Skip to main content

Full text of "Un démoniaque ; Espagnes ; Histoires du bord de l'eau"

See other formats


Google 



This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 

to make the world's bocks discoverablc online. 

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 

to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 

are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover. 

Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the 

publisher to a library and finally to you. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to 
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying. 
We also ask that you: 

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for 
Personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine 
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. 

+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of 
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe. 

About Google Book Search 

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders 
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web 

at |http: //books. google .com/l 



Google 



A propos de ce livre 

Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec 

précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en 

ligne. 

Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression 

"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à 

expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont 

autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont 

trop souvent difficilement accessibles au public. 

Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir 

du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. 

Consignes d'utilisation 

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre 
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les 
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. 
Nous vous demandons également de: 

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. 
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un 
quelconque but commercial. 

+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez 
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer 
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. 

+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet 
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 

+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de 
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans 
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier 
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère. 

A propos du service Google Recherche de Livres 

En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite 
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer 
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //book s .google . coïrïl 





V.-Y'M-'^J ,//• 




^ i. 




'iâm-m 

-Y/lÂ.K.''' 



! C-s M 



\ 



\t>v 



N 




^\- 






sV: 1 fc n\ti a V e r V T À^ 



^A 



\ 



-^\A 



'. 1^ 




: l 



\ 



^\ \ 




--r.»aSK. ,■ ,-1 



•^ v'-.'jiS'-'V.'l.jSS!»'..»'^'- 



■:;V- fil 




A 



f-; . «yr< ESUu.'V a , . i' 



^ 



Jean Lorrain 



Démoniaque 



PARIS 

E. DEN ru, EDITEUR 



f 



Un Démoniaque 



IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE 

10 exemplaires sur papier de Hollande 
10 exemplaires sur papier de Chine 



JEAN LORRAIN 



Un Démoniaque 



Espagnes 



»/^^>/\A/S^M# 



Histoires du bord de l'eau 




PARIS 

E. DENTU, EDITEUR 

3, PLACE DE TALOIS (p A LAI S-ROY A l) 

1895 



Ô4& 



D5ô4-'idiL 



«9 



9PV 



-V. 



7. A% . 'Sf- 



UN DÉMONIAQUE 



/^ 



^^^^^^^PP^fBiiP 



wmmmmmimmm 



K^ 



UN DÉMONIAQUE 



L. 



11 vient de mourir à Paris, dans un petit 
hôtel de l'autre côté de Teau, une personna- 
lité assez curieuse, bien connue des mar- 
chands de médailles et des lapidaires du 
quartier du Panthéon : Monsieur de Burdhe. 
(Je change à dessein la consonnance du nom 
et bien inutilement peut-être, car tous ceux 
qui ont approché Tétrange individu, dont je 
parle, Tout forcément remarqué et le recon- 
naîtront sûrement). M. de Burdhe habita pen- 



/^ 



UN DÉMONIAQUE 



dant vingt ans, seul avec un vieux valet de 
chambre, Taile gauche d'un ancien hôtel 
Louis XVI de la rue..., que le percement du 
boulevard Raspail a depuis peu fait dispa- 
raître. C'était un assez vaste et beau corps 
de logis à deux étages seulement, surélevé 
d'un perron de cinq marches et se délabrant 
doucement entre une cour moisie, une cour 
aux pavés envahis par les herbes et veloutés 
de mousse, et un petit jardin trempé d'ombre, 
planté de châtaigniers séculaires, profond et 
froid comme un puits; un jardin sans air et 
sans soleil où de Burdhe trouvait le moyen 
de faire fleurir les plus beaux iris du monde, 
-depuis les iris blancs aux pétales de soie 
molle et de nacre jusqu'aux iris noirs de Suse, 
pareils à d'énormes chauves-souris de crêpe 
soudain figées dans Téclosion d'une fleur. 

La famille de Sainte-Radegonde, retirée 
depuis dix ans en province, avait abandonné 
la vieille demeure familiale à ce cousin éloigné, 
(|ui d'ailleurs ne l'habitait que cinq à six mois 



UN DÉMONIAQUE 5 



par an, de Burdhe passant depuis longtemps 
ses hivers en Orient, soit à Smyrne, soit au 
Caire ou sur les bords du Nil pour lesquels 
il avouait une grande prédilection. 11 quittait 
Paris régulièrement fin novembre, et le vieil 
hôtel aujourd'hui disparu ne rouvrait les 
Persiennes de ses hautes portes-fenêtres que 
dans les premiers jours d'avril. De Burdhe 
sortait peu, suivait à peine les deux ou trois 
grandes rares premières qui révolutionnent 
Paris chaque printemps ; mais, quand quelque 
sensationnel acrobate, homme ou femme, 
était signalé dans un établissement de plai- 
sir, comme TOlympia ou les Folies-Ber- 
gère, il arrivait parfois à de Burdhe d'y 
fréquenter toute une semaine, et cette étrange 
insistance n'était pas un de mes moindres 
étonnements; puis il replongeait tout à coup 
dans la retraite, le silence, et, si je le rencon- 
trais et cela à de longs intervalles, ce n'était 
plus que chez les antiquaires des quais, les 
marchands de pierres rares des rues de Lille 



UN DEMONfAQUE 



et de rUnivershé ou les numismates de la 
rue Bonaparte, alors attablé, la loupe à la 
mainetsingalièremeatâttentif, devant quelque 
intaille du xvi® siècle ou quelque camée obs- 
cène de collection. 

Il possédait lui-même dans le mystérieux 
hôtel des Sainte-Radegondc tout un musée 
secret sur pierres dures, célèbre parmi les 
amateurs et les marchands ; mais il ne m'ad- 
mit jamais à contempler ses richesses et ne 
me fit que les honneurs de ses fabuleux plants 
d'iris, dont il avait rapporté d'Orient des va- 
riétés inconnues, aux fleurs tout à fait mons- 
trueuses, déroutantes de formes et de nuances 
et plus semblables à des orchidées maudites 
qu'à d'honnêtes plantes d'horticulteur. 

D'ailleurs tout était étrange et inquiétant 
dans cet homme ; sa pâleur, ses cheveux teints 
au henné comme ceux d'un-Oriental, la sou- 
plesse presque féHne de son corps mouvant, 
tout en lui, jusqu'àses quarante ans demeu- 
rés prodigLeusement jeunes malgré la fatigue 



UN DÉMONIAQUE 



évidente de ses traits» tout angoissait comme 
une énigme dans ce. mystérieux de Burdhe; 
et les: passants se retournaient instinctive^ 
ment dans la rue^ sur ce souple et svelteinK 
connu à la face si lasse et au regard si pâle, 
si paiement bleu et d'une dureté de pierre 
dure. 

Ils luisaient, ces yeux, tour à tour d!acier 
et de lapis entre des cils qu'on eût dit goua- 
ches de kohl, et avaient, en fixant,, une insisf 
tance qui déconcertaitX'était un être à la fois 
répulsif et attirant; la douceur fondante de 
ses très petites mains toujours glacées glis- 
sait entre les doigts comme une fuite' de cou- 
leuvre, et c'était une très particulière impres^ 
sioade malaise que cette étreinte insaiisissa- 
ble et pourtant caressante de doigts fluides et 
froids. Il parlait peu de lui, absolumeat muet 
sur l'emploi de son temps et de ses soirées, 
n'affichait pas de maîtresse, vivait sans amis 
et ne recevait qui que ce soit. Ses seules re- 
lations étaient des marchands et des collée^ 



8 UN DÉIfODHAQUE 

tionneurs comme lui. Un profond mystère 
épaissi à plaisir, enveloppait sa vie, et en 
dehors des conversations d'art et de littéra- 
ture qu'il aimait passionnément, mais avec un 
goût presque exclusif pour le fantasque et le 
bizarre, une admiration maladive pour Edgar 
Poe, Swinburne et Thomas de Quincey, il 
n'ouvrait jamais la bouche que pour se 
plaindre d'étranges lassitudes, d'inexplicables 
fatigues qui le terrassaient tout à coup et, aii 
moment de sortir, le forç?iient à s'étendre et 
à demeurer pendant de longues heures inerte 
et les membres comme dénoués, vaincu par 
il ne savait quel torpide sommeil dont il 
s'éveillait anéanti. Il lui arrivait parfois de 
dormir quarante heures en deux jours; il 
s'éveillait juste aux heures des repas pour 
prendre sa nourriture et retombait presque 
aussitôt dans cette invincible torpeur. Il en 
conservait une sorte d'effroi, flairant en cet 
engourdissement anormal une lésion du cer- 
veau, une dépression nerveuse, en somme un 



ï. 



UN DEMONIAQUE 



danger. Il avait bien consulté, mais aucun 
traitement n*avait eu raison de ces somno- 
lences, de ces léthargies morbides ; il les at- 
tribuait à Tusage de Topium dont il avait 
pris l'habitude en Orient ; il s'en était défait 
à la longue, mais la lourde influence du poi- 
son opiacé l'opprimait toujours et, après bien 
des années, il charriait encore dans ses veines 
la pesante ivresse des fumeurs de kief : d'où 
sans doute ses yeux d'acier bleui et cette im- 
muable pâleur. 

11 avait, dit-on, rapporté de cet Orient fu- 
neste, des souks de Tunis et des caravansé- 
rails de Smyrne, tout un trésor de bijoux an- 
ciens, de tapis précieux et d'armes rares; 
mais je ne fus jamais admis à contempler 
ces merveilles, et les quelques fois où j'al- 
lai chez lui, il me reçut dans une sorte de 
petit parloir très élevé de plafond et tout en 
boiseries blanches, où des estampes de De- 
bucourt et deux ou trois eaux -fortes li- 
cencieuses semblaient éterniser l'atmosphère 

I. 



10 . UN' DEMONIAQUE 

sècheaneûtlibfictine^ si froideaaieQt frivole, du 
siècle (dernier. 

Ce bizarre intéxiear d'orientaliste et d'anti- 
quaire^ je ne devais en pénétrer le mystère 
que bien des années plus tard, dix«huit mois 
après la démolition, du vieil hôtel familial, 
quand de *Burdhe exproprié yint se loger aux 
environs du Champ-de-xMans, dans cette morne 
alors :et maintenant bruyante avenue de La 
Bourdonnais, toute blanche de bâtisses et de 
maisons de rapport. Il avait trouvé là au fond 
d'un jardinet,, dans des conditions analogues 
à celles de l'hôtel Sadnte-Radegonde, un 
petit pavillon depuis longtemps sans locataire 
et dont l'aspect. d'abandon l'avait presque 
aussitôt séduit. C'était un petit bâtiment da- 
tant de mil hui; cent quarante, d'un mau- 
vais style Louis XV, aux toits guillochés de 
lucarnes et dont les guirlandes de plâtre 
s'effritaient dans^un petit jardin de banlieue 
où ne poussaient quedes tournesols; à l'en* 
tour cent mètres de palissades et de ter- 



UN" nEMONFAgOi: II 



rains vagues^ C'est cette solitude qaati râyaiit 
décidé. 

Il déoiéflagea ea plein été, profilant de 
Paris-vide poiir: transporter en toute tranquil- 
lité 8003 curieux mobilier. En octobre, il nson 
retowE d'Allemagae, je le. trouvai insfcaHé, 
mais:- la porte du nouveau logis ne* s'ouvrit 
pas davantage^ qxie celle du précédent: De 
Bardhie, au contraire, me parut plus fermré, 
plus obstinémei;it silencieux que jamais; 11 
avait remplacé son vieux valet de chambre 
par une espèce de grand séminariste à la face 
dolente et d'allure équivoquey avec des petits 
yeux mobiles et virants de voyou parisien; 
des plants d'iris mal venus remplaçaient 
maintenant les tournesols, et deux chimères 
de faïence craquelée d'un vert délavé et 
bleuâtre veillaient au bas du perron : c'étaient 
là les seuls changements aperçus du dehors. 
De Burdhe' combattait maintenant ses terribles 
besoins de sommeil par des courses folles, de 
véritables marches forcées^ prolongées très 



jiiiiii iiiTftilPiPPTrrFiwfftrrnnniTTnrn nrrnnr-n- i 



12 UN DEMONIAQUE 

lard dans la nuit par les avenues ou le long 
des quais de ce quartier solitaire ; j'avais 
vainement évoqué devant lui le danger de ces 
promenades nocturnes : « J'en ai bien vu 
d'autres en Orient, — répondait-il avec un 
haussement d'épaules ; — il ne peut m'arriver 
rien à moi, rien ; et puis j*aime les aspects de 
coupe-gorge, le sinistre moderne de ces larges 
avenues. » Et c'était, avec un petit pétillement 
dans les yeux, une description presque 
amoureuse d'une lueur falote de réverbère, 
d'un angle de rue suspecte ou d'un fiacre 
immobile arrêté sur la berge et se reflétant 
dans Teau ; mais il s'arrêtait tout à coup 
comme en ayant trop dit, et rien n'était plus 
tristement éloquent que ses soudains silences. 
£e de Burdhe aimait passionnément la nuit. 
Est-ce dans une de ces périlleuses sorties que 
de Burdhe fut victime de quelque agression 
de rôdeur ? La complicité de son nouveau 
domestique ouvrit-elle au contraire le pavillon 
de l'avenue de La Bourdonnais à d'anonymes 



UN DEMONIAQUE I3 



assassins? Mais le mystère qui enveloppa 
toute sa vie se fit encore plus dense autour de 
sa mort. Ce fut une fin tragique^ obscure, 
fleurant à la fois le crime et Tau delà ; et le 
matin de décembre où cette mauvaise face de 
sacristain, que je ne pouvais souffrir, se pré- 
senta toute bouleversée chez moi pour m'an- 
noncer qu'il était arrivé quelque chose à 
Monsieur et me supplier de venir de suite, 
j'eus rimmédiat pressentiment que j'allais 
pénétrer dans quelque chose d'affreux. Le 
temps de sauter à bas de mon lit, j'étais vêtu, 
je suivais cet homme. 

Nul désordre dans les deux pièces que nous 
traversâmes d'abord. C'était, cette fois, tendu 
d'un papier anglais de chez Morice, le même 
froid parloir que dans l'hôtel Sainte-Rade- 
gonde ; puis, une salle à manger aux murs 
peints à la colle, uniquement décorée de 
grands paons de faïence. La troisième 
pièce méritait attention, le domestique s'é- 
tait arrêté au seuil ; une vieille tapisserie 



14 UN* DEMOPHAÔIJE 



Louis XIV en faisait le. tour : c'étaient, dans 
un jardin de colonnades et de terrasses, des 
guerriers costiannés à la romaine avec des 
déesses aux tuniques astcagalées d'alors^ 
mais une étrange décotoratioo avait noirci 
les visages et les chairs, singulièrement éclairci 
les étofïies^si' bien que sur le ciel devenu roux, 
au miiieu du gris bleu des jets d*eau, c'étaient 
noaplus des nymphes et des dieux, mais des 
déosuons à. visages de nègres qui vous fixaient 
de leu3?s yeux blancs. Un lit très bas, très large, 
étalait presque à ras de terre ses courtines de 
soie mauve ramagée de fleurs d'of, un mons- 
trueux Bouddha veillait au pied; une haute 
psyché Empire le reflétait Le lit n*était point 
défait, et dans Tair épaissi d'encens et de 
benjoin, une veilleuse turque brûlait. Le do- 
mestâq'ue sLlencieux^soulevait une portière. 

Lày dans ua réduit tout tendu de soieries 
d'Ovien&y sur un .écro*uiement de coussins, de 
Burdhe déjà raidi gisait]; il était en. tenue de 
soirée, un énorme iris blanc marquait sa 



M I MTia 



UN DÉMONIAQUE I5 



boutonnière ; il était tombé en arrière, les 
genoux plus haut que le buste, et sa tête 
exsangue, aux narines déjà pincées, avait roulé 
de . côté, mettant en saillie Tarête des maxil- 
laireset la pomme d'Adam. La. chute avait dû 
être violente et pourtant les vêtements n'é- 
taient point fripés ; à peine le plastron de la 
chemise était-il entr'ouvert. Une de ses mains 
crispées étreignait la chaînette d'argent d'un 
mecveilieuic encensoir^ Pas une goutte de 
sang. : seulement, au cou, à la place où la 
chair est plus douce et plus blanche, une 
ecchymose violacée tournant au brun jaunâtre, 
comme une morsure ou la succion d'un baiser 
long et lent. 

Le parfum de la pièce voisine régnait près 
du cadavre, encore plus tenace et plus fort ; 
il s'y compliquait d'odeurs de poivre et de 
santal, un peu de fumée bleuâtre montait 
encore de l'encensoir. Au milieu de quelles 
pratiques, de quels rites de religion ignorée la 
mort avait-elle surpris de Burdhe ? Une 



i 



l6 UN DÉMONIAQUE 



énorme gerbe d'iris noirs et d'anthuriums se 
dressait, hostile, hors d'un vase d'argent, et 
sur une sorte de petit autel hindou, encombré 
de tulipes de verre et de ciboires, se dressait 
une étrange statuette, une espèce de déesse 
androgyne aux bras frêles, au torse plein, à la 
hanche fuyante, démoniaque et charmante, en 
pur onyx noir; elle était absolument nue. 
Deux émeraudes incrustées luisaient sous ses 
paupières ; mais entre les cuisses fuselées, 
au bas renflé du ventre, à la place du sexe, 
ricanait, menaçante, une petite tête de mort. 



UN DEMONIAQU-E I7 



II 



Or le hasard voulut que le testament de 
de Burdhe me laissât l'ameublement de sa 
chambre à coucher, y compris les tentures et 
tous les bibelots du petit oratoire où son 
inattendu cadavre, correct, en habit noir et la 
boutonnière fleurie d'un énorme iris blanc, 
m'avait naguère épouvanté. Me souciant peu 
d'introduire chez moi les tapisseries et les 
meubles plus ou moins maléficiés d'un pareil 
gîte, j'envoyais le tout à l'Hôtel des Ventes, 
réservant seulement le Bouddha de la chambre, 
le petit autel hindou et l'idole androgyne de 
la pièce voisine au collectionneur et marchand 
Arthur Wing, accouru presque aussitôt chez 



ï8 Vff DÉMONIAQUE 

moi ; mais dans les allées et venues du démé- 
nagement un manuscrit me tombait entre les 
mains, manuscrit entièrement écrit par de 
Burdhe, quoique de diverses écritures. 

Quelque obscures que soient ces révélations, 
peut-être éclaireront-elles d'un jour nouveau 
cette impressionnante et trouble figure de 
Burdhe. Je les transcris telles quelles dans le 
désordre incohérent des dates, mais en sup- 
primant forcément quelques-unes d'une écri- 
ture trop hardie pour pouvoir être imprimées. 

D'abord sur le premier feuillet, cette citation 
tronquée de Swinburne : 

€ IT y a une fiévreuse faim dans mes veines. 
— Le péché I Est<e un péché quand les âmes 
dés hommes sont jetées dans le gouffre^ 
Cependant j'avais bonne confiance pour sauver 
mon âme, avant qu'elle y glissât sous les 
pieds chaussés de feu de la luxure. 

« Oh ! le triste enfer où toutes les douces 
amours ont leur fin, tout, sauf la douleur qui 
jamais ne finit ! » 



■>M»Pl — - I '#fc J-l 



Uîvr DÉMONl^AQUE I9 



II avril 18'] y — L'obscénilé: des narines 
et de» bouches, l'ignominieuse cupidité des 
sourires de femmes rencofitrées dans la rue^ 
la bassesse sournoise et tout le côté hyène de 
bêtes fauves, prêtes à mordre, des commerçants 
dans leurs boutiques et des promeneurs sur 
les trottoirs, commeâl y a longtemps que j*en 
souffre. ! J'en souffrais déjà enfant^ quand, 
descendant par hasard à l'office, je surprenais 
sans les comprendre les propos des domes- 
tiques déchirant les miens à belles dents. 

Cette hostilité de toute la race, cette haine 
sourde d?une humanité de loups-cerviers, je 
devais la retrouver plus lard au collège, et 
moi-même, qui ai la répugnance et l'horreur 
de tous les; bas instincts, ne suis^j-e pas ins- 
tinctivement violent et ordurier, comme cette 
foule sensuelle et meurtrière, la foule des 
émeutes qui jettse les sergents de ville à la 
Seine et criait il y a. cent ans : A la lanterne ! 
comme elle vocilère aujourd'hui : A Veau! à 
Veauiî 



20 UN DEMONIAQUE 



y octobre 187 s» — Il n'y a de vraiment beau 
que les visages des statues; leur immobilité 
est autrement vivante que la grimace de nos 
physionomies. Comme un souffle divin les 
anime, et puis quelle intensité de regard dans 
leurs yeux vides! 

J'ai passé toute ma journée au Louvre et le 
regard de marbre de V Antinous me po.ursuit. 
Avec quelle mollesse et quelle chaleur à la 
fois savante et profonde ses longsyeux morts 
se reposaient sur moi ! Un moment j'ai cru y 
voir des lueurs vertes. Si ce buste m'appar- 
tenait, je ferais incruster des émeraudes dans 
ses yeux. 

24 février 18 jj. — J'ai fait aujourd'hui une 
démarche ignoble : j'ai été intriguer près d'un 
journaliste, que je connais à peine, pour pou- 
voir assister à une exécution, et pourtant le 
sang me répugne, et chez le dentiste, en 
entendant un cri dans la pièce à côté, je 
défaille presque et je vais me trouver mal. 



UN DEMONIAQUE 21 



Pitzer m'a promis une carte. Non décidé- 
ment, je n'irai pas à cette exécution. 

70 mai jSyj. — Je viens de voir la plus 
belle collection de pierres dures. Quelle 
pureté de profils, et quelle suavité de lignes 
et d'attitudes dans les moindres camées ! Les 
Grecs ont plus de grâce, je ne sais quelle 
sérénité heureuse qui pourrait bien être le 
caractère de la divinité, mais les intailles 
romaines ont je ne sais quelle ardeur intense. 
Il y avait là dans le chaton d'une bague une 
tête adolescente couronnée de lauriers, quelque 
jeune César, à l'expression exténuée et jouis- 
seuse, à la fois désirante et lasse, dont je 
vais rêver pendant bien des nuits... Rêver! 
Certes, il vaudrait mieux vivre et je ne fais 
que rêver. 

I y juillet i8j8, — On rencontre, les soirs de 
fête, très tard, dans les rues, de bizarres 
passantes et de plus étranges passants. Ces 



22 UN DEMONIAQUE 



nuits de joie populaire remueraient-elles au 
fond des êtres d^anciens avatars oubliés? mais 
j'ai absolument croisé ce soir dans le remous 
de la foule excitée et suante des masques 
d'affranchis bithyniens et de courtisanes de la 
décadence. 

Il se dégageait ce soir de cette grouillante 
esplanade des Invalides, à travers les péta- 
rades des tirs, les relents de fritures, les 
hoquets d'ivrognes et l'atmosphère empestée 
des ménageries, de fauves effluves d^une fête 
sous Néron. 

2j novembre^ même année. — ^ Le regard 
naorne et si lointain de VAntinous, la prunelle 
extasiée et féroce, implorante pourtant, du 
camée romain, je viens de les retrouver, et 
cela dans un pastel plutôt lâché de facture et 
signé d'un nom de femme, une peintresse 
inconnue à laquelle pourtant je ferais bien 
une commande si cet étrange regard, j'étais 
sûr qu'elle le reproduisît. 



> 






UN DEMONIAQUE 23 



Et cependant moins que rien, ces deux ou 
trois crayons de pastel écrasés autour de cette 
face carrée, amaigrie, aux maxillaires énor- 
mes, et plafonnant, la bouche voluptueuse- 
ment ouverte, les narines dilatées, sous une 
lourde couronne de violettes Pressées, avec au 
coin de Toreille un pavot. La face est plutôt 
laide, d'une couleur cadavéreuse et tn&te, 
mais sous les paupières à peine soulevées luit 
et sommeille une eau si verte, Teau morne et 
corrompue d'une âme inassouvie, la dolente 
émeraude d'une effrayante luxure ! 

Je donnerais tout pour trouver ce regard. 

K) décembre^ même année. — « Dort-elle ou 
veille-t-elle ? car son cou, baisé de trop près, 
porte encore une tache pourprée où le sang 
meurtri palpite et s'efface ; douce et mordue 
doucement, plus belle pour une tache. » — 
Laus Veneris (Swinburne). 

Oh I cette tache violâtre sur ce beau cou de 
femme endormie et l'abandon presque pareil 



. •* ■ ■■ ^^ — o -^^^ 



24 UN DÉMONIAQUE 



à la mort, le calme de ce corps anéanti de 
plaisir! Comme elle m'attirait, cette tache. 
J'aurais voulu y appliquer mes lèvres et sucer 
lentement toute l'âme de cette femme et cela 
jusqu'au sang, et puis ce pouls régulier m'é- 
nervait; le souffle de sa respiration, sa gorge à 
temps égaux soulevée m'obsédaient comme 
le tic tac d'une pendule de cauchemar, et j'ai 
vu le moment oii mes mains crispées allaient 
^treindre la dormeuse à la gorge et la serrer 
jusqu'à ce qu'elle ne respirât plus ; je me suis 
levé, une sueur froide aux tempes, je me suis 
senti pendant dix secondes une âme d'assas- 
sin, et puis il sortait de ses lèvres une petite 
odeur de pourriture... Cette odeur fade, tous 
les êtres humains l'exhalent en dormant. 

les saints de la Thébaïde, que de coupa- 
bles nudités doucement entr'ouvertes venaient 
tenter la nuit dans le mirage des sables ! O 
ces errantes figures de volupté, dont les reins 
et les ventres frôleurs laissaient des sillages 



^ -;>k^> 



UN DÉMONIAQUE 25 



d'aromates et d'encens, et c'étaient pourtant 
de nlauvais esprits ! 

10 janvier 1881. — 11 y a en moi un fonds 
de cruauté qui m'effraie ; il dort pendant des 
mois, des années, tout à coup il s'éveille, 
éclate et, la crise passée, me laisse dans l'é- 
pouvante de moi-même. Ce chien tantôt, dans 
l'avenue du Bois, je l'ai cravaché jusqu'au 
sang, et pour un rien, pour n'être pas de suite 
accouru à mon appel. La pauvre bête était 
là, l'échiné rampante, rasant presque terre, 
ses grands yeux humains attachés sur moi, et 
ses hurlements lamentables. Ils auraient at- 
tendri un boucher ! Mais comme une espèce 
d'ivresse me possédait, et plus je frappais, 
plus je voulais frapper : chaque frémissement 
de cette chair pantelante me communiquait je 
ne sais quelle ardeur sauvage. On avait fait 
cercle autour de moi et je ne me suis arrêté 
que par respect humain. 

Après, j'ai eu honte... Je me souviens qu'en- 

2 



26 UN DÉMONIAQUE 



fant j'aimais à tortorer les bêtes ; et l'histoire 
des deux tourterelles qu'on m'avait 'mises une 
fois entre les mains pour me distraire, et 
qu^instinctivemeat, inconsciemment, j'ai ser- 
rées jusqu'à les étouffer, je;ne Kai pas oubliée, 
cette atroce histoire, et je n'avais que huit ans. 

La palpitation de la vie m'a 'toujours rem- 
pli d'une étrange rage de destruction et j'ai 
souvent des .idées de meurtre dans l'amour. 

Y aurait-il en moi un être double > 

•28 février. — Pourquoi cette sotte rencontre 
me poursuit-elle avec cette persistance ? Elle 
a remué en moi je ne sais quoi d'innommable 
et de malsain, quelque chose que je ne soup- 
çonnais pas, et quoi de plus simple. pourtant, 
en y réfléchissant, que la rencontre de ces 
deux masques } Une femme en collégien, le 
képi sur l'oreille, la poitrine sanglée dans la 
tunique à boutons de métal, et avec elle cet 
ignoble drôle en soutane, traînant dans le rais- 
seau la dignité du prêtre, sûrement quelque 



UN DÉMONIAQUE 2^ 



voyou.- II. n'y avait pas à s'y méprendre par 
cette nuit de mardir-graa, et puis le dandine* 
ment de la femme, ses fortes hanches saillant 
sous le drap de la tunique^ Teffronté maquil- 
lage de cette face de fille^ tout criait la noce 
et la crapule d'une nuit de carnaval, tout jus- 
qu'à Tair béat et le sourire oblique de ce 
camelot en robe et en rabat. Mais dans cette 
rue mal éclairée du quartier des Halles, à la 
porte de cet hôtel meublé, la. silhouette de ces 
deux masques devenait dangereuse, inquié- 
tante ; l'heure était louche aussi, près de mi- 
nuit et demi. Que venaient-ils de faire tous 
deux dans ce logis de rencontre .> Et elle était 
abominable, ignominieuse et sacrilège, l'idée 
qufimposait fatalement ce collégien andro- 
gyne accompagné de ce pseudo^curé. 

1$ mars, — Je suis maintenant les bals 
masqués, j'ai la fascination du masque. 
L'énigme du.visage que je ne vois pas m!at- 
tire, c'est le vertige au bord d'un gouffre ; et 



28 UN DÉMONIAQUE 



dans la cohue des bals de TOpéra, comme 
dans le promenoir bruyant et triste des 
Élysées-Montmartre et des Folies, les yeux 
entrevus par les trous du loup ou sous la den- 
telle des mantilles ont pour moi un charme, 
une volupté de mystère qui me surexcite et me 
grise d'une fièvre d^inconnu. Cela tient de 
Taléa du jeu et de la furie de la chasse ; il 
me semble toujours que sous ces masques 
luisent et me regardent les liquides yeux verts 
du pastel que j'aime, le regard lointain de 
V Antinous. 

21 novembre. — Il n'y a pas à dire, j'ai eu 
cette nuit plus qu'une vision : un être inconnu, 
de l'invisible et de l'intangible s'est mani- 
festé. J'étais couché et ne dormais point; je 
m'étais même couché de bonne heure, ayant 
dans la journée, suivant l'avis de mon méde- 
cin, fourni une longue marche, tenté de briser 
mes nerfs par une fatigue saine : ellk m'est 
apparue. 



UN DEMONIAQUE 29 



Ma lampe était allumée, ma table de chevet 
sur mon lit, mon livre devant moi ; donc je 
ne dormais pas. 

C'était une figure nue, de taille moyenne, 
plutôt petite et d'une pureté de lignes incom- 
parable. Elle se tenait debout au pied de mon 
lit, légèrement renversée en arrière, et comme 
flottante dans la chambre, car ses pieds ne 
touchaient pas le sol ; elle paraissait dormir. 

Les paupières baissées, les lèvres entr'ou- 
vertes, sa nudité s'offrait abandonnée et chaste, 
ses bras nus croisés sur sa nuque soute- 
naient sa tête extasiée en effilant la cambrure 
du torse, ponctué de rouille aux aisselles. 

Sa chair avait des transparences de jade^ 
c'était une vision délirante ; mais de son front 
diadème d'émeraudes voltigeait et coulait un 
voile de gaze noire, une vapeur de crêpe qui 
dérobait le sexe et s'enroulait aux hanches 
pour se nouer, comme un lien, autour des deux 
chevilles, aggravant de mystère la pâle appa- 
rition. 

2. 







30 



UNN DEMONIAQUE 



El j'aurais voulu connakire le regard> caché 
sousccs paupières closes. Un secret pressen* 
timent me disait que cette nudité léthargique' 
possédait rénigme démon malietde ma gué- 
rison ; cette^.fîgure en extase de morte amou- 
reuse était la. vivante incarnation de mon 
secret Quelques mots (cap fut-ce bien^ elle 
qui les prononça) frémirent à mon oreille : 
Astartéj Acte, Alexandrie, et la figure s'éva- 
nouit. 

Astarté, le nom de la Vénus syrienne ; Acte, 
ceLui.d'une:.affranchie ; Alexandricf la vilie des 
Ptolémée^ descourtisaaeset des philosophes ; 
Astarté^ le nom d'un^démon aussi^ 



j*" décembre. 
rÉgypte. 



Je pars demain pour 



Ici finissait le premier cahier du manuscrit.. 



UN DEMONIAQUE 3 I 



III 



J'ai coDBti Mlàgéeleine et Marthe en Galilée; 

Je saigpe^dans Pétrone et ris dans Apulée, 

Je suis le souffle ardent des lointains siècles d'or. 

Je flotte dans les plis des robes et des chapes, 
Je dîne au lit des rois et soupe chez* les papes 
Et je vis dans ton cœur et dans d'autres encor. 

Astarté> Acte, Alexandrie 1 II y a dix ans 
que ces trois noms ont frémi à mon oreiJlle, et 
dépuis dix ans je cours et parcours rOdent, 
obsédéf.à la recherche de la délirante vision 
d'une; inoubliable nuit.. 

Et dans les rues montantes delà Kasbah 
pas plus qu'autour des mosquées du Caire, 
dans le clair-obscur ensoleillé des souks 



32 



UN DEMONIAQUE 



de Tunis pas plus que dans les huttes de 
boue et de roseaux des villages du Nil, nulle 
part je n'ai rencontré les liquides yeux d'éme- 
raude dont la lointaine et captivante pro- 
messe m'a fait tout abandonner, pays, famille, 
Us êtres chers comme les habitudes invété- 
rées, plus fortes souvent que les affections ; 
et partout, dans les ruelles assourdissantes de 
Constantine comme dans les cafés maures de 
Biskra, la déesse syrienne, Pénivrant fantôme 
d'Orient, Astarté m'a partout déçu, m'a par- 
tout trompé, m*a partout menti. 

Elle ne m'est plus jamais apparue. 

Les aije pourtant assez souvent suivies, 
les femmes empaquetées de soieries et de 
voiles de son brûlant pays I Femmes arabes 
ou mauresques se rendant soit à la mos- 
quée, soit au bain, quand elles descen- 
daient, trébuchantes, les marches des ruelles 
baignées d'ombre, ai-je assez longtemps inter- 
rogé sous le haïck leurs longs yeux d'extase et 
de langueur, ces yeux uniformément mouillé 



UN DEMONIAQUE 33 



dekoih, implorants comme ceux des gazelles, 
mais, quand on les regarde bien, brillants et 
d*urs comme la prunelle miroitée des oiseaux, 
vides et froids yeux de jais, car tous les yeux 
sont noirs sous ces ciels de lapis et aucun des 
êlïes rencontrés là-bas, 'autour de la pyramide 
de Chéops comme dans le désert de pierre de 
Pétra, n'a tenu la promesse de la déesse. Ni 
Ouled-Naïl ni même ânier fellah, nul d*entre 
tous ces animaux d'Orient n'a su m'offrir le 
terrible et doux regard d'aigue-marine que la 
vision m'avait promis. 

Astarté, Acte, Alexandrie I 

Cet introuvable et morbide regard, s'il 
n'existe pas, pourquoi luisait-il si étrange- 
ment sous les paupières de plâtre de l'Anti- 
nous, pourquoi souriait-il, si désespérément 
impérieux et las, dans l'intaille verte de cette 
bague ? et cette peintresse, qui Ta si bien saisi 
dans ce pastel de femme voilée, où Tavait-elle 
rencontré ou rêvé, ce regard, pour que je l'aie 
immédiatement reconnu ? 



34 UN- DEMONIAQUE 

Et la somnolente figure qui me chuchota 
les trois noms fatidiques : As tarte, Acté^ 
Alexandrie, pourquoi laissait-elle filtrer cette 
lueur froideet verte de dessous ses paupières 
appesantîmes.^ 

Oh ! ce regard, dont la vaine recherche 
m'exaspère et m^obsède, je suis sûr que je 
l'eusse rencontré sous les empereurs de la déca- 
dence, dans la Rome des Néron et des Hélioga- 
baie, dans celle de Tibère aussi! regard de 
gladiateur ou de patricienne Vestale, dernière 
appel de vierge livrée aux bêtes ou prière de 
hiérophante d'Asie venu avecSœmia dans la 
ville des Césars, avec quelle frénésie j'aurais 
aimé, puis étranglé de mes propres mainsPêtre 
ador^ de luxure et de souffrance qui eût pos- 
sédé ces yeux verts ! 

La volupté n'est peut-être bien que le sou- 
rire de la douleur? et la luxure alors? oui, 
Thorri-ble, c'est justement la chaude et féroce 
luxure qu'attire :en moi l'exaspérée poursuite 
de ce fuyant regard. H a tout flétri, tout 



'rfTA 



rr»r 



UN DÉMONIAQUE 35 



souillé en moi comme un virus xt c'est de^ia 
boue qui coule maintenant dans mes veines. 
Uobscénité jaillit partout autour de moi, les 
^objets, Tart même, tout. à mes yeux devient 
obscène, prend :un sens 'équivoque, ignable, 
impose une idée basse et dégrade les sens et 
l'intellect en moi! 

Ainsi ce Debucourt que j- achetais, il y a six 
ans, sur les quais, et qui représente dans les 
tonaBlés attendries et délicatement nuancées 
du peintre deux jeunes femmes serrées l'une 
coft^e Tautre et jouant avec une colombe, 
pourquoi ne m'inspire-t-il, ce Debucourt, que 
des pensées obscènes ? L'estampe en est assez 
connue pourtant, l'Oiseau ranimé^ s'intitule- 
t-elle. Poudrées, enveloppées dans les gazes 
et les linons flottants de l'époque, d^un coloris 
de chair adorable et d'une beauté aristocra- 
tique toutes deux, pourquoi ces créatures de 
grâce et de fraîcheur s'associent-elles dans 
mon idée au souvenir de la Reine et de 
M"*^ de Lamballe?... et c'est la plus ignomi- 



36 UN DÉMONIAQUE 

nieuse calomnie de l'époque, les plus sales 
racontars du Père Duchêne, la boue même 
des clubs Jacobins qu'évoque à mes yeux cette 
estampe, et cela pour le geste d'une des 
femmes écartant son fichu de linon et retirant 
d'entre ses seins la colombe qui s*y est blot- 
tie, blancheur entre les blancheurs. 

Et ce sont toutes les infamies débitées sur 
la liaison de Marie-Antoinette et de l'infor- 
tunée princesse, qui assiègent alors ma mé- 
moire; c'est comme une fièvre. Une frénésie 
de rut et de cruauté m'investit et, parmi les 
rumeurs grondantes d'une émeute populaire, 
je me trouve tout à coup transporté dans le 
recul d'un siècle, par une chaude journée 
d'orage, aux abords d'une prison. Une foule 
suante d'hommes en bonnets rouges, de por- 
tefaix à têtes de brutes, la chemise débraillée 
sur des poitrines velues, me bouscule et m'é- 
touffe; on vocifère, partout des yeux de haine. 
Uair est lourd, empesté d'alcool, d'odeurs de 
crasse et de haillons, des bras nus agitent des 



!.l>tO<Ca;ak.f.<^. . .. 



