M™<^  Deschamps  ne  se  remit  jamais  complète- 
ment des  émotions  qu'elle  avait  alors  éprouvées^.  Elle  eut  un  autre 
fils,  le  pauvre  Anioni  ^  âme  de  poète  et  tempérament  de  nuilade, 
j>uis  cllf  ti'aina  un  an  ou  (b-ux  et  lunurut  jeune  encore,  (juaiul  le 
siècle  où  le  nom  de  ses  lils  devait  s'illustrer,  allait  commencer. 

Les  circonstances  troublées  qui  entourèrent  leur  naissance,  l'âge 

1.  Œmres  rompL,  t.  III.   Ibid.,  p.  3'i-35. 

2.  Un  do  SCS  cousins  périt  dans  les  massacres  de  septembre  à  l'Abbaye. 
»  Il  faut  lire,  dans  Vllintoire  des  Ciroiidins,  de  Lamarliui',  qui  d'ailleurs  ortho- 
{H'apliie  à  toil  son  nom  Moiitsabray,  l'émouvant  récit  de  la  fin  tragriquc  de  ce 
jeune  aide  de  camp  du  duc  de  Brissac.  »  cf.  Le  Comte  Ferdinand  de  Maussabré... 
par  Lucien  Jeny.  —  Bourj,'i's,  impr.  de  II.   Sire,  1900.    In-8°,  p.   3. 

3.  Anton!  Deschamps  naquit  à  Paris,  le  12  mars  1800.  Voici  son  acte  de  nais- 
sance : 

(l^xlriiil  (lu  registre  des  artos  de  naissance  de  l'an  liiiit.  —  1"  arrondissement.) 

l>u  vinst-lrois  ventôse  de  l'an  huit  de  la  République.  Française.  Acte  de  naissance  de 
Antoine-Fraiiçois-.Marie  (garçon),  né  le  21  courant,  à  11  li.  1/2  du  soir,  rue  S'-Florenlin, 
n"  6,  division  des  Tuileries,  fds  de  .Jacques  Dcscliamps,  régisseur  de  l'enregistrement  et  du 
domaine  national,  et  de  .Marie  Maussabré,  même  demeure,  m.arics  en  mil  sept  cent  quatre- 
vingt-dix,  à  Bourges,  déparlement  du  Cher,  le  sexQ  masculin  constaté.  Premier  témoin,  Antoine- 
Georges- François  Chabaud,  membre  du  tribunal,  domicilié  à  Paris,  susdite  rue,  n°6,  même 
division.  Second  témoin,  Matliieu  Car\iii,  marchand  mercier,  domicilié  ii  Paris,  susdite  rue, 
n"  67.  Sur  la  réquisition  à  nous  faite  par  .Jacques  Deschamps,  père  de  l'enfant,  qui  a  signé 
avec  les  témoins,  signé  au  registre,  IJeschamps,  Chabaud  et  Carvin. 

Mon  collègue,  .M.  Roman,  allii'  à  la  famille  Deschamps  des  Tournelles,  a  bien 
voulu  me  comnoMiiquer  sur  la  famille  de  Maussabré  la  noie  suivante  : 

La  famille  de  Maussabré,  originaire  de  la  paroisse  du  Pin  de  Gargilesse  (dans  la  Marche^, 
qui  comptait  les  seigneurs  de  la  Sabardiére  et  de  Badecpn,  puis  de  la  Buissière,  est  sans  doute 
1res  ancienne.  La  généalogie  insérée  dans  La  Chesnaye  des  Bois  la  fait  remonter-  jusqu'en 
1.380,  mais  ils  ne  purent  faire  preuve  de  noblesse  devant  les  juges  d'armes  du  roi  que  jusqu'en 
1590. 

Mario  de  Jfaussabré,  qui  épousa  en  1790  Jacques  Deschamps  de  S'-Amand,  était  de  la 
branche  de  Gàtesouris,  «lu  nom  d'une  terre  venue  à  la  famille  par  le  mariage  de  Louis  de 
Maussabré  avec  Marie  de  Ra:cai  en  1646.  Née  en  1764,  elle  était  le  4^  enfant  et  la  première 
fdlc  d'Etienne  de  .Nfaussabré  cl  do  Anne  du  Haro  de  Fontais,  mariée  en  1750  ;  elle  avait 
8  frères  ou  sœurs. 


UNE    HUMBLE     ÉDUCATRICE  33 

avancé  de  leur  père  et  la  santé  fragile  de  leur  mère  ne  sont  pas  des 
faits  négligeables.  Ce  sont  des  causes  qui  nous  expliqueront,  en  partie 
du  moins,  les  troubles  morbides  dont  les  deux  poètes  souffriront  au 
cours  de  leur  vie. 

Ils  ont  dit  souvent  l'un  et  l'autre  que  leur  enfance  fut  confiée  aux 
soins  d'une  admirable  domestique,  leur  Bonne,  comme  ils  aimaient  à 
l'appeler,  Antoni  Descliamps,  dans  une  épître,  dédiée  à  son  frère 
Emile,  précise  quelques  traits  du  rôle  que  joua  auprès  d'eux  cette 
servante  de  l'ancien  temps  : 

Nous  fûmes  élevés  par  une  sainte  femme. 

Qui  de  belles  leçons  ensemença  notre  âme, 

Et  qui,  depuis  trente  ans,  vivant  dans  la  maison, 

Soigneuse,  cultiva  notre  jeune  raison. 

Avant  lui,  toute  jeune,  ayant  connu  ma  mère. 

Quand  il  vint  à  Paris,  elle  suivit  mon  père  ; 

Elle  avait  traversé  le  temps  de  la  Terreur, 

Et  nous  disait  souvent  qu'elle  aimait  l'Empereur, 

Parce  qu'il  rétablit,  après  les  jours  de  crises. 

Le  culte  du  Seigneur  et  rouvrit  les  églises  ^. 

La  bonne  femme  ne  faisait  sans  doute  que  traduire  aux  enfants 
les  sentiments  qu'elle  entendait  exprimer  à  la  table  de  ses  maîtres. 
Mais  son  accent  allait  au  cœur.  L'Empereur  avait  rendu  à  la  France 
l'ordre  et  la  gloire  ;  après  le  Concordat,  il  eut  pour  lui  les  âmes  reli- 
gieuses. On  devait  bônorer  son  nom  cliez  les  Descbamps,  comme 
celui  d'un  nouvel  Henri  IV,  et  les  deux  fds  du  sage  bourgeois,  tout 
en  suivant  les  fluctuations  de  l'opinion  })ublique  au  cours  du  siècle 
demeurèrent  toute  leur  vie  fidèles  à  l'entbousiasme  de  leur  jeunesse. 
Au  reste,  la  plupart  des  enfants  de  leur  génération  eurent  des  nourrices 
bonapartistes.  Mais  la  nourrice  des  frères  Deschamps  était,  sans 
contredit,  incomparable. 

Emile  Desclianq)s  l'a  jugée  digne  des  honneurs  du  conte,  et  c'est 
elle  qu'il  a  représentée,  dans  René-Paul  et  Paul-René,  sous  les  traits 
df  Marie  Gareau  : 

Celait,  dil-il,  une  fille  extraordinaire  par  le  cœur  et  par  la  vertu. 
Elle  n'avait  jamais  aimé  que  sa  pauvre  mutresse,  à  qui  elle  s'était  donnée, 
bien  avant  son  mariage,  la  première  année  de  la  Révolution,  un  jour  qu'on 
l'avait  demandée  comme  ouvrière  dans  la  maison...  Marie  Gareau  la  vit 
si  gentille,  si  gracieuse,  si  gaie  d'esjjrit  et  si  irislc  de  cœur,  qu'elle  ne 
voulut  pas  s'en  aller  le  soir,  ni  le  leiuleniain,  ni  jamais. 

1.  Poésies  (VÉntilr  cl  d'Anlonl  Desrluimps,  2^  |);irlic  :  Poésifs  de  AiiloiiiDes- 
c'tomps.  l'îiris,  Dilloyc,  18U,  in-8",  y.  lO'J.  Ki>î(ri'  inlilul/i;  :  .i  iikhi  Ircrc  lùitiU: 

3 


34  ANNÉES     DK     FORMATION 

On  était  rependant  en  1780  !  Marie  Gareau,  quoique  fort  jeune  alors, 
ne  sortait  que  pour' aller  à  la  messe  et  aux  vêpres,  et,  tous  les  soirs  elle 
lisait  quelques  pages  d'une  Bible  de  Royaumont,  dont  elle  ne  se  lassait 
pas  de  regarder  les  grandes  images  Cette  vie  pieuse  et  tm  peu  mystique, - 
en  lui  exaltant  l'imagination,  lui  donnait  des  idées  au-dessus  de  sa  sphère. 
On  la  consultait  toujoui-s  avec  fruit,  et  même  elle  prédisait  des  choses 
étonnantes,  étant  quelquefois  jirophète,  à  cause  de  sa  grande  pureté.^ 

Ou  n'a  point  tu  de  tels  modèles  de  lu  vie  chrétienne  impunément 
sous  les  yeux  dans  l'enfance.  La  mémoire  des  deux  frères,  que  cette 
'sainte  fille  éleva,  en  est  restée  comme  enchantée. 

Peut-être  est-ce  auprès  d'elle  que  se  dévelo])pa  chez  Emile  Des- 
champs ce  goût  du  merveilleux  qui  est  si  frappant  dans  son  œuvre. 
Assis  sur  les  genoux  de  sa  nourrice,  il  écoutait  avec  passion  les 
récits  à  la  mode  en  ce  temps-là,  et  les  chapelles  sanctifiées  ])ar 
des  ermites,  les  donjons,  les  tours  hantées  par  les  revenants,  les 
forêts  où  les  sylphes  forment  leurs  danses  légères,  passaient  dans 
ses  songes  et  pénétraient  son  imagination  d'une  atmosphère  surna- 
turelle. La  vie  même  se  découvrait  à  ses  yeux  comme  une  prodigieuse 
féerie.  —  En  tous  cas,  cette  étrange  aptitude  au  dédoublement  de  la 
])ersonnalité,  dont  il  nous  a  exjiosé  plusieurs  cas  dans  son  Fantas- 
tique^, remontent  chez  lui,  s'il  faut  l'en  croire,  à  ses  premières  années. 
11  aurait  eu  maintes  fois  dans  son  existence  le  don  de  prophétie. 

Il  lions  raconte  d'abord  (piil  avait  huit  ans  à  peine  —  c'était  donc 
vers  1700,  sous  le  Directoire,  — -  tiuaiul  son  père  l'envoya  commencer 
ses  éludes  à  Orléans,  chez  im  bon  ])Tètre,  ami  de  la  famille,  M.  l'abbé 
de  Fonblaves,  qui  y  dirigeait  un  pensionnat.  11  et  ail  descendu,  la 
veille  de  son  entrée  au  collège,  chez  une  de  ses  ]>arenles  et  fit  dans 
la  journée  une  promenade  en  ville,  avec  le  domestique  de  cette 
dame. 

.Te  ne  connaissais  Orléans,  dit-il,  que  par  la  peur  et  la  haine  que  j'en 
avais.  Voilà  six  semaines  qu'avec  mes  huit  ans,  je  me  disais  le  plus  mal- 
heureux des  hommes  d'èlre  condamné  à  partir  pour  Orléans.  Orléans, 
c'était  pour  moi  ne  plus  jouer  à  la  balle  aux  Champs-Ely.sécs,  ne  plus 
efTaroucher  les  rondes  des  petites  fdles  aux  Tuileries,  ne  plus  embrasser 
tous  les  matins  ma  mère  et  mon  père  ;  c'était  un  exil,  une  prison,  la  pension 
enfin.  * 


1.  Œin'rrs  rnmplilr.f,  1.  [II,  ]>.  l.'iO  rt  «miranlr^.  Nous  ne  voyou»  de  coni[)arablo 
à  celle  peinture  exfinise  que  les  pagvs  que  Lamartine  a  écrites  clans  sa  Geneviève 
stir  les  servantes  d'autrefois.  Gene^'ih'c,  liislnire  fl'iine  sm'nnte,  par  A.  de  Lamar- 
tine.  Paris,  Chaix   (18.50),  in-'io. 

2.  yion  FaniaMique,  dans  Œmrea  rompiries,  i.  HI,  p.  2''i0-265. 

3.  Œuvres  complètes,  III,  p.  2ft\. 


SÉJOUR    A    ORLÉANS  35 

Notons,  chez  Emile  Deschamps,  cette  horreur  de  l'internat  que  ses 
amis  Victor  Hugo  et  Alfred  de  Vigny  ont  exprimée  avec  tant  de 
Yéhémence,  Vigny  surtout,  qui  a  tracé  dans  ses  Mémoires  ^  un  tableau 
si  sombre  de  son  séjour  à  la  pension  Hix.  Emile  Deschamps  que  sa 
douceur  défendait  contre  la  rancune,  est  naturellement  plus  indul- 
gent à  ses  premiers  maîtres.  Mais  Orléans  n'en  était  pas  moins  un 
exil,  et  c'est  dans  cette  ville  qu'il  éprouva  l'étrange  impression  que 
voici  : 

Jamais,  dit-il,  il  ne  m'était  venu  à  l'idée  de  me  demander  si  cette  ville 
était  belle  ou  laide  ;  je  ne  savais  rien  d'Orléans,  et  je  n'en  voulais  rien 
savoir.  Seulement  ma  terreur  avait  fini  par  me  créer  un  fantôme  de  ville, 
que  je  ne  pouvais  plus  écarter  de  ma  pensée  et  de  mes  rêves  pendant  les 
derniers  moments  de  mon  séjour  à  Paris.  J'étais  comme  enfermé  dans 
cette  ville  d'imagination,  je  marchais  dans  ses  rues,  je  lisais  les  enseignes 
de  ses  boutiques...  Eh  bien  !  lorsque  je  sortis  dans  la  véritable  Orléans, 
je  m'y  reconnus  tout  de  suite,  rien  ne  m'embarrassait  ;  j'allais,  je  volais 
de  rue  eu  rue,  de  place  en  place,  sans  la  moindre  hésitation,  les  appelant 
d'avance  par  leur  nom...  tellement  que  le  domestique  de  ma  tante  (pauvre 
prisonnier  de  guerre  autrichien),  le  brave  Popodisch,  tout  ébahi  de  me 
suivre  au  lieu  de  me  conduire,  s'écriait  à  chaque  détour  «  Petit  Français, 
sorcier,  ia,  ia,  sorcier,  petit  Français  ^  !... 

Cette  prétendue  «  prévision  des  lieux  »  paraît  inconcevable  à  Emile 
Deschamps  ;  elle  a  été  fréquemment  observée  depuis,  et  classée  par  la 
psychologie  contemporaine  parmi  les  aberrations  de  la  mémoire  : 
cette  illusion  du  déjà  vu  tiendrait  à  cette  anomalie  qu'une  perce})lion 
présente  prendrait  instantanément  la  forme  du  souvenir. 

Le  récit,  que  fait  ensuite  Emile  Deschamps,  du  pressentiment  qu'il 
eut,  quelques  mois  après,  de  la  mort  de  sa  mère,  est  plus  émouvant 
encore.  Il  nous  raconte  qu'un  matin,  son  maître  de  pension,  l'abbé  de 
Fonblaves,  entra  dans  le  dortoir  des  jeunes  et  vint  devant  son  lit, 
balbutier,  au  milieu  de  beaucoup  d'autres  paroles  : 

«Votre  mère  est  malade  ».  — «Non,  monsieur,  elle  est  morte»,  aurais-je 
répliqué  avec  force  ;  et,  il  ajoute  :  «  Cette  nuit  même,  j'avais  vu  en 
rêve  une  femme  bien  jeune  encore,  en  large  robe  flottante,  qui  s'enlevait 
au  ciel,  toute  seule,  une  palme  verte  à  la  main  connue  içs  saintes  et  appe- 
lant :  Emile  !  Emile  !  mon  fils  !  avec  une  voix  très  faible,  mais  si  claire 
que  je  l'entendais  tinter  comme  une  petite  clochette  d'argent  dans  l'air. 
—  Rien  au  monde  ne  m'avait  préparé  à  cette  nouvelle,  ni  à  ce  rêve,  et 
la  veille  encore,  ainsi  que  tous  les  enfants,  je  ne  songeais  pas  même  que 
ma  mère  dût  niouiir  un  j^ur  »  ^. 

1.  Vifçny,  Jonriutl  d'un  poêle,  p.   2.34. 

2.  Qiuvre-t  f(mipléles,   ibidem. 

3.  Gùivres  coinpU'les,  I.    \\\,  y.  2'tô. 


'*,♦;  ANNÉES    DE    FORMATION 

Les  contes  édifiants  de  sa  nourrice  et  sa  i>iélé  naïve  d'enfant 
catlioliriue  rendraitMit  jxnit-ètre  sullisamnient  compte  de  la  vision 
qu'il  rnil  avoir. 

Quoi  qu'il  fil  soit  de  la  vérité  objective  de  ces  récits,  ils  témoignent 
d'une  ort^anisation  nerveuse  infiiiiinent  sensible  et  d'une  imagination 
]»romj>te  à  s'exalter  ^.  Emile  Deschamits  avait  tout  ce  qu'il  faut  |t(Mir 
devenir  un  romantique  accompli.  Mais  nous  verrons  (ju'il  compensait 
iiar  un  bon  sens  très  avisé  et  une  grande  ouverture  de  cœur  cet 
api>arent  déséquilibre.  En  tous  cas,  rien  de  trouble  et  d'inquiétant  ne 
se  mêlait  à  cette  extrême  émotivité.  Tandis  que  son  jeune  frère 
Antoni,  bien  plus  attachant  au  fond,  portant  un  monde  en  lui,  dillicile 
à  appareiller,  déjà  scditaire  et  morose,  demeurait  ombrageux,  taci- 
turne, Emile,  remuant  et  gai,  animé  du  désir  de  ]daire,  devait  appa- 
raître à  quinze  ans,  dans  la  compagnie  de  son  vieux  père  qu'il  adorait, 
comme  une  radieuse  image  de  l'adolescence  heureuse. 

Les  voici  tous  les  deux,  le  père  et  le  fils,  reproduits  par  lui  d'un 
crayon  spirituel  et  tendre.  C'est,  en  littérature,  la  manière  exquise 
du  x\  iii^  siècle,  on  dirait  un  Moreau  I*'  jeune  ou  un  Saint-Aubin  : 

Assis  dans  un  faufeuil  de  marocjuiu  éléfrarit,  la  tête  coiiïée  et  ]»oudrée 
comme  les  petits  maîtres  d'autrefois,  des  ])aiitonfles  jaunes  et  ])oiiitues 
à  ses  petits  pieds,  dont  il  était  coquet  malgré  ses  soixante-dix  ans  ou  phitôl 
à  cause  de  ses  soixante-dix  ans,  mon  aimable  et  vénérable  père  s'occupait 
sans  relâche  d'affaires  administratives  ou  de  recherches  littéraires,  devant 
un  grand  bureau  encombré  do  livres  et  de  papiers  ;  et  moi.  je  travaillais 
sur  une  jielite  allonge  à  refaire  mon  éducation  de  collège,  ne  m'interroin- 
jiant  que  pour  écouter  des  anecdotes  et  des  vers  dont  mon  père  avait  la 
ménioire  si  bien  remplie,  ou  pour  aller  l'embrasser  cent  fois  par  matinée. 
11  n'aimait  pas  que  je  sortisse  ni  pour  la  j)romenade  ni  pour  le  spectacle. 
Il  avait  peur  de  me  voir  perdre  mon  tein])s  ou  faire  de  mauvaises  connais- 
sauces  ou  prendre  de  mauvaises  habitudes...  Il  avait  peur  surtout  de  ne 
me  voir  plus  là,  car,  avec  son  e«TMir  el  son  esjirit  si  jeunes,  il  se  sentait 
vieux  pourtant,  et.  quand  je  le  cpiiltais,  il  ne  me  grondait  pas,  oh  !  non, 
mais  son  regard  suppliait  et   semblait   dire   :  «  Tu  reviendras  peut-être 

1.  Lo  -  cas  »  d'i^mil'-  Dcscli.inips  rsl  à  r.Tp|iro(li''r  de  cilui  de  Mussot.  Ils 
sVxpIiqueraifnl  l'un  <t  iaulr*' par  la  psychiatrie.  Cf.  .Maurras,  Les  Amants  de 
\'pni.ie,    p.  28  : 

La  «cène  do  la  ]\uil  de  Décembre  n'a  prfsf(uc  rir  n  d'imaginaire,  l'no  nuit  que  G.  Sand 
(our.iit  avec  lui  la  foret  de  Fontaineljjcau,  il  a  bien  vu  se  glisser  sur  les  roches  et  sur  le  gazon, 
le  f.intùmc  velu  de  noir  qui  lui  ressemblait  comme  un  frère  (sept.  1833).  Une  de  ses  lettres  de 
rhiv«;r  1834-3.'>  mentionne,  dit  Arvéde  liarine,  des  visions  qu'il  vient  d'avoir,  un  monde  fan- 
tastique, où  deux  spectres  prenaient  des  formi-s  étranges  et  avaient  des  conversations  de 
T'y. 

On  lit  aussi  ilans  une  lettre  à  PaRello,  citée  par  M.  Paul  Mariéton,  cette  allusion  aux  fan- 
lAmes  :  •  Une  fois,  il  y  a  trois  moi»  de  cela,  il  a  été  comme  fou  toute  une  nuit,  à  la  suite  d'une 
prande  inquiétude  ;  il  voyait  courir  des  fantômes  autour  de  lui  et  criait  de  peur  et  d'bor- 
rcur.  » 


LA    SOCIÉTÉ    PARISIENNE     SOUS    l'eMPIRE  37 

trop  tard  !  »  Mais  je  n'entendais  pas  toujours,  j'avais  seize  ans  et  l'ànie 
■ardente  au  plaisir  ^  ! 

Le  plaisir  pour  un  jeune  homme  d'une  nature  aussi  délicate,  élevé 
avec  tant  de  soins,  ainsi  couvé  par  son  père,  ce  n'était  pas  céder  aux 
tentations  du  Paris  débraillé  des  premières  années  du  siècle  ^.  Les 
violons  de  bastringues,  (jui  faisaient  rage  dans  les  carrefours  du  Paris 
de  1799  et  de  1801,  devaient  écorcher  les  oreilles  d'un  enfant  accou- 
tumé aux  rythmes  élégants  de  la  musique  de  chambre  du  xviii^  siècle. 
Quant  aux  soirées  fameuses  de  Frascati  ou  de  l'Athénée  des  étrangers, 
où  se  pressait  la  foule  des  soldats,  des  parvenus  et  des  femmes  à  la 
mode,  elles  n'inspiraient  que  du  dégoût  au  jeune  bourgeois  aristo- 
crate ;  et  c'est  un  tout  autre  monde,  celui-là  même  qui  allait  réagir  contre 
les  mœurs   débridées  du  Directoire  qu'Emile  Deschamps  fréquentait. 

Rien  n'était  en  clTet  plus  séduisant  pour  des  yeux  jeunes  et  non 
prévenus  que  cette  société  nouvelle  qui  se  reconstituait  dans  les 
premières  années  de  rEm])ire  sur  les  ruines  de  l'ancienne  société. 
Cette  France  d'autrefois,  toute  meurtrie  de  sa  chute,  mais  vivante 
encore,  fière  et  grondeuse  dans  sa  pauvreté  récente,  obstinée  aux 
regrets,  ne  voulant  rien  apprendre,  rien  oublier,  Emile  Deschamps 
la  retrouvait,  quand  il  allait  à  l' Elysée-Bourbon  ^,  voir  son  jeune  ami 
Alfred,  chez  le  vieil  ami  de  son  père,  M.  le  chevalier  de  Vigny.  Il 
rencontrait  souvent,  quand  il  traversait  «  la  grande  cour  de  l'hôtel  », 
les  seigneurs  et  les  dames  de  l'ancienne  cour,  revenus  de  l'émigration, 
qui  rendaient  visite  à  M'"*^  de  liichelieu,  la  veuve  du  maréchal. 
«  Elle  occupait  le  premier  étage  du  côté  du  jardin  »,  «  pour  un  loyer  qui 
ne  dépassait  pas  1.200  frs  ».  Mais  bien  d'autres  gentilshommes  ne  se 
résolvaient  pas  à  cette  pauvreté  discrète  et  hautaine.  Ils  avaient  en 
masse  accueilli  les  faveurs  du  nouveau  régime,  et  ceux  qui  avaient 
fait  ployer  leur  orgueil  devant  leur  ambition,  et  ceux  qui  oubliaient 
simplement  leur  rancune  pour  servir  la  France,  Emile  Deschamps 
les  rencontrait  chez  ces  autres  amis  de  son  ])ère,  hauts  fonctioimaires, 
hommes    politiques,    universitaires,    les    liocbcr  ^,    les    Français    do 

1.  Œuvres  complètes,  t.  III,  p.  2VJ-'2'ifi. 

2.  Ibid.,  t.  III,  p.  92.  Dans  uuo  de  ses  jjIus  jolies  satires  politiijufs,  la 
Biographie  d'un  lampion,  il  a  décrit  avec  une  ironie  mordante  le  Paris  du  Direc- 
toire ci  du  Consulat  et  ses  lieux  de  plaisir. 

.3.  Sur  l'Élysée-Bourbon,  où  habitait  M.  Léon  de  Vigny,  rï.  Allrnl  de  Vijrny, 
Journal  d'un  poêle,  édit.  Ralishonne.  Paris,  1867,  p.  233,  et  une  élude  de  M.  l'ré- 
iléric  Masson,  consacrée  à  celle  demeure  i)rincicre  et  à  ses  destinées,  «  Le  Temps  », 
du  28  avril  1900. 

'i.  Comtesse  Dasli,  Mi'inoirrs  des  autres,  I,  |>.  220.  —  Audn';  Beaunier.  La 
Jeunesse  de  Joseph  Jouhert  ;  Joseph  Joubert  et  la  Jiévolulion.  Paris,  Pcr'in, 
1918.  2  vol.  in-lG.  .M.  Beaunier  a   ïail  revivre  la  société    de    ce    temps  là  ilans 


38  AN-NÉKS    lii;     K  OHM  Al  ION 

-Niiiiies,  les  l)ii(liàtfl.  les  Neufchàteau,  les  Fontaues.  Tous,  nobles  ou 
bourgeois,    aimaicnl    le    temps    ])réseiit,    en  jouissaient    et   ])ourlnnt 

;  conservaient  les  traditions  d'esprit  et  de  politesse  du  dernier  siècle. 
«  C'était  un  bon  temps  que  ces  premières  années  de  l'Empire,  dira 
}dus  tard  Emile  Deschamps.  Toutes  les  mille  nuances  d'opinion 
s'cfTaçaient  et  disparaissaient  dans  la  gloire  et  la  sjdendeur  du  chei"  ^.  » 
De  la  rue  Saint-Florentin,  n^  6,  où  il  habitait,  l'écho  des  îctes  des 
Tuileries,  où  l'Empereur  accueillait  les  luuiimages  des  rois,  pénétrait 
son  cœur,  k  Pour  les  gens  qui  ont  besoin  île  fortes  secousses  et  de  puis- 
santes émotions,  il  faisait  bon  vivre  en  ISOS  '^»,  dira-t -il  encore.  Le  Paris 
contemporain  de  sa  jeunesse  était  vraiment  la  capitale  de  l'Europe. 
Mais  dans  la  société  des  gens  d'osj>rit  et  de  mérite  chez  lesquels 
fréquentait  son  père,  les  hommes  qui  lui  |daisaient  le  i)lus,  c'étaient 

V  avant  tout  les  poètes  et  les  moralistes.  On  discutait  passionnément 

j  devant  lui  les  audacieuses  idées  de  M'"^  de  Staël  en  matière  de  ])oli- 
lique,    d'éducation   et   de   littérature.    L'étonnante   magie   du   style 

J  de  Chateaubriand,  si  musical,  si  coloré,  allait,  en  dé|)it  des  railleries, 
chercher  au  fond  des  cœurs  une  libre  secrète.  Tels  furent  ses  deux 
premiers  maîtres.  Mais  sa  jeune  curiosité,  ciiose  légère  et  charmante, 
ne  s'arrêtait  pas  aux  objets  de  ses  plus  chères  ])références,  et  cédant 
à  tous  les  attraits  du  nouveau,  elle  allait  à  l'esprit,  à  la  poésie  et 
quelquefois  prenait  leur  ombre  pour  ces  deux  rares  qualités.  Son  cœur 
l'inclinait  au  romanesque,  si  son  esprit  moqueur  le  défendait  do  tout 
excès.  Or  le  romanesque  effréné  était  à  la  mode.  La  renommée  de 
M™e  Cottin  égalait  celle  de  M^e  de  Staël  et  de  Chateaubriand. 
En  1805,  au  temps  d'Austerlitz,  les  deux  romans  les  ])lus  célèbres 
étaient  Atala  sans  doute,  mais  aussi  Mathllde,  ou  Mémoires  tirés  de 
Vhistoire  des  Croisades^.  Nous  en  avons  pour  témoin  Deschamps  lui- 
même,  dont  le  goût  formé  par  son  père  était  cependant  tout  pénétré 
de  l'esprit  du  xviii^  siècle.  L'épître  suivante  nous  renseigne  sur  ses 
in*einièros  émotions  littéraires.  Elle  est  dédiée  à  Sainte-Beuve. 

»ii  iMiM.ii;.    il  ilans  les  jolies  •'•ludes    qu'il  a  ronsaoïi-i -,   .u>.\  ••  iunios  »  do  Cha- 
tcaubriantl. 

1.  CtlttTf.s  fonijtlilis,    t.    III,    |).    lOti. 

2.  (llui'ieK  roni/tléles,   t.    III,   p.    l')~. 

3.  .Marif,  dite  .Sopliif  Ristrau  (1770-1SU7),  lilli'  d'un  directeur  de  la  C"'  des 
Indes,  mariée  à  nn  banquier  do  Bordeaux  beaucoup  jdus  âgé  qu'elle,  M'"''  Coltin, 
veuve  en  ll'J'A,  »c  relira  dans  une  raiiison  de  campagne  à  Champlais  el  y  passa 
sa  vie  .T  écrire  des  romans  :  Claire  d'Albe  (179'J)  ;  Malviim  (1801)  ;  Amélie 
Mans/irld  (1803)  ;  Mntliihlc  on  Mrmoires  tirés  de  l'histoire  des  Croisades  (1805, 
0  vol.  in-12)  ;  EU.sahcUi  ou  les  Exilés  de  Sibérie  (1806).  Cf.  à  propos  de  la  i)ubli- 
cation  de  la  correspondaner-  de  M™^  Cottin  par  M.  Amélie,  une  jolie  étude  d'IIenxy 
Roujon,  parue  dans  le  Temps  du  IG  janvier  1914. 


LA    POÉSIE     SOUS    l'empire  39 


«  Aux  MANES  PE  Joseph  Delorme    b 

Je  n'étais  qu'un  enfant  (Paris,  vers  ce  temps-là, 
Pleurait  avec  Mathilde  et  riait  d'Atala) 
Que,  du  siècle  où  Voltaire  égalait  les  couronnes 
Voyant  eucor  debout  les  dernières  colonnes. 
Je  fus  conduit,  tremblant,  vers  ses  débris  fameux 
Par  mon  père,  vieillard,  hélas  !  couché  comme  eux. 
C'était  Lebrun,  armé  de  sa  strophe  énergique. 
Fougueux  comme  Pindare,  et...  plus  mythologique, 
Ducis,  qu'on  vit  grandir  à  l'ombre  d'un  géant, 
Brûlant  imitateur  qui  s'éteint  en  créant  ; 
Chénier,  poète  sage,  orateur  téméraire, 
Génie  académique,  immortel...  par  son  frère  ; 
Fontanes  qui  veilla,  flambeau  pur  et  brillant, 
Comme  un  autre  Boileau,  près  de  Chateaubriand  ; 
Parny,  qui,  cinquante  ans,  des  salons  aux  ruelles 
Voltigeant,  ne  trouva  ni  censeurs  hi  cruelles  ; 
Delille,  chef  heureux  d'un  système  tombé, 
Très  hardi,  très  poète  enfin...  pour  un  abbé. 
Et  Bernardin,  du  monde  enseignant  l'harmonie. 
Et,  comme  Dieu  fit  Eve,  enfantant  Virginie   — 
Et  moi  tout  palpitant,  j'écoutais,  j'admirais  ; 
Et  dans   mon   jeune   cœur,   d'impatients   regrets. 
De  turbulents  désirs  d'une  gloire  impossible 
Roulaient  comme  un  orage  au  fond  d'un  lac  paisible. 
Et  de  ces  noms  vantés  idolâtrant  l'honneur. 
Je  ne  séparais  pas  la  gloire  du  bonheur^. 

La  gloire,  si  l'on  veut,  en  tous  cas  le  bonheur  n'EJlaient  pas 
tarder  à  répondre  à  ses  souhaits.  C'est  en  1817,  qu'il  s'unit  à  celle 
qui  fut  la  compagne  de  sa  vie,  et  d'autre  part,  à  cette  date,  il  y 
avait  quelques  années  déjà  que  les  lettrés  commençaient  à  s'inté- 
resser à  son  nom. 

Ses  débuts  dans  la  littérature  sont  antérieurs  à  ceux  des  autres 
romantiques.  Ils  datent  de  l'époque  où  florissait  la  renommée  de 
Fontanes,  de  Legouvé,  de  Millevoye,  d'Edmond  Géraud,  de  Lorrando^. 
Ces  maîtres  du  genre  troubadour  attiraient  alors  presque  autant  que 
les  poètes  galants  du  xviii*^  siècle  l'attention  d'Eniilo  Deschamps.  Son 
esprit  demeurait  fidèle  à  Voltaire,  à  Chaulieu,  mais  son  cœur  était 
enchanté  par  les  romances  à  la  mode.  Elles  ont  vieilli,  ces  pauvres 


1.  Œuvres  complcles,  Poésie,  l.  I,  p.  2.'3'î. 

2.  Voir  Henri  Potoz,  L'Elégie  en  France  avant  le  Romantisme.  Paris,  C.  Lévy 
1898,  in-8°,  sur  ces  poètes  de  la  suite  de  Parny  et  qui  préparent  doucement 
Lamartine. 


•'lO  ANNEES     DE     F  OHM  ATI  ON 

romances  il»-  rilmitirc.  11  nous  faut  quelque  efîort  pour  comprendre 
qu'on  ait  i>u  «jouter,  en  les  écoutant  jadis,  comme  le  dit  Lej^ouvé  : 

Toute  la   volupt»'  de  la   mélancolie^; 

Elles  ont  chant«i  jjourtant  la  joie  et  la  peine,  l'amour  et  la  mort. 
La  sensibilité  de  toute  nne  génération  s'est  reconnue  en  elles,  et  cette 
poésie  surannée,  quand  on  y  revient  par  curiosité,  nous  attache  encore  ; 
elle  garde  un  charme  de  molle  langueur  et  de  jolie  tristesse.  Ainsi, 
n'est-ce  ])oint  un  gracieux  symbole  de  la  jeunesse  que  cette  vierge 
qu'on  voit  dans  le  poème  de  Legouvé,  assise  sous  l'ombrage, 

Qui,  rêveuse  et  livrée  à  de  vagues  regrets. 
Nourrit  au  bruit  des  flots  un  chagrin  plein  d'attraits, 
Laisse  voir,  en  ouvrant  des  paupières  timides, 
Des  pleurs  voluptueux  dans  ses  regards  humides. 
Et  se  plaît  aux  soupirs  qui  soulèvent  son  sein, 
Un  cyprès  devant  elle  et  Werther  à  la  main  ^. 

Écartez  le  cyprès  et  ne  pensez  pas  à  Werther,  vous  avez  un  dessin 
de  Prud'hon  devant  les  yeux  ;  encore  n'est -il  ])as  nécessaire  du  tout 
d'oublier  le  roman;  il  fut  l'expression  frémissante  de  l'amour  tel 
qu'on  le  goûtait  en  ce  temps-là.  Millevoye,  par  exemple  est  aussi 
passionné  que  le  héros  de  Goethe,  s'il  est  moins  philosopha.  Il  est,  à  la 
vérité,  jtlus  païen. 

Aime  et  jouis  :  le  plaisir  u"a  qu'un  jour, 
Moins  fugitive  est  la  fleur  printanière. 
Dans  les  bosquets  de  rose  et  de  lumière 
Viens  te  mêler  à  nos  danses  d'amour^. 

On  conçoit  (ju' l'Emile  Deschamps  ait  aimé  le  Moyen-Age  évoqiié  jKir 
l'imagination  souriante  et  tendre  de  Millevoye.  D'abord  il  lui  rap- 
pelait son  enfance  et  les  contes  de  sa  nourrice,  et  puis...  Millevoye  est 
un  vrai  poète.  Son  fabliau  d'Emma  et  Eginhard  est  une  chose  ex- 
quise, et  nous  ne  voyons  pas  pourquoi  l'Aurore,  commentée  en  des 
vers  comme  ceux-ci,  aurait  perdu  le  don  de  ]daire  : 

Dès   (pieulrouvraul    la   porte   virginale 
L'aube  vcrnu'ille  a  réjoui  les  cieux, 
De  nos  forêts  l'hôte  mélodieux 
Vient  saluer  Tétoile  matinale, 


1.  G.    Ligouvé,   Œmres  rowi>lites.    Paris,   L.   Janef,   1826-1827,   3   vol.   in-S", 
tome  II,  p.  177. 

2.  Ibidem,  p.  186,  ces  vers  forment  la  conclusion  du  poème  intitule:  La  Mélan- 
colie. 

3.  Millevoye.  Œin'res.   Paris,  Ladrange,   1840,  in-S",  p.   115. 


LA    POÉSIK     IHOUBADOUR  41 

Mais  pour  deux  cœurs  séparés  tout  le  jour, 
Heure  du  soir  est  aui-ore  d'amour  ^. 

Il  y  a  bien  de  lu  poésie  dans  ce  paysage  : 

Le  soir  brunissait  la  clairière, 
L'oiseau  se  taisait  dans  les  bois, 
Et  la  cloche  de  la  prière 
Tintait  pour  la  dernière  fois  ^. 

Emile  Deschamps,  qui  goûta  toute  sa  vie  les  romances  de  sa 
jeunesse,  s'est  maintes  fois  exercé  à  en  reproduire  l'accent  mélan- 
colique et  passionné,  et  les  jolis  effets  d'évocation  médiévale.  C'est 
ainsi  que  dès  181G  il  publiait  dans  VAbnanach  des  Muses  :  la  Colombe 
du  Chevalier.  Elle  lui  plaisait  si  fort  qu'il  l'a  retouchée  amoureuse- 
ment. Cette  gentille  messagère  venait  directement  des  colombiers 
de  Millevoye  :  elle  annonçait  au  chevalier  et  à  la  bergère  l'heure  du 
rendez-vous.  Voici  une  strophe  empruntée  au  premier  état  de  la 
romance  : 

T(»us  les  soirs  à  l'heure  où  Diane 
Allume  son  pâle  flambeau, 
Raymond  pour  la  douce  cabane 
(Quittait  les  pompes  du  château, 
Et,  quand  l'étoile  orientale 
Brillait  sur  les  monts  d'alentour. 
C'est  toi,  colombe  matinale, 
Qui  venais  l'apprendre  à  l'amour  ^. 

Edmond  Géraud,  l'auteur  alors  fameux  de  la  romance  intitulée 
Yllermite  de  Sainl-Avelle  *,  a  exposé  dans  son  journal  la  poétique  des 
hommes  de  sa  génération.  Nous  lui  empruntons  quelques  passages 
parce  qu'ils  expriment  à  merveille  les  idées  et  les  sentiments  qui 
influencèrent  Emile  Deschamps  au  début  de  sa  carrière  littéraire  : 

«  Ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  le  bon  vieux  temps  a  toujours  ou 
pour  moi  un  attrait  inexprimable.  Les  mœurs  du  xv®  siècle,  ce  mélange 
de  galanterie,  d'héroïsme  et  de  supcrstilious  ;  le  soiubre  que  jetaient  sur 
la  scène  ces  cloîtres,  ces  châteaux,  ateliers  de  crimes  et  de  fanatisme... 
voilà  ce  que  j'aimai  toujours  de  prédilection  dans  notre  histoire  et  ce  que 
j'ambitionnai  de  retracer^...  )) 

1.  Millfvoyi'.   Oîuvres.   Paris,   I.aflrango,   18^i0,  in-S",  p.  175. 

2.  Ibidem,   p.   283. 

3.  Almanach  des  Muses,  1816,  p.  102. 

4.  Poésies  de  S.  Edmond  Géraud.  Paris,  Nicolli',  I8l8,  in-r2,  p.  105. 

5.  Un  homme  de  lellres  sous  l'Empire  et  la  lieslauralion  (Edmond  Géraud). 
Fragments  de  Journal  intime,  publiés  par  Maurice  Albert.  Paris,  Marpon  et 
Flammarion,  in-lG.   Cf.    Inlroduelioii,   p.   xiii. 


é2  ANNÉES    DE     FORMATION 

Emile  Deschamps  n'aurait  pu  mieux  dire.  Il  a  lui  aussi  ambitionné 
d'év(Mjuer  u  le  bon  vieux  temps  ».  Il  suivait  en  cela  une  tradition  qui 
n'était  pas  nouvelle  à  l'époque  où  Géraud  et  Millevoye  publiaient 
leurs  œuvres,  et  c'est  en  plein  xvni^  siècle  qu'il  allait  chercher  ses 
modèles  :  Moncrif  et  Bcrcjuiii  ^. 

Nous  ne  pouvons  douter  qu'il  ait  appris  à  lire,  comme  tous  les 
enfants  de  sa  génération,  dans  leccBerquin  du  jeune  âge».  Les  contes 
et  les  romances  du  chevalier  Berquin  firent  les  délices  de  la  société  du 
premier  empire.  On  négligeait  Perrault  pour  Berquin,  le  naturel 
exquis  et  savoureux  dans  la  féerie  pour  la  couleur  plus  sombre  et 
l'horrilique,  qui  n'excluait  d'ailleurs  ni  les  gentillesses  galantes  ni  les 
intentions  édifiantes. 

*  Mais  le  maître  du  genre  avait  été  Moncrif,  l'élégant  et  dévot 
Paradis  de  Moncrif,  qui  fut  le  lecteur  de  la  reine  Marie  Leczinska,  et 
stylisa,  si  l'on  ])eut  dire,  l'union  de  la  galanterie  romanesfiue  et  des 
souvenirs  de  la  chevalerie  dans  des  romances,  qui  firent  pleurer  toutes 
les  dames  de  la  cour  de  Louis  XV.  Personne  ne  contribua  plus  que 
Moncrif  à  faire  du  moyen-âge  un  thème  à  la  mode,  pas  môme  le 
comte  de  Tressan  et  les  auteurs  de  la  Bibliothèque  bleue  ^.  M.  Jacques 
Deschamps  devait  l'apprécier,  et  quand  son  fds  Emile  voulait,  dans 
les  salons  de  la  Restauration,  donner  un  modèle  do  ce  genre  demeuré 
à  la  mode  en  France  pendant  cinquante  ans,  c'était  Moncrif  qu'il 
recommandait.  Il  le  lisait  et  le  faisait  lire,  et  à  cette  époque  de  sa  vie, 

1.  ŒuiTcs-  complètes  de  Berquin.  Paris,  A.  Rcnouard.an  XI-1803,   18  vol.  iii-18. 
Œtures  de  M.  de  Moncrif.  Paris,  Brunct,  1751,  3  vol.  in-12. 

2.  Le  comte  de  Tressan  (1705-1783),  qui  suivit  d'abord  la  carrière  des  armes 
et  se  distingua  au  siège  de  Philipsbourg  et  à  Fonteuoy,  s'attacha  à  la  personne 
du  roi  Stanislas  et  devint  grand  maréchal  de  la  cour  de  Luncville.  Il  organisa 
l'Acadôniie  de  Nancy.  En  1766,  après  la  mort  du  roi  Stanislas,  il  se  retira  dans 
la  vallée  de  Montmorency  et  se  mit  à  publier  des  extraits  de  nos  vieux  romans  : 
Trisltin  de  Leonois,  Jehan  de  Saintrc,  Gérard  de  Xe^'ers.  Ses  Œuvres  choisies 
parurent  en  12  vol.  in-S"  en  1787  et  ses  Œu^'res  jioslhumes  en  12  vol.  in-S",  1815. 
Ses  Œm-res  complètes,  précédées  d'une  notice  sur  sa  vie  et  ses  ouvrages  par 
Carapf^non,   parurent   (IS22-2I:!)   en  10  vol.  in-8°. 

Il  lolluboru  ù  la  Bibliothèque  unis'ersclle  des  romans  (jui  ramena  la  curiosité 
du  public  au  xvm*^  siècle  sur  le  Moyen-Age.  Cette  immense  publication,  qui 
s'étendit  de  1772  à  1789  et  comprejjd  112  vol.  in-12,  élail  dirigée  par  Antoiiin- 
René  Le  Voyer  d'Argonson,  martjuis  tle  Paulniy,  Louis- Klisabelh  de  Lavergne, 
comte  de  Tressan,  J.-Fr.  de  Haslide,  Louis  Poinsinet  de  Sivry,  D.-Dom.  Car- 
dorme,  Charles-Jos.  Maycr,  l'abbé  J.-M.-L.  Coupe,  P.-J.-Baptistc  Le  Grand 
d'Aussy,  Couchu,  Barthélémy  et  autres.  Voir  les  articles  de  Quérard  à  Tressan 
dans  la  France  littéraire  et  de  Barbier,  dans  le  Dictionnaire  des  ouvrages  anonymes, 
à  Bibliothèque  luiiverseUe  des  romans. 

La  Bibliothè/jup  bleue...  a  paru  à  Paris,  chez  Costard,  1 770- 1783,  3  vol.  in-8°. 
Ce  titre,  donné  aux  éditions  de  nos  romanâ  du  moyen-âge,  parues  à  celte  époque, 
a  fait  fortune. 


LA    POÉSIE    TROUBADOUR  43 

en  pleine  jeunesse,  quand  on  était  à  la  veille  de  la  révolution  roman- 
tique, il  était  occupé,  —  ce  que  note  Sainte-Beuve  —  «  à  re-rimer 
les  romances  de  Moncrif  ^  ».  Quel  témoignage  intéressant  de  la  persis- 
tance d'un  govit,  disons  mieux,  d'une  mode  de  la  sensibilité  humaine  ! 

Ces  romances  ne  sont  cependant  pas  ce  qu'il  publia  pour  la  pre- 
mière fois  sous  son  nom. 

La  première  pièce  qui  parut,  signée  de  lui,  échappe  à  ces  influences. 

Le  poète-damerct  voulut  un  jour  s'essayer  dans  l'ode  et  célébrer 
les  victoires  de  Napoléon.  Il  écrivit  la  Paix  conquise.  Cette  œuvre 
médiocre  parut  dans  le  Journal  de  V Empire  en  février  1812,  avec  un 
avant-propos  de  Fontanes,  et  les  biographes  ^  du  poète  nous  disent 
que  l'enthousiasme  qu'elle  exprimait  plut  à  l'Empereur  qui  lui  fit 
envover  une  tabatière  d'or  enrichie  de  diamants. 


II 

Ce  succès  ne  dut  pas  nuire  aux  démarches  que  tentait  son  père 
pour  le  faire  entrer  dans  l'administration,  où  lui-même  achevait  sa 
carrière.  Peu  de  temps  après,  il  fut  nommé  receveur  de  l'enregistre- 
ment et  des  domaines  à  Vincennes,  et  là,  il  se  trouva  enfermé  dans 
la  forteresse,  lors  des  sièges  ^  mémorables  de  1814  et  de  1815,  avec  le 

1.  Causeries  du  Lundi,  3*^  édition,  t.  XF,  p.  4()6. 

2.  Taphanel.  Notice  sur  Emile  Deschamps,  p.   21. 

3.  A  propos  de  ces  sièges,  nous  voyons  Thicrs  en  relations   avec  Dcscliamps. 
Thicrs,  le  17  mars  1860,  écrivait  à  Emile  Deschamps  la  lettre  suivante  : 

Monsieur,  je  n'ai  point  parlé  dans  le  dernier  volume  du  sièj!;e  de  Vincennes  et  du  brave 
général  Daumesnil.  Mais  je  n'ai  point  parlé  non  plus  de  la  défense  d'Anvers,  de  celle  de  Ham- 
bourg, et  de  la  bataille  de  Toulouse.  J'ai  remis  tout  cela  au  volume  prochain.  —  Il  n'y  aurait 
jamais  d'intérêt  dans  un  récit,  si  on  interrompait  l'action  principale  pour  les  actions  accessoires 
qui  se  passent  à  côté.  Il  faut  donc  les  ajourner,  toutes  les  fois  qu'elles  no  sont  pas  indispensables 
à  l'intelligence  de  l'action  principale.  L'art  de  l'histoire  qui  parait  si  simple,  si  on  a  réussi, 
est  très  compliqué,  car  il  faut  à  l'exactitude  joindre  tous  les  calculs  de  la  niirse  en  scène. 

Voil.T  pourquoi  j'ai  ajourné  Anvers,   Hambourg,    Toulouse  et  Vincennes. 

Vous  aurez  donc  ic  temps  de  m'apportcr  les  détails  que  vous  possédez  sur  le  brave  Dau- 
mesnil, que  je  serais  bien  fâché  d'oublier. 

L'histoire  doit  recueillir  tous  les  actes  de  dévouement  patriotique,  car  ils  composent 
une  partie  essentielle  de  son  utilité  morale. 

Comptez  donc  sur  le  soin  que  je  mettrai  h  recueillir  ce  que  vous  m'apporterez  et  recevez... 
etc.  A.  TniERS. 

Le  2'!  décenihri'  1800,  Thiers  remerciait  Emile  Dcscliamps  des  rcnseigne- 
mi-nls   tournis   : 

«  Monsieur,  Je  vous  remercie  de  votre  aimable  lettre  et  de  vos  brillants  éloges.  Je  suis 
charmé  d'avoir  pu  rendre  justice  au  brave  général  Daumesnil  et  d'avoir  procuré  ainsi  quelques 
satisfactions  à  sa  digne  veuve.  —  Je  fais  mcUre  chez  votrt;  concierge  les  papiers  que  vous 
m'avez  confiés  et  je  vous  adresse  mes  plus  affectueux  compliments.  TniEns* 

(Inédit.  Collection   Pnignard.) 


i4  r.Mll.K     DKSCHA.MPS     Kl      I    V     H  KSTA  T  KA  I  I  ON 

brave  général  Daumesnil,  qui  le  chargea,  en  qualité  d'oflicier  de  la 
garde  nationale,  de  quehiues  missions  importantes. 

11  faut  lire  le  récit  tharmant  ^  que  fit  Emile  Deschain]>s  de  cet 
épisode  de  la  résistance  héroïque  (pr<»pposèrent  à  l'invasion  des 
Alliés  les  troujtes  inqtériales  disséminées  sur  le  territoire  de  l'Empire, 
(l'est  auprès  d'Emile  D»'schami>s  que  Thiers,  (juand  il  en  vint,  dans 
Tsa  grande  Histoire,  au  récit  de  ces  luttes  épiques,  puisa  une  partie  de 
son  information. 

(^uanl  au  ><  jeune  patriote  »,  nous  savons  qu'après  la  levée  du  siège, 
il  devint  l'un  des  commissaires  chargés  par  les  habitants  de  Vincennes 
d'offrir  au  général  Daumesnil  une  épée  d'honneur  en  recon- 
naissance de  son  héroïsme,  qui  avait  préservé  le  pays  de  Vincennes 
d'une  invasion  étrangère  et  permis  de  ne  rendre  la  citadelle  (ju'au 
rcii  de  l">ance.  «  Le  ■général  aurait,  dit-on,  refusé  un  million  (pie  lui 
olfraicnl  les  Alliés,  et  mis  plaisamment,  comme  chacun  sait,  la 
reddition  de  la  ])lace  au  prix  de  la  restitution  de  sa  jambe  naturelle, 
à  laquelle  il  avait  substitué  une  jambe  de  bois,  (jui  lui  valut  sou 
surnom.  Les  Parisiens  frondeurs  ne  manquaient  de  dire  :  Allons  en 
France,  (piand  ils  se  rendaient  à  Vincennes  ».  Toutes  ces  circonstances 
importunèrent  les  autorités,  et,  tandis  que  le  gouvernement  mettait 
Daumesnil  à  la  retraite,  la  jiolicc  soumit  Emile  Deschamps  à  des 
interrogatoires  et  à  une  enciucte  dont  il  se  vengea  ])ar  une  chanson. 
Paul  Foucher  ^,  le  neveu  de  Nictor  Hugo,  nous  en  a  conservé 
quel((ues  vers,  dans  lesquels  le  railleur  jit  iseaiiilie  x  le  légilimismc 
fossile  dans  un  ty])e  inventé  ou  non  —  d'un  g(>u^■er^(•ur  —  selon  la 
Charte  —  du  château  de  \  incennes  : 

Monsieur  le  marquis  de  Piiyvcrl, 
\oltigeur  encore  assez  \erl, 
Avec  son   habit  qui  le  san<:le, 
Son  chai»cau  cpii  fait  un  triangle, 
El  sa   brelle  en  niaîlrc  d'hôtel, 
Qui  ne  menace...  «pic  le  ciel  ! 

Il  s'amusait  plus  loin  de  l'efTmi  du  bon  gouverneur  devant  quatre 
ennemis  : 

l.t    bien  snr  (|n  ils  ne  suni    (|ue  quatre, 
Se  détcrniinanl    à   ooniltaltre. 
il  dit   :  .Alix  armes  1  en  tremblant, 
Plus   pâle   <|iic   son  drapeau    blanc  ! 

t.    \  inrcniu's  il  le  ^iénéral  Daumesnil,  dans  Œm'res  complètes,  1.   III,  p.  l'».'}. 
2.   Paul   Foiiilnr.   Les  Coulisses  du  Passé.   Paris,   Dcntu,  1873,  i.n-8°,  p.  ''il 7. 
Le   général    marquis    de    Puyvcrl    (1755-1832),    qui    avait    été,    comme    agent 


SÉJOUR    A    VI.NC.EMNES    EN     1814    ET    1815  45" 

«  Cette  chanson,  ajoute  Paul  Foucher,  ne  fut  point  ini])riniée. 
Emile  Deschamps  n'était  point  homme  de  lutte  et  d'opposition.  La 
vie  toute  faite  était  nécessaire  à  cette  bienveillance  spirituelle,  inépui- 
sable... Cependant,  en  disant  qu'il  fut  non  pas  spirituel,  mais  l'es- 
prit même,  —  ajoutons  que,  s'il  ne  combattit  point  ouvertement 
les  autocrates,  il  ne  les  prenait  ])as  au  sérieux.  » 

Cette  attitude  ironique  et  frondeuse  en  face  des  «  puissances  »  est 
caractéristi([ue  de  l'esprit  du  xviii'^  siècle.  Emile  Deschamps  en  est 
tout  ]>énétré.  11  aura  beau  assister  phis  tard  à  la  conversion  de  la 
bourgeoisie,  il  restera  fidèle  à  l'esprit  libre  et  tolérant  de  son  père, 
et  c'est  un  effet  de  sa  grâce  personnelle  d'avoir  pu  fréquenter  toute 
sa  vie  des  salons  royalistes  et  catholiques,  et  vivre  dans  l'intimité 
d'esprits  religieux  et  monarchistes  comme  Guiraud  et  Rességuler, 
sans  cesser  d'être  ce  que  sa  culture  et  sou  hérédité  l'avaient  fait  : 
un  voltairien  discret  ^. 

«  La  ])hilosophie  du  xviii^  siècle  —  et  c'est  là  son  éternel  iKumeut  — 
écrira  Deschamps,  a  prêché  victorieusement  et  fait  pénétrer  dans 
tous  les  cœurs  le  dogme  de  la  tolérance  complète...  ^  »  Cette  philo- 
sophie, il  la  connaît  bien  ;  c'était  celle  de  son  père  ;  nous  l'avons  vu 
plus  haut,  en  lisant  la  lettre  que  M.  Jacques  Deschamps  écrivait 
en  1769  à  l'académicien  Thomas.  Il  la  définit  ici  en  excellents  termes  : 

La  philosophie  française,  malc^rc  ses  écarts,  a  marché  dans  les  deux 
derniers  siècles,  au  ])remier  rang  des  philosophies  européennes  ;  mais  avec 
une  allure  loiite  didérente  ;  c'est  une  philosophie  d'action  phis  que  d'abs- 
traction ;  ardente  aux  applications  plus  (pi'aux  utopies,  comptant  vingt 
moralistes  pour  un  idéologue,  et  dont  les  travaux,  précurseurs  des  doctrines 
humanitaires,  ont  incessamment  poussé  les  peuples  par  les  sages  et  les 
gouvernements  par  les  peuples,  vers  la  perfectibilité  possible  ^ 

Cette  page,  dans  la<[uell<;  il  résumera  ])lus  tard  sa  pensée,  il  aurait 
[lu  l'écrire  dès  1815,  au  lendemain  de  la  publication  de  V Allemagne 
de  M"^^  de  Staël.  Deschamps  acceptait  les  idées  essentielles  de  ce  grand 
livre,  et  lisait  alors  avec  passion  les  ouvrages  de  Schlegcl  et  de  Sis- 
iiioiuli  (pli,  dans  leur  nouveauté  à  cette  date,  initiaient  plus  inlime- 

royalislr,  incarcéré  à  V'inconncs,  de  hSO'i  à  1812;  avait  été  iioiiuiu''  par  la  Res- 
tauration orouvernour  du  fort,  en  181 'i. 

1.  Il  nous  fait  songor  à  Doudan  qui,  dans  [<■  milieu  aristocratiqui;  où  il  vivail 
—  la  lamillo  de  liroglio  —  prenait  aussi  volontiers  la  défense  du  xvm^  siècle. 
C.ï.  X.  Doudan,  Mélanges  et  lettres,  a\'ec  une  inirorl.  fiar  .\[.  (rHaussoiirille.  Paris, 
C.  Lévy,  1876-1877,  4  vol.  in-8''. 

'1.  Œui'res  complètes,  t.  IV,  p.  122. 

'.i.  Œuores  complètes,  I.  IV,  \>.  12."!.  Disrmns  pronnurè.  à  bi  séance  il'oih'rrlnre 
du  congrès  de  l'Institut  historirpte,  le   2'i    niai   iH'ifi,  à   l'Ilùlil   de   \'illi'  de   Paris. 


40  KMii.i:    ni:s<  HAMi's   et   la    restauration 

nient  les  Français  aux  littératures  de  l'Europe;  il  admirait  déjà 
Gœthe  et  Schiller,  Dante  et  Shakespeare,  mais  ne  leur  sacrifiait  ni 
Voltaire  ni  la  pensée  du  xviii®  siècle. 

La  nation  française  qui,  parce  qu'elle  n'est  ni  pesante  ni  pédante 
a  une  réputation  de  frivolité  solidement  établie,  eh  bien!  c'est  la  nation 
la  plus  philosophique  de  rEuro])e.  Ses  colères,  comme  ses  enthousiasmes 
ont  tiiujo\irs  eu  pour  objet  des  idées  ;  elle  ne  fait  des  guerres  ou  des  révo- 
lutions qu'au  nom  d'un  principe  ;  les  intérêts  devienneLt  ce  qu'ils  peuvent  ; 
mais  tout  cela  est  instinctif  et  nullement  calculé  ni  raisonné.  Le  peuple 
français  est  un  philosophe  sans  le  savoir  ^. 

Voilà  une  de  ces  formules  heureuses  comme  cet  aimable  esprit  en 
trouvait  par  milliers  ;  réminiscence  et  épigramme,  jeu  de  mots,  trait 
d'esprit,  il  fait  ainsi  coup  double,  comme  souvent  Voltaire,  le  maître 
par  excellence  d'Emile  Deschamps. 

C'est  une  des  gloires  de  la  France  que  l'universalité  de  sa  langue, 
dit-il,  et  Voltaire  y  a  concouru  plus  que  tout  autre,  car  si  sa  haute  poésie 
est  souvent  prosaïque,  son  vers  flasque  et  décoloré,  en  revanche,  la  nature 
du  poète  perce  avec  éclat  au  milieu  de  toutes  ces  lignes  mal  rimées,  comme 
dans  ses  rôles  de  chevaliei's  ;  et  puis  Voltaire  est  un  maître  inimitable 
dans  la  poésie  dite  légère,  probablement  parce  qu'elle  vole  avec  ses  ailes  de 
colombe  à  travers  l'espace  et  le  temps  ;  enfin  il  a  cinquante  volumes  dune 
prose  admirable  d'esprit  philosophique  et  de  grâce  naturelle  qui  embrasse 
et  remue  des  millions  de  jiensées  sans  jamais  les  brouiller  ni  les  heurter, 
tant  son  style  roule  et  se  précipite  comme  le  Rhône  profond  et  clair... 

Tout  le  monde,  à  la  vérité,  peut  louer  Voltaire  ;  il  est  arrivé  à  Emile 
Deschamps  cette  fortune  de  l'égaler  en  prose  fort  souvent,  en  vers 
quelquefois.  C'est  ainsi  qu'en  1813,  quand  il  n'avait  encore  que 
vingt  et  un  ans,  il  voulut  répondre  à  ces  vers  assez  médiocres  que  lui 
adressait  le  vieux  Ximénèz  : 

A   UN   JEUNE    ÉLÈVE    DES   MuSES  '^ 

Charmant   enfant   d'ime  charmante  mère  ! 
D'elle  en  naissant  tu  reçus  l'art  de  plaire. 

Tu  flattes  trop  ma  vanité, 

Mais  je  te  dois  la  vérité. 
\oltaire  m'enyvra  des  vapeurs  du  Permcsse. 
Et  moi  !  par  la  louange  im  moment  égaré, 
Avalant  le  poison  qu'elle  avait  préparé 
.l"<xj)iai  soixante  ans  l'erreur  de  ma  jeimcsse. 
Ne  suis  pas  mon  exemple  et  fais  choix  d'un  état, 
Miritr  les   honneurs,  sans  en  chercher  l'éclat. 

24  mai  1813. 

1.  (Emrcs  complcles,  t.  IV,  p.  12.3. 

2.  Le  marquis  de  Ximénèz  avait  clé  un  des  amis  de  Voltaire.  Il  était  un  des 
familiers  du  salon  de  la  rue  S*-FIorcntin. 


LE    POETE     MONDAIN 


47 


Voici  la  réponse  d'Emile  Deschamps  ;  ses  vers  semblent  par  l'ai- 
sance du  tour  et  l'ironie  gracieuse  de  l'image,  un  compliment  échappé 
à  la  plume  de  Voltaire  lui-même  : 

A    M.     DE    XlMÉNÈZ 

en  réponse  aux  vers  charmants  qiiil  ni  a  adressés  pour  me  défendre  d'en  faire: 

Dans  ces  vers  échappes  à  la  lyre  d'Horace 

Vous  me  défendez  l'art  deç  vers. 
Avec  tant  de  rigueur  pourquoi  donc  tant  de  grâce  ? 
Est-ce  ainsi,  dites-moi,  qu'on  corrige  un  travers  ? 
J'ai  vu  telle  coquet  le,  en  sa  colère  feinte, 
Ménager  les   amants   en   maudissant  l'amour. 
Et  de  la  joie  aux  pleurs,  de  l'espoir  à  la  crainte 

Renvoyer  nos  cœurs  tour  à  tour. 
Ses  yeux  disent  :  Venez  !  quand  elle  vous  repousse  ; 
Dans  sa  bouche  est  un  :  non.  mais  sa  voix  est  si  douce  !  — 

—  Entre  cette  coquette  et  vous 

N'est-il  pas  quelque  ressemblance  ? 
Et  suis-je  bien  coupable  enfin  quand  je  balance 

A  craindre  im  si  charmant  courroux  ^  ? 
• 
Ce  jeune  homme  de  vingt  ans,  à  la  suite  des  poètes  mondains  de  la 

France  prenait  élégamment  sa  place,  une  d^s  dernières,  car  ces  poètes 

ont  disparu  avec  la  société  qui  les  avait  formés,  et  seul  peut-être 

Alfred  de  Musset  pourrait  au  xix^  siècle  disputer  à  Emile  Deschamps 

la  palme  de  cet  art  léger,  frivole  et  délicieux  ^. 

Quand,  vers  la  fin  de  sa  vie,  l'aimable  poète  songea  à    l'édition 

complète  de  ses  œuvres,  il  se  garda  bien  d'en  éliminer  ses  poésies 

fugitives,  le  meilleur  fruit   de  son  talent  ;   mais  il   crut  devoir  les 

défendre  devant  un  public  qui  ne  les  comprendrait  plus  : 

J'ai  suivi  naïvement,  dira-l-il,  les  impulsions  de  mon  cœur  ou  de  mou 
caprice,  et  je  pense  d'ailleurs,  qu'autant  il  faut  se  faire  im  autre,  quaiul 
on  traduit,  autant  il  faut  être  soi  quand  on  compose.  J'ai  l'horreur  des 
imitations  déguisées  en  prétendue  originalité.  Si  donc,  à  côté  des  mor- 
ceaux qui  ont  le  sérieux  ou  la  mélancolie  actuels,  on  en  trouve  qui  par  le 
ton  ou  Fallure  sentent  un  peu   trop  leur  T^ouis  XV,  c'est  que  mon  idée 

1.  Collection   Paignard,  Pièces  inédites. 

2.  h'Almanach  des  Muses,  18ÎÔ.  Dans  une  sorte  d'avanl-propos,  au  dcbuL 
du  volume,  l'éditeur  se  plaint  de  la  décadence  de  la  poésie  légère  : 

On  doit  sans  douto  TélicKcr  nos  jptinos  auteurs  de  ce  qu'en  suivant  les  fraces  de  Dclillc, 
ils  se  livrent  à  la  poésie  diclact)((ue,  nim'ale  ou  desei'ipiive,  mais  no  peut-on  pas  regretter 
qu'ils  abandonnent  entièrement  l;i  poésie,  légère  ?  Petit  genre  !  a-t-on  dit.  Sans  doute,  il  ne 
peut  pas  se  mesurer  avec  la  tragédie  ni  avec  l'épopée  ;  mais  ce  genre  dans  lequel  ont  excellé 
Marot,  de  son  temps,  Cliaulieu  dans  le  sien,  et  de  nos  jours  Voltaire,  Grcsset  et  quelques 
autres,  ce  genre,  tout  petit  qu'il  est,  a  bien  son  prix.  On  pr^ul  dire  plus,  c'est  que  dans  toiis 
les  autres,  sans  en  excepter  aucun,  nous  avons  eu  des  modèles  et  nous  avons  des  rivaux.  Dans 
celui-ci  au  contraire  nous  avons  du  moins  le  double  mérite  de  la  création  et    de    l'originalité. 


48  KMII.K    DESCHAMPS    ET    LA     RESX-VUR  ATION 

clait  là  dans  le  moment  ;  car  je  suis  sujet  de  la  fantaisie  et  non  de  la  mode. 
Au  surplus,  par  respect  pour  le  public  et  pour  moi,  je  me  suis  toujours 
cfTorcé  du  mieux  que  j'ai  pu.  de  corriger  la  futilité  du  genre  par  la  sévérité 
de  l'exécution,  bien  j»ersuadé  que  dans  les  arts,  comme  en  toute  chose, 
la  manière  est  pour  beaucoup... 

...  Enfin,  à  ceux  qui  me  feraient  le  reproche  d'avoir,  en  certains  cas, 
répudié  lestement  les  tvpes  des  poésies  étrangères,  pour  retomber  dans 
les  moules  français  du  dernier  siècle,  je  répondrais  qu'à  tout  prendre, 
il  vaut  peut-être  mieux  ressembler  à  son  père  qu'à  son  voisin  ^. 

11  était  en  eiïct,  à  vingt  ans,  le  disciple  chéri  de  son  père,  et  nous 
avons  eu  la  bonne  fortune  do  retrouver  dans  ses  papiers  le  manuscrit 
dune  des  plus  jolies  pièces  qu'il  publiera  en  18'29  dans  ses  Études 
françaises,  annoté  de  la  main  de  M.  Jacques  Deschamps  :  il  s'agit  du 
jtelit  poème  où  il  évoque  les  amours  d'Henri  IV  et  de  la  belle  Gabrielle 
au  château  d'Arqués  : 

Arqles  2. 

Henry  ])oursuivit   en  ce  lieu 

El  ses  ennemis  et  sa  belle  ; 

Enflammé  contre  eux  et  pour  elle, 

Ni  les  ligueurs,  ni   Gabrielle 

Ne  résistèrent  à  son  feu. 

Voici  la  plaine  et  la  tourelle, 

Où,  vainqueur  à  ce  double  jeu, 

Ce  roi,  comme  l'on  en  voit  peu, 

Fier  d'une  journée  immortelle, 

Cacha  des  nuits  dignes  d'un  Dieu. 

Charmer,  vaincre  était  son  seul  vœu  : 

Aucune  ingrate*,  aucun   rebelle 

Qu'il  n'enchaînât  à  sa  querelle 

l'ar  son  glaive  ou  par  un  aveu. 

A  la  gloire,  aux  amours  fidèle, 

Il  leur  dit  une  fois  adieu... 

Ce  fut  pour  l'absence  éternelle. 

«  Voilà  de  bons  vers  français  !  »  écrit  au  bas  de  la  page  M.  Jacques 
Deschamps.  Puis,  il  ajoute  :  «  11  yen  a  un  charmant,  c'est  à  une  fcininc 
à  le  designer  ..  j'ai  osé  usurper  ce  droit,  »  En  face  de  ce  joli  vers  : 

Il  leur  dit  une  fois  adieu... 

dans  la  marge  il  a  écrit  ces  mots  :  «  C'est  Chaulieu  ou  \ultaire!  » 
C'était  bien  en  effet  le  ton  de  ces  épicuriens  délicats,  leur  sensualité 
fine,  relevée  d'un  beau  trait  d'intelligente  mélancolie. 

1.  Œuvret  comiiH-lfs,  avant-propos  do  l'auteur,  t.  I,  p.  8  d  '.). 

'1.   Etudes  françaiset  el  étrangères,   l'aris,  Canel,   1828,  iu-S",  p.  27-3. 


LE    POÈTE     MONDAIN  49 

Ce  père  et  ce  fils,  qui  ne  se  (juittaient  pas,  s'adressaient  encore 
maints  compliments,  parmi  lescjnels  nous  citerons  ceux-ci  qui  sont 
])leins  de  tendresse  et  de  grâce.  C'était  pr()l)al>lenient  au  lendemain 
d'une  des  fêtes  de  la  Saint-Louis,  où  le  poète  nouvellement  marié 
avait  célébré  en  vers  sa  jeune  femme  et  le  roi  Louis  XVIIL  Sur  une 
feuille  de  papier,  Emile  Deschamps  avait  recopié  les  vers  de  son  père 
et  les  siens.  Les  voici  : 

Papa. 

Qu'il  chante  bien,  ce  troiibadour 
Qui  fêta  son  prince  et  sa  belle  ; 
Pour  tous  deux  il  est  tout  amour, 
A  tous  deux  il  sera  fidelle  (sic). 

—  Le  chant  royal  et  la  chanson, 
A  son  talent  tout  est  facile. 

—  Son  nom  ?  —  J'y  suis.  —  C'est  mon  Emile, 
Qui  fut  jadis  Anacréon. 

Moi. 

Tu  me  parles  d'Anacréon 
Et  c'est  lui  qu'on  croirait  enloiulre  ; 
Oui,  ce  vieillard  était,  dit-on. 
Aussi  jeune,  mais  bien  moins  tendre. 
Tes  vers,  écrits  avec  ton  cœur, 
Ont  l'air  d'être  écrits  par  Voltaire. 
En  toi,  du  poète  ou  du  père 
On  ne  sait  quel  est  le  meilleur. 

Une  autre  fois,  pour  amuser  soji  vieux  père  ((ui  se  plaisait  aux  jeux 
de  mots,  il  dessine  cette  bergère  de  Greuze  : 

Ah  !  mou  Dieu  !  que  je  fus  peu  sage 
Quand  je  quittai  mon  beau  pays 
Pour  voir  les  amants  de  Paris 
Dont  iiii  ]»arlait  tant  au  village  ; 
Ils  me  troiupèrenl,  les  méchants, 
Et  pour  un  Ijaiser  de  la  ville 
J'en  perdis  vingt  et  cent  et  mille 
Des  champs  ^. 

I.    r.i>Iii'i,'li(iM    P;ii<_'ii;tr(l.    Pièces    iiirditcs. 


CHAPITRE  III 

I.    \  LIUrÉ    ET    POÉSIE   :   LE  PRÉTENDU   «  ROMAN    d' AMOUR  »    d'E.    DeS" 

champs.  —  Le   poète  élégiaque.  —  II.  —  Le  mariage.  — 
Madame  Emile  Deschamps. 


I 

Tout  le  monde  s'accorde  à  dire,  et  nous  en  avons  la  preuve,  qu'Emile 
Deschamps  fut  un  fils  admirable.  Paul  Foucher,  qui  nous  paraît 
d'ailleurs  une  mauvaise  langue,  insinue  qu'il  s'est  même  marié  pour 
mieux  entourer  la  vieillesse  de  ce  père  adoré.  Après  avoir  parlé  du 
sentiment  religieux  chez  Deschamps,  il  ajoute  :  «■  Emile...  fut  plus  pieux 
encore  comme  fils  que  comme  écrivain.  Dans  la  femme  qu'il  choisit, 
personne  que  caractérisaient  toutes  les  vertus  privées,  non  les  séduc- 
tions et  l'esprit  qu'il  aiu'ait  eu  le  droit  de  rechercher,  on  eût  cru  voir 
plutôt  une  douce  garde-malade  du  vieillard  que  la  gracieuse  com- 
pagne du  jeune  homme.  Elle  ne  devait  pas  donner  d'enfant  à  ce  fils 
excellent  ^.  « 

Des  recherches  récentes  se  trouvent  corroborer  de  façon  imprévue 
la  remarque  de  Paul  Foucher.  et  voici  ^h^•pothèsc  (ju'elles  ont  ins- 
pirée à  un  lettré  délicat,  à  un  fin  psychologue,  M.  Maurice  Lange, 
professeur  à  la  Faculté  de  Glermont  ^. 

Selon  lui,  Emile  Deschamps  aurait  fait  un  mariaf^c  de  dépit,  et  il  y 
aurait  un  amour  malheureux  dans  sa  vie. 

Ce  n'est  pas  à  l'aide  de  documents  confidentiels,  c'est  simplement 
en  groupant  avec  une  singulière  perspicacité  certains  poèmes  et  contes 
de  Deschamps,  en  rapprochant  d'eux  quelques  passages  empruntés 
à  sa  correspondance  et  aux  préfaces  de  ses  œuvres  qu'il  est  arrivé  à 

1.  Panl  Foucher.  Les  Coulisses  du  Passé,  p.  'ilO. 

2.  Jie^ue  d'Auvergne,  janvier-février  101 'i,  cf.  l'élude  de  M.  Lanj;e,  intitulée  : 
Poètes  et  journalistes  en  Aiwergne  sous  la  Monarchie  de  Juillet.  III.  Le  mysiérieu x 
amour  d'Emile  Deschamps. 


LE    POÈTE    ÉLÉGIAQUE  51 

recomposer  une  sorte  de  roman  d'amour,  qui  paraît  bien  n'avoir  pas 
été  seulement  jeu  d'imagination  et  de  littérature,  mais  s'être  réelle- 
ment déroulé  avec  les  alternatives  coutumières  de  joies  courtes  et  de 
longues  peines,  de  rêves  et  de  déceptions,  entre  une  charmante  femme 
coupable  d'ailleurs  simplement  d'imprudence,  de  coquetterie,  et 
l'aimable  poète,  profondément  sensible,  moins  mobile  et  léger  que  sa 
réputation. 

Il  s'agit  là  de  l'étude  des  sentiments  d'un  poète  élégiaque,  tel  que 
ses  élégies  amoureuses,  commentées  à  l'aide  de  ses  autres  œuvres, 
nous  le  révèlent...  Sommes-nous  en  présence  du  thème  éternel  de 
l'Élégie  depuis  Catulle  et  Properce  jusqu'à  Millevoye  et  seulement 
traduit  en  langage  romantique  par  Emile  Deschamps  ?  N'est-il  pas 
plus  juste  d'admettre  que  ce  qu'il  y  a  dans  ces  vers  de  pénétrant  et 
senti,  sort,  comme  il  arrive  souvent  aussi,  d'un  cœur  amoureux  ? 
C'est  une  question  que  nous  sommes  obligés  d'examiner. 

M.  Lange  conjecture  ceci  :  Emile  Deschamps,  avant  son  mariage, 
aurait  aimé  une  jeune  fille  d'une  naissance  ou  d'une  fortune  sans 
doute  supérieure  à  la  sienne,  et  elle  aurait  répondu  à  sa  tendresse. 
Mais  les  parents  de  la  jeune  fille  étaient  opposés  à  cette  union,  et  la 
situation  brillante  d'un  rival  plus  favorisé  aurait  entraîné  le  choix  de 
l'inconstante.  Elle  aurait  épousé  le  rival  et  blessé  pour  toujours  le 
cœur  du  poète.  Ils  se  seraient  revus  ;  ils  se  seraient  même  rencontrés 
plus  tard  au  château  de  Chassaigne,  chez  ces  amis  d'Auvergne,  les 
De  Croze,  dont  Emile  Deschamps  parle  si  souvent  dans  ses  œuvres, 
dans  sa  correspondance,  et  cette  rencontre,  le  trouble  ressenti  par  le 
poète  expUqueraient  l'énigmatique  histoire  que,  dans  le  Retour  à 
Paris  \  le  poète  raconte  à  la  petite  Louise  De  Croze,  pour  la  mettre 
en  garde  contre  la  coquetterie,  contre  la  tentation  qu'elle  pourrait 
avoir  un  jour,  quand  elle  sera  une  belle  jeune  fille,  de  mésuser  de  sa 
beauté  : 

C'est  ainsi  que  l'on  brise  un  homme,  et  qu'un  chagrin, 
Quand  ses  jours  pâlissants  commencent  à  décroître, 
Le  pousse  à  la  folie,  au  crime  ou  vers  le  cloître. 

Et  le  j)oète  laisse  entendre  ce  qu'il  a  souffert. 

Et  quel  homme  aima  plus  une  femme.!  C'était 
Un  amour  frais,  brûlant,  qui  souffre  et  qui  se  tait. 

Or  cet  amour  fut  écouté  : 


1.  Œuvres  complclcft,  t.  I,  p.  17'i.  et  Poésies  d'Emile  Drschamps,  cdilion  1841, 
!..   12G. 


52  VÉRITÉ    ET    POÉSIE 

Comment  !  c'est  vous  !  c'est  moi  !  là,  tous  deux,  loin  des  autres  ! 
Ces  deux  mains  dans  mes  mains  sont-elles  bien  les  vôtres  ? 
Vous   tremblez  ?... 

Mais  rémofiiMi  jiassa  et  les  promesses  s'envolèrent  : 

Et  la  première  fois  qu'il  revit  sa  fidèle, 

Vn  étranger  marchait  d'un  certain  pas  vers  elle. 

Le  poète  dévora  sim  chagrin  et 

se  mourant   tout   bas, 

Fort  gai  d'ailleurs  afin  de  n'égayer  personne, 
Il  jeta  trois  dés,  puis... 

Il  n'en  dit  pas  plus  long  à  sa  jeune  confidente,  et  dans  la  deuxième 
partie  du  poème,  nous  le  retrouvons  à  Paris,  «  noire  cité  »,  «  Go- 
morrhe  »  ou  «  Babylone»  moderne,  mais  qu'il  appelle  «gouffre  sauveur», 
«  grand  foyer  où  le  cœur  s'étourdit  ».  Seul  Asmodée  jiout  le  guérir, 
s'il  veut  d'un  homme  qui  se  livre  à  lui  : 

Viens,  démon,  tu  seras  le  plus  fêté  des  anges 
Si,  parmi  ces  tableaux,  ces  mystères  étranges, 
Je  puis,  sous  la  magie  où  tu  vas  me  tenir. 
De  moi-même  un  instant  perdre  le  souvenir. 

Tel  est  ce  Retour  à  Paris,  dniit  M.  Lange  dit  lui-même,  <|u'il  est 
«  le  plus  frénétique  »,  le  plus  «  volcanique  »  des  poèmes  de  Deschamps, 
et  tout  à  fait  dans  le  goût  de  1830,  et  il  ajoute  :  «  Je  sais  hien  qu'à 
cause  de  cela  il  faut  se  défier  un  peu  »  ^. 

Cependant  celte  défiance  nous  eulraînera-t-clh^  à  ]>ciiscr  (juc:  <  tout 
est  littérature  »  dans  le  Retour  à  Paris  ?  Nous  sommes  fra])pés,  comme 
M.  Lange,  par  l'accent  de  «  ces  effusions  passionnées  »,  de  «  ces  cris  de 
désespoir»,  <|ui  i(iii]ilissf.iit  les  élégies  d'Emile  Descham])s  ^.  Mais  ce 
qui  nous  persuaderait  de  la  sincérité  du  ])oète,  c'est  rinicrjtrétation 
judicieuse  que  donne  .M.  Lange  d'un  passage  d'une  lettre  de  Dcscham])s 
à  Alfred  de  Vigny,  relative  à  la  publication  du  Retour  à  Paris,  dans  la 
Revue  des  Deux- M  ondes,  Deschamps  insiste  «  pour  obtenir  de  Vigny 
un  article  et  une  annonce  dans  celte  Revue  »  ;  mais  «  il  ne  s'en  lient 
pas  là»,  ajoute  notre  critique  ^. 

Voici,  rher  Alfred,  tout  mon  Helonr  à  Paris,  par  demi-feuilles,  de 
manière  que  les  citations  pourront  être  coujiécs  très  facilement  pour  les 
joindre  à  votre  annonce  .'unicile.  sans  rpi'ij  soit   besoin  de  les  recopier... 

1.  liei'ue  (I  .iiHrri:nr.  ibtdrm,  p.   ',»8. 

2.  Nous  recommandons  ici  la  plus  belle  intitulée  :  Amour,  t.  I,  p.  223  des 
Œm'res  complrtex,  et  publiée  dans  les  Études  sous  ce  titre  :    Strophes  élégiaques. 

3.  Revue  d'Auvergne,  ibidem,  p.  99. 


LE    POÈTE     ÉLÉGIAQUE  53 

J'ai  joint  à  mon  poème  un  pelit  avant-propos  en  prose  où  vous  trouverez 
la  matière  et  les  éléments  du  commencement  de  votre  article...  Je  n'y 
ai  rien  épargné,  pas  même  les  éloges...  Je  tiens  à  tout  ce  petit  bruit,  pour 
qu  il  retentisse  dans  un  autre  cœur,  comme  vous  le  dites  si  bien  au  11^  chant 
d'Héléna.  Sans  cela,  bon  Dieu  !  est-ce  que  je  vous  ennuierais  de  ces  mi- 
sères ^  ?... 

Deschamps  d'autre  part  a  écrit  un  avant-propos  destiné  à  l'édition 
de  ses  œuvres.  On  y  lit  ce  qui  suit  : 

Quant  au  fond  des  choses,  en  ce  qui  touche  les  pièces  essentielles  et 
personnelles  de  ce  recueil,  je  puis  dire  que  tout  ce  que  ma  plume  a  exprimé 
—  en  passant  par  les  mille  nuances  intermédiaires,  —  depuis  les  joies 
naïves  jusqu'aux  douleurs  poignantes,  depuis  les  plus  fraîches  illusions 
jusqu'au  plus  sombre  délire  (voir  mon  Lamento)  tout  cela,  fen  avais  pro- 
fondément éprouvé  le  charme  ou  la  torture  dans  mon  cœur  et  dans  mon  ima- 
gination... Ma  plume  n'a  jamais  été  que  l'interprète  consciencieuse  de 
mes  pensées  et  de  mes  sentiments,  Vécho  visible  et  fidèle  de  mes  extases  et 
de  mes  angoisses  ;  rien  de  plus,  rien  de  moins  ^. 

De  telles  citations  paraissent  sufTisamment  établir  la  thèse  de 
M.  Lange  :  Emile  Deschamps  a  aimé  et  souffert.  Nous  lui  accordons  ce 
point,  acceptant  aussi  le  classement  qu'il  nous  présente  des  vers 
d'amour  qu'il  a  groupés  pour  fortifier  sa  conjecture  ^.  Ils  ne  sont 
pas  de  la  même  date  que  le  Retour  à  Paris.  Ce  poème  est  de  1832, 
comme  sa  date  en  fait  foi,  mais  il  nous  confie  des  événements  bien 
antérieurs.  Les  élégies  sont  au  contraire  contemporaines  de  ces  événe- 
ments. Ce  sont  pour  la  plupart  des  œuvres  «  d'une  fraîcheur  toute 
juvénile  »,  qui  ne  peuvent  avoir  été  écrites  que  par  un  jeune  homme  de 
vingt  à  vingt-cinq  ans,  et  d'autre  part  ses  poésies  moyenâgeuses  *, 
qui  sont  empreintes  du  même  sentiment  d'amour  déçu  se  rattachent 
au  goût  troubadour,  non  au  goût  romantique,  et  de  1830  elles  nous 
iant  remonter  ainsi  que  les  autres  poèmes  jusqu'en  1815. 

De  l'hypothèse  de  M.  Lange,  nous  retiendrons  donc,  comme  par- 
faitement acceptable,  la  chronologie  ([u'il  établit  des  poésies  amou- 
reuses  de   Deschamps.    Sur    les    oiizt^  ju-emiers  poèmes  ^  qu'il  cite 


1.  Lettre  publiée  par  E.  Dupuy.  A.  de  Vignij,  les  Aniiliés,  p.  150-151,  et  citée 
]i;ir  Lange,  Revue  d'Auvergne,  ibidem. 

'1.  Œuvres  complètes:,  t.  I,  j).  0,  cité  par  Laiigi',  ibidem.  Pour  le  Lamento,  Œuvres 
iomi>l<'li'.s,  I.  H,  p.  88. 

'.').   Revue  d'Auvergne,  ibidem,  p.   lUU-110. 

^.  Les  constantes  amours  d'Alix  et  d'Alexis,  ballade  d'après  Moncrif  ;  —  El- 
iiuiiue  ;  —  La  noce  de  Léonor  ;  —  Que  ne  suis-je  un  comte  ?  ;  —  L'IIermite. 

5.  Le  Sonnet,  écrit  à  Mortefontainc  (s.  date)  ;  —  le  Souvenir  de  Mortelontaine  ; 
—  Une  Fêle  ;  —  Rêve  ;  —  Le  matin  d'un  bal  ;  ■ —  Ae  croijez  pas  les  autres  ;  — 
Délire  ;  —  Le  Testament  du  poète. 


54  VÉRITÉ    ET    POÉSIE 

dans  son  étude,  si  l'on  excepte  le  TestamerU  du  poète,  deux  seulement  : 
le  Matin  du  Bal  et  Délire,  n'ont  été  publiées  qu'en  1841  ;  tous  les 
autres,  bien  «ju'un  jieu  ditFércnls  parfois  dans  le  détail  du  style  et 
portant  un  autre  titre,  ont  paru  en  1829  dans  les  Études,  c'est-à-dire 
dans  le  premier  recueil  qu'il  ait  publié.  Ou  ne  peut  objecter  à  M.  Lange 
que  deux  poèmes  qui  soient  datés  :  celui  qui  est  intitulé,  dans  son 
étude  :  Ne  croyez  pas  les  autres  *.  Que  disent-ils  à  l'infidèle  ces  autres  ? 

Vous  partez,  il  lanpiit,  et  se  meurt...  uu  instant  ; 
Puis  de  son  art  chéri  rappelant  la  ma  crie 
Il  voit  dans  votre  absence  im  sujet  délégie, 
Et  de  son  désespoir  se  console  en  chantant. 

Ce  sonnet  a  pour  titre  :  Vérité,  dans  les  Éludes  ;  il  porte  la  date 
d'avril  1829.  L'autre  ]>ièce  qui  porte  le  titre  d\4dieu,  dans  les  Études, 
et  que  M.  Lange  ne  cite  pas,  est  datée  de  mars  1829  et  se  com]>ose  de 
ces  deux  strophes  : 

C'était    nue   douce   habitude, 
Celle  de  vous  voir  tous  les  jours. 
Hélas  !  chaque  chose  a  son  coups  ; 
Tout  fuit  :  gloire,  plaisir,  étude, 
Amitié...  même  les  amours.  — 
Mon  âme  entière  à  votre  perte, 
Où  fixer  mes  yeux  cl  mes  pas, 
Parmi  cette  foule  déserte 
Où  demain  vous  ne  serez  pas  ! 

Ils  me  disent  qu'il  faut  sourire 
Aux  fleurs,  sourires  du  printemps  ; 
Que  rhirondelle  et  le  zéphire, 
Doivent,  jusques  à  dix-sept  ans, 
Rajeunir  mon  cœur  et  ma  lyre... 
Mais  je  vois  tout,  sans  y  songer, 
Le  soleil  y  perd  sa  puissance, 
Et  je  ne  sais  qu'à  votre  absence 
Combien  les  jonrs  vont  s'allonger. 

Il  est  vrai  que  cette  poésie,  comme  la  précédente,  ])rul  très  natu- 
rellement sans  cesser  d'être  inspirée  par  riiistoire  d'amour  que 
suppose  M.  Lange,  appartenir  à  une  période  éloignée  d'au  moins  dix 
ou  douze  ans  de  la  crise  qu'il  situe  autour  de  1815.  La  première  ne 
déveloi>pe  que  le  thème  général  de  la  sincérité  du  poète,  la  seconde 
peut  faire  allusion  à  quelque  voyage,  à  une  séparation  survenue  après 
que  les  amants  s'étaient  revus. 

1.  Poésies  d'Émilc  Dcschanips.  Édition  18'il,  p.  186. 


T.E    POÈTE     ÉLÉGIAQVE  55 

Une  objection  plus  forte  pourrait  être  tirée  du  poème  intitulé 
Pensée  dans  les  Etudes  ;  car  il  contredit  formellement  la  thèse,  si  l'on 
prend  les  vers  de  l'avant -dernier  couplet  à  la  lettre.  Le  poète  pleure 
sur  sa  jeunesse  envolée. 

Oh  !  qui  me  rendra  ma  jeunesse, 
Ma  jeunesse  de  dix-l\uit  ans 


Age  où  la  famille  est  complète, 
Age  où  l'on  aime  pour  toujours. 


Et  voici  le  dernier  couplet  : 

Heureux  du  moins  (et  je  l'éprouve) 

Si  dans  la  femme  de  son  choix 

Celui  qui  perdit  tout  retrouve 

Un  écho  de  ces  douces  voix, 

Un  ressouvenir  de  ces  âmes, 

Un  reflet  des  regards  lointains, 

Qui  l'échauiïaient  comme  des  flammes, 

Et  comme  elles,  se  sont  éteints  ^  ! 

Cette  pièce  est  de  1829  et  prétend  être  un  aveu  d'amour  conjugal. 
Il  est  vrai  que  placée  comme  elle  l'est,  à  la  fin  du  recueil  des  Études, 
elle  semble  faite  pour  altcniier  l'effet  de  toutes  ces  élégies  trop  fré- 
missantes, mais  on  peut  craindre  de  s'aventurer  d'autre  part  en 
suivant  M.  Lange  jusqu'au  bout  de  ses  conjectures.  En  ces  déhcates 
matières,  le  moindre  petit  document  vaut  mieux  que  les  plus  ingé- 
nieuses suppositions,  et  malheureusement  aucun  fait  ne  vient  appuyer 
l'hypothèse. 

^L  Lange  a  été  accueilli  par  les  hôtes  du  château  de  Chassaigne  : 
ils  n'ont  j»u  le  renseigner  sur  ce  point  obscur  de  la  vie  sentimentale 
du  poète.  —  M™^  de  La  Sizeranne,  qui  nous  a  confié  tant  de  détails 
conccinant  la  vie  privée  d'Emile  Deschamps  dans  sa  jeunesse,  l'a 
connu  quand  il  était  retiré  à  Versailles.  Bien  entendu,  cela  n'a  pu 
l'éclairer  en  rien  sur  des  événements  bien  antérieurs.  Mais  ses  parents 
étaient  les  amis  intimes  du  poète.  Elle  s'étonne  qu'un  pareil  roman 
ait  pu  se  dérouler  dans  la  vie  d'Emile  Deschamps,  et  que  soji  père  et  sa 
mère  n'en  aient  rien  su.  Il  faut  avouer  que  cela  est  en  effet  bien  singu- 
lier, surtout  si  on  incline  à  penser  avec  M.  Lange,  que  Chassaigne  a  été 
le  théâtre  d'un  des  derniers  épisodes  de  cette  histoire  d'amour.  Les 

1.  Éludes  françaises  et  étrangères,  p.  313.  Nous  no  résistons  pas  au  plaisir  de 
publier  quelques  fragments  de  la  Ictlrc  que  M.  Lango  nous  a  écrite  pour  répondre 
à  nos  objections,  à  nos  remarques.  On  la  trouvera  en  appendice  (n*»  2). 


56  VKIUTÉ     K  r     PO  KSI  F. 

lif)les  (le  Chassaijrne  étaieiil  alors  comme  ils  le  soûl  encore,  en  rela- 
tiojis  étroites  avec  ceux  du  château  de  BeauseniMant  et  les  De  Croze 
comme  les  La  Sizeranne,  (|ui  recevaient  quelquefois  le  poète  et  sa 
friiiMic  daii>  leurs  jiriqtriélés,  les  ficquciilaienl  assidûment  tous  les 
hivers  à  Paris. 

Faut-il  croire  (luÉiniU'  Dcschauqis  fui  à  tel  point  «  secret  »  ? 
«  Sa  femme,  nous  dit  la  comtesse  Dash,  élail  fort  jalouse  »  ^.  11  était 
adoré  d'elle  ;  faut-il  admettre  cpie  sa  reconnaissance,  jointe  au -souci 
de  s«m  repos,  soit  une  ex])licalion  sullisante  des  attentions  qu'il 
avait  pour  elle?  Il  montrait,  paraît-il,  dans  le  monde,  une  ingéniosité 
merveilleuse  à  la  faire  ])araître  spirituelle...  Victor  Pavie,  qui  les 
connaissait  bien,  constate,  dans  ses  Souvenirs  ^,  l'air  de  bonheur  qui 
relouait  chez  eux...  En  déjiil  de  la  séduisante  cxéj^èse  que  M.  Lanj^e 
a  faite  de  ses  poèmes,  il  faut  tenir  ii>iii|iif  (l«i  1  inqu'cssion  constante 
(pril  laissa  à  tiuis  ceux  (jui  rmit  \\i  xixrc.  1!  \ivail  en  somme  heureux 
eu  ménaf^e. 

Ceci  n'empêcherait  ])as  d'ailleurs  (piil  eùl  connu  le  cha^iiii  \  if  et 
raiiKTtiimf  d'un  amour  déçu.   Mais 

Tout  fuit  :  jjloire.  plaisir,  élntle. 
Ainilié....  même  les  amours... 

(in  ne  doit  jias  oublier,  (piand  on  j)arlc  d  l'Emile  Dcscbamps,  (|u'il 
est  de  la  lignée  des  Marot,  des  Voiture,  des  Lafontaine  et  desChaulieu, 
et  que  dans  ces  natures  extrêmement  flexibles,  ironiques  et  tendres, 
sensibles  et  légères,  la  contradiction  des  sentiments  n'est  jamais 
tragitpie  et  que  le  conflit  entre  le  Rêve  et  la  Vie  se  dénoue  sans  crise. 
Malgré  bien  des  ressemblances  apparentes,  Descham])s  n'est  ])oint 
tel  ([ue  Musset,  et  ce  n'est  pas  un  «  enfant  du  siècle  »  que  ce  chef 
romantique.  Est-ce  sa  faute  s'il  connut  tous  ces  grands  lyricjues 
df  1830  ?  Il  les  aima,  il  les  imita,  il  parla  leur  langage  :  mais  au  fond 
iJ  ne  sentait  pas  comme  eux.  J'exagère  sans  doute,  mais  c'est  à  des- 
sein, pour  dire  en  face  de  M.  Lange,  qui  a  si  (inemeni  dégagé  la  libre 
romantique  de  son  co-ur,  <jue  ce  oiMir  biillait  suivant  un  rythme 
classique. 

Ou  peut  faire  assez  lion  marché  de  son  Lainenlo  et  mettre  plul»jt 
l'accent,  (juand  on  parle  de  lui.  sur  ses  ])oésies  légères  (pil  sont  l'es- 
senco  originale  de  ses  œu\res.  Tout  le  reste,  et  son  romantisme  en 
bJ+ic,  c'est  avant  tout  jeu  il*-  rinlelligence  et  de  l'inuiginalion,  curio- 
sité d'esprit. 

t.  Mémoires  des  autres,  par  !;>  (.'*'"'  l'a  ii,   t.    IV,  p.  lO'i. 
2.    l'avir-   (Victor).  Oùi\'rr-i  clioisirs,   I.    II.   |>.   l'iô. 


LE     MARIAGE    d'uN    POETE  57 

Une  autre  objecllon  de  détail,  mais  qui  n'est  peut-être  pas  sans 
])ortée  :  M.  Lange  fait  non  sans  raison  grand  cas  des  deux  pièces 
charmantes  dans  son  œuvre  élégiaque,  qui  sont  datées  de  Mortefon- 
taine  ;  il  lui  semble  que  ces  beaux  lieux  aient  été  le  théâtre  initial  de 
la  romanesque  aventure  comme  les  horizons  de  Chassaigne  en 
encadrèrent  le  dénouement.  Cela  ne  va  pas  sans  dilhculté,  car  la 
jeune  fdle  qui  lui  inspira  les  vers  de  Mortefontaine  peut-elle  être  une 
autre  que  cette  énigmatique  Anna  Daclin  ^  que  tous  ceux  qui  ont 
étudié  Emile  Deschamps  rencontrent  en  maintes  pages  de  ses  écrits  ? 
M.  Lange  rappelle  justement  ce  cjui  s'oppose  à  ce  ([ue  celle  jeune 
femme,  chère  à  Deschanips,  et  qui  semble  avoir  toute  sa  vie  rivalisé 
d'esprit  et  de  gaieté  avec  son  vieil  ami  d'enfance,  soit  l'héroïne 
romantique  du  Retour  à  Paris,  mais  il  n'a  pas  examiné  la  question  de 
savoir  si  la  sœur  (alors  aimée  par  Emile  et  célébrée  par  lui)  de  «  Laure 
et  de  Calixte  »  ne  serait  pas  cette  Anna  dont  «  la  voix  d'ange  »  nous 
csl  attestée  par  maints  passages  de  la  correspondance  de  Deschamps, 
cette  Anna  qui  fut  élevée  à  Ecouen,  qui  passait  avec  ses  parents 
l'été  à  Ermenonville  et  y  organisait  de  délicieuses  parties  de  cam- 
pagne avec  Emile  Deschamps  et  Victor  Hugo. 

Il  faut  l'avouer,  nous  avons  en  vain  cherché  à  pénétrer  le  myslère 


1.  Cf.  Ernest  Dupuy,  Alfred  de  Vigni/.  I.  Les  Amitiés,  p.  137.  Anna  Daclin 
fit  dans  l'autonint'  de  1823  un  voyage  à  Dieppe  avec  M.  et  M"^^  Emile  Deschamps. 
Dans  une  lettre  que  Deschamps  écrivit  à  A.  de  Vigny  le  23  oct.  1823,  il  dit  avec 
enthousiasme   : 

A  tout  l'esprit  et  toute  la  grâce  que  je  lui  connaissais,  elle  a  joint  une  émotion  qui  devenait 
du  génie... 

Qu'avait-clle  donc  fait  pendant  ce  voyage  ?  Comme  les  trois  voyageurs  avaient 
fait  une  promenade  en  mer,  la  jeune  femme  avait  récité  à  ses  compagnons  «  une 
bonne  partie  du  2^  chant  d'IIélèna».  Ces  grands  amateurs  de  vers  avaient  emporté 
dans  leur  promenade  ce  poème  que  le  comte  de  Vigny  venait  de  publier  et  aussi' 
('  quelques  poésies  de  Soumet  et  de  Lamartine  ». 

Cette  amie  intime  de  M.  et  de  M'"*'  Desehamps,  sur  laquelle  nous  n'avons 
pu  trouver  aucun  renseignement  biographique,  paraît  avoir  adoré  la  poésie, 
la  musique  et  la  campagne,  si  nous  en  croyons  le  poète  qui  lui  a  dédié  au  moins 
dcu.\  de  ses  poèmes  (cf.  Œuvres  coniplcles,  t.  I,  p.  185  et  223).  Nous  trouvons  son 
souvenir  invoqué  à  la  fin  du  funèbre  Lamenlo  d'Emile  Deschamps  [Ihid.,  t.  IF, 
f).  99).  ce  qui  n'empêche  pas  que  cette  dame  semble  avoir  été  pour  le  poète 
l'image  de  la  gaieté  en  personne.  Elle  passait,  dans  sa  jeunesse,  avec  sa  mère 
et  ses  sœurs,  les  mois  d'été  à  la  campagne  dans  ces  délicieuses  régions  de  Morte- 
fontaine  et  de  Chaalis  que  Gérard  de  Nerval  a  immortalisées,  et  c'est  là  que  ces 
dames  recr-vaient  leurs  amis,  Emile  Deschanips,  Alfred  de  Vigny,  Victor  i  fugo. 
Hugo  et  Deschamps  ont  toute  leur  vie  pris  un  vif  |)laisir  aux  jeu.v  il  "esprit, 
acrostiches,  bouts  rimes.  Le  calembour  faisait  leurs  délices.  M"»*^  Anna  Daclin 
excellait  dans  ce  genre,  el  la  lettre  inédite  que  nous  donnons  en  appendice 
(n"  3)  nous  donnera  une  idée  des  plaisirs  qu'on  goiltait  en  1828  à  Mortefontaine 
entre  poètes  romantiques. 


58 


VERITE    ET    POESIE 


dont  M.  Lange  a  soulevé  le  voile.  Tant  que  nous  n'aurons  pas  obtenu 
des  clartés  nouvelles,  de  ces  clartés  qui  jaillissent  d'un  document 
écrit  et  de  la  confidence  d'un  témoin  de  celte  époque  évanouie,  il 
faudra  nous  en  tenir  à  une  conclusion  modeste  :  Oui,  Emile  Des- 
chanq)s  a  aimé,  et  cet  amour  a  inspiré  heureusement  le  poète.  Main- 
tenant (juclle  est  la  part  de  réalité  que  recou\Tent  les  œuvres  de 
son  imagination,  il  est,  pour  le  moment,  presque  totalement  impos- 
sible de  l'apercevoir.  Le  rap]Hirt  que  l'on  croit  saisir  entre  son  Retour 
à  Paris  et  ses  Juvcnilia  brille  d'abord  comme  un  éclair  et  presque 
tout  retombe  dans  la  nuit  ^. 


11 


C'est  à  Vincennes,  probablement  à  léiioque  où  le  jeune  fonction- 
naire faisait  auprès  du  général  Daumesnil  son  métier  de  héros  d'oc- 
casion, qu'il  fut  mis  en  relations  avec  la  famille  Viénot.  M.  Viénot 
était  notaire,  et  c'est  la  fille  d'un  notaire,  M^^*^  Aglaé  Viénot  que,  par 
une  faveur  des  dieux  averrunci  qui,  selon  les  Anciens,  détournaient 
les  mauvais  présages,  notre  romantique  épousa. 

Il  n'entra  pas  dans  le  mariage,  comme  un  des  héros  do  ses  contes  ^ 
«  au  moment  de  ]>rendre  ses  quartiers  d  hiver  ».  Emile  Deschamps, 
nous  dit  «  qu'un  beau  jour  on  le  maria,  l'âge  lui  rendant  la  solitude 
trop  vive  ». 

Notre  jeunesse,  ajoute  le  poète,  nous  tient  compagnie  comme  le  feu. 
0  Jeunesse  !  il  y  a  dans  la  délicieuse  Arabelle^  de  Jules  de  S'-Fclix,  qua- 
rante vers  qui  commencent  ainsi  ;  je  n'aurais  qu'à  vous  en  dire  quatre, 
vous  ne  voudriez  plus  entendre  autre  chose.  Tout  le  cortège  des  illusions 

1.  La  tristesse  profonde  dont  nous  verrons  plus  loin  que  les  derniers  vers  du 
poète  vieillissant  sont  empreints,  apparaît  à  M.  Lange  non  seulement  comme  frrossie 
par  les  déceptions  inévitables  d'une  vie  humaine,  mais  comme  ayant  leur  source 
dans  une  primitive  déc<'ption  d'amour.  —  A  vrai  dire  je  crois  <|ue  la  vie  de  notre 
poète  fut  tout  à  fait  désemparée  quand  en  1855  il  perdit  sa  femme.  I^a  mort 
de  "  sa  chère  Aglaé  n  l'a  réellement  frappé  d'une  tristesse  incurable.  Elle  «branla 
même  dé-fînilivement  sa  santé. 

Nous  savons  d'autre  part  que  son  mariage  avec  M"*^  Viénot  avait  rempli 
de  joie  son  vieux  père.  Faudrait-il  croire,  comme  la  remarque  df  Paul  Foucher 
nous  y  invite,  que  l'amour  conjugal  fut  chez  lui  une  des  conséquences  de  son 
incontestable  piété  filiale  ?  Ce  serait  assez  piquant  ri  trop  peut-être  pour  être 
vrai. 

2.  Le  Goui'crneiir  de  la  Samaritaine,  t.  II i  des  Œ.  c,  p.  108. 

3.  Jules  de  S'-Félix,  Le  Roman  d'Arabelle,  par  Féli.v  d'Amoreux  de  S'-Félix. 
Paris,  U.  Cancl,  1834,  in-8°. 


MADAME    EMILE    DESCIIAMPS  59 

nous  quitte  au  milieu  de  la  vie,  et  alors  il  faut  quelqu'un  pour  achever 
la  route.  Alors,  quand  on  n'a  pas  pu  se  marier  selon  son  cœur,  dans  la 
maison  où  l'on  avait  un  cœur,  on  se  marie  par  sagesse. 

Emile  Deschamps  connut-il  cette  extrémité  ?  C'est  une  délicate 
question  que  nous  ne  nous  flattons  pas  d'avoir  résolue.  En  tous  cas, 
il  y  avait  un  cœur  digne  d'inspirer  une  grande  tendresse  dans  la 
maison  où  il  fut  accueilli,  jeune  encore,  à  peine  âgé  de  vingt-six  ans. 

^jme  Emile  Deschamps  n'était  point  helle,  encore  qu'elle  eût  «  des 
yeux  bleus  »,  dont  le  poète  célébrait  le  charme,  et  des  «  cheveux  noirs  » 
admirables.  Elle  ne  se  piquait  pas  d'avoir  de  l'esprit,  et  sut  pourtant 
pendant  quarante  ans  diriger  la  maison  d'un  homme  qui  en  avait 
infiniment.  Emile  Deschamps  n'avait  qu'une  fortune  modeste,  et 
tout  ce  que  Paris  comptait  de  supériorités  et  de  talents,  un  demi- 
siècle  d'illustrations  passa  dans  son  salon.  Ce  que  de  telles  circons- 
tances demandaient  à  une  maîtresse  de  maison  d'ingéniosité  perpé- 
tuelle, de  merveilleuse  stratégie,  remplissait  d'admiration  les  amis 
de  cette  simple  et  charmante  femme.  On  honorait  le  dévouement 
dont  elle  avait  entouré  la  vieillesse  de  son  beau-père.  C'est  elle  qui 
secondera,  aux  heures  difTiciles,  l'amitié  secourable  d'Emile,  pour  son 
frère,  le  pauvre  Antoni  ;  elle  saura  conseiller  et  retenir  aussi  la  géné- 
rosité toujours  prête  de  son  mari.  Enfin  elle  demeura  dans  un  milieu 
de  poètes  et  d'artistes  l'exemplaire  accompli  des  sérieuses  vertus  de 
la  bourgeoisie  d'autrefois,  et  l'on  peut  dire  qu'elle  trouva  sa  récom- 
pense dans  le  bonheur  qu'elle  créa  autour  d'elle.  Emile  Deschamps 
ne  cessa  pas,  tant  qu'elle  vécut,  de  lui  témoigner  la  plus  grande  ten- 
dresse ;  il  avait  l'habitude  de  rapporter  à  sa  douce  influence  ce  qu'il 
lui  arrivait  d'heureux  ;  c'est  en  partie  pour  elle,  pour  le  plaisir  qu'elle 
en  aurait  eu  que  cet  artiste  désintéressé  désirait  le  succès  et  rechercha 
si  longtemps  les  suffrages  de  l'Académie.  Il  ne  savait  se  passer  d'elle, 
et  c'est  à  elle,  à  eux  deux,  à  leur  ménage,  qu'il  songeait  sans  doute, 
quand  il  écrivit  la  jolie  page  que  voici  ^  : 

Quoique  jeune,  il  voyait  le  mariage  avec  les  yeux  d'un  homme  ])lcin 
d'une  vertueuse  raison.  Les  rapports  de  fortune  et  de  position,  quand 
ils  se  trouvent  joints  aux  qualités  de  cœur  et  aux  conformités  de  carac- 
tères et  de  sentiments,  lui  paraissaient  compléter  tous  les  gages  de  bon- 
heur d'un  ménage.  Une  afl'cclion  douce  et  raisonnce  étant  ce  qu'il  y  a 
de  plus  durable,  c'est  ce  qu'il  avait  toujours  éprouvé  pour  la  compagne  de 
toute  sa  vie,  et  il  ne  se  serait  jamais  marié,  s'il  ne  se  fût  senti  dans  le  cœur 
cette  profonde  et  sainte  tendresse  ;  il  avait  trop  d'honneur  et  <le  bonté 
pour  agir  autrement. 

1.  Deux  Amies,  t.  IV  des  CEuvres  rompl.,  p.  24.'J. 


C(>  VÉIUTÉ     ET    POÉSIE 

Emile  Deschamps  a  fait  souvent  la  guerre  aux  mauvais  ménages, 
l'ii  (le  ses  personnages  de  sa  comédie  du  Selnwurs,  dit  quelque  part  : 

J'ai  vu  des  quantités  de  choses  à  mon  âge... 
Mais  je  votidrais  enfin  voir  l'amour  en  ménage.  ^ 

Il  a  souvent  agité  cette  question,  l'.llr  fait  l'objet  de  ses  meilleurs 
contes, 

^  La  conception  aristocratique  du  mariage,  telle  que  le  xvni*^  siècle 
en  a  fourni  tant  d'exemples  ^,  cette  simple  communauté  d'intérêts 
et  de  titres,  qui  laissait  les  individus  parfaitement  libres  de  leur 
jiersonne  et  de  leur  cœur,  ne  disait  rien  qui  vaille  à  notre  moraliste, 
(ie  n'était  j>as  là,  disait-il,  «  mari  et  fenime  ».  «  Ils  vivaient  séparés  : 
enfin,  ce  n'était  pas  un  mauvais  ménage,  car  ce  iv'était  pas  un  mé- 
nage ».  —  (pliant  aux  sottises  que  l'amour-proiirc  et  la  vanité  font 
faire  aux  bourgeois  qui  veulent  s'allier  aux  nobles,  et  croient  que  la 
richesse  accorde  tous  les  droits,  même  celui  de  sortir  de  sa  condition, 
Emile  Deschamps  s'en  est  fort  amusé.  Il  faut  lire,  dans  la  Muse 
française,  sous  la  plume  du  Jeune  moraliste,  son  pseudonyme,  la 
])laisante  histoire  du  bon  M.  Godu,  une  sorte  de  George  Dandin  de 
réi)oque  de  la  Restauration,  «  mari  honoraire,  dit  spirituellement 
Paul  Foucher',  et  toléré  chez  sa  femme  dans  un  petit  entresol,  voisin 
des  beaux  a]ij»artements  où  elle  mène  grand  train  aux  frais  du  pauvre 

sot  *  )). 

Pour  conclure,  au  sujet  du  bonheur  conjugal  d'Emile  Doschamps  et 
de  sa  femme,  «  ménage  heureux  »,  selon  \  ictor  Pavie,  il  semble  bien 
(pi'ils  se  plaisaient  surtout  par  contraste  :  les  qualités  dont  l'un  man- 
quait se  trouvaient  chez  l'autre,  et  leurs  yeux  fins  savaient  le  recon- 
naître. Ce  fut,  si  l'on  peut  dire,  le  mariage  heureux  de  la  cigale  et  de 
la  fourmi.  Emile  Deschanqjs  était  une  cigale  ]t]cine  de  sens  et  de 
raison. 

Le  jeune  ménage  s'était  installé  à  Paris,  aussitôt  après  le  retour  des 
Bourbons.  Le  nouveau  gouvernement  ne  send)lc  ])as  avoir  tenu  long- 
tenqis  rigueur  à  Emile  Deschamps  de  ses  vers  malicieux.  Il  respecta 
d'ailleurs,  en  général,  la  situation  acquise  des  membres  de  l'admi- 
nistration  im|tériale,   et    le  jeime  receveur  des   domaines    continua, 

1.  Selmour.'i,  conn'dio  en  3  ados,  en  vers,  en  collaboration  de  M.  <l<-  La  Touche, 
repré.sentéo  pour  la  |ir<mière  fois  sur  le  Tlicàtrc  Favart  en  1818.  Œuvres  compl., 
t.  VI,  p.  7H. 

2.  Cf.  Qittitc  pour  lu  fiiur,  coniédif  par  A.  dr  Vifîii\  .  r<[>r«><  iii"'«-  le  30  mai  1833. 
Bruxelles,  1850.  in-16. 

.'î.    Paul  Foucher.  Len  Coulisses  du  passé,  p.  421. 

'i.   Muse  française,  1823,  t.  I,  p.  443,  et  Œuvres  complètes,  t.  III,  p.  77  et  sq. 


MADAME    EMILE     DESCHAMPS  61 

SOUS  la  direclion  de  son  père,  employé  supérieur  au  Ministère  des 
finances,  la  carrière  où  il  avait  débuté  à  \incennes. 

Nous  ne  savons  pas  la  date  de  l'installation  de  M.  et  de  M"^^  Emile 
Desclianips  rue  de  la  Ville-l'Evèque,  où  ils  ne  devaient  pas  tarder  à 
réunir  les  poètes  de  l'École  nouvelle,  mais  il  est  probable  que  pendant 
les  premières  années  de  leur  mariage  et  peut-être  jusqu'à  la  mort  de 
M.  Jacques  Deschamps  (1826),  ils  habitèrent  rue  Saint-Florentin. 
Nous  possédons  quelques  pièces  de  vers  du  vieillard  qui  témoignent 
de  la  joie  que  lui  ins})irait  la  présence  de  sa  belle-fdle. 

Voici  un  compliment  qui  date  de  1820,  le  jour  de  la  Saint-Louis  ^, 
avec  cette  dédicace  :  ^4  Aglaê,  pour  le  jour  de  sa  fête  : 

De  la  beauté  qui  plail  c'est  tous  les  jours  la  fête, 

Disait  en  langage  de  cour 
Au  siècle  des  fadeurs  le  plus  galant  i)oète  ; 
Et  moi,  ton  tendre  père,  heureux  de  ton  amour, 
Du  bonheur  de  mon, fils,  de  ta  vertu  parfaite, 
0  ma  fille  de  choix  !  chaque  jour  je  répète  : 
Mon  cœur  veut  te  fêter  à  chaque  instant  du  jour  ^  ! 

«  0  ma  fdle  de  choix  1  »  ce  cri  du  cœur  est  charmant,  mais  il  nous 
rappelle  la  malicieuse  remarque  de  Paul  Foucher  :  le  mariage  de  son 
fds  avait  fait  sans  contredit  le  bonheur  du  vieux  M.  Jacques  Des- 
champs. Voyez  encore  ces  vers  dédiés  :  ^4  mon  Aglaé,  pour  sa  fêle, 
le  jour  de  la  Saint-Louis,  1821  : 

Il  tient  de  nu)i  la  vie  et  (pickpies  dons  heureux, 
Notre  Emile  !  Ah  !  pour  moi,  qu'il  fut  plus  généreux  ! 
En  le  donnant  son  cœur,  il  surpassa  sa  mère. 
Le  bonheur  pour  moi  seul  n'est  plus  ime  chimère  : 
Une  fille,  deux  fils,  c'est  mon  bien  aujourd'hui  : 
Il  a  fait  plus  pour  moi  que  je  n'ai  fait  pour  lui  ^. 

C'était  un  jour  de  fête  rue  Saint-Florentin,  chaque  fois  que  le  jeune 
couple  était  là.  Voici  des  vers  ([ni  sont  datés  de  l'entrée  à  Paris  du  roi 
Charles  X,  le  mardi  28  septembre  182'i  :  le  vieux  fonctionnaire,  favora- 
ble au  nouveau  régime,  mêle  au  bruit  des  réjouissances  publiques 
un  écho  de  son  allégresse  domestique  :  Le  roi  entre  à  Paris,  mais 
ses  enfants  revieimcnt  de  voyage.  Alors  il  s'écrie  : 

De  mes  longs  et  beaux  jours,  ù  jour  le  ]ilus  prospère  ! 
Sois  à  jamais  béni  pour  les  dons  bienfaisants  ! 


1.  C'était  le  jour  do  frio  (l'I'^milc  Dr-.siliaiiips  et  de  sa   t(rniii> 

2.  Collection  Paignard.  Inédit. 
:3.    lt)iilrni. 


62  VÉRITÉ    ET    POÉSIE 

Fidèle  et  bon  Frauçais,  je  reçois  un  bon  père, 
Père  tendre  à  mon  tour,  j'embrasse  mes  enfants  ^. 

Quelles  que  soient  les  nuances  qu'il  nous  plaira  de  démêler  dans 
l'afFection  qui  unissait  le  poète  à  sa  femme,  il  est  certain  qu'il  lui  sut 
un  gré  infini  de  la  tendresse  qu'elle  inspira  à  son  père.  Elle  n'entra  Â 

pas  dans  sa  maison  pour  rompre  le  charme  du  passé,  mais  pour  le  ^ 

Continuer  et  le  faire  revivre. 

1.  Ibidem. 


CHAPITRE  IV 

Collaboration  avec  Henri  de  Latouche.  —  Deux  comédies  : 
«  Selmours  »  et  le  «  Tour  de  faveur  ».  —  Une  première 
campagne   romantique. 


Ces  premières  années  de  la  Restauration  sont  un  curieux  exemple 
de  mirage  historique.  La  France  nouvelle  crut  entrevoir  son  avenir 
dans  la  restitution  systématique  de  son  passé,  et  pour  se  ressaisir 
tout  entière,  elle  allait  consommer  ce  paradoxe  de  paraître  un  mo- 
ment plus  catholique  et  royaliste  qu'elle  ne  l'avait  jamais  été.  C'est 
cette  période  singulière,  inévitablement  condamnée  à  subir  de  vio- 
lents démentis  et  un  dénouement  malheureux,  qui  correspond  pour 
Emile  Deschamps  et  son  frère  à  l'époque  la  plus  heureuse  de  leur  vie. 

Ils  la  considéraient  avant  tout  en  poètes.  La  poésie  ne  se  distin- 
guait pas  alors  de  la  renaissance  du  passé.  Mais  ils  avaieuL  vingt  ans 
ou  à  peu  près,  quand  Louis  XVIII  monta  sur  le  trône,  et  ce  qui  leur 
agréera  toujours  dans  le  souvenir  de  son  règne,  c'était  le  charme  de 
leur  propre  jeunesse. 

C'était  là  le  bon  lomps,  c'était  notre  âge  d'or  ^  ! 

disait  Antoni.  Ce  temps-là  rappelait  à  Emile  de  délicieuses  illusions 
et  des  réalités  fort  douces,  le  salon  de  son  père  et  ses  premiers  succès . 
Emile  Deschamps,  comme  son  père,  aimait  passionnément  le 
théâtre.  Il  prit  une  part  active  au  triomphe  du  drame  romantique  ; 
nous  le  verrons,  pendant  toute  sa  vie,  préoccupé  de  faire  applaudir 
Shakespeare,  traduit  par  lui,  à  la  Comédie  française.  C'est  au 
Théâtre  Favart,  en  1818,  que  ses  amis  saluèrent  pour  la  première  fois 
devant  le  ])ublic  son  nom  associé  à  celui  de  Henri  de  Latouche  : 
le  2.3  juin  1818  fut  représenté  Selmours,  comédie  en  trois  actes,  en 
vers,  et  le  2.3  novembre,  le  Tour  de  Faveur,  comédie  en  un  acte,  en 
vors. 

1.   Antoni  DfS(^li.nnnps,  Dprniirrs  juirolcs,  XIX.  <i;)ns  l't'dilion  de  IS'iI,  p.  108. 


1)1  r.NF.     PIU:.MIERE     CAMl'AG.NE     ROMANTIQUE 

Quel  était  ce  tollaboratt-ur  du  premier  succès  rein])orté  par  p^mile 
Deschamps  ?  Lu  ami  d'enfance  et  de  plus  un  compatriote,  celui  (jui 
devait,  l'année  suivante,  faire  applaudir,  dans  1<^  salon  de  la  rue  Saint- 
Florentin,  les  Idylles  d'André  Chénier. 

Henri  de  Latouche,  de  son  vrai  nom  Hyacinthe  Thabaud  de  La- 
touche,  alors  âgé  de  33  ans,  n'en  était  pas  à  ses  débuts  dans  la  litté- 
rature. Il  avait  déjà  ébauché  une  tragédie  :  Denys  le  Tyran,  obtenu 
un  accessit  de  ]>oésie  au  concours  de  l'Académie  sur  ce  sujet  :  la 
Mort  de  Hotrou  (1811),  et  fait  représenter  à  l'Odéon  (Théâtre  de  l'Im- 
pératrice), une  comédie  en  im  acte,  les  Projets  de  Sagesse  ^.  où  Ton 
avait  applaudi  aux  saillies  d'un  jeune  fou  rpii  ]>romettait  bien  joli- 
ment de  devenir  sérieux  : 

La  raison  doit  enfin  disposer  de  ma  vie  ; 

Je  ne  veux  plus  du  lemps  fdllemenl  abuser, 

Et  je  n'ai  pas  vinpl  ans.  Monsieur,  pour  m'aniuser  ^. 

Latouche  était  à  cette  date  le  plus  en  vue  des  jeunes  poètes  de  la 
génération  nouvelle.  Curieux  des  littératures  étrangères,  il  s'essayait 
un  peu  avant  les  autres  aux  thèmes  qui  allaient  devenir  à  la  mode, 
et  dispersait  déjà  dans  les  ]>ériodiques  du  temps  ses  poésies  ^  qu'il  ne 
devait  rassembler  tpi'en  1833,  a])rès  (juc  ses  amis  eurent  recueilli 
pour  eux  seuls  la  gloire.  Il  s'en  j)laindra  jilus  tard  avec  beaucoup 
d'esju'it  et  non  sans  amertume  : 

Que  voulez-vous  ?  tandis  que  je  (i[arrnais  mon  pain  à  la  sueur  de  ma 
]>lume,  on  m'a  volé  mes  Apennins,  ou  ma  pris  mes  couvents,  on  s'est 
ylissé  dans  mes  donjons,  à  travers  mes  ponts-levis  et  mes  poternes  ;  on 
s'est  attribué  mes  revenants,  on  m'a  fripé  mes  vieux  linceuls  qui  étaient 

1.  Sur  h'S  dél>uts  lillrrairf-s  de  Latouche,  voir  yolice  sur  la  rie  et  les  ouvrages 
de  II.  de  Latouche  par  Cli.  de  Combciousse,  éditeur  de  Clément  XIV  et  Carlo  Ber- 
tinazzi...  par  H.  de  Latouche...  Paris,  M.  Lévy,  1867,  iii-8°,  p.  jv  et  v.  —  Voir 
aussi  S'*-Beuvc,  Causeries  du  Lundi,  t.  IH,  p.  ''»'77. 

2.  Les  Projets  de  Sagesse,  comédie  en  1  acte  en  vers  par  jM.  de  Latouche. 
Paris,  I3arba,  ISH,  in-8*>,  se.  jv,  p.  17.  —  Nous  verrons  plus  loin  qu'il  était  dès 
181 'i  en  relations  avec  un  lettré  alli-mand  qui  habitait  alors  Paris,  Dielil/.,  qu'il 
apprenait  avec  lui  la  langue  de  Schiller  et  traduisait  sous  sa  direction  Marie 
Sluart.  Cf.  Introduction  sur  Schiller,  dans  Marie  Sluart,  tragédie  en  5  actes, 
par  Frédéric  Schiller,  traduction  de  l'allemand  publiée  par  M.  de  Latouche... 
Paris,  Harba,  182U,  iii-8",  p.  v  et  vi.  Latouche  |)ublia  une  traduction  en  prose  de 
\a  Cloche,  «lans  la  Mincrie  littéraire,  en  1820. 

3.  Il  publia  sa  traduction  du  fioi  des  Aulnes  en  182.3,  dans  les  Tablettes  roman- 
tiques, et  donna  régulièrement  aux  Annales  romantiques  de  182.5  à  18^2  des  nou- 
velles en  prose  et  des  pièces  de  vers  :  Un  Président  du  X\'^  siècle,  le  Châtelain 
de  Crozan,  l'Ombre  de  Marguerite.  Il  y  publia  en  1828  sa  jolie  épîtrc  :  A  MM.  les 

•   Classiques.  Sur  le  même  thème  saliricjue,  voir  sa  satire  parue  en  1825  :  les  Clas- 
siques \'engés.   Paris,  Ladvorat,  in-S". 


HENRI    DE    LATOUCHE  65 

tout  neufs  il  y  a  dix  ans  ;  mes  fantômes  ne  sont  plus  que  des  marchands 
d'habits  galons  ;  je  passais  autrefois  pour  un  sorcier  et  maintenant  qu'on 
s'est  revêtu  de  ma  défroque,  le  magicien  n'a  plus  l'air  que   d'un   larron  ^... 

Latouche,  il  est  vrai,  se  montra  d'abord  fort  insoucieux  du  succès  ;  il 
fut  un  des  romantiques  de  la  première  heure,  mais  il  ne  nous  dit  pas 
que  la  malice  de  son  tjempérament  l'empêcha  de  profiter  de  cette 
avance. 

Esprit  frondeur,  il  eût  été  volontiers  fanfaron  de  vices  à  une  époque 
où  fréquemment  on  fut  hypocrite  de  vertus  ;  en  tous  cas,  ce.  libertin 
au  meilleur  sens  du  terme,  épicurien  à  la  manière  de  Stendhal  et  qui 
plus  tard  se  piquait  d'avoir  été  républicain  quand  personne  n'eût 
osé  l'être,  allait  s'ingénier  à  déplaire  comme  d'autres  s'appliquaient 
à  faire  leur  cour.  Il  ne  cessait  de  décocher  maintes  épigrammes  et  de 
faire  des  tours  pendables  à  des  ])ersonnes  aussi  dignes  de  respect  que 
la  duchesse  de  Duras,  aussi  influentes  que  le  vicomte  Sosthène  de 
La  Rochefoucauld,  surintendant  des  Beaux-Arts.  Son  ironie  ne 
ménageait  pas  même  ses  amis  :  il  eut  à  propos  de  Charles  Loyson, 
d'Ulrich  Guttinguer,  des  mots  d'enfant  terrible,  et  nous  verrons 
bientôt  (juelle  indignation  souleva  dans  le  camp  romanti({ue  son 
fameux  article  sur  la  Camaraderie  littéraire,  où  s'exprime  tout  entier 
l'esprit  mordant  du  chroniqueur  qui  devait  fonder  le  premier  Figaro, 

Emile  Deschamps  sut  rester  toujours  juste  à  l'égard  de  cet  homme 
d'esprit  que  tourmenta  la  Muse  de  l'épigramme.  Communauté 
d'origine  et  même  de  tempérament,  tout  les  rapprochait  au  début  de 
la  Restauration,  jusqu'à  leur  sympathie  pour  le  Premier  Empire  ^. 

En  1818,  Latouche  était  employé,  comme  Deschamps,  au  ministère 
des  finances.  Ses  oncles,  M.  Thabaud,  administrateur  de  la  Loterie, 
et  M.  Porcher  de  Richebourg,  ancien  conventionnel,  devenu  sénateur, 
sous  l'Empire,  l'avaient  fait  entrer  dans  les  bureaux  du  Comte  Fran- 
çais (de  Nantes),  directeur  des  Droits-réunis  ^ 

Nous  savons  d'ailleurs  que  le  jeune  employé  manquait  de  zèle,  et 
quand  nous  entendons  un  des  héros  du  Tour  de  Fai>eur  s'écrier  : 

...  pour  alimenter  la  verve  dramatique 

J'osais  porter  mes  vœux  sur  un  emploi  moditjue  : 

1.  Cité  par  Lcfèvre-Deumier.  Les  Célébrilés  françaises.  Paris,  F.  Didol, 
1889,  in-40,  p.  369. 

2.  Lf3  arts  les  passionnaient  Ions  les  deux.  Ils  firent  ensernl)li'  le  Salon  de 
1819  ».  Cf.  notre  ouvi'agc  intitulé  :  Desrharnp.s  flilcllnnlc  l/;irti(lr  sur  la 
Camaraderie  liltéraire  qui  le  brouilla  avec  ses  anciens  amis  parui  dans  la  Re^'ue 
de  Paris,  octobre   1829. 

3.  La  notice  de  Coniberousse,  loc.  cil.,  \>.  m. 


66  UNE    PREMIÈRE     CAMPAGNE    ROMANTIQUE 

«  Bureaucrate  et  poète  !  avec  un  tel  travers 

On  fait  toujours  fort  mal  ou  sa  place  ou  ses  vers,  » 

Me  dit  un  vieux  commis  ^. 

Nous  croyons  entendre  ce  «  vieux  commis  »  gronder  contre  l'inexac- 
titude de  Latouche  et  reprocher  à  Emile  Deschamps  sa  mauvaise 
écriture.  Ce  dernier  reproche,  l'aimable  homme  se  l'est  entendu  faire 
bien  des  fois  dans  sa  vie,  et  comme  ce  défaut  s'était  accentué  à  mesure 
qu'avec  les  années  sa  vue  baissait,  Lalouche  lui  aussi  le  lui  adressera 
un  jour,  dans  un  joli  sonnet  où  il  ra])iielle  à  Deschamps  le  souvenir 
de  leurs  années  de  service. 

Aulnay,  11  avril  (sans  indication  d'année). 

Sonnet  a  M.   Emile   Deschamps. 

Quand  npus  étions  tous  deux  plus  jeunes,  et...  commis, 
Vous  du  terrible  fisc  im  agent  débonnaire, 
Et  moi.  pour  les  péchés  que  plus  tard  j'ai  commis, 
l)u  bon  Français  de  Nante  humble  pensionnaire. 

Nous   avions   du   copiste  un  talent   ordinaire  ; 
Au  rang  des  plumitifs  on  nous  avait  admis. 
Un  seul  écrivait  mieux  :  l'expéditionnaire 
Avait   nom  Déranger  ;  noxis  nous   étions  soumis. 

Maintenant  qu'on  vous  cite  homme  de  goût,  de  style, 
Vous  griiïonnez  ainsi  cpi'un  procureur  hostile  : 
On  dirait  du  foyer  le  quinteux  animal. 

Laissez  l'hiéroglyphe  aux  courbes  insensées. 
Pitié  pour  notre  ardeur  à  saisir  vos  pensées  ; 
Comment  diable  écrit-on  et  si  bien  et  si  mal  ^  ? 

Ce  compliment  s]>irituel  adressé  par  Latouche  à  son  vieil  ami 
tjuelques  années  plus  tard,  Emile  Deschamps  le  méritait  déjà  en  1818, 
quand  ils  collaborèrent  à  leurs  deux  comédies,  et,  si  les  traits  pi(|uants, 
qui  n'y  sont  jtas  rares,  surtout  l'observation  ironique  des  travers  de 
la  société  et  particulièrement  ceux  des  journalistes  et  des  gens  de 
théâtre  doivent  être  attribués  de  préférence  à  J^atouche  ^,  ])lus  âgé 

1.  Œuvres  romplrtes,  t.  VI,  p.  22  :  Tour  de  /nceiir,  acte  I,  sr.  vin. 

2.  Collcclion  Paipiiard,  Inédit. 

3.  Voici  comnifiit  Dcscliamps  (dans  une  Icllrf  à  S**-Bouve,  publiée  par 
M.  Tourrir-ijx,  flans  \Wmateiir  d'autographes  (1910,  p.  11,  Henri  de  I^atouche  jieinl 
par  lui-même  et  par  les  autres]   jtifrnaif   l'écrivain   : 

Je  ne  saurais  vous  dire  la  finesse  des  vers,  la  distinction  des  plaisanteries,  réioquence 
des  personnaees,  quand  Latouche  me  disait  le  plan  des  scènes  et  certains  détails  improvisés, 
Puis  il  écrivait...  et  quelques  jolis  traits  seulement  surnajïoaicnt  dans  une  phraséolo;,'ie  filan- 
dreuse, obscure  et  incorrecte.  Je  lui  faisais  refaire  ;  il  refaisait  mieux,  mais...  mais...  pas  encore 


SELMOURS  (37 

que  son  collaborateifr  et  plus  avancé  dans  la  connaissance  de  ces 
milieux  et  de  leurs  intrigues,  il  ne  faut  pas  craindre  de  rapporter  à 
Deschamps  les  mérites  du  style.  L'art  de  bien  dire  était  déjà  son  souci 
dominant.  Àttribuons-lui  sans  hésiter  la  forme  élégante  du  dialogue, 
la  justesse  de  la  langue,  sa  grâce  aisée  et  surtout  l'usage  heureux  du 
vers  dans  la  comédie. 

On  y  a,  pour  ainsi  dire,  renoncé  de  nos  jours  :  la  technique  sévère 
du  Parnasse  et  la  création  au  xix^  siècle  d'une  langue  ]>oétique  infini- 
ment éloignée  de  la  prose,  ont  fait  perdre  aux  auteurs  comiques,  à  de 
rares  exceptions  près,  l'habitude  du  vers  que  Molière  sut  employer 
avec  une  égale  maîtrise  dans  la  comédie  de  caractère  et  dans  la  farce. 
Avec  Regnard,  Gresset,  Destouches,  la  tradition  s'en  était  conservée 
avi  xviii^  siècle,  en  dépit  des  progrès  de  la  prose  au  théâtre,  et  quand 
Deschamps  et  Latouche  songèrent  à  collaborer,  la  question  dut  à  peine 
se  poser  pour  eux  de  savoir  s'ils  écriraient  en  vers  ou  en  prose. 

De  toutes  les  pièces  qu'ils  avaient  vu  jouer  sous  l'Empire  et  dans 
les  premières  années  de  la  Restauration,  depuis  les  comédies  de  Fabre 
d'Eglantine  et  d'Etienne  jusqu'à  celles  de  Picard,  le  grand  comique 
du  temps,  la  plupart  étaient  écrites  en  vers.  Et  ce  vers-là  ne  se 
contentait  })as  de  traduire,  comme  celui  de  la  tragédie,  dans  les 
termes  les  plus  généraux  de  la  langue,  les  traits  d'une  psychologie 
conventionnelle  et  les  images  poéticjues  empruntées  aux  chefs-d'œuvre 
du  xvii®  siècle,  il  servait  à  la  discussion  des  grands  problèmes  de 
l'heure  présente  :  le  mariage,  l'éducation,  la  jxdi tique,  et  ce  fait  qu(! 
le  vers  de  Picard,  de  Gresset,  de  Regnard,  de  Molière  peut  tout  dire, 
accueilhr  l'expression  de  la  plus  charmante  poésie  comme  aussi  les 
détails  de  l'existence  quotidienne,  qui  exigent  un  vocabulaire  usuel 
et  terre-à-terre,  Emile  Deschamps  ne  mancpiera  i)as  de  s'en  souvenir, 
quand  éclatera  la  guerre  parmi  les  partisans  du  drame  romantique, 
entre  ceux  qui  ne  le  concevront  (ju'écrit  en  prose,  et  ceux  qui  défen- 
dront les  vers  au  théâtre. 

Tout  le  mérite  de  la  petite  comédie  de  Selniuurs  est  bien  dans  le 
style.  Mais  il  n'est  (jue  là,  et  c'est  de  beaucoup  la  moins  intéressante 
des  deux  comédies  écrites  pai'  L;iI<mi(Ii(;  et  Desclia;iips.  |<llle  ii'eut 
d'ailleurs  auctin  succès. 


bien.  Enfin,  malgré  les  succès,  j'avais  tout  récril  de  nouveau  sans  le  lui  dire,  cl  j'ai  là  ces  deux 
comédies  avec  un  style  et  une  versification  refondus,  tant  je  soutirais  de  voir  cet  esprit  si 
mai  servi  par  son  talent.  Maintenant  les  deux  moitiés,  la  sienne  et  la  mienne,  se  ressemblent  • 
elles  sont  mal  du  moins  de  la  même  façon. 

Et  pourtant  il  avait,  même  sous  la  plume,  des  alliances  de  mots  charmantes,  poétiques 
élégantes.  11  avait  les  éléments  de  tout  ;  mais  le  tissu  manquait  sous  les  fleurs  brodées  et  cela 
dans  la  plaisanterie  comme  dans  le  sérieux. 


68  UNE    PREMIKHF.     CAMPAGNE     ROMANTIQUE 

Le  sujet  ^  en  est  cependant  tiré  des  innombrables  contradictions 
que  suscitent  dans  le  cœur  humain  l'amour  et  d'autres  sentiments 
moins  individuels.  Le  jeune  lord  Selmours  aime  la  belle-sœur  du 
bon  M.  Pickle,  baronnet  anglais  ;  il  est  aimé  d'elle  ;  mais  il  croit 
devoir  obéir  à  la  prière  d'un  oncle,  son  bienfaiteur,  qui,  en  mourant  lui 
a  laissé  sa  fortune  et  sa  fille,  et  le  supplie  dans  son  testament  d'épouser 
son  enfant.  —  Lord  Selmours  est  un  esprit  indécis,  spleenétique.  11 
ne  sait  que  faire  et  se  voit  en  butte  aux  épigrammes  de   M.  Pickle  : 

Naissance,  esprit,  grand  cœur,  vous  tenez  tout  du  ciel, 
Tout,  hors  le  caractère,  et  c'est  l'essentiel  ^. 

Bien  entendu,  le  pauvre  garçon  ne  sortirait  i)as  de  ses  hésitations 
si  la  jeune  Jenuy,  que  son  oncle  lui  destinait,  n'aimait  un  autre  (pie 
Jui,  sir  Robert,  le  propre  fils  de  M.  Pickle.  L'intrigue,  assez  claire, 
languit  cependant,  parce  qu'aucun  des  personnages  n'est  dépeint 
dans  la  pièce  en  traits  attachants.  Les  auteurs  n'ont  pas  su  mettre 
suffisamment  en  relief  ce  personnage  de  Selmours,  qu'il  n'était  peut- 
être  ])as  facile  d'attraper,  puisque  son  caractère  est  précisément  de 
n'en  point  avoir. 

Il  n'y  a  vraiment  qu'une  scène  amusante  au  cours  de  ces  trois 
actes,  c'est  un  ])ur  épisode  où  l'on  voit  la  soubrette  Faiiny  repousser, 
sans  hésitati(»n  au  moins,  et  même  avec  une  gaillardise  d'expression 
charmante  les  propositions  du  honhoiuinf  Phrasius,  le  gouverneur 
du  jeune  lord. 

Fannv. 
Mon  cher  monsieur,  pour  moi  lintérêl  n'est  de  rien 
Dans  le  choix  d'un  mari  :  mais  retenez-le-bien, 
Je  mettrais,  si  de  vous  j'acceptais  pareille  nllre, 
La  dot... 

Phrasus. 
Où  ? 

l- ANNY. 

Dans   mon   lit. 


1.  Lf  sujet  de  la  pièce  n'osi  pas  de  leur  inviilioii.  Ils  l'ont  emprunté  à  un 
recueil  d<'  youi'elles  noin'elles,  par  M.  do  Floriaii...  Paris,  Didol,  1702,  in-S". 
liirn  qu'assez  fade  de  couleur  et  de  ton,  ce  recueil  se  présente  comme  un 
ensemble  d'études  morales,  de  traits  de  mœurs  et  de  caractères  empruntés  ù 
tous  les  peuples  de  l'Europe  et  du  monde.  Telle  nouvelle  est  allemande  ou 
espagnole,  ou  grecque,  telle  autre  persane,  sicilienne,  africaine,  savoyarde, 
indienne.  Selmours  est  une  nouvelle  anglaise.  C'est  un  joli  pêle-mêle  d'obser- 
vations superficielles. 

2.  Selmours,  acte  I,  se.  i,  dans  les  Œia'rea  complètes,  t.  VI,  p.  40. 


le   tour   de   faveur  69 

Phrasius. 
Et  l'époux  ? 

Fanny. 

Dans  le  colTre  ^. 

La  petite  pièce  du  Tour  de  Faveur  a  de  tout  autres  mérites. 

Écrite  aussi  jolimeut  que  la  ]>récédeute,  elle  oiîre  une  satire  pic[uante 
de  la  société  littéraire  du  temps.  Elle  eut  un  vif  succès,  puiscîu'elle 
donna  lieu  à  cent  représenlalions  2,  et  l'on  peut  répéter  encore 
aujourd'hui  le  jugement  que  Paul  Foucher  porte  sur  elle  :  «  Le  Tour 
de  Faveur  repris  ne  vieillirait  ])oint,  dit-il,  parce  qu'il  a  l'empreinte 
de  l'époque.  Ce  serait  au  Théâtre  français  une  bonne  gravure  de  la 
Restauration  à  côté  des  tableaux  de  maître  du  xvii®  siècle  et  des 
pastels  du  xviii®  ^.  » 

La  donnée  même  est  fort  plaisante.  On  a  joué  dans  la  soirée  préci- 
sément au  Théâtre  français  :  Philopœmen,  une  tragédie  que  l'on  dit 
l'œuvre  d'un  jeune  homme  de  17  ans.  M.  Lormon,  bourgeois  parisien 
qui  hal)ite  en  été  à  Auteuil,  s'y  est  rendu  avec  sa  nièce  Juliette,  et  la 
jeune  fille  qui  soupçonne  que  l'auteur  n'est  autre  qu'un  jeune  officier 
en  demi-solde,  qu'elle  a  rencontré  dans  un  bal,  revient  à  la  maison 
transportée  d'enthousiasme.  Elle  fait  un  récit  de  ce  triomphe  au 
journaliste  Verdelin,  qui  aspire  à  sa  main.  L'envieux  critique,  qui 
n'a  pas  vu  la  pièce,  se  propose  de  la  déclarer  détestable  dans  un  article 
qu'il  rédige  aussitôt  contre  elle. 

Mais  Lormon  a  rencontré  l'autour  dans  les  coulisses  ;  c'est  un  de 
ses  anciens  amis,  le  riche  négociant  Gerval,  l'oncle  du  jeune  ollicier  en 
demi-solde,  ce  héros  du  jour,  l'ancien  soldat  de  l'armée  impériale  et 
qu'(»n  applaudissait  pour  taquiner  la  censure,  ])our  braver  le  gouverne- 
ment de  la  Restauration  ;  songez-y  donc  • 

Il  était  militaire  avant  qu'on  fît  la  paix  *  ! 

La  sur])rise  de  Verdelin  et  de  Juliette  n'est  pas  médiocrement 
divertissante,  quand  ils  voient  entrer  dans  la  villa  d' Auteuil  l'auteur 
qu'ils  croyaient  tout  jeune  et  qui  est  un  septuagénaire.  En  vérité 
la  tragédie,  qui  a  eu  un  lour  de  /aceur,  était  reçue  au  Théâtre  frarçais 
depuis  environ  quarante  ans.  L'auteur  avait  bien  dix-sept  ans  et 
c'était  un  ])oète  et  un  amoureux,  quand  il  conq>osa  son  chef-d'œuvre, 

1.  Selmours,  acte  I,  se.  vi,  (Jiuyre.s  roinplrles,  l.  VI,  p.  65. 

2.  Achille  Taphanel,  Notice  sur  Emile  Dcsrliunips,  p.  25. 

3.  Paul  P'oucher.  Les  Coulisses  du  Passé,  p.  420. 

4.  Tour  de  faiseur,  acte  I,  se.  viii,  Œuvres  complètes,  t.  VI,  p.  24. 


70  UNE    PREMIÈRE    CAMPAGNE    ROMANTIQUE 

mais  il  a  en  le  teni])s  de  s'enrii:b.ir  el  ilc  vieillir  avciiit  (pie  l\ti  s»-  fùl 
décidé  à  jouer  sa  jnèce.  —  Emile  Deseham])s  raillait  fort  plaisam- 
ment la  lenteur  ai)i)ortée  par  les  théâtres  à  re])résenler  les  ]nèees 
nouvelles,  et  ]uiisque  ce  n'était  |»as  l'ollice  du  ])oèle  satiiicpie  de  nous 
ra])]>eler  l'enthousiasme  que  soulevèrent  chez  les  lettrés  du  premier 
Empire  des  acteurs  comme  Talma  et  Latent,  il  avait  hien  le  droit  de 
laisser  entendre  que  ce  ne  seraient  pas  ces  interprètes  des  chefs- 
d'œuvres  classiques  qui  favoriseraient  les  innovateurs  et  faciliteraient 
la  réforme  de  la  scène,  l'éclosion  du  drame  nouveau,  en  un  mot, 
l'évolution  théâtrale.  D'autre  part  Deschamps  ne  se  doutait  pas 
que  le  cas  qu'il  mettait  sur  la  scène  en  1818  serait  celui  de  son  Roméo, 
reçu  aux  Français  en  182(),  et  (jui  n'aura  pas  son  tour  de  faveur,  ])uis- 
que  cette  pièce  ne  fut  jamais  jouée.  Ainsi  notre  poète,  par  anticipa- 
tion, s'est  vengé  de  l'ironie  du  sort. 

Il  faut  lire  le  charmant  récit  des  aventures  de  la  tragédie  de 
Philo[)œmen  et  de  son  auteur. 

Je  me  flattais  dans  l'âge  aux  folles  hardiesses 
Pour  les  représenter  qu'on  recevait  les  pièces  ^. 

La  satir(î  du  imuule  des  théâtres  est  assez  joliment  conduite. 
Ger\al  i'e\ieiit,  iiiiliiomiaire.  au  théâtre  où  \[  avait  en  \ixui  postulé, 
quand  il   était   jeune. 

Méconnaissable  à  tous,  quelques  vieilles  ouvreuses 
N  ont  reconnu  de  moi  que  mes  mains  généreuses. 
Les  acteurs  ?...  Comnie  avant  la  révolution, 
Plus   paresseux   encore. 


Se 


conserve. 


\'  K  R  n  i;  L I N . 
(  )h  !   la    tradition 

riKRVAI,. 


Lue  duègne,  autrefois  jeune  actrice, 
Qui  récitait  mes  vers  d'une  voix  protectrice, 
Et  qui  malgré  tant  d'âge  el  de  calamités, 
Nous  représente  encore  les  ingénuités. 
Se  lève,  et  me  frappant  sans  façon  sur  l'épaule, 
Par  droit  d'ancienneté  me  demande  mon  rôle  ^. 

En  lin  le  succès  même  de  sa  pièce  cause  au  vieillard  tant  de  tribu- 
lations qu'il  y  renoncerait  volontiers  maintenant  : 


1.  Acto  I,  se.  vni,  Œm'res  complètes,  t.  VI,  p.  22. 

2.  Ibid.,  Œuvres  compL,  l.  VI,  p.  25. 


LE    TOUR    DE    FAVEUR  71 

Ah  !   ce  n'est  qu'à  vingt  ans  que  réussir  est  doux  ^  ! 

s'écrie-t-il  avec  grâce.  Et  ciuand  ^  erdelin  lui  a  exposé  comment  dans 
les  journaux  on  prépare  un  succès,  il  en  a  presque  horreur.  D'abord, 
plein  d'illusions,  il  croit  que  le  dispensateur  de  la  renommée,  c'est  le 
public  qui  au  théâtre  l'a  apjilaudi.  Mais  Verdelin  le  ramène  à  la  réalité 
d'un  mot  cruel,  qui  d'ailleurs  a  passé  en  proverbe  : 

Combien  faut-il  de  sols  pour  vous  faire  un  public  ^  ? 

Puis  il  définit  le  rôle  de  la  presse,  avant  d'en  venir  à  lui  olïrir  uu 
marché. 

Verdelin. 
Le  parterre  n'est  rien  et  les  journaux  sont  loul. 

Gerval. 
Vous  êtes  journaliste. 

Verdelin. 
Oui,  mais  je  le  témoigne 
Très  haut  ;  si  nul  journal  ne  vous  porte  et  vous  soigne 
(C'est  le  mot),  tragédie,  auteur,  tout  est  à  bas. 
Tout  sera,  pour  Paris,  comme  s'il  n'était  pas. 
Et   qui  dira  demain  si  la  pièce  était  bonne  ? 

Gerval. 
Ceux  qui  l'ont  applaudie. 

Verdelin. 
Eh  !  non,  monsieur,  personne. 
La  fièvre  des  bravos  n'a  que  de  courts  accès. 
Chacun  a  ses  ennuis,  sa  femme,  son  procès... 
L'un  rentre  à  son  bureau,  l'autre  dans  sa  boutique. 
Où,  quand  ils  n'y  font  rien,  ils  parlent  politique. 
Seuls  nous  parlons  de  vous,  messieurs  ;  c'est  le  journal 
Qui  seul  de  vos  tournois  est  l'écho  matinal... 
Si  vous  vouliez,  pour  vous,  tenter  quelque  démarche. 
Voir,  courir... 

On  sait  que  Verdelin  qui  convoite  la  dot  de  Juliette,  suppose  que 
Gerval  est  fort  influent  au])rès  de  l'oncle  de  la  jeune  fille.  C'est  donc 
un  vrai  marché  cju'il  olîre  au  jxtèle  scandalisé. 

Vous  auriez  fait  votre  article  vous-même. 

Gerval. 
Ah  !  qui  croirait  jamais  !... 


1.  Ibidem,  se.  ix,  Giuvres  coiupL,  l.  VI,  p.  27. 

2.  Ibid.,  p.  28. 


72  une  première  campagne  romantique 

Verdelin. 

Oa  voit  que  vous  venez  de  l'autre  monde.  Eh  !  mais, 
Demandez  ;  à  Paris  combien  de  renommées 
Par  leur  propre  secours  se  sont  ainsi  formées  ! 
Tous  les  auteurs,  acteurs,  libraires  sont  au  fait  ; 
Excepté  le  public  tout  le  monde  le  sait  ^. 

Il  raconte  enfin  avec  l'aplomb  dun  homme  qui  connaît  bien  le 
milieu  dont  il  parle,  l'histoire  d'un  succès  comjiromis  ]iar  la  plume 
envenimée  d'un  journaliste,  et  c'est  la  confession  d'un  de  ces  forbans 
de  la  Presse,  comme  il  y  en  avait  déjà,  tant  à  la  Minerve  qu'au 
Constitutionnel  ou  aux  Débats.  Le  public  nommait  Dumoulin  et  de 
préférence  Antoine  Jay,  l'ami  de  Fouché  et  de  Savary  : 

Admettons  que  je  sois  un  malveillant  ;  je  lance 
Vn  bon  article,  là,  bien  méchant,  fait  davauce. 
Vous  est-il  échappé  quatre  vers  raboteux  ? 
Je  n'en  ai  retenu  que  quatre  ;  ce  sont  eux. 
Dans  votre  tragédie  avez-vous  mis  votre  âme. 
Du  feu,  de  l'intérêt  ?...  je  crie  au  mélodrame  ! 
Que  de  mots  isolés  n'auront  plus  l'air  français  ! 
L'ouvrage  condamné,  j'attaque   le  succès  ; 
Vous  fûtes  appelé  par  des  cris  unanimes  ? 
Eh  bien  !  l'auteur  avait  trois  cents  amis  intimes. 
En  dépit  de  l'accueil  que  la  pièce  éprouva. 
Je  dis  qu'on  n'y  va  point,  et  personne  n'y  va. 
Entre  elle  et  le  public  j'oppose  ma  gazette  ; 
Dans  ses  retranchements  j'attaque  la   recette. 
Le  caissier  en  pâlit  ;  vos  acteurs  le  matin 
Penchés  sur  mon  article  y  lisent  leur  destin  ; 
Et  le  soir,  presque  morts,  en  entrant  sur  la  scène, 
Autour  d'eux,  devant   eux,  aperçoivent   à  peine. 
Au  parterre  gratis,  errer  quelques  billets  ; 
Une  loge,  une  seule,  où  baillent  des  Anglais  ^  !... 

11  est  certain  que  les  journaux,  par  leur  dilTusion  nirnie,  ont 
perdu  cet  cmjiire  (ju'ils  exerçaient  sous  la  Restaura  lion  avec  tvTannie. 
La  plupart  des  Français  d'alors  étaient  les  hommes  d'un  seul  journal  : 
ils  ne  lisaient  que  lui,  ne  juraient  que  ])ar  lui,  et  Verdelin  exagère  à 
peine  ;  la  silhouette  de  ce  diable  d'homme  est  peut-être  poussée  au 
noir,  elle  ne  manque  ni  de  vérité  ni  de  relief. 

C'est  encore  lui  qui,  au  début  de  la  ])ièce,  expose  avec  esprit  la 
situation  littéraire  de  la  France  à  la  veille  do  la  révolution  romanticjue. 


1.  Tour  (le  faveur,   I,  ix,  Œ.  c,   t.  VI,  j..  29  et  .30. 

2.  Tour  de  faveur.   I,  ix,  Œ.  c,   t.  VI,  p.  30-31. 


LE    TOUR    DE    FAVEUR  73 

11  cause  avec  l'officier  en  allendant  Lormon,  le  bon  bourgeois  qui, 
<lit-il, 

S'obstine 
Au  classique  ;  sa  nièce  au  romantique  incline... 
Pour  qui  monsieur  tient-ii  ? 

Gerval  fils. 
Moi  ?  Pour  le  beau,  le  vrai, 
Le  naturel,  n'importe  où  je  le  trouverai. 

VeRDELIiN. 

J'entends,  et  vous  trouvez,  du  goût  bravant  l'empire, 
Du  génie  à  Schiller,  et  peut-être  à  Shakespeare  ? 

Gerval  fils. 
Oui,  Monsieur  ;  de  l'Europe  en  courant  les  cités, 
Nous  avons  vu  partout  leurs  drames  récités  ; 
Ils  pourraient  de  notre  art  renouveler  les  fêtes  ; 
Et  je  n'y  verrais  pas  nos  moins  belles  conquêtes. 

Verdelin. 
Vrai  ?  Je  suis  plus  que  vous,  monsieur,  de  votre  avis  ; 
Et  si  de, tels  conseils  étaient  déjà  suivis. 
Le  théâtre  serait  moins  malade.  Oui,  j'estime 
Qu'il  n'est  qu'un  seul  chemin  pour  sortir  de  l'abîme. 
Voulez-vous  rendre  à  l'art  l'âme  et  le  mouvement  ? 
Brisez  vos  unités  :  voilà  mon  sentiment. 

Gerval  fils. 
Et  vous  le  publiez  ? 

Verdelin. 

Non  pas,  je  m'en  dispense. 
Dans  mon  journal  ainsi  dit-ou  ce  cjue  l'on  pense  ? 
Je  ne  suis  pas  toujours  de  mon  opinion. 
Du  classique  attaqué  j'y  suis  le  champiori. 
Avant  moi,  j'ai  trouvé  la  couleur  établie, 
J'ai  dû  la  renforcer.  Mais  enfin,  c'est  folie 
D'espérer  un  chef-d'œuvre  avec  nos  préjugés. 
Et  ne  voyez-vous  point  pâlir,  découragés, 
Nos  auteurs  qu'on  attache  aux  règles  d'Aristote  ?  ' 

Règles  qu'il  ne  fil  point,  car  ce  siècle  radote. 
N'est-ce  pas  du  bon  sens  braver  les  simples  lois 
Pour  plaire  à  je  ne  sais  quels  vieux  pédants  gaulois, 
Qu'enfermer  l'action  dans   les  mêmes  demeures, 
Que  d'y  précipiter  les  faits  en  vingl -quatre  heures  ? 
Avec  vos  unités  de  salon,  de  cadran, 
\  ous  n'aurez  rien  de  neuf,  rien  de  fort,  rien  de  grand  ^. 

1.   Tour  (le  faveur,  I,  se.  vi,  Œ.  c,  t.  VI,  p.  8  et  9. 


/4  UNE    PHKMIERE    CAMPAGNE     ROMANTIOIE 

Ici  ce  n'est  plus  Verdeliii  «iiii  parle,  et  la  question  s'élargit,  dépasse 
le  cadre  de  la  petite  comédie  du  Tour  de  Faveur. 

Pour  faire  la  satire  des  journalistes  de  leur  temps,  Henri  de  Latou- 
che  et  Emile  Deschamps  n'avaient  que  l'embarras  du  choix,  et  leurs 
traits  avaient  porté  si  juste  qu'une  polémique  éclata  entre  le  critique 
des  Débats  et  celui  du  Journal  du  Commerce,  chacun  ])réteiidaut 
reconnaîhe  son  confrère  dans  le  personnage  de  la  comédie.  Le  passage 
suivant  emprunté  à  l'article  des  Débals  fera  juger  de  l'aigreur  de 
leur  ton  : 

Un  des  rédacteurs  du  Journal  du  Commerce  donne  aujourd'hui  à  (mi- 
tendre  que  le  Verdelin  de  la  comédie  serait,  dans  l'intention  de  l'auteur, 
le  rédacteur  de  la  partie  des  spectacles  dans  le  Journal  des  Débats  ;  cela 
n'aurait  rien  de  bien  étonnant  puisque  cet  auteur  ^  est  un  des  rédacteurs 
du  Journal  du  Commerce.  Cependant  j'ai  de  la  peine  à  croire  qu'il  eût 
pris  soin  d'aller  chercher  si  loin  son  original.  On  ne  court  pas  après  ce 
qu'on  a  sous  la  main,  et  les  portraits  les  plus  ressemblants  sont  toujours 
ceux  qu'on  fait  dans  l'atelier,  pour  lesquels  le  peintre  a  pris  son  temps 
et  dont  il  a  pu,  sans  déplacement,  faire  poser  le  modèle.  Comment  d'ailleurs 
pourrait-on  s'y  tromper  ?  M.  Verdelin  !  Il  n'y  a  que  deux  syllabes  à  chanjrer: 
la  rime,  la  mesure  et  la  raison  n'auront  jamais  été  mieux  d'accord. 
(Signé  :  C.) 

On  ne  pouvait  pas  désigner  plus  clairement  Evariste  Dunuiulin, 
qui  dirigeait  avec  Jay  et  Tissot  le  Constitutionnel.  Sur  Dumoulin 
nous  no  savons  rien  de  jirécis.  Quant  à  Jay  au  conti'aire,  il  était  bien 
couini  comnie  le  j>lus  (ynl(|uc  des  faux  bonshommes  de  la  presse. 
Cet  ancien  ])récej)teur  des  enfants  de  Fouché,  dévoué  à  la  personne 
de  Savary,  avait  longtenq)s  joué  dans  les  journaux  le  rôle  d'agent  de 
la  j)olice  impériale.  Il  allait  être  sous  la  Restauration  un  ardent 
partisan  du  lil)éralisme,  et  })ar  une  singularité  fréquente  alors,  ce 
libéral  était  un  intraitable  défenseur  des  règles  classiques. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Latouche  et  son  ami  avaient  mis  la  discorde 
entre  les  deux  grands  journaux  de  l'éjXMjue  :  ils  devaient  se  fr(»tter 
les  mains.  Quant  à  la  criticpie  des  unités  théâtrales  et  à  l'apologie 
de  Schiller  et  de  Shakespeare,  elles  sont  pleines  de  courage  et  de 
nouveauté  en  1818. 

La  fameuse  Lettre  de  Manzoni  à  Chauvel,  où  les  Romantiques 
a]>]»laudiront  une  magistrale  discussion  des  fameuses  conventions 
classiques,  n'a  pas  encore  paru.  Tous  ses  arguments,  il  est  vrai,  se 
trouvaient  déjà  exprimés    avec   force  dans  VAllemagne  de  M'"^  de 


1.    Il  s'agit  de  Latouchi-,  le  plus  en  vue  des  deux  collaborateurs.  Cf.  Journal 
des  Débats,  26  novembre  1818. 


LE    TOUR    DE    FAVEUR  75 

Staël,  mais  il  fallait  que  la  discussion  sortît  du  livre,  et  le  mérite  de 
nos  jeunes  poètes  était  de  la  poser  franchement  sur  la  scène  devant 
le  grand  public. 

Il  fallait  lui  révéler  à  ce  grand  public,  plus  ignorant,  et  plus  «  peu- 
ple »  si  l'on  peut  ainsi  dire,  que  ne  l'avait  jamais  été  le  public  de  l'an- 
cien régime,  les  beautés  encore  peu  connues  des  littératures  étran- 
gères, éveiller  sa  curiosité,  l'instruire  des  grands  souvenirs  de  son 
passé  qu'il  oubliait,  comme  aussi  du  passé  glorieux  des  autres  peuples, 
et  lui  ai)i)rendre  à  comparer,  à  juger,  à  penser.  Il  fallait  continuer 
l'œuvre  vaillamment  entreprise  par  M"!^  ç[q  Staël,  et  c'est  la  tâche 
à  laquelle  se  consacrèrent  les  hommes  les  plus  cidtivés  de  l'époque  et 
en  particulier  Emile  Deschamps. 

Mais  il  y  avait  une  autre  initiative  à  prendre  :  ce  grand  public 
était  peu  sensible  au  charme  de  la  poésie  ;  il  fallait  lui  apprendre  le 
respect  de  l'Art,  lui  révéler  les  détails  savants  et  délicats  de  la  tech- 
nique des  poètes,  lui  donner  le  souci  de  la  forme.  Or,  s'il  était  une 
œuvre  capable  d'inspirer  à  cette  époque  le  goût  de  la  perfection  dans 
l'art  d'écrire  en  vers,  c'était  celle  d'André  Chénier,  oubliée  depuis 
vingt  ans,  presque  entièrement  méconnue.  Elle  allait  reparaître  et 
se  faire  applaudir  pour  la  première  fois,  comme  nous  le  savons  déjà, 
dans  le  salon  de  M.  Jacques  Deschamps  le  père,  grâce  aux  soins 
d'Henri  de  Latouche  ^. 

Par  ujic  ironie  des  choses,  c'est  le  moins  «  poète  »  des  deux  amis,  le 


1.  Voir  sur  cette  date  mémorable  S*'^-Beuve,  Caus.  du  Lundi,  édit.  de  1851, 
t.   m,  p.  373,  et  Lefèvrc-Daumier,  Les  Célébrités  françaises,  p.  375  : 

C'est  tjueltjue  chose,  dit  Jules  Lcfèvre,  d'avoir  discerné  avec  une  sûreté  de  sympathie 
inflexible,  tout  •  la  Iraîcheur  de  ce  génie  antique,  d'avoir  piévenu  le  jugement  d'  la  postérité 
et  d'avoir  osé  le  proclamer  en  face  d'une  littérature  de  collège  et  d'athénée,  encore  embabouinée 
de  la  poésie  lâche  et  prolixe  de  i'abbé  DeJiile  et  de  ses  élèves.  On  ne  lui  a  pas  ass^z  tenu  compte 
de  ce  courage  qui  n'est  pas  aussi  commun  qu'on  le  pinse.  Lorsqu  on  vit  de  l'opinion  publique, 
il  y  a  toujours  queli]ue  mérite  à  l'alfronter  :  car,  ne  l'oublions  pas,  ipiand  on  la  heurte,  c'est 
la  plupart  du  temps  «-lie  qui  nous  r.'iiverse. 

L'influence  directe  du  vers  d'André  Chénier  sur  les  romaiilifpies  a  élé  signalée 
bien  des  fois  au  cours  du  xix*'  siècle.  Citons  ici  cette  page  d'Edouard  Grenier, 
dont  nous  jjarlerons  plus  loin.  Souvenirs  lilléraires,  page  185  : 

...  Tous,  y  compris  Brizeux  lui-même,  nous  relevions  d'un  jeune  ancêtre  commun,  dont 
l'influence,  à  partir  de  1820,  domine  toute  la  poésie  moderne.  Je  veux  parler  d'A.  Chénier. 
Invisible  dans  Lamartine  dont  les  Médilaliona  sont  presque  contemporaines  do  l'apparition 
des  poésies  posthumes  d'André,  cachée  avec  un  art  infini  chez  V.  Hugo,  cette  influence  est 
déjà  plus  sensible  chez  A.  de  Vigny  :  elle  éclate  au  grand  jour  avec  Barbier  et  Brizeux.  Marie 
procède  des  Idylles  et  des  Elégies,  comme  les  Jambt-a  de  Barbier  des  derniers  vers  du  prison- 
nier de  S'-Lazare. 

En  1835  Paul  Lacroix  (le  bii)lio]iliile  Jacoh)  appréciait  dans  les  poésies  d'Émilc 
Deschamps  «  le  charme  et  la  perfection  d'André  Chénier,  son  maître...  v  Diction- 
naire de  la  conversation.  Paris,  Belin-Mandar,  1835,  in-8°,  tome  XIX,  art.  sur 
Deschamps. 


70  UNE    PREMIÈRE    CAMPAGNE     ROMANTIQUE 

moins  curieux  des  problèmes  du  style,  du  jeu  complexe  et  difllcile 
des  Isthmes  en  })oésie  qui  eut  l'honneur  de  faire  connaître  André 
ChtMiier  aux  lecteurs  de  la  Restauration.  Henri  de  Latouche,  à  vrai 
dire,  eut  l'intuition  du  service  qu'il  avait  rendu  à  la  poésie  française, 
et  le  jour  où  il  édita  les  Idylles,  il  fit  preuve  d'un  goût  supérieur.  Mais 
il  semble  que,  ce  jour  une  fois  passé,  le  spirituel  journaliste  oublia 
ce  qu'il  avait  fait,  pour  continuer  à  être  ce  qu'il  était  avant  tout,  un 
chroniqueur,  épris  d'actualité,  curieux  de  vivre,  de  jouiret  de  médire 
de.s(»n  tenii)s.  Son  ami,  au  contraire,  infiniment  plus  artiste,  retiendra 
la  leçon  de  Chénier.  Au  jeune  poète  déjà  exercé  au  maniement  de 
tant  de  rythmes,  le  vers  des  Idylles  si  original  en  ses  coupes,  si  varié, 
si  libre,  produisit  l'effet  d'une  révélation.  Et  toute  sa  vie,  nous  le 
verrons  préoccupé  de  couler  dans  le  moule  d'une  forme  artistique  aussi 
parfaite  que  possible  les  types  les  plus  opposés,  que  lui  fournira  sa 
connaissance  des  littératures  étrangères  et  de  mettre  ainsi  d'accord 
les  deux  grandes  admirations  de  sa  jeunesse  :  M""®  de  Staël  et  André 
Chénier. 


LIVRE    II 


LE    CLASSICISME    D'UN    ROMANTIQUE 
1820-1830 


CHAPITRE  PREMIER 

I.  Un  point  de  vue  sur  le  romantisme.  —  II.  Rôle  d'Emile 
Deschamps  dans  le  groupe  pré-romantique.  —  III.  Le  pré- 
romantisme AU  théâtre  :  La  (question  du  drame  lyrique 
et  celle  du  vers  au  théâtre.  —  IV.  Le  Cénacle  de  la  Muse 
française. 


En  la  mémorable  année  1820,  qui  vit  paraître  les  Méditations, 
Emile  Deschamps  traduisait  un  poème  de  Schiller  et  quelques  odes 
d'Horace.  11  montrait  sa  traduction  de  la  Cloche  el  celle  des  Odes 
latines,  à  Victor  Hugo,  son  ami,  qui  en  rendait  compte  dans  la  revue 
qu'il  venait  de  fonder  :  le  Consen>ateur  littéraire  ^.  C'étaient  de  stu- 

1.  Le  Conservateur  lilléraire,  janvier  1821,  28'^  livraison,  tome  III,  p.  293. 
C'était  l'époque  où  V.  Hugo  traduisait  de  longs  passages  de  Virgile,  qui  parais- 
saient dans  la  même  revue  :  t.  I,  p.  120,  Cacus  (extrait  d'une  trad.  inédite  de 
l'Enéide)  ;  p.  200,  Achéménide  ;  p.  327,  l'Antre  des  Cydopes.  —  T.  II,  p.  327, 
le  Vieillard  du  Galèse  (tr.  des  Géor 'piques,  livre  IV).  —  Dans  le  t.  I,  \>.  'MVi,  un 
passage  de  Lucain  traduit  par  Hugo  :  César  passe  le  Rubicon.  —  Dans  le  même 
périodique  parurent  deux  odes  d'Horace  traduites  ])ar  Emile  Desehanips  : 
Ode  à  Quintus  Ilispinus  (ode  XI  du  livre  II)  dans  le  t.  II,  p.  253  et  Ode  à  Valgius 
(ode  IX  du  même  livre)  dans  le  même  tome,  p.  369.  —  Nous  savons  par  le  Victor 
Hugo  à  Cuerneseï/,  par  Paul  Stapfer,  Paris,  1905,  in-8°,  qtie  Victor  Hugo  lui 
aussi  adorait  Horace  et  le  savait  par  cœur,  comme  tous  les  lettrés  d'autrefois, 
p.  28,  114. 

Quant  aux  traductions  d^Horace  et  de  ses  odes  en  particulier,  mon  savant 
collègue  M.  Gédéon  Huet,  qui  a  fait  la  bibliographie  des  œuvres  du  poète  latin 
fpie  possède  la  Bibliothèque  Nationale,  constate  qu'elles  ont  sévi  comme  un 
fléau  depuis  la  fin  du  xviii«  siècle  jus(pi'aux  environs  de  1880. 

De  1579  à  1789,  pendant  trois  siècles  de  classicisme  littéraire,  on  trouverait 
une  quinzaine  de  traducteurs  des  odes  d'Horace  ;  pendant  le  Romantisme  et 
la  période  qui  l'a  précédé,  de  1789  à  1840,  nous  en  comptons  quarant<'-deux. 

11  est  piquant  de  remarcjuer  fpic  pour  un  traducteur  contemi)orain  du  début 
du  Romantisme,  llor.iec  est  le  iioèle  de  l'individualisme  rêveur  :  »  Horace  inventa 
la  poésie  nior;ile  e|  |iiiiloso|>hiqiie,  celte  poésie  rêveuse,  qui  manipie  souvent 
d'un  but  (lélerminé,  (pii  si;  livre  à  des  impn'ssions  fugitiv(!S,  cpii  s'adresse  tantôt 


80  LE    CLASSICISME    d'vN     ROMANTIQUE 

dieuses  distractions  qui  charmaient  les  loisirs  du  jeune  fonctionnaire^ 
lui  paraissaient  un  élégant  moyen  d'enrichir  sa  culture  personnelle, 
et  passaient,  pour  ainsi  dire,  ina])erçues. 

Le  fait  en  lui-même  n'a  l'air  de  rien  ;  il  est  pourtant  plein  de  sens. 
La  curiosité  d" Emile  Deschamps  s'éveillait  aux  heautés  encore  peu 
connues  des  littératures  étrangères,  et  cet  amateur  de  toute  nouveauté 
s'apj'liquait  ]dus  que  jamais  à  l'étude  du  ]»lus  artiste  des  ])oètes  latins. 
Disciple  de  .M""'  de  Staël  aussi  ardent  qu'il  l'était  d'André  Chénier, 
il  cherchait  déjà  à  conciher  l'esprit  de  la  poésie  européenne  avec  les 
traditions  de  l'esprit  français. 

L'originalité  de  son  rôle  ]>endant  la  ])ériode  qui  s'étend  de  1820  à 
1830  est  dans  cette  intelligente  initiative.  Il  n'inaugurait  certes  pas, 
comme  Lamartine,  par  un  chef-d'œuvre  une  époque  nouvelle  de  la 
littérature  de  son  pays.  Il  n'y  a  ])eut-ètre  ])as,  dans  s<»n  œuvre  si 
distinguée,  une  pièce  de  vers,  non  ])as  même  son  admiraide  Roman- 
cero, ni  ses  belles  traductions  de  la  Cloche  ou  de  la  Fiancée  de  Cor inthe 
qu'on  puisse  comparer  sans  excès  à  un  poème  de  Vigny,  à  une  médita- 
tion de  Lamartine.  De  telles  œuvres,  par  leur  essence  même,  sont 
hors  du  temps,  et  demeurent  isolées  comme*  le  génie  qui  les  inspire  ^. 
Ce  qu'elles  doivent  au  siècle  qui  les  a  vues  naître  n'est  que  la  condi- 
tion superficielle  de  leur  apjiarilion,  et  ce  qui  les  explique  a  d'autres 
causes,  ])lus  jjrofondes  et  ]»his  intimes.  —  L'œuvre  d'Emile  Des(ham])s 
au  contraire  est  la  mesure  de  ces  conditions  extérieures  par  lesquelles 
on  explicjue,  non  ])as  les  grandes  ceuvres,  mais  le  goût  d'une  époipie. 
Observateur  très  fin  de  la  vie  littéraire,  de  ses  besoins,  de  ses  ten- 
dances, il  comprit  ce  qu'il  fallait  faire  pour  rajeunir  une  httérature 

au  cœur,  tantôt  à  l'esprit,  et  veut  à  la  fois  plaire,  iustruire  et  émouvoir.  »  Léon 
Halévy,  Odes  d'Horace  traduites  en  cers  français...  Paris,  182'i,  Préface,  page  ii. 
L'Horace  d'IIalévy  est  un  Horace  lamartinien  :  «  sa  morale,  dit-il,  est  le  plato- 
nisme dépouillé  de  sa  mysticité  et  de  ses  rêves.  »  Ibid.,  p.  viii. 

En  tète  du  manuscrit  inédit  fragmentaire  de  sa  traduction  de  Roméo  et  Juliette, 
que  M.  Baldensperger  nous  a  permis  de  consulter,  Alfred  de  Vigny  a  consigné 
quelques  observations  sur  le  style,  parmi  lesquelles  il  y  a  un  très  intéressant 
jugement  sur  Horace.  Voici  ce  précieux  fragment  : 

"  Du  style.  On  nomme  par  dérision  facture  ce  qui  est  le  style  même.  Horace, 
qui  n'a  guère  que  trois  idées,  serait  liien  surpris  s'il  entendait  professer  que  la 
forme  est  inutile  et  n'est  rien. 

«  Noter  ses  odes,  syllabe  par  syllabe,  comme  un  solpltège  et  une  partition  de 
Mozart.  « 

1.  Sur  ce  '  mystère  dynamique  »  quDn  appelle  le  génie,  voir  le  livre  exquis 
de  l'esthéticien  anglais  Walter  Pater,  intitulé  :  La  Renaissance,  traduction 
française,  par  F.  Roger-Cornaz.  Paris,  Payot,  1917,  in-lG.  On  y  verra  l'hommage 
de  ce  rare  esprit  d'Otitre-Manclie  à  nos  poètes,  et  particulièrement  à  nos  poètes 
romantiques.  Cf.  aussi  Oscar  Wilde,  dans  ses  OpiViion.s  déjà  citées,  l'étude  originale 
et  profonde,  inlilnléf  paradoxalement  :  La  Décadence  du  mensonge,  p.  36. 


DE    l'influence    DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  81 

usée.  Ses  traductions  contribuèrent  à  ouvrir  à  l'imagination  française 
•des  voies  nouvelles.  Il  apjilaudit  ceux  qui  s'y  élancèrent,  satisfait 
pour  sa  part  de  leur  avoir  inditiué  la  route. 


On  va  chercher  très  loin  l'explication  du  Honiautisme.  Elle  est 
peut-être  toute  proche  et  très  simple.  Emile  Deschamps  l'a  donnée 
dans  sa  fameuse  Préface  de  1828  :  ce  fut  en  France  la  renaissance 
du  sentiment  poétique.  L'œuvre  du  chroniqueur  qu'il  fut,  en  pleine 
bataille  romantique,  de  1820  à  1830,  répond  encore  victorieusement 
aux  adversaires  de  ce  grand  mouvement  des  esprits,  à  ceux  qui 
veulent  y  vofr,  comme  les  classiques  obstinés  de  la  Restauration,  la 
déformation  progressive  de  l'idéal  français. 

Notre  âme  latine,  faite  de  raison  claire  et  fine,  de  sensibilité  discrète 
et  mesurée,  aurait  été  envahie  soudain  au  xviii®  siècle  par  les  brumes 
du  Nord,  et,  tandis  que  la  langue  et  la  littérature  déviaient  de  la 
tradition  par  l'abandon  du  culte  des  Anciens,  ces  modèles  de  l'Ecole 
classique,  la  France,  comme  enivrée  et  folle,  allait  détruire  tous  les 
principes  sur  lesquels  reposait  l'ancienne  société  :  monarchie,  reli- 
gion, autorité  dans  l'Etat,  respect  dans  la  famille,  toutes  les  hiérar- 
chies qui  étaient  les  assises  de  la  patrie,  s'écroulent  ;  la  notion  de 
l'ordre  s'anéantit,  la  grande  iniquité  de  la  Révolution  française  se 
consomme,  et  s'il  y  a  depuis  cent  cinquante  aiis,  dans  la  France 
nouvelle,  un  mal  qui  la  ronge,  c'est  l'individualisme  romanticjue. 

Le  Romantisme  serait  la  cause  de  la  confusion  qui  règne  dans  nos 
idées  et  de  la  perversion  de  nos  sentiments  :  il  semble  qu'on  ne  puisse 
être  démocrate,  voire  même  anarchiste,  sans  être  romantiijue,  sans 
avoir  lu  les  poètes  romantiques. 

Mais  comment  un  pays  tout  entier  a-t-il  pu  céder  à  un  tel  charme  ? 
La  France,  aux  yeux  des  récents  adversaires  du  Romani  isine,  est 
comme  la  «  Clarisse  »  de  Richardson,  ou  bien  l'excjulsc  |»résidente  de 
Tourvel,  c'est  une  honnête  femme  (jui  s'est  perdue  ])our  l'amour  d'un 
homme  séduisant  et  détestable,  et  cet  homme  n'était  pas  Lovelace 
ou  Valmont,  c'était  un  vagabond  rév(dté  contre  son  tcïnps,  demi- 
lettré,  demi-musicien,  un  enchanteur,  il  est  vrai,  qui  savait  l'art 
dangereux  de  donner  une  voix  touchante  aux  passions  du  cœur, 
rbnmiiK;  culiii  de  toutes  les  faiblesses,  J.-.f.  R()uss(;au  ^. 

1.  l'ifrrc  Lassorrc.  Lr  Tioniiinlisnic  français...  Paris,  Soric'lc'  du  Morciiro  de 
France,   l',i(J7,  in-8^',  p.  1-73.  La  niiiic  de  iindiviilu  (J.-J.  Rousseau). 

6 


82  LE    CLASSICISME     d'lN     ROMANTIQUE 

Ainsi  Jeau-Jac(iues,  parce  qu'il  est  le  précurseur  du  Uiunaiilisme, 
serai i  lespousable  de  la  grande  erreur  révolutionnaire. 

Nous  ne  discuterons  jjas  cette  thèse,  nous  contentant  de  remarquer 
(pie,  si  les  ])aradoxes  niveleurs  de  Rousseau,  quelques-uns  du  moins, 
se  si»nt  réalisés,  il  y  avait  sans  doute  à  leur  succès  des  raisons  pro- 
fondes, complexes,  décisives,  qui  déj>assent  iniiniment  la  portée  d'une 
œuvre  d'art.  Quand  il  n'y  aurait  ])as  quelcpie  naïveté  à  iusliluer  le 
procès  d'une  Révolution  (pii  en  délinilive  a  réussi,  il  nous  paraîtra 
toujours  téméraire  d'attribuer  le  renouvellement  d'une  société,  un 
ensemble  aussi  considérable  d'événements  hist(»ri(jucs,  à  l'influence 
d'un  homme,  cet  homme  fût-il  un  grand  ])oète  ^. 

Mais  Rctusseau  même,  en  tant  qu'il  est  un  grand  poète,  eut-il  sur 
le  Romantisme  l'action  souveraine  et  déterminante  qu'on  lui  sup- 
pose ?  C'est  une  question  à  laquelle  on  est  bien  obligé  de  répondre, 
quand  on  cherche  à  préciser  l'influence  qu'il  a  pu  exercer  sur  chacun 
des  romanti(pies  en  particulier,  et,  jniisqu'il  s'agit  d'un  romanliipie 
aussi  notable  qu'Emile  Deschamps  dans  cette  étude,  déclarons  tout 
d'abord  que  sur  lui  cette  influence  est  presque  nulle. 
Le  Romantisme,  à  vrai  dire,  n'est  pas  simple  et  un. 
Il  y  a  eu  jdusieurs  romantismes.  Nous  aurons  l'occasion  de  montrer 
qu'il  n'y  a  absolument  rien  de  coiimiun  entr»^  le  nmiantisme  français 
et  le  grand  mouvement  mysticpte  qu'on  ap])elle  de  ce  nom  en  Alle- 
magne. Mais  le  Romantisme  français  lui-même  se  présente  comme 
un  ensemble,  en  quelque  façon,  de  phisieurs  littératures  en  une  seule. 
Les  influences  les  i)lus  diverses  se  croisent  et  se  mêlent  à  cette 
époque  où,  dans  une  France  renouvelée  par  une  grande  révolution 
et  vingt  ans  de  guerres  continuelles,  commencent  à  se  manifester 
des  modes  de  sentir  et  de  penser  inconnus  à  l'Ancien  Régime.  D'autre 
part  la  Révolution  et  l'Empire,  qui  nous  donnèrent  la  gloire  des 
armes,  nous  firent  perdre  notre  hégémonie  httéraire  et  ce  n'est  pas 
tant  l'Allemagne  que  l'Angleterre  cpii  en  |»rorita.  Quand  éclata  la 
Révolution,  la  littérature  allemande  moderne  n'existait  i)as  encore, 
la  nôtre  était  déjà  toute  ]>énétrée  d'influence  anglaise.  «  Il  ne  faut 
pas,  dit  Brunetière,  que  l'Ecole  de  Coppet  nous  fasse  illusion  sur 
l'importance  de  la  littérature  allemande.  »  En  tout  cas,  l'influence 
anglaise  chez  nous  est  bien  antérieure  à  la  sienne.  «  Les  origines  même 
de  la  littérature  allemande  m<tderne  ne  sont  ni  suisses  ni  souabes  ; 
elles  sont  anglaises.  A  l'exception  d'un  ou  deux  caractères  tels  que, 
par  exemple,  le  goût  déraisonné  do  la  spéculation  métaphysique  — 

1.    Musset.  Confession  d'un  enfant  du  niècle.    lidil.    IHi.'j,  p.   22. 


DE  l'influence  GERMANIQUE  83 

tous  ceux  qu'on  assigne  à  l'esprit  ou  au  génie  germanique,  commen- 
cent par  être  anglais  avant  d'être  allemands  ^.  »  Cela  est  tellement  vrai 
qu(  si  l'individualisme  de  J.-J.  Rousseau  a  un  caractère  ethnique,  on 
peut  dire  qu'il  est  anglais  par  excellence^. 

Quant  à  l'influence  de  Rousseau  proprement  dite,  même  chez  ceux 
chez  lesquels  on  ne  peut  la  nier,  elle  a  été  souvent  indirecte  et  diffuse. 
On  voit  i>lus  clairement  celle  de  Byron,  le  ])oète  anglais.  Quand  Musset 
cherche  les  causes  du  mal  dont  souHre  sa  génération,  il  énumère  les 
grands  événements  qui  trouhlcrent  l'Europe  depuis  1789  ;  il  cite 
quelques  noms  littéraires  prestigieux  :  Byron  est  son  maître,  il  ne 
cite  ])as  Rousseau  ^.  Byron  et  Chateaubriand,  le  poète  du  doute  et 
celui  de"  la  foi,  tels  furent  les  deux  inspirateurs  opposés  du  romantisme 
lyrique  et  sentimental.  Mais  il  y  a  loin  de  ce  romantisme  à  celui  de 
Victor  Hugo  ou  d'Emile  Descluunps  ({ui  fut  tout  littéraire  et,  si  l'on 
peut  dire,  grammatical  ^. 

Il  faut  d'ailleurs  distinguer  avec  soin  les  é])(>ques,  et  ce  qui  est  vrai 
du  Romantisme  français  en  IS'iO  sérail  faux  en  1825.  Le  Romantisme 


1.  Brunctière.  La  Uuèralure  européenne  au  XIX^  siècle.  Éludes  critiques  sur 
l'histoire  de  la  littérature  française.  Paris,  Hachette,  1903,  in-S",  7®  série,  p.  228- 
229. 

Ce  prestige  de  la  poésie  anglaise  à  parlii'  il  ■  la  lin  ilii  xviii^  siècle  et  son  iiifiuence 
sur  la  l'rance  ont  été  nettement  exprimés  [lar  un  critique  anglais,  M.  Edmond 
Gosse,  dans  la  conférence  qu'il  fit  à  l'aris,  le  9  février  1904,  sur  ce  sujet  :  L'In- 
fluence de  la  France  sur  la  poésie  anglaise. 

«  Quand  nous  arrivons  à  l'aube  d'un  âge  nouveau,  quand  nous  examinons,  pour  découvrir 
des  emprunts  exotiques,  les  écrits  des  pionniers  de  la  renaissance  romantique,  nous  constatons 
que  le  prestige  est  tout  entier  du  côté  britannique.  »...  «  L'œuvre  d'André  Chénier  (écrivain 
à  certains  égards  plus  moderne  que  Cowpcr  et  Burns)  révèle,  dans  ses  parties  les  plus  conven- 
tionnelles, une  préoccupation  de  la  poésie  anglaise  bien  plus  grande  qu'aucun  critique  français 
ne  l'a  noté.  »  ...»  La  réaction  contre  la  sécheresse  et  les  platitudes  dans  la  littérature  imaginative 
fut  complète  et  systématique  en  Angleterre  longtemps  avant  qu'elle  ait  été  acceptée  par  les 
classes  intelligentes  en  France...  En  Angleterre,  avant  1807,  la  révolution  était  complète 
dans  l'art  essentiel  de  la  poésie  même.  Wordsworth  et  Colcridge  avaient  achevé  leur  réforme 
qui  était  d'une  nature  absolument  radicale...  Crabbe,  Campbell  et  même  Walter  Scott  avaient 
totalement  révélé  la  nature  de  leur  génie,  avant  que  la  France  ait  eu  pleine  conscience  des 
leçons  de  Chateaubriand.  <^)uand  la  seconde  époque  romantitjue  fut  révélée  en  France,  l'èro 
grandiose  en  Angleterre-  était  close.  L'année  Mi'2'1,  (]ui  vit  Alfred  de  Vigny,  Victor  Hugo  et 
Lamartine  monter  à  l'horizon  de  France  comme  une  constellation  nouvelle  d'un  éclat  sans 
égal,  vit  aussi  à  Rome  les  funérailles  de  Shelley,  dans  ce  jardin  de  la  mort,  où  peu  de  temps 
auparavant  Keats  était  entré,  et  la  retraite  de  Byron  à  Gènes,  son  dernier  séjour  en  Italie. 

2.  Cf.  Joseph  Tr-xte.  Le  Cosmopolitisme  de  Jean-Jacques  Rousseau,  élude 
sur  les  relations  littéraires  de  la  France  et  de  V An^^lelerre  au  xviii^  siècle...  — 
Paris,  Hachette,  1902.    In-16. 

.3.  Musset.  La  Confession  d'un  enfant  du  siècle...  Paris,  Charpentier,  18'i5, 
in-8°,  chap.  II  et  on  particulier  p.  14-17.  Avant  Chateaubriand,  «  prince  de  poésie  », 
Musset  cite  Gœthe,  r.iuleur  de  Werther,  qu'il  met  sur  le  mémo  raii'j  ijui'  lîyron. 

'..   IJrunetière  (P,.    I  >.    M.,    1 -r  maj  iggfj^  p    217)   : 

Il  ne  faut  jamais  oublier  qu'in  France,  avant  tout  et  par-densus  tout,  le  nmwuilisine  a 
été  une  révolution  de  la  langue. 


84  LE    CLASSICISME     d'uN     ROMANTIQUE 

est  lin  mol  <iui  a  lini  ])ar  riHdin  rir  des  jiréotHupalKuis  fort  étrani^ères 
à  la  lit  Irral  lire.  Mais  il  a  oomnienoé  par  cire  un  mouvement  exclusive- 
ment littéraire,  et  c'est  à  ses  origines  que  la  ])ersonnalité  d'Emile 
Deschamps  va  nous  permettre  de  l'étmlier. 

En  essayant  ainsi  de  l'isoler  de  tous  les  éléments  qui  ne  constituent 
pas  son  essence  originelle,  nous  avons  plus  de  chances  de  mieux  le 
saisir  tel  qu'il  est.  , 

Pour  nous  en  tenir  au  romani ismc  |iiirt'iiiriil  liltéraire,  c'est-à- 
dire  à  l'état  d'es]irit  des  artistes  dans  les  premières  années  de  la 
Restauration,  cpi'a-t-il  eu  ]>our  ohjet  sinon  de  refléter  la  couleur  de 
l'époque,  son  «  costume»,  si  l'on  jicul  ainsi  dire,  cl  loul  ce  ipii  flattait 
alors  l'imagination  ?  Victor  Hugo  ne  s'est  éjjris  de  l'idéal  démocra- 
tique qu'après  avoir  chanté  le  Sacre  de  Charles  X  et  les  Vierges  de 
Verdun.  Mais  il  resta  le  même  au  cours  de  ses  métamorphoses  :  un 
poète  merveilleusement  doué  i)our  la  forme  et  le  relief  de  l'expres- 
sion, pour  l'éclat  et  la  richesse  iné])uisable  des  images.  C'est  la  tech- 
nique de  son  art  qui  l'intéressa  tout  d'abord,  et  il  se  soucia  avant  tout 
de  retremper  ses  instruments  d'expression. 

D'ailleurs  ni  le  talent  d'Emile  Descham])s,  ni  le  génie  d'Hugo  ne 
se  libérèrent  du  premier  coup  du  joug  de  cette  tradition  qu'ils  com- 
battaient, et  leur  vers,  dégagé  des  entraves  de  l'ancienne  métrique, 
s'il  obéissait  déjà  aux  cadences  plus  variées,  plus  vives  de  Chénier, 
portait  encore  l'empreinte  des  images  pseudo-classiques.  L'imagina- 
tion des  poètes  ne  se  renouvelle  pas  aussi  vite  (pie  leurs  rythmes  ^. 
Le  talent  n'y  sullit  ])as  et  nous  vcitoiis  (juc  l'imaginât  ion  dnn  Des- 
chamjts  resta  toujours  tributaire  de  ses  devanciers.  ()uoi  (|u'il  en  soit, 
si  son  romantisme,  à  ré]»o(pie  du  moins  où  il  travaillait,  cote  à  côte 
avec  Victor  Hugo,  a  un  caractère  distinct  if,  c'est  un  art   merveilleux 

1.  S'^-Beuvc,  à  la  suite  de  son  Joseph  Dclornte  dans  les  Pensées  (Poésies  com- 
plètes. Paris,  Charpentier,  1869,  in-S",  p.  13fi)  parle  contre  ceux  qui  se  piquent 
ode  retrouver  dans  l'alexandrin  de  Racine  tous  ces  perfectionnemciils  modernes 
de  mécanisme  et  de  facture.  A  les  enlrndn',  lorsqu'André  Chénier  fait  de  bons 
vers  il  ne  les  fait  pas  autrement  (|ue  Racine.»  L.i  facture;  d'André  Chénier  est 
selon  lui  toute  nouvellf. 

Il  fmprunle  des  r>xemi)les  de  forme  nouvelle  à  Hugo,  à  Pierre  Lebrun,  à  Rar- 
thélemy  et  Méry,  à  Alfred  de  Vipny,  à  A.  Soumet,  il  se  cite  lui-même  e-t  ajoute  : 
Emile     Dcscliamps,    dans    une  épîtrc  à  son  ami  Alfred  de  Vipny,   lui  parle  de  cette  lyre 
antique  : 

Que  Chénier  réveilla  si  fraîclic  |  et  dont  l'ivoire 
S'érliappa  8an};lnnt  de  ses  mains. 
Dans    la   traduction    déj.î  célèbre,  quoique  inédite  encore,  de  lioinéo  cl  Jiilictle,  Mercutio, 
blessé  à  mort,  s'écrie  en   plaisantant  : 

Le  coup  n'est  pas  très  fort  ;  non,  |  il  n'est  pas  sans  doute 
Larjre  comme  un  portail  d'église,  |  ni  profond 
Comme  un  puits  ;  |  c'est  égal,  la  botte  est  bi'-n  .'i  fond. 


LA    VEINE    VOLTAIRIENNE    DU    ROMANTISME    FRANÇAIS  85 

de  tirer  parti  de  toutes  les  ressources  de  la  langue,  el  de  produire  une 
musique  nouvelle  avec  des  mots  assemblés. 

Emile  Deschamps  n'avait  pas  le  génie  de  son  glorieux  ami  ;  et 
justement  parce  qu'il  ne  fut  pas  un  de  ces  hommes  éclatants,  profonds, 
originaux,  qu'on  a  peine  en  lous  temps  à  appareiller,  cet  esprit  gra- 
cieux, d'une  culture  superficielle  et  variée,  poète  agréable  et  mondain 
accompli,  qui  n'allait  pas  être  sans  hardiesse  dans  son  goût  décidé 
pour  toutes  choses  nouvelles,  ce  lettré  de  l'ancienne  France  qui  fut 
dans  sa  vieillesse  un  des  premiers  admirateurs  de  Baudelaire  ^  est 
un  exemplaire  remarquable  de  la  première  génération  romantique. 


II 

Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  le  talent  de  Deschamps,  sa  per- 
sonnalité littéraire,  tout  à  fait  indépendants  de  l'influence  de  Rous- 
seau, se  sont  développés  dans  le  rayonnement  du  génie  de  Voltaire. 

Nous  l'avons  vu  grandir  sous  l'aimable  tutelle  de  son  père.  C'est 
dans  le  salon  de  la  rue  Saint-Florentin  qu'il  nous  faut  revenir  pour 
déterminer  le  point  de  départ  exact  du  mouvement  poétique  qui  va 
renouveler  la  littérature  pciulanl  la  Restauration. 

Dans  cette  jolie  étude  que  nous  avons  déjà  citée  :  Une  Soirée  en 
1775,  où  se  mêlent  avec  une  mesure  exquise  la  grâce  émue  du  sou- 
venir et  la  satire  piquante  du  temps  ])résent,  E.  Deschamps  fait  revivre 
la  vive  et  spirituelle  physionomie  de  son  père  ;  il  y  rend  un  hommage 
à  Voltaire,  bien  intéressant  sous  la  plume  d'un  romantique  : 

Un  salon  d'aujourd'hui  et  un  salon  de  mon  temps,  me  disait  mon 
père,  ne  se  ressemblent  pas  plus  que  Mérope  ne  ressemble  à  la  tragédie 
qu'on  a  donnée  hier  aux  Français  —  Cette  tragédie  était...  non  je  ne  la 
nommerai  point  ;  —  mon  père  avait  un  goût  si  sûr  que  je  ne  veux  pas  donner 
un  certificat  de  médiocrité  à  l'un  des  deux  cent  cinquante  principaux 
auteurs  dramatiques  de  l'époque  ^. 

Tel  est  le  ton  du  polémiste.  11  avait  comme  critique  un  bon  sens 
très  fin  avec  un  tour  é|)igrammatique  dans  l'esprit.  Son  goût  en 
matière  httéraire  ne  fut  jamais  très  éloigné  de  celui  de  son  père. 
L'objet  de  leur  admiration  fut  i)arfois  dlITéreut  ;  c'étaient  les  mêmes 
yeux  qui  regardaient. 

1.  Baudelaire.  Les  Fleurs  du  Mal,  :J«  édilion.  J'aris,  M.  Lévy,  1869,  ia-8°, 
p.  104.  Lettre  d'Emile  Deschamps  à  Baudelaire,  datée  de  Versailles,  14  juil- 
let 1857,  publiée,  en  appendice,  parmi  li-s  (  Justificalwes  »  de  l'ouvrage. 

2.  Œuvres  complètes  d'Emile  Deschamps,  t.   III,  p.  19-20. 


86  LE    CLASSICISME    d'vN     HOMVNTIQUE 

Il  goûtait  un  ])laislr  extrême  à  voir  juitour  de  sou  ])ère,  se  grouper, 
dans  le  salon  de  la  rue  Saint-Florentin,  ses  jeunes  et  brillants  amis  : 

Ainsi,  je  fus  heureux  quand,  je  ne  sais  pourquoi, 
Les  poètes  nouveaux  vinrent  tous  jusqu'à  moi  ^. 

Il  ne  savait  ])ourquoi,  dit -il  avec  grâce.  Ignorait-il  qu'il  avait  ce 
qu'il  faut  ]»our  jdaire  :  l'intelligence  fpii  se  donne  la  peine  de  com- 
prendre les  autres,  et  cette  modestie  rare,  un  délicieux  oubli  de  ^i  : 

J'ai  suivi  leurs  combats  et  j'assiste  à  leurs  jeux  ; 

Leurs  triomphes,  leurs  chants  m'enivrent  :  je  les  aime 

De  tous  ces  dons  du  ciel  que  je  n'ai  pas  moi-même  ^. 

Ces  vers  expriment  joliment  l'affectueux  enthousiasme  qui  l'ins- 
pirait en  amitié,  et  l'on  conçoit  aisément  l'accueil  qu'on  lui  faisait 
à  1  Elysée-Bourbon,  dans  la  famille  de  ^  igny,  et  chez  ses  amis  de 
plus  fraîche  date  :  les  Nodier,  qui  habitaient  alors  la  rue  de  Provence, 
Victor  Hugo,  auquel  il  rendait  visite  rue  de  Mézières,  et  bientôt 
a]>rès  rue  du  Dragon  ;  les  ilességuier  <jui  réunissaient  rue  du  Ilelder, 
dans  un  des  salons  les  plus  aristocratiques  de  Paris,  les  poètes  toulou- 
sains, «  fils  de  Clémence  Isaure  »,  lauréats  des  Jeux  Floraux,  et  chez 
lesquels  l'avait  conduit  un  de  ses  vieux  amis,  qu'il  apjielait  son 
maître  :  Alexandre  Soumet  '. 

Il  y  avait  déjà  longteinjis  (|u' Emile  Descbanqts  admirait  Soumet. 
Dans  le  salon  de  son  père,  vers  1819,  avant  ra]>parition  des  Médita- 
tions, il  faut  songer  qu'un  seul  poète  vivant  paraissait  digne  d'être 
comparé  à  Millevoye,  c'était  Alexandre  Soumet.  A  la  veille  du  Roman- 
tisme, l'élégie  de  la  Pauvre  fille  était  une  merveille  de  ])athétique,  et 
l'on  aura  des  larmes,  rue  Saint-Florentin,  pour  le  Petit  Savoyard, 
d'un  autre  ])oèle  toulousain,  ami  de  Soumet,  de  Jules  dé  Rességuier, 
Alexandre   Guiraud. 

Ainsi  se  reniuivelait  autour  de  1820  l'élite  des  esj)rits  f(ui  depuis 
tant  d'années  se  rencontraient  chez  les  Deschamps  j)Our  causer  de 
littérature  et  d'art,  et  renouer  l'alliance  du  lyrisme  avec  l'esprit 
français.  Elle  se  reformait  chez  des  Parisiens  de  fine  culture. 

La  conversation  chez  eux  était  un  art.  Et  l'un  de  leurs  grands 
mérites  est  d'avoir  contribué  à  en  maintenir  la  tradition  d'un  siècle 
à  l'autre.  Que  pensait  M.  Deschamps  le  ])ère  de  cet  art  de  causer  ? 
0  C'était,  disait-il  à  son  fils,  quand  il  lui    contait   ses  souvenirs  de 

1.  Poésies.  Kriition  de  18'i1  :  Aiu  Mânes  de  Joseph  Delorme,  p.  116. 

2.  Ibidem,  infra. 

3.  Pnésies.  ]-^(iition  <\c  1811,  p.  I.'l."»  :  A  Alesandre  Soumet.  —  Sur  Soumet, 
cf.  Lcfèvre-Dtumier,  l<s  Célébrités  françaises.  Ibid.  p.  417-437. 


LA    VEl.NE     VOLTAIRIENNE     DU     ROMANTISME     FRANÇAIS  87 

l'ancienne  société,  un  art  plein  de  charmes  et  de  secrets  que  la 
conversation  poussée  à  ce  degré  entre  gens  d'éducation  libérale. 
Bien  entendu,  les  femmes  tenaient  le  dé...  Philosophie,  poésie, 
beaux-arts,  anecdotes,  histoires,  souvenirs,  on  mettait  tout  en 
œuvre,  après  avoir  tout  réduit  aux  proportions  d'une  soirée... 
Le  seul   rôle  à   jouer  était  celui   d'homme  bien  élevé  ^.  » 

Emile  Deschamps,  en  rapportant  les  c[ualités  (jui  convenaient, 
suivant  son  père,  à  l'homme  de  bonne  compagnie,  se  définit  ainsi 
lui-même,  tel  qu'il  apparaît  au  milieu  de  la  génération  romantique, 
point  du  tout  homme  de  lettres,  mais  simplement  un  galant  liomme  et 
un  homme  de  goût. 

On  lui  a  fréquemment  reproché  d'avoir  dissipé  son  Laleiit  ^  eu  mille 
œuvres  de  circonstances,  petites  pièces  fugitives  que  son  amabilité 
ne  savait  pas  refuser.  Mais  c'est  chez  lui  un  trait  de  caractère  que  le 
désir  de  plaire.  Sa  sociabilité  rapi)arente  à  M'"^  de  Staël  ainsi  qu'à 
Voltaire.  Il  jouissait  comme  eux  de  la  compagnie  des  ^ens  distingués 
qu'il  aimait  et  n'était  même  en  possession  de  toutes  les  ressources  de 
son  esprit  que  quand  il  causait  avec  eux. 

Il  y  a  des  gens  qui  naissent  amateurs  au  meilleur  sens  du  mot.  Toute 
espèce  d'application  ne  leur  convient  pas,  et  c'est  assurément  une 
infériorité  réelle.  De  telles  natures,  fussent -elles  remarquablement 
douées,  ne  produisent  jamais  ce  qu'on  attend  d'elles  3,  On  comprend 
que  la  vie  d'un  homme  de  ce  genre  soit  plus  intéressante  encore  que  ses 
œuvres.  Son  talent  d'écrivain  ])roduit  un  peu  l'efTct  d'un  ruisseau 
qui  se  perd  dans  le  sable  :  il  ne  tient  pas  les  promesses  de  ses  brillants 
débuts  ;  mais  le  causeur  ne  cessa  pas  d'éblouir  et  de  charmer. 

11  avait  pour  cette  catégorie  d'esprits  que  Voltaire  a]>]»elle  les 
«  connaisseurs  »,  une  sorte  de  prédilection,  et  c'était  un  des  liens  qui 
l'unissaient  encore  à  l'ancienne  société.  «  Presque  tout  le  monde,  dit-il 
en  songeant  à  elle,  parlait  et  ])arlait  bien  des  œuvres  et  des  questions 
littéraires,  ]»arcc  <|u'il  y  avait  aioi-s  un  grand  iKunltrc  de  connaisseurs- 
amateurs  *,  et  maintenant  il  n'y  a  |»lus  de  connaisscuis  (pie  les  hommes 
de  l'art  qui  sont  envieux  et  systémalicpies  ^.  )>  I.'aimablr  et  doux  natu- 
rel d'Emile  Deschamps  s'échimlliiil  qmhimfnis  contrcî  la  méchanceté 
}»roverbiale   des   auteurs  ;   liii-mrinc   axaiL   des   nerfs,    bien    (|ii  il   eût 

1.  Œui're.s  compU'lPs,  t.  III,  p.  21. 

2.  L'auteur  de  Victor  Hugo  raconté  (O^  ('«liiion,  jyCi'i,  l.  Il,  p.  h^)  dira  d'Éniile 
r)escliani|)S  :  «  Il  y  avait  en  lui  un  in'uscur  cpii  s'est  monuayi'  en  hoiiimo  du 
monde.  » 

3.  Œuvres  compU-tr s,  l.  111,  y.  21. 

4.  Œuvres  complètes,  t.  111,  p.  21. 

5.  Ibidem,  infra. 


88  LE    CLASSICISME    d'uN    ROMANTIQUE 

encore  plus  de  bon  sens,  et,  malicieux,  il  aiguisait  de  temps  en  temps 
une  épij^ruinme.  l'exprimant  en  une  de  ces  vives  formules  anlithéti- 
ques  iiù  il  excellait  : 

Somme  toute,  concluait-il.  nous  copions  aujourd'hui  les  fauteuils 
et  les  canapés  du  temps  de  Louis  XIV  et  de  Louis  X\  ,  cest  très  hien  ; 
si  nous  imitions  quelques-uns  des  hommes  qui  s'asseyaient  dessus,  ce 
serait  encore  mieux  ^. 

Ce  qui  hii  (  onciliait  donc,  au  début  de  la  période  romantique,  les 
sympathies  les  plus  diverses,  c'était  l'esjirit  cpi'on  retrouvait  en  lui 
de  ce  xviii®  siècle  ironique  et  sensible,  qui  fut  peut-être  l'époque  la 
plus  originale  de  notre  histoire,  celle  où  le  bon  sens  critique  de  notre 
race  se  tempéra  de  grâce  pour  mieux  séduire,  où  cette  charmante 
sociabilité,  qui  nous  gagna  le  monde,  atteignit  son  point  de  perfec- 
tion. Si  Deschamps  parut  s'écarter  de  sa  voie  naturelle  dans  le  plus 
beau  moment  de  son  ardeur  romanti(|ue,  nous  vorr(^us  c(^  (ju'il  faut 
])enscr  de  cette  a])parente  infidélité.  Il  n'y  a  pas  jus(pi'à  Tattrait  des 
littératures  étrangères,  subi  ])ar  lui  très  ]irofondément,  qui  ne  lui 
fournît  l'occasion  de  montrer  à  quel  point  il  restait  attaché  aux  tradi- 
tions de  l'esprit  français  ^. 

Son  frère  Antoni,  le  futur  traducteur  de  Dante,  véritable  nature 
d'artiste  inq)ressioimable  et  primesautier,  qui  vécut  trop  au  gré  d'une 
imagination  fantasque,  un  |uii  déréglée,  et  dont  rœnvre  pttétique 
a  ]>lns  de  s])ontanéité  et  de  profondeur  (jne  cidle  de  son  frère  aîné, 
Antoni  gai'dait  comme  Emile,  avec  une  sorte  de  piété,  le  souvenir  de 
ces  ])remières  amitiés  romantiques.  L'était  là  le  Ixni  temps,  dit -il  à 
un  ami  : 


ous  veniez 


Les  plus  jeimes  vantaient  Byron  et  Lamartine, 
Et  frémissaient  d'amour  à  leur  Muse  divine  ; 
Les  autres,  avant  eux  amis  de  la  maison. 
Calmaient  cette  chaleur  par  leur  froide  raison, 
Et  savaient  chaque  jour  tirer  de  leur  mémoire 
Sur  Voltaire  et  Lekain  quelque  nouvelle  histoire  ^. 

Les  voilà  ces  premiers  Romantiques  !  c'étaient  tous  des  jeunes 
geus  du  meilleur  monde,  nourris  de  la  moelle  des  ri'u\  res  classiques, 
et  qui  lisaient  leurs  premiers  vers  à  un  lettré  du  xviii^  siècle,  disciple 

\.   Ibidem,  p.   24. 

2.  Lanson  (Rev.  d'IIisl.  littirnire  <Ie  la  France,  t.  VI,  1899,  p.  2). 

3.  Poésies  d 'Antoni  Deschamps.  Livn/  II.  Dvrnirres  Paroles,  XIX,  p.  108 
de  ledit,  de  1841. 


ROMANTISME    ET    TRADITION  89 

fervent  de  Voltaire,  admirateur  passionné  de  sa  tragédie  de  Tancrède  ^. 
M.  Deschamps  le  père  n'avait  pas  eu  besoin  de  se  convertir  à  Rousseau 
pour  cultiver  en  lui  et  développer  chez  ses  fils  le  sentiment  de  l'art  et 
le  goût  du  romanesque. 

On  oublie  trop,  quand  on  oppose  au  lyrisme  romantique  l'intellec- 
tualisme desséchant  du  xviii^  siècle,  que  la  sensibilité  ])araît  dans  la 
littérature,  dès  les  premières  années  du  régne  de  Louis  XV,  et  qu'à 
côté  de  Fontenelle  et  des  beaux  esprits  raisonneurs,  il  y  avait,  sans 
parler  de  Rousseau,  des  philosophes  comme  Vauvenargues,  des 
écrivains  comme  La  Chaussée,  Marivaux,  qui  rendaient  aux  pas- 
sions du  cœur  la  place  qu'elles  doivent  occuper  dans  la  littérature 
et  pensaient  cjue  l'inspiration  doit  venir,  dans  les  arts,  bien  moins  de 
la  raison,  que  du  sentiment  ^. 

Peut-on  refuser  le  «  don  des  larmes  »  à  l'auteur  de  Zaïre  ?  et  parce 
qu'il  composa  La  Heiiriade,  ne  peut-on  trouver  dans  l'œuvre  immense 
de  \  oltaire  aucun  sentiment  poétique,  aucun  vers  charmant  ?  Sa 
critique  et  l'influence  sociale  qu'elle  exerça,  retiennent  d'abord  l'es- 
prit, et  l'on  ne  considère  ])oin1  assez  l'essentielle  diversité  de  son 
tempérament,  ardent  et  vif,  irritable  et  léger,  aux  flots  innombrables, 
avec  de  la  fantaisie  dans  le  bon  sens  et  de  la  mesure  dans  le  caprice. 
Le  philosophe  fait  oublier  le  poète  très  bien  doué  qu'il  était,  en  prose 
comme  en  vers,  et  l'on  néglige  ses  poésies  fugitives,  merveilles  de 
grâce  et  d'esprit  !  D'autre  part  l'homme,  c[ui  élargit  l'horizon  de  la 
tragédie  française  et  qui  révéla  Shakespeare  à  la  France,  peut  avoir 
eu  bien  des  étroitesses  et  surtout,  après  de  beaux  élans  d'audace, 
d'étranges  retours  en  arrière  ;  il  nai  fut  pas  moins  un  excitateur  des 
esprits  auxquels  il  communiqua  le  'mouvement  et  la  vie. 

On  a  beaucoup  exagéré  l'influence  de  Rousseau  sur  le  Romantisme 
au  détriment  de  Voltaire.  Suivant  cette  opinion,  ce  serait  même  contre 
Voltaire  et  son  école  que  le  Romantisme  se  serait  dressé.  Ce  n'est  pas 
absolument  faux,  mais  c'est  surtout  une  apparence  qui  tient  à  ce  que 
les  classiques  de  1820  se  réclamaient,  en  même  temps  que  de  Boileau, 
de  certains  })rincipes  du  goût  voltairien.  Voltaire  en  matière  de  versi- 
fication et  de  lechni(iue  artistique  avait  parfois  renchéri,  en  effet,  sur 
l'auteur  de  VArl  poéli(]ue.  Nous  savons  ce  qu'Emile  Deschamps 
pensait  du  «  vers  flasque  »  de  ses  tragédies  ^,  mais  comme  il  appréciait 

1.  Éniile  Deschamps.  Œuvres  conipL,   I.   III,  p.  21. 

2.  Lanson.  Les  Orii^ines  du  draine  cunlemporain.  Nivelle  de  La  Chaussée  et 
la  comédie  larmoyante,  3''édit.  Paris,  Ilachctlc,  1903,  iii-8°.  —  Daniel  Mornel.  Le 
Romantisme  en  France  au  xyiii^  siècle.  —  Paris,   Hachetle,  1912.    Iii-H". 

3.  Ém.  Deschamps.  Œuvres  romid.,  lil,  p.  VJ. 


90  LE    CLASSICISME     d'iN     ROMANTIQUE 

le  vers  s]>iriluel,  ailé  de  ses  ])oésies  fugitives.  Il  faut  le  répéter  :  tout 
est  dans  NUItaire.  hardiesse  et  timidité,  et  Ton  peut  en  appeler  d'une  de 
ses  idées  à  Taulrr.  C'est  le  cas  pour  tous  les  grands  artistes  d'une 
époquf  di'  liajisitiou.  I/;i\tuir  les  sollicite,  mais  ils  sont  retenus  par 
les  Iradilions  de  leur  art.  et  leur  (X'uvro.  comme  leur  jtensée,  est  parfois 
ambiguë. 

^'ollaire,  à  vrai  dire,  fut  un  novateur  en  son  temj)s,  et  si  ses 
tragédies  même  ont  un  grand  intérêt  historique,  c'est  ^luelies  pré- 
parent la  scène  française  aux  nouveautés  du  drame  romani ique  ^. 

Quand  Emile  Deschamps  songea  à  donner  en  182t)  au  public  la 
re])roduction  exacte  d'une  pièce  de  Shakespeare,  il  choisit  Roméo  et 
Juliette,  non  pas  parce  que  Ducis,  vingt  ans  avant  lui,  avait  choisi 
cette  pièce  et  avait  échoué  dans  sa  tentative,  mais  parce  qu'  «  avec 
beauc(mp  ]»lus  de  i»<)ésie,  il  est  vrai,  et  de  natvn'el,  ce  drame,  dit -il, 
se  rapproche  d'une  tragédie  romanesque  de  \oltaire  ^.  » 

Ainsi  donc  une  des  œuvres  capitales  du  Romantisme,  les  traduc- 
tions de  Shakespeare,  (jui  inarcpienl  une  date  dans  l'histoire  de  ntttre 
littérature  e!  ((msacrenl  l'étabiissemtint  définitif  en  France  de  l'in- 
fluence des  littératures  euroj»éennes,  sont  présentées  par  Emile 
Deschamps  au  j)ublic,  comme  l'exigeait  l'histoire,  sous  le  patronage 
de  \  oit  aire. 


L'esprit  de  \  oit  aire  ne  se  retrouve  pas  seulement  dans  la  curiosité 
d'Emile  Deschamps  ]>our  les  littératures  étrangères;  il  le  garantit 
elTicacement  contre  riiifluence  de  la  société  royaliste  et  dévote  de  la 
liestauration. 

Ni  V Académie  des  Jeux  Floraux  dv  Toulouse,  ni  la  Société  royale 
des  Bonnes  lettres,  qui  fut  fondée  en  janvier  1821,  pour  la  défense  de 
la  religion  et  de  la  monarchie,  ne  le  conqUèrent  ])armi  leurs  membres 
actifs.  Qu'il  ait  eu  ]»eu  de  sym]>athie  jiour  ce  dernier  groupement, 
organisé  par  les  Ultras,  où  il  voyait  ])Ourlant,  auprès  de  (Ihateaubriand 
et  de  Nodier,  son  jeune  ami  Nictor  Hugo,  mais  où  il  fallait,  jtour 
réussir,  s'ins]tirer  des  idées  d<-  MM.  Herryer,  (ienoude  et  de  Bonald, 
cela  n'a  rien  qui  étonne  de  la  ]tart  de  l'auteur  du  Tour  de  Faveur  et 

1.   Hriiri  Lion.  Les  Tragédies  de  Voltaire...    Paris,   Hachotto.   In-8*'. 
■2.   Ibid.,  V,  p.  'i. 


DESCHAMPS    ET    LE    GROUPE    PRÉ-ROM A>ÎTIQLE  91 

de  l'ami  d'Henri  de  Latouche  ^.  Mais  il  est  siiij^ulier  qu'il  n'ait  pas 
été  couronné  par  les  Jeux  Florauv  et  qu'il  n'ait  même  jamais  pris 
part  aux  concours  poétiques  de  Toulouse.  On  retrouve  sur  les  listes 
des  Recueils  de  l'Académie  les  noms  de  tous  ses  amis  ;  on  n'y  voit  pas 
le  sien.  Alexandre  Soumet,  Alexandre  Guiraud,  comptaient  parmi  les 
fils  glorieux  de  Clémence  Isaure  ;  Jules  de  Rességuier  avait,  comme 
«  mainteneur  »,  une  voix  prépondérante  au  jury,  et  ([uaud  \  .  Hugo, 
proclamé  maître  ès-jeux,  a])rès  le  couronnement  de  ses  odes  sur  les 
Vierges  de  Verdun  et  le  Rétahlissemenl  de  la  statue  de  Henri  IV,  eut 
perdu  le  droit  de  concourir,  il  recommandait  encore  à  Rességuier  les 
œuvres  de  ses  amis  :  Soumet,  Alfred  de  Vigny,  Saint- Valry,  Rocher, 
Gaspard  de  Pons  '^. 

En  1822,  Hugo  recommande  François  Durand,  ce  «  Protée  du  pseu- 
donyme »,  dont  on  pouvait  lire  les  essais  poétiques  dans  les  revues 
du  temps,  sous  la  signature  d'Holmondurand  ou  de  Durangel  ou  de 
Durand  de  Modurange  ^.  Il  n'est  jamais  cjuesLion  d'un  poème  de 
Deschamps. 

C'est  qu'à  vrai  diie,  le  genre  troubadour  florissait  encore  à  Toulouse 
en  1820,  et  peul-èlre  Emile  Deschamps  qui  imitait  Millevoye  en  1816, 
dans  VAlmanach  des  Muses,  trouvait-il  qu'il  y  avait  mieux  à  faire 
que  de  persévérer  dans  un  genre,  où  triomphait  la  fadeur,  et  qui 
malgré  tant  d'essais,  ne  donnait  rien.  Il  cherchait  déjà,  nous  le 
voyons  par  sa  traduction  de  la  Cloche,  à  renouveler  les  thèmes  lyri- 
ques, en  imitant  ceux  cjuil  admirait  chez  les  grands  poètes  étrangers  ; 
il  sftngeait  sans  doute  à  son  adaptation  du  Honiancero  espagnol  et 
puis  les  questions  de  théâtre  occupaient  avant  tout  son  attention. 

Il  ne  ménageait  cependant  ])as  les  comjiliments  à  ses  amis  de 
Toulouse.  Frappé  du  pédantisme,  qui  présidait  aux  concours  de 
l'Académie  française,  et  du  caractère  olficiel  et  glacé  de  la  cérémonie 
de  la  distribution  des  récompenses,  il  lui  opposait  la  sj)ontanéité,  la 
bonhomie  et  l'enthousiasme  toulousain  ^. 

Cet  élogf  (jii'il  ]iiil)lif'ra  en  182.'î  dans  la  Muse  jrançaisc,  il  d('\ait  le 

1.  Son  nom  fifinrf  p;irnii  l;ni(  d'aiilrcs  cl  connue  celui  de  ses  amis  sur  i'.l;t- 
nuairc  rie  la  Société,  mais  tout  le  Paris  aristocratique  et  lettré  s'y  trouve  et  cela 
ne  signifie  rien.  Nous  ne  relevons  dans  les  Annales  de  la  Liltéralurc  et  des  Arls, 
qui  était  le  bulletin  littéraire  de  la  .Société  des  lionnes  Lettres,  (ju'un  poème 
de  Deschamps,  la  romance-  inlilulée  :  La  Noce  d'Elniance,  qui  parut  en  1822 
(cf.  tome  IX,  p.  /.OG). 

2.  l'aid  Lafond.  \j'Anbc  romaiilL'jur.  Jules  de  liesse }^uier  cl  ses  (iniis.  i'aris, 
Merc.  de  France,  in-8°,  p.  58. 

3.  Cf.  Notice  de  Fiiré  dans  Victor  llw^o  avant  18.'iO,  p.  138. 

4.  Muse  française,  1"  se|)t.  1823. 


92  lÎE    CLASSICISME    d'lN     ROMANTIQUE 

décerner  dès  1820  à  ses  amis  toulousains  dans  les  cercles  où  il  fré- 
quentait à  Paris.  Soumet  et  Guiraud  le  savaient  bien,  eux  qui,  du 
fond  de  leur  ])rovince,  préjiaraient  par  de  savantes  intrigues  le  succès 
prochain  de  leurs  tragédies. 

Emile  Desrham])S  comptait-il  beaucf»uj>  sur  l'imagination  de  ses 
amis,  sur  l'originalité  de  leur  style  ]tour  renouveler  le  genre  drama- 
tique ?  Il  n'en  est  ])as  moins  vrai  cju'il  s'emplo^^ait  de  tout  son  zèle 
aimable  dès  1819  à  servir  leur  réputation  ^. 

Ainsi  Deschamps  répandait  jusqu'à  Toulouse  la  gloire  renaissante 
de  Chénier  qu'on  applaudissait  chez  son  père.  Et  quand  Victor  Hugo, 
dans  la  ])remière  li\Taison  du  Conservaieur  littéraire,  montrait  combien 
les  défauts  de  ce  ])oète  étaient  compensés  par  mille  beautés  nouvelhs, 
il  était  l'interprète  du  salon  de  la  rue  Saint-Florentin.  «  Tel  tableau, 
dit-il,  présente  ce  qui  constitue  l'originalité  des  poètes  anciens,  la 
trivialité  dans  la  grandeur...  (^ue  manque-t-il  à  ces  vers  ?  une  coupe 
élégante  :  nous  préférons  cependant  une  pareille  barbarie  à  ces  vers 
qui  n'ont  d'autre  mérite  qu'une  irréprochable  médiocrité.  »  Hugo 
ternine  son  article  par  un  jugement  qu'on  pourrait  croire  parti  de 
la  y)lume  d'Emile  Deschamps  :  il  admire  chez  André  Chénier  «  l'em- 
preinte de  cette  sensibilité  ]»rofonde,  sans  laquelle  il  n'est  point  de 
génie  et  qui  est  ]»eut-rtri'  le  génie  môme  »  et  il  (  nuclul  en  ces  termes  : 
«  Qu'est-ce  (ju'un  ])oèt(î  .'  un  lionimf  «pii  sent  fortement,  ex])riTnant 
ses  sensations  dans  une  langue  ])lus  expressive.  La  ])oésie,  ce  n'est 
presque  que  sentiiMcnt.  dit  \  oliair»  ^.  » 

Voltaire  invo(|ué  ])ar  \ictor  Hugo  ])our  définir  la  poésie! 

Gela  caractérise  à  merveille  le  ])oint  de  déj)art  classicjut  du  Roman- 
tisme littéraire,  c'est  la  justification  de  ce  mouvement  prétendu 
révolutionnaire. 

Eu  attendant  justification  plus  coin])lète,  nous  voyons  qu'au  mois 
d'août  1820,  le  même  Conser^'atear  littéraire,  dans  sa  19*^  livraison, 
annonçait  cette  grande  nouvelle  :  «  M.  Alexandre  Soumet,  de  l'Aca- 
démie des  Jeux  Floraux,  vient  d'arriver  à  Paris.  (îet  enfant  d'Isaure 
qui  occui)C  un  rang  si  distingué  ])armi  nos  jeunes  poètes,  rapjiorte 
dans  la  capitale  des  ouvrages  longtenq)s  médités  dans  la  patrie  des 
troubadours.  )>  La  Revue  annonçait,  en  même  temps  que  le  T^urni^ 
de  Pichat  et  son  Léonidas  en  ]>répnration,  une  Ch/temnestre  et  un  Saiil, 
les  deux  pièces  fjue  Soumet  comptait  faire  jouer  cette  année  même 

1.  Cf.  Iftire  do  Soumet  citée  par  L.  Séché.  Le  Cénacle  de  la  Muse  Française, 
p.  27. 

2.  Conservateur  littéraire,  1810.  V^  livraison,  p.  23,  arlicif  sur  les  Œuvres 
d'André  Chénier. 


DESCHAMPS    ET    LE    GROUPE    PRÉ-ROMANTIQUE  93 

grâce  au  concours  d'Emile  Deschamps  et  de  ses  amis.  Soumet  appor- 
tait avec  lui  le  manuscrit  du  Pelage  de  Guiraud  et  il  écrivait  ces 
lignes  au  laborieux  provincial  : 

«  J'ai  su  par  Emile  que  tu  travaillais  aux  Macchabées.  Point  de 
précipitation  !  des  vers  sim})les  el  la  ])lus  grande  pureté  de  style...  ^  » 

Apparemment  Soumet  n'entendait  pas  comme  Hugo  et  Deschamps 
la  leçon  donnée  par  la  publication  d'André  Chénier,  mais  il  n'en 
continuait  pas  moins  à  les  voir,  s'il  ne  les  comprenait  pas  tout  à  fait. 
On  se  cherchait  alors,  pour  se  compter,  pour  s'encourager  et  s'aimer, 
et  l'on  ne  se  demandait  pour  le  moment  pas  davantage.  «  Ma  vie  est 
assez  triste,  mon  ami,  écrivait  Soumet  à  Guiraud  :  l'hiver  et  la  soli- 
tude à  Auteuil  sont  des  muses  sans  ins])iration...  Tous  nos  amis  te 
disent  mille  choses.  Je  suis  allé  l'autre  jour  passer  la  soirée  chez 
Emile,  où  je  les  ai  tous  rencontrés  ^  », 

Tous  ces  amis,  c'étaient  les  familiers  du  salon  de  la  rue  Saint- 
Florentin,  les  membres  du  premier  Cénacle,  prêt  à  se  former  autour 
d'Emile  Deschamps,  à  la  fin  de  l'année  1820.  On  les  reconnaît  à  leur 
enthousiasme  pour  tous  ceux  qui  portent  le  nom  de  poète.  Ils  s'ai- 
maient entre  eux,  quelles  que  fussent  leurs  tendances.  Ce  groupe  qui 
commence  à  s'organiser  a  les  grâces  de  l'adolescence.  II  a  la  forme 
indécise  des  choses  qui  s'éveillent  et  l'immense  bonne  volonté.  C'est 
un  milieu  composite,  à  vrai  dire,  où  rien  ne  s'exclut,  où  l'avenir  ne 
se  dégage  pas  encore  des  liens  du  passé.  Baour-Lormian  y  reçoit  les 
com])liments  de  Victor  Hugo,  Brifaut  et  Chènedollé  se  partagent 
les  éloges  d'Alfred  de  Vigny.  Les  vieilles  gloires  sont  respectées  des 
jeunes  gens  qui  se  regardent  comme  des  frères.  Hugo,  dans  une  lettre 
à  Vigny,  se  plaint  de  la  politesse  trop  cérémonieuse  d'Emile  Des- 
champs envers  lui  ^. 

Ainsi  le  romantisme  débutait  sous  les  auspices  d'un  sentiment 
poétique  par  excellence,  l'Amitié,  une  amitié  complimenteuse  assuré- 
mont.  C'est  Hiigo  qui,  dans  cette  lettre  encore,  nomme  Soumet  et 
Pichat  <(  ces  deux  rois  futurs  de  notre  scène  »  *.  Le  Dauphitiois  Pichat, 
qui  floiiriera  à  son  nom  la  forme  romanticpie  de  Pi(  liald,  va  faire 
ay>i)laudir  son  Turniis,  en  attendant  le  succès  éclatant  de  Léonidas. 
C'est  une  des  gloires  du  Cénacle.  Soumet  y  présente  ses  amis  Guiraud 
et  Rességuier,  Victor  Hugo  et  son  plus  intime  compagnon  d'enfance, 

1.  Cité  par  L.  Séché.  Le  Cénacle,  p.  31. 

2.  Ibidem. 

3.  Lctlrr-  citée  par  E.  Dupuy.  Alfred  de  Vif^nif.  I.  Les  Amitiés.  Paris,  Soi-iélé 
française  d'iniprimcrie  et  do  librairie,  iii-8",  p.   218. 

4.  Ilndein. 


f)4  LL     t.l.ASSICISMK     d'un     ROMANTIQUE 

A<.l<»l|»l)t'  (le  Saint -\'alry  qui  (.'nllabdre  au  Conser^'ateur  littéraire.  Le 
coinle  l'ramt*  d'H<»u(lt'l«)t,  ancien  aide  de  camp  du  jtrinoe  d'Eckmûhl, 
Gaspard  <!••  INms.  lieutenant  de  la  Garde  royale,  tous  les  deux  cama- 
rades d'Alfretl  de  N  ii^ny,  accomi)aj;!ient  aux  soirées  de  M.  Jacques 
Deschamps  Je  plus  ancien  anal  d'Emile.  Si  nous  citons  encore  Jules 
Lefèvre  et  Belmontet,  que  leur  ])assion  pour  les  littératures  étran- 
gères et  j)our  le  souvenir  de  l'Empereur  recommandait  à  Emile 
Descham])S  et  à  Henri  de  Lalouche.  nous  aurons  une  idée  de  la  diver- 
sité des  tendances  et  de  l'antipathie  des  tempéraments  (pii  s'effor- 
çaient |iiiurtant  de  fusionner  au  s(ùu  du  premier  trroupe  roiuaiit  i<|ue  ^'. 
Lal<»uche  n'allait  pas  tarder  à  s'en  évader,  et  ce  sera  la  première 
défection  ;  mais  il  n'avait  |>as  encore  rompu  le  charme  qu'entretenait 
parmi  ces  poètes  la  présence  d(^  ipn-hpies  femmes,  leurs  gracieuses 
énndes  :  M'"^  Amable  Tastu,  TNI"!^  llortense  Céré-Barbé,  surtout  la 
déhcieuse  Marcelline  Desbordes-\  almore.  M'"^  Sophie  Gay  venait 
à  ces  réunions  avec  sa  fille  Delphine^,  et  les  soirs  où  la  jeune  fdle 
entrait  dans  le  salon  de  la  ru<'  Samt-Floreutiii.  tous  ccis  jioètes 
croyaii'Mt    voir  a|»paraîlre  la   Musc  dtmt   ils  rêvaient.   M^'*'   Delphine 


1.  Sur  l<-s  nn'rnl)n's  du  iimnicT  Cén.Tcio  roiuantiquc,  coiisulliT  les  ouvraçrcs 
fl'Kdni.  Hirt'.  d<>  Léon  Séché,  d'E.    Dupuy. 

2.  Kii  1851  S"^-lîeuvo  écrivait  à  l^iuili'  Dcscliatiips  j)()ur  If  consullir  sur 
CPtto  époque  lointaine.  Nous  devons  à  celte  consultation  une  pajrc  charmante 
de  Deschamps,  où  revit  i'  la  Delphine  de  la  Muse  »  —  «  Qu'était  Delphine  alors  ? 
demandait  S'^-Beuve  »,  «  je  connais  bien  la  M""^  de  Girardin  d'aujourd'hui, 
mais  non  la  D<lphine  d'autrefois...  Que  semblait-elle  ?  Élait-clle  bon  enfant  ? 
Annonçail-elle,  comme  poète,  de  la  force  ou  de  la  sensibilité  ?  ou  de  la  forme  ? 
Quel  avenir  lui  prédisaient  les  augrures  ?...  Naquit-elle,  le  casque  en  tête  ?  Était- 
elle  Clorinde  ?  »  M.  Marsan  a  publié  pour  la  première  fois  cette  lettre  (cf.  La 
lialnille  romantique,  p.  9.5).  La  réponse  d'Emile  Deschamps,  qu'on  va  lire,  fait 
partii-  <les  jtapif-rs  de  S'^-Bcuve  conservés  à  la  Collection  Loveiijoul  de  Chan- 
tilly.   i:ilr  .si   inédile   : 

Versailles,  lundi,  10  février  1851. 
.Mcm  cher  S'*-Bouve.  Oui  :  elle  était  h  la  fois  bnlle,  simple,  inspirée  comme  la  Muse,  simple 
et  bon  enjani,  c'est  le  mol,  et  disant  les  vers  avec  élégance  et  grandeur,  comme  elle  les  faisait 
alors.  Ceci  est  ressemblant,  ainsi  que  le  portrait  d' Hersent,  où  elle  a  cette  écliarpe  bleu-clair, 
comme  ses  yeux.  Tous  les  poètes  lui  prédisaient  alors  la  couronne  de  l'Éléirie  lyrique.  Son 
talent  tout  jeune  nous  paraissait  devoir  être  un  mélange  de  vigueur  masculine  avec  une  sen- 
êittilité  de  femme  du  monde,  plus  atleclée  des  choses  de  la  société  que  des  spectacles  de  la  nature, 
plus  nervi'use  que  tendre,  plus  douloureuse  que  mélancolique,  le  tout,  marchant  de  concert 
avec  beaucoup  d'esprit  réel,  sans  prétention,  et  se  manifestant  sous  une  forme  de  versification 
pure,  correcte,  savante  même  et  assez  neuve  alors.  Soumet  par.iiasait  être  son  modèle,  il  y 
avait  dans  son  style  un  prand  éclat  tempéré  par  un  goût  déjà  sûr.  Sa  conversation  était  pleine 
de  substance  et  ne  visait  jamais  au  bel  esprit  ;  souvent  enjouée,  sans  grimace  jamais.  Voilà 
mes  souvenirs,  très  présents... 

Dans  une  seconde  lettre,  il  ajoutait  ceci  : 

Je  ne  vous  ai  pas  rappelé  qu'en  1821  ou  1822,  M"*  Delphine  fut  surnommée  la  Muse 
de  la  Pairie.  Elle  avait  chanté  Jeanne  d' Arc  dans  un  dithyrambe,  et  les  glorieux  désastres  de 
Waterloo  et  de  l'armée  de  la  Loire.  De  là  cette  figure  de  Clorinde-poète...  que  sa  mâle  beauté 


DESCHAMPS    ET    LE    GROUPE    PRÉ-ROMANTIQUE  95 

venait  de  i)ublier  sa  ])ièoe  :  l'Ange  de  Poésie,  Emile  Deschamps  lui 
adressait  ses  vers  : 

A  Mademoiselle   Delphine  Gay, 

Quelle  est  cette  beauté  qu'un  bel  ange  accompagne  ?... 
L'azur  de  ses  grands  yeux  brille  mouillé  de  pleurs. 
Oh  !  quittez  vos  palais  ou  la  verte  campagne, 
Donnez-lui  des  paifums,  des  sourires,  des  fleurs... 
Courons  !...    Est-elle   Reine,  ou   Déesse,  ou  Bergère  ? 
Faut-il  aimer,  hélas  !...   admirer  ou  prier  ? 
Elle  chante,  et  devant  son  écharpe  légère 
Corinne   courberait  l'orgueil   de  son  laurier  ^  ! 

A  la  faveur  de  ces  illusions  qu'entretenaient  le  sentiment  et  l'ima- 
gination, en  un  mot  la  jeunesse,  les  premières  années  du  Roman- 
tisme de  1822  à  1825,  vont  oiïrir  un  étrange  spectacle.  Nous  allons 
voir  Victor  Hugo  a])plaudir  sur  la  scène  les  tragédies  exsangues  de 
Soumet,  de  Guiraud,  d'Ancelot,  et  Deschamps  accepter  la  direction 
effective  d'une  revue  où  parurent  les  dernières  fleurs  de  la  ])oésie- 
troubadour.  li  est  vrai  qu'à  cette  date  Hugo,  en  ce  qui  concernait  le 

lui  attribuait  comme  cette  face  de  sa  poésie  d'alors.  Elle  avait  un  casque  et  une  lyre  vers 
cette  première  époque...  Alors  Chateaubriand,  Soumet,  Guiraud,  Alfred  de  Vigny  l'entouraient 
d'hommages  respectueux  et  même  moi,  indigne  ! 

Plus  tard  ce  fut  Lamartine  à  Florence,  plus  tard  V.  Hugo,  Méry,  Th.  Gautier,  Alfred  do 
Musset,  etc.  (c'est  de  nos  jours  actuels). 

Elle  n'avait  pas  de  coquetterie,  non,  —  mais  une  connaissance  très  sincère  —  je  crois  — 
de  tous  ses  avantages  matériels,  dont  elle  n'usait  ni  pour  tourmenter  les  hommes,  ni  pour 
accabler  les  femmes.  Elle  avait  aussi  un  touchant  amour  de  sa  mère,  dont  elle  était  le  tendre 
orgueil. 

Avez- vous    les  Essais  poétiques  de   1824  ?   contenant  les  pièces  de  1821  ?    La    première 
A  ma  mère  finit  ainsi,  après  un  rêve  d'amour  et  de  mariage  où  je  trouve  ces  vers  : 
En  le  voyant  soufTrir,  je  me  sentais  aimée. 
11  ne  l'avait  pas  dit,  non  ;  mais  je  le  savais. 
Et  bientôt  j'oubliai  (ma  mère,  je  rêvais) 
J'oubliai  de  cacher  le  trouble  de  mon  âme  ! 
La  pièce  finit  donc  ainsi  : 

Le  songe  est  effacé,  je  suis  seule  :  dis  moi, 
Celui  qui  doit  me  plaire  est-il  connu  de  toi  ? 
Viendra-t-il,   devinant  le   rêve   qu'il  m'inspire, 
Sur  un  cœur  qui  l'attend  réclamer  son  empire  ? 
A  ma  jeunesse  enfin  servira-t-il  d'appui  ? 
Ah  !  si  le  Ciel  un  jour  daignait  m'unir  à  lui  ? 
Mais  non,  éloignez-vous,  séduisante  chimère, 
En  troublant  mon  rei)os  vous  ollcnsez  ma  mère. 
Tant   qu'elle   m'aimera,   qu'aurai-je   à   désirer  ? 
Un  aussi  grand  bonheur  me  défend  d'espérer. 
Voici  un  spéciiyen  de  son  style,  de  sa  poésie,  de  si-s  sentiments  à  celte  époque. 
f-",niilc-  iJoschamps  iif  dit   pas  ici  (]iic  rnlijd   «je  ce  rèvc  de  la  jrimc  Musc  ('lait 
Alfred   de    Vifrny. 

1.  Collcclioii  l'aiiriiard.  Iindiis  «le  I  )is(|iaiii|is,  cl,  |i()iir  Wlngc  de  PoésiCf 
Mnic  de  Girardiii,   (Ku^-rrs  rotnjilrh's,   I.    I,   p.   lilJT. 


96  LE    CLASSICISME    DUN     ROMANTIQUE 

théâtre  se  réservait  encore  ci  que  Deschamp»,  qui  prit  hardiment, 
comme  chrouicpieur,  la  défense  des  poètes  dans  la  Muse  française, 
n'y  j)uhha  que  quelques  rares  poésies. 


La  réforme  du  théâtre  préoccupait  les  jeunes  esprits.  (Ihauvet 
rendait  compte,  en  1820,  dans  le  Lycée  français,  du  drame  de  Man- 
zoni  :  le  Comte  de  Carmagnola^  ;  et  le  savant  Fauriel  allait  s'attacher, 
en  traduisant  Carmagnola  et  Adelghis,  à  faire  connaître  en  France  ces 
exemplaires  remarquahles  du  romantisme  italien  ^.  On  ]ieut  dire 
qu'avant  les  drames  de  Gœthe  et  de  Srhiller,  et  en  même  temps  que 
le  théâtre  de  Shakespeare,  celui  de  Manzoni  et  sa  fameuse  Lettre  à 
Cliaiu'et  sur  les  Unités,  ont  contribué  à  familiariser  le  ]>uhlit'  ])arisien 
avec  l'idée  de  la  fusion  des  genres  tragique  et  comi(iue,  avec  la  néces- 
sité de  faire  prévaloir  au  théâtre,  sur  le  respect  des  conventions  et  des 
règles,  la  vérité  historique  et  l'observation  de  la  nature. 

Foute  une  école  de  «  draniatistes  »  va  même  s'ap])uyer  sur  les  |iimii- 
cipes  de  Manzoni  ])our  op])oser  à  l'ancienne  tragédi(?  française  la  riui- 
ception  du  drame  hist(»ri(pie  en  prose.  Dès  1821,  nu  groujx-  se  réuiiil 
autour  de  Beyle  chez  les  Sta]>fer  et  chez  les  N'iollet-le-Duc,  pour 
favoriser  les  essais  de  Vitet  et  du  jeune  Mérimée  en  ce  genre  nouveau, 
d'où  le  vers  était  banni  ^. 

Que  feront  les  poètes  en  face  d'une  pareille  idée  ?  Ils  seront  bientôt 
d'accord  avec  ces  novateurs  radicaux  pour  souhaiter  l'avènement 
d'un  drame  nouveau.  Mais  la  fjuestion  du  langage  poétique  les  sépa- 
rera d'eux,  et  c'est  sur  elle  que  se  livrera  la  bataille  défiait  ive.  Ils 
seniut  partisans  de  la  réforme  du  vers,  mais  ils  lui  resteront  irréduc- 
tiblement fidèles.  Il  y  allait,  à  leur  avis,  du  sort  de  la  poésie. 

En  1821,  la  question  n'était  pas  près  de  se  poser  en  ces  termes.  On 
tâtonne  alors  ;  de  part  et  d'autre  on  ne  sait  ]>as  encore  où  l'on  va. 

Dès  le  début  de  l'année,  il  semble  bien  (pi' Emile  Deschamps  ait 
eu  en  tête  l'idée  de  quelque  fantaisie  shakespearienne  *. 

Ainsi  tandis  (pie  Soumet  écrivait  ses  tragédies  de  Clylenincslre  et  de 

1.  Ljfrrr  frfinrais.  t.  V,  1820.  —  Sur  Mnnzoni,  rf.  Waillc,  f.r  Romantisme  de 
Manzoni.  Algrcr,  1890,  in-g". 

2.  Le  Comte  de  Cnrmniinnla  et  Adciphis,  tragérlips  frAlexandro  Manzoni, 
trafinilfs  do  l'italim  par  M.-C.  Fauriel.  Paris,  Bossan^je,  182.3,  in-g". 

.3.  J.  .Man»an.  Ln  linlnille  romantique,  p.  132.  —  Sur  Chauvet  et  sa  tragédie 
û'Arthur  (Odéon.   182'i|,   lliid.,  p.  'Jl»,  et   I)e>;eliain|.s,  Œ.  rompt.,  IV,  p.  101. 

'i.  Lettre  d'ilugu  à  Vigny  citée  par  K.  Uupviy.  Alfred  de  Vigny.  I.  Les  Amitiés, 
p.   119. 


LE    PRÉ-ROMANTISME    AU    THEATRE  97 

Saiil,  et  que  Pichat  corrigeait  son  Léonidas,  Emile  Deschamps  son- 
geait sans  doute  à  quelque  poème  qui  ne  vit  pas  le  jour,  ou  qu'il 
brûla  peut-être,  comme  A.  de  Vigny  mit  au  feu  le  manuscrit  de  cette 
tragédie  tirée  de  l'Arioste,  intitulée  Roland,  qu'il  composait  égale- 
ment en  1821  1. 

Au  mois  d'octobre,  Guiraud,  Soumet  et  Ancelot  avaient  pris  les 
devants  et  l'on  no  parlait  plus  que  du  succès  prochain  de  leurs  tra- 
gédies. 

Les  Macchabées  d'Alex.  Guiraud,  après  avoir  éprouvé  au  Théâtre 
Français,  comme  le  Saiil  de  Soumet,  le  refus  de  Talma,  allaient  être 
reçus  à  l'Odéon.  Guiraud  en  avait  communiqué  le  manuscrit  à  Victor 
Hugo  2. 

Hugo,  comme  Deschamps,  était  sensible  à  la  couleur  épique  que 
Guiraud  avait  essayé  d'introduire  dans  sa  pièce,  et  le  lyrisme  timide 
qui  jaillissait  çà  et  là,  dans  le  Saiil  de  Soumet,  leur  paraissait  une 
nouveauté  digne  de  louanges.  Ils  n'eussent  pas  encore  déclaré, 
en  1822,  qu'il  fallait  transporter  Shakespeare  sur  la  scène  française  ; 
l'insuccès  des  représentations  anglaises  données  celte  année  même  à 
Paris  les  en  eût  dissuadés,  mais  ils  partageaient  tous  l'opinion  qu'avait 
exprimée  Lamartine  dans  une  lettre  à  Virieu  : 

Une  tragédie  maintenant  doit  être  une  idée  forte  en  action  et  neuve, 
s'il  se  peut,  et  les  ressorts  doivent  être  plus  serrés,  plus  forts,  plus  pitto- 
resques. Il  faut  Shakespeare  écrit  par  Racine,  comme  tu  dis,  ou  bien  il 
ne  faut  rien  du  tout  ^. 

On  dut  se  contenter  le  14  juin  1822  à  l'Odéon  de  quelques  grandes 
scènes  bibliques  habilement  distribuées  })ar  A.  Guiraud. 

Cette  pièce  (les  MaccJiahées)  eut  un  vif  succès.  En  août,  le  poète 
recevait  la  croix  de  chevalier  de  la  Légion  d'honneur  ;  cette  nouvelle 
fut  accueillie  avec  enthousiasme  dans  le  salon  d'Emile  Deschamps. 
Guiraud,  rappelé  à  Limoux  par  la  direction  de  ses  fabriques,  en  est 
informé  par  son  ami  Soumet  qui  lui  écrit  : 

Nous  te  fi'licilous  tous...  de  la  faveur  que  tu  viens  d'obtenir  du  Roi... 
Nous  étions  tous  réunis  chez  Emile  lorsque  cette  nouvelle  fut  annoncée 
et  ce  ne  fut  qu'un  même  sentiment.  Emile  se  plaint  de  ton  silence  et 
Pichald  se  plaint  de  n'avoir  reçu  que  le  second  accessit  à  l'Académie  *... 

1.  Ibidem,  p.   \'.Vi. 

2.  Cité  par  L.  Séché.  Le  Cénacle  de  la  Musc  française,  p.  42. 

3.  Lamartine.  Corresp.,   I,  p.  .319. 

4.  Sujet  du  concours  :  Dévouement  des  médecins  français  et  des  sœurs  de  5'®- 
Camille  datis  la  Pesle  de  Barcelone  ;  l^""  prix  :  M.  Allclz  ;  l^r  accessit  :  M.  Chauvct; 
mention  :  Delphine  Gay.  Cf.  Lettre  citée  par  L.  Séché,  Cénacle,  p.  48. 


98  LE    CLASSICISME    d'uN    ROMANTIQUE 

Quant  à  Soumet  lui-même,  il  allait  atteindre  et  surpasser  la  renom- 
mée de  son  ami,  grâce  à  deux  succès  consécutifs.  C/jy/^mn^'^fre,  accueillie 
par  le  comité  du  Thtàlic  Français,  y  fut  jouée  le  7  novembre  1822, 
et  deux  jours  après,  le  9  novembre,  les  amis  que  nous  connaissons 
a]>plaudissaicnt  Sinil  à  l'Odéon  ^.  Lorsque  David,  (act.  II,  se.  v) 
accompagné  de  lévites  (pii  jouent  de  la  harpe,  dissipe  l'égarement  du 
malheureux  prince,  il  semblait  à  ces  jeunes  romantiques  que  le  Génie 
de  la  poésie  j)arlait  par  sa  bouche  et  que  le  vieux  Saûl  était  ce  public 
obstiné  qu'ils  allaient  convertir  : 

Sors  de  les  (tinbrcs  éternelles. 

Aigle  tombé,  reprends  tes  ailes  ; 
Viens,  laissons,  en  fuyant,  ton  crime  loin  de  nous, 
Viens,  Saùl  ;  l'Esprit  Saint  qui  m'enlève  de  terre. 
Sur  ta  tête,  à  ma  voix,  ne  descend  pas  en  vain. 

Déjà  ton  cœur  se  désaltère 

Aux  sources   de  l'amour  divin. 

Cet  amour,  éternelle  flamme. 
Lumière  de  la  vie,  existence  de  l'àme, 

Manquait  à  tes  jours  ténébreux. 

J'ai  brisé  ta  chaiue  fatale  : 

Tu  dormais  dans  l'ombre  infernale, 

Tu  te  réveilles  dans  les  cieux. 

Les  classiques,  il  est  vrai,  n'étaient  nullement  décidés  à  céder  à 
l'invitation  du  moderne  David  ;  ils  attaquèrent  cette  œuvre  où 
V.  Hugo,  dans  le  Moniteur  du  26  novembre,  voulait  voir  «  toute 
l'immense  épopée  de  Milton.  »  Mais  critiques  et  apologies,  tout  contri- 
buait à  faire  de  Soumet  le  poète  à  la  mode  en  1822  ^.  Des  amis  le 
nommaient  «  le  grand  Alexandre  ».  Il  était  le  Poète  pour  Guiraud 
qui  lui  dédiait,  dans  ses  Poèmes  élégiaques,  la  pièce  qui  porte  ce  titre. 
Hugo  mettait  sous  son  invocation  la  pièce  intitulée  :  le  Poète  dans  les 
liéi'olutions.  ^  igny  lui  dédiait  la  Somnambule  ;  Resseguier,  une  Epître 
en  tête  de  ses  Tableaux  poétiques  ;  Ancelot,  dont  la  tragédie  de 
Louis  IX  avait  reçu  un  accueil  presque  aussi  brillant  (jue  SaiXl,  lui 
adressera  une  poésie  qu'on  peut  lire  dans  le  numéro  de  septembre  de 
la  Muse  Française.  Emile  Deschamps  nous  dit  dans  une  épîtrc 
qu'Alexandre  Soumet  était  pour  lui  une  admiration  d'enfance^. 

Soumet  ajq)araît  ainsi  au  début  brillant  de  sa  carrière  comme  le 

1.  Cette  pièce  plut  à  V.  Hugo  qui  la  trouva  «  sévère  comme  une  pièce  grecque 
et  intéressante  comme  xiur  pièce  germanique  ».  Lettre  à  Resseguier,  citée  par 
P.  Lafoud,  L'Aube  romantique,  p.  75. 

2.  Cf.  L.  Séché.  Le  Cénacle,  p.  52. 

3.  Emile  Descbamps-  Œu^'ies  comp/.,  I,  p.  231. 


GUIRAUD    ET    SOUMET  99 

précurseur  d'une  autre  Epiphanie.  Il  se  tint  sur  le  seuil  de  la  période 
romantique,  et  ouvrit  la  voie,  où  de  plus  grands  que  lui  et  de  jjIus 
audacieux  entrèrent. 

A  cette  heure,  il  ne  sut  qu'entrer  à  l'Académie  française  \  où.  il  dut 
faire  d'ailleurs  amende  honorable  devant  l'aréopage  classique.  Puis, 
à  partir  de  ce  moment,  abandonné  de  ceux  qu'il  était  incapable  de 
suivre,  accablé  aussi  de  maux  réels  et  imaginaires,  cette  âme  vraiment 
élevée,  mais  desservie  par  un  tempérament  faible,  se  consuma  dans 
l'élaboration  d'un  long  poème  mystique,  la  Dwine  Épopée.  Cette 
œuATe,- grande  par  l'intention  et  pleine  de  beaux  détails,  lui  conserva 
l'estime  des  purs  artistes,  et  ne  retint  pas  le  public  à  son  nom  qui  Fut 
oublié. 

La  Dwine  Epopée  parut  eu  1840.  Il  y  avait  déjà  bien  des  années 
qu'on  ne  parlait  plus  du  noble  poète,  et  ses  amis  s'en  affligeaient. 
C'est  à  Emile  Deschamps  que,  le  30  octobre  1836,  Alex.  Guiraud 
fait  part  de  sa  tristesse  ^. 

Ces  mélancoliques  réflexions,  que  devaient  inspirer  un  jour  à  Gui- 
raud la  carrière  avortée  de  son  ami  et  ses  personnels  mécomptes,  qui 
les  lui  aurait  suggérées  en  1822,  quand  la  gloire  semblait  lui  sourire 
et  qu'ils  étaient  regardés  comme  les  deux  chefs  do  l'école  nouvelle  ? 

Tout  le  théâtre  se  désunit  et  craque  sous  nos  pieds,  écrivait  Vigny 
à  Guiraud.  Il  me  semble  qu'il  n'y  a  que  vous  qui  sachiez  ses  ressorts, 
et  qui  ayez  la  force  de  les  faire  jouer.  Venez  donc  au  secours  de  votre  ami 
et  au  nôtre.  Vous  savez  que  nos  bras  vous  attendent,  et,  si  vous  apportez 
une  tragédie,  ce  sont  nos  mains. 

Je  voudrais  savoir  quelque  autre  charme  à  employer,  quelque  secret 
magique  pour  vous  apporter  vite  ici  parce  que  je  vais  partir  bientôt  de 
ce  Paris  qui  m'est  trop  cher  et  ne  vous  Test  pas  assez.  Venez  voir  Talma 
cjui  est  adorable  ;  venez  voir  Satil  qui  est  admirable  ;  venez  voir  Victor 
(lui  est  heureux  ;  venez  voir  Emile  qui  est  triste  ;  venez  voir  Paris  qui  vous 
admire  et  nous  tous  qui  vous  aimons  bien  ^. 

Emile  Deschamps  s'impiiétait-il  de  la  santé  désormais  précaire 
de  son  vieux  père,  ou  soulliait-il  déjà  des  angoisses  nerveuses  <[ui 
dev  aient  le  toiu"menter  plus  tard  ?  Traversait-il  une  des  périodes 
cruelles  de  ce  roman  d'amour  c^u'on  a  cru  démêler  dans  sa  vie  et 
(ju'il  tint  à  coup  sûr  si  secret,  si  caché  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  l'a  mit  ié 
était  sa  consolation. 

\'iclor  Hugo,  le  12  octobre  1822,  à  Saiiit-Sul]iice,  avait  ou  le 
])laisir  de  le  compter  parmi  les  lénudus  de  son  tuafiage.  C'était  chez 

1.  182'i. 

2.  Cf.   l<;Ur<;  ciléc   piir  .1.    .Marsan   :   Ld   Ihitaillc  runuuttiinte,  p.   GO. 
.'j.    Lcllrc  du   21    iiovcmhrc    1822. 


100  LE     CI.\>>I<I>M1       IJ    (    N     lioMA.N  I  IQUE 

lui  «lue  (juatre  jours  auparaNant  le  fiaui-é  d'Adèle  Foui-her  donnait 
rendez-vous  à  ^  ij^ny  pour  Tinviter  et  lui  faire  jtarl  de  son  bonheur  : 
tt  Je  vous  en  dirai  plus  long  demain  chez  l'Lnilk-,  éoiivail-il  ù  la  hu  de 
sa  lettre  ;  je  n'y  pourrai  venir  que  le  soir  ^.  » 

Ces  soirées  d'l*Iniile  Deschamps  étaient  la  réunion  de  ce  que  Paris 
comptait  d'esprits  poétiques,  et  c'était  là  qu'allait  se  préparer  l'avenir 
de  la  poésie  et  tout  particulièrement  du  lyrisme.  Il  importait  à  ses 
j>artisans  de  le  d<''f<'ndro,  car  les  cercles  littéraires  ne  lui  étaient  pas 
favorables. 

Le  Conservateur  littéraire  avait  cessé  de  paraître,  et,  quand  s'ouvrit 
lannée  1823,  ceux  cpii  aimaient  les  vers  n'avaient  ])as  d'organe.  Il 
était  temps  qu'une  nouvelle  revue  fût  fondée,  qui  accueillît  les  œuvres 
des  purs  artistes  et  les  protégeât  contre  les  dangers  de  la  solitude  et 
du  découragement.  Us  ne  pouvaient  en  effet  compter  ni  sur  les  roya- 
listes, ni  sur  les  libéraux. 

Les  royalistes  de  la  Société  des  Bonnes  Lettres  avaient  d'abord,  dans 
leurs  conférences,  couvert  d'applaudissements  la  voix  des  jeunes 
]»uèles,  pour  la  ]>lupart  ardents  monarchistes.  Les  odes  royalistes 
d'Hugo  en  1821  allaient  aux  nues,  et  l'académicien  Roger  avait  fait, 
rue  de  Gramniont,  l'éhtge  du  Louis  JX  d'Ancelot,  des  MaccJiabées  de 
Guiraud,  du  Saiil  et  de  la  Clyteninestre  de  Soumet.  Mais  le  roman- 
tisme, proprement  élégiaque,  est  celui  (jui,  sur  l'initiative  d'Lmile 
Deschamps  et  de  quelques  autres,  s'inspire  des  modèles  étrangers,  et 
veut  donner  au  public  français  une  idée  des  ballades  allemandes, 
comme  le  Roi  des  Aulnes.  «  mis  eu  vers  français  »  ])ar  Henri  de  La- 
touche  : 

Qui  jiasse  donc  si  tard  dans  la  vallée  ? 

Un  tel  nuiianl  ismc  elTrayc  les  membres  de  la  Société  des  Bonnes 
Lettres.  Ils  tolèrent  assurément  la  j^oésie  cjui  défend  leur  cause,  mais 
ils  ne  ])euvent  admettre  la  ])oésie  pure,  et  c'est  connue  une  étrangère 
et  une  intruse  que  Lacretelle,  le  4  décembre  1823,  l'attaquera. 

Cet  accès  de  patriotisme  littéraire  dut  faire  sourire  le  vénérable 
M.  Jacques  Deschamps  et  son  fds  ;  mais  il  indigna  Guiraud,  qui 
écrivit  ces  mots  dans  nne  lettre  à  Soumet,  le  8  déc.  1823  : 

M.    Lacretelle    ferait  iiiiriix  de  se  taire  que  de  s'occuper  de  choses  «ju'il 
ne  connaît  y»as.  La  nii-laufolie  de  Millevoye  et  de  Chateaubriand  ne  doit 
rien  à  l'Anfiielerre  ni  à  l'Alleniafaie  ;  le  pauvre  homme  ne  voit  pas  que 
ce  sont  les  Méditations  de  Lamartine  qui  ont  renouvelé  la  poésie  française,* 
ri   f|ue  In   grande  élé|.'ie  à  laqunllf  il  préfère  les  petits  vers  de  Parny  est 

1.    Lfllrc  citée  par   K.    I)u|>uy.   La  .tcunrsse  des  roniaiilifiurs,  j).   2'i'l. 


ROYALISTES     ET     LIBÉRAUX  101 

■sorlic  Itiiilt"  vi\;into  des  mines  de  la  Révolution.  Il  faudra,  mou  cher  auu', 
-(jue  tu  lui  fasses  la  le<;ou  la  première  fois  que  lu  le  verras  ^. 

Ainsi  les  jeunes  poètes  faisaient  sonner  bien  haut  les  noms  de  leurs 
maîtres  :  Lamartine  et  Chateaubriand. 

Ce  n'étaient  point  alors  les  auteurs  préférés  des  libéraux,  qui  n'ap- 
préciaient pas  plus  chez  les  romantiques  élégiaques  leurs  convictions 
monarchistes  et  religieuses  que  leurs  tendances  ])oétiques.  Ce  groupe, 
composé  d'esprits  voltairiens,  mais  de  liche  et  forte  culture,  n'avait 
pas  tardé  à  se  dégager  des  étroits  préjugés  classiques  dans  lesquels 
les  Jay,  les  Jouy,  les  Etienne,  qui  avaient  fondé  le  Mercure  du 
XIX^  siècle,  auraient  voulu  les  maintenir.  On  voit  assez  bien  Emile 
Deschamps  se  mêler  à  eux  ;  le  petit  neveu  du  pasteur  de  Genève 
n'aurait  pas  été  dépaysé  dans  le  salon  des  Stapfer.  Il  n'aurait  eu  qu'à 
y  entrer  à  la  suite  de  son  ami  Latouche,  se  rendre  avec  lui  aux 
dimanches  d'Etienne  Delécluze,  aux  i^endredis  de  Viollet-le-Duc. 
Un  des  hommes  les  plus  singuliers  du  temps,  Henri  Beyle,  groupait 
alors  autour  de  lui  l'élite  de  ces  divers  milieux,  quelques  esprits 
curieux,  méditatifs,  hardis,  avides  de  s'instruire  des  littératures 
étrangères.  Ampère,  Ch.  de  Rémusat,  L.  Vitet,  Cave  et  Dittmer, 
V.  Jacquemont,  A.  Stapfer,  Mérimée  ;  quelques  \iniversitaires  aussi  : 
H.  Patin,  Ch.  Magnin,  Y.  Leclerc,  en  un  mot,  la  future  rédaction  du 
Globe.  Nous  savons  ce  qu'au  point  de  vue  théâtral  ils  devaient  créer, 
le  drame  historique  en  prose,  selon  la  formule  de  Manzoni  '^. 

Emile  Deschamps,  par  sa  liberté  d'esprit  et  sa  curiosité  des  litté- 
ratures étrangères,  aurait  eu  sa  place  naturelle  dans  ces  réunions. 
Il  n'était  pas  sans  ressemblance  avec  ceux  qui  les  fréquentaient, 
sauf  une  nuance  cependant  qui  créait  alors  un  abîme  entre  eux  et 
lui.  Emile  Deschamps  demeurait  im  artiste  aussi  ardent  que  Stendhal 
l'était  peu.  Il  défendra  la  lechnique  du  vers  et  les  délicats  problèmes 
<le  la  prosodie  avec  autant  d'esprit  que  l'auteur  de  Racine  et  Shakespeare 
en  mettra  à  les  ridiculiser  :  ce  vollairien  adore  le  lyrisme,  il  a  le  goût 
de  la  forme,  que  Stendhal  ne  comprendra  jamais. 

Voilà  pourquoi  Emile  Deschamps,  en  dépit  des  sympathies  (pii 
l'attiraient,  ainsi  (ju' Henri  de  Latouche,  vers  les  Stendhaliens,  resta 
fidèle  au  groupe  des  poètes  troubadours,  tant  (ju'il  [)ut  se  main- 
tenir. 

D'autre  part  Deschamjts  n'aurait  pas  ])u,  comme  Latouche,  aban- 
donner d'anciens  amis,  qui  avaient  sur  les  hommes  de  lalenl  qu'où 

1.  Lettre  citée  par  Séché.   I.e  Cénarle,  p.  .Tll. 

2.  Sur  cette  question,  cf.  Marsan,  La  IJatailli'  rDniiniliijuc,  p.  117  et  suivanics. 


ju2  i-E   CLASSicisMi:   d'vn   romantiovk 

rencontrait  clu-z  les  Slapfer,  le  rare  avantage,  à  ses  yeux,  d'être 
plutôt  des  hommes  du  monde  que  des  gens  de  lettres.  Ils  savaient 
recevoir,  et  l'on  trouvait  chez  eux  des  dames  et  des  poètes.  Il  entrait 
du  mé])ris  de  la  vulgarité  libérale,  comme  la  très  finement  remarqué 
Sainte-Beuve  \  dans  cette  fidélité,  qui  attacha  dès  cette  époque  Emile 
Descha^nps  à  des  milieux  aristocratiques  comme  le  salon  des  Ressé- 
guier.  On  y  était  fêté,  adulé,  chéri  ;  des  façons  exquises,  des  appella- 
tions tendres  charmaient  le  cœur  d'un  poète,  qui  se  prêtait  à  ces 
aimables  illusions,  et,  tandis  qu'on  nommait  les  dames,  sinon  par  des 
épithètes  d'emprunt  mythologique  ou  chevaleresque,  comme  dans 
les  ruelles  du  grand  siècle,  du  moins  par  leurs  prénoms  :  Adèle,  Aglaé, 
Nina,  les  hommes  s'appelaient  entre  eux  i\Jfred,  \  ielor,  Jules,  Gas- 
})ard,  Emile,  et  ces  hommes  n'étaient  pas  seulement  Rességuier, 
G.  de  Pons,  Deschamps,  c'était  Vigny,  c'était  Hugo  !  Emile  Dcs- 
champs  d'ailleurs  n'était  pas  le  dernier  à  sourire  de  ces  usages  idylli- 
ques ;  Sainte-Beuve  raille  «  la  chevalerie  dorée,  le  joli  moyen  âge  de 
châtelaines,  de  pages  et  de  marraines,  le  clu-istianisme  de  chapelles 
et  d'ermites,  les  pauvres  orphelins,  les  petits  mendiants  »,  qui  «  fai- 
saient fureur  »  dans  ces  salons,  et  «  se  partageaient  le  fond  général  des 
sujets  »  de  tous  les  poèmes,  il  rap)>orte  un  mot  dun  homme  qu'il 
qualifie  «  un  des  plus  sjùriluels  témoins  et  acteurs  »  de  cette  période  : 
«  Après  le  bel  esprit,  on  avait  le  règne  du  beau  cœur  »  ^.  Le  mot  est 
d'Emile  Deschamps.  Sainte-Beuve  cite  encore  un  mot  terriblement 
juste,  ajtjdiqué  au  talent  d'un  de  ces  poètes  mondains  :  «  Ce  poète-là, 
une  étoile  !  dites  plutôt  une  bougie.  »  Sainte-Beuve  ajoute  :  «  C'était 
Emile  Deschamps,  qui  ne  [louvait  s'empêcher  de  dire  c(da  de  son  ami 
Jules  de  Rességuier.  » 

Des  mots  cruels  à  force  d'être  vrais  sont  rares  chez  Eimle  Des- 
champs.  L'observateur  impitoyable  du  premier  Cénacle  fut  Henri  de 
Latouche  qui,  dans  son  ])amidilet  sur  la  Camaraderie  lilléraire,  raillera 
méchamment  les  ridicules  de  ce  ])etit  monde  de  lettrés  et  d'auteurs, 
son  idéalisme  affecté  et  son  hypocrisie  déUcate.  Deschamps,  qui  avait 
les  yeux  aussi  fins,  regardait  avec  indulgence  les  faiblesses  des  natures 
poétiques  et  c'est  un  spectacle  piquant  de  le  voir  combattre  en  lui 
l'ironie  par  le  sentiment.  Il  aimait  admirer  : 

Celle  rôpupnauce  à  l'admiration  pst  uno  dos  plus  misérables  infirmités 
du  cœur  humain,  dira-t-il  :  t'ilc  prend  s.i  s(Mirc(»  dans  ce  qui!  y  a  de  plus 


1.  Saintc-Bcuvc.   Critiques  et  portraits  littéraire».  P.irl-;.  F,.  Rfiiduel,  1830,  1.  I, 
p.  3:30. 

2.  Ilnricm. 


ATTITUDE   d'Emile   deschamps  103 

mauvais  et  de  plus  vulgaire  en  nous,  et  malheureusement  c'est  une  con- 
tagion ou  une  mode,  la  plus  impitoyable  des  contagions  ^. 

Fort  différent  en  cela  de  Doudan  ^  cet  autre  spirituel  observateur 
du  mouvement  littéraire  du  xix^  siècle,  il  résistera  toujours  au  plaisir 
malin,  qui  souvent  le  sollicite,  de  draper  les  prétentions  de  ses  glorieux 
amis.  Il  ne  fut  pas  de  ceux  qui  cherchèrent  des  orties  dans  le  jardin 
des  romantiques,  et  «  croient,  suivant  sa  propre  expression,  avoir 
gagné  la  bataille  d'Austerlitz,  quand  ils  ont  trouvé  une  tache  dans 
le  soleil  ou  dans  Chateaubriand.  »  Emile  Deschamps  se  plaît  à  parler 
noblement  des  grands  hommes. 

Il  saura  rester  l'ami  de  Victor  Hugo,  en  dépit  des  divergences 
d'idées,  et  de  toutes  les  distances  que  mettra  entre  eux  le  cours  des 
années.  Durant  toute  la  bataille  romantique  il  va  nous  apparaître 
comme  son  «  alter  ego  ». 

Lamartine,  pour  lequel  Doudan  fut  souvent  cruel,  deviendra  d'au- 
tant plus  cher  à  Deschamps  qu'il  sera  vers  la  fin  plus  malheu- 
reux. Nous  verrons  cependant  que  les  débuts  de  leurs  relations  furent 
un  peu  difficiles. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  entre  lui  et  Alfred  de  Vigny.  Voilà  enfin 
l'amitié  fraternelle  !  Elle  plonge  ses  racines  dans  les  souvenirs  d'en- 
fance ;  elle  résistera,  victorieuse,  aux  froissements  de  la  vie  littéraire 
qui  fit  un  moment  des  deux  vieux  amis  deux  rivaux,  et,  s'il  est  vrai 
qu'en  amitié,  il  faut  que  l'un  des  deux  donne  davantage,  il  semble 
bien  que  celui-là  fut  Emile  Deschamps,  qui  oubha  les  blessures  que 
lui  fit  l'orgueil  de  son  ami,  en  faveur  de  l'admiration  que  lui  inspirait 
son  génie. 

La  gloire  naissante  d'Alfred  de  Vigny,  dès  les  premières  années  du 
Romantisme,  est  une  des  fiertés  de  Deschamps.  Il  la  proclame  partout 
où  il  va.  Quand,  en  1823,  au  moment  où  éclate  la  guerre  d'Espagne, 
A.  de  Vigny,  en  garnison  à  Bordeaux",  croyait  être  sur  le  point  de 
franchir  les  Pyrénées,  le  jeune  officier  ^  déposait  le  manuscrit  de  son 
Satan,  c'est-à-dire  Eloa,  chez  le  poète  Delprat,  «  un  parent  d'Emile 


1.  Emile  Doschamps.  Œuvres  complètes,  f.  IV,  p.  3('). 

r/csl  ainsi  que  dans  une  li;ltre  adressée  à  Vigny,  à  propos  (\v  la  mort  do  l'Em- 
pereur, il  écrit  ces  mots  : 

Bonaparte  est  mort.  Il  qc  fabail  plus  rien    sur   la    scène  du  monde.  Mais  c'était  encore  un 
immense  spectateur  et  un  ju;^e  souverain  de  tout  ce  qui  se  passait.  II  me  semble  qu'on  n'osera 
plus  jouer  que  des  vaudevilles  depuis  qu'il  n'est  plus.  Poétiquement  parlant,  c'est  une  perte. 
(Cité  par  Dupuy.  Alfred  de  Vigny,  [.es  Amitiés,  p.  135.) 

Emile   Doschamps  avait  le  sentiment  de  riiéroïsme  et   le  respect  du  génie. 

2.  X.  Doudan.  Mélanges  et  Lettres.  Paris,  C.  Lovy,  187G,  4  vol.  in-8«>. 

3.  Dupuy.  Alfred  de  Vigny.  Les  Amitiés,  [>.  22.\)-226. 


104  LE     CLASSICISMi;     DLN     lUi  M  A  M  H,a'E 

Deschamps  »,  mais  c'est  à  M  et  or  Hugo  iju'il  commettait  le  soin 
d'éditer  cette  œuvre  avec  quelques  autres  essais,  au  cas  où  «  les  bou- 
lets ne  l'épargneraient  pas  ».  Emile  Deschamps  aurait  pu  en  être 
fâché,  il  n'en  fit  rien  paraître.  Au  contraire,  la  lettre  qu'il  écrit  à  son 
ami,  le  20  octobre  1823,  est  charmante.  La  Muse  française  paraissait 
depuis  quatre  mois,  il  console  Vigny  des  ennuis  de  l'absence  en  lui 
donnant  des  nouvelles  de  Paris. 

Mon  cher  Alfred.  Personne  ne  vous  oublie,  mais  tout  le  monde  est 
paresseux.  Guiraud  vous  écrit  et  vous  envoie  ses  chants.  Soumet  brode 
son  discours  et  son  habit  ;  d'Hondetot  est  plus  romantique  et  plus  votre 
ami  que  jamais  :  Hufro  fait  des  odes  et  des  enfants  sans  se  reposer.  Tous 
nos  amis  sont  absents  et  moi  qui  vous  parle,  j'ai  été  absent  ^. 

Il  avait  fait  un  voyage  de  dix  jours  à  Dieppe  avec  M™®  Deschamps 
et  cette  aimable  Anna  Daclin,  qu'il  a  souvent  célébrée  dans  ses  vers 
et  dont  il  dit  : 

A  tout  l'esprit  et  toute  la  grâce  que  je  lui  connaissais,  elle  a  joint  ime 
émotion  qui  devenait  du  génie.  Je  n'ai  jamais  vu  un  développement 
pareil  de  facultés  produit  par  un  grand  soufTle  de  la  nature. 

11  raconte  en  effet  à  ^  igny  que  pendant  une  excursion  en  mer, 
Anna  «  a  récité  une  bonne  partie  du  2^  chant  d'IIéléna  ».  On  avait 
emporté  ce  poème  «  avec  quelques  poésies  de  Soumet  et  de  Lamar- 
tine. »  11  admire  les  vers  que  Vigny  lui  a  envoyés,  les  compare  aux 
montagnes  près  desquelles  ils  ont  été  écrits,  prétend  qu'il  les  a  trans- 
crits sur  le  bateau,  en  mer,  et  adressés  à  la  Muse  française,  pour 
l'impression. 

M.  Ernest  Dupuy,  à  q\ii  nous  empruntons  les  éléments  de  celte  ana- 
lyse, remarjjue  que,  le  28  octobre,  jDo^ritfa  parut  dans  cette  revue.  Il 
suppose  qu'il  s'agit  de  cette  pièce.  Emile  Deschamps  encourage  son 
ami,  en  terminant  par  ces  mots  : 

Faites  voire  Mistère.  mon  cher    Alfred,   et    croyez  qu'on   en   parlera^. 


IV 

La  Muse  française,  qui  ne  devait  vivre  qu'un  an  à  peine,  du 
18  juillet  1823  à  la  fin  de  juin  1824,  paraissait  chaque  mois  sous  la 
forme  d'un  volume  in-S^  ée  60  pages,  imprimé  à  Paris,  chez  Ambroise 

1.  Cité  par  Dupuy.  Alfred  de  Vigny.  Les  Amitiéft,  p.  1.36. 

2.  Satan  ou  Eloa  qui  parut  au  printemps  1824  »t  fui  loué  par  Hugo  dans  la 
Muse  :  XI*  livraison,  en  mai.  Sur  ce  point,  voir  encore  Dupuy.  Ibidem,  p.  137-1.38. 


LE  CÉNACLE  DE  LA  MUSE  FRANÇAISE  105 

Tardieu,  éditeur,  rue  du  Battoir-Saint-André,  n^  12  ^.  On  pouvait 
lire  sous  le  titre  cette  épigraphe  empruntée  à  Virgile  : 

Jam  redit  et  Virgo... 

Jam   nova  pro génies  cœlo  demittitur  alto. 

Le  symbole  transparent  était  alors  d'un  optimisme  candide.  Il 
devait  se  réaliser  à  la  lettre. 

Chaque  fascicule  se  divisait  en  trois  parties  :  la  première  était 
intitulée  :  Poésie  et  portait  en  épigraphe  ce  vers  de  Chénier  : 

Sur  des  pensers  nouveaux  faisons  des  vers  antiques. 

Cette  épigraphe  avait  la  valeur  d'un  programme.  La  seconde 
partie,  placée  sous  l'égide  de  ce  vers  de  Stace  : 

Tu  longe  sequere,  et  vestigia  semper  adora, 

était  consacrée  à  la  Critique  littéraire,  qui  trouvait  ainsi  en  deux 
hémistiches,  son  rôle  défini  et  strictement  limité.  La  troisième  enfin, 
sous  le  titre  de  :  Mœurs,  allait  comprendre  une  série  d'études  humo- 
ristiques sur  la  société  du  temps,  presque  toutes  signées  de  ce  pseu- 
donyme :  Un  jeune  moraliste,  sous  lequel  les  lecteurs  avertis  recon- 
naissaient l'esprit  mahcieux  d'Emile  Deschamps.  Une  épigraphe 
tirée  de  Montaigne,  en  précisait  les  intentions  judicieuses  : 

Il  en  est  (et  qui  ne  sont  pas  les  pires)  lesquels  ne  cherchent  autre  fruit 
que  de  regarder  comment  et  pourquoi  chaque  chose  se  fait  ;  et  être  spec- 
tateurs de  la  vie  des  autres  liommes  pour  en  juj^er  et  reigler  la  leur. 

Le  prospectus  qui  sert  d'introduction  à  la  première  livraison  de  la 
Muse,  n'annonçait  aucune  prétention  subversive.  On  y  défendait  tout 
simplement  la  poésie  contre  l'indiiTérence  du  public. 

Quels  étaient  les  collaborateurs  habituels  de  la  première  revue 
romantique  ?  C'est  la  question  que  devait  poser  un  jour  à  Emile 
Deschamps,  sur  le  seuil  de  la  vieillesse,  un  de  ses  amis,  Antoine  de 
Latour. 

La  fondation  de  la  Muse  française,  se  confondait  déjà  pour  un 
homme  de  la  génération  qui  suivit  celle  des  Romantiques  avec  les 
origines  héroïques  de  la  grande  révolution  littéraire.  On  ne  savait 
plus  rien  d'elle  à  l'époque  du  second  Empire  ;  les  noms  même  de  ses 
fondateurs  étaient  oubliés,  et  c'est  pour  rendre  aux  vénérables  héros 
épnnymes  de  la  cité  romani i(pie  l'hommage  que  leur  df»it  l'histoire, 
qu'Emile  Deschamj)s  rédigeait  la  note  suivante  : 

1.  La  Mu.sr  française  a  été  rééditée  par  M.  Jules  Marsan  dans  la  collection 
de  la  Société  des  textes  français  modernes.  —  Paris,  E.  Cornély,  1907,  2  vol.  in-S". 


lOG  LE     CLASSICISME    d'uN     ROMANTIQUE 

«  La  Muse  française  «ml  ])(>ui'  fondateurs  A.  Soumet,  A.  Guiraud, 
ces  deux  poètes  de  trunsilion  entre  le  classique  et  le  romantique, 
])uis  V.  Hugo,  A.  de  Vigny,  Saint-Valry,  Desjardins,  grand  et  original 
critique,  mort  presque  aussitôt,  et  Emile  Deschamps...  A  ces  fonda- 
teurs se  joignirent  bien  vite  comme  coUaboral'curs  sympathiques  : 
(ih.  Nodier,  Jules  Lefèvre,  Belmontet,  Piehald,  Chênedollé,  Saint- 
Pros])er,  Brifaut,  Baour-Lormian,  Ancelol,  G.  de  Pons,  comte 
Théohald  Walsch,  etc..  et  enfin  Mesdames  Sophie  Gay,  Delphine 
Gay,  sa  fille,  Desbordes- Valmore,  Amablc  Tastu,  llortense  Céré- 
Barbé,  Dufrénoy..,  etc.  ^  ». 

Tous  ces  noms,  nous  les  connaissons  bien,  ce  sont  ceux  des  fami- 
liers de  M.  Jaccjues  Deschamps  et  de  ses  fils,  les  hôtes  du  salon  de  la 
rue  Saint-Flurentin.  Leurs  œuvres  et  leurs  projets,  leurs  déceptions 
et  leurs  espérances,  nous  les  connaissons  aussi  ;  nous  savons  ce  qui 
les  unit  pour  le  moment  et  nous  n'ignorons  pas  ce  qui  pourra  les 
désunir.  Un  sentiment  idéal  collectif  rassemble  en  1823  ces  natures 
si  différentes  :  tous  aiment  la  poésie  et  veulent  en  répandre  le  culte, 
et  c'est  pour  exprimer  cet  enthousiasme  commun  que  la  Muse  fran- 
çaise fut  ffindée. 

Qui  en  eut  la  première  idée  ?  Est-ce  Guiraud,  qui  habitait  la  }du- 
part  du  temj>s  loin  de  Paris  ?  Est-ce  Soumet  qui  avait  déjà  la  gloire 
et  ne  cherchait  (|urrclle  à  ])crsonne,  pas  même  aux  classiques,  avec 
lesquels  il  n'allait  pas  tarder  à  se  réconcilier  ?  Ne  serait-ce  j)as  plutôt 
l^niUe  Descham})s,  le  vif  et  spirituel  Deschamps,  que  l'ardeur  de  com- 
battre tourmente  et  qui  sent  frémir  on  lui  l'esjjrit  du  polémiste  ? 

Emile  Deschamps  api)araît  à  trente  ans  tel  que  le  définit  si  bien 
Lamartine  :  «  écrivain  exquis,  improvisateur  léger,  quand  il  était 
debout,  poète  pathétique,  quand  il  s'asseyait,  véritable  pendant 
en  homme  de  M'"*^  de  Girardin  en  femme,  seul  capable  de  donner  la 
réplique  aux  femmes  de  cour,  aux  femmes  d'esprit,  comme  aux 
hommes  de  génie  ^  ». 

Ou  ]ieut  dire  ([u'Émile  Deschamps  fut  continuellement  debout 
pendant  la  ]>éri(»de  que  la  fondation  de  la  Muse  inaugure,  et  sur  lui 
send)le  bien  retomber  toute  la  responsabilité  de  cette  première  entre- 
prise. Toutes  les  correspondances  publiées  dans  ces  dernières  années 
ont  fait  la  lumière  sur  ce  point.  Le  premier  numéro  devait  paraître 
le  l''^  juillet,  mais  il  y  eut  cpielques  retards.  Guiraud  et  Franco 
d'TIoudelot  étaient  absents  ;  des  difficultés  s'élevèrent  aussi  du  côté 


1.  É.   Desclianips.  Œuvres  complùlca,   IV,  p.  .'i02. 

2.  T.jim.irl  Im-.    Snm'finirs  el  fiitrlralls.   II.   p.   27.'). 


LE    CÉNACLE     DE    LA    MUSE    FRANÇAISE  107 

des  libraires  :  la  vignette  qui  devait  orner  la  couverture  intérieure 
du  premier  cahier  n'était  pas  achevée,  et  question  non  moins  grave, 
on  ne  savait,  du  prospectus  de  Guiraud  ou  de  l'avant-propos  de 
Deschamps,  lequel  des  deux  choisir. 

^|me  Sophie  Gay  rendit  aux  poètes  le  service  de  les  présenter  au 
libraire  Aiidjroise  Tardieu,  qui  avait  imprimé  le  poème  de  Delphine 
sur  le  Dévouement  des  médecins  français  et  devait  éditer  bientôt 
les  Macchabées.  Pour  la  Muse,  il  exigea  des  garanties  :  aussi  les  fon- 
dateurs devaient-ils  se  cotiser  et  donner  chacun  mille  francs. 

Enfin  la  Muse  parut  le  28  juillet  sous  la  date  du  15,  comme  en 
témoigne  une  lettre  d'Iimile  Deschamps  écrite  à  un  ami  de  Lamar- 
tine, Joseph  Rocher,  juge  au  tribunal  civil  de  Melun  ^. 

La  Muse  ne  publia  rien  de  Rocher  ;  elle  resta  «veuve»  de  Lamartine. 
L'abstention  du  grand  poèrte  est  singulière,  étant  donnée  la  sympathie 
qui  l'unissait  à  Victor  Hugo  et  à  Emile  D'eschamps.  Il  refusa  nette- 
ment à  V.  Hugo  de  faire  partie  de  la  rédaction,  mais  il  lui  conseilla 
d'y  entrer  et  s'engagea  bien  volontiers  à  souscrire  lui-même  «■  les 
mille  francs  convenus  »  ^.  Cette  proposition  parut  acceptable  à 
V.  Hugo,  qui  chercha  sans  doute  à  savoir  les  raisons  de  l'extrême 
réserve  de  Lamartine.  Celui-ci  lui  écrivit  le  14  septembre  et  ne  laisse 
paraître  aucune  malveillance  ^. 

Il  faut  peut-être  croire  que  des  dissentiments  secrets  l'animaient 
contre  Soumet.  Ce  dernier  avait  beaucoup  admiré  les  Méditations,  mais 
quand  il  fut  entré  à  l'Académie,  il  ne  cessa  de  combattre  leur  auteur  ; 
Lamartine,  invité  quelque  temps  après  chez  V,  Hugo,  lui  écrivait 
qu'il  n'acceptait  qu'à  la  condition  de  ne  point  rencontrer  Soumet  *. 

Survint  encore  l'article  fort  sévère  d'Holmondurand,  qui  parut 
dans  la  Muse  sur  la  Mort  de  Socrate,  et  qui  dut  mettre  le  comble  à  la 
mauvaise  humeur  de  LamarLine.  Mais  un  sentiment  plus  fort  que 
son  antipathie  pour  Soumet  et  que  son  amour-])roprc  blessé,  explique 
sans  doute  l'attitude  du  graïul  poète,  c'est  son  goût  ]»our  l'indépen- 
dance :  il  n'était  point  homme  à  suivre  le  sillage  d'Hugo  ni  de  per- 
sonne, et  d'autre  part  il  ne  se  souciait  peut-être  pas,  en  entrant  à  la 
Muse  française,  de  se  brouiller  avec  l'Académie.  —  Quelques  sympa- 
thies féminines  allaient  consoler  Emile  Deschamps  de  l'abstention 
de  Lamartine  :  M"i*^  Desbordes-Valmore  n'avait  pas  toutes  ces  raisons 
de  bouder  la  Muse  et  bien  au  contraire  elle  était  enchantée  d'y  être 

1.  Cité   par  Léon  Séché.  Le  Cénacle,  \>.   ()'.'>. 

2.  Lamartine.  Correspondance,  H,  p.  2(3.5. 

3.  Lettre  publ.  par  M.  Gusl.  Simon  :  Revue  de  Paris,  \:>  avril  i;)0'i. 

4.  Ibidem. 


H^S  I.E    CLASSICISME     d'i  N     HOMANTIOUH 

introduite  par  M™^  Sophie  Gay,  et  de  s'y  trouver  non  seulement  en 
compagnie  de  Deljdune,  mais  de  M"*^  Amable  Tastu  et  de  M°^^  Hor- 
tense  Céré-Barbé.  L'éléj^ie  féminine  était  abondamment  représentée 
dans  chaque  livraison.  Mais  ce  n'est  pas  elle,  ce  n'est  pas  le  lyrisme 
suranné  des  collaborateurs  de  cette  petite  revue  qui  la  sauve  aujour- 
d'hui de  l'oubli.  La  bonté  d'Emile  Deschamps,  que  Marceline  Des- 
l)ordes-\  almore  loue  avec  enthousiasme  ^,  avait  été  trop  indulgente, 
et  ]»our  un  beau  poème,  comme  la  Dolorida  d'Alfred  de  Vigny  et 
qut'lcjues  ])ièces  de  \ictor  Hugo,  qui  reticnneul  radmirati<»n,  l'en- 
semble des  poésies  publiées  ])ar  la  Muse  soulfre  dillicilement  la  lecture. 
Leurs  auteurs  n'ont  pas  fait  un  progrès  depuis  1816,  et  que  l'on  passe 
des  envois  de  Baour-Lormian,  de  ChênedoUé  et  de  Brifaut  à  ceux 
d'Ancelot,  de  Guiraud,  de  Rességuier,  on  ne  sort  pas  du  genre  trou- 
badour. Emile  Deschamps  s'est  bien  gardé  de  donner  dans  ce  genre 
qu'il  avait  trop  cultivé  dans  sa  jeunesse  pour  n'en  point  connaître 
r irrémédiable  fadeur.  Cependant  le  souvenir  de  la  mélancolie  de 
Millevoye  se  retrouve  encore  dans  les  seules  pièces  de  vers  qu'il  ait 
confiées  à  hi  Muse.  La  Plainte  de  la  jeune  Emma  se  recommande  au 
moins  ]>ar  des  recherches  de  rythme  <{u'il  est  ])(»n  de  relever  chez  cet 
^mi  de  \  ictor  Hugo-. 

L'autre  poème,  publié  par  Deschamps,  est  d'une  facture  encore 
moins  révolutionnaire  :  les  images  du  jour  et  de  la  nuit,  dans  cette 
petite  pièce,  sont  du  plus  pur  style  pseudo-classique.  Mais  une 
mélancolie  assez  pénétrante  s'en  dégage  et  l'on  voudrait  connaître 
celle  qui  a  inspiré  au  poète  ce  gracieux  symbole  de  l'amour  silencieux 
et  fidèle  :  il  est  inlltiilé  :  la  Lampe,  avec  cette  dédicace  :  A  Vous. 

La  lune,  sur  les  pas  des  heures, 
Au  trône  des  nuits  va  s'asseoir  ; 
Et  le  sommeil  dans  nos  demeures 
Descend  après  l'ombre  du  soir. 
Des  longs  plis  de  son  voile  il  touche 
A  os  yeux  (pie  j'avais  vus  si  doux  ; 
La  lampe  est  près  de  votre  couche, 
Elle  veille  et  brûle  pour  vous. 

Si  dans  la  nuit  laile  d'un  songe 
En  s'enfuyant   rotivre  vos  yeux, 
«  Oh  !   direz-vous,   reviens   des   cieux. 
Reviens   à   moi,   rare  mensonge, 


1.  Cf.  lettre  do  Marc<linr  Drsbordos  Valmorc  à  l^inili-  Deschamps,  datée  du 
^6  sept.   (Citée  par  Marsan,  La  Bataille  romantique,  p.  94.) 

2.  Muse  /rançai-te,  12*'  livraison,  t.  II,  p.  203. 


LE  CÉNACLE  DE  LA  MUSE  FRANÇAISE  109' 

Car  elle  veille  et  brûle  eucor.  » 
Et,  couronné  de  pourpre  et  d'or, 
Demain,  quand  sur  son  char  d'opale, 
Renioulera  le  roi  des  jours... 
Vous  la  reverrez  faible  et  pâle, 
Mais  veillant  et  brûlant  toujours  ! 

Puisse  alors  une  voix  plaintive, 
A  votre  cœur  parler  tout  bas 
D'une  flamme  ardente  et  craintive, 
Et  que  le  temps  n'éteindra  pas  : 
Soit  que  dans  l'ortrueil  de  vos  charmes 
Vous  regardiez,  sans  voir  ses  larmes. 
Celui  qui  n'ose  vous  nommer, 
Ou  soit  qu'à  vous-même  ravie 
Vous  abandonniez  votre  vie 
Au  douloureux  bonheur  d'aimer  ^. 

Des  vers  d'une  aussi  délicate  inspiration  auraient  dû  défendre  la 
Muse  française  contre  les  violentes  attaques  dont  elle  fut  l'objet. 
Mais  l'ironie  de  ses  chroniqueurs,  qui  s'appelaient  Vigny  et  Hugo, 
Ch.  Nodier  et  Emile  Deschamps,  exaspérait  les  Classiques,  qui  se 
vengèrent  sur  ses  poètes. 

Le  Mercure  du  XIX^  siècle,  fondé  par  Léon  Thiessé,  Tissot,  Senan- 
cour,  auxquels  vient  s'adjoindre  Henri  de  Latouche,  fut  particulière- 
ment acerbe  ;  et,  quand  Soumet  l'un  des  fondateurs  de  la  Muse,  fut 
élu  à  l'Académie  française,  sa  colère  ne  connut  plus  de  bornes  : 

Il  circulait  lourdement  dans  Paris  une  gazette,  la  Muse,  qui  pro- 
fessait des  principes  subversifs  de  la  langue  française  ;  elle  médisait  pério- 
diquement du  goût  et  de  la  raison,  comme  des  eunuques  médiraient  de 
la  virilité  ;  elle  annonçait  sans  détour  rinteiilion  de  substituer  aux  autels 
du  vrai  dieu  de  notre  littérature  les  autels  d'un  Baal  germanique,  divinité 
enfantée  par  des  cerveaux  impuissants  et  adorée  de  tous  les  stériles  esprits. 
Les  collaborateurs  de  cet  ennuyeux  pamphlet  littéraire  mordaient  avec 
rage  la  lime  dont  les  Racine  et  les  Boileau  avaient  poli  leurs  chefs-d'œuvre, 
l'^h  bien  !  c'est  parmi  les  auteurs  de  ce  journal  de  ténèbres  que  l'Acadéniie 
est  allée  choisir  son  nouveau  récipiendaire  ^... 

Le  spirituel  Latouche  n'aurait  pas  pu  parler  un  pareil  langage  et 
formuler  des  jugements  d'un  classicisme  aussi  étroit.  Il  allait  cepen- 
dant tracer  dans  le  Mercure  en  1825,  une  esquisse  de  son  futur 
]tain])hlet,  la  Camaraderie  Uuéraire  et,  dès  1823,  en  entrant  dans 
cette  revue  hoslilf  au  roniaHlisinc,  il  iiuinifeslait    ouvertement    sou 


1.   Miise  française,  O''  livr.iisoii,   l.    Il,   ]>.   128. 
li.   Mercure  du  XfX''  .sii-rlr,  Ion..-  \'ll,  [..  2.3f.. 


110  LE     CLASSICISME    d'uN     ROMA.NTIOLE 

antipatliie  ]»our  le  groupe  de  la  Muse  française  qui  se  réunissait 
autour  de  sou  ami  Éniile  Deschumps.  Cette  attitude  ]>eut  étonner  au 
premier  abord  de  la  i)art  de  celui  que  Nodier  appelait  «  l'Hésiode 
du  romantisme  ».  N'avait-il  pas  avant  beaucoup  d'autres  ressenti  le 
charme  de  la  poésie  germanique  et  d'ailleurs  n'était-il  jias  l'éditeur 
d'André  Chénier  ?  C'est  lui-même  qui  dira  dans  sa  Vallée  aux 
Loups  : 

Je  ne  me  croirai  jamais  étranger  tout  à  fait  au  mouveinenl  d'une 
école  poétique  dont  Chénier  est  le  ré<j:énérateiir.  A  voir  les  progrès  que  sou 
exemple  a  fait  faire,  jai  senti  quelquefois  un  grand  plaisir  à  Tenlendre 
louer,  orgueilleux  comme  ce  marguillier  qui  avait  sonné  le  beau  sermon 
d'un  prince  de  son  église  ^. 

S'il  était  de  l'église  romantique,  il  ne  s'entendait  guère  avec  les 
royalistes  ardents  et  les  catholiques  praticjuants  qui  la  fréquen- 
taient ;  il  n'avait  i)as  l'extrême  souplesse  d'esprit  de  son  ami,  ni  ce 
goût  de  la  vie  mondaine,  tjui  retenait  Deschamps  dans  les  salons 
aristocratiques,  et,  novateur  en  toutes  choses,  alors  que  les  libéraux 
en  ])oh tique  se  croyaient  obligés  d'être  classiques  en  littérature,  il 
fut  ])eut  être  le  premier  libéral  romantique. 

La  publication  de  la  Muse  française  fut  l'occasion  non  pas  d'une 
rupture  entre  les  deux  amis  qui  devaient  se  retrouver  plus  tard 
aussi  unis  que  dans  le  passé,  mais  d'un  refroidissement  dans  leurs 
relations. 

Charles  Nodier  qui  les  aimait  également  essaya  de  s'entremettre, 
en  expliquant  à  Emile  Deschamps  la  singulière  attitude  de  son  ami  ^. 

Sa  charmante  lettre  fait  autant  d'honneur  à  Ch.  Nodier  qu'à  ceux 
qui  la  lui  ont  inspirée.  Elle  prouve  que,  s'il  y  a  dans  la  vie  des  idées  qui 
séparent  les  hommes,  au  miheu  de  ces  confUts  cruels  d'opinions, 
l'amitié  est  capable  d'élever  la  voix.  Elle  vint  cette  fois-ci  trop  tard. 
Deschamps,  le  12  octobre,  avait  écrit  à  Saint-\  alry  : 

...  Vous  savez  que  décidément  nous  ne  mettrons  pas  dans  la  Revue 
les  vers  de  Latouche.  C'est  une  chose  convenue  avec  Victor.  Nous  aurons 
des  vers  charmants  de  Delphine  "'. 

Latouche  ne  savait  pas  pardonner.  Il  se  vengea  sur  le  malencontreux 
Gaspard  de  Pons,  dont  un  recueil  intitulé  Amour  venait  de  paraître 
et  en  février  1824  il  écrivait  dans  le  Mercure  : 

1.  II.  (!<•  Laloiiclic.  VaUêe-aus-loups.  Souvenirs  cl  fantaisjos.  l'aris,  A.  Lcva- 
vasscur,  183.3,  in-g»,  p.  21.5. 

2.  Cf.  lettre  publiée  par  M.  Marsan.  La  BcUaille  romantique,  p.  83. 

3.  Lettre  citée  par  Edmond  Biré.   Victor  Hugo  M'ant  1830,  p.  304. 


LE    CÉ>^ACLÉ    DE     LA     MUSE     FRANÇAISE  llli 

Il  paraîtrait  convenu  entre  MM.  Alexandre  S.,  Alexandre  G.,  Gaspard 
de  P.,  St  V.,  An(celot),  Alfred  D(eVigny),  Emile  D.,  Victor  H.,  et 
quelques  autres  qu'ils  se  citeront  réciproquement  en  exemple.  Et  pour- 
quoi ces  petits  princes  de  la  poésie  n'auraient-ils  pas  fait  alliance^  ?... 

Les  répliques  ue  se  firent  pas  attendre.  Celle  de  Victor  Hugo,  dans 
la  Mme  française,  du  12  mai  1824,  est  d'un  ton  un  ])eu  solennel  et 
d'une  prétentieuse  modestie. 

La  réplique  d'Emile  Deschamps  à  Latouche  est  toute  spirituelle. 
11  s'agissait  de  donner  une  leçon  discrète  au  terrible  chroniqueur 
qui  s'était  cruellement  moqué  du  tendre  élégiaque  Ulric  Guttin- 
guer.  Ulric,  pour  défendre  son  œuvre,  lui  avait  écrit  une  épître  -. 
Latouche  lui  avait  décoché  dans  sa  réponse  ce  vers  fameux  : 

Publiez-les,  vos  vers,  et  qu'on  n'en  parle  plus  ^. 

Emile  Deschamps,  ([ui  rendait  compte  des  Mélanges  poétiques  du 
pauvre  Ulric,  fit  sentir  à  ^L  de  Latouche  l'excès  de  sa  sévérité  pour 
autrui  et  de  son  indulgence  pour  soi-même,  sur  un  ton  où  l'ironie 
s'enveloppait  de  grâce  ;  la  leçon  qui  portait  no  blessait  pas  profondé- 
ment *.  Mais  un  événement  autrement  important  dans  la  République 
des  Lettres  qu'une  boutade  de  Latouche,  allait  offrir  encore,  la  même 
année,  l'occasioiL  à  Emile  Deschamps  d'exercer  sa  verve  charmante. 

Dans  la  séance  annuelle  des  Quatre  Académies,  à  l'Institut,  le 
24  avril  1824,  l'académicien  Auger  attaqua  violemment  l'école  nou- 
velle, et  fut,  selon  l'avis  de  Léon  Thiessé  lui-même  dans  le  Mercure 
du  XIX^  siècle  ^,  «  à  la  fois  grossier  et  superficiel  ».  Les  arguments 
qu' Auger  aurait  dû  faire  valoir,  Thiessé  s'en  empare,  et  dans  le  pas- 
sage suivant  de  son  article,  il  les  ramasse  et  leur  imprime  la  marque 
de  sou  esprit  étroit,  mais  vigoureux. 

On  peut  (lire  du  genre  romanti(pie  qu'il  eal  le  fruit  d'une  double 
confusion  dans  les  genres  et  les  nations.  Sa  principale  source  est  toute 
germanique  ;  les  sectateurs  de  la  nouvelle  école  ont  réuni  ce  que  la  nature 
des  choses  voulut  éternellement  séparer.  Ds  ont  oflert  des  poésies  mys- 
tiques à  un  peuple  qui  n'a  jamais  vu  dans  la  mysticité  qu'un  sujet  de 
plaisanteries  et  d'épijframmes  ;  ils  ont  présenté  des  odes  vaporeuses  à 
une  nation  que  son  génie  particidier  porte  aux  choses  positives  ;  ils  oui 
traité  sérieusement  les  croyances  superstitieuses,  devant  un  lecteur 
philosophe.  Les  Français,  quelque  surcroît  de  gravité  qu'ils  doivent  aux 

1.  Mercure,  l.  IV,  p.  382. 

2.  Ulric  Guttinguer.  Mélanges  poétiques.  Paris,  A.  Boullaiid,  182'i,  iu-8'^, 
p.  2'ti  et  suiv. 

3.  Pièce  intitulf'o  :  Réponse  dans  If  recueil  jurcideiil. 
'i.  Musc  française,  1.5  juin  182'i. 

5.  Mercure  du  XIX^  siècle,  182'^,  t.  V,  p.  173. 


112  LE    CLASSICISME     DLN     HOMVNTIQUE 

dernières  circonstances,  n'ont  point  perdu  le  froùt  de  renjouement  et 
d'une  innocente  gaîté,  et  les  romantiques  ne  leur  oiïrent  pas  un  vers  qui 
ne  soit  l'œuvre  d'une  sombre  misanthropie  ou  d'une  mélancolie  lugubre. 

Quant  au  style,  il  raille  «  les  vains  efTorts  de  quelques  esprits  mal 
faits,  pour  étendre  le  cercle  dont  la  circonférence  est  depuis  long- 
temps tracée.»  Si  nous  substituons  ici  aux  citations  qu'on  pourrait 
souhaiter  de  la  diatribe  d'Auger  ces  conclusions  d'un  réquisitoire 
précis,  c'est  afin  de  montrer  qu'en  s'engageant  à  fond  dans  une  cam- 
pagne contre  le  Romantisme,  les  classiques  croyaient  avoir  la  partie 
belle  ;  ils  avaient  foi  en  l'excellence  de  leurs  critiques,  et  pensaient 
non  seulement  défendre  la  tradition  littéraire  de  leur  pays,  mais  les 
(jualités  essentielles  de  l'esprit  français,  son  goût  pour  la  mesure  et 
la  clarté,  sa  netteté  si  favorable  à  l'action,  à  la  pratique  et  sa  gaieté 
légendaire. 

Emile  Deschamps,  dans  la  spirituelle  réplique  qu'il  ])ublia  sous  ce 
titre  :  la  Guerre  en  temps  de  paix^,  et  où  il  esquissait  les  grandes  lignes 
de  l'apologie  du  Romantisme  qu'il  devait  écrire  plus  tard,  sous  la 
forme  de  sa  fameuse  Préface  aux  Éludes  françaises  et  étrangères,  son 
futur  recueil  de  poésie,  ne  discute  pas  qu'il  y  ait  «  parmi  les  rangs  des 
romantiques  des  gens  à  idées  extravagantes,  à  imagination  déréglée, 
dont  les  compositions  ne  ressemblent  à  rien  et  dont  le  style  est  alter- 
nativement barbare  ou  ridicule.  »  —  «  J'ai  déjà  proposé  aux  classi- 
ques, dit -il,  de  leur  abandonner  tous  nos  fous,  s'ils  voulaient  à  leur 
tour  nous  abandonner  leurs  imbéciles.  »  Il  demande  aux  classiques  de 
compter  dans  les  deux  camps  «  les  forces  réelles,  les  troupes  eiïec- 
lives  »  ;  il  n'a  aucune  peine  à  réunir  sous  l'épithètc  romantique  les 
])lus  grands  noms  de  la  littérature  européenne  contemporaine  : 
M.  de  Chateaubriand,  lord  Byron,  M'"®  de  Staël,  Schiller,  Monti, 
M.  de  Maistre,  Goethe,  Thomas  Moore,  Walter  Scott,  M.  de  Lamen- 
nais, et  du  côté  classique,  il  laisse  à  ses  adversaires  le  soin  de  dresser 
leur  liste,  choisissant  dans  la  même  é])o<(ue.  «  .Te  ne  ])eux  ]>as  mieux 
(lire,  ajoute-t-il,  ensuite  l'Europe  ou  un  enfant  décidera.  » 

Le  fond  de  la  question,  nous  verrons  bientôt  comment  il  le  traite 
et  l'épuisé  quand  nous  étudierons  la  Préface  des  Etudes  et  la  doctrine 
littéraire  de  Deschamps,  Nous  recommandons  seulement  la  lecture 
de  cette  étincelante  chronique  à  ceux  qui  veulent  goCiter  le  charme 
de  cet  esprit  spontané,  en  ])erpétuel  jaillissement  de  mots  et  d'idées. 

En  France,  ])ays  de  la  Ligue  et  de  la  Fronde,  il  faut  cpi'on  se  déchire 
entre  «  classiques  et  romantiques  »,  si  l'on   n  a    point  de  querelle  plus 

1.   Muse  française,  II*^  livraison,  mai  182'i. 


LE    CÉNACLE    DE     LA     MUSE    FRANÇAISE  113 

pressante.  «  C'est  décidément,  dil-il,  la  haine  à  la  mode,  »  L'enquête 
que  le  polémiste  entreprend  auprès  de  ses  adversaires  sur  le  vrai  sens 
du  mot  romantique  rappelle  les  fameuses  visites  que  fait  aux  divers 
théologiens   comi)étents  le  personnage  de   Pascal  dans  la  Première 
Provinciale,  ])our  éclaircir  les  termes  obscurs  du  problème  de  la  grâce. 
C'est  le  même   mélange  de  moquerie  et  de  politesse  et  le  même  art 
d'amener  l'adversaire  à  une  contradiction  qui  le  fait  sourire  et  le  con- 
fond. Musset  ne  fera  que  reprendre  le  procédé    dans   les    Lettres  de 
Dupuis  à  Cotonet.  Mais  ce  qui  apparente  ici  l'aimable  chroniqueur  à 
l'auteur  du  pamphlet  immortel,  c'est  la  sûreté  du  regard  qui  néglige 
les  controverses  accessoires  et  va  droit  au  fond  du  débat.  On  dispute 
pour  savoir  si  les  anciens  sont  de  meilleurs  modèles  à  imiter  que  les 
modernes,  on  o])pose  l' Anticjuité  au  Moyen-Age,  on  est  pour  ou  contre 
les  règles  au  théâtre,  on  oppose  Shakespeare  à  Racine,   et  en  réalité 
ni  Racine,  ni  Shakespeare  ne  sont  en  cause  ;  on  se  soucie  bien  des 
règles  en  vérité  ;  et  ce  n'est  pas  pour  l'Antiquité  que  l'on  se  bat,  ni 
pour  le  Moyen- Age.  «  Ce  procès  si  embrouillé  des  classiques  et  des 
romantiques  n'est  autre  chose  c[ue  l'étei-nelle  guerre  des  esprits  pro- 
saïques et  des  âmes  poétiques  ^.  » 

Les  Classiques,  s'écrie  plus  loin  Deschamps,  paraissent  avoir  d'ex- 
cellentes théories,  mais  ils  se  perdent  par  l'application.  C'est  que  leur 
doctrine  n'est  que  dans  leur  mémoire,  c'est  qu'ils  consultent  peu  leur 
jugement,  jamais  leur  cœur...  Je  vous  assure  que  plus  je  réfléchis  sur 
ma  classification  en  prosaïques  et  poétiques,  plus  je  la  trouve  nette  et 
significative. 

Et  c'est  ainsi  qu'un  de  ces  romantiques,  soupçonnés  d'obscurcir 
ce  qui  est  clair,  aura  peut-être  le  premier  donné  la  définition  la  plus 
simple  et  la  plus  comjiréhensive  du  romantisme  :  au  commence- 
ment du  xix^  siècle,  la  poésie  rentre  dans  la  littérature,  rafraîchit 
tous  les  genres  et  en  crée  de  nouveaux. 

Cette  question  des  genres,  Emile  Deschaïups,  dès  l'époque  de  la 
Muse  française,  en  a  senti  l'importance.  Il  disait  dans  un  autre 
article  :  «  Il  n'y  a  plus  de  gloire  possible  dans  les  genres  où  ont  brillé 
nos  poètes  classiques,  et  c'est  ainsi  qu'il  invitait  les  poètes  à  s'adonner 
au  lyrisme,  «  dont  notre  langue  nous  oiïre,  il  est  vrai,  de  magnifiques 
fragments  dans  les  formes  classiques,  mais  qui  n'a  point  été  natura- 
lisé en  France.  »  C'était  l'époque  où  il  traduisait  la  Cloche,  de  Schiller, 
et  sf)ugeait  à  tourner  en  français  la  Fiancée  de  Curinlhe  et  l(;s  hallades 
de  Gd.'the. 

1.    Mu.te  li'iixnis,'.   I.    Il,   j..   -HV). 


114  LE    CLASSICISME    d'uN     ROMANTIQUE 

On  nous  accuse  d'être  des  fanatiques,  des  athées,  des  jésuiles,  dit-il 
en  une  énumération  plaisante  ^,...  et  de  mêler  dans  nos  ouvrages  l'amour 
à  la  religion  :  il  vaudrait  peut-être  mieux  y  mêler  la  haine,  n'est-ce  pas  ? 
On  nous  accuse  aussi  d'être  vagues,  positifs,  visionnaires,  petits  maîtres, 
malades,  mourants,  hons  vivants,  désespérés,  que  sais-je  ?...  On  nous 
reproche  encore  d'aimer  les  torrents,  les  fleurs,  les  cimetières,  la  lune  et 
les  fiancées  ;  et  enfin  de  nous  aimer  entre  nous  et  d'en  faire  confidence 
à  tout  le  monde.  —  Je  félicite  beaucoup  ceux  que  les  cimetières  n'intéressent 
pas...  sans  doute  parce  que  tous  les  objets  de  leur  tendresse  sont  encore 
sur  la  terre.  Je  plains  de  toute  mon  âme  ceux  qui  parlent  de  la  lune  avec 
indifférence  :  ils  nonl  donc  jamais  marché  deux  à  sa  clarté  voluptueuse, 
ni,  à  l'aide  d'un  de  ces  rayons,  surpris  le  secret  du  cœur  dans  des  yeux 
humides  et  brillants  !  et  durant  les  longues  absences,  leurs  regards  n'ont 
donc  jamais,  dans  sou  miroir  magique,  donné  à  d'autres  regards  un  rendez- 
vous  mystérieux  ! 

Voilà  une  délicieuse  phrase  qui  jaillit  comme  une  strophe  élégiaque 
de  la  ])luine  acérée  de  ce  voltairien.  Stendhal  en  ses  romans  en  aura 
de  pareilles.  Là  il  sera  poète  —  poète  en  prose  d'ailleurs.  Mais,  comme 
critique,  ce  ])erspicace  esprit  est  loin  d'avoir  vu  aussi  clairement  ce 
qu'était  le  romantisme.  L'horreur  ([uc  lui  ins])irait  l'alexandrin 
flasque  et  décoloré  des  continuateurs  de  Voltaire  et  de  Delille  l'em- 
pêcha de  prévoir  l'évolution  dont  le  vers  français  était  susceptible  ^, 
et  cependant  les  poètes  la  pressentaient  à  cette  éi)oque.  Il  sulfit  de  lire, 
dans  la  Muse  française,  l'article  de  Vigny  rendant  compte  des 
(Euvres  posthumes  de  M.  le  baron  de  Sorsum  et  celui  de  Ch.  Nodier 
intitulé  :  de  Quelques  logomachies  classiques,  pour  apercevoir  les  linéa- 
ments d'une  Poétique  nouvelle. 

Alfred  de  Vigny,  Ch.  Nodier,  Emile  Deschamps  ont  donc  précisé 
en  1824  les  positions  qu'occupait  le  camp  romantique  en  face  d^s 
classiques.  S'ils  méditaient  les  œuvres  de  Chénier,  s'ils  se  plaisaient 
à  la  lecture  des  grands  écrivains  étrangers,  c'est  qu'ils  étaient  curieux 
d'une  forme  plus  savante,  d'un  art  plus  pur  et  qu'ils  aimaient  la  poésie. 

L'idée  même  de  poésie  s'enrichissait  dans  les  esprits  à  celle  époque, 
où  la  mort  héroïque  de  Byron  à  Missolonghi  allait  donner  une  consé- 
cration suprême  à  ses  œuvres  jusqii'alors  fort  disculécs,  et  décupler 
leur  influence.  Jusqu'ici  les  poètes  demandaient  surtout  une  inspira-* 
tion  chrétienne  à  Chateaubriand  ;  ils  se  réclameront  désormais  plus 
volontiers  de  Byron  ;  le  pessimisme  philosophique  aura  droit  de  cité 
dans  la  littérature,  paraîtra  même  un  thème  essentiellement  poétique, 


t.'  Ihiiirm,  |>.  27;j. 

2.    Emile  Dcschamps  drliuil  licureuscmpiit  cette  évolution  dans  le  Manuscrit 
en  voija^f.  Œ.  c,  t.  I,  p.  49. 


LE    CÉNACLE    DE    LA    MUSE     FRANÇAISE  115 

et  cette  tristesse  inconsolable  déjà  remarquée  chez  les  poètes  et 
contrastant  avec  leur  gaîté  dans  le  monde  avait  même  offert  à  l'acadé- 
micien Auger  l'occasion  facile  d'un  tableau  malicieux.  «  Il  a  tiré  de 
ce  contraste,  dit  Emile  Deschamps,  des  effets  imprévus  auxquels 
l'assemblée  a  répondu  par  les  marques  bruyantes  d'une  hilarité 
générale,  que  j'ai  moi-même  partagée.  Mais,  en  y  réfléchissant  un 
peu,  il  n'y  a  rien  de  si  ordinaire  que  cette  prétendue  bizarrerie.  » 
Et  le  poète  pose  cette  question,  digne  d'un  lecteur  de  Byron  :  «  Depuis 
quand  le  rire  de  l'esprit  suppose-t-il  la  joie  du  cœur  ?  »  Deschamps 
ne  se  contente  pas  de  signaler  ce  pessimisme  comme  un  des  traits 
nouveaux  de  la  ])oésie  contemporaine,  il  insiste  sur  l'évolution  de 
l'imagination  française  depuis  les  beaux  temps  de  la  poésie  trouba- 
dour jusqu'à  l'apparition  du  genre  romantique.  Le  sombre,  le  fantas- 
tique envahissent  la  poésie,  et  comme  le  bon  Auger  s'en  scandalise, 
il  appartient  à  Emile  Deschamps  de  défendre  ces  couleurs  nouvelles. 
Il  n'admet  point  qu'on  fasse  un  reproche  aux  poètes  de  se  complaire 
dans  la  peinture  des  scènes  sanguinaires  et  des  images  monstrueu- 
ses, et  ne  craint  pas  de  dire,  qu'en  fait  de  tableaux  semblables,  Homère 
et  Virgile  ont  été  romantiques  avant  eux. 

Je  ne  sache  pas  que  la  peinture  de  Cîciis  et  des  Harpies  ou  de  Poly- 
phème  qui  broie  entre  ses  dents  des  membres  palpitants  et  dos  chairs 
encore  vivantes,  ait  jamais  fait  douter  de  i'huminité  d'Homère  et  de 
Virgile,  ni  qu'il  en  soit  résulté  un  grand  préjudice  pour  leur  talent. 

L'imagination  romantique  peut  donc  déployer  ses  audaces.  Dès 
1824,  elle  n'a  pas  seulement  pour  garant  Byron,  qui  sera  pour  les 
poètes  incrédules  rinsi)irateur  que  Chateaubriand  fut  si  longtemps 
pour  les  croyants,  mais  Emile  Deschamps,  dans  la  Muse  française, 
laisse  clairement  entendre  qu'on  est  las  des  fadeurs  du  genre  trouba- 
dour et  qu'il  faut  enrichir  la  poésie  d'images  plus  frappantes  et  do 
couleurs  plus  chaudes  ;  on  n'aura  point  à  renoncer  pour  cela  au  culte 
d'Homère  et  de  Virgile. 

Ainsi  les  rédacteurs  de  la  M  use  française,  et  Deschamps  à  leur 
tête,  faisaient  entrer  les  poètes  à  leur  suite  dans  une  voie  nouvelle; 
cette  petite  revue  semblait  pleine  d'avenir,  quand  soudain,  après  la 
12*^  livraison  de  juin  1824,  elle  cessa  de  paraître. 

L'absence  de  documents  précis,  concernant  le  détail  de  cet  événe- 
ment subit,  réduit  les  historiens  à  des  conjectures. 

(  )ti  doit  d'abord  songer  avec  M.  Léon  Séché,  à  la  question  d'argent. 
La  fondation  de  la  Muse  avait  paru  une  excellente}  affaire.  Nous  savons, 
par  une  lettre  de  Deschamps,  que  l'on  partit  avec  l'appui  de  Cha- 
teaubriand et  du  Ministère^  cl  V.  Hugo,  le  22  août  182-3,    écrivait    à 


116  LE     CLASSICISME    d'uN     ROMANTIQUE 

son  cousin  Adolphe  Irébuchet  :  u  Le  recueil  rédigé  par  l'élite  de  la 
jeune  littérature,  obtient  un  succès  étonnant.  Les  frais  sont  déjà 
couverts  et  l'éditeur  compte  avoir  1.500  souscripteurs  dans  six 
mois  ^  ». 

Mais  Hugo  se  faisait  des  illusions,  car  en  mai  1824,  Descham}»s 
écrivait  à  Guiraud  <{ue  les  frais  de  la  Muse  avaient  dé])assé  leurs  pré- 
visions. Ce  n'était  jias  une  raison  ]>(»ur  désespérer  de  l'entreprise. 
11  dut  y  avoir  autre  chose. 

On  peut  supposer  que  la  candidature  de  Soumet  à  l'Académie  ne 
fut  j)as  étrangère  à  la  décision  que  Guiraud  et  Deschamps  crurent 
devoir  prendre.  Ils  sacrifièrent  peut-être  la  revue  à  l'espoir  d'avoir 
un  allié  dans  la  citadelle  classique.  C'est  peu  probable,  s'il  faut  s'en 
rapporter  à  Guiraud  lui-même,  qui  écrit  dans  la  Préface  de  ses 
Œiwres  complètes  :  «  J'ai  toujours  regretté  l'abandon  de  ce  journal, 
cjui  eut  lieu  contre  la  volonté  d'Hugo  et  la  mienne  et  qui  rompit  ce 
faisceau  d'amitiés  littéraires.  » 

Évideiimiont  nous  lisons  dans  Victor  Hugo  raconté  que  le  poète 
aurait  volontiers,  si  ses  amis  n'étaient  intervenus,  continué  la  Muse 
à  lui  tout  seul  et  que  «  l'Académie  n'aurait  rien  gagné  à  remplacer 
une  opposition  de  salon  par  une  guerre  à  outrance.  »  Mais  si  nous 
parcourons  les  articles  que  V.  Hugo  publia  dans  la  Muse  jrançaise^ 
nous  verrons  que  non  seulement  le  ton  de  ces  études  est  bien  modéré, 
mais  encore  que  son  attitude  est  moins  nette  et  moins  franche 
à  celte  date  que  celle  d'Emile  Deschamps.  Monarcliiste  et  calhohque 
ardent,  quand  il  rend  conqite  de  V Essai  sur  l' Iiulijlérence  par  Tabbé 
de  Lamennais,  il  ménage  la  susceptibilité  des  classiques  aussi  bien 
dans  son  article  sur  Qucntiïi  Durward,  de  W.  Scott,  que  dans  son 
FAoge  de  Byron,  et  dans  celui  du  poème  d'Eloa,  d'Alfred  de  Vigny. 
11  se  peut  donc  qu'il  ait  vu  disparaître  avec  moins  do  regrets  cjuo  ne 
le  ]»rétcn(l  son  biographe,  une  revue  ([ui  inquiétait  l'Académie.  Mais 
les  préoccu]tations  académicjues  de  (luohjues  rédacteurs  auraient- 
elles  sufTi  pour  faire  cesser  sa  publication  ?  Il  y  eut  d'autres  causes, 
un  ensemble  de  causes,  et  parmi  elles,  il  convient  de  tenir  compte  du 
dissentiment  que  suscita  chez  les  Romantiques  l'article  d'Holmon- 
durand  sui  la  Mort  de  Socrate  et  sa  sévérité  envers  Lamartine. 

Un  mot  d'Emile  Deschamps,  daté  du  14  oct.  1823,  prouve  qu'il 
n'était  pas  étranger  à  l'intrigue  ,qui  devait  si  vivement  désobliger 
Lamartine  ^.  Cchii-ci  écrivait  le  14  novembre  à  V.  Hugo  : 


1.    Litirc  cil.  |)f>r  .Séché.  Le  Cénarle,  \t.  '.)%. 

1.   Ldlrc  tic  Dcschamps  à  Guiraud  citcc  jjar  Scché.  Le  Cénacle,  \k  00. 


LE  CÉNACLE  DE  LA  MUSE  FRANÇAISE  117 

J'ai  lu  quelques-unes  des  petites  diatribes  eu  question,  mais  cela  ne 
mord  guère  sur  mon  im})assibilité  poétique.  Je  ne  suis  pas  en  ce  sens  du 
genus  irritahile.  Chacun  fait  dans  ce  monde  de  son  mieux  son  petit  métier. 
Les  oiseaux  chantent  et  les  serpents  sifflent.  Il  ne  faut  pas  leur  en  vouloir 
du  mal.  L'article  de  la  Muse  était  juste,  mais  sévère  dans  tout  ce  qui  ne 
regarde  pas  Socrate  ;  pour  Socrate,  il  n'y  a  rien  compris.  Il  a  pris  une  scène 
pour  un  drame...  Cependant  on  voit  que  sa  rigueur  est  d'un  ami  mécon- 
tent et  j'en  suis  loin  d'être  choqué.  Si  vos  amis  me  traitent  mal,  je  vois 
que  les  miens  vous  le  rendent  bien.  J'en  suis  aussi  innocent  que  vous. 
On  se  bat  dans  les  ténèbres,  dans  un  temps  comme  celui-ci  où  tout  est 
confusion  ^. 

Tous  les  amis  d'Hugo,  qui  collaboraient  à  la  Muse,  n'approuvaient 
pas  l'article  d'Holmondurand,  et  Vigny  en  particulier  devait  être 
scandalisé.  Le  3  octobre  1823,  il  écrivait  de  Bordeaux  à  Victor  Hugo 
une  lettre  indignée  ^. 

Elle  contenait  un  bel  éloge  de  la  Mort  de  Socrate,  réponse  anticipée 
aux  critiques  de  Durand  qu'il  n'avait  sans  doute  pas  encore  lues. 
Sur  les  Nouvelles  méditations,  il  faisait  évidemment  quelques  réserves, 
mais  il  est  certain  qu'il  n'approuva  pas  Emile  Deschamps  d'avoir 
laissé  passer  dans  la  Muse  l'article  qui  désobligea  Lamartine.  Mais 
peut-on  voir  dans  ce  dissentiment  le  motif  d'une  rupture  prochaine 
entre  les  collaborateurs  de  la  première  revue  romantique  ? 

Il  y  eut  du  moins  une  cause  déterminante,  et  dont  ils  ne  furent  pas 
responsables,  ce  fut  la  disgrâce  de  Chateaubriand,  «  chassé  »,  suivant 
son  propre  mot,  du  Ministère  des  Affaires  Etrangères,  par  une  ordon- 
nance du  roi,  signée  de  Villèle,  le  6  juin  1824  ^. 

La  Muse  avait  débuté  sous  ses  auspices  ;  ses  œuvres,  ses  doctrines, 
sa  politique  étaient  chères  à  tous  ceux  qui  y  collaboraient.  La  guerre 
d'Espagne,  «  sa  guerre  *  «,  n'avait  j)as  eu  de  plus  chauds  partisans  que 
France  d'Houdetot,  qui  guerroya  en  Catalogne,  et  Alfred  de  Vigny, 
qui  frémissait  d'impatience  à  Bordeaux,  ou  à  Pau,  de  ne  pas  passer 
les  Pyrénées.  Quand  il  fut  destitué,  le  6  juin,  jour  de  la  Pentecôte, 
la  guerre  ouverte  qui  allait  éclater  dans  la  France  entière  entre  les 
partisans  du  Ministère  et  les  amis  de  Chateaubriand  commença 
j)ar  jeter  les  rédacteurs  de  la  Muse  dans  la  consternation.  Les  jeux 
do  la  littérature  ne  leur  ])araissaient  plus  avoir  de  raison  d'être  dans 
ce  deuil  public,  cl  comme  ils  ne  s'accordaient  sans  doute  pas  tous 
]»our  blâmer  la  conduite  du  gouvernement,  ils  aimèrent  mieux  se 

1.  Revue  de  Paris,  15  avril  190''i. 

2.  Lftire  citco  par  L.  Séché.  Le  Céiuiclc,  ]>.  102  (•(  suiv. 

3.  Mémoires  d'Oiilre-Torribe.  Paris,  (jarnior,   (.   I\',  p.  21)  1. 

4.  Ibidem,  p.  28'.. 


118  LE    CLASSICISME    d'uN     ROMANTIQUE 

taire  et  supprimer  la  Muse.  C'est  l'hypothèse  à  laquelle  nous  invitent 
ces  quelques  hgnes  de  M'"'^  Marie  Mennessier- Nodier  ^  : 

Le  15,  un  motif  de  haute  convenance  fil  rentrer  le  bâtiment  dans  le 
port,  après  luie  salve  tirée  en  l'iuurneur  du  <,rrand  écrivain,  à  sa  sortie 
du  Ministère.  Le  jeune  La  Bruyère  qui,  d'une  plume  à  laquelle  l'émotion 
u  ùtait  rien  de  son  énergie,  avait  tracé  le  portrait  d'Auguste,  c'était  S*- 
Vab-y. 

Ainsi  vécut  pendant  un  an  la  Muse  française.  Née  de  l'enthousias- 
siasme  commun  de  tous  les  jeunes  romanticiues  jiour  la  poésie,  elle 
ne  survécut  pas  à  leurs  premiers  dissentiments.  La  jiolitique  avait 
probablement  brouillé  ceux  qu'unissait  la  poésie  *. 


1.  M™^  Mcnnessier-Nodier.  Charles  yodier.  Paris,  1867,  in-8°,  p.  263. 

2.  Certains,  parmi  lesquels  V.  Hugo  peut-être,  voulaient  se  substituer  aux 
véritables  fondateurs  et  continuer  la  revue,  en  conserver  le  titre.  Cf.  lettre 
d'Emile  Deschamps  à  Rességuier  citée  par  Lafond,  L'Aube  romantique,  p.  99. 


CHAPITRE  II 

I.    Evolution    du    romantisme    en    1825.   —    II.    L'Arsenal. 
Emile  Deschamps  et  les  Nodier. 


I 


Le  premier  groupe  romantique  —  le  Cénacle  de  la  Muse  Française 
—  n'était  pas  fait  pour  vivre.  Il  était  composé  d'éléments  trop  dis- 
parates. La  rupture  de  Chateaubriand  avec  les  Ultras  en  brusqua  la 
dislocation.  Emile  Deschamps  ne  parut  pas  longtemps  affligé  de 
cet  accident  prévu.  Il  constate  même  avec  allégresse,  dans  un  ])oème 
adressé  à  Alfred  de  Vigny,  les  gains  du  romantisme  autour  de  1825. 

Les  Livres  saints  sont  devenus,  grâce  à  Chateaubriand,  une  source 
d'émotions  littéraires  et  philosophiques  incomparable.  Chénier  a 
rendu  le  sens  de  la  beauté  antique  aux  lecteurs  des  poètes  grecs  et 
latins.  On  leur  comparera  désormais  les  chefs-d'œuvre  des  grandes 
httératures  européennes.  Le  culte  des  Anciens  n'exclura  pas  l'admira- 
tion légitime  qu'inspire  le  génie  moderne.  On  venait  à  peint,  en  lisant 
le  Roi  des  Aulnes  ou  Lénore,  de  sentir  le  charme  du  fantastique,  que 
déjà  les  poèmes  de  liyron  renouvelaient  l'expression  de  la  mélancolie 
et  du  désespoir.  —  Ainsi  le  Romantisme,  par  la  variété  de  ses  thèmes, 
la  puissance  de  ses  images  et  la  sincérité  de  ses  accents,  laisse  bien 
loin  derrière  lui  les  grâces  surannées  du  genre  troubadour.  Ce  sont 
ces  qualités  nouvelles  que  célèbrent  les  vers  d'Emile  Deschaiùps  : 


Entendez-Nous,   pur  el   brillant. 
Un  accord  d(!  la  lyre  antique  : 

Cotic  lyre  que  Tlirltc-  a    Iraiismise  aux   Hoiuaius... 

Que  Chénier  réveilla  bi  fraîche...  et  dont  l'ivoire 
S'échappa  sanglant   de  ses  mains  ! 


Cet   accciil    : 


Toujours  rêveur,  toujours  amoureux,  mais  ]»Ins  sombre, 
Plus  mâle  et  tourmenté  par  un  souille  inconnu  ; 


120  LE    CLASSICISME    d'uN    ROMANTIQUE 

On  sent  à  ses  élans  de  flamme 

On  sent  que  Byron  est  vemi 

Va  «|iic  la  corde  humide  a  vibré  dans  son  âme  ^. 

Ce  son  nouveau  qui  frapjte  les  oreilles  d'E.  Deschamps,  en  1825, 
avait  eu  pour  effet  d'irriter  l'humeur  des  partisans    de  l'Ecole  clas- 
sique qui  avaient  triomphé  de  la  chute  de  la  Muse  française.  Viennet, 
dans  le  Mercure,    Iloiïman  dans  les  Débats,  reprennent  rofîensive. 
Le  grand  maître  de  TL  niversité,  Mgr  Frayssinous,  à  la  distribution 
des  prix  du    concours    général,  le  16  août   182'i.   lance  l'anathème 
contre  tous  ces  poètes  rebelles  au  bon  goût.  C'est  qu'en  effet  l'émeute 
littéraire  grossissait  et  menaçait  de  devenir  une  révolution.  Jusqu'ici 
les   poètes  formaient   un  groupe   que  boudait   la  jeunesse  libérale. 
Dans   ce   cercle   fermé,  où  se   complaisaient    des    mondains    comme 
Rességuier,    frémissaient    d'impatience    Emile    Deschanqjs,    Victor 
Hugo.   Ils  avaient  hâte  de  s'adresser  au  grand  public,  et  n'avaient 
])lus  d'organe  à  leur  disposition  ^.  Mais  les  conséquences  de  la  «  dé- 
fection )■  de  Chateaubriand  n'allaient  pas  se  faire  atteiulre  :  en  se 
jetant  avec  toute  la  fougue  de  sa  nature  altièrc  dans  les  rangs  de 
roj)position  qui  devait  renverser  \'illèle  et  bientôt  après  les  B(»ur- 
bons,  il  entraîna  derrière  lui  les  poètes  que  «  l'aventure  »  n'effrayait 
pas.  Les  libéraux  les  accueillirent  avec  transjKirt,  et   Latouche  qui 
venait  de  prendre  la  direction  du  Mercure  du  XIX*^  si'^.ch  ne  fut  pas 
fâché  de  le  rajeunir  et  leur  tendit  la  main. 

