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Jean Lorrain
Démoniaque
PARIS
E. DEN ru, EDITEUR
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Un Démoniaque
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE
10 exemplaires sur papier de Hollande
10 exemplaires sur papier de Chine
JEAN LORRAIN
Un Démoniaque
Espagnes
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Histoires du bord de l'eau
PARIS
E. DENTU, EDITEUR
3, PLACE DE TALOIS (p A LAI S-ROY A l)
1895
Ô4&
D5ô4-'idiL
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UN DÉMONIAQUE
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UN DÉMONIAQUE
L.
11 vient de mourir à Paris, dans un petit
hôtel de l'autre côté de Teau, une personna-
lité assez curieuse, bien connue des mar-
chands de médailles et des lapidaires du
quartier du Panthéon : Monsieur de Burdhe.
(Je change à dessein la consonnance du nom
et bien inutilement peut-être, car tous ceux
qui ont approché Tétrange individu, dont je
parle, Tout forcément remarqué et le recon-
naîtront sûrement). M. de Burdhe habita pen-
/^
UN DÉMONIAQUE
dant vingt ans, seul avec un vieux valet de
chambre, Taile gauche d'un ancien hôtel
Louis XVI de la rue..., que le percement du
boulevard Raspail a depuis peu fait dispa-
raître. C'était un assez vaste et beau corps
de logis à deux étages seulement, surélevé
d'un perron de cinq marches et se délabrant
doucement entre une cour moisie, une cour
aux pavés envahis par les herbes et veloutés
de mousse, et un petit jardin trempé d'ombre,
planté de châtaigniers séculaires, profond et
froid comme un puits; un jardin sans air et
sans soleil où de Burdhe trouvait le moyen
de faire fleurir les plus beaux iris du monde,
-depuis les iris blancs aux pétales de soie
molle et de nacre jusqu'aux iris noirs de Suse,
pareils à d'énormes chauves-souris de crêpe
soudain figées dans Téclosion d'une fleur.
La famille de Sainte-Radegonde, retirée
depuis dix ans en province, avait abandonné
la vieille demeure familiale à ce cousin éloigné,
(|ui d'ailleurs ne l'habitait que cinq à six mois
UN DÉMONIAQUE 5
par an, de Burdhe passant depuis longtemps
ses hivers en Orient, soit à Smyrne, soit au
Caire ou sur les bords du Nil pour lesquels
il avouait une grande prédilection. 11 quittait
Paris régulièrement fin novembre, et le vieil
hôtel aujourd'hui disparu ne rouvrait les
Persiennes de ses hautes portes-fenêtres que
dans les premiers jours d'avril. De Burdhe
sortait peu, suivait à peine les deux ou trois
grandes rares premières qui révolutionnent
Paris chaque printemps ; mais, quand quelque
sensationnel acrobate, homme ou femme,
était signalé dans un établissement de plai-
sir, comme TOlympia ou les Folies-Ber-
gère, il arrivait parfois à de Burdhe d'y
fréquenter toute une semaine, et cette étrange
insistance n'était pas un de mes moindres
étonnements; puis il replongeait tout à coup
dans la retraite, le silence, et, si je le rencon-
trais et cela à de longs intervalles, ce n'était
plus que chez les antiquaires des quais, les
marchands de pierres rares des rues de Lille
UN DEMONfAQUE
et de rUnivershé ou les numismates de la
rue Bonaparte, alors attablé, la loupe à la
mainetsingalièremeatâttentif, devant quelque
intaille du xvi® siècle ou quelque camée obs-
cène de collection.
Il possédait lui-même dans le mystérieux
hôtel des Sainte-Radegondc tout un musée
secret sur pierres dures, célèbre parmi les
amateurs et les marchands ; mais il ne m'ad-
mit jamais à contempler ses richesses et ne
me fit que les honneurs de ses fabuleux plants
d'iris, dont il avait rapporté d'Orient des va-
riétés inconnues, aux fleurs tout à fait mons-
trueuses, déroutantes de formes et de nuances
et plus semblables à des orchidées maudites
qu'à d'honnêtes plantes d'horticulteur.
D'ailleurs tout était étrange et inquiétant
dans cet homme ; sa pâleur, ses cheveux teints
au henné comme ceux d'un-Oriental, la sou-
plesse presque féHne de son corps mouvant,
tout en lui, jusqu'àses quarante ans demeu-
rés prodigLeusement jeunes malgré la fatigue
UN DÉMONIAQUE
évidente de ses traits» tout angoissait comme
une énigme dans ce. mystérieux de Burdhe;
et les: passants se retournaient instinctive^
ment dans la rue^ sur ce souple et svelteinK
connu à la face si lasse et au regard si pâle,
si paiement bleu et d'une dureté de pierre
dure.
Ils luisaient, ces yeux, tour à tour d!acier
et de lapis entre des cils qu'on eût dit goua-
ches de kohl, et avaient, en fixant,, une insisf
tance qui déconcertaitX'était un être à la fois
répulsif et attirant; la douceur fondante de
ses très petites mains toujours glacées glis-
sait entre les doigts comme une fuite' de cou-
leuvre, et c'était une très particulière impres^
sioade malaise que cette étreinte insaiisissa-
ble et pourtant caressante de doigts fluides et
froids. Il parlait peu de lui, absolumeat muet
sur l'emploi de son temps et de ses soirées,
n'affichait pas de maîtresse, vivait sans amis
et ne recevait qui que ce soit. Ses seules re-
lations étaient des marchands et des collée^
8 UN DÉIfODHAQUE
tionneurs comme lui. Un profond mystère
épaissi à plaisir, enveloppait sa vie, et en
dehors des conversations d'art et de littéra-
ture qu'il aimait passionnément, mais avec un
goût presque exclusif pour le fantasque et le
bizarre, une admiration maladive pour Edgar
Poe, Swinburne et Thomas de Quincey, il
n'ouvrait jamais la bouche que pour se
plaindre d'étranges lassitudes, d'inexplicables
fatigues qui le terrassaient tout à coup et, aii
moment de sortir, le forç?iient à s'étendre et
à demeurer pendant de longues heures inerte
et les membres comme dénoués, vaincu par
il ne savait quel torpide sommeil dont il
s'éveillait anéanti. Il lui arrivait parfois de
dormir quarante heures en deux jours; il
s'éveillait juste aux heures des repas pour
prendre sa nourriture et retombait presque
aussitôt dans cette invincible torpeur. Il en
conservait une sorte d'effroi, flairant en cet
engourdissement anormal une lésion du cer-
veau, une dépression nerveuse, en somme un
ï.
UN DEMONIAQUE
danger. Il avait bien consulté, mais aucun
traitement n*avait eu raison de ces somno-
lences, de ces léthargies morbides ; il les at-
tribuait à Tusage de Topium dont il avait
pris l'habitude en Orient ; il s'en était défait
à la longue, mais la lourde influence du poi-
son opiacé l'opprimait toujours et, après bien
des années, il charriait encore dans ses veines
la pesante ivresse des fumeurs de kief : d'où
sans doute ses yeux d'acier bleui et cette im-
muable pâleur.
11 avait, dit-on, rapporté de cet Orient fu-
neste, des souks de Tunis et des caravansé-
rails de Smyrne, tout un trésor de bijoux an-
ciens, de tapis précieux et d'armes rares;
mais je ne fus jamais admis à contempler
ces merveilles, et les quelques fois où j'al-
lai chez lui, il me reçut dans une sorte de
petit parloir très élevé de plafond et tout en
boiseries blanches, où des estampes de De-
bucourt et deux ou trois eaux -fortes li-
cencieuses semblaient éterniser l'atmosphère
I.
10 . UN' DEMONIAQUE
sècheaneûtlibfictine^ si froideaaieQt frivole, du
siècle (dernier.
Ce bizarre intéxiear d'orientaliste et d'anti-
quaire^ je ne devais en pénétrer le mystère
que bien des années plus tard, dix«huit mois
après la démolition, du vieil hôtel familial,
quand de *Burdhe exproprié yint se loger aux
environs du Champ-de-xMans, dans cette morne
alors :et maintenant bruyante avenue de La
Bourdonnais, toute blanche de bâtisses et de
maisons de rapport. Il avait trouvé là au fond
d'un jardinet,, dans des conditions analogues
à celles de l'hôtel Sadnte-Radegonde, un
petit pavillon depuis longtemps sans locataire
et dont l'aspect. d'abandon l'avait presque
aussitôt séduit. C'était un petit bâtiment da-
tant de mil hui; cent quarante, d'un mau-
vais style Louis XV, aux toits guillochés de
lucarnes et dont les guirlandes de plâtre
s'effritaient dans^un petit jardin de banlieue
où ne poussaient quedes tournesols; à l'en*
tour cent mètres de palissades et de ter-
UN" nEMONFAgOi: II
rains vagues^ C'est cette solitude qaati râyaiit
décidé.
Il déoiéflagea ea plein été, profilant de
Paris-vide poiir: transporter en toute tranquil-
lité 8003 curieux mobilier. En octobre, il nson
retowE d'Allemagae, je le. trouvai insfcaHé,
mais:- la porte du nouveau logis ne* s'ouvrit
pas davantage^ qxie celle du précédent: De
Bardhie, au contraire, me parut plus fermré,
plus obstinémei;it silencieux que jamais; 11
avait remplacé son vieux valet de chambre
par une espèce de grand séminariste à la face
dolente et d'allure équivoquey avec des petits
yeux mobiles et virants de voyou parisien;
des plants d'iris mal venus remplaçaient
maintenant les tournesols, et deux chimères
de faïence craquelée d'un vert délavé et
bleuâtre veillaient au bas du perron : c'étaient
là les seuls changements aperçus du dehors.
De Burdhe' combattait maintenant ses terribles
besoins de sommeil par des courses folles, de
véritables marches forcées^ prolongées très
jiiiiii iiiTftilPiPPTrrFiwfftrrnnniTTnrn nrrnnr-n- i
12 UN DEMONIAQUE
lard dans la nuit par les avenues ou le long
des quais de ce quartier solitaire ; j'avais
vainement évoqué devant lui le danger de ces
promenades nocturnes : « J'en ai bien vu
d'autres en Orient, — répondait-il avec un
haussement d'épaules ; — il ne peut m'arriver
rien à moi, rien ; et puis j*aime les aspects de
coupe-gorge, le sinistre moderne de ces larges
avenues. » Et c'était, avec un petit pétillement
dans les yeux, une description presque
amoureuse d'une lueur falote de réverbère,
d'un angle de rue suspecte ou d'un fiacre
immobile arrêté sur la berge et se reflétant
dans Teau ; mais il s'arrêtait tout à coup
comme en ayant trop dit, et rien n'était plus
tristement éloquent que ses soudains silences.