UN DEMONIAQUE 37 

piques et avec un grand cri je vois soudain 
monter dans le ciel de plomb une tète coupée, 
une tête exsangue aux yeux éteints et fixes, 
que des hommes ivres se passent de mains 
en mains, soufflètent et baisent sur les lèvres. 
L*un d'eux porte, enroulé autour de son bras 
nu, comme un paquet de lanières sanglantes, 
tout un nœud de viscères; il ricane, les lèvres 
ornées d'une équivoque moustache blonde 
pareille aux poils frisés d'un sexe... et ce sont 
autour de la moustache postiche des propos 
ignobles, des gros rires outrageants; et la tête 
oscille au-dessus de la foule, brandie au bout 
d'une pique : la tête de la princesse de Lam- 
balle que les septembriseurs viennent de faire 
coiffer, friser, poudrer et raviver de fard pour 
la porter à Thôtel de Penthièvre et de là au 
Temple sous les fenêtres de la Reine. 

Et je me ressaisis révolté d'horreur. 

D'ailleurs cette tête coupée m'est devenue une 
obsession. Maintenant j'en vois partout, par- 
tout des rictus de décapités, des dents froides 

3 



38 UN DÉMONIAQUE 

de guillotinés me raillent et me sollicitent : 
L'hallucination se précise surtout dans la ban- 
lieue, dans l'abandon de ces routes sinistres 
qui longent les fortifications et, comme j'aime 
mon mal en véritable malade, je sais où et 
comment faire naître la déséquilibrante et 
cruelle vision. 

Oh! les nuits de lune, les courses folles 
dans un fiacre de barrière du boulevard Bi- 
neau aux berges de Billancourt , les lentes 
promenades évocatoires le long des tristes 
roules bordées de palissades et de quelques 
rares villas aux volets clos. Comme elle s'é- 
mane et monte facilement de ces paysages 
lépreux et pauvres, la suggestion du crime, la 
floraison du mal! Comme cette province du 
rôdeur et de la pierreuse est bien celle du 
cauchemar moderne, et comme la décevante 
Astarté, celle qui se refuse si obstinémenj 
dans les villes enchantées de l'Orient, comme 
elle se livre complaisamment dans ses atours 
de goule au bord des terrains vagues et des 



UN DEMONIAQUE 39 

guinguettes à l'abandon. Que l'endroit soit la 
route de la Révolte, la plaine de Malakoff ou 
les carrières de glaise de Montrouge, Astarté 
rit partout, dans les solitudes de Gennevilliers 
comme sur les bords empuantis de la Bièvre. 
Alors des petits murs des maraîchers, des 
bordures de planches des nourrisseurs , au- 
dessus des toits des hangars bleuis par la 
lune, les coupables têtes des suppliciés sur- 
gissent, têtes de Pierrots cravatés de rouge 
vif. On les dirait de plâtre, tant elles parais- 
sent blêmes, blêmes oui, mais si gouailleuse- 
ment prophétiques avec leurs lèvres bleues et 
leurs claires dents froides, têtes d'assassins 
ou d'anarchistes, les Gamahut, les Pelz et les 
Lebiez auprès des Ravachol ; et tous, avec leurs 
cheveux hérissés et pourtant si ras tondus sur 
la nuque, l'air de Jean-Baptiste du crime, car 
Salonié danse toujours devant le vieil Hérode 
exténué de luxure et ne tient pas pour rien le 
lotus symbolique tendu vers le roi des mornes 
civilisations. 



40 



UN DEMONIAQUE 



Astarté! quelle ironie et quel leurre. Avoir 
rêvé d'une déesse d'Asie, d'une affranchie 
presque impératrice de Rome et des amours 
monstrueuses et sacrées des sanctuaires abolis 
de rOrient pour échouer dans les odeurs de 
vinasse et de sang d'un matin de la Roquette, 
un jour d'exécution. 

Les yeux glauques et désirants de la femme 
voilée du pastel, j'ai cru les rencontrer un soir 
pourtant. 

C'était à Constantine, dans la rue des 
Echelles, la rue des filles et de la prostitution 
qui dévale si raide au-dessus du Rummel! 

De cafés maures en cafés maures et de po- 
sadas espagnoles en buvettes maltaises, com- 
ment nous étions-nous échoués dans ce bouge 
équivoque de fumeurs de kief> Une mélopée 
aiguë et monotone y glapissait de fifres et de 
derboukas et, au milieu d'un cercle d'Arabes 
accroupis, deux êtres exsangues aux yeux 
tirés et morts, aux souplesses de couleuvre 
s'y déhanchaient, abominables, avec d'é- 



,ix— ,■ 



UN DÉMONIAQUE 4I 



Iranges creusements de reins. Oh! les appels 
désespérés, presque convulsifs, de ces bras 
grêles au-dessus de ces faces figées! Les 
yeux peints, les joues peintes, ils se tor- 
daient, invraisemblablement sveltes, dans des 
flottements de gaze et de tulle lamé d*or, 
comme en portent les femmes, secoués de 
temps en temps de la nuque aux talons par 
de courts frissonnements de tout l'être, comme 
sous une décharge de. pile électrique. Tout à 
coup un des danseurs sMmmobilisait,tout raide 
avec un cri perçant de hyène, et dans ses 
prunelles révulsées je vis resplendir l'introu- 
vable regard vert. Je m'élançais vers lui et le 
prenais aux poignets : il venait de s'affaisser, 
une écume aux lèvres. C'était un épileptique 
et, qui pis est, un pauvre être aveugle, un 
misérable danseur Kabyle épuisé de vice et de 
phtisie, destiné sous peu à mourir. 

Ici finissait le second manuscrit. La suite 
tombait dans l'incohérence, dans la folie, dans 



42 UN DEMONIAQUE 



un érotisme si fantasque et si maladil que la 
transcription du texte n'en devient plus pos- 
sible ; le démoniaque tournait à la manie, 
l'anémie cérébrale devenait évidente, et à 
l'obscurité de la pensée correspondait la fréné- 
sie de récriture. Quelques citations pourtant. 

Venise^ octobre 1888. — J'ai cru rencontrer 
aujourd'hui l'implorant regard qui m'obsède, 
l'œil trouble et vert qui a fait de moi un 
misérable déséquilibré, un déclassé et un fou. 
C'était à l'hospice des vénériennes, dans l'at- 
mosphère fade et tiède d'une grande salle aux 
murs peints à la chaux, aux vitres incendiées 
de soleil par la plus belle après-midi. Elle était 
étendue parmi la blancheur douteuse de ses 
draps d'hôpital, et sa chevelure d'un rouge 
acajou, étalée sur ses oreillers, faisait paraître 
plus terreuse encore sa face jaune de syphili- 
tique. Elle se taisait immobile au milieu des 
chuchotements, à peine baissés de ton à notre 
entrée, de vingt autres femmes, vingt conva- 



UN DEMONIAQUE 43 

lescentes ou moins malades se bousculant, en' 
camisoles, autour d'une table encombrée de 
verroteries^ de numéros et de cartons ; toute 
la salle valide, avec Tanimation de geste et de 
voix propre à la race, jouait à la loteria, La 
malade à la pâleur de cire, elle seule, ne par- 
lait pas, ne bougeait pas. Mais entre ses cils 
mi-clos une eau verte et pailletée d*or luisait, 
une eau dormante et triste et pourtant incen- 
diée de lumière, comme le lit d'une source 
obscure à l'heure de midi; et un si doulou- 
reux sourire contractait en même temps les 
pauvres lèvres fanées et le coin des paupières 
meurtries qu'un instant j'y crus voir res- 
plendir l'expression d'infinie lassitude et d'ex- 
tase enivrée de ma première apparition. 

Je me penchais curieusement sur le lit, la 
face s'était détendue, les yeux s'étaient fermés. 
« Un spasme comme elle en a souvent, disait 
le médecin qui nous accompagnait, c'est une 
tumeur aux ovaires, celle-là est condamnée. » 

Le petit danseur phtisique du café de Cons- 



44 



UN DEMONIAQUE 



tantine était condamné, lui aussi. Serais-je un 
amoureux d*agonies? effroyable et déroutant, 
cet invincible attrait vers ceux qui vont mourir. 

Florence, février i8go. 

La tête doulourouse, ardente et maladive, 
A dans le morne attrait de sa grâce native 
Le charme d'une vierge et d'un garçon pervers. 

Favori de prélat ou savante Ophélie, 

Son énigme est souffrance, enivrement, folie, 

Et comme un philtre noir coule dans ses yeux verts. 

Un philtre noir coulant dans des yeux verts, 
c'est là tout le regard que je cherche, ce sont 
aussi les yeux de la Primavera de Botticelli. 
Le poète inconnu qui a écrit ces vers sur cet 
album d'hôtel a bien compris, lui aussi, l'in- 
tensité de ces inoubliables yeux; ce devait être 
un possédé comme moi. Il est ainsi de par 
le monde de pauvres âmes désorbitées et pa- 
reilles, faites pour se comprendre et qui ne 
se rencontreront jamais. 



• •' -.rlT- ' m,m, -m .' ,^Aii'-'.SJj g^^^^^g^.-. 



UN DEMONIAQUE 45 



Rome, avril i8go. — J'aime ces fresques 
des Noces Aldobrandines; ces attitudes de 
femmes drapées de voiles légers, comme des 
vapeurs, sont d'une volupté chaste, d'une grâce 
abandonnée tout à fait délicieuse, ce sont plus 
des enroulements d'étoffes que des vêtements. 
Une pudeur sensuelle, religieusement mys- 
tique, fait de ces corps penchés, voilés de 
mauve et de blanc, comme de grandes fleurs 
sacrées dont rapproche serait défendue. La 
vision d'Asie qui m'apparut un jour avait ces 
altitudes; Têtre aux yeux verts dont je suis 
affolé, si je le trouve un jour, les aura sûre- 
ment, ces déhanchements harmonieux et 
fuyants. 

Malheureusement tous les personnages de 
ces fresques ont les traita effacés et les regards 
éteints. 

Je suis un amoureux de fantômes. 

Paris, juin i8ç2, — J'ai rencontré ce soir à 
la fête de Neuilly un marchand de programmes 

3- 



40 UN DEMONlAgUE 



qui avait de singulières dents de jeune 
chien. 

Oui, plus j*y pense, c'était le sourire à la 
fois ironique et bestial du jeune faune dansant 
du Vatican. 

PariSy août iH()2, — Je n*irai décidément 
pas à ce rendez-vous pris chez Jeanne de Car- 
ceilles. Cette acrobate a les plus merveilleuses 
lignes de hanches et de jambes, mais la tête 
est vraiment trop celle d'une Sidonie de coif- 
feur^ 

Elle ressemble à Émilienne. 

Comment ai-je pu m'éprendre, même dix 
minutes, de cette face de poupée si niaisement 
souriante, et puis cette bouche trop petite, ces 
yeux trop grands, ces joues trop roses et ces 
cheveux ridiculement blonds } 

J'en serai pour mes vingt-cinq louis, car 
miss Adda ne se dérange pas à moins ; bah ! 
c'eût été payer trop cher un regret, que dis-je 
un regret, une nausée. 



^ 



UN DÉMONIAQUE 47 

J'aurais mieux fait d'aller à Bayreuth que 
de m'attarder cet été à Paris. 

Marseille, avril J8gy. — Le rêve m'envahit, 
le rêve me possède, je ne suis plus qu'un dor- 
meur éveillé, et pourtant cet hiver comme tous 
les autres hivers passés soit en Alger, au Caire 
ou à Tunis, Astarté m'a encore déçu, Astarté 
m'a encore menti. 

Pourtant cet hiver j'ai bien cru... Oui, celte 
nuit sans lune sur le Nil, les rameurs de la 
Dahahieh enfin endormis, comme nous des- 
cendions lentement, oh ! si lentement, le cours 
du fleuve aux eaux stagnantes et que l'im- 
mense paysage infiniment plat fuyait à perte 
de vue, à peine nuancé de cendre sur le bleu 
profond de la nuit, j*ai bien cru cette fois voir 
m'apparaître la déesse. 

Déjà, depuis une heure, je regardais curieu- 
sement poindre et grandir à un coude encore 
lointain du Nil un étrange point noir, quelque 
entablement d'ancien temple ou peut-être tout 



lpp«0i«a 



48 UN DÉMONIAQUE 

simplement une roche baignant ses assises 
dans l'eau. 

La Dahabieh descendait lentement sans 
oscillation, comme dans un rêve, et lentement, 
dans le silence de la nuit sans étoiles, l'ombre 
qui m'intriguait s'approchait et prenait forme 
et devenait (car elle se précisait maintenant) 
la croupe d'un énorme sphinx de granit rose 
au profil effrité par les siècles. Tout dormait 
à bord d'un sommeil vraiment déconcertant, 
tout l'équipage tombé dans une torpeur de 
plomb ; et le mouvement de l'embarcation 
s'approchanl sans bruit de la bête immobile 
m'emplissait d'une terreur grandissante, car 
le sphinx maintenant paraissait lumineux; 
comme une clarté vaporeuse émanait de sa 
croupe et dans le creux de son épaule un être 
s'y distinguait debout, la tête renversée et dor- 
mant. 

C'était une forme jeune et svelte vêtue, 
comme les âniers fellahs, d'une mince gan- 
doura bleue avec des anneaux d'or aux che- 



UN DEMONIAQUE 49 



villes, la forme adolescente d'un prince ou d'un 
esclave, car l'altitude de ce sommeil offert 
était à la fois royale et servile, royale de con- 
fiance, servile de complaisance et de savant 
abandon. 

La gandoura s'ouvrait sur une poitrine plate 
d'une blancheur d'ivoire, mais au cou saignait 
comme une large entaille : une cicatrice ou 
une plaie? Quant à la face, je la devinais déli- 
cieuse rien qu'à l'ovale aminci du menton, 
mais, appuyée en arrière, elle baignait tout 
entière dans l'ombre. 

Épouvanté, j'appelais à grands cris sans 
pouvoir réveiller personne à bord; équipage 
indigène et gens de service anglais, tous étaient 
terrassés comme par un sommeil magique, ils 
ne s'éveillèrent qu'à l'aube, le sphinx disparu, 
déjà loin. 

Quand le lendemain je racontai mon aven- 
ture, il me fut répondu par le drogman que ce 
devait être quelque ânier fellah égorgé parles 
bandits arabes qui abondent dans ces parages. 



50 



UN DEMONIAQUE 



L'enfant tué, ils avaient posé là le cadavre 
pour avertir les voyageurs, ironique et salu- 
taire enseignement. 

Puis, après tout, j'avais peut-être rêvé, on 
n*y attacha pas plus d'importance, je passai 
pour un visionnaire à mon bord, je rêve tant 
maintenant. 



C'était la fin du manuscrit. 






LA MARCHANDE D'OUBLIES 



LA MARCHANDE D'OUBLIES 



Celait une petite vieille femme à la face 
rose et unie sous deux bandeaux d'un blond 
sale ; cheveux teints ou perruque, ils avaient 
Tair surtout terriblement faux, ces deux ban- 
deaux à la vierge, et tout en elle d'ailleurs 
avait un air artificiel et fané, qui d*abord amu- 
sait à la façon d'une poupée et puis peu à peu, 
à la longue, intriguait. 

D'une vieille poupée en effet, d'une jeanne- 
ton à monter les bonnets elle avait les yeux 



54 UN DÉMONIAQUE 



bleu pâle et sans cils, la paupière bridée, le 
petit nez insignifiant et le sourire stéréotypé à 
peine souligné par deux petits traits roses, un 
sourire béat et amène. Coiffée d'un éternel bon^ 
net blanc tuyauté, les deux brides nouées juste 
sous le menton, sa taille de mannequin dissi- 
mulée sous un caraco de percale, sournoise 
et proprette, elle errait le long des jours à tra- 
vers le parc de Saint-Cloud, sous les hauts' 
couverts de la grande allée comme par les 
massifs du jardin réservé, offrant d'une petite 
voix fluette sa marchandise aux passants. 

^me Alfred vendait du coco, un coco 
plus frais et plus corsé de goût que celui de 
ses concurrentes; et malgré son âge nullement 
ployée sous sa fontaine à robinets d'étain, à 
son bras gauche un panier d'oubliés recou- 
vert d'un linge, dès le mois d'avril, onlavoyait 
reparaître à la grille de Sèvres et au Pavillon 
bleu, toujours accorte et effacée pourtant, son 
sourire de miel rance aux lèvres, la peau de 
son visage. un peu moins rose peut-être, mais 



t 



LA MARCHANDE D OUBLIES 5 5 



toujours aussi lisse et sans pattes d'oie aux 
tempes. ^ 

Elle avait surtout la clientèle des pioupious 
et des enfants. Les pauvres soldats d'infanterie 
sanglés de noir et pantalonnés de garance fai- 
saient volontiers cercle autour d'elle ; elle les 
rassurait par la simplicité de sa mise, des ana- 
logies de costume avec quelque vieille mère 
laissée là-bas, au village, et puis, quand on 
la connaissait bien, la mère Alfred était pleine 
d'histoires. Il arrivait parfois à ses petits yeux 
de faïence de pétiller drôlement à l'odeur de 
toute cette robuste jeunesse ; et à la tombée 
du jour, dans les allées désertes avoisinant 
l'ancienne Lanterne, elle avait, des soirs, au- 
tour d'elle tout un cénacle de tourlourousébau- 
bis et charmés, l'oreille tendue à ses chansons 
grivoises d'il y a vingt ans, pleines d'allusions 
faciles et polissonnes, qu'elle détaillait d'une 
voix aigrelette, les deux pans de sa robe pin- 
ces du bout des doigts, comme pour une ré- 
vérence, avec de singuliers petits yeux d'un 



,V ïT .-. 



56 UN DÉMONIAQUE 



bleu flambant d'alcool. Il y avait dans cette 
étonnante marchande de coco de la dévote et 
de l'entremetteuse ; certaines chaisières d'égli- 
ses aux petites mains molles et crochues, aux 
prunelles coulées sous d'hypocrites paupières, 
ont de ces câlineries de sourire et de regard. 
De quel équivoque métier peuvent-elles vivre 
hors de Téglise ? Dans quel meublé de faubourg 
font-ellescommerce des objets de piété qu'elles 
ofl"rent d'une voix susurrante aux gros mes- 
sieurs assidus aux offices, notables commer- 
çants du quartier, marguilliers de paroisse et 
anciens magistrats, qu'on est tout surpris de 
rencontrer avec elles certains soirs, à la brune, 
dans les ruelles isolées d'équivoques Grenelles 
et de Pantins sinistres. 

La mère Alfred avait l'allure à la fois pieuse 
et louche de ces dévotes chauves-souris. Il y 
avait du vice dans sa servilité benoîte et de 
l'eau bénite dans son vice; une vieille luxure 
mal éteinte couvait dans ses petits yeux d'un 
bleu gris , mais son obséquiosité de marchande 



LA MARCHANDE d'oUBLIES «57 



répugnait plus encore lorsqu'elle s'adressait 
aux enfants. Elle avait, pour aborder les jeu- 
nes mères et les bonnes, des génuflexions à 
mains jointes, des mines d'admiration apitoyée 
et des inflexions attendries dont l'évidente 
fausseté vous levait le cœur ; et puis c'étaient 
des caresses aux gamines, des regards qu'elle 
voulait maternels aux petits garçons, des 
Mon petit sucre et des Mon chou égouttés 
d'entre ses vieilles gencives, dont la douceur 
rancie, sûrie, tournée à l'aigre inquiétait com- 
me un danger. 

J'avais pour ma part l'horreur de cette 
vieille marchande, et tout l'or du monde ne 
m'aurait pas fait goûter à son coco frais et 
corsé de goût, à son coco pas plus qu'à ses 
oublies, et cela moins encore â cause d'elle 
qu'à cause de ses petites mains miraculeuse- 
ment blanches et conservées, des petites mains 
douillettes de prélat que je soupçonnais ca- 
pables de toutes les complaisances. 

Celte vieille m'indignait, m'écœurait et m'em- 



! 



i 



58 UN DÉMONIAQUE 



plissait d'effroi ; sa clientèle spéciale de sol- 
dats, d'enfants et de jeunes bonnes était pour 
moi une énigme horriblement déchiffrable. 
Cette mère Alfred devait rendre tous les ser- 
vices et parfois en «xiger ; elle était trop nette 
et trop soignée pour avoir renoncé à plaire, et 
ce n'est pas pour rien qu'elle possédait son 
égrillard répertoire de chansons. 

Tous ces soupçons me devinrent certitudes, 
Taprès-dîner de juin où, après une absence 
de trois jours, je vis reparaître la marchande 
de coco, le visage barré d'un affreux bandeau 
noir, une compresse en tampon sur l'œil. Au- 
tour d'elle un cercle de badauds, moitié pouf- 
fant de rire, moitié indignés, bonnes d'enfants, 
soldats et rôdeurs du parc, tout son public, 
en somme, se bousculait et lui faisait escorte. 
Très pâle et soudain apparue vieillie de dix 
ans, la mère Alfred s'expliquait, contait son 
aventure : « Un soûlaud, un butor du vingt-hui- 
tième qui lui avait fait ça, il y a quatre jours, 
vers les neuf heures, dans la petite allée de la 



LA MARCHANDE D'OUBLIES 59 

manufacture, comme elle rentrait à Sèvres. 11 
était en retard pour Tappel et gris comme un 
Polonais pour sûr, car elle ne lui disait rien, elle 
rentrait chez elle, voilà tout ; mais elle s'était 
trouvée sur son passage. Alors lui, comme un 
furieux, Tavait prise à la gorge en la bourrant 
de coups de poing, et des coups, et des coups, 
et des sales mots, et des injures ! Heureuse- 
ment que des terrassiers passaient par là. On 
ne l'aurait pas retirée vivante d'entre ses 
mains. Elle avait porté plainte au colonel et 
son assassin avait trente jours de prison, un 
Breton, — c'était un Breton, c'est pas des êtres 
humains comme les autres. — Mais elle était 
restée trois jours au lit et peut-être qu'elle ne 
rouvrirait jamais son œil ; il allait falloir 
qu'elle aille à la clinique de monsieur Gale- 
zowski. Si c'était pas une abomination, assas- 
siner une pauvre vieille comme elle. Encore 
s'il avait fait ça à une autre ! mais elle qu'était 
bonne, une vraie mère pour le soldat ! » — 
<r Ah ! ça oui, pour sûr ! » et tout le cercle de 



60 UN DÉMONIAQUE 



hocher de la tête et de se répandre en condo- 
léances sur le malheur de cette pauvre madame 
Alfred, les petites bonnes surtout ; car les 
tourlourous étaient plutôt goguenards avec des 
coups de coudes dans les côtes des voisins et 
des clignements d'yeux de gens au courant des 
choses. 

Le mot de la fin m'était donné par un grand 
voyou qui avait assisté à tout le récit, les mains 
philosophiquement enfoncées dans ses poches. 
Il pivotait lourdement sur ses talons, et avec 
un haussement d'épaules: « Bah! elle aura 
voulu le taper, la vieille chatte, et comme il 
était un peu brindezingue et pas à la tendresse, 
il aura cogné dessus, le gas! » Et comme je 
m'exclamais, croyant avoir mal compris : 
« Elle, la mère Alfred ! chaude comme un lapin, 
Monsieur. Avec ça qu'elle s'en prive. Et de 
Vostination et de l'audace. Quand quéqu'un lui 
plaît, il le lui faut, et qu'elle ne se rebute pas l 
D'ailleurs, bonne comme le bon pain et faisant 
plaisir à tous, quoique un peu viocque, tous 



léSmiÊimm, !•* — . 




LA MARCHANDE d'oUBLIES 6i 



ceux qui veulent, mais, dame ! pas fraîche, 
mais marchant pour son compte, pour le plai- 
sir des autres et le sien ;-une providence pour 
les pioupious et pour nous autres, quoi I Le 
bon Dieu dans le parc. » 

« Le bon Dieu dans le parc i> m'enchanta 
pendant huit jours, mais la marchande de 
coco garda son bandeau noir pendant un mois, 
et quand Taffreuse compresse disparut enfin 
de son visage, la mère Alfred se révéla mas- 
quée, marquée, à jamais défigurée par le coup 
de poing du soldat ; son œil gauche s'en- 
tr'ouvrait à peine comme une fente, une fente 
jaune de purulence, entre deux paupières 
rougeâtres. Cet œil maintenant éloignait la 
clientèle ; et puis l'affaire s'était ébruitée, 
les complaisances de la mère Alfred avaient 
transpiré dans le public : les mères et puis 
les bonnes, par ordre de leurs maîtresses, 
évitaient maintenant la marchande ; enfin, les 
enfants en avaient peur. La mère Alfred remit 
son bandeau noir, mais son commerce péri- 

4 



62 UN DÉMONIAQUE 



clita, ce n'était plus sa fontaine qui avait la 
vogue : elle-même avait terriblement changé, 
terriblement vieilli, et un inquiétant profil 
d'oiseau de proie avait surgi de cette face 
autrefois, rose et poupine de dévote mielleuse. 
Ce profil au nez insignifiant s'était soudain 
recourbé en bec, les narines pincées comme 
celles d'une morte, et la bouche amère, 
presque ricanante, tout ce masque de vieille 
chouette s'aggravait maintenant de cet éternel 
bandeau noir. 

C'est alors qu'une étrange épidémie, aussi 
étrange que soudaine , éclatait dans Saint- 
Cloud. Comme toujours en pareil cas, le mal 
se déclarait dans les casernes : en huit jours, 
quinze soldats d'infanterie et trois dragons 
mouraient emportés dans les dix heures , 
foudroyés après des souffrances affreuses. 
C'était une espèce de dysenterie compliquée 
de fièvre et de vomissements contre laquelle 
les remèdes habituels demeuraient impuis- 
sants ; puis le mal cessa tout à coup, mais 



■»t-" 



LA MARCHANDE D'OUBLIES 63 



pour reparaître parmi les enfants. Huit 
mioches, dont cinq garçons et trois petites 
filles, défilèrent »en trois jours : les enfants 
étaient pris de tranchées intolérables en ren- 
trant de la promenade, puis la tête devenait 
lourde, le petit malade s*endormait pour ne 
plus s'éveiller, mais cette fois sans vomisse- 
ment, sans diarrhée. Ce n'étaient plus les 
mêmes symptômes que Tépidémie des caser- 
nes, quand celle-ci reparaissait tout à coup 
dans trois cas presque simultanés et présen- 
tant cette fois de caractéristiques symptômes 
d'empoisonnement. 

Comment tous les soupçons désignèrent-ils 
d'une seule voix la marchande de coco du 
parc? L'enquête à peine ouverte, ce fut elle 
qu'accusa l'opinion : de menus faits rappro- 
chés, comparés, de racontars et d'indiscré- 
tions une affreuse certitude se trouva édifiée 
en trois jours. La mère Alfred fut arrêtée dans 
son taudis de Sèvres. Elle n'essaya même pas 
de se disculper. On trouva chez elle toute une 



64 UN DÉMONIAQUE 

collection d*herbes vénéneuses dont, par ces 
tristes temps d'anarchie, de peur de donner 
une idée à un fou, je tairai le nom. Chez le 
juge d'instruction la vieille empoisonneuse 
ne donna aucun éclaircissement, aucun ren- 
seignement. Ricanante et presque joyeuse, un 
éclair de triomphe dans son seul œil, l'ignoble 
borgnesse se contenta de dire : t Des piou- 
pious et des enfants, en v'ia un malheur et 
une engeance ! Des brutes et des soûlauds, tous 
ces soldats qui brutalisent les pauvres vieilles 
et n'ont point de la reconnaissance ! Quéque 
j'avais fait à celui qui m'a crevé l'œil ) Et les 
gosses, parlons-en I Des futurs pioupious, et 
déjà méchants, gourmands, voleurs et sans 
cœur I Oh ! non que j'ne regrette point c'que 
j*aî fait, et qu'vous pouvez la prendre, mon- 
sieur le juge, ma sale tête. » 

L'avocat général l'obtint d'ailleurs en cour 
d'assises et c'est place de la Roquette que 
finit celle qu'un client reconnaissant avait un 
jour appelée le bon Dieu dans le parc. 



.%** X T - 



* V 



>! 

\."\ 



LA MAIN D'OMBRE 



\ 



•MTVIl^V' =';. 



LA. MAIN IVOMBRE 



Quand éclata Timprévu scandale du meurtre 
de la comtesse d'Orthyse, mon ami Jacques 
et moi n'en eûmes aucua étonnement, car nous 
savions depuis longtemps à quelle fin tragique 
cette adorable femme était destinée, et d'irré- 
futables signes (dussions-nous nous faire 
traiter de fous) nous avaient révélé quelle 
main brutale appuierait sur le cœur de la 
comtesse le revolver dont elle devait mourir. 

C'était il y a deux ans; la comtesse d'Or- 



». -«.^ ■. ■• 



68 



UN DEMONIAQUE 



thyse, veuve du marquis de Strada et dans 
toute la fleur de sa beauté longue et souple, 
commençait déjà à emplir le monde du bruit 
de ses fantaisies et de son élégance hardie. 
Un portrait de Whistler exposé au Champ de 
Mars venait d'en faire la femme à la mode de 
la saison; ses robes, taillées dans d'introu- 
vables étoffes de meubles achetées chez 
Morice à Londres et exécutées par un costu- 
mier de théâtre d'après des dessins inédits 
de Burne Jones, révolutionnaient à Paris le 
ban et Tarrière-ban des grands couturiers ; on 
citait dans les clubs et dans les boudoirs 
l'ameublement de certain cabinet de toilette 
aux sièges laqués vert, incrustés chacun d'un 
trèfle de diamants, et l'extravagance symbo- 
lique d'un tub de porcelaine de Saxe, soutenu 
en trépied par trois grenouilles japonaises 
presque humaines de tuille et toutes les trois 
en bronze vert. 

Ses déjeuners et ses dîners d'artistes, de 
poètes, de peintres, et dont les femmes sem- 



LA MAIN d'ombre 69 



blaient presque exclues, faisaient alors l'objet 
de toutes les conversations. C'était un hon- 
neur, une consécration de talent délicat et 
rare, que d'y être admis. Le petit hôtel de la 
place des États-Unis et son antichambre de 
laque blanche et de neigeuses fourrures fai- 
saient rêver alors le clan des reporters ; le 
comte de Montesquiou lui-même arrivait bon 
dernier avec ses Chauves-Souris et ses Hor- 
tensias bleus. Dieu sait pourtant combien 
clamés et réclamés par les interviewers ! La 
petite classe avait désappris le chemin de 
Versailles, et le pèlerinage à la mode était 
désormais le salon si tendrement Louis XVI, 
avec ses tentures de pékin rose morte et ses 
meubles de Riessener, de l'hôtel Strada. 

Nous avions dîné, ce soir-là, chez la mar- 
quise, un dîner tout intime dont le poète 
Pierre de Lisse et Henry Tramsel étaient les 
seuls convives avec Jacques et moi. La mar- 
quise, délicieusement nue dans une de ces 
robes collantes et souples dont elle avait le 



mmmmmmmmm 



70 UN DEMONIAgUE 



secret, nous avait fait ce soir la surprise d'un , 
couvert tout orné de tulipes jaunes : tulipes 
en faisceaux autour des candélabres, tulipes 
en gerbes dans le surtout d'argent, tulipes 
éparpillées par jonchée sur la nappe ; et après 
une conversation voltigeante, toute d'art et 
de littérature, qui était allée des dernières 
illustrations de Walter Crâne pour les Conles 
de Grimm aux récentes acquisitions du Louvre, 
les Aveugles, de Breughel , et les quatre 
effrayants cauchemars d'Oukousaï, le tout en 
passant par Maeterlinck, Concourt, Ibsen et 
Outamaro, nous avions suivi au salon Tondu- 
leuse et bruissante traîne de la marquise, une 
traîne couleur hortensia mauve, mais d'un 
mauve presque rose , nuance d'aurore en 
larmes et qui se violaçait délicatement dans' 
Tombre ; et, tout en mordillant du bout des 
dents une tulipe à longue tige qu'elle avait 
prise sur la table, la marquise, à demi couchée 
dans les coussins d'un étroit tête-à-tête, nous 
racontait je ne sais quelle mystérieuse histoire 






LA MAIN d'ombre 7I 

de son enfance , une impression plutôt de 
petite fille que de jeune fille, toute frisson- 
nante de terreur et d'au delà. 

Sur ce terrain la conversation glissait vite 
à l'occultisme, au spiritisme, à la magie, à 
toutes les sciences de l'inconnu et du mystère 
qui passionnent cette fin de siècle énervée et 
lasse : l'un d'entre nous prononçait le mot de 
tables tournantes et, brusquement dressée de 
son siège, la marquise sonnait la livrée, 
demandait un guéridon. Une animation singu- 
lière colorait sa pâleur, et soudain intéressée, 
amusée, tout le côté chimérique de sa nature 
enfantine remué à Tidée d'évocations et d'in- 
cursions dans le merveilleux, elle arpentait 
maintenant, avec des gestes brusques, toute 
son indolence devenue fébrile, ce grand salon 
lumineusement rose où des esprits et des 
morts peut-être allaient se manifester. Mais 
Voilà ; la marquise était trop esthétiquement 
meublée, on ne trouva pas le guéridon néces- 
saire, toutes les tables étaient anglaises ou 



•^2 UN DÉMONIAQUE 



du siècle passé et, après quelques essais 
infructueux sur une petite table à galerie de 
cuivre ajouré, il fallut y renoncer. D'ailleurs 
la marquise,- avec son éternelle tulipe à la 
hauteur des lèvres, rompait d'elle-même la 
chaîne/ préoccupée qu'elle était de tenir sa 
fleur, et notre belle hôtesse énervée commen- 
çait à donner les signes évidents d'une très 
méchante humeur, quand Henri Tramsel pro- 
posa le jeu de la Main d'ombre, 

La Main d' ombre ^ qu'était cela } — Un des 
plus sûrs moyens d'entrer en communication 
avec les esprits, mais il fallait pour cela des 
conditions de local toute particulières. Le sa- 
lon de la marquise les remplissait justement 
avec sa grande baie vitrée communiquant à 
la salle à manger, mais Tépreuve était des 
plus impressionnantes et demandait des nerfs 
solides, des caractères trempés. « Impression- 
nante? Oh! cela allait être délicieux! Mais' 
que fallait-il faire.> » Et quand Henri Tramsel 
eut éteint successivement, sauf une, toutes 



LA MAIN D OMBRE 73 

les lampes ennuagées de dentelles de la grande 
pièce clairç et qu'il nous eût fait asseoir tous 
les cinq devant la large baie drapée, de soie 
molle donnant du salon danslasalle à manger : 
« La première condition^ — dit-il d'une voix 
un peu sombrée, — est de croire. Aucun de 
nous ne met en doute, n'est-ce pas? Timmorr 
talité de Tâme, la réalité d'esprits et d'êtres 
invisibles rôdant autour de nous dans l'es- 
pace, la possibilité d'un au-delà, d'un monde 
inconnu côtoyant le nôtre et auquel nous dé- 
sirons tous être plus ou moins initiés? » 

Nous acquiescions tous d'un mouvement de 
têie, uo peu gênés par le grand silence établi 
tout à coup dans ce salon, il y avait une mi- 
nute, encore si lumineusement gai. Maintenant 
obscur et vide, il s'enfonçait envahi de grandes 
ombres, que la seule lampe demeurée allumée 
faisait vaciller étrangement. L'abat-jour de 
gaze bleuâtre, surmonté d'une tête de chouette, 
mettait autour de nous comme une clarté lu- 
naire, et le grand store de soie molle, q.ui nous 

5 



74 UN DÉMONIAQUE 



séparait de la salle à manger absolument 
noire, se gonflait par places avec des plis qui 
faisaient songer. Nous étions assis tous les 
cinq sur un rang devant la baie mystérieuse, 
comme devant un rideau de théâtre, et la harpe 
Empire de la marquise debout dans un angle 
confirmait cette impression de spectacle im- 
provisé. 

« Voici ce dont il s'agit, — reprenait Henri 
Tramsel. — Je vais invoquer l'invisible, le 
prier de se manifester par une sensation de 
froid, et celui qui la ressentira le plus vive- 
ment sera l'élu, l'appelé. Il devra se lever, ten- 
dra sa main dans le vide, derrière la draperie 
de soie, et attendra ainsi jusqu'à ce qu'une 
main vienne lui serrer les doigts, et alors, à 
lui d'interroger. » Et, après un petit frisson, 
Henri Tramsel conjurait en quelques mots les 
esprits ou les âmes des morts auxquels nous 
pouvions être chers dans le présent ou le 
passé. Chose étrange ! comme un courant d'air 
venu de la salle à manger déserte nous mon- 



—•«SV'' 



LA MAIN d'ombre 75 

tait maintenant aux jambes. Illusion } appré- 
hension? je me sentais, pour moi, le cœur 
étreint, le sang glacé, mais aucun de nous ne 
bougeait, personne n'osait se décider. Henri 
Tramsel se dévouait et, s'étant approché de 
la baie, il enfonçait hardiment la main sous la 
draperie de soie pâle. Nous nous entendions 
maintenant respirer; cela dura bien dix mi- 
nutes. « Je sens bien ma main un peu pesante, 
— disait-il tout à coup, — mais rien de plus. 
A un de vous d'essayer. » 

Et Pierre de Lisse et la marquise elle-même, 
et puis moi, vînmes tour à tour à l'angle de 
la baie tendre dans la pièce obscure nos trois 
mains horripilées. La sensation de froid aug- 
mentait, nos mains devenaient lourdes, mais 
aucun contact ne vint les effleurer; Jacques 
seul se refusait à Texpérience avec une énergie 
obstinée et, amusés de son effroi, nous re- 
commencions, cette fois presque en riant, 
répreuve de la main glacée, quand soudain 
nous le voyions pâlir, se lever de son siège 



76 UN DÉMONIAQUE 



avec de grands yeux fixes, faire quelques pas 
en avant, puis chanceler et venir tomber au 
pied de la harpe dont toutes les cordes ren- 
daient un gémissement sourd. 

Il avait vu certainement quelque chose; Tin- 
visible s'était manifesté. Nous nous pressions 
maintenant tous autour de lui, les lampes 
avaient été rallumées, et dans le salon, rede- 
venu lumineusement rose, nos questions l'ob- 
sédaient, le harcelaient; mais il n'avait rien 
vu, c'était un simple éblouissement; il y était 
sujet d'ailleurs; bref, il ne voulait pas parler. 