On  répète  assez  vulgairement,  écrit-il  ^,  qu'on  m-  jMiit.  selon  la  déno- 
mination des  partis,  être  à  la  fois  libéral  et  romantique.  Il  nous  semble 
que  ce  double  caractère  pourrait  appartenir,  en  1825,  à  (pii  marcherait 

1.  Emile  Deschamps.   Œu\>res  complèlefi,   I.   j).   217. 

2.  La  lettre  suivante  adressée  en  182.3  par'K.  Dcsclianips  à  Sainte-lieu ve 
lénioigne  de  cet  état  d'esprit  et  du  désir  de  se  raj>proch<T  do   Latouche  : 

Monsi'<ur  et  excc-llont  ami.  Combien  je  vous  remercie  de  vos  remerciemeiils  !...  Quand  jo- 
trouvf  uni'  occasion  d'cxpriinor  mes  admirations,  je  la  saisis.  C'est  donc  moi  qui  suis  rcconnais- 
sant  que  vous  ayez  tant  do  tali/n»  ! 

Diles-moi,  vous  avez  fait  un  article  sur  les  Annnlfs  romantiques  où  vous  parlez  de  moi, 
j'en  suis  fier  et  confus.  Mais  il  me  semble  que  vous  parlez  aussi  de  AJ.  de  Resséf^uier.  Comme 
j'en  ai  beau<'f>np  p^rlé  dans  le  dernier  n°,  ne  pensez-vous  [las  qu'il  serait  de  bon  goût  rie  le 
nommer  s<-ul.Tnent  dans  voire  article,  sans  vous  étendre,  d'autant  plus  que  ce  que  vous  me 
<lili-s  pourra  lrouv<T  filace  dans  un  autre  journal  que  je  sais  bien.  —  Si  par  une  adroite  subs- 
titution, vous  meniez  rjiielques  vers  de  M.  d.-  l.atourlie  à  la  plare  ilc  ce  que  vous  dites  de 
Ressépuier  ?... 

Latonclie  est  une  j.uissance  au  Mercure  et  ses  vers  sont  charnianls,  qu'i'ti  dites-vous  ? 
Vu  mot  de  vous  sur  lui  nous  serait  utile  à  tous.  Voyez  et  cliangez  comme  \  ou*  l'enli-ndrcz. 
Je  confii-  cela  à  vntp-  prudence  et  à  votre  discrétion. 

Mille  nouvelles   nniiliés   «-t   dévouement. 

E.  D. 

(Coll.   Lovrnjoul.  Papiers  de  S^^-Bein'e). 

3.  Mercure  dit  A'/.V  siècle,  t.  XI,  p.  \'M. 


LE    RD>f\NTISME    EN    1825  121 

avec  les  deux  idées  de  son  siècle  ;  à  cette  condition  toutefois  que  par 
romantique  on  n'entendra  jamais  un  allié  de  ces  écrivains  (jui  repoussent 
toute  opposition  généreuse,  un  admirateur  de  ces  dithyrambes  composés 
sous  l'inspiration  de  la  police,  et  par  libéral  l'adoption  de  cette  fatuité 
scolastique  qui  ne  trouve  rien  de  bon  de  l'autre  côté  du  Rhin  et  qui  jure 
encore  l'immobilité  de  la  scène  au  nom  de  la  légitimité,  de  l'infaillibilité 
et  de  la  trinité  des  anciennes  règles... 

Emile  Deschanips  se  retrouvait  donc  encore  une  fois  auprès  de 
son  ami  Henri  de  Latouche  pour  reprendre  en  commun  la  campagne 
qu'ils  avaient  ouverte  dans  le  Tour  de  Faveur. 

Cette  fois-ci,  le  champ  était  plus  vaste,  les  troupes  plus  nombreuses 
et  plus  fortes  ;  et  les  malentendus  semblaient  dissipés.  Le  programme 
qu'on  allait  défendre  au  Mercure,  tenait  en  ces  deux  mots,  gravés  au 
frontispice  de  la  revue  :  Liberté,  Vérité.  Ils  étaient  assez  larges,  assez 
vagues  pour  exprimer  les  tendances  de  tous  les  esprits  d'avant-garde. 
Ils  permettaient  aux  romantiques  de  l'école  de  Stendhal,  comme  à 
ceux  qui  se  groupaient  autour  d'Hugo  et  de  Deschamps,  de  croire 
qu'ils  allaient  associer  enfin  les  droits  de  l'imagination  avec  ceux  du 
réel.  Au  Globe,  que  venait  de  fonder  Dubois,  comme  au  Mercure 
rajeuni  par  Latouche  et  son  principal  collaborateur,  «Jules  Lefèvre, 
on  accueillera  désormais  le  romantisme  des  prosateurs  et  celui  des 
])oètes,  et  si,  plus  tard,  à  propos  de  la  rénovation  du  théâtre,  repren- 
dront entre  eux  les  polémiques,  en  attendant  que  leur  dissentiment 
fondamental  éclate  à  l'apparition  de  la  Préface  de  Cromwell,  poètes 
et  libéraux  s'entendent  pour  donner  l'assaut  aux  dernières  positions 
des   classiques. 

C'est  le  moment  où  Casimir  Bonjoiu',  l'aimable  auteur  de  tant  de 
fines  comédies,  a])plaudies  sous  la  Restauration,  ]»rn|)osait  à  Emile 
Deschamps,  par  la  lettre  suivante,  de  collaborer  au  Globe  ^  : 

Mon  cher  monsieur  Emile.  Je  suis  allé  plusieurs  fois  chez  vous  ;  vous 
êtes  introuvable.  Vous  rappelez-vous  qu'il  y  a  un  mois,  je  vous  ai  dit 
qu'il   manquait    au    Globe  des   articles   variétés,   et   que   vous   n'avez  pas 

1.  Celte  proposition  resta  sans  cITct.  —  Kniile  Deschamps  était  trop  un  liommo 
d'imagination,  un  ".  poète  »,  pour  réussir  dans  celte  brillante  rédaction  du  Globe, 
animée  d'un  tout  autre  esprit.  11  faudra  toute  la  souplesse  de  Sainte-Beuve  pour 
défendre  dans  un  tel  milieu  les  droits  de  la  poésie  pure.  Encore  fut-il  souvent 
contraint  à  des  réserves.  La  lettre  suivante,  adressée  par  lui  à  Jules  de  Rcssé- 
fjuier  est  bien  significative  :  il  dut  non  seulement  renoncer  à  parler  dans  le  Globe 
des  Tableaux  poétiques  de  ce  dernier,  mais  même  à  louer,  comme  il  le  désirait, 
Victor   IIu}»o. 

Monsieur,  .l'ai  reçu  avec  beaucoup  de  reconnaissance  l'aiinabh'  ifrinil  que  vous  m'avez 
fait  riionneur  de  m'adrcsser.  C'eût  été  pour  moi  un  bien  vif  plaisir  <li'  (louvdir  rendre  hommage 
dans  te  Globe  à  un  talent  poélii|ue  aussi  plein  de  ajràce,  d'éléijance  i-l.  dr  mélodie  que  le  vôtre. 
Mais  comme   il  me  s<T:Éil  impossihii-  d'i'ii  [uirlr-r  eniitrement  roiftme   j'aimerais  à  le  faire,  jo 


122  LE     CLASSICISME    d'vN     HOMA.MIQUE 

paru  éloigné  de  Tidée  que  je  vous  ai  fait  naître  il  y  eu\  oycr  quelques 
morceaux  léofers  ?  J'en  ai  parlé  au  directeur  qui  a  été  enchanté  de  ma 
]ii-o|)osition,  et  m'a  chargé  de  le  mettre  en  rapport  avec  votis.  si  cela  vous 
convient.  IS'ayanl  pu  vous  rencontrer,  j'ai  prié  M.  votre  frère  de  vous  en 
dire  deux  mots  ;  faites-moi  connaître  votre  réponse.  Si  vous  acceptez, 
comme  je  le  désire  dans  l'intérêt  du  journal  et  dans  celui  du  public,  indi- 
<|uez-moi  le  jour  où  nous  pourrons  aller  ensemble  au  bureau.  De  toutes 
façons,  écrivez-moi  et  croyez  à  ma  vive  et  sincère  amitié. 

Casimir  Bonjoub. 

P. -S.  J'ai  remis  pour  vous  à  M.  AOtre  père  (il  y  a  bien  longtemps) 
un  exemplaire  de  la  2^  édition  du  Alari  à  b.  j.  sur  lequel  j'ai  fait  plusieurs 
corrections.  Vous  m'en  avez  promis  d'autres.  Ayez  la  complaisance  de 
me  renvoyer  l'exemplaire  en  question  avec  vos  notes.  Mille  compliments^. 

Ce  22  février  (1825). 

La  même  année,  le  12  octobre  1825,  Latouche  écrivait  à  \  igiiy. 
pour  l'intéresser  à  la  conversion  du  Mercure  *. 

Dites  donc  à  Emile  que  les  vers  d'Horace  oui  fait  fortune  parmi  nos 
classiques.  Ils  sont  étourdis  de  la  ])ériode  laline  d  un  |ioèle  de  l'école  nou- 
velle. 

Ainsi  V.  Hugo  qui  écrivait  Uan  d'Islande  pour  essayer  d'acclimater 
dans  la  littérature  française  le  genre  fantastique,  relisait  Virgile  et  tra- 
duisait de  longs  passages  de  l'Enéide  ;  de  même  son  ami  Deschamps 
s'attachait  à  l'élude  d'Horace  avec  d'autant  ])]us  d'apidicalion  qu'il 
prétendait  à  cette  date  rajeunir  le  genre  épique  français  en  greffant 
sur  ce  vieil  arbre  desséché  le  Romancero  espagnol  et  qu'il  songeait 
déjà  à  renouveler  le  théâtre  en  y  faisant  ])araître  Shakespeare.  — 
Mais  il  était  plus  simple  de  railler  les  novateurs  que  de  les  comprendre; 
et,  tandis  qu'on  critiquait,  au  nom  d'une  poétique  surannée  les 
audaces  heureuses  de  ceux  qui  élargissaient  l'horizon  littéraire  de  la 
France,  on  méconnaissait  le  puissant  esprit  traditionnel  qui  les 
animait. 

Les  «  Classiques  »  irrités  perdaient  cependant  du  terrain  tous  les 


dois  in'iiitcrdire  le  plaitir  qui  serait  gftté  pour  moi  de  trop  de  contrariétés.  Les  opinions  du 
Globe,  quoique  romantiques  en  général,  ne  le  sont  pas  autant  qu'on  pourrait  le  penser  ;  en 
poésie,  il  y  a  même  dissidence  assez  prononcée  entre  ses  opinions  ci  celles  de  l'ancienne  A/u«e. 
La  raison  principale,  c'est  (|u'aucun  des  rédacteurs  du   Globe  ue  s'est  occupé  de  vers. 

Pour  moi,  (|ui  suis  à  peu  près  le  seul  qui  aie  quelquefois  ce  bonheur  ou  ce  malheur,  je  ne 
puis  que  repretler  ces  dispositions  profanes,  sans  espérer  de  les  vaincre  ;  tout  récemment 
encore,  malpré  l'amitié  bien  étroite  qui  m'unit  à  M.  V.  Hugo,  et  peut-être  ii  cause  de  cette 
amitié  même,  il  ne  m'a  pas  été  permis  de  proclamer  mon  admiration  pour  son  Cromwell... 

S'«-Beuve. 

(Collection    Lovenjoul.    Papiers   de    S'*-Bcuvc.) 

1.  Lettre  inédite.  Collection  Léopold  l'aipnard. 

2.  Lettre  citée  par  E:  Dupuy,  Alfred  de  \'isny.  Les  Amitiés,  p.  179-180. 


LE     ROMANTISME    EN    1825  123 

jours,  et  l'heure  était  proche  où  ils  allaient  être  obligés  d'abandonner 
à  leurs  adversaires  l'une  des  forteresses  du  «  bon  goût  »,  le  Théâtre 
Français. 

Le  9  juillet  1825,  le  baron  Taylor,  un  des  plus  chers  amis  de  Nodier, 
fut  nommé  commissaire  royal,  et  l'un  de  ses  premiers  soins  fut  de 
faire  jouer  une  pièce  qui  avait  été  reçue  en  1822,  mais  que  la  censure 
avait  interdite.  Il  s'agissait  du  Léonidas  de  Pichat.  Les  maximes  répu- 
blicaines, éparses  dans  cette  tragédie,  avaient  paru  redoutables. 
Chateaubriand,  alors  ministre,  avait  en  vain  plaidé  pour  elle.  La 
censure  demeurait  implacable,  et  cette  interdiction  n'avait  réussi 
qu'à  rendre  les  romantiques  plus  impatients.  Dans  un  des  derniers 
numéros  de  la  Muse  française,  E.  Deschamps  disait  : 

Nous  ne  pouvons  pas  prononcer  le  nom  de  Pichat  sans  témoigner 
avec  quelle  impatience  le  monde  litléraii-e  attend  son  Léonidas.  Outre 
les  grands  tableaux  et  les  grands  développements  dhéroïsme  (jne  renferme 
cette  tragédie,  elle  présente  encore  une  double  le(,'on  morale  et  politique  : 
le  bannissement  d'un  usurjiateur  et  la  fuite  d  un  conquérant  '. 

Ces  belles  raisons  parurent  longtemps  encore  assez  peu  probantes  ; 
il  ne  fallut  rien  moins  que  le  retentissement  profond  causé  dans  les 
esprits  par  la  mort  de  BjTon  à  Missolonghi  et  l'enthousiasme  uni- 
versel que  souleva  l'insurrection  des  Grecs  contre  la  tyrannie  des 
Turcs,  pour  emporter  les  scrupules  du  gouvernement.  —  Taylor  fut 
enfin  autorisé  à  laisser  jouer  la  pièce  de  Pichat,  et  le  biographe  de 
Victor  Hugo  raconté  ^  a  beau  rapporter  avec  froideur  les  circonstances 
qui  entourèrent  cette  représentation,  elle  eut  un  grand  succès.  Le 
Globe  en  rendit  compte  avec  transport  :  «  La  Grèce  reçoit  enfin 
l'hommage  de  nos  larmes...  ^  »  On  a})plaudissait  Léonidas  et  l'on 
pensait  à  Botzaris.  Surtout  on  se  félicitait  d'avoir  vaincu  la  cen- 
sure. 

Ainsi  les  événements  politiques  favorisaient  les  débuts  encore  bien 
timides  du  romantisme  au  théâtre.  Le  succès  de  cette  pièce  témoigne 
moins  des  progrès  de  l'Ecole  nouvelle  (jue  du  désarroi  de  ses  adver- 
saires. Les  «  grands  tableaux  »  qu'admire  Deschamps  dans  Léonidas 
ne  préparaient  que  de  très  loin  le  j)ul)hc  aux  futurs  déploiements 
d'action  scénique  de  Cromwell  cl  (ï llernani  ;  mais  il  sullisait  eu  1825 
qu'un  souiïle  de  jeunesse  et  d'héroïsme  soutînt  les  vers  d'un  poète 
pour  cpi'jls  fussent  déclarés  ronianti(jues. 


1.  Muse  française,  11<^  livraison,  t.  II,  p.  2G8. 

2.  Victor  Hugo  raconté,  t.  II,  p.  54. 

3.  Le  Globe,  17  nov.  1825. 


12 'i  lE    CLASSICISME    d'l'N    ROMANTIQUE 

Pichat  d'ailleurs  était  i>arlic'ulièrement  cher  à  la  génération  nou- 
velle ^.  Esprit  enthousiaste,  rêveur,  fuit  pour  la  vie  des  sentiments,  il 
avait  le  charme  de  ceux  c[ue  la  nature  a  marqués  pour  une  mort 
prématurée.  La  gloire  et  rainour  brisèrent  sa  fragile  enveloppe.  Ce 
fut,  si  l'on  veut,  une  des  premières  victimes  du  romantisme.  Deux  ans 
a])rès  le  succès  de  Léonidas,  il  mourut  à  Mortefontaine,  chez  son  ami 
Bouchard,  chez  qui  il  s'était  retiré  pour  travailler  fébrilement  à  la 
tragédie  de  Guillaume  Tell  que  réclamait  de  lui  Taylor.  La  sœur 
de  son  ami.  (jui  l'aimait,  recueillit  son  dernier  soupir.  Il  fut  pleuré. 
A  ses  funéiailles,  se  réunirent  tous  les  poètes.  Ils  adressèrent  de  beaux 
vers  à  la  mémoire  de  celui  cjue  la  Mort  arrachait  à  l'Amour,  et  le 
poème  qu"ins])ira  la  mélancolie  la  plus  ])éiiétraiile  est  signé  du  nom 
d'Emile  Deschamps  : 

Le  Tombeau  du  poète. 

Ils  a\aieiit  déposé  dans  la  terre  muette 

Ce  corps,  que  dévora  son  âme  de  poète, 

Mais  nous  tous,  ses  amis,  nous  revînmes  le  soir. 

Près  de  ses  restes  froids,  saintement,  nous  asseoir. 

Va  nous  jrtions  des  vers  à  sou  onil)ro  ra\i('... 

Quand  soudain  (c'était  bien  sa  voix  pendant   la  vie  !) 

Parvint  à  nous  ce  chant,  tel  que  nous  le  donnous  : 

«  O  songes,  confidents  de  l'éternel  mystère, 

Songes,  doux  messagers  des  astres  à  la  Terre, 

Apprenez  à  cette  [sic]  Ange,  hélas  !  qui  niancpie  au  Ciel, 

Qu'au  sein  des  purs  esjirits  et  du  bonheur  réel, 

Triste,  je  cherche  encor  ses  fleurs,  ses  eaux  limpides, 

Et  le  bruit  de  son  rire,  et  le  bruit  de  ses  pas, 

Et  de  son  front  voile  les  modestes  appas, 

Et  que  des  lieaux  instants,  près  d'elle  si  rapides. 

Mou  inunortalité  ne  me  console  pas  !  » 

Et  tous,  levés  ensemble,  attentifs  au  ])ni<lige. 
Nous  nous  taisions.  —  Enfin,  ô  mes  amis,  leur  dis-jc, 
Vous  voyez  bien  ;  (et  certe,  on  ne  peut  démentir 
Celte  voix  que  la  tombe,  en  s'ouvrant,  fait  sortir) 
Quand  on  croit  le  poète  occupé  d'un  vain  faste, 
Qu'on  ne  lui  croit  un  cœur,  des  pensers  et  des  yeux. 
Que  pour  son  nom  ;  —  il  traîne  un  mal  silencieux. 
Et  trop  jeune  s'éteint,  brûlé  d'un  amour  chaste. 
Oui  survit    à   la   mort   et   souffre  dans  les  eieux  ^. 


1.  lu   iitii'tr  (lu  premier  Cénurle  ronifiDlifjne,   Michel  Pichal,  par  C.   Lalrciilc. 
I{e^'.  d'hisl.  lin.  de  la  France,  I.  VIII,  1901,  p.  /i08-'r24. 

2.  Emile   Dcschanips.  Œu\>res  complètes,  I,  p.   113. 


LE     ROMA>TISME    EN    1825  125 

Tels  sont  les  sentiments  que  l'individualisme  romantique  est  venu 
réchauffer  de  son  souffle  :  l'Amour,  la  Gloire  et  la  Mort  sont  ses 
thèmes  habituels.  Emile  Deschamps  leur  donne  ici  un  accent  per- 
sonnel qui  émeut.  Son  âme,  que  l'on  «  croit  légère  »,  comme  celle  de 
sa  jeune  Emma,  est  profonde  et  sensible  : 

Je  chante  ?   écoute  bien.    Vue   note  plaintive 
Accompagne  le  rire  et  s'y  mêle  tout  bas. 

Si  la  mort  de  son  ami  Pichat  le  troubla  si  fort,  c'est  qu'il  souffrait 
peut-être  lui-même  d'un  amour  malheureux.  On  se  rappelle  le  roman 
d'amour  qui  remplit  de  mélancolie  sa  jeunesse  et  dont  nous  n'avons 
pu  pénétrer  le  secret.  Il  faut  songer  aussi  qu'il  avait  été  frappé,  deux 
ans  avant  la  disparition  de  Pichat  par  un  coup  bien  rude  :  il  avait 
perdu  son  père,  au  mois  de  mai  182G  et  nous  savons  ce  que  M.  Jacques 
Deschamps,  malgré  son  grand  âge,  représentait  aux  yeux  de  ses  fils 
et  des  amis  de  ses  fils.  C'était  le  cher  témoin  de  leurs  jeunes  années, 
de  leurs  premiers  succès.  C'était  leur  père  et  leur  maître.  Emile  Des- 
champs avait  dû  quitter  cette  maison  de  la  rue  Saint-Florentin  où 
il  avait  connu  la  douceur  de  vivre  et  l'on  songe  naturellement  à  la 
tendre  sollicitude  dont  l'entoura  sa  femme  dans  ces  circonstances. 
C'est  grâce  à  elle  qu'il  pvit,  sensible  comme  il  l'était,  tempérer  sa 
douleur  et  reconstituer  rue  de  la  Ville-l'Evêque,  les  réunions  que  son 
père  avait  si  longtemps  présidées.  Mais  on  ne  saurait  néglif^cr  non 
plus  la  tendre  sympathie  que  lui  témoignèrent  dans  ces  moments  si 
cruels  pour  lui,  ses  amis,  les  poètes,  et  en  particulier  le  bon  Charles 
Nodier  et  sa  famille. 


II 


En  182G,  les  Nodier  étaient  depuis  deux  ans  installés  à  l'Arsenal  ^. 
Mais  Deschamps  avait  fait  leur  connaissance  bien  avant  que  ce 
ménage  errant  fût  fixé.  Il  honorait  dans  l'auteur  des  Proscrits  et  du 
Peintre  de  Salzbour^,  l'un  des  ]iremiers  enfants  du  siècle,  celui  qui, 
en  même  temps  (pie  Cihatcaubriand,  rendit  l'essor  h  l'imagination 
française,  introduisit  Werllicr  ]iarmi  nous  et  réveilla  le  génie  des 
contes,  enfin,  celui  qui  mérite  bi(;n  [ibis  (pi'llcnii  de  Latouche  d'être 


1.  Sur  NodicT,  consullir  :  M'"'^  Mininssicr-Noilii  r.  (  Imilfa  .\o(licr.  Paris, 
1867,  in-8^,  p.  2.38,  259  et  pa.ssim.  —  Miclicl  Salomoii.  ('IkiiIcs  Xodier  et  le  groupe 
romcmliqur.   Paris,  1008,  in-8'',  p.  llfi  <'f  siiiv. 


126  LE     CLASSICISMi;     ULN     H(»  MANTIQVE 

appelé  r  ''  Hésiode  des  Romantiques  ».  Quand  le  plus  fantaisiste  des 
éiHulits  «l  des  voyageurs  revint  d'IUyrie,  Deschamps  alla  sans  doute 
voir  rue  de  (.hoiseul,  dans  l'étroit  logement  où  Marie  Nodier  grandis- 
sait, l'ancien  bibliothécaire  de  Laybach.  Xodier  faisait,  à  la  fin  de 
l'Empire,  par  ses  spirituelles  et  savantes  chroniques,  les  déUces  des 
lecteurs  du  Journal  des  Débats.  Il  publiait  alors  Smarra,  «  cette  histoire 
des  féeries  du  sommeil  »  qui  enchantait  l'imagination  du  jeune  Des- 
champs déjà  curieux  de  fantastique  et  préoccupé,  comme  il  le  fut 
toute  sa  vie,  de  psychologie  anormale.  —  Peut-être  est-ce  dès  cette 
époque,  ])eut-être  un  peu  plus  tard,  quand  les  Nodiei  habitèrent  me 
de  Provence,  qu'il  rencontra,  chez  ces  aimables  gens  qui  n'avaient 
des  bourgeois  et  des  artistes  que  les  qualités,  deux  jeunes  officiers  qui 
ne  devaient  pas  tarder  à  quitter  l'épée  pour  fournir  dans  le  monde 
une  carrière  brillante  :  Alphonse  de  Cailleux,  le  futur  directeur  des 
Beaux-Arts  du  règne  de  Louis-Philippe,  et  le  baron  Taylor  qui  allait 
introduire  les  poètes  romantiques  au  Théâtre  Français.  C'est  Taylor 
qui,  ayant  appris  à  son  retour  de  l'armée  d'Espagne,  en  1823,  la  mort 
de  l'abbé  Crozier,  bibliothécaire  du  comte  d'Artois,  obtint,  avec 
l'aide  de  Cailleux,  le  poste  vacant  po\ir  Nodier. 

L'auteur  de  Trilhy.  sa  femme  et  lem*  fille,  la  charmante  Marie, 
ouvrirent  an  mois  d'avril  182 't  les  portes  du  vieil  Arsenal  et  les 
appartements  de  la  duchesse  du  Maine  aux  poètes  qui  formaient  alors 
les  bureaux  de  la  Muse  française.  Alfred  de  Musset  qui  devait  se 
mêler  bientôt  à  la  brillante  compagnie,  a  dit,  avec  sa  grâce  coutumière, 
le  charme  de  ces  réunions,  dans  ses  fameuses  stances  à  Charles 
Nodier,  qui  se  terminent  ainsi  : 

Et  moi.  de  cet  honneur  insigne 

Trop   indigne, 
Enfant  par  hasard  adopté. 

Et  gâté, 

Je  brochais  des  ballades.  l'iino 

A  la  lune, 
Laulrc  à  deux  yeux  noirs  cl  jaloux, 

Andaloux. 

Le  charme  «  andalou  »  fut  une  des  m(»des  littéraires  les  i)lus  persis- 
tantes de  cette  époque.  l*Linilc  Deschamps  en  avait  été  touché  bien 
avant  Musset.  Il  dut  offrir  à  ses  amis  de  l'Arsenal  vers  1826,  la  primeur 
de  son  Romancero.  Son  talent  poétique  donnait  alors  ses  plus  bril- 
lantes fleurs.  C'était  le  temps  où  non  seulement  Musset  composait  les 
Contes   cC Espagne,    mais    où    \i<irir    Hugo    s'avouait   redevable    au 


LE    ROMANTISME    EN     1825  127 

Romancero  d'une  de  ses  Orientales  ^.  Le  théâtre  de  Shakespeare  et  la 
poésie  espagnole,  tel  était  le  domaine  d'Emile  Deschamps.  Mario 
Nodier,  dans  le  Journal  qu'elle  a  dédié  à  la  mémoire  de  son  père, 
a  consigné  le  souvenir  de  ces  années  heureuses  et  de  la  gloire  alors 
incontestée  d'Emile  Deschamps.  «  Nous  avions  acclamé  tour  à  tour 
CromweU,  Marion  Delorme  et  Hernani,  chez  V.  Hugo  ;  Roméo  et 
Juliette,  chez  Emile  Deschamps,  l'éblouissant  poète  qui  a  su  raconter 
les  Voyages  de  la  reine  Mab,  comme  un  sorcier  qu'il  est  ;  à  l'Arsenal, 
Christine,  Angèle,  Mademoiselle  de  Belle-Isle,  de  Dumas  ^.  » 

Ainsi  les  grands  Roms  de  l'époque,  les  noms  qui  volaient  sur  les 
lèvres  de  tous  étaient  ceux  de  Victor  Hugo,  de  Dumas,  de  Vigny  et 
d'Emile  Deschamps,  et  les  soirées  où  l'on  acclamait  les  œuvres  nou- 
velles étaient  celles  que  l'on  passait  à  l'Arsenal,  ou  bien  rue  Notre- 
Dame-des-Champs  chez  Victor  Hugo,  ou  bien  encore  chez  Emile, 
rue  de  la  \'ille-rEvêque. 

Ciiarles  Nodier  était  le  frère  aîné  de  tous  ces  novateurs.  Si  le  roman- 
tisme fut  avant  tout  une  révolution  dans  le  style,  personne  n'y 
contribua  plus  c[ue  lui  ;  grâce  à  ses  soins  la  langue  a  vraiment  reverdi. 
Nourri  d'Amyot,  de  Montaigne  et  de  Rabelais,  le  docte  écrivain  rendit 
à  l'usage  une  foule  de  vieux  mots  excellents,  et  quand  il  n'aurait  que 
le  rare  mérite  d'avoir  enrichi  le  vocabulaire  du  xix®  siècle,  il  aurait 
droit  à  notre  reconnaissance.  Mais  le  premier  des  conteurs  du  siècle, 
l'ami  des  fées,  le  délicieux  auteur  de  Trilby,  s'effaçait  volontiers 
devant  ceux  qu'il  aimait.  C'est  un  trait  qu'il  avait  de  commun  avec 
Emile  Deschamps.  Un  jour  —  c'était  en  1828  —  Emile  lui  présenta 
son  Album.  Charles  Nodier  écrivit  sur  la  page  qui  s'offrait  à  lui,  le 
joli  sonnet  que  voici  : 

C'est  un  sonnet. 
(Molière). 

Mon  nom  parmi  vos  noms  !  y  pouvcz-vous  son<;er  ? 
Et  vous  ne  craignez  pas  que  tout  le  monde  en  glose  ! 
C'est  suspendre  la  nèfle  aux  bras  de  l'oranger, 
C'est  marier  l'hysope  aux  boutons  de  la  rose. 


1 .  Orientales.  VII.  La  Bataille  perdue  et  note.  —  Quand  parurent  les  Études 
.1  •  Deschamps,  en  1828,  '<  nous  n'avions  pas  encore  les  Confiderices  de  M.  Jules 
Lf lèvre,  les  Contes  d'Espagne  et  d'Italie  de  M.  Alfred  de  Musset,  les  Poésies 
romaines  de  M.  Jules  do  S'-Félix,  les  ïambes  de  M,  Auf^ustc  l'arbier,  ni  Marie 
.II-  .M.  Drizeux,  ni  les  Dernières  Paroles  de  mon  frère  Anloni  Descliamps  ».  Emile 
JJfschamps,  Œuvres  complètes,  t.  II,  p.  2G5. 

2.  M""^  Menncssicr-Nodicr.  Charles  Nodier,  p.  315. 


128  LE    CLASSICISME     d'vN     ROMANTIQUE 

Il  est  vrai  quaul refois  j'ai  cadencé  ma  prose, 
Et  qu'aux  rèjzles  des  vers  j'ai  voulu  la  ranger  ; 
Mais  sans  génie,  hélas  !  la  rime  est  peu  de  chose, 
Et  d'un  art  décevant  j'ai  connu  le  danger. 

Vous  !...  cédez  à  la  loi  que  le  talent  impose  : 
Unissez  dans  vos  vers  Soumet  à  Béranger, 
Et  l'esprit  qui  ])étille  à  la  raison  (pii  cause  ; 

Volez  de  floir  eu  fleur,  comme  dans  un  verger 

L'abeille  qui  butine  et  jamais  ne  se  pose  ; 

Ce  n'est  qu'en  amitié  qu'il  ne  faut  pas  changer  ^ 

Dans  ce  portrait  d'un  romantique,  tracé  par  Ch.  Xodier,  nous 
reconnaissons  l'aimable  physionomie  d'Emile  Dcschainps  :  cet  esprit 
qui  jaillit  comme  d'une  source  et  ce  bon  sens  qui  animait  jusqu'à  ses 
fantaisies.  Rien  n'était  plus  curieux,  plus  ouvert  que  son  intelligence, 
mais  rien  n'était  plus  fidèle  que  son  cœur,  et  c'est  un  vif  agrément  que 
de  suivre  la  trace  à  travers  sa  correspondance  de  l'attachement  qu'il 
eut  pour  les  Nodier,  Je  crois  même  qu'il  s'est  toujours  mêlé  quelque 
sentiment  plus  Icndrt;  à  l'amitié  (ju'il  conserva  jusqu'aux  limites  de 
la  vieillesse  ]>our  Mari(i  Nodier. 

Dès  les  premiers  jours,  nous  le  voyons  désireux  de  lui  jdaire.  N'est- 
ce  point  elle  qui  avait  ins])iré  l'admirable  sonnet  d'Arvers  et  que 
Victor  Hugo  a]>pelait  «  Notre-Dame-de-l' Arsenal  ?»  Emile  Descham])s 
avait  été  un  des  premiers  conquis  par  la  gracieuse  jeune  fille.  Lui- 
même  a  été  comparé  par  Sainte-Beuve,  dans  les  Pensées  d'août, 
«  à  une  vierge  en  fleur  qui  voulait  être  aimée  »,  et  ^L  Michel  Salomon, 
qui  a  publié  un  choix  des  plus  jolis  poèmes  qu'il  a  relevés  dans 
V  Album  do  Marie  Nodier,  y  recueillit  quelques  stances  de  Deschamps 
qui  ne  sont  cju'un  élégant  badinage,  mais  où  s'exprime  en  un  style 
parfois  trop  apprêté  une  affection  enthousiaste. 

Cette  pièce  de  vers  est  de  1831  ^.  Plus  de  vingt  ans  après,  Marie 
Nodier,  devenue  la  femme  d'un  modeste  fonctionnaire  des  Finances 
à  Pont-Audemer,  venait  voir  son  vieil  ami  retiré  à  Versailles.  Elle 
lui  offrait  ses  romans  :  il  lui  adressait  des  vers.  Elle  lui  disait  bien 
joliment  : 

Vous  voyez  cependant  quel  «  enjôleux  »  vous  êtes!  Ne  croirait-on  pas 
à  vous  entendre  que  je  mérite  un  peu  tous  ces  beaux  compliments  si 
admirablement   flits  qu'ils   ont   parfois  l'air  d'être  penses!   J'appuie  sur 


1.  Colloclion  L.  Paiirnaril.  Inrdits  d'Emile  Deschamps. 

2.  Midu'l  Salomon.  Charles  yodicr,  ji.    1  il. 


LE    ROMANTISME     EN     1825  129 

un  peu,  car  il  n'y  a  que  vous  sur  la  terre  qui  valiez  autant  et  mieux  que 
vos  louanges  ^. 

Emile  Deschamps,  quelques  années  plus  tard,  la  consolait  de  la 
perte  d'un  être  chéri.  Elle  lui  répondait  :  «  Vous  êtes  le  meilleur  des 
amis,  toujours  présent,  toujours  fidèle.  Vous  savez  souffrir  avec  ceux 
qui  souffrent  et  vous  avez  le  don  des  paroles  qui  consolent.  Merci, 
je  vous  aime  bien.  »  Son  vieil  ami,  à  cette  époque,  était  presque 
aveugle,  il  lui  avait  écrit  avec  une  mélancolie  gracieuse  :  «  Je  n'ai  plus 
guère  des  yeux  que  pour  pleurer  ;  faut-il  que  ce  soit  pour  pleurer  vos 
larmes  ?  «  Ainsi  dans  ce  commerce  d'amitié  entre  deux  cœurs  d'élite, 
on  rit  et  on  pleure,  ce  sont  les  heures  diverses  de  la  vie.  Une  fois  le 
vieux  poète  souhaite  la  fête  de  son  amie  et  lui  envoie  ce  compliment 
ironique  et  tendre  : 

Riche  des  mille  dons  du  poète  rêvés 

N'allez  pas  croire  au  moins,  quand  chacun  vous  encense  — 

Que  vous  êtes  parfaite  en  tout  point.  —  Vous  avez 

Quelque  chose  de  très  disgracieux  :  l'Absence. 

Je  crie...  et  les  échos  rediront  sous  vos  pas  : 

«  Comme  il  est  long  ici  votre  séjour  là-bas  ! 

y[me  Menessier-Nodier  remerciait  alors  Emile  Deschamps  des  fleurs 
qu'il  lui  avait  envoyées  avec  le  sixain  et  son  portrait  : 

Pont-Audemer,  14  août. 

Quel  bouquet  !  vous  êtes  charmant,  votre  portrait  aussi,  vos  vers 
aussi,  et,  miracle  !  tout  cela  se  souvient,  paraît-il,  de  la  plus  vieille  des 
.Maries  ! 

Laissez-moi  vous  dire  du  bien  de  l'absence,  puisqu'elle  me  vaut  une 
pareille  fortune.  Laissez-moi  surtout  remercier  avec  ma  tendresse  des 
anciens  jours  Votre  Majesté  très  fidèle.  Nous  vous  aimons  bien  ici,  le 
savez-vous  seulement  assez  ?  Vous  le  sentez,  du  moins,  j'en  réponds, 
au  fond  de  ce  cœur  «  prédestiné  à  une  éternelle  jeunesse  »,  comme  d'autres 
cœurs  qui  ne  s'en  vantent  pas,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  quoi,  n'y  joignant 
pas  le  reste...  que  vous  avez. 

Décidément,  mon  poète,  le  conservatoire  de  l'amitié  est  à  Versailles, 
et  ce  n'est  pas  vous,  j'espère,  qui  m'empêcherez  de  trouver  que  c'est  le 
plus  beau  de  ses  monuments. 

A  vous,  de  toute  reconnaissance  et  de  toute  allcction. 

Marie  Ménessieh   Nodiich  -. 

Chaque  année  le  vieillard,  infirinc,  malade,  trouvait  une  forme 
nouvelle  à  donner  aux  vœux  f[u'il  adressait  à  Marie    Nodier.   Il  les 

1.  Collection  Paignard.  Papiers  inédits  d'E.  Desrhunips 

2.  Collection   Paitrnard.   Ibidem. 


130  LE    CLASSICISME    DUN     ROMANTIQUE 

avait  une  fois  rimes  sur  l'air  de  <i  Mon  ami  Pierrot  »  et  M**^^  Menes- 
sier  lui  répond  : 

A  chaque  année  qui  recommence,  mon  cher  Emile,  attisons  le  passé  ! 
Votre  amie  d'hier  et  de  demain.  Marie. 

'(  Attisons  le  passé  !  se  ]»eut-il  un  mot  plus  heureux  !  et  comme 
Emile  Deschamps  était  bien  digne  de  l'entendre  »,  s'écrie  M.  Tapha- 
nel  ^.  M.  Taphanel,  le  savant  historien  de  la  Maison  Royale  de  Saint- 
Cyr,  qui  est  aussi  un  lettré  de  culture  exquise  et,  malgré  sa  retraite 
dans  son  Hainaut  natal,  un  Versaillais  de  cœur,  de  tradition  et  de 
carrière,  a  eu  dans  sa  jeunesse  le  bonheur  de  fréquenter  le  salon  du 
poète.  Il  sait  mieux  que  personne  à  quel  point  le  vieillard  cultivait 
le  souvenir  et  aimait  l'amitié.  C'est  lui  qui,  dans  une  étude  sur  Emile 
Deschamps  à  \'ersailles,  a  dit  à  jiropos  de  notre  poète  cet  autre  mot 
charmant  :  «  L'avoir  connu  console  de  n'être  plus  jeune  !  » 

Mais  revenons  à  Nodier,  à  ^  ce  cher  glorieux  Arsenal  »,  à  ces  deux 
noms  qui  paraissent  sans  cesse  dans  la  correspondance  que  nous 
avons  parcourue,  ils  évoquent  pour  Emile  Deschamps  ce  qu'il  appelle 
«  l'enchantement  des  meilleurs  jours  d'autrefois  v.  Ne  dit-il  pas 
délicieusement  à  son  amie  qu'au  moindre  billet  qu'il  reçoit  d'EUle,  il 
croit  entendre  «  résonner  à  son  oreille  comme  les  clochettes  d'or  d'il 
ne  sait  quel  paradis  ^  ?  » 

1.  Quelques-unes  des  lettres  de  Marie  Nodier  à  ÉmiJc  Deschamps  ont  été 
publiées  par  M.  Achille  Taphanel  dans  son  étude  intitulée  :  Emile  Deschamps  à 
\^ersailles.  Revue  de  l'Histoire  de  Versailles  et  de  Seinc-et-Oise,  février  1911. 

2.  Lettre  d'Emile  Deschamps  à  M™^  Menncssier-Nodier,  23  nov.  IS'iS. 


CHAPITRE  III 

ï.  Influe>'Ce  de  Shakespeare  sur  l'évolution  du  drame  roman- 
tique. —  Collaboration  d'E.  Deschamps  et  d'A.  de  Vignv. 
—  Traductions  shakespeariennes.  —  II.  «  Roméo  et 
Juliette  »,  traduit  par  Emile  Deschamps. 


I 


On  s'explique  aisément  la  prédilection  d'Emile  Deschamps  pour  le 
souvenir  de  la  grande  période  romanlique.  Ce  fut  l'époque  la  plus 
brillante  de  sa  production  littéraire  :  il  traduisait  avec  Alfred  de 
Vigny  un  des  chefs-d'œuvre  de  Shakespeare  ;  cette  collaboration 
est  un  moment  dans  l'iiistoire  de  l'influence  du  grand  poète  anglais 
en  France.  Un  au  après  avoir  fait  acclamer  par  le  comité  de  lecture  du 
Théâtre  Français  Roméo  et  Juliette,  il  rassemble,  en  1828,  dans  ses 
Etudes  françaises  et  étrangères,  non  seulement  ses  essais  poétiques 
personnels,  mais  ses  traductions  de  Schiller  et  de  Goethe,  et  sa  belle 
adaptation  du  Romancero.  Un  j)eu  jilus  tard,  cet  esprit  curieux  des 
littératures  anglaise,  allemande,  espagnole,  découvrira  un  des  }»re- 
miers  le  charme  de  la  poésie  russe. 

Il  n'exagère  donc  pas,  quand  il  prétend  «pril  a  rendu  perceptible 
au  goût  français  les  différentes  formes  de  la  littérature  européenne. 
Ce  ne  sont  bien  souvent  que  de  légères  esquisses,  de  simples  études. 
Tout  de  même,  il  a  d'un  joli  geste  découvert  à  la  France  le  vaste 
panorama  de  l'Europe  poétique.  Cet  élan  de  curiosité  vers  des  formes 
nouvelles  de  la  pensée  et  du  sentiment  est  une  des  plus  saines  et  des 
plus  f('-cf)ndcs  tendances  du  romantisme  ;  Deschamps  a  fort  insisté 
sur  ce  caractère  du  mouvement  littéraire  de  son  temps,  et  quand  ou 
veut  comprendre  ce  qui  s'est  produit  dans  la  littérature  française 
de  1820  à  1830,  ce  n'est  pas  aux  oracles  retentissants  de  V.  Hu<'o, 
dans  la  Préface  de  Cromwell  qu'il  faut  s'adresser  ;  c'est  le  sage  et 
discret  Descham[)S  qu'il  faut  lire. 


132  INFLUENCE     DE    SII  AKESI'E  AHE 

La  Préface  des  Etudes,  d'un  tour  si  spirituel  el  si  iin,  si  française 
par  le  Ion  mesuré  des  jut^enients  et  la  clarté  des  ai)erçus,  en  dit  plus 
long  sur  le  \  éritable  caractère  du  Reniant  isiac.  en  moins  de  mots. 


Mais  trois  ans  jious  séparent  encore  de  la  publication  de  ce  mani- 
feste de  l'Ecole. 

Imi  182G,  Emile  Deschamps  était  tout  à  Shakespeare  ;  c'est  l'époque 
(»ù  il  fit  «  marcher  de  front  »,  comme  il  le  dit  dans  la  préface  de  son 
édition  de  1844,  «  les  deux  traductions  de  Roméo  et  de  Macbeth  ». 

L'échec  lamentable  des  re}>résentations  anglaises  de  Shakespeare, 
données  à  la  Porte  Saint-Martin^,  en  1822,  avait  réjoui  les  classiques. 
Mais  leur  satisfaction  "fut  de  courte  durée. 

l'eu  de  temps  après  arrivèrent,  dit  Deschamps,  les  plus  grands  acteurs 
de  l'Angleterre,  Kean,  Kemble,  Macready,  miss  Smilhsou.  Ils  jouèrent,  à 
rOdéon  et  à  Favart,  les  chefs-d'œuvre  de  Shakespeare,  et  im  revirement 
total  s'opéra  dans  les  dispositions  du  public  qui  suivit  ces  nouvelles  repré- 
sentations avec  autant  d'empressement  et  de  chaleureuse  sympathie 
qu'il  avait  déployé  de  rigueur  et  dhostilité  aux  précédentes...  C'est  que 
d'abord  le  succès  au  théâtre  est  presque  tout  dans  l'acteur  ;  c'est  aussi 
que,  dans  l'iriterN  aile,  les  grandes  questions  de  littérature  étrangère  et 
de  liberté  intellectuelle  avaient  été  logiquement  et  victorieusement  débat- 
tues et  résolues  ^... 

St('n<lbal,  dans  son  pam])blet,  Jiacinc  el  Shakespeare,  avait  accablé 
le  classicisme  de  son  ironie.  Les  ennemis  de  la  routine  théâtrale 
saluaient,  dans  les  curieux  essais  de  Vitet  el  de  Mérimée,  l'espoir 
d'une  forme  nouvelle,  le  drame  historique  en  prose,  l'objet  des 
souhaits  de  M""*^  de  Staël  et  de  ses  disciples  du  Globe,  la  chronique 
dialoguée  chère  à  Stendhal.  —  Charles  Nodier,  fpu  comprenait  que 
l'étude  attentive  de  l'histoire  était  incompatible  avec  l'opticiue 
théâtrale,  avait  depuis  longtemps  renoncé  à  ces  préoccupations 
savantes,  comme  aux  préjugés  des  règles  classiques.  Il  composait 
alors  d'effrayants  mélodrames,  et  le  succès  de  son  Vampire  lui 
garantissait  l'avenir  de  ce  genre  méprisé^.  Il  disait  qu'  «  on  devrait 

I.   Son*  lit  flinclioi.  Ai-  .].-']'.   M.rli',  !.•  mari  di'  ^f"'^  Dorval. 

;.    Kmilr   Dcschanips.  (Ku\-res  romplrlcs,   t.  V,  p.   .'J. 

:'..  l.e  Vampire  [Lord  fhilh^ven],  mélodrame  en  3  actes  avrt  un  iirolo-^nr,  par 
M.M***  [Charlis  Noiii<r],  musique  de  M.  Ale.randre  Pireini,  déror  de  M.  Cicéri, 
rriircseitté  pour  la  \^'^  foin  à  Paris,  sur  le  Théâtre  de  la  Porte  S^-Martin,  \c  l.S  juin 
1820.    Paris,  J.-N.   Barda,  in-8". 

C.liosc  plus  pravf,  on  joua  If  0  in>v.  \H'l'.},  à  la  l'orl<-  S'-Marliii,  un  Marliflli. 
mélodrame  en  5  actes...  par  MM.  Virlor  Ducangc  et  Anicct  Bourgeois. 


TRADUCTIONS    SHAKESPEARIENNES  133 

•songer  que  le  peuple  des  grandes  villes  fait  son  édutation  ou  la  refait 
■au  mélodrame  ».  Et  lui-même,  en  manière  de  jeu,  frayait  la  route  à 
son  jeune  ami  Alexandre  Dumas. 

Les  prévisions  de  cette  nature  faisaient  frémir  le  délicat  Deschamps. 
Il  redoutait  presque  autant  pour  son  cher  Shakespeare  les  suffrages 
■des  historiens  et  des  psychologues  comme  Vitet,  Stendhal  ou  Méri- 
mée que  les  applaudissements  du  public  du  boulevard,  et  ce  n'était 
pas  tant  le  «  chroniqueur  »  qu'il  appréciait  dans  Shakespeare  ni  le 
puissant  créateur  d'une  dramaturgie  sanglante  et  terrible,  que  le 
poète,  ou  du  moins  c'était  ce  prodigieux  mélange  du  réalisme  le  plus 
brutal  et  de  la  plus  pure  poésie  qui  le  ravissait  dans  Shakespeare, 
«t  il  rêvait  à  cette  époque  de  donner,  par  une  traduction  en  vers  d'un 
de  ses  chefs-d'œuvre,  une  idée  de  cet  art  complexe  et  vivant. 

Emile  Deschamps  croyait  vraiment  à  cette  épo<{ue  que  les  dieux 
conspiraient  pour  lui,  car  ce  Shakespeare  qu'il  voulait  faire  triompher 
sur  le  théâtre,  il  lui  semblait  le  voir  revivre  dans  son  ami  Victor  Hugo. 
Relisons  la  Préface  de  Cromwell;  dépouillons-la  de  son  magnifique 
revêtement  de  théories  brillantes  et  d'effets  de  style  :  c'est  la  formule 
du  drame  lyrique  conçu  par  Deschamps  qu'elle  apporte.  Quand 
Emile  Deschamps,  le  12  février  1827,  fut  invité  par  Victor  Hugo  à 
venir  écouter  la  première  lecture  du  drame  lui-même,  ce  qu'il  applau- 
dit dans  Cromwell,  ce  n'était  pas  seulement  une  pièce  libérée  des 
entraves  classiques,  c'était  l'avènement  du  vers  nouveau,  dramatique 
par  excellence,  souple  et  parlant  comme  la  prose,  capable  do  faire 
rêver  comme  la  musique,  enfin  le  vers  d'André  Chénier  triomphant  au 
théâtre  ^.  Shakespeare  !  Victor  Hugo  1  voilà  deux  noms  qui  commen- 
çaient à  s'associer  indissolublement  dans  l'esprit  de  Deschamps. 
Ils  étaient  synonymes  de  poésie  ;  ils  étaient  pour  lui  la  poésie  même, 
et  c'est  la  poésie  qu'il  va  défendre  de  1826  à  1830  au  théâtre  contre 
les  stendhaliens  et  les  doctrinaires  et  contre  les  ])arlisans  du  mélo- 
drame ^. 

Deschamps  rencontra  d'ailleurs,  dans  cette  tâche,  un  autre  auxi- 
liaire précieux.  Son  ami  Alfred  de  Vigny,  un  des  premiers  admiia- 
teurs  de  Chénier,  avait  depuis  longlemps  compris  le  service  ([ue 
pourrait  rendre  l'imitation  du  style  de  Shakespeare  à  la  poéti(|ue 
française.  C'est  lui  f[ui,  dès  la  1^  livraison  de  la  Muse  Française,  (^n 
janvier  1824,  rendait  compte  de  la  curieuse  tentative  de  son  parcul, 

1.  La  mémo  année,  S*^-Bcuve  publiait,  dans  le  Globe,  ses  articles  sur  la  Poésie 
française  au  XV I^  siècle,  qui  parurent  en  volume  l'année  suivante  (18'J8). 

2.  Une  célébrité  populaire  oubliée  :  Joseph  lioui Inirdi/...,  piir  Armand  l'raviel 
(Correspondant,  10  mai  1920). 


13^ 


INFLUENCE     DE     SHAKESPEARE 


le  baron  Bruguière  de  Sorsum.  Cet  original  Iradia  teur  avait  prétendu 
donner  un  décalque  exact  du  style  shakespearien  et  reproduire  en 
français  celte  sint;uliùre  succession  de  prose,  de  vers  blancs  et  de 
couplets  lyriques.  «  Ce  système,  dira  plus  tard  Vigny,  dans  la  préface 
du  More  de  Venise,  n'est  pas  le  mien,  et  je  le  crois  à  jamais  imj>ratieable 
dans  notre  langue.  »  Cep<mdant  nous  le  voyons,  dès  1824,  frappé  par  la 
variété  du  style  de  Shakespeare.  Il  se  }>réoccupa  de  très  bonne  heure, 
peut-être  même  avant  \ictor  Hugo,  d'innover  dans  ces  délicates 
questions,  et  si  ce  nuble  esprit  n'eut  pas  le  don  de  ï expression  qui 
caractérise  le  génie  d'Hugo,  il  eut  celui  de  comprendre  son  art  et 
fut,  comme  Emile  Deschamps,  un  des  ])lus  fins  critiques  de  son 
temps.  Ce  qu'ils  méditaient  donc,  ce  n'était  pas  de  juxtaposer,  comme 
le  baron  de  Sorsum,  le  vers  à  la  prose,  mais  au  contraire  d'assouplir 
le  vers  au  point  de  le  rendre  également  a])te  à  exprimer  les  réalités 
prosaïques  de  la  vie,  comme  les  mouvements  les  plus  passionnés  et 
les  élans  sublimes  de  l'àme  humaine.  Ce  tpi'il  ai»pplaient  «  le  mélange 
du  récitatif  et  du  chant  >»,  ce  style  à  la  fois  si  dramatique  et  si  musical, 
ils  n'^en  connaissaient  ])as  de  plus  étonnant  exemple  que  Shakespeare 
lui-même,  et  voilà  pourquoi  la  traduction  en  vers  d'une  tragédie 
shakes{>earienne  leur  j>arut,  en  182»),  ime  entreprise  digne  d'eux  et 
singulièrement  «q>portune. 

Taima  était  mort,  dira  plus  tard  Emile  Deschamps  ^  ;  le  Théâtre  Fran- 
çais avait  besoin  de  reni]>lir  sans  retard  le  vide  que  laissait  le  grand  tra- 
gédien par  quelque  grande  œuvre  nouvelle,  ou.  pour  mieux  dire,  neuve. 
M.  le  baron  Taylor,  qui  dirigeait  ce  grand  théâtre  avec  tant  de  lumières 
et  d'habileté,  se  montrait  sjTnpathique  à  toutes  les  uubles  expériences  ; 
on  pouvait,  par  d'autres  combinaisons,  gagner  Shakespeare  de  vitesse, 
il  n'y  avait  pas  un  moment  à  perdre  ni  une  ressource  à  négliger... 

La  question  pour  lui,  comme  pour  Vigny,  était  capitale.  I-.e  sort 
de  la  «  tragédie  moderne  n  était  en  jeu.  Il  s'agissait  de  faire  prévaloir 
sur  l'idée  à  la  mode  du  drame  chroui<jue  leur  conception  de  la  tragédie 
IvTique,  et  de  prouver  la  supériorité  du  vers  tel  (ju'ils  le  rêvaient  sur 
la  ])rose  au  théâtre. 

M.  Alfred  de  Vigny  voulut  bien  s'associer  à  moi  pour  le  Roméo  et 
Juliette,  dit  Emile  Deschamps  ;  c'était  le  moyen  de  faire  vite  et  surtout 
de  faire  mieux,  .l'avais  déjà  traduit  en  p;irlie  les  trois  premier-^  acles.  je 
les  achevai,  et  M.  de  Vigny  lraduis>it  les  deux  deiiiiers.  Nous  lûmes  notre 
ouvrage  ati  comité,  vers  le  mois  d'avril  1827;  il  fut  reçu  par  acclamation, 
ce  que  le  nom  et  le  talent  de  mon  collaborateur  expliquaient  sulfisamment, 

1.  D.1IIS  sa  Préface  de  ^lachelh  (1844}  où  il  résume  l'hiàtoire  de  sa  collaboration 
avec  Vi'.'iiy.  (Eiurcs  complrlcs,  t.  V,  p.  5. 


TRADUCTIO.NS    SHAKESPEARIENNES  135 

et  on  parla  de  le  monter  tout  de  suite  ;  puis  je  ne  sais  quelles  diffivultés 
d'acteurs  et  quels  autres  obstacles  surgirent...  Beaucoup  de  temps  se 
passa,  et  l'on  mit  plus  tard  en  répétition  VOtkello  de  M.  Alfred  de  Vigriy, 
qui  entre  autres  gages  de  succès,  présentait  le  très  grand  avantage  d'être 
de  M.  de  Vigny  seul.  Tout  en  regrettant  la  priorité  qui  échappait  à  la 
première  traduction  accomplie  et  acceptée,  je  reconnaissais  que  l'essentiel 
était  que  l'épreuve  de  Shakespeare  fût  faite  devant  le  public  avec  Tes 
meilleures  chances  possibles.  Othello  allait  ouvrir  la  marche  j  viendraient 
ensuite  Roméo  et  Juliette  et  Macbeth  ^. 

Le  Macbeth  d'Emile  Deschamps  fut  joué,  comme  nous  le  verrons 
plus  tard,  à  l'Odéon,  en  1848.  Quant  à  son  Roméo,  il  regrettera  toute 
sa  vie  la  mésaventure  qu'il  vient  de  nous  conter  avec  une  simplicité 
si  touchante.  Jamais  ce  Roméo,  écrit  en  collaboration  par  Vigny  et 
Deschamps,  n'obtint  les  hoiuieurs  de  la  scène.  Celui  que  nous  lisons 
dans  l'édition  de  1844  est  une  pièce  entièrement  refaite  et  écrite 
à  nouveau  par  Deschamps  tout  seul,  et  même  le  manuscrit  du  Roméo 
primitif  a  disparu.  Ce  ne  sont  que  des  fragments  des  deux  derniers 
actes  écrits  par  Vigny,  que  M.  Baldensperger  a  retrouvés  dans  les 
papiers  du  poète. 

Deschamps  reconnaît  dans  sa  Préface,  qu'il  a  refait 

une  traduction...  toute  littéraire  et  beaucoup  plus  littérale  au  point 
de  vue  des  lecteurs  et  des  bibliothèques  et  non  plus  du  théâtre  et  des  spec- 
tateurs. Indépendamment  d'un  grand  nombre  de  scènes  caractéristiques 
qu'il  avait  paru  impossible  de  reproduire  pour  la  représentation,  une 
infinité  de  détails  curieux  et  pittoresques  et  même  beaucoup  d'expressions 
hardies  avaient  également  été  passées  dans  les  scènes  conservées  comme 
pouvant  ralentir  l'action  ou  trop  choquer  nos  habitudes  théâtrales... 
Quant  aux  deux  derniers  actes,  je  les  ai  traduits  totalement  d'après  ce 
nouveau  système,  que  M.  Alfred  de  Vigny  n'avait  pas  suivi  plus  que  moi, 
en  1827,  lorsqu'il  s'agissait  de  la  représentation.* 

Voilà  ce  que  dit  E.  Deschamps  de  ce  premier  état  de  la  traduction 
de  Roméo.  *I1  reconnaît  qu'il  a  refondu  entièrement  son  ancien 
travail. 

Quant  à  Vigny,  il  fait  une  allusion  au  texte  de  sa  traduction  dans 
une  lellrc  d'aimable  badinage  adressée  à  Alexandiiue  du  Plessis  et 
datée  du  Mainc-Girand',  le  mardi  8  août  1848. 

Oui,  j'accepte  et  signe  tous  vos  traités,  Alcxandrine.  Je  rachèterai 
ces  dessins  d'un  enfant  par  des  vers  sur  un  album,  comme  par  exemple, 
ceuxdune  certaine  traduction  de  Roméo  et  Juliette,  par  moi.  que  M'^^  Mars 
savait  par  cœur  et  disait  admirablement.  Je  ne  sais  eu  ils  sont,  il  est  vrai. 
Je  les  crois  à  Paris,  dans  quelqu'vm  de  mes  portefeuilles  :  mais  si  ot  me 

1.  Œuvres  complètes,  l.  V',  p.  3. 


13G  I.NKLLE><:E     de     SHAKESPEARE 

les  envoie,  et  s'ils  ne  sont  pas  brûlés  avec  Babylone,  je  les  écrirai.  Il 
commencent  au  moment  où  Roméo  qui  allait  emporter  de  son  tiiste 
caveau  sa  belle  Juliette  vers  la  vie  heureuse  se  souvient  qu'il  est  empoi- 
sonné et  dit  : 

Faut-il  quitter  cet  ange  à  la  porte  du  Ciel  ? 
Aimez-vous  la  scène  que  vous  rappelleront  ces  vers  ^  ? 

Avec  une  autre  lettre  que  Vigny  écrivait  en  iS^A)  à  Busoni  et  (juc 
nous  citerons  j)lus  l<»in,  cette  lettre  à  la  vicomtesse  du  Plessis  est  un 
des  rares  docuniciils  relatifs  au  texte  dont  M.  Baldensperger  a  retrouvé 
les  fragments. 

Cette  traductitm  des  deux  ]»oètes  avait  été  chaleureusement 
accueillie  j)ar  les  romantiques,  et  lue  au  comité  du  Théâtre  Français, 
non  en  1827  comme  le  dit  Deschamps,  mais  en  avril  1828.  Elle  y 
avait  été  reçue  par  «  acclamations  »,  suivant  l'expression  qu'on 
répétait  alors  :  «  Acclamation,  cher  Alfred  !  On  ne  pouvait  moins 
pour  votre  Roméo,  »  écrit  \'.  llugr»  à  cette  date,  à  Alfred  de  Vigny  2. 

Il  adressait  le  même  j<»ur  à  Kniilc  Deschamps  une  lettre  enthou- 
siaste ^ 

Comment  donc  se  fait-il  qu'en  1829  le  baron  Taylor  ait  donné, 
sur  une  pièce  acceiitée  l'année  précédente,  la  priorité  à  Othello, 
traduit  par  Alfred  de  Vigny  seul  ?  Nous  avons  admiré  tout  à  l'heure 

1.  Lettres  inédites.  Revue  des  Deux- M  ondes,  janv.  1807.  —  Voir  on  appendice 
(n'*  4)  un  fragment  inédit  de  ce  manuscrit,  que  Vigny  conservait  dans  «  un  de  ses 
portefeuilles  ». 

2.  Cité  par  E.  Dupuy.  La  Jeunesse  des  Romantiques,  p.  267. 

3.  Ceftf  lettre  d'Hugo  est  sans  doute  une  réponse  à  la  lettre  suivand-  d'iùnilc 
Deschamps,  que  M.  Gustave  Simon  nous  a  communiquée  : 

Mercredi. 

Cher  Victor,  Alfred  vous  a  écrit,  mais  il  m'est  impossible  de  nf  jias  vous  écrire,  pour  vous 
remercier  de  notre  réception  à  la  Comédie  Française.  C'est  vous  qui  avez  été  la  providence 
de  notre  ouvrage  ;  c'est  en  admirant,  à  deux  genoux,  votre  sublime  et  immortel  Crorruveli, 
que  j'ai  pu  faire  qui-hjues  vers  un  peu  modernes.  Recevez  le  premier  tribut  de  ma  reconnais- 
sante amitié.  Faites  plus,  soyez  assez  bon,  si  vous  en  avez  le  pouvoir,  pour  prier  Soulié  de  faire 
dire  à  la  Quotidienne  que  notre  Roméo,  dont  j'ai  fait  les  trois  premiers  actes  et  Alfred  les  deux 
derniers,  vient  d'être  reçu  à  l'unanimité  par  le  comité  du  Théâtre  Français.  J'aimerais  à  vous 
devoir  encore  cett'>  joie.  Ce  que  j'aime  surtout,  c'est  le  triomphe  que  vous  avez  eu  lundi  chez 
M.  Bcrtin,  et  je  n'ai  pas  pu  y  venir  !... 

Votre  galère  capitane,  votre  cour  [illisible],  vos  80  Rameurs,  votre  Sultan  qui  aime  les 
primeurs  ne  me  sortent  plus  de  la  tête.  —  Adieu,  grand  poète,  excellent  ami. 

Emile. 

Pourquoi  ne  ferions-nous  pas  une  société  poétique  et  artiste,  d'où  résulterait  un  journal 
de  tous  les  mois,  appelé  la  Réforme  liiléraire  et  des  aria  ? 

En  ne  choisissant  cette  fois  que  des  tiomogèncs  pour  rédacteurs,  Antoni,  Alfred,  Wailly, 
Lacroix,  et  S"-Beuve  et  bien  d'autres,  et  en  ne  signant  pas  nos  articles,  c'est,  je  crois,  le 
moment. 

Vous,  notre  Dieu,  venez-y  et  tout  sera  {)arfail.  Nous  en  parlerons,  n'est-ce  pas  ? 

MoNSiEVR  Victor  Hcco, 

rue  Notre-Damt-dcs-<.l)^inifi>,  n'"^  11.  à  l'.iris. 


TRADUCTIONS    SHAKESPEARIENNES  137 

l'extrême  discrétion  d'E.  Deschamps  qui  laisse  à  peine  deviner  son 
dépit  légitime  dans  le  récit  qu'il  fit  de  ces  événements.  On  a 
parlé  du  médiocre  succès  que  venait  d'obtenir  le  10  juin  1828,  à 
rOdéon,  un  Roméo  plus  ou  moins  inspiré  par  la  pièce  de  Shakes- 
peare à  Frédéric  Soulié.  Cet  échec  n'était  pas  encourageant.  Taylor 
d'autre  part  tenait  sans  doute  à  obliger  Vigny,  son  ami  de  régi- 
ment, beaucoup  plus  qu'Emile  Deschamps,  qu'il  connaissait  peu. 
Il  est  possible  que  dans  cette  affaire  l'exquise  loyauté  d'Alfred  de 
Vigny  se  soit  laissée  surprendre  par  l'espoir  que  Taylor  fit  briller 
à  ses  yeux.  C'était  certes  un  insigne  honneur  de  franchir  le  premier 
la  brèche  et  de  faire  triompher  Shakespeare  au  Théâtre  Français. 
On  sait,  d'après  la  préface  du  More  de  Venise,  que  Vigny  fut  extrême- 
ment flatté  d'avoir  eu,  comme  il  le  dit,  sa  «  soirée  du  24  octobre  ». 
Cette  fois-ci,  son  orgueil  paraît  bien  lui  avoir  fait  commettre  une 
faute  envers  l'amitié.  Mais  il  est  certain  que  les  choses  ne  se  présen- 
tèrent pas  avec  cette  simplicité  brutale.  Othello,  dans  la  pensée  de 
Vigny,  devait  être  un  premier  essai  ;  le  Roméo  viendrait  ensuite,  et 
il  fut  en  effet  question  de  le  jouer  quelques  mois  plus  tard,  si  nous  nous 
en  rapportons  à  la  lettre  qu'écrivit  le  30  janvier  1830  l'acteur  anglais 
Young  à  Alfred  de  Vigny  ^. 

C'est  M^^®  Mars  qui  fit  alors  des  difficultés,  s'il  faut  en  croire  Vigny, 
qui  écrit  à  Busoni  ^  :  «  M^^^  Mars  ne  se  trouve  pas  assez  jeune  pour 
Juliette  et  me  dit  avec  assez  de  grâce  :  Si  j'avais  l'âge  de  Juliette, 
je  n'aurais  pas  mon  talent  ;  mais  ayant  ce  talent,  je  n'ai  plus  son 
âge.  »  Vigny,  satisfait  du  succès  d'Othello  et  songeant  déjà  sans  doute 
à  son  Chatterton,  re  se  souciait  probablement  pas,  a])rès  1830,  de 
courir  les  risques  d'une  représentation  de  son  Roméo.  Mais  Deschamps, 
qui  n'avait  pas  les  mêmes  raisons  d'être  aussi  philosophe,  ne  se  rési- 
gnait point  à  laisser  dormir  dans  les  tiroirs  du  Théâtre  Français  son 
manuscrit.  11  saisissait  toutes  les  occasions  de  réveiller  l'intérêt  de 
\igny  pour  leur  Roméo.  Mais  celui-ci  ne  voulait  rien  entendre. 
En  1837,  Alex.  Dumas,  qui  venait  de  faire  entrer  aux  Français  une 
jeune  actrice,  Ida  Ferrier,  qu'il  devait  épouser  ]tlus  tard,  écrivait  à 
Deschamps  la  lettre  suivante  : 

Mon  cher  Emile,  Si  vous  ne  vous  rappeliez  pas  par  hasard  certaine 
promesse  d'un  rôle  de  Juliette  que  vous  avez  faite  à  l'Opéra  ù  une  jolie 
dame  à  qui  je  donnais  le  bras,  je  vous  prie  de  vous  en  souvenir.  Je  crois 
que  je  viens  d'arranger  au  Théâtre  Français  la  mise  en  scène  de  votre 
Roméo.  Venez  nous  voir,  si  vous  avez  un  instant,  rue  Bleue,  n*' 30,  et  de- 

1.  Lfllre  citée  j>ar  E.   Dupuy.  Al/rcd  de  \'i^nij.  Les  Aniilié.s,  p.  l'jO-141. 

2.  Ibidem,  p.  l'i.>. 


138  INFLUENCE     DE    SHAKESPEARE 

mandez  M"*^  Ida,  car  si  vous  me  demandiez,  ou  vous  dirait  que  je  n'y  suis 
pas.  Voulez-vous  que  nous  vous  attendions  la  première  fois  qu'on  jouera 
Stradella.  Vous  n'auriez  qu'un  coup  de  pied  à  donner  de  l'Opéra  chez 
nous. 

Mille  vieilles  amitiés  ^  Dumas. 

Deschanips.  fort  de  l'appui  d'Alex.  Dumas,  fil  part  aussitôt  de 
cette  bonne  fortune  à  Vigny  :  M^^®  Ida  aurait  le  droit  de  choisir  sa 
pièce  de  début  ;  seulement  il  faut  que  Vigny  se  décide  vite  :  «  La 
chose,  écrit-il,  le  16  mai  1837,  à  son  coUaboraLeur,  serait  organisée 
ou  manquée  d'ici  à  peu  de  jours  ^.  » 

On  sent  bien  qu'à  cette  date  ce  n'est  plus  le  seul  intérêt  da  Sha- 
kes]>eave  qui  anime  Deschamps.  En  18'28,  il  parlait,  dans  la  préface 
de  ses  Études  jraiiçaises  et  étrangàres  sur  un  tout  autre  ton  de  l'intérêt 
qu'offrirait  pour  le  public  «la  représentation  naïve  sur  notre  théâtre 
d'une  grande  tragédie  anglaise,  avec  toute  la  pompe  d'une  mise  en 
scène  intelligente...  » 

En  1837,  l'épreuve  tant  désirée  a  été  depuis  longtemps  tentée  avec 
Othello.  Le  succès  d'une  pièce  de  Shakespeare  a  frayé  la  voie  au 
0  génij  inventeur  »  qiii  a  fait  applaudir  au  Théâtre  Français  plusieurs 
pièces  révolutionnaires.  La  ])artie  est  gagnée  depuis  Hernani,  AnLony, 
Marion  Delorme.  Emile  Deschami>s  songe  désormais  à  lui-même. 
Alfred  de  ^  igay  a  triomphé  dans  une  pièce  originale.  Son  Chatterton 
a  été  aux  nues.  Mais  Deschamps  ne  sait  pas  à  quel  point  son  ami  est 
devenu  nmlwageux.  L'article  de  Gustave  Planche  ^,  auquel  il  ne 
s'attendait  ])as,  l'a  ])rofondcment  ulcéré.  Le  critique  refusait  à  Vigny 
le  sens  dramatique,  il  ne  voidait  voir  en  lui  qu'un  élégiaque.  Emile 
Deschamps,  qui  n'entre  pas  dans  les  subtiles  raisons  d'A.  de  Vigny, 
lui  montre  les  dangers  que  court  leur  RoméOy  s'il  hésite  encore.  Le 
directeur  est  ])rèt  à  commander  un  autre  Roméo  à  Dumas. 

Elle  est  charmante,  cette  lettre,  dans  sa  naïveté  même,  et  pour  tout 
dire,  assez  maladroite.  Comment  Emile  Descharaps  put-il  penser  un 
instant  qu'une  telle  mise  en  demeure  de  se  décider  sur-le-champ,  et 
sdus  le  coup  de  la  menace  d'une  iiuiirovisalion  d'Alex.  Dumas,  allait 
influencer  resjirit  réfléchi  du  ]dus  susceplibl»-,  des  hommes  ?  Mais 
l'irréflexion  de  Deschamps,  dans  cette  circcuistance  où  sa  passion 
remjxirte.  est  un  trait  de  caractère.  Il  brûle  du  désir  de  voir  jouer  son 
cher  Roméo.  11  croit  le  moment  tout  proche  et  son  meilleur  ami  cherche 
encore  des  obstacles.  C'en  est  trop  !  et  malgré  son  énervement,  comme 

1.  Collection   Paignard.   Papiers  inédits  d'E.  Deschanips. 

2.  Citée  par  E.  Dupuy.  Alfred  dp.  Vii-nij,  p.  141. 

3.  Rev.  des  Deux-Mondes,  1833, 


TRADVCTIONS    SHAKESPEARIENNES  139 

il  ménage  encore  eeltii  qu'il  aime  toujours  !  Il  dirige  contre  lui  un  ou 
deux  traits  piquants,  mais  surtout  il  voudrait  faire  partager  son  désir  : 
«  Tâchez  donc  de  n'être  pas  plus  découragé  que  moi  !  »  Ce  tendre 
conseil  en  dit  long  sur  les  deux  amis. 

Bien  entendu,  Vigny  refusa  de  l'entendre.  Mais  il  y  a  bien  de  la 
tendresse  aussi  dans  l'ironie  de  son  refus.  Vigny  connaît  les  choses 
et  les  gens  de  théâtre,  il  cherche  à  communiquer  son  scepticisme  à 
son  trop  confiant  ami  ^. 

Alfred  de  Vigny  a.  Emile  Dbschamps. 

Vend.  26  Mai  1837. 

II  faut  absolument  que  je  parle  avec  vous  de  cette  recrudescence  de 
propositions  et  d'amonr  de  Shakespeare  bien  extraordinaire  de  la  part 
de  la  Comédie  française,  mon  cher  Emile.  Il  y  a,  dans  tout  ce  que  vous 
m'avez  écrit,  des  choses  impossibles  et  sur  lesquelles  quelqu'un  vous  trompe. 
Dès  que  j'aurai  vu  nettement  notre  position,  je  vous  donnerai  un  avis 
sûr,  car  je  connais  trop  le  théâtre  et  nos  droits  pour  qu'on  m'en  puisse 
faire  accroire  sur  aucun  point.  On  ne  l'essaie  même  pas.  J'irai  voir  le 
Directeur  si  vous  le  désirez,  et  je  m'expliquerai  de  tout  cela.  Je  comprends 
parfaitement  vos  désirs,  et  croyez  bien,  cher  Emile,  que,  du  moment  où 
je  serai  sûr  que  cela  est  dans  votre  intérêt,  je  serai  le  premier  à  vouloir 
ce  que  vous  voudrez. 

Cette  représentation  ne  me  sera  jamais  agréable  que  par  le  plaisir 
qu'elle  pourra  vous  faire.  Mais  vous  ne  tenez  pas  à  avoir  un  de  ces  demi- 
succès  qui  sont  plus  tristes  qu'une  chute  ?  Je  ne  comprends  pas  cette 
menace  d'une  autre  traduction  qu'on  ne  peut  pas  faire  et  que  personne 
n'a  le  droit  de  donner,  la  nôtre  étant  reçue  depuis  si  longtemps.  Avant 
de  mettre  à  l'étude,  il  faut  que  les  auteurs  fassent  leur  distribution  entière 
'et  l'arrêtent  avec  le  directeur,  du  consentement  de  chacun  des  auteurs. 
Quand  nous  a-l-elle  été  demandée  ?  Ensuite,  il  faut  faire  une  lecture  de 
la  pièce  aux  acteurs  que  les  auteurs  ont  désignés  et  qui  ont  accepté. 
Puis  on  commence  à  mettre  à  l'élude,  mais  seulement  deux  mois  avant 
l'époque  de  la  représentation.  Or,  vous  me  dites  qu'on  vous  désigne  le 
mois  de  novembre,  et  l'on  voudrait  mettre  à  l'étude  ?  —  Encore  une  fois, 
il  faut  que  je  vous  voie  aujourd'hui,  mon  bon  ami,  car  il  y  a  dans  tout 
cela  quelque  chose  que  je  ne  comprends  pas,  et  je  remplirais  vingt  pages 
de  questions.  On  ne  s'entend  point  par  lettres  ;  de  si  près  cela  est  puéril. 
Vous  revenez  dîner,  n'est-ce  pas  ?  Eh  bien  I  faites-moi  dire  à  cette  heure- 
là  si  vous  m'attendez  chez  vous  ou  si  vous  viendrez  chez  moi. 

Croyez  bien,  dans  tout  cela,  cher  Emile,  que  la  première  idée  que  j'aie 
et  la  seule  qui  me  doive  diriger  sera  le  désir  de  vous  être  agréable  ;  et, 
quand  j'aurai  vu  le  fond  de  route  cette  aiïaire,  je  vous  dirai  :  oui,  si  vous 
passez  par-dessus  fout  ce  qui  va  se  présenter  de  dangereux.  Je  conduirai 
les  représentations  avec  l'expérience  que  j'ai  de  ce  ihéàlre  qui  ne  ressemble 
point  aux  autres,  et  je  vous  montrerai  des  écueils  que  vous  ne  verriez  pas 

1,  Lettre  citée  par  E.  Dupuy.  Ibidem,  p.  143. 


140  I.NH.IENCE    DE     SHAKESPEAUK 

et  OÙ  VOUS  seriez  noyé  comme  vient  de  l'être  un  poète  de  nies  amis  que 
j'avais  pourtant  averti  et  qui  ne  m'a  pas  cru,  si  ce  n'est  quand  il  a  été 
perdu. 

Encore  une  fois,  il  faut  (jue  je  vous  voie  aujourd  hui,  et,  en  tout,  je  suis 
fout  à  vous  ^. 

Signé  :  Alf^^^  de  Vigny, 

Quel  qu'ait  été  l'entretien  des  deux  anciens  cnllaboi'atcurs,  Des- 
chainps  en  sortit  persuadé  qu'il  n'obtiendrait  rien  d'Alfred  de  Vigny. 

Il  traduisit  lui-même  les  deux  derniers  actes  que  Vigny  refusait  de 
lui  confier,  et  c'est  cette  traduction  entièrement  refondue  et  refaite 
})ar  lui  seul  qu'il  se  décida  à  publier,  en  1844,  avec  celle  de  Macbeth, 
])récédée  d'une  préface  dont  nous  avons  relevé  ])lus  haut  l'impor- 
tance. —  \  igny,  quand  il  eut  connaissance  de  cetts  publication,  en 
parut  étonné  ;  il  s'en  ]daignit  même  à  Busoni  ^,  comme  d'une  grave 
incf>rrection,  dans  la  lettre  qu'il  lui  écrivit  en  1849  et  dont  nous  avons 
parlé.  Dans  cette  lettre,  chose  singulière,  ainsi  que  le  fait  remarquer 
M.  Ernest  Dupuy,  «  Alfred  de  Vigny  intervertit  les  rôles  ;  c'est  lui  qui 
soui'ent  aurait  proposé  à  Deschamps  de  faire  jouer  cette  pièce  a  un 
théâtre  nu  à  un  autre  >'.  —  Il  est  fort  jjossible  que  Deschamps  eût 
préféré  mhv  j(uier  son  Roméo  à  la  Comédie  Française,  mais  nous 
avons  ]>('iue  à  rinuigin<'r  repoussant  les  ]troposilions  de  Vigny  et 
lui  répdiidanl  conime  il  le  ])rélend  :  «  Attendons  encore  !  » 

Voilà  jusipi'à  quel  dissentiment  la  <piesli<»n  de  Shakespeare  avait, 
en  1840,  conduit  les  deux  poètes.  M.  Ernest  Dupuy,  qui  a  délicat  émeut 
analysé  les  causes  de  ce  «  désaccord  »,  constate  «  qu'il  en  eût  brouillé 
«l'autres  ;  il  n'effleura  pas  leur  amitié,  dit-il,  ce  fut  le  nuage  qui 
passe.    » 

Mais  au  début,  connue  à  la  fin  de  celte  c(»llal»(trati<Mi,  il  semiile  au 
moins  ({ue  le  rùle  de  N  igny  ait  été  de  modérer  le  zèle  trop  ardent 
que  Deschamps  montrait  ]>our  Sbakespeare.  Dès  l'année  1828,  quand 
il  croyait  encore  au  succès  de  sa  ])ièce,  il  recevait  les  sages  conseils 
de  son  collaborateur,  et  comme  il  l'écrit  dans  une  lettre  à  Jules  de 
Rességuier,  il  avouait  que  Vigny  «  avait  raison  au  fond  »,  ajoutant 
d'ailleurs  qu'il  était  «  au  désespoir  qu'il  eut   raison  »  ^. 

dette  lettre  d'ailleurs,  élargissant  le  débat,  pose  la  cjucstion  de 
Shakesjieare  en  France  dans  ses  véritables  termes.  J^ll<^  est  digne  d'être 
comparée  aux  meilleures  pages  crititpK^s  de  Descham])s. 

Le    discret    et    bienveillant    ])oèle,    ]ieiulaut    toute    cette    ]>ériode 

1.  Collection   Paigiiard.   Papiers  inédits  d'E.  Desrliamps. 

2.  E.  Dupuy.  Alfred  de  Vigni/,  p.  145. 

3.  Lettre   publiée   par    Paul   Lafond,    L'Auhc   romantique,   p.  l^iO. 


«    ROMEO    ET    JULIETTE    )) 


141 


de  1827  à  1830,  est  saisi  d'une  sorte  de  fièvre.  L'ardeur  du  combat  le 
rendrait  iniportim.  Il  gourmande  ses  meilleurs  amis.  Il  crierait 
volontiers,  comme  V.  Hugo,  à  l'injustice.  Il  n'a  point  trop  de  tout 
son  bon  sens  et  de  sa  grâce  coutumière  pour  s'abstenir  de  traiter  son 
ami  Guiraud  de  persécuteur  ^.  C'est  que  Guiraud  aurait  consenti 
qu'on  jouât  Roméo  et  Juliette  au  Gymnase,  ou  à  la  Gaieté.  Deschamps 
s'indigne  :  il  ne  cache  pas  à  son  ami  son  irritation  et  lui  adresse  de 
vifs  reproches  :  le  chef-d'œuvre  shakespearien  ne  doit  être  joué  et 
applaudi  qu'au  Théâtre  Français. 


II 


Pourquoi  Deschamps,  quand  il  entreprit  de  traduire  Shakespeare, 
choisit-il  dans  son  théâtre  Roméo  et  Juliette  et  Macbeth  ? 

La  meilleure  raison  n'est-elle  pas  que  ces  deux  chefs-d'œuvre 
avaient  été  particulièrement  défigurés  par  Ducis  et  ses  imitateurs, 
et  qu'il  convenait  de  venger  Shakespeare  de  l'étrange  traitement 
({u'il  avait  subi  ? 

«  La  tentative  de  Ducis  doit  être  dépassée  »,  écrit  Emile  Deschamps. 

1.  Cf.  lettre  inédite  d'Emile  Deschamps  à  Guiraud,  le  1^''  mai  1828. 

Vous  avez  vu  par  les  journaux  la  réception  de  notre  iîo/n^o  à  la  Comédie  Française.  J'avais- 
une  peur  elîroyable,  mais  les  acteurs  ont  été  charmants,  et  je  crois,  je  suis  sûr  même  qu'on 
veut  nous  jouer  bien  vite.  Décoration,  dépenses,  rien  ne  les  effraie.  Le  grand  Shakespeare 
a  triomphé  de  tout,  malgré  ses  faibles  traducteurs.  Reste  cependant  quelques  auteurs,  enragés 
classiques,  qui  les  intimident,  et  la  cabale  académique  est  telle  qu'il  se  prépare  des  pétitions 
sérieuses  contre  nous.  Nous  combattons  pour  Shakespeare  comme  nous  combattrions  pour 
nous.  Voilà  tout  le  secret  de  notre  irritation.  Nous  ne  mettrons  ni  amour-propre,  ni  intérêt 
personnel  dans  cette  affaire.  L'amour  de  l'art  et  l'admiration  d'un  grand  homme,  voilà  tout. 

Ensuite,  et  cela  bien  avant  votre  arrivée  à  Paris,  nous  avons  trouvé  beaucoup  de  poètes 
de  nos  anciens  amis  qui  ont  commencé  par  nous  décrier  et  nous  décourager  de  toutes  manières, 
sans  songer  que,  depuis  dix  ans,  nous  les  avons  laissés  les  maîtres  du  théâtre,  et  que  nous  avons 
souvent  applaudi  à  leur  succès  '. 

Parce  que  nous  arrivons  maintenant  un  peu  tard,  et  avec  franchise  et  modestie,  sous  le 
simple  titre  de  traducteurs,  tandis  que  leurs  pièces  sont  prises  partout,  sans  qu'ils  en  disent 
rien,  ils  veulent  nous  barrer  le  chemin  :  il  y  a  peu  de  générosité  là-dedans.  Voilà  où  en  étaient 
les  choses  quand  vous  êtes  venu,  et  peut-être  avons-nous  été  un  pou  fâchés  de  vous  voir  faire 
cause  commune  jusqu'à  un  certain  point  avec  ceux  qui  n'avaient  pas  fait,  autant  que  nous, 
cause  commune  avec  vous.  Comment  voulez-vous,  cher  ami,  qu'on  entende  de  sang-froid 
(poétiquement  et  dramatiquement  parlant)  un  homme  de  votre  talent,  vouloir  exiler  Shakes- 
peare au  Gymnase  ou  à  la  Gaieté  et  vouer  le  Vaudeville  aux  grandes  compositions  de  Macbeth 
cl  de  Roméo  !  Malheur  à  qui  ne  prend  pas  feu  pour  le  génie  !  et  ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  que 
d'autres  poètes  français  nous  avaient  déjà  tenu  ce  langage  avant  vous  1  —  Au  surplus,  tout 
cela  n'est  rien  ;  les  lettres  vivent  de  discussions  animées,  et  si  l'art  fait  un  pas,  qu'importent 
les  obstacles  franchis  -  ? 

1.  Alliisirin  à  la  campagne  menée  dans  la  presse  par  Ancelot,  Brifaul  et  les  autres. 
12.  Collection  l'aignaid.  PapiiTS  inédits  d'E.  Deschamps. 


142 


EMILE    DESCHAMPS    ET    SHAKESPEARE 


Le  public  français  ne   connaissait  encore  que  «  des  membres  mutilés 
du  géant  »  ^. 

Plus  pénétré  de  culture  éti-angère  que  \  oltaire  et  tous  ceux  qui 
contribuèrent  à  faire  connaître  Shakesj>eare  en  France,  Descliamps  ne 
reste  insensible  à  aucune  des  formes,  même  les  plus  singulières  de 
l'art  du  poète  anglais  ;  seulement  il  connaît  le  public  français  de  son 
temps,  et  quand  il  veut  lui  montrer  une  pièce  de  Shakespeare  telle 
quelle  est,  «"est  à  ce  public  qu'il  songe  ^. 

Macbeth  et  Bornéo,  dit-il.  ont  tout  l'intf'rêt  des  tragédies  romanesques 
de  Voltaire,  avec  beaucoup  plus  de  naturel,  et,  par  conséquent,  beaucoup 
plus  de  poésie.  Je  m'arrêtai  à  Macbeth  et  à  Roméo  et  Juliette  comme  aux 
deux  pièces  extrêmes  :  l'une,  dont  les  dimensions  grandioses  se  rapprochent 
plus  de  la  Melmopène  antique  ;  l'autre,  qui,  par  son  langage  et  son  allure 
côtoie,  pour  ainsi  dire,  le  drame  moderne  ^. 

La  solution  que  donne  Emile  Deschamps,  en  adaptant  Roméo  et 
Juliette,  du  fanieux  problème  des  trois  unités  est  pleine  de  mesure. 
Il  fait  la  part  du  feu  et  ne  renonce  à  raccess<ure  cjue  pour  conser- 
ver ressenliel.  Comme  tous  les  premiers  romantiques,  il  ne  s'éloi- 
gne qu'à  regret  des  principes  de  la  vieille  école.  Il  a  choisi  Roméo  et 
Juliette  parce  que  cette  pièce  ne  s'écarte  pas  trop  violemment  des 
conventions  de  notre  théâtre,  et  sur  ces  conventions  il  s'exprime  ainsi  : 

Shakespeare  transporte  fictivement  le  spectateur  dans  tous  les 
lieux  où  l'action  se  passe,  d'après  sa  marche  la  plus  naturelle,  tandis 
qnr  Kacine.  le  plus  beau  représentant  de  notre  système  dramatique, 
force  l'action,  quelle  qu'elle  soit,  à  venir,  daos  un  seul  lieu  symbo- 
lique, se   développer  devant  le  spectateur  immobile*. 

Ces  deux  systèmes,  qui  ont  chacun  leurs  avantages  et  leurs  incon- 
vénients, sont  jiour  Descluniips  itarfaitenient  admis.«ibles,  et  s'il 
]iréfère  au  fond  V  «  ordre  »  de  Racine  à  la  «  liberté  »  de  Shakes|>eare, 
il  ne  veut  plus  qu'on  fasse  obstacle  au  génie  d'un  grand  dramaturge 
de  ces  questions  de  pure  forme  et  il  relègue  au  rang  des  problèmes 
périmés  et  des  discussions  mortes  la  querelle  des  tr.^is  unités. 

1^  questitm.  dit-il,  n'est  pas  dans  la  coupe  matérielle  d<is  scènes  et 
des  actes,  dans  les  passages  subits  d'une  forêt  à  «m  château,  et  d'une  pro- 

1.  Kinilc  I>csciuin|^i&.  Préface  de  sa  traduction  de  Roméo  cl  de  Macbeth,  1841, 
in-8<*,  et  Préface  de  lV<iil.  Af  184i.  Œuvres  conipl.,  tonir  V,  p.  2,  cl  t.  II,  p.  ÎS'i. 
Cf.  BaWensprr^oT  ri  son  FsfjtUste  d'iir^e  hisloirr  He  Shahespean  en  France,  dans 
Études  d'hi^tnire  littérnire,  2^-  série.    Paris,    Hachette,   1910,   in-lC. 

2.  Œ.  r.,  t.  V,  p.  'i. 

3.  Ibid.,   p.    h. 

4.  Ihid.,   p.   8. 


«    ROMÉO    ET    JULIETTE    »  143 

vince  à  une  autre,  toutes  choses  dont  on  fait  aussi  bien  de  se  passer  quand 
on  le  peut,  et  qu'on  ne  doit  ni  repousser  ni  rechercher^... 

C'est  une  bonne  fortune  que  l'intrigue  de  Roméo  et  Juliette,  rapide 
et  pressée,  ne  se  conforme  pas  trop  malaisément  à  nos  règles  :  l'in- 
telligent adaptateur  s'en  réjouira  pour  le  succès  de  Shakespeare  en 
France. 

n  ne  touche  pas  au  plan  général  de  la  tragédie  anglaise  qu'il  suit 
d'acte  en  acte.  En  maint  endroit  cependant  il  supprime  ou  condense, 
et,  par  un  instinct  classique  très  sûr,  il  introduit  de  la  clarté  et  de 
la  simplicité  dans  l'agencement  des  scènes  et  quelque  chose  comme 
une  logique  plus  serrée  dans  le  développement  de  l'intrigue.  Mais 
tout  se  tient  dans  une  œuvre  d'art,  et  quand  on  croit  ne  modifier 
qu'un  détail,  c'est  souvent  l'essentiel  de  l'œuxTe  qu'on  altère.  En 
essayant  de  «  franciser  »  Shakespeare,  nous  allons  voir  comment 
Deschamps  le  dénature. 

Nous  ne  suivrons  pas  d'acte  en  acte  le  traitement  qu'il  fait  subir 
à  son  modèle.  Mais  il  est  impossible  de  n'être  pas  frappé  tout  d'abord 
de  l'importance  qu'il  accorde  à  la  mise  en  scène. 

C'est  ainsi  qu'il  conçoit,  avant  tout,  le  drame  de  Roméo  et  Juliette 
comme  un  beau  spectacle  d'opéra.  Les  yeux  du  spectateur  seront 
enchantés  par  la  variété  des  décors,  le  nombre  et  la  diversité  des 
figurants.  Des  notes  précises,  abondantes,  en  marge  de  chaque  scène, 
règlent  le  mécanisme  extérieur  de  la  pièce.  Le  traducteur  y  prend  soin 
d'expliquer  le  jeu  des  acteurs,  le  mouvement  des  scènes,  le  change- 
ment des  décors  avec  leur  espèce  et  leur  qualité.  Ces  notes  sont  un 
commentaire  perpétuel  de  la  pièce  et  donnent  une  idée  claire  de  la 
manière  dont  il  entendait  que  ce  drame  d'amour  se  déroulât. 

Au  1®^  et  au  11^  acte,  c'est  dans  le  cadre  d'une  place  de  Vérone, 
avec  les  premiers  arbres  d'un  ])etil  bois  au  fond  à  droite  et  le  portail 
d'une  église  sur  la  gauche,  que  les  scènes  violentes,  bagarres  et  duels 
auront  lieu. 

Aux  actes  IF  et  111^,  deux  scènes  d'amour  se  passeront  dans  le 
jardin  des  Capulets  ;  Juliette,  dans  l'acte  II,  apparaît  au  balcon. 
Il  y  a  de  grands  arbres  au  fond,  et  à  droite  la  lune  se  lève  et  éclaire  le 
pavillon.  Au  lll^,  les  amoureux  se  retrouvent  dans  le  même  décor 
r(»manti<pie.  La  cellule  de  don  Laurence  au  couvent  des  Franciscains 
offre  trois  fois  ]»('ndant  la  rcpréstMilalion  de  la  pièce  l'occasion  d'in- 
troduire sur  la  scène  les  prestiges  de  la  ])oésie  extérieure  du  catholi- 
cisme. 

1.  T.  IT,  p.  285. 


l'î'l  ÉMII.K    DESCHAMPS    ET    SHAKESPEABE 

Mais  il  y  a  un  bal  à  la  fin  ilu  I"  acte,  des  funérailles  à  la  fin  du  IV®  ; 
le  dénouement  se  y>asse  au  cimetière  devant  le  tombeau  des  Capulets, 
dans  la  nuit  «ju'éclairent  des  torches,  que  sillonne  le  vol  sinistre  des 
hiboux.  Deschamps,  comme  décorateur,  dépasse  sincrulièrement 
Shakespeare  qu'il  illustre,  si  l'on  veut,  à  la  mode  de  1830.  Son  drame 
est  à  cet  égard  un  kaléidoscope  d'images  romantiques,  ou  plutôt, 
ne  l'oublions  pas,  Deschamps  ne  fait,  en  se  conformant  au  goût 
décidé  de  son  temps,  qu'entrer  résolument  avec  tous  ses  contem- 
porains dans  la  voie  que  l'auteur  de  Tancr^de  avait  ouverte. 

Deschamps,  futur  collaborateur  de  Meyerbeer.  veut  du  s])ectacle, 
dans  le  drame  comme  à  l'Opéra.  Prenons,  pour  mieux  com])ren- 
dre  son  intention,  l'exemple  de  la  fête  chez  Capulet,  qui  a  lieu  au 
I®^  acte.  Il  s'agit  d'un  bal  ;  il  y  aura  de  la  musique.  «  Dans  la  salle 
magnifiquement  éclairée,  écrit-il  dans  une  note,  un  orchestre  est 
au  fond  »  ^.  Seulement  au  spectacle  d'un  opéra  la  partition  se  dévelop- 
perait à  l'orchestre,  pendant  le  bal,  où  les  danses  ne  seraient  qu'un 
motif  de  plus,  variant  le  thème  fondamental.  —  Dans  le  drame  de 
Deschamps,  au  contraire,  la  musique  malheureusement  n'aura  qu'un 
rôle  assez  misérable.  Pendant  toute  la  représentation  d'un  bal  forcé- 
ment réduit  aux  proportions  de  son  utilité  momentanée  dans  le  cours 
de  la  pièce,  il  y  aura  deux  quadrilles  et  c'est  tout.  Il  est  à  craindre 
que  le  spectateur  ne  sache  aucun  gré  à  Deschamps  de  son  scrupule 
réaliste  et  soit  plutôt  frappé  du  caractère  schématique  de  la  scène. 
Le  spectateur  ne  se  soucie  guère  d'écouter  de  la  musique,  quand  son 
attention  tout  entière  est  fixée  sur  Roméo  et  sur  Juliette  qui  vont 
dans  cette  scène  se  rencontrer  ])onr  la  première  fois.  Tout  l'éclat 
e.xtérieur  que  Dcschanqis  ]>rétend  ajouter  à  la  scène  ne  fait  pas 
oublier  la  simj>licité  primitive  de  Shakespeare,  qui  ignorait  jus- 
qu'au premier  mot  de  cet  art  aujourd'hui  souverain  de  la  décoration 
théâtrale. 

Deschamps,  d'autre  part,  ne  s'est  pas  contenté  dt.  faire  accueillir 
j)ar  le  vieux  Capulet  les  conviés  avec  la  plus  exquise  urbanité,  il  a 
voulu  que  la  signora  Capulet,  comme  une  femme  du  monde  de  nos 
jours,  fît  les  honneurs  de  la  fête.  Paris,  prétendant  discret,  se  retire, 
après  le  premier  fjuadrillc,  en  prenant  congé  du  maître  de  la  maisoi  . 
Rien  n'était  plus  conforme  aux  bienséances,  telles  qu'on  les  apprécie 
en  France.  Deschamps  n'a  garde  d'y  faire  manquer  ses  personnages. 
Le  bal  reprend.  Le  deuxième  quadrille  commence.  Roméo  offre  alors 
à  Juliitte  à  danser.  C'est  le  moment  essentiel  :  ils  causent  un  instant 

1.   Œ.  r..   I.   V,  p.   118. 


«    ROMÉO    ET    JULIETTE    ))  145 

et  se  séparent.  Ils  chercheront  ensuite  à  savoir  qui  ils  sont  l'un  et 
l'autre.  Pendant  toute  la  scène,  Deschamps  n'a  rien  négligé  pour 
que  le  mouvement  des  acteurs,  l'ensemble  du  décor,  tout  donne 
l'illusion  d'un  bal  semblable  à  ceux  auxquels  il  assistait  dans 'le 
«  monde  ».  Il  n'a  pas  même  négbgé  ce  détail  qu'à  la  fin  de  chaque 
danse  «  on  passe  des  sorbets  »  ^. 

Nous  élonnerons-nous  maintenant  que  le  traducteur  français, 
quand  il  transporte  les  personnages  de  Shakespeare  dans  un  salon 
du  temps  de  la  Restauration,  leur  donne  un  autre  langage,  une  âme 
différente  ? 

Il  présente  à  ses  contemporains  une  pièce  «  francisée  »,  où  leur  eoût 
ne  sera  point  choqué,  mais  où,  au  lieu  des  héros  passionnés  et  violents 
du  poète  anglais,  au  lieu  de  sa  philosophie  si  audacieuse  et  de  sa 
poésie  parfois  précieuse  et  alambiquée,  mais  si  abondante,  et  si 
pittoresque,  ils  trouveront,  parmi  quelques  timides  essais  de 
nouveauté,  avec  un  peu  plus  de  mouvement  scénif[ue,  des  person- 
nages semblables  à  ceux  que  le  pubhc  de  1825  applaudissait,  des  idées 
et  des  sentiments  à  la  mode  du  temps,  et  ce  langage  noble  enfin  que 
Deschamps  aurait  voulu  bannir  du  théâtre  et  qu'on  retrouve  presque 
à  chaque  instant  dans  un  style  d'ailleurs  coulant  et  facile. 

D'abord  Deschamps  a  presque  totalement  éliminé  les  éléments 
populaires  de  certaines  scènes  de  Shakespeare.  Il  a  conservé  au  début 
de  la  pièce  la  scène  où  les  valets  des  deux  maisons  rivales  se  ren- 
contrent et  engagent  une  querelle,  mais  il  ne  garde  presque  rien  du 
réalisme  puissant  de  son  modèle.  La  prodigieuse  invention  verbale 
de  Shakespeare  se  répandait  largement  dans  les  propos  grossiers  de 
ces  drôles.  Ces  valets  sont  vivants,  fortement  individuahsés  ;  ce  sont 
vraiment  des  gens  du  peuple,  et  Deschamps  devait  être  sensihl<> 
malgré  certaines  brutalités  d'expression,  à  la  naïveté  de  cette  pein- 
ture ;  il  n'eût  osé  la  présenter  telle  qu'elle  était  à  des  lecteurs  français. 
Sa  traduction  n'offre  qu'un  schéma  abstrait  des  i)ersonnafes,  qu'un 
résidu  décoloré  de  leur  langage.  Du  dialogue  obscène  et  truculent 
des  valets,  comme  des  entretiens  familiers  où  se  plaît  Capulet  avec 
ses  domestiques,  il  conserve  à  peine  quelques  traits  insif^ni fiants. 

Il  a  respecté,  dira-t-on,  le  rôle  entier  de  la  nourrice,  si  étroitement 
mêlé  à  l'intrigue  et  d'un  si  haut  relief  dans  Shakespeare.  En  est-il 
vraiment  ainsi  ?  Le  poète  anglais  n'a  aucun  souci  de  l'unilé  de  ton 
qui  fut  la  règle  des  règles  dans  notre  théâtre  classicjue  et  cette  femme 
du   j>enple,   qui   vit  conforjuémcnt  aux  mœurs   simples  do  l'ancien 

1.  Œ.  c,  t.  V,  p.  122. 

10 


146  EMILE     DESCHAMPS    ET    SHAKESPEARE 

temps,  dans  rii.limité  de  ses  maîtres  n'est  point  gênée,  quand  elle 
s'entretient  avec  eux,  par  le  respect  de  l'étiquette;  elle  parle  selon 
sou  caractère  et  sa  condition.  Prenons  un  exem]tle  :  choisissons  une 
de  ces  scènes  familières  dans  laquelle  le  génie  observateur  de  Shake- 
speare nous  montre  ses  personnages  dans  l'ordinaire  de  la  vie. 

La  mère  de  Juliette  vient  d'entrer  dans  la  chambre  de  sa  fille  pour 
causer  avec  elle  du  mariage  projeté,  et  du  fiancé  qu'on  doit  lui  |)ré- 
senter  à  la  fête  prochaine.  L'âge  de  Juliette  sert  de  ])rétexte  à  la 
nourrice  pour  intervenir  dans  l'entretien,  (^est  l'anniversaire  de  la 
jeune  fille  qu'il  s'agit  de  fixer  et  voici  l'extraordinaire  morceau  que 
débite  la  nourrice  dans  la  pièce  anglaise  ^  : 

La  Nourrice.  —  Je  parierais  quatorze  de  mes  dents,  et  à  mon  grand 
désespoir  il  ne  m'en  reste  que  quatre,  qu'elle  n"a  pas  quatorze  ans.  Com- 
bien d'ici  à  la  fête  de  S^- Pierre -es -Liens  ? 

Dame  Capulet.  —  Une  quinzaine  et  quelques  jours. 

La  Nourrice.  —  Une  quinzaine  ou  ]>lus.  n'importe.  Qiiel  que  soit  le 
jour  de  l'année  où  tombe  la  fête  de  S'-Pierre-ès-liens,  la  veille  au  soir, 
elle  aura  quatorze  ans.  Suzanne  et  elle  — Dieu  sauve  toutes  lésâmes  chré- 
tiennes !  —  étaient  du  même  âge  !  Suzanne  est  dans  le  sein  du  Seigneur  ! 
Elle  était  trop  bonne  pour  moi  !  Mais,  comme  je  le  disais,  elle  aura  qua- 
torze ans  la  veille  de  S'-Pierre-ès-liens.  Elle  les  aura,  sans  aucun  doute. 
Je  me  le  rappelle  absolument.  Depuis  le  tremblement  de  terre,  il  y  a 
maintenant  onze  ans,  or  elle  fut  sevrée,  jamais  je  ne  l'oublierai,  précisé- 
ment ce  jour-là.  J'avais  mis  de  l'absinthe  au  bout  de  mon  sein.  J'étais 
assise  au  soleil  contre  le  mur  du  colombier.  Monseigixeur  et  vous  étiez 
alors  à  .Mantoue.  Je  m'en  souviens  parfaitement.  Mais,  comme  je  le  disais, 
quand  elle  eut  gnûté  l'absinthe  que  j'avais  mise  sur  le  télin  de  mon  sein, 
elle  trouva  cela  d'un  amer,  la  pauvre  petite  !  11  fallait  voir  sa  mauvaise 
humeur  et  comme  elle  s'emporta  contre  mon  sein  !  A  ce  moment,  le  pigeon- 
nier trembla  !  Il  ne  fut  pas  besoin,  je  vous  le  jure,  de  me  dire  de  prendre 
la  fuite  !  Or,  de  ce  temps,  il  y  a  onze  années.  Elle  pouvait  alors  se  tenir 
debout  toute  seule.  Oui,  par  la  S'^  Croix,  elle  pouvait  courir  et  trottiner 
partout.  La  veille,  elle  se  heurta  le  front  et  à  ce  moment,  mon  mari  — 
que  Dieu  ait  son  âme  !  car  c'était  un  homme  très  gai  —  releva  l'enfant. 
«  Ouaiis,  dit-il,  es-tu  tombée  sur  ta  face  ?  Tu  tomberas  sur  le  dos  quand 
tu  auras  plus  d'expérience.  N'est-ce  pas,  Julie  ?  »  Et  par  Notre-Dame  ! 
la  petite  coquine  cessa  de  pleurer  et  répondit  :  oui.  Voyez  maintenant, 
comme  une  plaisanterie  vient  à  point  !  Dussé-je  vivre  mille  ans,  je  ne 
l'oublierai  jamais.  «  N'est-et'  pas,  .Tiilie  ?«(lil-il.  F.l  la  eoriuine.  s'aprêtant 
de  pleurer,  répondit  :  oui. 

Dame  Capulet.  —  Assez  sur  ce  sujet.  Je  t'en  prie,  tais-toi. 

Lv  Nourrice.  —  Oui.  madame,  Mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  rire 

1.  Voir  le  texte  de  Sliakespcarc.  Romeo  ami  Juli'cl.  Act.  I,  se.  m  cl  la 
Iraducîion  d'Emile  Monlcgut. 


«    ROMÉO    ET    JULIETTE    »  147 

en  pensant  qu'elle  cessa  de  pleurer  et  répondit  :  oui  !  Elle  avait  sur  son 
front,  çà,  je  le  garantis  encore,  une  bosse  grosse  comme  le  testicule  d'un 
jeune  coq.  Elle  criait  !  «  Ouais,  dit  mon  mari,  es-tu  tombée  sur  ta  face  ? 
Tu  tomberas  sur  le  dos  quand,  tu  auras  plus  d'expérience.  N'est-ce  pas, 
Julie  ?  »  Elle  cessa  de  pleurer,  et  répondit  oui. 

Juliette.  —  Tais-toi,  je  t'en  prie,  nourrice. 

On  voit  avec  quelle  verve  extraordinaire  et  quel  puissant  coloris 
la  bonne  femme  expose  les  raisons  qu'elle  a  de  se  souvenir  de  cet 
anniversaire. 

Les  images  les  plus  vives  et  les  plus  familières  se  succèdent  avec 
une  variété  étonnante.  C'est  parmi  ces  richesses  et...  ces  grossièretés 
aussi  —  que  Deschamps  fait  un  choix. 

A  quelque  jour  que  vienne  dans  l'année 

Le  soir  du  cinq  aovit,  c'est  alors  qu'elle  est  née 
,  Et  qu'elle  aura  quinze  ans.  —  Elle  et  Suzanne  (Dieu 

Bénisse  les  bons  cœurs  !)  se  ressemblaient  un  peu 
Comme  étant  toutes  deux  du  même  âge.  —  Ma  fille  ' 

Suzanne  est  dans  le  ciel  ;  elle  était  trop  gentille 
Et  trop  belle  pour  moi  ;  —  mais,  pour  y  revenir, 
Juliette  —  Jésus  !  —  je  dois  m'en  souvenir. 
Voilà  treize  ans  depuis  le  tremblement  de  terre. 
Elle  courait  déjà  sur  l'herljc.  —  A  ne  rien  taire, 
Le  seigneur  Capulet  partit  pour  Mantoue  ;  oui.  • 

(A  la  s'ignora  Capulet). 
Et  vous-même  faisiez  le  voyage  avec  lui  ! 

Deschamps  laisse  tomber  l'allusion  au  jour  où  la  nourrice,  pour 
sevrer  l'enfant,  barbouilla  d'absinthe  son  téton.  Ce  trait  d'imagina- 
tion réaliste  répugna  sans  doute  au  goût  du  traducteur.  Il  ne  voulait 
cependant  pas  enlever  au  langage  de  cette  femme  du  peuple  toute  la 
saveur  que  Shakespeare  a  si  bien  exprimée.  L'intention  du  traducteur 
français  est  évidente.  Il  ne  se  contente  pas  de  disloquer  en  maint 
endroit  les  alexandrins  qu'elle  doit  réciter  et  de  leur  enlever,  avec  le 
rylhme,  toute  élégance  conventionnelle,  il  consent  à  faire  entendre 
en  français  un  écho  de  l'anecdote  ])laisante  que  rapporte  la  nourrice  : 
c'était  donc  le  jour  du  tremblement  de  terre,  il  y  a  treize  ans  : 

Contre  le  coloml)ier  j'étais  assise,  et  vite. 
Voilà  le  colombier  qui  tremble,  et  la  petite 
Qui  se  laisse  tomber,  et  mon  mari  pour  lors  ^... 

.Mais  ici  l'embarras  de  Descha]n[)s  commence  ;  il  avait  à  traduire 
la  plaisanterie  Lîvossière  que  fit,  en  relevant  l'onfant,  le  mari  de  la 

1.   Emile  D.-srli;uii[.s.  Œ.  c,  t.  V,  p.  IIH. 


148  EMILE    DESCHAMPS    ET    SHAKESPEARE 

ridurrire.  Les  mots  iiuCinjtldie  Shakespeare  disent  crûment  ce  fju'ils 
veulent  dire.  Déjà  Leloumeur,  dans  sa  traduction  en  ])rose,  n'avait 
osé  traduire  que  la  moitié  de  la  phrase  : 

Ah  !  oui,  dit-il,  tu  le  laisses  tomber  sur  la  face  ;  quand  tu  auras  plus 
d'esprit...  n'est-ce  pas  ?  Jidiette,  et  par  Notre-Dame  !  la  petite  folichonne 
cessa  aussitôt  ses  cris  et  dit  oui  ^. 

La  nourrice,  dans  la  pièce  anc^laise,  ])ark'  si  bien  selon  son  carac- 
tère, elle  s'amuse  tellement  de  la  plaisanterie  de  son  mari  qu'elle  la 
répète  ])ar  trois  fois  toute  entière,  malgré  la  mère  de  Juliette  qui 
veut  la  faire  taire. 

Le  mari,  chez  Deschamps,  songeait  sans  doute  que  sa  plai- 
santerie serait  un  jour  rapportée  devant  des  dames.  C'est  un  homino 
qui  s'entend  à  jouer  spirituellement  sur  les  mots  et  qui  sait  l'art  de 
tout  dire,  sans  blesser  la  bienséance  : 

Ah  !  Ah  !  déjà,  friponne,  ah  !  ah  !  petite  espiègle, 
Dit-il,  on  vous  y  prend  à  faire  des  faux  pas  ! 
Et  la  folette  rit,  et  dit  :  oui  ^  ! 

En  vérité  les  gens  du  jxMqde,  cpiand  Deschanqis  leur  ]»rcte  son 
langage,  ont  presque  autant  d'esprit  ([ue  lui-même. 

S'il  ramène  toujours  à  la  décence  les  propos  souvent  nrduriers  des 
personnages  de  Shakespeare,  il  atténue  dans  des  prcqioilious  consi- 
dérables la  violence  de  leur  caractère.  Quand  la  colère  s'empare  de 
ces  âmes  ])assionnées  et  instinctives,  où  l'on  retrouve  la  nature 
humaine  primitive,  non  encore  réfrénée  par  l'exercice  de  la  raison  et 
par  le  développement  de  la  vie  de  société,  c'est  une  sorte  de  délire 
furieux  qu'exprime  leur  langage.  Figurez-vous  un  baron  féodal, 
seigneur  du  Tuonl  et  de  la  jdaine,  maître  de  la  vie  des  siens,  vassaux 
et  serviteurs,  femme  et  enfants,  et  supposez  (ju'un  malheureux  se 
permette  de  lui  désobéir.  L'infortunée,  c'est  ici  Juliette,  et  le  baron, 
c'est  Capulet.  Elle  le  supplie  de  ne  pas  lui  imposer  un  mariage  <iui 
lui  déplaît.  Mais  son  père,  à  la  moindre  contradiction,  voit  rouge  et 
sa  réponse  est  une  explosion  de  fureur  : 

Capulkt  :  Paix  de  Dieu  !  ou  me  rendra  fou  !  Le  jour,  la  nuit,  fiu'il 
fasse  tard,  qu'il  fasse  tôt,  à  la  maison,  dehors,  seul,  en  compagnie,  que  je 
veille,  que  je  dorme,  mon  seul  souci  était  de  la  voir  mariée.  Et,  quand  je 
découvre  un  gentilhomme  apparenté  à  im  prince,  possédant  de  beaux 
domaines,  jeune,  admirablement  instruit,  pétri  (comme  on  dit)  d'hono- 

1.   Shakespeare  Irnditil  dr  l'an  jetais  par  M.   Le  Tourneur,   t.   IV,  p.  208.   Paris, 
■2.    Desrli;iiii|.s.   (K.  r.,   I.   V,  j..    HT.. 


«    ROMÉO    ET    JULIETTE    »  149 

rables  qualités,  accompli  autant  qu'un  cœur  peut  le  souhaiter,  il  faut 
que  j'entende  une  malheureuse  écervelée,  une  poupée  pleurnicharde 
vous  répondre,  quand  on  veut  assurer  son  bonheur  :  «  Je  ne  veux  pas 
me  marier...  je  ne  veux  pas  aimer...  je  suis  trop  jeune...  je  vous  en  prie, 
pardonnez-moi  !  »  Si  vous  ne  voulez  pas  vous  marier,  vous  verrez  comme 
on  vous  pardonnera  !  Vous  irez  vivre  où  bon  vous  semblera.  Vous  n'habi- 
terez plus  avec  moi  !  Envisagez  bien  cela  :  songez-y  ;  je  ne  plaisante  pas  : 
jeudi  n'est  pas  loin.  Consultez  votre  conscience  et  avisez.  Si  vous  êtes 
ma  fille,  je  vous  donnerai  à  mon  ami  !  Si  vous  ne  l'êtes  pas,  allez  vous 
pendre  ;  mendiez,  mourez  de  faim,  dans  la  rue  !  Par  mon  âme,  je  ne  vous 
reconnaîtrai  plus  et  jamais  ce  qui  est  mon  bien  ne  vous  appartiendra  ! 
Comptez  là-dessus  et  soyez  sûre  que  je  tiendrai  mon  serment  ^. 

Ce  qui  déchaîne  cette  fureur  insensée,  c'est  l'idée  seule  qu'on  lui 
résiste.  Ces  imprécations  expriment  avec  une  vigueur  singulière 
l'égoïsme  monstrueux  de  l'autorité  paternelle  telle  que  le  Moyen- 
Age  la  concevait.  C'est  sur  un  fond  de  mœurs  féodales,  encore  toutes 
barbares  et  brutales,  que  se  dessine  la  figure  farouche  du  vieux  sei- 
gneur italien. 

Chez  Deschamps,  le  ton  est  tout  autre  et  voici  que  les  mots  n'étant 
plus  les  mêmes,  ils  évoquent  un  tout  autre  monde,  des  images  de  la 
vie  bourgeoise  contemporaine,  la  plus  française  qui  soit.  Gapulet  est 
un  bourgeois  de  Molière,  emporté,  mais  brave  homme  au  fond,  et  ce 
n'est  pas  tant  son  autorité  qu'il  met  en  avant  que  sa  douleur  : 

Je  sais  que  les  enfants  sont  notre  désespoir. 

Il  est  fâché  non  pas  qu'on  discute  son  choix,  mais  qu'on  prétende 
l'obliger  à  manquer  à  la  parole  qu'il  a  donnée  à  Paris.  Point  d'hon- 
neur bien   français   : 

Ma  parole  eût  menti  !  —  Non,  cela  ne  peut  être. 
Écoutez  et  songez  que  c'est  la  voix  du  maître  ^. 

Et  naturellement  aussi  il  entre  en  colère,  mais  que  le  ton  est  diffé- 
rent ! 

Si  vous  êtes...  ma  fille,  à  l'autel,  devant  tous, 
Vous  recevrez  de  moi  Paris  pour  votre  époux... 
Et,  si  tu  ne  l'es  pas  —  va-t'-en  à  l'aventure, 
Va-t'-en  par  les  chemins  chercher  ta  nourriture, 
Mendier  un  asile,  et  rappelle-toi  bien 
Que  tu  m'es  inconnue  et  que  tu  n'as  plus  rien... 
J'en  mourrai...  le  chagrin  pousse  au  tombeau  les  pères. 
Mais,  s'il  doit  avancer  mes  jours,  si  tu  l'espères, 

1.  Slial<fS|n';iir.  Ilnniei)  iiiid  Julict.  AcI.   III,  se.  v. 

2.  É.    I)oMli;nîi|.-^.   (K.   r.,   I.   V,   p.   165. 


150  [  EMILE    DESCHAMPS    ET    SHAKESPEARE 

Pour  ma  succession,  ah  !  tu  comptes  sans  moi  ; 
Elle  irait  au  bourreau,  monstre,  plutôt  qu'à  toi.... 

Le  vers  lariiu>yaul  : 

J'en  mo\irrai...  le  chagi-in  pousse  au  tombeau  les  pères. 

détriiit  Imil  IfllV-t  du  :  Va-t-cn,  deux  ii)is  répété,  (jui  veut  cire  ter- 
rible ;  quant  à  ce  dernier  cri  de  menace  bourgeoise  : 

Pour  ma  succession,  ah  !  tu  comptes  sans  moi  ^. 

par  l'allure  du  vers,  par  le  choix  du  mot  succession,  et  le  cortège  de 
souvenirs  de  comédie  qu'il  évoque,  on  sent  qu'il  pourrait  être  dans 
la  bouche  d'Orgon. 

L'amour  au  moins,  qui  fait  le  charme  et  la  jeunesse  éterutlle  de 
Roméo  et  Juliette,  a-t-il  inspiré  à  la  poésie  de  Deschamps,  muse 
aimable  et  diligente,  des  accents  comparables  à  ceux  de  Shakes- 
peare ?  Il  serait  téméraire  de  le  prétendre.  L'écart  est  toujours  aussi 
grand  qui  sé])are  le  poète  français  de  son  modèle.  Cependant  l'image 
affaiblie  qu'il  a  tracée  de  ces  scènes  d'amour,  ardentes,  folles,  qui 
éclatent,  comme  un  jirintemps,  dans  la  sombre  atmosphère  du  drame, 
sont  si  gracieuses  encore  qu'on  est  prêt  à  penser  de  ce  travestissement 
délicieux  qu'il  est  d'une.  ex(iuise  ressemblance  dans  son  ap]>arcute 
infidélité. 

Dans  la  première  rencontre  au  bal,  quand  Roméo,  ravi,  aperçoit 
Juliette,  Deschamps  lui  fait  choisir  dans  la  profusion  de  Shakespeare 
une  image  j)récicuse,  qui,  détachée  ainsi  et  rendue  en  trois  vers,  paraît 
être  d'un  poète  galant  du  xvii'^  siècle. 

Son  éclat  virginal  sur  le  front  de  la  nuit 
Brille,  comme  une  perle  avec  grâce  enchaînée 
Pare  d'un  Africain  l'oreiile  basanée  ^. 

Deschamps  traduit,  fort  élégamment  d'ailleurs,  moins  les  paroles 
du  Roméo  de  Shakespeare  que  l'élat  de  son  ùine  ]uir  ce  vers  d'une 
▼enuc  facile  : 

Jusqu'à  l'heure  où  je  suis,  avais-jc  donc  aimé  ? 

Le  tour  alambiqué  d'un  dialogue  ]»récieux  so  sinq>lirie  et  s'allège 
passant  ])ar  les  vers  du  poète  français. 

Roméo,  en  costume  de  pèlerin,  s'ineiin*'   (]r\aiil    Jnlicl  le.  habillée 


1.  Œ.  c,  t.  V,  p.  lOJ. 

2.  Shakesp.  Rom.  and  Juliet.  Acl.  I,  sc.  v,  et  É.  ûcschamps,  Œ.  c,  I.  V,  p.  120- 
121. 


«    ROMEO    ET    JULIETTE    » 


151 


en   madone,   et,   lui  baisant  la   main,  résume   en    deux  vers   d'une 
exquise  politesse  le  compliment  précieux  et  raffiné  du  texte  anglais  : 

Si  ma  main  d'une  sainte  ose  toucher  la  main 
J'en  ferai  pénitence  ainsi  jusqu'à  demain. 

On  pensera  peut-être  que  le  seul  mot  ainsi  est  bien  court  et  bien 
sec  dans  sa  précision  condensée  pour  suggérer  l'image  bardie  de 
Shakespeare  :  «  Les  lèvres  de  Roméo,  pèlerines  rougissantes,  sont 
prêtes  à  elîacer  par  un  tendre  baiser  le  rude  attouchement  de  sa  main.  » 

Mais  le  dialogue  français,  d'un  ton  plus  mièvre,  il  est  vrai,  est  si 
gracieux  encore  dans  sa  brièveté  : 

Beau  pèlerin, 

répond  Juliette, 

c'est  trop  d'audace  ou  trop  de  crainte, 
Les  mains  des  pèlerins  touchent  les  mains  des  saintes. 

Et  puisqu'il  faut  soutenir  la  gageure  d'exprimer  l'idée  d'un  baiser 
dans  le  langage  qui  convient  à  la  dévotion,  Deschamps  est  le  poète 
de  ces  élégants  badinages  : 

Oui,  mais  les  pèlerins  ont  des  lèvres  aussi. 

Juliette. 
Pour  prier  seulement. 

Roméo. 

Ah  !  souffrez  donc  qu'ici 
Mes  lèvres  mille  fois  déposent  leur  prière  ^. 

et  il  lui  baise  une  seconde  fois  la  main.  Dans  Shakespeare,  il  s'agit 
d'un  baiser  plus  tendre.  Emile  Deschamps  n'a  pas  pu  dérober  à  Sha- 
kespeare l'accent  passionné  de  ce  ])remier  entretien  rapide  où  l'âme 
ardente  des  deux  nouveaux  amants  c  cristallise  »,  et  dans  la  des- 
cription des  premiers  feux  de  l'amour  naissant,  il  est  resté  bien  en 
deçà  de  son  modèle. 

En  traduisant  la  grande  scène  nocturne  du  jardin,  a-t-il  été  plus 
heureux  ?  Là  encore  il  suit  de  très-près  Shakespeare.  La  scène  se 
distribue  en  trois  parties  comme  dans  le  texte  anglais.  D'abord 
Roméo  dans  le  jardin  où  il  s'est  furtivement  glissé,  apercevant 
Julif'lle  à  son  balcon  dit  son  extase  et  i-ecueille.  enivré,  les  aveux  ([ue 
la  jeune  fille  qui  se  croit  seule,  confie  à  la  luiil .  Puis  ils  s(!  reconnaissent 
et  chanlcJit  leur  uiuour.    Ils  sont   eiiliu   ml  crnniiiiiis   |);ir  la  nourrice 

1.    Sli.'ilvc^i..   Iloni.  and  Jttliit.   I,  v.  —  Kiiiilc  Descli.  (K.  c,  t.  V,  p.  121. 


i:.2 


EMILE     UESCIIAMPS    ET    SU  A  KKSl'EAHE 


qui  a|»|»('.llti  Juliette,  et  il>^  se  tloiiiiciit  un  l'eiulez-vuus  dans  la  cellule 
du  nioiju',  ([ui  les  mariera. 

Comparons,  dans  cette  scène,  la  Juliette  de  Shakespeare  à  la  Juliette 
de  Deschamps. 

On  aurait  dit  au  xviii®  siècle  que  la  Juliette  de  Shakespeare  n'avait 
•j)as  de  goût.  Songe-t-elle  en  effet  au  nom  que  porte  Roméo,  elle 
s'écrie  : 

Qu'est-ce  que  c'est  que  iMontaguë  ^  ?  Ce  n'est  ])as  une  main,  ni  un 
pied,  ni  un  bras,  ni  une  figure,  ni  rien  appartenant  à  un  homme. 

Tant  de  subtilités  paraît  absurde  au  goût  français.  Dit-elle  au 
contraire   : 

Ah  !  sois  un  autre  nom  !  Qu'y  a-t-il  dans  un  nom  ?  Ce  que  nous  appe- 
lons une  rose,  aurait  sous  un  autre  nom  le  même  parfum.  Ainsi  Roméo 
ne  s'appcllerait-il  pas  Roméo,  ne  perdrait  rien  de  la  perfection  qu'il  pos- 
sède. Roméo,  renie  ton  nom  et  contre  ce  nom  qui  n'est  qu'une  partie  de 
toi-même  je  me  donnerai  toute  à  toi. 

Deschamps  a  senti  toute  la  grâce  de  cette  dialectique  enfantine  et 
c'est  elle  seule  qu'il  a  voulu  exprimer.  Aussi  parmi  les  exemples 
plus  ou  moins  saugrenus  auxquels  Juliette  prétend  qu'on  ne  peut 
comparer  Roméo,  il  n'a  conservé  que  celui  de  la  rose.  D'autre  part, 
en  imposant  à  la  poésie  de  Shakespeare  le  moule  du  vers  alexandrin, 
et  ses  conventionnelles  images,  il  l'a  transposée  et  trahie. 

Ce  nom  de  Monla^ni  que  fiiit-il  aux  ammirs  ! 

\  uilà  1<'  mot  de  cnuvtMitKMi  (pii  i^'àli'  liuit,  et  \oici  prcsiiuc  une 
])éiiphrase  : 

Ah  !  la  fleur  favorite,  où  le  zéphir  se  pose, 

Sous  un  nom  dilTérent  serait  encor  la  rose  ! 

S'en  exhalerait-il  un  plus  doux  parfum  ?  Non. 

Ainsi  mon   Roméo,  «piand  il  perdrait  son  nom 

N'en  ijarderait  ]ias  moins  sa  f^ràon  et  tout  son  charme  ^. 

C'est  la  parure  usée  du  langage  noidc  <|iu  alourdit  la  démarche 
du  style  poétique  de  Deschamps.  Mais  la  convention  du  langage 
entraîne  de  j)lus  graves  conséquences.  Quand  la  Juliette  française 
déclare  son  amour  à  Roméo,  nous  chercherons  en  vain  dans  ses 
])aroles  la  simjdicité toute  franche  irt  l'ardeur  amoureuse  de  l'héroïne 
anglaise.  La  Julii'lle  de  Shakespeare  rougit  d'avouer  ainsi  qu'elle 
aime   ;   elh-    xoudiJiil     n^rdci-    la    bii'iiséance.     Klle    voudraiL   mer  ce 

1.  Shakosp.  Act.  II,  se.  ii.  —  É.  Dose  hamps,  Œ.  r.,  I.  V,  {>.  12G. 

2.  Ibid.,  V,  p.  126. 


«    RO:.ICO    ET    JULIETTE    » 


qu'elle  a  dit.   Mais   aussitôt    elle    s'écrie  :  «   Tant    pis   pour  la    bien- 
séance ;   ni'aimes-tu  ^  ?  » 

Ce  cri  de  passion  n'est  point  permis  à  l'héroïne  française.  Elle  dit 
avec  une  solennité  toute  classique  : 

Sans  ce  i'oile  îles  nuits  qui  couvre  mon  visage, 
Tu  verrais  se  baisser  m"s  yeux,  luou  hieii-aimé, 
Et  rougir  la  pudeur  sur  mon  front  enflammé  ; 
Car  tu  m'as  entendu  révéler  un  mystère 
Dont  je  croyais  la  nuit  seule  dépositaire. 
Je  voudrais  bien  pouvoir  reprendre  mes  aveux  ; 
Roméo,  parle,  parle  ;  est-ce  que  tu  le  veux  ? 

La  Juliette  de  Shakespeare  disait  naïvement  :  «  En  vérité,  je  suis 
trop  passionnée  ^,  »  et  surtout  elle  avouait  cette  crainte  :  ft  Tu  pour- 
rais en  conclure  que  ma  conduite  est  légère.  »  7—  Cette  supposition 
paraissait  offensante  au  traducteur  français  qui  l'a  remplacée  par  un 
trait  conventionnel  de  psychologie  amoureuse  : 

Vraiment,  beau  Montagu,  vraiment  je  suis  trop  tendre  ! 
Les  promesses  d'aimer  doivent  se  faire  attendre  !... 

Nous  sommes  loin  de  la  simplicité  de  l'héroïne  anglaise.  Ce  n'est 
]»as  elle  qui  aurait  su  trouver  des  maximes  générales  dans  le  goût 
français  : 

Un  peu  d'amour  sans  doute  est  facile  à  cacher. 


Sous  de  feintes  froideurs  les  dames  de  Vérone 
Cachent  un  peu  d'amour  qu'un  grand  art  environne  ^. 

Elle  est  bien  trop  troublée  ]j(>ur  aiguiser  ainsi  une  épigrannne.  Il 
n'y  a  pas  jusqu'à  la  délicate  antithèse  de  la  fin  du  couplet  : 

Tu  vois  mon  cœur,  pardonne,  et  ne  va  pas  juger 
Que,  pour  être  si  faible,  il  deviendra  léger, 

qui  ne  dénote  un  ail  dlllérent  de  |»ciu(li<'  les  passions  humaines:  une 
analyse  fine,  aj)pliquce,  rationnelle,  substituée  à  la  brusque  et  vio- 
lente synthèse  imaginative  de  Shakespeare. 

Si  l'on  veut  apprécier  dans  Shakespeare  l'individualité  profonde 
du  caractère  de  Roméo,  il  faut  se  reporter  au  I^"^  acte.  Il  n'a  point 
encore  vu  Juliette,  et  ne  connaît  de  l'amour  que  ces  beaux  désirs 
douloureux  qui  tourmentent  l'âme  humaine  à  l'âge  de  la  puberté.  — 
C'est  après  la  bagarre  qui  a  ensanglanté  les  rues  de  Vérone.  Son  père 
et  sa  mère  causent  avec  son  intime  ami  l><'u\(ilio.  Le  jeune  homme 

1.  Shakfsp.  Ibi<l.  Il,  II.  —  I^:.  Dcsch.  Œ.  c,  t.  V,  p.  liT. 

2.  Shakcsp.  Ihi,l.  —  f^.  l).-scJi.  (K.  r.,  I.  V,  [..  128. 


154  EMILE    DESCHAMPS    ET    SHAKESPKAKE 

n'a  point  pris  ]>art  à  la  bataille.  Où  était-il  ?  Bcnvolio  Va  vu  dès  le 
jutinl  du  jour,  «  errant  dans  le  bosquet  des  sycomores  »  ^.  Il  y  a  là 
nue 'jolie  description  de  la  matinée  d'un  mélancolique.  Et  quand  la 
mère  de  Roméo  raconte,  pour  s'en  désoler,  que  «  le  jour,  il  s'enferme 
au  logis,  dans  sa  cbambre,  clôt  ses  fenêtres,  tire  le  verrou  à  la  belle 
lumière  et  se  comp<»se  une  nuit  artificielle  pour  son  usage  ^  »,  ce  sont 
là  de  ces  traits  de  réalisme  familier  (pii  font  entrer  dans  le  cœur  du 
personnage  et  nous  disposent  à  le  comprendre.  Deschamps  n'en  a 
rien  gardé.  Obsédé  par  le  souei  classique  d'une  action  rapide,  il 
supprime  encore  la  scène  suivante  où  Roméo  survenant,  après  que  ses 
parents  se  sont  retirés,  confie  à  son  ami  la  cause 'de  sa  peine.  L'objet 
de  son  amour  n'est  rien  encore.  C'est  de  l'amour  qu'il  est  amoureu.x. 
Et  les  deux  amis  dissertent  sur  cet  étrange  sentiment,  plein  de  cruauté 
et  de  charme,  plus  voisin  de  la  haine  qu'il  ne  semble,  contradictoire 
comme  toute  la  nature.  Ainsi  afïleure,  dans  le  dialogue  de  Shakespeare, 
une  philosophie  ])oétique,  et  qui  fait  rêver  ses  héros  et  le  sjiectaleur. 
Dans  line  autre  scène  dvi  même  acte.  Rome  i  s'éniait  dans  le  texte 
anglais  : 

Est-ce  que  l'Amour  est  un  être  tendre  ?  II  n'est  que  trop  brutal, 
il  est  cruel,  et  il  pique  comme  l'épine  »  —  et  Mercutio  lui  répondait  : 
«  Si  l'Amour  est  brutal  avec  vous,  soyez  brutal  avec  l'Amour...  et  vous 
vaincrez  l'amour  ^. 

Rien  de  tel  chez  Deschamps.  Son  Roméo  s'écrie-t-il  : 

Amour  !   chaos   informe  !   illusion   charmante  ! 
Sérieuse  chimère  *  ! 

C'est  à  peine  une  réminiscence  des  imprécations  du  héros  shakes- 
pearien contre  l'amour,  frère  de  la  haine,  les  deux  principes  généra- 
teurs de  la  nature  et  de  la  vie,  selon  la  philosophie  du  grand  poète 
anglais. 

La  réduction  que  Deschamps  fait  subir  aux  héros  de  Shakespeare 
comme  à  leurs  idées  et  à  leurs  sentiments  est  extrêmement  sensible, 
quand  on  considère  ce  qu'il  garde  du  rôle  de  Roméo.  Ce  n'est  plus 
cette  ànie  complexe,  pleine  de  dialectique  et  de  songe,  c'est  un  de  ces 
jeunes  amonieux  distraits  qu'on  raille  dans  les  salons  : 

Tous  les  matins  il  pari  et  va  je  w  sais  où  ; 

il  ^\\\[  les  cours  de  \'iclor  r<iii--m  : 

I.   Sliakt'sp.   Rom.  and  Jnl.   I,  i. 
•2.    Ibid. 

3.  Shakesp.  Romeo.  Act.  I,  se.  iv. 

4.  É.  D.  Œ.  c,  t.  V,  p.  111.  —  Shakesp.  liomeo  .Act.  I,  se.  i. 


«    ROMÉO     ET    .TUI.IETTE    ))  155 

C'est  un  jeune  homme,  imbu  de  l'esprit  des  écoles, 
Qui  rêve  poésie,  amour,  et  cœtera  ^... 

Il  faut  cependant  fixer  son  attitude  : 

Tiens  le  vois-tu  là-bas,  planté  comme  un  if  sombre  ^. 

C'est  tout  ce  que  Deschamps  conserve  ici  de  cette  })rofusion  d'images 
de  la  nature  qui  fleurit  et  colore  le  dialogue  de  Shakesj.>eare.  Çà  et  là 
cependant  dans  la  pièce,  il  a  songé  à  parer  sa  traduction  des  prestiges 
de  la  poésie  de  la  nature.  Ainsi  Roméo,  II.  se.  i  (se.  n  du  II  de  Sh.), 
prend  à  témoin  la  ]im.e  de  son  amour  pour  Juliette  : 

Ah  î  j'en  prends  à  témoin  cette  lune  argentée 
Qui  te  montre  si  blanche  à  ma  vue  enchantée. 

Cette  épithète,  argentée,  est-elle  réc|iii\  aient  de  l'exquise  notation 
de  Shakespeare  :  ;  Femme,  j.3  le  jure  par  la  lune  sacrée  qui  argenté 
la  cime  de  ces  arbres  fruitiers  ?  ^  » 

Deschamps  a  permis  que  Dom  Laurence,  le  franciscain,  saluant  le 
jour,  se  souvînt  un  peu  de  l'admirable  description  du  matin  qu'il 
traçait  dans  Shakespeare  : 

Le  matin  aux  yeux  gris,  disait-il,  sourit  à  la  nuit  renfrognée  et  diapré 
les  nuages  de  l'Orient  de  lignes  lumineuses.  La  nuit  couperosée  comme  un 
ivrogne  chancelle  en  s'éloignant  de  la  route  du  jour  tracé  par  les  roues 
du  Titan.  Maintenant  avant  que  le  soleil  darde  ses  yeux  de  feu  pour  égayer 
le  jour,  et  sécher  la  rosée  de  la  nuit,  il  me  faut  remplir  cette  cage  d'osier 
de  simples  pernicieux  et  de  fleurs  au  jus  précieux.  La  terre  qui  est  la  mère 
de  la  nature  est  aussi  sa  tombe  ;  elle  est  son  cercueil  et  sa  matrice.  Les 
enfants  de  toute  espèce  sortis  de  sa  matrice,  nous  les  retrouvons  suçant 
sa  mamelle... 

11  n'y  a  plus  dans  le  passage  de  Deschamps  qu'un  écho  très  affaibli 
de  cette  effusion  panthéiste  *  ;  quant  à  la  description  du  levei;  du  jour, 
il  l'a  transposée,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  dans  la  langue  poétique  du 
xviii^  siècle  : 

Le  matin,  aux  yeux  gris,  s'éveille,  souriant 
Et  d'une  main  hâtive  entr'ouvre  l'orient. 
Devant  les  pas  du  jour,  la  nuit  traînant  ses  voiles, 
Parsemés  des  rayons  et  d'ombres  et  d'étoiles. 
Comme  un  homme  ivre  marche  et  fuit  en  chancelant. 

1.  Shakcsp.  Rom.  and  Jul.  il,  se.  m.  —  É.  D.  Œ.  c,  l.  V,  p.  l;3l. 

2.  É.    Dcschamps.  Œ.  c,  j).   109-110. 

3.  Shakospf-arf.  Romeo  and  Julirl.  II,  se.  ii. 

4.  Shakespeare.  Romeo  and  Juliet.  II,  se.  m.  —  Vijrny  scmMe  s'être  ins- 
piré de  ce  passade  dans  la  prosopojtéc  fameuse  de   la  Maison  du  Berger, 


156  EMILE.   DtSCHAMPS    ET    SHAKESPEARE 

C'est  le  dessin  abstrait  de  la  description,  mais  la  vie  en  est  absente 
et  le  souffle  qui  anime  le  style  de  Shakespeare,  ne  soulève  pas  ces 
longs  vers  pompeux  et  monotones,  où  rien  n'est  nouveau  ni  les 
imatres,  ni  la  formule. 

Ainsi  philosophie  de  l'amour,  sentiment  de  la  nature,  individualité 
des  caractères,  les  qualités  essentielles  du  texte  anglais  sont  singu- 
lièrement altérées  dans  l'œuvre  française.  Même  l'imagination  dans 
le  détail  du  style,  qui  constitue  la  grâce  de  la  poésie  shakespearienne 
est  travestie  dans  l'imitation  qu'en  donne  Deschamps.  Mais  le  tra- 
vestissement est  parfois  ingénieux,  comme  par  exemple  quand  il 
traduit  le  couplet  de  Mercutio  sur  la  reine  Mab.  S'il  n'atteint  pas 
Shakespeare  assurément,  il  fait  qu'on  s'amuse  des  transpositions 
que  la  délicatesse  du  goût  français  lui  suggère  et  qu'on  applaudit  à  la 
souplesse  de  son  talent. 

La  reine  Mab,  cette  reine  des  Fées,  cpii  a  dû  visiter  Roméo,  est  la 
dispensatrice  des  songes.  Nous  ne  pouvons  mieux  terminer  cette 
étude  comparative  qu'en  citant  le  passage  de  Deschamps.  On  lira 
après  ce  joli  morceau,  l'inimitable  description  de  Shakespeare.  On 
aura  ainsi  la  mesure  de  l'audace  de  Deschamps. 

Voici  le  cou])let  du   jinèto    français  ^  : 

.Te  vois  :  la  reine  Mab  ta  visité  ;  —  c'est  elle 

Qui  fait,  dans  le  sommeil,  veiller  l'àine  immortelle. 

Aussi  mince  et  moins  longue  en  toute  sa  hauteur 

Que  l'agate  qui  brille  an  doigt  dun  sénateur, 

Elle  s'en  va,  traînée  au  vol  par  deux  atomes, 

Autour  des  lits  dormeurs  balancer  des  fantômes. 

Une  écorce  de  noix  forme  son  char  léger. 

Qu'a  creusé  l'écureuil  ou  l'insecte  étranger 

Qui,  depuis  deux  mille  ans.  travaille  pour  les  fées'; 

Un  sylphe  y  colora  des  pavots  en  trophées  ; 

Sa  triple  roue  ovale  a,  pour  maigres  rayons. 

Les  pattes  d'un  faucheu.x  dont  nous  nous  elTrayoti^  ; 

Sur  le  magique  ehar,  l'aile  d'une  cigale 

Étend  l'abri   mouvant  de   son  ombre  inégale  ; 

Les  brides,  les  harnais,    frêles,  inaperçus. 

Sont  les  fils  vaporeux  que  la  vierge  a  tissus. 

Établi  sur  le  siège  un  moucheron  nocturne. 

Vêtu  de   gris,  conduit   la  reine  taciturne. 

A  l'os  d'un  grillon  noir  pend  son  fouet  <pii,  d;tns  l'air. 

Dessine,  en  se  jouant,  la  fuite  d'un  éclair. 

Durant  les  nuits.  \n  fée.  en  ce  grêle  équipage. 


1.   Œ.  c,  t.  V,  j).  ll.'i.  I^p  texte  original  est  clans  Shakespeare,  Romeo,  act.  I, 
scène  iv. 


«   ROMÉO    ET    JULIETTE   »  157 

Galope  follement  dans   le   cerveau   d'un  page, 
Qui  rêve  espiègles  tours  et  propos  amusants  ; 
De  là,  sur  les  genoux  des  hautains  courtisans 
Elle  marche  ;  aussitôt  ils  font  des  révérences  ; 
Sur  le  front  d'un  vieux  juge  ;  il  rêve  remontrances, 
Épices  et  gibets  ;  parmi  les  longs  cheveux 
D'une  dame  romaine  ;  elle  entend  des  aveux, 
Des  sonnets  enflammés,  de  molles  sérénades  ; 
La  fée  en  mille  endroits  poursuit  ses  promenades. 
Tantôt  elle  s'accroche  au  nez  d'un  procureur, 
Vite  il  flaire  un  procès,  délicieuse  erreur  ! 
Tantôt  elle  se  plaît,  du  bout  de  sa  baguette, 
A  gratter  le  menton  d'un  gros  abbé  qui  guette. 
D'un  air  humble  et  contrit,  un  bon  canonicat. 
Elle  escalade  encor  la  nuque  d'un  soldat  ; 
Il  rêve  d'ennemis  qu'il  pourfend,  de  cruzades, 
De  coutelas  d'Espagne  et  de  larges  rasades  ; 
Le  tambour  !  la  trompette  !  il  s'éveille,  et  d'abord 
Jure  et  baille,  en  jurant  toujours,  puis  se  reiulort. 
C'est  elle,  c'est  aussi  la  fée  aventurière, 
Qui  des  chevaux  dans  l'ombre  émiette  la  litière, 
Et  dont  elle  aplatit  et  tresse  avec  douleur. 
Les  crins  ensorcelés,  présage  de  malheur  ! 
C'est  elle  enfin,  dit-on,  qui,  dans  un  songe  habille. 
Coiffe  de  fleurs,  ramène  au  bal  la  jeune  fille... 
Et  lui  fait  entrevoir  des  mystères  qu'un  jour 
A  son  cœur  ignorant  dévoilera  l'amour!... 
Mais  le  coq  chante,  adieu  la  reine  Mab  !... 


L'  «  audace  »  d'Emile  Deschamps  l'amenait  donc  en  1828  à  se  placer 
devant  le  problème  de  la  traduction  et  de  la  représentation  de 
Shakespeare  en  France  dans  l'altitude  d'un  spectateur  impartial  et 
de  fine  culture. 

Au  fond,  la  question  n'a  pas  bougé  depuis  Voltaire  jusqu'à  Des- 
cliamps  et  je  crois  bien  ([u'cllo  est  restée  la  même  pour  nous.  Les 
périodiques  tentatives  (ju'on  a  faites  jusqu'à  nos  jours  pour  accli- 
mater le  grand  Anglais  sur  nqtre  scène  sont  comme  autant  d'expé- 
riences, dont  on  peut  induire  cette  loi  :  le  spectateur  impartial  en 
notre  pays  classique  a  toujours  admiré  Shakespeare  comme  anglais, 
il  s'intéressera  toujours  aux  copies  ingénieuses  que  périodiciuemcnt 
on  peut  faire  du  maître,  il  lui  préfère  seulcmeiit  d'autres  modèles 
]»our  des  Français. 

Il  faut  distinguer  nettement  deux  choses  dans  l'histoire  de  la 
réputation  de  Sli;»kcs]K'nr(;  eu  ]''ian('(;  :  le  goût  du  ]iubhc  lettré  et  son 


158  KMII.F.     DESCHAMPS    ET    SHAKESPEARE 

esprit  de  curiosité.  Cette  curiosité  ira  grandissant  à  mesure  que 
s'enrichira  chez  nous  la  connaissance  des  littératures  étrangères.  Mais 
le  goût  de  ce  mêine  public,  c'est-à-dire  sa  manière  personnelle  et 
profonde  de  réagir  devant  les  chefs-d'œuvre  des  races  différentes  de 
la  nôtre  ne  se  modifiera  pas  sensiblement  ;  il  reste  très  classique 
encore,  malgré  tant  de  velléités  d'indépendance,  et  rebelle  eji  somme 
à  la  con<  t'ptiou  d'un  théâtre  libéré  des  règles  de  VArt  Poétique  et 
des  lois  plus  sévères  encore  de  la  bienséance. 

Il  y  avait  entre  l'usage  de  Shakespeare  ^  et  les  Iraditiuiis  de  notre 
scène  des  différences  fondamentales  qu'il  n'appartenait  pas  plus  à 
la  fantaisie  du  talent  qu'aux  caprices  de  la  mode  d'effacer.  L'idée  que 
les  Français  se  faisaient  du  théâtre  (et  je  ne  crois  pas  que  le  Roman- 
tisme l'ait  beaucoup  modifiée)  se  retrouve  au  fond  de  toutes  les  mani- 
festations de  leur  génie.  C'est  une  tendance  profonde  de  notre  race  : 
nous  avons  un  besoin  de  clarté  et  de  simplicité  en  toutes  choses,  et  les 
chefs-d'œuvre  de  notre  théâtre  classique  ne  sont  à  cet  égard  que 
l'image  brillante  des  préférences  intimes  de  notre  esprit.  Le  cercle 
de  notre  admiration  s'est  élargi  avec  la  succession  des  époques,  mais 
au  centre  demeure  ce  fort  parti-pris  en  faveur  d'un  art  où  la  pensée 
se  développe  en  une  succession  de  raisons  précises,  toujours  bien 
déduites,  où  la  forme  est  simple,  un  peu  sèche  parfois,  mais  élégante 
et  proportionnée.  En  France,  quelque  enthousiasme  que  nous  inspire 
Shakespeare,  nous  lui  préférerons  toujours  Racine  ^ 

1.  Le  jugement  d'un  connaisseur  de  la  qualité  de  Rémy  de  Gourmont  est 
intéressant  à  relever  sur  ce  point.  A  propos  du  manque  de  proportion,  défaut 
des  Anglais  eu  littérature,  voir  Pendant  la  guerre.  Paris,  Mercure  de  France, 
1917,  in-16,  p.  2.33. 

2.  Cf.  G.  Pcllissier,  Shakespeare  et  la  superstition  shakespearienne.  Paris,  1914, 
et  le  curieux  article  do  C.  Latroillc  (Revue  d'Iiist.  litl.  de  la  France,  1916)  :  Un 
épisode  de  l'histoire  de  Shakespeare  en  France,  où  se  trouve  résumée  la  polémique 
que  soutint  Ponsard  de  1840  à  1856  au  nom  de  Racine  contre  Shakespeare  et 
ses  imitateurs.  Une  des  péripéties  les  plus  piquantes  de  la  querelle,  ce  fut  de 
voir  .Nisard  prendre  la  défense  di-  Shakespeare  contre  les  attaques  dont  il  était 
l'ohjct.  Cf.  le  Discours  de  réception  de  Ponsard  à  l'Académie  et  la  réponse  de 
Nisard  (18.')G).  Voir  aussi  .Tournai  de  l'Instruction  publique,  19  mars  1851,  et  les 
Études  sur  Shakespeare,  par  Philarcte  Chasles   (1852). 


CHAPITRE  IV 
La    bataille    romantujuk.    — •    Emile     Desciiamps,    apologiste 

DE   «   CrOMWELL  »   ET   CRITIQUE   DE   «   HeRNANI    ». 


A  partir  de  l'année  1828,  les  circonstances  justifient  l'humeur 
batailleuse  de  Deschamps.  Entre  classiques  et  romantiques,  surtout 
depuis  la  publication  de  la  Préface  de  Cromwell,  c'est  la  guerre  ouverte. 
Les  Débats  attaquent  violemment  Victor  Hugo  (29  janvier  1828).  Les 
rédacteurs  du  Globe  ne  peuvent  se  résoudre  à  prendre  hardiment  parti 
pour  les  poètes.  Ils  n'ont  donc  plus  qu'à  se  défendre  eux-mêmes. 

Tous  se  rassemblent  autour  de  Victor  Hugo,  ainsi  qu'en  témoigne 
ce  mot  de  Paul  Foucher  :  a  C'est,  dit-il,  comme  une  fermentation 
littéraire,  une  fécondation  générale  ^...  » 

Les  Orientales  allaient  paraître  en  volume  au  mois  de  janvier  de 
l'année  suivante,  et  le  jeune  chef  d'école  méditait  déjà  le  plan  de 
Marion  Delorme  et  celui  tVHernani.  La  veille  de  l'apparition  des 
Orientales,  le  18  janvier  1829,  il  adressait  à  Vigny  cette  invitation  : 

«  Si  la  santé  de  M™^  Lydia  vous  permet  de  la  quitter  quelques 
heures,  vous  seriez  bien  aimable,  cher  et  grand  Alfred,  de  venir  passer 
votre  soirée  de  jeudi,  rue  Notre-Dame-des-Champs,  n^  11.  Vous  y 
trouverez  Emile,  Antoni,  David,  Sainte-Beuve,  et  l'ami  entre  les 
amis  ^.    » 

C'est  le  Ki  juillet  de  la  même  année  qu'eut  lieu  chez  Victor  Hugo 
la  lecture  de  Marion  Delorme,  qui  s'intitulait  alors  :  Un  duel  sous 
Iiichelieu.  Il  y  avait,  ce  jour-là,  dans  la  chambre  au  lys  d'or,  l'élite 
des  ])artisans  de  rimagiiuitiou  dans  l'art,  poètes,  })eintres,  romanciers, 
journalistes,  ])rofesseurs  s'étaient  donné  rendez-vous  :  Balzac,  Dela- 
croix, Dumas,  Vigny,  Musset,  Villemain,  Armand  et  Edouard  Bertin, 
Louis   Boulanger,    Sainte-Beuve,    Frédéric   Soulié,  Taylor,    Soumet, 

1.  I'iil)l.  par  Aiidn'  l'avio,  dans  ses  Médaillons  roinaïUiqncs.  l'aris,  E.  l'aul, 
rjO'J,  iii-lC,  p.  300.  Lettre  adressée  à  Victor  Pavie,  le  o  août  182S. 

2.  Cité  par  E.  Dupuy.  Alfred  de  Vignij.   I.  Les  Amilièn,  p.  233. 


160  LA     BATAILLE     ROMANTIQUE 

Emile  el  Autoui  Deschain])s,  les  Deverla,  l',h.  Magiiin,  M'"^  Belloc, 
},[me  Tastu.  Il  ne  maïuiuait  que  Lamartine,  ijui  était  alors  à  Aix 
et  David  d'Angers,  <iui  se  trouvait  à  Weimar  près  de  Goethe. 
Edouard  Turquéty,  un  romantique  réputé,  a  tracé  de  cette  soirée  à 
laquelle  il  assistait,  un  tableau  humoristique  ^. 

Les  Souvenirs  de  Turquéty  nous  transportent  liuit  jours  après 
rue  de  Miromesnil,  chez  Alfred  de  Vigny,  qui  faisait  une  lecture 
d'Othello  : 

«  La  soirée,  dit-il,  fut  très  brillante.  On  n'annonçait  que  comtes 
et  barons  ;  les  ai)partements  étaient  pleins  de  luxe  et  d'ornements. 
La  lecture  dura  fort  tard  et  m'intéressa...  Je  vis  beaucoup  (rhuniiiics 
de  lettres  dont  je  connaissais  les  ouvrages  ^.  »  Mais  ces  gens  de  lettres, 
Turquéty  montre  spirituellement  qu'ils  ne  se  trouvaient  pas  aussi  à 
leur  aise  dans  les  appartements  du  comte  de  Vigny  que  chez  Victor 
Hugo.  Il  a  fort  bien  noté  la  différence  des  milieux  et  les  raisons  pro- 
fondes de  la  rupture  entre  les  deux  poètes.  Le  seul  Emile  Deschamps 
pourra,  malgré  celte  rupture,  leur  demeurer  également  fidèle.  Poète 
et  mondain  accomph,  il  fréquentait  avec  autant  d'assiduité  les  gens 
de  lettres  que  les  gens  du  monde. 

Turquéty  qui  raillait  tout  à  l'heure  l'enthfjusiasme  de  Deschamps 
pour  ses  amis,  rend  d'ailleurs  hommage  à  son  charme  personnel  : 

«  Emile  Deschamps,  dit-il,  est  l'homme  le  plus  aimable  que  j'aie 
jamais  entendu.  Il  est  impossible  de  se  faire  une  idée  de  sa  finesse 
et  de  sa  grâce...  »  C'est  lui,  (pii  avait  introduit  Turquéty  auprès 
d'Alfred  de  Vigny  :  «  Je  lui  dis  mes  vers  ;  il  me  récita  des  siens, 
et,  en  me  quittant,  il  me  demanda  mon  adresse  pour  m'cmmener 
faire  une  lecture  chez  le  comte  de  Vigny  ^.  » 

Nous  voyons  par  cet  exemple,  comment  Emile  Deschamps  tra- 
vaillait à  la  défense  de  la  cause  :  après  avoir  examiné  les  recrues 
nouvelles,  il  les  présentait  à  l'un  des  chefs  de  l'Ecole  :  c'était  une 
initiation.  A  mesure  que  la  propagande  romantique  s'étendait,  il 
fallait  d'ailleurs  être  moins  dilficile.  On  commençait  à  se  préoccuper 
de  ce  «pi'un  pensait  en  province.  Le  Breton  Turquéty*,  comme  le 

1.  Frcdt'-ric  Saulnicr.  La  lie  d'un  poète  :  Edouard  Tunjuély  (1807-1867).  Paris, 
1885,  p. '75. 

2.  Ihid.,  p.  70. 

3.  P.  71. 

•'».   La  Ir;l(rc  suivant»'  de  Tur(pu-ty  à  Emile  Deschamps  est  un  document  inté-' 
ressant  sur  le  travail  de  propafrandc  qui  s'opérait  alors  en  province  : 
Monsieur  Emile  Descdamps,  rue  de  la  Villo-rÉvèrjuc,  10  bis. 

Monsieur.  Permettez-moi  de  vous  remercier  de  tout  ce  qu'il  y  a  d'indulgent  pour  moi 
dans  la  lettre  que  vous  avez  bien  voulu  m'écrire.  11  y  a  longtemps  que  j'aurais  rempli  ce  devoir 


UN    «    CONSULAT    »    LITTÉRAIRE  161 

Tourangeau  Victor  Pavie  et  le  Bourguignon  Louis  Bertrand,  étaient 
d'autant  mieux  accueillis  qu'on  les  croyait  capables  de  devenir  dans 
leurs  villes  natales  les  «  missionnaires  »  du  romantisme.  ^ 


qui  est  en  même  temps  un  plaisir  si  je  n'avais  trouvé  des  cmpêchemen,ts  trop  réels  dans  l'état 
de. frôle  santé  où  je  suis  continuellement  depuis  mon  arrivée.  Je  n'avais  pas  besoin  de  ce  nou- 
veau témoignage  pour  apprendre  à  connaître  votre  bienveillance  pour  les  jeunes  gens  qui  sa 
livrent  à  la  littérature,  mais  j'y  ai  été  aussi  sensible  qu'on  peut  l'être,  et  il  m'est  bien  doux 
de  vous  parler  de  ma  reconnaissance.  Je  n'oublierai  jamais  l'intérêt  que  vous  m'avez  montré 
pendant  mon  séjour  à  Paris  ;  je  puis  même  dire  que  c'est  là  un  de  mes  souvenirs  les  plus  chers. 

La  distinction  flatteuse  que  notre  grande  école  poétique  veut  bien  accorder  à  mes  faibles 
ouvrages  m'a  rendu  aussi  heureux  que  fier.  En  m'admettant  dans  vos  rangs,  vous  avez  oublié 
mes  essais  pour  ne  tenir  compte  que  de  ma  bonne  volonté  et  de  mon  zèle...  Vous  m'avez 
plutôt  jugé  sur  mes  opinions  littéraires  que  sur  mes  vers.  C'est  ce  que  je  ne  perdrai  point  de 
vue  pour  travailler  à  mériter  une  estime  que  vous  m'avez  si  libéralement  accordée  et  qui  est 
un  si  grand  bonheur  pour  moi. 

Il  serait  bien  à  désirer,  Monsieur,  que  je  fusse  un  missionnaire  utile,  comme  vous  le  dites  ; 
la  poésie  est  si  peu  sentie  dans  les  départements  éloignés  de  la  capitale  !...  Malheureusement 
la  bonne  volonté  n'est  pas  tout  et  je  ne  l'ai  que  trop  souvent  éprouvé  par  moi-même.  J'ai 
souvent  prêché. 

J'ai  peut-être  fait  quelques  prosélytes  grâce  aux  Méditations  et  au.'c  Orientales  que  jo 
forçais  de  lire,  mais  le  plus  ordinairement  tous  les  efforts  viennent  se  briser  contre  les  préven- 
tions qui  dominent  encore  dans  la  province.  —  Les  intérêts  matériels  ont  trop  de  puissance 
pour  laisser  l'âme  s'ouvrir  à  des  émotions  purement  intellectuelles.  La  vie  du  corps  est  tout 
chez  la  plupart  des  hommes  ;  dès  lors  il  n'y  a  plus  de  sentiment  de  poésie,  et  l'existence  de 
l'âme,  si  énergique  dans  un  petit  nombre  d'individus,  s'éteint  et  meurt  faute  d'aliments. 
C'est  réellement  une  chose  bien  misérable  de  voir  à  quel  point  la  plus  belle  partie  de  l'homme 
se  trouve  ainsi  dégradée.  Qu'est-ce  que  vivre  pour  ne  voir  autour  de  soi  que  le  temps  présent 
et  des  instincts  à  satisfaire  ?  C'était  bien  la  peine  de  naître. 

Je  suis  heureux.  Monsieur,  de  songer  que  vous  avez  trouvé  dans  quelques-uns  de  mes 
vers  un  peu  de  cette  vie  de  l'âme  qui  se  rencontre  si  belle,  si  complète  dans  vos  ouvrages. 
Pourrai-je  vous  exprimer  les  émotions  délicieuses  qu'ils  me  procurent  ?...  Que  de  fois  j'ai 
relu  ce  touchant  poème  de  Rodrigue,  si  riche  de  fraîcheur  et  de  grâce,  et  la  jeune  Emma  et 
vos  élégies  et  vos  traductions  aussi  originales  que  les  pièces  inspirées.  Je  les  relis  encore  et 
j'y  trouve  toujours  le  même  charme.  C'est  toujours  cette  vivacité  ravissante  de  style,  qu'on 
ne  saurait  peindre,  mais  qu'on  ne  se  lasse  jamais  de  sentir. 

Je  vous  prierai.  Monsieur,  d'ajouter  aux  bontés  que  vous  avez  eues  pour  moi  celle  de  me 
rappeler  au  souvenir  de  JL  de  Vigny  et  de  lui  dire  combien  je  souhaite  que  son  Othello  ramène 
enfin  le  théâtre  à  celle  nature  si  prodigieusement  défigurée  par  les  tragiques  modernes... 

Recevez,  Monsieur... 

EdOUAUD    TunQUETY. 

Rennes,  9  octobre  182'J. 

(Collection  Paignard.  Lettre  inédite). 

1.  Bertrand  élail  né  en  Piémont,  d'un  père  lorrain  et  d'une  mèro  italienne  ; 
mais  son  cnfancf  et  sa  jcnnossc  s'écoulèrent  à  Dijon.  —  On  pourrait 
consacrer  une  étude  intéressante  à  l'influence  du  romantisme  en  province. 
Elle  co'incide  avec  le  réveil  de  la  poésie  provinciale  en  France.  Champ- 
fleury,  dans  ses  Vignettes  romantiques,  a  compris  Amiens,  Rouen  et 
Dijon  parmi  les  villes  qu'il  appelle  «  des  centres  provinciaux  favorables  aux 
principes  de  la  nouvelle  école  ».  Il  aurait  pu  y  joindre  Rennes  et  Nantes,  comme 
le  remarcpie  M.  Olivier  de  Gourcufï  dans  son  étude  intitulée  :  Le  nioinTinenl 
fioélif/ue  en  Urelaf-iie  de  la  fin  de  la  Restauration  à  la  dévolution  de  18''i8.  Nantes, 
188."i,  in-8".  La  Hrr-tagne  ne  s'honore  y)as  seulement  d'avoir  donné  naissance  à 
Rri/.eux  ;  elle  est  fière  d'ivlisa  Mercœur,  d'i'^varisle  I ioulay-Paly,  d'ilippolylo 
de  La  Morvonnais,  d'Edouard  Turquély,  d'ilippolyle  Lucas,  d'Emile  Souveslre, 
d'l'>nest  l'ouinet.  M.  Olivier  de  Gourculî  étudie  successivement  l'œuvre  de  ces 
dillcrenls  poètes.  Il  a  mis  en  lumière  dans  une  autre  élude  le  romantisme  lyonnais 

11 


162  LA    BATAILLE    ROMANTIQUE 

Il  était  à  cette  date  sérieusement  organisé  pour  la  résistance  et  pour 
l'attaque.  Jamais  succès  au  théâtre  ne  sera  mieux  préparé  que  celui 
d'Othello,  si  ce  n'est  celui  d' Hernani.  Victor  Hugo,  plus  encore  qu'Alfred 
de  Vigny,  était,  en  ces  mémorables  campagnes,  un  stratège  émérite, 
et  ils  n'eurent  pas    de    meilleur  lieutenant  qu'Emile  Deschamps. 

Vers  la  fin  de  l'année  1829,  Vigny  songeait  à  la  création  d'un  pério- 
dique :  il  en  aurait  été  le  co-directeur  avec  Hugo  et  un  troisième  ami 
qu'il  ne  nomme  pas.  Il  s'agit  probablement  d'Emile  Deschamps. 
V.  Hugo  répond  aussitôt  à  sa  proposition. 

M.  Ernest  Dupuy,  qui  a  publié  cette  lettre  ^,  a  très  finement 
remarqué  que  le  nom  de  Bonaparte,  cité  par  Hugo,  prouve  qu'il  faut 
entendre  le  mot  :  Consulat,  non  pas  au  sens  latin,  mais  comme 
en  1799  au  sens  de  Triumvirat,  «  un  pouvoir  à  trois  têtes  ».  Quant  au 
troisième  membre  de  ce  «  consulat  de  gloire  et  d'amitié  »,  bien  que 
M.  Dupuy  constate  qu'après  1830,  lorsqu'on  aura  applaudi  aux 
Français  :  Henri  III  et  sa  Cour,  Alex.  Dumas  serait  seul  désigné 
pour  ce  titre,  il  ne  fait  aucune  difficulté  d'admettre  qu'en  1829  il 
revient  à  Emile  Deschamps.  Cette  hypothèse  est  d'ailleurs  confirmée 
par  un  passage  de  la  lettre  d'Emile  Deschamps  à  V.  Hugo  que  nous 
avons  citée  plus  haut  ^.  Deschamps,  après  avoir  remercié  le  poète 
de  la  part  qu'il  a  prise  à  l'heureuse  réception  de  Roméo  aux  Français 
ajoutait  ceci  :  «  Pourquoi  ne  ferions-nous  pas  une  société  poétique 

et  publié  une  notice  sur  les  amis  de  Victor  de  Laprade  :  Barthélémy  et  Jean 
Tisseur.  On  sait  quelles  proportions  allait  prendre  en  Languedoc  et  surtout  en 
Provence  avec  Jasmin  et  Mistral  le  réveil  de  la  poésie  provinciale  dans  la  seconde 
moitié  du  xix^  siècle.  Nous  verrons  plus  loin,  quand  nous  étudierons  les  relations 
d'Emile  Deschamps  avec  Thaïes  Bernard,  le  nivernais  Achille  Millien  et  le  pro- 
vençal Adolphe  Dumas,  que  notre  poète  suivit  avec  un  intérêt  passionné  les 
progrès  de  ce  mouvement. 

Il  convient  encore  de  citer  parmi  les  relations  provinciales  d'Emile  Deschamps, 
le  normand  Alphonse  Leflageais  ;  lamartinien  dans  ses  Poésies  élégiaques  (182G), 
il  répandit  le  romantisme  en  Normandie,  mais,  comme  Boulay-Paty,  il  s'attacha 
à  l'imitation  du  S^^-Beuve  des  Consolations. 

A  Bordeaux,  Emile  Deschamps  comptait  parmi  ses  amis  Edouard  Delprat, 
avocat,  qui  a  laissé  quelques  recueils  de  vers  :  Les  Frères  d'armes,  Lettres  d'un 
voyageur,  Les  Torrents  et  Edouard  Goût-Desmartres.  Ce  versificateur  prolixe, 
qui  était  maître  des  Jeux-Floraux,  a  publié  de  nombreux  recueils  poétiques  : 
Les  Fleurs  de  mai  (1838),  Le  Missionnaire  (1861),  Gerbes  de  poésie  (1841).  C'est 
un  disciple  attardé  de  la  «  Muse  Française  ».  Il  admire  Lamartine,  mais  il  imite 
Cuiraud,  Rességuicr,  Soumet. 

Joindre  aux  noms  des  poètes  bretons  celui  d'Alexandre  Jeanniard  du  Dot, 
poète  et  conteur  nantais,  qui  a  publié  dans  son  Essai  sur  l'inspiration  littéraire 
quelques  lettres  d'Emile  Deschamps,  datées  de  1864.  Elles  éclairent  les  rapports 
de  notre  romantique  avec  l'Ecole  parnassienne,   qui  s'imposait  alors. 

1.  Dupuy.  A.  de  Vigny.  I.  Les  Amitiés,  p.  242. 

2.  Supra,  p.  136. 


l'NE    APOLOGIE    DÉ    «    CROMWELL    ))  1G3 

€t  artiste,  d'où  résulterait  un  journal  de  tous  les  mois,  appelé  la 
Béjorine  littéraire  et  des  arts  ?  En  ne  choisissant  cette  fois  que  des 
homogènes  pour  rédacteurs  Antoni,  Alfred,  Wailly,  Lacroix  et  Sainte- 
Beuve  et  bien  d'autres  et  en  ne  signant  pas  nos  articles,  c'est,  je  crois, 
le  moment.  Vous,  notre  Dieu,  venez-y,  et  tout  sera  })arfait.  Nous 
en  i>arler(»ns,  n'est-ce  pas  ?  »  Deschamps  est  donc  dans  la  confidence  ; 
il  croit  ré])()udre^  victorieusement  sans  doute  à  (luckpies  objections 
d'Hugo  ;  il  nous  donne  enfin  le  titre  complet  de  cette  revue  :  la 
Réforme  dont  s'entretenaient  plus  haut  Victor  Hugo  et  Alfred  de 
Vigny. 

C'est  lui  ([ui  l'année  précédente  (1828),  au  milieu  des  attaques  dont 
le  drame  de  Cromwell  et  sa  fameuse  Pré/ace  avaient  été  l'objet,  avait 
fait  entendre  la  défense  d'Hugo.  Le  poète  avait  été  particulièrement 
malmené  i)ar  un  rédacteur  du  Mercure.  Deschamps  ht  insérer  dans 
cette  revue  même  sa  Lettre  à  Véditeur  du  Mercure  sur  le  Cromwell 
de  M.  V .  Hugo  ^  » 

La  Lettre  est  éloquente  :  elle  présente  une  apologie  ingénieuse  de 
cet  énorme  drame  : 

La  plupart  de  nos  auteurs,  dil-il.  lorsqu'ils  veulent  faire  une  ])ièce 
de  théâtre,  pensent  d'abord  à  l'action,  à  la  marche  de  l'ouvrage,  au  nœud 
de  l'intrigue,  etc.,  ])uis  ils  jettent  dans  cette  intrigue,  dans  cette  action 
des  personnages  si  peu  caractérisés,  si  peu  individualisés  qu'aux  noms 
près,  ce  sont  les  mêmes  gens  qu'on  a  vus  et  entendus  dans  cinquante 
autres  pièces.  M.  Victor  IIu<fo  a  fait  l'opération  inverse  :  on  recoiuiaît 
facilement  qu'à  l'exemple  de  Shakespeare,  il  a  commencé  par  méditer, 
])ar  conqioser  ses  personnages,  par  les  douer  chacun  d'un  caractère, 
d'un  langage,  d'une  physionomie  indélébiles  ;  ces  personnages  une  fois 
debout,  l'action  est  obligée  de  marcher  comme  eux,  et  l'agencement 
des  scènes  et  des  situations  est  une  conséquence  des  développements  de 
leurs  caractères  ^. 

Mais  il  loue  ]»arti(;ulicrement  dans  Cromwell  le  style  :  «  ces  vers, 
dil-il,  <|iii  ])arcourciit  avec  une  souplesse  surprcuaulc  huite  la  gamme 
]»oéti(pie  ))  ;  ils  lui  ra])[)cll(')it  "  la  numière  large  et  vraie  de  Corneille 
et  de  Molière.  M.  A'ictor  Hugo  nous  y  ramène  ;  c'était  une  grande 
<lifliculté,  ce  sera  une  grande  gloire  '  ».  Ainsi  admirons  l'artihce  d'Emile 
Descham])s  :  il  consiste  à  louer  chez  un  poète  prétendu  révolution- 
naire une  tendance  à  revenir,  ])ar  delà  les  fades  compositions  des 
imitateurs  de  Voltaire,  à  la  grande  tradition  du  xvii^  siècle. 


1.   Mercure  du  A7.V  sirrir,  iHiK,   I.   XX,  p.  289. 
•1.    K.  Dcscharnps.  (K.  r.,  l.  III,  p.  «J  d  10. 
-J.    Ibiil.,  p.  8. 


I(j4  LA     BATAILLE     ROMANTIQUE 

Victor  Hugo  fut  sensible  à  l'éloge  et  remercia  Deschamps  ^. 

Apologiste  de  Cromwell  en  1828,  Emile  Deschamps  fut  en  1830  au 
premier  rang  parmi  les  défenseurs  d'Hernani  ^. 

Un  document  bien  curieux  nous  le  montre  assistant  à  la  deuxième 
représentation  du  chef-d'œuvre,  si  ardemment  contesté,  et  notant 
avec  soin  pour  les  transmettre  à  l'auteur  ses  impressions  de  specta- 
teur. Il  est  piquant  de  discerner  dans  cette  longue  lettre,  sous  le 
voile  éclatant  des  éloges,  l'esprit  critique  qui  chez  Emile  Deschamps 
ne  se  laisse  pas  imposer  par  l'objet  qu'il  admire.  Emile  Deschamps 
appréciant  le  style  d'Hernani  !  Quelle  jolie  leçon  de  goût  !  C'est 
encore  et  toujours  le  lettré  du  xviii^  siècle,  le  pur  classique  qui  repa- 
rait sous  le  masque  du  romantique. 

Emile  Deschamps  a  Y.   Hugo. 

Mardi  matin. 
Cher   vainqueur. 

Nous  sommes  encore  enthousiasmés  de  votre  succès  d'hier,  et,  surtout, 
de  votre  génie.  Nous  avons  fait  la  queue,  ma  femme  et  moi,  et  nous  en 
avons  été  récompensés,  car,  avec  nos  places  de  balcon,  on  nous  a  mis 
dans  une  loge  en  face,  avec  MM.  Devéria  et  Boulanger.  Rien  n'égale 
notre  bonheur,  c'est  comme  votre  gloire. 

Maintenant  parlons  d'affaires.  Je  suis  émerveillé  comme  vous  avez 
changé  de  mots  aussi  à  propos  et  heureusement.  J'ai  bien  étudié  le  public, 
tout  en  lui  disant  mille  injures,  hier  ;  il  faut  encore  lui  céder  quelques 
vers,  quelques  mots  même  des  beaux,  et  dire,  avec  votre  vieux  :  «  J'en 
passe  et  des  meilleurs.  )>  Voici  le  résultat  de  mes  observations,  d'après 
l'attitude  des  spectateurs  : 

Au  2®  acte,  rien.  Excepté  :  «  Je  suis  de  ta  suite.  »  Je  persiste  ^. 

Au  2^  acte,  ôtez  :  «  Quelle  heure  est-il  *  .■'  Michelot  le  dit  mal,  et  comme 
ce  mot,  si  juste  en  lui-même,  vient  après  des  vers  poétiques  délicieux, 
le  changement  subit  de  ton  prête  à  rire.  Otez  :  Seigneur  bandit,  c'est  dom- 
mage, le  mot  est  très  bien.  Mais  ôtez  impitoyablement  huit  ou  dix  bandits 


1.  Lettre  citée  par  Marsan.  La  Bataille  romantique,  p.  71. 

2.  Le  soir  de  la  première  représentation,  le  25  février  1830,  il  avait  accueilli 
jyjme  Y  Hugo  dans  sa  loge  par  ce  mot  gracieux  :  «  Madame,  il  suffira  de  vous 
voir  pour  que  le  classique  le  plus  enragé  applaudisse  comme  nous.  « 

3.  «  Une  bonne  fortune  des  loges,  reconnaît  l'auteur  de  Victor  Hugo  raconté, 
fut  qu'au  lieu  de  dire  le  vers  comme  il  est  écrit,  M.  Firmin  dit  : 

Oui,  de  ta  suite,  ô  roi  !  —  de  ta  suite,  j'en  suis. 
«  Ce  «  de  ta  suite  j'en  suis  !  »  fut  une  joie  qui  se  prolongea  bien  longtemps 
après  ce  soir-là.  Pendant  des  mois,  les  classiques  ne  s'abordaient  qu'en  se  disant  : 
«  De  ta  suite,  j'en  suis  !  »  et  ils  avaient  un  moment  de  douce  hilarité.  » 

4.  «  Au  second  acte,  à  ce  passage  : 

Quelle  heure  est-il  ? 

—  Minuit. 
«  Ce  roi  qui  demandait  l'heure,  et  qui,  pour  la  demander,  disait  :  Quelle  heure 


UNE    CRITIQUE    DE    «    HERNAM    » 


165 


dans  tout  l"ouvrage,  soit  eu  les  ùtani  tout  à  fait,  soit  même  en  les  rempla- 
çant par  des  équivalents  rococo.  11  s'agit  de  sauver  de  mauvais  lazzis 
qui  détruisent,  dans  le  parterre,  l'émotion  de  toute  la  salle.  Otez  :  Madame 
■et  ses  yeux  noirs.  Je  ne  sais  ]>as  pourquoi,  mais  c'est  tro]>  bien  pour  eux. 

3^  acte  :  la  lin  de  l'admirable  premier  discours  du  vieillard  se  trouve 
lin  peu  longue.  J'ôterais  encore  deux  portraits  vers  le  milieu  ;  im  autre  : 
<^elui  d'Altesse,  saluez,  en  tout  cinq  ;  surtout,  j'ôterais  un  ou  deux  :  mon 
prisonnier,  que  Michelot  dit  mal  et  qui  font  rire  les  sols. 

L'annonce  de  l'arrivée  du  pèlerin  par  le  page  pourrait  être  faite 
par  deux  autres  vers  que  ceux  qui  riment  en  porte,  et  ti  importe,  rimes 
([ui  se  représentent  bientôt  après.  Enfin  et  ici,  c'est  une  beauté  réelle  qu'il 
faut  sacrifier:  vieillard  stupide,  il  Vaime!  Il  y  a  trop  et  il  y  aura  surtout 
trop  de  gens  stupides  dans  la  salle  pour  risquer  ce  mot  stupide,  qui  est 
cependant  le  seul  vrai.  Mais  soyez  sûr  qu'on  vous  arrêtera  toujours  là, 
et  qu'on  atténuera  ainsi  un  des  plus  grands  effets  de  l'ouvrage.  Cherchez 
Tin  malheureux  équivalent,  l'effet  prodigieux  sera  le  même.  Et  à  l'im- 
])ression,  on  fait  ce  qu'on  veut. 

Vous  avez  mis  déjà  : 

Un  amour  qui  change,  ainsi  que  tout  plumage, 

3.11  lieu  de  qui  mue,  qui  valait  bien  mieux. 

Encore  un  sacrifice  ainsi. 

Ah  !  Firmin  dit  d(Mix  fois  de  trop  encore  :  Hernani  !  en  livrant  sa 
tête. 

Au  4^  acte  ;  ces  haros  :  la  solde  du  bourreau,  et,  quelques  vers  après, 
j'aiderais  le  bourreau,  qui  rend  Charles-Quint  trop  sanguinaire.  Puis, 
c'est  une  répétition  inutile.  Nous  faisons  un  grand  prêtre  n'est  pas  compris 
du  public.  Ce  mot  qui  est  très  beau  n'est  peut-être  pas  assez  préparé. 
Là,  je  mettrais  quatre  vers  pour  le  motiver.  La  situation  comporte  ce 
développement,  et  je  ferais  bien  sentir  qu'il  s'agit  d'un  sacrifice  religieux, 
d'un  acte  de  foi,  dans  les  mœurs  du  temps.  Cette  réflexion  est  celle  de 
beaucoup  de  monde. 

Au  cinquième  acte,  je  ne  vous  demande  qu'une  coupure.  C'est  quatre 
vers,  dont  celui  : 

Je  suis  l)ien  [làlc,  <lis,  pour  une  fiancée  ! 
vers  charmant,  mais  dont  l'eUet  est  détruit  d'avance  par  un  vers  plus  fort  : 
Devions-nous    point    passer   enseniljlc    cette    nuit  ? 

Et  puis,  enfin,  le  mot  fiancée  est  là  un  peu  trop  élégiaque,  et,  eufiti, 
il  ne  fait  pas  bon  ell'et  sur  le  public,  qui  pourtant  a  été  électrisé  par  tout 
l'acte. 

€St-il  ?,  qui  disait  cela  en  vers,  et  à  qui  l'on  répondait,  toujours  en  vers,  qu'il 
clait  miiHjil,  cpiand  il  eût  été  si  simple  de  lui  répondri-  : 
Du  haut  do  ma  ilemourc, 
Sfcijjncur,  l'iiorlojje  enfin  sonne  la  douzièinu  heure. 
tout  cela  parut  nalurellenienl  inlolérable,  et  lo  rire  devint  une  huée.  Les  jeunes 
gerts  se  fâchèrent  un  peu,  et  imposèrent  silence  avec  une  telle  résolution  que  la 
scène  entre  lliTiiani  et  le  l'oi  l'ut  écoutée  sans  lronl)li'  el   im'missIi   plus  «pu'  la  i>re- 
mièrc  fois...   >■ 


16G  LA    BATAILLE    ROMANTIQUE 

Je  ne  vous  parle  pas  de  la  première  «  colombe  »,  quoiquils  n'en  veuillent 
pas.  Voyez. 

Pardon,  cher  Victor,  de  tant  de  pédanterie.  Vous  avez  déjà  ôté  et 
changé  bien  plus  ;  il  ne  reste  plus  que  des  mots,  mais  les  bêtes  féroces 
les  attendent,  et  il  faut  sacrifier  même  de  belles  choses  à  un  public  semé 
de  malveillance.  Surtout  les  bandits,  je  vous  prie,  et  les  yeux  noirs  de 
Madame  que  je  veiix  crever  tout  en  les  pleurant. 

Nous  sommes  tous  ravis.  Je  n'ai  plus  de  place  que  pour  vous  ea 
demander  quelques-unes.  Mettez-moi  à  la  poste,  si  vous  pouvez,  quatre 
places  de  deuxièmes  loges,  et  deux  orchestres  ou  première  galerie.  On 
entrera  comme  nous  avons  fait  hier.  C'est  pour  des  braves  gens  bien 
admirants. 

Votre  vieil  ami,  Emile.  » 

P. -S.  Je  vous  parlerai  d'une  conversation  du  roi  avec  le  duc  de  Fitz- 
James  sur  votre  compte.  Roi  et  duc  sont  parfaits. 

P. -S.  Ah  !  j'allais  oublier  : 

Qui  ne  sait  caresser  qu'après  qu'il  a  blessé  ! 

Et  puis  im  vers  d'Empire,  désire,  qui  rime  encore  au  milieu.  Consonnances 
qu'on  remarque  et  qu'il  faut  détruire. 

Au  surplus,  soumettez  mes  doutes  à  votre  conseil,  et  n'y  voyez  que 
des  moyens  de  succès  pur  et  non  des  critiques  littéraires.  Vous  ne  me  faites, 
pas  cette  injure,  j'espère.  « 

Cette  lettre  si  curieuse  a  pris  place  au  milieu  des  nombreux  docu- 
ments qui  font  suite  à  la  pièce  à^ Hernani,  dans  la  grande  édition  des 
Œuvres  complètes  de  Victor  Hugo,  que  publie  I\I.  Gustave  Simon,  et 
dont  r  Imprimerie  Nationale  assure  l'exécutiGn  matérielle.  Le  minutieux 
éditeur  y  a  joint  les  textes  modifiés  ou  supprimés  et  l'on  peut  faire 
après  lui  le  relevé  des  retouches  consenties  par  Hugo.  Elles  sont  en 
fort  petit  nombre.  Le  jeune  maître,  en  pleine  possession  de  son 
génie,  et  conscient  de  ses  audaces,  ne  cède  presque  rien  au  goût  plus 
timoré  de  son  ami  : 

Au  1^""  acte,  V.  Hugo  maintient  :  Madame  et  ses  yeux  noirs. 

Au  2^  acte  Deschamps  demande  à  V.  Hugo  de  supprimer  :  Quelle 
heure  est-il  ?  V.  Hugo  y  substitue  :  Est-il  minuit  ?  En  revanche  il  maiu tient 
les  mots  :  Seigneur-bandit,  qui  ont  choqué  Deschamps. 

Pour  la  scène  des  portraits  du  troisième  acte,  V.  Hugo  en  supprime 
quatre,  mais  il  maintient  le  :    Vieillard  stupide,  il  l'aime  I 

Au  quatrième  acte,  V.  Hugo  n'accorde  pas  la  suppression  de  la  répé- 
tition de  bourreau,  pas  plus  qu'il  ne  consent  à  expliquer  :  Nous  faisons 
un  grand  prêtre,  en  indiquant  qu'il  s'agit  d'un  sacrifice  religieux. 

Au  5^  acte  : 

Je  suis  bien  pâle,  dis,  pour  une  fiancée  ! 

Ce  vers  fut  supprimé,  puis  rétabli. 
Le  vers  : 


UNE     CRITIQUE    DE    «    HERNANI    »  167 

Devions-nous    point    passer    ensemble    celle    niiil  ? 
Le  mot  dormir,  qui  fait  image,  a  remplacé  :  passer. 

Quoi  ([u'il  en  soit,  la  lettre  publiée  par  M.  Gustave  Simon,  cette 
vivante  leçon  de  style,  nous  offre  une  occasion  nouvelle  de  constater 
en  même  temps  que  l'intimité  d'Emile  Deschamps  avec  Victor  Hugo, 
l'étendue  et  les  limites  de  son  goût.  En  pleine  fièvre  romantique,  il 
rappelle  le  puriste  qu'était  son  père,  il  demeure  un  lettré  à  l'ancienne 
manière,  celle  de  M.  Jacques  Deschamps. 


CHAPITRE  V 

I.  Les  «  Études  françaises  et  étrangères  ».  ■ —  Doctrine  litté- 
raire d'Emile  Deschamps.  —  II.  Emile  Deschamps  traduc- 
teur :  influences  de  l'Allemagne  et  de  l'Espagne  sur  le 
romantisme  français. 


I 

La  part  qu'Emile  Deschamps  a  prise  au  triomphe  du  Romantisme 
est  considérable.  Non  seulement  il  a  favorisé,  par  sa  diligente  acti- 
vité d'admirateur  et  d'ami,  le  succès  des  grandes  œuvres  nouvelles, 
il  en  a  expliqué  les  mérites,  et  propagé  la  gloire,  mais  encore  il  s'est 
personnellement  attaché  à  cultiver  le  goût  du  public  :  il  l'a  stimulé 
et  rendu  tout  ensemble  et  plus  difficile  et  plus  large. 

Quand  on  a  suivi  pas  à  pas  la  carrière  du  Romantisme  depuis  ses 
humbles  débuts  jusqu'aux  succès  éclatants  d'un  recueil  comme  les 
Orientales,  d'un  drame  comme  Hernani,  il  est  bon  d'étudier  à  son 
tour  l'œuvre  d'un  critique  et  d'un  connaisseur  aussi  avisé  que  Des- 
champs, qui  a  rendu  tous  ces  succès  possibles.  C'est  au  mois  de 
novembre  1828  que  parurent  les  Etudes  Françaises  et  Etrangères, 
accompagnées  d'iuie  Préface,  qui  compte  parmi  les  manifestes  essen- 
tiels de  l'Ecole  Romantique. 

Ce  qui  caractérise  le  romantisme  d'Emile  Deschamps,  ce  n'est  pas 
seulement  le  goût  de  la  forme,  le  sentiment  de  l'art  et  de  la  beauté, 
c'est  l'importance  qu'il  attache  à  l'étude  des  littératures  étrangères. 
Dès  1820,  ce  poète,  héritier  de  la  tradition  mondaine  du  xviii®  siècle 
essayait  de  tourner  en  vers  français,  la  Cloche,  de  Schiller,  et  non  content 
d'exercer  ainsi  sa  virtuosité  technique,  il  se  piquait  de  montrer  aux  lec- 
teurs français  un  des  chefs-d'œuvre  de  la  poésie  philosophique  alle- 
mande. C'est  une  question  de  savoir  si  cette  autre  imitation  de  l'alle- 
mand qu'il  offrait,  à  côté  de  la  Cloche,  la  Fiancée  de  Corinthe  de 
Gœthe  l'attira  seulement  par  l'intérêt  fantastique  du  sujet  ou  s'il 
fut  sensible  aussi  au  caractère  hellénique  et  païen  de  cette  ballade, 


LA    PRÉFACE    DES    «   ÉTUDES    »  169 

<[iic  la  liaino  du  clirlstianisnic  inspira  au  poète  allemand.  Quant  à  la 
])ièce  maîtresse  du  recueil,  le  Poème  de  Rodrigue,  cette  belle  adapta- 
tion du  Romancero  espagnol,  ce  fut  la  contribution  essentielle  de 
Deschamps  à  l'œuvre  de  rénovation  littéraire  entreprise  par  les 
romantiques.  Il  y  pensait  déjà  en  novembre  1823,  quand,  dans  la 
5^  livraison  de  la  Muse  française,  il  rendait  compte  des  Romances  du 
Cid,  imitées  de  l'espagnol  par  Creuzé  de  Lesser.  Dès  cette  époque,  il  se 
])réoccupait  du  renouvellement  du  plus  vénérable  des  genres  poéti- 
<[ues  et  du  plus  épuisé,  l'épopée. 

'Emile  Deschamps  donnait,  en  1823,  la  définition  du  poème  ^, 
ce  genre  que  son  ami  Alfred  de  Vigny,  l'auteur  d^Héléna,  devait 
illustrer.  André  Chénier,  Alfred  de  ^igny,  plus  tard  Victor  Hugo, 
tels  sont  les  poètes  qui  ont  renouvelé  l'épopée  moderne.  Mais  à  ces 
trois  grands  noms  il  serait  injuste  de  ne  pas  joindre  celui  d'Emile 
Deschamps,  qui  conçut  avec  une  parfaite  clarté  les  conditions  nou- 
velles du  genre  où  il  fallait,  suivant  son  expression,  être  grand  sans 
être  long^,  Deschamps  a  fait  mieux  que  de  donner  la  formule  du  genre 
qui  devait  produire  un  jour  la  Légende  des  Siècles,  il  a  ])rcché  d'exem- 
])lc.  Son  adaptation  du  Romancero  ne  lui  a  pas  sevdemcnt  inspiré  la 
meilleure  de  ses  composition  poétiques,  elle  a 'probablement  contri- 
bué à  montrer  à  V.  Hugo,  qui  lui  a  emprunté  le  thème  d'une  de  ses 
brillantes  Orientales,  le  profit  qu'il  pourrait  tirer  de  l'imitation  de  la 
poésie  espagnole.  —  Dans  tous  les  cas,  Emile  Deschamps  devra  à 
l'Espagne  son  plus  assuré  titre  de  gloire,  et,  dès  l'époque  roman- 
tique, l'Espagne  était  considérée  comme  son  domaine.  Les  esprits 
malveillants  ne  craignaient  point  alors  d'affirmer  (pie  les  jeunes  ■ 
poètes  s'étaient  partagé  les  provinces  du  monde  poétique  :  le  frère 
d'Emile,  Antoni,  le  traducleur  de  Dante,  régnait  sur  l'Italie,  Hugo, 
en  1829,  semblait  seigneur  (;t  maître  de  l'Orient. 

A  son  exemple,  poursuit  Edouard  d'Anglemont,  un  autre  s'est  rencontré 
qui  a  dit  au  maître  :  Laisse-moi  la  poésie  espafrnole,  je  veux  faire  des 
ronwiicoros,  je  veux  être  casiillau  ;  je  veux  iiiiltcf  le  faraud  Corneille, 
fjiiand  il  traduisit  Le  Cid;  après  toi,  je  serai  le  ])lus  original  des  poètes 
orif^inaux...  et  il  en  est  résulté  la  bouiïonnerie  que  vous  savez". 

La  '(  boulliMincne  »,  nous  l'avons  dit,  ne  fut  ])as  sans  influence  sur 
la  direction   ipic   |»iit  à  ])artir  des  Orientales  l'imaginaiion  d'Hugo; 

1.    Musc  française.    Édition  Marsan.    Paris,  1907,  2  vol.  in-8",  lonu;  I,  p.  2'i3, 

•1.   J'rt'/ace  des  Éludes.  Cf.  Œ.  c,  1.  II,  p.  2G5. 

;i.  l'^doiianl  d'AiigU'monl,  Lc{;endes  françaises.  Paris,  L.  Diiriuil,  ISil»,  iii-8''. 
"  L'hisloiro  de  cet  accaparement  poétique,  dit-il,  serait  très  intéressant  ù  écrire.  « 
Il   ne   fait  que  l'esquisser  dans  la   l>a<,'e  m   de  sa  préface. 


170  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

elle  ouvrit  les  mêmes  perspectives  à  la  fantaisie  d'Alfred  de  Musset.  — ■ 
Quant  à  Vigny,  on  peut  dire  qu'il  fut  le  confident  du  poète  pendant 
qu'il  composait  son  Romancero.  Deschamps  lui  écrivait,  le  15  octo^ 
bre  1828  i. 

Sa  lettre  est  intéressante  à  plus  d'un  titre  :  elle  indique  le  moment 
exact  où  fut  écrite  la  Préface  des  Etudes,  qui  n'était  pas  achevée 
le  15  octobre,  quand  le  recueil  était  prêt  à  paraître  ;  et  puis,  elle 
témoigne  du  rôle  conciliateur  de  Deschamps  entre  les  poètes  roman- 
tiques. A  la  veille  de  rompre,  et  quand  la  cause  qui  les  avait  unis 
triomphe  encore,  ils  se  réunissent  à  l'appel  de  celui  qui  devait  rester, 
après  la  rupture,  le  seul  ami  fidèle. 

Dans  cette  soirée  du  samedi  18  octobre  1828,  le  salon  de  la  rue  de 
la  Yille-rÉvêque  accueillit  les  trois  princes  de  la  nouvelle  école 
poétique,  ceux  qui,  comme  va  le  dire  Emile  Deschamps  dans  sa 
Préface,  ont  renouvelé  les  genres  lyrique,  élégiaque  et  épique,  les 
maîtres  de  l'Ode,  de  l'Elégie  et  du  Poème,  Victor  Hugo,  Lamartine 
et  A.  de  Vigny. 

Il  est  à  présumer  que,  dans  cette  soirée,  malgré  l'enthousiasme 
qu'inspirait  aux  quatre  poètes  le  succès  de  leurs  œuvres,  le  véritable 
caractère  de  la  renaissance  poétique  fut  discuté  et  précisé.  Ils  s'ac- 
cordèrent à  reconnaître  dans  le  Romancero  une  œuvre  brillante, 
originale,  mais  nous  aimons  à  supposer  qu'ils  reconnurent  aussi  dans 
la  Préface  des  Etudes  le  manifeste  de  la  nou\elle  Pléiade.  C'est  du 
moins  sous  cet  aspect  qu'apparaît  à  distance  la  principale  œuvre 
critique  d'Emile  Deschamps. 

Le  véritable  Romantisme  —  le  Romantisme  purement  littéraire  — 
s'introduisit  modestement  dans  la  littérature,  et  ne  fut  pas  une  révolu- 
tion radicale  qui  arrache  un  peuple  à  toutes  ses  traditions  artistiques, 
et  bouleverse  son  goût. 

Le  goût  français  s'élargit  assurément  ;  il  devint  sensible  à  des 
nuances  de  sentiment,  à  des  états  de  l'imagination,  que  l'art  classique 
ignorait,  mais  la  forme  dans  laquelle  les  Romantiques  exprimèrent 
ces  nouveautés,  que  les  littératures  européennes  leur  avaient  révélées, 
resta  essentiellement  française. 

On  est  la  dupe,  quand  on  parle  du  romantisme,  des  cris  de  victoire 
que  poussèrent  les  novateurs,  aux  environs  de  1830,  après  la  bataille 
à'Hernani,  quand  ils  eurent  définitivement  vaincu  leurs  adversaiies, 
les  vieux  classiques  de  l'Empire.  Quelques  formules  éclatantes  d'Hugo, 
dès  1827,  feraient  penser  qu'une  ère  nouvelle  s'ouvrit  alors  pour  l'Art 

1.   Lettre  citée  par  E.  Dupuy.  Aljred  de  Yi^ny.  I.  Les  Amitiés,  p.  145. 


LA    PRÉFACE    DES    ((>  ÉTUDES  »  171 

en  France,  et  de  fait,  il  a  dit  (juc  le  drame  romantique,  sur  la  scène 
française,  était  une  nouveauté  inouïe.  Nous  savons  cependant  ce 
qu'il  faut  penser  de  cette  assertion.  Hugo  n'est  pas  aussi  loin  du 
théâtre  classique  qu'il  le  croit  ;  Ilernani,  par  exemple,  est  quelque 
chose  comme  Ciiina  à  la  mode  de  1830. 

Mais  ce  n'est  ])oint  aux  Romantiques  triomphants  qu'il  faut 
demander  un  jugement  ])récis  sur  le'r(»mantisme  et  ses  origines.  Eux- 
mêmes,  après  1830,  par  une  illusion  naturelle,  ne  virent  plus  très 
clair  dans  les  raisons  de  leur  victoire.  Il  faut  lire  d'autre  part,  la 
Pi'éjace  de  Cromwell  comme  une  œuvre  d'art,  et  non  la  consulter 
comme  un  document  historique.  Emile  Deschamps  a  discerné  d'un 
regard  plus  simple  et  plus  juste  que  Victor  Hu£,o,  les  vrais  caractères 
de  la  renaissance  littéraire.  Il  est  à  cet  égard  encore  un  pré- 
cieux témoin  du  mouvement  romantique  qu'il  dirigea  au  début  de 
concert  avec  Hugo  et  Vigny,  et  par  lesquels  d'aillcui-s  il  fut  dépassé. 
Son  œuvre  critique,  si  parfaitement  mesurée,  pleine  de  iinesse  et  de 
bonne  grâce,  a,  beaucouj)  plus  que  l'œuvre  correspondante  de  Victor 
Hugo,  la  valeur  d'un  document. 


Dans  la  Préface  de  ses  Études  jrançaises  ci  étrangères,  il  dit  com- 
bien il  répugne,  lui  et  ses  amis,  à  i)rendre  parti  dans  cette  querelle 
où  l'on  o}>])ose  romantisme  et  classicisme.  C'est  pour  lui  une  dis- 
pute de  mots  ^.  «  Il  n'y  a  réellement  ])as  de  romantisme,  mais  bien 
une  littérature  du  xix^  siècle  ^.  » 

Dans  sa  lettre  au  Mercure  (à  i)ropos  du  CrojmvcU  de  \.  Hugo  qu'il 
défend),  il  avait  dit  avec  une  simplicité  cfui  n'exclut  pas  une  véritable 
])rofoudeur  :  «  Chez  tous  les  peuples,  les  arts,  à  certaines  époques, 
changent  de  formes  et  de  moyens.  Il  en  est  de  tout  cela  comme 
des  lois.  De  temps  à  autre,  de  nouvelles  combinaisons  de  plaisirs, 
de  umivelles  coiidii  ions  (b;  succès  sont  nécessaires  "^  ».  Et  ])ourquoi 
s(»nt-elles  nécessaires  ?  demanderez-vous  au  sage  sce])lique,  disciple 
excellent  de  Montaigne.  —  Parce  qu'il  faut  bien  changer,  vous 
ré]tfiii(ba-t-il.  cl  f|uf;  la  xlc,  Imiiijmic  est  dans  une  instabilité  j)er- 
pétucIN'.  Descbamps  avait  comjiris  l'enseignement  des  révolutions. 
Sa    }»r<ise    alerte    al)onde  en    formules  très  simjdes  et  vives,  et  qui 

I.  Ihéjacc  (les  Études.  Cf.  Œ.  c,  I.  II,  p.  2ô0.  «  C'ost  (li'cidr'niciil  la  li.iino  à 
\i\    inodr-.    Il 

::.   Œ.  <:,  t.   H,  p.  2f,0. 

3.   Œ.  c,  I.  m,  p.  11.  —  lljid.,  p.  II. 


172  LES  «  ÉTUDES  FRA>ÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

renferment  le  plus  souvent  une  riche  substance  de  pensées  et  d'expé- 
riences. Le  critique  était  chez  lui  doublé  d'un  moraliste. 

Cette  loi  inéluctable  du  changement  qu'impose  à  la  littérature  le 
caractère  ondoyant  des  hommes,  il  la  retrouve  aussi  dans  tous  les 
arts.  C'est  ainsi  qu'il  constate  qu'elle  transforme  de  son  temps  la 
musique  avec  Rossini,  avec  Berlioz  et  la  peinture  avec  Delacroix  ^. 

Mais  revenons  à  la  littérature.  La  question  n'est  pas,  à  ses  yeux, 
de  renier  ou  non  les  traditions  littéraires  de  la  France  et  d'adopler 
les  principes  d'un  goût  étranger.  Les  formes  de  la  vie  changent  sans 
cesse,  et  les  littératures  en  se  développant  ne  peuvent  pas  rester 
fidèles  à  un  type  immuable  de  beauté  ;  mais  la  direction  qu'elles 
suivent  n'est  pas  indifférente,  et  l'élan  distinct  qui  a  donné  naissance 
à  chacune  d'elles  ne  passe  pas  de  l'une  à  l'autre.  Si  le  cours  d'une 
littérature  est  changeant,  il  est  absolument  déterminé.  Loin  d'être 
révolutionnaire,  le  goût  de  Deschamps  et  de  ceux  qui  à  cette  date 
étaient  ses  amis,  reste  fidèle  au  culte  des  anciens,  à  l'admiration  du 
xvii^  siècle.  Mais  admire?-  ne  signifie  pas  répéter. 

«  Un  grand  siècle  littéraire,  dit-il,  n'est  jamais  la  continuation  d'un 
autre  siècle  ^.  » 

Qu'entend-il  par  là  ?  Il  veut  dire  que,  si  l'on  prend  les  grands 
hommes  du  passé  en  exemple,  on  essayera  de  faire  comme  eux  des 
œuvres,  qui  soient  à  leur  apparition  de  belles  nouveautés. 

«  Les  hommes  d'un  vrai  talent,  dit-il,  sont  toujours  doués  d'un 
instinct  qui  les  pousse  vers  le  nouveau.  ^  » 

Loin  d'imiter  servilement  les  maîtres,  il  faut  apprendre  d'eux  à 
être  de  son  temps.  C'est  bien  ce  qu'ignoraient  les  pseudo-classiques 
de  l'Empire  et  de  la  Restauration.  L'admiration  qu'ils  professaient 
pour  le  passé  n'était  qu'une  des  formes  de  leur  haine  du  temps  pré- 
sent, 

«  Pauvre  humanité  !  s'écriera  Deschamps,  dans  une  de  ses  Lettres 
sur  la  musique,  où  il  défendait  l'œuvre  nouvelle  de  Rossini,  pauvre 
humanité  qui  ne  peut  suffire  à  deux  admirations  *.  » 

—  «  L'admiration  vulgaire  n'admet  un  nom  nouveau  qu'à  la 
condition  d'en  rejeter  un  ou  deux  anciens  ^  »  Nous  reconnaissons 
là  cet  esprit  de  mesure,  ce  bon  sens  qui  lui  faisaient  blâmer  égale- 


1.  Cf.   notre  Deschamps  dilettante.   Ses  relations  avec  les  peintres  et  les  musi- 
ciens. 

2.  Œ.  c,  t.  II,  p.  260. 

3.  Ibidem. 

4.  Œ.  c.,  t.  IV,  p.  36. 

5.  Ibidem. 


LA    PRÉFACE    DES    «ÉTUDES»  173 

ment  les  fades  produclions  des  classiques  et  les  folles  inventions 
des  novateurs  dans  le  genre  que  Nodier  avait  si  joliment  nommé 
«  frénétique  ».  Il  acceptait  toutes  les  œuvres,  où  il  trouvait  de  la 
vérité  et  de  la  poésie. 

«  Les  préjugés,  disait  Deschanips,  et  les  exclusions  sont  les  fléaux 
des  arts.  ^  » 


La  forte  position  que  nous  lui  voyons  garder  dans  la  t}ucrelle  des 
classiques  et  des  romantiques,  [nous  aide  à  comprendre  en  ses  traits 
principaux  sa  doctrine  littéraire.  Elle  est  large  et  claire  comme 
l'intelligence  qui  l'a  conçue.  S'il  faut  la  caractériser  d'un  mot  :  elle 
donne  une  forme  précise,  harmonieuse  aux  diverses  tendances  du 
goût  français,  tel  qu'il  apparaît  dans  les  œuvres  de  M'"^  de  Staël  ; 
elle  concilie  le  res}>ect  de  la  tradition  et  l'aspiration  vers  la  nou- 
veauté. 

Aujourd'hui,  dit -il.  parmi  les  écrivains  exclusivement  voués  à  la 
prose,  quels  sont  les  plus  remarquables  par  la  pensée  et  par  l'expression, 
si  ce  n'est  ceux  qui  se  livrent  à  la  haute  étude  des  sciences  philosophiques 
ou  aux  profondes  recherches  historiques  :  deux  importantes  matières 
que  nos  grands  prosateurs  des  derniers  siècles  sont  loin  d'avoir  épuisées 
et  dans  lesquelles  les  littératures  étrangères  nous  ont  devancés  et  sur- 
passés ^. 

Les  conseils  de  M™®  de  Staël  avaient  porté  leurs  fruits,  et  Des- 
champs remarque  avec  complaisance  que  la  littérature,  dans  les 
travaux  de  Cousin,  d'A.  Thierry,  de  Villemain,  était  vraiment 
devenue  ce  que  l'auteur  de  V Allemagne  admirait  au-delà  du  Rhin  : 
l'art  de  penser. 

Quand  de  la  prose  Emile  Deschamps  passe  à  la  poésie,  il  est  plus 
personnel,  et  ce  sont  les  exigences  de  son  propre  goût  qu'il  exprime. 
Il  souhaite  qu'on  renonce  aux  genres,  comme  VÉpîLre,  le  Poème  didac- 
tique et  la  Fable,  «  dans  lesquels  trois  grands  hommes  ont  donné  à  la 
France  une  incontestable  supériorité...  Pourquoi,  dit-il,  courir  après 
des  palmes  déjà  cueillies  ?  comment  espère-t-on  avancer  dans  une 
carrière  encombrée  de  chefs-d'œuvre  ^?»  C'est  ai.si  que  ce  novateur 
rend  dignement  hoininage  au  ])assé  littéraire  de  son  pays  ;  et  ce  n'est 
]n>iiii   iiin;  lia])ib'té  de  sa  part,  un  moyeu  déldunié  de  persuader  ses 

1.    /hiilcm. 

•2.  Œ.  c,  t.  II,  p.  261. 

3.   Ibidem,  p.  2G2. 


174  TES   «    ÉTUDES    FRANÇAISES    ET    ÉTRANGÈRES   » 

adversaires  et  de  les  conquérir  en  les  ménageant.  Il  dédaignait  si 
peu  les  genres  qu'il  considère  ainsi  comme  usés,  qu'il  y  revint  lui- 
même  et  excella  dans  Y'Epître.  Mais  dans  sa  Préface,  qui  doit  avoir, 
il  le  sait,  la  portée  d'un  manifeste,  c'est  le  critique  qui  parle  :  il  invite 
les  jeunes  poètes  à  se  tourner  vers  des  genres  plus  nouveaux.  11  y  en 
avait  trois  alors,  où  la  littérature  française  des  deux  derniers  siècles 
est  restée  fort  inférieure,  et  «  fort  heureusement,  pour  les  poètes  du 
siècle  actuel,  s'écrie  Deschamps,  ces  genres  sont  :  V Epique,  le  Lyrique 
et  YÉlégiaque,  c'est-à-dire  —  notons  ce  jugement,  —  ce  qu'il  y  a  de 
plus  élevé  dans  la  poésie,  si  ce  n'est  la  poésie  même  ^.  « 

«  Le  Lyrique,  YElégiaque  et  Y  Epique  étaient  les  parties  faibles  de 
notre  ancienne  poésie,  c'est  donc  de  ce  côté  que  devait  se  porter 
la  vie  de  la  poésie  actuelle  ^.  » 

Deschamps  croit  exprimer  ainsi  une  loi  constante  du  développe- 
ment de  la  littératuie  :  il  y  a  la  littérature  qui  est  faite,  et  celle  qui 
se  fait.  Les  vrais  continuateurs  de  la  tradition  française,  ce  sont 
donc  en  1828.  les  jeunes  poètes,  comme  Hugo,  Lamartine  et  Vigny, 
«  qui  ont  approprié  ces  trois  genres  aux  besoins  et  aux  exigences 
du  siècle  ^.  » 

Qu'on  ne  dise  pas,  ajoute  un  peu  plus  loin  Deschamps,  que  dans  un 
siècle  comme  le  nôtre,  où  les  sciences  politiques  et  les  études  philosophiques 
sont  portées  à  un  si  haut  degré  de  perfection,  les  poètes  ne  peuvent  plus 
acquérir  la  prépondérance  qu'ils  avaient  dans  les  âges  moins  éclairés  *. 

Cette  idée  que  M"i^  de  Staël  avait  exprimée  dans  son  livre  De  la 
littérature,  est  insupportable  à  Deschamps.  11  la  combat,  fort  habile- 
ment d'ailleurs,  en  constatant  que  M"^^  de  Staël  elle-même  fut  après 
Chateaubriand  le  premier  poète  de  son  époque  ^.  La  poésie  véritable 
n'est  pas  limitée  à  certains  genres,  pas  plus  qu'elle  n'est  le  privilège 
des  peuples  enfants.  Partout  où  il  y  a  vérité  profonde,  humaine 
et  sentie  par  le  cœur,  il  y  a  poésie.  Il  ne  coûte  rien  à  Deschamps  d'ac- 
corder que  la  véritable  poésie  du  xix^  siècle  a  fait  invasion  en  France 
par  la  prose.  Il  regrette  seulement,  pour  la  gloire  des  vers,  que 
l'œuvre  d'André  Chénier,  «  ce  poète  immense^»,  comme ill'appelle, 
n'ait  point  été  publiée  à  la  fm  du  xvin^  siècle  ;  elle  eût  peut-être 


1.  Œ.  c,  t.  II,  p.  262. 

2.  Ibidem,  p.  264.  M™e  de  Staël  avait  exprimé  déjà  cette  idée.  De  l'Allemagne, 
II,  X,  édit.  Charpentier,  p.  162. 

3.  Œ.  c,  t.  II,  p.  264. 

4.  Ibidem,  p.  270-271. 

5.  Ibid.,  p.  269. 

6.  Ibid.,  p.  270. 


I.V    PRÉFACE    DES    «    ÉTUDES    ))  175 

avancé  de  trente  ans  la  renaissance  de  la  poésie.  Jugement  singulier 
pour  nous,  en  vérité,  (jui  fut  pourtant  celui  de  tous  les  romantiques 
à  cette  date.  En  s'attachant  à  André  Chénier  comme  en  rendant 
hommage  à  l'œuvre  déchue  de  Ronsard  et  de  la  Pléiade  ^,  ces  pré- 
tendus révolutionnaires  revenaient  tout  simplement  aux  sources  de 
l'école  classique.  Quoi  qu'il  en  soit,  Deschamps  prévoit  que  la  poésie 
prendra,  au  xtx®  siècle,  un  splcndide  essor.  Il  en  a  pour  garants  la 
renommée  de  Gœthe  au  milieu  de  la  philosophique  Allemagne  et 
celle  de  B^Ton,  dans  le  pays  nalal  de  la  politique.  «  "Il  y  a,  dit-il  pour 
conclure,  une  poésie  comme  une  législation  pour  chaque  époque  ^  ». 
Mais  voici  une  affirmation  plus  importante  encore,  car  elle  fixe  une 
date  dans  l'histoire  du  romantisme,  et  nous  permet  de  mesurer  le 
chemin  parcouru  par  les  esprits  depuis  l'année  1813,  où  M™^  de  Staël, 
pubhant  Y  Allemagne,  proposait  les  poètes  allemands  en  exemple  aux 
Français,  jusqu'à  la  période  où  le  Romantisme  triomphe. 

«  La  France  n'a  plus  besoin,  écrit  Deschamps,  d'aller  chercher  des 
modèles  hors  de  chez  elle  ;  ses  jeunes  poètes,  nourris  des  souvenirs  de 
son  passé,  enrichis  des  trésors  littéraires  de  ses  voisins,  et  tout  pal- 
]titants  encore  des  événements  extraordinaires  qui  ont  remué  le 
monde  autour  d'eux  ^  »,  vont  renouer  la  tradition  des  chefs-d'œuvre. 


La  poésie  proprement  dite  en  France,  est  donc  en  })leine  renais- 
sance. Deschamps  ne  voit  d'exception  que  pour  la  poésie  drama- 
ti<[ue. 

l'^llo  fut  longtemps  n(»lrc  seule  supériorité  incontestée.  «  La  France, 
dit -il,  est  la  nation  la  plus  dramatique  de  l'Europe  *.  »  Il  ne  se  con- 
tente pas  d'admirei  la  succession  ininterrompue  de  poètes  de  ]>remier 
ordre  qui  illustrèrent  la  scène  française  au  xyh*^  siècle,  il  analyse 
avec  finesse  leur  œuvre  qu'il  considère  comme  une  création,  celle 
d'un  système  dramatique  tout  entier.  L'imitation  des  anciens  n'en- 
tra va  ]»as  leur  génie  original.  Ils  surent  rester  Français,  et  Français 
de  leur  temps,  dans  des  sujets  antiques. 

Si  Deschamps  phicc  \(i|l;urc  aussitôt  après  LorneilU;  et  Racine, 
ce  n'est  ])as  (ju'il  jkî  le  juge  inféricnir  comme  ])<)ète  à  ces  deux  graiuls 
maîtres,  mais  \'(ilt;iir(î  a  su  iniun'er.  D'abord  le  jtremier  il  songea  ù 

1.  fi:.  r..  I.  Il,  p.  -i,:;. 
■J.    IhnI.,  |,.  -271. 
.•!.   Ihul..  p.  JTI. 

/j.  (j:.  c,  I.  II.  |..  j:;?. 


176  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

peindre  le  Moyen-âge,  et  le  caractère  de  ses  chei^aliers  est  traité 
«  avec  beaucoup  de  charme  et  une  fidélité  de  couleur  plus  que  suffi- 
sante pour  l'époque  ^  ».  Deschamps  reste  hdèle  à  l'admiration  de 
son  père  pour  Zaïre  et  Tancrède,  de  plus  il  introduit  dans  la  critique 
du  passé  littéraire  une  notion  de  relativité  singulièrement  intéres- 
sante et  neuve.  Ce  ne  sont  pas  des  règles  absolues  qui  sont  le  critérium 
de  son  goût,  mais  c'est  le  temps  où  a  paru  une  œuvre  d'art  qu'il 
consulte  pour  la  juger.  La  considération  du  temps  fait  paraître  à 
ses  yeux  tout  l'intérêt  du  théâtre  de  Voltaire. 

«  Il  a  étendu,  sinon  élevé,  dit -il,  notre  scène  tragique,  et  il  a  pas- 
sionné encore  le  dialogue  et  les  situations  ;  enfin  il  a  ouvert  une  source 
nouvelle  et  abondante  de  pathétique,  et  on  lui  doit  de  fortes  et  nobles 
émotions  qu'on  n'avait  pas  éprouvées  au  même  degré  avant  lui  ^.  » 

Mais  qu'a-t-on  fait  de  nouveau  depuis  Voltaire  ?  La  face  du  monde 
a  été  littéralement  renouvelée,  et  l'on  refait  avec  une  monotonie 
inlassable  des  tragédies  médiocres  selon  le  goût  de  l'ancien  régime. 
Deschamps  signale  les  tentatives  heureuses  de  Lemercier,  de  Soumet, 
de  Guiraud,  de  Casimir  Delavigne,  mais  il  ajoute  : 

La  tragédie  française  est  arrivée,  à  fort  peu  d'exceptions  près,  à  ne 
plus  être  qu'un  moule  banal  où  Ton  jette  des  entrées  et  des  sorties  extrê- 
mement bien  motivées,  sans  s'occuper  de  faire  agir  et  parler  les  person- 
nages d'une  façon  neuve  et  attachante  ^. 

La  scène  française  est  en  proie  aux  «  continuateurs  »  et  Deschamps 
leur  déclare  la  guerre.  Il  ne  voudrait  plus  qu'on  imitât. 

«  Le  temps  des  imitations  est  passé,  dit-il  :  il  faut  créer  ou  tra- 
duire ^,  » 

Jusqu'à  ce  qu'il  se  présente  un  génie  inventeur,  les  traducteurs 
doivent  avoir,  suivant  lui,  la  préférence,  et  c'est  la  traduction  d'une 
pièce  de  Shakespeare  qu'il  compte  présenter  au  public  français.  Il 
voudrait  faire  pour  le  grand  poète  anglais  ce  que  Lebrun  et  Pichat 
venaient  de  tenter  avec  succès  pour  Schiller.  Dans  la  Marie  Stuart  de 
Lebrun,  dans  le  Guillaume  Tell  de  Pichat,  le  ton,  la  couleur  du 
poète  allemand  ont  passé  dans  l'œuvre  française.  «  Ce  qu'on  a  déjà 
fait  pour  Schiller,  nous  le  réclamons  pour  Shakespeare  ^.  » 

Déjà  «  les  belles  et  éloquentes  leçons  de  M.  Villemain  »  ont  fait 


1.  Ibidem,  p.  275. 

2.  Œ.  c,  t.  II,  p.  276. 

3.  Ibidem,  p.  276. 

4.  Œ.  c,  t.  II,  p.  284. 

5.  Ibid.,  p.  282. 


LA    PRÉFACE    DES    «    ÉTUDES    »  177 

connaître  au  public  lettré  «  ce  créateur  de  la  tragédie  moderne^  »  ; 
c'est  au  Théâtre  Français  qu'il  faut  qu'on  l'applaudisse.  Et  qu'on  ne 
•dise  pas  que  Shakespeare  est  trop  loin  de  nous.  Les  Anciens  l'étaient 
Lien  davantage,  et  Corneille  et  Racine  ont  su  adapter  leurs  œuvres 
îi  nos  habitudes  sociales,  à  notre  civilisation  chrétienne. 

Shakespeare,  dit-il,  est  un  f^énie  qui  répond  à  l<mtcs  les  passions 
modernes,  et  qui  nous  parle  de  nous  dans  notre  propre  lau<i:aye  ^, 

La  technique  de  Shakes])eare  est  en  outre  beaucoup  moins  arti- 
ficielle que  celle  de  notre  tragédie,  et  «  nous  venons  à  une  époque, 
écrit  Deschanq)s,  où  le  besoin  de  vérité  en  tout  est  universellement 
senti  '   ». 

II  est  temps  de  montrer  au  public  français  ce  o;rand  Shakespeare, 
tel  qu'il  est,  avec  ses  magnifiques  développements,  la  variété  de  ses  carac- 
tères, l'indépendance  de  ses  conceptions,  le  mélange  si  bien  combiné  du 
style  comique  et   tragique,...  et   même  avec  ses  défauts  *... 

Ce  (ju'il  entend  par  les  défauts  de  Shakespeare  se  ramène  surtout 
à  ces  «  bouffonneries  obscènes,  ces  froides  horreurs  du  temps  d'Eli- 
sabeth »  ^,  qui  choquent  le  goût  français  dans  ce  qu'il  a  de  ])lus 
délicat  :  le  respect  des  bienséances. 

Mais  ces  grossièretés  «  ])euvent  s'enlever  toutes,  d'après  Deschamps, 
sans  rien  déranger  à  l'échafaudage  de  ses  pièces  et  à  la  marche  de 
l'action  ».  C'est  alors  qu'il  donne  au  lecteur  sa  théorie  de  la  traduction. 
11  faut  «  écheniller  »  Shakespeare,  suivant  sa  ])iltoresque  expression. 
<(  Cette  épuration...  fait  partie  du  travail  d'un  traducteur  français... 
Mais  la  traduction  n'en  sera  pas  moins  littérale,  en  ce  sens  que  si 
elle  ne  donne  pas  tout  Shakespeare,  du  moins  elle  ne  contiendra  rien 
qui  ne  soit  de  Shakespeare  ».  «  Rien  (jui  ne  soit  de  Shakespeare  1  ^  » 
Nous  avons  vu,  dans  l'étude  que  nous  avons  consacrée  aux  traductions 
<le  Deschamj)s,  ce  qu'il  fallait  penser  de  cette  ])réteution.  Que 
reste-t-il  en  vérité  de  Shakespeare,  quand  on  a  sinq>lement  épuré, 
connue  il  Ir  dii.  son  langage  ? 

La  langue  d'un  écrivain,  n'est-ce  ])as  ce  (ju'il  y  a  de  plus 
personnel  et  de  moins  communicable  ?  Si  l'on  supprime  ici  et  là 
Je  ton  (jui  accentue  la  pensée,  l'image  qui  la  met  en  relief,  si  l'on 


1.  Jhid.  pt  pas.sim. 

2.  Ibid.,  p.  '28.'i. 

:j.  Œ.  c,  t.  II,  j).  283. 

\.  Ibid.,  p.  283. 

l>.  Ibid. 

6.  Ibid.,  p.  28'i-285. 

12 


178  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  )) 

modifie   la    couleur    du    style    d'un    écrivain,    que    fait-on,    sinon   le 
trahir  ? 

Mais  le  moyen,  d'autre  part,  de  mettre  une  œuvre  de  Shakespeare 
en  vers  français  sans  faire  subir  au  texte  une  transformation  complète? 
Nous  touchons  ici  à  la  philosophie,  si  l'on  peut  dire,  de  la  traduction, 
à  «  l'idée  de  derrière  la  tête  »  d'un  traducteur  comme  Deschamps. 
Puisqu'il  ne  lui  est  pas  donné  de  créer,  il  veut  travailler  dans  la  mesure 
de  ses  forces  à  la  rénovation  littéraire  de  son  pays,  et  ce  cju'il  cherche, 
s'il  traduit  Macbeth  ou  Roméo,  c'est  à  élargir  et  à  transformer  la 
langue  poétique  de  la  France  en  l'obligeant  à  porter  le  fardeau  des 
idées,  images  et  sentiments  d'un  poète  comme  Shakespeare.  Il  espère 
ainsi  par  une  sorte  de  greffe  littéraire,  enrichir  la  poésie  française  d'une 
sève  nouvelle  et  plus  forte.  Deschamps,  critique  intelligent  des 
défauts  des  œuvres  de  son  temps,  était  trop  épris  de  nouveauté  pour 
ne  pas  céder  à  un  tel  mirage.  Il  a  d'ailleurs  d'autres  raisons  pour 
traduire  Shakespeare  : 

Il  serait  à  craindre,  dit-il,  que  le  besoin  de  nouveauté  ne  se  satisfît 
aveuglément  avec  des  ouvrages  prétendus  romantiques,  faits  sans  ins- 
piration et  sans  étude,  qui  n'auraient  que  les  formes  extérieures  des 
drames  de  Shakespeare,  et  dont  toute  la  nouveauté  consisterait  à  briser 
les  unités  de  temps  et  de  lieu,  auxquelles  personne  ne  songe,  et  à  mêler 
des  lazzis  du  boulevard  au  langage  cérénaonieux  de  notre  vieille  tragédie. 
Il  est  urgent  qu'une  tragédie  de  Shakespeare  prévienne  ce  danger  ^. 

Il  s'agit  en  somme  de  faire  l'éducation  du  public.  La  tâche  est 
facile. 

Tout  sera  décidé,  dit-il.  en  une  soirée,  et  un  parterre  intelligent  et 
impartial  reconnaîtra  sur  le  champ  que  la  question  n'est  pas  dans  la 
coupe  matérielle  des  scènes  et  des  actes,  et  les  passages  subits  d'une  forêt 
à  im  château  et  dune  province  à  une  autre,  toutes  choses  dont  on  fait 
aussi  bien  de  se  passer  quand  on  le  peut  et  qu'on  ne  doit  ni  repousser 
ni  rechercher,  mais  qu'elle  est  réellement  dans  la  peinture  individualisée 
des  caractères,  dans  le  remplacement  continuel  du  récit  par  l'action, 
dans  la  naïveté  du  langage  ou  le  coloris  poétique,  dans  un  style  enfin 
tout  moderne  ^. 

Merveilleuse  clarté  de  l'esprit  de  finesse  !  Deschamps,  dans  la 
querelle  c^ui  divise  les  partisans  de  la  tragédie  et  ceux  du  drame,  laisse 

1.  Œ.  c,  t.  II,  p.  285.  Deschamps  exprime  ici  en  termes  à  peine  voilés  l'horreur 
que  lui  inspire  le  «  niélodrame  ».  Dans  le  cercle  des  f/èrcs  Hugo,  on  railla  de 
très  bonne  heure  ce  genre  hybride.  Cf.  l'ironique  Traité  du  mélodrame,  par 
MM.  A.  A.  A.  Abel  Hugo,  Armand  Malitourne,  J.  Ader.  —  Paris,  Delaunay, 
Pelicier,  1817.  In-S». 

2.  Ibid.,  p.  286. 


LA    PRÉFACE    DES    «    ÉTUDES    ))  179 

de  coté  les  questions  oiseuses,  le  fastidieux  problème  des  Unités,  et 
va  tout  droit  à  ce  qui  est  essentiel  au  théâtre,  à  ce  qu'on  y  souhaitait 
de  son  temps  :  la  vie,  et  s'il  se  peut,  la  poésie. 

Deschamps  ne  fut  hélas  !  qu'à-demi  prophète.  Ce  n'est  assurément 
pas  la  vie  que  rendra  à  la  scène  française  le  drame  romantique. 
Comme  représentation  sérieuse  et  forte  de  la  vie  des  passions  humai- 
nes, il  n'égala  jamais  notre  ancienne  tragédie,  et  s'il  a  vieilli  très  vite, 
si  le  fond  n'est  pas  attachant,  il  ])laît  encore,  dans  les  drames  d'Hugo, 
pur  le  prestige  éclatant  du  style,  par  la  poésie  de  la  forme.  ' 


Deschamps  qui  vivait  alors  dans  l'intimité  du  jeune  maître  et 
qui  n'était  pas  resté  insensible  à  ce  qu'il  y  a  d'imagination  puissante 
et  de  verve  intarissable  dans  l'énorme  drame,  impropre  à  la  scène, 
de  Croniwell,  pouvait  donnçr,  en  connaissance  de  cause,  une  défini- 
tion vraiment  neuve  et  ])rofonde  du  style. 

C'est  ici  surtout,  dans  ces  (juestions  de  forme,  où  le  goût  personnel 
est  le  seul  guide  de  l'esprit,  qu'on  peut  mesurer  la  distance  qui  sépare 
Deschamps  des  pseudo-classiques  de  son  temps,  et  apprécier  son 
originalité.  Au  lieu  de  définir  le  style  suivant  un  idéal  fixé  par  les 
grammairiens  et  vraiment  immuable  de  la  langue  française,  il  ne  le 
conçoit  pas  en  dehors  de  l'individualité  du  talent. 

«  C'est  l'ordre  des  idées  ».  dit-il  à  i)eu  près  comme  Bulfon  —  mais 
il  entend  plus  profondément  que  Bufl'on  lui-même  la  fameuse  défi- 
nit ion  :  Le  style  est  de  Vhoinme. 

C'est  l'originalité  des  tours,  le  mouvement  et  la  couleur,  l'individualité 
du  langage,  qui  composent  le  style. 

Puis  il  ajoute  cette  reniarquf!  vraiment  nouvelle  à  sou  é]K>que  : 

("est  une  erreur  de  croire  (juil  u"y  a  qu'une  manière  de  bien  écrire, 
qu'un  vrai  type  de  style  ^. 

Il  se  sépare  neltenient  sur  ce  |)(iiiit,  lum  seulement  des  pseudo- 
classiques, mais  de  l'école  tout  entièie  du  classicisme  et  de  l'idéal 
des  grammairiens  du  xviii^  siècle,  |)our  (jui  il  n'y  avait  que  barl)ari(i 
en  dcliois  d(;  la  versification  de  Hacino  et  de  la  ])rose  de  Massilion. 

«  Autant  (fliommes  de  lalcul,  dit  l'imilc  I  )('S(liaiu])s,  autant  de 
styles.  C'est  le  sf»n  de  v<»ix,  c'est  la  physionomie,  c'est  le  regard.  On 
])(ii!   préférer  un  style  à  un  autre,  mais  on  ne  peut  contester  qu'il  y 

1.  (h.  r.,  I.  II,  p.  288. 


180  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  )) 

ait  cent  façons  d'écrire  très  bien.  Il  n'y  a  au  contraire  qu'une  manière 
de  très  mal  écrire,  c'est  d'écrire  comme  tout  le  monde  ^.  » 

C'est  en  vers  surtout  que  les  pseudo-classiques  en  étaient  arrivés 
à  écrire  avec  une  impersonnalité  désolante.  La  versification  de 
Racine,  qu'ils  prenaient  pour  unique  modèle,  a  des  qualités  que  Des- 
champs apprécie.  Il  loue  la  période  arrondie  de  la  phrase,  la  symétrie 
de  la  cadence,  l'euphonie  continuelle.  Mais  si  Racine  savait  tirer  des 
plus  simples  procédés  apparents  les  plus  merveilleux  effets,  une 
étonnante  variété  de  rythmes,  ses  imitateurs  n'en  ont  retenu  que  la 
régularité  tout  extérieure,  et  ce  qu'il  reste  de  la  versification  de 
Racine,  quand  on  en  abstrait  le  génie  de  l'artiste,  c'est-à-dire  une 
harmonieuse   monotonie. 

L'art  de  Racine  d'ailleurs  n'est  pas  tout  l'art  des  vers  :  il  y  a  eu, 
même  pendant  la  période  classique,  de  grands  écrivains  comme 
Corneille,  Molière  et  La  Fontaine,  chez  cjui  la  technique  varie  de  l'un 
à  l'autre  extrêmement  et  diffère  de  celle  de  Racine,  et,  comme  le  dit 
si  bien  Deschamps  :  «  Ceux  qui  ne  comprennent  pas  d'autre  mélodie 
que  celle  des  vers  de  Racine,  ne  sont  pas  capables  de  sentir  les' beautés 
de  ce  grand  poète  ^.  » 

Le  vers  d'André  Chénier  fut  toute  une  révolution  ^,  et  cette  révolu- 
tion. Deschamps  a  le  plaisir  de  constater  qu'elle  fut  un  retour  aux 
traditions  des  vieux  poètes  français,  et  notamment  à  la  manière 
franche  de  Mathurin  Régnier.  Il  en  énumère  les  grâces,  toutes  nou- 
velles en  1820  ;  l'indépendance  de  la  césure,  l'enjambement,  un  emploi 
savant  des  formes  elliptiques,  et  surtout  la  richesse  de  la  lime,  trop 
négligée  dans  le  dernier  siècle. 

«  Car  la  rime,  dit  excellemment  Deschamps,  est  le  trait  caractéris- 
tique de  notre  poésie  :  il  faut  qu'elle  soit  une'parure  pour  ne  pas  avoir 
l'air  d'une  chaîne,  et  des  vers  rimes  à  peu  près  sont  comme  des  vers 
qui  auraient  presque  la  mesure  *.  » 

C'est  un  poète  et  un  homme  d'un  goût  infiniment  sûr  qui  a  écrit 
cette  page  où  la  conscience  délicate  des  difficultés  inhérentes  à  l'art 
des  vers  s'allie  au  sentiment  très  fin  de  la  variété.  Il  n'admet  pas 
qu'on  dise  qu'en  délivrant  l,e  vers  français  des  règles  rigides  qui 
l'enchaînent,  on  en  ait  détruit  l'harmonie.  Il  en  est  des  libertés 
qu'un  vrai  poète  sait  prendre  avec  les  règles  de  l'art,   comme   des 

1-.  Ibid.,  p.  289. 

2.  Œ.  c,  t.  II,  p.  289. 

3.  Ihid.,  p.  290.  Voir  aussi  Ars.  Houssaye.  Les  Confessions...,  t.  II,  257, 
^(jition  1885. 

4.  Œ.  c.,  t.  II,  p.  290. 


LA    PRÉFACE    DES    C(    ÉTUDES   »  181 

dissonances   qui  ne  sont  en  niusiciue   (ju'une   ruplure  extérieure  de 
l'harmonie. 

Comment  ne  sent-on  })as,  dil-il.  ([uo  le  rythme  eoiuinuc  sous  ce  désordre 
apparent  et  quil  n'y  manque  rien  que  la  monotonie  !  D'ailleurs,  un  mode 
n'exclut  pas  l'autre.  Larl  est  de  les  combiner  et  de  les  faire  jouer  dans 
des  proportions  et  à  des  distances  justes  et  harnioniques.  Lorsque,  après 
une  page  de  narration  écrite  en  vers  si  faussement  nommés  prosaïques, 
se  trouve  une  suite  de  beaux  vers  d'inspiration,  pleins  et  cadencés,  comme 
ceux  de  l'ancienne  école,  ils  se  détachent  avec  bien  plus  de  grâce  et  de 
noblesse,  et  leilet  est  bien  plus  puissant.  C'est  un  chant  suave  et  pur 
qui  sort  dun  récital  if  biiiyant  et  agité  ^. 

Telle  est  dans  son  ensemble  la  doctrine  littéraire  de  Deschamps. 
On  y  remarque,  avec  un  grand  respect  des  véritables  traditions  de 
notre  littérature,  le  sens  exact  des  réformes  nécessaires  qu'il  exprime 
toujours  en  cjuelques  formules  précises,  oii  le  bon  sens  s'aiguise  en 
épigramme  ou  bien  sourit  avec  grâce. 

«  Le  poète,  dit-il,  arrive  avec  ses  beautés  et  ses  défauts  à  lui,  et 
tout  le  monde  s'effarouche  ^.  » 

Mais  dans  cette  lutte  entre  la  poésie  et  les  habitudes  du  public, 
la  poésie  ne  peut  avoir  tort,  et  l'aimable  critique  s'efforce  d'instruire 
discrètement  le  goût  de  ses  contemi)orains.  Il  apporte,  dans  la  grande 
querelle  qui  les  divisait  alors,  un  charmant  esprit  de  conciliation  : 

«  C'est  le  commun  seul,  dit-il,  qui,  dans  notre  siècle,  tue  les  arts  et 
les  lettres,  soit  cju'il  garde  la  forme  classique,  soit  qu'il  alfectc  la 
forme  romanti(iue  ^.  »  Il  fait  ainsi  songer  encore  à  M™®  de  Staël, 
])ar  cette  horreur,  (ju'il  éprouve  comme  elle,  pour  ce  défaut  qu'elle 
fut  la  première,  non  pas  à  dénoncer  assurément,  mais  à  noter  de 
l'épithète  de  :  «  vulgarilé  »  *. 


II 


Deschamps,  cjui  ne  recherche  que  la  modeste  renommée  de  traduc- 
teur, ne  nie  ])as  la  dette  (pie  la  France  a  cojiti'actéc;  envers  les  littéra- 
tures étrangères  ;  mais  il  semble  dire  fjuc  la  ]»éri(nle  de  l'imitation  est 
finie  et  que  celle  de  l'inx  (Mil  ion  \a   s'ouM'ir.   Les   Iraduclions  (pi'il 


1.  (K.  c,  t.  II,  |>.  ::'.»1. 
■1.   Ihid.,  p.  292. 
:{.  Jbifl.,  p.  292. 

^1.    M'ne  d,;   SlJi.i.   Dr  h,   I .illrnihirr.   l'ir/.   de.   la  2^  ùdit.,  \).    10,   et  S'<^-13cuvc, 
('liiitc(iiil/ri(iti((  et  sun  'J^roii pr,  il'    Icroii,  p.  7'i. 


182 


LES  «  ETUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  » 


entreprend  n'ont  pas  d'autre  utilité  pour  lui  que  d'aider  la  France 
nouvelle  à  prendre  conscience  de  son  originalité. 

Si  l'horizon  de  l'art  s'est  élargi,  si  d'autres  œuvres,  venues  d'Alle- 
magne ou  d'Angleterre,  rendent  le  son  d'une  âme  un  peu  difîérente, 
et  nous  révèlent  un  aspect  encore  inconnu  de  la  vie,  les  Français  qui 
les  accueillent  ne  perdent  pas,  pour  avoir  enrichi  leur  goût,  les 
qualités  de  leur  race  et  le  sentiment  de  leur  valeur  propre.  La  France 
est  comme  une  personne  ;  elle  s'instruit,  se  développe,  et  peut 
changer  de  point  de  vue,  suivant  les  temps, 'mais  non  pas  d'âme; 
elle  reste  toujours  la  même,  et  ce  qu'il  faut  admirer  chez  Deschamps, 
c'est  la  foi  qu'il  a  dans  le  génie  de  son  pays.  Le  romantisme,  tel 
qu'il  le  conçoit,  est  un  grand  acte  de  confiance. 

On  répète  sans  cesse  qu'avec  le  romantisme,  l'esprit  français 
renonce  à  ses  traditions,  s'abandonne  aux  influences  diverses  des 
littératures  européennes. 

Il  suffit,  pour  ruiner  cette  idée,  de  comparer  la  pensée  que  reflète 
un  livre,  comme  celui  de  l'Allemagne,  de  M°^^  de  Staël,  avec  l'état 
d'esprit  de   nos    romantiques. 

Vers  1810,  M"^®  de  Staël,  si  française  de  cœur  et  d'esprit,  paraît 
cependant  éblouie  par  les  trésors  de  poésie  et  de  pensée  cjue  Schlegel 
lui  découvre  en  Allemagne.  Elle  y  fait  un  voyage  et  en  rapporte  son 
livre  enthousiaste  :  les  poèmes  de  Gœthe,  les  drames  de  Schiller,  la 
philosophie  de  Kant  lui  paraissent,  malgré  cju'elle  en  ait,  l'emporter 
sur  toutes  les  œuvres  réunies  de  notre  période  classique  :  les  Français 
ont  de  l'esprit,  mais  ils  n'ont  que  des  idées  claires  ;  la  poésie  chez 
eux  semble  se  réduire  au  sentiment  de  la  forme  ;  ils  n'ont  pas  l'in- 
tuition du  mystère  et  l'inquiétude  de  la  destinée.  Ce  ne  sont  que  des 
mondains  accomplis,  et  ce  que  les  Allemands,  obscurs  peut-être, 
mais  profonds,  «  ubéreux  »,  poétiques,  gagneraient  à  leur  contact, 
n'est  presque  rien  auprès  des  bénéfices  que  retirerait  la  France  fri- 
vole, si  elle  se  mettait  à  leur  école. 

La  partiahté  d'un  semblable  jugement  est  manifeste.  M"^^  de  Staël, 
victime  du  despotisme  impérial,  et  qu'affligeait  la  médiocrité  générale 
des  œuvres  littéraires  de  son  temps,  avait  bien  des  raisons  d'opposer 
à  la  sécheresse  de  l'école  pseudo-classique,  à  ses  principes  stériles, 
à  son  goût  étroit,  les  idées  fécondes,  les  œuvres  pleines  de  vie  d'un 
Schiller  ou  d'un  Gœthe.  Dans  tous  les  cas,  l'esprit  français  se  donnait 
avec  elle  aux  influences  de  l'Allemagne  contemporaine. 

rs'ous  ne  voyons  rien  de  pareil  de  1820  à  1830.  L'école  qui  sortit, 
en  Allemagne,  de  Gœthe  et  de  Schiller,  le  véritable  romantisme  alle- 
mand,   celui    de    Tieck   et    de    Novalis,    profondément    germanique, 


LA    PRÉFACE    DES    «    ÉTUDES    »  183 

inéla}>hysique  et  mystique,  est  jiour  ainsi  dire  ii^uoré  des  Français 
qui  renouvellent  à  cette  époque  notre  littérature.  Le  romantisme 
français  n'a  rien  de  mystique,  et  l'on  serait  la  du]>e  des  a])parences, 
si  on  lui  attribuait  une  véritable  valeur  philosojihicjue  ;  il  est  avant 
tout   littéraire  et  formel  ^. 

L'es])rit  français,  avec  M"^^  de  Staël,  en  1810,  s'est  penché  sur 
l'Allemagne  de  Goethe  et  de  Schiller,  puis  s'en  est  fait  aussitôt  une 
image  conforme  à  son  goût.  La  puissance  de  rêverie  que  les  cœurs 
portaient  en  eux-mêmes  et  que  la  culture  abstraite  du  xviii^  siècle, 
sa  raison  «  raisonnante  »,  ses  habitudes  mondaines  avaient  trop  long- 
temps refoulée,  rentra  dans  la  littérature  française,  quand  la  lecture 
des  grands  classiques  allemands  eut  ébranlé  les  imaginations.  De  ce 
mouvement  M"^^  ([g  Staël  est  en  partie  la  cause  ;  mais  après  elle, 
il  se  développa  pour  lui-même,  sans  subir  l'influence  des  changements 
profonds  et  parallèles  qui  transformaient  la  littérature  allemande 
à  la  même  époque. 

Les  Français  de  1820  étaient  trop  ignorants  de  la  langue  allemande 
pour  qu'il  pût  s'établir  des  rapports  sérieux  et  directs  entre  les  deux 
]iays.  On  ]ieut  dire  seulement  que  ce  qui  contribua  à  diriger  la 
littérature  française,  à  partir  de  1820,  vers  une  voie  nouvelle,  en 
l'enrichissant  de  sève  étrangère,  c'est  un  livre  français,  paru  en  1813, 
sur  l'Allemagne  classique. 

Les  influences  des  littératures,  les  unes  sur  les  autres,  semblent 
en  vérité  toujours  indirectes,  et  quand  l'une  d'entre  elles  se  transforme 
assez  pour  qu'on  puisse  constater  une  période  nouvelle  dans  son 
histoire,  il  se  peut  qu'elle  se  soit  ainsi  modifiée  au  contact  d'une 
littérature  étrangère  ;  mais  quand  ce  mouvement  est  durable,  il 
vient  toujours  de  son  ])ropre  fonds.  La  vie  littéraire  d'un  peui)le, 
comme  toutes  les  autres  formes  de  son  génie,  se  mesure  à  sa  jtuissance 
d'évolution.  Tant  rju'elle  change,  elle  se  manifeste,  et  les  numifesta- 
tions  de  la  vir  s(»iit  toujours,  en  leur  fond,  intérieures  et  spontanées. 


Que  faut-il  donc  penser  des  I  ijulutl  mus  (]ui  se  répandirent  en 
France,  ])endant  les  ])remières  années  du   iloiMantisme  ? 

Nous  ne  ])arlons  pas  des  ouvrages  comme  ceux  de  Fichât  cpii 
traduit  Byron,  de  Stajifer  (pii  traduit  (jd-lhe;  ils  font  sim])lement 

1.  Nous  allons  en  (Joiiiht  uik-  prtMivi;  frappaiilc  cii  coniparaiil  la  I  ra(liiLli(ju 
<Jo  la  Cloche,  par  Kmile  Doschamps,  avec  son  modèle.  L'iiih  rèl  pliilosopliiquo 
du  poème  de  Schiller  a  échappé  an  Iraducleiir  l'raiiçais. 


184 


LES  '<  ETUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  » 


connaître  aux  lecteurs  français  les  œuvres  de  ces  grands  poètes  étran- 
gers ;  ce  sont  des  travaux  de  vulgarisation  ;  nous  parlons  des  traduc- 
tions comme  celles  de  Deschamps,  qui  ont  réellement  une  valeur 
littéraire,  et  nous  songeons  aux  œuvres  des  Latouche,  des  Léon  de 
Wailly,  des  Léon  Halévy,  des  Fontaney  qui,  comme  lui,  sont  des- 
poètes. Leurs  auteurs  ont  tâché  d'adapter  aux  conditions  de  l'art 
français,  aux  règles  de  sa  poétique,  aux  exigences  de  son  goût,  les 
œuvres  étrangères.  En  1826,  Deschamps  commence  avec  Alfred  de 
Vigny  la  traduction  de  Roméo  et  Juliette.  En  1828,  dans  ses  Etudes 
françaises  et  étrangères,  il  ne  donne  pas  seulement  une  traduction  en 
vers  de  la  Cloche  de  Schiller,  de  la  Fiancée  de  Corinthe  de  Gœthe, 
il  présente  encore  au  public  français  un  é])isode  du  Romancero 
espagnol,  tiré  de   la  traduction  en  prose  qu'avait  publiée  Abel  Hugo. 

Emile  Deschamps  nous  offre  dans  ses  Etudes,  comme  dans  ses  adap- 
tations de  Shakespeare  et  du  Romancero,  un  exemple  frappant  de  la 
liberté  que  garde  un  poète  romantique  dans  l'imitation.  Il  ne  croit 
pas  lui-même  être  aussi  original  qu'il  l'est  en  réalité'.  Et  cependant 
quand  on  compare  l'adaptation  française  au  modèle  étranger,  on 
remarque  aussitôt  des  différences  essentielles.  Ce  qu'il  s'est  appliqué 
à  rendre,  c'est  la  couleur  de  ses  modèles.  Il  veut  mettre  en  relief  le 
caractère  du  poème  qu'il  traduit  ;  mais  ce  qu'il  en  exprime,  c'est 
surtout  la  vision  qu'il  en  a. 

Traduire  ainsi  exige  un  effort  d'invention  perpétuelle.  Loin  de 
s'abandonner  passivement  au  charme  de  la  muse  étrangère,  le  tra- 
ducteur se  pose  en  face  de  son  modèle  un  peu  comme  un  juge,  ici 
supprime  et  là  transpose  ;  il  fait  sans  cesse  un  choix  et,  dans  ce  choix,, 
qui  le  guide  ?  Son  plaisir  personnel  ou  mieux  sa  culture,  le  goût,  acquis 
pai'  lui,  de  son  pays  et  de  son  temps. 


CTTAPITRE  VI 

I.  Les  «  Etudes  françaises  et  étrangères  »  (suite).  — •  Emile 
Deschamps  et  Schiller  :  le  poè.me  de  «  la  Cloche  ».  Un 
romantique  français  en  face  du  lyrisme  philosophique 
allemand.  —  II.  Emile  Deschamps  et  Gœthe  :  «  La  Eiancée 
de  Corinthe  »  :  un  romantique  français  en  face  de  la  poésie 
fantastique  et  de  l'hellénisme  gg:théen. 


I 

Voyons  d'abord  Emile  Deschamps  en  face  de  Schiller  et  de  Gœthe. 
Nous  allons  saisir  sur  le  vif  comment  un  romantique  français  qui  se 
met  à  l'école  de  la  «  ]>hilosophi({ue  Allemagne  »,  demeure  indépen- 
dant dans  l'inutulion  même  et  comment  un  poète  ([u'on  pourrait 
accuser  d'avoir  voulu  (>  (Germaniser  »  la  France  a  simplement,  suivant 
la  tradition  littéraire  constante  de  son  pays,  c  francise  »  ses  modèles  ^. 

Le  choix  que  fit  Emile  Deschamps,  dans  l'œuvre  de  Schiller, 
du  poème  de  la  Cloche,  pour  offrir  aux  lettrés  français  un  modèle  du 
l^Tisme  allemand,  n'a  rien  que  de  très  naturel.  Aucune  oLscuritc 
dans  les  idées,  tout  y  est  net,  clair  et  de  belle  forme. 

Le  symbolisme  de  ce  poème  a  une  valoMir  niiiv(;rselle  ;  la  beauté 
de  ses  épisodes  est  simplement  humaine,  et  c'est  ce  caractère  de 
«généralité  dans  la  représentation  de  la  vie,  qui  devait  séduire  un 
Français  de  race  comme  Descham])s. 

Mais  ce  qu'il  voulait  surtout,  c'était  faire  œuvre  d'artiste, 
rivaliser  par  la  souplesse  du  rythme  et  la  variété  des  imat^es  avc^c  le 
poète  allemand,  dans  la  description  réalisti^  d'un  travail  manuel  <'t 
faire  passer  en  vers  français  la  causri'if  d'un  inatirc  Idndcui-  a\'jc  des 

1.  (,r.  fhsloiir  ilr  In  jihilusojili ic  tilirmnilcle  depuis  Lrihnilz  /iisiin'à  llti^rl, 
par  II-  liaroii  l5arciioii  di'  l'inlioi-n. . .  l'aris,  fltiarprMilicr,  iS.'id,  2  vol.  iti-S".  ilii 
parlicuiicr  V Introduction  :  !),■  rdllituur  jihilosojdtiquc.  de  la  l-'nnicr  ri  de  l'Allc- 
maffne.  Yalfur  ouropôoiiiii'  cl  iiioiidialc  d'iiii  oiivrajçi;  (Je  ce  <^ciiii',  ap|)rt''ci(''  par 
EnuTson.  Cf.  Régis  Micliaiid.  Mystiqitcs  cl  réalistes  an^lo-.scLVons,  d' Emerson 
à  Bernard  Shaw.  Paris,  f'.oliii,  1918,  in-U;,  p.  'i. 


186  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  )) 

ouvriers  ;  puis,  en  traçant  une  suite  de  tableaux  tour  à  tour  gracieux 
et  terribles  des  solennités  de  la  \ie  auxquelles  les  divers  moments  de 
la  fonte  de  la  Cloche  correspondent,  atteindre  et  surpasser  même 
Schiller  en  pittorescjue  et  en  coloris.  Telle  fut  la  principale,  pour  ne 
pas  dire  l'unique,  préoccupation  du  traducteur  français. 

Le  caractère  social  du  poème  ne  l'a  guère  retenu  ;  quant  à  sa 
valeur  proprement  philosophique,  on  peut  dire  qu'elle  lui  a  entière- 
ment échappé,  et  ce  n'est  pas  une  des  moindres  preuves  de  l'origina- 
lité des  romantiques  français  qui  imitèrent  les  œuvres  allemandes, 
que  leur  impuissance  à  comprendre  la  disposition  d'esprit  cjui  les 
a  fait  naître. 

On  ne  peut  vraiment  pénétrer  dans  l'intimité  d'un  poème  de 
Schiller  que  si  l'on  connaît  un  peu  ses  idées.  11  était  philosophe  peut- 
être  autant  cjue  poète.  C'était  dans  toute  l'acception  du  mot  un 
intellectuel,  et  non  seulement  il  a  beaucoup  réfléchi  et  écrit  sur  la 
théorie  des  arts  et  sur  la  poétique,  mais  chacun  de  ses  grands  poèmes 
est  un  moment  essentiel  d'une  méditation  plus  profonde. 

La  Cloche  est  un  des  chefs-d'œuvre  de  la  deuxième  partie  de  la 
carrière  de  Schiller  ,  elle  est  représentative  de  son  état  d'esprit  après 
sa  conversion  au  kantisme  ^.  On  n'y  retrouve  pas  cet  enthousiasme 
«à  la  Posa  »  qui  avait  attaché  à  l'auteur  deDonCarlo'i  les  jeunes  gens 
de  la  génération  nouvelle.  Schiller  a  traversé  la  ])éi'iode  agitée,  vio- 
lente, qu'on  appelle  dans  la  littérature  allemande  Sturm  und  Drang. 
Il  a  rencontré,  à  Weimar  (1794),  Gœthe  bien  éloigné  aussi  de  l'état 
d'âme  révolutionnaire,  qui  lui  avait  dicté  les  pages  enflammées  de 
Werther  en  1774.  Leur  individualisme  s'est  réconcilié  avec  la  société, 
et  tandis  que  Schiller  subit  l'influence  de  Gœthe  devenu  classique, 
il  se  marie,  devient  fonctionnaire,  et  surtout,  ce  qui  est  bien  plus 
grave  dans  la  carrière  d'un  esprit  philosophique,  il  découvre  une 
solution  nouvelle  au  problème  de  la  connaissance  et  à  celui  de  la  vie. 

On  pourrait  dégager  de  ses  premières  œuvres  une  doctrine,  où  l'on 
découvrirait  déjà  tous  les  linéaments  de  la  métaphysique  transcen- 
dante, qui  allait  donner  naissance  au  romantisme  allemand.  Schiller, 
par  les  œuvres  de  sa  jeunesse,  est  le  précurseur  de  Novalis  et  de 
Tieck.  Il  trouvait  la  solution  du  problème  fondamental  dans  l'in- 
tuition poétic[ue.  Disciple  de  Rousseau,  il  aflirmait  qu'il  y  a  eu  un 
âge  d'or,  où  l'humanité  était  en  rapport  avec  la  vie  intime  de  la  nature, 
et  ce  rapport,  obscurci  et  gêné  par  le  développement  de  la  vie  sociale, 


1.  Voir  Henri  Lichtenbergcr.  Poésies  lyriques  de   Gœthe  et  de  Schiller.   Paris, 
Hachette,  1909,  in-16,  p.  125. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    SCHILLER  187 

son  individualisme  exalté  prétendait  le  restituer  danspre  aésut. 
première  ^.  Les  arts,  et  particulièrement  la  poésie,  produisaient  selon 
lui  cet  effet  merveilleux,  non  seulement  de  dégager  l'individu  de 
la  servitude  sociale,  mais  de  libérer  le  moi  des  phénomènes  disparates 
€t  de  résoudre  les  antinomies  que  les  progrès  de  la  pensée  ont  insti- 
tuées au  sein  de  la  nature  humaine. 

Seule,  la  poésie  est  capable  de  révéler  Tunité  de  ce  moivde  que  l'in- 
telligence perçoit  nécessairement  sous  la  catégorie  du  multij)le.  La 
poésie  vaut  mieux  que  la  science,  car  l'une  ne  jteut  comprendre  que 
le  relatif,  tandis  que  l'autre  atteint  l'absolu,  et  c'est  dans  l'extase, 
où  l'àme  est  plongée  par  l'intuition  poétique,  qu'elle  sent  qu'elle  est 
identique  à  l'univers.  Une  telle  doctrine  n'avait  plus  qu'à  se  revêtir 
du  langage  transcendant  de  la  métaphysique  de  Fichte  ])our  devenir 
la  philosophie  môme  du  romantisme  allemand,  intuitionniste  et 
mystique.  Ceux  qui  appelleront,  comme  Xovalis,  la  faculté  par 
excellence  de  l'esprit,  non  plus  la  raison  (Verniuift),  mais  le  sentiment 
(Gemiith)  et  reconnaîtront  l'àme  même  de  la  nature  dans  le  génie 
et  dans  la  poésie,  s'étaient  dé('larés  d'instinct  les  disciples  de  Schiller. 
Schiller  le  premier,  avait  idéalisé  la  chimère  de  Rousseau,  il  avait 
commencé  par  chanter  le  retour  de  l'âge  d'or.  «  La  source  de  jeunesse 
n'est  pas  un  conte,  disait-il,  elle  coule  réellement  et  elle  coule  tou- 
jours. Où  donc,  me  demandez-vous  ?  Dans  la  poésie  ^.  » 

Mais  à  ré])oque  où  Schiller  écrivait  ses  vers,  en  1797,  le  charme 
allait  se  ronqire  ;  il  était  sur  le  point  de  sortir  du  songe  idéaliste  ; 
il  n'avait  déjà  ]»lus  dans  la  poésie  la  foi  exaltée  de  sa  jeunesse  ;  il 
Irouvalt  (pTil  élait  ]»lus  sage  d'essayer  de  comprendre  les  dures  con- 
ditions de  l'existenLC  «pie  de  chercher  à  leur  écha])per  en  les  niant, 
La  ])oésie  lui  restait  chère,  mais  elle  ne  se  substituait  ])lus  au  monde 
réel  comme  un  monde;  idéal,  encliauté,  (jui  serait,  ])our  r('S])rit  ca])able 
d'en  jouir,  une  aul  i(i|i;iti(iu  di;  la  wa  divine  et  la  révélation  des 
réalités  éternelles. 

La  poésie  lui  paraissait  dès  lors,  dans  sa  nouvelle  conception  pessi- 
iiiislc  (l(;s  choses,  une  illusion  eomme  la  science  elle-même  et  comme 
h;  bonbeur,  mais  uii<;  illusion  salulaiic,  la  seule  même  qui  fût  ca])able 
de  consoler  un  ]»eu  les  hommes  et  d(;  les  aider  à  supjiorter  la  destinée. 

Ainsi,  landis  qnil  a\ait  cncmiragé  autrefois  les  ])lus  téméraires 
avcnliires  de  l'esprit,  Schiller,  mûri  par  la  ^"ic■,  instruit   |»ar  les  s{»ec- 

1.  C'fst  dans  cette  lulle  coiilrn  IfS  condilinns  (lime  sociclé  mauvaise,  corrom- 
pue ou  vulgaire  que  s'épuispiil  les  liéros  onlliousiastcs  <le  ses  premiers  drames  : 
Les  Jiri'^ands,  la  Conjuration  de  Fiesque,  Intrigue  et  Amour. 

2.  .Scliillcr.  I^cs  Quatre  à'j,rs  du  niondr.  Trjid.  .Jord.m,  p.  207. 


188  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

tacles  des  événements  qui  bouleversaient  l'Europe  de  son  temps,  et 
surtout  tourmenté  par  un  besoin  croissant  de  certitude,  en  venait  à 
se  défier  de  la  métaphysique,  à  s'attacher  davantage  aux  leçons 
directes  de  l'expérience. 

«  Mon  cœur  est  en  quête  d'une  philosophie,  écrivait -il  à  son  ami 
Kœrner,  et  la  fantaisie  y  a  subrepticement  substitué  ses  rêveries. 
J'explore  les  lois  des  esprits,  et  je  m'exalte  à  des  hauteurs  infinies, 
mais  j'oublie  de  démontrer  que  tout  cela  existe  réellement.  Un  auda- 
cieux coup  de  main  du  matérialisme  jette  à  bas  toute  ma  création  ^.  » 

C'était  précisément  une  attaque  de  ce  genre,  bien  que  ne  venant 
pas  du  matérialisme,  que  la  critique  de  Kant  venait  de  diriger  contre 
la  métaphysique.  Rebelle  au  dogmatisme  étroit  de  l'esthétique  et  de 
la  morale  de  Kant,  et  même  adversaire  déclaré  de  ce  parti-pris  du 
philosophe  contre  la  sensibilité,  qu'il  considérait  au  contraire  comme 
une  éminente  qualité  de  l'âme  humaine,  le  poète  néanmoins  adopta 
entièrement  le  kantisme  comme  solution  du  problème  de  la  con- 
naissance ^. 

Qu'importe  à  l'homme  que  l'absolu  existe  ?  il  ne  peut  le  connaître. 
Malheur  même  au  téméraire  qui  veut  savoir  le  sens  de  ce  mot  :  la 
vérité.  L'image  de  Sais  doit  rester  voilée  ^.  Celui  qui  touche  au  voile 
sacré  est  frappé  de  mort.  L'homme  n'est  pas  né  pour  pénétrer  l'énigme 
du  sort.  L'abîme  où  se  perd  l'esprit  du  philosophe  est  insondable. 
C'est  la  leçon  qui  se  dégage  du  Plongeur  *  et  de  tant  d'autres  poèmes 
de  Schiller.  La  notion  que  nous  avons  de  l'univers  est  une  construc- 
tion de  notre  esprit  qui  ne  peut  pas  sortir  de  lui-même.  Penser 
c'est  conditionner.  Le  relatif  est  la  loi  de  toute  connaissance,  la 
vérité  absolue  est  une  illusion  semblable  à  celle  du  bonheur.  La 
souffrance  est  la  loi  de  toute  existence.  L'élan  de  tous  nos  désirs 
aboutit  à  la  déception  ;  ainsi  l'effort  de  la  pensée  pour  se  dépasser 
elle-même  la  force  à  retomber  plus  lourdement  sur  soi,  et  la  ramène 
à  cette  vision  triste  d'une  ignorance  qui  se  connaît  comme  telle. 

Cette  considération  pessimiste  des  conditions  de  la  pensée  et  de 
l'action,  aboutit  chez  Scliiller  comme  chez  Ivant  à  l'exaltation  de 
la  volonté. 

1.  Cité  par  Spenlé.  Schiller  et  Noi>alis,  dans  Eludes  sur  Schiller.  Alcan,  1905, 
in-80,  p.  106. 

2.  Henri  Lichtenberger.  Poésies  lyriques  de  Gœlhe  et  Schiller,  p.  122  et  sq. 

3.  Poésies  de  Schiller.  Trad.  Jordan,  p.  246. 

4.  /6(V/.,  p.  78.  Cf.  aussi  le  poème  intitulé  :  Les  Grands  philosophes  (Die  ^Vcli- 
weisen,  1795)  dans  lequel  Schiller  apparaît  comme  un  précurseur  de  Sihopenhauer. 
En  attendant  que  la  philosophie  explique  le  monde,  il  est  mené  par  la  Faim  et 
pa''  l'Amour.    [Schillers   Werke,  hcrausg.  von  R.  Boxbcrger.  T.   I,  p.   239.) 


EMILE    DESCIIAMPS    ET    SCHILLER  189 

A  mesure  que  sa  ])hil()s<)])liie  s'assombrit,  son  âme  devient  plus 
sereine  ^.  Il  s'attache  d'amour  à  cette  misérable  vie  humaine  qui 
ne  vaut  que  par  l'efîort,  et  qui  est  tout  entière  l'œuvre  de  la  volonté. 
C'est  en  s'opposant  à  la  douleur  que  l'homme  prend  conscience  de 
lui-même,  et  c'est  ainsi  que  Schiller  s'achemine  vers  une  conception 
tragique  de  la  vie.  La  destinée  nous  attaque  de  toutes  parts  et  notre 
vie  est  belle  ou  laide,  suivant  la  réponse  que  nous  sommes  capables 
de  faire  à  notre  ennemie  :  «  La  résistance  seule,  écrit  Schiller,  peut 
manifester  la  force.  De  là  vient  ([ue  la  ])lus  haute  conscience  de  notre 
être  moral  ne  peut  se  maintenir  (pie  dans  un  état  violent,  dans  un 
élat  de  lutte  et  que  la  plus  haute  joie  morale  est  toujours  accom- 
pagnée de  douleur  ^.  » 

Tel  est  l'état  d'esprit  que  l'aimable  et  superficiel  neveu  de  Camille 
Jordan,  dans  la  préface  de  sa  traduction  des  poésies  de  Schiller, 
interprétait  comme  un  retour  du  poète  au  christianisme  ^.  Jordan 
croyait  devoir  au  respect,  que  Schiller  lui  inspirait,  de  l'excuser 
d'avoir  écrit  l'ode  :  Aux  Dieux  de  la  Grèce,  et  celle  qu'il  avait  traduite 
sous  le  titre  :  Regrets  d'un  païen  nouvellement  com>ertl  ^. 

Que  sur  certains  ])()ints  comme  l'impuissance  métaphysicpie  de 
l'esprit  humain,  comme  le  rôle  bienfaisant  de  la  douleur,  la  théorie 
de  Schiller  se  rencontre  avec  l'enseignement  chrétien,  c'est  un  fait 
indiscutable,  mais  sur  lequel  on  ne  peut  s'appuyer  que  pour  faire 
ressortir  l'extrême  différence  des  deux  doctrines.  Le  chrétien  a  de 
tout  autres  motifs  que  Schiller  d'accepter  la  douleur  et  de  se  sou- 
mettre à  la  destinée.  Le  pessimisme  n'est  qu'un  moment  dans  le 
long  es]ioir  ((ui  soutient  le  croyant.  Il  est  l'essence  même  de  la  doc- 
trine à  la({ucllc  Schiller  aboutit^.  Schiller  repousse  les  consolations 
religieuses  qui,  d'ajyrès  lui,  énervent  l'âme  et  émoussent  l'aiguillon 
tragi<jue  de  la  vie.  Sou  attitude  ressemble  à  celle  du  stoïcien,  et  c'est 
»l;uis    raiili([uité   i)aï(;nuc,    (pu»!    (pi'cn   pense    Jordan,    non   dans    le 


1.  IFiiiri  Li(lilinl)ir;^<T.  0/>.  cit.,  |>.  \'1\.  «  Trois  porsics  lyri(nu'.s  importantes  : 
La  Hësignalion,  Ifs  Dieux  de  la  (jièce  et  les  Arti.sle.s,  marquent  les  trois  étapes 
de  cette  transformation.  » 

2.  Spenlé.  Schiller  et  Novalis,  p.  110. 

3.  Sur  Schiller  et  C.  Jordan,  voir  l'étude  de  1'.  lJaid(nsp(r;.'(r,  parue  dans 
les  Eludes  sur  Schiller  citées  plus  haut,  p.  116-130. 

'».  Poésies  de  Scliiller,  traduites  de  l'allemand  par  C.  J.  Paris,  Brissot-Thivars, 
1822.  Préface,  i-vi. 

5.  Le  pessimisme  est  un  des  aspects  de  la  fîrandf  poésie  idéaliste  de  Lamartine. 
Comparer  à  la  Cloche  de  Schiller  l'admirable  poème  inliiuh  :  l.a  Cloche  du  village 
dans  les  liecueillements.  Il  n'y  a  rien  de  spécidquement  elin-tien  dans  ces  belles 
strophes  désolées  (pie  lui  iiis|)ire  le  ■  saint  porte-voix  des  tristesses  humaines 
—  (pu;  la  terre  inventa  ptnir  mieux  crier  ses  peines.  » 


190  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

christianisme,  qu'il  faut  chercher  son  inspiration.  Il  exalte  plutôt 
l'orgueil  humain  qu'il  ne  le  rabaisse,  et  quand  il  nous  montre  la 
volonté  domptant  la  sensibilité  pour  se  dresser  ensuite  d'un  effort 
puissant  contre  le  Destin,  c'est  dans  ce  conflit  désespéré  qu'il 
voit  paraître  la  vertu  par  excellence  et  non  dans  un  abandon  con- 
fiant à  la  volonté  divine.  Le  poème  de  la  Cloche  est  dans  l'œuvre  du 
grand  l^Tique  allemand  au  terme  même  de  son  évolution  philoso- 
phique (1799). 

Le  pessimisme  foncier  du  penseur  comporte  des  atténuations,  et  le 
poète  qui  vivait  en. lui  a  rendu  grand  service  au  philosophe  :  il  l'a 
garanti  de  l'esprit  de  système,  et  sans  nuire  à  la  profondeur  des 
pensées,  il  les  a  élargies,  attendries  surtout.  Le  poème  de  la  Cloche  ^ 
est  un  frappant  exemple  de  l'union  dans  une  même  œuvre  des  deux 
inspirations  différentes  :  la  conception  fondamentale  est  grave  et 
triste,  et  l'accent  de  la  joie  pourtant  retentit  en  maints  épisodes  ; 
ainsi  tous  les  moments  solennels  de  la  vie  :  la  naissance,  le  mariage 
et  la  mort,  l'ivresse  de  l'amour  et  l'emportement  de  l'ambition  qui 
aboutit  aux  déceptions  de  toutes  sortes,  à  la  ruine,  à  l'inévitable 
douleur,  toutes  ces  heures  de  courtes  joies  et  de  longues  peines  sont 
ponctuées  par  le  bruit  incessant  du  travail.  C'est  l'honneur  de  l'huma- 
nité d'affronter  ainsi  tant  de  risques  et  sans  espoir  personnel,  puis- 
qu'elle échoue  et  meurt  sans  cesse,  de  collaborer  à  une  œuvre  qui  la 
dépasse.  Elle  échoue  et  meurt  indéfiniment,  mais  elle  se  renouvelle 
aussi  sans  cesse,  et  depuis  des  milliers  d'années  que  les  hommes 
passent  ainsi  devant  l'homme,  en  dépit  des  révolutions  qui  boule- 
versent la  cité  humaine,  la  volonté  du  bien  l'emporte  sur  toutes  les 
puissances  mauvaises  coalisées  contre  elle,  et  le  chant  de  la  Cloche 
qui  montera  vers  le  ciel  des  sommets  du  beffroi,  après  l'enfantement 
douloureux  de  la  fonte,  symbolise  non  seulement  le  triomphe  de  l'in- 
dustrie humaine  sur  la  matière  brute  et  la  domination  de  l'homme 
sur  la  nature,  mais  encore  le  triomphe  de  l'homme  sur  lui-même, 
l'élan  généreux  de  la  partie  noble  de  notre  être  vers  la  Concorde  qui 
est  le  plus  grand  bien  dont  les  malheureux  hommes  puissent  jouir  2. 

Ainsi  l'essence  même  de  la  philosophie  de  Schiller  trouve  naturelle- 

1.  De  l'influence  du  poème  de  Schiller  dérive  l'inspiration  du  poème  sym- 
phonique  de  Vincent  d'Indy,  le  Chant  de  la  Cloche,  poème  et  musique  de  Vincent 
d'Ituly,  légende  dramatique  en  un  prologue  et  sept  tableaux.  Paris,  1886,  in-8°. 

2.  Comparer  au  point  de  vue  du  sens  religieux  et  philosophique  le  poème 
de  Schiller  à  celui  de  Uhland  sur  le  même  sujet  :  Die  Glockenhôhle.  Le  caractère 
populaire  et  la  piété  chrétienne  d'Uhland  offrent  un  frappant  contraste  avec 
l'esprit  philosophique  de  Schiller.  Cf.  Joseph  Méjasson,...  Le  Sentiment  religieux 
dans  les  «  Poésies  »  d'Uhland.  Paris,  Champion,  1913,  in-S»,  Emile  DescLamps 


EMILE     DKSCHAMPS     ET    SCHILLEIÎ  191 

nient  à  s"exj)rinier  dans  uii  poème  symbolique.  C'est  en  cela  ([uc 
consiste  l'originalité  du  lyrisme  de  Schiller.  Schiller  est  trop  philo- 
sophe pour  se  complaire  à  l'étalage  de  ses  sentiments  personnels. 
Il  n'aurait  point  admis  la  théorie  de  la  liberté  de  Vart  qu'allaient 
défendre  les  romantiques  français,  s'il  faut  entendre  par  ces  mots 
équivoques  l'impatience  de  toute  règle  et  la  carrière  ouverte  aux 
fantaisies  de  rins])iration  individuelle.  Il  n'aimait  pas  ])lus  la  poésie 
subjective  qu'il  ne  su])])orlait  la  poésie  réaliste.  Il  exige  du  poète 
qu'il  dérolie  son  mol  j)our  n'exprimer  que  ce  qu'il  y  a  d'éternel, 
d'universel  et  de  nécessaire  dans  le  genre  humain.  Telle  est  du  moins 
la  conception  où  Schiller  s'était  arrêté  dans  la  seconde  partie  de  sa 
carrière  ^. 

Il  contribua  ainsi,  plus  que  personne  après  Kant,  à  la  création  de 
l'esthétique,  et  cette  science  devait  avoir  une  singulière  action  sur  le 
développement  de  la  littérature  moderne.  C'est  elle  qui  a  donné  une 
base  philosophique  au  sentiment  du  Beau.  Son  influence,  diffuse  en 
France  à  travers  le  xix'^  siècle,  a  corrigé  les  tendances  excessives  de 
l'individualisme  romantique,  en  même  temps  qu'elle  libérait  les 
artistes  de  la  servitude  du  goût  ]niblic.  En  leur  fixant  un  idéal  indé- 
pendant de  la  morale  et  du  sentiment  individuel,  elle  émancipait  la 
conscience  artistique,  et  si  la  doctrine  de  Vart  pour  Vart,  qui  s'or- 
ganise en  France  à  partir  de  1830,  ne  proclame  pas  autre  chose  que 
la  revendication  des  droits  de  l'art  en  face  de  la  politique  et  de  la 
morale,  il  faut  en  faire  honneur  aux  esthéticiens  allemands,  qui 
fixèrent  cette  idée  au  début  du  siècle,  et  Schiller  ])eut  être  considéré 
comme  un  de  ses  ])atrons  ^. 

Le  Beau  n'est  ])as  pour  lui  l'expression  de  la  fantaisie  personnelle 
il  un  in(li\i(lu.  il  est  un  idéal  au(in(;l  l'homme  doit  tendre,  et.  pour 
jiarlcr  la  langue  de  la  philosophie  kantienne  qui  a  certainement 
influencé  le  dévelo])pement  esthétique  de  la  ])ensée  de  Schiller,  le 
Beau  est,  lui  aussi,  une  sorte  d'Impératif  ^. 

Ainsi,  l'effort,  qu'avait  fait  Schiller  pour  s'arracher  aux  séductions 
si  ])uissantes  sur  lui  de  la  métaphysicjue,  le  ramonait,  en  dépit  (pi'il 
en  eut,  à  la  conception  d'un  art  tout  ]»énétré  de  ]»hil(isnphi('.  L'honinu; 
seul,   ]i:iiiiii  les  êtres,   est  capable   (rini   idéal  de   i)caiité,  et  seule  la 


îivjiit    îipi.n'-iir   le   sniiliinciil    |irofoii(l('Tii('iil    nn-diéval    des     ballades     d'UIiIaiid. 
H  traduisit  le  lioi  ai>euf(le.  CI.  JUnnie  'germanique,  oct.-dée.  1800,  lorne  XII. 

1.  V.  Haseh.  Im  Poétique  de  SrhiUer.   l'aris,  I-'.  Alcaii,  1!)11,  in-g». 

2.  Albert  CassafîiK'.  La  Théorie  rie  l'art  pour  l'art  en   France  chez  les  dcrnier>i 
romantiques  et  les  premiers  réalistes.   J'aris,   Hachette,    ]'.HH',,  iii-8". 

3.  Xavier  Léon.  Schiller  et  Fichte,  dans  les  Études  sur  Schiller,  p.  40  et  s*]. 


192  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

représentation  de  ce  qui  est  vraiment  humain  dans  l'homme  peut 
produire  une  œuvre  belle. 

Voilà  pourquoi  Schiller  accorde  une  portée  si  haute  à  l'entretien 
d'un  maître  fondeur  avec  ses  ouvriers  :  il  transpose  la  beauté  exté- 
rieure du  labeur  ouvrier  en  une  beauté  d'ordre  intérieur  et  moral. 
La  nature  tout  entière  n'est  plus  pour  lui  qu'un  symbole  de  l'huma- 
nité, et  l'art  même,  qu'il  considère  comme  un  langage  fait  pour  être 
entendu  et  senti  de  tous  les  hommes,  est  nécessairement  le  symbo- 
lisme. 


Ce  symbolisme,  parfois  singulièrement  abstrait,  difficile,  obscur  et 
tendu  dans  certains  poèmes  de  Schiller,  est  par  bonheur  merveilleuse- 
ment clair  dans  la  Cloche.  Cela  rendait  la  beauté  de  l'admirable 
pièce  de  vers  immédiatement  sensible  à  des  esprits  français,  disposés 
par  deux  siècles  de  culture  classique  à  goûter  cette  peinture  générale 
et  universelle  de  la  vie  humaine. 

]yjme  (Je  Staël,  dans  une  formule  heureuse,  à  laquelle  elle  apporte 
aussitôt  elle-même  de  grandes  restrictions,  a  fort  bien  exprimé  ce 
caractère  de  certaines  œuvres  de  Schiller  :  «  Schiller,  dit-elle,  a  de 
l'analogie  avec  le  goût  français  ^.  »  Il  est  vrai  qu'on  se  ferait  une 
fausse  idée  du  génie  de  Schiller,  si  l'on  s'en  rapportait  exclusivement 
au  jugement  de  M™®  de  Staël.  Comme  Camille  Jordan,  qui  fréquenta 
Schiller  à  Weimar  en  1799,  comme  tous  les  Français  qui  voyagèrent 
alors  en  Allemagne  et  que  leurs  préjugés  aristocratiques  et  religieux, 
surtout  leur  manque  d'éducation  philosophique  empêchaient  de 
bien  voir,  elle  se  le  représente  comme  un  génie  rêveur  et  sensible. 

Ce  qu'elle  appelle  la  philosophie  des  poètes  allemands,  c'est  bien  le 
symbolisme,  si  l'on  veut,  mais  un  symbolisme  sans  valeur  rationnelle, 
purement  sentimental.  Elle-même  nous  dit  que  ces  poètes  considé- 
déraient  «  l'univers  comme  un  symbole  des  émotions  de  l'âme  »  ^. 
La  philosophie  n'est  pour  elle  qu'un  état  d'âme  exalté,  enthousiaste, 
plutôt  une  émotion  qu'une  pensée,  provoquée  par  le  spectacle  de  la 
Nature,  les  jouissances  de  l'Amour  et  la  terreur  de  la  Mort.  La  valeur 
dialectique  des  traités  théoriques  de  Schiller  et  l'armature  rationnelle 
de  son  œuvre  entière  lui  échappaient  presque  totalement.  Cette 
différence  de  culture  est  essentielle  ;  elle  ne  distingue  pas  seulement 

1.  M'"^  de  Staël.  De  V Allemagne,  11^  partie,  ch.  xiii.  De  la  poésie  allemande. 
Paris,  Charpentier,  in-16,   p.  186. 

2.  Ibid.,  p.  163. 


LE    POÈME    DE    LA    «    CLOCHE    ))  193 

^jme  [le  Staël  de  ses  chers  Allemands  qu'elle  croyait  si  bien  connaître  ; 
elle  a  une  portée  plus  (grande  ;  c'est  elle  qui  sépare  la  poésie  vrai- 
ment philosophique  de  l'Allemagne  du  grand  mouvement  lyrique 
qui  renouvelle  la  poésie  française  pendant  le  romantisme.  L'arbi- 
traire interprétation  que  donne  M™®  de  Staël  des  grands  poètes 
allemands  est  donc  extrêmement  caractéristique  :  alors  qu'il  est 
question  dans  la  plupart  de  leurs  œuvres  d'idées  et  de  constructions 
rationnelles,  systématiques,  elle  ne  parle  que  de  sentiment,  de  rêverie 
et  d'imagination.  «  L'énigme  de  la  destinée  humaine,  dit-elle,  n'est 
rien  pour  la  plupart  des  hommes  ;  le  poète  l'a  toujours  présente  à 
ï imagination.  L'idée  de  la  mort...  le  mélange  des  beautés  de  la  nature 
et  des  terreurs  de  la  destruction  excite  je  ne  sais  quel  délire  de  bonheur 
et  d'effroi,  sans  lequel  on  ne  peut  comprendre  ni  décrire  le  monde  ^  ». 

\[me  (jg  Staël  exprimait  clairement  déjà  l'état  d'âme  nouveau 
qui  allait  donner  naissance  au  romantisme  français  ;  elle  ne  donnait 
par  là  qu'une  idée  très  imparfaite  et  presque  fausse  du  mouvement 
poétique  de  l'Allemagne  contem])oraine.  La  profondeur  d'idées,  par 
exemple,  qu'elle  entrevoit  ciiez  les  ]>oètes  allemands,  vient  d'après  elle 
essentiellement  de  l'influence  du  christianisme.  Si  c'est  vrai  de 
Klopstock,  cela  ne  l'est  guère  de  Schiller,  et  nous  avons  montré 
combien  la  pensée  du  poème  de  la  Cloche  était  indépendante  de  la 
tradition  religieuse. 

11  n'en  est  pas  moins  vrai  que  M'"^  de  Staël  signala  la  ])remière 
le  poème  de  la  Cloche.  Elle  en  fit  une  délicate  analyse  au  déjjut  de 
son  chapitre  sur  la  poésie  allemande,  et  semblait  même  défier  les 
poètes  français  d'exprimer  dans  une  traduction  en  vers  les  beautés 
originales  du  chef-d'œuvre  allemand. 

Ce  défi,  que  M'"^  de  Staël  lançait  aux  poètes  français  en  1813, 
ce  n'est  qu'en  1821  qu'il  fut  relevé  par  Emile  Deschamps. 

Quand  nous  ne  saurions  pas  à  quelle  époque  précise  Emile  Des- 
cbanq)s  commença  à  traduire  le  poème  de  la  Cloche,  nous  ])ourrions 
iiuliiiic  avec  certitude,  d'après  l'examen  du  style,  que  cette  traduc- 
tion est  bien  antérieure  à  la  date  de  la  publication  des  Études  fran- 
çaises et  étrangères.  Deschamps  avait  près  de  (piarante  ans,  quand 
parurent  les  Etudes.  Il  y  avait  bien  dix  ans  ([ue  sa  traduction  de  la 
Cloche  dans  renseiid)le  était  faite.  Or,  c'est  ])endant  cet  intervalle 
(pie  la  rév(»luli(tn  romantique  s'opéra.  Ecrivain  de  transition,  s'il 
en  fui,  Imiii1(-  Deschamps  avait  contribué  de  très  bonne  heure,  par 
les  initiatives  hardies,  soiixcnt  fienreuses  de  son  talent,  à  créer  cette 

1.   M"'c  de  Staël.  De  l'AUemasne.  Ihid.,  p.  187. 

13 


194  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

forme  violemment  colorée,  pittoresque  à  l'excès,  dont  la  vogue  com- 
mence en  1825  et  qu'on  a  appelée  romantique,  mais  son  style  garda 
toujours,  SOUS  ce  costume  nouveau,  l'allure  générale  de  l'âge  précédent. 
Ce  romantique,  quand  il  écrit  en  vers,  a  beau  rechercher  la  nouveauté 
du  rythme  et  de  l'image,  il  est  obsédé  par  les  tours  et  les  figures  du 
stvle  «  troubadour  »,  il  ne  secouera  jamais  le  joug  de  la  période 
pseudo-classique  ^.  La  traduction  de  la  Cloche  est  une  œuvre  de  la 
jeunesse  de  notre  poète  ;  elle  se  ressent  encore  de  l'influence  de 
l'époque  impériale  et  nous  savons  cju'elle  remonte  au  moins  à  1821. 

Le  Conservateur  littéraire,  qui  en  publia  de  nombreux  fragments 
dans  le  numéro  de  janvier  1821,  déclare  que  (f  la  traduction  de 
M.  Emile  Deschamps  est  encore  inédite.  »  Il  en  fait  le  plus  grand 
éloge,  mais  ce  qu'il  ne  dit  pas,  c'est  qu'elle  n'offrait  qu'une  adapta- 
tion en  vers  de  la  traduction  en  prose,  publiée  l'année  précédente, 
dans  la  Minerve  littéraire,  par  H.  de  Latouche.  La  comparaison  des 
deux  textes  ne  laisse  aucun  doute  ;  Deschamps  n'a  fait  que  tourner 
en  vers  la  prose  de  Latouche  :  aux  rimes  près,  c'est  le  même  voca- 
bulaire, ce  sont  les  mêmes  tours.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que 
personne  ne  l'a  remarqué.  Quant  à  Latouche,  il  n'en  dit  rien. 

On  sait  qu'il  fut,  bien  plus  que  Deschamps  et  tant  d'autres,  un 
initiateur  en  ces  questions  de  littérature  étrangère  et  qu'il  se  laissa 
par  dédain  dérober  cette  gloire.  Il  s'en  plaignit  plus  tard,  nous 
l'avons  dit,  mais  en  termes  très  généraux,  spirituellement  d'ailleurs, 
sans  allusion  directe.  En  tout  cas,  ce  n'est  pas  à  Emile  Deschamps 
qu'il  aurait  voulu  faire  ce  reproche,  d'abord  parce  qu'il  l'aimait 
depuis  l'enfance  et  qu'il  collaborait  avec  lui  dans  ces  premières 
années  de  la  Restauration,  ensuite  parce  qu'il  est  très  possible  qu'ils 
aient  traduit  en  commun  le  poème  de  Schiller. 

Jusqu'à  quel  point  ces  romantiques  entendaient-ils  la  langue 
des  auteurs  qu'ils  traduisaient  ?  C'est  une  question  cju'on  est  obligé 
de  se  poser,  quand  on  songe  au  petit  nombre  de  Français  qui  s'adon- 
nèrent sérieusement  dans  la  pren)ière  partie  du  x'.x^  siècle  à  l'étude 
des  langues  étrangères.  A  part  le  groupe  des  rédacteurs  du  Globe, 
dont  quelques-uns  étaient  des  spécialistes,  on  peut  dire  que  les 
romantiques  ne  possédaient  qu'une  connaissance  très  superficielle 
de  la  langue  des  auteurs  européens,  dont  ils  parlaient  sans  cesse. 
Victor  Hugo  savait  un  peu  d'espagnol  ^  et  ne  dut  apprendre  l'anglais 

i.  Cf.  E.  Barat.  Le  style  poétique  et  la  révolution  romantique.  Paris,  1904, 
p.  70  et  sq. 

2.  Sur  la  question  :  Hugo  savait-il  l'espagnol  ?  voir  les  conclusions  négatives 
de  M.  Paul  Berret  :  «  Le  Moyen-Age  européen  dans  la  Légende  des  Siècles».  Paris, 


LE    POÈME    DE    LA    «    CLOCHE    »  195 

que  plus  lard,  s'il  Tapprit  jamais  ;  Antoni  Deschaïups  savait-il 
aussi  bien  l'italien  qu'Alfred  de  Vigny  savait  l'anglais  ?  On  peut  en 
•douter.  S«n  frère  Emile  entendait-il  à  fond  la  langue  de  son  cher 
Shakespeare  ?  Il  nous  est  apparu  que  Letourneur  lui  servait  de 
guide.  Quant  à  l'allemand,  Blazc  de  Bury  prétend  qu'il  le  savait 
fort  mal  ;  c'était  déjà  un  rare  privilège  en  son  temps  de  l'avoii'  su 
un  peu  ^.  Xous  ignorons  à  (pielle  date  il  se  mit  à  l'étude  de  cette 
langue  :  nous  avons  plus  de  chance  en  ce  qui  concerne  Latouche. 
Lui-même  nous  confie,  dans  la  préface  de  sa  traduction  de  Marie 
Stuart,  qu'en  1814,  «  secondé  d'un  jeune  poète  allemand,  M.  Dielitz  », 
il  conçut  l'idée  de  «  donner  aux  lecteurs  français  une  traduction  com- 
plète des  œuvres  dramatiques  de  Frédéric  Schiller.  »  Cette  idée  ne  se 
réalisa  qu'en  partie,  mais  Latouche  ])r(tlila  de  celte  collaboration 
pour  se  perfectionner  dans  l'étude  de  la  langue  allemande  :  «  Réunis 
par  une  conformité  de  goiils,  dit -il,  portés  l'un  et  l'autre,  avec  une 
ardeur  égale,  vers  la  littérature  de  nos  deux  pays,  nous  crûmes,  par 
un  échange  de  ({uelques  faibles  connaissances  acquises,  arriver  à 
l'intelligence  exacte  des  deux  langues,  et  à  l'interprétation  fidèle  de 
quelques  écrivains  des  deux  pays.  » 

Latouche  nous  fait  ensuite  quelques  confidences  intéressantes  au 
sujet  de  ses  relations  avec  Dielitz  : 

Des  événements  désastreux  pour  ma  pairie  oui  reiuUi  M.  Dielitz 
à  la  sienne.  Violemment  séparés  par  les  événements  de  la  guerre,  nous 
avons  suivi  des  carrières  diverses.  Mon  collaborateur,  réservé  seid  aux 
succès  de  la  scène,  vient  de  faire  représenter  sur  le  théâtre  de  Weimar, 
une  forl  belle  traduction  de  V Alhalie  de  notre  Haeiue.  Puisse  cette  esquisse 
de  Marie  Stuart...  lui  rappeler,  si  elle  tombait,  un  jour  sous  ses  yeux,  ces 
heures  de  méditation  où  Schiller  servait  de  lien  entre  deux  étrangers 
dont  les  compatriotes  étaient  en  armes  !  Cette  occupation  apportait  avec 
elle  l'oubli  de  notre  mauvais  sort  et  de  toute  rivalitt'-.  Elle  enchantait, 
pour  deux  amis  que  la  poésie  avait  faits,  le  n'diiit  plus  que  jthilosophique 
où  s'écoula  pour  eux  l'hiver  de  1<SI4  ^. 

On  n'a  point  oul)lié  (pi'à  ]iartir  de  cfltc  dalc  et  dès  les  premières 
années  de  la  Restauration,  Emile  Deschamps  élail  eu  relalious 
étroites  avec  Latouche  :  ces  com])atriotes  élaicnl  tous  les  deux  fonc- 
tionnaires et  ne  devaient  pas  tarder  à  se  rencontrer  chaque  jour  au 
méiiK;     iriinislère  ;     d'autre     pai't     ils     collalxu'aiciil .     Si     Deschamps 

1011,   p.  8''i-89.  —  Sur  la  qticslioii  savail-ll   l'an^rlais  :'   voir  Lr  liln'n.   Idln-  XX. 
-  Sur  nos  rornaulifpK-s  rl    les  laiif,Mics  (■Iraiigcrcs,   voir  |r    (Criard  de  .V «•/•.•«/  do 
M"«  .Jiilia  Cartier,  déjà  cité  :  p.  2Î)  et  .'JO. 

1.  I{rv.  (les  DeitJ-Mondea,  août  1811,  p.  h't'i. 

2.  H.  de  Latoudie.  Marie  Stuart.  Paris,  1820,  in-8".  Préface,  p.  vi.  Qué.arJ 
attribue  la  traduction  de  cette  pièce  au  baron  de  Riedern. 


196^  LES  ((  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  » 

pouvait  se  permettre  de  se  servir  d'une  traduction  en  prose,  publiée 
par  Latouche,  pour  composer  son  poème  de  la  Cloche,  tout  nous 
porte  à  croire  qu'ils  l'avaient  traduit  ensemble,  et  que  peutrêtre  aux 
leçons  d'allemand  que  Dielitz  donnait  à  Latouche,  Emile  Deschamps 
avait  assisté. 

La  Cloche  de  Schiller  était  donc  connue  en  France  bien  avant  la 
période  romantique.  Dans  son  recueil  des  Poésies  de.  F.  Schiller,  qu'il 
traduisit  en  1822,  le  neveu  de  Camille  Jordan  ^  donnait  une  traduction 
en  prose  de  ce  poème.  Si  l'on  veut  se  rendre  compte  des  transforma- 
tions introduites  par  les  jeunes  poètes  de  ce  temps-là  non  seulement 
dans  la  langue  poétique,  mais  aussi  dans  le  goût  français  en  général, 
c'est  à  cette  traduction  qu'il  faut  comparer  celle  de  Latouche,  mise 
en  vers  par  Emile  Deschamps  ^. 

Ni  la  traduction  que  donnait  C.  Jordan  de  la  Cloche  de  Schiller^ 
ni  celle  de  Deschamps  ne  reproduisent  vraiment  les  beautés  de 
l'original.  La  première  exprime,  dans  une  prose  assez  élégante,  mais 
pauvre  et  sans  éclat,  la  pensée  de  l'écrivain  allemand.  Elle  en 
offre,  en  quelque  façon,  le  schéma  décoloré.  La  seconde  au  contraire, 
bien  que  souvent  infidèle,  est  une  tentative  curieuse  de  transposition 
artistique.  C'est  une  autre  œuvre  que  celle  de  Schiller,  qui  n'aurait 
pu  y  reconnaître  que  l'idée  générale  et  les  grandes  lignes  de  son 
poème. 

Des  pensées  profondes  du  poète  philosophe,  Emile  Deschamps 
n'avait  guère  souci  ;  ce  qui  ravissait  le  poète  romantique,  c'était  la 
couleur  dont  il  avait  dessein  d'embellir  les  différentes  tableaux  de  la 

1.  M.  Baldcnspcrger  (voir  son  article  sur  Schiller  et  Camille  Jordan,  paru 
dans  les  Études  sur  Schiller,  Paris,  Alcan,  1905)  a  élucidé  —  p.  125  —  la  question 
de  savoir  qui  était  ce  traducteur  de  Schiller  :  il  s'agit,  dit-il,  de  Joseph-Ennemond- 
Camille  Jordan,  né  à  Lyon  le  15  nivôse  an  VII,  mort  le  14  février  1867,  et  qui 
fut  magistrat  à  Vienne  et  à  Lyon.  Ce  n'était  pas  le  fils  de  Camille  Jordan  qui 
fréquenta  Gœthe  et  Schiller  à  Weimar,  mais  son  neveu.  Ce  qui  ne  paraît  pas 
douteux,  c'est  que  le  traducteur  profita  de  l'expérience  et  du  savoir  du  réfugié 
de  Weimar,  du  fidèle  ami  de  M"ic  jg  Staël. 

2.  Traductions  ou  adaptations  françaises  du  poème  de  La  Cloche  avant  Des- 
champs : 

—  C.  A.  M.  de  V....1.  Imitation  libre  du  poème  de  la  Cloche  et  de  l'Hymne  au 
Plaisir,  du  célèbre  poète  allem.  Schiller.  Zurich,  Orell,  et  Paris,  Renouard,  1808, 
in-go. 

—  X.  (=  J.  H.  Kûstner).  La  Cloche,  poème  traduit  de  V allem.  de  Schiller. 
Zurich,  Orell,  et  Paris,  Renouard,  1808. 

—  O.  J.  Massot.  Chanson  de  la  Cloche,  de  Schiller,  traduction  libre.  Crcfeld,  1817. 

—  H.   de   Latouche.   La  Cloche,  poème  traduit  de  Schiller.    (Minerve  littér. 
t.  I  (1820),  p.  145). 

—  C.  J.  (=  Camille  Jordan).  Poésies  de  Schiller.  Paris,  1822. 

—  ;Mme  Morel.  Choix  de  poésies  fugitives  de  Schiller.  Paris,  1825. 


LE    POEME    DE    LA    «    CLOCHE    » 


197 


vie  liuniaine  que  le  poème  rassemblait,  et  tout  un  pittoresque  fami- 
lier, gracieux  ou  terrible,  capable  rrenchanter  l'imagination  des 
lettrés  de  la  Restauration,  On  peut  dire  que  Jordan  était  resté  bien 
en  deçà  de  son  modèle,  tandis  qu'Emile  Deschamps  souvent  le 
•dépasse,  force  le  ton,  mais,  s'il  est  infidèle  au  ])oème  allemand  qu'il 
modifie  parfois  et  surcharge  presque  toujours,  la  représentation  qu'il 
en  donne  est  singulièrement  adaptée  aux  diverses  nuances  du  goût 
français  de  cette  époque. 

Ce  goût  du  pittoresque  et  de  la  couleur  peut  ne  pas  frapper  à  pre- 
mière vue  un  lecteur  de  nos  jours  qui  est  accoutumé  à  une  poésie 
toute  différente.  Mais  reportons-nous  à  la  période  qui  s'étend  de 
1820  à  1830,  nous  apprécierons  l'originalité  du  poème  de  Deschamps 
■et  surtout  la  complexité  de  son  style,  en  comparant  ses  audaces 
intermittentes  à  la  timidité  continuelle  de  Jordan, 

Voici  quelques  exemples  : 

Deschamps  s'efforce  de  faire  i'oir  les  scènes  dont  Jordan  se  contente 
de  donner  le  sens.  Ainsi  quand  il  reproduit  le  tableau  de  l'âge  de 
l'enfance,  Jordan,  en  une  phrase  assez  voisine  du  texte  allemand,  dit 
simplement  :  «  Les  tendres  soins  d'une  mère  veillent  autour  du 
berceau  de  l'enfant  ^  »,  Deschamps,  par  un  ou  deux  mots  qui  font 
image,  donne  à  son  vers  une  valeur  descriptive  : 

Mais  sa  mère,  épiant  son  sourire  adoré, 
Veille  amoureusement  sur  son  matin  doré. 

Un  jeune  homme  devient-il  amoureux  ?  —  «  A  ses  yeux,  dit 
Jordan,  apparaît  dans  tout  l'éclat  de  sa  jeunesse,  ainsi  qu'une  habi- 
tante des  cieux,  la  jeune  fille  dont  les  traits  modestes  sont  embellis 
par  la  pudeur  ^.  »  Deschamps  commente  : 

Et  devant  lui,  de  l'air  d'un  divin  messager. 
Apparaît  dans  la  fleur  de  sa   grâce  innocente. 
Les   yeux  demi-baisses,   la   vierge   rougissante, 

Toujfmrs  il  snbslituc  au  style  éteint  de  .Tordau  une  image  dniit  il 
trouve  l'indicalion  dans  Schiller  ou  ([u  il  invente  comme  ici  : 

«  Qu'elle  est  belle,  traduit  .Jordan,  la  jeune  épouse,  lorsqu'une 
courojiue  de  fleurs  sur  la  tctc,  clic  marche  à  l'autel  au  son  argenté 
des  cloches  de  l'église  *  !  » 

1.  Jor(J;iii,  p.  6.3.  —  l'^mili'  Dcsdiamps.  (E.  c,  I.  I,  [).  80.  On  se  procurera  aist- 
jmciil  !<•  Icxle  de  Schiller,  ulilo  à  la  coniparaison,  cf.  Poésies  li/iiqurs  (le  Gœthe 
et  de  Schiller,  Icxtr- .ill.iiiaiHi  |iiil.li.'...  p.ir  Ilrini  LirlilrnlHr;L,rfr....  l'aris,  Ilachi-llc, 
190Î),  iri-Ki,   p.  TIU. 

2.  .Jordan,   j).  fi,'!.  —  Doschamps,  Ihiil.,  \>.  8!). 

3.  Jordan.   Ibid.,  p.  G5.  —  Dfschainp<.  Jhid.,  p.  '.){). 


j98  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

Sur  son  front  couronné,  sur  sa  pudique  joue, 
Le  voile  de  l'épouse,  en  plis  moelleux,  se  joue. 
Quand  la  cloche  hâtive  en  gais  halancements 
A  r éclat  de  la  fête  invite  les  amants  1 

La  poésie  d'É.  Deschamps  devient  tributaire  de  l'école  descriptive 
du  début  du  siècle.  Elle  s'en  dégage  cependant.  L'imagination  roman- 
ticjue  a  le  goût  du  «  sombre  »  ;  elle  aime  les  tableaux  eli'rayants,  les 
détails  horribles.  Tandis  que  Jordan,  dans  le  tableau  de  l'incendie^ 
par  exemple,  affaiblit  le  texte  de  Schiller  et  dit  assez  platement  :  «  Le 
feu,  puissance  divine,  devient  une  puissance  terrible,  lorsque,  fille 
de  la  nature,  elle  reprend  sa  première  indépendance  et  rompt  les 
digues  qu'on  lui  oppose  ^  »,  Deschamps  personnifie  le  Feu  ;  c'est 
un  démon,  mais  ce  démon  est  romantique,  c'est  donc  un  démon 
a  fatal  »,  et  comme  ce  n'est  point  assez  d'une  image,  il  en  ajoute  une 
autre  ;  c'est  un  esclave  échappé  : 

Mais  quel  démon  fatal,  lorsque  seul  et  sans  frein. 
Préludant  sur  soi-même  à  ses  fureurs  prochaines, 
Il  part,  comme  un  esclave  affranchi  de  ses  chaînes. 

Dans  cette  description  de  l'incendie,  partout  chez  Jordan  des 
expressions  abstraites,  vagues  ou  banales  ;  chez  Deschamps  au  con- 
traire une  étonnante  floraison  d'images,  dont  certaines  étaient  nou- 
velles et  frappaient  par  leur  réalisme  : 

«  La  flamme,  dit  Jordan,  rapide  comme  le  vent,  transforme  chaque 
maison  en  une  fournaise  ardente  ;  l'air  est  embrasé...  les  murailles 
s'écroulent...  les  poutres  se  brisent,  les  enfants  crient,  les  mères- 
courent  au  hasard  ^.  » 

Voici  maintenant  le  tableau  romantique  : 

L'air  s'embrase,  pareil  aux  gueules  des  fournaises, 
La  lourde  poutre  craque  et  se  dissout  en  braises. 
Les  portes,  les  balcons  s'écroulent,  —  plus  d'abris. 
Les  enfants  sont  en  pleurs... 

Le  pathétique  ne  suffit  pas,  le  fantastique  est  à  la  mode,  le  poète 
emprunte  un  trait  à  la  palette  de  Delacroix  : 

Les  mères,  le  sein  nu,  comme  de  pâles  ombres 
Courent... 

Au  lieu  de  la  notation,  sans  valeur  expressive,  de  Jordan  :  «  Tout 
est   détruit  ;   l'horreur   seule   habite    ces   lieux   déserts,    maintenant 

1.  Jordan.  Jbid.,  p.  67.  —  Deschamps.  Ibid.,  p.  9L 

2.  Jordan,  p.  68.  —  Deschamps.  Ibid.,  p.  92. 


LE    POEME    DE    LA    «    CLOCHE    » 


199 


ouverts  aux  regards  du  ciel  )>,  le  spectacle  ([ne  nous  offre,  dans  les 
vers  de  Deschamps,  la  maison  incendiée,  est  un  chef-d'œuvre  du 
genre  pittoresque  : 

Ses  murs  brûles,  debout,  restent  seuls*  sombre  arène, 
Où  des  froids  ouragans  s'engouiFre  la  fureur  ; 
La  nue  en  voyageant  y  regarde,  et  Thorreur 
Dans   leurs    t'oueavités    ])rofoudcment    séjourne  ^. 

Tous  ces  traits  sont  tl"ailleurs  dans  Sciiillcr,  (luc  Deschaïups  trop 
souvent  dépasse,  cpiand  il  veut  égaler  sa  f<n'ce. 

Pour  quelques  vers,  connne  ceux-ci,  où  il  atteint  à  la  belle  i)récisn)n 
de  son  modèle  ;  ainsi  la  mère 

Tourne  le  fd  autour  du  rouet  qui  murmure  ^. 
ou  bien,  pendant  l'incendie,  lorsqu'on  fait  la  chahic  : 
Le  seau  vole  emporté  par  la  chaîne  des  mains, 

(jue  de  passages  où  il  gâte  l'exquise  simplicité  de  Schiller  !  Le  tableau 
tle  la  vie  de  la  Maison  où  règne  la  mère  de  famille  est  dans  Schiller 
d'une  grâce  vraiment  homérique  :  «  Au  dedans,  règne  la  chaste 
ménagère.  Elle  gouverne  sagement  dans  le  cercle  domestique,  elle 
instruit  les  filles,  modère  les  garçons,  occupe  sans  cesse  ses  mains 
diligentes  et  multij)lie  le  gain  par  l'esprit  d'ordre.  »  Schiller  la  montre 
encore  «  amassant  dans  son  armoire  propre  et  polie  la  laine  éblouis- 
sante, le  lin  blanc  comme  la  neige,  joint  à  l'utile  l'élégance  et  l'éclat, 
et  jamais  ne  se  repose  ^.  »  On  croit  lire  un  fragment  de  VOdysaée. 

Descham])S,  (pii  suit  l'ensemble  du  tableau  avec  exactitude,  s'en 
éloigne  par  trop  de  recherches  dans  l'expression.  Ainsi  la  parfaite 
image  de  Schiller  im>iitrant  la  mère,  qui  «  modère  les  garçons  »,  est 
rendue  par  ce  joli  vers  à  la  Dclillc  : 

Du  groujic  des  garçons  goui'mande  l'enjouement. 

11  est  des  cas  où  il  ne  faut  ]»as  avoir  trop  d'esiu'it.  Il  en  est  d'autres 
où  il  ne  fallait  ])as  vcndoir  montrer  i)lus  d'imagination  que  Schiller. 
\*tici  daiiiiables  vers  du  genre  pseudo-classitjue  où  le  poète  français 
renchérit  sur  son  modèle  : 

Des  rameaux  du  verger  elle  détache  et  rend 
Tout  le  linjze  de  nci<^e  à  son  colfrc  odorant, 
Y  joini   la  jKiniuie  dur  ([ue  janvier  verra  mûre  ^. 

1.  Df'schamps.  Ihiil.,  p.  !)1. 

2.  Doscliamps.  Jbiil.,  \t.  'J'I. 

y.   Jordan,  p.  66.  —  Dcschaiiips.   Ihiil.,  \k  'M. 
4.   Dcsclianips,  [>.  OL 


200  LES   «    ÉTUDES    FRANÇAISES    ET    ÉTr.ANGÈRES   » 

Ce  n'était  pas  seulement  son  imagination  nourrie  des  classiques  de 
l'Empire  qui  empêchait  Deschamps  de  nous  donner  une  reproduction 
exacte  de  son  modèle  ;  l'état  d'âme  romantique,  qui  s'affirmait  en  lui, 
quand  il  traduit  la  Cloche,  lui  fit  inconsciemment  travestir  la  psycho- 
logie du  poème.  Une  haute  et  sereine  raison,  la  raison  d'un  philosophe, 
s'exprime  dans  le  poème  de  Schiller  ;  dans  l'adaptation  de  Deschamps 
au  contraire,  la  sensibilité  déborde. 

Schiller  fait  au  début  de  son  poème  un  appel  à  la  réflexion,  qui 
constitue  selon  lui  le  propre  de  l'homme.  Deschamps  dote  cette 
faculté  d'un  caractère  exalté,  poétique  :  Par  la  réflexion,  dit-il, 

l'homme  ennoblit  son  être, 

S'exalte  ^, 

L'amour,  défini  par  Schiller,  est  un  ineffable  désir  qui  se  saisit 
du  cœur  du  jeune  homme. 

Il  devient  chez  Deschamps  un  sentiment  voisin  de  la  folie  : 

Alors  un  trouble  ardent,  qu'il  ne  s'explique  pas. 
S'empare  du  jeune  homme  :  il  pleure,  il  rit  ;  ses  pas 
Cherchent  les  bois  déserts  et  les  lointains  rivages  ^, 

La  fiancée  même  du  héros  français  est  atteinte  de  frénésie.  La 
pâleur  est  un  signe  d'élection  : 

La  vierge,  pâle  encor  de  ses  premiers  aveux  ^. 

Ainsi  dans  les  deux  poèmes,  par  suite  d'un  choix  différent  d'ex- 
pressions et  d'images,  tout  diverge  ;  les  mœurs  même  qui  sont  décrites 
ne  se  ressemblent  plus. 

Schiller  décrit  la  vie  allemande,  il  retrace  les  usages  de  la  bourgeoisie 
allemande  et  les  coutumes  de  la  cité  :  vie  familiale  et  vie  communale, 
dans  la  Cloche,  ont  un  caractère  nettement  germanique.  Quand  le 
jeune  homme  quitte  la  maison  pour  s'élancer  dans  la  vie  du  monde, 
il  s'arrache  des  bras  de  la  jeune  fille,  dit  Schiller.  Des  passages  analo- 
gues le  prouvent,  Scliiller  parle  ici  d'une  des  jeunes  filles  du  village, 
avec  lesquelles  il  jouait  enfant.  C'est  la  compagne  de  ses  jeux,  c'est 
celle  qu'il  aimera  un  jour.  Le  jeune  homme  de  Deschamps  au  con- 
traire, élevé  selon  les  principes  de  la  vieille  bourgeoisie  française, 
où  filles  et  garçons  reçoivent  une  éducation  différente  et  vivent  séparés 
jusqu'à  l'âge  où  on  les  conduit  dans  le  monde,  ce  jeune  homme  ne 
peut  quitter  que  des  sœurs  *. 

1.  Deschamps,  p.  88. 

2.  Deschamps.  Ibid.,  p.  89. 

3.  Deschamps.  Ibid.,  p.  90. 

4.  Deschamps.  Ibid.,  p.  89. 


LE    POÈME    DE    LA    ((    CLOCHE    ))  'iOl 

Ce  trait  de  mœurs  est  caractéristi([ue.  Il  y  eu  a  de  plus  frappants 
encore.  Les  chants  de  la  Cloche  dans  Schiller  symbolisent  les  actes  de 
la  vie  sociale.  La  cathédrale  est,  dans  le  poème  allemand,  la  maison 
commune  par  excellence,  l'âme  de  la  cité.  Chez  Deschamps,  elle  est 
l'église.  Aux  images  purement  laïques  et  civiques  de  Schiller,  il 
substitue  des  images  chrétiennes.  TanlùL  il  nous  montre  la  nef  où 
l'on  voit,  suivant  le  rite  catholique  : 

Des  familles  sans  nombre  humilier  leur  front  ^, 

tantôt  il  nous  parle  du  glas,  mieux  encore  il  dira  : 

U Angélus  des  hameaux  retentit  dans  les  airs  ^. 

et  ce  n'est  plus  ici  Schiller  (jui  l'inspire,  mais  Fontanes  et  Chênedollé, 
leur  maîlre  à  tous,  Chateaubriand.  Cette  coloration  chrétienne  qui 
est  le  pro])re  de  toute  une  partie  de  la  littérature  romantique  en 
France  est  tout  à  fait  étrangère  à  l'œuvre  de  Schiller  qui  est  un  païen, 
comme  Goethe,  qui  s'est  mis  à  l'école  des  Grecs. 

C'est  le  caractère  objectif  et  sententieux  du  vieux  hTisme  grec  que 
Scliiller  réussit  maintes  fois  à  reproduire.  Il  aime  les  fortes  et  brèves 
maximes  qui  rappellent  la  poésie  gnomique  :  «  Il  faut  mépriser,  dit-il, 
le  mauvais  homme  qui  n'a  jamais  réfléchi  à  ce  ([u'il  exécute.  »  Des- 
champs n'est  pas  dans  le  ton,  quand  il  traduit  : 

Ilontc  à  qui  ne  sait  pas  réfléchir  pour  connaître^. 

Schiller  exprime-t-il  avec  une  admirable  simplicité  cette  sentence 
antique  :  «  chacun  est  content  de  la  place  qu'il  occupe  et  se  rit  de  qui 
b-  méprise  »  ?  Deschamps  lui  est  encore  infidèle,  quand  s'inspirant 
d'un  sentiment  démocratique  tout  moderne,  il  écrit  : 

Chacun,  fier  et  content  du  poste  qu'il  a  pris, 
Des  grands  au  cœur  oisif  brave  le  vain  mi-pris  ^. 

Sans  le  vouloir,  il  évoque  ainsi  la  Révolulinu  cl  chnucure  un 
Français  de  son  temps.  Il  y  réussit  pleinemeul.  (piaud  il  décoche 
aux  rois  celte  licurciisc  épigraniTue  : 

]|>  s«»iil   jiai'  If  liasMid  et  nous  par  le  génie  "*. 

Schiller  enfin  ter/aine  son  poème  par  le  morceau  suivant,  qui  de- 
meure un  des  plus  admirables  cxenqdaires  de  la  poésie  philosophique  : 

1.  Dfschanips.  Ihi<l.,  j..  88. 

2.  D.sclianips.  Jbirl.,  p.  9.3. 
.'{.  Dcscliamps.  Ibid.,  p.  88. 
fi.  Deschanips.  Ibid.,  p.  9^i. 
5.  Dfschamps.  Ibid.,  p.  94. 


202    •      LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

Et  que  maintenant  elle  [la  Cloche]  se  consacre  à  la  tâche  pour  laquelle 
le  maître  l'a  créée.  Il  faut  qu'elle  plane  au-dessus  de  la  vie  d'ici-bas,  sous 
la  voûte  bleue  du  ciel,  avec  le  tonnerre  et  qu'elle  touche  aux  étoiles  ;  il 
faut  qu'elle  soit  une  voix  de  là-haut,  comme  la  troupe  joyeuse  des  astres 
qui,  dans  leur  marche,  louent  le  Créateur  et  conduisent  l'année  ceinte 
d'une  couronne. 

Sa  bouche  d'airain  ne  parlera  que  des  choses  graves  et  éternelles, 
et,  à  chaque  heure  qui  passe,  le  temps  la  touchera  au  vol  de  ses  ailes  rapides. 
Elle  prêtera  sa  voix  à  la  destinée  ;  sans  cœur  elle-même  et  sans  sympathie, 
elle  accompagnera  de  ses  vibrations  le  jeu  inconstant  de  la  vie.  Et  de 
même  que  les  notes  fortes  et  graves  qui  lui  échappent  se  perdent  à  nos 
oreilles,  de  même  elle  enseignera  la  vanité  de  tout,  l'inanité  de  toutes  les 
choses  de  ce  monde. 

Deschamps  a  mutilé  ce  beau  texte.  S'il  a  senti  l'austère  beauté  de 
ces  vers  philosophiques,  il  n'a  pas  su  rendre  le  magnifique  élan  de 
la  Cloche  qui  s'empare  du  ciel,  symbole  de  la  puissance  de  l'esprit 
qui  est  dans  l'homme.  Il  rt'y  a  vu  que  le  prétexte  d'une  image  gra- 
cieuse assez  banale  : 

Balancée  au-dessus  de  la  verte  campagne. 
Que  sa  joie  argentine  ou  sa  plainte  accompagne 
Les  scènes  de  la  vie  et  ses  jeux  inconstants  ! 

Ce  dernier  vers,  qui  seul  a  une  valeur  philosophique,  n'a  que  le 
tort  de  n'être  pas  ici  à  sa  place  originelle.  Il  appartient,  dans  Schiller, 
à  la  deuxième  partie  du  morceau,  et  puis  on  nous  accordera  qu'il  faut 
de  la  bonne  volonté  pour  admettre  qu'il  condense  en  son  élégante 
concision  l'ampleur  et  la  portée  de  l'allemand. 

Les  vers  qui  suivent,  et  qui  sont  chez  Deschamps  la  partie  essen- 
tielle de  son  couplet,  ne  sont  chez  Schiller  qu'une  admirable  transi- 
tion pour  passer  de  la  représentation  des  aspirations  idéales  de 
l'homme  à  la  considération  amère  de  sa  vie  réelle. 

Qu'elle  soit  dans  les  airs  comme  une  voix  du  temps  ! 

Que  le  temps,  mesuré  dans  sa  haute  demeure. 

De  son  aile,  en  fuyant,  la  touche  d'heure  en  heure  ^  ! 

Mais  quelle  fâcheuse  idée  a  eue  Deschamps  de  donner  une  valeur 
polémique  et  satirique  au  passage  suivant,  qui  dans  Schiller  est 
purement  moral  et  religieux!  N'y  a-t-il  d'autre  part  rien  de  plus  banal 
cjue  ces  deux  vers  indignes  d'être  comparés  au  texte  allemand  : 

Aux  voluptés  du  crime  apportant  le  remord, 

Qu'elle  enseigne  aux  puissants  qu'ils  sont  nés  pour  la  mort  ^. 

1.  Deschamps.  Ihid.,  p.  96. 

2.  Deschamps.  Ihid.,  p.  96. 


I.F.    POH.MK     DE     r.\    «    CLOCHE    )) 


203 


Au  lieu  (If  Taure  et  Inii  aciriil  iiessimiste  des  beaux  vers  de  Seliiller, 
nous  ne  trouvons  à  la  fin  du  poème  français  qu'un  écho  versifié  de 
la  phraséologie  chrétienne,  si  bien  qu'on  peut  dire  sans  exagération 
que  quand  Deschani])s  traduit  un  poème  de  Schiller  il  n'en  reproduit 
que  la  forme  extérieure  :  la  ])ensée  profonde  de  l'œuvK^  lui  a  échappé» 

L'héritage  du  style  ]>seudo-classique  pèse  sur  Descham])s.  Nous 
retrouvons  dans  la  Cloche  une  grande  partie  du  vocabulaire  noble. 
Sans  doute  il  est  de  ceux  qui  réagissent  contre  cet  a])|»au\'rissement 
systématique  de  la  langue  poétique,  et  c'est  avec  intention  qu'il 
introduit  dans  ses  vers  des  mots  simples  et  populaires,  comme 
ouvrier,  braise,  ou  techniques  et  empruntés  au  langage  de  la  science 
et  de  l'industrie  comme  :  luhc,  alcali. 

Mais  c'est  instinctivement,  au  contraire,  qu'il  emploie  :  humains 
(les  hommes),  sein,  soins,  flanc,  ranieau,  attraits,  vierge,  amants^ 
flamme  (amour),  coffre  (armoire),  merveille,  démon,  (Kjuilons,  chaînes, 
ombres,  ouragans,  charmes,  airain,  bronze,  monstre,  discours  (paroles), 
joug,  nœuds,  destins. 

Les  expressions  toutes  faites,  les  tours  convenus,  qu'on  rencontrait 
dans  la  poésie  française  depuis  cent  ans,  lui  étaient  trop  familiers  ; 
ils  lui  reviennent  naturellement  à  l'esprit,  quand  il  écrit. 

Il  dit  du  jour  où  sera  fondue  la  cloche  : 

C'est  le  jour  si  longtemps  appelé  par  nos  vœux. 
Un  homme  réussit-il  dans  la  vie  ? 

II  marche,  aidé  de  la  faveur  des  cieux. 

Deschamps  nous  montre  un  amant  «  enchaîné  par  un  attrait  vain- 
queur »,  qui  est  à  «  la  saison  des  premières  amours  ». 

Le  nu)t  simple  ne  lui  sullit  pas  ;  il  lui  faut  un  cortège  d'éi»ithctcs 
que  la  rime  troj>  souvent  a])pelle  : 

Il  fîiiil   associer,  comme  un  puissant  secours. 
Au  travail  sérieux  de  sérieux  discours. 

Le  «  dur  travail  »  (|ue  Schiller  se  contente  d'a])])eler  par  son  nom^ 
devient  chez  l'2mlle  Dcîschamps  u  rebelle  à  des  esprits  frivoles  ». 

Le  substantif  ne  saurait  se  ])asser  d'un  atljectif,  qui  n'est  ])as  tou- 
jours là  ]><>ui'  ajnulcr'  à  uu  ulijct  de  la  ((Milciir,  du  |iit  I  (ii('S(|iuî.  Ce 
sont  ])oui-  la  |ilu|iai'l  des  adjectifs  alisliails,  iii'Xjiii  nia  iil  (ju'uno 
(piaillé  iiMUalc.  Iianalc,  à  loice  d'être  ((MiNriiiir  :  le  lia\ail  sérieux, 
les  cliaiil.s  jinfini,  Irs  (hu.slr.s  ji'UX.  Ii-s  Ixns  dé\frl.s.  la  \  ic  hostile,  la 
céleste  iu,ci'\  rillc,  driiMin  ptlat,  nnijlc  \(>\\.  jnii^f  iiiiu(ihli\  soigneux 
laboureur. 


204  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

Mais  Deschamps  n'est  pas  toujours  aussi  banal.  Il  s'est  nourri, 
pendant  sa  jeunesse,  comme  ses  contemporains,  des  Parny,  des 
Lebrun,  des  Delille,  et,  disciple  avisé,  il  use  de  toutes  les  ressources 
de  la  poétique  du  temps.  Cette  poétique  était  un  exercice  distingué 
de  l'esprit.  Deschamps  devait  y  exceller,  et  c'est  précisément  pour 
éviter  la  banalité  qu'il  ne  dédaignait  pas  les  expressions  affectées. 
Pour  n'être  point  vulgaire,  il  ne  fallait  pas  parler  comme  tout  le 
monde  et  les  poètes  avaient  créé  une  langue  à  leur  usage  :  l'on 
avait  beau  se  piquer  en  1828  d'être  romantique,  c'est-à-dire  révolu- 
tionnaire en  littérature,  on  ne  voulait  pas  renoncer,  —  Deschamps 
moins  que  tout  autre  —  au  privilège  de  la  distinction.  Une  des  élé- 
gances de  style  le  plus  chère  aux  poètes  classiques  consistait  à  pei- 
sonnifier  des  abstractions. 

L'abondance,  comme  une  divinité  bienfaisante,  vient  visiter  le 
laboureur  : 

L'abondance  envahit  ses  greniers  spacieux. 

L'o/-  qu'il  possède  est  promu  au  rang  d'architecte  : 

Les  bâtiments  que  mon  or  édifie, 

s'écrie-t-il. 

Le  jeu,  la  nue,  la  révolte,  comme  dans  Schiller,  il  est  vrai,  sont  des 
monstres  que  le  poète  fait  vi\Te  devant  nous.  La  pluie  tombe-t-elle 
sur  une  maison  en  flammes  : 

Le  jeu  s'en  irrite  et  l'accueille  en  grondant. 
Cette  maison  incendiée  : 

La  nue,  en  voyageant,  y  regarde... 
Quant  à  la  révolte,  elle  sonne  le  tocsin  : 

Aux  cordes  de  la  cloche,  alors,  en  rugissant 
Se  suspend  la  révolte. 

Que  font  les  honnêtes  gens  devant  le  peuple  révolté  ? 

Les  gens  de  bien  font  place  à  la  rébellion. 

Toutes  les  variétés  de  figures  que  l'ancienne  rhétorique  avait 
classées  se  retrouvent  chez  Deschamps  :  les  diverses  métonymies, 
dont  les  principales  consistent  à  rendre  le  concret  par  l'abstrait,  le 
tout  par  la  partie,  l'audacieux  hypallage,  par  lequel  un  habile  écrivain 
saura  attribuer,  tout  en  é\-itant  l'équivoque,  à  certains  mots  d'une 
phrase,  une  épithète  qui  ne  convient  cju'au  mot  voisir,  et  tous  les 
tropes  qui  resserrent,  au  gré  de  la  pensée,  le  sens  d'un  mot  ou  Félar- 


LE   POEME   DE   LA  >(   CLOCHE  )) 


20; 


gissenl,  l'anlilhèse  qui  donne  du  relief  ù  l'expression,  la  métaphore 
et  la  comparaison  qui  donnent  de  la  couleur,  la  périphrase  enfin  qui 
flattait  délicieusement  le  goût  des  lettrés  d'autrefois,  parce  qu'elle 
donnait  à  l'image  la  forme  recherchée  d'une  jolie  énigme,  toutes  ces 
grâces  surannées  de  l'ancien  style,  chargent  le  vers  si  alerte  pourtant 
d'Emile  Deschamps. 

Un  amoureux  cueille  des  fleurs  pour  celle  qu'il  aime  ;  le  poète,  ])our 
le  représenter,  emploiera  deux  métonymies  en  deux  vers  : 

Sa  main  aux  prés  fleuris  dérobe  chaque  jour 
Ce  qu'ils  ont  de  plus  beau  pour  parer  son  amour. 

Ce  n'est  qu'un  exemple  parmi  beaucoup  d'autres.  L'hypallage  est 
peut-être  plus  fréquent  encore  : 

Le  riche  laboureur  est -il  orgueilleux  de  sa  prospérité  : 

Dune   bouche  orgueilleuse  il  se  vante... 

Deschamps  veut-il  décrire  comme  Schiller  le  noir  ])rince  des  morts, 
qui  arrache  l'épouse  aux  bras  de  l'époux,  il  se  sert  d'une  métonymie 
doublée  d'un  hypallage.  Il  nous  montre  «  du  roi  des  morts  l'avidité  », 
en  compliquant  encore  d'une  inversion  cette  expression  affectée  • 

la   tondre  épouse 
Que  vient  du  roi  des  morts  l'avidité  jalouse 
Séparer  des  enfants,  de  l'époux;.. 

L'antithèse  est  peut-être  de  toutes  les  figures  de  l'ancien  style, 
celle  que  le  romantisme  accueillera  avec  le  plus  de  faveur.  Deschamps 
en  fait  souvent  un  usage  qui  devait  plaire  aux  connaisseurs. 

Tout  ce  qui  fut  son  bien, 

dit-il  du  laboureur  ruiné  par  l'incendie 

n'est  plus  qu'un  peu  de  cendre, 
Mais  un  rayon  de  joie  en  son  deuil  vient  descendre. 
Voyez  :  il  a  compté  les  têtes  qu'il  chérit. 
Pas  une  ne  lui  manque,  et,  triste,  il  leur  sourit. 

L'est  (;  le  sourire  à  travers  les  larmes  »  du  vieil  I  lomcre  et  que  depuis 
des  siècles  tous  les  Longins  admirent.  Vu  lettré  se  sait  gré  d'une  rémi- 
niscence heureuse. 

Mais  la  comparaison  classiciue,  celle  dont  H(»il('au  avait  donné  le 
modèle  dans  son  ArL  Poétique,  non  ])as  simplement  la  courte  méta- 
]>hore  annoncée  jtar  comtne,  qu'il  emjdoie  couranmient,  iiu»is  la  com- 
paraison suivie,  symétrique,  dont  les  deux  termes  se  font  écjuiUbrc, 
se  rencontri-  dans  la  traduction  (h;  la  Cloche.  Le  jtoète  compare  le 
peuple  en  guerre  civile  au  fru  d'un  incendie  : 


206  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  » 

Quand  sa  puissance  même  a  rejeté  ses  fers, 

Il  mugit,  et  pareil  aux  laves  des  enfers, 

De  sa  captivité  court  punir  ses  rivages, 

Tel  le  flot  populaire  étend  ses  noirs  ravages... 

Ces  quelques  vers  sont  un  exemple  frappant  du  style  pseudo- 
classique. La  pensée  n'est  Lien  là  qu'une  suite  continuelle  d'images, 
non  pas  au  sens  oîi  nous  l'entendons,  c'est-à-dire  comme  une  repré- 
sentation directe  des  choses,  telles  que  les  diverses  sensations  que 
nous  éprouvons  en  face  du  monde  extérieur,  nous  la  donne,  mais 
au  sens  où  l'entendait  Marmontel  :  «  Par  image,  on  entend,  dit-il, 
cette  espèce  de  métaphore  qui,  pour  donner  de  la  couleur  à  la  pensée 
et  rendre  un  objet  sensible,  s'il  ne  l'est  pas,  ou  pkis  sensible,  s'il  ne 
l'est  pas  assez,  le  peint  sous  des  traits  qui  ne  sont  pas  les  siens,  mais 
ceux  d'un  objet  analogue.  » 

La  périphrase  enfin,  quoique  Deschamps  n'en  abuse  point,  appa- 
raît dans  son  style,  comme  la  trace  irrécusable  de  l'héritage  classique. 
La  cloche  est  appelée  le  «  pieux  monument  ».  Mais  voici  la  périphrase 
explicite  :  la  cloche  est  devenue  : 

L'airain  qu'au  Dieu  de  paix  la  piété  consacre. 


II 


LA    FIANCEE     DE    CORINTHE    DANS    L  ŒUVRE    D  EMILE    DESCHAMPS 

Nous  ne  recommencerons  pas,  à  propos  de  la  Fiancée  de  Corinthe^ 
l'étude  du  style  complexe  de  Deschamps.  Ce  curieux  mélange  de 
conventions  et  de  nouveautés,  que  nous  offre  tout  particulièrement  le 
style  des  premiers  romantiques,  reparaît  ici,  comme  dans  la  traduc- 
tion de  la  Cloche,  et  ce  style  fait  écran,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  entre 
l'imitateur  et  son  modèle. 

Emile  Deschamps  avait  beau  sentir  que  l'inspiration  qui  crée  un 
chef-d'œuvre  ne  se  transmet  pas  à  celui  qui  l'imite,  il  a  cru,  en  dépit 
qu'il  en  eût,  malgré  sa  théorie  de  l'individualité  du  style,  qu'il  était 
possible  à  la  souplesse  du  talent  d'un  seul  homme  de  reproduire  en 
d'exactes  copies  des  œuvres  aussi  différentes.  Rappelons-nous  la 
prétention  superbe,  et  d'ailleurs  charmante  d'audace  et  de  juvénile 
ardeur,  qu'il  exprime  dans  l'avant-propos  de  ses  Etudes  :  il  veut 
offrir  à  ses  lecteurs  «  un  spécimen  des  différentes  langues  de  l'Europe, 
fixer  quelques  traits  de  la  physionomie  de  chaque  muse  depuis  le 


LA   «    FIANCÉE    DE    CORINTHE    »    DE    GŒTIIE  207 

portugais  de  Canioëus  et  l'ano-lais  de  Shakespeare,  jusqu'au  turc  de 
Reschid-Pacha  ^.  »  Il  prétendait  s'assimiler  ainsi  l'une  après  l'autre 
toutes  les  littératures  de  l'univers.  Or,  l'entreprise  n'était  peut-être 
pas  moins  téméraire  d'oser  reproduire,  avec  les  diiïérences  qui  les 
caractérisent,  quelques  traits  de  la  physionomie  de  deux  poètes  de 
la  môme  race  et  du  même  temps,  comme  Gœthe  et  Schiller. 

Le  jugement  que  portait  Henri  Blaze,  en  1841,  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  sur  la  tentative  de  Deschamps  est  trop  sévère  assuré- 
ment, mais  il  procède  d'une  observation  juste  : 

«  En  général,  dit-il,  ce  qui  manque  à  ces  traductions  c'est  le  soufïle, 
la  couleur,  la  vie  transmise  et  indépendante.  Le  grand  tort  de  ces 
ébauches,  c'est  qu'elles  ne  ressemblent  à  rien  :  M.  E.  Deschamps 
ajoute  à  la  fois  trop  et  pas  assez  :  trop  pour  qu'on  puisse  appeler 
cela  une  traduction  littérale,  pas  assez  pour  qu'à  défaut  de  la  vie 
originelle  absente,  on  y  trouve  au  moins  l'individualité  d'une  ima- 
gination parente  même  au  degré  le  plus  lointain  de  l'inspiration 
créatrice  ^.  » 

Henri  Blaze  accorde  toutefois  à  l'auteur  des  Éludes  que  dans  la 
Fiancée  de  Corinthe,  il  a  mieux  réussi,  «non  (pi'il  soit  parvenu,  dit-il, 
à  rendre  quelque  chose  de  ce  mâle  dessin,  de  ce  grand  style  qui  carac- 
térise la  légende  de  Gœthe,  mais  au  moins  cette  fois,  comme  il 
s'agissait  de  récit  et  de  dialogue,  il  a  pu  se  tirer  d'affaire  adroite- 
ment. » 

Nous  avons  fait  sur  l'art  de  la  composition  dans  Deschamps  la 
]>art  de  la  critique  et  celle  de  l'éloge.  Ce  qui  nous  intéresse  surtout, 
dans  les  études  compuralives  ({ue  nous  poursuivons,  c'est  de  marcjucr 
à  quel  ]»oint  rins})irati()n  et  la  culture,  presque  autant  que  la  race, 
tout  différait  entre  les  romanti(iues  français  et  les  poètes  allemands 
qu'ils  appelaient  Icms  maîtres. 


Ils  étaient  cependant  bien  leurs  maîtres  et  leurs  précurseurs,  si 
l'on  entend  ])ar  là  (pa'ils  leur  ont  fourni  des  thèmes  nouveaux.  Voici 
par  exemple  la  Fiancée  de  Corinthe.  11  n'y  a  ])ciit-rtre  ])as  d'œuvre 
])oétique  de  Gœthe  —  ballade,  romance  ou  lied  ■ — ■  qui  ait  eu  en 
France  une  ])lus  grande  fortune.  Traduite  deux  fois  en  prose  médiocre 
sous  la  Restauration,  notamment  ]»ar  M'"^  Panckoueke  en  182"), 
<'lli'  entre  avec  E.   I)es(li;iiiips  (l;iii^  l:i   |ioésie  fr;i  iirais(\   Dés  loi's,  elle 

1.  Poi'-aies  (l'Émilr  cl  ilAiitaiii  1  )ts(liiiiit ps.   l'.iris,  18'il,  in-8'',  p.  vu. 

2.  Jîci'iie  (les  Deux- M  ondes,  aoùl   l.S'it,  p.  055. 


208  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  )) 

ne  cessera  pas  d'exercer  au  cours  du  siècle  une  influence  considérable. 
Il  semble  qu'elle  ait  séduit  les  romantiques  avant  tout  par  sa  couleur 
fantastique.  Les  Parnassiens,  guidés  par  leur  goût  pour  l'hellénisme 
renaissant,  en  dégageront  l'inspiration  païenne.  Anatole  France,  dans 
ses  admirables  yoces  Corinthiennes,  André  Lefèvre,  Leconte  de  Lisle, 
et  bien  d'autres  lui  emprunteront  avec  le  cadre  harmonieux  de  cette 
résurrection  de  l'antique,  le  thème  de  la  revendication  des  droits  de 
la  jeunesse  et  de  l'amour  contre  l'ascétisme  chrétien  ^. 