£e de Burdhe aimait passionnément la nuit.
Est-ce dans une de ces périlleuses sorties que
de Burdhe fut victime de quelque agression
de rôdeur ? La complicité de son nouveau
domestique ouvrit-elle au contraire le pavillon
de l'avenue de La Bourdonnais à d'anonymes
UN DEMONIAQUE I3
assassins? Mais le mystère qui enveloppa
toute sa vie se fit encore plus dense autour de
sa mort. Ce fut une fin tragique^ obscure,
fleurant à la fois le crime et Tau delà ; et le
matin de décembre où cette mauvaise face de
sacristain, que je ne pouvais souffrir, se pré-
senta toute bouleversée chez moi pour m'an-
noncer qu'il était arrivé quelque chose à
Monsieur et me supplier de venir de suite,
j'eus rimmédiat pressentiment que j'allais
pénétrer dans quelque chose d'affreux. Le
temps de sauter à bas de mon lit, j'étais vêtu,
je suivais cet homme.
Nul désordre dans les deux pièces que nous
traversâmes d'abord. C'était, cette fois, tendu
d'un papier anglais de chez Morice, le même
froid parloir que dans l'hôtel Sainte-Rade-
gonde ; puis, une salle à manger aux murs
peints à la colle, uniquement décorée de
grands paons de faïence. La troisième
pièce méritait attention, le domestique s'é-
tait arrêté au seuil ; une vieille tapisserie
14 UN* DEMOPHAÔIJE
Louis XIV en faisait le. tour : c'étaient, dans
un jardin de colonnades et de terrasses, des
guerriers costiannés à la romaine avec des
déesses aux tuniques astcagalées d'alors^
mais une étrange décotoratioo avait noirci
les visages et les chairs, singulièrement éclairci
les étofïies^si' bien que sur le ciel devenu roux,
au miiieu du gris bleu des jets d*eau, c'étaient
noaplus des nymphes et des dieux, mais des
déosuons à. visages de nègres qui vous fixaient
de leu3?s yeux blancs. Un lit très bas, très large,
étalait presque à ras de terre ses courtines de
soie mauve ramagée de fleurs d'of, un mons-
trueux Bouddha veillait au pied; une haute
psyché Empire le reflétait Le lit n*était point
défait, et dans Tair épaissi d'encens et de
benjoin, une veilleuse turque brûlait. Le do-
mestâq'ue sLlencieux^soulevait une portière.
Lày dans ua réduit tout tendu de soieries
d'Ovien&y sur un .écro*uiement de coussins, de
Burdhe déjà raidi gisait]; il était en. tenue de
soirée, un énorme iris blanc marquait sa
M I MTia
UN DÉMONIAQUE I5
boutonnière ; il était tombé en arrière, les
genoux plus haut que le buste, et sa tête
exsangue, aux narines déjà pincées, avait roulé
de . côté, mettant en saillie Tarête des maxil-
laireset la pomme d'Adam. La. chute avait dû
être violente et pourtant les vêtements n'é-
taient point fripés ; à peine le plastron de la
chemise était-il entr'ouvert. Une de ses mains
crispées étreignait la chaînette d'argent d'un
mecveilieuic encensoir^ Pas une goutte de
sang. : seulement, au cou, à la place où la
chair est plus douce et plus blanche, une
ecchymose violacée tournant au brun jaunâtre,
comme une morsure ou la succion d'un baiser
long et lent.
Le parfum de la pièce voisine régnait près
du cadavre, encore plus tenace et plus fort ;
il s'y compliquait d'odeurs de poivre et de
santal, un peu de fumée bleuâtre montait
encore de l'encensoir. Au milieu de quelles
pratiques, de quels rites de religion ignorée la
mort avait-elle surpris de Burdhe ? Une
i
l6 UN DÉMONIAQUE
énorme gerbe d'iris noirs et d'anthuriums se
dressait, hostile, hors d'un vase d'argent, et
sur une sorte de petit autel hindou, encombré
de tulipes de verre et de ciboires, se dressait
une étrange statuette, une espèce de déesse
androgyne aux bras frêles, au torse plein, à la
hanche fuyante, démoniaque et charmante, en
pur onyx noir; elle était absolument nue.
Deux émeraudes incrustées luisaient sous ses
paupières ; mais entre les cuisses fuselées,
au bas renflé du ventre, à la place du sexe,
ricanait, menaçante, une petite tête de mort.
UN DEMONIAQU-E I7
II
Or le hasard voulut que le testament de
de Burdhe me laissât l'ameublement de sa
chambre à coucher, y compris les tentures et
tous les bibelots du petit oratoire où son
inattendu cadavre, correct, en habit noir et la
boutonnière fleurie d'un énorme iris blanc,
m'avait naguère épouvanté. Me souciant peu
d'introduire chez moi les tapisseries et les
meubles plus ou moins maléficiés d'un pareil
gîte, j'envoyais le tout à l'Hôtel des Ventes,
réservant seulement le Bouddha de la chambre,
le petit autel hindou et l'idole androgyne de
la pièce voisine au collectionneur et marchand
Arthur Wing, accouru presque aussitôt chez
ï8 Vff DÉMONIAQUE
moi ; mais dans les allées et venues du démé-
nagement un manuscrit me tombait entre les
mains, manuscrit entièrement écrit par de
Burdhe, quoique de diverses écritures.
Quelque obscures que soient ces révélations,
peut-être éclaireront-elles d'un jour nouveau
cette impressionnante et trouble figure de
Burdhe. Je les transcris telles quelles dans le
désordre incohérent des dates, mais en sup-
primant forcément quelques-unes d'une écri-
ture trop hardie pour pouvoir être imprimées.
D'abord sur le premier feuillet, cette citation
tronquée de Swinburne :
€ IT y a une fiévreuse faim dans mes veines.
— Le péché I Est<e un péché quand les âmes
dés hommes sont jetées dans le gouffre^
Cependant j'avais bonne confiance pour sauver
mon âme, avant qu'elle y glissât sous les
pieds chaussés de feu de la luxure.
« Oh ! le triste enfer où toutes les douces
amours ont leur fin, tout, sauf la douleur qui
jamais ne finit ! »
■>M»Pl — - I '#fc J-l
Uîvr DÉMONl^AQUE I9
II avril 18'] y — L'obscénilé: des narines
et de» bouches, l'ignominieuse cupidité des
sourires de femmes rencofitrées dans la rue^
la bassesse sournoise et tout le côté hyène de
bêtes fauves, prêtes à mordre, des commerçants
dans leurs boutiques et des promeneurs sur
les trottoirs, commeâl y a longtemps que j*en
souffre. ! J'en souffrais déjà enfant^ quand,
descendant par hasard à l'office, je surprenais
sans les comprendre les propos des domes-
tiques déchirant les miens à belles dents.
Cette hostilité de toute la race, cette haine
sourde d?une humanité de loups-cerviers, je
devais la retrouver plus lard au collège, et
moi-même, qui ai la répugnance et l'horreur
de tous les; bas instincts, ne suis^j-e pas ins-
tinctivement violent et ordurier, comme cette
foule sensuelle et meurtrière, la foule des
émeutes qui jettse les sergents de ville à la
Seine et criait il y a. cent ans : A la lanterne !
comme elle vocilère aujourd'hui : A Veau! à
Veauiî
20 UN DEMONIAQUE
y octobre 187 s» — Il n'y a de vraiment beau
que les visages des statues; leur immobilité
est autrement vivante que la grimace de nos
physionomies. Comme un souffle divin les
anime, et puis quelle intensité de regard dans
leurs yeux vides!
J'ai passé toute ma journée au Louvre et le
regard de marbre de V Antinous me po.ursuit.
Avec quelle mollesse et quelle chaleur à la
fois savante et profonde ses longsyeux morts
se reposaient sur moi ! Un moment j'ai cru y
voir des lueurs vertes. Si ce buste m'appar-
tenait, je ferais incruster des émeraudes dans
ses yeux.
24 février 18 jj. — J'ai fait aujourd'hui une
démarche ignoble : j'ai été intriguer près d'un
journaliste, que je connais à peine, pour pou-
voir assister à une exécution, et pourtant le
sang me répugne, et chez le dentiste, en
entendant un cri dans la pièce à côté, je
défaille presque et je vais me trouver mal.
UN DEMONIAQUE 21
Pitzer m'a promis une carte. Non décidé-
ment, je n'irai pas à cette exécution.
70 mai jSyj. — Je viens de voir la plus
belle collection de pierres dures. Quelle
pureté de profils, et quelle suavité de lignes
et d'attitudes dans les moindres camées ! Les
Grecs ont plus de grâce, je ne sais quelle
sérénité heureuse qui pourrait bien être le
caractère de la divinité, mais les intailles
romaines ont je ne sais quelle ardeur intense.
Il y avait là dans le chaton d'une bague une
tête adolescente couronnée de lauriers, quelque
jeune César, à l'expression exténuée et jouis-
seuse, à la fois désirante et lasse, dont je
vais rêver pendant bien des nuits... Rêver!
Certes, il vaudrait mieux vivre et je ne fais
que rêver.
I y juillet i8j8, — On rencontre, les soirs de
fête, très tard, dans les rues, de bizarres
passantes et de plus étranges passants. Ces
22 UN DEMONIAQUE
nuits de joie populaire remueraient-elles au
fond des êtres d^anciens avatars oubliés? mais
j'ai absolument croisé ce soir dans le remous
de la foule excitée et suante des masques
d'affranchis bithyniens et de courtisanes de la
décadence.
Il se dégageait ce soir de cette grouillante
esplanade des Invalides, à travers les péta-
rades des tirs, les relents de fritures, les
hoquets d'ivrognes et l'atmosphère empestée
des ménageries, de fauves effluves d^une fête
sous Néron.
2j novembre^ même année. — ^ Le regard
naorne et si lointain de VAntinous, la prunelle
extasiée et féroce, implorante pourtant, du
camée romain, je viens de les retrouver, et
cela dans un pastel plutôt lâché de facture et
signé d'un nom de femme, une peintresse
inconnue à laquelle pourtant je ferais bien
une commande si cet étrange regard, j'étais
sûr qu'elle le reproduisît.
>
UN DEMONIAQUE 23
Et cependant moins que rien, ces deux ou
trois crayons de pastel écrasés autour de cette
face carrée, amaigrie, aux maxillaires énor-
mes, et plafonnant, la bouche voluptueuse-
ment ouverte, les narines dilatées, sous une
lourde couronne de violettes Pressées, avec au
coin de Toreille un pavot. La face est plutôt
laide, d'une couleur cadavéreuse et tn&te,
mais sous les paupières à peine soulevées luit
et sommeille une eau si verte, Teau morne et
corrompue d'une âme inassouvie, la dolente
émeraude d'une effrayante luxure !