A quelque temps de là, comme j'étais dans 
son atelier : « Tu as connu la mère de la mar- 
quise } me demandait-il assez brusque- 
ment. N'allais-tu pas, enfant, chez elle? » 
Et sur ma réponse affirmative : « L'autre soir, 
quand j'ai eu cet éblouissement, place des 
Étals-Unis, lors de cette imprudente séance 
de spiritisme, j'ai effectivement vu quelque 
chose, mais je ne pouvais le dire sous peine 
d'effrayer, de frapper peut-être irrémédiable- 



LA MAIN D'QMBRE 77 

ment quelqu'un Et quoi? qu'as-tu vu? — 

Pendant qu'Henri Tramsel renouvelait l'expé- 
rience, une forme de femme (je crus d'abord 
à une fumée) m'est nettement apparue, ap- 
puyée sur la harpe, la harpe Empire que tu^ 
sais; elle était vêtue à la mode d'il y a cinq 
ou six ans et regardait fixement la marquise. 

— La marquise de Strada? — Elle-même, et 
tu sais ce que signifient ces longs regards de 
spectre attachés sur un être vivant? — Non. 

— C'est, à n'en pas douter^ un signe de mort 
prochaine. La figure apparue avait d'ailleurs 
une expression d'infinie tristesse, d'infinie pi- 
tié, et j'ai si peu rêvé que cette figure, je l'ai 
peinte depuis de souvenir et vais te la sou- 
mettre. Toi qui as connu la duchesse d*Es- 
parre, la mère de la marquise, tu ne pourras 
pas t'y tromper. » Il venait de retourner brus- 

.quement une toile; une jeune femme en blanc 
y souriait^ mais ce n'était point la ressem- 
blance de la duchesse d'Esparre, et le nom 
d'une autre femme, que j'avais bien connue, 



78 UN DÉMONIAQUE 

m'échappa. « La comtesse d*Orthyse! » la 
première femme de l'homme, que la marquise 
a depuis épousé. 

Qu'est-ce que cette morte pouvait alors avoir 
de commun avec Télégante et charmante veuve 
du marquis de Strada ? Cette inexplicable vi- 
sion prenait un terrible sens six mois après, 
quand la marquise nous apprenait son ma- 
riage avec le beau comte Emery de Montenor, 
comte d'Orthyse et autres lieux. 

Je n'oublierai jamais les circonstances dans 
lesquelles ce projet d'union nous fut annoncé; 
le hasard nous avait réunis, Jacques et moi, à 
une des cinq heures de notre belle amie. Elle 
était vêtue de blanc comme une fiancée et, 
tout en nous versant le thé brûlant du samo- 
var, mordillait, selon son habitude, une rose 
rouge à longue tige, prête à s'effeuiller. 
Comme, avec une insouciance espiègle, elle 
nous apprenait son prochain mariage, telle elle 
nous eût annoncé un dîner, trois pétales de la 
rose se détachèrent lentement et vinrent. 



LA MAIN D*OMBRE 79 

comme trois larges taches de sang, se poser 
au relief de son corsage; elle prononçait jus- 
tement le nom d'Orthyse à ce moment, et nous 
eûmes, Jacques et moi, un brusque heurt au 
cœur. Jacques, d'ailleurs, avait étrangement 
pâli et je crus que j'allais être obligé de le 
soutenir, mais le salon de la marquise était, 
ce jour-là, plein de monde et nous pûmes nous 
retirer sans attirer l'attention. 

« Il la tuera, me dit Jacques à peine 
dehors; le fantôme de l'autre, de la pre- 
mière comtesse d'Orthyse, était encore der- 
rière elle aujourd'hui, et il la tuera là, d'un 
coup de revolver au cœur. As-tu vu les trois 
gouttes de sang de la rose ? Ce ne sont pas là 
des hasards. » 

Les événements, hélas! ne devaient pas 
nous tromper. 



'■m vv, 






PROIE DE TÉNÈBRES 



i^m 



«HP 



mmm. 



B»7 



\ 



\ 



PROIE DE TÉNÈBRES 



C'était le quatrième jour qu'il dormait, un 
sommeil extraordinairement calme et profond, 
à visage reposé, à respiration régulière, toutes 
les forces annihilées, mais la vie nullement 
suspendue, par une espèce de trahison du sys- 
tème nerveux, comme anéanti de torpeur. Cela 
l'avait pris un vendredi soir ou plutôt dans la 
nuit du samedi, au retour d'une séance de spi- 
ritisme organisée, presque comme une partie 
de plaisir, dans un salon ami. Henri Tram- 



D^ 



, n .9 . xm 



84 



UN DÉMONIAQUE 



sel s'était mis au lit selon son habitude, mais 
le matin ni son valet de chambre ni M""* 
Tramsel mère, enfin prévenue, n'avaient pu 
avoir raison de cet étrange sommeil. On avait 
appelé un médecin, puis deux, on avait em- 
ployé les moxas, puis risqué une entaille au 
talon, le sang avait coulé rouge et clair, et le 
patient n'avait pas tressailli. 11 gardait sa face 
calme et blanche, aux lèvres à peine sou- 
levées par le rythme de la respiration; les 
dents assez singulièrement serrées y met- 
taieat un mince éclair d'émail et, quand les 
doigts des docteurs relevaient doucement les 
.paupières, le blanc de l'œil seul apparais- 
sait pareil à de l'argent terni, les deux pru- 
nelles révulsées, parties on ne sait où. Les 
longues mains inertes, un peu molles, dont 
jyjm« Xramsel tâtait à chaque minute la tem- 
pérature, demeuraient tièdes et douces, d'une 
douceur fondante dont finissait par s'hor- 
ripiler le toucher; il n'y avait là ni léthargie 
ni hypnose, c'était un sommeil de santé, mais 



-•'-;.. V* 



PROIE DE TÉNÈBRES 85 



dont \% calme se faisait de plus en plus pro- 
fond d'heure en heure, un sommeil qui main- 
tenant soulevait la poitrine du jeune homme 
comme un soufflet de forge, à battements longs 
et cadencés, un sommeil ronflant dans les 
bronches avec des sonorités d'orgue et dont 
le caractère déroutait la Faculté; mais dans 
la chambre haute, où M""* Tramsel veillait 
déjà depuis trois nuits, une insupportable 
odeur, qui allait augmentant, vous piquait les 
narines et prenait à la gorge, une stridente et 
fauve odeur de tannière, le terrible fumet des 
lions en cage, cette odeur du désert qui em- 
peste le musc, les lentisques grillés, le pelage 
de bête et tout le reste à la fois. On avait beau 
ouvrir grandes les fenêtres, la chambre du 
dormeur et tout l'appartement en étaient em- 
puantis; les tentures à chaque minute passées 
au vaporisateur s'imprégnaient malgré tout du 
fétide relent et c'était par les hautes pièces de 
la rue Michel-Ange la pestilence d'une ména- 
gerie mal tenue. Or, chose étrange, c'était ce 



00 UN DEMONIAQUE 

corps sommeillai) t et fleurant la santé qui dé- 
gageait l'odeur infâme, cette odeur lourde qui 
eût endormi les médecins et la garde si M°" 
Tramsel ne s'en était avisée ; on la combattait 
maintenant avec de l'ammoniaque, mauvaise 
odeur contre mauvaise odeur; mais tel un for- 
midable opiacé animal, la chaude senteur 
exhalée par Tramsel demeurait persistante, 
elle planait comme un miasme au-dessus des 
fronts accablés et inquiets, et c'était cette odeur 
même, odeur née de son sommeil, qui l'endor- 
mait plus profondément encore et peu à peu 
l'empoisonnait. 

Et les médecins demeuraient muets. Dans 
l'angoisse grandissante M""' Tramsel eut une 
inspiration de mère : aller s'informer dans 
la maison, où son fils avait passé la soirée, si 
le malheureux garçon ne s'était pas prêté à 
quelque dangereuse expérience de suggestion ; 
le sommeil dont se mourait son fils n'était 
peut-être après tout que magnétique. Henri 
Tramsel avait dîné ce soir-là chez la mar- 



PROIE DE TÉNÈBRES 87 

quise de Strada, la séduisante et fantasque 
jeune femme dont j'ai conté déjà la fin tra- 
gique et mystérieuse; M""® Tramsel ne con- 
naissait pas celle qui devait s'appeler et mou- 
rir un jour comtesse d'Orthyse; elle n'en ten- 
tait pas moins la démarche. 

Les renseignements qu'elle rapportait delà 
place des États-Unis confirmaient ses soupçons: 
le sommeil d'Henri confinait au mystère, sinon 
au maléfice. Sa dernière soirée passée chez la 
marquise, Tramsel l'avait employée à prendre 
et à quitter un siège de médium autour d'une 
table tournante : en présence et sous la direc- 
tion de Marcius de Gorre, le thaumaturge bien 
connu, les esprits avaient ce soir-là daigné se 
manifester chez la marquise, les tables avaient 
parlé, des souffles de chaleur à la fois soyeux 
et doux avaient caressé des fronts, des noms 
de démons connus, comme Belzébuth et Bel- 
phégor, avaient été épelés par des pieds de 
guéridon épileptique; Tramsel, très surexcité, 
déclaré par le mage lui-même un centre de 



^ 



88 



UN DÉMONIAQUE 



force nerveuse très sensible à l'action des es- 
prits, était demeuré un des derniers dans les 
salons de la marquise. 

L'action réflexe de Tinvisible se continuait 
chez son fils : d'où ce sommeil incoercible, 
cela sautait aux yeux maintenant. 

Un télégramme immédiatement envoyé à 
Marcius de Gorre amenait le soir même le sa- 
vant thaumaturge au chevet du malade. Dès 
le seuil, l'odeur spéciale de Tappartement avait 
averti le voyant. « Je Tavais prévu, disait-il à 
la mère, votre fils est la proie des démons 
assyriens ; les esprits de la nuit le possèdent. 
Sentez-vous cette odeur .> C'est celle du désert, 
celle des mornes solitudes de Babylone et de 
' Ninive. Hé bien! c'est là le parfum des esprits 
d'Assur, celui qui fait râler les hyènes et les 
chacals en rut au milieu des décombres et des 
fûts de colonnes des Villes mortes. » Puis, 
ayant pris la main molle et pâle du malade : 
« C'est le quatrième jour, disait-il, n'est-ce 
pas? J'arrive à temps. » Et se tournant vers 



PROIE DE TÉNÈBRES 89 

le docteur Simpson : « Que ne m'avez-vous 
prévenu plus tôt, docteur? Vous voyez biei 
que nous avons à faire ici à un sommeil ma- 
gnétique. » Et, sans faire plus attention au haus- 
sement d'épaules de l'Anglais, il priait la garde 
de fermer les fenêtres et de disposer neuf bou- 
gies sur la commode avec trois assiettes po- 
sées de place en place, puis il passait dans la 
pièce voisine pour s'y purifier les mains et 
préparer, disait-il, les aromates nécessaires. 
Il revenait presque aussitôt, les mains embau- 
mées de verveine, vêtu d'une longue robe 
blanche avec autour du cou un pectoral tout 
bossue de béryls et de pierres magiques, puis, 
ayant réclamé le silence, il s'approchait du lit 
et posait sa main toute étincelante de bagues 
sur le front du dormeur; et alors, dans le clair- 
obscur de la chambre illuminée comme une 
chapelle ardente, une voix faible qui n'était 
plus celle de Tramsel, une voix lointaine, oh! 
si lointaine que l'on aurait dit un écho, s'ex- 
hala, tel un souffle, un soupir. 



»*mÊtt' I ■. 



:====£===iiMMâiBnMi«ta«ainHHBifa«iaMH^M«MH^^MiAiiiMMi«M^«É 



90 UN DEMONIAQUE . 

« Il va parler. Silence 1 Et vous, madame, 
écrivez sous la dictée de votre fils. Dès que 
nous aurons fixé la vision qui l'obsède, le 
patient sera délivré. » Puis, laissant une se- 
conde la main du malade pour aller activer 
la combustion des poudres odorantes sur les 
assiettes remplies de braise, il revenait au 
chevet de Tramsel et lui posait de nouveau 
sa main sur le front. 

Et dans la chambre enfumée, comme ten- 
due déjà de mouvantes gazes bleuâtres, la 
voix lointaine se lamenta de nouveau, chan- 
tante comme une mélopée; et des odeurs 
d'encens, de cinname et de myrrhe montaient 
dans l'air plus rare, mettaient autour du mage, 
en sa robe toute blanche, une atmosphère de 
temple, de vieux culte d'Orient. 

RÉVÉLATIONS DE TRAMSEL 

« Quelle étrange robe a-t-elle donc ce soir, 
et pourquoi sourit-elle toujours en me regar- 



J^ 



PROIE DE TÉNÈBRES 9I 

dant? J'aime ce corsage ouvert en V comme 
un calice de fleur; tout ce jais bleu ruisselant 
et coruscant Tétreint comme d'une cuirasse 
et ses yeux ont les mêmes lueurs... Pourquoi 
me regarde-t-elle ainsi? Je n'aime pas son 
sourire, et si j'étais seul avec elle ce soir, je 
crois que je crierais d'angoisse, mais heureu- 
sement les autres sont làl Pourquoi ne fait-on 
pas tourner les tables? Je ne suis pas venu 
ici pour qu'elle me regarde avec ses deux 
perçantes et vrillantes prunelles d'un ,bleu 
froid. Que fait donc Marcius de Gorre.^ La 
voilà maintenant debout devant moi; elle a 
fait relever par de Lysse et de Romer le ba§ 
de sa robe de tulle pour leur faire admirer 
les serpents de jais bleu, qu'elle y a fait bro- 
der; ils relèvent très haut et tendent en riant 
l'étoffe scintillante et elle apparaît ainsi avec 
son buste et sa silhouette fine entrevue dans 
la gaze, comme au centre d'une énorme toile 
d'araignée, ténébreuse et brillante. Ohl je 
n'aime pas cela. 



92 UN DÉMONIAQUE 



« — Asmodée, Tesprit du trouble et de l'in- 
quiétude, le démon des grandes villes, celui 
des morphines, des détraqués, des viveurs 
las des débauches connues, des curieux de 
sensations, le démon des chercheuses, des 
chercheurs d*au delà... celui de Téther aussi. 
L'éther! Il y a trois ans que je n'en prends 
plus : pourquoi cette table a-t-elle dit qu'elle 
était Asmodée, qu'il m'aimait d'amour et qu'il 
ne me quittait pas...? Voyons, de Gorre, 
dites-moi que cet esprit n'était qu'une misé- 
rable larve. Et puis, tout cela, c'est de la 
plaisanterie, j'ai vu de Romer pousser le gué- 
ridon, la table ne bougeait pas. 

« — Où suis-je> D'où sortent ces tronçons 
de portiques, ces longs fûts de colonnes? Que 
de décombres, mon Dieu ! Et ces vieilles sta- 
tues mutilées, ces socles dans le sable I Comme 
il y en a, comme il y en al... Où donc ai-je 
déjà vu cette ville de ruines? Et pas une 
herbe, pas un lierre... Du sable et du sable 
partout... C'est une étrange solitude. Pas un 



I 




PROIE DE TENEBRES 93 

oiseau dans Tair... Quel silence ! Mais comme 
Tair est doux! J'aime cette ville morte^ trans- 
parente de lune. Comme le porphyre de ces 
colonnes a des reflets limpides ! Oh ! quelque 
chose a bougé tout près dans les ténèbres! 11 
y a là un porche dont Tombre me menace 
vraiment; et ces froissements de plumes, d'où 
peuvent-ils venir, puisque la ville est morte 
et qu'il n*y a pas d'oiseaux?... Oh! ohl oh! 
j'ai vu cette fois des yeux dans les ténèbres, 
des points de feu, non, des clous de dia- 
mant... Quelque flaque d*eau reflétant les 
étoiles... Mais il n'y a point d'eau dans le 
désert et les étoiles sont tombées du ciel... 
J'aime ces murmures de mots épelés à mon 
oreille, j'aime cet idiome aux consonnes 
atténuées, aux voyelles si douces, que je ne 
comprends pas... Le portique, les stèles sont 
maintenant habités. Sont-ce les cariatides qui 
se* sont animées? Mais je n'ai jamais vu- de 
plus doux visages de femmes. Oh! elles s'ap- 
prochent, font cercle autour de moi! Non, les 






t 

t 



94 UN DEMONIAQUE 

_. „ — , — ■ - ■ ■ ■■■_...-■- ■ . — ■ - t . — 

voilà maintenant immobiles; elles sont cou- 
leur de cendre et mitrées, coiffées de tiares 
en cônes comme des prétresses d'Indra. Je 
n'ai pas peur, et pourtant je frissonne. J'ai 
déjà vu CCS figures quelque part : où cela? Je 
me rappelle : dans les Gustave Moreau, la 
fameuse aquarelle, la Salomé dansante.., 
non, le sourire de Sarah. 

« Qu'on me retire ces deux magots chinois 
qui, là, sur ma cheminée, ricanent et me nar- 
guent. Depuis mille ans qu'ils branlent la tête 
en se tirant la langue, ils m'ont amolli le cer- 
veau. Ne voyez-vous pas qu'à chaque mouve- 
ment de leurs têtes de porcelaine c'est ma 
cervelle à moi qu'ils ballottent et remuent? 
Oh! ma tête! ma tête! Qu'on les jette dans le 
seau, oui, le seau de toilette où j'ai vidé 
tantôt toutes les vieilles fleurs du cabinet du 
travail, les iris noirs et les boules-de-neige; 
mais faites bien attention à la grenouille de 
verre filé que j'ai posée au fond pour qu'elle s'y 
rafraîchisse : si vous la cassiez, je mourrais. 



PROIE DE TÉNÈBRES 95 

« Je VOUS dis qu'elle est sous mon lit. Je Ten- 
tends ronfler et marcher; c'est une effroyable 
araignée, une tête de mort, une affreuse tête de 
mort ricanante, qui roule et va et vient sur de 
longues pattes velues, des pattes de crabe géant 
et toutes rouges; elle boit tant de sang!... Je 
Tentends, vous dis-je, qui ravaude et file son 
rouet sous mon lit; si vous ne la chassez pas, 
quand vous serez partis, elle montera sur moi 
et me mordra au cou. Ah! » 

Et avec un grand cri le dormeur s'éveilla. 

ft Les esprits sont partis, ouvrez vitjs les 
fenêtres et qu'on tienne allumés toute la nuit 
dans la pièce des bougies et des cierges. Ma- 
dame, votre fils est guéri. » Et Marcius de 
Gorre s'inclinait très bas devant M"* Tram- 
sel, qui venait de poser sa plume et s'épon- 
geait le front, encore toute frissonnante. 



mf^Bmmm 



mmm 



^^^rn^^ff^ 



n 



LA DAME 



AU CARCAN DE PERLES 




LA DAME AU CARCAN DE PERLES 



\ 



Tous les printemps, à chaque vernissage, 
c'est un attroupement de la foule devant un 
de ses portraits signés d'un nom fameux ; 
tous les ans le peintre change, mais qu'il ap- 
partienne au clan des Impressionnistes ob- 
sédés de violet et de mauve, ou à l'école Sym- 
boliste hantée jusqu'à la maladresse des 
Carppacio et des Mantegna, c'est toujours 
dans Tor éclatant et ciselé du cadre la même 
face ravinée et récrépie par les fards, la même 



. mm ^. . « 



T i MiAiSIlilii 



wm 



100 UN DEMONIAQUE 



vieille coquette d'outre-mer, représentée en de 
théâtrales attitudes, somptueusement vêtue de 
satins, de dentelles, de peluches et de moires. 
Les cheveux visiblement teints, les chairs 
travaillées par Témaillcuse et badigeonnées à 
neuf, les lèvres carminées et jusqu'aux mains 
hideusement maigries, poncées et veloutées 
par je ne sais quelle poudre, tout en dépit 
de l'habileté et des tricheries mensongères 
du peintre, proclamée pouvantablement la dé- 
crépitude et la ruine ; mais dans cette Jézabel 
accablée de bijoux et d'années, dans cette 
espèce de reine.de drame ou de féerie aux 
fastueux ajustements d'idole, un détail, tou- 
jours le même, épouvante et souligne comme 
d'un trait macabre le mystère inquiétant de 
la femme : un hausse-col de perles, de perles 
énormes, d'un invraisemblable Orient, mon- 
tées sur drap d'argent et qui, gainant de mé- 
talliques pâleurs un cou invisible, a l'air 
d'être là pour maintenir sur ce corps de pa- 
rade une tête qui chancellerait sous son fard. 



LA DAME AU CARCAN DE PERLES 10 1 



A l'Opéra, où l'étrange original de ces por- 
traits a sa loge, au mardi des Français où la 
dame est assidue, comme aux premières où 
la badauderie et la vanité parisienne s'étouf- 
fent, celles où il faut être vue, parce que sur 
la scène Réjane ou Brandès, j'ai toujours re- 
trouvé le mystérieux hausse-col enserrant d'un 
carcan l'exsangue et contracté visage de vieille 
reine. Que les épaules fussent découvertes ou 
voilées, le hausse-col de perles était toujours 
là, séparant d'un trait lumineux le corps attifé 
de soies et de broderies de la pauvre tête ver- 
nisséCvCt raidie, vraie tête de morte galvanisée 
et comme ressuscitée de force avec son sou- 
rire figé et ses grands yeux hagards. 

Autour de la dame, chuchotées sousTéven- 
tail ou contre la soie du chapeau-claque, des 
calomnies, des niaiseries et des invraisem- 
blances, toutes les légendes et toutes les his- 
toires : des millions et des millions acquis on 
ne sait comment, très loin, dans de vagues 
Amériques, mines de pétroles, cochons salés 

6. 



102 UN DEMONIAQUE 



de Cincinnati ou percement d'isthmes. Des 
aventures tragiques : des grèves et des révoltes 
à main armée, les plus graves périls, la dame 
tombée en otage au pouvoir des mineurs et 
presque décapitée; selon d'autres enfin, un 
drame sinistre dans le West-End et un caprice 
de grande dame oisive, curieuse des bas quar- 
tiers de Londres, punie de la plus atroce 
mésaventure, une aventure de garni, où Tarchi- 
millionnaire américaine aurait été un peu as- 
sassinée; et tous ces racontars en somme 
tournant et tournoyant autour de ce naysté- 
rieux carcan de perles, cachant certainement là 
quelque épouvantable cicatrice et faisant sur- 
nommer stupidement Ténigmatique yankee: 
Notre-Dame des Ecrouelles, 

Et pourtant, s'il n'y avait rien sous ce 
hausse-col de drap d'argent bossue de nacres, 
si c'était là une fantaisie de vieille femme 
coquette voulant dissimuler la maigreur d*un 
cou sexagénaire et si celte tête éternellement 
posée dans ce cornet de pierres rares, comme 



tT^ry \ 



LA DAME AU CARCAN DE PERLES IO3 



une fleur coupée dans un verre, n'était qu'une 
réminiscence des portraits de Clouêt et si la 
femme si terriblement soupçonnée n'était 
qu'une obsédée des élégances des Valois à la 
façon d'une lady Caithness, cette affolée de 
Marie-Stuart. 

Oui, tout cela est possible... Mais alors 
pourquoi ce lumineux carcan m'emplit-il, 
quand j'y songe, d'un malaise de cauchemar? 
et pourquoi, parmi tant de sottises débitées, 
est-ce un anonyme racontar de femme de 
chambre congédiée ou qui sait? pis, peut-être, 
une macabre imagination de garçon coiffeur 
qui nous impressionne et nous fait voir sôus 
le hausse-col de perles une pauvre et maigre 
nuque de vieille femme et de vieille femme 
chauve, barrée, comme d'une entaille, d'une 
large bande de taffetas d'Angleterre. 

Samedi, 10 décembre 1893. 






L'HOMME 



AU COMPLET MAUVE 



. f 



%à 






y 



i-IrSÇ.*-/!'* 



L'HOMME AU COMPLET MAUVE 



Dans la bousculade des grands halls vitrés 
où Ton vend de la femme, dans le tohu-bohu 
des Moulin-Rouge et des Casino de Paris, 
dans le promenoir du Pôle-Nord ou dans la 
foule s'écrasant pour voir danser, lumineuse 
et fuyante, l'adorable Loïe dans les couloirs 
des Folies-Bergère, il n'est pas rare de sur- 
prendre entre deux bouches tout humides de 
rouge de brusques dialogues dans le goût 
de celui-ci : « C'est l'homme au complet 



I08 UN DÉMONIAQUE 



mauve, vas-y! c*est ton affaire, mais ne te 
laisse pas emmener chez lui ; une bonne aver- , 
tie en vaut deux »; et une des deux dames, 
rengorgée dans la pelisse de peluche obliga- 
toire, de reprendre sa promenade d'étalagiste 
avec des œillades à tous les cigares, tandis 
que Tautre, toute songeuse sous son maquil- 
lage, demeure immobile au milieu du prome- 
noir, roulant des yeux de poule hypnotisée 
sous ses paupières gouachées de noir. 

Quelquefois le court entrelien s'aggrave de 
cette objection : « Mais il m'offre cinq louis », 
timidement hasardée par la dame pensive; à 
quoi Tamie triomphante et ostentatoire, avec 
un superbe haussement d'épaules : « Cinq 
louis sont bons à prendre., vas-y, ma chère, 
vas-y, mais te voilà prévenue, c'est l'homme 
au complet mauve. Ni chez lui, ni chez toi. » 
Et les deux vendeuses de sensations nocturnes 
se perdent dans la foule, frôlant surtout et du 
coude et des hanches les hommes en habit. 

L'homme au complet mauve .^ Il est certain 



J 



l'homme au complet mauve 109 



qu'il est là, dans cette foule, mystérieux ano- 
nyme connu seulement des filles et peut-être 
de quelques noctambules détraqués par la 
noce et les abus comme lui; car, à la terreur 
évidente des créatures quand elles en parlent, 
depuis longtemps je ne mets plus en doute 
que rhomme au complet mauve, ou plutôt 
celui qu'on désigne ainsi, ne soit quelque 
aberré passionnel au goût bizarre et difficile 
à satisfaire, ou tout au moins effarant; 
mais quel homme est-ce? sous quelles appa- 
rences volontairement correctes et pareilles 
aux allures de tous, dissimulert-il l'étrangeté 
de ses goûts? Est-ce ce grand jeune homme 
au masque si pâle, avec des yeux éteints, qui 
parfois se rallument si singulièrement vifs 
au passage violemment embaumé des femmes 
et qui grelotte, éternellement enveloppé de 
fourrures, accoudé tous les soirs, de dix à 
onze heures, au rebord des loges des Folies- 
Marchand pour l'entrée de la Loïe ? 
Est-ce au contraire cet anglo-saxon trapu, 

7 



* ♦.• 






■|Mi.l*« 






wàM 



"W i 



110 



UN DEMONIAQUE 



ce sanguin à mine de bookmaker, qui régale 
si royalement, au Moulin-Rouge, les filles 
attroupées autour de sa table et qu'on re 
trouve, à deux heures du matin, buvant du 
gin et du porto dans les box d*acajou verni 
des bars, ou payant à souper aux acrobates 
du cirque, flanqué lui-même de deux ou trois 
figurantes du Casino de Paris, et j'en citerai 
bien d'autres. 

L'homme au complet mauve? Mystère I 
Et cependant une piste, me fascine et m'at- 
tire depuis trois jours; une piste, non, mais 
ce lambeau de conversation surprise, ce matin, 
vers les deux heures, entre deux filles de chez 
Sylvain. Je transcris. *« Il m'avait dit de venir 
chez lui vers les trois heures, dans l'après- 
midi, rue Mademoiselle... Comme il avait des 
diamants plein les doigts, une perle d'au moins 
trois mille à sa cravate et du jonc dans les 
poches, en veux-tu en voilà, et qu'il avait 
parlé de pas moins de cinq louis, je m'étais 
dit « j'irai », bien qu'avec son maquillage. 



l'homme au complet mauve III 



cette pâte rose qu'il a sur toute la gueule et 
son grand nez pincé, il ne me revînt guère. 
Je m'amène : la rue Mademoiselle, c'est au 
diable vert, là-bas dans Grenelle. Je m'é- 
tais fendue d'un sapin et me voilà dans une 
vilaine rue d'ouvriers, devant une maison 
toute drôle, sans concierge, toutes les per- 
siennes closes. Mais c'est une maison^ que 
je me dis. Je sonne quand même ; une 
espèce de vieux domestique, l'air d'un sacris- 
tain dans une longue redingote de chattemite, 
haut comme ma botte et vilain, vilain, m'ouvre 
avec une quasi révérence et m'dit : « C'est 
vous m'amzelle Irma, prenez donc la peine 
d'entrer, on vous attend ; » tout ça me sem- 
blait drôle, mais m'voilà grimpant tout de 
même dans un grand escalier tout dallé, comme 
on en voit dans les hôtels de province. On 
ouvre une porte et l'on m'pousse dans un p'tit 
salon tout en soie rouge avec, tout partout sur 
les murs, des gravures épatantes, tu m'com- 
prends, des indécences. Une portière se sou- 



^-« -<.>■=«>- ■ 



112 UN DEMONIAQUE 

lève et v'ià mon homme qui s'amène, mais 
dans quel costume ! vrai, ça m'a fait un coup ! 
Tout en peluche mauve, pantalon et veston, 
sans gilet, en chemise de soie jaune, jabots 
de dentelle, collerette et tout, et pour plus 
de trente mille francs de diamants, broches 
de femme, épingles de cravates, araignées de 
pierreries fichées dans ses dentelles et sa 
gueule de curé toute rasée, toute molle au 
cold-cream et à la poudre, avec du rouge aux 
lèvres et les yeux faits comme les femmes du 
boulevard... » Mais à ce moment l'autre fille, 
ayant remarqué que j'écoutais, faisait signe à 
sa compagne, les confidences en demeuraient 
là et je songe toujours à l'homme au complet 
mauve. 

Samedi, 17 décembre 1893. 



» ^. ^.iS—. * 






HAVRE DE SONGE 






— »'• "» »i^ 



HAVRE DE SONGE 



Pour Antonio de la Gandara, 

Ville étrange où tout fuit, 
Danger, rêve et mirage. 

J'ai l'horreur et l'adoration des foules : les 
villes populeuses exercent sur moi une espèce 
de fascination, mais je les aime anciennes, 
riches d*un passé d'aventures et d'histoire, 
savoureuses comme un fruit mûr et belles du 
mystère de tant d'existences autrefois vécues; 



Il6 'UN DtlMOMAyUE 

j'aime entre toutes les villes maritimes, avec 
le mouvetnent de leur port, la rêverie enso- 
leillée de leurs vieux quais et cette espèce de 
fanfare pour Vailleurs, les pays inconnus et 
les grèves lointaines clamée par les agrès, 
les voiles, les drisses et les mâtures de tant 
de navires en partance. Les matelots, race 
enfantine et cynique, y répandent la gaieté de 
leurs instincts de mâles en bordée et de leurs 
yeux naïfs, ces yeux couleur d'eau et de rêve 
qu'on est tant surpris de trouver dans des 
faces rudes et tannées de forbans. Une popu- 
lation industrieuse, équivoque et cosmopolite 
y déploie dans le décor sordide des rues de 
la basse prostitution de pittoresques loques 
de galériens et de corsaires; les filles y sont 
brutalement offertes avec quelque chose dans 
leur accoutrement misérable de lumineux, de 
criard el d'oriental; leurs pommettes frottées 
de fard, leurs yeux charbonnés en font sous 
leur tignasse étoilée de clinquant autant 
d'éternelles poupées, toutes pareilles, < 



HAVRE DE SONGE II7 

un moule unique destiné au trop plein de la 
luxure et de la santé des hommes et Tamour 
y a quelque chose d'animal qui repose et su- 
rexcite à la fois le cerveau des intellectuels ; 
un continuel aléa de possible aventure rôde 
et luit dans l'œil des passants; les angles de 
certaines rues louches imposent des visions 
d'attaques à main armée, de viols et de coups 
de couteau et dans l'empuantissement des 
marchés, au milieu des détritus de légumes 
et de fruits, il arrive parfois qu'une belle fleur 
humaine, robuste et suant la santé, trop rose 
et trop rousse avec des yeux mystérieux de 
bête, vous apparaisse et vous étonne, telle la 
bouchère au profil d'Hérodiade qu'entre- 
virent MM. de Concourt dans le marché des 
Récollets de Bordeaux. 

Et puis, à côté des êtres d'instinct, de lucre 
et de labeur qu'enfantent la grande ville, ses 
chantiers et son port, il y a les créatures de 
luxe et d'exception, effrayants produits cosmo- 
polites de l'ennui des civilisations : les blasés 



Il 8 UN DÉMONIAQUE 

et les chercheurs d'impossible, femmes à sil- 
houettes androgynes vêtues de drap bleu de 
matelot, Anglais millionnaires au teint cuit 
par le hâle et l'abus du porto, aux regards 
singulièrement aigus et pâles, tous proprié- 
taires ou passagers de grands yachts, espèces 
de juifs errants de l'ivrogiierie et de la per- 
versité promenant sur la mer remueuse leurs 
sens excédés et qu'oa retrouve à Bahia comme 
à Marseille, à Tanger comme à Cadix, à Tou- 
lon comme à Brest, au Havre comme au Caire, 
roulant la lie de leur âme fangeuse et fine 
dans les fumeries d'opium comme dans les 
music-halls et les amerkan stars. 

Et pour vous, mon cher ami, qui avez aussi 
l'attirance et la peur des foules; pour vous, 
qu'ont si fortement troublé à Londres les 
yeux vert de mer, sea green, des pauvresses 
irlandaises et la démarche cadencée des filles 
de Piccadilly, j'ai tenté de noter, heure par 
heure, l'impression d'ivresse et de cauchemar 
de cette soirée passée au Havre. 



>^* 



HAVRE DE SONGE II9 



Mardi soir, huit heures, sur la jetée. 

Sur le môle bondé de promeneurs, entre le 
va-et-vient de figures obscures et l'immobi- 
lité de silhouettes confuses de femmes d*ou- 
vriers et de calfats du port échouées sur les 
bancs, j'erre par la plus lumineuse et tiède 
soirée de cette inattendue fin d'été. Une lune 
de nacre se détache précise au-dessus de 
Sainte-Adresse; à ma gauche, c'est le port 
du Havre avec sc;3 mille feux de couleur al- 
lumés, brodant les ténèbres grouillantes de 
gros rubis ardents et de rondes émeraudes 
incandescentes. Des cheminées de steamers 
et des voilures de bateaux de pêche apparais- 
sent de temps à autre, comme dans un halo 
dégivre, sous la lumière d'un feu tournant, 
puis tout retombe dans l'obscur, dans le noir. 
Entre les deux hautes estacades, sous la pro- 
jection des grandes lampes électriques à ré- 
flecteurs, l'eau de mer apparaît d'un vert pâ le 
d'un vert d'aiguë laiteuse et, quand un bâti- 



4^^ 



120 



UN DEMONIAQUE 



ment s'engage dans le chenal, c'est, dans 
l'étroit couloir "baigné de lumière électrique, 
un glissement blême et muet de vaisseau fan- 
tôme, un vaisseau aux voiles comme faites 
d'un linceul et sur lesquelles Tombre des 
curieux accoudés aux jetées se profile et 
grandit gigantesque, donnant au spectateur 
angoissé l'impression que ce blême et silen- 
cieux navire emporte et son ombre et son 
âme avec lui dans le chimérique et l'inconnu 
de la mer. 

Au loin, des cris de manœuvre, des cla- 
meurs de sirène, des plaintes et des appels, 
voix humaines ou hissements de bouées et de 
poulies... 



Neuf heures du soir, 
à la fête foraine de la place Thiers. 



Comment suis-je entré dans cette baraque 
de lutteurs? car ai-je assez la lassitude et 
l'écœurement de ces séances athlétiques, tou- 



HAVRE DE SONGE 121 

jours les mêmes, où que l'on soit, à Neuilly 
comme au Trône, à Saint-Cloud comme à 
Vaugirard ! 

C'est une célébrité de la lutte qui tient ici 
la baraque : Marius, le Marius des établisse- 
ments Robin, Fournier et Marseille. Solide et 
trapu, avec sa lace écrasée de bouledogue, il 
parade en maillot noir, ceinturé de cuir jaune, 
au milieu d'une population de soldats, de 
mathurins et de rats de quais, comme on ap- 
pelle ici les traînards du port. Les jongleries 
de poids et d'haltères par une espèce de 
garçon boulanger aux cheveux poussiéreux 
m'ont laissé assez froid et je n'augure pas 
grand'chose des deux autres champions de la 
baraque, deux gars normands à faces pro- 
gnates, aux gros yeux, bleus de ruminants, 
déjà alourdis et patauds dans leur maillot 
d'un rose vineux trop tendu sur leurs chairs 
grasses; mais la séance de canne entre deux 
matelots du Midi, petits, lestes et rageurs, 
le torse irrité et fringant, eabrés dans de 



Kt% 



122 UN DEMONIAQUE 



-jolis mouvements d'avancée et de recul, pro- 
met de Tinattendu et me tient captivé d'a- 
vance. Dénudés jusqu'à la ceinture, les deux 
hommes croisent les cannes, se menacent, 
parent et s'évitent, tournant agilement sur 
eux-mêmes ; et ce sont des rampements atten- 
tifs, puis de brusques écarts et des sauts 
de côté, tout un jeu preste et vif de pa- 
rades cinglantes et d'attaques félines, où le 
plus petit des champions, un gascon blanc 
comme du lait, avec une ancre tatouée entre 
les deux seins, déploie une souplesse sour- 
noise qui m'enchante. 

Puis tout à coup un grand cri, une stupeur 
dans l'assistance ; un des deux hommes tour- 
noie et s'affaisse sur lui-même en portant les 
deux mains à son front. Marius, penché en 
dehors de l'estrade, intervient i « C'est ridi- 
cule ! grommèle-t-il d'une voix faubourienne; 
vous pointez toujours avec votre canne ». 
L'homme atteint, la face entre ses mains, 
s'est assis sur un banc et sanglote, la foule 



ï^'î 



HAVRE DE SONGE 12^ 



fait cercle, un copain organise une quête, 
deux lutteurs emmènent le blessé... Le petit 
Gascon à la poitrine tatouée lui a tout 
simplement d'un cou de canne fait sauter 
rœil. 

Ah! cet œil sanglant hors de son orbite, 
sautelant comme un petit crapaud sur la 
sciure de bois de cette baraque foraine! Tout 
tourbillonne autour de moi, j'étouffe, je vais 
tomber. De Tair I un peu d'air ! 

Dix heures et demie. 

Dans le bureau de ce petit hôtel de Bahia, 
que f affectionne pour le grotesque fautas- 
tique de rhôtelier et de rhôtelière^ deux Hog- 
garth. J'y suis rentré prendre mon pardessus. 
L'hôtelier à la peau rouge et crevassée comme 
une tomate farcie, les yeux éraillés et sans 
cils, s'y tient aussi ployé que le lui permet 
sa grosse panse devant un étrange client où 
plutôt devant une bizarre cliente, car c'est 



124 UN DEMONIAQUE 

bien une femme, ce petit homme au profil im- 
périeux, à la voix blanche et brève, étonnam- 
ment cambré dans une vareuse de yatchman. 
La casquette galonnée enfoncée jusqu'aux 
oreilles, mais la nuque blonde et délicate 
sous les cheveux coupés ras, toute Tattitude 
hautaine de son petit corps svelte fait songer 
à un redressement de vipère. 