Les  romantiques  se  plurent  davantage  au  fantastique  du  sujet. 
C'est  une  question  pour  les  exégètes  de  Goethe  de  savoir  si  la  jeune 
fille  qui  apparaît  au  jeune  Athénien  dans  la  première  nuit  qu'il  passe 
chez  ses  hôtes  de  Corinthe,  est  vivante  ou  morte.  Est-ce  la  religieuse 
qui  sort  du  cloître  comme  d'un  tombeau  ?  est-ce  un  spectre  échappé 
de  la  tombe  ?  Pour  les  romantiques,  il  n'y  a  rien  de  plus  simple  :  Le 
merveilleux  convenait  à  leur  imagination  ;  tout  un  essaim  de  fantômes 
et  d'apparitions  flottaient  dans  l'air  à  cette  époque  :  la  jeune  fdle 
morte  est  devenue  vampire. 

Sans  remonter  jusqu'à  ces  prétendus  cas  de  vampirisme  observés 
en  Hongrie  de  1724  à  1732,  et  qui  avaient  non  seulement  soulevé  de 
nombreuses  polémiques  dans  l'Europe  savante  de  ce  temps-là, 
mais  violemment  secoué  les  imaginations  et  troublé  les  âmes,  il  nous 
suffira  d'indiquer  dans  la  littérature  du  début  du  xix®  siècle,  le  déve- 
loppement de  ce  thème  horrifique  ^.  Il  part  de  Gœthe.  B\Ton,  en  1813, 
lui  fait  une  place  dans  le  Giaour  :  on  le  trouve  en  France  à  partir 
de  1820.  Le  libraire  Ladvocat  lance  sous  le  nom  de  Nodier  un  roman 
de  Cx'prien  Bérard,  intitulé  :  Lord  Ruthwen  ou  les  vampires,  et  le 
Théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin,  monta,  le  13  juin  1820,  le  Vampire, 
mélodrame  du  même  Nodier.  C'est  encore  Nodier  qui  constate,  dans 
ses  Mélanges  de  littérature  et  de  critique,  la  contagion  de  cette  fièvre  vam- 

1.  Feuilleton  de  Pierre  Lalo,  le  Temps  du  14  nov.  1916,  à  propos  de  la  reprise 
de  Briséis  à  l'Opéra. 

!Nous  n'en  possédons  que  le  1^'  acte,  Chabrier,  frappé  par  la  maladie  et  bientôt  par  la  mort 
n'ayant  pu  achever  que  celui-là...  Le  sujet  de  Briséis,  tiré  d'une  légende  ^ecque,  rapportée 
par  Phlégon  de  Tralles,  historiographe  de  l'empereur  Adrien,  dans  sa  chronique  des  Choses 
merveilleuses,  a  été  déjà  développé  par  Gœthe  dans  la  ballade  de  la  Fiancée  de  Corinthe  et  par 
M.  Anatole  France  dans  son  poème  dramatique  des  Noces  Corinthiennes.  Comment  l'avaient 
traité  Catulle  Mendès  et  Éphraïm  Mikhael,  auteurs  du  li%Tet  que  Chabrier  mit  en  musique, 
c'est  ce  qu'il  n'est  pas  facile  de  savoir  :  soit  qu'ils  n'aient  jamais  publié  leur  livret  en  entier, 
soit  que  l'édition  en  soit  épuisée,  il  est  introuvable... 

2.  Stefan  Hock.  Les  Légendes  de  Vampires  et  leur  utilisation  dans  la  littérature 
allemande.  Berlin,  1900. 


LA    «  FIANCÉE    DE    CORINTHE  »    DE    GŒTHE  209 

"pirique  :  «  Le  vampire,  dit-il,  épouvantera  de  son  horrible  amour  les 
songes  de  toutes  les  femmes;  et  bientôt  sans  doute  ce  monstre  encore 
■exhumé  prêtera  son  masque  immobile,  sa  voix  sépulcrale,  son  œil 
-d'un  gris  mort...  tout  cet  attirail  de  mélodrame  à  la  Melpomène  des 
boulevards,  et  quel  succès  alors  ne  lui  est  pas  réservé  !  » 

Cette  vogue  qui  sévit  au  théâtre  s'étend  juscpi'à  la  poésie  ^.  On  sait 
l'influence  qu'elle  aura  sur  l'œuvre  de  Th.  Gautier.  Les  Jeune- 
France  en  étaient  comme  entêtés.  Il  sullit  de  parcourir,  pour  s'en 
rendre  compte,  Feu  et  Flamme,  le  recueil  de  poésies  de  Philothée 
O'Neddy  (Théophile  Dondey)  paru  en  1833.  Petrus  Borel  célèbre  ce 
beau  temps  de  1830, 

Lorsqu'on  avait  des  flots  de  lave  dans  le  sang, 
Du  vampirisme  à  l'œil,  des  volontés  au  flanc... 

Dès  1828,  Victor  Hugo,  dans  sa  Préface  de  CromwcU,  faisait  du 
vampirisme  un  des  éléments  de  sa  théorie  du  grotesque  : 

Les  naïades  charnues,  les  robustes  tritons,  les  zéphirs  libertins  ont-ils 
la  fluidité  diaphane  de  nos  ondins  et  de  nos  sylphides  ?  N'est-ce  pas  parce 
que  riniagination  moderne  sait  faire  rôder  liideusement  dans  nos  cime- 
tières les  vampires,  les  ogres,  les  aulnes,  les  psylles,  les  goules,  les  bruco- 
laques,  les  aspioles,  qu'elle  peut  donner  à  ses  fées  cette  forme  incorporelle, 
cette  pureté  d'essence  dont  approchent  si  peu  les  nymphes  païennes  ? 

On  peut  dire  que  la  Fiancée  de  Corinthe,  ])ubliée  par  Gœthe  en  1797, 
donna  le  branle  à  cette  influence.  Il  s'était  intéressé,  dans  son  uni- 
verselle curiosité,  aux  cas  de  vampirisme  signalés  en  Hongrie.  Il 
avait  lu  la  fameuse  dissertation  de  Dom  Calmet  inspirée  par  ces 
événements  et  qui  avait  si  fort  irrité  Voltaire.  Enfin  il  avait,  dans 
une  strophe  au  moins  de  sa  ballade,  nettement  marqué  le  caractère 
de  l'orgie  vampirique  : 

«  Je  suis  poussée  hors  de  la  tombe  —  pour  chercher  encore  le  bien 
qui  me  fut  ravi  —  pour  aimer  encore  l'homme  déjà  perdu,  —  et  sucer 
le  sang  de  son  cœur.  —  Quand  c'est  fait  de  lui,  —  je  dois  passer  à 
d'autres  —  et  les  jeunes  gens  succondjcnt  à  ma  fureur.  »  M"ic  Panc- 
koucke  supprima,  dans  sa  traduction  de  1825,  ces  ])récisions  indiscu- 
tables. Deschami)s  les  restituera.  Il  traduit  en  ces  termes  l'aveu  du 
cruel  et  séduisant  vampire  : 

Je   m'enfuis   des   tombeaux 

Pour  goûter  des  ]»laisirs  cpi'ou  m'a  ravis,  et   comme 

1.  Cf.  sur  (■<•  point.  Assoliiiriiii,  lîihlio^raphic  romantique  (1872),  Mélanines 
lires  d'une  petite  bihliothèrjue  romantique  {18GG)  cl  Champflcury,  Le*  Vignettes 
■romantiques  (18'J3). 

14 


210  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  « 

Pour  éteindre  ma  soif  dans  le  sang  d'un  jeune  homme. 
Si  ce  n'est  lui,  malheur  !  d'autres  sont  grands  et  beaux  ; 
Et  partout  la  jeunesse  épuisée  et  livide 
Succomberait  bientôt  à  mon  délire  avide. 

Ce  n'était  pas  Deschamps,  dont  l'imagination  accueillait  volontiers 
les  formes  ténébreuses  du  mystère  et  la  poésie  de  la  peur,  qui  aurait 
négligé  de  laisser  passer  dans  ses  vers  le  frisson  du  fantastique. 

Mais  si  la  Fiancée  de  Corinthe  apparut  à  Emile  Deschamps  souS' 
son  aspect  macabre,  devons-nous  croire  qu'il  en  ait  à  peine  aperçu 
le  caractère  païen  ?  Une  telle  hypothèse  paraît  bien  hasardée.  Rappe- 
lons-nous comment  Victor  Hugo  tout  à  l'heure  unissait  dans  sa  con- 
ception complexe  du  merveilleux  le  surnaturel  septentrional  à  la  my- 
thologie anticpie.  On  ne  comprendrait  rien  à  la  mentalité  romantique 
si  l'on  ne  songeait  constamment  aux  effets  de  ces  deux  influences. 

Peut-on  supposer  que  ceux  qui  admiraient  le  plus  vers  1830  une 
des  œuvres  les  plus  singulières  du  grand  poète  allemand  ne  se  soient 
attachés  dans  la  Fiancée  de  Corinthe  qu'à  l'un  de  ses  aspects,  le  plus 
saisissant  peut-être  en  apparence,  le  moins  original  à  coup  sûr  et  le 
moins  profond  ? 

La  Fiancée  de  Corinthe  est,  dans  l'œuvre  de  Gœthe,  comme  les 
Dieux  de  la  Grèce  dans  l'œuvi'e  de  Schiller,  un  témoin  de  la  conception 
idéale  cju'on  s'était  faite  de  l'Hellénisme  en  Allemagne  à  la  fin  du 
xvm^  siècle.  Tout  un  grand  mouvement  d'études  érudites  l'avait 
préparé.  Si  Guillaume  de  Humboldt  pouvait  songer,  en  1789,  à  écrire 
un  ouvrage  sur  la  civilisation  hellénique,  c'était  sous  l'influence  des 
travaux  philosophiques  du  savant  professeur  de  Gottingue,  Heyne, 
l'éditeur  de  Pindare.  Les  premières  œuvres  caractérisées  par  ce  retour 
à  l'antique  étaient  de  valeur  inégale.  Leur  succès  n'en  est  pas  moins 
intéressant.  Le  public  accueillait  avec  faveur  les  médiocres  romans 
pseudo-grecs,  entre  autres  V Ardinghello,  d'un  disciple  de  Wieland, 
l'épicurien  Heinse  ;  Wieland  lui-même,  sincèrement  épris  de  ce  paga- 
nisme, dont  Winckelmann  retrouvait  l'inspiration  dans  les  vestiges 
de  la  statuaire  antique,  vulgarisait  avec  une  certaine  gaucherie  les 
grâces  d'un  art  ciu'il  admirait  surtout  à  travers  Ovide  et  l'Anthologie. 
Mais  les  Allemands  lettrés  lisaient  l'Iliade  et  l'Odyssée,  traduits  en 
vers  par  Voss.  Ils  étaient  conquis  par  Homère.  Les  plus  savants 
abordaient  les  textes  ardus.  C'étaient  Eschyle,  Sophocle  et  Pindare, 
les  lyriques  et  les  tragiques,  c'étaient  aussi  Platon  et  Démosthène,  les 
orateurs  et  les  philosophes  attiques,  que  les  étudiants  expliquaient 
avec  passion  dans  les  universités. 

La  Révolution  française,  il  est  vrai,  éclatait  à  cette  époque.  L'at- 


EMILE    DESCll.VMPS    ET    GŒTHE 


211 


tention  frémissante  avec  laquelle  les  esprits  cultivés  et  libéraux,  dans 
cette  vieille  Allemagne  encore  toute  féodale  et  ecclésiasti([ue,  sui- 
vaient les  événements  doutrc-Rliiu,  tant  de  j)réoccu})ations  politi- 
ques et  sociales  n'arrêtèrent  point  cet  élan.  De})uis  les  plus  crudils 
professeurs  jusqu'à  ces  jeunes  enlhousiasles,  ([ui  confondaient,  dans 
lem*  désir  de  transformer  leur  l>ays,  les  chimères  dérivées  du  Contrat 
Social  et  les  souvenirs  de  l'antiquité,  tous  rêvaient  d'une  Grèce  heu- 
reuse, libre,  qui  aurait  offert  autrefois  le  modèle  de  l'existence 
humaine  au  sein  d'une  république  idéale.  Le  rêve  était  séduisant. 

L'individu  dans  cette  Grèce  fortunée  n'avait  point  souffert  du 
poids  de  tout  le  corps  social  ;  sa  liberté  d'esprit  n'y  était  point  gênée 
par  les  nœuds  d'aucun  dogme  ;  sa  c-onscience  même,  reflet  ])ur  de  son 
activité  indépendante,  miroir  de  ce  qu'était  la  Cité  cIlc-mêuK;,  un 
système  de  forces  bien  équilibrées,  ne  connaissait  pas  ces  conflits 
douloureux  qui  déchirent  l'homme  moderne:  la  raison  chez  lui  ne  con- 
tredisait pas  l'instinct,  et  l'idéal  restait  dans  la  nature.  Cette  image 
qui  hantait  plus  ou  moins  confusément  toutes  les  têtes  pensantes, 
personne  ne  contribua  plus  que  Goethe  et  Schiller  à  lui  donîier  une 
forme  précise,  lumineuse  et  belle. 

Ce  qui  d'ailleurs  n'était  (ju'une  poétique  image,  devint,  grâce  à  ces 
grands  esj)rits,  toute  une  esthétique. 

Goethe  qui  n'avait  encore  écrit  que  Gœtz  et  Egmont,  publié  f[u'un 
de  ses  chefs-d'œuvre,  Werther,  le  ])lus  moderne  de  tous  (;t  le  plus 
tourmenté,  venait  de  se  renouveler  entièrement  par  l'étude  de 
l'Antitjuité.  C'est  sur  la  base  de  l'ilellénisme  renaissant  que  Schiller, 
entraîné  par  l'admiration  que  Gœthe  lui  inspire,  fonde  la  théorie  du 
classicisme  allemand.  L'iiomme  moderne  est  divisé  contre  lui-même  : 
la  politique  ne  réussit  point  à  trouver  la  formule  de  la  paix  sociale, 
la  science  n'atteint  qu'une  vérité  relative,  la  ]thilosophie  même  ne 
nous  fait  touclier  ([ue  les  limites  du  l'csjjiit  Iniiiniiii.  Ce  tlirisl  lauisme, 
avec  sa  psychologie  jiessimistc,  avec  ses  dogmes  subtils  et  déc<jnc(M'- 
tanls,  exprime  bien,  selon  Schiller,  l'esijrit  de  cette  longue  ])ériode  de 
la  civilisation  moderne,  où  l'homme  ne  ])eut  s'évader  de  sa  condition 
réelle  que  })ai  le  mysticisme  ou  le  désespoir,  Schiller  fait  appel  aux 
forces  vives  de  l'âme,  à  l'énergie  du  canir,  à  la  puissance  de  la  raison, 
et  sa  conception  de  l'art,  qu'on  a])pelle  classique  en  Allemagne,  est 
un  essai  pour  é<lia[i|icr  an  rctbiul  ;ililc  (lilcrnmc  '. 

L  art  seul  jkiiI   immis  saiixrr,  s  il  (;oiii|trcn(l  son  rôle  et  sa  mission  : 

1.  Scliilicr  a  expose  sis  idées  ])liiloso|)lil(|ues  dans  uiu;  série  de  traités  :  Sur 
le  Palliétiquc  —  Sur  la  Beauté  et  le  Cararlère  —  Sur  l'éducation  eulhélique  de 
i/ioinr/tc  —  Sur  la  poénie  naïve  et  la  poésie  senlinientalr. 


212  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

dans  le  domaine  idéal  où  il  nous  transporte,  le  libre  exercice  de  nos 
facultés  jouant,  pour  ainsi  dire,  avec  elles-mêmes,  sans  rencontrer 
d'obstacles  à  leur  développement,  se  créent  un  monde  supérieur  à 
celui  où  nous  vivons,  moins  réel,  mais  plus  vrai,  plus  conforme  à  notre 
dignité  naturelle,  où  nos  aspirations  trouvent  leur  fin. 

Nous  avons  vu  que  l'effort  d'abord  inquiet,  révolutionnaire  de 
l'esprit  de  Schiller  aboutissait  à  une  contemplation,  sinon  sérieuse, 
du  moins  apaisée  du  monde  et  de  la  vie.  11  s'était  astreint  pendant 
deux  ans  à  ne  lire  que  des  œuvres  grecques.  Malgré  sa  prédilection 
instinctive  pour  le  l^Tisme  passionné,  pittoresque  de  Shakespeare, 
et  pour  le  subjectivisme  essentiel  de  la  poésie  moderne,  qu'il  appelait 
sentimentale,  à  cause  de  ce  caractère  même,  il  louait  les  Grecs,  il 
étudiait  cet  art  naïj,  où  l'esprit  créateur,  s'oubliant  lui-même,  par 
une  sorte  de  discrétion  innée,  se  soumet  docilement  à  l'objet  qu'il 
représente.  Cet  art  incomparable  n'était  d'ailleurs  point  mort,  il 
renaissait  dans  les  œuvres  de  forme  parfaite  et  si  simplement  humai- 
nes que  méditait  l'auteur  d'Iphigénie. 

Gœthe  lui-même  n'était  arrivé  que  par  degrés  à  cette  originale 
compréhension  de  l'Hellénisme  qui  apparaît  dans  quelques-uns  de 
ses  chefs-d'œuvre. 

A  l'époque  exaltée  du  Siurm  und  Drang,  quand  il  ne  suivait  pas 
d'autres  règles  que  sa  fantaisie,  il  honorait  d'un  culte  enthousiaste 
Shakespeare  et  Sophocle,  il  est  vrai,  mais  c'était  une  mode  à  cette 
date  en  Allemagne  d'opposer  à  l'influence  de  la  tragédie  française 
l'autorité  de  ces  grands  maîtres  si  différents,  '(  à  ces  miniatures  faites 
pour  le  chaton  d'une  bague,  comme  disait  dédaigneusement  Lessing, 
leur  vaste  peinture  à  fresque  ».  Gœthe  allait  volontiers  déjà,  après  une 
lecture  de  Winckelmann,  visiter,  à  Mannheim,  dans  la  salle  des  Anti- 
ques, l'Apollon  du  Belvédère  et  le  groupe  de  Laocoon,  mais  il  ne  con- 
cevait pas  encore  en  architecture  un  art  supérieur  à  celui  de  la  cathé- 
drale gothique,  et,  tout  pénétré  des  grâces  du  passé  poétique  de  la 
vieille  Allemagne,  il  ne  pensait  pas  qu'il  dût  puiser  la  matière  de  ses 
œuvres  à  d'autres  sources  qu'à  celles  de  son  pays,  et  fortifier  par 
l'acceptation  d'une  discipline  étrangère  la  sève  indépendante  de  son 
génie  personnel.  Il  s'éloignait  même  singulièrement  de  l'Hellénisme 
à  l'époque  de  Gœtt  et  de  Werther.  Ce  n'est  que  par  un  grand  détour 
qu'il  devait  être  ramené  à  ce  cercle  d'idées. 

Il  est  incontestable  que  Gœthe  a  été  conquis  à  l'idéal  grec  par  la 
méditation  profonde  des  œuvres  de  Winckelmann  ^.  C'est  Winckel- 

1.   Cf.  Walter  Pater.  La  Renaissance...  —   Paris,   Payof,  1917.   In-8°,  étude 
sur  ^Yinckclmann.  • 


EMILE    DESCIIAMPS    ET    GŒTHE  213 

luanii  qui  a  développé  en  lui  le  sens  de  la  beauté  plastique.  Mais 
Goethe  doit  peut-être  davantage  à  Ilerder,  dont  la  philosophie  de 
riiistoire  fut  pour  lui  une  sorte  de  révélation.  C'est  au  contact  de  Iler- 
der que  la  pensée  philosophique  de  Gœthe  a  pris  conscience  d'elle- 
même  ^  On  peut  dire  qu'il  doit  à  Ilerder  d'avoir  mieux  et  plus  tôt 
compris  les  formes  successives  que  l'idéal  a  revêtues  chez  les  diffé- 
rents peuples  anciens  et  modernes.  Herder  lui  a  appris  à  ne  rien  rejeter 
des  produits  les  plus  opposés  du  génie  humain.  Il  lui  permettait  de 
justifier  par  des  différences  d'époque  et  de  milieu  l'admiration  qu'il 
ressentait  pour  Shakespeare  aussi  bien  tpie  pour  Sophocle.  Rien 
n'est  plus  souple  d'ailleurs  que  l'hellénisme  de  Gœthe  ;  alors  même 
qu'il  pénètre  le  plus  profondément  sa  pensée,  il  ne  la  fixe  pas  dans 
une  sorte  d'attitude  artificielle.  Ce  disciple  des  Grecs  garde  en  face 
de  ses  maîtres  la  plus  entière  liberté  intérieure  ;  on  a  dit  qu'il  y  avait 
une  sorte  d'harmonie  préétablie  entre  la  culture  des  Grecs  et  le  déve- 
loppement de  la  pensée  de  Gœthe.  Le  grand  poète  n'est  jamais 
en  effet  plus  fidèle  à  lui-même  que  quand  il  s'attache  à  les  imiter. 

Deux  caractères  essentiels  constituent  l'impérissable  beauté  des 
grandes  œuvres  de  la  jeunesse  de  Gœthe,  c'est  la  noble  simplicité  de 
la  forme  et  l'harmonieuse  impression  d'équilibre  intérieur  et  de  séré- 
nité qui  s'en  dégage.  Gœthe  a  épuisé  dans  des  œuvres  comme  Iphi- 
génie  et  le  Tasse  toutes  les  ressources  de  ses  facultés  artistiques  et  de 
sa  réflexion  philosophique.  On  y  trouve  les  résultats  d'une  enquête 
immense  instituée  sur  la  vie  par  le  plus  expérimenté  des  esprits.  Ce 
sont  des  œuvres  pleines  d'actualité,  enui  sens,  et  toutes  modernes,  et 
cependant  on  y  respire  un  ])arfum  d'antiquité.  Ce  qu'il  y  a  de  parti- 
cuUèrement  grec  dans  ces  chefs-d'œuvre,  c'est  la  pureté  des  lignes 
de  la  composition,  c'est  la  beauté  architecturale  de  l'ensemble. 
Ils  font  songer  à  une  tragédie  de  Sophocle.  Dans  ces  deux  drames, 
l'analyse  psycliologicpje  et  le  lyrisme  concourent  à  créer  une  harmonie 
vivante,  continue,  qui  est  la  perfection  de  l'art.  C'est  encore  un  carac- 
tère grec  de  ces  tragédies  modernes  qu'on  puisse  comparer  leurs  per- 
sonnages aux  héros  de  Sophocle  :  ils  sont  des  types  assez  généraux 
pour  qu'on  puisse  admirer  en  eux  tout  un  asi>ect  de  l'âme  humaine  : 
ils  sont  des  exemplaires  de  l'humanité.  Iphigénie,  comme  Antigone, 
est  SI  ])ure  qu'elle  arrête,  })ar  la  grâce  de  soniinflucnce,  l'inévitable 
enchaînement  de  crimes  qui  ]»èse  sur  sa  famille  ;  elle  sauve  une  race 
maudite.   Les   crili(|ncs   |»liiiosophes   ont   disserté  sur  ce   grand  rôle 


1.   Voir  dans  un  des  plus  charmants  chapitres  des   Mémoires    de    Goethe    (lo 
cil.   IX),  le  récit  de  sa  première  reruoiitre  avec  Ilerder  à   Strashour". 


214  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

comme  ils  l'ont  fait  à  propos  des  héros  d'Eschyle  et  de  Sophocle. 
Le  personnage  d'iphigénie  contient  autant  de  substance  philosophi- 
que que  celui  d'Oreste  ou  d'Œdipe  dans  l'Antiquité.  Quant  au  héros  de 
cet  autre  drame  immortel  :  le  Tasse,  il  n'est  pas  moins  chargé  d'huma- 
nité. Tasso  en  face  d'Antonio,  c'est  l'expression  la  plus  juste  d'un 
des  spectacles  les  plus  douloureux  de  la  vie  moderne  :  la  rivalité 
permanente  de  deux  races  d'esprits  opposés,  ennemis,  les  hommes 
pratiques  et  les  poètes,  le  conflit  plus  aigu  qu'autrefois  du  rêve  et  de 
l'action  ^. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  l'art  exquis  d'une  harmonieuse  com- 
position et  le  secret  de  revêtir  d'une  forme  parfaite,  d'un  air  surpre- 
nant de  vie  réelle,  individuelle,  un  vaste  ensemble  de  pensées  géné- 
rales, largement  humaines,  que  Gœthe  empruntait  à  ces  grands 
luodèles  ;  il  s  avança  plus  loin  dans  l'intelligente  conception  de  l'Hel- 
lénisme. Il  est  allé  jusqu'à  l'idée  profonde,  directrice  de  ce  grand  art, 
et  soit  qu'il  s'inspire  d'Homère,  comme  dans  Hermann  et  Dorotlue, 
soit  qu'il  s'inspire  de  Sophocle  ou  de  Pindare,  comme  dans  ses 
drames  imités  de  l'antique,  ce  qu'il  a  prétendu  emprunter  à  ces 
maîtres,  c'est  leur  attitude,  si  l'on  peut  dire,  devant  la  destinée.  Quand 
il  écrivait  dans  son  Journal,  le  1^^  janvier  1778  :  «  Sentiment  plus  net 
de  limitation,  et  par  là  de  véritable  extension  »,  il  condensait,  dans 
une  formule  précise,  l'idée  morale  qui  fait  vivre  son  Hellénisme. 

A  yjartir  du  jour  où  Gœthe  ouvrit  son  âme  à  la  pensée  antiqvie,  où 
le  poète  ayant  rompu  le  charme  du  Nord,  descendit  vers  le  Sud,  il 
crut  s'être  vraiment  émancipé.  Tout  comme  le  voyage  des  Alpes  lui 
avait  révélé  la  majesté  imposante  du  déterminisme  de  la  nature,  de 
même,  quand  il  eut  parcouru  l'Italie,  qu'il  eut  habité  Rome,  et  com- 
pris les  œuvres  d'art  des  anciens  dans  leur  terre  maternelle,  il  lui 
sembla  qu'il  était  sorti  d'un  rêve,  et  que  la  réalité  lui  apparaissait 
pour  la  première  fois.  Il  découvrait  le  sens  de  la  vie  humaine  ;  plus 
de  faiblesse  pour  les  caprices  du  cœur  et  les  jeux  de  la  fantaisie. 
A  Rome  comme  devant  les  Alpes,  il  pouvait  dire  :  «  Ici  l'on  sent  pro- 
fondément, rien  n'est  capricieux,  toujours  des  lois  à  l'action  lente, 
des  lois  éternelles.  »  Ainsi  la  sagesse  des  Anciens  devenait  la  sienne  : 
il  apprenait  qu'il  est  vain  de  se  révolter  contre  le  sort,  plus  vain 
encore  d'essayer  d'échapper  par  le  rêve  aux  lois  inéluctables  du  réel. 
La  destinée  de  l'homme  n'est  pas  en  dehors  de  la  nature  ;  elle  est 
dans  la  nature,  qui  la  soumet  à  ses  lois.  Tel  est  le  trésor  d'expérience 
morale  qu'il  avait  découvert  et  qu'il  ramenait  en  Allemagne, 

1.   Le   Chatterton  de  Vigny   est  le  glorieux  pendant   du  Tasse  de  Gœthe. 


EMILE     DESCHAMPS    ET    GŒTHE 


215 


Gœlhe  n'était  donc  pas  revenu  d"  Italie  seulement  épris  de  la  forme 
accomplie  des  œuvres  de  l'art  antique  ;  c'était  l'âme  même  de  cette 
civilisation  disparue  (ju'il  était  allé  respirer,  et  quand,  à  son  retour 
de  Rome,  il  se  retrouva  à  Weiniar,  parmi  les  choses  et  les  hommes 
avec  lesquels  il  avait  grandi,  lui  ({ui  était  infiniment  sensible  au  charme 
indigène  du  passé  germaniqut;,  il  se  sentit  pourtant  dépaysé.  L'auteur 
de  Weiiher  et  de  Gœtz  s'était  transformé  au  contact  direct  du  natura- 
lisme païen  de  l'art  antique.  Il  avait  pris  conscience  de  toutes  les 
énergies  de  sa  souple  et  puissante  natvu'e,  et,  témoin  des  contradic- 
tions qui  l'avaient  troublé  jusqu'ici,  il  assistait  au  merveilleux  tra- 
vail d'organisation  intérieure  qui  s'opérait  en  lui.  A  l'inverse  de 
Schiller,  il  se  détachait  peu  à  peu  de  tous  les  systèmes.  Quoiqu'attaché 
par  une  prédilection  innée  à  Spinoza,  son  es])rit  IcMidait  à  une  conce]»- 
tion  générale  de  la  vie,  non  pas  exclusivement  fondée  sur  l'intelli- 
gence, mais  librement  ouverte  à  toutes  les  exigences  de  la  nature 
humaine,  et  ce  qui  prouve  la  sereine  impartialité  de  son  éclectisme, 
c'est  qu'il  se  dégage  de  ses  grandes  œuvres  un  essai  de  synthèse  des 
deux  éléments  jusqu'ici  contradictoires  de  la  civilisation  moderne, 
le  sentiment  chrétien  qui  alimente  d'un  flot  puissant  et  confus  la  foi 
religieuse,  et  l'élément  antique  qui  représente  la  perpétuité  des  grands 
instincts  primitifs  de  la  race  humaine  et  les  droits  de  la  science  et  de 
la  raison'.  Mais  ces  éléments,  qui  Unirent  par  se  balancer  exactement 
dans  la  pensée  du  grand  poète  et  constituèrent  ainsi  par  leur  harmonie 
la  beauté  parfaite  de  sa  vie  intellectuelle,  sont  loin  de  s'équilibrer 
aussi  bien  dans  chacune  de  ses  œuvres.  Tantôt  l'une,  tantôt  l'autre 
de  ces  grandes  tendances  prédominent,  et  c'est  ainsi  (jue  le  philo- 
sophe qui  dans  la  Conjession  (Cune  belle  âme  ^  a  si  bien  dit  à  quel  besoin 
proff>nd  du  cœur  humain  ré])ondait  la  religion,  est  l'auteur  de  deux 
des  plus  beaux  poèmes  oii  le  génie  humain  se  soit  insurgé  contre  elle. 

I^n  1773,  bien  avant  son  voyage  en  Italie.  Cœllie  em]nMiutait  déjà 
à  la  Grèce  son  mythe  de  Promet  liée.  Alors,  tout  transporté  ])ar  la 
lecture  de  Spinoza,  il  fait  du  grand  ennemi  de  .lupilcr  le  symbole  do 
son  éiiKiiicipal  loii  religieuse.  Mai>.  (pi;iii(l  ;inisi  il  a  (l<'li\-ré*^a  jriiiic 
raiscui  frémissante  du  joug  de  la  loi,  il  abaiulonne  généreusement  sa 
querelle,  et  Gœthc  défendra  souvent  la  religion  contre  les  attaques  des 

1.  L'œijvro  (lr«  Rouan  nous  païaîl  rln-  un  .'mlri'  Ijcl  essai  de  syiitlièsc  des 
mrmfs  c-h'-nifnls. 

2.  C.ï.  Willultn   Mcislt-rs  Lchrjulire.   \  I. 

Va  ;i  ce  pifipos,  celle  cilalioii  ren)arf|iiai)!i'  :  "  J'ainir  rnifiix  i\\ir  le  i;il  liolicisrne 
me  fasse  du  mal  que  si  on  m'empêchai l  de  m'en  servir  pour  rendre  mes  [(ièees 
plus  inféressanlfs.  »  Gœthc,  27  janvier  1801.  (Eupliorion,  7,  525),  cilé  par  Biel- 
scliowsky,   (joelhc,  sein  Lehin  luul  seine  Wrrl.r...,   Il,  ^]'.)'l.) 


216  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  )) 

philosophes  étroits  et  sectaires,  parce  qu'il  jouit  d'une  liberté  d'esprit 
qui  lelir  échappe  et  cju'il  a  l'intelligence  du  cœur  d'autrui. 

Gœthe  oubliera  pourtant  une  fois  encore  cette  loi  de  souveraine- 
tolérance  qui  est  la  marque  de  sa  philosophie.  En  1797,  ce  n'est  plus- 
le  défi  de  l'orgueil  humain  et  de  la  science  qu'il  jette  à  la  face  du  Ciel, 
c'est  la  cause  de  l'amour  et  de  la  jeunesse  qu'il  défend  contre  les 
rigueurs  de  l'ascétisme  chrétien.  Il  avait  lu  dans  Phlegon  de  Tralles 
une  histoire  simplement  merveilleuse  :  une  jeune  fille  morte  venait 
une  nuit  visiter  l'hôte  de  son  père.  Gœthe  transporte  la  scène  à  Ce- 
rinthe,  aux  premiers  temps  du  christianisme  :  la  jeune  fille  est  la 
victime  de  la  nouvelle  religion,  à  laquelle  sa  mère  l'a  consacrée  de 
force,  malgré  l'amour  qui  l'unissait  à  un  jeune  païen.  Plus  encore  que 
le  poème  sur  les  Dieux  de  la  Grèce  de  Schiller,  la  Fiancée  de  Corinihe 
respire  l'horreur  de  la  religion  nouvelle,  qui  fait  violence  aux  instincts 
de  la  nature  humaine.  Jamais  le  regret  de  cette  Grèce  idéale  où  la 
religion,  élégant  ornement  de  la  vie,  n'était  point  une  chaîne,  n'avait 
encore  été  si  franchement  exprimé. 

Tel  est  le  poème  qu'Emile  Deschamps  choisit  pour  donner  une 
idée  du  lyrisme  de  Gœthe  à  ses  contemporains.  Ce  choix  fit  un  peu 
scandale. 

Voici  en  quels  termes  s'exprime  le  Meixure  du  XIX^  siècle, 
1828,  (t.  XXIII,  p.  309)  :  il  est  vrai  qu'il  n'aperçoit  guère  le  caractère 
hellénique  du  poème  : 

Nous  qui  servons  aussi  de  tout  noire  pouvoir  la  cause  défendue  avec  tant 
d'éloquence  par  M.  Ein.  Deschamps,  nous  craindrions  de  donner,  ainsi  qu'il 
l'a  fait,  une  extravagante  fantasmagorie,  comme  un  exemple  utile  pour 
l'école  nouvelle,  pour  cette  poésie  moderne  qui  demande  la  Pi'e  au  nom; 
de  la  vérité.  Le  sujet  de  la  «  Fiancée  de  Corinthe  »  n'a,  quoiqu'on  aient  dit 
Mme  (Je  Staël  et  M.  Schlegel,  rien  de  touchant  pour  nous.  Les  plus  hautes 
combinaisons  du  génie  tendent  de  nos  jours  à  prouver  qu'il  y  a  dans  la 
peinture  du  positif,  autant  et  plus  de  poésie  même  que  dans  les  idéalités 
mythologiques  ;  aussi  ne  pouvons-nous  plus  nous  intéresser  à  cette  jeune 
chrétienne,  mourant  victime  du  fanatisme  de  ses  parents  qui 

Des   premiers   baptisés   ont  toute   la   ferveur, 

et  que  l'on  voit  sortir  du  tombeau  pour  visiter  son  fiancé  endormi.  La 
vierge  morte,  pour  se  venger  du  vœu  de  chasteté  que  sa  mère  lui  fit  pro- 
noncer, prostitue  son  cadavre  glacé  aux  embrassements  d'un  païen. 
Cette  situation  fournit  à  M.  E.  Deschamps  de  très  beaux  vers,  mais  tout  en 
rendant  justice  aux  deux  stances  dans  lesquelles  il  peint  le  délire  amou- 
reux du  fantôme  et  de  son  amant,  nous  conviendrons  du  moins  qu'elles- 
laissent  une  impression  de  dégoût  ;  et,  quand  les  poètes  étrangers  nous 
présentent  des  images  repoussantes,  ce  n'est  point  dans  leur  fange  qu'il  faut 
chercher  des  richesses  pour  notre  littérature. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    GŒTIIE  217 

Ce  ju^'emcul,  c[ui  no  vient  j)as  dun  adversaire  du  romantisme,  est 
un  document  précieux  pour  l'histoire  littéraire.  Il  nous  révèle  dans 
toute  son  étroitesse,  son  inintelligence  môme,  le  goût  général  de 
l'époque,  où  Deschamps  puhliait  ses  Études.  Deschamps  faisait 
'avec  une  belle  audace  son  métier  de  critique  :  il  essayait  d'apprendre 
à  lire  à  ses  contemporains  ;  il  leur  oiïrait  des  œuvres  nouvelles,  ori- 
ginales :  c'est  un  honneur  ])our  lui  d'avoir  admiré  franchement  une 
œuvre  que  ses  contemjiorains  refusaient  de  comprendre. 

^jme  (]g  Staël,  dont  la  libre  intelligence  admettait  tout,  n'osait  pas 
défendre  le  but  de  cette  fiction  ^  ;  et  dans  les  Annales  de  la  Littérature 
et  des  Arts  ^,  en  1824,  le  baron  d'Eckstein,  esprit  pénétrant  et  fort 
avancé  sur  son  époque  par  sa  culture  et  l'étendue  de  sa  curiosité, 
mais  prévenu  contre  Gœthê  par  ses  convictions  religieuses,  dénonce 
ouvertement  le  caractère  païen  de  la  Fiancée  de  Corinlhe.  Personne 
en  France  n'avait  aussi  nettement  marqué  avant  lui  l'influence  de 
la  Grèce  sur  uju'  partie  essentielle  de  l'œuvre  de  Gœthe.  On  avait 
eu  beau  traduire  llermann  et  Dorothée,  cette  épopée  rustique,  tout 
inspirée  de  l'Odyssée,  et  Wilhelm  Meister,  presque  tout  son  théâtre 
aussi,  Gœthe  restait  pour  l'imagination  française  l'auteur  de  Werther^ 
le  peintre  du  «  vague  des  passions  ».  Ce  que  l'on  empruntait  à  son 
théâtre,  c'était  le  pathétique  ou  la  couleur  locale.  Nos  Français  d'alors, 
comme  l'a  montré  M.  Baldensperger,  ne  comprenaient  pas  que  l'au- 
teur de  Gœtz  ait  pu  écrire  Iphigénie.  Revenir  ainsi  de  Shakespeare 
à  Racijie  leur  paraissait  inexplicable.  Le  souci  délicat  d'approprier 
la  forme  de  l'art  à  l'objet  qu'on  veut  représenter  leur  était  inconnu, 
lis  n'avaient  pas  l'idée  de  l'étendue  des  ressources  du  génie  de 
(jœthe,  surtout  de  sa  sereine  objectivité. 

Il  faut  donc  constater  avec  intérêt  que  le  baron  d'Eckstein  a  vu 
le  premier  un  autre  Gœthe  :  «  Marchant  sur  les  traces  de  Winckel- 
mann,  flil-il,  il  se  fit  païen  à  sa  suite...  Son  amour  pour  les  Grecs  et 
]iour  les  lieaux-Arts  était  changé  en  véritable  paganisme...  »  Il  com- 
]>are  finement  les  c  élégies  voluptueuses  de  Gœthe  »  à  celles  de  Pro- 
]ierce  ;  il  signale  dans  telle  de  ses  idylles  «  un  mélange  de  grâce  et  de 
naïveté  sauvage  »  (pii  la  ferait  ])rendre  ])oiir  uti  ^  nKirceau  de  Tliéo- 
crite  ».  Il  n'a  qu'un  mot  pour  Iphigénie,  mais  en  lin  il  en  parle,  ce  i|iii 
est  rare  à  cette  époque  :  «  Iphigénie,  dit-il,  est  un  |in)Jnit  dr  son  admi- 
ration pour  les  Grecs  :  l'Olympe  gouverné  par  le  père  des  Dieux 
captivait  son  imagination...  Dans  son  enthousiasme  ]tonr  les  créations 

1.  M"'e  do  Slai-i.  De  iAUemaam:  11''  parti.',  ili.  xiii.  l'aiis,  Cliarprnlirr,  1  SOO, 
iii-S",  p.  197. 

2.  Annales  de  lu  lAUèralure  et  des  Arlx.   \X-l'i,  Ioiim-  XVI,  [>.  .0!). 


218  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  » 

d'Homère,  il  courait  risque  de  heurter  le    christianisme  même  ^...  » 
C'est  à  ce  propos  qu'il  cite  alors  la  Fiancée  de  Corinthe  et  qu'il  dit  : 

La  Fiancée  de  Corinthe.  ballade  pleine  de  beautés  poétiques,  mais 
d'une  profonde  immoralité,  prouve  cette  disposition  d'esprit.  Ce  n'est 
pas  la  i'olupté  funèbre  qui,  comme  le  dit  M°^^  de  Staël,  repose  sur  ce  tableau, 
où  semblent  se  confondre  le  pinceau  de  Corrège  et  celui  de  Michel-Ange  ; 
ce  n'est  pas  la  nudité  antique  de  certains  détails  qui  me  fait  insister  sur 
l'immoralité  de  cette  production,  c'est  l'idée  principale  du  sujet  lui- 
même.  Le  poète  y  peint  le  paganisme  à  son  déclin  sous  les  couleurs  les 
plus  intéressantes  et  fait  de  la  naissance  du  christianisme  le  tableau  le 
plus  rembnmi  ^... 

Ce  n'était  pas  à  un  pareil  point  ce  vue  que  les  poètes  français  à 
«ette  date  se  plaisaient  à  considérer  la  Grèce.  En  1825,  il  n'y  avait  pas 
quatre  ans  que  les  Grecs  modernes  avaient  arraché  l'Acropole 
d'Athènes  des  mains  des  Turcs  et  que  leur  révolte  avait  soulevé 
un  enthousiasme  universel  en  France.  Libéraux  et  monarchistes, 
catholiques  et  philosophes,  Guiraud.  dans  ses  Chants  hellènes,  aussi 
bien  que  Xépomucène  Lemercier,  dans  ses  Chants  héroïques  de  la 
Grèce,  tous  évoquaient  les  grands  souvenirs  de  la  Grèce  antique  ;  mais 
tandis  que  les  uns  célébraient  les  jeunes  Grecs  comme  les  représen- 
tants de  la  liberté  et  les  champions  du  droit  des  peuples  levés  contre 
leurs  t^Tans,  les  autres  exaltaient  ces  chrétiens  révoltés  contre  les 
infidèles  ^.  II  nous  semble  ciu'àrépocjue  où  Emile  Deschamps  réunissait 
autour  de  lui  dans  son  salon  de  la  rue  de  la  Ville-l'Evêque  les  poètes 
du  premier  Cénacle,  de  1823  à  1824,  quand  paraissait  la  Muse  fran- 
çaise.'û  n'aurait  point  songé  à  insérer  la  Fiancée  de  Corinthe  parmi  les 
timides  essais  des  lyriques  chrétiens,  ses  amis. 

Dans  cette  petite  revue,  inféodée  pourtant  à  Chateaubriand,  les 
romantiques  se  montraient  déjà  enthousiastes  de  B\Ton  ;  plusieurs 
articles,  maints  poèmes  sont  consacrés  à  cette  Grèce,  pour  laquelle 
le  poète  anglais  était  allé  mourir.  Mais  ce  qui  inspire  ces  pièces  de 
vers,  c'est  l'amour  de  la  liberté  et  de  la  religion.  Voici  le  souhait  que 


1.  Annales  de  la  Littérature  et  des  Arts.  1824,  t.  XVL  p.  59. 

2.  Ibid.,  p.  59. 

3.  Même  A.  de  Vigny  dans  Héléna.  Toutefois  nous  remarquerons  que  Vigny 
n'a  pas  seulement  fourni  à  Leconte  de  Lisle  le  titre  qu'il  lui  empruntera  pour 
son  recueil  :  Poèmes  antiques  ;  il  semble  lui  avoir  fourni  (Héléna,  II,  p.  33  de 
l'édit.  de  1822)  la  forme  d'un  des  plus  beaux  vers  païens  à' Hy pâlie  : 

Mais  la  Beauté  flamboie,  et  tout  renaît  en  elle, 
Et  les  mondes  encor  roulent  sous  ses  pieds  blancs. 
Vigny  avait  écrit  : 

La  mer,  sous  ses  pieds  blancs,  s'apaise  et  lui  sourit. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    GŒTHE 


219 


forme  Victor  Chauvet  dans,  le  poème  ijue  jtublie  la    Muse  française 
sur  V Affranchissement  de  la  Grèce  : 

Que  l'Enfant  du  Prophète 

Heureux  et  libre  sous  vos  lois, 
0  Grecs  !  bénisse  un  jour  son  heureuse  défaite 
Et  le  doux  règne  de  la  Croix  ^  ! 

Il  n'était  pas  possible,  en  1824,  d'offrir  aux  leclcnrs  d'une  revue 
comme  la  Muse  Française  un  poème  où  l'idéal  grec  apparût  comme 
une  vive  antithèse  du  christianisme.  Qu'eùt-on  pensé  d'une  jeune 
Grecque  qui  aurait  tenu  ce  langage  ? 

Le  culte  de  nos  dieux  n'est  plus  ce  que  tu  crois  : 

Leur  troupe  a  fui  brillante,  et,  dans  ces  murs  funèbres 

On  n'adore  qu'un  être  entouré  de  ténèbres. 

Et  qu'un  dieu  misérable  expirant  sur  la  Croix  : 

On  épargne  taureaux  et  brebis  ;  mais  l'on  mène 

A  l'autel  tous  les  jours  quelque  victime  humaine. 

On  n'aurait  point  compris  à  cette  date,  parmi  les  jeunes  gens  du 
groupe  romantique,  qu'une  jeune  fille  osât  discuter  la  fameuse  sen« 
tence  de  Chateaubriand  sur  l'état  de  virginité  qui  avait  si  fort  scanda- 
lisé M'"*^  de  Staël,  au  moment  de  l'apparition  du  Génie  du  Christia- 
nisme. Chateaubriand  définissait  la  beauté  morale  de  la  virginité, 
d'après  les  traités  mêmes  de  Saint-Ambroise  : 

Une  vierge  est  le  don  du  ciel  et  la  joie  de  ses  proches.  Elle  exerce 
dans  la  maison  paternelle  le  sacerdoce  de  la  chasteté.  C'est  une  victime 
qui  s'immole  chaque  jour  pour  sa  mère. 

Or  il  y  a  telle  strophe  de  la  Fiancée  de  Corinthe  qui  semble  opposer 
précisément  les  droits  de  la  morale  naturelle  à  l'austère  doctrine 
chrétienne  ex]>riméo  ])ar  Chateaubriand   : 

Ce  jeune  homme  est  à  moi.  Libre,  on  nie  le  pioniil, 
Quand  V autel  de  Vénus  brûlait  près  du  Permesse  ; 
Ma  mère,  deviez-votis  trnhir  ^•(>tro  promesse, 
Pour  je  ne  sais  (jinl   xdu  doui    hi   raison  frémit  ? 
Aucun  iJieu  n'a  re<;u  les  seiiurnls  d'une  mère 
Qiii  refuse  l'hynicn  à  sa  fille.  —  Chimère  ! 
Fanatisme  insensé  1 

C'est  le  ton  de  la  ])oléniiiiii('  religieuse  du  xyiii*^  siècle.  La  révolte 
du  vieil  esprit  gaulois  contre  les  ]»arlies  les  ],his  dures,  —  peut-être 
aussi  les  jdus  hautes  —  du  christianisme    se    manifeste  i)erpéluellc- 

1.   Mwie  franraisp^  érlil.  >h>rs;m,  I.  II,  p.  18G.  10^  livraison,  avril  1824. 


220  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

ment  au  cours  de  notre  littérature.  II  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'à 
certaines  dates  de  cette  histoire,  on  sent  une  pareille  manifestation 
impossible.  Comment  se  fait-il  cependant  que  tels  vers,  qu'un  poète 
n'aurait  pu  écrire  en  1824,  puissent  lui  venir  le  plus  naturellement  du 
monde  à  l'esprit  quatre  ans  plus  tard  ^  ? 

On  ne  peut  comprendre  cette  évolution  rapide  que  si  l'on  accorde 
à  ces  premières  années  du  développement  de  l'école  romantique  toute 
l'importance  qu'elles  méritent.  Avec  l'année  1824,  qui  vit  s'éteindre 
cette  Muse  française  qui  ne  vécut  que  quelques  mois,  s'achève  la 
première  période  du  romantisme.  Il  n'avait  jusqu'alors  été  qu'un 
mouvement  lyrique,  inspiré  par  le  catholicisme  et  le  culte  royaliste 
de  la  chevalerie.  Les  Méditations  de  Lamartine,  les  Odes  et  Ballades 
d'Hugo,  tels  avaient  été  ses  chefs-d'œuvre.  La  source  pure  commen- 
çait à  s'épuiser,  La  guerre  d'Espagne  avait  entraîné  la. chute  du  maître 
unique,  incontesté  de  l'école  naissante.  Chateaubriand  quittait  le 
ministère.  Cette  retraite,  dans  laquelle  les  Ultras  voulurent  voir  une 
«  défection  »,  correspond  pour  le  romantisme  à  un  grand  changement 
d'orientation.  Les  idées  libérales  font  alors  d'immenses  progrès  ^. 
Hugo  lui-même,  qui  avait  fondé  le  Conservateur  littéraire,  sous  le 
patronage  de  Chateaubriand,  et  qui  avait  pris  part  à  la  fondation  de 
la  Société  des  Bonnes  Lettres,  lui  qui  avait  écrit,  en  1822,  dans  la 
Préface  de  ses  Odes  «  que  l'histoire  des  hommes  ne  présente  de  poésie 
que  jugée  du  haut  des  idées  monarchiques  et  des  croyances  religieu- 
ses »,  Hugo  venait  d'écrire  Cromwell  et  sa  retentissante  Préface. 
Instruit  par  le  spectacle  des  événements  politiques  qui  se  précipitaient 
alors  et  préparaient  la  chute  des  Bourbons,  libéré  surtout  des  con- 
traintes qui  avaient  jusqu'ici  arrêté  son  développement,  il  prenait 
conscience  du  grand  rôle  social  qu'il  devait  jouer,  et  il  entraînait  ses 
amis  à  sa  suite.  Emile  Deschamps  n'était  pas  un  des  moins  empressés. 
Il  se  prêtait  alors  hardiment  aux  idées  nouvelles  ;  et,  libéral  avec 
Victor  Hugo,  ce  très  moderne  romantique  allait  applaudir  à  la  renais- 
sance humaniste  que  Sainte-Beuve  propageait  dans  le  Globe  à  la 
même  date. 

1.  Il  serait  intéressant  d'étudier  la  permanence  latente,  pendant  la  réaction 
catholique  et  royaliste  des  premières  années  de  la  Restauration,  de  la  philoso- 
phie du  xviii^  siècle  et  aussi  le  développement  continu  de  l'hellénisme  érudit 
en  France  au  début  du  xix<^  siècle.  Lire  sur  ce  point  le  beau  livre  de  Charles 
Joret  :  D'Ansse  de  Villoison  et  l'hellénisme  en  France  pendant  le  dernier  tiers  du 
XVIII^  siècle...  Paris,  H.  Champion,  1910,  in-8'',  et  consulter  l'œuvre  de  Bois- 
sonade  et  de  Paul-Louis  Courier. 

2.  Importance  capitale  de  ia  fondation  du  Globe  (1824-1832),  organe  du 
libéralisme,  de  1824  à  1830,  et  du  saint-simonisme,  de  1830  à  1832.  Cf.  l'étude 
sur  Pierre  Leroux,  par  P. -Félix  Thomas.  Paris,  Alcan,  1904,  in-8. 


EMILE     DESCIIAMPS    ET    GŒTHE  221 

Des  vers  comme  celui  que  nous  avons  souligné  tout  à  l'heure  : 

Quand  r autel  de   Vénus  brûlait  près  du  Permesse, 

OU  comme  celui  qui  nous  présente  le  jeune  Athénien  : 

//  est  encor  païen  comme  en  Grèce... 

nous  rei)nrlent  bien  au-tlolà  de  ces  Grecs  modernes  qui  combattaient 
les  Turcs  au  nom  de  la  Ooix,  surtout  les  vers  par  lesquels  se  termine 
le  poème  : 

Elevez  le  bûcher  que  mon  ombre  convoite. 
Placez-y  les  amants...  Quand  brillera  le  feu, 
Quand  les  cendres  seront  brûlantes,  il  me  semble 
Que  vers  nos  anciens  Dieux  nous  volerons  ensemble. 

De  tels  vers  ne  trahissaient  point  trop  les  intentions  esthétiques  de 
Goethe.  Ils  faisaient  songer  d'autre  part  à  l'œuvre  la  plus  grecque  de 
notre  littérature,  à  la  poésie  d'André  Chénier. 

La  gloire  d'André  Chénier  parmi  les  romantiques  ne  remonte  pas 
à  la  première  période  de  cette  école.  Quand  ses  fragments  posthumes 
furent  publiés,  en  181i^,  cette  poésie  jyourtant  si  fraîche  et  si  rare 
trouva  d'abord  bien  peu  d'écho.  Parmi  ceux  (pii  en  avaient  eu 
connaissance  avant  la  ]niblicalion  d'Henri  de  Latouche,  il  n'y  eut 
guère  que  Chateaubriand  ([ui  fut  touché  '<  de  cette  poésie  échappée 
à  un  poète  grec  »,  et  Millevoye  qui  le  premier  peut-être,  grâce  à  l'ex- 
quise sensibilité  de  son  tempérament  artistique,  sentit  l'originalité 
de  Chénier  et  dans  ses  Élégies  l'imita.  Mais  ce  sont  là  des  précurseurs. 
Dans  la  première  période  romantique,  nous  ne  pourrions  citer  que  les 
essais  poétiques  d'A.  de  Vigny  débutant,  qui  soient  orientés  vers 
l'antique.  A  cette  époque  les  ])oètes  lui  préféraient  le  Moyen-age, 
Ossian  et  la  poésie  septentrionale.  Ce  n'est  que  plus  tard,  vers  1828, 
que  Sainte-Beuve  a])porta  à  Chénier  l'hommage  du  romantisme 
et  réconcilia  les  novateurs  avec  la  tradition  classique  de  la 
France  ^. 

Emile  Deschamps  avait  pour  André  Chénier  un  goût  aussi  vif  que 
Sainte-Beuve.  La  Préface  des  Éludes  en  offre  en  maint  endroit  le 
témoignage,  et  l'on  })eut  dire  qu'il  était  de  ces  rares  lettrés  de  son 
temps,  qui  fussent  capables  de  rapprocher  pour  le  |iarfum  d'antiquité 
qu'elles  exilaient  l'œuvre  d'André  Chéiu'er  de  certaines  parties  de 
liruvre  de  Gd-the. 

1.  l-nubl  iJupiiy.  Jeunesse  des  romantiques,  p.  301,  cl  Louis  licrlr.Tud,  La 
Fin  du  classicisme.  Paris,  Hachette,  1897,  in-8o,  p.  381-401  :  intéressante  cri- 
tique de  l'influence  de  Cliénier. 


222  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  )) 

Aussi  les  vers  que  nous  avons  cités  sonl-ils  fort  intéressants  par 
leur  date.  Sans  vouloir  prétendre  qu'Emile  Deschanips  ait  précisé- 
ment choisi  la  Fiancée  de  Corinthe,  à  cause  du  caractère  grec  et  païen 
de  cette  ballade,  il  est  évident  que  le  poète  romantique  ne  l'a  pas 
méconnu.  Il  appartiendra  aux  Parnassiens  d'accentuer  fortement  ce 
caractère  dans  les  poèmes,  où  ils  s'inspireront  de  la  Fiancée  de 
Corinthe.  Deschamps  l'a  discrètement  indiqué  dans  sa  traduction, 
et  c'était  témoigner  ainsi  d'une  grande  audace  en  son  temps  et 
d'une  originalité  singulière,  quand  même  il  conviendrait,  comme 
nous  l'avons  dit,  de  rapporter  une  partie  de  ce  mérite  à  Sainte- 
Beuve  ^. 

1.  S'il  est  de  toute  justice  de  voir  dans  Emile  Deschamps,  à  cause  de  son 
ardent  amour  de  l'art  des  vers,  de  son  constant  souci  de  la  technique  et  de  la 
préoccupation  esthétique  qui  le  guide  dans  le  choix  de  certains  sujets,  un  pré- 
curseur du  Parnasse,  il  est  non  moins  juste  d'accorder  ce  titre  à  S*^-Beuve. 
A  signaler,  dans  le  Mercure  de  France  (octobre  1919)  une  étude  de  M.  Jean  Aubry, 
sur  les  rapports  de  S*^-Beuve  avec  Verlaine.  En  1865,  dans  un  article  publié 
par  la  revue  Y  Art  et  consacré  à  Baudelaire,  le  jeune  Verlaine  rendait  hommage 
aux  Rayons  jaunes,  «  le  plus  beau  poème,  à  coup  sûr,  disait-il,  de  cet  aimable 
Joseph  Delorme  ».  On  a  souvent  montré  que  Verlaine  se  reliait  à  la  génération 
précédente  par  Lamartine.  M.  Aubry  démontre  que  cette  liaison  se  fait  aussi 
par  S*^-Beuve.  II  signale  encore  l'influence  de  Wordsworth  sur  Verlaine,  dont 
un  critique  anglais,  George  Moore  s'était  avisé  :  «  Verlaine,  en  se  développant, 
disait-il,  accrut  sa  simplicité  jusqu'au  naturel  d'entretien  d'un  Wordsworth.  » 
Faut-il  rappeler  que  c'est  à  S*^-Beuve  qu'il  faut  attribuer  l'honneur  d'avoir 
acclimaté  en  France  les  «  lakistcs  »  anglais  ?  Cf.  les  Poésies  de  Joseph  Delorme. 


CHAPITRE  VII 

I.    Les    Etudes    françaises    et    étrangères    (fin).     —     Emile 
Deschamps    et   l'Espagne.    —  Le    Poème    «  de    Rodrigue  » 

et    la    genèse    de    la    «    PETITE    ÉPOPÉE    ))     AU     XIX®    SIÈCLE.    

II.  Conclusion  sur  l'œuvre  d'Emile  Deschamps  traducteur. 
—  Succès  des  «  Etudes  »  et  de  la  «  Préface  »  des  «  Etudes 
françaises  et  étrangères  )).  —  Renommée  d'Emile  Des- 
champs EN  1830. 


I 

Le  Poème  de  Rodrigue,  œuvre  adaptée  du  Romancero  ^  espagnol, 
est  sans  doute  le  |)lus  grand  elïort  poétique  qu'Emile  Deschamps  ait 
tenté.  Il  avait  oul*)Iié  ce  jour-là  le  précepte  de  son  cher  Horace  : 

Sumite  materiam  vestris,  qui  scribilis,  sequani 
Viribus,  et  versate  diu  qnid  ferre  récusent, 
Quid  valeant  humeri. 

La  tentative  était  assurément  supérieure  aux  forces  du  poète  :  il 
ne  s'agissait  pas  seulement  de  composer  une  œuvre  d'assez  longue 
haleine  et  de  rester  original  en  imitant  un  modèle  étranger,  mais 

1.  Voici  en  fjucis  termes  le  comte  de  Puymai<,n'r,  dans  l'ax  aiil-propos  de  son 
Choix  de  vieux  chanls  e-siKigiiols,  définit  les  mois  :  ronitiiirero  ri  lonuinres  et  précise 
le  sens  qu'ils  ont  dans  la  littérature  espafrnole  : 

On  appollo  romancero,  non  une  espèce  de  cliant,  mais  un  recueil  de  romances,  comme  on 
appelle  chansonnier  un  recueil  de  chansons...  Le  romancero  de  Don  A.  Duran  forme  2  gros 
volumes  grand  in-octavo  à  deux  colonnes  et  d'autres  collections  sont  venues  s'y  ajouter... 
Le  succès  [de  ces  romances]  a  été  tel  que  pendant  longtemps  on  a  cru  que  l'Espagne  avait 
créé  une  sorte  de  poème  auquel  les  autres  nations  n'avaient  rien  à  comparer.  Tous  les  pays 
ont  pourtant,  sous  d'autres  noms,  ce  que  l'Espagne  croyait  posséder  seule  :  de  petites  com- 
positions épiques  d'origine  populaire.  Mais,  tandis  que  partout  on  dédaignait,  on  oubliait  ces 
poèmes  ingénus,  li-s  Espagnols  se  souvenaionl  des  leurs,  les  recueillaient,  les  imprimaient  et 
leurs  meilleurs  poètes  ne  craignaient  pas  d'imiler  ces  vers  abrupts  et  d'y  chercher  une  sève 
nouvelle... 

Le  mot  roinanz,  dont  on  fît  plus  tard  romance  (romancé)  était  primitivement  attribué, 
comme  en  France  le  mot  roman  (qui  en  serait  la  vraie  traduction),  à  toute  oeuvre  en  langue 
vulgaire,  et   linit  par  désigner  plus  particulièrement  les  récits  éjiiqucs,  quand  s'introduisit 


224  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  » 

■d'aiguiller,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  les  poètes  du  x^x^  siècle  vers  un 
genre  alors  nouveau,  encore  inexploité,  le  Poème,  et  de  donner  un 
exemple  de  ce  que  pourrait  être  —  après  le  genre  épique  suivant  la 
formule  de  Voltaire  définitivement  aboli  —  l'épopée  renouvelée, 
rajeunie.  Il  fallait  plus  et  mieux  que  l'intelligence  et  la  réflexion 
d'Emile  Deschamps  pour  réaliser  im  tel  programme.  Mais  l'audace 
est  presque  toujours  heureuse,  et,  quand  son  propre  effort  échoue, 
elle  inspire  aux  autres  le  désir  de  le  recommencer,  et  c'est  encore  une 
Bianière  de  réussite. 

Quand  on  compare  l'œuvre  d'Emile  Deschamps  à  l'un  des  poèmes 
de  la  Légende  des  Siècles,  on  mesure  aisément  la  distance  qui  sépare 
le  génie  du  talent  laborieux  ;  Emile  Deschamps  n'était  qu'un  habile 
homme,  mais  il  fut  ce  qu'on  appelle  un  ouvrier  de  la  première  heure. 
Entre  son  œuvre  et  celle  du  grand  homme  dont  il  était  l'aîné,  il  y  a 
la  différence  qui  sépare  l'ombre  de  la  lumière.  Ce  précieux  moment 
dans  l'histoire  du  romantisme  où  il  n'était  déjà  plus  nuit,  sans  qu'il 
fît  encore  jour,  est  admirableinent  symbolisé  par  l'effort  poétique 
d'Emile  Deschamps,  que  nous  allons  étudier. 

Les  contemporains,  qui  ne  voient  pas  les  choses  et  les  hommes  de 
leur  temps  avec  le  recul  nécessaire,  ne  doutaient  cependant  pas 
qu'Emile  Deschamps  n'eût  été  un  des  initiateurs  des  romantiques 
^n  matière  de  poésie  espagnole,  et  qu'il  dût  à  l'Espagne  son  meilleur 
titre  poétique  ;  et  pris  en  soi,  leur  jugement  est  plein  de  justesse. 

Oublions  de  plus  belles  lectures  et  re])ortons-nous  à  l'époque  où 
le  Poème  de  Rodrigue  fut  composé,  dans  ces  fameuses  années  de  la 
Restauration  qui  furent  si  fécondes.  Les  Français  découvrent  suc- 
<'essivement  chacune  des  grandes  littératures  européennes.  Emile 
Deschamps,  qui  n'est  encore  connu  que  par  d'exquises  traductions 
d'Horace  ou  des  ballades  du  genre  troubadour,  tente  une  adaptation 
en  vers  du  Romancero  espagnol.  Cela  lui  porte  bonheur.  Jamais  il  n'a 
été  mieux  inspiré  qu'en  l'imitant.  Cette  œuvre  dépasse  en  vérité  sa 


J'usage  de  les  écrire.  En  prenant  aux  CastUlans  le  mot  romance,  qui,  s'il  était  bien  prononcé, 
perdrait  son  apparence  féminine,  les  Français  lui  ont  fort  mal  à  propos  fait  changer  de  genre  ; 
aussi  depuis  quelques  années  les  critiques  les  plus  compétents  lui  ont-ils  rendu  son  caractère 
masculin,  que  je  lui  conserverai...  Petit  romancero,  choix  de  vieux  chants  espagnols...  Paris, 
1878,  p.  5. 

Nous  n'avons  pas  suivi  l'exemple  donné  par  M.  de  Puymaigre  et  nous  avons 
laissé  dans  cette  étude  au  féminin  le  mot  romance  pour  désigner  les  compositions 
épiques  espagnoles  si  différentes  des  petites  compositions  lyriques  qu'on  a 
pris  l'habitude  en  France  d'appeler  de  ce  nom.  Nous  reviendrons  dans  le  cours 
de  ce  chapitre  sur  les  différences  qui  caractérisent  ces  deux  genres  dans  les 
littératures  espagnole  et  française.  Qu'il  nous  suffise  pour  le  moment  de  souligner 
le  caractère  épique  reconnu  comme  essentiel  aux  romances  espagnoles. 


LE    POEME     DE    RODRIGUE 


oor 


traduction  de  la  Cloche  de  Schiller,  de  la  Fiancée  de  Gœlhe.  Les 
connaisseurs  trouvèrent  au  Poème  de  Rodrigue  l'air  des  belles  choses, 
et  nous-mêmes,  qui  ne  pouvons  pas  ne  point  apercevoir  sur  le  visage 
de  la  nmse  castillane  les  rides  du  temps,  nous  sommes  étonnés  de 
l'éclat  (ju'elle  conserve  encore,  et  c'est  un  ])laisir  pour  nous  do 
démêler  les  causes  qui  font  de  cette  œuvre  d'Emile  Deschamps  un 
bel  exemple  d'imitation  originale. 

Les  contemporains,  disions-nous,  avaient  remarqué  qu'Emile 
Deschamps,  dans  son  Romancero,  s'était  dépassé  lui-même. 

Le  Mercure  de  France  fait  le  plus  grand  éloge  de  «  cette  sorte  d'épo- 
])ée  (jui  navail  ])as  de  modèle  dans  notre  langue  et  (|ui  eût  fait  à  elle 
seule  la  réputation  d'un  poète  ^.  » 

Blaze  de  Bury,  dans  la  délicate  étude  qu'il  consacre  en  1841  à  la 
réimpression  des  poésies  d'Emile  Descham})s  et  de  son  frère,  reconnaît 
c{u'il  y  a  dans  ce  poème  un  charme.  Ce  charme  tient  à  la  variété  des 
scènes  dans  lesquelles  le  poète  ressuscite  le  Moyeu-âge  chevaleresque, 
les  combats  fabuleux  des  Maures  et  des  Chrétiens,  l'Espagne  pas- 
sionnée, héroïque  et  dévote.  Les  sentiments  y  sont  peints  avec  des 
couleurs  romanesques  qui  ne  inanquent  pourtant  pas  de  naturel,  et 
tous  les  épisodes  se  succèdent  brillants  et  rapides,  tous  différents  les 
uns  des  autres,  mais  emportés  dans  im  même  élan,  soutenus  par  un 
style  qui  a  du  mouvement  et  de  la  vie.  Blaze  de  Bury  admire  «  cette 
muse  flexible,  qui  sait  si  bien  se  ployer  à  tous  les  genres  qu'il  lui 
plaît  d'adopter  pour  le  moment  ».  Mais  il  est  particulièrement  sensible 
aux  grâces  élégiaques  de  certains  épisodes. 

«  N'admirez-vous  pas  comme  une  adorable  réminiscence  de  la  chaste 
Betsabée  des  Livres  Saints  la  peinture  de  la  jeune  Florinde  se  baignant 
sous  les  sycomores  et  jouant  dans  les  eaux  au  milieu  de  ses  compagnes, 
tandis  que  le  roi  Rodrigue  la  guette  du  haut  du  balcon  et  couve  de  l'œil 
sa  nudité  pudique  ?  Le  viol  de  dofia  Florinde,  les  plaintes  de  la  jeune 
fille  à  son  père,  le  désespoir  du  vieux  comte  Jidien,  le  châliment  du  roi 
Rodrigue,  sa  fuite,  son  repentir  et  sa  mort...  Tout  cela  est  retrace  de  main 
de  maître. 

Il  louait  aussi,  dans  cette  heureuse  iiuilalioii  du  lloinaticero,  «  nue 
certaine  allure  castillane,  un  ton  leste  et  dégagé  qui  sied...  »  «  Vous 
rencontrez  à  chaque  détour,  dit-il  encore,  ])resfpie  à  chaque  pas,  de 
beaux  vers,  des  str(q)hes  vaillantes  et  bien  fta|)|»ées  ^.  »  Ce  caractère 
castilhiii  (lu   poèruc  eu    lil    la    r<iiluiir;  \\  sédinsit   \'.    Ihigo.  Le  jeune 


1.  Mm  tire  fie  France  au  dix-neui>icnie  siècle.  1820,   t.   XXV,   p.   72. 

2.  Jiev.  des  Deux-Mondes,  août  1841,  p.  55;i. 


15 


226  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

auteur  des  Odes  et  Ballades  avait  si  bien  aperçu  la  couleur  vraiment 
épique  de  certains  passages  qu'il  résolut  de  l'imiter. 

Xous  ne  prétendons  pas  que  le  point  initial  de  l'influence  espagnole 
dans  l'œuvre  de  V.  Hugo  soit  là,  ni  que  le  grand  poète  ait  eu  besoin 
des  exemples  donnés  par  Deschamps  pour  se  révéler  un  jour  poète 
épique.  Quand  une  œuvre  d'Emile  Deschamps  aurait  simplement 
contribué,  parmi  tant  d'autres  causes,  à  permettre  à  l'homme  de 
génie  d'essayer  ses  forces  et  de  se  reconnaître,  ce  serait  assez  pour  sa 
gloire. 

Il  faut  en  effet  accorder  qu'Hugo  et  ses  frères,  par  leur  éducation 
et  leurs  origines,  étaient  mieux  disposés  que  personne  à  initier  les 
Français  de  leiu"  temps  aux  choses  de  l'Espagne.  Ils  entendaient  la 
langue  de  ce  pays  ;  Abel  au  moins,  le  traducteur  du  Romancero,  que 
Deschamps  imitait,  la  savait  fort  bien  ^.  En  1821,  il  faisait  à  la  Société 
des  Bonnes-Lettres,  un  cours  sur  la  littérature  espagnole  ^.  Dans  le 
Conservateur  littéraire,  que  les  frères  Hugo  dirigèrent  ensemble  de 
1819  à  1821,  et  où  Deschamps,  leur  ami,  collaborait,  les  questions 
relatives  à  l'Espagne  sont  toujours  abordées  franchement,  avec 
compétence.  Les  citations  de  l'espagnol  sont  assez  nombreuses.  On 
sent  qu'Hugo,  dès  cette  époque,  avait  l'intuition  des  affinités  qui 
rattachaient  à  l'ardente  imagination  des  poètes  espagnols  son  génie 
naissant. 

Toutefois  sa  pensée  suivait  à  cette  époque  un  autre  cours,  et,  dans 
ces  années  de  jeunesse  qui  furent  consacrées,  quand  on  y  regarde  de 
près,  à  un  immense  travail  d'investigation  en  tous  sens,  Victor  Hugo, 
en  homme  qui  a  conscience  de  ses  forces,  était  moins  pressé  que  per- 
sonne de  s'engager  dans  une  voie  aventureuse.  Il  laissait  faire  les  autres 
et  réfléchissait.  Tandis  qu'Emile  Deschamps  s'élançait  hardiment 
dans  la  campagne  romantique,  avec  la  pointe  d'avant-garde,  Hugo 
parfois  semblait  se  réserver.  Il  se  nourrissait  alors  de  la  moelle  des 
grands  classiques.  Il  prenait  lentement  conscience  des  responsabi- 
lités d'un  chef  d'école  et  méditait,  en  attendant  l'avenir,  les  leçons  que 

1.  Abel  Hugo.  Romances  historiques  traduites  de  l'espagnol...  Paris,  chez 
Pélicier,  1822,  in-12. 

Abel  Hugo  fit  représenter  le  24  août  1823  à  l'Odéon,  en  collaboration  avec 
Alphonse  Vulpian,  un  à  propos- vaudeville  en  1  acte,  intitulé  :  Les  Français  en 
Espagne.    Paris,    Ponthieu,   1823,   in-8o. 

2.  Revue  bleue,  3  sept.  1904.  Des  Granges.  La  Société  des  bonnes  lettres  —  et 
Paul  Berret  :  Le  Moyen-Age  dans  la  Légende  des  siècles  et  les  sources  de  Victor 
Hugo.  Paris,  H.  Paulin  (1911),  in-8°,  p.  84.  Sur  cette  question  :  Hugo  savait-il 
l'espagnol  ?  voir  encore  à  ce  propos  :  Choses  vues,  nouvelle  série,  t.  III,  p.  11, 
Victor  Hugo  raconté,  t.  I,  fin  du  chap.  xxix,  et  une  conversation  entre  Hugo  et 
le  bibliophile  Jacob  (Paul  Lacroix)  publiée  dans  V Artiste,  sept.  1882. 


LE    poè:me    de    IîODRIGUE  227 

les  maîtres  ont  données  dans  leurs  œuvres.  Emile  Deschamps  ressem- 
blait à  Horace  ;  il  est  resté  dans  l'art  ce  qu'il  était  dans  la  vie,  un 
-épicurien  délicat.  Hugo  se  sentait  redevable  de  sa  jeune  expérience  à 
la  méditation  du  sage  et  profond  Virgile. 

Ces  grands  poètes  eurent  l'un  et  l'avitre  deux  muntles,  deux  civili- 
sations différentes  à  unir  dans  leur  es])rit,  avant  den  chercher  l'ex- 
jiression  harmonieuse  dans  Tart.  C/est  un  problème  de  culture  cpie 
V.  Hugo,  comme  \irgile,  eut  à  résoudre.  Ne  nous  étonnons  ])as,  au 
début  de  sa  carrière,  de  sa  longue  patience.  Lui  ([ui  se  sentait  jjleiu 
de  l'avenir,  il  n'était  ])as  pressé  de  rejeter  les  disciplines  du  passé. 
Il  demeure  d'abord  fidèle  à  ses  chers  classic^ues.  La  doctrine  même  du 
classicisme  le  posséda  longtemps  tout  entier.  Elle  tint  longtemps  en 
bride  les  énergies  de  sa  puissante  nature. 

Rien  ne  préoccu])e  plus,  en  1820,  le  futur  créateur  de  la  Légende 
Ues  siècles  que  la  médiocrité  ])ersistante  des  épopées  qui  se  ])ubliaient 
à  cette  époque.  Il  recherchait  les  causes  de  ces  ])ei'pcLuels  avatars. 
Il  ne  savait  pas  encore  ce  qu'il  fallait  faire.  Il  rappelle  les  règles  du 
genre  ^  ;  il  en  défend  les  traditions,  il  dit  l)ien  c[u'il  s'agit  d'un  ])ro- 
blème  de  style.  Il  ne  prévoit  pas  aussi  clairement  (pie  Deschainps  la 
forme  que  prendra  ré]jopée  au  xix*^  siècle. 

Quant  au  rôle  ipic  l'influence  de  la  littérature  espagnole  devait 
jouer  dans  l'évolulinn  du  genre  épique,  Hugo  avait  laissé  son  ami  s'en 
aviser  avant  lui. 

Le  grand  ])oète  rendit  hommage  dans  les  Orientales  à  l'auteur  du 
Poème  de  liodrigue.  Lue  slro])li(;  de  ce  ]>oème  sert  d'é])igra]>lie  à 
l'une  des  pièces  du  recued  :  la  indaillc  perdue,  où  il  reprend,  si  Fdu 
peut  dire,  avec  une  orchestration  plus  riche,  un  thème  <pi'lMnile  Des- 
champs avait  fort  heureusement  développé.  Hugo  rappelle  dans  une 
longue  note  des  Orientales,  le  modèle  qu'ils  avaient  suivi  F  un  et 
l'autre    '   l'admirable   romance   espagnole    Rodrigo   en  el  campa   de 

1.  t'iio  dos  pri'iivos  dn  la  l'orlr  ('■ducaf  ion  classique'  dr  V.  Iluf^o  est  dans  l'idée 
qu'il  se  faisait  encore  à  cette  date  de  l'cpoix'''.  il  a  lu  M""'  de  Staël,  mais  il  est 
encore  plus  loin  d'Ilerder  que  de  Boileau.  l'ciidaiil  luuLc;  la  période  classique 
l'épopée  avait  été  conçue  comme  un  «  roman  alié<jorique  et  mythologique  ». 
(Cf.  Lanson.  Lilléralure  française,  p.  .'38.3  et  872  de  l'édition  1903).  La  diffusion 
des  idées  d'Ilerder,  de  ses  travaux  sur  la  poésie  populaire  contribua  j)uissam- 
ment  à  défaire  l'idée  classique  et  française  de  l'épopée.  Mais  il  faut  ajouter  à 
cette  influence  doctrinale  l'elTet  produit  successivement  par  l'apparition  d'Os- 
sian,  des  Ballades  écossaises  et  des  Homances  t-spagnolcs.  C'est  ce  qui-  nous  allons 
essayer  dr  montrer  dans  le  cours  de  ce  chaijitn-. 

Consen-ateur  lillénitre,  1820,  t.  I,  p.  2'i7  et  sq.  L'Oiléaitide,  poènn;  national 
(Il  28  chants,  par  .M.  Li-hrun  d.s  Charmcttes,  p.  29'i.  La  .^/f/vs/Z/rtf/r,  ou  La  Gaule 
poéliquc,  poème  épique  iii    12  elianls...   par  Seipion  .Marin. 


228  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

hatalla  »,  extraite  du  Romancero  que  son  frère  Abel  avait  traduit  et 
publié  pour  la  première  fois  en  1821.  Il  cite  ensuite  la  traductioa 
en  prose  de  la  romance,  fait  l'éloge  de  l'adaptation  poétique  d& 
Deschamps  et  reconnaît  ce  qu'il  lui  doit  en  ces  termes  : 

M.  Emile  Deschamps  est  seul  en  droit  de  dire  qu'il  s'est  inspiré  de 
l'original  espagnol,  parce  qu'en  effet,  indépendamment  de  la  fidélité  à 
tous  les  détails  importants,  il  y  a  dans  son  œuvre  inspiration  et  création^ 
Il  s'est  emparé  de  la  romance  gothe,  l'a  reformée,  l'a  refondue  et  l'a 
jetée  dans  notre  vers  français,  plus  riche,  plus  variée  dans  ses  formes^ 
plus  large  et  en  quelque  sorte  reciselée  ^. 

Victor  Hugo  exprime  ici  à  merveille  le  travail  artistique  auquel  se 
livrait  avec  prédilection  l'auteur  des  Etudes.  Mais  ce  qu'il  ne  dit  pas, 
c'est  le  dessein  qui  présidait  à  ces  compositions  savantes,  et  c'est 
par  ce  dessein  plus  encore  que  ])ar  le  talent  avec  lequel  il  l'exécutait, 
qu'Emile  Deschamps  a  tien  mérité  de  la  littérature  française. 

Victor  Hugo  dépasse  sans  doute  infiniment  Emile  Deschamps  dans 
l'art  des  vers  ;  celui-ci  n'est  qu'un  habile  ouvrier  qu'Hugo  domine  de 
toute  la  supériorité  de  son  génie.  Mais  Deschamps  était  un  esprit  tou- 
jours en  éveil,  et,  de  ses  yeux  bien  ouverts,  il  observait  les  différents 
genres  qu'on  cultivait  autour  de  lui,  il  voyait  un  ])eu  plus  tôt  que 
les  autres  ceux  qui  étaient  usés  et  ne  donneraient  plus  rien,  ceux  qui 
étaient  susceptibles  au  contraire  de  produire  encore,  et,  comme  un 
jardinier  qui  connaît  tous  les  arbres  de  son  verger  et  n'ignore  aucune 
des  règles  de  l'art,  il  se  plaisait  à  essayer  des  greffes  nouvelles.  Il 
cherchait  avec  délices.  Avait-il  failli  réussir  ?  Il  n'était  point  homme 
à  se  plaindre  qu'un  Victor  Hugo  profitât  de  sa  découverte.  Si  Victor 
Hugo,  dans  lapremière  partie  de  sa  carrière,  a  évolué  de  l'ode  à  l'épopée 
en  passant  par  le  drame,  il  n'est  pas  inutile  de  montrer  la  part  d'in- 
fluence qu'a  pu  avoir,  fût-elle  infiniment  légère,  l'initiative  d'Emile 
Deschamps  sur  un  si  beau  développement. 


Quelle  était  donc  l'idée  d'Emile  Deschamps,  quand  il  s'appliqua 
à  tourner  en  vers  français  les  romances  de  Rodrigue  qu'il  avait  lues, 
dès  1821,  dans  la  traduction  d'Abel  Hugo  ? 

A  cette  époque,  Emile  Deschamps  composait  des  romances  dans 
le  goût  du  xviii^  siècle.  Admirateur  d'André  Chénier,  le  poète  cher- 
chait à  secouer  le  joug  du  genre  troubadour.  Il  s'appliquait  à  renou- 

1.  V.  Hugo.  Les  Orientales,  édit.  elzevir.  Paris,  J.  Hetzel,  1869,  in-12,  p.  202. 


ÉMII.K    DF.SCHAMPS    tIT    LA    «    PETITK    ÉPOPÉE    ))  229 

vêler,  à  enrichir  les  rythmes  de  ces  jietits  poèmes,  à  en  rafraîchir 
les  images,  en  un  mot  à  «  corriger  la  futilité  du  genre,  comme  il  le 
disait  lui-niènie,  par  la  sévérité  de  l'exéculion  ».  Il  était  persuadé  que 
«  dans  les  arts,  comme  en  toutes  ciioses,  la  manière  est  ]>our  beau- 
cou}»  ^  ».  C'est  ainsi  ([u'il  remit  ])lusienrs  fois  sur  le  luétier  sa  jolie 
romance  de  la  Colombe  du  Clievalier  ^.  L/iuvenlion  du  sujet  lui  parais- 
sait même  si  peu  de  chose  au  prix  d'une  exécution  parfaite  qu'il  lui 
est  arrivé  d'emprunter  à  Moncrif  deux  de  ses  ballades  les  plus  fameu- 
ses en  leur  temps  :  Les  infortunes  inouïes  de  tant  belle,  honneste  et 
renommée  comtesse  de  Saulx,  et  les  Constantes  amours  d'Alix  et  d'Alexis^ 
et  non  pas  de  les  faire  siennes  en  les  transformant,  mais  simplement 
d'en  corriger  les  imperfections  de  style  et  d'en  enrichir  les  rimes. 
11  s'en  confessa  ingénument  dans  ses  Etudes  en  1828  ;  il  y  exprime 
avec  force  l'importance  extrême  que,  poète  nourri  par  son  ])ère  des 
iruvres  de  Dorât  et  de  Parny  et  transformé  ])lus  tard  par  la  médita- 
li(in  d'André  Chénier,  il  attachait  aux  questions  de  technique,  à  tous 
les  secrets  du  métier  d'écrivain  ^. 

Moncrif,  dit-il,  avait  mis  dans  ces  deux  compositions  originales  une 
ffràce  poétique,  ime  naïveté  charmante,  dont  notre  littérature  oifre  peu 
d'exemples...  Mais...  on  y  trouvait  des  négligences,  des  répétitions  fati- 
gantes, des  rimes  insuffisantes  et  jusqu'à  un  certain  nombre  de  vers  faux. 
Moncrif  a  cru  sans  doute  donner  à  ses  ballades  quelque  chose  de  plus  naturel 
et  de  plus  simple,  par  ces  négligences  et  ces  irrégularités  mêmes.  Il  s'est 
trompé.  La  simplicité  et  le  naturel  doivent  être  dans  le  fond  des  idées, 
dans  les  tours,  dans  l'expression...  mais  il  faut  toujours  respecter  les  formes 
de  Fart  qui  ne  sont  rien  toutes  seules,  mais  sans  lesquelles  tout  le  reste 
n'a  qu'une  existence  incomplète  et  passagère. 

Si  Moncrif  revenait  aujourd'hui,  il  sentirait  cette  vérité,  et  il  retou- 
cherait ses  poésies  afin  de  mettre  partout  Vart  au  niveau  de  la  pensée... 

J'ai  osé  le  suppléer  dans  ce  travail  ^... 

Il  faut  avoir  parcouru  YAlmanach  des  Muses,  le  Chansonnier  des 
^îràces,  les  recueils  de  ])oésies  qu'on  lisait  en  France  avant  comme 
après  la  Révolution,  à. la  lin  du  règne  de  Louis  XV  comme  aux  der- 
niers j(Mirs  (b'  r  l'^inpiic.  pour  se  rciKhc  coiiqdc  de  \;\  phicc  (|u'()CfU[ialt 
Aloiicrit  dans  rcsprit  des  lettrés  |t;iriMi  Icsipicls  iJcscbanqis  avait 
vécu  ''. 

La   romance,   ]iour  Loiucllr-   Boilcau  et  1' l^c(dc  de  IGGO  n'avaient  eu 

1.  t.tiiiji'  I)i'sehariii)s.  Œ.  c,   (.   I,  A\'(tnl  jhdjios  tiv  iuitlcur,  \k  8. 

•1.  IhuL,  j..   8.J. 

;{.  Jhifl.,  1.  II,  p.  12-28. 

'i.  Eliuh's  françaises  et  étrangères,  2c  éd.  Paris,  U.  Canel,  1828,  iu-S",   p.    212. 

.j.  Eludes  franraises  et  étrangères.  Ibidem. 

■ù.  CI'.   Maurice   Toiifik.'.ux.   Arlicl<:    AlfimniK h.    (ninidc   Eiuijrlopédie. 


230  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  » 

que  du  déclaii.  était  redevenue  tout  à  fait  à  la  mode  au  miiieu  dw 
xviii®  siècle  et  son  succès  auprès  du  public  a  duré  près  de  cent  ans. 
Par  romance,  nous  entendons  non  seule  ment  le  petit  poème  chanté 
qu'on  désigne  ordinairement  sous  ce  nom,  mais  aussi  la  ballade  qui 
ne  se  distingue  guère  d'elle  à  cette  époque.  La  confusion  s'est  si 
bien  établie  entre  les  deux  espèces  d'un  même  genre,  que  M™^  de 
Staël,  quand  elle  parle  dans  V Allemagne,  des  ballades  de  Goethe  les 
désigne  toujours  sous  le  nom  de  romances  ^. 

Cette  renaissance  d'un  genre  voisin  de  la  ballade  serait  du  plus 
haut  intérêt,  si  les  poètes  de  cette  époque  avaient  pu  renouer  la  tradi- 
tion de  la  ballade  primitive,  telle  que  l'avaient  illustrée  jadis  Eustache 
Deschamps  et  François  Villon.  Cette  intention  efTleura  leur  esprit. 
Ce  petit  poème  à  forme  fixe,  composé  de  trois  strophes  où  le  même 
thème  poétique  se  trouvait  trois  fois  repris  à  la  fin  de  chaque 
strophe  par  le  refrain,  a  inspiré  aux  musiciens  du  xviii^  siècle  queK 
ques-uns  de  leurs  plus  jolis  airs.  Jean-Jacques  Rousseau,  qu'il  faut 
nommer  parmi  ces  musiciens,  faisait  le  plus  grand  cas  de  la  romance. 
<■  Une  romance  bien  faite,  écrit-il  ^,  n'ayant  riei.  de  saillant  n'affecte 
pas  d'abord,  mais  chaque  couplet  ajoute  quelque  chose  à  l'effet  des 
])récédents  et  l'intérêt  augmente  insensiblement,  de  inanière  qu'on 
se  trouve  attendri  jusqu'aux  larmes  sans  pouvoir  dire  où  est  le  charme 
qui  a  produit  cet  effet.  »  Ce  petit  poème  flattait  alors  les  cœurs 
sensibles  dans  leur  délicate  manie.  La  Révolution  qui  détruisit  les  insti- 
tutions de  l'ancien  régime,  laissa  subsister  la  romance.  Elle  demeura 
tout  autant  à  la  mode  à  la  cour  de  Napoléonl^^  cju'à  celle  de  Louis  XVL 
Les  travaux  des  grands  érudits  du  xviii^  siècle  avaient  lentement 
modifié  l'idée  qu'on  se  faisait  du   Moyen-âge    au  grand    siècle  ^,  et, 

1.  M^is  de  Staël.  De  l'Allemagne,  IP  part.,  ch.  xiii,  p.  314.  Tomo  X  des  Œiares 
complètes...  Paris,  Treuttel  et  Wûrtz,  1820. 

2.  J.-J.  Rousseau.  Dictionnaire  de  musique.  Œuvres.  Paris,  Lequien,  1821, 
t.  XV,  p.  144.  Il  fit  la  musique  de  la  célèbre  romance  sentimentale  :  Je  l'ai 
planté,  je  l'ai  vu  naître,  dont  l'auteur  est  Deleyre,  et  celle  aussi  de  la  romance 
de  Moncrif  :  Pourquoi  rompre  leur  mariage,  reciselée  par  Emile  Deschamps 
sous  ce  titre  :  Les  Constantes  amours  d'Alix  et  d'Alexis.  Cf.  Les  Consolations  des- 
misères de  ma  vie,  ou  Recueil  d'airs,  romances  et  duos,  par  J.-J.  Rousseau.  Paris, 
chez  De  RouIIède  de  la  Chevardière,  1781,  in-fol.,  p.  56  et  102. 

.3.  Cf  Grôber.  Grundriss  der  romaniscben  Philologie.  2.  Auflage.  Strassburg, 
1904-1906.  1.  Band.  I.  Abschnilt.  Les  érudits  do  cette  époque  se  sont  beaucoup 
plus  attachés  à  l'étude  des  textes  historiques  que  des  textes  littéraires  du 
Moyen-Age.  Cependant  la  curiosité  philologique  et  littéraire  commence  dès 
le  xvi^  siècle  avec  Cl.  Fauchet  :  Recueil  de  l'origine  de  la  langue  et  poésie- 
jrançoise  (1581),  utilisé  par  Pasquier  dans  ses  Recherches,  continue  au 
xvii^  siècle  avec  Iluet,  Pierre  de  Caseneuve  et  se  développe  au  xviii^  siècle 
avec  Guill.  Massieu  et  Galland,  sxirtout  avec  Lacurne  de  S*'^-Palaye  et  les  Béné- 
dictins de  la  Congrégation  de  S'-Maur  [Dom  Rivet,  Dom  Clémencet,  Dom  Tail- 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LA   «    PETITE    EPOPEE    » 


231 


commf  il  arrive  fréquemment,  au  sein  d'une  société  vieillie  et  troublée, 
les  esprits  fatigués  d'un  art  raffiné  et  las  des  tristesses  du  temps 
présent,  cédaient  à  la  nostalgie  des  origines.  C'est  surtout  à  la  fin 
du  xviu^  siècle  et  dans  les  premières  années  du  xix*^  siècle  cju'ou  a 
goûté  la  poésie  du  «  bon  vieux  temps  ». 

Ce  goût,  que  n'éveillait  en  rien  le  senlinicnt  profcmd  des  cbants 
]t<i|)ulaires,  ce  goût  (|ui  n'était,  qu'un  caprice  de  dilctlauli  et,  de 
ninndains,  ne  rendit  (piuiic  oiulirc  de  vie  à  la  romance.  Moucrif 
n'était  pas  de  ceux  qui  font  des  miracles.  Il  sut  plaire  ce])endant  et  le 
genre  ([u'il  crut  ressusciter,  l'.nule  l)escbanq)s  s'y  était  attaché  de 
bonne  heure,  auprès,  de  son  père.  Il  nous  dit  ciue  celui-ci  en  appré- 
ciait la  simplicité  ^.  Comme  l'Alccste  de  Molière,  il  aimait  la 
chanson  du   roi  Henri  : 

La  rime  n'est  pas  riche  et  le  style  en  est  vieux  ; 
Mais  ne  voyez-vous  pas  que  cela  vaut  bien  mieux 
Que  ces  colifichets  dont  le  bon  sens  murmure 
Et  que  la  passion  parle  là  tout  pure. 

Malheureusement  la  romance,  à  ])art  quelques  exceptions  char- 
mantes, ne  parlait  pas  ce  langage  savoureux.  Elle  n'était  plus  qu'un 
ccdifichet  à  son  tour,  comme  les  riens  élégants  où  excellaient  Dorât 
et  Parny,  moins  spirituelle  toutefois,  larmoyante  et  insipide,  insuppor- 
table et  niaise  trop  souvent  avec  son  affectation  d'archaïsme  et  sa 
feinte  naïveté.  C'était,  dira-t-on,  tout  ce  qui  restait,  à  l'époque 
raffinée  oîi  Emile  Deschamps  avait  grandi,  des  formes  nombreuses 
de  la  poésie  du  Moyen-âge.  Mais  quelle  fadeur  désespérante  dans  ces 
romances,  où  le  maître  f[ui  avait  hérité  de  la  rc|iutation  de  Moncrif 
s'appelait   Berquin  ! 

Aucun  de  ces  défauts  n'échappait  à  la  fine  observation  de  Des- 
cbamps.  Ce  qui  le  retenait  cependant  vers  1816  à  ce  petit  poème, 
c'était  une  qualité  qu'il  estimait  entre  toutes  :  la  brièveté.  Et  puis 
cette  com})lainte  trop  souvent  monotone  sur  le  thème  éternel  de 
l'amour  malheureux,  c'était  le  lyrisme  ajjrès  tout,  c'est-à-dire,  la 
l»oésie  même. 

Comment  faire  jadlir  de  uouNcau  celte  eau  vive  doul  1  "h(Miiiiie 
|i<ul{;  cil  soi,  dans  le  fond  de  son  cœur,  la  source  secrète  ?  Deschamps 
élail   un  ici  lié  de  cnlluic  savante  :  il  \u:  ]>oiivait  sérieuseiniinl  songer 

liiiidicr,  l>()ni  l'oncrt,  iJorii  Colomli].  Voir  Idiivragc  fondamental  des  IJéïK-diclins  : 
Histoire  littéraire  de  lu  FraïKc...  l'aris,  17.i.'(-17r»l,  11  vol.  iii-8".  Ce  «rraiid  travail 
tririlorniatioii   énidilc  a  él«'-   repris  cl   coiiliiiué   à   partir  du    lutin-    \i,   en    I81I, 
par  des  membres  de  riiislitul  (Académie;  des  iiiscriplioiis  el  liiUcs-lcLlrcs). 
1.  Éludea  jranraises  et  étran'^crcs.  Ibid.,  p.  211. 


232  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

à  la  résurrection  des  chants  populaires.  Aucun  Français,  si  l'on 
excepte  toutefois  Gérard  de  Nerval  et  Nodier,  n'y  a  songé  pendant 
la  période   romantique. 

Emile  Deschamps  pensa  que  pour  ranimer  le  sentiment  dans  la 
poésie  et  renouveler  l'expression  artistique  des  passions  humaines, 
le  meilleur  moyen  était  encore  de  faire  appel  à  la  littérature,  à  toutes 
les  littératures,  et  d'atteindre  le  cœur  en  séduisant  l'imagination  et 
la  curiosité.  Le  détour  était  long,  mais  sûr.  On  ne  peut  nier  qu'il  ait 
réussi. 

Pour  sa  i)art,  Deschamps  réfléchit  à  ce  fait,  que  dans  la  romance  du 
type  le  plus  rebattu,  un  élément  épique  et  dramatique  était  en 
germe.  Qu'était-ce  en  effet  que  l'histoire  plus  ou  moins  succincte 
de  deux  amants,  que  le  récit  de  leurs  aventures,  sinon  une  possibilité 
de  drame  et  d'épopée  ?  C'est  ainsi  que  se  précisa  dans  son  esprit 
l'idée  du  poème. 

L'idée  était  grande  et  belle.  Elle  était  dans  l'air.  A  partir  de  1820, 
tout  le  monde  en  parle.  Mais  il  faut  en  faire  honneur  à  ceux  qui  l'ont 
précisée.  Emile  Deschamps  est  de  ceux-là. 

Il  s'agissait,  s'il  est  permis  d'emprunter  à  Quintilien  cette  ambi- 
tieuse image,  qui  est  ici  l'exacte  expression  de  l'idée  de  Deschamps, 
il  s'agissait  de  faire  porter  au  lyrisme  le  fardeau  du  drame  et  de 
l'épopée. 

C'était  revenir  à  la  primitive  indétermination  des  genres  ?  Pour- 
(juoi  non  ?  puisqu'aussi  bien  les  jeunes  romantiques  étaient  dégoûtés 
de  la  tournure  d'esprit  des  classiques,  de  leur  langue  conventionnelle, 
de  leur  poétique  artificielle  et  qu'au  Heu  d'une  versification  de 
commande,  ils  rêvaient,  sans  en  connaître  la  vraie  source,  d'une  poésie 
simple  et  fraîche  qui  jaillît  spontanément,  comme  jadis  (on  le  croyait 
du  moins)  les  romances  espagnoles  ou  les  ballades  anglaises,  de  l'âme 
même  du  peuple. 

V.  Hugo,  rendant  compte  en  1826  de  l'intention  qui  lui  avait 
inspiré  naguère  ses  propres  ballades,  n'écrivait-il  pas  : 

Ce  sont  des  esquisses  d'un  genre  capricieux  :  tableaux,  rêves,  scènes, 
récits,  légendes  superstitieuses,  traditions  populaires.  L'auteur  en  les 
composant  a  essayé  de  donner  quelque  idée  de  ce  que  pouvaient  être 
les  poèmes  des  premiers  troubadours  du  Moyen-àge,  de  ces  rapsodes 
chrétiens  qui  n'avaient  au  monde  que  leur  épée  et  leur  guitare,  et  s'en 
allaient  de  château  en  château,  payant  l'hospitalité  avec   des   chants  ^ 

1.  Hugo.  Odes  et  Ballades.  Paris,  Charpentier,  1841,  in-16,  p.  xiv.  —  Sur 
le  folklore  de  la  France,  cf.  Le  Romancero  -populaire  de  la  France,  choix  de 
chansons  populaires  françaises,  textes  critiques  par  George  Doncieux,  avec  un 
avant-propos  et  un  index  musical  par  Julien  Tiersot.  —  Paris,  1904.  In-8°. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LA   «    PETITE    EPOPEE   ))  233 

Mais  ce  sont  là  des  promesses  seulement.  Cette  poésie  des  ballades 
d'Hugo,  déjà  toute  resplendissante  de  couleur  et  de  pittoresque  et 
que  des  recherches  de  rythmes  recommandaient  aux  novateurs,  ce 
n'était  que  la  poésie  surannée  des  romances  anciennes,  ranimée  par 
un  grand  elîort  :  matière  et  forme,  l'une  et  l'autre  rentraient  souvent 
dans  le  genre  lroul)ad(nir.  Le  talent  y  était,  mais  l'étoiïe,  qu'on  pré- 
tendait nouvelle,  élail  en  réalité  vieille  et  usée.  Il  y  avait  autre  chose 
à  faire. 

Des  œuvres  comme  celles  de  Soumet  et  de  Guiraud,  ([u'on  portait 
aux  nues  dans  les  premières  années  de  la  Restauration,  la  Paw^re 
Fille,  la  Sœur  grise,  venaient  d'une  inspiration  plus  sincère  peut-être  ; 
un  sentiment  énm  en  faisait  tout  le  charme.  Mais  quelle  pauvreté 
-dans  l'exécution  et  surtout  quelle  absence  d'objet  pour  l'imaginai  ion  ! 
La  vie  réelle  est  source  de  poésie,  mais  à  la  condition  (ju'on  la  ])i'çuue 
à  un  certain  degré  de  profondeur.  La  plus  banale  histoire  touchante 
aurait  sans  cette  condition  —  sine  qua  non  —  une  valeur  d'art.  Or 
il  n'y  a  pas  de  plus  grande  erreur.  Ce  n'est  point  avec  des  complaintes 
du  genre  de  celle  qui  fit  verser  tant  de  larmes  et  qu'on  appelle  le 
Petit  Savoyard,  de  Guiraud,  qu'on  renouvelle  pendant  une  génération 
l'inspiration  })oétique  dans  une  littérature  épuisée  ^. 

Il  fallait  d'autre  ])art  éviler  le  discours  en  vers  et  surtout  l'épopée 
suivant  la  formule  de  Voltaire,  celle  (ju'llugo  recommandait  encore 
dans  le  Conservateur  littéraire.  ()uelle  voie  fallait-il  donc  suivre  pour 
ne  i)as  tomber  dans  la  plal  il  iidc  avec  les  sujets  eini»iiiiil  es  à  I  luimbh; 
vie  quotidienne  et  pour  éviter  l'ennui  qui  semblait  iiis('',[);uablc  du 
genre  didactique  et  du  genre  descriptif  ? 

Alfred  de  Vigny  avait  donné,  dès  les  premières  années  de  la  Restau- 
ration, le  modèle  du  genre  qui  allait  se  constituer.  Comme  il  avait  le 
sentiment  que  l'étendue  était  insu])portable  en  vers  français  et  qu'il 
avait  aussi  la  force  de  resserrer  les  idées  et  de  les  cond(;user  en  images, 
il  ;i\ail  l'éussi  à  mettre  en  scène  une  pensée  i»liiliis(i|ilii(|iie  sous  une 
forme  épique  et  dramaticpie.  l'Emile;  lJeschami>s,  dans  la  l*réface  de 
ses  Études,  où  il  consacre  les  gloii'es  de  l'école  nouvelle,  prétend 
(luAlfred  de  Vigny  s'est  illustré  suiloui  dans  le  Poème  proprement 
dit  : 


1.   Cf.  Rf'my  flo  Gourmont  (Le  Temps,  27  cléc.  1010)  : 

Qu'est-ce  qu'un  récit,  qu'est-ce  qu'un  poème  qui  ne  contient  que  des  faits,  que  dos  des- 
criptions ?  Rien  du  tout.  Il  faut,  pour  être  valables,  qu'ils  enserrent  en  leur  tissu  une  idée, 
une  sig^nitication,  un  symbole,  que  par  cela  même  ils  s'élèvent  peu  à  peu,  par  le  déploiement 
de  leur  dessin,  du  particulier  au  général,  du  relatif  à  l'absolu.  (A  propos  de  Jean  Moréas  et 
du  symbolisme.) 


23^ 


LES  «  ETUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  )) 


M.  de  Vigny,  un  des  premiers,  écrit-il  en  1828,  a  senti  que  la  vieille 
épopée  était  devenue  presque  impossible  en  vers,  et  principalement  en 
vers  français,  avec  tout  l'attirail  du  merveilleux,  et,  à  l'exemple  de  lord 
Byron,  il  a  su  renfermer  la  poésie  épique  dans  des  compositions  de  moyenne 
étendue  et  toutes  inventées  :  il  a  su  être  grand  sans  être  long  ^. 

Un  tel  éloge,  E.  Deschamps  n'en  jugeait  personne  autre  digne  à 
cette  date,  avant  A.  de  Vigny,  que  leur  maître  à  tous,  André  Chénier. 
Et  la  preuve  que  l'idée  de  voir  dans  le  poème  la  forme  nouvelle  que 
pourrait  prendre  l'épopée  au  xix^  siècle,  occupait  depuis  longtemps 
l'esprit  d'E.  Deschamps,  c'est  qu'en  1823,  dans  un  article  de  la 
Muse  française  ^  où  il  rendait  compte  des  Romances  du  Cidde  Creuzé 
de  Lesser.  il  écrivait  : 

André  Chénier  est  le  premier  parmi  nous  qui  ait  fécondé  ce  champ, 
négligé  jusqu'alors.  Le  Jeune  Malade,  le  Mendiant,  VAç>eugle,  sont  des 
compositions  ravissantes  qui,  dans  des  proportions  moyennes,  renferment 
les  principales  conditions  du  genre.  C'est  l'intérêt  du  drame  jeté  à  travers 
le  luxe  des  descriptions.  Le  poète  pose  pour  ainsi  dire  les  décorations, 
et  les  personnages  viennent  parler  et  agir  devant  le  lecteur  comme  sur 
la  scène. 

Dans  ces  sortes  de  compositions,  tout  est  tableau  ou  dialogue  et  l'on 
évite  ainsi  la  narration  toujours  si  fatigante  dans  le  grand  vers  fran- 
çais. 

Puis  Emile  Deschamps  ajoutait  : 

Les  littératures  étrangères  sont  très  riches  sous  ce  rapport  et  après 
avoir  tant  emprunté  aux  anciens,  nous  avons  encore  d'utiles  emprunts 
à  faire  à  nos  voisins. 

Ainsi  deux  qualités  paraissaient  essentielles  dans  une  œuvre  poé- 
tique à  Emile  Deschamps  :  la  brièveté  et  la  variété.  Cette  variété 
dramatique  dont  nos  jeunes  romantiques  trouvaient  de  si  heureux 
modèles  dans  les  romans  de  ^^'.  Scott,  Victor  Hugo  songera  d'abord 
à  l'introduire  sur  le  théâtre  a'fin  de  suppléer  à  la  tragédie  épuisée. 
Il  ne  viendra  que  bien  plus  tard  à  l'épopée.  —  Quant  à  la  brièveté, 
le  goût  que  Deschamps  témoignait  pour  elle,  et  qui  l'avait  si  long- 
temps retenu  à  la  romance  du  xviii^  siècle,  malgré  son  vide  essentiel 
et  l'afféterie  de  son  style,  l'avait  de  bonne  heure  entraîné  vers  des 
œuvres  extrêmement  diverses,  mais  qui  toutes  possédaient  cette 
qualité  de  plaire  sans  fatiguer  l'attention.  11  la  louait  dans  les  poèmes 
de  Byron  comme  dans  les  ballades  écossaises. 


1.  Éludes  françaises  et  étrangères.  Préface.  Édit.  1828,  p.  xiii. 

2.  Muse  française,  t.  I,  182.3,  p.  312. 


KMll.E    DKSCilAMPS    ET    LA    «    PHTIIE    EPOPEE    ))  ^Oi> 


Ces  ballades  sont  de  j)clits  récits  rythmés,  le  [dus  soux  eut  dix  isés 
en  strophes  et  relatant  des  faits  historiques  ou  fabuleux.  Quand  on 
lit  ces  sortes  de  complaintes  romanesques  et  héroïques,  (1<hiI  (inelques- 
unes  comme  Edom  de  Gordon,  Lady  Isahel  et  le  frère  cruel,  la  Tragédie 
de  Douglas,  Lord  Cregoru  sont  célèbres,  on  est  jeté  soudain  dans  un 
iikmkIc  où  les  passions  sont  extrêmes  et  les  violences  ellrénées.  Le 
sang  coide  presque  à  toutes  les  strophes  et  dans  une  ]»rofusion 
d'images  féeriques  se  dégage  la  vision  d'un  Moyen- Age  terrible,  san- 
guinaire et  superstitieux.  L'état  de  guerre  est  continuel  entre  les  clan& 
écossais,  entre  les  gens  des  Basses-Terres  et  les  Highlanders.  C'est 
une  invasion  norvégienne  qui  les  surprend  dans  leurs  querelles  ou 
bien  c'est  une  croisade  qui  les  en  arrache.  Ce  sont  encore  les  (-ruantes 
des  barons  anglais  envers  les  outlaws  cjui  se  décliaîuciil,  (ui  les  ven- 
geances terribles  de  ces  vaincus  qui  s'assouvissent.  Ces  gens-là  ne 
connaissent  que  l'horreur  de  vivre.  Si  des  amants  goûtent  un  instant 
d'amour,  c'est  au  ])nx  des  ])lus  grands  tourments,  après  des  scènes 
d'enlèvement  draina!  Kpie,  avant  de  tuer  ou  d'être  tués,  en  se  défen- 
dant contre  ceux  qui  les  traquent  comme  des  bêtes  dans  la  forêt. 
L'heure  même  de  la  mort  n'est  pas  un  repos  pour  eux  :  elle  est  tou- 
jours grosse  d'un  mystère  d'angoisse  et  traversée  de  spectres. 

Telle  est  l'image  que  donnent  les  ballades  écossaises  de  ce  <[u"(ui 
appelait  à  l'éporfue  de  \  oltaire  :  «  le  bon  vieux  temps  ». 

Ces  vieilles  ballades  avaient  été  recueillies  et  publiées  au  x\ui^'  siè- 
(le  ])ar  Thomas  Percy,  évêfjue  de  Dromon,  en  176.")  ^.  l^^Ues  eurent 
l'insigne  honneur  de  révêlef  les  premiers  lyriques  allemands  à  eux- 
mêmes.  Si  Biirger  ne  les  avait  pas  lues,  il  eût  très  ])robablement 
continué,  sur  les  traces  de  Gleim,  à  composer  des  romances  imitées 
à  la  fois  de  remphati([ue  et  ridicule  espagnol  Gongora,  et  de  ce 
l'Vançais  fpii  fui  décidément  célèbre  dans  ce  petit  monde  étroit  et 
ralliiié  qu'était  I  l''jii<'|ie  classique  et  lettrée  du  xvin'"  sièrle.  je  parle 
du  leeteui-  de  la  pieuse  Marii;  Leczinska,  le  galant  el  dévol  Paradis 
de  Moiurif  ^,   lils  d'un  procureur  et  d'une  Anglaise,   habile  à   l'épée 

1.  HeUque.s  of  anrienl  Ennlisfi  poclnj,  ronsi.sliii'fi  n/  alil  licnili-  halltnls,  smit^s 
imd  ollier  [lirtes  of  onr  earlier  poelrji,  chieflij  of  Uic  lifiii  hind .  \>:\v  l'Iioiiiiis  l'crcy... 
J.oïKlori,  ITC.".,  ;{  vol.  in-8". 

lUiUddcs  (iiifihiises  cl  écossaises,   Iraciiiilcs  cl   .iiiiKih'cs  )>;ir    lltiini.   ilc  S.uiil- 
Alliiii.    l'aris,    1882,   iii-lC. 

2.  (',.  IJoiicl-Maiiry.  d.  A.  Hurler  cl  1rs  origines  diii^ltiiscs  <lr  lu  hnlhnlr  Ullrraire 
cil  AUriiui'^HC...   Taris,    ilacicll.-,   1X89,  iii-8",  p.  Vi  cl    'l'i. 


236  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  )) 

comme  à  la  plume,  qui  composait  des  poésies  chrétiennes  pour  la 
reine  et  des  ballets  pour  la  cour  ;  bon  comédien,  musicien  virtuose, 
auteur  apprécié  des  dames  pour  ses  romances,  où  la  plus  fade  sensi- 
bilité se  nuançait  toujours  de  galanterie.  Il  croyait  atteindre  au  der- 
nier pathétique,  quand  il  contait  en  style  marotique  «  les  infortunes 
inouïes  de  tant  belle,  honneste  et  renommée  comtesse  de  Saulx  ^  »  et 
l'on  s'attendrissait  alors  sur  cette  Cendrillon  du  mariage  : 

Sensibles  cœurs,  je  vais  vous  réciter, 
Mais  sans  pleurer,  las,  comment  les  conter  ? 
Les  déplaisirs,  les  ennuis  et  les  maux 
Qu'a  tant  soufferts  la  comtesse  de  Saulx. 

Son  frère,  par  bonheur,  tirait  une  vengeance  méritée  du  cruel 
comte,  mais  la  parfaite  épouse  mourait  en  a})prenant  la  mort-  de  son 
méchant  mari.  Rien  n'était  donc  plus  édifiant,  plus  touchant,  sinon 
les  Constantes  amours  d'Alix  et  d'Alexis,  que  Moncrif  célébrait  avec 
une  égale  fadeur.  Ces  petits  poèmes  n'enchantaient  pas  seulement  la 
ville  et  la  cour,  on  les  lisait  à  Zurich,  oîi  le  classique  Bodmer,  le  chef 
de  l'école  suisse,  donnait  le  ton,  à  Halle,  où  le  lyrique  Gleim,  le  tra- 
ducteur d'Anacréon,  était  un  autre  Moncrif,  à  Gôttingue  même  où 
par  bonheur  parut  en  1767  la  traduction  du  recueil  de  Percy.  C'est 
en  1770  et  en  1771  c[ue  parurent  les  Bécréations  de  Hambourg  et  dans 
V Almanach  des  Muses  de  Gôttingue  les  premières  ballades  de  Bûrger, 
inspirées  par  les  vieilles  ballades  écossaises. 

La  source  des  chants  populaires  était  retrouvée.  Herder  allait 
publier  ses  Voix  des  Peuples  (1778).  Sa  retentissante  dissertation  sur 
Ossian  et  les  Chansons  des  anciens  peuples  publiée  en  1773,  et  dans 
laquelle  il  fixait  les  linéaments  de  la  science  des  littératures  comparées, 
ne  faisait  pas  seulement  justice  du  genre  artificiel  et  mondain  que 
Gleim,  à  l'imitation  de  Moncrif,  avait  cultivé  sous  le  nom  de  romance, 
il  signalait  les  emprunts  que  Shakespeare  avait  faits  aux  chansons 
populaires  : 

Vous  déplorez,  disait-il,  que  la  romance,  ce  genre  de  composition 
originairement  si  noble  et  si  solennel,  ait  été  mise  chez  nous  au  service 
de  sujets  burlesques  ou  scabreux,  je  le  déplore  comme  vous.  En  effet, 
quel  plaisir  plus  profond  et  plus  durable  ne  laisse  pas  une  de  ces  douces 
et  touchantes  romances  de  la  vieille  Ecosse  ou  des  Provençaux  ^  ! 


1.  Tome  III,  p.  218,  des  Œuvres  de  Monsieur  de  JSIoncrif,  lecteur  de  la  Reine... 
nouvelle  édition.  Paris,  1768,  3  vol.  in-12. 

Cf.  sur  Moncrif  une  étude  d'Ars.  Houssaye  dans  la  Revue  de  Paris,  juin  1852. 

2.  Bonet-Maury.   G.  A.  Burger,  p.  50. 


EMILE  DESCHAMPS  KT  LA  «  PETITE  EPOPEE  »  237 

L'iinjuilsiou  était  (htiic  donnée  en  Allemagne,  dès  1770.  Après 
Burger,  Goethe  et  Schiller  allaient  paraître.  La  ballade  écossaise 
avait  restitué  le  vieux  lied  allemand. 

Elle  ne  rendit  pas  les  mêmes  services  en  France. 

C'est  une  chose  singulière  (|ue  parmi  les  œuvres  anglaises  ([ui  furent 
traduites  au  xviii^  siècle  en  français,  on  ne  puisse  citer  le  recueil  de 
Percy  ^.  Les  auteurs  de  la  Bibliothèque  universelle  des  romans,  (jui 
exploitèrent  avec  une  inlassable  curiosité  les  œuvres  les  ])lus  diverses, 
ne  paraissent  pas  l'avoir  connu.  C'est  à  peine,  quand  on  consulte 
VAlnianach  des  Muses  depuis  1765,  date  de  sa  création  jusqu'en  1825, 
si  l'on  trouve  quelques  romances  que  leurs  auteurs  prétendent  avoir 
imitées  des  ballades  écossaises  ^.  Les  Français,  qui  ont  acquis  pendant 
cette  période  le  goût  d'un  pittoresque  sombre  et  terrifiant,  le  doivent 
avant  tout  au  drame  de  Shakes])eare.  Les  Nuits  d'Young,  les  Tom- 
beaux d'Hervey,  les  Elégies  de  (}ray  recueillent  les  suffrages  des 
âmes  sensibles  et  mettent  la  mélancolie  à  la  mode.  Mais  le  grand 
enthousiasme  littéraire  de  la  fin  du  xviii^  siècle  et  du  commencement 
du  xix*^  siècle  en  France  comme  dans  l'Euroiie  entière,  c'est  Ossian. 

I.  Tenir  comptr  cr|)i[i(laiil  ilrs  lai(s  suivaiils  :  I.  J*.  A.  île  La  Place,  en  1773, 
dans  SCS  Œuvres  mêlées,  avait  «  rajeuni  »  le  style  de  quelques  «  romances  histo- 
riques »  en  vue  :  Leonore  d'Armel,  Frédégonde  et  Landri,  le  Chevalier  et  la  Fille 
du  berger.  —  Aulrr  tccmil  de  lui  :  178'i-85,  paru  à  Bruxelles  :  Pièces  intéressantes 
et  peu  connues,  jjarini  lescjuclies  il  y  a  des  emprunts  aux  recueils  anglais  :  la 
Rosamonde,  romance  galante  et  tragique,  l'une  des  plus  connues  des  Reliques 
de  Percy,  le  Comte  Orrij  et  les  Nonnes  de  Farmoutiers. 

II.  Florian  traduit  le  Vieux  Robin  Gray  de  lady  Lindsay,  ballade  que  l'on 
crut  à  tort  d'origine  populaire  et  qui  n'est  qu'un  délicieux  pastiche  d'un  thème 
traditionnel  adapté  à  un  vieil  air  écossais.  Il  enchantait  encore  en  1816  M™^'  Chas- 
les  et  Lamartine.  Cf.  Raphaël,  ch.  xxii. 

III.  «  Le  premier  français  qui  exprima  des  idées  claires  sur  la  hallailc  aiii;iaisi', 
dit  M.  Yovanovitch,  dans  son  étude  sur  «  la  Guzla  »  de  Mérimée,  p.  137,  et  pro- 
nonça le  nom  de  Percy,  ce  fut  Albin  Joseph  Ulpien  Hcnnet,  l'auteur  de  la  Poé- 
lifjue  anglaise  (1806,  Paris,  3  vol)  :  «  les  Anglais  nomment  ballade  ce  que  nous 
appelons  romance,  c'est  le  récit  mis  en  chanson  d'une  aventure  amoureuse  et 
triste.  La  Ijallade  a,  chez  eux,  un  style  plus  simple,  plus  naturel,  une  couleur 
plus  sombre  ;  il  s'y  mêle  quelquefois  des  esprits,  des  revenants...,  etc.  »  I!  cite 
les  plus  fameuses  :  la  Chasse  dans  les  monts  Chevint,  les  Enfants  dans  la  Forât. 

IV.  Le  Conservateur  (I,  i,  p.  4^11),  en  mars  1807,  annonce^  —  et  le  Alagazin 
encyclopédique  (III,  p.  186)  aussi  —  une  nouvilli-  édition  (l<s  Kcliqurs  o(  Ancient 
English  Poetry  augmentées  d'un  4^  vol. 

V.  En  1808,  dans  les  Archives  littéraires  de  l'Europe  (t.  W  II,  p.  299),  traduc- 
tion d'un  fragment  des  Reliques  :  L'histoire  de  Chrislalirllc  cl  de  sir  Caution. 

2.  (.1.  •  Voyslav  .M.  'i'ovanoviteli.  Ea  n  Guzla  >  de  J^iosprr  Mérimée.  Paris, 
llarhette,  1911,  in-S»,  p.  130  : 

C'est  à  peine  si  l'influence  anglaise,  en  Alji'iiiagne  si  Liriifais.uilo,  se  fit  sentir  en  Franco 
au  xvni*  siècle  :  Percy  y  fut  presque  inconnu  jusqu'en  180G  ;  aussi  les  rares  tentatives  pour 
transporter  dans  ce  pays  le  goût  de  la  ballade  populaire  dcincurèrent-elles  toujours  sans 
succès. 


'238  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

On  lit  chez  nous,  dès  1777  \  les  poèmes  de  Macpherson  dans  la 
traduction  en  prose,  qu'en  donna  Letourneur.  Fontanes,  le  premier, 
le  traduisit  en  vers  bien  avant  cjue  Baour-Lormian  s'en  emparât, 
et  Chateaubriand  s'en  nourrit  ^.  Il  n'y  a  presque  pas  d'année,  depuis 
1780  jusqu'en  1825,  où  ne  paraisse,  dans  VAlmanach  des  Muses, 
quelque  fragment  de  traduction  d'Ossian  ou  quelque  poème  inspiré 
de  lui.  C'est  à  travers  les  brumes  d'Ossian  cju'on  voit  l'Ecosse. 

]\{me  jg  Staël,  dès  1800,  pose  sa  distinction  fameuse  entre  les  «  deux 
littératures  tout  à  fait  distinctes,  celle  ciui  vient  du  Midi  et  celle  cjui 
vient  du  Xord,  celle  dont  Homère  est  la  première  source,  celle  dont 
Ossian  est  l'origine  ^.  » 

Charles  Nodier,  en  1821,  dans  son  récit  de  voyage  intitulé  :  Pro- 
menade de  Dieppe  aux  montagnes  d'Ecosse  \  parle  presque  à  chaque 
page  du  fabuleux  fds  de  Fingal.  Ce  sont  les  souvenirs  du  poème 
d'Ossian  qui  peuplent  aux  yeux  de  Nodier  les  paysages  écossais. 
Et  ait -il  nécessaire  de  voir  la  Clyde  couler  en  réalité  devant  soi  pour 
écrire  ces  lignes  d'inspiration  toute  littéraire  :  «  La  Clyde  était  la 
Clutha,  cette  montagne  était  le  Balclutha  d'Ossian.  C'était  là  qu'avait 
régné  Carthon  et  son  père,  l'aimable  fils  de  Caithmol  *.  » 

Visite-t-il  le  Loch-Lomond,  «  cette  méditerranée  des  montagnes, 
chargée»  d'îles;  il  voit  ces  îles  «  couvertes  de  noirs  ombrages  qui  se 
confondent  avec  la  couleur  des  eaux,  car  ces  lacs  de  Calédonie  sont 
toujours  les  lacs  noirs  d'Ossian  ^.  »  Il  exprime  maintes  fois  son  goût 
pour  la  poésie  populaire,  mais  il  ne  cite  pas  une  fois  les  recueils  de 
ballades  que  firent  au  cours  du  xviii*^   siècle  les  érudits  anglais,  ou 


1.  Le  Journal  Etranger  (sept.  1769)  publie  «  des  fragnients  d'anciennes  poésies, 
traduites  en  anglais,  de  la  langue  erse,  que  parlent  les  montagnards  d'Ecosse  ». 
—  En  1762,  parut  la  première  traduction  française  imprimée  séparément  : 
Carthon,  poème,  trad.  de  l'angl.  par  M™*^***  (la  duchesse  d'Aiguillon,  mère 
du  ministre  et  Marin).  Londres,  1762,  in-12. 

La  question  d'Ossian  en  France  vient  d'être  renouvelée  par  l'étude  de  M.  van 
Tieghem.  Paris,  P.  Rieder,  1917,  2  vol.  in-S». 

2.  Chateaubriand.  Essai  historique,  politique  et  moral  sur  les  révolutions  an- 
ciennes et  modernes,  1797. 

3.  M™e  de  Staël.  Littérature,  ch.  xi.  —  Elle  donne  en  1810  dans  la  première 
édition  de  V Allemagne  une  large  place  aux  «  romances  «  de  Bùrger,  do  GTethe, 
de  Schiller.  Elle  ne  s'intéresse  pas  à  la  poésie  populaire  d'où  la  romance  littéraire 
est  sortie.  Cependant  elle  a  été  touchée  par  le  recueil  d'Herder  : 

Herder,  dit-elle,  a  publié  un  recueil  intitulé  :  Chansons  populaires  ;  ce  recueil  contient 
les  romances  et  les  poésies  détachées  où  sont  empreintes  le  caractère  national  et  l'imagination 
des  peuples.  On  y  peut  étudier  la  poésie  naturelle,  celle  qui  précède  les  lumières...  (De  l'Alle- 
magne, II*  part.,  ch.  XXX,  au  t.  II.  p.  346,  de  l'édit.  de  1814.) 

4.  Nodier.  Promenades  de  Dieppe  aux  montagnes  d'Ecosse.  Paris,  chez  J.-N. 
Barba,  au  Palais-Royal,  1821,  in-12,  p.  181. 

5.  Ibid.,  p.  186. 


LES    BALLADES    ÉCOSSAISES  239 

])lulùt  parmi  tous  ceux  (jui  s'oceupèreul  de  la  vieille  littérature 
<ialli([ue,  il  lie  ccuinaît  que  Maejihersou. 

Il  avoue  qu'avaut  d'avoir  visité  l'Éccsse  il  était  convaincu  c{ue 
rOssian  de  Macpherson  était  tout  simplement  «  la  plus  heureuse  et 
la  plus  magnifique  des  supercheries  littéraires  ^  ».  Mais  depuis  qu'il  a 
entenilu  lui-même  sur  les  lèvres  d'une  batelière  du  lac  Kattrine  un 
<le  ces  chants  héronpies  comme  ceux  ([u'il  avait  lus  dans  Ossian.  il  ne 
doutait  plus  de  l'authenticité  d'Ossian  lui-même.  «  Si  Macpherson, 
dit-il  avec  une  es])cce  de  divination, .a  ([uel(|ucfois  enrichi  ces  poèmes 
dans  sa  tradiuti(ni,  des  couleurs  vives  et  brillantes  (pii  lui  Hp])ar- 
tiennent,  il  en  a  du  moins  très  peu  changé  le  caractère  ^.  »  A  côté  de 
l'habile  et  quasi  génial  arrangeur  qui  a  ranimé  par  son  lyrisme  et 
parle  sentiment  mélancolique  et  profond  que  lui  inspiraient  les  beautés 
naturelles  de  l'Ecosse,  l'histoire  fabuleuse  des  luttes  des  Irlandais 
contre  leurs  envahisseurs  Scandinaves,  Charles  Nodier  ne  cite  jamais 
que  Walter  Scott.  «  Sir  Walter  Scott,  dit-il,  a  été  heureusement 
inspiré  par  ces  paysages  délicieux,  quand  il  ])arle  des  bords  du  lac 
Loch-Lomond  où  il  a  évoqué  les  ond)res  d'Ossian,  de  Fingal,  et  d'Oscar, 
le  nom  aussi  de  ce  Rob-Roy  lui-môme,  par  lequel  le  Calédonien  jure 
encore  comme  le  Grec  faisait  de  son  Hercule  ^.  » 

«  Quel  site  pittoresque,  ajoute  Nodier,  n'aurait  pas  inspiré  le  brillant 
Ossian  de  l'Ecosse  moderne  *.  »  Nodier  paraît  ignorer  totalement  ces 
ballades  qui  inspirèrent  cependant  l'œuvre  de  Walter  Scott  ])resque 
Iniii  entière.  Dans  les  ])remières  années  de  la  Reslanrulion  et  avant 
la  ]Jublication  que  fit  Loève-Veimars  des  Ballades  et  légendes  (P Angle- 
terre et  d'Ecosse  en  1825,  à  l'exception  peut-être  d'Augustin  Thierry,  on 
ne  sait  presque  rien  des  ballades  écossaises,  et,  ({luind  on  parle  de  la 
littérature  anglaise  en  général,  on  célèbre  la  gloire  récente  de  Byron, 
qui  obscurcit  en  France  la  renommée  moins  éclatante  et  plus  ancienne 
d'Young,  d'Hervey  et  de  Gray,  et  on  ne  met  que  deux  noms  au})rès  du 
sien  :  Shakesjteare  et  Ossian. 

l'^n  tout  cas,  ce  n'est  pas  dans  les  innond>rabIes  romances  et  bal- 
lades qui  parurent  en  France  de.  17(i()  à  1820  (pi'il  faudrait  chercher 
<pi<'l(liics  traces  de  ])oésic  |Kipiil;iiic  m  le  sentiniftil  iiii  peu  vif  des 
beautés  naturelles.  Bercpiiu,  au(piel  il  faut  reconnaître,  ])armi  tons 
ces  littérateurs  mondains  de  la  fin  du  xviii'-'  siècle,  une  curiosité 
d'esprit  assez  diligente,  a  connu  certaines  ballades  écossaises.  Il  les 

1.  //-/'/.,  p.  -J.-.s. 

2.  Ihid..  \K  J:,'.!. 
.'{.  Il)i(l.,  \>.  l'.tO. 
''i.    lijiil.,  1».  191. 


240  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  « 

lisait  probablement  à  travers  les  adaptations  qu'en  produisaient 
alors  des  poètes  anglais  cont-emporains,  ^Yaller  et  David  Mallet,  mais 
peut-on  dire  que  ce  soit  leur  caractère  populaire  et  leurs  traits  d'ob- 
servation de  la  nature  qui  l'aient  retenu  ? 

Dans  son  Discours  sur  la  romance,  qui  date  de  1801,  quand  il 
énumère  les  différents  pays  de  l'Europe/où  ce  genre  est  resté  en 
honneur,  il  cite  à  côté  de  la  Suisse,  de  l'Espagne  et  de  l'Italie,  l'An- 
.  gleterre  et  les  romances  d'Ossian  \  il  ne  parle  pas  des  ballades  écos- 
saises ;  mais  dans  le  recueil  même  de  ses  propres  romances,  dont  plu- 
sieurs sont,  comme  il  le  dit.  imitées  de  l'anglais,  il  en  est  une  intitulée  : 
Plaintes  d'une  jemme  abandonnée  par  son  amant  auprès  du  berceau 
de  son  fils,  cjui  lui  a  été  inspirée,  nous  dit-il,  par  une  ballade  écossaise, 
et  Berquin  se  sait  gré  de  son  audace  :  «  On  voit  par  là,  dit-il,  juscju'où 
j'ai  porté  mes  recherches  pour  tâcher  d'enrichir  notre  littérature  des 
trésors  étrangers  ^.  »  Mais  il  ne  sert  de  rien  de  ravir  un  trésor,  si  l'on 
ne  sait  pas  en  faire  usage.  Nous  retrouvons  chez  lui  le  style  mièvre, 
apprêté  de  Moncrif.  Même  désir  aussi  de  toucher  les  âmes  sensibles 
et  de  faire  se  mouiller  les  beaux  yeux  des  dames.  C'est  Berquin  qui 
mit  à  la  mode  la  touchante  histoire  de  Geneiàèi^e  de  Brabant  ou 
r Innocence  reconnue  ^,  c'est  lui  qui  émut  tous  les  cœurs  au  récit  des 
malheurs  du  pau^n-e  Philène,  amant  trompé  : 

Allez,  tendres  amants,  et  du  pauvre  Philène 
Gardez  toujours  le  souvenir  ^. 

C'est  encore  lui  cjui  introduisit  dans  la  romance  ce  sombre  et  ce 
fantastique 'que  ses  contemporains  commençaient  à  exiger  dans  tous 
les  genres.  La  romance  du  Pressentiment  est  un  curieux  témoignage 
de  cet  universel  engouement  :  Il  est  minuit  ;  Lise  rêve  à  son  fiancé 
absent.  Elle  voit  son  spectre  qui  vient  la  chercher  : 

La  tombe  alors  se  referme  à  grand  bruit, 
Lise  en  sursaut  se  réveille,  s'écrie  ! 
Le  jour  naissait.  Ce  jour  même  elle  apprit 
Que  son  amant  avait  perdu  la  vie  ^. 

Ce  qu'il  faut  remarquer  dans  les  œuvres  les  plus  médiocres  de  cette 
époque,  c'est  ce  désir  de  sensations  nouvelles  et  fortes  qui  s'éveille 
partout  et  partout  rencontre  les  mêmes  obstacles  :  préjugés  mondains 

1.  Berquin.  Discours  sur  la  romance,  p.  9  de  l'édition  de  1801  (Romances  de 
Berquin)  et  p.  100  du  tome  XV  des  Œuvres.  Paris,  Xepveu,  1825,  in-12, 

2.  Ibid.,  p.  151. 

3.  Ibid.,  p.  117. 

4.  Ibid.,  p.  143. 

5.  Ibid.,  p.  155. 


LES    BALLADES     ÉCOSSAISES  241 

•et  cuu\  tMill(»us  aiiisl  i(|ii('s.  Berquiu  vante,  dans  sou  Discours,  le 
caractère  de  siinplicilé  de  la  romance  ;  il  se  prétend  sensible  à  ce 
qu'elle  a  de  })opulaii'e  et  eepeudant  son  premier  soin  est  de  la  ])lier 
strictement  aux  règles  de  l'art.  Il  en  bannit  toute  liberté  d'allure, 
toute  variété  de  ton. 

Dans  un  poème  où  le  récit,  la  description  et  le  dramatique,  dit-il 
avec  finesse,  s'entremêlent  à  chacfuc  instant,  on  sent  combien  il  faut 
d'adresse  pour  que  ces  parties  qui  demandent  chacune  un  style  parti- 
culier, ne  se  heurtent  point  entre  elles,  et  puissent  également  se  soumettre 
à  un  même  caractère  du  chant  ^. 

L'unité  de  ton  selon  lui  dérive  immédiatement  dans  la  romance 
de  l'intention  musicale  ;  elle  est  la  règle  par  excellence.  Elle  s'impose 
au  poète  d'un  jioids  égal  au  respect  des  bienséances,  à  l'usage  du 
langage  noble.  Mais  une  autre  règle  ne  paraît  pas  moins  essentielle 
au  scrupuleux  versificateur,  c'est  celle  qui  préside  à  l'autonomie  de 
cluuiuc  ciiuiilcl  (le  la  romance.  «  L'avantage  ([u'un  bon  vers  a  sur 
la  ])rose,  un  bon  couplet  l'obtient  sur  la  marche  libre  des  vers  ^,  » 
Berquin  croit  qu'ils  le  doivent  «  au  cercle  étroit  dans  lequel  l'un  et 
l'autre  se  resseri  eut  ^.  »  Ce  qu'il  demande,  c'est  une  technique  immuable 
conforme  au  goût  du  lenq)s.  S'il  a  lu  les  ballades  écossaises,  elles  ne 
lui  ont  rien  appris. 

Millevoye  était  ]dus  digne  de  les  comprendre.  Il  n'y  fait  ([u'une 
albi>in!i  dans  (juchpies  ligiu-s  (pTil  ])laça  en  tête  de  ses  ballades  : 

La  ballade,  dit-il,  telle  qu'on  la  chante  encore  dans  les  montagnes 
d'Eeosse  n'a,  comme  on  sait,  aucun  rapport  avec  les  ballades  que  Marot 
fit  fleurir.  Cette  sorte  de  composition  si  connue  des  peuples  du  Nord, 
semble  parmi  nous  tout  à  fait  abandonnée  ;  on  la  retrouve  à  peine  dans  un 
petit  nouibre  de  nos  anciennes  romances,  l'ourquoi  ne  pas  tenter  de 
lajcuuir  «pielcpies  genres  vieiUis.  (piaïul  ils  ont  de  la  grâce  et  du  charme  '^  ? 

C'était  fort  bien  dit.  Il  est  regrettable  que  les  quelques  ballades  qui 
suivent  :  la  Fiancée,  le  Festin  de  la  Châtelaine,  V Orphelin,  la  Feuille 
de  chêne,  Ilarold  aux  longs  cheveux,  la  Bachelolte,  le  Premier  baron 
chrétien,  V  Adieu  de  la  jouvencelle  lu;  ré|)oiulcnt  ])as  au  soubail  du 
jxiètr.  Ce  sont  des  comjiosltions  dans  le  style  maroli((ue,  où  l'cui 
rili(iii\  (•  encore  la  manière  de  Moncrif  et  de  Berquin. 

I  .'iid'luence  de  ces  deux  poètes,  le  poids  des  conventi(ms  (pii  pesaient 

1.  IJiTrjllili.     Ihlil.,    j).     lU.'J. 

2.  Ihid.,  |..   107. 
:j.   Jhid.,   p.   107. 

4.  Millcvoyo,  Œuvres  complHes.  Paris,  Ladvocat,  1823,  \  vol.  iii-8",  l.  IV, 
p.  2 '.8. 

16 


OAO 


LES  «  ETUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  » 


sur  le  style  poétique  à  la  fin  du  xviii^  siècle  et  au  commencement  du 
xix^  ont  barré  le  chemin  en  France  aux  ballades  écossaises.  Tout  ce 
que  la  littérature,  dans  cette  période  qui  précède  le  romantisme, 
doit  à  l'Ecosse,  lui  est  venu  par  le  roman,  grâce  à  Walter  Scott.  Quand 
Loève-Veimars  en  traduisit  quelques-unes  dans  ses  Ballades,  légendes 
et  chants  populaires  de  V Angleterre  et  de  V Ecosse  ^,  parues  en  1825,  il 
était  trop  tard.  Elles  avaient  été  devancées  par  les  Romances  espa- 
gnoles. 


Ces  brillantes  romances  espagnoles  s'adaptaient  bien  plus  aisément 
à  l'état  de  l'imagination  française  au  commencement  du  xix^  siècle, 
que  les  sombres  ballades  écossaises.  Loève-Yeimars  lui-même  n'y 
contredit  pas. 

II  est  certain,  dit-il.  que  l'Espagne,  la  seule  Ecosse  exceptée  peut- 
être,  fut  habitée  par  le  plus  poétique  des  peuples...  L'histoire  de  l'Espagne 
entière  est  dans  ses  romances...,  poursuit-il.  C'est  là  que  sont  mêlés  les 
miracles  des  saints  et  les  dialogues  des  amants,  les  souffrances  des  martyrs 
et  les  bravades  ridicules,  les  pensées  les  plus  extravagantes  et  les  actions 
les  plus  sublimes  :  c'est  un  tableau  mouvant  qu'on  ne  saurait  comparer 
qu'aux  tragédies  de  Shakespeare  ^. 

Les  tragédies  de  Shakespeare  et  les  romances  espagnoles,  telles 
furent  en  elîet  les  œuvres  qui  donnèrent  à  nos  jeunes  romantiques 
les  suggestions  nécessaires  pour  renouveler  au  xix^  siècle  le  drame  et 
l'épopée.  Colorées,  pittoresques,  ces  romances  avaient  aux  yeux 
d'Emile  Deschamps  l'inestimable  qualité  de  la  brièveté.  Elles  n'é- 
taient point  en  outre  uniformément  tristes  comme  les  ballades 
écossaises,  et  l'on  sait  qu'avec  la  brièveté.  Emile  Deschamps  n'ap- 
préciait rien  autant  dans  une  œuvre  que  la  variété. 

Les  lecteurs  français,  ceux,  du  moins  auxquels  les  poètes  voulaient 
plaire,  les  hommes  du  monde  et  les  gens  d'esprit,  ne  se  prêtaient 
volontiers  aux  impressions  qui*font  frémir  qu'à  la  condition  qu'elles 
fussent  tempérées  par  une  certaine  bonne  humeur  essentielle.  On 
reconnaît  là  d'ailleurs  un  trait  de  notre  caractère  national  :  l'opti- 
misme de  notre  race  n'a  pas  peu  contribué  à  maintenir  notre  origina- 
lité jusque  dans  l'imitation  des  œuvres  les  plus  sombres  des  littéra- 

1.  Ballades,  légendes  et  chants  populaires  de  l'Angleterre  et  de  l'Ecosse,  par 
W.  Scott,  Th.  Moore,  Campbell  et  les  anciens  poètes,  publiés  et  précédés  d'une 
introduction  par  Loève-Veimars.   Paris,  A. -A.   Renouard,   1825. 

2.  Loève-Veimars   (A.).  Ouvrage  cité,  p.  6-7. 


LKS     HO-MANCES     ESPAGNOLES  2i3 

tures  du  Xord,  cl  quaud  il  lallait  réagir  contre  la  luélaiicolie  gerina- 
îiique,  l'antidote  était  déjà  trouvé  :  nos  romantiques  imitaient 
l'Espagne. 

L'horreur  continue  d'un  poème  aurait  rebuté  des  lecteurs  français. 
Peu  leur  importait  (pie  le  Moyen-age  vécût  ]>lus  réellement  dans  les 
vieilles  ballades  écossaises  ([ue  dans  ces  romances  espagnoles  (pii 
n'avaient  de  gotliii[ue  (jue  ra])parence,  étaient  l'œuvre  de  poètes 
savants  qui  imitaient  les  Provençaux  et  les  Italiens  et,  d'après  ]\Iila 
y  Fontanals,  remontaient  tout  au  plus  au  xv^  siècle  ^. 

Le  fantastique  eflrayant,  la  représentation  de  l'horrible  enlacé  à  la 
vie  humaine  ne  se  sont  vraiment  installés  en  France,  pendant  la 
]iériode  romantique,  C[ue  dans  la  littérature  de  bas  étage  :  romans- 
feuilletons  et  drames  du  boulevard.  Quand  ces  données  apparaissent 
chez  nos  poètes  ronianti([ues.  elles  ne  dominent  pas  leur  œuvre  tout 
entière  ;  c'est  le  fond  du  tableau,  si  l'on  veut,  ou  ])lutôt  elles  la  tra- 
versent à  la  façon  d'un  orage,  comme  un  symbole  de  vengeance  ou 
d'expiation  ;  ce  n'est  pas  l'objet  permanent  qu'ils  décrivent,  et,  quand 
il  leur  arrive  de  s'attacher  au  fantastique  et  à  l'horrible  pour  lui- 
même,  leur  préoccupation  manifeste  est  encore  de  le  «  styliser  ». 

C'est  ainsi  que  le  Poème  de  Rodrigue  s'achève  sur  une  scène  hor- 
rible. Le  roi  cou]>able  a  résolu  d'exjiier  ses  crimes.  Il  s'est  réfugié 
dans  un  ermitage,  el  la  jiéiulence  que  lui  im])ose l'homme  de  Dieu  est 
affreuse.  Il  faut  cpie  Rodrigue  entre  vi^;llll  dans  une  bicre  où  l'on 
aura  d'avance  enfermé  un  serpent.  Le  poète  romanticiue  n'a  ])as  songé 
à  modifier  la  donnée  de  son  modèle.  Le  thème  de  l'Ermite  était  à  la 
mode  dans  les  romances  du  genre  troubadour.  Aucun  esprit  orné 
n'ignorait  à  cette  époque  la  jolie  romance  d'Edmond  Géraud,  où  un 
beau  damoisel  venait  demander  à  ['Ermite  de  Sainte- Ai>elle  un 
leinède  contre  l'aujour^.  Mais  nu  \(iit  comme  les  couleurs  se  sont 
assondjries  de  1801J  à  1828.  (hidipics  roiuaiiccs  ^  IrouWadnur  >  s  aclic- 
minaient  vers  le  fanlasiicpic  terriliant.  L'imagination  romanlicpic  lui 
fait  le  ]»lus  large  accueil,  llcmai-fpions  l(uit('f(»is  la  rcscrNc  d"  l^mile 
Deschanqjs  sur  ce  pninl .  Lui  (|iii  Idicr  \  idonl  icrs  la  ciuilcur  sond»re  de 
son  suji'l   cl    (|ui  lie  ciaiiil    pas  daccenlucr  le  pil  I  ur'csrpic  en  (Taiitrcs 

1.  Cf.  fjasloii  l'îiris.  l'niiiics  ri  li-iiciidcs  du  Miiiim-A ^f  (I  !)()<»).  in-lC.  p.  218, 
Mil-  rori;:itic  c'pifpic  et  l<s  rf-niaiiirnicdls  succcssils  des  romances,  Icllos  que  nos 
roiri;mli(|ii(s  les  ont  connur-s,  el  p.  254  sur  l'ifrnorancc  d'Abel  Jfugo,  dont  la 
traduction  fui  la  source  d'finiilr'  Deseliamps.  "  Il  puisail  presque  tous  les  clc- 
nienls  de  son  recueil  —  bien  cpi'il  ne  le  dise  nidlcr  pari  ex|)ressémont  —  dans  la 
«ollcclion  iniiirimée  au  xyii^  sièiie  sous  \v  lilrc  de  Romancero  gênerai...  » 

2.  Poésies  de  S.  Edmond  Céruud,  suivies  de  six  romances,  par  P.-M.  Lorrando. 
J':iris,    II.    .Nicolle,  1818,  in-lO,   p.    Kij. 


244  LES  «  ETUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  » 

passages,  se  défend  dans  cette  scène  de  rechercher  l'effet.  L'étrangeté 
du  supphce  et  son  horreur  sont  à  peine  indiquées  en  deux  traits 
rapides.  Ce  qui  ressort  nettement,  c'est  la  heauté  morale  de  ce  naïf 
symbole  de  l'expiation.  Il  fallait  que  les  vers  fussent  eux-mêmes  aussi 
naïfs  que  le  symbole.  Ils  sont  à  la  fois  simples  et  souples  et  leur 
rji;hme  fluide,  qui  s'adapte  au  récit  comme  au  dialogue,  convient  à 
cette  scène  qui  semble  une  page  détachée  de  la  Légende  dorée. 

L'ermite,  après  avoir  longtemps  prié,  exprime  au  roi  l'avis  qu'il  a 
reçu  du  ciel  : 

Tout  palpitant  de  cet  avis  suprême. 
Le  saint  l'apprit  au  roi,  qui  lui  fit  voir 
Beaucoup  de  joie,  et  se  mit  en  devoir 
D'exécuter  les  ordres  de  Dieu  même, 
Et  dans  la  bière  alors  qu'il  se  plongea 
Une  couleuvre  y  remuait  déjà. 

Deux  jours  après  cette  épreuve  accomplie 
L'ermite  au  roi  s'adresse  d'un  air  doux. 

—  Bon  roi,  là-bas  comment  vous  trouvez-vous  ? 

—  Dieu  n'entead  rien,  la  couleuvre  m'oublie, 
C'est  trop  languir.  —  Priez,  mon  père,  afin 
Que  le  pécheur  fasse  une  bonne  fin. 

Le  saint  pleurait  et  priait  immobile. 
Encourageant  le  prince. jusqu'au  soir.  — 
La  troisième  aube,  il  vint  encore  s'asseoir 
Près  de  la  bière.  —  Et  d'une  voix  débile 
L'ayant  ouï,  qui  gémissait  :  «  Comment 
Vous  trouvez-vous,  bon  sire,  en  ce  moment  ? 

Votre  compagne  est-elle  enfin  à  l'œuvre  ? 

Et  le  bon  roi  Rodrigue  répondit  : 

«  ■ —  Bien,  très  bien  !  Dieu  prend  pitié  du  maudit. 

Jésus  n'a  pas  plus  souffert...  La  couleuvre 

Suce  mon  foie  et  de  ses  dents  le  mord... 

Priez  toujours,  priez  jusqu'à  naa  mort.  » 

L'ermite  alors  lui  chanta  quelque  psaume, 
En  l'arrosant  d'eau  bénite  et  de  pleurs  ; 
Et  sur  sa  plaie,  aux  cuisantes  douleurs. 
De  l'huile  sainte  il  épancha  le  baume... 
Le  roi  mourut,  et  le  prêtre  étant  là. 
Son  âme  en  paix  droit  au  ciel  s'envola. ■•'• 

De  telles  scènes,  traitées  avec  le  souci  d'être  simple  et  naïf,  n'attei- 
gnent peut-être  pas  absolument  leur  but  —  si   nous  en  jugeons  d'après 

1.   É.  Deschamps.  Œ.  c,  tome  I,  Poésie,  p.  40-41. 


LES    hOMAXCES    ESPAGNOLES  245 

noire  goût  actuel  —  mais  il  faut  les  replacer  en  leur  temps.  Elles  sont 
d'ailleurs  assez  rares  dans  notre  littérature  romantique.  Hugo  seul 
saura  retrouver  cette  naïveté,  ({u' Emile  Deschamps  rêvait  d'at- 
teindre, j)Oiir  peindre  les  âges  de  foi  ])arfaite,  dans  (juelques  admi- 
rables scènes  de  la  Légende  des  siècles.  Le  mysticisme  n'est  pas  chez 
nos  poètes  de  1830  une  inspiration  coutumière. 

L'héroïsme  chevaleresque  au  contraire  et  le  ronianesc^ue  des 
œuvres  espagnoles  a  toujours  eu  droit  de  cité  dans  la  littérature 
française.  Le  goût  des  choses  de  l'Espagne  est  une  tradition  dans  le 
pays  qui  salua  le  Cid  comme  une  merveille  au  xvii^  siècle.  Ce  goût 
est  sujet  à  des  éclipses  ])lus  ou  moins  longues.  Mais  il  ne  manque 
jamais  de  reparaître,  et  s'il  y  a  des  affinités  naturelles  qui  expliquent 
l'influence  profonde  de  l'Angleterre  sur  l'Allemagne  à  la  fin  du 
xviii^  siècle,  il  y  a  entre  le  génie  espagnol  et  certains  aspects  de  l'es- 
])rit  français  une  sorte  d'harmonie  préétablie  ^. 

Après  avoir  inspiré  le  chef-d'œuvre  de  la  tragédie  héroïque  au 
xvii^  siècle,  l'Espagne  affirma  son  influence  au  xviii^  siècle  dans  le 
roman  avec  Lesage,  dans  la  comédie  fantaisiste  avec  Beaumarchais. 
Le  romantisme  avec  Emile  Deschamps  est  allé  demander  à  l'Es- 
])agne  de  lui  rendre  le  sens  de  la  poésie  épique.  Qu'il  nous  suffise  de 
rappeler  pour  le  moment  que,  dès  1825,  Mérimée  lui  emprunte  le 
pittoresque  de  son  Théâtre  de  Clara  Gazid,  comme  il  lui  empruntera 
plus  tard  le  réalisme  sobre  et  fort  de  Carmen  et  le  fantastique  de  ses 
Contes,  et  que  Musset,  dans  ses  Contes  d'Espagne  et  d'Italie  localise 
les  aventures  amoureuses  de  ses  Chansons  à  mettre  en  musique  dans 
le  fantaisiste  ])ays  espagnol  qu'Emile  Deschamps  avait  mis  à  la  mode 
et  situé 

De  Tolose  au  Guadalété. 

1.  M.  Lansoii  (Uinloire  do.  la  Liltéralure  française)  a  signalé  l'iniportaucc 
des  publications  conccnianl  l'Espagne  à  la  fin  du  xviii"^  et  au  commencement 
du  xix*'  siècle.  D'abord  il  y  a  l'impulsion  donnée  par  Herder,  le  iîomoAjr^o,  tra- 
duit en  Allemagne  et  la  traduction  en  français  d'ouvrages  allemands  sur  l'Espagne. 

—  Essai  sur  la  liUéralure  espa finale.  Paris,  1810,  in-S". 

—  L'Espagne  en  1808,  par  J.  V.  Rchfucs,  trad.  de  l'allemand  en  1811.  Paris, 
2  vol.  in-8o. 

—  Histoire  de  la  liltéralure  espagnole,  Irad.  de  rallcmand  de  Fr.  Boulrrwc.k. 
Paris,  1812,  in-8«. 

—  De  la  liltéralure  du  Midi  de  l'I-lurape,  de  Simonde  de  Sismondi,  d'après 
des  travaux  allemands. 

—  181.'j.   .J.   (irimm.   Sehui  de  rorininces  s'ie/os. 

—  1817.    Ucpping.    lioiiKini  ero. 

—  1821.   |}ohl  de  Fab.r.    \\aie  Hoinanccro. 

■ — •  1822.  A.  Duraii.  Ilonutneero  gênerai  (réimpr.  Madrid,  1831,  en  2  vol.  in-S", 
oll.   Ribadeneira). 


246  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  )) 

Le  sujet  des  deux  pièces  les  plus  caractéristiques  du  théâtre  de 
V.  Hugo  est  tiré  de  l'histoire  de  l'Espagne.  On  a  pu  mettre  en  doute 
j'exactitude  de  l'information  historique  de  Victor  Hugo.  M.  Morel-Fatio, 
par  exemple,  a  spirituellement  montré,  à  propos  de  Ruy-Blas  ^,  à 
quel  point  le  grand  poète  était  ignorant  des  choses  de  l'Espagne. 
Il  a  même  étendu  cette  critique  :  «  La  plupart  des  romantiques, 
écrit-il,  presque  tous,  ont  profondément  ignoré  la  littérature  espa- 
gnole, tant  ancienne  que  moderne  :  ce  qu'ils  ont  pris  à  l'Espagne  se 
réduit  à  des  légendes,  des  noms,  des  costumes  ^.  » 

La  même  critique  s'appliquerait  sans  doute  aussi  aisément  à  la 
documentation  superficielle  d'un  Beaumarchais,  d'un  Lesage,  voire 
même  d'un  poète  aussi  consciencieux  cjue  Corneille.  Il  est  évident 
que  ces  grands  écrivains  transformaient  au  gré  de  leur  géniale  fan- 
taisie, conformément  au  goût  dominant  à  leur  époque,  les  données 
historiques  dont  ils  partaient  ou  les  œuvres  espagnoles  cju'ils  imi- 
taient. Cela  ne  fait  aucun  doute  et  leur  originalité  même  est  à  ce 
prix.  Ce  qu'il  ne  faut  pas  nier  cependant,  c'est  la  part  d'influence  qui 
revient  à  l'Espagne  dans  ces  œuvres  essentiellement  françaises  ^. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'influence  de  l'Espagne  est  facile  à  déterminer 
en  France.  Dans  le  pays  d'élection  d'un  bon  sens  un  peu  terre-à- 
terre  et  de  l'esprit  praticjue  par  excellence,  dans  la  patrie  de  Rabelais 
et  de  Voltaire,  où  l'instinct  de  sociabilité  ramène  toujours  au  niveau 
commun  les  esprits  et  les  caractères,  où  les  plaisirs  de  la  vie  de  société 
l'emportent  infiniment  sur  ceux  cpie  procurent  le  soin  du  développe- 
ment de  la  personnalité  et  la  culture  de  la  vie  intérieure,  si  nous  avons 
gardé  le  sens  d'ujie  certain  individualisme  exalté  et  le  respect  des 
héros  et  des  saints,  tels  t[ue  le  Moyen-âge  en  avait  donné  d'immortels 
exemplaires,  c'est  à  l'Espagne  que  nous  le  devons.  C'est  la  littéra- 
ture espagnole  cpii  a  maintenu  cette  tradition  dans  notre  pays.  Elle 
nous  a  permis  de  conserver,  malgré  les  progrès  des  idées  égalitaires 
et  utilitaires  en  France,  le  sentiment  de  l'honneur  chevaleresque  et 
la  conception  de  l'amour  héroïque  ;  cela  veut  dire  que  nous  lui  devons 
peut-être  ce  qu'il  reste  de  romanesque  dans  notre  littérature,  comme 

1.  Etudes  sur  l'Espagne,  par  A.  Morel-Fatio...  Paris,  1888  :  L'Histoire  daus 
Ruy  Blqs,  p.  177  et  sq.  M.  Morel-Fatio  consacre  dans  cette  étude  quelques 
pages  (180-188)  à  la  Reine  d'Espagne,  drame  en  6  actes  de  Henri  de  Latouchc 
(Théâtre  français,  représ.  1  seule  fois  :  5  nov.  1831),  «  cette  indécente  pièce  qui... 
ne  recueillit  que  des  sifflets  et  ne  reparut  plus  sur  l'a/Tiche  ». 

2.  Ibidem.  Comment  la  France  a  connu  et  compris  l'Espagne  depuis  le  Moyen- 
Age  jusqu'à  nos  jours,  p.  77. 

.3.  Brunetière.  Influence  de  l'Espagne  sur  la  littérature  française.  Etudes  critiques, 
t.  IV,  p.  GG. 


LES    ROMANCES    ESPAGNOLES 


247 


il  est  indéniable  qu'à  certaines  dates,  et  ]»artieulièrement  pendant  le 
romantisme  elle  a  vivement  excité  chez  nos  écrivains  le  goût  du 
pittoresque.  Chevaleresque  et  romanescjue,  ou  plus  spécialement 
pittoresque,  telle  a  été  plus  ou  moins  l'idée  que  les  Français  se  sont 
tinijtoirs  faite  de  l'Espagne.  Les  historiens  scrupuleux  auront  beau 
ltr(tt(slcr  au  nom  de  la  vérité,  et  nous  montrer  une  Espagne  réelle, 
]»r('sque  semblal)le  à  nous  sur  bien  des  points,  moins  pittoresque  et 
])lus  sinqdement  humaine,  une  Espagne  sérieuse  et  bourgeoise, 
économe,  laborieuse,  aussi  soucieuse  que  possible  des  intérêts  pra- 
tiipies  de  la  vie,  notre  imagination  la  verra  toujours  à  travers  les 
lunettes  bleues  de  nos  poètes. 

Chevaleresque  et  surtout  romanesque,  disions-nous,  Iclle  est  l)icn 
l'Espagne  qui  plaît  aux  Français  de  l'époque  imjjériale,  à  Creuzé  de 
Lesser  comme  à  Chateaubriand.  Pittoresque,  elle  l'est  devenue  plus 
tard  aux  yeux  des  écrivains  de  la  Restaïu'ation.  Les  poètes  dits 
troubadours  ont  décrit  la  ])remière  ;  les  poètes  romantiques  ont  rendu 
la  seconde.  Insensiblement  de  1814  à  1825,  le  goût  s'est  modifié,  et 
cette  transformation,  dont  nous  étudierons  la  cause,  est  ])articulière- 
ment  frappante,  quand  on  Ht  le  poème  d'Emile  Deschamps.  Nous  y 
saisissons  nettement,  comme  l'a  montré  M.  Gustave  Lanson  ^,  le 
passage  du  goût  troubadour  au  goût  romantique. 

Emile  Descham])s  est  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  contribué  à  substi- 
tuer, dans  l'esprit  du  public  français,  à  la  représentation  d'une  Espagne 
langoureuse  et  galante  l'image  d'une  Es|)agne  ])assionnée,  violente, 
colorée,  terrible.  Blaze  de  Bury  a  fait  justement  remarquer 
son  aclitui  sur  la  ]«iésie  contemporaine  :  a  Nous  ne  croyons  |)as 
nous  tromj»er,  écrit -il,  en  disant  que  c'est  de  là,  c'est  de  cette  imilji- 
tion  du  Jtornanceru  t|uc  sont  stulis  la  plupart  des  contes  et  des  poèmes 
à  la  manière  espagnole  ])ubliés  vers  cette  époque  ^.  »  On  ne  peut  nier 
•en  eflVl  (juc  la  bravoure  et  riiil'orl une  de  Rodrigue  aient  intéressé 
\ictor  llugo:  l'humeur  amoureuse  de  ce  don  Juan  des  Got  lis  qui 
perdit  sa  ccoiionne  ])our  les  yeux  d'une  jolie  lille,  n'avait  pas  dû  laisser 
insensible   le  jfunc    Alfred    de    Musset. 

Mais  SI  la  recherche  du  pittores(pie  et  l'intention  épicpie  carac^lé- 
risent,  comme  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  le  ])oèm('  de  ])eschanq)S, 
à  eùté  de  ces  témérités  d'imagination,  (pii  étaient  des  merveilles  aux 
yeux  i\f<  iio\ateiirs,  il  v  ;i\;iit   eiicoïc  d;iiis  cette  (rMi\r<'  de  ipioi  [)lairc 

\.  Cl.  Lanson.  Eiuilc  J)i.s( liiini[is  et  Ir  lioiiituicrro.  Revue  d'Ilisloire  Lilléraire  de 
hi  l' lit  lice,   18î)î),  |).  ti. 

1.  lîlaze  (If  liury.  Poètes  vl  roniiim  iris  innilrnirs  île  In  /■'nim  f.  \  |,|  \'.  MM.  IJniile 
/"/  .\iilniil  Drsi liiiiniis.  /?fc.   des   Deu.T-.Moiiiles  iioCil    iS'il,  I.  XIJX,  [k  bM. 


248 


LES  «  ETUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  » 


aux  esprits  romanesques,  restés  sous  le  charme  de  la  poésie  trou- 
badour. 

On  y  voyait  l'extrémité  des  choses  humaines  :  un  roi  chevalier  y 
paraissait  dans  des  fortunes  bien  différentes  et  l'amour  seul  était  la 
cause  de  ces  catastrophes  extraordinaires.  Le  poème  s'ouvre  sur  une 
scène  où  respire  la  grâce  d'un  tableau  de  Watteau  :  c'est  une  fête 
galante  :  les  plus  belles  fdles  de  l'Espagne  se  livrent  à  la  joie  de  vivre 
et  d'être  jeunes  dans  un  beau  parc  enchanté,  mais  elles  ne  se  dou- 
taient pas  que  leurs  jeux  étaient  contemplés  par  un  «  ardent  témoin  ». 

Caché  sous  sa  jalousie 
Le  roi  Rodrigue  put  voir 
Libres,  dans  leur  fantaisie, 
Ces  nymphes  d'Andalousie, 
Aux  blanches  mains,  à  l'œil  noir. 

Florinde  est  la  plus  belle.  Le  roi  la  distingue,  se  découvre  et  lui 
fait  une  déclaration  brûlante  : 

Florinde  au  roi  de  Caslille 
Pas  un  seul  mot  n'adressa  ; 
Elle   ferma   sa   mantille 
Sur  sa  figure  gentille. 
Jeta  son  voile  et  passa. 

Il  y  a  bien  de  la  grâce  dans  ce  geste  pudique.  L'ensemble  du  tableau 
caractérise  la  manière  à  la  fois  spirituelle  et  tendre  d'Emile  Des- 
champs. Ces  vers  d'un  mouvement  facile  et  varié  gardaient  un  par- 
fum Louis  XV  ;  leur  couleur  seule  était  nouvelle  :  les  ruisseaux 
d'argent  roulent  des  sables  d'or,  comme  il  est  bienséant  dans  un  parc 
classique,  mais  notons  qu'ils  coulent 

Sous  lux  bois  de  myrtes  frais. 

Les  jeunes  filles,  ce  sont  les  nymphes  cF Andalousie,  mais  on  les  i'oit 
grâce  à  ces  deux  détails  :  aur  blanches  inains,  à  Vœil  noir.  Cet  adjectif 
de  couleur  était  toute  une  révolution.  Les  Orientales  n'étaient  pas 
loin. 

D'autre  part,  quel  lecteur  familier  des  romances  à  la  mode  de 
l'Empire,  ne  se  sentait  pas  disposé  à  pardonner  ses  écarts  roman- 
tiques au  poète  qui  savait  comme  Deschamps  dans  la  conclusion  de 
son  poème  célébrer  les  louanges  de  l'amour  romanesque  ? 

Oh  !  qui  peut  de  l'amour  éteindre  en  soi  les  flammes  ? 
Quel  roi  ne  s'est  pas  fait  l'esclave  heureux  des  dames  ? 

Quelle  dame  n'oublie  un  jour  de  refuser  ? 
Oh  !  quel  trésor  vaudrait,  oh  !  qui  pourrait  décrire 


l'eSPAGNE  ((  THOrUADtn  H  »  ET  l'eSPAGNE  «  ROMANTigUE  »       249 

Le  Irouljlc  diiii  a\L'u.  la  laniiuour  d'un  sourire, 
Le  charme  d'un  itreinier  baiser  ? 


Toujours  un  va^iue  instinct,  un  charme  involontaire, 
Un  céleste  besoin  sauront,  avec  mystère, 
Aux  l)ras  de  la  moins  tendre  enchaîner  le  plus  lier  ; 
Et  les  maux  qu'on  endure,  et  les  maux  qu'on  sonpc^onne, 
Et  ceux  ([ue  j'ai  chantés  n'empêcheront  personne 
D'aimer,  comnie  on  aimait  hier. 

Un  Espagnol  ([ui  n'aurait  pas  été  capable  de  tout  sacrifier  à  l'amour 
n'aurait  point  eu  droit  de  cité  dans  la  littérature  française  au  début 
du  xix^  siècle.  Seulement  on  accordail  ipi'i!  eût  encore  avec  l'amour 
deux  grands  intérêts  dans  la  vie  :  la  guerre  et  la  religion.  Deschamps 
fera  tout  ce  qu'il  faut  pour  conserver  à  son  roi  vaincu  l'honnem 
intact,  et  par  une  sorte  de  conversion  il  le  ramènera  à  la  rcdigion  par 
l'expiation,  u  Fidèle  à  son  Dieu...  inflexible  sur  riiunncur,  lier,  mai'î 
jtrosterné  devant  les  autels,  modéré,  sévère,  tel  était  l'aucien  cas- 
tillan, tel  il  labourait  son  champ,  sans  perdre  de  vue  son  épée  ^.  » 
L'est  en  ces  termes  tpu'  (iiiillaume  Scldegel,  dans  son  Coursde  littéralure 
dramatique,  ])résentait  l'Espagnol,  vers  1813,  au  public  lettré  do 
l'Europe.  Le  critique  allemand  (jui  plaçait  Laideron  à  côté  de  Sha- 
kespeare, admirait  sans  réserve  «  cette  nali<»n  roiiiaiiticiue  ])ar  excel- 
lence »,  selon  son  expression,  c'est-à-dire  guerrière  et  chrétienne, 
essentiellement    chevaleresque  ^. 

C'est  l'image  d'une  Espagne  restée  lidèle  aux  traditions  de  la 
«chevalerie,  d'une  Espagne  «  troubadour  »  qui  plaisait  aux  imagina- 
tions du  début  du  siècle.  Les  lettrés  en  croyaient  volontiers  Schlegcl, 
quand  il  j»rét('ndait  «lue  nulle  part  l'esprit  chevaleres([ue  n'avait 
survécu  auliiul  ([u  eu  Espagne  à  l'existence  des  chevaliers.  Ne  leur 
donnait-il  |)as  pour  exiîmpl»-  la  brillaiilc  Iil  I  cr;i  !  nrc  du  xvi'-  et  du 
xvM*^  siècles  es|)agnols  ? 

Alors  on  vit,  disait-il,  au  milieu  des  lumières  de  la  civilisation,  se  renou- 
veler le  plus  brillant  phénomène  du  Moyen-âge.  Un  se  crut  au  temps 
où  les  princes  et  les  grands  seigneurs  s'exerçaient  dans  l'art  des  trouba- 
dours, chantaient  comme  eux  l'amour  et  la  valeur,  partaient  gaiement 
])Our  la  Terre  Sainte,  la  croix  sur  la  ])oitrine,  l'image  de  leur  belle  dans 
le  cœur  et  cherchaient  les  plus  périlleuses  aventures,  inspirés  ])ar  les  ]>lus 
nobles  seul  une  ni  s,  au  tciups  oii  le  roi  l'icli:ird  (  !iiiir'  de  I  .mu  liiisail  i<''souri('i' 

L  ('ours  (le  lillérfiliiri'  ilniiiinliffiir,  [liir  A.  \\ .  Stlilc^il,  li;ul.  «!<•  r.illcrnaïKl 
j)iir  M"'*-"  .Ncckcr  do  Sioissun-.  Paris  •jI  Geuèv»;,  iSl'i,  .'i  vdl.  iii-S",  lonn'  111, 
p.  2.")7. 

2.   Jhitl.,  p.  27U. 


250  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

les  cordes   d'un    luth  de  sa  main  vaillante  en  soupirant  des  complaintes 
amoiireuses  ^. 

Ainsi  l'idée  qu'on  se  faisait  du  Moyen-âge  trouvait  en  Es])agne 
son  expression  parfaite.  Les  Espagnols  étaient  les  héros  préférés  de 
la  romance  troubadour.  Ceux  qui  aimaient  le  Moyen-âge  devaient 
aimer  l'Espagne.  Cette  patrie  de  l'héroïsme  et  de  la  foi  religieuse  par- 
lait naturellement  à  l'imagination.  C'était  bien  à  l'Espagne  qu'un 
poète  en  quête  d'un  sujet  d'épopée  comme  Deschamps  devait 
s'adresser.  Derrière  l'Espagne  guerrière  et  catholique  n'apercevait- 
on  pas  l'Espagne  des  Maures  ?  et  quand  il  s'agissait  de  ces  ennemis 
héréditaires  de  la  chrétienté,  l'imagination  se  trouvait  encore  en 
présence  d'une  matière  idéalisée  depuis  plusieurs  siècles  par  la  tradi- 
tion romanesque. 

«  Ces  aimables  et  vaillants  Maures  !  »  comme  les  appelle  A. -M.  Sané, 
le  dernier  traducteur  d'un  livre  qui  a  beaucoup  contribué  à  égarer  les 
Français  sur  le  véritable  caractère  de  l'influence  arabe  en  Espagne  : 
VHistoire  chevaleresque  des  Maures  de  Grenade,  de  Ginés  Ferez  de 
Hita  2. 

Cet  ouvrage,  lu  en  France  presque  aussitôt  après  sa  publication 
au  xvT^  siècle,  et  traduit  pour  la  seconde  fois  sous  l'Empire  en  1809, 
a  propagé  cette  fausse  opinion  qu'ont  accueillie  les  romantiques, 
selon  laquelle  les  romances  mauresques  seraient  dues  à  des  poètes 
arabes.  Si  Chateaubriand  et  V.  Hugo  ont  cru  à  une  Iliade  arabe,  la 
lecture  du  vieux  livre  espagnol  n'était  pas  faite  pour  les  détromper  ^. 

1.  Schlegcl.  IbicL,  p.  259-260.  —  La  critique  moderne  (avec  Mila  y  Fontanals 
•et  M.  Menendez-Pidal)  a  remis  les  choses  au  point.  Cette  Espagne  romanesque 
et  galante  est  en  grande  partie  une  fiction  créée  au  xvi^  siècle,  en  Espagne 
même,  par  les  poètes  de  la  cour  des  Philippe. 

Cf.  Petit  Romancero,  choix  de  vieux  chants  espagnols,  traduits  et  annotés 
par  le  comte  de  Puymaigre.  Paris,  1878,  in-16. 

2.  Histoire  chevaleresque  des  Maures  de  Grenade,  traduite  de  l'espagnol  de 
<îinès  Ferez  de  Hita,  précédée  de  quelques  réflexions  sur  les  musulmans  d'Espagne, 
par  A.-M.  Sané.  Paris,  1809,  2  vol.  in-8°,  tome  I,  p.  viii. 

Ce  livre  espagnol  intitulé:  Historia  de  los  vandos  de  los  Zeqries  y  Abencerrages 
cavalleros  de  Granada  avait  paru  à  Saragosse  en  1595.  Une  suite  intitulée  : 
Segunda  parte  de  las  guerras  civiles  de  Granada  parut  à  Barcelone  en  1619. 
La  première  partie  a  été  traduite  en  français  pour  la  première  fois  sous  le  titre 
-de  Histoire  des  guerres  civiles  de  Grenade.  Paris,  1606,  in-8°.  —  Ihid.,  1083, 
3  tomes  in-12,  par  un  anonyme. 

3.  Histoire  chevaleresque  des  Maures...  Ihid.  Préface  de  Sané,  p.  xxxiv  et 
suivantes. 

Nous  parlerons  plus  loin  de  Chateaubriand.  Quant  à  V.  Hugo,  il  ne  doit  pas 
seulement  à  la  traduction  de  son  frère  Abel  l'inspiration  de  deux  pièces  de  ses 
Orientales,  la  Bataille  perdue  et  la  Romance  mauresque,  il  a  tenu  à  exprimer 
son  opinion  sur  les  anciens  monuments  de  la  littérature  espagnole.  Elle  a  fort 


LE    «    DERNIER    DES    ABENCERAGES    » 


251 


Le  conteur  espagnol  avait  eiicliaulé  l)ieii  d'autres  lecteurs  avant  les 
romantiques.  Traduit  en  français  au  début  du  xvii^  siècle,  il  eut  un 
vif  succès.  On  y  trouvait  non  pas  seulemeiit  lie  récit  de  l'invasion  des 
Maures  appelés  en  Espagne  par  le  comte  Julien  pour  venger  l'offense 
que  lui  avait  faite  Rodrigue,  le  roi  des  Goths,  et  qui  fera  le  sujet  du 
])oème  de  Descliamps,  mais  le  tableau  des  dernières  années  de  la 
donùnation  des  Maures  à  Grenade  sous  le  règne  de  l'infortuné  Boab- 
dil.  Les  brillants  chevaliers  maures  rivalisaient  de  générosité  et  de 
l>ravoure  avec  leurs  adversaires,  les  chevaliers  chrétiens,  et  ce  n'était 
dans  l'intervalle  des  combats,  que  fêtes  resplendissantes,  toiu'uois, 
où  les  chevaliers  paraissaient  ornés  des  couleurs  de  leur  dame  ^. 

Ces  chevaliers  étaient  des  poètes  et  composaient  des  romances 
ou  menaient  des  sérénades  sous  les  balcons  de  leur  belle  ;  c'étaient 
aussi  des  artistes  :  ils  aimaient  le  luxe  et  ce  qui  embellit  le  songe  de 
la  vie.  Emile  Deschamps  rendit  hommage  à  leur  goût  qui  suscita 
tant  de  chefs-d'œuvre,  dans  la  dernière  stroplie  de  son  poème  : 

Et  les  rois  sarrazins,  dans  Grenade  elle-même, 
Vn  jour  ne  laisseront  de  leur  pouvoir  suprême 
Que  les  lions  de  l'Alhambra. 

Ces  récits  de  Perez  de  Tlita  eurent  en  France  une  buigue  fortune. 
L'admiration  du  xvii*^  siècle  la  légua  au  xvin*^  siècle.  Florian,  dans  le 
précis  hist()ri(pie  qui  précède  son  Gonzahe  de  Cordoue,  Florian,  '(  qui 
fait  autorité  parmi  nous  en  littérature  espagnole  »,  écrit  Sané  en  1809  '-^j 
déclare  que  ce  livre  lui  a  fait  beaucoup  mieux  connaître  les  deux 
nations  que  tout  ce  qu'il  en  a  pu  lire  dans  les  historiens  castillans  les 
plus  grands  et  les  plus  estimés.  »  Florian  n'était  pas  plus  dilTicile  en 
matière  d'informalion  historicjue  que  M^^*^  de  La  Roche-Guilhciu 
qui  écrivit,  à  l'iiiiit;il  ion  de  l'rrcz  dr  llil;i  :  V  Histoire  des  Guerres 
civiles  de  Grenade  ou  ipuî  M""^  de  Villedieu,  l'auteur  des  Galanteries 
grenadines.  C'est  ainsi  que  le  xviii''  siècle  se  couleulail,  ]tour  con- 
naître IMiisldiie  des  Maures  et  des  chréliens  d' I''.s|»agiu\  de  icliie 
l'ouvrage  du  vieux  conteur  es])agntil.  cl  de  s'en  iiispiier  comme  au 
xvfi^^siècle  l'avaient  fait  M''^'  de  Scuiléry  dans  sou  Alnialiide,  et  M'"'-'  de 
Lafayette  dans  celte  Zayde  cju'elle  écrivit  sous  l'inspiration  de 
Se  irrais. 


t'gay<>  les  hispanisants.  Cf.  Gasion  l'aris,  (!-lu<lf  sur  la  lioinniicr  ninurcsquc  et  la 
léfienfle  des  sept  enfants  de  I.ara,  clans  ses  Poèmes  cl  Léi^endes  du  Moyen-Age, 
déjà  cités,  p.  25^1. 

1.  Préface  do  Sam',  p.  xi.ii. 

2.  Iliid.,   p.   xivi. 


252  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

Si  nous  lisons  enfin  le  Dernier  des  Abencérages  ^  de  Chateaubriand 
et  les  Romances  du  Cid,  traduites  par  Creuzé  de  Lesser,  dans  ces 
ouvrages  qui  datent  des  dernières  années  de  l'Empire,  nous  retrou- 
vons en  son  point  de  perfection,  si  l'on  peut  dire,  cette  image  d'une 
Espagne  romanesque  et  galante,  d'une  couleur  un  peu  fade,  à  laquelle 
Emile  Deschamps  allait  substituer  avant  V.  Hugo  la  représentation 
d'une  Espagne  pittoresque,  violemment  colorée,  épique. 


La  Chronique  de  Ferez  de  Mita  est  la  véritable  source  de  la  nouvelle 
de  Chateaubriand.  Il  n'y  est  pas  seulement  question  mainte  fois  de  la 
rivalité  des  Zébris  et  des  Abencérages,  le  caractère  héroïque  des  per- 
sonnages, le  nom  même  du  héros  maure,  et  le  cadre  de  la  nouvelle, 
la  plaine  de  Grenade  et  la  ligne  élégante  des  monts  de  la  Sierra,  l'Al- 
hambra  et  la  Cour  des  Lions,  tout  nous  ramène  à  V Histoire  cliei'ole- 
resque  des  Maures.  Il  y  est  même  fait  une  allusion  formelle  dans  un 
des  épisodes  les  plus  remarquables  :  Quand  Aben  Hamet  va  com- 
battre le  frère  de  sa  bien-aimée,  don  Carlos,  nous  songeons  à  ces  duels 
entre  chevaliers  maures  et  chrétiens  dont  le  vieux  livre  espagnol  est 
rempli.  Mais  Chateaubriand  s'en  souvient  aussi.  Les  deux  chevaliers 
se  rencontrent  à  la  fontaine  du  Pin  : 

C'était  là,  dit  Chateaubriand,  qui  a  lu  ce  récit  dans  Ferez  de  Hita, 
c'était  là  que  Malique  Alabès  s'était  battu  contre  Ponce  de  Léon  et  que 
le  grand  maître  de  Calatrava  avait  donné  la  mort  au  valeureux  Abayados... 
Don  Carlos  montra  de  la  main  la  tombe  d'Abayados  à  l'Abencerage. 
Imite,  lui  cria-t-il,  ce  brave  infidèle,  et  reçois  le  baptême  et  la  mort  de 
ma  main  ^. 

Aben- Hamet  ne  reçut  ni  le  baptême  ni  la  mort  de  la  main  de  son 
adversaire,  mais  lui,  chevalier  maure,  dernier  représentant  des  anciens 
maîtres   de   Grenade   n'épousa  pas  la   chrétienne   qu'il   aimait.  Ces 

1.  Écrit  déjà  en  1814.  Cf.  lettre  à  M°»e  de  Duras,  où  il  parle  de  le  vendre 
(Figaro,  13  janv.  1913). 

Chateaubriand.  Atala,  René,  Les  Aventures  du  dernier  Abencérage.  Paris,^ 
Ladvocat,  1827,  2  vol.  in-12,  tome  IL  Avertissement,  p.  101.  «  Les  Aventures 
du  dernier  Abencérage  sont  écrites  depuis  à  peu  près  une  x-ingtaine  d'années  i 
le  portrait  que  j'ai  tracé  des  Espagnols  explique  assez  pourquoi  cette  nouvelle 
n'a  pu  être  imprimée  sous  le  gouvernement  impérial.  » 

2.  Chateaubriand.  Ibid.,  tome  U,  p.  193.  Voir  Ferez  de  Hita,  Histoire  chevale- 
resque des  Maures  de  Grenade,  trad.  Sané  (1809,  tome  L  P-  142-153,  ch.  viii. 
Combat  dans  la  plaine  de  Grenade  entre  Malique  Alabès  et  D.  Manoel  Ponce 
de  Léon  —  et  p.  251  à  la  fin,  ch.  xi.  Combat  d'Abayados  et  du  Grand  Maître 
de  Calatrava). 


LK    «    DERNIKR    DES    ABENCERAGES    » 


253 


deux  parfaits  amants  sacrillcrcut  leur  amour  à  l'idée  qu'ils  se  fai- 
saient de  la  fidélité. 

Cette  idée  comnuine  à  toutes  les  romances  de  l'Empire  se  retrouve 
dans  l'une  des  deux  romances  que  Chateaubriand  a  insérées  dans  sa 
nouvelle.  Les  héros  de  Chateaubriand  comme  ceux  de  Ferez  de  Mita 
se  réunissaient  ]ii»ur  chanter.  «  Aben-llamet  donna  sa  guitare  au 
frère  de  Biaiica,  ([ui  céléhra  les  (jxploits  du   Cld,   son  illustre  aïeul  ^. 

Prêt  à  partir  pour  la  ri^  o  africaine 
Le  Cid  arme,  tout  brillant  de  valeur, 
Sur  sa  guitare,  aux  pieds  de  sa  Chimèue 
Chantait  ces  vers  que  lui  dictait  son  cœur...  etc. 


Chateaubriand  aiu'ait  voulu  faire  le  pastiche  de  la  romance  idéale 
de  réj)0(iue  inqtériale  qu'il  n'aurait  pas  mieux  réussi  :  il  a  travesti 
Corneille  en  style  troubadour. 

Dans  l'autre  romance  que  nous  lisons  dans  le  Dernier  des  Aben- 
cérages,  Chateaubriand  avait  un  modèle  espagnol,  le  Romancero  ^. 
Il  s'en  est  écarté  pour  être  fidèle  au  goût  de  son  temps. 

Dans  l'original  espagnol  nous  trouvons  ceci  : 

Le  long  du  Guadalqui\ii',  le  hon  roi  ,Juan  chemine.  Il  i-encontre  un 
more  qui  se  nommait  Ahenaïuar.  »  —  «  Abenamar,  Abenamar,  More  du 
pays  more,  quels  sont  ces  châteaux  qui  se  dressent  et  reluisent  ?»  — • 
C'est  l'Alhambra,  sire,  et  l'autre  c'est  la  Mosquée...  —  Alors  le  roi  :  «  Gre- 
nade si  tu  voulais,  je  t'épouserais,  je  te  donnerais  en  dot  Cordoue  et 
Séville  et  Jerez  de  la  Frontera...  Grenade,  si  tu  voulais  })lus,  je  te'donnerais 
plus.  »  —  «  Je  suis  mariée,  roi  don  Juan,  mariée  et  non  pas  veuve,  le  More 
qui  me  tient  voudra  bien  me  défendre.  »  Le  roi  Juan  répondit  :  «  Qu'on 
amène  ici  doua  Sancha  el  dona  Eivira,  mes  bombardes.» 

\  oici  ce  ([ue  devient  ce  dialogue  si  sim|dc  et  si  suggestif  liadiiil  en 
style  troubadour  ^  : 

Le  roi  don  .luau. 

Un  jour  chc\  auchant, 


1.  Clial.aul.riaud.    Ibui.,    p.    219-221. 

2.  Cf.  liomanrero  général,  ou  Recueil  ilrs  clniiils  populnires  de  l llspu'^nc,  ro- 
mances liisforiqiif's,  chovalfrosqucs  cl  moresques,  trad.  complèto  avec  uno  iiilro- 
rlurliou  r-t  des  iiolos,  par  M.  Danias-liinard.  Paris,  18Vi,  2  vol.  in-8°,  tome  I, 
[).  21fj.  Les  Homaïu'f's  du  roi  Don  .luan  II  :  le  roi  don  Juan  <-t  Grenade.  Notice  : 
"  Cette  romance  a  obtenu  l'insi^'tie  lionneiir  d'être  imitée  par  M.  tic  (^lialeanl)riand, 
dans  l'adnnraMe  récit  inlitnli'  :  I.r  ilcrtilrr  .\brnccra}'c...  »  Suit  la  Iradiiclion  do 
la  romance. 

3.  (!liateanljiiand.    Jhiil.,    p.    ^l.'i. 


254 


LES  «  ETUDES  FRA>ÇAISES  ET  ETRANGERES  » 

Vit  sur  la  montagne 
Grenade  d'Espagne  ; 
Il  lui  dit  soudain  : 
Cité  mignonne, 
,  Mon  cœur  te  donne 

Avec  ma  main. 

Je  t'épouserai. 
Puis   apporterai 
En  dons  à  ta  ville 
Cordoue  et  Séville 
Superbes  atours. 
Et  perle  fine 

Je  te  destine  ' 

Pour  nos  amours. 

Grenade  répond  : 
Grand  roi  de  Léon, 
Au  Maure  liée 
Je  suis  mariée. 
Garde  tes  présents  : 
J'ai,  pour  parure, 
Riche  ceinture 
Et  beaux  enfants. 


Ces  petits  vers  prennent  je  ne  sais  quel  air  ironique  quand  on  songe 
qu'ils  sont  partis  de  la  main  de  Chateaubriand.  Le  précurseur  du 
grand  mouvement  poétique  de  son  siècle,  quand  il  écrivait  en  vers, 
imitait  modestement  le  style  à  la  mode. 

Le  style  des  romances  du  Premier  Empire  nous  paraît  aujourd'hui 
bien  vieilli.  Il  fallait  la  sympathie  intelligente  du  goût  compréhensif 
de  Sainte-Beuve  pour  lui  restituer  un  instant  la  grâce  qu'il  eut  incon- 
testablement pour  les  contemporains. 

Un  moment  du  moins,  tout  cela  avait  vécu,  dit-il  à  propos  de  Mille- 
voye  ;  pour  de  jeunes  cœurs  aujourd'hui  éteints  ou  refroidis  cette  légère 
poésie  avait  été  une  fois  la  musique  de  l'âme,  et  on  avait  usé  de  ces  chants 
aussi  pour  charmer  et  pour  aimer.  C'était  le  temps  de  la  mode  d'Ossian 
et  d'un  Charlemagne  enjolivé,  le  temps  de  la  fausse  Gaule  poétique  bien 
avant  Thierry,  des  Scandinaves  bien  avant  les  cours  d'Ampère,  de  la 
ballade  avant  V.  Hugo.  C'était  le  style  de  1813  et  de  la  reine  Hortense, 
Le  Beau  Dunois  de  M.  Alex,  de  Laborde,  le  Vous  me  quittez  pour  aller  à 
la  gloire  de  ]\L  de  Ségur.  Millevoye  paya  tribut  à  ce  genre,  il  en  fut  le 
poète  le  plus  orné,  le  plus  mélodieux.  Son  fabliau  d'Emma  et  Eginhard 
offre  toute  une  allusion  chevaleresque  aux  mœurs  de  1812,  sur  ce  ton. 
Il  nous  y  montre  la  vierge  au  départ  du  chevalier  : 


LES    ROMANCES    DE    C.HEl  ZE    DE    LESSER  ZoO 

Priant    tout  haut  qu'il  revienne  vainqueur, 
Priant  tout  bas  qu'il   revienne   (idèle.  ^ 

S'il  est  une  œuvre  qui  porte  la  mavijue  du  style  de  l'époque  impé- 
riale, c'est  celle  de  Creuzé  de  Lesser.  Mous  eu  pai'lerons  d'autant  ])lus 
volontiers  qu'Emile  Deschamps  l'a  étudiée  de  fort  près  et  lui  a  con- 
sacré un  article  dans  la  Muse  française. 

Ce  préfet  de  l'Empire,  infatigable  versificateur,  dans  les  intervalles 
de  repos  que  lui  laissaient  les  soucis  adminstratifs,  travaillera  ])lus 
qu'un  autre  poète  de  ce  temps-là  à  remettre  le  Moyen-âge  en  honneur. 
Il  eut,  sur  ré])0])ée  «[n'attendait  le  xix^  siècle,  des  vues  intéressantes. 
Bien  avant  Emile  Deschamps,  il  s'étail  tourné  vers  l'Espagne,  puisque 
son  adaptation  des  Romances  du  Cid,  (pi'il  publia  en  1814,  avait  été 
commencée  par  lui  en  1806  ^. 

Dès  cette  époque,  il  avait  senti  qu'il  fallait  renoncer  au  vieux  genre 
épique  ou  du  moins  le  modifier  profondément.  «  Il  me  semble,  dit-il, 
(pie  des  romances  courtes  et  souvent  faciles  à  détacher  poiii'raicut  ne 
pas  déplaire  aux  hommes  les  ]>lus  blasés  sur  l'art  des  vers...  ^  « 

1.  Œuvre.'i  de  Millevoije,  précédées  d'une  ncjtiee  par  M.  S'^'-Heuve.  Paris,  1865. 
in-16,  p.  14  et  15. 

2.  Le  Cid,  romances  espagnoles,  inn'tées  en  romanees  françaises,  j)ar  M.  Creuzé 
de  Lesser.  Paris,  1814,  in-12. 

Constatons  toutefois  que  dans  sa  Table  lioiide  et  dans  son  Aniadis  il  prélendil 
faire  lire  20.0000  vers  à  des  lecteurs  français. 

Il  dédia  ses  Romances  du  Cid  aux  membres  de  l'Académie  de  Madiid. 

Cf.  sa  Préface,  p.  iv. 

Cf.  dans  le  Journal  des  Débals  du  25  juillet  1.81 'i  le  juiz:i'ment  de  Dussaull, 
qui  lui  reproche  son  réalisme. 

3.  Les  Romances  du  Cid...,  par  A.  Creuzé  de  Lesser,  S''  édition.  Paris,  1830, 
in-8°.  Préface  (datée  du  20  avril  1814),  p.  xv.  Il  déclare  (p.  vu)  qu'il  lut  pour  la 
première  fois  ces  romances  dans  une  traduction  en  prose  française  «  qui  est  cachée 
et  comme  perdue  dans  les  derniers,  volumes  très  peu  estimés  de  la  Bibliothèque 
des  Romans  (déc.  1782,  juillet  1783,  principalement,  et  octobre  1784)...  Peu 
de  livres  m'ont  fait  une  aussi  vive  impression.  —  J'étais  comme  un  homme  qui, 
en  cherchant  un  coquillage,  vient  de  découvrir  un  trésor  »,...  une  «  Iliade  qui 
n'a  point  d'Homère  ».  Plus  tard  il  lut,  dit-il,  les  romances  originales,  «  dans  le 
texte  publié  par  IFerder  »,  Der  Cid  nach  spauischen  Romanzen  besungen  durcit 
J.  G.  von  Herder  (Tubingen,  1805),  et  il  cite  des  fragments  de  la  traduction  de 
Sismondi,  dans  sa  Liltéralure  du  midi  de  l'Europe...  Paris,  1813,  4  vol.  in-8" 
toiin-  111,  |).  170  et  passim. 

Or,  la  traduction  allemande  de  Ilerdrr  élail  cllr-iin'iiic  mu-  Iraducliun  du 
français.  Cf.  de  Voyslav  M.  Vovanoviich,...  «  La  Cuzlu  dr  l'iusper  Mérimée... 
Paris,  1!)11,  in-8",  |).  l'iO.  Il  cite  l'ouvrage  de  Reiidiold  ividilcr,  Ilerders  Cid 
und  seine  /ranzôsisrhe  Quelle,  Lei|)/,ig,  18(17,  où  il  est  établi  (pic  cille  <■  Source 
/ninraise  »  était  la  Ribliolhique  des  Romans. 

(]asl(»n  Paris,  dans  son  compte  rendu  de  l'ouvrage  i\r  Koldcr  (Rr\'uc  crilifpie 
d'hisloire  et  de  liltéralure,  1867,  l*""  semestre,  p.  l'd)  a  mis  au  ]>r)inl  celle  qucsiion 
de  littérature  comparée  et  relevé  les  annisanlis  méprises  de  Sismondi  et  de 
Creuzé  de  Lesser. 


256  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

Voilà  cette  brièveté  sur  laquelle  insistera  si  judicieusement  Emile 
Deschamps,  puis  il  ajoute  :  «  Ceux  qui  aiment  cet  art  tel  qu'il  est, 
ne  seraient  pas  fâchés  de  remonter  un  moment  aux  formes  par 
lesquelles  il  a  commencé  chez  toutes  les  nations.  » 

Notons  ce  souhait,  timide  encore,  d'une  plus  grande  variété  dans 
les  formes  rythmiques  et  ce  désir  de  vérité  et  de  naïveté  dans  l'art 
des  vers. 

«  Ces  formes  sont  inconstestablement  celles  de  la  romance.  »  Creuzé 
de  Lesser  signale  avant  Emile  Deschamps  la  transition  possible  entre 
la  romance  et  la  petite  épopée. 

Qu'on  veuille  niême  bien  s'en  souvenir  :  tout  le  monde  sait  que  ce 
n'est  pas  par  séries  de  six  à  sept  cents  vers,  mais  par  morceaux  détachés 
que  les  rapsodes  et  Homère  lui-même  chantaient  aux  nations  l'Iliade 
et  l'Odyssée  :  or,  ces  morceaux  détachés,  ces  rapsodies  chantées  ont 
quelque  ressemblance  avec  les  grandes  romances  de  ce  recueil...  Ainsi, 
comme  je  l'ai  indiqué,  les  romances  du  Cid  sont  beaucoup  moins  modestes 
que  leur  titre.  Elles  sont  souvent  naïves  et  touchantes  comme  les  nôtres, 
mais  elles  ne  se  défendent  pas  les  mouvements  les  plus  hardis  et  les  beautés 
les  plus  nobles  ;  et  si  quelques-unes  ne  sont  que  des  chansons,  plusieurs 
sont  de  véritables  odes  ^. 

Il  faut  avouer  cjue  chez  Creuzé  de  Lesser  lui-même  le  Cid  tient 
parfois  le  langage  cpii  convient  au  héros  espagnol.  Quand  desservi 
auprès  de  son  roi  par  des  traîtres,  il  prend  la  parole,  sa  défense  n'est 
pas  sans  beauté  : 

Je  m'absente,  il  est  vrai,  des  bals  même  où  vous  êtes. 
Je  danse  mal,  seigneur,  et  j'en  dois  convenir  ; 

Mais  au  concert  de  mes  trompettes 

Que  de  Maures  j'ai  fait  courir  ! 

J'honore  les   Cortès   et  pourtant  m'en  absente. 
Mais  j'ai  cru  mieux  soigner  ailleurs  vos  intérêts  : 

Aux  combats  ma  lance  est  présente. 

C'est  là  que  je  tiens  mes  Cortès  ^. 

Ces  stances  malgré  leur  prosaïsme,  sont  assez  bien  équilibrées.  La 
strophe  suivante,  écrite  dans  un  mètre  tout  différent,  ne  manque 
ni  d'éclat  ni  de  mouvement.  Le  Cid  s'adresse  à  son  drapeau  :  . 

Drapeau  qu'a  toujours  fui  le  crime. 
Flotte  dans  les  airs  à  présent 
Et  de  tous  ceux  que  l'on  opprime 
Sois  le  signe  de  ralliement. 

1.  Creuzé  de  Lesser.  Ibid.  Préface,  p.  xv. 

2.  Ibid.,  p.  86. 


LES    UOMANCKS    DE     CREUZÉ     DE    LESSER  257 

Clairons,    éclatantes    trompettes, 
Jusqu'aux  plus  lointaines  retraites 
Portez  vos  sons  mélodieux. 
Les   tambours,  eirroi  des  esclaves, 
N'oflVeut  î\  l'oreille  des  braves 
Que   des   accents   barmonieux  ^. 

Il  iaiit  tenir  coinplc  à  ce  ])(>èl('  du  Premier  Empire  Je  son  »;uùt 
pour  un  style  simple,  un  j»eu  lui.  I!  iré\ite  pas  Ion  jours  rincorreclion  ; 
sa  langue  n'est  pas  très  sûre,  mais  il  fuit  l'emphase.  Il  est  en  droit 
d'écrire  comme  il  le  fait  dans  sa  préface  de  1814  :  «  Dans  un  recueil 
dont  le  caractère  est  la  plus  antique  simplicité  jointe  aux  plus  anti- 
ques vertus,  on  a  dû  conserver  certaines  expressions  familières  comme 
tablier,  trousseau,  dessert,  etc.  avec  autant  de  soin  ipi'on  en  aurait 
mis  à  les  éviter  ailleurs.  Ces  romances  oflrent  souvent  les  fli^ures  les 
]>lus  audacieuses,  mais  jamais  ces  expressions  détournées,  ces  péri- 
phrases embarrassées,  enfin  cette  horreur  du  mot  propre  qui  fait 
quelquefois  de  la  poésie  une  énigme  si  ciuuiyeuse  ^.  » 

Les  Romances  dw  Cid  ne  sont  point  une  œuvre  ennuyeuse.  Elles 
n'ont  qu'un  défaut,  c'est  de  réaliser  troj)  imparfaitement  les  intentions 
novatrices  de  leur  auteur. 

Creuzé  de  Lesser  a  beau  nous  dire  (pie  parmi  les  différentes  leçons, 
«pTil  a  eues  sous  les  yeux,  du  lexle  des  roiuances  espagnoles,  il  n'a 
pas  hésité,  toutes  les  fois  que  le  récit  le  permettait,  à  «  préférer  celle 
qui  peignait  le  mieux  la  simplicité  et  môme  la  singularité  des  mœurs 
et  des  caractères  antiques  ^  »,  il  n'a  pas  osé  nous  montrer  Rodrigue 
rentrant  chez  son  père  avec  la  tête  sanglante  du  comte  à  la  main. 
«  Dans  d'autres  leçons,  dit -il.  ce  tableau  hideux  est  remplacé  par  une 
scène  ]»lus  simple  et  selon  nmi  d'un  plus  grand  effet  *.  »  C'est  cette 
scène  jdus  siin|»lc  cpiil  dil  avoir  ])référée.  Il  substitue  en  un  mot  au 
tableau  vrai  des  mœurs  féodales  ce  que  dans  le  langage  des  ]»einlres 
on  a[)pelle  un  ((  ]»oncif  ».  Creuzé  de  Lesser,  comme  Chateaubriand 
d'ailleurs,  (pi'il  faut  bien  ici  nonuiier  a})rès  lui  —  [)uis(pi('  Ibistoire 
littéraire  offre  de  ces  disparates  —  Creuzé  de  Lesser  réduii  lr<»p  sou- 
vent le  Cid  aux  pro|)ortions  d'un  bérds  de  romance. 

L'arme-l-on  chevalier  ? 

\f>i(i   Oiiraipie.   la   belle,  iiifaiitc.   qui 

Lui   chaussa    l'éj^Ton   dOr 

D'une    main   charmée    et    Irciabiaule. 

1.  Crcil/.r'    ilr    f.rss.r.    Ihid.,    j).    'Jl. 

2.  Ibitl.   l'rt'-i'acc,  |>.   xvii. 
y.    Ihifl.  Préface,  p.  ix. 
4.   Ibitl..  [).  XII. 

17 


258  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

Rodrigue  entre-t-il  à  l'église  avec  Chimène  à  son  bras,  le  jour  de 
son  mariage,  —  une  inévitable  métaphore  l'accompagne  —  en  dépit 
des  intentions  novatrices  de  Creuzé  de  Lesser  : 

L'astre  heureux  que  l'aurore  amène 
Paraît  au  bout  de  l'Orient, 
Le  vaillant  époux  de  Chimène 
S'avance  presque  aussi  brillant. 

Au  miUeu  d'un  style  aussi  pompeux,  signalons  cependant  ce  trait  de 
réalisme  timide  :  * 

Aussi  superbe   qu'héroïque 
Le  Cid  entre  au  palais  de  Dieu, 
Vêtu  d'un  pourpoint  magnifique 
Que  son  père  usa  quelque  peu  ^. 

Dans  le  texte  espagnol,  il  est  en  harmonie  avec  les  détails  familiers 
d'une  scène  de  noces  pleine  de  naturel  et  de  bonhomie.  Dans  la  solen- 
nelle description  du  poète  de  l'Empire,  il  n'est  qu'assez  plat.  Voici, 
pour  terminer,  un  passage  qui  porte  sa  date  avec  lui  :  Quand  le  Cid 
vient  assiéger  Zamora  ^,  il  ne  peut  supporter  les  plaintes  de  l'in- 
fante : 

—  Puisqu'il  veut  combattre  une  femme 
Le  Cid  n'est  plus  le  Cid  :  son  éclat  est  passé,  — 

Ainsi  parlait  la  belle  infante 
Dun  amour  malheureux  gardant  le  souvenir. 

Et  devant  sa  plainte  éloquente 
Le  Cid  toujours  le  Cid  ne  devait  plus  tenir. 

On  vit  la  terreur  des  batailles 
Détourner  son  coursier  et  dire  avec  rougeur  : 

«  Fuyons,  il  part  de  ces  murailles 
Des  invisibles  traits  qui  déchirent  le  cœur  ! 

Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  sourire  en  lisant  de  semblables 
passages.  Il  n'est  pas  impossible  que  les  contemporains  les  aient  lus 
avec  émotion. 

Ce  qui  n'est  pas  douteux,  c'est  que  les  Romances  du  Cid  eurent  un 
grand  succès,  quand  elles  parurent.  L'auteur  en  donna  une  nouvelle 
édition  en  1823.  C'est  alor?  qu'Emile  Deschamps  leur  consacre  un 
article  fort  élogieux  dans  la  5^  livraison  de  la  Muse  française  ^.  Cet 
ouvrage  lui  paraît  «  une  charmante  production  »  ;  comme  cette  seconde 
édition  ne  portait  pas  de  nom  d'auteur,  il  ajoutait  :  «  M.  Creuzé  de 

1.  Romances  du  Cid,  p.  20. 

2.  Ibid.,  p.  52-53. 

3.  Muse  française,  édit.  Marsan.  T.  I,  p.  2'i2-250. 


l'eSPAGNE     romantique    chez    MÉRIMÉE  259 

l,esser  a  mis  trop  de  grâce  et  d'esprit  dans  toutes  ces  romances  pour 
qu'il  ait  pu  s'attendre  à  un  bien  strict  incognito.  »  Il  signale  justement 
«  un  jK'u  de  négligence  et  de  laisser-aller  dans  la  manière  de  ce  char- 
mant ])oète.  »  Après  avoir  cité  le  retenir  de  Rodrigue  vainquent  chez 
son  père  qu'il  a  vengé  et  la  lettre  dans  laquelle  Chimcne  enceinte 
demande  au  roi  de  lui  rendre  son  mari  toujours  absent,  Emile  Des- 
champs ne  manque  pas  de  remarepicr  c  l'heureuse  flexibilité  du 
talent  de  M.  Creuzé  de  Lesser.  >;  Surtout  il  lui  sait  gré  d'avoir  illustré 
d'un  exemple  le  genre  nouveau  qu'il  croit  appelé  à  un  si  grand  avenir, 
le  poème  proprement  dit,  la  ])etite  épopée.  Le  seul  reproche  que 
l'aimable  critique  se  ])errnette  de  faire  à  l'auteur  est  fort  discrètement 
ex])rimé.  11  est  cependant  essentiel.  Il  j)orte  sur  la  versification  et  le 
style  du  ])oète,  et,  dans  ces  quelques  lignes,  écrites  en  1823,  percent 
les  intentions  déjà  très  nettes  d'une  école  littéraire  nouvelle.  Emile 
Descham])s  prête  généreusement  ces  intentions  au  poète  trou- 
badour : 

Sans  renoncer  à  une  manière  qui  hii  est  propre  et  qui  est  comme 
Y  individualité  du  talent,  il  la  dirigerait,  dit-il,  vers  cette  continuelle 
harmonie,  ces  tours  savants  et  inattendus,  cette  sage  hardiesse  d'expres- 
sion, cette  élégante  richesse  de  rimes,  enfin  vers  ce  tissu  délicat  et  serré 
du  style  poétique  qui  sont  les  conditions  essentielles  de  la  haute  versi- 
fication française  et  dont  nos  morts  immortels  ont  légué  le  secret  à  quelques- 
luis  de  nos  poètes  contenipnrains  ^. 

Il  nous  reste  donc  à  montrer  deux  choses  :  c'est  d'abord  l'image 
nouv<dle  qu'Emile  Descham]>s  a  introduite  de  l'Espagne  dans  la 
jtoésie  française,  après  les  jtciutnres  languissantes,  solennelles  et 
fades  que  les  poètes  troubadours  en  avaient  données,  c'est  enfin 
dans  ce  poème  de  Rodrigue  tout  chargé,  surchargé  môme  de  pittores- 
que romantique,  le  premier  exemplaire,  insullisant  sans  doute,  mais 
suggestif,  de  la  ]»efite  épopée  telle  (|u'tll('  tronvcia  ])his  lard  sa  forme 
parfaite  dans  la  Légende  des  siècles. 

L' l'Espagne  avait  insensiblement  changé  d'as]>ect  et  de  caractère 
aux  yeux  des  Français  de  la  llcsiamal  ion.  L'iiéfoiquc  résistance  do 
ces  donneurs  de  sérénades  à  l'invasion  de  Napoléon  avait  vivement 
frappé  les  esprits.  Ultras  et  libéraux  discutaient  passionnément  la 
•  jucsiiou  de  savoir  si  l'intervention  de  la  France  était  opportune 
dans  les  alfaires  d'un  pays  troublé.  C'était  la  terre  de  fidélité,  selon 
les  uns  :  il  fallait  aller  y  défendre  contre  les  entreprises  anarchi([ues  et 
révolutionnaires  la  religion  de  sainte  Thérèse  et  de  saint  Jacques  de 

1.    Muse  franrriisc,  t'ilil.   .Mar<;ui.  T.    F,  \>.  'J'i'». 


260  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ETRANGERES  )) 

Compostelle.  C'était  le  pays  de  l'Inquisition  et  des  Autodafés,  selon 
les  autres  :  La  France  devait-elle  mettre  son  épée  au  service  de  la 
réaction  religieuse  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  tandis  que  les  troupes  du  duc  d'Angoulême  s'em- 
paraient du  Trocadéro,  la  curiosité  du  public  était  vivement  ra^nenée 
aux  choses  de  l'Espagne.  On  lisait  avidement  les  récits  des  voyageurs. 
Le  Voyage  pittoresque  et  historique  de  Laborde  était  dans  toutes  les 
mains.  Les  sombres  aventures  du  îiège  de  Saragosse  et  les  horreurs  de 
la  captivité  des  soldats  français  dans  les  pontons  de  Cadix  se  mêlaient 
dans  les  imaginations  aux  souvenirs  plus  riants  de  l'Espagne  de  Lesage 
et  de  Beaumarchais.  Prise  entre  ces  deux  courants  d'images,  la  pâle 
représentation  de  l'Espagne  troubadour  s'effaça  tout  à  fait  ;  on 
néglige  le  Dernier  des  Abencérages,  on  oublie  les  romances  de  Crevizé 
de  Lesser  ;  on  ne  peut  plus  lire  l'interminable  roman  de  Salvandy  : 
Alonso  ou  V Espagne  ^.  C'est  le  Théâtre  de  Clara  Gazul,  qu'on  applau- 
dit en  1827,  et  quand  le  Poème  de  Rodrigue  paraît  l'année  suivante, 
il  est  immédiatement  célèbre. 

Il  méritait  de  l'être,  car  il  témoigne  de  l'entrée  dans  la  poésie 
française  d'un  personnage  encore  nouveau  à  cette  date  :  le  héros 
romantique.  Ce  personnage  ne  sera  tout  à  fait  à  la  mode  qu'après 
1830  :  Extrême  en  tout,  dans  le  bien  comme  dans  le  mal,  il  ne  respecte 
ni  loi  sociale  ni  loi  morale,  c'est  à  peine  s'il  connaît  la  loi  divine. 
En  tous  cas,  il  n'hésite  pas  à  l'enfreindre.  Tel  est  le  Roi  Rodrigue. 
Tel  est  aussi  le  comte  Julien.  Ils  sont  tout  entiers  à  la  passion  qui  les 
occupe  :  convoitise  amoureuse  ou  soif  d'expiation,  ou  désir  de  ven- 
geance. Emile  Deschamps  a  donc  contribué  dans  la  mesure  de  son 
talent,  à  la  création  d'un  type  littéraire  fameux.  Mérimée  d'ailleurs 
avait  avant  lui  fixé  les  linéaments  de  ce  personnage,  et,  comme  Des- 
champs, il  avait  choisi  pour  cadre  l'Espagne  ;  il  cherchait  aussi  la 
«  couleur  »  et  le  «  pittorescjuc  »  sans  être  dupe  du  désir  qui  orientait 
son  goût. 

Vers  l'an  de  grâce  1827,  écrivait-il,  j'étais  romantique.  Nous  disions 
aux  classiques  :  point  de  salut  sans  la  couleur  locale.  Nous  entendions 
par  couleur  locale  ce  qu'au  xviii^  siècle  on  appelait  les  mœurs,  mais  nous 
étions  très  fiers  de  notre  mot  et  nous  pensions  avoir  imaginé  le  mot  et 
la  chose  ^. 


1.  Sur  cette  évolution  du  goût  relatif  aux  choses  d'Espagne  à  cette  date, 
cf.  Études  sur  l'Espagne,  par  A.  Morel-Fatio,  pe  série...,  p.  82.  —  et  Louis  Mai- 
gron.  Le  Romantisme  et  les  Mœurs.  Paris,  1910,  in-8°,  passim. 

2.  Cité  par  Taine,  étude  sur  Mérimée,  en  tête  des  Lettres  à  une  inconnue... 
2e  éd.  Paris,  187'i,  in-8°,  p.  xxii. 


l'eSPAGNE     romantique     chez    MÉRIMÉE  2G  l 

L'Espagne  romantique  demeure  le  pays  de  l'amour,  mais  d'un 
amour  violent,  exaspéré.  Ouvrez  le  charmant  Théâtre  de  Clara  Gazul^, 
vous  y  verrez  aux  prises  avec  mille  aventures  délicieusement  invrai- 
semblables, une  espionne  qui  s'éprend  du  chef  es]>aguol  qu'elle  doit 
trahir,  un  inquisiteur  tenté  par  les  yeux  noirs  d'une  petite  bohémienne, 
un  grand  d'Espagne  qui  épouse  la  fille  d'un  l)ourreau,  d'aimables 
t'ouventines  amoureuses  de  leur  confesseur  ;  ce  ne  sont  ([ue  scènes 
d'amour  et  spectacles  d'autodafé,  bûchers  et  cérémonies  religieuses, 
duels,  guet-apens,  embuscades.  Ouvrez  maintenant  le  Poème  de 
liodrigue,  vous  y  retrouvez  la  même  Espagne  dévote  et  ])assionnée. 
Ce  Rodrigue  qui  se  cache  derrière  la  jalousie  pour  suivre  les  ébats  de 
jeunes  filles  au  bain  est  digne  d'être  comparé  aux  héros  de  Mérimée  ; 
il  ^  i(de  la  femme  qu'il  convoite  : 

Le  cœur  plein  de  honte, 
Le  front  pâle  où  monte 
Une  rougeur  prompte, 
Baigné  de  sueur. 


Nous  sommes  loin  des  scènes  de  délicate  et  pure  tendresse  où  se 
complaisaient  les  poètes  de  1813.  Le  Cid  de  Creuzé  de  Lcsser  lève  le 
siège  de  Zamora  ])our  ne  pas  rencontrer  les  yeux  olîensés  de  la  belle 
infante.  On  ne  s'imagine  pas  Edmond  Géraud  ou  Millevoye  essayant 
de  décrire  la  scène  où  s'est  risqué  Emile  Deschamps.  Leurs  héros, 
pudiques  et  pâles,  ont  fait  place  aux  héros  romantiques,  violents, 
eiïrénés.  Le  père  de  l'héroïne  de  Deschamps,  quand  il  apprend  son 
déshonneur  :  Le  comte  Julien,  seigneur  de  Tarifa, 

S'arrache  les  cheveux  <•!    la    l)arl)e  en  désordre, 
On  le  voit  déchirer  et  tordre 

Ses  bras  par  qui  cent  fois  l'Espagne  triompha  ; 
Il  blesse  sou  visage  auguste  cl  sur  ses  ariiu's 
Tonihent  de  ses  deux  yeux  le  sang  avec  les  laiiucs. 

Il  a  l'air  fatal,  il  cric  :  Ihnne  et  vengeance  !  et  trahira  sou  pays  [tour 
])Miiii'  ((dui  <iui  l'a  (tllcusé  : 


1.  'l'Iirùlrc  de  Claza  (Jazul,  coriiédietiiie  espagnole...  l'aris,  11.  l'ournier,  18.30, 
iii-8°.  L<'s  Espagnols  en  Danemark.  —  Une  Femme  est  un  diable  ou  la  Tentation 
de  S'-Anloine.  —  L'Amour  africain.  —  Inès  Menrlf)  nu  Ii-  fréjugé  vaincu.  — 
Inès  MiiKJo  ou  le  Triom[»lir-  du  préjugé.  —  Le  Ciel  cl  l'Ilnlii.  —  l'Occasion.  — • 
Le  Carrosse  du  S'-Sacnrtirril. 


262  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

Mort  et  damnation  1...  Prends  garde,  prince  infâme, 
Cinq  cent  mille  Africains  vengeront  une  femme. 

Voilà  comment  un  père  romantique  comprend  la  vengeance  et 
surtout  comment  il  s'exprime  avant  de  se  venger. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  psychologie  des  personnages  qui  est  nou- 
velle ;  le  souci  du  pittoresque  s'accuse  partout.  Quand  Florinde  écrit 
à  son  père,  elle  ne  se  contente  pas  d'en  appeler  à  lui,  il  faut  qu'elle- 
signale  qu'elle  est  espagnole  et  dévote.  Elle  l'implore. 

Comme   une   pécheresse 
Prie  un  moine  et  le  presse 
Et  baise  son  cordon, 
Criant  pardon  ! 

Rodrigue,  après  sa  défaite,  en  fuyant,  se  souvient  enfm  qu'il  est. 
un  roi  très  catholique.  Il  se  tuerait  bien,  il  songe  au  suicide  : 


Ce  fer  est  mon  seul  remède, 
Mais  Saint  Jacques  le  défend. 


Voyez-le 


Longeant  la  côte  escarpée, 
Broyant  dans  sa  main  crispée 
Le  grain  dor  d'un  chapelet  ^. 

Son  casque  déformé  pèse 
Sur  son  cerveau  que  n'apaise 
Signe  de  croix  ni  pater 

Évoque-t-il  dans  son  deuil  les  fêtes  qui  furent  données  à  sa  nais- 
sance, ses  souvenirs  abondent  en  traits  de  pittoresque  local. 
Voici  les  combats  de  taureaux  : 

(Et)  mon  père,  à  ma  naissance, 
En    grande   réjouissance 
Fit  partir  deux  cents  héros, 
Et  des  seigneurs  très  avares 
Aux  joutes  des  deux  Navarres 
Firent  tiier  leurs  taureaux. 

Voici  encore  et  toujours  l'Espagne  dévote  et  amoureuse  : 

Chaque    Madone    eut    cent    cierges  ; 
On  dota  cent  belles  vierges 
Pour  cent  archers  courageux  ; 


1.   Ces  vers  ont  inspiré  à  Delacroix  le  tableau  dont  nous  parlons  dans  notre- 
Deschamps  dilettante. 


l'espagne  romantique  chez  Emile  deschamps  263 

Mais  voici  l'Espagne  des  autodafés  : 

On  donna  trois  l)als  splcadides  ; 
On  brûla  trois  juifs  sordides... 
Ce  n'était  qu'amour  et   jeux. 

Voici  enfin  l'Espagne  des  Bohémiens  :  si  le  Roi  se  tuait,  révè([ue  de 
Tolose  livrerait  son  corps  à  l'insulte 

Des  loups  et  des  Bohémiens. 

Bien  entendu,  aucun  de  ces  traits  de  pittoresque  ne  se  trouve  dans 
le  texte  dont  Eniih"  Dcschani|)s  s'inspirait.  Dans  la  traduction  d'Abel 
Hugo  qu'il  avait  sous  les  yeux,  nous  chercherions  en  vain  tout  cela  : 
]»oint  de  chapelet,  point  de  Pater,  ni  courses  de  taureaux,  ni  madones, 
ni  autodafé,  ni  Bohémiens.  Le  véritable  roi  d'Espagne  pleure  et  dit 
simplement  : 

Hier,  j'étais  roi  de  toute  l'Espagne,  aujourd'hui  je  ne  le  suis  pas  d'une 
seule  ville.  Hier,  j'avais  des  villes  et  des  châteaux  ;  je  n'en  ai  aucun  aujour- 
d'hui. Hier  j'avais  des  courtisans  et  des  serviteurs,  aujourd'hui  je  suis 
seul,  je  ne  possède  même  pas  une  tour  à  créneaux  !  Malheureuse  l'heure, 
malheureux  le  jour  où  je  suis  né  et  où  j'héritais  de  ce  grand  empire  que 
je  devais  perdre  en  un  jour  ^  ! 

Nous  avons  vu  ce  que  ces  dernières  lignes  sont  devenues  en  traver- 
sant une  tête  romantique  ;  elles  se  sont  enflées  d'images  et  chargées 
de  couleur.  Quant  au  début  si  simple  et  d'un  si  grand  effet  dans  sa 
brièveté  même  :  «  Hier  j'étais  roi  de  toute  1  Espagne...  »,  il  a  inspiré  au 
l)oète  cinq  stro])hes  de  six  vers  chacune. 

Il  crie  :  Ah  !  quelle  campagne  ! 
Hier,  de  toute  l'Espagne 
J'étais  le  seigneur  et  roi  ; 
Xérès,    Tolède,    Séville, 
Pas  un  bourg,  pas  une  ville. 
Hier,  qui  ne  fût  à  moi, 

Hier,  puissant  et  célèbre. 
J'avais  des  châteaux  sur  l'I'^bre, 
Sur  le  Tage  des  châteaux  ; 
Sur  la  fournaise  rougie. 
Sur  l'or  de  mon  efTifrie 
Retentissaient   les    marteaux. 


1.  Jluiiiiinccs  lii-'iloiù/ucs,  tradiiilis  lic  l 'rspii^Miol,  par  Ahrl  Hugo.  Paris,  Péli- 
ricr,  1822,  in-12,  p.  12  —  cl.  Romancero  général  (irad.  Damas  Ilinard),  l.  I, 
p.   11,  le  texte  espagnol,  p.  TA)  de  rnpiisciiii'  flonl   nous  parlrrons  plus  loin. 


264  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  )) 

Hier  deux  mille  chanoines 
Et  dix  fois  autant  de  moines 
Jeûnaient  tous  pour  mon  salut  ; 
Et  comtesses  et  marquises 
Au  dernier  tournoi  conquises 
Chantaient  mon  nom  sur  le  luth. 

Hier,  j'avais  trois  cents  mules, 
Des  vents  rapides  émules, 
Douze  cents  chiens  haletants, 
Trois  fous  et  des  grands  sans  nombre, 
Qui,  pour  saluer  mon  ombre. 
Restaient  au  soleil  longtemps. 

Hier,  j'avais  douze  aimées, 
Vingt   forteresses   fermées, 
Trente  ports,  trente  arsenaux... 
Aujourd'hui,  pas  une  obole, 
Pas  une  lance  espagnole, 
Pas  vme  tour  à  créneaux. 

Trente  vers  pour  rendre  trois  lignes  !  Jamais  le  défaut,  je  dirai 
même  le  ridicule  de  l'amplifieation  oratoire  n'a  paru  plus  flagrant. 
Deschamps  abuse  ici  d'un  artifice  de  la  vieille  rhétorique.  On  peut 
dire  qu'il  le  renouvelle  à  peine,  car  parmi  tous  ces  mots  qui  doivent 
nous  rendre,  par  l'effet  du  rapprochement  ou  du  contraste,  la  vision 
d'un  royaume  d'Espagne,  naguère  florissai  t,  il  n'y  a  pas  une  véritable 
image,  une  sensation  directe  de  la  réalité.  La  vision  reste  toute  abs- 
traite, malgré  l'habile  précision  des  mots  employés  et  le  prestige  des 
noms  propres. 

Cependant  ces  cinq  strophes  ont  une  allure  brillante,  du  nombre  et 
de  l'harmonie.  Lu  certain  soufTl.e  épique  les  traverse.  Hugo  a  repro- 
duit leur  mouvement  dans  une  Orientale^.  C'est  dans  le  cadre  d'une 
amplification  de  ce  genre,  qu'il  lui  plaît  quelquefois  de  jeter  sa 
grande  peinture  à  fresque.  Quant  à  Emile  Deschamps,  qui  voulait 
enrichir  la  poésie  française  de  tout  le  pittoresc^ue  du  Romancero, 
en  forçant  ainsi  la  couleur,  il  a  manqué  le  naturel.  C'est  qu'en  réalité 
on  ne  fait  pas  de  couleur  locale.  Comme  l'a  dit  M.  Lanson,  «  la  couleur 
vraie  s'insinue  dans  le  style  d'un  écrivain  sans  qu'il  y  pense,  et 
pendant  même  qu'il  pense  à  autre  chose  ^.  » 

Il  en  est  de  même  du  dessein  que  poursuivait  Deschamps  de  donner 


1.  Ilugo.  Les  Orientales.  Édition  Ilctzcl,  p.  109. 

2.  Emile  Deschamps  et  le  Romancero,  par  G.  Lanson  (Revue  d'IIist.  liltér.,  1899, 
p.  18). 


l'espagne   romantique   chez  Emile   desciiamps  265 

à  ses  conlcmporaiiis  un  exemple  de  ce  ([ue  pourrait  être  la  polite 
épopée.  Les  romantiques  ont  trop  souvent  voulu  faire  de  l'épique, 
comme  ils  ont  fait  de  la  couleur  locale.  V.  Hugo,  dans  ses  meilleures 
compositions  :  Aymerillot,  le  Petit  roi  de  Galice,  V Aigle  du  Casque, 
Eviradnus,  la  Rose  de  V Infante,  tiendra  victorieusement  cette  gageure. 
Il  rendra  soudain  le  souffle  et  la  vie  aux  héros  du  ])assé,il  ressuscitera, 
les  anciens  âges  par  un  miracle  de  son  imagination  merveilleuse. 
Mais  dans  bien  d'autres  cas,  il  échouera.  Au  lieu  de  la  vision  d'une 
civilisation  disparue,  restituée  par  un  coup  de  la  baguette  magique, 
c'est  le  spectacle  de  son  imagination  en  travail  qu'il  nous  découvrira 
tout  simplement,  et,  quand  le  génie  manque,  qui  transfigure  les 
moyens  de  l'auteur,  son  absence  trahit  le  procédé.  C'est  le  cas  pour 
Emile  Deschamps.  Il  n'obéit  pas  comme  V.  Hugo,  dans  ses  chefs- 
d'œuvre,  à  la  mystérieuse  loi  de  l'inspiration.  C'est  avec  une  claire 
conscience  de  ce  qu'il  veut  faire,  qu'il  dispose  les  matériaux  ([u'il 
emprunte.  Aussi  sa  composition,  assez  bien  ordonnée  dans  l'ensemble, 
manque-t-elle  de  cohésion  dans  le  détail.  La  perfection  dans  le  détail 
et  son  rajiport  harmonieux  à  l'ensemble,  telle  est  la  marciue  des  vrais 
chefs-d'œuvre.  Le  Poème  de  Rodrigue,  brillant  essai  d'un  virtuose  de 
l'art  des  vers,  manque  d'unité  organique. 

Il  en  donnerait  l'impression  moins  vive,  si  l'auteur  avait  suivi  pas 
â  pas  son  modèle.  Deschamps  avait  résolu  d'imiter  un  fragment  du 
Romancero  général.  Une  première  édition  en  avait  été  donnée  en  1817 
par  Pepping,  une  seconde  en  1822  par  A.  Duran.  Il  n'eut  pas  même 
besoin  d'y  recourir.  Il  avait  paru  en  1821,  à  Paris,  chez  Anthoine 
Boucher,  un  petit  volume  in-8°,  intitulé  :  Romancero  e  Ilistoria  del  reij 
de  Espaùa  Don  Rodrigo,  postrero  de  los  godos,  en  lenguage  antiguo, 
recopiladu  por  Ahel  Hugo,  avec  une  dédicace  :  al  marescal  de  campo  don 
José  Leopoldo  Sigisberlo  Hugo...,  signée  :  tu  hijo  afectionado  [sic]  y 
respectuoso  [sic]  :  Ahel  Hugo.  Suivaient  un  avis  au  lecteur  et  un 
fragment  de  ÏHistoire  de  V Espagne  du  R.  P.  de  Isla,  donnant  des 
éclaircissements  nécessaires  sur  le  sujet  de  ces  poèmes.  Ces  romances, 
sfuit  au  nom  lue  de  dix-liiiit .  \  iniiHiit  en  lin  (pielques  noies  en  apiten- 
tlice. 

L'année  suivante  ])araissait,  sous  la  signalure  du  même  Abel  Hugo, 
l'oiiMagc,  inlilnlé:  Romances  historiques  traduites  de  l'espagnol.  — 
A  J*aris,  chez  Pelicier,  1822,  dont  nous  avons  cité  un  fragment. 
Deschamps  y  trouva  la  traduction  non  pas  des  dix-huit  roniijnces, 
réunies  par  Abel  Hugo  dans  le  vojmiic  précédent,  mais  un  choix  seule- 
ment :  Florinde,  Rodrigue  et  l'iorinde,  le  comte  Julien,  Rodrigue 
pendant  la   bataille,    Rodrigue  après   la   bataille,   Fuite  de   Rodrigue, 


266  LES   <C    ÉTUDES    FRANÇAISES    ET    ETRANGERES   » 

Son  repentir,  Pénitence  et  mort  de  Rodrigue.  —  Deschamps  ne  pouvait 
pas  faire  choix  d'un  plus  heureux  modèle.  Cette  suite  de  huit  roman- 
ces lui  offrait  la  matière  d'un  grand  sujet  resserré  dans  un  cadre 
aussi  étroit  que  possible.  Il  allait  pouvoir  «  être  grand  sans  être 
long  ».  Dans  ce  bref  récit,  l'action  vraiment  tragique,  court  à  l'événe- 
ment ;  les  intérêts  qui  sont  en  jeu  sont  les  plus  graves  :  indépendance 
-d'un  peuple,  lutte  de  deux  races  et  de  deux  reUgions,  ils  ne  nous  font 
cependant  jamais  oublier  les  acteurs  essentiels,  Rodrigue,  Florinde, 
le  comte  Juhen.  C'est  la  criminelle  passion  du  roi  et  le  viol  de  Flo- 
rinde qui  ont  irrité  le  comte  et  c'est  la  vengeance  du  comte  qui 
déchaîne  l'invasion  des  Maures  sur  l'Espagne.  Encore  une  fois  Des- 
champs n'avait  qu'à  suivre  le  plan  de  son  modèle  et  sa  composition 
restait  iînpeccable. 

Mais  il  fallait  accentuer  le  caractère  épique  du  poème.  Les  strophes 
si  bien  frappées,  par  lesquelles  il  a  su  rendre  le  choc  terrible  des 
Maures  et  des  Goths  ne  lui  sufiisent  pas  : 

C'est  la   huitième   journée 
De  la  bataille  donnée 
Aux  bords  du  Guadalété  ; 
Maures   et    Chrétiens   succombent, 
Comme  les  cédrats  qui  tombent 
Sous  les  flèches  de  l'été. 

Sur  le  point  qui  les  rassemble, 

Jamais  tant  d'hommes  ensemble  • 

N'ont  combattu  tant  de  jours  ; 

C'est  une  bataille  immense 

Qui  sans  cesse  recommence. 

Plus    formidable    toujours. 

Deschamps  crut  nécessaire  à  la  couleur  épique  du  poème  d'intro- 
duire l'épisode  de  Bertrand  Inigo,  qui  ne  faisait  pas  partie  des  roman- 
ces de  Rodrigue.  Cette  romance,  insérée  par  Deschamps  entre  le 
jpécit  de  la  bataille  et  celui  de  la  fuite  de  Rodrigue,  a  pour  inconvénient 
d'interrompre  l'action  et  de  détourner  l'attention  du  héros  principal 
du  poème.  Mais  elle  avait  une  couleur  épique.  Abel  Hugo  qtii  la  citait 
à  la  suite  des  romances  de  Rodrigue,  signalait  son  rapport  avec  la 
coutume  rehgieuse  des  anciens  peuples  de  ne  pas  laisser  leurs  morts 
au  pouvoir  de  l'ennemi  ^.  Emile  Deschamps  pouvait-il  négliger  une 
scène  qui  rappellerait  Homère  et  Virgile  !  Poète  romantique,  il  trouve 
séduisant  de  montrer  dans  un  groupe  de  fuyards  qui  n'osent  point 

1.  Abil  Hugo.  Romances  liistoriques,  p.  33-36. 


l'esi'agne   romantk)ue   chez   Emile   deschv-aips  267 

aller  chevelicr  le  coijts  duu  de  leurs  jeunes  coni]»a^nious,  le  vunix  [)ère 
indigné  ({ui  les  aposlroj)he  avant  d'aller  rejoindre  son  lils.  11  forcera 
ces  lâches  à  s'î^niouvoir  : 

Bien,  allez  retrouver  vos  sœurs  et  vos  enfants  ; 

Fuyez,  chrétiens,  pour  qui  vivre  infànies  c'est  vivre  ! 

Je  vais  revoir  mon  fils.  Gardez-vous  de  me  suivre. 

Ce  serait  une  gloire  et  je  vous  le  défends.  * 

Il  faudra  hien  savoir,  escadron  de  la  fuite, 
Qui  viendra  me  chercher  ;  car,  par  ce  crucifix, 
Je  ne  vais  point  là-bas  pour  rapporter  mon  fils. 
Mais  pour  tuer  longtemps  et  pour  mourir  ensuite. 

]N'y  a-l-il  ])as  dans  ce  véhément  monologue  comme  une  première 
esquisse  de  la  fameuse  apostrophe  de  Charlemagne  dans  Ayine- 
rillot  ? 

Le  Romancero  portait  bonheur  à  Emile  Deschamps.  Ses  fautes 
de  composition,  elles-mêmes,  sont  d'heureuses  fautes,  puisqu'elles 
témoignent  au  moins  du  sentiment  qu'il  avait  de  l'épopée.  Telle 
scène  qui  n'est  pas  à  sa  place  dans  le  poème  de  Deschamps  et  qui 
dans  son  œuvre  rompt  l'harmonie  de  l'ensemble,  quand  nous  la 
retrouvons  dans  son  vrai  jour,  chez  V.  Hugo,  grandie  aux  dimensions 
de  la  fresque  épique,  nous  paraît  choisie  à  merveille.  Dest^iamps  en 
avait  deviné  l'effet. 

On  se  rappelle  l'inconiparable  tableau  qui  sert  de  finale  au  Petit 
Roi  de  Galice  :  Roland  luttant  un  contre  cent  dans  le  val  d'Arnula. 
Nous  ne  citerons  aucun  fragment  de  ce  prestigieux  morceau,  de  peur 
<[u'un  tel  rapprochement  ne  fasse  pâlir  aussitôt  les  couleurs  du 
tableau  de  Deschamps.  Ce  qu'il  faul  remarciuer,  c'est  que  la  scène 
est  identique  chez  les  deux  ])oètes  et  que  la  IC^  romance  de  Des- 
champs est  le  prototype  du  dénouement  du  Petil  roi  de  Galice  :  Le 
roi  Rodrigue,  dans  .sa  fuite  est  assailli  par  des  brigands  ;  ce  vaincu 
songe  soudain  (iii'il  est  de  taille  ù  se  défendre  : 

Et  chargé  d'un  rameau,  noueux  débris  d'un  orme, 
Rodrigue  encor  semblait  lever  sa  lance  énorme 

Ou  son  sceptre  de  roi  ; 
El  devant  son  rocher  comme  aux  marches  d'un  trône, 
Les  brigands,  d<»nt   la  foule  humblement  l'environne, 

HestaienI    luucls   d'cllroi. 

Il  fait  im  pas  :  tout   tremble  cl   fuit.  — •  A  son  ajiproche 
Tous,  ensemble  mêlés,  roulent  de  loche  en  roche 

Comme  un  sombre  torrent, 
Arrachant  leurs  manteaux  cl  jetant  sur  la  terre 


268  LES  «  ÉTUDES  FRANÇAISES  ET  ÉTRANGÈRES  » 

Javelines,  poignard  et  large  cimeterre 
Et   toujours  murmurant. 


Un  des  brigands,  sauvé  par  hasard  dans  sa  chute, 
A  confessé  depuis,  que  l'étranger  en  hutte 

A  son  piège  assassin, 
N'avait   pas   d'un   mortel  l'attitude   ordinaire, 
Qu'avant  de  s'échapper,  sa  voix  ■ —  comme  un  tonnerre, 

■Mugissait  dans  son  sein, 

Qu'il  avait  devant  lui  grandi  de  vingt  coudées  ; 
Que  de  rouges  éclairs  ses  prunelles  bordées, 

Comme  un  phare,  avait  lui, 
Que  ses  deux  pieds  marchaient  du  pas  des  avalanches 
Et  que  deux  anges  purs,  vêtus  de  robes  blanches. 

Se  tenaient  près  de  lui. 

Ce  morceau,  pris  en  lui-même,  a  de  la  grandeur  et  du  caractère. 
Ce  paysage  de  montagnes  farouches  est  fort  habilement  mêlé  à  l'ac- 
tion comme  dans  le  fameux  épisode  du  poème  d'Hugo.  Deschamps 
paraît  ici  lui  avoir  dérobé  le  secret  de  son  art,  et  l'on  a  remarqué  l'effet 
produit  par  ce  beau  trimètre,  par  ce  r\"thme  ternaire,  qui  est  une 
des  innovations  introduites  par  le  grand  poète  romanticjue  dans  le 
mécanisme  de  l'alexandrin  ^  : 

Il  fait  un  pas  :  j  tout  tremble  et  fuit,  |  A  son  approche 
Tous...  etc.. 

1.  Cf.  Victor  Pavic.  Œuvres  choisies,  t.  II,  p.  143. 

C'est  là,  dans  les  strophes  empruntées  au  Romancero  et  dans  les  acclimatations  vivantes 
de  Shakespeare,  que  Técole  signalait,  avec  dilettantisme,  des  coupes,  des  césures,  des  cuiio- 
sités  de  rythme  plus  en  vue  chez  Emile  que  chez  Victor. 

Emile  Deschamps  n'est  pas  seulement  avec  Hugo  l'inventeur  du  vers  ternaire 
et  du  vers  arythmique  qu'on  qualifie  volontiers  de  romantiques,  il  a  voulu 
comme  Hugo,  comme  Vigny,  propager  l'usage  du  mélange  de  ces  vers  irréguliers 
avec  les  alexandrins  classiques.  Suivant  une  image  empruntée  à  l'art  musical, 
il  compare  à  la  succession  du  récitatif  et  -du  chant  la  succession  de  ces  formes 
rythmiques  diverses.  En  somme  il  ne  voulait  introduire  que  plus  de  liberté  et 
de  souplesse  dans  le  mécanisme  trop  rigide  et  trop  monotone  de  la  versification 
classique.  Personne  ne  fit  plus  grand  usage  de  nos  beaux  mètres  réguliers  clas- 
siques que  nos  poètes  romantiques  ;  seulement  ils  ne  leur  suffisaient  pas. -Voyez 
à  propos  du  vers  romantique  : 

Becq  de  Fouquières.  Traité  général  de  versification  française.  Paris,  1879,  in-8°, 
p.  102  : 

Le  vers  romantique  n'a  pas  remplacé  le  vers  classique  ;  il  s'est  glissé  dans  ses  rangs  ; 
•car,  ce  qu'il  ne  faut  pas  oublier,  dans  les  œuvres  des  poètes  modernes,  les  trois  quarts  des  vers 
pour  le  moins  sont  assujettis  aux  rythmes  classiques. 

Grammont  (Maurice).  Le  Vers  français,  ses  moyens  d'expression,  son  harmonie, 
2e  édit.  Paris,  Champion,  1913,  in-S»,  p.  59. 

Le  vers    classique    avait    ordinairement  trois  coupes,  qui  répartissaient  ses  douze  syllabes 


UNE     DÉFINITION     DU     ROMANTISME  269 

Il  y  a  encore  des  vers  coniine  celui-là  : 

Que  ses  deux  pieds  marchaieul  du  pas  des  avalanches, 

oii  l'image  est  digne  de  celles  (luon  admire  dans  la  Légende  des 
Siècles.  Seulement  (jue  signifient  de  tels  vers  et  que  vient  faire  ce 
morceau  héroïque  dans  le  récit  de  la  fuite  de  Rodrigue  ?  Est-il  vrai- 
semblalde  ((u'un  héros  soit  si  fort  contre  des  brigands  et  si  faible 
devant  les  ennemis  de  son  pays  ?  l^niile  Des(ham|)s  n'a  pas  craint  de 
multij>lier  les  effets  é])iques.  Mais,  (piand  il  ne  le  fait  ])as,  comme  dans 
ré])isode  de  Bertrand  Inigo,  au  ris<iue  de  l)riser  l'unité  de  com])osition 
du  poème,  il  le  fait  comme  ici  aux  dépens  de  la  vraisemblance. 

Qu'im])orte  les  défauts  d'une  œuvre  qui  eut  l'influence  que  l'on 
sait  !  Deschamps  avait  trouvé  la  formule  de  l'épopée  telle  qu'elle 
fleurira  au  xix^  siècle  et  d'autre  part  en  s'ins])irant  d'un  poème  espa- 
gind.  il  l'avait  francisé.  Ci'était  la  grâce  (pi'avaient  reçue  les  ])oèles 
roinanti([ucs  de  pouvoir  transformer  en  (lîuvres  bien  françaises  la 
«  matière  anglaise  »,  la  «  matière  allemande  »  ou  la  «  matière  espa- 
gnole ». 


II 


Si  le  Romantisme  est  original,  (piand  il  Iraduit,  s'il  reste;  français 
dans  l'imitation  des  littératures  élrangères,  ne  l'est-il  pas  davan- 
tage, c[uand  il  invente  et  crée  ?  La  i)oésie  lyrique,  telle  qu'elle  appa- 
raît en  France,  avec  Lamartine  et  Victor  Mugo,  ne  doit  prescpie 
rien  à  la  pf>ésie  allemande  et  anglaise.  Elle  a  eu  d'autres  causes,  et 
un  développement  différent.  Si  notre  drame  romantique  est,  comme 
on  l'a  dit,  débiteur  de  Schiller  et  de  Shakespeare,  il  se  rattache  bien 
]»lus  étroitement  à  la  tradition  théâtrale  de  la  France. 

Qu'est-ce  donc  que  le  Romantisme,  en  dernière  analyse  ? 

Nous  l'avons  dit,  il  ne  faut  ]K»int  exagérer  l'influence  de  J.-J.  Rous- 
seau sur  le  moii\ ciuent  des  es|)rils  au  commencemrul  du  xix®  siècle  ; 
mais  il  (mi  faut  tenir  compte,  cpioitpie  des  jtoèles  comme  l^mile  Des- 
cbamps,  comme  Victor  Ilngo  lui-mèiii«'.  en  paraissent   in(lé|>en(lants. 

• 

on  qualrc  groupes  ;  le  vers  romani iquc,  n'ayant  |)lus  la  coup";  du  niilitu,  n'en  a  en  général 
<pie  deux,  et  ses  syllabes  sont  groupées  en  trois  mesures.  On  peut  dniie,  pour  éviter  les  péri- 
jihrases,  désigner  ces  deux  vers  de  douze  syllaljc.s  l'un  par  le  nom  de  tctraiiiHve  et  l'autre  par 
celui  de  Irimèlrc. 

Ce  dernier  a  reçu  le  nom  de  vers  romantique  parce  qu'il  a  été  emjiloyé  surtout  par  V.  Hugo 
et  depuis  lui.  Sur  son  origine,  on  peut  consulter  Revue  des  lanmies  romanes,  t.  XLVI,  p.  5  et 
suiv.. 


270  LE    ROMANTISME     d'ÉMILE    DESCHAMPS 

Tous  ceux  qui  furent  avant  tout  des  artistes  durant  cette  période,  les 
écrivains  qui  eurent  alors  le  souci  impérieux  de  la  forme,  et  qui  ne 
virent  dans  le  romantisme  qu'une  rénovation  littéraire,  se  sont  déve- 
loppés en  dehors  de  Rousseau,  ou  s'ils  recueillirent  quelques  effets 
<le  son  IjTisme  sentimental,  c'est  indirectement,  par  l'intermédiaire 
de  M°^^  de  Staël,  qu'ils  en  furent  touchés,  et  plus  encore  par  l'inter- 
médiaire de  Chateaubriand,  à  travers  les  œuvres  de  ce  génie  essen- 
tiellement artiste.  On  a  pu  démontrer  qu"un  livre  ('onime  les  Martyrs, 
lu  et  relu  par  les  romantiques  ^,  fut  consulté  par  eux  comme  un 
Thésaurus  poeticus,  tant  il  leur  fournit  de  traits  pittoresques,  d'images, 
et  pour  tout  dire,  une  vision  nouvelle  de  l'antiquité,  le  sentiment  de 
la  poésie  du  christianisme,  et  le  culte  du  passé  de  la  France. 

Si  l'on  veut  bien  comprendre  l'œuvre  d'Emile  Deschamps,  faire 
la  part,  dans  cette  œuvre,  de  la  persistance  de  l'esprit  classique 
et  celle  delà  nouveauté,  si  l'on  veut  en  dégager  le  caractère,  et  connaître 
par  là  le  romantisme  à  ses  débuts,  il  n'est  pas  nécessaire  de  faire 
intervenir  avec  indiscrétion  l'influence  des  littératures  étrangères. 
rSos  premiers  romantiques  étaient  des  hommes  d'une  culture  clas- 
sique, élargie  par  la  lecture  de  Chateaubriand  et  de  M"^^  de  Staël. 

Ils  ne  retinrent  de  toutes  les  doctrines  de  Rousseau  que  celle  qui 
plaisait  à  leur  goût,  et  rendait  compte  de  leur  talent,  la  théorie  de  la 
prédominance  du  sentiment  sur  la  raison.  Ils  faisaient  bon  marché  de 
l'œuvre  philosophique  et  politique  de  Rousseau,  et  n'appréciaient  en 
lui  que  le  poète. 


Un  état  d'âme  poétique,  une  prédilection  pour  les  plaisirs  de 
l'imagination  et  de  la  rêverie,  de  la  curiosité  pour  les  littératures 
modernes,  avec  un  fond  traditionnel  de  culture  classique,  le  goût 
du.  passé,  et  le  sentiment  de  la  forme,  tels  sont  les  éléments  essentiels 
du  romantisme.  Ils  constituent  l'œuvre  entière  d'Emile  Deschamps. 

Le  romantisme  révolutionnaire  et  sentimental  qui  dérive  parti- 
culièrement de  Rousseau  et  qui  inspirera  après  1830  des  prosateurs 
comme  George  Sand,  Michelet,  Quinet,  était  vers  1828  si  loin  encore 
de  conquérir  les  esprits,  qu'à  cette  époque,  c'est  autour  d'Emile 
Deschamps,  chef  de  chœur  des    premiers    romantiques,  que  Victor 

1.  Ern.  Dupuy.  La  Jeunesse  des  Romajitiques.  Paris,  1905,  in-16,  p.  315-316 
et  p.  325.  «  Cette  épopée  en  prose...  a  été  pour  les  jeunes  poètes  royalistes  de 
Ja  Restauration  une  sorte  de  Thésaurus  poeticus  français,  ou,  si  l'on  veut,  une 
Mer  des  images...  » 


ESPRITS    prosaïques    ET    ESPRITS    POÉTIQUES  271 

Hugo,  Alfred  de  Vigny  et  tant  d'autres  se  groupent,  pour  combattre 
la  vieille  école  épuisée  des  pseudo-classiques,  et  faire  triompher  le 
nouvel  idéal  artistique.  Ce  fut  même  la  grande  époque  de  sa  vie, 
lorsque  Goethe  lui  écrivait,  et  que  Victor  Hugo  et  Vigny  le  traitaient 
comme  un  égal. 

Toute  la  querelle  est  pour  eux  entre  les  esprits  prosaïques  et  les 
esprits  poétiques.  Ce  que  les  classiques  méconnaissent  à  cette  époque 
<lans  le  Romantisme,  c'est  un  sentimont  particulier  (|u'on  ne  com- 
prend jamais,  si  l'on  ne  commence  pas  par  le  sentir,  la  poésie. 

Pour  juper  de  la  prose,  dit  Emile  Deschamps,  il  faut  de  l'esprit,  de 
la  raison,  de  l'érudition,  il  y  a  beaucoup  de  tout  cela  en  France  ;  tandis 
que  pour  juger  la  poésie,  il  faut  le  sentiment  des  arts  et  l'imagination, 
€t  ce  sont  deux  qualités  aussi  rares  dans  les  lecteurs  que  dans  les  auteurs 
français.  Dans  notre  pays  on  comprend  beaucoup  plus  et  beaucoup  mieux 
<pi'on  ne  sent. 

En  France,  la  poésie  ]>araît  trop  sérieuse  à  la  frivolité  des  gens  du 
monde  qui  ne  comprennent  rien  à  sa  noble  tristesse  ;  mais  elle  paraît 
frivole  à  la  gravité  des  gens  d'études  qui  sont  insensibles  aux  grâces 
de  l'imagination.  Les  romantiques  voudraient  réagir  contre  cette 
injustice  diversement  motivée,  également  funeste  au  développement 
des  arts.  Ils  sont  avant  tout  des  poètes. 

Si  les  œuvres  de  ceux  qui  collaboraient  avec  Hugo  et  Deschamps 
à  la  Muse  française,  et  aux  divers  périodi(}ues  romantiques  de  1823 
à  1830,  sont  encore  aujourd'hui  intéressantes,  ce  n'est  pas  qu'on 
]»Misse  prétendre  que  le  talent  de  Jules  de  Rességnicr,  de  Gaspard  de 
P<»ns,  de  Saint- Valry,  de  Guiraud,  de  Soumet  lui-même,  soit  compa- 
rai)le  aux  simples  coups  d'essai  littéraires  de  la  jeunesse  d'Hugo. 
Aucun  d'eux  n'eut  la  plume  alerte  de  Deschamps,  sa  fine  critique,  la 
sûreté  de  son  jugernent.  Mais  ils  sont  les  témoins  curieux  du  mouve- 
ment d'esprit,  et  si  l'on  ])eut  dire,  de  rins])iralion  centrale  (jui  ani- 
mait le  romantisme  à  ses  débuts. 

Bien  loin  de  se  rattacher  à  riiidividualisme  efTréné,  qui  se  donna 
carrière  dans  les  luttes  ]»oliti(iu('s  do  la  Kévolution.  ces  jeunes 
poètes  étaient  jjrcscjuc  tous  calholirpies  et  royalistes.  Bourgeois  ou 
gentilshommes,  ils  avaient  pour  la  plu]>art  les  qualités  sérieuses  et 
solides,  (jui  constit  ncut  hi  inciilaHté  de  la  classe  sociale  à  laquelle  ils 
a])|)arl(;uaicnt . 

Ils  étaient  en  Ions  cas,  eotnine  I  ){S(hain|ts.  ]»artisaiis  de  Tordre 
SfM.'ial.  et,  s  ils  \()nl;iienl  finie  léd  ne.i  t  nui  poét  i(|ne  du  jiniilir,  ou  ne 
peut  les  considérer  comme  des  résohitionnaires  en  littérature.  Ils 
essayaient,  dans  leur  amour  du  passé  de  la  France,  de  renouer  avec  la 


272  LE     ROMANTISME     d'ÉMILE     DESCHAMPS 

tradition  du  Moyen-âge,  et  ne  renonçaient  pas  cependant  à  admirer 
le  xvii^  siècle.  Cette  attitude  d'esprit,  il  est  vrai,  dura  peu.  La  publi- 
cation de  la  Muse  française  est  symbolique.  Elle  se  poursuivit  un 
an  à  peine,  et  disparut  au  premier  coup  de  vent.  L'envie  d'agir  sur 
l'opinion  entraîna  les  plus  grands,  parmi  les  jeunes  romantiques, 
Hugo,  Lamartine,  Vigny  lui-même,  vers  la  politique,  et  quand  sur- 
vint la  Révolution  de  1830,  il  n'était  plus  temps,  si  l'on  voulait  ])laire, 
avoir  du  succès,  de  se  consacrer  au  culte  de  l'art  et  demeurer  un  pur 
lettré  :  c'est  pourtant  ce  que  fit  Emile  Deschanips  ^.  Et  tandis  que 
ses  meilleurs  amis,  ceux  ciui  d'ailleurs  étaient  plus  grands  que  lui, 
changeaient,  que  la  littérature,  pressée  par  l'action,  devenait,  dans 
leurs  œuvres,  une  arme  de  combat,  autant  et  plus  qu'un  exercice 
esthétique,  il  resta  toujours  le  même  et  fut  oublié  ^. 

Le  succès  des  Etudes  et  de  la  Préjace  valut  à  Emile  Deschamps  une 
récompense  officielle.  Un  an  après  la  publication  du  recueil,  il  fut 
nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur.  Le  billet  suivant,  écrit  par 
le  poète  à  Alfred  de  Vigny  eu  précise  la  date  ;  il  porte  cette  indication  : 
4  novembre  1829  : 

«  Je  ne  voudrais  pas,  écrivait-il,  que  ce  journal  vous  apprît  la 
moindre  chose  qui  me  concerne.  »  Il  ajoutait  :  «  Un  million  d'amitiés 
pour  vous  et  sans  compter  les  admirations,  car  j'ai  relu  Eloa,  à  Cor- 
beil,  et  tout  haut.  »  L'amitié,  dans  le  cœur  d'Emile  Deschamps, 
restait  ainsi  au  niveau  de  la  joie  du  triomphe. 

Sa  renommée,  un  peu  avant  1830,  égalait  celle  des  plus  illustres 

1.  Emile  Deschamps  avait  le  tempérament  d'un  poète  artiste.  II  était  de  la 
famille  des  Ronsard,  des  Théophile  Gautier  :  M.  Jules  Marsan,  qui  cite  la  page 
suivante,  s'en  est  justement  avisé  (La  Bataille  romantique,  p.  179). 

La  poésie  n'est  pas  seulement  un  genre  de  littérature,  elle  est  aussi  un  art  par  son  har- 
monie, ses  couleurs  et  ses  images  et,  comme  telle,  c'est  sur  les  sens  et  l'imagination  qu'elle 
doit  d'abord  agir,  c'est  par  cette  double  route  qu'elle  doit  arriver  au  cœur  et  à  l'entendement. 
De  là  vient  que  les  grands  musiciens  et  surtout  les  grands  peintres,  enfin  tous  les  artistes  dis- 
tingués, sont  bien  plus  sensibles  à  la  poésie  et,  par  conséquent,  en  sont  bien  meilleurs  juges 
ijue  les  hommes  de  lettres  proprement  dits... 

La  filiation  entre  ces  idées  et  celles  des  théoriciens  de  l'art  pour  l'art  est  évi- 
dente et  M.  Marsan  remarque  avec  finesse  que  le  doux  Emile  Deschamps  a  été 
un  des  premiers  à  prêcher  le  mépris  du  vulgaire  : 

Le  Odi  profanum  vul^us  et  arceo  d'Horace,  tout  impertinent  qu'il  paraisse,  devrait  être 
l'épigraphe  de  chaque  œuvre  vraiment  poétique. 

Préface  des  Études  françaises  et  étrangères,  p.  xviii  et  lu.  Cf.  notre  Deschanips 
dilettante. 

2.  Sur  cette  impression  que  Deschamps  n'a  pas  donné  ce  que  semblait  pro- 
mettre la  Préface  des  Etudes  françaises,  cf.  Marsan,  L'Ecole  romantique  après 
1830.  Rev.  Hist.  Litt.,  janv.-juin  1916.  Notre  étude  sur  Emile  Deschamps  dilettante 
apporte  un  juste  correctif  à  cette  impression  et  montre  le  rôle  assez  important 
que  le  poète  a  joué,  de  1830  à  1850,  dans  les  milieux  purement  artistes,  parmi 
les  peintres  et  les  musiciens. 


RENO.M.MKK     d'ÉMII.K    DESCHAMPS    A    LA    VEILLE    DE    1830  273 

romani itiuc's,  et  la  dépassait  même.  Il  est  constant  que  Gœthe  qui 
■observait  avec  intérêt,  pendant  sa  glorieuse  vieillesse,  la  renaissance 
delà  poésie  française,  hit  la  Préface  dos  Etudes  ci  ])rit  son  auteur  pour 
l'un  des  chefs  de  l'iù-ole  nouvelle.  Mmile  Deschann)s  n'oublia  jamais 
les  éloges  que  lui  décerna  le  patriarche  de  Weimar.  \dici  en  ([uels 
termes  Gœthe  ])arlait  de  la  lecture  qu'il  venait  de  faire,  à  David 
d'Angers  ^  : 

Je  vous  prie  dassiu'er  M.  Emile  Deschanips  qu'il  m'a  fait  im  grand 
cadeau  par  sa  Préface,  parce  que,  très  attentif  à  la  marche  de  la  littérature 
française,  nouvelle  et  renouvelée,  je  fais  mon  profit  de  l'aperçu  qu'il  en 
donne  avec  grande  sagesse  et  modération,  ce  qui  m'est  d'autant  plus 
facile  que  je  trouve  le  contenu  de  son  beau  discours  parfaitement  eu 
harmonie  avec  ma  conviction,  qu'il  éclaire  et  confirme  encore. 

Sainte-Beuve,  <pu  dcAail  ]ihis  lard  réduire  singulièremeiit  le  rùle 
de  notre  poète,  dans  un  mahcieux  article  des  Portraits  conlenipo- 
rains  ^,  fut  ])lus  juste  pour  son  ami.  lùnde  Deschainps,  en  1830,  <[uand 
il  lui  dédiait  la  10^  de  ses  Consolations  et  que,  dans  les  Poésies  de 
Joseph  Delornie,  passant  en  revue  les  poètes  du  Cénacle,  il  le  saluait 
en  ces  termes  : 

0  vous,  le  plus  charmaTit, 
S"ous  quels  doigts  merveilleux  la  poésie  a-t-elle 
Ou    tissus   plus   soyeux  ou   ])his   riche  dentelle. 

Ou    plus    fin   diamant  ? 

Il  le  classait  à  sou  ruug  parmi  les  chefs  de  F  lù-ole  romauli([uc,  ([uand 
il  éci'ivait  à  la  lin  de  la  Vie  de  Josepli  Delormc  : 

Par  ses  goûts,  par  ses  études  et  ses  amitiés,  surtout  à  la  fin,  Joseph 
appartenait  d'esprit  et  de  cœur  à  cette  jeune  école  de  poésie  qu'André 
Chéuier  légua  au  xix^  siècle,  du  ])ied  de  l'échafaud,  et  dont  Lamartine, 
Alfred  de  N'igny,  Victor  Hugo,  Emile  Desehamps  et  dix  autres  après 
eux  ont  recueilli,  décoré,  agraruli  le  glorieux  héritage. 

11  ajoutait  alors  modestement  : 

Quoiqu'il  ne  se  soit  jamais  essayé  qu'en  des  peintures  d'anaivse 
sentimentale  et  des  paysages  de  petite  dimension.  Joseph  a  peut-être  le 
droit  d'être  compté  loin,  bien  hun  de  ces  ruuus  célèbres  ^... 

1.  Adullr  'J'apliaml,  .\olii:e  sur  Einilc  Di-srluiiiifis.  Paris,  Lccolïrc,  187"2,  iii-S", 
[).  '.i\,  et  Conversations  de  Gœthe  pendant  les  dernières  années  de  sa  vie,  1822-1832, 
ncuoillifs  par  flckf-rmann,  traduites  par  Érnili*  Dclcrot,  prccédcns  (t'uno  intro- 
duction par  Sic-Bcuvc...  Paris,  Charpentier,  1863,  2  vol.  in-S",  tonn-   II,  p.  180. 

2.  S'e-Ijcnive.  Porlr.  rnnlemp.,  Paris  M.  Lévy.  ISTO-Tl.")  vnl.  in-S",  i.   i,  p. /il(). 

3.  Voici  rpieiques  billets  inédits  i\<-  la  Mi'"tnr  (•|h)(|iii'.  d  dans  hsiiinls  Kmilo 
Desehamps  exprime  son  adrniralinn  po.ir  N-  porir  1res  orlirinal  «pi'rlail  S^"- 
lîeiive  : 

A  M.  S'^-Biiuvi:.  Dimanche  soir.    J'ai    couru  ce  malin,  mon  clicr  ami,  iioui-  vous  remercier 

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274  LE     ROMANTISME     d'ÉMILE     DESCHAMPS 

C'est  de  cette  époque  que  date  leur  amitié  qui,  sans  être  jamais  intime^ 
demeura  toujours  cordiale.  Nous  verrons  plus  tard  Emile  Deschamps 
collaborer  en  quelque  sorte  à  la  composition  de  certains  lundis  du 
grand  critique.  Pour  le  moment,  Sainte-Beuve,  qui  le  rencontrait 
chez  V.  Hugo,  le  traitait  avec  une  considération  marquée.  Il  admirait 
la  coupe  originale  de  ses  vers,  et  le  citait  à  côté  de  Chénier,  de  Vigny 
et  d'Hugo  dans  les  Pensées  de^  Joseph  Delorme.  A  cette  époque  les 
deux  poètes  se  comblaient  réciproquement  de  politesses,  et  Sainte- 
Beuve  écrivait  à  Emile  Deschamps  la  lettre  suivante  : 

Mon  bien  cher  Monsieur  et  ami,  je  lis  dans  le  Mercure  mon  nom  que 
vous  y  mentionnez  avec  tant  de  bienveillance  ;  c'est  la  première  fois  que 
cet  honneur-là  m'arrive  ;  et  il  m'est  doux  de  vous  le  devoir.  J'en  suis 
bien  fier,  et  soyez-en  sûr,  encore  plus  heureux  et  reconnaissant.  J'ai  ni^- 
même  envoyé  au  Mercure  un  petit  article  sur  les  Annales  Romantiques^ 
il  y  a  trois  ou  quatre  jours  ;  vous  y  êtes  nommé  aussi  ;  mais  de  ma  part 
il  n'y  a  eu  que  stricte  justice,  et  c'est  encore  un  remerciement  que  je  vous 
dois  de  m'avoir  donné  loccasion  de  parler  de  vos  vers  comme  j'en  pense. 

«  Faites-en  toujours,  monsieur,  charmez  toujours  vos  amis  par  les 
grâces  étincelantes  de  votre  talent,  mais  croyez  que  rien  désormais  ne 
peut  accroître  ni  mon  estime  pour  votre  esprit,  ni  mon  amitié  pour  votre 
personne  ^. 

Ste-BEUVE. 

de  tout  votre  talent  et  de  toute  votre  amitié.  Votre  recueil,  prose  et  vers,  est  admirable.  Il 
fait  les  délices  de  toutes  nos  soirées  de  voisinage,  et  avec  mon  curé  je  suis  plus  fier  qu'un  car- 
dinal. ■ —  Pourquoi  ne  vous  ai-je  point  trouvé  ?  Mon  Dieu  !  que  votre  pièce  de  risle-S*-Louis 
est  belle  et  naïve  et  poétique  !  comme  vous  savez  tous  les  secrets  du  coeur  et  du  style  ?  et  celle 
à  Ulrich  —  et  toutes  enfin  !...  surtout  à  M™^  Hugo  !  —  Je  vous  quitte  au  milieu  de  mon  admi- 
nistration [sic\  mais  à  bientôt  et  à  toujours,  n'est-ce  pas  ?  Votre  ami. 

E.  D. 

B)  Mardi  soir.  Mon  cher  S'^-Beuve,  Il  faudrait  vous  remercier  autant  de  fois  qu'il  y  a  de 
fois  mon  nom  dans  votre  admirable  livre  et  vous  admirer  autant  qu'U  y  a  de  lignes  —  c'est 
ce  que  je  n'essaierai  pas.  Mais  comment  vous  donner  à  présent  ma  3^  édition...  ce  sera  pour 
demain.  —  Alfred  et  moi,  nous  sommes  fous  de  la  prose  et  des  vers  de  ce  mort  Delorme  im- 
mortel, fous  et  ravis,  c'est  tout  ce  que  je  puis  vous  dire.  Votre  ami  et  admirateur  bien  sincère. 

E.  D. 

C)  Le  billet  suivanf^cst  d'Antoni  Deschanips  à  S'^-Bcuve,  à  propos  des  Con- 
solations : 

Mon  cher  ami,  je  ne  sais  comment  vous  exprimer  le  bonheur  que  m'a  causé  votre  admirable 
livre.  Voilà  trois  jours  que  je  vis  avec  lui  et  que  je  suis  dans  le  Paradis,  malgré  mes  souffrances 
qui  m'ont  empêché  d'aller  vous  voir  ces  jours-ci.  Votre  poésie  va  réveiller  mille  sympathies, 
c'est  une  vraie  consolation  et  nous  en  avons  tous  besoin.  Vous  venez  d'ouvrir  un  nouveau 
siècle  philosophique  et  poétique,  une  nouvelle  carrière  où  d'autres  vous  suivront  de  loin.  Jamais 
les  vers  n'ont  renfermé  plus  de  pensées.  Vous  êtes  venu  pour  réconcilier  les  philosophes  avec 
la  versification  et  pour  faire  goûter  aux  versificateurs  la  Philosophie.  ■ —  Quant  à  cette  belle 
pièce  que  vous  avez  bien  voulu  m'adresser  et  dont  je  suis  fier,  je  ne  sais  comment  vous  en 
remercier,  mais  à  coup  sûr,  je  ne  le  ferai  pas  en  l'ers,  quoique  je  compte  bien  sur  votre  indulgence. 
—  Si  vous  n'avez  rien  de  mieux  à  faire,  venez  donc  vendredi  soir  chez  moi,  vous  y  trouverez 
de  vos  amis  et  vous  nous  rendrez  tous  bien  heureux.  Tout  à  vous  de  cœur. 

Antoni  Deschamps. 

(Collection  Lovenjoul). 

1.  Cette  lettre  a  été  publiée  par  M.  Marsan,  Bataille  romantique,  p.  100.  Nous 


RF.NO>niÉE   d'Emile  deschamps  a  la  veille  de  1830       275 

Les  éloges  venaient  alors  à  rauteur  des  Etudes  de  tous  les  points 
de  riiorizon  littéraire,  et  les  elassiqiies  eux-mêmes  ne  lui  refusaient 
pas  leur  estime.  Le  plus  spirituel  d'entre  eux,  l'aimable  Brifaut, 
qu'il  avait  connu  dans  le  salon  de  son  père,  rue  Saint-Florentin,  sut 
reconnaître  avec  une  ironie  charmante  la  défaite  de  son  parti  et  la 
victoire  de  son  jeune  ami.  C'était  un  des  plus  fins  é})istoliers  de  la 
Restauration. 

Il  écrivait  tous  les  jours,  nous  dit  Legoin  r  i.  iruis  ou  quatre  petits 
billets  et  ne  mettait  pas  moins  de  deux  ou  trois  lieures  à  les  composer  ; 
autant  de  lettres,  autant  de  petits  chefs-d'œuvre  de  grâce  et  de  calligra- 
phie. Il  y  avait  comme  un  écho  de  certaines  lettres  de  Voltaire, 'même 
mélange  de  compliments  mondains,  de  jugements  littéraires. 

Au  lendemain  de  la  luiblicatiou  de  sa  fameuse  Préface,  Emile 
Deschamps  reçut  un  de  ces  ravissants  billets  où  l'esprit  du  xviii*^  siècle 
sourit  ^. 

Hrifaut  prétend  résister  au  ciiarme  de  l'Ecole  nouvelle,  (Ihéncdollé 
avoue  qu'il  s'y  abandonne.  Nature  d'élégiaque  et  d'amant  lidèle, 
il  avait  été  sous  l'Empire,  auprès  de  Fontanes  et  de  Chateaubraind, 
dont  il  aimait  la  sœur,  l'infortunée  Lucile,  un  des  précurseurs  timides 
et  gracieux  du  romantisme  ^.  Quand  parut  la  Muse  française,  l'au- 
teur du  Génie  de  V lloinnie  et  des  Etudes  poétiques  y  fut  aussitôt  regardé 

.ivons  ou  la  Ijoiiiic  fortune  de  trouver  dans  la  Colleclion  Lovenjoiil  la   réponse 
(|ue  lui  fit  Emile  Deschanips  : 

Monsieur  et  trop  excellent  ami.  .Te  reçois  le  Mercure  cl  jo  n'ose  pas  vous  dire,  tant  i'v 
suis  intéressé,  à  quel  point  est  charmant  votre  article  sur  les  Annales  romantiques.  Ma  recon- 
naissance et  mon  goût  sont  tellement  d'accord  que  cela  me  fait  peur.  Cependant  je  vous  envoie 
l'hommage  de  l'un  et  de  l'autre,  et  si  vous  pensez  un  peu  ce  que  vous  écrivez  si  bien,  l'orgueil 
perdrait  le  monde  une  seconde  fois.  Je  ne  sais  pas  ce  dont  je  serais  capable,  je  fais  dans  ces 
éloges  la  part  de  votre  amitié,  et  tout  cela  m'enchante.  Antoni  vous  remercie  comme  moi 
et  vous  apprécie  de  même. 

Quand  on  voit  le  talent  véritable  si  indulgent,  cela  fait  croire  que  la  mauvaise  humour 
littéraire  est  toujours  médiocre. 

Alfred  de  Vigny  va  être  ravi.  Je  vais  lui  envoyer  le  A/crcî(r/?.  Je  sais  qu'il  doit  vous  inviter 
bientôt  pour  entendre  notre  Roméo  tout  complet.  Que  de  patience  il  va  vous  falloir  !  N'im- 
porte, nous  tenons  tant  à  vous  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  nous  échapper.  Mille  amitiés  recon- 
naissantes ù  vous,  poète-artiste,  s'il  en  fut  jamais. 

Emile  D. 

1.  Legouvé.  Soixante  ans  fie  souvenirs,  tome  II,  p.  .3.'32-338. 

2.  On  le  trouvera  dans  :  .Marsan,  La  liataille  romantique,  p.  GC^.  —  Au  concert 
d'éloges  qui  accueillirent  les  Etudes  d'K.  Deseliamps,  (pn-hpu-s  notes  discordantes  : 
Cf.  Jules  Janin  :  Chois  (te  poésies  contemporaines  (André  (Ihénier,  de  la  Martine 
C.  Delà  vigne,  Ch.  Nodier,  M"'c  Tastu,  M"e  Dcli)liine  Gay,  M^e  Desbordes  Val- 
inore,  Jules  Lefèvre,  A.  de  V'igny),  précédées  d'une  histoire  de  la  poésie  moderne... 
Taris,  182'J,  in-12.  Janin  y  compare  S't'-lJeuvc  cl  É.  Deschamps.  Celui-ci  lui 
])araît,  à  cause  de  sa  mondanité,  définitivement  «  ancré  dans  la  médiocrité  ». 
Le  mol  est  dur  ;  il  n'est  pas  sans  justesse. 

:{.  Minerve  française,  mars  1920  :  Vn  épisode  de  la  vie  de  Lucitc  de  Chateau- 
briand, par  M"*'  Lucie  de  Lamarc. 


276  LE    ROMANTISME    d'ÉMILE    DESCHAMPS 

comme  im  maître.  Il  ne  se  contenta  pas  de  collaborer  aux  recueils 
périodiques  où  écrivaient  les  jeunes  poètes,  —  du  fond  de  sa  province 
(il  était  inspecteur  d'Académie  à  Vire,  Calvados),  il  suivait  avec  une 
attention  passionnée  le  mouvement  littéraire.  Le  Globe  n'eut  pas 
plutôt  annoncé  la  publication  des  Etudes  françaises  et  étrangères, 
qu'il    écrivit  à  Emile  Deschamps  pour  lui  demander  son  volume  ^. 

Quelques  semaines  après,  le  16  novembre  1828,  il  remerciait  Emile 
Deschamps  de  son  envoi  et  sa  réponse  est  une  jolie  page  de  fine  cri- 
tique : 

A  Chênedollé,  16  novembre  1828. 

Monsieur  et  bien  cher  ami,  je  vous  dois  mille  remerciements  pour  le 
recueil  charmant  que  vous  m'avez  envoyé.  Je  ne  l'ai  pas  lu  ;  je  l'ai  dévoré 
et  je  n'ai  pas  été  moins  ravi  par  les  morceaux  que  je  ne  connaissais  pas 
que  par  ceux  que  j'avais  lus  dans  le  Globe.  Le  Poème  de  la  Cloche  et  la 
Fiancée  de  Corinthe  sont  deux  grands  tableaux  singulièrement  remar- 
quables et  deux  grandes  difTicuItés  vaincues  :  c'est  ainsi  qu'il  faut  traduire 
ou  ne  pas  s'en  mêler. 

Les  Romances  sur  Rodrigue  forment  un  vrai  poème,  où  vous  avez 
varié  vos  rythmes  avec  un  extrême  bonheur  et  prouvé  à  quel  point  de 
souplesse  peut  arriver  notre  langue  poétique,  quand  elle  est  maniée  par 
un  vrai  talent. 

C'est  aussi  une  belle  lutte  contre  un  prodigieux  talent  que  votre 
traduction  de  quelques  odes  d'Horace.  Toutefois  (et  je  vous  prie  de  me 
pardonner  cette  remarque)  je  crois  qu'il  y  a  des  passages  où  vous  auriez 
pu  serrer  le  latin  encore  de  plus  près.  Quant  à  l'harmonie,  à  l'élégance, 
à  l'heureuse  coupe  du  vers,  on  ne  peut  pas  aller  plus  loin  :  c'est  le  possible 
de  l'art. 

J'aurais  dû  vous  parler  d'abord  de  vos  pièces  originales  ;  elles  se  sou- 
tiennent parfaitement  à  côté  de  vos  traductions  des  plus  grands  maîtres  ; 
et  même  elles  se  distinguent  par  une  grâce  et  une  exquise  délicatesse  de 
sentiment  qui  n'est  qu'à  vous. 

Je  vois  par  les  journaux  que  votre  recueil  a  eu  un  grand  succès  : 
vous  avez  reçu  une  noble  récompense  bien  due  à  votre  talent.  Je  vous  en 
félicite  et  je  m'associe  du  fond  du  cœur  à  votre  triomphe.  Adieu,  mon 
bien  cher  ami,  comptez  sur  mon  inviolable  attachement. 

De  Chênedollé. 

P. -S.  Vous  devriez  m'écrire  et  me  parler  de  nos  amis  MM.  V.  Hugo, 
Alexandre  Soumet  et  des  autres  jeunes  poètes  que  je  ne  connais  pas, 
mais  au  succès  desquels  je  prends  le  plus  vif  intérêt,  tels  que  M^^  Alfred 
de  Vigny,  Rességuier,  etc.  Que  font-ils  ?  Feront-ils  paraître  quelque  chose 
cet  hiver  ?  Soyez  assez  aimable  pour  me  mander  cela  ^. 

De  Vire. 


1.  Cité  par  Marsan.  Bataille  romantique,  p.  64. 

2.  Lettre  inédite.    Collection    Paignard. 


RENOMMÉE    d'ÉMILE    DESCIIAMPS    A    LA    VEILLE    DE    1830  277 

L'aimable  jnuviiicial,  qui  ra]»])r(icliait.  eu  1828  le  nom  d'Alex.  Sou- 
met de  celui  de  ^  iclor  llut^o,  croyait  être  encore  au  temps  de  la  Muse 
française.  11  admirait  toujours  étfalement  ces  deux  taleuts  si  dilîé- 
rents.  11  appréciait  surtout  Emile  Deschamps,  en  cela  semblable 
à  cet  autre  ])roviucial.  le  Bourguignon  Louis  Hertrand  (Aloysius). 
L'auteur  de  Gaspard  de  la  Nuit  dédia  à  Deschamps  ses  Lavandières, 
fréquenta  en  1820  le  salon  de  la  rue  de  la  Ville-l' Evoque,  comme 
celui  de  Xodier  et   d'Hugo.  Ce  dernier  lui  écrivait  un  jour  : 

Je  lis  vos  vers  en  cercle  dainis,  comme  je  lis  André  Chcnier,  Lamartine, 
A.  de  \igny  ;  il  est  impossible  de  posséder  à  un  })lus  haut  point  les  secrets 
de  la  facture.  Notre  Emile  Deschamps  s'avouerait  égalé.  Envoyez-moi 
souvent  de  la  province  de  ces  vers  comme  on  eu  fait  à  Paris  ^. 

Deschamps  était  lu  en  province.  On  ra})plaudissait  à  Paris.  Dé- 
ranger, enfermé  à  la  Force,  et  qui  recevait  bien  des  lettres  dans  sa 
cellule,  réclamait  un  jour  au  ])oète  un  exemplaire  des  Études,  pour 
remplacer  celui  ([ue  Fonlaney  lui  aN'ait  jucté  et  ([u'il  avait  égaré.  Il 
écrivait  à  ce  j^ropos  la  lettre  suivante  à  Emile  Deschanq)s  : 

Monsieur,  Pendant  mon  séjour  à  la  Force,  M.  Fontaney  eut  la  bonté 
de  me  prêter  la  2*^  édition  de  vos  Etudes.  Ce  vol.  qui  me  fut  emprunte 
ne  me  fut  pas  rendu.  Je  viens  de  m'en  proaurer  la  4^  édition  pour  la  rendre 
à  mon  obligeant  visiteur.  Mais  je  sais  qu'il  tient  extrêmement  à  l'envoi 
(jue  vous  a\nez  mis  en  tête  du  volume.  Auriez-vous  la  bonté,  Monsieur, 
de  mettre  sur  la  première  page  de  celui-ci  les  mots  que  vous  aviez  ccrils 
sur  l'autre,  afin  que  M.  Fontaney  ne  soit  pas  privé  de  ce  témoignage  de 
votre  amitié.  C'est  un  service  personnel  que  vous  me  rendriez  à  moi- 
même.  Je  renverrai  demain  chercher  le  volume...  Je  profite  de  cette 
occasion  pour  vous  remercier.  Monsieur,  de  ce  que  vous  avez  bien  voulu 
dire  de  moi  dans  votre  Préface.  Croyez  à  toute  ma  reconnaissance  pour 
des  éloges  dont  je  sens  d'autant  plus  le  prix  que  j'apprécie  plus  que  per- 
sonne le  talent  de  celui  (jui  a  bien  vouhi  me  les  donner...  (Collection 
Paignard). 

Emile  Deschanq)S,  dans  sa  Préface,  traça  en  ellet  un  élogicux  por- 
trait de  Béranger  : 

Il  n"a  f;til  que  des  chansons,  qu'importe  !  il  n'y  a  pas  de  genre  secon- 
daire ])oiir  un  talent  de  premier  ordre.  M.  Béranger  n'a  point  dénaturé 
la  chanson,  comme  l'on!  dit  les  prétendus  classiques  ;  il  l'a  poétisée,  et 
c'est  ainsi  qu'il  mérite  littérairement  toute  la  célébrité  que  lui  a  faite 
l'esprit  de  parti,  le  plus  bête  des  esprits. 

(  )n  :i  parf(us  ra|)|ir(i(lir  le  iinm  de  1  )cs(li;iinps  de  celui  de  Béranger. 
L;i    |»l;ii^;iulcri<;   clie/.   ce   dctriier  est    plus   franche  et  gaillarde.   Dcs- 

1.   Aiidri;    i'avi.-.   Mrdailluns  i,)iii,iiili<iitfs.    l'uris,    lîiO'J,   iii-8",   \k   200. 


278  LE     ROMANTISME     d'ÉMILE     DESCIIAMPS 

champs  a  toujours  «  bon  ton  »  :  il  est  d'un  «  meilleur  monde  «.  Mais  le 
démon  de  l'ironie  les  tourmente  tous  deux.  On  peut  les  comparer, 
quand  la  comparaison  ne  servirait  qu'à  mieux  marquer  les  diffé- 
rences. 

On  rapprocherait  toutefois  avec  plus  de  bonheur  encore  le  nom 
d'Antoine  Fontaney  dont  il  est  question  dans  les  lettres  de  Béranger, 
de  celui  de  son  ami  Emile  Deschamps.  Ils  eurent  l'un  et  l'autre  le 
«  cœur  sensible  »  au  sens  où  l'entendait  le  xviii*^  siècle,  et  c'est  Fon- 
taney qui  aimait  à  signer  de  délicats  articles  de  critique  et  de  litté- 
rature de  ce  joli  pseudonyme  :  milord  Feeling.  Sainte-Beuve  dit  fort 
bien  de  cet  esprit  :  «  Il  jouissait  surtout  de  comprendre.  »  Cette 
heureuse  formule  ne  défmirait-elle  pas  à  merveille  Emile  Deschamps? 
Ils  ont  apprécié  tous  les  deux  également  l'Europe  littéraire  et 
particulièrement  l'Espagne  et  l'Angleterre.  Fontaney  parcourut 
l'Espagne  à  la  suite  d'un  ambassadeur,  le  duc  d'Harcourt,  et  il  en 
rapporta  de  piquants  souvenirs  qu'il  a  publiés  dans  la  Re<^ue  des 
Deux-Mondes  ^.  Quant  à  son  recueil  de  vers,  il  parut,  comme  les 
Études,  en  1829,  sous  ce  titre  :  Ballades,  Mélodies  et  Poésies  diverses. 
Sur  ces  vingt-huit  pièces  de  vers,  dont  7  ballades  et  15  mélodies,  il  y  a 
beaucoup  de  traductions  de  l'anglais  de  W.  Scott,  de  Wordsworth, 
de  Byron,  et  de  Th.  Moore.  Fontaney,  comme  Deschamps,  apprenait 
au  public  français  à  sentir  le  charme  d'une  poésie  nouvelle.  —  Avec 
des  goûts  identiques,  nous  étonnerons-nous  qu'ils  aient  aimé  les 
mêmes  amis  ?  Fontaney  était  un  dès  hôtes  de  l'Arsenal,  et  dans  un 
joli  poème  adressé  à  M^^  Ch.  Nodier,  et  que  le  fameux  Cénacle  lui 
inspira,  il  célèbre  Lamartine,  Sainte-Beuve,  Hugo  et  après  une 
louange  à  M'"®  Tastu,  il  salue  : 

Deschamps,  vif  entraîneur  de  nos  jeimes  phalanges. 
De  Vigny,  le  frère  des  anges, 
Dont  il  a  trahi  les  secrets. 

Les  deux  poètes  paraissent  lui  avoir  été  particulièrement  chers.  Il 
écrivait  à  Vigny,  le  20  février  1831,  de  Madrid,  où  il  était  secrétaire 
du  duc  d'Harcourt  :  Milord  Feeling  a  le  spleen. 

Il  me  manque  tant  de  choses,  dit-il,  tant  de  voix  amies  !  Parlez-moi 
du  moins  un  peu.  N'oubliez  pas  celui  qui  vous  aime  tant  et  se  souvient 
si  fort  de  vous.  Je  compte  sur  un  souvenir  en  échange  de  tous  les  miens. 
Répondez-moi,  priez  Emile,  à  qui  j'ai  écrit,  il  y  a  quelque  temps,  de  ne 
pas  m'oublier  non  plus.  En  faisant  remettre  vos  lettres  à  l'Arsenal  chez 
Nodier  elles  me  parviendront. 

1.  R.  D.  M.,  1831. 


RENOMMÉE    d'ÉMILE    DESCHAMPS    A    LA    VEILLE    DE    1830  279 

On  sait  la  triste  et  r()inaiies([iu'  aventure  qui  devait  mettre  un 
terme  prématuré  à  sa  vie.  Il  enleva  la  lille  de  M'"^  Dorval  ([ui  refusait 
■de  donner  son  consentement.au  mariage  des  jeunes  amoureux.  Ils 
s'en  allèrent  en  Angleterre,  et  n'en  revinrent  que  pour  mourir  l'un 
et  l'autre  à  deux  mois  de  distance,  en  1837,  épuisés  de  privations 
et  de  phtisie,  elle  âgée  de  21  ans,  lui  de  34  ans.  Sainte-Beuve  écrivit 
pour  la  Revue  des  Deux-Mondes  un  éloge  touchant  du  poète,  et  dans 
la  Revue  de  Paris  parut  une  étude  anonyme  qu'on  attribue  soit  à 
^  igiiy,  soit  à  Deschamps.  Elle  est  d'un  accent  ([ui  émeut  ^, 

Emile  Deschamps  tenait  alors  vraiment  école  de  sympathie  et 
d'admiration  pour  les  poètes.  Nous  connaissons  les  liens  qui  l'atta- 
chaient à  cette  date  à  Vigny  et  à  Hugo.  Voici  quelques  documents 
qui  nous  rappellent  ses  relations  avec  Sophie  Gay  et  sa  fille,  avec 
Eaniartine,  avec  Chateaubriand. 

Lamartine,  en  décembre  1829,  était  à  Rome,  il  y  rencontrait  les 
dames  Gay  et  comme  il  avait  adressé  des  vers  à  Delphine,  M"^®  Sophie 
Gay  écrivit  à  Jules  de  Rcsséguier  la  joie  qu'elle  en  ressentait,  dans 
une  lettre  où  elle  donne  une  ])ensée  à  Emile  Deschamps  : 

Hier  en  recevant  des  vers  admirables  de  M.  de  Lamartine,  nous  nous 
sommes  écriées  :  «  Ah  !  si  le  cher  Emile  et  son  ami  étaient  là,  qu'ils  seraient 
enchantés  de  cette  confidence  ! 

\ Oiis  nous  aimez,  n'est-ce  pas  ?  Vous  parlez  quelquefois  de  nous  avec 
Emile,  Alfred,  les  deux  Alexandre  et  cette  bonne  Madame  Duchambge, 
•dont  les  romances  font  fureur  dans  nos  petits  cercles,  chez  la  duchesse 
de  S«-Leu  2. 

Nous  retrouverons  Pauline  Duchambge  dans  l'étude  (pie  nous 
avons  consacrée  aux  relations  d'Emile  Deschamps  avec  les  musiciens 
de  l'épofpie  romanli(pie.  Et  ]»uis(pic  la  lettre  que  nous  venons  de  citer 
est  de  décembre  1829,  passons  à  l'événenuînt  littéraire  qui  illustra  la 
fin  de  cette  année  féconde,  où  Deschamps  avait  eu  sa  part  dans  le 
triomphe  de  ses  amis.  Le  24  décembre  le  père  d'Alfred  de  Musset 
donna  une  soirée  rue  de  Grenelle-Saint-Germain,  et  c'est  dans  cette 
lécepliou  (pie  le  jeune  ])oète,  que  nous  avons  déjà  rencontré  à  l'Ar- 
senal, lut  ])our  la  première  fois  ses  Contes  d' Espagne  et  d^  Italie.  Paul 
<le  Musset,  dans  l'ouvrage  biograplucpie  qu'il  a  consacré  à  son  frère, 
nous  a  laissé  les  noms  dos  invités.  11  y  avait  avec  Ulric  Guttinguer, 


1.  On  |M;ut  liro  une  hcllo  Elt'gio  d'Atiloiii  Di'sclumips  :  .1  l<i  nirmoirc  de  l'oii- 
ianey,  dans  son  dernier  recueil  inlilulé  :  Iti'-Ni'^tuilioii. 

Sur    l'ontaney,    consulter   S'^'-lieuvc  ;    Eufrènc   Asse,    Les   petits   romantiques; 
lirnest    Dupuy,   Alfred  de  Vif^ny.  Les  Amitiés.  1910,  p.  3GG-175, 

2.  C.Ur  jiar  E.   I)ii|iiiy.  /bidrrii. 


280  LE     ROMANTISME     d'ÉMILE     DESCHAMPS 

V.    Pavie,    De    La    Rosière,    Louis   Boulanger,    Prosper   Mérimée   et 
Alfred  de  Vigny,  les  deux  Deschamps. 

Enfin  voici  un  billet  que  Chateaubriand  laissa  tomber  de  sa  main, 
le  4  jmn  1829,  pour  remercier  Fauteur  des  Etudes,  qui  lui  avait  fait 
respectueusement  hommage  de  son  recueil  : 

J'emporterai,  Monsieur,  avec  moi  vos  Etudes,  et  elles  deviendront 
les  miennes.  Vous  m'avez  fait  trop  d'honneur  de  parer  ma  prose  de  tout 
l'éclat  de  votre  poésie.  Agréez,  Monsieur,  je  vous  prie,  avec  mes  remer- 
ciements, etc.  ^. 

Chateaubriand. 

Emile  Deschamps  avait  en  effet  mis  en  vers  la  description  de  la 
Nuit  arcadienne,  c[ui  est  une  des  beautés  du  I*^^  livre  des  Martyrs  : 
('.  C'était  une  de  ces  nuits  dont  les  ombres  transparentes  semblent 
craindre  de  cacher  le  beau  ciel  de  la  Grèce... 

C'était  une  des  nuits,  dont  l'ombre  transparente 
De  la  Grèce  ose  à  peine  efFacer  le  beau  ciel...  ^. 

On  n'avait  pas  besoin  de  mes  faibles  vers,  ajoute  en  note  Emile  Des- 
champs, pour  être  convaincu  de  tout  ce  que  la  prose  de  M.  de  Chateau- 
briand perdrait  de  charme,  de  puissance,  de  poésie  enfin  à  se  soumettre 
au  rythme  des  vers  alexandrins.  Mais  une  étude  d'après  le  tableau  d'un 
maître  est  toujours  un  hommage  à  son  génie. 

Cet  hommage  ne  consistait  pas  seulement  à  m?.ttre  en  lumière  ce 
que  la  phrase  de  Chateaubriand  avait  de  nombre,  d'harmonie,  il 
rappelait  aussi  ce  que  la  langue  des  poètes  de  la  génération  nouvelle 
devait  à  cette  prose  admirable  :  vocabulaire,  images,  rythmes  même 
en  dérivaient  comme  d'une  source.  Il  faut  attribuer  en  grande  partie 
à  linfluence  de  l'auteur  des  Martyrs  ce  renouvellement  des  moyens 
d'expression  qui  est  le  caractère  essentiel  de  notre  romantisme.  Les 
poètes  n'étudièrent  pas  moins  diligemment  les  images  de  Chateau- 
briand que  les  rythmes  d'André  Chénier.  Deschamps  nous  en  fournit 
ici  la  preuve  évidente.  Nous  lisons  dans  la  description  de  Château-^ 
briand  cette  phrase  : 

Une  flotte  ionienne  baissait  ses  voiles  pour  entrer  au  port  de  Coronée, 
comme  une  troupe  de  colombes  passagères  ploie  ses  ailes  pour  se  reposer 
sur  un  rivage  hospitalier. 

Deschamps  enrichit  son  élégante  transcription  d'une  coupe  heu- 
reuse et  dit  non  sans  quelque  longueur  peut-être  : 

1.  Collection  Paignard. 

2.  Œ.  c,  d'Emile  Deschamps,  I,  p.  71. 


RENOMMKK     DKMlI.r.     DKSCHAMPS    A    LA    VKILLK    DE    1830  281 

Une  flotte  ionienne,  aux  lueurs  des  étoiles, 
Entrait  dans  Coronée,  en  abaissant  ses  voiles  ; 
C.omnie  au  tomber  du  jour,  un  essaim  passager 
De   colombes — ,  voguant   sur  un  ciel   étranger 

Sur  un  rivage  ami,  ploie,  en  jouant,  ses  ailes. 

Ainsi  Dese-hanips  traduisait  en  vers  Chateaubriand  eomiae  il  eût 
traduit  un  ancien  ou  cjuelque  grand  poète  étranger.  Il  restera  d'ail- 
leurs toujours  au])rès  de  l'illustre  «  Sachern  »  du  loinantisnie  dans 
l'attitude  du  disciple  eu  face  du  Maître  vénéré,  et  connue  il  mêlait 
volontiers  sa  voix  au  concert  de  louanges  cjue  les  poètes  organisèrent 
autour  dé  la  vieillesse  de  Chateaubriand,  il  reçut  un  jour  de  lui  cette 
lettre  que  lunis  ne  ])ouvons  ])as  précisément  dater,  mais  qui  contient 
un  bel  éhtge  du  génie  mélaïu'olique  d'Antoni  Descham])s. 

Mes  soufTrances,  Monsieur,  mont  empêché  de  vous  r«Mnercicr  plutôt 
de  votre  beaucoup  trop  bel  article.  Si  jamais  le  désir  de  nie  voir  vous 
revenait,  combien  je  serais  heureux  de  vous  recevoir  dans  ma  retraite  î 
Nous  parlerons  de  vos  travaux,  de  mon  vieil  ami  M.  Ballanche,  de  M.  Da- 
niello  et  surtout  de  M.  Antoni  Deschamps,  avec  lequel  j'ai  eu  des  relations 
que  donnent  la  Muse  et  le  Malheur.  — ■  Je  suis  obligé.  Monsieur,  de  dicter 
ce  billet  à  mon  secrétaire  ;  je  vous  prie  de  vouloir  bien  m'excuser  et  d'agréer 
avec  mes  nouveaux  remerciements,  l'assurance  de  ma  considération  la 
plus  distinguée  ^. 

18  septembre.  Chateaubriand. 

1.  Collection  Paigrnard. 


LIVRE    III 


LE     DILETTANTISME     D'EMILE     DESCHAMPS 
1830-1845 


CHAPITRE  PREMIER 

I.  La  Révolution  de  1830  et  le  libéralisme  u'ux  poète.  — • 
II.  L'Abbaye-aux-Bois.  —  III.  La  collaboration  al' «Avenir  » 
ET  a  la  «  Revue  des  Deux  Mondes  ». 


I 


Une  remarque  pleine  de  sens,  qu'on  trouve  chez  les  Concourt,  dans 
Charles  DemaiUy  ^,  s'applique  excellemment  à  Emile  Deschamps,  à  la 
longueur  de  sa  vie,  à  la  brièveté  de  son  rôle  littéraire  : 

«  On  ne  conçoit  bien  que  dans  le  silence,  et  comme  dans  le  sommeil 
de  l'activité  des  choses  eL  des  faits  autour  de  soi.  Les  émoi  ions  sont 
contraires  à  la  gestation  de  l'imagination,  Il  faut  des  jours  réguliers, 
calmes,  un  état  bourgeois  de  tout  l'être,  un  recueillement  d'é])icier 
pour  mettre  au  joui-  du  grarul,  du  tourmenté,  du  ]>oignant,  du  ]>athé- 
ticjue...  Les  gens  qui  se  dépensent  dans  la  passion,  dans  le  mouvement 
nerveux,  ne  feront  jamais  un  livre  de  passion.  C'est  l'histoire  des 
hommes  d'esprit  qui  causent,  ils  se  ruinent.  » 

Nous  racontons  précisément  l'histoire  d'un  homme  (jui  a  causé 
toute  sa  vie.  Emile  Descham])s,  qui  ne  devait  mourir  ({u'en  1871, 
cesse  littérairement  d'avoir  toute  influence  en  1830.  Que  publiera- 
t-il  ;i]>rès  cette  date  ?  des  livrets  d'opéras  composés  à  la  prière  de  ses 
amis  les  musiciens  célèbres  du  tem])s  de  Louis-Phili|»|)o,  un  recueil, 
évidemment  cnriclii,  de  ses  œuvres  antérieures  et  l'édition  complète 
de  ses  chères  a<l;q»t;il ions  shakespeariennes,  des  ]>ièces  de  vers  de 
circonstances,  des  contes  et  mille  ])ages  charmautcs  qu'il  disjtci-sera 
dans  les  différents  périodiques  à  la  mode  ^. 

La  collaboration  avec  les  musiciens  mise  à  jiail,  il  n'y  a  licn  daus 

1.  J.  ft  ]■'..  (1c  Coiicoiui,  Cli(trl(:\  Dcniailli/...  Paris,  Cliarprnlicr,  187t>,  in  >>,' , 
p.  131. 

2.  Voir  noire  élude  sur  Kniile  iJ^rschaniiis  dilrllantc. 


286  LA    RÉVOLUTIO>'    DE    1830 

cet  ensemble  brillant,  spirituel  et  léger,  qui  dépasse  la  portée  des 
Études  et  de  leur  Préface.  Quand  nous  étudierons  le  conteur  et  le 
moraliste  que  fut  Emile  Deschamps,  ce  que  nous  trouverons  de  plus 
original  chez  cet  intelligent  témoin  d'un  demi-siècle  littéraire,  ce 
sont  encore  les  impressions  et  les  pensées  de  sa  jeunesse. 

Le  fin  connaisseur  aura  beau  sentir  en-  leur  riche  complexité  des 
œuvres  aussi  différentes  que  celles  de  Gautier,  de  Balzac  ou  de  Bau- 
delaire, il  demeurera,  quand  il  écrit,  le  contemporain  de  Chateau- 
briand et  de  Nodier  :  nous  retrouverons  dans  toutes  ses  œuvres  l'ai- 
mable esprit,  à  qui  son  père  avait  laissé  en  héritage  la  tradition  des 
causeurs  du  xviii^  siècle.  Si  elle  s'orne  chez  lui  d'une  nuance  nouvelle, 
c'est  le  dilettantisme,  trait  commun  à  presque  toutes  les  formes  de 
l'Humanisme   du  xix®  siècle. 

La  Révolution  de  1830  dispersa  brusquement  le  Cénacle  :  l'admi- 
rable amitié  qui  unissait  cette  phalange  de  poètes  et  que  Henri  de 
Latouche  raillait  encore  en  1829  dans  la  Rei'ue  de  Paris^,  se  rompit 
tout  à  coup  après  l'orageux  succès  d'Hernani.  Chacun  suivra 
désormais  sa  destinée.  La  politique  va  s'emparer  de  Lamartine 
et  quelque  temps  après  de  Victor  Hugo  ;  le  poète  souvent  s'effacera 
chez  eux  devant  le  tribun.  Vigny,  qui  souffrira  de  se  sentir  incapable 
d'agir,  s'isolera  de  plus  en  plus  pour  penser.  Sainte-Beuve,  jusqu'ici 
chevalier-servant  du  chef  de  l'Ecole,  le  trahira  bientôt,  renon- 
cera non  seulement  à  l'amitié,  mais  à  la  poésie  pour  n'être  plus  que 
le  premier  critique  de  son  temps,  de  tous  les  temps,  le  créateur  de  ce 
qu'il  a  appelé  lui-même  «  la  botanique  des  esprits  ».  —  Quant  aux 
autres  amis,  pour  ne  parler  que  des  bourgeois  et  des  gentilshommes  -^ 
effrayés  par  le  mouvement  du  siècle  que  l'esprit  révolutionnaire 
emporte,  ils  se  réfugient  pour  la  plupart  dans  la  vie  privée.  Ces  hom- 
mes du  monde,  déconcertés  par  les  agitations  de  la  vie  publique, 
suivront  d'un  regard  inquiet,  souvent  ironique  et  désabusé,  la  carrière 
des  grands  hommes  dont  ils  avaient  aimé  la  jeunesse,  et  dont  ils 
répudiaient  maintenant  l'évolution  imprévue,  mais  logique. 

Emile  Deschamps  fut  un  des  rares  esprits  qui  surent  garder  la 
liberté  de  leur  jugement  et  rester  bienveillants  devant  le  spectacle 
de  cette  troublante  inconstance.  Les  fameuses  palinodies  qu'on  allait 
reprocher  si  amèrement  aux  grands  romantiques  ne  furent-elles  pas 
celles  de  l'esprit  français  au  cours  du  xix^  siècle  ? 


1.  Revue  de  Paris,  1829,  t.  VII,  p.  103, 

2.  Cf.  lettre  de  Jules  de  Rességuier  à  Guiraud,  du  23  sept.  1828,  sur  l'état 
d'esprit  des  poètes,  citée  par  L.  Séché,  V'ictoi'  Hugo  el  les  poètes,  p.  339. 


LE     LIBÉRALISME     d'u.N    POETE  287 

De  Ihistoire  de  ce  siècle,  écrira  un  jour  Emile  Deschamps,  avec  de 
favorables  augures  pour  les  futures  destinées  de  la  patrie,  on  tirerait, 
pour  les  individus,  des  leçons  de  tolérance  mutuelle,  fondées  sur  l'anta- 
gonisme même  des  divers  gouvernements  sous  lesquels  ils  ont  vécu. 
L'indulgence  politique  est  un  devoir  pour  tous  les  citoyens  parce  que 
chacun  en  a  Ijesoiu  pour  soi  ^. 

Pourquoi  tant  médire  des  artistes,  si  tous  les  citoyens  sont  cou- 
pables ?  Telle  est  la  pensée  d'Emile  Deschamps. 

Le  trait  le  plus  caractéristique  i)eut-étrc  du  dévelo])penienl  de 
l'esprit  français  au  xix^  siècle,  c'est  la  rupture  de  l'accord  et  de  la 
sympathie  qui  régnaient  pendant  la  période  classique  entre  les  artistes 
et  la  société.  En  dépit  des  oppositions  que  rencontrèrent  des  hommes 
comme  Molière,  Corneille  ou  Racine  dans  la  société  du  xv!!*^  siècle, 
leur  conscience  intellectuelle,  morale,  esthétique,  obéissait  aux  mêmes 
principes  directeurs  que  celle  d'un  gentilhomme  ovi  d'un  bourgeois 
de  leur  temps  ;  leur  point  d'honneur  était  de  divertir  «  les  honnêtes 
gens  »  ;  c'était  à  leur  jugement  qu'ils  en  appelaient  sans  cesse,  et 
leurs  œuvres,  en  dépit  des  cabales,  étaient  défendues,  applaudies, 
comprises  et  goûtées.  La  même  éducation  formait  les  artistes  et  leur 
préparait  un  public.  Une  même  source  alimentait  le  génie  créateur 
et  le  goût  connaisseur.  L'artiste  pouvait  rester  fidèle  à  l'art  sans 
s'opposer  à  la  société  :  l'un  n'était  cjuc  la  fleur  de  l'autre. 

Ce  qui  a  le  plus  changé,  au  cours  des  révolutions  successives  qui 
ont  bouleversé  la  France  de  1780  à  1830,  ce  ne  sont  pas  les  artistes, 
c'est  la  société.  Le  malaise  dont  soulîraient  dans  la  France  nouvelle 
les  natures  poétiques  demeure  latent  sous  la  Restauration,  parce  cju'à 
cette  époque  subsiste  une  ombre  au  moins  de  la  société  d'autrefois. 
Mais  trop  de  préoccupations  politiques  et  religieuses  dirigeaient  déjà 
ceux  qui  se  piquaient  encore  de  protéger  les  artistes.  —  A  partir 
de  1830,  il  faudra  choisir,  opter  pour  l'art  asservi  aux  exigences  des 
partis  ou  rester  fidèle  au  culti;  incompris  de  l'Art  pur.  11  faiit  ([uo 
l'artiste  choisisse  entre  son  inspiration  et  le  succès  ;  l'cxaspératioji 
du  sentiment  de  la  personnalité  des  Romanticjues,  a])rès  tant  de 
tniinqdifs  toujours  contestés,  leurs  «  erreurs  »  ]M»iili(pi('s  et  r(di- 
gieuses,  n'ont  ])eut-êlre  ])as  de  cause  plus  déterminante.  L'orgueil 
du  «  moi  ))  tant  reproché  aux  artistes  de  1830  n'est  que  l'exacte  ex- 
pression du  sentiment  de  leur  solitude  au  milieu  d'une  société  indus- 
trielle cl  commerçante,  insoucieuse,  de  l'Ail,  épiisc  «le  jouissances 
matérielles  et  tournée  vfii's  la  \  ie  pralicpic 

1.    (Jî.  (onijjl.  (J'J^iiiilc  D(stli;iin|)>,  Ioiikj  IV,  La  Fiance,  [■>.  150. 


288  LA     RÉVOLUTION     DE     183(* 

Ce  serait  une  faute  de  goût  de  parler  longuement  des  opinions 
politiques  d'un  poète  comme  Emile  Deschamps.  C'était  surtout  un 
homme  de  salon.  Les  violences  de  la  vie  publique  froissaient  sa 
délicatesse,  et,  quoique  fort  désireux  de  maintenir  en  lui  l'équilibre 
entre  le  rêve  et  l'action,  il  aimait  trop  la  poésie  et  les  loisirs  où  elle  se 
plaît  pour  s'attacher  aux  questions  politiques.  Cependant  il  s'intéres- 
sait, comme  un  homme  du  xviii^  siècle,  aux  idées  qui  les  dominaient  : 
elles  dérivaient  toutes  plus  ou  moins  de  ce  siècle  auquel  il  tenait  par 
toutes  les  fibres  de  sa  nature  morale.  La  sociabilité,  qui  est  le  trait 
foncier  de  son  caractère,  explique  toutes  les  tendances  de  son  esprit. 
Elle  fit  de  lui  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  un  «  libéral  ». 

Plus  on  se  mêle  et  plus  on  se  voit,  disait-il  ^,  plus  on  se  mesure  ;  plus 
on  se  parle,  mieux  on  se  juge.  Chacun  s'aperçoit  après  un  certain  temps 
que  les  inégalités  sociales  contrarient  trop  fréquemment  les  inégalités 
naturelles,  et,  d'exemples  en  exemples,  on  est  amené  à  conclure  qu'il 
faut  sen  tenir  à  ces  dernières  qui  sont  d'institution  divine,  et  qu'il  n'est 
nullement  philosophique  de  les  compliquer  par  des  catégories  de  races 
et  de  castes  qui  ne  sont  que  d'institution  humaine.  Aussi  la  cause  du 
mérite  personnel  et  de  la  fusion  des  classes  était-elle  gagnée  dans  les 
mœurs  de  la  France  et  surtout  de  Paris,  bien  avant  qu'elle  triomphât 
dans  les  codes  ;  et  du  moins  le  niveau  social  se  rétablissait  dans  les  salons 
même  les  plus  aristocratiques. 

L'aristocratie  du  mérite  personnel,  conçue  comme  capable  de  rem- 
placer un  jour  l'aristocratie  de  la  naissance  ou  celle  de  la  fortune,  c'est 
toute  la  doctrine  de  la  Révolution  française,  et  ce  que  cet  idéal  com- 
portait de  chimère  n'était  pas  pour  effrayer  une  tète  poétique.  Emile 
Deschamps  dans  la  ferveur  de  son  apostolat  romantique,  l'adopta 
passionnément  sous  la  Restauration.  Cette  belle  passion  diminua 
avec  l'âge  ;  le  scepticisme  politique  engendré  par  le  spectacle  des 
agitations  civiles  et  les  sympathies  qui  le  retinrent  dans  les  salons 
conservateurs,  l' éloignèrent  de  plus  en  plus  des  affirmations  trancl\antes 
et  des  opinions  arrêtées.  «  De  l'antipathie  des  croyances,  on  passe 
vite  à  la  haine  des  personnes,  disait-il  ^  ».  et  cette  crainte  lui  rendait 
la  politique  haïssable.  Lui,  le  plus  tolérant  des  hommes,  il  cherchait 
à  découvrir  dans  les  esprits  les  plus  différents  des  idées,  des  passions, 
des  vertus  communes,  et  ce  que  souhaitait  la  charité  de  son  bon  sens, 
c'est  cjue  les  pires  adversaires  «  par  un  revirement  salutaire,  en 
arrivent  enfin  —  se  sachant  gré  de  leurs  ressemblances  —  de  la  sym- 
pathie pour  les  hommes  à  la  tolérance  pour  leurs  croyances  diverses.  » 
Voilà  le  miracle  qu'il  attendait  en  France  de  notre  esprit  de  sociabilité. 

1.  É.  Deschamps.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  120. 

2.  Ibid.,   p.   121. 


LE    LIBÉRALISME    d'uN    POETE  289 

«  Vieille  monarcliie,  République,  Vendée,  Empire,  Restauration, 
tout  est  la  France  »  \  aimait-il  à  dire.  Partisan  de  l'ordre  social, 
comme  son  père,  le  directeur  des  domaines,  il  constatait  qu'à  travers 
les  changements  politiques,  quelque  chose  au  moins  demeurait  stable 
en  France,  c'était  l'administration  des  services  publics.  L'expérience 
du  fonctionnaire  rassurait  le  patriote  et  confirmait  le  sceptique.  S'il 
ne  manqua  jamais  d'assiduité  à  son  bureau,  il  manqua  souvent  de 
respect  envers  le  gouvernement.  L'aide  de  camp  du  général  Dau- 
mesnil  avait  autrefois  brocardé  l'officier  qui  vint  au  nom  de 
Louis  XVIII  planter  le  drapeau  blanc  sur  le  donjon  de  Vincennes  ; 
le  garde-national  chansonna  Charles  X.  Le  roi  gentilhomme  et  dévot 
n'aimait  guère  cette  milice  bourgeoise  et  frondeuse,  et,  tandis  qu'il 
allait  par  les  Ordonnances  charger  le  prince  de  Polignac  de  réduire  la 
presse  libérale  au  silence,  il  comptait  bien  licencier  ces  soldats  fan- 
farons. —  Il  passa  cependant  une  dernière  fois  en  revue  la  garde 
nationale,  le  29  avril  1827,  au  Champ  de  Mars.  Emile  Deschamps 
était  à  la  tête  de  ses  troupes,  en  qualité  de  capitaine  d'état-major 
de  la  Prernière  Légion,  et  c'est- là,  lisons-nous,  dans  la  Biographie  des 
hommes  du  Jour,  qu'il  composa  une  complainte  prophétique  sur  le 
licenciement  que  méditait  le  roi.  Emile  Deschamps,  comme  chacun 
sait,  était  un  peu  sorcier. 

Tout  en  défilant  à  la  tête  de  la  légion,  il  composa  cette  chanson  sin- 
gulière dans  laquelle  il  a  prédit  les  événements  ultérieurs  et  jusqu'à  la 
Révolution  de  1830.  L'inspiration  allait  toujours,  au  milieu  du  Champ 
de  Mars,  il  ne  pouvait  s'empêcher  d'ajouter  couplets  sur  couplets  ;  le 
douzième  annonçait  positivement  la  chute  du  trône.  Il  récita  sa  chanson, 
en  sortant  de  la  revue,  devant  un  grand  nombre  de  personnes  qui  ne  fai- 
saient qu'en  rire,  et  qui,  le  lendemain,  après  le  licenciement,  en  furent 
effrayées.  Cette  complainte  courut  de  mains  en  mains,  mais  M.  Deschamps 
ne  voulut  pas  la  faire  imprimer.  Plus  tard  l'infortune  et  l'exil  lui  firent 
un  devoir  de  l'enfermer  dans  ses  cartons  ^... 

Voici  ce  curieux  document  d'histoire  anecdotique  '  : 

COMPI.AINTF.. 

C'était   grand   jour   de    parades  Nos  princes  vont,  ventre  à  terre, 

Pour  les  treize  légions  ;  Au  Champ  de  Mars...  ah  !  parbleu, 

Dans  aucunes  régions  Ils  devraient  entrer  un  peu 

On  n'avait  vu,  camarades,  A  VEcole  militaire  : 

Sous  un   plus   bel  appareil  Car  on  dit  qu'ils  n'ont  pas  fait 

Enthousiasme  pareil.  Leurs  études  tout  à  fait. 

1.  Ihifl.,   p.    151. 

2.  Germain  Sarrut  et  S'-Edme.  Biof;rai)liie  des  Itorumes  du  jour.  Emile  Des- 
champs, p.  8. 

3.  Il  MOUS  a  été  communiqué  par  M.  Ernest  Dupuy.  ' 

19 


290 


LA    REVOLUTION    DE 


1830 


Mais  voici  le  Roi  !  Silence 
A  tous  nos  bruyants  ébats  ; 
Point  de  ces  grands  cris  :  A  bas  !... 
Beaucoup  se  font  violence  : 
Et  l'on  n'a  jamais,  je  crois, 
Tant  crié  :  vive  le  Roi  ! 

«  Bonjour  !  bonjour  !  brave  Garde  ! 
Je  suis  ravi  de  vous  voir  ; 
Aussi  vous  verrez  ce  soir 
Ce  que  votre  Roi  vous   garde  ». 
—  Sire,  nous  conriptons  sur  vous 
Comme  vous  comptez  sur  nous.  » 

En  effet  tu  nous  désarmes, 
C'est  régner  en  ennemi  : 
D'une  S*  Barthélémy 
Nos  dévots  flairent  les   charmes, 
Et  nous  chantons,  en  pont  neuf, 
Charles  dix  est  un  peu  neuf. 

De  ta  colère  imprévue 

On  peut  bien  préA'oir  les  fruits  ; 

Sire,  il  court  de  mauvais  bruits, 

Nous  sommes  gens  de  revue, 

n  ne  faut  pas  molester 

Les  gens  qu'on  doit  fréquenter. 

La  Charte  fut  confiée 

A  ces  soldats-citoyens  ; 

Le  Roi  prend  d'autres  moyens... 

Ah  !  pauvre  sacrifiée, 

Pour   appui   présentement 

Tu  n'as  plus  que  ton  serment. 


On  lira  dans  les  Annales  : 
Quand,  sans  les  remercier, 
On  ose  licencier 
L,es    Gardes    Nationales, 
C'est  qu'on  a  la  nation 
En   abomination. 

Aussi   quelle   différence  ! 
Il  eût  eu  tous  les  Français  ! 
Mais,  grâce  à  ce  beau  succès, 
Voici  donc  le  roi  de  France 
Banni  dedans  son  palais. 
Tout  seul  avec  ses  valets. 

Voyez  les  gens  de  Compiègne, 
Et  bientôt  ceux  de  S^-Cloud, 
Fuir  comme  l'on  fuit  un  loup. 
Celui  qui  trompe  et  qui  règne  ; 
Charles  dix  leur  crie  :  A  moi  ! 
Et  chacun  reste  chez  soi. 

La  France  prend  sa  revanche 
De  l'afîront  fait  à  Paris  ; 
Partout  l'on  vend,  à  tout  prix, 
Habit  bleu,  cocarde  blanche, 
Enfin    tout   le    fourniment... 
Hors  le  fusil  seulement. 

De  tout  cela  la  morale  : 

Ah  !  c'est  qu'un  gouvernement 

Qui  n'a  pas  décidément 

L'affection    générale, 

S'en  retourne,  par  degrés. 

Au  pays   des   Émigrés. 


Un  peu  plus  de  deux  ans  après  cette  revue  fatale,  le  dernier  des 
Bourbons  tombait  du  trône,  et  le  spirituel  chansonnier  fut  nommé, 
en  même  temps  qu'éclatait  la  Révolution  de  Juillet,  chef  de  bureau 
de  première  classe  dans  son  ministère.  Ainsi  se  manifestait  une  fois 
de  plus  la  permanence  de  la  vie  administrative  dans  l'inconstance 
des  régimes  politiques. 

Trois  jours  à  peine  avaient  suffi  au  peuple  de  Paris  pour  renverser 
le  gouvernement  de  la  Restauration. 

Quelques  lettres  d'Emile  Deschamps,  écrites  au  comte  de  Ressé- 
guier,  nous  renseignent  sur  l'état  d'esprit  des  deux  amis  à  cette  date. 
On  sent  que  notre  libéral  est  plein  de  joie,  mais  il  écrit  à  un  ami 
légitimiste  :  il  sait  parler  à  un  vaincu  et  nous  lui  saurons  gré  d'avoir 
une  aussi  délicate  intelligence  du  cœur  d'autrui. 

L'élection  du  9  août,  appelant  au  trône  Louis  Philippe,  ne  fut  pas 
accueillie  défavorablement  par  Emile  Deschamps.  Il  connaissait  trop 


LE    LIBÉRALISME     d'uN    POETE  291 

les  dessous  de  la  comédie  politique  pour  eu  être  la  dupe,  et  ne  deman- 
dait au  gouvernement  que  de  rétablir  l'ordre  public.  Mais  derrière  les 
ambitieux  qui  allaient  profiter  de  la  Révolution,  il  avait  discerné 
l'action  formidable  du  nouveau  venu  qui  réclamerait  bientôt  une 
part  de  plus  en  plus  prépondérante  dans  l'Etat  :  il  s'agit  du  peuple. 
Plus  tard  et  à  mesure  qu'il  vieillira,  Emile  Deschamps,  comme  tous 
les  esprits  modérés  et  de  tempérament  conservateur,  s'effrayera  des 
prétentions  de  cet  inquiétant  persoiuiage,  et  il  dénoncera,  un  des 
premiers,  l'attitude  menaçante  pour  la  civilisation,  de  ces  «  Barbares 
du  dedans  ^  ».  Mais  en  1830,  il  cède  au  mouvement  qui  entraîne  les 
hommes  cultivés  vers  le  romantisme  politique,  et  s'écrie  dans  une 
lettre  écrite  à  Jules  de  Rességuier  et  datée  du  17  août  : 

C'est  encore  un  coup  le  peuple  qui  a  été  le  héros,  héros  fort  et  généreux, 
lion  terrible  et  doux  :  les  renards  vont  profiter  maintenant  de  tout  ce 
quil  a  semé  ;  c'est  une  affaire  d'intrigue  et  d'ambition  ;  on  va  faire  la 
course  aux  places  ;  les  autres  ont  fait  la  course  aux  balles  !  Qu'importe  ! 
la  chose  était  nécessaire,  et  la  grande  majorité  de  la  France  non  employée 
sera  gouvernée  selon  sa  volonté,  voilà  le  principal  :  je  regarde  tout  ceci 
comme  une  révolution  faite  par  et  au  profit  des  idées...  et  tout  sera  dit 
pour  longtemps.  Voilà  mon  opinion  sur  l'ensemble  de  l'événemenL  ^. 

Mais  Emile  Deschamps  écrit  au  comte  de  Rességuier,  conseiller 
d'Etat,  qui  restera  fidèle  à  la  cause  des  Bourbons,  et  ce  légitimiste 
comme  bien  d'autres  était  son  ami.  Aussi  tient-il  à  l'assurer  de  l'état 
d'esprit  profondément  conservateur  de   l'administration  française  ^. 

Quant  au  poète  lui-même,  il  avoue  ingénument  que  la  Révolution 
ne  l'a  pas  atteint  :  «  Je  n'étais  rien  avant,  je  ne  serai  rien  après,  je 
n'ai  pas  été  un  héros  pendant.  »  Il  ajoute  plus  loin,  dans  cette  même 
lettre,  avec  grâce  :  «  J'ai  fait  des  vers  tous  les  jours.  Les  barricades 
et  les  coups  de  feu  ne  vous  auront  préservé  de  rien.  Mon  Macbeth 
en  quatre  mille  vers  est  fini  ;  mais  il  est  loin  d'être  ce  que  je  vou- 
drais, »  11  termine  en  citant  la  dernière  strophe  de  sa  Complainte  : 

De    tout   ceci   la    morale, 

Ah  !  c'est  qu'un  gouvernement 

Qui  n'a  pas  décidément 

1.  l'aul  Laforul.  L'Aube  ronuuiliquc,  \i.\  C>2. —  Deschamps  a  écrit  à  ce  propos 
ce3  lif^^nes  sif^nificatives  : 

tu  ph('-noniène  t<:rriblc  s'ofîre  aux  méditations  di'  l'Iùïtorien-piiilosophe  ;  le  spectacle 
d'une  b.(rbarie  >\\i\  uc  nous  mcuacc  plus  des  cxtrciiiiléii  du  globe,  mais  tjui  nous  montre  le 
poing  dans  nos  rues,  dans  nos  champs,  dans  nos  maison?,  qui  vit  avec  nous  et  contre  nous, 
et  qu<;  la  société  porte,  pour  ainsi  dire,  entre  cuir  et  chair  ;  car  ce  ne  serait  plus  une  iiruplion, 
mais  une  énifilion  do  Marbarcs.  ((E.    c.  t.  IV,  p.  150.) 

2.  Paul   Lafoiid.   L'Aube  romantique,   p.   164. 

3.  I'.    Lafcnid.   L'Aube  ronuinlique,   p.    1G5. 


292  LA    RÉVOLUTION    DE     1830 

L'affection    générale 
S'en  retourne  par  degrés 
Au  pays  des  émigrés. 

Certes,  je  ne  croyais  pas  si  bien  dire  il  y  a  trois  ans,  et  j'ai  une  peur 
affreuse  quand  je  pense  à  cette  chanson  qui  a  été  vite  mise  en  action. 
Mais  aussi  ce  n'est  qu'une  révolution  politique  et  non  une  révolution 
sociale  !  Voilà  ce  qui  la  rend  innocente  ^  ! 

En  somme  les  journées  de  Juillet  ont  beaucoup  plus  inquiété 
É.  Deschamps  pour  ses  amis  que  pour  lui-même.  Il  le  répétera  fran- 
chement à  Rességuier  dans  une  lettre  datée  du  25  août  :  «  J'ai  été  fort 
content  de  ce  qu'on  a  renversé  d'abord  ;  je  crois  à  un  bel  et  grand 
avenir  pour  la  France  ^  ».  Il  ne  plaint  sincèrement  que  ses  amis  qui 
devaient  aux  Bourbons  leurs  places  et  qui  sont  menacés  de  les  perdre. 
S'agit -il  du  pays,  il  le  redit  sans  cesse,  les  gains  auront  bientôt  com- 
pensé les  pertes,  et  quand  il  compare  les  représailles  des  vainqueurs 
de  Juillet  à  celles  dont  usèrent  si  cruellement  les  partisans  des  Bour- 
bons en  1815,  il  invite  son  correspondant  à  faire  un  effort  pour  être 
impartial  : 

Je  conserve,  dit-il,  un  immense  espoir...  Partagez  cette  espérance, 
et  reconnaissons  qu'il  y  aura  eu,  au  moins,  humanité  et  modération 
après  la  victoire  ;  car  je  craindrais  fort  ceux-là  même  qui  ont  condamiié 
à  mort  le  maréchal  Ney  ^. 

Il  n'accable  pas  d'ailleurs  le  parti  vaincu  et  il  dit  à  son  ami  :  «  Je 
plains  les  mêmes  infortunes,  et  je  ne  vois  plus  de  fautes  là  où  je 
reconnais  tant  de  malheurs...  »  Aussi  n'est-il  pas  étonnant  de  voir 
Emile  Deschamps  partager  avec  Victor  Hugo  les  nobles  sentiments  qui 
inspirèrent  au  grand  poète  son  admirable  adieu  à  la  vieille  monarchie. 

Victor,  écrit  Emile  Deschamps,  Victor,  dans  une  très  belle  ode,  au  sujet 
de  tout  ceci,  a  fait  deux  strophes  sur  Charles  X,  qui  font  pleurer,  vous  les 
savez,  elles  commencent  : 

Oh  !  laissez-moi  pleurer  sur  cette  race  morte 
Que  rapporta  l'exil  et  que  l'exil  remporte, 

et  elles  finissent  : 

Qui  ne  posera  pas  la  couronne  d'épines 

Que  la  main  du  malheur  met  sur  des  cheveux  blancs. 

Pardon  du  couplet  d'une  vieille  chanson  que  je  vous  ai  rappelé  l'autre 
jour  ;  vous  savez  bien  qu'on  ne  le  chante  plus  qu'à  vous.  Je  ne  suis  pas 
de  ceux  qui  font  des  caricatures  sur  des  cadavres.  L'Ecole  Romantique 

1.  P.  Lafond.  L'Aube  romantique,  p.  167. 

2.  Ibid.,  p.  168. 

3.  Ibid.,  p.  171. 


RELATIONS    AVEC    «    l' ABBAYE-AUX-BOIS    »  293 

s'est  distinguée  par  son  silence  ou  par  des  paroles  comme  Victor,  dans 
cette  circonstance,  tandis  que  les  fournisseurs  du  Théâtre  de  Madame 
nous  donnent  tous  les  soirs  des  ordures  contre  elle  et  sa  famille.  Ils  sont 
classiques  et  libéraux  !  Moi  je  suis  plus  libéral  à  ma  manière  ^. 


II 


De  tous  les  milieux  où  l'on  parlait  la  langue  de  Deschamps, 
c'est-à-dire  celle  du  libéralisme  littéraire,  politique  et  religieux,  il 
faut  placer  au  premier  rang  l'Abbaye-aux-Bois.  Là  se  réunissait 
l'élite  des  beaux  esprits  que  M"»^  Récamier  savait  renouveler  sans 
cesse  autour  de  Chateaubriand.  Emile  Deschamps  et  son  frère  y 
retrouvaient  Henri  de  Latouche  et  la  plupart  des  libéraux  qui  s'étaient 
groupés  vers  1825  autour  de  Stendhal  chez  Stapfer.  Les  groupements 
d'alors  s'étaient  dissociés,  mais  après  la  dispersion  de  la  société  de  la 
Restauration,  les  relations  anciennes  s'étaient  reformées  auprès  de 
]\|me  Récamier. 

C'était,  dit  Sainte-Beuve,  le  caractère  de  cette  âme  si  multipliée...  d'être 
à  la  fois  universelle  et  très  particulière,  de  ne  rien  exclure,  que  dis-je  ? 
de  tout  attirer,  et  d'avoir  pourtant  le  choix  ^. 

Deschamps  rencontrait  à  l'Abbaye-aux-Bois  Victor  Cousin  et  Ville- 
main,  dont  il  avait  loué  l'enseignement  dans  sa  fameuse  Préface.  Son 
ami  Latouche  l'entraînait  vers  Dubois,  du  Globe,  vers  Saint-Marc- 
Girardin  et  Mérimée,  qui  formaient  la  gauche  du  Salon.  Une  sympa- 
thie assez  vive  l'attirait  auprès  de  J.-J.  Ampère  et  du  sage  Bal- 
lanche  ;  mais  s'il  suivait  sa  pente  naturelle,  il  s'asseyait  plutôt 
auprès  des  dames  Gay  et  faisait  sa  cour  à  ses  belles  amies  du  fau- 
bourg Saint-Germain.  M"^^^  de  Gramont  et  de  Barante,  la  princesse  de 
Beauvau,  la' marquise  de  Lagrange,  qui  l'accueillaient  chez  elles  ainsi 
qu'Alfred  de  Vigny,  pardonnaient  à  ces  deux  amis  leur  effronterie 
romanti(jue  en  faveur  de  leur  exquise  urbanité.  M'"®  Récamier  d'ail- 
leurs avait  assisté  à  la  première  rei)résentation  d'IIernani,  et  le  len- 
demain Chateaubriand  lui-même  avait  félicité  Victor  Hugo  ^.  Emile 
Deschamps  trouvait  donc  réuni  à  l'Abbaye-aux-Bois  tout  ce  (ju'il 

1.  P.   Lafond.   L'Aube  romantique,  p.   173. 

Pour  I<s  vers  d'Hugo,  cf.  Chants  du  crépuscule.  I.  Dicté  après  Juillet  1830^ 
p.  21.  Édition  Hetzel.  On  y  lit  : 

Je  n'enfoncerai  pas  'la  couronne  d'épines 

Que  la  main  du  malheur  met  sur  des  cheveux  blancs. 

2.  Causeries  du  Lundi,  éd.  Garuicr,  18.j2,  I,  p.  106. 


294  EMILE    DESCHAMPS    APRES     1830 

aimait  à  admirer  :  les  grandes  traditions  littéraires  et  la  plus  vaste 
curiosité  de  l'esprit  dans  le  cadre  choisi  d'un  salon  aristocratique. 
Il  y  venait  souvent  et  s'il  était  trop  rare  au  gré  de  l'aimable  maîtresse 
de  maison,  il  recevait  un  billet  charmant  comme  celui-ci  ^  : 

Madame  Récamier  ne  s'accoutume  point  à  la  rareté  de  vos  visites. 
Elle  me  charge,  Monsieur,  de  vous  dire  qu'elle  avait  conçu  l'espérance 
de  vous  voir  un  peu  plus  souvent.  Jeudi  prochain,  il  doit  y  avoir  un  peu 
de  musique  chez  elle,  depuis  4  heures  jusqu'à  six.  Elle  désire  que  ce  soit 
pour  elle  une  occasion  de  vous  voir  quelques  instants.  Mille  et  mille  com- 
pliments et  amitiés. 

Le  billet  était  signé  :  Ballanche. 

C'est  le  doux  philosophe  qui  servait  alors  de  secrétaire  à  son  amie. 
Installé  à  l'Abbaye-aux-Bois,  non  loin  de  l'appartement  de  M^^  Ré- 
camier, il  travaillait  dans  les  premiers  jours  de  la  Monarchie  de 
Juillet  à  sa  Palingénésie,  et  venait  d'écrire  sa  Vision  cCHéhal.  C'était, 
sous  une  forme  symbolique  et  abstruse  un  ensemble  d'idées  et  de 
prévisions  analogues  aux  simples  opinions  d'Emile  Deschamps,  le 
bourgeois  romantique.  —  Ballanche  fut  le  penseur  généreux  et  confus 
de  la  génération  de  1830  ;  il  essaya  d'accorder  dans  une  large  syn- 
thèse les  principes  de  la  tradition  aux  aspirations  de  la  liberté  et 
ces  deux  pôles  de  toute  culture,  la  Grèce  et  l'Evangile  ^  —  Emile 
Deschamps,  qui  n'était  pas  mystique,  se  gardait  bien  de  suivre  ce 
moderne  Fénelon  dans  ses  considérations  sur  l'avenir.  Mais  il  respec- 
tait le  bon  philosophe  et  nous  trouvons  dans  la  correspondance 
inédite  d'Emile  Deschamps  des  lettres  qui  témoignent  de  la  sympa- 
thie qui  les  unissait.  Nous  voyons  ainsi  par  l'une  d'elles  que  c'est 
Ballanche  qui  présenta  en  1841  à  M'^®  Récamier  le  recueil  des  Poésies 
des  deux  frères  et  c'est  encore  lui  qui  fut  chargé  par  elle  de  les  remer- 
cier *.  —  Ballanche  est  le  seul  philosophe  de  ce  temps  fertile  en 
esprits  généralisateurs,  qui  paraisse  avoir  retenu  l'attention  du 
poète  mondain.  C'était  auprès  de  lui,  comme  auprès  de  son  ami  Alfred 

1.  Victor  Hugo  raconté,  t.  II,  p.  277. 

2.  Lettre  inédite.   Collection   Paignard. 

3.  Edouard  Herriot.  Madame  Récamier  et  ses  amis,  t.  Il,  p.  247  et  passim. 

4.  4  juillet  1841. 

Il  y  a  longtemps,  Monsieur,  que  Madame  Récamier  m'a  chargé  (Il  vous  remercier,  vous 
et  M.  votre  frère,  du  beau  présent  que  vous  lui  avez  fait.  Elle  s'est  empressée  de  lire  le  char- 
mant volume  que  vous  lui  avez  adressé,  ou  plutôt  c'est  moi  qui  ai  eu  le  plaisir  infini  de  le 
lui  lire,  car,  en  ce  moment,  eUe  est  encore  assez  souffrante  et  ses  yeux  sont  un  peu  fatigués. 
Cette  association  fraternelle  de  deux  talents  fort  distincts  qui  souvent  se  confondent  dans 
les  mêmes  sentiments,  rendent  votre  volume  une  publication  à  la  fois  précieuse  et  touchante.. 

Madame  Récamier  me  charge  de  vous  exprimer  tout  ce  que  cette  double  couronne  poétique 
offre  de  charmes,  et  combien  elle  en  a  senti  le  prix. 

Et  moi.  Monsieur,  je  m'estime  heureux  de  pouvoir  être  son  interprète  après  l'avoir  secondé 


RELATIONS    AVEC    «    l' ABBAYE-AUX-BOIS    »  295 

de  Vigny,  qu'Emile  Deschamps  allait  périodiquement  éprouver  ses 
idées.  Vigny,  autrement  doué  pour  la  pensée  spéculative  que  ne 
l'était  l'aimable  Deschamps,  avait  été  touché,  nous  dit  Sainte-Beuve, 
«  par  les  écoles  pliilosophiques  nouvelles  qui  s'essayaient  et  qui  cher- 
chaient des  alliés  dans  l'art.  M.  Bûchez  et  ses  amis  avaient  remarqué 
au  sein  de  l'école  romantique  la  haute  personnalité  de  M.  de  Vigny.  » 
Emile  Deschamps  ne  se  souciait  guère  de  Bûchez  ^  qui  l'ignorait.  Les 
Saint -Simoniens  d'autre  part,  qui  tentaient  de  réaliser  à  Ménilmon- 
tant  leur  rêve  de  régénération  sociale,  devaient  offrir  au  mondain,  que 
nous  connaissons,  le  sujet  d'inépuisables  plaisanteries.  Seul,  Bal- 
lanche  en  ses  rêveries  lui  semblait  unir  la  métaphysique  au  sens  com- 
mun ;  seul  aussi,  gi'âce  au  charme  qui  le  retenait  à  l'Abbaye-aux-Bois, 
il  savait  demeurer  homme  du  monde  et  philosophe.  Il  avait  eu  beau 
prédire,  comme  Deschamps,  la  Révolution  de  Juillet,  il  n'en  restait 
pas  moins  légitimiste  de  tempérament.  Ses  méditations  sur  l'avenir 
de  la  démocratie  et  du  christianisme  ne  l'empêchaient  point  de  se 
défier  du  peuple  qu'il  ne  croyait  pas  encore  capable  de  se  gouverner 
par  lui-même.  11  concevait  les  progrès  en  moraliste,  comme  une  série 
d'initiations  lentes,  et  il  s'effrayait  au  spectacle  d'une  révolution 
qui  faisait  subitement  franchir  au  peuple  plusieurs  degrés  à  la  fois*. 


dans  la  lecture  qu'elle  était  si  em|;j^ssée  à  faire.  —  Je  dois  ajouter  que  M""®  Récarnicr  a  con- 
servé la  lettre  charmante  que  vous  lui  avez  écrite  dans  une  circonstance  où  elle  avait  espéré 
que  vous  viendriez  chez  elle.  Elle  avait  espéré  que  vous  la  dédommageriez  un  jour  de  cette 
visite  que  vous  n'aviez  pu  lui  faire.  Il  est  vrai  que  la  circonstance  qui  en  donnait  lieu  n'existait 
plus.  Mais  elle  aurait  désire  que  vous  eussiez  bien  voulu  vous  passer  d'une  occasion.  Permettez- 
moi,  Monsieur...  Ballancbe. 

Une  autre  fois,  Kniiln  Df-schamps  avait  adressé  à  M™^  Récamiur  un  livre 
(son  Shakfppcare  peut-être)   et  des  vers  ;  Ballanche  lui  répond  : 

Monsieur.  —  Madame  Récamier  a  été  très  souffrante,  tous  ces  temps-ci.  C'est  dans  ces 
moments  qu'elle  a  reçu  votre  beau  volume,  que  vous  avez  eu  l'extrême  bonté  de  lui  adresser. 
Elle  aurait  vivement  désiré  vous  remercier  des  charmantes  distractions  qu'il  lui  a  procurées. 
Elle  espère.  Monsieur,  que,  lorsque  vous  vous  trouverez  dans  le  voisinage  de  l'Abbaye-aux- 
Bois,  il  vous  viendra  quelquefois  la  bonne  pensée  de  venir  la  voir,  et  recevoir  le  plus  tôt  pos- 
sible tous  les  remerciements  qui  vous  sont  si  justement  dus.  —  Vos  lettres,  Monsieur,  sont 
très  aimables  et  mérili-raient  les  réponses  les  plus  aimables  du  inonde.  Madame  Récamier 
malheureusement  est  souvent  bien  fatiguée  pour  écrire  et,  dans  ces  occasions,  elle  lait  choix 
d'un  secrétaire  qui  est  bien  insuQisant  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  vers  aussi  aimables  que  ceux 
que  vous  lui  avez  consacrés.  —  Ce  secrétaire  aujourd'hui  vous  prie  d'agréer  rexj)ression  de 
sa  bonne  volonté,  mais  si  vous  voulez  bien  venir  suppléer  vous-même  à  son  insullisance, 
il  en  sera  très  heureux.  Il  vous  prie  en  attendant  do  vouloir  bien  recevoir  l'expression  de  ses 
sentiment.')   les  plus  distingués  et  les   j>lus  dévoués. 