Je donnerais tout pour trouver ce regard.
K) décembre^ même année. — « Dort-elle ou
veille-t-elle ? car son cou, baisé de trop près,
porte encore une tache pourprée où le sang
meurtri palpite et s'efface ; douce et mordue
doucement, plus belle pour une tache. » —
Laus Veneris (Swinburne).
Oh I cette tache violâtre sur ce beau cou de
femme endormie et l'abandon presque pareil
. •* ■ ■■ ^^ — o -^^^
24 UN DÉMONIAQUE
à la mort, le calme de ce corps anéanti de
plaisir! Comme elle m'attirait, cette tache.
J'aurais voulu y appliquer mes lèvres et sucer
lentement toute l'âme de cette femme et cela
jusqu'au sang, et puis ce pouls régulier m'é-
nervait; le souffle de sa respiration, sa gorge à
temps égaux soulevée m'obsédaient comme
le tic tac d'une pendule de cauchemar, et j'ai
vu le moment oii mes mains crispées allaient
^treindre la dormeuse à la gorge et la serrer
jusqu'à ce qu'elle ne respirât plus ; je me suis
levé, une sueur froide aux tempes, je me suis
senti pendant dix secondes une âme d'assas-
sin, et puis il sortait de ses lèvres une petite
odeur de pourriture... Cette odeur fade, tous
les êtres humains l'exhalent en dormant.
les saints de la Thébaïde, que de coupa-
bles nudités doucement entr'ouvertes venaient
tenter la nuit dans le mirage des sables ! O
ces errantes figures de volupté, dont les reins
et les ventres frôleurs laissaient des sillages
^ -;>k^>
UN DÉMONIAQUE 25
d'aromates et d'encens, et c'étaient pourtant
de nlauvais esprits !
10 janvier 1881. — 11 y a en moi un fonds
de cruauté qui m'effraie ; il dort pendant des
mois, des années, tout à coup il s'éveille,
éclate et, la crise passée, me laisse dans l'é-
pouvante de moi-même. Ce chien tantôt, dans
l'avenue du Bois, je l'ai cravaché jusqu'au
sang, et pour un rien, pour n'être pas de suite
accouru à mon appel. La pauvre bête était
là, l'échiné rampante, rasant presque terre,
ses grands yeux humains attachés sur moi, et
ses hurlements lamentables. Ils auraient at-
tendri un boucher ! Mais comme une espèce
d'ivresse me possédait, et plus je frappais,
plus je voulais frapper : chaque frémissement
de cette chair pantelante me communiquait je
ne sais quelle ardeur sauvage. On avait fait
cercle autour de moi et je ne me suis arrêté
que par respect humain.
Après, j'ai eu honte... Je me souviens qu'en-
2
26 UN DÉMONIAQUE
fant j'aimais à tortorer les bêtes ; et l'histoire
des deux tourterelles qu'on m'avait 'mises une
fois entre les mains pour me distraire, et
qu^instinctivemeat, inconsciemment, j'ai ser-
rées jusqu'à les étouffer, je;ne Kai pas oubliée,
cette atroce histoire, et je n'avais que huit ans.
La palpitation de la vie m'a 'toujours rem-
pli d'une étrange rage de destruction et j'ai
souvent des .idées de meurtre dans l'amour.
Y aurait-il en moi un être double >
•28 février. — Pourquoi cette sotte rencontre
me poursuit-elle avec cette persistance ? Elle
a remué en moi je ne sais quoi d'innommable
et de malsain, quelque chose que je ne soup-
çonnais pas, et quoi de plus simple. pourtant,
en y réfléchissant, que la rencontre de ces
deux masques } Une femme en collégien, le
képi sur l'oreille, la poitrine sanglée dans la
tunique à boutons de métal, et avec elle cet
ignoble drôle en soutane, traînant dans le rais-
seau la dignité du prêtre, sûrement quelque
UN DÉMONIAQUE 2^
voyou.- II. n'y avait pas à s'y méprendre par
cette nuit de mardir-graa, et puis le dandine*
ment de la femme, ses fortes hanches saillant
sous le drap de la tunique^ Teffronté maquil-
lage de cette face de fille^ tout criait la noce
et la crapule d'une nuit de carnaval, tout jus-
qu'à Tair béat et le sourire oblique de ce
camelot en robe et en rabat. Mais dans cette
rue mal éclairée du quartier des Halles, à la
porte de cet hôtel meublé, la. silhouette de ces
deux masques devenait dangereuse, inquié-
tante ; l'heure était louche aussi, près de mi-
nuit et demi. Que venaient-ils de faire tous
deux dans ce logis de rencontre .> Et elle était
abominable, ignominieuse et sacrilège, l'idée
qufimposait fatalement ce collégien andro-
gyne accompagné de ce pseudo^curé.
1$ mars, — Je suis maintenant les bals
masqués, j'ai la fascination du masque.
L'énigme du.visage que je ne vois pas m!at-
tire, c'est le vertige au bord d'un gouffre ; et
28 UN DÉMONIAQUE
dans la cohue des bals de TOpéra, comme
dans le promenoir bruyant et triste des
Élysées-Montmartre et des Folies, les yeux
entrevus par les trous du loup ou sous la den-
telle des mantilles ont pour moi un charme,
une volupté de mystère qui me surexcite et me
grise d'une fièvre d^inconnu. Cela tient de
Taléa du jeu et de la furie de la chasse ; il
me semble toujours que sous ces masques
luisent et me regardent les liquides yeux verts
du pastel que j'aime, le regard lointain de
V Antinous.
21 novembre. — Il n'y a pas à dire, j'ai eu
cette nuit plus qu'une vision : un être inconnu,
de l'invisible et de l'intangible s'est mani-
festé. J'étais couché et ne dormais point; je
m'étais même couché de bonne heure, ayant
dans la journée, suivant l'avis de mon méde-
cin, fourni une longue marche, tenté de briser
mes nerfs par une fatigue saine : ellk m'est
apparue.
UN DEMONIAQUE 29
Ma lampe était allumée, ma table de chevet
sur mon lit, mon livre devant moi ; donc je
ne dormais pas.
C'était une figure nue, de taille moyenne,
plutôt petite et d'une pureté de lignes incom-
parable. Elle se tenait debout au pied de mon
lit, légèrement renversée en arrière, et comme
flottante dans la chambre, car ses pieds ne
touchaient pas le sol ; elle paraissait dormir.
Les paupières baissées, les lèvres entr'ou-
vertes, sa nudité s'offrait abandonnée et chaste,
ses bras nus croisés sur sa nuque soute-
naient sa tête extasiée en effilant la cambrure
du torse, ponctué de rouille aux aisselles.
Sa chair avait des transparences de jade^
c'était une vision délirante ; mais de son front
diadème d'émeraudes voltigeait et coulait un
voile de gaze noire, une vapeur de crêpe qui
dérobait le sexe et s'enroulait aux hanches
pour se nouer, comme un lien, autour des deux
chevilles, aggravant de mystère la pâle appa-
rition.
2.
30
UNN DEMONIAQUE
El j'aurais voulu connakire le regard> caché
sousccs paupières closes. Un secret pressen*
timent me disait que cette nudité léthargique'
possédait rénigme démon malietde ma gué-
rison ; cette^.fîgure en extase de morte amou-
reuse était la. vivante incarnation de mon
secret Quelques mots (cap fut-ce bien^ elle
qui les prononça) frémirent à mon oreille :
Astartéj Acte, Alexandrie, et la figure s'éva-
nouit.
Astarté, le nom de la Vénus syrienne ; Acte,
ceLui.d'une:.affranchie ; Alexandricf la vilie des
Ptolémée^ descourtisaaeset des philosophes ;
Astarté^ le nom d'un^démon aussi^
j*" décembre.
rÉgypte.
Je pars demain pour
Ici finissait le premier cahier du manuscrit..
UN DEMONIAQUE 3 I
III
J'ai coDBti Mlàgéeleine et Marthe en Galilée;
Je saigpe^dans Pétrone et ris dans Apulée,
Je suis le souffle ardent des lointains siècles d'or.
Je flotte dans les plis des robes et des chapes,
Je dîne au lit des rois et soupe chez* les papes
Et je vis dans ton cœur et dans d'autres encor.
Astarté> Acte, Alexandrie 1 II y a dix ans
que ces trois noms ont frémi à mon oreiJlle, et
dépuis dix ans je cours et parcours rOdent,
obsédéf.à la recherche de la délirante vision
d'une; inoubliable nuit..
Et dans les rues montantes delà Kasbah
pas plus qu'autour des mosquées du Caire,
dans le clair-obscur ensoleillé des souks
32
UN DEMONIAQUE
de Tunis pas plus que dans les huttes de
boue et de roseaux des villages du Nil, nulle
part je n'ai rencontré les liquides yeux d'éme-
raude dont la lointaine et captivante pro-
messe m'a fait tout abandonner, pays, famille,
Us êtres chers comme les habitudes invété-
rées, plus fortes souvent que les affections ;
et partout, dans les ruelles assourdissantes de
Constantine comme dans les cafés maures de
Biskra, la déesse syrienne, Pénivrant fantôme
d'Orient, Astarté m'a partout déçu, m'a par-
tout trompé, m*a partout menti.
Elle ne m'est plus jamais apparue.
Les aije pourtant assez souvent suivies,
les femmes empaquetées de soieries et de
voiles de son brûlant pays I Femmes arabes
ou mauresques se rendant soit à la mos-
quée, soit au bain, quand elles descen-
daient, trébuchantes, les marches des ruelles
baignées d'ombre, ai-je assez longtemps inter-
rogé sous le haïck leurs longs yeux d'extase et
de langueur, ces yeux uniformément mouillé
UN DEMONIAQUE 33
dekoih, implorants comme ceux des gazelles,
mais, quand on les regarde bien, brillants et
d*urs comme la prunelle miroitée des oiseaux,
vides et froids yeux de jais, car tous les yeux
sont noirs sous ces ciels de lapis et aucun des
êlïes rencontrés là-bas, 'autour de la pyramide
de Chéops comme dans le désert de pierre de
Pétra, n'a tenu la promesse de la déesse. Ni
Ouled-Naïl ni même ânier fellah, nul d*entre
tous ces animaux d'Orient n'a su m'offrir le
terrible et doux regard d'aigue-marine que la
vision m'avait promis.
Astarté, Acte, Alexandrie I
Cet introuvable et morbide regard, s'il
n'existe pas, pourquoi luisait-il si étrange-
ment sous les paupières de plâtre de l'Anti-
nous, pourquoi souriait-il, si désespérément
impérieux et las, dans l'intaille verte de cette
bague ? et cette peintresse, qui Ta si bien saisi
dans ce pastel de femme voilée, où Tavait-elle
rencontré ou rêvé, ce regard, pour que je l'aie
immédiatement reconnu ?