Un matelot de yacht l'accompagne, tenant 
à la main une valise. « Je veux la même 
chambre que l'autre fois, commande la voix 
cinglante, dix francs par jour, mais j'y cou- 
cherai quand il me plaira et j'amènerai qui je 
veux. » 

Et pendant que Thôtelier tourne sa cas- 
quette entre ses gros doigts et marmonne ob- 
séquieux : « Comme madame voudra », l'autre 
Hoggarth, l'hôtelière, la bouche rentrée et le 
nez en casse-noisette sous de vénérables 
bandeaux plats, proteste en silence d'un air 
scandalisé, tout en surveillant une infusion 
de thé dans une bouilloire en métal anglais, 






HAVRE DE SONGE I25 

une théière invraisemblable, énorme et ven- 
true, comme on n*en voit que dans les ports 
de mer. 

Onze heures et demie. 

J'erre encore sur la jetée, sous une petite 
pluie fine et tiède qui, en dix minutes, a fait 
les estacades et tous les quais déserts; je 
sors du star de la rue Saint-François où j'ai 
assisté à une scène ignoble, une rixe entre 
matelots américains et anglais, où, à propos 
d'une consommation, un nègre a cassé son 
bock sur le crâne de son adversaire. 

L'oreille encore obsédée par les airs 'de 
gigue des Anglaises en robe de babies de 
l'établissement, je remonte et descends la 
jetée comme en proie à une griserie d'opium. 
Des jupes de gaze Liberty plissées en accor- 
déon s'enroulent et se déploient devant moi, 
bizarrement oscellées dans le bas de grosses 
prunelles sanglantes ; par instants c'est devant 



126 UN DÉMONIAQUE 



•mes pas, sur les dalles du môle, la fuite titu- 
bante d'une énorme théière; le métal anglais 
en brille avec des froids d'acier sous la lu- 
mière des hautes lampes à réflecteurs et je 
songe avec un effroi, qui n'est pas sans charme, 
à mon étrange voisine de chambre à l'hôtel 
de Bahia. 

Dans le chenal inondé d'un halo blême, 
c'est la sortie silencieuse, presque fantomnale 
du paquebot de Southampton; il passe dans 
une lividité irréelle, tous ses hublots soulignés 
en noir; au loin, ce sont des appels de voix, 
des clameurs de sirènes, des bruits de ma- 
nœuvres ou bien d'âmes en détresse. Sur un 
banc, à l'extrémité de la jetée, un vagabond 
couché sommeille sou s la pluie et mâchonne en 
rêvant des paroles sans suite, et je ne sais 
moi-même si je dors ou je veille. 



*^X.m.- %L.am.i 



^^S^SS^P^^!9Î . 



■m'^ -. - -^ 



LA POMPE-FUNÈBRE 



■ ., -■% 



' YiMflî'ii'i* t~m- n'-'^' 



ff«iCF. »•- •. -/- 



LA POMPE-FUNEBRE 



Joris-Karl Huysmans l'a burinée en trois 
coups d'ongle dans son étude sur Félicien 
Rops: face glacée et vide, canaille et dure, 
yeux limpides, au regard fixe, le regard fixe 
et cruel des Tribades, bouche un peu grande, 
fendue droite, nez régulier et court. 

Elb était, il y a un an à peine, inquié- 
tante comme une menace à la corrida de 
Max Lebaudy, car c'est une fanatique et elle 
n'en manquait pas une de la rue Pergolèse. 



'' -'J 



130 UN DÉMONIAQUE 

Aux beaux temps envolés des courses de tau- 
reaux, c'était une assidue de la Plaza; singu- 
lière était même son attention à chaque ban- 
derille enfoncée dans le cuir saignant du 
taureau, puis elle n'y reparut plus; elle avait 
déserté cette inutile parade, ce mardi-gras de 
« Tra los Montes » en pleine vogue parisienne, 
en plein engouement de coulisse et d*alcôve. 
On la rencontra quelques soirs aux Invalides, 
autour des répugnantes exhibitions des Aïssa- 
ouas faisant grésiller leur joue fendue et leurs 
paupières à vif au-dessus d'un brasier, puis ce 
fut tout, oncques on ne la revit: la Pompe- 
Funèbre avait quitté Paris, Paris, bazar envahi 
par la vermine d'Orient etdes deux Amériques, 
le Paris des agences Cook et des trains à prix 
réduits. 

Pendant quatre ans le monde des cirques et 
des acrobates respira, délivré comme d'un 
poids, d'un opprimant cauchemar. La trêve 
vient d'expirer: la Pompe-Funèbre vient d'être 
signalée, la Pompe-Funèbre est de retour à 



.-a.-». _► '""''Z'^ifSÊI^^J^. _ 



V*f 



LA POMPE-FUNEBRE I3I 

Paris . . . après plus de quatre ans d'absence . . . 
la Pompe-Funèbre et ses yeux vides et clairs, 
sa pâleur exsangue et sa face mauvaise de 
monstre vorace qui reviendra vampire et gal- 
vaudera la nuit; elle était jeudi soir au Nou- 
veau-Cirque, prenant un visible plaisir à 
regarder se tordre dans le vide, son horrible 
bâillon aux dents, Miss Orina, l'acrobate 
femelle du Cirque Manzôni. 

Cette femme qui, moulée dans un collant 
de soie blanche, se laisse hisser, une corde 
entre les dents, jusqu'aux cintres et là, sus- 
pendue dans l'espace, décharge coup sur 
coup, six fois un pistolet et se laisse ensuite 
redescendre lentement, virevoltant plus lente- 
ment encore sur elle-même et tout le poids 
de son corps portant sur ce cou qui se brise et 
cette bouche qui mord. Cette acrobate au 
maillot argenté qui peut être tuée à chaque 
seconde. 

Durant les cinq minutes que dure le spec- 
tacle, cette chair humaine peut vingt fois tout 






a-i34Jâ? 



132 UN DEMONIAQUE 



à coup défaillir et lâcher, s'écraser et s'abattre 
au milieu de la piste, sous les regards figés 
et ravis d'épouvante du public ébloui. 

La Pompe-Funèbre adore ces spectacles 
poignants; la cruauté qu'ils éveillent dans 
Pâme et l'ébranlement qu'ils donnent à nos 
nerfs frissonnants, voilà les voluptés dont se 
repaît sa sensualité cérébrale et blasée : quand 
elle fréquentait la Plaza, croyez bien que 
c'était uniquement parce qu'elle espérait tou- 
jours voir un des matadors, bousculé par la 
bête, demeurer une bonne fois étripé et sai- 
gant, crevé sur le carreau. Un homme vrai- 
ment tué, voilà le piment de la chose; le péril 
dans le spectacle offert et la grâce insolente, 
dangereuse comme un défi, dans le risque 
couru. 

Oh! elle est bien connue dans le monde 
spécial des cirques et des baraques, la Pompe- 
Funèbre, connue et redoutée des forains de 
banlieue comme des princes du métier aux 
cachets de ténor, les Scheffer et Mora, les rois 



LA POMPE-FUNÈBRE I33 



des gymnasiarques ! Plus effroyable esi l'exer- 
cice, plus il met la vie de Tartiste en péril et 
serre les poitrines d'une angoissante étreinte, 
plus la Pompe-Funèbre le suit assidûment de 
ses yeux insatiables, fervente habituée des 
six et des huit mois durant, tous les soirs à 
poste fixe, des Folies à Paris, du Music Hall 
à Londres, de l'Olympia à Vienne, etc. 

Implacable et tenace, on dirait qu'elle épie, 
qu'elle guette une défaillance, un faux départ, 
un faux mouvement, la minute de vertige qui 
fera lâcher prise au trapéziste envolé dans les 
cintres et le jettera, cadavre, au pied des 
spectateurs éclaboussés de sang. La Pompe- 
Funèbre! Les frères Elton, les Aguelman de 
Londres, et les brillants Brillatori de Naples 
connaissent de longue date son dur profil 
cosaque^ ses cheveux couleur paille et sa 
souple taille un peu plate, sanglée de vestes 
de drap clair sur de somptueuses robes 
noires. Coiffée d'une éternelle et toujours 
neuve capote de violettes, elle hante, à la 

8 



Tr:«rif 



•- » 



134 UN DEMONIAQUE 

façon d*un spectre, Tesprit superstitieux des 
jeunes acrobates, elle fait d'indignation ondu- 
ler les épaules trapues des vieux barnums. 

Son nom... on Tignore. Riche... sans 
doute ; Américaine ou Slave. . . pas Française, 
à coup sûr! Des succès d'alcôve auprès des 
jeunes dieux, rayonnants et musclés, de la 
barre fixe et du trapèze?... De sinistres 
histoires se chuchottent là-dessus, des rendez- 
vous implorés, obtenus et payés jusqu'à 
deux cents louis, quelquefois en diamants, 
toujours exigés une heure avant le numéro 
dangereux du spectacle ou quelque soir d'é- 
motionnants débuts, rendez-vous amoureux 
presque toujours suivis d'un affreux accident, 
d'une mortelle catastrophe. 

La Pompe-Funèbre, c'est sous ce nom qu'on 
la connaît aux Folies, chez 011er, à l'Hippo- 
drome et chez les Franconi; elle fait émoi 
jusqu'en les foires. Elle soutire la vie, la 
force et la jeunesse, voue, envoûte, ensor- 
celé comme en plein moyen âge, porte guigne 



r'?- 



LA POMPE-FUNEBRE I35 

« 

et malheur : d'un appel de ses yeux, d'un 
battement de ses lèvres, d'un signe de sa 
main sait se faire obéir du Trépas qui la 
suit, et l'affreuse Camarde est son humble 
servante: elle pompe la Mort. 






■Ti^^^^Mr^^"^ 



I ^^ W II* V ,^ ' n I I r - ^ »^ Il ^^ 



Il PII «î» j _iijii» ■ >^ji«fc i 



HARICOT VP:RT 



8. 



•S" 



/ 



HARICOT VERT 



« Monsieur est au Luxembourg, il va ren- 
trer et prie Monsieur de l'attendre », et la 
domestique m'introduisait dans le cabinet de 
l'immortel. Un autre visiteur y était déjà, un 
frêle et long jeune homme d'une suprême élé- 
gance, presque féminin d'attitude, malgré le 
profil précis et fier et dont l'allure sinueuse 
évoquait aussitôt à mes yeux la ligne tour- 
mentée d'une arabesque. Étroitement moulé 
dans un complet vert myrthe, cravaté très 



140 UN DEMONIAQUE 

haut de soie d'un vert plus pâle et comme 
sablé d*or, il érigeait, au-dessus d'une grosse 
émeraude piquée dans cette cravate, une toute 
petite face exsangue aux cheveux bruns cres- 
pelés et courts : une petite tête hautaine et 
fine de grande race épuisée, telles on en voit 
signée Clouét ou Phorbus dans la galerie du 
Louvre consacrée aux Valois. 

L'inquiétant visiteur ne daignait d'ailleurs 
pas s'apercevoir de ma présence. Debout au- 
près de la table de travail de l'Académicien, 
il hanchait légèrement dans une pose pleine 
de grâce et de l'extrémité de sa canne, un 
jonc d'au moins dix louis à la pomme d'ivoire 
vert bizarrement fouillée, il tournait les 
feuillets d'un manuscrit éparpillés devant 
lui. 

C'était à la fois adorable et odieux de né- 
gligente impertinence, ce manuscrit de grand 
poète, ces vers immortels d'un maître et d'un 
vieillard remués du bout de la canne, dans 
l'intimité de son cabinet, parla curieuse indif- 



HARICOT VERT Ï4I 



férence de ce jeune homme imberbe! A la fois 
indigné et ravi, je l'admirais en silence; lui ne 
semblait même pas se douter que j'étais là et 
flexible et fier, il continuait de ramer dans les 
papiers du poète, à distance, quand, la manche 
de sa jaquette verte s'étant un peu rele- 
vée, je vis qu'un étroit bracelet de platine 
incrusté d'aiguës et d'opales lui cerclait le 
poignet. 

A ce moment, la porte du fond s'entre-bail- 
lait et l'Immortel entrait. Quoique myope, il 
avait saisi le mouvement du jeune homme car, 
la bouche pincée et l'œil comme en recul der- 
rière son monocle, il s'avançait à petits pas vers 
le remueur de manuscrits et avec un sourire 
méchant de toute sa tace grasse : « Tous mes 
regrets, monsieur le duc, mais je ne puis vous 
recevoir aujourd'hui »; et me désignant du 
doigt au jeune homme tout à coup redressé 
devant lui : 

ff J'ai un poète. » 

Ce frêle et blanc poignet d'éphèbe cerclé c'e 



142 UN DEMONIAQUE 

platine et d'opales, comme un poignet de cour_ 
tisane un peu princesse, je devais le retrouver 
manœuvrant cette fois au-dessus des gemmes 
et des pierres de choix d'un prestigieux artiste 
orfèvre et ciseleur, chez Barucchini, ce domp- 
teur de métaux qu'on croirait échappé de Flo- 
rence. Maître sculpteur à la manière des 
BenvenutOj son officine connue des seuls 
amateurs se cache au fond de cette si 
curieuse vieille . cour de la rue Visconti, la 
plus étroite peut-être des anciennes rues de 
Paris. 

Délicieusement pâle et transparente, la main 
dégantée de l'homme au bracelet planait et 
voltigeait avec d'infinies lenteurs au-dessus 
d'un tas de pierres dures, lapis-lazulis, sar- 
doines, onyx et cornalines piquées çà et là de 
rubacelles, de topazines et d'améthystes; et 
la main parfois se' posait, tel un oiseau de 
cire, au milieu, désignant du doigt la gemme 
choisie. 

Le complet vert imyrte m'avait reconnu et la 



HARICOT VERT I43 



rencontre ne lui était point agréable, car j'étais 
à peine entré dans la boutique de Torfèvre qu'il 
prenait congé, et d*une voix un peu brève : 
« Il me faudrait cet objet dans dix jours, vous 
n'avez en somme que les incrustations à faire, 
je compte sur vous, Barucchini. » Et la porte 
à peine refermée sur l'étrange visiteur : « Quel 
original ! ricanait Tartiste-ciseleur en ré- 
ponse à l'interrogation de mon regard, il 
vient de me commander, devinez quoi? un 
paon de métal émaillé avec toute la roue de 
la queue en pierreries; il en a des idées, ce 
cher duc! C'est lui qui, dans un temps, avait 
fait incruster, laquer d'or et graver la fameuse 
tortue, la tortue vivante que Huysmans a ra- 
contée dans A Rebours, Très artiste, d'ail- 
leurs. — Mais c'est un échappé de Charenton, 
ne pouvais-je m'empécher de m'écrier, ses 
éternels costumes vert-pré, ce bracelet au poi- 
gnet et cette manie des pierres précieuses. — 
De Charenton, dites plutôt d'un conte d'Hoff- 
mann? Av«z-vous remarqué cette pâleur pour- 



s 



1^4 UN DEMONIAQUE 

rissaote, ces mains effilées et crispées, plus 
japonaises de formes que des chrysanthèmes, 
ce profil d'arabesque et cette maigreur de vam- 
pire, mais il a cent mille ans, ce jeune homme, 
malgré sa face imberbe; il a déjà vécu dans 
des temps antérieurs, et sous HéHogabale, 
sous Alexandre VI et sous les derniers Valois. 
Moi, ses visites ici m'apportent comme un 
malaise et, tant qu'il est là, c'est comme une 
oppression, comme un poids, et puis quel 
goQt bizarre et presque macabre dans toutes 
ses commandes! Ce ne sont que chauves- 
souris, salamandres, hiboux, crapauds, toutes 
les bétes du sabbat. C'est de lui qu'un poète 
de la jeune école, effaré du verdâtre de son 
teint et de ses costumes, a pu écrire ce dis- 
tique : 

La grenouille le voit et l'appelle sa sœur 
Kt le haricot vert en reverdit de peur. 

Le nom d'ailleurs lui en est resté dans le 



■3IRî-, 



c ^'; 



HARICOT VERT I45 



monde ; haricot vert y c'est ainsi qu'on l'appelle, 
quoiqu'à mon avis il soit surtout racine de 
mandragore, fleur de cimetière et de cau- 
chemar.. 

Mercredi, 28 décembre 1893. 



9 



^___ — ^ .. ^,,-^ 



ESPAGNES 



I — BARCELONE 



II — VALENCE 



III — MURCIE 



BARCELONE 



->> >s- 



LA RAMBLA 



La promenade unique au monde de Bar- 
celone : l'avenue de TOpéra, longue de quinze 
cents mètres, avec, au milieu de sa chaussée, 
une merveilleuse plantation de platanes, mais 
de platanes géants au feuillage automnal, en- 
core à peine touché par Tarrière-saison et sous 
lesquels, de sept heures à deux heures du ma- 
tin, circulent, affluent, refluent, saluent et se 
promènent tout Barcelone et toute la Cata- 
logne et tout TAragon, mais gravement, posé- 



152 BARCELONE 



ment, sans bousculade : les hommes drapés 
dans la capa de couleur sombre aux revers 
de peluche cramoisie, vert de mer ou bleu 
paon ; les femmes, hélas, horriblement fago- 
tées à la française, quelques-unes, un bout de 
dentelles ou de tulle noir noué sous le men- 
ton, tout ce qui reste de l'ancienne mantille, 
mais la plupart honteusement chapeautées à 
rinstar de Paris pour la modista francese^ 
rinévitable modista francese, que signalait 
déjà avec terreur en 1840 Théophile Gautier, 
indigné de cette trahison. 

C'est que la femme est la même partout, bien 
moins préoccupée de la beauté que de la 
mode. La note amusante dans ce fourmille- 
ment de figures et de gens, mais un fourmil- 
lement lent, inconnu de nos villes du Nord, 
où le passant, agité, affairé, se hâte et se pré- 
cipite dans la fièvre, coudoyant et heurtant 
brutalement le passant, est donnée par Thomme 
du peuple et les paysans de la province; Ca- 
talans pantalonnés de velours noir ou marron. 






/ 



LA RAxMBLA I53 



le pied nu, serré de bandes de linge, dans 
Tespadrille de cordes blanches, aux reins la 
veste ronde de drap noir ou la blouse courte, 
bleue, ramagée de dessins blancs, et sur les 
cheveux courts le bonnet phrygien de laine 
violette. Le Barcelonais porte, lui, ce bonnet 
en laine rouge; et avec leurs faces glabres, 
leur pâleur verte, les yeux enfoncés et leur 
profil brusque, au nez heurté et court, ils ont, 
ma foi, Tair assez galérien, Barcelonais et 
Catalans. 

Sous les platanes, dans un immense grésil- 
lement de friture (le gazouillis de milliers de 
moineaux se poursuivant dans les branches), la 
foule s'écoule grave, indifférente, sans une 
œillade, sans un sourire, presque triste d'as- 
pect s'il n'y avait, çà et là, la tache amusante 
d'une jupe rouge de femme du peuple ou la 
gaîté d'un marin en bordée ou d'un uniforme 
de soldat. Le flot montant des promeneurs 
prend la droite, le flot descendant suit la gau- 
che, jamais de rencontre; et de chaque côié 



154 BARCELONE 



de la promenade, les tramways peints de cou- 
leur tendre, rose et jaune, blanc ^t bleu 
pâle, se succèdent, bondés de voyageurs, avec 
une rapidité effrayante, une vertigineuse vi- 
tesse de courses de chars. 

A droite et à gauche, Içs hautes maisons à 
six étages, à terrasses, toutes de plâtre, histo- 
riées, badigeonnées de fresques en grisailles 
sur fond jaune paille ou rosâtre, déshonorées 
de moulures d*un rococo féroce; ce sont des 
fonda (hôtels) des restauraciôns (restaurants) 
et, éclatant d'un luxe lourd et criard, sur- 
chargés de dorures avec tout le mauvais goût 
méridional, des peluquerias (boutiques de coif- 
fures), des confiterias (pâtisseries), des re- 
frescos (limonadiers des villes du Midi), rien 
qu'un commerce de luxe et d'inutilités (dix 
peluqueros se comptant ainsi sur un espace 
de trente mètres) et alors des théâtres, des 
théâtres et encore des théâtres, el Principale, 
el LyceOy el Romea, el Calalo^ el Dorado, No- 
vedades, TirolSy Eden^ Alhamhra, Union^ Al- 



LA RAMBLA 155 



cazar et les Folies-Bergère (car ils ont des 
Folies-Bergère, eux aussi !) 

Tous les soirs Barcelone s'éparpille et bâille 
sans applaudir dans vingt-sept théâtres et cafés 
chantants. Ce peuple ne vit, ne semble vivre 
que pour el theatro, el confitero et le pelu- 
querOy le gâteau, le coiffeur et le spectacle. 
Mais de quoi se nourrit-il? Mystère! Dans 
Joutes mes pérégrinations je n'ai encore vu 
qu'une boucherie, et dans une ruelle étroite 
du quartier des casernes et du port. 

En revanche il joue éperdumenl, passion- 
nément, avec frénésie. Dès sept heures il est 
aux loteries; portefaix et soldats de la reine 
se gargarisent de patois, attroupés devant les 
listes des numéros gagnants : la loterie de trois 
millions, tirée le jour de Noël (M. le ministre 
des finances a mis lui-même la main dans le 
sac..., pour en tirer le gros numéro) révolu- 
tionnait encore hier toutes les provinces de 
toutes les Espagnes; et dans toutes les bou- 
tiques à jouer fonctionnent, du matin au soir, 



-à- »< » > H I ■ -fc t 



I 56 BARCELONE 



autorisés par M. le gouverneur (lequel a son 
pied, selon le mot ici en cours, mettez la part 
du lion), des jeux de trente et quarante et de 
louches roulettes, auprès desquels le bonne- 
teau Montmartrois devient un honnête bézigue 
en plein vent. 

Le dimanche, toute la Catalogne se préci- 
pite dans ces tripots : blouses et capas, châles 
à fleurs de paysanne, confections parisiennes 
de senoras, tout s'y mêle et s'y coudoie; et, 
en semaine, le sereno (le gardien de nuit des 
rues espagnoles) s'y rencontre, à l'aube, son 
trousseau de clefs sonnaillant à la main, avec 
le laitier venu apporter le lait à la ville. Et 
M. le gouverneur et M. le ministre lui-même 
empocheront peut-être le plus clair des éco- 
nomies de la Reyna gubernatora. 

Installés sous les platanes de la Rambla, 
des Castillans en costume national, plus laids 
que nature et couleur d'amadou, débitent 
des fruits confits et des nougats exquis. Au- 
près, des étals de bouquetières embaument : 



mmm-m»m»» m m0iwH %^»^mm,^^ r n i_ m9_m tm r^ i 



L\ RAMBLA 1 57 



ce sont des monceaux de violeiles, d'œillets, 
de tubéreuses et de verveine, mais les bou- 
quets montés sont à faire peur. Paris est dé- 
cidément la seule ville au monde où l'on sache 
faire la fleur. 

Enfin, comble d'horreur, les bouquetières de 
Barcelone n*ont ni fleur de grenade à Toreille 
ni mantille sur leurs cheveux. Mais sur les ter- 
rasses, dans le bleu implacable du ciel, des 
linges blancs sèchent suspendus à des cordes, 
même au-dessus de l'hôtel du banquier Lopez, 
chez lequel descendent et les infantes et la 
Reyna; Lopez, le milliardaire entreteneur de 
la monarchie espagnole. 

Cette lessive étalée en plein air, au-dessus 
du palais de la politique et de la finance, 
comme au « cintième » de nos maisons fau- 
bouriennes, et pas un vélocipède dans les 
rues, cette note-là serait-elle toute l'Espagne î^ 



II 



LA CATHÉDRALE 



Des rues étroites, tortueuses, pavées de 
larges dalles, des rues profondes comme des 
puits et qui semblent prendre jour parles fe- 
nêtres grillagées de leurs hautes maisons..., 
c'est au milieu de ces calles éternellement bai- 
gnées d'ombre qu'apparaissent, envahis par 
des pâtés de construction, les contreforts de 
la cathédrale. 

Tout un quartier glacial aux aspects de pri- 
son l'enserre et Tétouffe, comme tassé à ses 
pieds, et il faut lever obstinément latêlepour 



LA CATHÉDRALE I59 



entrevoir au-dessus des terrasses sa haute 
tour romane, du gris des vieilles pierres des 
cathédrales du Nord, aux angles effrités, 
ruines de donjon d'autrefois. 

A cent mètres de là, le long des quais, de- 
vant une mer de lapis liquide, il fait quatorze 
degrés à l'ombre des palmiers drus épanouis 
de la promenade de Christophe Colomb. Ici 
on grelotte, avec presque Tonglée aux doigts 
dans le mince liseré de lumière dont le soleil 
borde au midi le seuil des mornes casas ; 
dans les rues, une population rare, silencieuse, 
presque des fantômes : des femmes en deuil, 
coiffées de mouchoirs de couleur sombre noués 
en marmotte sous le menton. Cà et là des man- 
tilles font leur apparition, visages de cire, 
yeux caves et cernés, faces à la fois d'extase 
et de damnation : ce sont des senoras qui vont 
à la prière, car il n'y a pas de vêpres en Es- 
pagne. On sent qu'ici le vieux catholicisme 
pèse encore de tout le poids de la Sainte 
Inquisition. 



l60 BARCELONE 



Mais c*est surtout à Tintérieur que se décèle 
enfin dans tout son fauve éclat le Moyen Age 
énorme et délicat, le Moyen Age ardent et 
sombre du poète maudit, Paul Verlaine. 

Une obscurité presque effrayante y règne, 
baignant jusqu'à la voûte cinquante-huit piliers 
massifs, tels des tours, et composés chacun de 
seize colonnettes frêles, fuselées, comme en 
prière et reliées en faisceau : un chapitre fermé 
de hautes cloisons de pierre, aux belles stalles 
sculptées et peintes sur fond d'or, s'ouvre, plus 
sombre encore, juste en face du chœur et de 
son maître-autel; et, juste devant ce chœur, 
se creuse, béante et noire, telle une chausse- 
irappe, la crypte des évêques aux ténèbres 
mouvantes, hantées de feux follets par la 
flamme des cierges : un escalier de vingt mar- 
ches y conduit. 

D'ailleurs ici tout n'est qu'ombre et reflets! 
c'est le royaume de la terreur mystique. 

Vingt-sept chapelles à la Madone et aux 
saints bienheureux, toutes les vingt-sept sur- 



LA CATHEDRA LK l6l 



chargées de dorures et toutes décorées avec 
un goût barbare, étince!lcnt vaguement dans 
cette obscurité; d'admirables grilles en fer 
ouvragé les enferment et, à travers leurs rin- 
ceaux et les fleurs rigides, des Madones de cire 
aux joues fardées de rose, aux airs béats 
d'idole, ricanent inquiétantes, affublées de 
brocart, de soie et de diamants. 

Au-dessus du maître-autel d'étroits et longs 
vitraux dont les pierreries flamboient; et des 
nervures des voûtes tombent de charmants 
lustres, tels des reliquaires, enrichis d'émaux 
et dentelés à jour. Tout le chœur est tendu 
d'ancien lampas vieux rose qui blêmit sous 
la lueur d'améthyste et de rubis des ogives 
ardentes, tandis que, au-dessous des grandes 
orgues du plus beau style gothique, fermées 
de panneaux peints, grimace hideusement au 
bout d'un pendentif une tête d'Holopherne, 
monstrueuse, géante, surmontée d'un turban. 
Cela tient à la fois du cauchemar et de l'ex- 
tase. 



102 BARCELONE 

Dans le trou noir de la crypte les cierges 
allumés tremblotent. 

Quelques silhouettes : d'abord, entre les 
stalles, dans le chapitre obscur et comme pail- 
leté d'or par Téclat des peintures, ce sont, 
rôdant, allant, surplis blancs, robes roupies, 
de vagues enfants de chœur : l'un d*eux 
m'aperçoit, et, vite allumaht un rat de cave, 
m'invite à admirer les sculptures des stalles; 
une robe violette à dalmatique fourrée traverse 
lentement la nef transversale; sur les dalles 
des formes accroupies, encapuchonnées de 
noir, se traînent : des Goyas; des femmes en 
mantille qui, dans cette ombre louche égrènent 
le rosaire et font à genoux leur chemin de la 
croix; aux grilles ouvragées d'autres formes 
affalées, en prière: sur un banc de pierre un 
paysan en blouse est assis, immobile, le front 
dans une lueur; il flotte en cette église une 
odeur à la fois de latrines et d'encens; quand 
il s'y joint le parfum de l'œillet, il paraît que 
c'est là l'atmosphère de l'Espagne. 



'.t> 



LA CATHÉDRALE 163 



Un mouvement d'êtres liumains se forme, 
Ton s'attroupe à la grille fleurie d'une chapelle, 
l'ombre s'en illumine, un prêtre catalan à la 
face de forban y officie entre deux enfants de 
chœur; c'est un baptême. Des marraines en 
mantilles et des parrains en capa nationale 
présentent au baptistère cinq ninosy cinq nou- 
veaux-nés, bruns comme des grillons sous 
leurs voiles de linge et de dentelles. Et le 
prêtre arrose cruellement les pauvres petits 
crânes de sel et d'eau glacée avec une vraie 
louche, une louche à potage; les baptisés 
ululent, la foule agenouillée marmonne des 
ave; comment ces nouveaux-nés, ainsi inondés, 
ne meurent-ils pas dans la nuit; la méningite, 
m'a-t-on dit, sévit ici tout particulièrement sur 
Tenfant en bas âge : je m'explique pourquoi. 

Le prêtre catalan, rapace sur le gcûn, touche 
sur le baptême et prépare le convoi; les mar- 
chands de cercueils affluent d'ailleurs dans les 
ruelles voisines, c'est même la seule industrie 
du quartier. 



104 BARCELONE 



— Senor, senor, la senora. . . C'est une femme 
en mantille qui vient de s'affaisser, inerte, éva- 
nouie, le cœur affadi par l'indicible odeur qui 
règne en cette église; ses compagnes m'ap- 
pellent à leur aide. Je prends sous les aisselles 
et j'assieds sur un banc l'infortunée marraine. 

C'est la scène du troisième acte de Faust, 
Marguerite dans la cathédrale. « Voisine, votre 
flacon ». Décidément, rien ne manquera comme 
couleur locale. 

Un peu hurluberlué, je sors par le cloître, 
un beau cloître plein de rêverie et de silence, 
dont les arceaux à demi ruinés et fermés de 
belles grilles encadrent un jardin ombragé de 
palmiers, où s'ébattent des oies. 

Les oies sacrées de la cathédrale ! Un jet 
d'eau jase dans une vasque... Juché sur un 
mur d'appui, un enfant de quinze ans aux 
larges yeux limpides, beau comme un Murillo, 
copie un motif d'ornement héraldique, acanthes 
et chardons, la main sur un cartable. 



III 



LES RUES CHAUDES 



Connaissez-vous dans Barcelone 
Une andalouse au sein bruni ! 

A. DE Musset. 

Cest cette Andalouse que nous cherchons à 
travers un Barcelone sillonné de tramways, 
de fils télégraphiques et téléphoniques, mais 
dans laquelle, en dehors des cafés-concerts, 
ne sonnent ni bourdonnement, ni guitares, ni 
mandolines; nous étions beaucoup plus riches 
en couleur locale, à Paris, durant l'Exposi- 
tion. 



1 



l66 BARCELONE 



Qui ne se souvient du fameux théâtre, dit 
Palais des Enfants^ où se succédèrent tour à 
tour, endiablées et enivrantes, la Pepa, la So- 
ledad et la Macarona, la gitane applaudie de 
toutes les Espagnes et qui danse aujourd'hui 
à Madrid. 

Mais voilà!... ces enragées danseuses de 
boléros, de flamencos et de'jotas, vives comme 
des étincelles, souples comme des couleuvres, 
étaient qui des Grenadines, qui des Sévillanes, 
toutes de race gitane d'ailleurs avec leurs yeux 
de braise et leur peau de citron, et, en dehors 
de TAndalousie, on ne danse plus en Espagne. 
La guitare et les castagnettes, les flamencos 
et les rotas, ce sont là plaisirs grossiers laissés 
à la canaille et aux paysans, passe-^temps de 
posadas ou de corps de garde : le corps de 
garde où il n'est pas rare de voir un soldat 
des provinces du sud assis sur une chaise, 
devant la porte même de la caserne, gratter du 
jambon en uniforme, tandis qu'à deux pas 
plus loin, assis à califourchon- sur d'autres 



^5îi^*'»r 



LES RUES CHAUDES 167 

chaises, les sous-officiers du poste grillent 
des cigarettes tout en causant négligemment. 

Nous quitterons donc Barcelone sans avoir 
vu danser, quel désappointement! 

Un Barcelonais rencontré à Thôtel a pitié 
de notre navrement : c'est un samedi, il nous 
offre de nous guider dans une posada située 
aux portes de la ville, où les soldats des ca- 
sernes se réunissent aux filles des manufac- 
tures voisines pour y danser le flamenco les 
samedis et dimanches soirs; les autres jours 
de la semaine, la posada est morne, rentrée 
au rang de simple débit de refrescos pour ou- 
vriers et paysans. 

Nous acceptons. « Mais il ne faut pas vous 
enthousiasmer d'avance, nous prévient notre 
guide, vous ne verrez là ni jolies filles ni cos- 
tumes flamboyants, mais la lie du peuple, des 
ouvrières de fabrique et des filles de cuisine, 
des charretiers et des soldats, des soldats 
surtout à cause du voisinage des casernes; on 
danse de cinq à sept heures, dès la soupe 



l68 BARCELONE 



avalée dans les chambrées. La soupe, je veux 
dire le verre d'eau et le pain sec, régime ordi- 
naire de l'armée espagnole, sauf le jour de la 
fête de la reine-régente, le 14 Juillet de tra 
los montesy où Ton célèbre cette réjouissance 
par une bisque aux pois chiches et un verre 
de vin pur (s/c), et deux heures après les mu- 
siques cessent, tous les soldats n'étant pas 
permissionnaires. Il faut donc nous hâter, si 
nous voulons voir quelque chose, car voici la 
nuit. — « Mais c'est Tarrière-boutique du 
troquet de Vincennes ou de Grenelle, où la 
troupe danse deux fois la semaine, le bal-mu- 
sette de l'ancien Salon de Mars, hasarde un 
Français de la bande. » Nous le faisons taire, 
il ne fait pas bon plaisanter, même à Barce- 
lone, avec la susceptibilité espagnole; d'ail- 
leurs la nuit est tout à fait tombée, et la Ram- 
bla toute blanche de lumière électrique, four- 
millante de promeneurs, resplendit, car c'est 
ainsi, la lumière électrique éclaire tout Bar- 
celone, elle est à Madrid, on est en train de 



\ 



LES RUES CHAUDES 169 



l'installer à Valence, les sierras Morenas et 
leurs défilés, autrefois redoutés du touriste, 
en seront inondés d'ici huit mois : nobis hœc 
otiafecil Lopez, le banquier de toutes les Es- 
pagnes, fermier-entrepreneur de l'électricité, 
baron Haussmann de ces États Mal-Unis de 
demain. 

Nous avons quitté la Rambla. Précédés par 
la capa de notre guide, nous nous engageons 
dans des rues étroites et sinueuses, mais sin- 
gulièrement éclairées aux rez-de-chaussées, 
autant de refrescos^ de débits de vin et de bo- 
degaSf rez-de-chaussées en contre-bas de la 
rue, emplis de blouses courtes d'ouvriers des 
champs, de vestes rondes d'Aragonais et 
d'uniformes de soldats. Au seuil de ces éta- 
blissements des silhouettes de femmes se 
tiennent immobiles, drapées dans de longs 
châles de laine clairs, gris ou blancs; des 

■ 

jupes d'indienne rose ou bleu pâle à volants 
frôlent la cheville et laissent voir un soulier 
découvert; une marmotte de soie de couleur 

10 



I 70 BARCELONE 



vive est nouée sous le menton; d'autres se 
tiennent assises sur une chaise dans d'équi- 
voques allées de maisons, le front sous un 
quinquet huileux qui les découpe étrange- 
ment : un escalier s'aperçoit dans le tond. 
Elles ont toutes Tair résigné, une pose lasse, 
comme abandonnée de bêtes domptées et pas- 
sives; tout regard semble absent de leurs 
grands yeux noirs. A l'angle de l'une de ces 
rues une pharmacie, où l'on guérit, s'il faut en 
croire les annonces dorées, les maladies se- 
crètes, raconte éloquemment où nous sommes ; 
oui, nous y sommes, mais toutes ces maisons 
sont libres, libres les calmes et placides mar- 
chandes de galanterie en châles de laine blancs. 
Ici, la prostitution n'est soumise à aucun con- 
trôle, mais la prostituée ne peut ni provoquer 
ni circuler dans les rues, d*où le silence, le mu- 
tisme de ces rues chaudes hantées d'immobiles 
manolas. « Le quartier français », nous révèle 
notre guide, et comme nous nous récrions, 
la capa veut bien nous expliquer que Bar- 



-— J6 



LES RUES CHAUDES I7I 



celone a toute une population de réfugiés 
français plus ou moins brouillés avec la jus- 
tice de leur pays, chevaux de retour, con- 
damnés en rupture de surveillance ou de 
ban, tous, à les entendre, expiant un délit de 
droit politique, en général assassins ou vo- 
leurs, Técume même des ports de Marseille et 
de Toulon : laquelle population tient ses as- 
sises dans ces rues, y a ses cafés, ses lieux de 
rendez-vous et ses repaires, d'où le proverbe 
en cours à Barcelone : « A Barcelone, pour 
un Français un Français est bien plus dange- 
reux qu'un Catalan. » 

Cette révélation nous incite peu à lier con- 
naissance, nous pressons le pas, timidement 
hélés de place en place par une robe rose à 
châle blanc; nous arrivons devant un triste 
parallélogramme de prison ou de caserne, nous 
nous engageons sous des voûtes ruinées, lon- 
geons de hautes murailles autrefois à créneaux 
et débusquons enfin par une poterne sur une 
large route de banlieue, en dehors de la 



172 BARCELONE 



ville : des bruits de charrois traînent vers le 
port. 

Nous sommes au pied des anciens remparts 
de Barcelone... Au loin, sous les feux de lu- 
mière électrique miroite la mer; ils ont une 
haute et fière allure, ces remparts. Devant 
nous, la masse énorme et noire de Monljuieh 
et, se profilant dans le bleu sombre de la 
nuit, des toits de fabrique et des cheminées 
d'usine. 