(Collection   l'iiignard.)  Bali-anche. 

1.  S«c-Heuvc.  Nouv.  Lundis.  Édit.  M.  Lcvy,  1866,  t.  VI,  p.  420.  —  Plus 
encore  qu'A,  ou  E.  Deschanips,  le  poète  cher  à  Ballanche,  ce  lut  Achille  Du 
Clésieux,  l>r<ton  mystique,  qui,  dans  l'Ame  el  la  Solitude  (iS33),  Exil  et  pairie 
(1834),  Dernier  chant  (1841),  donnait  une  voix  lyricjue  aux  rêves  du  philosophe 
sur  la  Diviiiilé,   l'ilurnanité,  rElernilé. 

2.  Avant  tout,  Ballanche  était  bon,  el  c'était  sa  bonté,  presque  sa  sainteté 


296  EMILE    DESCHAMPS    APRES     1830 


III 

Cette  éducation  politique  du  peuple,  qui  préoccupait  tous  les 
penseurs,  un  petit  groupe  de  jeunes  hommes  allait-  immédiatement 
la  tenter.  Emile  Deschamps  les  connaissait  hien.  Tous,  fidèles  au 
catholicisme,  ils  se  groupaient  autour  de  l'ardent  abbé  de  Lamen- 
nais ^,  que  la  Muse  Française  avait  accueilli  en  1823  et  salué  comme 
.  un  nouveau  Bossuet  ^.  Un  amour  passionné  pour  la  religion,  que  le 
peuple  outrageait,  s'unissait  dans  leur  cœur  au  culte  de  la  liberté. 
Réconcilier  l'Eglise  avec  la  Révolution,  telle  était  l'intention  des 
fondateurs  de  VAi^enir,  et,  dans  ce  journal  qui  ne  vécut  qu'un  an, 
du  mois  d'octobre  1830  au  mois  de  novembre  1831,  il  est  intéressant 
de  voir  Emile  Deschamps  collaborer. 

Non  seulement  il  connaissait  Lamennais,  depuis  le  temps  au  moins 
de  la  Muse  Française  et  rencontrait  Ozanam  à  l'Abbaye-aux-Bois, 
mais  il  avait  dû  entrer  en  relations  avec  le  jeune  comte  de  Monta- 
lembert,  l'un  des  principaux  rédacteurs  de  V Avenir,  soit  chez  Alfred 
de  Vigny,  soit  chez  Victor  Hugo. 

Montalembert  avait  vingt  ans,  lors  de  la  bataille  d'Hernani  ^  et 

que  célébrait  Antoni  Deschamps  dans  Résignation.  Poésies...  nouv.  éd.,  1841, 
p.   191. 

Sur  Ballanche,  Bûchez,  Lamennais  et  le  libéralisme  catholique  enl830;cf. 
Amand  Rastoul,  Histoire  de  la  démocratie  catholique  en  France,  1789-1903.  Paris, 
Bloud,  1914,  in-16.  Lire  en  particulier  le  chapitre  intitulé  :  Evolution  démocratique 
des  ultramontains  :  l'Avenir,  p.  108-130.  —  Voir  aussi  Touvrage  suggestif  de 
Louis  Dorison,  Un  Symbole  social.  Affred  de  Vigny  et  la  poésie  politique. 
Paris,  Perrin,  1894.  In-8o.  M.  Dorison  étudie  dans  son  ampleur  le  problème 
des   rapports  de  la  poésie  avec  la  science  sociale. 

1.  Les  relations  des  frères  Deschamps  avec  Lamennais  remontaient  aux  pre- 
mières années  du  Romantisme  ;  elles  ne  cessèrent  point  après  la  rupture  du 
prêtre  avec  l'Eglise.  Le  pieux  Antoni  ne  pouvait  se  résigner  à  croire  cette  rupture 
éternelle,  et  dans  un  de  ses  beaux  poèmes  il  avait  souhaité  cette  réconciliation. 
Voici  en  quels  termes  Lamennais,  dans  une  lettre  adressée  à  Emile  Deschamps 
le  23  oct.  1843,  remerciait  les  deux  frères  : 

Je  ne  mérite  certes  pas,  Monsieur,  l'éloge  que  M.  votre  frère  a  fait  de  moi,  et  je  suis  d'autant 
plus  touché  de  son  indulgente  bienveillance.  Il  a  voulu  sans  doute  moins  juger  les  œuvres 
qu'encourager  les  bons  désirs  et  les  intentions  droites.  Je  ne  pouvais  recevoir  une  plus  douce 
récompense  des  miennes  que  sa  sympathie  et  la  vôtre.  Vous  avez  dit  :  cet  homme,  en  ces 
temps  d'égoïsme,  aime  Dieu  et  ses  frères,  et  votre  cœur  s'est  ouvert  pour  lui.  Agréez  l'un  et 
l'autre  la  gratitude  du  sien.  F.  La.mennais. 

(Inédit.   Collection   Paignard.) 

2.  Muse  Française,  édit.  Marsan,  t.  I,  p.  73-85.  «  Il  éclaire  comme  Pascal, 
il  brûle  comme  Rousseau,  il  foudroie  comme  Bossuet.  » 

3.  Lecanuet.  Montalembert.  Sa  jeunesse.  Paris,  1895,  p.  89. 


COLLABORATION    A    «    L  AVENIR    » 


297 


son  romantisme  avait  la  flamme  de  la  jeunesse.  Victor  Pavie  rapporte 
qu'il  assistait  à  la  lecture  de  Marion  Delorme  à  la  Porte  Saint-Martin  \ 
et  trouve  piquant  de  nous  le  montret  dans  les  coulisses  du  théâtre 
écoutant  lire  Hugo  «  en  face  de  l'acteur  Gobert  et  de  M'"''  Dorval  ». 
—  Le  salon  du  jeune  comte,  nous  dit  d'autre  part  Ozanam  ^,  s'ouvrait 
à  l'élite  de  la  société  parisienne  : 

Là  sont  venus  tour  à  tour  MM.  Ballanche  et  S^e-Beuve,  Savigny  jeune 
et  de  Beaufort,  Ampère  fils  et  Alfred  de  Vigny,  de  Mérode  et  d'Eckstein. 
Dimanche  Lerminier  y  était...  Victor  Considérant  y  était  aussi. 

Ces  philosophes,  ces  sociologues,  ces  poètes  et  ces  hommes  du 
monde  s'entretenaient  de  toutes  les  questions  qui  passionnaient  alors 
les  esprits,  et  presque  tous  s'accordaient  pour  mettre  l'art  au  service 
de  la  société  et  regarder  la  poésie  comme  le  porte-voix  des  idées 
nouvelles.  Seul  ou  presque  seul,  en  un  tel  milieu,  Emile  Deschamps 
hochait  parfois  la  tête  et  donnait  un  regret  à  la  doctrine  désonnais 
oubhée  de  l'Art  pur.  Cependant  l'enthousiasme  du  jeune  maître  de 
maison  le  consolait  ;  il  se  plaisait  à  l'entendre  parler  du  Romantisme 
et  de  ses  chefs  et  hsait  avec  joie  les  brillants  articles  de  VAi'enir. 
C'étaient  autant  d'éloges  de  l'École.  En  cette  année  1831,  la  produc- 
tion romantique  fut  exceptionnellement  brillante  :  en  mars,  Notre- 
Dame  de  Paris  ;  en  mai,  Antony  ;  en  juin  la  Maréchale  cV Ancre  ;  le 
11  août,  Marion  Delorme,  enfin  délivrée  du  veto  de  la  censure  ;  le 
29  octobre,  Charles  VII  chez  ses  grands  vassaux  ;  le  24  novembre,  les 
Feuilles  d' Automne.  Lamartine  avait  été  reçu  à  l'Académie  Fninçaise 
le  l^'"  avril  de  l'année  précédente  et  Montalembert  assistait  à  la 
réception  ®.  C'est  lui  qui  présenta  Vigny  à  Lamennais  et  lui  ouvrit  les 
colonnes  de  V Avenir.  Quand  il  rendit  compte  de  Notre-Dame  de 
Paris,  dans  ce  journal,  il  prit  la  défense  du  roman  contre  les  critiques 
dont  il  était  l'objet.  11  admirait  alors  V.  Hugo  tout  entier  comme 
poète  et  comme  écrivain,  comme  citoyen  et  comme  homme  privé  : 

1.  Victor  PaiHc,  sa  jeunesse...  Angers,  1887,  p.  '.i^. 

2.  Ozanam.  Lettre  à  E.  Falconnet,  19  mars  1833,  dans  Lettres  de  Frédéric 
Ozanam...  Paris,  1912,  t.  I,  p.  69. 

3.  Lccanucl.  Ibid.,  p.  88.  Une  des  raisons  de  la  sympathie  de  Montalembert 
pour  l'auteur  de  Notre-Dame  de  Paris  était  son  culte  pour  le  passé  archéo- 
logique et  artistique  de  l'ancienne  France.  II  défendit  aux  côtés  d'Hugo  la 
cause  de  «  l'art  chrétien  ».  Il  dénonça  avec  autant  d'éloquence  que  le 
poète  les  méfaits  de  la  «  bande  noire  »,  et  tous  les  deux  ont  contribué  à 
sauver  de  la  destruction  quelques  uns  des  plus  beaux  monuments  du  Moyen- 
Age.  Emile  Dr-schamps  a  mainh^s  fois  signalé  ces  «  campagnes  »  artistiques 
parmi  les  gloires  de  l'Ecole  roniaiilifpic. 

Dans  ]'Ai>enir,  les  Lettres  parisiennes  écrites  par  Vigny,  étaient  signées  Y. 
Cf.  Lccanuct.  Ibid.,  p.  147. 


298  EMILE    DESCHAMPS    APRES     1830 

Voilà  sa  vie,  s'écriait-il,  voilà  sa  gloire,  voilà  pourquoi  il  est  à  nous, 
notre  jjoèle,  notre  maître,  notre  ami  ^. 

Quant  à  Balzac,  qui  venait  de  publier  ses  Contes  et  romans  philo- 
sophiques et  sa  Peau  de  Chagrin,  il  demandait  un  compte  rendu  dans 
ÏAuenir  et  Montalembert,  en  le  lui  promettant,  lui  parlait  en  ces 
termes  de  la  création  de  Fédora  : 

Votre  femme  sans  cœur  est  à  faire  pleurer  de  vérité.  C'est  le  tableau 
le  plus  vrai  de  la  société  actuelle  qui  ait  encore  été  tracé  ^. 

Telle  était  l'admiration  que  professait  l'un  des  directeurs  de 
V Avenir  pour  les  maîtres  du  Romantisme,  Parlait-il  de  l'École  eu 
général,  il  disait  : 

La  cause  est  juste  et  sainte  ;  elle  l'est  tellement  à  mes  yeux  qu'elle 
absorbe  dans  son  éclat  tous  les  défauts  de  ses  défenseurs.  Là  seulement 
il  y  a  de  la  jeunesse  ;  là  seulement  il  y  a  de  l'avenir,  de  la  régénération, 
et  surtout  de  la  régénération  morale. 

Ce  souci  absorbant  de  la  moralité  dans  l'Art  le  rendait  quelquefois 
sévère  pour  ceux  des  romantiques  qui  ne  partageaient  pas  ce  souci 
exclusif.  Les  plus  artistes,  Alfred  de  Musset  par  exemple,  et  les  frères 
Des  champs  «  n'ont  pas  le  sens  commun  »,  disait -il  par  boutade  ^. 
Il  n'en  accueillait  pas  moins  à  VAi>enir  le  plus  souple  et  le  plus  répandu 
des  deux  frères,  Emile,  qui  se  croyait  en  droit  de  publier  dans  ce 
journal  des  articles  élogieux  sur  les  œuvres  de  ses  amis.  C'est  ainsi, 
qu'il  écrivait  au  comte  de  Rességuier,  l'auteur  des  Tableaux  poétiques, 
parus  en  1828,  qui  méditait  alors  son  roman  d'Almaria  et  venait 
d'achever  un  drame  en  cinq  actes,  Isabelle  d'Aspen  : 

Ce  que  j'aime  le  plus  après  vous,  c'est  votre  talent  et  votre  gloire  et 
l'écho  de  votre  gloire  dans  les  cœurs  que  j'aime  :  voilà  pourquoi  je  parle 
de  mes  amis,  dès  que  j'en  ai  la  permission  quelque  part  ;  pour  vous, 
mon  ami,  on  m'a  pressé,  supplié,  et  VAi^enir  est  à  nous,  comme  tout  le 
monde  le  sait,  excepté  vous.  Vous  avez  un  grand  admirateur  dans  le 
jeune  comte  de  Montalembert,  qui  m'a  demandé  cet  article  que  l'espace 
a  forcé  de  raccourcir  *. 

1.  'L'Avenir,  11   avril  1831. 

2.  Lecanuet.    Ibid.,   p.   146. 

3.  Ihicl,  p.  86. 

4.  Lettre  communiquée  par  M.  Ernest  Dupuy.  —  Quelques  années  plus  tard 
en  1841  probablement,  Montalembert  s'excusait  par  une  bien  jolie  lettre 
auprès  d'Emile  Deschamps,  de  n'avoir  pas  rendu  compte,  dans  le  Correspon- 
dant, de  la  nouvelle  édition   des  œuvres    du  poète. 

Monsieur,  il  me  semble  que  vous  devez  me  regarder  comme  un  homme  d'une  insigne  mau- 
vaise foi  ou  d'une  négligence  impardonnable.  Et  cependant  je  ne  suis  qu'un  maladroit.  Je 
.  vous  avais  promis  de  faire  passer  l'article  que  M.  de  Vigny  m'avait  adressé  sur  vos  œuvres 


EMILE    DESCHAMPS    ET    THEOPHILE    GAUTIER 


29^ 


Quand  l'Élévation  d'Alfred  de  Vigny,  intitulée  Paris,  fut  publiée 
chez  Gosselin  en  avril  1831,  c'est  à  Emile  Deschamps  que  Monta- 
lambert  demanda  le  compte  rendu  du  nouveau  poème.  L'article 
parut  dans  VAi'enir,  le  mercredi  4  mai  1831.  L'auteur  y  trace  un 
curieux  parallèle  entre  l'œuvre  de  Vigny  et  le  Paris  à  i>ol  cToiseau,  un 
des  chapitres  de  Notre-Dame  de  Paris  qui  venait  de  paraître.  Emile 
Deschamps  se  plaisait  à  unir  dans  un  même  éloge  les  noms  et  les 
œuvres  de  ses  deux  grands  amis. 

La  manière,  si  dilïérente  chez  les  deux  poètes,  ravit  également 
Emile  Deschamps,  et,  comme  après  avoir  mis  tout  son  cœur  dans  cet 
éloge,  il  faut  qu'il  cède  aussi  à  son  humeur  batailleuse,  il  s'attacjue  à 
l'esprit  de  routine  qui  empêche  le  public  d'admirer  :  sa  tactique,  selon 
Deschamps,  est  toujours  la  même,  il  accable  les  dernières  œuvres  des 
maîtres  sous  le  poids  de  leurs  œuvres  antérieures  ^. 

Cette  vive  diatribe  contre  l'abaissement  général  du  goût  public 
fait  grand  honneur  à  l'amateur  exquis  qu'était  Emile  Deschamps. 
Lui  qui  savait  lire  et  comprendre  une  œuA^re,  il  demeurait  fidèle  à 
l'un  des  plus  anciens  principes  de  l'Ecole  romantique  :  le  respect  de 
l'individualité  de  l'artiste  et  de  l'indépendance  de  l'art.  A  mesure 
qu'allait  grandir,  après  1830,  l'influence  de  la  vulgarité  bourgeoise 
il  ressentait  plus  vivement  l'horreur  aristocratique  dont  parle  Horace 
pour  le  public  profane,  et  l'aversion  du  commun.  Il  n'a  jamais  pro- 
fessé, dans  son  insolence  hautaine,  la  doctrine  de  l'art  pour  l'art.  Seul, 

et  celles  de  M.  votre  frère  :  cette  promesse,  je  puis  vous  assurer  que  j'ai  fait  tout  au  monde 
pour  la  remplir.  Mes  rigides  collègues  ont  demandé  le  livre  :  voux  avez  eu  la  bonté  de  me 
l'envoyer  :  ils  l'ont  lu,  ce  pauvre  cher  livre,  et  ils  ont  découvert  des  choses  qui,  je  vous  le  dis 
avec  une  franchise  toute  catholique,  ont  effarouché  leur  pudeur.  —  Moi,  plus  habitué  qu'eux 
à  la  corruption  du  siècle,  je  n'y  avais  vu  aucun  mal  ;  mais  eux  ont  été  saisis  d'une  sainte  indi- 
gnation. Non  seulement  on  n'a  plus  voulu  laisser  passer  les  éloges  que  j'avais  déjà  arrangés 
pour  rimjtnision,  mais  on  voulait  absolument  prendre  votre  livre  pour  occasion  d'une  vio- 
lente sortie  contre  l'immoralité  de  la  nouvelle  école,  dont  vous  savez  que  nous  partageons 
les  doctrines  littéraires  au  grand  scandale  d'une  fouie  de  nos  amis.  J'ai  obtenu  qu'on  ne  vous 
prît  pas,  sans  votre  aveu,  pour  plastron  de  notre  rigorisme.  Mais  je  me  vois  obligé  de  vous 
renvoyer  votre  article.  J'y  laisse  les  additions  et  corrections  que  j'y  ai  faites  et  qui  vous  prou- 
veront au  moins  que  j'y  ai  travaillé  de  bonne  foi.  —  M.  de  Vigny  vous  dira  aii  reste  des  nou- 
velles de  ce  rigorisme  ascétique  dont  vos  œuvres  sont  aujourd'hui  victimes. 

Je  suis.  Monsieur,  bien  plus  désolé  que  vous  ne  sauriez  l'être,  de  ce  fâcheux  contre-temps. 
Je  vous  conjure  fie  ne  pas  me  l'imputer.  J'en  suis  vraiment  innocent.  Je  profite  de  cette  occa- 
•ion  pour  vous  témoigner  le  vrai  et  intime  plaisir  que  j'ai  éprouvé  en  relisant  ces  charmantes 
poésies,  si  tendres,  si  gracieuses,  si  conformes  à  mon  goût.  11  n'a  pas  dépendu  de  moi  que 
ce  faible  témoignage  de  mon  admiration  pour  votre  talent  ne  fût  rendu  public. 

Excusez-moi,  je  vous  prie.  Monsieur,  si  j'ai  tardé  si  longtemps  à  vous  rendre  compte  de 
mes  elTorts  et  à  vous  remercier  de  la  visite  que  vous  avez  bien  voulu  me  faire.  J'ai  été  complè- 
tement absorbé  par  mon  procès,  et  je  profite  de  mon  premier  moment  de  liberté  pour  vous 
adresser  ce  peu  de  mots.  Croyez... 

Le  C"  C.  DE  MoNTAi.EMni:nT. 

(Lettre  inédite.  Collection  Paignard.) 

1.  Ai'enir,  4  mai  1831. 


300  COLLABORATION    A    LA    (C    REVUE    DES    DEUX-MO.NDES    » 

Théophile  Gautier  osera  franchement  distinguer  la  vraie  poésie  et 
l'Aït  pur  de  cet  art  industriel,  qui  convenait  à  la  bourgeoisie  orléa- 
niste, et  de  cet  art  social,  auquel  les  esprits  révolutionnaires  promet- 
taient l'avenir.  Deschamps  aimait  trop  les  salons  et  ce  qu'on  appelle 
le  monde  pour  être  capable  de  ce  beau  parti-pris.  Cependant  il  avait 
une  grande  admiration  pour  le  talent  de  Gautier,  pour  sa  virtuosité. 
Tout  lui  plaisait  chez  ce  rare  poète,  forme  et  pensée  ^,  Nous  en  avons 
trouvé  dans  sa  correspondance  inédite  maints  témoignages.  Lui 
écrit-il,  après  avoir  passé  une  soirée  chez  lui.  «  Vous  m'avez  grisé  de 
poésie  hier,  dit-il  ;  votre  sonnet  sonne  toujours  à  mes  oreilles.  Tant 
de  poésie  et  de  philosophie  !  »  Il  suit  attentivement  le  critique  de  la 
Presse,  et  quand  Gautier  lui  adresse  un  compliment  dans  un  de  ses 
articles,  c'est  pour  Deschamps  l'occasion  d'un  billet  charmant  : 

J'arrive  d'un  petit  voyage  de  trois  jours  et  un  de  mes  amis  m'apporte 
la  Presse  de  mercredi.  Je  ne  puis  pas  attendre  une  minute  sans  vous 
remercier  des  si  aimables  et  si  indulgentes  paroles  que  vous  avez  dites 
sur  moi.  Rien  n'est  précieux  au  poète  comme  la  sympathie  du  poète. 
Vous  aviez  déjà  toute  la  mienne  et  je  suis  heureux  d'y  joindre  un  senti- 
ment bien  vrai  de  gratitude...  Rien  ne  me  charmait  plus  que  votre  poésie, 
votre  prose  maintenant  vient  lui  disputer  mes  émotions.  Mais  le  charme 
est  moins  pur,  l'orgueil  y  mêle  son  alliage  ^. 

Au  milieu  de  l'indifférence  du  public  pour  l'art  des  vers,  il  se  tourne 
vers  Gautier  et  se  console.  Il  invoque  son  œuvre  et  son  nom  :  «  Il  faut 
que  les  poètes,  dit-il,  se  prêtent  main  forte  ^.  »  —  Quand  il  publiera 
son  Shakespeare,  il  le  confiera  à  Gautier  : 

Je  tiendrai  beaucoup  à  votre  opinion  sur  le  style  et  les  formes  de  ver- 
sification que  j'ai  employées  dans  ces  deux  tragédies  (Roméo  et  Macbeth). 
Cela  est  pour  les  poètes  et  les  grands  artistes  sérieux.  Cela  est  pour  vous. 
Je  me  suis  tant  occupé  des  procédés  de  l'art,  que  j'en  attends  une  douce 
récompense  *. 

La  technique  de  leur  art  passionnait  les  deux  poètes,  et  quand 

1.  Antoni  Deschamps  partageait  l'admiration  de  son  frère  pour  Théophile 
Gautier.  Cf.  l'Artiste,  mais  1847,  et  l'éloge  du  poète  par  Antoni,  dans  le  poème 
intitulé  :  Athènes.  Cf.  l'éloge  d'Antoni  par  Gautier  :  Poésies  complètes,  t.  I,  p.  69. 

Les  deux  dilettantes  firent  partie  de  la  rédaction  de  la  Revue  de  Paris,  fondée 
par  Th.  Gautier,  Maxime  du  Camp,  etc.,  au  début  du  Second  Empire.  De  nom- 
breux poèmes  d'Antoni  y  parurent.  Sous  la  signature  d'Emile,  je  relève  :  Deux 
sonnets  de  Michel- Ange  (l^r  oct.  1853).  Noter  le  mot  charmant  de  Th.  Gau- 
tier sur  Emile  Deschamps,  «  la  vestale  de  l'esprit  français,  qu'il  ne  laissa 
jamais  éteindre.  »  Portr.    contemp.,   p.   30. 

2.  Lettre   inédite    (1839).    Collection   Lovenjoul. 

3.  Ihid. 

4.  Ihid. 

Dans  son  feuilleton  de  la  Presse  (mercredi  11  nov.  1839),  Th.  Gautier,  rendant 


EMILE     DESCHAMPS    ET    LA    DOCTRINE    DE    «    l'aRT    POUR    l'aRT   »       301 

Théophile  Gautier  élève  la  voix  ])our  la  défendre,  et  rappeler,  comme 
autrefois  les  maîtres  de  la  Pléiade,  les  prérogatives  de  la  Poésie, 
Emile  Deschamps  le  félicite.  Il  nous  fait  songer  à  Du  Bellay  en  face 
de  Ronsard. 

Rien  ne  me  plaîl,  fors  ce  qui  peut  déplaire 
Au  jufTenieut    du   rude  populaire  ^. 

Il  aimait  à  citer  ces  deux  vers,  et  ce  n'est  point  iiulifTérent  de  remar- 
quer que,  sur  les  deux  articles  qu'il  publia,  en  1831,  dans  la  Revue 
des  Deux-Mondes,  alors  en  sa  toute  fraîche  nouveauté.  Deschamps 
consacra  l'un  d'eux,  non  pas  seulement  à  mettre  en  garde  les  poètes 
contre  le  public,  mais  à  recommander  à  ces  esprits,  que  la  gloire 
enchante,  de  se  défier  de  leur  ambition  personnelle  et  de  résister  aux 
séduisants  appels  de  la  p<>lili(|ue  et  aux  promesses  illusoires  de  l'ac- 
tion sociale  ^.  Dans  cet  article  intitulé  :  Esquisses  morales,  il  reconnaît 
naturellement  aux  poètes  l'universalité  des  aptitudes,  mais  il  ne 
craint  pas  de  faire  ressortir,  avec  le  bon  sens  très  fin  d'un  homme  du 
métier,  les  avantages  de  la  spécialité  ^.  Ces  sages  conseils  venaient  à 

compte  de  Roméo  cl  Julirlte,  symplionie  dramati(]ue  d'il.  Berlioz,  s'exprime 
ainsi  sur  la  part  de  collahoration  d'Emile  Deschamps,  auteur  du  livret.  : 

La  Symphonie  de  Roméo  et  Jidietle,  outre  son  mérite  musical,  offre  plusieurs  nouveautés- 
dc  dispositions  et  de  coupe.  L'auteur  a  essayé  de  reproduire  la  mélopée  antique  et  les  chœurs 
de  l'ancienne  tragédie  qui  interrompent  le  cours  de  l'action  pour  moraliser  sur  les  événements 
dont  ils  sont  témoins  ;  M.  Emile  Deschamps,  homme  de  beaucoup  d'esjjrit  et  poète  distingué, 
a  distribué  avec  beaucoup  d'originalité  le  livret  du  compositeur  ;  il  l'a  relevé  de  jolies  fleurs 
poétiques  ;  la  trame  du  canevas  musical  satisfait  heureusement  les  doubles  exigences  de  la 
poésie  et  de  la  musique.  » 

1.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  196.  Dans  la  nouvelle  inlituléc  :  Un  hôte  inconnu,  Emile 
Deschamps  introduit  un  bel  éloge  de  Joachim  du  Bellay  et  nous  citerons  ce 
passage  d'ailleurs  admirable  : 

...  Tous  les  poètes  n'ont  pas  une  vie  pleine  et  agitée  comme  Dante  Alighieri  ou  Torquato 
Tasao.  Bien  souvent  leurs  événements  ne  sont  autres  que  leurs  pensées.  Tout  se  passe  en 
dedans.  Il  en  est  ainsi  de  Joachim  du  Bellay... 

2.  Gautier  et  la  passion  du  Beau,  cf.  Albert  Cassagnc.  La  Théorie  de  l'art 
pour  l'arl  en  France  chez  les  derniers  romantiques  et  les  premiers  réalistes.  Paris^ 
1906,  in-8°,  p.  208  :  Gautier  «  a  souvent  célébré  l'Art  et  la  Beauté  en  strophes 
d'une  pieuse  ferveur  et  avec  un  sentiment  presque  religieux.  Baudelaire  lui  attri- 
bue l'honneur  d'avoir  le  premier  dégagé  l'art  des  excès  de  l'individualisme 
romantique  et  distingué  la  passion  du  beau...  des  autres  passions  humaines... 
même  dans  leurs  crises  les  j)lus  tragiques.  Le  livre  initiateur  est  ici  Mademoiselle 
de  Maupin   : 

Celte  espèce  d'hymne  à  la  Beauté,  dit  Baudelaire,  avait  surtout  ce  grand  résultat  d'établir 
définitivement  la  condition  génératrice  des  oeuvres  d'art,  c'esl-à-diro  l'amour  exclusif  du 
Beau,  l'idée  fixe.  (Baudelaire,  Art  romantique  :  étude  sur  Th.  Gautier.) 

Celle  phrase  permet  de  mesurer  la  dislance  qui  sépare  l'aimable  Emile  Des- 
champs du  maître,  qu'il  admirait  de  loin. 

3.  Gautier  ne  voulut  être  qu'un  pur  artiste.  On  se  rappelle  cette  boutade  : 
Moi,  ce  qui  fait  ma  supériorité,  le  voici  :  je  suis  très  fort,  j'amène  cinq  cents  au  dynamo- 
mètre, et  je  fais  des  métaphores  qui  se  suivent. 


302  COLLABORATION    A    LA    «    REVUE    DES    DEUX-MO'DES    » 

l'heure  opportune.  Lamartine,  Victor  Hugo,  Vigny  lui-même  auraient 
dû  les  entendre.  Ils  n'en  tinrent  cependant  aucun  compte.  Il  se  peut 
même  que  la  liberté  d'opinion,  dont  usa  Emile  Deschamps,  ait  déplu. 
Car  il  ne  resta  point  le  collaborateur  de  la  Revue  des  Deux-Mondes  ^  et 
le  dernier  article  qu'il  publia  parut  six  mois  après  :  c'était  une  intéres- 
sante étude  sur  un  tout  autre  ordre  d'idées,  sur  les  Contes  philoso- 
phiques de  Balzac  et  la  Peau  de  Chagrin  qui  venait  de  paraître  ^. 

On  sait  l'antipathie  réciproque  qui  séparait  Balzac  et  Sainte- 
Beuve.  Le  grand  critique,  quand  il  dressa,  en  1840,  dans  un  article 
de  la  Revue  des  Deux-Mondes  intitulé  :  Dix  ans  après  en  littérature  ^, 
le  bilan  du  Romantisme,  ne  rendait  pas  encore  justice  à  Balzac,  dont 
l'œuvre  imposante  était  réalisée. 

Deschamps  devança  donc  le  jugement  de  la  postérité,  quand  il 
célébra  en  1831,  l'entreprise  géante  de  ce  «  travailleur  tenace  et  cons- 
ciencieux ».  Il  étudie  le  grand  peintre  de  la  Comédie  humaine,  dans  cet 
article,  sous  un  de  ses  aspects  les  plus  singuliers,  comme  conteur 
philosophe  et  créateur  de  fantastique.  Tout  de  suite  il  le  compare  à 
Hoffmann  et  le  distingue  de  lui  : 

Les  contes  et  romans  philosophiques  sont  lus  avec  avidité  :  ce  sont 
aussi  de  curieux  tableaux  de  mœurs  assaisonnés  pour  la  plupart,  d'un 
merveilleux  cabalistique  indéfinissable.  Ce  n'est  ni  Rabelais,  ni  Voltaire, 
ni  Hoffmann,  c'est  M.  de  Balzac. 

Cette  puissante  individualité  l'a  frappé,  mais  ce  qu'il  lui  reproche, 
ce  n'est  pas  un  manque  essentiel  de  culture  et  de  goût,  comme  le  fera 
Sainte-Beuve,  c'est  «  ug  perpétuel  dénigrement  du  cœur  humain  ». 
Le  pessimisme  de  Balzac  désole  Emile  Deschamps  *.  «  Les  opuscules 
de  Balzac,  dit-il,  pourraient  s'appeler  contes  misanthropiques  ». 

Partout  des  déceptions  atroces  dans  les  sentiments  humains,  partout 
l'homme  envisagé  sous  son  point  de  vue  le  plus  misérable,  le  plus  déses- 
pérant. Il  n'y  a  peut-être  pas  un  de  ses  contes  où  la  soif  d  hériter  ne  gan- 
grène un  cœur...  L'hérédité  poursuit  M.  de  Balzac;  il  ne  voit  que  gens 
qui  prennent  de  l'argent  à  rentes  \'iagères  sur  la  foi  d'un  catarrhe,  qui 
spéculent  sur  la  mort,  qui  s'accroupissent  sur  un  cadavre,  et  qui  s'en  font 
un  oreiller  le  soir.  Et  cependant  n'allez  pas  vous  imaginer  que  tout  cela 
soit  triste,  maussade,  déclamatoire.  Non,  ce  sont  de  petits  drames,  vifs, 
coupés,  rapides,  spirituels,  réjouissants  ;  des  lambeaux  souvent,,  mais 
des  lambeaux  de  soie  et  d'or.  C'est  la  Httérature  d'un  siècle  où  l'on  mul- 
tiphe  les  sensations,  où  l'on  en  crée  de  nouvelles,  où  tout  est  accéléré, 

-     1.   R.  D.  M.,  1831,  avril-juin,  tome  VIII,  p.  270. 

2.  Ibid.,  t.  X,  p.  313. 

3.  Ibid.,  1840,  t.  XLIII,  p.  689. 

4.  Cf.  Aiidré  Lebreton,  Balzac,  l'homme  et  l'œuvre.  Paris,  A.  Collin,  1985. 
In-80,  p.    226-253. 


DESCHAMPS    ET    BALZAC 


303 


la  ^^e  et  les  roulages,  d'un  siècle  qui  a  vu  naître  les  bateaux  à  vapeur, 
les  voitures  à  vapeur,  la  lithographie,  la  musique  de  Rossini,  Téclairage 
au  gaz...  Elle  est  surtout  l'expression  d'une  société  sans  conscience  aucune. 

Deschamps  parle  enfin  de  «  cette  miraculeuse  Peau  de  Chagrin  avec 
laquelle  il  n'y  a  qu'à  désirer  pour  obtenir,  mais  qui  diminue  alors  et 
qui  retranche  à  chaque  souhait  plusieurs  années  de  vie  à  son  pos- 
sesseur... »  Le  dénouement  choque  bien  Deschamps  ;  il  n'accepte  pas 
sans  broncher  le  cynisme  de  Raphaël  qui  souhaite,  en  pur  dandy  qu'il 
est,  avant  de  s'enfoncer  dans  la  mort  de  faire  encore...  un  hon  souper. 
Mais  il  éprouve  pour  la  création  de  Fédora  «  la  femme  sans  cœur  », 
l'admiration  qu'exprimait  déjà  Montalembert.  —  Il  termine  son  étude 
par  ce  jugement  d'ensemble. 

M.  de  Balzac  a  de  l'observation  au  suprême  degré  et  une  grande  ima- 
gination de  style.  Le  mot  fascination  revient  souvent  dans  ses  phrases, 
et  je  n'en  trouve  pas  de  plus  juste  pour  exprimer  l'etlet  qu'elles  produisent. 
Rien  de  plus  éblouissant,  de  plus  prestigieux  que  certaines  pages  de  la 
Peau  de  chagrin.  L'auteur  dit  tout  et  son  expression  est  toujours  chaste. 
Il  sait  jeter  une  enveloppe  capricieuse  et  fantastique  sur  tout  ce  qui 
veut  être  deviné,  et,  par  des  touches  brusques,  incisives,  pittoresques, 
mettre  en  relief  les  hommes,  les  choses,  les  systèmes,  les  idées. 

Dans  l'emploi  qu'il  fait  du  merveilleux,  Balzac  égale  Hoffmann. 

Le  possible  et  l'impossible,  dit  E.  Deschamps,  sont  tellement  fondus, 
amalgamés  dans  cette  singulière  histoire  qu'on  ne  peut  vraiment  pas 
plus  tirer  une  ligne  de  démarcation  entre  eux  qu'entre  rintelligence  et 
la  matière,  qu'entre  l'âme  et  le  corps. 

^  oici  enfin  l'éloge  final  : 

Je  parlais  un  jour  du  beau  .tableau  de  M.  Delacroix  devant  quelques 
personnes  qui  ne  le  connaissaient  pas  ;  on  se  récria  contre  cette  Liberté 
allégorique,  descendant  sur  les  pavés  de  nos  barricades,  et  marchant 
poudreuse  au*  milieu  du  peuple  de  Juillet...  Mais  regardez  le  tableau 
de  Delacroix  ;  lisez  la  Peau  de  Chagrin  de  M.  de  Balzac,  et  vous  croirez 
à  la  magie  des  arts. 

Tels  sont  les  termes  dans  lcs((uels  Emile  Deschanips  saluait  une 
des  premières  grandes  œuvres  du  puissant  romancier.  Balzac  sentit 
tout  le  prix  d'un  si  bel  éloge,  et  cpiaud  })lus  tard  l'aimable  erilicjue 
])ublia  sous  le  titre  de  Conte  physiologique  une  de  ses  œuvres  les  plus 
originales,  René-Paul  et  Paul-René  ^,  le  grand  romancier  ne  manqua 

1.  René-Paul  et  Paul-René,  dans  Œ.  c.  d'Emile  Doschamps,  t.  III,  p.  152. 
Ce  conte  parut  en  1832  dans  le  Livre  des  conteurs.  En  1854,  il  le  publia  en  recueil 
avec  un  autre  conte,  sous  ce  titre  :  Contes  physiologiques  :  René-Paul  cl  Paul- 
René.  Mea  culpa.  Paris,  P.  Ilcnneton,  1854,  in-lG. 


304  COLLABORATION    A    LA    «    REVUE    DES    DEUX-MONDES    )) 

pas   de  féliciter  Deschamps  et   de  remercier,   comme  il  convenait, 
celui  qui  avait,  un  des  premiers,  reconnu  et  salué  son  génie  : 

Monsieur,  agréez  tous  mes  remerciements  pour  la  bonne  fortune  que 
vous  m'avez  donnée  —  j'avais  déjà  lu  en  voyage,  alléché  par  votre  nom, 
les  deux  frères  que  je  viens  de  relire  en  rentrant  daijs  mon  bouge  parisien, 
et  cette  ravissante  aventure,  pleine  de  poésie,  m'avait  si  fort  frappé 
que  je  désirais  la  relire  —  par  le  déluge  de  contes  dont  nous  sommes  inondés, 
votre  Paul,  cet  être  double,  est  une  des  créations  destinées  à  demeurer 
dans  toutes  les  mémoires  artistes.  —  Mais  j'aurais  voulu  plus  de  détails, 
non  pas  un  conte,  mais  une  histoire,  un  livre,  comme  Paul  et  Virginie, 
gourmand  que  je  suis  !  mais  vous  êtes  parti  pour  faire  un  conte  et,  sans 
le  savoir,  ou  le  sachant  sans  doute,  vous  avez  été  plus  loin,  comme  tous 
les  esprits  qui  (passez-moi  cette  trivialité)  agrandissent  toujours  le  trou 
par  lequel  ils  passent  parce  qu'ils  sont  grands. 

Trouvez  ici  mille  gracieuses  assurances  de  confraternité  littéraire  et 
de  haute  considération  ^. 

Balzac. 
22  mai. 


1.  Lettre  inédite  (Collection  Paignard). 

Nous  avons  trouvé  dans  la  Collection  Lovenjoul  la  réponse  d'Emile  Deschamps 
à  cette  lettre  de  Balzac.  En  voici  un  fragment  : 

Monsieur,  vous  me  confondez  d'orgueil  et  je  ne  confondrai  jamais  votre  sufîrage  avec  aucun 
suffrage.  Me  voilà  fier  de  mes  monstres,  comme  le  hibou  de  ses  enfants.  Je  garderai  toute 
ma  vie  de  ce  monde  votre  lettre  qui  est  une  lettre  de  noblesse  pour  moi  :  c'est  un  titre  de 
famille  dont  j'ai  le  cœur  et  le  front  triomphant.  Heureusement  (est-ce  heureusement  ?)  vos 
livres  sont  là  pour  me  rappeler  à  ma  modestie,  à  mon  humilité,  que  votre  bienveillant  jugement 
me  ferait  perdre  en  peu  de  temps... 

Paris,  23  mai  1833. 

Mon  Dieu  1  que  vos  Treize  sont  délicieux  !...  Nous  sommes  tous  fous  de  vos  ouvrages.  Je 
vous  lis  tant,  comment  voulez-vous  que  j'écrive,  et  cependant  avant  quelques  mois,  je  vous 
accablerai  de  mes  œuvres,  pardon  ! 

A  M.  de  Balzac,  rue  de  Cassini,  n°  1  ou  '1,  près  de  l'Observatoire,  Paris. 


CHAPITRE  II 

I.  Une  amitié  d'hommes  de  lettres.  Deschamps   et   Alfred    de 
Vigny.  Le  «  Retour  a  Paris  ».  —  II.  Emile  Deschamps,  critique 

ENTHOUSIASTE  ET  JUDICIEUX  DE  l'œUVRE  DE  ViCTOR  HuGO, 
d'après    UNE    CORRESPONDANCE    INÉDITE.    III.     RoLE    d'EmILE 

Deschamps  entre  Alfred  de  Vigny  et  Victor  Hugo.  — 
IV.  Emile  Deschamps  et  Lamartine.  —  V.  Emile  Deschamps  et 
Alfred  de  Musset. 


I 


Emile  Deschamps  ne  vit  paraître  que  les  deux  études  précédentes, 
dans  la  Revue  des  Deux-Mondes. 

Comme  il  avait  fait  éditer,  en  1832,  chez  Urbain  Canel,  une 
charmante  épître  de  300  vers,  adressée  à  Mademoiselle  Louise 
de  Croze,  la  fille  de  M.  et  de  M™®  de  Croze,  ses  amis  dauphinois, 
il  avait  espéré  que  la  Revue  publierait  sinon  cette  œuvre  inliLuléo  : 
Retour  à  Paris  ^,  du  moins  un  article  sur  le  poème.  Il  adressa 
même  une  sorte  de  requête  à  Buloz,  et  la  fit  appuyer  par  Alfred 
de  Vigny.  M.  Ernest  Dupuy  a  publié  la  correspondance  échangée 
non  seulement  entre  Deschamps  et,  Vigny,  mais  entre  Buloz  et 
Vigny,  à  propos  de  cette  affaire,  et  si  elle  témoigne  de  la  considé- 
ration dans  laquelle  on  tenait  Alfred  de  Vigny  dans  les  bureaux  de 
la  Revue  des  Deux-Mondes,  elle  est  loin  d'être  aussi  fletteuse  pour 
Emile  Deschamps.  Il  faut  avouer  aussi  qu'il  montra  quelque 
maladresse  dans  son  insistance  auprès  de  Buloz  ;  il  ne  savait  |>as, 

1.  Il  s';i<;il  de  ce  fameux  Retour  à  Paris  que  l'on  considère  avec  raison  comme 
la  plus  «  romantique  »  et  la  plus  «  volcanique  »  de  ses  œuvres.  Elle  serait,  d'après 
M.  Lanj^e,  un  des  plus  manifestes  témoignages  de  l'amour  malheureux  qui 
aurait  désole  la  vie  du  poète.  Nous  l'avons  étudiée  plus  haut  sous  cet  aspect. 
Nous  l'étudions  ici  en  elle-même,  et  comme  un  <'■  pendant  »,  si  l'on  veut,  de  l'Elé- 
vation de  Vigny  sur  Paris.  C'était  un  genre  de  méditation  à  la  mode  en  ce  1(  mps- 
là.   Elle  porte  en  sous-titre  le  mot  :  Révélation. 

20 


306  LES    ROMANTIQUES    APRES    1830 

d'autre  part,  ce  que  nous  apprend  une  lettre  adressée  à  Vigny  par  le 
terrible  directeur,  que  ses  deux  articles  précédents  avaient  déplu. 
a  ...  Ses  deux  articles  nous  ont  valu  beaucoup  de  reproches  »,  écrit 
Buloz  ^.  Peut-être  Sainte-Beuve  et  Gustave  Planche  avaient -ils 
médiocrement  goûté  l'éloge  de  Balzac,  et  n'avait-on  pas  fort  apprécié 
les  conseils  qu'Emile  Deschamps  avait  donnés  aux  artistes  dans 
son  étude  sur  la  Spécialité.  Lui-même,  qu'était-il  en  effet,  qu'un 
amateur  distingué,  un  mondain  accompli,  un  homme  de  salon  ? 
C'est  ce  que  le  refus  de  Buloz,  qui  prétendait  n'accueillir  à  la  Revue 
que  des  supériorités  incontestables,  lui  fit,  un  peu  rudement  sentir. 
Heureusement  Alfred  de  Vigny  intervint  ;  il  rendit  à  Deschamps 
l'épreuve  moins  amère.  Il  obtint  l'insertion  d'une  note  dans  l'album 
de  la  Revue  ^.  ' 

M.  Emile  Deschamps  va  publier  incessamment  chez  Urbain  Canel 
un  poème  intitulé  Retour  à  Paris.  Le  succès  des  Études  Françaises  et  Etran- 
gères promet  d'avance  aux  amis  de  l'art  et  de  la  poésie  une  lecture  inté- 
ressante. Ce  poème,  qui  devait  entrer  dans  le  3^  vol.  des  Cent-Un^,  en 
sera  le  complément. 

Mais  Vigny  ne  s'en  tint  pas  là.  Comme  Deschamps  lui  avait  envoyé 
«  tout  son  Retour  à  Paris  par  demi-feuilles,  de  manière  que  les  cita- 
tions pourraient  en  être  coupées  facilement  pour  les  joindre  à  l'an- 
nonce amicale  »  qu'il  désirait,  il  envoya  le  compte  rendu  demandé  au 
Mercure  du  XIX^  siècle^,  qui  fut  moins  sévère  que  la  Revue,  et  publia 
ainsi  une  grande  partie  de  l'épître  de  Deschamps,  précédée  de  cette 
délicate  et  généreuse  analyse  écrite  par  Vigny  : 

Figurez-vous,  dit-il,  quelque  jolie  petite  fille  entre  les  genoux  de  l'auteur, 
qui,  tout  en  lui  donnant  des  bonbons,  cherche  à  penser  beaucoup  à 
elle  pour  moins  penser  à  un  chagrin  secret  qui  l'occupe.  Il  la  caresse  à 
l'écart,  à  la  fenêtre  d'un  grand  château  d'Auvergne  ;  il  lui  parle  d'abord 
la  langue  de  son  âge  avec  la  voix  douce  que  l'on  prend  pour  ne  pas  effrayer 
les  jeunes  oreilles  ;  puis  la  voix  devient  grave  et  forte  avec  la  pensée. 

1.  E.  Dupuy.  Alfred  de  Vigny.  I.  Les  Amitiés,  p.  152.  —  Sur  François  Buloz 
et  ses  amis,  cf.  l'ouvrage  de  Mlle   Pailleron,  Paris,    Calmann-Lévy,  1919.    In-8°. 

2.  Revue  des  Deux-Mondes,  1832,  t.  V. 

3.  Paris  ou  le  Livre  des  Cent-Un,  chez  le  libraire  Ladvocat,  1832.  Un  grand 
nombre  d'hommes  et  de  femmes  de  lettres,  voulant  offrir  à  cet  éditeur^  éprouvé 
par  des  circonstances  fâcheuses,  un  témoignage  d'intérêt,  résolurent  de  venir 
à  son  secours  en  lui  donnant  chacun  au  moins  deux  chapitres  pour  un  ouvrage 
qui  devait  être  une  sorte  de  Diable  boiteux.  On  y  trouve  les  noms  suivants  : 
Henri  Monnier,  Salvaudy,  la  duchesse  d'Abrantès,  Gustave  Drouineau,  l'auteur 
de  romans  néo-chrétiens,  et  de  cet  Ernest  ou  les  travaux  du  siècle  paru  en  1829 
en  5  volumes  remplis  de  violences  contre  l'époque  ;  Elisa  Mercœur,  Ernest 
Fouinet,  etc. 

4.  Mercure  du  XIX^  siècle,  1832,  t.  XXXVI,  p.  113-120. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    ALFRED    DE    VIG.XY  307 

Mais  le  poète  s'arrête,  revient  à  l'enfant  avec  une  grâce  infinie,  puis  remonte 
encore  par  degrés,  et  comme  malgré  lui,  à  de  nouvelles  et  grandes  pein- 
tures d'une  société  corrompue  dont  il  se  plaint,  puis  l'enfant  descend 
de  ses  genoux  et  va  jouer.  Puis  le  poète  dit  adieu  :  Adieu  les  montagnes  : 
voilà  le  triste  et  noir  Paris.  Tout  cela  ne  serait  qu'un  tableau  plein  de  grâce, 
sans  le  poète,  sans  la  poésie  tour  à  tour  brillante  et  douloureuse,  vive  et 
élégiaque,  ironique  et  sérieuse,  dont  voici  une  partie  prise  au  hasard... 

\'igny  cite  d'abondants  passages  de  cette  jolie  épître,  et  c'est  une 
bonne  fortune  pour  le  lecteur  de  parcourir  ces  extraits  commentés 
par  le  grand  poète. 

L'article  de  Vigny  s'achève  sur  une  annonce  qui  ne  s'est  pas  réalisée  : 

Le  Retour  à  Paris,  dit-il,  est  au  surplus  extrait  d'un  recueil  poétique 
ayant  pour  titre  :  Révélations,  que  M.  Emile  Deschamps  se  propose  de 
publier  dans  le  courant  de  l'année. 

Ce  recueil  n'a  jamais  paru.  Mais  ce  qu'il  faut  retenir  de  la  con- 
clusion de  cet  article,  c'est  l'appréciation  si  fine  que  Vigny  donnait  de 
la  poésie  de  Deschamps  «  libre  des  préjugés  et  des  formes  affectées  de 
toutes  les  écoles  ».  Il  est  à  remarquer  en  effet  que  chez  Emile  Des- 
champs, quand  la  fièvre  romantique  eut  cessé,  il  se  retrouva  ce  qu'il 
était  par  nature,  un  esprit  vif  et  gracieux,  coquet,  très  artiste  mais 
encore  plus  «  homme  du  monde  »,  qui  touche  à  toutes  les  questions 
sans  les  approfondir  pour  en  cueillir  la  fleur,  si  l'on  peut  dire,  et  s'en 
faire  une  parure.  C'était  même  un  ty|)e  d'esprit  tout  différent  de  celui 
du  })oète  des  Destinées.  Ces  différences  ne  les  empêchèrent  pas  de 
s'aimer. 

On  se  rappelle,  quand  on  lit  le  jugement  qu'Alfred  de  Vigny  por- 
tait en  1832  sur  une  œuvre  récente  d'Emile  Deschamps,  la  vieille 
amitié  qui  les  unissait. 

Aux  diverses  journées  mémorables  de  la  bataille  romantique,  nous 
les  avons  vu  combattre  côte  à  côte.  Leur  rivalité,  à  propos  des  repré- 
sentations shakespeariennes  au  Théâtre  Français  n'a  pu  les  désunir  • 
leurs  Méditations  sur  Paris  les  rapprochent,  et,  tandis  que  le  siècle 
avance  et  que  la  ])rcniière  généralion  romantique  cède  la  place  à  une 
jeunesse  im])alientc,  Vigny  seul  jjrcndra  rang,  à  côté  d'Hugo,  de 
Lamartine  et  de  Musset,  parmi  les  maîtres.  Emile  Deschamps  se 
réserve  l'iiouneur  d'avoir  autrefois  deviné  son  génie.  Il  l'aime  d'une 
affection  semblable  à  celle  qui  l'attache  à  son  frère  Antoni  ^,  et  (juand 

1.  Pondant  l'année  1832,  l'année  du  choléra,  les  Vigny  et  les  Doschamns 
furent  sinon  frappés,  du  moins  incommodés  par  le  fléau.  Cette  lettre  d'Emile 
Deschamps,  datée  du  mercredi  25  avril,  en  témoigne  : 

Quand  je  pourrai  quitter  le  pied  du  lit  d'Agl.ié,  icrit-il  à  Vigny,  je  «erni  auprès  de  votre 
fauteuil  ;  mais  j'ai  eu  bien  des  chagrins  encore  :  maladie  et  morts  d'amis  et  de  parenta.  Co 


308  LES    ROMANTIQUES    APRES     1830 

Vigny,  après  avoir  longtemps  gardé  auprès  de  lui  sa  mère  malade, 
éprouve  la  douleur  de  la  perdre,  Deschamps  lui  écrit  ce  mot  qui  vient 
du  cœur  :  «  Il  me  semble  recommencer  un  de  mes  désespoirs...  »  Lui- 
même  était  à  cette  date  assez  souffrant,  il  ajoutait  :  «  Je  ne  suis  pas 
encore  bien,  mais  dès  que  je  saurai  qu'on  peut  vous  voir,  j'accourrai  ; 
vous  savez  que  vos  douleurs,  vos  joies  et  vos  gloires  sont  les  miennes 
depuis  longtemps  ^.  » 

•  Nous  ne  nous  étonnerons  pas  que  l'aimable  homme  ait  été  l'un  des 
rares  confidents  de  la  passion  de  Vigny  pour  M°^6  Dorval.  Quand, 
en  1832,  il  caressait  l'espoir  que  Roméo  serait  représenté,  voici 
l'habile  suggestion  qui  lui  vient  à  l'esprit,  quand  il  écrit  à  son  ami  : 
«  ...  Et  Juliette  ?  J'y  ai  rêvé  toute  la  nuit,  c'est-à-dire  à  Madame  Dor- 
val. »  Ce  nom,  qui  charmait  son  ami,  paraît  alors  dans  presque  toutes 
ses  lettres.  On  reprit,  en  décembre  1832,  la  Maréchale  d'Ancre,  avec 
d'autres  interprètes  qu'à  la  première  représentation  ;  Deschamps 
s'écrie  :  «  Je  ne  sais  pas  comment  M^^e  Georges  avait  compris  le  rôle, 
mais  j'y  trouve  Dorval  excellente,  pleine  de  naturel  et  de  pathétique 
vrai  ;  au  dénouement,  elle  est  parfaite.  » 

Le  Directeur  du  G\-mnase  réussit-il  en  1838  à  engager  Dorval  : 

Voilà  donc  le  Gymnase  qui  emporte  Melpomène.  Ce  sera  un  aigle  dans 
une  cage  de  serins...  écrit -il  avec  sa  vivacité  coutumière...  C'est  atroce 
pour  les  poètes.  Que  dit-elle  ?  Que  fera-t-elle  ?  Moi  je  sais  bien  que  je 
ne  dirai  ni  ne  ferai  plus  rien  que  vous  aimer  et  vous  admirer  toujours  ^. 

On  se  demande,  quand  on  lit  ainsi  la  correspondance  de  ces  deux 
hommes  de  lettres,  comment  Sainte-Beuve  a  pu  parler  de  «  l'impla- 
cable rancune  »  que  Vigny,  depuis  «  leur  brouille  »  aurait  ressenti 
pour  Emile  Deschamps  ^.  En  tous  cas.  Deschamps  ne  semble  se  douter 
de  rien,  car  le  ton  de  ses  lettres,  quand  il  écrit  à  son  ami  ou  bien  parle 

bon  et  greind  Soumet  était  encore  hier  soir  dans  mon  hôpital.  Il  ne  quitte  pas  les  malades  : 
Jules  Lefèvre,  Jules  de  Rcsseguier,  frappés  tous  deux,  ont  pris  tous  ses  soins  et  tout  son  temps 
ainsi  que  nous.  —  Mais  votre  lettre  est  arrivée  comme  il  était  là  et  aujourd'hui  ou  demain 
il  sera  chez  vous  et  vous  donnera  de  nos  nouvelles  et  surtout  nous  en  rapportera  des  vôtres 
et  de  celles  de  votre  chère  Lydia. 

j^lmes  (Je  Fabricius  sont  on  ne  peut  plus  sensibles  à  votre  souvenir.  Elles  avaient  eu  de  vos 
nouvelles  par  moi  et  n'avaient  pas  osé  en  envoyer  demander  dans  la  crainte  d'efïrayer  la 
maison  par  le  temps  qui  court.  Leurs  santés  sont  parfaites  et  tous  leurs  souhaits  sont  pour 
votre  rétablissement  à  tous  deux.  Merci  cent  fois  pour  elles. 

J'espère  que  M™^^  ;Monod  sont  toujours  respectées  du  fléau.  Joignez-y  encore  mes  respects 
les  plus  profonds  et  mettez  mon  plus  doux  hommage  à  leurs  pieds,  s'il  y  a  encore  de  la  place. 

(Lettre  inédite  communiquée  par  M.  E.  Dupuy.) 

1.  E.  Dupuy.  Alfred  de  Vigny.  I.  Les  Amitiés,  p.  154. 

Vigny  garda  chez  lui  sa  mère  à  demi-folle,  après  une  attaque  de  paralysie, 
de  mars  1833  à  décembre  1837,  date  de  sa  mort.  Cf.  Journal  d'un  Poète,  p.  135. 

2.  E.  Dupuy.  Ibidem,  p.  155. 

3.  S*^-Beuve.  youi'.  Lundis,  t.  VI.  Appendice. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    ALFRED     DE    VIGNY  309 

de  lui  ne  varie  pas.  Bien  des  années  après  leur  «  dissentiment  »  sur 
«  Roméo  »,  comme  Desciiamps  voyageait  en  Auvergne,  et  qu'on  don- 
nait, dans  une  ville  voisine  du  château  de  ses  amis,  une  représentation 
de  la  Maréchale  d'Ancre,  il  assurait  Vigny  de  son  enthousiasme  fidèle. 
«  La  lecture  nous  enchanta,  et  la  représentation  complète  pour  moi 
l'enchantement.  » 

Stello,  quand  il  paraissait  dans  la  Rei^ue  des  Deux-Mondes  en  1835, 
était  attendu  avec  passion  par  Deschamps. . 

Mon  Dieu  !  disait-il,  que  la  suite  de  Stello  ressemble  au  commencement  ! 
Comme  elle  est  spirituelle  et  sentie  !  Merci  de  votre  talent  ! 

Il  relisait  avec  un  plaisir  toujours  nouveau  les  œuvres  de  son  ami, 
et,  quand  il  en  reçut  l'édition  complète,  s'il  a  relu  Chatterton,  il  écrit 
à  Vigny  : 

Votre  Chatterton  m'a  ravi  de  nouveau,  et  comme  tout  le  reste  est  faux 
à  côté  de  ce  chef-d'œuvre  ! 

Et  c'est  ainsi  dans  tout  le  cours  de  cette  correspondance  ^. 

Emile  Deschamps  possédait  une  grâce  fort  peu  commune  chez  les 


1,  Le  8  juin  1841,  É.  Deschamps  joint  à  l'envoi  de  son  recueil  de  Poésies 
ce  billet  : 

Mon  rhcr  Alfred.  Ne  lisez  pas  ces  8.000  vers  dont  j'en  aime  beaucoup  20.  Pourquoi  T  Parce 
qu'ils  portent  votre  nom.  Mais  lisez  ici  que  personne  ne  vous  admire  et  ne  vous  aime  plus 
vivement  que  votre  vieil  ami.  É.  t). 

Les  billets  suivants  nous  prouvent  que  dans  la  solitude  studieuse  que  le  poète 
des  Destinées  s'était  faite  durant  les  dernières  années  de  sa  vie,  il  accueillait 
encore  les  visiteurs  curieux  de  le  voir,  quand  c'étaient  des  natures  poétiques 
et  qu'elles  lui  étaient  présentées  par  Deschamps. 

Le  Breton  Leflagcais  voulait  offrir  son  recueil  de  vers  à  Vigny  : 

Cher  Alfred,  écrit  Deschamps,  voici  un  tribut  poétique  de  M.  Leflageais,  qui  veut  que  je 
l'aide  à  le  déposer  entre  vos  mains  ou  à  vos  pieds.  C'est,  comme  vous  savez,  un  des  poètes 
les  plus  fervents  et  d'une  bi'lle  et  haute  inspiration.  —  Il  poétise  une  grande  partie  de  sa  pro- 
vince, et  il  a  contribué  pour  beaucoup  au  culte  d'admiration  dont  votre  œuvre  est  l'objet. 
Recevez  tout  cela  avec  bonté. 

Une  autre  fois,  il  présente  à  son  ami   M.   Laboulaye  : 

...  Il  a  vu  le  monde  entier  et  veut  vous  voir,  lui  dit-il,  et  causer  avec  vous  qui  êtes  un  monde 
à  vous  tout  seul,  le  monde  de  la  poésie  et  de  la  pensée. 

M"*'  d'Angcville,  une  de  ses  amies  de  Versailles,  lui  avait  manifesté  le  désir 
de  faire  visite  à  Alfred  de  Vigny.  C'était  une  grande  voyageuse  et  une  «  ascen- 
sionniste n  si  l'on  peut  dire.  Voici  comment  Deschamps  la  présente  à  son  ami  : 

...  Elle  a  déjà  affronté  le  sommet  du  Mont-Blanc  et  elle  veut  s'élever  encore.  Elle  arrive 
jusqu'à  vous  avec  cette  feuille  pour  laquelle  elle  vous  demande  quelques  vieux  vers  toujours 
jeunes,  signés  de  vous.  Et  puis  voici  un  album  d'Alphonse  Leflageais  qui  m'écrit  pour  implorer 
de  vous  la  même  grâce.  Elle  est  accordée,  n'est-ce  pas  ?... 

Ces  fragments  de  lettres  inédites  nous  ont  été  commuiiicpiés  par  M.  Ernest 
Dupuy,  dont  il  faut  lire  le  chapitre  consacré  aux  trois  Deschamps,  dans  son 
Alfred  de  Vif;mj,  paru  en  1914  et  qui  nous  a  servi  de  guide  pour  tout  ce  qui 
concerne  les  relations  de  Vigny  avec  notre  auteur. 


310  LES    ROMANTIQUES    APRES     1830 

gens  de  lettres  :  il  avait  l'art  de  paraître  s'oublier  lui-même,  disons 
mieux,  il  se  connaissait.  S'il  parle  de  lui,  qtd  reçoit  les  confidences 
d'un  homme  supérieur  et  se  compare  à  cet  illustre  ami,  il  lui  arrive 
d'écrire  avec  une  clairv'oyante  modestie  : 

Vous  me  faites  assister  merveilleusement  à  réclosion  de  votre  pensée, 
et  quand  j'aurai  la  tête  à  moi.  je  tâcherai  demployer  votre  recette,  pour 
voir  s'il  en  résultera  quelque  chose  comme  votre  admirable  Stella.  J'en 
doute  fort.  Un  coq...  gaulois  même  —  a  beau  ouvrir  ses  ailes,  comme 
il  voit  faire  à  l'aigle,  il  ne  s'envole  pas  comme  le  royal  oiseau. 


II 


H  n'y  avait  qu'un  homme  qui  inspirât  à  Emile  Deschamps  une 
admiration  aussi  constante,  c'était  Victor  Hugo. 

Avec  celui-là,  il  respire  l'ardeur  de  combattre  et  la  joie  de  vaincre. 
Une  partie  du  pubHc,  —  et  particiilièrement  les  gens  du  monde,  — 
s'obstinent  à  ne  voir  en  Victor  Hugo  que  le  poète  lyrique  ^  :  il  leur 
vante  sans  cesse  le  romancier  et  le  dramaturge.  Son  enthousiasme  est 
même  agressif,  et  voici  en  quels  termes  il  impose  à  son  ami  Ressé- 
guier  son  admiration  pour  7\  otre-Dame  de  Paris  : 

On  crie  à  l'absurde  et  à  la  barbarie,  puis  à  ia  poésie,  et  au  sublime, 
et  au  vrai  comique  et  à  la  grâce  et  à  l'érudition  et  à  la  rustique  vigueur 
et  à  la  fraîcheur  de  quinze  ans.  —  C'est  un  hvre  étonnant  et  son  auteur, 
vm  homjae  qui  a  autant  de  science  que  d'imagination,  et  qui  a  tous  les 
styles,  toutes  les  couleurs,  tous  les  tons  ;  rien  n'est  au  hasard  dans  cet 
ouvrage  ;  ce  qui  peut  déplaire  à  quelques-uns  est  encore  un  talent  d'ar- 
tiste ^. 

1.  La  puissance  lyrique  d'Hugo  ne  cessait  d'ailleurs  pas  de  le  transporter. 
Quand  parurent  les  Voix  Intérieures,  en  1837,  il  lui  écrivait  cette  lettre  : 

Merci  mille  fois,  mon  cher  Victor  ;  imaginez-vous  que  je  pars  sans  vous  embrasser.  Ma 
femme  a  besoin  de  prendre  les  eaux  bien  loin  —  je  l'y  conduis  bien  vite  et  j'emporte  les  Voix 
intérieures,  pour  les  faire  retentir  sur  tous  les  lacs  et  toutes  les  montagnes  Je  vous  en  écrirai 
long,  si  vous  le  permettez  :  aujourd'hui  je  ne  puis  que  vous  dire  encore  merci  et  bravo.  Mait 
comment  îaiites-vous  donc,  pour  faire  tant  et  si  beau  !... 

Quelques  jours  plus  tard,  Deschamps  est  à  Clermont-Ferrand  ;  il  adresse  à 
V.  Hugo  cette  lettre  datée  du  27  juillet  : 

Cher  Victor.  Votre  gloire  nous  poursuit  partout,  et  je  me  laisse  attrapper  (sic)  de  bonne 
grâce.  J'adore  à  deux  genoux  votre  croix  d'officier  et  j'idolâtre  vos  Voix  intérieures.  C'est 
en  vérité  votre  livre  de  poésie  le  plus  varié,  le  plus  haut  et  le  plus  profond,  et  c'est  l'avis  de 
Lamartine  qui  me  l'a  crié  du  sommet  de  Saint-Point,  quand  j'y  ai  passé.  .Je  cours  la  Limagne, 
l'Auvergne,  le  Dauphiné,  la  Savoie,  la  Provence.  Les  eaux  d'Aix  ont  déjà  fait  du  bien  à  Agiaé, 
et  ce  qui  m'a  charmé,  c'est  qu'en  tout  pays  j'ai  rencontré  le  bruit  de  votre  génie... 

Communiqué  par  M.  Gustave  Simon. 

2.  Paul  Lafond.  L'Auhe  romantique,  p.   179. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    VICTOR    HUGO 


311 


Il  n'est  pas  nécessaire  d'aimer  Victor  Hugo  pour  reconnaître  son 
individualité  puissante  dans  ce  portrait  en  raccourci.  Il  est  tracé 
d'enthousiasme,  et  pourtant,  il  est  juste  :  c'est  le  subtil  Ulysse 
admirant  le  Cyclope  et,  qui  plus  est,  l'aimant.  Nous  allons  l'entendre 
maintenant  parler  du  dramaturge  et  s'adresser  d'ailleurs  au  «  monstre» 
lui-même. 

Pour  s'expliquer  le  ton  parfois  tragique  des  lettres  que  nous  allons 
lire  et  qu'Emile  Deschamps  écrivait  au  grand  poète,  à  l'occasion  des 
principaux  drames  qui  suivirent  le  succès  si  chèrement  gagné  d'i/er- 
nani,  il  faut  se  ra]>peler  l'époque  où  parurent  le  Roi  s^ amuse,  Lucrèce 
Borgia,  Marie  Tudor. 

Il  n'y  a  peut-être  pas,  dans  le  cours  si  agité  du  xix^  siècle,  de  période 
plus  troublée  que  les  premières  années  du  règne  de  Louis-Philippe. 
C'était  entre  légitimistes  et  orléanistes,  entre  royalistes  et  républi- 
cains, la  guerre  ouverte,  et  la  rhétorique  enflammée  du  drame  révo- 
lutionnaire, tel  que  le  concevait  Victor  Hugo,  soulevait  des  tempêtes. 
Le  public,  les  journaux,  les  salons  étaient  divisés  en  partis  irrécon- 
ciliables et  l'interdiction  du  Roi  s'amuse  ne  déchaîna  pas  moins  de 
colères  que  le  procès  des  insurgés  d'avril  ou  l'arrestation  de  la  duchesse 
de  Berry. 

Victor  Hugo  travaillait  avec  ravissement  dans  cette  atmosphère 
d'émeute.  Il  commença  le  Roi  s'amuse  le  1®'  juin  1832.  II  venait  — 
habitant  alors  rue  Jean- Goujon  —  chercher  chaque  matin  l'inspira- 
tion aux  Tuileries,  et  composait  son  drame  en  se  promenant  devant 
ce  palais  tragique.  Son  biographe  nous  raconte  ^  que  le  5  juin,  comme 
il  achevait  le  premier  acte,  on  le  fit  brusquement  sortir  du  jardin  ; 
une  insurrection  républicaine  venait  d'éclater  à  l'occasion  des  funé- 
railles du  général  Lamarquc,  comme  le  cortège  s'engageait  sur  le 
yxtnt  d'Austerlitz.  La  garde  nationale  courait  aux  armes.  Dans  la 
nuit  du  5  au  6,  les  insurgés  s'approchèrent  du  Palais-Royal  ;  mais  les 
ouvriers  des  faubourgs  ne  bougèrent  pas  et  les  gardes  nationaux 
aidèrent  énergiquement  les  troupes  de  ligne  à  rétablir  l'ordre. 

Le  lendemain,  lisons-nous  dans  Victor  Hugo  raconté,  M.  Victor  Hugo 
dînait  chez  M.  Emile  Deschamps.  Un  des  convives,  M.  Jules  de  Resscguier, 
raconta  l'iKioïque  défense  du  Cloître  S*-Merry  qui  émut  profondément 
le  futur  auteur  de  V Epopée  rue  S^-Denis. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  noter  que  le  germe  au  moins  d'un  des 
plus  beaux  chapitres  des  Misérables  fut  déposé  dans  l'esprit  d'Hugo 
par  une  de  ces  conversations  si  variées,  si  libres,  commeles  aimaient 

1.    Victor  Hugo  raconté,  l.   II,  p.  .'574. 


312  LES    ROMANTIQUES    APRES    1830 

les  hôtes  de  la  rue  de  la  Ville-l'Evêque.  Mais  le  Roi  s^ amuse  était  fmi 
et  les  répétitions  commencèrent.  On  était  au  mois  de  septembre, 
écrit  le  biographe  de  Victor  Hugo  raconté  ;  la  lettre  suivante  d'Emile 
Deschamps,  qui  fut  écrite,  comme  il  l'affirme  expressément,  le  jour 
de  l'enterrement  du  général  Daumesnil,  donc  quelques  jours  après 
cette  mort  qui  survint  le  17  août  1832,  nous  reporte  à  cette  séance 
du  15  août  ^,  dans  laquelle  Victor  Hugo  lut  pour  la  première  fois  sa 
pièce  au  Théâtre  Français.  Emile  Deschamps  y  assistait.  La  lettre 
qu'on  va  lire  ne  nous  permet  pas  seulement  de  préciser  ce  fait,  elle 
est  encore  un  écho  des  entretiens  sur  Fart  dramatique  qu'avaient 
entre  eux  les  deux  amis. 

Que  vous  êtes  bon,  cher  ami,  de  répondre  à  ma  lettre  de  remerciement  ! 
J'ai  passé  mon  temps  depuis  l'autre  jour,  à  Vincennes,  auprès  du  G^^ 
Daumesnil  notre  ami,  et  puis  auprès  de  sa  veuve  et  je  vais  aujourd'hui 
à  son  convoi.  Je  le  regrette  vivement  et  la  douleur  de  M^^^  Daumesnil 
en  est  une  véritable  pour  moi. 

C'est  ce  qui  m'a  empêché  jusqu'ici  d'aller  vous  dire  chez  vous  tout  mon 
enthousiasme  pour  votre  admirable  drame.  —  Au  foyer  des  acteurs, 
il  faut  mettre  une  sourdine  à  ses  bravos  ;  au  parterre  il  n'en  sera  pas 
de  même  ! 

Quelle  pièce  et  quel  rôle,  cher  Victor,  et  comme  j'y  ai  reconnu  ce  que 
vous  m'aviez  dit  de  l'art  dramatique  !  Tout  faire  converger  sur  un  seul 
point,  ne  montrer  qu'une  seule  passion,  qu'un  seul  malheur  en  les  entou- 
rant de  mille  ornements  épisodiques  qui  sont  comme  le  cortège  du  sujet 
principal  qui  est  plus  qu'un  Roi,  quand  c'est  vous  qui  le  traitez. 

Et  puis  quelle  splendide  et  curieuse  exécution  !  Quel  monologue  d'amour 
paternel  au  2^  acte  !  Quel  monologue  de  haine  politique  et  encore  de  pater- 
nité au  5^  !  J'irai  vous  redire  tout  cela  et  bien  des  choses  encore.  —  Ma 
femme  envoie  mille  envieuses  félicitations  à  Madame  Victor  ;  comment 
vous  envier  ?  Ce  serait  par  trop  insolent.  Je  vous  embrasse  donc  deux 
fois  pour  votre  gloire  et  pour  votre  amitié.  C'est  plus  simple  et  plus  doux 
que  l'envie. 

Emile  ^. 

La  lettre  suivante  est  plus  intéressante  encore.  Elle  fait  allusion  à 
la  résolution  prise  par  Hugo  de  renoncer  à  la  pension  qu'il  recevait 
du  ministère,  après  l'interdiction  du  Roi  s'amuse^.  Elle  n'est  pas  datée, 
mais  cette  allusion  prouve  qu'elle  est  postérieure  à  l'interdiction, 
c*est-à-dire  au  13  novembre  1832  et,  comme  Deschamps  escompte  «  la 
magnifique  revanche  »  de  Lucrèce  Borgia,  il  est  évident  qu'elle  est 

1.  On  lit  sur  les  Registres  du  Théâtre  Français  à  la  date  du  15  août  1832  : 
M.  Victor  Hugo,  Le  Roi  s'amuse,  comédie  en  5  actes  en  vers.  —  Reçue. 

2.  Communiqué  par  M.  Gustave  Simon,  ainsi  que  la  lettre  suivante. 

3.  On  peut  lire  dans  Victor  Hugo  raconté  (t.  II,  p.  385)  l'épître  qu'il  adressa 
au  ministre  d'Argout  à  ce  sujet. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    VICTOR    HUGO 


313 


antérieure  à  la  première  représentation  de  cette  pièce  qui  n'eut  lieu 
que  le  2  février  1833. 

Cher  Victor.  Nous  voulions  vous  embrasser  et  vous  ex])iimcr  tous 
les  vœux  de  notre  cœur  ;  mais  où  vous  trouve-t-on  ?  Nous  avons  beau- 
coup parlé  de  vous  à  Madame  Victor  avant-hier.  Nous  lui  avons  dit  notre 
admiration  ancienne  et  toujours  nouvelle  et  nos  nouveaux  chagrins. 
Comment  votre  vie  se  trouve-t-elle  attristée  pour  des  choses  d'art  ? 
C'est  la  France,  c'est  la  gloire  qui  vous  faisaient  cette  trop  faible  pension. 
Oh  !  la  politique  !  les  gouvernements  et  les  partis  !...  c'est  la  mort  pour 
les  poètes,  hommes  divins  qui  doivent  planer  sur  tout  cela.  Tous  les 
partis,  toutes  les  foules  se  ressemblent,  cher  ami  ;  les  foules,  elles  prennent 
l'homme  de  génie,  elles  l'applaudissent,  puis,  qu'en  font-elles  ?...  L'art 
est  une  chose  d'exception  comme  le  génie  est  une  exception  chez  l'homme. 
J'ai  peur.  Je  rêve  de  vous,  je  vous  embrasse  toutes  les  nuits.  Je  ne  veux 
pas  qu'il  arrive  du  mal  à  notre  grand  et  cher  Victor  Hugo. 

Je  pense  toujours  à  la  première  représentation  d'Hernani  où  tant  de 
bêtes  de  salon  vous  ignoraient  et  vous  niaient  encore.  Et  pourtant,  vous 
les  aviez  conquis  avec  Notre-Dame,  car  moi  qui  vais  beaucoup  dans  toutes 
sortes  de  mondes,  j'y  trouve  d'étonnantes  et  "d'innombrables  sympathies 
pour  vous. 

Recherchez  et  soignez  ces  sympathies.  J'y  ai  tant  lu  vos  ouvrages 
et  surtout  le  Roi  s'amuse  !  Après  de  si  longs  combats  pour  faire  con- 
fesser le  soleil,  je  suis  parvenu  dans  ma  sphère  à  vous  faire  admirer  et 
adopter...  tant  la  vérité  est  longue  à  se  faire  reconnaître.  Enfin  nous  y 
sommes,  et  voilà  mille  tracas  d'une  autre  sorte  qu'on  vous  suscite... 
Malheur  au  monde  !  N'importe  !  En  vous  roidissant  contre  l'envie  et 
l'injustice,  que  votre  art  n'en  change  rien  pour  cela  !  C'est  l'homme  d'art 
et  de  génie  qui  doit  toujours  dominer  chez  vous  et  je  compte  énormément 
pour  une  magnifique  revanche  sur  Borgia,  comme  vous  devez  compter 
sur  vos  plus  anciens  amis  et  sur  le  plus  sincère  et  le  plus  tendre  de  vos 
admirateurs. 

Emile. 

Les  «  tracas  »  dont  il  est  (|uesLion  dans  cette  lettre  ont  pour  objet 
sans  doute  le  procès  que  Victor  Hugo  intenta  devant  le  tribunal  de 
commerce  «  pour  contraindre  le  Théâtre  Français  à  représenter  et  le 
Gouvernement  à  laisser  représenter  le  Roi  s'amuse  ».  Ce  procès  est 
du  10  décembre  1832.  —  M.  Ernesl  l)upuy.  <|nr  nous  avons  consulté 
sur  ce  point,  nous  signalait  encore  les  manœuvres  dirigées  contrôla 
pièce,  après  la  première,  par  un  certain  nombre  de  dé])utcs,  anciens 
signataires  de  la  pétition  contre  Mar'ion  Delorme,  «  qui  ont  abordé  le 
ministre  »,  dira  Victor  Hugo  dans  le  discours  qu'il  prononça  a])rès 
la  ]>laidoirie  de  son  avocat,  M^  Odilon  Barrot,  et  «  ont  obtenu  sous 
tous  les  prétextes  moraux  et  politiques  possibles,  que  le  Roi  s^amuse 
fût  arrêté.  »  f^inni  ;iii  hni  piiibéliquc  de  certains  passages  de  cette 
lettre  :  «  J'ai  peur.  Je  rêve  de  vous  ;  je  vous  embrasse  toutes    les 


314  LES    ROMANTIQUES    APRES     1830 

nuits...  »  Nous  connaissons  assez  le  caractère  passionné  de  Deschamps 
pour  ne  pas  nous  en  étonner.  Lui-même  se  définit  joliment,  dans  une 
autre  lettre,  «  l'ami  extatique  ».  Mais,  en  dépit  de  son  admiration  sans 
bornes  pour  Hugo,  il  sait  à  l'occasion  mettre  en  garde  son  cher  grand 
homme  contre  les  dangers  de  la  pohtique.  Son  idée  de  derrière  la  tête 
perce  ici  nettement. 

Oh  !  la  politique  !  les  gouvernements  et  les  partis,  c'est  la  mort  pour 
les  poètes,  hommes  divins  qui  doivent  planer  sur  tout  cela. 

Hugo  ne  songeait  point  encore  à  la  politique  active,  mais  ses  drames 
valaient  plus  que  des  actes,  et  s'il  n'était  encore  que  napoléonien 
dans  ses  vers  lyriques,  il  était  républicain  et  démocrate  dans  son 
théâtre,  et  cela  pouvait  inquiéter  Deschamps.  —  L'aimable  polémiste, 
dans  ses  campagnes  de  salon,  avait  réussi  à  conserver  à  son  ami  les 
sympathies  des  gens  du  monde  ;  il  faudra  bien  qu'il  se  résolve,  un  jour 
assez  prochain,  à  reconnaître  qu'il  a  perdu  son  temps  et  sa  peine  \ 

En  1832,  il  garde  encore  ses  espérances  :  «  Recherchez  et  soignez 
ces  sympathies,  écrit-il...  C'est  l'homme  d'art  et  de  génie  qui  doit 
toujours  dominer  chez  vous...  »  et  c'est  «  l'homme  d'art  et  de  génie  » 
qu'il  ne  cessera  d'honorer  et  de  célébrer  toute  sa  vie. 

Nous  citerons  encore  à  cet  égard  une  fort  belle  lettre  qu'il  écrivit 
à  V.  Hugo  au  lendemain  de  la  représentation  de  Marie  Tudor.  On  y 
voit  clairement  que  chez  Emile  Deschamps,  si  le  disciple  et  l'ami 
enthousiaste  qu'irritent  les  violentes  attaques  dont  Victor  Hugo  est 
l'objet  dans  les  salons  et  dans  la  presse,  accepte  le  Maître  tout  entier 

1.  Un  article  paru  dans  l'Artiste,  en  1833  (t.  V,  p.  260),  sous  la  signature 
A.  D.  [Auguste  Desplaces],  et  ayant  pour  objet  le  mouvement  romantique, 
caractérise  justement  le  rôle  d'Emile  Deschamps  pendant  la  bataille. 

Ce  fut  une  chose  curieuse  que  cette  attaque  subite  qui  commença  soudain  sur  toute  la  li^e  : 
Victor  Hugo  se  fit  général  en  chef  ;...  Emile  Deschamps  était  dans  cette  mêlée  un  des  hommes 
sur  lesquels  on  pouvait  le  plus  compter  ;  son  esprit  mordant  et  prêt  à  la  répartie  lui  donnait 
l'aplomb  d'un  duelliste  ;  ses  saillies  vives  et  spirituelles  faisaient  rire  quelquefois  tout  le  corps 
d'armée  :  mais,  comme  il  n'est  pas  permis  de  rire  sous  les  armes,  on  l'envoya  faire  la  guerre 
en  tirailleur. 

C'est  dans  ces  expéditions  de  salon  que  nous  l'avons  connu  et  nous  lui  devons  la  justice 
de  dire  qu'il  touchait  presque  à  chaque  coup  le  classique  qu'il  \nsait...  Nous  l'avons  vu  chez 
M.  de  Martignac  mettre  à  terre  en  trois  coups  M.  Méchin,  le  préfet,  M.  Vicnnet,  le  poète,  et 
M.  Etienne,  l'homme  d'État,  et  ce  qu'il  y  avait  de  pire  pour  les  blessés,  c'est  que  les  assistants 
riaient  si  fort  de  leur  chute  qu'ils  n'avaient  pas  même  la  force  de  les  relever. 

Après  la  \'ictoire,  ce  fut  la  désunion  : 

ÉmUe  Deschamps  resta  seul  l'ami  de  tous  ;  il  serre  encore  aujourd'hui  toutes  les  mains  qu'il 
serrait  il  y  a  dix  ans  ;  car  dans  ce  long  espace  de  temps  il  n'a  envié  aucun  succès,  ni  jalousé 
aucune  gloire,  content  qu'il  était  qu'un  seul  volume  de  poésies  lui  eût  fait  prendre  une  si 
haute  place  parmi  les  poètes  :  U  y  a  cinq  ans  qu'Emile  Deschamps  n'a  rien  publié,  et  cependant 
son  nom  est  dans  toutes  les  bouches. 

Maintenant,  est-il  permis,  sous  prétexte  que  l'on  a  de  l'esprit  comme  Beaumarchais,  d'être 
paresseux  comme  Figaro  ? 


EMILE     DESCHAMPS    ET    VICTOR     HUGO  "  315 

et  le  couvre  des  plus  grands  éloges,  T homme  de  goût,  qui  évoque  à 
propos  d'Hugo,  les  noms  prestigieux  de  Dante  et  de  Shakespeare, 
sait  rappeler  le  poète  à  lui-mèine  et  lui  faire  des  reproches  voilés.  — 
On  se  souvient  qu'en  1825,  Emile  Deschamps,  de  concert  avec  Alfred 
de  Vigny  et  Victor  Hugo,  avait  vivement  protesté  contre  la  conception 
du  drame  liistorique  en  prose,  et  défendu  les  droits  de  l'alexandrin 
au  théâtre.  Hugo,  après  1830,  s'était  laissé  entraîner  par  le  succès  de 
Dumas,  son  rival,  et  Deschamps  avait  bien  senti  que  la  tragédie  lyri- 
que, fécondée  par  Shakespeare,  telle  qu'il  la  rêvait,  glissait  insensible- 
ment au  mélodrame,  et  que  seule  la  poésie  et  le  respect  de  sa  condition 
extérieure,  le  rythme  des  vers,  pourraient  la  sauver.  Il  ]«•  dil  IVanche- 
ment  à  Victor  Hugo  dans  la  lettre  qu'on  va  lire  :  «  Re])renez  le  vers 
dans  le  drame  ».  Mais  il  lui  fait  d'abord  hommage  de  son  admiration, 
en  le  remerciant  de  l'envoi  d'un  exemplaire  de  Marie  Tudor. 

Dimanche  matin.  Cher  Victor,  Vous  accablez  de  trésors  un  homme 
insolvable,  mais  non  pas  un  ingrat.  Rien  de  vous  ne  paraît  qui  ne  soit 
tout  de  suite  dans  ma  bibliothèque.  Vous  savez  donc  que  personne  n'en 
est  plus  heureux,  plus  enthousiaste  et  ne  le  crie  plus  haut.  —  Quand  je 
regarde  vos  œuvres  complètes  et  que  je  les  mesure  à  vos  années  qui  le 
sont  si  peu,  je  m'incline  d'admiration  devant  la  fécondité  du  génie.  Et 
dire  que  dans  tout  cela,  l'immensité  de  l'ensemble  ne  nuit  à  la  perfection 
d'aucun  détail  et  que  votre  cerveau  sufïit  à  chaque  mot,  comme  à  chaque 
livre  !... 

Vous  êtes  celui  qui  trempe  les  grandes  lames  de  Damas  et  vous  êtes 
encore  le  ciseleur  qui  sculpte  la  poignée  damasquinée.  L'art  est  ainsi 
fait.  Tout  et  chaque  chose.  La  grande  indépendance  de  la  pensée  et  de 
l'invention,  et  puis,  la  discipline  et  l'amour  de  la  forme.  —  C'est  Dante, 
voyageant  comme  un  aigle  de  feu  dans  les  trois  infinis  et  ne  s'aiïranchissant 
jamais  du  tercet.  De  trois  vers  en  trois  vers,  il  invente,  et  descend  tous 
les  cercles  de  son  enfer,  toutes  les  sphères  de  son  paradis  et  arrive  enfin 
au  triangle  éblouissant  devant  lequel  tout  s'évanouit,  dans  un  dernier 
tercet.  Voilà  comment  vous  avez  toujours  conçu  l'Art  !  Voilà  pourquoi 
vous  êtes  Victor  Hugo  ! 

La  courte  préface  de  Marie  Tudor  renferme  de  grandes  choses.  — 
Votre  division  du  grand  cl  du  vrai,  qui  devient  un  hymne  dans  Shakespeare 
seul,  est  une  vue  très  haute  et  très  neuve.  Il  est  de  fait  que  nos  plus  grands 
poètes  dramati(|ues  n'avaient  que  des  fiicettes  magnifiques  de  ce  miroir 
immense. 

Travaillez,  mon  cher  Victor,  et  si  vous  écoutez  un  peu  celui  qui  voudrait 
tftujours  vous  entendre,  reprenez  le  vers  dans  le  drame. 

\  ous  seul  j)0uvez  faire  passer  des  alexandrins  par  la  l*orle  S'-Martin. 
Dites  que  le  roi  ne  va  point  sans  son  cortège.  Il  n'y  a  rien  de  complet 
sans  le  vers.  Un  aigle  qui  n'a  plus  ses  ailes  marche  à  deux  pattes,  et  les 
ânes  en  ont  quatre...  grossières,  il  est  vrai  ;  qu'importe  au  vuljzaire  qui 
compte  et  ne  juge  pas  !  Le  roman  est  là  pour  votre  immense  jtrose.  '■ — 
C'est  pitié  de  voir  les  mêmes  acteurs  diie  de  leur  même  voix  votre  prose 


316  LES    ROMANTIQUES    APRES     1830 

et  celle  de  Victor  Ducange  !  Ne  vous  contentez  pas  de  faire  mieux  ;  faites 
autrement  que  les  autres  ;  inaposez  votre  génie  poétique  comme  une 
condition  de  votre  drame  ! 

Parlons  enfin  de  celui-ci  :  la  lecture  en  est  dun  attrait  continuel.  On 
n'a  pas  plus  d'esprit  que  le  premier  acte  ;  pas  plus  de  passion  que  le  deu- 
xième ;  pas  plus  de  pathétique  terrible  que  le  troisième  ;-tout  le  qua- 
trième tableau  est  un  chef-d'œuvre  d'imagination  pittoresque  et  de  com- 
binaison dramatique.  La  dernière  situation  est  une  invention  que  vous 
seul  pouviez  concevoir. 

Quant  à  la  marche  de  la  pièce,  si  quelque^  invraisemblances  matérielles 
peuvent  lui  être  reprochées  (c'est  à  discuter)  je  ne  comprends  pas  comment 
on  ferait  ce  reproche  aux  caractères,  qui,  au  bout  du  compte,  sont  l'œuvre 
même. 

Je  l'aime  !  Que  voulez-vous  que  j'y  fasse  ?  Voilà,  comme  je  vous  l'ai 
dit,  l'épigraphe  de  la  pièce  et  la  devise  de  chaque  personnage.  C'est  la 
logique  de  la  passion.  Jamais  on  ne  l'avait  mise  en  œuvre  comme  dans 
Marie  Tudor.  Tout  ce  qui  semble  absurde  à  l'intelligence  seule  est  vrai 
au  cœur...  Je  ne  vous  parle  pas  du  style,  des  tirades  et  des  dialogues, 
la  pièce  est  signée  Victor  Hugo  !  Mais  nous  irons  vous  remercier  et  vous 
féliciter  encore.  Ma  femme  trouve  la  vôtre  bien  heureuse.  Nous  sommes 
tous  deux  aux  pieds  et  aux  cols  de  vous  deux. 

Emile  ^. 

On  peut  évidemment  sourire  d'un  tel  enthousiasme  ;  on  ne  peut 
nier  qu'il  soit  sincère  et  souvent  motivé.  Deschamps  reconnaît  d'ail- 
leurs bien  finement  son  «  extatique  »  parti-pris.  C'est  la  logique  de  la 
passion,  pourrait-il  dire  de  son  propre  cas.  —  Je  Vaime,  que  voulez- 
vous  que  fy  fasse  ?  Il  n'en  préfère  pas  moins  Hernani  à  Marie  Tudor, 
et  confesse  ingénument  à  V.  Hugo  lui-même  que  ses  pièces,  si  on  les 
dépouille  du  splendide  vêtement  poétique  de  leur  style,  sont  des  mélo- 
drames en  leur  fqnd,  tout  semblables  à   ceux  de  Victor  Ducange. 

La  malice  avec  Emile  Deschamps  ne  per^  jamais  ses  droits  ^. 

Quant  à  la  prose  du  poète,  à  son  «  immense  prose  »,  Deschamps  en 
fait  grand  cas,  lorsqu'il  la  trouve  à  sa  place,  dans  le  roman,  dans  le 
récit  de  voyages  et  voici  en  quels  termes  il  célèbre,  en  1841,  la  publi- 
cation du  Rhin  : 

Merci  mille  fois,  cher  Victor,  et  cent  mille  admirations  depuis  que  j'ai 
tout  votre  Rhin.  Quel  fleuve  et  quel  livre  royal  !  Votre  pensée  et  votre 

1.  Communiqué  par  M.  Gustave  Simon. 

2.  Le  26  septembre  1838  il  écrivait  à  Hugo  à  propos  de  l'impression  de  Ruy 
Blas  : 

Le  théâtre  vous  fête  et  vous  désire  tellement  que  je  suis  tout  consolé  qu'il  ne  veuille  pas 
de  moi.  On  annonce  Ruy-Blas  imprimé...  Quel  charme  !  et  quels  rivaux  nos  oreilles  vont  avoir 
dans  nos  yeux.  Je  vous  défie  d'en  avoir,  vous,  des  rivaux  !  J'en  ai  beaucoup  dans  l'admiration 
et  l'amitié  que  je  vous  porte,  mais  je  ne  les  crains  pas.  Je  serai  bien  heureux  de  vous  serrer 
la  main  et  de  vous  dire  encore  merci  et  bravo.  Votre  ami  fraternel.  Emile. 

(Ces  fragments  de  correspondance  nous  ont  été  communiqués  par  M.  Gustave  Simon.) 


RÔLE    DE    DESCHAMPS    ENTRE    HUGO    ET    VIGNY  317 

Style  grardissept  et  s'élargissent  jusqu'à  devenir  une  mer.  De  ces  cliar- 
mants  détails  du  départ  qu'on  dirait  les  fleurs  de  la  source,  vous  vous 
élevez  aux  plus  grandes  considérations  historiques  et  philosophiques, 
je  dirais  politiques,  si  la  Politique  n'avait  pas  quelque  alliage  passager  — 
enfin  tous  les  tons  et  toutes  les  couleurs,  tout  à  vous. 

O  transformation  !  crescendo  hors  de  règle, 

Art   merveilleux  ! 
Quand  il  vous  plaît,  Victor,  d'un  humble  champ  de  seigle 

Là,  sous  nos  yeux. 
Vous  partez,  alouette,  et  vous  arrivez,  aigle 

Au   fond   des   cieux. 


III 

L'inégalité  des  talents  était  si  grande  entre  Dcscham})S  et 
ses  deux  meilleurs  amis,  Victor  Hugo  et  Alfred  de  Vigny,  que  la 
jalousie  ne  pouvait  guère  se  glisser  en  lui,  La  jalousie  —  de  sa  part  — 
n'eût-elle  été  qu'une  faute  de  goût,  il  avait  trop  d'esprit  pour  s'en 
rendre  cou])able.  Bien  plus,  s'il  apercevait,  entre  ceux  qu'il  aimait, 
des  causes  de  dissentiment,  il  s'ingéniait  à  les  détruire,  et,  quand  on 
compare  le  rôle  de  Sainte-Beuve  auprès  d'Alfred  de  Vigny  et  de  Victor 
Hugo  avec  celui  que  soutint  toute  sa  vie  Emile  Deschamps  entre  les 
deux  amis  de  sa  jeunesse,  on  n'hésite  pas  à  reconnaître  celui  des  deux 
qui  fut  homme  de  oœur. 

Après  1830,  les  grands  Romantiques,  victorieux,  ne  tardèrent  pas  à 
se  séparer.  Lamartine  demeurait  toujours  à  part.  La  rivalité  s'accen- 
tuait en  querelle  entre  Hugo  et  Dumas  ^,  ces  deux  conquérants  de 
la  scène.  Quant  à  Vigny,  chose  assez  singulière,  si  l'on  se  rappelle  ses 
idées  sur  la  tragédie  lyrique,  il  avait  opté  pour  Dumas.  On  sait  qu'il 
retouchait  les  drames  de  l'auteur  d'//c/iri/// pour  le  style  ;  Dumas  lui- 
même  appelait  son  Antony  le  «  fils  adoptif  »  de  Vigny,  qui  lui  lisait  la 
Maréchale  d'Ancre  et,  sur  son  avis,  en  coupait  les  «  longueurs  «  ^. 
Il  se  fut  bien  gardé  de  demander  pareil  service  à  Victor  Hugo,  dont 
il  était  jaloux,  s'il  faut  en  croire  Sainte-Beuve.  Ce  dernier  avait  tout 
fait  pour  brouiller   Hugo  avec  celui  qu'il  appelait  méchamment  «le 

1.  Le  hi(i(.'rapln:  de  \'ictor  Iluf^o  raconté,  II,  p.  357,  constate  le  succès  d' Antony 
et  dit  un  mot  de  cette  querelle. 

A  propos  de  Marie  Tudor,  cf.  dans  le  Journal  ilcs  Débats  du  17  uov.  1833, 
le  fiuillcton  de  Granicr  de  Cassagnac,  pour  Hugo,  contre  Dumas.  Cf.  Hugo 
raconté,  II,  p.  412.  Hugo  n'y  serait  pour  rien.  Quant  au  Directeur  de  la  Porte 
Saint-Martin,   il  abandonne   Hugo  pour  accueillir  Dumas. 

2.  E.  Dupuy.  Alfred  de  Vigny.  I.  Les  Amitiés,  p.  274. 


318  LES    ROMANTIQUES    APRES    1830 

gentilhomme  ».  On  relève,  d'ailleurs  dans  ses  Mémoires  inédits,  ce 
trait  perspicace   : 

Hugo  doit  être  singulièrement  excité  au  drame  qu'il  achève  en  ce  moment 
(Angelo).  et  le  quatrième  acte,  où  il  était,  quand  Chatterton  a  paru,  en 
sortira  éperonné  jusqu'au  sang  ^. 

S'il  fallait  donner  une  date  symbolique  à  la  rupture  entre  Alfred  de 
Vigny  et  Victor  Hugo,  il  suffirait  de  rappeler  la  soirée  du  28  avril  1835, 
où  l'on  vit  M™^  Dorval,  transfuge  de  Chatterton,  jouer  avec  M^^®  Mars, 
dans  Angelo,  au  Théâtre  Français. 

Cette  rupture  était  inévitable.  Emile  Deschamps  qui  devait  la  pré- 
voir, ne  put  la  conjurer.  Ce  n'étaient  pas  seulement  deux  tempéra- 
ments d'hommes  cjui  s'opposaient  en  se  développant,  c'étaient  deux 
conceptions  différentes  de  l'art  et  de  la  poésie  qui  allaient  s'affirmer 
au  cours  du  règne  de  Louis  Philippe. 

Victor  Hugo  avait  beau  demeurer  encore  le  plus  prudent  des  chefs 
d'École,  et  ménager  les  susceptibilités  du  monde  et  du  pouvoir,  ses 
œuvres,  ses  pièces  de  théâtre  surtout,  brillantes,  colorées,  pittoresques, 
d'où  jaillissait  un  souffle  révolutionnaire,  parlaient  pour  lui  à  la 
jeunesse  orageuse  de  1830.  Théophile  Gautier  avait  rallié  autour  du 
maître  les  jeunes  gens  des  bandes  d^Hernani  ^,  ces  Jeune-France  ^, 
dont  le  nom  seul  était  l'effroi  des  bourgeois  timides  ;  et',  derrière  les 
poètes  au  verbe  truculent  comme  Pétrus  Borel,  Philothée  O'Neddy, 
etc.,  etc.,  apparaissaient  les  artistes  épris  de  pittoresque  et  de  couleur, 
les  Boulanger  les  Devéria,  tous  ceux  enfin  que  le  IjTisme  éclatant 
d'Hucro,  sa  fantaisie  dramatique  et  ses  audaces  plébéiennes  enchan- 
taient. Le  Salon  de  la  Place  Royale  était  leur  rendez-vous  *. 

Tout  autre  était  le  groupe  des  esprits  distingués  qui  fréquentaient 
les  «  mercredis  «  du  comte  Alfred  de  Vigny,  rue  de  Miromesnil  ^. 

1.  E.  Dupuy.  La  Jeunesse  des  romantiques,  p.  280. 

2.  Champlleury.  Les  Vignettes  romantiques.  Histoire  de  la  littérature  et  de 
l'art,  1825-1840...   Paris,   E.   Dentu,  1883,  in-i». 

3.  Th.  Gautier,  dans  son  Histoire  du  romantisme,  a  merveilleusement  rendu 
la  silhouette  de  ces  «  brigands  de  la  pensée  »  et  l'on  retrouve  dans  ses  Jeune- 
France,  romans  goguenards.  Paris,  E.  Renduel,  1833,  in-8o,  l'atmosphère  du  temps. 

4.  Victor  Hugo  raconté,  t.  II,  p.  308.  —  Sur  le  groupe  des  Jeune-France, 
consulter  la  Bibliographie  romantique,  catalogue  anecdotique  et  pittoresque  des 
éditions  originales  des  œuvres  de  Victor  Hugo,  Alfred  de  Vigny,  Prosper  Mérimée, 
Alexandre  Dumas,  Jules  Janin,  Théophile  Gautier,  Pétrus  Borel,  etc.,  etc.,  par 
Charles  Asselineau,  2^  édition...  Paris,  P.  Rouquette,  1872,  in-8°,  et  ses  Mélan- 
ges tirés  d'une  petite  bibliothèque  romantique...  Paris,  R,  Pincebourde,  1866,  in-8o, 
et  voir  aussi  Les  Enfants  perdus  du  romantisme,  par  Henri  Lardanchet.  Paris, 
Perrin,  1905,  in-16. 

5.  Il  semble  bien  que  l'intimité  d'Alfred  de  Vigny  et  d'Alexandre  Dumas 
ait  été  passagère  ;  occasionnée  par  les  relations  de  théâtre  dans  lesquelles  sa 


RÔLE     DE    DESCHAMPS    ENTRE    HUGO    ET    VIGNY  319 

On  y  voyait  par  exemple  Brizeux  et  son  ami  Auguste  Barbier.  — 
Brizeux,  nature  exquise  de  poète  et  d'artiste,  était  un  de  ces  nombreux 
Bretons  que  l'attraction  du  foyer  romantique  avait  arrachés  à  leur 
province  et  conduits  à  Paris.  Ils  n'y  trouvaient  pas  de  protecteurs 
plus  empressés  que  l'aimable  Deschamps.  C'est  ainsi  qu'en  1831  à  la 
veille  de  la  représentation  de  la  Maréchale  d'Ancre,  il  écrivait  à  l'au- 
teur de  la  pièce  : 

J'ai  beaucoup  parlé  de  votre  ami  Brizeux  à  Cave  et  à  M.  Buloz.  Ils 
devaient  vous   voir... 

Vigny  mettait  son  influence  au  service  du  poète  provincial  et  Des- 
champs l'aidait  de  tout  son  cœur.  Il  est  évident  que  Brizeux  était 
aussi  peu  tributaire  que  possible  de  la  verve  imagée  d'Hugo  ;  c'était 
avec  la  reconnaissance  d'un  disciple  qu'il  faisait  hommage  au  chantre 
ôi'Eloa  de  sa  délicieuse  idylle  de  Marie  ^. 

Auguste  Barbier,  l'austère  et  éloquent  auteur  des  lamhes,  devant 
le  spectacle  de  l'héroïsme  révolutionnaire  exploité  par  les  gens 
habiles,  se  sentit  poète  une  heure.  Il  doit  sa  gloire  à  quelques  beaux 
cris  indignés. 

Ces  deux  nobles  cœurs  et  quelques  autres  d'esprit  d'élite,  comme 

passion  pour  ^I™^  Dorval  entraîna  le  poète,  elle  emprunta  quelque  "consistance 
aux  sentiments  de  rivalité  littéraire  qui  les  animaient  contre  Hu<^o.  Mais  elle 
dut  se  détendre  à  mesure  que  Vigny,  rasséréné,  rentrait  en  lui-même,  s'enfermait 
dans  sa  tour  d'ivoire  et  qu'au  contraire  Dumas  s'abandonnait  à  sa  pente.  Sur 
les  relations  d'A.  de  Vigny  et  d'A.  Dumas,  consulter  E.  Dupuy,  Alfred  de  Vigny. 
I.  Les  Amitiés,  ch.  viii,  p.  266-282.  —  Sur  le  groupe  des  amis  de  Vigny,  consulter 
les  SoiH'enirs  personnels  et  silhouettes  contemporaines  d'Auguste  Barbier.  Pai'is, 
1883,  in-16.  On  y  trouvera  des  notices  sur  Berlioz,  Brizeux,  Delacroix,  les  frères 
Deschamps,   Fonlaney,  Litz,  Léon  de  Wailly,  etc. 

1.  Brizeux,  voyageant  en  Italie,  écrivait  à  Vigny  pour  savoir  si  les  poètes 
('  lui  feront  bon  visage  à  son  retour  »,  «  vous,  Monsieur  Emile  Deschamps,  S*^- 
Beuve,  votre  cxcellcnl  Léon  de  Wailly  ».  —  Il  souhaite  de  lire  «  la  dernière  partie  » 
de  Stella  et  «  le  nouveau  poème  de  M.  Deschamps  »  (communiqué  par  M.  E. 
Pupuy).  —  Cf.  Barbier.  Soui'enirs,  p.  237.  Emile  Deschamps  avait  dû  lui  faire 
quelque  présent,  un  porte-plume  sans  doute.  Brizeux  le  remercie  par  ce  quatrain 
t|ue  nous  avons  retrouvé  dans  la  «  Correspondance  inédite  »  : 

A  M.  Emile  Deschamps. 
Je  ne  te  pcr<lr;»i  plus  ;  non,  tu  seras  cachée 
Comme  un  joyau  de  prix  au  font!  de  mon  trésor  : 
Pauvre  plume  de   fer,   un   barde  l'a   touchée, 
Et  ce  qu'il  a  touché,  se  convertit  en  or. 

Quand,  en  1800,  après  la  niort  de  Brizeux,  ses  légataires  Auguste  Lacaussadc 
et  S'-René  Taillandier  publièrent  en  tète  de  l'édition  de  ses  (Euvrcs  complètes 
une  notice  sur  leur  ami,  ils  crurent  devoir  s'exprimer  ainsi   modestement  : 

Brizeux  avait  d'éminents  confrères  en  poésie  qui  l'appréciaient,  qui  l'aimaient  tendrement 
et  qui,  en  se  chargeant  de  celte  publication,  en  eussent  aujrmenté  l'éclat  :  il  suffit  de  citer 
M.  AuRustc  Harbier,  M.  Alfred  de  Vigny,  M.  S^'-Bcuve,  M.  Éniiic  Deschamps,  M.  Victor 
de  Laprade. 


320  LES    ROMANTIQUES    APRES     1830 

Philippe  Busoni,  Léon  de  Wailly,  Victor  de  Laprade,  étaient  les  hôtes 
familiers  du  salon  du  poète  gentilhomme  ^. 

Entre  ces  deux  groupes,  si  distincts  à  partir  de  1835,  flottaient  des 
sympathies  diverses.  Les  Bertin,  des  Débats,  recevaient  Victor  Hugo 
dans  leur  propriété  des  Roches,  et  témoignaient  aussi  une  admiration, 
respectueuse  à  Alfred  de  Vigny.  David  d'Angers  leur  était  également 
attaché.  Mais,  parmi  ceux  qui  unissaient  encore  dans  leur  cœur  les 
deux  chefs  d'École,  il  n'en  était  pas' de  plus  fidèles  que  les  frères  Des- 
champs. Le  taciturne  Antoni  était  auprès  des  deux  amis  séparés, 
comme  l'image  du  souvenir  ;  quant  à  son  frère  Emile,  véritable 
courant  de  sympathie  vivante,  il  cherchait  à  les  réconcilier,  et  guet- 
tait l'occasion. 

Ainsi,  en  mai  1840,  les  Rayons  et  les  Ombres  venaient  de  pa- 
raître. Comparons  l'attitude  d'Emile  Deschamps  à  celle  de  Sainte- 
Beuve. 

1.  Busoni  était  un  journaliste  distingué,  rédacteur  du  Temps  en  1830,  chro- 
niqueur de  l'Illustration  de  1843  à  1860.  Léon  de  Wailly,  ami  de  Berlioz  et  de  Vigny 
est  un  des  lettrés  du  xix®  siècle  qui  connurent  le  mieux  la  littérature  anglaise. 

Un  Anglais  qui  vint  à  Paris  pendant  la  Monarchie  de  Juillet,  Henri  Reeve, 
nous  parle,  dans  ses  Mémoires  et  Correspondance,  de  ce  milieu  : 

En  janvier  1835,  je  vins  à  Paris,  dit-il,  et  je  m'installai  place  de  l'Odéon.  Amédée  Prévost 
me  présenta  à  Lamartine,  à  Alfred  de  Vigny,  aux  Deschamps,  et  je  connaissais  Auguste 
Barbier... 

Il  définit  en  ces  termes  quelques-uns  des  poètes  de  ce  groupe  : 

De  Vigny,  avec  sa  tranquille  et  élégante  sensibilité  ;  Barbier,  avec  sa  compatissante  phi- 
losophie unie  à  une  rare  vigueur  d'accent  vitupératif  ;  de  Wailly,  son  plus  intime  ami,  le  tra- 
ducteur à'Hamlet  ;  il  traduisit  non  seulement  Y Hamlet  de  Shakespeare  et  les  Poésies  de  Robert 
Burns  (1843),  mais  encore  le  Moine  de  Le-nis  (1840),  Tom  Jones  de  Fielding  (1841),  le  Voyage 
sentimental  et  Trislram  Sliandy  de  Sterne,  les  Mémoires  de  Barry  Lyndon  de  Thackeray.  11 
'  collaborait  à  la  Revue  des  Deux-Mondes  et  à  \' Illustration  ;  Antoni  Deschamps,  le  traducteur 
de  Danle,  dont  la  swile  folie  est  de  se  croire  fou...  et  qui  sous  l'effet  de  cette  conviction,  vit 
actuellement  dans  une  maison  de  santé... 

Sur  ce  groupe  de  dilettantes,  cf.  notre  étude  sur  Les  relations  d'Emile  Deschamps 
avec  les  peintres  et  les  musiciens.  Ces  poètes  étaient  les  amis  de  Berlioz  qui,  dans 
une  lettre  du  12  mai  1834,  s'exprime  ainsi  : 

Mes  amis  sont  venus  passer  une  demi-journée  avec  moi.  C'étaient  des  célébrités  musicales 
et  poétiques  :  MM.  Alfred  de  Vigny,  Antoni  Deschamps,  Liszt,  Hiller  et  Chopin.  Nous  avons 
causé,  discuté  art,  poésie,  pensée,  musique,  drame,  enfin  tout  ce  qui  constitue  la  vie. 

Auguste  Barbier  évoquait  ces  réunions  bien  des  années  plus  tard,  dans  une 
lettre  qu'il  écrivait  à  Emile  Deschamps,  le  29  août  1862  : 

Cher  Maître.  Merci  de  votre  bon  souvenir  !  Quoique  je  n'aie  pas  eu  le  plaisir  de  vous  ren- 
contrer depuis  nombre  d'années,  votre  souvenir  est  demeuré  en  moi,  comme  votre  esprit 
toujours  jeune  et  gracieux  :  ce  que  j'ai  dit  de  vous  aux  aimables  amis  de  Madame  Dailly 
est  ma  pensée  sincère.  L'auteur  de  Florinde,  des  Études  Étrangères  et  des  belles  traductions 
de  Shakespeare  est  et  sera  toujours  tenu  par  moi  en  grande  estime  parmi  les  poètes  contem- 
porains. Ne  fut-il  pas  un  précurseur  et  de  plus  un  précurseur  resté  fidèle  à  la  muse  et  aux  tra- 
vaux purs  et  désintéressés  de  l'esprit  ?  Veuillez  adresser  mes  compliments  à  votre  frère  Antoni 
«t  recevoir  de  nouveau...  etc. 

Auguste  Barbier,  rue  de  Tournon,  8. 

(Lettre  inédite.  Collection  Paignard.) 


DESCHAMPS    ET    LAMARTINE  321 

Le  grand  critique,  dans  un  article  de  la  Revue  des  Deux-Mondes,  ^ 
intitulé  Dix  ans  après  en  littérature,  portait  un  jugement  d'ensemble 
sur  la  génération  de  1830.  Il  ne  citait  avec  éloge  que  trois  œuvres 
d'Hugo,  datées  de  1831  :  les  Feuilles  d^ Automne,  Notre-Dame  de  Paris 
et  Marion  Delorme.  Quant  à  Vigny,  il  ne  parlait  même  pas  de  lui.  — 
Emile  Deschamps  comprenait  autrement  l'amitié.  Il  porta  lui-même, 
en  décembre  1840,  à  Alfred  de  Vigny,  les  Rajjons  et  les  Ombres,  avec 
une  dédicace  de  Victor  Hugo,  et  le  dimanche  27  décembre,  Vigny 
écrivait  à  son  ancien  ami  en  des  termes  qui  font  autant  d'honneur  à 
Emile  Deschamps  qu'aux  deux  correspondants  ^. 


IV 


L'amitié,  qui  unissait  Deschamps  à  Lamartine  n'eut  jamais  ce 
caractère  d'intimité,  et  même  elle  ne  devint  qu'assez  tard  vraiment 
cordiale.  Lamartine,  après  l'immense  succès  des  Méditations,  se 
laissait  admirer  d'un  peu  loin,  comine  un  maître. 

Dès  cette  époque,  le  grand  lyrique  affectait  a'autres  préoccupations 
que  celles  de  la  poésie,  et  surtout  il  se  gardait  bien  d'entrer  dans  les 
querelles  littéraires  du  temps.  Mis  en  rapport  avec  Emile  Deschamps 
et  les  jeunes  novateurs,  probablement  par  son  ami  Joseph  Rocher,  le 
magistrat -poète,  qui  fut  un  des  parrains  deja  Muse  française,  Lamar- 
tine se  montra  sévère  aux  prétentions  de  ce  fameux  recueil,  et  lui- 
même,  (|uaud  il  publia  la  Mort  de  Socrate,  essuya  les  crili([ues  assez 
vives  d'un  des  rédacteurs  de  la  Muse  ;  il  n'en  garda  ce])eudant  ])as 
rancune  à  Emile  Deschamps  ([ui  avait  laissé  passer  l'article  d'Hol- 
mondurand. 

Pendant  toute  la  bataille  romantique  jusqu'en  1830,  il  ne  fit  que 
de  courtes  apparitions  à  Paris,  partageant  son  temps  entre  ses  terres 
de  Bourgogne  et  ses  devoirs  d'attaché  d'ambassade  en  Italie.  A  Flo- 
rence, OH  il  accueillait  fii  1827  M'"'^  Sophie  Gay  et  la  belle  Delphine, 
il  s'entretenait  avec  elles  des  amis  de  Paris  et  de  l'ainiable  Emile, 
L'année  suivante  (1828),  jxMidant  un  court  séjour  qu'il  lit  dans  la 
ca]>iial<\  nous  nous  ra]ipclons  (ju'il  se  rendit  le  samedi  18  octobre  à 
l'invilalion  d'Ernilfî  I)escham])S,  et  qu'il  assista  avec  Victor  Hugo, 
Antoiii   Deschamps  et  A.  de  Vigny,  à  la  lecture  de  la   Préface  des 

1.  R.  I).  M.,  18^i0. 

2.  Cf.  leltrc  citée  par  E.  Dupuy.  Al/red  de  Vignij.  I.  Les  Aniilics,  p.  256. 

■1\ 


322  LES    ROMANTIQUES    APRES     1830 

Études  Françaises.  —  Les  deux  frères  Deschamps  acclamèrent  sans 
nul  doute  l'élection  de  Lamartine  à  l'Académie  ;  mais  ils  ne  furent  pas 
aussi  enchantés  que  tant  d'autres  de  voir  en  1833  Lamartine  revenir 
d'Orient  pour  entrer  à  la  Chambre.  Le  chantre  des  Méditations  et  des 
Harmonies  était  élu  député  de  Bergues.  Cette  métamorphose  choqua 
plus  encore  Antoni  qu'Emile  Deschamps  ^. 

Bel  ange,  descendu  de  la  céleste  sphère, 

lui  écrit -il, 

Pourquoi  bégayes-tu  la  langue  de  la  teri-e  ? 

Quand  tu  chantes  si  bien,  dis-moi,  pourquoi  parler  ^  ? 

Il  ne  songeait  pas  que  Lamartine  à  la  Chambre  parlerait  toujours 
en  poète  ;  et  ses  remontrances  recevaient  d'ailleurs  du  nouvel  orateur 
un  pardon  plein  de  grâces  : 

Vous  êtes,  lui  écrivait  Lamaitine,  le  verre  d'eau  parfumée  que  savourent 
mes  lèvres  en  descendant  des  tribunes  ^... 

Les  frères  Deschamps  ne  savaient  pas  résister  au  charme  d'un  grand 
talent  et  d'un  généreux  caractère.  Leur  bon  sens  approuvait  Thiers, 
suivait    Guizot,    ces   défenseurs   de    l'ordre   établi.   Mais   Lamartine 

1.  Le  28  janv.  1831,  Emile  Deschamps  félicitait  en  ces  termes  l'auteur  des 
Harmonies   : 

Il  faut  pourtant,  mon  cher  Lamartine,  que  je  vous  écrive  une  fois  combien  je  suis  aux  genoux 
de  votre  muse  et  certes  je  ne  puis  prendre  un  meilleur  moment  que  celui  où  les  Cent-un  m'ap- 
portent vos  admirables  Révolutions.  Vous-même  n'avez  rien  fait  de  plus  grand,  de  plus  sublime, 
de  plus  profond,  de  plus  neuf  et  de  plus  harmonieux.  Nous  en  sommes  fous  ici,  comme  de  vos 
vers  à  M"^  Valmore.  Avant-hier,  je  me  suis  promené  deux  heures  avec  Sainte-Beuve  au  Luxem- 
bourg en  parlant  toujours  de  vers  et  de  votre  poésie.  Pour  moi,  je  parle  aussi  beaucoup  de 
votre  prose...  C'est  la  raison  éternelle  parlant  la  langue  immortelle.  Quand  vous  serez  député, 
j'irai  aux  séances,  je  vous  en  réponds... 

(Lettre  inédite  extraite  des  archives  de  Saint-Point.) 

A  propos  de  Jocehjn  [1836]  : 

...  Votre  préface  est  une  œuvre  de  haute  raison  et  de  vues  si  neuves  sur  l'épopée  possible  ! 
Oui,  certes,  le  merveilleux  maintenant,  c'est  l'homme  même  et  il  n'y  a  qu'un  sujet  :  l'Huma- 
nité... Jamais  il  n'y  aura  eu  de  succès  plus  populaire  que  celui  de  Jocelyn  :  le  problème  est 
de  saisir  les  masses  en  ravissant  les  esprits  d'élite.  Tout  poète  qui  n'a  pas  pour  lui  tout  le 
monde  et  chacun,  a  de  l'incomplet  dans  son  génie,  quelque  grand  qu'il  soit.  Une  âme,  et  une 
voix  sympathique  avec  le  genre  humain,  voilà  ce  qui  est  réservé  dans  les  siècles  à  quelques 
hommes.  Vous  en  êtes  un... 

(Inédit.  Ibidem.) 

Le  28  juillet  1838,  à  propos  d'une  harmonie  intitulée  :  Hymne  de  l'Ange  de 
la  terre,  après  la  destruction  du  globe.,  Deschamps  loue  chez  Lamartine  «  la  faculté 
de  tout  dire  et  de  tout  rendre... 

Le  vers  pour  vous  n'est  qu'un  porte-voix  sonore,  qu'un  prisme  coloré.  C'est  votre  langue 
naturelle.  Je  ne  sache  pas,  après  l'amour,  de  délices  pareilles  aux  heures  nocturnes  employées 
à  lire  de  telles  poésies... 

2.  Poésies  d'Antoni  Deschamps,  édit.  de  1841,  p.  169. 

3.  Inédit.   Collection   Paignard. 


DESCHAMPS    ET    LAMARTINE 


323 


parlait  à  leur  cœur  ^  ;  son  éloquence  ouvrait  à  l'imagination  de  ces 
bourgeois  idéalistes  de  magnifiques  perspectives  sur  l'avenir  de  l'esprit 
humain.  Aussi,  tandis  que  le  gouvernement  considérait  comme  un 
échec  de  sa  politique  la  triple  élection  de  Lamartine  élu  député, 
en  1837,  à  la  fois  à  Màcon,  à  Cluny  et  à  Dunkerque,  Emile  Deschamps 
féhcitait  le  grand  tribun,  et,  conquis  à  son  rôle,  encourageait  celui 
qui  croyait  être,  dans  un  Parlement  de  financiers  et  de  gens  d'affaires, 
le  «  ministre  de  la  haute  opinion  pliilosopliique  ».  Lamartine,  heureux 
de  cette  approbation,  lui  confiait  l'amertume  de  ses  espérances  déçues, 
il  ne  serait  décidément  pas  ministre  : 

Oui,  mon  cher  ami,  la  triple  élection  est  flatteuse  et  consolante  pour 
un  homme  qui  marche  seul,  mais  l'élection  générale  me  paraît  désespérante 
pour  les  idées  que  nous  voulons  apporter.  Pas  un  ami  !  au  contraire, 
tous  démissionnent  par  découragement  !  ou  sont  renvoyés  faute  d'être 
compris  et  soutenus.  Que  vais-je  faire  ?  je  voudrais  avoir  été  éconduit 
comme  eux  !  Merci  de  votre  souvenir  qui  arrive  toujours  comme  un  rayon 
d'en  haut  dans  mes  circonstances  heureuses  ou  tristes  pour  les  embellir 
ou  les  adoucir  ^. 

La  même  année,  Emile  Deschamps  qui  faisait  un  long  voyage  dans  le 
Midi,  rendait  visite  à  ses  amis  La  Sizeranne,  au  château  de   Beau- 


1.  On  admirait  Ijeaucoup  Thicrs  clans  l'entourage  de  Dcschamps.  Le  C**^  Mon- 
nier  de  La  Sizeranne  tenta  vainement  en  18'i5  de  rapprocher  Tliiers  et  Lamartine. 
Cf.  Correspond,  de  Lamartine,  t.  VI,  p.  179. 

2.  Inédit.  Collection  Paignard.  On  trouvera  dans  les  Archives  de  Saint-Point 
65  lettres  inédites  d'Emile  Deschamps  à  Lamartine.  Nous  en  donnons,  grâce 
à  l'aimable  autorisation  de  M.  et  de  M'^^  j^-  Xoblet  des  citations  caractéris- 
tiques. 

21  oct.  1838  : 

...  Vous  avez  la  vraie  philosophie  et  la  vraie  politique  et  la  vraie  relifrion.  Vous  allez  au 
fond  du  Christianisme  dont  chaque  secte  ne  voit  que  le  deliors...  Catholiques,  protestants, 
schisniatiqucs  se  disputent  encore,  tandis  que,  sans  qu'ils  y  pensent,  l'unité  de  Dieu  csl  résultée 
de  toutes  leurs  querelles  et  triomphe  seule  à  la  fin  des  temps  avec  le  Christ  qui  est  venu  pour 
tous...  Je  me  dis  que  les  catholiques,  qui  ne  sont  pas  chrétiens,  sont  les  plus  hérétiques  et 
cependant  en  quel  nombre  ils  sont  ! 

9  décembre  1839  : 

...  Je  dis  que  votre  politique  non  seulement  était  la  meilleure  mais  encore  l'unique.  Le 
poète  est  l'homme  le  plus  raisonnable  cl  le  plu?  lucide,  quand  il  n'est  pas  le  plus  aveuî^le  et 
le  plus  fou.  De  même  que  sa  destinée  est  éclatante  même  socialement  parlant,  quand  elle  n'est 
pas  obscure  et  misérable.  Rien  de  terne,  de  bourgeois,  de  mitoyen  dans  le  poète.  Il  est  César 
ou  esclave.  Je  vous  salue  César  et  je  vous  admire  Lamartine  et  je  vous  aime  de  toutes  façons. 

A  propos  d'un  discours  de  Lamartine  sur  les  questions  industrielles,  fragment 
d'une  lettre  non  datée  : 

\'ous  avez  été  hier  plus  beau  que  jamais.  Vous  élevez  les  questions  industrielles  h  la  puis- 
sance philosophique.  Vous  tenez  dans  votre  éloquence  les  deux  mondes  des  instincts  et  de  la 
pensée.  Il  y  a  de»  bâtes  qui  disent  :  Ah  !  ah  !  nous  sommes  dans  le  matériel  et  le  ponitij.  C'est 
le  règne  des  instincts  seuls  et  ils  se  glorifient  dans  leur  fange.  Il  y  a  ensuite  les  rêveurs  spiri- 
tualistes  du  siècle  qui  disent  :  Tout  est  perdu,  l'âme  s'en  va  ;  et  puis  il  y  a  des  hommes  comme 
vous  (pas  beaucoup)  r|ui  laissent  dire  toutes  ces  intelligences  incomplètes  et  qui  savent  qu'il 


324  LES  ROMA>'TIQUES  APRES  1830 

semblant  dans  la  Drôme  et  y  recevait  une  lettre  de  Lamartine  qui  lui 
reprochait  d'avoir  traversé  la  Bourgogne  sans  arrêter  à  Saint-Point  ^. 
En  1840,  une  grande  infortune  privée  allait  s'ajouter  aux  décep- 
tions politiques  du  poète  :  il  perdait  son  père  et  Deschamps  dut  trouver 
sans  doute  les  paroles  qui  vont  au  cœur  du  fds  et  réconfortent  l'am- 
bitieux. Peut-être  lui  olîrait-il  aussi  son  entremise  auprès  des  amis 
influents  qu'il  avait  dans  les  sphères  du  pouvoir.  Il  avait  reçu  du  ciel 
le  don  de  concilier  les  partis  extrêmes  et  c'est  peut-être  à  cette  voca- 
tion que  Lamartine  rend  hommage  dans  le  billet  suivant  : 

Mâcon,    28   août    (1840). 
Mon   cher   Emile,  ■• 

Je  vous  réponds  du  chevet  de  mon  père  mourant.  Oh  !  oui,  certes, 
j'accepte  !  Vous  ne  savez  donc  pas  assez  que  je  vous  regarde  comme  le 
génie  aimable  du  bon  sens  en  France.  Très  précisément,  vous  êtes  le  sel 
et  le  levain  de  ce  triste  temps.  Unissez  donc  de  plus  en  plus  nos  deux 
noms.  Vous  me  rendrez  fier  dans  l'avenir,  heureux  dans  le  présent. 

J'allais  mieux.  La  maladie  de  mon  père  me  rend  la  mienne.  Il  a  88  ans 
et  son  esprit,  plus  que  moi  ;  dernier  lien  qui  va  se  rompre  !  Où  les  renoue- 
rons-nous ?   Là-haut  !   Ecrivez-moi  ^. 

Lamartine. 

Le  mois  suivant,  quelques  jours  après  la  mort  de  son  père,  le  8  sep- 
tembre, il  répond  à  la  lettre  qu'Emile  Deschamps  lui  a  écrite  : 

Non,  mon  cher  ami.  Je  ne  lis  rien  avec  distraction  de  ce  qui  me  vient 
de  vous,  car  le  cœur  a  le  droit  de  se  faire  entendre  et  de  consoler,  quoi  que 
vous  en  disiez...  Merci  de  ces  mots  'qui  me  vont  à  l'âme.  Je  n'y  réponds 
qu'un  signe... 

Cent  lignes  ne  diraient  pas  mieux  ce  que  j'en  éprouve.  Mais  voire  nom 
et  votre  voix  sont  toujours  sous  mes  yeux  et  dans  mon  oreille.  Sachez-le 
bien.  Nul  ne  vous  aime  mieux,  car  nul  ne  vous  sait  mieux  ^... 

En  1842,  il  a  définitivement  rompu  avec  les  hommes  du  pouvoir, 
il  se  décide  à  parler  à  la  France  «  en  homme  de  grande  opposition  ». 

n'y  a  pas  de  danger  pour  l'esprit  et  Tâme  des  sociétés  dans  le  progrès  des  arts  matériels.  Ils 
savent  qu'au  bout  du  compte,  l'intelligence  est  la  reine  et  qu'agrandir  et  multiplier  le  domaine 
et  les  ressources  de  la  matière,  c'est  agrandir  la  royauté  de  l'intelligence  et  lui  créer  de  nou- 
veaux sujets  dans  un  court  avenir. 

Emile  Deschamps  a  bien  aperçu  et,  semble-t-il,  approuvé  l'évolution  de 
Lamartine  à  cette  époque,  vers  le  libéralisme  républicain  en  politique  et  vers 
le  rationalisme  mystique  en  religion.  Tel  était  le  mouvement  d'esprit  de  la  plupart 
des  «  intellectuels  »  au  milieu  du  xix^  siècle.  Cf.  Jean  Des  Cognets,  La  Vie  inté- 
rieure de  Lamartine,  d'après  les  souvenirs  inédits  de  son  plus  intime  ami  J.-M. 
Dargaud...  Paris,  Mercure  de  France,  1913,  in-8°. 

1.  Correspondance  de  Lamartine.  Paris,  Hachette,  6  vol.,  1875,  tome  V,  p.  220. 

2.  Inédit.    Collection   Paignard. 

3.  Ibidem. 


DESCHAMPS    ET    LAMARTINE 


325 


Est -il  question  de  son  échec  à  la  Présidence  de  la  Chambre  ^,  quand  il 
écrit  à  Deschamps  ces  lignes  ? 

C'est  toujours  votre  voix  qui  m'anime  et  me  console  dans  le  combat. 
J'en  ai  supporté  un  plus  rude  depuis  votre  billet  et  je  m'en  prépare  pour 
quelque  temps  de  plus  terribles  encore.  Votre  cœur  vous  attache  non 
à  ma  fortune,  mais  à  ma  croix  et  vous  me  donnez  l'éponge  sans  le  fiel. 
Adieu  et  alTection  bien  tendre  ^  — •  16  février. 

Lamartine. 

Il  est  dommage  que  nous  n'ayons  aucun  document  concernant  les 
relations  des  deux  amis,  pendant  les  années  qui  précédèrent  la  Révo- 
lution de  1848  ^.  On  aimerait  à  connaître  l'avis  d'Emile  Deschamps 
sur  le  succès  énorme  des  Girondins  en  1847,  et  sur  la  campagne  des 
banquets  qui  devait  livrer  la  France  au  grand  poète  pour  ([uelques 
mois.  On  sait  avec  quelle  grâce  souveraine  le  génial  improvisateur 
exerça  pendant  les  journées  de  Février  cette  dictature  de  la  persuasion. 
La  Cité,  bouleversée  par  la  chute  d'un  trône  et  l'avènement  de  la 
République,  semblait  renaître  aux  accents  du  nouvel  Ampliion. 
Ingrate  cité,  qui  préféra  bientôt  à  la  voix  de  son  poète,  d'abord  la 
rude  main  du  général  Cavaignac,  ensuite  l'épée  du  prince  Napoléon  ! 

A  ])artir  de  l'Empire  commence  le  chemin  du  calvaire  pour  le 
grand   poète.    Ce   n'est   pas    seulement   l'ingratitude   populaire    qui 

L   II  n'avait  eu  que  64  voix  contre  Sauzct  qui  fut  élu. 

2.  Inédit.    Collection    Paignard. 

3.  Nous  n'avons  pas  trouvé  de  lettre  d'Émilc  Deschamps,  qui  fût  datée, 
pour  cette  période,  dans  les  Archives  de  Sainl-Point. 

A  propos  du  problème  religieux,  fragment  d'une  lettre  non  datée  : 

Personne  n'accepte  ni  ne  comprend  la  chose  religieuse  comme  elle  est,  comme  elle  doit 
être  éternellement.  Les  principes  posés  par  nos  révolutions  philosophiques  sont  excellents, 
mais  la  législation  est  à  faire,  et  qui  la  fera  si  vous  ne  la  faites  pas?... 

Emile  Deschamps  trouve  les  mois  partis  du  cœur  pour  soutenir  et  consoler 
le  grand  tribun  : 

«  Vous  faites  des  heureux  et  vous  ne  l'êtes  pas...  »  —  Votre  réponse  m'a  fait  autant  de  peine 
que  de  plaisir.  Que  parlez-vous  de  découragement,  vous  !  Laissez-nous  ces  vilaines  choses 
à  nous.  ICncorc,  tant  fiue  vous  écrirez,  tant  que  vous  chanterez,  nous  serons  sûrs  que  l'harmonie 
du  monde  existe  toujours. 

L'évolution  de  la  politique  de  Lamartine  suscitait  des  critiques  acerbes  dans 
les  milieux  conservateurs.  Deschamps  la  comprend  et  la  défend  : 

C'est  la  constance  ingénieuse,  dit-il,  la  fidélité  habile,  la  conscience  progressive.  Que  de 
gens  sont  assis  20  ans  à  la  même  place  et  ont  chanp'é  20  fois  d'opinion  selon  leurs  instincts  ! 
I^  caméléon  n'a  pas  besoin  de  bouger  pour  devenir  succcssivcmc'nt  bleu,  rouge  ou  jaune. 
L'aigle  explore  tous  les  horizons  du  ciel,  en  regardant  toujours  son  soleil.  M.  de  Lamartine 
n'a  pas  cette  hypocrite  fidélité  de  chaise.  C'est  son  cœur  et  son  génie  qui  ont  et  gardent  la 
fidélité. 

Sur  l-  rôle  politique  de  Lamartine,  cf.  l'ouvrage  de  Louis  Barthou  :  Lamar- 
tine orateur,  Paris,  Hachette,  1918,  in-S",  cf  du  même  l'étude  sur  la  Politique 
rationnelle  dans  le  recueil  intitulé  .1  Lamartine,  préface  de  Barres.  Paris,  Pion, 
1914,  in-8",  p.  9-;J2. 


326  LES    ROMANTIQUES    APRES    1830 

l'afflige,  c'est  le  fléau  qui  va  épuiser  sa  vieillesse,  la  Dette,  qui  grandit 
sans  cesse  et  le  travail  écrasant  que  s'impose  le  vieillard  indomptable. 
Au  cours  de  ces  années  funestes,  l'intimité  s'est  resserrée  entre  lui  et 
Deschamps.  Lamartine  protège  Emile  Deschamps  à  l'Académie,  où 
il  voudrait  le  voir  entrer.  La  lettre  suivante  est  un  témoignage  de 
son  affectueux  intérêt   : 

Mo    CHER    ArISTIPPE, 

Excusez  un  malheureux  qui  ne  déjeune  jamais  avant  d'avoir  écrit 
sa  feuille  d'impression  et  compulsé  trois  ou  quatre  volumes.  Si  c'est  le 
régime  de  l'histoire,  ce  n'est  pas  le  régime  de  l'amitié,  encore  moins  celui 
de  l'exactitude. 

Je  ne  doute  pas  que  vous  ne  veniez  décorer  un  jour  cette  académie 
dont  une  vie  si  littéraire  par  le  talent  et  par  les  mœurs  vous  a  conquis 
l'universelle  estime.  Je  serai  (vous  le  savez  depuis  trente  ans)  une  des 
mains  les  plus  prêtes  à  vous  donner  la  cédule  de  nos  courtes  immortalités. 
Je  suis,  comme  vous  savez,  tout  à  Ponsard  aujourd'hui  ;  après  lui,  je  suis 
tout  à  vous  contre  les  intrus  politiques  qui  monopolisent  trop  ces  gloires  à 
la  fois  au  détriment  des  vrais  croyants  chassés  de  leur  temple.  Je  vous 
verrai  alors  et,  sans  prendre  aucun  engagement  pour  telle  heure  ou  telle 
place,  je  vous  jure  que  vous  aurez  ma  voix  quand  il  me  sera  démontré 
qu'elle  vous  sera  efficace. 

Adieu,  vivez  et  travaillez  comme  vous  faites  si  bien  l'un  et  l'autre, 
et  croyez  que  c'est  surtout  dans  la  solitude  et  dans  le  lointain  qu'il  ne  se 
forme  aucune  rouille  sur  les  noms  de  ceux  que  nous  avons  admirés  et  aimés. 

S*-Point.  20  décembre  1854.  A.   Lamartine  ^. 

Bien  entendu.  Deschamps  s'abonne  aux  publications  successives 
que  fonda  l'ingénieux  poète  ^  ;  il  seconda  de  toute  son  amicale  in- 
fluence les  efforts  héroïques  que  fit  Lamartine  pour  résister  à  l'adver- 
sité, et  le  malheureux  grand  homme  trouve  toujours  des  paroles 
charmantes  pour  le  remercier  : 

Mon  cher  Ami, 

J'ai  parlé  de  votre  frère  dans  mon  2^  Entretien  de  Dante.  Quant  à 
M.  Ménard,  j'entends  dire  beaucoup  de  bien  de  son  œuvre,  mais  je  la 
croyais  inédite.   Peut-on  savoir  ? 

Vous  êtes  seul  et  triste  et  malade,  et  moi  aussi  !  La  vie  est  amère  au 
fond.  Mais  cependant  pour  nous  autres  qui  trouvons  dans  ces  amertumes 
un  avant-goût  philosophique  d'une  meilleure  vie,  la  Providence  nous 
sèvre  pour  nous  fortifier. 

Je  suis  dans  ce  désert  depuis  hier.  Votre  lettre  m  y  arrive  comme  un 


1.  Inédit.    Collection    Paignard.  • 

2,  Le  Conseiller  du  Peuple,  jusqu'au  2  décembre  1851  ;  le  Pays,  en  collaboration 
avec  le  vicomte  de  la  Guéronnière  ;  le  Cii'ilisaieur,  publication  purement  litté- 
laire,  continuée  par  le  Cours  familier  de  littérature,  1856. 


DESCHAMPS    ET    LAMARTINE  .327 

bon  présage.  Il  n'y  a  pas  d'hirondelle  gazouillant  ce  matin  sur  mes  vieux 
créneaux  en  ruines  qui  vaille  un  gazouillement  de  la  vieille  amitié. 

S*-Point,  12  juillet  1857.  Lamartine^. 

Ces  derniers  mots  sont  pleins  de  grâce,  mais  rien  n'égale,  pour  le 
pathétique  et  la  mâle  beauté  de  l'accent,  la  lettre  suivante,  où  se 
révèle  une  âme  fortement  trempée  pour  la  lutte.  Elle  débute  toutefois 
])ar  un  cri  de  reconnaissance  d'une  tristesse  infinie  ^. 

Ah  !  mon  cher  ami,  Que  je  suis  attendri  jusqu'au  fond  de  l'âme  par 
votre  ardente,  fidèle  et  active  amitié  !  On  dirait  que  c'est  la  poésie  que 
vous  voulez  sauver  en  moi. 

La  France  écoute  peu  ceux  qui  lui  parlent  de  ma  situation.  Mou  crime 
est  d'avoir  servi  et  mécontenté  tous  les  partis,  en  les  empêchant  de  s'en- 
tr' égorger  à  leur  gré  en  des  jours  d'anarchie. 

*I1  faut  subir  son  malheur.  Mais  béni  soit  le  malheur  qui  me  révèle  ou 
plutôt  qui  me  confirme  en  vous  une  telle  amitié.  Je  crois  au  Temps  comme 
vous.  Celui  qui  veut  et  qui  persiste  est  le  maître,  mais  non  celui  qui  n'a 
ni  volonté,  ni  persistance.  C'est  le  caractère  des  foules. 

Merci  d'avoir  lu  et  goûté  ma  Pastorale.  Hélas  !  il  faudra  bientôt  que  je 
dise  :  Et  in  Arcadia  ego!  car  mon  Arcadie  est  perdue  et  la  France  ne  me 
la  rend  pas. 

2  juin  1858.  Lamartine  ^. 

1.  Inédit.    Collection    Paignard. 

2.  Inédit.    Collection    Paignard. 

3.  Les  Archives  de  Saint-Point,  par  les  lettres  d'E.  Deschamps  qui  y  sont 
conservées,  attestent  que  c'est  surtout  à  .partir  de  1850  que  la  correspondance 
entre  les  deux  amis  devint  le  plus  active,  admirable  de  gratitude  et  d'abandon 
de  la  part  de  Lamartine,  pleine  de  bienfaisance  efTicace  de  la  part  de  celui  qu'il 
appelle  son  cher  Aristippe. 

Les  lettres  de  Deschamps,  sous  l'Empire,  paraissent  un  charmant  commentaire 
en  marge  des  travaux  de  Lamartine  et  de  son  Cours  familier  de  lilléralure.  Il 
invile  Lamartine  à  venir  prendre  la  parole  à  Meaux  devant  une  société  litté- 
raire : 

Là  où  Bossue!  parlait,  ne  peut-on  espérer  d'entendre  votre  voix  ? 

A  propos  d'une  éduh;  sur  Alfred  de  Vigny  : 

C'est  uien,  mon  cher,  notre  clier  Alfred,  transfiguré  par  la  mort  et  par  votre  plume  immor- 
telle, c'est  bien  le  poète  et  l'homme  tout  entier... 

Suivent  des  rectifications  intéressant  la  i^iographie  de  Vigny.  —  A  propos 
des   Mist'-rables  : 

Quelle  censure  enthousiaste  !  quel  éloge-leçon  ! 

A  pro|K)s  des  études  sur  Soerate,  Platon,  Cicéroii,  Virgile,  sur  M™'^  Récamier, 
que  de  jugements  seraient  à  relever,  de  critiques  pleines  de  finesse  !  A  propos 
de   Mozart    : 

Le  poète  donne  à  tous  des  joies  adorables.  Il  donne  ce  qu'il  n'a  pas. 
Il  ne  goûte  jamais  au  miel  de  ses  paroles 
comme  a  dit  notre  pauvre  grand  Jules  Lefèvre. 

On  11'  voit,  à  travers  ces  commentaires  et  ses  gloses,  c'est  le  cœur  de  Lamartine 
que   Deschanqjs  veut  toucher,  consoler. 

Le  29  janv.  1860,  il  lui  écrit  : 


328,  LES    ROMANTIQUES    APRES    1830 

Lamartine,  comme  le  vieil  Eschyle,  en  appelle  au  Temps,  et  le  destin, 
qui  l'a  brisé,  n'a  pu  dompter  son  fier  courage.  Jusqu'à  la  fm,  comme 
en  témoignent  ses  lettres  à  Emile  Deschamps,  il  conserva  sa  merveil- 
leuse aisance  de  gentilhomme.  Il  n'a  jamais  été  plus  aimable  que  dans 
le  billet  suivant,  écrit  de  Saint- Point,  le  29  juin  1865,  alors  qu'il  était 
en  proie  aux  pires  embarras  domestiques  : 

Mon  cher  Emile, 

Si  je  n'avais  que  des  lecteurs  comme  vous,  je  mériterais  toujours  de 
l'indulgence  et  quelquefois  des  applaudissements,  car  l'amitié  inspire 
toujours  bien,  et  ce  n'est  pas  cette  Muse  qui  me  manquerait  jamais  en  vous 
écrivant. 

Je  suis  cependant  bien  triste  et  bien  malheureux  par  de  vilaines  ingra- 
titudes, mais  n'en  parlons  plus,  et  attendons  ma  fin  suprême  ou  le  secours 
de  la  Providence. 

Pour  des  vers,  je  n'en  ai  point  et  je  ne  serai  pas  assez  audacieux  pour 
essayer  d'en  faire  aujourd'hui.  Le  Ciel  ne  réserve  deux  printemps,  ou  un 
printemps  éternel,  qu'à  vous  seul.  Faites-nous  jouir  des  vôtres  et  ne  pensez 
plus  aux  miens. 

Je  désire  bien  revenir  à  Paris  pour  vous  embrasser.  Ne  m'oubliez  pas 
auprès  de  notre  excellent  ami  commun  M.  de  Favernay. 

Lamartine  ^. 

Rien  n'honore  plus  Emile  Deschamps  que  sa  fidélité  envers  La- 
martine vieillissant.  Quand  on  répète  qu'il  fut  le  confident  des  héros 
du  Romantisme,  on  ne  fait  que  redire  ce  que  Lamartine  avait  dit 
lui-même  un  jour  à  Emile  Deschamps  : 

Vous  êtes  mon  vrai  Pylade  en  poésie  et  en  mauvaise  fortune.  Quel 
cœur  vous  manifestez  sous  tant  d'esprit  et  de  talent  !  Qui  aurait  dit 
que  la  grâce  était  si  forte  ?  C'est  que  la  force  est  dans  l'âme  et  que  la  vôtre 
est  grande  comme  vos  pensées  ^. 


Mon  cher  et  illustre  ami.  Que  m'annoncez-vous  là  !  Tout  me  navre,  rien  ne  m'étonne.  Ce 
que  j'ai  dit  des  hommes  et  des  poètes  immenses,  qui  ont  des  gloires  et  des  adversités  immenses 
comme  eux  aurait  donc  la  dernière  et  suprême  application  !  Mais  que  sont  les  ingratitudes 
et  les  blasphèmes  de  la  foule  ou  des  puissants  !  Un  homme  de  votre  nature  n'est  pas  justi- 
ciable des  événements. 

1.  Inédit.    Collection   Paignard. 

2.  Ibidem.  —  Le  23  septembre  1867,  Emile  Deschamps  écrivait  à  la  nièce 
de  Lamartine  qu'il  regardait  son  ami  comme 

la  plus  belle  nature,  la  plus  complète  et  parfaite  organisation  qui  existent.  L'intelligence, 
la  volonté  et  l'amour  sont  chez  lui  portés  à  la  même  et  suprême  puissance.  Il  est  beau  de 
vivre  quand  il  vit.  Il  est  doux  et  glorieux  de  le  connaître.  Dites-lui  quelque  chose  de  tout  cela 
de  ma  part. 


DESCHAMPS    ET    MUSSET 


V 


329 


Vn  des  grands  noms  du  Romantisme,  qu'on  s'étonnerait  de  ne 
pas  voir  cité,  après  ceux  de  Lamartine,  de  Victor  Hugo  et  d'Alfred  de 
Vigny,  ([uand  il  s'agit  d'Emile  Deschamps,  c'est  celui  d'Alfred  de 
Musset. 

S'il  est  un  romantique,  auquel  l'épithète  de  classique  convient 
comme  à  Deschamps,  c'est  à  Musset.  Qu'on  oublie,  si  l'on  peut,  pen- 
dant un  instant,  les  «  sanglols  »  immortels  des  Nuits,  et  surtout  la 
fantaisie  incomparable,  qui  anime  le  monde  romanesque  des  Comédies 
et  Proverbes  ;  Alfred  de  Musset  apparaîtra  dès  lors,  tel  que  l'ont  vu 
ses  contemporains,  de  1830  à  1840,  comme  un  frère  plus  jeune  des 
deux  Deschamps  ^.  Nous  avons  rencontré  ce  Parisien-poète  aux 
soirées  de  l'Arsenal,  faisant  de  la  musique  et  dansant  avec  Marie 
Nodier.  Lire  des  vers,  parler  d'art  et  d'amour  lui  semblait,  à  vingt  ans, 
l'unique  emploi  de  l'existence.  Quand  Montalembert  lui  reprochait 
assez  pesamment,  à  lui  comme  aux  Deschamps,  de  «  n'avoir  pas  le 
sens  commun  »,  il  négligeait,  sans  s'en  douter,  ce  ([ui  fait  l'essentielle 
distinction  de  ces  sortes  de  natures,  leur  amour  inné,  ])our  ainsi  dire, 
exclusif,  des  choses  poétiques.  C'est  cependant  l'union  du  sentiment 
poétique  et  du  bon  sens  qui  caractérise  ces  esprits  charmants.  Per- 
sonne ne  fut  moins  dupe  qu'eux  des  songes  dont  ils  s'enchantaient  ; 
l'antinomie  du  rcve  et  de  la  vie  pratique  leur  apparut  presque  aussitôt, 
alors  f[u'clle  échappait  à  ])lus  d'un  romantique.  Musset  livra  sa  vie 
au  démon  du  rêve,  mais  il  ne  lui  soumit  point  son  intelligence,  et 
l'ironie  dont  il  se  déchirait  lui-même,  devint  très  vite  une  arme 
délicate  dans  ses  mains  d'artiste.  Il  s'en  servit  à  merveille,  comme  le 
vieux  Régnier,  comme  Boileau  lui-même  et  surtout  Voltaire,  pour 
railler  les  vices  et  les  ridicules  de  la  société  de  son  temps.  Ses  maîtres 
sont  ceux  auxquels  Emile  Deschamps  et  son  frère,  dans  la  ferveur 
de  leur  apostolat  romantique,  n'avaient  point  renoncé  ;  sa  doctrine 
littéraire  en  somme  est  celle  des  écrivains  du  xvii®  siècle  ;  sa  verve 
satirif|ue  dérive  de  Voltaire,  et  ses  poésies  galantes,  quand  on  n'y 

1.    ri.'mbf-rt  n'a  pas  autromoiil  jugé  Musset,  finaud  il  a  dit  : 
Musset  a  de  beaux  jets,  de  beaux  cris  ;  le  Parisien  chez  lui  entrave  le  poète. 
Charles  Maurras  écrit  dans  les  Amants  de  Venise  (nouv.  éd.,  p.  29)  : 
N'y  e\it-il  pas  chez  Alfred  de  Musset,  mélan};^  à  son  (^6nie  et  à  sa  folie,  un  esprit  heureux, 
cultivé,  et  des  plus  ouverts,  placé  par  l'éducation  au-dessus  de  sa  maladive  nature,  bourgeois, 
fils  de  bourgeois,  Parisien,   fils  de  Parisiens,  lettré  à  l'ancienne  manière... 


330  LES    ROMANTIQUES    APRES     1830 

trouve  point  l'accent  inimitable  de  la  passion,  ont  cette  grâce,  ce 
tour  spirituel  et  léger  qui  rappelle  le  xviii^  siècle  et  que  nous  avons 
admiré  chez  Deschamps. 

Il  est  regrettable  que  nous  n'ayons  presque  point  de  documents 
écrits  concernant  ses  relations  avec  les  deux  frères,  car  elles  avaient 
été  à  un  moment  dii  moins  fort  étroites  ^.  Nous  ne  parlons  pas  seule- 
ment de  leurs  rencontres  de  l'Arsenal,  où  l'enthousiasme  provoqué 
par  la  lecture  du  Romancero  d'Emile  Deschamps,  avait  dû  contribuer 
à  rendre  plus  fougueuses  «  les  passions  andalouses  »  du  poète  adoles- 
cent, mais  c'est  chez  Antoni  Deschamps  que  Musset,  alors  enivré  de 
couleur  locale  et  de  pittoresque,  lit  une  lecture  restée  fameuse  de 
Don  Paez.  Nous  savons  par  le  récit  de  son  frère,  Paul  de  Musset,  qu'il 
vint  chez  Antoni,  en  costume  élégant  de  dandy  à  la  mode,  manchettes 
retroussées,  chapeau  à  la  D'Orsay,  et  que  tel  vers  de  son  poème  : 

Un  dragon  jaune  et  bleu  qui  dormait  dans  un  coin, 

comme  tel  couplet  aussi  du  Le^^er  : 

Vois  tes  piqueurs  alertes, 
Et  sur  leurs  manches  vertes 
Les  pieds  noirs  des  faucons, 

produisirent  sur  l'assemblée  romantique  un  «  effet  immense  »  ^. 

Emile  Deschamps,  qui  était  en  ce  temps  là  un  des  maîtres  du  pitto- 
resque, avait  un  culte  passionné  pour  la  rime  riche.  Il  est  probable 
qu'il  y  eut  entre  lui  et  Musset  de  nombreuses  controverses  sur  ce 
sujet  tant  débattu  par  les  poètes.  N'est-ce  pas  en  revenant  d'une  de 
ces  séances  de  discussion  poétique,  que  l'auteur  de  Don  Paez  tenait 
ce  propos  rapporté  par  son  frère  ? 

Je  ne  comprends  pas  que  pour  faire  un  vers,  on  s'amuse  à  commencer 
par  la  fin,  en  remontant  le  courant,  tant  bien  que  mal,  de  la  dernière 
syllabe  à  la  première,  autrement  dit,  de  la  rime  à  la  raison,  au  lieu  de 
descendre  naturellement  de  la  pensée  à  la  rime.  Ce  sont  là  des  jeux  d'esprit 
avec  lesquels  on  s'accoutume  à  voir  dans  les  mots  autre  chose  que  les 
symboles  des  idées  ^. 

Ces  jeux  d'esprit  étaient  de  ceux  où  Emile  Deschamps  était  passé 
maître  :  en  fait  d'acrostiches  et  de  bout-rimés,  on  se  rappelle  qu'il 
l'emportait  même  sur  Victor  Hugo.  Mais  cette  virtuosité,  qui  lui  assu- 

1.  S^fi-Beuve.  Causeries  du  Lundi,  t.  XIII,  p.  364,  article  daté  du  lundi  14  mai 
1857. 

2.  Œuvres  posthumes  d'A.  de  Musset,  tome  X  de  l'édit.  Charpentier,  1866, 
p.  10. 

3.  Musset,  Ed.  Charpentier,  t.  X.  Œuvres  posthumes  avec  lettres  inédites,  une 
notice  biographique  par  son  frère,  1866,  p.  11. 


DESCHAMPS    ET    MUSSET 


331 


rait  l'empire  des  salons,  l'empêclia  en  effet  de  montrer  sa  mesure 
dans  une  œuvre  sérieuse  ;  elle  priva  ce  très  bon  esprit  des  avantages 
que  lui  donnait  sur  d'autres  sa  fine  culture  et  son  bon  sens,  et  ce  que 
Musset  dénonce  ici,  en  classique  plus  averti,  sous  l'apparente  solidité 
de  la  théorie  de  la  rime  riche,  dont  Deschamps  s'était  fait  le  défenseur 
bien  avant  Banville,  n'est  que  l'apologie  d'une  erreur  personnelle, 
une  faiblesse  que  Deschamps  eut  le  tort  de  caresser  toute  sa  vie.  La 
critique  de  Musset  p.orte  même  plus  loin,  et,  notant  sévèrement, 
dans  la  poésie  contemporaine,  la  «  promotion  du  mot  »  aux  dépens 
de  l'idée,  elle  atteint  toute  une  ])artie  du  Romantisme^. 

Ce  jugement,  qui  date  de  1832,  est  de  l'époque  où  il  écrivait  la 
Coupe  et  les  Lèvres,  A  quoi  rêvent  les  jeunes  filles  et  Namouna,  les  trois 
œuvres  qui  allaient  composer  le  recueil  intitulé  :  Un  spectacle  dans  un 
fauteuil,  et  où,  rompant  avec  l'Ecole,  et  décidément  classique,  il 
s'inspire  de  sa  nouvelle  poétique. 

Cette  franche  attitude  ne  le  séparait  d'ailleurs  pas  de  ses  amis,  et, 
quand  il  résolut  de  Hre  son  poème  de  la  Coupe  et  les  lèvres  et  sa  comé- 
die :  A  quoi  révent  les  jeunes  filles,  il  se  fit  un  devoir  d'inviter  Emile 
Deschamps  à  cette  séance  de  lecture  qui  eut  lieu,  le  24  décembre 
1832  2. 

Emile  Descliamps  a  donc  pu  applaudir  dans  sa  fraîche  nouveauté 
un  des  chefs-d'œuvre  de  celui  qui  créa  tant  de  types  adorables  de 
l'adolescence  féminine.  Si  Musset  a  exprimé  plus  délicatement  qu'au- 
cun autre  poète  à  quoi  rêvaient  les  jeunes  filles,  Emile  Deschamps, 
qui  n'avait  pas  évidemment  à  un  tel  degré  l'imagination  psycholo- 
gique, observait  du  moins  avec  la  même  curiosité  bienveillante  et 
ravie  ces  délicieux  modèles  ;  il  fut,  ])armi  tous  les  littérateurs  de  son 
temps,  un  de  ceux  ({ui  connurent  le  mieux  les  jeunes  filles,  qui  se 
préoccupèrent  de  ce  qu'elle  devaient  lire  et  qui  le  plus  souvent 
écrivirent  ])our  elles  ^. 


1.  Au  fond,  celte  queslio.'i  est  tiès  complexi'.  Il  s'agit  ici  du  la  (|uc'relle,  qui 
divise;  les  joètes  uni<|ucment  inspires  et  les  poèles-artistes.  Deschamps,  par 
tempérament  et  par  [joùt,  défend  la  thèse  des  artistes.  Musset,  qui  ne  l'a  jamais 
admise,  s'est  vu  reprocher  sa  «  déplorabi"  facilité  »,  non  seulement  p;ir  Flaubert 
et  Gautier,  mais  par  Baudi-laire  (Cf.  Lrllres,  p.  140  de  l'édilion  de  1906).  qui 
lui  reproche  «  son  impuiss;mce  totale  à  comprendre  le  travail  par  lequel  une 
rêverie  devient  ini  obji  t  d'art.  » 

2.  Musset.  Ibid.,  p.  279. 

3.  11  faut  lire  la  série  charmante  de  cliionicjues  parisiennes  cpie  publia 
Emile  Deschamps  dans  le  Journal  des  jeunes  personnes  de  1845  et  1846.  On 
y  trouvera  l'expression  exquise  de^on  .iniour  des  Arts,  de  son  culte  de  Beau, 
de  son  ironie  aussi,  piquante  et  légère,  en  un  mot,  de  son  parfait  dilettan- 
tisme. 


332  LES    ROMANTIQUES    APRES     1830 

On  a  souvent  parlé  de  la  décadence  de  la  littérature  d'imagination 
autour  de  1840.  Le  roman-feuilleton  venait  de  s'installer  en  maître 
-dans  les  journaux,  et  s'emparait  de  la  curiosité  publique,  et  c'est 
même  contre  ses  débordements  que  s'indignait  Musset  ^. 

Ni  les  bourgeois  utilitaires,  qui  ne  voyaient  dans  la  littérature  qu'un 
délassement  à  peine  supérieur  à  ceux  que  leur  offraient  le  cirque 
Franconi  et  les  bals  publics,  ni  les  esprits  graves,  affamés  de  morale 
et  de  sociologie,  n'étaient  capables  de  songer  aux  intérêts  du  roma- 
nesque dans  l'art.  —  Les  romantiques  eux-mêmes,  suivant  le  mouve- 
ment du  siècle,  le  sacrifiaient  dans  leurs  œuvres  à  l'exposé  des  doc- 
trines à  la  mode.  On  était  socialiste  ou  chrétien  dans  la  nouvelle  ou 
le  roman  et  l'on  ne  cor  tait  plus  pour  le  plaisir  de  conter.  Emile  Des- 
champs du  moins  resta  toute  sa  vie  constamment  fidèle  à  l'aimable 
formule  du  genre,  et  c'est  pour  cela  qu'il  conserva,  dans  le  déclin 
même  de  sa  réputation,  cette  partie  du  public  qui  se  plaisait  toujours 
à  la  littérature  d'imagination,  les  esprits  romanesques  et  les  jeunes 
filles.  Si  l'on  excepte  les  romans  à  fort  tirage,  qui  durent  leur  succès 
aux  thèses  philosophicjues  ou  sociales  cju'ils  soutinrent,  il  y  a  peu 
d'œuvres  d'imagination  qui  furent  plus  lues  que  celles  d'Emile  Des- 
champs. Nous  leur  avons  consacré  une  étude  à  part  ;  il  suffît  de  signa- 
ler ici  leur  importance  dans  la  production  littéraire  qui  s'étend  du 
commencement  de  la  monarchie  de  Juillet  au  début  du  second 
Empire.  Une  inspiration  aussi  féconde  que  délicate  et  pure  assurait 
à  l'auteur  de  ces  nouvelles  si  variées  la  clientèle  des  familles.  Nos 
grand'mères  ont  lu  Emile  Deschamps,  quand  elles  sortaient  du 
couvent  et  qu'elles  faisaient  leur  entrée  dans  le  monde.  La  faveur  des 
jeunes  filles  de  ce  temps-là  a  mieux  défendu  son  nom  contre  l'oubli 
c|ue  ses  chères  traductions  de  Shakespeare,  et  les  rééditions  de  ses 
Poésies  ^. 


1.  Œuvres  posth.  de  Musset.  Notice  par  son  frère.  Ibid.,  p.  38. 

2.  Voici  la  liste  des  principaux  contes  et  articles  que  publia  E.  Deschamps  de 
1830  à  1840,  avec  leur  date  et  le  titre  des  périodiques  où  ils  parurent  : 

Appartements  à  louer,  nouvelle,  a  paru  rois  —  Philosophie  grammaticale  — 

dans  les  Cent-Un,  1831.  Aliss  Rosa  —   Les  Ennuyés   et   les 

Une  matinée  aux  Invalides,  nouvelle,  ennuyeux  —  Alix  de  Kerven. 

i6id.,  1831.  1833.  Pantoufles!...  Pantoufles!  nou- 

Paul  René,  nouvelle,   a  paru  dans  le  velle,  dans  le  Journal  de  la  Jeunesse. 

Livre  des  Conteurs,  1832.  1833.    Meâ    culpâ,    nouvelle,    a    paru 

L'Enlèvement,   nouvelle,   a   paru   dans  dans    les    Cent    une   nouvelles    nou- 

le  Livre  rose,  1832.  velles. 

De  1832  à  1838,  dans  le  Journal  des  Bains  publics,  a  paru  dans  le  Nouveau 

Jeunes   personnes    :    Le    Gâteau   des  tableau  de  Paris,  en  1834. 


DESCIIAMPS    ET    MUSSET  333 

La  Double  confidence,  nouvelle,  a  paiu  1S37.    Causeries    litléraircs    et    morales 

dans   le    Salmigondis,   en   1834.  sur  quelques  femmes  célèbres.    1    vol. 

1834.    Mon    Fantastique    (septembre),  in-12  avec  portraits.   Paris,  1837. 

a  paru  dans  Vieille  France  et  Jeune  1838.  Francesca  de  Palerme,  nouvelle. 

France.  Keepsake.   Deux  notices  en  vers  et 

1836.  Dévouement  possible,  dans  VEclio  en  prose,  l'une  sur  Titania,  et  l'autre 

de  la  Jeune  France.  sur   Bosalindc,   dans   la    Galerie  des 

183G.    Le  Lion   de   Médine,    nouvelle,  femmes  de  Shakespeare,  publiée  par 

dans   le   Keepsake.  Delloye. 

Le  Alanuscrit  en   voyage.    Préface   au  1832-35.   Dans   le   Journal  de  la  Jeu- 

livre    de    poésies    de    M.     Devoille,  nesse,     suite     d'articles     intitulés     : 

intitulé  :  Voix  de  la  solitude.  Causeries  dans  le  bateau. 

Les    Deux    salons,    étude    de    mœurs,  1838.  Souvenirs  poétiques,  dans  l'Echo 

paru   en   1836,   dans   le   Keepsake.  du  Dauphiné. 

Les  périodiques  auxquels  Emile  Deschamps  collabora  appartiennent  pour 
la  plupart  au  genre  connu  à  cette  époque  sous  le  nom  de  Keepsake.  Sur  les 
Keepsakes  et  annuaires  illustrés,  on  peut  lire  une  étude  intéressante  de  Gausseron 
jiarue  dans  les  Annales  littéraires  des  bibliophiles  contemporains,  1890.  Leur 
origine  remonte  aux  Taschenbûchcr  allemands  du  xviii*'  siècle,  illustrés  par 
Chodowiecki,  aux  Books  of  Beauly  anglais.  Ces  livres  de  beauté  fleurirent  en 
Angleterre.  On  peut  citer  le  Forget  me  not  qui  parut  à  Londres  de  1823  à  1847  ; 
the  Literary  Souvenir,  or  Cabinet  of  Poetry  and  Bomance,  1825  ;  The  Keepsake. 
cditcd  by  Fred    Mausel-Reynolds,  que  la  C^^^  de  Blcssington    dirigea  en  1828^ 

La  première  publication  française  qu'on  puisse  comparer  aux  Keepsakes 
anglais,  ce  sont  les  Annales  romantiques,  recueil  de  morceaux  choisis  de  littérature 
contemporaine,  qui  parurent  à  Paris,  en  1825,  chez  U.  Canol,  et  en  1829  chez 
Louis  Janet.  Nous  avons  vu  Emile  Deschamps,  Alfred  de  Vigny  y  collaborer. 
—  Delloye  publia  concurremment  le  Parfs-Lonrfres,  A'eepsaA'^ /ranpats  ;  ce  recueil 
de  nouvelles  inédites,  illustrées  par  26  vignettes  gravées  à  Londres  par  les  meil- 
leurs artistes,  scellait  alors  l'alliance  entre  l'Angleterre  et  Paris.  On  y  trouvait 
les  mêmes  collaborateurs  qu'aux  Annales.  Le  personnel  des  écrivains  change 
peu  jusqu'en  1842.  Deschamps  y  est  fort  en  vue  ainsi  que  dans  les  recueils  sui- 
vants : 

Le  Keepsake  français  ou  Souvenir  de  littérature  contemporaine,  dirigé  par 
J.-B.-A.  Soulié,  1830  ;  VAlbum  littéraire,  recueil  de  morceaux  choisis  de  littérature 
contemporaine.  Paris,  L.  Janet,  1831  ;  l'Album  de  la  mode,  chroniques  du  monde 
fashionable  ou  choix  de  morceaux  de  littérature  contemporaine',  par  J.  Janin, 
Alex.  Dumas,  Emile  Deschamps,  Petrus  Borel,  etc..  Paris,  L.  Janet,  1833 
(avec  12  fig.  originales  de  Johannot  et  Devéria)  ;  1'  Amaranthe,keepsake  français^ 
souvenir  de  littérature  contemporaine,  ornée  '  de  10  vignettes  anglaises.  Paris, 
L.  Janet  (s.  d.)  ;  l'Anémone,  yinnales  romantiques,  .souvenirs  de  littérature  con- 
temporaine. P.,  ibid.  ;  la  Corbeille  d'or.  Annales  romantiques  ;  l'Eglantine  ;  l'Etin- 
celle, Amaryllis,  Abeille,  Gerbe  d'or.  Tels  sont  les  titres  des  keepsakes  de  L.  Janet, 
qui  pui»liait  des  fragments  de  Musset,  de  G.  Sand,  de  Dumas,  d'Emile  Deschamps, 
de  M""'  de  Girardin,  d'Esquiros,  de  S*^  Beuvc,  de  Th.  Gautier,  d'Arsène  llous- 
saye,  de  liarlhf'lemy,  de  L.  Viardot,  etc.  et  se  livrait  ainsi  à  une  véritable  exploi- 
tation de  la  littérature  contemporaine.  Après  la  mort  de  Janet,  sa  veuve  eut 
recours  au  bibliophile  .Jacob  (Paul  Lacroix)  et  les  keepsakes  prirent  même  avec 
lui  une  anipliMir  inusitée  :  Le  Boyal  Keepsake,  Livre  des  salons,  illustré  de  12  gra- 
vures anglaises  inédiles  ;  L'Elite,  Livre  des  salons,  par  JNLM.  l>mile  Desehamps, 
Alfred  des  Essarts,  Paul  Féval,  Lot  lin  de  Laval,  Henry  Martin,  Félix  Py<Tt.  de 
Pongerville,  Poujouiat,  marquis  de  V'arciuies,  Eugène  Sue,  E.  Souvestre,  T.  Thoré, 
Lesguillon,   MM""*^"   Louise   Colet,   Clémence   Robert,    Faïuiy   Reybaud,    Fanny 


334  LES  ROMANTIQUES  APRES  1830 

Richomme.  Directeur  :  Paul  Lacroix-bibliophile  Jacob.  —  Le  Saphir,  Livre  des 
salons,  même  directeur  ;  rédacteurs  :  Léon  Gozlan,  Ph.  Chasles,  Bonnardot.  — 
Le  Talisman,  morceaux  choisis  de  littérature  conteniporaine...  De  grands  noms, 
de  jolies  choses,  y  compris  de  la  musique  (sérénade,  par  A.  Fontaney,  musique 
de  M™^  Marie  Mennessier-Nodier).  —  Contes  à  nos  jeunes  amis,  par  MM.  Ch. 
Nodier,  A.  Royer,  É.  Deschamps,  F.  Soulié,  L.  Gozlan,  C^^  de  Pastoret,  J.  d'Or- 
tigue,  de  Beauchesne,  L.  de  Maynard,  P.-L.  Jacob,  S. -H.  Berthoud,  T.  Gautier. 
]yi]yjmes  Desbordes-Valmore,  Menessier-Nodier,  J.  Bécard.  Paris,  Eug.  Rendue] 
et  F.  Astoin,  1835.   Illustré  de  8  gravures  de  keepsakes  anglais. 

Toujours  à  l'imitation  de  l'Angleterre  et  de  ses  Landscape,  on  publia  des 
Keepsakes  pittoresques.  (Les  voyages  de  Deschamps  lui  fournirent  l'objet  de 
maintes  jolies  chroniques  sur  les  divers  aspects  des  provinces  de  France.)  Janet, 
en  1833,  édite  le  Landscape  français,  ouvrage  descriptif  consacré  d'ailleurs  à 
l'Italie,  avec  études  de  Th.  Gautier,  Lamartine,  G.  Drouineau,  Élisa  Mercœur, 
Chateaubriand,  etc.. 

A  propos  de  la  collaboration  d'Emile  Deschamps  aux  keepsakes  et  journaux 
de  mode,  on  lira  avec  intérêt  cette  lettre  que  lui  adresse  Mélanie  Waldor  : 

Aiiriez-vous  l'obligeance,  Monsieur,  de  me  prêter  pour  cinq  à  six  jours,  deux  volumes  du 
Journal  des  jeunes  personnes  1839  et  1840.  Je  voudrais  y  faire  copier  trois  articles  de  moi, 
ayant  égaré  au  milieu  de  toutes  mes  brochures  les  livraisons  où  se  trouvent  ces  articles.  — 
Ce  que  je  puis  vous  assurer,  c'est  que  je  n'égarerai  pas  vos  volumes,  et  que  je  vous  les  rendrai 
fidèlement,  chose  fort  rare  lorsqu'il  s'agit  de  livres.  J'ai  une  autre  demande  à  vous  faire  ; 
j'ai  passé  la  Sylphide  à  la  France  élégante.  Je  viens  vous  demander  pour  cette  gracieuse  revue 
quelques-uns  de  vos  charmants  vers  et  aussi  un  peu  de  votre  prose,  lorsque  vous  en  aurez 
le  loisir.  Je  donnerai  votre  adresse  au  bureau  du  journal. 

J'espère  que  l'hiver  nous  réunira  dans  quelques  salons  et  je  vous  renouvelle,  en  attendant 
le  plaisir  de  vous  revoir,  l'assurance  de  mes  sentiments  les  plus  distingués. 

Mélanie  Waldor. 

(Inédit.  Collection   Paignard.) 


CHAPITRE  III 

I.  Publication  des  «  Poésies  »  d'Emile  et  d'Antoni  Deschamps,  — 
II.  Antoni  Deschamps.  Un  pur  «  dilettante  ». 


I 

La  réédition  des  Poésies,  datée  de  1841,  est  d'un  grand  intérêt, 
car  elle  réunissait  les  œuvres  poétiques  d'Emile  Deschamps  et  celles 
de  son  frère. 

Le  volume  se  présente  sous  la  forme  d'un  in-8°  compact  (260  + 
234  p.)  avec  le  titre  général  de  Poésies  de  Emile  et  Antoni  Deschamps. 
La  première  partie  du  recueil  est  intilulée  :  Poésies  de  Emile  Des- 
champs, nouvelle  édition  revue  et  augmentée  considérablement  par 
Vauleur  ;  elle  porte  cette  dédicace  :  A  mon  frère  Antoni,  et  cette 
adresse  :  Paris,  H.-L.  Deïloye,  éditeur,  place  de  la  Bourse,  15,  1841. 
On  trouve,  avant  la  page  du  titre,  une  gravure  de  Delanoy  repro- 
duisant le  tableau  que  la  défaite  du  roi  Rodrigue  inspira  à  Clau- 
dius  Jacquand  :  au  fond,  un  ciel  orageux,  des  nuages  sombres  que 
perce  une  lueur  blafarde,  digne  d'un  paysage  d'Ossian.  Au  premier 
plan,  un  grand  cheval  l>laMc  s'écrase  sur  le  sol;  épuisé  de  fatigue, 
il  lèche  la  terre  d'une  langue  avide,  et  le  roi  agenouillé  s'apjuiie 
de  tout  son  côté  gauche  sur  le  (■or|)s  de  l'animal.  Le  visage  à  demi 
plongé  dans  la  main  gaurli(>,  il  pleure,  tandis  que  la  main 
droite  penchée  vers  le  sol  serre  encore  une  cpéc  brisée.  —  La 
seconde  ])artie  a  pour  titre  :  Poésies  de  Antoni  Deschamps,  nouvelle 
édition  revue  et  considérablement  augmentée  par  Vauteur,  elle  ])orte  la 
même  adresse.  La  page  du  titre  est  précédée  d'une  gravure  de  F.  De- 
lanoy, reproduisant  "ce  dessin  de  Louis  Boulangi-r  :  un  amour  son- 
geur, (If)nt  l'arc  est  débandé,  ])lanant  au-dessus  d'un  iiaysage  où  l'on 
voit  (l'alioid  :iii  |it(iiii(i-  |»l;iii.  sur'  la  gauchc,  la  Muse  assise  au  ]»icd 
d'un  arbre,  cosluinéc  à  ritalicniif,  cl  déroulant  ses  longs  cheveux, 
puis  au  fond  du  laMcau.  sur  la  rlioitc,  le  |)oète  qui  se  tient  debout,  en 


336  LE    DILETTANTISME    DES    FRERES    DESCH4MPS 

longue  robe  monastique,  dans  l'attitude  du  ravissement,  les  bras 
écartés,  le  visage  extatique. 

Cette  médiocre  composition,  dont  les  détails  sont  d'un  romantisme 
assez  fade',  n'exprime  à  aucun  degré  l'effet  que  produisent  l'art  réa- 
liste et  pittoresque,  la  mâle  et  poétique  vigueur  des  œuvres  d'Antoni 
Deschamps.  ' 

Le  recueil  d'Emile  Descbamps  nous  retiendra  peu,  car  il  ne  nous 
apprend  rien  de  nouveau  sur  l'auteur  des  Études  Françaises  et 
Étrangères. 

11  nous  suffira  de  renvoyer  au  spirituel  Avant-propos,  qu'il  écrivit 
pour  remplacer  la  fameuse  Préface  des  Etudes,  qu'il  ne  crut  pas  utile 
de  reproduire  en  1841.  Il  y  résume  son  œuvre. 

Les  traductions  dont  il  parle  fournissent  la  matière  d'un  chapitre 
fort  intéressant  de  l'histoire  des  littératures  comparées  au  xix^  siècle. 
Elles  ont  été  pour  nous  l'objet  d'une  étude  particulière  ;  aussi  n'en 
parlerons-nous  point  ici.  Quant  à  la  souplesse  du  talent  du  poète, 
à  sa  variété,  à  son  esprit,  à  sa  grâce,  nous  connaissons  l'abon- 
dance de  ses  dons,  et,  pourvu  qu'il  ne  prétende  pas  compter  dans 
l'Ode  où  il  est  nul,  et  dans  l'Elégie  où  il  ne  dépasse  point  Mille- 
voye,  nous  accorderons  à  ce  maître  du  madrigal  et  de  l'impromptu, 
qui  excelle  dans  l'Épître,  la  palme  de  la  poésie  légère.  D'ailleurs,  cet 
homme  d'esprit  se  connaissait  bien  ;  et,  si  c'est,  comme  le  signale 
Henri  Blaze,  dans  son  étude  sur  les  frères  Deschamps  «  un  étrange 
mérite,  pour  un  éclaireur  du  romantisme,  que  de  ressembler  aux 
petits  poètes  du  xviii^  siècle,  et  une  bizarre  généalogie  que  Dorât, 
Voisenon  et  Boufflers  pour  le  coryphée  du  bataillon  sacré  de  1825  ^  », 
c'est  une  singuHère  preuve  de  fmesse  et  de  malice  aussi,  de  la  part 
d'Emile  Deschamps,  de  l'avoir  reconnu  sans  ambages.  Relisons  cette 
jolie  conclusion  de  son  Avant-propos. 

Il  y  a  dans  tout  cela  des  choses  qui  peuvent  paraître  surannées  pour 
la  forme  comme  pour  le  fond,  et  d'une  toute  autre  famille  que  les  poésies 
allemandes  ou  anglaises  qu'on  affectionne  si  justement  de  nos  jours 
et  pour  lesquelles  j'ai  fait  moi-même  de  la  propagande.  Mais  j'ai  suivi 
naïvement  les  impulsions  de  naon  cœur  et  de  mon  caprice,  et  je  pense 
d'ailleurs  qu'autant  il  faut  se  faire  un  autre  quand  en  traduit,  autant  il 
faut  être  soi  quand  on  compose.  J'ai  horreur  des  imitations  déguisées 
en  prétendue  originalité.  Si  donc  à  côté  des  morceaux  qui  ont  le  sérieux 
ou  la  mélancolie  actuels,  on  en  trouve  qui,  par  le  ton  et  l'allure,  sentent 
un  peu  trop  leur  Louis  XV,  c'est  que  mon  idée  était  là  dans  le  moment  ; 
car  je  suis  sujet  de  la  fantaisie,  et  non  de  la  mode.  Au  surplus,  par  respect 
pour  le  public  et  pour  moi,  je  me  suis  toujours  efforcé,  du  mieux  que  j'ai 

1.  Rev.  des  Deux  Mondes,  août   1841,  p.   559. 


LES  «  POÉSIES  »  d'Emile  et  d'anto'I   desciiamps  337 

pu,  de  corriger  la  futilité  du  genre  par  la  sévérité  de  l'exéculion,  bien  per- 
suadé que  dans  les  arls,  comme  en  toute  chose,  la  manière  est  pour  beau- 
coup. Et  puis,  de  même  que  j'ai  tente  de  naturaliser  parmi  nous  quelques 
fleurs  de  toutes  les  poésies  de  l'Europe,  j'ai  cherché  à  ressusciter,  par 
échantillons,  toutes  les  variétés  de  noire  poésie  nationale.  Enfin,  à  ceux 
qui  me  feraient  le  reproche  d'avoir,  en  certains  cas,  répudié  lestement 
les  types  des  poésies  étrangères,  pour  retomber  dans  les  moules  français 
du  dernier  siècle,  je  répondrais,  qu'à  tout  prendre,  il  vaut  mieux  peut- 
être  quelquefois  ressembler  à  son  père  qu'à  son  voisin  ^. 

Une  si  vive  et  si  spirituelle  ])rofession  de  foi  dut  attirer  à  Emile 
Deschamps  la  faveur  des  meilleurs  juges  de  son  temps  ;  elle  lui  assura 
l'approbation  d'A.  de  ^  igny  qui  le  remercia  de  l'envoi  de  son  livre 
par  la  lettre  (luo  voici  : 

Le  9  juillet  (1841). 

Je  me  garderai  bien  de  faire  ce  que  vous  dites,  cher  Emile,  et  de  ne  point 
lire  les  vers  que  vous  m'envoyez  si  gracieusement.  J'en  lirais  seize  mille 
comme  ceux-là  sans  m'arrêter,  et  je  n'ai  voulu  vous  en  remercier  qu'après 
vous  avoir  suivi  de  page  en  page  jusqu'à  la  dernièie,  de])uis  Rodrigue 
et  la  Cloche  jusqu'à  V Epilogue.  Si  vous  veniez  quelquefois,  par  hasard, 
vous  pourriez  reconnaître  la  trace  du  crayon  que  je  laisse  partout  dans 
ce  livre  ;  partout  j'applaudis  le  poète  et  je  retrouve  des  souvenirs  de 
nos  réunions  et  de  nos  paisibles  fêtes  de  V esprit,  comme  les  nommait  M'"^do 
Staël.  Il  y  en  a  peu  auxquelles  j'aie  été  étranger,  sauf,  je  crois,  celles  de 
vos  voyages  qui,  grâce  à  Dieu,  sont  des  voyages  de  Parisien,  tels  que 
je  les  aime,  les  plus  courts  possibles.  Le  voyage  qui  m'est  cher  par  dessus 
tout,  c'est  celui  de  votre  charmant  esprit  à  travers  toute  chose  :  il  touche 
à  toutes  les  idées,  à  tous  les  sentiments,  presque  à  toutes  les  modes  du 
vêtement  de  la  pensée,  et  reste  toujours  Emile.  —  11  a  bien  raison,  on 
ne  peut  rien  être  de  mieux.  Croyez  bien  aussi,  cher  ami,  que  personne 
n'est  plus  que  moi  tout  à  vous,  du  fond  du  cœur  ;  en  toute  occasion  je 
vous  le  prouverai. 

A.     DE    V. 

(Collection   Paignard.) 


II 


«  Mou  frère  est  plus  poète  (jue  moi  »,  disait  JMiiilc  Deschamjis, 
devançant  ainsi  le  jugement  que  la  ])ostérité  devait  porter  sur  l'esprit 
et  les  œuvres  de  ces  deux  brillants  Dioscures.  Leurs  derniers  hio- 

1.   Poésies  d'Emile  Deschamps,  avant-propos,  j).   vm. 

2-2 


338  LE    DILETTANTISME    DES    FRERES    DESCHAMPS 

graphes,  MM,  Ernest  Dupuy  et  Jules  Marsan  ^  s'accordent  pour 
reconnaître  que  si  l'aîné  Emile  représente  un  des  aspects  les  plus 
séduisants  du  Romantisme,  l'élan  de  la  curiosité  et  la  grâce  qui 
s'abandonne  à  des  admirations  diverses,  l'élément  liant  aussi  qui 
organise  les  sympathies  autour  des  formes  renouvelées  de  l'art,  le 
second  des  Deschamps  porte  en  lui  la  désolation  intérieure  et  le  génie 
tourmenté  de  son  époque.  Il  sut  en  effet  exprimer  ses  angoisses 
intimes  sans  emphase,  avec  une  sorte  de  simplicité  discrète  et  de 
concentration  austère,  qui  lui  valent  une  place  à  part  au  milieu  de  ses 
contemporains. 

Plus  jeune  qu'Emile  de  neuf  ans,  il  semblerait  l'aîné  des  deux  frères 
à  sa  gravité  précoce,  indice  du  mal  latent  qui  devait  le  tourmenter 
plus  tard  ;  on  dirait  même  qu'il  appartient  à  une  famille  d'esprits 
bien  différente  ;  mais  ce  n'est  là  qu'une  apparence  et  l'on  reconnaîtra 
bientôt,  en  les  comparant  l'un  à  l'autre,  sous  la  diversité  des  traits 
individuels,  le  fond  commun  de  leur  caractère,  la  veine  profonde  qui 
les  rattache  à  leur  père,  leur  essentiel  dilettantisme. 

Aux  premiers  jours  du  Romantisme,  quand  V.  Hugo  fondait  le 
Conservateur  littéraire,  l'enjouement  d'Emile,  ses  qualités  d'homme 
du  monde,  faisaient  de  lui  le  promoteur  de  l'Ecole  nouvelle.  Paul 
Foucher  le  comparait  pour  sa  grâce  et  ses  succès  dans  les  salons  à  un 
abbé  du  xviii®  siècle  ;  Antoni  au  contraire,  toujours  recueilli,  silen- 
cieux et  hautain  lui  semblait  être  un  trappiste  égaré  parmi  ces  poètes. 
Cette  réserve  d'ailleurs  ne  l'isolait  pas.  Musset,  alors  dans  tout  l'éclat 
de  sa  jeunesse,  se  sentait  attiré  vers  lui  par  une  sympathie  secrète  et 
il  lui  écrivait  un  jour  : 

Je  ne  trouve  à  vous  dire  qu'une  chose,  c'est  que  votre  main  est  une 
de  celles  qui  tiennent  le  mieux  une  plume  et  que  j'aime  le  mieux  à  serrer  ^. 

Chateaubriand,  usant  d'une  de  ces  magnifiques  formules  «  oracu- 
iaires  »  où  il  excellait,  dans  une  lettre  adressée  à  Emile  Deschamps, 
faisait  d'Antoni   ce  bel  éloge  énigmatique  : 

M.  Antoni  Deschamps  avec  lequel  j'ai  eu  des  relations  que  donnent 
la  poésie  et  le  malheur  ^  ! 

Un  tel  homme,  qui  semblait  désigné  pour  la  sévère  méditation  du 
cloître,  n'avait  pas  sa  place  dans  le  cénacle  mondain  de  la  Muse 

1.  Cf.  dans  V Alfred  de  Vigny  de  M.  Dupuy,  t.  I,  ch.  iv,  Les  trois  Deschamps, 
p.  159  et  sq.  —  dans  la  Bataille  romantique  de  M.  J.  Marsan,  le  ch.  intitulé  : 
Antoni  Dcschamps.  Y  joindre  l'étude  publiée  par  Henri  Blaze  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  1841. 

2.  Catal.  Charavay,  n"  394. 

3.  Lettre  citée  plus  haut  p.   281 


ANTOM    DESCHAMPS  339 

française  ni  dans  celui  de  l'Arsenal.  Il  lui  fallait  la  compagme  des 
esprits  pensifs  et  des  imaginations  exaltées.  Antoni  était  le  familier 
de  Vigny.  d'Hugo,  de  Delacroix  et  de  Berlioz.  De  bonne  heure  la 
passion  de  la  musique  l'avait  occupé.  A  vingt-cinq  ans,  il  paraissait 
n'aimer  que  cet  art  et...  l'Italie.  C'est  par  la  musique  italienne,  par 
Cimarosa  et  Rossini  qu'il  atteignit  d'abord  Pétrarque  qu'il  voulut 
traduire,  et  Dante  enfin,  dans  l'étude  duquel  il  se  fixa.  Henri  Blaze, 
qui  connaissait  bien  les  deux  frères,  a  dit  d' Antoni,  dans  la  belle 
étude  qu'il  leur  a  consacrée  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  en  1841  : 

M  Antoni  Deschamps  aima  Dante  pour  avoir  ainxé  Cimarosa  ;  il  fit 
des  vers  pour  avoir  aimé  Dante  et  de  dilellantisme  en  dilettantisme, 
la  poésie  lui  monta  au  cerveau  et  l'enivra.  L'Italie,  Dante,  sa  maladie, 
tel  est  le  thème  éternel  de  ses  méditations...  les  trois  cordes  de  sa  lyre  *. 

Les  fragments  de  sa  traduction  de  Dante  parurent  sous  ce  tilre  : 
La  Divine  comédie  de  Dante,  traduite  en  vers  français,  par  Antoni 
Deschamps,  Paris,  Gosselin,  Canel  et  Levavasseur,  1829.  In-8°.  Ils 
placèrent  aussitôt  le  poète  au  premier  rang  de  ceux  qui  initiaient  alors 
les  Français  au  culte  des  chefs-d'œuvre  de  la  Httérature  européenne. 
Dante,  conçu  comme  annonçant  dans  l'ombre  du  Moyen-âge  l'âge 
moderne,  était  un  des  grands  hommes  que  les  romantiques  se  plai- 
saient à  comparer  aux  colosses  de  l'Antiquité.  Emile  Deschamps 
dans  la  Préface  des  Études,  Hugo,  dans  la  Préface  de  Cromwell, 
avaient,  après  Chateaubriand,  M"^^  de  Staël,  Schlegel  et  Sismondi, 
mis  son  œuvré  en  lumière.  Antoni  Deschamps  révêla  à  la  génération 
de  1830  le  grand  poète  italien,  dont  Hugo  avait  dit  qu'il  était  «  de  la 
taille  de  Shakespeare  »  ^. 

La  traduction  d' Antoni  n'échappe  point  aux  critiques  que  soulève 
ce  genre  de  travail.  Il  est  évident  qu'il  n'y  a  rien  de  commun  entre  le 
mouvement  inimitable  des  tercets  dantesques  et  la  copie  qu'il  a 
tenté  de  faire  en  vers  alexandrins.  C'est  moins  une  traduction  (pTune 
sorte  d'interprétation  qu'il  en  donne,  et  cette  interprétation,  moins 
conforme  à  l'esprit  du  modèle  qu'au  temi)érament  du  co[)iste,  est 
une  des  tentatives  les  plus  singulières  de  l'École  de  1830.  Ce  n'est 
pas  Dante  assurément,  mais  c'est  une  œuvre  animée  de  la  «  commotion 
dantesque  ».  Antoni,  par  un  elîort,  qui  lui  était  assez  naturel,  s'est 
abstrait,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  des  façons  de  penser,  de  sentir  et  de 
parler  de  son  temps  pour  aborder  Dante,  et  lui-môme  nous  a  dit  ce 
qu'il  a  voulu  faire. 

1.  R.  D.  M.,  1841,  p.  560.  —  CI.   IJ;irbi<r.  Soui'enirs  personnels,  p.  207. 

2.  Préface  de  Cromwell.  Édition  J.   llclz'.i,  p.  17, 


340  LE     DILETTA>,TISME    DES    FRERES    DESCHAMPS 

* 

Pour  essayer  de  rendre  un  pareil  style,  nous  n'avons  point  choisi  cette 
langue  courtisa  nés  que  dont  parle  Courier,  et  qui  serait  déplacée  même 
dans  une  traduction  de  Virgile.  La  manière  d'Alighieri  a  quelque  chose 
d'arrêté,  de  précis,  qui  rappelle  les  figures  découpées  sur  un  fond  d'or 
de  ce  Giovanni  de  Fiesole,  qui  semble  le  peintre  du  Paradis,  comme 
Michel-Ange  est  celui  de  l'Enfer.  Locutions  dantesques,  répétitions  de 
formes,  expressions  latines,  nous  avons  tout  reproduit  scrupuleusement  ^. 

L'audace  d'Antoni  dépassa  ses  forces  ;  il  n'égala  pas  Dante,  mais 
il  se  créa  un  style  et  le  travail  en  valait  la  peine. 

Il  dut  à  l'efîort  d'intuition  dont  il  fit  preuve  cette  phrase  nerveuse 
et  concise,  nuancée  discrètemei  t  d'images,  point  musicale,  marquée 
d'un  accent  sententieux,  qui  descend  jusqu'au  prosaïsme,  et  atteint, 
non  sans  affectation  parfois,  à  la  naïveté  du  génie  qu'il  adorait. 

La  physionomie  d'Antoni  Deschamps,  comme  son  style,  avait 
aux  yeux  de  ceux  qui  l'approchaient,  quelque  chose  de  dantesque. 

Ce  grave  Antoni,  écrit  Victor  Pavie,  ce  grave  Antoni,  aux  yeux  noirs, 
au  teint  mat  et  olivâtre,  au  nez  cartilagineux,  vêtu  de  bronze,  avait  le 
masque  du  maître  dont  il  baisait  religieusement  les  pas. 

Ce  masque,  hélas  !  ce  n'était  pas  vraiment  l'esprit  poétique  qui  en 
avait  modelé  les  traits  ;  il  était  l'œuvre  de  la  souffrance  intime  et  d'un 
mal  tout  physique,  qui  fut  le  cruel  génie  inspirateur  du  pauvre 
Antoni  Deschamps. 

Pavie  nous  rapporte  qu'il  portait  en  lui 

le  germe  de  deux  manies  qui  devaient  se  prononcer  et  s'invétérer  avec 
le  temps  jusqu'à  la  fqlie.  Il  serrait  légèrement  4es  paupières  sur  ses  yeux 
avec  un  mouvement  de  crispation  nerveuse  et  se  tirait  les  cils  de  manière 
à  causer  les  plus  douloureux  agacements  à  ses  amis. 

L'élément  morbide  de  son  tempérament  ne  lui  ouvrit  pas  les 
régions  du  mysticisme  transcendant,  où  se  meut  la  philosophie  dan- 
tesque, mais  il  ne  l'inclina  pas  non  plus  au  singulier  dédoublement  de 
la  personnalité,  qui  caractérise  la  folie  lucide  de  Gérard  de  Nerval. 
Ce  monde  étrange  et  charmant  où  s'enfuyait  l'imagination  de  l'amant 
d'Aurélie,  quand  elle  avait  brisé  les  liens  du  monde  réel,  ne  semble 
point  connu  d'Antoni  Deschamps.  Sa  poésie,  comme  l'a  bien  vu 
Henri  Blaze,  demeure  toujours  terrestre,  humaine  ;  elle  est,  si  l'on 
peut  dire,  d'ordre  pratique.  Quand  elle  renonce  à  la  satire,  qui  est 
une  de  ses  formes  familières,  elle  ne  dépasse  point  la  parabole.  Peu 
mystique,  elle  est  encore  moins  mythique,  et  se  perd  le  plus  souvent 
dans  le  commentaire  de  ce  qu'on  appelle  Vactualité. 

1.  La  Divine  Comédie...  Paris,  Gosselin,  Canel,  1829,  in-8°,  Préface,  p.  lxiii. 
Cf.  V.  Pavie.  Œuvres  choisies.  Paris,  Perrin,  1887,  t.  II,  p.  149. 


A.XTONI    DESCHAMPS  341 

Chaque  jour  Antoni  Deschamps  s'efforçait  d'ouhher  son  mal,  en 
méditant  sur  l'événement  qui  l'avait  frappé. 

M.  l^milo  Deschamps,  dit  un  oiili(}ue  du  temps  ^,  dans  son  aimable 
scepticisme,  avoue,  en  jouant  sur  les  mots,  qu'il  a  pris  le  parti  sage  de 
n'avoir  de  parti-pris  sur  rien  ;  M.  Antoni  Deschamps,  au  contraire,  prend 
feu  et  parti  en  toute  occasion  sur  toutes  choses.  Nul  enthousiasme  public 
ne  le  laisse  indiilérent...  Il  se  passionne  tantôt  pour  les  zouaves,  tantôt 
contre  les  jésuites  :  M.  Berlioz  le  transporte  et  M.  O'Connell  aussi. 

Fréquemment  il  descendait  de  son  Montmartre,  où  il  vivait  en 
traitement  chez  le  D^  Blanche,  et  souvent  après  avoir  lu,  observé, 
causé  dans  ce  Paris  qui  s'étendait  pour  lui  du  Boulevard  aux  Tuile- 
ries, il  remontait  dans  sa  cellule  pour  noter  ses  improvisations  que 
le  même  critique  a  fort  bien  nommées  «  une  espèce  de  premier  Paris 
poétique  ». 

Plus  souvent  encore,  ses  amis  ne  le  voyaient  plus  :  il  restait  en- 
fermé dans  le  jardin  du  D^"  Blanche,  accablé  d'une  sombre  tris^tesse 
sous  ces  mêmes  ombrages  où  le  pauvre  Gérard  avait  reçu  la  visite 
de  cet  autre  moi,  qui  l'enivrait  des  prestiges  d'une  imagination  dé- 
réglée. AnLoni,  dans  la  conscierce  de  sa  misère  nerveuse,  toujours 
clairvoyant,  ne  connut  rien  de  la  magie  du  rêve,  mais  il  goûta  les 
consolations  de  l'amitié. 

Quant  au  mal  qu'éprouve  notre  bon  Antoni,  écrivait  à  Emile  leur 
oncle  de  la  Tour,  le  27  mai  1831,  vous  l'avez  dit,  c'est  le  spleen.  Les  Anglais 
n'y  connaissent  d'autre  remède  que  les  voyages  lointains.  Dites-lui, 
je  vous  prie,  que  je  prends  part  à  toutes  ses  souffrances  et  que,  si  j'avais 
cinquante  ans  de  moins,  j'irais  le  chercher  et  le  mènerais  faire  un  long 
tour  dans  les  dix-neuf  cantons  de  la  Suisse  ^. 

Voici  en  quels  termes  affectueux  Lamartine  lui  écrivait,  en  mai 
1832,  dans  une  lettre  adressée  -.Maison  du  D'' Blanche,  à  Montmartre: 

Mon  cher  et  illustre  confrère  en  pensée.  Vous  êtes  toujours  le  verre 
d'eau  parfumée  que  mes  lèvres  savourent  en  descendant  des  tribunes. 
Que  vos  vers  sont  admirables  !  Je  vais  les  porter  à  M"^*^  de  Girardin. 
L'envoi  est  magnifique  et  je  voudrais  bien  m'en  parer  aussi. 

Guérissez-vous  et  pour  cela  changez  d'air.  J'ai  eu  en  1821  la  maladie 
mentale  que  vous  croyez  avoir.  C'est  la  lecture  de  la  vie  du  Tasse  qui 
me  l'avait  donnée. 

Je  changeai    d'air    et  cela  passa  insensiblement. 

Venez  changer  d'air  et  chevaucher  avec  moi  (séricusemcnl)  à  S*-Point. 
Je  pars  demain.  Vous  ne  changerez  pas  d'air  moral.  Nous  vivons  de 
même  vie  ®. 

1.  iJfsplacos.  Galerie  des  poètes  vivants,  IS'ig,  p.  100. 

2.  Collection  Paignard. 

3.  Ibidem. 


342  LE    DILETTANTISME    DES    FRERES    DESCHAMPS 

Les  voyages  offraient  en  effet  à  Antoni  Deschamps  les  diversions 
que  lui  recommandait  Lamartine.  Il  n'alla  peut-être  pas  à  Saint- 
Point,  mais  il  visita  sa  chère  Italie.  Il  y  composa  même  une  de  ses 
meilleures  œuvres,  le  recueil  des  Italiennes,  qui  parut  à  la  fin  de  1832 
dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  et  inspira  à  Brizeux  un  bel  éloge  du 
poète  ^.  Dans  ces  heureux  croquis  des  scènes  qu'il  eut  sous  les  yeux, 
respire  la  variété  des  paysages  italiens,  cette  vie  pleine  de  contrastes, 
d'un  peuple  ardent  et  passionné,  qui  comprenait  la  religion  comme 
Tamour  et  pratiquait  le  plaisir  comme  une  religion  ^.  La  majesté  du 
catholicisme  emplit  d'un  grand  souffle  le  poème  intitulé  :  le  Vendredi 
Saint  à  Rome.  Il  faut  lire  pour  leur  pittoresque  intensité  de  couleur  : 
le  Jour  des  Moccoli,  Un  soir  de  Carnai^al,  Le  Corso.  —  Naples,  féconde 
en  contrastes,  lui  a  inspiré  un  tableau  d'un  réalisme  exquis,  et  dans 
chacun  de  ces  tableaux,  le  style  est  d'une  aussi  bonne  qualité  que  la 
composition  :  c'est  toujours  la  phrase  aux  effets  concentrés,  d'allure 
volontiers  pédestre  que  nous  avons  remarquée  chez  le  traducteur  de 
Dante.  Et  jamais  comme  dans  les  Italiennes,  sinon  peut-être  dans 
quelques-unes  de  ses  Satires,  qui  ne  furent  pas  sans  influence  sur 
Auguste  Barbier,  Antoni  Deschamps  n'a  donné  une  impression  plus 
grande  de  la  maîtrise  de  son  talent. 

Aussi  bien,  c'est  l'hommage  que  lui  rendait  Montalembert,  dans 
une  lettre,  datée  du  16  mars  1833  : 

1.  L'article  de  Brizeux  sur  Antoni  parut  dans  la  Rei'.  des  Deux  Mondes  de 
janvier  1833. 

2.  Pour  les  Italiens,  l'importance  d'Antoni  Deschamps  est  dans  son  goût 
pour  l'Italie  contemporaine.  Cf.  Lida  Bartoli  :  Antoni  Deschamps  e  Vltalia. 
Roma,  tip.  F.  Centirani,  1913.  L'auteur  s'élève  contre  une  assertion  de  Joseph 
Texte  (cf.  Petit  de  Julleville,  tome  III,  ch.  xiv)  contestant  l'influence  italienne 
de  1800  à  1850.  Elle  e«t  de  deux  sortes,  imitation  des  grands  classiques  :  Pé- 
trarque, Dante,  et  connaissance  de  l'Italie  moderne.  Certes  on  ne  peut  nier 
chez  Antoni  Deschamps  l'influence  de  Monti,  de  Pétrarque,  de  Dante  :  nom- 
breuses imitations  de  détail,  véritable  passion  pour  l'auteur  de  la  Dwine  Comédie. 
Mais  la  réputation  dantesque  d'Antoni  est  usurpée.  Ce  qui  le  caractérise,  c'est 
son  goût  pour  la  vie  italienne  :  il  en  a  rendu  les  aspects,  le  pittoresque  ;  il  en  a 
apprécié  les  artistes  ;  peintres  et  musiciens.  —  H  y  a,  dans  cette  étude,  quelques 
mots  sur  l'influence  des  frères  Deschamps  au  delà  des  Alpes  :  leur  édition  de 
1841  paraît  avoir  été  lue  en  Italie.  M''*'  Bartoli  en  donne  comme  indice  une 
imitation  par  DalV  Ongaro  dans  la  ballade  :  le  Diable  et  le  Vent,  de  la  Vieille 
Chronique,  d'Emile  Deschamps.  (Cf.  Martini.  Pagine  raccoUe.  Firenze,  Sansoni, 
1912,  p.  195-197.) 

Giosué  Carducci  a-t-il  eu  dans  les  mains  les  2  vol.  des  Deschamps  dans  sa 
période  d'enthousiasme  pour  Hugo  et  ses  disciples,  qui  est  si  importante  à  étudier 
au  point  de  vue  de  la  transformation  de  sa  manière  ?  Il  s'enthousiasma  pour  les 
Châtiments  et  la  Légende  des  Siècles.  Il  lut  Barbier  et  son  II  Pianto.  Il  se  souvient 
peut-être  des  frères  Deschamps  dans  ses  ïambes  et  Epodes  et  dans  sa  Messa 
cantata. 


ANTONI     DESCIIAMPS 


343 


...  Jamais  l'Italie,  lui  écrivait-il,  ii"a  été  peinte  plus  au  naturel,  et  par 
conséquent  plus  séduisante.  Votre  petite  Romaine  et  votre  vieux  Romain 
sont  délicieux  tous  deux.  Naples,  c'est  absolument  cela.  J'admire  votre 
mémoire,  non  moins  que  votre  imagination-^. 

Montaleinbert  notait  ainsi  avec  finesse  dans  les  Italiennes  d'Antoni 
Deschamps  ce  que  l'on  pourrait  appeler  un  progrès  sur  les  Orientales  ; 
le  souci  de  la  vérité  dans  l'évocation  des  détails  pittoresques  allait 
conduire  naturellement  la  poésie  à  l'exotisme  observé  et  vécu  d'un 
Gautier,  d'un  Flaubert. 

Mais  ce  qui  allait  toucher  plus  profondément  les  contemporains, 
c'était  l'accent  douloureux,  déchirant,  de  certains  poèmes  qu'Antoni 
devait  recueillir  en  1835  sous  ce  titre  :  Les  Dernières  Paroles,  et  qu'on 
retrouve  après  les  Italiennes  dans  l'édition  collective  de  1841. 

Ici,  nulle  préoccupation  artistique,  aucun  pittoresque,  mais  l'ex- 
pression dépouillée  de  la  souffrance,  et  le  cri  poignant  du  malade. 

A  raj)pel  du  malheureux.  Dieu  répond.  11  menace  encore,  et  le 
condamné  nous  entraîne  à  sa  suite  dans  ce  cercle  fatal  où  se  dressent  les 
fléaux  implacables  de  la  condition  humaine  :  la  maladie,  la  vieillesse 
et  la  mort.  Il  appartenait  au  poète  qui  a  écrit  ces  vers -là  de  tourner 
en  français  des  fragments  du  LiVre  de  Job  et  de  traduire  le  Dies  irae. 
N'est-ce  point  le  grand  souffle  glacé  de  la  poésie  liturgique  qui  anime 
cette  large  et  triste  évocation  ? 

Je  suis  la  mort,  le  roi  des  épouvantements, 
Je  marche  avec  la  peur  et  les  frissonucmenls. 
Quand  je  viens  à  passer... 


...  les  timides  humains 
Se  mettent  à  genoux  et  me  tendent  les  mains. 
Et  moi,  sans  écouter  leurs  vœux  et  leur  prière, 
Sur  mon  pâle  cheval  je  poursuis  ma  carrière, 
Et  parmi  ces  troupeaux  à  ma  voix  rassemblés 
Je  vais  comme  la  faulx  au  milieu  des  grands  blés  ^. 

Tous  les  poèmes  de  ce  recueil  n'onl  pas  cette  généralité  hautaine, 
et  certains  leur  font  même  contraste  [tar  leur  poétique  douceur  et 
l(;ur  grâce  familière.  Dans  la  sombre  coulinuilé  d(i  ce  Lamento,  ou 
goûtera  l'elfet  de  ce  ]»ctil  t;ibl<;iu  d'iiiliniilé,  en  qui  s'exprime 
peut-être  un  culte  secret  : 


1.  Cité  par  J.  Marsan.  BaUiiUe  ronianliquc,  p.  2.30.  Cf.  aussi  Jules  Canonge, 
Lellrcs  choisies.  Dans  ce  r''cueil,  paru  ca  18G7,  il  y  a  2  lettres  d'Antoni  cl  2  lettre» 
d'Emile,  la  demitre  à  propos  du  Tasse  à  Sorrcnte,  poésie  de  Canon<^e. 

2.  Dernières  paroles,  III,  sonnet,  p.  125  de  l'édition  des  Poésies,  IS'il. 


344  LE    DILETTANTISME    DES    FRERES    DESCHAMPS 

Lorsqu'une  femme  souffre,  elle  baisse  les   yeux, 
Son  chagrin  est  discret,  craintif,  silencieux. 
Le  front  sur  son  aiguille  et  sur  sa  broderie  ; 
Et  gardant  en  son  cœur  sa  triste  rêverie, 
Plutôt  que  d'en  parler  se  résigne  à  mourir. 
C'est  que  la  femme  seule  ici-bas  sait  souffrir  ^. 

Cette  brodeuse  austère  et  pudique,  aux  yeux  baissés,  qui  se 
penche  sur  son  travail  pour  recueillir  en  elle  sa  douleur  et  la  cacher, 
c'est  la  Muse  taciturne  et  triste  du  Poète,  qui  ne  chante  sa  peiné  que 
pour  s'en  délivrer,  quand  le  flot  monte,  déborde  du  cœur  qui  ne  peut 
plus  la  contenir.  A  vrai  dire,  c'était  le  seul  parti  que  pût  prendre  un 
artiste,  comme  Antoni  Deschamps.  Son  ami  Léon  de  Wailly  le  lui 
disait  avec  raison  dans  une  lettre  datée  du  28  nov.  1832,  dans  laquelle 
il  mêle  les  consolations  à  l'éloge  : 

Dans  la  i^osition  cruelle  où  vous  êtes,  faire  de  la  littérature  serait  frivole 
et  déplacé, 

dit -il,  mais  il  ne  peut  s'empêcher  de  considérer  que  «  de  nobles  et 
déchirantes  lamentations  comme  celles-ci  »,  sont  pour  le  poète  un 
moyen,  le  seul,  de  triompher  de  son  mal.  Poésie,  c'est  délivrance  ! 
Léon  de  Wailly  développait  ce  mot  de  Goethe  en  ajoutant  : 

Qui  sait  si  Dieu  qui,  comme  vous  dites,  sauva  Job,  ne  vous  a  pas  laissé 
ce  beau  talent  comme  distraction,  peut-être  même  comme  remède  à  vos 
maux,  et  si  votre  plaie  n'est  pas  de  celles  qui,  pour  guérir,  veulent  être 
maniées  ^  ? 

Les  «  chants  désespérés  »  d' Antoni  avaient  trouvé  leur  écho  dans 
une  des  âmes  les  plus  hautes  de  ce  temps,  Jules  Lefèvre-Deumier, 
dont  la  réputation  n'atteint  pas  le  mérite.  Le  poète-philosophe,  à  qui 
l'on  doit  ce  vers  si  pénétrant  : 

On  meurt  en  plein  bonheur  de  son  malheur  passé, 

avait   été   profondément    affecté   par  l'accent  des  Dernières  Paroles. 

C'est  de  la  poésie  navrante,  écrit-il  à  son  ami  Antoni,  empreinte  d'un 
caractère  tout  à  partj  comme  personne  n'en  fera  et  comme  personne  n'en 
peut  faire  ^. 


1.  "Dernières  paroles.  XLIV,   IbicL,  p.  124. 

2.  Léon  de  Wailly  appartenait,  comme  nous  l'avons  vu,  à  cette  élite  d'esprits 
distingués  qui  fréquentait  chez  Alfred  de  Vigny.  Il  avait  pour  Shakespeare  et 
Robert  Burns  l'admiration  passionnée  qu 'Antoni  avait  vouée  à  Dante.  La  lettre 
dont  nous  citons  quelques  fragments  a  été  publiée  par  M.  Marsan.  Bataille 
romantique,  p.  231. 

3.  Marsan.  Ibid. 


ANTONI    DESCHAMPS  345 

A.  de  Vigny  éprouve  pour  son  ami  d'enfance  les  mêmes  sentiments 
que  Léon  de  Wailly  et  Lefèvre-Deumier  viennent  d'exprimer,  mais 
il  leur  donne  un  tour  plus  affectueux  encore  et  plus  tendre. 

L'àme  d'Antoni  Deschamps,  comme  l'a  dit  excellemment  M.  Jules 
Marsan  ^,  est  tout  entière  dans  ces  trois  œuvres  :  La  Divine  Comédie, 
les  Dernières  Paroles,   Résignation  ^. 

Ce  dernier  recueil  qu'on  trouve  à  la  fin  de  l'édition  collective 
de  1841,  est  comme  le  testament  littéraire  du  poète.  Après  ces  quel- 
ques pièces  inspirées  par  l'histoire  de  son  temps,  le  sentiment  des 
arts  et  l'amitié,  le  poète  jugeant  qu'il  n'avait  plus  rien  à  dire,  se  ren- 
ferma dans  le  silence,  et  trouva  dans  la  religion  l'apaisement. 

Mozart,  dans  mon  été,  saisit  mon  âme  ardcnle  ; 

Ensuite  j'adorai  l'impérissable   Danle. 

Et  maintenant  Jésus,  me  prenant  par  la  main. 

Me  conduit  doucement   jusqu'au  bout   du   chemin  '. 

A  Arai  dire,  la  religion  d'Antoni,  comme  celle  où  inclinait  Emile 
en  vieillissant  n'avait  rien  d'un  catholicisme  exclusif.  Elle  était  la 
religion  d'un  ])oète,  indulgente  aux  audaces  de  Lamennais  ^  et  de 
Lamartine  ^,  tout  empreinte  de  pitié  pour  la  misère  des  hommes  et 
pénétrée  du  sentimentalisme  esthétique  de  Chateaubriand.  Antoni, 
en  effet,  fut  un  des  plus  constants  défenseurs  des  deux  poèmes  les 
plus  discutés  de  Lamartine,  Jocelyn  et  la  C/uite  cVun  Ange,  et  ne  cessa 
jamais  de  considérer  comme  trois  langages  différents  d'un  même 
sentiment  ])rofond  :  la  poésie,  la  musique  et  la  religion. 

Ce  goût  de  la  conciliation  est  un  trait  de  famille  chez  les  Deschamps; 
ils  eurent  le  don  de  voir  et  de  sentir  le  point  par  où  les  extrêmes  se 
touchent,  dans  le  domaine  des  idées  comme  dans  celui  des  senti- 
ments. —  Natures  chaleureuses  et  bienveillantes,  ils  se  ressemblaient 
encore  au  point  de  vue  de  la  sociabilité.  Ils  eurent  beau  posséder  l'un 
et  l'autre  certaines  qualités  contradictoires,  l'un,  plus  sérieux  et 
profond,  ])référer  dans  l'art  la  ])ensée  à  la  forme  et  s'adresser  surtout 
à  l'âme  solitaire  ;  l'autre  ]»bis  léger,  moins  ])oèle,  mais  })lus  artiste, 
ne  rien  mettre  au-dessus  de  la  forme  et  désirer  les  succès  du  monde, 
ils  sont  semblables  par  un  don  qu'ils  reçurent  également  du  ciel  et 
qui   les  fît   aimer  et  railler  aussi,  mais  qui  les  rendit  parfois  singu- 

1.  Cf.   Marsan.   Balaille  romantique,   p.   T.\(\. 

2.  ]hid.,  p.  2;i0.   ' 

3.  Dernières  paroles,  XLH,  p.  124  de  l'rdition  dos  Poésies,  IS'il. 

4.  Cf.  Poésies  d'Antoni,  1841,  p.  155  cl  191. 

5.  Ibiil.,  1».   \(V.>  et  214. 


346  LE     DILETTANTISME     DES    FRERES    DESCHAMPS 

lièremeiit  justes  et  pénétrants,  le  don  d'admirer.  Il  se  peut  qu'ils 
l'aient  exercé  parfois  avec  trop  d'indulgence.  Comment  oublier  qu'ils 
défendirent  constamment  Hugo,  Lamartine  et  Vigny,  adorèrent 
Delacroix,  et  surtout  devinèrent  Berlioz  et  soutinrent  le  grand 
novateur  par  l'écrit  et  par  la  parole  contre  les  violentes  cabales  de  ses 
adversaires  ?  Ceci  dit  pour  rectifier  les  injustices  critiques  d'Henri 
Blaze,  à  propos  de  l'enthousiasme  des  frères  Deschamps  pour  le 
grand  musicien,  on  peut  accepter  le  jugement  d'ensemble  qu'il 
porta,  à  la  fm  de  son  étude,  sur  les  deux  poètes,  tels  qu'ils  apparais- 
saient en  1841. 

Causeurs,  conteurs,  peu  curieux  d'apprendre,  aimant  la  discussion 
plus  que  l'étude  ;  celui-ci,  philosophant  à  vol  doiseau,  de  Vichiiou  à  S*- 
Simon,  de  Confucius  à  M.  Bûchez,  d'Homère  à  Lamartine,  épuisant  tous 
les  sujets  en  quelques  heures,  et  regagnant  ensuite  sa  montagne  pour 
recommencer  le  lendemain  :  celui-là,  pipant  un  sixain  et  satisfait  de  sa 
journée,  si  la  triple  rime  a  réussi  ;  tous  deux  passionnés  de  musique, 
de  vers  et  de  peinture,  Emile  et  Antoni  Deschamps  me  représentent  le 
dilettantisme  poétique  par  excellence.  C'est  au  fond,  la  même  nature, 
modifiée  par  des  conditions  de  tempérament.  Sans  sa  maladie,  Antoni 
eût  peu  différé  de  son  frère  ;  vous  l'auriez  vu  traduire  Pétrarque  et  les 
poètes  italiens,  comme  Emile  traduisait  le  Romancero  et  les  drames  de 
Shakespeare  ^. 


1.  Revue  des  Deux  Mondes,  article  d'Henri  Blaze  sur  les  frères  Deschamps, 
août   1841. 

Comment  Antoni  aurait  traduit  Pétrarque,  nous  pouvons  en  juger  par  quel- 
ques admirables  tentatives.  Tous  les  lettrés  connaissent  le  beau  sonnet  de 
l'amant  de  Laure,  qui  commence  ainsi  : 

La  vita  fugge,   e  non  s'arresta  un'  ora 


et  qui   finit  par  ce  divin  tercet  : 

Veggio  fortuna  in  porto,  e  stanco  ornai 
Il  mio  nocchier,  e  rotte  arbore  e  sarte, 
E  i  lumi  bei  che  mirar  soglio,  spenti  ! 

(Sonetto  231,  lia  parte,  edit.  Soave,  1805). 

Je  citerai  les  deux  derniers  tercets  de   la    traduction   d'Antoni,   parce    qu'elle 
■est  vraiment  belle  : 

Si  mon  malheureux  cœur  eut    jadis   quelque  joie, 
Triste,  je  m'en  souviens  ;  et  puis,  tremblante  proie. 
Devant  je  vois  la  mer  qui  va  me  recevoir  ! 

Je  vois  ma  nef  sans  mât,    sans  antenne  et  sans  voiles. 

Mon  nocher  fatigué,  le  ciel  livide  et  noir, 

Et  les  beaux  yeux   éteints,  qui  me   servaient  d'étoiles. 

(Poésies,  1841,  p,  48.) 


CHAPITRE  IV 

I.  Une    grave   maladie   d'Emile   Deschamps.  1842,  —  II.  Publi- 
cation   DE    LA    TRADUCTION    DE    «    RoMÉO    ET    JuLIETTE    »    ET    DE 

«  Macbeth  »,  1844.  —  III.  Emile  Deschamps  et  l'Académie. 


I 

Les  troubles  nerveux  qui  tourmentèrent  la  vie  d'Antoni  ne 
furent  point  le  triste  privilège  de  l'auteur  des  Dernières  Paroles. 

L'imagination  de  son  frère  Emile  semble  avoir  été  sujette  à  des 
accès  de  surexcitation-  anormale.  On  appelle  aujourd'hui  dédouble- 
ment de  la  personnalité,  perception  à  distance  ou  télépathie,  les 
phénomènes  que  ses  biographes  nous  rapportent  et  que  lui-même 
s'est  plu  à  décrire  dans  le  recueil  intitulé  :  Mon  Fantastique.  Qu'il  y 
ait  eu  beaucoup  de  littérature  dans  le  cas  d'Emile  Deschamps,  faut -il 
s'en  étonner  de  la  part  d'un  romantique,  épris  d'Hoffmann  et  de 
Balzac  ?  En  tous  cas,  si  la  i)ire  maladie  d'Antoni  était  de  croire  à  sa 
folie,  la  prétention  d'Emile  était  d'être  un  visionnaire.  Nous  avons 
rapj)orté  les  faits  singuliers  de  divination  qu'il  met  au.  compte  de  son 
enfance,  nourrie  par  les  soins  trop  tendres  d'un  père  âgé  et  d'une 
«  bonne  »  mystique. 

C'est  encore  ce  dont  témoigne  une  étrange  histoire  de  télépathie 
que  nous  raconte  un  de  ses  biographes  ^. 

De  pareils  ])hénomènes,  s'il  faut  ajonlor  foi  à  ce  récit,  sont  l'indice 
d'une  extrême  délicatesse  du  système  nerveux  et  dérivcul  1res  j)ro- 
bablfuiient  d'un  élat  mental  morbide.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
qu'Emile  Deschanqts,  après  certains  accès  d'irritation  cérébrale, 
tombait  souvent  dans  un  abattement  douloureux  et  prolongé.  Nous 
en  avons  j)0ur  preuve  la  première  grande  crise  d'hypocondrie  dont  il 
souffrit  en  1842. 

1.   Putois.  Notice  sur  E,  Deschamps.  Màcon,  181^,  iri-8°,  p.  .5. 


348  EMILE    DESCHAMPS    EN     1842 

L'hypocondrie  d'Emile  Deschamps  surprit  extrêmement  ceux  de 
ses  amis,  comme  Lacretelle,  qui  ne  connaissaient  que  l'esprit  si  enjoué 
qu'il  était  dans  le  monde  et  le  gai  compagnon. 

Vous,  attaqué  d'hypocondrie  !  lui  écrivait-il.  J'en  suis  aussi  surpris 
que  si  l'on  me  disait  moi  attaqué  de  la  rage.  Si  je  connaissais  un  véritable 
hypocondriaque,  je  lui  indiquerais  pour  remède  de  se  présenter  à  vous, 
de  chercher  tous  les  moyens  de  gagner  votre  amitié^... 

Emile  Deschamps  dans  ses  cruels  moments,  n'était  plus  lui-même  ^. 
Il  fuyait  le  monde  et  ses  amis,  suivait  sa  femme  auprès  des  parer.ts 
qu'elle  avait  à  Versailles,  et  là,  pour  guérir,  s'en  allait  respirer  l'air 
des  bois.  Il  conservait  tout  juste  assez  conscience  de  son  esprit  pour 
écrire  : 

Quel  courage  de  vivre  comme  un  ours,  quand  on  était  un  oiseau  ! 

A.  de  Vigny  était  de  tous  ses  amis  le  plus  capable  de  comprendre 
ces  états  d'intime  détresse.  Il  les  avait  ressentis  et  c'est  ce  qui  donne 
à  la  lettre  qu'il  écrivit  à  Emile  Deschamps,  le  5  octobre  1842,  ce  tendre 
et  douloureux  accent.  Voici  comment  s'exprime  l'auteur  de  Stello  : 

Alfred   de  Vigny  a  Emile   Deschamps. 

5  octobre   1842.   Mercredi. 
Vous  me  désolez,  cher  Emile,  en  m'apprenant  que  vous  souffrez  ainsi. 
Mais  souvenez-vous  que,  dans  la  rue  S*-Florentin,  vous  eûtes  autrefois 

1.  Lettre  inédite.    Collection   Paignard. 

2.  Dans  ces  jours  d'amertume,  tout  lui  était  peine  et  cause  de  peine  jusqu'à 
son  propre  talent  dont  il  doutait.  Il  dut  en  faire  l'aveu  à  S^^-Beuve.  Celui-ci, 
dans  une  de  ses  plus  belles  épîtres  adressée  à  M*"^  Tastu  qui  se  plaint  toujours 
«  de  ne  pouvoir  rendre  ce  qu'elle  sent,  comme  elle  le  sent,  de  ne  pouvoir  atteindre 
une  seule  fois  au  but  ardent  de  son  idéal  »,  S*^-Beuve,  pour  la  consoler,  lui  dit 
que  son  sort  est  celui  des  plus  grands,  des  meilleurs  :  en  tous  cas  chacun  souffre 
et  porte  sa  croix.  Celle  d'Emile  Deschamps  n'est  pas  une  des  moins  lourdes  à 
porter.  Qu'on  lise  ces  deux  strophes. 

L'un,  dès  les  premiers  tons  de  sa  lyre  animée, 
A  senti  sa  voix  frêle  et  son  chant  rejeté, 
Comme  une  vierge  en  fleur  qui  voulait  être  aimée, 
Et  qui  perd  sa  beauté. 

L'autre,  en  poussant  trop  haut  jusqu'au  char  du  tonnerre, 
S'est  dans  l'âme  allumé  quelque  rêve  étouffant  ; 
L'un  s'est  creusé,  lui  seul,  son  mal  imaginaire,... 
L'autre  n'a  plus  d'enfant  ? 

S*^-Beuve  ajoute  en  note  : 

A  chacun  de  ces  tredts,  qui  ne  sont  qu'une  allusion  rapide,  on  pourrait  rattacher  le  nom 
de  quelqu'un  des  poètes  de  la  première  Pléiade  romantique,  et  on  reconnaîtrait  les  profils 
à  peine  indiqués  d'Emile  Deschamps,  Victor  Hugo,  Vigny,  Lamartine. 

Cf.  Causeries  du  Lundi...  volume  intitulé  Table  générale  et  analytique  par 
Ch.  Pierrot...,  p.  14. 


UNE    GRAVE     MALADIE 


349 


une  maladie  à  peu  près  pareille.  On  vous  donnait  des  vins  fortifians  ; 
tâchez  de  vous  rappeler  lesquels  on  choisissait.  —  Si  vos  amis  pouvaient 
vous  aborder,  si  une  douce  conversation  bien  longue  et  bien  paisible, 
venue  du  fond  du  cœur  et  du  fond  de  l'âme,  vous  était  un  jour  agréable, 
écrivez-moi,  et  j'arrive  à  Veisailles,  si  c'est  là  que  vous  êtes. 

Je  vous  conjure  de  ne  pas  écrire  trop  souvent  à  des  inditïérenls  que 
vous  êtes  très  malade.  Le  monde  n'est  pas  digne  des  confidences  trop 
détaillées.  Il  en  parle  froidement  ;  il  se  figure  qu'on  exagère  sa  maladie. 
Hélas  !  comprend-on  jamais  les  douleurs  des  autres,  comprend-on  même 
les  siennes  ?  La  distraction  de  FJaris  ne  vous  serait-elle  pas  meilleure 
que  la  solitude  ?  —  Je  ne  sais  qu'ajouter  dans  l'incertitude  où  vous  nous 
laissez  tous.  Ce  qu'on  dit  alors  est  de  trop  ou  n'est  pas  assez.  Mais  vous 
ferai-je  mal  en  volis  disant  que  je  souffre  de  ne  pas  vous  serrer  la  main 
et  vous  regarder  avec  ma  tendresse  fraternelle  pour  voir  dans  vos  yeux 
ce  que  vous  éprouvez  ! 

Signé  :  Alfred  de  Vigny. 

J'ai  écrit  à  Ed.  Dclprat  un  peu  de  ce  que  vous  m'avez  écrit  ^. 

La  réponse  que  fit  Emile  Deschamps  à  son  ami  n'est  pas  moins 
touchante.  Elle  nous  émeut  par  son  naturel  abandon  et  sa  pro- 
fonde tristesse  ^. 

Le  mal  dont  soulïrait  le  ])oète  n'est  malheureusement  pas  de  ceux 
dont  on  guérit.  Logé  au  plus  intime  de  l'être,  dans  cette  jointure 
secrète,  où  s'accomplit  l'union  du  corps  et  de  l'esprit,  il  va  et  vient, 
laisse  plus  ou  moins  longtemps  en  repos  sa  victime,  mais  ne  s'évanouit 
que  pour  renaître  plus  fort  au  miheu  des  épreuves,  dont  le  tissu  de 
notre  sort  est  fait. 

En  1855,  quand  Emile  Deschamps  perdit  sa  femme,  la  douleur 
le  livra  plus  misérablement  encore  à  son  mal  familier. 

Les  médecins  m'envoient  faire  de  longues  courses  à  pied,  au  grand  air, 
écrit-il  à  une  dame  de  ses  amies,  et  on  me  promène  comme  un  ]>auvre 
malade  que  je  suis.  Mais  toutes  conversations,  tout  travail,  toutes  com- 
positions me  sont  défendues...  Vous  dire,  Madame,  l'état  de  tristesse 
et  d'angoisse  où  je  suis,  est  chose  impossible  :  maintenant  l'irritation  du 
cerveau  s'est  déclarée  avec  les  plus  mauvais  phénomènes.  Je  n'ai  plus 
la  liberté  de  ma  pensée,  et  je  tomberais  là,  si  je  me  forçais  à  écrire  ou  à 
parler.  C'est  une  maladie  toute  physicjue,  occasionnée  par  le  chagrin, 
et  qui  ne  cessera  pas  de  sitôt,  juiisfpie  la  cause  délernunaule  lu'  fait  (pie 
s'accroître.  Tout  le  système  nerveux  est  bouleversé. 

Ayez  grande  pitié  tous. 

Croyez-vous  que  moi,  qui  aime  tant  les  belles  conversations,  les  arts 
et  vous  tous,  croyez-vous  que  de  gaieté  de  cœur,  je  me  priverais  des  plus 
douces  consolations,  celles  de  soull'rir  an   inilicu  de  vous  ! 

1.  Cilé  par  Marsan.  Muse  française,  édition   de  1907,  Introduction,  \k  xxvii. 

2.  Cf.  E.  Dupuy.  Alfred  de  Vi^nrj.  I.  Les  Amitiés,  p.  157. 


350  EMILE    DESCHAMPS    EN     1842 

Je  fais  ce  que  je  peux,  allez  ! 

Tous  mes  amis  de  Paris  le  savent  sans  le  comprendre,  les  maladies  du 
cerveau  sont  inexplicables,  mais  elles  sont  — •  et  veulent  un  régime  com- 
plet. On  ne  mange  pas  dans  les  gastrites,  on  ne  parle  ni  on  ne  pense  dans 
les  irritations  cérébrales. 

Pardon  et  toutes  vos  pitiés  à  tous,  car  je  suis  si  malheureux  ^  ! 

Voilà  un  cri  qui  semble  arraché  à  l'auteur  des  Dernières  Paroles. 
Il  est  pourtant  d'Emile  Deschamps. 


Les  voyages  furent  longtemps  pour  Emile  Deschamps,  comme 
pour  son  frère,  le  souverain  remède.  Il  quittait  donc  Paris, 

Lieu  qu'en  mourant  on  quitte  à  regret  pour  les  cieux  ^  ! 

a-t-il  dit,  et  qu'il  a  défini  dans  un  mouvement  d'humeur  : 

La  ville  sans  raison,  sans  air  et  sans  repos, 
Et  sur  qui  tous  les  ans,  l'ange  maudit  secoue 
Quatre  mois  de  poussière  après  huit  'mois  de  boue  ^. 

C'est  ainsi  que  ce  Parisien,  pour  rétablir  sa  santé,  visita  la  France. 
Il  nous  a  laissé  en  prose  et  en  vers  de  charmants  souvenirs  de  route. 
Les  châteaux  de  la  Loire,  la  Provence,  l'Auvergne,  le  Dauphiné, 
lui  inspirèrent  des  pages  pleines  de  variété  et  d'agrément.  L'esprit 
y  domine  ;  ce  sont  mille  observations  piquantes  encore  plus  que  du 
pittoresque  et  de  la  couleur.  Il  y  a  du  Sterne  dans  la  manière  de  ce 
voyageur  romantique  ;  et  cet  enjouement  qu'il  avait  dans  le  style  et 
dans  ses  propos  faisait  de  lui  le  plus  aimable  des  hôtes  et  le  plus  désiré. 
Il  se  rendit  fréquemment  dans  le  Midi,  soit  pour  conduire  sa  femme  aux 
eaux  d'Aix,  soit  pour  rendre  visite  à  ses  amis  de  l'Auvergne  ou  du 
Dauphiné,  les  parents  de  Guiraud,  les  Croze  et  les  La  Size- 
ranne.  Nous  aurons  bientôt  l'occasion  de  parler  des  relations  qui 
unissaient  Deschamps  à  cette  aimable  famille.  On  se  rappelle  que 
Lamartine  se  déclarait  spirituellement  jaloux  des  fréquents  séjours 
que  fit  Deschamps  à  Beausemblant,  et  priait  instamment  le  poète, 
quand  il  descendait  la  Saône  pour  atteindre  Lyon,  de  s'arrêter  à 
Saint- Point,  et  nous  lirons  plus  loin  une  de  ses  meilleures  épîtres  , 
consacrée  tout  entière  au  souvenir  du  Dauphiné. 


1.  Lettre  inédite.  A  M™^  de  La  Sizeranne. 

2.  Poésies,  éd.  1841,  p.  134. 

3.  Poésies,  éd.  1841,  p.  132. 


l'édition     de    «    MACBETH    »    ET    DE    «  ROMÉO  ET    JULIETTE    »     351 


II 

Ni  la  maladie,  ni  les  voyages,  ni  les  révolutions  non  })lus,  ne  firent 
oublier  Shakespeare  à  Emile  DeSchamps.  Ses  traductions  de  Roméo 
et  de  Macbeth  furent  la  grande  pensée  de  sa  vie. 

A  la  fin  de  juillet  1830,  il  écrivait  à  Rességuier  : 

J'ai  fait  des  vers  tous  les  jours.  Les  barricades  et  les  coups  de  feu  ne 
vous  auront  préservé  de  rien.  Mon  Macbeth  en  quatre  mille  vers  est  fini  5 
mais  il  est  loin  d'être  ce  que  je  voudrais  ^. 

A  la  fin  de  sa  vie,  quand  la  comtesse  Dash  lui  demandait,  pour  les 
Mémoires  qu'elle  rédigeait,  des  renseignements  sur  son  œuvre,  le 
poète,  en  lui  répondant,  lui  annonçait  l'envoi  d'un  «  exemplaire  de  ses 
deux  tragédies  anglaises,  Macbeth  et  Roméo.  » 

Je  vous  prie,  ajoutait-il,  de  vouloir  bien  en  agréer  l'hommage  —  mais 
ne  les  lisez  guère  —  je  les  ai  refaites  depuis  et  très  améliorées,  je  crois  — 
et  je  voudrais  anéantir  mon  édition.  C'est  ma  nouvelle  version  de  Macbeth, 
qui  n'est  pas  là,  que  l'Odéon  a  donnée  en  1849  et  qui  a  eu  120  repré- 
sentations ^. 

Nous  étudierons  plus  loin  les  circonstances  dans  lesquelles  eurent 
lieu  ces  représentations.  Pour  le  moment,  ce  qui  nous  intéresse,  c'est 
le  témoignage  apporté  par  Deschamps  lui-même,  sur  les  remanie- 
ments successifs  qu'il  fit  subir  à  ses  traductions.  Son  culte  pour  le 
poète  anglais  lui  en  fit  un  devoir,  mais  l'ambition  l'aiguillonnait 
aussi. 

1.  Paul  Lafond.  L'Aube  romantique,  p.  166. 

2.  Communiqué  par  M.   Eriicsl  J)upuy. 

Parmi  les  ouvrages  qui  traitent  do  l'histoire  de  Shakespeare  en  France,  il 
faut  lire  :  1°  le  mémoire  d'Albert  Lacroix  qui  remporta  le  prix  au  concours 
institué  par  le  gouvernement  belge  en  1854  sur  la  question  suivante  :  Atialyser 
l'influence  de  Shakespeare  sur  le  théâtre  français  jusqu'à  nos  jours.  Cet  ouvrage 
parut  à  Bruxelles  on  1856  ;  2°  Shakespeare  en  France  sous  l'Ancien  Régime, 
par  M.  Jusscrand  ;  .3°  Baldcnspergor,  dont  nous  avons  cité  plus  haut  l'esquisse 
si  intéressante  ;  4°  l'ouvrage  de  M.  G.  Pdlissier  :  Shakespeare  et  la  superstition 
shakespearienne  (1914)  oia  l'on  retrouve  les  réserves  traditionnelles  do  l'esprit 
franc^ais  sur  Shakespeare  ;  5°  l'article  de  M.  C.  Lalreille  (Hei>uc  d'IJist.  lidt.  de 
la  France,  1916)  :  Un  épisode  de  l'histoire  de  Shakespeare  en  France,  dans  lequel 
la  réaction  classique  de  Ponsard  contre  Shakespeare  et  les  shakespeariens  est 
bien  mise  en  relief.  Il  est  évident  que  le  passage  suivant  do  la  lettre  ouverte  de 
Ponsard  au  rédacteur  en  chef  du  Constitutionnel  (mars  1847)  visait  Emile 
Descharnps  et  les  imitateurs  de  Shakespeare,  Auguste  Vacquerie,  Paul  Meurice, 
Jules  Lacroix,  Alexandre  Dumas  :  «  Shakespeare,  dit-il,  a  ses  Canipistrons  ». 


352  EMILE    DESCHAMPS    EN     1844 

L'admiration  des  gens  de  goût  pour  Shakespeare  avait  fait  des 
progrès  en  France  depuis  les  temps  lointains  où  Vigny  et  Deschamps 
essayèrent  en  1826  d'adapter  à  notre  scène  Roméo  et  Juliette.  Léon 
Halévy,  Dumas,  Jules  Lacroix,  Auguste  Barbier,  Meurice  et  Vacquerie, 
d'autres  encore  réussirent  à  faire  jouer  à  Paris  diverses  adaptations 
shakespeariennes  ^.  Emile  Deschamps  aura  la  joie  de  voir  applaudir 
son  Macbeth  à  l'Odéon  en  1848.  —  Mais  l'obscurité  dans  laquelle  son 
Roméo  restait  plongé  lui  pesait  sur  le  cœur.  Il  avait  cru  longtemps  à 
la  possibilité  d'un  succès,  et  nous  avons  vu  comment  Vigny  lassa  cet 
espoir.  C'est  alors  qu'il  se  résolut  à  traduire  en  entier  cette  pièce,  dont 
Vigny  avait  écrit  les  deux  derniers  actes  et  à  la  publier  avec  son  Mac- 
beth en  1844,  sans  avoir  obtenu  l'aveu  de  son  ancien  collaborateur  ^. 

Les  circonstances  qui  firent  naître  cette  édition  ont  été  rapportées 
par  Emile  Deschamps  dans  la  préface  qu'il  mit  en  tête  de  son  livre. 
On  peut  les  résumer  d'un  mot  :  c'est  l'histoire  d'une  déception.  — 
Deschamps,  qui  avait  sacrifié  en  1829  à  V Othello  de  Vigny  seul  l'an- 
tériorité, qui  appartenait  de  droit  à  leur  Roméo,  reçu  deux  ans  aupa- 
ravant, ne  pouvait  indéfiniment  admettre  que  Vigny  se  refusât  sans 
cesse  à  laisser  jouer  leur  pièce.  Comme  il  n'avait  pu  se  laisser  con- 
vaincre par  les  raisons  que  lui  donnait  son  ami,  trop  circonspect  et 
prudent  à  son  gré,  il  se  décida  à  faire  ce  qui  parut  toujours  à  Vigny 
«  un  coup  de  tête  »  et  lui  déplut  singulièrement. 

Vigny,  qui,  dans  la  lettre  que  nous  avons  citée  plus  haut  et  qu'il 
écrivit  à  Busoni  en  1849,  s'est  exprimé  avec  une  sévérité  bien  cruelle 
sur  le  compte  de  ce  qu'il  considéra  comme  une  «  déloyauté  »,  aurait 
peut-être  pu  prévenir  l'impatience  de  Deschamps  ;  il  a  beau  pré- 
tendre, bien  des  années  après,  qu'il  n'était  au  courant  de  rien,  les 
sentiments  de  son  ami,  sa  légitime  amertume  lui  étaient  bien  connus, 
et  deux  ans  avant  que  Deschamps  se  décidât  à  rien  faire,  en  1842, 
quand  il  le  remercia  de  l'hommage  de  la  dernière  édition  des  Poésies, 
par  l'envoi  des  premiers  volumes  de  ses  œuvres,  éditées  par  Char- 
pentier, il  écrivit  à  Deschamps  ^, 

1.  Paul  Meurice  donna  avec  Durnas  un  Hamlel  en  1847  et  un  Falstajf  en  1864  ; 
Barbier  un  Jules  César  en  1848  ;  Léon  Halé\'^-  un  Macbeth  en  1853  ;  Jules  Lacroix 
un  Macbeth  en  1863  et  un  Roi  Lear  en  1868.  —  Hugo  publiera  en  1864  son  Tyi7- 
liam  Shakespeare,  «  testament  du  grand  romantique  en  matière  de  génie...  apo- 
théose mystique  de  l'artiste  absolu...  »  écrit  M.  Baldensperger  dans  son  Esquisse 
d'une  histoire  de  Shakespeare  en  France  (Etudes  littéraires,  2^  série,  Paris,  1910, 
p.  206). 

2.  Macbeth  et  Roméo  et  Juliette,  tragédies  de  Shakespeare,  traduites  en  vers 
français,  avec  une  préface,  des  notes  et  des  commentaires  [par  Emile  Deschamps]. 
Paris,  1844,  in-S". 

3.  Muse  française,   édit.  Marsan.  Introduction,  p.  xxvii,  où  la  lettre  est  citée. 


l'édition    de    «    MACBETH  ))    ET    DE    «  ROMEO    ET    JULIETTE    »    353 

Dans  ces  lignes  qui  partent  d'un  cœur  si  profond  et  qui  sont  d'une 
intelligence  aiguë  des  «  délicatesses  de  l'amitié  »,  Vigny  laisse  entendre 
qu'il  a  deviné  chez  le  meilleur  des  hommes  et  le  moins  irritable  des 
gens  de  lettres  les  suscepti])ilités  bien  légitimes  d'un  amour- 
propre  blessé.  —  Il  eût  été  plus  conforme  à  l'idéal  que  le  plus  grand 
des  deux  amis,  puisqu'il  était  capable  de  se  pencher  avec  cette  bonté 
sur  celui  qu'il  aimait,  lui  pardonnât,  deux  ans  plus  tard,  une 
initiative  qui  n'eut  rien  en  soi  d.e  blâmable  ni  de  blessant  pour  lui. 
Nous  croyons  en  tous  cas  avoir  prouvé  qu'il  ne  garda  pas  à  Des- 
champs, })our  un  instant  d'impatience,  1'  «  implacable  rancune  » 
dont  parle   Sainte-Beuve. 

Cette  édition,  qui  devait  coûter  si  cher  au  cœur  de  Deschamps,  lui 
valut  d'abord  un  succès  d'estime  auprès  des  lettrés. 

Guizot,  alors  ministre  des  Affaires  étrangères,  lui  écrivit  : 

J'ai  lu  Macbeth  et  avec  un  bien  vif  plaisir.  Vous  avez  admirablement 
compris  et  reproduit  ce  chef-d'œuvre.  J'espère  bien  trouver  le  temps 
de  vous  lire  tout  entier^... 

Vacquerie,  son  rival  comme  traducteur  de  Shakespeare,  est  plus 
enthousiaste  : 

...  Je  ne  puis  vous  exprimer,  Monsieur,  combien  il  m'a  été  doux  de  voir 
revivre  dans  des  portraits  si  frappants  les  grandes  et  éternelles  figures 
du  poète,  et  de  reconnaître  avec  quelle  perfection  vous  avez  réalisé  pour 
Roméo  et  Macbeth  ce  que  nous  avons  rêvé  pour  Falstaff  ^... 

Deschamps  avait  dû  féliciter  les  auteurs  de  cette  traduction.  Meu- 
rice  à  son  tour  lui  écrit  : 

Monsieur,  bre  votre  Macbeth^  votre  Roméo,  admirer  à  chaque  page, 
à  chaque  vers,  à  chaque  rime  ce  soin  d'artiste,  cette  puissance  de  poète  ; 
s'abandonner  à  ces  joies  que  nous  cause  à  nous  autres  un  hémistiche 
bien  \oiui  comme  un  rêve  réalisé,  —  et  puis  tout  à  coup  apercevoiF  au 
milieu  d'une  page  son  nom  cité  avec  éloge  par  celui-là  même  qui  a  récrit 
aussi  ces  beaux  drames  et  donné  le  droit  de  cité  française  à  ces  mer- 
veilleuses figures,  c'est,  croyez-le.  Monsieur,  un  luen  grand,  un  ])ien  doux 
bonheur  ^... 

Patin  remercia  Deschamps  de  lui  avoir  envoyé  son  livre  et  de  l'avoir 
nommé  dans  sa  revue  des  traducteurs  contemporains.   Il  lui  signale 

un  petit  vohime  du  fils  de  son  ])rédécesseur,  M.  Roj^'er,  publié  chez  Paulin, 
en  1842,  sous  ce  titre  :  Beautés  morales  de  Shakespeare  traduites  en  vers 
français  avec  le  texte  en  regard.   Il  ii'esl  pas  sans  rnrrilc  ■*... 

1.  Lr'ttre   inédite.    Collection    Pai<ïnnrd. 

2.  Ibidem. 

3.  Ibidem. 

4.  Ibidem. 


354  EMILE    DESCHÂMPS    EN     1848 

Le  Genevois  Cherbuliez  avait  publié  dans  la  Revue  critique  un 
article  élogieux  sur  la  traduction  d'Emile  Deschamps.  Il  précise  dans 
la  lettre  qu'il  lui  écrivit,  la  portée  de  ses  éloges  : 

C'est,  dit-il  tout  simplement,  un  hommage  rendu  par  un  ami  de  la  bonne 
littérature  à  l'un  des  poètes  les  plus  remarquables  de  notre  temps,  et, 
ce  qui  est  bien  plus  rare  encore,  à  un  écrivain  consciencieux  qui  médite 
et  qui  travaille  ■'^. . . 

Il  se  rend  bien  compte  de  la  tentative  de  Deschamps,  quand  il  le 
félicite 

de  l'art  infini,  avec  lequel,  lui  dit-il,  vous  avez  su  marcher  pas  à  pas 
sur  les  traces  de  votre  modèle,  rendre  toutes  celles  de  ses  beautés  que 
comportait  le  génie  de  notre  langue,  tourner  ingénieusement  celles  qui 
ne  se  prêtaient  pas  à  l'interprétation. 

Le  jugement  de  Philar.ète  Chasles,  expert  en  ces  questions  de  litté- 
rature comparée,  est  aussi  bien  motivé  : 

Mon  avis  personnel,  écrit-il  au  poète,  est  que  la  lutte  entre  l'iambe 
anglais  et  l'hexamètre  français,  entre  la  rime  et  le  vers  métrique  et  accentué 
échappe  à  toutes  les  puissances  de  l'habileté  et  du  génie.  Mais  qui  ne 
serait  frappé  de  la  grâce  et  de  l'esprit,  des  nombreuses  et  énergiques  res- 
sources, et  de  la  remarquable  flexibilité  que  vous  avez  déployées  dans 
votre    œuvre  ^... 

On  ne  saurait  mieux  dire,  et  c'est  la  conclusion  à  laquelle  notre 
étude  sur  les  traductions  d'Emile  Deschamps  aboutit. 

Ce  réel  succès  d'estime  ne  satisfaisait  pas  seulement  l'amour-propre 
du  poète,  il  allait  disposer  la  Direction  de  l'Odéon  à  accueillir,  non 
pas  le  Roméo  qui  ne  fut  jamais  joué  ^,  mais  Macbeth,  qui  fut  représenté 
sur  le  second  Théâtre  Français,  le  23  octobre  1848. 

Ce  fut  une  bonne  fortune  pour  l'Odéon  d'avoir  pu  monter  cette 
pièce  en  cette  année  terrible  de  son  liistoire  mouvementée.  Il  avait 
subi  le  contre-coup  de  la  Révolution  de  février.  C'était  la  ruine  à 

1.  Lettre  inédite.  Collection  Paignard. 

Sous  le  second  Empire,  la  renommée  du  traducteur  de  Roméo  était  toujours 
vivace.  Le  2  février  1865,  Emile  Deschanel  lui  écrivait  ceci  : 

J'ai  eu  le  plaisir  hier  soir  de  lire  aux  auditeurs  de  la  rue  de  la  Paix  plusieurs  passages  de 
votre  belle  traduction  de  Roméo  et  Juliette  ;  il  va  sans  dire  que  vos  vers  ont  été  comme  toujours 
couverts  d'applaudissements  et  je  vous  remercie  pour  ma  part  d'avoir  été  un  des  ornements 
de  ma  conférence  et  d'en  avoir,  avec  ie  grand  Will,  assuré  le  succès  qui  a  été  complet  au  dire 
de  juges  très  sérieux.  Je  m'empresse  donc,  cher  et  illustre  maître,  de  vous  rendre  ce  qui  vous 
appartient... 

Emile  DéTchanel,  rue  de  Penthièvre,  34. 

2.  Inédit.   Collection   Paignard. 

3.  Il  fut  question  de  représenter  cet  infortuné  Roméo  en  1858  à  l'Odéon, 
et  l'acteur  Fechter  s'était  permis  sans  doute,  avec  le  rôle  qu'il  comptait  inter- 


u    MACBETH    ))    A     l'oDÉON  355 

brève  échéance.  Le  directeur  Vizentini  avait  fui  le  14  mars,  et  les 
Comédiens  s'étaient  constitués  en  société. 

Le  Conseil  d'administration  était  présidé  par  l'acteur  Lemaire,  avec 
01i\-ier  et  Ballande  comme  vice-présidents,  Husson  et  Osmont  comme 
secrétaires.  Chacun  se  cotisant,  lisons-nous  dans  VHistoire  du  Théâtre 
de  rOdéon,  écrite  par  Porel  et  Monval,  on  réunit  tant  bien  que  mal  les 
premiers  frais,  le  ministre  promit  la  subvention  et  le  théâtre  resta  ouvert. 

prêter,  des  libertés  qui  n'avaient  pas  dû  plaire  à  Emile  Deschamps  ;  le  poète 
s'en  ouvrit  au  directeur  Cli.  de  La  Rounat  (jui  lui  répondit  en  ces  termes  : 

Théâtre  impérial  de  l'Odéon.  Paris,  le  25  août  1858. 

Cher  Poète, 

Je  m'empiesse  de  répondre  à_  votre  tout  aimable  lettre.  Fechter  est  malheureusement 
fort  malade,  forcé  de  renoncer  pour  longtemps  au  théâtre  et  peut-être  même  contraint  à  quitter 
tout  à  fait  l'Odéon. 

Je  manquais  déjà  de  Juliette,  je  serai  sans  Roméo.  J'ajoute  que  le  théâtre  n'est  pas  quant 
à  présent  en  état  de  risquer  les  frais  considérables  que  nécessiterait  la  représentation  du  poème 
en  question,  qui  ne  peut  avoir  de  chance  de  produire  qu'avec  une  interprétation  hors  li^ne 
et  un  luxe  excessif. 

Quant  à  ce  qui  a  été  fait  de  votre  œuvre,  je  décline  à  ce  sujet  toute  responsabilité.  C'est 
Fechter  seul  qui  y  a  porté  la  main  en  mon  absence  et  sans  plus  me  demander  mon  avis  qu'il 
ne  vous  demandait  le  vôtre.  Je  trouve  donc  votre  revendication  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  légi- 
time au  monde. 

Pour  être  agréable  à  l'homme  charmant  que  vous  êtes,  mon  cher  poète,  j'ai  projeté  de 
reprendre  à  la  première  occasion  votre  Macbeth  dont  je  me  suis  occupé  déjà  pour  les  décors 
et  les  costumes.  Cette  belle  tragédie  est  plus  facile  à  monter  et  d'un  effet  beaucoup  plus  cer- 
tain que  Roméo  !  —  Si  vous  n'y  voyez  point  d'inconvénient,  je  continuerai  à  la  laisser  fisrurer 
sur  la  liste  des  ouvrages  à  mettre  à  l'étude,  en  attendant  que  des  circonstances  meilleures 
me  permettent  de  songer  à  Roméo. 

Ce  renoncement  va  vous  chagriner,  et  je  m'en  afflige  ;  car  vous  êtes  bien  l'homme  le  plus 
gracieux  et  le  meilleur,  et  le  plus  riche  en  cœur  et  en  talent  que  j'aie  jamais  rencontré.  En 
attendant  que  votre  retour  dans  la  contrée  de  Paris  me  permette  de  vous  rendre  visite,  aTéez, 
je  vous  prie,  l'expression  de  mes  regrets  et  de  mes  meilleurs  sentiments. 

Ch.  de  la  Rounat. 
En  1864,  la  crainte  toujours  renaissante  de  voir  paraître  un  Roméo  d'Alex. 
Dumas  sur  la  scène  de  la  Comédie  Française  avait  poussé  Emile  Deschamps 
à  demander  une  seconde  lecture  de  sa  pièce  reçue  depuis  si  longtemps.  Edouard 
Thierry,  alors  administrateur  du  Théâtre  Français,  répondit  à  la  requête  du 
poète  par  la  lettre  suivante  : 

Mon  cher  Maître, 

Votre  position  me  semble  bonne  et  je  ne  sais  si  je  vous  conseillerais  de  la  changer,  f^iro 
votre  lioméo  devant  le  comité  de  lecture,  c'est  peut-être  vous  exposer  à  ce  que  votre  pièce 
•oit  reçue  à  correction,  comme  on  dit.  Supposez  le  cas  (et  la  supposition  est  parfaitement 
admissible  à  l'endroit  d'une  traduction,  c'est-à-dire  d'une  pièce  dont  la  représentation  est 
nécessairement  soumise  aux  convenances  d'un  théâtre),  vous  perdez  l'espèce  de  bonne  note 
qui  vous  est  acquise  par  votre  première  lecture.  Gardez  cette  bonne  note. 

Si  Alexandre  Dumas  se  présente  avec  sa  pièce,  il  sera  temps  pour  vous  de  demander  une 
lecture  et  de  la  demander  antéritMire  à  la  sienne.  Ce  qu'il  y  aurait  de  plus  utile  pour  vous, 
ce  serait  de  ne  pas  laisser  le  public  attendri;  le  lioméo  d'Alexandre  Dumas,  sans  rappeler 
d'une  manière  quelconque  la  priorité  de  votre  travail,  afin  que  votre  réclamation,  si  vous 
devez  en  élever  une  tôt  ou  lard,  ne  semble  pas  trop  inattendue.  Voilà  mon  opinion,  je  la  sou- 
met» à  la  vôtre,  tout  prêt  d'ailleurs  à  faire  en  ceci  ce  que  vous  trouverez  à  propos  ot  toujours 
désireux  de  vous  témoigner  que  je  suis  bien  à  vous. 

Edouard  Thierry. 
•6  mars  18C3. 


356  EMILE     DESCHAMPS     EN     1848 

Mais  ce  fut  la  disette  ;  du  15  mars  au  1^^  juillet,  les  recettes  s'éle- 
vèrent à  peine  à  4.000  francs. 

Des  spectacles  usés,  des  représentations  à  bénéfice,  de  temps  en  temps 
un  petit  acte  sans  intérêt  ne  justifiaient  pas  suffisamment  les  60.000  francs 
de  subvention  ;  il  fallait  absolument  donner  du  nouveau  et  pour  décider 
les  auteurs  à  franchir  les  ponts,  une  direction  unique,  une  administration 
responsable  étaient  de  première  nécessité  ;  le  ministre  le  comprit  :  Alexan- 
dre Mauzin,  commissaire  du  gouvernement,  depuis  le  mois  de  mai  1848, 
fut  mis  à  la  tête  des  comédiens  associés  ^. 

Ce  directeur  énergique  tenta  «  la  galvanisation  de  TOdéon  ». 

Il  alla,  nous  disent  les  historiens  du  théâtre,  frapper  aux  portes  des 
plus  illustres  auteurs  dramatiques  contemporains  et  leur  offrit  jusqu'à 
6.000  francs  de  prime,  et  un  bénéfice  sur  toute  recette  dépassant  mille 
francs.  Peine  perdue  :  Victor  Hugo  répondit  qu'il  était  trop  absorbé 
par  la  politique  ;  Alexandre  Dumas,  à  qui  il  demandait  un  Faust  d'après 
Goethe,  proposa  de  le  faire  faire  par  son  fils  ;  Balzac,  pressé  d'argent, 
accepta  et  commença  un  Richard  Saui>age  qui  ne  se  composa  jamais 
que  d'un  monologue  ;  É.  Deschamps  seul  tira  de  ses  cartons  sa  traduction 
de  Macbeth,  qui  sommeillait  là  depuis  près  de  vingt  ans.  Cette  œuvre 
intéressante,  montée  immédiatement  et  avec  un  certain  éclat,  fit  des 
recettes  très  honorables  pendant  deux  mois  :  ce  fut  la  seule  pièce  saillante 
de  l'année  1848-49  2. 

Le  23  octobre,  l'Odéon  donna  Macbeth,  drame  en  cinq  actes,  en 
vers,  d'Emile  Deschamps,  musique  de  M.  Beke  ;  et  Auguste  Vac- 
querie  rendit  compte  de  la  belle  soirée  dans  son  feuilleton  théâtral  de 
VEi^énement. 

Comment  le  charmant  poète  de  toutes  les  élégances,  écrit-il,  a-t-il 
osé  aborder  un  poète  aussi  sauvage  et  aussi  âpre  que  Shakespeare  ? 
Comment  cette  main  délicate,  faite  pour  jouer  dans  les  cheveux  d'une 
femme,  s'est-elle  hasardée  dans  la  rude  crinière  du  lion  ?  M.  Emile  Des- 
champs   a    apprivoisé    Shakespeare,    ajoute-t-il    spirituellement  ^. .. 

Paul  Juillerat,  qui  ne  craignait  pas  l'hyperbole  quand  il  s'agissait 
de  louer  son  maître  et  son  ami,  lui  écrivait  le  soir  même  de  la  première 
représentation  ces  vers  enthousiastes  : 

Paris  voit  son  espoir  enfin  réalisé, 
Shakespeare  sur  la  scène  est  naturalisé  ; 
C'est  beau  !  Tout  à  la  fois  délicate  et  robuste. 
Votre  verve  concise  a  frappé  fort  et  juste  ; 

1.  L'Odéon,  histoire  administrative,  anecdotique  et  pittoresque  du  second  Théâtre 
Français  (1818-1853),  par  Paul  Porel  et  Georges  Monval.  Paris,  A.  Lemerre, 
1882,  in-8",  p.  291. 

2.  Ihid.,  p.  292. 

3.  'L'Événement,  30  octobre  1848. 


CANDIDATURE     d'ÉMILE     DESCIIAMPS  357 

Chaque  vers,  qui  du  haut  du  théâtre  touiljait, 
Nous  faisait  dire  à  tous  :  Bravo  !  c'est  bien  Macbeth  ! 
Ami,  contre  le  mot  :  traducteur,  je  m'insurge. 
Interprète   puissant    du    puissant   dramaturge, 
Vous  avez  su   loucher,   inspirer,   recréer. 
Traduire  comme  vous,  cher  maître,  c'est  créer  ^. 

On  ne  peut  nier  que  le  Macbeth  d'Emile  Deschamps  fût  vm  assez 
grand  succès.  Hugo,  Dumas,  Musset,  Gautier  ^,  assistèrent  à  cette 
première  de  leur  vieux  camarade  de  jeunesse  romantique.  Tout  ce 
que  Paris  comptait  de  gens  du  monde  et  de  gens  d'esprit  vint  a])plau- 
dir  le  poète  (pii  espérait  que  tout  ce  bruit  fait  autour  de  son 
nom  servirait  une  de  ses  plus  chères  ambitions  ^. 

En  effet  c'est  en  1844  qu'Emile  Deschamps  s'était  présenté  pour 
la  première  fois  à  l'Académie  française  :  il  pouvait  espérer  que  la 
réédition  de  ses  œuvres  poétiques,  suivie  de  la  publication  de  ses 
traductions  shakespeariennes  et  couronnée  ]>ar  la  représentation  de 
Macbeth  à  l'Odéon,  parlerait  assez  haut  pour  lui. 


III 


On  s'est  fort  scandalisé  qu'Emile  Deschami)s  n'ait  jamais  pu 
réussir  à  être  élu  académicien.  Victor  Pavie,  dans  ses  Mémoires, 
dira  du  vieux  poète,  relire  à  Versailles,  où  on  l'oublia  : 

Son  nom  reparut  encore,  mais  pour  sombrer  décidément  dans  les  scru- 
tins de  l'Académie,  où  l'appelait  légitimement  sa  valeur  personnelle 
unie  à  ses  traditions  et  à  ses  souvenirs  *. 

Auguste  Barbier  fera  un  reproche  de  cet  ostracisme  à  l'illustre 
Compagnie  : 

1.  Inédit.    Collection    Paignard. 

2.  La  Presse.  Feuilleton  du  30  octobre  1848,  par  Th.  Gautier.  Compte  rendu 
du  Macbeth  de   Deschamps. 

3.  Dcsehamps  avait  ofTert  à  Raehel  un  exemplaire  de  sa  traduction  avec  cet 
hommage  : 

Depuis  trois  ans,  ô  vous  !  l'idéal  du  poète, 
Je  n'osais,  pour  mon  œuvre,  ayant  l'âmo  inquiète, 
Déposer  en  vos  mains  ce  Sliakesiicarc  français. 
Aujourd'hui  que  Macbeth,  même  à  travers  mon  voile, 
Dans  le  ciel  de  votre  art  fait  passer  son  étoile  : 
Souffrez  que  j'ose  mettre  à  vos  pieds...  un  succès. 

4.  Victor  l'avie.   (Km'res  choisies...  T.   II.  Souvenirs  de  jeunesse,  p.  150. 


358  l'académie  française 

C'a  été  une  faute  de  la  part  de  l'Académie  Française  d'avoir  repoussé 
un  esprit  si  aimable,  si  littéraire  et  si  bien  fait  pour  elle  ^. 

Il  eût  en  effet  continué  à  merveille  la  pure  tradition  de  l'Académie 
qui  s'honore  d'avoir  compté  Voiture  parmi  les  siens  au  xvii^  siècle. 
Il  est  vrai  que  Deschamps  valait  beaucoup  mieux  cjue  Voiture  et 
partagea  le  sort  de  bien  d'autres  esprits  plus  éminents  que  lui.  La- 
martine reprit  à  son  compte  le  reproche  exprimé  par  Barbier  : 

Pourquoi  l'Académie  n'eût-elle  pas  couronné  la  vie  toute  studieuse 
et  toute  poétique  d'Emile  Deschamps,  ce  Saint-Evremond  charmant  des 
salons  de  Paris  ?  ...  Emile  Deschamps,  dit-il  encore,  l'agrément  et  la 
conversation  personnifiée,  dans  la  science  des  lettres  et  la  bonté  fine  du 
cœur  2. 

Charles  Nodier  définit  excellemment  la  place  qu'E.  Deschamps 
tiendrait  à  l'Académie  : 

une  place  qu'on  aime  toujours  à  voir  bien  occupée,  dit-il,  celle  de  l'homme 
de  lettres  et  de  l'homme  du  monde,  fondus  dans  une  même  personne  ^. 

C'est  précisément  pour  l'élection  au  fauteuil  laissé  vacant  par  la 
mort  de  son  ami  Nodier  en  1844,  qu'Emile  Deschamps  posa  pour  la 
première  fois  sa  candidature.  Il  écrivait  à  ce  propos  cette  lettre  à 
Victor  Hugo  : 

Mon  cher  Victor, 

J'avais  été  vous  remercier  de  vos  paroles  d'amitié  si  douces  à  mon 
cœur  et  à  mon  orgueil.  Nous  nous  sommes  croisés...  J'ai  perdu  la  partie 
de  [illisible].  Vous  dire  ma  gratitude  de  tant  de  choses,  c'est  impossible, 
et  c'est  au  point  que  je  n'ose  chercher  à  l'augmenter. 

Seulement  je  dois  vous  dire  que  je  suis  sur  les  rangs  pour  le  fauteuil 
de  Nodier.  Seulement...  je  connais  vos  engagements  et  ne  demande 
que  les  hasards  de  la  bataille  et  des  coups  perdus,  si  cela  se  peut.  A  vous 
de  cœur  et  d'âme  *. 

Emile. 

Jamais  il  n'eut  autant  de  chances  qu'autour  des  années  qui  avoi- 
sinent  1848.  D'abord,  il  n'était  pas  encore  installé  définitivement  à 
Versailles  ;  on  le  voyait  fréquemment  à  Paris.  Il  n'était  pas  seulement 
soutenu  par  le  succès  récent  de  ses  dernières  publications,  mais  Hugo 
ne  demandait  pas  mieux  que  de  compter  à  l'Académie  le  plus  d'amis 
possible.  Il  en  était  depuis  1843. 

1.  Aug.  Barbier.   Souvenirs  personnels...  Paris,  1883,  in-16,  p.  257. 

2.  Lamartine.  Cours  familier  de  littérature...  1860,  tome  IX,  p.  218. 

3.  Lettre  inédite.    Collection    Paignard. 

4.  Inédit.  Communiqué  par  M.  Gustave  Simon. 


CANDIDATURE    d'ÉMILE    DESCHAMPS  359 

L'Académie,  après  tout,  écrivait-il  à  Alphonse  Karr,  a  été  une  grande 
chose,  et  peut  et  doit  le  redevenir  grâce  à  tous  les  hommes  de  pensée 
et  d'avenir  dont  je  ne  suis  que  le  maréchal-des-logis,  grâce  aux  vrais  poètes, 
grâce,  aux  vrais  écrivains^. 

Le  maréchal  des  logis  oublia  souvent  ses  vieux  compagnons  d'ar- 
mes. Il  lui  arriva  de  leur  préférer  ses  disciples  plus  immédiats,  et 
quand  parmi  ceux-ci  l'ont  voit  Théophile  Gautier,  il  faut  avouer 
([u'on  ])ardonne  à  Victor  Hugo  cette  faute,  que  V.  Pavie  lui  reproche 
en  ces  termes  : 

Au  moment  de  la  double  candidature  de  S**^-Beuve  et  de  Mérimée, 
il  recommandait  aux  suiïrages  de  la  Compagnie,  dans  une  séance  du  jeudi, 
un  poète  dun  rare  talent,  plein  d'avenir,  son  élève  favori,  Th.  Gautier, 
et  ceci,  taudis  que  Vigny,  Emile  Deschamps  demandaient  à  s'asseoir  à 
ses  côtés  ^. 

Victor  Hugo,  en  dépit  des  engagements  qui  le  liaient  à  des  poètes 
comme  Gautier,  et  que  Deschamps  d'ailleurs  comprenait  fort  bien, 
fit  souvent  campagne  pour  son  ami.  Les  témoignages  abondent.  Les  let- 
tres que  lui  adresse  Deschamps,  pendant  ces  années-là,  expriment  toute 
sa  gratitude  et  ses  espérances.  Celle  qui  suit  peut  servir  d'exemple  : 

Mon  cher  Victor.  Merci  !  merci  !  C'est  mon  cri  avec  vous,  quand  ce 
n'est  pas  bravo  !  Tous  mes  autres  amis  étaient  à  200  lieues  ou  dans  leur 
lit  malades.  — •  Eh  bien  !  il  me  semble  que,  s'ils  veulent  s'entendre  en  ma 
faveur,  ils  pourront  obtenir  pour  moi  des  promesses  prochaines.  —  5  voix 
feront  la  nomination  sûre  en  février,  et,  avec  un  peu  de  politique,  je  pour- 
rais avoir  des  chances  plus  tard,  sans  que  l'Ecole  alors  eût  fait  de  pertes. 

Il  vaudrait  mieux  que  M.  Leclerc  passât  et  moi  ensuite  —  que  si  les 
deux  actuels  s'arrangeaient  pour  lutter.  Qu'en  dites-vous  ?  Guiraud 
arrive  et  pourrait  plus  que  personne  s'en  mêler,  mais  quelle  chose  j'es- 
pérerais de  votre  amitié  !  Il  faut  que  je  connaisse  bien  la  mienne  pour 
parler  ainsi. 

Adieu  et,  quoi  qu'il  arrive,  soyez  béni  une  fois  de  plus  ^. 

15  février  (1844).  Emile  Deschamps. 

On  voit  par  celte  lettre  qu'il  comj)tait  sur  Guiraud  et  sur  Soumet 
sans  doute  autant  cpie  sur  Hugo.  Maliieureusement  la  mort  allait 
bientôt  les  enlever,  l'un  en  1847,  l'autre  plus  tôt  encore,  en  1845.  — 
Ce  qui  nuisit  au  succès  de  Deschamps,  à  cette  époque,  ce  fut  non 
seulement  la  réaction  classique  de  Ponsard,  mais  aussi  la  lutte 
pour  la  liberté  de  l'enseignement  (jui  }>ar1ageait  alors  les  esprits. 
L'Académie,  dans  ses  élections,  sacrifia  souvent  les  poètes  aux  mem- 
bres de  TLiiiversité. 

1.  Choses  i'iies,  t.  I,  p.  89. 

2.  Victor  Pavie.  Sa  jeunesse  et  ses  relations  littéraires,  p.  25'i. 

3.  Communiquf-  par  M.   Gustave  .Simon. 


360  l'académie  française 

Puis  Soumet  et  Guiraud  disparurent  ;  les  professeurs  et  les  hommes 
politiques,  en  ces  temps  de  réaction  contre  le  romantisme,  prirent 
le  pas  sur  les  poètes.  On  sait  les  obstacles  prolongés  que  rencontra  la 
candidature  de  Vigny.  Les  échecs  de  Deschamps  se  multiplièrent. 
L'obstiné  poète,  que  rien  ne  rebutait,  écrivait  alors,  de  sa  retraite  de 
Versailles,  à  Victor  Hugo  cette  jolie  lettre,  où  il  déclare  sa  candidature 
immuable  et  se  compose  une  spirituelle  figure  de  candidat  irréductible. 

Mon  cher  Victor,  Je  voulais  déposer  dimanche  soir  aux  pieds  de  Madame 
Victor  les  vers  qu'elle  a  eu  la  bonté  de  me  demander  pour  ses  loteries... 
Des  rhumes  trop  bien  motivés  par  le  temps  et  qui  n'épargnent  pas  non 
plus  M'^^  Jules  Lefèvre,  nous  ont  tristement  retenus. 

Voilà  ces  vers  qui  feront  jouer  à  qui  gagne-perd  —  moi  qui  perds  à 
tous  les  jeux  académiques,  je  persiste  pourtant  à  jouer  jusqu'à  ruine 
complète  et  pour  éviter  tous  les  tiraillements,  je  reste  sculpté  dans  la 
candidature.  J'ai  le  temps  de  service  nécessaire,  je  ne  me  sens  pas  indigne 
de  l'honneur  que  j'ambitionne.  Balzac  ne  se  met  pas  sur  les  rangs  cette 
fois  et  j'ai  vu  qu'il  n'avait  pas  plus  de  chances  que  moi,  ce  qui  m'enfle 
d'orgueil.  Donc  advienne  que  pourra  !  Je  me  présente  et  me  présenterai 
toujours.  J'y  suis  décidé.  Cela  prévient  les  incertitudes  de  chaque  occasion 
et  rien  n'est  pire  que  les  oui,  non,  oui... 

Je  me  recommande  à  mes  amis...  envers  qui  je  serai  on  ne  peut  plus 
reconnaissant,  comme  je  le  suis  toujours  envers  vous...  et  dont  je  com- 
prendrai, sans  me  plaindre  et  en  les  aimant  continuellement,  tous  les 
embarras  et  toutes  les  autres  préférences. 

Lamartine  a  été  parfait  pour  moi.  C'est  un  second  Victor  pour  le  cœur 
et   le   génie. 

Quant  à  vous,  mon  ami,  tout  ce  que  vous  ferez  ou  croirez  ne  pas  pouvoir 
faire  sera  bien.  Je  vous  annonce  seulement  ma  candidature  immuable. 
■ —  Vous  me  viendrez  en  aide,  j'en  suis  sûr,  dans  l'avenir  comme  dans 
le  passé...  et  si  je  meurs  avant  d'être  immortel,  je  n'aurai  que  le  regret 
de  ne  pas  avoir  eu  quelques  ressemblances  avec  vous. 

Le  plus  vrai  de  vos  amis  et  admirateurs. 

Emile  ^. 

1.   Communiqué   par   M.    Gustave    Simon. 

Ce  n'est  pas  faute  d'avoir  été  encouragé  dans  la  persistance  par  les  voix  les 
plus  autorisées,  les  plus  flatteuses.  L'évèque  d'Orléans  lui  écrivait  en  1859  : 

Ce  n'est  pas  moi  qui  devrais  être  à  l'Académie  Française,  c'est  vous. 

Barante,  qui  regrettait  de  ne  plus  le  voir  aussi  souvent,  depuis  qu'il  était 
à  Versailles,  lui  disait  : 

Si  pourtant  vous  deveniez  ce  que  je  souhaite,  mon  confrère  à  l'Académie,  nous  nous  verrions 
au  moins  une  fois  par  semaine  et  nous  reprendrions  nos  entretiens  d'autrefois...  Ce  ne  sera 
jamais  faute  de  mon  suffrage  que  votre  candidature  n'arrivera  point  à  bonne  fin... 

Pongerville  n'était,  pas  moins  encourageant  : 

Quand  un  homme  de  votre  valeur  se  présente  à  la  porte  de  ses  pairs,  les  deux  battsints 
devraient  s'ouvrir  devant  lui.  Je  vous  assure  que  si  la  clef  était  dans  ma  main,  je  ne  vous 
ferais  pas  attendre. 

M™^  Jules  Lefèvre,  dont  il  est  question  dans  cette  lettre,  était  la  femme  de 
Jules  Lefèvre-Deumier. 


CANDIDATURE    d'ÉMILE    DESCIIAMPS  361 

Emile  Deschamps  couinit  dix  ans  au  moins  les  chances  de  la  car- 
rière académique  :  non  seulement  il  resta  à  la  porte  de  l'Académie  ^, 
mais  encore  il  se  vit  préférer  M.  Empis.  Le  fait  mérite  d'être  rap- 
porté. 

En  1847,  M.  Em]ns  fut  élu,  et  Victor  Hugo,  dans  Choses  i'ues,  nous 
raconte  que  son  élection  fut  déterminée,  chose  paradoxale,  par  les 
votes  de  Lamartine  et  de  Ballanche. 

Il  y  avait  ce  jour-là  31  académiciens  présents  :  il  fallait  donc 
16  voix  pour  être  élu.  Au  premier  tour,  Ém.  Deschamps  avait  2  voix  ; 
Victor  Leclerc  14  et  Empis  15. 

Lamartine  et  Ballanche  arrivent  à  la  fin  du  1^^  tour.  M.  Thiers  arrive 
au  commencement  du  second,  ce  qui  fait  34. 

2*^    TOUR 

Emile  Deschamps 2   voix 

Empis 18      » 

V.  Leclerc 14      » 

M,  Empis  est  élu... 

En  sortant,  ajoute  Hugo,  j'ai  rencontré  Léon  Gozlan  qui  m'a  dit  : 
—  Eh  hien  !  —  J'ai  répondu  ;  il  y  a  eu  élection.  C'est  Empis. 

—  Comment  l'entendez-vous  ?   m'a-t-il   dit. 

—  Des  deux  manières. 

—  Empis. 

—  Et  tant  pis  ^. 


1.  Alexandre  Cosnard,  un  de  ses  amis  versaillais,  fâché  des  échecs  répétés  du 
spirituel  et  charmant  hommie,  l'en  voulut  consoler  un  jour  et  fit  pour  lui  ce 
joli  quatrain  : 

Poète  tragique  et  comique, 
Homme  de  bon  ton  et  de  bien, 
Sericz-vous  trop  académique 
Pour  être  académicien  ? 

(Fragments   inédits.   Collection    Paignard.) 

2.  Au  sujet  d'Empis  qui  fut  on  compétition  avec  Arsène  Iloussaye  pour  la 
direction  du  Théâtre-Français,  cf.  Arsène  Iloussaye,  Confessions,  t.  II,  p.  391. 

Cf.  h'Aitisle,  nov.  1847,  p.  157.  Dans  la  Revue  de  la  Semaine  : 

Cette  bonne  académie  —  française  !  elle  a  fini  l'année  1847  en  recevant  —  solennellement 

M.  Empis,  et  Elle  commcnre  l'année  1848  en  nommant  M.  Vatoul. 

M.  Vatout  a  eu  18  voix,  M.  A.  de  Musset  en  a  eu...  deux.  M.  Vatout  est  donc  neuf  fois  plus 

digne  que  M.  de  Musset  selon  l'Académie. 

Une  femme  d'esprit,  songeant  h  M.  Emile  Deschamps,  toujours  en  verve,  qui  aux  précé- 
dentes nominations  a  obtenu  successivement  quelques  voix  de  moins  et  qui  cette  fois-ci  n'en 
a  pas  eu  du  tout,  s'est  écriée  :  —  Ce  pauvre  M.  Desctiamps,  qui  a  une  extinction  de  voix  I 

Cette  petite  note  est  probablement  d'Arsène  Iloussaye.  En  tous  cas,  il  s'at- 
tribue le  mot.  Cf.  Les  Confessions,  souvenirs  d'un  demi-siècle,  1830-1880,  tome  II, 
p.  257-258. 


362 


L  ACADEMIE    FRANÇAISE 


Il  ne  pouvait  déplaire  au  spirituel  vaincu  de  tant  de  luttes  acadé- 
miques que  le  symbole  de  ses  mésaventures  fût  un  trait  d'esprit  qui 
le  vengeât  d'un  de  ses  plus  médiocres  concurrents  et  que  le  bon  mot 
vengeur  partît  des  lèvres  de  son  ami  Victor  Hugo, 


CHAPITRE  V 

I.  La  société  mondaine  sous  Louis  Philippe.  Quelques  «  Sa- 
lons »  fréquentés  et  jugés  par  Emile  Deschamps.  —  IL  Le 
salon  russe  de  la  princesse  MestschersivY.  Cosmopolitisme 
et  esprit  français.  —  m.  Emile  Deschamps  et  le  «  Dan- 
dysme ». 


I 

C'est  une  des  grâces  d'Emile  Deschamps,  ambitieux  candide, 
d'avoir  moins  bien  su  faire  sa  cour  à  la  renommée  qu'à  ceux  qu'il 
aimait.  A  l'âge  où  il  aurait  voulu  forcer  les  portes  de  l'Académie,  les 
idées  libérales  qui  avaient  nourri  sa  jeunesse  y  florissaient.  On  se 
rappelle  qu'il  aurait  pu  sympathiser  avec  Stendhal  sous  la  Restaura- 
tion et  faire  partie  du  groupe  des  Rémusat  et  des  Stapfer.  Avec  un 
peu  plus  de  méthode  et  d'application  dans  l'étude  des  littératures 
européennes,  ce  libre  esprit  aurait  été  un  des  plus  brillants  rédacteurs 
du  Globe,  mais  les  goûts  du  mondain  l'emportèrent  sur  les  velléités 
du  penseur.  Il  sacrifia  les  suffrages  des  doctes  aux  fêtes  qui  l'accueil- 
laient dans  certains  salons  légitimistes  ou  simplement  conservateurs. 
Il  y  retrouvait  d'abord  de  vieux  amis  ;  et  puis,  les  compliments  des 
dames,  le  miel  de  leurs  louanges,  retinrent  le  bel  esprit  ;  et,  tandis 
que  Saint-Marc  Girardin,  Patin,  entraient  à  l'Académie  et  que 
Victor  Hugo  et  Lamartine  renonçaient  à  la  faveur  des  salons  pour 
briguer  celle  d'un  monde  autrement  vaste  et  redoutable,  le  libéral 
qu'était  Emile  Deschamps,  demeura  en  somme  sous  la  Monarchie  de 
Juillet,  fidèle  au  monde  ui  peu  restreint,  élégant  et  fermé,  qui  avait 
naguère  souri  au  |)remier  essor  du  mouvement  poétique,  mais  s'était 
promptement  alarmé  de  ses  audaces  ^. 

L'âge  de  la  retraite,  les  ])remières  atteintes  de  la  maladie  allaient 

1.  Comto  Anlonin  d'Indy.  Interviews  rétrospectives,  pochades  et  croquis,  l'aris, 
Ollendorlï,  1894,  in-16,  p.  138-141.  — Voir  aussi  dans  le  76"  chap.  de  son  Livre 
de  bord  le  jugement  d'Alphonse  Karr  sur  Kmil.j:  Deschamps.  Il  fait  suit'  à  la 
37*^  année  de  ses  Guêpes.  Paris,  1875.  In-8°,  p.  313-320.  «  Il  aimait,  dit-il,  "k 
aimer  et  à  admirer  ». 


364  LA    SOCIÉTÉ    MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

bientôt  arracher  Emile  Deschamps  aux  déHces  de  cette  vie  mondaine. 
Avant  de  le  suivre  à  Versailles  et  d>chever  en  sa  compagnie  le 
voyage  que,  suivant  l'expression  de  Vigny,  son  charmant  esprit  lui  fit 
faire  à  travers  le  siècle?  nous  nous  arrêterons  un  moment  à  décrire 
cette  société  du  règne  de  Louis- Philippe  ^,  dont  on  a  si  injustement 
médit,  qu'Emile  Deschamps  a  bien  connue  et  dont  il  a  été  une  des 
brillantes  parures. 

jyjme  (jg  Girardin.  la  belle  Delphine  Gay,  «  vrai  pendant  en  femme 
d'Emile  Deschamps  en  homme  »,  suivant  le  mot  de  Lamartine,  et 
qui  depuis  le  temps  lointain  où  elle  lisait  ses  premiers  vers  dans  le 
salon  de  la  rue  Saint-Florentin,  était  devenue  un  des  plus  pénétrants 
chroniqueurs  du  Paris  de  1840,  a  finement  analysé  les  éléments 
divers  et  peu  cohérents  dont  se  composait  la  société  parisienne  après 
la  Révolution  de  Juillet.  Elle  y  distingue  au  moins  deux  sortes  de 
mondes,  fort  différents,  éprouvant  l'un  pour  l'autre,  «  un  mépris 
mutuel  plein  de  sympathie,  une  pitié  réciproque  et  d'une  égalité  visi- 
ble^... »  A  la  frontière  de  ces  deux  mondes,  l'aristocratie  boudeuse  et  la 
bourgeoisie  régnante,  qui  formaient  les  deux  pôles  du  Paris  de  Louis- 
Philippe,  il  faut  se  représenter  la  foule  innombrable  des  ambitieux 
de  tout  genre,  que  Balzac  a  si  bien  su  peindre,  jolies  femmes  et  gens 
d'esprit,  avec  ou  sans  naissance,  qui  venaient  du  fond  de  la  province 
ou  des  quartiers  pauvres  de  la  grande  ville,  tenter  différemment 
fortune  et  remplir  les  carrières  du  théâtre,  de  la  politique,  de  la 
finance  et  de  la  littérature. 

Emile  Deschamps,  que  son  éducation,  sa  naissance,  et  l'élégance 
morale  de  son  caractère  protégeaient  contre  les  atteintes  de  ce  troi- 
sième monde,  a  pu  le  traverser  comme  Alfred  de  Vigny  et  plus  fré- 
quemment encore,  sans  y  contracter  les  habitudes  fâcheuses  d'Alfred 
de  Musset.  Il  fut  en  relations  amicales  avec  des  dandys  ^  comme  Roger 
de  Beauvoir,  des  journalistes  et  des  gens  de  théâtre  comme  Méry 
et  Véron,  s'ans  cesser  d'être  un  aristocrate  de  culture,  de  manières 
et  de  ton.  C'est  bien  ainsi  qu'il  apparaît  dans  le  beau  portrait  que 
fit  de  lui  le  peintre  Champmartin,  et  qui  fut  exposé  au  Salon  de  1840  *. 

1.  Cf.  Revue  de  Paris,  15  juillet  1853  :  Les  Hommes  et  les  mœurs  sous  le  règne 
de  Louis-Philippe,  par  Hippolyte  Castille. 

2.  Le  Vicomte  de  Launay.  Lettres  parisiennes,  par  M™^  Emile  de  Girardin. 
Paris,  1868,  tome  I,  lettre  VI  (15  mars  1837),  p.  91-92. 

3.  Jacques  Boulenger.  Sous  Louis-Philippe.  Les  Dandys  :  George  Brummell, 
esq.  —  Le  comte  d'Orsay.  —  «  Milord  Arfouille  ».  —  Eugène  Sue.  —  Barbey 
d'Aurevilly,  etc..  Paris,  1907,  in-16. 

4.  Cf.  notre  Deschamps  dilettante,  et  Auguste  Ehrhard.  L'Opéra  sous 
la  direction  de  Véron,  eh.  m,  de  :  Une  Vie-de  danseuse  :  Fanny  Elssler...  Paris, 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    SALONS  365" 

Le  monde  aristocratique,  en  ôc]nl  de  la  liberté  d'esprit  du  poète, 
ne  cessa  jamais  de  l'accueillir.  Il  avait  souvent  rencontré,  sous 
Charles  X,  le  comte  de  Peyronet,  chez  son  ami  Rességuier.  Il  resta 
fidèle,  sous  Louis- Philippe,  au  ministre  du  roi  déchu.  On  l'entendit 
souvent  dans  le  salon  du  duc  de  Fitz- James,  légitimiste  ultra,  faire 
l'apologie  du  romanlisnie  et  l'éloge  de  V.  Mugo.  Il  demeura  jusqu'à 
sa  mort  le  familier  de  deux  grandes  dames,  dont  il  était  le  poète 
préféré  :  la  ]irincesse  de  Beauvau  et  la  princesse  de  Craon.  —  Xous 
avons  mis  eu  lumière,  dans  notre  élude  sur  les  relations  d'Emile 
Descham])S  avec  les  peintres  et  les  musiciens,  le  rôle  important  qu'il 
a  joué,  sous  la  Monarchie  de  Juillet,  dans  le  développement  de  la  vie 
artistique.  II  nous  suffit  de  rappeler  ici  le  succès  de  ses  romances, 
mises  eu  musique  par  les  plus  grands  musiciens  du  temps,  Nieder- 
meyer,  Meyerbeer,  Berlioz.  Les  vers  d'Emile  Deschamps  furent 
peut-être  avec  ceux  de  Lamartine  et  d'Hugo  les  plus  «  chantés  »  de  la 
période  romantique  ^.  Nous  avons  nommé  la  princesse  de  Beauvau  et 
la  princesse  de  Craon,  parce  qu'elles  honoraient  le  poète  d'une  amitié 
qui  ne  vieillit  pas  ^.  Mais  on  lui  faisait  fête  dans  le  salon  de  M'"^  de 
La  Bourdonnaye  comme  dans  celui  de  la  duchesse  de  Rauzau.  Ces 
deux  salons  étaient  un  peu  graves  ;  on  y  causait  plus  volontiers  et  la 
politique  l'emportait  sur  les  arts.  Chez  M'^^  de  Vergennes,  les  artistes 
se  mêlaient  aux  gens  du  monde,  ou  y  lisait  les  vers  de  Soumet,  de 
Guiraud.  de  Rességuier,  de  Deschamps,  de  Musset.  Chez  M"^^  de 
Mirbel  ^  on  chantait  :  Niedermever  et  Pauline  Duchambge  v  étaient 


Plon-Nourrit,  1909,  iti-16.  —  A  propos  du  ciilctlantismc  français  au  milieu  du 
XIX®  siècle,  cf.  une  autolMograpbie  curieuse  :  Sallimbnnques cl inarionnelle.s,  impres- 
sions, digressions  et  récits,  par  Auguste  Avril...  Paris,  Michel  Lévy,  1867,  in-18. 
Cette  autobiographie  n'est  que  d'un  dilettante  ;  autrement  vaste  est  l'intérêt 
qu'offre  le  roman  que  publia,  en  18'i0,  Uargaud,  le  «  philosophe  enragé  »,  le  «  con- 
fident »  de  Lamartine,  qui  eut  une  si  grande  influence  sur  la  «  vie  intérieure  » 
du  poète.  Cf.  George,  ou  Une  âme  dans  le  siècle,  par  J.-M.  Dargaud.  Paris,  E.  Lc- 
grand,  18'iO,  2  vol.  in-8°.  Sur  le  fond  d'un  roman  d'amour,  inspire  par  ceux 
de  G.  Sand,  se  détachent  de  curieux  chapitres  qui  sont  des  tableaux  do  la  société 
sous  Louis-Philippe  :  succession  de  portraits  groupés  en  séries,  poètes,  critiques, 
philosophes,  historiens,  hommes  politiques,  et  de  dialogues  sur  les  problèmes 
religieux  et  sociaux.  On  connaît,  d'après  l'étude  de  M.  Des  Cognets  sur  la  Vie 
intérieure  de  Lamartine,  l'attachante  personnalité  du  bourguignon  Dargaud, 
plein  de  talents  divers,  poète,  historien,  philosophe,  âme  ardente,  un  des  pro- 
moteurs de  l'idéalisme  républicain.  Son  romaiilisme  fait  niililliôsc  avec  celui 
d'un  jiiir  arliste  comme  É.   Descham[>s. 

1.  .Nous  en  avons  fait  la  preuve  dans  notn-  Dcschiimps  dilettante. 

2.  Tradition   orale  conservée  dans  la   famille   Paignard   et  dont  témoigne  la 
correspondance  inédite. 

3.  M"!*^  de  Mirbel,  femme  du  bolaiiisir  (|iii  fut  sous  l 'l'empire  et  la  Restauration 
professeur  à    la    Faculté   des   Sciences   de    Paris   et  au   Jardin   <li'S    l'ianlis,   était 


366  LA    SOCIÉTÉ     MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

particulièrement  goûtés.  Mais  le  salon  où  l'on  entendait  de  la  véritable 
musique  était  celui  de  M^^^^  d'Agoult  (Daniel  Stern).  Chez  cette 
grande  dame, .  une  des  plus  originales  individualités  féminines  du 
xix^  siècle,  on  exécutait  la  Symphonie  fantastique  de  Berlioz,  les 
Masurkas  de  Chopin,  les  Etudes  de  Hiller,  les  Lieder  de  Schubert, 
dont  Emile  Deschamps  avait  traduit  les  paroles  en  vers  français  ■■•. 
Mais,  dans  ce  monde  aristocratique,  le  goût  suivait  les  caprices  de  la 
mode,  et  la  plus  intelhgente  des  maîtresses  de  maison  ne  réussissait 
pas  toujours  à  épargner  à  un  grand  poète  de  désagréables  mécomptes. 
C'est  ainsi  qu'un  soir,  chez  la  vicomtesse  d'Agoult  elle-même,  devant 
un  auditoire  brillant  où  se  trouvaient  le  comte  et  la  comtesse  de 
Montault,  la  marquise  de  Castelbajac,  la  comtesse  de  La  Rochefou- 
cauld, la  comtesse  de  Luppé,  Mesdames  de  Caraman,  d'Orglandes, 
de  Gramont,  etc.,  Alfred  de  Vigny  lut  son  poème  :  la  Frégate,  qui  fut 
accueilli  par  im  silence  glacial.  «  Ma  Frégate  a  fait  naufrage  dans  votre 
salon,  lui  dit  A.  de  Vigny  en  se  retirant  »•.  —  Et  comme  il  venait  de 
sortir  :  «  Ce  monsieur  est  un  amateur  ?  »  aurait  dit  l'ambassadeur 
d'Autriche. 

Emile  Deschamps  aimait  le  monde,  mais  il  jugeait  comme  il  con- 
vient cette  élégante  cohue  de  gens  riches  et  titrés.  Plus  tard,  quand 
il  évoquera  le  souvenir  des  maisons  où  se  conservaient,  au  milieu  de 
ce  siècle  troublé,  les  traditions  de  l'ancienne  société  polie,  il  citera 
deux  ou  trois  noms,  rappellera  M"^^  de  Virieu,  M™^®  de  Circourt 
et  surtout  M°^^  Récamier  et  M°^^  SAvetchine,  l'une  «  la  Française 
charm.ante  et  fêtée  »  ;  l'autre,  «  la  grande  Russe  si  honorée  qu'elle 
en  est  invoquée  ».  M^^  Récamier  et  M^^^  Swetchine,  dira-t-il,  «  se 
complètent    l'une    par    l'autre,    et   donnent   chacune    à    son    point 

très  liée  avec  la  famille  Deschamps.  Peintre  de  talent,  apparentée  au  général 
de  Monthion,  elle  avait  accès  à  la  cour.  Au  salon  de  1819,  dont  Emile  Deschamps 
fît  le  compte  rendu  (cf.  notre  Deschamps  dilettante),  elle  donna  le  portrait  en 
miniature  du  roi  Louis  XVIII.  —  Après  1830,  elle  accueillit  ch,ez  elle  les  artistes. 
Champmartin,  qui  fit  le  portrait  d'Emile  Deschamips  en  1840,  était  un  des 
familiers  de  son  salon.  On  a  d'elle  les  portraits  de  Charles  X,  du  duc  de  Fitz- 
James,  du  duc  Decazes,  du.C'^  Demidoff,  de  Louis-Philippe,  du  duc  d'Orléans, 
de  Fanny  Elssler,  d'Emile  de  Girardin.  Elle  mourut  en  1849. 

1.  Daniel  Stern.  Mes  Souvenirs,  p.  338-344. 

Il  faut  lire  aussi  :  Les  Salons  d'autrefois,  par  la  C^®^  de  Bassanville,  4^  série. 
Elle  parle  notamment  du  salon  de  M^^  Boscari  de  Villeplaine,  très  liée  avec 
Emile  Deschamps.  Dans  ce  salon  de  la  place  Vendôme  se  rencontraient  le  fau- 
bourg Saint-Germain  et  la  noblesse  de  finance  :  on  y  voyait  la  princesse  de 
Liévin,  la  G^^^  Apponyi,  femme  de  l'ambassadeur  d'Autriche,  la  princesse  de 
Ligne,  amie  du  V^^  d'Arlincourt,  M.  de  Morny,  M.  Vatout,  ami  personnel  de 
Louis-Philippe,  le  major  Frazer,  un  des  dandys  les  plus  à  la  mode.  Cf.  l'ouvrage 
de  Jacques  Boulenger  cité  plus  haut,  et  celui  de  Victor  Du  Bled  :  La  Société 
française  du  XX^  siècle.  S^  série.  Paris,  Perrin,  1912,  in-8. 


ÉMILÈ    DESCHAMPS    ET    LES    SALONS  367 

d'optique,   une   des  face&   parfaites    de   la  société  et  de  l'esprit  de 
notre  époque  ^.  » 

La  mort,  dira-t-11  encore,  en  frappant  ces  deux  femmes  célèbres,  a 
frappé  au  cœur  la  société  parisienne  ;  elle  a  fermé  deux  des  quatre  ou  cinq 
salons  encore  ouverts  aux  belles  conversations,  où,  comme  dans  un  saint 
asile  ou  sur  un  terrain  neutre,  les  bommes  éminents  de  tous  les  partis 
et  de  toutes  les  patries,  aimaient  à  se  rencontrer,  dépouillant  jusqu'au 
moindre  antagonisme,  pour  ne  mettre  en  commun  que  la  variété  de 
leur  esprit  et  de  leurs  connaissances,  et  ces  sympathies  cachées  qui,  entre 
personnes  supérieures,  sont  toujours  prêtes  à  éclater  dans  une  atmosphère 
favorable.  C'est  ce  que  leur  offraient  si  merveilleusement  M™®  Swetchine 
et  Madame  Récamier,  à  des  titres  divers,  mais  égaux,  car  l'égalité  n'existe 
qu'à  la  condition  de  la  non-ressemblance  ^. 

Emile  Deschamps  fait  ensuite,  en  s'inspirant  de  leur  souvenir,  un 
portrait  de  la  maîtresse  de  maison  idéale  ^. 

Quelques  femmes  du  grand  monde.  Mesdames  de  Vogué,  de  Rade- 
pont,  d'Osmond,  remplissaient  certaines  des  conditions  requises  par 
Deschamps.  C'était  un  rendez-vous  de  fine  élégance,  d'esprit,  d'ur- 
banité que  le  salon  de  la  duchesse  de  Castries,  dépeinte  par  Balzac 
sous  les  traits  de  la  duchesse  de  Langeais. 

La  bourgeoisie  cultivée  pouvait  lui  opposer  le  salon  de  M"^®  Jau- 
bert,  «  la  marraine  de  Musset  )),  la  sœur  d'Alton-Shée,  qui  accueil- 
lait chez  elle  ces  brillants  habitués  des  fêtes  de  l'esprit  :  le  prince  et  la 
princesse  Belgiojoso,  Berryer,  Chenavard,  Malitourne,  Henri  LIeine 
et  tant  d'autres*.  Mais  aucun  de  ces  salons  n'avait  pu  acquérir  dans 
la  société,  beaucoup  trop  mélangée,  il  est  vrai,  du  règne  de  Louis- 
Pliilippe  l'autorité  et  l'universalité  de  celui  de  M"^^  Récamier.  Seule- 
ment son  prestige,  à  la  fin  de  la    Monarchie  de  Juillet,  s'éteignait. 

La  vieillesse  et  la  maladie  s'étaient  installées  à  l'Abbaye-aux-Bois. 
Chateaubriand,  après  avoir  mis  la  dernière  main  aux  Me/noiVes  d'outre- 
tombe,  attendait  la  mort  dans  un  silence  farouche,  insensible  aux 
hommages  dont  son  amie  savait  encore  le  faire  entourer.   La  mort 

1.  Les  citations  précédentes  et  les  fragments  qu'on  va  lire  sont  empruntés 
à  une  étude  publiée  en  2  articles  par  Emile  Deschamps  dans  le  Bulletin  du  biblio- 
phile, 1860  et  1861.  Le  poète  y  rend  compte  de  l'ouvrage  suivant  qui  venait  de 
paraître  :  Madame  Swetchine,  sa  vie  et  ses  œuvres,  publiées  par  M.  le  comte  de 
Falloux.  —  La  même  année  avaient  paru  les  Mémoires  de  Madame  Récamier, 
publiés  par  sa  nièce,  M"i^  Ch.  Lonormant.  Deschamps,  dans  la  même  étude, 
parle  de  ce  second  ouvrage.  Dans  le  Bulletin  de  18G.'3  il  rendit  compte  du  Journal 
de  la  conversion  de  Madame  Swetchine  et,  dans  celui  de  1864,  de  l'ouvrage  d'Ernest 
Navilln,  intitulé  :  Madame  Swetchine,  esquisse  d'une  étude  biographique. 

2.  Bulletin  du  bibliophile,  1800. 

3.  Ibidem. 

'i.  Souvenirs  de  M^^  C.  Jauberl...  Beiri/er,  1847  et  1848,  Alfred  de  Musset, 
Pierre  Lanfrey,  Henri  Heine...  Paris,  J.  Ilelzel  (1881),  in-8. 


368  LA    SOCIÉTÉ     MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

survint  le  4  juillet  1848,  et  M"^^  Récamier  ne  lui  survécut  pas  plus 
d'un  an. 

Emile  Deschamps  se  plaisait  à  rappeler  l'impromptu  que  lui  avait 
inspiré  jadis,  lors  de  sa  première  visite  à  l'Abbaye-aux-Bois,  cette 
Dame  sans  rivale  : 

Celle  qui,  sous  les  bois  de  l'antique  Abbaye, 
Projette  un  pur  reflet  de  grâce  et  de  beauté, 
Sans  commander  jamais,  à  toute  heure  obéie, 
Je  l'ai  vue  exerçant  sa  douce  royauté. 
L'Ange  de  bienveillance  est  assis  auprès  d'elle, 
Et  le  Génie,  un  jour,  enchaîné  sur  ses  pas, 
•  Forme  autour  de  sa  vie  une  garde  fidèle. 
Que,  dans  leurs  palais  d'or,  d'autres  reines  n'ont  pas  ^. 

Emile  Deschamps  était  à  sa  place  dans  le  salon  littéraire  de  M"^^  Ré- 
camier. On  est  un  peu  surpris  d'apprendre  qu'il  fréquenta  celui  de 
M°^®  Swetchine,  un  salon  tout  religieux.  Il  y  fut  conduit  par  ses  amis 
Rességuier  et  Montalembert.  Il  était  venu,  dans  l'hôtel  de  la  rue 
Saint-Dominique,  voir  une  noble  dame  étrangère  et  goûter  «  au  meil- 
leur thé  de  l'Europe  ».  La  sympathie,  qui  l'attirait  vers  le  comte  de 
Falloux,  le  retint  ;  la  spiritualité  qui  émanait  de  la  «  grande  Russe  », 
et  la  grâce  peut-être  aussi,  firent  le  reste.  Il  est  certain  que  l'aimable 
voltairien  demeura  sous  le  charme. 

On  aime  à  se  représenter  Voltaire,  disait  Chateaubriand,  dans  la  com- 
pagnie des  Pascal,  des  Arnaud,  des  Nicole,  des  Boileau,  des  Racine  ; 
c'est  alors  qu'il  eût  été  forcé  de  changer  de  ton  ^. 

Deschamps  n'eut  pas  besoin  de  changer  de  ton  pour  s'entretenir 
avec  le  Père  Lacordaire,  ni  même  pour  parler  avec  M™®  Swetchine, 
car  ce  qui  est  de  l'âme  était  pour  lui  chose  sacrée  ^. 


1.  Bulletin  du   bibliophile,  1860. 

2.  Génie  du  Christianisme,  IP  partie,  livre  I,  ch.  v. 

3.  Il  nous  aurait  plu  de  trouver  quelques  traces  de  ses  relations  avec  la  famille 
du  duc  de  Broglit.  Son  culte  pour  le  souvenir  de  M^*^  de  Staël  aurait  pu  le  faire 
admettre  dans  ce  grand  salon  politique  et  l'ami  de  M°^^  Swetchine  et  de  M^i^  de 
Circourt  aurait  trouvé  grâce  devant  la  charmante  comtesse  d'Haussonville. 
Mais  les  poètes  romantiques  étaient  peu  appréciés  dans  ce  milieu  doctrinaire. 
Doudan,  qui  était  l'oracie  littéraire  du  salon,  ne  nomme  pas  une  fois  Emile 
Deschamps  dans  la  Correspondance.  «  Je  ne  crois  pas  qu'il  l'eût  beaucoup  goûté  », 
nous  écrit  M.  Achille  Taphanel,  que  nous  avons  consulté  sur  ce  point  comme  sur 
tant  d'autres.  Cela  ne  nous  a  pas  empêché  de  comparer  maintes  fois  Emile  Des- 
champs avec  «  ce  délicat  né  sublime  »  comme  S*^-Beuve  définit  Doudàn.  M.  le 
prince  Emmanuel  de  Broglie  nous  a  confirmé  l'opinion  de  M.  Taphanel.  Jamais 
il  n'a  entendu  dire  qu'Emile  Deschamps  ait  été  l'hôte  des  salons  du  duc  de 
Broîïlie  et  de  M™^  d'Haussonville. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    SALONS  369 

Quand,  de  1860  à  1864,  il  rendit  com])te  des  œuvres  de  cette  grande 
dame  mystique  publiées  par  .M.  de  Falloux,  et  qu'il  parla  du  «  Jour- 
nal »  de  sa  conversion  ^,  il  sut  mettre  en  lumière  la  beauté  de  ce  drame 
intime,  qui  passe  en  intérêt  le  plus  attachant  des  romans  psycholo- 
giques. —  M™<^  Swetchine  s'était  donnée  tout  entière  au  catholicisme, 
qu'elle  avait  embrassé,  non  par  entramement,  mais  par  une  conviction 
acquise  au  prix  d'immenses  études.  «  Elle  ne  quitta  ri^>glise  grecque, 
son  Eglise  héréditaire,  pour  l' l'église  romaine,  dit  Descham})s,  qu'a- 
])rès  le  fiât  lux  de  son  intelligence  ^.  »  Elle  était  pieuse  et  même  dévote 
et  cependant  elle  restait  pleine  de  bienveillance  envers  ceux  qui 
n'avaient  jjas  résolu  dans  le  même. sens  qu'elle  le  plus  grave  problème 
de  la  vie.  Or,  pour  cela  Deschamps  la  donnait  en  exemple  : 

^Ime  Swetchine,  en  toutes  choses  qui  ne  touchent  pas  la  morale,  écrit-il, 
était  impartiale  et  tolérante,  non  par  indifférence,  grand  Dieu  !  elle,  la 
passion  même,  mais  à  force  de  supériorité. 

Il  constate  finement  que  chez  elle  «  la  conviction  acquise  par  de 
longues  études  était  arrivée  par  le  raisonnement  à  l'état  de  passion  ». 
Mais  il  ajoute,  et  c'est  pour  cela  qu'il  l'aimait  : 

Tel  était  son  suprême  bon  sens  que,  bien  qu'elle  se  fût  donnée  de  cœur 
à  l'opinion  royaliste  et  légitimiste,  elle  fut  toujours  incapable  d'une  com- 
plaisance pour  les  fautes  de  ses  amis,  coiiune  de  la  moindre  iniquité  à 
l'égard  de  ses  adversaires  ^. 

Emile  Deschamps  a  toujours  com})ris  qu'on  fut  d'un  ])arti  ;  ce 
qu'il  n'admettait  pas,  c'était  l'esprit  de  parti.  Il  se  })laisait  à  répéter  : 

Que  Dieu  garde  toujours  votre  àme  et  vos  écrits 
De  l'esprit  de  parti...  le  plus  sot  des  esprits. 

M""^  Swetchine  avait  aussi,  parmi  tous  les  dons  de  sa  nature, 
des  qualités  qui  enchantaient  Emile  Deschamps  :  elle  aimait  les 
lettres  et  savait  écrire  : 

Elle  était  sensible,  dit  le  comte  de  Falloux,  aux  mâles  beautés  de  Dante 
et  de  Shakespeare,  comme  à  la  perfection  exquise  des  écrivains  du 
XYii^  siècle.  Elle  appréciait  Goethe  et  Schiller,  autant  comme  les  révéla- 
teurs des  souffrances  intimes  de  leur  pays  et  de  leur  temps  (pie  comme 
des  écrivains  purement  classi((ues.  Ainsi  (pic,  toute  ])ers()nne  d'un  jugement 
éclairé  et  sûr,  elle  tenait  à  la  conqiosilion  ft   à   la  forme. 

Deschamps  qui  appréciait  chez  elle  ce  sens  littéraire  et  poétique, 
regrettait  que  son  mysticisme  et  les  habitudes  ascétiques  de  sa  vie 

1.  Bulletin  du  bibliophile,  18G0  à  1864. 

2.  Ibidem,   1860. 

3.  Ibidem,    1861. 

24 


^70 


LA    SOCIETE    MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 


l'eussent  empêchée  de  le  développer  librement.  C'est  ainsi  qu'il  nous 
dit  avec  son  ironie  coutumière  : 

Elle  en  est  à  demander  avec  quelque  crainte  à  la  princesse  Alexis  Galit- 
zine  la  permission  de  lui  envoyer  Flavien,  un  livre  aussi  beau  que  chrétien 
d'Alexandre  Guiraud  (et  qu'elle  trouve  tel),  parce  que  cet  ouvrage  porte 
le  titre  de  roman.  Il  y  a  ici  place  pour  un  petit  sourire  ;  car  enfin  la  litté- 
rature dite  profane,  en  opposition  avec  la  littérature  sacrée,  ne  veut  pas 
dire  absolument  littérature  impie  ou  immorale.  Mais  que  sait-on  ?  Les 
plus  saintes  vertus  tiennent  peut-être  à  certains  scrupules,  qui  semblent 
quelque  peu  inexplicables  au  commun  des  mortels  ^. 

Ce  que  Deschamps  admire  chez  elle  sans  réserve,  c'est  le  don 
d'écrire  : 

Ce  qui  frappe  tout  de  suite,  dit-il,  et  émerveille  continuellement  dans 
la  correspondance  de  M"^^  Swetchine,  c'est  la  saine  beauté  du  langage. 
On  dirait  des  lettres  écrites  dans  les  plus  grandes  années  du  grand  siècle. 
C'est  là  le  privilège  des  étrangers  d'un  esprit  supérieur,  et  surtout  des 
Russes  et  des  Polonais,  qui  ont  choisi  notre  idiome  pour  manifester  leur 
talent.  Comme  ils  l'ont  appris  et  étudié  dans  nos  auteurs  les  plus  consacrés, 
ils  gardent  les  belles  et  irréprochables  habitudes  du  grand  style,  sans 
aucun  alliage  des  fantaisies  grammaticales  que  notre  littérature  contem- 
poraine a  successivement  adoptées  et  pour  la  plupart  rejetées,  ainsi  que 
des  modes  nouvelles  et  bientôt  vieillies.  —  Si  dans  cette  façon  magistrale 
d'écrire,  la  diction  perd  quelques  friandes  saveurs  d'actualité,  elle  y  gagne 
bien  davantage  en  grâce  durable  et  en  solide  agrément  ^. 

Enfin  M^^®  Swetchine  était  gaie  et  spirituelle.  En  fallait-il  davan- 
tage pour  retenir  Emile  Deschamps  ?  Elle*  était  gaie,  en  dépit  des 
souffrances  que  lui  infligeait  une  santé  déplorable,  et  Deschamps  nous 
rapporte  ce  trait  mahcieux  contre  les  médecins,  qu'il  recueillit,  nous 
dit -il,  dans  un  des  entretiens  qu'il  eut  avec  elle  : 

La  médecine  est  un  art  qu'on  exerce,  en  attendant  qu'on  le  découvre. 

Une  autre  fois,  comme  on  parlait  devant  elle  de  la  dernière  Révolu- 
tion, un  grave  étranger  aurait  dit  :  «  Le  doigt  de  Dieu  est  là  »  et 
^/[me  Swetchine  se  serait  plu  à  reprendre  le  mot  d'un  de  ses  amis  : 
«  Dieu...  il  y  a  mis  les  quatre  doigts  et  le  pouce  !  ^  » 

Nous  nous  souvenons,  écrit  Deschamps,  que  c'est  Madame  la  Vic^^^^^ 
de  Virieu  qui  rapporta  ce  mot  d'un  de  ses  oncles  à  M"^^  Swetchine.  L'oncle 
avait  beaucoup  d'esprit  comme  la  nièce  en  a  toujours.  C'est  elle  aussi, 
longtemps  auparavant,  qui  avait  fait  à  M^®  Swetchine  le  glorieux  cadeau 
de  M.  de  Falloux  et  de  M.  le  vicomte  de  Melun.  Madame  de  Virieu,  qui 

1.  Bulletin  du  bibliophile,  1861,  p.  716. 

2.  Bulletin  du  bibliophile,  1861. 

3.  Ibidem. 


UN    SALON     RUSSE  371 

a  encore  aujourd'hui,  comme  M"^^  la  C^^®  de  Circourl,  un  des  derniers 
salons  qui  survivent  en  France,  pouvait  sans  se  faire  tort  partager  avec 
d'autres  ses  plus  brillants  habitués  de  ses  brillantes  matinées  \ 

^fme  (jg  Virieu  était  la  cousine  de  Lamartine  ;  quant  à  M"^^  de 
Circourt,  elle  était  Russe  comme  M°^^  Swetchine,  et  son  mari,  le 
comte  de  Circourt,  était  l'ami  du  grand  poète.  C'est  lui  que  Lamartine 
chef  du  Gouvernement  provisoire  en  1848,  avait  envoyé,  comme 
ambassadeur    à    Berlin.    Cette    femme    distinguée    mourut  en  1861. 

Son  salon,  écrit  Deschamps,  vient  de  se  fermer  lui-même,  avec  les  yeux 
de  cette  dame  si  gracieusement  éminente,  si  bienveillante  pour  tous, 
amie  si  dévouée  de  quelques-im.s,  spirituelle  dans  la  haute  acception  du 
mot,  si  instruite  sans  le  montrer  ni  le  cacher,  et  qui  réunissait  autour  de 
son  amabilité  et  de  ses  soulTrances,  l'une  aussi  fidèle  que  les  autres,  tout 
ce  que  notre  époque  a  de  plus  éclatant  par  les  mérites  et  les  distinctions 
de  toute  nature  ^. 


II 

On  a  dit  de  M°^®  de  Staël  qu'elle  était  un  esprit  européen  dans 
une  âme  française.  Cette  définition  s'appliquerait  heureusement  à 
Emile  Deschamps. 

La  curiosité  de  son  esprit  dépassait  les  livres  et  s'étendait  aux  indi- 
vidualités les  plus  diverses.  Il  était  en  relations  avec  presque  tous  les 
étrangers  de  distinction  qui  habitaient  Paris  à  cette  époque  ^.  Le 
charme  de  leurs  rapports,  la  finesse  et  la  variété  de  leur  culture  et  la 

1.  Ibidem  et  voir  aussi  :  Académie  des  jeux  floraux,  concours  de  1 883  :  de  l'action 
exercée  par  les  Salons  sur  les  lettres  françaises  pendant  la  première  moitié  du  XIX^ 
siècle,  discours...  par  Mgr  J.  Toira  de  Bordas.  Toulouse,  1883,  in-S".  Quelques 
mots  sur  Emile  Deschamps,  p.  .55,  sur  M""*^  de  Circourl,  p.  69. 

2.  Bulletin  du  bibliophile,  1863. 

3.  Voir  notre  Deschamps  dilettante.  Nous  n'avons  pu  réussir  à  savoir  si  Emile 
Deschamps  avait  eu  des  relations  personnelles  avec  le  comte  Orloiï.  Ce  grand 
seigneur  s'occupa  pendant  la  Restauration  de  faire  connaître  en  France  les 
poètes  russes.  C'est  sous  sa  direction  que  fut  publié  en  1825  l'ouvrage  suivant  : 
Fables  russes  tirées  du  recueil  de  M.  Kriloff,  el  imitées  en  wrs  français  et  italiens 
par  divers  auteurs,  précédées  d'une  introduction  française  de  M.  I^monleij  et  d'une 
préface  italienne  de  M.  Salfi,  publiées  par  M.  le  comte  Orlnff.  Paris,  liossanf^e 
1825,  2  vol.  in-8o. 

On  trouve  aux  pages  292-293  du  tome  II  la  fable  l'Ane  et  le  rossignol  traduite 
par  Emile  Deschamps.  Faut-il  en  induire  qu'il  a  connu  le  comte  Orlofî  et  qu'il 
a  fait  partie  de  cette  «  société  d'hommes  de  lettres  français,  auxquels  le  comte 
Orloff,  seigneur  russe,  amateur  éclairé  de  la  littérature  des  deux  nations,  fournit 
les  traductions  en  prose  »  —  société  dont  park  le  prince  Élim  Mestscherski  dans 


372  LA    SOCIÉTÉ     MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

sympathie,  qui  les  attirait  vers  la  France,  faisaient  même  illusion  à 
Deschamps,  qui,  par  un  sentiment  de  sociabilité  tout  français,  se 
refusait  à  voir  en  eux  des  étrangers,  car,  disait-il,  «  n'est-on  pas  com- 
patriote, lorsqu'on  a  les  mêmes  mœurs,  les  mêmes  idées,  les  mêmes 
goûts  et  le  même  langage,  sinon  la  même  langue  ?...  «  Il  allait  même 
plus  loin  dans  son  cosmopolitisme  ingénu  : 

Quand  reconnaîtra-t-on  (en  réservant  le  cas  de  guerre)  qu'il  n'y  a 
dans  toute  l'Europe  qu'une  seule  patrie  par  chaque  couche  d'éducation  ? 
patrie  intellectuelle  et  philosophique  qui  ne  se  démembre,  ni  ne  s'allonge 
au  gré  des  caprices  de  la  diplomatie,  et  où  l'on  obtient  le  privilège  de  la 
naturalisation,  en  justifiant  seulement  du  cens  moral.  Certes,  un  ruis- 
seau, une  cloison  quelquefois  séparent  plus  les  hommes  que  ne  font  les 
Alpes  et  les  mers  ^. 

son  discours  de  l'Athénée  de  Marseille  ?  (Voir  Les  Poètes  russes,  par  Elim  Mests- 
cherski,  Paris,  1846,  tome  I,  p.  xxxvii.) 

M.  André  Mazon,  ancien  secrétaire-bibliothécaire  de  l'Ecole  spéciale  des 
langues  orientales  vivantes,  actuellement  professeur  de  littérature  slave  à  l'Uni- 
versité de  Strasbourg,  auteur  d'une  étude  magistrale  sur  I^'an  Gontcharov,  un 
maître  du  roman  russe  (Paris,  1904,  in-8°),  consulté  par  nous  sur  ce  point  comme 
sur  tout  ce  qui  concerne  le  prince  Elim  Mestscherski,  laisse  la  question  pendante. 

Sur  le  comte  Grégoire  Vladimirovitch  Orlofî,  voir  le  tome  VI  du  Sbornik  de 
la  section  de  langue  et  de  littérature  russes  de  l'Académie  impériale  des  sciences 
de  Saint-Pétersbourg. 

Ce  que  M.  Mazon  a  pu  nous  dire  des  relations  d'Emile  Deschamps  avec  la 
Russie  est  pour  nous  du  plus  grand  intérêt.  Notre  poète  avait  d'autres  amis 
russes  que  le  prince  Élim  et  ses  amis  le  faisaient  connaître  en  Russie.  Les  Sankt- 
Petersbourgkiia  Vëdomosti  (journal  de  Saint-Pétersbourg)  publiaient  en  1852, 
1^'  novembre,  n°  246,  la  traduction  du  Vaisseau  fantôme  de  Lermontov  par 
Deschamps,  avec  grands  éloges  et  le  texte  publié  dans  le  journal  russe  comprenait 
une  strophe  finale  qui  ne  figure  pas  dans  les  Poètes  russes,  tome  II,  p.  375,  et 
qui  parut  pour  la  première  fois  en  France  dans  l'édition  des  Œuvres  complètes 
de  Deschamps  en  1872,  tome  II,  p.  123. 

Nous  avons  trouvé  dans  VAriel,  journal  du  monde  élégant,  n°  du  30  mars  1836, 
cette  pièce  de  vers  d'Emile  Deschamps  :  A  M.  de  Miatlev,  qui  a  traduit  mes 
poésies  en  russe. 

Toute  fière  d'un  tel  hommage,  Telle  une  beauté  sous  le  masque  : 

Ainsi  refaite  à  votre  image,  Le  caprice  ardent  et  fantasque 

Ma  poésie  humble  en  naissant,  La   tourne   et  letourne    cent   fois, 

Sous  son  habit  russe  doit  être  On  brûle  d'en  voir  quelque  chose, 

Belle...  à  ne  pas  la  reconnaître.  Et  l'élégant  domino  rose 

C'est  ce  qui  m'arrive  à  présent.  Nous  dérobe  jusqu'à  sa  voix. 

Sûre  à  ce  prix  qu'elle  est  charmante,  Mais  à  sa  molle  et  svelte  allure, 

Mon   ignorance   la   tourmente,  Aux  parfums  de  sa  chevelure, 

La  froisse  des  mains  et  des  yeux  ;  A  je  ne  sais  quel  vague  attrait, 

Elle  m'échappe,  ombre  légère,  On  s'aperçoit,   avec  ivresse, 

Et  de   sa  splendeur   étrangère  Qu'il   s'agit   d'une   enchanteresse 

Se  fait  un  voile  radieux.  Et  que  tout  le  cœur  s'y  prendrait. 


Emile  Deschamps. 


1.   Emile  Deschamps.  Œ.  c,  t.  III,  p.  185. 


UN    SALON    RUSSE 


373 


En  vérité,  voilà  du  Deschamps  tout  pur  :  une  idée  ingénieuse,  pro- 
fonde môme,  relevée...  ou  gâtée...,  suivant  les  goûts,  par  un  calem- 
bour. Ce  ([ui  gone  à  la  lecture,  amusait  dans  les  conversations,  où 
cet  homme,  qui  avait  tous  les  genres  d'esprit,  était  un  merveilleux 
excitateur. 

Il  y  avait,  autour  de  1840,  un  salon,  russe  encore,  où  se  réunissaient 
les  illustrations  de  l'époque.  Emile  Deschamps  y  était  naturellement 
accueilli  :  c'était  le  salon  des  Mestscherski. 

La  princesse  Catherine  recevait  l'hiver  à  Paris,  rue  de  la  Ferme- 
des-Mathurins  et,  l'été,  à  Sèvres,  dans  une  charmante  villa,  qui 
donnait  sur  le  parc  de  Saint-Cloud.  —  Son  fils,  le  prince  Elim,  attaché 
à  l'ambassade  de  Russie  ^,  était  l'auteur  d'un  recueil  de  vers,  les 
Boréales,  qui  passait  pour  avoir  été  corrigé  par  Deschamps  lui- 
même  ^.  Ce  dernier  comptait  parmi  les  intimes  de  la  maison.  Quand  la 
comtesse  Dash,  décrivant  dans  ses  Mémoires  la  vie  mondaine  sous 
Louis-Philippe,  en  vint  à  parler  de  Mestscherski,  c'est  auprès  d'Emile 
Descham])s  qu'elle  alla  s'informer  : 

1.  Le  rôle  du  prince  Elim  Pctrovitch  Mestscherski  comme  attaché  d'ambas- 
sade serait  à  étudier.  M.  André  Mazon,  qui  a  puljlié  dans  les  Feuilles  d'Instoire, 
année  1914,  t.  XII,  n°  7,  le  Rapport  d'un  russe  [le  comte  Iakov  N ikolaévildi  Tolstoï\ 
sur  l'instruction  publique  en  France  en  1842,  nous  rapporte  que  le  prince  Élim 
fit  offrir  au  ministre  Ouvarov,  qui  élaborait  en  1833  la  création  d'un  organe 
officiel  d'inforipation  scientifique,  ses  services  en   qualité  de   correspondant. 

L'offre  fui  acceptée,  écrit  M.  Mazon,  et,  trois  années  durant,  de  ISS"!  à  1836,  le  prince  Élim, 
patriote  ardent  et  poète  délicat...  adressa  au  ministre  russe  une  correspondance  régulière 
sur  le  mouvement  des  livres  et  des  idées  en  France.  De  cette  correspondance,  les  archives 
du  ministère  de  l'instruction  publique  n'ont  gardé,  à  vrai  dire,  que  d'insignifiants  fragments, 
et  si  la  plus  grande  partie  en  a  dû  être  reproduite,  sans  signature  d'auteur,  dans  la  Revue 
du  ministère  de  l'Instruction  publique,  tous  éléments  d'identification  nous  font  malheureuse- 
ment défaut.  11  n'en  est  pas  moins  permis  d'assurer  que  le  prince  Élim  joua  un  rôle  capital 
dans  l'histoire  des  relations  intellectuelles  de  la  France  et  de  la  Russie.  Ce  fut  lui  qui,  un  des 
premiers  avec  le  comte  Orloff,  fit  connaître  aux  Français  la  littérature  russe  ;  ce  fut  lui  aussi 
qui,  admirateur  sincère  de  Joseph  de  Maislrc  et  du  vicomte  de  lionald,  donna,  dans  des 
lettres  à  des  amis  appelées  à  voir  bientôt  le  jour,  le  prototype  de  quelques-unes  des  formules 
du  credo  russe  et  orthodcve  des  slavoph'les.  En  note  :  Le  prince  Elim  Mestscherski,  ouvrage 
en  préparation.  Ed.  Champion,  éditeur. 

M.  André  Mazon  écrivait  ceci  en  juillet  1914.  La  guerre  lui  a  imposé  d'autres 
soins.  Nous,  qui  connaissons  les  services  que  le  jeune  savant  a  rendus  en  Russie 
môme  à  la  France,  et  les  soufTrances  qu'il  a  endurées  pour  son  pays,  nous  sou- 
haitons que  la  paix  lui  permette  de  reprendre,  parmi  ses  travaux  d'iiistoire  lit- 
téraire, l'étude  projetée  sur  le  prince  Elim  et  son  rôle  d'intermédiaire  entre  la 
France  et  la  Russie.  Lire  dans  la  Nouvelle  bio'^rapkie  générale,  t.  XXXIV, 
p.  G45,  le  petit  article  consacré  à  :  Mécherski  [sic]. 

2.  Dans  tous  les  cas,  notre  poète  ne  fut  pas  étranger  à  la  pul)licalion  de  ce 
recueil,  comme  en  témoigne  la  lettre  suivante  du  prince  Élim  à  Deschamps, 
datée  de  Saint-Pétersbourg,  le  6/18  janvier  1838. 

Cher  Emile,  voici  mon  ouvrage  ;  je  vous  lance  ma  bordée  de  vers,  sans  savoir  comment  elle 
sera  reçue,  mais  c'est  que  j'ai  si  grande  foi  en  votre  obligeance,  je  crois  si  aveuglément  !i  votre 
amitié  que  je  me  réponds  pour  vous.  —  Et  puis,  si  vous  n'avez  pas  la  possibilité  ni  do  vous 


374  LA    SOCIÉTÉ     MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

...  Je  fais  un  grand  livre  qui  s'appelle  les  Mémoires  des  autres,  lui  éorit- 
elle.  Remarquez  bien  que  ce  ne  sont  pas  les  miens.  Il  va  sans  dire  que 
j'y  parle  de  vous.  J'ai  déjà  raconté  comment  nos  familles  s'étaient  con- 
nues dans  les  Domaines.  A  présent  j'en  suis  au  salon  de  nos  pauvres 
Mestschersky,  où  vous  occupiez  une  des  premières  places.  Je  dis  mes  impres- 
sions, ce  que  je  sais,  ce  n'est  pas  assez  encore.  Je  voudrais  sur  vous  des 
détails  qui  ne  courent  pas  toutes  les  biographies,  des  choses  intimes  qui 

occuper  de  cette  publication,  ni  même  de  revoir  avec  attention  mes  manuscrits,  je  sais  que 
vous  voudrez  toujours  vous  charger  de  trouver  quelqu'un  qui  me  rendra  ce  service,  sans  que 
toutefois  personne  puisse  vous  remplacer. 

Ce  que  je  vais  dire  ici  des  détails  matériels  de  ma  publication  servira  donc  soit  à  vous, 
soit  à  ce  quelqu'un  que  j'aimerais  à  vous  devoir,  au  Deo  ignoto. 

Bien  que  mon  volume  soit  des  vers  et  que  même  la  bonne  poésie  trouve  difiicilement  des 
éditeurs  par  le  temps  qui  court,  je  crois  que  je  serai  plus  heureux  que  beaucoup  d'autres. 
Julvécourt  a  bien  trouvé  à  imprimer  sa  Balalaïka^.  Et  puis,  mon  nom  tout  minime  qu'il  soit 
en  littérature  est  déjà  connu  à  Paiis,  ensuite  je  suis  Russe.  Oh  !!!  —  Après,  je  suis  Prince  : 
Oh  !  Oh  !  —  enfin,  il  s'agit  de  plus  de  mille  vers  traduits  d'une  poésie  inconnue  :  Ah  !...  Tout 
cela  pris  ensemble  est  fait  pour  éveiller  la  curiosité  et  atlirer  les  gobe-mouches.  Et  surtout 
la  courtois'e  française,  tant  d'écrivains  qui  furent  mes  amis,  ne  me  laisseront  pas  manquer 
d'articles  dans  les  journaux,  choses  si  précieuses  pour  un  éditeur. 

Je  ne  prétends  pas  vendre  mon  manuscrit  ;  je  l'abandonne  à  celui  qui  se  chargera  de  le 
publier.  Cependant,  cher  ami,  s'il  vous  paraissait  que  hion  ouvrage  pût  espérer  quelque 
succès,  et  que  partant  on  pourrait  faire  quelques  conditions  au  libraire,  voici  mes  conditions. 

S*-Félix,  je  le  sais,  vous  doit  une  petite  somme  d'argent.  Ne  pourriez-vous  pas  vous  arranger 
de  «orte  que  cette  dette  vous  fût  payée  sur  mon  ouvrage  ?  Cela  me  ferait  bien  plaisir.  N'en 
parlez  pas  à  S'-Félix.  Puis  je  tiendrais  à  recevoir  gratuitement  25  exemplaires  à  ma  dispo- 
sition, sans  compter  quelques  exemplaires  que  je  voudrais  distribuer  en  France...  Passons- 
à  la  question  typographique. 

Je  voudrais  que  le  volume  eût  le  format  et  ie  caractère  des  Voix  Intérieures  et  le  même 
papier  s'il  se  peut  ;  qu'il  eût  également  18  ou  20  vers  par  page,  là  où  il  n'y  a  pas  des  intervalles 
de  strophes  ou  d'alinéa,  que  la  distance  de  ces  intervalles  fût  la  même  que  dans  le  livre  d'Hugo... 
Les  épigraphes  doivent  être  placées  sur  la  page  en  regard  comme  dans  mon  manuscrit.  Je 
voudrais  surtout  que  la  ponctuation  fût  bien  soignée,  et  l'orthographe  des  noms  propres  et 
autres  fidèlement  reproduites,  d'après  celle  que  j'ai  adoptée.  L'enveloppe  du  livre  devra  avoir 
la  couleur  la  plus  usitée  et  ne  porter  que  le  titre  seul,  sans  agréments  typop-aphiques,  la  plu3 
détestable  chose  que  je  connaisse  après  un  livre  détestable.  Les  trois  manuscrits  ne  doivent 
former  qu'un  volume  et  doivent  se  suivre  dains  l'ordre  indiqué  à  la  fable  qui  se  trouve  placée 
à  la  fin  des  Etudes  russes.  Voilà  bien  des  minuties  grandement  ennuyeuses  ;  comment  faire  ? 
C'est  un  superflu  de  détails  qui  me  semble  indispensable. 

Pauvre  Emile  !  que  je  vous  plains  !  à  propos  il  me  vient  une  idée  et  une  peur  :  que  serait- 
ce  si  vous  n'aviez  pas  reçu  la  lettre  que  je  vous  ai  écrite  il  y  a  8  jours  ?  —  Là  je  vous  ai  parlé 
de  l'ouvrage  en  lui-même  et  vous  ai  annoncé  mon  envoi,  cette  lettre  n'est  que  la  continuation 
de  la  précédente.  Cependant  j'espère  que  les  postes  de  Russie  ne  m'auront  pas  joué  ce  vilain 
tour  et  je  poursuis  comme  si  j'avais  la  certitude  que  cette  lettre  vous  fut  parvenue. 

Vous  trouverez,  je  crois,  le  mécanisme  de  mes  vers  assez  soigné  ;  c'est  pour  la  première 
fois  que  j'ai  eu  le  loisir  de  m'adonner  à  mon  goût  versificateur,  et  j'espère  aller  de  mieux  en 
mieux  si  le  temps  ne  me  manque  pas.  Mais  aussi  quel  tourment  de  ne  pouvoir  s'inspirer  de 
la  conversation  et  profiter  des  conseils  d'un  homme  de  l'art  !  Figurez-vous  que  mon  volume 
est  éclos  dans  la  solitude  et  le  silence  le  plus  complet.  Personne  à  qui  demander  un  avis  ou 
un  encouragement  !  Je  suis  encore  peu  lié  ici  avec  nos  poètes  indigènes,  et  puis,  bien  qu'ils 
parlent  ou  entendent  le  français,  ils  ne  peuvent  ni  sentir  les  finesses  de  la  langue  poétique 
ni  connaître  la  particularité  de  l'art  français.  Vous  verrez  cependant  que,  grâce  à  des  recherches 
et  des  études  laborieuses,  j'ai  assez  peu  blessé  votre  belle  langue... 

poe   Élim   Mestscherski. 

(Inédite.  Collection  Paignard.) 

1.  Paul  de  Julvécourt  mériterait  aussi  une  étude,  comme  intermédiaire  entre  la  France 
et  la  Russie.  Cf.  notice  de  la  Biographie  Michaud  et  dains  son  recueil  des  Fleurs  d'hiver 
(Paris,    1842)   le  poème  sur  l'Ennui,  dédié  à  Deschamps  :   Une  soirée. 


UN    SALON     RUSSE  375 

VOUS  fassent  connaître  et  apprécier  comme  vous  le  méritez  si  bien.  J'espère 
donc  en  votre  obligeance  pour  m'envoyer  des  notes  ;  si  vous  en  avez  con- 
servé sur  nos  anais  de  ce  temps-là,  ces  souvenirs  me  seraient  très  pré- 
cieux... 

Signé  :  C®^^  Dash. 
(Lettre  inédite.   Collection   Paignard.) 

La  mémoire  toujours  docile  du  poète  n'avait  pas  coutume  de  se 
faire  prier,  et  il  est  probable  que  c'est  grâce  aux  notes  de  Deschamps 
que  la  comtesse  Dash  a  pu  écrire  l'intéressant  chapitre  qu'elle  con- 
sacre au  salon  Mestscherski.  Le  portrait  qu'elle  tracedu  jeune  prince 
est  charmant  : 

Poète  dans  sa  langue  et  dans  la  nôtre,  qu'il  parlait  et  écrivait  dans  la 
perfection,  il  était  en  même  temps  grand  seigneur  jusqu'au  bout  des 
ongles...  Son  visage  offrait  le  type  russe,  presque  cosaque,  tempéré  par 
une  expression  de  douceur  et  de  mélancolie  ineffable  ;  ses  cheveux  blonds, 
ses  yeux  bleus,  son  sourire  empreint  d'une  finesse  égale  à  sa  bonté  lui 
prêtaient  un  charme...  D'une  taille  au-dessus  de  l'ordinaire,  excessive- 
ment mince,  il  avait  l'air  souffrant.  On  voyait  qu'il  ne  devait  pas  vivre  ^... 

Ge  que  la  comtesse  Dash  dit  de  sa  conversation  si  attachante, 
exempte  de  toute  prétention,  si  simple  et  si  naturelle,  est  vrai  de  son 
œuvre  poétique.  Disciple  de  Musset  et  de  Deschamps  ^,  le  poète  des 
Boréales  et  des  Roses  noires  a  gracieusement  exprimé,  dans  ses  vers 
d'un  r\'thme  si  doux,  par  des  images  délicates,  la  nuance  coutumière 
de  ses  pensées  et  de  ses  émotions  : 

Sur  ce  monde  indigent  et  triste 
Trône  quelque  démon  rieur  ; 
Mais  Dieu,  qui  toujours  nous  assiste. 
Nous  donne  un  monde  intérieur. 


Dans  ce  beau  parc  de  l'âme  humaine, 
Au  fond  de  notre  cœur  éclos, 
Tel  cultive  un  vaste  domaine, 
Et  tel  autre  un  petit  enclos. 

Ma  part  fut  un  carré  de  roses. 
De  roses  aux  sombres  couleurs  ; 
Car  les  flots  dont  tu  les  arroses, 
0  mon  Ame,  ce  sont  les  pleurs  ! 