34 UN- DEMONIAQUE
Et la somnolente figure qui me chuchota
les trois noms fatidiques : As tarte, Acté^
Alexandrie, pourquoi laissait-elle filtrer cette
lueur froideet verte de dessous ses paupières
appesantîmes.^
Oh ! ce regard, dont la vaine recherche
m'exaspère et m^obsède, je suis sûr que je
l'eusse rencontré sous les empereurs de la déca-
dence, dans la Rome des Néron et des Hélioga-
baie, dans celle de Tibère aussi! regard de
gladiateur ou de patricienne Vestale, dernière
appel de vierge livrée aux bêtes ou prière de
hiérophante d'Asie venu avecSœmia dans la
ville des Césars, avec quelle frénésie j'aurais
aimé, puis étranglé de mes propres mainsPêtre
ador^ de luxure et de souffrance qui eût pos-
sédé ces yeux verts !
La volupté n'est peut-être bien que le sou-
rire de la douleur? et la luxure alors? oui,
Thorri-ble, c'est justement la chaude et féroce
luxure qu'attire :en moi l'exaspérée poursuite
de ce fuyant regard. H a tout flétri, tout
'rfTA
rr»r
UN DÉMONIAQUE 35
souillé en moi comme un virus xt c'est de^ia
boue qui coule maintenant dans mes veines.
Uobscénité jaillit partout autour de moi, les
^objets, Tart même, tout. à mes yeux devient
obscène, prend :un sens 'équivoque, ignable,
impose une idée basse et dégrade les sens et
l'intellect en moi!
Ainsi ce Debucourt que j- achetais, il y a six
ans, sur les quais, et qui représente dans les
tonaBlés attendries et délicatement nuancées
du peintre deux jeunes femmes serrées l'une
coft^e Tautre et jouant avec une colombe,
pourquoi ne m'inspire-t-il, ce Debucourt, que
des pensées obscènes ? L'estampe en est assez
connue pourtant, l'Oiseau ranimé^ s'intitule-
t-elle. Poudrées, enveloppées dans les gazes
et les linons flottants de l'époque, d^un coloris
de chair adorable et d'une beauté aristocra-
tique toutes deux, pourquoi ces créatures de
grâce et de fraîcheur s'associent-elles dans
mon idée au souvenir de la Reine et de
M"*^ de Lamballe?... et c'est la plus ignomi-
36 UN DÉMONIAQUE
nieuse calomnie de l'époque, les plus sales
racontars du Père Duchêne, la boue même
des clubs Jacobins qu'évoque à mes yeux cette
estampe, et cela pour le geste d'une des
femmes écartant son fichu de linon et retirant
d'entre ses seins la colombe qui s*y est blot-
tie, blancheur entre les blancheurs.
Et ce sont toutes les infamies débitées sur
la liaison de Marie-Antoinette et de l'infor-
tunée princesse, qui assiègent alors ma mé-
moire; c'est comme une fièvre. Une frénésie
de rut et de cruauté m'investit et, parmi les
rumeurs grondantes d'une émeute populaire,
je me trouve tout à coup transporté dans le
recul d'un siècle, par une chaude journée
d'orage, aux abords d'une prison. Une foule
suante d'hommes en bonnets rouges, de por-
tefaix à têtes de brutes, la chemise débraillée
sur des poitrines velues, me bouscule et m'é-
touffe; on vocifère, partout des yeux de haine.
Uair est lourd, empesté d'alcool, d'odeurs de
crasse et de haillons, des bras nus agitent des
!.l>tO<Ca;ak.f.<^. . ..
UN DEMONIAQUE 37
piques et avec un grand cri je vois soudain
monter dans le ciel de plomb une tète coupée,
une tête exsangue aux yeux éteints et fixes,
que des hommes ivres se passent de mains
en mains, soufflètent et baisent sur les lèvres.
L*un d'eux porte, enroulé autour de son bras
nu, comme un paquet de lanières sanglantes,
tout un nœud de viscères; il ricane, les lèvres
ornées d'une équivoque moustache blonde
pareille aux poils frisés d'un sexe... et ce sont
autour de la moustache postiche des propos
ignobles, des gros rires outrageants; et la tête
oscille au-dessus de la foule, brandie au bout
d'une pique : la tête de la princesse de Lam-
balle que les septembriseurs viennent de faire
coiffer, friser, poudrer et raviver de fard pour
la porter à Thôtel de Penthièvre et de là au
Temple sous les fenêtres de la Reine.
Et je me ressaisis révolté d'horreur.
D'ailleurs cette tête coupée m'est devenue une
obsession. Maintenant j'en vois partout, par-
tout des rictus de décapités, des dents froides
3
38 UN DÉMONIAQUE
de guillotinés me raillent et me sollicitent :
L'hallucination se précise surtout dans la ban-
lieue, dans l'abandon de ces routes sinistres
qui longent les fortifications et, comme j'aime
mon mal en véritable malade, je sais où et
comment faire naître la déséquilibrante et
cruelle vision.
Oh! les nuits de lune, les courses folles
dans un fiacre de barrière du boulevard Bi-
neau aux berges de Billancourt , les lentes
promenades évocatoires le long des tristes
roules bordées de palissades et de quelques
rares villas aux volets clos. Comme elle s'é-
mane et monte facilement de ces paysages
lépreux et pauvres, la suggestion du crime, la
floraison du mal! Comme cette province du
rôdeur et de la pierreuse est bien celle du
cauchemar moderne, et comme la décevante
Astarté, celle qui se refuse si obstinémenj
dans les villes enchantées de l'Orient, comme
elle se livre complaisamment dans ses atours
de goule au bord des terrains vagues et des
UN DEMONIAQUE 39
guinguettes à l'abandon. Que l'endroit soit la
route de la Révolte, la plaine de Malakoff ou
les carrières de glaise de Montrouge, Astarté
rit partout, dans les solitudes de Gennevilliers
comme sur les bords empuantis de la Bièvre.
Alors des petits murs des maraîchers, des
bordures de planches des nourrisseurs , au-
dessus des toits des hangars bleuis par la
lune, les coupables têtes des suppliciés sur-
gissent, têtes de Pierrots cravatés de rouge
vif. On les dirait de plâtre, tant elles parais-
sent blêmes, blêmes oui, mais si gouailleuse-
ment prophétiques avec leurs lèvres bleues et
leurs claires dents froides, têtes d'assassins
ou d'anarchistes, les Gamahut, les Pelz et les
Lebiez auprès des Ravachol ; et tous, avec leurs
cheveux hérissés et pourtant si ras tondus sur
la nuque, l'air de Jean-Baptiste du crime, car
Salonié danse toujours devant le vieil Hérode
exténué de luxure et ne tient pas pour rien le
lotus symbolique tendu vers le roi des mornes
civilisations.
40
UN DEMONIAQUE
Astarté! quelle ironie et quel leurre. Avoir
rêvé d'une déesse d'Asie, d'une affranchie
presque impératrice de Rome et des amours
monstrueuses et sacrées des sanctuaires abolis
de rOrient pour échouer dans les odeurs de
vinasse et de sang d'un matin de la Roquette,
un jour d'exécution.
Les yeux glauques et désirants de la femme
voilée du pastel, j'ai cru les rencontrer un soir
pourtant.
C'était à Constantine, dans la rue des
Echelles, la rue des filles et de la prostitution
qui dévale si raide au-dessus du Rummel!
De cafés maures en cafés maures et de po-
sadas espagnoles en buvettes maltaises, com-
ment nous étions-nous échoués dans ce bouge
équivoque de fumeurs de kief> Une mélopée
aiguë et monotone y glapissait de fifres et de
derboukas et, au milieu d'un cercle d'Arabes
accroupis, deux êtres exsangues aux yeux
tirés et morts, aux souplesses de couleuvre
s'y déhanchaient, abominables, avec d'é-
,ix— ,■
UN DÉMONIAQUE 4I
Iranges creusements de reins. Oh! les appels
désespérés, presque convulsifs, de ces bras
grêles au-dessus de ces faces figées! Les
yeux peints, les joues peintes, ils se tor-
daient, invraisemblablement sveltes, dans des
flottements de gaze et de tulle lamé d*or,
comme en portent les femmes, secoués de
temps en temps de la nuque aux talons par
de courts frissonnements de tout l'être, comme
sous une décharge de. pile électrique. Tout à
coup un des danseurs sMmmobilisait,tout raide
avec un cri perçant de hyène, et dans ses
prunelles révulsées je vis resplendir l'introu-
vable regard vert. Je m'élançais vers lui et le
prenais aux poignets : il venait de s'affaisser,
une écume aux lèvres. C'était un épileptique
et, qui pis est, un pauvre être aveugle, un
misérable danseur Kabyle épuisé de vice et de
phtisie, destiné sous peu à mourir.
Ici finissait le second manuscrit. La suite
tombait dans l'incohérence, dans la folie, dans
42 UN DEMONIAQUE
un érotisme si fantasque et si maladil que la
transcription du texte n'en devient plus pos-
sible ; le démoniaque tournait à la manie,
l'anémie cérébrale devenait évidente, et à
l'obscurité de la pensée correspondait la fréné-
sie de récriture. Quelques citations pourtant.
Venise^ octobre 1888. — J'ai cru rencontrer
aujourd'hui l'implorant regard qui m'obsède,
l'œil trouble et vert qui a fait de moi un
misérable déséquilibré, un déclassé et un fou.
C'était à l'hospice des vénériennes, dans l'at-
mosphère fade et tiède d'une grande salle aux
murs peints à la chaux, aux vitres incendiées
de soleil par la plus belle après-midi. Elle était
étendue parmi la blancheur douteuse de ses
draps d'hôpital, et sa chevelure d'un rouge
acajou, étalée sur ses oreillers, faisait paraître
plus terreuse encore sa face jaune de syphili-
tique. Elle se taisait immobile au milieu des
chuchotements, à peine baissés de ton à notre
entrée, de vingt autres femmes, vingt conva-
UN DEMONIAQUE 43
lescentes ou moins malades se bousculant, en'
camisoles, autour d'une table encombrée de
verroteries^ de numéros et de cartons ; toute
la salle valide, avec Tanimation de geste et de
voix propre à la race, jouait à la loteria, La
malade à la pâleur de cire, elle seule, ne par-
lait pas, ne bougeait pas. Mais entre ses cils
mi-clos une eau verte et pailletée d*or luisait,
une eau dormante et triste et pourtant incen-
diée de lumière, comme le lit d'une source
obscure à l'heure de midi; et un si doulou-
reux sourire contractait en même temps les
pauvres lèvres fanées et le coin des paupières
meurtries qu'un instant j'y crus voir res-
plendir l'expression d'infinie lassitude et d'ex-
tase enivrée de ma première apparition.