Nous croisons des groupes de soldats, se 
hâtant vers la poterne que nous venons de 
quitter, tous regagnent la ville. « Trop tard, 
fait soudain notre guide, nous nous sommes 
attardés dans le quartier français, le bal est 
fini, ce sera pour demain soir. » 



IV 



LE FLAMENCO 



Un hangar s^ouvrant de plain-pied sur Une 
grande route bordée de murs d'usine et de 
terrains vagues; ça et là un quinquet trem- 
blote d'un jaune d'huile, tandis qu'au loin, 
vers la gauche, un halo de lumière électrique 
dénonce Barcelone. 

Dès l'entrée, un comptoir revêtu d'étain, 
le zing de nos chauds de vin de barrière : 
pas de plancher, de la terre battue et de& 
murs blanchis à la chaux, le long desquels 

10. 



M . -i. 



T". 



174 BARCELONE 



court à hauteur d'homme une galerie de bois 
découpé : deuxportes peintes en rouge donnent 
sur cette galerie, des oignons et des courges 
pendent, ça et là, accrochés aux balustres. 

Nous sommes dans la posada annoncée 
hier au soir et, qui mieux est, nous sommes 
attendus : le Barcelonais, qui s'est mis si 
espagnolement à notre disposicion^ a bien fait 
les choses ; il a commandé au quartier d'ar- 
tillerie un Sévillan célèbre dans la garnison 
par ses talents de guitariste; et tout un piquet 
d'honneur a tenu à accompagner Peppe, qui 
doit chanter le flamenco devant les touristes 
français. Chose étrange, ils ont l'air en sucre 
candi, les artillores de la Reyna gubernatora, 
et malgré leur uniforme visiblement en loques, 
ils ont, sous leur hideuse casquette de cuir 
bouilli et leur affreuse veste bleue à parements 
rouges, un aspect propret et enfantin de 
soldats de plomb ; on ne peut plus déconcer- 
tants, ces trop jolis soldats dans cette équi- 
voque posada de barrière, où entrent de 



*rt8nfc*-a-w&-- 



LE FLAMENCO I75 



minute en minute, drapés de couvertures et 
guêtres de cuir fauve, des amateurs de danse 
à mines de forbans. 

Au fond, sur une estrade, un orchestre a 
pris place : trois musiciens aragonais à visages 
de bandits sous le foulard noir noué en serre- 
tête, culottes trouées et vestes couleur tan. 
Des filles, le châle d'indienne à fleurs croisé 
sur la poitrine, presque toutes coiffées en 
marmottes, Tair de bonnes à tout faire, cir- 
culent parmi cette canaille. Une assez jolie, 
grande, mince et haute en couleur avec des 
sourcils si réguliers, si fins qu'ils semblent 
tracés au pinceau au-dessus de ses grands 
yeux noirs, se promène escortée de deux 
ordonnances : pour la courtiser, ses galants 
tirent de leur poche des amandes et des noix 
qu'avant de lui offrir ils cassent sous leurs 
dents ; Técorce enlevée, la belle avec des 
gestes vifs de guenon saisit Tamande ou la 
noix sèche et, impassible, sans un mot, la 
croque à son tour. Elle a d'ailleurs un sourire 



"m 



176 BARCELONE 



écarlate et blanc qui lui fait le tour de la tête, 
trente-deux grains de riz dans une grenade 
ouverte, et des cheveux luisants ramenés sur 
les tempes en coques de satin noir : au 
Moulin-Rouge, costumée par Landolf, cette 
fille évidemment ferait recette entre Otero et 
Duclcrc, 

Une note : cette foule est relativement 
silencieuse, un vague bourdonnement emplit 
à peine cette salle... Nous sommes loin des 
cris, des ohé du chahut et du vain brouhaha 
de nos bals d'ouvriers rigoleurs et braillards. 
Ce silence et cette dignité d'une race méridio- 
nale nous étonneront d'ailleurs à travers toute 
l'Espagne. Accotés au comptoir, nous atten- 
dons. 

Sur un signe de notre guide, l'artilleur 
sévillan, commandé pour la circonstance, 
prend place sur une chaise dans un coin du 
hangar, croise une jambe sur l'autre et, 
pinçant sa guitare, il commence : on enten- 
drait voler une mouche maintenant. 




LE FLAMENCO I77 

A la fois gutturale et douce avec d'étranges 
portements de voix, la chanson gémit, mono- 
tone : la guitare la soutient à peine, moins 
que pincée, touchée du bout des doigts ; de 
temps en temps la main du chanteur se pose 
à plat sur les cordes, étouffant toute sonorité, 
et tandis que la musique gronde assourdie, 
la voix alors s'enfle, se gargarise pour ainsi 
dire avec elle-même et devient rauque, dé- 
chirante comme une invocation, un chant 
de muezzin, un appel à Allah, et c'est triste à 
pleurer, d'une tristesse prenante, navrante et 
qui étonne, cette chanson de danse dégénérée 
en plainte et de plainte en prière ; et des 
décors s'évoquent de ciels d*un bleu qui brûle, 
de. solitudes immenses et d'horizons de sables 
derrière des minarets ; on sent gémir en elle 
le lumineux ennui accablé de l'Orient. 

Mais voilà qu'un des soldats s'est détaché 
des rangs des spectateurs et se tient mainte- 
nant au milieu de la salle; les bras levés, les 
yeux baissés, obstinément fixés au sol, il 



lyS BARCELONE 

piétine sur place, d'abord lentement, puis 
plus vite et plus vite encore avec une sorte de 
frénésie hystérique, inconsciente. Une fille en 
marmotte de soie rayée est venue se camper 
devant lui, répétant identiquement tous ses 
mouvements, tous ses gestes. Tous les deux, 
maintenant vis-à-vis l'un de l'autre, ondulent 
sur place, pétrissant rageusement la terre 
battue du sol à durs coups de talon; mais ils 
ne se regardent pas, leurs paupières sont 
closes et leurs yeux s'évitent ; ils les tiennent 
énergiquenient fixés sur la pointe de leurs 
chaussures; et la guitare grince et le flamenco 
monte, s'enfle et s'anime, et comme un vent 
s'élève qui secoue cette salle; des éclats de 
voix répondent^ et d'autres couples se sont 
campés face à face, et maintenant dans toute 
la posadçiy filles et gars trépignent sur place, 
les bras levés, tordus en cadence. Le 
danseur bondit à gauche et la danseuse à 
droite, et leur buste reste droit sur leurs 
hanches oscillantes, tandis que, pris de folie, 



LE FLAMENCO I79 



les pieds s'agitent éperdument, frénétiquement 
sur le sol; et sous les paupières aux longs 
cils baissés, les prunelles demeurent invisibles, 
le regard s'obstine à se dérober, comme reculé 
dans une extase, tandis qu'un mystérieux 
rictus tire les lèvres épaisses sur des dents 
courtes et blanches d'une dureté éclatante, 
des dents de nègre africain retrouvées dans 
un bestial sourire sur toutes ces bouches 
espagnoles. 

Toute la posada hurle et danse, convulsion- 
naire, prise d'une fureur endémique; le secret 
de la danse des morts, dont s'épouvantèrent 
trois siècles du moyen âge, vient de nous 
être révélé dans un bal de barrière par des 
filles à soldats et des débardeurs de port. 



BARCELONNETTE — BLEU ET ARGENT 



Bleu et argent : c'est la Méditerranée à 
Barcelonnette, le quartier des pêcheurs à Bar- 
celone. 

Là, vis-à-vis Tancienne terrasse de la ré- 
cente Exposition plantée de palmiers comme 
celle de Monte-Carlo, la mer s'étend d'un 
bleu de lapis qui, sous le soleil d'hiver, prend 
des luisances de soie et blêmit par place, 
lundis que l'indigo du ciel, encore avivé par 
le vert sombre des palmiers découpant là 
leur feuillage épanoui, se fonce à l'horizon. 



BARCELONNETTE ' l8l 



mais tourne légèrement au mauve au-dessus 
des montagnes de la côte, montagnes aux 
crêtes molles et comme paresseusement 
abaissées vers la grève et évoqtjant scus ce 
ciel hivernal d'Espagne je ne sais quelle 
vision de baie de Naples et de Capri. 

Dans des jeux de lumière, des petites villes 
apparaissent toutes blanches avec leur tasse- 
ment de maisons en terrasses, dans le vallon- 
nement des collines lointaines. 

Et sur le bleu limpide des vagues, des 
flottilles de goélands semblent, entr'aperçues 
du rivage, une magique éclosion de nénuphars 
d'argent. 

Nénuphars sans feuilles, dont la brusque 
envolée emplit soudain le ciel d'une ribambelle 
de larges papillons blancs. 

Sous le soleil leur dos soyeux étincelle, 
scintille. Oh ! comme soupire un des plus 
nostalgiques poèmes de Judith Gautier, ca- 
resser le plumage vierge du goéland ! 
Sur la grève, les pieds nus dans le sable, 

II 



l82 BARCELONE 



des femmes, des hommes et des enfants tirent 
une senne; ils s'essoufflent, tous attelés à la 
corde tendue dont le bout plonge dans la 
mer et, sous leurs loques ensoleillées, les 
hommes, le pantalon relevé sur des mollets de 
bois durci, les femmes brunes comme des 
olives sous leur marmotte d'indienne rou- 
geâtre, les enfants, noirs comme des Maures, 
toute cette canaille vermineuse et tannée fait 
songer, malgré qu'on en ait, à quelque 
fantasque marine de Vernet, où le peintre 
aurait oublié de poser son décor habituel 
de roches percées à jour et de phares déman- 
telés s'élançant au bout d'un môle, comme 
dans une toile de théâtre. 



VI 



OR ET ROSE 



Or et rose, c'est encore Barcelonnette avec 
ses maisons carrées recouvertes d'un crépi 
rosâtre, ses rues coupées à angle droit, ses 
terrasses à balustres en tuiles ajourées, ses 
voies étroites et régulières débouchant toutes 
sur la mer, ses balcons où pendent des linges; 
et, malgré la boue grasse et la saleté de ses 
calles et leur odeur de marée et de choux 
aigres, or et rose, c'est encore Barcelonnette 
avec sa nuance uniforme et doucement teintée 
de poterie d'argile et de vieil alcarazas. 



184 BARCELONE 



Au coin de toutes les /ues des écorces de 
melon, des pelures d'orange et, aux grilles 
des fenêtres, de rutilantes loques mettent 
dans Barcelonnette une atmosphère jaune, 
comme une poussière d'or. A côté de la puan- 
teur inhérente aux villes espagnoles, tout à 
coup une odeur fraîche et fine de vanille ou 
d'anis vous surprend : c'est une aguardiente 
ou débit d'anisette, dont la boutique obscure 
s'ouvre en contrebas de la chaussée : des 
épauletles de soldats et des bonnets catalans 
s'entrevoient dans le fond. 

A part quelques gamins en guenilles, les 
rues de Barcelonnette sont désertes, toute la 
population étant, à cette heure du jour, en 
mer ou sur le port. Devant la porte d'une 
caserne, des artilleurs de la Reyna, noncha- 
lamment renversés sur des chaises, fredonnent 
un air d'Habdnera tout en grillant des ciga- 
rettes ; il ne leur manque plus qu'une guitare : 
ce farniente de tout un poste est un spectacle 
très espagnol. 



OR ET ROSE 185 



Dans une calle voisine file et trotte, en se 
déhanchant devant nous, un casaquin élimé de 
velours sur une jupe de soie verte, tournure 
lourde et taille épaisse ; mais le pied chaussé 
de satin noir est menu et cambré, charmante 
et fine est la cheville, moulée dans un bas de 
soie noire à coins brodés. Le casaquin noir 
se retourne et nous montre un gros visage de 
maritorne aux lèvres bestiales et sanglantes, 
outrageusement plâtré de fard; puis il dis- 
paraît englouti dans une boutique de blan- 
chisseuse : une boutique de blanchisseuse, 
c'était indiqué auprès de la caserne. Madame 
blanchit les militaires, porte le linge à domi- 
cile et recoud au besoin les boutons des 
clients. 

C'est décidément partout la même chanson 
en France, en Italie, à Londres et en Es- 
pagne. 

Avant de quitter tout cet or et ce rose, une 
délicieuse apparition ! 
- A Tangle de deux rues, le pied appuyé sur 



l86 BARCELONE 



une borne et hanchant forcément un peu, 
mais crânement posée, telle une fière sta- 
tuette, une adorable petite Barcelonaise : 
quatorze ans à peine , une marchande d'o- 
ranges, de pois chiches, d'amandes et de 
noix, car toute sa marchandise gît étalée à 
terre, à même la boue, dans d'immenses 
couffes. 

Vêtue d'indienne et de percale à fleurs, 
mais avec quelle science de couleurs ou quelle 
coquetterie de hasard ? jupe blanche ramagée 
de mauve, taille rosâtre à dessins jaunes et, 
sur les lisses et brillants cheveux noirs, je ne 
sais quelle tache fantasque et éclatante, 
notre marchande (marchandera qui peut-elle 
vendre dans cette morne rue de ville morte) 
montre au ras de sa robe écourtée les deux 
plus jolies jambes, moulées dans des bas de 
soie rouge {sic)^ mais chaussées de sabots! 

Les femmes de ce pays ont décidément des 
pieds, des chevilles et des mollets charmants. 
Du haut de ses grands yeux étonnés et lim- 



OR ET ROSE 187 



pides la petite marchande d'oranges nous 
regarde passer, immobile, fièrement ; dernier 
détail, elle a le plus délicat profil et sa chaude 
pâleur (est-ce un effet d'optique ?) nous paraît 
toute rose. 

Barcelonnette se serait-elle incarnée pour 
enchanter nos souvenirs nomades dans le 
corps souple et mat de cette enfant ? 



-^:. 



VII 



ARGENT, OR VERT ET CAPUCINE 



Sur un ciel de flamme, zébré d'orange et 
d'or el tournant vers le zénith au vieux cuivre, 
des agrès, des cordages, des voiles latines 
carguées autour des mâts et, dans le haut des 
vergues, des filets couleur de tan qui sèchent 
et semblent avoir gardé des piastres et des 
sequins dans leurs mailles, dorées qu'elles 
sont par ce soir éclatant. 

Au bord des quais une mer qui verdit, 
devient bleu de turquoise et se paillette , 
également métallique, dans cet ambre en 



ARGENT, OR VERT ET CAPUCINE 189 

fusion avec, de l'autre côté de la rade, les 
paquebots et les steamers de commerce à 
quai de Barcelone : le port de Barcelonnette 
au soleil couchant. 

Et là, au pied d'une espèce de môle-pro- 
menade, la pointe aux manteux de tous les 
ports du Midi et de TOrient, une population 
affairée et remuante de Catalans basanés, 
allant, virant et voltant, jambes nues, les 
pieds chaussés de l'espadrille blanche, le cou 
découvert dans la chemise de toile bise et 
leurs voix gutturales se confondant dans un 
immense et tapageant rauquement. 

Au ras même des quais, des gars sont 
accroupis auprès d'immenses couffes, où pal- 
pitent comme du blanc de perle, de la nacre 
et du vif argent ; ça et là du corail rose 
humide apparaît, luit et coule dans tout ce 
givre et cet argent mouvant. C'est, se déta- 
chant en vigueur sur d'énormes feuilles de 
choux, la pêche des habitants de Barcelon- 
nette : dorades écaillées d'azur tendre, comme 

II. 



190 BARCELONE 



prismatiques, calamares pareilles à de vivantes 
opales qui se liquéfieraient, à la fois molles 
et grasses, langoustines transparentes du gris 
vitrifié des crevettes, soles et salmonettes, la 
salmonette, le régal préféré de tout homme 
du Midi, et, parmi toutes ces viscosités dia- 
mantées et brillantes , je ne sais quelles 
anguilles jamais rencontrées autre part, d'un 
rose de perle rose ou de fleur de pêcher, de 
vrais joyaux fluides et gluants. 

De temps à autre, un des pêcheurs accrou- 
pis à un lointain appel répond par un cri 
rauque, charge d'un tour de main sa couffe 
de poissons et, l'épaule haule, s'éloigne en 
courant : il rejoint à pas vifs, rapides, le pas 
à talon détaché des coureurs antiques , un 
autre peint du môle où des groupes d'ombres, 
hommes et femmes du peuple, s'agitent et se 
démènent en formant de grands cercles, 
hanches à hanches et les bras aux épaules, 
autour d'un autre homme invisible hurlant. 

La vente à la criée ! Étranges, ces espèces 



ARGENT, OR VERT ET CAPUCINE I9I 

de rondes humaines, se silhouettant en noir, 
au bord de cette mer d*or vert, sur ce cré- 
puscule saignant. 

Assises au rebord du trottoir, les coudes 
aux genoux, dans des poses attentives et 
lasses, des femmes de pêcheurs vêtues d'in- 
diennes à fleurs sont là, au pied du môle, 
attendant. 

Non loin d'elles, installé dans une guérite 
entre trois alcarazas et des poteries espa- 
gnoles, un vieux matelot débite de Vagua 
fresca à un maravédis le verre et des sirops 
d'amande et de limon : ce que Vagua fresca a 
de succès. . . Il y a toujours un client devant 
Tétroit comptoir et le^ vieil homme n'arrête 
pas de rincer. 

D'ailleurs, ce que cette agua fresca es 
réconfortante au goût et pure et glaciale. 
L'eau est une des rares merveilles de l'Espagne, 
elle y est partout exquise : cette eau-là, à 
Paris, se vendrait dix à vingt francs le verre 
Tété, dans un grand restaurant. 



192 BARCELONE 



Cependant dans ce décor somptueux, tout 
d'argent, d'or vert et d'écarlate, une fausse 
note : pour regagner la rive opposée et les 
quais de Barcelone, nous prenons un bateau- 
omnibus où Ton navigue au son d*un piano 
mécanique : un Catalan carnavalesque y moud 
à tour de bras, inexorable et fier, la Valse 
des chopines. 



•r " — 



II 



VALENCE 



- k- .-i«-i-;»' 



• * - ^ ^ 



■\ *■ «tt^-i 



"'- -r / 



LA HUERTA 



Une lueur rouge , filtrant à travers les 
stores hermétiquement clos du wagon, nous 
éveille en sursaut et nous voici nous pressant, 
toutes les glaces baissées, aux portières... 
Un vent frais nous saisit en même temps que 
le plus étrange spectacle nous arrache un 
spontané cri d'enthousiasme. 

Se détachant en vert vivace sur des terrains 
rougeâtres, mais d*un rougeâtre de brique 
pilée, défilent devant nous d'innombrables 




196 VALENCE 



orangers. Massés en boule avec leur feuillage 
à la fois luisant et tendre, ils sont là par cen- 
taines, que dis-je, par milliers, et dans leur 
verdure éclate, avec Tintensité de lanternes 
vénitiennes, le jaune orange de leurs fruits, 
les feuillages en sont comme éclairés... A 
rhorizon, court sur un ciel dur, couleur de 
turquoise, une muraille rocailleuse de mon- 
tagnes transparentes, des sierras en dents de 
chacal, aux cimes les plus follement échan- 
crées, tour à tour apparues de porphyre ou 
d'améthyste, selon T ombre portée de leurs 
contreforts, ravinées, déchiquetées, successive- 
ment violettes, mauves et bleuâtres, toujours 
chimériques de nuances et de contours et sur 
cet horizon de contes de fées file invariable- 
ment le vert, criblé d'oranges, des vergers 
d'orangers. 

Nous sommes dans la Huerta ou la cam- 
pagne de Valence. La richesse même de la 
ville et du pays, cette vaste oasis entourée de 
montagnes, à Tabri des vents et du froid, où 



LA HUERTA I97 



toute une province s'adonne exclusivement à 
la culture des orangers ; tout autour et plus 
loin l'Espagne stérile, empierrée et pouil- 
leuse ! 

« Valence I la belle Valence I » ce cri carac-,^ 
téristique de nos Décembres parisiens, en- 
tendu sous la brunie et la pluie dans toutes 
les rues voisines des théâtres et des gares, 
nous reporte tout à coup au milieu des bara- 
quettes du jour de Tan et des étalages des 
camelots, à la Madeleine et au boulevard. 
Ohl la voiture de la marchande d'oranges, 
brouettant sa marchandise sous le fallacieux 
éclairage d'un réflecteur en papier rouge ! 

Mais voilà que le paysage, tout à l'heure 
apparu si rutilant dans je ne sais quelle lueur 
de féerie, vient de pâlir et de se faner subite- 
ment. Les terrains d'un beau rouge de piment 
sont devenus ocreux, comme de la simple 
argile ; la verdure des orangers s'est décolo- 
rée, les montagnes elles-mêmes ont perdu 
leur transparence, elles sont tout bonnement 






-W V <». 



••», 



198 VALENCE 



pierreuses, incultes et pelées et moutonnent 
en grisaille sur un ciel platement bleu ; les 
vergers d'orangers seuls continuent d'être 
criblés de fruits; la clarté rose qui nous avait 
éveillés en wagon s'est également évanouie, 
et la lumière incolore du jour a remplacé le 
magique incendie de Taurore Baissante sur 
les jardins de la Huerta. 

Cette partie de l'Espagne aurait-elle le 
fameux rayon vert des pays des tropiques ? 






II 



VALENCIA DEL CID 



Une désillusion, cette grande ville plate^ 
éparpillée, confuse dans son plan, et, comme 
une ville de jouets d'enfants dressée au ras 
d'un banal tapis de table, laidement bâtie en 
plaine, sans pittoresque, presque sans monu- 
ments et combien loin de la Valencia del Cid 
qu'on s'imagine et d'après les chroniques et 
d'après les romances. 

Sans monuments, non, une cathédrale, mais 
d'architecture hybride, cintres romains et 
portail de style jésuite, de nombreuses églises, 



r 
\ 



200 VALENCE 



mais toutes déshonorées par ce goût étrange 
de la décoration rocaille qui détonne et étonne 
dans toute l'Espagne; et par les rues étroites I 

et d'aspect maussade, sur toutes les mai- 
sons excessivement hautes, l'atroce abus du j 
badigeon déjà signalé à Barcelone. Elles sont 
infâmes, ces maisons, avec leurs façades étran- 
glées (deux fenêtres à peine par façade), leurs 
balcons à tous les étages, leurs toits de tuiles 
rongées par le soleil et leur teinte jaune 
serin, bleu savon, rose pompadour ou vert 
d'eau, aggravée de fresques en grisailles re- 
présentant des volutes et des chicorées 
s'étendant du cinquième étage à leur rez-de- 

i 

chaussée : le crépi s'en écaille, montrant le 
rouge de la brique comme le sang d'une 
plaie, partout le plâtre se lézarde : d'autres 
en simple pisé s'effritent avec de faux airs 
d'étables; et sur cette misère, cette incurie et 
ce luxe minable un froid soleil d'hiver, un 
ciel veiné de blanc sur azur cru répand une 
tristesse, une indicible mélancolie. 



VALENCIA DEL CID 201 



Dans les rez-de-chaussées, un encombre- 
ment de boutiques à l'instar de Paris, bijou- 
tiers, tailleurs, modistes, papetiers ; nous 
trouvons chez Tun d'eux les photographies 
de Mlles Brandès et d'Émilienne d'Alençon 
en monlre..., à Valencia del Cid, oui mesde- 
moiselles! Une population bigarrée: Valen- 
ciens drapés dans d'assez étranges couver- 
tures de laine à dessins noirs et verts, jaunes 
et rouges, coiffés de mouchoirs serrés sur le 
crâne, Andalous en culotte collante et veste 
sanglée, femmes de la Huerta vêtues d'in- 
diennes voyantes ont beau se démener, se 
croiser et s'agiter ; l'impression de ces mai- 
sons maquillées et lézardées persiste. Une 
sensation s'affirme de ville en carton peint, 
de portants de coulisse et de vieux décors de 
rebut pour théâtre de banlieue ou de faubourg 
parisien ; des cages à poulets, des courges, 
des poteries ébréchées et de vieilles balustres 
à claire-voies pourrissant pêle-mêle sur les 
terrasses iaggravent encore cette mauvaise 



202 VALENCE 



impression de factice et de minable ; on attend 
toujours le coup de sifflet du régisseur qui va 
mettre enfin ordre à ce gâchis de toiles de 
fond et la venue du machiniste qui, de ce plâ' 
tras et de ces cartonnages, va bâtir la place 
de la Fille mal gardée ou de la Mule de l'Al- 
cade, La population elle-même, avec ses cos- 
tumes espagnols maladroitement mélangés de 
moderne, ajoute à ce malaise en vous don^ 
nant ridée de vagues figurants. Ainsi, les rues 
sont pleines de capas circulant fièrement 
pleines de morgue et en silence, mais ces capas 
arborent des melons à dix francs ou des cas- 
quettes anglaises; des paysans, pieds nus 
dans les alpargatas, ont sur leur crâne rasé 
des articles-coiffures du Bazar du voyage ; i^ 
n'y a pas jusqu'aux femmes qui dans leurs 
indiennes à fleurs, sous ce ciel frisson- 
nant d'hiver, n'évoquent le souvenir de pou- 
pées de massacre, les poupées coloriées aux 
oripeaux fleuris de nos fêtes foraines. 
Il- faudrait du soleil et de la chaleur sur 



k 



g*-.-- ^. ^ «_--,., -.j^. . 



Frr^î^*^;*^?*^ 



YALENCIA DEL CID 203 

tout cela ! il est certain que ville et habitants 
seraient tout autres en juin et juillet, en pleine 
agitation dtferia! Comme Ta dit Théophile 
Gautier, il faut visiter les pays dans leur sai- 
son, les pays chauds en été et les pays froids 
en hiver, et le printemps est la vraie saison 
de TEspagne ! J'ai pourtant tout lieu de croire 
qu'on ne nous y reprendra pas. 



III 



LES MENDIANTS 



Et leurs mendiants ! Goya n'a ni rêvé ni 
inventé, il a vu et il a rendu, mais il a rendu 
en artiste, paraphant ses dessins d'une griffe 
de lion. 

Le pays du cauchemar, c'est l'Espagne. Qui 
a croisé alentour de ses églises les faces rica- 
neuses et grimaçantes de ses mendiants a 
connu les angoisses de Smarra. 

D'ailleurs, qu'allions-nous faire dans cette 
cathédrale ? Elle ne nous disait rien qui vaille, 
malgré sa haute tour octogone en forme de 



LES MENDIANTS 205 



minaret, el Miguelete ou Micalet en valencien, 
du nom de sa grande cloche consacrée à l'ar- 
change saint Michel, et puis où retrouver 
l'inoubliable impression de la cathédrale de 
Barcelone, toute de mysticisme et de pieux 
effroi ! Mais que faire à l'étranger, à des cent 
lieues de France, à la tombée de la nuit, quand 
on sait qu'il n'y a rien pour vous à la poste res- 
tante, pas un journal français dans les cafés 
bondés de monde d'une heure à cinq, mais 
subitement vides en Espagne à l'heure chez 
nous grouillante et fourmillante du vermouth; 
que faire, sinon entrer dans une église et là, 
. dans le clair-obscur des chapelles à la Ma- 
done, aux lueurs d'une veilleuse agonisante, 
se pénétrer de couleur espagnole ! 

Nous poussons le tambour de la porte Seô, 
gardée par quatre ou cinq pauvresses à mines 
encore supportables sous leurs châles de laine 
et leur serre-tête douteux : d'ailleurs ces 
dames ont apporté leurs pliants et, conforta- 
tablement installées sous le porche, elles 

12 



2ô6 VALENCE 



tiennent conciliabale entre un Ave Maria dé- 
pêché de leur chapelet et un bout de tétasse 
de temps en temps donné à un marmot tei- 
gneux, posé auprès d'elles sur un autre pliant 
{sic). 

C'est à croire qu'à Valence on va mendier 
à la porte des églises comme on va chez nous 
s'asseoir avec les enfants, au Luxembourg ou 
à la Petite Provence. La mendicité doit être 
ici l'occupation d'une heure de la journée, 
c'est peut-être le cinq à sept des femmes d'ar- 
tisans, car, à dire vrai, ces cinq mendigotes 
ne sont ni plus haillonneuses ni plus lamen- 
tables que les autres femmes jusqu'ici rencon- 
trées, mais patience ? 

Leurs voix dolentes nous poursuivent 
jusque dans la cathédrale ; là nous tombons 
sur une cérémonie. La capilla mayor est toute 
illuminée, plongeant les bas-côtés dans une 
ombre profonde et derrière les grilles dorées, 
à la lueur intermittente des cierges, officient, 
enfoncés jusqu'au cou dans les stalles de 



LES MENDIANTS 20? 



chêne, des diacres en surplis et des cha- 
noines en pèlerine; un incessant marmot- 
tement, à lèvres serrées, bourdonne, mono- 
' tone, de temps en temps coupe par les répons 
en voix aigres des enfants de chœur. Est-ce le 
reflet tremblotant des cierges ou les jeux du 
clair-obscur sur ces dos fourrés d'hermine et 
ces tonsures! Mais il y là, dans ce cha- 
pitre, des figures sinistres, nuques violentes 
de meurtrier, mufles carrés et fronts fuyants, 
profils de forçats suant la luxure et l'avarice. 
Une longue chape violette, ennuagée d'une 
aube de dentelles, se .lève et vient lentement 
s'agenouiller devant un grand antiphonaire 
posé à plat sur un lutrin ; deux robes rouges 
d'enfants de chœur raccompagnent. Cette 
chape a un cou de taureau, des poignets 
musculeux et velus et, avec sa tête courte et 
rusée aux lèvres minces, à la pâleur verte, 
fait songer à quelque monsignor né pour le 
bagne ou à un galérien devenu cardinal. Dans 
les bas-côtés, des formes accroupies, femmes 



■ 



208 VALENCE 



en mantilles, hommes en capes, non pas à 
genoux, mais assis à cropetons, à même les 
dalles : une immobilité de statue fige tous 
ces êtres affaissés sur eux-mêmes, sans un 
geste, sans un mouvement ; un même et sourd 
marmonnement, le chapelet qu'on égrène, le 
credo qu'on récite, indique seul qu'ils sont 
en prière et ils demeurent là des heures. 
Ce spectacle est unique, nous ne retrouve- 
rons cette foi prostrée qu'en Algérie, dans 
les mosquées, où l'arabe en dévotion a la 
même attitude accroupie, la même immobi- 
lité adorante devant un verset colorié du 
Koran. 

Au pied des piliers, dans les angles, en 
retrait des chapelles, gisent d'autres formes, 
dont quelques-unes étroitementtassées contre 
les autres, paquet douteux de loques et de 
haillons et voilà que des mains sèches et 
jaunâtres ?e tendent et que des faces rongées 
d'ulcères affreux se montrent : faces sans nez, 
visages aux yeux éteints roulant sous une taie 



"N 



LES MENDIANTS 209 



OU nageant, horriblement bleuâtres, entre des 
cils sanguinolents. 

C'est la théorie des mendiants qui com- 
mence ! Nous hâtons le pas pour sortir, mais 
voilà maintenant que ces tas immobiles de 
hardes et de vermines se meuvent et pullu- 
lent et coulent entre nos jambes, s'accrochant 
à nos habits, nous prenant au mollet ; et des 
bouches ignobles, des bouches qui ricanent 
en voulant supplier, vous implorent; tout cela 
rampe et grouille autour de nous avec de longs 
bras ossifiés qui tout à coup se développent 
comme pour un enlacement ; un cauchemar 
vivant nous entoure, un délire de hideurs 
nous obsède; non, Goya n'a rien inventé... 
Nous avions déjà vu, dans son œuvre, ces 
faces de goules et de cadavres, ces bouches 
en tire-lire contractées par de fangeux rictus, 
ces fémurs décharnés, ces moignons en ten- 
tacules de pieuvre, ces culs-de-jatte, ces nez 
bubelés de verrues et de poils, ces yeux 
comme des charbons éteints dans du sang; 

12. 



210 VALENCE 



et cela sautèle, et tac, tac, avec un cli- 
quetis de baquets, de béquilles, nous monte 
et grimpe aux hanches. On a la sensation de 
marcher sur un tas mouvant d'araignées et de 
crabes qui s'écrasent enfuyant; ai-je mis le pied 
sur le ventre mou d'un crapaud?... J'en ai eu 
comme le cœur décroché et flottant; non, 
j'ai failli me buter sur un goitre de vieille 
temme hydropique qui se traîne à mes trous- 
ses, en bêlant...; enfin, nous gagnons la porte 
delMigueletej celle de la grande Tour, et enfi- 
lons la rue de Saragossa, harcelés par trois culs- 
de-jatte à moignons, lépreux, louches et bor- 
gnons qui nous montrent de loin le poing qui 
leur reste et nous insultent en sautelant. 



IV 



LES PROCESSIONS 



Après les rues les squares poussiéreux, 
' abandonnés, plantés d'arbres malades, avec 
des marchands de sucreries en plein vent, 
dont le commerce problématique demeure une 
des énigmes de TEspagne : des gens bâtis en 
Hercule, les jambes nues, fièrement drapés 
dans la couverture de cheval dont le peuple 
ici fait son manteau, stationnent des journées, 
indolemment assis devant une petite table où 
sèchent au soleil quatre ou cinq général Prim 
en caramel et autant de sucres d*orge; d'ail- 



(^w»n. 



■ST! 



212 VALENCE 



leurs aucun appel au client; de temps à autre 
un cri guttural dont le marchand se gargarise 
comme pour son propre plaisir et c'est tout : 
un peu plus loin, dans une embrasure de porte, 
une paysanne emmitouflée de châles, crie pour 
l'amour de Dieu des billets de la Loterie I ! ! 
de ci, delà, des passants circulent, silencieux, 
sans hâte, sans un geste, avec une morgue 
triste, les yeux brillants comme du jais. 

Navrés, nous en arrivons à feuilleter notre 
guide : Santa-Catalina, ancienne mosquée. 
La tour est une des plus élégantes et des 
plus légères de Valence. — Santos-Juanes, on' 
y signale les fresques de Palamino, des mar- 
bres de Gênes; San-Salvador, — San-Bar- 
tholotne ; Tautel du Saint-Sépulcre date^ dit-on, 
du règne de Constantin le Grand, etc. 

On nous a vanté, à la fonday Thôtel du mar- 
quis de San-Andrès comme une des merveilles 
de la ville. Le garçon nous ayant assuré que 
c'était à deux pas, sur la foi des traités nous 
voulons bien nous y rendre : en effet, presque 



LES PROCESSIONS 213 

derrière notre fonda, à quelques mètres du 
mouvement commercial de la calle des Cabal- 
lerosy se cache un quartier glacial, formé 
d'anciens hôtels de nobles et de ruelles moi- 
sies, quelque chose comme les rues Cassette 
et Garancière de notre Paris, et là, sur une es- 
pèce de placette, nous découvrons la merveille 
annoncée. 

Aimez-vous Tornementl On en a mis par- 
tout. 

Il est princier, cet hôtel San-Andrès, mais 
c'est le triomphe du mauvais goût. Les chico- 
rées, les volutes, les nœuds enrubannés et les 
lacs d*amour écrasent littéralement Tencadre- 
ment des portes et des croisées; une inquié- 
tante superfétation de fleurs et d'attributs en 
mange et dévore la façade comme une lèpre. 

Du porche principal aux balcons ouvragés 
des fenêtres, ce ne sont que guitares et mu- 
settes enguirlandées ; que dégringolades de 
Cupidons fessus; le tout, d'ailleurs, est en 
bel et bon plâtre, en pâtisserie^ selon l'argot 



\ 



214 VALENCE 



de Touvrier de Paris, mais en plâtre teinté, 
maquillé en faux-marbre et, autant que pos- 
sible, harmonisé aux fresques des murailles; 
car il y a naturellement des peintures à fres- 
ques partout où les moulures ont épargné le 
crépi. C'est Tarchitecture classique des Eldo- 
rado dans les Pilules du diable, Nigaudinèseï 
Séringuinos s'évoquent très bien dans ce pa- 
lais. 

A quelques pas delà, dans le silence d'une 
rue déserte, nous croisons la plus étrange 
procession d*enfants. Vêtus de soutanes vio- 
lettes, enlinceulés de surplis avec, au front, le 
noir de larges barettes, s'avancent gravement 
deux rangs de bambins, dont l'aîné a bien dix 
ans au plus. Un long crucifix d'argent ouvre 
la marche, tenu à pleines mains par un de 
ces petits évoques et derrière, au milieu du 
cortège, oscille, portée à brancard sur les 
épaules de quatre moinillons, une image de 
saint coloriée, affublée d'oripeaux, avec une 
brinqueballante auréole de métal sur la tête; 



■■■taa^is,. M..^M. >h>>. .•^ÊKnÊHtmÊÊÊÊÊmÊÊMttdÊÊ^KÊÊÊÊÊÊKÊÊÊÊÊÊ 



LES PROCESSIONS 2 I J 



mais ce n'est pas tout. Derrière la civière 
d'honneur, qui est-ce qui trottine à pas menus, 
conduit à la main par une petite soutane vio- 
lette ? le saint lui-même, ou plutôt son image, 
» mais en chair et pn os, incarnée cette fois 
dans un pauvre bébé frisoté et paré, de quatre 
années tout au plus. Accablé d'un manteau 
de drap rouge sur robe de laine bleue, une 
palme en carton à la main, une large auréole 
en clinquant sur la tête, le petit saint trotte 
cérémonieusement au milieu d'une escorte 
de trente petits prélats. Rasant les murs, une 
espèce de Basile à silhouelte anguleuse, à 
démarche équivoque, les surveille et les suit; 
et les aigres voix d*enfants psalmodient un 
cantique et, toutes les deux minutes, carillonne 
une sonnette et, dans l'angle des hauts hôtels 
fermés, les rares passants s'agenouillent et se 
signent. 

Oh! dans ce faubourg austère et renfrogné 
de Valencia del Cid, sous les nuages nacrés 
d'un pâle ciel d'hiver, ce carnaval d'enfants 



2l6 



VALENCE 



V 

I 



escortant une image parée comme une idole I 
ces déguisements dévots, crasseux et gras de 
taches, comme toute TEspagne, cette proces- 
sion pénétrée de respect et d'effroi religieux 
des quarante bambins autour d'une marion- 
nette! 



i 



é 



V 



LA LONGA DE SEDA 



La Longa de Seda (Bourse de la soie) sur la place 
du Marché, est un délicieux monument gothique : 
la grande salle, dont la voûte retombe sur des ran- 
gées_de colonnes aux nervures tordues en spirale 
d'une légèreté extrême, est d'une élégance et d'une 
gaieté d'aspect rares dans l'architecture gothique. 

C'est dans la Longa que se donnent au carnaval 
les fêtes et les bals masqués. 