1.  Cssp  Dash.  Mémoires  des  autres,  IV,  p.  17.3. 

2.  Article  nécrol.  de  Wilhclm  Tenint  sur  le  prince  Élim  dans  V Artiste,  1845, 
t.  II.  —  Cf.  aussi  Les  Amours  d'un  pacte,  par  Paulin  Nilioyet...  Nelle  édit.  précédée 
d'une  introduction  par  la  comtesse  Dash.  C'est  un  épisode  romancé  de  la  vie  amou- 
reuse du  prince  Élim. 


376  LA    SOCIÉTÉ    MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

Ce  tempérament  d'élégiaque  s'alliait  chez  le  prince  Elim  à  l'esprit 
le  plus  vif  et  le  plus  curieux.  Très  informé  en  matière  de  littérature 
française,  il  avait  entrepris  de  révéler  la  poésie  russe  à  ses  amis  de 
France,  et  quand  il  mourut  prématurément  à  Nice  en  1844,  c'est 
Emile  Deschamps  qui  se  chargea  d'éditer  le  recueil  de  ses  traductions 
posthumes. 

Les  deux  poètes  s'étaient  d'abord  sentis  attirés  l'un  vers  l'autre 
par  leur  commune  admiration  pour  Shakespeare. 

Ou  peut  lire,  dans  les  Roses  noires,  un  sonnet  que  le  prince  Elim 
adresse  à  Emile  Deschamps  »,  sur  sa  traduction  en  vers  de  Macbeth 
et  de  Roméo  et  Juliette  ^.  » 

Emile  Deschamps  répondit  à  son  gracieux  admirateur  par  ces  vers, 
dans  lesquels  il  accueille,  au  nom  de  la  France,  l'hommage  d'un  écri- 
vain russe  qui  se  plaît  à  écrire  en  français. 

Cher  Français  de  Moscou,  blond  scalde,  dont  le  luth 
Assouplit  à  nos  vers  ses  cordes  boréales, 
Prince,  qui,  courtisant  nos  Muses,  tes  féales. 
Obtins,  à  nos  dépens,  que  leur  faveur  t'échût  ; 

Si  quelques-uns  de  nous  ont  péché,  s'il  leur  plut. 
Littéraires  frondeurs,  se  faire  rois  des  Halles, 
La  chaste  poésie,  aux  formes  idéales, 
A  dans  ton  saint  laurier  sa  branche  de  salut. 

Qui  pourrait  voir  d'un  œil  de  haine  et  de  colère, 

Se  lever  dans  nos  cieux  ton  étoile  polaire, 

A  leurs  astres  rivaux  mêlant  ses  rayons  d'or  ? 

La  France  à  ses  tournois  t'accueille  sans  alarmes  ; 
Tu  triomphes,  mais  fort  et  paré  de  ses  armes  ; 
Ta  victoire  pour  elle  est  un  hommage  encor  ^. 

Ce  qui  assurait  au  prince  Elim  la  sympatliie  d'Emile  Deschamps, 
c'était  sa  qualité  d'étranger.  La  littérature  russe  avait  échappé  jusque 
là  aux  investigations  des  lettrés  ^.  Il  était  temps  de  donner  à  la  France 


1.  Cf.  Les  Rosés  noires  par  le  prince  Élim  Mestscherski.  Paris,  1844,  in-8°, 
et  compte-rendu  par  É.  Deschamps  dans  le  Journal  des  jeunes  personnes, 
janvier  1845. 

2.  Œ.  c,  t.  I,  p.  74. 

3.  M.  André  Mazon,  dans  l'étude  parue  dans  les  Feuilles  d'histoire  (1^^  juil- 
let 1914),  citée  plus  haut,  évoque  les  relations  du  comte  Tolstoï  avec  les  lettrés 
français  de  la  Restauration  qui  s'intéressaient  aux  choses  russes.  «  Il  s'était 
[en  1825]  établi  à  Paris,  et,  guidé  par  son  instinct  batailleur,  il  avait  pris  pour 
tâche  de  réfuter  toutes  les  erreurs  qui  s'imprimaient  en  France  sur  la  Russie  ; 
et  il  polémiquait  furieusement  avec  Baour-Lormian,  critique  injuste  et  surtout 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LE    PRINCE     ÉLIM    MESTSCHERSKI  377 

une  idée  de  ce  monde  slave  un  peu  mystérieux.  Le  prince  Élim  avait 
loué  hautement,  dès  1830,  «  la  tendance  au  cosmopolitisme  »  de  la 
littérature  française  du  xix^  siècle. 

Quelques  grands  poètes  français  tels  que  MM.  Jules  Lefèvre  et  Antoni 
Deschamps,  disait-il,  ont  donné  de  nos  jours  l'exemple  de  l'érudition 
générale  jointe  à  l'inspiration  individuelle...  La  célèbre  préface  de  M.  Emile 
Deschamps,  en  tête  de  ses  belles  Études  françaises  et  étrangères,  est  venue, 
dans  ces  derniers  temps,  donner  le  coup  de  grâce  aux  préjugés  litté- 
raires... 

En  1836^,  Emile  Deschamps  avait  remercié,  nous  l'avons  dit  plus 
haut,  M.  de  Miatlev,  qui  avait  traduit  ses  poésies  en  russe. 

En  1841,  c'est  lui  qui,  probablement  grâce  au  prince  Elim,  pouvait 
donner  en  vers  français,  dans  la  réédition  de  ses  Poésies,  quelques 
spécimens  de  la  poésie  de  Krylov,   de  Miallev  et  de  Lermontov  ^. 

incompétent  de  Krylov,  —  avec  Alplionse  Rabbe,  l'auteur  d'un  médiocre  Résumé 
de  l'histoire  de  Russie,  —  avec  Ancelot,  à  qui  six  mois  de  voyage  avaient  suffi 
pour  définir  la  Russie,  —  avec  Victor  Magnier,  un  ofïicier  d'état-major  Irançais 
qui,  en  1828,  avait  accompagné  l'armée  turqiu^  dans  sa  campagne  contre  les 
Russes,  —  avec  la  duchesse  d'Abrantès,  qui  venait  de  publier  sa  biographie 
de  la  grande  Catherine...  »  Rapport  d'un  Russe  sur  l'instruction  publique  en 
France  en  1842,  par  André  Mazon,  p.  5.  —  M.  Mazon  nous  renvoie  à  l'ouvrage 
de  Ghonnady  :  Les  Ecrivains  franco-russes  :  biblioi^raphie  des  ouvra<^es  français 
publiés  par  des  Russes.   Dresde,  1874,  p.  l^t-15. 

1.  h'Ariel,  journal  du  monde  éléffant,  n°  du  30  mars  183G.   Cf.   note  supra. 

2.  M.  André  Mazon  nous  a  fait  remarquer  que  ce  n'est  pas  au  prince  Elim 
que  Deschanaps  doit  le  Vaisseau  fantôme,  comme  en  témoigne  ce  passage  des 
Poètes  russes,  traduits  en  Ç'ers  français...   Paris,  Amyot,  1846,  tome  II,  p.  374  : 

Un  beau  et  curieux  morceau  lyrique  de  Lermonlofî  que  le  prince,  Élim  Mestschcrski  se  dis- 
posait à  mettre  en  vers  français,  lorsqu'il  eut  connaissance  des  traductions  que  nous  don- 
nons. 

Ainsi  s'expriment  les  éditeurs  de  ce  recueil  posthume  du  prinee  l'.Iitn,  mort 
deux  ans  auparavant,  en  1844. 

M.  Mazon  a  bien  voulu  comparer  les  traductions  d'Emile  Deschanips  avec 
leurs  originaux  russes.  Voici  les  précieuses  notes  qu'il  nous  a  communiquées  : 

1.  L'Ane  et  le  Rossignol. 

Traduit  de  A.  Krylov,  le  La  Fontaine  russe  (1768-1844). 

Sur  Krylov,  voir  Lillérature  russe,  par  K.  Waliszewski,  2"  éd.  Paris,  1900,  pp.  151-155. 
Voir  aussi  :  Les  Poètes  russes  de  S'-Albin.  Paris,  1893. 

Le  titre  russe  do  la  fable  traduite  par  Descliamps  est  :  Osel  i  solovêi.  Elle  se  trouve  dans 
les  Basai  L  A.  Krylova,  édlt.  Souvorine,  Moscou,  1899,  p.  60  (fable  XXIII  du  livre  II). 

Deschamps  a  légèrement  allongé  la  fable  russe  et  il  lui  a  donné  je  ne  sais  quelle  allure  de 
gentillesse  qui  diffère  singulièrement  de  l'allure  franche  et  rondo  de  l'original.  Le  ton  n'est 
pas  très  juste. 

2.  La  Branclte  coupée. 

Traduit  de  L  P.  Miatlev  (179C-1844). 

Poète  et  humoriste,  Ivan  Petrovitch  Miatlev  dut  la  vogue  dont  il  bénéficia,  de  18.35  à  1850 
environ,  à  ses  poésies  lyriques  (parues  en  1834  et  en  1835)  et  surtout  à  un  poème  bouflon 
intitulé  :  Sensations  el  o})survalions  de  Madame  Kourdioul<ova  au  delà  de  la  jronlière,  DANS 
i'ÉTRANGEH  [ces  3  derniers  mots  en  français  dans  le  titre],  poème  paru  de  1840  à  1844 
et  réédité  en  1856-57.  En  français,  je  no  puis  indiquer  sur  Miatlov  que  les  quelques  lignes  qui 


378  LA    SOCIÉTÉ     MOrsDAIiNE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

Il  faut  lire,  dans  l'avant-propos  des  Boréales,  l'étude  que  le  prince 
Elini  consacre  à  la  littérature  de  son  pays.  Il  présente  au  public 
français,  chez  lequel  il  désire  trouver  «  l'indulgence  d'Emile  Des- 
cliamps  »,  un  choix  de  traductions  de  poètes  russes  contemporains  : 

Ces  études  timides,  il  les  soumet  aux  poètes  français  comme  l'apprenti 
apporte  aux  maîtres  un  minerai  inconnu.  C'est  à  eux  de  décider,  examen 
fait,  si  les  échantillons  promettent,  s'il  y  a  lieu  ou  non  d'exploiter  la  mine 
découverte. 

Mestscherski  rêve  d'une  cité  littéraire  idéale,  où  toutes  les  nations 
seraient  représentées  : 

L'universalité  de  la  langue  française,  dit-il,  universalise  peu  à  peu 
toutes  les  œuvres  du  génie.  Déjà  l'Allemagne,  l'Angleterre,  l'Italie,  l'Es- 
pagne, la  Pologne  même  voient  la  France  couronner  leurs  poètes.  Or, 
les  temps  ajîprochent,  où  la  Russie  pourrait  à  son  tour  élever  sa  grande 
voix  dans  ce  concile  œcuménique  des  poètes  du  monde. 

Cette  page  est  datée  de  1838.  Mais  ce  qui  nous  ramène  à  Emile 
Deschamps  et  à  son  rôle  d'intermédiaire  entre  la  France  et  les  lettrés 
européens,  c'est  une  lettre  en  vers  que  lui  dédie  le  prince  Ehm,  dans 
ce  même  recueil  des  Boréales. 

lui  sont  consacrées,  à  propos  de  Lermontov,  dans  le  Michel  Jiouriévitch  Lermontoi'  de  Duchesne. 
Paris,  Pion,  1910,  et  quelques  lignes  dans  les  Poètes  russes  de  Mestschersky,  tome  I,  p.  lxxxix. 

Le  titre  russe  de  la  Branche  coupée  est  Plavalouchtchaïa  velka,  c'est-à-dire  la  branche  flot- 
tante et  non  la  branche  coupée.  La  pièce  en  question  se  trouve  dans  le  Polnoé  sohranié  sotchi- 
nénii  J.  P.  Mialleva,  3  vol.  petit  8°,  Moscou,  1894,  tome  I,  p.  155. 

La  traduction  de  Deschamps  est  très  fidèle,  sauf  quelques  additions  nécessitées  par  la  rime. 
L'impression  générale  est  celle  d'une  plus  grande  sentimentalité  que  dans  Toriginal  russe  . 

«...  orpheline  innocente  »,  «...  cher  arbre  qui  me  pleure  »,  autant  de  qualificatifs  qui  sont 
du  traducteur  et  qui  affaiblissent  l'expression.  L'original  russe  est  plus  simple  et  plus  direct. 
Le  rythme  est  heureusement  rendu. 

3.  La  Statue, 

Traduit  du  même  L  P.  Miatlev. 

Le  titre  russe  est  :  Slatouîa.  La  pièce  se  trouve  dans  op.  cit.,  tome  l,  p.  11. 

Traduction  un  peu  moins  fidèle  que  la  précédente,  mais  non  moins  heirreuse.  Mêmes  objec- 
tions que  ci-dessus  :  des  additions  et  trop  d'épithètes  qui  souvent  ne  sont  pas  dans  la  note 
de  l'original  russe.  Une  trouvaille  qui  est  du  Deschamps  et  ne  vient  pas  de  l'original  russe  : 
«...  baisé  ton  sourire  innocent.  » 

4.  Le  Nuage. 

Traduit  du  même  L  P.  Miatlev. 

Le  titre  russe  est  :  Oblako.  La  pièce  se  trouve  dans  op.  cit.,  tome  I,  p.  21. 

Traduction  beaucoup  moins  heureuse  au  point  de  vue  imitation  du  rj-thme.  Les  strophes 
russes  sont  plus  légères  et  plus  rapides.  Ce  sont  des  vers  octosyUabiques  qu'il  aurait  fallu 
prendre  pour  en  reproduire  le  mouvement.  Les  critiques  faites  ci-dessus  s'imposent  de  nouveau 
pour  cette  pièce,  elles  s'aggravent  même  naturellement  :  les  cadres  des  strophes  étant  trop 
grands,  le  traducteur  a  dû  surenchérir  sur  son  défaut  ordinaire,  la  surabondance  des  mots. 

5.  Le  Vaisseau  fantôme. 

Traduit  de  Lermontov.  Sur  Lermontov,  voir  la  thèse  de  Duchesne  :  AI.  S.  Lermontov,  Paris, 
Pion,  1910. 

Le  titre  russe  est  :  Vozdouchny  Korabl.  Voir  Polnoé  sohranié  sotckinénii  M.  J.  LermorUova, 
édit.  de  l'Académie,  S'-Pétersbourg,  tome  II,  pp.  284-286. 

Paraphrase  plutôt  que  traduction,  mais  bien  l'esprit  de  l'original. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LE    PRINCE    ÉLIM    MESTSCHERSKI  379 

Emile,  mon.  poète,  il  nie  prend  fantaisie 
De  verser  dans  vos  mains  ce  que  ma  poésie 
M'a  dicté  récemment  de  vers,  bons  ou  mauvais, 
N'importe  !  Mais  voilà  bien  longtemps  que  j'avais 
Le  désir  le  plus  vif,  mon  cher,  de  vous  écrire, 
Un  vrai  besoin,  pareil  à  celui  de  vous  lire. 

C'est  une  ardente  apologie  de  son  pays  qu'il  adresse  ainsi,  non 
seulement  à  Emile  Deschamps,  mais  au  public  français.  Il  ne  nie  pas 
l'étrangeté  physique  et  morale  de  cette  terre  russe,  où 

Tant  de  peuples  divers  sont  bercés  et  blottis. 

La  Russie  est  l'œuvre  combinée  de  la  douceur  et  de  la  violence,  de 
l'Église  chrétienne  et  des  Tzars,  de  là  ses  contrastes  saisissants.  Mais, 
selon  lui,  la  douceur  est  le  fond  de  l'âme  russe  et  la  Russie  est  la  plus 
chrétienne,  la  plus  évangélique  des  nations  ^.  Le  peuple  russe  est  un 
peuple  mystique. 

Je  vous  ai  dit,  mou  cher,  ma  façon  de  penser 
Sur  l'énigme  gravée  au  front  de  ma  patrie. 

On  ne  connaît  la  Russie  qu'en  l'aimant. 

Vous  cherchez  à  tâtons  Dieu...  nous  l'avons  gardé. 


Toujours  je  le  dirai,  la  foi  fait  notre  gloire, 
Et  le  christianisme  est  toute  notre  histoire. 

D  s'excuse  d'être  long,  de  bavarder  comme  Musset  dans  ses  épîtres. 
«  Ah  !  s'il  était  Musset  !  » 

Et  Musset  me  ramène  à  vous  tous,  mes  amis. 
Aux  temps  qu'à  vos  banquets,  maîtres,  je  fus  admis. 
Et  que  je  savourais  les  miettes  de  la  table. 

Suit  alors  une  jolie  chronique  en  vers,  consacrée  au  Paris  httéraire 
du  règne  de  Louis- Philippe,  tel  que  pouvait  l'apprécier  un  grand 
seigneur  russe  : 

J'eusse  imité  Musset,  s'il   était  imitable, 

Ce  poète  ïf^i  fort,  .«;i  profond  et  si  franc, 

Que  notre  goût  si  faux  à  peine  le  comprend. 

Qui,  trop  grand  pour  la  forme,  aime  à  voir  la  pensée 

S'écouler  largement  de  son  âme  blessée. 

J'eusse  voulu  pouvoir  piller  chacun  de  vous 

Pour  garder  sur  mon  sein  quelques  joyaux  de  tous  : 

1.  C'est  encore  sous  ces  traits  que  lo  vicomte  de  Vogué,  en  1882,  nous  a  repré- 
senté la  Russie.  Cf.  son  Roman  russe. 


380  LA    SOCIÉTÉ     .MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

Etre  un  peu  vous  en  moi,  c'eût  été  ma  manie  ! 

Or,  je  cultive  au  moins  la  bonne  compagnie 

Que  fête  Rességuier  ;  Eloa,  l'ange  en  pleurs. 

Larme  tombée  un  jour  pour  féconder  les  fleurs 

Du  jardin  Poésie,  où  vint  Joseph  de  l'Orme 

Gazouiller  ses  concerts  divins  au  pied  d'un  orme. 

Je  vois  souvent  Lazare  et  son  frère  Pianto  ^, 

Sublimes  forgerons  qui  d'un  coup  de  marteai^ 

Dispersent  en  éclats  les  travers  de  notre  âge 

Et  marquent- au  fer  chaud  tout  vice  à  leur  passage. 

Puis  arrivent  les  chants  lugubres  d'Antoni, 

Dont  l'auréole  d'or  ceint  un  front   rembruni  ; 

Marie  et  Cynthia  ^  !  La  vestale  romaine 

Couronne  du  laurier  la  vierge  armoricaine, 

Et  ces  belles  enfants  ont  plaisir  d'entrevoir 

Sous  la  Cape  et  l'Epée  ^  un  seigneur  de  Beauvoir  ; 

Puis,  de  plus  jeunes  fronts  illuminés  d'extase, 

Parterre  où  dans  un  lys  trône  le  sylphe  Blaze  *  ; 

Puis  de  la  vieille  foi  ces  luths  éoliens, 

Beauchêne,   Turquéty,    Guiraud,  chantres  chrétiens  ; 

Enfin,  anges  d'amour,  c'est  vous,  c'est  vous,  mesdames. 

Vous  hommes  de  génie  et  par  le  cœur  si  femmes  ! 

Tel  est  mon  empyrée,  où  brillent  au  sommet 
D'autres   noms   étoiles,    Lamartine,   Soumet, 
Hugo,  ce  conquérant  de  puissante  nature, 
Et  ce  Napoléon  de  la  littérature. 

Le  prince  Elim,  «  vrai  Français  de  Moscou  »,  comme  l'appelle  Emile 
Deschamps,  n'était  qu'un  poète  aristocratique  et  mondain,  digne 
hôte  du  salon  du  comte  de  Rességuier,  il  était  aussi  peu  Russe  que 
possible  ;  cependant  quand  il  termine  son  épître  par  l'invective, 
qu'on  va  lire,  contre  l'industrialisme  et  le  mercantilisme  grandissant 
de  la  civilisation  occidentale,  c'est  bien  l'horreur  native  d'une  race 
plus  simple,  encore  primitive,  qui  se  trahit  dans  ces  vers.  Ce  qu'on 
appelle  en  France  le  progrès,  lui  répugne.  Il  voit  dans  ce  grand  mouve- 
ment scientifique  et  industriel,  qui  entraîne  le  monde  moderne,  une 
sorte  de  conjuration  de  l'esprit  humain,  dévoyé,  contre  la  nature  et 
la  poésie.  Il  proteste  ;  il  voudrait  être  éloquent  et  rude,  et  paraître 
«  porter  dans  ses  vers  une  barbe  un  peu  longue,  une  vraie  barbe  de 
moujik.  »  Ses  paroles,  hélas  !  ne  s'élèvent  pas  à  la  hauteur  de  ses 

1.  Poèmes   d'Auguste   Barbier. 

2.  Poèmes  de  Brizeux  et  do  Saint-Félix. 

3.  Titre  d'un  recueil  de  vers  de  Roger  dfe  Beauvoir. 

4.  Henri  Blaze  de  Bury,  dont  nous  parlons  souvent  dans  cette  étude  et  dans 
notre  Deschamps  dilettante. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LE    PRINCE    ÉLIM    MESTSCIIERSKI  381 

intentions.  «  Il  aime,  il  croit,  il  sent,  comme  ces  hommes  en  kaftam 
dont  on  n'a  touché  ni  le  menton  ni  les  croyances  »,  nous  voulons  bien 
le  croire,  mais  il  ne  s'exprime  ({ue  comme  un  imitateur  maladroit 
de  Chatterton,  un  disciple  médiocre  d'Alfred  de  Vigny  ou  d'Auguste 
Barbier, 

Penseurs  mélodieux,  ô  poètes,  salut  ! 

A  vo.us  ma  piélé,  mon  amour  et  mon  luth  ! 

Il  loue  les  poètes  d'ctre  en  lutte  contre  leur  temps  : 

Le  matérialisme  y  règne  en  souverain. 
Mais  votre  feu  sacré  fond  la  pierre  et  l'airain  ; 
Vous  replantez  la  route  où  la  matière  vile 
Dans  son  char  à  vapeur  roule  de  ville  en  ville 
Pour  gorger  d'aliments  l'égoïsme   du   corps. 

Il  hait  la  science  et  l'industrie,  et  maudit  la  locomotive  qui  en  est 
le  symbole.  Il  dénonce  la  puissance  croissante  de  l'argent,  et  lui 
oppose  le  culte  désintéressé  de  l'art.  Il  ne  décrit  pas  trop  mal  le  conflit 
moderne  de  la  pensée  et  de  l'action  : 

Autour  de  la  chaudière  à  spéculation, 

La  bouillante  pensée  en  fermentation. 

Les  bruits  lourds  des  leviers  couverts  par  l'harmonie 

Des  voix  qui  lèvent  l'âme  à  la  sphère  infinie. 

Un  gouiîre  d'or,  de  fer,  de  houille,  noir  chaos 

Et  l'Esprit  du  Scïigneur  qui  plane  sur  ces  flots  ! 

Enfin  si  les  financiers  et  les  industriels  travaillent  à  corrompre 
le  corps  de  la  France  et  du  monde  modernes,  les  poètes  sauveront 
l'âme  de  l'humanité  et  de  la  France  : 

Non,  elle  ne  meurt  pas  votre  superbe  France  ! 
Vous  êtes  là.  lîrùlez,  flambeaux  de  l'espérance  ! 
Vous  exhalez  l'amour  !  oh  !  vous  êtes  la  vie  !... 
La   France  rouvrira  sa  paupière  asservie  ! 
Poètes  de  la  France,  ô  poètes,  salut  ! 
A  vous  ma  piété,  mon  amour  et  mon  lulb. 

Mestscherski  se  rend  compte  qu'il  a  bien  faiblement  exprimé  ce 
(]u'il  voulait  dire  ;  il  s'en  excuse,  avec  l'humilité  d'un  élève  docile, 
auprès  d'Emile  Deschamjis  : 

Et  voilà  mes  adieux,  cher  auteur  des  Études  ! 
Cette  épître  me  livre  à  mille  incertitudes 
Sur  la  forme,  mais  non  sur  le  fond  du  discours, 
Car  j'y  crois  fermement  et  j'y  croirai  toujours. 
Lorsque  mon  cœur  s'émeut,  jamais  il  ne  calcule, 
Ce  n'est  qu'un  cœur  étroit  qui  craint  le  ridicule. 


382  LA    SOCIÉTÉ    MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

Je  dis  ce  que  je  sens,  advienne  que  pourra, 

Et  tel  au  grand  moment  la  mort  me  trouvera. 

Adieu  donc.  —  N'est-ce  pas,  en  commençant  ma  lettre, 

Je  vous  parlai,  mon  cher,  de  vers  à  vous  remettre  ? 

Je  l'avais  oublié.  Prenez-les  donc  ces  vers, 

Ces  tercets  contournés,  ces  sonnets  de  travers, 

Candidats  brevetés  d'un  lit  d'orthopédie, 

Et  de  vos  vers  français  modeste  parodie. 

Lisez-les,  cher  Emile,  ou  ne  les  lisez  pas. 

Mon  souvenir  du  moins  aura  suivi  vos  pas. 

Du  reste,  traitez-moi  sans  nulle  flatterie  ; 

Faites  fi  de  mes  vers,  mais  aimez  ma  patrie. 

Moscou,  28  avril  1837. 

Lorsque  le  prince  Elim  écrivit  ceci,  «  il  jouissait  délicieusement^ 
nous  dit  la  comtesse  Dash,  d'une  vie  qui  s'ouvrait  belle  devant  lui  ■'••..  » 
Sa  mère  était  la  sœur  du  prince  Czernichev,  un  des  favoris  de  l'Em- 
pereur Nicolas,  n  aurait  pu  faire  de  la  diplomatie,  mais  il  la  délaissa 
pour  le  monde  et  pour  l'étude.  —  C'était  l'époque,  vers  1840,  oîi  la 
vie  parisienne  se  transformait  profondément.  La  politique  et  les 
affaires  absorbaient  la  majorité  des  esprits,  qui  se  piquaient  de  moins 
en  moins  de  romanesque  et  d'atticisme.  On  désertait  les  salons  pour 
les  cercles.  La  fondation  du  Jockey-Club  est  même  une  date  carac- 
téristique dans  l'histoire  de  la  société  française.  Les  hommes  allaient 
se  voir  entre  eux  ^,  au  grand  scandale  d'un  mondain  comme  Des- 
champs, qui  ne  concevait  pas  de  réunion  possible  sans  la  présence  des 
dames,  et  restait  fidèle  aux  charmantes  coutumes  de  la  vie  d'autre- 
fois. —  La  délicatesse  des  mœurs  aristocratiques,  le  culte  des  beaux- 
arts  et  des  belles  manières  demeuraient  en  honneur  chez  les  Mest- 
scherski.  La  vieille  princesse  était  «  une  grande  dame  »  : 

elle  avait  dû  être  très  belle,  dit  la  C^^^  Dash  ;  elle  était  imposante  comme 
un  portrait  de  Louis  XIV  avec  ses  cheveux  blancs  de  neige  et  son  teint 
d'un  blanc  de  mousseline  ^. 

Aimant,  comme  son  fils,  les  arts  et  la  littérature,  elle  recevait  dans 
son  salon  toutes  les  célébrités  de  l'époque  qu'offusquait  le  nouveau 
régime.  Emile  Deschamps  y  retrouvait  son  vieil  ami  le  comte  de 
Rességuier  et  quelques  autres  membres  plus  actifs  du  parti  légiti- 
miste, comme  le  comte  de  Viel-Castel.  On  jouait  des  charades,  quand 
on  était  las  de  réciter  des  vers,  ou  de  médire  du  siècle.  La  comtesse 


1.  C^se  Dash.  Mémoires  des  autres,  IV,  p.  174. 

2.  Jacques  Boulenger.  Les  Dandys,  p.  247  et  sq. 

3.  C^se  Dash.  Mémoires  des  autres,  IV,  p.  183. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    JULES    DE    SAINT-FELIX  383 

Dash  se  rappelait  y  avoir'  vu  représenter  un  drame  à  trois  personnages 
par  Jules  de  Saint-Félix,  costumé  en  moine,  par  le  prince  Elini,  en 
simple  gentilhomme,  par  Horace  de  Viel-Castel,  en  moine  encore. 
Deschamps  pouvait  se  croire  revenu  au  plus  beau  temps  du  genre 
troubadour. 

Jules  de  Saint-Félix  était  un  jeune  homme  que  notre  poète  appré- 
ciait beaucoup.  Il  appartenait  à  une  ancienne  famille  noble  du  Midi. 
Né  en  Languedoc,  il  s'était,  sur  cette  terre  romaine,  attaché  aux  ves- 
tiges du  peuple-roi,  et  les  plus  beaux  vers  qu'il  ait  écrits,  lui  ont  été 
dictés  par  cet  amour  de  l'antiquité  1-atine.  Emile  Deschamps  le  com- 
parait à  Chénier  ^.  L'Italie  fut  pour  lui  ce  que  la  Grèce  avait  été  pour 
l'auteur  des  Idylles.  Elle  lui  inspira  les  Nuits  de  Rome,  les  Poésies 
Homaines,  un  roman,  Cléopâtre,  et  le  poème  de  Cynthia,  qu'il  adapta  à 
la  scène  en  1844,  et  essaya  vainement  de  faire  jouer  au  Théâtre 
Français.  —  Légitimiste  à  une  époque  où  triomphait  la  boiu'geoisie 
libérale,  il  s'affirmait  romantique  au  déclin  de  l'Ecole.  Diplomate 
il  avait  vu  sa  carrière  brisée  par  la  Révolution  de  Juillet  ;  poète,  il 
fut  sacrifié  à  Ponsard  et  à  ses  disciples.  La  fortune  allait  cependant 
sourire  à  ceux  qui  profitèrent  de  son  initiative  et  exploitèrent  au 
théâtre  à  cette  date  l'Antiquité  classique. 

Rachel  se  fit  applaudir  dans  la  Lucrèce  de  Ponsard,  dans  la  Virginie 
de  Latour  Saint-Ybars.  Ce  qu'il  y  avait  encore  de  lyrisme  et  de  flamme 
poétique  dans  les  vers  de  Saint-Félix  le  perdit  dans  l'esprit  du  public 
bourgeois.  Sa  jeune  renommée  fut  entraînée  dans  la  déroute  des 
Romantiques,  que  symbolise  la  chute  retentissante  des  Burgraues.  Le 
pauvre  Saint-Félix  connut  dès  lors  toutes  les  vicissitudes  du  sort. 
Intime  ami  du  prince  Elim,  il  était  traité  chez  les  Mestscherski 
comme  un  fils,  mais  la  mort  lui  ravit  ses  protecteurs.  Il  avait  épousé 
à  Nice,  chez  ces  mêmes  Mestscherski,  la  filleule  de  la  princesse,  et  s'était 
retiré  avec  sa  femme  à  Uzès  dans  un  petit  bien  de  famille  ;  mais  la 
nécessité  le  chassa  de  sa  retraite.  Il  dut  reprendre  la  plume  pour  vivre, 
écrivit  une  longue  série  de  romans  historiques  sur  le  modèle  de  ceux 
de  Dumas.  La  vie  de  bohème  des  lettres  consuma  lentement  les  forces 
de  ce  rare  poète,  dont  Emile  Deschamps  avait  salué  l'apparition  ^. 

Parmi  les  habitués  du  salon  Mestchersld,  la  comtesse  Dash  cite 
riorace  de  Viel-Castel,  qui  passait  pour  «  très  méchant  dans  le 
monde  »,  nous  dit-elle,  et  s'était  en  effet  rendu  redoutable  aux  amis 

1.  Emile  Deschamps.  La  Simple  Porlraiclure  du  manoir  Beauchesne...  Paris ^ 
1841,  p.  6. 

2.  Voir  une  intéressante  étude  sur  Jules  de  S'-Félix  dans  la  Bataille  romantique- 
de  Jules  Marsan. 


384  LA    SOCIÉTÉ     MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

du  régime  de  Louis- Philippe  par  les  traits  de  son  ironie.  «  Très  fin 
très  observateur,  il  prenait  des  notes...  pour  servir  à  l'histoire  de  la 
société  de  ce  temps  ^.  »  Elle  avait  encore  remarqué  auprès  de  lui  le 
groupe  des  lettrés  et  des  gentilshommes  restés  fidèles  aux  traditions 
de  l'ancienne  France,  les  amis  de  Deschamps,  Jules  de  Rességuier, 
Léon  de  Wailly,  Alfred  de  Vigny,  «  qui  s'animait  peu,  dit -elle,  causait 
très  bien,  mais  sérieusement  ».  11  formait,  comme  on  peut  s'en  douter, 
un  contraste  frappant,  par  sa  distinction  native,  avec  un  personnage 
fameux  alors,  «  le  dandy  à  la  mode  »,  Eugène  Sue,  qui,  avant  le  tapage 
que  firent  ses  romans  sociaux,  était  fêté,  «  je  ne  sais  pourquoi  »,  dit 
la  comtesse  Dash,  dans  les  salons  légitimistes,  car  «  il  n'avait  rien  de 
distingué  »  et  sous  «  le  vernis  »  d'une  attitude  apprise,  gardait  «  un 
air  commun  ».  Il  n'en  était  pas  de  même  d'Auguste  Barbier,  le  poète 
des  ïambes,  qu'elle  admire  sans  réserves,  d'Henri  Blaze  de  Bury, 
le  traducteur  de  Faust  ^,  de  Théophile  de  Ferrières,  observateur 
ironique  des  ridicules  du  Romantisme  et  qui  fréquentait  Emile 
Deschamps  et  le  prince  Elim  ^. 

Mais  écoutons  maintenant  la  comtesse  Dash  elle-même  : 

Un  autre  habitué  de  ce  charmant  salon  était  un  poète  aimable,  toujours 
poète  et  toujours  aimable,  bien  que  les  années  se  soient  écoulées  depuis 
lors.  C'est  Emile  Deschamps.  Il  était  alors  comme  aujourd'hui  bon, 
généreux,  désireux  de  plaire  à  tous...  Je  n'admettais  pas  qu'après  nous 
avoir  récité  Roméo  et  Juliette,  on  pût  rire  d'une  gaudriole  et  faire  un  calem- 
bour. Je  retrouve  dans  mes  notes  une  grande  irritation  à  ce  sujet,  dont 
j'ai  bien  ri  en  le  lisant  et  dont  Emile  Deschamps  rirait  bien  lui-même. 
Je  le  condamnais  au  sublime  à  perpétuité. 

J'ai  raconté  comment  nos  familles  étaient  liées,  et  comment  je  l'avais 
connu  dans  mon  enfance  ainsi  que  son  frère  Antony.  Depuis,  il  était  entré 
dans  l'administration  de  son  père  et  s'était  marié.  Madame  Descharaps 
n'était  pas  jolie,  mais  elle  avait  de  l'esprit,  peut-être  un  peu  impérieux. 
Peut-être  tenait-elle  à  montrer  au  monde  l'ascendant  sans  bornes  qu'elle 
avait  sur  le  cœur  du  poète,  et  peut-être  en^m  poussait-elle  un  peu  loin 
la  défense  de  la  propriété  de  ce  cœur.  Qui  eût  pu  le  lui  reprocher  ?  N'est-il 
pas  tout  simple  d'apprécier  ce  qu'on  possède  et  n'est-ce  pas  le  cas  d'appli- 
quer le  proverbe  :  «  Mira,  ma  non  tocca  *  !  » 

Ce  croquis  est  amusant  et  ressemblant  sans  doute.  Il  apporte  une 

1.  C^se  Dash.  Mémoires  des  autres,  IV,  p.  191. 

2.  Henri  Blaze,  le  fils  de  ce  Castil-Blaze  «  qui  nous  a  donné  en  français  les 
plus  beaux  opéras  des  écoles  allemande  et  italienne  ».  (Cf.  C*^^  Dash.  Mémoires 
des  autres,  lY,  p.  283,  et  notre  étude  sur  Deschamps  dilettante),  était  le  beau- 
frère  de  Buloz,  et  l'un  des  collaborateurs  de  la  Revue  des  Deux  Mondes. 

3.  C^s^  Dash.  Mémoires  des  autres,  IV,  p.  220  et  Asselineau,  Mélanges  tirés 
d'une  petite  bibliothèque  romantique...  —  Paris,  1866,  in-8°,  p.  168-176. 

4.  C^'<^  Dash.  Mémoires  des  autres,  p.  194. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    M.     ET    M'"®    DE    LA    SIZERANNE  385 

contribution  malicieuse  aux  rares  témoignages  que  nous  avons  pu 
rassembler  sur  M™^  Emile  Deschamps. 

Une  maison  où  l'on  accueillait  toujours  avec  enthousiasme  le  mari 
et  la  femme,  c'était  celle  de  M.  et  de  M"^^  ^\q  l^  Sizeranne. 

Amis  de  la  famille  du  haron  Guiraud,  les  La  Sizeranne  étaient  pro- 
bablement entrés  en  relations  avec  les  Deschamps  aux  beaux  jours 
du  romantisme,  quand  M.  Henri  Monier  de  La  Sizeranne  lui-même 
s'essayait  au  métier  d'auteur  dramatique  sous  les  auspices  du  clas- 
sique Alexandre  Duval  ^,  et  faisait  jouer  au  Théâtre  Français  une 
comédie  inspirée  par  quel((ues  pensées  de  La  Bruyère,  dans  ses 
Caractères,  au  chapitre  du  Cœur  et  intitulée  V Amitié  des  Deux  Ages. 
La  fmesse  d'observation  psycholotrique,  que  manifestait  cette  jolie 
comédie,  s'unissait  chez  le  jeune  écrivain  au  goût  le  }>lus  vif  pour* 
la  poésie.  Dès  1825,  aux  eaux  d'Aix,  où  il  avait  rencontré  pour  la 
première  fois  Lamartine,  il  avait  voué  un  culte  au  grand  poète,  qui 
devint  ]>lus  tard  au  Parlement  son  adversaire  politique,  mais  demeura 
son  ami.  —  Les  tendances  poéti(pies  du  romantisme  le  séduisaient, 
dès  1828.  Reçu,  à  son  arrivée  à  Paris,  dans  les  salons  aristocrati((ues  ^ 
où  l'on  applaudissait  les  chants  royalistes  et  religieux  des  poètes  du 
premier  Cénacle,  il  avait  évolué,  comme  E.  Descham]>s,  vers  le  libéra- 
lisme littéraire  et  politique,  et  le  salon  où  se  plaisait  cet  esprit  fin, 
délicat,  mesuré,  mais  ouvert  aux  idées  nouvelles,  était  celui  de 
;\jme  Récamier.  C'est  à  l'Abbaye-aux-Bois  qu'il  lut,  devant  un  audi- 
toire illustre,  Corinne,  un  drame  en  cinq  actes,  tiré  du  roman  de 
M'^^de  Staël.  Applaudie  par  cette  assemblée  d'élite,  cette  remarquable 
adaptation  fut  moins  goûtée  du  grand  public,  que  d'autres  passions 
agitaient.  Cette  pièce  fut  re]>résentée  pour  la  ])reinière  fois  au  l'béatre 
Français,  le  23  septembre  1830,  mais  les  dillicultés,  ({ue  les  jalousies 
des  comédiens  avaient  suscitées  à  l'auteur,  le  détournèrent  ])()ur 
toujours  de  la  carrière  dramatique.  D'ailleurs,  1830  lui  ouvrit  dans  son 
département  la  voie  de  la  politi(juc.  Nommé  jiar  ses  compatriotes 
conseiller  général  de  la  Drôme,  il  fut  éhi  député,  le  4  novembre  1837 
et  ne  cessa  pas  de  siéger  à  la  Chambre  jus(ju'en  1848.  —  Membre  du 
Corps  Législatif,  de  1852  à  18G3,  il  entra  à  cette  date  au  Sénat.  Préoc- 
cupé, pendant  ces  années  agitées  de  notre  histoire,  des  plus  graves 
])roblèmes  ])olili(pic.s,  il  amiail  cciH-udaiit  à  rcliouver  dans  son  salon, 
auprès  d(;  ses  collègues  du  Pailciiit'iit ,   les  hoiiiiucs  de  lettres  et  les 

1.  Recueil  des  écrits  lillcriiircs  et  pDiilitjucs  du  comte  Monier  de  La  Sizeranne, 
tome   I,  p.  18. 

2.  Cf.  M""-'  de  Girardiii.  Le  \'icornte  de  Luiinnij.  Lrtlres  parisiennes,  lome  II, 
p.  'J6'.. 

25 


386  LA    SOCIÉTÉ     MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

artistes  qui  lui  rappelaient  sa  jeunesse.  M™^  Alix  de  La  Sizeranne, 
née  de  Cordoue,  fille  du  pair  de  France  de  ce  nom,  unissait  au  charme 
de  l'esprit  et  de  la  beauté  un  grand  talent  de  musicienne,  et  ce  goût 
décidé  pour  la  musique  et  la  poésie  lui  avait  attiré  maintes  fois  les 
enthousiastes  compliments  d'Emile  Deschamps.  Le  petit-fils  de  cette 
gracieuse  femme,  M.  Robert  de  La  Sizeranne,  dans  une  étude  con- 
sacrée au  poète  ^,  le  réclame  discrètement  comme  une  des  gloires 
de  sa  famille.  Il  a  tracé  un  vivant  tableau  de  ces  fêtes  données  tantôt 
par  M.  et  M°^®  de  La  Sizeranne,  rue  Neuve-des-Capucines,  tantôt  par 
M.  et  M°^^  Descham;^s,  rue  de  la  Ville-l'Évêque. 

La  soirée  ne  s'achevait  pas,  écrit-il,  sans  qu'un  opéra  nouveau  fournît 
un  thème  aux  brillantes  interprétations  des  artistes  qui  se  trouvaient 
là.  Or,  la  musique  était  représentée  par  Vaucorbeil,  Niedermeyer,  Rosen- 
hain,  Amédée  de  Beauplan,  l'auteur  d'un  opéra-comique  dont  Emile 
Deschamps  avait  écrit  les  paroles  ;  E.  Pacini,  M'^^^^  Isaure  de  Vergermes, 
Pauline  Garcia,  Santa-Colomba,  Pleyel.  Il  ne  faut  pas  oublier  Liszt,  qui 
y  vint  quelquefois  et  dont  Emile  Deschamps  disait  qu'il  eût  pu  changer 

sans  changer  de  délire, 

Les  notes  pour  les  vers,  le  clavier  pour  la  lyre. 

Quand  les  derniers  accents  étaient  jetés  et  les  dernières  fusées  des 
notes  envolées  au  plafond,  les  éloges  éclataient  de  toutes  parts.  Emile 
Deschamps  avait  déjà  formulé  le  sien  en  cinq  minutes...  et  en  vers. 

Les  fêtes,  qu'organisaient  ainsi  ces  parfaits  amis,  faisaient  le 
charme  de  la  saison  d'hiver  à  Paris.  Quand  revenaient  les  beaux  jours, 
et  que  M.  et  M^^  de  La  Sizeranne  regagnaient  leurs  propriétés  du 
Dauphiné,  souvent  M.  et  M^^  Deschamps  allaient  les  y  rejoindre  ;  et 
le  poète  a  célébré  le  souvenir  d'un  de  ces  séjours  au  château  de  Beau- 
semblant,  dans  une  épître  dont  nous  avons  eu  déjà  l'occasion  de  parler. 

C'était  à  cette  époque,  en  1837,  un  voyage  long  et  pénible  que  celui 
de  Paris  à  Saint-VaUier,  dans  la  Drôme.  Il  n'y  avait  pas  encore  de 
chemins  de  fer,  ces  chemins  de  fer,  dont  Emile  Deschamps  dira  un 
jour  qu'ils  escamotent  les  beaux  sites. 

D'ailleurs,  dira-t-il  encore,  les  chemins  de  fer,  ce  sera  très  incommode  ; 
avec  eux,  on  ne  pourra  plus  être  loin  de  personne  ^. 

1.  Robert  de  La  Sizeranne.  Emile  Deschamps.  Souvenirs  et  vers  inédits.  (Revue 
de  Paris  et  de  Saint-Pétersbourg,  mai  1888.)  —  M.  Robert  de  La  Sizeranne, 
l'esthéticien  qui  nous  a  révélé  Ruskin  et  la  Religion  de  la  Beauté,  et  qui  «  a  rendu 
un  cerveau  à  la  critique  d'art,  qui,  depuis  Fromentin,  n'en  avait  plus  »,  a  été 
lui-même  l'objet  d'une  étude  psychologique,  à  la  fois  éloquente  et  fine,  dans 
tm  article  intitulé  :  Silhouettes  contemporaines,  M.  Robert  de  la  Sizeranne,  paru 
d^ns  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  avril  1920  [signé  :  Fidus]. 
'  2.  Emile  Deschamps.  Œ.  c,  t.  III,  p.  16,  et  Journal  des  jeunes  personnes, 
(juillet   1846),  p.  226. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    M.     ET    m'"*^    DE    LA    SIZERANNE  387 

Le  malicieux  esprit  devait  tout  de  même  estimer  qu'avant  eux, 
malgré  la  «  poétique  »  diligence,  on  élail  loin  de  ses  amis.  Les  voya- 
geurs parcouraient  donc  en  diligence  la  distance  de  Paris  à  Lyon, 
et  puis  là,  s'embarquaient  sur  le  bateau  à  vapeur  et  descendaient  le 
Rhône  jusqu'à  Saint-Vallier.  Pendant  le  trajet,  le  poète  avait  tout 
le  temps  d'admirer  le  })aysage  : 

Dauphinc  !  Vivarais  !...  Dieu  d'en  haut  fît  un  signe. 
Et  le  Rhône,  en  tombant,  refoula  d'im  côté, 
La  joie  et  l'abondance,  attributs  de  la  vigne. 
Et  de  l'autre  le  deuil  et  ririfécondité  ^. 

Beausemblant  est,  sur  la  rive  abondante  et  vineuse,  une  vaste 
demeure  située  au-dessus  de  Saint-Vallier,  un  peu  avant  Tain.  De  ce 
château  élevé  on  jouit  d'une  vue  splendide  sur  sept  départements  ; 
on  a])erçoit  la  vallée  du  Rhône  et  d'un  côté  l'Ardèche  et  la  Haute- 
Loire,  de  l'autre  l'Isère  et  la  Haute-Savoie.  Un  tel  spectacle  éveillait 
l'enthousiasme  de  l'aimable  Parisien  qui,  assis  à  table,  auprès  d« 
]y|me  (le  Lj^  Sizeranne,  et  voyant  par  la  fenêtre  tout  ce  panorama, 
s'écriait  : 

Du  pain  noir  et  cette  vue,  Madame,  nous  suffiraient. 

Or,  en  fait  de  pain  noir,  c'était  une  fête  perpétuelle  qu'on  offrait 
au  poète  à  Beausemblant  ou  dans  tous  les  châteaux  du  voisinage.  Le 
temps  passait  en  causeries,  en  promenades.  La  ijausique  et  la  poésie 
occupaient  les  soirées,  quand  on  ne  jouait  ])as  la  comédie.  Le  poète 
évoque  ces  souvenirs  charmants  : 

Et  nos  soirs,  mélangés  de  chants,  de  poésie, 
De  contes  à  fantôme  et  de  rire  aux  éclats. 


Grand  raout,  égayé  de  cette  comédie 

Si  bien  faite  par  vous,  où  je  jouai  si  mal  ^. 

Un  jour,  Emile  Descham|)s  se  rendit  au  Mas  de  Ghantalouette, 
près  de  Tain,  sur  l'invilatidu  du  frère  de  son  hôte,  M.  Charles  de  La 
Sizeranne,  et  il  décrit  : 

Ce  coteau  merveilleux  dont  rien  ne  ])eut  distraire. 
Pain  do  sucre  géant,  tout  flaïupié  de  raisins. 

C'est  le  coteau  de  l'Ermitage. 


1.  Œ.  c.  ,  t.  11,  |..  Ti{). 

2.  Œ.  c,  I.  II,  p.  l'iO-Ol.  Souvenus  du  Duuplnné. 


LA    SOCIETE     MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

Dans  un  kiosque  imprévu 
Devant  qui  Marly  même  eût  baissé  pavillon, 

un  repas  royal  est  servi. 

Poissons  monstrueux,  gibier  fin, 

Primeurs  d'Amérique,  et  pour  vin 
La  vendange  du  crû,  le  meilleur  vin  de  France  ; 

Puis,  après  le  moka  divin, 
Un  bastion  glacé  de  vanille,  aux  framboises, 
Et  des  bassins  de  punch,  au  feu  d'azur  ;  enfin 
Chevet  et  Tortoni  complets,  à  cinq  cents  toises 

Au-dessus  du  niveau  de  la  mer  ^. 

L'élite  de  la  société  provinciale,  nobles  et  bourgeois  de  la  petite 
ville  de  Tain,  les  de  Florans,  les  de  Larnage,  les  Macker,  les  Janoyer, 
avaient  été  conviés  à  cette  fête,  où  Deschamps,  prodigue  de  souhaits, 
salua  des  noms  de  Mozart,  du  Tasse  et  du  Corrège,  un  jeune  poète 
de  l'endroit,  qui  lui  lut  une  pièce  de  vers  écrite  en  son  honneur,  et 
plus  tard  devint  effectivement  l'un  des  meilleurs  érudits  du 
Dauphiné.  Il  s'agit  de  ^L  Anatole  de  Gallier  2.  Emile  Deschamps 
retrouvait  à  Tain  la  famille  de  Larnage,  alliée  à  la  famille  de  Croze, 
les  parents  de  son  ami  Guiraud  ;  il  regagna  en  leur  compagnie  Beau- 
semblant  où  se  trouvaient  ^L  et  M'^^  de  Croze,  venus  d'Auvergne 
pour  le  voir.  Ce  fut,  en  les  reconduisant  à  leur  château  deChassaigne, 
près  de  Brioude,  dans  la  Haute-Loire  ^,  qu'il  fit  ce  voyage  si  amusant, 
dont  le  récit  humoristique  est  une  des  parties  les  plus  jolies  del'épître 
dauphinoise  :  il  fallait  en  effet  traverser  les  montagnes  de  l'Ar- 
dèche  pour  se  rendre  à  Chassaigne,  et  jamais  le  spirituel  Deschamps, 
réduit  ainsi  que  ses  amis  au  comble  de  V  inconj  or  table,  ne  fut  mieux 
inspiré,  plus  riche  en  saillies  plaisantes  que  dans  la  nuit  qu'ils  pas- 
sèrent dans  une  horrible  auberge  de  Saint-Bonnet-le-Froid    : 

Nous  ne  sommes  pas  des  muguets 
Que  tout  blesse  et  qu'un  rien  agite. 

Ils  étaient  de  charmants  Parisiens,  décidés  à  se  défendre  de  tout 
leur  esprit  contre  la  mauvaise  fortune  : 

Je  me  rappelle  avec  délices 

Nos  prudents  apprêts  du  sommeil  ; 

1.  Ibidem. 

2.  Mgr  Charles  Bellct,  président  de  la  Société  archéologique  de  la  Drôme 
et  du  Dauphiné,  a  fait  revivre  l'intéressante  figure  de  ce  poète,  de  ce  savant, 
une  des  gloires  de  notre  noblesse  provinciale,  dans  =on  élude  sur  Anatole  de 
Gallier.  Valence,   1899.   In-S". 

3.  Sur  Chassaigne  ou  Chassagne,  cf.  Les  Châteaux  historiques  de  la  Haute- 
Loire,  par  Gaston  de   Jourda  de  Vaux.   t.   IL  Le    Puy,  1918,  in-4,  p.  222. 


EMILE     DESCHAMPS    ET    M.     ET    M™^    DE     LA    SIZERANNE  389 

Cet  ingénieux  appareil 
De  grands  châles  et  de  pelisses, 
Et  ces  moitiés  d'anciens  rideaux 
Pour  s'isoler  les  uns  des  autres, 
Et  quels  rires  étaient  les  nôtres 
Dans  ce  sévère  dos  à  dos  ^. 

Tout  l'aimable  récit  fait  songer  à  ceux  que  contèrent  si  bien  ces 
voyageurs  de  l'ancienne  France,  Chapelle,  Bachaumont  et  le  déli- 
cieux La  Fontaine.  Il  fallait  l)ien  mériter  d'atteindre  enfin  Chas- 
saigne  : 

Chassaigne,  la   terre  adoptive 
Et  de  mon  cœur  et  de  mes  chants  ; 
Chassaigne,  élégant  et  sauvage. 
Port  hospitalier,  doux  rivage... 
Ecueil  des  sols  et  des  méchants  ^. 

Au  château  de  Chassaigne  l'amitié,  un  sentiment  plus  doux  encore 
peut-être,  emplissaient  le  cœur  d'Emile  Deschamps.  Il  est  fait 
maintes  fois  dans  ses  vers  mystérieusement  allusion  à  un  amour  mal- 
heureux dont  le  poète  aurait  souffert,  et  Chassaigne  aurait  été  le 
théâtre  de  cette  romanesque  aventure. 

Et  quel  homme  aima  plus  une  femme  !  C'était 
Un  amour  frais,  brûlant,  qui  souffre  et  qui  se  tait. 
Le  feu  longtemps  caché  qui  grandit  sous  la  cendre  ; 
A  force  de  se  taire  il  sut  se  faire  entendre  ^. 

L'illusion  dura  peu,  semblc-t-il,  et  le  poète  fut  trahi.  Le  poème 
qui  a  ])()ur  titre  :  Le  Retour  à  Paris,  donne  à  croire  (ju'il  revit 
celle  qu'il  nomme  «  l'infidèle  »  et  qu'il  la  revit  à  Chassaigne. 
Mais  tout  cela,  comme  nous  l'avons  vu,  reste  bien  obscur.  Il  y 
a  de  l'outrance  romantique,  à  n'en  pas  douter,  dans  l'accent  du 
passage  : 

Si  vous  ne  m'aimiez  plus,  ah  !...  Malédiction  *  ! 
et  l'on  ])eut  se  demander  s'il  n'y  a  |»as  ])lus  de  littérature  encore  que 

1.  Œ.  c,   t.   II.   Ibidem. 

2.  Galerie  des  poêles  vivanls  par  Au^uslc  Dcsplaces...  Paris,  1848,  in-8°,  p.  99. 
En  lisant  des  pièces  telles  que  Sout'enir  du  Dauphiné...  on  retrouve  la  filière  qui  remonte 

aux  poésies  détachées  de  Voltaire,  à  celles  de  Barthe,  à  celles  trop  peu  connues  de  Bonnard... 
Au  milieu  des  tristesses  anjrlaiscs  qui  déteignent  à  cette  heure  sur  le  plus  grand  nombre  des 
talents,  cette  veine  d'esprit  français  a  son  à-propos  et  sa  valeur  de  traduction.  On  a  vu  de 
pires  rôles  que  celui  de  continuer  Rivarol... 

3.  Kniilc  Doschamps.  Œ.  c,  t.  Il,  p.  'j7. 

4.  Ibid.,  t.  I,  p.  178. 


390  LA    SOCIÉTÉ    MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

de  passion  vraie  dans  cette  histoire  énigmatique,  que  nous  n'avons 
pas  réussi  à  débrouiller  ^. 

En  tous  cas,  le  château  de  Chassaigne  était  le  lieu  de  réunion 
champêtre  des  plus  chères  amitiés  du  poète  ^.  Auprès  de  la  famille 
de  Croze,  il  retrouvait  souvent  Guiraud  et  Soumet,  Jules  de  Ressé- 
guier,  quelquefois  Lamartine  lui-même,  enfin  tous  ceux  qui  pouvaient 
faire  supporter  la  campagne  à  ce  Parisien  accompli.  Ce  qu'il  aimait 
le  plus  à  Beausemblant,  c'était  encore  Paris,  le  monde  des  lettres  et 
des  arts,  le  monde  des  salons,  où  dans  une  assemblée  brillante  triom- 
phait l'union  de  la  poésie  et  de  la  musique. 

Plus  tard,  dans  la  retraite,  quand  ces  fêtes  depuis  longtemps 
auront  cessé,  il  en  conseillera  le  souvenir  : 

Au  moins  le  Souvenir  nous  ramène  enivrés 
A  ces  premiers  salons  d'un  jour  tendre  éclairés... 
Oui,  je  verrai  toujours,  des  yeux  de  la  mémoire. 
Toujours  les  flèches  d'or  dans  l'azur  de  la  moire, 
L'or  courant  des  sophas  aux  plafonds,  puis  encor 
Le  grand  lustre  endormi  dans  le  cristal  et  l'or  ^. 


1.  Poésies,  éd.  1841,  p.  131,  passage  supprimé  dans  le  texte  des  Œuvres  com- 
plètes, p.  179. 

2.  Il  nous  a  été  accordé  de  lire  toute  la  correspondance  d'Emile  Deschamps 
avec  ses  amis  La  Sizeranne,  et  d'y  cueillir  une  gerbe  de  fleurs  charmantes, 
fleurs  de  serre,  si  l'on  veut,  des  mots  spirituels,  de  jolis  traits  piquants,  des  images 
imprévues,  gracieuses  ou  bouffonnes,  tout  un  ensemble  qui  permet  de  se  faire 
une  idée  du  talent  d'Emile  Deschamps  épistolier.  Une  de  ses  lettres  commence 
ainsi  : 

Nos  lettres  se  sont  croisées  ;  on  voit  bien  que  ce  ne  se  sont  pas  des  épées... 
Une  autre  fois,  comme  ils  n'ont  pas  eu,  sa  femme  et  lui,  la  chance  de  rencon- 
trer chez  eux  M.  et  M™^   de    La   Sizeranne,  il    laisse   sur   sa    carte    ce   quatrain 
entre  les  mains  du  concierge  effaré  : 

Nous  tombons  là  comme  des  bombes, 
Msds  on  a  fui  de  tous  côtés. 
Cherchons...  la  cage  est  vide...  où  sont  donc  les  colombes  ? 
C'est  bien  le  temple,...  mais  point  de  divinités  ? ... 
Ses  amis  avaient  dû  refuser  deux  ou  trois  fois  à  Deschamps  de  venir  le  voir 
à  Versailles.  L'homme  d'esprit  leur  en  fait  mille  reproches  : 

Tantôt  une  chose,  tantôt  une  autre  ;  c'était,  il  y  a  quelques  mois,  parce  que  vous  arrangiez 
l'appartement  et  à  présent  parce  qu'il  est  arrangé  trop  bien  et  que  vous  y  recevez  trop  bien 
aussi...  et  puis  le  carême  qui  arrive  !  et  puis...  Pâques,  les  retraites,  les  sermons...  les  cours... 
les  leçons...  je  vois  un  avenir  exécrable.  Les  jours  gras  étéiient  un  terrain  neutre  dégagé  de 
tout...  et  il  faut  que  vous  ne  les  ayez  pas  fait  libres.  Enfin...  nous  allons  être  d'une  maussa- 
derie  !...  et  nous  le  sommes  déjà  comme  vous  voyez!  Tous  nos  chanteurs  chanteront  faux 
(c'est  juste  !)  Tous  ies  vers  seront  de  M'...  (cherchez  le  plus  ennuyeux  !)  et  le  soleil  doré  sur 
la  neige  d'argent  qui  a  l'air  de  se  moquer  de  nous  !...  Tout  y  e?t. 

3.  Cité  par  M.  Robert  de  La  Sizeranne,  dans  l'article  de  la  Rei>ue  de  Paris  et 
Saint-Pétersbourg.  Cf.  supra. 


ÉiMILE    DESCHAMPS    ET    LE    DANDYSME  391 


III 

Les  relations  qu'Emile  Deschamps  entretenait  avec  ce  qu'on  appelle 
le  monde  ne  rem])echaient  point  de  rester  au  Boulevard,  parmi  les 
gens  de  lettres  et  les  «  dandys  »,  un  des  arbitres  des  choses  de  l'es- 
]>rit  ^.  En  matière  de  théâtre,  il  passait,  comme  autrefois  son  père, 
]>our  un  fin  connaisseur.  Voici  une  lettre  dans  laquelle  Méry  ^  invite 
le  poète  à  la  répétition  du  Caligula  d'Alexandre  Dumas  ^.  (7esL  l'au- 
teur lui-même  qui  avait  chargé  Méry  de  ce  soin  : 

Mon  cher  Maître, 

Alexandre  Dumas  est  venu  chez  moi  ce  matin,  pour  m'iuviter  à  la  répé- 
tition générale  de  Caligula,  qui  a  lieu  demain  samedi  à  onze  heures  et 
demie.  Pressé  par  le  temps,  il  n'a  pu  aller  chez  vous  et  je  suis  chargé 
de  sa  part  de  vous  prier  de  venir  demain  à  la  même  heure  au  Théâtre- 
Français.  Si  vous  pouvez  venir,  il  me  semble  que  vous  vous  faciliterez 
le  voyage  en  passant  cité  Bergère,  n^  9,  à  onze  heures  précises,  pour  y 
manger  quelques  huîtres  debout  comme  un  hébreu  de  Pâques  ;  et  les 
huîtres  mangées  à  la  hâte,  nous  irons  ensemble  au  Théâtre-Français. 
Quelle  que  soit  votre  décision,  je  l'attends  avec  impatience  par  le  retour 
de  mon  estafette. 

Mille  amitiés   fraternelles  ^.  Méry. 

Ce  vendredi  soir  22  décembre  1837. 

La  lettie  suivante  est  plus  intéressante  encore.  Adressée  par  Roger 
de  Beauvoir  à  Emile  Deschamps,  elle  dépeint  assez  joliment  la  vie 

1.  Sur  le  Paris  de  Louis-Philippe,  cf.  Léon  Séché.  La  Jeunesse  dorée... 
Jacques  lioulcnger.  Les  Dandi/s,  ouvrage  cité. 

2.  Joseph  Méry  était  un  des  journalistes  les  plus  en  vue  à  cette  époque.  Le 
Marseillais  spirituel,  qui  remplit  de  ses  chroniques  étincelantes  les  journaux 
de  la  .Monarchie  de  Juillet  et  du  Second  Empire,  le  Nain  jaune,  le  Globe,  le 
Figaro,  la  Presse,  fut  alors  apprécie  comme  poète  et  surtout  comme  romancier 
dans  le  groupe  des  Roger  de  Beauvoir,  des  Soulié,  des  Dumas,  des  Eugène  Sue  ; 
son  œuvre  presque  aussi  abondante  est  totalement  oubliée.  Son  nom  reste  attaché 
à  celui  de  Gérard  de  Nerval.  Il  doit  cet  honneur  à  sa  collaboration  au  drame 
de  Vlmafiier  de  Haarlcm,  et  surtout  il  est  connu  comme  pamphlétaire  parce 
qu'il  collabora  à  la  fameuse  JSémésis,  cette  série  de  mordantes  satires  publiées 
par  lui  et  par  Barthélémy  contre  Casimir  Péiùer  en  1831. 

3.  rV/Zi^uia,  tragédie  en  ciruj  actes  et  en  vers,  avec  un  prologue,  par  Alexan- 
dre Dumas,  représentée  pour  la  première  fois,  à  Paris,  sur  le  Théâtre  Français, 
le  2G  décembre  1837.  Dans  le  tableau  antithétique  qu'il  trace  de  la  corruption 
romaine  et  de  la  pureté  chrétienne  sous  l'Empire,  Dumas  utilise  assez  heureu- 
sement la  légende  du  débarquement  de  Lazare  et  de  Marie-Madeleine  sur  les 
côtes  de  Provence. 

'i.  Lettre  inédite.  Colleclion  Paignard.  —  Cf.  Un  déjeuner  chez  AI érij  dans  les 
Petits  mémoires  du  XIX^  siècle,  par  Philibert  Aud<brand.  Paris,  C.  Lévy,  1892, 
in-16,  p.  145. 


392 


LA    SOCIETE     MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 


brillante  et  dispersée  d'un  poète  à  la  mode,  au  temps  de  Louis- 
Philippe.  Des  salons  du  faubourg  Saint- Germain,  aux  coulisses  du 
Théâtre  Français  et  de  l'Opéra,  Deschamps,  à  cette  époque  fiévreuse 
où  finit  sa  jeunesse,  menait  une  existence  assez  voisine  de  celle  des 
«  Dandys  ». 

J'espérais,  très  cher  et  aimable  maître,  me  rendre  hier  chez  le  prince 
Elim,  où  du  moins  je  vous  aurais  prié  de  m'excuser  ;  malgré  mon  très 
vif  désir  de  vous  aller  voir  cette  semaine,  je  n'ai  pu  en  trouver  le  temps 
en  vérité  !  On  travaille  fort  peu  le  jour,  on  danse  beaucoup  la  nuit,  on 
ne  se  voit  guère  qu'au  milieu  de  cinq  cents  amis  intimes.  Vous  trouvez 
moyen  d'écrire  de  charmantes  choses  au  sein  de  ce  tourbillon,  vous, 
le  Musard  ^  du  quatrain  et  du  bon  mot!  Tant  mieux  mille  fois  et  je  vous 
envie.  Donnez-moi  donc  votre  secret. 

Ce  soir,  à  l'Opéra,  j'ai  rencontré  l'homme  jatal  qui  veut  nous  incruster 
en  loterie.  Cela  m'a  fait  doublement  penser  à  vous.  Mira  ^  m'ayant  fait 
promettre  de  lui  donner  des  vers,  j'avais  eu  d'abord  l'idée  de  lui  donner 
les  vôtres,  mais  comme  il  y  a  fait  matériel  de  faux  'en  cette  aiiaire  de 
signature,  force  m'est  de  fouiller  dans  mon  sac. 

J'envoie  donc  ceux-ci,  que  j'ai  écrits  l'autre  jour  sur  l'album  d'une 
belle  dame,  qui  croit  au  grand  jeu  de  M^^^  Lenormant.  Comme  ils  sentent 
la  sorcellerie,  j'imagine  bien  qu'on  les  brûlera  et  ce  sera  tout  profit. 

Bien  à  vous  de  cœur  et  d'admiration  profonde. 

Roger  de  Beauvoir  ^. 

1.  Philippe  Musard, 

Chef  d'orchestre  et  compositeur  fameux  de  musique  et  de  danse,  dit  Fétis...  Cet  artiste... 
obtint,  à  l'époque  du  règne  de  Louis-PhiHppe,  une  véritable  célébrité  comme  chef  d'orchestre 
de  bal  et  compositeur  de  quadrilles...  C'est  surtout  à  partir  du  jour  où  il  dirigea  les  bais  de 
l'Opéra  (1839-1849)  que  sa  vogue  acquit  toute  sa  puissance...  Ses  quadrilles  dansants  étaient 
remarquables  par  leur  allure,  leur  élan,  leur  entrain,  leur  caractère...  Cet  artiste  honorable 
et  excentrique,  que  ses  contemporains  ont  appelé  le  Paganini  de  la  danse  et  le  Roi  du  quadrille, 
est  mort  à  Auteuil,  près  Paris,  le  -31  mars  1859,  à  l'âge  de  66  ans.  Biographie  universelle  des 
musiciens...  Supplément  et  complément  publiés  sous  la  direction  de  M.  Arthur  Pougin. 
T.  IV,  p.  255. 

2.  Sur  Mira,  cf.  Charles  de  Boigne.  Petits  Mémoires  de  l'Opéra.  Paris,  1857, 
in-16,  p.  180. 

Jusqu'en  1836  ou  1837,  les  bals  masqués  et  costumés  de  l'Opéra  ne  furent  masqués  que  pour 
les  femmes  et  costumés  pour  personne.  Le  débraillé  de  l'époque,  le  goût  du  travestissement 
grotesque,  l'amour  du  cancan,  V orgie  Musard,  en  un  mot,  s'étaient  arrêtés  au  seuil  de  l'Opéra... 

Mira,  le  fermier  des  bals  en  habits  noirs,  s'évertua  à  trouver  des  combinaisons  attrayantes;.. 
Il  inventa  les  bals  avec  tombolas,  lots  d'argenterie,  cachemires  et  tableaux  des  grands  maîtres... 

3.  Roger  de  Beauvoir,  un  des  plus  aimables,  un  des  plus  brillants  étourdis 
de  la  deuxième  génération  romantique.  Emule  en  dandysme  de  son  ancien 
camarade  de  collège,  Alfred  de  Musset,  romancier  fécond,  auteur  dramatique 
applaudi,  poète  goiité  des  salons.  On  rapproche  son  drame  intitulé  :  l'Ecole  de 
Cluny  de  la  Tour  de  Nesles  de  Dumas  pour  lui  faire  honneur  de"la  création  d'une 
des  héroïnes  les  plus  fameuses  du  grand  dramaturge  :  Marguerite  de  Bourgogne. 
Il  était  fort  lié  av^c  Emile  Deschamps  auquel  il  a  dédié  une  des  pièces  de  son 
recueil  poétique  :  La  Cape  et  l'Épée,  paru  en  1837,  le  poème  intitulé  :  Marquise, 
dont  la  couleur  espagnole  et  les  formes  rythmiques  rappellent  lejc  Poème  de 
Rodrigue  ». 


EMILE     DESCHAMPS    ET    LE    DANDYSME  393 

Le  poète  «  à  la  mode  »,  le  dandy,  le  «  Musard  du  quatrain  et  du 
bon  mot  »  vivait  alors  «  au  sein  du  tourbillon  ».  Il  s'est  montré  lui- 
même,  entouré  de  toutes  les  célébrités  littéraires  et  artistiques  du 
Paris  de  Louis-Philijtpe,  dans  un  opuscule  où  il  décrit  le  manoir 
d'Alexis  de  Beauchesne  \  un  des  plus  élégants  dandys  de  ré])0({ue. 
Dans  cette  sorte  d'album  ^,  les  illustrations  signées  ])ar  Dauzats,  la 
composition,  le  style,  la  teneur  même  du  titre  rappelaient  le  Moyen- 
âge  tel  qu'on  le  goûtait  alors,  le  Moyen-âge  «  troubadour  ». 

La  Simple  Portraicture  du  Manoir  Beauchesne,  par  Emile  Des- 
champs, enrichie  de  blasons  de  moult  poètes  qui  florissaient  Van  de 
N.  S.  MDCCCXLI  et  de  deux  i>ues  du  tnanoir,  par  A.  Dauzats.  Paris, 
Challamel,  1841.  M.  de  Beauchesne  avait  été,  sous  la  Restauration, 
gentilhomme  de  la  chambre  du  Roi  et  chef  de  Cabinet  de  Sosthène 
de  La  Rochefoucauld,  le  surintendant  des  Beaux-Arts.  Il  aimait  la 
poésie  et  l'architecture  :  il  avait  fait  construire  au  temps  où  il  diri- 
gait  le  département  des  Beaux-Arts,  avenue  de  Madrid,  au  bois  de 
Boulogne,  «  un  naïf  donjon  féodal  »,  suivant  l'expression  d'Emile 
Deschamps,  «  entre  V Anglais  Ranelagh  et  V Italienne  Bagatelle  ». 

En  1835,  écrit  son  historien,  cette  antiquité  féodale  était  toute  neuve... 
On  appelait  ce  petit  manoir  le  pavillon  S*- James,  quoiqu'il  n'eût  aucun 
rapport  avec  le  mafruifiquc  chàleau  situé  à  Boulogne,  qui  porte  encore 
le  nom  des  folies  de  l'ancien  fermier-général,  son  fondateur. 

Mais,  sous  la  monarchie  de  Juillet,  la  fortune  du  gentilhomme 
légitimiste  n'avait  fait  que  décroître,  et  dans  les  dernières  années  du 

1.  Une  fois  retiré  du  monde,  M.  de  Beauchesne  consacra  ses  loisirs  à  la  com- 
position d'une  histoire  de  Louis  XVII,  qui  fait  encore  autorité  dans  les  milieux 
royalistes.  Comme  il  se  rendait  souvent  à  Versailles  pour  se  documenter,  il  y 
rendait   visite   à    Emile   Deschamps. 

Cher  bien-aimé  poète,  lui  écrivait-il  un  jour,  le  27  janv.  1859,  je  vais  à  Versailles  dimanche. 
Je  veux,  avec  M.  Soulié  qui  m'attend,  aller  dans  les  musées  à  la  recherche  de  portraits  à  graver 
pour  une  grande  édition  de  Louis  XVII.  Combien  vous  seriez  bon  de  nous  accompagner  et 
de  nous  aider  de  vos  conseils  !... 

(Inédit.  Collection  Paignard.) 

2.  La  manie  des  Albums  sévissait  dans  la  société  d'alors.  Emile  Deschamps, 
qui  fut  l'esclave  de  cette  mode,  s'en  est  plaint  spirituellement  : 

Si  vous  saviez,  si  vous  pouviez  savoir  combien  il  court  d'Albums  par  le  monde,  qui  arrivent 
éclopés  dans  les  mains  di's  huit  cr^nt  (|uatre-vingt-trois  écrivains  les  j)lus  distingués  de  ré]i(>(|uo!.. 
Le  siècle  fourmille  de  jictile  poésie,  de  pclilc  musique,  de  ])elito  peinture,  tout  cela  en  assez 
bonne  qualité  ;  le  procédé  mécanique  de  chaque  art  s'est  répandu  comme  une  monnaie  cou- 
rante. Que  de  gens  font  bien,  et  qu'il  y  en  a  peu  qui  font  mieux  !  que  de  gens,  dans  tous  les 
arts,  expriment  et  exécutent  élégamment  des  idées  vulgaires,  et  qu'il  y  en  a  peu  qui  aient 
de  grandes  idées  !  Accoutumez-vous  à  n'étudier,  a  n'admirer  que  le  beau,  et  ne  vous  inquiétez 
pas  du  l'oli.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  49-52. 

Ilélas  !  l'œuvre  d'Emile  Desehanq)S  pr<!S(pic  hjul  ciilièrc  —  et  il  li-  sentait 
bien  —  entre  dans  la  catégorie  du  joli.  La  préoccupation  de  plaire  au  monde 
—  ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  coquet,  l'esprit  damerot  —  l'ont  absorbé. 


394  LA    SOCIÉTÉ     MONDAINE    SOUS    LOUIS-PHILIPPE 

règne  de  Louis- Philippe,  il  se  vit  contraint  de  vendre  le  joli  castel  ;  et 
l'opuscule  de  Deschamps  n'avait  en  réalité  pas  d'autre  but  que  d'at- 
tirer sur  lui  l'attention  des  amateurs.  Voici  en  quels  termes  discrets, 
mais  clairs,  il  parle  de  la  situation  matérielle  du  futur  historien  de 
Louis    XYII. 

Le  poète  qui  les  possède  (ces  merveilles)  ne  les  aura  bientôt  plus... 
M.  de  B.  aura  donc  créé  tout  cela  pour  d'autres.  C'est  encore  le  Sic  vos 
non  i>ohis.  Les  orages  de  notre  époque  l'ont  poursuivi  jusque  dans  son 
asile  d'autrefois.  De  telles  vicissitudes  ne  sont  pas  rares  pour  les  nobles 
cœurs  qui  se  dévouent  aux  Arts  et  à  la  Poésie.  Il  serait  trop  beau  appa- 
remment d'avoir  la  lyre,  le  laurier...  et  le  confortable. 

L'album  publié  par  Deschamps  n'a  pas  d'autre  intérêt  pour  nous 
que  de  nous  montrer  une  fois  encore,  groupés  autour  du  poète, 
dans  la  demeure  d'un  de  ses  amis,  presque  toutes  les  célébrités  con- 
temporaines. 

La  pièce  la  plus  curieuse  du  manoir,  écrit-il,  est  celle  qui  se  trouve  au 
faîte  du  donjon.  C'est  le  cabinet  du  châtelain...  Les  vitraux  de  cette  salle 
méritent  une  attention  particulière,  à  cause  des  blasons  des  frères  en  poésie 
du  châtelain-poète.  M.  de  Beauchesne  voulait  s'entourer  de  cette  nou- 
velle noblesse  de  l'imagination  et  de  l'intelligence,  chevalerie  contem- 
poraine, qui  a,  comme  l'ancienne,  ses  tournois  et  ses  combats  et  aussi 
ses  amours. 

Et  Deschamps  parcourt  des  yeux,  pour  ses  lecteurs,  la  galerie 
brillante.  Il  voit  d'abord  le  nom  de  Chateaubriand,  puis  ceux  de 
Lamartine  et  de  Victor  Hugo,  «  ces  deux  rivaux  qui  n'en  ont  guère  », 
Alfred  de  Vigny  et  Sainte-Beuve  viennent  ensuite,  rapprochés  non 
sans  raison  par  la  qualité  plus  profonde  et  plus  intime  de  leur  art  ; 
puis  Soumet  et  Guiraud,  «  ces  deux  Alexandre,  frères  de  prénoms,  de 
pays  et  de  poétic{ue  génie  »,  puis  Charles  Nodier  et  Alexandre  Dumas, 
«  deux  autres  littérateurs  étincelants  d'une  lumière  si  différente  ». 
Marie  Mennessier  Nodier  a  sa  place  parmi  ces  gloires. 

Deux  autres  noms  de  poètes  aimés  et  admirés  de  tous  apparaissent 
encore  sur  les  vitraux,  MM.  A,  de  Musset  et  Brizeux  ;  l'un,  suivi  de  toutes 
les  beautés  d'Espagne  et  d'Italie,  l'autre,  escorté  de  l'ombre  mélancolique 
de  Marie. 

Deschamps  cite  encore  Ancelot  et  Jules  Lefèvre. 

L'Académie  Française,  ajoute-t-il,  vient  de  rendre  justice  au  premier  ; 
quand  donc  en  fera-t-elle  de  même  pour  le  second  ?  C'est  un  si  grand  poète 
et  un  si  grand  prosateur  qu'il  a  tous  les  titres...  pour  attendre  patiem- 
ment. 

Après  cette  innocente  malice,  il  arrive  à  Jules  de  Rességuier, 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LE    DANDYSME 


395 


le  charmant  poète,  auprès  de  qui  se  trouve  sans  doute  par  droit  d'amitié 
seulement,  celui  qui  signe  cet  article,  avec  son  frère  Anloni   Deschamps. 

Les  blasons  de  MM.  le  vicomte  Walsh  et  Edouard  Walsh,  son  fils, 
et  celui  de  M.  Roger  de  Beauvoir  lui  paraissent  «  rayonner  encore 
comme  leur  esprit  si  français,  leur  imagination  si  colorée».  Il  voit  ceux 
de  Henri  Blaze,  Edouard  Alletz,  Léon  de  Wailly  et  Jules  de  Saint- 
Félix  qu'il  appelle  «  cet  André  Ghénier  de  la  poésie  romaine  »  (p.  14). 
Deschamps,  après  avoir  cité  Blaze,  de  Falloux,  d'Arlincourt,  Berryer, 
Mennechet,  n'est  point  au  bout  de  son  énumératiou.  Il  nous  suffit  de 
remarquer  la  place  qu'occui)ent  les  musiciens  et  les  peintres  dans  cet 
album  de  célébrités. 

Les  échos  du  manoir  tressailleront  longtemps,  dit  le  poète,  des  accents 
de  MM.  Spontini  et  Rossini,  ces  princes  de  la  mélodie  italienne,  qui, 
avec  MM.  Niedermeyer  et  Meyerbeer,  leurs  frères  germains  (comme 
on  voudra  l'entendre),  viennent  faire,  sans  se  gêner,  nos  plus  beaux  opéras 
français. 

Quant  aux  ])eintres  et  aux  amateurs  d'art,  qui  fréquentaient 
Saint- James,  ils  n'étaient  pas  de  moindre  qualité  :  c'étaient  M"^®  de 
Mirbel,  MM.  Turpin  de  Crissé,  Schefîer,  Taylor,  de  Forbin,  de  Cail- 
leux,  Champmartin  et  Dauzats,  «  dont  le  crayon  merveilleux  a  plus 
d'une  fois  reproduit  l'ensemble  ou  les  détails  du  manoir  ». 

Les  fêtes  qu'avait  donné  Beauchesne,  en  l'honneur  de  tous  ses 
amis,  com])taient  parmi  les  événements  brillants  de  l'époque  ^.  Mais 
elles  allaient  bientôt  cesser,  puisque  le  manoir  était  mis  en  vente.  — 
Triste  symbole  de  cette  vie  mondaine  si  prestigieuse  et  si  fragile,  dont 
Emile  Deschamps  s'enivra  plus  qu'un  autre  et  qu'il  abandonna, 
avant  d'avoir  reçu  l'avertissement  de  la  vieillesse,  en  pleine  maturité, 
pour  se  retirer  à  Versailles,  cédant  sans  doute  aux  penchants  sérieux 
de  sa  nature,  se  défiant  aussi  de  sa  santé  précaire,  et  dégoût  é  du  monde 
par  le  spectacle  des  souffrances  que  la  maladie  infligeait  à  ses  meilleurs 
amis.  En  effet  il  allait  perdre  en  l'espace  de  quelques  années  —  de 
1845  à  1857  —  quatre  de  ses  [)lus  chers  compagnons  de  jeunesse  : 
S<>uniet,  Guiraud,  Henri  de  Latouche  et  Jules  Lefèvre. 


1.  II  est  dommage  qu  •  Doschamps  n'iiit  pas,  à  la  fm  de  son  album,  résumé, 
dans  une  t'onnulc  saisissante  l'impression  qu'il  convient  de  Raidir  de  ce  monde 
évanoui  de  nos  «  dandys».  Il  n.'  manque  à  ce  piîlil  livre  riu'unc  de  ces  phrases 
pimpantes  et  lépèroî,  comme  Kmile  D"?champ»  savait  en  écrire,  uui>  jolie  phrase, 
ay.'nt  dans  sa  cambrure  spirituelle,  ailée,  pincée  à  la  taille,  toute  l 'imper linenoe 
et  la  mélancolie  du  désir  insatisfait. 


CHAPITRE  VI 

I.  Emile  Deschamps  et  les  compagnons  de   sa  jeunesse.   Der- 
nières   ANNÉES    DE    SoUMET    ET    DE    GuiRAUD.    II.    DerNIÈRES 

années   DE    Henri   de   Latouche   et   dj:   Jules   Lefèvre-Deu- 
mier.   Emile    Deschamps,  collaborateur  de   Saint-Beuve. 


I 


Le  pauvre  Soumet  achevait  de  vivre.  Grand  poète  valétudinaire, 
il  venait,  grâce  à  la  bienveillante  protection  de  Louis- Philippe, 
qui  l'avait  nommé  conservateur  de  la  Bibliothèque  de  Compiègne, 
de  consumer  ses  dernières  forces  dans  l'élaboration  de  son  grand 
poème,  la  Divine  Epopée  ^. 

Théophile  Gautier  avait  rendu  hommage  à  la  pensée  du  poète,  à 
la  constance  de  son  effort,  à  la  noblesse  de  ses  intentions,  qui  parfois 
lui  avaient  inspiré  de  beaux  épisodes,  des  vers  admirables.  Il  lui 
savait  gré  d'avoir  maintenu  les  traditions  du  grand  art  ;  c'est  ce 
qu'il  tint  à  dire  au  public  indifférent,  dans  un  article  de  la  Re<^ue  des 
Deux-Mondes,  qu'il  consacra  à  Soumet  ^. 

Maintes  fois,  Emile  Deschamps  lui  rendit  le  même  hommage  :  il  fut 
de  ceux  qui  accueillirent  avec  une  respectueuse  admiration  la  Divine 
Épopée. 

Ceux  qui  ont  pu  croire  que  l'illustre  poète  s'était  endormi  dans  sa  gloire, 
dit-il,  peuvent  voir  aujourd'hui  tout  ce  que  ce  prétendu  sommeil  cachait 
d'activité  créatrice.  Volontaire  exilé  de  notre  scène  tragique,  son  génie 
se  tourna  une  seconde  fois  vers  la  muse  suprême  qui  ne  l'avait  pas  oublié. 
La  poésie  épique  offrait  un  merveilleux  refuge  à  l'auteur  de  Saûl,  de 

1.  La  Divine  Épopée,  par  Alexandre  Soumet...  Paris,  A.  Bertrand,  1840, 
in-80. 

2.  R.  D.  M.,  1841,  tome  XLYIII,  p.  106.  Cf.  sur  la  Divine  Épopée,  l'essai  de 
André  Equey.  Fribourg,  1906,  in-8°,  et  aussi  une  étude  d'Eugène  Faure,  paru 
dans  le  Correspondant,  1845,  t.   XII. 


ALEXANDRE    SOUMET  397 

Clytemnestre.  de  Norrna,  d'Une  Fête  de  Néron,  etc.  Il  y  a  si  peu  de  talents 
à  qui  soit  ouverte  une  pareille  retraite  !  et  c'est  là  que  la  Dwine  Épopée 
s'élaborait  ! 

Il  fallait  une  bien  luiissaute  imagination  ])our  trouver  un  drame  d'amour, 
ayant  son  nœud  et  ses  péripéties  dans  les  trois  mondes  où  se  passe  l'action 
du  poème  !  Jamais  la  femme  n'a  été  peinte  sous  des  couleurs  plus  enchantées 
et  Sémida,  la  dernière  Eve,  se  montre  à  nous  comme  un  de  ces  anges  des 
derniers  temps  destinés  à  porter  à  Dieu  les  prières  qui  rachètent  les  âmes. 

Ce  gigantesque  ouvrage  est  véritablement  l'épopée  de  l'Infini.  Il  com- 
plète la  grande  époque  poétique  qui  se  déroule  devant  nous,  et  il  deviendra 
désormais  une  de  nos  gloires,  car  il  faudrait  désespérer  de  toute  littérature 
en  France,  s'il  ne  ])renait  place,  dans  nos  bibliothèques,  entre  le  Dante 
et   Mil  ton. 

On  ne  lil  ])lus  Soumet,  et  aujourd'hui,  ([uaïul  ou  feuillette  la  ])lus 
noble  de  ses  œuvres,  on  découvre  (ju'il  fut  un  des  plus  purs  artistes 
du  xix<5  siècle.  Les  critiques  même  de  son  temps,  se  sont  trop  atta- 
chés —  Vinet  en  particulier  ^  —  à  discuter  la  valeur  théologique  et 
philosophique  de  ses  conceptions.  L'inspiration  chez  lui  est  labo- 
rieuse :  il  n'a  pas  d'idée,  si  l'on  culeud  j>ur  là  ce  ((u'on  adniin;  chez 
Vigny,  l'originalité  dans  la  conception.  Les  grands  problèmes  qu'il 
agite  tour  à  tour,  celui  du  Bien  et  du  Mal,  de  la  Liberté,  de  la  Res- 
ponsabilité, la  philoso})hie  de  l'hisloiie,  ne  sont  pas  ])énctrés  ])ar  lui 
d'une  vue  perçante.  Sa  méditation  sérieuse,  intense  même,  ne  renou- 
velle pas  ce  cju'elle  considère.  Mais  la  forme  dont  il  revêt  l'objet  de 
sa  méditation  est  presque  toujours  d'une  qualité  rare  :  tissu  serré  de 
la  syntaxe,  élégante  .variété  des  rx'thmes,  il  a  tout  ce  (|ui  fait  la  beauté 
de  l'élocution  poétique.  Voici,  par  exemple,  comment  il  ex])rimc  lui- 
même  le  charnu;  du  \'erbe  qu'il  a  si  bien  su  faire  ressentir  : 

Ces  mots  sont  virtuels,  ces  mots  sont  toul-puissants. 

De  la  création  germes  phosphorescents. 

Types  mystérieux  où  la  nature  existe 

Comme  un  chef-d'œuvre  au  fond  des  rêves  de  l'artiste, 

Et  <[ui,  sevds.  ont  peuplé  l'air  et  l'onde  et  les  bois. 

Quand  Dieu  les  proncuiça  ]iour  la  ])remière  fois  ^. 

Nous  ne  (ih-roiis  (ju'un  des  dialogues  ciilrndus  <lans  son  j)aradis, 
q'i  ii'i  'b~>  ^n|(pli(•es  a])erçus  dans  son  eiifi  r,  pour  donner  quelc|ue 
idée  de  la  variété  comme  de  la  force  et  de  la  grâce  de  son  talent, 

V(»ici  des  femmes  ([ui  sont  tristes  au  Ciel  de  l'absence  momentanée 
du  (duist.  Ou  sent  II  a  la  douceur  exquise  de  ces  sou])irs  élégiacpuis  : 

1.  \inct.  Études  sur  In  lillcniluic  franraise  au  A'/.V  siècle.  (Paris,  1851), 
tomo  IJJ,  j).   \:v.). 

2.  La  Dii'ine  Épo})ér,  cli.iiil  I,  p.  10. 


398       emile  deschamps  et  les   compagnons  de   sa  jeunesse 

Semida 
(assise  sous  un  palmier  du  Paradis). 

0  ma  viole  !  pourquoi,  ma  douce  viole  aimante, 
Vous  taire  sur  mon  cœur,  de  tristesse  dormante  ? 
J'appelle  en  vain  votre  âme,  et  l'hymne  commencé 
Expire  en  votre  sein,  comme  un  cygne  blessé... 


De  lilas  couronnée,  et  si  jeune  et  bénie, 
Pourquoi  me  refuser  vos  baisers  d'harmonie, 
Et  vous  cacher  ainsi  sous  mes  cheveux  ? 

La  viole  céleste  répond  : 

Pourquoi  ? 
Regardez  Madeleine,  aussi  triste  que  moi* 
Christ  est  absent,  et  moi,  comme  la  fleur  des  plaines, 
En  l'absence  du  jour,  je  retiens  mes  haleines, 
Et  je  le  redemande,  et  j'espère  et  j'attends, 
Et  j'attends,  pour  chanter,  la  vie  et  le  printemps. 
Et  veuve,  et  de  lilas  tristement  couronnée, 
Je  referme,  en  pleurant,  l'âme  qu'il  m'a  donnée. 


Ne  m'interrogez  plus,  allez  à  Madeleine, 

Et  sous  les  amandiers,  parlez-lui  de  sa  peine. 

Alors  Sémida  : 

Madeleine-Marie,  aux  grands  yeux  bleus  et  doux, 
Je  viens,  je  vous  regarde  et  je  suis  avec  vous. 
Sous  vos  paupières  d'or,  chastement  abaissées, 
Comme  un  nid  d'oiseaux  blancs  se  cachent  vos  pensées. 

Puis  les  femmes  gémissent  à  l'unisson  : 

Semida 

Je  pense  au  Christ,  ma  sœur,  et  le  demande  aux  Cieux. 
Est-ce  pour  me  punir  qu'il  se  cache  à  mes  yeux  ? 

Madeleine 
Où  donc  êtes-vous,  Christ,  notre  souffle  adorable  ? 

Semida 
La  fleur  de  l'amandier  vous  cherche  ainsi  que  nous  ^. 

Dans  l'amoureuse  élégie  mystique,  la  Muse  de  Soumet  est  intaris- 
sable. Mais  sa  poésie  est  capable  de  concentration  et  de  force.  Et 

1.  La  Divine  Épopée,  chant  IX,  p.  115-120. 


ALEXANDRE    SOUMET 


399 


voici  une  des  visions  de  son  Enfer,  où  la  sobriété  de  l'expression, 
la  mâle  énergie  et  la  propriété  des  termes,  égalent  l'horreur  étrange 
du  supplice. 

Je  vis,  sur  un  rocher,  des  mères  criminelles. 

Presser  contre  leur  sein,  d'étreintes  l^terucUes, 

Leur  enfant,  jeune  et  blond,  tel  qu'autrefois,  si  beau. 

L'offrait  à  leur  amour  le  réveil  du  berceau. 

0  prodige  !  Aujourd'hui,  chaque  baiser  aride, 

Sur  le  front  de  l'enfant  fait  éclore  une  ride. 

Sa  main  rose  vieillit,  comme  une  fleur  du  soir, 

Lorsqu'au  pied  de  sa  tige  un  gnome  vient  s'asseoir. 

Ses  grands  yeux  transparents  jaunissent  et  se  plombent  ; 

Ses  dents  sous  les  baisers  se  décharnent  et  tombent  ; 

Et  l'enfant,  accroupi,  dans  ses  longs  cheveux  blancs, 

Cherche  à  cacher  ses  doigts  anxaigris  et  tremblants. 

La  mère  suit  de  l'œil,  punie  en  ses  tendresses, 

Le  progrès  effrayant  d'une  heure  de  caresses. 

Et  le  cœur  gros  de  pleurs,  elle  amuse,  en  chantant, 

Le  vieillard  nouveau-né,  dont  la  voix,  faible  et  creuse, 

Entrecoupe  de  cris  la  chanson  douloureuse  ^. 

Alexandre  Soumet  fut,  sinon  un  grand  poète,  du  moins  un  véritable 
artiste,  etradiiiir;ili(>u  d'Emile  Deschamps  l'a  toujours  défendu  contre 
l'oubli. 

En  1836,  (piatre  ans  avant  l'apparition  de  la  Dwine  Épopée,  dans 
un  ouvrage  intitulé  :  Causeries  littéraires  et  morales  sur  quelques 
femmes  célèbres,  comme  il  écrivait  une  notice  consacrée  à  Gabrielle 
Soumet,  la  fille  du  poète,  mariée  en  1834  au  baron  d'Altenheim,  il 
choisit  cette  occasion  pour  rappeler  qu'il  admirait  Soumet  depuis 
son  enfance. 

Personne,  plus  que  moi,  ne  pouvait  être  le  biographe  de  I\l"^°  d'Alten- 
heim. Je  l'ai  vu  naître  et  grandir.  Je  n'ai  pas  de  plus  ancien  ami  que 
son  père  ;  je  n'en  ai  donc  pas  de  meilleur.  Alexandre  Soumet  n'a  jamais 
rien  caché  à  Emile  Deschamps,  et  je  connais  son  cœur  comme  le  monde 
connaît  sa  gloire,  et  je  sais  jour  par  jour  la  vie  de  la  charmante  Gabrielle. 
Mais  qu'aurai-je  à  dire  d'une  vie  si  jeune  et  si  peu  remplie  d'événements, 
quoique  si  hieu  em])loyée  ? 

Ce  c|ui  l'iuléresse  en  elle,  c'est  moins  ré})ouse  cL  la  mère  accomplie 
que  la  fill(!  du  grand  poète,  auquel  elle  ressemblait  d'âme  et  de 
visage. 

La  physiologie  et  la  psychologie,  ces  deux  sciences  à  la  mode,,  dit-il, 
auraient  de  curieuses  études  et  d'intéressantes  observations  à  faire  sur 

1.   Ln  Divine  Epopée,  chanl  III,  p.  07. 


400  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    COMPAGNONS    DE     SA    JEUNESSE 

le  développement  simultané  de  son  génie  mystique  et  de  ses  traits  dont 
les  lignes  tiennent  de  l'ange.  La  figure  est  Timage  visible  de  l'âme.  C'est 
encore  à  soi-même  qu'on  ressemble  davantage.  Les  premières  pensées 
de  M^i^  Gabrielle  Soumet  furent  très  hautes,  et  ses  premières  pages  furent 
empreintes  d'harmonie  et  de  pureté.  Ce  fut  pour  elle  comme  une  double 
révélation  innée  que  V idéal  des  sentiments  et  la  pureté  de  la  forme.  J'ai 
conservé  un  chant  de  poème  biblique  en  prose,  qu'elle  avait  composé, 
à  l'âge  de  neuf  ans,  et  donné  à  mon  père,  qui  écrivit  sur  le  manuscrit  : 
«  Gabrielle  ira  bien  lotn,  et  peut-être  aussi  loin  qu'Alexandre  Soumet.  » 
Or,  mon  père  a  vécu  85  ans  sans  jamais  se  tromper  sur  rien,  tant  la  jus- 
tesse de  l'esprit  est  une  fidèle  compagne  de  la  droiture  du  cœur.  Hélas  ! 
comme  il  serait  heureux  (et  nous  donc  !)  s'il  voyait  sa  prédiction  si  vite 
et  si  bien  accomplie  !  s'il  pouvait  lire  et  relire  comme  nous  les  Filiales 
de  M°^6  d'Altenheym  !  Elle  y  a  mis  tout  son  cœur  comme  tout  son  talent  ^. 

C'est  en  effet  toute  sa  biographie  que  ce  livre.  On  y  trouve  la  célèbre 
élégie  qui  fit  la  célébrité  de  son  père,  la  Paiwre  Fille,  puis  trois  nou- 
velles liées  par  un  même  sentiment,  comme  l'indique  le  titre  de  l'ou- 
vrage. 

La  fille  continue  le  père,  dit  Emile  Deschamps,  même  poésie  idéalisée, 
même  philosophie  religieuse,  même  luxe  d'images,  même  talent,  même 
pureté,  même  harmonie,  même  facture  ^. 

Mais  le  passage  le  plus  remarquable  de  cette  étude  est  celui  qvie  le 
critique  consacre  au  talent  dramatique  de  Soumet  :  il  replace  le 
poète  parmi  les  écrivains  de  l'époque  de  la  Restauration,  à  laquelle  il 
appartenait  par  sa  culture  et  son  talent.  Soumet  en  dépit  de  la  date 
tardive  de  la  publication  de  sa  Divine  Épopée,  ne  tenait  par  aucune 
affinité  à  la  génération  de  1830.  Il  lui  avait  préparé  la  voie,  puis  il  ne 
s'était  pas  senti  capable  de  la  suivre.  Il  se  survivait  à  lui-même. 

C'est  le  jugement  qu'avec  une  réserve  délicate  Emile  Deschamps 
exprime  : 

Alexandre  Soumet,  dit-il,  entre  tous  les  poètes  méritait  bien  une  telle 
fille  !  Lui  qui  n'a  jamais  fait  descendre  l'art  de  son  idéalité  ;  lui  qui,  après 
avoir  donné  l'exemple  de  la  poésie  et  de  la  versification  actuelle  dans  les 
chants  de  sa  Jeanne  d'Arc  publiés  il  y  a  vingt  ans,  et  qu'on  dirait  faits 
de  ce  matin,  n'abandonna  cette  palme  de  l'épopée  que  pour  se  vouer 
à  la  Melpomène  française  dont  il  a  soutenu  et  rehaussé  l'honneur  dans 
sept  grandes  tragédies  qui  ont  été  autant  de  grands  succès  (gloire  unique 
de  nos  jours  !)  ;  lui  enfin  qui  a  pu  suspendre  aux  lambris  muets  sa  lyre 

1.  Causeries  littéraires  et  morales  sur  quelques  femmes  céièbre'i,  par  M.  Emile 
Deschamps.  Paris,  Bibliothèque  universelle  de  la  jeunesse,  18-37,  in-8'',  p.  254.  — 
Cf.  sur  Alexandre  Soumet,  sa  vie  et  ses  œmres,  la  thèse  de  M'^**  Anna  Beîrort. 
Luxembourg,  1908,  in-S». 

2.  Causeries,    llid.,   p.    256. 


ALEXANDRE     SOUMET  401 

racinienne,  quand  les  échos  du  théâtre  hii  ont  manifué,  mais  qui  n'a  pas 
vouhi  l'accorder  sur  un  mode  diiïérenl  ni  en  chanoer  le  diapason  ;  et  la 
tragédie  est  morte  du  silence  de  Soumet  et  de  la  mort  de  Talma  ^. 

Soumet  depuis  longtemps  ne  rompait  ce  silence,  dont  ses  amis  se 
plaignaient,  que  pour  leur  écrire  de  belles  et  douloureuses  lettres, 
pleines  de  confidences  sur  le  mal  dont  il  souffrait,  de  réflexions  sur 
l'art  qui  lui  était  cher,  d'encouragements  et  de  conseils.  Une  fois  il 
écrit  de  Blois  à  Emile  Deschamps  qui  vient  de  franchir  cette  ^■ille 
sans  s'arrcler,  une  charmante  lettre  de  reproches  : 

Comment,  cher  Emile,  vous  avez  franchi  îi  plein  vol  la  ville  de  Blois 
sans  vous  y  arrêter  !  Vous  lui  avez  joué  un  tour  d'aigle.  C'est  au  reste 
bien  naturel  et  cependant  vos  sympathies  de  grand  artiste  vous  y  appe- 
laient. Le  château  de  Blois  avec  sa  chambre  des  migaons  et  les  taches  de 
sang  du  duc  de  Guise,  valait  bien  celui  d'Amboise,  et  la  ville  si  pittoresque, 
ce  grand  espalier,  épanoui  au  soleil,  où  les  jeunes  fdles  mûrissent  si  vite, 
vous  l'avez  dédaigné  ;  c'est  peut-être  parce  que  les  poètes  n'y  mûrissent 
jamais,  mais  viennent  quelquefois  y  mourir^... 

A  la  fia  de  l'année  1839,  après  avoir  reçu  d'Emile  Deschamps  sans 
doute  un  exemplaire  de  son  livret  de  Roméo  et  Juliette,  écrit  pour 
Berlioz,  il  lui  adressait  ce  charmant  billet  : 

Emile,  n'es-tu  pas  dans  notre  exil  mortel 

Cette  poésie  elle-même. 
Dont  Shakspeare  lui  seul  eut  le  secret  suprême 

Qu'il  n'emporta  pas  dans  le  ciel   ? 

C'est  ce  que  nous  disons  le  soir  en  famille  en  vous  relisant,  cher  ami, 
mille  fois  merci  de  votre  présent.  Ce  sont  nos  étrennes,  et  si  je  publie 
mon  poème  infernal,  après  vos  délicieux  vers,  je  ressemblerai  au  requin 
qui  se  fait  précéder  d'un  merveilleux  poisson  couleur  d'arc-en-ciel,  afin 
d'être  trouvé  un  peu  plus  laid  par  ceux  qu'il  veut  dévorer  ^. 

En  1844.  il  raconte  à  Deschain])s  l'insuccès  de  ses  tentatives  pour 
re]>araître  sur  la  scène  du  Théâtre  Français,  et  puis  il  songe  à  la  can- 
didature de  son  ami  à  l'Académie  ;  il  la  prépare  et  ne  doute  pas  que 
l'élection  toute  récente  de  Victor  Hugo  ne  présage  celle  d'Emile 
Deschamps  : 

Merci  mille  fois,  cher  Emile,  de  votre  lecture  si  éclatante  et  de  votre 
conseil  si  judicieux.  Mais  les  «  Français  »  ne  veulent  pas  de  ma  comédie, 
reçue  depuis  douze  ans  ;  j'ai  demandé  comme  dédommagement  la  reprise 
de  Jeanne  cTArc.  Ils  ne  veulent  pas  ;  j'ai  enfin  demandé  que  l'on  rende 
à  Bclmontet  ses  entrées  aux  «  Français  »  ;  ils  n'ont  pas  voulu. 

1.  nui  p.  258. 

2.  Lrllrc  datée  du  14  oct.  1837  (collection  Paigiiard). 

3.  Inédit  (coll.   Paignard). 

26 


402  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    COMPAGNONS    DE    SA    JEUNESSE 

Il  faut,  cher  ami,  que  je  vous  parle  pour  vous,  pour  l'Académie... 
Maintenant  que  voilà  Victor,  la  porte  est  ouverte  à  sa  famille  pur  sang. 
Je  crois  qu'il  faut  tout  préparer  pour  vous  mettre  sur  les  rangs,  à  la  pre- 
mière... après  celle-ci  ;  mais  j'ai  besoin  d'en  causer  avec  vous  longue- 
ment ^... 

Le  pauvre  poète  n'eut  pas  le  temps  de  servir  la  cause  du  can- 
didat. L'année  suivante,  en  1845,  il  mourait  et  voici  un  billet 
adressé  par  Deschamps  à  une  dame  de  ses  amies.  Il  est  d'une 
écriture  fiévreuse,  hâtive,  presque  illisible  : 

Madame,  savez-vous  l'affreux  malheur  qui  nous  frappe  tous?  Notre 
cher  et  grand  Alexandre  Soumet  n'est  plus  !...  Nous  sommes  auprès  de 
sa  fille  désolée,  et  à  tant  d'éternels  regrets  se  joint  le  chagrin  de  ne  pouvoir 
nous  réunir  ce  soir  à  ceux  que  vous  avez  la  bonté  d'admettre  aux  plus 
douces  fêtes  de  l'esprit  et  de  l'amitié.  Mais  je  suis  excédé  de  fatigue  et 
de  douleur,  et  mes  soins  sont  indispensables  autour  du  (trois  mots  illi- 
sibles) du  grand  poète. 

Tous  mes  désespoirs  reconnaissants  et  respectueux. 

É.  D.  2 

Deux  ans  après,  en  1847,  une  égale  affliction  frappe  encore  Emile 
Desch^mps.  Le  compatriote  de  Soumet,  Alexandre  Guiraud,  dis- 
parut à  son  tour,  un  ami  d'autrefois,  lui  aussi,  mais  un  moindre  poète. 
Diverti  par  la  politique  et  toujours  préoccupé  d'entreprises  indus- 
trielles, le  baron  Guiraud,  depuis  quelques  années,  venait  moins  sou- 
vent à  Paris.  Il  devait  d'ailleurs  ménager  sa  santé  récemment  at- 
teinte et  ses  plus  longs  voyages,  dans  la  dernière  époque  de  sa  vie,  ne 
dépassaient  pas  l'Auvergne  et  les  confins  du  Vivarais.  Il  allait  de 
Limoux,  sa  ville  natale,  au  château  de  Chassaigne,  où  habitait  sa 
fille,  la  baronne  de  Croze,  ou  à  Beausemblant,  la  belle  demeure  de 
la  famille  de  La  Sizeranne. 

C'est  à  Chassaigne  et  à  Beausemblant  qu'il  rencontrait  son  vieil 
ami  Deschamps,  cpiand  l'aimable  voyageur  visitait  le  Midi.  Là,  il 
l'entretenait,  comme  dans  ses  lettres,  de  la  grande  œuvre  pliilosophi- 
que  qu'il  méditait  ;  et  plus  que  jamais  il  le  considérait  comme  son 
chargé  d'affaires  poétiques  à  Paris.  Le  chantre  du  Petit  Sai^oyard, 
l'auteur  des  Macchabées,  infatigable  travailleur,  homme  politique, 
gentilhomme  campagnard  et  directeur  d'usines,  ne  se  laissait  point, 
alors  absorber  par  les  multiples  soins  de  l'industrie,  de  l'agriculture 
et  de  la  pofitique  ;  il  voulait  contribuer  au  relèvement  de  la  société 
défaite  par  la  Révolution. 

1.  Inédit.   Coll.   Paignard. 

2.  Communiqué  par  M.  de  La  Sizeranne. 


ALEXAMDKE    GUIRAUD  403 

Deux  grands  romans  épiques,  inspirés  des  Martyrs,  Césaire  paru 
en  1830  et  Flavien  ou  Rome  au  désert,  paru  en  1835,  attestaient  cette 
prétention  naïve  de  reprendre  l'œuvre  apologétique  de  Chateau- 
briand ^.  II  crut  avoir  fait  une  œuvre,  quand  il  publia,  en  1841  :  la 
Philosophie  catholique  de  Vhistoire  ;  il  avait  seulement  agité,  avec  une 
bonne  foi  indiscutable,  mais  sans  préparation  suffisante,  le  plus  grand 
problème  de  son  temps.  Edgar  Quinet,  auquel  il  avait  fait  hommage 
de  son  livre,  ne  trouva  pas  d'autre  éloge  à  lui  faire,  en  le  remer- 
ciant : 

Dans  le  fond,  c'est  l'unique  question  de  ce  siècle  ;  je  suis  d'autant  plus 
impatient  d'étudier  votre  ouvrage,  que  les  solutions  tentées  nouvellement 
en  Allemagne  m'ont  fort  occupé  et  pas  satisfait.  Comment  transformer 
le  Catholicisme  sans  l'ébranler  ?  Comment  l'expliquer  sans  l'altérer  ? 
Voilà  la  ditïiculté  qui  arrête  notre  époque  ^ 

Elle  n'avait  point  arrêté  Alex.  Guiraud,  qui  l'avait  tranchée  avec 
une  intrépidité  d'affirmation  qui  déconcerte.  L'originalité  fit  toujours 
cruellement  défaut  à  cet  esprit  vif  et  sensible,  surtout  entreprenant. 
Son  style,  agréable  dans  l'expression  des  idées  communes  'et  des  sen- 
timents naoyens,  gauchit  singulièrement,  quand  il  veut  être  ou  pro- 
fond ou  sublime. 

Le  scrupuleux  Soumet  lui  faisait  déjà  part  de  ses  inquiétudes,  au 
moment  de  la  ])ublication  de  Flavien  ou  Rome  au  désert. 

Es-tu  bien  sûr  des  bases  de  ton  sujet  ?  Es-tu  bien  sûr  d'avoir  assea 
couvé  ton  œuf  épique  ?  Car  ne  t'y  trompe  pas  :  il  s'agit  d'une  véritable 
épopée  et  non  plus  d'un  roman  sentimental.  Nous  avons  souvent  parlé 
ensemble  de  la  difficulté  d'élever  une  fable  quelconque  à  la  hauteur  du 
merveilleux  chrétien,  et  ce  merveilleux  déborde  de  toutes  parts  dans 
l'immense  sujet  que  tu  as  choisi...  Pourquoi  te  presser  de  le  publier  ?... 
Tu  sais  que  je  suis  accoutumé  de  te  parler  comme  à  vui  frère...  Je  sais 
par  Emile  que  tu  es  à  Paris  et  j'ignore  ton  adresse  ^... 

Ainsi  parlait  Soumet  à  l'impétueux  écrivain.  C'est  dans  ces  termes 
qu'il  devait  s'entretenir  de  ce  déconcertant  Guiraud  avec  le  spirituel 
et  bienveillant  Emile.  Guiraud  leur  paraissait  travailler  trop  vite 
et  faire  trop  de  choses  à  la  fois.  Cela  n'empêchait  pas  le  bon  Des- 
chanqis  de  recevoir  des  mains  du  laborieux  provincial  le  manuscrit 
d'un  \(»lume  de  vers  cpi'il  allait  faire  paraître  en  1836,  sous  ce  titre  : 

1.  A.  Vinet.  Éludes  sur  la  lUléralure  française  au  dix-neui>ième  sii'-cle,  t.  III, 
p.  288-315.  Cf.  aussi  uno  ôludo  de  P.  Lorain  sur  Guiraud  dans  le  Correspon- 
dant, 18'i6,   t.   XV. 

2.  Lettres  au  baron  Guiraud  éditées  par  Célcslin  Douais,  Montpellier,  1899, 
in-4". 

3.  Lettres  au  baron  Guiraud,  éilit.  par  C.  Douais,  1 


404  EMILE     DESCHAMPS    COLLABORATEUR    DE    SAINTE-BEUVE 

Poésies  dédiées  à  la  jeunesse,  et  de  lui  écrire,  quelques  jours  après,  ce 
billet  rempli  d'obligeante  et  douce  flatterie  : 

Je  corrige  tous  les  jours  les  épreuves  de  votre  volume  de  poésies... 
Je  vous  mets  des  épigraphes  partout  ;  on  me  les  a  demandées,  et  je  me 
suis  permis  d'en  mettre  une  de  moi  à  votre  cantique  de  première  com- 
munion ^. 

Nous  rentrons,  avec  ces  mots  d'Emile  Deschamps,  dans  les  salons 
du  temps,  que  Guiraud  n'aurait  jamais  dû  sacrifier  à  la  fréquentation 
des  philosophes  et  des  théologiens  ;  nous  nous  retrouvons  auprès  des 
dames,  auprès  des  enfants  et  des  mères,  public  aimable  et  sensible, 
à  qui  Guiraud  avait  su  faire  autrefois  verser  de  vraies  larmes. 

Guiraud  était,  comme  Soumet,  à  l'Académie,  un  des  grands  élec- 
teurs de  Deschamps.  Malheureusement,  il  n'y  siégeait  plus  qu'à  de 
très  longs  intervalles.  Vigny,  déjà,  en  1842,  quand  il  s'était  agi  du 
fauteuil  d'Alexandre  Duval,  avait  souffert  de  l'absence  des  deux 
académiciens  ^.  Ballanche  avait  été  élu,  et  le  grand  poète  s'en 
réjouissait.^  Seulement  il  prévoyait  pour  lui  un  nouvel  échec,  si 
ses  deux  amis  persistaient  à  demeurer  absents,  et  il  s'en  plaignait 
à  Guiraud  dans  une  lettre  datée  du  14  mars  1842.  L'année 
suivante,  il  lui  reprochait  en  propres  termes  ce  qu'il  appelle  leur 
absentéisme.  Il  ne  songeait  pas  que  la  maladie,  qui  déjà  tour- 
mentait les  deux  amis,  et  la  mort,  qui  allait  si  promptement  les 
enlever,  seraient  leur  excuse.  Elles  retardèrent  sûrement  l'entrée  de 
Vigny  à  l'Académie  Française,  et  furent  pour  Emile  Deschamps 
parmi  les  causes  de  l'insuccès  de  sa  candidature. 


II 


Deux  autres  amis  d'Emile  Deschamps  n'allaient  pas  tarder  à 
disparaître  encore,  à  cette  époque  si  pathétique  de  son  âge  mûr.  — 
Nous  les  avons  trouvés  auprès  de  lui  dans  sa  jeunesse,  au  temps  de  la 
Muse  française  et  du  salon  de  la  rue  Saint-Florentin  :  l'un  aurait 
pu  devenir  un  grand  journaliste,  et  l'autre,  presque  un  grand  poète, 
mais  aucun  d'eux  ne  put  remplir  sa  destinée,  ni  Henri  de  Latouche,  ni 
Jules  Lefèvre-Deumier. 


1.  Cité  par  L.  Séché.  Cénacle  de  la  Muse  française,  p.  211. 

2.  Lettre  d'A.  de  Vigny  à  Guiraud,  du  7  février  1842.  Cf.  le  recueil  Douais. 


HENRI    DE     LATOUCHE  405 

Le  trône  de  Loviis-Phili])pe,  sa])é  de  tous  côtés  par  les  républicains, 
par  les  lé<^itimistes,  par  les  dillérents  chefs  de  partis,  devait  s'écrou- 
ler ^  ;  la  faillite  lamentable  de  la  Révolution  de  1848  prouvait  d'autre 
part  que  la  Démocratie,  déjà  puissante,  était  encore  trop  farouche  et 
brutale  pour  se  discipliner  elle-même  et  permettre  à  la  République 
de  durer.  Seule,  une  épée  pouvait  momentanément  rétablir  l'ordre 
en  France  ;  et  des  esprits  comme  Jules  Lefèvre  se  rallièrent  aussitôt 
au  régime  de  la  force.  Il  était  déjà  bonapartiste  ;  et,  choisi  comme 
secrétaire  particulier  par  le  Prince-Président,  il  dut  sacrifier  cette 
fonction  aux  soins  de  sa  santé  fort  atteinte,  et  fut  luimmé  biblio- 
thécaire de  l'Elysée  et  enfin  des  Tuileries. 

Quant  à  Latouche,  que  son  humeur  irritable,  sa  misanthropie, 
avaient  jeté  dans  les  voies  extrêmes  du  parti  démocrate,  il  se  taisait 
depuis  quelques  années,  parce  qu'il  était  malade,  mais  témoin  irrité 
des  événements,  qui  dépassaient  son  attente  ou  offensaient  ses  idées,  il 
était  mort  de  colère. 

Ce  qui  accroît  ici  l'intérêt  que  soulève  l'histoire  de  ces  deux  esprits 
si  singuliers,  déjà  si  attachants  par  eux-mêmes,  c'est  que  Sainte- 
Beuve  s'est  montré  fort  curieux  de  les  définir,  et,  pour  les  pénétrer 
plus  à  fond,  s'est  adressé  à  Emile  Deschamps.  Nous  avons  peu  de 
documents  concernant  les  relations  de  Sainte-Beuve  avec  Emile  Des- 
champs, mais  ceux  que  nous  possédons  sont  de  premier  ordre.  Non 
seulement  ils  nous  instruisent  sur  la  part  qui  revient  à  Deschamps  dans 
la  composition  de  deux  au  moins  des  meilleurs  portraits  du  critique, 
mais  encore  ils  nous  montrent  comment  Sainte-Beuve  travaillait, 

1.  Emile  Dcscliamps  assista  sans  doute  avec  une  mélancolique  ironie  à  la 
chute  du  gouvernement  de  Louis-Philippe.  Il  avait  salue  avec  sympathie  l'avè- 
iK'ment  du  roi-citoyen.  L'admiration  qu'il  professait  pour  Lamartine  l'avait 
peu  à  peu  détaché,  lui  et  son  frère,  de  ce  régime  exclusivement  bourgeois.  Et 
puis,  nous  le  verrons  plus  loin  (chap.  vu,  p.  433),  en  commenlant  la  iu)u\elle 
intitulée  :  Bio'^rapJde  d'un  lampion,  l'expérience  du  siècle  avait  fait  en  malière 
politique  l'éducation  ai-  son  scepticisme.  Cf.  Albert  Crémieux,  La  Késolulion 
de  février.  Paris,  1912,  in-S",  p.  323,  note  : 

23  février  1848,  le  roi  [Louis-Philippe]  était  abattu,  démoralisé,  il  répétait  sans  cesse  : 
«  Comme  Cliarles  X,  comme  Charles  X  d  (témoignage  recueilli  par  M.  Émilu  Deschamps, 
piiblié  par  J.  de  Marnay,  Mémoires  secrets,  etc..  Paris,  in-8°,  p.  298. 

La  généreuse  politique  de  Lamartine  touchait  d'admiration  l'âme  mobile 
et  sensible  de  Deschamps.  Entrainail-elle  son  adhésion  ?  Nous  en  douions 
d'autant  plus  que  —  son  dilettantisme  aidant  —  il  devait  arriver  à  comprendre, 
comme  la  majeure  partie  des  artistes  de  cette  époque,  le  détachement  politique 
recommandé  par  Théophile  Gautier.  Cf.  Notice  sur  Charles  Baudelaire  en  têto 
des  Fleurs  du  Mal...,  p.  19  : 

Baudelaire  avait  en  parfaite  horreur  les  pliilantliropes,  les  progressistes,  les  utilitaires, 
les  hunianitaires,  les  utopistes  et  tous  ceux  qui  prétendent  changer  quelque  chose  à  l'inva- 
riable nature  et  à  l'agencement  fatal  des  sociétés... 


406  EMILE     DESCHAMPS    COLLABORATEUR    DE     SAINTE-BEUVE 

Sainte-Beuve  avait  peu  fréquenté  Jules  Lefèvre  et  Henri  de  La- 
touche.  Il  était  assez  lié  avec  Emile  Deschamps.  Toutefois  ses  rela- 
tions avec  Emile  Deschamps  lui-même  ne  remontent  pas  plus  haut 
que  1828,  époque  où  parurent  les  Etudes.  Ils  s'étaient  rencontrés  chez 
Hugo.  On  se  rappelle  que  Sainte-Beuve  avait  alors  félicité  Deschamps 
du  succès  de  ses  œuvres  et  de  l'efficacité  de  son  rôle.  Mais  il  avait, 
sous  les  compliments,  caché  son  opinion  véritable,  qu'il  est  facile  de 
reconstituer  au  moyen  des  divers  jugements  qu'il  a  portés  çà  et  là 
sur  hii.  Elle  n'est  pas  foncièrement  injuste,  mais  elle  a  quelque  chose 
d'hostile  i. 

Emile  Deschamps  est,  pour  Sainte-Beuve,  le  représentant  typique 
de  la  première  génération  romantique.  Chef  de  chœur  du  Cénacle 
de  la  Muse  française,  il  aurait  possédé  en  perfection  les  qualités  et 
les  défauts,  que  le  pubhc,  un  peu  précieux,  quintessencié  des  Salons 
d'alors,  appréciait  chez  un  poète.  Mondain  par  excellence,  Emile 
Deschamps  nous  est  apparu  cependant  plus  complexe  et  plus  riche 
de  substance  qu'un  poète  «  troubadour  ».  Intelligent  et  artiste,  plus 
instruit  qu'on  ne  l'était  à  la  Muse,  des  httératures  européennes,  il 
rêvait  d'un  essor  inconnu  de  l'esprit  poétique,  et  méditait  non  seule- 
ment des  rythmes  inouïs,  mais  encore  des  fêtes  nouvelles  pour  l'ima- 
gination française.  N'oubhons  pas  que  ce  voltairien  discret  était 
plus  libéral  qu'il  ne  le  laissait  paraître,  et  qu'il  accueilht  1830  autre- 
ment que  son  ami  Rességuier.  Emile  Deschamps,  dans  la  période 
où  Sainte-Beuve  prétend  le  fixer  et  l'enfermer,  fut  un  précurseur, 
et  puis  Deschamps  fut  autre  chose  aussi  :  Hugo  nous  dit  qu'il  y  avait 
en  lui  un  penseur,  qui  s'était  monnayé  en  hommedu  monde  :  Deschamps 
se  piquait  d'être  un  peu  moraliste  :  il  observait  avec  finesse  les  usages, 
les  modes  ;  les  traits  de  caractère  ne  lui  échappaient  pas.  Nous 
connaissons  son  ironie  que  tempérait  sa  bonté  plus  essentielle  encore  ^  ; 

1.  Cf.  Sainte-Beuve.  Portr.  conU,  I,  408  et  comme  correctif  EpUre  du  même  à 
M™e  Tasiu,  dans  le  vol.  intitulé  :  Table  générale  et  analytique,  par  Ch.  Pierrot, 
des  Causeries  du  Lundi,  p.  14. 

2.  Quand  Sainte-Beuve  perdit  sa  mère,  qui  vivait,  comme  on  sait, 
auprès  de  lui,   Deschamps  lui  écrivit  la  lettre  suivante   : 

Versailles,  lundi  25  novembre  1850. 
9,   rue  de  la  Paroisse. 
Mon  cher  S'^-Beuve, 
On  m'apprend  le  malheur  qui  vient  de  vous  frapper  et  que  je  ressens  au  fond  du  cœur. 
—  Madame  votre  mère  m'avait  traité  jadis  avec  une  si  douce  bienveillance  et  je  lui  avais 
reconnu  tout  de  suite  un  cœur  si  tendre,  un  esprit  si  élevé  que  je  la  pleure  avec  mes  propre» 
larmes  en  les  mêlant  aux  vôtres. 

Vous  aviez,  mon  ami,  la  meilleure  des  mères  ;  elle  avait  le  meilleur  des  fils...  Que  ce  soit 
votre  consolation  et  votre  douleur  éternelle  !  Enfin  vous  avez  été  son  orgueil  comme  sa  joie... 
Combien  peu  de  fils  en  peuvent  dire  autant.  J'ai  eu  vos  peines,  sans  donner  cette  gloire,  et 


HENRI    DE    LATOUCHE 


407 


et,  dans  l'histoire  des  dissentiments  qui  séparèrent  Hugo  de  Vigny, 
nous  avons  pu  apprécier  les  rôles  si  dilTéreuts  de  Sainte-Beuve  et  de 
Deschamps.  Enfin,  s^l  faut  faire  l'éloge  de  son  esprit  critique,  nous 
en  appellerons  de  Sainte-Beuve,  qui  l'accusait  de  manquer  de  juge- 
ment, à  Sainte-Beuve,  le  consultant  sur  le  cas  de  Lefèvre  et  de  La- 
touche,  et  le  félicitant  avec  une  sincérité  évidente  de  l'exquise  péné- 
tration de  ses  vues. 

Lisons  d'abord  cas  deux  jolies  lettres  en  manière  de  prélude  :  elles 
donnent  le  ton  de  l'amicale  cordialité  qui  unissait  à  la  fin  de  leur  vie 
le  poète  et  le  grand  critique  ;  Sainte-Beuve  prie  gracieusement  ce 
parisien  de  Versailles  à  dîner  : 

Paris,  23  avril  1851. 

Mon  cher  Emile.  Les  bonnes  idées  tardent,  mais  elles  viennent.  Demain 
samedi  à  6  heures,  nous  dînons  ensemble  à  la  maison,  La  Prade  qui  est 
ici,  Lacroix  (qui  écrit  ceci),  Lacaussade,  M.  de  Lisle,  enfin,  excepté  moi, 
tous  poètes.  Serait-ce  un  trop  grand  sacriÇce  à  vous  demander  que  de 
venir  être  des  nôtres  ?  Vous  savez  comme  le  chemin  de  fer  rend  tout 
possible  dans  notre  quartier  ;  vous  ne  le  reprendriez  pas  sans  avoir  eu 
le  temps  de  nous  dire  quelques  vers  et  sans  en  avoir  entendu.  Je  n'ose 
davantage  insister,  mon  cher  Emile,  mais  le  plaisir  que  vous  me  feriez 
serait  très  vif  ;  ce  serait  un  plaisir  d'autrefois.  Tout  à  vous  d'amitié. 

J'offre  mes  hommages  à  M"™^  Emile. 

S*®-Beuve  ^. 

Voici  la  réponse  d'Emile  Deschamps  : 

Mon  cher  S*®-Beuve, 
A  moins  d'une  de  ces  pluies  tropicales  que  je  ne  prévois  pas  ou  d'une 
hémorrhagie  nasale  dont  je  suis  atteint  depuis  hier,  et  qui,  je  l'espère  bien, 


mon  âme  est  ouverte  aux  plus  navrantes  émotions.  —  Ma  femme  joint  ses  souvenirs  doulou- 
reux et  l'adoucissement  de  ses  pleurs  aux  lignes  que  je  vous  écris  avec  toute  l'efïusion  do 
ma  vieille  et  toujours  nouvelle  amitié. 

É.  D. 

Plus  tard,  quand  l'Empereur  fera  de  Sainte-Beuve  un  sénateur,  Doschamps 
le  félicitera  en  ces  termes  : 

Versailles,  30  avril  1865. 
maintenant    b*    de    la    Reine,    5    bis. 
Mon  CHEn  S'^-Beuve, 

Le  Moniteur  m'apporte  une  douce  et  glorieuse  nouvelle  pour  vos  amis  et  pour  'e  Sénat, 
un  grand  acte  d'impériale  jiistire  pour  vous  ;  les  plus  iiaules  dignités  de  l'État  sont  surtout 
bien  données  aux  grands  dignitaires  de  J'intclligonce  qui  les  lionorent  autant  qu'ils  en  sont 
honorés.  —  Vous  êtes  bien  sûr,  n'est-ce  pas  ?  que  personne  n'est  plus  heureux  que  moi.  Aujour- 
d'hui, un  chagrin  se  mêle  pourtant  à  ma  joie,  c'est  que  les  tristes  surprises  de  ma  santé  me 
privent  du  grand  plaieir  d'aller  vous  dire  moi-même  ce  que  je  vous  écris,  si  faiblement  mais 
si   sincèrement. 

A  vous  de  tout  moi.  É.  D. 

(Inédit.  Collection  Lovenjoul.) 

1.  Collection   Paignard. 


408  EMILE    DESCHAMPS    COLLABORATEUR    DE    SAINTE-BEUVE 

ne  se  renouvellera  pas.  certes  je  vous  arriverai  demain  samedi  à  6  heures 
et  heureux  comme  en  1828  !...  quand  j'aimais,  j'admirais  Joseph  Delorme, 
comme  j'aime  et  jadmire  S*®-Beuve.  Et  puis  les  convives  du  nectar  que 
vous  m'annoncez  redoublent  mon  désir,  s'il  est  possible. 
Versailles,  vendredi,  7  h.  du  soir  ^. 

Sainte-Beuve  semble  s'être  aperçu,  comme  bien  d'autres,  qu'Emile 
Deschamps  avait  sa  place  marquée  à  l'Académie  Française.  Il  l'avoue 
dans  l'aimable  billet  que  voici  : 

Paris,  6  déc.  1854. 
Mon  cher  Emile, 

Vous  devriez  être  de  ceux  à  qui  l'on  fait  des  visites  et  être  de  ceux-là 
depuis  longtemps.  Il  y  a  des  vides  en  effet  aujourd'hui  et  il  y  en  aura 
bientôt  encore.  Je  n'ai  contracté  aucun  engagement  formel  et  par  consé- 
quent je  suis  libre  de  penser  à  la  justice  sous  les  formes  de  l'amitié.  Mais 
il  faut  avoir  un  certain  bataillon.  Si  vous  venez  à  Paris  un  matin  (et  un 
tout  autre  jour  que  le  vendredi  et  le  lundi)  soyez  assez  bon  pour  en  venir 
causer.  Il  suffirait  de  vous  nommer  pour  que  toute  consigne  cédât  à  l'ins- 
tant. Agréez... 

Ste-B.  2 

Venons  enfin  à  ce  qu'on  peut  appeler  leur  collaboration. 

Le  début  de  la  lettre  suivante  nous  rappelle  que,  quand  Sainte- 
Beuve  interroge  Emile  Deschamps  au  sujet  de  Latouche,  il  n'en  était' 
pas  à  son  coup  d'essai.  Il  l'avait  déjà  consulté  maintes  fois  au  sujet 
de  quelques  autres  personnalités  contemporaines  et  de  M"^^  de 
Girardin  en  particulier  ^. 

1.  Collection  Lovenjoul. 

2.  Collection   Paignard. 

3.  Nous  avons  parlé  de  cette  consultation.  S*^-Beuve,  nous  l'avons  vu  plus  haut, 
avait  tiré  le  plus  heureux  profit  des  souvenirs  qu'E.  Deschamps  lui  avait  confiés 
sur  Delphine  Gay.  Voici  comment  Deschamps  l'en  félicite  et  l'en  remercie  : 

Versailles,  lundi  17  févr.  1851. 
Mon  cher  S'^-Beuve, 

Je  reçois  à  la  fois  votre  lettre  et  le  Constitutionnel.  Voilà  bien  des  gloires  et  bien  des  bon- 
heurs par  le  temps  qiii  se  traîne.  Savez-vous  qu'en  vous  attifant  de  quelques  plumes  de  geai, 
vous  le  rendez  plus  fier  qu'un  paon,  et  que  mes  pauvres  phrases  enchâssées  dans  votre  grand 
style  y  gagnent  un  éclat  de  reflet,  comme  deux  ou  trois  pierres  fausses  dans  un  collier  de  dia- 
mant. Votre  biographie  est  naagniflque  et  charmante  et  d'une  ressemblance  profonde  qui 
ne  vous  échappe  jamais. 

Je  l'ai  lue  tout  haut  ce  matin,  à  8  ou  10  personnes,  puis  je  l'ai  relue  tout  bas.  Même  effet  !... 
l'œil  est  satisfait  comme  l'oreille.  Signe  excellent  !  Merci  et  bravo  !  Encore  et  toujours  vos 
appréciations  seront  celles  de  l'avenir  pour  deux  raisons,  parce  qu'elles  sont  aussi  justes 
qu'ingénieuses,  et  parce  qu'elles  iront  à  l'avenir,  à  cause  de  leur  manière  d'être  écrites.  Recevez 
toutes  les  félicitations  de  Versailles,  rempli  d'esprits  littéraires,  et  les  vieilles  et  toujours 
nouvelles  amitiés  de  ma  femme  et  de  son  mari. 

É.  D. 

(Collection  Lovenjoul.) 

Voir  le  portrait  de  M™^  de  Girardin  dans  Causeries  du  Lundi,  t.  III,  p.  298  etsq. 


HENRI    DE    LATOUCHE  409 

Paris,  7  mars  1851. 
Mon  cher  Emile, 
En  voilà  bien  d'une  autre.  Vous  m'allez  trouver  insatiable,  et  il  est 
vrai  que  je  prends  goût  aux  indiscrétions  charmantes.  Il  ne  s'agit  plus 
de  yi^^  de  Girardin  mais...  mais,  oserai-je  le  nommer  ?  du  terrible,  mais, 
hélas  !  trépassé  Latouche.  Je  voudrais  en  parler  et  être  tout  simplement 
juste  sur  son  compte,  juste  littérairement  en  laissant  dans  le  demi-jour 
le  caractère.  Vous  l'avez  connu,  vous  l'avez  eu  pour  collaborateur;  en 
un  mot,  son  esprit  a  dû  se  montrer  au  vôtre  par  ses  côtés  les  plus  brillants, 
et  dans  une  saison  qui  pour  lui  était  encore  «  heureuse  ».  Dites-m'en  un 
mot,  s'il  vous  plaît  ;  si  vous  saviez  quelque  chose  de  ses  toutes  premières 
origines,   vous  seriez  bien   bon  de   me  l'apprendre.   Agréez... 

S*^-Beuve. 

La  réponse  d'Énnile  Deschamps  a  été  retrouvée  par  M.  Maurice 
Tourneux  dans  les  papiers  de  la  Collection  Lovenjoul  ^.  Nous  la 
citerons  en  entier,  parce  qu'elle  est  admirable  ;  c'est  un  portrait 
d'Henri  de  Latoviche  que  nous  coin])arerons  à  celui  des  Lundis  ^  : 

Versailles,   10  mars   1851. 
Mon  cher  Sainte-Beuve. 

J'avais  une  grippe  affreuse.  Je  me  lève  pour  la  première  fois,  et  je  crains 
que  ce  qui  me  reste  d'intelligence  ne  soit  couché  à  plat. 

J'ai  connu  Hyacinthe  et  non  Henri  de  Latouche,  comme  tout  le  monde 
l'appelle,  dans  sa  verte  jeunesse.  Il  venait  de  donner  sa  première  comédie, 
—  un  acte  en  vers,  à  l'Odéon,  dont  le  litre  m'échappe  ^. 

Cela  n'était  pas  fort,  mais  il  y  avait  de  l'esprit  (ce  qui  n'est  rien)  mais 
de  l'esprit  distingué  (ce  qui  est  beaucoup).  Je  me  rappelle  ces  deux  vers 
dans  la  bouche  d'un  traiteur  du  Bois  de  Boulogne,  à  propos  des  duels 
qui  finissent  par  des  déjeuners  : 

Dès  que  sous  un  liabil  je  vois  passer  deux  breites, 
El  vile  sur  le  {^ril  je  mets  des  côtelettes  *. 

Avant,  bien  avant  cela,  sous  l'Empire,  en  1810,  peut-être,  il  avait  déjà 

1.  U Amateur  d'aulof^raplics,   l'JlU. 

2.  S*'-"-Bcuve.  Causeries  du  Lundi,  t.   III.  p.  .'iliS. 

3.  Noie  de  Tourneux  :  La  troupe  coniicjuc  de  l'Odéon  jouait  alors  au  Théâtre 
Louvois,  devenu  Théâtre  de  l'Impératrice,  tandis  que  la  salle  du  second  Théâtre 
Français  était  exclusivement  réservée  à  la  tragédie.  —  Titre  de  la  comédie  : 
Les  Projets  de  Sagesse,  comédie  en  1  acte  et  en  vers,  rcpr.  pour  la  1"  fois  à  Paris 
sur  le  Théâtre  de  l'Impératrice,  le  3  déc.  1811. 

4.  .\ote  de  Tourneux  :  La  mémoire  d'Emile  Disehamps  le  servait  mal,  ou  plus 
vraisemhlahlcmenl  Latouche  avait,  en  im[)rimant  su  pièce,  refait  ces  deux  vers, 
car  voici  ceux  qu'on  lit  à  la  scène  xiii,  de  la  brochure  que  Deschamps  n'avait 
pas  sous  les  yeux  : 

Certain  rostaurntcur  y  gui'ttf  le  matin 
\j-s  bravos  qui  toujours  viennent  goûter  son  vin  ; 
\'(iit-il  sous  le  manli'au  quelque  arme  redoutable 
Il  fonq)fe  les  témoins  et  fait  dresser  la  table. 


410  EMILE    DESCHAMPS    COLLABORATEUR    DE    SAINTE-BEUVE 

traduit  ou  composé  quelques  ballades  allemandes  ou  dans  le  goût  alle- 
mand :  Lênore,  le  Roi  des  Aulnes,  et  je  ne  sais  plus  quelle  invention  de 
lui.  Le  ton  et  le  coloris  étaient  vrais  et  saisissants.  L'art  du  style  et  les 
vers  n'étaient  pas  au  niveau,  ou  plutôt  n'y  étaient  que  de  temps  en  temps  ; 
tout  cela  se  retrouve  corrigé,  dans  le  volume  de  Poésies  de  1842  ou  1843,  je 
crois  ^,  où  il  y  a  du  mérite  et  de  la  poésie  réelle. 

Mais  en  tout  et  toujours,  il  a  eu  bien  plus  d'esprit  que  de  talent  et 
plus  de  talent  que  de  gloire. 

Il  est  arrivé  tard  à  la  littérature  sérieuse  :  il  péchait  par  l'éducation 
classique.  Il  lui  a  fallu  une  rare  valeur  personnelle  pour  faire  ce  qu'il  a 
fait.  Les  bases  manquaient  à  son  édifice.  Aussi  ne  le  connaît-on  qu'impar- 
faitement, si  on  ne  l'a  pas  vu,  écouté  et  cultivé  dans  l'intimité.  Sa  conver- 
sation était  séduisante,  comme  sa  voix,  —  plus  séduisante  encore  que 
brillante,  parce  qu'il  avait  plus  de  poésie  native  que  de  bel  esprit.  Quand 
il  vous  racontait  un  ouvrage  qu'il  faisait,  l'ouvrage  était  adorable.  Puis, 
il  paraissait,  et  on  y  cherchait  en  vain  le  quart  du  charme  rêvé  !  Latouche 
parlait  comme  un  livre,  mieux  qu'un  livre,  et  il  écrivait  comme  une  con- 
versation négligée...  en  vers  surtout. 

Je  l'ai  bien  jugé  surtout,  quand  nous  avons  fait  ensemble  la  comédie 
de  Selmours  ^  (3  actes  en  vers)  et  le  Tour  de  Faveur  (1  acte  en  vers).  La 
première  eut,  au  Théâtre  Favart,  un  succès  honnête.  Le  Tour  de  Faiseur 
y  eut  cent  représentations,  qui  continuèrent  à  l'Odéon.  Succès  de  vogue, 
je  l'avoue  ;  ce  petit  acte,  où  les  acteurs  et  les  journalistes  sont  maltraités, 
a  été  le  germe  de  deux  grandes  comédies,  les  Comédiens  et  le  Folliculaire  ^. 
On  l'a  fait  infuser  dans  beaucoup  de  vers  et  les  dix  actes  en  ont  résulté. 
Eh  bien  !  je  ne  saurais  vous  dire  la  finesse  des  vers,  la  distinction  des 
plaisanteries,  l'éloquence  des  personnages,  quand  Latouche  me  disait 
le  plan  des  scènes  et  certains  détails  improvisés.  Puis,  il  écrivait...  et 
quelques  jolis  traits  seulement  surnageaient  dans  une  phraséologie  filan- 
dreuse, obscure  et  incorrecte.  Je  lui  faisais  refaire  ;  il  refaisait  mieux, 
mais...  mais...  pas  encore  bien.  Enfin,  malgré  les  succès,  j'avais  tout 
récrit  de  nouveau  sans  le  lui  dire,  et  j'ai  là  ces  deux  comédies,  avec  un 
style  et  une  versification  refondus,  tant  je  souffrais  de  voir  cet  esprit 
si  mal  servi  par  son  talent.  Maintenant,  les  deux  moitiés,  la  sienne  et 
la  mienne,  se  ressemblent  ;  elles  sont  mal  du  moins  de  la  même  façon. 

Et  pourtant,  il  avait,  même  sous  la  plume,  des  alliances  de  mots  char- 
mantes, poétiques,  élégantes.  Il  avait  les  éléments  de  tout  ;  mais  le  tissu 
manquait  sous  les  fleurs  brodées,  et  cela,  dans  la  plaisanterie  comme  dans 
le  sérieux.  Les  impuissances  et  les  inégalités  abondaient,  —  je  parle  des 
vers.  Et  encore,  à  force  d'étude  et  de  soins,  a-t-il  fait  dans  son  livre  de 
poésies  quelques  pages  irréprochables,   qvioique  sérieuses   (sic). 

1.  Dans  les  Adieux,  1844. 

2.  Note  de  Tourneux  :  Selmours  de  Florian,  sur  le  Théâtre  Favart,  par  les 
comédiens  sociétaires  du  Théâtre  royal  de  l'Odéon,  le  3  juin  1818. 

3.  \ote  de  Tourneux  :  Les  Comédiens,  comédie  de  Casimir  Deiavigne,  en  5  actes, 
précédés  d'un  prologue,  représentée  à  l'Odéon  le  6  janvier  1820  et  reprise  au 
Théâtre  Français,  le  13  juin  1832,  après  suppression  du  prologue.  —  Le  Folli- 
culaire, comédie  en  5  actes  par  Laville  de  Mirmont,  représ,  au  Théâtre  Français, 
le  6  juin  1820. 


HENRI    DE     LATOUCHE  411 

Sa  prose,  que  vous  savez,  n'a  que  le  défaut  de  V alamhicage  (pardon  !). 
Il  n'aborde  pas  franchement  la  pensée.  Les  tortures  de  son  caractère 
passent  dans  son  style,  il  a  obtenu  le  scandale,  pouvant  obtenir  la  renom- 
mée. C'était  trop  long  ! 

Il  a  vu  bien  des  choses  avant  tous.  Il  n'a  pu  entrer  dans  la  terre  pro- 
mise. Il  annonça  et  n"a  pas  été  proclamé.  Il  s'est  cru  le  général,  il  n'a  été 
que  Ihuissier  des  romantiques.  Nature  exquise  (pour  l'intelligence), 
moyens  de  manifestation  insuffisants.  Point  d'amour  propre  en  tête-à-tête, 
humble  aux  observations  dans  le  cabinet,  douloureux  et  hargneux  devant 
le  public,  généreux  de  mœurs  et  désintéressé...  mais  faisant  mille  tours 
à  ses  amis  et  à  lui-même. 

Un  trait  qui  le  peint   : 

A  la  tragédie  de  son  ami  Guiraud,  les  Macchabées\  et  à  celle  de  son  ami 
Soumet,  Cléopâtre  ^  (deux  succès  !),  il  y  avait  deux  scènes  oîi  le  parterre 
murmurait  toujours,  peut-être  avec  raison.  De  Latouche  entrait  au  balcon 
au  moment  de  ces  deux  scènes  pour  déplorer  ces  murnaures  et  s'en  éton- 
nait. Puis,  il  s'évanouissait  avant  le  premier  bravo,  qui  n'allait  pas 
tarder  ! 

Son  premier  ami  littéraire  a  été  Pichat,  l'auteur  de  Léonidas  ;  puis 
Soumet,  puis  moi,  puis  Jules  Lefèvre,  et,  pendant  tout  ce  temps.  Madame 
Sophie  Gay,  qui  le  nommait  son  ennemi  intime. 

Publiez-les  vos  vers,  et  qu'on  n'en  parle  plus, 

excellente  boutade  ^,  de  lui  encore  !  C'est  l'homme  des  mots,  des  pensées 
isolées,  et  tout  se  noie  dans  son  encrier. 

Sous  la  fin  de  l'Empire,  il  a  été  quelque  temps  attaché  à  l'yXdminis- 
tration  des  Droits  réunis  à  Paris.  Il  avait  pour  oncles,  M.  de  Richcbourg, 
sénateur,  et  M.  Thabaud,  administrateur  des  Loteries,  ancien  conven- 
tionnel. Très  démocrate,  il  ne  pouvait  faire  compagnie  à  ses  amis  poli- 
tiques. 

Je  veux  bien  avec  vous  voter,  mais  non  pas  vivre. 

Marié  à  Mademoiselle  Comberousse,  dont  le  frère  est  un  homme  de  lettres 
et  un  poète  distingué,  il  eut  un  enfant,  mort  à  ('.ix  ans,  en  1817. 

Ses  lettres,  ses  billets  du  matin,  sont  choses  exquises  ;  il  y  cause  encore. 
Du  reste,  ses  méchancetés  littéraires  écrites  sont  émoussées  par  l'obscu- 
rité et  alladies  par  les  images.  Et  trop  souvent  ses  poésies,  indépendam- 
ment du  nuage  originel,  sont  glacées  dans  leur  plus  doux  enchantement 
par  un  mot  cruel  et  hors  de  propos.  De  ce  vague  est  venu  le  vague  de  sa 
renommée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  homme  et  esprit  d'élite,  dont  on  ne  pouvait  <|uitter 
la  conversation  voluptueuse,  (pioiqu'il  eût  soin  do  vous  lancer  toujours 
à  la  hn  une  parole  amère,  qui  corrom])ait  tout  le  miel  des  autres. 


1.  Lis  Macchabées  ou  le  Marli/re,   tra^;.   cji   5  actes,  en   vers.   Odéon,    2  juil- 
let 1824. 

2.  Cléopâtre,  trag.  en  5  actes,  en  vers.  Odéon,  l 'i  juin  1822. 

P>.    Décochée  à  L'iric  Gultinguer.  Cf.  Mélanges  poétiques,  par  l'iric  Giiltinguer. 
Paris,  A.  P.oulland,  1824,  in-S",  p.  2'.8. 


412  EMILE    DESCHVMPS    COLLABORATEUR    DE     SAIJNTE-BEUVE 

Pardon,  de  ce  bavardage  informe.  Je  n'y  vois  plus.  La  tête  me  fend. 
J'irai  chercher  la  Muse  rue  S^-Çenoît  et  vous  raconter  le  reste.  Toutes 
les  amitiés   enthousiastes  de  ma   femme  et  de  son  mari. 

Emile  Deschamps. 

Ce  portrait,  à  la  fois  si  indulgent  et  si  juste,  écrit  avec  tant  de 
naturel,  plein  de  mots  signifiants  et  qui  font  image,  ravit  Sainte- 
Beuve,  c[ui  s'empressa  de  remercier  son  aimable  et  judicieux  corres- 
pondant : 

Ce    11   mars. 
Mon   cher   Emile, 

Vous  aurez  beau  dire,  je  me  féliciterai  de  vous  avoir  fait  écrire  cette 
page  charmante,  la  plus  jolie,  la  plus  indulgente  (et  vraie  à  la  fois)  que 
Latouche  aura  inspirée.  —  J'en  profiterai  à  l'endroit  serein  et  gracieux 
de  mon  article.  Ce  sont  les  belles  couleurs.  —  J'ai  eu  le  regret,  en  ramassant 
tout  ce  que  j'ai  pu  sur  Latouche,  et  sur  ses  œuvres,  de  ne  pouvoir  trouver 
ni  le  Tour  de  Faiseur,  ni  le  Selmours  :  la  bibliothèque  Richelieu  ne  les 
possède  pas.  —  J'y  ai  trouvé  une  petite  comédie  de  lui,  en  1  acte  et  en 
vers,  de  1811,  les  Projets  de  sagesse.  J'y  lis  les  deux  vers  sur  un  restaurateur 
du  Bois  de  Boulogne  : 

Voit-il  sous  un  manteau  quelque  arme  redoutable  ? 
Il  compte  les  témoins  et  fait  mettre  la  table. 

Ne  serait-ce  point  là  les  deux  vers  que  Latouche  aurait  refaits  plus 
tard  en  vous  les  citant  ou  que  votre  imagination  prêteuse  aurait  embellis, 
en  les  habillant  si  prestement  ? 

Cher  Emile,  merci  encore  une  fois.  Guérissez-vous  et  croyez-moi  tout 
à  vous  d'amitié. 

S'^^-Beuve  ^, 
11,  rue  Montparnasse. 

Nous  connaissons  déjà  Henri  de  Latouche,  l'ami  et  le  collaborateur 
d'Emile  Deschamps,  l'éditeur  d'André  Chénier,  le  malicieux  journa- 
liste ;  ce  qui  nous  intéresse  maintenant,  c'est  de  saisir  la  manière  dont 
le  même  homme  apparaît  à  un  ami  qui  se  souvient,  et  à  un  critique 
qui  recueille  les  témoignages  et  les  anecdotes,  apprécie  les  actes  et 
les  œuvres,  et  cherche  à  rendre  l'allure  générale,  ainsi  que  tous  les 
traits  particuliers  d'un  caractère. 

Emile  Deschamps,  judicieux  et  délicat,  reste  fidèle  à  la  méthode 
discrète  de  l'ancienne  critic{ue,  et,  tout  compte  fait,  ne  nous  ren- 
seigne que  sur  l'homme  de  lettres.  Les  singularités  de  cette  nature 
supérieure,  mais  incomplète  et  malheureuse,  sont  finement  observées 
par  lui,  mais  dans  leur  rapport  avec  le  talent  de  Latouche  et  son 
étrange  renommée.   Les  défauts  de  son  éducation,  rachetés  par  la 

1.   Collection  Paignard. 


HENRI    DE    LATOUCIIE 


413 


grâce  de  ses  dons  personnels,  le  charme  du  causeur,  et  sa  «  conversa- 
tion voluptueuse  »,  joli  mol  dont  Sainte-Beuve  a  tiré  cette  image 
exquise  :  «  il  avait  de  la  Sirène  dans  la  voix  »,  ses  trouvailles  de  style 
c[ui  sont  d'un  poète,  mais  ne  rachètent  pas  sa  radicale  impuissance 
à  com])oser  une  œuvre  ordonnée,  ce  démon  épigrammatiquc  et  cette 
contradiction  intériciuc  (jui  faisait  de  l'auteur  ombrageux  un  amant 
du  succès  et  l'obligeait  à  rechercher  les  sulTrages  du  public,  alors  qu'il 
le  méprisait,  toutes  les  malices  de  l'homme  d'esprit,  tpunepeut  s'em- 
pêcher d'admirer  chez  les  autres  le  talent  qu'il  n'a  pas,  mais  qui 
souffre  et  fait  souffrir,  ne  pouvant  avouer  sa  peine  secrète,  toutes  les 
contrariétés  qui  se  heurtent  au  fond  du  cœur  d'un  artiste  manqué 
sont  rendues  à  merveille  par  Deschamps,  qui  résume  tout  ce  qu'il  a 
voulu  dire  de  l'écrivain  dans  cette  formule  :  «  Les  tortures  de  son 
caractère  passent  dans  son  style.  » 

L'enqucte  de  Sainte-Beuve  est  autrement  vaste  et  son  regard  plus 
indiscret. 

On  peut  dire  qu'il  a  repris  toutes  les  fines  indications  du  crayon  de 
Deschamps.  Il  le  cite  d'ailleurs  en  cinq  ou  six  passages.  On  sait  qu'il 
faisait  une  large  part  à  l'analyse  des  œuvres  de  l'écrivain  qu'il  étudiait, 
à  son  rôle  littéraire.  C'est  ainsi  qu'il  parle  avec  une  parfaite  équité  des 
deux  grands  titres  de  gloire  de  Latouche,  son  édition  des  poésies 
d'André  Chénier,  son  amitié  pour  George  Sand  inconnue,  s'ignorant 
elle-mcme  et  (pi'il  iiilroduisit  dans  la  carrière  des  lettres.  Il])arlemêm6 
avec  une  pénétrante  syiii])athic  du  poète  et  du  romancier.  Mais  ce 
tpii  le  passionne,  c'est  l'homme  même,  et  rien  n'est  plus  attachant 
que  de  le  voir  chercher,  non  pas  à  dire  le  «  dernier  mot  »  sur  un  esprit, 
mais  à  saisir  les  nuances  où  se  discerne  le  secret  d'une  individualité. 

«Cette  énigme  obscure  et  brillante»^  que  fut  Latouche  pour  ceux  et 
celles  qui  l'ont  a])proché  et  aimé,  car  il  fut  aimé  en  dépit  de  sa  misan- 
thropie grandissante  et  de  son  irritabilité,  a  tenté  la  curiosité  de 
Sainte-Beuve,  et  plus  encore  cpie  ses  œuvres  et  son  es])rit,  le  tenq)éra- 
ment  de  cet  homme,  ([ui  passait  brusquement,  (piand  il  écrivait,  de 
la  rêverie  au  ]taiii|ddcl,  le  retient  et  Tiuléresse. 

Observe-t-il  que  Latouche  s'ingéniait  à  dissinnder  son  âge,  qu'il 
avait  la  manie  du  j)seudonyme,  il  note  aussitôt  ce  qu'il  y  avait  chez 


1.  Le  mol  est  de  Miirccliiic  Dcsbordcs-Valmore,  (lui  l'a  aimé.  Cl",  sur  Henri 
de  Latouche  :  Un  f-rand  excilaleur  d'âmes,  par  Raoul  Debordt,  Bcnie  des 
revues,  1'"'  mai  1899  ;  Une  amilié  de  journalistes  :  Henri  de  Latouche  et 
Honoré  de  Lourdoueix,  [>ar  J()sc|)h  At;(orf,'<'s,  Correspondant,  20  juillet  1909  ; 
Une  Muse  romantique  :  Pauline  de  Flaugergues,  par  B.  Combes  de  Patris, 
Revue   liebdomadaire,  2  féviicr  1918. 


414  EMILE    DESCHAMPS    COLLABORATEUR    DE    SAINTE-BEUVE 

lui  de  «  clandestin  ».  Il  jette,  suivant  une  habitude  constante  de  sa 
méthode,  un  coup  de  sonde  dans  la  vie  sentimentale  du  personnage,  et 
ne  laisse  point  dans  l'ombre  son  tempérament  vif  et  amoureux. 
«  Il  n'était  pas  beau,  dit-il,  il  plaisait  pourtant  et  trouva  près  de  lui 
maint  dévouement  de  femme.  Sa  voix  enfin,  le  charme  de  cette 
sirène  ne  lui  paraît  point  négligeable  et  quand  il  a  relevé  dans  ses 
poésies  «  des  accents  qui  sortent  du  cœur,  bien  qu'ils  ne  durent  pas  », 
on  croit  déjà  mieux  connaître  cette  nature  d'artiste. 

Mais  Sainte-Beuve  ne  s'arrête  jamais,  comme  Deschamps,  aux 
aspects  les  plus  s^Tnpathiques,  il  va  plus  loin  et  plus  bas.  Il  notera 
la  singulière  idée  qui  inspira  ^  Latouche  cette  Reine  d'Espagne, 
drame  issu  «  d'une  donnée  erotique  servant  de  véhicule  à  une  inten- 
tion politique  hostile  ».  Cette  pièce  ne  fut  pas  sans  influence  sur  la 
conception  de  Ruy  Blas.  Son  échec  ulcéra  profondément  l'écrivain. 

Sainte-Beuve  dira  encore  de  Latouche,  à  propos  d'un  recueil  de 
poésies  lascives,  intitulé  :  Portefeuille  i>olé  (1845)  : 

Ce  prétendu  démocrate  se  délectait  en  effet  soit  en  vers,  soit  en  prose, 
aux  peintures  aphrodisiaques  les  plus  raffinées.  On  voit  qu'il  commence 
à  se  compléter  à  nos  yeux  par  bien  des  points  :  esprit  coquet,  chatoyant, 
inquiet,  furtif,  lascif  et  fascinateur  ^. 

Ainsi  procède  Sainte-Beuve,  par  touches  menues,  successives, 
diversement  pénétrantes.  Il  arrive  ainsi  à  composer  un  portrait  d'en- 
semble d'une  vie  intense  et  d'une  richesse  merveilleuse.  Auprès  de  la 
toile  du  maître,  le  crayon  si  fin  de  Deschamps  n'est  plus  qu'une  esquisse 
assez   poussée,    dont  Sainte-Beuve  lui-même  a   exprimé  la  qualité: 

J'en  profiterai  à  l'endroit  serein  et  gracieux  de  mon  article. 

Ce  jugement  porté  par  Sainte  Beuve  sur  la  critique  essentiellement 
bienveillante  de  Deschamps,  nature  gracieuse,  ornée,  mais  fine^ 
intelligente  d'homme  du  monde  accompli,  n'aurait  point  été  contredit 
par  Latouche  lui-même,  le  sarcastique  et  hargneux  Latouche. 

Le  misanthrope  s'était  retiré,  bien  des  années  avant  sa  mort,  au 
désert,  dans  sa  solitude  d'Aulnay,  à  la  Vallée-aux-Loups,  où,  dit 
Sainte-Beuve,  «  il  jouait  au  paysan  comme  Courier  au  vigneron  ». 
C'est  là  qu'il  reçut  un  matin  du  mois  de  juin  1846,  un  exemplaire  d'un 
discours  prononcé  par  Deschamps,  à  la  séance  d'ouverture  du  congrès 
de  l'Institut  historique,  le  24  mai  1846,  à  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris. 

1.  Pour  toutes  ces  citations,  cf.  Caus.  du  lundi,  t.  III,  p.  368-390.  —  Emile 
Deschamps  a  sacrifié  lui  aussi  à  la  muse  clandestine,  et  l'on  trouvera  dans  le 
Parnasse  satirique  du  XIX^  siècle  (Bruxelles,  1881,  2  vol.  in-8°)  au  t.  I,  p.  182, 
son  sacrifice  interrompu,  polissonnerie  laborieuse. 


HENRI    DE    LATOUCHE 


415 


Dans  ces  pages  dignes  de  compter  parmi  les  plus  belles  que  la 
critique  littéraire  ait  inspirées  à  Deschamps,  il  s'était  proposé  de 
rechercher  quelle  avait  été  l'influence  de  l'esprit  français  sur  l'Eiirope 
depuis  deux  siècles  ;  et  la  vraie  cause  de  l'universalité  de  cette  in- 
fluence, il  la  trouvait  précisément  dans  l'existence  d'une  qualité  qu'il 
possédait  plus  qu'aucun  homme  de  France,  «  la  sociabilité  portée  à  sa 
plus  haute  ])uissance,  l'exquise  aptitude  à  vivre  en  société  ».  L'épa- 
nouissement de  la  vie  de  salon  à  la  plus  grande  époque  de  notre 
histoire,  lui  ])araît  la  forme  suprême  de  la  civilisation  française  ^. 

C'est  dans  ce  discours  qu'il  fait  dériver  encore  de  la  sociabilité  les 
deux  sentiments  que  l'esprit  français  a  répandus  dans  le  monde  : 
l'égalité  civile  et  la  tolérance  religieuse. 

Ces  morceaux  que  nous  avons  eu  l'occasion  de  citer,  ainsi  que  l'éloge 
de  la  philosophie  française,  «  plus  d'action  que  d'abstraction,  comp- 
tant vingt  moralistes  pour  un  idéologue  »,  et  celui  de  la  langue  fran- 
çaise, sont  écrits  avec  cette  aimable  simplicité,  relevée  de  traits 
spirituels  qui  est  le  propre  de  sa  manière. 

Un  tel  art  de  dire  et  de  conter  enchanta  Latouche  qui  ne  put  s'em- 
pêcher de  crier  :  Bravo  !  et  d'envoyer  au  conférencier  ces  compli- 
ments saupoudrés  de  malice  : 

30  juin  1846. 

J'ai  reçu  votre  brochure,  mon  cher  ami,  et  je  vous  en  remercie  cordia- 
lement. 

Vraimont  la  cause  est  belle  !  —  En  serait-il  de  laides, 
Cher  Emile  Deschamps,  quand  c'est  toi  qui  la  plaides  ? 

Je  suis  bien  un  peu  étonné  de  votre  admiration  pour  le  passé  monar- 
chique, de  vos  éloges  pour  Louis,  dit  le  Grand,  pour  Frédéric  de  Prusse 
et  même  pour  M.  Marlinez  de  la  Rosa  «  le  grand  ministre  d'Espagne  », 
mais  vous  êtes  destiné  à  opérer  en  moi  un  miracle  :  à  me  faire  aimer  un 
conservateur. 

Flatteur  !  qui  dit  que  nous  gouvernons  les  têtes  parce  que  nous  imposons 
des  chapeaux  à  l'Europe  !  Mais  que  j'aime  «  l'accord  heureux,  l'enlrela- 
cement,  des  facultés  spirituelles  de  la  femme  et  de  l'homme  !  »  Que  votre 
sergent  de  la  ligne  est  parfait  et  que  de  beaux  vers  dans  la  bouche  de  ce 
grand  maître  d'escrime  qui  enseignait  la  rime  à  iioileau  ! 

J'habite  Aulnay,  pour  ne  plus  revenir  à  Paris,  je  suis  matériellement 
enterré  dans  les  bois.  Homme  essentiellement  du  monde,  j'ai  peu  d'espoir 
de  vous  voir  dans  ma  solitude.  Je  neii  ai  que  le  désir.  - 

Au  diiiieurant,  Latout.-be  n'était  pas  un  si  méchant  homme,  ])uis* 
qu  il  était  fidèle  à  ses  amis.  Il  tai|uiiiait  Dcschanq)s  au  sujet  de  ses 

1.  É.  I3escfiamps.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  120. 

2.  Collection  I^aignard. 


416  EMILE     DESCHAMPS     COLLABORATEUR    DE     SAINTE-BEUVE 

relations  mondaines,  et  le  charmant  homme  se  laissait  faire  :  la  lettre 
que  voici  avait  dû  ramuser,  parce  qu'on  y  voit  à  plein  l'affectation 
du  personnage  et  son  humeur  médisante  : 

Mon  ami.  Si  j'avais  reçu  votre  billet  un  moment  avant  5  heures,  j'étais 
à  vous.  Si  même  je  ne  me  fusse  engagé  qu'avec  un  premier  venu,  quelque 
comte,  marquis  ou  millionnaire,  je  vous  Feusse  sacrifié  sans  que  la  rupture 
formât  un  pli,  sans  que  le  manque  de  parole  me  donnât  le  moindre  remords 
ou  du  moins  je  vis  dans  ce  remords  comme  un  poisson  dans  l'eau.  Mais, 
c'était  avec  un  tout  dernier  venu  que  j'étais  lié,  un  pauvre  diable,  moi- 
même  enfin  !  Je  m'étais  avancé  pendant  le  dîner  au  cabaret  à  offrir  l'hos- 
pitalité du  soir  à  un  étudiant  en  droit  de  ma  province,  et  je  n'ai  pu  me 
manquer  à  moi-même  au  point  de  me  retraiter  [sic]. 

D  autant  moins  que  je  vois  à  sa  mine  (il  est  là  près  de  moi  pendant  que 
je  vous  écrisj  qu'il  va  me  parler  de  sa  bourse  ou  de  sa  maîtresse  :  deux 
choses  dont  je  ne  peux  pas  plus  lui  rendre  la  première  que  lui  prendre  la 
seconde.  —  Mais,  soyez  tranquille,  nous  verrons  bientôt  si  je  ne  sais  pas 
triompher  du  mauvais  vouloir  du  sort  et  revoir,  malgré  lui,  mes  vieux 
et  chers  amis. 

J'irai,  plutôt  que  différer  à  respirer  l'air  de  vos  foyers,  vous  trouver 
seul  un  matii:^  dans  le  cabinet  où  vous  écrivez,  peut-être  en  pensant  aux 
poètes  : 

J'ai  toujours  vu  qu'aux  lieux  aimés  de  ces  oiseaux, 
L'air  a  plus  de  douceur  et  de  délicatesse. 

Comme  le  moindre  détail  de  nature  vraie  nous  saisit,  nous  autres  rustres  ! 
_Ah  1  voix  des  salons  où  vous  brillez,  à  côté  de  Duprez,  enfant  gâté  du 
monde,  c'est  moi  qui  devrais  m'appeler  Des  Champs  !  Vous.  Emile, 
cherchez  dans  les  lettres  qui  composent  Sterne,  La  Bruyère,  Horatius- 
Flaccus,  ce  qu'il  vous  faut  pour  faire  un  nom  à  votre  taille.  —  Mes  hom- 
mages à  M™s  Deschamps. 

Henri   de   Latouche  ^. 

L'ironie  de  Latouche  s'enveloppait  de  flatterie  et  de  tendresse 
quand  elle  visait  Emile  Deschamps.  Il  est  bien  vrai  qu'on  pouvait 
railler  parfois  «  l'enfant  gâté  du  monde  »,  mais  non  pas  le  ha'ir.  Il 
avait  déjà  vécu  plus  d'un  demi-siècle,  à  Paris,  dans  une  des  époques 
les  plus  troublées  de  notre  liistoire,  et  il  comptait  de  véritables  amitiés 
dans  tous  les  camps. 

Telle  était  aussi,  dans  la  société  parisienne  du  début  du  Second 
Empire,  la  situation  privilégiée  de  Jules  Lefèvre-Deumier,  qui  mourut 
quelques  années  après  Latouche,  le  12  décembre  1857. 

Henry  de  Pêne,  qui  rendit  compte,  dans  la  Mode  Noui>elle,  de  ses 
funérailles,  le  compare  à  Emile  Deschamps,  son  ami  : 

Outre  le  discours  prononcé  par  M.  Juillerat,  dit-il,  il  y  a  eu  quelques 
paroles  de  M.  Emile  Deschamps,  touchantes  et  bien  senties.  Emile  Des- 

1.   Collection  Paignard.    Inédit. 


JULES    LEFÈVRE-DEUMIER  417 

champs  appartenait  tout  à  fait  à  la  même  génération  poétique  que  Lefèvre- 
Deumier.  De  plus,  ils  se  sont  ressemblés  peut-être  par  un  point,  non  de 
leur  talent,  mais  de  leur  caraetère  :  c'est  que  ni  l'un  ni  l'autre  n'a  jamais 
eu   d'ennemis   parmi  ses   confrères. 

Cette  extrême  douceur  de  caractère  s'accordait  chez  lui...  avec  une 
extrême    vigueur  d'accent  poétique. 

C'est  un  cas,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  que  Lefèvre-Deumier,  un  de  ces 
cas  qui  attiraient  particulièrement  Sainte-Beuve  :  l'intensité  du  sen- 
timent, trahie  par  une  forme  malaisée,  l'avait  depuis  longtemps 
frappé  chez  ce  poète.  En  1833,  quand  l'auteur  du  Parricide^  et  du 
Clocher  de  Saint-Marc^,  ])ublia  son  recueil  des  Confidences^,  il  lui  con- 
sacra un  article.  Mais  il  n'y  étudiait  encore  que  l'esprit  supérieur, 
privé  du  don  de  l'expression.  —  En  1868,  quand  il  songea  à  rééditer 
ses  Portraits  Contemporains  ^,  \e  criticiue  moraliste  voulut  s'encp.iérir 
])lus  à  fond  de  l'homme  qu'avait  été  Jules  Lefèvre,  et  c'est  à  Emile 
Deschamps  qu'il  s'adressa. 

Ce   lu  octobre   1868. 
Mon   cher   Emile, 

Je  voudrais  bien  vous  demander  le  bon  office  que  voici  :  nul  mieux  que 
vous  n'a  connu  Jules  Lefèvre.  Je  réimprime  sur  lui  quelque  chose  d'ancien. 
Je  voudrais  le  rajeunir.  Pourriez-vous,  au  courant  de  la  plume,  sans  vous 
presser  d'ailleurs,  et  d'une  écriture  reposée,  me  donner  sur  ce  poète  dis- 
tingué, laborieux  et  bizarre,  votre  témoignage  d'ami  sans  doute  , —  mais 
aussi  d'homme  de  goût.  Quelque  ai  ecdote,  s'il  vous  en  vient  au  bout  de 
la  plume,  ne  nuirait  pas.  Tout  à  vous,  cher  Emile. 

S^^-Beuve  ^. 
(La  signature  seule  est  de  S*®-Beuve.) 

Quelques  j«mrs  après,  Deschamj)s  ayant  envoyé  au  critique  les 
notes  demandées,  il  recevait  le  billet  suivant  : 

Ce  28  décembre   1868. 

Je  vous  remercie,  cher  Emile,  de  ces  bonnes  pages  qui  me  reiulent 
un  Jules  Lefèvre  complet.  Il  n'était  pas  de  mon  temps,  ou  moi  du  sien. 
Je  n'avais  fait  que  l'entrevoir  sous  sa  première  forme  et  je  ne  l'avais  revu 
ensuite  que  tard,  quand  le  volcan  était  éteint  el  que  la  lave  s'était  recou- 
verte de  terreaux,  de  plate-bandes  et  d'allées  sablées.  Il  avait  toujours 
un  beau  et  vaste  front.  En  lisant  vos  précieuses  notes,  je  ne  saurais  me 

1.  Paru  fil  1823. 

2.  Paru  en  1825. 

3.  Paru  en  18:53. 

4.  Portraits  contemporains,  t.   II,  p.  2'i9. 

5.  Colloct.  |Pai<^iiarfl.  Inédit.  —  (,f.  dans  les  (iuvjies  d'Alphonse  Karr 
(19  décembre  187")),  au  supplément  qu'il  publiait  sous  ce  titre  :  Le  Liire  de  bord 
quelques  souvenirs  sur  Lefèvre-Deumier  et  son  salon  de  la  place  Saint-Georges 

27 


418  EMILE    DESCHAMPS    COLLABORATEUR    DE    SAINTE-BEUVE 

reprocher  de  vous  avoir  imposé  une  tâche,  ainsi  qu'à  votre  secrétaire  : 
un  portrait  de  poète  de  pkis  est  une  conquête  sur  l'oubli. 

Je  suis  tout  à  vous,  mon  cher  Emile,  de  cœur  et  de  gratitude. 

S^^-Beuve  ^. 

Nous  avons  retrouvé  dans  la  Collection  Lovenjoul  la  consultation 
de  Deschamps  ^  qui  inspira  cette  belle  réponse.  Sainte-Beuve  enrichit 
son  étude  de  1833  des  principaux  traits  de  la  physionomie  de  Jules 
Lefèvre,  telle  que  Desch^mps  l'avait  tracée. 

Sainte-Beuve  tenait  d'Emile  Deschamps  ce  qu'il  dit  des  difficultés 
que  rencontra  Lefèvre  à  percer,  et  des  phases  diverses  de  sa  fortune. 

Lefèvre,  après  avoir  brillé,  comme  nous  l'avons  vu,  parmi  les 
poètes  du  premier  Cénacle,  et  collaboré  à  la  Aluse  française,  au  Mer- 
cure du  XIX^  siècle,  aux  Tablettes  Romantiques,  était  allé  en  Pologne, 
mettre,  comme  Byron  en  Grèce,  son  courage  au  service  d'une  noble 
cause.  «  Il  se  fit  recevoir  médecin,  dit  Deschamips,  pour  obtenir  son 
passage  libre  en  Allemagne.  »  Blessé  au  siège  de  Varsovie,  il  se  réfugia 
en  Autriche  et  ne  revint  à  Paris  qu'en  1833.  «  On  donne  pour  certain, 
ajoute  Dëschamps,  qu'un  amour  malheureux  l'avait  poussé  à  cette 
entreprise  guerrière.  »  Il  aurait  voulu  fuir  ainsi  une  belle  insensible, 
la  sœur  de  M^^  de  Girardin,  la  comtesse  O'Donnell.  A  son  retour,  il 
eut  le  bonheur  d'épouser  une  charmante  femme,  artiste  comme  lui, 
musicienne  et  sculptant  agréablement,  M^^®  Marie -Louise  Roulleaux 
du  Gage,  une  arrière  petite-fille  de  Beaumarchais. 

Nous  savons  par  une  personne  infiniment  distinguée  qui,  dans  son 
enfance,  avait  accompagné  ses  parents  dans  le  salon  de  la  rue  de  la 
Ville-l'Evêque,  que  Jules  Lefèvre  et  sa  femme  comptaient  parmi  les 
intimes  d'Emile  Deschamps.  Ce  ménage  d'artistes  se  rencontrait  chez 
lui  régulièrement  avec  Soumet,  Guiraud,  Rességuier,  Saint- Yalry, 
Paul  Juillerat,  le  comte  César  de  Pontgibaud,  le  prince  Elim  Mests- 
cherski.  Il  y  avait  aussi  Gaspard  de  Pons,  qui  lisait  dans  ce  salon 
des  tragédies  bien  ennuyeuses,  et  qu'on  trouvait  un  peu  ridicule. 

1.  Inédit.  Collection  Paignard. 

2.  Deschamps  était  bien  vieux  et  bien  malade,  en  1868,  quand  il  répondit 
à  la  demande  de  S^e-Beuve.  Il  dicta  sa  consultation  qui  est  tout  entière  de  la 
main  de  sa  gouvernante,  ainsi  que  ce  petit  mot  qui  l'accompagnait  : 

Mon  cher  S'®-Beuve, 
Toujours  une  roain  étrangère,  hélas  ! 

Voici  mes  notes  sur  Jules  Lefèvre  !  Elles  sont  bien  informes  de  rédaction,  mais  l'exactitude 
des  faits  et  la  sincérité  des  jugements  sont  irréprochables. 

Voyez  si  de  ce  chaos  votre  plume  peut  faire  jaillir  quelque  lumière.  Et  je  serai  toujours 
à  vos  ordres,  si  vous  avez  quelques  nouveaux  renseignements  à  me  demander.  Excusez  mon 
impotence  et  recevez  mes  vieilles  et  toujours  jeunes  amitiés, 

Emile  Deschamps. 
(Collection  Lovenjoul. 


JULES    LEFÈVRE-DEUMIER  419 

Comme  il  n'était  jamais  venu  à  bout  de  se  marier  —  étant  très  laid  — 
il  avait  voulu,  pour  ne  pas  laisser  éteindre  son  nom,  adopter  un 
des  fds  de  Jules  Lefèvre,  qui  est  devenu  ainsi  le  comte  de  Pons. 
Jules  Lefèvre,  pauvre  d'abord,  puis  ayant  hérité  d'une  vieille  tante, 
]\,jme  Deumier,  ajouta  par  reconnaissance  à  son  propre  nom  de  Jules 
Lefèvre,  celui  de  Deumier,  «  ce  qui,  déclare  Deschamps,  dérouta 
un  peu  sa  notoriété  qui  déjà  n'avait  pas  toute  son  étendue  équitable 
avec  ce  simple  nom  de  Jules  Lefèvre.  »  Devenu  riche,  il  ouvrit  son 
hôtel  de  la  place  Saint-Georges,  et  «  ses  soirées,  pendant  l'époque 
de  ses  prospérités,  dit  encore  Deschamps,  furent  des  plus  brillantes 
et  des  plus  suivies  comme  réunion  bien  rare  d'écrivains  et  d'ar- 
tistes de  la  plus  haute  valeur,  et  dans  les  étés,  il  vivait  heureux  en 
famille,  dans  sa  charmante  campagne  de  l'Abbaye-du-Val,  près  de 
l'Isle-Adam  »  ;  mais  il  fit  de  telles  dépenses  qu'il  se  ruina  ^  et  alors 
sa  femme,  très  artiste,  se  mit  à  modeler  pour  subvenir  aux  frais 
du  ménage  et  fit,  entre  autres,  un  médaillon  d'Emile  Deschamps 
fort   ressemblant. 

Après  1848,  la  fortune  a  souri  encore  au  ménage  de  Jules  Lefèvre, 
car  Lamartine,  tout  puissant  alors,  donna  au  mari  des  fonctions  dans 
le  gouvernement  provisoire.  D'autre  part,  «  lors  de  la  présidence  de 
Napoléon  III  et  dans  les  premiers  temps  de  l'Empire,  il  fut  appelé 
comme  secrétaire  du  président  à  l'Elysée  et  plus  tard  comme  biblio- 
thécaire aux  Tuileries  ». 

Sainte-Beuve,  ainsi  renseigné  par  Deschamps,  nous  dit  qu'il  avait 
connu  l'homme  aimable  qu'était  redevenu  Jules  Lefèvre  dans  les 
derniers  temps  de  sa  vie.  Mais  il  se  souvenait  fort  bien  de  l'avoir  au 
moins  entrevu  dans  la  période  antérieure  de  cette  existence  soumise, 
comme  celle  d'un  héros  de  Balzac,  à  tant  de  vicissitudes,  et  il  avait 
alors  remarqué  «  un  certain  air  de  malheur  ré])andu  sur  toute  sa  per- 
sonne »  ;  c'était  l'époque  où,  paraît-il,  Victor  Hugo  disait  de  lui  : 
«  Jules  Lefèvre  a  été  mordu  par  Latouche  ^.  » 

Lefèvre  n'était  pas  envieux.  Il  souffrait  moins  de  voir  son  talent 
méconnu  que  de  ne  pas  pouvoir  ex})rimer  dans  ses  vers  laborieux 
son  âme  de  poète.  Voici  comment  Emile  Descliamps  cxplicjuait  à 
Sainte-Beuve  le  cas  de  cette  renommée  avortée  : 

1.  Arsène  Iloussayc,  dans  ses  Confomiurus,  t.  II,  p.  257,  rappelle  l'hospilalité 
de  Jules  Lefèvre  dans  son  abbaye  du  \'al.  Des  indiscrets  en  abusaient,  tel,  un 
certain  LacondK-,  qui  ne  s'en  allait  plus. 

Jules  Lefèvre  dans  sa  dignité  hospitalière  n'y  prenait  pas  garde,  mais  tous  les  amis  rap- 
pelaient matin  et  soir  à  Lacombe  qu'il  n'élait  pas  chez  lui,  ce  qui  ût  dire  à  Emile  Deschamps: 
«  Cet  animal-là,  on  le  bourre  comme  un  canon,  —  et  il  no  part  pas.  • 

2.  Purlraits  coiitcniporains,  t.   II,  p.  2G1. 


420  EMILE    DESCHAMPS    COLLABORATEUR    DE     SAINTE-BEUVE 

D'une  immense  érudition  littéraire,  qui  se  reflétait  trop  dans  ses  œuvres, 
et  donnait  surtout  à  ses  vers  une  sorte  d'originalité  multiple  aux  dépens 
de  l'originalité  personnelle,  il  était  tour  à  tour  Hésiode,  Lucrèce,  Virgile, 
parfois  Ovide  et  trop  souvent  Lucain  et  Claudien,  chez  les  anciens,  et, 
chez  les  modernes,  il  était  Dante,  Milton,  Byron,  tous  les  lakistes,  et 
Schiller,  puis  Corneille...  Thomas  et  Népomucène  Lemercier  et  pas  assez 
Jules  Lefèvre-Deumier,  quoiqu'il  eut  une  sensibilité  douloureuse  très 
personnelle  et  très  vraie. 

A  force  de  talent  et  avec  une  résolution  bien  arrêtée,  il  faisait  la  fortune 
de  chaque  vers  au  préjudice  de  la  période  et  de  chaque  période  au  pré- 
judice de  l'ensemble. 

Ses  compositions  n'avaient  pas  ainsi  tout  l'intérêt  et  toute  l'harmonie 
qu'il  eût  pu  leur  donner  ;  elles  manquaient  trop  d'unité  dans  le  ton  comme 
dans  la  pensée  générale.  L'afféterie  et  la  prétention  côtoyaient  quelquefois 
dans  ses  poésies  la  grandeur  et  la  beauté  ^. 

1.  Collection  Lovenjoul.  Emile  Deschamps  renvoie  S^^-Beuve  aux  Vespres 
de  l'Abbaye  du  Val,  au  Couvre-Feu.  Puis  il  cite  quelques  vers  de  ses  différentes 
manières  : 


Comme  une  jeune  fleur  qui,  sur  le  bord  d'un  champ, 
Du  soc  qui  passera  ne  craint  pas  le  tranchant... 

N'est-ce  pas  du  Virgile  ? 

On  meurt  en  plein  bonheur  de  son  malheur  passé  1 

Du  Byron  ? 

Le  poète, 

11  ne  goûte  jamais  au  miel  de  ses  paroles. 

C'est  du  Schiller  ? 

D'infâmes  balayeurs  dont  les  cris  se  relayent 

Et  qui  semblent  salir  les  ruisseaux  qu'ils  balayent  ! 

Vouloir  enrayer  le  progrès  : 

C'est  vouloir  dans  un  gland  replier  tout  un  chêne  ! 

Ces  trois  derniers  vers  sont  bien  de  Jules  Lefèvre-Deumier. 
Quand  le  sombre  Alaric  sentit  sa  destinée 
Fjiiblir,  et  que  la  mort  contre  lui  niutinée, 
Assise  à  son  chevet,  faisait  signe  au  corbeau, 
L'effrayant    moribond    commanda    son    tombeau. 
11  voulut  dans  ce  monde  où  domine  l'envie, 
Avoir  sa  sépulture  à  part,  comme  sa  vie  ; 
Et  vingt  mille  captifs  se  mirent,  un  matin, 
A  détourner  pour  lui  le  cours  du  Busentin. 
De  son  sauvage  époux  quand  la  Guerre  fut  veuve, 
On  lui  creusa  son  lit  dans  le  vieux  lit  du  fleuve  ; 
On  l'y  coucha,  le  glaive  attaché  dans  la  main. 
Ses  drapeaux,  tout  brûlés  par  le  soleil  romain. 
Ses  coursiers,  ses  trésors,  ses  armures  sans  nombre, 
Tout  y  fut  entassé  pour  amuser  son  ombre. 
Dans  leur  antique  ornière  on  ramena  les  eaux  ; 
Puis,  comme  s'il  fallait,  pour  l'honneur  de  ses  os, 
Faire  pourrir  près  d'eux  quelque  riche  hécatombe, 
Les  vingt  mille  captifs,  employés  à  sa  tombe, 
En  mourant  égorgés   escortèrent  sa  mort. 

N'est-ce  pas  Corneille,  ou  Lucain  ? 

(Collection  Lovenjoul.) 


JULES    LEFÈVKE-DEUMIER  421 

Quant  à  sa  prose,  elle  est  généralement  plus  correcte  et  plus  pure  que 
ses  vers  (car  un  poète,  qui  serait  même  incomplet,  est  foujours  un  parfait 
prosateur).  Toutefois,  et  je  ne  me  l'explique  pas  —  elle  a  peu  ajouté  à 
son  renom  littéraire...  peut-être  parce  qu'elle  traite  de  sujets  trop  excep- 
tionnels ;  mais  les  vrais  connaisseurs  la  tiennent  en  grande  estime  :  Voir 
les  Martyrs  d'Arezzo,  roman  très  senti,  les  Rêveries  d'un  promeneur,  fan- 
taisies d'une  grande  élévation,  un  volume  de  jugements  littéraires  d'une 
rare  perspicacité,  enfin  une  étude  physiologico-psychologique  sur  son 
frère,  docteur  en  médecine,  œuvre  d'une  haute  portée  morale  et  d'un 
sentiment  profond. 

Emile  Deschamps  insiste  dans  ses  notes  sur  la  noblesse  intime  de 
cet  homme  remarquable.  «  Il  avait  porté  la  bonne  et  la  mauvaise 
fortune  avec  la  même  dignité  ».  Quand  l'adversité  le  frappa  : 

Son  humeur  sereine,  ses  douces  relations  d'amitié,  ses  habitudes  de 
travail  assidu  n'en  reçurent  aucune  atteinte.  Il  mourut  avec  la  fermeté 
d'un  stoïque,  dans  les  opérations  de  la  pierre. 

On  comprend  maintenant  ce  qui,  dans  Jules  Lefèvre,  attira  l'at- 
tention de  Sainte-Beuve  :  l'honime,  encore  plus  que  l'auteur,  en 
valait  la  peine.  «  Sa  belle  et  calme  figure,  écrit  encore  Deschamps, 
était  le  pur  miroir  de  son  âme  et  de  son  intelligence.  »  Sainte-Beuve 
comprenait  mieux  que  personne  le  pathétique  de  ce  tourment  silen- 
cieux :  il  a  montré  admirablement  que  le  rêve  et  l'étude  consolèrent 
cet  artiste  incomj)let. 

Quoique  bien  jeune  encore,  j'ai  longtemps,  loin  du  bruit, 
Des  langages  du  monde  interrogé  la  nuit. 
Et  de  leur  mine  abstraite  explorant  les  merveilles, 
Ma  lampe  curieuse  a  pâli  dans  les  veilles. 

Je  m'étais  fait  d'un  rêve  une  vague  patrie. 

Il  y  avait  chez  ce  rêveur  un  philosophe  et  c'est  ce  qu'a  bien  vu 
Emmanuel  Des  Essarts,  qui  aima  l'originale  individualité  dr  Jules 
Lefèvre  et  a  même  loué 

sa  phrase  poétique,  grave,  sévère,  un  peu  froide,  mais  à  l'allure  solen- 
nelle... Ce  n'est  pas  de  la  poésie  musicale,  c'est  très  souvent  de  la  poésie 
pittoresque,  plus  souvent  de  la  poésie  sculptée,  c'est  avant  tout  de  la 
poésie  pensée  ^. 

Il  cite  un  beau  fragment  de  sa  Prière  à  la  Mort  : 

De  l'antique   Néant  aïeule  injuriée  ! 

1.  Poêles  modernes  de  la  France.  Jules  Lejèvre-Deumier,  par  Emmanuel  Des 
Essarts...  1860,  in-8°,  p.  6.  Étude  exquise  et  très  poussée  dont  nourf  donnons  le 
résume.  Aujourd'hiii  nous  verrions  volontiers  ce  poète  dans  la  lignée  d'Alfred 
de  Vigny,  un   jicu  au-dessous  do  Sully-Prudhomme. 


422  EMILE    DESCHAMPS    COLLABORATEUR    DE    SAINTE-BEUVE 

et  d'admirables  vers  sur  les  âges  de  la  vie,  sur  le  jeune  homme, 

Qui  sent  l'hiver  si  loin  qu'il  n'a  foi  qu'au  printemps... 

sur  le  vieillard, 

Dont  l'oeil  triste  et  baissé  semble,  inquiet  du  jour, 
Pour  y  trouver  de  l'ombre,  interroger  son  âme. 

Le  pittoresque  de  Lefèvre  est  d'une  rare  qualité  :  il  met  en  relief 
une  idée  souvent  triste  ;  c'est  un  peintre  des  nuances  de  la  sensibilité 
la  plus  réflécliie,  qui  a  pu  dire  : 

Rien  ne  m'attriste  tant  que  le  lever  du  jour, 
et  noter  dans  ses  «  nocturnes  indécis  »  le  mouvement  des  eaux, 

Le  frisson  des  étangs  sous  le  vol  des  nacelles, 
celui  des  arbres: 

Et  les  soupirs  rêveurs  qu'échangent  les  rameaux, 

celui  du  vent  : 

Qui  semble  murmurer,  dans  les  forêts  prochaines, 
L'office  des  mourants  au  chevet  des  vieux  chênes. 

Mais  sa  pensée  est  d'une  intensité  plus  rare  encore  et,  comme  chez 
Alfred  de  Vigny,  se  condense  fréquemment  en  symbole.  Il  est  de  ces 
romantiques,  qui  essayèrent  d'unir  la  philosophie  au  lyrisme  et  de 
féconder  l'un  par  l'autre. 

L'homme,  dit-il. 

L'homme  est  un  univers  qu'il  reste  à  découvrir. 

Son  poème  intitulé  :  VUnwers,  est  l'expression  de  son  angoisse 
métaphysique.  D'autres,  comme  son  Lazare,  la  Plume  de  cygne,  Com- 
pensation, les  Dieux  s'' en  vont,  sont  l'expression  souvent  originale  de 
son  pessimisme  discret, 

La  joie  est  inféconde  et  le  bonheur  stérile, 
Insensé,  trouve-moi  des  heureux  qui  soient  grands. 

Quant  aux  images  qui  ont  une  valeur  de  symbole,  elles  ne  sont  pas 
rares  dans  sa  poésie.  Sa  Colombe  poignardée  serait  à  comparer  à  V Al- 
batros de  Baudelaire.  L'image  ingénieuse  du  poisson  volant  illustre  non 
sans  quelque  préciosité,  il  est  vrai,  le  destin  du  penseur,  du  poète  : 

Papillon  de  la  mer  que  la  vague  dorlotte 


JULES    LEFÈVRE-DEUMIER  423 

Embarquant  son  esprit  sur  la  foi  du  printemps, 
Et  confiant  aux  flots  qu'ameutent  les  autans, 
La  nef  aux  rames  d'or,  aux  mâts  de  pierreries. 

Enfin  le  baleinier,  qui,  après  avoir  échappé  aux  glaces  polaires, 
sombre  en  vue  du  port,  c'est  l'homme  en  proie  au  destin  : 

Le   Destin  terrassé  garde  longtemps  rancune. 
Qu'on  laisse  prendre  au  cœur  le  pli  de  l'infortune. 
Le  salut  vient  trop  tard,  et,  sourdement  blessé. 
On  meurt,  en  plein  bonheur,  de  son  malheur  passé. 

Dans  ces  vers,  où  la  fermeté  de  l'expression  égale  la  généralité  de 
la  })ensée,  on  reconnaît  le  poète-philosophe.  Cette  élévation  d'esprit 
et  cette  ingéniosité  d'imagination  n'avait  pas  plus  échapi)é  à  Emile 
Deschamps  qu'à  Emmanuel  Des  Essarts,  et  Sainte-Beuve,  à  la  fin 
de  son  étude,  cite  cet  exquis  jugement  sur  Lefèvre  : 

Génie  poétique,  cœur  ingénu,  ayant  du  bel  esprit  dans  la  région  du 
sublime. 

La  formule  est  aussi  heureuse  qu'elle  est  profonde,  et  comme  le  dit 
Sainte-Beuve,  elle  est  d'Emile  Deschamps  ^. 

1.  Portraits  contemporains,  t.  II,  p.  261. 

C'est  à  propos  de  la  mort  de  Jules  Lefèvre  que  Deschamps  écrivait  cette 
lettre  à  Gabrielle  Soumet  d'AUenheim,  le  12  décembre  1857  : 

Merci  de  vos  excellents  conseils,  c'est  la  force  de  les  suivre  qu'il  faudrait  m'cnvoyer.  Mais 
en  avcz-vous,  des  forces  ?...  Je  n'en  ai  pas  la  moindre,  et  le  peu  que  j'en  ai.  je  l'épuisé  à  tâcher 
de  vivre  ou  plutôt  de  survivre. 

Peut-être  savez-vous  quelque  chose  de  cet  affreux  état  ?  On  est  ballotté 
A  force  de  remords,  à  force  de  souffrir, 
Entre  l'horreur  de  vivre  et  la  peur  de  mourir. 

Hélas  !  ce  mot  suprême,  je  le  prononce  avec  plus  de  larmes  en  ce  moment  que  jamais.  Je 
reçois  avec  votre  douce  lettre  la  terrible  nouvelle  de  la  mort  de  .Iules  Lefèvre,  emporté  de 
faiblesse  après  la  deuxième  opération  semblable  aux  vingt  que  j'ai  subies.  11  est  sorti  de  notre 
monde  douloureux,  ce  matin,  à  ^  heures.  Grand  poète,  grand  ami  de  votre  père,  un  frère  pour 
moi,  j'en  pleure  des  larmes  de  sang. 

(Bibliothèque  de  Versailles.  Collection  des  papiers  d'Emile  Deschamps.) 

Lire  aussi  :  Ecrivains  conlemporain.s  :  J.  Lefèvre-Dcumicr,  par  le  M'^  Eugène 
de  Montlaur  (Extrait  de  l'Arien  province).  Moulins,  impr.  de  P.  A.  Desrosiers, 
1858,  in-8.  —  Dans  une  étude  sur  Lcopardi  et  la  France  fParis,  E.  Cham- 
pion, 191.j),  N.  Serbancsco  a  montré  l'influence  du  poète  italien  sur  le  pessi- 
misme de  Jules  Lefèvic-Dcumier. 


CHAPITRE  VII 

I.  Publication  des  «  Contes  physiologiques  »  (1854).  Emile  Des- 
champs,   CONTEUR    ET    MORALISTE.    II.    La   «    NOUVELLE    »    CHEZ 

Emile    Deschamps.    Influence    du    xviii^    siècle.    —    III.    La 
«  Nouvelle  »  romantique.  —  IV.  Le  conte  fantastique. 


I 


Les  œuvres  d'Emile  Deschamps  se  divisent  d'elles-mêmes  en 
quatre  parties  très  distinctes  :  les  poésies  proprement  dites  et  la 
critique  littéraire,  les  contes  et  les  traductions. 

Ses  œuvres  poétiques  et  critiques,  mêlées  intimement  à  sa  vie,  n'en 
sont,  pour  ainsi  dire,  que  les  deux  aspects  principaux,  et  nous  les 
avons  mises  en  lumière  et  suffisamment  étudiées  dans  cette  biogra- 
phie, que  nous  consacrons  au  plus  classique  de  nos  romantiques. 

Spirituelle  et  légère,  encore  qu'infiniment  sensible  et  frémissante, 
la  muse  d'Emile  Deschamps  n'aurait  rien,  à  elle  seule,  apporté  de 
nouveau,  et  quand  elle  renonce  au  rôle,  qui  lui  plaît,  d'aimable  satel- 
lite, quand  elle  est  elle-même,  elle  apparaît  au  milieu  du  chœur  des 
grands  poètes  romantiques,  comme  un  témoin  de  l'âge  précédent. 
En  fait  de  parenté  littéraire,  les  liens  qui  rattachent  Deschamps  à 
l'école  de  Marot,  de  La  Fontaine  et  de  Voltaire,  ne  permettent 
d'appareiller  au  xix^  siècle  ce  poète  léger  qu'à  Alfred  de  Musset. 

Quant  aux  pages  de  critique  littéraire  qu'il  a  laissées,  c'est  encore  à 
l'auteur  des  Lettres  de  Dupuis  et  de  Cotonet  qu'elles  font  songer. 
Écrites  aux  heures  capitales  de  la  période  romantique  par  un  obser- 
vateur judicieux  de  ce  grand  mouvement  des  esprits,  elles  sont  de 
premier  ordre.  On  n'étudiera  plus  la  formation  de  la  doctrine  roman- 
tique sans  tenir  compte  de  la  Préface  des  Etudes  françaises  et  étran- 
gères. D'autre  part  ses  traductions  de  l'anglais,  de  l'allemand,  de 
l'espagnol  sont  des  modèles  d'imitation  originale. 


LA   «  NOUVELLE  »    DU    XVIII^    SIECLE   :    INFLUENCE    DE    DIDEROT  425 

Xous  n'avons  plus  qu'à  étudier  ses  eontes.  L'œuvre  du  nouvelliste 
va  nous  permettre  de  fixer  définitivement  les  traits  de  sa  personnalité 
littéraire.  Nul  ne  fut  plus  essentiellement  français  que  cet  esprit  cos- 
mopolite, et  si,  dans  l'oeuvre  du  traducteur,  nous  avons  vu  sa  curio- 
sité intelligente  aller  tout  à  tour  de  l'Angleterre  à  l'Espagne  et  de 
l'Allemagne  à  la  Russie,  nous  ne  perdrons  pas  de  vue  les  procédés  du 
conteur  ni  sa  méthode  de  travail.  Qu'il  s'atlache  à  Sterne  encore 
plus  qu'à  Hoffmann,  il  n'a  pas  d'autre  but  que  de  «  franciser  »  ses 
modèles  ;  il  a  exploité  un  filon  tout  français  dans  le  domaine  «  fan- 
tastique )). 

Il  faut  renoncer  tout  d'abord  à  voir  dans  les  Contes  d'Emile  Des- 
champs un  ensemble  comparable  en  intérêt  pour  l'histoire  littéraire 
aux  adaptations  shakespeariennes,  ou  même  aux  Études.  On  ne  voit 
pas  nettement  la  valeur  qu'il  convient  de  leur  attribuer  dans  l'évo- 
lution du  genre  romanesque  au  xix^  siècle. 

Non  seulement  ils  n'ont  point  eu  d'influence,  et,  malgré  le  talent 
de  leur  auteur,  ils  ont  passé,  pour  ainsi  dire,  inaperçus,  mais  ils  ne 
méritaient  pas  un  autre  succès.  Nous  ne  tirons  d'ailleurs  aucun  argu- 
ment de  la  date  où  Deschamps  publia  le  recueil  le  plus  curieux  de  ses 
contes,  et  nous  ne  dirons  pas  qu'ils  venaient  trop  tard.  Quand  parais- 
sent ces  deux  recueils  :  les  Contes  physiologiques  et  les  Réalités  fan- 
tastiques \  en  1854,  Balzac,  il  est  vrai,  était  mort  depuis  quatre  ans  ; 
Gérard  de  Nerval  venait  de  disparaître  ;  mais  Gautier  qui  avait  publié 
ses  plus  belles  œuvres,  allait  donner  encore  avec  le  Capitaine  Fracasse 
et  le  Bonian  de  la  Momie,  Jettatura,  Avatar  et  Spirite.  En  18G2,  Bau- 
delaire traduisait  Edgar  Poë,  ce  qui  prouve  que,  si  Flaubert,  en  écri- 
vant à  cette  époque  Madame  Bovary,  opposait  à  la  littérature  roman- 
tique un  courant  réaliste,  la  curiosité  pour  le  fantastique  par  exemple 
était  loin  de  s'éteindre.  Il  fallait  seulement  choisir  et  devant  les  deux 
voies  qui  s'ouvraient  alors,  se  décider  ])our  l'une  ou  ])our  l'autre. 
Deschamps  était  déjà  vieux  à  cette  date  ;  surtout  il  était  l'homme  le 
moins  capable  de  ces  j)artis-]>ris  qu'on  voit  souvent  chez  les  grands 
artistes. 

Tout  l'intéresse  et  d'un  atlrail  ]tarcil,  le  merveilleux,  pour  ce  qu'il 
suggère,  et  la  réalité,  ])Our  ce  qu'elle  enseigne.  Il  adore  toujours  la 
poésie,  mais  la  vie  de  son  temps,  si  complexe  et  si  troublée,  l'attire. 
Il  lit  suri  oui,  il  lit  sans  cesse,  et  cause  avec  ses  amis  de  ses  innombrables 
lectures.  On  lui  a  rcjtroché  de  s'être  ainsi  dispersé,    d'avoir    dépensé 


1.    Éniil*;    Dischanips.    Conles   physiologiques.    René-Paul   et   Paul-liené.    Mea 
culpa.   Paris,   P.   Ilfiinfton,  1854,  in-lG. 


426  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

son  esprit  en  conversations  de  toutes  sortes.  Or  ce  reproche,  nous  le 
tournerions  volontiers  en  éloge. 

Certes,  Deschamps  aurait  pu  beaucoup  plus  écrire,  mais  il  s'est 
défié  du  métier  d'auteur  qu'il  aurait  rempli  comme  tant  d'autres, 
et  s'il  n'a  écrit  que  pour  son  plaisir  —  et  rarement  —  nous  y  voyons 
la  preuve  de  son  goût  et  d'une  connaissance  peu  commune  des  limites 
de  son  talent.  Cet  homme  si  fin  était  modeste,  et  lui,  qui  savait  si  bien 
admirer,  s'oubliait  pour  de  plus  grands  que  lui.  Il  n'avait  pas  ce  mys- 
térieux don  créateur  qu'il  discernait  chez  Lamartine  ou  Victor  Hugo, 
ni  cette  originalité  qu'il  reconnaissait  à  Nodier,  à  Gérard  de  Nerval, 
à  Baudelaire,  à  Mérimée.  Il  sentait  qu'il  était  fait  pour  apprécier 
et  hre,  non  pour  composer  et  écrire,  quoiqu'il  écrivît  lui-même 
très  bien,  et  si,  après  avoir  passé  l'âge  où  l'on  peut  se  croire  un 
grand  poète,  il  a  écrit  quelques  œuvres  agréables,  c'était  un  exercice 
auquel  il  se  hvrait  en  lettré  accompli,  cjui  n'ignore  rien  du  métier 
qu'il  admire.  Il  est  comme  cet  aimable  homme  qu'il  nous  montre 
dans  un  de  ses  récits,  tout  occupé  de  littérature  : 

On  voyait  que  c'était  sa  grande  affaire  ;  il  en  avait  suivi  les  révolutions 
sans  être  jamais  abandonné  du  goût  qui  critique  et  du  goût  qui  admire  ^. 

L'impression  générale,  qui  se  dégage  de  ces  contes,  malgré  l'étran- 
geté  de  certains  sujets,  c'est  qu'ils  se  rattachent  pour  la  plupart  à  la 
littérature  fine,  vive,  railleuse  et  gaie  du  xviii^  siècle.  Ni  l'influence 
de  Chateaubriand  et  de  Nodier,  si  manifeste  dans  l'œuvre  de  Des- 
champs, ni  même  celle  du  genre  fantastique  ne  inodifie  sensiblement 
l'allure  de  son  talent.  Il  a  beau  se  jslaire  au  «  fantastique  »  et  donner 
quelquefois  dans  le  genre  que  Nodier  avait  si  joliment  appelé  fréné- 
tique, ces  traits,  chez  lui,  ont  l'air  d'une  gageure  dont  l'imagination 
s'amuse.  Le  bon  sens  n'est  jamais  froissé,  et  l'auteur  malicieux  ne  se 
cache  pas  pour  sourire  le  premier  de  ses  plus  horrifiques  inventions. 

Ce  qui  fait  la  matière  de  ces  contes  —  si  l'on  fait  abstraction  de 
l'influence  de  Chateaubriand  et  de  Nodier  et  de  celle  des  écrivains 
fantastiques  — c'est  une  observation  peu  profonde  assurément,  mais 
assez  étendue  des  misères  de  la  vie  de  société  :  l'avarice  et  l'ambition, 
l'hypocrisie  mondaine  et  politique  lui  offrent  mille  traits  de  satire  ; 
l'amour  inspire  fréquemment  le  Jeune  Moraliste  ^,  qui  se  pique  d'en 

1.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  65. 

2.  C'est  sous  cette  siemature  qu'il  publia  dans  la  Muse  Française  ses  spiri- 
tuelles chroniques  :  Le  Dégrevé  récalcitrant,  anecdote  électorale.  Une  comédie  de 
société.  Une  journée  en  diligence.  La  Guerre  en  temps  de  paix.  De  l'éducation  et 
de  l'instruction.  De  l'égalité  politique  et  sociale.  Séance  de  l'Académie  française. 
Toutes  sont  coquettes.  Et  ils  s'appellent  mari  et  femme. 


LA    «  NOUVELLE  »    DU    XVIII*^    SIECLE   :    INFLUENCE    DE    DIDEl'.OT  427 

savoir  long  sur  ce  beau  sujet  et  qui  disserte  abondamment  sur  le 
mariage  et  sur  la  condition  des  femmes  dans  la  nouvelle  société  fran- 
çaise. Beaucoup  de  bonne  humeur  en  somme  et  un  grand  sens  moral 
redressent  à  cha(}ue  instant  dans  notre  auteur  les  écarts  d'une  imagi- 
nation fantasque.  Il  y  a  «  beaucoup  de  chaque  chose  et  rien  de  tout  » 
dans  ces  contes  à  la  française,  comme  dirait  Montaigne,  dont  la  sagesse 
de  Deschamps  dérive  ;  il  y  a  surtout  de  la  littérature,  et  c'est  peut- 
être  la  meilleure  façon  de  les  étudier,  afin  d'en  dégager.la  physionomie 
intellectuelle  et  morale  d'Emile  Deschamps,  que  de  chercher  dans  ces 
contes  un  reflet  des  lectures  préférées  de  leur  auteur. 

Encore  un  coup,  ses  véritables  maîtres  sont  Voltaire  et  Diderot. 
Il  aura  beau  s'éprendre  de  Chateaubriand  et  de  Nodier,  puis  se  mettre 
à  l'école  des  disciples  d'Hoffmann,  depuis  Balzac  jusqu'à  Théophile 
Gautier,  c'est  à  la  claire  et  spirituelle  pensée  du  xviii^  siècle  qu'il  en 
revient  toujours.  Comme  chez  Xavier  de  Maistre,  avec  lequel  il  n'est 
pas  sans  rapport,  il  y  a  du  Sterne  dans  cet  art  d'égayer  un  conte 
par  mille  digressions  intéressantes.  Il  y  a  surtout  du  Voltaire  chez 
cet  écrivain,  qui  s'anmse,  il  est  vrai,  à  orner  d'images  brillantes,  à 
charger  de  couleurs  à  la  mode  romantique,  un  style  naturel,  aisé, 
d'un  joli  tour,  digne  de  celui  que  Lamartine  ap])elle  «  un  prosateur 
exquis  ^  ». 


II 


Les  écri\'ains  du  xviii^  siècle  ne  cessèrent  point  de  plaire  à  l'époque 
où  se  développait  le  Romantisme.  Les  éditions  de  Voltaire,  de  Rous- 
seau, de  Diderot,  multipliées  sous  la  Restauration,  ne  servaient  pas 
seniemont  d'incontestables  arrière-pensées  politiques,  elles  répon- 
daient au  goût  persistant  du  public  pour  ces  es])rils  qui  ont  touché 
à  tant  de  |)roblèmes,  et  dont  les  œuvres,  si  différentes,  restaient  un 
modèle  de  logi(jue  ingénieuse,  de  raison  claire  et  passionnée. 

Diderot  notamment  fut  à  la  m(tdo  sous  la  Restauration  :  on  lisait 
presque  cfunmc  (h's  nouveautés:  Ceci  nesl  pas  un  conle,  les  Deux  amis 
de  Bourbonne,  qui  n'avaient  été  ])ubliés  qu'à  la  fin  du  xviii^  siècle. 
Le  Neveu  de  Rameau  n'avait  mùmc  paru   (lu'en   1823.   Emile   Des- 

1,   Lamarlinr-,  Cours  familier  de  litlérolure,  t.   IX,  p.  21  H. 


428  EMILE    DESCHAMPS     CONTEUR    ET    MORALISTE 

champs  n'était  pas  indifférent  à  la  renommée  grandissante  de  Dide- 
rot :  il  contribuait  à  l'accroître  à  sa  manière,  en  l'imitant  ^. 

Emile  Deschamps  se  confie  rarement  à  son  inspiration  person- 
nelle. 

Ce  qui  lui  a  manqué,  c'est  l'originalité  véritable,  une  manière  à  lui 
de  penser  et  de  sentir.  Nature  réceptive  par  essence,  il  subit  docile- 
ment les  influences  ambiantes  et  l'on  retrouve  trop  aisément  ce  qu'il 
a  lu  dans  ce  qu'il  écrit. 

Voici  par  exemple  le  plus  aimable  de  ses  contes,  celui  qui  fit  la 
réputation  d'Emile  Deschamps  auprès  de  nos  grand'mères,  quand 
elles  étaient  jeunes  filles  :  Pantoufles!  Pantoufles!^  Si  l'idée  était 
de  lui.  ce  serait  un  petit  chef-d'œuvre.  Quoi  de  plus  amusant  et  de 
plus  finement  observé  que  l'histoire  de  ce  vieil  avare  de  parrain,  que 
le  cadeau  de  sa  filleule  enchante  au  point  de  le  jeter  dans  les  plus 
folles  prodigalités.  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  fort  que  l'avarice, 
c'est  le  puissant  instinct  des  convenances  et  l'attrait  de  la  nouveauté. 
Tout  se  tient  dans  la  nature  humaine,  comme  dans  le  monde  matériel, 
et  la  plus  terrible  passion  n'est  qu'un  ensemble  cohérent  d'habitudes. 
Si  l'on  parvient  à  en  modifier  quelques-unes,  le  reste  cède,  et  la 
passion,  comme  un  mécanisme  dont  on  dérange  le  mouvement,  se 
détraque.  Que  ne  peut,  sur  le  tempérament  sevré  de  plaisirs  d'un  vieil 
avare,  l'influence  merveilleuse  d'une  simple  sensation  agréable  ? 
C'est  ce  que  Deschamps,  en  une  analyse  finement  nuancée,  excelle  à 
peindre  : 

Oh  1  pantoufles  !  pantoufles  !  il  en  avait  rêvé  tout  le  jour  ;  il  y  avait 
pensé  toute  la  nuit  :  c'était  comme  une  première  passion  !  et  le  lendemain 
matin,  il  les  retournait  entre  ses  doigts  et  les  baisait,  comme  fait  un 
amant  du  portrait  de  sa  maîtresse.  Jamais  il  ne  s'était  vu  si  beau,  et  l'amour 
propre  s'éveillait  en  lui  comme  un  nouveau  sens.  Ce  fut  au  point  qu'il 
voulut  avoir  un  pantalon  neuf  pour  aller  dans  ses  pantoufles  et  avec  ses 
pantoufles.  Voilà  onze  ans  que  pareille  chose  ne  lui  était  arrivée  :  un 
tailleur  entra  chez  lui  !  Pendant  qu'on  lui  prenait  la  mesure,  un  frisson... 
est-ce  d'orgueil  ?  est-ce  d'effroi  ?  courait  dans  tout  son  corps  :  l'avarice  et 
la  coquetterie  se  livraient  bataille.  La  coquetterie  du  vieux  marchand 
Antoine  !...  Deux  jours  après,  le  pantalon  fut  apporté.  C'était  un  tricot 
bleu  avec  des  broderies  sur  les  coutures,  et  des  trèfles  sur  les  cuisses, 
comme    en    ont   les    hussards    hongrois,  le  tout  rappelant  le  dessin  des 

1.  Voir  Catalogue  général  des  Livres  imprimés  de  la  Bibliothèque  Nationale 
pour  Diderot.  —  Pour  Rousseau,  Catalogue  des  ouvrages  de  Rousseau  (Jean- 
JacquesJ  conservés  dans  les  grandes  bibliothèques  de  Paris,  par  E.-G.  Ledos.  — 
Pour  Voltaire,  Bibliographie  des  tuvres  de  Voltaire,  par  Bengesco. 

2.  Œ.  c,  t.  III,  p.  216,  paru  pour  la  première  fois  dans  le  Journal  de  la  Jeu- 
nesse, 1833. 


LA    «  NOUVELLE  )i    DU    XVIII^    SIECLE    :     INFLUENCE    DE    DIDEROT        429 

pantoufles.  A  peine  l'eut-il  essayé  qu'il  s'aperçut  que  son  gilet  de  peau 
de  lapin  était  absurde.  Allons,  vite,  un  gilet  de  satin  broché.  Alors,  la 
redingote  en  guenilles  qui  lui  servait  de  robe  de  chambre  jura  d'une 
manière  atroce  avec  le  beau  gilet,  il  en  fallut  une  de  toile  de  perse  pour 
l'été  et  une  autre  de  velours  pour  l'hiver  ^  ! 

Et  ainsi  de  suite,  tout  y  passe  :  le  vieux  bonnet  de  coton,  l'antique 
fauteuil  de  pauvre  basane  usée,  le  bureau  de  bois  peint. 

Il  fallut  un  sofa  et  tout  un  meuble  pour  le  bureau,  puis  une  tenture 
de  papier  satiné  et  velouté  pour  les  rideaux  ;  puis,  une  bibliothèque 
bronze  et  acajou  pour  la  tenture,  puis  des  livres  composés  n'importe  par 
qui,  mais  reliés  par  Thouvenin,  dans  cette  bibliothèque  ^. 

Ce  trait  de  malice,  jeté  en  passant  sur  l'incuriosité  littéraire  des 
amateurs  de  beaux  livres,  nous  rappelle  que  Deschamps  n'aimait  pas 
plus  qu'Henri  Monnier,  son  contemporain,  l'ignorance  présomptueuse 
des  bourgeois  enrichis.  Il  met  à  ruiner  son  vieux  marchand  une  verve 
intarissable,  et  ce  n'est  pas  seulement  son  costume  qu'il  transforme, 
c'est  sa  chambre  qu'il  embellit  et  tout  «  un  crescendo  de  dépenses  et 
de  luxe  »,  qu'il  introduit  «  dans  une  maison  où  l'on  s'était  toujours 
tout  refusé  ». 

Pantoufles  !...  Pantoufles  !  vous  le  mènerez  loin.  C'est  un  vieillard 
amoureux  pour  la  première  fois  de  sa  vie.  Cela  lui  paraît  suave,  sucré, 
succulent  !  cela  lui  paraît  tout  jeune  '... 

Ce  vieillard-là  semble  pris  sur  le  vif  et  transporté  })ar  Emile  Dea- 
champs  de  la  réalité  dans  son  conte.  Eh  bien  !  pas  du  tout.  C'est  une 
comparaison  de  Diderot  qui  lui  a  fourni  son  sujet,  une  comparaison 
emi)runtée  au  célèbre  morceau  intitulé  :  Regrets  sur  ma  vieille  robe 
de  chambre  *.  Diderot  y  compare  son  héros,  qui  est  lui-même  en  la  cir- 
constance, au  vicillaid  i)assionné  ([ui  s'est  livré  ])icds  et  ])oings  liés 
aux  (•ai)rices,  à  la  merci  d'une  jeune  folle.  Le  récit  de  Deschamps 
semble  fait  de  verve.  Il  n'est  cependant  qu'une  trans])ositi(tn  de  la 
nou\ clic  bien  connue  de  Diderot.  S'il  y  a  des  din'érences  entre  les 
d(Mix  contes,  elles  ont  été  fort  habilement  ménagées  par  l'imitateur. 

Les  Regrets  sur  ma  i^ieille  robe  de  chambre,  ou  Ai'is  à  ceux  qui  ont 
plus  de  goût  que  de  fortune,  sont  une  des  plus  brillantes  fantaisies  que 
Diderot  ail  tirées    de   son  imagination  et  de  sou  c<eur.   11  s'est  ])cint 

1.  Œ.  c,  t.  III,  p.  220.  • 

2.  Ihirl. 

.'}.    Ihifl.,  p.  221. 

■1.  Hfi,'rels  sui  ma  vieille  robe-do-chaiulirc,  ou  Avis  à  coux  qui  ont  ])lus  de 
goût  qur-  do  fortune.  Œui'res  de  Denis  iJidiiul,  édition  de  1798,  tome  IX,  p.  423- 
433;  .•dilioii  d.-  1821,  tumi- m,  p.   IDG-l 


430  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

lui-même  dans  ces  quelques  pages.  Deschamps  a  substitué  à  cette 
admirable  «  monodie  »,  aux  confidences  personnelles  de  Diderot 
tout  un  petit  roman  bien  composé,  avec  des  péripéties  soigneusement 
distribuées,  des  préparations  nécessaires,  un  dénouement  satisfaisant. 
Toute  cette  histoire  est  étrangère  à  la  nouvelle  de  Diderot.  Mais  le 
ttème  essentiel  est  le  même. 

Diderot  a-t-il  éprouvé  ce  jour-là  une  sensation  vive  ?  La  teinte 
écarlate  de  sa  robe  de  chambre  neuve  a-t-elle  frappé  ses  yeux  impres- 
sionnables ?  Aussitôt  mille  idées  montent  à  son  esprit,  des  sentiments 
affluent  à  son  cœur,  et  s'il  prend  la  plume  pour  fixer  quelques  points 
de  cette  agitation  intérieure,  un  monde  d'images  s'organise,  d'une 
incohérence  apparente,  comme  la  nouvelle  qu'il  écrit.  Tandis  qu'Emile 
Deschamps  décompose  avec  art  l'œuvre  d'un  autre  pour  faire  avec 
des  éléments  d'emprunt  une  œuvre  nouvelle,  on  ne  peut  pas  dire  que 
l'esprit  passionné,  qui  s'analyse  dans  les  Regrets,  suive,  en  composant, 
un  plan  préconçu.  Il  commence  en  morahste  et  finit  en  critique 
d'art. 

C'est  une  vieille  robe  de  chambre  qu'il  vient  de  quitter  qui  l'occupe 
d'abord  tout  entier.  Mais  il  ne  nous  parlera  tout  à  l'heure  que  des 
qualités  merveilleuses  d'un  tableau  de  Vernet  que  le  peintre  lui  a 
donné.  La  Tempête  de  Vernet  !  une  vieille  robe  de  chambre  !  quel  dis- 
parate en  vérité  !  Nous  ne  trouvons  rien  de  pareil  chez  Emile  Des- 
champs. Ces  contrastes  imprévus  sont  cependant  un  des  grands 
charmes  du  conte,  et  La  Fontaine,  qui  s'y  connaissait,  en  usait 
comme  Diderot.  Au  fond  ces  grands  artistes  ne  décrivent  jamais 
qu'eux-mêmes  et  leur  imagination  brode  avec  une  verve  perpétuelle- 
ment inventrice  sur  le  canevas  que  leur  fournissent  les  états  de  leur 
sensibihté. 

L'agréable  récit  de  Pantoufles  !  Pantoufles  !  ne  nous  permet  pas 
d'attribuer  à  E.  Deschamps  une  observation  pénétrante  du  cœur 
humain,  une  imagination  forte,  un  penchant  quelconque  au  l^nrisme. 
Ces  qualités  éminentes  apparaissent  au  contraire  dans  les  Regrets  de 
Diderot.  Il  avait  un  tempérament  d'artiste  toujours  vibrant,  pas- 
sionné, capricieux,  sensible,  merveilleusement  contradictoire,  et  ce 
tempérament  s'exprime  d'un  bout  à  l'autre  du  récit. 

II  était  pauvre  ;  il  ne  l'est  plus.  L'humble  logis  qui  fut  le  témoin  de 
ses  commencejpents  difficiles,  s'est  peu  à  peu  transformé,  '  à  mesure 
que  l'aisance  y  entrait.  La  tapisserie,  les  estampes  ont  changé  ; 
chaises,  table,  glace,  tout  est  nouveau  comme  dans  la  maison  du 
vieil  avare  de  Deschamps,  mais  quelle  différence  !  Ces  changements 
amusent  l'esprit,  quand  on  lit  le  conte  de  Deschamps  ;  ils   touchent 


LA    «  NOUVELLE  ))    DU     XVIII^    SIECLE   :     INFLUENCE    DE    DIDEROT        431 

le  cœur,  dans  les  Regrets,  car  tout  est  beau  maintenant  dans  la 
maison  de  Diderot,  mais  le  maître  ne  s'y  reconnaît  plus.  Son  labeur 
acharné,  incessant,  lui  a  donné  ce  qu'il  rêvait  :  la  jouissance  des  chefs- 
d'œuvre  des  arts,  et  maintenant  qu'il  les  possède,  il  regrette  le  temps 
où  il  n'avait  rien  que  la  jeunesse  et  les  ressources  inépuisables  du 
désir.  Nous  sommes  loin  du  vieillard  ridicule  que  Deschamps  nous 
montre.  Il  s'agit  ici  d'un  poète,  qui  se  demande  avec  une  sorte  d'an- 
goisse, s'il  n'a  pas  abandonné,  en  quittant  sa  vieille  robe  de  chambre,  la 
meilleure  partie  de  lui-même.  Cette  belle  robe  écarlate  qu'il  vient  de 
revêtir  par  un  raffinement  d'artiste,  pour  sentir  son  costume  en 
harmonie  avec  le  cadre  élégant  de  son  installation  nouvelle,  l'isole  au 
milieu  de  sa  somptuosité  récente.  Une  harmonie  plus  profonde  et 
cachée  s'est  rompue  :  il  ne  se  sent  plus  d'accord  avec  son  âme  d'autre- 
fois. 

Tout  cela  bien  entendu  ne  va  pas  sans  quelque  ironie.  L'idée  même 
d'attribuer  au  changement  de  son  seul  costume  toutes  les  modifica- 
tions de  son  existence  est  plaisante  à  la  fois  et  profonde.  Elle  a  séduit 
Emile  Desch'^mps,  qui,  pour  la  vraisemblance  au  moins  de  son  récit, 
a  eu  le  tort  ])eut-être  de  la  pousser  à  bout.  Les  poètes  cèdent  sans  peine 
à  l'attrait  d'une  sensation  nouvelle,  mais  un  avare  !...  Comme  tous 
les  symboles,  cette  idée  est  vraie,  si  l'on  consent  à  ne  pas  la  prendre 
à  la  lettre,  et  ce  n'est  qu'à  cette  condition  qu'elle  est  vraiment  philo- 
sophique. 

Instinct  funeste  des  convenances,  s'écrie  Diderot,  taot  délicat  et  rui- 
neux, goût  sublime  qui  change,  qui  déplace,  qui  édifie,  qui  renverse,  qui 
vide  les  coffres  des  pères,  qui  laisse  les  filles  sans  dot,  les  fils  sans  éduca- 
tion, qui  fait  tant  de  belles  choses  et  de  si  grands  maux,  toi  qui  substituas 
chez  moi  le  fatal  et  précieux  bureau  à  la  table  de  bois,  c'est  toi  qui  perds 
les  nations,  c'est  toi... 

Ce  beau  mouvement  oratoire,  chargé  de  j)cnsée,  n'a  d'égal  que 
celui  qui  précipite  la  fin  des  Uearcts  ;  ici  Diderot  demande  à  Dieu  de 
le  punir,  si  son  cœur  se  corrompt  dans  rab(uidance,  de  lui  prendre 
tous  ces  chefs-d'œuvre  qu'il  idolâtre  : 

0  Dieu!  s'écrie-t-il,  j'abandonne  tout;  reprends  tout  j  mais  pas  le 
Vernet  ! 

Ce  cri  est  admirabh;,  car  il  est  vrai  :  il  nous  révèle,  au  moment  môme 
où  s'exprime  la  conscience  morale  de  l'honnête  homme,  la  persis- 
tance de  sa  nature  d'artiste,  cause  essentielle  de  toutes  les  agitations 
de  son  cœur. 

L'artiste  qu'il  est  au  fond  de  l'âme  veut  bien  renoncer  à  tout  ce  qui 


432  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

fait  pour  les  autres  le  prix  de  la  vie  :  luxe,  bien-être,  et  famille  et 
lover,  et  les  joies  de  l'amour  et  les  joies  plus  austères  du  devoir,  mais 
il  est  une  chose  à  laquelle  il  ne  peut  renoncer,  c'est  à  l'enchantement 
que  l'art  lui  procure.  L'art  est  pour  lui  ce  qu'est  la  religion  pour  le 
croyant.  En  vérité,  elle  est  sa  religion  à  lui,  et  dans  l'émotion  que  lui 
fait  éprouver  un  tableau  qu'il  admire,  il  le  dit  en  propres  termes,  il 
trouve  Dieu. 

Un  tel  enthousiasme  ravissait  Emile  Deschamps,  quand  il  le  trouvait 
dans  l'oeuvre  d'autrui,  mais  il  était  incapable  de  le  faire  passer  dans 
la  sienne.  De  l'admirable  fantaisie  de  Diderot,  il  n'a  retenu  qu'une 
idée  ingénieuse,  sur  laquelle  il  a  composé  une  satire  plaisante  de  la 
sottise  d'un  avare  en  veine  de  prodigalité.  Quant  à  la  romanesque 
aventure  de  la  filleule  du  marchand  et  de  son  secrétaire,  elle  peut  nous 
paraître  fade  et  bien  inutile.  Il  faut  toutefois  songer  que  Deschamps 
écrivait  cette  petite  histoire  pour  un  public  de  jeunes  filles  et  que 
c'était  une  des  conditions  du  genre  d'introduire  en  contraste  avec  les 
malheurs  du  méchant  le  triomphe  de  l'innocence.  Ce  n'est  pas  un 
bien  gros  péché  d'avoir  offert  de  jolies  pantoufles  à  son  parrain  pour 
sa  fête,  et  ce  n'est  pas  d'autre  part  un  art  méprisable  que  celui  d'avoir 
peint  avec  intérêt  les  aimables  occupations  d'une  jeune  fille  et  ses 
plus  gracieuses  pensées.  La  vérité  bourgeoise  de  ce  conte  en  fait  le 
mérite  et,  s'il  n'était  pas  donné  à  Emile  Deschamps  d'emprunter  à 
Diderot  sa  fantaisie  merveilleuse  et  cette  abondance  de  sentiments  et 
d'idées  qui  fait  de  lui,  quand  il  est  en  verve,  un  hTique  de  la  prose,  il 
s'intéresse  comme  lui  aux  détails  de  la  vie  familière  ;  il  met  à  décrire 
une  robe  de  chambre  ou  une  pantoufle  un  soin  qu'il  ne  croit  pas 
indik'ne  de  l'art. 


•   * 


Chose  étrange  chez  un  écrivain  romantique  !  Emile  Deschamps 
était  plus  près  ^e  Voltaire  que  de  Diderot.  On  observe  rarement 
dans  ses  écrits  cette  effervescence  sentimentale  et  intellectuelle  qui 
caractérise  Diderot  ;  l'ironie  voltairienne  au  contraire  est  la  forme 
habituelle  de  sa  pensée. 

Nous  serions  peut-être  trop  sensibles,  écrivait-il  un  jour,  si  nous  n'étions 
un  peu  moqueurs,  et  il  nous  arrive  souvent  d'appeler  une  épigramme 
au  secours  de  notre  cœur  qui  saigne  ou  de  notre  imagination  qui  bouil- 
lonne. Que  de  fois,  prêt  à  ra'égarer  sur  l'aile  des  passions,  dans  les  vagues 
régions  de  l'idéal,  je  me  suis  tout  à  coup  armé  d'un  quolibet  contre  mon 


LE    CONTE    VOLTAIRIEN  433 

enthousiasme,  comme  l'aéronaute  pour  redescendre  sur  la  terre,  perce 
d'une  aiguille  effilée  le  ballon  qui  l'emporte  dans  les  nues  ^  ! 

Les  quolibets,  dont  il  s'arme  souvent  contre  lui-même,  Emile  Des- 
champs ne  les  ménageait  pas,  quand  il  s'agissait  de  critiquer  la 
société  de  son  temps.  Indulgent  aux  personnes,  parce  qu'il  était 
d'humeur  bienveillante,  il  s'attaque  de  préférence  aux  classes  sociales, 
à  leurs  préjugés,  à  leur  orgueil  ;  il  fronde  volontiers  les  usages,  les 
modes,  voire  même  les  institutions.  Il  n'a  point  emprunté  à  Voltaire 
un  thème  particulier,  le  sujet  même  d'un  conte.  Ceux  qu'on  imite  ainsi 
ne  sont  pas  ceux  à  qui  l'on  ressemble  le  plus.  Mais  l'ic^ée  du  conte  est 
chez  lui  la  même  que  chez  Voltaire,  si  l'on  accepte  la  définition  que 
\Ime  (ig  Staël  à  donnée  du  conte  voltairien,  «  une  idée  générale  qu'on 
exprime  par  un  fait  en  forme  d'apologue  ». 

Nous  avons  vu  plus  haut  Emile  Deschamps,  dans  Pantoufles  ! 
Pantoufles  !  partir  d'une  idée  ingénieuse  empruntée  à  Diderot  ;  nous 
le  ^  errons,  dans  la  Biographie  d'un  Lampion  par  lui-même^,  promener, 
à  la  manière  de  Voltaire,  un  personnage  de  fantaisie  à  travers  l'his- 
toire contemporaine  pour  faire  la  satire  de  la  comédie  politique. 

On  se  rappelle  le  puissant  effet  comique  qui  se  dégage  de  la 
petite  scène  de  Candide,  où,  dans  une  hôtellerie  de  Venise,  le 
hasard,  ins[)iré  par  Voltaire,  a  réuni,  pour  les  fêtes  du  Carnaval,  les 
princes  et  les  rois  déchus  de  son  temps.  Chacun  d'entre  eux  répète, 
après  avoir  conté  sa  mésaventure,  ce  mot  si  simple  et  si  drôle  : 

Voilà  pourquoi  je  suis  venu  passer  le  Carnaval  à  Venise  ! 

La  répétilinn  d'un  mot  de  même  espèce  fait  tout  le  comique  du 
conte  de  Deschamps.  Une  même  leçon  nous  est  donnée  sur  l'instabilité 
des  grandeurs  politiques,  et  c'est  un  lampion  cette  fois  qui  la  donne. 

11  se  contente  de  narrer  son  étonnante  destinée.  Il  est  de  grande 
maison,  s'il  en  fut,  puisqu'il  brilla  pour  la  })remière  fois  au  mariage 
de  Marie-Antoinette  avec  le  Dau])hin,  et  qu'il  éclaira  bien  des  heures 
différentes  à  Versailles,  de  1770  à  178i).  Ses  aventures  furent  d'abord 
celles  de  la  counimic  de  France,  loul  siinj»lcmcnt .  Quand  lu  foule 
envaliit  Versailles,  le  5  octobre  178!),  il  dut  céder,  comme  la  royauté 
au  caprice  souverain  du  ])cu]»le  et  se  rendre  à  Paris  pour  éclairer 
d'autres  s])ecla(les.   Pauvre  laiiqtion  joécijtité  ! 

Me   voilà   uatiiinal,   de   royal    (pie    j'(';tais  *. 

1.  Œ.  c,  t.  IV,  j).  08. 

2.  Œ.  c,   t.   III,  p.  85. 

3.  Jbid.,  p.  91. 

28 


434  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

Le  lampion  assiste  dès  lors  à  sa  décadence  comme  à  celle  de  l'an- 
cienne société.  Quelle  déchéance  pour  un  lampion  de  Louis  XVI 
d'être  acheté  par  un  épicier  de  la  rue  Saint-Honoré  !  Mais  quel  plus 
grand  sujet  de  confusion  !  il  fut  brisé  pendant  la  Terreur  et...  réparé 
sous  le  Directoire  pour  éclairer  les  fêtes  excessivement  galantes  de 
ce  temps-là. 

L'extraordinaire  fortune  de  Bonaparte  lui  fit  oublier  le  passé,  et, 
lampion  infidèle,  il  n'en  fut  pas  moins  «  béni  par  le  pape  »,  comme 
l'Empereur. 

Me  voilà  donc  lampion  impérial,  de  royal  et  de  national  que  j'avais 
été^! 

Victime  d'une  brusquerie  de  l'irritable  despote,  il  tombe  encore  à 
la  rue.  Un  chiffonnier  le  ramasse  ;  les  Bourbons  reparaissent. 

Le  chiffonnier,  nous  dit  E.  Deschamps,  ne  savait  de  l'histoire  de  France 
qu'une  seule  date,  celle  du  mariage  de  Louis  XVI,  parce  qu'il  avait  fait 
de  bonnes  affaires,  lors  de  la  catastrophe  de  la  rue  Royale  où  tant  de  mon- 
tres et  de  bourses  avaient  changé  de  poches  ^ 

Ayant  lu  l'inscription  que  portait  le  lampion,  ce  fut  pour  lui  un 
trait  de  lumière.  Il  répara  le  lampion  et, 

par  l'entremise  d'un  avocat  très  remuant,  il  put  saisir  enfin  l'occasion 
de  le  remettre  dans  les  mains  de  M.  de  Blacas,  avec  l'historique  de  la 
manière  dont  il  l'avait  préservé  en  1789,  et  gardé  par  amour  pour  ses 
rois,  à  travers  beaucoup  de  dangers...  Le  chiffonnier  obtint  une  bonne 
gratification  pour  lui-même  et  la  décoration  du  lys  pour  son  ambitieux 
avocat,  et  me  voilà,  s'écrie  le  lampion,  réinstallé  aux  Menus-Plaisirs, 
rue  Bergère,  et  lampion  royal  d'impérial  que  j'avais  été  en  dernier  lieu. 
A  peine  avais-je  fonctionné  deux  ou  trois  fois  que  l'empereur,  banni  à 
perpétuité,  revint  de  l'île  d'Elbe,  et  je  me  laissai  refaire  lampion  impérial. 
A  peine  avais-je  flambé  pour  le  champ  de  mai,  qui  s'est  tenu  au  Champ 
de  Mars  dans  le  mois  de  juin,  que  les  Bourbons,  également  bannis  à  per- 
pétuité, rentrèrent  eux-mêmes,  et  me  reprirent  comme  lampion  royal, 
vu  que  je  n'avais  pas  signé  l'acte  additionnel  ^. 

Ce  lampion,  qui  se  trouvait,  sans  le  vouloir,  avoir  eu  plus  d'esprit 
politique  que  Benjamin  Constant,  n'avait  pas  au  fond  plus  d'illusions 
que  M.  de  Talle;)Tand.  Il  devait  voir  tomber  encore  les  Bourbons, 
tomber  ensuite  la  monarchie  de  Loiiis- Philippe.  Quand  il  raconte  son 
histoire  au  garde  national,  assis  dans  sa  guérite,  devant  l'Hôtel  de 


1.  Œ.  c,  t.  III,  p.  93. 

2.  Ibid.,  p.  95. 

3.  Ibid. 


INFLUENCE    DE    XAVIER    DE    MAISTRE  43S 

Ville  de  Paris,  le  4  février  1850,  l'éducation  de  son  scepticisme  était 
faite  ^. 

Il  est  brisé  maintenant,  le  pauvre  lampion  ;  mais  si  ([uelque  bonne 
âme  voulait  bien  le  réparer  encore,  il  continuerait  d'éclairer  quand 
même  avec  enthousiasme.  Il  éclaire  comme  on  respire,  comme  Can- 
dide espérait,  en  dépit  de  tout,  revoir  la  belle  Cunégonde  ;  il  éclaire 
comme  chante  un  poète,  parce  que  c'est  sa  fonction  à  l'un  d'éclairer, 
à  l'autre  de  chanter. 

Dans  ce  conte,  où  se  mêlent  avec  grâce  la  satire  politique  et  la 
défense  de  la  poésie,  respire  une  sagesse  aimable,  point  attristée  par 
l'expérience,  cjui  se  prête  à  tout  et  n'est  dupe  de  ri^n.  C'est  bien 
l'ironie  de  Voltaire,  moins  le  sarcasme. 

Cette  philosophie  moqueuse  est  susce])tiblc  d'entrer  dans  mille 
combinaisons  différentes.  Elle  est  extrêmement  plastique  et  se  trans- 
forme suivant  le  tempérament  des  artistes,  auquel  elle  s'adapte. 
Volontiers  cynique  et  féroce  chez  Voltaire,  dont  le  rire  sardonique 
blessait  vivement  M"^^  de  Staël,  elle  s'attendrit,  devient  indulgente 
chez  Emile  Deschamps. 

Ce  mélange  exquis  de  malice  et  de  douceur  est  un  charmant  type 
d'esprit,  fréquent  à  la  fm  du  xviii^  siècle.  Xavier  de  Maistre  nous  en 
offre  un  modèle  accom])ii.  Parmi  les  précurseurs  du  Romantisme,  il 
mérite  une  place  à  i>art.  Les  gens  de  goût  le  lisaient  pour  secouer  le 
charme  dangereux  de  René  et  cVObermann.  Dans  le  Voyage  autour  de 
ma  chambre,  dans  quatre  ou  cinq  contes  qui  firent  les  délices  des 
lettrés  de  l'Empire  et  de  la  Restauration,  l'ironie  s'enveloppe  de 
tendresse  et  la  mélancolie  est  souriante.  On  y  trouvait  avec  une 
mesure  discrète,  de  la  sensibihté  et  de  l'exotisme,  et,  ce  qui  plaît 
toujours  à  des  Français  cultivés,  qui  ont  lu  La  Bruyère,  des  observa- 
tions piquantes  sur  les  passions  du  cœur  humain. 

Ces  éléments  sont  loin  d'être  aussi  bien  fondus  dans  les  contes  de 
Deschani])s.  (>n  sent  chez  lui  plus  d'application  el  de  calcul.  —  Nous 
verr(»ns  plus  loin  ([iie  lorsqu'il  y  a  de  la  couleur  et  du  pittoresque  dans 
ses  contes,  ils  sont  presque  toujours  d'em])ruiil. 

L'observation  morale  est  cependant  chez  lui  d'une  qualité  assez 
fine  :  il  se  souvient  de  La  Bruyère  et  s'exerce  joliment  au  portrait. 

1.  A  cr>  propos,  lin;  rlans  la  Chronique  du  moia  de  décembre  18'i4  (Journal 
(les  jeunes  personnes),  cette  profession  do  foi  du  dilellaiitc  :  «  La  politique  n'est 
[i.is  une  eli()<-(!  F(''riru«e  ;  on  no  peut  appeler  ainsi  que  ce  qui  est  vrai  toujours-  et 
jiarloui  :  uiie  ode  d'Horace  ou  de  V.  Hugo,  un  air  de  Mozart  ou  ^le  Rossini, 
une  tète  de  Raphaël  ou  d'Ingres  ;  voilà  ce  qui  est  sérieux,  parce  que  l'on  dira 
partout  :  cela  est  beau,  et  qu'on  le  dira  toujours.  » 


436  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

Les  femmes  l'inspirent  en  général  heureusement.  Il  a  pris  d'elles 
quelques  croquis  charmants.  Vous  trouvez,  par  exemple,  dans  un 
petit  essai  satirique  sur  le  mariage  tel  qu'on  le  comprend  dans  la  bour- 
geoisie et  intitulé  :  Et  ils  s' appellent  mari  et  jemme,  l'honnête  femme 
qui  n'aime  pas  son  mari  et  pour  cause  : 

Elle  parle  avec  autant  d'esprit  que  si  elle  n'avait  pas  un  oœur  à  cacher  ; 
elle  a  de  la  grâce  comme  si  elle  n'était  pas  belle  ^. 

Deschamps  la  plaint  discrètement.  Mais  combien  elle  est  plus 
malheureuse,  cette  autre  femme  adorée  d'un  mari  qu'elle  estime  : 

Encore  enfant  et  ingénieuse  en  scrupules,  elle  se  reproche  sa  froideur 
comme  une  infidélité  et  son  ennui  comme  une  ingratitude.  Souvent  même 
elle  affecte  toutes  les  démonstrations  de  la  tendresse  dans  l'espoir  de 
ressentir  un  peu  ce  qu'elle  exprime  si  fort  ^. 

D'autres  n'ont  pas  tant  de  scrupules  et  se  consolent  plus  aisément. 
Toutes  d'ailleurs  sont  coquettes,  nous  dit  le  titre  d'un  autre  essai,  qui 
nous  vaut  une  spirituelle  dissertation  sur  la  coquetterie  : 

Elle  est  quelquefois  un  vice,  souvent  un  ridicule,  et  plus  souvent  une 
grâce  et  même  une  qualité  ^. 

Deschamps  excelle  à  peindre  le  ridicule,  comme  il  a  délicatement 
décrit  la  qualité.  La  coquetterie  n'est  pour  lui  que  l'excès  du  désir  de 
plaire. 

Voici  M"^^  de  Folleville,  c'est  une  évaporée,  «  une  femme  qui  est 
toujours  partout,  qui  accapare  les  hommes  pour  le  plaisir  de  les  acca- 
parer... qui  ne  recherche  que  des  hommages  et  non  des  sentiments  ». 
Voici  encore  M"*^  de  Melcourt  :  «  avec  sa  robe  brune,  sa^  coiffure 
négligée  et  son  petit  air  de  carmélite  ».  Elle  est  peut-être  plus  coquette 
encore  : 

Elle  se  tiendra  silencieuse  ou  à  l'écart  et  bien  enfoncée  dans  son  cha- 
peau. Tout  son  espoir  est  qu'un  homme  à  la  fin  s'apercevra  qu'elle  se 
cache  et  s'approchera  d'elle  avec  cet  empressement  délicat  qu'inspire 
d'abord  la  timidité  ou  la  mélancolie. 

Cette  autre  enfin  avait  emmené  Deschamps  au  Bois.  Elle  causait 
intimement  avec  l'ironique  observateur  : 

Lorsque,  dit-il,  des  cavaliers  vinrent  caracoler  et  babiller  autour  de 
sa  voiture,  elle  ne  s'occupa  plus  que  des  nouveaux   venus  ;  j'en   profitai 


i.  Œ.  co,  t.  m,  p. 

2.  Ihid.,  p.  79. 

3.  Ihid.,  p.  280. 


INFLUENCE    DE    STERNE  437 

pour  descendre,  et  il  me  fut  impossible  de  lui  faire  apercevoir  que  je  la 
quittais  ^. 

Quand  on  regarde  les  aimables  silhouettes  que  lui  a  inspirées  la 
coquetterie  féminine,  on  se  rappelle  naturellement  la  jolie  scène  du 
Voyage  auluur  de  ma  chambre,  où  l'on  voit  M™*^  de  Hautcastel  devant 
son  miroir.  Le  pauvre  amoureux  voudrait  croire  qu'il  est  aimé  quand 
il  est  là,  regretté  quand  il  est  absent.  Mais  la  coquette  jeune  femme 
essaie  une  toilette  nouvelle  ;  elle  est  frémissante.  «  Vous  en  allez-vous? 
lui  dit-elle.  Il  sort.  Elle  dit  à  sa  femme  de  chambre  :  «  Ne  voyez-vous 
pas  que  ce  caraco  est  beaucoup  trop  large  pour  ma  taille  et  qu'il  faut 
y  faire  une  baste  avec  des  épingles  ^  ?  »  Xavier  de  Maistre  ne  voudrait 
pas  qu'on  le  crût  extrêmement  fâché  de  la  légèreté  de  son  amie.  Si 
l'on  venait  lui  dire  :  «  Prenez  garde  !  votre  maîtresse  médite  une 
infidélité;  examinez  de  j)rès  sa  conduite»,  il  répondrait  comme  le  fait 
Emile  Deschamps,  dans  une  de  ses  jolies  dissertations  sur  l'amour 
et  les  femmes  : 

Si  j'avais  une  maîtresse,  moi,  j'examinerais  de  près  ses  yeux,  son  sou 
rire,  toutes  ses  grâces,  et  je  serais  fort  heureux  en  attendant  ^. 

Voici  encore  un  mot  qui  semble  être  le  fruit  de  son  expérience  : 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  s'écrie,  avec  une  pointe  de  mélancolie,  le  galant 
homme,  railleur  et  tendre,  des  illusions,  des  songes,  de  beaux  fantômes, 
c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  sûr.  Ne  demandons  pas  à  l'amour,  à  la  gloire, 
à  la  vie  plus  qu'ils  ne  peuvent  donner  ;  ne  sondons  pas  la  destinée  jus- 
qu'au tuf,  ne  creusons  pas  les  cœurs  jusqu'au  roc.  Tout  homme  est  un 
nageur  ;  le  secret  de  ne  pas  se  noyer,  c'est  de  glisser  à  la  surface  de  Tonde  ^. 

Ceci,  c'est  un  nuage  qui  passe  ;  une  autre  fois  c'est  im  éclair 
de  joie  (pii  traverse  une  pensée  triste. 

L'art  d'égayer  les  leçons  de  rex])érien(;e  ])ar  des  propos  de  fantaisie 
était  propre  au  talent  d'Ernih;  Desc.hamps.  Il  est  l'cxjjression  naturelle 
de  son  tempérament  moi)il(',  de  son  cs])rit  dairvoyanl,  mais  léger,  et, 
quand  on  lit  ces  œuvres  d'une  portée  vraiment  limitée,  mais  gracieuses 
pourtant,  remplies  d'observations,  où  la  sensibilité  se  mêle  cons- 
tamment à  l'ironie,  on  se  reporte  au  modèle  du  genre,  non  pas  à 
Xavier  de  Maistre,  mais  à  Laurence  Sterne. 

Cet  Anglais,  que  la  société  française  adojita  comme  un  des  siens. 


1.  Ihid.,  p.  283  285. 

2.  Xa\ior  de  Maistre.   Voyage  autour  de  ma  chambre,  chap.  xxxv,  p.  82  des 
Œuurcs  compli:les.  Édit.  Charpentier,  18V1,  in-lG. 

3.  Émilcr  Deschanips.  Œ.  c,  t.   IV,  p.  80. 

4.  Ibidem. 


438  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

aussitôt  que  parut  le  Voyage  sentimental,  était  fort  lu  au  début  du 
xix^  siècle.  Les  Romantiques  l'ont  beaucoup  apprécié.  Balzac  le  cite 
souvent,  Vigny  ne  le  dédaignait  pas  ;  il  est  évident  qu'Emile  Descbamps 
l'imita.  Sterne  avait  reçu  de  la  nature,  avec  les  dons  plus  précieux 
de  l'observation  et  du  style,  cet  esprit  de  la  conversation,  qui  tenait 
lieu  de  noblesse  et  de  fortune,  dans  les  salons  de  l'Ancien  Régime. 
Il  écrivait  vraiment  comme  on  cause,  et  ce  qui  fait  le  défaut  essentiel 
de  Tristram  Shandy,  ce  génial  -et  informe  roman,  fait  la  grâce  des 
courtes  et  cbarmantes  narrations,  dont  se  compose  son  Voyage  en 
France;  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  manque  de  composition,  il  n'en  a 
pas,  c'est  bien  plus  simple  ;  il  va  et  vient,  comme  vont  et  viennent  les 
idées  et  les  pas  de  deux  amis  qui  causent  en  se  promenant.  On  aborde 
à  Calais,  on  He  connaissance  avec  de  charmants  inconnus,  on  court 
la  poste  sur  les  routes  de  France,  on  arrive  à  Paris,  et  ce  ne  sont  jamais 
les  affaires  les  plus  importantes  de  l'Etat  qu'on  vous  raconte.  Sterne 
est  un  amateur  du  petit  fait  qui  n'a  l'air  de  rien  ;  il  bavarde  avec  le 
perruquier  hâbleur  ;  il  reste  des  heures  auprès  d'une  jolie  gantière, 
dont  il  garde,  en  causant,  la  main  dans  sa  main.  Il  flâne  dans  les  rues, 
et,  s'il  entre  au  théâtre,  observe  les  spectateurs  bien  plus  que  le  spec- 
tacle ;  il  cause  volontiers  avec  son  domestique,  dont  il  ne  néglige 
aucune  réflexion,  et  prétend  que  ces  menues  observations  sont  des 
marques  beaucoup  plus  significatives  des  caractères  nationaux  que 
l'étude  des  institutions  et  des  grandes  affaires  de  l'Etat,  où  il  n'y  a 
ordinairement  que  les  grands  qui  agissent. 

Il  va  sans  dire  que  les  meilleures  pages  de  Sterne,  celles  que  le 
démon  de  la  fantaisie  lui  inspire,  sont  inimitables.  On  n'oublie  plus 
les  silhouettes  qu'il  dessina  d'un  crayon  si  fin  :  la  johe  inconnue  de  la 
dihgence,  le  pauvre  moine  franciscain  qu'il  avait  d'abord  si  mal 
accueilli,  le  spirituel  La  Fleur,  le  barbier,  la  gantière,  et  ces  digressions 
sur  les  différents  types  de  voyageurs,  ces  croquis  des  paysages  du 
Bourbonnais,  des  rues  de  Paris,  des  salons  de  Versailles,  où  l'on  fait 
antichambre  avant  d'être  reçu  par  le  comte  de  B.  pour  obtenir  un 
passeport,  tout  cela  vit  encore  et  charme  le  lecteur  en  dépil  de  la 
différence  des  mœurs  et  d«  l'éloignement  des  temps. 

On  ne  peut  s'étonner  que  Deschamps  ait  essayé  de  pénétrer,  en. 
Usant  Sterne,  le  secret  par  excellence  du  conteur,  qui  est  vraiment  de 
faire  quelque  chose  de  rien.  Bien  entendu.  Deschamps  ne  possède  pas 
cette  acuité  du  regard,  qui  d'un  détail  observé  fait  un  monde.  —  La 
sensation  directe  d'un  trait  de  caractère,  d'une  grâce  ou  d'une  diffor- 
mité morale,  est  presque  toujours  le  point  de  départ  chez  Sterne. 
On  n'a  jamais  au  contraire,  quand  on  lit  une  page  où  Deschamps 


INFLUE^JCE    DE    STERNE 


439 


imite  manifestement  sa  manière,  une  impression  aussi  intense  de  la 
réalité  qu'il  a  sous  les  yeux.  —  Voici,  par  exemple,  Une  journée  en 
diligence  ^,  Appartements  à  louer  ^,  Un  manuscrii  en  voyage  ^.  Des- 
cliamps,  dans  ces  trois  contes,  est  bien  loin,  comme  son  modèle,  de 
négliger  les  i>rocédés  classiques  de  la  composition.  Le  souci  de  la 
forme  l'emporte  chez  lui  sur  l'intérêt  du  fond,  et  cet  air  d'insouciance, 
qui  n'est  qu'un  naturel  abandon  du  grand  conteur  à  son  intarissable 
verve,  est  artifice  chez  Deschamps.  Il  sait  fort  bien,  quand  il  commence 
Un  manuscrit  en  voyage,  qu'il  réservera  pour  la  fin  la  dissertation  de 
criti(iue  littéraire  et  s'il  y  fait  allusion  au  cours  de  son  voyage  à 
travers  la  France,  c'est  pour  se  ménager  d'intéressantes  digressions. 
Ce  récit  n'est  pas  sans  agrément  :  il  est  surtout  fort  bien  composé. 
Nous  traversons  d'abord  les  belles  villes  du  Centre,  témoins  illustres 
de  la  vieille  civilisation  française,  puis  les  sites  imposants  de  l'Au- 
vergne et  du  Daupliiné,  où  les  beautés  de  la  nature  fournissent  un 
heureux  contraste  avec  les  œuvres  de  la  société.  C'est  ainsi  qu'en 
sortant  de  Paris,  Sterne  s'attardait  aux  délices  champêtres  du  Bour- 
bonnais. 

Deschamps,  pour  introduire  encore  plus  de  variété  dans  son  récit, 
célèbre  l'hospitalité  qu'il  reçoit  dans  les  châteaux  de  ses  amis  et 
surtout  développe,  avec  une  émotion  sincère  —  quand  il  s'arrête  à 
Bourges,  la  ville  où  il  est  né  —  le  théine  romantique  de  ses  souvenirs 
d'enfance.  Tout  ceci  nous  éloigne  de  Sterne  et  l'on  sent  que  ces  pages 
ont  été  écrites  bien  des  années  après  le  Voyage  sentimental.  Ce  qui 
nous  paraît  d'une  imitation  plus  directe,  c'est  Une  journée  en  dili- 
gence ;  mais  qu'il  y  a  loin  du  naturel  exquis  de  l'aventure  de 
Calais,  à  la  rencontre  habilement  ménagée  par  Deschamps  en  dili- 
gence ! 

Emile  Deschamps  dit,  après  Sterne,  le  charme  du  voyage,  qui  est 
rimi)révu  perpétuel  et  la  sensation  de  l'inconnu.  Dans  cette  diligence, 
«  personne  ne  sait  rien  de  personne  *  ».  On  est  parti  à  la  tombée  du 
jour,  et  comme  on  ne  se  voit  pas  entre  voisins,  «  l'imagination  achève 
les  figures  que  l'on  ne  fait  qu'entrevoir  ;  elle  peuple  les  coussins  de 
fantômes  ^  ».  La  réaUté,  plus  nettement  ])erçue  tout  à  l'heure,  lui 
réserve  plusieurs  mécomptes.  Il  s'en  affligerait,  s'il  n'avait  aperçu 
enfin  une  jolie  voisine. 

1.  Une  journée  en  diligence.  Œ.  c,  t.  III,  p.  C7. 

2.  Apparlrincnls  à  louer.  Œ.  c,  l.  IV,  p.  52. 

3.  Le  Alanuscrii  en  ^■oyage.  Œ.  c,  l.  111,  p.  31. 

4.  Œ.  c,  t.  111,  p.  67. 

5.  Ibidem. 


440  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

Il  y  a  de  ces  figures  dont  le  charme  est  si  vrai,  l'expression  si  naturelle, 
qu'il  me  semble  qu'on  en  ait  le  type  d'avance  au  fond  du  cœur.  La  pre- 
mière  fois   qu'elles  j-ous  apparaissent,  on  les   reconnaît  ^. 

Cela  est  fort  bien  dit  ;  cela  vaut-il  la  fine  remarque  de  Sterne  sur 
les  prestiges  d'une  imagination  sensible  ?  L'hôtelier,  dans  l'auteur 
anglais,  était  allé  montrer  à  la  jeune  inconnue  la  voiture  qu'il  comp- 
tait lui  donner  pour  le  voyage  : 

Je  n'avais  pas  encore  vu  son  visage,  dit  Sterne.  Mais  qu'importe  ? 
Son  portrait  était  achevé  avant  d'arriver  à  la  remise  ^ 

Il  avait  dit  plus  haut  : 

Lorsque  le  cœur  devance  le  jugement,  il  épargne  au  jugement  bien 
des  peines  ^. 

C'est  précisément  ce  qui  arrive  au  cœur  du  bon  Deschamps  dans 
l'aventure  qu'il  nous  raconte.  Il  est  naturel  de  se  laisser  prendre 
comme  Deschamps  au  charme  d'une  présence  féminine,  mais  il  est 
spirituel  de  noter  avec  Sterne  que  notre  imagination  du  moins  est 
complice  de  notre  défaite. 

Deschamps  subit  le  charme  sans  l'analyser  : 

Fraîches  illusions  de  la  jeunesse,  s'écrie-t-il,  ineffables  émotions,  vagues 
enchantements,  est-il  vrai  que  vous  deviez  nous  quitter  avant  la  vie  ? 
et  quand  vous  nous  quittez,  qu'avons-nous  encore  à  perdre  pour  mourir  *  ? 

Sterne  s'analyse  au  lieu  de  soupirer,  et  l'ironie  de  l'humoriste 
écrivain  s'en  prend  finement  à  soi-même  : 

L'imagination  m'avait  peint  toute  sa  tête  et  se  plaisait  à  me  faire  croire 
qu'elle  était  aussi  bien  une  déesse  que  si  je  l'eusse  retirée  du  Tibre... 
0  magicienne  !  tu  es  séduite  et  tu  n'es  toi-même  qu'une  friponne  sédui- 
sante... Tu  nous  trompes  sept  fois  par  jour  avec  tes  images  riantes... 
Cependant  tu  le  fais  avec  tant  de  grâces  ;  elles  sont  si  charmantes,  tes 
peintures,  si  brillantes  qu'on  a  regret  de  rompre  avec  toi  ^. 

Ainsi  les  différents  passages,  qui,  chez  Deschamps,  nous  feraient 
songer  à  Sterne,  ne  serviraient  qu'à  faire  valoir  les  beaux  dons 
naturels  de  l'écrivain  anglais,  la  spontanéité  de  son  esprit,  la  finesse 
psychologique  de  ses  aperçus  sur  la  nature  humaine,  au  préjudice 
du  talent  agréable  de  Deschamps.  Ce  qui  le  rapprocherait  le  plus  de 

1.  Ibid.,  p.  69. 

2.  Sterne.  Voyage  sentimental,  VIII,  p.  35  de  la  traduction  J.  Janin,  illustrée 
par  T.  Johannot.  —  Cf.  sur  l'humoriste  anglais  l'étude  de  Paul  Stapfer,  Lau- 
rence Sterne.  —  Paris,  E.  Thorin,  1870,  in  8°. 

3.  Sterne.  Ibidem. 

4.  Œ.  €.,  t.  III,  p.  73. 

5.  Sterne.  Ibid.,  p.  35. 


LA    NOUVELLE    ROMANTIQUE  441 

ce  modèle  inimitable,  ce  n'est  pas  tant  l'imagination  et  l'esprit 
dépensés  à  propos  de  tgut,  une  sensibilité  toujours  ])rète  à  s'émouvoir, 
qu'une  véritable  bonne  humeur  foncière,  capable  de  résister  aux  pires 
épreuves  de  la  vie.  S'il  fallait  ranger  Emile  Desohamps  dans  l'une  des 
différentes  catégories  cpie  Sterne  distingue  parmi  les  «  voyageurs  »  \ 
il  n'aurait  rien  de  semblable  au  savant  Smelfungus  qui  voyagea  de 
Boulogne  à  Paris,  de  Paris  à  Rome,  et  ainsi  de  suite.  Ce  pauvre  homme 
avait  le  spleen  et  la  jaunisse  :  tous  les  objets  qui  se  présentaient  à  ses 
yeux  lui  paraissaient  décolorés,  défigurés.  —  Il  n'était  pas  non  plus 
de  ceux  qui  passent  sans  rien  voir,  et  voyagent  simplement  pour 
faire  comme  tout  le  monde,  ni  de  ceux  qui  ne  voient  qu'un  aspect  des 
choses,  mais  l'étudient  profondément.  Il  n'était  pas  un  très  savant 
homme,  mais  il  n'était  pas  non  plus  un  mondain  frivole.  Il  était  encore 
moins  un  compagnon  maussade  et  «  spleenétique  ».  Bien  des  choses 
l'enchantent  au  contraire  et  le  passionnent  :  Shakespeare  et  la  musi- 
que, l'aimable  entretien  des  gens  d'esprit  et  des  femnries,  la  beauté 
changeante  des  paysages  naturels.  Il  aurait  plaint,  comme  le  fait 
Sterne,  l'homme  qui  voyageant  de  Dan  à  Beershabéo  ])eut  s'écrier  : 
«  Tout  est  triste  !  »  Cet  homme-là  n'avait  probablement  ni  imagina- 
tion ni  sensibilité.  Deschamps  n'est  pas  cet  homme.  Il  fit  à  travers  la 
vie  le  voyage  que  Sterne  appelle  sentimental  : 

C'est  le  voyage  que  le  cœur  fait  à  la  jioursuite  de  la  Nature  et  des  sen- 
sations qu'elle  fait  éprouver,  (Sterne,  Voyage  sentimental,  ch.  xvl) 

Xous  venons  de  passer  en  revue  les  conteurs  du  xviu*^  siècle  aux- 
quels toute  une  partie  de  l'œuvre  d'Emile  Deschamps  se  rattache  : 
Xavier  de  Maistre  et  Laurence  Sterne,  Voltaire  surtout  et  Diderot 
ont  eu  sur  lui  une  vive  influence.  Ils  ont  été,  si  l'on  peut  dire,  ses 
maîtres  à  j)enser.  Ce  qu'il  sait  de  la  Nature  au  sens  où  Sterne  l'enten- 
dait, c'est  ce  cju'il  a  a]>])ris  en  les  lisant.  Il  leur  doit  la  ])artie  la  plus 
stable  de  son  ex])érience  morale  et  presque  toute  sa  pliilosophie  de 
la  vie. 


III 

Ces  écrivains  brillants  et  fantaisistes,  bien  que  psychologues  et 
moralistes  avant  tout,  faisaient  déjà  dans  leurs  œuvres  une  large 
pari  an  jeu  de  l'imagination.  Mais  cette  imagination  égayait  seule- 
ment la  description  de  la  vie  contemporaine  ;  si  elle  touchait  à  l'his- 

1.    StpriH'.   Ihiil.,  cil.   VI. 


442  EMILE    DESCHAMPS    COIVTEUR    ET    MORALISTE 

toire,  elle  n'en  animait  que  discrètement  les  tableaux,  cédant  le  pas, 
dans  ce  domaine  du  Passé  qu'elle  devait  plus  tard  envahir,  à  l'esprit 
critic{ue,  à  l'ironie.  L'histoire  à  cette  époque  n'était  pas  pénétrée, 
comme  elle  le  sera  au  siècle  suivant,  par  le  sentiment  profond  de  la 
différence  des  temps,  et  l'on  pourrait  fort  bien  concevoir  qu'Emile 
Deschamps  n'eût  pas  dépassé,  dans  la  peinture  des  mœurs  humaines, 
le  point  de  vue  des  moralistes  du  xviii®  siècle.  Comme  il  était  né 
railleur  et  sensible,  le  spectacle  de  la  vie  l'attendrissait  et  l'amusait 
tour  à  tour.  L'observation  de  la  réalité  immédiate  aurait  pu  lui  suffire. 

Mais  quand  il  commença  son  éducation  littéraire,  ainsi  que  nous 
l'avons  vu  en  étudiant  sa  vie,  des  écrivains  d'un  talent  extraordi- 
naire venaient  de  révéler  à  leurs  contemporains  ravis  une  manière 
nouvelle  de  voir  et  de  sentir.  Emile  Deschamps  fut  un  des  premiers 
sous  le  charme  de  ces  enchanteurs.  Les  procédés  entièrement  renou- 
velés de  leur  style  leur  permettaient  de  rivahser  avec  la  peinture  et  de 
proposer  aux  yeux  du  lecteur  tantôt  des  tableaux  entiers  de  la  nature 
extérieure  et  des  paysages  les  plus  différents,  tantôt  des  scènes  de  la 
vie  humaine  empruntées  aux  époques  les  plus  reculées. 

Ce  sont  les  circonstances  qui  ont  fait  d'Emile  Deschamps  un  roman- 
tique. S'il  n'eût  obéi  qu'à  ses  tendances  personnelles,  il  serait  resté  de 
bon  cœur  un  lettré  de  l'ancienne  France.  Mais  il  lut  Chateaubriand  et 
Nodier.  Notre  jeune  moraUste  apprécia  leur  art,  s'enchanta  de  leurs 
rêves  ;  c'est  à  travers  leurs  œuvres  qu'il  ressentit  les  beautés  de  la 
Nature  et  les  prestiges  du  Passé.  L'émotion  personnelle  de  ces  grands 
artistes  donnait  à  leurs  paroles  un  charme  irrésistible.  Deschamps  se 
mit  à  leur  suite  à  chanter  l'Amour  et  la  Mort,  et,  pour  les  imiter, 
rechercha  dans  certains  de  ses  contes  la  couleur  et  le  pittoresque. 
A  vrai  dire,  il  avait  lu,  dans  le  cabinet  d'études  de  son  père,  les  pages 
enchanteresses  de  Jean- Jacques  Rousseau,  et  nous  savons  que  le 
goût  du  passé  national  s'était  développé  chez  lui  dans  la  lecture  des 
tragédies  romanesques  et  chevaleresques  de  Voltaire. 

Il  y  a  peu  de  Rousseau  dans  l'œuvre  d'Emile  Deschamps.  Il  n'est 
pas  assez  philosophe  pour  avoir  médité  longuement  sur  Véthique 
nouvelle,  que  VÉmile  et  la  Nouvelle  Héloïse  avaient  popularisée.  Son 
individualisme  n'est  point  un  esprit  de  révolte,  et  nous  ne  trouverons 
pas  dans  ses  contes,  comme  dans  les  œuvres  des  vrais  disciples  de 
Jean- Jacques,  de  saintes  courtisanes  réhabilitées  par  l'amour,  de 
glorieux  réfractaires  en  lutte  avec  la  société.  S'il  y  a  çà  et  là  dans  les 
contes  d'Emile  Deschamps  quelques  pages  où  l'on  sente  une  influence 
de  Rousseau,  ce  sont  des  paysages,  des  scènes  de  la  vie  familière, 
rurale  ou  domestique,  traités  dans  la  manière  discrète  et   pénétrante 


LA    NOUVELLE    ROMANTIQUE 


443 


■des  premiers  livres  des  Confessions.  C'est  le  promeneur  des  Rê'.'eries 
qu'elles  rappellent,  et  encore  de  très  loin!  Deschamps  avait,  dans  l'ob- 
servation de  la  réalité  familière,  le  trait  juste  et  précis  ;  un  détail  de 
Tameublement  l'intéresse  ;  il  regard*  le  costume  de  ceux  dont  il  parle 
mais  quand  il  décrit  la  Nature  proprement  dite,  s'il  a  l'émotion  sin- 
cère, il  n'a  jamais  l'image  fraîche  et  rare  ;  la  sensation  directe  lui  fait 
presque  toujours  défaut.  C'est  un  lettré  qui  parle.  Il  a  écrit  de  nom- 
breux récits  de  voyage.  Ils  sont  pleins  de  réminiscences.  Quand  il 
écrit,  il  se  souvient. 

Le  fonctionnaire  laborieux  qu'il  était,  a-l-il  un  jour  de  congé  ?  Il 
gagne  la  campagne  et  s'y  promène  avec  délices. 

En  voilà,  dit-il,  pour  jusqu'au  soir,  à  courir  les  prés  el  à  nieshattre 
aux  bois,  ou  à  me  coucher  le  long  des  ruisseaux  avec  mon  rêi'e  favori, 
sous  la  verdure  bleue  des  saules  qui  semblent  pleurer  ma  peine  secrète, 
car  toute  cette  joie,  c'est  un  éclair  dans  un  ciel  sombre,  c'est  une  fleur 
brodée  sur  un  tioir  canevas  ^. 

Ainsi  quand  il  essaie,  un  jour  qu'il  est  ému,  de  noter  les  impressions 
que  lui  donne  la  nature,  ce  sont  les  images  de  ses  chers  auteurs,  comme 
le  choix  des  mots  l'indique,  qui  viennent  naturellement  à  son  esprit  ; 
la  note  de  la  joie,  ce  sont  les  poètes  de  la  Pléiade  qui  lui  permettent 
de  la  rendre  ;  la  note  pénétrante  du  rêve,  c'est  le  langage  de  Rousseau 
qui  la  réalise  ;  quant  à  l'impression  plus  profonde  de  la  tristesse  et  à 
l'antithèse  qui  la  souligne,  c'est  du  romantisme  tout  pur. 

^[me  (Je  Staël  disait  :  «  J'ai  besoin  d'un  premier  mot  ».  Emile  Des- 
champs pouvait  en  dire  autant  :  son  imagination  s'éveille  au  contact 
des  grandes  œuvres  poétiques  qu'il  admirait.  Il  a  essentiellement 
l'imagination  littéraire,  faculté  qui,  chez  quelques  esprits,  peu  origi- 
naux, mais  fins,  trop  réceptifs,  offre  une  sorte  de  naturel  et  d'in- 
génuité. On  ne  peut  s'empêcher  de  songer  à  Emile  Deschamps,  quand 
on  lit  cette  page  exquise  do  Doudan,  où  le  délicat  écrivain  se  définis- 
sait lui-même  : 

!<•  Littérateur  proprement  dit  est  un  être  singulier.  Il  ne  regarde  pas 
exactement  les  choses  avec  ses  propres  yeux  ;  il  n'a  pas  ses  propres  impres- 
sions à  lui  ;  on  ne  saurait  troj)  retrouver  l'imagination  qui  est  la  sienne  ; 
c'est  un  arbre  sur  lequel  on  a  grciïé  Virgile,  Millon,  le  Dante,  Pétrarque  ; 
de  là  des  fleurs  singulières  <(ui  no  sont  pas  luiturelles,  et  qui  ne  s<»Tit  pas 
non  plus  arlilicielles.  L'étude  a  donné  au  littérateur  quelque  chcse  de 
la  rêverie  de  René  ;  avec  Homère  il  a  regardé  la  ])laiuc  de  Troie  et  il  est 
resté  dîins  sou  cerveau  un  peu  de  l;i  Iniiiirre  du  ciel  grec  ;  il  a  pris  nu  ])(;u 

1.   Œ".  c,  l.   III,  p.  l.'iO.   C'est  nous  cpii  soniignoir*  k-s  mots  siguificalii's. 


444  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

de  l'éclat  mélancolique  de  Virgile,  en  errant  à  ses  côtés  sur  l'Aventin  ; 
il  voit  le  monde  comme  Milton  à  travers  les  brouillards  de  l'Angleterre, 
comme  le  Dante  à  travers  le  jour  limpide  et  ardent  de  l'Italie.  De  toutes 
ces  couleurs,  il  se  fait  une  couleur  unique  ;  de  tous  ces  verres  par  lesquels 
passe  sa  vue  pour  arriver  au  monde  réel,  il  se  forme  une  teinte  particu- 
lière, qui  est  l'imagination  des  littérateurs^. 

L'imagination  savante  de  Doudan  est  merveilleusement  souple  et 
ductile  ;  et  tous  les  rayons  qu'elle  absorbe  se  réfléchissent  en  efîet,  dans 
ses  lettres  les  mieux  inspirées,  en  une  teinte  unique.  La  teinte  est  moins 
harmonieuse  et  fondue  chez  Deschamps.  L'opération  cependant  est 
de  même  nature.  Aussi  pouvons-nous  conclure  qu'il  est  beaucoup  trop 
un  littérateur  pour  avoir  peint  directement  la  nature.  Il  n'est  pas  de 
ces  artistes,  à  qui  elle  se  plaise  à  révéler  le  secret  de  son  charme. 

Il  ne  s'est  pas  fait  non  plus  de  l'amour  une  conception  personnelle 
€■1  hardie.  Il  en  parle  toujours  en  homme  du  monde  et  en  honnête 
homm.e.  Dans  aucun  de  ses  contes,  dans  aucune  de  ses  poésies,  on  ne 
soup(;oune  la  poussée  d'un  tempérament  t>Tannique.  La  peinture  de 
l'amour  n'est  qu'un  ornement  dans  son  œuvre.  Quelle  différence  avec 
la  place  dominante  qu'occupe  cette  passion  dans  l'œuvre  des  grands 
romantiques.  Elle  a  troublé  leur  vie,  elle  vivifie  leur  œuvre.  Emile 
Des'champs  en  parle  plus  qu'il  ne  la  sent.  L'amour  est  chez  lui  comme 
la  nature  un  thème  littéraire,  un  beau  sujet  de  conversation.  C'est 
même  le  sujet  par  excellence  pour  un  causeur,  sujet  dangereux,  s'il 
en  fut,  mais  d'autant  plus  séduisant  et  dont  il  faut  savoir  parler  dans 
un  salon,  auprès  des  dames,  sans  choquer  les  bienséances.  11  se  ris- 
quera fréquemment  à  le  faire,  parce  qu'il  se  sent  de  l'esprit  et  qu'on 
acquiert  la  réputation  d'en  avoir,  à  parler  brillamment  de  l'amour. 
Le  traducteur  de  Roméo,  du  Romancero,  et  de  tant  d'œuvres  bril- 
lantes et  passionnées  est  resté  toute  sa  vie  un  aimable  bourgeois 
français,  spirituel  et  galant,  qui  débite  des  madrigaux  aux  dames. 
S'il  a  lui-même  parlé  de  l'amour  comme  d'une  passion  terrible,  c'est 
parce  qu'il  était  un  littérateur  et  que  le  désordre  que  l'amour  intro- 
duit dans  la  vie  d'un  homme  comme  le  jeune  Anglais  de  son  conte 
intitulé  :  Mea  Culpa,  ou  le  jeune  Espagnol  de  V Intérieur  du  Palais 
Soldegno,  est  précisément  un  beau  désordre,  qui  amuse  son  imagina- 
tion. En  réahté,  dans  l'habitude  de  la  vie.  Deschamps  a  surtout 
considéré  l'amour,  à  la  manière  du  xviii^  siècle,  comme  un  motif 
d'élégants  badinages. 

Un  des  éléments  caractéristiques  de  la  personnalité  littéraire  de 

1.  Doudan,  Mélanges  et  Lettres  (Paris,  1876),  t.  III,   p.  83. 


LA    NOUVELLE     HOMANTIQUE  445 

Deschamps,  c'est  Vesprit  damerel  ^.  Cet  esprit  qu'on  a  pu  signaler  dans 
les  œuvres  des  premiers  romantiques  était,  à  l'époque  où  ils  écrivaient, 
une  survivance  de  l'ancien  régime.  Ce  singulier  mélange  de  galanterie 
et  de  mysticisme,  dont  les  origines  lointaines  remontent  à  la  poésie 
courtoise,  à  Pétrarque,  à  l'Arioste,  avait  fait  fortune  en  France  dans 
la  société  aristocratique  des  xvi^,  xvii"^  et  xviii^  siècles,  et  malgré 
les  railleries  de  Molière  et  de  Boileau,  il  ne  cessa  de  plaire  dans  les 
salons,  où  les  poètes  précieux  travestissant  })lus  ou  moins  la  tradition 
du  Moyen-âge  et  de  la  Renaissance,  célébraient  à  l'envi  les  prouesses 
de  l'amour  héroïque  et  la  fidélité  que  se  vouaient  les  amants.  Cet 
es])rit  avait  beau  n'être  qu'une  forme  affadie,  diminuée,  de  la  plus 
haute  conception  de  l'Amour,  il  fut  l'une  des  grâces  de  la  société  où 
on  le  cultiva  si  longtemps.  Maintenant  qu'il  a  presque  totalement 
disparu,  nous  en  goûtons  le  charme  suranné. 

En  1759,  il  reparut  avec  une  sorte  d'éclat  juvénile  au  théâtre  dans 
le  Tancrède  de  Voltaire  et  l'on  sait  l'admiration  qu'Emile  Deschamps 
professait  pour  ce  chef-d'œuvre  de  la  tragédie  romanesque.  On  le 
retrouve  dans  le  roman  proprement  dit,  dans  les  Contes  de  Cambry  ^ 
et  les  adaptations  des  romans  de  chevalerie  que  le  comte  de  Tressan 
publia  de  1787  à  1791.  Il  triomphe  une  dernière  fois  dans  la  poésie, 
quand  se  développa  la  poésie  troubadour  de  1780  à  1814.  En  vers 
comme  en  prose,  à  la  scène  ou  à  la  lecture,  la  fiction  est  toujours 
à  peu  près  la  même  :  nous  assistons  aux  aventures  de  deux  parfaits 
amants,  que  la  destinée  sépare,  et  que  la  mort  ou  le  bonheur  attend. 
Nous  avons  vu,  quand  nous  avons  étudié,  chez  Emile  Deschamps, 
le  poète,  que  lorsqu'il  se  retrouvait  lui-même,  il  apparaissait  fidèle  à  la 
gracieuse,  mais  un  peu  fade  poétique  des  néo-troubadours  de  1780. 
Un  certain  nombre  de  ses  contes,  formant  un  groupe  distinct  dans 
son  œuvre,  dérivent  de  la  même  inspiration.  Ce  sont  des  contes  du 
genre  troubadour,  si  l'on  peut  ainsi  les  nommer,  que  V Intérieur  du 
Palais  Soldegno,  Un  Lion  de  Médine,  Un  bal  de  noces,  et  surtout  la 
Ballade  du  trom>ère^.  Ocrtrudc  et  .lérôme,  Calixtc  et  Gautier,  dans 


1.  Sur  Vesprit  damerel.  Cf.  ¥.  I3ald<iisi)cr<;cr.  La  Société  précieuse  de  Lyon- 
au  XV 1 1'^  siècle,  dans  Éludes  d'hisloire  lilléraire.  2*^  sério. 

"2.  \,r  tjrcton  .Jac({ucs  Cambry  (17  i9-l8(J7),  administrateur  et  prôfot  do  l'Em- 
[lin-,  lut  non  seulement  un  des  initiateurs  des  études  celtiques  au  commence- 
ment du  siècle,  mais  encore  le  fondateur  de  cette  Académie  celtique  qui  se  trans- 
forma plus  tard  en  Société  nationale  des  antiquaires  de  France.  Il  unissait  en 
lui  au  goût  de  l'érudition  sérieuse  un  tour  d'esprit  romanes(pi<>,  comme  en  té- 
moignent sirs  Contes  et  proverbes,  sutH's  d'une  nolice  sur  les  troubadours.  Amster- 
dam, 1784,  in-8°, 

li.   Cf'S  quatre  contes  se  trouvent  au  t.  IV'  des  Œ.  conipl. 


446  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR     ET    MORALISTE 

ces  deux  derniers  contes  sont  des  héros  de  romance  ;  ils  en  ont  la 
grâce  un  peu  fade,  l'aimable  inconsistance  et  les  très  nobles  senti- 
ments. Les  amants  reviennent  des  Croisades,  ou  sont  des  poètes  tout 
simplement.  Quant  aux  jeunes  filles,  si  nous  voulons  savoir  à  quoi 
elles  rêvent.  Deschamps  nous  le  dira  :  Cahxte  a  vu  entrer  au  château 
deux  hommes  inconnus.  Voici  l'histoire  que  la  jeune  fille  avait  bâtie 
en  quelques  secondes  autour  des  deux  étrangers.  Le  décor  est  cehii 
d'un  moyen-âge  idéalisé,  tel  qu'il  plaisait  à  nos  grands-pères  : 

D'abord  celui  qui  porte  la  mandera  était  nécessairement  un  de  ces 
trouvères  qui  vont  de  château  en  château,  suivis  d'une  troupe  de  jongleurs 
et  de  ménestrels,  apportant  la  joie  avec  leurs  chansons  et  leurs  fabliaux 
et  payant  l'hospitalité  avec  une  fleur  de  poésie.  Le  jeune  trouvère  que 
voilà  aura  été  séparé  de  sa  troupe  par  quelque  accident  :  des  voleurs 
l'auront  attaqué,  dévalisé,  blessé  peut-être.  Son  ami  ne  le  connaît  que 
d'hier.  C'est  sans  doute  quelque  bon  chevalier  ou  plutôt  quelque  enchan- 
teur secourable  qui  aura  entendu  ses  cris,  aura  dispersé  ou  tué  tous  les 
brigands  d'un  coup  de  baguette  et  sera  venu  avec  lui  frapper  au  castel 
pour  l'y  déposer,  puis  disparaître,  sur  une  licorne  ailée,  dans  un  rayon 
de  lune.  Et  alors,  Calixte  arrangeait  et  groupait  dans  sa  tête  tout  le  passé 
du  jeune  inconnu,  ses  aventures,  ses  joies  et  ses  malheurs  ;  elle  composait 
ses  sentiments  et  jusqu'à  ses  projets  ;  et  quelle  était  sa  famille,  et  com- 
ment il  avait  souffert  dès  l'enfance  d'un  feu  de  poésie  au  cœur  et  embrassé 
la  vie  errante  et  libre  du  trouvère  ^... 

Voilà  une  jeune  fille  qui  sait  par  cœur  les  romances  que  publiait 
V Almanach  des  Muses  au  commencement  du  xix^  siècle  :  ce  rêve 
d'amour  dans  un  cadre  du  moyen-âge  est  tout  à  fait  dans  le  goût  du 
temps  :  rien  n'y  manque  :  le  castel  et  les  brigands,  la  licorne,  le  clair 
de  lune  et  la  baguette  de  l'enchanteur.  Il  y  a  même  quelque  chose  de 
plus  que  dans  ces  romances,  qui  furent  si  goûtées  des  lecteurs  de  l'Em- 
pire et  de  la  Restauration,  quelque  chose  qui  vient  des  contes  de 
Nodier  et  de  certaines  pages  de  Chateaubriand,  le  sens  d'un  pittores- 
que un  peu  sombre  et  l'accent  de  la  mélancolie. 

Deschamps  raconte  l'existence  de  la  jeune  orpheline  : 

Il  y  avait  dans  le  château  un  sombre  et  humide  souterrain.  C'était  le 
lieu  favori  de  Calixte.  Elle  avait  pu  y  recueillir  les  restes  mortels  de  sa 
mère  et  de  son  père  et  leur  élever  un  tombeau.  Elle  y  venait  tous  les 
matins  savourer  ses  douleurs  et  demander  à  la  mort  le  courage  de  con- 
tinuer la  vie  ;  puis  elle  remontait  plus  sereine  à  ses  tristes  soins. 

Un  jour  qu'une  longue  pluie  d'automne  obscurcissait  l'horizon,  et 
faisait  déborder  les  eaux  des  fossés  du  castel  dans  les  cours  et  les  jardins, 
deux  étrangers  s'avancèrent  vers  le  petit  pont  et  sonnèrent  la  cloche  de 
la  poterne...  Cahxte  se  trouvait  en  ce  moment  assise,  près  de  la  fenêtre 

1.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  175. 


LA    XOUVF.LLE     ROMANTIQUE  447 

de  la  tour,  jetant  les  yeux,  tantôt  sur  la  sombre  campagne,  tantôt  sur 
les  pages  d'un  missel  richement  colorié...  et  dans  le  trajet  que  faisaient 
ses  yeux  du  livre  au  spectacle  des  plaines  et  des  bois,  sa  mémoire  distraite 
recomposait  involontairement  les  strophes  d'une  ancienne  ballade  qui 
fait  sourire  et  pleurer.  La  prière,  la  nature,  la  poésie  s'harmonisent  si 
bien  dans  l'âme  d'une  jeune  fille  en  présence  de  la  solitude  ^  ! 

Nous  saisissons  sur  le  fait  le  procédé  de  travail  de  notre  conteur. 
Ccnime  sa  jeune  fille  recomposait  involontairement  les  strophes  d'une 
ancienne  ballade,  hii-niême,  qui  avait  tant  écrit  de  ballades  et  de 
romances,  «  qui  font  sourire  et  pleurer  »,  se  livre,  pour  écrire  un  conte 
do  ce  genre,  à  un  travail  de  contamination  ingénieux.  Il  charge  le 
motif  un  peu  grêle,  emprunté  à  la  romance  traditionnelle,  de  couleurs 
plus  accentuées,  il  y  introduit  des  sentiments  plus  profonds,  et  c'est 
ainsi  que,  partant  de  la  donnée  d'un  conte  du  genre  troubadour,  il  en 
arrive  à  composer  un  conte  romantique. 

Ce  qui  caractérise  l'intention  romantique  du  grouj>€  de  contes  que 
nous  étudions  ici,  c'est  d'abord  l'importance  que  l'auteur  donne  à  la 
couleur  locale.  «  On  commence  à  comprendre,  disait  Hugo  en  1827, 
dans  la  Préface  de  Cromwell,  que  la  localité  est  un  des  éléments  de  la 
réahté  ».  Mais  Hugo  lui-môme  est-il  exact,  quand  dans  ses  drames, 
autour  de  ses  héros,  il  dispose  un  cadre  historique  ?  Pas  plus  qu'Emile 
Deschamps,  quand  il  évoque  le  moyen-âge  dans  la  Ballade  du  Trou- 
vère, ou  qu'il  ])ropose  à  nos  yeux  l'image  de  l'Orient  ou  de  l'Espagne, 
dans  le  Lion  de  Médine  ou  V Intérieur  du  Palais  Soldegno.  Ces  tableaux 
des  époques  qui  ont  disparu,  des  pays  lointains  dont  les  noms  seuls 
sollicitent  le  rêve,  sont  tracés  à  grands  traits;  l'éruditiony  est  plus  que 
sommaire.  Qu'importe,  s'ils  ne  trompent  pas  l'attente  qu'ils  ont  fait 
naître,  si  l'illusion  qu'ils  suscitaient,  satisfaisait  les  besoins  de  l'ima- 
gination contemporaine. 

L'érudition  d'ailleurs  est  ineujjuljlc  par  elle-même  de  rendre  la 
couleur  et  la  vie  au  Passé  qu'elle  décompose.  Si  elle  a  jamais  indirecte- 
ment rendu  service  aux  Arts,  c'est  grâce  à  la  complicité  de  l'ima'nna- 
tion.  Il  ne  faut  pas  voir  de  trop  jjrès  les  choses  que  l'on  vevit  admirer. 
Il  en  est  de  l'érudition  pure  comme  des  voyages  dont  Gérard  do  Nerval 
dénonce  spirituellernent  les  dangers  dans  cette  exquise  boutade  : 

J'ai  perdu,  en  les  visitant,  royaume  par  royaume,  province  par  pro- 
vince, la  plus  belle  moitié  de  l'univers...  Hélas  !  l'ibis  est  un  oiseau  sau- 
vage, le  lotus  un  oignon  vulgaire,  le  Nil  une  eau  rousse  à  reflets  d'iudoise  • 
le  nopal  n'est  qu'un  cactus,  le  chameau  n'existe  qu'à  l'étal  de  droma- 
daire ;  les  aimées  sont  des  mâles,  et  quant  aux  femmes  véritables,  il  paraît 

1.   Ihid.,  i>.  IT'i. 


448  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

qu'on  est  heureux  de  ne  pas  les  voir...   Le  meilleur  de  ce  qu'on  trouve 
en  Orient,  je  le  savais  par  cœur. 

C'est  un  Orient  de  fantaisie  que  notre  conteur  se  plaît  à  décrire 
dans  le  Lion  de  Mêdine,  où  il  nous  raconte  l'amitié  d'un  lion  pour  une 
jolie  et  tendre  musulmane  et  la  tragique  méprise  du  fidèle  animal  qui 
tue  l'amoureux  de  la  belle,  en  croyant  l'arracher  à  son  persécuteur. 
Cet  Orient  était  familier  à  ses  lecteurs.  Bien  des  traits  dans  ce  conte 
rappellent  la  manière  traditionnelle  des  contes  orientaux  du  xviii^  siè- 
cle :  c'est  la  même  conception  d'un  amour  galant,  mais  il  est  plus 
violent,  plus  terrible  :  c'est  surtout  le  même  emploi  d'un  vocabulaire 
erotique  de  convention,  mais  l'accent  est  plus  fort,  et  les  images  plus 
ambitieuses  et  plus  abondantes  : 

Deschamps  décrit -il  la  jeune  musvilmane  ? 

Sa  taille,  dit-il,  était  un  voluptueux  palmier,  qui  se  courbe  et  se  redresse 
aux  vents  du  matin,  ses  épaules  larges  et  unies  ressemblaient  à  un  lac 
transparent  qui  repose,  et  son  sein  aux  vagues  palpitantes  d'un  golfe 
qui  s'éveille  :  ses  bras  dorés,  éblouissants,  auraient  fait  le  plus  mer- 
veilleux collier  des  califes  ;  en  voyant  ses  dents,  fines  et  blanches,  on  eût 
dit  que  son  propre  collier  de  perles  lui  était  resté  dans  la  bouche,  un  jour 
qu'elle  samusait  à  le  rouler  entre  ses  lèvres  ;  et  ses  yeux  resplendissaient 
comme  des  soleils  noirs  ^. 

11  v  a  là,  dans  ce  mélange  singulier  de  substantifs  précis,  réalistes, 
d'adjectifs  de  couleur  brillante  et  d'images  à  la  fois  naturelles  et 
précieuses,  un  sentiment  nouveau  du  pittoresque  dans  le  style,  dont 
Deschamps  connaissait  parfaitement  la  formule,  et  qui  correspondait 
au  goût  romantique. 

Que  dire  de  ce  tableau  saisissant  de  l'enlèvement  tragique,  dans 
lequel  l'amant,  qui  emportait  Arouya  sur  son  cheval,  est  saisi  et  tué 
par  le  lion  ? 

Un  orage  approchait;  l'air  était  comme  du  soufre  embrasé,  et,  au 
moment  de  pénétrer  dans  un  petit  bois,  le  cheval  se  cabra  devant  un 
éclair  effrayant  ;  mais  le  cavalier  se  tenait  ferme  sur  ses  arçons  :  il  serra 
plus  vivement  contre  lui-même  la  frayeur  amoureuse  de  sa  bien-aimée, 
qui  jeta  un  grand  cri.  Un  sourd  rugissement  y  répondit  dans  l'épaisseur 
du  bois,  et  presque  aussitôt  Ahmed  sentit  deux  griffes  énormes  dans  ses 
flancs  et  une  gueule  puissante  qui  lui  rongeait  l'épaule.  La  douleur  et 
l'extase  luttèrent  quelques  instants  en  lui,  puis  il  tomba  mort  sur  le 
sable  ^. 

Ce  tableau  est  un  modèle  du  genre  :  il  y  a  du  pathétique  et  de  la 

1.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  204. 

2.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  207. 


LE    CO>"TE    FANTASTIQUE  449 

couleur.  La  brièveté  condensée  de  la  description,  son  raccourci  et  sa 
chaleur  font  songer  aux  effets  puissants  d'une  peinture  de  Delacroix. 

Quand  on  trouve  çà  et  là,  dans  les  contes  de  Deschamps,  quelques 
pages  de  cette  qualité,  on  songe,  malgré  qu'on  en  ait,  au  reproche 
que  lui  ont  fait  ceux  qui  ont  vécu  auprès  de  lui,  et  qui,  le  connaissant, 
étaient  fâchés  qu'il  eût  dépensé  son  talent  en  mille  riens  agréables, 
an  lieu  d'en  rassembler  l'effort  dans  une  œuvre  digne  de  lui.  C'est  le 
monde,  c'eët  le  plaisir  d'y  paraître  qui  ont  peut-être  empêché  Des- 
champs d'égaler  les  grands  écrivains,  ses  amis.  Rappelons-nous  à  son 
sujet  le  mot  des  Concourt  :  «  C'est  l'histoire  des  hommes  d'esprit  qui 
causent,  ils  se  ruinent.  » 

Deschamps  est  cet  homme  d'esprit.  Il  aimait  à  dépenser  en  cau- 
sant les  idées,  les  sentiments,  les  images  qu'il  avait  recueillies  dans 
ses  belles  lectures,  et  qu'il  lui  arrivait  d'aventure  de  trouver  par  lui- 
même. 

11  n'a  point  un  sentiment  très  profond  de  la  Nature  et  de  l'Amour. 
Il  emprunte  à  Chateaubriand,  à  Nodier,  à  bien  d'autres,  leur  couleur 
et  leur  pittoresque,  et,  malgré  ces  emprunts,  son  talent  garde  encore 
un  certain  air  d'originalité.  Son  moyen-âge  n'est  point  à  lui,  ni  son 
Orient,  ni  son  Espagne,  et  cependant  les  contes,  auxquels  ils  servent 
de  cadre,  ont  une  physionomie  à  part.  On  retrouve  dans  ce  genre,  où 
l'imagination  pourtant  l'emporte,  les  qualités  d'esprit  que  nous 
signalions  plus  haut  dans  le  premier  groupe  de  ses  contes  :  l'observa- 
tion attentive  des  traits  de  caractère,  une  ironie  légère  et  de  la  sen- 
sibilité. 


IV 

Nous  abordons  enfin  dans  l'étude  des  contes  de  Deschamps  le 
chapitre  du  Fantastique.  C'est  un  chapitre  particulièrement  intéres- 
sant, parce  qu'il  nous  permettra  de  montrer  à  quel  point  notre  auteur 
est  resté  fidèle  aux  traditions  de  son  pays  et  de  son  temps,  dans  un 
genre,  où  Von  ])0urrait  sui)])(>ser  au  ])remier  alxtrd  (\\C\\  n'ait  osé 
s'aventurer  qu'à  la  suite  des  écrivains  étrangers. 

La  littérature  fantastique  n'a-t-clie  pas,  dira-t-on,  en  Allemagne 
son  ]iays  d'élection  ?  Ou  cilc  I  lollinauu  ((ui  a  eu  dans  la  première 
moitié  du  xi.v'-'  siècle  une  réputal  i<tn  européenne^;   Gœthe,   Bùrgcr 

1.  IIf>l/niann  en  France,  par  Marcel  Brouillac.  /fet^.  d'Ilist.  liltér.  de  la  l'rancc, 
190G. 

29 


450  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

et  tant  d'autres  avant  lui,  ont  donné  dans  le  fantastique.  Les  Anglais 
précédèrent  même  les  Allemands  dans  cette  voie.  Leurs  romans,  dès 
la  fin  du  XVIII®  siècle,  sont  souvent  remplis  de  spectres  et  d'appari- 
tions. Les  noms  de  Le^vis  et  d'Anne  Radclifîe  ont  été  célèbres  en 
France  au  commencement  du  xix®  siècle,  un  peu  avant  que  se  levât 
la  gloire  incontestable  de  Walter  Scott.  Et  certes  toutes  ces  influences 
ne  sont  pas  à  rayer  de  notre  histoire  littéraire.  Nos  écrivains  fantas- 
tiques les  plus  originaux  et  les  plus  français  sont  les  premiers  à  recon- 
naître leur  dette.  Mais  sur  ce  point  encore  il  nous  paraît  qu'il  ne  faut 
pas  exagérer  la  part  de  l'étranger  chez  nos  auteurs. 

Il  y  a  eu,  si  l'on  peut  dire,  un  fantastique  indigène  en  France. 
Celui  d'Emile  Deschamps  en  dérive  et  c'est  le  milieu,  dans  lequel  il 
s'est  développé,  que  nous  allons  décrire;  ce  sont  les  causes  qui  l'ont 
fait  naître,  que  nous  allons  essayer  de  démêler. 

Le  goût  du  fantastique  a  sa  racine  dans  l'esprit  humain.  Mais  il  ne 
se  développe  pas  indifféremment  à  toutes  les  époques.  Un  certain 
trouble  profond  de  la  sensibilité  générale  est  sa  cause  déterminante  ^. 

La  sensibilité  d'un  homme  du  xviii^  siècle  est  bornée.  C'est  une 
inchnation  à  se  laisser  conduire  dans  l'habitude  de  la  vie  par  des  rai- 
sons de  sentiment,  plutôt  que  par  la  logique  rigoureuse  des  principes, 
c'est  une  sorte  de  sympathie,  qui  aide  l'homme  à  sortir  de  lui-même,  et 
à  étendre  sa  bienveillance  sur  tout  ce  qui  l'entoure,  à  s'attendrir  sur 
la  fragilité  d'une  fleur,  d'un  insecte  comme  sur  la  misère  des  pauvres 
gens.  On  s'attendrit,  et  l'on  jouitde  se  trouver  ainsi  pitoyable,  sensible, 
humain.  Telle  est  la  sensibilité  de  Sterne  et  de  Diderot.  Or,  tout  autre 
est  la  sensibilité  romantique,  et  ce  n'est  pas  un  des  moindres  mérites 
de  l'œuvre  de  Deschamps  de  nous  fournir  des  exemples  de  l'une  et  de 
l'autre,  et  de  nous  permettre  de  retrouver  chez  lui  les  traces,  quoique 
peu  saillantes,  cependant  expressives,  d'une  si  curieuse  évolution. 

Il  faut  approfondir  le  sens  du  mot  sensibilité  pour  le  comprendre 
dans  son  acception  romantique.  Il  faut  surtout  saisir  les  rapports  de 
la  sensibilité  avec  l'imagination.  Si  l'imagination  paraît  être  la  faculté 
dominante  des  écrivains  du  début  du  xix®  siècle,  c'est  précisément 
parce  qu'elle  offrait  un  langage  nouveau,  plus  vivant  et  plus  souple 
que  celui  de  la  claire  logique,  aux  sentiments  tumultueux  et  confus, 
mais  abondants  et  féconds,  qui  s'agitaient  dans  les  cœurs. 

Il  émane  des  grands  bouleversements  sociaux,  comme  la  Révolu- 
tion française,  en  dépit  des  maux  qu'ils  entraînent,  un  avantage  singu- 
lier pour  les  arts.  Le  croyant  s'inquiète,  le  citoyen  souffre,  mais,  au 

1.  G.  Lanson.  Nivelle  de  La  Chaussée  et  la  comédie  larmoyante.  Paris,  1887, 
in-12. 


LE    CONTE    FANTASTIQUE  451 

milieu  de  tant  de  chères  habitudes  rompues  et  de  tant  d'excellents 
préjugés  découverts,  l'homme  se  retrouve  dans  le  mystère  de  son 
étrange  nature,  et,  s'il  est  vrai  qu'il  y  a  dans  chacun  de  nous,  derrière 
le  personnage  que  nous  jouons  dans  la  société,  un  individu  plus  ou 
moins  caché,  toujours  solitaire,  un  moi  i)rofond,  distinct  de  la  vie 
mondaine,  mais  constamment  gêné  par  elle,  une  âme  enfin,  pour  parler 
comme  les  mystiques,  qui  entretient  de  mystérieux  rapports  soit 
avec  l'Univers,  soit  avec  Dieu,  pour  qui  existe  un  au-delà,  c'est 
cette  âme  que  la  poésie  a  pour  mission  d'exprimer  dans  le  langage 
symbolique  de  l'imagination. 

Les  poètes  sont  sur  les  confins  des  idées  claires  et  du  grand  inintelligible, 
dit  Doudan.  Ils  ont  déjà  quelque  chose  de  la  langue  mystérieuse  des  beaux- 
arts,  qui  fait  voir  trente-six  mille  chandelles.  Or,  ces  trente-six  mille 
chandelles  sont  le  rayonnement  lointain  des  vérités  que  notre  intelligence 
ne  peut  pas  aborder  de  front  ;  mais  quand  on  regarde  de  côté,  on  surprend 
de  petits  fils  d'or,  qui  joignent  le  connu  à  l'inconnu  et  l'on  peut  quelquefois 
en  faire  profiter  le  connu  ^. 

Emile  Deschainps  ne  pouvait  échapper  à  cette  espèce  de  mysticisme 
littéraire.  Presque  tous  les  poètes  de  sa  génération  ont  cédé  à  ce  beau 
mirage.  Ils  ont  cru  en  l'imagination  comme  l'homme  religieux  croit  en 
la  prière.  C'était  une  sorte  de  Grâce,  qui  donnait  des  clartés  sur  le 
monde  invisible. 

Ici  encore  il  faut  faire,  chez  Emile  Deschamps,  la  part  de  la  litté- 
rature, mais  elle  ne  suffit  pas  à  expliquer  sa  prédilection  pour  le  genre 
fantastique.  Tout  un  côté  de  sa  nature  inclinait  au  mystère.  Les  ren- 
contres fortuites,  auxquelles  on  veut  trouver  un  sens,  les  illusions  de 
fausse  reconnaissance,  l'impression  du  déjà  vu,  toutes  ces  singularités 
de  la  vie  psychologique  l'émouvaient  au  plus  haut  point.  Il  croyait 
aux  pressentiments.  Certains  rêves  l'obsédaient,  et,  quand  on  lui 
disait  qu'il  était  la  dupe  de  quelque  illusion,  qu'il  était  malade,  l'ai- 
mable homme  se  fâchait  : 

Il  faut  avoir  de  l'imagination  pour  qu'on  puisse  l'avoir  malade,  et  n'a 
pas  qui  veut  la  tête  perdue  dans  les  nuages  ^. 

Ce  voltairien  était  superstitieux  et,  chose  ])iquante,  il  aurait  défendu 
la  superstition  contre  Voltaire  lui-même.  Elle  est  tout  simplement 
pour  lui  la  source  de  toute  ])oésie,  «  tandis  qu'il  suffît  d'être  électeur, 
ajoutail-il,  et  abonné  à  deux  ou  trois  journaux  industriels  })our  en 
savoir  autant  et  en  croire  aussi  peu  que  Voltaire  et  Diderot  ^.  » 

1.  Doudan,  Mëionges  et  lettres   (Pari.s,  1876),  t.  Il,  p.   83. 

2.  Œ.  c,  l.  III,  p.  2'.1. 

3.  Jbid. 


452  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

L'état  d'âme  superstitieux  est  tellement  l'une  des  sources  profondes 
de  toute  poésie  que  c'est  la  croyance  au  surnaturel  qui  a  renouvelé  la 
littérature  au  début  du  xix®  siècle. 

Les  époques  agitées,  inquiètes,  lui  sont  favorables.  On  a  observé 
qu'en  France  chaque  fois  que  diminuait  sur  les  esprits  l'empire  de  la 
religion  positive,  la  superstition  reprenait  son  prestige.  Aussi  bien 
n'est-elle  a  proprement  parler  que  la  crainte  déréglée  de  la  divi- 
nité. 

Un  vague  sentiment  du  divin  tourmentait  déjà  les  âmes,  dans 
l'anarchie  morale  et  intellectuelle  qui  caractérise  la  fin  du  xviii^  siècle. 
L'occultisme  était  à  la  mode  à  la  cour  de  Louis  X^  I.  On  consultait 
les  guérisseurs.  Tout  le  Paris  frivole  et  mondain  accueillait  avec 
enthousiasme  Saint- Germain,  le  thaumaturge,  et  son  élève,  Joseph 
Balsamo,  comte  de  Cagliostro  ;  les  plus  sages  ne  savaient  que  penser 
des  expériences  de  Mesmer.  Le  magnétisme  animal  sollicitait  l'atten- 
tion des  savants,  et  le  fantastique  faisait  avec  la  Valérie  de  Florian, 
les  Mémoires  d'un  Colporteur  du  comte  de  Caylus  et  surtout  le  Diable 
amoureux  de  Cazotte,  une  première  apparition  dans  la  littérature. 

Mais  l'inquiétude  générale  des  esprits  et  ce  que  nous  avons  appelé 
l'approfondissement  de  la  sensibilité  chez  les  hommes  de  la  géné- 
ration nouvelle,  parmi  lesquels  les  jeunes  gens  de  l'âge  d'Emile  Des- 
champs allaient  grandir  et  se  former,  se  manifestaient  par  des 
signes  plus  sérieux. 

]yjme  (jg  Staël  avait  dénoncé  avec  éloquence  l'insuffisance  de  la 
pliilosophie  des  idées  claires.  Il  y  a  bien  plus  de  choses  entre  le  ciel 
et  la  terre,  aimait-elle  à  dire,  en  reprenant  la  parole  de  Shakespeare, 
qu'il  n'y  en  a  dans  la  philosophie  de  Condillac.  La  théorie  sensualiste, 
qui  prétend  ramener  en  tout  le  supérieur  à  l'inférieur  et  notam- 
ment la  pensée  à  la  sensation,  la  révoltait  profondément  ;  et,  tandis 
que,  pour  donner  au  sentiment,  à  l'enthousiasme,  à  toutes  les  intui- 
tions du  cœur  le  pas  sur  la  raison,  le  calcul  et  les  mobiles  de  l'intérêt, 
elle  s'aventurait  en  téméraire  dans  le  domaine  de  la  métaphysique 
allemande.  Chateaubriand  rendait  ses  titres  à  la  religion  chrétienne, 
en  la  montrant,  non  seulement  conforme  aux  besoins  du  cçeur  de 
l'homme,  mais  surtout  capable  d'enchanter  son  imagination. 

L'idée  profonde  qui  anime  le  Génie  du  Christianisme  tout  entier, 
et  qu'on  retrouve  d'ailleurs  dans  les  œuvres  de  Charles  Nodier  à  la 
même  époque,  c'est  que  la  question  qui  domine  toutes  les  avitres  non 
seulement  en  matière  littéraire,  mais  en  matière  philosophique,  c'est 
la  question  du  merveilleux.  Quel  reproche  essentiel  Chateaubriand 
fait-il  à  Voltaire,  dans  le  jugement  admirable  d'équité  quil  porte 


LE    CONTE    FANTASTIQUE 


453 


sur  l'auteur  de  la  Ilenriade^  ?  C'est  que  précisément  Voltaire,  comme 
tout  son  siècle,  a  méconnu  l'importance  de  cette  question. 

Tandis  que  son  imagination  vous  ravit,  dit-il,  il  fait  luire  une  fausse 
raison  qui  détruit  le  merveilleux,  rapetisse  l'àme  et  borne  la  vue  ^. 

Cette  fausse  raison  était  pourtant  de  grande  race,  c'est  la  raison 
cartésienne,  éprise  de  simplicité  et  de  clarté,  qui  n'accepte  que  ce 
qu'on  lui  prouve  et  ne  se  rend  qu'à  l'évidence.  Elle  avait  à  cette  date 
épuisé  son  prestige. 

«  Il  n'est  rien  de  beau,  de  doux,  de  grand  dans  la  vie,  écrit  Chateau- 
briand, au  début  du  Génie  du  Christianisme,  que  les  choses  mysté- 
rieuses ^  ».  Il  faut  à  l'homme  du  merveilleux.  C'est  une  idée  sur 
laquelle  il  revient  sans  cesse.  Elle  est  même  à  la  base  de  son  système 
apologétique.  II  dirait  presque  :  la  religion  chrétienne  est  vraie,  parce 
qu'elle  est  merveilleuse.  On  a  peine,  en  le  lisant,  à  ne  pas  croire  qu'il 
est  moins  convaincu  de  la  vérité  de  la  doctrine  catholique  que  séduit, 
enchanté  par  ce  que  l'état  d'âme  religieux,  comporte  d'obscur  et 
d'inexprimable.  Ce  grand  poète,  qu'on  a  trop  de  raisons  de  regarder 
comme  un  sceptique,  faisait  sans  doute,  à  part  soi,  bon  marché  de 
l'assentiment  de  l'intelligence  aux  mystères  proprement  dits  de  la  foi  ; 
il  avait  simplement  le  sens  du  mystère  tout  court,  et  beaucoup  d'es- 
prits de  sa  lignée,  qui  se  sont  crus  catholiques,  en  suivant  son  exem- 
ple, ne  le  furent  guère  plus  que  lui.  En  réalité,  la  religion  positive  ne 
voisine  jamais  avec  le  mystère,  ainsi  entendu,  sans  grand  dommage 
pour  son  intégrité,  et  ce  que  préparait  Chateaubriand,  dans  un  livre 
où  il  sacrifiait  le  Paganisme  au  Christianisme  comme  puissance  de 
suggestion  poétique,  c'était  bien  moins  une  renaissance  sérieuse,  pro- 
fonde, réfléchie,  de  la  foi  chrétienne  qu'un  sentiment  nouveau  du 
merveilleux  en  général  *. 

1.  Génie  du  Christianisme,  IP  partie,  ch.  v. 

2.  Génie  du  Christianisme,  II''  partie,  ch.  v,  p.  171  de  l'édition  Furnc,  1869. 

3.  Ibid.,  livre  I,  ch.  ii,  p.  8. 

4.  Cf.  S'^-Bcuve.  Chateaubriand  et  son  groupe,  II,  p.  39.3. 

Un  jour,  chez  M"®  Récamier,  on  parlait  devant  lui  des  choses  singulières  qui  so  rattachent 
au  magnétisme  animal,  de  la  catalepsie,  du  somnambulisme  ;  on  citait  des  faits  merveilleux 
dont  on  avait  été  témoin.  Quand  l'autour  de  ces  récits  fut  sorti,  M.  do  Chatcaubriiitid,  qui 
était  resté  assez  silencieux,  dit  :  «  Pour  moi,  je  suis  bien  malheureux  ;  j'ai  voulu  voir  toujours, 
et  n'ai  pu  jamais  rien  voir  de  tout  cela,  rien  w  s'est  jamais  révélé  à  moi  ;  j'ai  la  fibre  trop 
grossière...  .J'ai  dîné  un  soir  avec  le  mystique  S'-Martin,  et  quand  a  sonné  minuit,  je  m'en  suis 
allé  sans  avoir  rien  vu...  Peut-être  au  reste  cela  tienl-il  à  ce  que  ma  foi  était  occupée  ailleurs, 
vers  un  but  déterminé.  Je  crois  en  Dieu  aussi  fermement  qu'en  ma  j)ropre  existence  ;  je  crois 
au  Christianisme  —  comme  grande  vérité  toujours,  —  comme  religion  divine  tant  que  je  puis. 
J'y  crois  vingt-quatre  heures  ;  puis  le  Diable  vient  qui  me  replonge  dans  un  grand  doule 
que  je  suis  tout  occupé  à  débrouiller.  Il  en  résulte  du  moins  que  toutes  mes  puissances  de 
foi  étant  tendues  de  ce  côté,  je  n'en  ai  pas  à  perdre  sur  ces  objets   de    crédulité  secondaire.  » 

—  Sur  la  sincérité  religieuse  de  Chateaubriand,  cf.  l'oiivragi'  de  l'abbé  G.  Bertrin 


454  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

La  preuve  en  est  que  ses  disciples,  qui  furent  pour  la  plupart  des 
croyants  douteux,  mais  d'incontestables  poètes,  s'adressèrent  surtout 
aux  superstitions  populaires  pour  rajeunir  leur  inspiration.  Les  fées, 
les  lutins,  les  spectres  apparaissent  dans  la  littérature,  en  même  temps 
que  la  Vierge  et  les  Saints,  et,  par  un  singuKer  retour  des  choses,  la 
mythologie  païenne  dont  Chateaubriand  avait  dénoncé  l'abus  dans 
la  poésie  classique,  doit  au  mouvement,  qu'il  avait  créé  en  faveur  du 
merveilleux,  un  regain  de  jeunesse.  Aucun  poète  d'ailleurs,  si  ce  n'est 
Charles  Nodier  peut-être,  n'avait  à  cette  époque  un  sens  plus  vif  de 
la  poésie  du  paganisme  que  l'auteur  des  Martyrs  et  du  Génie. 

Chateaubriand  ne  parle  pas  du  fantastique,  mais  ce  qu'il  appelle 
le  merveilleux  n'est  pas  autre  chose  que  ce  que  Ch,  Nodier  appellera 
de  ce  nom.  Nodier  fera  un  jour  la  théorie  du  Fantastique.  Mais 
Chateaubriand  aura  été  encore  sur  ce  point  le  véritable  initiateur. 
Chateaubriand  a  donné  les  préceptes  ;  Nodier  a  prêché  d'exemples, 
et  ses  contes  pourraient  servir  d'illustrations  brillantes  au  chapitre  si 
plein  d'idées  suggestives,  qui  est  intitulé  dans  le  Génie  :  Déi^otions 
populaires.  «  Le  peuple,  dit  Chateaubriand,  est  bien  plus  sage  que  les 
philosophes...  Pour  lui,  la  nature  est  une  constante  merveille  ^...  » 
Il  ajoutait  : 

La  mort,  si  poétique,  parce  qu'elle  touche  aux  choses  immortelles, 
si  mystérieuse  à  cause  de  son  silence,  devait  avoir  mille  manières  de 
s'annoncer  pour  le  peuple.  Tantôt  un  trépas  se  faisait  prévoir  par  le  tin- 
tement d'une  cloche,  qui  sonnait  d'elle-même,  tantôt  l'homme  qui  devait 
mourir  entendait  frapper  trois  coups  sur  le  plancher  de  sa  chambre... 
Une  mère  perdait-elle  un  fils  dans  un  pays  lointain,  elle  en  était  instruite 
à  l'instant  par  ses  songes.  Ceux  qui  nient  les  pressentiments  ne  connaîtront 
jamais  les  routes  secrètes  par  où  deux  cœurs  qui  s'aiment  communiquent 
d'un  bout  du  monde  à  l'autre.  Souvent  le  mort  chéri,  sortant  du  tombeau, 
se  présentait  à  son  ami  ^.., 

Chateaubriand  disait  encore  : 

Le  peuple  était  persuadé  que  nul  ne  commet  une  méchante  action 
sans  se  condamner  à  avoir  le  reste  de  sa  vie  d'effroyables  apparitions  à 
ses  côtés  ^...  Il  tenait  pour  certain  que  tout  homme  qui  jouit  d'une  pros- 

(Paris,  1900).  Il  combat  ce  qu'il  appelle  la  thèse  de  Sainte-Beuve,  reprise  il  peu 
de  choses  près  par  Jules  Lemaître  (1912)  Sainte-Beuve  avait  dit  :  «  M.  de  Cha- 
teaubriand, depuis  VEssai,  et  en  définitive,  n'a  été  qu'un  grand  acteur,  cher- 
chant comme  tous  les  grands  acteurs,  à  placer  et  à  déployer  son  talent.  » 
{Chateaubriand  et  son  groupe,  t.  I,  p.  124.) 

1.  Génie  du  Christianisme,  III^  partie,  livre  V,  ch.  vi,  p.  395. 

2.  Ibidem,  p.  397. 

3.  Cette  phrase  est  citée  par  Nodier  en  tête  de  la  romance  intitulée  :  Le  Rendet- 
vous  de  la  trépassée,  dans  le  recueil  qu'il  publia  en  1804  sous  ce  titre  :  Essais 
d'un  jeune  barde. 


LE    CONTE    FANSTASTIQUE  455 

périté  mal  acquise  a  fait  un  pacte  avec  l'esprit  des  ténèbres  et  légué  son, 
âme  aux  enfers  ^. 

Nous  trouvons  dans  cette  page  le  germe  de  la  théorie  que  développe 
Ch.  Nodier  dans  son  brillant  essai  sur  le  Fantastique  en  littérature. 
C'est  là  qu'il  détermine  le  rôle  que  l'imagination  a  joué  selon  lui  dans 
la  formation  des  perspectives  religieuses  de  l'humanité.  Elle  a  créé 
les  symboles,  sur  lesquels  repose  la  conscience  du  Bien  et  du  Mal. 
Mais  elle  ne  s'est  pas  contenté  de  cela.  Elle  a  créé  le  Beau.  Après  avoir 
enseigné  à  l'homme  les  vérités  qui  sauvent,  elle  lui  a  donné  les  cliimères 
qui  consolent.  La  vie  réelle,  positive,  est  pour  Nodier,  irrémédiable- 
ment plate  et  décevante,  anti-poétique  ;  et,  comme  il  faut  à  notre 
vie  morale  le  soutien  des  vérités  religieuses,  il  faut  à  notre  imagination 
le  monde  de  l'illusion  et  du  mensonge  pour  se  dédommager  des  décep- 
tions de  l'existence.  Dans  ce  monde  enchanté,  qui  n'a  besoin  que  d'une 
mince  donnée  réelle,  d'une  vague  perception  de  fièvre  ou  de  songe 
pour  s'épanouir,  les  plus  brillantes  fantaisies  n'ont  pas  tardé  à  prendre 
corps,  de  charmantes  fictions  ont  peuplé  les  littératures  d'individua- 
lités d'autant  plus  vivantes  qu'elles  étaient  poétiques,  et,  comme  le 
dit  Nodier,  «  le  monde  intermédiaire  était  trouvé  ». 

Les  langues,  poursuit-il,  après  avoir  établi  le  fondement  hiérarchique 
des  trois  mondes  qui  selon  lui  constituent  le  vaste  empire  de  la  pensée 
humaine,  les  langues  ont  fidèlement  conservé  les  traces  de  cette  génération 
progressive.  Le  point  culminant  de  son  essor  se  perd  dans  le  sein  de  Dieu 
qui  est  la  sublime  science.  Nous  appelons  encore  superstition,  ou  science 
des  choses  élevées,  ces  conquêtes  secondaires  de  l'esprit  sur  lesquelles 
la  science  même  de  Dieu  s'appuie  dans  toutes  les  religions,  et  dont  le 
nom  indique  dans  ses  éléments  qu'elles  sont  encore  placées  au  delà  de 
toutes  les  portées  vulgaires.  L'homme  purement  rationnel  est  au  dernier 
degré.  C'est  au  second,  c'est-à-dire  à  la  région  moyenne  du  fantastique 
et  de  l'idéal  qu'il  faudrait  placer  le  poète  dans  une  bonne  classification 
de  l'esprit  humain  ^. 

Tels  sont  les  textes  qu'il  était  bon  de  rapprocher  pour  expliquer 
l'état  d'esprit  des  romantiques  en  c(!  qui  concerne  le  fantastique.  La 
doctrine  de  Ch.  Nodier  est  précisément  celle  que  nous  retrouvons 
plus  loin  chez  E.  Deschamps.  Ce  qu'il  importe  de  remarquer  dès  main- 
tenant, c'est  qu'il  n'est  pas  besoin  de  faire  intervenir  indiscrètement 
l'influence   de    l'Allemagne,   pour    expliquer    le   développement   du 

1.  Génie  du  Christianisme.  Ibid.,  p.  398. 

2.  Du  Fantastique  en  lillérature,  p.  9  do  l'édition  des  Contes  fantastiques  de 
Ch.  Nodier.  Paria,  Charpentier,  1850,  in-lG.  —  M.  Jules  Vodoz,  prof,  à  Zurich, 
annonce  un  travail  intitulé  :  Psycfiologie  d'un  romantique  :  le  rôle  du  subconscient 
dans  l'œuvre  de  Charles  .Xodier.  cf.  Lm  Jeunesse  de  Charles  Nodier.  Les  Phila- 
delphes,  par  Léonce  Pingaud.  Paris,  E.   Champion,  1919.  In-S^. 


456 


EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 


Fantastique  en  France.  L'influence  d'Hoffmann,  par  exemple,  qui  a 
été  si  grande  sur  certains  romanciers  comme  Balzac,  ne  s'est  guère 
fait  sentir  qu'à  partir  de  1830.  Emile  Deschamps  a  lu  ses  Contes, 
il  en  parle  avec  admiration  ^,  mais  à  ce  fantastique  familier,  si  pro- 
fondément naturel  qui  caractérise  Hoffmann  et  qui  tient  le  milieu 
entre  le  merveilleux  proprement  dit  et  le  réel,  on  ne  saurait  com- 
parer le  fantastique  d'Emile  Deschamps  ^. 

Celui-ci  dérive  presque  tout  entier  du  fantastique  français  que  nous 
avons  vu  naître  à  la  fin  du  xviii^  siècle.  Emile  Deschamps  est,  dans 
cette  voie  encore,  l'élève  de  Chateaubriand  et  l'émule  de  Nodier. 

Le  fantastique  diabolique,  dont  parlait  Chateaubriand  dans  son 
chapitre  des  Déi^otions  populaires,  apparaît  peu  dans  les  contes  d'Emile 
Deschamps,  mais  il  n'en  est  pas  totalement  absent.  Ce  qu'on  appelle 
le  merveilleux  chrétien  y  joue  au  contraire  un  rôle  assez  grand.  Quant 
au  merveilleux,  qui  constitue  le  caractère  original  de  son  fantastique, 
il  n'est  pas  d'ordre  religieux  ni  populaire.  Il  se  rattache  aux  intuitions 
mystérieuses  de  la  psychologie  occultiste,  dont  Ch.  Nodier  esquissait 
la  théorie  et  qui  feraient  du  poète  un  voyant,  à  moins  qu'il  ne  faille 
tout  simplement  lui  chercher  des  causes  pathologiques  et  le  considérer 
comme  l'expression  littéraire  d'un  état  morbide  de  son  tempérament. 

Le  merveilleux  diabolique,  disions-nous,  n'est  pas  totalement  absent 
de  ses  contes.  C'est  ce  fantastique  populaire  que  nous  trouvons  dans 
le  conte  intitulé  :  le  Bal  de  Noces.  Le  thème  qui  y  est  développé  n'est 
pas  original  ;  il  rappelle  celui  de  maintes  romances  fantastiques  du 
début  du  siècle. 

L'amour  du  luxe  a  entraîné  Mathilde  ;  il  lui  a  fait  oublier  qu'elle 
avait  donné  sa  foi  jurée  à  Arthur,  le  poète.  Elle  vient  d'épouser  un 
riche  financier.  Mais  le  remords  qui  la  tourmentait  là-bas  dans  son 
grand  château  du  Nivernais,  entouré  de  mornes  étangs  et  de  grands 

1.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  25. 

2.  Cf.  notre  Deschamps  dilettanle  où  nous  montrons  l'influence  du  conte 
d'Hoffmann  intitulé  Don  Juan  sur  la  dénaturation  romantique  du  livret  du 
Don  Juan  de  Mozart  par  Emile  Deschamps  et  Castil-Blaze. 

L'influence  du  fantastique  musical  d'Hoffmann  sur  Deschamps  est  frappante 
dans  le  conte  intitulé  Meo  culpa  (Œ.  c,  t.  III,  p.  180).  On  y  voit  un  jeune  lord 
qui  assiste  à  une  fête  chez  des  fous,  s'éprend  d'une  folle  adorablement  belle 
et  musicienne,  joue  avec  elle  un  acte  de  VArmide  de  Gluck,  et  devient  fou. 
Deschamps  rivalise  dans  ces  pages  originales  avec  celles  que  Gluck,  Mozart  et 
Beethoven  ont  inspirées  à  Hoffmann,  «pages,  dit  Philarète  Chaslcs,  toutes  remplies 
de  cette  fièvre  mystique  et  de  cette  ivresse  demi-morale  et  demi-sensuelle  que 
certains  chefs-d'œuvre  laissent  après  eux  ».  (Chasles  Études  sur  l'Allemagne  aii 
XIX^  siècle,  1861,  p.  166.)  Les  deux  contes  d'Hoffmann,  intitulés  l'un  :  Don 
Juan,  l'autre  Gluck,  se  trouvent  au  tome  VIII  des  Contes  fantastiques,  traduits 
de   l'allemand   par   Loève-Veimars.    Paris,   E.    Renduel,   1830. 


LE    CONTE    FANTASTIQUE  457 

bois  sauvages,  l'assiège  ce  soir  au  l)al,  où  elle  vient  d'entrer  resplen- 
dissante au  bras  de  son  mari. 

Une  polka  venait  de  finir  et  tous  les  yeux  se  tournaient  vers  la  belle 
mariée...  La  marquise  la  gronda  tendrement  d'être  venue  trop  tard. 
«  Trop  tard!  trop  tard  !»  cria  une  voix  ricanante  dans  l'oreille  de  Mathilde 
qui  tourna  la  tête  et  ne  vit  personne. 

Voilà  qui  est  étrange,  se  dit-elle,  et  un  frisson  courut  dans  ses  cheveux 
comme  un  serpent  glacé  ^. 

Tel  est  le  ton  du  conte.  C'est  celui  du  genre  «  frénétique  »  déjà 
défini  par  Nodier  et  si  bien  attrapé  par  Deschamps  que  le  pastiche 
a  l'air  d'une  satire. 

Un  soir,  il  y  a  peut-être  quatre  mois,  chez  la  sorcière  de  la  rue  Guéné- 
gaud,  ils  se  sont  jvré,  sur  un  évangile  cabalistique,  juré  dans  un  idiome 
inferi  al,  juré  par  les  solives  du  temple  de  Salomon,  juré  l'ur..  à  l'autre, 
que  jamais  ni  homme  ni  femme  ne  leur  toucheraient  la  main  et  que  leurs 
deslins  s'uniraient  un  jour  comme  leurs  cœurs,  dussent-ils  attendre  cet 
hymen  jusqu'à  la  veille  de  leur  mort,  appelant  tous  les  maléfices  de  liclzé- 
buth  sur  qui  deviendrait  parjure  à  ce  serment  terrible  et  enflammé  ^. 

Il  y  avait  un  pacte  entre  Mathilde  et  son  cousin  Arthur, 
II  n'est  peut-être  pas  téméraire  de  dénoncer  ici  le  ton  de  la  charge. 
Cependant  le  goût  du  merveilleux  est  si  fort  prononcé  chez  l'au- 
teur de  la  Noce  d'Elmance  ^,  que  nous  laisserons  à  notre  impression 
son  caractère  d'hypothèse.  Le  dénouement  du  conte  ne  la  laisse 
d'ailleurs  pas  subsister.  Qu'importent  les  thèmes  à  peu  près  semblables 
qu'il  rappelle  :  la  danse  mystérieuse  d'Inès,  dans  le  conte  de  Nodier, 
l'apparition  du  spectre  de  Claire  qui  vient  chercher  l'oublieux 
PauKii  au  bal,  dans  ses  Essais  d'un  jeune  barde,  tant  de  contes  et  de 
romances  où  surgissent  des  vampires,  où  des  revenants,  comme  dans 
Lenore,  dans  le  Roi  des  Aulnes,  entraînent  des  vivants  dans  un  galop 
infernal  !  On  sent  que  notre  auteur  éprouve  l'émotion  qu'il  veut 
inspirer.  C'est  d'abord  une  joyeuse  description  de  la  danse,  au  moment 
où  le  bal  est  dans  tout  son  éclat.  Deschamps  retrace  avec  un  réalisme 
sobre  et  fort  ce  brillant  spectacle  mondain  qu'il  a  tant  aimé. 

Voilà  le  galop  qui  bondit  :  les  couples  se  croisent  et  se  heurtent  en  riant, 
les  bouquets  roulent  sous  les  pieds,  des  éclairs  humides  jaillissent  de 
tous  les  yeux,  les  bougies  sont  comme  asphyxiées  de  chaleur  ;  les  femmes, 
lascives  de  fatigue,  s'abandonncuL  aux  bras  des  danseurs  qui  se  les  jettent 
l'un  à  l'autre  et  les  reprennent  et  se  les  jettent  encore  comme  font  les 
diables  de  l'opéra  du  mannequin  de  Psyché  ^. 

1.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  2.30. 

2.  Ihid.,  p.  232. 

•.i.   Œ.  c,  t.  I,  p.  15L 
4.   Œ.  c,  t.  IV,  p.  235. 


458  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

Remarquons  comme  les  mots  et  les  images  sont  choisis  avec  art, 
en  vue  de  produire  peu  à  peu  la  terreur  : 

Mathilde,  pâle  et  grave,  dans  ces  ballottements  avait  l'air  d'un  fantôme 
qui  s'étourdit.  Minuit  sonna.  En  ce  moment,  elle  fut  saisie  par  un  nou- 
veau  danseur  qui  la  serra  d'une  manière  étrange,  comme  pour  ne  plus  la 
rendre  ^. 

Le  merveilleux  s'est  inséré,  sans  qu'on  s'en  doute,  dans  la  descrip- 
tion de  la  danse  et  maintenant  nous  sommes  en  plein  fantastique  : 
au  récit  succède  le  dialogue,  un  dialogue  coupé  par  le  galop  vertigi- 
neux, saccadé,  effrayant. 

La  jeune  femme  reconnaît  le  spectre.  Elle  lui  parle,  elle  a  peur,  elle 
le  supplie  de  la  lâcher. 

Jamais  !...  plus  fort,  plus  fort,  musiciens  ! 

Et  le  galop  redoublait  de  vitesse.  La  longue  file  des  couples  joyeux 
s'envola  dans  les  salons  voisins  ;  Arthur  et  Mathilde  y  passèrent  les  der- 
niers, et  ils  furent  les  premiers  à  reparaître  à  l'autre  porte.  C'était  une 
légèreté,  une  rapidité  sans  exemple  ;  à  peine  voyait-on  les  ombres  dans 
les  glaces.  La  sueur  ruisselait  sur  le  visage  d'Arthur,  et  cependant  ses 
bras  et  ses  mains  semblaient  geler  Mathilde  à  travers  ses  gants  !  Tous 
les  danseurs  s'arrêtèrent  pour  les  admirer.  Les  applaudissements  et  les 
rires  les  suivaient  autour  du  salon  ;  puis  ou  s'aperçut  que  les  pieds  de 
Mathilde  ne  posaient  plus  sur  le  parquet,  et  que  sa  tête  roulait  sur  ses 
épaules. 

Assez  !  assez  !  cria-t-on  de  toutes  parts. 

Mais  l'implacable  danseur  n'écoutait  rien...  et  le  galop  redoublait  de 
vitesse. 

La  marquise  voidut  qu'on  les  arrêtât  ;  ils  s'échappèrent  par  la  salle 
de  jeu,  tournant  et  bondissant  au  milieu  des  tables  et  bousculant  les 
whists  effarés.  Charles  reconnut  sa  femme  et  fit  lever  tout  le  monde. 
«  Il  est  fou,  cet  Arthu;,  dit  un  jeune  homme.  » 

Mais  le  couple  insatiable,  toujours  tournant  et  bondissant,  traversa 
boudoirs  et  corridors  avec  l'agilité  de  deux  oiseaux.  Ils  gagnèrent  ainsi 
l'antichambre  et  se  précipitèrent  dans  l'escalier,  bondissant  et  tournant 
toujours.  On  les  suivit  :  on  ne  savait  plus  que  penser.  Au  même  instant, 
une  dame  les  aperçut  dans  le  jardin  par  une  fenêtre  du  salon...  C'était 
toujours  ce  terrible  galop,  ce  galop  effréné. 

«  Au  secours  !  au  secours  !  on  enlève  Mathilde  !  » 

Tout  le  bal  descendit  et  courut  sur  les  gazons  humides.  On  voyait  de 
loin  Arthur  et  Mathilde  tourner  et  bondir  à  travers  les  charmilles,  et, 
comme  on  croyait  les  tenir,  ils  disparurent  au  détour  d'une  allée  ^. 

Nous  avons  cité  toute  cette  page,  afin  de  montrer  ce  que  le  talent 
d'un  écrivain  de  race  peut  faire  d'un  thème  horrifique,  rebattu,  qui 

1.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  236. 

2.  Ihid.,  p.  236-237. 


LE    CONTE    FANTASTIQUE  459 

en  venait,  autour  de  1830,  à  défrayer  les  romans-feuilletons.  Ce  fan- 
tastique, d'un  caractère  populaire,  aux  effets  très  simples,  presque 
enfantins,  au  lieu  de  nous  choquer,  ou  de  nous  faire  sourire,  nous 
charme  encore,  tant  la  forme  qu'il  revêt  dans  la  prose  de  Deschamps  a 
d'ingénieuse  élégance  et  de  poésie.  Le  rj'thme  savamment  cadencé 
des  phrases  rend  à  merveille  le  mouvement  de  la  danse  vertigineuse, 
ce  rythme  auquel  s'enlace,  avec  une  harmonie  parfaite,  l'image  sans 
cesse  renaissante  d'un  vol  d'oiseaux  effarouchés. 

Le  merveilleux  chrétien,  que  Charles  Nodier,  après  Chateaubriand, 
avait  si  heureusement  exploité,  a  laissé  quelques  traces  singulières 
dans  les  contes  d'Emile  Deschamps.  D'abord  on  y  trouve  maintes 
fois  exprimée  cette  idée  que  le  catholicisme  est  vrai  parce  qu'il  est 
beau.  Les  splendeurs  de  l'art  religieux  sont  exaltées  par  Deschamps 
dans  des  termes  semblables  à  ceux  de  Chateaubriand.  Il  se  plaît  à 
reconnaître  que  l'Eglise  a  toujours  protégé  les  lettres  et  les  arts. 
Visite-t-il  la  cathédrale  de  Bourges,  «  il  faut  s'agenouiller  deux  fois, 
dit-il,  et  pour  Dieu,  et  pour  l'art  ^  ».  Dans  V Intérieur  du  Palais  Sol- 
degno  ^,  Deschamps  apparaît  sensible  à  la  magique  beauté  des  céré- 
monies du  culte,  il  nous  montre  une  femme  en  prières  dans  son  ora- 
toire. Bien  plus,  une  scène  émouvante  de  confession,  l'absolution 
donnée  par  un  moine  et  la  pénitence  acceptée  par  un  grand  seigneur, 
tous  les  détails  observés  d'un  des  principaux  sacrements  de  l'Eglise 
ont  pour  but  de  rendre  hommage  à  la  singulière  beauté  morale  du 
catholicisme,  et  cette  sorte  d'apologétique  dérive  de  Chateaubriand. 

Mais  il  y  a  plus  :  quand,  dans  René-Paul  et  Paul-René,  le  lien  de 
chair  qui  unissait  le  corps  des  deux  jeunes  gens  se  brise,  quand  cette 
monstrueuse  anomalie  disparaît.  Deschamps  nous  montre  l'effet 
produit  par  cet  événement  extraordinaire  dans  l'âme  d'une  humble 
servante,  la  bonne  des  deux  enfants,  cette  admirable  Marie  Gareau 
dont  il  raconte  la  vie  de  fidélité  et  de  dévouement  envers  ses  maîtres. 
Elle  croit  qu'un  miracle  a  eu  lieu.  Elle  l'attendait  depuis  longtemps. 

Je  priai  la  Sainte  Vierge,  dit-elle,  et  je  fis  dire  des  messes,  et  je  brûlai 
des  ciorges  comme  après  leur  naissance. 

Et  quand  ce  qui  pour  elle  est  un  miracle  se  fut  opéré  : 

J'appelai  encore  les  médecins."  Ils  regardèrent  à  peine  et  dirent  que 
cela  ne  se  pouvait  pas.  C'est  égal,  je  pleurai  de  joie,  je  remerciai  le  bon 
Dieu  3. 

1.  Œ.  c,  t.  III,  p.  .'54. 

2.  Œ.  c,  t.  IV,  p.  208  et  aq. 

3.  Œ.  c,  t.  III,  p.  163. 


460  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

Cette  parole  est  significative.  L'humLle  femme  qui  avait  reçu  les 
deux  petits  monstres  à  leur  berceau,  qui  les  avait  nourris,  élevés  et, 
pour  ainsi  dire,  couvés  de  sa  tendresse,  n'avait  jamais  douté  qu'un 
jour  il  se  produirait  un  miracle,  qui  les  rendrait  à  la  vie  régulière  et 
normale.  Les  médecins  au  contraire  les  avaient  condamnés  dès  leur 
naissance. 

Au  dire  des  hommes  de  l'art,  écrit  E.  Deschamps,  le  phénomène  de  leur 
naissance  n'était  rien  auprès  des  phénomènes  de  leur  vie.  Ils  ne  s'expli- 
quaient pas  qu'ils  ne  fussent  pas  morts  vingt  fois  ;  en  effet,  d'après  toutes 
les  règles  de  la  science  et  toute  la  législation  physiologique,  leur  existence 
était  une  absurdité,  une  iniquité.  Elle  ne  pouvait  s'expliquer  que  par  un 
miracle  et  les  savants  ne  croient  pas  aux  miracles  ^. 