Je me penchais curieusement sur le lit, la
face s'était détendue, les yeux s'étaient fermés.
« Un spasme comme elle en a souvent, disait
le médecin qui nous accompagnait, c'est une
tumeur aux ovaires, celle-là est condamnée. »
Le petit danseur phtisique du café de Cons-
44
UN DEMONIAQUE
tantine était condamné, lui aussi. Serais-je un
amoureux d*agonies? effroyable et déroutant,
cet invincible attrait vers ceux qui vont mourir.
Florence, février i8go.
La tête doulourouse, ardente et maladive,
A dans le morne attrait de sa grâce native
Le charme d'une vierge et d'un garçon pervers.
Favori de prélat ou savante Ophélie,
Son énigme est souffrance, enivrement, folie,
Et comme un philtre noir coule dans ses yeux verts.
Un philtre noir coulant dans des yeux verts,
c'est là tout le regard que je cherche, ce sont
aussi les yeux de la Primavera de Botticelli.
Le poète inconnu qui a écrit ces vers sur cet
album d'hôtel a bien compris, lui aussi, l'in-
tensité de ces inoubliables yeux; ce devait être
un possédé comme moi. Il est ainsi de par
le monde de pauvres âmes désorbitées et pa-
reilles, faites pour se comprendre et qui ne
se rencontreront jamais.
• •' -.rlT- ' m,m, -m .' ,^Aii'-'.SJj g^^^^^g^.-.
UN DEMONIAQUE 45
Rome, avril i8go. — J'aime ces fresques
des Noces Aldobrandines; ces attitudes de
femmes drapées de voiles légers, comme des
vapeurs, sont d'une volupté chaste, d'une grâce
abandonnée tout à fait délicieuse, ce sont plus
des enroulements d'étoffes que des vêtements.
Une pudeur sensuelle, religieusement mys-
tique, fait de ces corps penchés, voilés de
mauve et de blanc, comme de grandes fleurs
sacrées dont rapproche serait défendue. La
vision d'Asie qui m'apparut un jour avait ces
altitudes; Têtre aux yeux verts dont je suis
affolé, si je le trouve un jour, les aura sûre-
ment, ces déhanchements harmonieux et
fuyants.
Malheureusement tous les personnages de
ces fresques ont les traita effacés et les regards
éteints.
Je suis un amoureux de fantômes.
Paris, juin i8ç2, — J'ai rencontré ce soir à
la fête de Neuilly un marchand de programmes
3-
40 UN DEMONlAgUE
qui avait de singulières dents de jeune
chien.
Oui, plus j*y pense, c'était le sourire à la
fois ironique et bestial du jeune faune dansant
du Vatican.
PariSy août iH()2, — Je n*irai décidément
pas à ce rendez-vous pris chez Jeanne de Car-
ceilles. Cette acrobate a les plus merveilleuses
lignes de hanches et de jambes, mais la tête
est vraiment trop celle d'une Sidonie de coif-
feur^
Elle ressemble à Émilienne.
Comment ai-je pu m'éprendre, même dix
minutes, de cette face de poupée si niaisement
souriante, et puis cette bouche trop petite, ces
yeux trop grands, ces joues trop roses et ces
cheveux ridiculement blonds }
J'en serai pour mes vingt-cinq louis, car
miss Adda ne se dérange pas à moins ; bah !
c'eût été payer trop cher un regret, que dis-je
un regret, une nausée.
^
UN DÉMONIAQUE 47
J'aurais mieux fait d'aller à Bayreuth que
de m'attarder cet été à Paris.
Marseille, avril J8gy. — Le rêve m'envahit,
le rêve me possède, je ne suis plus qu'un dor-
meur éveillé, et pourtant cet hiver comme tous
les autres hivers passés soit en Alger, au Caire
ou à Tunis, Astarté m'a encore déçu, Astarté
m'a encore menti.
Pourtant cet hiver j'ai bien cru... Oui, celte
nuit sans lune sur le Nil, les rameurs de la
Dahahieh enfin endormis, comme nous des-
cendions lentement, oh ! si lentement, le cours
du fleuve aux eaux stagnantes et que l'im-
mense paysage infiniment plat fuyait à perte
de vue, à peine nuancé de cendre sur le bleu
profond de la nuit, j*ai bien cru cette fois voir
m'apparaître la déesse.
Déjà, depuis une heure, je regardais curieu-
sement poindre et grandir à un coude encore
lointain du Nil un étrange point noir, quelque
entablement d'ancien temple ou peut-être tout
lpp«0i«a
48 UN DÉMONIAQUE
simplement une roche baignant ses assises
dans l'eau.
La Dahabieh descendait lentement sans
oscillation, comme dans un rêve, et lentement,
dans le silence de la nuit sans étoiles, l'ombre
qui m'intriguait s'approchait et prenait forme
et devenait (car elle se précisait maintenant)
la croupe d'un énorme sphinx de granit rose
au profil effrité par les siècles. Tout dormait
à bord d'un sommeil vraiment déconcertant,
tout l'équipage tombé dans une torpeur de
plomb ; et le mouvement de l'embarcation
s'approchanl sans bruit de la bête immobile
m'emplissait d'une terreur grandissante, car
le sphinx maintenant paraissait lumineux;
comme une clarté vaporeuse émanait de sa
croupe et dans le creux de son épaule un être
s'y distinguait debout, la tête renversée et dor-
mant.
C'était une forme jeune et svelte vêtue,
comme les âniers fellahs, d'une mince gan-
doura bleue avec des anneaux d'or aux che-
UN DEMONIAQUE 49
villes, la forme adolescente d'un prince ou d'un
esclave, car l'altitude de ce sommeil offert
était à la fois royale et servile, royale de con-
fiance, servile de complaisance et de savant
abandon.
La gandoura s'ouvrait sur une poitrine plate
d'une blancheur d'ivoire, mais au cou saignait
comme une large entaille : une cicatrice ou
une plaie? Quant à la face, je la devinais déli-
cieuse rien qu'à l'ovale aminci du menton,
mais, appuyée en arrière, elle baignait tout
entière dans l'ombre.
Épouvanté, j'appelais à grands cris sans
pouvoir réveiller personne à bord; équipage
indigène et gens de service anglais, tous étaient
terrassés comme par un sommeil magique, ils
ne s'éveillèrent qu'à l'aube, le sphinx disparu,
déjà loin.
Quand le lendemain je racontai mon aven-
ture, il me fut répondu par le drogman que ce
devait être quelque ânier fellah égorgé parles
bandits arabes qui abondent dans ces parages.
50
UN DEMONIAQUE
L'enfant tué, ils avaient posé là le cadavre
pour avertir les voyageurs, ironique et salu-
taire enseignement.
Puis, après tout, j'avais peut-être rêvé, on
n*y attacha pas plus d'importance, je passai
pour un visionnaire à mon bord, je rêve tant
maintenant.
C'était la fin du manuscrit.
LA MARCHANDE D'OUBLIES
LA MARCHANDE D'OUBLIES
Celait une petite vieille femme à la face
rose et unie sous deux bandeaux d'un blond
sale ; cheveux teints ou perruque, ils avaient
Tair surtout terriblement faux, ces deux ban-
deaux à la vierge, et tout en elle d'ailleurs
avait un air artificiel et fané, qui d*abord amu-
sait à la façon d'une poupée et puis peu à peu,
à la longue, intriguait.
D'une vieille poupée en effet, d'une jeanne-
ton à monter les bonnets elle avait les yeux
54 UN DÉMONIAQUE
bleu pâle et sans cils, la paupière bridée, le
petit nez insignifiant et le sourire stéréotypé à
peine souligné par deux petits traits roses, un
sourire béat et amène. Coiffée d'un éternel bon^
net blanc tuyauté, les deux brides nouées juste
sous le menton, sa taille de mannequin dissi-
mulée sous un caraco de percale, sournoise
et proprette, elle errait le long des jours à tra-
vers le parc de Saint-Cloud, sous les hauts'
couverts de la grande allée comme par les
massifs du jardin réservé, offrant d'une petite
voix fluette sa marchandise aux passants.
^me Alfred vendait du coco, un coco
plus frais et plus corsé de goût que celui de
ses concurrentes; et malgré son âge nullement
ployée sous sa fontaine à robinets d'étain, à
son bras gauche un panier d'oubliés recou-
vert d'un linge, dès le mois d'avril, onlavoyait
reparaître à la grille de Sèvres et au Pavillon
bleu, toujours accorte et effacée pourtant, son
sourire de miel rance aux lèvres, la peau de
son visage. un peu moins rose peut-être, mais
t
LA MARCHANDE D OUBLIES 5 5
toujours aussi lisse et sans pattes d'oie aux
tempes. ^
Elle avait surtout la clientèle des pioupious
et des enfants. Les pauvres soldats d'infanterie
sanglés de noir et pantalonnés de garance fai-
saient volontiers cercle autour d'elle ; elle les
rassurait par la simplicité de sa mise, des ana-
logies de costume avec quelque vieille mère
laissée là-bas, au village, et puis, quand on
la connaissait bien, la mère Alfred était pleine
d'histoires. Il arrivait parfois à ses petits yeux
de faïence de pétiller drôlement à l'odeur de
toute cette robuste jeunesse ; et à la tombée
du jour, dans les allées désertes avoisinant
l'ancienne Lanterne, elle avait, des soirs, au-
tour d'elle tout un cénacle de tourlourousébau-
bis et charmés, l'oreille tendue à ses chansons
grivoises d'il y a vingt ans, pleines d'allusions
faciles et polissonnes, qu'elle détaillait d'une
voix aigrelette, les deux pans de sa robe pin-
ces du bout des doigts, comme pour une ré-
vérence, avec de singuliers petits yeux d'un
,V ïT .-.
56 UN DÉMONIAQUE
bleu flambant d'alcool. Il y avait dans cette
étonnante marchande de coco de la dévote et
de l'entremetteuse ; certaines chaisières d'égli-
ses aux petites mains molles et crochues, aux
prunelles coulées sous d'hypocrites paupières,
ont de ces câlineries de sourire et de regard.
De quel équivoque métier peuvent-elles vivre
hors de Téglise ? Dans quel meublé de faubourg
font-ellescommerce des objets de piété qu'elles
ofl"rent d'une voix susurrante aux gros mes-
sieurs assidus aux offices, notables commer-
çants du quartier, marguilliers de paroisse et
anciens magistrats, qu'on est tout surpris de
rencontrer avec elles certains soirs, à la brune,
dans les ruelles isolées d'équivoques Grenelles
et de Pantins sinistres.