Théophile Gauthier : Voyage en Espagne, 

Allons donc à la Longa : un dédale de rues 
extraordinaireraent étroites et commerçantes 
Tenserre d'un inextricable treillis. En en exa- 



, «h "■<■>■» 



218 VALENCE 



minant les boutiques obscures et profondes, 
une chose nous charme et nous séduit : cha- 
cune de ces calles est affectée à un corps de 
métier. Ainsi, dans Tune il n'y a que des étals 
de chaussures, dans l'autre rien que des 
marchands de vêtements d'hommes; ici, c'est 
la rue des drapiers, plus loin celle des orfè- 
vres, là se sont installés les fabricants de 
vannerie. Nous traversons même une rue acca- 
parée par des bouchers ! ! il est vrai que c'est 
de toutes la plus infecte et la moins longue..., 
mais une rue de la boucherie en Espagne, où 
l'on se nourrit de courges, d'avelines et de 
pois chiches, à moins qu'on se bourre de fruits 
confits djans les confiteria !... la Valencia del 
Cid est bien décidément une ville du moyen 
âge, chaque corps de métier y a sa rue spé- 
ciale et bien à lui; le syndicat y fleurit par 
quartier. 

Enfin nous voici sur la place du Marché: 
une étonnante animation y règne. Longue, 
irrégulière, avec, se faisant face, d'un côté la 



LA LONG A DE SEDA 219 

célèbre Casa Longa et, de Tautre, l'église, 
toute dorée par les siècles et le soleil, des 
Santos Juanes, cette place est certainement la 
plus rutilante et la plus piltoresquement sale 
de toutes les Espagnes. Un pourtour de hautes 
maisons rougeâtres, effritées, lézardées, avec, 
à leurs balcons, toutes les loques poudreuses 
du Midi, en fait le plus étrange et le plus co- 
loré décor. On ne peut riea imaginer de plus 
décrépit et de plus romanesquement minable, 
et dame, dans cet espace, tous les piaillements, 
toutes les odeurs, tous les relents et toutes 
les nuances, depuis la vendeuse de saucisses 
chaudes et de fromages jusqu'à la marchande 
d'olives et d oranges à l'éclatant éventaire, de 
ci de là paré d'un bouquet de fleurs; et des 
tas de courges, de noix sèches et d'amandes 
et toutes les gammes du vert végétal, poi- 
reaux et piments, salades et choux-fleurs, tout 
cela jeté à la diable à même des bâches de 
toilt étalées dans la boue ou répandu sur le 
bois graisseux des vieilles tables. Des régimes 



X-, 

I 



220 VALENCE 



de dattes empiètent sur des pièces de coton- 
nade, des marinades et des anchois sur l'éta- 
lage d'un marchand de nougats; des tartes à 
la citrouille et des têtes de mouton se côtoient, 
mêlées à de la vieille ferraille ; des orteils nus 
de commissionnaires, chaussés de crasse, pa- 
taugent à même des pommes, des patates, de 
la vaisselle et des bâtons odorants de touron 
(le gâteau d'amandes aimé des Espagnols); 
et là-dessus des gesticulations de mains sèches 
et noires, des haillons de- mendiants^ des san- 
dales blanchies à la chaux de paysans, des 
lapins, de la volaille, des poteries vernis- 
sées d'un beau vert de feuille de nénu- 
phar, et dans ce tumulte, cette saleté, cette 
orgie de cris, d'appels, d'odeurs et de cou- 
leurs... une marchande de dattes et de nou- 
gats, toute jeune ma foi, brune et bistrée, avec 
un sourire mystérieux de Joconde. Accrou- 
pie au milieu de sa marchandise, les coudés 
aux genoux, elle a confié sa chevelure dé- 
faite, un flot de crins rudes et noirs à sa Tière, 



LA LONGA DE SF.DA 221 

une vieille Aragonaise, qui bravement la peigne 
au peigne fin et, de temps à autre, s'arrête 
pour en écraser un sur le bout de son ongle 
et puis, tranquille, continue à lisser les che- 
veux de sa fille et à lui tuer ses poux. 

En France, les dattes et les nougats de la 
belle pouilleuse ne trouveraient guère ama- 
teur, mais en Espagne cela n'effraie pas le 
client, au contraire... 

Un peu écœurés, nous entrons dans la 
Longa, Gauthier n*a rien exagéré. La grande 
salle est charmante avec ses hautes voûtes aux 
si fines nervures soutenues par vingt-quatre 
colonnes en spirale, huit fûts de cocotiers. 
L'architecte de cette salle s'est certainement 
souvenu de la végétation orientale; malheu- 
reusement, là comme partout, l'édilité fait 
des siennes. Toute une équipe de plâtriers- 
sculpteurs est en train de regratter l'intérieur 
de la Longa sous prétexte de la réparer ! ! ! 
Colonnes et murailles sont d'un blanc de lait 
de chaux, d'un blanc aveuglant de nouvelle 



222 VALENCE 



mosquée, et ces colonnes et leurs nervures 
étaient jadis dorées et peintes; on voit encore 
du bleu et du carmin, rehaussé de vieil or, aux 
motifs des voûtes..., Enfin, dernier outrage, 
aux belles et larges fenêtres à meneaux s'ou- 
vrant toutes grandes sur la cour et sur la 
place, la même édilité fait poser des vitraux... 
des vitraux de couleur, bleu, violet, vert, 
orange, des kiosques d'épiciers de la banlieue 
parisienne, des vitraux que renierait la plus 
infime brasserie littéraire de Montmartre, et 
les ouvriers qui commettent ce crime, juchés 
sur des échelles dans d'indolentes poses igno- 
rées de nos Pilouitt, psalmodient en chœur Je 
ne sais quelles notes monotones et prenantes, 
comme une plainte mélancolique et grave, 
plain-chant d'église ou mélopée d*Orient. 

Dehors, devant l'église des Santos-Juanes, 
un charlatanesque attelage fait émeute au mi- 
lieu de paysans figés : un postillon culotté de 
peau blanche, en frac de velours bleu ciel à 
la Française, maîtrise pour la galerie quatre 



LA LONGA DE SEDA 22^ 

rossinan^s pompeusement harnachées ; quatre 
laquais poudrés, empanachés de plumes, en 
livrée argent et ciel, flanquent les coins d'un 
char, que nous croyons de dentiste. Cet équi- 
page, qu'oserait seule afficher, le Bruns- 
wick étant mort, M™* veuve de Rute, est tout 
bonnement un corbillard ! velours ciel et ar- 
gent..., velours taché, argent terni d'ailleurs, 
vieux paillon, vieux galon, ô Espagnes l 



VI 



LA TUKIA 



La promenade à la mode de Taristocratie 
de Valence : une longue allée d'eucalyptus 
bordée, d'un côté, par le Guadalaviar ou la 
Turia, le fleuve de la province, de l'autre, par 
des hôtels particuliers, des villas à la mau- 
resque et des jardins de roses et d'orangers; 
quelque chose comme notre Cours-la-Reinc, 
si ce n'est que la Turia se trouve hors la 
ville. 

Le Cours-la- Reine... en effet, c'est Timpres- 



LA TURIA 225 



sion que la promenade mondaine des Valen- 
ciens nous donne avec son fleuve enjambé par 
cinq grands ponts de pierre et, sur la rive 
opposée, la morne tristesse d*un empilement 
de casernes et d'usines; oui, mais un Cours- 
la-Reine qu'une malechance aurait placé de- 
vant le quai de Javel. Une/ma (fête foraine), 
laferia de Noél installée sur la rive opposée, 
devant la manufacture de tabacs, rend l'a- 
nalogie encore plus frappante; ces lointaines 
musiques d'orgue et ces maigres pétards, 
mais c'est la fête des Invalides. Avec cela un 
ciel gris et balayé de nuages, un vent aigre 
qui secoue brutalement les quelques pâles 
roses attardées des jardins, et, sous l'arche de 
deux grands ponts de pierre très bombés, en 
dos d'âne, qui limitent la Turia, un filet d*eau 
jaunâtre, comme de la boue liquide s'écoulant 
en rigoles dans une plaine de vase, voilà le 
Guadalaviar : un port de mer à marée basse, 
même aspect de désolation navrée, même 
abandon et mêmes senteurs!! 

13- 



226 VALENCE 



C'est devant cet horizon de banlieue mélan- 
colique, que tient à défiler tous les jours, de 
quatre à six, quiconque a dans Valence voi- 
ture avouable et cheval à Técurie. Cest d'ail- 
leurs « dans les deux cents mètres de la pro- 
menade » un assaut de luxe et d*élégance, 
une bataille courtoise que ne désavouerait pas 
le tout-Paris du Bois, allée desRastaquouères, 
bien entendu. Nous croisons là des victorias 
attelées et des coupés discrets, des livrées 
bien coupées, sans galons ni paillons, et suffi- 
samment sombres, et cela nous étonne et cela 
nous ravit. Enfin, qui mieux est, ces voitures 
sont claires, les mors et les sellettes astiqués, 
et les chevaux de sang, sans houppes ni pom- 
pons, dans de beaux harnais sobres, ont des 
robes lustrées de bêtes entretenues. 

Des élégantes descendues de voiture font 
les cent pas sous les eucalyptus, tout comme 
aux Acacias les Parisiennes ; des cavaliers 
passent et repassent, qui du buste et du sou- 
rire à la fois les. saluent, peut-être un peu trop 



-^ 



fc^fc*^-^ '■ '" 



LA TURIA 227 



inclinés sur la selle, ces messieurs. Enfin, il 
y â des petites mains gantées qui s'agitent aux 
portières, d'autres qui font arrêter pour cau- 
ser avec un promeneur à pied, et les équipages 
prennent la file ; on se croirait à Paris. 
Mais, Jésus ! que ces dames sont brunes, et 
bavardes et... bruyantes ! Sainte Vierge, que 
ces messieurs sont pommadés et vernissés et 
nickelés et bien mis ! Que de cravates ponceau, 
turquoise et amaranthe, que d'épingles dans 
ces cravates et que de bagues à tous les doigts 
(nous avions cru jusqu'ici ces élégances le 
monopole des courtiers en bijoux du Café de 
la Paix ou des Brésiliens du théâtre de Meilhac 
et Halévy, encore une illusion perdue I). Quant 
aux femmes! toutes chaussées à vous prendre 
l'âme, pour la plupart, avec des tailles rondes 
et fines, elles ont, hélas, toutes, cette élégance 
àe costumes à fourrures et de robes de drap 
soutaché remarquée aux allées de Tourny de 
Bordeaux comme au parc de Versailles I 
elles sont toutes madame la nouvelle sous- 



228 VALENCE 



préfète ou madame la jeuae colonelle, dont 
les robes ont révolutionné mon enfance 
provinciale, elles ont toutes la robe dont 
toute une ville entière commente durant 
un mois la coupe et la facture, la robe de 
Paris!!! 

Je cherche en vain dans tous ces jeunes vi- 
sages à retrouver le type adorable, peut-être 
un peu convenu de l'Espagnole comme on la 
rêve, ce type exquis qu'incarna une année, au 
boulevard, Gabrielle de la Perinne, mais voilà, 
on ne revit pas deux fois une impression. Le 
délicieux visage, riant, illuminé de Céline 
Montaland, mais déjà plus banal et déjà plus 
connu, nous ne le retrouvons même pas; et 
les plus jolies femmes que nous réussis- 
sons à rencontrer se rapprochent toutes ou 
de Marguerite Ugalde avec plus d'empâte- 
ment ou de Jeanne Granier ; c'est char- 
mant, mais ce type ne réalise pas tout à fait 
celui que Ton se crée des belles sefioras 
blondes ! 



^■--*^M^**^^^^**'*^'^^*»I ^rf H-lM*^ 



LA TURIA 229 



Blondes ! oui, car dans l'aristocratie les 
femmes nées doivent être blondes. La clarté 
du cheveu, c'est le sang bleu de l'Espa- 
gnole. 

De l'autre côté de l'eau, un défilé de lourds 
camions^ de longues charrettes « surchargées 
de fûts et de tonnes; c'est le retour du Grao, 
le port commercial de Valence, situé à deux 
kilomètres de la ville : cela se traîne sur la 
route défoncée et boueuse avec de rauques 
arrachements de ferraille, de durs coups 
de fouet dans l'air froid. Les quatre sta- 
tues de saintes et saints posées en senti- 
nelles à l'entrée de deux ponts, qui bar- 
rent la Turia, se détachent en noir sous un 
ciel tout à coup, de blême qu'il était, de 
venu d'or verdâtre, un ciel crépusculaire qui 
fait de saphir pâle, délicieusement bleu, 
les cimes de montagnes qui ceignent la 
Huerta. 

Cfêlées d'argent, elles resplendissent trans- 
parentes, mais c'est l'éclair d'une seconde; 



■ ^^ ■m n»^rM^^»»^'^wii^^^^^p»^*»i— ^i^^>î»—<wt I I ■ ih -< ^ ^'»^»^»«». *»» ^ , ~ _w^'<>%^<i« ■w.^ y »!-' i.« p iii».*«%^w^^^^»^ 



.^ V/^ 



230 VALENCE 



tout est mirage dans ce pays de mensonge et 
de lumière. Mal à Taise et grelottant de froid, 
nous regagnons Valence par un des ponts de 
pierre; celui qui nous conduit le plus près de 
la feria". 



-.■_ *. -e 



vil 



CHINCHILLA 



QUARANTE MINUTES D ARRÊT 

C'est-à-dire deux heures d'attente, de quatre 
à six du matin, dans un hangar ouvert à tous 
les vents et surtout au vent glacé, humide 
encore des neiges qu'il vient de balayer, delà 
montagne, car nous sommes au milieu de 
hauts plateaux, en pleine Sierra. 

Mais ces deux mortelles heures passées 
dans le froid du petit jour, enroulés tant bien 



232 VALENCE 



que mal dans un amas de couvertures et dans 
quelle équivoque et sinistre compagnie ! 
paysans déguenillés, dont les orteils nus voi- 
sinent avec nos têtes, Ândalous drapés dans 
de crasseuses capas, dont les pans retombent 
sur nos épaules, ces deux inoubliables heures 
de veille autour d'un misérable poêle sont 
un des moindres agréments des voyages en 
Espagne. 

Tra los Montes ou tout au moins dans les 
provinces, que nous traversons, le voyageur 
est un colis, rien de plus : aucun confort, au- 
cun souci de Texactitude, d'ailleurs départ ou 
arrivée, jamais d'heure fixe... Le train part 
quand il peut; s'il arrive, c'est une chance, et, 
s'il ne déraille pas, on doit rendre grâces à la 
Madone et à Saint-Jacques-de-Compostelle ; 
car, à partir de neuf heures du soir, chauffeur, 
mécanicien, tout le personnel est gris, la voie 
depuis Port-Bou jusqu'à Murcie étant encom- 
brée de fûts de vin de Valence et d'Alicante, 
fûts abandonnés, entassés là et attendant 



CHINCHILLA 233 



pour entrer en France l'expiration du fameux 
traité des droits d'entrée annulé par la Cham- 
bre... Tout le commerce des Espagnes est 
d'ailleurs ruiné par le nouveau décret et, étant 
donné les sympathies non déguisées de la 
Reyna Gubernatora pour l'Allemagne, il faut 
voir avec quelle cordialité nous sommes ac- 
cueillis maintenant dans les provinces Espa- 
gnolantes. 

Mais revenons aux chemins de fer... ils en 
valent la peine. Ils n'ont d'ailleurs qu'une 
voie, ce qui donne à réfléchir aux plus aven- 
tureux, et cette voie court, libre de toute clô- 
ture, sur la foi des traités, à travers la cam- 
pagne. La vitesse des rapides est celle de 
l'ancienne patache de Brives-la-Gaillarde, il y 
a des stations toutes les cinq minutes, comme 
sur la ligne de ceinture, et c'est tout juste si 
!'on n'arrête pas les trains en marche, à la de- 
mande des rateros, (les légendaires brigands 
de sierras, aujourd'hui remplacés par les hôte- 
liers suisses) pressés de dévaliser les senores 






234 VALENCE 



francese égarés dans le pays, et le merveil- 
leux est qu'on arrive encore à destination, 
étant donné et la lenteur et Tinimaginable 
longueur des trains, soixante-dix fourgons de 
marchandises et autant de wagons, tous, sauf 
le nôtre^ de troisième. 

• Et là-dedans on fume, on criaille, on miaule, 
on piaille, on racle de la guitare (l'Espagnol 
taciturne s'anime en voyage) et nous roulons, 
nous, depuis bientôt dix heures dans cet 
infernal tramway à vapeur. Nous avons 
quitté Valencia, la veille, à cinq heures et 
demie du soir et nous n'arriverons à Murcie 
■qu'à midi moins le quart, onze heures et 
demie. 

Chinchilla ! Quarante minutes d'arrêt ! 
Échoués en tas sur quatre bancs, nous sommes 
là une vingtaine d'êtres humains à grelotter 
sous ce hangar, dans la nuit et le froid; bande 
d*émigrants ou peloton de prisonniers dans 
un corps de garde! 

11 faut dire que nous avons déjà eu cin- 



CHJNCHILLA 235 



puante minutes d'arrêt, de minuit aune heure, 
à Lincina (car, naturellement, les trains ne 
concordent pas et il n'y a pas à choisir, il n'y 
en a qu'un par jour jDour desservir celte partie 
de TEspagne), mais à Lincina il y a un buffet 
et nous avons eu le temps de souper de trois... 
cafés au lait. successivement ingurgités, car il 
faudrait un appétit de frère mendiant pour 
avaler leur tortilla (omelette à l'huile rance) 
et leur viande frite également de même huile, 
et leur affreuse olla podrida. 

C'est une cuisine de sorcières 1 

J'en suis encore à me demander de quoi 
peuvent bien se nourrir les Français, obligés 
de résider en Espagne. J'avoue que ce régime 
est au-dessus des forces, au-dessus même des 
complaisances de mon estomac : l'omelette 
aux anchois et aux amandes pilées, le per- 
dreau farci de sardines, le lapin aux confitures 
et la tarte à la citrouille demeurent pour moi 
des objets d'épouvante et je commence à 
comprendre (j'avoue, à ma honte, avoir traversé 



236 VALENCE 



TEspagne en me nourrissant, dix jours du- 
rant, de mandarines, de fruits confits et 
de nougats) je commence à comprendre 
rimmense utilité des pâtissiers et des confi- 
terias. 

Je me souviens pourtant d'avoir parfaite- 
ment déjeuné dans une posada d'ouvriers, 
certain matin, à Barcelone, de bouillabaisse et 
de menus poissons frits et confits dans l'huile, 
^ne friteria, comme ils disent là-bas, la/n- 
teria dont raffole tout le bas peuple espagnol... 
Oh! cette posada du port de Barcelone! Au- 
tour de nous des matelots, des paysans, des 
portefaix du port, rasés comme des galériens, 
buvaient, la tête renversée, le vin doux à la 
régalade et des gitanes, noires comme des 
olives, nous enveloppaient de haineuses œil- 
lades. 

C'était, ma foi, piquant et savoureux, mais 
ce que je fus malade le lendemain! La tra- 
versée de Marseille à Tunis n'est rien auprès 
d'agapes pareilles. Décidément je suis bien de 



CHINCHILLA 237 



mon pays, normand normandisant, et demeure 
rebelle aux beautés légendaires du pays des 
guitares, des castagnettes, des mantilles et 
des friterias. 
Quarante minutes d'arrêt, ô Chinchilla! 



r- -ST.-. 



VIII 



MENUS PROPOS 



« — Mais enfin de quoi se nourrit raristocratie, 
la haute société de Valence, par exemple, celle 
dont nous avons tant admiré les équipages 
attelés et les bêtes de sang à la Turia? » C'est 
encore moi ou plutôt ce sont encore les ran- 
cunes de mon estomac qui reviennent à la 
charge, je n'ai pas digéré les cafés au lait de 
Lincina. 

« — De quoi?... mais de pois chiches et de 
JriteriaSy comme le bas populaire... Ah! vous 



MENUS PROPOS 239. * 



ne connaissez pas l'Espagnol, c'est un être 
tout en façade, comme le décor de ses maisons. 
« Pauvre comme Aragon et fier comme Bra- 
gancel Théâtral et misérable^ hors le Catalan 
qui est le richard du pays et TAndalou de- 
meuré presqu'Arabe, TEspagnol n*a qu'une 
préoccupation, paraître et paraître encore avant 
tout : morgue et vanité, tout est là. Vous avez 
visité la calle de la Mare, à Valence, la rue 
des beaux hôtels particuliers à balcons de fer 
ouvragé, à patios intérieurs ombragés de 
palmiers, et tout dallés de marbre; vous en 
avez admiré lesjniradores incrustés de faïence 
et les superbes escaliers se déployant en 
doubles rampes au-dessus d'une loge de con- 
cierge dorée, sculptée et tarabiscotée en plein 
chêne comme un confessionnal du siècle de 
Louis XV... rien ne saurait avoir plus grand 
air que ces demeures familiales de Taristo- 
cratie valencienne I... Quelle désillusion si 
vous y pénétriez... Les vastes pièces y sont à 
peine meublées: des murailles sommairement 



240 VALENCE 



peintes en trompe-rœil à la détrempe ; pas un 
objet d'art, hors quelque portrait d'aïeiil refusé 
par le brocanteur; aucun confort, des guéri- 
dons d'acajou, des rideaux de percale et des 
chaises de paille, voilà pour les intérieurs... 
Et c'est dans ces chambres d'hôtel de qua- 
trième ordre que demeurent, toute l'année, les 
élégantes à veste de fourrures et les élégants 
à cravate ponceau dont vous avez hier appré- 
cié et goûté les voitures et les chevaux à la 
Turia. L'attelage à montrer, l'alezan à faire 
caracoler à la promenade, voilà le grand, le 
seul luxe des quarante à cinquante familles 
titrées de l'aristocratie valencienne. .. A la tom- 
bée de la nuit, vite, à l'hôtel, Peppe ou Jua- 
nito, on rentre précipitamment dans la belle 
demeure moisie de la rue de la Mare ; et Peppe, 
sa livrée prestement ôtée, descend à la cui- 
sine confectionner la soupe aux pois chiches 
ou le petit pâté aux anchois dont dîneront et 
le noble senor et la très haute senora, el senor 
entortillé dans sa capa, la senoia en camisole, 



MENUS PROPOS 241 



tous deux en tête à tête dans la grande salle 
à manger démeublée, où fume un pauvre bra- 
sero bourré de noyaux de cerise et de menu 
charbon de bois ! ! ! 

« Et le même soir, à dix heures, el senor en 
habit criblé de camélias, la senora, tous les 
diamants de la famille à monture d'argent aux 
bras et aux épaules, se montreront, chipotant 
des sorbets au citron, en première grande loge, 
au Principale ou à l'Opéra! 

« Et voilà, monsieur, la vie tout en décor, 
minable et luxueuse, de la haute société espa- 
gnole. » 

Ainsi parie mon interlocuteur; j'avoue que 
je jubile; ces révélations sont un thé digestif 
sur mes persistants souvenirs d'estomac. 

« Et celle de Madrid, continue mon voisin 
mis en goût par mes mines approbatives, où 
les plus grands noms de la cour vivent de jeu 
et donnent à jouer dans leurs salons, comme 
en de vulgaires tripots, avec Tassentiment de 
la police et du roi... On est très hospitalier à 

14 



242 VALENCE 



Madrid, mais malheur à Tétranger qui se laisse 
conduire chez la duchesse de X... ou. le mar- 
quis de B..., il y est tout simplement chambré 
comme dans un cercle... » Un cercle littéraire, 
entendons-nous et, apportant l'exemple à l'ap- 
pui, mon hispano-français me cite tout à tràc 
le nom d'une authentique duchesse ayant son 
hôtel à Madrid comme à Paris, ruinée d'ail- 
leurs au su et au vu de toute l'Europe, et dont 
la noble dèche ne se soutient sur un pied de 
cent mille francs de revenus par an que par le 
jeu, les cartes et les commissions prises sur 
les mariagesl!! et le nom m'est encore cité 
d'un chevalier d'industrie, un peu brûlé dans 
les villes d'eau, qui reçut soixante mille francs 
net pour avoir amené un jeune étranger à 
sacoche garnie dans le cycle infernal de ce 
tripot princier. 

D'ailleurs, nous autres français, n'avons- 
nous pas de très honnêtes gens qui à Paris, à 
Marseille et ailleurs ne vivent que du cercle 
ou des courses, les courses où les chevaux ne 



.1' 



MENUS PROPOS 243 



i 

sont pas moins cornés et biseautés sur 1^ tapis \ 

vert des pelouses que le neuf de carreau sjr ^ 

le tapis vert des tables de bac. 

Il est vrai que TEspagnol a pour lui les 
courses de taureaux... Les courses de tau- 
reaux, c'est à leur (époque, sous le torride et 
brûlant soleil de juillet, en pleine feria de toros, 
qu'il faut visiter TEspagne. Qui Ta traversée 
l'hiver n'a rien vu, ne connaît rien, ignore le 
premier mot de tout. 

Ce peuple que vous trouvez avec raison 
triste, silencieux et morose entre alors comme 
en folie. Ce sont des cris, une agitation, une 
fièvre, une orgie de couleurs, de rubans et de 
gaîté, et quel assaut de luxe et d'élégances dans 
les équipages qui conduisent les scnores et 
les senoras à là Plaza, les jours de feria où 
doit paraître quelque toréadorapplaudi, comme 
un Valentin Martin ou un Juan Guérita. 

Pendant quinze jours que dure cette feria, 
à Valence, c'est le marquis Hibanès, un des 
plus grands seigneurs des Espagnes, qui a 




244 



VALENCE 



l'honpeur et la faveur très grande de recevoir 
chez lui, sur le pied de Tintimité, le fameux 
Guérita. Les plus beaux dîners se donnent 
alors, pour, célébrer cet ancien chulOj dans 
tous les hôtels de la calle de la MarCy et la 
popularité de ce Guérita est d'ailleurs si répan- 
due qu'il ne voyage ni ne se déplace d'une 
ville dans une autre sans être accompagné du 
marquis de X. X..., autre grand seigneur de 
l'aristocratie madrilène, qui suit Guérita comme 
son ombre, descend avec lui chez le marquis 
Hibanès et couche même dans sa chambre. 
Rien ne peut séparer ces deux derniers mo- 
dèles de l'amitié antique, et c'est un fait 
connu dans toutes les provinces qu'il faut 
inviter et recevoir chez soi le marquis X. X..., 
si l'on tient à avoir le spada Guérita ! 

Étrange confidence 1 Nous approchons de 
l'Orient, en effet ne pus-je m'empêcher de 
dire. 

Et, en effet, par la portière à vasistas ouvert 
du train qui nous emporte, c'est un paysage 



^ 



mmt^^^mmmmmmmmmmmmmmmmmBiBmm^Bm 



MENUS PROPOS 245 



d'Orient qui se dçssine aux crêtes de ces inter- 
minables mouvements de terrains pierreux et 
rocailleux, éclaboussés par places de tiges 
vertes d'alfa et de bleuâtres brins de romarin, 
Au loin, surThorizon, court une monotone et 
fantasque chaîne de montagnes, ocreuses, ar- 
gileuses, d'un rouge de sang... Çà et là, le 
cube blanc, comme un dé, d'une métairie à la 
mauresque et, sous le ciel d'un bleu aveuglant, 
la haute silhouette grêle d'un cocotier ou le 
crabe épanoui d'un palmier chargé de dattes. 
En effet, nous approchons de l'Orient. 



14. 






BPlU'tt ■ lU'iHi Ji i J5SW.-.- J . J J il ^_- - .. 



• • «: 






III 



MURCIE 



«• ' .-. » 



MURCIE 



Du soleil et des fleurs, une atmosphère 
chaude et douce de caresse et, devant le plus 
bel horizon de montagnes, des montagnes 
comme en évoque le rêve des décorateurs et 
des poètes, àla fois lointaines et toutes proches, 
dans un cirque ouvert de cimes bleuâtres et 
lumineuses, la ville la plus pittoresque, la 
plus gaie et la plus espagnole dans le sens 
que nous prêtons à ce mot. 

Dès notre entrée en gare un bombardement 



"T** 






250 MURCIE 



de bouquets nous accueille, des bouquets qui 
embaument, jacinthes, jonquilles et roses thé, 
offerts à bras tendus par d'étonnantes Mur- 
ciennes en jupe d'indienne rose à fleurs, dra- 
pées dans des châles oranges. Serions-nous 
enfin en Espagne, dans la vraie ou plutôt 
dans la fausse, dans celle que nous nous 
figurions d'après les récits de voyageurs 
en chambre et la mise en scène des opé- 
rettes ? 

Le long d'une grande allée de platanes 
géants, comme on en voit seulement au pays 
du soleil, des tartanes (voitures du pays) filent, 
attelées à des mules harnachées de pompons, 
avec un joli bruissement de grelots et de son- 
nailles; nous croisons des attelages de bœufs 
caparaçonnés de harnachements multicolores 
et bizarres ; entre leurs cornes s'érigent en dia- 
dème des frontails de bois entrelacés de laine 
rouge et incrustés d'acier, d'un goût barbare 
et charmant. Sur le seuil des portes des mai- 
sons basses, en rez-de-chaussée, presque 



MURCIK 251' 

mauresques, des femmes ea robes voyantes, 
des madras jaunes sur leurs cheveux noirs, 
hèlent avec des rires et des voix gutturales des 
Andalous à taille svelte, sanglés de ceintures 
écartâtes, qui passent, parfois l'un tenant une 
femme en croupe, sur de fins chevaux du 
pays. 

Et là-dessus la joie d'un soleil d'avril. Tout 
ce mouvement, toute cette gaité se rendent au 
marché de Murcje, car nous avons cette 
chance unique de passer huit heures à Murcie 
et de tomber sur un jour de marché. Et ce 
marché est installé comme à plaisir, pour le ra- 
vissement des yeux, au bord de la Ségura, sur 
la place de la ville, devant l'unique pont de 
Murcie, un large pont de pierre, comme 
tous les ponts d'Espagne, très bombé, en 
dps d'âne et enjambant un profond ravin 
encaissé et pierreux, où filtre un mince filet 
d'eau, la Ségura, le fleuve dévastateur et fu- 
rieux, le Rhône espagnol des inondations de 
Murcie. 



' l 



252 MURCIE 



La Ségura est bordée par un quai vers la 
gauche, la droite est au contraire tout en 
berges. C'est sur le quai de gauche que 
s'élève la ville proprement dite, la droite est 
abandonnée aux faubourgs. 

Sur ce pont fourmillent, se croisent, s'évi- 
tent et s'accrochent avec des coups de fouet 
et des jurons castillans des charrettes, des 
cavaliers, des attelages de bœufs, de mules et 
des tartanes; dans la foule toutes les couleurs 
et tous les costumes: des femmes passent qui 
ont des jupes de laine rouge semées de fleurs 
en application de drap de couleur, brodées et 
rebrodées, et portent des jonquilles et des 
brins de jacinthe coquettement posés au coin 
de l'oreille. 

. Des Espagnoles , avec des fleurs dans les 
cheveux! nous le tenons enfin et bien vivant, 
notre rêve. 

Sur. le quai le marché grouille et clame, 
odorant, coloré : miarché de paysannes debout 
auprès de leurs marchandises étalées, régimes. 



AlURCIE * 253 



de dattes, olives fraîches, melons d'eaux, 
courges vernissées, tomates rouge cuivre, rai- 
sins muscats, mandarines et, à côté de piments 
écarlates et de tas de safrans pareils à de la 
brique pilée, des figues de Barbarie, tout éplu- 
chées, d'un rose humide et savoureux de 
bouches de femme et çà, et là, les mêmes gros 
bouquets de roses et de jonquilles aperçus à 
la gare : une odeur fine de mandarine et d'anis 
flotte, mêlée aux différents encens déjà épars 
dans Tair. 

De l'autre côté de Teau, sur les berges 011 
frissonne un rideau de hauts roseaux d'Es- 
pagne, vocifère, braille, beugle et hennit un 
marché de mules et de bestiaux; un peuple de 
vestes rondes et de sombreros s'y agite, et sur 
ce mouvement, ces nuances, ce grouillement 
c'est le bel horizon ensoleillé des hautaines 
montagnes, la fuite de la vallée ombragée de 
palmiers, le cirque de ses collines bleues, 
et, au-dessus des terrasses ajourées de la 
ville, le minaret en briques roses de la cathe^ 

15 



254 MURCIE 



drale, une ancienne mosquée conquise sur 
les Maures. 

O caresse de Tair, ô caresse des yeux, eni- 
vrement des sens, et transparence des hori- 
zons, salut, ô Murcie, porte de l'Andalousie ! 



11 



EL MALECONE 



Le soir tombe, un soir épique de bataille 
qui ensanglante tout TOccident. Un horizon 
de carnage, où des îles d'or en fusion sem- 
blent brûler à demi submergées dans une mer 
de sang, flamboie au-dessus des cimes viola- 
très des montagnes et^ dans Tapaisement du 
crépuscule, dans un silence alangui des par- 
fums pénétrants, nous nous promenons len- 
tement, presque avec recueillement, sur le 
terre-plein de Malecone. 

La promenade, surélevée de vingt marches 



256 MURCIE 



et bastionnée comme un rempart, domine la 
Ségura et toute la vallée déjà noyée de claii 
obscur; un léger frisselis court dans les hauts 
roseaux frissonnants de la berge et la Ségura, 
apparue par flaques entre les pierres de son 
lit, met dans les braises du couchant de faux 
éclats de miroir. De l'autre côté, nous sur- 
plombons du haut de la chaussée en terrasse 
le jardin botanique de la ville, rempli d'arbres 
d'essence rare et dont les feuillages embau- 
ment la tiédeur délicieuse du soir. 

L'heure était nuptiale, étrange et solennelle. 

Et nous quittons ce décor de songe, ce pays 
enchanté dans deux heures. 

Il y a longtemps que les rumeurs du marché 
se sont tues; la promenade, fréquentée de deux 
à quatre heures, est maintenant déserte; les 
Murciens y gèleraient à cette heure. De l'autre 
côté de l'eau, le faubourg de la gare avec son 
entassement de maisons basses et carrées dé- 



■w 



EL MALECONE 257 



valant sur la berge évoque la pensée d'une 
ville mauresque, d'une antique kasbah; l'en- 
jambement hardi du vieux pont de Murcie 
jette une grande arche noire entre le faubourg 
et la ville, et, derrière nous, le grand minaret 
rose de la cathédrale, telle une tour magique, 
a gardé la lumière du soleil enfin sombré à 
l'horizon. Il se détache, ce minaret, couleur 
d'aventurine, transparent et doré, sur l'azur 
sombre de l'Orient. 

Et nous quittons cet unique, cet inoubliable 
paysage dans deux heures et pour ne jamais 
le revoir peut-être; une indicible mélancolie 
nous jette affalés sur un banc, les nerfs déten- 
dus, les yeux piqués de ridicules larmes. Nous 
demeurons là sans force dans ce silence et 
cette paix délicieuse, odorante, avec une sen- 
sation affreuse de détresse au cœur! 

Comme il ferait bon de s'installer ici, dans 
ce décor féerique et grandiose, et de s'y lais- 
ser vivre loin des tracas et des misères du 
journalisme parisien. 



.■I 



258 MURCIE 



Cette minute est inoubliable. Pour l'avoir 
vécue je pardonne à TEspagne et ses intermi- 
nables nuits en chemin de fer et ses infâmes 
cuisines de sorcières à recettes diaboliques 
et fournies sûrement par les comprachicos ; 
pour cette minute enfin je pardonne à Murcie 
le bain d'eau tiède, que je ne pus y obtenir, et 
cela au seul établissement de bain de la ville 
(les bagnes) après dix-huit heures de chemin 
de fer, la lavandière capitane surprise en train 
d'y étuver sa lessive (la directrice des bains, 
sans doute) me demanda un laps de trois 
heures pour y chauffer au brasero (sic) la 
quantité d'eau nécessaire à submerger ma 
personne. Pour cette minute enfin je par- 
donne à Murcie le déjeuner, que je ne pus y 
manger, et l'épouvantable mal de mer pris dans 
ses tartanes (le seul moyen de locomotion 
dont on dispose en Espagne), tartanes dont les 
cahots sont si brusques, le roulis et le tan- 
gage si atroces, qu'à côté de ce supplice une 
traversée en mer de vingt-quatre heures n'est 



EL MALECONE 259 



rien, et qu'en' dehors des chemins de fer — 
et quels chemins de fer! ~ il n'y a pas pour 
le touriste français d'excursion pratique en 
Espagne. 

Le soleil n'est plus maintenant qu'une bande 
rouge à l'horizon, et sur ce trait de feu se dé- 

■ 

coupent les cônes noirs de deux lointains 
cyprès et la tige élancée d'un cocotier d'Afri- 
que, d'un vert noir, en vigueur sur Tincandes- 
dence du couchant. Où ai-je déjà vu cet effet, 
où ai-je déjà ressenti la nostalgique impression 
de ces silhouettes de plantes exotiques..., dans 
les tableaux de Fromentin ou dans les décors 
du Tribut de Zamora, 

Allons, enfants de Tlbérie! 

Le fait est que nulle part, même en Algérie, 
je n'ai eu plus vive et plus profonde la sensa- 
tion de rOrient. Comme on se sentait loin de 
tout, de France et de Paris, et comme on au- 
rait voulu cependant demeurer là, longtemps, 
toujours. 



260 MURCIE 



Oui, c'est bien rOrient, ces cyprès, ces 
maisons basses, ces minarets et ce ciel de 
braise incandescente! les Maures sont certai- 
nement campés derrière ces montagnes, prêts 
à fondre demain sur la vallée et à reprendre 
leur vieille ville. 

Écoutez là-bas, n'est-ce pas un chant du 
muezzin? Non, c'est VAngelus^ et comme dans 
une ville de fées, voilà qu'il sonne tout à la 
fois clair et musical avec sa voix d'argent aux 
vingt-cinq clochers des églises et des couvents 
de Murcie. 

Sept heures. Arrachons-nous d'ici. Nous 
n'avons plus. que vingt minutes à nous pour 
aller prendre le train. 



HISTOIRES 



DU BORD DE L'EAU 



^^f^^WS^^/^^V^t 



CHEZ GUILLOURY — LE FIACRE 

UNE LETTRE — UN ACOMPTE — NUIT DE JANVIER 

LA BERLANT — l'hOMME DES BERGES 



15" 



Tsr 



> , M 



CHEZ GUILLOURY 



h' 




CHEZ GUILLOURY 



Il y a deux ou trois ans, quand, bien por- 
tant encore et travaillé par je ne sais quelle cu- 
riosité malsaine, je fréquentais les berges du , 
Point-du-Jour, attiré là par le pittoresque des 
types rencontrés et, j e Tavoue, par le péril même 
des promiscuités louches, entre tant de mau- 
vaises connaissances, je fis celle d'un assez 
curieux personnage. Ancien souteneur ou lut- 
teur de foire aujourd'hui rangé des voitures 
et établi à son compte aubergiste-cabaretier, 



V ^ 



266 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU 

cet homme, quarante-cinq ans, face d'apo- 
plexie, biceps d'athlète, au demeurant jovial 
et rond comme une pomme, avait demandé à 
me connaitre : la commission me fut trans- 
mise par le marinier même qui, devant lui, 
avait prononcé mon nom. Guilloury, ajoutait 
le commissionnaire, vendait des meubles an- 
ciens; il avait, entre autres, une commode 
Louis XVI, des flambeaux Empire et une pen- 
dule que des messieurs de Paris étaient venus 
voir, et puis des livres rares; bref, un tas de 
bibelots et Ton me savait amateur. 