C'est  ce  qu'Emile  Deschamps,  comme  Charles  Nodier,  leur  reproche. 
Ces  esprits  passionnés,  ces  poètes  se  sentent  gênés  dans  un  monde 
régi  par  des  lois  que  le  raisonnement  découvre  ;  il  faut  à  leur  imagina- 
tion des  secrets  ;  ils  aiment  le  mystère.  Les  esprits  scientifiques  au 
contraire  sont  rebelles  au  merveilleux.  Fiers  d'avoir  pénétré  quel- 
ques-unes des  lois  de  la  matière,  ils  ne  peuvent  se  résoudre  à  avouer 
qu'en  ses  démarches  essentielles  la  vie  leur  échappe.  Ils  prétendent 
ramener  sans  cesse  l'inconnu  au  connu  et  concèdent  qu'il  y  a  de 
l'inexpliqué  dans  les  choses,  mais  non  pas  de  l'inexplicable.  —  De 
telles  formules  se  répandirent  en  France  au  nom  de  la  pîiilosophie 
du  xviii^  siècle  ;  elles  semblèrent  confirmées  parle  progrès  des  sciences 
et  le  développement  prodigieux  de  l'industrie  et  du  machinisme.  Elles 
n'en  révcltaient  pas  moins  non  seulement  les  croyants,  mais  encore 
les  natures  rêveuses  et  contemplatives.  Il  leur  paraissait  absurde 
à  priori  que  la  science  humaine  pût  jamais  enfermer  cet  univers  pro- 
fond qui  nous  dépasse  de  toutes  parts,  dans  les  cadres  tout  relatifs  de 
nos  raisonnements.  Quelle  témérité  d'ailleurs  d'assimiler  les  phéno- 
mènes de  la  vie  aux  objets  définis  du  monde  matériel  !  Ceux-ci  se 
mesurent  et  se  comptent,  ceux-là  sont  essentiellement  impondérables  ; 
les  uns  sont  perceptibles  aux  sens,  les  autres  sont  invisibles.  Il  v  a, 
selon  Ch.  Nodier  et  les  esprits  qui  lui  ressemblent,  un  domaine  de 
l'invisible  et  de  l'impondérable,  et  c'est  celui  des  forces  même  qui 
dirigent  la  vie.  Ce  domaine  échappe  à  la  raison,  n'est  point,  objet  de 
science.  On  sent  qu'il  existe  plus  qu'on  ne  le  comprend,  et  pour  y 
pénétrer,  point  n'est  besoin  d'être  grand  clerc  ;  une  bonne  femme,  un 
enfant  en  savent  quelquefois  plus  long  sur  les  secrets  mouvements  de 
la  vie  que  le  plus  grand  savant  du  monde.  C'est  ainsi  que  Marie 
Gareau,  dans  le  conte  d'Emile  Deschamps,  avait  eu,  en  espérant  de 

1.  Ibid.,  p.  158. 


LE    CONTE    FANTASTIQUE  461 

tout  son  cœur  qiie  les  enfants  qu'elle  aimait  seraient  rendus  à  la  vie 
normale,  une  intuition  profonde  et  juste.  Or  qu'était  Marie  Gareau  ? 
une  servante,  un  cœur  simple.  Elle  ne  sortait,  nous  dit   Deschamps, 

que  pour  aller  à  la  messe  et  aux  vêpres  et  tous  les  soirs,  elle  lisait  quelques 
pages  d'une  Bible  de  Royaumont  dont  elle  ne  se  lassait  pas  de  regarder 
les  grandes  images.  Cette  vie  pieuse  et  un  peu  mystique,  en  lui  exaltant 
l'imagination,  lui  donnait  des  idées  au-dessus  de  sa  sphère.  On  la  consultait 
toujours  avec  fruit,  et  même  elle  prédisait  des  choses  étonnantes,  étant 
quelquefois  prophète,  à  cause  de  sa  grande  pureté  ^." 

Il  n'est  pas  difTioile  de  saisir  dans  des  passages  de  cette  sorte  la 
pensée  d'Emile  Dcscliainps  sur  le  merveilleux  chrétien.  Il  lui  attribue 
la  valeur  d'un  symbole.  Symbole  de  quoi  ?  D'une  réalité  mystérieuse 
qui  est  autour  de  nous,  derrière  les  objets  familiers  de  notre  existence 
quotidienne,  ou  plutôt  qui  vit  en  nous-même  dans  l'arrière-fond  de 
notre  nature.  Et  c'est  bien  là  l'origine  du  fantastique  tel  que  le  con- 
çoit E.  Deschamps. 

Il  usa  peu  du  fantastique  macabre  qui  assombrit  l'imagination 
française  au  début  du  siècle,  que  Balzac  ne  dédaigna  point  et  qu'on 
retrouve  encore  dans  quelques  œuvres  de  Th.  Gautier.  Il  n'accueillit 
guère  plus,  dans  ses  contes,  les  fées  et  lutins  si  chers  à  Nodier,  cjue  les 
sorcières,  les  démons,  les  spectres,  les  vam})ires.  Par  contre  il  s'at- 
tacha au  merveilleux  vraiment  moderne,  à  celui  qui  a  passionné  les 
lecteurs  de  la  fin  du  xix^  siècle,  depuis  l'apparition  des  œuvres  d'Ed- 
gar Poë  jusqu'à  celles  de  Maeterlinck,  et  qui  consiste  essentiellement 
dans  l'analyse  des  états  profonds  et  mystérieux  de  la  personnalité 
humaine.  Ces  deux  maîtres  étrangers  ont  eu  d'ailleurs  en  France  des 
précurseurs  illustres  et  qui  sont  bien  de  notre  pays.  Rien  n'est  ])lus 
honorable  pour  Emile  Deschamps  ([ue  de  se  trouver  parmi  les  initia- 
teurs de  ce  courant  nouveau,  et  qu'on  puisse  citer  son  nom  à  côté  de 
celui  de  Balzac,  de  Gautier,  de  Gérard  de  Nerval. 

Emile  Descham})S,  comme  eux,  a  toujours  été  préoccupé  de  la 
question  complexe  des  rapports  du  physique  et  du  moral.  Il  y  avait 
peu  de  temps  que  la  science  avait  commencé  d'explorer  cet  abîme  du 
système  nerveux.  Balzac,  qui  se  tenait  au  courant  des  plus  récentes 
découvertes,  dédiait  son  Père  Goriot  à  Geoffroy  Saint-Hilairc  et  ne 
manquait  jamais  de  recourir  à  la  ])hysiologio  pour  expli((uer  le  carac- 
tère de  ses  personnages  ^.  Deschanq)s  n'avait  sans  doute  jamais  lu 

1.  Œ.  c,  t.  m,  p.  ]'j'.). 

2.  Le  Breton.  lialzac,  l'Homme  et  l'Œuvre^  1904.  A  propos  de  rinfluciice  de 
LavaJer  et  df  Gall  sur  Balzae,  cf.  F.  Baldi;uspergor.  Les  Théories  de  Lavaler 
dans  la  litléralure  française,  p.  07  des  Eludes  d'histoire  littéraire,  2°  série. 


462  EMILE     DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

Cuvier,  ni  Geoffroy  Saint-Hilaire  ni  Bichat  ;  mais  la  théorie  de  la 
physiognomonie  de  Lavater  avait  intéressé  tous  les  hommes  de  sa 
génération.  Lui-même,  il  cite  Gall,  le  créateur  de  la  Phrénologie,  qui 
prétendait  saisir  le  secret  des  caractères  non  seulement  en  obser- 
vant le  visage,  les  gestes,  les  démarches,  mais  encore  en  palpant  la 
tête  des  sujets  qu'il  étudiait. 

Dans  ce  conte  si  curieux,  intitulé  René-Paul  et  Paul-René,  Emile 
Deschamps  suppose  que  le  célèbre  phrénologiste  avait  visité  les 
deux  frères  jumeaux,  un  jour  qu'ils  étaient  malades. 

Et  quand  il  eut,  dit-il,  obser\'é  de  près  et  touché -de  la  main  ces  deux 
têtes,  ou  plutôt  cette  double  tête,  il  recula,  comme  effrayé  de  leur  miracu- 
leuse conformité,  et  murmurant  entre  ses  dents  :  Voilà  des  cerveaux  qui 
peuvent  accumuler  d'étranges  et  terribles  s^-mpathies  sur  leurs  destinées, 
car,  ajouta-t-il  à  un  jeune  médecin  qui  l'accompagnait,  tous  nos  événe- 
ments sont  en  nous,  et  notre  avenir  se  formule  sur  notre  organisation, 
laquelle  est  tout  entière  dans  notre  cerveau.  Si  par  exemple,  ces  pauvres 
enfants,  une  fois  dans  l'âge  des  passions,  devenaient^... 

Achevons  la  phrase  interrompue  du  docteur  :  «  S'ils  devenaient 
amoureux,  ils  le  seraient  de  la  même  femme  »,  nous  aurons  exprimé 
le  sujet  du  conte  et  indiqué  le  dénouement  :  les  deux  frères  auront 
beau  se  quitter,  aller,  pour  se  fuir,  au  bout  du  monde,  un  même 
amour  les  ramènera  l'un  vers  l'autre  ;  la  jalousie  tuera  celui  qui  n'est 
point  aimé,  et  la  mort  du  pauvre  jaloux  entraînera  celle  de  son  frère. 

Ainsi,  s'écria  l'infortuné  survivant,  avant  d'expirer,  nul  ne  peut  faire 
son  sort  ;  nous  étions  prédestinés.  Notre  organisation  a  été  plus  forte 
que  toutes  nos  combinaisons.  D'un  bout  du  monde  à  l'autre,  Elvire, 
Zéila  sont  la  même  femme  et  ne  pouvaient  être  que  la  même  femme  ! 
C'est  la  fatahté  antique.  Toutes  les  monstruosités  n'ont-elles  pas  dû  suivre 
une  naissance  monstrueuse  ^  ? 

Si  Emile  Deschamps  s'est  inquiété  du  rôle  mystérieux  que  joue 
notre  organisation  physique  dans  notre  destinée,  il  ne  s'est  pas  moins 
préoccupé  des  singularités  de  notre  vie  psychologique. 

Dans  la  préface  de  la  relation  d'accidents  étranges  qui  hii  étaient 
arrivés  dans  le  cours  de  son  existence  et  qu'il  intitula  :  Mon  Fantas- 
tique, Emile  Deschamps  expose  sur  ces  obscures  questions  sa  théorie, 
n  croit  aux  pressentiments,  à  la  clairvoyance  de  certains  rêves,  aux 
visions,  aux  intuitions,  aux  coïncidences  surnaturelles  : 

Le  monde  matériel  et  visible,  dit-il,  est  encombré  d'impénétrables 
mystères,  de  phénomènes  inexplicables,  et  on  ne  voudrait  pas   que  le 

1.  Œ.  c,  t.  III,  p.  166. 

2.  Ibid.,  p.  179. 


LE    CONTE    FANTASTIQUE  463 

monde  intellectuel,  que  la  cie  de  rame  qui  tient  déjà  du  miracle,  eussent 
aussi  leurs  phénomènes  et  leurs  mystères. 

L'idée  d'une  sorte  de  déterminisme  moral,  analogue  à  celui  que  les 
savants  découvrent  dans  le  monde  physique,  mais  indépendant  de  ce 
monde,  et  n'obéissant  qu'à  des  lois  siii  generis,  lui  paraît  pleine  de 
probabilités. 

Pourquoi  telle  bonne  pensée,  telle  fervente  prière,  tel  mauvais  désir 
n'auraient-ils  pas  la  puissance  de  produire  ou  d'appeler  certains  événe- 
ments, des  bénédictions  ou  des  catastrophes,  comme  le  gland  produit  le 
chêne,  comme  les  fleurs  attirent  la  rosée,  comme  l'aiguille  aimantée  appelle 
le  tonnerre  ?  Pourquoi  n'existerait-il  point  des  causes  morales  comme  il 
existe  des  causes  physiques,  dont  on  ne  se  rend  pas  compte  ?  et  pour- 
quoi les  germes  de  toutes  choses  ne  seraient-ils  pas  déposés  et  fécondés 
dans  la  terre  du  oœur,  pour  éclore  plus  tard  sous  la  forme  palpable  des 
faits  ^  ? 

Théophile  Gautier  qu'on  pourrait  croire  fort  éloigné  de  préoccupa- 
tions de  cette  nature  en  était  au  contraire  obsédé.  Il  nous  apparaît 
dans  Mademoiselle  de  Maupin  tourmenté  par  ces  problèmes  de  psy- 
chologie intime  : 

Ce  que  je  fais  a  toujours  l'apparence  d'un  rêve,  fait-il  dire  à  son  héros  ; 
mes  actions  semblent  plutôt  le  résultat  du  somnambulisme  que  celui  de 
la  libre  volonté  :  quelque  chose  est  en  moi  que  je  sens  à  une  grande  pro- 
fondeur, qui  me  fait  agir  sans  ma  participation  et  toujours  en  dehors 
des  lois  communes  ;  le  côté  simple  et  naturel  des  choses  ne  se  révèle  à 
moi  qu'après  tous  les  autres,  et  je  saisirai  tout  d'abord  l'excentrique  et 
le  bizarre  :  pour  peu  que  la  ligne  biaise,  j'en  ferai  bientôt  une  spirale 
plus  entortillée  qu'un  serpent  ;  les  contours,  s'ils  ne  sont  pas  arrêtés  de 
la  manière  la  plus  précise,  se  troublent  et  se  défornient.  Les  figures  prennent 
un  air  surnaturel  et  vous  regardent  avec  des  yeux  effrayants  ^. 

Emile  Deschamps,  comme  Th.  Gautier,  perdait  souvent,  s'il  faut 
l'en  croire,  le  sentiment  de  faire  partie  normalement  de  lu  réalité,  du 
monde  présent,  et  reconnaissait  soudain  des  êtres  et  des  choses  qu'il 
n'avait  jamais  vus,  ou  croyait  les  aj)ercevoir,  quand  ces  objets  él  aient 
pourtant  fort  loin  de  lui.  Un  jour,  dans  son  enfance,  où  il  visitait 
Orléans  pour  la  première  fois,  il  eut  l'impression  vive  que  cette  ville 
lui  était  connue,  et  réellement  il  s'y  reconnaissait  tout  de  suite  ;  rien 
ne  l'embarrassait.  Une  autre  fois,  son  maître  de  pension  lui  annonce 

1.  Œ.  c,  t.  III,  p.  241. 

2.  Th.  Gaiilicr.  MademoiacUe  de  Maupin.  Paris,  Charpciilier,  18'i5,  p.  267. 
Il  faut  noter  sur  cf;  beau  livre  riiiiliicnce  du  FragolcHa  d'Henri  de  Lalouche 
(1829),  un  cas  d'hermaplirodisme  dont  ce  dernier  avait  déjà  tire  d'intéressantes 
réflexions  sur  l'amour  et  sur  l'art. 


464  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

comme  une  simple  nouvelle,  que  sa  mère  était  malade.  —  «  Non, 
monsieur,  reprit-il,  elle  est  morte.  » 

Alors  ma  tête  tomba  sur  son  épaule,  et  je  demeurai  immobile  de  déses- 
poir, mais  non  de  surprise. 

Cette  nuit  même,  il  avait  vu  sa  mère  en  songe,  qui  l'appelait  d'une 
voix  très  faible. 

Rien  au  monde  ne  m'avait  préparé  à  cette  nouvelle  ni  à  ce  rêve,  et  la 
veille  encore,  ainsi  que  tous  les  enfants,  je  ne  songeais  pas  que  ma  mère 
pût  mourii  an  jour  !  Comment  veut-on  que  mon  cœur  ne  soit  pas  devenu 
superstitieux  ^  ? 

Une  autre  fois,  c'était  dans  une  promenade  nocturne,  comme  il 
s'était  égaré  et  rentrait  fort  tard  au  château  où  des  amis  l'attendaient, 
il  crut  apercevoir  une  sorte  de  fantôme  de  femme  qui  faisait  route 
avec  lui,  et,  glacé  d'épouvante,  il  reconnut  en  elle  une  jeune  fdle  de 
Bordeaux  qu'il  avait  vue  l'année  dernière  chez  ses  hôtes. 

J'appris  au  château  qu'on  venait  de  recevoir  la  nouvelle  de  son  mariage 
et  je  frémis  en  racontant  mon  aventure...  Huit  jours  après,  nous  reçûmes 
l'avis  de  sa  mort  ^. 

L'imagination  d'Emile  Deschamps,  dans  l'habitude  de  la  vie  et 
particulièrement  dans  certaines  périodes  de  crise,  était  comme 
hantée  par  le  surnaturel,  et  c'est  ce  qui  nous  permet  de  lui  comparer 

1.  Œ.  c,  III,  p.  245. 

2.  Ihid.,  III,  p.  248.  - —  Nous  avons  signalé  plusieurs  fois  le  don  de  '<  seconde 
vue  »  dont  Emile  Deschamps  se  croyait  doué.  Il  avait  en  1827  composé  une  com- 
plainte prophétique  sur  la  mort  de  Charles  X.  En  1848  il  aurait,  s'il  faut  l'en 
croire,  prévu  dès  le  mois  de  mars  les  terribles  émeutes  de  juin.  Voi^i  sur  ce  point 
singulier  de  la  psychologie  de  notre  auteur  une  lettre  qu'il  adressa  à  M.  et  à 
jyjme  de  L^  Sizeranne,  à  Tain  (Drôme)   : 

Versailles,   27  juin  1848. 
Chers  Amis, 

Sans  doute  vous  êtes  assez  bons  pour  avoir  de  l'inquiétude  pour  nous.  J'ai  dû  réfugier 
Aglaé  à  Versailles.  Elle  est  là  dans  un  port  contre  la  tempête  rouge.  Moi,  je  viens  de  temps 
à  autre.  Enfin,  il  ne  nous  est  arrivé  aucun  mal  matériel,  mais  nous  avons  le  cœur  navré  comme 
vous  ! 

Je  ne  vous  dis  rien  des  choses  —  les  journaux  parlent  tanl  !  Justement  je  viens  pleurer 
avec  vous  l'archevêque  de  Paris  —  c'est  la  mort  d'un  martyr  !  et  il  avait  eu  tant  de  bontés 
pour  moi,  lors  des  crèches  et  depuis  !  Nous  sommes  consternés  et  il  est  heureux  ! 

J'avais  dit  à  M™«  de  Guiraud  :  restez-nous  jusqu'au  15  juin.  On  ne  se  battra  dans  Paris 
que  dans  la  2^  quinzaine  de  juin.  C'était  encore  un  effet  de  ma  seconde  vue  —  car  j'ajoutais 
—  dès  le  mois  de  mars  —  la  iin  de  juin  sera  épouvantable  ! 

Et  je  n'ai  pris  aucune  précaution  pour  moi-même.  C'est  que  Dieu  ne  donne  pas  aux  pro- 
phètes, qui  ne  sont  pas  des  saints,  la  foi  en  leurs  propres  paroles. 

Cela  n'en  est  pas  moins  fort  singulier  :  j'ai  prédit  la  chute  et  le  moment. 

Je  ne  prédis  plus  qu'une  chose  en  ce  moment,  c'est  que  nous  vous  aimerons  tous  toujours 
et  plus  que  tout...  etc..  etc. 

(Lettre  inédite  communiquée  par  M.   Robert  de  La  Sizeranne.) 


LE    COTE    FANTASTIQUE  465 

encore  Th.  Gautier,  Gautier  qui  croyait  au  mauvais  œil,  qui  voyait 
quelquefois  la  mort  le  guetter  dans  l'ombre,  et  qui  nous  donne  encore, 
dans  Mademoiselle  de  Maupin,  une  explication  imprévue  et  bien 
intéressante  de  son  goût  pour  un  art  de  pure  forme.  S'il  fut  ainsi 
exclusif,  ce  fut,  dit-il,  «  par  une  espèce  de  réaction  instinctive  ».  Il 
était  effrayé  de  la  pente  q\u  l'entraînait  au  fantastique. 

Aussi,  ajoute-t-il,  je  me  suis  toujours  désespérément  cramponné  à  la 
matière,  à  la  silhouette  extérieure  des  choses,  et  j'ai  donné  dans  l'art 
une  très  grande  place  à  la  plastique.  Je  comprends  parfaitement  une  statue, 
je  ne  comprends  pas  vm  homme. 

Ainsi  Gautier  trouve  en  abondance  des  formules  qu'Emile  Des- 
champs pouvait  lui  envier  : 

Où  la  vie  commence,  je  m'arrête  et  recule  elTrayé...  Le  phénomène 
de  la  vie  me  cause  un  étonnement  dont  je  ne  puis  revenir.  Je  ferai  sans 
doute  un  excellent  mort,  car  je  suis  un  assez  pauvre  vivant,  et  le  sens  de 
mon  existence  m'échappe  complètement.  ^ 

C'est  cette  obscurité  des  problèmes  relatifs  à  la  vie  (pii  inclinaient 
ces  poètes  au  merveilleux. 

En  revanche,  ajoutait  Gautier,  je  comprends  parfaitement  l'inintel- 
ligible !  les  données  les  plus' extravagantes  me  semblent  fort  naturelles, 
et  j'y  entre  avec  une  facilité  singidière.  Je  trouve  aisément  la  suite  du 
cauchemar  le  plus  capricieux  ^. 

Emile  Deschamps  raisonne  encore,  là  où  Gautier  sinq)Iement 
constate  : 

Pourquoi  l'homme  ne  pourrait-il  point,  par  un  songe...  être  averti 
quelquefois  de  quelque  événement  futur  qui  intéresse  son  Ame...  L'esprit 
n'a-t-il  donc  pas  aussi  son  atmosphère  dont  il  peut  pressentir  les  varia- 
tions ^  ?... 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  théorie  qu'esquisse  Emile  Descham]is,  nous 
remarquerons  pour  conclure,  que  dans  la  relation  intitulée»  :  Mon 
Fantastique,  Deschamps,  comme  Gérard  de  Nerval  dans  jnaints 
endroits  de  ses  œuvres  et  en  particulier  dans  le  licve  et  la  ^'ie,  eut  l'idée 
de  recueillir  ses  souvenirs  personnels  en  fait  d'événeineiils  tnerveil- 
leux. 

Depuis  (pie  je  me  connais,  écrit  Deschamps,  dc]>uis  (|ue  je  sais  lire  et 
écrire,  tout  ce  qui  m'arrivait  de  surnaturel,  je  le  consi^ruais  sur  le  pre- 
mier papier  que  je  trouvais...  Ce  sont  des  mémoires  d'un  singulier  genre  ^. 

1.  Th.  Gaulitr.  Madentoiaellc  de  Maujuii.  Ibidem,  p.  2G7. 

2.  Œ.  c,  t.  III,  p.  242. 

3.  Ibid.,  p.  2^3. 

30 


466  EMILE    DESCHAMPS    CONTEUR    ET    MORALISTE 

Nous  ne  discuterons  pas  la  valeur  objective  de  ces  observations 
faites  sur  soi  par  un  artiste  ;  ce  que  nous  avons  à  retenir  ici  pour  l'his- 
toire littéraire,  c'est  que  cette  partie  des  œuvres  d'Emile  Deschamps, 
bien  que  presque  oubliée,  n'est  pas  sans  rapport  avec  le  développe- 
ment actuel  de  la  littérature  contemporaine.  De  telles  œuvres,  après 
celles  de  Th.  Gautier  et  de  Gérard  de  Nerval,  rejetées  dans  l'ombre 
par  l'épanouissement  de  l'école  réaliste  et  le  succès  du  roman  natura- 
liste, sont  dignes  d'attirer  à  nouveau  l'attention  d'un  public  fatigué 
des  drames  de  l'adultère  et  de  l'argent,  plus  curieux  de  psychologie 
et  «  penché  du  côté  du  mystère  ». 


LIVRE    IV 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    D'EMILE    DESGHAMPS 
A    VERSAILLES 


L'ÉCOLE     PARNASSIENNE 

ET 

L'HUMANISME    D'UN    POÈTE    ROM.\NTIQUE 


CHAPITRE  PREMIER 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    GENERATION    PARNASSIENNE. 


«  Ce  n'est  pas,  ainsi  qu'on  l'a  souvent  répété,  en  1848,  c'est  en  1845 
qu'Emile  Deschamps  est  venu  habiter  Versailles  »,  écrit  M.  A.  Ta- 
phanel,  «  et  c'est  à  dater  de  ce  moment,  remarque-t-il  encore,  que  sa 
correspondance  devint  très  active.  » 

En  même  temps  qu'il  quittait  Paris,  plusieurs  de  ses  amis  se  retiraient 
en  province.  L'Empire  vint  bientôt  achever  1^  dispersion.  Les  uns,  comme 
du  Clésieux,  comme  Jules  de  Rességuier  s'allèrent  cacher  au  fond  de 
quelque  manoir  breton  ou  dans  la  banlieue  de  Toulouse  ;  Antoine  dé 
Latour,  attaché  à  la  famille  d'Orléans,  l'avait  suivie  hors  de  France  ; 
d'autres,  courtisans  d'un  exil  moins  définitif  et  surtout  moins  résigné 
que  celui  des  princes,  avaient  escorté  l'éclatant  départ  d'Hugo.  D'autres, 
simplement,  avaient  accepté  la  conquête  et  passé  à  l'ennemi  ^. 

En  vérité,  la  génération  à  laquelle  appartenait  Emile  Deschamps 
achevait  de  s'éteindre.  Soumet  et  Guiraud  étaient  morts,  Henri  de 
Latouche  et  Jules  Lef èvre,  ainsi  qu'Alfred  de  Musset,  Alfred  de  Vigny, 
Brizeux,  allaient  disparaître.  On  comptait,  au  début  de  l'Empire,  les 
rares  survivants  de  l'âge  romantique. 

Une  génération  nouvelle,  celle  qu'on  a  joliment  appelée  «  le  regain 
de  1830  )),  Gautier,  Leconte  de  Lisle,  Banville,  Baudelaire  et  leurs 
amis  Philoxène  Boyer,  Asselineau,  Paul  Juillerat,  Edouard  Grenier 
occupaient  alors  la  scène  littéraire  et  se  plaisaient  à  paraître  fidèles 
à  leurs  vieux  maîtres,  à  ceux  qu'ils  regardaient  comme  les  contem- 
porains d'une  ère  héroïcpie,  Emile  Deschamps  et  son  frèro  Antoni 
ont  bénéficié  d'un  culte  qui  allait,  il  faut  bien  l'avouer,  surtout  à  leur 
âge  et  joui  de  ces  charmants  hommages  jusqu'à  la  fin  de  leur  vie. 
Nous  verrons  à  peu  près  tous  les  adeptes  de  la  jeune  École  parnas- 
sienne,   Glatigny,    Mondes,    Verlaine,    Coppée,   faire    dévotement  le 

1.  Achille  Taphancl.  Emile  Deschamps  à  Versailles,  p.  11.  (Extrait  de  la  Revue 
de  l'Histoire  de  Versailles  et  de  Seine-et-Oise,  1910.) 


470  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

pèlerinage  de  Versailles  pour  recevoir  des  mains  du  vieux   sachem 
romantique  les  signes  sacrés  de  la  Muse. 

Mais  revenons  aux  années  de  transition,  toutes  voisines  des  derniers 
succès  mondains  du  Parisien  qu'avait  été  Emile  Deschamps.  On  s'ac- 
coutumait malaisément  à  son  absence  dans  les  théâtres  et  dans  les 
salons,  voire  même  sur  le  boulevard  et  au  Ministère,  et  le  poète  Paul 
Juillerat,  fonctionnaire  comme  lui,  et  qui  devait  même  devenir  sous 
l'Empire,  en  1860,  chef  du  Bureau  de  la  Librairie  au  Ministère  de 
l'Intérieur,  fut  l'interprète  de  ces  sentiments  dans  une  jolie  épître 
qu'il  intitula  V Adieu  : 

Vous  nous  quittez,  ami,  c'est  l'esprit  qui  nous  quitte. 
Versaille  et  son  palais 

Sa  chapelle  muette  aux  splendides  vitraux, 

Ses  lacs  sans  ouragan,  ses  moelleuses  pelouses, 

Ses  orangers,  dont  Malte  et  Naples  sont  jalouses, 

Les  abris  parfumés  de  son  immense  parc, 

Ses   bassins   de  porphjTe 

Versaille,  avec  ses  bois  pleins  de  mystère  et  d'ombre, 
Pour  l'artiste  d'élite  a  des  attraits  sans  nombre. 
Aussi,  n'êtes-vous  pas  malheureux  !  Mais  les  autres  ! 

Ceux   qui  puisaient 

Le  suc  de  leur  pensée  à  vos  vives  leçons. 
Comment  graviront-ils  jusqu'au  sommet  du  beau, 
Loin    de    vous  ? 

Et  le  monde  élégant,  que  veut-on  qu'il  devienne, 
Lui  qui  défiait  Londre  et  Pétersbourg  et  Vienne, 
Lui  que  votre  atticisme  éblouissait,  et  lui 
Qui,  sans  vous,  serait  mort  d'une  attaque  d'ennui. 

Paris,  l'ingrat  Paris,  s'afflige  bien  plus,  s'il  faut  en  croire  Paul 
Juillerat,  de  l'exode  d'un  esprit  comme  Deschamps,  que  de  l'exil  de 
ses  rois  : 

II    a    l'âme   inquiète. 

Maintenant  qu'il  s'agit  d'un  aimable  poète. 

Car  il  tient  à  son  pain  bien  moins  qu'à  son  plaisir. 

S'il  vous  laisse  partir,  ce  n'est  pas  de  son  gré. 
Non,  il  n'ignore  pas  qu'il  se  renonce  presque. 
Que  vous  êtes  son  coin  charmant  et  pittoresque... 

Deschamps  est  en  effet  de  ceux  en  qui  l'esprit  parisien  s'est  tou- 
jours  reconnu   : 


l'âge   de  la  retraite  471 

Car  vous  l'avez  servi  de  plus  d'une  manière  : 

Citoyen,  vous  l'aidiez  à  sortir  de  l'ornière, 

Où  l'avait  abîmé  cet  effrayant  cahot  ^. 

Poète,  aux  vicieux  qui  veulent  parler  haut, 

Vous  osiez  infliger  d'utiles  flétrissures  ; 

Causeur,  vous  appliquiez  sur  les  sourdes  blessures. 

Que  fait  à  son  repos  le  vote  universel, 

D'un  mot  fin  et  sensé  l'irrésistible  sel. 

Si  bien  que  votre  verve,  alerte  à  tout  décrire, 

De  ce  qui  l'attristait,  maintes  fois  l'a  fait  rire  ^. 

Emile  Deschamps,  par  les  saillies  de  son  humeur  frondeuse,  par 
ses  bons  mots,  avait  été,  sous  deux  régimes  aussi  différents  que  là 
Restauration  et  la  Monarchie  de  Juillet,  l'un  des  spirituels  représen- 
tants du  rire  parisien,  rire  innombrable  en  vérité.  Il  lui  restait  encore 
vingt  ans  à  vivre,  quand  il  quitta  Paris,  et  sa  vieillesse,  plus  verte  que 
la  jeunesse  de  bien  des  gens,  fut  sous  le  Second  Empire,  un  des  soui"ires 
du  mélancolique  Versailles. 

Pourquoi  cette  retraite  prématurée,  si  l'on  songe  qu'il  devait  vivre 
quatre-vingts  ans  ?  Et  pourquoi  cette  retraite  à  Versailles  ? 

Il  est  certain  que,  depuis  la  crise  que  sa  santé  avait  subie,  en  1842, 
le  séjour  de  Paris  lui  était  peu  recommandé  :  cette  vie  de  plaisirs  et 
d'études,  qu'il  prétendait  mener  de  front,  ne  convenait  plus  à  son 
tempérament  fatigué.  11  devait  sûrement  s'appliquer  à  lui-même  le 
bon  mot  que  lui  inspirait  à  cette  date  l'âge  de  son  ami  Ressé- 
guier  : 

Jnies  assurément  n'est  pas  vieux,  seulement  il  y  a  quelque  temps  qu'il 
est  jeuue. 

De  plus,  la  fonction  de  chef  do  bureau  au  Ministère  des  Finances 
avait  beau  avoir,   aux  yeux  du  monde,  l'aspecL  d'une  sinécure  ^,  elle 

1.  Deschamps  était  venu  habiter  Versailles  en  1845,  mais  il  ne  s'y  installa 
définitivement  qu'après  la  Révolution  de  48,  à  laquelle  Juillerat  fait  ici  allu- 
■ioD. 

2.  Paul  Juillerat  était  le  fils  d'un  pasteur  qui  présida,  un  1816,  à  Paris  le  con- 
sistoire de  l'Église  réformée.  Chef  de  division  de  l'Imprimerie  et  de  la  Librairie 
au  Ministère  de  l'Intérieur,  il  débuta  dans  les  lettres  en  1837  par  un  recueil  do 
vers  intitulé  :  Lueurs  matinales  ;  en  1840,  il  publia  les  Solitudes  ;  en  1853,  des 
ISouvelles.  Il  fit  jouer  au  Théâtre  Français,  en  1854,  un  drame  antique  :  la  Reine 
de  Lesbos  et  à  l'Odéon,  le  Lièvre  et  la  Tortue,  comédie  en  1  acte.  Son  aclivilé 
littéraire  s'arrêta  vers  1860.  Il  donna  encore,  de  1850  à  1860,  quelques  nouvelles  : 
les  Manteaux  blancs,  les  Deux  balcons,  les  Soirées  d'octobre.  C'était  un  agréable 
écrivain  de  keepsake.  —  La  pièce  de  vers  que  nous  citons  se  trouve  à  la  biblio- 
thèque de  Versailles  dans  la  collection  des  manuscrits  d'Emile  Deschamps. 

3.  Les  archives  du  Ministère  des  Finances  ont  disparu  totalement  dans  l'in 
cendie  de  1871.   .Nous  n'avons  donc  pu  trouver  le  dossier  d'Emile  Deschamps. 


472  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

éteit  loin  d'en  être  une,  et  le  pauvre  poète  s'en  plaignait  un  jour  dans 
une  lettre  adressée  à  Vigny  ^. 

Nous  n'avons  pas  pu  savoir  si  Emile  Deschamps  resta  dans  sa 
fonction  jusqu'à  l'âge  de  la  retraite.  En  tous  cas,  il  ne  lit  rien  pour  le 
faire  reculer.  Il  aspirait  sans  doute  à  revenir  libre  de  toute  contrainte, 
à  son  Shakespeare  ^...  comme  il  disait,  et...  aux  madrigaux.  La 
santé  de  sa  femme,  sans  l'inquiéter  encore  comme  autour  de  1854, 
nécessitait  de  fréquents  voyages.  Il  fallait  donc  au  poète  vieillissant 
comme  au  tendre  mari  qu'il  était,  les  loisirs  de  la  retraite,  et,  s'il 
choisit  Versailles,  je  crois  que  c'est  tout  simple  :  M°^®  Deschamps  y 
retrouvait  sa  famille.  Sa  sœur,  M^^^  Dorothée  Viénot,  qui  épousa 
M.  Auguste  Tillos  avait  marié  sa  fille  à  un  M.  Labbé  qui  habitait 
Versailles.  Il  est  très  possible  que  cette  raison  d'ordre  privé  suffise  à 
expliquer  l'exode  d'Emile  Deschamps  ^. 

1.  Cité  par  Ern.  Dupuy.  Alfred  de  Vigny.  I.  Les  Amitiés,  p.  156,  note. 

2.  Au  jubilé  de  Shakespeare  célébré  à  Paris  le  23  avril  1864,  Emile  Deschamps 
lut  une  pièce  de  vers,  intitulée  :  Toast  au  banquet.  Cf.,  dans  les  Débals  du  23  avril, 
une  lettre  de  V.  Hugo,  du  24  une  lettre  de  G.  Sand  et  du  25  l'article  de  Jules 
Janin.  Cf.  un  jugement  de  Baudelaire  sur  Deschamps  dans  un  article  intitulé  : 
Anniversaire  de  la  naissance  de  Shakespeare  (avril  1864),  recueilli  dans  Œuvres 
posthumes.  Paris,.  Soc.  du  Mercure  de  France,  1908.  In-8°,  p.  308.  —  Sur  les 
Jubilés  de  Shakespeare,  cf.  l'ouvrage  de  Louis  Dépret..  Lille,  1873.  In-8o.  —  Voir 
aussi  dans  Littérature  et  histoire,  par  E.  Littré,  son  étude  intitulée  :  Nouvelle 
exégèse  de  Shakespeare,  ou  Interprétation  de  ses  principaux  drames  et  caractères 
sur  le  principe  des  races,  (Paris^  Didier,  1877).  A  signaler  dans  le  même  recueil 
la  Traduction  de  quelques  poésies  de  Schiller,  jar  Littré  et  une  étude  sur  Schiller 
et  d'Aubigné. 

3.  Ces  renseignements  sont  dus   à  ^l'^^  Léopold   Paignard. 


CHAPITRE  II 

VERSAILLES,  LES  POETES  ET  LES  SAGES. 


Les  Romantiques  en  général  n'ont  pas  été  indulgents  pour  Ver- 
sailles. Il  faut  attendre  jusqu'à  nos  jours  pour  voir  les  poètes  s'en- 
chanter de  la  solitude  de  son  parc  et  de  la  beauté  de  ses  horizons. 

Pour  la  génération  de  1830,  VArt  poétique  de  Boileau  gâtait  Ver- 
sailles. Musset  lui-même,  en  dépit  de  la  sympathie  qui  circule  sous 
l'ironie,  dans  son  poème  fameux  sur  Trois  marches  de  marbre  rose, 
voit  dans  Versailles  le  symbole  d'une  vie  triste  et  compassée,  d'une 
littérature  tirée  au  cordeau,  et  presque  tous  ses  contemporains  en 
sont  là.  —  La  réaction  classique  de  1840  et  d'autre  part  les  doctrines 
nouvelles  du  Parnasse  lui  furent  au  contraire  favorables.  On  travaillait 
à  le  restaurer  sous  Louis- Philippe,  pour  l'enlaidir,  il  est  vrai  ;  mais 
enfin,  l'inauguration  du  Musée  ^,  les  fêtes  royales  qu'on  y  donnait 
pour  tâcher  de  réconcilier  sinon  toutes  les  classes,  du  moins  toutes 
les  gloires  de  la  France,  rendaient  la  vogue  à  ces  grands  souvenirs, 
et  c'est  Deschamps  qui,  vers  le  milieu  du  siècle,  rappela  un  des 
premiers,  les  hommages  des  poètes  au  Palais  du  Grand  Roi  : 

Versailles. 

Voilà  le  solennel,  l'abandonné  Versaille, 
Qu'ose  seule  habiter  l'ombre  du  grand  Louis  : 
Des  fêtes  d'autrefois  mon  cœur  encor  tressaille  j 
Je  rêve,  et  les  héros  de  Lens  et  de  Marsaille, 
Les  dames  et  le  roi,  sous  mes  yeux  éblouis, 

1.  Ce  fut  le  samedi  10  juin  1837,  onze  jours  après  le  mariage  du  duc  d'Orléans 
avec  la  princesse  Hélène  de  Meckleml)ourg-Schwerin,  que  Louis-Philippe  inau- 
gura le  p.nlais  de  Versailles  transformé  et  dédie  à  toutes  les  gloires  de  la  France. 
Cf.  Journal  des  Débats  du  11  juin  1837.  L'Académie  Française  proposa  au  con- 
cours de  1830  ce  sujet.  M'"*'  Louise  Co'ct  eut  le  prix.  Ernest  Fouinct  obtint  une 
première  mention  honorable.  Cf.  Les  Poètes  lauréats  de  l'Académie  française, 
par  Edmond  ]5iré  et  Emile  Grimaud.  Paris,  Rraz,  18G4,  t.  II,  p.  127.  Voir  aussi 
le  poème  lyrique  de  Jules  Lefèvre  :  La  Résurrection  de  Versailles...  Paris,  1837, 
in-80. 


474  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

Tous,   fantômes  de  gloire  et  de  magnificence, 
Repeuplent  ce  palais,  solitaire  cité, 
Dont  aucun  roi  vivant,  dans  toute  sa  puissance, 
Ne  peut  remplir  l'immensité  ! 

Levez-vous  donc,  géants  exhumés  de  nos  fastes, 
Habitants  du  passé,  pressez-vous  sur  le  seuil  5 
Héroïsme,   génie,  arts  féconds,  vertus  chastes, 
Hôtes  sacrés,  à  vous  ces  olympes  trop  vastes, 
A  vous  parcs  et  châteaux,  nations  du  cercueil  ! 
Si  jamais  en  ce  lieu,  par  un  appel  suprême, 
Tout  ce  qu'avait  de  grand  la  France  est  évoqué, 
La  gloire  y  fera  foule,  et  dans  Versailles  même 
L'espace,  un  jour,  aura  manqué  ^  ! 

La  réputation  de  solennel  ennui  qui  désolait  Versailles  aux  yeux 
prévenus  des  Romantiques,  s'exprime  clairement  dans  les  vers  sui- 
vants qu'adressait  Alfred  Des  Essarts  ^,  le  père  du  futur  Parnassien, 
à  Emile  Deschamps,  après  une  visite,  faite  en  sa  compagnie,  dans  le 
Palais  désert  :  mais  on  y  voit  aussi  que  notre  poète  s'était  donné  la 
mission  de  réagir  contre  ce  préjugé  ^. 


Qui  t'a  rendu  la  vie,  ô  monument  royal  ? 
Qui  souffla  sur  ton  ombre,  ô  noir  Escurial  ? 
Où  je  laissai  le  soir,  j'ai  retrouvé  l'aurore  ; 
Où  la  nuit  se  voilait,  l'horizon  se  colore. 
L'âme  est  donc  revenue  où  les  voix  se  taisaient 
Et  l'abîme  est  fermé  que  les  siècles  creusaient  ! 

Un  poète  à  lui  seul  accomplit  ce  prodige  ; 
Il  jette  à  ce  passé  sa  parole  prestige, 
Amphion,  qui  refait,  par  le  charme  des  vers. 
Ce  que  fit  le  grand  Roi  pour  vaincre  l'univers. 

1.  Poésies  d'É.  Deschamps.  Édit.  1841,  p.  179.  C'est  Emile  Deschamps  qui 
a  écrit  l'article  Versailles,  au  t.  II.  p.  1471-1476  du  Paris-Guide,  par  les  prin- 
cipaux écrivains  et  artistes  de  France.  Paris,  A.  Lacroix,  Verboeckhoven  et  C'^, 
1867.  In-80. 

2.  Alfred  Des  Essarts,  bibUothécaire  à  la  Bibliothèque  S*®  Geneviève,  père 
d'Emmanuel  Des  Essarts,  lauréat  de  l'Académie  française,  poète  et  romanciei 
goûté  sous  le  second  Empire,  un  des  traducteurs  de  Dickens.  —  La  pièce  de  vers 
dont  nous  citons  un  passage  se  trouve  à  la  bibliothèque  de  Versailles  (Papiers 
d'Emile  Deschamps).  —  Sur  les  Des  Essarts,  voir  Alphonse  Daudet.  Trente  aris 
de  Paris.  Paris  (1888),  in-16,  p.  93. 

3.  Les  Panégyristes  poétiques  de  Versailles,  discours  prononcé  à  la  séance 
publique  annuelle  de  la  Société  des  sciences  morales,  lettres  et  arts  de  Seine-et- 
Oise,  par  Emile  Délerot.  Versailles,  1870,  in-8°,  p.  67.  — Cf.  aussi  Les  Voix  natales 
et  nationales,  par  Charles  Dcloncle  (de  Vayrols).  Paris,  Douniol,  1865,  in-16, 
p.  376,  une  pièce  intitulée  :   Versailles,  dédiée  à  Enule  Deschamps. 


VERSAILLES  ET  LES  POETES  475 

Il  u'a  cependant  pas  cette  puissance  altière 
Qui  veut  asservir  tout  jusques  à  la  matière  : 
Mais  il  est  le  poète  ;  et  de  ses  nobles  chants 
S'échappe  ce  parfum  qui  révèle  Deschamps. 

Mais  sortons  du  palais,  et  entrons  en  ville.  Il  faut  avouer  que  quel- 
ques années  avant  l'arrivée  d'Emile  Deschamps  et  d'un  certain 
nombre  de  Parisiens  distingués  comme  lui,  ce  devait  être  un  singulier 
milieu  que  la  société  versaillaise.  Evoquons-là  un  instant,  telle  qu'elle 
était,  sous  le  Premier  Empire  et  la  Restauration,  en  méditant  cette 
page  des  Mémoires  inédits  de  M'"®  de  Ménerville,  née  de  Montpreuil. 
On  ne  lit  pas  la  première  ligne,  notamment,  sans  une  certaine  inquié- 
tude: 

Versailles,  en  1805,  écrit  cette  dame  ^,  était  parfaitement  bien  habité. 
Beaucoup  d'émigrés,  rentrés  en  France  ou  par  l'amnistie,  ou  par  l'élimi- 
nation s'y  étaient  retirés,  n'ayant  plus  assez  de  fortune  pour  habiter 
Paris  et  désirant  ne  pas  s'en  éloigner  pour  solliciter  plus  facilement  leur 
radiation  ou  leur  rentrée  dans  quelques  portions  de  leur  fortune  ou  même 
des  places  pour  leurs  enfants.  L'ancienne  société  de  la  ville,  qui  se  com- 
posait des  membres  du  Tribunal,  des  avocats,  des  fonctionnaires  publics, 
de  quelques  négociants,  demeurait  dans  le  quartier  Notre-Dame  ;  ils 
vivaient  entre  eux  5  beaucoup  s'étaient  très  mal  montrés  en  1789  au 
départ  du  Roy  ;  d'autres  étaient  dévoués  à  Bonaparte.  Ils  avaient  très 
peu  de  rapports  avec  les  réfugiés,  qui  s'étaient  absolument  emparés  du 
quartier   Saint-Louis. 

Le  préfet,  M.  de  Montalivet,  avait  essayé  de  rapprocher  les  esprits. 
Il  avait  réuni  les  deux  sociétés  dans  les  bals  de  la  Préfecture.  On  s'y 
était  vu,  mais  chacun  avait  conservé  ses  préventions.  M.  de  Caumont  ^ 
\sic\,  qui  fut  nommé  préfet  après  M.  de  Montalivet,  fit  les  mêmes  efforts 
avec  aussi  peu  de  succès. 

M°ie  de  Ménerville  nous  dit  encore  qu'il  y  avait  deux  salons  à  la 
Préfecture,  et  que  les  deux  sociétés  s'y  installaient  les  jours  de  récep- 
tion, comme  en  deux  sortes  de  camps  retranchés.  Qu'aurait  pu  faire 
Emile  Deschamps  sur  un  tel  champ  de  bataille  ?  Il  aurait  fui  cer- 
tainement, en  laissant  son  bouclier,  comme  Horace. 

Par  bonheur,  le  temps  avait  coulé,  ainsi  que  ces  générations  irré- 
ductibles. Et,  par  bonheur  pour  le  développement  de  la  tolérance  et  de 
res[)rit  de  société,  le  sort  fit  —  secondé  en  cela  j)ar  la  volonté  de  Louis- 


1.  Ce  passage  a  paru  dans  la  Revue  de  L'Histoire  (le  Versailles  et  de  Seine  et 
Oise,  1903,  p.  120,  parmi  des  extraits  des  Mémoires  de  M.^*^  de  Ménerville... 

2.  Dans  V Annuaire  de  Versailles,  je  lis  constammeul  :  le  comte  Laumoiid.  — 
Cf.  Armoriai  du  premier  Empire,  tome  III,  |>.  58  :  Jean-Charlcs-Joscph  Launiond, 
comte  dr-  rEm[)irc  par  lettres  patentes  du  H)  août  1809. 


476  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

Philippe  —  que  M.  Aubernon  ^,  le  plus  aimable  des  préfets  de  tous 
les  temps,  et  sa  femme,  la  belle  M"^^  Aubernon,  demeurèrent  à  la 
préfecture  pendant  dix-huit  ans.  Emile  Deschamps  ne  put  guère  que 
recueillir  les  échos  des  réceptions  et  des  fêtes  que  donnèrent  ces 
Parisiens  accomplis.  Mais  les  traditions  de  libéralisme  et  d'élégance 
qu'ils  avaient  imposées,  par  leur  ascendant,  à  leurs  administrés  les 
plus  boudeurs  et  les  plus  hostiles,  ne  furent  pas  négligées  par  le  suc- 
cesseur de  M.  Aubernon,  en  dépit  des  haines  ravivées  par  la  chute  de 
la  Maison  d'Orléans  et  l'avènement  de  Napoléon  III.  Emile  Des- 
champs qui  fit  contre  le  nouveau  Régime,  malgré  ses  vieilles  sympa- 
thies bonapartistes,  une  campagne  d'innocentes  épigrammes  ^,  entre- 

1.  Notice  sur  M.  Aubernon,  pair  de  France,  préfet  de  Seine-et-Oise,  etc.,  publiée 
dans  les  Archives  des  hommes  du  jour,  revue  mensuelle...  par  MM.  Tisseron  et 
de  Quincy.  —  Fils  de  Philippe  Aubernon  qui  se  distingua  comme  administrateur 
dans  les  armées  du  Premier  Empire,  M.  Joseph- Victor  Aubernon  était  né  à 
Antibes  en  1783.  Adjoint  aux  commissaires  des  guerres  en  1802,  commissaire 
des  guerres  en  1808,  il  fit  les  campagnes  d'Ulm,  d'Austerlitz,  de  Dalmatie  et 
de  Wagram.  En  1810  il  fut  appelé  au  Conseil  d'Etat...  Préfet  de  l'Hérault  en 
1814,  il  demeura  fidèle  à  l'Empereur  pendant  les  Cent  jours  et  resta,  sous  la 
Restauration,  en  dehors  de  la  vie  publique.  Le  1^'  août  1830;  il  fut  nommé  préfet 
du  département  de  Seine-et-Oise,  il  s'était  acquis  par  son  administration  sage 
et  éclairée  des  sympathies  nombreuses.  Le  roi  l'avait  élevé  à  la  dignité  de  pair 
de  France. 

Sur  quelques  détails  de  l'administration  d'Aubernon  à  Versailles,  voir  :  Une 
Figure  versaillaise  du  siècle  dernier.  Ovide  Remilly  (1800-1875),  par  H.  Duhaut. 
[Revue  de  l'histoire  de  Versailles  et  de  Seine-et-Oise,  année  1914,  p.  282  et  sq.) 
Maire  de  Versailles  de  1837  à  1848  et  de  1852  à  1860,  puis  député  du  département 
sous  la  monarchie  de  Juillet  et  représentant  du  peuple  à  la  Constituante  de  1848 
et  à  la  Législative,  Remilly  avait  voué  une  sorte  de  culte  à  Lamartine  : 

Quanti,  plus  tard,  des  jours  si  sombres  arrivèrent  pour  Lamartine...  Ovide  Remilly...  fut 
de  ceux  qui  s'employèrent  à  son  service  avec  le  plus  beau  dévouemeilt  ;  et  son  auxiliaire  à 
Versailles  était  Emile  Deschamps.  «  Cette  douce  et  glorieuse  propagande  de  l'amitié,  vous 
et  moi,  nous  allons  la  faire  avec  effusion,  n'est-ce  pas  ?  »  Emile  Deschamps,  lui  écrivait  ains  i 
lors  de  la  souscription  nationale  de  1858,  dont  le  résultat  fut  décourageant...,  p.  319  du 
même  article. 

Sur  M.  et  M°^^  Aubernon,  cf.  Taphanel,  étude  sur  Emile  Deschamps,  dans 
Versailles  illustré,  avril  1896. 

2.  Quand  l'Empereur  rendit  visite  à  M.  de  Rothschild  au  château  de  Fer- 
rières,   Emile  Deschamps  aiguisa  ce  quatrain  malicieux   : 

(5  janv.   186  3). 
Une  chasse  a  Ferhières. 
Hier,  dans  la  visite  excessivement  haute 
Que  reçut  le  nouveau  traitant, 
]1  avait,  dit-on,  l'air  emprunté,  mais  son  hôte 
Avait   surtout   l'air  empruntant. 

Au  lendemain  d'une  représentation  du  Fils  de  Gihoyer,   le  28  janvier  1863  : 
La  pièce  des  Français  qui  fait  tant  guerroyer, 
On  l'a  permise  :  Eh  bien  !  faut-il  que  l'on  s'en  plaigne   ? 
Quand  le  père  est  admis  aux  chasses  de  Compiègne, 
Pourrait-on  empêcher  le  fils  de  gihoyer  ? 


LA    SOCIÉTÉ    VERSAILLAISE  477 

tenait  de  bonnes  relations  avec  la  Préfecture  ;  le  Comte  de  Saint-Mar- 
sault  s'efforça  d'y  jouer,  entre  les  différents  partis  qui  divisaient 
Versailles,  le  rôle  d'arbitre  et  de  conciliateur  que  M.  Auberaiou  avait 
tenu  excellemment. 

Emile  Deschamps  habita  longtemps  un  appartement,  situé  rue 
de  la  Paroisse,  n^  9,  tout  près  de  la  rue.  des  Réservoirs,  non  loin 
du  palais,  dans  le  voisinage  du  bassin  de  Neptune  et  de  l'allée 
qui  mène  à  Trianon.  Cette  partie  du  parc,  encore  toute  remplie 
des  souvenirs  du  xviii*^  siècle,  devait  enchanter  sa  mémoire  et 
lui  rappeler  son  vieux  père.  Lui-môme  ressemblait  davantage,  en 
vieillissant,  au  fin  lettré  du  temps  de  Louis  XV,  qui  avait  formé 
sa  jeunesse  ;  et,  quand  on  le  voyait,  nous  dit  iin  de  ceux  qui  l'ont 
alors  connu,  sortir  du  deuxième  et  dernier  appartement  qu'il  occupa 
à  Versailles,  5  bis,  boulevard  de  la  Reine,  vieillard  vêtu  avec  une 
élégance  raffinée,  on  croyait  saluer  l'apparition  d'un  marquis  de 
l'ancien  Régime. 

L'ex(]uise  urbanité  de  ses  manières  et  son  amabilité  ])ré\  enante 
l'avaient  fait  accueillir  de  tous  les  milieux.  De  même  qu'il  avait  réussi 
à  maintenir  autrefois,  entre  les  es])rits  les  plus  différents  du  Paris 
romantique,  une  sorte  de  trêve  de  la  tolérance  et  de  la  poésie,  ainsi, 
dans  sa  vieillesse,  il  visitait  à  Versailles  les  salons  les  plus  opposés 
comme  un  messager  de  paix. 

Tout  lui  était  un  prétexte  pour  semer  la  concorde  et  dévelop- 
per la  sympathie  réciproque  :  les  victoires  de  nos  armes  en  Cri- 
mée, en  Italie,  les  anniversaires  glorieux,  la  pitié  qu'inspire  uni- 
versellement l'enfance  malheureuse,  et  la  misère  des  pauvres  gens. 
C'est  ainsi  qu'il  a  composé  à  Versailles  d'innombrables  pièces  de 
circonstance,  dont  l'objet  prochain  ne  doit  jamais  nous  masquer 
la  pensée  secrète  ;  elles  lui  sont  toujours  inspirées  ])ar  le  désir  de 
rapprocher  les  cœurs  dans  un  sentiment  (jui  a  rempli  sa  vie,  la 
sociabilité. 

Le  préfet,  M.  de  Saiut-Marsault,  (|ui  apjtréciait  le  r(uu(Miis  })ré- 
cieux  d'un  tel  allié,  savait  ce  (\u'\\  faisait  cpiand  il  recourait  à  son 
talent  ])()ur  ses  œuvres  de  bienfaisance.  Nul  n'a  inauguré  ])lus  de 
crèches  à  Versailles  et  présidé  ]>liis  de  fêles  de  charité  «pi'bLmile  Des- 
champs à  cette  é])0(pi(;,  si  ce  n'est  ])(iurtaiil  son  amie,  M"*''  So])hie 
Gay,  la  mère  de  M'"^  de  Girardin,  qui,  dans  les  derniers  tenq)s  de  sa 
vie,  venait  régulièrement  j)asser,  nous  dit  Sainte-Beuve,  une  partie  de 
la  belle  saison  à  Versailles.  Elle  n'a  ])as  moins  contribué  «pie  notre 
poète,  à  cette  date,  à  rapprocher  les  nobles  du  quartier  Saint-Louis 
des  bourgeois  du  quartier  Notre-Dame.  Son  amitié  pour  la  famille 


478  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

de  Gramont  l'avait  attirée  à  Versailles  ^.  Elle  y  composa  quelques-uns 
des  ouvrages  où  revivaient  les  brillatits  souvenirs  de  l'ancienne  société  : 
la  Duchesse  de  Chateauroux,  le  Moqueur  amoureux,  la  Comtesse 
d' E gmont,  Marie-Louise  d^Orléans  et  le  Comte  de  Guiche. 

C'est  dans  son  salon  que  M^^^  Rachel  a  essayé  le  rôle  de  Cléopâtre,  écrit 
pour  elle  par  M'^^  de  Girardin,  fille  de  Madame  Gay.  M^^  la  C^^®  Merlin, 
Honoré  de  Balzac,  M.  de  Poudras  et,  dans  les  derniers  temps,  M.  Emile 
Deschamps,  rivalisaient  d'esprit,  de  ver\-e  et  de  bonne  humeur  avec  elle... 
Elle  s'entendait  à  merveille  à  organiser  des  fêtes,  des  matinées  musicales, 
où  elle  faisait  valoir  des  talents  ignorés  ^. 

C'était  un  des  plaisirs  que  s'accordait  son  indulgente  ironie,  parmi 
ceux  qu'elle  énumère  dans  ses  vers  consacrés  au  Bonheur  d'être  vieille. 
Enfin,  elle  fut,  au  commencement  du  Second  Empire,  un  élément 
liant,  trop  tôt  détruit  par  la  mort,  dans  la  société  versaillaise. 

Elle  était  parvenue,  dit  S*®-Beuve,  à  animer  un  coin  de  cette  ville  de 
grandeur  mélancolique  et  de  solitude.  Elle  y  avait  trouvé,  il  est  vrai, 
de  bien  vifs  et  spirituels  auxiliaires,  il  suffit  de  nommer  M.  Emile  Des- 
champs ^. 

Le  salon  de  Sophie  Gay,  celui  d'Emile  Deschamps  n'étaient  pas, 
à  Versailles,  les  seuls  centres  de  vie  et  de  mouvement.  A  côté  de 
quelques  grands  seigneurs  comme  le  duc  de  Gramont  et  le  duc  de 
Lu;yaies  (ce  dernier  surtout,  archéologue  éminent)  qui  accueillaient 
avec  faveur  les  gens  d'esprit,  il  y  avait  plusieurs  familles,  où  l'on 
entretenait  les  traditions  exquises  de  l'ancienne  société.  Les  familles 
de  Bourboulon,  de  Villers  et  de  Martinenc  étaient  de  celles-là. 
Emile  Deschamps  était  l'ami  du  vieil  amiral  de  Martinenc,  le  héros 
d'Algésiras  et  de  Trafalgar  *,  et  du  maréchal  Magnan,  qui  vint  aussi 
finir  ses  jours  à  Versailles.  Toute  une  colonie  de  Parisiens  illustres 
s'était  peu  à  peu  établie  dans  cette  ville  silencieuse  et  n'avait  pas 
tardé  à  en  accroître  le  charme.  Non  seulement  on  y  rencontrait 
de  glorieux  soldats  et  de  vieux  politiques,  des  sages  à  qui  les  fatigues 
de  l'âge  et  l'inquiétude  des  révolutions  conseillaient  la  retraite,  mais 
des  artistes  comme  Granet  furent  un  jour  séduits  par  le  paysage  de 


1.  Cf.  V.-A.  Leroi,  Histoire  de  Versailles.  1868,  2  vol.  in-S»,  tome  I,  p.  327. 
Elle  habitait' rue  Berthier,  nO  16. 

2.  V.-A.  Leroi.  Hist.  de  Versailles,  t.  I,  p.  327. 

3.  Causeries  du  Lundi,  3®  édition,  t.  VI,  p.  83. 

4.  Annuaire  de  Seine-et-Oise,  1863,  p;  323  :  notice  nécrologique  sur  le  contre- 
amiral  Jules  de  Martinenc,  mort  le  15  février  1860,  retiré  à  Versailles  depuis 
1841.  —  M'ie  Ernestine  de  Martinenc,  fille  de  l'amiral,  avait  épousé  M.  de  Bour- 
boulon, officier  de  marine. 


EDMOND    SCHÉRER    ET    ERNEST    BERSOT  479 

Versailles,  par  ses  horizons  ;  ils  ne  purent  s'en  détacher^.  Troyon  fut 
de  ceux-là,  ainsi  que  le  sculpteur  Pons,  l'élève  de  Pradier^  et  de 
David,  et  le  peintre  Wachsmuth,  un  des  bons  élèves  de  Gros.  Des 
philosophes,  à  leur  tour,  furent  touchés  par  la  grâce  de  Versailles. 
Ils  comptèrent  bientôt,  comme  ces  artistes  et  ces  gens  du  monde,  parmi 
les  relations  d'Emile  Deschamps,  je  veux  parler  de  Schérer,  de  Char- 
ton  et  de  Bersot. 

Des  relations  de  Schérer  et  de  Charton  avec  Emile  Deschamps 
nous  n'avons  rien  pu  savoir,  sinon  qu'ils  se  rencontraient  sûrement 
chez  leur  ami  commun  Bersot, 

Edmond  Schérer,  Emile  Deschsimps,  quelle  vivante  antithèse, 
dira-t-on  !  Quels  rapports  supposer  entre  l'austère  ministre  protes- 
tant et  cet  abbé  du  xviii^  siècle  !  Schérer  avait  eu  beau  rompre  avec 
Luther  et  Calvin,  il  n'en  demeurait  pas  moins  un  théologien  sans  la  foi. 
Esprit  profond,  âme  inquiète,  il  était  le  moins  liant,  le  moins  épicurien 
des  hommes,  le  moins  capable  de  goûter  un  disciple  de  Chaulieu,  de 
Berlin,  de  Parny,  Quant  à  Charton,  l'ardent  Saint-Simonien  qu'il 
avait  été  dans  sa  jeunesse,  n'avait  pas  renoncé  à  l'apostolat,  quand  il 
fonda  son  Magasin  pittoresque.  La  première  en  date  des  grandes 
entreprises  de  vulgarisation  scientifique  du  xix^  siècle  n'était  rien 
moins  à  ses  yeux  que  la  réalisation  des  idées  de  Diderot  sur  l'éducation 
populaire,  c'était  V Encyclopédie  renaissante.  Un  théologien,  un  apôtre, 
voilà  de  bien  terribles  partners  pour  un  poète  léger.  Je  ne  suis  cepen- 
dant pas  sûr  qu'ils  n'aient  pas  joué  le  whist  avec  Emile  Deschamps 
chez  le  subtil  et  charmant  Bersot  ^.  Bersot  a  adoré  Versailles  et  il  a 
écrit  sur  la  société  versaillaise  quelques  pages  d'un  sentiment  péné- 
trant et  d'une  ironie  douce,  qui  la  font  aimer  ^. 

Bersot  avait  rempli  au  Lycée  de  Versailles,  de  1845  à  1852,  les  fonc- 
tions de  professeur  de  philosophie.  Ce  libre  esprit  donna  sa  démission, 
quand  survint  le  coup  d'Etat.  Il  refusa  de  prêter  serment  à  l'Empire, 
mais  il  ne  ([uitta  pas  pour  cela  cette  ville,  qu'il  aimait  à  la  fois  parce 
qu'elle  était  voisine  de  Paris  et  qu'elle  en  était  franchement  dis- 
tincte. Ce  n'est  qu'a])rès  la  guerre  qu'il  dut  renoncer  à  Versailles 
pour  venir  diriger  l'Ecole  Normale.  Jusqu'à  cette  date,  il  se  conten- 
tait d'une  collaboration  brillante  au  Journal  des  Débats  et  demeura 
fidèle   à  son   petit  appartement  de  la  Place  d'Armes  de  Versailles, 

1.  Il  faut  voir,  au  Cabinet  des  dessins  du  Louvre,  l'admirable  série  des  aqua- 
relles inspirées  par  les  sites   de   Versailles  à  Granet. 

2.  Edouard   Grenier.   Souvenirs  lillcntires.    l'aris,   A.   Lcmcrrc,  in-lG,   p.   320. 

3.  Un  moralisle.  Etudes  et  pensées  d'Ernest  IJersol,  précédées  d'une  notice  bio- 
graphique par  Edmond  Schérer.  Paris,   Hachette,  1882,  in-16,  p.  235. 


480  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

dont  Schérer  a  si  bien  décrit  «  la  simplicité  philosophique  et  la  noble 
pauvreté  ». 

Je  le  trouve,  dit-il,  les  pincettes  à  la  main,  tisonnant  son  feu  en  réflé- 
chissant à  la  lecture  qu'il  vient  de  faire  ou  à  l'article  qu'il  prépare.  Ou 
bien,  c'est  le  printemps  et  je  le  rencontre  au  détour  d'une  allée,  au  milieu 
des  bouleaux  et  des  bruyères  du  bois  de  Satory,  errant,  cherchant  le  soleil, 
se  livrant,  grave  et  doux,  à  sa  passion  de  la  nature  et  à  son  penchant 
contemplatif  ^. 

Ce  sage,  qui  fait  songer  à  Vauvenargues,  ce  moraliste  stoïcien  qui 
adorait,  comme  Vauvenargues,  Voltaire  et  les  idées  du  xviii<^  siècle, 
devait  savoir  gré  à  son  voisin,  Emile  Deschamps,  de  lui  rappeler  les 
choses  et  les  gens  de  l'époque  qu'il  préférait.  Il  lisait  des  vers,  faisait 
de  la  musique,  ou  jouait  au  whist  avec  lui  dans  les  salons  de  Ver- 
sailles, où  ils  fréquentaient  tous  les  deux.  Peut-on  supposer  que  le 
philosophe  entraîna  parfois  le  spirituel  poète  dans  ses  promenades 
solitaires  ^  ?  Il  serait  charmant  que  Bersot  ait  pu  dire  d'Emile  Des- 
champs ce  que  Saint-Marc  Girardin  disait  de  lui  : 

Nous  sommes  deux  heureux  de  ce  monde,  nous  aimons  les  ajoncs  en 
fleurs. 

Ces  deux  âmes  si  différentes  avaient  entre  elles  quelque  affinité 
mystérieuse.  On  a  beaucoup  admiré  l'attitude  de  Bersot  dans  les 
épreuves  d'une  atroce  maladie,  mais  le  léger  Deschamps  ne  sut  pas 
moins  bien  supporter  pendant  sa  longue  vieillesse  les  cruelles  atteintes 
des  maux  les  plus  divers.  Malade  depuis  longtemps,  «  il  était  devenu, 
nous  dit  Ed.  Grenier,  un  objet  de  pitié  et  d'admiration  :  il  était 
aveugle  ^  ». 

Edouard  Grenier,  qui  a  beaucoup  fréquenté  Deschamps  à  Versailles, 
le  rencontrait  de  préférence  dans  un  salon  où  ils  étaient  tous  les  deux 
accueillis  de  longue  date,  chez  le  général  Pelletier. 

1.  Ibidem.  Notice,  p.  liv. 

2.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'ils  étaient  dans  les  meilleurs  termes.  Quand 
Bersot  maria  sa  nièce,  Deschamps  dut  lui  écrire  une  de  ses  plus  gracieuses  lettres 
et  nous  pouvons  citer  l'aimable  réponse  de  Bersot  : 

Arcacbon,  26  mai   18C8. 

Très  cher  poète.  Ma  nièce  et  mon  futur  neveu  étaient  près  de  moi  quand  j'ai  reçu  votre 
lettre  qu'ils  m'ont  immédiatement  [illisible]  ;  j'ai  eu  beau  leur  dire  que  tous  les  poètes  sont 
gascons,  que,  par  conséquent,  il  ne  fallait  pas  du  tout  se  fier  à  vous,  ils  ne  me  croient  pas 
et  sont  décidés  à  être  heureux  ensemble,  puisqu'Émile  Deschamps  l'a  dit. 

Enfin  il  faudra  bien  en  prendre  mon  parti.  Ajoutez  qu'ils  se  sont  connus  les  premiers  jours 
du  mois  de  mai  :  vous  connaissez  le  quatrain,  et  que  tout  ce  mois  de  mai  a  été  superbe  ;  il 
n'y  a  plus  moyen  de  douter  de  l'avenir.  —  Adieu  et  merci,  cher  poète. 

Bersot. 

(Collection   Paignard.) 

3.  Edouard  Grenier.  Souvenirs  littéraires,  p.  325. 


EMILE     DESCH.VMPS    ET    LES    PELLETIER  481 

Ils  avaient  connu  cet  officier  à  l'Arsenal,  dans  les  dernières  années 
de  la  vie  de  Charles  Nodier.  Le  général  avait  alors  coutume  d'y  con- 
duire ses  deux  filles,  EIisa-\\  ilhelmine  et  Frédériqu(;-\\  ilhelnùne. 

Blondes  et  gracieuses,  dit  Ed.  Grenier,  elles  y  venaient  avec  leur  père 
et  leur  aïeule  maternelle,  veuve  du  marquis  de  Langaleric,  d'une  vieille 
famille  protestante  réfugiée  en  Suisse  ^. 

Le  général  avait  fait  les  plus  brillantes  campagnes  de  l'Empirs. 
Il  avait  été  longtemps,  pendant  la  Restauration,  directeur  de  l'Écolo 
d'application  à  Metz  ;  puis,  en  1845,  il  avait  pris  sa  retraite  comme 
inspecteur  général  d'artillerie,  et  c'est  à  Versailles  qu'il  s'était  retiré 
avec  ses  deux  filles  ;  il  y  vécut  jusqu'à  sa  mort  survenue  en  1863, 

Un  poète  qu'il  ainxait,  Emile  Deschanqis,  ajoute  encore  Grenier,  écrivit 
sous  son  portrait  le  jour  de  ses  obsèques  quelques  vers  qui  le  peignent  : 
ils  commencent  ainsi  : 

Il  fut  grand,  il  fut  simple,  il  fut  bon,  il  fut  tondre. 
Et  c'était  vrai.  Y  a-t-il  un.  plus  bel  éloge  ^  ? 

Ce  qui  nous  intéresse  davantage,  c'est  que  l'aînéedes  filles  du  général 
Pelletier,  AP^^  Elisa,  devint  à  son  tour  l'amie  de  Deschamps  et  fut 
avant  son  mariage  au  moins,  l'Antigone  du  vieux  poète.  Infiniment 
distinguée  d'esprit  et  de  cœur,  elle  avait  su  plaire  à  Sainte-Beuve 
cpii  lui  adressa  un  délicieux  sonnet  et  songea  môme  un  moment  à 
l'épouser.  Très  versée  dans  la  connaissance  des  littératures  étran- 
gères, elle  traduisait  en  vers  les  chefs-d'œuvre  lyriques  anglais  et 
allemands  et  ce  talent  n'était  pas  pour  déplaire  à  Deschamps,  qui 
revoyait  en  elle  une  petite  fille  de  M'"'-'  de  Staël.  M^^^  Pelletier  était 
en  relations  avec  l'intime  ami  de  notre  poète,  Alfred  de  Vi^nv  qui 
avait  p(mr  elle  une  grande  estime,  et  nous  citerons  un  fra''-ment 
d'une  Ici  Ire  ([u'il  lui  adi'cssa,  |irécisénu'nt  un  adiuirjible  ébx'e  de 
Versailles.  Le  voici  :  après  avoir  évoqué  le  souvenir  charmant  des 
soirées  de  l'Arsenal  et  la  gracieuse  Marie  Nodier,  Vigny  en  vient  à 
parler  <le  Versailles  : 

...  Nr  \<(us  plaignez  j)as  tiop  do  cette  grande  ville  de  X'eisailles  ;  j'y 
ai  vécu,  je  l'aime  et  je  ne  l'ai  jamais  trouvée  trop  froide.  Ses  marbres  et 
ses  brori.zes  ont  des  flamnies  (;acbées  ;  ses  grands  bois,  tout  réguliers  qu'ils 
sonl.   reiifermeni  des  allées  très  irrégulières  et  très  sombres.  Leur  vue  a 


1.  Ivioliard  Grenier.  Une  femme  du  monde  poêle  :  llomnui'^e  à  In  mémoire  de 
Madame  Élisn  de  Villers...  Lecture  faite  ù  la  sociclc  d'éniiilalidu  du  Doubs  h 
r.i  déeenil)re   1888.    In-8",   j).   5. 

2.  Ibidem,  p.  G. 

31 


482  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

toujours  pour  moi  un  charme  profond  et  mélancolique.  Tout  n'est  pas 
majesté  dans  ses  souvenirs  et  la  passion  y  murmure  partout.  Vous  avez 
la  bonté  de  m'inviter  à  vous  y  revoir  ;  ne  défiez  jamais  un  fou  ni  un  poète  ; 
un  matin  vous  m'apercevrez  sur  le  seuil  de  votre  porte. 
{30  mai  1845.) 

1845  était  l'année  même  où  le  père  d'Elisa  Pelletier  passait  dans  le 
cadre  de  réserve  et  s'installait  à  Versailles. 

A  Paris  comme  à  Versailles,  écrit  Edouard  Grenier,  le  salon  du  G*^ 
Pelletier  était  des  plus  intéressants...  L'armée  et  la  littérature  s'y  cou- 
doyaient, et  Mesdemoiselles  savaient  y  attirer  et  y  retenir,  avec  les  vieux 
amis  et  les  anciens  élèves  de  leur  père,  les  écrivains  et  les  artistes  de  renom. 
En  février  1848,  le  jour  même  de  la  Révolution,  M^^^  Elisabeth  épousait 
le  capitaine  Durand  de  Villers,  aide-de-camp  du  G*i  Regnault  de  S'^-Jean- 
d'Angely,  qui  commandait  à  Versailles.  Elle  put  donc  rester  auprès  de 
son  père.  Le  mariage,  loin  de  la  détacher  de  ses  occupations  littéraires, 
sembla  donner  plus  d'essor  à  son  talent  poétique,  car  c'est  alors  qu'elle 
écrivit  des  traductions  et  des  nouvelles  qui  parurent  dans  diiïérents 
recueils  et  qu'elle  composa  les  meilleurs  de  ses  vers. 

Elle  avait  eu  le  bonheur  de  retrouver  à  Versailles  un  de  ses  amis  de 
Paris,  le  poète  Emile  Deschamps,  le  plus  aimable  et  le  plus  indulgent 
des  hommes.  Lui  aussi  avait  pris  sa  retraite  à  Versailles.  L'âge  l'avait 
atteint  de  la  pk  s  cruelle  des  infirmités  :  il  était  aveugle.  -  Mais  le  cœur 
et  l'esprit  du  poète  élaiert  restés  toujours  jeunes.  On  ne  pouvait  l'appro- 
cher, sans  être  pénétré  de  surprise  et  d'admiration  en  voyant  ce  que 
cette  invincible  amabilité  cachait  de  stoïcisme  au  fond.  En  effet,  il  était 
impossible  de  supporter  une  pareiUe  disgrâce  avec  plus  de  sérénité  et  de 
douceur.  Je  le  vois  encore  avec  ses  yeux  immobiles  et  sa  fraîche  figure 
encadrée  de  beaux  cheveux  blancs,  vous  accueillant  toujours  avec  joie 
et  le  sourire  aux  lèvres  :  caractère  vraiment  français,  où  la  vaillance  se 
déguisait  sous  la  gaieté  ;  poète  vraiment  rare,  car  il  était  modeste  et  sans 
envie.  Il  traitait  presque  tous  ses  confrères  de  grands  poètes  avec  une 
facilité  qui  charmait  même  ceux  qui  ne  se  reconnaissaient  aucun  droit 
à  un  titre  pareil  ^. 

Les  vers  suivants,  qu'il  dicta  un  jour  pour  M™^  de  Villers,  peignent 
avec  grâce  l'impression  que  laissaient  ces  aimables  réunions  de  Ver- 
sailles : 

•  Autour   du  piano  de   Madame  de  Villers. 

Comme  le  dieu  caché  jaillit  du  bloc  de  marbre 

Sous  le  ciseau  de  Canova  ; 
Comme  la  feuille,  «n  germe,  éclôt  au  front  de  l'arbre, 

Lorsque  le  printemps  lui  dit  :  Va  ! 
Comme  l'amour,  qui  dort  au  fond  d'une  jeune  âme, 

S'éveille    à    Fappel    d'un   regard... 

1.   Éd.  Grenier.  Une  Femme  du  monde  poète,  p.  9. 


LE    SALON    DE     m"^^    DE    VILLERS  483 

Ainsi  ces  purs  accents  et  ces  notes  de  flamme, 

Divin  langage  de  Mozart, 
Dorment,  froids  et  muets,  dans  leur  nuit  inféconde, 

.lusquà  l'heure  où,  tous  à  la  fois, 
Oiseaux  ressuscites,  ils  s'en  vont  par  le  monde, 

Avec  les  ailes  de  vos  doigts... 

Et  l'extase  les  suit,  et  tout  chagrin  repose, 

Et,  quand  cessent  vos  chants  vainqueurs. 

Ainsi  que  le  paifum  qui  survit  à  la  rose. 

L'écho  chante  encore  dans  nos  cœurs. 

Emile   Deschamps  ^ 

Tels  sont  les  vers  que  lui  inspirait  le  talent  musical  de  M'"^  de  Vil- 
1ers.  Il  n'est  pas  indigne  d'elle  de  supposer  que  sa  pensée  occupait 
le  poète  quand  il  écrivit  le  beau  sonnet  intitulé  :  VÉté  de  la  SaiiU- 
Martin.  Le  sentiment  de  renouveau  que  rendit  au  vieux  Descliami)s 
le  séjour  de  Versailles,  s'exprime  délicieusement  dans  ses  vers,  ainsi 
que  le  charme  d'un  dernier  rêve  :    ' 

L'Eté  DE  LA  Saint  Martin. 

Quelquefois,  sous  un  ciel  au  tiède  Eurus  ouvert, 
Novembre  a  ses  soleils,  été  rapide  et  chauve. 
Où,  parmi  les  rameaux  dont  le  feuillage  fauve 
S'éclaircit,  apparaît  le  spectre  de  l'Hiver. 

Alors,  pour  oublier  ce  front  de  deuil  couvert, 
L'année  en  folâtrant  dans  les  herbes  se  sauve, 
Et  tresse  une  couronne  avec  la  pâle  mauve, 
Et  l'œillet  encor  rose  et  le  thym  toujours  vert. 

Telle,  au  soir  de  la  vie,  il  semble  que  renaisse. 
Pour  plusieurs,   une   courte  et  seconde  jeunesse, 
Où  le  soleil  d'amour  hrùle,  comme  à  nudi  ; 

Et  le  cœur  qui  dormait,  se  hâtant  de  revivre. 
Chante  à  toutes  les  fleurs  son  réveil,  et  s'enivre 
h'iin  nectar  f{uc  demain  l'âge  aura  refroidi. 

l'^MILK     DiCSCHAMPS     . 

1.  Éd.  Gronicr.  Jbid.,  p.  lG-17. 

2.  Œ.  c,  t.  II,  p.  128. 


CHAPITRE  III 


LES   ATTEINTES    DE    LA    VIEILLESSE    ET    LES    CONSOLATIONS    DE    L  HUMA- 
NISME.        EMILE    DESCHAMPS    ET    l'eSPRIT    EUROPÉEN. 


Le  coup  qui  ébranla  définitivement  la  santé  du  poète  fut  la  mort 
de  sa  femme.  Le  11  février  1855,  elle  mourut,  «  sans  maladie 
déterminée,  sans  agonie  »,  comme  l'écrivait  Emile  Deschamps  à 
Jules  de  Rességuier,  «  après  un  accès  d'oppression  de  poitrine  dont 
elle  souffrait  depuis  longtemps  ». 

Je  suis  un  pauvre  déraciné,  ajoutait-il,  battu  par  tous  les  vents  du 
malheur  ^. 

La  douleur  qu'il  ressentit  de  la  ])erte  de  sa  femme  ne  suflit  évidem.- 
ment  pas  à  prouver  l'inanité  du  roman  sentimental  dont  on  a  cru 
trouver  l'écho  dans  ses  œuvres.  Les  poètes  ont  à  la  vérité  plusieurs 
âmes  et  c'est  la  meilleure  d'entre  elles  qui  s'envola,  quand  il  la  perdit. 
Les  années  qui  lui  restaient  à  vivre  s'écoulèrent  en  regrets  constants. 
Une  personne  d'une  rare  distinction,  qui  compte  encore  parmi  les 
gloires  de  sa  famille  le  fait  d'avoir  entouré  le  vieux  poète  de  son 
affectueuse  tendresse,  se  rappelle  fort  bien  qu'il  eut  un  amer  chagrin, 
presque  du  désespoir,  (juand  il  perdit  sa  femme  : 

Il  a  fallu  que  ses  amis  allassent  sans  cesse  à  Versailles,  pour  le  consoler, 
relever  son  moral,  faire  avec  lui  de  longues  et  tristes  promenades  dans  le 
parc  pour  Foccuper,  le  distraire...  Je  me  rappelle  parfaitement  cette 
époque,  nous  écrit  M'^^^  de  La  Sizeranne.  car  mes  parents  étaient  de  ceux 
qui  faisaient  ce  pèlerinage  de  l'Amitié. 

Ni'us  avons  sous  les  yeux  les  vers  charmants  que  le  poète  adressait 
à  ses  vieux  amis  pour  la  Saint-Henri,  jour  de  fête  du  comte  de  La 
Sizeranne.  C'était  trois  ans  après  son  deuil.  Il  les  félicitait  de  cette 
grâce  :  vieillir,  souffrir  ensemble  ! 

Souffrir...  soull'rir  ensemble  est  un  malheur  si  doux  ! 
1.   Paul  Lafond.  L'Aube  romantique,  p.  276. 


LA    VIEILLESSE    ET    LA     MALADIE  485 

Tous  ses  amis,  catholiques  convaincus,  lui  prodiguaient  les  conso- 
lations religieuses.  La  fille  d'Alexandre  Soumet,  Gabriclle  d'Alten- 
heym,  lui  adressait  ces  vers  tout  pénétrés  du   mysticisme   paternel  : 

Les  Anges   d'Israël. 

A   Emile  Descliamps. 

Anges  (le  la   .li;il«''e,  allez  vers  notre   Emile, 
Aux  saules  de  lexil  nouez  vos  har]ies  d'or  ; 
Et  gardez  pour  lui  seul  leur  ])lus  sui)lime  accord  : 
Celui  d'un  cœur  souiîrant   ([ui  chante  FEvaugile. 

Mais  ne  lui  parlez  pas  des  pleurs  que  j'ai  versés  ; 
A  l'âme  qui  s'éveille,  oh  !  qu'imj)orle  le  rêve  ! 
Qu'importe  au  voyageur,  quand  la  roule  s'achève, 
La  ronce  ou  les  cailloux  doit!  les  pieds  sont  blessés  ! 

Parlez-lui  de  son  deuil...   Cette  covipe  d'absinthe, 
Qui  contient  cependant  une  goutte  de  miel  ; 
Car  toujours  vient  s'asseoir  sur  une  tombe  sainte 
L'Espérance  voilée  et   regardant   le   Ciel. 

Sublime  vérité  par  la  foi  découverte. 
Secret  de  l'avenir  par  le  Christ  proclamé  : 

Le  berceau,  c'est  la  tombe  ouverte, 

El  la  tombe,  un  berceau  fermé  ^. 

D'aussi  beaux  vers,  des  sentiments  si  élevés  et  si  tendres,  touchaient 
l'àme  religieuse  et  poétique  de  Deschamps  ;  mais,  comme  il  l'écrivait 
lui-même  à  son  ami  le  comte  de  Blossac,  rien  ne  j»()u\ait  le  consoler, 
ni  les  Arts,  ni  la  Nature,  ni  l'Amitié,  ni  la  Religion  : 


Lieu  ne  me  manque,  hélas  !  c'est  moi  (lui  mauqu»'  ;i  tout  ! 

.le  suis  un  oiseau  des  ténèbres 
(^)ir<tn   traînerail  au   grand  soleil  ^. 

Voici  des  vers  qui  rappellent  la  sincérité  ])r()f()ii<le  cl  la  niàh^  tris- 
tesse des  Dernières  Paroles  d'Antoni.  Les  deux  frères  étaient  (b'|uiis 
longtemps  familiers  avec  ce  sentimeni  de  détresse,  infime,  que  fait 
naît re  dans  riioiiiiiK!  ré](uis('iiifii!  nerveux.  Ils  oui  su  leiKlrc,  dans  uiui 

1.  Inédit.    (15iljli()lli('!(ju(;    do    Versailles.) 

2.  Ce  frajymfnt  a  pris  place  dans  le  poème  où  Emile  Deschamps  a  exprimé 
sa  désespérance,  et  tout  ce  que  son  âme  contenait  de  pessiïnisme,  je  c  Lamenlo  ». 
Œ.  c,  t.  II,  p.  88. 


486  EMILE     DESCHAMPS    A     VERSAILLES 

forme  simple  et  poignante,  les  cauchemars,  qui  assaillent  plus  parti- 
culièrement les  natures  «  artistes  »,  dont  le  mécanisme  intellectuel 
est  d'autant  plus  fragile  qu'il  est  plus  délicat,  quand  la  santé  les  aban- 
donne ;  et  la  douleur  physique,  le  vieillissement,  la  mort  ont  peut-être 
inspiré,  en  français,  de  plus  grands  poètes,  elles  n'ont  pas  eu  beaucoup 
d'interprètes  plus  émouvants,  ni  d'analystes  plus  aigus  que  les  frères 
Deschamps.  Leur  religion  même,  ce  besoin,  qu'ils  ont  éprouvé  tous  les 
deux,  quand  l'âge  et  la  maladie  les  frappèrent,  de  se  jeter  au  pied  de 
la  Croix,  parce  qu'elle  est  l'espoir  unique,  témoigne  de  l'absolue 
sincérité  des  mouvements  de  leur  cœur  : 

Quand  on  en  est  venu  au  point  de  renoncer  à  tout  ce  qui  est  sensible, 

disait  Maine  de  Biran,  à  tout  ce  qui  tient  à  la  chair  et  aux  passions,  l'âme 

a  un  besoin  immense  de  croire  à  la  réalité  de  l'objet  auquel  elle  a  tout 

sacrifié,  et  la  croyance  se  proportionne  à  ce  besoin  ^. 

/• 

C'est   ainsi    que    Deschamps   demandait    à    un    ami    chrétien   ses 

prières  : 

Prie  et  chante,  ami.  Peut-être  qu'un  jour 
Dans  mon  cœur  qui  n'est  plus  que  cendre, 
Feras-tu  par  degrés  descendre 
La  flaname  du  céleste  amour. 

Ce  n'était  pas  trop  en  effet  de  tous  les  prestiges  de  la  foi  pour 
l'aider  à  passer  ses  années  funèbres.  Deux  maladies  cruelles  fondirent 
sur  lui,  comme  pour  le  distraire  de  son  deuil  et  exercer  son  naturel 
stoïcisme  :  la  pierre  et  la  cataracte. 

Progressivement,  en  dépit  d'opérations  renouvelées  sans  cesse,  il 
devenait  aveugle,  et  pour  comble  de  détresse,  il  était  condamné  par 
son  autre  infirmité,  à  garder  la  chambre  pendant  de  longues  semâmes. 
Il  était  bien  souvent  obligé,  comme  son  frère,  de  chercher  un  refuge 
dans  les  maisons  de  santé.  Il  trouvait  par  bonheur  dans  celle  du  doc- 
teur Ségalas,  le  père  de  la  poétesse,  les  consolations  de  l'amitié  et  de 
la  poésie.  C'est  ce  qu'en  vers  bien  médiocres  venait  lui  dire  Paul 
Juillerat  : 

Pour  broyer  un  calcul  plus  dur  que  du  vieux  Saxe, 
De  la  science  il  faut  posséder  la  syntaxe. 
Et  certes,  ce  n'est  pas  un  médiocre  honneur. 
Celui  qui  nous  donna  cette  fête  extatique 
De  te  guérir,  poète,  est  un  nom  poétique  : 
Ségalas  à  Deschamps  aura  porté  bonheur  ^. 


1.  Maine  du  Biran.  Journal  intime,  année  1822. 

2.  Inédit.  Bibliothèque   de   Versailles    (collection    Emile    Deschamps). 


LA    VIEILLESSE    ET    LA     MALADIE  487 

Et  le  pauvre  Deschamps,  par  habitude,  correspondait  avec  ses 
amis,  en  vers,  en  prose,  et  ce  qu'il  écrivait  était  toujours  spirituel  et 
charmant  : 

Tu  chantais,  ô  poète,  exilé  de  Versailles, 

Sur  le  lit  du  martyr,  ainsi  ([u  au  sein  des  fleurs  ^, 

lui  disait  Prosper  Delamarre,  et  lui-même,  il  donnait  des  nouvelles  de 
ses  opérations  en  ces  termes  : 

Les  méde'cins  eu  sont  très  satisfaits  ;  ils  ne  sont  pas  dilhciles. 
Si  on  lui  offrait  des  fleurs,  voici  comment  il  remerciait  : 

Quel([uofois,  sous  le  vol  des   chaudes  insomnies, 
Qui  brûlaient  leurs   tribus,  loin  de  Sion   bannies, 
Les  Hébreux,  en  esprit,  écoutaient  dans  les  airs. 
Les  accords  fugitifs  d'invisibles  concerts  ; 
Ou  bien  croyaient  sentir  l'ombre  immense  inondée 
De  parfums,  inconnus  aux  plaines  de  Judée  ; 
Ou  bien  s'imaginaient  voir  les  sables  couverts 
Des  rosiers  de  Saron  aux  boutons  frais  ouverts... 
Et  leurs  cœurs  se  fondaient  en  de  saintes  paroles  !... 
Et  moi,  qui  vois  soudain  tant  de  fraîches  corolles 
Rire  à  la  sombre  couche,  où  le  mal  me  scella. 
Je  dis  comme  eux  :  «  Un  ange  aura  passé  par  là  ^  !  » 

Ailleurs  encore,  sur  le  ton  classique  de  l'épître,  il  analyse  bien 
finement  l'état  de  maladie. 

Voici  deux  strophes  qui  sont  un  chant  désespéré  : 


Oh!  la  vie  !  un  drame  où  l'œil 
Passe  de  la  fête  au  deuil  ; 
Où  le  décor,  d'âge  en  âge, 
Change  aulf>ur  du   personnage  ! 

Nous  sommes  lancés  d'ajjord 
Avec  ceux  qui  se  marient 

Et  qui  rient, 
l^lus  tard,  ou  est  en  ra])por1 
Hélas  !  avec  ceux  (|ui  ])l('uicul 

Et    qui    ini'Ui'cnt  ! 

La  vie  !...  Oli  !  cbanne  et  fléau  ! 
L'histoiif  <lc   IbuiK-o  !. .. 


1.  Ibidem. 

2.  Communiqué  par  M.  «If  La  Sizurannc. 


488  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

C'est  au  bal  qu'elle  commence  ; 
Puis...   le   désespoir  immense  ^  ! 

Contre  un  tel  désespoir,  contre  les  atteintes  de  l'âge,  de  la  maladie, 
des  deuils,  l'âme  humaine  n'a  qu'un  petit  nombre  de  ressources.  Elle 
a  la  résignation,  le  fiât  voluntas  des  chrétiens  et  ce  fut  le  refuge  d'An- 
toni,  solitaire  et  taciturne,  qu'on  n'avait  pas  en  vain  comparé  à  un 
trappiste.  Son  frère  Emile,  jusqu'à  son  dernier  jour,  en  dépit  de  ses 
chagrins  et  de  ses  souffrances,  persista  lui  aussi  dans  sa  noble  attitude 
personnelle,  qui  fut  toute  différente.  Vieillard,  et  bien  qu'accessible 
aux  consolations  de  la  foi,  que  lui  prodiguaient  les  pieux  amis  qui 
l'entouraient,  il  demeura  un  dilettante  impénitent.  Comme  Goethe, 
qu'il  contribua  à  faire  goûter  en  France,  il  garda  dans  sa  retraite  la 
belle  curiosité  d'esprit  de  sa  jeunesse  et  sa  charmante  sociabilité^. 
Toutes  les  questions  de  littérature  et  d'art,  qui  avaient  autrefois 
passionné  ce  disciple  de  M"^^  de  Staël  et  d'André  Chénier,  étaient 
encore  discutées  dans  son  salon  à  Versailles  par  les  nombreux  amis 
qu'il  accueillait.  De  même  que  dans  la  maison  de  son  père,  au  début 
du  siècle,  les  jeunes  romantiques  se  réunissaient  jadis,  ainsi,  à  la  fin 
du  second  Empire,  ttous  allons  voir  passer  chez  lui  les  représentants 
de  la  génération  nouvelle. 

D'abord,  —  notons  cette  tradition  persistante  chez  les  Deschamps, — 
des  étrangers  de  distinction,  des  Polonais  en  particulier,  continuaient 
de  visiter  celui  qui,  tout  en  restant  un  Français  de  vieille  race,  fut, 
au  courant  du  xix^  siècle,  un  partisan  convaincu  du  cosmopolitisme 
littéraire. 

Le  traducteur  de  Shakespeare  et  du  Romancero,  celui  qui  se  pré- 
occupa, toute  sa  vie,  par  tradition  de  famille  autant  que  par  goût, 
de  ce  qui  se  publiait  en  Allemagne,  au  moins  au  point  de  vue  poétique, 
fut  un  des  premiers  en  France,  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut, 
à  tourner  son  attention  vers  les  productions  des  littérateurs  slaves. 

Il  partagea  bien  entendu,  comme  son  frère  Antoni,  l'enthousiaste 
passion  des   Français  libéraux  de  son  temps  pour  la  malheureuse 

1.  Ces  fragments  ont  pris  place  dans  le  Lamento  cité  plus  haut.  Œ.  c,  t.  II, 
p.  88  et  sq. 

2.  Nous  ne  voudrions  pas  exagérer  la  part  d'influence  que  l'œuvre  et  la  pensée 
de  Gœthe  ont  pu  avoir  sur  Emile  Deschamps.  Il  nous  suffît  que  l'humanisme 
de  Weimar  ait  d'un  rayon  léger  touché  ce  Français  si  aimable,  d'un  esprit  si 
ouvert  et  si  compréhensif.  Il  n'y  a  pas  d'humaniste  véritable  qui,  depuis  Gœthe, 
lie  doive  quelque  chose  de  son  attitude  intellectuelle  et  morale  à  celui  qu'Emile 
Montégut  a  appelé  avec  un  enthousiasme  justifié  «  l'homme  le  plus  sage  qui 
fut  jamais  ».  Cf.  Les  Types  littéraires,  par  Emile  Montégut...  Paris,  1882,  in-16, 
p.  219  et  suiv. 


LES    CONSOLATIONS    DE    L  HUMANISME 


489 


Pologne  et  nous  le  voyons  en  relations  avec  les  plus  illustres  émigrés 
polonais,  en  particulier  avec  Ostrowski. 

Christian  Ostrowski,  qui  avait  quitté  Varsovie  en  1831,  (juand  la 
ville  eut  été  prise  par  les  Russes  ^,  habitait  la  France  depuis  lors.  Paris 
était  devenu  le  rendez-vous  de  ce  que  la  Pologne  comptait  de  ])alri()tes 
ardents  et  d'esprits  distingués  ^.  L'émigré  s'était  fait  un  nom  parmi 
ceux  qui  combattaient  pour  la  cause  de  l'indépendance  polonaise  et 
d'autre  pa"rt  on  appréciait  chez  lui  le  poète,  le  chroniqueur  et  l'auteur 
dramatique.  Lié  intimement  avec  le  poète  Adam  Mickiewicz,  il  avait 
même  traduit  et  publié  en  français  ses  œuvres  (Pans,  1859). 

M.  Ostrowski,  dont  le  pul)lic  français  a  été  à  même  d'apprécier  le  talent 
dans  des  compositions  originales,  écrit  Hippolyte  Lucas,  dans  la  piéface 
de  la  2^  édition  des  œuvres  de  Mickiewicz,  s'est  départi  cette  fois  de  sou 
individualité  pour  servir  d'intermédiaire  entre  Mickiewicz  et  son  audi- 
toire ;  ses  poèmes,  traduits  en  français,  seront  le  ])liis  nol)le  ])laid(»y('r 
<|ui  puisse  être  prononcé  en  faveur  dune  cause  sainte... 

La  lettre  suivante  nous  montre  dans  quels  termes  était  Emile  Des- 
champs avec  l'émigré  polonais,  qui  le  remercie  d'avoir  traduit  la 
ballade  de  Niemcewicz  :  Kasimir  le  Moine  et  de  défendre  toujours 
la  cause  de  son  pays. 

Cher  et  digne  Maître, 

Comment  pourrai-je  jamais  macfjuittcr  envers  vous  pour  tous  les 
beaux  présents  envoyés  d'une  main  si  ])lcine  et  si  généreuse  ?  Va  la  Ligende 
de  Kasimir  1^^  ^  et  le  chant  polonais  de  ï Avenir  *  et  vos  deux  charmantes 
lettres  !  Et  tout  cela  pour  mes  deux  petits  poèmes  qui  n'auront  d'autre 
mérite  que  de  porter  en  tête  vos  deux  noms  illustres  et  glorieux.  le  vôtre 
et  celui  d'Antoni  : 

Si  votre  nom  se  trouvait  sous  la  page 
Conimo  il  se  trouve  en  lète  de  mes  vers, 

1.  \'oir  à  ce  sujet  son  Discours  à  l'occasion  du  11''  (inui^'crsaire  de  l'insurrection 
polonaise,  prononcé  le  29  nov.  1842. 

2.  Dans  ses  Lettres  slaves,  tome  III  (1804-1805),  L'Insurrection  de  1803, 
p.  228,  Christian  Ostrowski  oppose  aux  liommes  d'Étal  de  la  Sainte-Alliance 
Ir-s  Mùuravieir,  les  liismarck,  les<Mensdorfî,  responsables  du  martyre  de  la  Pologne, 
les  diplomates  français  comme  le  duc  d'IIarcourt,  qui  mirent  tout  en  mouvement 
pour  la  défendre  :  «  Quand  la  France,  après  les  tristes  événements  de  1831, 
ouvrit  ses  portes  h  l'Émigration  polonaise,  le  duc  d'IIarcourt  fut  un  des  premiers 
à  lui  donner  la  bienvenue.  »  Tous  les  Français,  dans  leurs  milieux  respectifs, 
imitèrent  le  duc  d'IIarcourt.  Ostrowski  ri'iid  aux  frères  Deschanips  le  même 
hommage  reconnaissant    qu'il   Michelet. 

'.i.    Ém.  Deschanips.  Œ\  c,  t.  I,  p.  107. 

4.  L'Avenir,  varsovienne,  paroles  d' Emile  Deschanips,  rnusi/jue  de  l'crd.  Dulcken. 
—  Cf.  Dix-huit  hjimnes  et  chants  nationaux  polonais,  17'J7-1807,  par  Christian 
Ostrowski.  —  Paris,  chez  tous  les  éditeurs  de  musique,  1807. 


490  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

Ils  recevraient  d'un  docte  aréopage 

La  palme  sainte  aux  lauriers  toujours  verts. 

Votre  chant  de  l' Acenir  puisse-t-il  se  réaliser  pour  nous  !  Puissions- 
nous  voir  un  jour  les  Français  belliqueux,  en  Pologne,  apportant  la  justice 
avec  eux  !  Ce  serait  aussi,  jen  ai  la  conviction,  apporter  la  Paix  au  monde  ! 
Puissent-ils  accepter  le  rôle  de  juges  dans  notre  procès  national  avec  la 
Russie  !  Puissions-nous  avoir  des  défenseurs  aussi  bien  inspirés  !  Nous 
serions  certains  de  gagner  notre  cause.  Mais  notre  dossier  se  trouve, 
hélas  !  aux  mains  des  Chevelures  d'or...  Espérons... 

Je  ne  puis  résister  à  la  tentation  de  vous  envoyer  ma  Madeleine  ^,  et 
je  vous  l'adresse  en  même  temps  que  cette  lettre.  Elle  ne  sera  probable- 
ment jamais  jouée,  dans  notre  époque  d  hypocrisie  religieuse  et  politique, 
mais  si  elle  peut  vous  plaire  comme  composition,  si  vous  y  trouvez  quelques 
heureux  détails,  le  poète  sera  bien  amplement  récompensé  ! 

A  quel  autre  succès  pouvons-nous  aspirer  aujourd'hui,  si  ce  n'est  au, 
succès  de  cœur,  de  sentiment,  de  sympathie  !  Ceiui-ià  me  suffira  et  j'en 
serai  fier  pour  mon  œuvre  et  pour  moi. 

Antoni,  qui  la  connaît  déjà,  aura  la  bonté  de  me  la  retourner,  en  la 
remettant  simplement  à  mon  adresse  au  bureau  du  chemin  de  fer,  rue 
Drouot. 

A  mon  retour  à  Paris,  je  serai  bien  heureux  de  pouvoir  vous  serrer  la 
main  cordialement,  comme  je  fais  en  ce  moment. 

Votre  tout  dévoixé, 

Christian  Ostrowski  ^. 

Madère,  4  nov.  1858. 

En  1863,  Christian  Ostrowski  était  retourné  à  A  arsovie,  où  l'ap- 
pelaient les  espérances  sitôt  déçues  des  patriotes  polonais.  Après 
l'échec  de  l'insurrection  de   1863,  il  revint  à   Paris,   désespéré.  Il  y 

!.•  Marie-Madeleine,  ou  Remords  et  repentir,  drame  en  trois  actes,  en  vers  (Théâtre 
complet  de  Christian  Ostrowski,  t.  II.  Paris,  Firmin-Didot,  1862),  Dans  ce  recueil 
on  trouve  :  Françoise  de  Rimini,  tragédie  en  3  actes,  en  vers.  Théâtre  de  la  Porte 
Saint-Martin,  23  déc.  1849.  —  Griselde,  ou  la  Fille  du  peuple,  drame  en  3  actes, 
en  vers,  Théâtre  de  la  Gaîté,  17  mars  1849.  —  Edwige  de  Pologne,  ou  les  Jaghellons, 
drame  en  5  actes,  en  vers,  Théâtre  de  V Amhigu-comique,  12  juin  1850.  —  La  Lampe 
de  Davy,  ou  l'Amour  et  le  travail,  comédie  en  1  acte,  en  vers.  Théâtre  de  l'Odéon, 
19  juin  1854.  —  Jean  III  Sobieski,  le  Siège  de  Vienne,  drame  en  5  actes,  en  vers. 
—  L'Avare,  de  Molière,  comédie  en  cinq  actes,  en  vers.  —  Azaël,  ou  le  Fils  de  la 
Mort,  poème  lyrique  (inspiré  par  le  tableau  de  Gérard,  dans  une  des  quatre  vous- 
sures géantes  qui  supportent  la  coupole  du  Panthéon). 

Autres  œuvres  d'Ostrowsky  :  Légendes  du  Sud  par  un  homme  du  Nord  (Paris, 
1863).  —  Larmes  d'exil  (Paris,  1867),  —  Une  édition  des  Trois  démembrements 
de  la  Pologne,  par  Ferrand  (Paris,  1865),  —  Une  édition  des  Révolutions  de 
Pologne,  de  Rulhière  (Paris,  1863). 

En  polonais  :  indépendamment  de  ses  ïambes  et  de  ses  œuvres  personnelles 
citées  plus  haut,  il  a  traduit  :  la  Marâtre,  de  Balzac  (Cracovie,  1861)  ;  Chat- 
terton, d'A.  de  Vigny  ;  Louis  XI,  de  Casimir  Delavigne  ;  Antoine  et  Cléopâtre, 
le  Marchand  de  Venise  et  Hamlet  de  Shakespeare. 

2.    Inédit.    Collection    Paignard. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    l'eSPRIT    EUROPÉEN  491 

poursuivit  la  composition  de  ses  Lettres  s/aws, .  dans  lesquelles  il 
raconte  les  vaines  tentatives  de  ses  compatriotes  pour  secouer  le 
joug  russe;  et  le  tome  III  de  ses  lettres,  paru  à  Paris,  chez  Amyot, 
offre  à  la  ]>remière  pa<^e  uiu^  éhxpicnte  lettre  d'Emile  Deschamps,  au 
sujet  du  deuxième  volume  de  cette  publication  ^. 

L'émigré  polonais  était  déchu  de  ses  rêves  à  cette  éj>ocpic,  et  c'est 
auprès  du  vieil  idéaliste  de  Versailles  qu'il  venait  retremper  son 
courage.  Il  unissait  toujours  Emile  et  Anloni  Deschamps  dans  sa 
pensée  reconnaissante  et  désolée  : 

Cher   et  excellent  Maître, 

Je  suis  si  malheureux  de  ce  qui  se  passe  autour  de  moi  que  je  n'ai  dans 
l'àme  qu'un  cri  de  douleur. 

Me  voilà  revenu  de  ce  pays  de  sanf^  et  de  larmes  pour  mou  troisième 
exil  depuis  trente  ans  et  probablement  le  dernier  !  Je  vous  remercie  du 
fond  du  cœur  pour  vos  bonnes  et  amicales  paroles  ;  elles  m'ont  vivement 
et  profondément  touché.  Depuis  longtemps  je  vous  aime  tous  deux  comme 
deux  frères  ;  et  pour  vous,  je  puis  dire  par  vous  seuls,  j'aime  la  France. 

J'espère  pouvoir  bientôt  aller  à  Versailles  vous  porter  mou  3*^  volume 
des  Lettres  slaves  et  vous  serrer  la  main. 

Christian  Ostrowski  ^. 
22  janvier  1865. 

ISi  les  infortunes  de  la  Pologne,  si  cruellement  ()]»|)rinié('  ]iar  la 
Russie  à  cette  date,  ni  la  dureté  inq)lacal)l('  du  gouvernement  russe 
n'empêchèrent  Emile  Deschamps  d'élever  sa  pensée  au-dessus  du 
conflit  des  passions  et  des  intérêts  politiques  et  de  porter  sur  le  monde 
slave  en  général,  sur  sa  littérature  en  particulier,  un  regard  désinté- 
ressé. Nous  connaissons  son  éclectisme  et  nous  nous  rappelons  surtout 
les  liens  qui  l'avaient  uni  jadis  au  prince  Elim  Mestchcrski,  qui 
l'unissaient  encore  à  M""^  Swetchine,  au  comte  Schouvalov.  Ses  rela- 
ticjns  l'avaient  iut induit  dans  cette  société  à  demi-française,  il  est 
vrai,  de  la  haute  aristocratie  russe.  Il  n'eut  jamais  de  la  Russie  tpi'une 
connaissance  superficielle,  mais  elh;  était  remar([uable  pour  l'éjKtque. 
Il  fut.  comme  Philarète  Chasles  et  Xavier  Marmicr,  un  des  introduc- 


1.  Tonif  III  des  Lettres  slaves,  Préface,  p.  2.  Ostrowski  ajoutera  celle  lettre 
(l'iimilc   iJescliamps  ces  quelcpies  lif^nes  de  commrniaire  : 

Nous  n'avons  rien  à  ajouter  à  cette  acclamntion  d'un  cœur  fraternel  qui,  pour  ce  dernier 
volume  (les  Lrtlrci  slaves,  restera  notre  unicjue  préfare,  de  même  que  les  vers  dantesques 
d'Antoni  Descliamps  doivent  en  être  la  eonclusion. 

Ou  trouvera  «  ces  ver.s  dantesques  «  ati\ipicls  nu  irilérèt  d'aehiali(é  a  élc 
rendu  par  les  événements  contemporains  (<^u(Tre  de  1!tl 'i-lOlS),  |).  '2~X-'2~'J 
des  Lettres  slaves. 

'1.    Inédit.    Collection    PaiEcnard. 


492  EMILE     DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

teurs  des  littératures  du  ?Sord  en  France  et  nous  allons  le  voir  travail- 
lant à  faire  connaître  la  littérature  française  dans  l'Europe  se)>ten- 
trionale.  Le  fragment  de  lettre  qui  suit  nous  le  montre,  dans  les 
derniers  temps  de  sa  vie,  pendant  l'année  de  la  guerre  de  1870,  patro- 
nant  à  Paris  un  poète  russe.  Son  correspondant  n'est  autre  qu'un 
jeune  homme  du  nom  de  Thaïes  Bernard,  un  ami  de  Leconte  de 
Lisle  : 

Paris,    18    avril    1870. 

Cher  et  excellent  maître...  J'ai  eu  avant-hier  la  visite  du  poète  russe 
Jégor  von  Sivers,  qui  m'a  lontruement  parlé  de  vous,  en  me  manifestant 
le  désir  d'aller  vous  voir  à  Versailles.  Je  ne  sais  s'il  a  exécuté  sa  résolution. 
Je  l'ai  longuement  entretenu  de  vous  et  il  a  pris  une  part  si  sincère  aux 
calamités  qui  vous  ont  frappé.  Ce  qu'il  connaît  surtout  de  vous,  ce  sont 
vos  belles  imitations  et  il  en  a  apprécié  tout  le  mérite.  Car  lui-même  a 
lutté  surtout  contre  des  difficultés  du  même  genre  en  traduisant  en  alle- 
mand des  chants  estoniens  dans  ses  Palmiers  et  bouleaux.  Il  m'a  appris 
qu'un  savant  allemand  allait  publier  les  chants  des  Lettes  qui  habitent 
la  Livonie.  C'est  un  nouveau  trésor  dont  se  réjouiront  les  amis  du  chant 
populaire. 

Nous  continuons  à  pousser  fortement  l'impression  du  tome  III  du 
colonel  Staafî.  Je  suis  curieux  de  voir  quel  effet  produira  cette  publi- 
cation dans  le  public  lettré-^... 

Le  major  Staafî  était  un  Suédois  qui  s'occupait  de  composer  une 
anthologie  destinée  à  répandre  le  nom  et  les  œuvres  des  poètes  fran- 
çais dans  l'Europe  du  Nord.  Sa  tentative  remontait  à  1863,  et  c'est 
dans  les  termes  suivants  cpi'à  cette  date  Emile  Deschamps  le  recom- 
mandait à  Victor  Hugo,  alors  en  exil  à  Guernesey  : 

Mon  cher  Victor.  Vous  recevrez  avec  ce  mot  une  lettre  de  M.  le  major 
Staaif,  attaché  militaire  à  la  légation  de  Suède  à  Paris,  qui  vous  demande 
une  faveur  que  vous  ne  lui  refuserez  pas,  j'en  ai  la  conviction. 

Mon  excellent  ami,  M.  le  major  Staaff,  poète  suédois  de  la  plus  haute 
distinction,  a  publié,  à  Stockholm,  un  excellent  ouvrage  en  faveur  de 
la  littérature  française  contemporaine.  Il  veut  le  publier  à  Paris,  et  il  lui 
faut  à  cause  des  citations  recevoir  les  autorisations  des  éditeurs  et  auteurs. 
Il  en  a  déjà  un  grand  nombre.  La  vôtre  lui  manque.  Nous  venons  tous 
deux  vous  supplier.  Je  ne  vous  dirai  jamais  ma  gratitude  si  vous  dites 
oui  ^. 

Nous  voyons  donc  Emile  Deschamps  continuer  dans  sa  vieillesse 
à  patronner  en  France  les  lettrés  étrangers  et  s'intéresser  encore  au 

1.  Lettre  inédite   (collection  Paignard). 

2.  Lettre  inédite,  communiquée  par  M.  Gustave  Simon.  —  On  trouvera  en 
appendice  (n°  5)  des  renseignements  sur  ce  recueil  du  major  Staafî.  11  servit  à 
répandre  dans  l'Europe  du  Nord  la  connaissance  du  romantisme  français. 


É.     DESCHAMPS,     LE     FÉI.IHUIGE     ET     LA     POESIE     POPULAIRE         A93^ 

raviMuicnuMil  dv  hi  ht  t  (''ratine  fi-aiiçaise  eu  Europe.  Il  n'était  pas- 
indiUrrcnt  non  \)\us  au  mouvemenl  (jui  entraînait  alors  les  esprits 
vers  la  poésie  populaire  et  la  restitution  des  délicieux  luonuinenls 
de  nos  antiquités  provinciales. 

On  assistait  à  cette  date,  en  Provence,  à  la  renaissance  d'une  race, 
d'une  langue,  d'une  littérature.  Un  poète  de  génie  s'était  rencontré 
})armi  les  félibres.  Lamartine  venait  de  faire  l'éloge  de  Mireille  et  de 
placer  Mistral  au  rang  de  Théocrite  et  de  Virgile  ^.  Quand  le  poète 
j)ublia  Calendal,  Emile  Deschamps  lui  fit  part  de  son  enthousiasme 
et  Mistral  lui  adressa,  de  Maillane,  le  30  octobre  18G7,  ce  billet 
reconnaissant  : 

Cher  et  illustre  maître.  Merci  de  votre  carte  de  bonne  année  et  merci 
pour  la  splendide  lettre  qui  contenait  le  quatrain  sur  Calendal.  Nous 
avons  inséré  ce  bijou  desprit,  de  poésie  et  de  glorieuse  bienveillance 
dans  V Almanach  proi'ençal  de  cette  année  et  proh  nefas  !  dans  le  prospectus, 
inclus.  A  vous  tous  nos  meilleurs  souhaits  et  tout  mon  cœur. 

Frédéric  Mistral  ^. 

Le  folklore  breton  inspirait  aussi  d'importants  travaux  à  la  même 
époque  ;  et  voici  ce  qu'à  leur  sujet  Thaïes  Bernard  écrivait  à  Des- 
champs en  avril   187')  : 

Puis(pie  vous  voidez  bien  patronner  les  Mélodies  pastorales,  permettez- 
moi  de  vous  demander  votre  souscription  pour  la  8*-'  livraison  (pii  va 
]»araître.  .J'y  ai  inséré  une  assez  grande  quantité  de  chants  bretons  tirés 
du  recueil  publié  récemment  par  M.  Luzel  ^,  car  je  vous  dirai  que  pour 
me  distraire  de  cet  abominable  hiver  qui  vient  de  nous  enlacer,  je  me  suis 
mis  à  étudier  la  langue  bretonne  sous  la  direction  d'un  maître  (|iii  ne 
sait  ni  lire  ni  écrire,  ce  qui  me  console  du  peu  de  progrès  que  je  fais  iluns 
cet  idiome  compliqué.   (Lettre  inédite.   Collection   Paignard.) 

Thaïes  Bernard  est   bien  oublié  aujourd'hui,  et  c'est  justice.  Il  n'y 

1.  Cours  familier  de  UHi;rutiire,  t.  VII,  XL''  entretien,  p.  'l'.VS. 

2.  Inédit.    Collection    Paifriiard. 

3.  S^'-Bcuvc.  Nouveaux  lundis,  t.  X,  [>.  KiH.  Saiiiti-Hcuvc  n'iul  comjtii'  do. 
ce  «  recueil  de  poésies  bretonnes,  et  en  pur  breton,  avec  traduction,  il  est  vrai- 
Cette  tentative,  qiii  n'est  pas' la  seule  de  son  es|)ècc  et  qui  se  rattache  à  tout 
un  mouvement  provincial  en  l'aviiir  des  anciens  idioim  ;,  ou  patois,  \aut  puuilauL 
la  peine  qu'on  le  remarque,  il  peut  prêter  à  quelcpies  réllexions  ».  lui  somme 
S"'  Beuvc  ne  lui  est  guère  favorable  et  ne  croit  pas  à  son  extension.  Il  y  voit 
«  un  suprême  effort  de  quelques  fidèles  pour  sauver  les  vieilles  mnuis  ou  du 
moins  les  vieilles  chansons  ».  Il  distingue  d'ailleurs  les  personnalités  maniuantcs  : 
Jasmin  et  surtout  Mistral.  Ce  qu'il  apprécie  le  plus  dans  le  recueil  de  Lu/.el 
c'est  une  pièce  touchante  consacrée  à  la  mémoir»;  de  lirizeux.  On  sent  qu'il  a 
hâte  de  (piilter  Luzel  et  de  parler  de  Boulay-Paty,  «  un  lîcelou  Irançais  et  des 
plus  français  »,  disciple  d'aillr-urs  de  Joseph  Delorme  et  dont  \r  roman  d'EUe 
iMarial.er  est  un  a  calque  »  de  Volupté- 


m 


EMILE     DESCHAMPS    A    VERSAILLES 


avait  d'intéressant  dans  cet  esprit  ouvert,  mais  fumeux,  terrible 
touche  à  tout,  que  sa  conversation  spirituelle,  abondante,  et  c'est 
cette  curiosité  inlassable,  qu'enchantaient  les  grâces  de  la  poésie  popu- 
laire et  les  trésors  encore  peu  connus  de  la  poésie  russe  et  hongroise, 
qui  lui  avait  attiré  la  protection  de  l'auteur  du  Rojnancero.  Plus  érudit 
que  poète,  et  encore  érudit  à  la  diable,  si  l'on  peut  dire,  il  faisait 
partie  du  groupe  des  amis  excentriques  que  nous  avons  rencontrés 
autour  d'Emile  Deschamps.  Il  se  lia  en  1847,  avec  un  jeune  créole 
de  l'île  de  la  Réunion,  Charles  Leconte  de  Lisle,  son  compatriote,  qui 
était  alors  un  des  rédacteurs  de  la  Revue  indépendante  avec  Pierre 
Leroux  et  George  Sand.  Ils  accueillirent  la  révolution  de  1848  avec 
enthousiasme,  et  comme  tous  deux  étaient  pauvres,  ils  briguèrent 
un  poste  dans  l'enseignement.  Leconte  de  Lisle  devait  emmener  son 
ami  à  La  Réunion,  où  ils  occuperaient  deux  chaires  vacantes  au, 
Collège  National,  l'un  d'histoire,  l'autre  de  philosophie  ^. 

Républicain  aussi  intransigeant  que  l'était  Henri  de  Latouche, 
idéologue  passionné,  s'il  en  fut.  Thaïes  Bernard  amusait  Emile 
Deschamps  par  ses  paradoxes,  et  nous  retrouvons  un  écho  des  entre- 

\.  Leur  pétition  au  Ministère  de  l'Instruction  publique,  datée  de  juillet  1848, 
a  été  publiée  par  Charavay,  dans  la  Revue  d'Histoire  littéraire  de  la  France, 
t.  II,  p.  232.  —  Thaïes  Bernard,  né  vers  1820,  d'une  famille  originaire  de  la 
Réunion,  était  le  petit-fils  de  Jacques-Claude  Bernard  (1762-1794)  qui  fut  prêtre 
et  vicaire  à  ?'°  Marguerite,  membre  du  Conseil  de  la  Commune  en  1792,  se 
maria,  fut  un  des  municipaux  chargés  de  conduire  Louis  XVI  à  l'échafaud, 
et  périt  lui-môme  décapité  le  0  thermidor  avec  tout  le  Conseil  de  la  Com- 
mune. 

Les  principales  œuvres  de  Thaïes  Bernard  sont  les  suivantes  :  Dictionnaire 
mythologique,  traduit  de  l'allemand  de  Jacobi.  Paris,  Didot,  1846.  —  Étude  sur 
les  variations  du  polythéisme  grec.  Paris,  Franck,  1853.  — •  Histoire  du  polythéisme. 
Paris,  Franck,  1854.  —  La  Couronne  de  S*  Etienne,  scènes  hongroises  du  X^'^  siècle. 
Paris,  Krabbe,  1854.  —  Mélodies  pastorales.  Paris,  Vanier,  1857.  —  Lettre  sur 
la  poésie.  Paris,  Vanier,  1857.  —  Le  mouvement  intellectuel  au  XIX^  siècle. 
Paris,  Vanier,  1858.  —  Xotice  sur  Rodolphe  Turecki.  Paris,  1864.  —  Histoire 
de  la  poésie.  Paris,  Dentu,  1864. 

De  ces  Mélodies  pastorales,  sorte  de  recueil  de  poésies  composées  par  le  seul 
Thaïes  Bernard,  il  n'y  a  que  quelques  livraisons,  de  1856  à  1871,  à  la  Bibliothèque 
Nationale.  Il  suffit  de  parcourir  cette  suite  indéfinie  de  poèmes  aux  formes  variées 
pour  reconnaître  la  faciUté  déplorable  de  ce  singulier  ami  de  Leconte  de  Lisle 
et  aussi  son  abondance  d'idées  et,  si  j'ose  dire,  son  '  dada  ».  Les  titres  de  quelques 
pièces  sont  significatifs  :  A  la  muse  hongroise.  En  Camargue,  le  Petit  ange,  chant 
souahe,  Le  Crépuscule,  cluint  livonien,  Au  poète  hongrois  G.  Czuczor,  Au  poète 
provençal  Auguste  Chastan,  A  M^^^  V.,  de  Matanzas  (île  de  Cuba),  A  Madame 
Staaff,  d'après  un  chant  suédois,  Mon  Génie,  d'après  Petœfi,  Le  Moulin,  imité 
du  poète  Iiongrois  Lisznyaï,  A  un  poète  provençal.  Un  conle  d'Andersen, 
A  l'Arménie,  regrets,  imité  de  l'arménieru  La  7^  Uvraison  contient  une  Apothéose 
de  Lamartine,  poème  philosophique,  et  la  9^  est  remphc  uniquement  d'extraits 
de  Shakespeare. 


LE    COSMOPOLITISME     DE    THALÈS    BERNARD  495 

tiens  par  lesquels  il  réussissait  à  distraire  notre  vieux  poète,  relire 
à  Versailles,  dans  ses  Lettres  sur  la  poésie  ^. 

Il  y  exprime  certaines  idées  chères  à  Emile  Deschamps  et  qui, 
reprises  par  de  véritables  poètes,  entrèrent,  comme  parties  inté- 
grantes, dans  la  doctrine  littéraire  de  l'Ecole  parnassienne. 

En  réaction  contre  le  réalisme  bourgeois  de  la  littérature  du  Second 
Empire,  il  prétendait  que  «  la  poésie  était  en  péril  »,  et,  pour  la  sauver' 
il  recommandait  «  d'aller  aux  sources  de  la  poésie  populaire  »,  et 
d'imiter  la  littérature  slave.  Lui-même  avait  })ublié  des  chants  popu- 
laire de  la  Hongrie,  Moldavie,  etc.  —  «  L'homme  individuel  n'in- 
vente rien  »  ;  seules  «  les  masses  sont  douées  du  génie  poétique  ^  ». 

Nous  connaissons  la  théorie,  vieille  d'un  siècle,  et  Thaïes  Bernard 
reprenait  un  peu  lourdement  le  paradoxe.  «  Les  seuls  peu])les  qui 
inventent  encore  sont  les  races  à  l'état  sauvage.  »  Les  époques  cul- 
tivées sont  réduites  à  l'imitation,  et  comme  exemple,  il  citait  le 
xvii^  siècle,  d'inspiration  gréco-romaine  et  le  romantisme  lui-même 
qui  avait  absorbé  plusieurs  civilisations  différentes  :  Espagne,  Grèce, 
Orient,  et  les  littératures  celtiques  et  les  littératures  germaniques. 

Mais  «  la  géographie  littéraire  se  trouve  ainsi  épuisée.  »  ^  Pour 
l'élargir,  il  faut  maintenant  annexer  les  Slaves,  et  recourir,  en  repre- 
nant les  thèmes  exploités  par  les  romantiques,  à  une  éiuditioo  qu'ils 
ont  négligée.  Thaïes  Bernard  exprimait  ainsi  une  idée  familière  à 
son  ami  Leconte  de  Lisle.  Le  ])oète  doit  être  philoso])he  et  historien, 
et  c'est  comme  un  savant  ([u'il  doit  étudier  la  poésie  ])opulaire  uni- 
verselle. 

On  la  rencontre  dans  tous  les  pays,  dans  toutes  les  provinces  même, 
excepte  dans  les  régions  de  langue  française,  où  elle  se  réduit  à  dineptes 
complaintes  *. 

Emile  Deschamps  devait  trouver  cpie  Thaïes  Beniaid  iiiaii(|uait  de 
mesure.  Les  poètes  du  xv!!!*-'  siècle  eux-mêmes  dcxaicnt  à  la  poésie 
]>opulaire  de  délicieuses  inspirations.  Elle  allait  refleurir  encore.  Les 
noms  de  Gérard  de  Nerval,  de  Glatigny,  de  Gabriel  Vicaire,  ceux  de 
Brizeux  et  de  Mistral  suffisent  à  prouver  que  la  France,  au  ]>i)iiil  de 
vue  du  folklore,  n'a  rien  à  envier  aux  autres  peuples. 

Néanmoins  on  peut  reconnaître   que  notre  litléralur»^,   dans  son 

1.  LctIrcH  sur  la  poésie,  par  Thalùs  litrnard,  liénoi'uUon  de.  la  poésie.  Projet 
de  fondation  d'une  académie  de  lilléraluje  étrangère.   Paris,   Vaiiicr,    I8ri7,  in-fol. 

■2.    Ihid.,   j).   1. 

."}.    Ihid.,   p.    2. 

4.  LcUrcs  Kur  la  poésie,  p.  2.  Suit  un  l'Ioi."'  tic  l'ant^lais  Ijuriis,  <lu  lionj^rois 
Pnlœfi,  du  roumain  Alccsaiidri. 


496  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

ensemble,  a  été  peut-être  à  l'excès  l'expression  de  la  société  polie  : 
«  J'affirme  une  chose,  s'écrie  Thaïes  Bernard,  non  sans  exagérer,  c'est 
que  notre  poésie,  même  celle  du  xix®  siècle,  a  souvent  un  caractère 
factice  et  conventionnel  qu'on  ne  rencontre  pas  dans  les  littératures 
du  Nord  ^  ».  Or,  quand  il  parle  des  littératures  du  Nord,  il  veut  parler 
surtout  de  la  littérature  russe. 

Ces  idées  avaient  toujours  été  celles  d'Emile  Deschamps.  Comme 
Thaïes  Bernard,  il  pressentait  dans  la  littérature  russe,  une  source 
nouvelle  de  poésie  et  de  poésie  populaire,  mais  cette  poésie  populaire, 
il  croyait  à  la  nécessité  de  la  récrire. 

Un  esprit  beaucoup  plus  distingué  que  Thaïes  Bernard  dévelop- 
pait dans  le  salon  d'Emile  Deschamps  ces  idées  chères  à  notre  poète. 
C'était  Edouard  Grenier,  qui  ne  manquait  presque  jamais,  quand  il 
venait  à  Paris,  de  Besançon  où  il  habitait,  de  passer  une  journée  à 
Versailles  chez  son  vieil  ami. 

Né  à  Baume-les-Dames,  en  1819,  élevé  dans  une  de  ces  familles  dis- 
tinguées qui  avaient  à  Genève  de  nombreuses  attaches,  il  était  de  ces 
Français  de  culture  vraiment  européenne,  dont  Sainte-Beuve  a  dit 
qu'ils  avaient  un  coin  suisse  dans  l'esprit.  —  Employé  au  ministère 
des  finances,  il  cultivait  comme  l'avait  fait  Emile  Deschamps,  le 
monde,  la  poésie  et  les  littératures  étrangères.  Sachant  fort  bien 
l'allemand,  il  avait  été  choisi  par  Henri  Heine  pour  être  son  traduc- 
teur. 

Avant  moi,  dit-il  dans  ses  Souvenirs,  il  avait  eu  recours  à  Loève-Veimas, 
à  Gérard  de  Nerval.  Plus  tard,  après  moi,  ce  fut  S'^-René  Taillandier  et 
sans  doute  d'autres  encore  ^. 

Ainsi  nous  retrouvons  sans  cesse,  au  cours  du  xix^  siècle,  de  jeunes 
esprits,  curieux  des  choses  d'Outre-Rhin,  tous,  de  même  lignée 
qu'Emile  Deschamps,  tous  sensibles  à  la  poésie  étrangère  et  disciples 
de  M"^^  de  Staël.  Ils  n'étaient  d'ailleurs  pas  les  dupes  de  leurs  admira- 
tions ;  et  Grenier,  par  exemple,  nous  a  conservé  un  récit,  plein  d'hu- 
mour, de  ses  relations  avec  l'auteur  des  Reisebilder  et  de  V Inter- 
mezzo : 

Il  était  mon  obligé,  il  avait  besoin  de  moi,  dit-il,...  Heine  mettait 
beaucoup  d'art  et  de  coquetterie  à  faire  croire  des  deux  côtés  du  Rhin, 
qu'il  écrivait  aussi  bien  en  français  qu'en  allemand^...  Je  lui  rendais 
un   grand   service  en  le  traduisant  ainsi  et   gratuitement,   car,   dans   ce 


1.  Ihid.,   p.  4. 

2.  Edouard  Grenier.  Soiu'enirs  littéraires.  Pnris,  Lemerre,  1894,  in-16,  p.  46, 

3.  Ibid.,  p.  46. 


LE     COSMOPOLITISME     d'ÉDOUARD    GRENIER  497 

temps-là,   c'était   une   rareté   de   rencontrer   un    Français   lettré   sachant 
l'allemand  ^. 

Grenier  avait  été  chargé  en  1847  d'une  mission  en  Allemagne  ; 
puis,  quand  éclata  la  Révolution  de  février,  il  s'était  hâté  de  rentrer 
à  Paris.  Lamartine,  qui  songeait  alors  à  reconstituer  nos  légations 
étrangères,  avait  chargé  le  baron  d'Eckstein  de  recruter  le  plus  grand 
nombre  possible  de  jeunes  gens  connaissant  l'Europe  et  sachant  l'alle- 
mand en  particidier.  Grenier  devint  bientôt  secrétaire  d'ambassade 
à  Constantinople,  il  fit  un  voyage  en  Moldavie  et  revint  en  France 
avec  une  ample  moisson  d'informations  diverses.  C'était  un  causeur 
exquis.  Mais  il  ne  rappelait  pas  seulement  à  Emile  Descham[»s  l'Alle- 
magne et  les  travaux  de  sa  jeunesse,  le  souvenir  de  Charles  Nodier  était 
entre  eux  comme  le  lien  d'un  culte  secret  :  ils  s'étaient  jadis  rencontrés 
à  l'Arsenal,  Laissons  Grenier  lui-même  évoquer  un  passé  que  nous 
connaissons  bien. 

Les  vieux,  dit-il,  se  (froupaient  autour  de  la  table"  de  jeu  de  Charles 
Nodier  :  cétaient  M.  de  Cailleux,  le  directeur  des  Musées,  le  haron  Taylor 
le  fameux  fondateur  de  la  Société  des  artistes,  Jal,  l'historiographe. 
Soulier,  le  père  d'Eudore,  Vieillard,  un  autre  bibliothécaire  de  l'Arsenal, 
l'abbé  Receveur,  professeur  à  la  Sorbonne.  Il  y  avait  là  Dauzats.  Amaury 
Duval,  Reber,  Hetzel,  Laverdant,  Bixio  et  les  Franc-Comtois  Wey,  Mar- 
mier  et  Gigoux.  Reber  jouait  ([uebpies-unes  de  ses  compositions.  Il  avait 
mis  en  musique  la  Captive  d'Hugo,  chantée  par  Marie  Nodier'^. 

Ainsi  la  musi(jue  et  les  chants  égayaient  encore  ces  dernières  réu- 
nions de  l'Arsenal,  et  i)armi  les  dames  et  les  jeunes  filles  (jui  en 
étaient  la  grâce.  Grenier  cite  les  filles  du  général  Pelletier,  dont  l'une 
devint  M™^  de  Villers,  et  fut,  comme  nous  l'avons  dit,  l'Antifone  du 
vieux  poète  aveugle. 

Une  amitié  fondée  sur  des  sympathies  si  variées,  si  agréablement 
vivantes,  et  pourtant  tout  enrichies  de  souvenirs,  devait  inspirer  à 
Grenier  de  bien  jolies  choses,  (piand  du  fond  de  sa  ])roA  iuce,  il  écrivait 
à  Emile  Deschamps.  M.  Achille  Taphancl,  dans  son  étude  sur  Étnile 
Deschamps  à  Versailles,  nous  en  a  apporté  le  cbaiinanl  témoi- 
gnage. 

1.  Ibid.,  p.  TA.  —  Edouard  Grciiier  a  édite;  los  Poésies  posthumes  et  Ivs  Sou- 
i'enirs  personnels  d'Auguste  Barl)ifT.  Ses  (Euvres  complètes  oui  |)aru  chez  Lomcrre 
de  IH'J.5  à  1902  en  ',i  vol.  in-12.  Il  avait  |)ul)li(''  m  18.")!)  Petits  poèmes  ;  cri  1800  la 
traduction  du  Renard  do  Gœlhc  ;  en  18tjl  Poèmes  draninlirpies  ;  en  I  808  Arnicis  • 
cil    187'i    Marvel;    eu   1879    Jarquelinc   Jionliomme,   tragédie   moderne;    m    1884 

Franrine  ;  en  1880  un  recuoil  de  maxirnos  :  Penseroso  ;  en  1889  Poèmes  éixirs.  

La  Uei-tte  Bleue  publia  tu  1893  ses  Souvenirs.  ' 

2.  Grenier.  Souvenirs  littéraires,  p.  73. 

32 


498  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

«  Des  amies  de  Deschamps,  pour  la  plupart  jeunes  et  jolies,  dit 
M.  Taphanel,  revenant  d'Italie  à  Versailles,  s'étaient  arrêtées  à 
Besançon.  Deschamps  les  y  avait  recommandées  à...  Edouard  Gre- 
nier. Grenier  leur  avait  fait  visiter  la  cathédrale,  le  palais  Granvelle, 
les  remparts,  toute  la  ville  et  toute  la  banlieue,  et  elles  lui  promirent, 
en  le  quittant,  de  leurs  nouvelles.  Comme  les  nouvelles  tardaient  à 
venir,  le  poète  écrivit  à  Emile  Deschamps  ces  johs  vers  : 

Cher  maître,  dès  qu'on  vous  possède, 

Tout  l'univers   est  oublié. 

On  me  le  prouve,  et  sans  pitié. 

Besançon  fut  un  intermède, 

Et   Versailles,   c'est   l'amitié  ! 

Cher  maître,  dès  qu'on  vous  possède, 

Tout  l'univers   est  oublié. 

Je  sais  bien  que  j'étais  trop  mince 
Pour  jouer  les  Deschamps  là-bas  : 
Quel  mortel  ne  le  serait  pas  ? 
J'étais  un  ami  de  province, 
Un  pis-aller,   un  en-tout-cas  ! 
Je  sais  bien  que  j'étais  trop  mince 
Pour  jouer  les   Deschamps  là-bas. 

Mais  une  doublure   à  tout  prendre 
Mérite  au  moins   un   compliment. 
Quand  expire  l'engagement 
On  devrait  lui  faire  comprendre 
Qu'on  n'en  veut  plus  —  honnêtement. 
Car  une  doublure,   à  tout  prendre, 
Mérite   bien   un   compliment. 

Dites  aux  belles  oublieuses 

Et  ma  tristesse  et  mon  courroux. 

Le  Doubs  pour  elles  n'est  plus  doux  !  — • 

Les   belles   sont   capricieuses 

Pour  tout  le  monde,  excepté  vous  ! 

Dites  aux  belles  oublieuses 

Et  ma  tristesse  et  mon  courroux  ^.  « 

Quelques  années  plus  tard,  l'année  même  de  sa  mort,  le  vieux  poète 
à  bout  de  souffle  n'était  pas  encore  à  bout  de  charme,  et,  pour  le 
remercier  sans  doute  d'un  de  ces  mots  exquis  que  lui  inspirera  jusqu'à 
son  dernier  jour  sa  bonne  grâce  expirante,  Grenier  lui  écrivait  cette 

'1.  Achille  Taplianel.  Emile  Deschamps  à  Versailles.  Extr.  de  Rev.  de  l'histoire 
de  Versailles  et  de  Seine-el-Oise,  1910,  p.  14-15. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    EMILE     DÉLEROT  499 

lettre,  où  s'exprime  un  jugeiaeut  si  fin  sur  l'aimable  homme  que  fut 
Emile  Deschamps  : 

Baume-les-Dames,  27  juin  1870. 

Cher  maître  et  trop  indulgent  ami.  Je  ne  sais  personne  qui  ait  au  même 
degré  que  vous  le  génie  de  l'amabilité  et  de  l'encouragement  !  Si  l'Empe- 
reur savait  choisir  ses  ministres,  il  devrait,  au  lieu  du  Minrstère  des  Lettres, 
des  Sciences  et  des  Arts,  créer  un  Ministère  du  Fomento  intellectuel  et 
poétique,  et  vous  en  confier  la  Direction. 

Merci  mille  fois  de  votre  souvenir  et  de  votre  distique... 

...  Avez-vous  commencé  vo.s  Mémoires  littéraires  ?  Vous  savez  que 
cette  question  indiscrète  vient  du  très  grand  et  vif  désir  que  j'ai  de  voir 
s'ouvrir  à  tous  les  yeux  les  trésors  de  souvenirs  que  vous  seul  possédez 
sur  cette  grande  époque  poétique  de  la  Restauration.  Quand  on  a  les 
mains  pleines,  il  faut  les  ouvrir. 

Les  miennes  sont  pleines,  comme  mon  cœur,  de  reconnaissance  et 
d'amitié  respectueuse  pour  vous  ^. 

Edouard  Grenier. 

Pour  en  finir  avec  cette  lignée  d'esprits  que  nous  avons  groupés 
sous  le  nom  de  disciples  de  M™<^  de  Staël  auprès  du  vieillard,  qui  fut  non 
seulement  leur  aîné  par  l'âge,  mais  leur  initiateur  dans  la  connaissance 
des  littératures  étrangères,  nous  citerons  enfin  M.  Déicrot  2^  qui  fut 
le  prédécesseur  de  "Si.  Taphanel  à  la  Bibliothèque  de  Versailles.  Le 
nom  de  cet  homme  distingué  est  lié  à  celui  de  Goethe  dais  l'histoire 
de  l'influence  du  grand  Allemand  en  France,  car  il  nous  a  donné  une 
excellente  traduction  des  Entretiens  avec  Eckermann.  Versé  dans  la 
connaissance  des  langues  et  des  littératures  germaniques,  il  fréquen- 
tait le  salon  d'Emile  Deschamps  ;  il  l'avait  beaucoup  connu  et  beau- 
coup aimé  ;  ami  lui-môme  de  Sainte-Beuve,  de  Schérer,  de  Bersot, 
il  a  i)euplé  la  Bibliothèque  de  Versailles  des  souvenirs  de  ces  hommes 
remarquables,  et  quand  I\L  Taphanel  eut  l'idée  d'en  consacrer  une 
des  .salles  à  la  mémoire  d'Emile  Deschamps,  il  l'aida  à  classer  les 
livres,  les  portraits,  les  lettres,  qui  se  rap])orlaient  au  poète  et  à  son 
époque.  Un  jour  qu'ils  feuilletaient  ensemble  ces  si  curieux  et  si  rares 
autographes,  M.  Délerot  s'écria  :  «  Quelle  ]iiil)lication  charmante  il 
y  aurait    à  faire  sous   ce  titre   :    Les   Correspondants    d'Emile   Des- 


1.  Lodrc  inédite.   (Collection   Pai^rnard.) 

2.  Edio  de  Paris,  2'i  août  1912.  Notice  nr'crolof,'iquo.  —  En  dehors  de  ses 
travaux  sur  Gœthe,  M.  Emile  Délerot  a  laissé  jtlusieurs  éludes  sur  Versailles  : 
Jlisluire  et  description  de  la  bibliothèque  de  la  ville  de  Versailles,  en  collai,  avec 
Jules  (juijjreu  (Paris,  s.  d.).  —  Les  Panc^i/risles  poétiques  de  Versailles  (Ver- 
sailles, 1870).  —  Versailles  pendant  l'occupation,  recueil  de  documents  pour 
servir  ;i  riiistoire  de  l'invasion  allemande  (V^crsaillcs,  1872), 


500  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

champs  !  »  Mais  laissons  parler  M.  Taphanel  lui-même,  notre  maître 
et  notre  ami,   qui  nous  a  confié  l'anecdote  : 

Il  suffirait  d'éliminer  un  certain  nombre  d'inconnus,  d'amis  sans  talent, 
toute  la  clientèle  obscure  à  qui  le  poète  faisait  si  royalement  la  charité 
de  son  esprit.  On  aurait  dans  ce  livre  la  vie  tout  entière  d'Emile  Des- 
champs,  écrite  par  des  plumes  illustres. 


CHAPITRE  IV 


LA    VIEILLESSE    ET    LES    CONSOLATIONS    DE    LA    POESIE. 
EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PARNASSIENS. 


Si  près  de  loucher  au  terme  d'une  l)io<^raphie,  que  ces  précieux 
documents  nous  ont  permis  d'écrire,  il  ne  nous  reste  ])lus  qu'à  j)arler 
des  poètes  de  la  génération  nouvelle,  qui  entourèrent  d'hommages  la 
vieillesse  d'Emile  Deschamps.  L'Ecole  Parnassienne  sut  se  montrer 
fidèle  à  l'esprit  de  tradition.  Tous  ces  poètes,  depuis  Gautier,  Banville, 
Leconte  de  Lisle  et  Baudelaire  jusqu'à  Verlaine,  Coppée  et  Mallarmé, 
ces  artistes  qui  étaient  alors  dans  le  plus  bel  éclat  de  leur  jeunesse 
ou  de  leur  talent,  se  plurent  à  entourer  des  plus  délicates  attentions 
celui  qu'ils  regardaient  comme  leur  aimable  maître,  à  lui  rappeler 
({u'ils  honoraient  en  lui  le  survivant  du  ])reniier  âge  romantique, 
l'ami  d'Hugo  et  de  Vigny,  le  disciple  d'André  Chénier. 

Le  joli  portrait  qu'Armand  Silvestre  a  tracé  d'Emile  Deschamps, 
dans  son  livre  intitulé  .4 a  pays  des  soia>enirs,  nous  fait  comprendre 
l'impression  que  ce  vieillard  exquis  laissa  dans  la  mémoire  des  jeunes 
hommes  qui  vinrent  le  visiter  à  Versailles  dans  les  dernières  années 
de  sa  longue  vie. 

...  C'est  à  Versailles,  écrit -il,  (|  ne  j'ai  vu  pour  la  preiuière  fois  un  i)oèle  ^... 

C'est  dans  un  salon  très  bourgeois  d'anu'uhk'niftit  que  je  rencontrai 
sous  la  clarté  modeste  des  boujries,  le  pet  il -fils  d"  Homère,  (|iii  me  révéla 
à  rpielles  humilités  la  lyre  autrefois  victorieiise  était  aujourd  hui  corulam- 
iice.  C'était  un  homme  plutôt  petit  que  grand,  à  la  figure  avenante  et 
douce,  au  sourire  plein  de  finesse  et  d'aménité,  qui  me  charma,  là  oîi  je 
croyais  devoir  être  si  véhémentement  intiniidé...  Rien  qui  le  distinnfuât 
au  premier  coup  d'œil  des  gens  qui  l'entouraicnl ,  mais  une  flamme  par- 
tinuliére,  dans  le  rej^ard,  pour  qui  le  fixait  un  instant.  Une  bouche  essen- 
tiellement s])irituelle.  Ses  hôtes  ■ —  car  c'était  chez  lui  (pie  je  me  trouvais 
—  renloiiraient  «l'une  familiarité  respectueuse,  gens  (h-  bon   Ion  cl   de  la 

1.  Armand  Silvf-strc.  Au  pays  des  souvenirs,  mes  ninîlres  et  mes  iiiaiiresscs. 
Paris  l<.  d.),  iii-lG,  p.  72. 


502  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

meilleure  compagnie,  mais  littéraires  comme  on  l'est  clans  le  monde, 
se  pâmant  devant  les  bouts-rimés,  qu'ils  imposaient  à  cet  excellent  homme 
qui  avait  fait  cependant  de  magnifiques  vers  dans  sa  vie.  Car  j'aime 
autant  vous  dire  son  nom  :  c'était  Emile  Deschamps,  qui  vaut  bien  qu'on 
rappelle  sa  mémoire  ^. 

Après  une  série  d'observations  piquantes,  mais  qui  feraient  ici 
digression,  Armand  Silvestre  poursuit  : 

J'ai  dit  déjà  que  la  soirée  fut  infiniment  plus  mondaine,  que  littéraire 
vraiment.  J'admire  aujourd'hui  avec  quelle  complaisance  résignée  Emile 
Deschamps  se  mettait  à  la  portée  de  ses  visiteurs,  et  le  plaisir  qu'il  sem- 
blait trouver  aux  choses  parfaitement  indifférentes  et  banales  qui  se 
disaient  sous  son  toit.  Ce  n'est  pas  Théophile  Gautier  qui  eût  eu  de  ces 
patiences-là  ! 

De  retour  à  la  maison  paternelle,  j'écrivis  à  Emile  Deschamps  pour  le 
remercier  de  son  accueil  ;  je  n'avais  pas  su  dire  un  mot  de  la  soirée.  Je 
mettais  une  certaine  vanité  à  lui  prouver  que  si  j'étais  muet,  ce  n'était 
pas  que  je  n'eusse  quelquefois  une  idée  comme  tout  le  morde.  Il  me 
fit  l'honneur  de  me  répondre  et  de  me  donner  des  conseils,  m' encourageant 
à  faire  des  vers  et  me  recommandant  la  rime  riche  comme  absolument 
nécessaire  aujourd'hui.  C'est  dans  cette  lettre  que  j'ai  trouvé  cette  for- 
mule qui  me  semble  la  meilleure  qui  ait  jamais  été  donnée  en  art  :  «  La 
forme  nest  rien,  mais  rien  n'est  sans  la  forme  «... 

Je  reviens  à  ce  court  évangile  d'Emile  Deschamps.  Elle  n'avait  que 
deux  pages  cette  lettre,  ce  précieux  autographe  dont  je  ne  me  sépare 
jamais.  Mais  pas  une  ligne  qui  ne  fût  dune  justesse  absolue  et  qui  ne 
proclamât  cette  grande  réforme  romantique,  dont  il  avait  été  un  des 
instigateurs  glorieux  et  qui  rendit  au  vers  français  sa  sonorité  vaillante, 
sa  savante  harmonie. 

Je  le  dis  à  ma  honte  :  je  ne  revis  plus  jamais  ce  vieillard  charmant  qui 
m'avait  écrit  la  vérité  avec  une  conscience  si  rare  et  si  paternelle.  J'en 
ai  souvent  le  remords,  sentant  bien  qu'il  fut  de  loin  mon  maître,  avant 
les  maîtres  que  j'ai  suivis  depuis,  et  comme  le  précurseur  pour  moi  de 
Théodore  de  Banville...  C'est  au  profond  de  mon  cœur  —  et  cela  vaut 
peut-être  mieux,  —  que  j'ai  gardé  la  mémoire  de  ce  doux  poète  rencontré 
par  moi,  au  seuil  de  la  carrière  et  qui,  du  doigt  seulement,  m'y  montra 
la   route  ^... 

Cette  page  est  significative.  Elle  exprime,  avec  une  délicate  émo- 
tion, la  sympathie  que  cet  être  charmant  sut  inspirer  jusqu'à  son  der- 
nier jour,  aux  plus  grands  comme  aux  plus  humbles  de  ses  amis.  Mais 
elle  a  une  portée  plus  haute,  puisqu'en  nous  rappelant  la  doctrine 
littéraire  de  Deschamps,  elle  met  en  lumière  la  place  qu'il  occupe 
dans  l'évolution  de  la  poésie  au  xix^  siècle.  —  Sa  poétique  très  difîé- 

1,  Armand  Silvestre.  Au  pays  des  soin'enirs...,   p.   73. 

2.  A.  Silvestre.  Ibid.,  p.  76. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    ARMAND     SILVESTRE  503 

rente  de  celle  de  Laïuarliue  et  même  de  Musset,  demeura  celle  dont 
Hugo  avait  donné  l'éclatant  modèle  dans  les  recueils  de  sa  jeunesse. 
Dérivé  de  la  révolution  rythmique  d'André  Chénier  et  plus  ancienne- 
ment de  l'initiative  de  Ronsard  et  de  la  Pléiade,  ce  romantisme,  quand 
il  apparut,  ne  rompait  donc  avec  aucune  de  nos  grandes  traditions. 
Partisan  d'une  technique  plus  savante  et  plus  souple  que  celle  de 
Delille,  Emile  Deschamps  restait  fidèle  encore  aux  principes  de  l'école 
descriptive  ^,  puiscjne  le  vers  noiiveau,  qu'il  recommandait,  hieii  que 
tout  jDÔnétré  de  sentiment,  devait  c!rc  capable  de  rendre  le  relief  et  la 
couleur  des  objets,  et  qu'un  de  ses  mérites  était  dans  la  dilliculté  d'art 
vaincue. 

La  doctrine  d'Emile  Deschamps,  sur  cette  question  de  la  technique 
du  vers  n'a  jamais  varié.  Dans  la  lettre  dont  Armand  Silvestre  nous 
donnait  plus  haut  l'analyse,  il  ne  faisait  que  répéter,  à  80  ars,  ce  qu'il 
avait  toujours  dit  : 

Les  uns,  emportés  par  l'idée  ou  la  passion,  sont  peu  préoccupés  de  la 
forme  et  du  rythme.  Les  autres,  au  contraire,  écornent  quelquefois  leur 
pensée  pour  la  faire  entrer  dans  leurs  strophes  studieusement  balancées, 
dans  leurs  moules  merveilleusement  ciselés.  Cependant,  aucun  talent 
vrai  n'est  dépourvu  de  l'iuie  ni  de  l'autre  partie  de  son  art  ;  ce  n'est  qu'une 
question  de  proportion,  et  si  une  qualité  domine,  l'autre  se  montre  tou- 
jours en  dose  suffisante  ;  sans  cela,  on  serait  un  talent  manqué  ;  car, 
dans  les  arts,  si  la  forme  nest  rien  toute  seule,  il  ny  a  rien  sans  elle  ^... 

• 

1.  Brunctière  a  rapproché  la  poétique  du  l'arnassc  de  la  technique  de  Delille, 

à  propos  du  poème  du  Bonheur  d(^  Sully-Prndhonime.  Rev.  des  Deux  Mondes 
avril  1888. 

2.  É.  Deschamps.  Œ.  c,  t.  III.  Le  manuscrit  en  voyage,  p.  'iQ  ou  p.  xxix  de 
sa  préface  aux  Voix  de  la  solitude,  par  A.  Devoille.  Paris,  Soc.  bibliographique, 
1838,  in-80. 

Cette  page,  écrite  dès  1838,  Emile  Deschamps  l'a  reproduite  intégralement 
dans  la  préface  qu'il  a  donnée  à  la  Prosodie  de  l'école  moderne  par  Wilhelm  Ténint. 
Paris,  Comptoir  des  imprimeurs  unis,  in-S".  Le  fragment  que  nous  citons  est 
précédé  de  ces  lignes  : 

La  poésie  a  ses  mélodinles  pt  ses  tiani.onistes,  ses  dessinateurs  et  ses  coloristes,  comme  la 
musique  et  la  peinture.  Il  n'est  donné  qu'à  bien  peu  de  génies  de  réunir  au  même  degré  les 
deux  m.Tnifeslalioiis  de  l'art.  Ainsi  Raphaël  est  supérieur  par  le  dessin  et  Cimarosa  par  la 
mélodie,  comme  Rubens  par  la  couleur  et  Beethoven  par  l'harmonie.  Cette  division  existe 
également  dans  l'art  d'écrire  et  surtout  d'écrire  en  vers...  ! 

Cette  division  a  unC  si  grande  portée  qu'elle  ne  s'app!i(|ue  pas  seulement  à 
<les  mélodistes  comme  Lamartine  et  Musset  et  à  des  harmonistes  comme  Hugo, 
Gautier,  etc.,  elle  a  permis  à  M.  André  iJarre,  dans  sa  thèse  sur  le  Symbolisme, 
de  distingues  en  deux  groupes  nettement  définis  les  poètes  de  notre  troisième 
écoh-  romaritirpie  :  le  groupe  vcrlninicn  partisan  de  la  spontanéité,  du  jaillisse- 
ment direct  et  sans  apprêt  du  lyrisme  et  le  groupe  mallarméen,  qui  met  l'accent 
sur  la  réflexion  et  le  travail  dans  la  création  de  l'ccuvre  d'art.  Cette  division 
sup|)ose  entre  les  «  poètes  naturels  »  et  les  «  {)oè|i's  inh  llrcluds  n  mih'  prolundr- 
différence  de   tempérament. 


504  EMILE     DESCHAMPS     A     VERSAILLES 

Cette  doctrine  que  Deschamps  avait  formulée  dès  le  début  du 
siècle,  est  celle  même  que  les  jeunes  Parnassiens  trouvaient  exprimée 
en  perfection  dans  l'œuvre  critique  de  Théophile  Gautier,  leur  maître 
le  plus  incontesté,  «  le  plus  parfait  magicien  ès-lettres  françaises  », 
comme  ils  aimaient  à  l'appeler,  —  Victor  Hugo  excepté. 

Deschamps  n'était  qu'un  amateur  exquis  et  le  plus  intelligent  des 
versificateurs,  Gautier  était  un  très  grand  poète.  Il  était  né  artiste, 
comme  on  naît  mystique,  avec  une  sorte  de  détachement  extraordi- 
naire pout  tout  ce  qui  ne  lui  offrait  pas  un  aspect  esthétique  et  désin- 
téressé de  la  vie.  Personne,  parmi  les  poètes  français  du  xix*^  siècle, 
n'a  éprouvé  avec  plus  d'intensité  et  fait  passer  dans  ses  vers,  et  peut- 
être  mieux  encore  dans  sa  prose,  qui  est  une  des  plus  belles  qu'on 
])uisse  lire,  toute  la  gamme  des  émotions  métaphysiques.  Epicurien, 
doublé  d'un  psychologue  et  d'un  poète,  il  a  le  don  d'analyser  la  vie, 
en  même  temps  que  d'en  jouir,  et  son  œuvre  n'est  si  précieuse  que 
])arce  qu'elle  est  un  hommage  réfléchi  au  miracle  de  la  Beauté. 
Écoutons-le  donner  sa  théorie  du  style  poétique.  Les  faiblesses  de  la 
Divine  Epopée  de  Soumet,  qu'il  admire  d'ailleurs,  lui  inspirent  cette 
page  admirable,  et,  comme  l'eût  fait  Emile  Deschamps,  —  mais 
avec  quelle  incomparable  maîtrise  !  —  il  oppose  à  une  tirade  un  peu 
lâche  de  Soumet  un  fragment  de  Chénier  d'une  pureté  parfaite  : 

Le  vers,  dit-il.  le  vers  est  une  matière  étincelante  et  dure  comme  le 
marbre  de  Carrare,  qui  n'admet  que  des  lignes  pures  et  correctes,  et 
longtemps  méditées.  L"on  a  dit  que  la  peinture  était  sœur  de  la  poésie, 
cela  serait  bien  plus  vrai  de  la  sculpture  ;  en  effet,  le  poète  et  le  statuaire 

cachent   dans   une   forme  réduite  d'énormes   travaux  didéalisation  ^... 

On  parle  de  spiritualisme,  de  matérialisme,  de  la  synthèse  et  de 
l'esthétique. 

Nous  croyons,  dit  Gautier,  que  l'on  s'est  mépris  sur  la  véritable  portée 
de  l'Art.  L'art,  c'est  la  beauté,  l'invention  perpétuelle  du  détail,  le  choix 
des  mots,  le  soin  exquis  de  l'exécution.  Le  mot  poète  veut  dire  littérale- 
ment faiseur  :  tout  ce  qui  n'est  pas  fait,  n'existe  pas  ^. 

11  faut  retenir  cette  admirable  définition  de  la  forme  :  «  un  prodi- 
gieux travail  d'idéalisation  ». 

Les  Parnassiens,  en  réaction  contre  le  sentimentalisme  verbeux  des 
imitateurs  de  Lamartine  et  de  Musset,  ont  manqué  souvent  du  génie 
qui  convient  pour  réaliser  l'art  de  leur  rêve.  Voulant  éviter  d'être 

1,  Rev.  des  Deux  Mondes,  avril  1841.  Th.  Gautier.  Sur  la  Divine  Épopée  de 
Soumet,  fj.   126. 

2.  Ibid.,  p.  121. 


1 


EMILE    DESCHAMPS    ET    THÉODORE     DE    BANVILLE  50S 

banals,  beaucoup  d'entre  eux  ont  été  froids  ;  par  peur  du  sentiment, 
ils  ont  abusé  de  la  légende  et  de  la  description.  Ils  ont  mérité  qu'on  les 
appelât  des  peintres-décorateurs  et  l'on  a  pu  noter  l'étrange  parenté 
qui  rattache  ces  ambitieux  artistes  à  l'école  didactique  et  descrij)- 
tive  du  Premier  Empire.  Il  n'en  est  ])as  moins  vrai  qu'au  risque  de 
passer  pour  de  simples  virtuoses,  ils  ont  fait  une  dépense  énorme  de 
talent  pour  rendre  à  la  poésie  son  élévation  et  sa  noblesse  ^. 

Emile  Deschamps  n'était  qu'un  homme  du  monde,  et  sa  poésie  s'est 
dissipée  dans  les  salons.  Il  cultiva  cependant  avec  une  studieuse  ap])li- 
cation  l'art  des  vers.  Plus  c[ue  personne,  il  essaya,  dans  ses  petits 
poèmes,  les  rythmes  variés  qu'avait  aimés  la  Pléiade,  et  qu'Hugo 
avait  dédaignés.  Enfin  il  avait  eu  autrefois,  en  une  heure  solennelle  de 
la  vie  littéraire  de  son  temps,  le  sentiment  très  vif  du  rôle  éminent  de 
Part  et  de  la  poésie.  C'était  assez  pour  lui  assurer  la  reconnaissance 
d'un  ])oète  comme  Théodore  de  Banville.  Ce  délicieux  esprit  était 
un  des  familiers  du  vieux  maître  et  son  amitié  n'est  pas  une  des  moin- 
dres parures  de  la  vieillesse  d'Emile  Deschamps. 

La  lettre  suivante,  que  Banville  lui  adressa  le  4  janvier  1870,  pour 
consoler  le  vieillard  malade,  est,  en  même  temps  qu'un  admirable 
hommage,  une  très  line  criticpie  de  son  œuvre  et  de  S(ui  rôle  poéti- 
que : 

Paris,    4   janvier    1870. 

Illlsthe    et    CIIl.H    Maitrk, 

Je  viens  bien  tard  vous  adresser  ])our  raiiiiée  commencée  mes  plus 
ardents  souhaits  de  guérison,  de  santé,  d'apaisement,  de  bonheur  enfui,, 
autant  qu'il  ])uisse  encore  y  avoir  de  bonheur  pour  nous,  c«)nil)altants 
(fil tir  ('peuple  évanouie,  ouvriers  d'nn  art  monientanénient  dédaigné. 
Mai»,  cher  maître,  cet  art,  abandoiuié  aujourd'hui  pour  le  tréteau  de 
Bobèche,  vous  le  verrez  triompher  de  nouveau. 

Dieu  vous  doit  expressément  cette  justice,  puisque  vous  avez  été  parmi 
nous  le  premier  venu,  l'initiateur  !  S'il  est  des  ingrats  qui  l'oublient,  je 
ne  suis  pas  de  ceux-là.  .J'ai  près  de  moi,  toujours  sous  mes  yeux,  parmi 
les  livres  dont  je  ne  me  séjiare  jamais,  un  bel  exenq)laire  bien  net  et  sans 
tache  des  Études  françaises  et  étrangères,  sur  lequel  je  vous  demanderai 
la  grâce  de  m'ccrire  votre  nom,  le  jour  <iù  vos  yeux  seront  guéris,  c'est- 
à-dire,  bientôt,  je  l'espère.  C'est  avec  nu  immense  bonheur,  avec  une 
reconnaissance  toujours  plus  vive  (pu;  j"v  revois  tous  ces  chers  rythmes 
de  Honsard.  ada])tés  et  restitués  par  vous  à  la  poésie  nouvelle,  et  qui, 
sans  voire  magnifiepie  audace,  seraient  encore  inconnus  aux  ])oèles  cpii 
vous  oui   suivi  : 


1.    L<'    'l'i-nifis   (bi    11    ff'vricr    l'J12.    .\rli<li'    di'    l{<'iiiy   di;   Gourinont   sur   Léon 
Dierr  ri  Ip  Puriuisse. 


506  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

Je  chanterai  la  romance 
Qui  par  ces  mots  commence 
Le   plus   beau  nom   chrétien 
C'est  Julien. 


Et  les  grandes  armures 
Rendaient  de  sourds  murmures 
Comme  au  réveil  d'un  camp 
S 'entrechoquant. 


J'apprends,  mon  cher  maître,  par  AsseKneau.  une  bien  bonne  nouvelle  : 
c'est  que  nous  allons  avoir  en  six  volumes  définitifs,  vos  œuvres  com- 
plètes :  Poésie,  Prose,  Théâtre,  parmi  lesquels  prendront  place  des  souvenirs 
contemporains,  qui  seront  pour  nous  tous  un  enseignement  si  précieux  ! 

Lors  de  la  publication  de  ces  volumes  impatiemment  attendus,  je  sais 
bien  que  vous  ne  m'oublierez  pas,  comme  votre  humble  ami  et  comme 
le  plus  respectueux  de  vos  admirateurs  ;  mais  veuillez  vous  souvenir 
aussi  que  j'ai  un  feuilleton  (celui  du  National)  et  que  je  tiens  à  mon  droit, 
je  veux  dire  à  celui  de  vous  louer  selon  mon  affection  et  selon  mon  admi- 
ration fidèle.  Vous  le  comprenez  bien,  c'est  de  ma  part  égoïsme  pur  ; 
car  nous,  vos  disciples  et  votre  reflet,  n'avons-nous  pas  un  intérêt  direct 
à  ce  que  justice  vous  soit  rendue,  à  présent  et  toujours  ?  Grâce  au  ciel, 
c'est  ce  que  rien  ni  personne  n'a  le  pouvoir  d'empêcher  ;  vous  avez  votre 
place  glorieuse  et  nécessaire  dans  l'histoire  poétique  dont  on  ne  saurait 
ôter  ni  votre  nom  ni  vos  œuvres  sans  que  la  chaîne  soit  rompue  et  impos- 
sible à  rattacher  !  Je  sais  bien  quelle  part  illustre  la  postérité  vous  fera  ; 
je  mets  seulement  un  peu  d'orgueil  à  le  savoir  dès  à  présent,  après  mes 
maîtres  sans  doute  et  après  le  public  lettré,  mais  un  peu  avant  le  vul- 
gaire ! 

Et  comment  n'aimerais-je  pas  en  vous  l'homme  autant  que  le  poète, 
car  vous  n'avez  pas  négligé  une  occasion  de  me  témoigner  votre  indul- 
gente et  glorieuse  amitié.  En  effet,  cher  maître,  j'ai  bien  reçu  en  leur  temps 
chacun  de  vos  bons  souvenirs,  et,  quoique  adressés  rue  Crébillon,  ils  sont 
parvenus,  et  tout  de  suite,  à  mon  adresse  actuelle.  Si  j'ai  été  en  retard 
avec  vous,  il  faut  en  accuser  surtout  mon  état  habituel  de  souffrance 
qui  rend  bien  dur  pour  moi  le  métier  de  feuilletonniste,  et  le  théâtre  avec 
les  veilles  qu'il  entraîne,  et  un  peu  aussi  une  certaine  paresse  ;  car,  lors- 
qu'il s'agit  des  personnes  que  j'aime,  j'aurais  tant  de  choses  à  leur  dire 
que  j'hésite  à  prendre  la  plume  1 

Et  sans  aller  plus  loin,  ce  que  je  ne  saurai  jamais  vous  dire,  comme 
je  le  voudrais,  c'est  à  quel  point  je  suis  votre  reconnaissant,  fidèle  et 
dévoué  serviteur  et  ami  ^. 

Théodore   de  Banville. 

L'amitié  de  Banville  et  de  Deschamps  datait  de  loin.  Ils  s'étaient 
maintes  fois  rencontrés  chez  Victor  Hugo,  chez  Théopliile  Gautier  ; 
ils  étaient  les  intimes  de  ces  deux  grands  poètes.  !Mais  Deschamps  et 

L   Lettre  inédite.    Collection   Pai^nard. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    BAUDELAIRE  507 

Banville  avaient  de  personnelles  raisons  de  se  j)laire  :  une  sympathie 
naturelle  inclinait  l'un  vers  l'autre  ces  deux  Parisiens  charmants. 
Il  v  a  du  Deschamps  dans  Banville  et  la  veine  spirituelle  et  railleuse 
du  xviii^  siècle  n'est  pas  moins  manifeste  chez  lui  que  l'amour  de  la 
mythologie  païenne.  Des  lettres,  des  pièces  de  vers  nous  ont  conservé 
le  témoignage  de  cette  intimité,  et  M.  Taphanelen  a  publié  quelques- 
unes  dans  son  étude  sur  Deschamps  à  Versailles. 

Quand,  en  janvier  1858,  Théodore  de  Banville  fut  nommé  chevalier 
de  la  Légion  d'honneur,  Emile  Deschamps,  que  la  grippe  retenait 
dans  son  lit,  lui  écrit  pour  le  féliciter. 

Banville  lui  ré})ondit  en  prose  et  en  vers. 

Ces  vers,  dit  M.  Taphanel  ^,  ne  sont  pas  parmi  les  meilleurs  qu'ait  produit 
l'auteur  charmant  des  Cariatides  et  des  Odes  funambulesques.  Banville 
avait  deux  manières  :  l'une,  légère,  spirituelle,  finement  satirique  ;  l'autre, 
d'un  lyrisme  ëchevelé  et  farouche,  avec  un  feu  roulant  de  rimes  reten- 
tissantes et  d'épithètes  formidables.  Cette  seconde  manière  était  celle 
qui  convenait  le  moins  dans  la  circonstance  et  c'est  celle-là  ]»iécisément 
qu'il  choisit. 

L'année  précédente,  en  1857,  la  correspondance  inédite  que  nous 
avons  consultée  pour  écrire  ce  chapitre,  nous  montre  Emile  Des- 
champs en  relations  avec  un  poète  bien  rare  aussi,  le  subtil  et  péné- 
trant Baudelaire. 

Baudelaire  avait,  en  pul)liant  sa  traduction  d'Edgard  Poë,  reculé 
les  bornes  de  la  géographie  littéraire,  et  renouvelé  le  genre  «  fantas- 
tique »  ;  nous  verrons  tout  à  l'heure  dans  quels  termes  Emile  Des- 
champs l'en  remercie.  Gautier  venait,  dans  une  magistrale  étude, 
de  présenter  au  public  la  plus  originale  peut-être  des  productions  de 
notre  Romantisme,  ces  Fleurs  du  Mal,  qui  provoquèrent,  à  leur  appa- 
rition, un  si  gros  scandale,  firent  écrire  et  dire  tant  de  sottises,  quintes- 
sence raflinée  de  tout  un  siècle  de  poésie,  fleurs  exquises  d'un  génie 
morbide,  si  l'on  veut,  mais  chef-d'œuvre  de  la  forme,  dans  le  sens  que 
Théophile  Gautier  donnait  à  ce  «  prodigieux  travail  d'idéalisation  », 
qui  est  le  grand  style  poétique  *. 

1.  Enùle  Deschamps  à  l'ersailles,  p.  13.  On  y  trouve  le  poème  de  Banvillo. 

2.  La  l"  édition  des  Fleurs  du  mal  est  de  1857,  la  2^  de  1861.  C'est  en  18G8 
que  parurent  en  tête  de  l'édition  des  Oiuvres  complètes  la  notice  de  Théophilo 
Gautier,  et  en  appendice  les  articles  d'Edouard  Thierry,  de  Dulamon,  de  Barbey 
d'Aurevilly,  de  Charles  Asseiineau,  les  lettres  de  Sainte-Iieuve,  du  marquis  de 
Custirie  et  d'Emile  Deschamps,  et  la  pièce  de  vers  intitulée  :  Sur  les  Fleura  du 
mal,  à  quelques  censeurs,  slcjnée  :  Emile  Deschamps.  Cette  pièce  de  vers  à  élé 
réimprimée  dans  le  Gaulois  du  dimanche,  le  9  avril  1921  (centenaire  de  la 
naissant  e  de  Baudelaire.  —  Sur  le  procès  des  Fleurs  du  mal,  cf.  Autour  de 
Baudi  luire...  par  Loi. is   Harthon.  f*aris,  Maison  du  livre,  1917,    iii-8,  p.  27. 


508  EMILE     DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

Emile  Deschamps  ressentit  comme  une  injure  faite  à  la  poésie,  les 
critiques  injustes,  dont  l'immortel  recueil  était  l'objet.  Il  écrivit  à 
Baudelaire  et  le  poète  crut  devoir  publier  cette  lettre  en  appendice, 
à  la  fin  de  son  livre,  avec  quelques  autres  jugements  de  véritables 
connaisseurs.  Il  n'y  a  pas  dans  la  vie  de  Deschamps  de  date  plus 
glorieuse.  Cette  lettre  fait  désormais  partie  de  la  destinée  des  Fleurs 
du  Mal.  L'intelligente  admiration  dont  elle  témoigne  durera  aussi 
longtemps  cjue  le  chef-d'œuvre  lui-même. 

Versailles,   14  juillet   1857. 

Monsieur  et  très   éminent  Confrère, 

Après  une  atroce  maladie  de  plus  d'un  an,  j'avais  charmé  ma  conva- 
lescence avec  vctre  exquise  traduction  des  contes  fantastiques  de  l' Hoff- 
mann américain,  œuvre  d'une  double  originalité  et  d'un  double  mérite 
littéraire  puisque  vous  en  êtes  le  révélateur  envers  mon  ignorance.  Et 
voilà  que  je  dois  à  votre  sympathique  et  trop  aimable  souvenir  ces  Fleurs 
du  Mal  dont  je  pensais  déjà  tant  de  bien  sur  échantillon. 

Je  viens  d'aspirer  tous  leurs  poisons  enivrants,  tous  leurs  parfums 
terribles.  Vous  seul  pouviez  faire  cette  poésie  dont  l'explication  est  dans 
l'épigraphe  d' Agrippa  d'Aubigné,  pour  le  fond  des  choses  ;  dont  le  secret, 
pour  la  forme  savante  et  ciselée,  est  dans  la  dédicace  au  parfait  magicien 
des  lettres  françaises,  notre  grand  et  cher  Théophile  Gautier. 

Pour  ne  m'en  tenir  qu'à  ce  qui  concerne  l'art,  ■ — •  le  poète  restant  le 
maître  de  son  idée,  comme  l'a  dit  magistralement  Victor  Hugo  ■ —  je  ne 
puis  me  taire  sur  les  prodiges  de  poésie  et  de  versification  qui  sont  mani- 
festés par  votre  œuvre. 

Don  Juan  aux  Enfers,  le  Spleen,  les  Femmes  damnées,  les  Métamorphoses 
du  Vampire,  les  Litanies  de  Satan,  le  Vin  de  l'Assassin,  Confession,  etc. 
sont  des  poésies  sans  modèle  et  sans  imitateurs  pour  longtemps.  Votre 
verve,  votre  colcris,  votre  harmonie  à  part  ont  pu  seuls  en  venir  à  bout, 
et  que  de  secrets  de  forme,  comme  de  cœur,  s'en  échappent  !  Que  de  vers 
trempés  d'une  vigueur  étonnante  ou  d'un  enchantement  inaccoutumé  ! 
Que  de  tours  elliptiques  et  nouveaux,  que  de  rythmes  dociles  et  fiers  ! 

Enfin,  je  ne  puis  vous  dire  qu'une  chose  :  soyez  toujours  ce  que  vous 
êtes  si  souvent!  —  Voilà,  en  une  ligne,  ma  critique  et  mon  éloge  sincères. 

Ma  gratitude  ne  l'est  pas  moins,  ni  mon  sympathique  dévouement. 

Emile  Deschamps  ^. 

Il  est  un  poète  qu'on  s'étonnera  peut-être  de  trouver  dans  l'inti- 
mité d'Emile  Deschamps,  c'est  Leconte  de  Lisle.  Mais  il  n'était  pas 

1.  Œuvres  complètes  de  Charles  Baudelaire,  t.  I,  p.  401.  —  M.  G.  de  Reynold, 
un  d's  plus  récents  ciitiques  de  l'art  de  Charles  Baudelaire  (Paris,  1920)  com- 
mente sori  classicisme  relatif,  en  s'appuyant  sur  la  Prosodie  de  l'Ecole  moderne, 
de  Wilhelm  Ténnt  (Paris  1844).  Ténint  y  développait  la  doctrine  prosodique  de 
Deschamps  et  d'Hugo,  que  Théodore  de  Banville  devait  reprendre,  in  l'exagé- 
rant, dans  son  Petit  traité  de  poésie  française  (1872). 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LECONTE     DE    LISLE  509 

seulement  l'un  des  maîtres  de  la  génération  parnassienne,  il  était, 
comme  nous  l'avons  vu  ])lus  haut,  le  compatriote  et  l'ami  de  Thaïes 
Bernard  ^,  et  depuis  longtemps,  à  ce  titre,  en  relations  avec  Emile 
Deschamps.  Toutes  les  idées  de  ce  républicain  farouche,  de  cet  esprit 
cosmopolite  étaient  les  siennes.  Il  ne  lui  reprochait  que  de  manquer  du 
sentiment  du  style,  de  l'amour  de  la  forme  que  possédait  Emile  Des- 
champs à  un  si  haut  point.  —  D'autre  part,  dans  la  société  française 
du  Second  Empire,  presque  tout  entière  envahie  ])ar  l'activité  indus- 
trielle et  commerciale  et  la  recherche  des  plaisirs  matériels,  le  })oète 
altier  des  Poèmes  antiques  s'était  raidi  dans  une  attitude"  hautaine  et 
méprisante.  Si  Vigny  avant  lui  s'était  réfugié   dans  la  tour  d'ivoire, 

Edita  doctrina  sapientum  tenipla  serena, 

on  peut  dire  que  Leconte  de  Lisle  ne  quittait  guère  ces  demeures  des 
sages,  et  quil  y  avait  ouvert  un  balcon  ])our  laisser  de  plus  haut  tom- 
ber son  dédain.  Emile  Desohamps  appréciait  ce  talent  si  lier  et  cet 
amour  exclusif  du  grand  Art.  Il  l'avait  dit,  écrit,  et  Leconte  de  Lisle 
était  sensible  à  la  louange.  Voici  la  lettre  qu'il  écrivit  le  15  mai  1862 
au  vieux  poète  pour  le  remercier  : 

Paris,  15  mai  1802. 

J'ai  reçu  les  deux  journaux,  cher  Monsieur,  et  j'ai  hâte  de  vous  remercier 
des  quehjues  lignes  on  ne  peut  phis  aimables  que  vous  y  avez  insérées 
sur  mon  dernier  livre.  Quand  j'irai  à  Versailles,  bien  avant  le  10  juin, 
je  compte  avoir  le  plaisir  de  vous  l'offrir,  ainsi  que  ses  prédécesseurs. 

Entre  poètes,  ceci  est  encore  permis  sans  scandale,  et  jusqu'à  nouvel 
ordre  cependant  ;  car  tout  progresse  par  le  temps  (jui  court,  à  ce  qu'on 
dit,  y  compris  l'amour  du  banal  et  la  haine  du  beau.  En  vous  parlant  de 
liricurabie  avilissement  de  l'esprit  puhhc,  je  n'entendais  pas  uniciuenient, 
en  effet,  me  plaindre  que  les  mauvais  vers  fussent  préférés  aux  bons. 
Ce  ne  serait  là  qu'un  mal  ordinaire  et  tout  naturel.  Mais  aujourd'hui, 
qu'elle  soit  exécrable  ou  magnilique.  la  Poésie  n'est  plus  quune  langue 
morte,  aussi  peu  comprise  fjue  l'écriture  cunéiforme,  qui  n'est  ]ias  familière 
au  plus  jrrand  nombre,  je  présume,  et  infiniment  moins  claire  <]ue  les 
lanf^ues  antédiluviennes  cpi'on  ne  saura  jamais. 

Vous,  cher  .Monsieur,  qui  êtes  bienveillant  par  nature,  et  plein  d  indul- 
gence, vous  vous  plaisez  à  n'en  rien  croire  ;  mais  moi  qui  suis  fort  souvent 
en  contact  avec  une  multitude  de  littérateurs,  d'artistes  et  de  criti<pies, 
sans  compter  les  hommes  du  monde  qu'on  n'a  ])as  Ihahitude  de  (^omj»ler, 
et  qui,  tous,  ont  une  horreur  instinctive  de  la  ])(tésio.  il  faut  hicu  (|ue  je 
sois  convaincu  «pu;  notre  heure  est  venue.  Aussi,  pour  mon  humble  part, 
si  je  persiste  à  écrire  des  vers,  c'est,  en  toute  sincérité,  parce  (|ue  je  suis 
incapable  d'inventer  quelque   nouvelle  allumette   chimique;   ou   de   con- 

1.  .Jean  Doriiis.  Essai  sur  Leronle  de  lAslc.  l'aris,  1*.  Ulhiidorir,  1 '.»()!),  iii-16, 
p.  32'». 


510  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

sacrer  ma  vie  avec  succès,  à  l'amélioration,  de  la  race  porcine,  par  exemple. 

Notre  inétier  n'est  plus  avouable.  S^®  Beuve  ne  s'excuse-t-il  pas  d'avoir 
trop  aimé  la  poésie  ?  Ses  nombreux  lecteurs  savent  qu'il  y  met  moins 
d'excès  aujourd'hui.  Ce  n'est  pas  que  je  n'aie  été  très  heureux  de  son 
article,  car  une  appréciation  critique,  signée  de  son  nom,  est  toujours 
une  bonne  fortune  littéraire,  comme  je  lui  écrivais  dernièrement,  quelle 
que  soit  l'indifférence  publique.  En  outre,  cher  Monsieur,  j'ai  eu  l'honneur 
de  dîner  chez  lui  avec  vous,  il  y  a  quelques  années,  et  voici  que,  me  rap- 
pelant indirectement  à  votre  souvenir,  il  m'a  valu  les  deux  charmantes 
lettres  que  vous  m'avez  adressées.  Ce  sont  autant  de  raisons  pour  que  je 
lui  sois  reconnaissant. 

J'ai  lu  avec  beaucoup  d'intérêt  vos  deux  feuilletons  sur  Millien  ^  et  sur 
Thaïes  Bernard.  Ce  dernier  est  un  de  mes  plus  vieux  amis,  et,  bien  que 
nous  ne  nous  entendions  nullement  en  fait  d'art  et  de  poésie,  en  théorie 
et  en  pratique,  j'ai  la  plus  haute  estime  pour  son  intelligence  et  sa  vaste 
instruction.  Je  regrette  plus  que  jamais  qu'il  ne  tente  pas  de  concentrer 
ses  forces,  au  lieu  de  les  disperser  un  peu  de  tous  côtés,  à  la  recherche  des 
jeunes  poètes  provinciaux,  armés  d'une  plume,  et  non  de  l'ébauchoir 
et  du  burin.  Comme  rien  n'existe  de  la  vie  de  l'Art  que  par  le  style  et  la 
perfection  des  formes,  malheur  à  la  plume  qui  n'est  pas  aussi  un  ébauchoir 
et  un  burin  ^  ! 

1.  Achille  Millien  est  un  de  ces  bons  poètes  provinciaux  sur  lesquels  Thaïes 
Bernard  fondait  tant  d'espoirs.  Né  dans  la  Nièvre  en  1838,  il  devait  fonder  en 
1896  la  Rei'iie  du  Xii-'ernais  et  venait  de  débuter  en  1860  par  un  recueil  :  la  Alois- 
son,  qu'un  véritable  souffle  rustique  aiiime  et  qu'une  forme  souple,  facile,  on- 
doyante recommandait  aux  amateurs  du  lied,  à  ceux  qui  répandaient  en  France 
la  renommée  de  l'anglais  Robert  Burns,  du  hongrois  Petœfi.  Quaijd  il  publia 
en  1862  ses  Chants  agrestes,  voici  en  quels  termes  la  préface  de  Thaïes  Bernard 
le  présentait  au  public  : 

En  dehors  du  cercle  académique  (et  particulièrement  du  suffrage  de  MontEderabert),  des 
adhésions  considérables  ont  prouvé  à  M.  Achille  Millien  que  les  personnages  offîciels  n'étaient 
pas  les  seuls  qui  encourageassent  sa  noble  tentative.  Parmi  tous  ceu.'c  qui  ont  écrit  pour  le 
soutenir,  pour  le  remercier,  il  suffit  de  citer  M.  Emile  Descharaps,  ce  ferme  propagateur  de 
l'art,  qui  mériterait,  non  pas  un  fauteuil  à  l'Académie,  mais  une  statue  de  bronze  pour  l'ardeur 
consciencieuse  avec  laquelle  il  a  toujours  défendu  la  poésie... 

Il  cite  ensuite  une  lettre  qu'Emile  De^champs  «  adresse  à  son  jeune  ami  ». 
Emile  Deschamps  laisse  finement  percer  sous  l'éloge  les  quelques  appréhensions 
que  lui  inspirait  l'esprit  systématique  de  Thaïes  Bernard.  Il  le  met  en  garde 
contre  «  un  esprit  de  système  très  élevé  et  très  moralement  philosophique  d'ail- 
leurs »  et,  ceci  dit,  applaudit  à  la  tentative  de  Millien  comme  aux  théories  de 
Thaïes  Bernard.  En  somme,  Emile  Deschamps,  disciple  de  M™e  de  Staël  et 
d'André  Chénier,  cherchait  toujours  à  concilier  les  exigences  de  l'art,  tel  que 
Th.  Gautier  le  concevait  et  la  liberté  d'inspiration.  Maître  orfèvre  des  rs-thmes 
pour  parler  le  langage  de  l'époque,  il  ne  voulait  pas,  comme  Thaïes  Bernard, 
déposer  c  l'ébauchoir  et  le  burin  «,  mais  à  travers  «  la  forme  sculptée  »  à  l'antique, 
exprimer  toute  la  complexité  de  l'âme  humaine  moderne.  Sa  sympathie  allait 
naturellement  à  des  poètes  comme  MilHen,  sensible  au  charme  du  lied,  à  la  naï- 
veté du  chant  populaire  comme  à  tous  les  aspects  de  la  littérature  universelle. 
Il  ne  pouvait  qu'approuver  une  curiosité  qui  s'étendait  aux  chants  de  la  Grèce, 
de  la  Bretagne,  de  la  Finlande  et  de  la  Hongrie. 

2.  Leconte  de  Lisle  fait  ici  nettement  allusion  à  cette  phrase  de  la  Préface 
de  Thaïes  Bernard  aux  Chants  agrestes  d'Achille  Millien  (Paris,  1862,  p.  xii)   : 


l'école  de  18G0  511 

Vous  le  savez,  Monsieur,  et  vous  le  lui  avez  dit  en  termes  excellents. 

Il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  offrir  toutes  mes  excuses  pour  le  temps 
que  vous  perdez  à  me  lire,  et  à  vous  prier  de  recevoir  l'assurance  de  mes 
meilleurs  et  de  mes  plus  dévoués  sentiments. 

Leconte   de  Lisle  ^. 
8,  B^i  des  Invalides. 

]Nou.s  loucliuns  aux  années  capitales  dans  l'iiistoire  du  mouvement 
parnassien.  Les  poètes  de  l'Ecole  auront  bientôt  l'idée  de  rassembler 
les  efforts  des  disciples  des  Muses,  pour  tenir  tête  à  l'indifférence 
hostile  dont  parlait  Leconte  de  Lisle.  La  publication  du  Parnasse 
contemporain  est  proche.  Il  est  bon  qu'il  paraisse  sous  les  auspices 
les  plus  favorables.  On  est  sûr  de  l'approbation  d'Hugo,  «  le  Père 
qui  est  là-bas  dans  l'île  ».  Les  plus  autorisés  des  maîtres  de  la  généra- 
tion nouvelle  vinrent  faire  leur  cour  à  Versailles,  auprès  d'Emile  Des- 
cham])s,  solliciter  de  lui  et  de  son  frère  vuie  collaboration  effective. 
Ils  réussirent  bien  entendu  et  voici  en  quels  termes  Leconte  de  Lisle 
lui-même  remercie  le  vieux  j^oète  : 

Paris,   29  sept.   1865. 

Cher   Monsieur   et  cher  Maître, 

Stéphane  Mallarmé  m'a  remis  hier  l'aimable  et  charmante  lettre  que 
vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire.  Je  vous  remercie  bien  vivement 
et  nous  vous  remercions  tous  de  l'autorisation  que  vous  nous  accordez 
de  joindre  votre  nom  au  nôtre  sur  le  programme  de  nos  lectures. 

Comment  aurions-nous  pu  oublier  sans  ingratitude  et  sans  impiété 
poétiques  que  vous  nous  avez  enseigné  un  des  premiers  les  secrets  de  l'art 
véritable  ?  Croyez,  .  her  et  excellent  maître,  que  nous  sommes  de  ceux 
qui  conservent  du  moins,  au  milieu  ae  leurs  défaillances,  le  respect  et 
la  reconnaissance  dûs  à  leurs  anciens,  à  leurs  initiateurs  et  à  leurs  guides. 

Je  suis  très  touché  et  très  fier  que  vous  ayez  gardé  le  souvenir  de  la 
soirée  que  j'ai  eu  l'honneur  de  passer  avec  vous  chez  M.  S^^-Beuve.  Il 
y  a  bien  longtemps  de  cela,  et  ce  souvenir  est  une  nouvelle  preuve  de 
votre   extrême   bienveillance. 

Merci  encore  mille  fois,  cher  maître,  et  recevez,  je  vous  prie,  l'assura iir<' 
de  mon  respect  le  plus  affectueux  et  le  plus  dévoué. 

Leconte   de  Lisle  ^. 

Finissons-en  avec  la  poésie  sculptée  et  pointe,  riiiissons-cn  avec  Torfèvreric  do  la  phrase, 
y)Osons  l'ébauclioir  et  le  burin  pour  prendre  la  plume. 

Quelcjuts  lignes  plus  haut,  Tlialùs  licriiard  pnmut  position  contre  Théophile 
Gautier  cl  ses  disciples,  «  qui  veulent  matérialiser  l'homme  cl  nous  prCcher  l.i 
religion  de  l'art  et  du  plaisir,  comme  si  nous  n'avions  pas  une  âme  immortelle, 
rcmplii-  d'élans  sublimes  et  toujours  prf-lc  à  sonder  l'infini  ».  Intéressant  essai 
de  réaction  lamarlinienne  au  moment  où  le  Parnasse  allait  triompher. 

1.  Inédit.    (Collection   Paignard). 

2.  Inédit.    (Collection   Paignard). 


512  EMILE     DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

Un  dernier  billet  signé  de  la  main  de  Leconte  de  Lisle,  et  daté  du 
29  octobre  1869,  témoigne  du  tendre  respect  que  sa  vieillesse  si 
douloureuse  inspirait  à  tous  les  poètes. 

Monsieur  et  cher  Maître, 

Je  suis  très  profondément  touché  de  votre  extrême  bienveillance  et 
je  vous  remercie  de  tout  cœur  des  charmants  vers  que  vous  me  faites 
l'honneur  de  m'adresser. 

Tous  vos  collaborateurs  du  Parnasse  Contemporain  vous  aiment,  vous 
honorent  et  font  des  vœux  pour  votre  prompte  guérison. 

Leconte   de   Lisle  ^. 

Remontons  le  cours  des  dix  années  précédentes  et  revenons  une 
dernière  fois  à  ce  Paris  du  Second  Empire,  que  les  poètes  français 
mécontents  représentaient  comme  un  foyer  d'art  en  train  de  s'étein- 
dre, et  qui  brûlait  bien  au  contraire,  suivant  le  jolie  expression  de 
Deschamps  lui-même,  «  d'un  feu  de  poésie  au  cœur  ». 

Les  femmes,  comme  toujours,  quand  elles  n'inspiraient  pas  airecte- 
ment  les  poètes,  les  attiraient  du  moins  autour  d'elles.  C'est  ainsi 
qu'en  1861,  si  nous  nous  reportons  à  un  article  publié  par  Charles 
Colignv,  cette  année  même,  dans  la  Revue  Fantaisiste  ^,  nous  voyons 
une  des  vieilles  amies  d'Emile  Deschamps,  M™^  Louise  Colet,  remplir, 
avec  un  enthousiasme  d'inspirée,  ce  rôle  éternel  :  elle  avait  un  pied-à- 
terre  à  Versailles,  et,  dans  l'intervalle  de  ses  fréquents  voyages  en 
Italie,  elle  recevait  chez  elle  à  Paris  tous  les  amants  de  la  Muse.  On 
rencontrait  chez  elle,  «  quelques  vieilles  Clémence  Isaure  qui  n'étaient 
pas  mortes  encore,  M™*^  Malvina  Blanchecotte  ^,  que  Béranger  avait 
aimée,  et  miss  Emilie  Blake,  cette  belle  et  splendide  Emilia-Julia, 
l'auteur  des  Chants  d'une  étrangère.  »  C'est  en  ces  termes  que  Ch.  Co- 
lignv fixe  les  traits  de  quelques-unes  de  ces  physionomies  oubliées,  et 
décrit  ce  qu'il  appelle  «  les  réunions  platoniciennes  de  M™^  Louise 

1.  Ibidem.  Collahoralion  des  frères  Deschamps  au  Parnasse  contemporain, 
recueil   de  vers  nouveaux.  Paris,  A.  Lemerre,  1866,  in-8°. 

1.  1866.  —  Antoni  Deschamps  :  Études  grecques  et  latines  :  A  Ans^elo  Pollet, 
statuaire.  Naissance  d'Annibal.  A  Jules  de  5'  Félix.  —  Études  italiennes  :  A 
la  mémoire  d'Antonio  Pacini.  A  Teresa  Conjalonieri.  Réponse  de  Giusti  à  cette 
parole  :  L'Italie  est  la  terre  des  morts.  La  Jeune  femme  (Leopardi). 

Emile  Deschamps  :  Sonnets  :  Athènes.  Jérusalem,  Rome,  Paris.  Prière  secrète 
(traduit  du  russe).  Bouquet  d'un  absent.   Terza  rima.  Episode. 

IL  1869.  —  Antoni  Deschamps  :  Annonciade. 

Emile  Deschamps  :  Comme  quoi  il  fait  toujours  du  vent  autour  de  la  cathédrale 
de  Chartres.   Triste...  triste  !  La  Rose. 

2.  Revue  fantaisiste,  février-mai  1861,  2^  livraison. 

3.  Blanchecotte  (Malvina  Souville,  dame).  Sur  cette  dame  «  ouvrière  et  poète  », 
cf.  S'^-Beuve,  Causeries  du  lundi,  tome  XV. 


CATULLE     MENDÈS    ET    LE    PARNASSE     CONTEMPORAIN  513 

Colet,  ces  curieuses  soirées  de  la  rue  de  Sèvres  ».  On  cherchait  à  faire 
oubher  l'Abbaye-aux-Bois.  «  M°^^  Colet  était  la  Récamier  naturelle 
de  ce  cénacle,  où  venaient  M.  Cousin,  M.  \  illemain,  M.  Patin,  M.  iVlfred 
de  Vigny,  M.  Emile  Deschamps,  M.  Louis  Bouilhot,  M.  Leconte  de 
Lisle.  »  C'est  dans  ce  salon  que  des  jeunes  gens  comme  Catulle  jNIendès 
et  Xavier  de  Ricard  venaient  chercher  l'approbation  des  maîtres  et 
les  encouragements  nécessaires  à  leurs  travaux. 

Mendès  avait  fondé  la  Rei^ue  Fantaisiste,  qui  ne  parut  ((u'un  an 
du  15  février  au  15  novembre  1861,  mais  qui,  pour  l'historien  du 
mouvement  poétique  contemporain,  est  bien  curieuse  à  consulter. 
«  Elle  eut,  cette  folle,  nous  dit  Mendès  lui-même,  le  courage  magna- 
nime de  faire  l'émeute  des  vers,  des  véritables  vers  contre  ce  roi,  le 
sentimentalisme  élégiaque,  et  cette  reine,  la  faute  de  français.  ^  » 

Les  rédacteurs  les  plus  assidus  étaient  Banville,  Asselineau,  Léon 
Gozlan,  Ch.  Monselet,  Jules  Noriac,  Philoxène  Boyer  et  Charles 
Baudelaire.  On  y  encensait  littéralement  Victor  Hugo,  mais  par  une 
ironie  piquante,  de  peur  de  lui  ressembler,  on  évitait  ses  rythmes,  et 
l'on  s'essayait  de  préférence  à  ceux  de  Dante,  de  Pétrarque,  de  Villon, 
de  Ronsard.  Les  strophes  concises  de  la  Pléiade,  dont  Emile  Deschamps 
avait  usé,  les  petits  poèmes  à  forme  fixe,  le  sonnet,  la  tierce-rime 
dont  il  donna  un  beau  modèle  ^,  étaient  remis  en  honneur.  Les  poètes 
que  l'on  portait  aux  nues  étaient  Gautier  et  Banville,  et,  fière  de 
l'avenir  qu'elle  comptait  avoir,  cette  petite  revue  éphémère  imprimait 
dans  chacune  de  ses  livraisons  cette  annonce  qui  ne  se  réalisa  i)oint  : 
«  La  revue  publiera  en  outre  des  articles  et  des  vers  de  MM.  Th.  Gau- 
tier, Arsène  Houssaye,  Aug.  Vacquerie,  Emile  Deschamps,  etc.  » 

Un  autre  salon  réunissait  encore  les  jeunes  artistes  à  cette  éjioque, 
c'était  celui  de  la  marquise  de  Ricard,  boulevard  des  Batignolles. 
Son  fils  Xavier  dirigeait  VArt,  une  petite  revue  littéraire  qui  dura  peu^. 
On  remuait  par  contre  beaucoup  d'idées  pleines  d'avenir  dans  ce 
petit  cercle  d'esprits  ardents. 

Mendès  entrevoyait  déjà  ce  qu'il  fallait  faire  ]K>ur  donner'  coriis  au 
rêve  artistique  qui  s'ébauchait  dans  leurs  causeries.  Mais  ni  T.  1/7.  (lui 
végétait,  ni  la  Gazette  rimée,  où  Anatole  France  ])ublia  les  premiers 
essais  déjà  tout  pénétrés  de  sa  foi  révolutionnaire  et  de  son  amour  pour 

1.  Catulle  Mendès.  La  Léfi,ciidc  du  Parnasse  contemporain.  Bruxelles,  A.  Bran- 
cart,  1884,  in-16,  p.  91,  et  son  Rapport...  sur  le  mom>ement  poétique  français 
de  18G7  à  1900...  sui^>i  d'un  Dictionnaire  bibliographique  et  critique...  de  la  plupart 
des  poètes  français  du  XIX^  siècle...  Paris,  Impr.  Nationale,  1902,  in-^i". 

2.  Cf.  Wilhelm   Tenint.   Prosodie  (184'i),  où   elle  est  citée   comme  inédite. 

3.  Revue  des  revues,  février  1902.  Article  de  Xavier  de  Ricard  sur  Anatole 
France  et  le  Parnasse  contemporain. 

33 


514  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

l'Antiquité,  ne  pouvaient  fournir  un  terrain  solide  à  l'élan  de  tant 
d'espérances.  Quelques  libraires  suivaient  des  yeux,  avec  une  bien- 
veillance intéressée,  l'essor  encore  mal  assuré  de  ces  jeunes  poètes. 
C'est  ainsi   que  Bachelin-Deflorenne   confiait   à   Anatole   France  la 
rédaction  du  Chasseur  bibliographique,  qui  n'eut  que  sept  numéros  et 
dont  le  septième  contient  un  article  sur  l'école  nouvelle  et  Thaïs,  la 
maquette  du  roman.  —  D'autre  part,  Poulet-Malassis,  chez  qui  fré- 
quentaient lettrés  et  bibliophiles  :  Sainte-Beuve,  Emile  Deschamps, 
Ch.  Asselineau,  protégeait  une  sorte  de  délicieux  bohème,  en  qui  les 
connaisseurs  devinaient  un  poète  :  le  jeune  Normand  Glatigny  ^.  — 
Mais  ces  bonnes  volontés  éparses  étaient  insuffisantes  et  l'Ecole  nou- 
velle avait  besoin  pour  se  développer,  non  seulement  d'un  milieu 
fixe  et  d'un  plan  concerté,  mais  d'un  appui  financier  sérieux.  Elle 
trouva  tous  ces  éléments  de  succès  réunis  dans  la  boutique  de  l'édi- 
teur Lemerre  ^.  C'est  le  concours  efficace  de  Lemerre  qui  assura  le 
succès  matériel  de  l'Ecole  nouvelle.  Il  eut  l'idée  de  publier  une  Biblio- 
thèque des  poètes,  et  c'est  chez  lui  que,  de   1872  à  1874,  paraîtra, 
quelques  années  après  la  mort  d'Emile  Deschamps,  parmi  les  œuvres 
des  plus  remarquables  poètes  de  ce  temps,  l'édition  complète  de  ses 
œuvres. 

Les  poètes  avaient  pris  l'habitude  de  se  réunir  dans  sa  boutique. 
Quelques-uns  d'entre  eux  étaient  ses  «  lecteurs  »  attitrés.  Les  familiers 
des  salons  de  Louise  Colet,  de  Nina  de  Callias,  de  la  marquise  de 
Ricard,  Leconte  de  Lisle,  Banville  et  leurs  disciples  se  rencontraient 
là  ^.  Trente-sept  poètes  furent  admis,  par  cet  aréopage,  à  faire  pa- 
raître,   sous    la  marque    de    l'éditeur,  quelques-uns  de  leurs  récents 


1.  Sur  Glatigny,  cf.  Mendès.  Légende,  p.  43. 

2.  Le  Temps,  11  février  1912.  Article  de  Rémy  de  Gourmont  sur  Léon  Dierx 
et  le  Parnasse. 

3.  Xavier  de  Ricard.  Article  cité.  Revue  des  Revues,  février  1902.  —  Sur  Nina 
de  Callias,  cf.  Arsène  Houssaye.  Les  Confessions,  t.  V,  p.  364. 

L'Italie  des  Italiens,  par  M^^  Louise  Colet...  4^  partie.  Rome.  Paris,  E. 
Dentu,  1864,  in-S",  p.  475-476.  —  Louise  Colet  avait  passé  deux  ans  en  Italie. 
Elle  avait  assisté  au  réveil  de  la  nationalité  italienne.  Ardemment  libérale,  en 
cela,  toute  semblable  à  Antoni  Deschamps  et  à  son  frère,  elle  a  bien  vu  la  patrie 
de  «  Manzoni  et  de  Cavour  ».  Quittant  Rome  où  elle  ne  sentit  «  aucun  regret 
de  ne  pas  voir  le  pape  »,  elle  aurait  voulu  s'arrêter  encore  à  Milan,  à  Turin. 

Pourquoi  résister  à  ce  qui  nous  attire,  quand  on  sent  qu'on  ne  vit  que  par  les  élans  du  cœur? 
Le  grand  ministre  est  mort  sans  que  je  l'aie  revu.  Le  grand  poète  est  au  bord  de  la  tombe... 

Je  rentrais  dans  Paris  par  un  jour  sombre  :  une  pluie  glacée  pleurait  sur  les  maisons  alignées 
et  banales  ;  moi,  je  pleurais  de  retomber  sous  la  pression  écrasante  de  tous  ces  êtres  indiffé- 
rents et  distraits  :  les  uns  envieux  du  seul  travail  de  vivre,  les  autres  de  s'enrichir,  les  autres 
de  parader...  mais  voilà  que,  troublant  la  nuit,  quelque  chose  blanchit  et  se  dore  sur  le  firma- 
ment obscurci...  On  entend  sourdre  comme  une  renaissance...  La  fête,  quoique  certaine, 
tarde  encore  ;  je  veux  vivre  pour  la  voir  s'accomplir.  Je  suivrai  du  cœur  ceux  qui  la  préparent, 


CATULLE     MENDÈS    ET    LE    PARNASSE     CONTEMPORAIN  515 

poèmes  :  les  deux  frères  Deschamps  faisaient  partie  de  cette  élite,  et 
voici  en  quels  termes  Catulle  Mendès,  dans  sa  Légende  du  Parnasse, 
expliquera  plus  tard  les  raisons  de  cet  hommage  de  la  jeunesse  aux 
deux  vieux  maîtres. 

Depuis  l'exil  de  Victor  Hugo,  «  les  choses  allaient  assez  mal  au 
point  de  vue  poétique,  dit-il,  dans  la  capitale  de  la  littérature  fran- 
çaise ». 

Certes  l'art  suprême  était  noblement  représenté  par  quelques  maîtres 
glorieux. 

Incontesté,  paisible,  heureux,  Th.  Gautier  régnait,  regardait  face  à 
face  la  calme  figure  de  Goethe  ^... 

Pendant  que  Th.  Gautier  se  reposait,  Alfred  de  Vigny  s'isolait.  Avec 
un  demi-sourire,  où  le  respect  mitigeait  l'ironie,  ceux  qui  l'approchaient 
disaient  de  lui  qu'il  s'était  retiré  dans  sa  tour  d'ivoire.  Ce  sévère  et  délicat 
esprit  avait  toujours  eu  peu  de  goût  pour  les  rumeurs  de  la  foule  ;  il  s'était 
fait  une  sorte  de  gloire  à  l'écart. 

Deux  autres  soldats  de  la  guerre  romantique,  morts  aujourd'hui, 
s'étaient,  eux  aussi,  éloignés  des  batailles.  Ils  n'étaient  pas  très  vieux, 
bien  qu'ils  eussent  vu  tant  de  choses,  mais  on  imagine  partout  des  vieil- 
lards, lorsqu'on  a  dix-sept  ans.  C'étaient  deux  frères,  Antoni  et  Emile 
Deschamps.  Antoni  avait  écrit,  outre  quelques  morceaux  poétiques  d'un 
sentiment  très  pur,  une  traduction  en  vers  de  Dante  Alighieri... 

L'autre  frère,  Emile  Deschamps,  était  resté  plus  célèbre  ;  par  ses  Études 
françaises  et  étrangères,  où  on  lit  encore  avec  plaisir  de  pittoresques  imi- 
tations du  Romancero,  par  ses  drames  timidement  traduits  de  Shakespeare, 
il  avait  été  une  des  lueurs  douces  de  la  farouche  aurore  romantique. 
Maintenant,  il  vivait  à  Versailles,  malade  sans  être  morosCj  accueillant 
les  jeunes  hommes,  avec  une  clémente  courtoisie  d'aïeul,  les  encourageant, 
les  louant,  un  peu  trop  indulgent  peut-être  par  bonté  profonde,  non  par 
banalité  d'âme.  S'il  leur  trouvait  à  tous  du  talent,  c'était  qu'il  aurait  tant 
voulu  qu'ils  en  eussent.  Certes,  tout  vieillissant  qu'il  fût,  il  n'avait  pas 
renoncé  aux  vers  ;  il  en  faisait  énormément,  au  contraire,  mais  des  riens, 


jamais  ma  foi  no  reniera  la  leur...  Hier...  les  poètes  m'exprimaient  dans  leurs  vers  toutes  les 
sympathies  qui  enlacent.  A  l'un  d'eux,  fraternel  et  ému,  toujours  vaillant,  malgré  ses  souf- 
frances, j'ai  répondu  par  ce  chant  d'adieu  : 

A  Emile  Deschamps. 
Si  je  résiste  à  la  prière 
De  tout  ce  qui  vient  m'attendrir, 
C'est  qu'au  pays  de  la  lumière 
Je  m'enfuis  pour  no  pas  mourir. 

Vous  recelez  en  vous  la  flamme 
Et  lo  souITIc  dus  inspirés  ; 
Moi  je  sens  s'éteindre  mon  âme 
Sous  des  cicux  ternis  et  murés. 


1.  Catulle  Mendès.  Légende,  p.  32. 


516 


EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 


qui  ne  comptaient  plus,  des  madrigaux  pour  quelque  belle  dame  de  Ver- 
sailles, des  quatrairs  en  foule,  qu'il  offrait  à  ses  visiteurs  comme  de  petits 
bouquets  de  boutonnière,  des  épigrammes  aussi,  pas  trop  pointues,  il 
aimait  mieux  qu'elles  fussent  mauvaises  que  méchantes.  Chose  singu- 
lière, à  mesure  que  sa  vie  se  prolongeait  dans  ce  siècle,  on  eût  dit  que 
son  esprit  s'en  retournait  vers  le  siècle  précédent.  Ce  romantique  prenait 
des  façons  Régence  ou  Louis  XV.  Il  avait  traduit  Shakespeare,  il  imitait 
Gentil  Bernard  ou  Dorât  ;  le  tout,  je  pense,  pour-  être  plus  poli.  Il  était 
aveugle  depuis  plusieurs  années  ;  il  n'en  profita  pas  pour  se  comparer  à 
Homère  ou  à  Milton,  tant  il  avait  horreur  de  toute  outrance.  Il  s'effaçait 
paisiblement,  doux,  aimable,  aimé.  Je  n'ai  pas  voulu  passer,  sans  lui 
sourire,  devant  cette  chère  et  modeste  mémoire  ^. 

Le  tendre  respect  dont  Mendès  entourait  le  vieillard  nous  est 
attesté  par  un  grand  nombre  de  lettres  conservées  dans  la  correspon- 
dance inédite.  Xous  en  donnerons  quelques  extraits  qui  font  le  plus 
grand  honneur  aux  deux  poètes,  et  jettent  le  plus  aimable  jour  sur 
une  époque,  sur  une  manière  de  vivre  encore  assez  rapprochée  de 
nous  et  qui  semble  pourtant  séparée  de  la  nôtre  par  un  abîme. 

Cher  Maître.  J'essayerais  vainement  de  vous  dire  toute  la  joie  que  j'ai 
ressentie  à  la  lecture  de  vos  deux  si  charmantes  et  si  aimables  lettres  et 
de  votre  petit  article  si  élogieux,  si  bon  !  Merci,  mille  fois  merci  1  Nous 
autres,  cher  maître,  qui  travaillons,  qui  soutenons  des  luttes  constantes 
contre  les  marchands  de  littérature  et  contre  tous  les  vendeurs  établis 
dans  le  temple,  nous  qui  sommes  nés  avec  une  horreur  sans  pareille  pour 
ce  qui  s'appelle  :  premier  Paris  !  ou  chronique  parisienne,  nous  qui  pré- 
férons l'Iliade  et  le  Romancero  aux  plus  délicieuses  nouvelles  à  la  main, 
nous  enfin  qui  sommes  jeunes  à  la  condition  de  ressembler  le  plus  possible 
à  ncs  chers  ancêtres  littéraires,  nous  comptons  au  nombre  de  nos  plus 
grandes  et  de  nos  plus  douces  consolations,  parmi  les  découragements, 
les  amertumes  et  les  misères  de  la  vie  quotidienne,  ces  quelques  paroles 
que  vous  nous  envoyez  souvent  du  fond  de  votre  glorieux  repos  !  Merci 
pour  tous  ceux  que  vous  relevez,  merci  pour  moi  le  plus  humble,  mais 
non,  je  vous  le  jure,  le  moins  dévoué  de  tous  ceux  qui  se  consacrent  à  la 
défense  du  grand  Art  immortel  et  qui  se  meurt. 

Adieu,  cher  et  grand  maître. 

Catulle  Mendès  ^. 

17,  rue  de  la  Victoire. 

Les  Parnassiens,  nous  l'avons  dit,  avaient  une  sorte  de  prédilection 
pour  Versailles.  Tandis  que  leurs  ancêtres  de  la  Pléiade  affectionnaient 
les  collines  d'Arcueil,  nos  modernes  humanistes  avaient  la  nostalgie 
de  ce  conservatoire  du  grand  siècle,  l'amour  de  ses  bois  silencieux. 


1.  Mendès.   Légende,   p.    34-36. 

2.  Lettre  inédite   (Collection  Paignard). 


CHARLES    ASSELINEAU    FRANÇOIS    COPPÉE  517 

Il  leur  faisait  goûter  et  leur  permettait  d'orchestrer  avec  magnifi- 
cence Tine  sensation  qui  agréait  à  leur  pessimisme  foncier,  celle  de  la 
grandeur  et  du  néant  de  toutes  choses.  Quant  à  Catulle  Mendès,  il 
y  était  attiré  par  une  inclination  plus  naturelle  encore.  Il  aimait 
une  jeune  fille  qui  y  habitait  alors,  belle  et  savante  comme  Hypatie 
et  musicienne  comme  Corinne  :  elle  se  nommait  Augusta  Holmes, 
et  c'est  chez  Emile  Deschamps  que  souvent  il  la  rencontrait.  — 
Mendès  venait  fréquemment  avec  ses  amis  à  Versailles,  et  quand  il 
leur  arrivait  de  manquer  au  rendez-vous,  il  s'en  excusait  gentiment 
auprès  du  vieux  poète. 

Cher   et  vénéré  Maître, 

Par  un  triple  contretemps,  mardi  dernier,  Charles  Asseliueau  s'est 
trouvé  tout  à  coup  malade,  Banville  a  été  retenu  par  une  première  répé- 
tition qu'il  ne  pouvait  remettre  de  son  Gringoire  au  Théâtre  Français, 
et  moi-même  enfin  qui  m'étais  chargé  d'aller  vous  porter  les  excuses  de 
ces  messieurs,  j'ai  été  pris  dans  la  gare  même  d'un  si  violent  mal  dans 
les  bronches  que  j'ai  dû  m'aller  coucher.  Daignez-vous,  cher  Maître, 
agréer  nos  triples  excuses  et  nous  permettre  de  vous  annoncer  bientôt 
une  visite  certaine  cette  fois  ? 

Votre  dévoué  admirateur,  Catulle  Mendès  ^. 

16,  rue  de  Douai. 

Il  est  temps  de  dire  quelques  mots  de  ce  Charles  Asseliueau,  qui 
devait  très  probablement  assister  ce  jour-là  à  une  lecture  de  Grin- 
goire ^  chez  Emile  Deschamps  et  que  nous  avons  maintes  fois  ren- 
contré parmi  ses  familiers  à  cette  époque.  Le  regretté  M.  Maurice 
Tourneux  a  consacré  une  petite  monographie  très  intéressante  à  ce 
bibliothécaire  de  la  Mazarine. 

Né  en  1820  à  l'Hôtel  des  Postes,  d'un  père  médecin,  il  avait  fait  ses 
études  au  Lycée  Bourbon  avec  Albert  de  Broglie  et  Nadar.  Ami  de 
tout  ce  que  le  Paris  d'alors  comptait  d'esprits  distingués,  de  Murger, 
de  Cham])fleury,  de  Monselet,  de  G.  Courbet  et  de  P.  Dupont,  cet 
homme  aimable  avait  une  érudition  très  fine  et  très  variée.  Humaniste 

1.  Lettre  inédite.    (Coll(;ction   Paignard.) 

2.  La  1'^  représentation  de  Gringoire,  au  Théâtre  Français,  eut  lieu  le  23  juin 
1866.  Asselineau  était  l'intime  ami  de  Th.  de  Banville  comme  de  Baudelaire 
et  de  Philoxène  Boyer.  C'est  Banville  qui  prononça  au  nom  de  la  Société  des 
gens  de  lettres  un  discours  sur  la  tombe  de  ce  premier  bibliographe  des  Roman- 
tiques. «  Il  avait  été  jugé  digne,  dit  Banville,  de  remplir  honorablement  au  Bul- 
letin du  bibliophile  la  place  laissée  vide  par  Nodier.  ^> Discours...,  p.  xvi  du  Cata- 
logue de  la  bibliotlirque  romantique  de  feu  M.  Charles  Asselineau...  sous-biblio- 
thécaire à  la  Mazarine...  précédé  d'une  notice  bio-bibliographique  de  .1/.  Maurice 
Tourneux  et  du  Discours  prononcé  sur  sa  tombe  par  M.  Théodore  de  Banville... 
Paris,   1875,   in-S^. 


518  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

comme  pas  un,  il  avait  un  goût  marqué  pour  les  écrivains  de  la 
Décadence,  et  connaissait  la  littérature  française  par  le  menu.  Les 
grotesques  à  la  Gautier,  comme  J.  de  Schelandre  et  Furetière,  fai- 
saient ses  délices  ;  mais  qualité  plus  rare,  surtout  au  siècle  dernier, 
il  était  polyglotte  et  savait  l'allemand.  C'est  un  trait  qu'il  eut  de 
commun  avec  Edouard  Grenier,  avec  notre  Deschamps.  M.  Tourneux 
nous  assure  qu'il  fit  même  un  voyage  en  Allemagne  et  un  séjour  à 
Berlin,  «  justifié  par  l'étude  d'une  langue  qui  lui  donnait  l'accès  des 
grandes  œuvres  de  Goethe  et  de  SchiUer,  dont  il  était  fort  épris  ^  ». 
En  fallait -il  davantage  pour  que  sa  conversation  fut  particulièrement 
chère  à  Emile  Deschamps  ?  Un  jour,  Asselineau,  qui  savait  plaire, 
s'invite  chez  son  vieil  ami  :  il  désirait  lui  présenter  un  jeune  homme 
alors  parfaitement  inconnu. 

...  Je  vous  demande  la  permission,  lui  écrit-il,  d'amener  avec  moi 
François  Coppée,  qui  en  qualité  d'employé  (cela  doit  vous  toucher)  au 
Ministère  de  la  Guerre,  ne  peut  disposer  que  de  ce  jour  (dimanche)  et 
serait  fier  de  recevoir  de  vous  l'imposition  des  mains  ^. .. 

On  devine  la  réponse  et  l'accueil.  Emile  Deschamps  eut  la  primeur 
du  Passant  et  de  la  plupart  des  Poèmes  modernes  ;  voici  comment' 
François  Coppée,  ravi  d'être  si  bien  compris  et  aimé,  exprime  un  jour 
à  Emile  Deschamps  sa  reconnaissance  : 

13  janvier  1869. 

Mon  souvenir,  fais-toi  sonnet, 
Fourbis  tes  rimes  de  batailles, 
Et  fais  frissonner  les  sonnailles 
Et  la  plume  de  ton  bonnet. 

Il  faut,  vois-tu,  que  tu  t'en  ailles 
Saluer,   pauvre   garçonnet, 
Un  vieux  maître,  qui  s'y  connaît, 
Et  t'envoler  jusqu'à  Versailles. 

Il  n'aime  pas  les  méchants  vers. 
Que  rien  donc  ne  soit  de  travers 
Dans  ton  air  et  dans  ta  toilette  ; 

Et,  pour  qu'il  t'accueille  aujourd'hui, 
Prends  par  les  bois,  et  choisis-lui 
La  plus  mignonne  violette. 

François  Coppée  ^. 

1.  Voir  Catalogue  cité  dans  la  note  précédente,  p.  ii. 

2.  Lettre  inédite.  Collection  Paignard. 

3.  Ce  sonnet  inédit  se  trouve  dans  les  Papiers  d'Emile  Deschamps  à  la  biblio- 
thèque de  Versailles. 


PHILOXENE    BOYER 


519 


Asselineau,  eu  présentant  ces  deux  êtres  charmants  l'un  à  l'autre, 
avait  fait  deux  heureux.  Il  le  savait.  Ces  natures-là  sont  si  hien  faites 
pour  s'entendre  !  et  lui  qui  jouissait  de  leur  joie,  partageait  toutes 
leurs  peines. 

En  1867,  il  fut  attristé  comme  Deschamps,  comme  tous  les  poètes, 
par  la  mort  de  deux  de  leurs  amis  :  Philoxène  Boyer  et  Baude- 
laire. 

La  disparition  de  Baudelaire  fut  une  grande  perte  pour  les  lettres 
françaises.  Celle  de  Ph.  Boyer,  son  ami,  fit  un  grand  vide  dans  le 
Paris  littéraire  du  temps.  «  On  aimait,  nous  dit  Alphonse  Daudet,  dans 
une  bien  jolie  page  de  ses  Trente  ans  de  Paris,  ce  garçon  très  curieux 
et  très  sympathique  ».  Fils  de  Boyer,  l'helléniste,  «  il  était  né,  dit 
Daudet,  entre  deux  pages  d'un  lexique  ».  Cette  origine  érudite  ne 
l'empêcha  pas  d'adorer  la  \'ie  parisienne  et  de  s'y  jeter  à  corps  perdu. 
Il  avait  fait  un  héritage  ;  il  le  mangea  «  comme  on  les  mange  dans 
Balzac  ».  Ce  fut,  poursuit  Daudet,  «  une  victime  du  livre  ». 

Balzac  quitté,  il  rencontra  Shakespeare.  Balzac  ne  lui  avait  mangé 
que  ses  écus,  Shakespeare  lui  mangea  sa  vie  ^... 

Entendez  par  là   qu'il   s'était  mis,   comme   Emile   Deschamps,   à 
étudier  le  grand  poète  ;  mais  au  lieu  de  traduire  une  de  ses  pièces  ou 
deux,  puis  de  la  lire  et  de  la  relire  avec  délices,  il  prétendit  élever  un 
monument  à  son  grand  homme,  amassa  rien  que  sur  Hamlet  des  mon- 
tagnes de  notes  en  vue  d'un  livre  qu'il  n'arriva  jamais  à  composer. 
C'était  d'ailleurs  un  compagnon   délicieux  que  cet  esprit  peu  métho- 
dique.  Romantique  exalté,  il  faisait  à  bride  abattue  des  vers,  des 
chroniques,   des  conférences,   collaborait  avec  Banville,  fréquentait 
les  salons,  les  cafés,  les  théâtres,  et  dans  cette  existence  affolée,  son 
Shakespeare  ne  le  lâchait  pas  ;  il  courait  même  la  campagne  avec  lui. 
C'est  ainsi  qu'il  s'était  un  jour  —  c'était  au  printemps  de  1860  —  égaré 
dans  les  bois  de  Versailhis  en  compagnie  de  Baudelaire.  Tous  les  deux 
étaient  allés  la  veille  rendre  visite  à  Emile  Deschamps.  Ils  avaient 
devisé  tout  le  jour  sous  les  feuilles  des  arbres,  ])uis  à  bout  de  causeries 
et  de  fatigues,  rentrés  en  ville,  ils  s'étaient  installés   dans  un  hôtel 
et  restaurés  par  un  bon  repas,  quand  ils  s'aperçurent  qu'ils  n'avaient 
ni  l'un  ni  l'autre  de  quoi  payer  leur  hôte.  Cette  aventure  valut  à  Emile 
Descham]is,  auquel  ils  pensèrent  aussitôt  dans  leur  détresse,  l'amu- 
sante épître  que  voici  : 

1.  Alphonse  Daudet.  Trente  ans  de  Paris.  Paris,  1888,  in-16,  p.  102-103.  — 
Henry  d'Idevillo.  Vieilles  maisons  et  jeunes  souvenirs...  Paria,  1878,  in-lG,  p.  238 
«t  passim. 


520 


EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 


Cher   Maître, 

Voici  un  accident  ridicule  qui  m'arrive  à  mon  ami  Baudelaire  et  à  moi. 
Nous  nous  sommes  laissés  entraîner  par  ce  grand  charme  mélancolique 
de  Versailles  que  pour  nous  votre  poésie  a  doublé  plus  d'une  fois,  que 
votre  bonne  hospitalité  augmentait  hier  encore. 

Partis  pour  une  promenade  de  quelques  heures,  nous  voilà  au  bout  de 
notre  seconde  journée  d'absence.  Nous  ressemblons  à  un  chapitre  de 
Gil  Blas  —  et  de  toute  façon.  C'est  vous  dire  que  nous  recourons  sans 
pudeur  à  votre  obligeance  qui  n'a  failli  à  personne,  —  que  nous  sommes 
dans  un  hôtel  oîi  nous  ne  savons  comment  acquitter  nos  très  faibles 
dépenses  —  que  nous  sommes  forcés  de  coucher  ce  soir  encore  dans  votre 
bonne  ville...  et  qu'en  fin  de  compte  nous  vous  serions  plus  que  reconnais- 
sants si  vous  voulez  bien  nous  envoyer  par  le  porteur  quelques  sous  — 
de  quoi  nous  tirer  d'affaire.  —  Après-demain,  il  vous  en  sera  fait  retour 
et  je  joindrai  à  l'envoi  mes  petites  œuvres  dernières.  Mais  ce  que  je  ne 
vous  renverrai  pas,  c'est  ma  gratitude  et  mon  dévouement  que  je  garde 
tout  à  fait  pour  moi  et  à  toujours. 

Philoxène  Boyeb  ^. 

Un  autre  jour,  Philoxène  Boyer,  qui  était  alors  précepteur  d'Henri 
Houssaye,  invitait  Emile  Deschamps  à  dîner,  de  la  part  d'Arsène 
Houssaye,  le  père  de  son  élève  :  «  Nous  dînerons  à  6  heures  en  très 
petit  comité...  »,  lui  écrivait -il.  Il  était  beaucoup  question,  à  cette 
époque,  dans  les  milieux  cultivés,  de  l'admirable  Histoire  de  Port- 
Royal,  que  Sainte-Beuve  achevait  de  composer  ^.  Le  grand  siècle  était 
décidément  à  la  mode,  et  Emile  Deschamps,  le  plus  intime  ami 
d'Hugo,  allait  lui-même  en  pèlerinage  au  monastère  où  l'enfance  de 
Racine  s'était  formée. 

Cher  maître,  vous  allez  à  Port-Royal  !  lui  écrivait  Philoxène  Boyer 
l'hugolâtre.  Tant  mieux,  vous  en  reviendrez  guéri.  Vous  n'y  verrez  point 
Pascal.  Il  est  forclos  dans  sa  cellule.  Mais  vos  frères  du  temps  jadis,  ces 
maîtres  de  douceur  et  de  grâce,  les  Racine  et  les  Nicole,  vous  attendent 
au  passage,  et  vous  soigneront  pour  que  leur  race  soit  encore  sur  la  terre 
une  gaieté  sereine  et  un  admirable  exemple  ^. 

Comme  nous  sommes  loin  tout  de  même  des  premières  soirées 
d'Hernani  !  Sainte-Beuve  était  pour  beaucoup  dans  cette  conversion. 
Mais  elle  était  dans  la  nature  des  choses.  Tous  les  poètes  du  xix^  siècle, 
en  suivant  l'évolution  de  leur  génie  propre,  devaient  reconnaître  qu'ils 

1.  Lettre  inédite.  Collection  Paignard. 

2.  La  composition  du  Port-Royal  s'étend  de  1840  à  1860.  La  3^  édition  parut 
en  1866.  Sur  l'influence  de  ce  livre,  voir  en  particulier  la  correspondance  de 
X.  Doudan  :  Mélanges  et  lettres,  t.  II,  p.  182  : 

Il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  rencontré  dans  les  rues  de  Paris  des  hommes  comme  M.  de 
Tillemont,   Nicole  et  Arnauld... 

3.  Lettre  inédite.  Collection  Paignard. 


LA    DOCTRINE    DE    DESCHAMPS    ET    LES    PARNASSIENS  521 

ne  s'étaient  écartés  de  la  tradition  que  pour  mieux  la  reprendre^ 
Racine  était  vengé,  comme  il  méritait  de  l'être.  Un  voyage  d'Emile 
Deschamps  à  Port-Royal,  célébré  par  un  disciple  exalté  de  Victor 
Hugo  et  de  Théophile  Gaulier,  si  l'on  peut  attribuer  une  valeur  symbo- 
lique à  une  simple  promenade,  c'était  l'union  scellée  entre  deux  grands 
siècles  de  notre  histoire  littéraire  et  l'hommage  du  Romantisme  porté 
par  l'un  de  ses  plus  intelligents  et  de  ses  plus  aimables  représentants 
aux  meilleurs  esprits  de  l'ancienrie  France,  à  quelques-uns  des  plus 
purs  génies  de  notre  race  ^. 

Emile  Deschamps,  au  début  de  sa  carrière,  avait  rompu,  comme 
les  jeunes  gens  de  son  temps,  avec  les  traditions  de  l'Ecole  classique. 
Nous  avons  vu  ce  qu'il  fallait  penser  de  cette  rupture  éclatante.  Ils 
abandonnaient  simplement  leurs  ])rédéeesseurs  épuisés,  les  pseudo- 
classiques de  l'Empire,  et  ces  fameux  révolutionnaires  étaient  en 
réalité  de  parfaits  traditionnalistes.  Le  grand  mérite  d'Emile  Des- 
champs, c'est  d'avoir  tout  de  suite  aperçu  cette  filiation  de  son  école. 
Ce  fut,  si  l'on  peut  dire,  son  paradoxe.  Il  mit  toute  sa  patience  et 
toute  sa  finesse  à  le  répéter  toute  sa  vie,  et  il  eut  le  bonheur  de  voir  le 
temps  lui  donner  raison,  le  temps  et  ceux  qu'il  aimait  avant  tous  les 
autres  en  ce  monde,  les  gens  d'esjtrit  et  les  poètes. 

Les  Parnassiens  réalisaient  en  somme  l'idéal,  qui  avait  enchanté  sa 
jeunesse.  Semblables  à  ces  cardinaux  platoniciens  de  la  Renaissance 
dont  l'un  des  plus  enthousiastes  jurait  per  deos  immortales  du  haut 
de  la  chaire  chrétienne  et  adorait  avec  une  liberté  quelque  peu 
téméraire,  sous  la  forme  des  dieux  du  paganisme,  la  Divinité  voilée, 
ainsi  ces  jeunes  poètes  communiaient  dans  une  doctrine  littéraire, 
subtile  et  profonde,  qui  leur  permettait  d'honorer  d'un  même  culte 
Ronsarc\  et  Racine,  La  Fontaine,  André  Chénier  et  Victor  Hugo,  et 
non  seulement  les  grands  hommes  do  France,  mais  Dante  et  Shakes- 
peare, Goethe  et  Schiller  ^. 

Emile  Deschamps  pouvait  disparaître  :  le  meilleur  de  son  œuvre 
était  consommé.  Mais  si  le  survivant  des  grandes  batailles  romantiques 
était  satisfait,  l'homme  devait  souffrir  encore. 

Deux  ans  avant  de  succomber  lui-même  aux  maux  qui  accablaient 
sa  vieillesse,  il  eut  la  douleur  de  voir  partir  son  frère; et,  pour  donner 

1.  A  proi)os  du  classicisme  de  nos  romantiques  et  de  leur  froùt  pour  Racine, 
cf.  Arsène  Iloussaye,  Confesnions,  II,  p.  2')1 . 

2.  Cf.  les  méditations  platoniciennes  de  Clierbuiiez  dans  son  Prince  Vitale 
et  les  pages  de  Walter  Pater  dans  son  étude  sur  Winckelmann,  au  dernier  cha- 
pitre du  livre  déjà  cité  de  la  Renaissance.  II  y  aurait  un  rapprochement  à  faire 
entre  la  doctrine  de  Cherbuliez  et  celle  de  l'esthéticien  anglais,  ces  deux  repré- 
sentants subtils  de  l'humanisme  moderne. 


522  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

un  caractère  plus  pathétique  à  la  fin  de  ce  vieillard  charmant,  qui 
représentait  à  Versailles  l'urbanité  et  la  courtoisie  de  notre  race,  toutes 
les  grâces  de  l'esprit  français,  la  Destinée  lui  imposa  de  subir  dans  sa 
chambre  de  malade,  où  il  se  mourait,  le  voisinage  du  soldat  étranger, 
campé  chez  lui.  Stéphane  Mallarmé  le  féhcitait  d'être  aveugle  pour 
ne  pas  voir,  au  moins  de  ses  yeux,  les  Prussiens  à  Versailles. 

On  dirait  qu'il  avait  le  pressentiment  de. ces  grandes  épreuves, 
quand  il  écrivait  quelques  années  auparavant  à  Victor  Hugo  \ 
auquel  il  parlait  de  la  mort  d'Alfred  de  Vigny,  ces  quelques  lignes  qui 
ont  un  accent  tragique,  comme  celui  qu'on  trouve  à  certains  vers  des 
chœurs  de  Sophocle  : 


1.  Voici  quelques  billets  adressés  par  Hugo  en  exil  à  Deschamps  pendant 
cette  période.  Ils  témoignent  de  l'affection  chaleureuse  que  le  grand  poète  avait 
conservée  au  compagnon  de  sa  jeunesse. 

Deschamps  lui  avait  recommandé  Augustin  Hélie  ;  Hugo  lui  répond  : 

16  octobre  1851,  Hauteville-House. 

Merci,  cher  Emile,  de  vos  quatre  pages  charmantes  et  émues.  Votre  ami,  M.  A.  Hélie,  vous 
dira  comment  j'ai  dû,  à  mon  retour  ici,  les  déterrer  dans  une  montagne  de  lettres.  Me  voici 
heureux,  je  vous  lis  ;  il  me  semble  que  je  vous  vois  ;  je  sens  de  la  chaleur,  c'est  votre  cœur 
qui  est  près  de  moi. 

Je  suis  plus  difficile  pour  vous  que  vous.  Je  veux  que  Madame  Hugo  reparle  de  vous  et  en 
reparle  tout  à  fait  comme  il  convient.  La  suite  dû  livre  vous  montrera  que  ma  gronderie 
intime  a  réussi. 

Cher  Emile,  mon  rocher  remercie  votre  Versailles.  Je  ne  suis  plus  seul,  quand  votre  amitié 
m'écrit  :  je  suis  là  ! 

Vous  êtes  près  de  moi,  la  vie,  la  joie,  la  pensée,  la  jeunesse.  Où  sont  nos  belles  années  ? 
dans  nos  âmes.  Tout  a  disparu,  rien  n'est  perdu.  Votre  noble  et  charmant  esprit  a  bien  fait 
de  se  souvenir  de  moi  ;  tout  à  l'heure  quand  j'ai  ouvert  votre  lettre,  il  m'a  semblé  que  de  la 
lumière  entrait. 

J'embrasse  Antoni  :  je  vous  embrasse.  Tout  à  vous. 

Victor. 

Vous  savez  que  ma  fille  devient  anglaise.  Tel  est  l'exil. 

Une  autre  fois,  Emile  Deschamps  avait  envoyé  à  V.  Hugo  une  pièce  de  vers 
qu'il  avait  composée  pour  le  jubilé  de  Shakespeare.  Hugo  le  remercie  par  le 
billet  suivant  : 

Hauteville-House,   28   avril   1864. 

Cher  Emile,  je  reçois  vos  vers  exquis.  Je  pense  que  de  votre  côté  vous  avez  reçu  mon  livre 
avec  votre  nom  et  le  mien  en  tête.  Que  c'est  bon  la  vieille  amitié  !  Je  vous  la  rabâche,  mais 
c'est  que  j'en  déborde.  Je  vous  aime  comme  au  temps  où  mes  cheveux  étaient  noirs.  C'était 
le  printemps  et  la  jeunesse  !  aujourd'hui,  c'est  toujours  la  poésie  et  l'amitié.  Quel  superbe 
et  charmant  toast  vous  portez  à  Shakespeare  !  Je  viens  de  lire  à  haute  voix  vos  vers  en  me 
promenant  sur  la  plage,  à  l'Océan,  mon  autre  vieil  ami  !  Il  doit  avoir  du  goût,  étant  si  grand, 
et  il  a  dû  les  trouver  beaux.  Je  vous  envoie  ses  bravos  qu'il  m'a  rugis  entre  deux  rafales  et 
mes  applaudissements. 

Senescens  sed  bonus.  Victor. 

On  sent  tout  le  prix  que  le  grand  poète  exilé  attachait  à  une  lettre  de  son 
ami,  quand  il  lui  écrit  en  ces  termes  : 

21  octobre  1867,  Hauteville-House. 

J'espère,  cher  Emile,  qu'un  journal  quelconque  vous  aura  appris  mon  absence  de  Guer- 
nesey  depuis  trois  mois.  J'arrive,  je  trouve  tout,  votre  lettre  exquise,  votre  page  charmante 


MORT    D  ANTON'I     DESCHAMPS 


523 


Hélas  !  hélas  !  voilà  encore  Alfred  de  Vigny  qui  s'en  est  allé  au  pays 
des  ombres.  Il  ne  reste  plus  que  cinq  ou  six  grands  arbres  dans  la  forêt 
jadis  si  touffue  de  mes  amitiés  littéraires,  de  mes  admirations  fraternelles  ! 
La  tempête  les  abat  et  les  disperse  tous,  ces  chênes  superbes  !  et  je  n'ose 
regarder  autour  de  moi,  tant  le  vide  s'élargit  tristement  ^. 

En  1867,  une  lettre  d'Autoni  à  Emile  Deschamps  nous  montre  les 
deux  frères  préoccupés  de  la  sauté  des  grands  hommes  qu'ils  aimaient. 
Antoni  esquisse  en  quelques  traits  d'une  nudité  saisissante  les  atti- 
tudes différentes  de  ces  quelques  vieillards  devant  la  maladie  et  la 
mort.  Il  parle  de  Rossini  mourant  ;  il  le  compare  à  Lamartine,  à 
Sainte-Beuve, 

Lamartine,  dit-il,  est  bien  souffrant.  Cependant  sa  nièce  m'a  dit  der- 
nièrement qu'il  allait  un  peu  mieux. 

S*^-Beuve  ne  va  pas  trop  bien.  Cependant  il  détend  par  moment  son 
c^'nisme  philosophique  ^. 

Quant  à  Rossini  il  prend  tout  gaiement  ^. 

Antoni  à  cette  date  n'avait  plus  que  deux  ans  à  vivre.  C'est  dans  les 
derniers  jours  d'octobre  1869,  à  la  fin  de  l'automne,  qu'il  acheva  sa 
destinée,  chez  le  D^  Blanche,  dans  la  maison  de  santé  de  Passy. 

L'émotion  que  cette  mort  provoqua  fut  discrète,  mais  profonde. 
Antoni  avait  beau  garder  le  silence  depuis  plus  de  vingt  ans,  on 

et  be]le  sur  Versailles,  votre  amilié,  votre  doux  et  grand  esprit,  je  suis  ému,  je  suis  heureux, 
je  vous  lis  et  je  vous  écris. 

Vous  m'apportez  Versailles.  Vous  m'apportez  Paris,  vous  m'apportez  la  France  et  la  lumière. 
Je  ne  suis  plus  seul,  puisque  vous  êtes  là.  ;  je  ne  suis  plus  absent,  puisque  vous  êtes  présent. 
Je  communique  avec  votre  esprit  ;  je  communie  avec  votre  cœur.  Je  viens  à  vous  sous  les 
deux  espèces. 

J'embrasse  Antoni,  je  vous  embrasse,  je  suis  à  vous. 

Victor  Hugo. 

Inédits.    Collection    Paignard. 

1.  Lettre  inédite  (Collection  Paignard).  —  Il  faut  voir  comment  cotte  image 
des  chênes  de  la  forH,  si  simple  et  si  émouvante  dans  la  lettre  d'Emile  Deschamps, 
s'élargit  chez  Victor  Hugo  et  devient  un  magnifique  symbole.  Le  grand  poète, 
célébrant  la  mort  de  Théophile  Gautier,  songe  que  le  xix"^  siècle  va  bientôt 
disparaître  et  que  sa  propre  fin  est  proche,  la  fin  du  demi-dieu  : 

Oh  !  quel  farouche  bruit  font  dans*  le  crépuscule 
Les  chênes  qu'on  abat  pour  le  bûcher  d'Hercule  ! 
Cf.  Le  Tombeau  de  Théophile  Gautier.  Paris,  A.   Lcmorre,  1874,  in-'i",  p.  4. 

2.  Cf.  la  lettre  de  Doudan  (t.  II,  p.  512  de  sa  Correspondance),  datée  du 
14  octobre  18C9  : 

VoLlà  le  pauvre  M.  Sainte-Beuve  mort  après  une  lutte  singulièrement  courageuse  contre  le 
mal  qui  l'assiégt'ait  depuis  des  années.  11  n'a  pas  cessé  un  moment  ni  de  garder  l'activité  et 
la  sérénité  de  son  esprit  ni  de  travailler  comme  aux  premiers  jours  de  sa  jeunesse... 

Suit  un  admirable  jugement  sur  le  grand  critique. 

3.  Lettre  inédite  (Collection  Paignard).  Cf  noire  Deschamps  dilellante  où 
nous  parions  de  l'antipathie  de  Berlioz  pour  «le  gros  homme  gai  ».  La  gaieté 
du  grand  Italien  avait  sa  noblesse,  elle  aussi,  étant  une  force  de  la  nature. 


524  EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 

l'honorait  dans  sa  retraite,  et  on  l'aimait  pour  sa  douceur  envers  la 
souffrance,  a"u  moins  autant  que  pour  la  sincérité  de  son  génie  mélan- 
colique. 

Le  pauvre  Antoni  nous  a  donc  quittés,  écrivait  S*-René  Taillandier 
à  Emile  Deschamps,  le  1^^  novembre  1869,  au  lendemain  de  sa  mort. 
C'est  un  grand  vide  dans  bien  des  cœurs,  dans  le  cœur  de  tous  ceux  qui 
l'ont  connu.  Quel  artiste  !  quelle  flamme  !  Je  l'ai  souvent  rencontré 
dans  ces  dernières  années,  seul,  rêveur,  aux  Champs-Elysées,  autour  des 
baraques  de  Bambochinet,  regardant  les  enfants,  les  écoutant  rire  et 
jouissant  de  leur  joie.  On  connaît  la  réponse  d'Alighieri  :  «  Que  cherches- 
tu  dans  ce  cimetière  ?  ■ —  La  Paix.  »  Antoni  cherchait  la  paix  au  milieu 
des  âmes  innocentes.  Et  ce  doux  enfant  au  front  sillonné  de  rides,  si 
on  allait  à  lui,  on  était  émerveillé  de  sa  verve,  de  son  ardeur,  de  sa  sym- 
pathie toujours  prête  pour  les  choses  les  plus  nobles.  Quelle  préoccupation 
des  questions  religieuses  !  Quelle  passion  de  l'art  et  de  la  liberté  !  Et 
tout  cela  s'est  éteint  !  Non,  non,  tout  cela  revit  dans  un  autre  monde 
et  dans  des  conditions  meilleures  ^... 

La  correspondance  inédite  est  pleine  des  consolations  que  les  poètes 
prodiguèrent  dans  cette  épreuve  à  Emile  Deschamps.  Les  plus  jeunes 
n'étaient  pas  les  moins  émus  par  ce  coup  qui  séparait  pour  toujours 
les  deux  frères.  Voici  l'hommage  de  Coppée  : 

Cher  et  excellent  Maître, 

J'apprends  l'afPreuse  nouvelle  au  coin  de  ma  cheminée  où  m'enchaîne 
ce  dur  commencement  d'hiver,  que  ma  santé  encore  faible  supporte  assez 
mal.  Je  prévois  qu'il  ne  me  sera  pas  possible  d'assister  aux  funérailles 
du  frère  que  vous  pleurez,  de  l'illustre  poète  que  nous  regrettons  tous. 
Mais  je  viens  du  moins  dans  cette  heure  douloureuse  vous  rappeler  mes 
ardentes  sympathies  pour  vous. 

Je  m'incline  sur  vos  mains,  cher  et  vénéré  maître,  et  les  serre  avec 
respect  et  elïusion. 

François  Coppée. 

12,  rue  Oudinot. 

Verlaine,  dans  un  court  billet  d'affectueuses  condoléances,  daté 
du  1^^  novembre,  s'excusait  «  de  n'avoir  pu  aller  rendre  hier  à 
M.  Antoni  Deschamps  les  suprêmes  hommages  ».  Il  disait  sa  «  pro- 
fonde admiration  pour  son  caractère  et  pour  ses  œuvres.  » 

Mais  quelques  mois  s'étaient  à  peine  écoulés  que  la  guerre  éclatait. 
La  France  était  envahie,  Paris  assiégé  ;  les  Allemands  s'installaient 
à  Versailles  et  c'est  par  ballon  monté  que,  le  28  octobre  1870,  arriva 
de  Passy  à  Emile  Deschamps  la  lettre  que  lui  écrivit  le  D^  Blanche 
pour  honorer  le  premier  anniversaire  de  la  mort  d' Antoni  : 

1.  Lettre  inédite   (Collection  Paignard). 


EMILE    DESCHAMPS    ET    STEPHANE     MALLARME 


525 


Par  ballon  monté,  à  Monsieur  Emile  Deschamps,  5  bis,  bou- 
levard de  la  Reine,  Versailles  (Seine-et-Oise). 

Cher   Monsieur   Deschamps, 

Il  y  a  aujourd'hui  un  an  que  le  pauvre  Antoni  quittait  ce  monde,  comme 
s'il  avait  prévu  toutes  les  tristesses  auxquelles  sa  mort  l'a  soustrait,  car 
aujourd'hui  plus  que  jamais  on  peut  dire  avec  sincérité  et  raison  que  l'on 
ne  peut  plaindre  que  les  vivants. 

Je  ne  veux  pas  laisser  passer  cet  anniversaire  sans  vous  adresser  un 
souvenir  afTectueux,  et  sans  vous  assurer  de  tous  mes  sentiments  pour  vous. 

Je  veux  espérer  que  votre  santé  n'est  pas  trop  ébranlée,  grâce  aux 
bons  soins  de  Clotilde. 

Agréez,  cher  Monsieur  Deschamps,  l'expression  de  tout  mon  dévoue- 
ment. 

D''  Blanche. 

Passy,  le  28  octobre  1870  i. 

Un  hommage  auquel  le  vieux  poète  dut  être  particulièrement 
sensible  fut  celui  d'un  jeune  homme  dont  il  appréciait  la  nature 
exquise,  une  originalité  d'esprit  plus  rare  encore,  et  auquel  l'unissait 
un  même  culte  pour  les  poètes  anglais,  il  s'agit  de  Stéphane  Mal- 
larmé :  nous  le  rencontrons  sans  cesse  auprès  d'Emile  Deschamps, 
dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  mais  nous  n'avons  pu  découvrir 
comment  ils  étaient  entrés  en  relations  ^.   Il  suffisait  d'ailleurs  qu'il 

1.  Lettre  inédite   (Collection  Paignard). 

2.  Le  Temps  du  12  octobre  1910,  article  de  Rémy  de  Gourmont  :  Som'enirs 
sur  le  si/mbolisme  :  Slépliane  Mallarmé.  «  Il  n'y  a  pas  d'anecdotes  sur  Mallarmé  », 
écrit-il.  Nous  sommes  heureux  d'apporter  ainsi  une  contribution  légère  à  l'his- 
toire de  sa  vie  intime,  de  ses  relations  avec  Emile  Deschamps. 

Ainsi  se  noue,  de  génération  en  génération,  dit  encore  Rémy  de  Gourmont,  dans  ce  même 
article  à  propos  des  relations  de  Mallarmé  avec  Baudelaire,  la  tradition  de  la  pensée  et  de 
la  sensibilité  françaises,  et  ceux  mêmes  qui  s'en  croient  en  dehors  ne  sont  en  réalité  qu'un  des 
chaînons  de  la  chaîne   éternelle. 

Il  faut  lire  tout  l'article.  Rémy  de  Gourmont  y  donne  la  clé  de  l'art  exquis 
mais  hermétique  de  St.  Mallarmé,  parle  de  la  partie  claire  el  parfaitement 
accessible  de  son  œuvre,  dit  ce  qu'il  sait  de  celui  qu'il  appelle  «  le  plus  parfait 
des  poètes  et  le  plus  sage  des  hommes  »  et  montre  enfin,  comme  nos  documents 
le  confirment,  que  le  mouvement  symboliste  «  que  la  presse  découvrit  en  1885 
remontait  en  réalité  à  près  de  vingt  ans  ».  Il  serait  aisé  de  rattacher  en  eiïct 
Mallarmé  et  Verlaine  à  la  réaction  lamartinicnnc,  contemporaine  du  triomphe 
.du  Parnasse  et  que  nous  signalions  plus  haut  contre  les  excès  de  l'Ecole.  «  Déjà 
en  1807,  dit  R.  de  Gourmont,  dans  la  revue  de  Villicrs  de  l'Islc-Adam,  la  Revue 
des  lettres  et  des  arts,  Mallarmé  publiait  sous  ce  titre  :  Pages  oubliées,  des  poèmes 
en  prose  qui  reparurent  sous  le  même  titre  en  tête  du  premier  numéro  de  la 
Vo'ffue,  en  1880,  comme  une  sorte  de  manifeste  ». 

Voir  aussi  Ibnri  Moulhiade.  Verlaine  et  Mallarmé...  Bullclin  hislorique  de 
la  Société  scientifique  et  agricole  de  la  Ilaute-Loire.   1911,  p.  Ki  : 

Mallarmé  est  né  à  Paris  le  18  mars  1842.  De  18G4  à  18r,7,  il  enseigna  l'anglais  à  Tournon, 
puis  h  Avignon,  où  il  connut  Mistral  et  Roumanille  avec  qui  il  participa  au  mouvement  féli- 
bréen... 


526 


EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 


fût  OU  parût  'être  alors  du  groupe  parnassien  peur  être  bien  accueilli 
à  Versailles.  Il  était  marié  ;  quand  la  guerre  éclata,  il  enseignait  pré- 
cisément la  langue  de  Shakespeare  à  Avignon,  et  c'est  de  cette  ville 
que  parvint  à  Emile  Deschamps  la  jolie  lettre  suivante,  datée  du 
12  mars  1871,  et  si  subtilement  chargée  de  délicate  émotion  : 

Mon  cher  Maître, 

Ceci  n'est  qu'un  mot,  le  voici  :  Comment  allez-vous  ? 

Je  n'en  demande  pas  davantage  afin  de  garder  entière  cette  illusion 
que,  pensant  à  vous,  causant  de  vous,  pendant  mainte  heure  de  ce  mauvais 
hiver,  nous  avons  pu  —  c'était  en  même  temps  que  notre  douleur  la 
consolation  unique  —  peut-être  présumer  tout  ce  que  vous  avez  enduré. 
Mais  non.  ce  n'est  pas  vrai  :  toutefois  ne  vous  faites  pas  ce  mal  de  raconter 
une  fois  encore  des  tristesses. 

0  maître,  faut-il  dire  avec  des  larmes  (parce  que  vous  l'avez  pensé 
certainement)  qu'il  y  avait  pour  vous  un  bien  à  ne  pas  i'oir  ces  choses  ? 

Cependant,  comment  êtes-vous  ?  Ces  pauvres  yeux...  dites-nous  ce 
qu'ils  vous  donnent  ou  de  souffrances  ou  d'espoir. 

Puis  le  jeune  homme  parle  à  son  vieil  ami  de  sa  famille  et  de 
son  avenir  : 

Nous  allons  bien.  Madame  Mallarmé  me  promet  un  garçon  pour  cet 
été  ;  rien  d'impossible  à  ce  que  le  petit  frère  de  Geneviève  nous  naisse 
à  Paris,  car  de  bons  amis  s'occupent  de  m'y  faire  une  position... 

Du  reste,  je  travaille.  Quel  bonheur  ce  serait  de  vous  revoir  ! 

Stéphane  Mallarmé  ^ 

Ce  bonheur  allait  bientôt  être  ravi  à  ceux  qui  l'avaient  connu, 
admiré,  aimé.  La  fin  d'Emile  Deschamps  était  proche.  Agé  de  près 
de  quatre-vingts  ans,  il  résistait  encore  victorieusement  aux  assauts 
de  la  maladie  en  lui  opposant  la  sérénité  d'esprit  que  lui  inspirait  un 
invincible  idéalisme,  en  se  reprenant  aussi  sans  cesse  à  l'existence. 
Un  poète  comparait  un  médecin  de  ses  amis  au  tapissier  diligent,  qui 
reprend,  point  par  point,  l'étoffe  usée,  déchirée,  reconstitue  les  cou- 
leurs et  les  figures.  Emile  Deschamps  avait  été  longtemps  pour  lui- 
même  ce  médecin-artiste.  Comme  tous  ceux  qui  gardent  jusque  dans 
un  âge  avancé  l'activité  intellectuelle  de  leur  jeunesse,  il  avait  usé 
de  cette  thérapeutique  spirituelle,  et  même  dans  l'état  de  maladie, 
trouvé  de  perpétuelles  ressources  d'énergie  vitale  dans  son  imagina- 
tion et  dans  son  esprit.  Nous  l'avons  vu  près  de  succomber  maintes 
fois  sous  le  poids  du  chagrin,  notamment  quand  la  mort  lui  prenait 
un  de  ceux  qu'il  aimait,  mais  il  se  relevait  toujours.  Pendant  l'hiver 


1.   Lettre  inédite  (Collection  Paignard). 


EMILE    DESCHAMPS    ET    AUGUSTA    HOLMES  527 

de  1870-71,  le  deuil  de  la  Patrie  le  frappa  au  cœur.  —  Lui  qui  depuis 
longtemps  ne  voyait  plus,  ce  causeur  exquis  cessa  de  parler.  Qu'au- 
rait-il pu  dire  ?  Il  entendait  passer  sous  ses  fenêtres  le  galop  des  uhlans 
vainqueurs  ^.  Une  jeune  femme  d'un  rare  mérite  et  d'un  grand 
charme,  sa  petite  nièce  ^,  s'était  consacrée  au  vieux  poète.  Elle  l'en- 
tourait de  soins  ;  elle  lui  lisait  les  lettres  de  ses  fidèles  amis  :  il  la 
remerciait  d'un  sourire.  Une  des  dernières  qu'il  ait  écoutées  fut  cette 
belle  lettre  d'Augusta  Holmes  qu'on  va  lire  ^.  Elle  est  datée  de 
février  1871.  Deux  mois  après,  le  22  avril,  Emile  Deschamps  n'était 
plus. 

Cher  et  illustre  Maître, 

Je  sais  que  vous  allez  bien  et  que  vous  ne  m'avez  pas  oubliée,  et  je  viens 
vous  remercier  de  ne  pas  avoir  été  malade  et  d'avoir  pensé  à  moi.  Voici 
le  calme,  le  travail,  le  repos.  Que  d'inquiétudes,  de  misères,  de  privations 
et  d'ellrois  et  de  regrets  j'ai  eus  sous  les  yeux  !  Et  j'étais  doublement 
inutile  dans  ces  moments  d'action  matérielle,  moi  rêveur,  moi  femme. 
Et  pour  surcroît  de  douleur,  on  m'a  tué  mon  frère  Henri  Regnauit.  La 
dernière  balle  de  Buzenval  a  frappé  le  seul  peintre  de  génie  que  la  France 
possédait.  Et  tant  d'autres  chagrins  que  j'ai  vus  sans  pouvoir  les  amoin- 
drir. Cher  maître,  du  fond  de  votre  retraite  glorieuse,  serrez-nous  la  main 
à  nous  qui  restons.  Dites-nous  de  travailler,  de  chercher,  de  soullrir,  jus- 
qu'à ce  qu'à  force  d'elïorts,  à  force  de  douleurs,  peut-être,  nous  ayons 
rendu  à  la  France,  à  la  mère  meurtrie,  une  parcelle  de  sa  couronne  de 
rayons.  On  pense  à  vous,  on  vous  aime  ici.  Pensez  aussi  à  ceux  qui  veulent 
encore  plus  aujourd'hui  qu'hier  marcher  dans  la  noble  route  que  vous 
avez  tracée.  Aussitôt  que  cela  sera  possible,  je  viendrai  vous  embrasser. 

1.  Versailles  pendant  l'occupation  (1870-1871).  Recueil  de  documents  pour  servir 
à  l'histoire  de  l'invasion  allemande,  public  par  E.  Délerot...  Versailles,  L.  Bernard, 
1900,  in-8°.  —  Lire  dans  La  France  en  deuil,  par  A.  Miroir.  (Versailles,  1871) 
les   derniers  vers  composés  par  Deschamps.  Ils  sont  adressés  à  ce  poète  patriote. 

2.  M"is  Léopold  Paignard,  qui  nous  a  livré  avec  une  si  gracieuse  confiance 
les  trésors  documentaires  qu'elle  a  conservés  pieusement  au  château  du  Rocher 
(Savigné-l'Évêquc,  Sarthc),  voudra  bien  regarder  cette  indiscrétion  de  notre 
part  comme  un  tribut  de  notre  reconnaissance.  Nous  tenons  d'elle  que  M.  de 
Rességuior,  le  lils  du  poète,  était,  la  veille  de  la  mort  d'Emile  Deschamps,  assis 
auprès  de  son  lit  de  soufïrances  et  que  le  lendemain  22  avril,  à  9  heures  du  soir, 
il  recueillit  son  dernier  soupir. 

.'J.  Ci'.  Augusta  Holmes,  une  musicienne  versaillaise,  conférence  faite  par 
M.  Pichard  du  Page  à  l'Hôtel  de  la  Bibliothèque  de  Versailles,  le  vendredi 
15  mars  1920.  Cette  conférence  a  paru  dans  la  Revue  de  l'histoire  de  Versailles 
et  de  Seine-ct-Oise,  1920.  .Nous  avions  communiqué  au  délicat  nmsicographe  cette 
lettre  inédite.  —  Aug.  Holmes  était  la  fiihîule  d'A.  de  Vigny.  Emile  Deschamps 
apprécia    son   «  génie  »  précoce,  mais  s'inquiétait  de  sa  «  nature    outrancièrc  ». 

Je  raime,  je  l'admire  et  je  la  plains  ;  car  elle  sera  au-dessus  dos  autres  femmes,  —  mais 
à  côté. 

Cf.  un  autre  «  jugement  »  en  vers  dans  les  Œuvres  complètes.  II.  Poésie,  p.  212- 
213  :  Envoi  à  M"e  Augusta  Ilolmès. 


528 


EMILE    DESCHAMPS    A    VERSAILLES 


Cher  maître,  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur  et  me  dis  toujours  votre 
fille  affectionnée, 

AuGUSTA  Holmes  ^. 
37,  rue  Galilée. 

Voilà  au  milieu  de  quelle  atmosphère  de  sentiments  l'esprit  d'Emile 
Deschamps  s'éteignit.  La  guerre  hâta  sa  fm.  Il  mourut  de  chagrin, 
quand  la  France  vaincue,  au  début  de  ce  cruel  printemps  de  l'année 
1871  reconnut  sa  défaite.  Mais  il  est  consolant  de  penser  qu'en  ses 
derniers  moments,  la  Poésie,  par  la  voix  d'une  femme  et  d'une  grande 
artiste  lui  a  encore  parlé  d'espérance,  lui  a  promis  que  les  poètes  et 
les  artistes  donneraient  l'exemple  de  «  travailler,  de  chercher,  de 
souffrir,  jusqu'à  ce  qu'à  force  d'efforts,  à  force  de  douleurs  peut-être, 
ils  aient  rendu  à  la  France,  à  la  mère  meurtrie,  une  parcelle  de  sa 
couronne  de  rayons.  » 

1.  La  maladie  et  la  mort  n'ont  pas  permis  à  Emile  Deschamps  d'exprimer  les 
angoisses  qui  étreignirent  son  humanisme  si  profond,  si  sincère,  quand  la  guerre 
de  70  éclata.  Mais  on  peut  citer  aujourd'hui,  pour  le  triste  regain  d'actualité 
qu'il  comporte  le  double  quatrain  qu'il  intitulait  Pologne  orientale.  Ce  fut  le 
3  juillet  1866  qu'il  l'adressa,  de  son  écriture  déjà  tremblante,  à  son  ami  le 
romancier  Charles  Deslys  ;  et  la  pièce,  avec  d'autres  autographes  du  poète, 
est  conservée  dans  la  collection  léguée  par  Charles  Deslys  à  la  Bibliothèque 
nationale. 

Voici  ces  huit  vers  d'une  fiction  à  peine  orientale  et  d'un  réalisme  si  profon- 
dément humain  ;  ils  nous  rappellent  ceux  que  la  guerre  et  les  misérables  con- 
ditions de  notre  vie  internationale   inspirèrent  à  Sully-Prudhommc  : 

Je  m'étais  toujours  plaint  des  injures  du  sort 
Et  de  la  dureté  de  mes  frères  les  hommes. 
Je  n'avais  ni  souliers,  ni  les  modiques  sommes 
Qu'il  faut  pour  en  avoir...  et  je  murmurais  fort. 

Je  fus  à  la  mosquée  avec  les  moins  ingambes, 
Aux  cailloux  du  chemin  me  déchirant  les  pieds. 
Là,  je  vis  un  soldat  qui  n'avait  plus  de  jambes. 
Je  ne  me  plaignis  plus  de  manquer  de  souliers. 

Nous  devons  la  rédaction  de  cette  note  à  M.  Eugène  Griselle,  rédacteur  de 
la  Revue  Bourdaloue,  qui,  en  octobre  1917,  pendant  la  guerre,  utilisa  ces  vers 
pour  rappeler  au  public  son  devoir  envers  les  œuvres  des  réformés  et  des  mutilés 
dont  il  s'occupait.  Il  nous  avait  alors  signalé  cette  petite  pièce  de  vers  que  nous 
admirâmes  avec  lui,  comme  il  l'écrivait  si  bien,  :c  pour  la  leçon  qu'elle  renferme, 
leçon  de  pitié  et  de  reconnaissance,  d'admiration  aussi  pour  ceux  que  la  guerre 
a  mutilés  et  dont  la  vue  pourrait  être  un  vivant  reproche,  si  leurs  concitoyens 
■détournaient  trop  leurs  yeux  de  ces  blessures  ». 


EPILOGUE 


Victor  Pavie  nous  rapporte  qu'un  jour,  dans  un  cercle  de  poètes  et 
de  gens  d'esprit,  vers  la  fin  du  Second  Empire,  quelqu'un  demanda 
l'âge  d'Emile  Deschamps.  On  supputa  des  dates  et  l'on  se  convain- 
quit, contre  toute  vraisemblance,  qu'Emile  avait  quatre-vingts  ans^. 

Telle  est  la  destinée  de  l'esprit  de  finesse  :  il  a  le  privilège  de  ne  pas 
vieillir.  Le  monde  change  autour  de  lui.  S'il  résiste  parfois,  c'est  qu'il 
est  averti  par  un  certain  tact  que  l'erreur  est  une  des  formes  du  mou- 
vement, mais  il  s'adapte  le  plus  souvent  à  la  nouveauté,  quand  elle  lui 
paraît  dans  le  sens  de  la  vie. 

Emile  Deschamps,  s'il  est  permis  d'appliquer  cette  image  à  l'en- 
fance d'un  ])oète,  avait  appris  les  règles  de  son  art  sur  les  genoux  de 
Parny  et  rythmé  les  ])remières  émotions  de  son  âme  aux  accords  de 
la  lyre  de  Millevoye.  Il  devait,  au  courant  du  xix*^  siècle,  devenir  le 
premier  lieutenant  de  Victor  Hugo  pendant  toute  la  campagne 
romantique,  patronner  plus  tard  la  génération  parnassienne  et  sur  la 
fin  de  sa  vie,  défendre  Baudelaire.  Il  y  a  comme  une  grâce  dans  l'exer- 
cice prolongé  d'un  goiit  si  sûr  et  d'un  discernement  critique  qui  ne 
fléchit  pas. 

Comment,  autour  de  1816,  ce  gentil  page,  ce  charmant  esprit 
eut-il  le  sentiment  qu'on  s'égarait  sur  les  traces  stériles  des  ])oètes 
troubadours,  des  faiseurs  de  romance  de  la  fin  de  l'Empire  et  du  début 
de  la  Restauration  ?  Deux  influences,  subies  à  cette  date  par  iMuile 
Deschamps,  permettent  de  le  comprendre  :  l'influence  d'André 
Chénier  et  celle  de  M™®  de  Staël. 


1.  Victor  Pavie,...  Œuvres  choisies...  Paris,  Pcrrin,  1887,  2  vol.  in-16,  tome  II, 
p  142.  A  propos  d'une  rononiinéc  de  second  plan  connmo  cclli'  d'Érnilo  Di>s- 
oliamps,  voir  lo  livre  de  Paul  Stapt'cr,  irililulé  :  Des  Hcputatiuris  littéraires,  essaie 
de  morale  et  d'histoire...  Paris,  Hache  lie.  In-S^. 

34 


530  ÉPILOGUE 

Deux  mondes  également  vastes  s'ouvrirent  alors  devant  ses  yeux  : 
celui  du  cosmopolitisme  intellectuel,  où  s'alimente  la  pensée  de  l'hu- 
maniste véritable,  et  celui  de  l'Art,  où  s'opère  ce  merveilleux  travail 
d'idéalisation  qu'on  appelle  le  style  poétique,  la  création  d'une  forme 
parfaite. 

Certes  Emile  Deschamps  n'atteignit  pas  dans  le  métier  des  vers  à  la 
haute  maîtrise  d'un  Gautier,  à  l'exquise  virtuosité  d'un  Banville. 
Toute  sa  vie,  devant  l'œuvre  géniale  d'Hugo,  il  commenta  pour  sa 
part  le  vers  que  Virgile  inspira  à  Stace  : 

Tu  longe  sequere,  et  vestigia  semper  adora. 

Quant  au  regard  qu'il  jeta  sur  l'Europe  littéraire,  il  n'eut  pas  la 
portée  de  celui  d'Emile  Montégut,  par  exemple,  ni  même  de  Philarète 
Chasles  et  de  Victor  Cherbuliez.  Sa  sociabilité  entrava  sa  culture.  Il 
causa  trop  pour  faire  une  œuvre  vraiment  belle,  et,  de  même  qu'il  fut, 
comme  on  l'a  dit,  un  penseur  qui  s'est  monnayé  en  homme  du  monde, 
il  fut  un  artiste  auquel  il  manqua  pour  être  un  grand  poète  le  parti- 
pris  de  solitude,  la  volonté  de  recueillement  des  âmes  profondes  et 
originales. 

Il  n'en  reste  pas  moins  que  cet  épicurien  aimable,  cet  homme  du_ 
monde  accompli  sut  discerner,  dans  le  grand  conflit  littéraire  et  phi- 
losophique de  son  temps,  et  particulièrement  dans  le  domaine  de  la 
poésie  et  de  la  littérature  d'imagination,  dans  laquelle  il  se  complai- 
sait, les  hommes  doués  de  ce  génie  qu'il  n'avait  pas.  Il  les  comprit  ; 
il  les  aima  ;  il  les  fit  aimer  et  comprendre.  Il  tint  autour  d'eux  école 
d'admiration. 

Il  fit  mieux,  s'il  est  possible  ;  ce  bon  poète,  qui  n'ignorait  aucun  des 
secrets  de  son  art,  contribua  à  acclimater  en  France  quelques-unes 
des  formes  littéraires  les  plus  intéressantes  de  l'Europe  moderne  :  le 
drame  de  Shakespeare,  le  lyrisme  philosophique  de  Gœthe  et  de 
Schiller,  quelques  fleurs  de  la  poésie  russe.  Comme  son  frère  Antoni 
Deschamps,  qui  traduisait  Dante,  Emile,  en  imitant  le  Romancero 
espagnol,  favorisa  l'évolution  du  genre  épique  au  xix^  siècle.  Par  son 
constant  souci  de  la  technique  du  vers,  autant  que  par  le  choix  des 
sujets  qu'il  traitait,  il  mérite  d'être  rangé,  en  plein  romantisme,  au 
nombre  des  précurseurs  du  Parnasse. 

En  résumé,  s'il  est  permis  de  souligner  les  résultats  de  cette  étude, 
nous  les  exprimerons  en  ces  termes  : 

Nous  avons  essayé  de  démontrer  d'abord  qu'un  romantique,  ado- 
rant la  poésie,  un  dilettante,  enclin  à  faire  prévaloir,  par  tempéra- 
ment autant  que  par  principes,  le  Rêve  sur  l'Action,  dans  sa  vie  et 


EPILOGUE 


531 


dans  ses  œuvres,  a  pu  être  un  parfait  galant  homme,  vivre  même 
en  bourgeois  très  sensé,  très  heureux,  et  faire  mieux  goûter  à  ceux 
qui  l'entourèrent,  ce  qu'on  a  appelé  la  «  douceur  de  vivre  ». 

D'autre  part,  l'esprit  de  curiosité  qui  anime  l'œuvre  entière 
d'Emile  Deschamps  nous  semble  prouver  qu'un  Français  pouvait 
pratiquer  au  cours  d'une  longue  existence  le  cosmopolitisme  intellec- 
tuel, cher  à  sa  race,  sans  nuire  à  l'originalité  littéraire  de  son  pays, 
mais  bien  au  contraire,  par  des  emprunts  opportuns,  l'enrichir  et  la 
féconder. 

Enfin,  nous  avons  étudié  chez  Emile  Deschamps  l'expérience  d'un 
artiste,  qui  a  professé  de  1816  à  1860,  le  respect  de  la  forme  et  l'amour 
du  métier  des  vers.  Il  fut  non  seulement  un  témoin  intelligent  du 
développement  de  la  poésie  française  au  xix®  siècle,  mais  encore  un 
diligent  ouvrier  de  cette  évolution,  qui  va  d'un  lyrisme  de  plus  en  plus 
débordant,  trop  dépendant  de  la  fantaisie  personnelle  du  poète  à  la 
conception  d'un  art  tout  autant,  si  ce  n'est  plus  pénétré  de  lyrisme, 
mais  plus  savant,  plus  complexe,  moins  individuel,  si  l'on  veut,  mais 
plus  humain,  aussi  pathétique,  mais  plus  discret. 

Nous  répéterons,  pour  conclure,  qu'Emile  Deschamps  nous  est 
apparu,  dès  1828,  comme  un  précurseur  lointain,  mais  très  clair- 
voyant, de  l'Ecole  parnassienne.  Théodore  de  Banville  parlait  déjà, 
en  1870,  le  langage  de  la  postérité,  quand  il  décernait  cet  éloge  au 
vieux  maître  :  «  Vous  avez  votre  place  glorieuse  et  nécessaire  dans 
l'histoire  poétique,  dont  on  ne  saurait  ôter  ni  votre  nom,  ni  vos 
œuvres,  sans  que  la  chaîne  soit  rompue  et  impossible  à  rattacher  ^.  » 

1.   Lettre  inédite,  citée   in-extenso  p.  506. 


APPENDICES 


APPENDICE    I 

L'an  mil  sept  cent  quatre  vingt  onze,  Le  vingt  février  a  Eté  Baptisé 
par  moy  Curé  soussigné,  Anne-louis-frederic  né  oe  matin  à  dix  heures 
dr  légitime  mariage  Du  S'"  Jacques  Des  Champs,  Directeur  et  Receveur 
Des  Domaines  à  Bourges,  Et  de  dame  Marie  de  Maussabré  son  Epouse  ; 
a  été  son  parein  Le  Sieur  Louis  gregoire  Deschamps  son  oncle  paternel, 
Directeur  des  Domaines  à  paris,  absent,  Représenté  par  Léonard  pinon 
Domestique  du  père  de  l'enfant,  suivant  la  procuration  Dudit  sieur  Des- 
champs, Reçiie  Coupry  Et  Ballet  nottaires  Royaux  a  paris  Le  trente  un 
janvier  Dernier,  scellé  Les  mêmes  jour  et  an  ;  Et  sa  mareine  Dame  anne 
Darault  veuve  de  M^  Etienne  De  Maussabré,  sa  grand-mere  maternelle 
absente  Et  représentée  par  Marie  Amelin  femme  de  chambre  de  la  mère 
De  l'enfant  suivant  La  procuration  De  la  ditte  Dame  Darault,  reçue 
Chevrier  favier  notaire  Et  cigogne  témoin  de  la  nouvelle  constitution  de 
la  nation,  de  La  loy  Et  Du  Roy  a  Etableau  Et  Chanceaux  Ressort  du 
grand  Baillage  D'indre  Et  Loire,  Le  vingt  deux  janvier  Dernier,  contrôlé 
au  Dit  Lieu  Le  trente  un.  Du  même  mois  ;  Le  représentant  du  parein 
a  Déclaré  ne  savoir  signer  de  ce  interpellé.  Le  père  présent.  Signé  :  Marie 
A  Melin,  J.  Des  Champs,  Salle  curé,  Tissier,  prêtre. 

(Registre  des  actes  de  baptêmes,  mariages  et  sépultures  de  l'église 
paroissiale  de  S*  Pierre  Leguillard  (sic).  —  Archives  de  la  ville  de  Bourges, 
10e  volume  de  S*  Pierre-le-GuiUard,  GG  84.) 


APPENDICE  II 

Fragment  d'une  lettre  de  M.  Lange,  professeur  à  la  Faculté  de 
Clermont,  à  propos  du  «  roman  d'amour  »  d'Emile  Deschamps  : 

«  ...  Et  d'abord  ai-je  besoin  de  -vous  répéter  que  je  suis  tout  à  fait  d'ao- 
cord  avec  vous  sur  la  principale  d'entre  elles  [il  s'agit  des  objections 
que  nous  fîmes  à  son  hyp<»thèse.  Cf.  Revue  d' Auvergne,  janvier-février  1914], 
Je  n'apporte  aucun  fait  nouveau,  aucun  document  précis  qui  nous  per- 
mette de  rien  affirmer... 

Je  le  sais,  et  je  m'en  afflige.  Mais  aussi  me  suis-je  bien  gardé  de  tomte 
affirmation  téméraire   :  je  n'ai   émis   que  des  hypothèses,  appuyées  sur 


536 


APPENDICES 


certains  indices.  La  question  est  de  savoir  si  ces  indices  méritent  de  nous 
ariêter,  et  si  mes  hypothèses  sont  vraisemblables. 

La  plus  forte,  à  mon  avis,  de  ces  objections  est  que  les  amis  d'Emile 
Deschamps  paraissent  n'avoir  jamais  rien  su  de  cette  histoire  d'amour. 
C'est,  en  effet,  assez  singulier.  Est-ce  incroyable  ?  Rappelez-vous  (entre 
autres)  les  vers  du  Testament  du  Poète  : 

Moi  de  même,  qui  n'ai  chanté  que  toi,  sois  sûre 
Que  je  perds,  loin  de  toi,  mon  sang  par  la  blessure 
D'amour  que  nul  œil  ne  connaît. 

Joignez  que  madame  de  La  Sizeranne,  dont  vous  invoquez  le  témoi- 
gnage, n'a  connu  personnellement  qu'un  Deschamps  vieilli  ;  quant  à 
ses  parents,  et  à  supposer  que  Deschamps  leur  ait  fait  des  confidences 
sur  sa  vie  intime,  ils  peuvent  en  avoir  gardé  le  secret.  —  Mais,  dites-vous, 
il  semble  bien  qu'Emile  D.  et  Aglaé  aient  fait  un  ménage  heureux  ;  c'était 
du  moins  l'impression  qu'ils  donnaient.  —  Je  ne  vais  pas  jusqu'à  pré- 
tendre que  cette  impression  fût  inexacte  ;  mais  enfin  Aglaé  était  fort 
jalouse,  et  elle  avait  lieu  quelquefois  de  l'être.  Comme  je  demandais  au 
baron  de  Croze  ce  que  sa  tradition  familiale  avait  pu  lui  apprendre  à  ce 
sujet  :  «  Le  ménage  Deschamps  ?  me  répondit-il  ;  il  est  certain  qu'il  n'allait 
quelquefois  que  d'une  aile  »  ;  et  de  faire  allusion  aux  infidélités  qui  justi- 
fiaient la  jalousie  d'Aglaé.  Sa  tante.  Madame  de  Croze,  la  fille  de  Guiraud, 
parle  aussi  dans  une  lettre  qu'il  m'a  communiquée,  de  la  «  mobilité  »  de 
notre  poète,  —  mobilité  qui,  dit-elle,  n'était  pas  seulement  dans  son 
esprit  :  le  cœur  y  avait  part  aussi.  —  Vous  renverrai-je  enfin,  ici  encore, 
à  certains  passages  de  Deschamps  lui-même,  —  par  exemple  à  ces  vers 
du  Voyage  en  Dauphiné  (1837),  adressés  précisément  à  M.  Monnier  de 
La  Sizeranne,  où  il  parle  des  «  noirs  ennuis  »  et  du  «  chagrin  rongeur  » 
qu'il  a  retrouvés  «  au  domicile  »  ?  Il  est  donc  permis  de  douter  que  son 
bonheur  conjugal  fût  parfait. 

Au  reste,  vous  convenez  vous-même  que  ce  bonheur  «  n'empêchait 
pas  que  D.  n'eût  connu  le  chagrin  vif  et  l'amertume  d'un  amour  déçu  ». 
Je  n'en  demande  pas  davantage. 

—  Mais  le  cœur  de  notre  poète  battait  sur  un  rythme  plus  classique 
que  romantique.  —  Je  le  crois  aussi,  en  somme.  Mais  si  l'influence  du 
milieu  a  pu  donner  à  sa  poésie  une  certaine  tonalité  romantique  (très 
marquée  dans  plusieurs  poésies  amoureuses,  dont  le  Retour  à  Paris)  — 
est-il  invraisemblable  qu'à  un  certain  moment  sa  sensibilité  elle-même 
ait  subi,  plus  ou  moins,  cette  influence  ?  «  Nature  flexible,  tendre,  sen- 
sible... »,  dites-vous  :  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  expliquer  que  notre 
poète  ait  pu  être  suggestionné  —  aux  environs  de  1830  —  par  ses  «  vol- 
caniques »  amis.  Au  surplus,  s'il  est  vrai  que  les  romantiques  sont  souvent 
des  exagérateurs,  qu'il  leur  arrive  souvent  de  dramatiser  des  aventures 
médiocres,  de  faire  d'une  passionnette  une  passion,  et  que  tout  cela  est, 
en  partie,  prétexte  à  littérature,  je  crois  que  notre  poète  a  été  encore  roman- 
tique par  là,  et  il  me  semble  que  dès  lors  son  «  romantisme  »  et  son  «  clas- 
sicisme »  pouvaient  faire  —  eux  aussi,  assez  bon  ménage. 

En  somme,  tout  se  réduit,  je  crois,  à  une  question  de  nuance.  Peut- 
être  tirez-vous  un  peu  trop   Deschamps  vers   le   classicisme  en  voyant 


APPENDICES 


)37 


en  lui  riiéritier  direct  des  Marot  et  des  Voiture.  Peut-être,  sous  l'impres- 
sion toute  fraîche  de  ses  poésies  amoureuses  et  du  Retour  à  Paris,  l'ai-je 
un  peu  trop  tiré  vers  le  romantisme...  Il  reste  que  tout  n'est  pas  littérature 
dans  ses  effusions  sentimentales,  et  que  «  Deschamps  a  aimé  ».  Il  reste 
que  ses  poésies  amoureuses,  disséminées  dans  ses  recueils,  peuvent  être 
groupées  de  manière  à  former  un  ensemble,  tout  un  petit  roman  d'amour, 
dont  il  serait  assez  surprenant  qu'il  fût  sorti  tout  entier  de  la  fantaisie 
du  poète.  —  Il  reste  ce  curieux  «  Retour  à  Paris  »  et  cette  «  fuite  «  qui, 
elle  aussi,  paraît  bien  correspondre  à  une  réalité.  —  Il  reste  la  déclaration 
formelle  de  D.  dans  son  Avant-propos  :  «  Tout  ce  que  ma  plume  a  exprimé, 
j'en  avais  profondément  éprouvé  le  charme  ou  la  torture...  »  —  et  sa  décla- 
ration formelle  à  Vigny,  au  sujet  (encore)  du  Retour  à  Paris  :  «  Je  tiens 
à  tout  ce  petit  bruit  pour  qu'il  retentisse  dans  un  autre  cœur.  »  Groirons- 
nous  qu'il  s'agisse  du  cœur  d'Aglaé,  et  prendrons-nous  ceci  pour  un  témoi- 
gnage d'amour  conjugal  ?  Cela  ne  serait  guère  1830,  guère  en  harmonie 
avec  l'accent  du  poème,  et  il  me  semble  que  cela  manquerait  d'à-propos 
dans  une  lettre  à  quelqu'un  que  l'on  devrait  savoir  plus  empressé,  dès 
lors,  auprès  de  M™»^  Dorval  qu'auprès  de  M"^^  de  Vigny...  Je  crois,  au 
contraire,  que  c'est  à  ce  moment  que  Deschamps,  lui  aussi,  a  été  le  plus 
romantique,  dans  tous  les  sens  de  ce  mot.  —  Encore  une  fois,  cela  ne  veut 
pas  dire  qu'il  l'ait  été  extrêmement. 

—  Dernière  objection  :  la  date  (1829)  assignée  dans  les  Etudes  aux 
petits  poèmes  :  Vérité,  Adieu.  Mais  vous  reconnaissez  vous-même  qu'ils 
ont  pu  être  post  datés  —  ou  composes  quelques  années  après  la  «  crise  ». 
Ce  qui  me  ferait  croire  qu'ils  sont  postdatés,  c'est  précisément  la  date 
(1829  aussi)  du  poème  intitulé  (ç  Pensée  »,  où  l'allusion  à  Aglaé  n'est  pas 
douteuse.  Je  crois  (comme  vous  l'avez  supposé)  que  ces  quelques  vers 
sont  là,  à  la  dernière  page  du  recueil,  pour  atténuer  l'effet  des  «  élégies 
frémissantes  »  qui  précèdent.  Mais  alors  comment  admettre  que  Vérité 
et  Adieu  —  qui  n'ont  certainement  pas  été  inspirées  par  Aglaé  —  soient 
aussi  de  1829  ?  La  contradiction  est  assez  piquante,  et  c'est  peut-être 
encore  un  indice  de  la  légèreté  de  notre  poète  qu'il  ne  s'en  soit  pas  avisé. 

Concluons,  il  en  est  temps.  Tout  en  reconnaissant  la  valeur  de  vos  objec- 
tions, je  ne  les  trouve  pas  décisives  au  point  de  me  faire  renoncer  à  mon 
hypothèse  —  et  à  l'impression  de  mon  petit  article.  Exactement,  je  suis 
tenté  de  croire  ceci  :  Deschamps  a  eu  (vers  1816)  une  déception  amoureuse 
qui  lui  a  inspiré  dès  lors  un  certain  nombre  de  petits  poèmes  et  dont  sa 
sensibilité  a  gardé  l'impression  plus  ou  moins  profonde.  Puis  la  crise 
romantique,  et  peut-être  des  circonstances  que  nous  ignorons  (voir  le 
Retour  à  Paris),  ont  ravivé,  exacerbé  son  chagrin,  et  je  croirais  volontiers 
que,  l'autosuggestion  aidant,  il  a  repuis  alors  ses  anciens  poèmes  ])Our  les 
habiller  à  la  mode  du  jour,  les  corser  selon  la  formule  romantique  —  et 
pouvoir  les  dater  de  1829.  Je  fais  exception  pour  le  Retour  à  Paris,  qui 
est  certainement  tout  entier  de  1832 » 


538  APPENDICES 


APPENDICE  III 

Lettre  inédite  d'Emile  Deschamps  à  Victor  Hugo,  écrite  en  siyle 
marotique.  (Communiquée  par  M.  Gustave  Simon.) 

Mortefontaine,  1"  août  1828. 

Ermenonville  est  beau,  mais,  bref,  Ermenonville, 
A  parler  franchement,  n'est  que  ferme  et  non  ville. 

Air  grivois... 
Eau  champêtre... 
Je  n'y  vois 
Aux  champs  paUre 
Qu'hanneton, 
Qu'âne,  taon, 
Ou,  peut-ôtre, 
Canneton 
Qu'Anne  tond. 
Prends   ta  lourde 
Comme  ton 
Sac,  ta  gourde  ; 
Entends-tu 
R'Luttu  tu  ?... 

C'est  la  muse  espagnole  à  Madrid  ;  gallicane 
à  Paris  ;  grecque  à  Smyrne  ;  anglaise  à  Londres  ;  enfin 
C'est  Victor.  —  Ah  !  qui  lit  son  madrisal  lit  qu'Anne 
Est  charmante  en  gros  comme  en  fin. 

Sapho,   Corinne  est  en  cannelle 

Dès  que  Victor  remorque  Anne,  elle 
Peut  voir  voguer  son  nom  jusques  au  Canada. 
Tu  ne  fus  pas  chantée  aussi  bien  qu'Anne,  Ada  ! 

Byron  près  de  mon  ami,  racle  ; 

Ah  !  c'est  une  ivresse,  un  miracle, 

Comme  aux  noces  de  Cana,  da  ! 

Près  d'un  aulne,  Victor,  couché  sous  l'anémone 

Chante  ;...  est-il  étonnant  que  la  belle  Anne  aime  aulne  ? 

Oui,  cher  Victor,  ainsi  qu'un  habile  oiseleur 

Attire  les  oiseaux  avec  sa  sarbacane. 

Ainsi  viennent  par  l'eau,  bergers,  hussards,  barq,  Anne, 

Et  toutes  les  beautés  de  Berne  et  de  Sarbach,  ah  !  ne 

Tarde  pas  :  et  tes  vers,  vite,  dégoise-leur  ! 

Victor,  Anne,  chantez  !  ô  couple  mélomane  ! 

Les  deux  hôtes  ravis  cherchent  sous  vos  bras  vos 

Deux  lyres  ;  vos  vers  nés  sont  pour  les  bravos, 

La  femme  attend  Victor,  avant  tout,  mais  l'homme,  Anne  ! 


APPENDICES 


539 


Voilà,  cher  anii,  le  fruit  de  six  jours  de  méditations  passés  dans  le 
plus  beau  lieu  de  la  terre.  Car  Mortfontaine,  c'est  la  Suisse  dans  notre 
poche,  et  nous  n'y  fouillons  pas  assez. 

^Ime  Daclin  est  effrayée  et  charmée  de  tout  le  tems  que  vous  avez 
dû  penser  à  elle  pour  si  bien  accommoder  vos  doux  et  piquans  chardons. 
■Te  l'ai  rassurée  en  lui  disant  que  vous  faisiez  ces  choses-là  presqu'aussi 
vite  que  vos  plus  magnifiques  odes.  Les  oreilles  ont  dû  bien  vous  tinter, 
et  voilà,  pour  surcroît  de  bonheur,  que  nous  rencontrons  Alfred,  dans  le 
grand  parc  !...  Nous  avons  parlé  de  vous,  de  manière  à  vous  évoquer 
comme  un  de  vos  délicieux  fantômes. 

Dites  à  Paul,  que  nous  avons  lu  deux  fois  les  vers  qu'il  m'a  donnés, 
et  qu'ils  semblent  encore  plus  passionnés  et  plus  poétiques  sur  les  beaux 
rochers  et  au  bord  des  grands  lacs.  Je  lui  parlerai  de  l'effet  qu'ils  nous  ont 
produits  ;  et  je  vois  avec  beaucoup  de  joie  que  c'est  une  surprise  on  ne 
peut  plus  agréable  que  j'ai  faite  à  Madame  Daclin  pour  sa  fête. 

Cette  lecture  a  été  mon  plus  beau  bouquet. 

Nous  sommes  tombés  d'accord  qu'il  n'y  avait  qu'à  élaguer  un  peu. 
C'est  comme  dans  les  magnifiques  forêts,  pleines  de  sève  et  de  végétation 
qui  nous  entourent. 

Dans  six  jours  je  serai  à  Paiis,  dans  six  jours,  je  vous  dirai  tout  ce  que 
je  n'ai  pas  la  place  de  vous  écrire.  Recevez  mes  admirations  perpétuelles 
et  les  remercîmens  sans  nombre  de  tout  Mortfontaine. 

Votre  ami  partout, 

Emile. 

Ceux  que  le  goût  de  nos  poètes  romantiques  pour  les  calem- 
bours et  les  coq-à-l'âne,  étonnerait,  n'ont  qu'à  se  reporter  au 
chapitre  XXVIII  du  Victor  Hugo  raconté,  intitulé  :  Bêtises  que 
M.  Victor  Hugo  faisait  avant  sa  naissance,  on  se  rendra  compte  du 
plaisir  qu'il  prenait  à  composer  «  épigrammes,  madrigaux,  logogri- 
phes,  acrostiches,  charades,  énigmes,  impromptus  ».  (Victor  Hugo 
raconté,  édit.  1863,  t.  I,  p.  277).  Il  serait  intéressant  de  suivre  à  travers 
l'œuvre  d'Hugo,  comme  dans  Emile  Dcscham})s,  ce  qu'on  pourrait 
appeler  la  veine  marotique  ou  plutôt  la  tradition  des  grands  rhétori- 
queurs. 


APPENDICE  IV 

Nous  devons  à  M.  Baldensperger,  qui  avait  à  sa  disposition,  avant 
la  guerre,  les  manuscrits  d'A.  de  Vigny,  la  bonne  fortune  d'avoir  pu 
consulter  en  1913  ce  cjue  le  ])oète  avait  conservé  dans  «  un  de  ses  porte- 
feuilles »  de  la  traduction  de  Roméo. 


540  APPENDICES 

Ces  fragments  se  présentent  comme  une  sorte  de  brouillon,  écrit 
de  sa  main,  de  deux  états  différents  de  la  traduction  :  l'un  relativement 
récent,  daté  de  1856,  l'autre  plus  ancien  et  qui  est  probablement  de 
1826. 

Nous  avons  lu  sur  la  première  page  du  manuscrit  cette  mention 
au  crayon  :  4^  et  5^  actes  à  refaire,  une  date  :  1856  et  ce  jugement  : 
maui^ais,  incorrect,  écrit  trop  i^ite  en  1826  et  en  se  jouant.  Signé  :  Alfred 
de  Vigny,  et  plus  bas  en  marge  cette  note  :  commencé  ou  plutôt  recom- 
mencé ce  juillet  1856.  Vigny  eut  probablement  l'intention  de 
reprendre  à  cette  date  sa  traduction  de  1826.  Il  ne  paraît  pas  avoir 
été  loin  dans  cette  voie  :  Des  trois  premiers  actes,  surtout  du  II  et 
du  III,  il  n'esquissa  que  le  scénario. 

«  Alfred  de  Vigny,  nous  dit  Emile  Deschamps,  avait  traduit  en  1826 
les  deux  derniers  actes.  »  C'est  probablement  le  brouillon  de  ces  deux 
actes  que  nous  présente  le  2^  état  dont  nous  parlons  plus  haut.  Ce 
2^  état  est  sur  un  autre  papier  que  le  1^^,  l'écriture  est  de  la  même 
main,  mais  beaucoup  plus  jeune. 

Le  style  de  cette  traduction  est  fort  différent  de  celui  de  Des- 
champs. La  traduction  d'Emile  Deschamps  est  complètement 
refondue,  récrite  à  loisir,  en  vue  de  la  lecture,  par  un  virtuose  de  l'art 
des  vers.  Elle  devait  beaucoup  différer  de  la  traduction  de  premier 
jet  qu'il  avait  écrite  en  1826  et  que  nous  n'avons  pas  retrouvée.  Quoi 
qu'il  en  soit,  la  traduction  de  Deschamps,  recueillie  avec  celle  de 
Macbeth  dans  l'édition  de  1844  et  qu'on  retrouve  à  quelques  change- 
ments près  dans  ses  Œu9res  complètes  donne  une  impression  très 
différente  de  celle  qu'on  retire  de  la  lecture  du  manuscrit  d'Alfred  de 
Vigny.  Vigny  vise  avant  tout  à  l'effet  scénique,  il  est  rapide  et  concis  ; 
il  abrège  Shakespeare.  Sa  traduction,  moins  artiste  que  celle  de  Des- 
champs, paraît  plus  fidèle,  illusion  qui  tient  à  ce  qu'elle  est  plus 
prosaïque  et  produit  un  effet  de  naturel  et  de  simplicité  plus 
dramatique. 

Le  style  d'Emile  Deschamps,  comme  nous  le  savons,  est  fort 
complexe  :  bien  écrire  était  sa  grande  affaire.  Sensible  à  la  forme 
comme  il  l'était,  il  a  subi  plus  qu'un  autre  les  influences  des  écoles 
successives  qu'il  a  traversées  et  nous  avons  montré  tout  ce  que  ce 
romantique  conservait  dans  l'art  d'écrire,  en  plein  xix^  siècle,  non 
seulement  des  procédés  surannés  de  l'école  pseudo-classique  de  l'Em- 
pire, mais  aussi  des  traditions  gracieuses  des  poètes  mondains  du 
xviii^  siècle.  ^  igny  qui  a  subi  les  mêmes  influences  n'en  a  pas  con- 
servé des  traces  aussi  fortes,  et  son  style,  dans  cette  traduction  parti- 
culièrement, a  quelque  chose  de  plus  dépouillé,  de  plus  nu. 


APPENDICES 


541 


Quelques  exemples  feront  valoir  la  différence  que  nous  désirons- 
signaler. 


Traduclion   de    Vigny. 

Acte    IV,    fragment    dé    l'entretien    dk 
Juliette  et  de  frère  Laurence 

Laurence. 

Écoutez  un  projet  —  espérance  lointaine 
Que  vous  seule  à  présent  pouvez  rendre  cer- 

[taine  ; 
Pour  l'adopter  au  prix  r]>ie  je  vais  vous  offrir 
11   vous    faut    du   courage   autant   que   pour 

[mourir. 
—  Vous   qui   parlez  de   mort  comme   d'une 

[espérance, 
De  feindre  cotte  mort  aurez-vous  l'assurance? 

Juliette. 

Je  feindrai  lout  plutôt  que  d'épouser  Paris. 
Je  veux,  je  veux  le  fuir  à  tout  risque,  à  tout 

[prix. 
Dites  ^■os  volontés,  je  les  adopte  toutesj 
Dites-moi    d'aller   seule    et    sur   les    grandes 

[routes, 
Au  milieu  des  brigands  qui  les  bordent  tou- 

[jours, 
De    descendre   sans   vous   les   débris   de    ces 

[tours. 
Cachez-moi  dans  la  nuit  au  fond  d'un  cimc- 

[tière  ; 
Quand  je  devrais  y  voir  un   mort  dans  son 

[linceul, 
Chose  pleine  d'horreur  !  dont  le  récit  lui  seul 
Me   faisait   frissonner   hier.    Eh   bien  !   n'im- 

[porte  ! 
Je  vous  obéirai,  je  serai  brave  et  forte, 
Afin  de  me  garder  pure  à  mon  bicn-aimé. 

Lauhknce. 

Eh  bien  !  avec  un  cœur  de  tant  de  force  armé 

Rentrez  chez  vos  parens.  Là,  montrez-vous 

[sans  crainte 

Et  sans  rien  alTecter,  sans  effort,  sans  con- 

[trainte, 
Dites-leur    qu'à    Paris    vous    donnez    votre 

[main, 

Que   vous   vous   résignez   à   leurs   voeux.   — 

Mais  demain. 

Le  soir,  prenez  colle  eau  par  mes  soins  dis- 

[lillée. 
Vous  sentirez  en  vous,  avec  elle  coulée, 
L'nc  froide   torpeur  dans  vos  membres  sur- 

[pris. 
Elle  saisira  tout,  votre  sang,  vos  esprits. 
D'un  sommeil  Ictliargiquc  elle  sera  suivie, 
Et  nul  souille  dans  vous  ne  trahira  la  vie  ; 
Vos  lèvres  où  sourit  la  jeunesse  en  sa  fleur, 
Ëebangeront  soudain   leur    brillante    couleur 


Traduction  de  Deschamps. 


Acte  IV,  se.  ii. 

Laurence. 

Juliette,  le  ciel  m'a  peut-être  inspiré. 
Mais  il  faudrait  un  acte  aussi  désespéré 
Que  votre  malliour  même  et  l'état  de  votre- 

[âme... 
0  ma  fille,  si  vous,  faible  et  timide  femme. 
Vous   ne    frémissez   pas   de   vous   donner   la 

[mort. 
Seul   crime   sans  pardon,   puisqu'il   est  sans 

[remoid  I 
Vous   aurez   bien   le   cœur  de   tenter,    il   me 

[semble, 
Un  moyen  qui  n'est  pas  la  mort,   mais  lui 

[ressemble. 
Si  vous  vous  en  sentez  la  force,  je  poursuis. 

Juliette. 

Ah  !  dans  le  désespoir  effroyable  où  je  suis, 
Il     n'est     rien     qu'à     présent     mon     courage 

[n'affronte. 
Oui,  dites-moi,  plutôt  que  d'épouser  le  comte,. 
De  me  précipiter  du  haut  de  cette  tour. 
Enchaînez-moi   bien  loin  sur  un   mont,   nuit 

[et  jour, 
Hanté  par  les  lions,  à  l'ardente  crinière  ; 
Ou  bien  ordonnez-moi  de  forcer  une  bière 
Et  de  m'envelopper  dans  le  même  linceul 
Que  le  mort,  étonné  de  ne  plus  dormir  seul  !... 
Commandez-moi 'ces  mille  horreurs  que  l'on 

[abhorre, 
Dont  le  nom  me  glaçait  le  cœur,  hier  encore, 
J.e  vous  obéirai  sans  crainte  aveuglément, 
Pour  me  garder  intacte  et  pure  à  mon  amant. 

DoM  Laurence. 

Eh  bien  !   rentrez  chez  vous,  prenez  un  air 

[de  joie. 
Acceptez  ce  Paris  que  l'hymen  vous  envoie. 
C'est  mercredi,  demain  —  demain  soir  ayez 

[soin 

De    fermer    votre    chambre,    et    qu'on    s'en 

[lienne  loin. 

Enq)ortez  celle  fiole  et  vous  la  boirez  toute, 

Quand  vous  serez  au  lil,  sans  en  j)erdre  une 

[goutte. 
Dans  vos  veines,  soudain,  le  breuvage  glacé 
Se   répandra,   —   le   pouls,    le   cœur   auront 

[cessé  ; 
Nul  souflle,  ni  moiteur  n'attestera  la  vio  ; 
La  rose  à  votre  teint,  à  vos  lèvres  ravie, 
Les  laissera  —  l'éclair  qui  fuit  n'esl   |ias  si 

[prompti 


542 


APPENDICES 


Pour  la  teinte  livide  et  sombre  de  la  cendre. 
Vos  yeux  se  fermeront  ;  on  y  verra  descendre 
Ce  voile  que  sur  nous  abaisse  avec  effort 
Le  doigt  inexorable  et  pesant  d^  la  mort. 
Et  ce  sommeil  sera  de  quarante-deux  heures. 
Le    lendemain    matin,    lorsqu'ouvrant    vos 

[demeures 
On  préparera  tout  pour  un  lever  joyeux, 
Vous  apparaîtrez  pâle  et  morte  à  tous  les 

[yeux. 
Alors  le  front  orné  de  fleurs,  et  le  visage 
Tout  à   fait   découvert,    comme   c'est  notre 

[usage, 
Vous  serez  transportée  aux  caveaux  du  palais 
Avec  tous  vos  a-eux  issus  des  Capulets. 
J'écris  à  Roméo  qu'à  Vérone  il  so  rende 
Afin    qu'avec    moi    seul,    dans    la    tombe    il 

attende 
Le  moment  infaillible  où  le  réveil  viendra  ; 
Et  sur  l'heure  à  Mantoue  il  vous  emmènera  ; 
Pourvu  que  jusque-là  nulle  crainte  de  femme 
N'aille,    à    l'instant    d'agir,    intimider   votre 

[âme. 

Juliette. 

Donnez  ;   ne   parlons   plus   de   terreur  entre 

[nous. 

Laurence. 

Prenez    donc.    Moi,    je    vais    écrire    à    votre 

[époux. 
Et   nous    pourrons    tous    trois    faire    face    à 

[l'orage. 

Juliette. 

Que  l'amour  à  présent  me  donne  du  courage  ! 


Pâles,  comme  la  cendre,  où  s'abîme  mon  front; 
Un  réseau   terne  et  mat  couvrira  vos  pru- 

[nelles, 
Semblable   au  voile   épais  des   ombres  éter- 

[nelles  ; 
Tout  votre  corps,  privé  de  sève  et  refroidi, 
Sera  tel  qu'un  cadavre,  immobile  et  roidi... 
Et    vous    serez    ainsi    pour    quarante-deux 

[heures. 
Puis,    reprenant    votre    âme     aux    célestes 

[demeures, 
Vous    vous    réveillerez    comme    d'un    frais 

[sommeil  ! 
Jeudi,  pourtant,  Paris,  devançant  le  soleil, 
Viendra,  des   fleurs   en   main   et   la   joie   au 

[visage... 
Il    vous    trouvera    morte  !    —    Alors,    selon 

[l'usage, 
Avec  vos  beaux  atours  et  le  front  découvert, 
Des   bras   vous   porteront   dans   le   sépulcre 

[ouvert 
A  vos  aïeux,  dormant  sous  leur  couche  de 

[glace. 
Et  les  Capulets  morts  vous  feront  une  place. 
Dans  l'intervalle,  avant  votre  réveil  certain, 
Par  mes  lettres,  instruit  de  tout  votre  destin, 
Roméo  reviendra,  furtif,  et  la  nuit  même, 
Vers  son  heureux  exil  conduira  ce  qu'il  aime. 
Voilà  l'expédient  qui  pourra  vous  sauver... 
Si  quelque  peur  d'enfant  ne  vient  pas  l'en- 

[traver. 

Juliette,   prenant  la   fiole. 

Donnez,  oh  !  donnez-moi  ;  ne  parlez  pas  de 

[crainte. 

Soutiens    ma    force,    amour  !    c'est   pour   ta 

[cause  gainte  ! 


Scène  vi. 

Juliette,  seule. 

Adieu,  vous  tous.  —  Dieu  sait  quand  nous 
[nous  reverrons  ! 
(Elle  ferme  la  porte  avec  soin.) 
Je    sens    courir   en    moi    les    frissons    de    la 

[crainte. 
Il  me  semble  déjà  que  ma  vie  est  éteinte. 
Si  je  les  rappelais,  puisque  je  tremble  ainsi  ! 

(Elle  appelle.) 
Ma  nourrice  !  —  Eh  !  mon  Dieu  !  que  ferait- 

[elle    ici  ? 
Je  dois  seule  assister  à  la  funèbre  scène. 

—  J'irai,  fiole  effrayante,  où  ton  philtre  me 

[mène, 

—  Mais...   s'il   était  sans   force,   il   faudrait 

[donc  demain 

Laisser  prendre  à  Paris  tous  ses  droits  sur 

[ma    main  ? 


Scène  vi. 

Juliette,  seule... 

Adieu,   dis-je  ;    Dieu  sait  quand   nous   nous 

freverrons  ! 

(Elle   ferme   la   porte.) 

Un   frisson   de   frayeur  glace   mon   sang  — 

Les   rappeler    :  [courons 

(D'une  voix  tremblante.) 

Nourrice  !...  à  quoi  bon  !  Terreur  lâche  ! 

Je  dois  seule  accomplir  ma  formidable  tâche. 

(Elle  prend  la  fiole  cachée  .sur  elle.) 
Viens,    breuvage    enchanté  !    —    cependant, 
[sur  mon  corps 
S'il  était  sans  pouvoir  !  me  faudrait-il  alors 
Épouser  Paris  ?  non. 

(Déposant  le  poignard  près  de  son  lit.) 

Voilà    ma    sauvegarde  ; 

Toi,  dors  à  mon  côté,  —  mais  si  (que  Dieu 

[m'en  garde  1) 


APPENDICES 


543 


Non,  non,  que  ce  couteau  m'en  préserve  et 

[me    reste. 
(Elle    prend    le    poignard.) 

—  Mais...  si  c'est  un  poison  ?  par  un  calcul 

[funeste 
Si  Laurence  veut  fuir  la  honte  d'allier 
Ce  second  mariag*  aux  sermens  du  premier. 
Oui,  je  le  crains.  —  Pourtant  j'y  pense,  on 
[le  renomme 
Dès  longtemps  et  partout  comme  un  bon  et 
[brave  homme. 
Ah  !    n'entretenons    pas    ce    mauvais    senti- 

fment  ! 
Mais  quoi! si, disposée  au  fond  du  monument. 
Je  me  réveille  avant  que  Roméo  ne  vienn» 
Et  que  de  l'avertir  le  frère  ne  se  souvienne... 

—  Voilà   ce   qui   vraiment   devrait   ra'épou- 

[van'.er. 
Sortir  de  cette  voûte  ?  on  ne  le  peut  tenter. 
Dans  ce  sombre  caveau  de  marbre  et  sous  la 

[terre 
On  ne  doit  respirer  aucun  air  salutaire. 
Ce  marbre,  pour  toujours  s'il  allait  me  glacer. 
Roméo,  je  pourrais  mourir  sans  t'embrasser  ! 

—  Et  même  sans  mourir,  n'est-il  pas  vrai- 

[semblable 
Que  trop  tôt  réveillée  en  ce  lieu  lamentable 
Où  la  nuit  et  la  mort  si  longtemps  répandront 
La  terreur  dans  mon  âme  et  l'ombre  sur 
[mon  front, 
Où  de  mes  grands-parens  l'antique  réceptacle 
D'ossemens  entassés  m'offrira  le  spectacle. 
Où  Tybalt,  tout  sanglant  encor,  déposé  seul. 
Dormira  près  de  moi,  couché  dans  son  lin- 

[ceul. 
Où    les    spectres,    dit-on,    sortant    de    leurs 

[demeures, 
Viennent  se  réunir  à  de  certaines  heures, 
Jetant  des  cris  qui  font  que  la  raison  se  perd. 
Hélas  !  hélas  !  sans  doute  en  ce  cas'eau  désert 
Le   délire  entrera  dans  ma  tête   affaiblie. 
Je  me  relèverai,  j'irai  dans  ma  folie 
Profaner  des  aïeux  les  restes  assemblés. 
Briser  en  me  jouant  leurs  ossemens  troublés, 
Et  dons  l'accès  auquel  il  faut  que  je  succombe 
J'irai   frapper  mon   front  sur  l'angle   d'ime 

[tombe. 

—  Oh  !    regardez   Tybalt  !    je    crois   le    voir 

[marcher, 
Spectre  sanglant,  horrible,  il  vient  ici  chcr- 

[cher 
La  main  de  Roméo  qui  de  son  sang  tremjiée 
Enfonça  dans  son  corps  la  pointe  d'une  épée. 

—  Arrclcz,  ô  Tybalt  !  mon  époux,  attends- 

[moi. 
Ceci  va  me  conduire  et  je  le  bois  à  toi. 

(Elle  se  soudent  un  instant  aux  rideaux 
du  lit  el  finit  par  y  tomber  endormie, 
vaincue  par  la  liqueur.) 


Si  c'était  un  poison  qu'en  ma  main  eût  remis 
Le  moine,  dans  la  peur  de  se  voir  compromis 
Par  ce  second  hymen,  lui,  dont  la  voix  com- 

[plice 
M'unit   à    Roméo  !   —   Je    le    crains  ;   —    ô 

[supplice  ! 

En  y  songeant,  ma  crainte  est  de  la  déraison  ; 

Laurence  est  un  saint  homme  ;  —  est-ce  là 

[du  poison  ? 

Je  n'en  crois  rien. 

(Elle  s'assied,  et  après  avoir  rêvé  long- 
temps.) 

Mais  quoi  !  si  par  un  sort  contraire, 
J'allais  me  réveiller  dans  mon  lit  funéraire 
Avant  que  Roméo  ne  vînt  pour  me  sauver  ! 
O  l'effroyable  idée  impossible  à  braver  ! 
Ne  serai-je  donc  pas  sans  secours,  suffoquée 
Dans  cette  voûte,  au  loin,  sous  terre,  pra- 

[tiquée. 
Dont  le  seuil  ne  reçoit  ni  l'air  pur  ni  le  jour  ! 
N'étoufTerai-je  point  dans  ce  morne  séjour 
Sans  revoir  mon  amant  !  —  ou,  si  je  suis 

[vivante, 
N'est-il  pas  à  penser  que,  prise  d'épouvante, 
A  l'horreur  de  la  nuit,  à  l'horreur  du  trépas, 
Au  vol  lourd  des  hiboux  vers  leurs  hideux 

[repas, 
Seule,  en    ces    froids   caveaux,  ces    humides 

[murailles. 
Réceptacle  profond  de  tant  de  funérailles. 
Des  corps  de  mes  aïeux  d'âge  en  âge  encom- 

[brés. 
Que   Tybalt,    encor   frais,    les   bras   de   sang 

[marbrés. 
Vient   de    se    faire    ouvrir,    qu'à   des   heures 

[certaines. 
De  longs  spectres,  dit-on,  visitent  par  cen- 

[taincs... 
Hélas  !  hélas  !  n'est-il  pas  probable  que,  moi, 
M'éveillant  au  milieu  de  ces  objets  d'efîroi. 
Aux  cris  plaintifs  des  morts  dont  l'âme  se 

[désole... 
Oui,   oui,   si  je   m'éveille   alors,  —  je   serai 

••  [folle  ! 
Qu'   sait,   si   dans   la   fièvre,   où   seront   mes 

esprits. 
Je  n'irai  point,  farouche,  insulter  les  débris 
De  mes  ancêtres,  rois  d'un  peuple  mortuaire, 
Arracher,  tout  sanglant,  Tybalt  de  son  suaire. 
Et,  par  un  sacrilège  et  sombre  égarement, 
M'armer  d'une   croix  sainte   ou  de   quelque 

[osscment. 
Comme  d'une  massue,  et  m'en  briser  le  crâne. 
Oh  !  que  vois-je  ?  Tybalt  !  —  c'est  son  ombre 

[profane 

Qui  cherche  Roméo  !  —  Monstre,  arrête  !  — 

[Eh  quoi  !   quoi  ! 

Tu  veux,  —  mon  Roméo  !  tiens  !  tiens  I  je 

[bois  à  toi. 


544 


APPENDICES 


Fragment    de    l'acte    V.  Acte  V,   se.  m. 

(Monologue  de  Roméo). 

C'est  là  qu'ils  l'ont  placée  —  ô  mon  trésor,  ■ 

[ma    femme  !  0  mon  ange  adoré,  Juliette  !  la  mort 

La  mort  en  emportant  ton  sorfïle  avec  ton  A  de  ta  pure  haleine  aspiré  Tambroisie, 

[âme  Mais  ne  t'a  point  encor  tout  entière  saisie  !.,. 

N'a  pas  eu  de  pouvoir  eneor  sur  ta  beauté.  Non,    tu    n'es    pas    conquise,    et   devant    ta 
Jusque  dans  le  cercueil  ton  trésor  t'est  resté.  [beauté, 

Non,  tu  n'es  pas  conquise  et  l'ombre  où  tu  De  son  pâle  étendard  le  vol  s'est  arrêté  ! 

[reposes  La   beauté   vit   toujours   sur   ton   front   qui 
De  ta  bouche  adorée  a  conservé  les  roses.  [repose, 

Devant  tant  de  beauté  le  trépas  recula.  Sur  ta  limpide  joue  et  tes  lèvres  de  rose  : 

Et  son  pâle  étendard  ne  va  pas  jusque-là.  Jusque  dans  le  cercueil  tu  gardes  ton  trésor... 

O  Juliette,  hélas  !  comment  es-tu   si  belle  ?  O  pourquoi,  Juliette,  es-tu  si  belle  encor  ! 

Le  spectre  de  la  mort  qui  près  de  lui  t'appelle,  Non,  de  ce  noir  palais,  où  le  temps  n'a  point 
Préparant  sous  la  tombe  un  hymen  mons-  [d'heure, 

[trueux.  Je  ne  sortirai  plus.  J'y  fixe  ma  demeure. 

De  sa  belle  victime  est-il  donc  amoureux  ?  Avec  les  vers,  des  morts  cortège  fraternel. 

Je  lui  disputerai  ses  voluptés  funèbres.  Là,  je  veux  établir  mon  repos  éternel, 

Et  Roméo,  couché  dans  ce  lit  de  ténèbres.  Abriter  mon  naufrage,  et,  repliant  mes  voiles, 

Va  pour  l'éternité  dormir,  ô  mes  amours,  Y  secouer  le  joug  des  funestes  étoiles. 

Dans  ce  linceul  glacé  qui  couvre  tes  atours.  Viens,  guide  du  malheur,  pilote  redouté, 

Ici   une  variante.  Sur  l'écueil  du  néant...  ou  de  l'éternité. 

Avec  les  vers  chargés  du  soin  de  tes  atours  Viens  briser  mon  esquif  fatigué  de  la  vie  ! 

Ici  je  veux  rester  et  voir  tes  sombres  voiles  Poison,  voici  ton  heure  !  Allons,  sois  assouvie, 

Arracher  mes  destins  au  pouvoir  des  étoiles,  Passion  du  tombeau  ! 
Que  mon  corps  se  repose  enfin  dans  le  trépas.  (Il  boit  le  poison.) 

Mes  yeux,  jetez  sur  elle  un  regard,  ô  mes  bras,  Chère    amante,    je    bois 

Pour  la  dernière  fois,  soulevez  ma  Maîtresse  ;  A.  toi  seule  !  —  O  mes  yeux,   une  dernière 
Mes   lèvres,    sur   ce    front,    entre    sa    double  [fois, 

[tresse.  Jouissez  du  bonheur  de  dévorer  ses  charmes  ; 

Par  un  sombre   baiser  scellez  avec  effort  O  mes  bras,  pressez-la  sur  mon  cœur,  gros 

Le  pacte  illimité  de  l'homme  avec  la  mort.  [de  larmes  ; 

(Au    poison.)  Et   vous,   mes   lèvres,   vous,   qu'on   ne   peut 

Et   toi,    viens,    conducteur   des    âmes    gêné-  [refuser, 

[reuses,  Imprimez  sur  sa  bouche  un  suprême  baiser  1 

Guide   du   désespoir  aux  régions  heureuses,  

Brise  sur  les  écueils,  pilote  de  l'Enfer,  Que  vois-je  ?  elle  respire  !   elle  s'agite  ! 

Mon  vaisseau  fatigué  du  travail  de  la  mer.  

Je  bois  à  mon  amour  !  Empoisonneur  fidèle 

Tu  ne  m'as  pas   trompé,  je  brûle.   Elle  est  

[mortelle 
Et  prompte,   ta  boisson.  —  O   que   par   ce 

[baiser 
La  moit   vienne   à   mon   cœur  et  vienne   le 

[briseï:  ; 
—  Que  vois-je  ?  elle  respire  et  s'agite  —  ô 

[prodige  ! 


La  comparaison  de  ces  deux  fragments  suffit  à  nous  donner  une  idée 
de  ce  qu'aurait  produit  la  collaboration  d'Alfred  de  Vigny  et  d'Emile 
Des  champs. 

Si  Vigny  avait  corrigé  les  imperfections  du  brouillon  qu'il  nous  a 
laissé,  il  n'aurait  pas  trop  trahi,  grâce  à  la  simplicité  voulue  de  son 
style,  le  réalisme  puissant  de  Shakespeare,  et  Deschamps  y  aurait 
ajouté  le  souci  des  nuances,  un  art  subtil  de  raffiner  l'expression  qui 


APPENDICES  545 

est  assez  shakespearien,  si  Ion  veut,  mais  qui  est  essentiellement  sa 
note  à  lui-même,  un  accent  précieux,  un  air  «  dameret  »  qu'il  a  réussi 
à  garder  jusque  dans  l'expression  du  pittoresque  macabre,  du  fré- 
nétique, comme  on  disait  en  1830. 


APPENDICE  V 

Propagande  française  dans  l'europe  septentrionale 
A  l'époque  romantique 

L'ouvrage  du  Major  StaafT  parut  à  Stockholm  sous  ce  titre  : 
Urval  ur  Franska  litteraturen,  till  dess  ç'ànners  och  den  studerande  ung- 
domens  tjenst  ejter  tidsfoljd  utarbetadt,  af  F.  N.  Staaff,  capitame  i 
koningens  generahtab  och  kongl.  Si'ea  Artilleri  Reg^^,  Lazare  i  Franska 
spràket  vid  Kongl.  Kriegs-akademien.  —  Stockholm,  1859-1861,  2  vol. 
en  4  tomes  in-8''. 

Cet  important  recueil  se  divise  en  4  parties  :  I.  Des  origines  à  1715  ; 
II.  De  1715  à  1790  ;  III.  De  1790  à  1830  ;  IV.  De  1830  à  1860.  Après 
une  introduction  composée  d'un  Essai  sur  la  littérature  française  dès 
son  origine  et  d'un  petit  cours  préparatoire,  chaque  section  se  présente 
avec  une  introduction  particulière  et  deux  séries  de  morceaux 
choisis  les  uns  parmi  les  prosateurs,  les  autres  parmi  les  poètes. 

L'introduction  de  la  première  section  est  empruntée  au  Siècle  de 
Louis  XIV,  de  Voltaire  (ch.  XXXII).  L'introduction  de  la  IK  section 
est  faite  de  jugements  empruntés  à  l'abbé  Drioux,  à  d'Alenibcrl, 
à  Palissot,  à  Victor  Hugo  (sur  Voltaire),  à  M.  de  Baranle  (sur  J.-J. 
Rousseau).  —  Les  deux  dernières  sections  consacrées  à  la  préparation 
du  Romantisme,  au  Romantisme  lui-même  et  à  la  période  contem- 
poraine sont  de  beaucoup  les  plus  considérables  pour  l'étendue  et  le 
nombre  des  notices  et  des  extraits  comme  jiour  l'im|iortancc  des 
introductions. 

La  section  III<^  contenant  l'époque  depuis  les  premiers  temps  de 
la  Révolution  française  jus<[u'à  l'avènement  de  Louis-Pbilippe  (1790- 
1830)  est  précédée  d'ime  introduction  :  I.  Sur  la  littérature  di;  la 
llévolul  Min,  par  \iiiet  ;  II.  Sur  la  ht  I  (rature  de  ri'.fupirc,  ])ar  Vinci  : 
llf.  l"-s|iril  littéraire  de  la  Restauration,  .])ar  Deniogcot  ;  I  \'.  Ré- 
flexions et  jugements  littéraires,  de  llerrig  et  Burguy. 

35 


546  APPENDICES 

La  dernière  section  commence  par  une  introduction  sur  la  littéra- 
ture française  contemporaine  ainsi  divisée  :  I.  La  littérature  française 
de  1830-1848,  par  Gustave  Planche  (Extr.  d'un  article  paru  dans  la 
Rei'ue  des  Deux- M  ondes,  mai  1855,  sur  VHistoire  de  la  littérature 
française  sous  le  gouvernement  de  juillet,  par  H.  Xettement).  II.  Juge- 
ments littéraires  détachés,  par  Demogeot  (Ilist.  de  la  littér.  jr.  jus- 
quen  1830,  ch.  XLYI).  A.  Renaissance  de  la  poésie.  —  B.  La  critique 
et  l'histoire  (Ibid.,  ch.  XLVII).  —  C.  L'Ecole  romantique,  {Ibid., 
ch.  XLVIII).  —  III.  Médaillons  et  camées,  par  Auguste  Dcsplaces 
(Galerie  des  poètes  vivants).  Conclusion,  par  Demogeot. 

Dans  le  chapitre  consacré  à  l'Ecole  romantique,  après  avoir  dégagé 
le  caractère  dominant  de  l'œuvre  de  Béranger,  de  Lamartine,  d'Hugo, 
de  Gautier,  de  Vigny,  de  Musset  et  de  Sainte-Beuve,  après  avoir 
résumé  dans  ce  dernier  trait  son  jugement  sur  Sainte-Beuve,  poétique 
et  critique  :  «  Esprit  délicat  et  flexible,  qui  sait  tout  comprendre,  tout 
deviner,  tout  exprimer  avec  une  grâce  charmante,  »  Demogeot 
s'exprime  ainsi  sur  les  frères  Deschamps  : 

En  parlant  d'esprit  et  de  grâce,  nous  n'aurons  garde  d'oublier  les  deux 
frères  Deschamps  :  l'un,  Emile,  l'auteur  des  Études  françaises  et  étrangères, 
doué  d'un  style  léger  et  facile  que  M.  Hugo  n'a  pas  cherché  et  que  de  Vigny 
n"a  pas  atteint  ;  l'autre,  Antoni,  le  traducteur  de  Dante,  plus  mâle,  plus 
ferme,  comme  l'exigeait  son  œuvre  :  tous  deux  trop  insoucieux  de  leur 
renommée  et  daignant  à  peine  ou  continuer  d'écrire  ou  recueillir  les  jolies 
pièces  dont  ils  parsemaient  nos  revues,  (p.  46  du  tome  IV  du  Recueil 
Staaff.    édition    1859-1861.) 

Les  jugements  tendancieux  de  Gustave  Planche,  les  jugements 
plus  mesurés,  mais  timorés  aussi  du  circonspect  Demogeot,  ris- 
quaient peut-être  d'égarer  l'opinion  européenne  sur  la  véritable 
portée  du  Romantisme  français.  Mais  il  faut  tenir  compte  de  l'impos- 
sibilité où  se  trouvaient  ces  contemporains,  de  voir  dans  son  ensemble 
et  sous  son  véritable  jour,  un  mouvement  d'esprit  d'une  importance 
aussi  grande  que  le  Romantisme,  et  constater  que  dans  le  détail  un 
critique  aussi  fin  que  Demogeot  a  su  porter  sur  deux  poètes  comme 
les  Deschamps  le  jugement  de  la  postérité. 

De  1867  à  1873  parut  une  édition  française  du  Recueil  du  major 
Staalï'  considérablement  augmentée  au  point  de  vue  bibliographique. 
Pourvue  d'appendices  abondant  en  notices  biographiques  sur  les 
auteurs,  elle  est  encore  pour  l'étude  des  poètes  mineurs  du  xix®  siècle 
jusqu'en  1870  un  ample  répertoire  de  renseignements. 

L'influence  des  idées  de  Thaïes  Bernard  sur  la  composition  de 
ce  recueil  est  manifeste.  Ce  livre  ne  se  borne  pas  à  la  France. 


APPENDICES  D4/ 

Tout  écrivain  qui  s'est  servi  de  la  langue  française  avec  habileté,  qu'il 
soit  Belge  ou  Suisse,  qu'il  soit  né  au  Canada  ou  à  l'île  Maurice,  est  cité 
honorablement  dans  celte  œuvre  avec  une  notice  biographique  qui  le 
fait  connaître  du  lecteur.  (Tome  I  de  l'édition  franc.,  p.  22.)  La  poésie 
])(tpulaire  y  est  largement  représentée  :  Le  major  Staaff...  s'est  cru  obligé 
'de  faire  connaître  par  des  traductions  partielles  les  poètes  du  Béarn, 
de  la  Provence,  de  la  Gascogne,  du  Languedoc...  (p.  25.) 


APPENDICE   VI 


RECIIID    PACHA 


Voici  en  quels  termes  Emile  Deschanips  nous  renseigne  sur  Re- 
cliid  Pacha,  dans  une  de  ses  Chroniques  du  mois  du  Journal  des 
jeunes  personnes  (janvier  1846)  : 

Reschid  Pacha"  (|ui  a  été  longiemps  aml)assadeur  de  la  i*orte  otto- 
mane à  Paris,  applique  maintenant  clans  la  haute  administration  des 
aiîaires  de  son  pays  les  principes  d'équité  et  de  tolérance  qu'il  a  puisés 
parmi  nous  et  aussi  dans  son  cœur  de  poète...  Reschid  Pacha  se  trou- 
vait un  soir,  dans  un  salo.i  du  faubourg  Saint-Germiin,  où  une  jeune 
personne,  fraîche  comms  une  rose,  chantait  comme  un  rossignol,  et  Son 
Excellence  improvisa  dans  sa  langue  les  vers  suivants... 

Deschamps  cite  ensuite  sa  trans])osition  en  vers  français  du 
]toème  turc  et  ([u'il  a  intitulée  :  Rose-Rossignol  (cf.  Poésies  de 
J'hnile  et  Antoni  Deschamps,  1841,  p.  106). 

.Moustafa  Rechid  Pacha  fut  un  des  plus  habiles  et  des  plus 
lil)éraux  parmi  les  diplomates  de  la  Turquie  du  xix^  siècle.  Né  en 
1700,  mort  en  1858,  il  commença  sa  carrière  de  négociateur  lors  de 
la  ]taix  d'Andrinople,  en  1820,  cl  fui  ambassadeur  à  Paris  eu 
1834-3(i,  à  Londres,  1830.  Il  occupa  six  fois,  de  1840  à  1857,  dans 
celle  ■|)ériode  agitée  de  l'histoire  de  son  ]iays,  le  ]iosle  de  grand- 
\  i/.ir,  et  nous  iH-  IroMNOHS  que  dans  la  nolicc,  (juc  lui  consacre  la 
JliograjjJiie  Michaud,  nue  allusion  iiipidc  à  sr»n  g<>ùt  |)(Mir  la  pf>ésie 
flans  sa   jeunesse. 

Elias  Joliii  Wilkiusuii  Ciilil).  dans  l'ouvrage  inlilnlé  :  .1  Uislory 
of  Ottoman  poetry  (Lojiddii.  I!)00-1000,  <!  \(il.  in-8*^),  signale  le  rôle 
érninf'ut  de  rbonimc   dlJal,  relaie  la  jtnbliral  i<ui  de  ses  écrits  poli- 


548  APPENDICES 

tiques  en  prose,  par  Tevfiq  Bey,  le  montre  en  relations  avec  les 
poètes  romantiques  ottomans  de  l'époque  :  Akif  Pacha  et  Pertev 
Pacha,  protégeant  Chinasi  Efendi  et  Ziyé  Pacha,  mais  ne  cite 
aucune  œuvre  poétique   de  lui.   (Tomes  IV  et  V.) 

Voir  en  outre  une  courte  notice  dans  VEssai  sur  Vhistoire  de  la 
littérature  ottomane,  par  K.  J.  Basmadjian.  Constantinople,  1910, 
in-80    p.   181. 


BIBLIOGRAPHIE 


ŒUVRES    DKMILE    DESCIIAMI'S 


On  Irnin-cin  dans  les  Qiuvres  complètes 
d  Emile  Deschamps,  parues  chez  Lemerre,  en 
1872,  l'ensemble  des  poèmes,  contes,  liadurlions, 
essais  divers,  que  nous  avons  étudiés  dans  ce 
travail.  Nous  ne  mentionnerons  dans  la  Biblio- 
graphie de  ses  écrits  que  ceux  qui  ont  été  lires 
à  part,  ou  que  nous  avons  pu  retrouver  dans  les 
périodiques  ou  recueils  collectifs  du  xix*-'  siècle. 


LES    MANUSCRITS 

Les  inédits  que  nous  publions  dans  cet  ouvrage 
proviennent  des  collections  suivantes  : 

\°  Collection  des  manuscrits  et  correspon- 
dances conservés  à  la  Bibliolh'que  de  Versailles  : 
Fonds  Emile  Deschamps,  constitué  par  un  legs 
de  A/""^  Léopold  Puignard,  arrière- petite-nièce 
du  poète. 

2"  Collection  des  manuscrits  et  correspondances 
conservés  par  M"'"  Léopold  Paignard  au  château 
du  Rocher,  à  Savigné-l' Evèque  (Sarthe). 

3°  Archives  laniartiniennes  de  Saint-Point, 
conservées  au  château  de  Saint-Point  (Saône- 
et-Loire),  par  M.  el  M"^"  de  .\oblet. 

\"  Archives  de  la  famille  Mortier  de  La  Size- 
ranne,  conservées  à  Tain  (Drame),  par  A/""-'  de 
La  Sizeranne  el  MM.  Maurice  cl  Robert  de  La 
Sizerannr . 

5°  Collection  de  .M.  (iustave  Simon,  éditeur 
des  Œiivri-s  i-oiiiplèli-s  de  \'ictor  Hugo,  impri- 
mées par  i  Imprimerie  Sutionale. 

6.  Collection  Spoelberch  de  Lovenfoul,  con- 
servée au  Musée  Condé,  à  ('hantilly,  et  classée 
par  M .  Georites  Vicaire.  Emprunts  aii.c  dossiers 
Balzac  :  A.  313,  fol.  208  m  271  ;  dossier  Théo- 
phile (laulier  :  i'.  r)!(3,  fol.  2X.:)  à  301  ;  dossier 
Sainte-Beuve  :  [).  551,  fol.  20'.  ;  1).  5Î)5,  fol.  11  ; 
I).  5'Jti,  fol.  23  ;  I).  000,    fol.  370  à  125  ;  I).  011. 


LKS    IMPRIMKS 

Paris,    A.    Lemerre, 


Œuvres    complètes...    — 
1872-1874.  6  vol.  in-IS. 
1-2.  Poésie. 
3-4.  Prose. 
5-6.  Théâtre. 


POESIE 


La   Paix  conquise,   chant   prophétique...  1  ?1 2. 

—  Paris,  impr.  de   J.  Graliol,    1812.    In-S». 
La  Colombe  du  chevalier,  romance.  Cf.  Alnia- 

nach  des  Muses,  1816. 
Odes  d'Horace  à  Quintus  Ilirpinus  et  à  Val- 

gius.  Cf.  Conservateur    littéraire,  1820,  t.  IL 
La    Cloche,    poème    traduit    de    Schiller.    Cf. 

Conservateur  littéraire,  1821,  t.  III. 
La  Noce  d'Elmance...  Cf.  Annales  de  la  lilté- 

ralure  el  des   arts   [bulletin    littéraire   de   la 

Société  des  Bonnes  Lettres].  1822,  t.  IX. 

Plainte  de  la  jeune  Emma.  Cf.  Annales  roman-. 

tiques,  recueil  de  morceau.t  choisis  de  liltéralure 

contemporaine,  1825. 
Je  suis  mort.  —  Vers  inscrits  sur  les  ruines  du 

château  d'Arqués.  —  L'âne  et  le  rossignol. 

Cf.    Annales   romantiques,    1826. 
A.  M.  le  Comte  Alfred  de  V.  —  Le  Fleuve.  — 

La  Lampe.  —  A  M'"''  Anna  D***  (romance), 

sur    une    vue    des    Maisons    d'Ecouen    et    de 

Saint-Denis,  où  elle  a  été  élevée.  Cf.  Annales 

romantiques,  1827-28. 
Etudes    françaises    et    étrangères.    —    Paris, 

U.  Canel,  1828,  in-S". 

—  1828.  20  éd.  —  Ibid.,  in-8°. 

—  1829.  3"  éd.  —  Ibid.,  in-8". 

—  1829.  4»  éd.  —  Paris,  A.  Levavasseur. 
In-8"  [éd.  corrigée  et  augm.  de  8  pièces  nou- 
velles]. 


550 


BIBLIOGRAPHIE 


Sonnet.  —  Le  Tombeau  du  poète.  Cf.  Annales 
romantiques,   1829. 

A  la  mémoire  de  Joseph  Delorme.  Cf.  Annales 
romantiques,    1830. 

Monologue  de  Macbeth  avant  de  tuer  Duncan. 
Cf.  Keepsake  français,  ou  Soui>enir  de  litté- 
rature contemporaine,  recueilli  par  J.-B.  A. 
Soulié...  l"'*'  année,  1830.  —  Paris,  Giraldon, 
Bovinet.  In-S", 

Saint-Germain.  Cf.  Annales  romantiques.  1831. 

L'Émeraude...  Cf.  U Emeraude,  morceaux  choisis 
de  littérature  moderne.  —  Paris,  U.  Canel  et 
A.  Guyol,  1832.  In-8». 

Le  Retour  à  Paris,  révélation.  [Sous  le  titre  de  : 
Départ.].  Cf.  Antiales  romantiques,  recueil 
de  morceaux  choisis  de  littérature  contempo- 
raine.  1832. 

Retour  à  Paris,  révélation...  —  Paris,  V.  Canel, 
1832.  In-8°. 

Barcarole  napolitaine.  Cf.  Annales  romanti- 
ques.   1833. 

Le  Plus  beau  des  concerts  (A  Madame  B**[os- 
cary]  de  V***  [illeplaine].  Cf.  Le  Diamant, 
Souvenirs  de  littérature  contemporaine...  — 
Paris,  L.  Janet,  1834.  In-8o. 

Etrennes  de  la  Jeunesse,  dédiées  aux  deux 
sexes,  par  MM.  Emile  Deschamps,  Vicomte 
Walsh,  Jules  de  Saint-Félix,  Comtesse 
Dash,  etc.  —  Paris,  Journal  de  la  jeunesse, 
1836.   In-16. 

Les  Deux  Italies...  Cf.  h'Ecrin,  recueil  de  i'2  gra- 
vures anglaises,  accompagnées  d'un  texte  en 
vers  français,  par  divers  auteurs...  —  Paris, 
Delloye,  1837.  In-4o. 

Poésies  d'Emile  et  Antoni  Deschamps.  Nou- 
velle édition...  —  Paris,  H.-L.  Delloye, 
1841.  In-18. 

Aux  Orphéonistes.  Mars  1847.  —  Paris,  impn 
de  Claye  (1847).  In-8°. 

Fête  au  profit  des  inondés  de  la  Loire...  donnée 
dans  la  salle  du  Conservatoire,  le  21  février 
1847.  Prologue...  —  Paris,  Amijot,  1847. 
In-80. 

Le  Grand  frère  à  la  crèche...  —  Versailles,  impr. 
de  Montalant'Bougleux  (1852).  In-S". 

Petit  proverbe  et  apologues  pour  la  distribu- 
tion des  prix  chez  les  Sœurs  de  la  Charité  de 
la  paroisse  Notre-Dame,  à  Versailles,  le 
16  août  1853...  —  Versailles,  impr.  de  Mon- 
talanl-Bougleux   (1853).   In-8°. 

Ronde  des  écoliers.  Suivi  de  :  Le  Mendiant.  — 
Versailles,  impr.  de  Montalant-Bougleux 
(1853).  In-8<>. 

Petit  prologue  pour  la  distribution  des  prix 
chez  les  Sœurs  de  la  Charité  de  la  paroisse 
N.-D.  à  Versailles,  le  14  août  1854...  —  Ver- 
sailles, impr.  de  Montalant-Bougleux  (1854). 
In-80. 