La mère Alfred avait l'allure à la fois pieuse
et louche de ces dévotes chauves-souris. Il y
avait du vice dans sa servilité benoîte et de
l'eau bénite dans son vice; une vieille luxure
mal éteinte couvait dans ses petits yeux d'un
bleu gris , mais son obséquiosité de marchande
LA MARCHANDE d'oUBLIES «57
répugnait plus encore lorsqu'elle s'adressait
aux enfants. Elle avait, pour aborder les jeu-
nes mères et les bonnes, des génuflexions à
mains jointes, des mines d'admiration apitoyée
et des inflexions attendries dont l'évidente
fausseté vous levait le cœur ; et puis c'étaient
des caresses aux gamines, des regards qu'elle
voulait maternels aux petits garçons, des
Mon petit sucre et des Mon chou égouttés
d'entre ses vieilles gencives, dont la douceur
rancie, sûrie, tournée à l'aigre inquiétait com-
me un danger.
J'avais pour ma part l'horreur de cette
vieille marchande, et tout l'or du monde ne
m'aurait pas fait goûter à son coco frais et
corsé de goût, à son coco pas plus qu'à ses
oublies, et cela moins encore â cause d'elle
qu'à cause de ses petites mains miraculeuse-
ment blanches et conservées, des petites mains
douillettes de prélat que je soupçonnais ca-
pables de toutes les complaisances.
Celte vieille m'indignait, m'écœurait et m'em-
!
i
58 UN DÉMONIAQUE
plissait d'effroi ; sa clientèle spéciale de sol-
dats, d'enfants et de jeunes bonnes était pour
moi une énigme horriblement déchiffrable.
Cette mère Alfred devait rendre tous les ser-
vices et parfois en «xiger ; elle était trop nette
et trop soignée pour avoir renoncé à plaire, et
ce n'est pas pour rien qu'elle possédait son
égrillard répertoire de chansons.
Tous ces soupçons me devinrent certitudes,
Taprès-dîner de juin où, après une absence
de trois jours, je vis reparaître la marchande
de coco, le visage barré d'un affreux bandeau
noir, une compresse en tampon sur l'œil. Au-
tour d'elle un cercle de badauds, moitié pouf-
fant de rire, moitié indignés, bonnes d'enfants,
soldats et rôdeurs du parc, tout son public,
en somme, se bousculait et lui faisait escorte.
Très pâle et soudain apparue vieillie de dix
ans, la mère Alfred s'expliquait, contait son
aventure : « Un soûlaud, un butor du vingt-hui-
tième qui lui avait fait ça, il y a quatre jours,
vers les neuf heures, dans la petite allée de la
LA MARCHANDE D'OUBLIES 59
manufacture, comme elle rentrait à Sèvres. 11
était en retard pour Tappel et gris comme un
Polonais pour sûr, car elle ne lui disait rien, elle
rentrait chez elle, voilà tout ; mais elle s'était
trouvée sur son passage. Alors lui, comme un
furieux, Tavait prise à la gorge en la bourrant
de coups de poing, et des coups, et des coups,
et des sales mots, et des injures ! Heureuse-
ment que des terrassiers passaient par là. On
ne l'aurait pas retirée vivante d'entre ses
mains. Elle avait porté plainte au colonel et
son assassin avait trente jours de prison, un
Breton, — c'était un Breton, c'est pas des êtres
humains comme les autres. — Mais elle était
restée trois jours au lit et peut-être qu'elle ne
rouvrirait jamais son œil ; il allait falloir
qu'elle aille à la clinique de monsieur Gale-
zowski. Si c'était pas une abomination, assas-
siner une pauvre vieille comme elle. Encore
s'il avait fait ça à une autre ! mais elle qu'était
bonne, une vraie mère pour le soldat ! » —
<r Ah ! ça oui, pour sûr ! » et tout le cercle de
60 UN DÉMONIAQUE
hocher de la tête et de se répandre en condo-
léances sur le malheur de cette pauvre madame
Alfred, les petites bonnes surtout ; car les
tourlourous étaient plutôt goguenards avec des
coups de coudes dans les côtes des voisins et
des clignements d'yeux de gens au courant des
choses.
Le mot de la fin m'était donné par un grand
voyou qui avait assisté à tout le récit, les mains
philosophiquement enfoncées dans ses poches.
Il pivotait lourdement sur ses talons, et avec
un haussement d'épaules: « Bah! elle aura
voulu le taper, la vieille chatte, et comme il
était un peu brindezingue et pas à la tendresse,
il aura cogné dessus, le gas! » Et comme je
m'exclamais, croyant avoir mal compris :
« Elle, la mère Alfred ! chaude comme un lapin,
Monsieur. Avec ça qu'elle s'en prive. Et de
Vostination et de l'audace. Quand quéqu'un lui
plaît, il le lui faut, et qu'elle ne se rebute pas l
D'ailleurs, bonne comme le bon pain et faisant
plaisir à tous, quoique un peu viocque, tous
léSmiÊimm, !•* — .
LA MARCHANDE d'oUBLIES 6i
ceux qui veulent, mais, dame ! pas fraîche,
mais marchant pour son compte, pour le plai-
sir des autres et le sien ;-une providence pour
les pioupious et pour nous autres, quoi I Le
bon Dieu dans le parc. »
« Le bon Dieu dans le parc i> m'enchanta
pendant huit jours, mais la marchande de
coco garda son bandeau noir pendant un mois,
et quand Taffreuse compresse disparut enfin
de son visage, la mère Alfred se révéla mas-
quée, marquée, à jamais défigurée par le coup
de poing du soldat ; son œil gauche s'en-
tr'ouvrait à peine comme une fente, une fente
jaune de purulence, entre deux paupières
rougeâtres. Cet œil maintenant éloignait la
clientèle ; et puis l'affaire s'était ébruitée,
les complaisances de la mère Alfred avaient
transpiré dans le public : les mères et puis
les bonnes, par ordre de leurs maîtresses,
évitaient maintenant la marchande ; enfin, les
enfants en avaient peur. La mère Alfred remit
son bandeau noir, mais son commerce péri-
4
62 UN DÉMONIAQUE
clita, ce n'était plus sa fontaine qui avait la
vogue : elle-même avait terriblement changé,
terriblement vieilli, et un inquiétant profil
d'oiseau de proie avait surgi de cette face
autrefois, rose et poupine de dévote mielleuse.
Ce profil au nez insignifiant s'était soudain
recourbé en bec, les narines pincées comme
celles d'une morte, et la bouche amère,
presque ricanante, tout ce masque de vieille
chouette s'aggravait maintenant de cet éternel
bandeau noir.
C'est alors qu'une étrange épidémie, aussi
étrange que soudaine , éclatait dans Saint-
Cloud. Comme toujours en pareil cas, le mal
se déclarait dans les casernes : en huit jours,
quinze soldats d'infanterie et trois dragons
mouraient emportés dans les dix heures ,
foudroyés après des souffrances affreuses.
C'était une espèce de dysenterie compliquée
de fièvre et de vomissements contre laquelle
les remèdes habituels demeuraient impuis-
sants ; puis le mal cessa tout à coup, mais
■»t-"
LA MARCHANDE D'OUBLIES 63
pour reparaître parmi les enfants. Huit
mioches, dont cinq garçons et trois petites
filles, défilèrent »en trois jours : les enfants
étaient pris de tranchées intolérables en ren-
trant de la promenade, puis la tête devenait
lourde, le petit malade s*endormait pour ne
plus s'éveiller, mais cette fois sans vomisse-
ment, sans diarrhée. Ce n'étaient plus les
mêmes symptômes que Tépidémie des caser-
nes, quand celle-ci reparaissait tout à coup
dans trois cas presque simultanés et présen-
tant cette fois de caractéristiques symptômes
d'empoisonnement.
Comment tous les soupçons désignèrent-ils
d'une seule voix la marchande de coco du
parc? L'enquête à peine ouverte, ce fut elle
qu'accusa l'opinion : de menus faits rappro-
chés, comparés, de racontars et d'indiscré-
tions une affreuse certitude se trouva édifiée
en trois jours. La mère Alfred fut arrêtée dans
son taudis de Sèvres. Elle n'essaya même pas
de se disculper. On trouva chez elle toute une
64 UN DÉMONIAQUE
collection d*herbes vénéneuses dont, par ces
tristes temps d'anarchie, de peur de donner
une idée à un fou, je tairai le nom. Chez le
juge d'instruction la vieille empoisonneuse
ne donna aucun éclaircissement, aucun ren-
seignement. Ricanante et presque joyeuse, un
éclair de triomphe dans son seul œil, l'ignoble
borgnesse se contenta de dire : t Des piou-
pious et des enfants, en v'ia un malheur et
une engeance ! Des brutes et des soûlauds, tous
ces soldats qui brutalisent les pauvres vieilles
et n'ont point de la reconnaissance ! Quéque
j'avais fait à celui qui m'a crevé l'œil ) Et les
gosses, parlons-en I Des futurs pioupious, et
déjà méchants, gourmands, voleurs et sans
cœur I Oh ! non que j'ne regrette point c'que
j*aî fait, et qu'vous pouvez la prendre, mon-
sieur le juge, ma sale tête. »
L'avocat général l'obtint d'ailleurs en cour
d'assises et c'est place de la Roquette que
finit celle qu'un client reconnaissant avait un
jour appelée le bon Dieu dans le parc.
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* V
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\."\
LA MAIN D'OMBRE
\
•MTVIl^V' =';.
LA. MAIN IVOMBRE
Quand éclata Timprévu scandale du meurtre
de la comtesse d'Orthyse, mon ami Jacques
et moi n'en eûmes aucua étonnement, car nous
savions depuis longtemps à quelle fin tragique
cette adorable femme était destinée, et d'irré-
futables signes (dussions-nous nous faire
traiter de fous) nous avaient révélé quelle
main brutale appuierait sur le cœur de la
comtesse le revolver dont elle devait mourir.
C'était il y a deux ans; la comtesse d'Or-
». -«.^ ■. ■•
68
UN DEMONIAQUE
thyse, veuve du marquis de Strada et dans
toute la fleur de sa beauté longue et souple,
commençait déjà à emplir le monde du bruit
de ses fantaisies et de son élégance hardie.