Une après-midi de paresse, je me laissai 
conduire chez Guilloury. Oh ! l'impression de 
cette première visite, par une terne journée 
de novembre, dans cette auberge du bord de 
Teau, ce bord de l'eau sinistre avec ses guin- 
guettes à l'abandon, ses gymnases démanti- 
bulés et cette débandade de baraquements à 
demi effondrés, anciens bals de rôdeurs et 
guinches à tonnelles que le printemps fai| 
pousser autour des fortifications ! 




CHEZ GUILLOURY 267 

L'établissement Guilloury, situé à près de 
douze cent mètres du viaduc du Point-du-Jour, 
était une assez grande maison assise en con- 
trebas du chemin de halage ; elle déployait au 
premier, dans toute sa façade, une longue 
galerie à jour sur laquelle s'ouvraient des 
chambres, nids d'amour à l'heure ou à la nuit 
pour ces messieurs de Montmartre et de la 
Chapelle, les beaux lundis de printemps et 
d'été, quand les hospitalières maisons closes 
du Trône et de la rue Joubert laissent envoler 
leurs trôlées de donzelles. Oh I il devait s'en 
passer de belles chez Guilloury ! Mais, ce 
jour-là, sous ce ciel de suie et la rouille de 
ses vignes vierges, l'établissement Guilloury 
et sa galerie à jour me firent l'effet de l'au* 
berge de Saltabadil. Un vrai coupe-gorge que 
ce cabaret isolé dans ce paysage d'hiver, au 
bord de ce fleuve aux eaux plombées, avec, 
pour horizon, les saules dépouillés de l'ile 
des Vaches, et, plus loin, les cheminées 
d'usines d'Issy. 



« 



268 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU 



Quand nous y arrivâmes, deux terrassiers 
crottés jusqu'aux épaules buvaient au comp- 
toir dans une vaste salle encombrée de tables 
et de bancs de jardin : une assez jolie femme 
pâle, émaciée, touchante de cette joliesse ma- 
ladive de tant de Parisiennes, y trônait, enve- 
loppée de chciuds laiaages. Mon guide ayant 
décliné mon nom, la jeune femme, soudain 
toute rose, sortait du comptoir pour aller au 
seuil de la cuisine appeler Guilloury. 

Il m*alla tout de suite, ce cabaretier du 
bord de l'eau, avec sa grosse face réjouie, sa 
large bouche fendue jusqu'aux oreilles et le 
ballonnement de son ventre et de ses joues 
qui en faisaient comme un énorme poussah. 
Il vint à moi, les mains tendues, comme 
une vieille connaissance, me chatouilla déli- 
catement Tamour-propre en m' avouant suivre 
tous mes articles, et m'emmenait aussitôt 
voir ses meubles anciens, ses curiosités. 
La commode était hideuse et les flambeaux 
un grossier sur moulage, mais les livres, 



'.^1**, 



CHEZ GUILLOURY 269 

imprimés les uns sur Chine, les autres sur 
vélin, avaient les plus belles reliures et, 
gaufrés aux petit fer, ornés de précieux fron- 
tispices, constituaient des éditions fort rares. 
Mais Guilloury ne les vendait pas, à aucun 
prix il n'aurait consenti à s'en défaire; il avait 
pour ses bouquins un amour d'avare et de bi- 
bliophile, et c'est avec un tremblement dans 
les mains qu'il me faisait admirer les fers d'un 
exemplaire des Fleurs du mal, première édi- 
tion de Poulet-Malassis, et trois fantastiques 
eaux-fortes de Tony Johannot pour illustrer 
Gaspard de la Nuit, car, à ma grande surprise, 
ce cabaretier-brocanteur était un littéraire. 
Autrefois, tout au début de sa carrière, avant 
de rouler dans je ne sais quelsinvraisemblables 
et équivoques métiers, il avait été commis de 
librairie et, qui mieux est, le premier commis 
de Poulet-Malassis, l'éditeur des romantiques. 
Guilloury avait connu familièrement Aloysius 
Bertrand, Gérard de Nerval et Baudelaire; il 
avait fréquenté Thôtel Pimodan avec Théo- 



270 HISTOIRES DU BORD DE L EAU 



phile Gauthier, pris part aux fameuses débau- 
ches d'opium du cénacle des Jeune France, 
assisté à la première lecture du poème d*A/- 
bertus, visité, au lendemain de la mort de 
Gérard de Nerval, le bouge et cette ruelle in- 
fâme de la Grosse-Lanterne, où le poète fut 
trouvé pendu, et abondait sur les hommes de 
cette époque en détails et en anecdotes du 
plus captivant intérêt. 

Particularités de caractère et de costume, 
traits de mœurs et manies sur les personnages 
qu'il avait fréquentés et connus, ce Guilloury 
était une source intarissable. Je me liai spon- 
tanément avec ce gros homme plein de sou- 
venirs et qui parlait de ses morts avec 
une tendresse et un orgueil vraiment tou- 
chants. Le temps qu'il avait passé dans la li- 
brairie était pour lui la belle époque de sa vie 
et il ne se lassait jamais de la raconter. Je me 
mis à fréquenter, assez assidûment, ma foi, le 
cabaret du bord de l'eau. 

L'établissement Guilloury ! Que de bonnes 



CHEZ GUILLOURY 27 1 

journées j'y ai passées, Tœil un peu vague, 
attablé devant certain petit vin blanc aigre et 
suret comme du chasselas trop vert, tandis 
que, infatigablement, Guilloury, tout gaillard 
au souvenir de ses belles années, me dévidait 
le fil de ses histoires ! Madame Guilloury, fine, 
attentive, m'encourageait d'un bon sourire, 
du fond de son comptoir... Madame Guilloury ! 
Elle ne Tétait pas encore, mais devait le de- 
venir bientôt pour légitimer la naissance de 
deux marmots râblés et membrus comme leur 
père, avec la même tête drolatique de poussah 
de caoutchouc. 

Mais, à la vérité, si je m'étais pris d'amitié 
pour ce couple de déclassés, je goûtais beau- 
coup moins les habitués de l'établissement et 
surtout la clientèle du lundi. Les jours ordi- 
naires, cela passait encore ; c'étaient des ter- 
rassiers, des charretiers engagés sur le che- 
min de halage, des ouvriers retour de leur 
fabrique et des mariniers du bord deTeau, un 
peu chapardeurs, un peu pillards même et qui 



272 HISTOIRES DU BORD DE L EAU 

faisaient volontiers des feux de joie avec des 
embarcations trouvées à la dérive, mais bons 
garçons au demeurant, et puis l'eau douce a 
ses pirates. 

Mais le lundi, mon Dieu I quel public de 
bagne et de maison centrale, quand tout Mont- 
m.artre et tout Saint-Ouen descendaient en 
masse faire la fête dans les guinguettes de 
Billancourt et que bookmakers, marchands de 
billets, bonneteurs et cambrioleurs même ve- 
naient, bruyants et boulant des épaules, s'ins- 
taller en maîtres sous les tonnelles de Guil- 
loury ! En face, dans l'île des Vaches, tout 
Grenelle et Montparnasse, vestes de toile et 
cottes de velours, valsaient aux sons phtisi- 
ques d'une musique de vinaigre ; les danseuses 
y étaient en taille et en cheveux. Chez Guil- 
loury, au contraire, c'étaient les robes de soie 
et les chapeaux hérissés de bouquets des pen- 
sionnaires des maisons closes, endimanchées 
pour la circonstance, des danseuses de bals 
publics à la mode, des célèbres et des paten- 



É: 



CHEZ GUILLOURY 273 

lées comme la Môme Chester ou la Maflue, 
toutes, ce jour-là, parties de leur meublé, le 
cœur à la tendresse et le porte-monnaie garni, 
en veine d*aimer un beau petit homme... Et, 
le soir, c'était chez Guilloury des refrains de 
café-concert beuglés à voix d'ivrognes, des 
bruits de bouchons de Champagne, de vaisselle 
brieée, de jupes qu'on froisse et des cris de 
femmes qu'on viole, et quelquefois, plus avant 
dans la nuit, des hurlements de bête égorgée 
et des coups de couteau. 

€ Vous finirez par vous faire assassiner, 
répétais-je sans cesse à Guilloury, un de vos 
clients vous plantera un soir son eustache dans 
le bas-ventre et, n-i, ni, ce sera fini des fran- 
ches lippées et des beuveries que vous aimez 
tant, mon pauvre vieux » ; car j'affectais en 
lui parlant le jargon moyennageux des Conles 
drolatiques de Balzac, dont Guilloury était 
entiché ; mais lui secouait ses larges épaules : 
« Moi, pas de danger! Ce sont tous des po- 
teaux, des aminches. Us se feraient découdre 



'f*r*^7^- 



274 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU 



plutôt que de toucher à un poil de ma peau. 
Où iraient-ils, d*abord, si la cambuse était 
fermée? C'est la maison du bon Dieu pour 
eux, que rétablissement Guilloury. L'endroit 
est sûr comme une chapelle et, grâce à Dieu, 
je n*ai jamais eu de descente chez moi. Je ne 
trinque pas avec la renife (i) et on n'a jamais 
mangé le morceau au cabaret de V Eperon d'or^ 
les camarades le savent bien. Aussi je suis 
sacré pour eux, comme vous l'êtes aussi, vous, 
Monsieur Jean, parce qu'on vous a vu chez 
moi et avec moi, qu'on vous sait un bon fieu 
et un ami, quoique un peu jaspineur par mé- 
tier. Mais vous ne travaillez pas chez le ha- 
vard{2), comme un tas de vos copains, et vous, 
vous pouvez vadrouiller dans tout Paris et 
à l'heure que vous voudrez, il ne vous arrir 
vera jamais rien dans la soce (3) ; vous n'êtes 



(i) La police. 

(2) Le juge d'instruction. 

(3) La compagnie. 



W" F'^^^f^ 



CHEZ GUILLOURY 275 



pas un partie (i) pour nous et cette réputation- 
là, c'est comme si vous aviez Tanneau de Sa- 
lomon au doigt ». 

J*ai déjà dit que Guilloury avait de la litté- 
rature, et, tout fier de sa clientèle hétéroclite, 
il lui arrivait parfois de reprendre : « Et il en 
a passé chez moi pourtant, des célèbres et des 
fameux que la police a longtemps cherchés, 
et sans jamais mettre la main dessus, et il en 
passe encore ! Ainsi, moi qui vous parle, j'ai 
eu l'honneur de servir et de loger souvent 
Eyraud, oui, Eyraud de l'affaire Gouffé, et sa 
maîtresse, Gabrielle Bompard, une mâtine qui 
n'avait pas froid aux yeux, mais quasi-bossue, 
nouée, basse sur pattes, pas le genre de femme 
que j'aurais aimé, moi. Eyraud, comme vous 
savez, habitait Sèvres ; il venait souvent avec 
Gabrielle manger une friture à VEperon^ et 
puis, dans la belle saison, il leur arrivait de 
coucher. Ils prenaient la chambre là, sur la 

(i) Bourgeois. 



276 HISTOIRES DU BORD DE L EAU 

galerie, celle qui domine la Seine. On en a 
une vue, là, le matin I Ah I oui, mon bon Mon- 
sieur, que j'en ai vu défiler des types dans 
ma maison et que j'en sais, moi, des his- 
toires! » 



-5?-^ 



M, 



«.;■»«» it.> 



1 



LE FIACRE 



16 



. -.-"*-! 



" > 



t ., 



i » # 



- .1 " • 



"l-ia^ 



MttâL 



-_J] 



LE FIACRE 



€ — Sivous n'avez jamais attrapé de horions 
au milieu de votre clientèle, vous m'avouerez 
bien pourtant avoir eu quelquefois le petit 
froid de la peur, disais-je à Guilloury un soir 
que, retenu par le ménage à dîner, nous 
causions tous les trois dans la cuisine de 
rÈperon d'or. Ça ne se commande pas ça, la 
peur. 

« — Moi, la frousse ? Jamais. Connais pas 
ça, la peur ! 




280 HISTOIRES DU BORD DE L'^AU 

Et Guilloury se carrant dans l'orgueil de 
ses larges épaules, je me tournai vers la jolie 
M"** Guilloury en train de dodeliner un des 
petits Guilloury sur ses genoux. 

« — Et vous, madame, nerveuse et fine 
comme vous l'êtes, vous aimez cela les rixes 
et les couteaux tirés de vos beaux clients du 
lundis 

« — Plus souvent qu'un d'eux toucherait à 
ma femme! s'érupait Guilloury. Ma femme, 
c'est pour eux comme la bonne Vierge pour 
les marins, et les plus sales traînées (car il en 
vient ici, des fois ; il faut bien que tout le 
monde vive), les plus sales traînées, vous 
dis-je, monsieur Jean, des femmes qui n'ont 
que l'ordure dans la bouche, ne risquent 
jamais un mot devant Corisande. » 

Car elle s'appelait Corisande, comme une 
dame de beauté de la cour des Valois, la 
blonde et mélancolique M"® Guilloury, et, 
si elle ne contredisait pas son mari, son 
sourire en disait long sur la soi-disant retenue 



«■■«■MnMM-' 



LE FIACRE 281 



des donzeiles et, tout en caressant de la main 
les cheveux de son enfant : 

« — Edmond dit vrai, monsieur, nous 
recevons ici ce qu'il y a de plus crapule. 

« Et comme je m'inclinais, flatté, elle haus- 
sait les épaules avec un joli clignement de 
paupières et poursuivait : 

« — Tout ce qu'il y a de plus crapule, je ne 
me fais aucune illusion là-dessus; et je dois le 
dire, sacripants peut-être en dehors de chez 
nous, mais ici le cœur sur la main, bonne 
paye, jamais d'ardoises comme dans les cré- 
meries d'ouvriers, et même des égards. » 

Et elle me désignait une gerbe de lilas 
blancs, tout étonnés de fleurir dans cette 
cuisine d'auberge de banlieue. 

« — Oui, c'est le gros Edouard de la Bas- 
tille, qui nous a apporté ça ! s'exclamait 
Guilloury. L'autre jour Bath-au-Pieu, vous 
savez, le petit brun des BatignoUes, le petit 
brun de VŒU crevé, ne nousa-t-il pas apporté 
du mimosa, des fleurs de Nice, comme dans 

16. 



282 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU 



la haute ) Ici, je vous l'ai déjà dit, ce sont des 
anges du paradis, on leur donnerait le bon 
Dieu sans confession. 

« — Et comme ça serait prudent, faisais-je 
en me levant de table; la demie de huit heures 
venant de sonner à l'horloge de campagne 
debout dans sa gaine. Allons I je vois que 
c'est ici TArcadie, TArcadie des brigands 
transformés en bergers. Mais il se fait tard, 
mon cher, et je crois que la neige a cessé de 
tomber. 

Et posant la main sur l'épaule de Guil- 
oury : 

« — Vous me reconduisez, j'espère ? Je ne 
me soucie pas, moi, de m'en aller seul par la 
berge. 

ce — Oui, on vous reconduira, quoiqu'y ait 
pas de danger, mais vous resterez bien encore 
une heure avec nous. Nous allons prendre du 
punch, maintenant. 

(c — Edmond, hasardait alors M"° Guil- 
loury, M. Jean a raison, il vaut] mieux s'en 




LE FIACRE 283 



aller maintenant. La neige ne tombe plus. » 
Et comme son mari la regardait étonné. 
« Et puis, j'aime mieux te le dire, je ne me 
soucie pas non plus de rester seule ici, passé 
dix heures. 

« — Comment tu as peur, maintenant ! 

« — C'est que je te connais! Quand tu 
reconduis M. Jean, un cigare au bureau de 
tabac, un grog au concert, histoire d'entendre 
une chanson, tu en as pour une heure et demie. 
Or la bonne a congé ce soir, elle ne rentrera 
que demain et je ne veux pas demeurer seule 
ici avec les deux enfants passé neuf heures et 
demie. Vois-tu, si on venait frapper à la porte, 
pendant que tu ne serais pas là, et menacer 
d'enfoncer, comme cette fois où nous avons 
eu si peur, même que tu as pris ton fusil... 

« — Ah! ah! m'écriai-je triomphant, vous 
avec donc eu peur une fois, vous l'avouez 
enfin? 

Alors Guilloury : 

tf — Elle peut-être, mais pas moi. Des 




^ 



284 HISTOIRES DU BORD DE L'EAU 

vagabonds, est-ce que je sais? Trois soûlauds 
qui sont venus cogner, un soir de l'autre hiver, 
et à qui j'ai dû me montrer au balcon de la 
galerie,' armé de mon flingot, pour les faire 
déguerpir. 

« — Des soûlauds! s'exaltait alors la jeune 
femme. Trois hommes encapuchonnés qui 
viennent essayer de crocheter une porte à 
deux heures du matin, en janvier... 

« — Crocheter une porte ! Si l'on peut dire! 
C!étaient des clients attardés. 

« — Des clients ! Et la pince-monseigneur 
qu'on a trouvée le matin à dix pas de là, sur 
la route? 

« — Une pince-monseigneur. Ce pouvait 
être en effet de vos habitués, madame, ne 
pouvais-je m'empêcher de sourire. 

« A quoi la jeune femme très pâle : 

« — Oui, riez! Ça n'empêche pas que ce 
gros-là — et elle désignait son mari — ne 
tremblât de tous ses membres. J'étais là 
derrière lui, le pinçant jusqu'au sang pour lui 




LE FIACRE 285 



donner le courage de leur crier au large. 
Monsieur n'avait plus de voix et il a fallu que 
je lui fasse du thé, une fois qu'ils ont été 
partis. 

« — Et votre bonne, intérrogeai-je intéressé, 
qu'était-elle devenue ? Vous étiez donc seule 
aussi cette nuit-là? 

« — La bonne? Ah! c'en est une bien bonne! 
goguenardait Guilloury ; nous l'avons retrou- 
vée le lendemain dans la cave, même qu'elle 
avait mouillé toute la provision de charbon. 
Le poêle a fumé pendant quinze jours. 

If — Oui, joue ton rôle, romps les chiens! 
poursuivit M™* Guilloury tout-â-fait sortie de 
son caractère. Toi non plus, cette nuit, tu n'en 
menais pas large. Et la fois du fiacre, donc I 
Avec ça que tu n'as pas eu peur cette fois-là? 

« Et se tournant vers moi : 

« — Monsieur, il m'est rentré si pâle que 
j'ai cru qu'il lui était arrivé malheur, je l'ai 
cru blessé. Une attaque nocturne, ça n*est?pas 
chose rare dans ces quartiers. Et il a été si 



286 HISTOIRES DU BORD DE L'EAU 

peu ému, cette nuit là,* Monsieur N'a-pas-peur, 
que le lendemain il a été malade, il n'a pu 
rien manger de la journée; j'ai vu le moment 
où il faudrait aller chercher le médecin. 

« — Mais, mon bon Guilloury, goguenar- 
dai-je à mon tour, il me semble que, pour un 
homme qui ne connaît pas la frousse, voilà déjà 
deux fois où vous avez eu une émotion grande, 
pour ne pas prononcer le vilain mot : « peur ». 

« — Oh ! ça, je Tavoue, répondait le gros 
homme, cette fois-là, ça m'a fait un coup, 
mais c'est, que ce n'était pas une affaire ordi- 
naire, cette histoire du fiacre. Jugez plutôt, 
monsieur Jean. 

Et comme il s'apprêtait à me raconter la 
chose : . 

« — Ah ! cette fois, non, intervenait 
M""* Guilloury, c'est pour le coup que je ne 
veux pas rester seule ici, si tu te mets à 
raconter cette histoire-là. Je vous accompa- 
gnerais plutôt jusqu'au Point-du-Jour- avec 
les enfants ! 



LE FtACRE 287 



« — Eh bien, c'est donc moi qui vais partir, 
faisais-je en me dirigeant à regret vers la 
porte, car moi non plus je ne me soucie 
pas de retourner par le bord de l'^au par un 
temps pareil,' la tête farcie d'histoires de 
voleurs. 

« — De voleurs! ripostait Guilloury,. c'était 
mieux que ça. Mais restez donc, je me sens 
en veine, et elle n'est pas ordinaire, mon 
histoire. 

« — D'autant plus qu'il neige à gros flocons, 
disait M™® Guilloury qui s'était levée pour 
aller regarder à la fenêtre, et il fait un vent! 
C'est par rafale que cela tourbillonne sur le 
chemin de halage, on ne voit pas à dix pas 
devant soi. Il faudra vous résigner à être notre 
hôte cette nuit, monsieur Jean. 

Je m'étais levé à mon tour. Par la fenêtre 
donnant sur la cour et des terrains vagues, 
derrière la maison, mon regard n'embrassait 
que du noir, du noir moucheté de blanc 
comme si les vitres eussent été tendues d'une 



288 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU 

invraisemblable hermine, mais, par moments, 
tout ce blanc se massait en colonnes mou- 
vantes et, dans leur intervalle, apparaissait une 
bande horizontale d'un noir plus dense, la 
Seine avec, au-dessus, une autre bande d'un 
gris cendreux, le chemin. 

« — I! n'y a pas à dire, ricanait dans mon 
dos le gros Guilloury qui était venu me re- 
joindre, il va vous falloir coucher cette nuit 
à l'Eperon d'or. Bah ! vous ne serez pas mal, 
on vous donnera la chambre de Gabrielle Bom- 
pard, celle où Eyraud et sa coquine venaient 
dormir dans la belle saison. Eh ! eh I avec cela 
vous aurez peut-être de drôles de rêves! 

J'étais revenu m*asseoir à table, un peu 
énervé de ce contre-temps, et Guilloury, auquel 
sa femme venait de faire signe de ne pas 
m'agacer davantage, s'installait vis-à-vis moi 
et commençait : 

« — L'histoire du fiacre } Elle n'est pas 
longue, mais j'ai diantrement eu peur cette 
nuit-là. G*était, il y aura bientôt un an, vers 



LE FIACRE 289 



la fin mars ; j'avais dîné ce soir-là à Paris; ça 
ne m'arrive pas souvent, mais on a des amis. 
J'avais pris le dernier train de ceinture, celui 
de minuit quarante, qui, vous le savez, ne va 
que jusqu'à Auteuil. De la gare chez moi il 
y a encore une bonne trotte, mais en prenant 
par les fortifications, la porte de Versailles et 
de là en coupant à travers champs j'en ai, 
moi, pour vingt minutes. Me voilà donc filant, 
par une nuit noire, sous une petite pluie tiède 
et fine, comme il en tombe souvent à cette 
époque, un peu seulement embêté par la boue 
grasse qui me collait aux talons. J'arrive sans 
encombre jusqu'au chemin de halage, par le 
petit sentier du père Moret, celui que vous 
prenez souvent; de là à la maison il y a bien 
encore une centaine de mètres à marcher le 
long de la Seine, et, dame ! c'est un peu dé- 
sert, la berge de Billancourt, à cette heure-là; 
tous les voisins sont calfeutrés, verrouillés, en 
train de dormir et on crierait à l'assassin que 
pas un ne se dérangerait; et puis la maison 

17 



'.^i - ■■- ■ T^ -.^^^^^l^^^lll^g^g^igi^^^ — -_■ ~ T^T-Tl! 






290 HISTOIRES DU BORD DE L EAU 

est isolée. Aussi n'étais-je pas un peu étonné 
en avisant de loin, presque arrêté devant la 
cambuse, un fiacre, comme qui aurait dit le 
fiacre d'un visiteur qui serait venu serrer la 
main à ma femme. J'ai confiance en Cori- 
sande; n*empêche que ça me fit un coup. Me 
voilà donc hâtant le pas et rasant les palis- 
sades, quand, à vingt mètres en avant du 
fiacre, j'avise deux particuliers descendus, 
eux, au bord de Teau, et qui jetaient des 
pierres dans le bouillon, comme pour voir si 
la Seine était profonde. 

« — Qu'est-ce qu'ils peuvent bien foutre? » 
que je m' dis alors flairant une manigance; 
et, m'aplatissant contre les murs de clôture, je 
ne m'avance plus qu'à petits pas, mais assez 
pour voir que leur fiacre n'a pas de lanternes 
pis, qu'il y en a des lanternes, mais qu'on a 
collé dessus des bandes de papier pour cacher 
le numéro. Caché aussi, le numéro de der- 
rière le fiacre, par un petit collage idem ; et 
j' me dis, plus du tout rassuré : c Ça sent 



LE FIACRE 291 



r 



« mauvais ; pour prendre tant de précautions, 
« ces particuliers-là font de la sale ouvrage; 
« pourvu qu'y n' me pigent pas ! » 

« Ils étaient heureusement toujours occu- 
pés à tripoter leur eau, si bien que j*me carre, 
que j'gagne ma cambuse, introduis ma clef 
en douce, et m'voilà chez moi. Mais faut il 
quThomme soit pervers ! Une fois à l'abri, 
Tenvie m'démange d'aller voir ce qu'il y a 
dans le fiacre ; je reviens sur mes pas, j'm'ap- 
proche de la portière, Tvasistas était baissé 
et j'démêle dans le noir une femme qui dor- 
mait, et alors une idée diabolique, c'est d'iui 
passer la main sur la figure pour voir si elle 
dormait pour de bon, la gonzesse I C'était un 
cadavre, monsieur Jean. Oh I le froid de cette 
joue sous ma main, jTai gardé encore. J'n'ai 
pas demandé mon reste, j'me suis cavale chez 
moi. 

« Un macchabée qu'ils allaient enterrer en 
Seine, à la douce, comme ça, les brigands ! 
car du haut de ma galerie j' les ai vus re- 




292 HISTOIRES DU BORD DE L EAU 

venir, faireavancerl'fiacre, prendre lagonzesse 
Tun sous les bras, l'autre par les pieds, et Ja 
j*ter dans le bouillon, et puis après, fouette 
cocher! ils ont tourné par la rue du Cimetière. 
Ni vu ni connu, j't'embrouille ! 

« N'est-ce pas qu'on aurait pu être ému à 
moins r^ » 



«,- > - 



UNE LETTRE 



( 



s. 



UNE LETTRE 



Monsieur^ 

Dans un de vos derniers contes intitulés : 
Histoire du bord de Veau, vous mentionnez la 
rencontre d*un fiacre stationnant la nuit sur les 
berges de la Seine et servant à transporter un 
cadavre de femme. Vous avez eu soin de dé- 
crire les bandes de papier collées sur les nu- 
méros des lanternes et sur celui de la caisse 
du fiacre ; vous avez même raconté l'aventure 
en argot pour donner plus de réel à la chose, 



\ 



296 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU 

comme si c'était là un conte fantastique, pres- 
que incroyable, un fait tout à fait rare, con- 
yaincu sans doute d'avoir fait une belle dé- 
couverte. 

Eh bien ! délrompez-vous, Monsieur, et 
croyez-en un vieux noctambule. Le fait que 
vous avez narré est tout à fait ordinaire : votre 
fiacre anonyme aux lanternes voilées circule 
toutes les nuits dans Paris. Il ne s*en passe pas 
une oii quelque corps d'assassiné ne soit plus 
ou moins mystérieusement voiture jusqu'aux 
bords des berges, où la Seine, ce tombeau 
' mouvant des secrets de Paris, n'accueille le 
macchabée avec toute la discrétion promise 
aux clients par ces nouveaux entrepreneurs de 
pompes funèbres. 

Il faut bien faire disparaître les cadavres 
compromettants. Le crime, ce n'est rien à com- 
mettre, mais il faut en effacer les traces, car, 
si maladroite qu'elle soit, la police est là. Or, 
l'important, c'est de la dépister, de la dépayser 
surtout en établissant un alibi d'abord, et si, 



UNE LETTRE 297 



par exemple, vous transportez dans la plaine 
de Grenelle un monsieur refroidi rue de la 
Chaussée-d'Antin , vous avez toute chance 
d'égarer quelque temps le flair des policiers. 
Et puis la Seine est là, qui ne rend ordi- 
nairement les-objets confiés qu'après deux ou 
trois semaines et, la plupart du temps, si ava- 
riés, si abîmés par le séjour dans Teau et dé- 
chiquetés par les poissons qu'il faut le témoi- 
gnage des parents -au premier degré pour 
établir l'identité des repêchés à la Morgue. 
Les veuves de maris disparus reconnaissent 
toujours leurs conjoints; Tattrait de la liberté 
retrouvée est si grand, qu'on n'admet même 
plus le témoignage des veuves en matière de 
reconnaissance. Et puis allez donc établir, 
après quinze jours de villégiature en Seine, si 
tel noyé a été auparavant strangulé, empoi- 
sonné ou même un peu lardé de coups de 
couteau! les coups d'aviron, de harpon des 
mariniers et l'hélice des bateaux-mouches ex- 
pliquent bien des bleus et des meurtrissures 

17- 



298 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU 



et, la plupart du temps, on conclut à un suicide 
et c'est une affaire classée. * 

Le voisinage du fleure reste donc la res- 
source et la Seine le cimetière indiqué de 
MM. les chourineurs : tout cadavre gênant 
doit prendre le chemin qui conduit à la berge. 
Je sais bien qu'il y a aussi les dépeceurs, mais 
en général ces petites opérations à domicile 
réussissent mal. Outre qu'elles demandent des 
aptitudes toutes particulières, qui ne les ren- 
dent possibles qu'aux garçons bouchers, elles 
entraînentavecellesmilleinconvénients comme 
l'odeur fétide, le sang qui suinte à travers le 
plancher et des lavages extraordinaires qui 
signalent toujours l'aimable charcuteur à l'at- 
tention du voisin. Le petit voyage en fiacre au 
bord de l'eau demeure donc à nos yeux le 
moyen le plus sûr qu'on ait encore trouvé 
d'escamoter un auguste débris, et de faire 
classer une affaire. 

Et Dieu sait s'il s'en classe, des affaires! Les 
cartons de la préfecture en sont bondés, d'af- 



UNE LETTRE 299 



faires classées, cadavres anonymes, dispari- 
tions mystérieuses, sans parler des crimes in- 
connus. Bien naïf, en effet, serait-on de s'en 
tenir, comme statistique criminelle, aux 
comptes rendus des chroniqueurs judiciaires 
et même aux menues atrocités révélées tous 
les jours sous la rubrique des faits divers, 
pour la grande joie et la petite terreur aussi 
des bons rentiers et des concierges. 

Paris voit se commettre tous les jours deux 
ou trois crimes dont aucun journal ne rendra 
jamais compte. La police en a vent parfois, 
mais il y va de son intérêt que le public les 
ignore. Devant certaines disparitions, devant 
les affaires de guet-apens surtout elle de- 
meure impuissante, les fils de Timbroglio lui 
échappent et devant l'obscurité de Ténigme, 
sûre de ne jamais la déchiffrer, elle préfère y 
renoncer. A quoi bon perdre un temps pré- 
cieux à des recherches inutiles? Mais, se sen- 
tant chargée de veiller à la sécurité publique 
et de rassurer Topinion, elle trouve bon de ne 



300 HISTOIRES DU BORD DE L EAU 

pas Teffrayer par l'aveu de sa faiblesse et né- 
glige de livrer la liste des victimes à Tindis- 
crction des journaux. Affaire classée, écrit-on 
au dossier du procès-verbal, et l'incident est 
clos. 

Or, sur cent affaires classées, il y a gros à 
parier que la victime aura pris au moins 
soixante fois le chemin du bord de Teau et 
que le fiacre sans numéro aura transporté le 
macchabée gêneur à travers Paris endormi 
jusqu'aux berges accueillantes du fleuve. Nous 
l'avons cent fois croisée la sortie des théâtres, 
le fiacre-corbillard. Or, lequel d'entre nous a 
jamais soupçonné que sa boîte roulante conte- 
nait un misérable corps raidi aux yeux vides, 
en partance pour le Havre et New-York par 
Asnières et Poissy.^ 

J'ai écrit sans numéro et c'est votre faute. 
Monsieur; les fiacres des fins assassins, des 
artistes du crime ont toujours un numéro. Sans 
cela ils attireraient l'attention de la police, 
mais ils en ont un faux et votre fiacre des 



UNE LETTRE 30 I 

berges de Billancourt avec ses lanternes voi- 
lées était un tîacre d'amateurs. 

Sans les bandes de papier collées sur ses 
lanteroes jamais votre Guilloury, qui m'a teut 
l'air de s'être offert votre tète, n'aurait eu la 
curiosité de regarder dans l'intérieur du fiacre; 
mais il est vrai qu'il n'y eût point découvert 
la terrible femme soi-disant endormie et vous 
auriez eu on beau conte de moins à narrer à 
vos lecteurs. 

Mais je vous ai assez ennuyé de ma prose 
et, puisque intéressé je fus par votre récit, je 
demeure votre débiteur. Or, un conte valant 
un conte, en échange du vôtre, je vous chu- 
choterai une histoire, et une vraie, celle-là, 
puisque c'est une affaire classée où le fiacre 
rôdeur transporteur de cadavre, le fiacre légen- 
daire des nuits sans lune au bord de l'eau a 
certainement joué un rôle. 

D'abord, suivez-vous les faits divers ? Si oui, 
vous avez peut-être, il y a une quinzaine de 
jours, remarqué le fait assez curieux d'une 



302 HISTOIRES DU BORD DE L EAU 

dame *** partie pour rendre visite, 15, avenue 
Masséna, et retrouvée en Seine trois semaines 
après. Crime ou suicide, on n'a jamais pu ré- 
tablir la vérité, et la police, saisie de l'affaire 
sur la plainte d'un gendre, a conclu à un acci- 
dent. Or celte affaire a de mystérieux dessous 
qui, parvenus à la connaissance du parquet, 
éveilleraient peut-être l'attention du juge d'ins- 
truction. D'abord, ce n'est pas à la requête 
d'un gendre, mais d'un fils, que la police a 
recherché la femme disparue, et la dame *** 
a été supprimée dans les circonstances singu- 
lières que voici, — vous pardonnerez mon 
style de procès-verbal : 

M™* X..., bonne bourgeoise, fortune 
moyenne, vivant avec son fils, employé au 
ministère, domicile au faubourg Saint-Ger- 
main ; vous m'excuserez de ne pas préciser. 

M"*" X... s'intéressait à deux jeunes filles, 
deux sœurs orphelines de vingt à vingt-trois 
ans que leur mère mourante lui avait recom- 
mandées. Couturières de Tétat même de leur 



UNE LETTRE -JOT 

mère, qui avait longtemps habillé M""" X.. ., les 
deux sœurs demeuraient ensemble du côté de 
la rue Paradis et, sans avoir conservé la clien- 
tèle de M"" X..,, la voyaient néanmoins de 
temps à autre. 

Tous les étés. M"" X... et son fils s'absen-, 
tent deux ou trois mois ; en novembre dernier, 
M"" X..,, de retour depuis six semaines à 
Paris, et qui n'avait pas encore revu ses pro- 
tégées, recevait la lettre suivante : 

a Madame, M"' Clara S..-, une des deux 
jeunes filles auxquelles vous vous intéressez, 
est très gravement malade et désirerait vive- 
ment vous voir; M"° Clara S... ne demeure 
plus avec sa sœur ; elle habite, 1 5 , avenue Mas- 
séna et implore la faveur de votre visite. 
Venez, le plus tôt sera le mieux. Et c'était 
signé femme V..., garde-malade. 

M"' X... ne put se rendre ni le jour ni le 
lendemain à l'adresse indiquée, mais le troi- 
sième jour elle recevait une dépêche encore 
plus pressante que la lettre; M"" S... était au 



304 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU 



plus mal et c'était faire une bonne œuvre que 
se rendre à son appel. Si M""® X... redoutait 
une longue course en voiture, un tramway 
partait justement de la place Saint-Germain- 
des-Prés, qui s'arrêtait tout près de l'avenue 
Masséna; une personne l'attendrait à la station 
qui la conduirait auprès de la malade. 

M^'X... communiquait la dépêche à son fils 
et, dans l'après-midi, prenait le tramway in- 
diqué... et M""® X... n'a jamais reparu; son 
fils l'a attendue vainement ce soir-là et les 
soirs suivants. Une plainte a été déposée à la 
police. Or le 1 5 de l'avenue Masséna n'existe 
pas, n'a jamais existé; c'est une voie nouvel- 
lement' percée, toute de palissades et de ter- 
rains vagues, derrière la gare d'Orléans, et 
les demoiselles S..., les deux sœurs, n'ont 
jamais changé d'adresse ; on s'est servi de 
leur nom pour attirer M^'^X... dans quel si- 
nistre guet-apens.^ On le devine, puisque le 
cadavre de la malheureuse femme a été repêché 
quinze jours après, à hauteur de SaintCloud. 



UNE LETTRE 



305 



Le crime, s'il y en a eu un (la police a émis 
ridée de suicide), a donc eu lieu vers les cinq 
heures du soir, en plein Paris, et le cadavre 
a dû forcément être transporté nuitamment 
jusqu'à la Seine, puisque l'avenue Masséna 
s'en trouve relativement éloignée. 

Et dire que vous lavez peut-être croisé, 
cher Monsieur, le fiacre anonyme au faux nu- 
méro qui, sûrement, a voiture M™** X... jus- 
qu'aux berges du fleuve. 



. ;•• 'jT-: 



4 



I: 



UN ACOMPTE 



k 



t-K \ ■' 



UN ACOMPTE 



Ce jour-là, en entrant chez Guilloury, je 
vis quelqu'un quitter précipitamment le comp- 
toir et disparaître derrière la porte de la cui- 
sine. M*"° Guilloury, qui s'était levée pour 
venir à ma rencontre, avait elle-même un air 
gêné, l'air dans ses petits souliers d'un enfant 
pris en faute; je les dérangeais évidemment. 
Je demandai pour la forme des nouvelles de 
Guilloury (il n'était pas là, parti à Paris depuis 
le matin), et, après quelques menus propos 



*l 



/^jj. 



.. » "^ T- 



310 HISTOIRES DU BORD DE L'EAU 

échangés au comptoir, je me retirai assez 
intrigué, mais assez renseigné sur le genre 
de clientèle de l'établissement pour n'avoir 
pas soufflé mot de cette panique. 