Pour  la  fête  donnée  le  5  janvier  1856  par  le 
corps  municipal  au  nom  de  la  ville  de  Ver- 
sailles, à  l'occasion  de  l'arrivée  des  braves 
soldats  de  l'armée  d'Orient.  Poésie...  —  Ver- 
sailles, impr.  de  Montalant-Bougleux  (1856). 
In-80, 


Poésie  pour  l'inauguration  de  l'école  de  Bee- 
thoven... le  27  octobre  1857...  —  Paris, 
Impr.  de  N.  Cliaix  (s.  d.).  In-8°. 

Aux  mânes  des  enfants  de  Saint-Germain 
morts  devant  Sébastopol.  —  Saint- Germain- 
en-Laye,  impr.  de  H.  Picaull  (1858).  In-4°. 

Prologue  pour  la  fête  de  Notre-Dame-des- 
Arts,  à  Beaujon,  chez  M.  Gudin,  le  9  avril 
1858...  • —  Versailles,  impr.  de  A.  Brunox 
(1858).  Gr.  in-80. 

Comité  du  progrès  artistique.  Séance  publique... 
Poésie...  —  Paris,    impr.   de    G.-A.   Pinard 

(1858-1859).   In-80. 

Lycée  impérial  de  Versailles.  Saint-Charle- 
magne,  1859...  Pièces  de  vers  composées  pour 
cette  solennité.  [Par  MM.  Lomon  et  Aublé, 
Georges  Guy,  C.  Baihaut,  élèves.  Suivi  dé  : 
la  Saint-Charlemagne,  par  Emile  Deschamps] 

—  Versailles,  impr.  de  A.  Montalant,  1859. 
In-80. 

Pour  la  grande  fête  militaire  donnée  dans 
l'orangerie  de  Versailles,  le  20  août  1859. 
Hommage  d'un  convié  malade.  —  ^'ersailles, 
impr.  de  A.  Montalant  (1859).  ^1-8". 

Couplets  chantés  au  banquet  de  la  Saint-Char- 
lemagne du  lycée  impérial  de  Versailles,  le 
28  janvier  1860.  —  Versailles,  impr.  de 
A.  Montalant  (1860).  In-S». 

Misère  et  charité,  poésie  déclamée...  à  la  fête 
donnée  le  20  novembre  1860...  au  profit  de 
la  crèche  Saint- Antoine.  —  Paris,  impr.  de 
C.  Jouaust,  1860.  In-8o. 

Le    Roi    aveugle,    ballade    traduite    d'Uhland. 
•    Cf.      Revue      germanique,      oct.-déc.      1860, 

T.  xn. 

Fête  de  bienfaisance  à  Versailles.  —  Versailles, 
impr.  de  Brunox  (1862).  In-4°. 

La  Cloche  qui  marche,  légende  de  Gœthe.  Cf. 
Revue  germanique,  février  1863.  T.  XXL 

Poésie,  traduit  du  gascon  de  Jasmin  :  à  M.  Du- 
mon,  député,  qui  avait  condamné  à  mort  la 
langue  gasconne... —  Cf.  L'Union  de  Seine- 
et-Oise,  22  juillet  1865. 

Pré-Catelan,  bois  de  Boulogne.  Vers...  pour  la 
fête  donnée  le  30  juillet  1865,  par  l'Académie 
parisienne  de  Frotey-lez-Vesoul,  au  profit  de 
l'œuvre  de  la  commune-modèle...  La  Goutte 
d'eau,  apologue  oriental.  —  Paris,  impr.  de 
E.  Donnaud  (1865).  In-8». 

Sonnets  :  Athènes,  Jérusalem,  Rome,  Paris.  — 
Prière  secrète  (traduit  du  russe).  Bouquet 
d'un  absent.  Terza  rima.  Episode.  Cf.  Par- 
nasse contemporain,  recueil  de  vers  nouveaux. 

—  Paris,  A.  Lemerre,  1866.  In-8o. 

Bois  de  Boulogne  (Pré-Catelan).  Vers...  pour 
la  fête  donnée  le  31  mars  1866  par  l'Académie 
de  la  Commune-modèle,  au  profit  du  con- 
cours cantonal  d'éducation  et  d'Agriculture 
de  Frotey-lez-Vesoul...  La  Bague  d'or,  para- 
bole. —  Paris,  impr.  de  E.  Donnaud  (1866). 
In-80. 

Prologue  récité  par  M.  Ludovic,  directeur  du 
Grand  Théâtre  de  Versailles,  à  la  représenta- 
tion au  bénéfice  des  inondés,  4  novembre 
1866.    —    Versailles,    impr.    de    E.    Aubert 


BIBLIOGRAPHIE 


551 


(1866).  In-8°.  —  Cf.  aussi  L'Union  de  Seine- 
et-Oise,  7  novembre  1866. 
Le  Gant  de  la  demoiselle,  ballade  traduite  de 
Schiller.  Cf.  Les  Eiiieraudes,  littératwe  mêlée. 

—  Paris,  Vc  Renouard,  1867.  In-4°. 

Sur  les  Fleurs  du  mal,  à  quelques  censeurs. 
Cf.  Baudelaire  (Charles).  Œuvres  complètes 
(1868). 

Ville  de  Versailles.  Cantate  pour  la  fètc  cente- 
naire du  général  Hoche,  le  24  juin  1868.  — 
Versailles,  inipr.  de  Brunox  (1868).  ln-8°. 

Comme  quoi  il  fait  toujours  du  vent  autour  de 
la  cathédrale  de  Chartres.  —  Triste...  triste  ! 

—  La  Rose.  Cf.  Parnasse  contemporain...  — 
Paris,  A.  Lemerre,  1869,  ln-8o. 

Dernier  mirage...  sonnet.  Cf.  Sonnets  et  eaux- 
forles...  —  Paris,  A.  Lemerre,  1869.  In-4''. 

Vers  adressés  à  M.  A.  Miroir.  Cf.  JIiroir  (A.). 
La  France  en  deuil,  actualité...  —  Versailles, 
1871.  In-8°. 

Le  Sacrifice  interrompu...  Cf.  Parnasse  sati- 
rique du  A'/A'*  siècle.  T.  I.  —  Bru.relles,  Sous 
le  manteau  [Kistemaeckers],  1881.  2  vol. 
in-S". 

POÉSIE  DRAM  A  TJQ  UE 

Selmours  de  Florian,  comédie  en  3  actes  et  en 
vers,  par  M***  [Emile  Deschamps  et  Henri 
de  Latouche.].  [Paris,  théâtre  Favart,  3juin 
1818].  —  Paris,  Dalibon,  1818;  In-80. 

Le  Tour  de  faveur,  comédie  en  1  acte,  en  vers 
[par  E.  Deschamps  et  H.  de  Latouche]. 
[Paris,  Favart,  23  novembre  1818].  —  Paris, 
Ladvocat,   1818.   In-S". 

Macbeth  et  Roméo  et  Juliette,  tragédies  de 
Shakespeare,  traduites  en  vers  français,  avec 
une  préface,  des  notes  et  des  commentaires. 

—  Paris,    Comptoir  des   imprimeurs  réunis, 
1844,   In-8''. 

Macbeth  [de  Shakespeare],  drame  en  5  actes, 
en  vi-rs  [Paris,  Odéon,  23  octobre  1848].  — 
Corbeil,    impr.    de    Cretté    (1849).    ln-18. 

—  1865.  —  Paris,  Michel  Lévy  frères.  In-fol. 
(Théâtre  conlçmporain  illustré..  T.  XXVlll. 
690'^  livraison.) 


CHROMQUES,  CONTES  ET  NOUVELLES 

Et  ils  s'appellent  mari  et  femme.  Cf.  Muse 
française  :  décembre  1823.  6*  livraison. 

Monsieur  Godu.  Cf.  Muse  française,  1823, 
5*  livraison  et  Œuvres  complètes.  T.  III,  p.  77. 

Toutes  sont  coquettes.  Cf.  Muse  française, 
novembre  1823.  5*  livraison. 

Le  Dégrevé  récalcitrant,  anecdote  électorale. 
Cf.  Aluse  française,  janvier  1824.  1"  livrai- 
son. 

Une  comédie  de  société.  Cf.  Musc  française, 
févri<,-r   1824,  8°  livraison. 

Une  journée  en  dilisence.  Cf.  .Musc  française, 
avril   1824.  10«  livraison. 

Les  A[>partem<-iiig  à  louer...  Cf.  Paris,  ou  Le 
J.i,.,-  .hs  I  .■„i.u„.   1832. 


Causeries  dans  le  bateau  [suite  d'articles].  Cf« 

Journal  de  la  jeunesse.  1832-1835. 
L'Enlèvement,     nouvelle...     Cf.     Livre     rose. 

1832. 
Le  Gâteau  des  rois...  Cf.  Le  Journal  des  jeunes 

personnes.    1832. 
René-Paul    et    Paul-René.    Cf.    Le    Livre   des 

conleurs.  1832.  —  Réimprime  dans  les  Contes 

physiologiques,    avec   .\lea   culpa.   —  Paris, 

P.  Hcnneton,  1854.  In-16  ;  et  dans  :  Œuvres 

complètes.  T.  111. 
Une   matinée   aux   Invalides....   Cf.   Paris,  ou 

Le  Livre  des  Cent-un.  1832. 
Meâ   culpà,    nouvelle.    Cf.   Cent   une   nouvelles 

nouvelles.  1833,  et  Œuvres  complètes.  T.  III. 
Pantoufles  !...    Pantoufles  !....    nouvelles.    Cf. 

Journal  de  la  jeunesse.  1833. 
Bains   publics,   nouvelle.   Cf.   Nouveau  tableau 

de  Paris.  1834. 
La  Double  confidence,  nouvelle.  Cf.  Le  Salmi- 
gondis. 1834. 
Mon  Fantastique.  Cf.  Meille  France  et  Jeune 

France,  1834,  et  Œuvres  complètes.  T.  III. 

Miss  Rosa.  Cf.  Le  Journal  des  jeunes  personnes, 

1835. 
Les    Deux   Salons,    étude    de    mœurs.    Cf.    Le 

Keepsake.   1836. 
Dévouement    possible.    Cf.    Echo    de    la   jeune 

France.  1836. 
Les  Ennuyés  et  les  ennuyeux.  Cf.  Le  Journal 

des  jeunes  personnes.  1836. 
Le  Lion  de  Médine,   nouvelle.  Cf.  Le  Keepsake 

français,  1836. 
Alix  de  Kerven.  Cf.  Le  Journal  des  jeunes  per- 
sonnes. 1838,   et  Les  Emeraudes,   littérature 

mêlée.   —    Paris,    V    J.     Renouard,    1868. 

In-4°. 
Franccsca  de   Palerme,   nouvelle...  —  Cf.   Le 

Keepsake.   1838. 
Chronique  du  mois.  Cf.  Le  Journal  des  jeunes 

personnes  de  1845  et  1846. 
Fanny,  nouvelle.  Cf.  Les  Sensilives,  Album  des 

Salons...  —  Paris,  V«  L,  Janct,  1847.    In-fol. 
Isabelle,  d'après  une  légende  du  xv®  siècle.  — 

Cf.    Le    Diadème.    Album    des    salons...    — 

Paris,  1«  L.  Janct,  1847.  In-fol 
Contes    physiologiques.    René    Paul    et    Paul 

René.   Meâ  culpâ.  —  Paris,  P.   Hcnneton, 

1854.  In-16. 
Réalités  fantastiques.  Biographie  d'un  lampion 

par  lui-même.  Le  Bal  de  noce.  Pantoufles  1... 

Pantoufles  !...    Mon    fantastique.   — ^   Paris, 

P.    llennelon,    1854.    In-16.    —    Cf.    aussi 

Œuvres  complètes.  T.  III. 
Jeux  et  festins,  chronique.  —  Cf.  Les  Topazes, 

légendes,  contes  et    poésies.  —    Paris,   V"  J. 

Renouard,  1869.  In-fol. 

ESSAIS    cniTI'jUES    ET    VOYAGES 

Réponse  do  la  Champenoise  à  M.  de  **',  son 
correspondant  moral,  politique  et  littéraire, 
à  Paris,  n"'  1-7.  —  Arcis-sur-Aube,  Paris, 
Dalihon,   ISI7.  In-S». 


)2 


BIBLIOGRAPHIE 


Lettres  à  David  sur  le  salon  de  1819,  par  quel- 
ques élèves  de  son  école...  [Louis-François 
Lhéritier,  H.  de  Latouche,  Emile  Deschamps 
et  Ant.  Béraud.].  —  Paris,  Pillet  aîné, 
1819.    In-8°. 

Biographie  pittoresque  des  députés.  Portraits, 
mœurs  et  costumes,  avec  quinze  portraits 
et  un  plan  de  la  salle  des  séances  (par  Henri 
de  Latouche,  Pierre-Nic.  Bert,  L.-F.  L'Héri- 
tier et  Emile  Deschamps]. —  Paris,  Delaunay, 
Pélissier  et  Ponlkieii,  1820.  In-8°. 

De  l'Education  et  de  l'instruction.  Cf.  Muse 
française,  juillet  1823.  l''^  livraison. 

De  l'Egalité  politique  et  sociale.  Cf.  Muse  jran- 
çaise,  août  1823,  2*  livraison. 

Clémence  Isaure  et  les  Jeu.v  Floraux.  —  Cf. 
Muse  française,  1^^  sept.  1823.  3«  livraison. 

Séance  de  l'Académie  française.  Cf.  Muse 
française,   septembre   1823.  3®  livraison. 

X,es  Romances  du  Cid  de  Creuzé  de  Lesser.  Cf. 
Muse  française,  novembre  1823.  5®  livraison. 

La  (juerre  en  temps  de  paix.  Cf.  Muse  française, 
mai  1824.  11«  livraison. 

Lettre  à  l'éditeur  du  «  Mercure  »  sur  le  '<  Crom- 
well  »  de  M.  V.  Hugo.  —  Cf.  Mercure  du 
XIX^  siècle,  1828.  T.  XX. 

Etude  sur  les  Contes  philosophiques  et  sur  la 
Peau  de  Chagrin  de  Balzac.  Cf.  Revue  des 
Deux-Mondes,   avril-juin   1831. 

Biographie  du  général  Daumesnil.  —  Paris, 
P.  Dupont,  1834.  In-8°  ;  et  Vincennes  et  le 
Général  Daumesnil.  Cf.  Œuvres  complètes. 
T.  IIL 

Philosophie  grammaticale.  Cf.  Journal  des 
jeunes  personnes.  1834. 

Causeries  littéraires  et  morales  sur  quelques 
femmes  célèbres.  - — ■  Paris,  à  la  Bibliothèque 
universelle  de  la  jeunesse,  1837.  In-18. 

Lettre.  Cf.  Bressier  (Auguste).  Fables  et 
poésies  diverses.  3®  édition...  —  Paris,  1837. 
Ia-12. 

Le  Manuscrit  en  voyage.  Préface...  Cf.  Devoille 
(Augustin).  Voix  de  la  solitude.  — .Paris, 
Société  bibliographique,  1838.  In-8°  :  et 
Deschamps  (Emile).  Œuvres  complètes. 
T.    III. 

Lettre  au directeurde  la  Société  bibliographique 
Cf.  Devoille  (A.).  Voix  de  la  solitude...  — 
Paris,    1838.   In-80. 

Préface;  Cf.  Choix  de  poésies...  —  Paris,  1841. 
In-12. 

La  Simple  portraicture  du  Manoir-Beauchesne, 
enrichie  des  blasons  de  moult  poètes  fran- 
çois  qui  florissaient  l'an  de  N.  S.  MDCCCXLI 


et  de  deux  vues  du  Manoir,  par  A.  Dauzats. 

—  Paris,  Challaniel,  avril  1841.  In-4°. 

Hommage  à  Chérubin!  :  1°  Notice  biographique 
sur  Chérubini  ;  2°  M.  J.-J.  Bouilly,  auteur  des 
Deux  Journées,  à  son...  collaborateur  Ché- 
rubini, vers...  ;  3°  M.  Emile  Deschamps,  à  la 
mémoire  de  Chérubini,  vers...  • — ■  Paris, 
13,  rue  Feydeau,  1842.  In-S». 

Esquisse  sur  les  Pyrénées,  par  M™^  la  Vicom- 
tesse de  Satgé  Saint- Jean,  traduction  fran- 
çaise... Pvrénées  Orientales.  —  Paris, 
A.  Bert.  and,  1843.  In-4o. 

Préface.  —  Cf.  Tenint  (Wilhelm).  Prosodie  de 
l'école  moderne...  —  Paris,  Comptoir  des 
imprimeurs  réunis,  1844.  In-18. 

De  l'Influence  de  l'esprit  français  sur  l'Europe 
depuis  deux  siècles.  De  l'état  des  arts  en 
France  et  de  la  position  des  artistes...  [Mo- 
lière et  Louis  XIV,  à  la  fête  de  bienfaisance 
donnée  le  25  avril  1846,  sur  le  grand  théâtre 
de    Lyon,   par   l'Association   des   Artistes...] 

—  Paris,  Amijol,  1846.  In-8». 

Philippe  de  Girard,  inventeur  de  la  filature 
mécanique  du  lin.  [Signé  :  Emile  Deschamps, 
25  janvier  1850.]  —  Versailles,  impr.  de 
Montalant-Bougleux   (s.   d.).    In-8°. 

Notice  biographique  sur  le  chevalier  l^ilippe 
de  Girard...  —  Paris,  impr.  de  Guirandel  et 
Jouaust  (1853).   In-8°. 

Lettre  à  l'éditeur.  Cf.  Plasman  (Louis-C.  de). 
De  l'Existence  de  Dieu...  —  Paris,  1852. 
In-18. 

Lettre...  au  traducteur.  Cf.  Dargenton  (C). 
Fleurs  de  poésip  anglaise,  avec  la  traduction 
en  vers  français...  — ■  Paris,  1859.  In-12. 

Préface.  Cf.  Nidoyet  (Paulin-Fortunio).  Les 
Amours  de  Geneviève...  nouvelle  édition.  — 
Paris,  1862.  In-18. 

Jubilé  de  Shakespeare,  23  avril  1564-1864. 
Toast  au  banquet  de  Paris.  —  Paris,  Amyol 
(1864).    In-8o. 

Versailles...  Cf.  Paris,  Guide,  par  les  principaux 
écrivains  et  artistes  de  France.  —  Paris, 
A.  Lacroix,  Verhoeckhoven  et  C*^,  1867. 
In-80. 

Le  Vallon  des  Pyrénées,  1792-1804-1814.  Cf. 
Les  Diamants,  2^  série,  art,  poésie,  littérature... 
—  Paris,   F«  J.  Renouard,  1868.  In-fol. 

Lettre  à  l'éditeur.  Cf.  Plasmax  (Louis  C.  de). 
Dieu  et  l'ouvrier... —  Paris,  1872.  In-18. 

Alexandre  Cosnard  et  Prosper  Delamarre, 
poètes.  [Préface,  par  J.  Chapelot].  —  Paris, 
Leroux  (1876).  In-32.  (Extrait  du  Biographe, 
journal  illustré  de  photographies.  2^  vol., 
3''  livraison.) 


BIBLIOGRAPHIE 


553 


II 


OUVRAGES    CONSULTES 


Dans  relie  lahlr  a/iilidhrlitjin',  rjoiis  n'a^'ons 
luis  releié  le  lilre  des  griinils  répertoires  généraii.r, 
comme  le  Quérard,  le  BarbiiT,  le  Lorenz,  etc., 
non  plus  que  celui  des  œuvres  des  grands 
écrii'uiris  du  A'/.V'^  siècle,  auxquels  rujus  jaisons 
jréquemment  allusion  dans  cet  ouvrage  :  Chateau- 
briand, .W"<=  de  Staël,  Chénier,  Hugo,  Vigny, 
Musset,  Lamartine,  etc.,  ou  bien  nous  ne  le 
faisons  que  lorsque  nous  avons  une  raison 
particulière  de  le  faire. 

AoEORGES  (Joseph).  —  Une  miiitié  de  journa- 
listes :  Henri  de  Latouche  et  Honoré  de  Lour- 
doueix.  Cf.  Correspondant,  '2f>  juillet  1909. 

Anglemont  (Edouard  d').  — -  I,é<rendes  fran- 
çaises. —  Paris,  L.  Dureuil,  1829.  In-S». 

Apponyi  (C'^  Rodolphe).  —  Vingt-cinq  ans  à 
Paris  (182G-1850).  Journal  du  comte  Ro- 
dolphe Apponyi,  attaché  à  l'ambassade 
d'Autriche  à  Paris,  publié  par  Krnest  Dau- 
det.... —  Paris,  Plon-yourrit,  19 Ki.  ^  vol. 
in-8". 

Arnelle.  —  Pseud.  de  Clauzade   (M""-'  de). 

AssE  (Eugène).  —  Alfred  de  Vigny  et  les  édi- 
tions originales  de  ses  poésies....  —  Paris, 
II.  Leclerc  et  P^Cornuau,  1895.  in-S". 

—  Les  Petits  romantiques:  Antoine  Fontaney. 

—  Paris,   II.   Leclerc  et   P.   Cornuau,   1896. 
ln-8». 

AssELiNEAU  (Charles). —  Les  Albums  et  les 
autographes...  —  Alençon,  Poulet-Malassis 
et  de  Broise,  1855.  In-S». 

—  Bibliographie  romanti<(ue  :  catalogue  ancc- 
dotirjuc  et  pittores<[ue  des  édilioiis  originales 
des  œuvres  de  Victor  Hugo,  Alliid  de  Vigny, 
Prosper  Mérimée,  Alexandre  l)umas,  Jules 
Janin,  Théophile  Gautier,  Pétrus  Horel,  etc., 
etc..  2»  édition.  —  Paris,  P.  Houquette,  1872. 
In-S". 

—  Histoire  de  la  ballade...  Cf.  Banville 
(Théodore  de).  Trente-six  ballades  joyeuses... 

—  Paris,  A.  Lenierre,  1872.  In-8''. 

—  .Mélanges  tirés  d'une  jietite  bibliothèque  ro- 
mantique... —  Paris,  Pincebourde,  186(). 
ln-8'>. 

AuHRV    (Jean).    —   Verlaine   et    Sainte-Beuve. 

Cf.  Mercure  de  France,  octobre  1919. 
AiJDEBRANU   (Philibert).  —   Un  déjeuner  chez 

.Vlérv.  Cf.  Petits  mémoires  du  XIX"  siècle... 

—  Paris,  C.  Lévy,  1892.  In-16. 
Avant-propos   sur   la   décadence   de    la    poésie 

légère.  Cf.  Almanach  des  Muses,  1810. 
Baldenspërger  (Fernand).  —  Esquiss<-  d  unr 
histoire     de     Shakespeare     en     F'raiice.     CI. 


Eludes  d'histoire  littéraire,  2^  série.  —  Paris,, 
Hachette,  1910.  In-16. 
Baldenspërger     (Fernand).     —    Gœthe      en 
France,  étude   de   littérature    comparée.    — 
Paris,  Hachette,  1914.  In-8o. 

—  Schiller  et  C.  Jordan.  —  Cf.  Etudes  sur 
Schiller.  —  Paris,  Alcan,  1905.  In-8. 

—  Les  Théories  de  Lavater  dans  la  littérature 
française.  Cf.  Etudes  d'histoire  littéraire, 
2«  série.  —  Paris,  Hachette,  1910.  In-16. 

Banville  (Théodore  de).  Petit  traité  de 
poésie  française...  —  Paris,  A.  Lemerre, 
1872.   In-IG. 

—  Cf.  ToL'RNEU.v  (.Maurice).  Catalogue  de  la 
bibliothèque...  de...  Charles  Asselineau...  — 
Paris,   1875.    In-8°. 

Barat  (Emmanuel). —  Le  .Style  [)oélique  et  la 
révolution  i-omanticpie.  —  Paris,  Hachelle, 
1904.   In-80. 

Barbier  (Auguste).  —  Souvenirs  personnels 
et  silhouettes  contemporaines...  —  Paris, 
E.  Dentu,  1883.  In-8°. 

Barchou  de  Penhoen  (Auguste-Théodore- 
Hilaire,  Bon).  —  Histoire  de  la  philosophie 
allemande   depuis    Leibnitz  jusqu'à    Hegel... 

—  Paris,  Charpentier,  18.'5('),  2  vol.  in-8°. 
Barre  (André).  —  Le  .Symbolisme.  —  l'aris, 

Jouve,   1911.  In-S". 
Barres  (Maurice).  —  Les  Maîtres  romanti([ues. 

Cf.  Echo  de  Paris,  28  septembre  1912. 
Barthou   (Louis).  —  Autour  de  Baudelaire... 

—  Paris,  Maison  du  Livre,  1917.  In-8''. 

—  Lamartine  orateur.  ■ —  Paris,  Hachette, 
1918.    In-8". 

Basch  (Victor).  —  I^a  Poéti(ine  de  Schiller.  — 
Paris,  F.  Alcan,  1911.  In-8". 

Basmadjian  (K.  J.).  —  Essai  sur  l'histoire  de 
la  littérature  ottomane...  —  Conslantinople, 
B.  Balentz,  1910.  ln-8''. 

Baudelaire  ((Charles).  —  Anniversaire  de  la 
naissance  de  Shakespeare  (avril  1864)  [juge- 
ment sur  Emil(!  l)<!scliamps).  —  Cf.  (Kuvres 
posthumes...  —  Paris,  Société  du  Mercure  de 
France,  1908.  In-S». 

—  Lettre  d'Emile  Deschamps  à  Baudelaire 
[Versailles,  14  juillet  1857],  dans  les  «  Justi- 
ficatives '.  des  Fleurs  du  mal.  3"  édil.  —  Paris 
M.  Lévy,  1869.  I11-8". 

Bazin    (Eugène)    ^-    Emile     Descliamps...    — 

Paris,  Sauloh,  1873.   In-S». 
lÎEALNiER  (André).  • —  La  Jeunesse  de  .Joseph 

Jouberl  ;  Joseph  Jouberl  et  la  Révolution... 

— ■  Paris,  Perrin,  1!)1S,  2  vol.  in-8". 


554 


BIBLIOGRAPHIE 


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Emile  Deschamps.  Cf.  La  Cape  et  l'épée...  — 
Paris,  Suau  de  Varennes,  1837.  In-8°. 

Becq  de  Fouquièbes  (Louis).  ■ —  Traité  général 
de  versification  française...  —  Paris,  G.  Char- 
pentier, 1879.  In-80. 

Beffort  (Anna).  —  Alexandre  Soumet,  sa  vie 
et  ses  œuvres...  - —  Luxembourg,  impr.  de 
J.  Beffort,  1908.  In-S». 

Bellet  (Mgr  Charles).  —  Notice  biographique 
et  littéraire  sur  Anatole  de  Gallier...  —  Va- 
lence, J.  Céas  et  fils,  1899.  In-8«. 

Bernard  (Thaïes) .  —  Lettres  sur  la  poésie...  — 
Paris,  Vanier,  1857.  In-fol. 

—  Les  Mélodies  pastorales...  —  Paris,  Vanier, 
1857.  In-40. 

Berquijî  (Arnaud).  —  Œuvres  complètes...  — 
Paris,  A.  Renouard,  an  XL  1803.  18  vol. 
in-18. 

—  Romances...  —  Paris,  Ruault,  1776.  In  16. 

Berret  (Paul) .  —  Le  Moyen-Age  européen  dans 
la  Légende  des  siècles  et  les  sources  de  Victor 
Hugo.  —  Paris,  H.  Paulin,  1911.  In-8"'. 

Bersot  (Ernest).  —  Un  moraliste.  Etudes  et 
pensées...,  précédées  d'une  notice  biogra- 
phique par  Edmond  Schérer.  —  Paris, 
Hachette,  1882.  In-16. 

Bertrand  (Louis).  —  La  Fin  du  classicisme... 
—  Paris,  Hachette,  1897.  In-S". 

Bertrin  (Abbé  Georges).  —  La  Sincérité  reli- 
gieuse de  Chateaubriand...  —  Paris,  V.  Le- 
coffre,  1900.  In-16. 

BiELSCHO\\'SKY  (Albert).  —  Goethe,  sein  Leben 
und  seine  Werke...  —  ■Mûnchen,  O.  Beck, 
1896-1906.  2  vol.  in-8°. 

Biré  (Edmond)  —  Honoré  de  Balzac...  — 
Paris,  H.  Champion,  1897.  In-i°. 

—  Les  Poètes  lauréats  de  l'Académie  française, 
par  Edmond  Biré  et  Emile  Grimaud...  — 
Paris,  Braz,  1864.  2  vol.  in-S". 

—  Victor  de  Laprade,  sa  vie  et  ses  œuvres...  — 
Paris,  Perrin  (1886).  In-S». 

—  Victor  Hugo  avant  1830...  —  Paris,  Gervais, 
1883.   In-8°. 

—  Victor  Hugo  après  1830...  —  Paris,  Perrin, 
1891.  2  vol.  in-80. 

—  Victor  Hugo  après  1852  :  l'exil,  les  dernières 
années  et  la  mort  du  poète.  —  Paris,  Perrin, 
1894.   In-16. 

Blaze  de  Bury  (Henri).  —  Poètes  et  roman- 
ciei-s  modernes  de  la  France.  XLIV. 
!MM.  Emile  et  Antoni  Deschamps.  Cf.  Revue 
des  Deux-Mondes,  août  184L 

Blennerhassett  (Charlotte,  lady),  née  C'^^^® 
de  Leyden.  —  Madame  de  Staël  et  son  temps 
(1766-1817)...  traduit  de  l'allemand  par  Au- 
guste Dietrich.  —  Paris,  L.  Westhausser, 
1890.  3  vol.  in-80. 

Boigne  (Charles  de).  —  Petits  mémoires  de 
l'Opéra.  —  Paris,  Librairie  'nouvelle,  1857. 
In-16. 

BoisjoLin  (Claude-Augustin  Vielh  de),  tra- 
ducteur de  Pope.  —  Article  anonyme  sur  la 


Fortl  de  Windsor,  traduit  de  Pope.  Cf.  Moni- 
teur universel,  10  pluviôse  an  VI-29  janvier 
1798. 
BoisjoLix  (Claude-Augustin  Vielh  de').  — 
Article  de  Cabanis  sur  la  Forêt  de  Windsor, 
traduit  de  Pope...  —  Cf.  Mercure  français, 
historique,  politique  et  littéraire,  10  germinal 
an  VI-30  mars  1798.  T.  XXXII. 

—  La  Forêt  de  Windsor,  traduit  de  Pope... 
Cf.  Almanach  des  Muses,  an  VI-1798. 

—  Notice  biographique  sur  [Deschamps]  Des- 
tournelles,  ancien  ministre  des  Finances...  — 
Blois,  E.  Dezairs,  1831.  In-8°.  —  (Extr.  de 
la  Bibliographie  universelle  des  contemporains) 

Bonet-Maurv  (Gaston-Charles- Auguste).  — 
G.  A.  Burger  et  les  origines  anglaises  de  la 
ballade  littéraire  en  Allemagne.  —  Paris, 
Hachette,    1889.   In-8°. 

Boulenger  (Jacques).  —  Sous  Louis-Philippe. 
Les  dandys  :  Georges  Brummel,  esq.  ;  le 
C'^  d'Orsay,  ;  «  Milord  Arsouille  »  ;  Eugène 
Sue  ;  Barbey  d'Aurevilly,  etc..  avec  une 
préface  de  Marcel  Boulenger.  —  Paris, 
P.  Ollendorff,  1907.   In-16. 

Bourget  (Paul).  —  Essais  de  psychologie  con- 
temporaine... —  Paris,  Pion,  1899-1900. 
2  vol.  in-16. 

—  Etudes  et  portraits...  —  Paris,  Lemerre, 
1894.  2  vol.  in-8''. 

Breuillac  (Marcel).  —  Hoffmann  en  France. 
Cf.  Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France, 
1906. 

Brizeux  (Auguste).  —  Œuvres  complètes... 
précédées  d'une  notice  par  Saint- René 
Taillandier...  —  Paris,  ^L  Lévy,  1860.  2  vol. 
in-80. 

Brunettère  (Ferdinand). —  Influence  de  l'Es- 
pagne sur  la  Uttérature.  française...  Cf. 
Eludes  critiques...  T.  IV.  —  Paris,  Hachette, 
1894.  In-80. 

—  La  Littérature  européenne  au  xix"  siècle. 
Cf.  Etudes  critiques...  T.  VII.  —  Paris, 
Hachette,  1903.    In-S». 

Canat  (René).  —  Une  forme  du  mal  du  siècle  : 
du  sentiment  de  la  solitude  morale  chez  les 
romantiques  et  les  parnassiens...  —  Paris, 
Hachette,   1904.   In-8o. 

Capefigue     (Jean-Baptiste-Honoré-Raynaud). 

—  Histoire  des  grandes  opérations  financières 
T.  I.  Les  Fermiers  généraux  depuis  le  xviii^ 
siècle  jusqu'à  leur  mort  sur  l'échafaud,  le 
15  mai  1794.  —  Paris,  Amyot,  1855-1860. 
4  vol.  in-S". 

Cartier  (Julia).  —  Un  intermédiaire  entre  la 
France  et  l'Allemagne,  Gérard  de  Nerval, 
étude  de  littérature  comparée...  —  Genève, 
Société  générale  d'imprimerie,  1904.  In-8°. 

Cassagne  (Albert).  —  La  Théorie  de  l'art  pour 
l'art  en  France  chez  les  derniers  romanti- 
ques et  les  premiers  réalistes.  —  Paris, 
HacheUe,  1906.  In-S". 

Cazamian  (Louis).  — ■  L'Evolution  psychologi- 
que et  la  littérature  en  Angleterre,  1660-1914. 

—  Paris,  F.  Alcan,  1920.  In-16. 
Chamier  (Daniel).  —  !Memoir...    with    notices 

of  his  descendants.  • —  London,  J.  Bentley, 
1852.   In-8°. 


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oob 


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dil  Fleury,  dit  Champfleurv).  —  Les  Vignettes 
romantiques.  Histoire  de  la  littérature  et  de 
l'art.  1825-1840...  —  Paris,  E.  Denlu,  1883. 
In-4°. 

Charavay  (Etienne).  —  A.  de  Vigny  et  Charles 
Baudelaire,  candidats  à  l'Académie  fran- 
çaise, étude...  —  Paris,  Charavay  frères, 
1879.   In-8°. 

Charpentier  (Paul).  —  Une  maladie  morale» 
le  mal  du  siècle...  —  Paris,  Didier,  1880. 
In-8°. 

Chasles  (Philarete).  —  Etudes  sur  Shakes" 
peare,  Marie  Stuarl  et  l'Arétin.  Le  drame,  les 
mœurs  et  la  religion  au  xvi«  siècle...  —  Paris, 
Amijol  (1852).  ïn-18. 

Chateaubri.and  (François- René,  V''  de).  — 
Atala,  René,  les  Aventures  du  dernier 
Abencérage.  —  Paris,  Ladvocal,  1827.  2  vol. 
in- 12. 

—  Essai  historique,  politique  et  moral  sur  les 
révolutions  anciennes  et  modernes,  considé- 
rées dans  leurs  rapports  avec  la  Révolution 
française...  —  Londres,  J.  Deboffe,  1717  (sic, 
pour  1797).  In-8°. 

—  Génie  du  Christianisme,  ou  Beautés  de  la 
religion  chrétienne  [F*  édition].  —  Paris, 
chez  Migneret,  an  X-1802.  5  vol.  in-S". 

—  Mémoires  d'Outre-Tombe...  édition  Biré... — 
Paris,  Garnier,  (1899).  6  vol.  in-S". 

Chauvet  (L.).  —  Compte  rendu  du  Comte  de 

Carmagnola,     tragédie     de      Manzoni.      Cf. 

Lycée  français.  1820.  T.  V. 
Chénier     (André).    —    Œuvres     complètes... 

publiées    par    H.    de    Latouche.    —    Paris, 

Baudouin,  1819.  In-S". 
Cherbuliez  (Victor).  —  Paule  Méré...  7^  édi" 

tion...  —  Paris,  L.  Hachelle,  1897.  In-8o. 

—  Le  Prince  Vitale...  à  propos  de  la  folie 
du  Tasse...  —  Paris,  Lc^>y  frères,  1864.  In-18. 

Clauzade  (M™*  de),  pseud.  Arnellej —  Une 
oubliée.  M""^  Cottin,  d'après  sa  correspon- 
dance... —  Paris,  Plon-Nourril,  1914.  In-16. 

CoLET  (Louise).  —  L'Italie  des  Italiens...  — 
Paris,  E.  Denlu,  1864.  In-8°. 

CoLiCNY  (Charles).  —  Chronique...  Cf.  Revue 
fantaisiste,  février-mai  18C1,  2"  livraison. 

CoMBEROussE  (Cliarles  de).  —  Notice  sur  la 
vie  et  les  ouvrage  de  H.  de  Latouche...  — 
Paris,  M.  Lévy,  1867.  In-8°. 

Combes  de  Patris  (B.). —  Une  Muse  roman- 
tique :  Pauline  de  Flaugergues...  Cf.  Revue 
hebdomadaire,  2  février  1918. 

Crémieux  (Albert).  —  La  Révolution  de 
février...  —  Lyon,  Impr.  réunies,  1912.  In-8°. 

Creuzé  de  Lesser  (Auguste).  —  Le  Cid, 
romances  espagnoles  imitées  en  romances 
françaises...  —  Paris,  Dclaunay,  1814.  In-12_ 

—  Les  Romances  du  Cid,  odcide,  imitée  de 
l'espagnol...  'i"  édition  augmentée  d'  «  Hé- 
loïse  »  et  des  «  Prisons  de  1794»,  fioèmes  du 
même  genre.  —  Paris,  Delaunay,  1h;J6.  In-S". 

Darcaid  (Jean-Marie).  —  George,  ou  Une  Ame 
dans  le  siècle.  —  Paria,  E.  Legrand,  1840. 
2  vol.  in-S". 


Dash  (Gabrielle-Anne-Cisterne  de  Courtiras, 
ytesse  de  Poillouc  de  Saint- .Mars,  C'^^se).  _ 
Mémoires  des  autres...  —  Paris,  Librairie 
illustrée,   1895-1897,  6  vol.  in-8°. 

Daudet  (Alphonse).  —  Trente  ans  de  Paris... 
—  Paris,  C.  Marpon  et  E.  Flammarion,  1888. 
In-16. 

Deberdt  (Raoul).  —  Un  grand  excitateur 
d'âmes.  —  Cf.  Revue  des  revues,  l^'  mai  1899. 

Délerot  (Emile).  —  Les  Panégyristes  poéti- 
ques de  Versailles,  discours...  —  Versailles, 
impr.  de  Auberl,  1870.  ln-8". 

—  Versailles  pendant  l'occupation  (1870-1871). 
Recueil  de  documents  j)our  servir  à  l'histoire 
de  l'invasion  allemande...  —  Versailles, 
L.  Bernard,  1900.  In-S". 

—  Cf.  Gœthe.  Conversations. 

Deloncle  de  Vavrols  (Cliarles).  —  Ver- 
sailles, dédiée  à  Emile  Deschamps.  Cf.  Les 
Voix  natales  et  nationales.  —  Paris,  Dormiol, 
1865.  In-16. 

Demogeot  (Jacques).  —  Histoire  de  la  littéra- 
ture française  depuis  ses  origines  jusqu'en 
1830...  —  Paris,  L.  Hachette,  1852.  In-18. 

Deschamps  (Jean).  —  Cours  abrégé  de  la  phi- 
losophie Wolfïienne...  —  Amsterdam  et 
Leipzig,  chez  Arkstèé  et  Merkus,  \li3.3  vol. 
in-12. 

—  Recueil  de  nouvelles  pièces  philosophiques 
concernant  le  différent  renouvelle  entre 
Messieurs  Joachim  Lange...  et  Chrétien 
Wolf...,  2"  édition...  —  Leipzig,  1737.  In-S". 

Des  Cognets  (Jean).  —  La  Vie  intérieure  de 
Lamartine,  d'après  les  souvenirs  inédits  de 
son  plus  intime  ami,  J.-M.  Dargaud...  — 
Paris,  Mercure  de  France,  1913.  In-S". 

Des  Essarts  (Emmanuel).  —  Poètes  modernes 
de  la  France  •  Jules  Lefèvrc-Deumier...  — 
Paris,  impr.  de  N.  Chai.r,  1880.  In-S». 

Des  Granges  (Charles-^Ian').  —  La  Comédie 
et  les  mœurs  sous  la  Restauration  et  la 
Monarchie  de  Juillet  (1815-1848).  Préface 
de  Jules  Lemaître...  —  Paris,  A.  Fontemoing, 
1904.  In-80. 

—  Le  Romantisme  et  la  critique.  La  presse 
littéraire  sous  la  Restauration,  1815-1830.  — 
Paris,  Société  du  «  Mercure  de  France  >',  1907. 
In-80. 

—  La  Société  des  bonnes-lettres...  Cf.  Revue 
bleue,  3  septembre  1904. 

Desplaces  (Auguste).  —  Emile  Deschamps. 
Cf.  L'Artiste,  1833.  T.  V,  p.  260. 

—  Galerie  des  poètes  vivants...  —  Paris,  Z)i- 
dier,  1847.  In-18. 

Diatribe  contre  la  Muse  française.  Cf.  Mercure 
du  A'/A'«  siècle.  T.  VII,  p.  236. 

Diderot  (Denis).  —  Regr<!ts  sur  ma  vii'ille 
robe  de  chambre,  ou  .\vis  à  ceux  qui  ont 
plus  de  goût  que  de  fortune.  Cf.  Œuvres  de 
Denis  Diderot,  édition  de  1708,  tome  IX, 
p.  42.3-433  ;  édition  do  1821,  lo.nr-  III,  p.  106- 
115. 

DoNCiEUX  (Georges).  —  Le  Romancero  popu- 
.'airc  de  la  France,  choix  de  chansons  pojm- 
laircs    françaises,    textes   critiques,   avec   un 


oo 


56 


BIBLIOGRAPHIE 


avant-propos  et  un  index  musical  par  Julien 
Tiersol.  —  Paris,  E.  Bouillon,  1904.  In-S». 
DoRisoN  (Louis).  —  Alfred  de  Vio^ny,  poète 
philosophe...  —  Parts,  Colin,  1892.  In-8''. 

—  Un  svmbole  social...  —  Paris,  Perrin,  1894. 
In-16" 

DoBNis    (.Tean\  —  Essai  sur  Leconte  de  Li*le. 

—  Paris,  P.  Ollendorff,  1909.  In-S". 
DouDAN    (Ximenès).   —   Mélanges   et   lettres, 

avec   une   introduction    par   M.    d'Hausson- 
ville.  —  Paris,   C.  Lévij,   1876-1877.   4   vol. 
in-80. 
Douais  (Célestin).  —  Lettres  au  baron  Guiraud. 

—  Montpellier,  1899.  In-4°. 

DuHAUT    (H.).   — •   Une    figure   versaillaise   du 

siècle    dernier,    Ovide    Remilly    (1800-1875). 

Cf.    Rei'ue   de    l'hisloire   de    Versailles    et   de 

Seine-et-Oise.    1914. 
Dlmas   (Alexandre).  —  Mes  mémoires...   Paris, 

C.  Lévy  (s.  d.)  10  vol.  in-8. 

—  Une  famille  corse...  —  Bruxelles,  Société 
belge  de  librairie,  1844.  In-32. 

—  Les  Frères  corses.  [Mes  infortunes  de  garde- 
national.]...  —  Paris,  H.  Souverain,  1845. 
2  vol.  in-8°.  (Bibliothèque  de  romans  nou- 
veaux. T.  89  et  90.  Même  ouvrage  que  le 
précédent  et  dont  l'idée  a  été  empruntée  à 
René-Paul  et  Paul-René,  d'Emile  Des- 
chanips.) 

DuMERs.\N  et  Noël  Ségur.  —  Chansons  natio- 
nales et  populaires  de  France...  —  Paris, 
Garnier  frères,  1866.  2  vol.  in-8°. 

DupUY  (Ernest).  —  Alfred  de  Vigny.  L  Les 
Amitiés.  —  Paris,  Société  française  d'impri- 
merie et  de  librairie,  1910.  In-8''. 

—  Alfred  de  Vigny.  La  vie  et  l'œuvre.  —  Paris, 
Hachette,  1913.  In-S». 

—  La  Jeunesse  des  romantiques  :  Victor  Hugo  ; 
Alfred  de  Vigny.  —  Paris,  Société  française 
d'imprimerie  et  de  librairie,  1905.  In-8° 

EcKSTEiN    (Baron    Ferdinand   d').  —  Compte 

rendu  de  la  Fiancée  de  Corinthe.  Cf.  Annales 

de   la  lilléralure  et  des  arts,   1824,   t.    XVI, 

p.   59. 
Equey  (André).  —  Essai  sur  Soumet...  —  Fri- 

bourg,  impr.  du  Progrès,  1906.  In-8°. 
Estève   (Edmond).  —  Byron  et  le  romantisme 

français...  —  Paris,   Hachette,    1907.    ln-4°. 
Les    «    Etudes    françaises    et    étrangères,     par 

M.  Emile  Deschamps  [article  anonyme].  Cf. 

Mercure  du   XIX"   siècle,    1828,   t.    XXIII. 

2  articles  :  p.  253  et  p.  309. 
Les    «    Eludes   françaises   et   étrangères    »,    par 

M.  Emile  Deschamps  [article  anonyme].  Cf. 

Mercure    du    XI X<'    siècle,    1829,    t.    XXV, 

l'-71. 
Faure    (Eugène).    —    La    Divine    épopée,    de 

Soumet.  Cf.  Correspondant,  1845,  t.  XIL 
Finch  (B.).  —  The  Origins  of  French  romanti- 

cism,  by  M.  B.  Finch  and  Allison  Peers...  — 

London,  1920.  In-S». 
Florian  (Jean-Pierre  Claris  de).  —  Nouvelles 

nouvelles    [pour   le   thème   du   Selmours    de 

Deschamps  et  Latouche...]  —  Paris,  Didol, 
■      1792.    In-8». 


Foucher  (Paul).  —  Les  Coulisses  du  passé...  — 
Paris,  Dentu,  1873.  In-8». 

Fournel  (Victor).  —  Dictionnaire  encyclo- 
pédique d'anecdotes  par  Edmond  Guérard , 
pseud.  de  V.  F.  —  Paris,  F.  Didot  frères,  fils 
et  6''«,  1872,  2  vol.  in-12. 

Galerie  historique  et  critique  du  xix^  siècle. 
Tome  I.  —  Paris,  Galerie  historique,  1856. 
In-S". 

Gausseron  (Bernard-Marie-Henri).  —  Les 
Keepsakes  et  annuaires  illustrés.  Cf.  Annales 
littéraires  des  bibliophiles  contemporains. 
1890. 

Gautier  (Théophile).  —  Compte  rendu  de 
Roméo  et  Juliette,  symphonie  dramatique 
d'H.  Berlioz,  livret  d'Emile  Deschamps.  — 
Cf.  La  Presse,  11  novembre  1839. 

—  Etude  sur  la  «  Divine  épopée  ».  Cf.  Revue 
des  Deux-Mondes,   1841.   T.   48. 

■ —  Histoire  du  romantisme...  —  Paris,  Bureaux 
de  r administration  du  «  bien  public  »,  1872. 
In-4". 

—  Histoire  du  romantisme,  suivie  de  notices 
romantiques  et  d'une  étude  sur  la  poésie 
française,  1830-1868...  —  Paris,  Charpentier, 
1874.   In-8°. 

—  Les  Jeunes-France,  romans  goguenards.  — 
Paris,  E.  Renduel,  1833.  In-8o. 

—  Mademoiselle  de   Maupin,   double   amour... 

—  Paris,  E.  Renduel,  1835-1836.  2  vol.  in-8°. 

—  Note  nécrologique.  Cf.  Deschamps 
(Emile).  Œuvres  complètes...  T.  I.  —  Paris, 
1872.   In-18. 

—  Portraits  contemporains,  littérateurs,  pein- 
tres, sculpteurs,  artistes  dramatiques...  — 
Paris,  Charpentier,  1874.  In-18. 

—  Portraits  et  souvenirs  littéraires  :  Gérard  dp 
Nerval,  M'"''  Emile  de  Girardin,  Henri 
Heine,  Charles  Baudelaire,  Achim  d'Arnim. 

—  Paris,  M.  Lévij,  1875.  In-18. 

—  Rapport  sur  le  progrès  des  lettres.  Cf.  Recueil 
de  rapports  sur  le  progrès  des  lettres  et  des 
sciences  en  France. 

Gennadi  (Grigorii  Nicolaevitch).  —  Les  Ecri- 
vains franco-russes  :  bibliographie  des  ou- 
vrages français  publiés  par  des  Russes...  — 
Dresde,  Blochmann,   1874.   In-8°. 

Géraud  (S.  Edmond).  —  Poésies...  —  Paris, 
Nicolle,   1818.   In-8°. 

—  Un  homme  de  lettres  sous  l'Empire  et  la 
Restauration  (Edmond  Géraud).  Fragments 
de  journal  intime,  publiés  par  Maurice 
Albert.  —  Paris,  Maigron  et  Flammarion. 
In-16. 

GiBB  (Elias  John  Wilkinson).  —  A  History  of 

Ottoman  poetrv...  —  London,  Luzac,  1900- 

1909,  6  vol.  in-S". 
Girard  (Henri).  —  Un  roman  oublié  d'Alfred 

de    Vigny    :    «   l'Almeh    »...    Cf.    Le    Temps, 

24  juin  1913. 
Girardin  (Delphine  Gay,  M""^  Emile  de).  — - 

L'Ange    de    poésie.    Cf.    Œuvres    complètes. 

T.   I.  —  Paris,  H.  Pion,  1860-1861.  6  vol. 

in-8". 


BIBLIOGRAPHIE 


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tier-Laguionie,   1824.   In-8°. 

—  Le  Vicomte  de  Launay.  Lettres  parisiennes- 
■ —  Paris,  Librairie  nouvelle,  1856.  3  vol- 
in-18. 

Godet  (Philippe).  —  M""^  de  Charrière  et  ses 
amis...  (1740-1805)...  —  Genève,  A.  Jullien, 
1906.  2  vol.  in-80. 

Gœthe  (Johann  Wolfo;ang  von) .  —  Conversa- 
tions de  Gœthe  pendant  les  dernières  années 
de  sa  vie,  182--1832,  recueillies  par  Ecker- 
mann,  traduites  par  Emile  Délerot,  précé- 
dées d'une  introduction  par  Sainte-Beuve... 
—  Paris,  Charpentier,   1863.   2  vol.  in-S". 

—  Mémoires...  Traduction  nouvelle  par  la 
baronne  de  Carlowitz...  —  Paris,  Charpen- 
tier, 1855.  2  vol.  in-18. 

—  Wilhelm  Meisters  Lehrjahre,  ein  Roman... — 
Berlin,  J.  F.  Unger  (1794-)  1796.  4  vol. 
in-8". 

—  Wilhelm  Meister...,  trad.  complète  par 
M"^  la  baronne  A.  de  Carlowitz...  —  Paris, 
Charpentier,  1843.  2  vol.  in-16. 

GoHiN  (Ferdinand).  —  Les  Transformations 
de  la  langue  française  pendant  la  2"^  moitié  du 
XYiii*  siècle...  —  Paris,  Belin,  1903.  In-S". 

GoNcouRT  (Jules  et  Edmond  de).  —  Charles 
Demaillv...  —  Paris,  Charpentier,  1876. 
In-S". 

GossE  (Edmund). —  L'Influence  de  la  France 
sur  la  poésie  anglaise,  conférence  faite  le 
9  février  1904,  à  Paris...  —  Paris,  Société  du 
Mercure  de  France,  1904.  In-8°. 

GouRcuFF  (Olivier  de).  —  Le  Mouvement 
poétique  en  Bretairne  de  la  fin  de  la  Restaura- 
tion à  la  Révolution  de  1848.  —  I^^anles, 
V.  Forcsl  et  E.  Griinaud,  1885.  In-S". 

GouRMONT  (Rémy  de).  —  Jean  Moréas  et  le 
symbolisme.  Cf.  Le  Temps,  27  décembre 
1910. 

—  Léon  Dierx  et  le  Parnasse.  Cf.  Le  Temps, 
11  février  1912. 

—  Promenades  littéraires...  —  Paris,  Mercure 
de  France,  1904-1913.  5  vol.  in-18. 

—  Souvenirs  sur  le  symbolisme  :  Stéphane 
Mallarmé.  Cf.  Le  Temps,  12  octobre  1910. 

Ghammont  (Maurice).  —  Le  Vers  français,  ses 
moyens  d'expression,  son  harmonie.  2^  édi- 
tion. —  Paris,  Champion,  1913.  In-S"  . 

Granier  de  Cassagnac  (Adolphe).  —  Feuille- 
ton dramatique  (rivalité  entre  Hugo  et 
Dumas],  à  propos  de  Marie  Tudor.  Cf.  Jour- 
nal des  Débals,  17  nov.  1833. 

Grknier  (Edouard).  .Souvenirs  littéraires.  — 
Paris,  A.  Lemerre,  1894.  In- 18. 

—  L'ne  femme  du  monde  poète,  hommage  à  la 
mémoire  de  M""^  Elisa  de  Villors...  —  Jie- 
sançon,  Dodivers,    1888.    In-8". 

Grimaud  (Emile).  —  Cf.  Rirk  (Edmond).  Les 
Poètes  lauréats  de  l'Académie  française. 

Grôber  (Gustave).  —  Grundriss  der  romani- 
schen  Philologie...  I.  Band.  2.  Auflage.  — 
Strasshurg,  K.  J.  Trûbner,  1904-1906.  In-8". 


GuÉRARD  (L'abbé  Louis).  —  Une  famille  de 
fonctionnaires  et  de  militaires  [Famille  Gué- 
rard,  alliée  aux  Deschamps]...  —  Lourdes, 
L.  Carret,  1918.  In-8°. 

Guttinguer  (Ulric).  —  Mélanges  poétiques.  — 
Paris,  A.  Boulland,  1824.  In-8o. 

IIaag  (Emile  et  Eugène).  La  France  protes- 
tante ou  Vie  des  protestants  français  qui  se 
sont  fait  un  nom  dans  l'histoire...  —  Paris, 
J.  Cherbulicz,  1846-1859.  10  vol.  in-8». 

—  2"=  édition,  sous  la  direction  de  M.  Henri 
Bordier.  —  Paris,  Sandoz  et  Fischbacher, 
1877-1888.  6  vol.  in-S».  [De  A.  à  G.] 

Halévy  (Léon).  —  Odes  d'Horace  traduites  en 
vers  français...  —  Paris,  impr.  de  A.  Bobée, 
1821-1822.  5  vol.  in-12. 

—  Poésies  européennes...  —  Paris,  Delaioresl, 
1827.  In-80. 

Henriet  (Maurice).  —  L'Académicien  Thomas 
(1732-1785).  Cf.  le  Bulletin  du  bibliophile, 
mars-sept.    1917. 

—  Correspondance  inédile  entre  Thomas  et 
Barthe.  Cf.  la  Rame  d'histoire  littéraire  de 
la  France,   1917. 

IIerriot  (Edouard).  —  Madame  Récamier  et 
ses  amis...  —  Paris,  Plon-Nourrit  et  C«, 
1904.  2  vol.  in-80. 

—  Précis  de  l'histoire  des  lettres  françaises...  — 
Paris,  E.  Cornély  (s.  d.).  In-8". 

Hock  (Stefan).  —  Die  Vampyrsagen  und  ilir-e 
Verwertung  in  der  deutschen  Litleratur...  — 
Berlin,  A.  Duncker,  1900,  ln-8».  —  (Fors- 
chungen  zur  neueren  Litleralurgeschichte. 
17.) 

Hoffmann  (Ernst  Theodor  Wilhelm,  dit 
Amadeus).  —  Don  Juan.  —  Gluck.  —  Cf. 
Contes  fantastiques,  traduits  de  l'allemand 
par  Loève-Veimars.  T.  VIII.  —  Paris 
E.  Renduel,  1830.  In-8". 

HoussAVE  (Arsène).  —  Les  Confessions,  sou- 
venirs d'un  demi-siècle...  —  Paris,  E.  Dentu, 
1885-1891.  6  vol.  in-8o. 

—  .Moncrif.  Cf.  Revue  de  Paris,  juin  1852. 
HuET    (Gédéon).    Bibliographie    d'Horace.    Cf. 

Catalogue  général  des  livres  imprimés  de  la 
Bibliothèque  nationale.  Tome  73.  —  Paris, 
Impr.  Nationale.  In-S". 
Hugo  (Abel).  —  Les  Français  en  Esjiagnc,  à 
propos-vaudeville...  —  Paris,  Ponihicu,  1823. 
In-S". 

—  Romancero  c  liisloria  del  rey  de  Espana  don 
Rodrigo,  postrero  de  los  Godos,  en  lenguage 
antiguo...  —  Paris,  A.  Bouclier,  1821.  In-S". 

—  Romances  historiques  traduites  de  l'espa- 
gnol... —  Paris,  Pelicier,  1822.  In-12. 

—  Traité  du  mélodrame,  par  MM.  A.  A.  A.  Abel 
Hugo,  Armand  .Malilourne,  J.  Ader.  — 
y^ari.*,  Delaunay,  Pelicier,   1817.  In-8°. 

Huf;o  (.\(lèlc  Fouchcr,  M""'  Victor).  —  Victor 

Hugo   raconté   par   un    témoin    de    sa    vie... 

2''  édition.  —  Paris,  A.  Lacroix,   Vcrboeck- 

hoven  et  C",  1863.  2  vol.  in-8''. 
Hugo    (Victor).  —  A   Théophile    Gautier.   Cf. 

Le  Tombeau  de  Théophile  Gautier.  —  Paris, 

A.  Lemerre,  1873.  ln-4°. 


558 


BIBLIOGRAPHIE 


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jeunes  souvenirs...  —  Paris,  J.  Charpentier, 
1878.   In-16. 

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poème  et  musique...  légende  dramatique  en 

1  prologue  et  7  tableaux.  —  Paris,  impr.  de 
Thii^el- Rapide  el  Reverdol,  1886.  In-8o. 

Jan'in  (Jules).  —  Choix  de  poésies  contempo- 
raines... —  Paris,  Bureau  de  la  Bibliothèque 
choisie,  1829.  In-12. 

Jeny  (Lucien).  —  Le  Comte  Ferdinand  de 
Maussabré...  —  Bourges,  H.  Sire,  1900. 
In-8». 

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duites de  l'allemand  par  C.  J.  — -  Paris, 
Brissol-Thivart,  1822.  In-8». 

JoRET  (Charles).  —  D'Ansse  de  Villoison  et 
l'hellénisme  en  France  pendant  le  dernier 
tiers  du  xviii^  siècle...  —  Paris,  H.  Cham- 
pion,   1910.    In-8°. 

JouRDA  DE  Vaux  (Gaston  de).  —  Les  Châteaux 
historiques  de  la  Haute-Loire...  —  Le  Puy, 
Peijriller,  Ronchon  el  Gainon,  1918.  In-4°. 

JuiLLERAT  (Paul).  — Soirs  d'octobre...  —  Paris, 
E.Dentu,  1861.  In-12. 

—  Les  Solitudes,  poésies.  —  Paris,  C.  Gosselin, 
1860.   In-8°. 

JuLVECouRT  (Paul  de).  —  Autour  du  monde, 
par  MM.  Paul  de  Julvécourt  et  Jules  de 
Saint-Félix.  —  Paris,  L.-F.  Hivert,  1834. 
In-8°.  —  (Etudes  intéressantes  à  cette  date 
sur  la  Russie  et  sur  Versailles.) 

—  Le  Faubourg  Sainl-Germain  moscovite.  Les 
Russes  à  Paris...  —  Paris,  H.  Souverain,  1843, 

2  vol.  in-80. 

—  Mes  souvenirs  de  bonheur,  ou  Neuf  mois  en 
Italie...  —  Paris,  Silwslre  fils,  1832.  In-8°. 

—  Pèlerinages,  par  J.  de  -Saint-Félix  et  P.  de 
Julvécourt.  —  Paris,  Allardin,  1833.  2  vol. 
in-8°.   [Versailles.] 

Karr  (Alphonse).  —  Le  Livre  de  bord...  Cf. 

Les  Guêpes,  19  décembre  1875. 
Keats    (John).   —  The    Poetical    works...   re- 

printed...  with  notes  by  Francis.  I.  Palgrave. 

—  London,  Macmillan,  1884.  In-8''. 
La   Brizolière    (Georges   de).   —   Les    Noms 

aimés  [élude  sur  Emile  Deschamps.]  — Paris, 

Dentu,  1865.  In-8°. 

—  Etudes  contemporaines  :  M.  Emile  Des- 
champs... Cf.  L'Union  de  Seine-el-Oise, 
25-28  janvier,  ,8  et  11  février  1865. 

La  Ches.naye-Des-Bois  (Aubert  de)  et  Ra- 
dier. —  Dictionnaire  de  la  noblesse... 
3«  édition.  — •  Paris,  Schlesinger,  1863-1876. 
19  vol.  in-4°. 

Lafond  (Paul).  —  L'Aube  romantique  :  Jules 
de  Rességuier  et  ses  amis.  —  Paris,  Mercure 
de  France,  1910.  In-8°. 

Lamare  (Lucie  de).  —  Un  épisode  de  la  vie  de 
Lucile  de  Chateaubriand...  Cf.  Minerve 
française,  mars  1920. 

Lamartine  (Alphonse  de) .  —  Correspondance... 
pubHée  par  M™**  Valentine  de  Lamartine 
[1807-1852].  —  Paris,  Hachette,  1873-1875, 
G  vol.  in-8". 


Lamartine  (Alphonse  de).  —  Cours  familier 
de  littérature...  un  entretien  par  mois...  — 
Paris,  43,  rue  de  La  Ville-V Evêque,  1856- 
1869.  28  vol.  in-8''. 

—  Souvenirs  et  portraits...  —  Paris,  Hachette, 

1872.  3  vol.  in-8°. 

Lange  (Maurice).  —  Le  Mystérieux  amour 
d'Emile  Desehamps,  IIP  série  d'études  inti- 
tulées :  Poètes  et  journalistes  en  Auvergne 
sous  la  Monarchie  de  Juillet.  Cf.  la  Revue 
d'Auvergne,  de  septembre  1913  à  avril  1914. 

Lanson  (Gustave).  —  Emile  Deschamps  et  le 
Romancero.  Cf.  Revue  d'Histoire  littéraire 
de  la  France,  t.  VI,  1899. 

—  La  Fonction  des  influences  étrangères  dans 
le  développement  de  la  littérature  française. 
Cf.  Revue  des  Deux-Mondes,  février  1917. 

■ —  Histoire  de  la  littérature  française,  8*^  éd.  — 
Paris,  Hachette,  1903.  In-8o. 

—  Manuel  bibliographique  de  la  littérature 
française  moderne,  1500-1900.  —  Paris, 
Hachette,  1909-1914,  5  vol.  in-8. 

—  Les  Origines  du  drame  contemporain.  Ni- 
velle de  La  Chaussée  et  la  comédie  lar- 
movante,  3«  éd.  —  Paris,  Hachette,  1903. 
In-8o. 

Laporte  (Ant.).  —  Bibliograpliie  contempo- 
raine. Histoire  littéraire  du  xix^  siècle.  Ma- 
nuel critique  et  raisonné  de  livres  rares, 
curieux  et  singuliers,  d'éditions  romantiques, 
d'ouvrages  tirés  à  petit  nombre...  depuis 
1800  jusqu'à  nos  jours...  Supplément  de 
Brunet,  do  Quérard,  de  Barbier,  etc.,  par 
Ant.  Laporte...  —  Paris,  F.  Vieweg,  1884. 
6  vol.  in-8°. 

Lardanchet  (Henri).  — Les  Enfants  perdus  du 
romantisme.  —  Paris,  Perrin,  1905.  In-16. 

La  Sizeranne  (Jean-Paul-Ange-Henri  C'« 
Monier  de).  —  Recueil  des  écrits  littéraires 
et  politiques  du  comte  Monier  de  La  Size- 
ranne...  —  Valence,  impr.  de  J.  Céas,  1871- 

1873.  3  vol.  in-8<'. 

La  Sizeranne  (Robert  Monier  de).  —  Emile 
Deschamps.  Souvenirs  et  vers  inédits.  Cf. 
Revue  de  Paris  et  de  Saint-Pétersbourg,  mai 
1888. 

Lasserre  (Pierre).  La  Ruine  de  l'Individu 
(J.-J.  Rousseau).  Cf.  Le  Romantisme  fran- 
çais. —  Paris,  Société  du  Mercure  de  France, 
1907.  In-8°. 

Latouche  (Henri  de).  —  La  Camaraderie  lit- 
téraire... Cf.  Revue  de  Paris,  oct.  1829. 

—  Chronique  littéraire,  sur  l'union  du  libéral 
et  du  romantique.  Cf.  Mercure  du  XlX'^siècle. 
1825.  T.  XI,  p.  137. 

—  Les  Classiques  vengés...  —  Paris-,  Ladvocat, 
1825.    In-8°. 

—  La  Cloche,  poème  traduit  de  Schiller.  Cf. 
Minerve  littéraire,  1820,  I,  p.  145. 

—  Fragoletta,  Naples  et  Paris  en  1799.  — 
Paris,  Levavasseur,  U.  Canel,  1829.  2  vol. 
in-8°. 

—  Marie  Stuart,  tragédie  en  cinq  actes,  par 
Frédéric  Schiller,  traduction  de  l'allemand 
(par  le  baron  de  Riedern),  publiée  par...  — 
Paris,  Bataille,  Barba,  1820.  In-8°. 


BIBLIOGRAI'UIE 


559 


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Sa<resse,  comédie  en  1  acte  en  vers...  — 
Paris,  Barba,  1811.  In-S». 

—  Le  Roi  des  Aulnes,  trad.  de  Gœthe.  Cf.  Les 
Tablettes  romani ùjiies.  1823. 

—  Vallée-aux-Loups.  Souvenirs  et  fantaisies- 

—  Paris,  Leuavasseur,  1833.  In-8°. 
Latreille  (C).  —  Un  épisode  de  l'histoire  de 

Shakespeare  en  France.  Cf.  Revue  d'histoire 
littéraire  de  la  France,  1916. 

—  Un  poète  du  premier  Cénacle  romantique» 
Miciicl  Pichat...  Cf.  Reloue  d'iilsluirp  litté- 
raire de  la  France.  1901.T.  VIII,  p.  408-424- 

Lebreton  (André).  —  Balzac,  l'homme  et 
l'œuvre.  —  Paris,  A.  Colin,  1895.  In-8". 

Lecanuet  (Le  R.  P.  E.).  —  Montalembert, 
d'après  son  journal  et  sa  correspondance 
[I.  Sa  jeunesse,  1810-1836.  —  II.  La  liberté 
de  renseignement,  1835-1850.  —  III.  L'Eglise 
et  le  Second  Empire.]  —  Paris,  Poussielgue, 
1895-1901.  3  vol.  in-8°. 

Ledos  (Eugène-Gabriel).  —  Catalogue  des 
ouvrages  de  Rousseau  (Jean-Jacques),  con- 
servés dans  les  grandes  bibliothèques  de 
Paris...  —  Paris,  H.  Champion,  1912.  ln-8o. 
(Bibliothèque  nationale.  Départcnient  des 
Imprimés.) 

Lefèvre-Deumier  (Jules).  —  Les  Célébrités 
françaises...  —  Paris,  F.  Didot,  1889.  In-4o. 

—  La  Résurrection  de  Versailles.  —  Paris, 
Les  Marchands  de  nouveautés,  1837.  In-8°. 

Lecouvé  (Ernest).  Soi.xante  ans  de  souvenirs... 

—  Paris,  J.  llelzel,  1886.  2  vol.  in-8°. 
Legouvé  (Gabriel).  Œuvres  complètes...  —  Pa- 
ris, L.  Janel,  1826-1827.  3  vol.  in-8<'. 

Léon  (Xavier).  —  Schiller  et  Fichtc.  Cf.  Eludes 

sur  Schiller...  —  Paris,  Alcan,  1905.  In-8°.  — 
Leroi  (Joseph-Adrien).  —  Histoire  de  Versailles 

de  ses  rues,  places  et  avenues...  par  J.-A.  Le 

Roi...  —  Versailles,  P.  Oswald   (1868),  2  vol. 

in-8». 
Leroux    (Pierre).  —  La   Grève   de   Samarez, 

poème  philosophique...  —  Paris,  E.  Dentu, 

1863,  2  vol.  in-8°. 
Lichtenberger    (Henri).  —   Poésies   lyriques 

de  Gœthe  et  de  Schiller.  —  Paris,  Hachette, 

1909.  In-16. 
Lion  (Henri).  —  Les  Tragédies  et  les  théories 

dramatiques  de  Voltaire...  —  Paris,  Hachette, 

1895.   In-H". 
Loi'-.ve-Veimars  (A.).  —  Ballades,- légendes  et 

chants     populaires     de     l'AnglctiTre     et     de 

l'Écossc,  par  VV.  Scott,  Th.  Aioore,  Campbell 

et  les  anciens  poètes...  —  Paris,  A.-A.  Re- 

nouard,  1825.  In-S". 
LoRAiN    (P.).   —    Etude    sur    Alexandre    Gui- 

raud.  Cf.  Correspondant,  1846.  T.  X\'. 
LoniiANno  (P.-M.).  —  Poésies  de  S.  Edmond 

Géraud,  suivies  de  six  romances   par   P.-M. 

Lorrando.  —  Paria,  II.  Sicolle,  1818.  In-16. 
Maigho.n    (Louis).   —    Le    Romantisme    et    les 

mœurs...  —  Paris,  II.  Champion,  1910.  In-8". 
Maistre  (Xavier  de).  —  Voyage  autour  de  ma 

rh.nmbn-.   Cf.   Œuvres  complètes.   —  Paris, 

Charpentier,  1841.  In-16. 


Manzoni  (Alessandro).  —  Le  Comte  de  Car- 
magnola  et  Adeighis,  tragédies,  traduites... 
par  M.-C.  Fauriel.  —  Paris,  Bossange,  1823, 
In-S". 

—  La  Lettera  di  Alessandro  Manzoni  à  .M.  Chau- 
vct,  puBblicata  da  Pielro  (^uerni  di  Bagnone. 

—  Firenze,  G.-P.  Vieusseii.r,  1843.  ln-8. 
Marsan  (Jules).  —  La  Bataille  romantique.  — 

Paris,  Hachette,  1912.  In- 16. 

—  Editeur  de  la  Muse  française,  1823-1824, 
édition  critique...  —  Paris,  E.  Cornély,  1907, 
2  vol.  in-8°.  (Société  des  textes  français 
modernes.) 

Maurras  (Charles).  —  Les  Amants  de  Venise... 

—  Paris,  E.  de' Boccard,  1917.  ln-18. 
ilÉjASSON  (Joseph). —  Le  Sentiment  religieux 

dans    les    «    Poésies    »    d'UhIand.    —   Paris, 
Champion.  1913.  In-8o. 
Mendès  (Catulle).  —  La  Légende  du  Parnasse 
contemporain...   —  Bruxelles,   A.   Brancarl, 
1884.   In-16. 

—  Rapport...  sur  le  mouvement  poéticjue  de 
1867  à  1900...,  suivi  d'un  Dictionnaire  bio- 
graphique et  critique...  de  la  plupart  des 
poètes  français  du  xix*  siècle...  —  Paris 
Impr.  nationale,  1902.  In-4°. 

Menénoez  Pidal  (Ramôn).  —  L'Epopée  cas- 
tillane... traduction  de  Henri  Mérimée...  — 
Paris,  A.  Colin,    1910.  In-16. 

Ménerville  (M""'  de).  —  Mémoires...  (extraits) 
Cf.  Revue  de  l'histoire  de  Versailles  et  de 
Seine-et-Oise.  1903. 

Mennessier-Nodier  (M™"^  Marie).  —  Charles 
Nodier.  —  Paris,  Didier,  1867.  In-8°. 

Mérimée  (Prosper).  —  Théâtre  de  Clara 
Gazul...  —  Paris,  H.  Fournier,  1830.  In-8°. 

Merlant  (Joachim).  Sénancour  (1770-1846), 
poète,  penseur  religieux  et  publiciste...  — 
Paris,   Fischbacher^  1907.   Iu-8". 

Mestscherski  (P"  Elim).  —  Les  Boréales..-. — 
Paris,  Bellizard,  Du  jour  et  C",  1839.  In-8». 

—  Les  Poètes  russes  traduits  en  vers  français... 
[Pièces  liminaires  en  l'honneur  du  prince 
Elim.  —  De  la  Littérature  russe,  discours 
prononcé  à  l'Athénée  do  Marseille,  le  26  juin 
1830,  par  le  prince  Elim.  —  iNolices  sur  les 
poètes  de  la  lîussic  cl  extraits.  —  En  appen- 
dices   les    traductions    d'Emile    Deschamps.] 

—  Paris,  Amijot,  1846.  2  vol.  in-8". 

—  Les  Roses  noires...  —  Paris,  .Inn/ol,  1845. 
In-80. 

Mkjiiaud  (Régis).  —  Mystif|ues  cl  réalistes 
anglo-saxons,    d' Emerson  à  Bernard  Shaw. 

—  Paris,  Colin,  1918.  In- 16. 
Mii.LEVOYE    (Charles-Hubert).    Œuvres    com- 
plètes. —  Paris,  Ladvocat,  1823.  4  vol.*in-8". 

Mii.i.iiCN  (Achille).  —  Chants  agrestes,  préface 
de  Thaïes  Bernard.  (Éloge  d'Emile  Des- 
champs.] —  Paris,  E.  Dentu,  1862.  In-18. 

MiRECouHT  (Eugène  de).  —  Les  Contempo- 
rains :  Emile  Deschamps...  —  Paris, 
G.  Havard.  In-12. 

Mo.NcRiF  (Friuiçois-Auguslin  Paradis  de).  — 
Œuvres...  nouvelle  édition... — Paris,  V  Re- 
gnard,  1768.  4  vol.  in- 12. 


560 


BIBLIOGRAPHIE 


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Moulins,  P.  A.  Desrosiers,  1858.  In-8". 

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connu  et  compris  l'Espagne  depuis  le 
Moyen-Age  jusqu'à  nos  jours...  Cf.  Etudes 
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E.  Vieweg.  1888.  In-8°. 

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Cf.  Bulletin  historique  de  la  Société  scienti- 
fique et  agricole  de  la  Haute-Loire.  1911. 

Muret  (Ed.).  • —  Geschichte  der  franzosisciien 
Kolonie  in  Brandenburg-Preussen,  unter 
besonderer  Berucksichtigung  der  Berliner 
Gemeinde.  Aus  Veranlassung  der  zwei- 
hundert-jahrigen  Jubelfeicr  am  29.  Oktober 
1885  im  Auftrage  des  Konsistoriums  der 
franzôsischen  Kirche  zu  Berlin  und  unter 
Mitwirkung  des  hierzu  berufcnen  Komitees 
auf  Grund  amtlicher  Quellen  bearbeitet  von 
Dr.  Ed.  Muret...  —  Berlin,  W .  Bi'trenstein, 
1885.  Gr.  in-40. 

^lusE  FRANÇAISE  (La),  rééditée  par  M.  Jules 
Marsan,  dans  la  Collection  de  la  société  des 
textes  français  modernes.  —  Paris,  E.  Cor- 
nély,  1907. '2  vol.  in-8''. 

Musset  (Alfred  de).  —  Confession  d'un  enfant 
du  siècle.  —  Paris,  Charpentier,  1845.  In-8°. 

—  Œuvres  complètes...  édition  accompagnée 
d'une  notice  sur  Alfred  de  Musset  par  son 
frère...  —  Paris,  Charpentier,  1866.  10  vol. 
in-8°.  (Le  t.  X  intitulé  :  Œut^res  posthumes... 
contient  la  notice  écrite  par  Paul  de  Musset.) 

Nettement  (Alfred).  ■ — •  Histoire  de  la  littéra- 
ture française  sous  la  Restauration.  2"  édi- 
tion... —  Paris,  J.  Lecoffre,  1858.  2  vol. 
in-S». 

—  Histoire  de  la  littérature  française  sous  le 
gouvernement  de  juillet...  2^  édition.  -^ 
Paris,  J.  Lecoffre,  1859.  2  vol.  in-8°. 

NiBOYET  (Paulin).  —  Les  Amours  d'un  poète 
[Elim  Mestscherski]...  nouvelle  édit.  pré- 
cédée d'une  introduction  par  la  C'^^^^  Dash... 
- —  Paris,  Pagnerre,  1859.   In-8°. 

Nodier  (Charles).  —  Du  Fantastique  en  litté- 
rature. Cf.  Contes  fantastiques...  —  Paris, 
Charpentier,    1850.    In-16. 

—  Promenades  de  Dieppe  aux  montagnes 
d'Ecosse.  —  Paris,  Barba,  1821.  In-12. 

—  Le  Rendez-vous  de  la  trépassée,  romance.  Cf. 
Essais  d'un  jeune  barde.  — •  Paris,  .l/™*  Ca- 
vanagh,  1804.  In-12. 

—  Le  Vampire  [Lord  Ruthwen],  mélodrame 
en  3  actes...  —  Paris,  Barda,  1820.  In-8o. 

NoLHAC  (Pierre  de).  —  Charles  Calemard  de 
La  Fayette  (1815-1901).  Cf.  ISotre  Pays, 
Rei>ue  du  Massif  central,  août  1912. 

OsTROwsKi  (Christian).  —  Les  Lettres  slaves 
(1864-1865)...  —  Paris,  Aimjot,  1865,  3  vol. 
in-8.0 


Pailleron  (M"<').  —  François  Buloz  et  ses 
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Paris  (Gaston).  —  Poèmes  et  légendes  du 
Moyen-âge.  —  Paris,  Hachette,  1900.  In-16. 

Pariset  (Georges).  — ■  La  Revue  germanique 
de  Dollfus  et  Nefftzer  (1858-1868),  d'après 
la  correspondance  inédite  des  deux  direc- 
teurs... —  Paris,  F.  Alcan,  1906.  In-S». 

Pater  (Walter).  —  Etude  sur  Winckelmann... 
traduit  par  F.  Roger-Cornaz.  Cf.  La  Renais- 
sance... —  Paris,  Payot,  1917.  In-8o. 

—  Cf.  Wright  (Thomas). 

Pavie  (André).  —  Médaillons  romantiques.  — 
Paris,  E.  Paul,  1909.  In-16. 

Pavie  (Victor).  —  Œuvres  choisies.  T.  II.  Sou- 
venirs de  jeunesse  et  revenants...  —  Paris, 
Perrin,  1887.   In-8°. 

Peebs  (Allison).  —  Cf.  Finch  (B.). 

Pélissier  (Georges).  —  Shakespeare  et  la 
superstition  shakespearienne.  —  Paris. 
Hachette,   1914.   In-16. 

Percy  (Thomas).  —  Reliques  of  ancient  En- 
glish  poetry,  consisting  of  old  heroic  Ballads, 
songs  and  other  pièces  of  our  earlier  poets, 
chiefly  of  the  lyric  kind...  —  London, 
J.  Dodsley,  1765.  3  vol.  in-8°. 

Pérez  de  Hita  (Ginès).  —  Histoire  chevale- 
resque des  Maures  de  Grenade,  traduit  de 
l'espagnol  par  A. -M.  Sané.  —  Paris,  Cériou.r, 
1809.  2  vol.  in-80. 

Pichard  du  Page  (René).  —  Augusta  Holmes, 
une  musicienne  versaillaise,  conférence  faite 
à  l'Hôtel  de  la  Bibliothèque  de  Versailles... 
Cf.  Revue  de  l'histoire  de  Versailles  et  de 
Seine-et-Oise,  1920. 

PiNGAUD  (Léonce).  —  La  Jeunesse  de  Charles 
Nodier.  Les  ,  Philadelphes...  —  Paris,  E. 
Champion,   1919.   In-8°. 

Potez  (Henri).  —  L'Elégie  en  France  avant  le 
romantisme...  • —  Paris,  C.  Lévy,  1898.  In-S''^ 

Praviel  (Armand).  • — •  Une  célébrité  populaire 
oubliée  :  Joseph  Bouchardy...  Cf.  Correspon- 
dant, 10  mai  1920. 

Putois.  ■ —  Académie  de  Màcon...  Notice  sur 
Emile  Deschamps...  —  (MâconJ,  1874. 
In-8<'. 

Puymaigre  (Comte  Théodore  de).  —  Petit 
romancero.  Choix  de  vieux  chants  espagnols. 

—  Paris,     Société     bibliographique,     1878. 
In-16. 

Rabbe  (Félix) .  —  Shelley,  sa  vie  et  ses  œuvres... 

—  Paris,  Savine,  1887.  In-16. 

Rastoul  (Amand). —  Evolution  démocratique 
des  ultramontains  :  l'Avenir.  Cf.  Histoire 
de  la  démocratie  catholique  en  France,  1789- 
1903.  —  Paris,  Blond,  1914.  In-16. 

Read  (Charles).  —  Daniel  Chamier,  voyage  à 
la  cour  de  Henri  IV  en  1607  et  sa  biographie... 

—  Paris,   Société  de  ^histoire  du   protestan- 
tisme français,  1858.  In-S". 

Reynold  (Gonzague  de).  —  Charles  Baude- 
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revues,  février  1902. 

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ques, chevaleresques  et  moresques,  traduc- 
tion complète  avec  une  introduction  et  des 
notes,  par  M.  Damas-IIinard.  —  Paris 
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des  misères  de  ma  vie,  ou  Recueil  d'airs, 
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la  Chevardière,  1781.  In-fol. 

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—  Paris,  Lequien,  1821.  In-8°. 

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bibliographique,   1882.   In-16. 

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sur  la  Poésie  française  au  xvi*  siècle.  Cf. 
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Tableau  historique  et  critique  de  la  poésie 
française  et  du  théâtre  français  au  xvi®  siè- 
tle...—  Paris,  A.  Sanlelel,  1828.  2  vol.  in-S» 

—  Causeries  du  lundi...  —  Paris,  Garnier 
/rères,  1852.  15  vol.  in-8°. 

—  Chateaubriand  et  son  groupe  littéraire,  sous 
l'Empire...  —  Paris,  Garnier  frères,  1860. 
2  vol.  in-8°. 

—  Di.x  ans  en  littérature.  Cf.  Revue  des  Deux- 
Mondes,   1840. 

—  Nouveaux  lundis.  —  f^aris,  M.  Léi'y,  1860. 
10  vol.  in-80. 

—  Pensées,  à  la  suite  de  Joseph  Delorme.  Cf. 
Poésies  complètes.  —  Paris,  Charpentier, 
1869.    In-8». 

—  Portraits  contemporains...  T.  I.  —  Paris, 
M.  Lévif,  1870-71.  5  vol.  in-8°. 

—  Portraits  contemporains  et  divers...  — 
Paris,  Didier,  1855.  3  vol.  in-12. 

—  Portraits  littéraires,  nouvelle  édition.  — 
Paris,  Garnier  frères,  1864.  3  vol.  in-8''. 

—  Des  Soirées  littéraires,  ou  les  Poètes  entre 
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n,    1832. 

Sai.nt-Félix  (Félix  d'Amoreux,  dit  Jules  de). 
—  Poésies  romaines...  —  Paris,  Delaunaïf, 
18.'{0.  ln-8°. 

—  Le  Roman  d'Arabrlle... —  Paris,  U.  Canel, 
1834.   In-S». 

Salomo.n    (Michel).    —   Charles    Nodirr   et    le 

groupe  romantique.  —  Paris,  Perrin,   1908. 

ln-8". 
Saeuu  r  (tji-rmaini.  —  Biographie  di-s  hommes 

du  jour,  par  CiTriiain  Sarrul  et  Saint-Edme. 

Hio^'rapliie    di-     .M.     Emile     Deschamps.    — 

l'aris,  Thomusain,  I8;t8.  In-8''. 


Saulnier  (Frédéric).  —  La  Vie  d'un  poète  r 
Edouard  Turquéty  (1807-1867).  —  Parit, 
Techener,   1885.    In-S". 

ScHÉRER  (Edmond).  Cf.  Bersot  (Ernest). 
Etudes   et  pensées... 

Schiller  (Friedrich).  — ■  X.  [J .  H.  Kustner]. 
La  Cloche,  poème  traduit  de  l'allemand  de 
Schiller.  —  Zurich,  Orell  et  Paris,  Renouard, 
1808.   In-8°. 

—  C.  A.  M.  de  V...  1.  Imitation  libre  du  poème 
de  la  Cloche  et  de  l'Hymne  au  plaisir,  du 
célèbre  poète  allem.  Schiller.  —  Zurich, 
Orell  et  Paris,  Renouard,  1808.  In-8». 

—  O.  J.  Massot,  Chanson  de  la  Cloche,  de 
Schiller,  traduction  libre.  —  Creveld,  1817. 
In-80. 

—  \fme  Morel.  Choix  de  poésies  fugitives  de 
Schiller.  —  Paris,  1825.  In-S». 

Schlegel  (A.  W.).  —  Cours  de  littérature 
dramatique...  traduit  de  l'allemand  par 
Mme  Necker  de  Saussure.  T.  II L  —  Paris  et 
Genève,  Pasrhoud,  1814.  3  vol.  in-S". 

Séché  (Léon).  —  Le  Cénacle  de  Joseph  De- 
lorme. 1827-1830...  —  Paris,  Mercure  de 
France,  1911.  2  vol.  in-8''. 

—  Le  Cénacle  de  la  Musc  française...  —  Paris, 
Mercure  de  France,   1908.   ln-8''. 

—  Etudes  d'histoire  romantique.  La  Jeunesse 
dorée  sous  Louis-Philippe.  Alfred  de  Musset, 
de  Musard  à  la  reine  Pomaré,  la  Présidente... 

—  Paris,  Mercure  de  France,  1910.  In-S". 

—  Muses  romantiques...  —  Paris,  Mercure  de 
France,  1908-1910.  3  vol.  in-S». 

Serbanesco  (N.).  —  Leopardi  et  la  France.  — 
Paris,  E.  Champion,  1913.  In-8o. 

(L'auteur,  dans  l'exemplaire  de  thèse,  a 
écrit  son  nom  :  Sirbanesci),  et  dans  l'exem- 
plaire  de   vente  :  Serban.) 
Silvestre  (Armand).  —  Au  pays  des  souvenirs, 
mes   maîtres   et   mes    maîtresses.   —   Paris,. 
Librairie  illustrée.  In-16. 
Simon  (Gustave).  Fd.  Hugo  (Victor).  Œuvres 
complètes...  —  Paris,  Impr.  nationale,  1893- 
1914,  27  vol.  gr.  in-8". 
Soumet  (Alexandre).  —  Discours  sur  la  tombe 
de  M.  Jaojuos  Deschamps  de  Saint-Amand. 

—  Cf.  Journal  des  Débats  et  Quotidienne,  du 
12  mai  1826. 

—  La  Divine  épopée...  —  Paris,  A.  Rertrand, 

1840.   Iu-80. 
Soutiiev  (Robert). —  Roderick,  le  dernier  des 

Goths,    poème...  [traduit   par   M.    Bruguii're 

de  Sorsum.]  —  Paris,  Rei/  et   Gravier,  1820. 

3  vol.  in-8». 
Spenlé  (Jean-Edouard).  —  Novalis,  essai  sur 

l'idéalisme    ronianticiut^    en    Allemagne.    — 

Paris,  Hachette,  1904.   In-8o. 
- —  Schiller  et  Novalis...  Cf.  Etudes  sur  Schiller... 

—  Paris,  Alran,  1905.   In-8°. 

Staaff  (.M.'ijor  F.  N.).  —  Urval  ur  Franska 
litteraturen,  lill  dess  viiiiners  och  den  stude- 
rande  uiigdomi'iis  tjenst  efler  tidsfiiljd  utar- 
betadt...  —  Stockholm,  F.  Westreit,  1859- 
1861.  2  vol.  en  4  tomes  in-B». 

3G 


562 


BIBLIOGRAPHIE 


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de  littérature  framçaise...  La  Littérature  fran- 
çaise depuis  la  formation  de  la  langue  jusqu'à 
nos  jours,  lectures  choisies..  2*^  édition... — 
Paris,   Didier,    1867-1871.  3  vol.   in-S". 

Staël  (Anne-Louise-Germaine  Necker,  ba- 
ronne de).  —  De  l'AllemasTie...  —  Paris, 
H.  Nicolle,  1814.  3  vor.  in-8oT 

—  Corinne  (livre  XIX,  ch.  vi,  sur  l'art  gothique) 
- —  Paris,   Garnier  frères,  1865.  In-8°. 

—  De  l'Influence  des  passions  sur  le  bonheur 
des  individus  et  des  nations.  • — •  Lausanne, 
Mourer  el  Paris,  1796.  In-S». 

—  La  Littérature  considérée  dans  ses  rapports 
avec  les  institutions  sociales...  3*  édition. 
—  Paris,  Maradan,  1818.  2  vol.  in-S». 

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trad.  J.  .Janin,  illustré  par  T.  Johannot.  — 
Paris,  E.  Bourdin  (s.  d.).  Gr.  in-8°. 

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des  Débats,  2  juillet  1876.  In8«. 

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Versailles.  Cf.  Revue  de  V Histoire  de  Versailles 
el  de  Seine-et-Oise,  février  1910. 

—  Notice  sur  Emile  Deschamps...  —  Paris, 
J.  Lecoffre,  1872.  In-S". 

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derne précédée  d'une  préface  d'Emile  Des- 
champs  et  d'une  lettre  de  Victor  Hugo.  — 
Paris,  Comptoir  des  imprimeurs  réunis, 
1844.   In-S». 

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Jean-Jacques  Rousseau,  étude  sur  les  rela- 
tions littéraires  de  la  France  et  de  l'Angleterre 
au  xviii*^  siècle.  —  Paris, Hachette, 1902.  In-S". 

—  Etudes  de  littérature  européenne.  —  Paris, 
A.  Colin,  1898.  In-12. 

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xix^  siècle.  I.  Emile  Deschamps  et  Henri  de 
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publications  périodiques,   1902.   In-8°. 

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vers  français...  Préface  de  M.  Gustave  Lan- 
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française  de  1800  à  1906.  —  Paris,  H.  Weller, 
1907.   In-40. 

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1824.  Cf.  Mercure  du  XIX^  siècle,  t.  V,  p.  173. 

Thomas  (P.  Félix) .  —  Pierre  Leroux...  —  Paris, 
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Tissera>-d  (Pierre).  —  L'Anthropologie  de 
Maine  de  Biran,  ou  la  Science  de  l'homme 
intérieur...  —  Paris,  F.  Alcan,  1909.  In-S". 


Tour>-eux  (Maurice).  —  Article  Alrnanacli 
dans  la   Grande  Encyclopédie. 

—  Catalogue  de  la  bibliothèque  romantique  de 
feu  M.  Charles  Asselineau...  précédé  d'une 
noiice  biographique...  et  du  Discours  pro- 
noncé sur  sa  tombe  par  !M.  Théodore  de 
Banville...  —  Paris,  Rouquelle,  1875.  In-S". 

—  Emile  Deschamps  et  Henri  de  Latouche.  — 
Cr.  L'Amateur  d'autographes,  1910. 

—  Henri  de  Latouche  peint  par  lui-même  et 
par  les  autres...  |Cf.  Y  Amateur  d'autographes, 
1910. 

TuETEv  (Alexandre).  —  Répertoire  général  des 
sources  manuscrites  de  l'histoire  de  Paris 
pendant  la  Révolution  française...  [Tome  XL 

»  Convention  nationale,  4*  partie,  §  39-40. 
I.  Procès  et  jugement  des  fermiers  généraux 
(19  floréal  an"  IIi,  p.  402-477].  —  Paris, 
Impr:  nouvelle  (association  ouvrière),  1914. 
In-fol. 

Valéry  (Paul).  —  Introduction  à  la  méthode 
de  Léonard  de  Vinci,  3^  édition.  —  Paris, 
youv.  Revue  française,  1919.  In-8°. 

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Paris,  P.  Rieder,   1917.    2  vol.  in-S». 

Veuillot  (Louis).  —  Du  travail  littéraire 
[critique  du  romantisme].  Cf.  Revue  littéraire 
el  critique,  pubCiée  par  la  Société  de  Saint- 
Paul.  (Tome  I.,  p.  61).  —  Paris,  Debécourl, 
1842.  In-80. 

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li\Te  du  xix*  siècle,  1801-1893.  —  Paris, 
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Vigny  (Alfred  de). —  Compte  rendu  du  Retour 
à  Parut...  Cf.  Mercure  du  XIX^  siècle,  1832. 
T.  XXXVI.  p.  113-120. 

—  Le  .Journal  d'un  fjoète,  recueilli  sur  les  notes 
intimes  d'Alfred  de  Vigny,  par  Louis  Ratis- 
bonne.  —  Paris,  ^L  Lévy,  1867.  In-18. 

—  1913.  Edition  Gauthier  Ferrières.  —  Paris, 
Larousse.    In-16. 

—  Lettres  inédites.  —  Cf.  Revue  des  Deux- 
Mondes,  jan\'ier  1897. 

—  3Ianuscrit  inédit  de  la  traduction  de  Roméo 
et  Julielte  [fragments],  communiqué  par 
M.  F.  Baldensperger. 

—  Poèmes,  Héléna,  La  Somnambule,  La  Fille 
de  Jephté,  la  Femme .  adultère,  le  Bal,  la 
Prison,  etc.  —  Paris,  Pelicier,  1822.  In-S". 

Vincent  (M^^  L..).  —  George  Sand  et  le  Berry. 

—  Paiis,  Champion,  1919.  In-8«. 
Vinet   (Alexandre).   Etudes  sur  la   littérature 

française    au   xix"^   siècle.   —  Paris,    8,   rue 

Rumforl,  1949-1851.  3  vol.  in-8«. 
Waili-e  (Victor).  —  Le  Romantisme  de  Man- 

zoni.  —  Al^er,  P.  Fontana,  1890.  In-S°. 
Wilde  (Oscar).  —  Opinions  de  littérature  et 

d'art,  traduit  par  J.  Cantel.  —  Paris,  Am- 

berl  (s.  d.).  In-16. 
Wright  (Thomas) .  —  The  Life  of  Walter  Pater, 

bv    Thomas    Wrisht.    —    London,    Evcrett, 

1907.  2  vol.  in-80."' 
YovANoviTCH  (Voyslav  M.).  —  La  «  Guzla  » 

de    Prosper   Mérimée...   —   Paris,    Hachette, 

1911.  In-80. 


INDEX  DES  NOMS  PROPRES 


Cet  index    n'est  pas  absolument   complet.   Il  ne  renvoie   le    plus    souvent   qu'aux  passages 
que  nous  avons  jugés  le  plus  dignes  d'intéresser  le  lecteur. 


Abbaye-aux-Bois,   293-295. 

Abrantès    (Laure   Junot,   duch^*"®   d'), 

306,  377. 
Agoult   (Marie   do   Flavigny,    comtesse 

d'),  pseud.  :  Daniel  Stern,  366. 
Akif  Pacha,  548. 
Alecsandri  (Vasil),  495. 
Ali.etz    (Edouard),    97,    395. 
Almanach    des    Muses,    11,    12,    15,    41, 

47,  91,  229,  237,  238,  446. 
Altenheim      (Gabrielle     Soumet,     M""' 

Beuvain   d'),   399,   400,   423,   485. 
Ampère  (Jean-Jacques),   101,  254,  293, 

297. 
Ancelot  (François),  95,  97,  98,  100,  106, 

108,  111,  141,  377,  394. 
Anglemont  (Edouard  d'),   169. 
Annales  de  la  littérature  et  des  arts,  217, 

218. 
Annales  romantiques,   120,    274. 
Apponyi     (Comte     Rodolphe),     366. 
Ariel    (L'),    journal    du    monde   élégant, 

372,  377. 
Arioste   (Lodovico  Ariosto,  dit  !'),   97, 

445. 
Ari.incolrt  (Charles-Victor  Prévôt  d), 

395. 
Art  (L'),  513. 
Asseli.neau    (Charles),    469,    506,    507, 

513,  514,  517,  518,  519. 
AuHERNON   (Joseph  V.).,  476,  477. 
AuBER.NON  (M"*^  Joscph-V.),  476. 
AuGER  (Louis-Simon),  19,  111,  112,  115. 
AuGiER    (Emile),   476. 
Avenir  (L'),  296-299. 
Avril   (Auguste),  365. 
Bacjiaumcj.nt     (François     Le     Coif^nenx 

de),  389. 


Bachelin-Deflorenne    (Antoine    Ba- 

chelin  dit),  514. 
Ballanche     (Pierre-Simon),     293-297, 

404. 
Balzac  (Honoré  de),  287,  298,  302-304, 

306,  356,  360,  425,  456,  461,  478,  490, 

519. 
Banville     (Théodore     de),     331,     469, 

501-507,  508,  513,  514,  517,  519,  530, 

531. 
Baour-Lgrmian      (Pierre  -  Marie  -  Fran- 
çois-Louis),   25,    93,    106,    108,    238, 

376. 
Barante    (Amablc  -  Guillaume  -  Prosper 

Brugière,  baron  de),  360,  545. 
Barante   (M^ie  de),   293. 
Barbey    d'Aurevilly    (Jules-Amédée), 

507. 
Barbier    (Auguste),    xxxviii,    75,    127, 

319,  320,  341,  342,  352,  357,  358,  380, 

381,  384,  497. 
Barrot   (Odilon),  313. 
Barthe  (Nicolas-Thomas),  389. 
Baiitiiélémy     (Auguste-Marseille),     84, 

391 . 
Baudelaire     (Charles),    85,    287,    301, 

331,    422,    425,    426,    469,    472,    501, 

507,  508,  513,  517,  519,  525,  529. 
Beauchesne  (Alexis  de),  393-395. 
Beaumarchais    (Pierre-Augustin  Caron 

de),  246,  260,  314,  418. 
Beauplan  (Amédée  de),  386. 
Dcausemhlant,   56,   350,   386,   402. 
Beau V AU      ( Ugolinc- Louise- Joséphine - 

Valenline  de   Baschi  du   Cayla,    prin- 
cesse de),  293,  365. 
Beauvoir    (Roger   de),    xi.ii,    364,    380, 

391,  392,  395. 

36* 


564 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


Becq  de  FouQuiÈRES   (Louis),   268. 

Beethoven     (Ludwig    van),    456,    503. 

Bellet  (Mgr  Charles),  386. 

Belloc    (M™e    Louise    Swanton),    160. 

Belmontet  (Louis),  94,  106. 

Béranger    (Pierre-Jean   de),    277,    512. 

Bérard  (Cyprien),  208. 

Berlioz    (Hector),   172,   319,   339.   341, 
365,366,523.  .: 

Bernard   (Jean-Claude),  494. 
^Ber:«;arî>    (Thàtès),    492-496,    509-511, 

516,  546. 
Berquin    (Arnaud),    42,    231,    239-241. 
Berryer     (Pierre-Antoine),     395. 
Bersot    (Ernest),    479,    480,    499. 
Bertin   (Chevalier  Antoine  de),   10. 
Bertin   (Armand),  136,  159,  320. 
Bertin  (Edouard),  159,  320. 
Bertrand    (Louis,    dit    Alovsius).    161, 

"■277;   -  -  ' 

Beyle    (Henri).    Cf.    Stendhal. 
Bihli-othèque  unû'erselle  des  romans,  42, 

23r. 

Bixio     (Jacques-Alexandre),    497. 

Blake  (Émilia),  512. 

Bï-ANCHE  (D' Esprit-Sylvestre),  341,  523, 

524. 
^LANCHECOTtE  (Malvina),   512. 
Blaze    de  •  BuRT    (Henri),    xxx,    195, 

207,  225,  247,  336,  339,  346,  380,  384, 

3*15.    • 
Blessington  (Margaret  Gardiner,  coun- 

tess  of),  333.      -^ 
Blossac   {Édouard-L.,   comte  de),   485. 
BoDMER  (Johann  Jacob),  236. 
BoHL   DE    Faber    (Juan    Nicolas),    245. 

BôlLEAr-DESPRÉAUX       (iSicolas),      XXXI, 

15,  89,  158,  205,  227,  229,  328,  368, 

445,  473. 
Bois  jOLiN        (  Jacques  -  François  -  Marie 

Vielh  de),  11-16. 
BoissoNADE     (Jean-François),     220. 
BoNALD     (Vicomte     Louis-Gabriel-Am- 

broise.de),  373. 
Bonjour  (Casimir},  121-122. 
BoNNARD   (Chevalier  Bernard  de),   389. 
Borel    (Joseph- Pierre    Borel    d'Haute- 

rive,  dit  Petrus),  209,  318,  333. 

BoSCARY  DE  VlLLEPLAT>'É   (M™^  AleXail- 

drine),  366. 
BouFFLERS  (Marquis  Stanislas- Jean  de), 
•    chevalier  de  Malte,  24,  336. 
BouiLHET  (Louis),  513. 
Boulanger  (Louis),  159,  164,  280,  318, 

385. 


Boula y-Paty  (Évariste),  161,  162,  493. 
BouRBouLON  (C*^  de),  478. 
Bourgeois  (Anicet),  132. 
Bourges,  30-32,  439. 
BouTERWEK  (Friedrich),  245. 
BoYER    (Philoxène),    513,    517,    519. 
Brifaut  (Charles),  25,  93,  106,  108,  141, 

275.         .    - 
Brizeux   (Auguste),   75,   127,   319,   342, 

380,  394,  469,  493,  495. 
"  Brogxie  (EhiG  Albert  die),^45->  568,.  §17. 
Bruguiè-re  de  Sorsum  (Antoine- Andté^, 

baron),  114,  134. 
Bûchez  (D''  Philippe-Joseph-Benjamin), 

295,  346. 
Buffon  (Georges-Louis  Leclerc,  c'^  de), 

179. 
BuLoz    (François),   305,   3Ô6,   319,-384. 
BuRGtR    (Gottfri^d    August),    235-238, 

449. 
BuRNs  (Robert),  344,  495s  510. 
BusoNi   (Philippe),  136,  137,  140,  320, 

352. 
Byron     (George     Gordon     Noël,    lord), 

xxxii,  83,  88,  112,  114,  115,  120,  123, 

175,  183,  208,  234,  239,  278,  418.      . 

Cabanis    (Pierre- Jean-Georges),    12. 
Cagltostro    (Joseph   Balsamo,   c*^   de), 

452. 
Cailleux  (Alphonse  de),  126,  395,  497. 
Callias  {Nina  d«),  514. 
Calmet   (Dom  Augustin),    209. 
Cambry  (Joseph),  445. 
Camoens  (Luis  de),  xx-viii. 
Campbell    (Thomas),    242. 
Canonge    (Jules),  343. 
Canova    (Antonio),    482. 
Carduuci  (Giosuc),  342. 
Castil-Blaze    (François-Henri- Joseph), 

456. 
Cave    (Hygin-Auguste),   101,   319. 
Caylus  (Joseph-François-Robert  de  Lir 

gnerac,  c'^  de),  452. 
Cazotte  (Jacques),  452.  .     . 

Céré-Barbé    (Hortz-nse),   94,   106,   108. 
Chamier  (Danid),  8. 
Chamier  (Judith],  7. 
Ciiampfleury       (Jules  -  François  -  Félix 

Husson,  dit  Flcury,  dit),  517. 
Champmartin    (Charles-Emile    Callande 

de),  364,  395. 
Chapelle  (Claude-Emmanuel  Lhuillier, 

dit),  389. 
Charles  X,  289,  290,  292,  405,  464, 


I>DEX    DES    IVOMS    PROPRES 


5G5 


CiiARTON  (Edouard),  479. 

Chasl-es   (PhilaTèto),  354,   491,   530. 

Chassai gne,  51,  55,  57,    389,    390,    402. 

Chasseur    bibliop-aphique,    514. 

Ch.vteaubriand  (François-René  de). 
11  crée  \ine  esthétique  nouvelle, 
XXXIII.  - —  Deschamps  est  en  tout 
pénétré  quand  il  admire  la  cathédrale 
de  Bourges,  31.  —  Deschamps  subit 
la  magie  dn  style  de  l'  «  enchanteur  », 
38.  —  C.  et  le  romantisme  français, 
83.  —  Son  influence  à  la  Société  des 
bonnes  lettres,  90.  —  Ses  relations 
avec  Delphine  Gay,  95.  —  Poète  de  la 
mélancolie,  100-101.  —  Son  prestige, 
Î03.  —  Son  influence  à  la  Muse  Iran- 
çaise,  112-118  et  218.  —  Conséquences 
de  sa  rupture  avec  les  utlras,  119.  — 
Il  avait,  étant  ministre,  applaudi  le 
Léonidas  de  Fichât,  123.  —  Il  avait 
patronné  le  Consen^ateiir  littéraire 
des  f.ères  Hugo,  220.  —  Il  avait  dé- 
couvert André  Chénier,  221.  —  Il 
admirait  Ossian,  238.  —  C.  et  Fépo- 
pée  castillane,  247.  —  Le  Dernier 
des  Abenrérages  et  le  roman  de  Ferez 
de  Hila,  250-254.  —  Valeur  et  in- 
fluence esthétiques  des  Martyrs,  270. 

—  Sa  sympathie  pour  les  frères  Des- 
champs, 280-281.  —  Son  influence 
marquante  sur  la  «  lignée  artiste  »  du 
romantisme,  286,  426,  427,  442,  449. 

—  C.   à  l'Abbaye-aux-Bois,  293-295. 

—  Il  appréciait  le  «  génie  »  mélanco- 
lique d'Antoine  Deschamps,  338.  — ■ 
Sa  mort,  367-368.  —  C  et  Alexandre 
Guiraud,  403.  —  C.  et  le  sens  du  mer- 
veilleux  cl   du   fantastique,   452-459. 

CuAL'MEU  (Abbé  Guillaume  Amfrye  de), 
11,39,47,48,56. 

CiiAuvET   (Victor),   74,   9G,   97,   219. 

CiiÊNEDOLLÉ  (Charles-Julien  Lioult  de), 
93.  106,  108,  201,  275,  276. 

CnÉMER  (André),  14;  26,  75,  76,  8'i, 
92,  93,  105,  119,  123,  169,  174,  175, 
180,  221,  228,  229,  234,  273,  274,  277, 
280,  383,  395,  413,  488,  501,  503,  504, 
521,  529. 

CiiERBULiEZ  (Victor),  xi.i,  354,  521, 
530. 

CiioiM.N    (Frédéric-François),    320. 

CiMAnosA     (Dominique),     339,     503. 

CiRcouHT  (Anaslasic  de  Kluslinc,  com- 
tesse de),  366,  368,  371. 

CoLARDEAU    (Charles-PicTrc) ,     13. 


CoLET   (Louise   Revoil,    Madame),   473, 

512,  513,  514. 
CoLiGNY  (Charles),  512. 
Combî:rousse   (M'^^  Sabine  de),   411. 
Conserualeur  littéraire,   79,   92,   94,  100, 

194,  220,  226,  227,  233. 
Considérant    (Victor),    297. 
Constant  (Benjamin),  xxxv. 
Constitutionnel,  72. 

CoppÉE  (François),  469,  501,  518,  524! 
Corneille  (Pierre),  163,  177,  246,  253, 

287. 
Cosnard   (Alexandre),  361. 
Cottin  (Sophie  Ristaud,  M^^^),  38. 
Courbet    (Gustave),    517. 
Courier    (Paul-Louis),    220,    340. 
Cousin  (Victor),  173,  293,  513. 
Craon   (Marie-Joseph-Isabelle  de  Beau- 

vau,  princesse  de),   365. 
Creuzé  de  Lesser  (Auguste),  234,  247, 

252-259,  261. 
Croze   (M.   et  Mme  de),    56,    305,   350, 

388,  390,  536. 
Croze  (Louise  de),  51,  305. 

Daclin  (Anna),  57,  104,  539. 

Dante   Alighieri,    46,    315,    326,    339, 

340,  343,  369,  443,  444,  512,  515,  521, 

524. 
Dargaud   (Jean-Marie),  324,  365. 
Dasii  (Comtesse),  pseud.  de  Poilloùe  de 

Saint-Mars    (  Gabrielle  -  Anne  -  Cisterne 

de  Courtiras,  vicomtesse  de),  56,  351, 

372,  375,  382-384. 
Daudet  (Alphonse),  519. 
Daumesnil  (Général  baron  Fierr<>),  43, 

44,  289,  312. 
Dauzats   (Adrien),  393,  395,  497. 
David     d'Angers     (Pierre- Jean),     159, 

160,  273,  320. 
Delacroix    (Eugène),     159,     172,    198, 

262,  303,  319,  339,  346,  449. 
Delamarre  (Prosper),  487. 
Delanoy  (F.),  335. 

Delavigne    (Casimir),    176,    410,    490. 
Délekot    (Emile),    499. 
Deleyre  (Alexandre),  231. 
Delille   (Jacques),  12,  13,  l'i,   15,   20, 

199,  503. 
Delprat  (Edouard),  lO^i,   162,  3'i9. 
Demogeot    (Jacques),    545-546. 
Depping     (Georges-B.),     245,     265. 
Df.srordes-Valmore    (.Marcelline),    94, 

106-108,  413. 
Deschamps    (Antoni),     xi.i,      xi.ii,    32, 


566 


INDEX     DES     NOMS    PROPRES 


33,  36,  63,  88,  127,  136,  159,  162,  169, 

195,    274,    280,    281,    296,    300,    319, 

320-322,  326,  330,  335-346,  377,  469, 

488,   489,   491,   512,   514,   522-525. 
Deschamps    (Eustache),    230. 
Deschamps    (François),    4. 
Deschamps    (Gabriel),   5. 
Deschamps     (Jean),    arrière-grand-père 

d'Emile  et  d'Antoni,  4. 
Deschamps  (Jean),  grand-oncle  d'Emile 

et  d'Antoni,  5-8. 
Deschamps  de  Saint-Amand  (Jacques), 

4,  8-28,  75,  86,  87,  94,  100,  125. 
Deschamps  Des  Tournelles  (Louis),  9. 
Deschanel  (Emile),  354. 
Des  Essarts  (Alfred),  474. 
Des  Essarts  (Emmanuel),  421. 
Desjardins,  106. 
Deslys   (Charles  Collinet),  528. 
Desplaces  (Auguste),  314,  546. 
Devéria  (Achille  et  Eugène),  160,  164, 

318. 
Devoille   (Augustin),   503. 
Diderot  (Denis),  24,  427-432,  441,  450, 

451,  479. 
DiÉLiTz,  195,  196. 
Dittmer   (Adolphe),  101. 
Dondey    (Théophile),    anagr.    Philothée 

O'Neddy,  209,318. 
DoRAT    (Claude- Joseph),    10,    24,    229, 

336,  516. 

DORISON    (Louis),    XLIV. 

DoRVAL   (Marie-Amélie   Delaunay,   M'"^ 

Allan-),279.  308,  318,  319. 
DouDAN   (Ximénès),  45,  103,  368,  443, 

444,  451,  520,  523. 
Drouineau    (Gustave),    306,   334. 
Du  Bellay  (Joachim),  301. 
Dubois    (Paul-François),    121,    293. 
Du  Camp  (Maxime),  300. 
Ducange   (Victor),   132,   316. 
DucHAMBGE    (Pauline),    279,    365. 
Duchatel      (Charles  -  Jacques  -  Nicolas, 

comte),  9,  38. 
Du  Chatelet  (Gabrielle-Emilic  Le  Ton- 
nelier   de    Breteuil,    marquise),    7. 
Ducis  (Jean-François),  10,  24,  90,  141. 
Du  Clésieux  (Achille),   295,  469. 
DuFRÉNOY      (Adélaïde- Gillette     Billet, 

Mme),  106. 
Dulamon  (Frédéric),  507. 
Dumas  (Adolphe),  162. 
Dumas  (Alexandre),  127,  133,  137,  138, 

159,  297,  317-319,  333,  352,  355-357, 

383,  391,  392,  394. 


Dumoulin  (Évariste),  72. 

DuPANLOup  (Mgr  Félix-Antoine-Phili- 
bert), 360. 

Du  Plessis  (Vicomtesse  Alexandrine), 
135. 

Dupont  (Pierre),  517. 

DupuY  (Ernest),  140,  270,  313,  338. 

DuRAN    (Don  Agustin),   223,   245,   265. 

Durand  (François),  pseud.  :  Holmon- 
durand,  Durangel,  Durand  de  Modu- 
range,  91,  107,  116,  117,  321. 

Duras  (Claire-Louise-Rosa-Bonne  Lé- 
chai de  Kersaint,  duchesse  de),  65, 
252. 

Duval  (Alexandre),  385,  404. 

DuvAL  (Amaury),  497. 

Eckstein     (Baron    Ferdinand   d),   217, 

297. 
Ecouen,  57. 

Empis    (Adolphe-Joseph  Simonis),    361. 
Brmenotwille,  57. 
Eschyle,   210,   214. 
Etienne    (Charles-Guillaume),   67,   101, 

314. 
Evénement  (L');  356. 

Fabre      d'Eglantine      (Philippe-Fran- 

çois-N'azaire),   67. 
Falloux   (Comte  Alfrcd-Frédéric-Picrrc 

de),  368-370,  395. 
Fauriel    (Claude-Charles),    96. 
Fechter    (Charles-Albert),   354,   355. 
Feletz   (Abbé  Charles-Marie-Dorimond 

de),  20. 
Ferrand        (  Antoine  -  François  -  Claude, 

comte),  490. 
Ferrier  (Ida),  137,  138. 
Ferrières  (Théophile  de),  384. 
FicHTE  (Johann  Gottlicb),  187. 
Firmin    (Jean-François   Becquerel,   dit), 

164. 
Fitz-James    (Edouard,   duc  de),   365. 
Flaubert     (Gustave),    329,    331,    343, 

425. 
Florian     (Jean-Pierre-Claris     de),     68, 

237,  251,  452. 
FoNTANES    (Louis-Jean-Pierre,    marquis 

de),  38,  39,  201,  238. 
FoNTANEY  (Antoine),  184,  277-279,  319, 

334. 
FoNTENELLE   (Bernard   Le   Bouyer  de), 

21,  22,  89. 
FoRBiN       (Louis -Nicolas-  Philippe -Au- 
guste, comte  de),  395. 


INDEX    DES     NOMS    PROPRES 


567 


FovcHER  (Adèlf),  M"'*^  Victor  Hugo, 
100,  522. 

FoucHEii  (Paul),  44,  45,  50,  58,  69,  159, 
338. 

FouDRAS  (  Théodore  -  Louis  -  Auguste, 
marquis  de),  478. 

FoviNET   (Ernest),  161,   306,   473. 

France   (Anatole),   208,  513,  514. 

P'ra.nçois  de  Neufchateau  (Nicolas- 
Louis),  18-22. 

Frayssinous    (Mgr   Denis-Luc),    120. 

Frédéric  II,  roi  de  Prusse,  6. 

Gai.itzine    (Princesse    Alexis),    370. 

Gall  (Franz  Joseph),  461,  462. 

Gai.i.ier   (Anatole  de),  388. 

Garcia   (Pauline),  386. 

Gautier  (Théophile),  95,  209,  272,  286, 

300,    301,    318,    331,    343,    357,    359, 

396,  405,  425,  461-466,  469,  501-507, 

508,  510,  511,  513,  515,  518,  520,  521, 

523,  530. 
Gay     (Sophie,    Michault    de    Lavalette, 

Mme),  94,  106-108,  279,  293,  321,  477. 
(iarette  rimée,  513. 
Geoffroy     Saint-Hilaire      (Etienne), 

461,  462. 
Georges    (Marguerite-Joséphine    Wem- 

mer,  dite  M"e),  308. 
Gérard   (Baron   François).  490. 
Gérard  de  Nerval  (Gérard  Labrunie, 

dit},  57,  232,  341,  391,  425,  426,  447, 

461-466,  495,  496. 
Géraud  (Edmond),  39,  41,  42,  243,  261. 
GiGotx   (Jean),  497. 
Girardin  (Del[)liine  Gay,  M'"*'  Emile  de) 

26,  94,  95,  97,  106,  107,  110,  279,  341, 

364,  418,  478. 
Glatigny   (Albert),   469,   495,   514. 
Gi.ei.m    (Johann   W'ilhelni  Ludwig),   235, 

236. 
<^Jlole    (Le),    101,    121,    133,    159,    19'i, 

220. 
Gœthe  (Johann  Wolfgang  von),  xxxix, 

xLiii,  40,  46,  96,  112,  175,  182,  183, 

185-222,  230,  237,  238,  271,  273,   344, 

356   369,  449,  488,  497,  499,  515,  518, 

521,  530. 
GoNcouRT   (Edmond   et  Juhs  de),   285, 

449. 
GoNGORA   (Luis  de),  235. 
(JossE    (Edmund),    83. 
GouR.MONT     (Rémy     de),     xxxiv,     233, 

525. 
GoÛt-Desmahthi:s     (lùJouardj,     162. 


Gozi.AN  (Léon),  361,  513. 

Grammont  (Maurice),  268,  269. 

Gramont  (Mme  d,,),  293. 

Gramont  (Antoine-Agénor-Alfred,  duc 
de),  477,  478. 

Granet     (François-Marius),     478. 

Gray  (Thomas),  237,  239. 

Grenier  (Edouard),  75.  469,  480,  481, 
496-499,  518. 

Grimm  (Jacob  Ludwig  Cari),  245. 

Guiraud  (Alexandre).  Ses  convictions 
religieuses  et  monarchistes,  45.  — 
Un  provincial  à  Paris,  86.  —  Son  rôle 
dans  le  groupe  pré-romantique,  91- 
93.  —  Ses  succès  au  théâtre,  97-100. 

—  Une  lettre  d'Emile  Deschamps  à 
son  sujet,  104.  —  G.  à  la  Muse  Iran- 
çaise,  105-118.  —  Une  autre  lettre  de 
Deschamps  à  G.  relative  à  Shakes- 
peare, 141.  —  Edouard  Goût-Des- 
martres,  imitateur  de  G.,  162.  — 
Deschamps  apprécie  les  tragédies  de 
G.,  176.  —  Les  Chants  hellènes  de  G., 
218.  —  Le  Petit  Savoyard,  233.  — 
Ce  lyrisme  porte  une  date,  271.  — 
Une  lettre  de  Jules  de  Rcsséguier  à  G. 
sur  l'état  d'esprit  des  poètes  de  leur 
groupe,  à  la  veille"  de  1830,  286.  — 
G.  patronnait  Deschamps  à  l'Aca- 
démie en  1844,  359.  —  Son  roman  de 
Flavien  ou  De  Rome  au  désert,  jugé 
par  Mme  Swetchinc  et  par  Emile 
Deschamps,  370.  —  G.  et  le  prince 
Elim  Mestscherski,  380.  —  Ses  rela- 
tions avec  M.  et  Mme  ^j^,  l^  Sizeranne, 
385.  —  Un  voyage  du  château  de 
Beausemblant  au  château  de  Chas- 
saigne,  383-390.  —  Jugement  d'en- 
semble sur  G.  et  ses  œuvres,  402-404. 

—  G.  et  Latouche,  411.  —  G.  et  Le- 
fèvre-Dcumier,  418.  —  Mme  Guiraud, 
464.  —  G.  meurt  en  1847,  469. 

GuizoT       (François -Pierre -Guillaume), 

321,  353. 
GuTTiNGUER  (Ulrich),  65,  111,  411. 

IIalévy  (Léon),  xxx,  80,  184,  352. 

Harcourt  (François-  Eugène-Gabriel, 
duc  d'),  489. 

IIaussonvili.e  (Louise  de  Broglie,  com- 
tesse d'),  368. 

Meine  (Henri),  367,  496,  497. 

Heinse   (Johann   Jacob   Wilhelm),   210. 

Hélénn,  53,  57. 

Hklie  (Auirustiii),  522. 


568 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


Hennet   (Albin-Josepli-Ulpien),   .237. 

Herder  (Johann  Gottfried  von),  213, 
227,  236,  238,  245,  255. 

Hervey  (James),  237,  239. 

Hetzel  (Pierre- Jules),  497. 

Heyne    (Christian   Gottlob),    210. 

HiLLER   (Ferdinand),   320,  365. 

HoFFMAN     (François-Benoît),     120. 

Hoffmann  (Ernst  Theodor  Wilhelm,  dit 
Amadeus),  302,  303,  424,  427,  449- 
456. 

Holmes   (Augusta),   517,   527,  528. 

HoLMONDURAND  ;  cf.  DuRAND  (Fran- 
çois). 

Homère,  115,  199,  210,  214,  266,  443, 
516. 

Horace,  xxxix,  79,  80,  122,  223,  224, 
227,  276. 

HouDETOT  (Comte  France  d'),  94,  104, 
106,  117. 

Houssaye  ('Arsène),  361,  419,  513, 
520. 

Houssaye  (Henri),  520. 

Hugo  (Abel),  178,  184,  226,  228,  243, 
250,  261,  265,  266. 

Hugo  (Victor).  Ses  conversations  avec 
Pierre  Leroux  à  Jersey,  xxxu.  — 
Ses  relations  avec  M.  Jacques  Des- 
champs, 24.  —  Son  horreur  de  l'in- 
ternat, 35.  —  A  Mortcfontaine  chez 
les  Daclin,  57.  —  Influencé  par 
André  Chénier,  75  et  84.  —  Imitant 
Virgil«  dans  le  Conservateur  littéraire, 
79  et  122.  —  Peu  touché  par  Jean- 
Jacques  Rousseau,  83.  —  Rue  de 
Mézières,  86.  - —  Inlluencé  par  Voltaire, 
9d-93.  —  Son  attitude  réservée  pen- 
dant la  période  pré-romantique,  95- 
100.  —  Ses  premières  amitiés  et  son 
mariage,  102-104.  —  Son  rôle  à  la 
Muse  française,  1 06-118.  —  La  bataille 
perdue  dans  les  Orientales,  inspirée 
par  le  Rodrigue  de  Deschamps,  126- 
127.  —  La  préface  de  Cromwell,  131- 
133.  —  Le  vers  romantique,  134.  — 
Lettres  à  A  do  Vigny  et  à  E.  Des- 
champs,  136.  —  L'ardeur  romantique, 
141.  —  La  bataille  à'Hernani^  159- 
167.  —  Le  romantisme  d'E.  Des- 
champs et  celui  de  V.  Hugo,  169- 
171.  —  Le  goût  de  la  foraie  et  de  la 
virtuosité,  179.  —  H.  savait-il  l'es- 
pagnol ''  194.  —  Le  fantastique  et  sa 
théorie  du  grotesque,  209-210.  — 
Importance  de  ses  années  de  forma- 


tion, 220.  —  Genèse  de  la  Légende  des 
Siècles,  224-226.  —  Il  loue  l'initiative 
«  épique  »  de  Deschamps,  228.  — 
Le  Moyen-Age  le  fascine,  232.  — 
Il  en  comprend  naême  le  mysticisme, 
245.  —  Influence  de  l'épopée  castil- 
lane, 246.  —  Il  crut  à  une  «  IUad<} 
arabe  »  :  sa  Romance  mauresque,  250- 

—  Progrès  de  la  ballade  et  de  la  ro- 
mance de  Millevoye  à  V.  Hugo,  254. 

—  La  couleur  locale  dans  les  Orien- 
tales et  la  Légende  des  Siècles,  264- 
269.  —  Il  est  le  prince  de  la  jeunesse 
romantique,  271-278,  —  Après  1830, 
la  politique  s'empare  de  lui,  286.  — 
Il  salue  les  Bourbons  exilés,  292-293. 

—  En  1831,  il  publie  JSolre-Dame  de 
Paris,  Marion  Delorme,  les  Feuilles 
d'automne  et  est  célébré  par  Monta- 
lembert  dans  l'Avenir,  297.  —  Des- 
champs  dans  la  Revue  des  Deux- 
Mondes,  lui  reproche  discrètement 
les  tendances  politiques  et  humani- 
taires de  son  art,  302.  —  Deschamps 
le  rappelle  sans  cesse  au  culte  désin- 
téressé de  l'Ao-t  pur,  310-321.  —  Leur 
virtuosité,  330.  —  Relations  avec 
Antoni  Deschamps,  339.  —  La  mala- 
die d'E.  Deschajaaps  et  le  deuil  de 
V.  IL,  348.  —  IL  et  Shakespeare, 
352.  —  La  pohtique  autour  de  1848 
l'absorbe,  il  salue  le  Macbeth  de  Des- 
champs, 356-358.  —  Il  soutient  sa 
candidature  à  l'Académie,  360-362. 
- —  H.  et  les  musiciens  sous  Louis- 
Philippe  ;  H.  parolier,  365  et  497.  — 
Encore  l'Académie,  401-402.  —  Juge- 
ment  d'H.    sur   E.    Deschamps,   406. 

—  Deschamps  l'admire,  426.  —  H.  et 
la  couleur  locale,  447.  —  H.  en  exil, 
469.  —  Deschamps  tient  école  d'ad- 
miration, 492.  —  La  Prosodie  de 
Wilhelm  Tenint  et  la  préface  de  Des- 
champs :  mélodistes  et  harmonistes, 
503.  —  H.  et  Th.  Gautier,  504.  — 
H.  et  Banville,  506.  —  H.  et  Baude- 
laire, 508.  —  H.  et  le  Parnasse  con- 
temporain, 513.  —  Catulle  Mendès 
expose  la  situation  de  l'Ecole  roman- 
tique en  1866  et  le  rôle  des  Deschamps 
auprès  d'H.  et  de  ses  disciples, 
515.  —  Lettre  d'un  hugolâtre  :  Phi- 
loxène  Boyer   à    E.    Deschamps,   520. 

—  Le  classicisme  de  V.  H.,  521-523. 

—  Deschamps,     premier    lieutenant 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


569 


d'H.   dans  la  campagne  romantique, 
529.  —  H-  et  tes  jeux  de  ïtiots,  53S. 
—  II.  et  la  propagande  française  en 
Suède,  545. 
HuMBOLDT  (\^ilh♦'l^l  von),  210. 

Indy    (Vincent   d'),   190. 
IsLA  (R.  P.  Juan  de),  265. 

Jacquemont  (Victor),   101. 
Jal  (Auguste),  497. 
Janin  (Jules),  333. 
Jasmin  (Jacques),  162,  493. 
Jauijert  (Caroline  d'AJlon,  M'"'^  Maxi- 
milieu),  367. 
Jay  (Antoine),  72,  101. 
jE^v^xt.4RD    DU    I>OT    (Alexandre),    162. 
Jeux   Floraux   (Académie  «tes>,   90. 
JoRDA.N    (Camille),    189,    1%,    197. 
Journal  de  l'Empire^  43. 
Journal  de.s  débats,  72,  74,  120,  126,  159. 
Journal  des  jeunes  personnes,  331,  435. 
Journal  du  commerce,  74. 
Journal  étranger,  238. 
JouY     (V'ictfM-Joseph-Elicnne,    dit  do), 

loi. 

Juillepat   (Paul),   416,   418,   469,   470, 

471. 
Jui.vKcouRT    (Paul    de),    374. 

Kant  (Emmanuel),  188, 191. 

Karr   (Alphonse),   359,   363,   417. 

Kjeats  (John),  xxxi. 

Keepsakes   fBibliasraphie  des),  333. 

Klopstqck    (Friedrich    Go.tllieb),    193. 

KoERNEH  (Karl  Theodor),  188. 

Krylov   (Ivan  Andréevitch),  375,  377. 

Laroisue    (Alexandre)    de),    254,   260. 
],A    P.ouRnaNNAYE   {W^^  dc),  365. 
La  Uhuyère  (Jean  de),  416,  435. 
Lacaussade    (Auguste),    319,    407. 
La  CuArs.sÉE  (Pierre-Claude  Nivelk  de), 

89. 
LAf;oRDAiRE     (Le     H.     p.     1  Kiiri-Domi- 

iiique),  368. 
Lacretei.i.e    (.Jean -Charles-  Domini<jue 

d.-),  100,  .348. 
Lacroix  (Jules),  352.  407. 
Lacroix    (l'aul),    hililiopliile   Jaeol),    75, 

136,  163,226. 
La    Fayette     (Ch;irlis   Cali  .m.\ru    di), 

XLII. 

Lafavette     (.Vlarie-Madelciuii     Pioche 
TE   Laveiu:ne,   comtesse  de),  251. 


La   Fontaine    (Jean  de),   56,   180,  389, 

424,  521. 
Lagrange  (La  marquise  de),  293.: 
La.  Harpe  (Jean-François  de),  12» 
Lamartine  (Alphonse  de).  Un  avea  de 
Deschamps  à  L.  relatif  à  la  cquiiais- 
sance  ties  langues  étrangères,  xxx.  — ■ 
L.  et  M.  Jacques  I>eschamps,  24.  — 
Histoire  d'une  servante,  34.  —  L. 
l)eu  touché  i>ar  CJiénicr,  75.  —  In- 
fluence tles  MMitations,  79,  220  et 
426.  —  L.  et  Horace,  80.  —  L.  et 
Byron,  88.  —  L.  et  Delphine  Gay, 
95,  279.  —  Une  lettre  de  L.  à 
Aymon  de  Virieu  sur  Shakespeare  et 
Racine,  97.  —  Attitude  de  L.  eu  face 
du    groupe   pré-roinantiquc,    100-104. 

—  La  Àtort  de  Socrate  critiquée  dans 
la  Muse  française,  107.  —  L.  déso- 
bligé, 116-117.  —  L.  à  l'écart  pen- 
dant la  bataille  romantique,  16-2-163. 

—  Il  est  le  maître  de  l'Elégie,  170, 
260.  —  La  Cloche  du  ^dllave,  dans  les 
Recueillements,  rapprochée  pour  sa 
note  pessimiste  de  la  (loche  de  Sclail- 
1er,  189.  —  Une  ballade  écossaise 
dans  Raphaël,  237.  —  L.  et  la  poli- 
tique, 272,  286.  —  Un  jugement  de 
Sainte-Beuve  sur  les  chefs  du  mouve- 
ment romantique,  273.  — -  Nature  des 
relations  de  Desehamps  avec  L.  : 
progrès  de  leur  intimité.  L.  appelle 
Deschamps  son  «  Aristippe  »  et  son 
'<  Pylade  \  321-328.  —  Relations  de 
L.  avec  Autoni  Deschamps,  341 
et  345.  —  L.  et  Sainte-13(uve,  348.  — 
L.  et  Dargaud,  365.  — ■  L.  et  M.  et 
Mme  tle  Circourt,  371.  —  L.  et  M.  et 
Mme  de  La  Sizeranne,  385,  389.  — 
La  politique  de  L..  405.  - —  Un  bien- 
lait  de  L.  envejs  Lefèvre-D'OU- 
mier,  419.  —  L.  et  Mistral,  493.  — 
L.  et  Thalès-Bernard,  494.  —  Autre 
bienfait  île  L.  envers  Edouard  Gre- 
nic  T,  497.  —  Mélodistes  et  luirnionislc^  : 
].,.  <t  Verlaine,  503.  —  Réaction  auli- 
liirnarlinicMnc.  du  Parnasse,  504  et  525. 

—  Lamartine  malade  et  luQuraul,  52-3. 
Lamennais   (Félicité  Roni.RT  de),     112, 

116,  296,  297,  345. 
La    MoRVONNAis    (llippolyle    de),    161. 
Langalerie  (Marouis  àc\,  481. 
Lange    (Maurice),    xn,    50-58,    53.5-537. 
Lanson  (Gustave),  xxxv,  88,  i27,  24^, 

247,  26'..  ' 


570 


INDEX    DES     NOMS     PROPRES 


La    Place    (Pierre-Antoine   de),    237. 

Laprade  (Victor  de),  162,  319,  320, 
407. 

La  Rochefoucauld  (Sosthène  de),  65, 
393. 

La  Roche-Guilhem  (M"e  de),  251. 

La  Rounat  (Charles  de),  355. 

La  Sizeranne  (Mme  de),  55,  323,  349, 
350,  385-390,  484. 

La  "Sizeranne   (Charles   de),   386. 

La  Sizeranne  (Henri  Monier,  comte  de), 
385-390,  402,  462,  484,  536. 

La  Sizeranne  (Robert  de),  385,  464. 

Latouche  (Henri  de),  26,  60,  63-76, 
100-102,  109-111,  120-122,  125,  184, 
194-196,  221,  246,  286,  293,  395, 
404-417,  419,  463,  469,  494. 

Latour  (Antoine  de),  105,  341,  469. 

Latour  de  Saint-Ybars  (Isidore), 
383. 

Laumond  (C**^  Jean-Charles-Joseph), 
475. 

Lavater     (Johann-Caspar),     461,     462. 

Laverdant  (Désiré-Gabriel),  497. 

Laville  de  Mirmont  (Alexandre-Jo- 
seph de),  410. 

Lebrun  (Pierre),  20,  84,  176. 

Lebrun  des  Charmettes  (Philippe- 
Alexandre),  227. 

Leclerc    (Victor),   101,   359,   361. 

Leconte  de  Lisle  (Charles),  208,  218, 
407,  469,  492,  494,  495,  501,  508-513. 

Lefèvre   (André),  208. 

Lefèvre-Deumier  (Jules),  75,  94,  106, 
121,  127,  308,  327,  344,  345,  377,  394, 
395,  406,  411,  417-423,  469,  473. 

Leflageais  (Alphonse),  162,  309. 

Legouvé  (Ernest),  275. 

Legouvé  (Gabriel),  39,  40. 

Lekain  (Henri-Louis  Cain,  dit],  25,  88. 

Lemercier     (Népomucène),     218. 

Lemerre   (Alphonse),   514. 

Lemierre    (Antoine-Marin),    10,    11. 

Léopardi    (Giacomo),   423. 

Lerminier     (Jean-Louis-Eugène),     297. 

Lermontov  (Michel-Jourevitch),  372, 
377,  378. 

Leroux   (Pierre),  xxxii,  494. 

Lesage  (Alain-René),  246,  260. 

Letourneur   (Pierre),  195. 

Lewis  (Matthew  Gregor>),  450. 

Liszt  (Franz),  319,  320,  386. 

LiTTRF  (Emile),  472. 

Loève-Veimars  (Adolphe),  239,  242, 
496. 


Lorrando   (P.-M.),   39. 

Louis-PniLippE,  roi  des  Français,  405, 
473. 

LoYsoN  (Charles),  65. 

Lucas  (Hippolyte),  161,  489. 

Lu YNES  (Honoré  -  Théodoric  -  Paul  -  Jo- 
seph, duc  de),  478. 

LuzEL   (François-Marie),   493. 

Lyc-'e  françai<s,  96. 

Macpiîerson    (James),    238,    239. 

Maeterlinck  (Maurice),  461. 

Maffé  (Lucrèce  de),  5. 

Magnan  (Maréchal  Bernard-Pierre),  478. 

Magnier  (Victor),  377. 

Magnin    (Charles),    101,   160. 

Maine  de  Biran    (François-Pierro-Gon- 

thier),  xxxv,  486. 
Maistre  (Joseph  de),  112,  373; 
Maistre  (Xavier  de),  427,  435-437. 
Mallarmé    (Stéphane),    501,    511,    522. 

525,  526. 
Mallet  (David),  240. 
Mancini-Nivernais       (Louis- Jules-Bar- 
bon, duc  de),  20,  23. 
Manzoni  (Alessandro),  74,  96,  101,  514. 
Marin  (Scipion),  227. 
Marivaux  (Pierre  Carlet  de  Chamblain 

de),  89. 
Marmier   (Xavier),   491,  497. 
Marmontel    (Jean-François),    206. 
Marot  (Clément),  47,  56,  424. 
Mars     (Anne-Françoise-Hippolyte     Sal- 

vetat,  di<eM"e),  137,  318. 
Marsan   (Jules),  272,  338,  345. 
Martignac  (Jean-Baptiste-Sylvère  Gay, 

vicomte  de),  314. 
Martinenc  (Amiral  Jules  de),  478. 
Massillon     (Jean-Baptiste),    179. 
Maussabré    (Ferdinand    de),    32. 
Maussabré      (Marie     de),      femme     de 

M.     Deschamps       de     Saint -Aniand, 

mère  d'Emile  et  d'Antoni,  9,  32. 
Mauzin  (Alexandre),  356. 
Mazon  (André),  372-378. 
Ménendez-Pidal    (Ramoii),    250. 
Menerville  (Mnie  de),  475. 
Mennechet   (Edouard),   395. 
Mercœur  (Élisa),  161,  306,  334. 
Mercure  de  France,  222. 
Mercure  du  XIX^  siècle,  101,   109rllt, 

120-122,    163,  171,  216,  225,  226,  306, 

418. 
Mercure  frayais,  hirtorique,  politique  et 

littrraire,  13. 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


571 


MiiKiMÉE   (Prosper),   9G,   101,   132,   237, 

2-'ir),  2G0,  261,  280,  359,  426. 
Mehi.in  (Comtesse),  478. 
Mkhv    (Joseph),    84,    95,   364,   391. 
Mesmer    (Friedrich    Anton),    452. 
Mestscherski    (Prince    Elim),   371-384, 

392.  418,  491. 
Meurice  (Paul),  352,  353. 
Meyerbeer   (Giacomo),   144,   365,   395. 
MiATLEv  (Ivan  Petrovitch),  372,377, 378. 
MicHELET  (Jules),  3,  270,  489. 
MiciiEi.oT    (Pierrc-Marie-Nicolas),    164, 

1C5. 
MiCKiEwicz  (Adam),  489. 
MiKHAEL  (Ephraim),  208. 
MiLA    V   FoNTANALS    (ManucI),    251. 
MiLi-EvoYE  (Charles-IIuberl),  39-42,  51, 

86.  91.  100,  221,  241,  254,  255,  261, 

336,  529. 
MiLLiEN  (Achille),  162,  510. 
MiLTON    (John),   98,   443,   444,   516. 
Minerve  Uttéroire,  64,  72,  194. 
Mira,  392. 
MiRBEL  (Lizinska-Aimée-Zoé  Rie,  M'"*" 

de),  365,  395. 
Mistral  (Frédéric),  162,  493,  495,  525. 
Molière    (Jean-Baptiste    Poquelin),    23; 

149,  163,  180,  231,  287,  445,  490. 
MoNCRiF       (François-Augustin- Paradis 

de),  42,  43,  229,  230,  235,  236,  240, 

241. 
Moniteur  unioer^e',  13,  98,  407. 
MoMER  (Henri),  306,  429. 
Monselet   (Charles),   513,   517. 
Montaigne  (Michel  de),  105,  427. 
MoNTAi.EMHERT  (Charles  Forbes,  comte 

de).  297-299,  329,  341,  368. 
Montât  ivET  (Comte  Marthe-Camille  Ba- 

CUASSON  de),  475. 
MoNTFGUT    (Emile),    xxxiii,    146,    488, 

530. 
MoNTi  (Vinccnzo),  112,  342. 
MooRE  (George),  222. 
MooRE    (Thomas),   112,    242,   278. 
Morlefon'ainc,   57. 
MozARî  (Woifgang  Golllieh),  435,  457, 

483. 

MURGER   (HcM'-i),   517. 

Mr  ARL     (Plilipp),    392,    393. 

Muse  française,  60,  91,  95,  98,  104-118, 

123,  133,  162,  218-220,  234,  255,  258, 

259.  271,  272,  275,  296,  321,  339,  406, 

418,  426. 
Ml'ssf.t  (All'ri-d  de),   xxxm.  xxxix,  47, 

82,   83,   95,    II:!.    126,   127,    159,   170, 


245,  247,  279,  298,  329-334,  357,  361, 
364,  365,  375,  379,  392,  394,  469,  473, 
503,  504. 
Musset  (Paul  de),  279,  330. 

Nadar    (Félix   TouRNACiio.N,   dit),   517. 

National  (Le),  506. 

Ne  Y  (Maréchal  Michel),  292. 

Niboyet  (Paulin),  375. 

Nicole  (Pierre),  368,  520. 

Niedermeyer     (Abraham-Louis),     365, 

386,  395. 
Niemcevicz     (Julien-Ursin),     489. 
Nisard  (Désiré),  158. 
Nodier  (Charles),  86,  90,  106,  109,  110, 

114,  125,  127,  128,  132,  208,  232,  238, 

239,  278,  286,  358,  394,  426,  442,  449, 

452-460,  481,  497. 
Nodier    (Marie-Mennessier),    118,    125, 

127,  130,  394,  481,  497. 
NoRiAC  (Jules  Caiuon,  dit),  513. 
Novalis  (Georg  Friedrich  Philipp,  baron 

de    Hardenberg,    dit),    xxxii,    186, 

187. 
O'Connell  (Daniel),  341. 
O'DoNNELL   (M"e  Gay,  comtesse),  418. 
O'Neddy      (Philothce)    ;      cf.     Dondey 

(Théophile). 
Orloff     (Comte     Grégoire     Vladimiro- 

vitch),  371,  373. 
Ossian,  221,  237,  240. 
OsTROwsKi    (Christian),   489,   490,   491. 
OzANAM  (Frédéric),  296-297. 

Pacini   (Émilien),  386. 

Panckoucke  (M"'e  Ernestine),  207, 
209. 

Paris   (Gaston),  243. 

Parnasse   contemporain    (Le),    511,    512. 

Parny  (Évariste-Désiré  de  Forges,  che- 
valier de),  10,  39,  100,  229,  529. 

Parseval-Grandmaison  (François- Au- 
guste), 25. 

Pascal   (Biaise),  368,  520,  521. 

Pater  (Walterj,  xxxv,  80,  521. 

Patin  (Henri),  101,  353,  513. 

Pavie  (Victor),  xxxviii,  56,  161,  269, 
279,  340,  357,  529. 

Pelletier    (Générai),   480,   482. 

Pelletier  (l':iisa),  M^e  Je  Viliers,  481, 
482,  483,  497. 

Pkne  (Henri  de),  416. 

Percy   (Thomas),  235,  236,  237. 

Pkrez  de   Hita   (Ginès),  250,  251,  252. 

I'khii.vclt    (Charles),    42. 


572 


IXBEX    DES    >'OMS    PROPRES 


Pertçv  Pacha,  548. 

PetoVi  (Sandor  Alexajidre),^  495,  510. 

Pétrarque   (Francesco  Petrarca.,  dit), 

339,  342,  346,  443,,444,  513. 
Peyronne.t  (Charles-Ignace,  comte  de), 

365. 
PlILÉGON  DE  Tralles-,  208,  216. 
Picard  (Loiiis-Bemoît),  67. 
PiCHAT   (Amédée),  183. 
PiCHAT   (Michel),   dit  Pichald,   82,   93, 

96,  106,. 123-1 25,  176. 
PiNDARE,    210,    214. 
PiRON.(Aimé),  22. 
Planche  (Gustave).,  138,  546. 
PxAToy,   210. 
Pleyel    (Camille),   386. 
Poe  (Edgar),  425-4&1,  508.. 
PoNGERviLLE  (  Jean-Baptiste-Aixfté  Sa.n- 

soN  de),  360. 
Pons  (Gaspard  de),  91,  94, 106, 110,  111, 

271. 
Pons  (Pierre),  479. 

PoNSARD  (François),  158,  326,  359,  383. 
PoNTGiBAUD    (CoHitc  César  de),   418. 
Pope  (Alexandre),  12,  13,  15. 
Port-Royal,  520,  521. 
Poulet-Malassis    (A.),    514. 
Presse  (La),  300,  357. 
Propejrce,   217. 
PuYMAiGRE     (Théodore-Joseph,     comte 

BouDET  de),  223,  224,  250. 
PuYVEHT    (Bernard-Emmanuel- Jacques, 

marciuis  de),  44. 

QuiNET   (Edgar),   270,  403. 
Quotidienne  (La),  136. 

Rabbe    (Alphonse),   377. 
Rabelais  (François),  302. 
Rachel  (Élisa  Félix,  dite],  357,  478. 
Racine    (Jean),   14,   15,   113,   142,   158, 
•  175,  177,  179,  180,  195,  287,  368,  520, 

521. 
Radcliffe   (Anne),  450. 
Raphaël     (Rafaelo    Sanzio,    dit),     435, 

503. 
Rauzan   (Mme  ^e),  365, 
Reber  (François),  497. 
Récamier       (Jeanne  -  Marie  -  Julie  -  Adé  - 

laide  Bernard,    M^e),   293-295,    366- 

368,  385. 
Receveur      (François- Joseph- Xavier), 

497. 
Rechix)  Pacua  (Moustafa),  xxviii,  547, 

548. 


Reeve   (Henri),  320.  , 

Réforme  littéraire  et  des  arts,  136,   1G3. 

Regnault   (Henri),  527. 

Régnier:  (Mathurin),  180,  329. 

Rehfues     (Joseph- Phihpp    von),    245. 

Remilly  (Ovide),  476. 

Rémusat  (Charles  de),  lOl. 

Renan    (Ernest),    214. 

Rességuïer  (Jules  de),  45,  86,  91,  93, 

98,  102,  108,  121,  140,  162,  271,  276, 

286,  291-293,.  298,  308,  310,  311,  351, 

365,  368,  380,  382,  384^389,  394,  406, 

418,  469,  484,  527. 
Revue  critique,  354. 
Revue  d' Auvergne,. ^Zb. 
Revue  de  Paris,  279,  286,  300. 
Revue  des  Deux-Mondes,    52,   279,   301- 

306,  309,  321,  342,  396. 
Revue  des  lettres  et  des  arts,  525. 
Revue  du  Nivernais,  510. 
Revue  fantaisiste,.  512,  513. 
Revue  indépendanle,  494. 
Ricard    (Marquise    de),    514.  , 
Ricard  (Xavier  de),  513. 
Richelieu    (La    maréchale   de),    37. 
PbvAROL  (-liitoine  Rivarolli,  dit  comte 
•  de),  389. 

Robespierre    (Maximilien    de),    9. 
Rocher  (Joseph),  -91,  107,  321. 
Roger    (Jcan-Fr&nçois),    100,    353. 
Romancero,  xxviii,   222,  269,  346,  488, 

516,  531. 
Ronsard  (Pierre  de),  175,  272,  503,  505, 

513,  521. 
RosENHAiN   (Jules),  386. 
RossiNi  (Gioachino-Antonio),  172,  303, 

339,  395,  435,  523. 
Rothschild   (Baron  Alphonse  de),  476. 
RouLLEAux    du    Gage    (Maric-Louise) , 

Madame  Jules  Lefè\Te-Deumier,  418. 
RouMANiLLE  (Joseph),  525. 
Rousseau    (Jean- Jacques),    24,    81,   85- 

90,  186,  187,  230,  269,  428,  441-443. 
Rubens  (Pierre-Paul) ,  503. 
Rulhière    (Claude-Carloman    de),    490. 

Saint-Evremond    (Charles  de  Margue- 

TEL  de  Saint-Denis,  seigneur  de),  358. 
Saint-Féhx     (Jules     d'AMOREux     de), 

58,  127,  374,  383,  395. 
Saint-Germaen    (Comte  de),   452. 
Saint-Lambert  (Jean-François  de),  13, 

15. 
Saint-Marc-Girardin  (Marc  Girardin, 

dit),  293,  480. 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


573 


Saint-Marsavlt   (Comte  de),  477. 

Sajnt-Martin    (Louis-Claude   de),   453. 

Sai.nt-Prosper   (A.-J.   Casse  de),   106. 

Saint-René-Taill.vkdier  (René  -  Gas- 
pard-Ernest Taillandier,  dil),  319, 
496,  524. 

Saint-Valry  (Adolphe  Souillard  de),  23, 
91,   94,   106,   110,   111,   118,271,419. 

Sainte-Beuve  (Charles- Augustin),  xl. 
19,  26,  43y  75,  84,  94,  102,  120-122^  * 
133,  159,  162,  163,  221,  222,  254,  273- 
275,  278,  279,  286,  293,  297,  302,  306, 
308,  317-321,  348,  353,  359,  368,  380, 
394,  405-423,  453,  477,  478,  493,  496, 
499,  507,  510-514.  520,  523,  546. 

S.4.LTANDY  (Narcisse-AchiHc,  coHo-te  de), 
260,  306. 

S.\ND    (George),   xxxix,   270,   413,   472, 

.     494. 

Sané  (Alexandre-Marie),  250. 

Santa-Coloma-Sourget  (M''<^  Eugénie 
de),  386. 

Sautereau  (Claude-Sixte  Sautereau 
DE  Mars  y),  12,  14,  16. 

Schefer  (Ary),  395. 

ScHÉRER  (Edmond),  479,  499. 

Schiller  (Joliann  Cliristoph  Friedrich 
von),  xliu,  46,  79,  96,  112,  176,  182, 
183,  185-222,  237,  238,  269,  369,  472, 

518,  531. 

Schlegel    (August   Wilhclm),   45,   216, 

249,  3.39. 
Schopenhauer    (Artliur),    188. 
Schouvalov      (Comte    Pierre  -  Andrée - 

vitch),  491. 
Schubert    (Fran/.-Peter),    366. 
Scott  (Walter),  112,  116,  234,  239,  242, 

278. 
ScuDÉRY  (M"c  Madeleine  de),  2.31. 
Ségalas    (Anaïri    Mknard,    M"""),    486. 
Ségai^s  (D"^  Picrre-Salomon),  486. 
Ségur  (Vicomte  Alexandre-Joseph  de), 

254. 
Sénancouk  (Élieniie  Pivkht  de),  xxxv. 

109,  435. 
Shakespeare    (William),   46,   113,   132- 

1.58,    176-178,    211,    213,    236.    237, 

239,  242,  269,  315,  ^14,  346,  351-357, 

369,  375,  472,  488,  490,  494,  515,  .516, 

519,  521,  522,  526,  530,  541-545. 
Shelley    (l'crcy   Bysshe),   xxxii. 
Shinasi  EFE^DI,  548. 
SiLVESTRE  (Arinantil,   501,  50.'{. 
Si^MONDi       (.Jfau-Chjirles-Lt-onard  -Si- 

monde  de),  45,  245,  25.5,  339. 


SivERs  (Jégor  von),  492. 

Smith  (Adam),  12. 

Société  royale  des  bonnes  lellres,  90,  100, 
220. 

Sophocle,   210,  212-214. 

SouLiÉ  (Eudore),  393,  497. 

SouLiÉ  (Frédéric),  137,  159,  391. 

Soumet  (Alexandre).  Ses  relations  avec 
M.  Jacques  Deschamps,  24.  —  Il  fait 
son  éloge,  28.  —  Le  lyrisme  de  Sou- 
met fort  goûté  des  jeunes  roman- 
tiques, 57.  —  S.  et  Chénier,  84.  — 
Son  rôle  prépondérant  à  la  veille  du 
romantisme,  86.  —  Des  Jeux-Flo-raux 
à  rOdéon,  91-93.  —  Succès  de 
théâtre,  95-98.  ^—  Il  entre  à  l'Acadé- 
mie Française,  99.  —  La  Société  des 
bonnes  lettres  l'applaudit,  100.  — 
Un  mot  d'Emile  Deschamps,  104.  — 
S.  à  la  Muse  française,  106-118.  — 
Il  assiste  à  une  lecture  de  Marion 
DelormCy  159.  —  Edouard  Goùl- 
Desmartres  et  Soumet,  162.  —  Des- 
champs apprécie  ses  essais  heureux 
au  théâtre,  176.  —  L'élégie  de  la 
Pauvre  fille,  233.  —  Nature  de  son 
talent,  271.  —  Sa  renommée  en  1828, 
276-277.  —  Admiration  d'É.  Des- 
champs pour  le  «  bon  et  grand  »  Sou- 
met, 308.  —  Il  patronnait  Descliam^ps 
à  l'Académie,  359-360.  —  S.  et  le 
salon  de  M™^  de  Vergennes,  365.  — 
S.  et  la  famille  De  Cro/.e,  390.  — 
S.  et  Alexis  de  Beauchesne,  394- 
395.  —  Jugement  d'ensemble  sur  son 
œuvre  :  Beautés  de  son  poème  : 
La  Divine  Epopée,  396-402.  —  S.  cri- 
tique do  son  ami  Guiraud,  402-404. 
—  S.  et  Latouchc,  411.  —  S.  et 
Lefèvre-Deumier,  418.  —  Il  un'url  en 
1845,  469.  —  Jugement  de  Théophile 
Gautier  sur  la  Divine  l'-popce,  .'596  et 
504. 

SouTHEY   (Robert),   577. 

Souvestre  (Emile),  161. 

Spinoza  (Baruch),  215. 

Spontini  (Luigi-Gasparo-Paciûco),  395. 

Staaff    (Major    F.    N.),   492,    545-547. 

Stage,  105. 

Staël  (Anne-Louise-Germaine  Necker, 
baronne  de),  xxxiii,  xnv,  14,  45,  31, 
38,  74-76,  87,  112,  174,  181-183,  193, 
216-219,  227,  238.  269,  339,  371,  385, 
4.33,  435,  452,  /i81,  \^'è,  496,  499, 
529. 


0/4 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


Stapfer    (Albert),    96,    101,    102,    183, 

293. 
Stendhal,  96,  101,  114,  121,  132,  293. 
Sterne  (Laurence),  350,  416,  425,  427, 

437-441.  450. 
Sue   (Eugène),   384,   391. 
Sully  -  Prudhomme      (René  -  François  - 

Armand   Prudhomme,  dit),  421,   503, 

528. 
SwETCHiNE     (Anne-Sophie     Soymonov, 

Mme,,  366-370,  491. 

Tablettes  romantiques,   418. 

Talma  (François-Joseph),  25,  97,  99, 

134,  401. 
Taphanel  (Achille),  130,  368,  469,  497- 

500,  507. 

Tastu   (Amable  Voïart,  U^^),  94,  106, 

108,  160,  278,  348. 
Taylor  ( Isidore- Ju5tin-Sé vérin,  baron), 

123.  126,  134.  136,  137,  159,  395,  497. 
Tenint    (Wilhelm),   375,   503,   508. 
Thabaud  (Guillaume),  411. 
Thierry  (Augustin),  173,  239,  354. 
Thierry    (Edouard),    355,    507. 
Thiers  (Adolphe),  43,  44,  322,  323.    . 
TniESSÉ   (Léon),   109,   111. 
Thomas  (Antoine-Léonard),  15,  16,  45. 
Thomson   (James),  12. 
TiECK  (Ludwig),  186. 
Tisseur  (Barthélémy),  162. 
Tisseur  (Jean),  162. 
TissoT  (Pierre-François),  74,  109. 
Tolstoï    (Comte    Iakov    Nikolaévitch), 

375. 
Tressan  (Louis-Élisabeth  de  Lavergne, 

comte  de),  42,  445. 
Troyon   (Constant),  479. 
TuRPiN  de  Crissé  (Lancelot-Théodore, 

comte  de),  395. 
TuRQUÉTY  (Edouard),  160. 

Uhland   (Johann  Ludwig),  190,   191. 

Vacquerie  (Auguste),  352,  353,  356, 
513. 

Vatout  (Jean),  361,  366. 

Vaucorbeil  (Auguste-Emmanuel),  386. 

Vauvenargues  (Luc  Clapiers,  mar- 
quis de),  89,  480. 

Vergennes  (M™^  Isaurc  de),  365,  386. 

Verlaine    (Paul),    222,   469,    501,    525. 

Véron  (D'^  Louis-Désiré),  364. 

Versailles,  348,  358,  469-483,  496,  499, 

501,  512,  515,  517,  519,  522-526. 


Vicaire  (Gabriel),  495. 

Vieillard  de  Boismartin  (Pierre- 
Ange),  497. 

Viel-Castel  (Comte  Horace  de),  382, 
383. 

ViENNET  (Jcan-Pierre-Guillaume),  120, 
314. 

ViÉNOT  (Aglaé),  M™^  Emile  Deschamps, 
58-62,  384,  436,  484. 

Vigny  (Alfred  de).  Le  conflit  entre  le 
rêve  et  l'action,  xlii.  —  L'ironie  chez 
V.  et  Deschamps,  23.  —  Ses  rela- 
tions avec  M.  Jacques  Deschamps,  24. 

—  Lettre  de  M.  Jacques  Deschamps  à 
V.,  27.  —  Son  horreur  de  l'internat, 
35.  —  Les  Vigny  à  l'Elysée-Bourbon, 
37  et  86.  —  V.  et  le  roman  d'amour 
d'É.  Deschamps,  52.  —  Relations 
avec  les   Daclin  à  Mortefontaine,   57. 

—  Quitte  pour  la  peur  ou  l'Amour  et 
le  Mariage,  60.  —  V.  et  André 
Chénier,   75.   —  Génie   et  talent,   80. 

—  Influence  de  Chénier,  84.  —  V.  et 
les  Jeux-Floraux,  91.  —  V.  et  le 
groupe  pré-romantique,  94-104.  — 
V.  et  la  Muse  française,  106.  — 
Il  y  publie  Dolorida,  108-109.  — 
Critiqué  par  Latouche,  dans  le  Mer- 
cure, 111.  —  Son  compte  rendu  des 
œuvres  du  baron  de  Sorsum,  114.  — 
II  n'approuve  pas  l'article  d'Hol- 
mondurand  contre  la  Mort  de  Sa- 
crale de  Lamartine,  117.  —  Un 
poème  de  Deschamps  adressé  à  V. 
constate  les  gains  du  Romantisme 
en  1825,  119.  —  Latouche  l'intéresse 
à  la  conversion  du  Mercure,  122.  - — 
V,  à  l'Arsenal,  127.  —  Collaboration 
shakespearienne  avec  E.  Deschamps, 
131-141.  —  Shakespeare  et  la  pro- 
sopopée  de  la  Nature  dans  la  Maison 
du  Berger,  155.  —  Lettre  d'Hugo 
à   V.    à    l'apparition    des     Orientales, 

159.  —  Une  lecture  d'Othello  chez  V., 

160.  —  Un  «  consulat  »  littéraire,  162. 

—  Projet  de  fondation  d'une  levue  : 
La  Réforme  littéraire  et  des  Arts,  163. 

—  V.  et  la  petite  épopée  :  le  «  Poème  », 
169-171.  —  V.  et  sa  connaissance 
de  l'anglais,  195.  —  Son  Chatterton 
comparé    au    Tasse    de    Goethe,    214. 

—  L'hellénisme  de  V.,  218.  —  Ses 
premiers  essais  sont  orientés  vers 
l'antique,  sous  l'influence  de  Chénier, 
221.  —  Un  moraliste  épique,  233-234. 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


0/0 


—  V.  à  la  veille    de    1830,    271-274. 

—  Ses  amitiés  romantiques,  276-277. 

—  Il  assiste  à  une  lecture  des  Contes 
d'Espagne  et  d'Italie,  de  Musset,  279- 
280.  —  V.  et  la  politique,  286.  — 
Ses  relations  avec  Bûchez,  préoccu- 
pations humanitaires,  295.  —  V.  et 
Montalembert,  297.  —  Il  collabore  à 
\'A^>enir;  Deschamps  y  rend  compte 
de  son  Elé\^'ation  intitulée  Paris, 
299.  —  V.  et  la  théorie  de  1'  «  Art 
pour  l'Art  »,  302.  —  11  soutient  Des- 
champs à  la  Rei'ue  des  Deux-Mondes 
contre  Puloz,  305-306.  —  Il  rend 
compte  du  Retour  à  Paris,  dans  le 
Mercure  du  XIX^  siède,  307.  — 
Son  intimité  avec  Deschamps,  308- 
310.  —  Sa  rivalité  avec  Hugo,  315. 

—  Rôle  de  Deschamps  entre  Hugo 
et  V.,  317-321.  —  Admiration  de 
Deschamps  pour  V.,  327.  —  Sym- 
pathie de  V.    pour    Deschamps,    337. 

—  Ses  relations  avec  Antoni  Des- 
champs, 339.  —  Il  écrit  à  Deschamps 
malade,  348-349.  —  Leur  dissenti- 
ment à  propos  de  la  publication  de 
Macbeth  et  de  Roméo  par  Deschamps, 
352-353.  —  V.  et  l'Académie  fran- 
çaise, 359-360  et  404.  —  V.  et  la 
société  mondaine,  364.  —  Son  insuccès 
dans  les  salons,  366,  —  V.  et  le 
prince    Elim    Mestscherski,    380-381. 

—  Un  jugement  de  la  comtesse  Dash, 
384.  —  V.  et  les  «  Dandys  «,  394-095. 

—  V.  et  Jules  Lefèvre-Dcumier,  421. 

—  Eclipse  de  sa  réputation  autour  de 
1860,  469.  —  Son  intimité  avec  Des- 
champs, 471-472.  —  V.  et  Madame 
Pellclier  de  Villers,  481.  —  Son  Chat- 
terton traduit  en  polonais  par  Chris- 
tian Ostrowski,  490.  —  V.  et  Ma- 
dame Louise  Colet,  513.  —  Isolement 
de  V.,  515.  —  Émotion  de  Des- 
champs   à    la    mort  de   V.,   522-523. 

—  V.  et  Augusta  Holmes,  527.  — 
Un  fragment  inédit  de  Roméo  et 
Juliette     traduit     par     V.,     539-545. 

Vigny  (Léon  de),  37. 

ViLLEDiEU  (Marie- Catherine-  Hortense 
Des-iardins,  Mfne  de),  251. 

Vii-i.iîi.E  (Jean- Baptiste -Séraphin -Jo- 
seph, comte  de),  120. 


ViLLEMAi.N    (Abcl-François),    159,    173, 

176,  293,  513. 
Villers  (Durand  de),  478,  482. 

VlLLlERS  -  DE  -  L'ISLE  -  AdAM      (PhilippC- 

Auguste-Mathias,     comte     de),     525. 
Villon    (François),   231,   513. 
Vincennes,  44. 

ViNET  (Alexandre),  397,  545. 
VioLLET-LE-Duc      (  Eugèue- Emmanuel) , 

101. 
Virgile,  14,  79,  105,  115,  122,  227,  443, 

444,  493. 
Virieu   (Vicomtesse  de),   366,  370. 
Virieu  (Comte  Aymon  de),  97. 
Vitet  (Ludovic),   96,   101,   132. 
VizENTiNi  (Jules),  355. 
Vogué   (Melchior  de),  379. 
VoisENON     (Claude-Henri     de     Fusée, 

abbé  de),  336. 
Voiture  (Vincent),  56,  358. 
Voltaire    (François-Marie  Arouet),   7, 

24,  39,   46,   49,   85-90,   92,   142,    157, 

163,  175,  176,  209,  224,  275,  3U2,  329, 

368,  389,  424,  427,  432-434,  441,  445, 

451,  452,  480,  545. 
Voss  (Johann  Hcinrich),  210. 
Vulpian  (Alphonse),  226. 

Waciismuth    (Ferdinand),   479. 
Wailly  (Léon  de),  136,  163,  184,  319, 

320,  344,  345,  384,  395. 
\Valdor    (Mélanic),   334. 
Waller   (Edmund),  240. 
Walsh  (Edouard),  395. 
Walsh   (C««  Théobald),  106,  395. 
Wey  (Francis),  497. 
Wieland   (Christoph  Martin),   210. 
Wilde  (Oscar),  xxxv,  80. 
Winckelmann   (Johann  Joaeliim),  210, 

212,  521. 
WoLF  (Christian),  5,  6. 
WoRDswoRTii   (William),   222,  278. 

Ximenez  (Marcpiis  de),  46,  47. 

YouNG  (Ciiarles),  137. 
Young   (Edward),   237,   239. 
YovANOviTcii    (Voyslav    M.),    237,    255, 

ZivK  I'acua,  548. 


ERRATA 


p.  XXXII,  noie  2.  —  La  Reinie  des  Deux-Muiiiles  ])al)lia  l'i'tudc  de 
Emile  Daurand-Forgues  sur  Shelley,  le  1^""  janvier  1848. 

F.  10,  en  note  :  au  lieu  de  p.  33,  lire  p.  32. 

P.  39,  note  2.  —  Le  frenre  «  troubadoui?  ».  Cf  Études  dlilsloire  littéraire, 
par  F.  Baldensperger...  l'"^  série.  —  Paris.  1907.  In-8o. 

P.  120,  note  1.  —  Le  poème  de  Deschamps  intitulé  :  Sombre  Océan, 
lui  fut  inspiré  par  le  finale  du  iv^  chant  de  Childe-Harold.  (Études  fran- 
çaises et  étrangères,  4^  éd.  corrigée  et  augmentée  de  huit  pièces  nonvelles, 
Paris,  1829,  p.  261-263). 

P.  245,  en  note.  —  Walter  Scott,  en  1811,  avait  remis  en  lumière  la 
légende  du  roi  Rodrigue,  en  publiant  :  The  Vision  of  don  Roderick.  Cette 
légende  ins])ira  en  1814  à  Robert  Southey  son  Roderick,  tlie  last  of  the 
Goths.  Le  baron  Bruguière  de  Sorsum,  parent  et  ami  d'Alfred  de  Vigny, 
avait  traduit  ce  dernier  poème  sous  ce  titre  :  Roderick,  le  dernier  des 
Goths...  —  l'aris,  Rey  et  Gravier,  1820.  3  vol.  in-12.  Réédité  en  1822 
par  Ladvocal,  le  poème  avait  dû,  dès  cette  époque,  intéresser  Deschamps, 
(pii  était  en  relations  avec  le  baron  de  Sorsum  (cf.  Correspondance  d  Alfred 
de  Vigny,  1905,  p.  6). 

P.  246,  note  1.  —  Le  rom-intisme  français  jugé  en  Espagne,  cf.  Lmiiia 
Pardo  Bazan...  Obras  complétas,  vol.  37.  La  Literatura  francesa  moderna  : 
cl  ronianticismo.  — •  Madrid,  V.  Prieto  (s.  d.).  In-8°. 

P.  302,  note  1.  —  Cet  article  sur  Balzac  fut  de  nouveau  ])ul>lié  dans 
la  Revue  étrangère  de  la  littérature,  des  sciences  et  des  arts...  T.  1.  —  Saint- 
l'él<'rsi)ourg,  1832.  In-8".  De  même  la  Jeune  Emma,  t.  11,  1834  ;  J'ai  rêvé, 

I.  21.  1837  ;  Une  matinée  aux  Invalides,  t.  50,  1844;  Pluie  et  pleurs,  t.  63, 
1847;  Le  Gouverneur  de  la  Samaritaine,  t.  82,  1852  ;  Les  Coquettes,  t.  91, 
1854.  Ce  périodique,  qui  s'étend  de  1832  à  1863,  fut  \\\\  des  organes  de 
1  influence  française  en  Russie  dans  le  deuxième  tiers  du  xix^  siècle. 

P.  461,  note  2.  —  Influence  des  doctrines  spirilcs  sur  V.  Hugo.  Cf.  La 
Philosophie  de   Victor   Hugo  en  1854-1859...   par   Paul  Berret...  — ■  Paris, 

II.  Paulin,  1910.   ln-8«. 


ABBEVILLE.    IMPRIMERIE    F.    PAILLART 


BIBLIOTHÈQUE 

DE    LA 

REVUE  DE  LITTÉRATURE  COMPARÉE 

Dirigée  par  MM.  Bai,dekspehger  et  Hazard 
TOME     II 


EMILE    DESCHAMPS 

DILETTANTE 


BIBLIOTHÈQUE    DE    LA.    REVUE    DE    LITTÉRA.TURE    COMPARÉE 
Dirigée  par  MM.  Baldenspekger  et  Hazard. 


Tome  I".  Gustave  Cohen,  Docteur  es  lettres,  chargé  de  cours  à  l'Université  de 
Strasbourg.  Écrivains  français  en  Hollande  dans  la  première  moitié 
du  XVIP  siècle.  Un  fort  volume  in-8'  raisin  de  75C  pages  avec  52  planches 
hors  texte,  d'après  des  documents  et  portraits  inédits.  1920.  5o  fr. 

Tome  II.  Henri  Girard,  Docteur  es  lettres.  Bibliothécaire  à  la  Bibliothèque  natio- 
nale. *  Un  bourgeois  dilettante  à  Tépoque  romantique  :  Emile  Des- 
champs i7(ji  18-1).  —  **  Ses  relations  avec  les  peintres,  les  sculp- 
teurs et  les  musiciens  de  son  temps.  Deux  volumes  in-S"  raisin  de 
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^Médaillon     d  Emile     DESCUAMPS 
Par    David    d'Angers 


EMILE   DESCHAMPS 

DILETTANTE 


KKLMIONS    D^^'    l'OKTK   ROMANTIQUE 

AVEC    LES    PEI.NÏRES,    LES    SCULPTEIUS    ET    LES    MUSICIENS    DE    SON    TEMPS 


HENRI     GIRARD 

DOCTEIH    i:S    MVITIŒS 
BIBUOTUKCAIIŒ    A     F,  \     lilliMOTHÈQUE    NATIONALE 

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UNE    DÉFINITION    DE    LA    POESIE   : 

«  Peinture  qui  so  meut  et  nuisique  qui  pense.  » 
Emile  Deschamps. 


I»  \  i;is 

fJTUWlHÎK    ANCIENNI']    FloNOlU-]    ril\MI'|()\ 

ÉUOUAiU)     (:il\MPI()N 

5,  QUAI  MAi.Aoï'Ais,  \r 

1921 


Ce   volume   a  été  imprimé  avec   le    concours 
DU  Fonds  Alphonse  Peyrat. 


TABLE    DES    MATIERES 


AVANT-PROPOS 

Pages 
VII-XII  Le     «     DILETTANTISME     »     d'EmILE      DeSCHAtMPS. 


ire  PARTIE 

Emile  Deschamps  et  les  artistes  de  son  temps. 

Ml  Le  «  Salon  »  de  1819. 

11-12  Ses  relations  avec  les  artistes. 

12-14  Claudius  Jaccjuand. 

14-15  Champmartin. 

15-17  ■  Ingres. 

17-20  David  d'Angers. 

20-24  Delacroix. 

Ile  PARTIE 
Emile  Desciiamps  et  la  musique. 

25-27  1.  Le  goût  musical  d'un  poète  romantique. 

28-33  2.  Un  critique  musical  en   1835.    Prédilection  pour  la 

musique  dramatique.  L'Opéra  pendant  la  période  roman- 
tique. Les  dilettantes  et  la  mélodie. 

34-37  3.  La  mélodie  et  le  «  spectacle  »  dans  l'Opéra  romantique. 

38-4G  4.  Emile  Desehamps  et  le  livret.  Importance  du  livret 

(Tluanhoé.  Rôle  d'un  ])oètc  romantique  comme  librettiste. 

47-55  5.  La  dénaturation  romantique  du  livret  de  Don  Juan 

de  Mozart  en  1831.  Deschamps  et  les  Blazc. 


VI  TABLE    DES    MATIERES 

56-66  6.  Relations  d'Emile  Deschamps  et  de  Meyerbeer.   Sa 

collaboration  au  livret  des  Huguenots. 

67-75  7.  Relations    d'Emile    Deschamps    avec    Niedermeyer. 

Le  livret  de  Stradella. 

76-93  8.  Deschamps  et  Berlioz.  —  La  symphonie  de  Roméo  et 

Juliette. 

94-115         9.  La  «  Romance  »  au  xix^  siècle  et  les  romances  d'Emile 
Deschamps.  Son  édition  des  Lieder  de  Schubert. 

116-123         10.  Bibliographie  des  compositions  musicales  auxquelles 
Emile  Deschamps  a  collaboré. 


AVANT-PROPOS 


LE    DILETTANTISME    D'EMILE    DESGHAMPS 


On  peut  donner  au  mot  dilettante,  pour  caractériser  Emile  Des- 
champs dans  ses  rapports  avec  les  artistes  de  son  temps,  les  deux 
sens  que  cette  aimable  épithète  autorise. 

Nous  lui  laisserons  d'abord  le  sens  traditionnel  qu'il  eut,  au  xix*^  siè- 
cle, dans  les  cercles  où  l'on  appréciait  la  musique.  Le  dilettante  \ 
depuis  la  Restauration  jusqu'à  la  fin  du  second  Empire,  c'est  l'homme 
du  monde,  amateur  passionné  de  musique  italienne.  On  est  sévère 
aujourd'hui  pour  les  dilettanti,  et  il  serait  souhaitable  de  voir  paraître 
une  étude  spéciale  sur  Stendhal  et  la  musique,  Stendhal,  leur  maître 
à  tous  ^.  Car  les  reproches  qu'on  leur  fait,  le  plus  grave  même,  celui 
qui  consiste  à  prétendre  qu'ils  auraient  compromis,  chez  nous,  le 
développement  de  notre  ancienne  musique  française,  et  entravé 
pendant  plus  d'un  demi-siècle  l'influence  bienfaisante  de  la  musique 
allemande,  toutes  ces  critiques  doivent,  semble-t-il,  remonter  jus- 
qu'à lui.  C'est  lui  qui  ^,  dès  1812,  a  sinon  créé,  du  moins  fortifié  le 
préjugé  contre  la  nouvelle  musique  symphonique,  à  laquelle  il  oppo- 
sait l'ancienne  musi({ue  italienne  considérée  comme  «  une  monarchie 
où  le  chant  régnait  en  maître  »  *.  Si  l'on  ne  peut  pas  dire  que  la  pré- 

1.  Ad.  Jullien,  Paris  dUeltanle  au  commencement  du  siècle.  Paris,  F.  Didol,  1884, 
passim,  et  Stfndhal,  Notes  d'un  dilettante,  dans  Mélanges  d'art  et  de  littérature, 
Paris,  M.  Lcvy,  18G7. 

2.  M.  R.  Rolland,  dans  la  Préface  qu'il  a  écrite  pour  la  dernière  édition  des 
Vies  de  Haydn,  de  Mozart  et  de  Métastase,  texte  établi  et  annoté  par  Daniel  Muller. 
(Paris,  Champion,  in-S"),  en  a  tracé  une  belle  esquisse. 

:i.  Cf.  Le  Temps,  18  févr.  1914,  art.  de  Paul  Souday  sur  :  Stendhal  :  Vies  de 
Haydn,  de  Mozart  et  de  Métastase,  leste  établi  et  annoté  par  Daniel  Muller,  préface 
de  Romain  Rolland,  1  vol.  in-S",  Champion. 

4.  Cf.  Vie  de  Haydn,  par  Stendhal.  Ed.  Champion,  lettre  II,  p.  18. 


VIII  AVANT-PROPOS 


dilection  pour  la  mélodie,  pour  le  chant,  appartienne  en  propre  à 
Stendhal,  on  doit  reconnaître  qu'il  a  exagéré  jusqu'au  paradoxe 
la  thèse  de  tous  les  italianistes  du  xviii^  siècle,  de  Grimm  et  de  Jean- 
Jacques,  qui  fait  reposer  la  musique  sur  le  plaisir  physique,  et  qu'après 
lui  tous  les  dilettanti  reprendront.  Pour  eux,  rien  n'égale  les  airs  que 
l'oreille  retient  facilement  dans  les  délicieux  opéras  de  Paisiello  et 
de  Cimarosa.  C'est  la  docilité  exquise  de  la  musique  de  Rossini  à  se 
ployer  à  toutes  les  inflexions  de  la  voix  des  chanteurs,  qui  fera  se 
pâmer  les  dilettanti  à  l'audition  de  ses  opéras. 

Emile  Deschamps,  qui  fuyait  cependant,  comme  nous  le  verrons, 
toute  attitude  exclusive,  se  rangea  souvent  au  nombre  de  ces  brillants 
partisans  de  l'italianisme.  Il  est  de  ceux  qui  goûtèrent  Mozart  à 
l'italienne,  adorèrent  ^  précisément  en  lui  l'auteur  des  pjus  belles 
romances  qu'on  puisse  entendre  ;  et  lui-même,  le  poète  de  salon,  a 
composé  les  romances  les  plus  applaudies  par  la  société  de  la  Mo- 
narchie de  Juillet.  Il  est  certain  qu'à  cette  date  la  musique  ne  se 
séparait  point  de  l'art  du  chant,  et  l'on  ne  peut  nier  que  cet  intran- 
sigeant parti-pris  des  mondains  d'alors  n'ait  eu  cet  effet  de  laisser 
prendre,  à  Paris,  sur  les  théâtres  de  la  rue  Favart  et  de  la  rue  Lepelle- 
tier,  un  prodigieux  essor  au  talent  des  virtuoses.  Deschamps  et  ses 
amis  ont  applaudi  des  chanteurs  qui  possédaient  une  connaissance 
bien  rare  des  ressources  de  la  voix  humaine,  et  pour  tout  dire,  un 
style  qui  s'est  totalement  perdu  ^.  L'amour  du  bel  canto,  poussé  à 
l'extrême,  peut  être  ridicule,  mais  les  nobles  traditions,  le  style  dans 
l'art  du  chant,  étaient  de  grandes  choses  qu'on  a  trop  dédaignées 
depuis.  Aussi  bien,  nous  verrons  qu'un  dilettante  comme  Deschamps 
ne  réservait  pas  son  enthousiasme  aux  seules  prouesses  du  bel  canto 
et  il  lui  est  arrivé  de  se  faire  parfois  de  la  musique  une  idée  plus  haute, 
moins  sensualiste  que  celle  que  Stendhal  avait  préconisée.  Le  Ro- 
mantisme, c'est-à-dire  la  poésie  dramatique  et  pittoresque,  un  peu 
grâce  à  lui,  s'est  introduit  dans  l'opéra  français.  Il  a  contribué  à 
faire  représenter,  après  plusieurs  dénaturations  successives,  le  Don 
Juan  de  Mozart  à  peu  près  intégralement  sur  la  scène  française. 

Les  livrets  d'opéra  qu'il  a  composés  sont  un  moment,  si  l'on  peut 
dire,  de  l'histoire  de  ce  genre,  intermédiaire  entre  la  musique  et  la 


1.  Stendhal  déclare  «  qu'il  abhorre  tout  ce  qui  est  romance  française.  »  (Vie 
de  Henri  Brulard,  édit.  Champion,  II,  105),  et  p.  99  :  «  ...  Le  Français  me  semble 
avoir  le  mêlaient  le  plus  marqué  pour  la  musique...  je  n'ai  jamais  vu  un  beau 
chant  trouvé  par  un  Français...  »  Rameau  lui-même  lui  paraît  «  barbare  »  (Vie 
de  Haydn,  lettre  II). 

2.  Cf.  Le  Temps,  13  août  1912,  art.  de  Pierre  Lalo  :  A  propos  de  Don  Juan. 


LE    DILETTANTISME     D   EMILE    DESCHAMPS  IX 

poésie.  Niedermeyer,  Meyerbeer  même  (et  celui-ci,  nonobstant 
l'alliance  heureuse  qu'il  avait  coniractée  avec  Scribe)  ont  apprécié 
sa  collaboration.  Enfin,  l'on  ne  doit  pas  oublier  que,  tandis  que  pres- 
que tous  les  Français  de  son  temps  ne  juraient  que  })ar  les  Italiens, 
il  applaudissait  au  Conservatoire,  «  dans  cette  citadelle  du  torysme 
musical  »,  suivant  l'amusante  expression  d'un  musicographe  anglais  \ 
avec  un  petit  nombre  de  connaisseurs,  Beethoven  et  les  maîlres  alle- 
mands de  la  symphonie  ^.  Il  considérait  même  cette  musique  comme 
celle  de  l'avenir,  et  la  science  orchestrale  de  Berlioz,  si  nouvelle, 
vraiment  inouïe  à  cette  date,  ne  le  déconcertait  pas.  Nous  avons  voulu 
mettre  en  lumière  la  valeur  intuitive  du  goût  d'Emile  Deschamps  en 
musique.  Qu'admirait-il  déjà  chez  Meyerbeer,  sinon  l'habile  ada])ta- 
tion  à  la  mise  en  scène  théâtrale  et  au  goût  romantique  des  procédés 
des  maîtres  de  la  symphonie  ? 

Emile  Deschamps  n'ignorait  pas  que  l'esprit  de  la  musique  venait 
alors  d'Allemagne,  et  qu'il  n'y  avait  en  France  à  son  é])oque  qu'un 
génial  musicien,  Berlioz.  Il  écrivit  pour  lui  le  livret  de  la  symphonie 
de  linméo  et  Juliette.  Qu'est -ce  que  Rossini  lui-même  et  Meyerbeer 
au])rès  de  Berlioz  ?  je  crois  que  le  fin  connaisseur  le  sentait  bien. 
Seulement  il  était  la  conciliation  faite  homme  ;  il  connaissiiit  resi)rit 
de  son  temps  et  n'était  })as  de  ceux  ({ui  nient  les  obstacles.  Il  a  douce- 
ment contribué  à  les  aplanir  ;  il  a  délicatement  insinué,  dans  les  salons 
où  il  fréquentait,  le  culte  des  dieux  nouveaux  :  on  verra  qu'il  y  fit 
chanter  notamment  les  lieder  de  Schubert.  Ses  adaptations  de 
librettiste,  avec  ce  qu'elles  ])ermettaient  au  musicien  d'oser  et  ce 
qu'elles  l'oljligeaient  de  ménager,  sont  de  bien  curieux  témoignages 
du  sens  des  transitions  et  des  accommodements  qu'il  })ossédait  au 
degré  suprême,  en  mondain  accom])li  qu'il  était. 

Il  nous  semble  d'autre  part  que  le  dilettantisme  musical  d'Emile 
Deschamps  a  déjà  le  caractère  essentiel  de  tout  dilettantisme  entendu 
en  un  sens  plus  général.  La  définition  que  M.  Paul  Bourget  ^  a  donnée 
de  cette  élégante  attitude  s'applique  parfaitement  à  lui.  «  C'est,  dit-il, 
une  disposition  d'esprit,  très  intelligente  à  la  fois  et  très  voluptueuse, 
qui  nous  incline  four  à  tour  vers  les  formes  les  plus  diverses  de  la 
vie  et  nous  conduit  à  nous  ])rèter  à  toutes  ces  formes  sans  nous 
donner  à  aucune.  » 

1.  Grovo,  Dirlinnan/  of  ntusic  and  wusicinns,  tome  IV,  p.  320. 

2.  Stendhal  (Vie  de  Ha>/dii,  lf;ltro  H)  :  «  (^)uan(l  Bcethovon...  a  accunmln  les 
notes  et  les  idées,  quand  il  a  cherche  la  quantité  et  la  bizarrerie  des  modulations, 
ses  symphonies  savantes  et  pleines  de  recherche  n'ont  produit   aucun  elTel.  » 

3.  Œuires  complètes  de  Paul  liour^rl.  Ciitirpte.  —  I.  Essais  de  psychologie 
contemporaine.  Paris,  Plon-Nourrit,  189'»,  in-8".  I.lude  sur  Jtenan,  p.  42. 


X  AVANT-PROPOS 

Ainsi  l'aimable  homme  goûtait  également  en  musique  Meyerbeer 
et  Cimarosa,  Schubert  et  Donizetti,  Rossini  et  Berlioz.  Il  n'était  pas 
le  prisonnier  de  ses  admirations,  et  ne  comprenait  guère  qu'on  fût 
exclusif  en  une  telle  matière.  «  L'exclusion,  disait-il,  est  le  fléau  des 
arts.  »  Et  encore  :  «  Il  y  a  bon  nombre  de  fanatiques  du  Conservatoire 
qui' traitent  fort  cavalièrement  l'opéra  italien  ;  et  en  revanche  bien 
des  belles  dames  enthousiastes  des  virtuoses  de  la  salle  Favart,  et 
qui  s'eniuiiitii  bien  franchement  dans  la  salle  de  la  rue  Bergère. 
Pauvre  humanité  qui  ne  peut  suffire  à  deux  admirations  ^.  » 

Mais  Emile  Deschamps  ne  s'est  pas  contenté  du  plaisir  d'apprécier 
en  musique  des  beautés  plus  diverses  que  celles  que,  des  années 
avant  lui,  il  est  vrai,  Stendhal  avait  goûtées,  et  de  renchérir  ainsi  sur 
l'auteur  de  la  Vie  de  Rossini  ;  il  a,  comme  d'ailleurs  le  maître  des 
dilettantes  de  tous  les  temps  ^,  conçu  le  dilettantisme  dans  son  sens 
le  plus  étendu,  et,  dépassant  la  musique,  il  s'est  intéressé  à  tous 
les  arts.  Les  peintres  et  les  sculpteurs  romantiques  n'eurent  pas  de 
plus  fervent  admirateur. 

«  En  ce  temps-là,  disait  Sainte-Beuve,  la  peinture  et  la  poésie 
étaient  sœurs.  »  Nous  allons  constater  en  effet  que  peintres  et 
poètes  comprenaient  le  sens  de  l'évolution  réciproque  de  leur  art. 
Deschamps,  dès  1819,  tout  en  rendant  hommage  à  l'école  de  David, 
célébrait  l'originalité  exquise  de  Prud'hon  et  prenait  la  défense  du 
réalisme  puissant  de  Géricault.  S'il  nous  fallait  encore  une  preuve  de 
son  éclectisme,  nous  la  trouverions  dans  le  culte  qu'il  rendait  à  deux 
génies  aussi  différents  qu'Ingres  et  Delacroix.  Deux  grands  artistes, 
d'autre  part,  tinrent  à  honneur  de  reproduire  la  physionomie  char- 
mante d'Emile  Deschamps  :  l'un  exposa  son  portrait  au  Salon  de  1841, 
c'est  Champmartin,  et  l'autre  modela  son  médaillon,  c'est  David 
d'Angers. 

Fraternité  des  arts  !  union  fortunée  ! 

ce  vers  de  Joseph  Déforme  ^  fut  comme  le  mot  d'ordre  de  la  généra- 

1.  É.  Deschamps,  Œuvres  complètes.  Prose,  2^  part.,  p.  36. 

2.  Nous  le  verrons,  en  peinture  comme  en  musique,  dépasser  les  points  de 
vue  de  Stendhal.  Dans  son  salon  de  1824,  Stendhal  ne  rendra  pas  plus  justice  à 
Ingres  ou  à  Lawrence  qu'à  Delacroix.  Tandis  qu'il  porte  aux  nues  Vernet  et 
Delaroche,  il  écrit  :  «  Il  y  a  un  Massacre  de  Scio,  de  M.  Delacroix,  qui  est  en 
peinture  ce  que  les  vers  de  MM.  Guiraud  et  De  Vigny  sont  en  poésie,  l'exagéra- 
tion du  triste  et  du.  sombre...  »  Voir  ses  Mélanges  d'art  et  de  littérature,  Paris, 
M.  Lévy,  1867,  p.  150.  Stendhal  revient  un  peu  sur  ce  jugement  expéditif  à  la  page 
180  :  il  n'aime  pas  le  Massacre  de  Scio,  mais  il  reconnaît  que  «  Delacroix  a  le  senti- 
ment de  la  couleur  ;  c'est  beaucoup  dans  ce  siècle  dessinateur.  Il  me  semble  voir 
en  lui  un  élève  de  Tintoret  ;  ses  figures  ont  du  mouvement.  » 

3.  Poésies,  de  Sainte-Beuve,  Paris,  M.  Lévy,  1863,  in-8°.  Le  Cénacle,  p.  69. 


LE    DILETTANTISME    D   EMILE    DESCHAMPS  XI 

tion  romantique  ^.  Peintres,  sculpteurs/^ poètes,  crurent  soudain 
(\u'ils  avaient  beaucoup  à  apprendre  les  uns  des  autres,  et  ce  n'est 
même  que  de  nos  jours  qu'on  s'est  pris  à  douter  des  bienfaits  de  cette 
fameuse  union,  de  cette  belle  fraternité.  M.  Abcl  Ilcrmant  ^  refuse 
d'admettre  ces  prétendus  bienfaits,  il  n'y  voit  (pi'une  illusion  dont. 
il  rend  responsable  le  Romantisme:  «C'est  de  ce  temps,  dit-il,  (|ue 
date  la  confusion  des  arts  et  de  la  littérature.  Elle  n'a  été  beureuse 
ni  pour  les  artistes  ni  pour  les  gens  de  lettres.  Elle  a  même  failli  gâter 
l'esprit  français,  en  faisant  pénétrer  dans  le  cabinet  de  l'écrivain  la 
blague  de  l'atelier  du  peintre.  Elle  n'a  pas  servi  aux  peintres  ni  aux 
sculpteurs  en  les  faisant  penser  par  contagion,  et  aux  })octcs,  en  leur 
suggérant  le  goût  de  l'art  ]iittoresque  et  des  transpositions  d'art. 
Elle  nous  a  donné  l'babitude  étrange  de  réunir  sous  une  même  déno- 
mination tous  les  créateurs  de  beauté  les  plus  disseml)lablcs,  et  par 
là  même  à  déterminer  les  simples  d'esprit...  à  considérer  (|ue  l'buma- 
nité  tout  entière  se  divise  exactement  en  deux  classes,  les  artistes  et 
ceux  qui  ne  le  sont  pas,  c'est-à-dire  les  bourgeois.  » 

Ces  conséquences  plus  ou  moins  lointaines,  en  supposant  (juil 
fallût  les  condamner  toutes,  ne  pouvaient  êtres  aperçues  de  ces 
esprits  généreux  qui  s'efforçaient,  chacun  dans  son  domaine,  de 
dompter  la  routine  et  de  marcjuer  fortement  des  œuvres  nouvelles 
du  signe  de  leur  personnalité.  Les  arts,  en  dépit  de  la  dilférence 
essentielle  de  leurs  moyens  d'expression,  ont  tout  de  même  bien  un 
fond  commun  et  l'on  ne  peut  pas  faire  un  grief  aux  romantiques 
d'avoir  vivement  senti  cette  unité  profonde.  L'abus  du  pittoresque, 
d'autre  part,  n'en  saurait  cependant  pas  faire  repousser  l'usage, 
et  quand  on  ne  devrait  aux  transpositions  d'art  que  l'expression 
raffiné  des  nuances  les  plus  fugitives  de  la  sensil)ilité  et  de  Timagina- 
tidji,  il  n'en  faudrait  peut-être  pas  médire  ^.  —  Si  quebjues  écrivains 
ont  laissé  pénétrer  dans  leur  cabinet  d'étude  la  blague  de  l'atelier 
du  ])einlre,  cette  crititjue  n'atteint  aucun  tb's  ]H)êLes  de  la  gi'ande 
é|i(iqii('  romantifiue  (jui  furent  tous  des  lioinmcs  d'une  urbanité 
exfjuise,  Hugo,  Vigny,  les  l)escbam])s,  Gautier  lui-même  qui  débuta 
comme  un  ra])in  dans  la  littérature,  et  finit  dans  la  noble  attitude 


1.  (,l.  /.('  (ilihr,  \  iiov  l.S2(),  Vild  coiiipaie  Delacroix  à  Victor  Hugo,  Ary 
ScliofïiT  à  Lamartine. 

2.  Le  Temps,  20  fcvrirr  101 'i,    Vie  à  Paris. 

.'i.  Ce  qu'il  y  a  de  meilleur  clans  le  mouvement  parnaàsicn  cl  presque  tout  le 
symbolisme  s'expliquent  par  là.  fimile  Dischamps  fut  en  définitive  en  plein 
romantisme  un  précurseur  du  Parnasse.  Cf.  noire  étu(]o  intitulée  :  Un  bourgeois 
dilillante  à  l'époque  roniantiqiie. 


XII  AVANT-PROPOS 

pensive  d'un  nouveau  Goethe.  Quant  aux  peintres  et  aux  sculpteurs 
qui  ne  pensent  que  par  contagion,  je  ne  crois  pas  qu'une  totale 
ignorance  de  la  littérature  eût  favorisé  leur  génie.  Il  y  a  trop  de  gens 
qui  se  croient  des  artistes  et  n'ont  aucune  personnalité.  Delacroix 
pouvait  au  contraire  se  nourrir  des  lectures  les  plus  diverses  et  s'ins- 
pirer tour  à  tour  de  Gœtz  et  de  Faust,  de  Don  Juan,  de  Mazeppa,  du 
Giaour  et  du  Romancero  espagnol  ;  ni  Goethe,  ni  Byron,  ni  le  Roman- 
cero ne  l'empêchèrent  de  demeurer  Delacroix.  En  somme,  les  grands 
artistes  ne  s'inspirent  véritablement  que  d'eux-mêmes,  et  ce  n'est 
pas  le  dilettantisme  qui  gênera  jamais  le  développement  d'une  grande 
personnalité.  —  Encore  moins  nuira-t-il  à  la  culture  du  goût  chez  un 
homme  qui,  n'ayant  pas  le  don  de  création,  générateur  des  grandes 
œuvres  d'art,  a  cependant  l'intelligence  qui  est  nécessaire  pour  les 
connaître  et  les  aimer. 

Emile  Deschamps  fut  le  type  acccompli  de  ces  délicates  natures 
incomplètes.  Le  succès  de  ses  glorieux  amis,  qu'il  admirait  plus  qu'un 
autre,  ne  troublait  point  la  sûreté  du  jugement  qu'il  portait  sur  lui- 
même.  11  se  connaissait  parfaitement  et  se  fixa  en  définitive  un  rôle 
proportionné  à  ses  forces.  Au  milieu  du  xix^  siècle  artistique  et 
littéraire,  il  tint  école  d'admiration  et  demeura  parmi  les  gens  de 
lettres  et  les  artistes  de  son  temps  ce  qu'on  appelait,  dans  l'ancienne 
France,  un  honnête  homme.  Ce  dilettante  qui  a  osé,  comme  poète, 
dans  ce  métier  des  vers  qu'il  connaissait  si  bien,  tant  d'heureuses 
initiatives  et  opéré  quelques  belles  réussites,  nous  fait  songer  aux 
connaisseurs  éclairés  de  la  société  d'autrefois,  qui.  sans  se  piquer  de 
rien,  appréciaient  finement  les  ouvrages  de  l'esprit  et  avaient  aussi 
le  sentiment  des  arts  ^. 


1.  Faut-il  ajouter  que,  par  la  curiosité  étendue  de  son  esprit  et  cet  amour  pour 
tous  les  arts,  peinture,  musique  et  littérature,  Emile  Deschamps  n  est  pas  sans 
rapport  avec  ce  noble  type  de  Vhumaniste,  tel  que  la  Renaissance  l'avait  réalisé, 
tel  que  notre  xix^  siècle  réussit  à  le  réaliser  encore.  Renan  en  serait  bien  le  plus 
parfait  exemplaire. 


PREMIERE    PARTIE 


KMILK    DESGIIAMPS 
ET    LES    ARTISTES    DE    SON    TEMPS 


Dans  le  34^  bulletin  de  la  BibUograpliie  de  la  France,  à  la  date  du 
21  août  1819,  nous  trouvons  sous  le  n^  3067  l'annonce  de  l'ouvrage 
anonyme  suivant  : 

Lettres  à  David  sur  le  Salon  de  1819.  Par  quelques  élèves  de  son  école. 
Première  livraison.  In-S°  d'une  P^^.  Impr.  de  Pillet  aîné  à  Paris.  — 
Paris,  chez  Pillet  aine. 

Cette  notice  est  accompagnée  des  renseignements  que  voici  : 

«  Cet  ouvrage  sera  composé  de  vingt  livraisons  (pii  paraîtront  à 
des  époques  rapprochées.  Chaque  livraison  contiendra  une  feuille 
d'impression  in-8°  et  une  gravure  au  trait  des  tableaux  les  plus  im- 
))ortants  de  l'exposition.  Ces  livraisons  réunies  formerciut  un  volume 
de  3(j0  i>ages,  orné  de  20  gravures.  » 

Les  éditeurs  ne  purent  sans  doute  ])as  réaliser  intégralcnu'îil  ce 
programme,  l'.n  tous  las  la  liiltlio'^raphic  de  l<i  France  ne  mcrilidun»; 
([ue  la  |)ul)lication  des  quatorze  pii-mièrcs  li\rais()ns,  et  le  i-ecueil 
([iii  eu  l'iit  fait  la  même  année  ]»ar  Finquimcur  Pillet  constitue  un 
\uliiiin'  in-8"  de  'l')i)  p.  el  non  de  300,  CKiiinic  l'aundiirait  le  pros- 
jJCcLus. 

()iicls  rlaiciil.  les  auteurs  de  ctM  iinportanl,  u  .Salon  »  ? 

I,a  I  ladil  11)11,  autorisée  par  la  Irance  littéraire  ih-  (hiéi-ard  et  le 
J)iclionnairc  des  anonymes  de  Barbier-,  \fiil  (|u"oii  rallrilmc  à  ((iialr<; 
écrivains  :  Louis-Franeois  J.liéritifr,  llimi  de  |,;i  Touche,  limiio 
Desehamps  et  Antoine  Béraud. 

1 


2  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

Nous  allons  revenir  à  Latouche  et  à  Deschamps.  Mais  il  faut  dire 
auparavant  quelques  mots  des  deux  autres  collaborateurs,  dont  les 
noms  sont  tombés  dans  l'oubli. 

Louis-François  Lhéritier,  dit  Lhéritier  de  l'Ain,  était  le  fils  d'un 
soldat  de  l'Empire.  Peut-être  protestant  d'origine,  il  devait  traduire 
de  l'allemand  une  histoire  de  la  Réformation  ;  en  tout  cas,  pénétré 
de  l'esprit  du  xviii^  siècle,  il  écrivit,  en  collaboration  avec  Tissot,  une 
histoire  abrégée  de  la  Révolution  française,  et  attacha  son  nom  dès 
le  début  de  la  Restauration  à  des  publications  dont  les  tendances 
bonapartistes  n'étaient  pas  douteuses  ^.  Auteur  d'une  Epître  à 
{M.  J.)  Chénier,  parue  en  1812,  il  publia,  en  1830,  une  notice  sur  le 
célèbre  i^ioloniste  Nicolo  Paganini.  C'était  donc  une  sorte  de  dilet- 
tante que  ce  journaliste  que  nous  trouvons  dès  1817  dans  l'intimité 
d'Emile  Deschamps  et  surtout  d'Henri  de  Latouche  qui  préparait 
alors  sa  fameuse  édition  des  poésies  d'André  Chénier.  On  sait  que 
Latouche,  à  cette  date,  collationnait  les  manuscrits  du  grand  poète, 
et  qu'il  allait,  en  les  publiant,  révéler  un  précurseur  au  romantisme 
naissant.  Cela  ne  l'empêchait  point  de  s'occuper  en  même  temps  du 
procès  Fualdès  qui  passionnait  alors  l'opinion  et  d'en  écrire  l'histoire 
complète  avec  ce  même  Lhéfitier,  qui  devait  collaborer  en  1819  à  la 
composition  des  Lettres  à  Da^>id. 

Antoine  Béraud  avait  un  caractère  plus  martial.  Les  arts  et  les 
lettres  n'étaient  pour  lui  qu'un  pis-aller.  Vétéran  des  guerres  d'Italie, 
fait  prisonnier  à  la  bataille  du  Mincio  par  les  Autrichiens  et  interné 
en  Transylvanie,  le  capitaine  Béraud  s'était  évadé  ;  mais,  en  1814,  il 
avait  renoncé  à  la  carrière  des  armes  pour  ne  point  servir  les  Bour- 
bons. Pendant  les  Cent  jours,  il  avait  aussitôt  repris  du  service  et 
il  s'était  trouvé  à  Waterloo,  sous  les  ordres  du  général  Harlet,  dans 
le  4^  régiment  des  grenadiers  de  la  Garde.  Ce  héros  de  Ligny  et  du 
Mont  Saint- Jean,  après  la  chute  définitive  de  l'Empire,  avait  été  mis 
en  demi-solde,  et  depuis  qu'il  avait  brisé  son  épée,  il  s'adonnait  au 
dessin,  composait  des  chansons  patriotiques  et  faisait  de  jolis  vers 
dans  le  goût  de  Parny  et  de  Bertin.  Ce  futur  directeur  de  l'Ambigu 
devait  écrire  d'innombrables  mélodrames.  Pour  le  moment,  son  goût 
décidé  pour  le  théâtre  et  le  tour  spirituel  et  galant  de  son  esprit  le 
rapprochaient  d'Emile  Deschamps.  Comme  ses  amis,  il  honorait 
David,  autant  par  prédilection  pour  son  art  que  pour  ses  opinions 

1.  Les  Fastes  de  la  Gloire  ou  les  Braves  recommandés  à  la  postérité,  publiés 
sous  le  nom  d'une  société  de  militaires  et  d'hommes  de  lettres,  avec  une  collec- 
tion de  50  gravures  représentant  des  sujets  militaires  ou  belles  actions  des 
guerriers  français.   Paris,  1818-1822. 


LE    SALON     DE     1819  3 

politiques.  Il  avait  composé  même  une  ode  eu  riionneiir  du  grand 
peintre  exilé  ^. 

Le  peu  que  nous  savons  de  ces  deux  hommes  ne  nous  permet  pas 
d'évaluer  la  part  qui  revient  à  leur  collaboraliou  dans  le  compte- 
rendu  du  Salon  de  1819.  Il  était  intéressant  toutefois  de  dire  quelques 
mots  de  leurs  origines,  d'indiquer  leurs  tendances  bonapartistes, 
avant  d'ahorder  l'analyse  d'un  ouvrage  de  critique  d'art,  tout  rempli 
d'allusions    politiques. 

Quant  à  Latouclie  et  à  Emile  Deschamps,  nous  n'avons  pas  trouvé 
trace  dans  leurs  œuvres  de  ce  Salon  écrit  en  collaboration  ^.  Mais 
nous  connaissons  bien  les  deux  amis.  Nous  savons  ce  qu'ils  étaient 
capables  de  faire,  quand  ils  unissaient  leur  verve.  Ne  nous  sullit-il 
pas  pour  attribuer  ce  «  Salon  «aux  auteurs  du  Tour  de  faveur  d'v 
retrouver  non  seulement  les  marques-  de  leur  esprit,  ce  mélange 
heureux  de  malice  et  de  bon  sens,  ce  respect  du  grand  art  et  ce  goût 
des  belles  nouveautés  qui  les  rapprochaient  à  cette  époque,  mais 
encore  leurs  opinions  coutumières  et  leurs  ])réjugés  ?  Tandis  que  les 
difîérences  de  leur  nature,  en  les  dirigeant  bientôt  vers  des  milieux 
opposés,  n'allaient  pas  tarder  à  les  séparer,  ils  s'unirent  une  dernière; 
fois  ])our  défendre  les  grands  peintres  de  leur  temps  contre  l'ignorance 
du  public  et  les  cabales  de  l'esprit  de  parti.  C'était  en  effet  une  vraie 
cabale  que  les  ultras  organisèrent,  au  Salon  de  1819,  pour  accabler 
Géricault.  On  voulut  voir  dans  la  fameuse  scène  de  naufrage,  inspirée 
au  grand  réaliste  par  la  catastrophe  récente  de  la  Méduse,  une  mani- 
festation contre  le  gouvernement  de  la  Restauration  ^  ;  et  d'autre 
]>arl    iircs(|ii('    Ions   les   critiques,    au   nom   des    pr-liu-ipes   de   l'Ecole 


1.  Uéraud  s'intéressait  assez  sérieusement  à  l'hisloire  de  l'art,  puisqu'il  eut 
l'intention  de  continuer  le  recueil  consacre  aux  productions  de  l'Ecole  française 
par  Landon,  sous  le  litre  A'Annales  du  Musée.  Cette  continuation,  qu'il  intitula  : 
Annales  de  l'Ecole  française  des  beaux-arls...,  parut  en  1827  et  ne  dura  qu'un  an. 

2.  Toutifois,  dans  \uu'  lettre  adressée  par  Eniili;  Deschanips  à  Sainte-Beuve  et 
dont  l'enveloppe  porte  la  date  du  5  avril  1855,  nous  voyons  qui;  parmi  les  livres 
que  le  poète  a  prêtés  au  critique  i)Our  son  étude  sur  Latouelie,  le  Salon-Dus'id 
est  cité.  [Collection  Lovenjoul.) 

.3.  Un  oflicier  de  marine,  inexpérimenté,  M.  Duroy  de  Chaumareyx,  avait  été 
chargé  par  le  gouvernement  de  la  Restauration  de  conduire  au  Sénégal  rendu 
à  la  France  par  les  traités  de  18t5,  la  petite  colonie  qui  devait  s'y  installer.  La 
Méduse,  partie  de  l'île  d'Aix,  1<!  17  juin  IHK),  échoua  sur  le  banc  d'Ar<'uin  à 
/lO  lieues  de  la  côte  africaine.  Une  partie  de  l'équipage,  réfugiée  sur  un  radeau 
erra  pendant  douze  jours  sur  les  flots.  La  plupart  des  naufragés  périrent  de  froid 
ou  de  faim,  et  VArf^us,  un  des  bâtiments  charges  d'accompagner  la  Méduse  ne 
put  recueillir  qu'une  quinzaine  de  ces  malheureux,  (piand  il  retrouva  leur  trace 

Cette  catastrophe  émut  profondément  ri)|iinioii  ;  ei  l,.  procès  de  l'olïieicr 
coupabli'   au    moins   d'inexpérience,   souleva    les   passions   poli(i(|ues.    l/<'sprit  de 


4  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

classique,  les  Delécluze,  les  Gault  de  Saint-Germain,  les  Duval,  les 
Landon,  les  Kératry,  s'appliquèrent  avec  une  inintelligence  égale  à 
compromettre  le  succès  du  chef-d'œuvre  ^.  On  sait  que  sur  ces  entre- 
faites Géricault  désespéré,  et  d'ailleurs  proche  de  sa  fin,  se  retira 
en  Angleterre. 

Henri  de  Latouche,  qui  faisait  depuis  quelques  années  le  compte 
rendu  du  Sïilon  dans  le  Constitutionnel,  où  il  avait  en  1817  salué  le 
début  éclatant  du  jeune  David  d'Angers,  s'adjoignit  sans  doute  cette 
année-là  Béraud,  Deschamps  et  Lhéritier  pour  défendre  Ingres  et 
Prud'hon,  et  pour  venger  Géricault.  Les  critiques,  comme  nous  allons 
le  montrer,  appréciaient  la  peinture  avec  autant  de  finesse  que  l'art 
des  vers,  et  puisque  c'est  Emile  Deschamps  surtout  qui  nous  inté- 
resse, il  n'est  pas  inutile  de  constater,  dans  l'histoire  d'un  poète 
romantique,  les  relations  qui  l'unissent  avec  les  artistes. 

D'autres,  comme  Th.  Gautier  et  Musset,  à  partir  de  1830,  fréquen- 
teront autant  d'artistes  que  de  poètes.  A  cette  date,  il  est  \Tai,  l'al- 
liance entre  les  différents  arts  est  accomplie.  On  s'aperçut  pendant  la 
bataille  qu'on  avait  les  mêmes  adversaires,  et  quand  l'esprit  de  vie 
et  le  grand  souffle  d'individualisme,  qui  anima,  de  1820  à  1830, 
toute  une  génération  d'écrivains  et  d'artistes,  eût  triomphé  de  la 
routine  et  créé  une  conception  nouvelle  de  la  Beauté,  un  autre  pitto- 
resque, un  autre  style,  on  reconnut  que  poètes,  sculpteurs  et  peintres, 
avaient  un  idéal  commun  de  liberté  ;  mais  vers  la  fin  de  l'Empire^ 
dans  les  premières  années  de  la  Restauration,  cet  idéal  déjà  pressenti 
était  encore  vague,  et  l'on  travaillait  séparément.  Victor  Hugo  ne 
tarda  pas  à  fréquenter  Louis  Boulanger  et  Eug.  Delacroix  ^,  mais, 
en  1825,  il  fera  faire  son  portrait  par  Alaux,  ce  qui  n'est  pas  l'indice 
d  un  goût  excentrique,  et  dans  le  Conservateur  littéraire,  en  1821,  il 
fait  l'éloge  de  la  Jeune  Chasseresse  d'un  raisonnable  élève  de  Guérin, 
le  classique  Léon  Cogniet  ^  Le  goût  d'Emile  Deschamps  et  d'Henri 
de  Latouche,  en  1819,  va  nous  sembler  singulièrement  plus  neuf  et 
avisé. 

Ce  n'est  pas  qu'ils  apparaissent  dès  lors  comme  des  révolution- 
parti  s'en  mêla,  et  le  jugement  du  Conseil  de  guerre,  qui  le  condamna  à  3  ans  de 
prison  et  à  la  destitution,  satisfit  à  peine  ceux  qui  avaient  profité  de  cette  mal- 
heureuse affaire  pour  accuser  le  gouvernemen-t  d'imprévoyance  et  de  favori- 
tisme. 

1.  Cf.  Léon  Rosenthal,  La  Peinture  romantique,  Paris,  May,  1900,  livre  II, 
ch.  I.  La  Bataille,  p.  83. 

2.  Cf.  Victor  Hugo  raconté,  II,  li.  Amis  ;  et  Lettre  à  Adèle  Hugo,  le  2-1  mai  1825, 
dans  la  Correspondance,  p.  234. 

3.  Souriau,  La  Préjace  de  Cronmell,  Paris,  1897,  in-S",  p.  Cl. 


LE    SALON    DE 


1819 


naires  en  matière  artistique.  Il  s'en  faut  de  beaucoup.  Ils  commencent 
par  établir  qu'ils  respectent  la  tradition  et  les  principes  de  la  grande 
Ecole  de  l'Empire,  et  même  donnent  à  leur  compte  rendu  la  forme 
d'une  série  de  lettres  adressées  à  Louis  David,  le  chef  de  l'Ecole  dite 
impériale  et  le  théoricien  du  classicisme  artistique  ^.  David,  conformé- 
ment à  la  loi  d'amnistie  du  9  janvier  181G  qui  excluait  de  cette 
mesure  les  régicides,  était  en  exil.  Nos  critiques  frondeurs  ne  pou- 
vaient manquer  cette  occasion  de  manifester  leur  sympathie  pour 
une  victime  de  l'intolérance  royaliste,  et,  protégés  par  le  voile  de 
l'anonyme,  l'ancien  officier  d'ordonnance  du  général  Daumesnil 
et  ses  amis  ne  ménagent  pas  leurs  épigrammes. 

Frappés  de  l'invasion  des  toiles  religieuses,  qui  sont  presque 
toutes  des  commandes  de  l'Etat,  ils  raillent,  sans  le  nommer,  cet 
enthousiaste  «  qui  veut  persuader  qu'au  Salon  il  se  croit  à  l'Eglise  » 
et  volontiers  demanderait  «  qu'on  mette  un  bénitier  à  la  porte,  et 
qu'on  fasse  en  entrant  le  signe  de  la  croix  ».  Tous  les  développements 
qu'ils  consacrent  à  la  question  de  la  peinture  religieuse  ont  perdu 
pour  nous  de  leur  à-propos. 

Mais  il  s'était  élevé  sur  cette  question,  à  partir  de  1815,  de  véri- 
tables controverses.  C'était  l'époque  où  le  gouvernement  faisait  à 
grands  frais  décorer  les  églises,  et  tandis  que  l'on  constatait  la  dimi- 
nution des  sujets  empruntés  à  la  mythologie,  les  sujets  tirés  de 
l'Histoire  sainte  rivalisaient  au  Salon  avec  ceux  qu'inspirait  un 
moyen-âge  envahissant.  Emile  Deschamps  et  Latouche  se  raillent  à 
bon  droit  de  cette  foule  de  saints  et  de  martyrs  ;  ils  ne  se  rendent 

1.  Lettres  à  David.  Treizième  lettre,  p.  83.  —  H  est  dommage  que  l'esprit 
voltairien  de  nos  critiques  et  leur  finesse  ne  les  aient  pas  prémunis  contre  le 
mépris  du  xvin^  siècle,  «  «  du  temps  où  les  Boucher,  les  Lagrcnée  et  les  Vanloo 
étaient  les  coryphées  de  l'Ecole  ».  Il  l'ailait  que  le  prestige  de  David  fut  bien  grand 
pour  que,  dans  un  Salon  aucpiel  a  collaboré  Emile  Deschamps,  on  condamnât 
l'art  du  xviii^  siècle  par  les  épithètes  d'affecté  et  de  fru'olc,  et  (ju'on  le  qualifiât 
sans  indulgence  de  «  marivaudage  de  la  peinture  ».  Voir  sur  ce  sujet  la  page  '»6 
et  d'autre  part  consulter  la  page  ôO  où  ils  rendent  au  contraire  hommage  à  la 
sculpture  du  xviii*^  siècle,  toujours  sous  l'inspiration  de  David  :  «  Nous  ne  sommes 
plus  au  temps  des  Chaudet,  des  Moitte,  des  Pajou,  des  Iloudon,  des  Julien,  des 
Roland,  des  Dejoux,  des  Boisot,  au  temps  où  cette  réunion  d'artistes  illustres 
répandait  une  si  vive  lumière  sur  notre  école,  mais  nous  citons  encore  avec 
orgueil  les  noms  des  Dupaty,  des  Bosio.  »  Non  seulement  ils  louent  la  statue  de 
Biblis  de  l'un  et  la  Salmacis  de  l'autre,  mais  ils  apprécient  avec  goût  le  délicieux 
ISarcisse  de  Cortot  et  sa  Pandore.  Les  qualités  qu'ils  apprécient  en  général  chez 
les  sculpteurs,  ce  sont  la  pureté  des  formes,  la  délicatesse  du  modelé,  c'est  avant 
tout  "  la  pose,  facile  et  gracieuse  »  qui  «  a  permis...  de  développer  des  lignes  d'une 
suavité  parfaite.  »  (p.  5G).  Enfin  ce  qu'ils  admirent  chez  un  sculpteur,  ce  sont  les 
qualités  qui  permettent  de  s'écrier  devant  son  n-uvre  :  «  C'est  du  Canova  tout 
pur  !  »  —  Cf.,  p.  'JO,  anecdote  sur  le  Téléniaque  de  Marin. 


6  EMILE     DESCHAjMPS     ET    LES    PEINTRES 

pas  compte  que  rinvasion  des  mérovingiens  et  des  troubadours 
n'était  pas  moins  divertissante.  Mais  la  peinture  d'histoire  était  à 
la  mode  :  un  sentiment  poétique  ne  semblait  guère  pouvoir  s'exprimer 
à  cette  date  en  dehors  d'un  cadre  historique,  et  nos  critiques,  comme 
les  hommes  de  leur  temps,  étaient  épris  du  moyen-âge. 

D'autre  part  (et  c'est  là  que  se  manifeste  sans  doute  l'influence 
d'Antoine  Béraud,  l'ancien  capitaine  du  régiment  des  grenadiers 
de  la  garde)  ils  profitent  de  la  nomination  récente  du  comte  de 
Forbin  à  la  Direction  des  Beaux-Arts,  que  naguère  occupait  Denon, 
pour  lui  demander  compte  des  grandes  toiles  historiques  de  l'Empire  : 
«  N'est-il  pas  surprenant,  écrivent-ils  à  David  ^,  que  les  batailles 
d'Austerlitz,  d'.Eylaii,  de  Marengo,  l'hôpital  de  Jafîa,  le  pardon  aux 
révoltés  du  Caire,  la  réception  des  clefs  de  Vienne,  et  vos  tableaux, 
mon  cher  maître,'  soient  voilés  à  nos  regards,  sous  prétexte  qu'ils 
attestent  de  grands  talents  et  rappellent  toute  la  splendeur  de  nos 
armes  ?  »  Des  traits  de  cette  espèce  sont  inspirés  par  la  passion 
politique  ^.  Il  y  en  a  quantité  d'autres,  plus  désintéressés  au  cours 
de  ces  lettres,  et  qui  sont  des  modèles  de  bonne  plaisanterie. 
Mais  les  auteurs  ne  plaisantent  pas  toujours,  et,  quand  ils  se 
déclarent  partisans  de  l'Ecole  de  David,  ils  sont  le  plus  sérieux 
du  monde. 

Ils  ne  distinguent  aucunement  chez  David  l'admirable  peintre 
du  théoricien  systématique,  et  l'applaudissent  d'avoir  découvert 
dans  Vantique  tout  cet  ensemble  abstrait  de  conceptions  idéales  qui 
va  dominer  l'Ecole  de  peinture  et  constituer  bientôt  le  plus  terrible 
obstacle    au    développement    de    l'individualité    artistique.    David, 

1.  Lettres  à  David.  Lettre  première,  p.  5.  —  Lire  aussi  les  lettres  6  et  9,  où  ils 
criblent  d'épigrammes  le  tableau  d'Inès  de  Castro,  exposé  par  le  comte  de  Forbin. 

2.  Le  plus  partial  des  quatre  collaborateurs  était  sans  doute  Antoine  Béraud, 
qui  dans  son  ode  :  A  Louis  David,  peintre,  Paris,  A.  Eymery,  1821,  laissera  pa- 
raître un  assez  vif  parti-pris  antiroyaliste  et  même  antichrétien  : 

Après  10  strophes  consacrées  à  la  gloire  de  la  Révolution  et  de  celui  qui  fit 
trembler  les  rois,  il  déplore  la  chute  de  César,  et  adresse  dos  consolations  à  David 

exilé  : 

Eh  !  qui  peut  au  génie  arracher  sa  couronne  ? 

Les  tyrans  l'ont  proscrit  ;  leur  fureur  l'environne... 

Il  règne  dans  l'exil,  il  règne  dans  les  fers. 

Béraud  oppose  les  grandes  œuvres  de  David,  peintre  d'histoire,  aux  tableaux 
inspirés  par  la  renaissance  catholique  : 

Laissons  au  Vatican,  à  ses  splendeurs  austères, 
Anges,  démons,  martyrs,  miracles  et  mystères, 
Et  saints,  et  croix  sanglante,  ornemens  des  autels. 
Prêtres,  si  vous  cédez  à  la  raison  des  sages, 
Dans  le  temple  des  arts,  n'offrez  plus  ces  images 
Au  doute  des  mortels. 


LE    SALOX    DE     1819  7 

qui  prétendait  enseigner  à  des  peintres,  n'avait  aucun  souci  de  la 
couleur,  et  comme  un  sculpteur,  n'appréciait  que  les  belles  formes. 
Or,  Emile  Deschamps  et  ses  amis,  au  lieu  de  dénoncer  le  paradoxe 
du  théoricien,  félicitent  le  grand  homme  du  mauvais  service  qu'il 
rendit  à  ceux  de  ses  élèves,  qui  étaient  plus  capables  d'ap})liquer  ses 
leçons  que  de  suivre  ses  exemples  :  «  Ses  maîtres,  ses  émules,  ont  pu 
sentir,  comme  lui,  les  beautés  de  l'antique,  mais  nul  ne  les  a  mieux 
rendues.  C'est  lui  qui,  le  premier  peut-être  de  tous  les  peintres,  a 
su  poser  sur  la  toile  ces  formes  pures  des  statues  grecques,  en  leur 
donnant  la  vie  qui  leur  manque  ^.  »  En  tout  cas,  ils  rendaient  en  ces 
termes  un  juste  hommage  au  mérite  éminent  du  grand  peintre 
idéaliste,  et  ce  qu'il  faut  admirer,  c'est  qu'ils  se  montrèrent  égale- 
ment sensibles  au  tempérament  d'un  peintre  tout  à  fait  différent, 
aux  géniales  qualités  de  Géricault,  le  promoteur  du  réalisme  dans 
la   peinture  moderne. 

Après  avoir  décrit  avec  complaisance  la  fameuse  scène  du  Naufrage, 
ils  ajoutent  :  «  L'ensemble  de  cette  composition  tragique  inspire  la 
terreur  et  la  pitié  ;  elle  est  pleine  de  verve  et  de  mouvement.  La  teinte 
en  est  chaude,  et  indique  le  premier  jet  d'une  heureuse  inspiration. 
Le  dessin  est  d'un  grand  caractère,  il  est  hardi,  vigoureux...  »  Après 
avoir  fait  quelques  réserves  sur  la  couleur  dans  ce  tableau,  ils  se 
gardent  bien  de  conclure  que  Géricault  n'est  pas  coloriste.  En  dépit 
des  critiques  qu'ils  adressent  à  ce  chef-d'œuvre  d'improvisation,  ils 
ne  refusent  pas  à  Géricault  ce  don  de  la  cotileur,  (c  cette  qualité, 
disent-ils  justement,  (jui,  dans  l'état  actuel  de  notre  école,  est  devenue 
indispensable.  »  Enfin,  ils  j>rennent,  en  concluant,  hardiment  parti 
pour  le  peintre. 

«  En  somme,  cet  ouvrage  décèle  un  beau  talent  qu'il  était  utile 
d'éclairer.  Il  porte  un  caractère  d'originalité  qui  appelle  la  critique, 
mais  il  est  loin  de  mériter  les  attaques  dont  la  mauvaise  foi  et  resj)rit 
de  parti  l'ont  rendu  l'objet.  Ceux  de  nos  journaux,  qui  ont  trouvé 
dans  les  convenances  que  M.  Gros  montrât  auprès  de  la  duchesse 
d'Angoulème  des  bateliers  presque  nus,  ont  demandé  des  vêtements 
à  ces  ]>auvres  naufragés  :  ils  ont  voulu  savoir  avant  de  s'attendrir 
sur  leur  sort,  s'ils  étaient  Grecs,  Uoinains,  'Jures  ou  Erançais.  Qu'im- 
]iorte  !  c'est  un  naufrage  et  c'est  de  la  ]»cintur(;,  et  pour  que  ces 
images  nous  révélassent  l'intérêt  particulier  (|u'elles  inspirent,  nous 
n'avions  ])as  besoin  de  la  mauvaise  humeur  des  ultras  et  des  ])récau- 
tions  du  jury  qui  a  elTacé  le  nom  de  la  Méduse  de  son  livret.  »  (Lettres 

1.  Lettres  à  D<n-id,  (Icuxièinr  lellro,  p.  9. 


8  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

à  David,  8^  lettre,  p.  52).  Emile  Deschamps  et  ses  amis,  en  écrivant 
cette  page,  tinrent  le  langage  de  la  postérité  ^. 

On  peut  en  dire  autant  de  leurs  éloges  de  Prud'hon  et  d'Ingres. 

Pour  apprécier  la  valeur  de  leur  jugement,  il  faut  savoir,  par  la 
lecture  des  critiques  contemporains,  à  quelles  aberrations  pouvaient 
conduire  les  préjugés  des  hommes,  dont  le  goût  s'était  formé,  sous  la 
Révolution  et  l'Empire,  aux  leçons  de  David.  Ainsi  déjà,  lors  du 
Salon  de  1818,  Jal  s'emportait  contre  un  chef-d'œuvre  de  Prud'hon  : 
La  Justice  et  la  Vengeance.  Il  en  déclarait  le  spectacle  «  dangereux  » 
aux  peintres,  et  «  capable  d'étouffer  les  principes  du  goût  et  de 
ramener  à  l'enfance  de  l'art  2.  »  —  En  1819,  il  ne  peut  souffrir 
V Assomption  de  la  Vierge  que  le  peintre  expose  au  Salon,  et  s'il 
essaie  assez  maladroitement  de  comparer  Prud'hon  à  Chateaubriand, 
c'est  pour  conclure  qu'ils  préparent  l'un  et  l'autre  une  décadence 
artistique  et  littéraire.  —  Quant  à  Ingres,  il  est  accusé  depuis  1806 
de  faire  rétrograder  l'art.  Son  Odalisque,  en  1819,  déchaîne  un 
véritable  orage.  Efneric  Duval  fulmine  contre  lui  dans  le  Moniteur  ^  ; 
et  Kératry,  dans  V Annuaire^,  discute  même  sa  science  du  dessin,  la 
seule  supériorité  qu'on  lui  reconnaisse. 

Ouvrons  maintenant  Les  Lettres  à  David. 

On  y  respire  une  autre  atmosphère  ;  l'intelligence  qui  juge  reste 
sensible  à  l'admiration  et  ne  résiste  pas  au  charme  du  génie.  Il  nous 
semble  en  effet  qu'on  ne  puisse  approcher  de  Prud'hon  sans  recon- 
naître l'enchanteur,  et  c'est  l'aveu  que  font  Deschamps  et  ses  amis, 
quand  ils  parlent  de  ce  rare  artiste.  «  Il  vient,  disent-ils,  d'exposer  un 
tableau  de  Y  Assomption  de  la  Vierge.  Il  a  développé  dans  ce  sujet  osé 
tous  les  attraits  de  la  jeunesse  et  de  la  nouveauté  ^.  »  Puis,  ils  décrivent 
avec  grâce  le  rêve  de  beauté  féminine  et  céleste  que  représente  le 
déhcieux  tableau,  et  s'écrient  :  «  Nous  croyons  que  cette  composition 
n'est  pas  exempte  de  défauts,  mais  nous  l'avouons,  séduits  par  son 
effet,  nous  ne  nous  sentons  pas  le  courage  de  les  rechercher  «.  »  Il 
fallait  beaucoup  de  finesse  et  d'ironie  pour  oser  en  1819  ce  joli  trait 
de  critique  impressionniste,  et,  comme  s'ils  craignaient  de  nuire  à 
Prud'hon  en  paraissant  céder  uniquement  devant  ses  œuvres  aux 

1.  Cf.  Re^>ue  bleue,  25  oct.  1919.  Géricault  novateur  au  Salon  de  1819,  par  Ray- 
mond Bouyer. 

2.  Jal,  Mes  visites  au  Luxembourg.  En  1818,  il  attaque  en  particulier  Prudhon. 
En  1819,  il  écrit  :  L'Ombre  de  Diderot,  voir  contre  Prudhon,  p.  209. 

3.  Emeric  Duval,  Moniteur  du  12  oct.  1819. 

4.  Kératry,  Annuaire,  1819. 

5.  Lettres  à  David,  dix-neuvième  lettre,  p.  132. 

6.  Ibid.,  p.  133. 


LE    SALON    DE    1819  9 

]»restiges  adorables  de  sa  fantaisie,  ils  font  aussitôt  l'éloge  des  qualités 
sérieuses  du  maître  :  «  Après  avoir  rendu  justice  aux  créations  idéales 
de  Prudhcui.  on  ]»ourrait  croire  qu'il  voit  tout  à  travers  le  prisme  de 
son  imagination  ;  s'il  s'éle\  ait  (jueUjue  doute  sur  son  respect  pour 
l'imitation  de  la  nature,  l'examen  de  ses  ])ortraits  convaincra  que  la 
poésie  de  l'art,  qui  est  un  mensonge,  peut  se  concilier  avec  la  vérité 
qui  est  le  but  de  la  peinture  ^.  » 

Ce  respect  de  la  nature  et  de  la  vérité,  c'est  ])récisément  ce  que  les 
jeunes  critiques  admirent  chez  Ingres,  cet  autre  artiste  tant  discuté, 
et  ce  n'est  pas  leur  moindre  mérite  d'avoir  su  reconnaître  chez  lui 
le  créateur  d'un  style.  Ils  ont  remarqué  la  malveillance  du  public 
envers  son  Odalisque  et  la  combattent.  «  Cette  ligure  dont  la  pose 
rappelle  la  maîtresse  de  Philippe  II  par  Titien  est  dessinée  d'un  grand 
style,  disent-ils,  et  la  tète  ollre  des  beautés  frappantes  ^.  »  Si  la  couleur, 
chez  Ingres,  ne  les  séduit  pas,  ils  lui  accordent  une  singularité  digne 
d'éloges  ;  pendant  toute  sa  carrière,  cet  original  artiste,  soucieux 
comme  David  d'idéalité,  mais  avec  moins  d'esprit  systématique, 
cherchera,  sans  toujours  l'atteindre,  l'union  de  la  beauté  et  de  la 
vérité  dans  l'art.  Bien  qu'il  fût  le  moins  romanlicpie  des  hommes  et 
des  peintres,  la  violence  continue  de  ses  adversaires,  les  classiques 
intransigeants,  lui  vaudra  la  sympathie  des  poètes.  Vigny,  dans 
Stello,  fera  un  éloge  enthousiaste  de  V Apothéose  d'Homère,  et  les 
deux  frères  Deschamps  lui  resteront  toujours  fidèles. 

Tel  est,  dans  ses  parties  vraiment  saillantes,  ce  compte  rendu  du 
Salon  de  1819  auquel  collabora  Emile  Deschamps.  Nous  ne  disons 
rien  des  pages  excellentes  qu'on  y  trouve  consacrées  aux  œuvres  des 
peintres  alors  en  grand  renom  :  le  Retour  de  la  duchesse  d' Angoulême 
à  Bordeaux,  de  Gros  ;  le  Gustave  Wasa,  d' Hersent  ;  les  Capucins,  de 


1.  Ihut.,  p.  134. 

2.  Lettres  à  David,  onzième  lettre,  p.  72.  —  A  la  page  74,  nous  lisons  ce  juge- 
ment très  fin  sur  l'originalité  d'Ingres  :  «  Ingres  a  conçu  l'harmonie  d'une  tout 
autre  manière  que  les  modernes  ;  elle  n'existe  point  pour  lui  dans  les  détails  ; 
toutes  les  formes  sont  purement  dessinées,  mais  elles  ne  tournentpoint.il  est 
l'opposé  de  ceux  qui  croient  (jue  celte  même  harmonie  consisti'  dans  le  vague  des 
<ontours.  Cette  mollesse  est  un  excès  et  Unit  j)ar  attémier  tclit-ment  les  formes 
que  celles  qui  doivent  être  les  mieux  prononcées  deviennent  sans  consis- 
tance... » 

Même  inli-lligonte  finesse  dans  les  jugements  portés  sur  des  artistes  aussi 
différents  (jue  Picot,  p.  81,  dont  la  gracieuse  représentation  de  VAmour  quittant 
Psyché  les  a  enchantés,  et  lioiily,  p.  82.  h'Iùitrée  au  Spectacle  les  a  frappés  par 
son  réalisnu!  piquant  :  «  Où  se  passe  celte  scène  ?  sur  le  houlevard  du  Ten»ple  ; 
Boiily  nous  y  a  transportés.  Ce  petit  tableau  est  plein  de  vérité,  d'expression  et 
de  naturel.  » 


10  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

Granet  ;  la  Galatée  ^,  de  Girodet,  celui  qu'on  appelait  «  le  premier 
peintre  du  siècle  »,  les  nombreuses  toiles  d'Horace  Vernet,  que  l'on 
juf;eait  alors  «  le  plus  français  des  peintres  »  (cf.  la  16^  lettre,  p.  97), 
son  Massacre  des  Mamelucks  et  le  Dévouement  des  bourgeois  de  Calais 
d'Ary  Schefïer.  Toutes  ces  œuvres,  à  l'exception  de  la  mythologique 
Galatée,  de  Girodet,  qui  planait  au-dessus  des  critiques,  attestent 
l'engouement  d'une  époque  pour  la  peinture  d'histoire;  et  ce  n'est  pas 
un  romantique  comme  Emile  Deschamps,  qui  pouvait  s'en  plaindre. 
Dans  un  dialogue  supposé  (p.  84  et  sq.)  entre  V Enthousiaste  qui  veut 
que  l'on  impose  aux  artistes  des  sujets  empruntés  aux  Livres  saints, 
et  un  amateur  derrière  lequel  se  cachent  nos  critiques,  nous  entendons 
celui-ci  revendiquer  le  droit,  pour  les  artistes,  de  rester  maîtres  du 
choix  de  leurs  sujets,  et,  tandis  que  son  interlocuteur  s'écrie  :  «  Le 
Christianisme  seul  est  inépuisable,  le  génie  n'est  que  là  »,  l'amateur, 
qui  ne  prétend  pas  «  charger  les  peintres  de  notre  salut  »,  leur  recom- 
mande simplemnet  l'étude  de  l'histoire  :  «  S'il  faut  de  grands  sujets 
pour  exercer  le  talent  des  peintres,  ne  sont-ils  pas  dans  l'histoire  ?  » 
L'Histoire  est,  à  l'époque  de  la  Restauration,  la  forme  où  se  coulait 
presque  inévitablement  tout  sentiment  poétique  ^,  et  cette  mode  qui 
s'imposera  à  l'imagination  des  poètes,  nous  ne  pouvons  manquer  de 
constater  qu'elle  domine  les  peintres.  C'est  elle,  c'est  le  prestige  du 
passé  qui  donne  à  la  représentation  de  la  vie  humaine  cette  forme 
idéale,  sans  laquelle  il  n'est  point  de  beauté  pour  les  Romantiques. 
Constatons-le,  en  lisant  le  Salon  d'Henri  de  Latouche  et  d'Emile 
Deschamps,  afin  de  bien  comprendre  un  des  caractères  essentiels  de 
leur  goût,  et  pouî*  le  distinguer  en  même  temps  du  nôtre.  C'est  ainsi 
que  cette  page  de  Maeterlinck  nous  permettra  de  mesurer  la  distance 
qui  nous  sépare  d'Emile  Deschamps  et  de  ses  contemporains. 

«  Un  bon  peintre,  dit  Maeterlinck,  ne  peindra  plus  Marins  vainqueur 
des  Cimbres  ou  l'assassinat  du  duc  de  Guise,  parce  que  la  psychologie 
de  la  victoire  ou  du  meurtre  est  élémentaire  et  exceptionnelle,  et  que 
le  vacarme  inutile  d'un  acte  violent  étouffe  la  voix  profonde,  mais 
hésitante  et  discrète  des  êtres  et  des  choses.  Il  représentera  une  maison 
perdue  dans  la  campagne,  une  porte  ouverte  au  bout  d'un  corridor, 

1.  La  page  sur  Galatée  (p.  177)  est  suffisamment  enthousiaste.  Peut-être  les 
critiques  admirent-ils  trop  Girodet  en  tant  qu'élève  de  David,  et  ne  sentent-ils 
qu'imparfaitement  ce  que  son  imagination  avait  de  rare,  de  symbolique.  Ne  voit- 
on  pas  aujourd'hui  en  Girodet  le  précurseur  non  seulement  d'Ingres  lui-même 
et  de  Chassériau,  mais  de  Gustave  Moreau  et  de  Dcsvallières  ?  Voir  au  Louvre 
(cabinet  des  dessins)  la  suite  de  ses  compositions  sur  Héro  et  Léandre. 

2.  Elle  était  cela  depuis  la  fin  du  xviii^  siècle.  En  1792,  André  Chénier  se  faisait, 
dans  une  dissertation  sur  la  peinture  d'histoire,  le  théoricien  de  l'Ecole  de  David. 


CLAUDllS    JACgrAND 


11 


un  visage  ou  des  mains  au  rej)os...  et  ces  simples  images  pourront 
ajouter  (pielque  chose  à  notre  conscience  de  la  vie  :  ce  (pii  est  un  bien 
([u'il  n'est  pas  ])ossible  de  perdre  ^.  » 

Ainsi  évolue  dans  l'histoire  des  arts  la  sensibilité  humaine  :  aujou- 
d'hui  le  mysticisme  est  à  la  mode  ;  autrefois  l'histoire  était  nécessaire 
à  l'élaboration  du  plaisir  esthétique.  Au  demeurant,  ce  sont  des  lan- 
gages à  travers  lesquels  s'expriment  successivement  les  généra- 
tions. 

Avant  de  quitter  définitivement  les  peintres,  nous  dirons  encore 
quelques  mots  des  relations  qu'Emile  Deschamps  entretint  au  cours 
de  sa  vie  avec  certains  d'entre  eux. 


Nous  n'avons  aucun  témoignage  écrit,  attestant  que  les  artistes 
fréquentèrent,  comme  les  poètes,  le  salon  de  la  rue  Saint-Florentin  et 
celui  de  la  rue  de  La  Ville-l'Evêque.  Mais  ceux  qu'Emile  Deschamps, 
surtout  en  pleine  effervescence  romantique,  rencontrait  tous  les 
jours  chez  Ch.  Nodier  ou  chez  V.  Hugo,  les  Boulanger,  les  Nanteuil, 
les  Tony  Johannot,  les  Deveria  devaient  être  ses  familiers  ^. 

«  Les  peintres  novateurs  étaient  nos  frères.  »  Cette  parole  de 
Sainte-Beuve,  dans  les  Portraits  contemporains,  est  surtout  vraie 
de  Louis  Boulanger  et  d'Eugène  Devéria.  L'auteur  de  Mazeppa  et 
celui  de  la  Naissance  de  Henri  IV  ont  été  célébrés  par  les  poètes. 
Louis  Boulanger,  auquel  Antoni  Descharaps  a  dédié  un  bel  éloge  de 
Véronèse,  offrit  aux  deux  frères  une  de  ses  médiocres  compositions, 
que  l'on  honorait  alors  de  trop  d'éloges.  Cette  œuvre,  gravée  par 
F.  Delanoy,  est  placée  en  tête  des  Poésies  d' Antoni  dans  l'édition  des 
Poésies  d'Emile  et  d' Antoni  Deschamps,  qui  ])arut  l'an  1841,  en 
1  vol.  in-8",  chez  II.  L.  Delloye. 

L'illustration  romantique  des  romances  du  temps,  dont  Emile 
Deschamps  écrivit  les  paroles,  est  encore  une  ])reuve  indirecte  de 
ses  relations  avec  les  artistes  :  de  nombreuses  vignettes,  gravées  en 
tête  de  ces  poèmes,  portent  la  signature  d'A.  Devéria  et  de  Gavarni. 
Le  billet  suivant  de  Gavarni,  que  nous  avons  trouvé  dans  la  corres- 
j)ondance  inédite  de  E.  Deschamps,  conserve  le  souvenir  de  cette 
collaborai  i(»ri  ^  : 

1.  Maeterlinck,  Le  Trésor  des  hunihles,  IX.  Le  Irajriqiic  quotidien. 

2.  Léon  Rosentlial,  La  Peinture  romantique,  l'aiis,  1900,  in-'i".  Cf.  p.  278,  le 
chapitre  concernant  la  littérature  et  la  peinture  romantiques. 

3.  Inédit.  Collection  Paignard. 


12  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

«  Monsieur.  Mes  images  sont  à  l'imprimerie  depuis  quelques  jours  déjà. 
Quand  j'aurai  des  épreuves,  j'irai  vous  les  soumettre.  —  Ce  sera  ces  jours- 
ci,  je  l'espère.  —  Je  regrette  de  n'avoir  pu  les  achever  plus  tôt.  Je  crains 
d'avoir  pris  les  sujets  un  peu  trop  à  ma  façon.  —  Vous  verrez  —  ce  qui  ne 
vous  plaira  pas  sera  refait. 

«  Adieu,  Monsieur.  Mon  talent  sera  toujours  le  très  humble  serviteur  du 
vôtre.  „  Gavarni. 

«  Dimanche  ». 

Si  nous  sommes  réduits  à  des  conjectures  en  ce  qui  concerne  les 
relations  d'Emile  Deschamps  avec  les  Devéria  et  Louis  Boulanger,  il 
n'en  est  pas  de  même  pour  d'autres  artistes,  dont  quelques-uns  sont 
parmi  les  plus  grands  maîtres  de  l'Ecole  nouvelle.  Je  ne  dis  pas  cela 
pour  Claudius  Jacquand,  peintre  médiocre,  qui  fut  un  ami  du  poète, 
ni  même  pour  Champmartin,  qui  eut  d'ailleurs  un  grand  talent,  mais 
pour  Ingres,  pour  David  d'Angers  et  pour  Delacroix. 

Nous  retrouvons  le  témoignage  des  relations  d'Emile  Desehamps 
avec  tous  ces  artistes  dans  sa  correspondance  et  dans  ses  œuvres. 

Claudius  Jacquand,  peintre  d'une  fécondité  déplorable  \  a  exposé 
aux  Salons,  presque  sans  interruption,  de  1824  à  1875.  Elève  de 
Fleury  Richard,  il  appartient  à  cette  Ecole  lyonnaise  qui  entreprit 
plus  obstinément  qu'aucune  autre  de  découper  en  vastes  scènes 
colorées  le  moyen-âge  et  l'histoire.  Peintre  obsédé  d'idées  littéraires, 
il  donne  à  chacun  de  ses  tableaux  un  aspect  mélodramatique,  qui, 
de  nos  jours,  a  cessé  de  plaire.  Il  a  emprunté  plusieurs  de  ses  sujets 
au  Cinq-Mars  d'A.  de  Vigny,  et  remporta  un  grand  succès  en  1837 
avec  une  toile  représentant  une  scène  tirée  de  Lamartine  :  Jocelyn 
aux  pieds  de  VEvèque.  Nous  avons  vu  dans  l'Album  ^  de  M™^  Emile 
Deschamps  une  esquisse  de  lui  représentant  la  Fuite  du  Roi  Rodrigue, 
que  lui  inspira  le  Romancero  d'Emile  Deschamps. 

Ainsi  rois,  chevaliers,  troubadours  et  mousquetaires,  défilent  dans 
ses  œuvres  ;  mais  les  moines  eurent  ses  préférences,  et  c'est  le  peintre 
des  moines  qu'Emile  Deschamps  eut  l'occasion  de  célébrer  un  jour 
dans  une  pièce  de  vers  qui  veut  être  un  éloge,  et  qui  le  fut  sans  doute, 
en  1840,  quand  elle  fut  écrite.  Malheureusement  pour  nous,  qui 
regardons  ces  tableaux  avec  d'autres  yeux  que  ceux  de  nos  grands- 
pères,  elle  nous  apparaît  presque  comme  une  satire  involontaire  de 
cette  mode  des  tableaux  d'histoire  qui  sévissait  à  l'époque  romantique 
et  dont  les  toiles  de  Jacquand  sont  les  «  poncifs  ».  Il  s'agit  d'un  tableau 

1.  Né  à  Lyon  le  6  déc.  1805,  mort  à  Paris  en  juin  1878. 

2.  Conservé  par  M"'^  L.  Paignard  au  château  du  Rocher,  à  Savigné-l'Evèque 
(Sarthe). 


CLAUDIUS    JACQUAND  13 

intitulé  r.4v't'!/,  qui  avait  ius])iré  à  un  poète  italien,  M.  Regaldi  ^,  un 
éloge  enthousiaste.  Emile  Deschamps  traduit  cet  éloge  en  vers 
français. 

Ces  vers  mettent  sous  nos  yeux  la  scène  représentée  par  Jacquand 
et  qu'on  croirait  empruntée  à  quelque  mauvais  mélodrame.  Elle 
n'est  d'ailleurs  que  l'expression  naïve  d'un  aspect  vieilli  de  l'imagina- 
tion romantique. 

Le  })oète  s'adresse  au  jiciulre  : 

Claudius,  ton  pinceau,  trempé  des  saints  mystères, 

Emporte  mon  esprit  dans  les  vieux  monastères, 

Et  lui  montre  Infamie,  Amour  et  Piété.  — • 

Fulgence  est  assis  là  sur  mie  informe  pierre  : 

La  liil)le,  le  ciliée  ollrent  à  sa  prière 

La  paix  du  ciel,  trésor  loin  du  monde  abrité. 

Le  moine  ermite  reçoit  la  confession  d'un  moine  dévoré  de  remords  : 

Un  frère  du  couvent  s'approche  plein  de  crainte  : 
La  colère  de  Dieu  sur  ses  traits  est  empreinte. 

Pâle  et  sans  pouvoir  dire  im  mot,  il  se  ])n>sterne  ; 
Il  attache  au  pavé  son  œil  sanglant  et  terne, 
Ses  ongles  convulsifs  mordent  ses  bras  croisés... 

Il  confesse  que  [U'èlre  il  a  aimé  uiu>  de  ses  pénitentes  : 
«  Confesseur,  j'entendis  les  aveux  de  la  femme. 

11  raconte  leurs  amours,  comment  il  devint  ])ère  et...  meurtrier, 
comment  il  est  jtoursuivi  luaintcnant  par  les  ombres  de  ses  deux 
victimes. 

«  Mou  secret  orageux  déborde  de  mon  cœur  ! 

«  La  cellule,  l'autel,  ma  parole  confuse, 

«  La  voix  du  ciel,  la  voix  des  moris,  ah  !  tout  m'accuse  ! 

«  Pitié  !...  je  me  repens  devant  le  Dieu  vainqueur... 

(c  Grâce  !...  » 


1.  A  propos  (le  Regalcii,  voir  dans  les  Reciteillpmenls  poétiques  (Ltlit.  llacliette, 
1888,  p.  3.35),  ce  quatrain  que  lui  a  dédié  Lamartine  : 

Tes  vers  j.iiliisscnl,  les  nii<'n3  coulenl  : 
Dieu  leur  lit  un  lit  difïéreiil. 
Les  miens  dorment,  et  les  tiens  roulent. 
Je  suis  le  lac,  toi  le  torrent. 

Joseph  Regaldi  (1800-188.3)  fut  surloul  un  improvisaleur.  Poète  très  considéré 
à  son  époque,  nous  dit-on,  il  ost  encore  «lui'  :iiix  Italiens  à  ca\ise  de  son  amour 
enthousiaste  pour  sa  patrie.  1!  avait  di'dii-  à  J^ain;irl  ine  iiti  poème  iiitiluli''  lu 
Holitudc. 


14  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

Mais  Claudius,  à  quoi  servent  ces  rimes  ? 
Tu  fais  dire  au  pinceau  des  histoires  sublimes, 
Des  histoires  de  pleurs  que  tous  répéteront. 
De  son  trône  descend  la  blanche  Poésie  : 
Elle  admire  longtemps  ta  palette  choisie, 
Et  du  laurier  delphique  elle  entoure  ton  front  ^  ! 

«  Ces  histoires  de  pleurs  »  sont  tombées  justement  dans  l'oubli,  et 
l'on  regrette  que  les  éloges  que  leur  décerne  E.  Deschamps  ne 
s'adressent  pas  au  talent  supérieur  d'un  de  ses  compatriotes,  Champ- 
martin,  qui  fit  son  portrait. 

Callande  de  Champmartin,  né  à  Bourges,  le  2  mars  1797,  entra  à 
l'Ecole  des  Beaux- Arts  en  1815  et  fut  l'élève  de  Guérin,  mais  il  y 
avait  en  lui  l'étoffe  d'un  maître.  L'Orient,  où  il  fit  un  voyage,  l'at- 
tacha de  bonne  heure  :  il  était  allé,  comme  Deschamps,  y  chercher 
du  pittoresque  et  de  la  couleur.  On  admira  au  Salon  de  1827  son 
tableau  :  \J Ajjaire  des  Casernes,  et  le  graveur  Henriquel-Dupont 
exposait,  d'après  lui,  en  1831,  un  remarquable  portrait  de  Hussein 
Pacha.  Sa  réputation  était  considérable  sous  la  monarchie  de  juillet. 
«  Appelez-vous  Delacroix  ou  Champmartin  !  «  lisons-nous  dans 
V Artiste  (1831,  t.  II,  p.  28).  Eugène  Devéria,  en  1853,  écrivait  : 
«  Géricault  était  mort,  laissant  deux  héritiers  de  ses  traditions  :  Eug. 
Delacroix  et  Champmartin  (cité  par  Alone  :  Devéria,  p.  16);  et  G.  Plan- 
che, dès  1833,  ne  craint  pas  de  mettre  Champmartin,  comme  portrai- 
tiste, au  même  rang  que  Ingres.  S'il  admirait  non  sans  réserves  le 
portrait  de  M.  Bertin  qui  fut  envoyé  par  Ingres  au  Salon  de  1833.  il  ne 
jugeait  pas  indigne  d'une  critique  aussi  attentive  le  portrait  du 
baron  Portai,  exposé  la  même  année  par  Champmartin.  Ce  peintre,  à 
qui  l'on  doit  d'excellents  portraits  de  Louis-Philippe,  du  duc  d'Au- 
male,  exposa  au  Salon  de  1840,  avec  les  portraits  de  Henriquel-Du- 
pont, d'Eug.  Delacroix,  de  Jules  Janin,  celui  d'Emile  Deschamps. 
Nous  ne  pouvons  évidemment  pas  discuter  l'assertion  de  Planche  qui 
a  connu  le  poète  et  qui  prétend  que  le  portrait  n'est  pas  assez  res- 
semblant :  «  M.  Emile  Deschamps,  écrit-il  dans  son  Salon  de  1840, 
offre  un  mélange  de  politesse  et  d'ironie  que  nous  ne  retrouvons  pas 
dans  son  portrait  ^  ».  Peut-être  la  douceur  exquise  d'Emile  Deschamps, 
sa  bienveillance  sont-elles  empreintes  sur  ce  visage  plus  encore  que 
l'ironie.  Mais  un  peintre  a  le  droit  d'interpréter  son  modèle  :  il  le  repré- 
sente comme  il  le  voit,  et  ce  qu'il  a  vu,  c'est  la  physionomie  d'un  homme 

1.  Poésies  d'Emile  Deschamps,  Paris,  1841,  p.  101. 

2.  Etudes  sur  l'Ecole  française  (1831-1852).  Peinture  et  sculpture,  par  Gustave 
Planche.  Tome  II,  Paris,  :\I.  Lévy,  1855,  In-18,  p.  IGl. 


CHAMPMAIITI.N 


15 


du  monde  en  qui  se  reflète  une  âme  ingénieuse  et  tendre.  Voilà  ce  que 
révèlent  ce  front  aux  lignes  si  pures,  encadré  de  cheveux  bruns  et  le 
sourire  des  lèvres  fines  qu'on  dirait  parlantes,  et  le  doux  regard 
malicieux  des  yeux  un  peu  bridés.  Cette  vivante  image  d'un  homme 
d'esprit  et  de  bonté,  à  quarante-cinq  ans,  fait  le  plus  grand  honneur 
au  peintre  qui  l'a  conçue,  dans  des  circonstances  que  nous  connaissons 
et  qui  sont  charmantes.  Le  poète  allait  poser  dans  l'atelier  du  peintre, 
et  comme  si  ce  n'était  })oint  assez  de  la  conversation  de  ces  hommes 
d'esprit  pour  donner  à  la  ])hysionomic  du  ])oète  mondain  la  grâce 
parfaite  et  son  cliarme  accompli  que  désirait  atteindre  le  peintre,  ils 
souhaitèrent  la  présence  des  dames  et  le  complément  de  la  nuisique. 
Emile  Deschamps  écrivit  alors  à  la  femme  d'un  de  ses  amis,  M"i^  Alix 
de  La  Sizeranne,  qui  était  musicienne,  le  joli  billet  suivant  : 

Madame, 

Voilà  que  M.  Champmartin  me  demande  ma  tête  pour  demain  mardi 
à  midi  !  Vous  savez  que  l'opération,  pour  être  aussi  agréable  qu'elle 
serait  pénil)le,  a  besoin  de  se  consommer  devant  vous.  Nous  sommes 
donc,  peintre  et  poète,  à  vos  pieds,  vous  rappelant  l'espoir  que  vous 
m'avez  donné.  Si  donc  le  même  esprit  de  chanté  vous  anime  toujours, 
Aglaé  vous  attendra  demain,  chez  elle,  un  peu  avant  midi  et  tujus  par- 
tirons ensemble  pour  l'atelier.   Ce  sera  l'affaire  de  i)eu  de  temps  ^. 

L'admiration  d'Emile  Deschamps  pour  Ingres  remonte,  nous  le 
savons  par  le  Salon  de  1819,  aux  premières  années  de  la  Restaura- 
tion. Il  fut,  ainsi  que  son  frère,  parmi  ses  plus  constants  défenseurs. 
Antoni  s'adresse  au  graml  artiste,  si  discuté,  en  ces  termes  : 

Maître  au  savant  ])inceau,  toi,  dont  la  pureté 
Dans  rOdalisque  nue  a  peint  la  chasteté... 


Tu  vis  les  hommes  froids  dédaigner  tes  tableaux 
Et  tu  voulus  alors  jeter  là  tes  pinceau.v. 
Tu  ru;  t'es  pas  trompé,  non,  fils  de  Raphaël, 
Si  l'art  fut  torrjoiirs  saint,  et  si  t(Mi  bras  sévère 
A  toujours  de  son  lomple  écarté  le  vulgair-e, 
Tu  ne  t'es  ]»as  Ironqié... 

Et   il  ajoutait  :    lOut   poète 

...  te  nomme  le  maître  à  l'art  franc  et  sincère, 
Le  peintre  de  Virgile  et  le  ])eintre  d' Homère  ^. 

I^iiiilf  Descbamjts,  ]»bis  eut bousiaste  encore,  au  sorlir  d'une  expo- 


1.  Colli-clion  l';ii;.'iiar(l. 

2.  l'uKuies  d'Aiiloiii  Dosclianips,  18'il,  |>.  21. 


16  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

sition  des  œuvres  du  peintre,  où  sa  puissante  originalité  a  fait  taire 
les  envieux,  lui  dédie  un  assez  beau  poème,  intitulé  :  Similitude, 
symbole  heureux  de  la  carrière  difficile  d'un  artiste  qui  dut  conquérir 
pied  à  pied  le  succès  : 

Quelquefois  le  soleil,  quelquefois  le  génie, 

Ces  frères  radieux  naissent  dans  les  brouillards. 

Parce  qu'ils  sont  voilés  et  captifs,  on  les  nie. 

Leur  vol  n'hésite  pas  cependant,  car  ils  savent 
L'un,  qu'il  est  le  génie,  et  l'autre,  le  soleil. 
Bientôt  l'immensité  de  leurs  feux  se  colore. 
Ces  obstacles  jaloux,  où  sont-ils  maintenant  ?... 
Ceux  qui  jetaient  l'insulte  à  la  douteuse  aurore 
Exaltent  de  plus  bas  leur  midi  rayonnant. 

Et  les  deux  voyageurs  nés  dans  l'ombre  et  Torage, 
Se  couchèrent  en  rois  dans  la  pourpre  et  la  paix. 

Voilà  comme  chantait  mon  ûme  satisfaite 
0  Raphaël  de  France,  en  sortant  de  la  fête  !... 
Et  je  rêvais,  les  sens  de  vertiges  émus. 
Descendre  du  Portique  au  bois  d'Académus, 
Et  te  montrer,  là-bas,  sous  l'ombrage  sonore, 
Le  moderne  Platon,  le  chrétien  Pythagore, 
Ballanche,    environné   dimmortels    écrivains 
Recevant  d'eux  la  lyre  et  les  honneurs  divins  ^. 

Ainsi,  pour  les  deux  frères,  Ingres  égalait  Raphaël  ;  et  le  doux  et 
profond  Ballanche,  le  philosophe  de  l'Abbaye-aux-Bois,  était  digne 
de  lui  inspirer  une  nouvelle  Ecole  d'Athènes  ^,  Quant  au  peintre 
qu'une  admiration  si  enthousiaste  enchantait,  il  écrivit  un  jour  à 
Emile  Deschamps  cette  lettre  reconnaissante  : 

Monsieur, 

Permettez-moi  de  vous  offrir  le  volume  de  mes  œuvres  gravées. 

A  qui  saurai-je  mieux  l'adresser  qu'à  vous.  Monsieur,  qui  avez  s£ 
souvent  [mot  illisible!  une  gloire  dont  je  suis  toujours  prêt  à  douter  et 
sur  laquelle  me  rassurent  des  sympathies  aussi  honorables  que  la  vôtre. 

Dans  ce  compte-rendu  de  ma  vie,  vous  trouveriez  peut-être,  Monsieur,, 
quelques  preuves  à  l'appui  dune  réputation  qui  doit  tout  à  votre  noble  et 
touchante  plume. 

Croyez   aussi.    Monsieur,  à  Fexpression  de  ma  vive    gratitude    comme 


1.  Poésies  d'Emile  Deschamps,  p.  138. 

2.  Le  classique  Ingres  a  souvent  médit  du  romantisme  dans  l'art.  Cf.  sa  Réponse 
au  Rapport  sur  l'école  impériale  des  Beaux-Arts,  adressé  au  Maréchal  Vaillant..., 
Paris,  Didier,  1863,  iu-S». 


INGRES  17 

à  celle  de  ma  considération  pour  votre   beau   talent  et  pour  votre  per- 
sonne. 

Votre  bien  affectueux  et  reconnaissant  serviteur  '• 

D.  Ingres. 

Les  relations  qu'entretenait  Emils  Deschamps  avec  David  d'An- 
gers remontaient  aussi  aux  premières  années  de  la  Restauration. 
Déjà  Henri  de  Latouche  faisait  un  vif  éloge,  en  1817,  dans  le  Consti- 
tutionnel, de  la  statue  du  Grand  Condé,  et  dans  leurs  Lettres  à  David 
sur  le  Salon  de  1819,  Emile  Deschamps  et  ses  amis,  parlaient  en  ces 
termes  du  jeune  sculpteur  :  «  Ce  jeune  artiste  (Pierre- Jean  David),  à 
qui  nous  devons  déjà  une  belle  statue  du  grand  Condé,  n'est  point 
resté  au-dessous  de  lui-mcme.  Sa  statue  en  marbre  du  roi  René,  son 
tombeau  annoncent  toujours  un  faire  noble,  vigoureux  et  facile.  On 
voit  que  M.  David,  inspiré  par  son  nom,  étudie  l'anticpie  ^.  »  (Let- 
tres à  David,  p.  229.) 

Ni  l'antiquité,  ni  les  gloires  de  la  France  n'absorbaient  l'attention 
du  sculpteur,  que  l'histoire  de  son  temps  passionnait.  Il  en  méditait 
])rofondément  les  caractères  :  «  C'est  un  homme  de  beaucoup  de 
talent  et  de  beaucoup  d'idées  »,  disait  V.  Hugo  à  V.  Pavie  (20  mars 
1827).  Il  résolut  d'interroger  les  individualités  su])érieures  de  son 
époque,  de  scruter  l'expression  de  leur  physionomie  et  de  traduire 
leur  pensée  intérieure  au  moyen  de  la  forme  visible.  C'est  ainsi  qu'il 
composa  l'ensemble  imposant  de  médaillons  qui  font  de  lui  l'anna- 
liste de  son  temps  ^. 

On  sait  qu'il  alla  en  Angleterre  pour  observer  le  visage  de  Walter 
Scott,  et  qu'il  fit  à  Weimar  une  visite  mémorable  pour  voir  Goethe  et 
faire  son  buste.  «  Un  statuaire  est  l'enregistreur  de  la  postérité, 
disait-il  fièrement,  il  est  l'avenir.  »  Celui  qui,  auprès  de  Goethe,  se 
faisait  l'interprète  de  la  ])ensée  française  contemporaine,  confiait 
au  marbre  cl  au  bronze  l'elligH'  de  ses  jtliis  illustres  représentants. 
Poètes,  artistes,  ])liilosophes,  ])oliti(pies,  pi'es(|iic  Ion  les  les  pei'somia- 


1.  rollfclion  l'aio;nar(l. 

2.  C'étail  pour  David,  dit  Th.  Gautier,  «  un  plaisir  do  voir  comment  le  génie, 
j>ar  une  sorte  de  repoussé,  se  modèle  à  l'extérieur,  bossèlo  le  crâne  et  le  front  de 
protubérances,  martèle,  meurtrit  et  silloiuie  les  joues.  «  Porlr.  conlemp.,  p.  367. 

.'5.  Jouin,  Dmnd  d'Angers,  notes  autour  a  plies,  I,  20:>.  "  J'ai  toujours  élé  profon- 
dément remué  par  la  vue  d'un  profil,  écrit  le  sculpteur.  I^a  face  vous  regarde  ;  le 
profil  est  en  relation  avec  d'autres  êtres  ;  il  va  fuir,  il  ne  vous  voi!  ni"ni  •  pas. 
La  face  vous  montre  plusieurs  traits,  et  est  plus  diUicile  i'i  ;iii;il\  >.f.  Le  piolil, 
c'est  l'unité.  >-  • 

Jhid.  "  Le  [>ro(il  du  visage  (Iouik;  la  n'-alilé'  do  la  vie,  latidis  (jui:  la  l'ace  n'eu 
donne  f-u'une  lielion.  » 


18  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

litcs  du  siècle,  occupèrent  à  leur  tour  l'attention  de  David  d'Angers. 
Emile  Deschamps  comme  Lamartine,  Alfred  de  Vigny  et  V.  Hugo, 
eut  les  honneurs  d'un  médaillon. 

C'est  "probablement  chez  V.  Hugo  que  les  relations  d'Emile  Des- 
champs et  de  David  se  nouèrent  vraiment,  comme  ce  billet  d'Hugo 
permet  de  le  conjecturer.  Le  sculpteur  venait  d'envoyer  à  l'auteur 
de  la  Préface  de  Cromwell  son  médaillon. 

«  Paris,  octobre  1828. 
Mille  fois  merci,  cher  ami,  de  mon  admirable    cadeau.    Maintenant    il 
me  faut  une  grâce.  Emile  Deschamps  vient  dîner  avec  nous  samedi,  et  je 
lui  ai  promis  que  le  grand  statuaire  serait  des  nôtres. 

Vous  ne  me  ferez  pas  mentir,  j'espère,  et  nous  vous  aurons  à  6  heures, 
n'est-ce  pas  ?  Vous  savez  que  je  suis  insatiable. 
El  vuestro  amigo, 

«  V.  Hugo.  » 

Peut-être  est-ce  de  cette  entrevue  intime  qu'est  sorti  le  charmant 
médaillon  qui  représente  Emile  Deschamps  ? 

En  tous  cas,  le  voyage  à  Weimar,  en  1830,  et  l'intérêt  que  prit 
Gœthe,  parmi  les  ouvrages  français  que  lui  avait  portés  David,  aux 
poèmes  d'Emile  Deschamps  et  surtout  à  la  Préface  des  Etudes,  ne  con- 
tribuèrent pas  peu  à  resserrer  les  liens  de  sympathie  qui  unissaient  le 
sculpteur  et  le  poète.  Voici  en  quels  termes  le  vieux  Gœthe  remerciait 
David,  qui,  de  retour  à  Paris,  continuait  à  le  renseigner  sur  le  mouve- 
ment des  esprits  en  France  et  à  lui  envoyer  des  livres.  L'office  dont 
il  charge  E.  Deschamps,  de  traduire  en  français  la  lettre  qu'il  écrit 
à  David  en  allemand,  est  comme  un  symbole  du  rôle  que  joua, 
pendant  la  période  romantique,  l'aimable  intermédiaire  entre  la 
France  et  l'Allemagne. 

Gœthe  a  David-d'Angers  ^ 

«  Weimar,  8  mars  1830. 
Voulant  vous  exprimer  le  plus  tôt  possible,  très  honoré  Monsieur,  toute 
ma  reconnaissance  de  l'agréable  surprise  qui  m'a  été  faite  par  votre  envoi, 
je  ne  puis  que  me  servir  de  ma  langue  maternelle,  incapable  que  je  me  sens 
de  m'exprimer  dans  la  vôtre  avec  la  même  facilité.  Vous  trouverez  cer- 
tainement près  de  vous  un  ami  qui  sera  le  fidèle  interprète  de  mes  senti- 
ments. M.  Deschamps,  à  qui  je  me  recommande  au  préalable,  s'en  chargera, 
j'en  suis  sûr,  avec  sa  bienveillance  accoutumée... 

Viennent  ensuite  des  remerciements  pour  l'envoi  de  la  collection 
des  médaillons,    des    considérations  sur  les  doctrines  physiologiques- 

1.  CE.  II.  Jouin,  Da^iil  d'Angers,  I,  575. 


DAVID     D  ANGERS 


19 


et  craniologiques  de  Lavater  et  de  Gall,  et  un  éloj^e  du  «  talent  »  de 
David  «  à  saisir  l'individualité  de  chaque  figure  ».  Goethe  en  prend 
comme  exemple  le  portrait  de  M"^^  Delphine  Gay  et  celui  de  AI"*^  Les- 
cot.  Il  termine  sa  lettre  en  ces  termes  : 

Je  vous  prie  d'oiïrir  mes  plus  vifs  remerciements  aux  hommes  dis- 
tingués qui  m'ont  fait  l'honneur  de  m'envoyer  leurs  ouvrages,  .le  vous 
recommande  surtout  d'assurer  M.  Deschamps  qu'il  m'a  fait  un  cadeau 
bien  ])r(''cieux  par  sa  préface,  car  je  mets  à  profit  ses  jugements.  Il  me 
confirme,  par  sa  modération  et  la  justesse  de  ses  aperçus,  dans  Topinion 
sympathique  avec  laquelle  je  me  plais  à  envisager  la  marche  et  les  ten- 
dances de  votre  lit  léialure,  française,  si  récemment  renouvelée. 

J.  W.  Gœthf.. 

Ainsi  l'on  voit,  par  cette  lettre  de  Gœthe  à  David,  le  rôle  important 
qu'on  attribuait  alors  à  Emile  Deschamps.  Lui  seul  ou  presque  seul 
savait  l'allemand.  Il  était  désigné  par  Gœthe  comme  le  meilleur  dis- 
ciple de  M°^^  de  Staël,  capable  mieux  qu'un  autre  d'initier  le  goût 
français  aux  littératures  germaniques. 

Quoi  qu'il  en  soit,  David  devait  rester  en  termes  excellents  avec 
Emile  Deschamps  ;  et  quand  il  eut,  en  1842,  terminé  le  buste 
d'André  Chénier,  cette  gloire  qui  domine  la  révolution  romantique, 
telle  que  Deschamps  l'entendait,  et  lui  donne  son  sens  esthétique, 
c'est  à  lui  que  le  sculpteur  envoyait  la  nouvelle,  et  c'est  à  lui  qu'il 
s'adressait  pour  le  prier  d'inviter  A.  de  Vigny,  qu'il  ne  voyait  plus 
depuis  longtemps,  à  venir  visiter  son  atelier  de  la  rue  d'Assas. 

Paris,  ."l   oc  t.   18A2. 

Mo.N  CHER  Monsieur  Emile  Deschamps, 

Il  y  a  longtemps  que  votre  frère  m'avait  fait  promettre  de  l'avertir 
lorsque  j'aurais  terminé  le  buste  d'André  Chénier  ;  cet  ouvrage  est  actuelle- 
ment en  bronze  dans  mon  atelier,  je  voudrais  tenir  ma  parole  envers  votre 
frère,  mais  j'ignore  sa  demeure. 

Vous  m'obligerez  donc  si  vous  vouliez  bien  m'envoyer  son  adresse 
ou  lui  apprendre  combien  je  serais  heureux  de  le  recevoir  chez  moi,  rue 
d'Assas  ;  il  devrait  aussi  amener  avec  lui  notre  honorable  ami  De  Vigny, 
rpie  je  n'ose  pas  inviter,  car  j'ai  bien  peur  qu'il  n'ait  perdu  mon  souvenir, 
(lepuis  tant  d'années  que  nous  ne  nous  sommes  vus.  Pour  vous,  cher  Mon- 
sieur, je  serais  bien  heureux  si  vous  vous  rappeliez  (|iieI(|iiefois  de  celui 
qui  vous  sera  toujours  dévoué  de  cœur. 

\'euiilez  présenter  mes  respectueux  bonunagcs  à  Madame  et  rnjipeler 
Mme  David  à  son  bon  souvenir  ^. 

I  )a  VII). 


1.  Collection  Paifrnard. 


20  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

Emile  Deschamps  visita  Tatelier  du  maître,  et  le  remercia  par  le 
billet  suivant,  où  nous  trouvons  un  jugement  exquis  porté  par  le 
poète  sur  l'œuvre  du  statuaire  : 

Paris,  nov.  1842. 
Cher  et  illustre  ami, 

Je  ne  saurais  vous  dire  avec  quel  enthousiasme  j"ai  revu  tous  vos  chefs- 
d "œuvre,  et  avec  quelle  reconnaissance  j'ai  retrouvé  votre  si  cordiale 
amitié.  Que  Dieu  me  rende  la  santé  et  les  forces  pour  vous  l'exprimer  ! 

Ma  femme  est  très  sensible  aux  souvenirs  si  doux  de  Mme  David  et 
elle  joint  ici  tous  ses  plus  empressés  compliments  à  mes  respectueux  hom- 
mages. 

Et  je  suis  en  vous  serrant  cette  main  qui  fait  tant  de  magnifiques 
œuvres, 

Votre  ami, 

E.  D. 

«  P. -S.  Je  trouve  une  occasion  de  prévenir  mon  frère,  qui  préviendra 
Alfred  de  Vigny.  Quant  à  moi,  je  ne  parlerai  plus  que  de  votre  admirable 
André  Chénier.  Il  n'y  a  que  vous  pour  exécuter  aussi  merveilleusement  les 
plus  généreuses  idées,  et  toute  la  génération  philosophique  et  poétique 
vous  doit  sa  reconnaissance  et  son  admiration.  » 

A.   M.  David   d'Angers 
sur  son  magnifique  buste  d'André  Chénier. 

Cette  tête,  où  la  Muse  eut  son  trône  un  moment, 
Que  fit  toriiber  la  hache  au  début  de  son  rêve, 
Sous  ton  ciseau  divin,  à  nos  yeux  se  relève... 
Et  pour  vivre  éternellement  ^. 

Il  nous  reste  à  parler  des  relations  d'Emile  Deschamps  avec  Eug. 
Delacroix.  Ce  que  nous  en  savons  de  précis  est  peu  de  chose,  mais  ce 
peu  de  chose  est  fort  intéressant.  Un  poème  de  Deschamps,  le  Roman- 
cero, eut  l'honneur  d'inspirer  au  grand  artiste  une  de  ses  plus  expres- 
sives peintures  :  il  s'agit  de  son  Roi  Rodrigue.  Ce  tableau  a  une  his- 
toire ou  plutôt  une  légende,  et  voici  comment  la  raconte  Charles 
Yriarte  dans  la  Préface  du  Catalogue  des  tableaux  anciens  et  modernes... 
jormant  la  collection  de  M.  Alexandre  Dumas...  mise  en  vente  à  l'Hôtel 
Drouot,  les  12  et  13  mai  1892. 

Eug.  Delacroix  l'avait  composé  pour  Al.  Dumas  père  dans  les  cir- 
constances suivantes  : 

«  Un  jour,  dit  Ch.  Yriarte,  il  imagina  de  donner  une  fête  dans  un 
grand  appartement  vide  dont  il  avait  fait  recouvrir  les  murs  de 
papier  gris  ;  il  y  fit  installer  de  grands  tables  sur  des  tréteaux,  disposer 

1.  Collection  Paiornard. 


DELACROIX 


21 


des  échelles,  acheter  des  baquets  de  couleurs  et  de  kilos  de  colle,  et 
appelant  à  lui  Eug.  Delacroix,  Paul  lluet,  Decamps,  Louis  Boulanger, 
Riesener,  Jadin,  Nanteuil,  les  deux  Johaunot,  Devéria  et  Grandville, 
etc.,  il  les  lâcha  dans  les  salons  avec  mission  de  les  décorer  en  24  hisures. 
«  Pendant  que  Grandville,  tout  autour  des  chambranles,  faisait 
grimper  des  insectes  et  des  fleurs,  David  d'Angers,  Antonin  Moine  et 
Barye  pétrissaient  de  la  terre  pour  improviser  des  lustres,  Decamps, 
sur  un  grand  panneau  en  largeur,  faisait  passer  un  Don  Quichotte  suivi 
d'un  Sancho  Pança  chevauchant  dans  un  champ  de  blés  mûrs,  et 
Eugène  Delacroix,  commentant  les  vers  du  poète,  peignait  un 
Boabdil  (sic)  vaincu  fuyant  Grenade  : 

Le  Roi  sans  royaume  allait 
Froissant  l'or  d'un  chapelet  ^. 

«  Autant  en  emporta  le  vent  ;  un  homme  de  moins  de  génie  et  de 
plus  de  jjrévoyance  eût  soigneusement  découpé  sur  les  murs  ces 
improvisations  brillantes  signées  des  grands  noms  de  son  temps,  il  les 
eût  soigneusement  encadrées  en  attendant  l'heure  de  la  justice, 
et  bientôt  après  les  eût  converties  en  rentes  pour  sa  vieillesse.- Tout 
cela  a  fini  par  tomber  en  loques  ;  sauf  le  Boabdil  (sic)  racheté  à  la 
vente  du  père  par  le  fils  et  qui  figure  ici  à  la  place  d'honneur.  » 

Il  est  fâcheux  qu'en  rapportant  cette  intéressante  anecdote, 
Ch.  Yriarte  ait  confondu  avec  le  dernier  roi  Maure  de  Grenade  Boabdil 
([ui  n'a  que  faire  ici,  le  roi  chrétien  Rodrigue,  vaincu  à  la  bataille  du 
Guadalète  par  les  Maures,  qui  commençaient  alors  à  envahir  l'Es- 
pagne. Il  cite  même  tout  de  travers  les  vers  d\i  Romancero  qui  ins- 
pirèrent Delacroix.  Mais  enfin  les  vers  d'Emile  Deschamps  ^  étaient 
si  populaires  au  siècle  dernier,  qu'un  critique  d'art  comme  Yriarte  les 
citait  de  mémoire,  et  c'est  un  des  inconvénients  de  la  renommée  d'être 
ainsi  estropié,  si  c'est  un  de  ses  beaux  avantages  d'inspirer  un  artiste 
comme  Delacroix. 

Dumas  père,  dans  ses  Mémoires  ^,  a  tracé  un  saisissant  portrait  du 


1.  Voici  la  strophe  de  Deschamps  citée  intcgralemcnt  : 

Dans  une  sombre  attitude, 
Mort  de  soif,  de  lassitude, 
Le  roi  sans  royaume  allait, 
Longeant  la  côte  escarpée, 
Broyant  dans  sa  main  crispée 
Les  grains  d'or  d'un  chapelet. 

2.  Poésies  d'Emile  Deschamps,  IB'il.  Le  poème  de  Rodrif^^ue,  p.  14. 

3.  A.  Dumas,  Aies  Mémoires,  t.  IX,  p.  (jO  :  «  Eugène  Delacroix  se  chargea  do 
peindre  le  roi  Rodrigue,  après  la  défaite  du  Guadalète,  sujet  tiré  du  Romancero, 
traduit  par  Ernile  Deschamps...  » 


22  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

maître  improvisant  ainsi,  en  quelques  heures  l'esquisse  d'un  chef- 
d'œuvre  : 

«  Sans  ôter  sa  petite  redingote  noire  collée  à  son  corps,  sans  relever 
ses  manches  ni  ses  manchettes,  sans  passer  ni  blouse  ni  vareuse, 
Delacroix  commença  par  prendre  son  fusain  ;  en  trois  ou  quatre 
coups,  il  eut  esquissé  le  cheval  ;  en  cinq  ou  six  le  cavalier  ;  en  sept 
ou  huit,  le  paysage,  morts,  mourants  et  fuyants  compris  ;  puis, 
faisant  assez  de  ce  croquis  (sic)  inintelligible  pour  tout  autre  que 
lui,  il  prit  brosses  et  pinceaux  et  commença  de  peindre. 

«  Alors  en  un  instant,  et  comme  si  l'on  eut  déchiré  une  toile,  on 
vit  sous  sa  main  apparaître  d'abord  un  cavalier  tout  sanglant,  tout 
meurtri,  tout  blessé,  traîné  à  peine  par  son  cheval,  sanglant,  meurtri, 
blessé  comme  lui,  n'ayant  plus  assez  de  l'appui  des  étriers,  et  se 
courbant  sur  la  longue  lance  ;  autour  de  lui,  devant  lui,  derrière  lui, 
des  morts  par  monceaux,  au  bord  de  la  rivière  des  blessés,  essayant 
d'approcher  leurs  lèvres  de  l'eau,  et  laissant  derrière  eux  une  trace 
de  sang  ;  à  l'horizon  tant  que  l'œil  pouvait  s'étendre,  un  champ  de 
bataille  acharné,  terrible  ;  —  sur  tout  cela  se  couchant  dans  un 
horizon  épaissi  par  la  vapeur  du  sang,  un  soleil  pareil  à  un  bouclier 
rougi  à  la  forge  ;  —  puis,  enfin,  dans  un  ciel  bleu,  se  fondant,  à 
mesure  qu'il  s'éloigne  dans  un  vert  d'une  teinte  inappréciable, 
quelques  nuages  roses  comme  le  duvet  d'un  ibis.  Tout  cela  était 
merveilleux  à  voir  :  aussi  un  cercle  s'était  fait  autour  du  maître, 
et  chacun,  sans  jalousie,  sans  envie,  avait  quitté  sa  besogne  pour 
venir  battre  des  mains  à  cet  autre  Rubens  qui  improvisait  à  la 
fois  la  composition  et  l'exécution.  En  deux  heures  ou  trois  tout 
fut  fini.  » 

Telle  est  la  légende  de  ce  fameux  tableau.  Elle  exprime  à  merveille 
ce  qu'il  y  a  de  spontané  dans  l'art  de  Delacroix,  le  jaillissement  puis- 
sant des  images  qui  s'^imposait  à  lui  avec  une  force  hallucinatoire 
jusqu'à  ce  qu'il  s'en  fût  délivré  en  les  fixant  sur  la  toile.  Mais  ce  que 
l'admirable  page  de  Dumas  ne  dit  pas, c'est  que  l'idée  d'une  telle 
composition  occupait  depuis  longtemps  déjà  l'esprit  de  Delacroix. 
Elle  lui  était  venue,  après  une  lecture  du  poème  d'Emile  Deschamps. 
Il  s'appliquait  à  la  réaliser  dans  son  atelier  du  quai  Voltaire  n^  15  ; 
et  c'est  l'esquisse  ébauchée  par  le  peintre  que  le  poète  souhaite  dans  la 
lettre  suivante  d'être  admis  à  contempler. 

«  Vous  avez  fait  un  Rodrigue  fuyant  qui  est  une  chose  délicieuse,  car 
vous  l'avez  faite.  Je  voudrais  bien  en  voir  chez  vous  l'esquisse,  mais  à 
quelle  heure  vous  trouve-t-on  ?  Vous  m'avez  parlé,  après  une  lecture  de 
mon  poème,  de  ce  Roi  Rodrigue  projeté  alors.  Merci  d'avoir  exécuté  ce 


DELACROIX 


23 


projet.   Je  suis   tout    fier,   tout   heureux  d'avoir  fourni   un  peu  l'occasion 
d'un  nouveau  chef-d'œuvre. 

«  Dites-moi  quand  je  pourrai  me  présenter  quai  Voltaire,  n°  15,  et 
recevez  la  nouvelle  expression  de  ma  déjà  vieille  amitié  \ 

«  Emile  Deschamps. 
«  rue  de  la  ^  ille-l'Evèque,  n^  10  bis. 
Paris,  1"  mai  1833. 

(Au  verso,  esquisse  à  la  plume  d'une  Icte  de  cheval  et  de  ses  pieds 
de  devant.) 

Le  tableau  de  Delacroix  ^,  ins]>iré  par  le  Romancero  d'Emile  Des- 
chanips  avait  passé,  après  la  mort  d'Alexandre  Dumas  fils,  dans  la 
collection  Chéramy.  Cette  collection  a  été  mise  en  vente  le  15  avril 
1913,  et  voici  dans  le  compte  rendu  de  cette  vente,  tel  qu'il  parut  le 
lendemain  dans  le  Temps,  le  passage  qui  nous  intéresse. 

Parmi  les  Delacroix,  on  a  donné  25.000  fr.  dune  toile  provenant  de 
la  vente  Cronier,  Hercule  et  Alceste  ;  13.100  fr.  pour  Hamlet  et  le  cadai^re 
de  Polonius  ;  5.000  fr.  de  la  Grèce  expirant  sur  les  ruines  de  Missolon- 
ghi.  On  a  payé  7.000  fr.  une  Odalisque  ;  3.200  fr.  une  Madeleine  en 
prière  ;  3.050  fr.  une  Etude  de  babouches  ;  4.500  fr.  Jésus-Christ  et  saint 
Thomas  ;  9.000  fr.  le  Roi  Rodrigue  blessé,  après  la  bataille  de  Guadalète  ; 
5.200  fr.  une  Variante  pour  le  «  Justinien  »  ;  3.100  fr.  pour  Eugène  Dela- 
croix en  Hamlet.  Sur  une  demande  de  8.000  fr.,  on  a  poussé  à  11.500  fr. 
Jésus  au  Jardin  des  Oliviers. 

Emile  Deschamps  ^  allait  donc  à  Delacroix,  comme  à  Inf,'res,  à 
Prudhon,  à  Géricault.   L'originalité  individuelle,  en  peinture,  l'atti- 


1.  Communiqué  par  M.  Maurice  Tourncux. 

2.  Consulter  VŒui're  complet  de  Eugène  Delacroix,  peintures,  dessins,  gravures, 
lithographies,  catalogué  et  reproduit  par  Alfred  Robaut,  commenté  par  Ernest 
Chcsneau...  Paris,  Charavay,  1885,  page  101,  ii"  367.  Le  Roi  Rodrigue. 

3.  La  Collection  Clarctie,  exposée  à  l'Hôtel  des  Ventes,  le  7  mai  1914,  possédait 
un  joli  dessin  d'IIeim,  représentant  Emile  Deschamps.  Cf.  Catalogue  des  tableaux, 
dessins,  aquarelles...  composant  la  collection  de  jeu  M.  Jules  Claretie...,  p.  39,  n"  95  : 
Portrait  d'Emile  Deschamps.  Il  est  vu  de  trois  quarts,  en  habit,  tenant  son  chapeau 
de  la  main  gauche.  Signé  à  droite  :  18'iG.  Dessin  au  crayon.  Haut.  3G  cent.  ;  larg. 
21  cent. 

C'est  une  des  éludes  que  fit  le  peintre  pour  son  tableau  intituli-  :  Une  lecture 
d'Andrieux  au  foijer  de  la  Comédie  française,  qu'on  peut  voir  dans  la  Galerie  Louis- 
Philippe,  au  musée  de  Versailles. 

Sur  lleim  et  sur  ce  tableau  célèbre,  ef.  lletir\  Marcel,  I.ouis-Phili j>[)r  et  le 
château  de  Versailles,  dans  la  Revue  de  l'Histoire  de  \  ersailles  cl  de  Seinc-el-Oise, 
1909.  «  Moins  bon  j)ralicir'n  (<pie  Granel),  dit  M.  II.  Marcel  en  parlant  d'IIeim, 
c'est  un  pbysionotiiiste  fort  expert  ei  il  ordonne  à  souhait  les  scènes  compli- 
quées. » 


24  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

rait  aussi  bien  qu'en  littérature,  et  l'on  peut^dire  qu'il  ne  suivait  en 
cela  que  son  plaisir.  Mais  ce  plaisir  était  l'expression  d'un  naturel 
heureux,  orné  ,tout  pénétré  d'une  culture  exquise.  Son  goût  en  appa- 
rence si  éclectique,  traduit  moins  les  caprices  d'un  tempérament 
fantaisiste  que  les  intuitions  d'un  sentiment  très  fin  et  d'un  jugement 
très  aiguisé. 


DEUXIEME    PARTIE 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 


I 

LE   GOUT   MUSICAL   d'uN   POETE   ROMANTIQUE 

S'il  est  un  art  (jue  Deschamps  a  aimé,  autant  que  la  peinture, 
presque  autant  que  la  poésie,  c'est  la  musique. 

Il  a  dit  en  des  vers,  pleins  de  grâce,  qu'il  n'a  jamais  entendu 
préluder  l' orchestre  à  l'Opéra  ou  dans  les  concerts,  sans  un  frémisse- 
ment de  plaisir  : 

Alors  l'archet  vainqueur  ^ 
Glisse  amoureusement  sur  les  cordes  du  cœur  ; 
Et  la  gamme,  impossible,  aux  bravos  de  la  foule 
Part,  et  comme  un  collier  de  perles  se  déroule. 

11  saluait  avec  enthousiasme  le  pianiste  virtuose  : 

qui,  d'un  doigt  vif  ou  lent, 
Verse  au  piano  son  cœur  !  —  Tel  un  beau  ramier  blanc 
Rase  un  lac  de  son  aile  ou  court  de  feuille  en  feuille. 

Quant  au  charme  de  la  voix  humaine,  il  y  était  particulièrement 
sensible,  comme  tous  les  dilettanti  de  son  temps  : 

Et  son  chant  retentit,  si  pur,  si  ravissant. 
Qu'élancé  vers  le  ciel,  on  croit  qu'il  en  descend. 

Ce  n'est  pas  (ju'il  n»;  fasse  des  réserves  au  sujet  des  sensations 
exquises  que  la  musifjne  hii  procure.   Point  mysticjuc,  tel  (jue  nous 

1.  Poésies  d'Emile  Deschamps,  Paris,  Dclloyc,  18'il,  in-8",  p.  140. 


26  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

le  connaissons,  ce  fils  du  xviii^  siècle  sensualiste  ne  pouvait  apprécier 
dans  la  musique  essentiellement  qu'un  art  qui  charme  les  sens  et 
repose  délicieusement  de  penser.  Seule,  la  poésie  conserve,  d'après  lui, 
le  privilège  de  parler  à  l'intelligence,  tout  en  usant  des  prestiges  de 
l'imagination  et  de  la  sensibilité.  Elle  seule  est  capable  d'agir  sur 
toutes  les  facultés  à  la  fois.  Elle  est  tout  ensemble  la  plus  haute  litté- 
rature et  le  premier  des  arts,  et  elle  inspira  à  Deschamps  une  de  ces 
formules  heureuses  qui  ne  la  définissent  pas  seulement  en  elle-même, 
mais  encore  dans  ses  rapports  avec  les  autres  arts.  «C'est  de  la  peinture 
qui  marche  et  de  la  musique  qui  pense  ^.  » 

La  musique,  bien  qu'inférieure  à  la  poésie,  n'en  est  pas  moins 
chère  à  Deschamps.  «  Ne  vous  fiez  pas  à  l'homme  qui  n'aime  pas 
la  musique  »  aimait-il  à  dire  après  Shakespeare.  «  La  musique  va 
chercher  au  fond  du  moi  humain  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  et  de 
plus  tendre  pour  en  féconder  les  germes.  Elle  est  le  langage  uni- 
versel de  l'enthousiasme  religieux,  de  l'héroïsme  et  de  l'amour.  Elle 
ne  conseille  jamais  rien  de  vil  ni  de  mauvais,  et  l'on  peut  soutenir 
sans  paradoxe  qu'il  vaudrait  mieux  pour  un  peuple  savoir  solfier 
que  lire  ^.  » 

Il  est  dommage  que  nous  n'ayons  pu  déterminer  le  degré  de 
culture  musicale  de  Deschamps.  Nous  ne  savons  rien  de  la  formation 
qu'ils  reçurent,  lui  et  son  frère  ^.  Mais  ces  deux  mélomanes,  qui  furent 
Hés  avec  tous  les  musiciens  de  leur  temps  —  Emile  surtout  qui  com- 
posa pour  eux  tant  de  livrets  —  devaient  posséder  un  peu  plus  que 
les  rudiments  de  cet  art,  et  n'être  pas  étrangers  à  sa  connaissance 
technique.  En  tous  cas,  la  comparaison  de  la  poésie  avec  la  musique, 
comme  avec  la  peinture,  vient  surtout  sous  la  plume  d'Emile  Des- 
champs. Il  cite  aussi  volontiers  les  noms  des  grands  musiciens  que 
ceux  des  grands  peintres  et  des  grands  poètes  : 

«  La  poésie,  dit-il,  a  ses  mélodistes  et  ses  harmonistes,  ses  dessina- 
teurs et  ses  coloristes,  comme  la  musique  et  la  peinture.  Il  n'est  donné 
qu'à  bien  peu  de  génies  de  posséder  au  même  degré  les  deux  qualités 
extrêmes  de  l'Art.  Ainsi  Raphaël  est  supérieur  par  le  dessin,  et  Cima- 
rosa  par  la  mélodie,  comme  Rubens  par  la  couleur  et  Beethoven  par 

1.  Emile  Deschamps,  Œuvres  complètes,  Paris,  A.  Lemerre,  1873,  6  vol.  in-8°. 
Voir  tome  IV,  p.  27. 

2.  Ibid.,  p.  22. 

3.  Jugement  de  Delacroix  (Journal,  tome  III,  p.  434)  sur  Antoni  Deschamps  : 
»  J'ai  dîné  chez  les  Bertin,  comme  toujours  avec  plaisir  ;  j'y  ai  trouvé  Antoni 
Deschamps  ;  c'est  le  seul  homme  avec  lequel  je  parle  musique  avec  plaisir,  parce 
qu'il  aime  Cimarosa  autant  que  moi.  »  Même  enthousiasme  pour  Cimarosa  chez 
Stendhal.  Cf.  Vie  de  Rossini,  passim. 


EMILE    DESCn.VMPS    ET    LA    MUSIQUE  27 

l'harmonie.  Cette  division  existe  également  dans  l'art  d'écrire,  et 
surtout  d'écrire  en  vers  ^.  » 

«  Avec  de  V indolence  on  ne  comprendra  jamais  l'idéal  d'aucun  art, 
et  on  ne  cherchera  point  à  connaître  Dante,  Shakespeare  ou  Corneille, 
on  ne  sentira  })as  ({ue  Raphaël  et  Léopold  Robert  sont  les  (U'ux  plus 
vrais  et  plus  poélicpies  révélateurs  de  la  plus  belle  des  natures,  la 
nature  italienne  ;  on  citera  indilîéremment  ou  Mozart  ou  Musard 
(Mozart,  le  Shakespeare  et  le  Raphaël  de  la  musique  !),  on  ne  pleurera 
pas  au  trio  de  Guillaume  Tell  de  Rossini.  » 

Les  héros  de  ses  contes  sont  parfois  des  virtuoses  capables  d'inter- 
préter les  maîtres.  Ainsi  les  voyons-nous  dans  Mea  Culpa  chanter 
«  le  fameux  duo  :  Aimons-nous,  tout  nous  y  convie  »,  dans  Armide,  de 
Gluck  ^.  Voici  comment  le  Roméo  de  cette  singulière  histoire  écoule  le 
chef-d'œuvre  :  «  Lorscjue  se  fit  entendre  cette  magnifique  et  terrible 
phrase  musicale  :  Votre  général  vous  appelle,  i\  se  réveilla  comme  d'un 
songe  divin.  »  Enfin  ce  sont  «  les  suaves  mélodies  »  de  Pergolèse  qui, 
dans  le  même  conte,  révèlent  aux  deux  jeunes  amants  la  force  mys- 
térieuse du  sentiment  qui  les  rapproche  :  «  C'était  une  de  ces  tièdes 
soirées  d'Italie  où  l'air  est  chargé  de  langueur  et  de  volupté.  Les 
rayons  de  la  lune  glissant  à  travers  les  jalousies  et  les  croisées  cntr'ou- 
vertes,  se  disputaient  avec  la  lumière  des  bougies  dans  les  glaces,  sur 
les  grands  sofas,  sur  les  ])ar({uels  brillants.  L'ccil  étoile  de  Vénus 
})longeait  dans  la  chambre  et  scintillait  sur  le  front  de  Judith,  comme 
un  pur  miroir,  et  les  suaves  mélodies  de  Pergolèse,  soutenues  par 
l'harmonie  des  accords,  s'élevaient  des  clavecins  sonores  et  des  lèvres 
enflammées  des  deux  virtuoses.  Leurs  genoux  se  touchaient,  leurs 
mains  s'entrelaçaient  comme  les  touches  blanches  et  noires;  ;  les 
brises  nocturnes  faisaient  voltiger  les  cheveux  de  Judith  sur  le 
visage  de  Robert  ;  leurs  haleines  plus  fraîches  (pie  les  brises  et  leurs 
regards  et  leurs  âmes  se  mêlaient  comme  leurs  voix  :  l'amour  et  bî 
chant  se  mêiaicut  l'un  ]tar  l'autre  ...  » 

Ainsi  la  musi(pie  est  [)our  Deschamps  ce  qu'elle  est  pour  Musset, 
la  langue  même  de  l'amour  : 

Langue  que  pour  l'Amour  inventa  le  gêine. 
Qui  nous  vint  d'Italie  et  (pii  lui  vint  des  cieux, 
Douce  laaffue  du  cœur,  la  seule  où  la  pensée 
(>ette  vierge  craintive,  et  d'une  onibre  olTensée, 
Passe  en  gardant  son  voile... 

1.  ŒuiTM  rompléles,  Paris,  f*^  partie,  p.  48. 

2.  Stendhal  (\'ie  de  Ilaijdn,  lillri-  XII,  E<J.  Clianipioii),  moins  ccli-ctiqnc  que 
Dcsch.Tmps,  dit  qu'il  n'assiste  pas  sans  peine  à  lo»il  un  opéra  de  Gluek. 

3.  Œuvres  complètes,  tome  III,  p.  212. 


II 

UN     CRITIQUE     MUSICAL    EN     1835 

Deschamps  eut  l'cccasion,  en  1835,  de  rendre  compte  de  la  saison 
musicale,  et  ces  pages  ^  nous  informent  de  l'éclectisme  de  son  goût. 

Une  nouvelle  preuve  que  la  musique  le  passionnait  presque  autant 
que  la  poésie,  c'est  qu'il  constatait  pour  s'en  plaindre  que  «  la  musique 
en  France  est  une  exception  aristocratique  »  et  que  «  le  peuple  est 
resté  antimusical  ^  ».  Contre  le  tempérament  de  la  race,  il  souhaitait 
que  réagît  l'éducation. 

M  Encore  une  fois,  disait-il  en  homme  du  xviii^  siècle,  tout  dépend 
de  l'éducation.  Prenez  cent  personnes  dans  notre  haute  société,  qui 
n'a  pas  en  général  l'éducation  artistique  ;  il  y  en  aura  dix  qui  aiment 
la  peinture,  quatre  qui  aiment  la  musique,  une  qui  aime  la  poésie 
et  quatre-vingt-cinq  qui  aiment  les  courses  de  chevaux.  Qu'on  les 
élève  dès  l'enfance  dans  une  atmosphère  d'art  et  de  littérature,  et 
toutes  ces  disproportions  s'effaceront  et  l'habitude  deviendra  une 
seconde  nature.  » 

Aussi,  suivait-il  attentivement  le  mouvement  musical  de  son  temps 
et  signalait-il  avec  joie  le  progrès  général  du  goût  pour  la  musique. 
Il  évoquait  l'exemple  de  Choron  «  qui  prenait  ses  petits  virtuoses 
dans  son  quartier,  et  qui,  au  bout  de  quelques  mois,  en  faisait  une 
seule  âme  harmonique,  une  divine  symphonie  de  voix  !  Qu'on  la 
rouvre  cette  école  qui  a  ruiné  et  tué  son  maître,  l'homme  d'art  et 
de  conscience  !  Qu'on  en  ouvre  dans  toute  la  France  !  »  Et  ce  qu'il 
demandait  qu'on  fît  pour  le  chant,  il  le  réclamait  aussi  pour  la  musi- 
que instrumentale  :  il  louait  «  les  progrès  rapides  et  les  conquêtes  du 
chant  au  grand  Opéra  depuis  dix  ans  »,  et  célébrait  les  mérites  de  l'or- 
chestre du  Conservatoire.  Mais  il  n'y  a  qu'un  Conservatoire  en  France, 
cela  le  désolait,  et  c'est  ainsi  qu'il  s'expliquait  en  partie  l'infériorité 
de  la  France  au  point  de  vue  musical,  comparée  à  l'Allemagne  et  à 


1.  Jbid.,  tome  IV,  p.  22  et  sq. 

2.  Ibid.,  tome  IV,  p.  25  et  sq.  pour  cette  citation  et  les  suivantes. 


UN    CRITIQUE    MUSICAL    EN    1835  29 

l'Italie  ((  qui  doivent,  disait-il  eu  1835,  leur  prééminence  en  musique 
à  ce  qui  fait  leur  faiblesse  sous  d'autres  rapports,  à  la  division  de 
leur  territoire  en  vingt  ou  trente  ])rincipautés,  dont  chacune  a  sa 
capitale,  son  point  d'excitation  artiste,  son  école,  sa  chapelle,  son 
théâtre.  » 

Deschamps,  comme  tous  les  dilettanti  de  son  temps  faisait  trop 
bon  marché  de  l'ancienne  musique  française  :  il  oubliait  Grétry, 
Rameau,  pour  sacrifier  en  vrai  romantique  aux  dieux  étrangers. 
«  L'Italie  et  l'Allemagne,  dit-il,  ont  le  triple  sceptre  de  la  musique 
religieuse,  de  l'opéra  et  de  la  symphonie.  Pour  la  musi(jue  d'église, 
llaendel  et  Palestrina,  Pergolèse  et  Mozart  ;  pour  la  musique  de 
théâtre,  Gluck  et  Sacchini,  Cimarosa  et  Mozart,  encore  Mozart  ! 
])Our  la  musicjue  instrumentale,  Haydn  et  Boccherini,  Beethoven  et 
toujours  Mozart  !  Et  parmi  les  vivants,  pour  les  trois  genres,  Chérubini 
Rossini  \  Meyerbeer,  et  j'allais  dire  Weber,  tant  la  mort  paraît 
cruellement  absurde  d'avoir  tari  celte  source  d'harmonie  surnaturelle 
et  de  jirimitives  mélodies.  » 


En  cette  année  1835,  en  dépit  de  la  renommée  de  Liszt,  de  Chopin, 
de  Ferdinand  Miller  et  de  M"^^  Pleyel,  qui  attirait  Emile  Deschamps 
aux  concerts  du  Conservatoire,  il  s'étend  plus  complaisamment  sur 
la  musique  de  théâtre,  et  paraît  enchanté  du  succès  de  la  Marquise 
d'Adam  et  de  la  Muette  d'Auher  à  rO])éra-conii(pie,  mais  il  donne 
la  palme  à  Bellini  et  à  Donizetli.  Bellini  en  ])articulier,  l'auteur  des 
Capulets  et  des  Montagus,  de  la  Sonnanbula  et  de  Nonna,  venait    de 

1.  Voici,  avec  qucllps  restrictions  Antoni,  le  frère  d'Emile  Dcsehanips,  admet- 
tait Rossini  pour  la  n)usiqu(.'  religieuse.  Il  confiait  son  jugement  à  Th.  Gautier 
dans  la  lettre  suivante  ; 

Mo.N  ciiP.H  Thkopiiile, 

«  J'ai  inlcndu  le  Slabat  de  Rossini,  voici  mon  sentiment  sincère  :  c'est  tout  ce  que  le  génie 
peut  faire  dans  un  siècle  d'indilïérence  religieuse,  ce  sont  des  pleurs,  mais  des  pleurs  élégants, 
c'est  la  Madeleine...,  mais  la  Madeleine  de;  Canova.  Cependant  la  beauté  de  la  mélodie,  la 
pureté  du  style,  la  netteté  el  la  précision  du  dessin  et  le  parfum  méridional  de  celle  composi- 
tion en  font  un  petit  chef-d'œuvre  que  le  maître  seul  pouvait  écrire  dans  ce  Inii. 

0  Mozart  avait  fait  Don  Juan  pour  Haydn  cl  pour  lui.  Rossini  a  fait  !■■  Slubul  jiour  son 
siècle,  pour  les  hommes,  pour  les  femmes,  pour  les  artistes  du  monde  ;  c'est  la  véritable 
expression  de  l'art  de  notre  époque,  l'renez  ces  lignes  pour  ce  qu'elles  valent,  louez  le  grand 
maître,  car  il  attend  li-  résultat  d';  cette  nialiiié"'  [xiui-  écrire  un  grand  opéra. 

«  A  demain. 

c  Tout  à  vous, 

Antoni   L)i;s(;iiAMPS. 

(S.  d.  —  Collection  Lovenjoul.) 


30  EMILE    DESCIIAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

remporter  un  triomphe  avec  les  Puritains.  Deschamps  ne  se  plaint 
pas  de  la  pauvreté  de  l'orchestration  dans  Bellini,  mais  il  insiste  sur 
la  grâce  mélancolique  et  douce  de  ses  mélodies  :  «  On  remarque  dans 
cette  partition  (des  Puritains),  dit-il,  la  môme  suavité,  la  même  ten- 
dresse que  dans  les  autres  œuvres  de  M,  Bellini,  avec  plus  de  caractère 
et  de  virilité...  La  vogue  des  Puritains  s'est  accrue  jusqu'à  la  fin,  ce 
sont  les  Puritains  qui  ont  clos  la  session  mélodique  au  Théâtre 
Favart  ^...  »  Il  ne  manque  pas  d'ajouter  que  des  chanteurs  extraordi- 
naires contribuèrent  au  succès  de  Bellini. 

Quant  à  Donizetti,  qui  n'avait  pas  encore  produit  les  deux  œuvres 
dont  on  peut  dire  que  le  public  raffola  pendant  cinquante  ans,  la 
Fille  du  Régiment  (1840)  et  la  Favorite  (1840),  il  faisait  applaudir  son 
Marino  Faliero  à  l'Opéra  italien  ;  Deschamps  reconnaît  au  maître 
de  Bergame  une  science  supérieure  à  celle  de  Bellini,  mais  une  moindre 
capacité  d'émouvoir.  Musicien  habile  et  fécond,  fort  léger  de  scrupules 
artistiques,  il  attire  l'attention  par  sa  virtuosité,  son  mouvement. 
«  C'est  toujours  la  même  exécution  foudroyante,  «  dit  Deschamps 
à  propos  du  dernier  succès  du  célèbre  auteur  d'Anna  Bolena  ^,  et  il 
ajoute  :  «  Cette  dernière  partition  (Marino  Faliero)  est  certainement 
l'œuvre  d'un  maître  très  habile  et  qui  connaît  et  domine  toutes  les 
ressources  et  toutes  les  puissances  de  son  art.  Cependant  vous  devez 
comprendre  les  préférences  du  public  pour  l'ouvrage  de  M.  Bellini, 
dont  les  mélodies  ont  une  suavité,  une  tendresse,  une  jeunesse  qu'on 
ne  trouve  point  au  même  degré  dans  les  ouvrages  de  M.  Donizetti, 
qualités  qui  dans  un  opéra  l'emportent  nécessairement  sur  toutes  les 
autres.  Pour  les  chanteurs,  il  faut  d'abord  du  chant  et  puis  encore  du 
chant.  Nous  ne  rappellerions  pas  cet  axiome  très  naïf,  pour  le  moins, 
si  quelques  compositeurs  actuels  ne  l'oubliaient  pas  trop  dédaigneuse- 
ment ^.  » 

Un  tel  jugement  ne  nous  renseigne  pas  seulement  sur  la  pensée  de 
Deschamps,;  il  nous  révêle  ^e  goût  général  de  son  temps  :  des  mélodies 
soutenues  à  peine  de  quelques  Hgnes  d'orchestre,  voilà  ce  que  l'on 
demandait  aux  musiciens.  Ce  qu'on  aimait  dans  la  musique,  c'était 
le  chant. 

Que  va  donc  apprécier  notre  critique  dans  le  grand  succès  musical 
de  1835,  la  Juive,  le  grand  opéra  d'IIalévy  ?  C'est  d'abord  et  avant 
tout  le  chant.  Il  loue  «  cette  grande  œuvre  ^  »,  où  il  trouve  «  de  la 

1. /6iU,  p.  26etp.  34. 

2.  Ibid.,-p.  31. 

3.  /6iU,p.  34. 

4.  Ibid.,  p.  29  et  sq. 


UN     CRITIQUE    MUSICAL    EN    1835  31 

musique  forte  et  sévère  ».  Mais  (juand  il  en  vient  à  l'analyse  de  ce  qui 
le  charme,  il  cite  de  préférence  les  mélodies.  «  La  romance  à  deux  mou 
vements,  dit-il  en  connaisseur,  est  délicieuse  de  naïveté.  Tous  les 
salons  de  Paris  en  retentiront  bientôt.  Le  chœur  à  boire  qui  suit 
offrait  de  grandes  difficultés  au  compositeur.  Le  souvenir  des  chœurs 
du  Comte  Onj  et  de  Robert  étaient  là  comme  deux  fantômes  effrayants». 
Mais  écoutons  cet  amateur  de  la  voix  humaine  au  théâtre  :  il  déclare, 
quand  il  étudie  dans  ce  morceau  «  le  chœur  syllabicjue  des  hommes  » 
réuni  au  «  chant  ténu  des  soprani  »  que  «  la  beauté  de  ce  contraste  « 
est  digne  de  soulever  «  une  explosion  d'enthousiasme  ».  —  «  L'acte 
vraiment  musical,  ajoute-t-il,  est  le  second,  parce  que  tout  se  ])asse 
dans  une  chambre  modeste  entre  quelques  personnages,  et  que  rien 
ne  fait  diverger  l'attention.  La  |)rière  juive  qui  ouvre  cet  acte,  la 
romance  :  //  »^a  i'enir,  le  duo  :  Lorsqu'à  toi  je  me  nuis  donnée,  et  surtout 
le  trio  final  :  Désespoir  !  Anatliéme  !  où  Nourrit  et  M^^^  Falcon  se 
montrent  si  grands  chanteurs  et  si  grands  tragédiens,  feraient  à  eux 
seuls  la  gloire  d'un  maître.  »  S'il  adresse  une  critique  au  second  acte, 
elle  consiste  à  noter  quelques  lacunes  dans  l'unisson  des  voix  :  «  Deux 
voix  de  femmes  et  deux  ténors  s'y  succèdent  et  s'y  mêlent  conti- 
nuellement. »  Il  regrette  l'absence  de  quelques  voix  de  basse  et  de 
baryton,  qui  prive  l'oreille  exercée  des  dilettanti  de  cette  sensation 
de  variété  dans  la  plénitude  où  elle  a  coutume  de  trouver  son  plaisir 
suprême. 

Mais  voici  la  merveille  à  la  mode,  le  bel  canto  ^  enchanteur  (jue 
Deschamps  nous  signale  au  troisième  acte  :  «  C'est,  dit-il,  un  air  à 
cadences,  à  roulades,  espèce  de  concerto  pour  la  voix  que  bien  peu 
de  cantatrices  pourraient  chanter  comme  M'"*^  Dorus-Gras  ;  c'est 
merveille  que  de  l'entendre  se  jouer  avec  tant  de  grâce  des  traits  les 
plus  difficiles  et  des  gammes  chromatiques  ascendantes  et  descen- 
dantes, dont  cet  air  abonde.  M'"^  Dorus-Oras  s'est  placée  dans  la 
Juive  au  premier  rang  des  talents  de  vocalisation...  comme  elle  avait 
pris  sa  place  i)arini  nos  premières  chanteuses  dramali([ues,  en  créant 
avec  tant  de  charme  et  d'expression  le  beau  rôle  d'Alice  dans  Ro- 
bert. »  S'il  admire  encore  autre  chose  dans  le  fameux  troisième  acte, 
c'est  le  finale  et  le  récitatif  obligé,  si  puissamment  rendu  par  Levas- 
seur,  et  qu'il  trouve  «  d'un  effet  extraordinaire  »  —  «  Cet  excellent 
chanteur,  ajoutc-t-il,  y  développe  toute  la  beauté  de  ses  moyens  et 
toutes  les  ressources  de  son  art.  »  Enfin,  ((uand  il  en  vient  au  (juatrièmc 
acte,  «  le  morceau,  dit-il,  (jui  avec  le  giaiid  lim  |>;irlag(;  Ifs  luuiiieurs 

1.   IbiJ.,  p.  30. 


32  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

de  la  représentation,  est  l'air  d'Eléazar...  Il  est  impossible  d'imaginer 
une  mélodie  plus  tendre  et  plus  douloureuse  et  de  la  dire  avec  une 
expression  plus  déchirante  que  ne  le  fait  Nourrit  ^.  » 

Cette  page  de  critique  peut  être  considérée  comme  un  témoin  de 
toute  une  époque  dans  l'histoire  de  la  musique  en  France.  Deschamps 
s'y  montre,  comme  la  masse  du  public  de  son  temps,  fidèle  au  sensua- 
lisme italien.  Il  apparaît  sensible  avant  tout  à  la  mélodie  ;  et,  par 
mélodie,  il  entendait  l'air  que  retient  facilement  l'oreille,  et  qui 
permet  à  la  voix  du  chanteur  de  se  produire  dans  toute  son  étendue  et 
sa  beauté.  «  En  musique,  écrivait  Stendhal,  dès  1824,  dans  sa  Vie  de 
Rossini,  on  ne  se  rappelle  bien  que  les  choses  qu'on  peut  répéter  ; 
or,  un  homme  seul,  se  retirant  chez  lui  le  soir,  ne  peut  pas  répéter 
de  l'harmonie  avec  sa  voix  seule.  Voilà  sur  quoi  est  basée  l'extrême 
différence  de  la  musique  allemande  et  de  la  musique  italienne  ^.  »  Or, 
l'italianisme,  grâce  à  la  séduction  du  génie  de  Rossini,  régnait  en 
maître  à  l'Opéra,  Deschamps,  comme  tous  ceux  que  le  prestige  de 
Rossini  enchantait,  était  en  effet  si  loin  d'admettre,  comme  on  l'a 
fait  depuis,  l'éminente  dignité  de  l'orchestre  au  théâtre,  que  pour 
bien  exprimer  sa  théorie,  il  va  jusqu'à  dire,  devant  les  progrès  de  la 
science  orchestrale,  que  manifestait  la  Juiçe  : 

«  Je  me  suis  convaincu  de  nouveau  que  le  récitatif  continuellement 
instrumenté  alourdit  un  opéra  ;  il  ne  se  détache  pas  assez  de  l'ins- 
trumentation du  chant.  J'en  reviens  toujours  à  mon  récitatif  au 
piano  pour  les"  scènes  posées  et  le  dialogue  familier.  Il  faut  en  croire 
les  Italiens  là-dessus  comme  sur  beaucoup  d'autres  choses.  Cette 
mélopée,  simple  et  soutenue  seulement  de  quelques  accords,  vous 
maintient  dans  la  région  musicale,  sans  vous  saturer  d'harmonie. 
D'ailleurs  c'est  un  contraste  de  plus  :  grand  bénéfice  en  musique. 
Quand  la  situation  s'agrandit,  ou  se  passionne,  le  récitatif  orchestré 
reprend,  et  on  le  retrouve  avec  plaisir,  au  lieu  de  l'écouter  tout  le 
temps  d'une  manière  distraite.  D'ailleurs,  avec  le  récitatif  au  piano, 
le  dialogue,  étant  tout  démasqué  devant  le  public,  les  poètes  s'ac- 
coutumeraient à  y  inettre  du  soin,  de  l'esprit,  du  style,  de  la  poésie... 
Pourquoi  pas  ?  et  les  spectateurs  s'accoutumeraient  à  y  faire  atten- 
tion et  à  s'amuser  et  à  s'intéresser  entre  les  morceaux  de  musique.  — 
Le  beau  malheur  ^  !  » 

Cette  dernière  phrase  nous  fait  percevoir  le  caractère  du  grand 
opéra  tel  qu'on  le  concevait  à  cette  époque. 

1.  Ibid.,  p.  31. 

2.  Stendhal,  Vie  de  Ftossini,  Paris,  A.  BouUand,  1824,  tome  I,  p.  3. 

3.  E.  Deschamps,  Œuvies  complètes,  tome  IV,  p.  31. 


UN     CRITIQUE    MUSICAL    EN     1835  33 

Elle  dénonce  en  tous  cas  deux  tendances  très  nettes  du  ])ublic  de 
ce  temj)s  :  d'abord  son  peu  d'empressement  à  écouter  de  la  musique 
pure,  son  dédain  de  toute  orchestration  savante,  et  d'autre  part  son 
incuriosité  du  livret,  toujours  quelconque,  partie  sacrifiée.  A  quoi 
s'intéressait-il  ?  Au  chant,  à  la  virtuosité  des  chanteurs,  nous  l'avons 
dit,  mais  à  toute  autre  chose  aussi,  qui  avait  peu  de  rapports  avec  la 
musique  et  la  poésie. 


III 

LA    MÉLODIE    ET    LE    SPECTACLE    DANS    l'oPÉRA    ROMANTIQUE 

L'opéra,  tel  qu'on  l'aimait  à  l'Académie  royale  de  musique,  vers 
le  milieu  du  xix^  siècle,  était  avant  tout  un  spectacle  pompeux  que 
relevait  la  musique.  Tout  devait  y  parler  aux  sens,  non  seulement 
les  airs  chantés  par  le  ténor  ou  la  prima  donna,  mais  le  nombre  et  la 
beauté  des  danseuses  dans  les  ballets,  la  variété  de  la  mise  en  scène 
et  la  splendeur  pittoresque  des  décors. 

Les  poètes  sur  ce  point  étaient  d'accord  avec  le  public.  «  Si  Ban- 
ville et  H.  Heine,  écrit  justement  M.  Aug.  Ehrhard  \  raillaient  la 
ploutocratie,  Gautier  dédaignait  une  civilisation  sans  pittoresque  »  ; 
«  Le  théâtre,  disait  l'auteur  de  Mademoiselle  de  Maupin  ^,  pourrait 
assouvir  ce  besoin  de  merveilleux,  qui  est  un  des  plus  invincibles 
besoins  de  l'homme.  Lorsqu'on  fait  tout  pour  les  oreilles,  pourquoi 
ne  fait-on  rien  pour  les  yeux  ?  Pourquoi  sommes-nous  condamnés 
à  ne  voir  que  des  formes  pauvres,  anguleuses,  que  couleurs  ternes, 
noirâtres,  désolées  ?  Pourquoi  la  pourpre,  qui  est  le  sang  et  la  vie, 
l'or  qui  est  la  richesse  et  la  lumière  sont-ils  bannis  de  nos  vêtements  ?.. 

«  Par  ce  temps  de  paletots  et  de  makinstosh,  un  théâtre  où  défdent 
de  splendides  uniformes  tout  chamarrés  de  dorures,  des  chevaux 
richement  harnachés,  où  l'œil,  attristé  par  tant  de  laideurs,  s'arrête 
sur  des  décorations  magnifiques,  sur  des  groupes  heureusement 
arrangés,  n'est-il  pas  un  centre  attrayant,  un  besoin,  une  chose 
indispensable  ?  » 

Or,  un  homme  s'était  rencontré,  dès  les  premières  années  du  règne 
de  Louis- Philippe  pour  réaliser  le  rêve  du  public  et  des  artistes  : 
c'était  un  des  produits  les  plus  achevés  du  Paris  d'alors  —  vrai  héros 
de  Balzac  — ,  le  D^  Véron  ^.  Enrichi  dans  une  des  premières  grandes 

1.  Aug.  Ehrhard,  L'Opéra  sous  la  direction  de  Véron,  1831-1835  (s.  1.  n.  d.).  In-8*'. 

2.  Cité  par  Ehrhard,  ibid.,  p.  21.  Passage  emprunté  à  Th.  Gautier,  Histoire  de 
l'Art  dramatique  en  France,  Paris,  1858,  tome  II,  p.  311. 

3.  Nous  ne  faisons  ici  qu'emprunter  les  principaux  traits  de  cette  curieuse 
physionomie  au  beau  portrait  que  M.  Ehrhard  a  tracé  du  D''  Véron  dans  l'ou- 
vrage précité. 


l'opéra  romantique  35 

affaires  de  publicité,  en  vendant  une  pâle  pectorale,  il  avait  débuté 
obscurément  dans  le  Conservateur  littéraire  des  frères  Hugo  et  dans  la 
Quotidienne  de  Michaud,  fonda  ensuite  la  Revue  de  Paris,  et  plus 
tard,  en  1844,  il  acheta  le  Constitutionnel.  Mais  avant  d'acquérir  dans 
le  journalisme  une  puissance  égale  à  celle  de  Girardin  ou  des  Bertin, 
il  fut  d'abord,  pour  les  personnalités  du  Boulevard,  l'amphitryon  où 
l'on  dîne.  Ses  dîners,  comme  ses  cravates,  ravissaient  les  dandys, 
qui,  en  dépit  de  sa  vulgarité  foncière,  de  sa  laideur,  de  ses  infirmités 
secrètes,  lui  faisaient  une  sorte  de  cour.  Ce  Joseph  Prudhomme  qui 
se  donnait  des  airs  de  Lucullus,  celui  que  Barbey  d'Aurevilly  appe- 
lait «  le  lépreux  de  la  cité  de  Paris,  le  scrofuleux  D^"  Véron  »  n'en 
avait  pas  moins  dirigé  pendant  quatre  ans  le  premier  de  nos  théâtres 
lyriques  (de  1831  à  1835),  et,  grâce  à  son  bailleur  de  fonds,  le  banquier 
Aguado,  grâce  aussi  à  la  collaboration  de  Duponchel,  délicate  nature 
d'artiste,  par  lequel  il  se  laissait  guider  dans  le  choix  des  décors,  il 
avait  réussi  à  faire  de  l'Opéra  un  lieu  de  spectacle  brillant  et  popu- 
laire. L'aristocratie  s'était  réfugiée  au  théâtre  des  Italiens  ;  mais  la 
bourgeoisie  se  donnait  rendez-vous  dans  ce  luxueux  et  confortable 
Opéra  de  la  rue  Lepelletier,  éclairé  au  gaz,  animé  par  un  peuple  de 
figurants  et  de  machinistes,  véritable  entreprise  industrielle  et  maison 
de  plaisir  adaptée  aux  goûts  du  matérialisme  contemporain. 

Nous  avons  dit  que  l'italianisme  sensuel  de  Rossini  y  était  à  la 
mode  ;  on  y  préférait  Séniiraniide  ou  Otello  à  Ipliigénie,  à  Armide, 
qu'on  ne  jouait  plus.  On  se  souciait  fort  peu  que  la  musique  servît 
d'expression,  comme  chez  Gluck,  Rameau  et  Mozart,  aux  passions 
humaines,  pourvu  qu'elle  flattât  agréablement  l'oreille,  et  offrît  un 
accompagnement  caressant  à  la  romance  sentimenlale  qu'on  goû- 
tait ])ar-dessus  tout.  Si  l'on  venait  à  l'Opéra,  c'était  pour  écouter  et 
retenir  aisément  la  romance  attendue  et  se  divertir  au  spectacle 
d'une  grande  féerie.  C'était  bien  ce  que  Véron  avait  voulu  offrir  au 
]»ublic  de  son  tenq>s.  '<  ...  (^)iiaiid  on  peut  disposer  du  ])his  vaste 
théâtre,  écrit-il,  ayant  (|ii,il  orzc  phins  de  |U(»ron(lcur',  diiu  orchestre 
de  plus  de  quatre-vingl  UMisiiiens,  de  ])lus  de  (|uatre-\  ingl  ch(U"isles, 
hommes  et  femmes,  de  (piaire-vingt  figurants,  sans  compler  les 
enfants,  d'un  «'■(|uip;ig('  de.  soixante  inachinisl  es  pour  niann'iixrer  les 
décorations,  !••  ]»ulihc  attend  et  exigea  de  \  ous  de  ^njindt's  choses  ^.  » 

Ces  grandes  choses  fpii  enchantaient  !<■  pul)hc,  t-nVaN  aient  bien 
un  peu  les  gens  de  goût. 

Miude  Deschainjis,  ipn  ;icrepte  \;i  poét  i(|ue  de  son  t  enips,  ne  (  rit  i (pie 

1.   Véron,  Mémoires,  t.  III,  p.  ll'J. 


36  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

pas  de  front  l'idée  de  l'Opéra,  tel  que  l'entend  Véron,  mais  devant  des 
excès  qui  s'étalaient,  pour  ainsi  dire,  il  laisse  échapper  quelques 
plaintes.  L'insuffisance  des  livrets  de  Scribe  ne  le  choquait  pas  moins 
que  la  vanité  splendide  des  décors. 

((  Un  grand  opéra  français,  écrit-il,  est  quelque  chose  de  complexe 
et  de  multiple.  La  belle  musique  y  a  besoin  d'un  beau  poème,  qui  a 
besoin  de  belles  décorations  et  de  beaux  costumes,  qui  ont  besoin  de 
belles  danses,  et  toutes  ces  beautés  ont  besoin  d'une  mise  en  scène 
où  régnent  à  la  fois  l'imagination  et  la  fidélité  : 

spectacle  tout  magique 

Et  qui  de  cent  plaisirs  font  un  plaisir  unique. 

«  Mais  la  musique  même  dans  un  grand  opéra  français  est  la  condi- 
tion principale  :  les  autres  arts  font  cortège  à  cette  reine  ^...  »  C'est 
du  moins  ce  qui  devrait  être.  Deschamps  se  plaint  de  ce  qui  est  : 

«  A  l'Opéra,  les  danses,  les  décorations,  toutes  ces  splendeurs  sont 
de  trop  puissantes  distractions.  On  regarde  tant  qu'on  écoute  moins. 
Enfin,  le  défaut  de  spécialité,  l'absence  d'homogénéité,  qui  existent 
dans  le  spectacle,  se  retrouvent  dans  les  sjjectateurs,  dont  la  plupart 
n'y  vont  pas  précisément  pour  la  musique.  Il  en  résulte  de  l'indécision 
dans  l'ensemble  des  représentations  et  dans  la  masse  du  public, 
tandis  qu'à  l'Opéra  Italien,  le  théâtre  et  la  salle,  les  acteurs  et  les 
spectateurs,  tout  est  musical  et  n'est  cjue  musical.  On  ne  peut  y 
donner  et  on  n'y  va  chercher  que  le  charme  de  la  musique  :  avantage 
inappréciable  pour  les  compositeurs  et  les  chanteurs  d'un  vrai  talent. 
Et  remarquons  à  quel  point  cette  pau\'re  musique  pourrait  être 
oppriinée  sur  notre  grand  théâtre,  si  l'on  y  flattait  trop  sensuellement 
l'organe  de  la  vue  ;  car  tout  le  monde  voit  et  peu  de  gens  savent 
entendre.  C'est  une  observation  que  nous  soumettons  à  l'administra- 
tion si  intelligente  et  si  habile  de  l'Académie  royale  de  musique.  Nous 
ferons  observer  que  si  la  musique  seule  n'a  pu  y  soutenir  la  vogue 
d'aucun  grand  ouvrage,  toutes  les  magnificences  de  la  mise  en  scène 
n'y  ont  jamais  fait  vivre  un  opéra,  sans  la  supériorité  de  la  musique 
et  l'intérêt  du  libretto...  C'est  l'accord,  la  fusion  de  tous  ces  éléments 
dans  de  justes  proportions,  qui  font  le  succès  durable.  La  Muette  et 
surtout  Robert,  en  seront  longtemps  deux  preuves  irrécusables.  Et 
alors,  l'opéra  français,  dans  son  ensemble,  est  le  premier  spectacle 
de  l'Europe  ^.  » 


1.  Emile  Deschamps,  Œuvres  complètes,  t.  IV,  p.  27. 

2.  Emile  Deschamps,  ibid.,  p.  28. 


L  O  P  li  U  \     lU)  M  A  .Nil  (^>  L  li 


37 


Ce  qu'admirait  r)esi,luun|)s  dans  ces  deux  grands  opéras  d'Auber 
et  de  Meverbeer,  c'était  le  lri(>ni|tbe  du  romantisme  dans  la  musique. 
Robert  le  Diable  en  |tarliculi«'r  lui  a\ait  ]»aru,  c(»mme  à  tous  ses  con- 
temporains, une  résurrection  du  .\loyen-A<;e,  égale  en  pittoresque  et 
en  pathétique,  à  celle  de  Notre-Dame  de  Paris.  L'éclat  nouveau  de 
l'orchestre  et  des  chœurs  y  relevait  l'eiïet  prdduit  par  une  mise  eu 
scène  d'un  merveilleux  saisissant.  C'était  du  llossini,  avec  quelque 
chose  qui  rappelait  Weber,  les  deux  maîtres  du  théâtre  lyrique  à  cette 
date.  Mais,  quand  un  musicien  est  capable  par  la  seule  magie  des  sons 
d'atteindre  au  pittoresque  de  Walter  Scott,  au  fantastique  d'Hoff-. 
manu,  il  est  désirable,  aux  yeux  d'Emile  Descham])S,  pour  parfaire  le 
spectacle,  que  le  livret  ne  soit  ])as  de  qualité  trop  inférieure.  Scribe,  en 
dépit  de  son  art  prestigieux  de  construire  une  intrigue,  était  un 
misérable  versificateur,  et  Deschamps  s'est  offert  à  montrer  qu'on 
pouvait,  dans  un  genre  où  la  poésie  doit  rester  secondaire,  conserver 
le  souci  de  l'expression  juste  et  de  la  forme  élégante.  Il  donna  un 
modèle  du  genre,  quand  il  refit  le  livret  de  Do?i  Juan. 


IV 


EMILE  DESCHAMPS  ET  LE  «  LIVRET  ».  LIVRET  D    «  IVANHOE  » 

L'extraordinaire  habileté  métrique  de  Deschamps  le  faisait  recher- 
cher des  compositeurs.  On  savait  que  les  musiciens  appréciaient  la 
flexibilité  de  son  talent,  qui  se  prêtait  à  tous  les  caprices  de  la  notation 
musicale.  Aussi  lui  apportait-on  souvent  des  livrets  tout  faits,  qu'on 
lui  demandait  de  retoucher,  et  l'obligeant  poète  avait  même  grand 
peine  à  se  débarrasser  des  importuns.  C'est  ainsi  qu'il  eut  affaire  vers 
1837  à  un  auteur,  tout  à  fait  oublié  aujourd'hui,  François  Grille,  qui 
"composait  alors  des  opéras  et  prétendait  les  faire  jouer.  Pour  cela,  il 
cherchait  un  collaborateur  qui  se  chargeât  d'achever  ses  ébauches, 
et  qui,  lié  avec  les  théâtres,  fît  jouer  ses  pièces.  «  Je  pensais,  dit-il 
ingénument,  à  Scribe,  à  Vial,  à  Théaulon,  à  Deschamps  ^.  »  L'ai- 
mable Deschamps  qui  ne  savait  pas  éconduire  un  solliciteur,  accom- 
pagne son  refus  de  mille  précautions.  Mais  il  donne  à  son  correspon- 
dant des  explications.  Elles  sont  pleines  d'intérêt  pour  nous,  qui 
étudions  les  rapports  des  librettistes  avec  les  compositeurs.  Nous 
assistons  ainsi  au  rôle  que  jouait  Deschamps  dans  ce  milieu,  de 
1830  à  1840. 

«  Vous  savez,  lui  écrit-il  en  1837,  que  l'on  reçoit  et  que  l'on  joue 
très  peu  de  grands  opéras  et  je  sais  qu'il  y  a  des  engagements  de  pris 
pour  3  ans  à  peu  près.  Voyez  où  cela  nous  conduira.  Je  dois  vous  dire 
aussi  que  je  travaille  en  ce  moment  à  deux  opéras  qui  doivent  passer 
dans  ces  trois  années.  Xous  trouverions  fa(;ilement  un  bon  composi- 
teur, mais  une  autre  difficulté  pourrait  se  jirésenter  :  la  première 
condition  de  réception,  c'est  que  le  sujet  convienne  sous  le  point  de 
vue  de  l'époque,  du  lieu,  de  la  couleur.  Il  faut  surtout  que  l'Admi- 
nistration de  l'Opéra,  n'ait  rien  à  donner  qui  se  rapporte  au  temps,  aux 
costumes,  à  là  mise  en  scène  du  nouvel  opéra  qu'on  propose,  afin 
de  ne  pas  se  répéter,  et  ce  n'est  pas  une  des  moindres  difficultés.  » 

Ainsi  Deschamps  insiste  sur  la  nécessité  pour  un  opéra  d'être  neuf 
d'aspect.  Mais  il  parle  surtout  de  l'encombrement  actuel  qui  rend 

1.   Grille,  Autographes  des  savants  et  des  artistes,  t.  II. 


LE    LIVRET    d'    k    IVANHOÉ   »  39 

l'administration  de  l'Opéra  inabordable.  «  Les  traités  conclus,  dit -il, 
absorbent  pour  le  moins  la  durée  de  son  bail.  »  Il  montre  ainsi  que 
c'est  une  redcnitable  entreprise  industrielle  que  de  monter  un  opéra 
nouveau.  11  n'omet  aucune  des  servitudes,  que  le  théâtre  lyrique 
impose  au  poète  et  au  musicien. 