Un portrait de Whistler exposé au Champ de
Mars venait d'en faire la femme à la mode de
la saison; ses robes, taillées dans d'introu-
vables étoffes de meubles achetées chez
Morice à Londres et exécutées par un costu-
mier de théâtre d'après des dessins inédits
de Burne Jones, révolutionnaient à Paris le
ban et Tarrière-ban des grands couturiers ; on
citait dans les clubs et dans les boudoirs
l'ameublement de certain cabinet de toilette
aux sièges laqués vert, incrustés chacun d'un
trèfle de diamants, et l'extravagance symbo-
lique d'un tub de porcelaine de Saxe, soutenu
en trépied par trois grenouilles japonaises
presque humaines de tuille et toutes les trois
en bronze vert.
Ses déjeuners et ses dîners d'artistes, de
poètes, de peintres, et dont les femmes sem-
LA MAIN d'ombre 69
blaient presque exclues, faisaient alors l'objet
de toutes les conversations. C'était un hon-
neur, une consécration de talent délicat et
rare, que d'y être admis. Le petit hôtel de la
place des États-Unis et son antichambre de
laque blanche et de neigeuses fourrures fai-
saient rêver alors le clan des reporters ; le
comte de Montesquiou lui-même arrivait bon
dernier avec ses Chauves-Souris et ses Hor-
tensias bleus. Dieu sait pourtant combien
clamés et réclamés par les interviewers ! La
petite classe avait désappris le chemin de
Versailles, et le pèlerinage à la mode était
désormais le salon si tendrement Louis XVI,
avec ses tentures de pékin rose morte et ses
meubles de Riessener, de l'hôtel Strada.
Nous avions dîné, ce soir-là, chez la mar-
quise, un dîner tout intime dont le poète
Pierre de Lisse et Henry Tramsel étaient les
seuls convives avec Jacques et moi. La mar-
quise, délicieusement nue dans une de ces
robes collantes et souples dont elle avait le
mmmmmmmmm
70 UN DEMONIAgUE
secret, nous avait fait ce soir la surprise d'un ,
couvert tout orné de tulipes jaunes : tulipes
en faisceaux autour des candélabres, tulipes
en gerbes dans le surtout d'argent, tulipes
éparpillées par jonchée sur la nappe ; et après
une conversation voltigeante, toute d'art et
de littérature, qui était allée des dernières
illustrations de Walter Crâne pour les Conles
de Grimm aux récentes acquisitions du Louvre,
les Aveugles, de Breughel , et les quatre
effrayants cauchemars d'Oukousaï, le tout en
passant par Maeterlinck, Concourt, Ibsen et
Outamaro, nous avions suivi au salon Tondu-
leuse et bruissante traîne de la marquise, une
traîne couleur hortensia mauve, mais d'un
mauve presque rose , nuance d'aurore en
larmes et qui se violaçait délicatement dans'
Tombre ; et, tout en mordillant du bout des
dents une tulipe à longue tige qu'elle avait
prise sur la table, la marquise, à demi couchée
dans les coussins d'un étroit tête-à-tête, nous
racontait je ne sais quelle mystérieuse histoire
LA MAIN d'ombre 7I
de son enfance , une impression plutôt de
petite fille que de jeune fille, toute frisson-
nante de terreur et d'au delà.
Sur ce terrain la conversation glissait vite
à l'occultisme, au spiritisme, à la magie, à
toutes les sciences de l'inconnu et du mystère
qui passionnent cette fin de siècle énervée et
lasse : l'un d'entre nous prononçait le mot de
tables tournantes et, brusquement dressée de
son siège, la marquise sonnait la livrée,
demandait un guéridon. Une animation singu-
lière colorait sa pâleur, et soudain intéressée,
amusée, tout le côté chimérique de sa nature
enfantine remué à Tidée d'évocations et d'in-
cursions dans le merveilleux, elle arpentait
maintenant, avec des gestes brusques, toute
son indolence devenue fébrile, ce grand salon
lumineusement rose où des esprits et des
morts peut-être allaient se manifester. Mais
Voilà ; la marquise était trop esthétiquement
meublée, on ne trouva pas le guéridon néces-
saire, toutes les tables étaient anglaises ou
•^2 UN DÉMONIAQUE
du siècle passé et, après quelques essais
infructueux sur une petite table à galerie de
cuivre ajouré, il fallut y renoncer. D'ailleurs
la marquise,- avec son éternelle tulipe à la
hauteur des lèvres, rompait d'elle-même la
chaîne/ préoccupée qu'elle était de tenir sa
fleur, et notre belle hôtesse énervée commen-
çait à donner les signes évidents d'une très
méchante humeur, quand Henri Tramsel pro-
posa le jeu de la Main d'ombre,
La Main d' ombre ^ qu'était cela } — Un des
plus sûrs moyens d'entrer en communication
avec les esprits, mais il fallait pour cela des
conditions de local toute particulières. Le sa-
lon de la marquise les remplissait justement
avec sa grande baie vitrée communiquant à
la salle à manger, mais Tépreuve était des
plus impressionnantes et demandait des nerfs
solides, des caractères trempés. « Impression-
nante? Oh! cela allait être délicieux! Mais'
que fallait-il faire.> » Et quand Henri Tramsel
eut éteint successivement, sauf une, toutes
LA MAIN D OMBRE 73
les lampes ennuagées de dentelles de la grande
pièce clairç et qu'il nous eût fait asseoir tous
les cinq devant la large baie drapée, de soie
molle donnant du salon danslasalle à manger :
« La première condition^ — dit-il d'une voix
un peu sombrée, — est de croire. Aucun de
nous ne met en doute, n'est-ce pas? Timmorr
talité de Tâme, la réalité d'esprits et d'êtres
invisibles rôdant autour de nous dans l'es-
pace, la possibilité d'un au-delà, d'un monde
inconnu côtoyant le nôtre et auquel nous dé-
sirons tous être plus ou moins initiés? »
Nous acquiescions tous d'un mouvement de
têie, uo peu gênés par le grand silence établi
tout à coup dans ce salon, il y avait une mi-
nute, encore si lumineusement gai. Maintenant
obscur et vide, il s'enfonçait envahi de grandes
ombres, que la seule lampe demeurée allumée
faisait vaciller étrangement. L'abat-jour de
gaze bleuâtre, surmonté d'une tête de chouette,
mettait autour de nous comme une clarté lu-
naire, et le grand store de soie molle, q.ui nous
5
74 UN DÉMONIAQUE
séparait de la salle à manger absolument
noire, se gonflait par places avec des plis qui
faisaient songer. Nous étions assis tous les
cinq sur un rang devant la baie mystérieuse,
comme devant un rideau de théâtre, et la harpe
Empire de la marquise debout dans un angle
confirmait cette impression de spectacle im-
provisé.
« Voici ce dont il s'agit, — reprenait Henri
Tramsel. — Je vais invoquer l'invisible, le
prier de se manifester par une sensation de
froid, et celui qui la ressentira le plus vive-
ment sera l'élu, l'appelé. Il devra se lever, ten-
dra sa main dans le vide, derrière la draperie
de soie, et attendra ainsi jusqu'à ce qu'une
main vienne lui serrer les doigts, et alors, à
lui d'interroger. » Et, après un petit frisson,
Henri Tramsel conjurait en quelques mots les
esprits ou les âmes des morts auxquels nous
pouvions être chers dans le présent ou le
passé. Chose étrange ! comme un courant d'air
venu de la salle à manger déserte nous mon-
—•«SV''
LA MAIN d'ombre 75
tait maintenant aux jambes. Illusion } appré-
hension? je me sentais, pour moi, le cœur
étreint, le sang glacé, mais aucun de nous ne
bougeait, personne n'osait se décider. Henri
Tramsel se dévouait et, s'étant approché de
la baie, il enfonçait hardiment la main sous la
draperie de soie pâle. Nous nous entendions
maintenant respirer; cela dura bien dix mi-
nutes. « Je sens bien ma main un peu pesante,
— disait-il tout à coup, — mais rien de plus.
A un de vous d'essayer. »
Et Pierre de Lisse et la marquise elle-même,
et puis moi, vînmes tour à tour à l'angle de
la baie tendre dans la pièce obscure nos trois
mains horripilées. La sensation de froid aug-
mentait, nos mains devenaient lourdes, mais
aucun contact ne vint les effleurer; Jacques
seul se refusait à Texpérience avec une énergie
obstinée et, amusés de son effroi, nous re-
commencions, cette fois presque en riant,
répreuve de la main glacée, quand soudain
nous le voyions pâlir, se lever de son siège
76 UN DÉMONIAQUE
avec de grands yeux fixes, faire quelques pas
en avant, puis chanceler et venir tomber au
pied de la harpe dont toutes les cordes ren-
daient un gémissement sourd.
Il avait vu certainement quelque chose; Tin-
visible s'était manifesté. Nous nous pressions
maintenant tous autour de lui, les lampes
avaient été rallumées, et dans le salon, rede-
venu lumineusement rose, nos questions l'ob-
sédaient, le harcelaient; mais il n'avait rien
vu, c'était un simple éblouissement; il y était
sujet d'ailleurs; bref, il ne voulait pas parler.
A quelque temps de là, comme j'étais dans
son atelier : « Tu as connu la mère de la mar-
quise } me demandait-il assez brusque-
ment. N'allais-tu pas, enfant, chez elle? »
Et sur ma réponse affirmative : « L'autre soir,
quand j'ai eu cet éblouissement, place des
Étals-Unis, lors de cette imprudente séance
de spiritisme, j'ai effectivement vu quelque
chose, mais je ne pouvais le dire sous peine
d'effrayer, de frapper peut-être irrémédiable-
LA MAIN D'QMBRE 77
ment quelqu'un Et quoi? qu'as-tu vu? —
Pendant qu'Henri Tramsel renouvelait l'expé-
rience, une forme de femme (je crus d'abord
à une fumée) m'est nettement apparue, ap-
puyée sur la harpe, la harpe Empire que tu^
sais; elle était vêtue à la mode d'il y a cinq
ou six ans et regardait fixement la marquise.
— La marquise de Strada? — Elle-même, et
tu sais ce que signifient ces longs regards de
spectre attachés sur un être vivant? — Non.
— C'est, à n'en pas douter^ un signe de mort
prochaine. La figure apparue avait d'ailleurs
une expression d'infinie tristesse, d'infinie pi-
tié, et j'ai si peu rêvé que cette figure, je l'ai
peinte depuis de souvenir et vais te la sou-
mettre. Toi qui as connu la duchesse d*Es-
parre, la mère de la marquise, tu ne pourras
pas t'y tromper. » Il venait de retourner brus-
.quement une toile; une jeune femme en blanc
y souriait^ mais ce n'était point la ressem-
blance de la duchesse d'Esparre, et le nom
d'une autre femme, que j'avais bien connue,
78 UN DÉMONIAQUE
m'échappa. « La comtesse d*Orthyse! » la
première femme de l'homme, que la marquise
a depuis épousé.