C'était un mardi : deux ou trois jours après, 
comme j'étais allé commander une friture à 
un des pêcheurs de la berge, une friture de 
premier choix pour mon ami Marcel Schirof 
que j'avais à déjeuner le lendemain, je poussai 
machinalement jusqu'à V Eperon d'Or et vis 
encore cette fois-là, penchée à la balustrade 
de la galerie, une silhouette d'homme qui, à 
ma vue, se retirait brusquement. Presque en 
même temps, Guilloury paraissait à l'entrée 
de l'auberge, la face épanouie, et familière- 
ment, d'une tape sur l'épaule, me poussait 
jusqu'au comptoir où M°** Guilloury un peu 
pâle m'accueillait d'un sourire. On avait prévu 
ma visite et le ménage jouait à la sécurité; on 
forçait même la note de cordialité accueillante, 
on voulait me retenir à déjeuner, mais il y 
avait là un mystère, une énigme qu'on me 



UN ACOMPTE 



311 



voulait celer : les Guilloury cachaitirt quel- 
qu'un chez eux et sûrement quelqu'un de com- 
promettant, car ils ne se souciaient ni l'un ni 
Tautre qu'on en éventât la présence. 

La porte de la cuisine était ce jour-là grande 
ouverte et celle de l'escalier aussi, trop ouverte 
même, comme pour protester contre tout 
soupçon. A Tétage au-dessus, pas un bruit, l'in- 
dividu faisait le mort, et j'allais quicter les 
Guilloury quand un fracas de vaisselle brisée 
éclatait soudain au-dessus de nos têtes, suivi 
du choc sourd d'un meuble qui tombe ; des pas 
légers coururent. ^ Sacré nom de...! » Et Guil- 
loury étouffait un juron. Cegros homme sanguin 
était devenu tout pâle. Quant à M""* Guil- 
loury, les reins appuyés au comptoir, elle y 
crispait deux petites mains de femme nerveuse, 
défaillante, visiblement prête à tomber. Deux 
mariniers venaient justement d'entrer, un 
roux et un brun, tous deux le teint rissolé» 
couleur de brique, des gens qui passent leur 
vie sur Teau, Hardouia dit la Pipe et Verget 



312 HISTOIRES DU BORD DE L EAU 

TEsturgéon, deux rigolos bien connus de 
Suresnes à Grenelle et qui, les beaux lundis 
du Point-du-Jour, passent en bateau es- 
carpes et gigolettes au bal de Tîle des Vaches. 
Ils s'amenaient pour prendre un verre et s'é- 
taient arrêtés, tête levée, bouche béante, au 
bruit : . 

— Ben ! j 'crois qu'on l'arrange, vot' vaisselle, 
patronne! plaisantait le Hardouin. Si c'est 
comme ça qu'y caressent vot' mobilier, les 
déménageurs n'auront point grand ouvrage à 
faire à vot' fin d'bail. Faut-y monter leur don- 
ner un coup d'main pour relever la casse> 

Mais Guilloury était déjà dans l'escalier. 

— C'est cette satanée bonne, faisait-il en 
barrant de son corps toute la largeur des 
marches, elle n'en fait jamais d'autres ! J'y 
vais (et avec un regard expressif à sa femme), 
j'y vais! 

M™® Guilloury avait repris sa place et pen- 
chée vers ses clients : 

— Que faut-il vous servir, la Pipe? 



UN ACOMPTE 



313 



Alors moi entrant dans son jeu : 

— Trois absinthes orgeat, n'est-ce pas? dé- 
clarai-je en me tournant vers les deux pêcheurs, 
et double tournée, c'est moi qui régale. 

— Ça va, ça va, monsieur Jean! 

Et les absinthes bues, leur moustache 
essuyée du revers de leur manche, les deux 
mariniers se reliraient avec le salut des hommes 
du peuple, esquissé d'un geste, et je sortais 
avec eux. 



— On ne vous voit plus : vous boudez donc 
les amis? 

C'était Guilloury qui m'interpellait, soudai- 
nement surgi devant moi sous le pont du che- 
min de fer de la gare d'Auteuil. 11 avait croisé 
ses bras sur sa poitrine et penchait la tète 
avec un sourire goguenard. 

— Dartie! mon am.i, lui répondais-je, j'at- 
tendais que vous me fissiez signe. Je n'aime 
pas déranger les gens, et vous aviez une si 
drôle de mine la dernière fois que je suis allé 

18 



3 1 4 HISTOIRES DU BORD DE L EAU 

à VEperon d'Or! On ne pave donc plus dans 
votre maison } 

— Non, le paveur est parti ! 

Et me frappant familièrement dans le 
dos : 

— On n' vous V met pas, à vous, vous en 
avez d' la gourance (i)! Eh bien! oui, nous 
avions quelqu'un chez nous qui ne se souciait 
pas d'être vu. C n'est pas que nous nous 
méfions de vous, monsieur Jean, et Corisande 
en avait assez gros sur le cœur d' penser à 
toutes les mauvaises suppositions qu'allaient 
amener nos cachoteries ; mais 1' pauvre gas, 
lui, ne vivait plus; il se serait plutôt jeté en 
Seine que de savoir quelqu'un au courant de 
sa situation. Cest qu'elle était juste drôle, sa 
situation, et nous étions juste fiers, Corisande 
et moi, les sept jours que ça a duré. Mais n-i 
ni, c'est fini; le gas maintenant vogue pour 
l'Amérique. Il s'est embarqué il y a dix jours 

(i) De la méfiance. 



UN ACOMPTE 



315 



au Havre. Peut-être bien qu'il est à New-York 
à cette heure. 
Et comme je l'écoutais un peu abasourdi : 

— Mais j'parle par énigmes, vous n'devez 
y voir goutte. Bah ! le gas est parti, j'peux vous 
rfessii/er(i) la chose, mais pas d'bêtise, n'allez 
pas jaspiner ça dans vos feuilles, vous mue- 
riez une mauvaise affaire avec les aminches. 

Et passant familièrement son bras sous le 
mien : 

— J'vas vous conter ça en route, vous, 
m'accompagnerez bien jusqu'à V Eperon d'Or? 
Corisande sera si contente de vous voir! Elle 
a bien vu qu'vous boudiez, allez! C'est dit, 
vous venez. Nous allons prendre par le plus 
court, le long des fortifications. 

Et quand nous fûmes engagés dans l'étroit 
petit sentier qui serpente au ras des talus, 
presque au bord même des fossés, Guilloury • 
commença : 



(i) Raconter. 



3l6 HISTOIRES DU BORD DE L^KAU 



— Voilà l'affaire. Vous Tavez peut-être vue 
d^ailleurs, dans les journaux. Il y aàpeu près 
trois semaines, un mois, une fille de Mont- 
parnasse trouvée à moitié assommée, dé- 
foncée à coups de bottes dans le fossé des 
fortifications, entre les portes de Montrouge 
et de Vanves. Une vraie marmelade, quoi ! 
une bouillie d'amour qui creva le même 
jour à l'hôpital, mais non sans avoir jas- 
piné, la gonzesse, car ils s'étaient mis à 
.douze pour faire le coup et, sur les douze 
dix au moins lui avaient passé sur le corps. 
Elle n'ies nomma pas tous pour une bonne 
raison, c'est que la chose s'était faite de nuit 
et qu'elle n'Ies avait pas tous reconnus, mais 
elle en dit assez pour en faire arrêter cinq à 
six et faire rechercher le septième, et active- 
ment encore. »^ 
• — « Et le septième était chez vous. C'était 
lui que... » 

Comme je m'étais écarte instinctivement de 
Guilloury. 






UN ACOMPTE 317 



— Et le septième était innnocent, il n'avait 
rien fait, le pauvre bougre, il n'en courait que 
plus de danger car il n'avait pas qu'à se gour- 
rer d'ia police, il avait à se cacher des cinq 
autres qui avaient fait le coup et avaient juré 
de l'occire et de lui régler son compte, comme 
à une vache qu'y croyaient qu'il était et qui 
n'est pas, c'pauv'Séraphin... Mais tout ça, fau- 
drait vous expliquer tout le commencement 
de la chose. C'est des histoires de vengeances, 
des affaires de macs qui ont leur point d'hon- 
neur tout comme des gentilhommes, et avec 
des complications à n'en plus finir. 

« J'vais tâcher d'vous éclaircir çà. Voilà: l 
fille massacrée, la grande Lisa de Montpar- 
nasse était une casserole, c'est-à-dire qu'elle 
avait vendu son homme. Quand Julot-Mes- 
Pattes, qui marchait avec elle, fut arrêté pour 
montage en l'air (i) elle chiala (2) tant par tout 

(i) Cambriolage. 
(2) Pleura. 

18. 



318 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU 



Montparnasse et Grenelle que toute la soce 
coupa dans le pont de sa peine. Elle resta trois 
mois veuve et ne se mit avec le beau Polyte des 
Moulins, un gas de la barrière d'Italie, qu'après 
Tjugement d'son homme (Julot, récidiviste, en 
avait attrapé pour deux ans), et tous les amis de 
Julot approuvèrent, bien quTolyte ne fût pas 
du quartier, parce qu'une femme n'peut pas 
vivre sans homme, et qu'il faut qu'une mar- 
mite rapporte. 

« Aussi y en eut un pétard dans la haute 
pègre de Montparnasse quand on sut par un 
môme, décarré (i) la veille de Poissy, que la 
grande Lisa avait mangé Tmorceau. C'était 
elle qu'avait tout dit chez VcurieuXf elle 
qu'avait vendu Julot à la rousse. Encore dans 
rtrou pour dix-huit mois, Julot faisait dire ça 
aux amis pour qu'on s'méfiât de la grande 
Lisa et qu'on lui donnât même un petit 
acompte, avant qu'il lui réglât son affaire à sa 

(i) Sorti de prison. 



UN ACOMPTE 319 



sortie. Vous savez comme moi quel acompte 
on lui a donné. Ça se fit après boire un soir 
chez un troquet de la rue de la Gaîte ; on dé- 
cida que trois de la bande endormiraient (i) 
l'beau Polyte, Thomme à Usa, qu'ils l'emmè- 
neraient picter ailleurs, pendant qu'eux des- 
cendraient la fille jusqu'aux fortifs. . . et ils Font 
vraiment descendue à coups de bottes et de 
tout ce qui s'ensuit. Elle s'méfiait pas d'abord, 
toute contente d'aller en vadrouille avec tout 
c'qu'y a de plus rupin dans Montparnasse et de 
tromper un peu son homme, car c'était un 
vrai cœur de vache, paraît-il. Une gonzesse, 
ça se saoule comme un enfant, et elle s'est 
laissé m'ner, de marchand de vin en marchand 
de vin, jusqu'à la porte de Vanves. C'n'est 
qu'en dehors des fortifs, une fois sur les gla- 
cis, qu'elle a commencé à comprendre et à 
avoir peur. 
« — Y a-t-il longtemps qu't'as eu des nou- 



(i) Occuperaient. 



320 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU 



I 

velles de Julot? lui a dit comme ça le gros 
Alfred. » 

Et, pan ! un gnon en pleine figure. 
« — Tiens 1 pour toi, sale bourrique ! » 
Ç*a été Tsignal. Ils lui sont tous tombés 
dessus, la bourrant de coups de poing, de 
coups de pied, lui déchirant sa robe et, 
comme elle criait, ils lui ont enveloppé la tête 
avec son châle et l'ont traînée dans le fossé 
où dix sur douze lui ont fait les mille et une 
horreurs. Séraphin seul, qui, lui, est quasi 
honnête, n'a pas voulu y toucher; il intercé- 
dait même pour elle et a failli avoir une affaire 
avec les gas ; y voulaient le forcer à... vous 
me comprenez. Si la fille a pas été tuée sur 
Tcoup, c'est grâce à lui, et c*est lui qu*elle a 
nommé avec les six autres. Ils ont tous été 
arrêtés, sauf lui ; et Treste d'ia bande, qui le 
sait, a juré de lui servir la pareille, attendu que 
c'est une vache, un pante qui n'a pas voulu 
marcher avec eux et qu'bien sûr il a mangé 
Tmorceau... Alors il a quitté le quartier. 



UN ACOMPTE 



321 



« Traqué par la police et recherché par les 
cinq plus grandes terreurs de Montparnasse, 
vous jugez si l'pauvre gas était à son aise 
chez nous et s'il aimait les visiteurs. Et nous 
non plus, nous n'étions pas à notre aise, 
monsieur Jean. Enfin il est en sûreté, il a 
trouvé de l'argent pour partir. Moralité : Il 
faut hurler avec les loups. » 



'J 



NUIT DE JANVIPJR 



NUIT DE JANVIER 



Pour L.-W. Hawkins. 

— J* crois qu' vous y prenez goût, aux his- 
toires fantastiques I 

Et Guilloury, qui venait de me surprendre 
en flagrant délit de mon péché, m'enlevait des 
mains une vieille édition elzévir des Contes 
d'Hoffmann. Je l'avais trouvée en furetant dans 
Tespèce de galetas qui servait à Guilloury de 
bibliothèque, j'y avais pénétré en son absence 
avec l'autorisation de M™*' Guilloury. Et, 

19 



326 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU 

commodément installé dans un grand fauteuil 
à oreillettes, j'y feuilletais depuis une heure 
au moins les savoureuses et délirantes his- 
toires du conteur allemand, ravi de la bonne 
aubaine d'un conte non encore lu dans au- 
cune édition, le Choix d'une fiancée^ et l'en- 
trée de Guilloury me dérangeait au beau mi- 
lieu des estomirantes aventures du secrétaire 
privé Tussmann, valsant, malgré lui, dans la 
rue de Spandau, un sale balai entre les bras, 
au centre d'un millier de secrétaires Tuss- 
mann tourbillonnant autour de lui avec des 
balais pour danseuses. 

— Oui, je les adore et je m'en vante, ré- 
pondais-je au maître de V Eperon d'or. Où 
diable avez-vous déniché ce volume } Vous 
me le cédez, n'est-ce pas? Je vous l'achète, 
c'est convenu. Le prix? 

— A aucun, même pour vous. C'est une 
traduction introuvable, mais le volume reste 
à votre disposition et vous pouvez venir le lire 
tant qu'il vous plaira ; mais vous êtes rouge et 



Il u. * .j i rr a ■ i 



^ji< iwrier^'i 



NUIT DE JANVIER 



327 



congestionné, mûr pour une attaque d'apo- 
plexie. Assez causé comme cela avec le con- 
seiller Crespel et le vieux Coppelius ; ce sont 
là des personnages qu*il ne faut pas trop fré- 
quenter, monsieur Jean ; vous finiriez par 
voir des têtes de renard sur les épaules de 
vos amis, comme le secrétaire privé Tuss- 
mann lui-même, à moins que vous ne preniez 
ma servante pour une autruche, la gigan- 
tesque et fallacieuse autruche qui vient ou- 
vrir la porte aux visiteurs et fait à la famille 
Mock épouvantée de si belles révérences dans 
le Docteur Cinabre, 

— Ah ! ce Docteur Cinabre, quel chef- 
d'œuvre I quel imprévu dans le fantastique! 
Cet Hoffmann est le vrai maître du cauchemar. 
Un mot, un détail dans l'histoire la plus 
simple, la plus naturelle et, boum ! c'est comme 
le coup de gong de la folie ; on perd pied et 
on tombe dans le surnaturel. Ainsi cette au- 
truche du Docteur Cinabre venant ouvrir la 
porte et introduisant froidement chez son 






.M-m^^^MÊ^ 



-i-- »-«n 



328 HISTOIRES DU BORD DE L'EAU 



maître rahurissement des visiteurs, moi je 
trouve cela tout bêtement merveilleux. 

— Et que vous avez raison, monsieur Jean! 
En fait de cauchemar, cela est -du plus fin et 
du meilleur, mais il n'y a pas besoin d'aller 
chercher si loin pour trouver de l'étrange et 
du surnaturel. Ce buveur de chopes qu'était 
Hoffmann était servi par la plus belle imagi- 
nation, j' vous le concède, mais il était aussi 
bien aidé par les circonstances. Dans le décor 
enfumé de ces vieilles brasseries d'Heidel- 
berg, au milieu de toutes ces figures quasi 
grimaçantes de conseillers à perruques, vêtus 
à la mode du siècle dernier, les effarantes 
silhouettes de VOrfèvxe et de VHomme au 
sable s'imposaient presque à ses yeux hallu- 
cinés. Hoffmann était grand buveur, vous 
r savez, plus grand fumeur encore, et nul doute 
que la nuit, à la sortie des brasseries où il 
s'attardait, le cerveau brouillé de fumée de 
tabac et de bière anglaise, il n'ait fait les plus 
mystérieuses rencontres par ces rues moye- 



\ 



à 



NUIT DE JANVIER 329 

nageuses et quasi fantastiques de Spandau et 
d'Heidelberg. Avez-vous remarqué avec quelle 
espèce de hantise, dans la plupart de ses 
contes, il revient à ces scènes nocturnes d'au- 
berges? C'est toujours là que ses héros ren- 
contrent les équivoques personnages à trans- 
formations subites, qui désormais s'attachent 
k leurs pas et ne le quittent plus. 

C'est en sortant d'un café, où il avait cou- 
tume de passer la soirée, que le secrétaire 
privé Tussmann aborde le terrible Léonard. 
C'est dans une taverne, où l'étranger l'em- 
mène souper, qu'il assiste aux effrayantes 
jongleries du vieux juif et de ['Orfèvre ; et 
dans le Reflet perdu, enfin, c'est en sortant 
d'un bal, dans le bouge de maître Thiermann, 
qu'Hoffmann lui-même fait la connaissance, 
entre une chope et une pipe de tabac, du 
général Souwaroiï, l'homme au reflet perdu, 
et de ce pauvre Spicken, l'homme qui a 
vendu son ombre, et cela se passe toujours 
entre onze heures et minuit, après boire, par 



3 30 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU 



des nuits sans lune, toutes secouées de ra- 
fales et de cris de girouettes glapissant sur 
les toits comme des chats en fureur. 

« Mais ces apparitions inexpiicables, inex- 
pliquées et terrifiantes, les nuits de Paris mo- 
derne en sont pleines, et Dieu sait pourtant 
que le décor n'y prête guère avec nos rues 
larges, tirées au cordeau, éclairées au gaz et 
à l'électricité. Mais bah! une imagination un 
peu- vive, la surexcitation d'un bon dîner, 
quelques souvenirs de lectures aidant, l'inci- 
dent le plus futile en apparence, et Thomme 
le mieux équilibré. le plus sain de corps et 
d'esprit, Guilloury lui-même, devient vision- 
naire. 

— Comment vous-même, mon bon Guil- 
loury! 

— Moi-même, et une aventure dont le 
conteur Hoffmann aurait fait son profit, et 
elle m'est bien personnelle et j'y ai songé 
bien souvent depuis. Il y avait autre chose 
qu'un hasard dans ce que j'ai vu cette nuit-là; 



m 






NUIT DE JANVIER > 33 1 

c'était quasi comme une révélation d'outre- 
tômbe, les gens du métier appellent ça une 
communication d'au delà. Or la maison Guil- 
loury ne fait pas commerce avec les esprits- 
que je sache; bref, tout ça m'a longtemps 
tarabusté le cerveau, d'autant plus qu'il y 
avait des coincidences... Mais vous vous lan- 
guissez d'en apprendre plus long, je ne suis 
pas dur et mon histoire, la voilà : 

« C'était il y a deux ans, à la fin janvier ; il 
gelait même ferme depuis une quinzaine, ça 
avait pris tout d'un coup le dimanche des 
Rois; il n'y avait pas de jour où il ne fût 
question de miséreux trouvés morts de froid, 
et la Seine charriait de gros glaçons. J'avais 
dîné à Paris, une espèce de banquet annuel 
d'anciens... J' vous dirais bien d'anciens com- 
mis de librairie, mais vous n' me croiriez 
pas... d'anciens... enfin vous m'avez compris... 
tous aujourd'hui établis avec de bonnes rentes 
au soleil, qui marchands de vins, qui nourris- 
seurs, bref, un banquet de rigolos^ où l'on en 






332 HISTOIRES DU RORD DK L'EAU 



avait bu et du bon, vu qu'on n'avait pas re- 
gardé à la dépense et qu'y avait parmi nous 
deux ou trois patrons de maisons qui en 
avaient apporté de leurs caves. 

* Bref, vers une heure du matin, j* m' trouve 
sur le pavé, à hauteur du Pont-Neuf, un peu 
parti, mais solide sur mes jambes et, comme 
vous voyez, pas tout près d'Auteuil. Plus d'om- 
nibus, plus de train à Saint-Lazare; je hèle un 
fiacre à lanternes vertes (les lanternes vertes, 
ça remise à Grenelle, c'est presqu* le quartier). 

« Cent sous, que je dis au cocher, et con- 
duisez-moi hors barrière, quai du halage, à 
Billancourt, numéro 26, la route de Versailles 
tout droit devant vous. 

« Et me voilà roulant le long des quais, bal- 
loté sur les coussins avec une sacrée lune 
d'hiver toute blanche dans un ciel pâle, même 
qu'on eût dit qu'il y avait de la limaille de fer 
répandue partout; enfin j' m'endors. 

« Je pionçais ferme quand il m' semble que 
le fiacre s'arrête. 



NUIT DE JANVIER 



333 



« Bah! que je me dis, je rêve. Continuons 
de dormir. 

« Mais non nous ne marchions plus. 

et Ah ça ! que je me dis, ça sent mauvais. Est-ce 
que ce collignon me prendrait pour un pante. 

« Et je m'éveille tout à fait; on venait d'ou- 
vrir la portière. 

a — Ah çà! cocher, est-ce que vous vous 
foutez de moi? 

« Mais rhomme, engoncé dans son cache- 
nez jusque par dessus les yeux : 

« — Excusez-moi, mon bourgeois, mais je 
n' peux pas aller plus loin, mon cheval vient de 
se déferrer des deux pieds de devant et vous 
n'avez plus qu'à descendre. D'ailleurs, vous 
êtes à mi-chemin, presqu'arrivé. 

a — Comment! à mi-chemin! 
^ « Nous étions un peu au-dessus de la pas- 
serelle de Passy, au pied de la propriété du 
docteur Blanche, un endroit tout à fait plai- 
sant à deux heures du matin, les parapets du 
quai et cette suite de grands murs. 

19. 



334 HISTOIRES DU BORD DE L'eAU 



« — Allons, mon bourgeois, si vous préfé- 
rez dormir, j' vous laisse ma voiture; ça sera 
trois francs l'heure; moij'détèle Cocotte et 
j' remmène au dépôt. » 

Je m'exécutais en grognant, je donnais 
deux francs au cocher et l'attelage gagnait en 
clopinant le pont de Grenelle. 

« Me voilà donc seul sur le quai d' Passy, 
un désert ; pas même au loin l'ombre d'un ser- 
gent de ville, les quelques guinguettes du quai 
comme mortes, tous les volets clos et un de 
ces froids! les asiles de nuit s'en souviennent, 
ils regorgeaient de monde cet hiver-là, et je 
marquais le pas en marchant pour me réchauf- 
fer, quand me voilà tout à coup devant un 
pavillon aux fenêtres violemment éclairées : 
un pavillon Louis XVI à deux étages enclavé 
de grands murs, le rez-de-chaussée exhaussé 
d'un sous-sol avec des balcons de fer ouvragé 
à ses portes-fenêtres, une vraie petite maison 
de fermier général, surgie tout à coup devant 
moi sur le quai. Drôle de maison ! Je ne l'avais 



NUIT DE JANVIER 



335 



jamais remarquée en plein jour. Étais-je seu- 
lement sûr de l'avoir jamais vue? Une curio- 
sité diabolique me prend, je m'approche du 
pavillon, me cramponne aux ferrures des bal- 
cons et, me hissant à la force des poignets, je 
regarde àTintérieur. . . et jevois.. . comme je vous 
vois, une pièce à boiseries sculptées, illuminée 
d'un tas de bougies, et sur une table une 
femme toute nue, étendue sur le ventre et 
comme écartelée, les mains et les pieds fixés 
par des courroies et qu'un homme en habit de 
marquis, un habit de velours amarante, tail- 
ladait dans le vif avec un scapel : un vrai cau- 
chemar!... Le temps de voir la perruque de 
rhomme qui me tournait le dos, je n'ai pas 
demandé mon reste et j' cours encore, comme 
bien vous le pensez... Et j'avais rêvé, car le 
lendemain, mon vin cuvé, j'ai eu beau redes- 
cendre toute la route de Versailles, pas plus 
de petite maison que sur ma main, le pavillon 
Louis XVI avait disparu et, à la place où 
j' l'avais vu la veille, se dressaient les murs de 



336 HISTOIRES DU BOKD DE l'eAU 

rétablissement Sanfourche, la maison de santé 
des chiens, et ce ne serait qu'une hallucination 
d'homme un peu bu, si à quelque temps de là, 
ayant acheté un vieux plan de Paris avep vues 
de divers quartiers, je n'avais reconnu sur 
une estampe la petite maison de nia nuit vi- 
sionnaire, oh! mais toute crachée, avec même 
les ferrures des fenêtres. Et savez-vous com- 
ment était catalogué dans mon plan le pavil- 
lon criminel? Pavillon des Sablons, apparte- 
nant à M. d'Hérauville, vendu en mai 1778 
au marquis de Sade. » 



F 



TïÇ»^ 



RIVERAINS 



LA BERLANT 












RIVERAINS — LA BERLANT 



13, boulevard Voltaire, à Asnières, dans 
une de ces longues et désertes avenues où 
s'égrènent à Tinfini de tremblotants becs de 
gaz et dont la solitude sinistre poigne le 
voyageur affalé dans son wagon de première, 
entre la voie de ceinture et la première zone 
de banlieue : Levallois-Perret , Malakoff , 
Asnières, Pantin, Vaugirard, Issy. 

Là, dans une de ces hautes maisons mo- 
dernes à cinq étages, comme oubliées hors 



x.^r'i 



340 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU 



Paris, par feu le baron Haussmann, maison 
isolée sur cet équivoque boulevard, des jeunes 
gens, presque des enfants, sont attablés, déjà 
ivres, et godaillent; une vieille femme en 
marmotte les préside, une quinquagénaire aux 
allures bonasses de marchande des quatre- 
saisons. De ces festoyeurs nocturnes, tant en 
blouses de boucher qu'en tricots de laine 
marron, le plus âgé a dix-huit ans et deux 
autres en ont seize. Les volailles, dont on 
fait bombance, ont été volées la veille à un 
boucher de Courbevoie. Ils s'appellent Doré, 
Eugène Berlant, Joseph Deville... Mais à 
quoi bon citer leurs noms, tous les journaux en 
ont été remplis. Ce sont les assassins de la 
veuve Dessaigne, ce sont les horribles drôles 
qui, pendant que leur victime tendait vers 
eux de pauvres vieilles mains tremblantes, et 
criait : « Prenez tout ce que j'ai, mais ne me 
tuez pas I » lui écrasaient la tête à coups de 
botte et lui mettaient les tempes en bouillie 
avec un gros coquillage pris au ^hasard sur la 



-.'*3t^*. _ 



LA BERLANT 34 I 



cheminée; et, comme au plus fort du pillage 
l'assassinée râlait encore, c'est l'un d'entre 
eux qui avait cette phrase : « Tiens! la 
gueuse n'est pas encore crevée, elle nous 
embête. Descends donc voir, Berlant, et fiche- 
lui le coup du lapin ! » Et, la vieille achevée 
d'un coup de soulier, c'est Berlant qui rica- 
nait : « Cette fois, elle ne piaulera plus. » 

Le fils Berlant, car la Berlant est mère et, 
comme l'horrible gouge entremetteuse et 
proxénète qui envoie sa fille au truc et qui, 
pour mieux aguicher les hommes, lui frotte 
les seins et les cuisses avec le vin sucré du 
saladier, c'est elle qui envoyait son Ugène 
scionner la vieille. Pourvoyeuse d'échafaud 
comme les autres le sont de lupanar, cette 
laronne a préparé le fruit de ses entrailles et 
le sang de son sang pour le vol et l'assassinat, 
Testourbissage des vieilles rentières et le sur- 
rinage des pantes ; elle a été le bon conseil 
de cette bande d'assassins enfants, la Sybille 
d'écume de cette jeune armée du crime. Quand 



». 



342 HISTOIRES DU BORD DE L EAU 



Doré, le garçon boucher sans ouvrage, vint 
proposer le coup à faire à ses complices, c'est 
la Berlant, la mère d'Ugène, que cette tourbe 
va consulter, ce sont les instructions de la 
veuve que reçoit cette graine de bagne. « Il 
faut écrire une lettre, conseillait cette mégère, 
vous la porterez, vous, Doré, à la vieille et, 
pendant qu'elle la lira, vous Testourbirez », 
et le soir même, dans une rue déserte, à la 
lueur d'un réverbère, ce réverbère sinistre des 
boulevards de banlieue que je signalais tout 
à Theure, Doré griffonnait au crayon les quel- 
ques lignes qui, insérées dans une enveloppe, 
devaient l'introduire auprès de M"'® Dessaigne. 
Après raffaire faite, enfin, c'est la même 
veuve Berlant qui, rendez-vous pris avec la 
bande à la porte d'Asnières, venait attendre 
ses quatre élèves assassins en compagnie 
d'une fille, « faut bien que la jeunesse s'a- 
muse », et au récit détaillé du crime avait ce 
beau cri d'expansion : « Ah ! vous êtes de 
chouettes amours ; ça, c'est du beau travail. 



LA BERLANT 



343 



oui, voilà du beau travail », et elle les forçait 
à échanger leurs chapeaux melon contre des 
casquettes qu'elle avait apportées (s/c), puis, 
en bonne mère receleuse, les bijoux et l'argent 
une fois dans ses poches : « Maintenant, vous 
méritez une récompense. Je vais vous payer 
le spectacle , puis nous irons souper chez 
moi. » Et ils y allèrent tous les six, au Nau- 
frage de la Méduse, Soyez sûrs qu'ils y ont 
pleuré d'attendrissement, les pauvres cas- 
quettes sensibles. 

La Berlant ! quel titre terrible pour : Une 
femme par nuit. . . 

Nous avions la Bancale, l'équivoque mégère 
de l'affaire Fualdès , la teneuse de garnis 
louches, au besoin coupe-gorges, où les cris 
de l'assassiné s*étouffent aux sons d'un orgue 
de Barbarie posté dans une ruelle voisine, la 
Bancale et ses précautionneuses attentions de 
ménagère, disposant un baquet sous la table 
où Ton saigne Fualdès et, le baquet rempli, 
faisant laper le sang tiède à un porc. 



♦ , 



344 HISTOIRES DU BORD DE L EAU 



Le théâtre nous a donné la Frochard, la 
hideuse exploiteuse d'aveugles et d'enfants 
des Deux Orphelines , la Frochard , cette 
Chouette du xviii* siècle, rencontrée aupara- 
vant dans les Mystères de Paris; la Chouette, 
Fleur-de-Marie, le prince Rodolphe et le 
Maître d'École, comme tout cela est déjà 
loin ! Les berges de la Seine, la banlieue 
parisienne, le terrible bord de Teau d'Asnières 
au Point-du-Jour ont produit la sœur de ces 
femmes ou tout au moins une femme de leur 
sang, la Berlant. 



•t 



» 



i 



f 



L'HOMME DES BERGES 






'm^ 



\ 



L'HOMMt DES BERGES 



Lui est en passe de remplacer, en pleine 
banlieue moderne, Tinquiétante légende du 
Moine bourru : le Moine bourru, Téquivoque 
loup-garou des ruelles en lacet du Paris de 
Notre-Dame, du poète Gringoire et du roi 
Louis-le-Onzième, le spectre encapuchonné 
de noir dont la menaçante silhouette s'évo- 
quait brusquement dans les culs-de-sac de Tîle 
de la Cité, à la tombée de la nuit, celui-là 
même dont Tosseuse main vengeresse poi- 



34^ EI[STO[RES DU BORD DK l'eAC 

gnardatt, dans les bouges, les beaux capitaines 
pâmés sur le sein des bohémiennes et chan- 
geait si dextrement les écus en feuilles sèches 
dans le bahut des maquerelles. 

C'est enlinceulé dans une longue blouse 
bleue de laitier, une Desfoux enroncée jus- 
qu'aux oreilles sur lesguiches en rouflaquettes, 
les pieds ballant dans des espadrilles, que 
surgit, à l'heure trouble des crépuscules, l'a- 
nonyme et hideux homme des berges. 

Au moment ofi le soleil mourant traîne ses 
derniers rayons sur les bois de Saint-Cloud, 
incendiant à mi-côte, au milieu de ses vignes, 
les vitres de la gare de Suresnes, du fond des 
carrières de plâtre où il pionce le jour, à pas 
cauteleux, t'échine courbée comme un fauve, 
l'homme des berges s'amène. 

L'air presque d'un flâneur sans la bizarre 
mobilité de ses yeux, il rôde et muse au bord 
de l'eau du Point-du-Jour à Billancourt, de 
Billancourt à Boulogne, s'aitardant aux gym- 
nastiques en plein vent et aux guinguettes. Les 



T— ■'• ~- j '»>^ a < . M.. J_t. . -^ 



l'homme des berges 349 



mains dans les poches de son grimpant, en 
bonhomme, il descend jusqu'à Neuilly, épiant 
les ivrognes du lundi étalés au revers des talus 
et regardant longuement, par dessus les petits 
murs des villas, si le chenil est loin du corps 
du logis principal et si le chien est enchaîné 
ou libre. 

C'est encore sa silhouette qui se profile, le 
soir, presque tragique dans sa blouse-suaire, 
en face Fîle de la Grande-Jatte. C'est lui que, 
sans ravoir entendu venir, vous trouvez tout 
à coup devant vous, marchant à pas feutrés 
sur le chemin de halage; lui que vous butez 
subitement du pied, vautré dans les herbes 
d'un terrain vague et guettant sous ses pau- 
pières baissées de faux dormcurle jonc (l'or) de 
votre chaîne et de votre canne à pomme de 
lapis. 

D'où vient-il, que fait-il ? Il est anonyme, 
inconnu, invisible et cependant partout : c'est 
l'éternel danger des promenades suburbaines ! 
Laitier, déménageur, garçon boucher remer- 

20 



350 



HISTOIRES DU BORD DE L EAU 



cié, maraîcher sans ouvrage. Mystère! Les 
pierreuses elles-mêmes le redoutent, car il a 
le surin facile. ACourbevoie,il s'appelle Doré 
et saigne, entre chien et loup, les vieilles ren- 
tières à coups de coquillages. Il se nomme 
Berlant à Asnières et partage avec maman, 
quai de Seine, la pile de vieux sacs qui sert 
de lit aux amants de Vancienne; il raccroche 
même avec elle et fait la fête avec les miches 
à dix sous de la maison. 

Si la route est déserte, évitez de lui donner 
du feu, le soir, à l'heure où les ouvriers de- 
viennent rares ; et dans les endroits suspects, 
à la tombée de la nuit, supprimez toute occa- 
sion d'entretien en éteignant cigare et ciga- 
rette. 

La vieille dame à pliant et à châle français, 
qu'on rencontre parfois étendue sur le gazon, 
à l'angle d'un vieux mur, la tête cachée sous 
son ombrelle, et qu'on croit endormie à l'abri 
du soleil, est une des victimes de l'homme des 
berges. Pour peu qu'on s'approche, la dor- 



y 



L HOMME DES BERGES 35 I 



meuse a la face tuméfiée et verte, avec des 
mouches bourdonnant déjà au-dessus et deux 
pouces enfoncés et marqués dans le cou ; mais 
plus de bagues aux doigts, plus de montre au 
corsage et plus de broche à son châle. L'homme 
des berges a passé parla; pis, le vieux ca- 
davre porte parfois les traces d'une atroce 
souillure, et le médecin-légiste est appelé 
pour un rapport. En ce cas, Thomme des 
berges a paraphé son œuvre ; c'est sa signa- 
ture à lui, cette ignominie en plus. 

L'été il dévalise les villas fermées d*Auteuil 
et de Passy, il habite alors Boulogne et dans 
Boulogne le quartier des Menus. A la fête de 
Neuilly il rôde autour des baraques de lutte, 
où affluent, imprudemment diamantées, les 
belles demi-mondaines; si les solitaires pas- 
sent à portée de sa main, gare, mesdames, à 
vos mignonnes oreilles, il arrachera très bien 
le lobe rose et la chair saignante avec le joyau 
de prix. 

C'est un fauve I II s^excite au meurtre sur la 



35 2 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU 

nudité grelottante et gracile des petits gamins 
qui se baignent; satanique et goguenard, il 
intervient dans leurs débats et leurs jeux de 
gosses peureux de Teau froide, et si le petit 
Clément, plus frileux que ses deux camarades, 
hésite à entrer dans le fleuve, l'homme des 
berges Tempoigne, lui, par la peau du cou, 
comme un petit chat malade, et avec un gros 
rire le flanque en pleine Seine. . . Et le gosse 
noyé, quand les passants accourent ameutés 
parles cris, il a disparu, l'homme des berges. 
Sa blouse est déjà loin, il a rejoint une 
tapissière de blanchisseur qui passait, et 
fouette ton cheval, mon poteau ! Un môme de 
moins, la belle affaire. On en fera un de plus, 
un des soirs, à la Marie ou la Paula. 



TABLE 



Pages. 

UN DÉMONIAQUE 3 

LA MARCHANDE D'OUBLIES 53 

LA MAIN d'ombre 67 

PROIE DE TÉNÈBRES 83 

LA DAME AU CARCAN DE PERLES QQ 

l'homme au COMPLET MAUVE IO7 

HAVRE DE SONGE . II 5 

LA POMPE FUNÈBRE I29 

HARICOT VERT 1 39 

BARCELONE (ESPAGNES) I47 

I. La Rambla 151 

II. La Cathédrale 158 

III. Les Rues chaudes 165 

IV. Le Flamenco 173 

V. Barcelonnette — Bleu et argent. . . . 180 

VI. Or et rose 183 

VII. Argent, or vert et capucine 188 

VALENCE (eSPAGNES) 193 

I. La Huerta 195 

II. Valencia del Cid 199 



358 TABLE 



Pages. 

III. Les Mendiants , , 204 

IV. Les Processions. 211 

V. La Longa de Seda ...,.,,... 217 
via j^a X Ui la .••*..*|iit..* J24 

VII. Chinchilla ^ 231 

VIII. Menus propos , 238 

MURCIE (eSPAGNES) 247 

I. Murcie , 249 

II. El Malecone , 255 

HISTOIRES DU BORD DE L*KAU . . , 201 

Chez Guilloury ^ 265 

Le Fiacre , 279 

Une Lettre , 296 

Un Acompte , 306 

Nuit de janvier 325 

La Berlant , 330 

L'Homme des berges 347 



Pans. — Imp. PAUL DUPONT, 4, me du Bouloi (Cl.) 29.11.9^ 



'^ 



KT 






r l'a 






,_'-«rt»i^: 












V ,'2' V' </ — \ W \y^ y^ \ n\* f - J *^ \ 







I 






iH). 



jP^I 



--; 




v^ 



^■ ■*^.■^-^ w iw j !»-^'