Bien  loin  de  nier  le  mérite  du  livret  ({uc  Grille  lui  a  soumis,  il  en 
loue  le  plan,  ainsi  que  le  dialogue  rempli  de  passion  et  d'esprit,  mais, 
dit-il,  «  une  seule  chose,  en  y  réfléchissant,  manquait  à  cet  opéra, 
c'est  un  acte  de  fêtes  et  de  danse,  ingrédient  indis})cnsablc  dans 
cinq  actes  de  musique.  » 

Il  renvoie  d'ailleurs  Grille  à  l'Opéra-Gomique  :  «  Une  bonne  ])arlie 
de  votre  dialogue,  si  ]»ic[uant  et  si  nécessaire  dans  votre  œuvre,  serait 
perdue  au  grand  Opéra,  et  ressortirait  merveilleusement  à  l'Opéra- 
Comique.  Vous  pouvez  rendre  à  ce  théâtre  ses  anciens  beaux  jours 
de  Richard,  Montano,  la  Dame  Blanche,  etc.  C'est  encore  une  gloire  et 
puis  c'est  un  avantage.  Voyez,  Monsieur,  je  suis  bien  désintéressé  dans 
ce  conseil,  car  je  ne  vous  suivrai  là  que  de  mes  vœux  ;  je  me  suis 
interdit  toute  autre  scène  lyri({ue  que  le  Grand  Opéra,  où  je  travaille 
fort  j)eu  et  jiendaut  peu  de  temj)s,  car  ma  littérature  n'est  pas  au 
théâtre,  ni  mes  goûts,  ni  mes  habitudes.  Le  hasard  m'y  a  jeté  et 
l'amitié  de  quelques  compositeurs...  » 

L'obstiné  solliciteur  obtint  du  bon  Deschanq)s  qu'il  fît  des  démar- 
ches pour  placer  son  livret.  Mais  administrateur  et  compositeurs 
répondent  par  un  refus.  «  Sans  traité  et  sans  compositeurs,  écrit 
ilinihi  Deschamps,  point  d'opéra  possible,  point  de  travail  raison- 
nable »,  et  le  poète  conclut,  en  confiant  à  Grille  les  circonstances  qui 
firent  de  lui  un  librettiste  : 

«  J'ai  toujours  (le  peu  de  fois  où  je  suis  arrivé  sur  la  scène  de  l'Opéra) 
trouvé  les  choses  tout  arrangées,  je  n'avais  tpic  l'ouvrage  à  faire. 
'Cela  m'allait.  Ici,  ce  serait  le  contraire  —  :  l'ouvrage  est  fait  ou  à  peu 
près,  et  les  démarches  sont  à  faire  !  — ^11  m'a  fallu  cette  circonstance 
pour  apprendre  par  moi-même  ce  que  c'est  que  pareilles  démarches. 
—  En  vérité  je  ne  m'en  doutais  nullement,  quoique  je  fusse  au 
milieu  des  intrigues  —  je  les  ignorais,  tout  occupé  que  j'étais  de  la 
jtarlic  d'îirl.  Non  (crtcs,  je  ne  renoncer  ])as  à  la  lit  t  rial  urc...  Je 
reprendrai  la  jtoésie  des  livres,  ]»f)ésie  plus  calme  et  cojisciencieuse,  et 
je  «piillcrai  huit  ce  (pil  est  lliéâlrc.  Car  l'd'uvre  n'est  rien  en  compa- 
raison (Ifs  ciiMiiis  et  (les  ciiiharras  ([Il  cllr  \  uns  ddiiiic  |mmii'  la  |iru(liiii'c. — 
(  )iir  les  deux  opéras  auxquels  je  travaille  arrivent  ou  non  à  i)onne  (in, 
je  donnerai  ma  déinission,  et  je  me  retire  dans  nn)n  cabinet.  Il  faut 
un  tempérament  cl   un  caractère  (pie  je  n'ai  pas  pour  persister  dans 


40  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

cette  voie.  —  A  moins,  je  le  répète,  que  la  partie  affaires  m'arrive 
toute  faite,  et  c'est  là  le  difficile.  » 

Des  deux  livrets,  auxquels  il  travaillait  en  1837,  le  premier  était 
celui  de  Stradella,  dont  Niedermeyer  composa  la  musique  ;  l'autre 
était  peut-être  celui  des  Francs-juges,  qu'il  fit  pour  la  musique  de 
Vaucorbeil,  ou  celui  de  Loyse  de  Montfort,  dont  la  musique  était  de 
F.  Bazin.  Mais  avant  cette  date,  il  était  arrivé,  comme  il  dit,  sur  la 
scène  de  l'Opéra,  avec  le  livret  du  Don  Juan  de  Mozart  et  celui  des 
Huguenots,  pour  lequel  il  prêta  son  concours  à  Scribe.  Il  avait  même 
bien  avant  qu'il  fut  question  de  Don  Juan  et  des  Huguenots,  dès 
l'année  1826,  travaillé  en  collaboration  avec  G.  de  Wallly,  au  livret 
(V li^anhoé,  de  Rossini,  opéra  en  trois  actes,  arrangé  pour  la  scène 
française  par  Pacini,  et  représenté  pour  la  première  fois  sur  le  Théâtre 
royal  de  l'Odéon,  le  15  sept.  1826.  En  voici  le  compte-rendu  paru 
dans  V Almanach  des  Spectacles  (année  1827,  p.  130). 

«  Leila,  musulmane,  poursuivie  par  le  farouche  Boisguilbert,  est  défendue 
par  Ivanhoé,  fils  de  Cédric  le  Saxon  ;  mais  son  généreux  protecteur  ayant 
été  blessé,  elle  tomba  au  pouvoir  du  vainqueur,  dont  elle  repoussa  Famour 
avec  horreur.  Accusée  d'être  vendue  au  roi  de  France  et  d'avoir  voulu 
soulever  les  Saxons  contre  les  Normands,  elle  est  condamnée  au  bûcher. 
Ivanhoé,  malgré  sa  blessure,  combat  de  nouveau  Boisguilbert,  triomphe  et 
épouse  Leila,  reconnue  pour  la  fdle  d'un  noble  chevalier  saxon,  mort  en 
Palestine. 

«  Cette  imitation  de  Walter  Scott  a  réussi.  La  musique,  tirée  de  Semi- 
ramide,  de  Moïse,  de  Tancrède,  de  la  Pie,  etc.,  a  été  arrangée  par  M.  Pa- 
cini. » 

Le  critique  du  Globe  (19  sept.  1826)  est  moins  indulgent  pour  les 
auteurs  du  livret.  «  Ils  ont  réussi,  dit-il  justement,  à  effacer,  à  con- 
vertir en  mannequins  tous  les  personnages  vivants  de  W.  Scott.  » 
Il  leur  reproche  surtout  d'avoir  mutilé  «  la  pensée  du  romancier-his- 
torien, en  travestissant,  par  crainte  de  la  censure,  le  juif  Ismaël  et 
sa  fille,  la  charmante  Rebecca,  en  d'inofîènsifs  musulmans.  Quant 
à  la  musique,  il  reconnaît  qu'elle  est  «  magicienne  »,  étant  de  Rossini. 
K  Les  dilettanti,  ajoute-t-il,  qui  vont  à  l'Odéon,  en  devront  prendre 
leur  parti  ;  ils  n'y  entendront  que  des  symphonies  et  des  chœurs... 
Il  faut  s'étudier  à  n'écouter  que  l'orchestre.  » 

Les  éléments  dont  la  partition  d'Ii^anhoé  était  composée,  avaient 
été  empruntés  aux  œuvres  de  Rossini  ^.  Quant  à  l'auteur  de  ces 
emprunts,  l'arrangeur  musical,  il  s'appelait  Emilien  Pacini. 

1.  C'est  d'ailleurs,  pour  un  amateur  d'aujourd'hui,  un  genre  assez  curieux  que 
celui  auquel  appartient  V Ivanhoé  de  Pacini.  Nous  lisons  dans  le  Répertoire  des 
pièces  jouées  à  l'Odéon,  publié  par  Porel  et  Monval  (t.  II,  p.  86),  que  la  musique 


LE    LIVRET    D      «    IVA.MIOE    » 


41 


Ce  Paciiii  élail  le  fils  (rAiiluaio  Fraacesco  Gaelau  l'acini,  napoli- 
tain ([iii  fonda  la  maison  d'éditions  musicales,  cédée  par  lui  plus  lard 
à  sou  ifeudre,  M.  de  Choudens.  Né  à  Paris,  le  15  nov.  1811,  il  est  mori, 
à  Xeiiilly  le  25  nov.  1898.  Il  fit  sa  carrière  dans  l'administralion  des 
théâtres  el  rtiu]iiil  )us(|u\mi  1871  les  fouitious  de  censeur.  Ses  qualités 
d'homme  du  monde  l'avaient  tout  naluri-llemcnl  dési<j;né,  ]>araît-il, 
pour  faire  connaître  aux  auteurs  les  décisions  du  comité,  drand 
amateur  de  musique,  il  avait  vécu  dans  l'intimité  de  Rossini,  de 
Meyerbeer  et  de  Verdi.  C'est  lui  (pii  écrivit  le  livret  du  Trouvère, 
parmi  tant  d'autres  livrets  d'opéra  el  canlales  dont  ou  trouvera  la 
liste  en  note.  Il  avait  épousé,  aux  environs  de  1865,  la  mère  du  com- 
positeur Jules  Cohen  ^. 

Quant  aux  deux  poètes,  G.  de  Wailly  et  Emile  Deschamps,  nous 
voyons  bien  ce  cpii  les  avait  intéressés  dans  ce  travail,  au  ]ilus  fort  de 
la  halaillt'  roniauti(|iic.    Il  s'a<^'issait  diutroduirc  dans  la  musnjue  la 

de  Cft  opéra  avait  été  prise  dans  Sémiramidp,  Moïse,  Tancrède,  la  Pie  voleuse,  el 
arrangée  avec  beaucoup  d'hal)ileté  par  M.  Pacini.  Ces  sortes  do  pois-pourris 
musicaux  avaient  été  fort  longtemps  à  la  mode. 

Le  genre  dans  lequel  s'exerçait  Pacini  s'appelait  pot-pourri,  ou  plutôt  pasticcio 
ou  pastiche,  v  Le  mot  de  pot-pourri,  nous  écrit  M.  de  Wyzewa,  s'employait  de 
préférence  pour  désigner  des  compositions  de  même  sorte,  mais  dans  la  musique 
instrumentale.  Le  pasticcio  dramatique  semble  bien  être  né  à  Londres.  11  y  a  eu 
dans  cette  ville,  vers  1720,  un  livret  du  poèli-  Joiui  Gay,  intitulé  :  The  Beggar's 
Opéra,  VOpéra  du  Mendiant,  qui  a  obtenu  un  succès  immense.  Sur  ce  livret 
nouveau  dont  le  fond  est  une  histoire  très  réaliste  de  mendiants  et  de  voleurs, 
on  avait  adapté  toute  espèce  d'airs  extraits  d'opéras  ilaliens  et  français  antérieurs. 
Et  puis,  durant  les  années  suivantes,  le  genre  du  pasticcio  s'est  répandu  à  travers 
l'Europe.  Il  n'y  avait  pas  un  seul  théâtre  d'Italie  ou  d'Allemagne  qui,  en  plus  d'un 
ou  deux  opéras  nouveaux,  ne  servît  à  ses  abonnés  un  ou  deux  pastiches,  parfois 
avec  des  livrets  nouveaux,  et  parfois  même  avec  les  vieux  lîvrets  de  Métastase, 
ornés  à  présent  d'une  musique  empruntée  à  d'autres  opéras,  anciens  ou  récents. 
Le  genre  a  eu  une  fortune  incroyable... 

('  Il  serait  curieux,  nous  dit  encore  M.  tb-  Wyzewa,  de  rcclu  rclnT,  à  r('|>oque 
romani ifjne,  où  en  était  chez  nous  la  décadence  bien  certaine  de  ce  genre  bizarre.  « 

Ce  qui  dut  longtemps  favoriser  ce  genre,  c'était  sans  doute  le  privilège  drs 
ihéàtres  lyrifjues  qui  avaient  un  monopole  ;  on  m-  jouail  pas  comme  on  voulait, 
des  opéras  inédits.  D'autre  part,  le  genre  dut  cesser  ipiand  fut  promulguée  la  loi 
sur  les  droits  d'auteur.  (Suggestion  de  M.  Arthur  Pougin.  ) 

1.  On  peut  lire  une  notice  détaillée  sur  Emilien  Pacini  dans  le  BuUclin  de  la 
Commission  municipale  historique  el  artistique  de.  S euiUy-sur-Seine ,  \0''  année, 
1912,  p.  12'i. 

Liste  de  ses  œuvres,  coiniiiuiii(]n('f  jcir  M.  Arlimi'  l'uugin  : 

Slradi'ltit,  of>éra  en  5  actes,  Kiiiili-  l)csc-liain|)s  et  l'aciiii,  .NicLicrmcycr,  C)[)r'ra,  3  mars  18.'t7. 
Lnifêr  lie  Moiil(')rl,  cantate  [)our  le  jirix  de  Rome,  limilc  Descliamp»  ut  l'acini,  François  Ba/.in, 
exécutée  à  l'Opéra  le  7  octobre  IH'iO. 

I.r  Freisrlrilz,  de  Weber,  traduction  de  l'acini.  Opéra,  7  juin  IH'il. 

I.r.i  Iteii.r  J^rinresses,  opéra-comique  en  2  actes,  iniisicpic  de  W'ilfrid  d'Indy,  salle  du  C.onser- 
v;ili<ire,  pour  une  œuvre  d<;  bienfaisance,  janvier  IHjd. 

La  Ilédrmiilion,  mystère  en  5  parties  avec  prologue  cl  é[iili>gue,  Ilni.  iJcsciiamjis  el  l'acini, 


42  EMILE    DÈSCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

révolulioii,  qui  s'accomplissait  dans  la  littérature  et  dans  la  peinture, 
et  de  faire  triompher  dans  l'opéra  le  Romantisme. 

1826  est  un  moment  dans  l'histoire  de  la  musique  dramatique  en 
France,  comparable  à  celui  des  représentations  ([''Othello  ou  d'Hernani 
au  Théâtre  Français.  C'est  la  date  de  la  représentation  du  Siège  de 
Corinthe,  c'est-à-dire  celle  de  la  première  apparition  de  Rossini  à 
l'Opéra.  Il  allait  bientôt  y  faire  applaudir  Moïse,  le  Comte  Ory, 
Guillaume  Tell,  et  partager  pendant  plus  de  quarante  ans  la  faveur  du 
public  avec  Meyerbeer  ^. 

Or,  c'était  une  révolution  véritable.  Le  vieil  opéra  français  avait 
fini  son  temps  cjjmme  la  tragédie  classique.  Dans  ce  genre  noble, 
sévère  et  pompeux,  Gluck  et  Rameau  avaient  eu  l'art  de  rendre  la 
musique  expressive  et  révélé  les  sources  d'un  pathétique  comparable 
à  celui  de  Racine.  Mais  le  genre  avait  cessé  de  plaire.  Il  fallait  au 
public  nouveau  un  art  moins  profond,  mais  plus  varié,  surtout  plus 
pittorescjue. 

Spontini  ^  le  premier,  rompant  avec  la  tradition  des  maîtres  du 

Giulio  Alary,  exécuté  le  14  avril  1850,  et  chanté  par  Barbot,  Bussine,  Arnoldi,  Ch.  Ponchard, 
jjmes  (jg  Rupplin,  Donory  et  Séguin. 

Sardanapale,  opéra,  Pacini,  Giulio  Alary,  Saint-Pétersbourg,  février  1852. 

Louise  Miller,  de  Verui,  traduction  de  Pacini,  Opéra,  2  février  1853. 

Stella,  cantate  dramatique,  Pacini,  marquis  Jules  d'Aoust,  exécutée  chez  celui-ci  en  mai 
1853. 

Cordélia,  opéra,  Em.  Deschamps  et  Pacini,  Séméladis,  th.  de  Versailles,  avril  1854. 

Crimée,  cantate,  Pacini,  Ad.  Adam,  Opéra,  17  mars  1856. 

Le  Trouvère,  de  Verdi,  traduction  de  Pacini,  Opéra,  12  janvier  1857. 

Pierre  de  Médicis,  opéra  en  4  actes,  Saint-Georges  et  Pacini,  prince  Poniatowski,  Opéra, 
9  mars  1860. 

La  France,  cantate,  Pacini,  Eugène  Gautier,  Opéra,  15  août  1861. 

Le  Chant  des  Titatis,  Pacini,  Rossini,  exécuté  aux  concerts  du  Conservatoire  le  22  décem- 
bre 1861. 

Erostrate,  opéra  en  3  actes,  Méry  et  Pacini,  Reyer,  Bade,  21  août  1862,  Opéra,  16  octobre  1871. 

Hymne  à  Napoléon  III,  à  son  vaillant  peuple,  Pacini,  Rossini,  exécuté  à  la  séance  de  distri- 
bution des  récompenses  à  l'Exposition  universelle  de  1867. 

Le  Psaume  137,  Pacini,  Jules  Béer  (neveu  de  IMeyerbeer),  exécuté  chez  le  compositeur,  le 
23  janvier  1868. 

1.  Cf.  Albert  Soubies,  Soixante-sept  ans  à  l'Opéra...  du  siège  de  Corinthe  à  la 
Walktjrie  (1826-1893),  Paris,  Fischbacher,  1893.  —  L'année  suivante,  en  1827, 
Edouard  d'Anglcmont  composa  le  livret  de  l'opéra  de  Rossini,  Tancrède,  monté 
à  Paris  pour  l'arrivée  de  son  auteur  en  France.  C'est  une  adaptation  lyrique  des 
vers  de  Voltaire.  —  Première  représentation  :  7  sept.  1827,  à  l'Odéon,  scène  alors 
mi-dramatique,   mi-lyrique. 

2.  Spontini,  d'après  la  correspondance  que  nous  avons  trouvée  parmi  les 
papiers  de  Deschamps,  paraît  avoir  été,  être  devenu,  pour  mieux  dire,  un  ami 
intime  du  poète.  V^oici  en  quels  termes  il  le  félicitait  du  succès  de  son  Machelh 
à  l'Odéon  en  1848: 

K  Plaignez-moi,  hélas  !  mon  bien  excellent  et  très  cher  ami,  car  je  n'ai  pas  eu  le  bonheur 
d'assister  à  votre  beau  succès  bien  mérité,  que  les  journaux  m'ont  appris.  D'abord,  j'ignorais 
entièrement  l'événement  de  cette  représentation,  et  ce  qui  est  plus  funeste  encore,  c'est  qu'à 
la  rentrée  de  l'automne,  j'ai  été  repris  ici,  à  la  Muette,  d'une  nouvelle  atteinte  de  sourdité  (sic) 


LI-:    LIVRET    D      «    IVANIIOE    » 


43 


xvu^  et  du  xviii^  siècle,  avait  iiilrodiiit,  avec  son  Feniand  Cortez, 
sur  la  scène  de  l'Opéra,  un  soulHe  <^ut'rri'er,  iiue  couleur  nioderue  (jui 
avaient  enehanté  les  contemporains  de  répo})ée  ini])ériale. 

Hossini  \  avec  tout  le  jtrestige  séduisant  de  son  génie  j)assionné, 


qui  se  joignant  à  mon  état  nerveux  habituel,  me  tient  dans  un  désespoir  insupportable  inces- 
sant, figurez-vous  le  cruel  martyre  de  ne  plus  entendre  un  seul  son  <le  voix  humaine,  ni  en 
prose,  ni  en  vers,  ni  en  musique,  et  de  vivre  comme  un  automate  !  !  ! 

«  Recevez  donc  nonobstant,  cher  ami,  mes  félicitations  bien  sincèn-s  et  bien  vivement 
senties  pour  votre  triomphe,  dont  quiconque  y  a  assisté  et  qui  m'en  a  parlé  m'a  assuré  avoir 
été  profondément  ému.  J'espère  de  pouvoir  vous  les  renouveler  de  vive  voix  ces  félicitations, 
lorsque  rentré  en  peu  de  jours  dans  Paris,  j'essaierai  d'aller  me  placer  au  théâtre  de  manière 
à  comprendre  ce  qui  me  sera  possible. 

«  Veuillez  agréer,  en  attendant,  mon  bon  et  bien  cher  Emile,  l'assurance  de  mes  sentiments 
les  plus  distingués  et  sincères. 

«  Du  château  de  la  Muette,  à  Passy.  Spontini. 

«  Ce  9  novembre  1848.  » 

Deschamps  avait  écrit  quelques  vers  pour  le  buste  de  Spontini  que  le  musicien 
lui  avait  olïcrt.  Ce  buste,  nous  ont  dit  les  personnes  qui  ont  pu  visiter  Deschamps 
soit  à  Paris,  soit  à  Versailles,  occupait  dans  son  salon  une  place  d'honneur.  Il  a 
été  brisé  pendant  le  transport  du  mobilier  du  poète,  après  sa  mort,  de  Versailles 
au  château  du  Rocher,  à  Savi<rny-l'Evèquc,  dans  la  Sarthe.  Voici  le  billet  que 
Spontini  écrivit  à  Deschamps  pour  le  remercier  de  ses  vers  : 

«  Vous  n'avez  jamais  su  tracer,  mon  très  cher  et  excellent  ami,  ni  prononcer  un  mot  à  mon 
égard  qui  n'ait  pas  été  un  bien  gracieux  compliment  ou  l'expression  sincère  du  sentiment 
d'amitié  franche  et  loyale,  telles  que  les  rimes  charmantes  qu'avec  abonilance  de  cœur  il  vous 
a  plus  de  m'adresser  le  17  courant,  en  les  plaçant  au-dessous  de  mon  buste,  auquel  vous  avez 
donné  un  si  cordial  asile  ! 

«  Veuillez  agréer...  » 

Paris,  22  mai  1849. 

Quand  Spontini  rédigea  son  testament,  il  convoqua  Emile  Deschamps,  le 
considérant  presque  comme  son  légataire*  universel,  si  nous  entendons  bien  les 
termes  de  la  lettre  suivante  ! 

<(  Vous  fûtes,  mon  très  cher  et  excellent  ami  Emile  Deschamps,  le  tout  premier 
et  unique  confident  de  mon  projet  de  legs,  dont  nous  parlâmes,  lundi  dernier,  avec 
M'  le  prince  de  Craon,  et  mon  intention  a  toujours  été  de  vous  y  intéresser  tant 
soit  peu  et  de  quelque  manière  à  chercher  entre  nous  deux,  comme  un  intime 
souvenir  de  notre  honorable,  sincère  et  étroite  amitié,  et  cela,  lorsqu'on  aurait 
rédigé  et  stipulé  l'acte  public  notarié,  suivant  ponctuellement  ma  volonté  absolue, 
sine  qua  non,  expresse  dans  ma  lettre  en  question...  « 

(Il  cite  ici  un  acte  notarié  et  déposé  à  Rome  en  avril  ou  mai  18'i^  «  en  faveur, 
écrit-il,  de  mes  institutions  de  bienfaisance  de  ma  patrie  Majolari.  »).  —  De  cette 
lettre  assez  obscure,  il  semble  se  dégager  que  ses  intentions  aient  été  méconnues, 
ses  prescriptions  violées  ;  et  il  en  réfère  à  Emih;  Deschamps,  comme  au  seul  ami 
capable  de  prendre  en  mains  ses  intérêts. 

1.  Quant  à  Rossini,  il  n'eut  pus  de  plus  fervents  admirateurs  que  les  deux  frères 
Deschamps.  Son  nom  paraît  souvent  dans  leur  correspondance.  En  1858,  Emile, 
assez  soulïrant,  était  parti  se  reposer  au  bord  de  la  mer  ;  Antoni  lui  écrit  cette 
lettre  : 

"   Passy,  2:)  août  IH58. 
'"  Mon  cher  Emile, 

«  .Je  suis  enchanté  qui;  tu  aie»  vu  les  fêtes  de  Clu'ibourg.  (^cst  une  dislrailioti  qui  a  dû  le 
faire  du  bien.  .Je  suis  persuadé  que  le  voyage  et  l'air  de  la  mer  rafTermiront  les  nerfs  de  ta 
tète  dont  tu  souffres  encore  un  peu.  Rossini,  à  qui  j'ai  remis  tes  vers,  te  zemercie  doublement, 


44  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

entra  dans  cette  voie  en  triomphateur.  Déjà  son  Comte  Ory,  ])ar  sa 
grâce  légère,  gagnait  tons  les  cœurs,  qui  furent  sous  le  charme,  quand 
parut  Guillaume  Tell. 

On  touche  du  doigt  la  cause  de  ces  succès  éblouissants,  quand  on 
parcourt  cette  ébauche  médiocre  du  livret  d' h>anhoé,  composée  par 
De   Wailly   et    Deschamps   en    1826.    Ces   quelques   pages   de   prose 


sacliant  quo  tu  as  pensé  à  lui,  mal<rié  quelques  inquiéludes  nerveuses  ;  il  y  compatit  très  bien, 
car  il  est  coutumier  du  fait.  Il  t'attend  comme  moi,  avec  l'espoir  de  te  voir  tout  à  fait  rétabli. 
Madame  Rossiui  se  joint  à  lui. 

('  J'avais  rencontré  M.  Rousset  et  Legrouvé.  Legouvé  a  été  très  content  do  te  voir  à  Trouville, 
où  tu  lui  as  lu  des  passages  de  Roméo  et  Jiilielle.  Il  vient  d'être  très  applaudi  à  l'Académie  pour 
sa  pièce  de  vers  à  Manin...  » 

Le  mois  suivant,  Antoni  écrivait  encore  à  Emile  ce  billet  : 

«  Passy,  13  septembre  1858. 
Cl  Mon  cher  Emile,  Je  quitte  Rossini  à  l'instant  ;  il  a  bien  regretté  de  ne  s'être  pas  trouvé 
chez  lui  samedi  matin  ;  il  espère  que  tu  viendras  le  dédommager  de  ce  contretemps  dimanche 
prochain  à  six  heures.  M""^  Rossini  se  joint  à  lui  et  arrange  un  petit  dîner  d'amis.  Nous  nous 
trouverons  à  la  villa  Beauséjour  à  6  heures.  Je  m'y  rendrai  de  mon  côté. 
«  J'ai  reçu  ta  lettre... 

«  A  dimanche  donc. 

«  B.  à  toi. 

«  Antoni  Deschamps.  » 

En  1867,  les  deux  frères  sont  deux  vieillards  préoccupés  de  la  santé  des  grands 
hommes  qui  furent  leurs  amis.  Antoni  signale  à  Emile  l'attitude  de  Rossini 
devant  la  maladie  et  la  mort  :  il  le  compare  à  Lamartine  et  à  Sainte-Beuve  :  «  La- 
martine est  souffrant.  Cependant  sa  nièce  m'a  dit  dernièrement  qu'il  allait  un 
peu  mieux. 

«  Sainte-Beuve  ne  va  pas  trop  bien.  Cependant,  il  détend  par  moment  soii 
cynisme  philosophique. 

«  Quant  à  Rossini,  il  prend  tout  gaiement.  » 

Rossini  mourut  l'année  suivante,  et  Antoni  "rend  compte  du  triste  événement 
à  son  frère  : 

«   Passy,   22  novembre   1868. 
«  Mon  cher  Emile, 

«  J'ai  porté  ta  carte  moi-même  chez  Madame  Rossini,  qui  ne  recevait  pas  encore,  tant  elle 
est  accablée  par  son  malheur  et  les  fatigues  des  derniers  jours.  J'ai  vu  Vaucorbeil  et  quelques 
amis.  Français  et  Italiens,  qui  s'étaient  mis  à  sa  disposition  et  qui  avaient  passé  plusieurs  nuits 
dans  sa  maison. 

«  Tout  le  monde  a  fait  son  devoir  et  a  témoigné  sa  douleur  d'une  manière  touchante.  Ma- 
dame Erard  et  Madame  Alboni  ont  été  constamment  dévouées  auprès  de  Madame  Rossini  ; 
il  a  beaucoup  souffert  dans  les  deux  dernières  nuits,  surtout  de  l'érésypèle  qui  avait  envalii 
toute  la  partie  inférieure  du  corps.  M.  Barthe  et  M.  Nélaton  ont  fait  tout  ce  que  la  science  et 
l'amitié  ont  pu  faire. 

«  Hier,  nous  avons  rendu  les  derniers  devoirs  au  plus  grand  musicien  du  siècle.  L'affluence 
était  immense  à  la  Trinité  e1  sur  les  boulevards  ;  au  Père  La  Chaise  on  ne  pouvait  plus  entrer. 
A  2  h.  Mme  Alboni,  Mad.  Patti,  Melle  Nelson  et  Faure  ont  chanté  le  Slahal  et  la  prière 
de  Moïse  d'une  manière  admirable  et  digne  de  l'illustre  mort. 

«  Tous  les  journaux  sont  remplis  des  détails  de  la  cérémonie  et  d'appréciations  sur  le  génie 
de  Rossini. 

«  Les  députations  de  Pesaro,  de  Bologne  et  de  Florence,  étaient  présentes,  ayant  à  leur  tête 
l'ambassadeur  d'Italie,  le  commandeur  Nigra.  Elles  ont  réclamé  le  corps  de  Rossini,  mais  sa 
volonté  est  formellement  exprimée  dans  son  testament  :  il  désire  reposer'â  perpétuité  dans  la 
terre  de  i'rance,  sa  patrie  adoptive.  » 


LE    LIVRET    d'     (    IVANHOÉ    »  45 

(lialoguée,  onuiirc  de  inori'catix  lyii(iiios  écrits  en  vers,  sdut  une  date 
dans  riiistoire  de  l'évolution  du  livret. 

I)e|)uis  \o  xvii^  siècle,  avec  les  beaux  livrets,  que  Quinault  coni|)osa 
pour  l.ulll.  jus((u'à  la  fin  de  l'Empire,  l'Opéra  est  surtout  mytholo- 
gique ;  ce  ne  sont  que  des  Atys,  des  Iris,  des  Bellérophon,  des  Phaéton, 
des  Persée.  Il  y  eut  bien  quelques  livrets  empruntés  aux  poèmes  de 
l'Arioste  et  du  Tasse,  et  de  là  les  Alcine  et  les  Armide,  Tancrède, 
Renaud,  Bradamante,  mais  ou  peut  dire  (|u'in  dé|nl  de  ces  brillantes 
exce])tions,  la  poésie  sur  le  théâtre  lyi'i((ue  est  inspirée,  comme  sui'  la 
scène  tragi(pie,  ]>ar  l'anliipiité  grecque  et  latine. 

Or,  on  ne  s'inspire  pas  de  l'Antiquité,  même  superlîciellemeut  et 
pour  le  décor,  sans  subir,  malgré  qu'on  en  ait,  sa  haute  et  sévère  con- 
ception de  l'art,  la  noble  discipline  classique. 

C'est  à  peine  si,  avec  le  Tarare  de  Beaumarchais,  dont  il  l'aul  lire  la 
préface,  l'évolution  commence.  L'imagination  et  la  sensibilité  ne 
s'insurgent  pas  encore  contre  l'autorité  de  la  raison  dans  les  arts. 
Le  imisicien  qui,  comme  Lemoyne,  l'auteur  d'un  Louis  IX  en  Kgi/ple, 
s'ins])ire  du  moyen-âge,  est  comparable  à  Moncrii,  ([ui  composait 
dès  1751  des  ballades  dans  l^goùt  liNuiliadour  :  on  ))eut  dire  de  lui 
ce  que  l'on  dit  d'une  hirondelle,  qu'elle  ne  fait  point  le  printemps. 

Le  printemps  du  genre  nouveau  pointe  seulement  avec  le  Fernand 
Cortez  de  Spontini,  et  n'éclate  en  son  irrésistible  force  c{u'avec  les 
premiers  opéras  de  Rossini,  auxquels  le  nom  de  Deschamps  est  associé, 
comme  pour  sceller  l'union  des  poètes  et  des  nuisiciens  en  pleine 
bataille  romani  icpie. 

Peu  inq»or1e  la  médiocrité  ii\trinsè(pie  du  livret  à' I\>anhoé  :  il 
symbolise  l'idéal  de  ce  qu'allait  être  l'opéra  nouveau  :  un  drame  à 
grand  spectacle,  ayant  Pintérrl  (rmi  roman  d(*  Waller  •Scol  I ,  uni 
parfois  à  celui  d'un  conte  d'IlolVmann,  avec  ce  surcroit  de  sédml  ion 
<[u'aj)j)ortent  le  chant  et  la  nujsique.  Deschamps  qui  s'essayait  pour 
la  première  fois  à  collaborer  avec  un  musicien,  avait  travaillé  trop 
vilf  :  lui  (pii  devait  jilus  tard  corriger  Scribe,  n'avail  ]ias  mémo 
atteint  son  ni\eau,  et  la  médiocrité  de  sa  tentative  axait  dû  soulever 
bien  des  critiques  justifiées  et  d'autres  reproches  qu'il  n'admettait 
])as.  Ainsi,  les  esprits  formés  aux  disciplines  classuiiics,  qui  ap|>ré- 
tiaient  chez  (jliick  et  Hameau  l'union  jn-ofoiidc  de  la  musKpn.'  et  des 
])ar(des,  et  l'eïiiploi  des  moyens  propmncnt  Kri(pies  à  l'expression 
des  seul  iiiienl  s  et  des  caractères,  ne  ]miii\  aient  Inlérer  dans  l'opéra 
noiiN'eaii  rinsigiiifiaiK'e  des  paroles  el  la  iinllilé  du  yCAr  (|r|)arli  à  la 
])oésie. 

Vict(n'  lliigo  s  était  peut-être  fait  —  à  cette  tlali.-  il  n'y  aurait  runi 


46  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

d'étonnant  —  l'avocat  des  classiques  auprès  de  son  impétueux  ami  ; 
en  tous  cas,  c'est  à  lui  que  Deschamps  adresse  l'apologie  de  l'opéra 
nouveau,  et  confie  ses  idées  sur  les  relations  de  la  poésie  et  de  la 
musique. 

Dans  la  lettre  suivante,  respire  toute  l'intransigeance  du  sensua- 
lisme italien  qui  s'emparait  alors  du  goût  public.  Plus  tard,  Deschamps 
aurait  tenu  peut-être  un  autre  langage,  quand  il  aura  longtemps 
fréquenté  Berlioz  :  pour  le  moment,  il  parle  en  dilettante,  épris  de 
Rossini  : 

E.  D.  A  V.  H. 

«  Ce  vendredi,  22  sept.  1826. 

«  Vous  êtes  bien  bon,  cher  \  iclor,  de  vous  occuper  un  peu  à.'  Ivanhoé. 
Vous  savez  que  ces  sortes  d'ouvrages  ne  sont  que  des  prétextes  à  une  musi- 
que délicieuse.  Il  est  vrai  que  ces  prétextes  peuvent  être  plus  ou  moins 
raisonnables. 

«  Sous  ce  rapport,  il  y  a  de  l'art  et  du  goût  dans  la  disposition  du  nouvel 
opéra.  Ce  sont  des  situations  et  des  tableaux  qui  se  succèdent,  les  notes  de 
Rossini  en  sont  les  paroles.  L'ouvrage  est  donc  merveilleusement  écrit.  — 
Au  surplus,  beaucoup  de  gens  de  lettres,  et  même  des  gens  d'esprit,  ne  con- 
naissent rien  aux  limites  et  aux  préséances  des  arts.  Parce  que  la  poésie  est 
fort  au-dessus  de  la  musique,  ils  veulent  qu'elle  domine  partout  et  tou- 
jours. C'est  une  absurdité.  L'auteur,  dans  un  opéra,  est  subordonné  au 
musicien,  comme  dans  un  ballet  le  musicien  à  son  tour  est  subordonné  au 
chorégraphe,  et  cependant  la  danse  est  fort  inférieure  à  la  musique. 

«  Si  vous  voulez  de  la  poésie,  allez  entendre  Athalie  ou  SailL  Mais  ne 
demandez  pas  à  un  art  les  émotions  d'un  autre.  Il  n'y  a  plus  que  confusion 
et  incertitude  dans  louvrage  comme  dans  le  plaisir.  Chaque  genre  de 
spectacle  est  donné  au  bénéfice  d'un  art,  et  alors  les  autres  arts  sont  secon- 
daires relativement,  quelle  que  soit  leur  supériorité  absolue...  »  (Lettre 
inédite  communiquée  par  M.  Gustave  Simon). 

Voilà  certes  une  thèse  fort  dangereuse.  D'abord,  sous  couleur  de 
respecter  les  bornes  des  arts,  elle  tendait,  en  séparant  si  nettement  la 
poésie  de  la  musique,  à  vider  celle-ci  de  tout  contenu  intellectuel,  et 
à  la  réduire  à  être  avant  tout  ce  que  Stendhal  appelle  «  un  plaisir 
physique  extrêmement  vif  ^  »,  capable  uniquement  par  l'ébranlement 
qu'il  communique  au  cerveau,  «  de  fournir  à  notre  imagination  des 
images  séduisantes,  relatives  à  la  passion  qui  nous  occupe  dans  le 
moment  »,  mais  encore  c'était  une  excuse  offerte  à  la  médiocrité  des 
compositeurs  de  livrets.  Or,  nous  avons  dit  qu'Emile  Deschamps 
s'était  préoccupé  de  rendre  à  ce  genre  la  tenue  littéraire  dont  l'avait 
autrefois  doté  Quinault. 

1.  Stendlial,  ^'ie  de  nos^irii,  tome  I,  p.  13. 


V 


LE  LIVRET  DE  «  DON  JUAN  ».  DESCHAMPS  ET  LES  BLAZE 

Deschamps  refit  le  livret  de  Don  Juan,  et  ce  petit  ]>oème  est 
une  œuvre  qu'on  peut  lire  avec  plaisir,  indépendaninient  de  la 
musique. 

On  relit  avec  agrément  le  livret  de  Don  Juan,  écrit  par  Des- 
champs, mais  il  entraîne  l'esprit  dans  un  monde  agité,  violent,  fré- 
nétique et  fatal,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  celui  où  se  mouvait  la 
fantaisie  légère  de  Mozart.  Il  y  a  entre  Mozart  lui-même  et  l'inter- 
prétation que  Deschamps,  Castil  Blaze  et  son  fils  donnèrent  de 
son  chef-d'œuvre,  en  1834,  un  écart  si  tranché,  (pi'il  faut  s'y  arrêter 
un  peu. 

L'histoire  des  représentations  de  Don  Juan  apparaît  dès  l'ahord 
comme  singulièrement  complexe.  Nous  avons  entendu  seulement 
en  1913,  à  l'Opéra-Comique,  la  version  originale  de  Don  Juan, 
divisée  en  deux  actes.  On  s'est  livré  au  début  du  xix^  siècle,  à  un 
véritable  dépeçage  du  chef-d'œuvre,  et  il  n'est  pas  facile  d'ailleurs 
d'en  percevoir  clairement  la  raison.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  restitution 
qu'en  ont  tentée  en  1834  Deschamps  et  les  Blaze,  est  bien  méritoire, 
si  l'on  songe  à  la  dénaluration  ridicule  que  lui  avait  fait  subir  le 
musicien  Kalkbrenuer  eu  1805, et  ses  paroliers  riuiriug  et  Baillol, 
mais  ])ris(;  en  cllc-nièrnc,  elle  est  encore  très  étonnante;,  et  ne  s'ex- 
])lique  précisément  que  si  l'fui  songe  à  l'évolution  du  gr;uid  (tj>éra 
telle  que  nous  l'avons  décnlc  toute  à  l'heure. 

Si  les  deux  actes  primitifs  du  Don  Juan  ont  été  écartelés  eu  ciiKf 
actes,  c'est  rju'ils  devaient  oflrir  une  matière  sullisante  à  ce  grand 
spectacle,  (jui  réjouissait  les  yeux  du  public  de  ce  temps-là.  On  \euait 
au  tbéàtre  lyri(pu>,  Deschamps  nous  le  disait  jdiis  liant,  pour  voir 
])res(|ne  aul  anl  ipie  jKnir  cnl  endic.  De  là.  ce  son  ci  du  décin'  |>il  I  oresque 
(\m  caractérise  b;  livre;!  et  la  partition  de  183'i  ;  de  là  celle  barbare 
coupure  opérée  dans  le  beau  finale  iln  second  acte  |KMir  ménager  rentrée 
saugrenue  d  un  clie\aher  maure  ci  I  ml  luduil  mu  d  un  ballet  ;  de  là, 
au  déimueinenl ,  n<»n  senlenietil  le  clueui'  des  daiuai's  alleiuiaul  Hou 
Juan  et  tout  un  cortège  de  faut  ùines,  <jui  (dl  i c  un  contraste  rniuaulupie 


48-  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

avec  celui  des  vierges  procédant  aux  funérailles  de  Donna  Anna,  mais 
encore,  pour  corser  le  spectacle,  les  accents  du  Requiem  de  Mozart 
grossièrement  rattaché  à  la  pièce  par  le  caprice  des  arrangeurs.  On 
sent  que  le  souvenir  des  effets  de  théâtre,  qui  avaient  réussi  trois  ans 
auparavant  dans  Robert  le  Diable,  a  inspiré  cette  interprétation 
romantique  àeDon  Juan.  On  a  fait  cette  remarque  que  pour  permettre 
aux  deux  actes  de  Mozart  de  fournir  la  matière  des  cinq  actes  d'un 
grand  opéra,  il  avait  fallu  supprimer  plus  de  cinciuante  pages  du  texte 
original  et  accroître  en  revanche  la  partition  de  deux  cent  vingt-huit 
pages  d'additions  plus  ou  moins  heureuses.  Ce  traitement  sauvage, 
infligé  à  l'un  des  plus  purs  chefs-d'œuvre  de  la  musique,  exaspère  à 
bon  droit  les  gens  de  goût  de  notre  temps,  qui  ont  une  véritable 
culture  esthétique,  et  se  font  une  idée  profonde  de  la  création  -musi- 
cale. Mais  n'oublions  pas  que  cette  altération  flagrante  de  l'harmonie, 
de  l'unité  d'un  chef-d'œuvre  lyrique  frappait  infiniment  moins  les 
dilettanti  du  règne  de  Louis-Philippe.  Ce  qu'ils  admiraient  dans 
Mozart,  ce  n'était  pas  la  pensée  musicale  du  maître,  c'était  l'abondance 
des  mélodies,  la  variété  des  airs  que  l'oreille  retenait  aisément.  M.  Lalo 
qui  les  critique  si  sévèrement  a  mis  excellemment  leur  point  de  vue 
en  lumière  : 

«  Cette  manière  de  comprendre  Mozart  date  de  l'époque  où  l'opéra 
italien  de  Rossini,  de  Donizetti  et  de  Bellini,  conquit  la  France  et 
où  les  JS'ozze  et  Don  Giovanni  alternaient  sur  l'afTiche  avec  Semira- 
mide,  la  Sonnanbula  et  Lucia  de  Lammermoor.  Les  uns  et  les  autres 
avaient  alors  pour  interprètes  les  mêmes  chanteurs  illustres.  Les 
dilettantes...  allaient  au  théâtre  beaucoup  moins  pour  goûter  Mozart 
et  Rossini  que  pour  entendre  le  divin  Rubini  ou  l'adorable  Pasta, 
ou  la  délicieuse  Grisi  ^.  «  Les  morceaux  qui  faisaient  leurs  délices 
étaient  ceux  où  ces  grands  chanteurs  excellaient,  «  non  pas  les  pages 
où  l'inspiration  de  Mozart  apparaît  dans  sa  richesse  et  sa  force 
véritables.  » 

Consultons-nous  les  critiques  du  temps  de  Louis-Philippe  ?  Ils 
abondent  presque  tous,  sauf  quelques  exceptions  honorables,  dans  le 
sens  des  dilettanti.  Chez  eux,  jamais  une  allusion  à  la  puissance 
particulière  du  sentiment  dramatique  de  Mozart,  à  l'extraordinaire 
faculté  d'évocation  musicale  qui  était  en  lui,  «à  l'ampleur,  à  l'ordon- 
nance, et  à  l'équilibre  de  sa  conception,  à  l'unité  merveilleuse  de 
son  style.  »  Dès  lors  quelle  importance  pouvait  avoir  aux  yeux  du 
publie    et    des    dilettanti  les  libertés  que  prenaient  impunément  les 

1.  Art.  de  P.  Lalo,  Temps,  21  mai  1912. 


LE    LIVRET    DE    «    DON    JUAN    »  49 

arrangeurs  avec  ce  style,  avec  cette  ordonnance  intérieure  qui  leur 
échappait  ?  «  Mozart  était  alors  un  compositeur  de  délicieuses  roman- 
ces. »  Emile  Deschamps  en  avait  amoureusement  serti  les  paroles, 
et  tout  Paris  chantait  ses  vers  ^. 

Jules  Janin,  dans  le  compte  rendu  qu'il  fit  au  Journal  des  Débals, 
le  10  mars  1834,  de  la  triomphale  reprise  de  Don  Juan,  dit  la  part  (pii 
revient  aux  auteurs  du  livret  : 

«  D'abord  on  a  refait  le  livret,  écrit-il  ;  c'est  le  troisième  livret  usé 
par  l'immortelle  musitjue  de  Mozart.  Le  premier  livret  était  une 
espèce  d'œuvre  sans  nom,  dont  Paris  s'était  contenté  fort  longtemps 
et  dont  les  vers  sembleraient  fabuleux  aujourd'hui  ;  le  second  livret 
n'était  pas  sans  mérite  ;  il  est  vrai  qu'il  était  rudement  écrit,  mais  il 
avait  le  grand  mérite  d'être  clair,  nullement  maniéré,  et  d'aller  droit 
au  but  sans  grimace  ni  façon.  L'auteur,  M.  Castil-Blaze,  était  un 
homme  intelligent,  qui  savait  très  bien  se  servir  de  toutes  choses, 
paroles  et  musique  ;  ce  second  livret  a  servi  à  faire  le  troisième  et 
dernier  livret,  de  M.  Henri  Castil-Blaze,  jeune  poète  qui  commence, 
le  fils  du  précédent. 

«  M.  Henri  Castil-Blaze,  dans  cette  traduction  poétique,  avait  pour 
collaborateur  un  poète  tout  fait,  M.  Emile  Deschamps.  Leur  traduc- 
tion de  Don  Juan  est  sans  contredit  un  beau  tour  de  force.  Le  vers 
va  tout  seul,  il  marche,  il  court,  il  s'arrête,  il  j)rend  tous  les  tons  : 
comédie,  tragédie,  chanson,  romance,  j)oème  descriptif,  rien  n'y 
manrjue.  Les  amateurs  y  ont  remarqué  des  réticences  sublimes  dans 
le  genre  du  quos  ego  de  Virgile,  et  des  hémistiches  à  faire  frémir  dans  le 
genre  du  quil  mourût  du  grand  Corneille.  Certainement  le  libretto  de 
Don  Juan  ainsi  traduit,  peut  donner,  mieux  que  tout  ce  qu'on  pour- 
rait dire,  une  idée  complète  de  la  facilité  incroyable  avec  laquelle 


1.  Ch.  de  Boignc,  Pelils  mémoires  de  l'Opéra,  Paris,  1857,  ia-8".  P.  75  «  Le 
10  mars  183''i,  Don  Juan  fil  son  apparition  ruo  LopellcliiT.  En  passant  do 
l'Opéra  italien  à  l'Opéra  français,  Don  Juan  s'était  ténorisé,  et  bien  lui  en  avait 
pris  ;  les  hanses-tailles  ne  sont  faites  que  pour  chanter  les  tyrans,  les  maris,  les 
pères  et  les  traîtres.  Aux  ténors,  aux  ténors  seuls  l'amour  et  la  romance  au  pied 
d'un  balcon  !  Don  Juan  était  admirablement  monté  :  M.  Véron  avait  ouvert  sa 
caisse,  et  M.  Duponchi.l  avait  présidé  aux  costumes  et  aux  décorations  ;  le  poème 
étincelait  de  vers  charmants,  poétiques;  et  à  l'Opéra  on  n'était  pas  blasé  sur  la 
poésie,  le  fournisseur  ordinaire,  M.  Scribe,  en  est  avare...  » 

C'est  encore  le  livn-t  de  Deschamps  qu'on  rr-préscnte  à  l'Opéra.  Cf.  Stoulii",  Les 
Annales  des  Théâtres,  lin  1807,  17  fois  ;  en  1898,  G  fois  ;  en  18!)1),  :{  fois  ;  en  1902. 
7  fois  ;  en  190'i,  \  fois.  —  Le  28  ocf.  l'JO'i,  Anna  est  représentée  j)ar  .M"«  Grand- 
jean,  Elvire  par  M"*^  Demoujjeot  ;  Zrriine  par  Alice  Verlet  ;  le  Commandeur,  par 
Chand>on  ;  Don  Juan  par  Ddmas  ;  Le|)orello  par  A.  Gresse  ;  Ottavio  par  Sea- 
remberg  ;  .Ma/.etto  par  liartel.  —  Au  2®  acte,  divertissement. 


50  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

on  fait  aujourd'hui  le  vers  français.  Je  ne  crois  pas  que  le  vers  latin 
ait  été  poussé  à  des  conséquences  plus  incroyables.  » 

Cet  éloge  ironique  une  fois  donné  aux  versificateurs  prestigieux,  le 
critique  se  sent  plus  à  l'aise  pour  blâmer  la  recherche  excessive  du  pitto- 
resque et  des  effets  mélodramatiques  qui  caractérise  ce  livret.  Jules 
Janin  a  bien  compris  le  danger  que  faisait  courir  à  la  musique  le  triom- 
phe du  romantisme  dans  l'opéra,  et  s'il  trouve  que  la  splendeur  des 
décors  qui  encadre  Don  Juan  est  «  d'un  immense  attrait  »,  il  est  scan- 
dalisé qu'à  la  fin  du  second  acte  «  l'admirable  finale  ait  été  coupé  par  la 
plus  splendide  fête  qui  se  puisse  voir  »,  et  condamne  également  le 
dénouement  postiche  et  «  la  misérable  et  inutile  mutilation  du 
Requiem.  »  S'il  constate  que  la  mise  en  scène  a  produit  «  un  grand 
effet  »,  il  déclare  hardiment  que  Don  Juan  «  se  passe  fort  bien  de 
toutes  ces  magnificences.  Toutes  ces  places  de  marbre,  tous  ces  palais 
somptueux,  ces  nuits  vénitiennes,  ces  tombeaux  couverts  de  cyprès, 
ces  orgies  aux  mille  femmes,  ces  danses  et  ces  joies  sans  nombre, 
toutes  ces  merveilles  de  l'Opéra  de  France...  ne  sont  pas  indispen- 
sables au  Don  Juan  de  Mozart...  La  partition  du  Don  Juan  est  une 
partition  qui  vit  par  elle-même...  Donnez  au  Don  Juan  de  Mozart 
des  interprètes  dignes  de  lui  ;  et  puis  qu'importe  le  reste  !  Un  para- 
vent, quatre  chandelles,  un  clair  de  lune  composé  d'une  toile  rousse 
et  d'un  quinquet,  voilà  de  quoi  suffire  très  bien  à  l'illusion  de  l'audi- 
toire ;  il  n'y  avait  que  cela  sans  doute  à  ce  théâtre  allemand  où  notre 
conteur  Hoffmann  a  vu  des  choses  si  belles  et  si  grandes...  » 

Janin  n'a  point  été  choqué  par  le  travestissement  romantique  que 
les  arrangeurs  firent  subir  au  personnage  de  Donna  Anna.  On  sait 
que  l'idée  de  ramener  celle  que  Mozart  avait  conçue  comme  une 
fiancée  pure,  une  fille  accomplie,  au  type  mélodramatique  de  la 
femme,  qui  poursuit  Don  Juan  tout  en  l'aimant,  dérivait  en  effet  du 
conte  d'Hoffmann;  cette  incarnation  de  l'amour  fatal  ne  pouvait 
déplaire  aux  hommes  de  1830,  mais,  d'accord  avec  les  arrangeurs  sur 
la  conception  romantique  du  sujet,  Janin  se  sépare  d'eux,  quand 
il  leur  reproche  d'avoir  bouleversé  l'ordonnance  de  l'œuvre  et  touché 
à  sa  composition  : 

«  En  résumé,  dit-il,  le  plus  grave  reproche  qu'on  puisse  faire  au 
Don  Juan  de  l'Opéra,  c'est  que,  ainsi  coupé  en  cinq  parties  inégales, 
le  Don  Juan  écartelé,  détendu,  étiré  et  disjoint,  produit  l'effet  d'un  Don 
Juan  coupé  en  morceaux  pour  servir  d'entrée  à  Cardillac  et  autres 
héros  du  boulevard...  Il  existe  dans  l'esprit  d'un  grand  artiste  une 
suite  d'idées  nécessaires  entre  les  diverses  parties  de  son  œuvre,  et 
en  les  séparant,  vous  ôtez  les  reflets,  les  oppositions  qu'il  a  voulu 


LE    LIVRET    DE    «    DON     .lUAN    »  51 

créer...  Que  sera-ce  si  vous  introduisez  des  morceaux  jtris  de  loules 
parts,  comme  sont  les  espèces  d'ouvertures  placées  eu  chacun  de  ces 
cinq  actes  ?  » 

En  effet,  Deschamps  l'avoue  lui-même,  dans  la  Préface  mise  en 
tète  du  livret, pour  tailler  dans  «  une  œuvre  écrite  en  deux  actes  », 
les  cin({  actes  «  presque  indispensables  »  à  un  opéra  français,  il  a  fallu 
consentir,  sinon  à  des  altérations  du  texte  de  Mozart,  ce  qu'on  eut 
regardé,  dit-il,  «  coiimic  un  sacrilège  »,  du  moins  à  (pielques  coupures, 
à  certains  déplacements,  surtout  à  ces  développements  que  quel([ues 
situations  dramati({ues,  volontairement  corsées,  exigeaient,  et  voici 
comment  Deschamps  présente  la  défense  de  ce  système. 

«  Certes,  dit-il,  si  Mozart  avait  conduit  les  répétitions  de  son  Don 
Juan  français,  il  n'aurait  pas  été  remuer  ses  diverses  partitions,  pour 
y  chercher  les  airs  de  danse,  les  entractes,  les  chœurs,  les  marches  et 
tous  les  accessoires  que  ne  comportaient  pas  les  formes  lyriques  et 
les  ressources  théâtrales  de  son  temps.  La  tête  de  cet  homme  était 
assez  fertile,  ])our  enrichir  de  nouvelles  beautés  nmsicales  cette  mer- 
veille déjà  si  complète.  Mais  le  vainqueur  mau(|ue  à  sou  triomphe,  et, 
dans  son  absence,  il  a  fallu  demander  à  ses  symphonies,  à  sa  nmsique 
religieuse,  à  la  Clémence  de  Titus,  à  la  Flûte  enchantée,  etc.,  toute  cette 
•  harmonie  où  nul,  dans  notre  temps,  n'aurait  voulu  s'aventurer. 
Quel  autre  que  Mozart  oserait  grossir  d'un  air  la  partition  de  Don 
Juan  ?  Quel  autre  que  Raphaël  ajoutera  une  tête  à  la  Transfigura- 
tion ?  » 

C'est  en  ces  termes  que  les  arrangeurs  de  Don  Juan  prétendaient 
témoigner  leur  respect  d'une  œuvre  dont  ils  bouleversaient  l'ordon- 
nance. Qu'ils  aient  été  de  bonne  foi  dans  leur  protestation  de  respect 
pour  Mozart,  cela  ne  fait  aucun  doute.  Ainsi  Deschamps  travestis- 
sait le  Romancero  ou  tel  drame  de  Shakes]>eare  en  croyant  le  traduire, 
et  d'ailleurs  quand  il  accepta  de  collaborer  à  la  transformation  de 
i>>on  Juan  avec  Castil-Blaze  et  son  fils,  il  ne  pouvait  se  rendre  compte 
comme  nous  en  quelles  terribles  mains  il  était  tombé. 

Les  Blaze  père  et  fils,  avaient  peu  de  scrupules  artistiques,  le  père 
surtout,  le  vieux  Castil  Blaze  était  un  vétéran  du  «  tripatouillage  » 
s'il  est  permis  de  dr)nner  son  vrai  nom  à  la  besogne  qu'il  accomplit 
toute  sa  vie.  A  vrai  dire,  il  n'est  ])as  i>lus  coupable  ({ue  le  jniblic  qui 
l'applaudissait,  et  il  faut  reconnaître  ])our  sa  défense,  qu'il  n'a  4)as 
nui  à  la  renommée  des  musiciens  dont  il  dépeçait  les  œuvres  sans 
vergogne.  Son  plus  extraordinaire  exploit  à  cet  égard  est  le  traves- 
tissement du  /'Vei5c/m^2  de  Weber  en  un  liohin  des  Bois,  qui  fit  crier 
de  douleur  l'auteur  outragé,  et  frémir  de  colère  Berlioz.  Mais  le  Frets- 


52  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

chûtz  avait  lamentablement  échoué  en  1824,  et  Robin  des  Bois  fit 
une  carrière  triomphale.  Castil  Blaze  d'ailleurs  ne  chercha  point  à 
cacher  son  rôle.  Il  exposa  avec  une  verve  amusante  la  tâche  qu'il 
s'était  donnée,  dans  son  Histoire  de  VOpéra  \  où  il  apparaît  comme 
une  espèce  de  Gaudissart  de  la  propagande  musicale.  Voici  comment 
il  s'exprime  tout  crûment  à  propos  du  Freischiitz  de  Weber  :  «  Voyant 
que  la  pièce  ne  pouvait  marcher,  j'imaginai  de  l'estropier...  de  la 
tripoter  à  ma  fantaisie  afin  de  l'assaisonner  au  goût  de  mes  auditeurs.  » 
On  peut  penser  ce  que  l'on  veut  d'une  pareille  méthode  ^  ;  on  ne  peut 
nier  qu'elle  ait  servi  à  acclimater  en  France,  dans  un  milieu  défavo- 
rable à  l'esprit  même  de  la  musique,  les  chefs-d'œuvres  des  musiciens 
étrangers  ^,  Omnis  origo  pudenda. 

1.  Tliéâtres  lyriques  de  Paris.  —  L'Académie  impériale  de  musique,  histoire 
littéraire,  musicale,  chorégraphique...  de  ce  théâtre,  de  1645  à  1855,  par  Castil 
Blaze,  Paris,  Castil  Blaze,  1855,  2  vol.  in-S». 

2.  Dans  le  même  ouvrage,  il  a  exposé  tout  au  long  sa  méthode,  p.  181  : 

«  Aux  opéras  traduits  fidèlement,  tels  que  Don  Juan,  le  Barbier  de  Séville,  je 
mêlais  de  temps  en  temps  des  partitions  formées  de  beaux  fragments  empruntés 
à  divers  ou^Tages  qu'il  eût  été  périlleux  de  présenter  en  entier...  Lorsque  Weber, 
Rossini,  Cimarosa,  Paër,  ne  pouvaient  me  donner  le  fragment  que  je  désirais, 
lorsque  je  ne  trouvais  aucun  morceau  capital  qui  vint  cadrer  avec  la  position 
dramatique  de  mon  livret,  je  remplissais  le  vide,  souvent  énorme,  en  composant 
des  duos,  des  chœurs,  des  introductions,  des  finales  surtout,  car  un  finale  tient 
trop  d'espace,  ofl're  trop  de  variété  dans  ses  images  pour  qu'il  soit  possible  de  le 
faire  passer  d'un  drame  dans  un  autre.  Cette  mosaïque,  ce  tableau  mélodieux  se 
déroulait  devant  les  acteurs  et  les  symphonistes,  arrivait  ensuite  au  public  sans 
aucune  confidence,  aucun  a\'is  n'indiquant  les  noms  des  compositeurs  de  tous  les 
fraornents.  Je  ne  prenais  qu'à  bon  escient  et  l'on  a  trouvé  que  j'avais  la  main 

heureuse. 

Devine  si  tu  peux,  et  médis  si  tu  l'oses. 

«  J'ai  composé  de  cette  manière  la  valeur  de  neuf  actes  d'opéra.  » 

3.  Une  lettre  écrite  par  lui  à  E.  Deschamps  en  1857,  nous  fait  pénétrer  encore 
plus  avant  dans  la  psychologie  de  ce  bonhomme,  intelligent,  sans  doute,  mais 

sans  scrupules  : 

«   Paris,  le  23  sept.  1857. 

«  Mon  infiniment  aimable  collaborateur, 

c  Avant  de  quitter  ce  inonde  sublunaire,  je  suis  très  aise  de  livrer  à  mes  compatriotes  les 
découvertes  que  je  crois  avoir  faites  dans  les  landes,  jusqu'à  ce  jour  et  depuis  sept  cents  ans, 
incultes  de  la  poésie  lyrique  française  :  poesis  cantanda,  devant  être  chantée  et  non  parlée. 
L'art  des  vers  lyriques,  tel  est  le  titre  d'un  volume  qui  s'imprime,  et  dans  lequel  je  vous  institue 
un  de  mes  légataires  avec  prière  de  continuer  l'œuvre  de  civilisation  que  nous  avions  si  bien 
commencée  au  théâtre  —  carrière  qui  m'est  interdite  par  un  accord  mystérieux,  occulte,  fait 
entre  les  directeurs  de  théâtre  lyrique  et  les  paroliers  que  mes  projets  de  réforme  épouvantent. 
Je  vais  les  attaquer  sur  un  autre  point,  en  publiant  une  première  livraison  de  30  chants  guer- 
riers, paroliés  sur  ce  que  les  maîtres  ont  produit  de  plus  flambant  dans  tous  les  genres.  Selon 
ma  coutume,  je  compose  les  airs,  lorsque  je  ne  trouve  pas  chaussure  à  mon  pied.  Mais  j'ai  soin 
d'être  discret,  avare  de  ces  licences.  Guis,  seigneur  de  Cavaillon,  dit  Guy,  troubadour  du 
xi"*  siècle,  Lulli,  Haendel,  Gluck,  Mozart,  MehuI,  Beethoven,  RossLni,  Weber,  Grétry,  etc., 
m'ont  fourni  des  richesses  que  je  vous  ferai  connaître  en  vous  offrant  mon  livre. 

«  Loijse  de  Monijort  s'y  trouve  citée  avec  le  plus  grand  honneur.  Mais  je  voudrais  ajouter  à 
meg  exemples  donnés  à  la  fin  du  volume  deux  ou  trois  pièces  de  votre  façon,  couplets,  romajices, 


LE     LIVRET     DE    <(     DON     JUAN     ))  53 

11  n'a  pas  été  moins  explicite  (juand  il  rappela  ce  qu'il  lil  pour  le 
Don  Jua7i  de  Mozart.  C'est  lui,  qui  se  chargea  des  modifications 
musicales,  et  ce  n'est  (pie  pour  le  livret  qu'il  eut  recours  à  Emile 
Deschamps    : 

«  ...  J'avais  déjà  fait  représenter  Z)o/j  Juan  à  l'Odéon.  Pour  amener 
cette  pièce  à  l'Académie,  il  fallait  mettre  en  vers  le  dialogue  que  les 
acteurs  de  l'Odéon  étaient  ohligés  de  parler  :  un  règlement  absurde 
le  voulait  ainsi.  Mon  fils  entreprit  ce  travail  ;  M.  Emile  Deschamps  se 
mit  à  l'œuvre  aussi.  Le  charme  de  leur  poésie,  la  fraîcheur  des 
idées  se  firent  jour  à  travers  le  voile  musical.  La  scène  de  séduction 
entre  Don  Juan  et  Zerline  fut  remar([uée  et  saluée  par  des  témoigiu\ges 
unanimes  d'approbation  :  d'autres  fragments  obtinrent  la  même 
faveur.  Leur  livret  est  le  mieux  écrit  que  l'on  ait  jamais  a])plaudi  sur 
les  théâtres.  Je  dis  leur  livret,  parce  qu'ils  avaient  traduit  en  entier 
la  pièce  de  Da  Ponte,  en  adoptant  les  idées  de  Hoffmann  sur  le  carac- 
tère et  les  sentiments  de  Donna  Anna.  Ce  livret  était  lu  dans  la  salle, 
et  les  acteurs  chantaient  ma  traduction  qu'il  avait  bien  fallu  conserver 
dans  la  mélodie  pour  ne  pas  en  altérer  les  contours.  Egarés  ])endant  les 
morceaux  de  chant  figuré,  ces  lecteurs  reprenaient  le  lil  de  l'intrigue 
au  retour  du  récitatif.  » 

Ainsi  l'on  se  rend  un  conq)lc  exact  de  la  part  d'Emile  Descham})S 
dans  le  travestissement  romantique  du  Don  Juan  de  Mozart.  Il  n'est 
pas  responsable  des  altérations  plus  ou  moins  profondes  que  subit  le 
texte  musical  de  Mozart.  Ce  «  tripatouillage  »  est  l'œuvre  du  seul 
Castil-Blaze.  La  tâche  qu'il  s'imposa  avait  simplement  cojisisté  à 
traduire  le  livret  italien  de  Da  Ponte  comme  il  avait  traduit  Roméo 
el  Juliette  et  Macbeth  ou  le  Ilomancero  espagnol,  c'est-à-dire  à  adapter 
l'œuvre  étrangère  au  goût  des  Erançais  de  1830. 

Castil  Blaze,  dans  le  livret  (pi'il  composa  jtour  la  représentai  ion  do 
Don  Juan,  tpii  eut  lieu  sur  le  théâtre  de  l'Odéon  le  24  décembre  1827, 
s'était  contenté  de  coudre  aux  récitatifs  de  Mozart  la  j)rose  du  Don 
Juan  de  Molière.   Deschamps  et  Henri  Blaze  firent  disparaître  ce 


airs  de  canlale,  écrits  mesurés,  cadencés,  ad  ungiieni,  un  pou  brefs.  Vous  pourrez  les  rcnjcllrc  ù 
W.  fjafrncur,  un  de  mes  amis,  dilellantedi  prima  nfera  en  poésie,  <]ui  cliéril  vos  |)roductions  et 
eera  charmé  d'en  connaître  l'auteur  de  l'isii, 

>'  -Mon  Orphéon  militaire  est  déjà  cliunlé  jiar  tous  les  régiments,  ce  qui  n'cmpri  liira  iiiillc- 
menl  l<-s  orphéonistes  civils  de  s'en  emparer.  Je  vous  envoie  un  éciiantillon  dis  morcraux 
im|)riniés. 

"  Je  serais  allé  vous  faire  mu  requête  à  Versailles,  si  deux  éditions  en  liaiii  ne  me  ntiiiaient 
ici.  Mais  j'irai  vous  remercier  de  voire  largesse. 

«Adieu,  mon  cher  ami,  votre  infiniment  dévot. 

Castii.-Blaze. 
Lettre  inédite.  (Jollection  l'aignard. 


54  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

mélange  hybride.  C'était  un  travail  vraiment  littéraire  qu'ils  avaient 
entrepris,  et  dans  certains  passages  comme  la  scène  de  séduction 
entre  Don  Juan  et  Zerline,  ils  ne  s'inspirèrent  pas  moins  heureusement 
de  l'italien  de  Da  Ponte  que  de  l'espagnol  de  Tirso  de  Molina  pour 
écrire  ce  joli  morceau  : 

Non,  vous  ne  serez  pas  femme   d'un  paysan. 
Non,  non,  je  ne  veux  pas  que   le   soleil  vous  brûle. 
Eh  !  que  dirait  le  roi,  s'il  savait  que  Don   Juan 
Vous  a  vue,  et  permet  qu'un  manant  vous  épouse  ! 
Qu'en  d'ignobles  travaux  vous  noircissiez  vos  mains, 
Vos  mains  blanches  à  rendre  une  infante  jalouse  ! 
Et  que  vous  déchiriez  aux  cailloux  du  chemin 
Vos  pieds,  vos  petits  pieds  de  comtesse  andalouse  ! 
Non,  à  ces   mains  des  gants,  à  ce  cou  des  colliers  ; 
Pour  ces  pieds  des  tapis  ou  la    molle  pelouse 
De  mes  grands  bois  de  citronniers...  ^ 

Castil   Blaze  toutefois  revendique  la   paternité  d'un  des  couplets 


1.    Voici    l'italien    de    Da    Ponte   :  Voici  l'espagnol  de  Tirso  de  Molina 
D.  Giovanni  Tenorio  Dissoluto  punilo,  don  juan 

ossia   il  Convitato   di    Pietra,   dramma  Ay  Aminta  de  mis  ojos  ! 

semiserio  per  musica  in  due   atti...   —  Maîîana  sobre  virillas 

Venezia,    tip.     Rizzi,    1833,     in-12.  De  tersa  plata,  estrellada 


1.  se.  VII... 


Con  clavos  de  oro  de  tîbar, 
Pondras  los  hermosos  pies, 
Giov.  a  Zerl.  y  en  prisiôn  de  gargantillas 

Voi  non  siete  fatta  l^  alabastrina  garganta. 


Per  essere  paesana  ;  un'  altra  sorte  y  j^^  ^^^^^  ^^  sortijas, 

Vi  procuran  quegli  occhi  brieeoncelli,  ^^  ^^^.^  engaste  paiezcan 

Que'  labbretti  si  belli,  Transparentes  perlas  finas. 

Quelle  ditucce  candide  e  odorose.  t,,  .    .     •  .  i    tn        •     . 

J;        .  •  ,        /-   ^  «   Eh!  Aminta  de   mes  yeux!    Uemam  tu 

Parmi  toccar  giuncata  e  hutar  rose.  .        ■' 

poseras  tes  pieds    gracieux   sur  des    souliers 

«Vous  n'êtes  pas  faite  pour  être  paysanne  :  ^^^^^  d'argent,  constellés  de  clous  d'or  pur, 

un  autre  sort  vous  procurent  ces  yeux  fripons,  ^^  emprisonneras  ta  gorge  dans   des  colliers, 

ces  petites  lèvres  si  belles,  ces  petits   doigts  ^^  ^^^  ench-îsseras  tes  doigts  dans  des  bagues 

blancs  et  parfumés.  Il  me  semble  toucher  des  ^^  jj^    paraîtront   autant  de    perles  fines...  » 

ajoncs  et  humer  des  roses.  »  •-,  .        ,       t-.    r.      .     .        i      r.      wi 

Extrait    de    El  Burlador  de  bevilla. 

Cf.  Nueva  Biblioteca  de  Autores  espa- 

noles,   haio  la  direcciôn  de...  M.  Menen- 

dez   y  Pelayo.    Comedias   de   Tirso    de 

Molina.  Madrid,  Bailly-Baillière,  1907, 

in-go,  tome  II,  p.  646. 

Th.  Gautier.   Dans  le  poème  :  En  passant  à  Vergara  fait  le  portrait  «  d'une 
jeune  espagnole  »,  qui  semble  la  sœur  cadette  de  la  Zerline  de  Deschamps. 

Une  taille  cambrée  en  cavale  andalouse. 
Des  pieds  mignons  à  rendre  une  reine  jalouse, 


Et  sous  tes  balcons  d'or  les  molles  sérénades. 

Rei'.  des  Deux  Mondes,  sept.  1841. 


LE    LIVREI'    UE    «    DON    JUAN    »  55 

les  plus  applaudis  à  cette  date,  le  couplet  de  l'air  de  la  fctc,  qui  est  com- 
])Osé  de  petits  vers  aux  rimes  plates,  acte  II.  se.  i  : 

Va,   qu'une  fête 
Vite  s'apprête. 
Puisque  leur  tête 
Faiblit    d<''jà. 

Ce  couplet-type  lui  inspire  même  le  curieux  conmientaire  que  voici  : 
«  Avec  des  paroles  de  la  sorte  ajustées,  des  vers  cadencés,  rythmés, 
aiïranchis,  désossés  de  toute  syllabe  dure,  sifflante,  sourde  ou  mal- 
sonnante, l'ouragan  de  Mozart  ])eut  défiler  avec  la  rapidité  de  l'éclair, 
sans  que  le  chanteur  ait  à  redouter  le  moindre  écueil.  Lorsque  la  voix 
s'élance  à  fond  de  train,  à  toute  vitesse,  il  faut  balayer  avec  soin  le 
chemin,  il  faut  éloigner  les  menus  obstacles  qui  pourraient  le  forcer 
à  dérailler.  Les  morceaux  de  chant  d'une  grande  rapidité,  ces  airs, 
ces  duos,  où  chaque  note  enlève  une  parole,  abondent,  })ullulent 
dans  les  opéras  bouffons  italiens,  ils  nous  ont  charmés  à  toutes  les 
époques.  Si  nos  musiciens  n'ont  jamais  pu  les  introduire  sur  nos 
théâtres,  c'est  que  ces  airs,  ces  duos,  ne  sauraient  marcher,  courir, 
voler  qu'à  l'aide  précieuse  de  la  mesure  et  de  la  cadence  du  vers  ;  et 
nos  paroliers  n'écrivent  qu'en  prose  ^...  » 

On  se  souvient  qu'Emile  Deschamps,  dans  sa  lettre  à  Victor  Hugo, 
prétendait  (pie  le  poète  dans  un  o])éra  était  subordonné  au  musicien. 
Cette  subordination  ])arfaite  était  le  rêve  de  Castil  Blaze,  et  l'on  ])eut 
dire  (pie  r)escham])s  en  avait  donné  l'exemple  après  le  ])récepte  dans 
le  livret  de  Don  Juan. 


1.  Molière  musicien,  par  Caslil-Blazc,  t.  I,  p.  216.  —  «  Castil-Blaze,  né  à 
Cavaillon,  dans  le  Conjlat-Venaissin,  vers  1785,  dit  la  Biographie  de  Rabbo, 
était  le  fils  a'né  de  M.  Blaze,  avocat  à  Cavaillon...  »  D'oîi  lui  venait  ce  pseu- 
donyme de  Caslil-Blaze  ?  Il  l'avait  probablement  tiré  de  Gil-Blas.  Lesage, 
dans  un  épisode  de  son  roman  (III,  I),  nous  présente  sous  le  nom  de  Don 
Bernard  de  Castil-Blazo,  une  sorte  de  philosophe  piatique,  assez  sympalhiqur, 
un  homme  qui  aimerait  l'arficnl  pour  en  user  à  sa  fantaisie.  —  Sur  lis  Blaze, 
voir  aussi  la  Bio-hihlio'^rapJiie  vauclusienne  de  Barjavel. 


VI 


DÉSCHAMPS    ET   MEYERBEER 


Nous  retrouvons  encore  Emile  Deschamps  à  l'Opéra  deux  ans 
après  en  1836.  II  est  cette  fois-ci  aux  prises  avec  un  autre  virtuose 
du  livret,  Eugène  Scribe,  et  c'est  Meyerbeer  lui-même  qui  le  supplie 
de  remanier  quelques  scènes  et  de  retoucher  les  vers  du  livret  des 
Huguenots. 

Ses  relations-  avec  le  musicien  semblent  remonter  au  moins  à 
l'année  1831,  quand  triompha  Robert  le  Diable.  Ce  qu'était  Delacroix 
pour  la  peinture,  Hugo  pour  la  poésie,  Meyerbeer  l'était  aux  yeux 
d'Emile  Deschamps  pour  la  musique,  le  génie  même  du  romantisme  ^. 
Leur  amitié  semble  avoir  été  dès  le  début  fort  étroite  et  ne  cessa 
d'ailleurs  qu'à  la  mort  de  Meyerbeer.  Deschamps  était  le  parolier 
ordinaire  du  musicien,  quand  il  composait  des  romances,  et  l'on  devine, 
en  lisant  la  correspondance  des  deux  amis,  que  le  poète  assista  de 
bonne  heure  à  la  lente  élaboration  du  poème  qui  devait  s'appeler  les 
Huguenots. 

Il  s'en  était  fallu  de  bien  peu  que  le  chef-d'œuvre  de  Meyerbeer  ne 
fût  pas  joué  à  l'Opéra.  Véron,  par  divers  procédés  indélicats,  avait 
indisposé  le  musicien,  et  tant  qu'il  demeura  directeur  de  l'Académie 
de  musique  (1831-1835),  Meyerbeer  refusa  de  mettre  à  la  scène  son 
œuvre  nouvelle.  Il  ne  la  confia  qu'au  successeur  de  Véron,  à  Dupon- 

1.  La  comparaison  du  grand  musicien  avec  ces  deux  maîtres  de  la  peinture  et 
de  la  poésie  n'est  pas  d'ailleurs  un  simple  jeu  d'esprit.  On  peut  constater  entre 
eux  des  affinités  nombreuses  et  profondes.  Meyerbeer  eut  comme  Hugo  et  Dela- 
croix l'imagination  visuelle.  Sa  musique  est  essentiellement  pittoresque  et  des- 
criptive :  qu'il  évoque,  comme  dans  Robert,  une  fantastique  légende  normande, 
ou  s'inspire,  comme  dans  les  Hugutnots,  des  passions  religieuses  du  xvi^  siècle, 
il  apparaît,  suivant  le  mot  de  M.  de  La  Laurencie,  comme  «  une  sorte  de  Michelet 
musical  ».  Ses  personnages  même  ressemblent  aux  héros  d'Hugo,  et  c'est  son 
admirateur,  Henri  Blaze  de  Bury,  qui  a  montré  le  premier  (Rei'.  des  Deux  Mondes, 
mai-juin  1854,  et  Meyerbeer  et  son  temps,  du  même  auteur,  p.  151)  qu'il  concevait 
les  drames  de  l'histoire  à  la  manière  du  poète  et  de  l'historien,  remplaçant  tou- 
jours «  le  conflit  des  passions  individuelles  par  celui  de  certaines  idées  éternelles 
ayant  pour  représentants  des  individus  historiques  ou  des  peuples.  »  Toutes  ces 
qualités  romantiques  de  Meyerbeer  devaient  séduire  Emile  Deschamps. 


DESCHAMPS    ET    MEVEHBEEH  57 

chf'l,  qii  il  appréciait  depuis  si  loni;teinps  pour  l'ingéniosité  de  son 
goût  et  l'aménité  de  son  caractère.  Mais  les  diUicullés  qu'il  eut  avec 
la  direction  de  l'Opéra  n'étaient  rien  auprès  de  celles  qui  s'élevèrent 
entre  lui  et  son  librettiste.  Eugène  Scribe  était  à  cette  époque  un 
personnage  aussi  important  à  l'Opéra  que  le  D^  Véron  lui-même,  et 
sa  domination  qui  s'étendait  à  d'autres  théâtres  ne  fut  point  aussi 
éphémère.  C'est  lui  qui  pendant  plus  de  trente  ans  fournit  les  diverses 
scènes  parisiennes  de  ces  produits  qui  n'avaient  pas  toujours  le 
mérite  de  la  nouveauté,  mais  qui  ne  cessaient  point  de  })laire  :  il  était 
le  vaudevilliste  à  la  mode,  et  dans  les  théâtres  lyricjues  le  librettiste 
indispensable. 

H.  Blaze  de  Bury  a  l)ien  défini  les  qualités  et  les  défauts  du  sin- 
gulier collaborateur  que  les  circonstances  et  le  goût  du  public  im- 
posèrent à  Meyerbeer.  Il  le  dépeint  comme  un  esprit  chercheur, 
adroit,  inventif  dans  ses  comédies  de  genre  ^  et  qui  apportait  dans 
les  combinaisons  de  ses  grands  ouvrages,  destinés  à  la  musique,  un 
sens  du  romantique  le  plus  dramati(pie,  un  art  jusqu'alors  inconnu 
de  parler  aux  masses,  de  les  entraîner. 

«  Scribe,  dans  l'acception  littéraire  du  mot,  n'exécutait  pas... 
Chez  Scribe  c'est  la  situation  qui  domine  ;  la  forme  ne  compte  pas, 
l'œuvre  ne  vaut  ni  par  le  style,  ni  par  la  couleur  ;  mais  comme 
matière  à  contrastes,  comme  programme  nnisical,  c'est  quelquefois 
admirable.  » 

Ce  ([ue  Blaze  de  Bury  ajoute  au  sujet  de  la  collaboration  de  Scribe 
avec  Meyerbeer  est  d'une  ])arfailc  justesse  :  «  Ce  n'était  ])as  comme 
avec  Auber  une  association  de  deux  esj)rits  de  même  famille,  se 
complétant  l'un  par  l'autre  ;  c'était  une  sorte  de  commerce  indépen- 
dant entre  consommateur  et  fabricant.  Poète  autant  qu'on  peut 
l'être,  Meyerbeer  n'avait  besoin  que  d'un  metteur  en  œuvre  habile  à 
donner  force  de  situation  à  l'idée  qu'il  apportait.  Cette  idée,  Scribe 
ne  la  comprenait  pas  toujours  du  premier  couj)  ;  il  la  désoriginalisait, 
lui  donnait  couleur  bourgeoise,  et  c'était  au  tour  de  Meyerbeer,  la 
reprenant  de  ses  mains,  de  lui  r(;ndre  sa  virtualité  j)remière.  » 

Une  telle  i-oUaboration,  on  le  t,<jncoit,  devait  être  orageuse,  lis 
avaient  déjà  failli  se  brouiller,  qu;iiul  ils  travaillaient  à  l'opéra  de 
lioherl  le  Diable.  Scribe  ne  s'était  rés(du  qu'à  grand  peine  aux  modi- 
fications que  lui  demandait  Meyerbeer.  Il  se  montra  jdus  (destiné 
encore  dans  son  refus  de  retoucher  le  livret  du  poème,  (pi'il  a\ait  tiré 
des  ChronujHcs  de  Charles  J\,  «h;  Méiiinée,  »l    «pii  (lc\;iil    piniiitive- 

1.  If.  lilazc  de  Bury,  Mnjerheer  et  son  temps,  Paris,  C.  Lovy,  18G5,  p.  .'327elsq. 


58  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

ment  être   intitulé  la  Saint- Barthélémy.    C'est    ainsi    que   s'explique 
l'intervention  d'Emile  Deschamps. 

Les  relations  du  poète  et  du  compositeur  remontaient  au  moins, 
disions-nous,  à  l'époque  des  soirées  triomphales  de  Robert  le  Diable. 
Voici  une  lettre  adressée  par  Meyerbeer  à  Emile  Deschamps.  Elle 
est  datée  du  vendredi  4  octobre  1833. 

«  Mon  cher  ami, 
«  Je  ne  vous  vois  plus  du  tout,  pas  même  à  nos  répétitions.  Pour  me 
dédommager  de  cette  perte,  il  faut  que  vous  me  promettiez  de  venir  dîner 
demain  samedi  avec  nous.  Mon  frère  ^  qui  admire  vos  vers,  mais  qui  vous 
connaît  à  peine  personnellement,  désire  vivement  lier  plus  ample  connais- 
sance, et  comme  il  part  prochainement,  vous  ne  pouvez  donc  pas  nous 
refuser  pour  demain  ;  vous  trouverez  aussi  Messieurs  Duponchel,  Nourrit 
et  autres  personnes  de  votre  connaissance  ;  aussi  dites-nous  un  oui,  mon 
cher  ami. 

«  Votre, 

«  Meyerbeer.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Duponchel  était  l'aimable  secrétaire  de  l'Opéra,  que  nous  avons  vu 
succéder  à  Véron,  coinme  directeur  de  l'Académie  de  Musique. 
Quant  à  Nourrit,  c'était  un  ténor  illustre  qui  partagea  sous  Louis- 
Philippe,  avec  Duprez  et  Mario  la  faveur  du  public.  Ce  grand  artiste 
était  un  homme  de  goût  et  Meyerbeer  avait  en  lui  la  plus  grande 
confiance.  De  même  qu'il  avait  su,  par  sa  collaboration  à  l'une  des 
pages  capitales  de  la  Juive,  assurer  le  succès  cte  l'opéra  d'Halévy,  nous 
allons  le  voir  conseiller  à  Meyerbeer  des  corrections  décisives  à  la 
partition  des  Huguenots  ^.  Il  était  écouté  comme  un  maître  par  la 
célèbre  cantatrice  Cornélie  Falcon,  et,  grâce  à  cette  entente,  il  obtint 
ce  qu'il  voulut  du  compositeur.  Ces  artistes  étaient  des  familiers  du 
salon  de  La  Ville-l'Evêque.  Ils  chantaient,  dans  ces  soirées  fameuses 
où  se  réunissait  l'élite  du  Paris  littéraire  et  dilettante,  les  romances 
qu'avait  composées  Meyerbeer  sur  les  poésies  d'Emile  Deschamps. 

Le  musicien  écrivait  un  jour  au  poète  : 

«  Mon  cher  Emil  (sic).  J'ai  vu  M.  Nourrit  avant-hier,  que  j'ai  trouvé 
tout  disposé  à  nous  prêter  la  collaboration  tant  utile.  Veuillez  vous  trouver 
chez  lui  à  4  h.  aujourd'hui  où  je  serai  aussi,  pour  causer  de  tout  cela.^. 

«  Votre  tout  dévoué, 

«  Meyerbeer.  « 

1.  Il  s'agit  de  Michel  Béer,  poète  dramatique. 

2.  Quel  était  le  texte  primitif  du  livret  de  Scribe  ?  C'est  ce  qu'il  nous  a  été 
impossible  de  déterminer.  Nous  n'avons  trouvé  aucun  manuscrit  de  lui,  ni  à 
l'Opéra,  ni  au  Conservatoire,  ni  à  la  Bibliothèque  Nationale. 

3.  Collection  Paignard. 


DESCHAMPS    ET    MEYERBEER  59 

Un  autre  jour,  le  mardi  l*^i"  décembre  1834,  Deschamps  recevait 
encore  ce  gracieux  billet  ^  : 

«  Mon  aimable  l'.mil.  J'avais  déjà  le  chapeaii  en  main  pour  venir  vous 
prendre  afin  daller  ensemble  chez  l'aimable  Mademoiselle  Falcon,  quand 
je  me  suis  rappelé  que  le  but  principal  de  la  visite  serait  manqué,  parce 
que  la  seule  épreuve  de  notre  romance  que  j'avais,  a  été  olïerte  hier  à  Ma- 
dame [illisible].  Je  vais  donc  en  demander  à  notre  éditeur,  et  comme 
demain,  c'est  jour  de  répétition  à  l'Opéra,  je  pense  que  nous  ferons  bieu 
de  retarder  notre  visite  à  mercredi. 

«  Adieu,  illustre  Emil.  Priez  votre  belle  âme  poétique  pour  qu'elle  vous 
donne  une  inspiration  digne  de  vous  pour  ce  petit  milieu  de  duo  auquel 
je  tiens... 

«  Meyerbeer.  » 
(Inédit.   Collection  Paignard.) 

Emile  Deschamps  était  aussi  en  relations  avec  le  rival  de  Nourrit, 
le  célèbre  Mario,  qui  débuta  à  l'opéra  le  5  décembre  1838  dans  Robert 
le  Diable.  Il  arrivait  à  la  scène  précédé  par  la  renommée  de  ses  aven- 
tures extraordinaires.  Le  jeuiie  ténor,  qui  ])renait  pour  ])atroii  le 
terrible  consul  de  Rome,  était  le  fils  du  marquis  de  Candia  et  appar- 
tenait à  la  meilleure  noblesse  de  Sardaigne  ^.  Brouillé  avec  sa  famille, 
exilé  de  son  pays  après  une  conspiration  où  sa  vie  maintes  fois  fut  eu 
danger,  il  fut,  après  mille  prouesses  héroïques  et  amoureuses,  accueilli 
dans  la  société  ])arisienne,  grâce  à  la  recommaiulatioii  du  marcpiis  de 
Bienne  et  de  quehpies  nobles  italiens  exilés.  Le  prince  et  la  jtrincesse 
Belgu»joso,  qui  admiraient  sa  belle  voix  de  ténor,  le  présentèrent  à 
Rubini,  à  Meyerbeer.  Il  reçut  leurs  conseils,  et  comme  la  perspective 
du  théâtre  lui  souriait,  le  com])ositeur  lui  confia  h;  rôle  de  Robert. 
Il  avait  même  ajouté  à  sa  ])arlition  un  air^  fort  dillicile,  et,  en  déjut 
du  danger  qu'il  y  avait  pour  le  chanteur  novice  à  décevoir  le  public 
a])rès  tous  les  contes  fantastiques  qui  couraient  sur  lui,  <'  Mario,  écrit 
'rhéf)phile  Gautier,  fit  honneur  au  comte  de  (landiu.  "  A  partir  de  ce 
jour,  il  fut  célèbre,  et  s'il  faut  en  croire  le  billet  suivant,  c'est  Emile 
Desclianq)s  (pii  composa  les  paroles  de  cet  air  lu^ncau  luliodnil  dans 
Robert,  mais  il  fut  jugé  ])référable  d(^  ne  pas  nommer  le  ])*»ète  pour 
ne  pas  indisposer  le  public  à  l'égard  d'un  chanteur  déjà  trop  vanlé. 

1.  Ibid. 

2.  Cf.  Judith  Gautier,  Le  liornan  d'un  prnnd  rhaiilnir  {Mario  de  Candia)..., 
Paris,  Charpentier,  1912,  iii-8".  P.  I.aio  en  fil  i<;  tonipie  rendu  dans  le  feuillelon 
du  TempH,  l^r  oct.  l'Jll!. 

'.].  Cet  air  nouveau  fut  tiré  à  part  et  parut  sous  ce  titre  :  liécilatif  cl  Prière, 
coniponés  pour  len  débuts  de  M.  Mario  dans  Jloiiert  le  Diable,  el  dédiés  à  M.  Mario 
par  Giacomo  Meyerbeer.  —  (Paroles  d'Emile  Desichamps),  Paris,  Maurice  Schlc- 
singer,  in-fol. 


60  emile  deschamps  et  la  musique 

«  Mon  cher  Emil, 
«  M.  Du]K)uchel  m'a  dit  qu'il  trouvait  plus  convenable  dans  les  intérêts 
de  M.  de  Candia,  de  ne  pas  faire  savoir  au  public  dans  les  [^illisible]  de 
Paris  que  j'avais  ajouté  un  nouvel  air  pour  M.  de  Candia,  que  cela  serait 
peut-être  afficher  trop  de  prétentions  pour  le  chanteur. 

«  Je  n'ai  donc  pu  lui  parler  et  nommer  l'auteur  des  paroles,  puisqu'il 
n'en  veut  pas  parler  du  tout.  Mais  je  prierai  M.  Bertin  qu'il  en  parle  comme 
il  faut  dans  le  feuilleton  de  lundi. 

«  Veuillez  le  dire  à  votre  tour  à  vos  amis  de  la  Presse.  M.  Duponchel 
vous  a  fait  marquer  en  ma  présence  une  4^  loge.  Ainsi  veuillez  la  faire 
chercher.  Mille  compliments  à  Mme  Deschamps. 
«  Votre  dévoué, 

«  Meyebbeeb.   » 
(Inédit.    Colloction    Paigiiard). 

Emile  Deschamps  était,  pendant  les  années  qui  ont  suivi,  comme 
dans  celles  qui  précédèrent  l'apparition  des  Huguenots  à  l'Opéra,  le 
collaborateur  aimé  de  Meyerbeer.  L'habile  compositeur,  soucieux  des 
intérêts  de  sa  renommée  dans  la  société  parisienne,  entourait  de 
prévenances  le  poète  choyé  du  grand  monde.  Il  savait  qu'une  romance, 
signée  de  leurs  deux  noms,  ferait  le  tour  des  salons.  Aussi  lui  propo- 
sait-il sans  cesse  des  plans  de  collaboration,  et  quand  il  lui  arrivait 
de  quitter  Paris,  il  tenait  à  rester  en  contact  avec  ce  grand  centre 
artistique,  par  l'intermédiaire  de  Deschamps. 

La  lettre  suivante  nous  révèle  les  préoccupations  du  grand  homme 
habile  à  gérer  sa  renommée  ;  elle  est  datée  de  Bade,  ce  3  février  1835  : 

«  Mon  illustre  Emil. 

K  Une  longue  et  pénible  indisposition  m'a  empêché  de  vous  écrire  jusqu'à 
présent  et  de  vous  renouveler  tous  mes  remerciements.  Quant  à  vous,  aima- 
ble ami,  en  partant  vous  m'avez  donné  l'espérance  que  vous  me  communi- 
queriez bientôt  le  plan  de  notre  Ange  et  de  nos  romances  et  que  vous 
m'enverriez,  abrégés  autant  que  possible,  les  récits  que  je  vous  ai  envoyés 
le  jour  de  mon  départ  de  Paris.  Mais  les  joies  du  Carnaval  de  Paris  vous 
absorbent,  je  le  sais  ;  aussi  me  suis-je  elïacé  volontairement.  Mais  voilà 
venir  le  grand  Carême  et  je  me  permets  de  vous  rappeler  l'ami  absent  et 
nos  plans  de  collaboration  future.  Je  serai  à  Paris  vers  la  fin  d'avril  et  il 
serait  admirable  à  vous  d'avoir  arrêté  pour  cette  époque  définitivement 
le  plan  pour  Y  Ange  et  les  Romances,  afin  que  nous  puissions  de  suite  les 
discuter,  aller  à  l'œuvre.  Mais  ce  qui  serait  aussi  très  essentiel  pour  moi,  ce 
serait  d'avoir,  le  plus  tôt  que  votre  amitié  pourra  disposer  d'une  couple 
d'heures  pour  moi,  l'abréviation  des  récits  que  je  vous  ai  laissés  et  qu'il 
me  faudrait  pour  compléter  mon  travail.  Cela  serait  le  complément  du 
service  que  votre  bonne  amitié  vient  de  me  rendre. 

«  Il  y  a  maintenant  plus  de  deux  mois  que  je  n'ai  plus  entendu  une  note 
de  musique  ;  pendant  ce  temps,  vous  nagez  dans  les  jouissances  musicales. 
Vous  avez  sans  doute  assisté  aux  Puritains  de  Bellini  et  à  la  Juive  d'Halévy, 


DESCHAMPS    ET    MEVEHBEEU  Gl 

deux  ouvrages  dont  on  dit  le  succès  colossal.  Vous  allez  avoir  deux  opéras 
nouveaux  de  Donizetti  el  d'Auber,  et,  avec  tout  cela,  les  concerts  du  Conser- 
vatoire, etc., etc.  Knfin  vous  êtes  des  heureux  mortels  (sic),  vous  autres  Pari- 
siens. J'aimerais  bien  à  connaître  l'opinion  d'un  juge  aussi  éclairé  et  de 
bon  goût  sur  les  deux  ouvrages  de  Bellini  et  d'IIalévy,  que  l'on  dit  tous 
les  deux  de  la  plus  grande  beauté. 

«  J'espère  que  la  santé  de  Mme  Deschainjts  lui  aura  permis  de  participer 
à  toutes  ces  joies  musicales.  Ma  femme  nie  charge  de  la  rappeler  au  sou- 
venir de  Mme  Deschamps.  Elle  rafolle  de  vos  tendres  et  harnu>nieux  vers 
de  Racket  à  SephtoU.  Quant  à  moi.  j'espère  que  vous  penserez  à  vos  amis 
absents  et  que  pour  première  preuve  de  souvenir  vous  me  donnerez  de  vos 
nouvelles.  Dans  ce  cas,  veuillez  envoyer  votre  lettre  à  M.  Jouin,  chefde 
division  à  l'administration  de  la  grande  Poste,  rue  J.-J. -Rousseau,  qui 
me  la  fera  parvenir. 

«  Mille  et  mille  compliments  de  votre  tout  dévoué. 

«  Meyf.rbeer.  )> 
(Inéilit.  Collection  Paignard). 

Quant  à  l'intervention  d'Emile  Deschainps  dans  la  composition 
du  livret  des  Huguenots,  voici  le  récit  qui  a  cours  parmi  les  critiques 
qui  ont  étudié  l'histoire  de  cet  opéra.  Nul  ne  conteste  les  remanie- 
ments que  Meyerbeer  imposa  à  Scribe.  Mais  il  ne  se  serait  élevé  de 
dissentiment  entre  le  compositeur  et  son  librettiste  qu'à  propos  du 
finale  du  quatrième  acte.  «  La  scène  qui  rapproche  à  cet  endroit 
de  l'action  des  Iluguenols,  Valentine  et  Raoul,  écrit  M.  Henri  de 
Curzon  \  parut  à  Nourrit  si  maladroite  et  même  si  inconvenante 
qu'il  se  refusa  absolument,  et  M^*^  Falcon  avec  lui,  à  la  jouer  telle 
quelle  ».  En  même  temps,  il  indiqua  de  quel  caractère,  selon  lui,  elle 
devrait  être  empreinte  et  ({uelle  évolution  elle  devrait  suivre.  Scribe 
ne  voulut  d'ailleurs  rien  modilier  ;  il  fallut  qu'Emile  Dcscbamps  se 
chargeât  d'écrire  toute  la  nouvelle  scène,  service  dont  Meyerbeer, 
enchanté,  sut  lui  tenir  conq>le,  en  lui  allribuant  discrèlernenl  une 
part  d  auteur  sur  ses  proj)rcs  droits.  " 

«  V^Wf'  iniil.  i';ip|M»r-l('  un  auli'c  bisluiicii  de  McNcrbcci',  M.  il.  \-.\- 
nucu  ^,   le   maître   arrive   tout    ému    cliez   sou    inliine   ami,    M.    .louin, 

1.  Meyerbeer,  par  Henri  de  Curzon,  p.  47. 

2.  Cf.  11.  Eymieu,  VŒuvre  de  Meyerbeer,  p.  4G.  —  Ch.  de  Roigne,  dans  ses  Pelita 
Mémoires  de  l'Opéra,  Paris,  1857,  in-8°,  p.  120,  a  raconté  l'histoire  de  l'opéra  des 
Hu!>uenofs,  et  les  démêlés  de  Meyerbeer  et  de  Véron.  Il  n'est  pas  moins  sévère 
pour  Scribe  que  pour  le  fameux  docteur  :  «  Les  Fhiguenots,  dit-il,  élaii-nt  destinés 
à  mettre  en  relief  la  générosité  de  Meyerbeer.  La  scène  du  4^  acte  entre  Raoul  et 
Valentine  avait  été  écrite  par  M.  Scribe  dans  ce  style  poétique  dont  un  de  ses 
couplets  est  resté  le  type  : 

Un  vii'iix  soldat  sait  souffrir  el  se  l.iiro 
Sans  iiiuriiiunr. 

«  Meyerbeer  si"iiMpiiéla  de  cette  poésie  un  [leu  trop  l.iirles(|Me  ;  il  ili-ni.ui.la  (|ii(l- 


62  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

qui  était  aussi  son  homme  de  confiance  et  traitait  toutes  ses  affaires 
en  son  nom.  —  Jouin  apprend  en  même  temps  que  le  duo  ne  peut  être 
maintenu,  que  Meyerbeer  a  besoin  de  nouvelles  paroles  et  que  Scribe 
ne  veut  pas  les  faire.  Il  court  alors  chez  le  poète  Emile  Deschamps, 
qui  improvise,  séance  tenante,  les  vers  nécessaires,  sur  lesquels 
Meyerbeer,  en  l'espace  d'une  nuit,  compose  ce  prodigieux  duo,  où 
se  retrouve  la  passion  la  plus  intense  et  dramatique  à  côté  de  la 
tendresse  et  du  charme  le  plus  profonds.  » 

Ainsi  l'entremise  de  Jouin  nous  est  rapportée  par  M.  Eymieu. 
Mais  le  billet  suivant  que  nous  avons  trouvé,  parmi  les  lettres  con- 
servées par  Deschamps,  tendrait  à  prouver  que  les  choses  se  sont 
passées  moins  hâtivement  et  que  Meyerbeer  a  eu  tout  le  temps  de 
donner  à  Emile  Deschamps  le  thème  au  moins  de  la  scène  fameuse, 
et  de  s'entretenir  avec  le  poète  des  changements  qu'il  méditait. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  rôle  essentiel  de  Nourrit  dans  la  transformation 
de  la  scène  est  confirmé  par  la  lettre  de  Meyerbeer.  C'est  même  lui,  et 
non  Jouin,  qui  semble  avoir  été  l'intermédiaire  entre  le  compositeur 
et  le  poète  : 

«  Mon  cher  et  illustre, 
«  Voilà  un  monstre  dont  M.  Nourrit  qui  doit  venir  vous  voir  aujourd'hui, 
à  11  heures,  vous  expliquera  le  but. 

Valentine.  —  Quoi  vous  partez  ? 

Raoul.  —  Oui,  je  pars  ! 

Valentine.  —  Vous  (illisible) 

Raoul.  —  Je... 

Valentine.  —  Reste,  Raoul,  et  si  je  te  suis  chère, 

Si  tu  m'aimes  encore... 
Raoul.  —  Plus  que  jamais  je  t'aime, 

Mais  immoler  les  miens,  mes  frères,  mes  amis  ! 
Non. 

«  Je  profite  de  cette  occasion  pour  réparer  un  oubli.  J'avais  oublié  de 
donner  à  M.  Nourrit  vos  deux  vers  nouveaux  : 

Tout  est  changé,  mon  cœur,  mon  sort. 
L'as-tu  bien  dit  ce  mot  si  tendre  ? 


ques  variantes.  M.  Scribe  se  récria,  vanta  sa  marchandise,  et  finalement  refusa 
toute  espèce  de  changement.  Trop  bon  juge  pour  revenir  sur  son  opinion,  mais 
trop  poli  pour  insister,  Meyerbeer  pria  un  poète,  un  vrai  poète,  de  venir  au 
secours  de  Raoul  et  de  Valentine,  condamnés  aux  vers  de  M.  Scribe.  Emile  Des- 
champs eut  pitié  de  leur  triste  sort  et  il  refit  la  grande  scène  du  quatrième  acte. 
Meyerbeer  voulait  et  ne  savait  comment  reconnaître  cet  acte  de  courtoisie.  Il  eut 
l'idée  délicate  d'attribuer  à  Emile  Deschamps  sur  sa  propre  part  une  part  d'au- 
teur, part  qu'Emile  Deschamps  touche  encore  aujourd'hui.  » 


DESCHAMPS    ET    MEYERBEER 


63 


«  Ces  vers  doivent  se  mettre  là  où  pour  la  première  fois  il  y  avait  : 

Oh  !  maintenant  vienne  la  mort... 

«  Soyez  assez  bon  den  prévenir  M.  Noxirrit.  » 
(Inédit.  Collection   Paignard.) 

Les  indications  et  les  relouches,  que  sij^nale  ce  billet  de  Meyerbecr 
ne  concernent  que  le  graïul  duo  du  quatrième  acte.  Un  autre  témoi- 
gnante, celui  de  Deschamps  lui-même,  nous  permet  d'alfirmer  que 
son  intervention  ne  s'est  pas  bornée  là.  Voici  ce  que  nous  lisons  dans 
une  note  écrite  de  la  main  même  du  poète  ^  sur  la  première  page  d'un 
livret  des  Huguenots  au-dessous  du  titre  : 

"  ajouté  par  Emile  Deschamps  »  : 

1°  Tout  le  rôle  de  Marcel  à  travers  les  5  actes. 

2*'  L'air  du  page  à  la  fin  du  l^'"  acte. 

2  bis  La  romance  de  Valentine.  4^  acte. 

3°  Le  grand  duo  d'amour  qui  termine  le  4^  acte, 

4°  L'air  de  Raoul  pendant  le  bal  au  5®  acte. 

5°  Le  grand  trio  du  5*^  acte. 

Les  modifications,  introduites  à  maintes  reprises  dans  le  livret  de 
l'opéra  pendant  les  répétitions,  durent  rendre  le  travail  de  mise  au 
point  singulièrement  difficile  ;  nous  en  tenons  l'aveu  de  Duponchel 
lui-même,  qui,  dans  le  billet  suivant,  confirme  le  témoignage  de 
Deschamps  relativement  du  moins  à  la  composition  du  grand  trio 
du  5^  acte  : 

«  Mon  cher  ami.  Voulez-vous  m'envoyer  la  scène  du  5^  acte  où  se  trouve 
le  grand  trio,  il  faut  commencer  la  décoration  et  il  m'est  impossible  de 
comprendre  ce  que  veut  votre  maestro.  Comme  les  changements  que  vous 
avez  faits  ne  sont  pas  dans  le  manuscrit  que  vous  m'avez  remis,  je  suppose 
que  vous  n'en  avez  pas  de  copie,  mais  je  vous  promets  de  ne  pas  le  garder 
plus  de  deux  heures. 

'<  A  vous  de  cœur,  «  Duponchel. 

«  Demandez  donc  à  Jacob  (I^acroix)  quelle  était  la  livrée  de  Charles  9. 
.le  la  crois  blanc,  noir  et  jaune.  La  livrée  bleu,  blanc  et  rouge  ne  date  que 
de  Henri  4.  )) 

(Inédit.  Collection   Paignard.) 

11  (ùt  été  intéressant  de  savoir  ce  que  j)ensait  Scribe  de  la  colla- 
boration qiii  lui  était  ainsi  imposée.  Nous  n'avons  malheureusement 
trouvé  dans  les  jjapiers  d'E.  Deschamps  (ju'une  lettre  de  Scribe  :  elle 

1.  On  trouvera  cotte  note  dans  les  papiers  d'Emile  Deschaniis,  conservés  à  la 
Bibliothèque  de  Versailles. 


64  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

est  antérieure  de  deux  ans  à  la  représentation  des  Huguenots,  et 
nous  le  montre  d'ailleurs  dans  les  meilleurs  termes  à  cette  époque 
avec  le  poète  et  le  compositeur. 

«  Paris,  4  nov.   1834. 

«  Mon  cher  et  aimable  confrère, 
«  Meyerbeer  s'était  chargé  de  vous  adresser  en  mon  nom  une  invitation 
pour  vendredi  prochain.  —  J'apprends  qu'il  ne  l'a  pas  fait  et  je  m'empresse 
de  vous  demander  si  vous  serez  libre  ce  jour-là  et  si  vous  serez  assez  bon 
pour  accepter  ;  si  cela  vous  est  possible,  je  vous  remercie  d'avance  du 
plaisir  que  vous  me  ferez,  et  vous  prie  d'agréer  l'expression  de  mon  bien 
sincère  et  aflectueux  dévouement, 

«  Eugène  Scribe. 

«  A  cinq  heures  et  demie  chez  Meyerbeer,  hôtel  de  Wagram. 
(Collection  Paignard.) 

Le  musicien  et  son  librettiste  travaillaient  à  cette  époque  à  la 
composition  du  poème  qui  devait  primitivement  s'appeler  Valentine 
ou  la  Saint- Barthélémy.  On  peut  supposer  sans  invraisemblance  que 
le  poète  était  admis  déjà  par  les  auteurs  à  l'honneur  d'une  collabora- 
tion in  partibus.  En  tous  cas,  nous  savons  par  ces  quelques  mots 
délicieux  d'Alexandre  Soumet  ce  qu'en  pensait  le  public  des  pre- 
mières représentations  des  Huguenots  : 

«  La  gloire  de  Scribe  retentissait  hier  au  soir  brutalement  par  le  théâtre, 
cher  ami,  mais  la  vôtre  courait  toute  mystérieuse  de  loge  en  loge,  comme 
ces  aveux  d'amour  qu'on  ne  fait  qu'à  l'oreille. 

«  Je  n'ai  pas  quitté  ma  peau  d'ours,  mais  j'ai  erré  quelques  temps  dans 
les  corridors  de  l'Opéra  et  vous  ressembliez  à  ces  amants  magnifiques  qui 
donnent  tout  à  leur  maîtresse  excepté  leur  nom,  parce  qu'elle  est  mariée 
avec  un  autre. 

«  Aglaé  n'est-elle  pas  un  peu  jalouse  ! 

«  Soumet.  » 
(Collection  Paignard.) 

La  collaboration  d'Emile  Deschamps  et  de  Meyerbeer  ne  se  borna 
pas  au  livret  des  Huguenots.  Nous  verrons  plus  loin  que  de  nom- 
breuses romances  parurent  à  cette  époque  sous  leur  nom  et  que  le 
musicien  recherchait  le  poète  comme  ce  mot  de  Dumas  l'atteste  : 

«  Mon  cher  Emile, 
«  Meyerbeer  est  venu  me  proposer  de  faire  avec  vous  un  keepsake  dont 
je  ferai  la  prose  et  vous  les  vers.  Cela  nae  va  admirablement  et  je  serai 
enchanté  de  voir  mon  norn  à  côté  du  vôtre. 

«  Je  serai  demain  chez  vous  à  10  heures  pour  causer  de  la  chose. 
«  A  vous  de  cœur. 

«  Alex.  Pumas.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 


DESC.IIAMPS    ET    MEVKHBEKR  G5 

Meyerbeer  savait  émouvoir  le  cœur  de  son  ami.  Il  fut  de  ceux  qui 
louèrent  ses  traductions  shakespeariennes,  quand  on  joua  Macbeth 
à  rOdéon,  en  1848. 

«  Paris,  \'t  nov.  48. 
«  Cher  et  illustre  ami, 
«  Je  viens  de  recevoir  votre  aimable  lettre  du  13,  avec  le  charmant 
cadeau  que  vous  avez  bien  voulu  me  faire  de  vos  belles  traductions  shakes- 
peariennes. Je  serai  exact  au  rendez-vous  que  vous  me  proposez  pour 
jeudi,  mais  je  ne  pourrai  vous  attendre  qu'à  4  heures  et  demie.  Mais 
alors  vous  me  trouverez  sans  faute.  Je  vous  adresse  cette  lettr»  directe- 
ment à  Versailles,  ayant  oublié  le  litre  de  votre  ancienne  administration, 
ou  plutôt  ne  me  rappelant  plus  si  c'étaient  les  Douanes  ou  les  Domaines. 
—  A<rréez,  cher  et  illustre,  mes  félicitations  pour  votre  magnifique  succès 
de  Macbeth.  Un  tel  succès  de  vo<;ue  à  une  œuvre  si  littéraire  et  dans  un 
temps  aussi  défavorable  (pie  l'actuel,  est  un  véritable  événement.  Veuillez... 
présenter  mes  hommages  empressés  à  Madame  votre  épouse,  et  croyez  moi 
votre  tout  dévoué. 

«  Meverbekr.  » 
(Inédit.  Colloction  Paignard). 

Meyerbeer  mourut  en  1864.  Il  n'avait  cessé  jusqu'à  ses  derniers 
jours  d'être  en  relations  suivies  avec  son  inépuisable  parolier.  C'est 
Deschamps  lui-môme  qui  le  déclare  dans  la  note  que  publia  V Artiste, 
le  15  mai  18(34. 

«  Nous  recevons  ce  mot  d'Emile  Deschamps  : 

Versailles,  5  mai  1864. 

«  Ma  pauvre  santé,  qui  m'interdit  les  plaisirs,  me  prive  également  des 
plus  chers  devoirs. 

'(  C'est  ainsi  que  je  n'ai  pu  me  joindre  au  long  cortège  des  amis  de  Meyer- 
beer, si  vite  emporté. 

'(  Je  n'ai  pu  que  pleurer  quatre  vers  que  vous  trouverez  à  l'autre  page. 

«  Si  V Artiste  voulait  leur  donner  l'hospitalité  ^,  j'en  serais  bien  recon- 
naissant. 


1.  Voici  la  lettre  que  M"'«  Meyerbeer  écrivit  à  E.  D.  pour  le  reiacrcicr  de  ce 
suprême  hommage  : 

"  Cticr  Monsieur.  J'ai  été  vivement  touchée  des  vers  éloquents  que  vous  avez  bien  voulu 
Tii'envoyer,  ii  l'occasion  de  la  perte  cruelle  qui  nous  a  frappées  dans  nos  plus  chères  allcctions. 
Je  sais  quelle  amitié  vous  unissait  à  mon  mari  et  quelle  place  vous  teniez  dans  son  coeur. 

«  Veuillez  m'cxcuser  si  je  n'ai  pas  répondu  plus  tôt  à  votre  excellent  souvenir,  mais  le  chagrin 
et  le  trouble  au  milieu  duquel  j'ai  vécu  dans  tous  ces  <lerniers  temps,  m'ont  empêchée  de 
m'arquitter  des  devoirs  les  plus  simples  et  les  jjIus  pressants. 

"  Veuillez  croire,  Monsieur,  à  ma  reconnaissance  et  à  ma  très  sincère  adection. 

Emma  MEVEiinEER. 

•  Durlin,  1  juin  18G4.  » 

(Inédit  Collection   Paipnard) 

5 


66  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Sur  son  champ  de  victoire,  en  pleine  France  il  tombe  ! 
Berlin  lui  donna  l'âme,  et  nous  reprend  son  corps  ; 
Mais  Paris,  s'il  n'a  point  son  berceau  ni  sa  tombe. 
Fut  le  trône  adoptif  de  ce  Roi  des  accords. 

«  J'ai  été  de  longues  années  l'ami  et  le  collaborateur  de  notre  grand 
Meverbeer,  et  cette  larme  publique  sur  sa  tombe  me  ferait  un  douloureux 
bonheur, 

«  J'ai,  je  crois,  sa  dernière  lettre.  Il  y  a  dix  ou  douze  jours,  nous  faisions 
ensemble  un  cantique,  et  il  m'écrivait  bien  tendrement  et  bien  gracieuse- 
ment à  propos  de  mes  paroles,  qu'illuminaient  encore  une  fois  ses  notes. 
On  chantera  cela,  et  il  ne  l'entendra  pas,  hélas  ^  !  » 

Nous  avons  retrouvé  la  dernière  lettre  écrite  par  le  musicien  au 
poète.  Elle  témoigne  à  la  fois  de  la  durée  de  leur  collaboration  et  de 
la  profondeur  de  la  sympathie  qui  les  unissait  : 

«  Cher  et  illustre  ami, 

«  Pardon  d"avoir  tant  tardé  à  répondre  à  votre  si  aimable  et  si  bien- 
veillante lettre.  J'ai  voulu  auparavant  examiner  en  détail  votre  nouvelle 
traduction  sous  la  musique  de  mon  cantique  :  or,  le  copiste  qui  devait 
mettre  en  ordre  ce  morceau  d'après  vos  strophes  entières  (n'étant  pas 
arrivé  à  déchifîrer  celles  mises  par  vous  avec  du  crayon  sous  la  musique 
même)  m'a  fait  attendre  jusqu'à  l'heure  qu'il  est. 

«  Il  vient  de  me  l'apporter,  je  l'ai  examiné  aussitôt  et  —  c'est  parfait 
sous  tous  les  rapports.  Il  n'y  a  vraiment  que  vous  au  monde  pour  rendre 
avec  une  telle  fidélité  et  une  telle  précision  le  sens,  le  rythme,  et  les  accents 
sous  la  musique,  faits  pour  une  langue  étrangère.  Cela  m'a  rappelé  tant  de 
travaux  que  nous  avons  faits  ensemble  dans  ce  genre-là  dans  des  temps 
passés,  hélas  ! —  et  les  bonnes  et  joyeuses  causeries  auxquelles  ils  donnaient 
lieu. 

«  Je  regrette  bien,  mon  excellent  ami,  que  votre  indisposition  vous 
éloigne  si  totalement  de  la  capitale,  et  je  me  serais  empressé  de  venir  vous 
voir  pour  vous  serrer  la  main,  si  moi-même  je  n'avais  pas  été  indisposé 
pendant  toute  la  saison  d"hiver. 

«  J'espère  que  le  printemps  naissant  nous  ramènera  bientôt  un  temps 
doux  et  stable  comme  il  nous  faut  pour  nous  autres,  plantes  sensitives,  et 
alors  je  ne  manquerai  pas  de  vous  voir  à  Versailles. 

«  Vous  vous  étonnez  sans  doute  de  ne  pas  reconnaître  mon  écriture  dans 
ces  lignes,  mais,  ma  faiblesse  d'yeux  m'a  forcé  de  prendre  l'habitude  de 
dicter  mes  lettres. 

«  Adieu,  cher  ami,  et  au  revoir  bientôt. 

Meverbeer. 
Paris,  le  16  avril  1864. 

«  P.  S.  —  Comme  j'ai  déjà  publié  deux  morceaux  qui  portent  le  titre  de 
«  Cantique  »,  j'ai  préféré  donner  à  votre  morceau  le  titre  de  «  Prière  du 
matin  ». 

(Inédit.  Collection  Paignard.) 

1.  h' Artiste,  1864,  tome  I,  15  mai. 


VII 


DESCHAMPS    ET    NIEDERMEYER 


MeycrhcHT  fut  presque  conslanniunit  heureux  ^  ;  il  eut  tout  ce  que 
peut  souhaiter  un  artiste  :  un  grand  tahiut,  la  gloire  et  la  fortune. 
Niedermeyer,  qui  fut  aussi  l'ami  d'Emile  Deschamps,  n'eut  pas  autant 
de  chance  :  il  resta  pauvre  en  dépit  de  la  renommée  de  quelques-unes 
de  ses  œuvres,  et  «  l'impécuniosité  »  dont  il  souffrit  toute  sa  vie  gêna 
l'essor  de  son  talent.  Ce  fut  une  sorte  de  Chatterton  doux,  modeste  et 
timide,  que  l'auteur  de  la  suave  mélodie  du  Lac. 

Ainsi  cette  admirahle  composition,  dont  le  succès  ouvrit  les  salons 
du  Paris  de  1825  au  jeune  compositeur  suisse,  commença  par  mécon- 
tenter Lamartine  ^  :  c'était  donc  marujuer  de  bonheur  au  sein  d'un 
premier  triomphe.  Ensuite  il  ne  retrouva  plus  dans  le  genre  même  de 

1.  a  Meycrbeer  n'a  pas  seulement  le  bonheur  d'avoir  du  talent,  il  a  surtout  le 
talent  d'avoir  du  bonheur.  »  Boutade  de  Berlioz,  rapportée  par  M.  Adolphe 
Juliien  :  Hector  Berlioz,  sa  vie  et  son  œuvre,  p.  291. 

2.  Cf.  yicdermeyer.  Vie  d'un  compositeur  moderne,  1802-1861.  Fontainebleau, 
impr.  de  E.  Bourges,  1892,  in-8''. 

P.  18  :  '<  Il  vint  à  Paris  en  1825.  C'est  alors  qui'  complètement  incoiuiu,  il 
donna  à  l'éditeur  Pacini  sa  mélodie  du  Lac,  écrite  sur  la  Méditation  de  Lamartine. 
Le  compositeur  avait  su  s'élever  à  la  hauteur  du  poète,  et  il  était  parvenu  à  le 
satisfaire  à  moitié.  » 

Voici  le  jugement  de  Lamartine  : 

«  On  a  essayé  mille  fois  d'ajouter  la  mélodie  plaintive  de  la  musique  au  gémisse- 
ment de  ces  strophes.  On  a  réussi  une  seule  fois  :  Niedermeyer  a  fait  de  cette  od(! 
une  touchante  traduction  en  notes.  J'ai  entend»!  cliantir  cette  romance  et  j'ai 
vu  les  larmes  qu'elle  faisait  répandre.  Néanmoins,  j'ai  toujours  pensé  qu<^  la 
musique  et  la  poésie  se  nuisaient  en  s'associant.  Elles  sont  l'une  et  l'autre  des 
arts  complets  :  la  musique  porte  en  elle  son  sentiment  ;  de  beaux  vers  |>or(ent  en 
eux  leur  mélodie.  »  (Noie  de  Lamartine,  édit.  Pagnerrr,  Furnc  et  Ifachetlc.) 

Récit  de  l'éditeur  Pacini  dans  l'ouvrage  précité.  Celui-ci  aurait  d'abord  nfusé 
l'œuvre  de  Niedermeyer,  parce  qu'il  avait  déjà  gravé  le  Lar  de  Balocchi,  «  qui 
grâce  aux  paroles  de  Lamartine,  poussait  à  la  vogue...  »  Plus  tard,  l'ayant  lu, 
Pacini,  "  qui  était  assez  bon  musicien  pour  juger,  ayant  donné  quatre  oj)éras  au 
théâtre  de  l'Opéra-t^omique,  revint  sur  sa  décision,  il  [)rélendit  avoir  '<  deviné 
Niedfrmeyer  ».  Mais  il  ne  pouvait  publier  deux  roniancis  sur  li-s  mêmes  paroles. 
Sur  ces  futrefailes,  lîalocclii  quitta  Paris.  '<  Pacini,  profilant  d(î  ce  dé[)art,  brisa 
les  planches  de  Baloccbi  i-l  nnqilaça  l'œuvrr  par  li>  Lac  de  Nii-di-rinf-Vf  r.  » 

Cf.  aussi  dai  s  la  (olli'rlion  des  f-ran'ls  écrivains  ilr  ii  l'rance,  les  Mclilatiinis, 
éditon  G.  Lanson,  t.  1,  p.  clxvii. 


08  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

]a  romance,  qu'il  cultiva  avec  prédilection,  le  succès  que  lui  avait  valu 
sa  première  œuvre.  Il  traduisit  en  notes,  comme  dit  Lamartine,  non 
seulement  V Isolement,  le  Soir,  V Automne,  V Invocation,  le  Poète  mou- 
rant, de  l'auteur  du  Lac,  mais  encore  la  Ronde  du  Sabbat,  Oceano  Nox, 
la  Mer,  de  Victor  Hugo,  la  Noce  de  Léonore,  Une  nuit  dans  les  Apen- 
nins d'Emile  Deschamps,  et  dans  maints  passages  de  ces  romances 
s'exprimaient  la  mélodie  suave  et  l'harmonie  distinguée,  le  coloris 
pittoresque  et  la  profondeur  d'émotion  qui  caractérisent  son  talent. 
Cependant  on  méconnut  le  jaillissement  fécond  de  cette  nature 
vraiment  musicale,  jjour  ne  se  souvenir  que  de  l'instant  heureux  où 
la  mélodie  du  Lac  lui  fut  inspirée.  Sully-Prudhomme  a  dit  souvent 
l'impression  d'amertume  qu'inflige  à  un  artiste  ce  parti-pris  d'igno- 
rance de  la  part  du  public,  qui  semble  n'honorer  une  de  ses  œuvres 
que  pour  se  dispenser  de  connaître  les  autres.  Ce  que  fut  le  Vase 
brisé  pour  le  poète  de  la  Justice,  le  Lac  le  fut  pour  .Xiedermeyer  i 
l'aumône  cruelle  de  la  gloire. 

Xiedermeyer  avait  eu  l'ambition  d'imiter  Rossini  et  Meyerbeer, 
d'égaler  au  moins  Bellini.  Mais  qui  se  souvient  de  ses  opéras  ?  Il 
obtint  trois  fois  d'être  représenté  à  l'Académie  de  musique.  Mais  ses 
partitions  mélodieuses,  écrites  avec  une  rare  élégance,  ne  touchèrent 
pas  le  grand  public,  qui  n'est  sensible  qu'à  la  force  dramatique  ;  et 
ce  puissant  ressort  du  succès  au  théâtre  manqua  toujours  au  délicat 
musicien.  Les  opéras  de  Alarie  Stuart  et  de  la  Fronde  tombèrent 
promptement  dans  l'oubli,  et  les  causes  de  ces  perpétuels  insuccès 
(jui  désolèrent  le  compositeur,  ont  été  finement  démêlés  par  Théo- 
phile Gautier,  qui  écrivit  à  propos  de  l'échec  de  Marie  Stuart,  une 
de  ses  plus  belles  pages  de  critique  :  on  comprend  bien  après  l'avoir 
lue,  le  cas  vraiment  pathétique  de  ce  noble  artiste  trahi  par  son 
talent,  que  nous  avons  appelé  le  Chatterton  de  la  musique  : 

((  Chaque  art  ^  a  son  impuissance,  d'où  résulte  une  partie  de  ses 
beautés.  Les  efforts  immenses  du  poète,  à  qui  manque  la  plastique 
des  formes,  du  peintre,  à  qui  manque  la  succession  des  idées,  du  sculp- 
teur, à  qui  manque  le  mouvement,  du  compositeur,  à  qui  manque  le 
mot,  ont  produit  les  œuvres  les  plus  merveilleuses  de  l'esprit  humain. 
Chacun  de  ces  artistes  est  dévoré  d'un  désir  ardent,  inextinguible, 
que  Dieu  assouvira  sans  doute  dans  l'autre  monde,  car  tout  désir 
a  droit  d'être  satisfait.  Dans  le  ciel,  le  poète  écrira  des  strophes 
qui  se  traduiront  en  belles  femmes,  en  ombrages  verts,  en  fleurs 
épanouies  ;  le  peintre  et  le  sculpteur  réaliseront  des  formes  douées 

1.  Th.  Gautier,  La  Musique,  p.  2G7. 


DESCHA.MPS    Kl"    MKDKKMKYER 


G9 


<l'idées  et  de  mouvement  ;  le  musicien  condensera  sur  des  tables  de 
cristal  les  vibrations  fugitives  de  ses  mélodies,  qui  décriront  des  ara- 
besques éblouissantes,  aux  rameaux  d'argent,  aux  filigranes  perlés 
comme  les  floraisons  dont  l'hiver  étame  nos  vitres.  L'un  touchera 
ses  vers,  l'autre  entendra  sa  sculpture,  et  lui  verra  sa  musique.  Tous 
les  arts  ])alj)iteront  ensemble  dans  la  même  œuvre,  et  chaque  œuvre 
nagera  dans  un  milieu  de  lumière  et  de  parfum,  atmosphère  de  ce 
jiaradis  intellectuel.  » 

Et  il  ajoute  cette  scjilence,  (pii  passe  évidemment  par-dessus 
l'œuvre  de  iSiedermeyer,  mais  lui  fait  le  plus  grand  honneur,  puis- 
que c'est  à  propos  d'elle  que  Gautier  l'a  exprimée  :  «  Le  sentiment  de 
l'impuissance  relative  de  leur  art  est  la  raison  de  l'incurable  mélan- 
colie et  de -l'inquiétude  sans  trêve  des  grands  hommes   » 

Xiedermeyer  fut  un  de  ces  hommes  supérieurs  à  leur  destinée, 
il  souffrit  de  sentir  que  son  talent  n'était  pas  capable  d'exj>ri- 
mer  son  rêve,  et  cependant  ni  l'art  ni  la  science  ne  lui  man- 
quaient. 

(  yi.  >siedermeyer,  dit  encore  Th.  Gautier,  nature  rêveuse,  lyrique, 
lamartinienne,  n'a  pas  obtenu  à  la  scène  tout  le  succès  que  son  talent 
remarcjuable  semblait  promettre.  Stradella,  Marie  Stuart  ne  sont  pas 
restés  au  répertoire,  quoique  ]»arsemés  de  morceaux  de  premier 
ordre,  tels  (pie  l'air  de  l'église  et  la  romance  :  Adieu,  plaisant  pays 
de  France,  chef-d'œuvre  de  grâce  et  de  sensibilité...  Ce  n'est  pas  la 
mélodie  (pii  manque  au  compositeur,  ni  la  science  non  |>lus  ;  il 
trouve  une  phrase  comme  un  Italien,  et  l'instrumente  comme  un 
Allemand  ;  il  sait  écrire  ])our  la  A'oix,  mérite  rare  aujourd'hui,  seule- 
ment il  n'a  pas  le  don  iiiiit'  (hi  dranic,  et  I'(hi  sent  (|u  il  itréfèrcrail 
s'épancher  lentement  dans  des  inspirations  solitaires,  si  le  théâtre 
n'était  ])as  aiijtuird'hui  le  seul  lieu  où  la  nuise  puisse  se  renc<uilrcr 
ave»'  le  piiMic.   > 

l^ii  ce  (|ul  conccrm'  Stradella,  les  ciil  i(|iiçs  sont  imauimes  à  en 
signaler  l'inlérèt.  Cet  opéra  eu  ciini  art  es.  dunl  les  paroles  étaient 
de  i'^.  Deschamps  et  E.  Paciiii.  cl  (|iii  liit  i(|>rés('nté  |)()ui'  la 
juciiiière  fois  à  F Aiadriiiic  dr  iiiiiMqiic,  le  \  mars  IS.')/,  fui  loué  par 
Castil  Blaze  (Théâtres  lyriques  de  Paris,  p.  iTil,  l(imc  Ij.  Il  jugeait 
cette.  ])artiti(Mi  »  digue  d'un  meilleur  sort.  » 

i>  Sur  ce  livret  de  Stradella,  dit  Ncstm'  I  i(M|ii(|ilaf  '  dans  son  friiillc- 
tim   (lu   "i.'i  f<''\  rici'    ISf).',    .\ic(l('i'in(\  ri-  ('•ciixii    une   |i;irliliuu  i|ui    n'est 


1.   11  ('■tait  directeur  du  l'Upi'ia  au  nioiiniil  oi'i   la   l'iomlr    du  .Niidcriucycr  l'ut 
représentée  à  ce  théâtre.  En  18GU,  il  collaborait  au  (Oiisliliilionnel. 


70  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

pas  tellement  oubliée  qu'on  ne  puisse  citer  la  délicieuse  sérénade  du 
premier  acte,  le  trio  des  bandits  et  la  belle  scène  de  l'église.  » 

Comparant  dans  cette  étude  le  Stradella  de  Niedermeyer  à  celui 
de  M.  de  Flotow,  il  reconnaît  qu'il  «  renfermait  des  beautés  de  pre- 
mier ordre.  » 

Nous  lisons  dans  le  Dictionnaire  des  Opéras  ^  ce  jugement  favorable  i 

«  Cet  ouvrage  n'a  pas  obtenu  le  succès  qu'il  méritait.  Le  sujet  était 
intéressant.  La  biographie  du  compositeur-chanteur  Stradella  en 
a  fourni  les  romanesques  épisodes,  sauf  la  catastrophe  finale,  c'est- 
à-dire  le  meurtre  des  époux,  qu'on  a  changée  en  cérémonie  nuptiale. 
Quant  à  la  partition,  elle  renferme  des  morceaux  de  grand  mérite, 
notamment  la  sérénade  du  1^"^  acte  chantée  par  Nourrit,  le  trio  du 
2^  acte  chanté  par  M^^^  Falcon,  Nourrit  et  Dérivis  et  surtout  l'air 
de  Apl^  Falcon  :  Ah  !  quel  songe  affreux  !  grâce  au  ciel  il  s'achève,  qui 
est  un  des  plus  beaux  airs  du  répertoire  dramatique  français.  » 

Ainsi  ce  c[u'on  admire  encore  dans  l'opéra  de  Niedermeyer,  ce 
sont  les  mélodies  :  il  y  a  dans  cette  œuvre  de  belles  romances  et  des 
hymnes  d'une  grande  élévation  religieuse.  Mais  la  collaboration 
d'Emile  Deschamps  lui  valut  une  grâce  qui  ne  lui  est  pas  coutumière  : 
il  eut  de  la  variété,  de  la  couleur.  Avait-il  à  rendre  l'acharnement 
des  hravi  poursuivant  Stradella,  il  sut  être  pittoresque  comme  son 
poète  : 

Noirs  comme  la  nuit 
Où  le  stylet  brille, 
Vers  la  jeune  fille 
Glissons-nous  sans  bruit. 

La  musique  exprime  assez  puissamment  le  charme  des  nuits  véni- 
tiennes, quand  elle  traduit  ces  vers  : 

Tout  est  muet  au  sein  des  nuits, 
Plus  de  gondole  en  promenade, 
L'onde  et  les  cieux  ont  pour    tout  bruit 
Soupirs  d'amour  et  sérénade. 

Venise  et  Rome  offraient  au  musicien  comme  au  poète  qui  évo- 
quaient ces  foyers  radieux  de  la  volupté  terrestre  et  de  l'amour  divin 
l'occasion  de  composer  de  délicieuses  barcarolles  et  de  beaux  can- 
tiques. A  Venise,  Stradella  chante  en  s'accompagnant  d'une  man- 
doline : 


1.  Félix  Clément  et  Pierre  Larousse,  Dictionnaire  des  Opéras,  Paris,  Larousse, 
1905,  p.  1052. 


DESCHAMl'S    ET    MEDEU.MEYER  71 

Voyageur,   à  qui  Venise 
Se  dévoile   après  le  jour, 
Si  Ion  àuie  ailleurs  est  prise, 
Que  je  plains    ton  autre  amour  ! 

Des  princesses  d'Italie, 
C'est  Venise  le  matin 
Qui  s'endort  la  jdus  jolie 
Dans  les  fleurs  et   le  salin. 

La  muse  d' Alfred  de  Musset  dicte  à  Emile  Descliami)s  ces  jolis 
vers.  Mais  à  la  fin  de  l'acte  III,  dans  la  grande  scène  du  jeudi  saint 
à  l'église  Sainte-Marie-Majeure  où  Stradella,  nouvel  Orphée,  désarme 
par  la  sublimité  de  ses  chants  le  bras  des  assassins,  un  souille  venu 
des  chœurs  de  Racine  soulève  les  rythmes  de  Deschamps  et  inspire 
le  nuisicien  : 

0   Dieu  tout  puissant  ! 
Toi,    qui  reçois  la  prière 
De  l'innocent. 
Nous  levons  les  yeux 
Vers  ton  palais  de  lumière. 

Berlioz  admira  le  canli({ue  qui  commence  ainsi  : 

Pleure,  Jérusalem,  ton  erreur  et  Ion  crime. 


Ce  qui  retint  toutefois  l'attention  du  grand  musicien  quand  il 
rendit  compte  de  Slradella  dans  le  Journal  des  Débats  du  5  mars  1837, 
c'est  «  le  spectacle  sans  pareil  »  qui  se  déroula  pendant  2  heures  sous 
ses  yeux  : 

«  Quelle  pompe,  quelle  variété  de  sites,  de  monuments,  de  points 
de  vues,  de  costumes!  Ici,  Venise  avec  sa  riche  architeclure,  ses  ]>onls 
bizarres,  sa  mer  bleue  et  ses  mille  vaisseaux  ;  là,  Rome  la  grande, 
avec  ses  temples  de  marbre,  ses  immori elles  ruines,  sa  campagne 
savivage,  inculte  et  brûlée,  ses  iulcrminabbîs  lignes  d'a(iueducs 
fuyant  à  l'horizon  ;  ses  villas  désertes  ;  ses  vieux  Ixtis  de  pins  ;  ses 
habitants  aux  mœurs  si  diverses,  ses  riantes  beautés  d'AIbano  et  de 
Tusculum,  le  tambour  de  basque  à  la  main,  les  boucles  d'argent  aux 
]»ieds,  la  redoutable  spada  dans  les  cheveux,  emblème  d'amoiii'  et  de 
vengcaîHC,  fcmnifs  ;"i  la  pciiii  biinic,  aux  grands  yeux  noirs,  l.cilcs 
dans  la  joie,  plus  belles  dans  le  calme  ;  ses  robustes  laboureurs,  ses 
J)rigands  ;  ses  s(mibr(;s  Iraustevcrini,  ses  moines  et  ses  artistes.  » 

Desebaiii]ts  et  l'acini,  lomiue  le  dit  encore  Meilio/,  a\aieiil  lourni 
à   Diiponriiel   {•[   à  ses  peintres  l'occasKjn  de  faire   un   clief-d'dMivre. 


72  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Jamais,  suivant  lui,  l'art  de  poétiser  les  décorations  et  la  mise  en 
scène  n'avait  été  porté  aussi  loin,  et  l'honneur  en  revenait  surtout 
aux  deux  librettistes,  «  dont  l'imagination  pittoresque  a  su  enflammer 
si  bien  celle  de  leurs  collaborateurs  en  leur  proposant  ce  beau  thème  ». 

Du  pittoresque  et  de  la  couleur,  selon  Berlioz  ;  ajoutons-y  de  la 
syntaxe  et  dvi  style,  voilà  ce  qu'Emile  Deschamps  apporta  au  livret 
de  StradeUa,  comme  b  tous  ceux  auxquels  il  collabora. 

Ainsi  nous  retrouvons  toujours  chez  le  dilettante  les  deux  qualités 
qui  l'avaient  autrefois  distingué  en  littérature  parmi  les  romantiques  : 
une  imagination  vive  et  le  souci  de  l'art. 

Nous  ne  nous  étonnerons  pas  qu'il  ait  dès  l'abord  recherché  pour 
StradeUa  le  suffrage  de  sou  frère.  Antoni  Deschamps  venait  de 
décrire  en  des  vers  d'un  pittoresque  charmant  les  paysages  italiens  ^, 
les  mœurs  romaines  :  il  devait  se  montrer  particulièrement  sensible 
à  la  tentative  de  Niedermeyer.  Voici  un  billet  sans  date, vraisemblable- 
ment écrit  par  Emile  à  Antoni,  quelques  jours  après  la  première  re- 
présentation de  StradeUa,  puisqu'il  y  est  question  du  chanteur 
Duprez,  qui  avait  débuté  à  l'Opéra  le  17  mai  1837,  et  qui  remplissait 
alors  le  rôle  cpie  Nourrit  avait  créé  au  mois  de  mars  de  la  même 
année. 

«  Mardi  matin. 

«  Voici,  mon  cher  Antoni,  deux  places  pour  demain  mercredi  à  StradeUa. 
Je  te  demande  ton  intérêt  et  ton  suffrage  musical  avoué  tout  haut  pour 
la  musique  de  Niedermeyer,  qui  n'a  que  beaucoup  de  talent  et  aucune 
intrigue. 

«Ecoute  surtout  avec  attention  un  nouveau  grand  air  au  5^  acte,  où 
Duprez  sera,  je  crois,  fort  bien,  comme  il  l'est  toujours  dans  la  belle 
musique. 

«  A  toi  de  cœur, 

«  Ton  bon  frère,  «  Emile.  » 

(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Nourrit  qui,  disions-nous,  avait  créé. le  rôle  de  StradeUa,  ne  le  joua 
en  effet  pas  plus  d'un  mois,  puisqu'il  donna,  le  1®^  avril  1837  sa 
représentation  de  retraite  ^.  Ce  grand  artiste  était  un  homme  d'une 
imagination  exaltée.  Lui  qui  avait  rempli  pendant  près  de  seize  ans 
la  charge  de  premier  ténor  unique  à  l'Opéra,  considéra  comme  une 
disgrâce  la  décision  toute  récente  de  l'administration,  qui  lui  avait 
adjoint  Duprez.  Il  se  retira  presque  aussitôt,  profondément  ulcéré 
par  les  succès  éclatants  de  son  jeune  rival.  Nous  retrouvons  comme 

1.  Les  IlaUennes,  d'Antoni  Deschamps,  dans  la  Rente  des  Deux-Mondes, 
année  1833. 

2.  Deux  ans  après  sa  retraite,  à  Naples,  il  se  tua. 


DESCHAMPS    ET    MEDEHMEYEU 


73 


uu  écho  des  applaudisscineiils  qui  saluaient  Duprcx  cL  désol. lient 
Nourrit,  dans  la  jolie  et  spirituelle  lettre  cpi'Alfred  de  Vigny  écrivait 
à  Deschanips  le  28  juin  1837. 

A.  DE  Vigny  a  Em.  Deschamps 

«  J'aime  Stradella  et  j'adore  Duprez,  parce  qu'il  ouvre  la  bouche  et  ne 
laisse  pas  perdre  une  syllabe  de  votre  esprit  et  de  vos  vers.  S'il  y  a  un 
homme  au  monde  tpii  dise  du  fond  du  cœur  :  Vanitas  vanitatum  !  ce  doit 
être  ce  pauvre  Nourrit.  A  peine  hors  de  la  carrière,  le  voilà  oublié,  remplacé, 
écrasé  ;  s'il  avait  reparu  hier,  on  lui  aurait  peut-être  jeté  des  pierres  à  la  tête. 

«  Dites  donc  à  Jules  de  Rességuier  qu'il  pardonne  à  son  fds,  qui  est  à 
Vienne,  d'avoir  des  gants  jaunes  et  de  danser,  parce  qu'il  dansait  et  avait 
des  gants,  quand  il  avait  dix-neuf  ans  aussi,  et  parce,  vous  et  moi,  à  cet 
âge-là  nous  dansions  avec  le  costume  de  tous  les  gens  comme  il  faut,  et 
parce  que  nous  ne  sommes  pas  ceux,  dont  parle  La  Bruyère,  qui  retranchent 
de  l'histoire  de  Socrate  qu'il  ait  dansé,  ce  qui  lui  est  arrivé  et  n'empêcha 
pas  le  Phédon,  qui  n'est  pas  trop  mal. 

«  Mais  ce  pauvre  Nourrit,  qui  est  en  poussière  !  J'y  pense  encore  ; 
Duprez  a  dans  la  poitrine  un  instrument  immense,  infatigable,  inexorable 
qui  le  poursuit  comme  la  tromj)clte  du  Jugement  dernier  que  tiennent  les 
gros  anges  de  Michel-Ange.  —  Allez  donc  voir  cette  belle  copie  de  Sigalon. 
—  Je  me  mets  à  causer  ainsi  avec  vous,  en  revenant  de  l'Opéra,  avant 
d'écrire,  comme  j'ai  coutume,  à  l'heure  des  esprits  et  des  revenans. 
«  Bonsoir. 

«  Signé  :  Alfred  de  N'igny. 

28  jiiiii  1837.  Mercredi. 

«  Je  m'ap|)lique  pmii'  sa\()ir  le  jour  où  je  vis.  » 
(Collection    Paignaid). 

L'aimable  comte  d<;  Kességuier,  dont  Alfred  de  Vigny,  dans  cette 
jolie  lettre  raillait  doucement  les  sévérités  paternelles,  devait  publier 
l'année  suivante,  en  1838,  ses  Prismes  poétiques,  et  nous  lisons  dans 
ce  recueil  une  mention  flatteuse  de  Stradella.  Il  célèbre  dans  un  de 
ses  ]>oèmes,  la  Femme  à  la  mode,  et  ne  néglige  pas  parmi  ses  di\'ertissc- 
ments  la  musique  : 

El  sa  v(»ix  au  hasard  ié])ète 

Un  chant  des  chefs-du'uvre  du  jour. 

De  Moïse,  de  la  Muelle, 

De  Stradella,  du  Giaoïir... 

Et  sa  grande  âme  de  ])oèle 

l'ayant    ce  terrestre  séjour, 

S'en  va  de  ■i)lanèle  en  planète 

Au  f<uid  des  (^ienx.  et   se  reflète 

Dans  les  soleils  (luflle  ]iairoMrl. 

fhiaiil     à     Niedeiniex  (T.     tloni     riuiir     était       digne      dacconq)!!!' 
cet    itinéraire    platonirien,    il    (leiiiniiait    sur    la    Icrre,    eu    jiraie    aux 


74  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

difficullés  de  la  vie  pratique.  Lui  ([ui  rêvait  d'exécuter  de  belles 
œuvres  d'art,  il  devait  aussi  nourrir  sa  famille,  et  soit  à  Paris,  soit  à 
Bruxelles,  il  était  réduit  pour  vivre  à  donner  des  leçons  de  piano. 
La  Révolution  de  1848  mit  le  comble  à  ses  embarras  pécuniaires,  et 
nous  le  voyons,  à  cette  date,  recourir  à  l'obligeante  bonté  d'Emile 
Deschamps.  Il  lui  demanda,  dans  la  douloureuse  lettre  qu'on  va  lire, 
son  appui  auprès  de  Lamartine. 

«  Mon  cher  collaborateur.  Vous  avez  été  si  obligeant  pour  moi,  toutes  les 
fois  que  vous  l'avez  pu,  que  je  vais  encore  aujourd'hui  vous  demander  un 
conseil  et,  s'il  se  peut,  votre  appui. 

«  Au  moment  de  la  Révolution  ma  modeste  fortune  se  trouvait  engagée 
dans  les  chemins  de  fer  et  dans  d'autres  affaires  industrielles,  qui  ne  mar- 
chaient pas  trop  bien  ;  mais  j'avais  alors  un  bon  nombre  de  leçons  bien 
payées,  et  je  prenais  patience,  attendant  mieux  de  l'avenir.  Vous  com- 
prenez combien  les  derniers  événements  ont  dû  empirer  ma  situation  ; 
d'abord  les  leçons  ont  disparu,  les  placements  ont  pour  la  plupart  cessé  de 
produire  des  dividendes  et  je  ne  puis  à  présent  réaliser  quelques  fonds 
qu'en  perdant  de  4  à  500  ^  /q  sur  les  moins  mauvaises  valeurs.  Voici  4  mois 
que  cet  état  de  choses  dure  et  je  n'en  prévois  guère  le  terme. 

«  Que  faire  pour  jjréserver  autant  que  possible  ma  famille,  des  malheurs 
que  je  prévois  ? 

«  Des  leçons,  j'en  donnerais  volontiers  du  matin  au  soir,  et  à  tout  prix, 
mais  il  n'en  existe  plus. 

«  J'avais  un  poème  d'opéra-comique,  mais  les  théâtres  sont  morts  ou  à 
l'agonie. 

«  Ma  seule  ressource  serait  donc  un  emploi  quelconque.  Je  sais  que 
M.  Marie  en  a  procuré  un  à  un  jeune  musicien  nommé  Pasdeloup  ;  il  l'a 
placé  comme  directeur  à  Trianon.  Croyez-vous  qu'en  m'adressant  à  M.  de 
Lamartine  j'aie  quelque  chance  d'obtenir  quelque  chose  et  pourriez-vous 
m'appuyer  auprès  de  lui  ?  Voilà  ce  que  je  vous  prie  de  me  dire  sans  être 
retenu  par  la  crainte  de  me  faire  de  la  peine,  s'il  faut  que  vous  me  répondiez 
non.  Si  vous  pensez  au  contraire  qu'il  y  ait  quelque  espoir,  veuillez  me  dire 
quand  je  pourrais  aller  en  causer  avec  vous  à  votre  bureau. 

«  Je  désire  bien  vivement  que  tout  ce  qui  se  passe  et  tout  ce  qui  s'est 
passé  n'ait  froissé  aucun  de  vos  intérêts  ;  j'espère  aussi  que  la  santé  de 
Madame  Deschamps  ne  vous  donne  aucun  sujet  d'inquiétude. 

«  Recevez  ...  ^ 

«    L.     NiEDERMEYER, 

•  «  8,  rue  de  Valois-du-Roule. 

«  Lundi  19  juin  1848. 

«   Depuis  trois   mois,  j'ai   fait  reconnaître  mes  droits   à  la   qualité  de 
Français,  et  j'ai  été  admis  à  voter  à  toutes  les  élections.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 

1.  Après  la  mort  du  musicien,  E.  D.  s'est  intéressé  à  ses  enfants.  On  peut  lire 
leurs  lettres  pleines  de  reconnaissance,  dans  la  correspondance  conservée  au 
château  du  Rocher,  par  M^"^  Léopold  Paignard. 


DESCHAMPS    KT     N  I  KD  KHM  EY  liR 


Nous  ne  savons  pas  ce  ([uil  ad\iut  de  la  reeoiuniautlal  ion  do 
Desihauips  auprès  de  Lamartine.  Depuis  longtemps  Niedermeycr 
songeait  à  ouvrir  une  école  analogue  à  celle,  à  laquelle  Choron  avait 
autrefois  consacré  son  zèle  et  son  talent.  11  déplorait  surtout  la 
décadence  de  la  musique  religieuse  et  voulait  faire  revivre  la  tradi- 
tion des  organistes  et  des  maîtres  de  chapelle  d'autrefois. 

Il  serait  très  étonnant  que,  sous  les  auspices  du  grand  poète,  qui, 
durant  son  passage  au  pouvoir,  protégea  tant  d'artistes,  cette  idée 
du  musicien  n'ait  pas  eu  au  moins  un  commencement  d'exécution. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain  ^,  c'est  (pi'au  lendemain  de  la  Révolution,  elle 
obtint  non  seulement  les  encouragements  de  l'archevècpie  de  Paris, 
mais  l'appui  du  Gouvernement.  Un  décret  daté  de  1853,  et  signé  de 
M.  de  Fortoul,  alors  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des  Cultes, 
ouvrit  l'école,  dont  Xiedermeyer  prit  aussitôt  la  direction,  et  qu'il 
vit  prospérer  pendant  huit  ans,  de  1855  à  1861,  jusqu'à  sa  mort. 
Le  succès  de  ses  élèves,  dans  les  concerts  et  dans  les  églises,  l'accueil 
favorable  qui  fut  réservé  à  son  grand  ouvrage,  publié  en  collabora- 
tion avec  d'Ortigue  :  Traité  théorique  et  pratique  de  V accompagnement 
du  plain-chant,  consolèrent  les  derniers  jours  de  sa  vie,  et  nous 
aimons  à  penser  que  l'amicale  entremise  d'Emile  Desi;hamps  ne  fut 
pas  inutile  à  Niedermeycr.  ()uand  il  se  présenta  à  l'Institut  dans  les 
premières  années  de  l'Empire,  nous  savons  j)ar  une  lettre  inédite 
qu'il  confiait  au  poète  les  chances  qu'il  croyait  avoir,  et  parmi  ces 
chances,  il  mettait  l'influence  qu'il  attribuait  à  son  ami. 

Le  souvenir  de  cet  ami  parfait  l'accompagnait  dans  ses  voyages. 
Une  belle  lettre  qu'il  lui  envoyait,  le  14  août  1850,  du  village  de 
Gryon,  })ar  Bex,  dans  le  canton  de  Vaud,  sa  patrie,  nous  le  montre 
rempli  d'une  all'ectueuse  sollicitude  pour  la  santé  fort  ébranlée 
d'Emile  Deschamps.  «  Nous  sommes  depuis  hier  soir,  lui  disait-il, 
au  milieu  des  glaciers  et  des  hautes  nu)ntagues,  nous  conq)lons  passer 
un  mois  à  six  semaines  dans  ce  beau  pays.  Que  n'étes-vous  avec  nous, 
heureux  et  bien  ])ortant,  rien  ne  manquerait  à  notre  satisfaction  ^.  » 
Toutes  les  lettres  adressées  par  le  noble  artiste  au  poète  ont  ce  carac- 
tère de  tendre  confiance  et  de  gratitude.  Je  ne  sais  rien  <\\n  honore 
davantage   Emile   Deschanq)s. 

1.  Voir  l'ouvrage  précité  sur  Niotlf-Tmoycr. 

2.  Inédit.  Collection  Paignard. 


VIII 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ 


On  pourrait  s'étonner  au  premier  abord  que  Berlioz  ait  aimé  Emile 
Deschamps.  Génie  créateur,  spontané,  intuitif,  il  éprouvait  une  sorte 
d'aversion  pour  ces  esprits  fins,  cultivés  compréhensifs,  mais  inca- 
pables d'invention,  intermédiaires  entre  ce  qu'on  appelle  le  public  et 
les  grands  hommes,  et  qui  font  profession  d'interpréter  les  chefs- 
d'œuvre,  de  les  mettre  à  la  portée  de  tous. 

Emile  Deschamps,  il  est  vrai,  était  plus  et  mieux  qu'un  «  arran- 
geur ))  comme  il  en  pullule  en  tous  temps  pour  aider  à  la  diffusion  de 
l'art.  Il  excellait  à  conserver  aux  adaptations  qu'il  tentait  un  air 
d'étrangeté  et  d'exotisme,  qui  ne  trompait  pas  les  connaisseurs,  mais 
flattait  le  public  en  lui  donnant  l'illusion  qu'il  comprenait  Shakes- 
peare et  Goethe,  Schubert  et  Mozart.  Au  fond  il  transformait  l'œuvre 
étrangère  en  une  œuvre  nouvelle  ;  il  la  mettait  à  la  mode  de  son 
temps.  On  risquait  de  la  méconnaître  ainsi  travestie,  dira-t-on  ; 
c'était  précisément  l'avis  de  Berlioz  comme  celui  de  Gautier  ;  mais 
on  apprenait  au  moins  à  la  lire,  on  se  familiarisait  avec  elle,  et  le 
goût  des  Français  s'est  élargi  au  cours  du  siècle,  grâce  au  travail 
insinuant  des  hommes  comme  Emile  Deschamps.  Qu'un  tel  effort 
ait  été  nécessaire,  c'est  ce  qui  exaspérait  Berlioz,  et  il  s'est  souvent 
indigné  contre  ceux  qui,  pour  plaire  au  public  ignorant,  ont  dénaturé 
des  chefs-d'œuvre.  Il  faut  l'entendre  parler  de  Morel  et  Lachnith, 
ces  arrangeurs  de  fâcheuse  mémoire,  qui,  pour  faire  connaître  la 
Flûte  enchantée  de  Mozart,  la  travestirent  en  ces  invraisemblables 
Mystères  d^Isis  :  «  Quand  je  dis  une  traduction,  s'écrie-t-il  à  propos 
de  levir  œuvre,  c'est  un  pasticcio  que  je  devrais  dire,  un  absurde  et 
informe  pasticcio.  Fi  donc  !  une  traduction  !  Est-ce  que  les  exigences 
d'un  public  français  permettaient  une  traduction  pure  et  simple  du 
livret  qui  a  inspiré  une  si  belle  musique  ?  Xe  faut-il  pas  toujours 
corriger  plus  ou  moins  un  auteur  étranger,  poète  ou  musicien,  s'a|)- 
pelât-il  Shakespeare,    Gœthe,   Schiller,  Beethoven  ou  Mozart,  quand 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ  77 

un  direclour  |»arisi«Mi  daigne  l'aclniellrc  à  riioniieur  de  comparaître 
devant  son  parterre  ^  ?  > 

(^astil-Blaze  (|ui  avait  induit  Emile  Desohamps  à  travestir  le 
Don  Juan  de  Mozart,  était  nne  des  hètes  noires  de  Berlioz.  Celui-ci 
avait  beau  lui  avoir  succédé  comme  critique  musical  au  Journal  des 
Débats  ^,  il  ne  le  ménage  guère  dans  ses  Mémoires,  où  il  raconte  ce 
que  «  ce  musicien  vétérinaire  avait  fait  du  Freischiitz  de  Weber  ». 

'(  Weber,  dit-il,  ne  put  que  ressentir  profondément  un  si  indigne 
outrage,  et  ses  justes  plaintes  s'exhalèrent  dans  une  lettre  qu'il 
]»ublia  à  ce  sujet...  Castil-Blaze  eut  l'audace  de  répondre  que  les 
modifications  dont  l'auteur  allemand  se  plaignait  avaient  seules  \n\ 
assurer  le  succès  de  Robin  des  Bois  et  que  M.  Weber  était  très  ingrat 
d'adresser  des  reproches  à  l'homme  qui  l'avait  popularisé  en  France. 
0  misérable  !  Et  l'on  donne  cin((uante  coups  de  fouet  à  »in  pauvre 
matelot  pour  la  moindre  insubordination.  N'est-ce  pas  la  ruine, 
l'entière  destruction,  la  fin  totale  de  l'art  ?...  Et  ne  devons-nous  pas, 
nous  tous  épris  et  jaloux  des  droits  imprescriptibles  de  l'esprit 
humain,  quand  nous  voyons  leur  porter  atteinte,  dénoncer  le  cou- 
pable, le  poursuivre  et  lui  crier  de  toute  la  force  de  notre  courroux  : 
«  Ton  crime  est  ridicule  :  Despair I  la  stupidité  est  criminelle  :  Die! 
sois  bafoué,  sois  conspué,  sois  maudit  !  Despair  and  die  !  Désespère 
et  meurs  ^.  » 

Castil-Blaze,  comme  le  souhaitait  Berlioz,  est  mort  tout  entier, 
mais  le  résultat  de  ses  efforts  lui  a  survécu  :  il  a  acclimaté  chez  nous 
les  chefs-d'œuvre  de  la  musique  étrangère,  et  si  Berlioz  est  aujour- 
d'hui universellement  honopé  en  France,  c'est  peut-être  indirecte- 
ment à  Castil-Blaze  qu'il  le  doit.  «  Il  faut,  disait  noblement  Th.  Gau- 
tier, relever  la  foule  jusqu'à  l'œuvre  et  non  rabaisser  l'œuvre  jusqu'à 
la  foule.  »  Et  certes  c'est  ainsi  que  les  artistes  doivent  entendre  leur 
lâche,  mais  ce  n'est  pas  ainsi  (juc  peuvent  pi'océder  les  vulgarisa- 
teurs. 

La  nature  charmante  d'Emile  Deschamps,  sa  grâce  personnelle 
et  sa  fine  culture  le  mirent  à  l'abri  des  critiques  de  Berlioz.  Et  puis 
deux  admirables  liens  les  unissaient  :  l'amitié  d'Alfred  de  Vigny 
et  le  culte  également  fervent  de  deux  divinités  du  ciel  aitislicjue  : 
Shakespeare   et    Virgile  ! 

i.  Débats,  1"  mai  1836. 

2.  Cf.  dans  le  Lii^re  du  Centenaire  du  journal  des  Débats,  l'articlo  de*  Ernest 
Rcyer,  p.  432. 

3.  Mémoires  de  Hector  Berlioz,  Paris,  C.  Lcvy,  1878,  2  vol.  in-8",  lomo  I,  p.  87- 

03. 


78  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Bien  qu'ils  aient  dû  se  rencontrer  aux  fameuses  représentations 
shakespeariennes,  où  le  destin  de  Berlioz  se  fixa,  puisqu'il  finit  par 
épouser  l'actrice  qui  interprétait  les  héroïnes  du  tragique  anglais, 
la  correspondance  de  Berlioz  et  de  Deschamps,  telle  qu'il  nous  a  été 
permis  de  la  consulter,  ne  remonte  pas  si  haut.  Les  premières  lettres 
que  Berlioz  écrivit  à  Deschamps  datent  à  peine  de  leur  collaboration 
à  la  symphonie  de  Roméo  et  Juliette,  c[ue  le  grand  musicien  composa 
en  1839  et  dont  Descliamps  écrivit  le  livret.  La  première  même  est 
un  peu  antérieure.  Elle  nous  reporte  en  1837  à  l'époque  où  Stradella 
parut  sur  la  scène  de  l'Académie  royale  de  musique.  Berlioz  se  préoc- 
cupait, quelques  jours  avant  la  première  représentation,  du  compte 
rendu  qu'il  devait  écrire  dans  les  Débats  : 

«  Mo>'  CHER  Monsieur  Deschamps, 

«  Je  me  recommande  à  vous  pour  la  première  représentation  de  Stradella  ; 
j'aurai  besoin  de  trois  places  au  plus  et  de  deux  au  moins  ;  si  vous  pouvez 
m'en  donner  trois,  il  n'est  pas  nécessaire  que  la  troisième  soit  avec  les 
deux  autres.  Donnez-moi  ce  que  vous  pourrez  accrocher,  excepté  un 
parterre. 

«  Je  pense  à  ce  que  je  vous  ai  demandé  relativement  à  l'analyse  de  la 
pièce  ;  je  crois  à  présent  que  c'est  inutile,  le  livret  imprimé  suffira  ;  j'avais 
oublié,  quand  je  vous  ai  parlé  de  m'en  donner  le  contenu,  qu'on  pourrait 
se  le  procurer  à  la  première  représentation.  Tout  à  vous. 

«  Berlioz.  » 
(Collection  Paignard). 

Les  deux  artistes  se  voyaient  sans  doute  depuis  longtemps  aux 
mercredis  du  comte  de  Vigny,  rue  des  Ecuries-d' Artois,  où  fréquen- 
tait Berlioz,  depuis  1832,  ainsi  qu'en  témoigne  Auguste  Barbier,  dans 
ses  Sowenirs  personnels  : 

«  Il  (Berlioz),  dit  Barbier,  pensait  déjà  traduire  en  musique  Roméo 
et  Juliette  de  Shakespeare,  et  il  me  proposa  de  lui  en  écrire  le  libretto. 
Ayant  d'autres  choses  en  tête,  je  ne  pus  donner  suite  à  sa  demande. 
Shakespeare  était  alors  son  poète  favori  :  il  le  lisait  sans  cesse.  A  ce 
culte,  il  ajouta  depuis  une  autre  idole  :  Virgile,  et  toute  sa  vie  se 
passa  dans  l'adoration  de  ces  deux  grands  génies  ^.  « 

Ce  n'est  pas  le  moindre  trait  de  ressemblance  perceptible  entre 
Deschamps  et  Berlioz  que  le  conflit  de  ces  deux  admirations  dans 
leur  propre  esprit.  Xés  au  point  d'intersection  de  deux  mondes,  aussi 
pénétrés  qu'hommes  de  France  des  traditions  de  la  culture  méridio- 
nale, sensibles  à  la  sereine  beauté  de  l'art  antique,  ces  deux  classiques 

1.  Auguste  Barbier.  SoiH'enirs  personnels  et  silhouetles  contemporaines,  Paris, 
E.  Dcntu,  1883,  in-go,  p.  230. 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ  79 

ont  ouvert  leur  âme  au  grand  courant  de  ])(>ésie  qui  sortit  vers  la 
fin  du  xviii*^  siècle  de  la  forêt  ^crniani(iue,  ils  accueillirent  Shakespeare 
et  Gœthe  dans  la  patrie  de  Racine,  et  l'on  peut  observer  ce  synchro- 
nisme curieux  qu'ils  se  déclarèrent  ouvertement  romantiques  à  la 
môme  date.  En  1829,  l'année  même  où  Deschamps,  dans  la  Préface 
des  Etudes,  proclamait  les  principes  de  l'école  poétique  nouvelle, 
Berlioz  qui  écrivait  alors  ses  Huit  scènes  de  Faust,  d'après  la  traduc- 
tion de  Gérard  de  Nerval,  s'écriait  comme  aurait  ])u  le  faire  Emile 
Deschamps  :  «  0  Gœthe  !  ô  Shakespeare  !  explicateurs  de  ma  vie  !  » 

Il  aurait  fallu,  pour  plaire  au  public,  ((ue  le  tiiéalre  attirait,  qu'il 
mît  à  la  scène,  découpés  en  labh'aux  diiii  pittoresque  violent,  les 
rêves  (pie  lui  inspirait  la  lecture  de  ces  grands  poètes.  Mais  le  lyrisme 
de  Berlioz  était  chose  trop  profonde  pour  s'extérioriser  comme  celui 
de  Meyerbeer  en  des  opéras,  où  triomphaient  le  décor  historique  et 
la  couleur  locale,  corsée  de  fantasti(pie  et  de  satanique. 

"  Il  appartenait  à  Hector  Berlioz,  dit  M.  de  La  Laurencie,  de  cher- 
cher à  réaliser  le  romantisme  musical  jiroprement  dit,  c'est-à-dire 
d'employer  la  niusi(pie  jiure,  dépourvue  du  secours  de  la  parole  et  du 
drame,  à  l'expression  de  ces  sentiments.  Entre  1827  et  1842,  il  pro- 
duit ses  œuvres  les  plus  fougueuses  et  les  ])lus  ronuuiliquement 
caractéristiques  ^.  » 

Il  avait  débuté  par  d'admirables  symphonies,  qui  arrachaient  aux 
connaisseurs  l'aveu  que  Beethoven  avait  en  lui  son  héritier  ;  l'échec 
de  son  Benvenuto  Cellini  où  il  y  avait  pourtant,  sans  parler  des  beautés 
musicales  de  premier  ordre,  un  réel  mouvement  scénique,  l' éloigna 
de  l'opéra,  pour  le  ramener  à  son  genre  de  prédilection,  la  symphonie 
dramati({ue.  Là,  grâce  à  la  musi((ue  seule,  il  était  capable  de  rendre 
toutes  les  émotions  cpie  suscitait  l'amour,  hi  nature  et  la  morl,  eu 
un  mot,  la  tragifpie  beauté  des  passions  iîumaines. 

lùnile  Deschamps  avait  un  sentiment  trop  x\{  de  I  Art  p(uir 
ne  pas  sentir  d'instinct  ce  (pi'il  y  a\;iit  de  génial  rlicz  IJciIioz. 
La  complexité  si  riche  de  ses  œuvres,  (|ui  eut  dérouté  les  plus  lins 
dilettantes  de  la  génération  de  Stendhal,  et  heurtait  encore  les 
habitudes  routinières  de  la  majeure  ])artie  du  public  bourgeois  de 
1830,  charmait  une  élite  ardculc  r\  ciill  i\  é.-.  (pii  Ir  défcntlit  coiislam- 
ment  contre  l'injustice  de  ses  adversaires,  tlette  phalange,  d'admira- 
teurs fidèles  rpii  (jtunptait  d'ailleurs  les  Bertin  des  Débats,  et  le  comte 
de  Gasparin,  aiis>i  bien  que  \  igriy,  l>;irbiei',  les  W.ully,  les  Deschamps, 


1.  Lionel  de  La  Laurencie,  f,r  fioi'tl  musiral  en  France,  Paris,  A.  Joanin,    190.S, 
in-8°,  p.  2'J'i.  Voir  aussi  son  lliat.  delà  musique  en  France,  chap.  sur  lierlioz. 


80  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

aimait  en  Berlioz  l'homme  autant  que  l'artiste  ;  et  l'attitude  shakes- 
pearienne de  ce  grand  batailleur  rappelait  aux  plus  âgés  d'entre  eux 
les  heures  belliqueuses  de  leur  jeunesse  romantique. 

Théophile  Gautier,  particulièrement  abonde  en  formules  heu- 
reuses quand  il  compare  Berlioz  à  son  maître  Victor  Hugo  : 

(c  II  (Berlioz)  transporta,  dit-il,  dans  son  art  les  principes  de  rébel- 
lion professés  par  le  chef  de  l'Ecole  romantique...  Leur  première 
pensée  à  tous  deux  a  été  de  se  soustraire  au  vieux  rythme  classique 
avec  son  ronron  perpétuel,  ses  chutes  obligées  et  ses  repos  prévus 
d'avance... 

«  Berlioz  a  essayé  des  formes  musicales  nouvelles  :  il  a  employé  des 
rythmes  inégaux,  chose  douloureuse  pour  un  peuple  amateur  de  la 
période  symétrique...  Il  produit  l'effet  que  produirait  à  des  gens 
habitués  à  la  versification  de  Voltaire,  le  vers  à  coupe  variée  et  à 
césure  mobile  des  premiers  poèmes  d'Alfred  de  Musset.  Voilà  le 
grand  crime  d'Hector  Berhoz  :  il  n'est  pas  carré  ou  du  moins  il  ne 
l'est  pas  toujours... 

«  A  ce  reproche  on  ajoute  celui  d'être  incompréhensible  :  incompris 
à  la  bonne  heure...  Dante  est  plus  obscur  que  Dorât,  Rembrandt 
que  Boucher,  Beethoven  que  Musard.  »  Et  c'est  ici  que  se  trouve 
l'admirable  profession  de  foi  du  grand  poète,  et  qui  commence  par 
ces  mots  souvent  cités  :  «  Pour  notre  compte,  nous  aimons  assez  l'art 
hiéroglyphique,  escarpé,  où  l'on  n'entre  pas  comme  chez  soi  :  il  faut 
relever  la  foule  jusqu'à  l'œuvre,  et  non  rabaisser  l'œuvre  jusqu'à  la 
foule  ^...  » 

Il  fallait  un  singuher  courage  pour  parler  ainsi,  quand  les  musiciens 
qu'on  applaudissait  s'appelaient  Auber,  Rossini  et  Meyerbeer.  Or 
ce  beau  courage  de  Gautier,  ne  doutons  pas  qu'il  n'ait  animé  Emile 
Deschamps  lui-même  à  ses  heures.  Il  lui  est  arrivé  sans  doute  de 
louer  Rossini  devant  Berlioz  qui  ne  pouvait  souffrir  celui  qu'il  appe- 
lait «  le  gros  homme  gai  ».  Mais  soyons  assurés  que  Deschamps  a 
maintes  fois  défendu  Berlioz  devant  ceux  qui  le  méconnaissaient. 
Il  applaudissait  de  tout  l'élan  de  sa  nature  généreuse  aux  rares 
succès  que  le  grand  novateur  remportait  au  Conservatoire  devant 
un  public  prévenu. 

Berlioz,  après  un  jour  de  triomphe,  le  22  déc.  1833,  écrivait  à  sa 
sœur  Adèle  : 

«  Henriette  était  dans  un  transport  de  joie  dont  toi  seule  au 
monde  peux  avoir  une  idée.  Elle  était  si  ravie  en  sortant,  au  milieu 

1.  Th.  Gautier,  La  Musique,  Paris,  Charpentier,  1911,  p.  143  et  sq. 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ  81 

des  félicitations  «jiii  lui  venaient  des  A.   de   ^  igny,   Hugo,   E.   Des- 
champs, Legouvé,  E.  Sue.  » 

Xous  voyons  donc,  grâce  à  ce  document,  Emile  Deschamps  en 
relations  directes  avec  Berlioz  dès  1833.  Celui-ci  habitait  alors  une 
maison  (|u'il  avait  louée  ])our  lui  et  sa  femme,  au  village  de  Mont- 
martre, rue  Saint-Denis,  n"  lU,  sur  le  flanc  oriental  de  la  hutte  ^. 
C'est  là  qu'après  avoir  fini  Ilarold,  en  1834,  il  invite  ses  amis  Gounet, 
le  fidèle  d'Ortigue,  Emile  et  Antoni  Deschamps,  Eug.  Sue,  Legouvé, 
Vigny,  le  pianiste  Perd.  Hiller,  Liszt  et  Chopin  :  Dumas  et  Jules 
Janin  étaient  aussi  de  ces  réunions  charmantes  ainsi  que  Barbier  et 
Léon  de  Wailly.  Un  beau  jour  du  mois  de  mai  1834,  ces  poètes 
et  ces  artistes  évoquaient  dans  le  jardin  de  Berlioz  parmi  les  traits 
brillants  d'une  conversation  ingénieuse,  leurs  souvenirs  d'Italie. 
Berlioz  écrit  tout  cela  à  sa  sœur  :  »  Xous  avons  causé,  disait-il,  art, 
poésie,  pensée,  musique,  drame,  enfin  ce  qui  constitue  la  vie  en 
face  de  cette  belle  nature,  de  ce  soleil  d'Italie  que  nous  avons 
depuis  quelques   jours.   » 

Emile  Deschamps,  bien  que  son  nom  ne  soit  pas  cité  dans  cette 
lettre  à  côté  de  son  frère,  ne  pouvait  manquer  à  de  pareilles  fêtes. 
C'est  sans  doute  dans  une  de  ces  belles  réunions  que  Berlioz,  qui 
connaissait  l'enthousiasme  d'Emile  Deschamps  pour  Shakespeare 
et  en  particulier  pour  Roméo  et  Juliette,  lui  jiroposa  d'écrire  le  livret 
de  sa  symphonie. 

Berlioz  eut  souveiil  ])()ur  r(»llal>orateurs  les  meilleurs  poètes  de 
l'Ecole  romantique.  Il  devait,  dans  cette  Thébaïde  de  l'amitié  qu'il 
habitait  à  Montmartre,  à  une  lieue  à  peine  du  Paris  qui  dévorait  son 
temps,  esquisser  maints  projets,  un  Ilamlet,  par  exemple,  qu  il 
n'acheva  point,  et  composer  son  Benvenuto  Cellini.  ^  igny  avait  eu 
l'intention  d'en  écrire  le  livret,  qui  fut  définitivement  l'uMiNre  de 
Lécui  de  Wailly,  et  d'Aug.  Barbier.  Xous  apprenons,  par  uiu'  lettre 
de  Spontini,  citée  par  M.  Du|)uy  ^,  que  Soumet  avait  dû  primilive- 
nrient  collaborer  avec  \  igny  au  livret  de  lietwenuto,  mais  sa  santé 
sans  doute  toujours  précaire,  les  soins  que  demandait  s(ui  grand 
poème,  la  Divine  Epopée  et  l'intervention  de  ses  amis  réioignèrent 
de  ce  projet.  II  faut  entendre  le  comte  de  Resseguiii  iiidjurer,  dès 
l'année  1828,  de  ne  |>oiiil  sacrifier  la  poésie  à  la  iiuisi(|uc  : 

Souviens-toi  de  Henaud  dans  l(;s  jardins  d  Aiiuidi-. 
Tuis,  fuis  de  ce  srjt)ur  les  piè<fcs  «gracieux. 

1.  Hoscliol,  //.  Jirrlioz,  t.  II,  [..  II.'.. 

2.  E.  Dupuy,  Alfred  de  Vi'^nif...,  Paris,  Société    françaisi.-    (rinipriiiicric  ol  de 
librairie,  1912,  2  vol.  in-»",  tome  II,  p.  302. 

6 


82  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Prends  ton  vol  comme  l'aigle,  et  vole  dans  les  cieux. 
La  Poésie  est  reine  et  fière,  et  son  génie 
Dédaigne  le  secours  d'une  molle  harmonie  ^. 

Deschamps  ne  demandait  qu'à  céder  au  charme  de  l'enchanteury 
d'autant  plus  qu'un  sentiment  de  générosité  l'y  poussait.  L'échec  de 
Benvenuto  à  l'Opéra  avait  désespéré  Berlioz.  Epuisé  par  la  lutte  qu'il 
soutenait  avec  une  romantique  intransigeance  contre  le  sensualisme 
grossier  des  dilettantes  bourgeois,  contre  cette  école  du  bon  sens  et 
du  plaisir  facile  qui  sévissait  alors  dans  tous  les  arts,  Berlioz  était 
tombé  malade.  Les  dettes  qui  accablaient  son  ménage,  l'enchaînaient 
à  la  tâche,  fastidieuse  pour  lui,  de  faire  de  la  critique  au  lieu  de  com- 
poser. Son  génie  aurait  été  abattu  par  la  rigueur  du  sort,  sans  le  geste 
de  Paganini,  et  sa  généreuse  intervention.  On  sait  que  le  16  déc.  1838^ 
sur  la  scène  du  Conservatoire,  alors  qu'un  public  aux  trois-quarts 
hostile  emplissait  la  salle,  le  génial  violoniste  s'agenouilla  devant 
Berlioz  à  bout  de  forces  et  que  le  même  jour,  pour  le  délivrer  de  ses 
dettes  et  le  rendre  à  la  liberté  de  l'inspiration,  il  lui  faisait  don  de 
20.000  francs.  C'est  à  cette  noble  initiative  que  nous  sommes  rede- 
vables de  ce  chef-d'œuvre  :  la  symphonie  de  Roméo  et  Juliette. 
Jamais  dette  de  reconnaissance  ne  fut  si  magnifiquement  acquittée. 
Berlioz  avait  résolu  d'écrire  «  une  œuvre  grandiose,  passionnée, 
pleine  aussi  de  fantaisie,  digne  enfin,  disait-il  dans  ses  Mémoires, 
d'être  dédiée  à  l'artiste  illustre  à  qui  je  dois  tant  ^  ».  Mais  voici 
comment,  dans  ces  mêmes  Mémoires,  il  remercie  à  son  tour  Emile 
Deschamps,  et  mêle  son  nom  au  récit  de  la  genèse  d'une  œuvre 
immortelle. 

-^  Après  une  longue  indécision,  je  m'arrêtai  à  l'idée  d'une  symphonie 
avec  chœurs,  soles  de  chant  et  récitatif  choral,  dont  le  drame  de 
Shakespeare,  Roméo  et  Juliette  serait  le  sujet  sublime  et  toujours 
nouveau  ;  j'écrivis  en  prose  tout  le  texte  destiné  au  chant  entre  les 
morceaux  de  musique  instrumentale  ;  Emile  Deschamps,  avec  sa 
charmante  obligeance  ordinaire  et  sa  facilité  extraordinaire,  le  mit 
en  vers  et  je  commençai  ^.  » 

Chemin  faisant,  Berlioz  jouit  vraiment  de  l'exquise  complaisance 
de  son  collaborateur,  qui  met  toute  sa  virtuosité^de  versificateur  à 
son  service.  Le  billet  suivant  nous  montre  Berlioz  enchanté  : 


1.  Comte  Jules  de  Rességuier,  Tableaux  poétiques,  Paris.^U.'Canel,  1828/in-8°, 
p.  9. 

2.  Berlioz,  Mémoires,  Paris,  C.  Lévy,  1881,  2  vol.  in-8o,'tomc  I,  p.  340. 

3.  Berlioz,  ihid.,  p.  340. 


DESCHAMPS    ET    BEHLIOZ  83 

«   Dinianclie. 
«  Mon  cher  Deschamps, 

«  C'est  excellent,  charmant,  et  la  musique  va  à  merveille  là-dessus  ! 
Mou  Dieu  !  quel  bonheur  de  composer  avec  vous  !  J'ai  fait  deux  ])etits 
ehaugemenls  dans  la  mélodie  du  second  couplet  en  ajoutant  un  contre- 
chant  de  violoiu'cile  ([iii  dialo<j;ue  avec  la  v(tix.  Je  crois  (jiic  le  morceau  y 
gagne. 

«  Quand  ferons-nous  donc  un  opéra  ensemble  ? 

«  Les  théâtres  ne  manquent  ])as.  car  à  l'heure  qu'il  est,  ils  me  sont 
ions  ouverts.  Crosnier,  avant-hier,  me  rappelait  que  j'avais  promis  d'en 
écrire  un  pour  lui,  et  deux  jours  avant,  Anténor  Joly  me  parlait  d'une  lettre 
fort  aimable  qu'il  m'avait  écrite  pour  m'engager  à  composer  pour  la 
Renaissance  ;  à  l'Opéra  je  suis  engagé  avec  Scribe,  mais  il  n'y  a  pas  grand 
mal  à  chercher  d'avance  <pielque  chose  de  grand  jhmu'  l'ouvrage  suivant. 

«  Pensez  uxi  ])eu  à  cela. 

«  Si  nous  faisions  un  opéra  de  genre  pour  Marié  et  Mlle  Rossi  ou  Mme  Em- 
manuel Garcia,  qui  va  débuter  et  dont  le  talent  est  aussi  beau  que  sa  voix 
est  admirable  ?  Qu'en  dites-vous  ? 

«  En  attendant,  vivent  Roméo  et  Juliette  !  !  !  occupons-nous  d'eux. 
«  Tout  à  vous. 

«  II.  Berlioz.  » 
(Inédit.  Collection   Paignard.) 

Les  beaux  projets  que  caresse  ici  Berlioz  ne  se  réalisèrent  pas.  11 
écrivit  seul  le  livret  du  génial  opéra  des  Troyens,  qu'il  eut  la  douleur 
de  voir  sombrer  en  1863,  au  milieu  de  l'indillérerice  d'un  public  mal 
préparé  à  le  comprendre.  Mais,  tandis  que  Barbier  et  Léon  de  Wailly, 
par  tous  les  défauts  d'un  livret  mal  fait,  avaient  contribué  à  l'échec 
de  Benvenuto,  Emile  Deschamps  ^  eut  la  chance  d'unir  son  nom  à 
celui  de  Berlioz  dans  une  heure  radieuse  de  la  carrière  du  maître. 
C'est  une  j>art  infime  de  gloire  qui  revient  à  Deschamps  pour  son 
livret  «  exsangue  »,  suivant  le  mot  un  peu  sévère  de  M.  E.  Dupuy^. 
11  n'est  pourtant  pas  sans  grâce  dans  sa  nécessaire  sécheresse.  On  y 
retrouve  non  seulement  le  vocabulaire  et  les  images  chères  aux 
faiseurs  de  romances  de  ce  temps-là,  les  transports,  les  ai^eux,  les 
serments,  les  soupirs,  les  rossignols,  mais  aussi  une  variété  de  rythmes, 
un  tour  élégant  et  facile  où  l'on  reconnaît  le  poète.  La  première 
strophe  notamment  fut  goûtée  ;  il  s'en  dégage,  comme  d'un  sachet 
ancien,  le  son\enir  au  moins  d'un  parfum  : 


1.  Lwrel  de  Roméo  et  Juliclle,  .sijrnpiinnic  drarnnt'Kjuc  avec  chœur.t,  solos  de 
chnnl  et  prologue  en  récilalif  luirrnoniqiie,  dédié  à  i\'irolo  Paganini  et  composée, 
d'après  la  tragédie  de  Shakespeare,  par  Hector  JJcrlioz.  Les  paroles  sont  de  .\f.  Kinile 
Deschamps,  Paris,  IHiJ'J,  in-8". 

2.  Ern.  Diipuy,  Alfred  de  Vigny...,  Paris,  Société  franc,  d'iinitriiiicric  cl  du 
librairie,  1912,  2  vol.  in-8",  lomc  II,  p.  312. 


84  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Premiers  transports  que  nul  n'oublie  ! 
Premiers  aveux,  premiers  serments 

De  deux  amants 
Sous  les  étoiles  d'Italie, 
Dans  cet  air  chaud  et  sans  zéphirs, 
Que  l'oranger  au  loin  parfume, 

Où  se  consume 
Le  rossignol  en  longs  soupirs  ! 

Quel  art,  dans  sa  langue  choisie, 

Rendrait  vos  célestes  appas  ? 

Premier  amour,  n'êtes-vous  pas 

Plus  haut  que  toute  Poésie  ? 
Ou  ne  seriez-vous  point  dans  votre  exil  mortel. 

Cette  poésie  elle-même. 
Dont  Shakespeare  lui  seul  eut  le  secret  suprême 

Et  qu'il  remporta  dans  le  ciel  ? 

Emile  Deschamps  définissait  ainsi  avec  une  élégance  surannée  les 
deux  tendances  poétiques  des  Français  qui  avaient  eu  vingt  ans  sous  la 
Restauration  :  le  goût  du  romanesque  et  le  culte  du  poète  anglais.  On 
peut  dire  que  ce  sont  ses  vers  qui  mit  jxipularisé  la  fée  Mab  dans  les 
salons  du  xix^  siècle  : 

Mab  la  messagère 
Fluette  et  légère  ! 
Elle  a  pour  char  une  coque  de  noix, 
Que   l'écureuil   a   façonnée  ; 
Les  doigts  de  l'araignée 
Ont  filé  ses  harnois. 
Durant  les  nuits  d'été,  dans  ce  mince  équipage, 
Galope  follement  dans  le  cerveau  d'un  page, 
Qui  rêve  espiègle  tour 
Ou  molle  sérénade. 
Au  clair  de  lune  sous  la  tour. 
En  poursuivant  sa  promenade, 
La  petite  reine  s'abat 
Sur  le  col  bronzé  d'un  soldat  ; 
Il  rêve   canonnades 
Et  vives  estocades... 
Le  tambour  !  la  trompette  !  il  s'éveille  et  d'abord 
Jure  et  prie  en  jurant  toujours  ;  puis  se  rendort 
Et  fonfle  avec  ses  camarades. 
C'est  Mab  qui  faisait  tout  ce  bacchanal  ! 
C'est  elle  encore  qui,  dans  un  rêve,  habille 
La  jeune  fille 
Et  la  ramène  au  bal. 
Mais  le  coq  chante,  le  jour  brille, 
Mab  fuit  comme  un  éclair 
Dans   l'air  ! 


DESCII.VMPS    El"    BERLIOZ 


85 


Voilà  ce  qui  reste  entre  les  doigts  du  })octe  mondain  de  l'extraor- 
dinaire création  du  poète  anglais.  Il  ne  fallait  rien  moins  que  la  musi- 
(jue  de  Berlioz  pour  faire  revenir  sur  les  traits  de  ce  pâle  canevas  la 
couleur,  la  grâce  et  la  vie  de  la  fantaisie  de  Shakespeare.  N'oublions 
pas  d'ailleurs  (jue  Berlioz  n'avait  pas  demandé  à  Deschamps  da\au- 
tage  ;  il  avait  lui-nu'mo  écrit  en  prose  le  texte  destiné  au  chant  et  le 
poète  n'avait  eu  (ju'à  le  mettre  en  vers.  Il  s'en  était  en  somme  fort 
bien  acquitté  et  méritait  en  partie  du  moins  cet  éloge  de  Th.  Gautier, 
qui,  à  la  fin  de  son  compte  rendu  de  la  Presse,  du  11  nov.  1839, 
écrivit  :  «  M.  Emile  Deschamps,  homme  de  beaucoup  d'esprit  et 
poète  distingué,  a  distribué  avec  beaucoup  d'originalité  le  livret  du 
compositeur.  »  Ici  Gautier  exagère  sans  doute,  mais  il  peut  ajouter  en 
toute  sii  cérité  :  «  Il  a  relevé  de  jolies  fleurs  poétiques  la  trame  du 
canevas  musical  et  satisfait  heureusement  les  doubles  exiirences  de 
la  poésie  et  de  la  musique.  » 

Soumet,  dans  une  lettre  adressée  au  poète,  abonde  en  flatteries 
aimables  :  v  Roméo  et  Juliette  !  Berlioz  et  Emile  Deschamps  !  ces 
noms  poétiques,  ces  noms  aimés  reviennent  de  toutes  parts,  cher 
ami,  et  réveillent  les  échos  de  ma  tombe  et  donnent  la  force  à  ma 
main  paralytique  de  soulever  ma  plume.  Les  notes  si  puissantes  de 
Berlioz  n'ont  pas  éclipsé  vos  beaux  vers  ;  il  faut  que  la  strophe  soit 
bien  éclatante  ])our  se  faire  jour  à  travers  deux  cents  instruments, 
et  Jules  Janin  lui-même  ^,  dans  son  feuilleton  de  dimanche,  a  cons- 
taté ce  miracle...  ))  (Collection  Paignard). 

Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  cpie  le  succès  de  la  symphonie  fut  grand. 
Fort  goûtée  à  l'étranger,  dans  les  tournées  que  Berlioz  fit  à  travers 
l'Europe,  elle  fut  celle  de  ses  œuvres  qu'il  put  faire  maintes  fois 
entendre  à  Paris  pendant  les  années  suivantes  -. 

1.  Il  n'y  a  qu'un  mot  relaliî  au  librettiste  dans  le  compte  rendu  que  Jules  Janin 
consacra  le  29  nov.  1839  au  Concert  de  M.  Hector  lierlioz  —  Roméo  et  Juliette, 
sjjmphonie  dramatique,  mais  il  est  aimable  en  efïet  :  Après  avoir  loué  ><  le  récitatif 
harmonique,  comme  l'appi'Ie  IJerlioz  »,  il  poursuit  :  «  Ce  petit  chœur,  comme 
il  l'appelle  encore,  se  compose  de  l'i  chanteurs  et  c'est  merveille  comme  ci  s 
14  chanteurs  nous  iont  entendre  les  beaux  vers  de  M.  Emile  Deschamps.  » 

2.  Berlioz  écrit  à  E.  Deschamps,  le  9  janvier  1851  : 

«  Mon  CHEJi  Deschamps, 
«  .\nlony  ni'apprond  f[uo  vous  allez  revenir  habiter  Paris  ;  ne  iiiiinquez  pas  do  in'cnvoycr 
voire  nouvelle  adresse.  Nous  exécutons  à  la  fin  de  ce  mois  (mardi  28)  au  concert  de  la  Société 
l'Iiilliarmonique,  les  quatre  premières  parties  de  lioméo  cl  Jiilicllc  et  je  voudrais  vous  compter 
parmi  n<js  auditeurs.  Dites-moi  si  vous  serez  rentré  à  l'aris  à  cette  époque.  Le  concert  d'ail- 
leurs sera  beau,  je  l'espère.  Voyez  le  jtrogranmie.  Ainsi  urrangc/.-vous  j)Our  y  assister,  l'oul  à 
vous.  Mille  amitiés. 

«  II.  Dcntiuz.  u 
«  l'.-S.  .Je  vous  ferai  envoyer  des  billets  où  vous  voudrez.  » 
(Inédit  Collection   l'uij;n;inl.) 


86  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

On  connaît  au  contraire  la  persistante  infortune  de  la  traduction 
qu'Emile  Deschamps  avait  faite  du  Roméo  de  Shakespeare.  Ce 
drame,  reçu  à  la  Comédie-Française,  en  1826,  n'y  fut  jamais 
joué.  Il  n'eut  pas  plus  de  chance  à  l'Odéon.  Mais  comme  Des- 
champs avait  remporté  en  1848  un  assez  vif  succès  avec  son 
Macbeth  ^  sur  la  scène  du  second  Théâtre  Français,  il  ne  déses- 
péra jamais  d'y  voir  son  Roméo  représenté.  Il  crut  sans  doute 
en  1853  avoir  trouvé  le  moyen  de  forcer  la  main  du  directeur, 
en  se  servant  de  l'influence  de  Berlioz,  car  voici  l'idée  «  impraticable  » 
qu'un  rêve  d'ambition  longtemps  caressé  lui  avait  inspirée  et  qu'il 
proposa  au  musicien.  Nous  ne  possédons,  pour  nous  bien  renseigner 
sur  elle,  que  la  réponse  de  Berlioz,  mais  elle  est  fort  heureusement 
très  claire  :  L'Odéon  aurait  monté  le  Roméo  de  Shakespeare,  traduit 
par  Descbamps,  et  dans  l'intervalle  des  entractes  on  aurait  joué 
des  fragments  au  moins  de  la  symphonie.  Quel  rêve  !  et  comme 
c'eût  été  beau  !  Le  musicien  n'en  peut  disconvenir.  Il  doit  ménager 
les  susceptibilités  d'un  poète  qu'il  aime,  mais  il  lui  montre  cependant 
cjue  son  projet  est  irréalisable.  Il  n'en  parle  pas  seulement  avec  la 
liberté  d'esprit  d'un  auteur  qui  lui,  du  moins,  a  le  bonheur  d'être 
joué  ;  Berlioz  est  généreux,  il  voudrait  éviter  à  Deschamps  l'épreuve 
d'une  déception. 

Tout  grand  artiste  qu'il  est  et  si  romantique  qu'on  le  suppose, 
l'ami  d'Edouard  Bénazet,  cjui  a  mis,  par  son  incomparable  sens  de 
la  réclame,  la  ville  d'eau  de  Bade  ^  à  la  mode,  a  le  sens  pratique,  et 


1.  Berlioz  avait  assisté  à  l'une  des  représentations  de  Macbeth  en  1848.  Il 
remercie  Deschamps  et  lui  envoie  des  billets  pour  un  de  ses  concerts. 

«  Vendredi  soir. 
«  Mon  cher  poète, 
«  Pouviez-vous  croire  que  j'accepterais  de  quoi  que  vous  ayez  sans  chercher  à  vous  offrir  de 
quoi   que  je   puisse   avoir  ?...  J'avais  donc  demandé  à  Taylor  deux  places  que  j'ai  dans   ma 
poche  depuis  quatre  jours  et  que  voici.  Dieu  veuille  que  vous  trouviez  au  concert  la  dixième 
partie  seulement  des  grandes  émotions  d'art  que  Macbeth  m'a  fait  éprouver  ! 

«  Adieu,  je  suis  si  fatigué  de  la  répétition  de  ce  matin  que  je  puis  à  peine  tenir  ma  plume. 
«  Tout  à  vous, 

«  H.  Berlioz.  » 
(Inédit  Collection  Paignard.) 

2.  De  retour  d'Angleterre  à  Paris'le  10  juillet  1853,  Berlioz  terminait  son  feuille- 
ton des  Déhais  par  cette  sorte  de  réclame  :  «  Tout  le  monde  va  à  Bade  pour  le 
11  août,  allons  à  Bade  !»  Il  y  était  invité  par  Edouard  Bénazet,  son  futur  Mécène, 
et  voici  le  vivant  portrait  que  M.  Boschot,  dans  le  3"  volume  de  ses  études  sur 
Berlioz,  a  tracé  de  cet  homme  d'affaires  :  <*  Cet  Edouard  Bénazet  était  un  heureux 
risque-tout,  un  bon  garçon,  actif,  remuant,  plein  de  ressources  et  à  qui  les  aven- 
tures les  plus  périlleuses  avaient  réussi.  Né  sur  la  roulette,  entre  la  rouge  et  la 
noire,  fds  d'un  croupier  fameux,  qui  avait  jadis  présidé,  dans  le  galant  et  inter- 
lope Palais-Royal,  les  salons  du  grand  seize —  notre  Edouard  passe  par  le  Conser- 


DESCHAMPS    Kl     BEKLIOZ  87 

c'est  de  Baden-Hadon,  où  réiomiaiit  honuue  d'affaires  l'a  Invité, 
•de  Baden-Baden  où  Hcilinz  diiiirc  au  Casino  sa  Damnation  de  Faust, 
(ju'il  écrit   à  Desrhani|is  cctle  intrressanle  lettre  : 

Berlioz  a  E.   D. 

«  Baden-liadcn,  14  août  [18'i8  ?]. 
«  Mon  cher  Deschamps, 

«  On  m'apporte  la  lettre  que  vous  ni'avez  adressée  à  Paris.  Votre  idée 
<le  faire  figurer  ma  symphonie  {notre  symphonie)  dans  la  représenlalior 
■de  Roméo  et  Juliette  est  de  tout  point  inij)iatieable  ;  je  suis  obligé  à  mon 
grand  regret  de  vous  l'avouer.  La  musique  n'a  point  de  place  dans  le  drame 
de  Shakesjieare  et  ma  partition  dure  deux  heures,  ('et  ouvrage  a  d'ailleurs 
été  composé  dans  une  intention  tout  autre  et  ne  pourrait  s'introduire 
dans  l'action  shakespearienne.  Enfin  tout  ce  qu'on  pourrait  faire  coûte- 
rait une  somme  telle  que  le  directeur  de  l'Odéon  ne  peut  sincèrement  y 
songer.  Supposons  qu'on  exécute  dans  les  entractes  la  Fête,  la  Scène  du 
Balcon,  la  Fée  Mal,  le  Convoi  junèhre.  Ces  quatre  entr'actes  n'entraveront 
pas,  il  est  vrai,  la  marche  de  la  pièce  et  peuvent  servir,  j'en  conviens,  à 
donner  un  certain  attrait  à  la  représentation,  mais  l'orchestre  devra  être 
composé  de  80  musiciens  au  moins  et  le  chœur  de  50  choristes  au  moins. 
Or  cela  coûtera,  si  on  les  engage  pour  10  représentations  (je  suppo.^'j  au 
moins  50  francs  par  artiste,  c'est-à-dire  130  fois  50  f.  ;  de  plus  il  faudra 
payer  un  grand  nombre  de  répétitions. 

«  Je  pense  que  ces  dix  représentations  illustrées  (comme  disent  les 
libraires),  coûteraient  jiour  les  musiciens  seulement  et  la  location  cfins- 
t rumen ts  et  les  menus  frais  de  coj)ie  de  musique  au  moins  9.000  frcs. 
L'administration  de  l'Odéon  peut-elle  augmenter  ses  frais  d'une  pareille 
somme  ?  En  outre,  je  vous  avoue  <pie  l'exécution  d'une  pareille  partition, 
■dirigée  par  un  autre  que  par  moi  serait  (à  Paris)  un  vrai  massacre.  Je 
voudrais  iluiic  cniKlnuf  nioi-mriue  lUdii  (Mivragc. 

valoirc  :  on  (|uek|ues  mois,  il  y  prend  une  teinture  de  nuisi(iue  et  de  i,'oùl  tln'àlral, 
puis  se  lance  dans  les  afl'aircs.  Après  des  avatars  invraisend)iablcs,  le  voilà,  en 
4853,  une  puissance  mondaine.  —  C'est  lui  «  le  roi  de  Bade  ».  En  clîet,  Baden- 
Baden,  fort  à  la  mode,  est  à  la  fois  ville  de  jeu  ville  d'eaux,  villr  de  fenuins,  et 
notre  Edouard  Béna/.et  y  est  le  fermier  de  la  roulette. 

I!  Par  la  roulette,  il  tient  tout  :  Hôteliers,  teneurs  de  fjçarnis  (avec  ou  sans  gar- 
niture féminine),  sociétés  de  steeple-chase  ou  de  tir  aux  pigeons,  journaux  bal- 
néaires, boutiquiers  de  tous  articles,  loueurs  de  voitures,  —  tout  ce  qui  sur  les 
«trangers...  dépend  de  ce  fermier  général  de  la  roulette.  Et  quel  agent  de  publicité  ! 
Un  agent  européen.  Tout  journal  à  clientèle  ricbe  (tels  les  Débats),  doit  compter 
avec  Bénazel,  cet  empereur  du  pair  ou  impair.  Il  lance  Baden-Baibui...  Coiq)s  de 
réclame...  Il  y  attire  pèle-mèle,  acteurs,  tragédiennes  et  comédiens,  virtuoses, 
prestidigitateurs,  danseurs,  chanteurs,  élégantes  et  demoiselles,  jockeys,  arti- 
ficiers. —  Pour  Bénazet,  le  fantaisiste  et  brillant  cln'oniqueur  des  Débals  est  un 
associé  précirîux,  un  rabatteur.  Bénazet  l'invite,  lui  assure  un  gros  cachet.  Si  bien 
que  Berlioz,  au  moment  où  les  Parisiens  vont  à  la  campagne,  aux  eaux  ou  a  la 
mer,  lance  cette  mirifique  réclame  : 

«  Tout  le  monde  va  à  Bade,  pour  le  1  1  jiuùi,  ;illoiis  ;i  liadi'  !  "  Cf.  Adolphe  Bos- 
cliol,  Le  Crépiisriile  d'iiit  rotnanliffue,  Paris,  Pion -Ndui  rif .   l'.'l.'î,  in-8",  p.  319-320. 


OO  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

«  Puis  il  faudrait  prendre  sur  les  places  du  public  trois  rangs  et  plus  de 
banquettes  pour  augmenter  l'emplacement  de  l'orchestre,  autre  dépense. 
Vous  voyez  que  cela  ne  se  peut. 

«  Je  ne  suis  du  reste  daucune  société  du  genre  de  celle  dont  vous  me 
parlez. 

«  Je  serai  de  retour  à  Paris  le  25  ou  le  26  de  ce  mois.  Excusez-moi  de  vous 
répondre  ainsi  à  bâtons  rompus,  je  suis  au  milieu  des  répétitions  du  grand 
concert  que  je  dirigerai  ici  mardi  prochain  et  par  la  chaleur  dont  nous 
jouissons,  c'est  un  métier  terrible.  Mais  l'entrepreneur  ^  fait  royalement 
les  choses,  et  cela  marchera  et  nous  aurons  un  splendide  résultat. 

«  Je  regrette  bien,  mon  cher  poète,  de  vous  répondre  d'une  façon  aussi 
peu  encourageante  ;  mais  un  fait  est  un  fait,  quoi  qu'en  disent  les  doctri- 
naires, et  d'ailleurs  vous  savez  aussi  bien  que  moi  qu'en  musique  on  ne  se 
décide  jamais  (à  Paris)  à  faire  les  choses  qu'à-demi. 

P. -S.  —  Je  relis  votre  lettre,  la  réouverture  est  pour  le  l^'"  septembre... 
impossible. 

«  Mille  amitiés. 

«  Votre  tout  dévoué, 

«  H.  Berlioz, 
«  Je  serai  ici  jusqu'au  24.  » 

(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Emile  Deschamps,  en  dépit  des  conseils  de  Berlioz,  dut  persister 
quelque  temps  dans  son  idée,  faire  des  démarches  et  aboutir  finale- 
ment à  un  échec.  Nous  n'avons  pas  la  lettre  où  il  racontait  à  son  ami 
l'insuccès  de  sa  tentative,  mais  la  réponse  de  Berlioz  est  une  des  plus 
aimables  lettres  de  consolation  qu'on  puisse  lire.  Elle  rend. d'abord  un 
hommage  délicat  au  caractère  du  poète,  que  les  déceptions  n'aigrissent 
pas  et  qui  recherche  dans  l'amitié  de  ceux  qu'il  admire  l'oubli  de 
ses  propres  déconvenues  ;  mais  elle  nous  révèle  surtout  l'élévation 
naturelle  des  sentiments  de  Berlioz.  On  s'est  peut-être  complaisam- 
ment  attaché  dans  les  belles  études  qu'il  a  inspirées,  ces  dernières 
années,  à  faire  ressortir  la  part  d'artifice  qu'il  y  eut  dans  son  attitude 
romantique  en  face  des  bourgeois  de  son  temps,  on  a  signalé  l'ou- 
trance du  personnage  shakespearien  qu'il  a  voulu  jouer;  et  le  fréné- 
tisme  de  ses  passions,  leur  volcanisme  exalté  jusqu'à  la  névrose,  ont 
été  impitoyablement  relevés  ;  cependant  quelle  élégance  morale  au 
sein  des  pires  excès  !  quelle  générosité  dans  sa  conduite,  et  quelle 
sincérité  d'accent  dans  son  style,  le  plus  spontané  qui  fut  jamais  l 
S'il  est  vrai  que  la  grâce  de  quelques  propos  exprime  une  nature 
d'homme,  dans  la  lettre  suivante  éclate  le  désintéressement  d'une 
âme  d'artiste.  Berlioz  aurait  aimé  le  succès  et  les  applaudissements 

1.  L'entrepreneur  n'est  autre  que  le  Bénazet  dont  il  a  été  question  plus  haut. 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ  89 

qui  lui  liirt'iil  trop  souvent  refusés.  11  a  redierclié  passionnéiuciil  la 
gloire  du  monde.  Mais  comme  il  s'en  passe  aisément,  quand  dans  la 
solitude,  en  face  du  spectacle  de  la  nature,  il  revient  à  lui-même,  pur 
artiste,  i^énie  créateur  !  Virgile  alors  et  la  sérénité  de  l'idéal  classicjue 
doniincul  te  grand  cœur  palhélitpie,  avec  tout  le  cortège  des  seul i- 
nients   ajtaisés  : 

Berlioz  a   E.   Deschamps 

'(  Saint-Germain,  samedi  31  oct. 

«  Je  serai  presque  tenté,  mon  cher  Deschamps,  de  me  réjouir  des  impos- 
sibilités musicales  contre  lesquelles  nous  nous  sommes  heurtés,  puisqu'elles 
m'ont  valu  la  lettre  cordiale  et   charmante  que  vous  venez  de  m'écrire. 

«  Laissez-moi  vous  serrer  la  main  ;  rien  ne  me  ravit  comme  les  témoi- 
gnages d'afïection  d'un  homme  d'esprit.  Les  arbres  épineux  produisent  si 
rarement  des  fruits  doux  et  savoureux...  Eh  bien  donc,  si  vous  le  voulez, 
désolons-nous  ensemble.  Oui,  c'eût  peut-être  été  beau.  Mais  peut-être 
aussi  la  musiqiie  eut-elle  send)lé  indiscrète,  en  prenant  une  aussi  large 
part  dans  la  représentation  de  votre  poème.  Elle  n'y  est  pas  inq)érieuse- 
ment  appelée,  et  je  craignais,  je  l'avoue,  que  mes  longs  morceaux  sympho- 
niques  ne  produisissent  sur  l'auditoire  l'efl'ét  de  longues  pièces  de  vers 
récitées  dans  un  concert  entre  les  diverses  parties  d'une  symphonie. 

«  Les  arts  sont  frèies,  il  est  vrai,  mais  ce  sont  des  frères  jaloux.  Libre  à 
vous  de  dire  que  je  les  calomnie.  Mais  convenez  que  Paris  est  un  singulier 
monde  pour  les  artistes  qui  ont  quelques  velléités  de  faire  la  moindre  chose 
inusitée.  Je  suis  moins  sensible  que  vous  aux  contrariétés  de  toute  espèce 
que  nous  sommes  destinés  à  y  subir  ;  l'habitude  m'a  bronzé  ;  et  j'ai  vu 
tant  d'absurdités  du  genre  de  celle  qui  vous  afflige,  que  je  puis  maintenant 
à  coup  siir  prévoir  qu'un  prf>jet  est  irréalisable  seulement  parce  «piil  est 
beau. 

«  Je  vous  l'emercie  de  l'aimable  soirée  que  vous  m'avez  fait  passer  avec 
vos  deux  aimables  convives.  Pourquoi  nous  voyons-nous  si  rarement  ? 
Informez-moi  du  moins  des  jours  où  vous  venez  à  Paris  et  souvenez-vous 
quelquefois  du  chemin  de  la  rue  de  Calais. 

«  Je  suis  en  ce  moment  chez  des  amis  à  S'^-Germain.  On  m'a  installé  dans 
un  salon  exposé  au  sdleil,  ouvert  sur  un  jardin  ayant  en  perspective  la 
vallée  de  Marly,  l'acqueduc  (sic),  des  bois,  des  vignes,  la  Seine  ;  la  maison 
est  isolée  ;  silence  et  paix  de  toutes  parts  ;  et  je  travaille  à  ma  partition 
avec  un  bonheur  inexprimable,  sans  songer  un  instant  aux  chagrins  <|u  rll(î 
ne  manquera  pas  de  me  causer  plus  tard. 

«  La  vue  de  la  campagne  parait  même  «louuer  plus  (riut-cusil  ('•  à  ma  jias- 
sion  virgilieiiiif. 

«Il  me  semijlc  que  j'ui  connu  \jrgile;  il  me  sendilc.  (pi'il  sait  combien 
je  l'aime.  Ne  vous  faites-vous  pas  aussi  cette  douce  illusion  ?...  Hier, 
j'achevais  im  air  fie  Didon,  qui  n'est  que  la  parajihrase  du  famriix  \  ers  : 

-   Itand.  l'^iuira  iiiuli  iiii.\i-ns  suiciirn-ri'  ili.sc  i.    > 
■I   Après   l'avoir  chanté   une    fois,   jai    en    la    riaïxclé   de   dire    Iniil    liant    : 


90  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

«  C'est  cela,  n'est-ce  pas,  cher  Maître  ?  Surit  lacrymae  reriim  ?  >»  Comme  si 
Virgile  eût  été  là. 

«  Adieu,  mille  souhaits  pour  la  prochaine  représentation  de  votre  Roméo, 
qui  a  bien  assez  de  la  musique  de  vos  vers. 
«  Votre  tout  dévoué. 

«  Hector  Berlioz.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 

S'il  était  nécessaire  de  mesurer  jusqu'à  quel  degré  d'intensité 
s'çlevait  dans  l'ànie  du  plus  shakespearien  des  romantiques  français 
l'amour  de  \  irgile  et  le  goût  de  la  beauté  classique,  il  faudrait  étudier 
«ncore  la  lettre  suivante  : 

Berlioz  a   Emile   Deschamps 
«  Mon  cher  Deschamps, 

«Je  savais  déjà,  par  un  billet  d'Antony,  votre  rechute  et  vos  souffrances 
et  je  regrettais  vivement  d'être  esclave  au  point  de  ne  pouvoir  aller  à 
Versailles  passer  une  heure  auprès  de  votre  lit. 

«  Il  faut  que  vous  ayez  un  grand  fonds  de  bonté  pour  songer  à  m' écrire, 
malade  comme  vous  l'êtes  !  Les  gens  bien  portants  ont  déjà  tant  de  peine 
à  penser  à  leurs  amis  I 

«  Antony  n'a  pas  pu  assister  à  cette  lecture  qui  en  effet  a  été  très  heureuse. 
J'achève  en  ce  moment  la  partition,  après  dix-huit  mois  de  travail. 

«  Que  deviendra  cette  énormité  ?  Dieu  le  sait  !  Encore  il  n'est  pas  sûr 
qu'il  le  sache.  Mais  en  écrivant  cela,  j'ai  cédé  à  un  entraînement  irrésis- 
tible ;  j'ai  satisfait  une  violente  passion  qui  éclata  dans  mon  enfance  et  n'a 
fait  depuis  lors  que  grandir. 

«  De  quoi  me  plaindrais-je  donc  si  l'ouvrage  n'est  jamais  joué  ?... 
Toutes  ces  créatures  des  poèmes  antiques  sont  si  belles  !  tout  ce  monde 
animé  de  passions  épiques  parle  un  si  harmo.nieux  langage  !  La  musique 
est  là  dans  son  élément.  Mais  où  trouver  une  Cassandre  ? 

«  Cette  sublime  Priameia  virgo  n'existe  pas  à  coup  sûr  à  l'Opéra  de 
Paris. 

«  Où  trouver  une  Didon  ? 

«  Où  trouver  Enée  ?  lequel  de  nos  ténors  saurait  porter  héroïquement  le 
bouclier  et  dire  noblement  en  embrassant  Ascagne  : 

«  D'autres  t'enseigneront,  enfant,  l'art  d'être  heureux. 
«  Je  ne  t'apprendrai,  moi,  que  la  vertu  guerrière, 

«   Et  le  respect  des  Dieux. 
«  Mais  révère  en  ton  cœur  et  garde  en  ta  mémoire 
«  Et  d'Enée  et  d'Hector  les  exemples  de  gloire.  » 

Et  paier  Aei\eas  el  avunculus  excitai  Hector. 

«  Je  suis  comme  Robinson  quand  il  eut  achevé  son  grand  canot  ;  il  ne 
me  manque  plus  que  la  mer  et  un  bon  vent.  Or,  le  vent,  en  ce  cas,  c'est 
le  public  ;  et  je  tiens  le  public  parisien  pour  absolument  incapable  de  ne 
pas  apporter  à  la  représentation  d  un  semblable  ouvrage  les  idées  les  plus 
platement  saugrenues  :  il  attendra  toujours  la  Polka  ou  la  Redowa  qui 
doit  le  dédommacrer  du  reste. 


DESCIIAMPS    ET    BERLIOZ 


91 


«  Mais   qu" importe  ! 

«  Je  n'ai  pas  osé  vous  écrire,  mon  cher  Deschamps,  pour  celle  soirée, 
parce  que  je  trouvais  t.oul-à-fait  indiscret  et  prétentieux  de  vous  demander. 
de  venir  de  Versailles  entendre  des  vers  d'amateur  ou  de  musicien,  ce  qui 
revient  au  même. 

«  Antony  étant  à   Paris,  mou  invitation  était    un  ])cu   moins   ridicuh-. 
«  Mille  amitiés   et   autant   de  souhaits  ])our  vi»tre  proiu])l    rétablisse- 
ment. 

«  Hector  Bkri.ioz. 
«  3  mars  1858.  » 

(Inédit.   Collection    Paignard.) 

Quant  à  Emile  Deschamps,  quel  était -il  aux  yeux  de  Berlioz  ? 
Le  regard  romantique  ne  modifie  point,  autant  ((u'on  le  jirélend,  les 
proportions  des  hommes  et  des  choses.  Berlioz  appréciait  chez  Emile 
Deschamps  le  charmant  héritier  de  l'esprit  du  xviii*^  siècle,  et  le 
petit  mot  (jui  suit  cji  fait  foi  : 

«  Mon  cher  Desch.\mps, 

«  Tirez-moi  de  peine  ;  je  cherche  inutilement  depuis  quelques  jours  une 
chanson  que  je  croyais  être  du  conlenq)orain  de  Parny,  le  petit  Anacréon 
musqué  Berlin.  J'avais  mis  en  musi(jue  autrefois  celte  niaiserie  et  maiute- 
nanl  un  éditeur  veut  la  faire  figurer  dans  un  recueil  de  morceaux  de  cette 
espèce. 

«  Je  n'en  ai  que  le  premier  couplet  que  voici  : 

«  Lise  guettait  une  fauvette 

Dans  un  buisson, 
«  Tout  auprès  l'Amour  en  cachette 

Guettait   Lison. 

«  L'oiseau  s'enfuit.   Lison  surprise 

Par  un  amant 
«  Au  tréhuchet  se  trouva  prise, 

Ne  sait  coiniucnl. 

«  J'ai  eu  beau  feuilleter  deux  petits  volumes  de  Berlin,  je  n"y  trouve 
point  ma  chanson.  Peut-être  pourrez-vous  me  dire  où  elle  est,  et  men- 
voyer  la  suite.  Si  vous  n'en  découvrez  pas  l'auteur,  (pii  esl  à  couj)  sur  un 
de  ces  poétillons  de  l'époque  de  Parny,  ma  foi  !  je  ne  vais  jias  ]iar  (pialic 
chemins,  et  je  vous  prie  tout  net  de  me  faire  trois  autres  cou])lels. 

«  Pardon  de  cette  nouvelle  audace  que  j'ai  de  vous  ennuyer  ciu-ore  et 
croyez  à  la  sincère  amitié  de  voire  tout  dévoui'. 

«  1 1.  Bi;iti.io/.. 
«  15,  rue  de  La  HochefiMicanld.  " 
«  Paris,  15  mai.  » 

(Inédit.  Collection  Paifrnard.i 

Deschamps,  char<.'é  ]»ar  BctIh)/.  de  (•(•inplétcr  l'arny,  de  cnnliuiirr 
Berlin!  NOilà  Ai'  la  Ikmuh-  cl  linr  ciiIkiiic  !  I'x'iIki/.  je  icnn-nit'  de 
n'av'oir  |miiil  Ai-vyi  sou  allenlr  |>ai'  •••  jm'IiI  piil -|Miiiiri  iacrlii-ux  qu'où 
va  lire  : 


92  emile  deschamps  et  la  musique 

Berlioz  a   E.   Deschamps. 

'<  21  mai   1849. 
"  Mon  cher  poète, 

«  Je  vous  remercie  forty  thousand  times  ;  la  vostra  canzonetta  is  very 
charming,  and  perfectly  taillata  per  la  musica.  Your  poetry  sur  les  folies 
socialistes  is  magnificently  true  and  truly  magnificent.  Inveni  quatuor 
amicos  inter  ces  beaux  vers...  you  understand  ?...  (Et  Dieu  qui  tient  en 
main,  etc..)  Je  vous  enverrai  le  recueil  dès  qu'il  aura  paru. 

«  Good  morning 
«  Schiav  !  [sic] 

«  H.  Berlioz. 
«  15,  rue  d'e  Larochefoucauld. 

«  Puis-je  donner  votre  nom  à  Lison  ?  Elle  y  a  IG  droits  ;  c'est  pour  vous 
une  honete  (sic)  dose  de  paternité.  » 

(Inédit.  Collection   Paignard.) 

Le  ton  de  cette  correspondance  n'est  pas  toujours  aussi  plaisant. 
L'âge  qui  vient,  jette  sur  elle  une  ombre  de  mélancolie.  A  propos 
d'une  édition  allemande  de  leur  symplionie,  que  prépare  Théodore 
Ritter,  Berlioz  rappelle  à  Deschamps  que  leur  collaboration  remonte 
déjà  à  vingt  et  un  ans  ;  il  l'invite  à  venir  écouter  chez  lui  chanter  au 
piano  —  puisqu'il  s'agit  d'une  réduction  de  la  partition  pour  cet 
instrument,  —  Roméo,  Juliette,  et...  tout  leur  passé. 

[1861]. 
«  Mon    cher    poète. 

«  Le  jeune  Théodore  Ritter  (un  grand  musicien  de  seize  ans)  vient  de 
réduire  pour  piano  seul  l'orchestre  de  notre  symphonie,  pour  une  édition 
allemande  qui  va  être  imprimée  à  Leipzig.  Ce  travail  fait  sous  mes  yeux  et 
très  bien  fait,  sera  publié  avec  le  double  texte  allemand  et  français.  Ritter 
se  propose  de  nous  jouer  l'œuvre  entière  chez  Pleyel,  rue  Rochechouart, 
lundi  prochain  à  2  heures.  Si  vous  étiez  libre  à  ce  moment  de  la  journée, 
je  serais  bien  enchanté  qu'il  vous  fût  possible  de  venir  applaudir  notre 
virtuose,  et  nous  causerions  au  sujet  de  l'Odéon. 

«  Il  y  aura  une  dizaine  d'auditeurs  ;  venez,  cela  nous  rajeunira...  Il  y  a 
21  ans  que  nous  avons  chanté  Juliette  et  Roméo,  et  nous  ne  sommes  pas 
comme  ces  illustres  amants,  qui  restent  et  resteront  toujours  jeunes. 
Si  Antony  voulait  venir,  je  serais  bien  aise  de  lui  serrer  la  main  :  Aver- 
tissez-le. 

«  Mille  amitiés.  Votre  tout  dévoué, 

«  Hector  Berlioz. 
«  4,  rue  de  Calais, 

«  Jeudi  soir.  » 

(Inédit.  Collection  Paisnard.) 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ  93 

L  ne  autre  fois,  sous  le  coup  d'un  deuil  t  ruel  ^,  le  vieil  artiste,  épuisé, 
succombe  à  sou  émoi  ion  et,  ce  n'est  qu"uu  sanglot  désolé  : 

«  19  juin  1862. 

«  Ah  1  merci,  mou  cher  Deschamps,  pour  votre  charitable  lettre.  Oui,  le 
coup  a  été  alTreux.  Elle  s'attendait  à  cette  mort,  mais  j'étais  fort  loin  de 
m'y  attendre.  Je  ne  sais  trop  comment  je  vais  achever  maintenant  ma  vie 
isolée.  Je  n'espère  qu'en  mes  amis.  Vous  venez  de  me  prouver  que  je  n'ai 
pas  tort  de  compter  sur  eux.  Dès  que  je  le  pourrai,  j'irai  vous  voir,  puisque 
je  sais  que  vous  êtes  aussi  un  isolé  ef  de  plus  soulïrant  et  malade. 

«  A  vous  de  cœur  et  de  reconuaissaruH\ 

«  II.  Berlioz. 
(Inédit.    Collection    Paignard). 

Nous  terminerons  cet  examen  rapide  des  sentiments  divers  que  les 
circonstances  inspirèrent  à  Berlioz  et  à  Deschamps  l'un  pour  l'autre 
au  cours  d'une  longue  amitié,  par  ce  témoignage  de  reconnaissance 
du  grand  artiste  envers  l'amateur  exquis,  qui  savait  si  bien  admirer  : 
Deschamps,  sortant  d'un  concert  organisé  par  Berlioz,  avait  dû  lui 
adresser  quelques  vers  enthousiastes.  Berlioz  lui  réptuid  : 

«  Mon  cher  Descham]is.  Je  vous  remercie  d'abord  de  vos  beaux  vers,  et 
puis  encore  de  la  bonne  amitié  qui  les  a  dictés.  Je  vous  assure  (c'est  naïf, 
j'en  conviens]  que  rien  ne  me  rend  heureux,  quand  il  y  a  succès  coram 
populo,  autant  que  les  suffrages  des  intelligences  d'élite  telles  que  la  vôtre. 
Il  me  semble  que  vous  autres  altissimi,  vous  daignez  descendre  jusqu'à  la 
foule,  et  vous  mêler  à  elle  pour  fêter  un  ami.  Et  c'est  là  ce  qui  me  louche, 
bien  plus  que  les  démonstrations  bruyantes,  bien  plus  que  tout...  » 
(Inédit.   Collection  Paignard.) 

Ces  paroles  si  simples,  jaillies  du  cnuir  de  Berlioz,  sont  un  hom- 
mage rendu  au  rôle,  que  Deschanq>s  joua  toute  sa  vie,  entre  les  graiuls 
artistes  de  son  tenq)s  et  le  ]>ubJic.  Lui  qui  aurait  ])u  jouir  en  égoïste 
éj>icurien  de  la  com])agnie  des  intelligences  (rélite,  à  laqucllr  il  ap|)ar- 
tenait  par  droit  de  naissance,  il  daigna  descendre  jus(/u\)  ht  joule  et 
se  consacrer  à  répandre,  à  organiser  la  gloire  de  ses  amis. 


1.  Berlioz  venait  de  perdre  sa  seconde  femme,  Marie  Berlioz-Recio.  Une  crise 
cardiaque  l'avait  foudroyée  le  l.'i  juin  clif/  des  amis,  à  Saint-Gcrmain-en-Laye. 
La  douleur  de  Berlioz  fut  extrême.  Le  transfrrl  du  corps  eut  lieu  le  lendemain  de 
Saint-Germain  à  Paris,  dans  l'apparlcmenf  qu'habitait  Berlioz,  rue  de  Calais. 
Et  c'est  le  lundi  IG  juin  qu'il  enterra  iM^rie,  non  loin  de  la  tombe  oij  dormait 
Ilenriett'-  Smilhson,  l'Uphé-lia  de  sa  jeunesse.  Cf.  Adolphe  Boschol,  Le  Crcinisiule 
d'un  roinundque,  Paris,  Plon-Nourril,  1913,  in-S",  p.  55G. 


IX 


DESCHAMPS    ET    LA    ROMANCE 


En  somme,  Emile  Deschamps  a  collaboré  rarement  à  de  grandes 
œuvres  musicales,  et  si  nous  avons  rapproché  son  nom  de  celui  de 
Scribe,  ce  n'est  point  à  cause  de  la  fécondité  de  sa  production.  Si 
nous  ajoutons  aux  livrets  qu'il  écrivit  pour  la  symphonie  de  Roméo, 
pour  les  opéras  de  Stradella,  des  Huguenots,  de  Don  Juan,  le  livret 
qu'il  composa,  sur  la  demande  d'Amédée  de  Beauplan^,  pour  un  opéra- 
comique  en  un  acte,  intitulé  le  Mari  au  bal  (représenté  sur  le  théâtre 
royal  de  l'Opéra-Comique,  le  25  octobre  1845),  et  le  livret  d'une  can- 
tate de  Bazin  ^  intitulée  :  Loyse  de  Montfort,  (couronnée par  l'Institut 
en  1862),  nous  "n'aurons  plus  à  énumérer  que  des  projets  restés  à 
l'état  d'ébauches  et  dont  nous  avons  trouvé  l'indication  dans  une 
note  de  ses  manuscrits  ^. 

1.  Amédée  Rousseau,  dit  de  Beauplan,  né  à  Versailles  en  1790,  mort  à  Paris  le 
24  déc.  1853,  était  le  fils  d'un  maître  d'armes  des  enfants  de  France,  et  le  neveu 
de  Mni«  Campan  et  de  M^^  Auguier,  attachées  au  service  de  Marie-Antoinette. 
Cet  enfant  du  peuple,  frotté  d'élégance,  sut  rester  toute  sa  vie  un  amateur  et  un 
dilettante.  Il  eut  comme  peintre  au  Salon  quelques  succès,  mais  ce  sont  ses 
romances,  ses  nocturnes  et  ses  chansonnettes  qui  illustrèrent  le  nom  du  poète- 
musicien.  Voici  quelques  titres  :  Le  Pardon,  l  Ingénue,  Bonheur  de  se  revoir,  la 
Valse  du  petit  Français,  l'Anglais  mélomane,  l'Enfant  du  régiment. 

Outre  l'opéra-comique  qu'il  composa  sur  le  livret  d'Emile  Deschamps,  il  donna 
à  rOpéra-Comique,  l'Amazone,  en  1830,  et  à  la  Comédie-Française,  le  Susceptible, 
comédie  en  un  acte,  1839.  Il  écrivit  quelques  autres  comédies-vaudeville  :  La 
dame  du  second,  en  1840,  La  Villa  Duflot,  en  1843,  Deux  filles  à  marier  (1844), 
Oui  et  non  en  1846. 

2.  Bazin  (François-Emmanuel- Joseph),  né  à  Marseille  le  4  sept.  1816,  mort  à 
Paris,  le  2  juillet  1878,  fut  un  des  plus  brillants  élèves  du  Conservatoire  de  Paris. 
Il  y  revint  comme  professeur  de  solfège  et  d'harmonie.  Parmi  ses  œuvres  les  plus 
heureusement  inspirées,  on  peut  citer  le  Trompette  de  3/.  le  Prince  (1846),  Le 
Malheur  d'être  jolie  (1847),  La  nuit  de  la  Saint-Sylvestre  (1849),  Madelon  (1852), 
Maître  Pathelin  (1856)  et  surtout  le  Voyage  en  Chine  (1865),  le  plus  joyeux  et  le 
plus  connu  de  ses  opéras-comique,  et  dont  le  livret  était  de  Labiche  et  de  Dela- 
cour. 

3.  1  Hvret  d'opéra  en  2  actes  et  4  tableaux,  sous  ce  titre  :  L'Ange  serviteur,  pour 
la  musique  de  Meyerbeer. 

1  livret  pour  l'opéra  de  Vaucorbeil,  intitulé  les  Francs-Juges. 

1  livret  pour  l'opéra-buffa  du  même  musicien,  intitulé  la  Jeune  esclave. 

1  livret  pour  l'opéra-boufîe  en  1  acte,  composé  avec  Emilien  Pacini,  sous  le 


DESCHAMPS     ET     LA     ROMANCE  95 

Lui-nirme  il  le  confesse,  dans  la  lettre  adressée  à  Fr.  Grille,  que 
nous  avons  citée  plus  haut  :  k  Ma  littérature  n'est  pas  au  théâtre,  ni 
mes  f,'oûts,  ni  mes  habitudes.  Le  hasard  m'y  a  jeté  et  l'amitié  de 
quelques  compositeurs...  »  Il  devrait  ajouter  aussi  l'amour  de  la 
musique  et  le  goût  des  succès  mondains.  C'est  cette  faiblesse  qui 
le  fit  rechercher  des  compositeurs  de  romances.  Il  était  capable 
de  traduire  en  vers  ])resque  sur-le-champ  les  notes  des  mélodies 
cpi'il  entendait  et  fut  un  des  paroliers  les  ])lus  à  la  mode  sous  la 
monarchie  de  Juillet  ^.  Aussi  de  nombreux  musiciens,  par  reconnais- 
sance autant  que  par  <^oût,  se  sont-ils  maintes  fois  inspirés  de  ses 
poésies.  Il  cultiva  d'ailleurs  toute  sa  vie  avec  prédilection  ce  genre 
déchu  aujourd'hui,  mais  autrefois  si  apprécié  de  la  romance,  ()ù  la 
musi(pie  s'unissait  naturellement  à  la  poésie. 

11  faut  remarcpier  avant  toutes  choses  combien  cette  union  aurait 
pu  être  féconde  dans  notre  littérature  du  xix^  siècle,  et  ])our(pi(»i  elle 
ne  l'a  point  été.  C'est  par  la  romance  que  le  renouvellement  de  la 
poésie  lyrique  a  commencé  au   xviii^  siècle  en   France  aussi   bien 

titre  de  :  La  Rivale  de  Frosine,  pour  la  musique  de  M.  Renard  de  Vilbac  (daté  du 
mois  d'août  18G2). 

1  livret  pour  un  opéra  en  5  actes  tiré  à'Hamlet,  par  Emile  Deschamps  et  Emilien 
Pacini,  pour  la  musique  de  M,  Henri  de  R.  (illisible)  (daté  du  mois  d'août  1862.} 

1.  Il  était  si  à  la  mode  en  ce  temps-là  qu'un  jeune  musicien  le  priait  bien  res- 
pectueusement d'écrire  pour  lui  quelques  couplets.  Ce  jeune  musicien  s'appelait 
Richard  Wagner. 

«  Paris,  ce  28  sept.  IS'iO. 

«  Monsieur.  La  grande  complaisance  avec  laquelle  vous  avez  bien  voulu  agréer  ma  prière  de 
me  faire  (|uelques  cou[)lets  me  rend  assez  hardi  pour  vous  prier  de  vous  occuper  le  plus  tôt 
possible  de  mon  afïaire,  parce  que  M'  Pillet  veut  m'accorder  sous  peu  de  jours  une  j)etito 
audience,  où  je  voudrais  lui  faire  entendre  les  couplets  en  question. 

'I  Agréez,  Monsieur,  l'assurance  de  la  plus  haute  considération  avec  laquelle  j'ai  rimnneur 
d'être  votre  tout  obligé  serviteur. 

Richard  Wagner, 

«  25,  rue  du  Ilelder.  » 

Dans  une  autre  lettre,  malheureusement  sans  date,  Wagner  écrit  à  Deschamps 
que  pour  lui  complaire,  il  fera  dans  la  Gazelle  musicale,  sans  doute,  un  compte- 
rendu  des  romances  de  M™^  Molinos,  une  amie  du  poète  : 

«  .Monsieur.  C'est  avec  plaisir  fiue  je  me  chargerai  du  compte  rendu  de  l'alhimi  de  M.nl.  Mn- 
linos  :  seulement  comme  je  voudrais  faire  de  la  réclame,  un  article,  et  entrer  dans  i|ui'l<|ues 
détails,  ce  que  je  ne  pourrais  faire  qu'en  parcourant  les  romances,  il  me  faudrait  d'abord  un 
exemplaire.  Je  vous  prie  de  me  l'envoyer  le  plus  tôt  possible,  afin  que  mon  arliile  puisse 
paraître  dans  le  numéro  prochain  de  jeudi. 

'  Agréez,  .M(jiisieur,  l'assurance  de  la  parfaite  considération  de  voire  très  obligé  serviteur. 

Richard  Wagner, 
•  .  «  25,  rur  du  llolder.  » 

[De  la  iimiii  d'Emile  Deschamps,  en  bas  :  Gazette  musicale.] 
((Collection   l'aignard.) 

Le  futur  auteur  de  VOr  du  liiiiii  et  d\-  y^«rs//«/,  rendant  coniple  oiiscurémcnt 
sous  Louis-Philippe,  dans  une  revue  nn;sieaie  tjuelcon(|iir,  d'iin  inuiildi'  ;ilbuiii 
de  romances  à  la  mode,  c'est  pour  le  moins  imprévu. 


96  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

qu'en  Angleterre  et  en  Allemagne.  Mais,  tandis  que  dans  ces  deux 
pays,  le  rapprochement  des  deux  arts  avait  eu  pour  efFet  de  mettre 
le  l\Tisme  en  contact  avec  les  sources  de  la  poésie  populaire,  et,  dans 
une  époque  de  réflexion  et  de  culture,  de  remplir  d'une  atmosphère 
toute  fraîche,  d'une  inspiration  naïve,  d'une  couleur  primitive,  les 
ballades  d'un  Robert  Burns,  les  lieds  d'un  Goethe,  les  poèmes  d'un 
Uhland,  en  France,  la  force  de  la  tradition  mondaine  gêna  le  déve- 
loppement d'une  })areille  éclosion.  Ce  n'est  qu'à  la  fin  du  siècle  der- 
nier, à  partir  de  1870,  que  le  génie  lyrique  de  la  France  meurtrie, 
repliée  sur  elle-même,  revint  aux  sources  populaires,  s'inspira  fran- 
chement de  la  tradition  provinciale.  Cette  renaissance  de  la  poésie 
locaje  fut-elle  la  cause  ou  l'effet  des  études  folkloristes  auxquelles 
des  esprits  comme  Gaston  Paris  donnèrent  une  vigoureuse  impulsion 
dès  1866  ?  c'est  ce  qu'il  est  difficile  à  dire.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'inspira- 
tion de  nos  grands  Kriques  romantiques  si  personnelle  et  si  originale 
cependant,  est  de  qualité  bien  plus  mondaine  et  littéraire  que  celle 
de  leurs  rivaux  allemands  ou  anglais.  Nourris  aux  lettres  antiques, 
plus  pénétrés  qu'ils  ne  le  croyaient  eux-mêmes  des  préjugés  classiques, 
et  curieux  de  littérature  étrangère,  ils  n'ont  que  rarement,  pour  ne 
pas  dire  jamais,  tourné  les  yeux  vers  les  sources  de  la  poésie  populaire, 
et  c'est  à  peine  si  l'on  pourrait  citer,  pendant  la  période  romantique, 
])armi  les  premiers  folkloristes,  Gérard  de  Xerval,  Xodier,  Pierre 
Dupont  et  Champfleury. 

Emile  Deschamps  est  encore  à  cet  égard  un  témoin  bien  intéressant 
de  son  temps.  Il  a  adoré  la  romance,  il  a  écrit  des  romances  toute  sa 
vie.  Or,  combien  de  fois  eut-il  l'idée  de  sortir  des  salons,  où  on  l'applau- 
dissait, pour  regarder  au  moins  la  carte  de  la  France  poétique  ?  Je 
ne  peux  pas  dire  que  cette  idée  ne  lui  vint  pas,  puisqu'on  relève  dans 
ses    œuvres  l'adaptation  d'une  ballade  bretonne  ^  et  la  traduction 


1.  Sur  le  développement  de  la  poésie  provinciale,  voir  dans  les  Nouveaux  Lundis 
de  Sainte-Beuve,  le  premier  article  consacré  à  la  Poésie  en  1865  (Edition  3/.  Lévy, 
1868,  tome  X,  p.  124)  ;  le  critique  y  parle  du  recueil  d'un  poète  bourguignon, 
L.  Goujon,  et  il  ajoute  :  «  Le  volume  de  M.  L.  Goujon,  par  une  de  ses  dédicaces, 
m'avertit  qu'il  y  a  eu  dans  ces  dix  dernières  années  tout  un  groupe  de  poètes 
provinciaux,  rallié  à  l'appel  de  Thaïes  Bernard,  et  qui  formait  —  qui  forme  peut- 
être  encore  —  l'Union  des  poètes  ".  Sainte-Beuve  constate  en  note  que  «  cette 
Union  subsiste  ".  Thaïes  Bernard  était  lié  avec  Deschamps.         ^ 

Voici  la  lettre  qu'il  écrivait  le  18  avril  1870  au  vieux  poète  : 
c  Cher  et  excellent  maître, 

«  Puisque  vous  voulez  bien  patronner  les  Mélodies  pastorales,  permettez-moi  de  vous  demander 
votre  souscription  (2  fr.  50  en  timbres-poste)  pour  la  8^  livraison  qui  va  paraître.  J'y  ai  inséré 
une  assez  grande  quantité  de  chants  bretons  tirés  du  recueil  publié  récemment  par  M.  Luzel, 
car  je  vous  dirai  que  pour  me  distraire  de  cet  abominable  hiver  qui  vient  de  nous  enlacer, 


DESCHAMPS     liT    LA     ROMANCE  1)7 

de  deux  poésies  de  Jasmin  ^.  Elles  sont  là  pour  témoigner  do  la  curio- 
sité toujours  eu  éveil  de  son  esprit  ;  mais  l'interprétation  littéraire 
qu'il  en  donne,  sullirait  pour  prouver  à  ceux  qui  no  le  sauraient  ])as, 

je  me  suis  mis  à  étudier  la  langjue  bretonne  sous  la  direction  d'un  maître  qui  ne  sait  ni  lire  ni 
écrire,  ce  qui  me  console  du  ptHi  de  rapidité  de  mes  progrès  dans  cet  idiome  compliqué...  » 

Sainte-Beuve  n'avait  pas  manqué  dans  son  3^  article  sur  la  Poésie  en  1865,  de 
signaler  le  poète  breton,  dont  parle  Thaïes  Bernard  dans  sa  lettre  à  Emile  Des- 
champs, n  M.  Luzel  qui  vient,  écrit-il,  de  publier  un  recueil  de  poésies  bretonnes 
et  en  pur  breton,  avec  traduction,  il  est  vrai.  Cette  tentative  qui  n'est  point 
la  seule  de  son  espèce,  et  qui  se  rattache  à  tout  un  mouvement  provincial  en  faveur 
des  anciens  idiomes  ou  patois,  vaut  pourtant  la  peine  qu'on  la  remarque...  » 

L'intérêt  du  mouvement  déterminé  en  Provence  par  Mistral  et  Roumanille 
n'échappa  point  à  Emile  Deschamps  comme  en  témoio:nent  le«  strophes  dédiées 
à  Adolphe  Dumas.  Cf.  ses  Œuvres  complètes,  tome  I,  p.  137. 

1.  Jasmin  est  un  des  rares  poètes  ré<i:ionaux  que  le  Paris  romantique  ait  connu 
et  apprécié.  Révélé  par  Charles  Nodier,  qui  écrivit,  dans  le  Temps  du  10  octo- 
bre 1835,  un  article  élogieux  sur  les  Papillotas  du  perruquier  d'Agen,  il  fut  l'objet 
de  deux  études  de  Sainte-Beuve,  parues  l'une  dans  la  Revue  des  Deux-Mondet 
de  mai  1837,  l'autre  dans  le  Constitutionnel  du  7  juillet  1851.  Le  grand  critique 
comparait  tour  à  tour  à  Théocrile,  à  Manzoni,  à  Gray,  voire  même  au  Lamartine 
de  Jocelyn,  mais  à  un  Lamartine  qui  se  délierait  de  l'improvisation  et  unirait 
le  travail  au  génie,  l'auteur  de  ces  belles  idylles  :  L'Aveugle  de  Castel-Cuillé, 
Marthe  l'Innocente,  et  Mes  souvenirs.  C'était  la  gloire,  une  gloire  méritée.  Le 
IG  mars  1843,  Emile  Descharaps,  dans  des  strophes  adressées  à  Jasmin,  le  plaçait 
au  rang  des  grands  poètes  : 

La  France  en  compte  cinq  ou  six...  et  vous  en  êtes  ! 

Le  poème  dédié  en  1837  par  Jasmin  A  M.  Silvain  Dumon,  député,  qui  avait 
condamné  à  mort  la  langue  gasconne,  est  une  belle  apologie  du  patois.  Il  a  tenté 
Emile  Deschamps,  que  le  patriotisme  local  de  Jasmin  avait  touché.  Il  voulut  le 
traduire  en  «  langue  jrancimande  »  et  n'y  a  pas  mal  réussi.  La  copie  moins  savou- 
reuse que  le  texte  gascon  en  reproduit  cependant  le  mouvement  général,  la  variété 
rythmique.  On  y  retrouve  avec  plaisir  les  fragments  de  chansons  populaires  que 
Jasmin  avait  insérés  dans  son  poème  et  qui  sont  rendus  par  Deschamps  avec 
autant  de  bonheur  que  d'exactitude  : 


Tenez  :  la  mariée...  Enlcndcz-vous  là-Las  ? 
—  «  Elle  pleure,  ta  mère  ! 

Et  tu  t'en  vas  ! 
Pleure,  pleure,  bergère... 
Je  ne  peux  pas  !  o 

Tenez  :  le  métayer,  interrompant  l'ouvrage, 
Qui  crie  aux  jeunes  pastoureaux  : 
Enfants,  renfermez  les  agneau>^, 
L'arc  en  ciel  du  matin,  —  orage  !  — 
Tire  les  bœufs  du  labourage.  » 

Tenez  :  le  tonnelier,  sous  des  berceaux  toullus, 
Qui  chante  au  bruit  confus 
Des  marteaux  sur  les  fûts  : 
«  Allons,  vigneron,  vigneronne, 
Frappons  tous  tonneaux  et  cuviers  ; 
Frappons  fort,  car  mai  qui  bourgeonne, 
Emjtjil  la  cuve  et  les  celliers.  » 


98  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

à  quel  i^oint  son  talent  était  peu  fait  pour  traduire  les  chants  libres 
et  simples  de  la  poésie  populaire  ^. 

Il  faut  considérer  Emile  Deschamps  dans  l'atmosphère  brillante 
des  salons  de  la  Restauration  et  de  la  monarchie  de  Juillet.  Il  avait 
dû,  quand  il  était  jeune,  chanter,  dans  le  salon  de  son  père,  les  ro- 
mances qui  avaient  charmé  la  cour  de  Marie- Antoinette  et  la  société 
aristocratique  pendant  la  Révolution  :  Que  ne  suis-je  la  fougère  ? 
œuvre  charmante  de  Ribputé,  et  la  délicieuse  poésie  de  Fabre 
d'Eglantine  :  //  pleut,  il  pleut,  bergère  !  que  Simon  mit  en  musique, 
ou  encore  le  paui>re  Jacques  de  la  marquise  de  Travenet.  Et  lui-même, 
sous  le  Directoire  et  pendant  le  Premier  Empire,  il  avait  entendu 
Garât,  l'admirable  chanteur,  et  Dalvimare,  le  célèbre  harpiste, 
Blangini,  qui  fut  aimé  de  Pauline  Bqrghèse,  et  Plantade,  le  maître 
de  chapelle  de  la  reine  Hortense.  C'étaient  alors  les  maîtres  de  la 
romance.  Cette  dernière  princesse  les  accueillait  avec  faveur  :  on 
chantait  auprès  d'elle,  dans  le  somptueux  hôtel  de  la  rue  LafTitte, 
ces  chansons  aujourd'hui  vieillies,  qui  disaient  la  guerre  et  l'amour  : 
Un  jeune  troubadour  qui  chante  et  fait  la  guerre.  —  Mon  cœur  sou- 
pire !  —  Prêt  à  partir  pour  la  rii>e  africaine.  Hortense  de  Beauharnais 
inspirait  au  comte  de  La  Borde  la  romance  qui  devait  devenir  si 
célèbre  :  Partant  pour  la  Syrie,  et  tant  d'autres  romances  dans  le 
goût  troubadour  :  I  ous  tue  quittez  pour  aller  à  la  gloire.  —  Colin  se 
plaint  de  ma  rigueur.  —  Reposez-vous,  bon  chevalier.  A  cette  époque, 
Emile  Deschamps  collaborait  à  Y Almanach  des  Muses  et  composait 
La  Colombe  du  chevalier  ;  mais  il  ne  semble  pas  s'être  beaucoup 
adonné  à  la  romance  proprement  dite,  avant  la  chute  des  Bourbons. 
Chose  singulière  !  le  romantisme  n'influença  qu'assez  tard  ce  genre, 
dont  la  vogue  ne  sortait  pas  des  salons.  Or,  l'on  sait  que  pendant 
cette  période  de  bataille  littéraire,  Deschamps,  l'un  des  chefs  du 
mouvement  novateui,  rêvait  la  gloire  du  théâtre,  popularisait  à 
Paris,  Byron,  Goethe  et  Shakespeare,  combattait  pour  Vigny  et 
V.  Hugo.  Il  laissait  cueillir  à  de  moins  ambitieux  les  palmes  de  la 
romance  ;  et,  tandis  que  le  genre  troubadour  déclinait,  le  pur  senti- 
ment inspirait  à  Romagnesi,  à  Amédée  de  Beauplan,  à  Edouard 
Brugnière,  à  M°^®  Pauline  Duchambge,  l'amie  et  la  collaboratrice  de 
jV^me  Desbordes- Valmore,  des  œuvres  dolentes  et  langoureuses  qui 
empruntèrent,  il  est  vrai,  la  plus  grande  partie  de  leur  charme  à  la 
voix  de  la  Malibran.  Que  de  pleurs  ont  fait  verser  alors  ces  élégies  : 

1.  Le  développement  de  la  Romance  et  la  naissance  du  goût  pour  le  moyen  âge 
au  xviii^  siècle,  font  l'objet  d'une  étude  spéciale  dans  un  chapitre  de  notre 
ouvrage  intitulé  :  Un  bourgeois  dilellante  à  l'époque  romantique  :  Emile  Deschampa. 


DESCHAMPS     ET     LA     ROMANCE 


99 


Depuis  longtemps  f  aimais  Adèle  !  —  Dormez,  chères  Amours  !  — 
Laissez-moi  pleurer,  ma  mère  !  — •  La  Brigantine. — La  Séparation  ^\ 
La  vogue  de  ces  romances  est  contemporaine  tlu  succès  de  la  Pauvre 
Fille  de  Soumet,  du  Petit  Sa^'oyard,  de  Guiraud.  Leur  rivale  de 
gloire,  M™^  Pauline  Duchambge  "'^,  disait  avec  la  plus  entière  convic- 
tion :  «  J'ai  com])osé  mes  romances  avec  mes  larmes  !  » 

Les  larmes  de  Pauline  Duchambge  ne  cessèrent  pas  de  couler, 
quand  les  Bourbons  retournèrent  en  exil  ;  elles  ont  môme  inondé 
bien  des  romances  du  temps  de  Louis- Pbilippe  de  leur  flot  indiscret, 
€t  la  muse  mélancolique  de  la  bonne  dame  gémit  encore  dans  les 
complaintes  de  Masini  :  Une  chanson  bretonne.  —  Dieu  m'a  conduit 
vers  vous  !  —  Où  va  mon  âme  ?  Mais  la  perfection  du  genre  pleurni- 
cbeur  fut  atteinte  par  M'^"^  Loysa  Puget.  (pii  créa  ce  qu'on  peut 
appeler  la  romance  des  familles,  et  rem[)lit  d'un  émoi  vertueux  les 
cœurs  bourgeois.  On  sait  la  fortune  de  la  romance  intitulée  :  .1  la 
grâce  de  Dieu  !  Les  titres  seuls  de  ces  romances  ont  au  moins  la 
valeur  documentaire,  sinon  esthétique  et  ])hilosophique,  des  légendes 
de  Daumier  ou  de  Gavarni,  au  bas  de  leurs  caricatures.  Ils  attestent 
la  vogue  des  niaiseries  sentimentales  qui  égayaient  Henri  Monnier  : 
Julie  et  Volmar  ou  le  Supplice  de  deux  amants.  —  Le  chien  victime  de 


1.  Sur  la  Romance,  cf.  Esquisse  d'une  histoire  Je  la  Romance  depuis  son  origine 
jusqu'à  nos  jours,  par  Scudo,  dans  son  ouvrage  intitulé  :  Critique  el  litléralure 
musicales...,  Paris,  Amyot,  1850,  in-8°.  —  Dclaire  :  Histoire  de  la  Romance  consi- 
dérée comme  œuvre  littéraire  et  musicale.  Ce  dernier  auteur  cite  un  grand  nombre 
de  romances  de  l'époque  de  la  Restauration  et  de  Louis-Philippe,  et  ajoute  : 
«  Les  paroles  de  ces  romances  sont  dues  à  la  verve  féconde  de  M"'"^  Desbordea- 
Valmore,  Amablc  Tastu,  et  de  MM.  Barateau,  Crevel  de  Charlemagne,  limiie 
Deschamps,  Gustave  Lemoinc.  La  coupe  de  huit,  dix  ou  douze  vers  de  six,  huit 
ou  dix  syllabes,  à  rimes  croisées  est  celle  dont  on  se  sert  le  plus  fréquemment. 
Toutefois  M.  Castil-Blaze,  el  après  lui  M.  Scribe,  ont  imité  de  l'italien  une  nou- 
velle coupe  que  l'on  adopte  volontiers,  dans  laquelle  se  succèdent  trois  rimes 
féminines  pareilles,  suivies  d'un  vers  masculin,  ce  (jui  donne  une  césure  plus 
commode  pour  le  rythme  musical.  »  —  Consulter  encore  :  Garai,  17G2-1823,  par 
l'aul  Lafond,  Paris,  C.  Lévy  (1900),  in-8°,  chap.  xii.  —  Vieilles  romances  !  \'ieilles 
Ulhographies  !  par  Georges  de  Dubor,  article  paru  dans  ii'  Monde  moderne,  juil- 
let rJ03. 

2.  Pauline  Duchambge,  dont  les  romances  furent  célèbres  sous  la  Restauration, 
est  née  en  1778,  à  la  Martinique.  Elle  mourut  à  Paris  en  1858.  Amenée  fort  jeune 
à  Paris,  elle  fut  l'élève  du  pianiste  Desormery.  Ce  n'est  qu'après  l'expérience 
d'un  mariage  malheureux,  et  le  divorce,  qu'elle  s'adonna  à  la  musique,  sous  la 
direction  de  Dussel.  Amie  intime  de  M'"*'  Desbordes-Valmon-,  elle  fut  en  relations 
avec  ce  que  le  Paris  de  cette  é|)Ofjue  comptait  de  musiciens  et  de  poètes  cx'-lèbres. 
C'est  à  partir  de  1814  que  des  revers  de  fortune  l'obligèrent  à  se  consacrera  l'en- 
seignement. Ses  romances  les  plus  célèbres  datent  des  premières  années  de  la 
Restauration  :  Rêve  de  mousse,  i.\nj>e  gardiot),  la  Ihiganline,  le  liouquet  de  Rai, 
le  Pauvre  fou. 


100  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

sa  fidélité.  —  V orphelin  adopté  par  sa  nourrice.  —  Lavergne,  our 
V Héroïne  de  V amour  conjugal.  —  Loizerolles  ouïe  Triomphe  de  V amour 
fraternel. 

Par  bonheur,  la  veine  larmoyante  ne  suffît  plus,  à  partir  de  1830, 
à  alimenter  la  romance.  Les  échos  du  cor  d'Hernani  s'y  font  dès  lors 
entendre  ;  on  demandera  à  la  frêle  chanson  de  supporter  le  poids  du 
pathétique  de  Shakespeare,  du  fantastique  d'Hoffmann.  Un  reflet  de 
la  lumière  des  Orientales  y  luira  pa^-fois,  ou  bien  il  s'en  exhalera  le 
parfum  d'exotisme,  qui  nous  charme  encore  dans  les  Contes  d'Espagne 
et  d'Italie.  Le  compositeur  Niedermeyer  avait  le  premier  capté,  pour 
illuminer  la  romance,  les  rayons  romantiques  -de  la  lune,  qui  blanchit 
la  surface  du  Lac  de  Lamartine.  Victor  Hugo  lui  inspira  quelques- 
unes  de  ses  plus  belles  mélodies  ;  mais  il  s'adressera  de  préférence  à 
Emile  Deschamps.  Quant  à  Musset,  il  est  avec  Th.  Gautier,  le  poète 
préféré  des  musiciens  :  Abadie,  Bonoldi,  Vaucorbeil,  Pauseron,  Cla- 
pisson,  et  surtout  Monpou  \  les  interpréteront  sans  se  lasser.  La 
musique,  que  ce  dernier  adapta  à  V  Andalouse  de  Musset,  eut  un  succès 
extraordinaire.  La  passion  qu'il  éprouvait  pour  le  romantisme  lui 
fit  mettre  en  musique  quelques  pages  des  Paroles  d'un  croyant,  de 
Lamennaisj  quelques  scènes  de  Shakespeare,  et  c'est  aux  accords  de 
ce  musicien  que  frissonnèrent  les  amateurs  de  fantastique,  quand  ils 
écoutaient  le  Fou  de  Tolède,  sa  romance  frénétique,  dont  ces  vers- 
sont  restés  fameux  : 

Le  vent  qui  vient  à  travers  la  montagne 
Me  rendra  fou,   oui,  me  rendra  fou  ^. 

Le  fantastique  et  l'exotique,  le  romanesque  moyenâgeux  du  genre 
troubadour  et  le  frénétique  à  la  mode  de  1830,  tels  sont  les  éléments 
que  l'on  rencontre  dans  les  romances  du  temps  de  Louis-Philippe  ; 
on  les  retrouve  naturellement  dans  les  romances  d'Emile  Deschamps, 
mais  avec  un  tour,  qui  n'appartient  qu'à  lui.  En  dépit  de  la  couleur 
et  du  mouvement,  que  l'imagination  romantique  lui  fit  introduire 
dans  les  couplets  de  cette  brève  chanson  d'amour,  de  guerre  ou  de 
mort,  ie  poète  mondain  l'a  toujours  conçue  d'après  le  modèle,  qu'il 
avait  admiré  chez  son  premier  maître  :  Paradis  de  Moncrif,  le  poète 


1.  Th.  Gautier,  Histoire  du  Romantisme,  Paris,  Charpentier,  1874,  p.  254. 

2.  Gastibilza,  le  Fou  de  Tolède,  chanson  d'Espagne,  paroles  de  M.  Victor  Hugo, 
musique  de  Hipp.  Monpou,  ..  —  Paris,  Meissonnier  (1841).  In-fol.  —  Cette 
romance  reproduit  les  passages  saillants  du  poème  XII  des  Rayons  et  les  Ombres, 
intitulé  :  Guitare.  Il  est  amusant  de  remarquer  que  Gastibelza  semble  n'être 
autre  chose  que  l'anagramme  de  Castii-Plaze. 


DESCHAMPS     ET     LA     ROMANCE  101 

musqué  de  la  cour  de  Louis  XV.  II  verra  toujours  et  avant  tout  dans 
la  romance  un  petit  poème,  où  l'anecdote  sentimentale  est  relevée 
il'une  pointe  d'héroïsme  chevaleres(jue,  où  le  ton  de  la  galanterie 
la  plus  rallinée  s'allie  à  une  j)r(*sque  constante  affectation  de  naïveté 
dans  la  })einture  des  mœurs,  et  parfois  à  la  recherche  de  l'archaïsme 
<lans  le  détail  du  style. 

Lu  certain  nondire  des  romances  de  Deschamps,  les  plus  anciennes 
sans  doute,  sont  composées  d'ajjrès  le  système  cpi'il  employa  pour 
refaire,  dans  la  première  période  du  Romantisme,  les  ballades  de 
Moncrif.  On  sait  qu'il  l'étudia  de  fort  ])rès,  et,  la  plume  à  la  main, 
revoyait,  comme  il  le  dit  lui-même,  «  le  matériel  du  style  et  la  versi- 
fication ^  »  de  l'auteur  des  Infortunes  de  la  comtesse  de  Saulx  et  des 
Amours  d' Alix  et  d'Alexis.  C'est  la  <^râce  un  peu  mièvre  et  la  naïveté 
voulue  du  créateur  du  genre  troubadour,  qu'on  retrouve  dans  la 
romance  intitulée  Madrigal  (musi(pie  d'Emile  Wroblewski)  : 

Jeune  cœur  sent  (ju'il  existe 
Lorsqu' Amour  le   fait   souffrir. 
Si  d'amour  notre  âme  est  triste, 
N'aimer  phis  serait  mourir. 

Lise  ingrate  autant  que  l^elle 
N'eut  pitié  que  je  l'aimais. 
Je  brûlais  pour  la  rebelle. 
Comme  une  ame  en  peine.  Mais 

Jeune  cœur  sent  ([u'il  existe 


Ln  jour  Lise  de\  iut  dame. 

Ce  fut  là  bien  pire  émoi. 

J'ai  d'orgueil  dom])té  ma   flamme 

Mais  la  nuit  s'est  faite  en  moi.  Ah  ! 


Jeune  cœ'ur 


Autres  exenqdfs  du  t\'pi'  an  luiïquc,  se  ratlachaiil  à  la  ti'adilinu 
de  Moiicrir,  hi  romance  inlitnh'-e  :  6"//  vous  souvient  du  iiud  d\imour, 
iinisi(|ue  de  Niedcriiu'ver.  —  Loyse  et  I3éran<>ère,  miisi<pic  d'Aulonui 
Ciuillol,  et  celte  antre,  ipii  a  pour  litre  :  Si  fêtais  un  comte,  nmsicpie 
de   .\ied(.Tnie\('i'  : 


1.  Kludes  françaises  et  étratt^ires,  rari>,  A.  Liv;i  vass-i  ur,  U.  Canel,  3"^  édil.,  1820, 
in-8«,  p.  172. 


102  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Que  ne  suis-je  comte  ! 


Mais,  hélas  !  je  ne  suis  qu'un  ménestrel  sans  gloire 
Qui  n'ai  rien  que  des  vers  à  jeter  sur  vos  pas  ; 
Et  mon  amour,  plaintive  histoire, 
.Je  n'en  parlerai  pas. 


Ménestrel   ou   comte, 
Ne  faut  avoir  honte. 
Chacun  est  servant  d'amour 
A  son  tour. 

Si  les  ballades  de  Moncrif,  «.  rerimées  »  par  Deschamps,  suivant  le 
mot  de  Sainte-Beuve,  ont  un  intérêt  pour  nous,  c'est  qu'elles  per- 
mettent de  saisir  sur  le  vif,  par  l'étude  de  ces  légères  retouches,  le 
passage  du  goût  troubadour  au  goût  romantique  qui  s'opéra  vers  1825. 
Or,  maintes  romances  d'Emile  Deschamps  ont  le  même  intérêt.  Il  y 
recherche,  il  est  vrai,  les  traits  simples  et  naïfs  qui  fixent  dans  l'esprit 
l'anecdote  romanesque,  mais  il  accentue  tant  qu'il  peut,  il  charge  les 
couleurs.  S'il  renonce  le  plus  souvent  à  l'archaïsme  de  l'expression 
qui  fit  l'une  des  originalités  de  Moncrif  en  pleine  époque  Louis  XV,  il 
introduit  à  foison  des  mots  empreints  de  pittoresque  et  de  localité  ;  il 
lui  faut  des  paysages  plus  précisément  évoqués,  des  costumes  sin- 
guliers, des  mœurs  qui  étonnent.  Voici,  par  exemple,  le  Chasseur 
(musique  de  Wachs)   : 

Je  suis  chasseur,  dans  la  Navarre 


Dans  les  noces  de  là  montagne 
Moi,  j'apporte  les  meilleurs  mets. 
Et  des  chansons  comme  l'Espagne, 

Depuis  le  Cid.  n'en  fit  jamais. 

Je  suis  chasseur  dans  la  Navarre, 
Vivant  d'ail,  de  pain  noir  et  d'eau  ; 
Mais  l'or  qui  dans  ma  poche  est  rare, 
Luit  sur  ma  veste  et  mon  manteau. 

Ce  chasseur  est  sorti  des  bandes  d'Hernani  sans  aucun  doute. 

Je  ne  sais  pas  qui  fut  mon  père  : 
Jignore  où  je  vais,  d'où  je  sors. 
Je  nai  rien  à  moi,  mais  j'espère. 
L'espoir  vaut  seul  tous  les  trésors. 

«  Ce  qui  nous  distingue,  disait  Th.  Gautier,  songeant  à  lui  et  aux 
poètes  romanticjues,  c'est  l'Exotisme  ^.  )>  L'exotisme  est  en  effet  l'une 

1.  Journal  des  Concourt,  Paris,  Charpentier,  1887,  in-8°,  1863,  tome  II,  p.  166^ 


DESCHAMPS     ET     LA     ROMANCE  103 

des  distinctions  catactéristiques  d'un  grand  nombre  de  romances  de 
Deschamps.  Je  n'entends  point  seulement  ]>ar  là  qu'il  subit  ici,  comme 
dans  ses  œuvres  plus  spécialement  poéliiiues,  rini'lueuce  des  étran- 
gers. Nous  verrons  ])lus  loin  qu'il  traduisit,  ])our  l'édition  française 
des  mélodies  de  Schubert,  un  certain  nombre  de  poèmes  allemands,  et, 
pour  celle  des  mélodies  de  Meyerbeer,  quelques  lieds  de  lleiu'i  Heine, 
des  poèmes  de  Ruckert  et  de  Michel  Baer,  Ce  que  j'entends  d'abord 
et  avant  tout  par  exotisme,  c'est  le  besoin  de  se  transporter  par 
l'imagination  dans  des  contrées  où  les  s})ectacles  de  la  nature  et  les 
souvenirs  de  l'histoire  suscitent  des  impressions  constamment  pitto- 
resques. Tout  à  l'heure,  il  évoquait  la  Navarre,  voici  maintenant 
l'Espagne,  dans  le  Chevalier  de  Malle  (nuisique  de  Niedermeyer), 
L'imagination  de  Descham{)S  se  plait,  nous  le  savons,  en  cette  patrie 
du  Romancero,  terre  féconde  en  héros,  en  mystiques  !  ^(  Je  suis,  nous 
dit  son  chevalier  : 

Je  suis  d'un  nom  qu'en  Espagne  on  exalte. 


Que  fait  le  monde  à  qui  n"a  ])liis  d'amour  ? 

Cloîtres  saints  et  guerriers,  c'est  à  vous  que  j'aspire. 

Rochers  hospitaliers,  c'est  en  vous  que  j'esjïère. 
Avec  la  croix,  j'ai  besoin  du  glaive. 

L'Angleterre,  qui  occujje  tant  de  place  dans  ses  œuvres  pro])remeut 
poéti([ues.ne  lui  a  })as  inspiré  de  romances.  Mais  il  doit  au  contraire 
à  l'Italie  quelques  unes  de  ses  images  les  plus  riantes,  ([uelques-uns 
de  ses  rythmes  les  })lus  ])impants.  Sa  Nizza  (musique  de  Rossini), 
semble  une  des  jolies  chansons  d'amour  d'Alfred  de  Musset  : 

Nizza,  je  puis  sans  peine 
Dans  les  beautés  de  Gêne 
Trouver  plus  douce  reine. 

Mais 
Plus  beaux  yeux,  jamais  ! 

Sa  Beppa  a  plus  encore  le  ])ittoresque  et  la  grâce  qui  conviennent  à 
ces  folles  chansons  : 

Ainsi  qu'une  enfant  vermeille, 
Dans  sa  riante  corbeille, 
Naples  s'endort  et  s'éveille. 
Nous  chanlani   (]uo   loul   csl    liicn. 

Dans  ce  paysage  volu])lueux,  il  soupire  |)our  JJejipa  : 

Si,  pour  étourdir  ma  peine, 
A  San  Carlo  je  me  traîne. 


104  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Les  jeux,  l'éclat  de  la  scène, 
0  Beppa,  je  ne  vois  rien. 
Mais  dans  cette  loge  à  frange, 
Vos  bras  dorés,  vos  traits  d'ange, 
Les  doux  regards  qu'on  échange, 
Hélas  !  je  les  vois  trop  bien  ! 

Pour  vous  rencontrer  peut-être. 
Lorsqu'au  saint  lieu  je  pénètre, 
Les  chants  de  l'orgue  et  du  prêtre, 
O  Beppa,  je  n'entends  rien  ! 
Mais  votre  mante  qui  passe. 
Vos  pleurs  secrets  sous  la  châsse, 
Votre  prière  à  voix  basse, 
Oh  !  je  les  entends  trop  bien. 

Dans  la  canzone  intitulée  Xella,  s'ajoute  le  piquant  d'une  amou- 
reuse   anecdote    : 

Qu'elle  chante  sous  la  brise. 
Qu'elle  pleure  dans  l'église, 
C'est  la  perle  de  Venise. 
Blanche  et  fine...  Voyez-la. 

La  déclaration  du  riche  seigneur  amoureux  a  tout  le  pittoresque 
et  le  galant  du  genre  : 

Des  madones  d'Italie 
Quand  on  est  la  plus  jolie. 
Pour  les  anges,  c'est  folie 
De  garder  ces  trésors-là  ; 
Vois  mes  bals,  mes  sérénades. 
Ma  devise  des  croisades. 
Mes  sequins  et  mes  crusades, 
Mon  palais  et  ma  villa  !... 

Mais  la  réplique  de  la  belle  est  romanesque  à  souhait  : 

—  Non,  mon  seigneur...  j'aime  un  page 
Qui  me  jure  mariage, 
S'il  est  pauvre,  c'est  dommage, 
Mais  je  l'aime,  tout  est  là. 

Emile  Deschamps  devait,  comme  son  frère  Antoni,  olîrir  son  tribut 
d'adoration  à  la  patrie  de  Dante,  et  cet  hommage  poétique  fut  mis 
en  musique  par  Pauline  Duchambge.  Le  poème  a  pour  titre  :  Les 
Chanteurs  italiens  ;  nous  n'en  citerons  que  le  refrain  et  une  strophe 
caractéristique  : 


DES'CHAMPS    ET    I.  \     ROMANCE  105 

(Refrain) 

C'est  la  Toscane  et  la  Sicile 
Où  vivre  est  doux,  vivre  est  facile, 
Là,  chants  divins,  amour  docile 
Soleil,  gaîté. 
Grâce  et    beauté  ! 

I 

Sœur  d'Athène,  antique   Italie, 
Tes    madones 
Ont  les  traits  de  Vénus  ! 
Terre  des  fleurs  et  des  oranges, 
Terre  des  amours  et  des  anges, 
Des  Dante  et  des  Michel-Ange, 
Où  s'embrasa 
Cimarosa. 

L'Italie  captiva,  comme  une  jalouse  maîtresse,  Anloni  Deschamps. 
Elle  ne  put  retenir  la  fantaisie  ])lus  capricieuse  de  sou  frère.  L'ima- 
gination d'Emile,  comme  celle  de  Gérard  de  Nerval,  hantait  les  bords 
du  Rhin.  Elle  céda  souvent  au  charme  de  ses  «  lorelei  ».  L'Allemagne 
ne  lui  est  pas  seulement  redevable  du  soin  qu'il  a  pris  de  traduire  en 
vers  français  deux  grandes  œuvres  lyriques  de  Gœthe  et  de  Schiller, 
il  a  ])0j)ularisé  en  France  les  principaux  représentants  du  lyrisme  alle- 
mand, en  publiant  une  des  premières  éditions  françaises  des  Lieder 
de  Schubert. 

On  trouve  dans  le  recueil  des  Poésies  d'Emile  Deschamps,  publié 
en  1841,  à  ])artir  de  la  page  70,  sous  le  titre  général  :  Les  Lieder  de 
Schubert,  les  poèmes  suivants  :  I.  Désir  de  voyager.  —  II,  Le  voyageur. 

—  III.  Le  vieillard.  —  IV.  La  cloche  des  agonisants.  —  Y.  Eloge  des 
larmes.  —  VI.  Le  chant  de  la  caille.  —  VIII.  La  Berceuse.  —  VIII.  La 
plainte  du  pâtre.  —  IX.  Les  Pressentiments  du  guerrier.  —  X.  La  Rose 

—  XI.  —  La  Truite.  —  XII.  Adieu.  —  XIII.  La  chansonnette  du 
ruisseau.  —  XI\'.  La  couleur  favorite.  —  XV.  UEcho.  Au  bas  de 
la  page  70,  on  peut  lire  cette  note  :  Les  quinze  morceaux  qui  suivent 
sont  extraits  d'une  nouvelle  édition  complète  des  Lieder  de  Schu- 
bert, qui  se  publie,  avec  la  musique,  chez  Véditeur  Maurice  Schle- 
singer  ^. 

1.  La  lettro  suivante  de  Saintc-Bouve,  quoique  non  datée  (SouveUc  Corres- 
pondance (le  C.  A.  Sainte-Beuve,  Paris,  1880,  p.  378),  prouve  que  Deschamps 
s'occupa  des  Lieder  de  Schubert  au  lendemain  de  Siradella,  c'est-à-dire  dès  1839. 

<i  Jotidi  (s.  d.). 
«  Merci,  cher  Emile,  du  mélodieux  livret  [de  Siradella  sans  doute]  dont  je  dois  entendre 
l'arcompagnement  dimanche.  J'avais  à  vous  remercier  depuis  longtemps  de  l'olTru  aimable  quo 


106  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Le  travail  de  Deschamps  dut  être  apprécié  eu  Allemagne.  D'un 
article  allemand  d'Adler-Mesnard,  consacré  à  la  Collection  des  lieder 
de  Schubert,  traduction  nouvelle  par  M.  Emile  Deschamps,  nous 
extrayons  les  passages  suivants  ^  : 

«  Quel  est  l'Allemand  dont  le  cœur  n'est  pas  remué  au  seul  nom  de 
Schubert  ?  N'est-ce  pas  comme  si  tout  un  monde  de  chants  descen- 
dait vers  nous...  Tantôt  il  est  gracieux,  tantôt  il  est  terrible  ;  tantôt 
taquin,  tantôt  sérieux,  ici  enjoué  et  là  solennel.  Chacun  de  ses  chants 
est  l'expression  d'un  sentiment  qui  le  domine  pour  un  instant  tout 
entier,  et  cjui  ne  peut  s'apaiser  en  lui  avant  qu'il  ne  l'ait  transformé 
en  mélodie.  Ces  mélodies,  le  vrai  moi  de  Schubert,  nous  les  trouvons 
maintenant  devant  nous,  sous  /un  habit  français,  et  il  nous  faut 
examiner  ce  cju'elles  ont  perdu  ou  gagné  sous  cette  nouvelle  forme.  » 

Le  critique  examine  ensuite  l'œuvre  mélodicjue  immense  de  Schu- 
bert, et  approuve  le  traducteur  français  d'avoir  fait  un  choix,  d'avoir 
délibérément  éliminé  toutes  les  poésies  imposées  à  Schubert  par  son 
ami,  le  médiocre  poète  Mayrhofer. 

«  Ces  poésies  ont  été  avec  raison  laissées  de  côté  dans  l'édition 
actuelle,  et  le  choix  a  été  fait  en  somme  avec  un  soin  si  consciencieux 
que  nous  le  préférons  souvent  de  beaucoup  à  l'édition  originale 
allemiande.  Tout  ce  qui  était  obscur  et  dur  a  été  rendu  d'une  manière 
plus  claire,  plus  plaisante,  et  conformément  à  l'esprit  de  la  musique  ; 
toute  la  beauté,  toute  la  grandeur,  toute  la  magnificence  rayonne 
ici  comme  dans  un  miroir  limpide,  dans  la  perfection  et  la  pureté 
originales. 

«  M.  Emile  Deschamps,  le  traducteur  de  ce  recueil,  était  seul  eu 
état,  par  sa  profonde  connaissance  de  la  musique  et  par  sa  versifica- 
tion adroite  et  harmonieuse,  de  remplir  une  tâche  où  jusqu'ici  toutes 
les  autres  tentatives  avaient  échoué  ^.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'appré- 

vous  m'êtes  venu  faiie  un  jour.  J'avais  demandé  à  Antony  si  vos  paroles  sur  la  musique  de 
Schubert  étaient  imprimées  et  réunies.  Je  ne  vous  en  ai  pas  écrit,  parce  que  je  me  disais  chaque 
jour  :  «  J'irai  demain  »,  comme  ce  manant  qui  attend  que  la  rivière  passe,  j'attendais  que 
mou  gros  ruisseau  fût  passé  :  mais  il  revient  chaque  matin,  et  voilà  comment  je  suis  un  vrai 
manant.  Heureusement  votre  amicale  indulgence  tient  compte  et  répare. 

«  Offrez  à  Mad.  Emile  mes  plus  humbles  hommages  et  croyez  à  mon  amitié. 

«  Sainte-Beuve.  » 

1.  Cet  article,  que  le  poète  avait  découpé,  et  que  nous  avons  retrouvé  dans  ses 
papiers,  ne  porte  la  mention  ni  de  la  date  de  sa  publication,  ni  du  périodique  dans 
lequel  il  a  paru.  Nous  donnons  la  traduction  du  texte  allemand. 

2.  Cf.  Grove,  Dictionary  of  music  and  musicians,  t.  IV,  p.  320  :  «  In  Paris,  wlicre 
spirit,  melody  and  romance  are  the  certain  criterions  of  succès,  and  where  nothing 
dull  or  obscure  is  tolerated,  they  (Schubert 's  songs)  were  introduced  by  Nourrit 
and  were  so  much  liked  as  actually  to  find  a  transient  place  in  the  programmes  of 
the  Concerts  of  the  Conservatoire,  the  strong  hold  of  musical  Toryism.  The  first 


DESCIIAMPS     ET     LA     KOMANCE  107 

cier  à  leur  valeur  les  ililliciiltés  (rua  jtareil  travail  ;  rajipeloiis  seule- 
ment que  M.  Deschanips  devait  se  soumettre  à  un  mètre  sévèrement 
mesuré  et  pourtant  ajnster  ehaeune  des  paroles  à  chacune  des  notes. 
Jusqu'ici  assurément  personne  ne  s'était  donné  tant  de  peine  !  C'est 
avec  un  véritable  elTroi,  avec  dégoût,  que  nous  avons  parfois  entendu 
les  lieder  de  Schubert  traduits  en  paroles,  qui  formaient  avec  la 
nmsique  le  contraste  le  plus  criant,  sans  doute  parce  que  le  traducteur 
ne  comprenait  rien  ou  pres<pie  rien  à  la  musique. 

«  M.  Deschanq)s,  le  poète  du  nouveau  texte  de  Don  Juan,  tel  que 
nous  l'entendons  maiiilenant  au  grand  Opéra,  le  poète  de  Stradella, 
et  le  collaborateur  au  texte  des  Huguenots,  le  traducteur  des  ]>lus 
belles  poésies  de  Schiller  et  de  Goethe,  et  à  cpii  ce  dernier,  par  un 
juste  témoignage  de  reconnaissance,  fit  don  île  son  buste,  devait 
nécessairement  faire  quelque  chose  de  tout  différent.  En  entrepre- 
nant la  traduction  des  lieder  composés  par  Schulx^rl,  il  faisait  à  l'art 
un  sacrifice,  que  sauront  apprécier  tous  ceux,  qui  savent  ce  que 
M.  Deschanq>s  peut  acconqdir,  (piand,  avec  son  propre  visage,  il  se 
présente  comme  un  des  chefs  de  l'école  roniauliipie.  Le  public  a 
accueilli  avec  d'autant  plus  de  reconnaissance  un  travail,  qui  répandra 
de  plus  en  plus  et  acclimatera  eu  France  les  lieder  de  Schubert  et  qui 
assure  à  l'art  allemand  un  éclatant  triomphe.  » 

Ce  jugement  date  de  l'apparition  de  la  traduction  d'Emile  Des- 
chami)s.  Les  progrès  de  la  critique  ne  l'ont  pas  infirmé.  Un  des  der- 
niers historiens  de  Schubert,  après  avoir  loué,  dans  son  étude  sur 
les  lieder  le  zèle  passi(jnné  que   mit  le  gi'and  chanteur  Nourrit  ^  à 

French  collection  was  publislu'd  in  1834  ])y  Richault,  wilh  translation  by  Bé- 
langer. Il  conlained  six  songs.  — Die  Posl,  —  Stdnilclteii,  —  Arn  Meer,  —  Der  Fis- 
cher,—  Mâdchen, — Der  Tod  und  das  Mddchen  and  Scldumineiiied.  —  The  Erl  /ving 
and  othds  followed.  A  largcr  collection,  wilh  translation  by  Eniil  Di'schanips  was 
issued  by  Brandns  in  1838  or  1839.  It  is  (jnùUid  Colleclioii  des  Lirder  de  Franz 
Schubert,  and  contains  sixteen  :  La  jeune  religieuse,  Marguerite,  le  liai  des  archers, 
la  Rose,  la  Sérénade,  la  Poste,  Ave  Maria,  La  Cloche  des  agonisants,  la  Jeune  fille 
et  la  mort,  Rosetnonde,  les  Plaintes  de  la  jeune  fille.  Adieu,  les  Astres,  la  Jeune  mère, 
la  Berceuse,  Eloges  des  larmes.  Except  ihat  onc  —  Adieu,  is  spurious,  the  sélection 
does  greal  crédit  to  Parisian  taste.  This  Icd  the  way  to  the  Quarante  mélodies  de 
'Schubert  of  Richault,  Lanner,  etc.,  a  ihin  8°  volume  to  which  many  an  English 
amator  is  indotlcd  l'or  lus  first  acquaintance  wilh  thèse  trcasures  oi"  life.  By  1845 
Richault  bas  published  as  many  as  150  wilh  French  words.  « 

Cf.  daulrc  part,  France  musicale,  année  1838,  18  mars  :  Mélodies  de  François 
Schubert.  (Elude  anonyme  sur  le  génie  du  musicien,  considération  sur  les  mélodies 
qui  «  ne  tueront  pas  notre  romance,  parce  que.  la  romanci;  française  a  aussi  sa 
valeur,  mais  surtout  parce  que  les  mélodies  ne  sont  point  des  romances  ;  ce  sont 
dçs  compositions  d'une  forme  nouvelle...  »  Rien  sur  l'édition  ni  sur  l'édiltur). 

1.  A  Eyon,  noiammeni,  .Nourrit  eut  un  succès  extraordinaire.  H  y  vint  chanter 
des  Lieder  de  Schubert,  accompagnés  i)ar  Liszt,  dans  la  salle  du  grand  théâtre, 


108  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

populariser  Schubert  en  France,  signale,  aussitôt  après,  l'initiative 
intelligente  d'Emile  Deschamps. 

le  3  août  1837.  Cf.  Le  Courrier  de  Lyon,  6  .loùt  1837  :  «  C'était  lui  (Nourrit),  ainsi 
■que  le  précisait  quelques  semaines  plus  tard  Le  Courrier  (19  oct.),  qui  «  en  n'ac- 
ceptant de  se  faire  entendre  chaque  fois  qu'on  l'engageait,  soit  dans  un  concert 
public,  soit  dans  un  salon,  qu'à  la  condition  de  chanter  exclusivement  du  Schu- 
bert »  avait  réussi  à  l'imposer.  Il  fit  goûter  «  la  simplicité  originale  de  ces  petites 
compositions  si  profondément  empreintes  de  passion,  de  sensibilité  et  de  poésie  ». 
«  Accompagné  par  Liszt,  le  Roi  des  Aulnes,  notamment,  secoua  toute  la  salle  d'une 
passion  en  quoique  sorte  magnétique.  »  Le  Courrier  de  Lyon  poursuit  :  «  Pour 
bien  comprendre  tout  ce  qu'il  y  a  de  pathétique,  de  terrifiant  et  de  fantastique 
dans  le  Roi  des  Aulnes,  il  faut  entendre  exécuter  par  Liszt  et  Adolphe  Nourrit 
cette  célèbre  ballade  de  Goethe  et  de  Schubert.  Quel  autre  que  Nourrit  parvien- 
drait à  faire  entendre  d'une  manière  si  nette  et  si  distincte  les  trois  voix  si  diffé- 
rentes du  père,  de  l'enfant  et  du  roi  des  Gnomes  ?...  Quel  autre  que  Nourrit 
■exciterait  ces  sentiments  de  pitié  et  de  terreur,  qui  avaient  si  profondément  ému 
l'auditoire  ?...  Mais  aussi  quel  autre  que  Liszt  pourrait  ainsi  suivre  le  chanteur 
dans  toutes  les  nuances  de  son  chant,  et  donner  à  son  jeu  cette  énergie  et  cette 
puissance,  qui  doublent  l'effroi  qu'éprouve  l'auditeur  en  entendant  les  cris  du 
pauvre  enfant  ?  Ces  gammes  si  nombreuses  et  si  rapides,  dont  le  roulement,  sem- 
blable à  celui  du  tonnerre,  donnent  le  frisson  de  la  peur,  quel  autre  que  Liszt,  pour 
en  grandir  le  retentissement,  oserait  les  exécuter  en  octaves  ?  »  Voir  encore  sur 
ce  point  :  Le  Centenaire  de  Liszt,  par  Antoine^Sallès,  Paris,  Froment,  1911, 
in-8o. 

Deschamps,  confimc  bien  on  pense,  était  aussi  en  relations  avec  Liszt,  qui,  au 
cours  de  ses  voyages  en  Europe,  lui  écrivait.  Dans  la  lettre  suivante,  il  recom- 
mande un  musicien  au  plus  mondain  des  parisiens  du  règne  de  Louis-Philippe  : 

«  Mon  cher  Emile.  Un  cor  enchanté  et  enclianleur  comme  celui  d'Obéron  vous  portera  ce 
petit  message.  Il  se  serait  bien  .essoufïlé,  s'il  vous  avait  transmis  au  fur  et  à  mesure  toutes  les 
«hoses  aimables,  toutes  les  paroles  élogieuses,  tous  les  bons  ressouvenirs  qui  vous  reviennent 
de  droit,  et  qui  reviennent  sans  cesse  dans  nos  causeries  et  nos  courses  alpestres  ! 

((  M.  Leroy  (puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom)  ne  manquera  pas  sans  doute  de  recevoir  à 
Paris  le  même  accueil  que  partout  ailleurs  :  c'est  un  artiste  fort  distingué,  auquel  le  séjour  de 
]a  gran  ville  pourra  certainement  profiter  encore  comme  à  nous  tous,  Germains  barbares  qui 
avons  tant  besoin  de  nous  éduquer  auprès  de  vous.  Messieurs  les  dispensateurs  de  la  renommée. 
JMais  tel  que  le  voilà,  chromatique  et  prodigieux,  expressif  et  iravoxirislique,  c'est  une  bien  bonne 
fortune  pour  vos  salons.  Veuillez  bien  lui  en  faire  les  honneurs  et  le  produire  chez  Madame  Bos- 
cary,  chez  vous,  et  partout  où  vous  le  jugerez  convenable. 

«  Je  ne  sais  si  vous  êtes  curieux  des  nouvelles  de  Genève.  Tout  ce  que  je  puis  vous  en  dire, 
c'est  qu'on  y  fait  de  mauvaise  musique,  de  la  méchante  prose  et  de  plus  mauvais,  de  plus 
méchants  vers  encore.  Heureusement  que  nous  sommes  à  peu  près  au  courant  de  ce  qui  se 
passe  à  Paris  et  cjue  nous  recevons  force  livres,  musique  et  lettres. 

«  J'ose  à  peine  vous  demander  de  m'écrire  ;  vous  avez  tant  à  me  donner  et  je  ne  pourrai  vous 
rendre  que  si  peu,  cela  devient  horriblement  indiscret  !  Toutefois  ce  serait  une  grande  charité 
de  votre  part  ;  peut-être  aussi  n'en  suis-je  pas  entièrement  indigne  par  l'affection  que  je  vous 
porte  ?  Si  donc,  par  hasard,  dans  l'intervalle  de  deux  concerts  et  de  trois  bals,  vous  trouviez 
cinq  minutes,  crayonnez-moi  quelques  lignes  et  adressez-les  poste  restante  à  : 
à  Genève  • —  jusqu'au  mois  de  mai  1836. 
à   Naples  —  jusqu'à  la  fin  de  décembre, 
,  à  Rome  —  pendant  le  Carême  1837, 

•   à  Vienne  —  en  1838. 
et  ultérieurement  à  M.  F.  Liszt,  en  Europe. 

«  Adieu,  cher  Emile,  laissez-moi  encore  croire  que  tous  les  absents  n'ont  pas  absolument  tort 
auprès  de  vous,  et  croyez  aussi  à  mon  amitié  et  à  mon  dévouement  sincères. 

0  F.  Liszt. 

«  Veuillez  bien  présenter  mes  hommages  respectueux  à  M""^  Deschamps.  » 


DESCHAMPS     ET     LA     ROMANCE  10*J 

«  Il  va  sans  dire,  éirit  rault'iir  de.  Scliubert,  M.  II.  de  Curzon,  il  va 
sans  dire  (jne  les  premiers  lirder  traduits  furent  en  très  petit  nombre^ 
et  ee  sont  à  ])eu  ]>rès  eeux  (|ni  ont  «^ardé  le  plus  de  célébrité  parmi 
nous.  Emile  Deseluunps  et  VA.  Reliante  s"a[)pliquèrent  les  premiers, 
à  les  traduire  en  fra  içais.  et  leurs  versions  sont  encore  les  meil- 
leures. » 

Quel  spirituel  moyen  avait  trouvé  notre  poèLe  pour  dévoiler  la 
pauvreté  lyrique  des  romances  de  Masini,  de  Romagnesi,  de  Pauseron, 
de  Pauline  Duchambge  !  II  offrait  au  public  étonné  et  ravi  un  en- 
semble choisi  de  quinze  mélodies  exquises.  Ce  fut  une  espèce  de 
révélation.  D'abord  Schubert,  comme  le  dit  si  bien  Schumann  lui- 
même  ^,  avait  mis  en  nuisi(pie  la  littéral  ure  allemande,  et  Dpschamps, 
en  traduisant,  ces  quebjues  Vieder  continuait  la  tache  ([u'il  s'était 
proposé  dès  le  début  de  la  période  romantique,  et  principalement 
dans  ses  Etudes,  de  faire  connaître  à  la  France  le  lyrisme  germanique^ 
mais  il  avait  pris  pour  guide  le  plus  lyrique,  si  l'on  peut  dire,  des 
musiciens  d'outre-Rhin.  C'est  encore  Schumann  (pii  l'a  dit  :  «  Schu- 
bert a  des  sons  pour  les  i)lus  subtils  sentiments,  idées,  événements 
même  et  états  de  la  vie.  Autant  de  formes  variées  revêtent  les  pensées 
et  les  actions  de  l'homme,  autant  à  son  tour  la  musique  de  Schu- 
bert. » 

Cette  poésie  si  fraîche  et  si  {)iltoresque  brille  dans  la  Truite  ou  le 
Chant  de  la  caille  ;  sa  naïveté  sourit  dans  VEcho  ou  la  Couleur  fui'orite. 
Elle  trouve  de  pénétrants  accents  pour  évo(juer  la  Cloche  des  agoni- 
sants ou  célébrer  V Eloge  des  Earmes.  Hélas  !  la  traduction  frarçaise 
de  ces  chants  laisse  trop  souvent  échapper  leur  charme,  à  vrai  dire, 
inexprimable  en  une  autre  langue.  Nous  ne  citerons  que  V Eloge  des 
Larmes,  où  Descbam])S,  quoique  bien  loin  de  son  modèle,  lui  peut  être 
comparé  sans  un  trop  grand  désavantage  : 

Quelle  grâce,  quel  mystère 
Qu'une  larme  dans  les  yeux  ! 
C'est  un  baume  salutaire 
Qui  pour  nous  descend  des  cieux. 
Sous  les  pleurs,  rânie  brisée 
Se  relève,  par  degrés, 
Comme  on  voit  sous  la  rosée 
Reverdir  l'herbe  des  prés  ! 

De  nos  peines  si  les  larmes 
Amollisscul    les   ri<,nif;urs, 

1.  Cité  par  Henri  de  Curzon  dans  son  <'tn<le  siir^rs  Liedcr  de  Iranz  Schubert, 
Paris,  Fischbachcr,  1899,  [j.  19. 


110  EMILE    DESCIIAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Elles  donnent  plus  de  charmes 
Aux  plaisirs  des  jeunes  cœurs. 
D'une  main  folle  et  profane 
Les  plaisirs  jettent  des  fleurs, 
Dont  l'éclat  brille  et  se  fane 
S'il  n'est  point  baigné  de  pleurs. 

Loin  des  routes  infidèles 

Quand  deux  cœurs  se  sont  élus, 

Les  ^îaroles,  que  sont-elles  ? 

Une  larme  en  dira  plus, 

L'amour  tremble...  et,  vainqueur  même. 

Est   à  peine   rassuré... 

On  apprend  combien  l'on  s'aime, 

Lorsqu'ensemble  on  a  pleuré. 

Les  vers  d'Emile  Deschamps  donnent  une  idée,  au  moins  assez 
exacte,  du  beau  lied  allemand.  Il  a  la  grâce,  un  tour  élégant  et  concis, 
qui  fait  illusion,  quand  il  traduit  une  pure  élégie  ;  mais  son  imagina- 
tion mancfue  de  force  et  de  couleur  pour  rendre  seulement  à  peu  près 
l'effet  que  produit  dans  le  texte  original  une  ballade  fantastique 
comme  le  Roi  des  Aulnes  : 

Qui  donc  ])asse  à  cheval  dans  la  nuit  et  le  vent  ? 
C'est  le  père  avec  son  enfant. 
De  son  bras  crispé  de  tendresse, 
Contre  sa  poitrine  il  le  presse. 
Et  de  la  bise  il  le  défend. 

- — ■  Mon  fds,  d  où  vient  qu'en  mon  sein  tu  frissonnes  ? 

—  Mon  père...  là...  vois-tu  le  roi  des  aulnes, 

Couronne  au  front,  en  long  manteau  ?... 
—  Mon  fds,  c'est  un  brouillard  sur  l'eau. 

«  Viens,  cher  enfant,  suis-moi  dans  l'ombre  : 
«  Je  t'apprendrai  des  jeux  sans  nombre  ; 
«  J'ai  de  magiques  fleurs  et  des  perles  encor, 
«  Ma  mère  a  de  beaux  habits  d'or.  » 

—  N'entends-tu  point,  mon  père  (oh  !  que  tu  te  dépêches  !) 
Ce  que  le  roi  murmure  et  me  proinet  tout  bas  ? 

—  Endors-toi,  mon  cher  fils,  et  ne  t'agite  pas  : 
C'est  le  vent  qui  bruit  parmi  les  feuilles  sèches. 

«  Veux- tu  ^•enir,  mon  bel  enfant  ?  Oh  !  ne  crains  rien  ! 
«  Mes  filles,  tu  verras,  te  soigneront  si  bien  ! 

«  La  nuit,  mes  filles  blondes 

«  Mènent  les  molles  rondes... 

«  Elles  te  berceront, 

«  Danseront,  chanteront.  )).,.. 


DESCHAMPS    ET    LA     ROMANCE  111 

—  Mou  père,  dans  les  brumes  prises 
Vois  ces  filles  eu  cercle  assises  ! 

—  Mon  fils,  mou  fils,  j'aperçois  seulement 
Les  saules  ^ris  au  bord  des  flots  dormant. 

«  Je  t'aime,  toi  ;  je  suis  attiré  par  ta  grâce  ? 

«  Viens  donc,  viens  !  Un  refus  pourrait  t'être  fatal  !  » 

—  Ah  !  mon  père  !  mou  père  !  il  me  prend...  il  m'embrasse... 

Le  Roi  des  aulnes  m'a  fait  mal  ! 

Et  le  père  frémit  et  galope  plus  fort  : 
Il  serre  entre  ses  bras  son  enfant  (pii  sanglote... 
Il  touche  à  sa  maison  :  son  manteau  s'ouvre  et  flotte... 
Dans  ses  bras  l'enfant  était  mort. 

Le  fantasti((uo  était  si  fort  à  la  mode  autour  de  IS'iO,  que  Des- 
chaiiijts  lui-nièmo,  rainuihle  homme  de  salon,  le  galant  poète,  eu  fut 
tout  à  fait  entêté.  Non  conlt'iit  de  traduire;  les  ballades  fantastiques 
allenuuides  que  Schubert  avait  mises  en  nuisique,  il  coiniuisait  des 
chansons  lugubres,  des  romances  frénétiques  dont  Ferdinand  Miller  ^ 

1.  Fcrnand  Ililler,  «un  des  jeunes  compositeurs  les  phis  célèbres  de  rAliema<rne  » 
comme  l'appelle  Deschamps  dans  ses  Lettret  sur  la  musique,  est  né  à  l'rancrorl 
le  24  oct.  1811.  Il  mourut  à  Cologne  le  10  mai  1885.  Elève  de  llummel,  il  l'ac- 
compagna à  Vienne  en  1827.  Il  y  vit  Beethoven  et  y  publia  sa  première  œuvre, 
un  quatuor  pour  piano.  Venu  à  Paris  en  1826,  il  y  resta  jusqu'en  183G.  C'est  à 
cette  époque  (pi'il  coinuit  Deschamps  et  tous  les  artistes  alors  en  renom  :  Chcru- 
bini,  Meyerbeer,  Rossini,  Berlioz,  Chopin,  Liszt.  Après  divers  séjours  en  Italie  et 
en  Allemagne,  il  revint  à  Paris  en  1853  pour  diriger  l'Opéra  italien.  On  lui  doit 
fpielques  opéras,  des  oratorios,  des  cantates,  des  symphonies,  des  liymnes,  des 
chœurs,  des  lieder.  Son  œuvre,  d'une  grande  variété,  est  d'une  correction  classique. 
11  fit  la  critique  musicale  dans  la  Gazette  de  Coloiitie,  quand  il  vint  demeurer  dans 
cette  ville,  et  s'y  montra  l'adversaire  irréductible  de  \\  agner  et  de  la  nuisique 
nouvelle. 

Chef  d'orchestre  et  pianiste  remarquable,  il  se  faisait  applaudir  des  dilettantes 
de  1830  au  Conservatoire  et  «  dans  les  grands  salons  d'Erard  ».  —  «  Des  quatuors 
et  trios  d'instruments,  des  airs  de  lieds  pour  la  voix,  des  études  et  fantaisies  de 
piano,  des  chœurs  allemands,  M.  Ferdinand  lliller  a  lait  passer  devant  nous,  écrit 
encore  Deschamps  en  1835,  un  choix  brillant  de  toutes  ses  musiques.  Déjà  nous 
avions  entendu,  l'année  dernière,  une  de  ses  belles  symphonies  au  Conservatoire  : 
nous  connaissons  maintenant  quelque  chose  de  tous  l(;s  secrets  de  ce  jeune  et 
déjà  célèbre  compositeur,  et  nous  désirons  vivement  connaître  le  reste.  On  est 
frappé  de  la  gracieuse  et  expressive  naïveté  de  ses  lie<l,  à  côté  du  slyhi  énergique 
et  de  l'étonnante  instrumentation  de  ses  quatuor.  Ses  clncurs  à  la  mélodie  si 
large,  et  aux  modulations  si  heureusement  nuancées,  forment  un  contracte  puis- 
sant avec  ses  fantaisies  au  j>iano,  si  capricieuses  et  si  habihini-nt  variées...  » 
Deschamps  loue  encore  «  un  duo  au  piano,  que  l'auteur  et  M.  Chopin,  ce  talent 
magiq\ie,  ont  exécuté  avec  une  délicatesse  et  inie  verve  prorligieuses.  »  (Cf.  Œttvres 
complètes,  Prose,  2^  partie,  p.  32.) 

Quand  Terd.  Fliller  était  en  Allemagne,  il  ('(rivall  cnmiiir  liiszl,  enintni>  tant 
d'autres,  à  Emile  Deschamps,  poui'  lui  r<(  ommamlir  les  inlt'-rèts,  la  r<-n()mm('i' 
des  jeunes  étudiants  allemands  qui  vciiHuni  l'prDU  vci' linr  ni.iili' à  Paris.  I,;il(l.lre 


112  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

et  Xiedermeyer  s'inspiraient.  Voici  par  exemple,  la  Nuit  de  Jeanne^ 
qui  peut  passer  pour  un  modèle  du  genre  : 

Minuit  frappait  à  la  grande  pendule, 
Et  la  grand'mère  avait  les  yeux  fermés. 

Jeanne  veille.  Elle  aime,  elle  rêve  à  la  clarté  des  étoiles  : 

suivante,  adressée  par  le  musicien  à  notre  poète,  est  une  des  témoignages  innom- 
brables que  nous  avons  recueillis  sur  le  rôle  d'intermédiaire  qu'a  joué  E.  D.  entre 
la  France  et  l'Allemagne;  il  s'agissait  cette  fois-ci  d'un  jeune  homme  qui  devait 
devenir  un  des  plus  grands  hellénistes  de  l'Europe  et  même,  après  1870,  un  de 
nos  compatriotes  et  un  de  nos  maîtres  à  Paris,  Henri  Weil.  Cf.  Institut  de  France, 
Académie  des  inscriptions  et  belies-letires,  yolice  sur  la  rie  et  les  travaux  de  Henri 
^yeil,  par  M.  Georges  Perrot,...  —  Paris,  F.  Didot,  1910.  In-4o. 

«  Milan,  le  4  nov.  1838. 
«  Mon  cher  Monsieur, 
"  Voilà  bien  longtemps  que  nous  ne  nous  sommes  écrits... 

(Il  s'excuse  et  recommande  au  poêle)  : 
«  M.  Weil,  de  Fianckfort,  tout  jeune  docteur  en  phDologie,  fruit  à  peine  mûri  sur  un  de» 
meilleurs  arbres  de  nos  universités  germaniques.  C'est  surtout  mon  amitié  pour  M.  Weil,  qui 
me  porte  à  l'adresser  à  vous  et  à  lui  procurer  de  cette  manière  une  des  connaissances  les  plu» 
aimables  et  les  plus  spirituelles  qu'il  soit  possible  de  faire  dans  la  société  littéraire  si  nombreuse 
et  si  distinguée  de  votre  bienheureux  Paris. 

«  Cependant  je  crois  pouvoir  vous  promettre  que  la  raison  et  l'intelligence  de  mon  jeune  ami 
vous  récompenseront  de  la  bonté  qae  vous  aurez  pour  lui,  quoique  je  sache  bien  et  par  expé- 
rience que  votre  bonté  se  suffit  à  elle-même,  et  qu'elle  ne  cherche  que  des  occasion3  pour 
s'exercer. 

«  Si  vous  vouliez  introduire  M.  Weil  dans  les  cercles  de  l'un  ou  de  l'autre  de  vos  illustres 
confrères,  vous  n'obligeriez  pas  seulement  lui-même.  Quand  vous  voudrez  quelques  détails 
sur  la  vie  et  le  mouvement  scientifique  et  littéraire  de  ma  savante  patrie,  M.  Weil  pourra  vous 
les  donner,  car  U  les  connaît  à  fond. 

•  Voilà  un  peu  plus  d'un  an  que  je  suis  arrivé  dans  le  beau  royaume  de  Lombardle  et  je  pensa 
que  vous  ne  me  reprocherez  pas  de  l'avoir  mal  employé,  quand  je  vous  dirai  que  l'on  donnera 
un  opéra  de  ma  composition  ce  carnaval-ci  au  théâtre  de  la  Scala.  Je  ne  néglige  pas  mon  piano, 
pour  lequel  j'écris  quelque  chose  de  temps  en  temps,  enfin  je  suis  passsiblement  en  train  et  je 
n'ai  qu'à  désirer  que  le  succès  couronne  mes  efforts.  » 

C'est  pour  répondre  à  cette  lettre  que  Deschamps  écrivit  le  compliment  qu'on 
trouve  dans  son  recueil  de  vers  de  1841,  et  dont  nous  extrayons  cette  strophe  : 
Parti,  comme  Mozart,  de  la  terre  allemande. 
Comme  lui  voyageur  aux  cieux  italiens. 
Vous  allez,  à  l'appel  du  dieu  qui  vous  commande, 
Y  dorer  pour  les  cœurs  de  sonores  liens. 
Mais  la  France  vous  aime,  elle  vous  redemande  ; 
Et  Paris,  —  ce  que  n'eut  jamais  Mozart  vivant  — 
Couronnera  votre  art  idéal  et  savant. 

Nous  citerons  encore  la  strophe  suivante,  parce  qu'elle  exprime  heureusement 
le  rôle  européen  que  joua  Paris  au  xix^  siècle  : 

Paris  est  le  champ  clos  des  talents.  —  La  victoire 
N'est  belle  nulle  part  comme  chez  nos  Français  ; 
Leur  silence  est  l'oubli,  leur  suffrage  est  la  gloire  ; 
Londres  n'a  que  de  l'or,  Paris  a  le  succès. 
L'ofjinion  attend  qu'il  ait  jugé  pour  croire. 
Et  dans  cette  autre  Athène  un  nom  proclamé  roi 
Peut  aller  par  le  monde  et  dire  à  tous  :  C'est  moi  !  [a) 

(a)  Poésies  d'Emile  Deschamps,  édit.  1841,  p.  190. 


DESCHAMPS    ET    LA    ROMANCE  113 

Les  chants  d'un  cor  ont  percé  la  nuit  sombre 
Un  doux  frisson  court  dans  vos  sens  charmés, 
Mais  quoi  ?  là-bas  les  chiens  hurlent  dans  l'ombre. 
Jeanne,  vient-il,  celui  que  vous  aimez  ? 
Et  puis  soudain  s'arrête  la  pendule. 
Les  deux  flambeaux  s'éteignent  consumés... 
Tout  est  présage  au  cœur  tendre  et  crédule. 
Jeanne,  est-il  mort,  celui  que  vous  aimez  ? 

Tel  est  le  thème  de  la  ])oésie  mise  en  musique  par  Ferdinand  Miller. 
Mais  la  romance  qui  attira  le  jdus  d'applaudissements  et  de  critiques 
aussi  au  poète  et  à  Niedermeyer,  le  compositeur,  fut  cette  fameuse 
Noce  de  Léonore,  dont  la  Revue  musicale  rendit  com|)le,  le  17  fé- 
vrier 1830. 

Le  poète  et  le  compositeur  y  sont  finement  appréciés  à  leur  juste 
valeur,  et  l'on  déclare  qu'ils  se  distinguent  l'un  et  l'autre  plus  par  le 
style  que  par  l'imagination.  Ils  ont  cependant  voulu  faire  une  ballade 
fantastique,  et  l'on  ne  prétend  pas  qu'ils  n'aient  point  réussi  :  k  Les 
paroles  de  ^L  Emile  Deschamps  prêtent  on  ne  ])eut  mieux,  il  faut  en 
convenir,  au  genre  fantastique.  C'est  tout  le  personnel  de  l'Enfer  se 
livrant  à  la  joie,  à  la  musicjue,  à  la  danse,  pour  célébrer  la  Noce  de 
cette  ])auvre  Léonor  qui  s'est  donnée  au  diable  par  excès  d'amour  ^... 
Ces  cris,  ces  sifflements  de  l'Enfer,  ces  grincements  de  dents,  ces  rires 
de  démons,  ces  chaînes  lourdement  traînées,  ce  bruit  rauque  de 
cymbales  et  de  clairons  de  fer,  comme  le  disent  les  paroles  si  dramati- 
ques de  ^L  Emile  Deschamps,  tout  cela  vous  berce,  vous  frappe, 
vous  étourdit,  vous  enivre  d'un  cauchemar  qui  est  comme  un  sou- 
venir de  la  bacchanale  des  Danaïdes  de  Spontini,  de  l'évocation  du 
Freischutz  et  de  la  danse  erotique  des  nonnes  dans  Robert  le  Diable.  » 

Une  autre  com})Osition  ins])irée  par  Deschanqjs  à  Xiedermever 
s'ap{)elle  :  Une  scène  des  Apennins,  et  ])arut  dans  le  même  recueil  (|ue 
la  Noce  de  Léonor.  La  Rcs'ue  musicale  en  rend  égaUmenI  ((uiiph'.  bJle 
la  juge  «  fort  dramatique  ».  —  «  C'est  encore  de  la  nuisitpio  scénique, 
ajoute-t-on.  On  voit  (|ue  M.  Niedermeyer  possède  on  ne  peut  mieux 

1.  Dans  cette  romance  volcanique,  où  l'amant  trom|)é,  Mendoce,  vient  clnTclicr 
9a  fiancée  infidèle,  Léonor,  la  nuit  de  ses  noces,  on  nlrouve  à  la  fois  un  écljo  du 
galop  du  Roi  des  Aulnes  et  rinl'iucncc  de  Robert  le  Diable  : 
Allons,   flaiiibi;/,,   lorclu's  fatali>s, 
Bruyants  dénions,  juMiploA  les  sallus  ! 
(Jrinic'z,  fra[)j)i;z,  aif^rcs  rymbales  ! 
Munissez  tous,  clairons  do  fer  ! 
Sombre  (j;alop,  ruez-vous  dans  la  fête  ; 
Plus  fort,  plus  fort  !...  Et  comme  la  toinpiJti--  ! 

Il  est  minuit  ;  sans  qu'on  s'arrête, 
Jusqu'au   matin,  le  bal  d'ICiifiT. 


114  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

l'art  de  peindre  avec  des  sons  le  mouvement  matériel  de  la  vie  réelle 
et  les  passions  qui  agitent  l'âme.  » 

Ces  passions  sont  à  leur  paroxysme  dans  la  romance  du  type  vol- 
canique que  Deschamps  avait  écrite  :  l'amant  y  fait  d'abord  figure 
de  Roméo  : 

Sous  un  balcon  de  Vérone 


Un  soir  toute  blanche,  aux  Carmes, 

J'aperçus  Teresia  : 

Elle  versa  bien...  trois  larmes, 

Puis  elle  se  maria. 

Voilà  donc  ce  qu'on  y  gagne, 

Dis-je  alors  en  nie  cachant  ! 

Je  m'enfuis  dans  la  montagne 

Et  je  devins  très  méchant. 


Le  Roméo  déçu  devint  en  effet  un  brigand  redoutable.  11  détrousse 
les  voyageurs  «  au  bas  de  l'Apennin  ».  Or,  un  beau  jour,  vous  devinez 
qui  tombe  dans  l'embuscade  :  Teresia  elle-même  avec  sa  suite.  L'in- 
fidèle meurt  frappée  d'une  balle  et  l'amant  devient  fou.  C'est  du 
romantisme  exaspéré. 

Ainsi  la  fantaisie  d'Emile  Deschamps  se  prêtait  à  tous  les  caprices 
de  la  mode.  Il  passait  de  Moncrif  à  Hoffmann,  comme  de  Rossini 
à  Berlioz,  goûtait  un  vif  plaisir  à  se  dépayser  ainsi  sans  cesse.  Toujours 
reconnaissable  sous  les  costumes  les  plus  divers,  ce  gentil  Polyphile, 
moins  grand  que  son  maître,  mais  aimant  comme  lui  toutes  choses, 
a  fait, — un  peu,  —  de  la  romance,  et  dans  la  mesure  de  son  talent,  ce 
que  La  Fontaine  avait  fait  de  la  fable,  un  genre  capable  d'exprimer  les 
nuances  les  plus  différentes  de  la  sensibilité  et  de  l'imagination.  Le 
volcanisme  frénétique  lui  avait  inspiré  la  Noce  de  Léonor  et  une  Scène 
des  Apennins,  et  cependant  il  n'en  est  pas  moins  l'auteur  de  la  pure 
romance  troubadour  intitulée  :  Que  ne  suis-je  un  Comte  !  et  de  ce 
délicieux  poème  de  V Etrangère,  pour  lequel  Niedermeyer  a  écrit  une 
de  ses  plus  gracieuses  compositions.  «  Cette  jolie  pensée  mélodique, 
lisons-nous  dans  la  Revue  musicale,  semble  une  perle  enlevée  de  cet 
écrin  de  diamants  ayant  titre  :  Le  Comte  Ory,  l'un  des  plus  beaux 
fleurons  de  la  couronne  de  Rossini.  Il  vous  souvient  sans  doute  de 
ce  trio  du  2^  acte  tout  empreint  de  volupté  :  A  la  faiseur  de  cette  nuit 
obscure,  etc..  La  romance  de  VEtrangère  offre  la  même  couleur 
d'amour  et  de  mystère  :  c'est  le  même  dessin  par  triolets,  la  basse 
procédant  avec  la  même  élégance  et  la  même  régularité  ^.  « 

1.  Rente  musicale,  17  février  1839. 


DESCIIAMPS     ET    LA    ROMANCE  115 

Nous  citerons,  pour  terminer  cette  élude,  la  rcnnance  de  Deschamps 
qui  avait  inspiré  à  Niedermeyer  un  de  ses  j)urs  chefs-d'œuvre.  Ce 
fut  une  des  rares  rencontres  dans  les([uenes  la  poésie  s'est  unie  à  la 
musique,  sans  renoncer  à  plaire  par  elle-même.  Les  vers  que  voici 
ont  bien  leur  charme  : 

L'Etrangère 

Oh  !  j'ai  rêvé  d'une  étrangère, 
Plus  douce  ({u'un  enfant  qui  dort, 
Puis  soudain,  rieuse  et  léfjère. 
Comme  la  fée  aux  cheveux  d'or. 
C'était  parmi  les  fdles  d'Eve, 
Une  blonde  sœur  d'Ariel, 
Qui  venait  nous  parler  du  ciel... 

Je  vous  vois,  ce  n'est  plus  un  rêve  ! 

Oh  !  j'ai  rêvé  que  ce  bel  ange 
Passait,  chantant  dans  nos  chemins  ; 
l'^t  moi,  saisi  d'un  charme  étrange, 
De  loin,  je  lui  tendais  les  mains  ; 
Et,  comme  le  flot  qui  s'élève, 
Je  sentais  mon  cœur  se  gonfler, 
Et  ma  vie  en  pleurs  s'en  aller... 

Regardez  !  ce  n'est  plus  un  rêve  ! 

Oh  !  j'ai  rêvé,  car  dans  ce  monde 

J'ai  tant  de  bonheur  en  rêvant, 

Que,  voyant  ma  peine  profonde, 

Vint  à  moi,  la  divine  enfant. 

Et  qu'alors  —  faut-il  que  j'achève  ? 

Tremblante,  elle  me  dit  tout  bas  : 

«  Meurs-tu  d'amour  ?  Oh  !  ne  meurs  pas  !  » 

Las  !  hélas  !  ce  n'était  qu'un  rêve  ! 


BIBLIOGRAPHIE     DES     COMPOSITIONS     MUSICALES     AUXQUELLES 
EMILE    DESCHAMPS    A    COLLABORÉ 

1.  Alary  (Giulio).  —  La  Rédemption,  mystère  en  cinq  parties,  avec 

prologue  et  épilogue  par  M.  E.  Deschamps,  en  collaboration 
avec  M.  Emilien  Pacini,  musique  de  Giulio  Alary,  exécuté 
pour  la  première  fois  au  Théâtre  italien,  en  1850. 

2.  Balleguier  (Delphin).  —  Les  Chansons  de  troubadours,   la   nuit 

de  Jeanne,  ballade  dramatique,  poésie  d'Emile  Deschamps, 
musique  de  Delphin  Balleguier. 

3.  Bazin  (François).  —  Loyse  de  M  ont  fort,  scènes  lyriques  couronnées 

à  l'Institut,  le  3  oct.  1840,  et  représentées  à  l'Académie  royale 
de  musique,  le  7  du  même  mois.  Paroles  de  MM.  Emile 
Deschamps  et  Emilien  Pacini,  musique  de  François  Bazin. 

4.  Beau  PLAN  (Amédée  de).  —  Le  Mari  au  bal,  opéra-comique  en 

un  acte,  musique  de  M.  de  Beauplan,  représenté  à  l'Opéra- 
Comique  en  1845.  —  Paris,  M.  Lévy,  1845.  Gr,  in-8'^. 

5.  Bellini.  — Dernier  rêve,  de  Bellini,  paroles  d'Emile  Deschamps. 

—  Paris,  Leduc.  In-fol. 

6.  Berlioz.    —    Roméo    et    Juliette,    symphonie    dramatique    avec 

chœurs  et  solos  de  chant,  dédiée  à  Paganini,  et  composée 
d'après  la  tragédie  de  Shakespeare,  par  Hector  Berlioz.  Paroles 
de  M.  Emile  Deschamps, 

7.  Bessems  (A.).  —  La   Sérénade,  nocturne  à  deux  voix,   paroles 

d'Emile  Deschamps,  musique  de  A.  Bessems. —  (S.  l.  n.  d.J. 

8.  BoNOLDï  (Fr.).  —  Album  de  Fr.  Bonoldi.  —  (S.  1.),  1850.  In-fol. 
Comme  vous  !,  romance  d'Emile  Deschamps. 

9.  Galonné  (V*®  I.  C.   L.  de).  — •  Chœur  pour  une  distribution  de 

prix,  paroles  de  M.  Emile  Deschamps,  musique  du  V^^  I.-C- 
L.  de  Galonné.  —  Paris,  Régnier-Canaux.  In-fol. 
10.   Capecelatro  (V.).  — •  Echo  de  Sorrente.  Album  1840.  Huit  ro- 
mances françaises  et  italiennes,  composées  par  V.  Capecelatro. 
J'ai  tant  souffert,  paroles  d'Emile  Deschamps. 


BIBLIO'ÎRAPIIIE     MUSICALE  117 

11.  Caraffa.  —  (Manuscrit)  :  ?\otre-Daine-du-Mont-Carmel,  cantate 

avec  chœur,  paroles  de  M.  Emile  Deschamps,  sur  la  musique 
de  M.  Caraffa. 

12.  Clapisson.  —  Album  de  C-lapisson,   1846.  —  Paris,  M^^^  Cen- 

drier. In-fol. 
Aujourd'hui,    paroles    d'Emile    Deschamps    (sur   un   rythme    de 
valse). 

13.  —  Le  coffret  de  Saint-Doming:ue,  ojicrctte.  1855.  Paroles  d'E.  Dcs- 

ohamps. 

14.  Dassieh  (Alfred).  —  Les  Ecoliers.  ]»aroles  d'Emile  Deschamps, 

musi(pie  de  Alfred  Dassier.  —  Paris,  Bratidus,  1876.  In-fol. 

15.  Deldevez.  —  Six  morceaux  de  chant  avec  accompagnement  de 

piano,  composés  par  Ernest  Deldevez.  —  Paris,  V^^  Lannes. 

16.  Delsarte   (M"^^).  —  Ce  que  j'aime,   ce  que  j'adore,  paroles  de 

M.  Emile  Deschamps,  musique  de  M'^^  Delsarte.  —  Paris, 
J.  Delahante,   1846.   In-fol. 

17.  DoNiZETTi.   —  Matinées   musicales   :    recueils  de  six    mélodies, 

deux  duettis  et  deux  petits  quatuors,  dédiés  à  S.  M.  la  Reine 
d'Angleterre  et  à  S.  A.  R.  le  prince  Albert,  par  G.  Donizetti, 
paroles  d'Emile  Deschamps  et  Aug.  Richomme.  —  Paris, 
J .  Meissonnier.  1842. 

Longue  douleur.  E.  D. 

Le  Gondolier,  barcarole.  E.  D. 

Les  billets  doux,  romance.  E.  D. 

L'Adieu,  duettino.  E.  D. 

Querelle  d'amour,  scherzo  h  2  voix.  E,  D. 

18.  DuCA    (Giovanni).  —  Ce    que   j'aime,  ce   que    j'adore,    paroles 

d'Emile  Deschamps,  musitjue  de  Giovanni  Duca,  auteur  de 
VAme  de  la  Pologne.  —  Paris,  G.  Flaxland,  1865.  lu-ful. 
Les  Chanteurs  italiens,  à  M'"^  la  comtesse  Potocka,  paroles 
d'Emile  Deschamps,  musi(jue  de  Giovanni  Duca...  —  Paris, 
G.  Flaxland,  1865.    Iii-fdl. 

19.  DucHAMBGE  (M'"<^  Pauline).  —  Album  mu.sicai  pour  l'année  1841. 

—  Paris,  Challaïuel  et  C'^.  —  Poésies  d(;  M'"«  Desbordcs-Val- 
more  et  de  MM.  Jlinilc  Deschamps,  Au^^niste  Barbier,  de  l'ou- 
dras,  Brizeux,  de  ixuiiay,  et  Ernest  Legouvé. 
Votre  fête,  plaintes  d'un  absent,  i)aroIes  d'Emile  Deschamps. 

20.  —  A  M'"*'  Allard.  Les  Chanteurs  italiens,  jjaroles  d'Emile  Des- 

(lianips,  musi([iic  de  M""'  l'iniliiic  1  )ii<-haiiibge.  —  Paris. 
Meissonnier  et  lleugel. 


118  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

21.  —  Kitty  Bell  et  Chatterton,  ballade,  paroles  d'Emile  Deschamps, 

musique  de  Pauline  Duchambge.  —  Paris  Boieldieu. 

22.  —  Ronde  des  Ecoliers,  paroles  de  M.  Emile  Deschamps,  musique 

de   M"^^  Pauline  Duchambge. 
(Dans  VEcolier  nouveau,  journal  des  enfants,  sous  la  direction 
de  M™*^  J.-J.   Fouqueau  de  Passy,  directrice  du   Journal  des 
Demoiselles.) 

23.  —  Romances  et  chansonnettes  de  M™^  Pauline    Duchambge.  — ■ 

Paris,  Ch.  Boieldieu. 
Les  Ecoliers,  paroles  d'E.  D. 

24.  —  Chanson  de  V atelier,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique  de 

>lme  p,  Duchambge. 

25.  La  Vierge  et  V enfant,  romance...  paroles  de  M.  Emile  Deschamps, 

musique  de  M°^®  Pauline  Duchambge.  —  Paris,  les  Compo- 
siteurs réunis  1846.   In-fol. 

26.  DuLCKEN     (Félix-Ferd.).     —    L'Avenir,     varsovienne,     paroles 

d'E.  Deschamps,  musique  de  Perd.  Dulcken.  —  Extrait  et 
adapté  des  dix-huit  hymnes  et  chants  nationauxpolonais.  1797- 
1867,  par  Christian  Ostrowski.  — Paris,  chez  tous  les  éditeurs 
de  musique.  1867. 

27.  Dupont    (Achille).  — -   La  Nuit    de    Jeanne,    poésie    de    Emile 

Deschamps,  musique  de  Achille  Dupont.  —  Paris,  E.  Gallet, 
1901.  In-fol. 

28.  Frelon    (L.-F.-H.).   —   Chants   pour   Venfance    (publiés    par   la 

Revue  de  V éducation  nouvelle,  journal  des  mères  et  des  enfants). 
—  Paris  (s.  d.). 
Il  était  une  bergère,  ronde  enfantine,  paroles  de  M.  Emile  Des- 
champs, air  connu  arrangé  par  M.  L.-F.-H.  Frelon. 

29.  Garcia  de  Bériot  (Maria-Félicité).  —  Dernières  pensées  musi- 

cales de  Marie-Félicité  Garcia  de  Bériot.  —  Paris,  E.  Troupe- 

nas.  1840. 
Le  Message,  paroles  d'E.  Deschamps. 

Adieu  à  Laure,  paroles  de  Métastase,  trad.  par  E.  Deschamps. 
Le  Moribond,  paroles  de  Benelli,  trad.  par  E.  Deschamps. 

30.  Gavarni  (M^^^).  —  Sérénade    espagnole,    paroles    de  M.    Emile 

Deschamps,  musique  de  M™^  Gavarni.  —  Paris,  impr.  de 
Magnier  (s.  d.).    In-fol. 

31.  Ginestet    (Prosper     de).    —    La     Sérénade,     paroles     d'Emile 

Deschamps,  musique  de  Prosper  de  Ginestet.  —  Paris, 
Pacini. 

32.  Glaeser  (Franz).  —  Près  du  goufre-aux-pi^rres,  paroles  imitées 


BIBLIOCiUAPlIIE     MUSICALE  119 

de  ralleinaiid,  par  Emile  Deseliamps,  musique  de  Fraiiz 
Glaeser.  —  Paris,    M.   Schlesinger,   ISKx    lu-fol. 

33.  GoRDiGiANi  (L.).  —  La  Fiance  musicale,  71,  rue  de  Choiseul. 

Soirées  de  Paris,  Dix  mélodies,  paroles  d'Emile  Deschamps, 
musique  de  L.  Gordigiani.  —  Paris,  L.  Escudier. 
Fleurs  et  baisers.  —  Quand.  —  Ma  sœur.  —  Néere.  —  La  Lonta- 
nanza.  —  lîococco,  ballade.  —  Mariage  et  repentir,  ballade 
slave.  —  En  bateau,  sérénade.  —  Triste  pleur.  —  Le  jaloux, 
clianl  |i(i|iiilaire. 

34.  GuiLLOT  (Anlonin).   —    Album   de    Antonin    Guillot    (de    Sam- 

bris),  paroles  de  MM.  Emile  Deschamps,  Alex,  Cosnard 
et  Louis  d'Artois  de  Bournonville.  —  Paris,  Simon- 
Bichault.  1850. 

Les  Mandolines,  jjaroles  d'E.  D. 

Pleurs  et  Fleurs,  rêverie,  par  E.  D. 

35.  —  Mélodies.  Anlonin  Guillot  de  Sambris.  —  Paris,  Choudens. 
Loyse  et  Berengère,  poésie  d'Emile  Deschamps,  nocturne  à  2  voix, 

36.  Halévy   (F.).   —  Cantate,   musique   de    Ilalévy,   exécutée  à   la 

séance  de  la  distribution  des  prix  de  la  Société  des  Gens  de 
Lettres.  1856. 

37.  IIiLLER  (Ferdinand).  —  A  son  ami  Adolphe  Nourrit.  La  Nuit 

de  Jeanne,  ballade,  parole  de  M.  Emile  Deschamps,  musique 
de  Ferdinand  Hiller.  —  Paris,  Pacini. 

38.  HocMELLE.  —  Florine,   romance,   ])aroles   d'Emile   Doschamj)s, 

musique  d'Ed.  Ilocmelle. 

39.  La  Moskowa.  —   Publicaliuns  de  la   l-'raïue  musicale,  ylts^/îce, 

poésie  de  M.  Emile  Deschamjis,  romance  dédiée  à  la  comtesse 
Murât,  musique  de  ^L  le  prince  dé  La  Moskowa. 

40.  L'Epine     (Ernest).    —    C\'st    ma    mère,    paroles    de    M.     l^miic 

Deschamps,  musique  de  b>ncst  L'l^]>in('.  —  Paris.  J.  Mris- 
sonnier  et  fils,   184().   In-fol. 

41.  Lhuillier    (Edmond).    —    La     Sérénade    nacturnc.    pardlcs    de 

M.    Emile    Deschamps,    musicpie    jtar   Ediiintul    Lhiiilhcr.  —    " 
Paris,  Ph.    Petit,   184(5.  In-fol. 

42.  .\LvM<Y    (fih.).    —    La    Nuit    dliiver.    ballade,     [lainjes    de    Ijiiilc 

Deschamps,  musique  de  (,li.  Mani\  .  —  Pans,  Hcriuird-Lattc. 
1850.  lu-f.d. 

43.  ^L\HESCHAL    (lli|».).    —    Auprès    de    toi,     paroles    de    M.    i.niile 

Descham])s,  nnisi(pM'  de  Ilip.  Mareschal. —  Verdun,  Laurent, 
1843.    In-fol. 
{Le  Mélodiste,  joiuiial  de  rDinririPos). 


120  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

44.  Maurel  (Aimé).  —  Ce  que  faime,  ce  que   j'adore,   chant  filial, 

paroles    de    Emile  Deschamps,  musique  de  Aimé  Maurel.    — 

Paris,    Benoît  aîné,   1888.   In-fol. 
Comme  i'ous,  romance,  paroles  de  Emile  Deschamps,    musique 

de  Aimé  Maurel.  —  Hyères  (Var),  chez  Vauteur,  1892.  In-fol. 
J^ai    tant    souffert,     mélodie,     paroles    de     Emile     Deschamps, 

musique    de     Aimé    Maurel.    —  Paris,   Benoît    aîné,    1888. 

In-fol. 

45.  Méhul.   —   Ternaire,    musique  posthume  de  Méliul,  paroles   de 

M.  Emile  Deschamps,  n°  1.  Adieu  du  pèlerin,  romance  ; 
n^  2.  Betour  au  foyer  ;  n*^  3.  Le  Vieux  pâtre.  —  Paris,  Bonoldi, 
1907.   In-fol. 

46.  Meyerbeer.  — ■  Les  Huguenots,  opéra  en  cinq  actes,  paroles  de 

M.    Eugène    Scribe,    musique    de    M.    Giacomo    Meyerbeer... 
Représenté  pour  la  première  fois  sur  le  Théâtre  de  l'Académie 
royale   de   musique,   le   29  février   1836.    —  Paris,    Maurice 
Schlesinger,  1836.  In-4°. 
(Sur  Texemplaire  conservé  à  la  Bibliothèque  de  Versailles,  on  lit 

cette  suscription  de  la  main  de  Deschamps  :  «  En  collaboration 

avec  M.  Emile  Deschamps.  ») 

47.  —  A  Madame  P.  Millaud.  Adieu  aux  jeunes  mariés,  sérénade  pour 

2  chœurs  à  8  voix  (4  hommes,  4  femmes),  paroles  françaises 
d'Emile  Deschamps,  inusic|ue  de  Meyerbeer.  —  Paris,  Brandus- 
Dufour. 

48.  —  Album  de  chant  de  la   Gazette  musicale  de   1848.  —  Paris, 

Brandus  et  C^^. 
Printemps  caché,  musique  de  Meyerbeer,  trad.  fr.  d'Emile  Des- 
champs. 

49.  —  U Amitié,  quatuor,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique  de 

Meyerbeer. 

50.  —  Le  chant  du  dimanche,   prière   d'une  jeune   fille,   paroles   de 

M.  Emile  Deschamps,  musique  de  G.  Meyerbeer.  —  Paris, 
au  Ménestrel,  H.  Meissonnier  et  Heugel. 

51.  —  Collection  des  mélodies  de  G.  Meyerbeer,  illustrée  par  M.  A.  De- 

véria.  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

De  ma  première  amie,  paroles  allemandes  de  Heine,  musique  de 
G.  Meyerbeer,  traduction  française  de  M.  Emile  Deschamps. 

Scirocco,  paroles  allemandes  de  Michel  Baer,  musique  de  G.  Meyer- 
beer, traduction  française  de  M.  Emile  Deschamps. 

Elle  et  moi,  lied,  paroles  allemandes  de  Ruckert,  musique  de 
G.  Meyerbeer,  trad.  française  de  M.  Emile  Deschamps. 


BIBLI0GRAPH1I-:     .MUSICALE  121 

52.  —  Délire,    mélodie,    paroles    d'Emile    Deschamps,    musi(iue    de 

G.  Meyerbeer.  —  Paris,  Meissonnier  et  Ileugel. 

53.  —   Guide  au  bord  ta  nacelle,  jnu'oles  allemandes  de  Heine,  musique 

de  G.  .Meyerbeer  ;  traduction  française  de  Emile  Deschamps. 

54.  —  Nella,    canzona,    paroles    d'Emile    Deschamps,    musique    de 

G.  Meyerbeer.  —  Paris,  Leduc. 

55.  —  Prière  du  matin,  pour  2  chœurs  à  8  voix,  paroles  d'Emile 

Deschamps,  même  musique  que  V Adieu.  —  Paris,  Brandus- 
Dufour. 
(Dernière  œuvre  de  Meyerbeer  :  mai  1864). 
5G.  —  Rachel  à  ^ephtali,   romance  bil)Iique,  i)aroles  d'Emile   Des- 
champs,  musique  de  G.  Meyerbeer.  —  Paris,  Pacini. 

57.  —  Récitatif  et  prière,  composés  pour  les  débuts  de  M.  Mario,  dans 

Robert  le  Diable,  et  dédiés  à  M.  Mario  par  Giacomo  Meyerbeer, 
paroles  d'Emile  Deschamps.  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

58.  —  Trois   petites   mélodies   allemandes,    composées   par    Giacomo 

Meyerbeer,  Traduciions  françaises  par  M.  l'Linih;  Deschamps. 
—  Paris,  Pacini. 

C'est  Elle,  paroles  de  II.  Heine,  musique  de  G.  Meyerbeer. 

Les  Feuilles  de  roses  (à  une  jeune  fille),  partdes  du  W.  Miiller,  musi- 
que de  G.  Meyerbeer. 

Mina,  barcarole,  paroles  de  Michel  Baer,  musique  de  G.  Meyerbeer. 

59.  Molinos-Laffitte  (M™^).  —  La  Pampre  enfant,  romance,  paroles 

de  M.  Emile  Deschanq)s,  musique  de  M'"*^  Molinos-Lallitte.  — • 
Paris,  Ad.  Catelin. 

60.  Mozart.  — Don  Juan,  opéra  en  «incj  actes  de  Mozart.  Traduction 

française  de  MM.  Emile  Deschamj)S  et  Henri  Hlaze.  Nouvelle 
édition.  —  Paris,  C.  Lévij,  1898.  In-8o. 
01.   MtRAi  (C^s^).  —  Trois  romances  :  1°  C'est  mon  seul  bien  ;  2"  Doua 
Sol;  3°  Sur  la  tourelle,  paroles  d'iMnilc  Deschamps,   musiipie 
de  M  nie  la  Ose  Murât. 

62.  NiEDERMEYER.  —  Stradclla,  opéra  en  ein(|  actes,  par  MM.  Einilo 

Deschamps  et  Emilien  Pacini,  iimsiipie  de  M.  L.  Niedermeyer, 
représenté  pour  la  première  fois  sur  le  théâtre  de  l'Acadénue 
royale  de  musique,  en  1837. 

63.  —  Album  de  chant,  comj)Osé  jKir  .\IM.   .Medermeyer,  l\   Halévy, 

Kossini,   Donizetti,   Niedermeyer,   F.   David.  —  18V2.   (Offert. 
aux  abonnés  de  la  Revue  et  Gazette  musicale.) 
Ce  nest  pas  toi,  de  Niedermeyer,  paroles  d'Emile  Descii.nnps. 

64.  —  Le  Chevalier  de  Malle,  paroles  d'Ilmile  1  )esrharrqts.  niusi<pie 

de  Niedermever.  —  Paris,  Pacini. 


122  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

()5.  —  U Etrangère,  paroles   de  M.   Emile   Deschamps,   musique   de 
L,  iSiedermeyer.  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

66.  —  Ménestrel,  journal  de  musique  et  de  littérature.  —  Paris,  Meis- 

sonnier  et  H  eu  gel. 
Ne  Vespérez,  paroles  de  Emile  Deschamps,  musique  de  Nieder- 

meyer. 
]\Ion  pays,  id. 

67.  —  La  Noce  de  Léonor,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique  de 

L.  Niedermeyer  (dessin  de  Gavarni).  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

68.  —  Que  ne  suis-je  un  comte  .^  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique 

de  L.  rsiedermeyer.  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

69.  —  Les  Rayons,  album  de  chant  de  la  France  musicale,   1842. 

Niedermeyer,   Adam,   Clapisson,   A.   Vogel,   A.   de  Beauplan. 
(Dessins  de  Xanteuil).  —  Paris,  H.  Monpou. 
Une  voix  dans  l'orage,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique  de 
L.   Niedermeyer. 

70.  —  S'il  vous  souvient  du  mal  d'amour,  paroles  d'Emile  Deschamps, 

musique  de  L.  Xiedermeyer.  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

71.  —  Seul  objet  de  mes  yeux,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique 

de  L.  Niedermeyer.  —  Seize  ans,  paroles  d'Emile  Deschamps, 
musique  de  L.  Niedermeyer.  ; —  Paris,  au  Ménestrel,  A.  Meis- 
sonnier. 

72.  —  Une  scène  des  Apennins,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique 

de  L.  Niedermeyer.  (Dessin  de  Gavarni).  —  Paris,  M.  Schle- 
singer. 

73.  Perugini  (C).  —  A  son  ami  Gardoni.  Tu  m'aimais,  romance, 

paroles  d'Emile  Deschamps,  musique  de  C.  Perugini. 

74.  PicciNi   (Alexandre).  —  Chant  royal,  à  l'occasion  de  la  fête  de 

S.  37.  Charles  X,  le  4  nov.  1824,  paroles  d'Emile  Deschamps, 
officier  de  la  1^^  légion,  musique  d'Alexandre  Piccini,  i^^  pia- 
niste de  la  Chapelle. 

75.  RosENHAiN  (J.).  —  Echos  des  campagnes,  six  mélodies  à  deux  voix, 

parles  d'Emile  Deschamps,  composés  par  J.  Rosenhain. 
l^'^  cahier  :  Chanson  villageoise.  Nocturne,   Villanelle. 
2^  cahier  :  Barcarole  napolitaine.  Mélodie,  Sérénade. 

76.  RossiNi.  —  Ivanhoé,  opéra  en  trois  actes,  imité  de  l'anglais,  par 

Emile  Deschamps,  en  collaboration  avec  de  Wailly,  musique 
de  Rossini,  arrangée  pour  la  scène  française  par  (Emilien) 
Pasini.  —  Odéon,  15  sept.  —  Paris,  Vérité,  1826.  In-8°. 

77.  —  Beppa  la  Napolitaine,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique 

de  Rossini.  —  Paris,  Schlesinger. 


BIBLIOGUAPHIE     MUSICALE  123 

78.  —  Nizza,  paroles  d'Emile  Desehamps,  musique  de  Rossini.  — 

Paris,  Leduc. 

79.  Sain  d'Arod.  — -  Les  Marguerites  de  Roussilion,  six  mélodies.,., 

paroles  de  -M.  Emile  Deschamps  et  paroles  traduites.  Musique 
de  Prosper  Sain  d'Arod.  —  Paris,  Martin. 

80.  Schubert.  —  40  mélodies  choisies  avec  accompagnement  de  piano, 

par  F.  Schubert,  traduction  française  par  Emile  Descluunps, 
—  Paris,  Brandus  (1851).  In-fol. 

81.  Sémiladis.    —    Cordélia,    fantaisie     shakespearienne,     ])aroles 

d'Emile  Deschamps  et  d'Emilien  Pacini,  musique  de  M.  Sémi- 
ladis, représenté  sur  le  théâtre  de  Versailles  en  1853  (d'après  les 
éditeurs  des  Œu\Tes  complètes  de  Deschamps.  —  Selon 
Arthur  Pougin  :  avril  1854.) 

82.  ScuDo.  —  Le  Sombre  Océan,  méditation,  paroles  de  M.  Eniile 

Deschamps,  musique  de  Scudo.  —  Paris,  Colombier. 

83.  Spontini.    —   La    France    musicale.    Supplément.    Le   chant   de 

Mignon,  mélodie  de  G.  Spontini,  ]»aroles  de  M.  Emile  Des- 
champs, dédié  à  yV^^  Pauline  Garcia. 

84.  Ta'ubert  (G.).  —  Echos  des  familles.  Six  lieder  pour  la  jeunesse, 

par  G,  Taubert,  maître  de  chapelle  de  S.  M.  le  Roi  de  Prusse. 
Traduction    française    de    M.    Emile    Deschamps.    —    Paris, 
S.  Richault.  (L'édition  originale  chez  ^L  Bahn,  Berlin.) 
Le  réveil  des  fleurs.  —  La  berceuse.  —  Les  Pigeons.  —  Les  adieux 
des  oiseaux.  —  La  cloche  du  soir.  —  Le  lutin. 

85.  Vaucorbeil.    —   Mélodies    de   A.-E.    de    Vaucorbeil.    —    Paris, 

Heugel  et  C^e,  (1850). 
Ad  Amphoram,  ode  d'Morace,  imitée  i)ar  E.  Deschamps. 
Ballade  serbe,  imitée  par  Emile  Dcschami)s. 
Ervanec  le  Rimeur,  fragment  d'une  légende  brctdunc,  par  Einilc 

Deschamps. 

86.  VoGEL  (A.).  —  Tobie,  scène  l)il)liquc  piuir  \(»ix  de  basse,  ])ar(dcs 

d'Emile  Deschamps,  iruisique  d'Adolpiie  \'ogel. 

87.  Wachs  {F.).  —  A  la  princesse  Lsabeau  de  Beawau-Craon. 

Je  suis  chasseur,  chanson  espagnole,  paroles  (l'Emile  Dcsclianqis, 
musique  de  F.  Wachs. 

88.  Wroblewski  (Emile).  —  Ving-cinq  mélodies  pour  chant  et  piano, 

par   llniil»'  Wroblewski. 
Madrigal,     p(tésie     d'Emile     Dcschaïups,     Mius)iquc     d'E.     W  lo- 
blewski. 


ABBEVILI.E.    —    IMPRIMERIE    F.    PATLLART 


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