Qu'est-ce que cette morte pouvait alors avoir
de commun avec Télégante et charmante veuve
du marquis de Strada ? Cette inexplicable vi-
sion prenait un terrible sens six mois après,
quand la marquise nous apprenait son ma-
riage avec le beau comte Emery de Montenor,
comte d'Orthyse et autres lieux.
Je n'oublierai jamais les circonstances dans
lesquelles ce projet d'union nous fut annoncé;
le hasard nous avait réunis, Jacques et moi, à
une des cinq heures de notre belle amie. Elle
était vêtue de blanc comme une fiancée et,
tout en nous versant le thé brûlant du samo-
var, mordillait, selon son habitude, une rose
rouge à longue tige, prête à s'effeuiller.
Comme, avec une insouciance espiègle, elle
nous apprenait son prochain mariage, telle elle
nous eût annoncé un dîner, trois pétales de la
rose se détachèrent lentement et vinrent.
LA MAIN D*OMBRE 79
comme trois larges taches de sang, se poser
au relief de son corsage; elle prononçait jus-
tement le nom d'Orthyse à ce moment, et nous
eûmes, Jacques et moi, un brusque heurt au
cœur. Jacques, d'ailleurs, avait étrangement
pâli et je crus que j'allais être obligé de le
soutenir, mais le salon de la marquise était,
ce jour-là, plein de monde et nous pûmes nous
retirer sans attirer l'attention.
« Il la tuera, me dit Jacques à peine
dehors; le fantôme de l'autre, de la pre-
mière comtesse d'Orthyse, était encore der-
rière elle aujourd'hui, et il la tuera là, d'un
coup de revolver au cœur. As-tu vu les trois
gouttes de sang de la rose ? Ce ne sont pas là
des hasards. »
Les événements, hélas! ne devaient pas
nous tromper.
'■m vv,
PROIE DE TÉNÈBRES
i^m
«HP
mmm.
B»7
\
\
PROIE DE TÉNÈBRES
C'était le quatrième jour qu'il dormait, un
sommeil extraordinairement calme et profond,
à visage reposé, à respiration régulière, toutes
les forces annihilées, mais la vie nullement
suspendue, par une espèce de trahison du sys-
tème nerveux, comme anéanti de torpeur. Cela
l'avait pris un vendredi soir ou plutôt dans la
nuit du samedi, au retour d'une séance de spi-
ritisme organisée, presque comme une partie
de plaisir, dans un salon ami. Henri Tram-
D^
, n .9 . xm
84
UN DÉMONIAQUE
sel s'était mis au lit selon son habitude, mais
le matin ni son valet de chambre ni M""*
Tramsel mère, enfin prévenue, n'avaient pu
avoir raison de cet étrange sommeil. On avait
appelé un médecin, puis deux, on avait em-
ployé les moxas, puis risqué une entaille au
talon, le sang avait coulé rouge et clair, et le
patient n'avait pas tressailli. 11 gardait sa face
calme et blanche, aux lèvres à peine sou-
levées par le rythme de la respiration; les
dents assez singulièrement serrées y met-
taieat un mince éclair d'émail et, quand les
doigts des docteurs relevaient doucement les
.paupières, le blanc de l'œil seul apparais-
sait pareil à de l'argent terni, les deux pru-
nelles révulsées, parties on ne sait où. Les
longues mains inertes, un peu molles, dont
jyjm« Xramsel tâtait à chaque minute la tem-
pérature, demeuraient tièdes et douces, d'une
douceur fondante dont finissait par s'hor-
ripiler le toucher; il n'y avait là ni léthargie
ni hypnose, c'était un sommeil de santé, mais
-•'-;.. V*
PROIE DE TÉNÈBRES 85
dont \% calme se faisait de plus en plus pro-
fond d'heure en heure, un sommeil qui main-
tenant soulevait la poitrine du jeune homme
comme un soufflet de forge, à battements longs
et cadencés, un sommeil ronflant dans les
bronches avec des sonorités d'orgue et dont
le caractère déroutait la Faculté; mais dans
la chambre haute, où M""* Tramsel veillait
déjà depuis trois nuits, une insupportable
odeur, qui allait augmentant, vous piquait les
narines et prenait à la gorge, une stridente et
fauve odeur de tannière, le terrible fumet des
lions en cage, cette odeur du désert qui em-
peste le musc, les lentisques grillés, le pelage
de bête et tout le reste à la fois. On avait beau
ouvrir grandes les fenêtres, la chambre du
dormeur et tout l'appartement en étaient em-
puantis; les tentures à chaque minute passées
au vaporisateur s'imprégnaient malgré tout du
fétide relent et c'était par les hautes pièces de
la rue Michel-Ange la pestilence d'une ména-
gerie mal tenue. Or, chose étrange, c'était ce
00 UN DEMONIAQUE
corps sommeillai) t et fleurant la santé qui dé-
gageait l'odeur infâme, cette odeur lourde qui
eût endormi les médecins et la garde si M°"
Tramsel ne s'en était avisée ; on la combattait
maintenant avec de l'ammoniaque, mauvaise
odeur contre mauvaise odeur; mais tel un for-
midable opiacé animal, la chaude senteur
exhalée par Tramsel demeurait persistante,
elle planait comme un miasme au-dessus des
fronts accablés et inquiets, et c'était cette odeur
même, odeur née de son sommeil, qui l'endor-
mait plus profondément encore et peu à peu
l'empoisonnait.
Et les médecins demeuraient muets. Dans
l'angoisse grandissante M""' Tramsel eut une
inspiration de mère : aller s'informer dans
la maison, où son fils avait passé la soirée, si
le malheureux garçon ne s'était pas prêté à
quelque dangereuse expérience de suggestion ;
le sommeil dont se mourait son fils n'était
peut-être après tout que magnétique. Henri
Tramsel avait dîné ce soir-là chez la mar-
PROIE DE TÉNÈBRES 87
quise de Strada, la séduisante et fantasque
jeune femme dont j'ai conté déjà la fin tra-
gique et mystérieuse; M""® Tramsel ne con-
naissait pas celle qui devait s'appeler et mou-
rir un jour comtesse d'Orthyse; elle n'en ten-
tait pas moins la démarche.
Les renseignements qu'elle rapportait delà
place des États-Unis confirmaient ses soupçons:
le sommeil d'Henri confinait au mystère, sinon
au maléfice. Sa dernière soirée passée chez la
marquise, Tramsel l'avait employée à prendre
et à quitter un siège de médium autour d'une
table tournante : en présence et sous la direc-
tion de Marcius de Gorre, le thaumaturge bien
connu, les esprits avaient ce soir-là daigné se
manifester chez la marquise, les tables avaient
parlé, des souffles de chaleur à la fois soyeux
et doux avaient caressé des fronts, des noms
de démons connus, comme Belzébuth et Bel-
phégor, avaient été épelés par des pieds de
guéridon épileptique; Tramsel, très surexcité,
déclaré par le mage lui-même un centre de
^
88
UN DÉMONIAQUE
force nerveuse très sensible à l'action des es-
prits, était demeuré un des derniers dans les
salons de la marquise.
L'action réflexe de Tinvisible se continuait
chez son fils : d'où ce sommeil incoercible,
cela sautait aux yeux maintenant.
Un télégramme immédiatement envoyé à
Marcius de Gorre amenait le soir même le sa-
vant thaumaturge au chevet du malade. Dès
le seuil, l'odeur spéciale de Tappartement avait
averti le voyant. « Je Tavais prévu, disait-il à
la mère, votre fils est la proie des démons
assyriens ; les esprits de la nuit le possèdent.
Sentez-vous cette odeur .> C'est celle du désert,
celle des mornes solitudes de Babylone et de
' Ninive. Hé bien! c'est là le parfum des esprits
d'Assur, celui qui fait râler les hyènes et les
chacals en rut au milieu des décombres et des
fûts de colonnes des Villes mortes. » Puis,
ayant pris la main molle et pâle du malade :
« C'est le quatrième jour, disait-il, n'est-ce
pas? J'arrive à temps. » Et se tournant vers
PROIE DE TÉNÈBRES 89
le docteur Simpson : « Que ne m'avez-vous
prévenu plus tôt, docteur? Vous voyez biei
que nous avons à faire ici à un sommeil ma-
gnétique. » Et, sans faire plus attention au haus-
sement d'épaules de l'Anglais, il priait la garde
de fermer les fenêtres et de disposer neuf bou-
gies sur la commode avec trois assiettes po-
sées de place en place, puis il passait dans la
pièce voisine pour s'y purifier les mains et
préparer, disait-il, les aromates nécessaires.
Il revenait presque aussitôt, les mains embau-
mées de verveine, vêtu d'une longue robe
blanche avec autour du cou un pectoral tout
bossue de béryls et de pierres magiques, puis,
ayant réclamé le silence, il s'approchait du lit
et posait sa main toute étincelante de bagues
sur le front du dormeur; et alors, dans le clair-
obscur de la chambre illuminée comme une
chapelle ardente, une voix faible qui n'était
plus celle de Tramsel, une voix lointaine, oh!
si lointaine que l'on aurait dit un écho, s'ex-
hala, tel un souffle, un soupir.
»*mÊtt' I ■.
:====£===iiMMâiBnMi«ta«ainHHBifa«iaMH^M«MH^^MiAiiiMMi«M^«É
90 UN DEMONIAQUE .
« Il va parler. Silence 1 Et vous, madame,
écrivez sous la dictée de votre fils. Dès que
nous aurons fixé la vision qui l'obsède, le
patient sera délivré. » Puis, laissant une se-
conde la main du malade pour aller activer
la combustion des poudres odorantes sur les
assiettes remplies de braise, il revenait au
chevet de Tramsel et lui posait de nouveau
sa main sur le front.
Et dans la chambre enfumée, comme ten-
due déjà de mouvantes gazes bleuâtres, la
voix lointaine se lamenta de nouveau, chan-
tante comme une mélopée; et des odeurs
d'encens, de cinname et de myrrhe montaient
dans l'air plus rare, mettaient autour du mage,
en sa robe toute blanche, une atmosphère de
temple, de vieux culte d'Orient.
RÉVÉLATIONS DE TRAMSEL
« Quelle étrange robe a-t-elle donc ce soir,
et pourquoi sourit-elle toujours en me regar-
J^
PROIE DE TÉNÈBRES 9I
dant? J'aime ce corsage ouvert en V comme
un calice de fleur; tout ce jais bleu ruisselant
et coruscant Tétreint comme d'une cuirasse
et ses yeux ont les mêmes lueurs... Pourquoi
me regarde-t-elle ainsi? Je n'aime pas son
sourire, et si j'étais seul avec elle ce soir, je
crois que je crierais d'angoisse, mais heureu-
sement les autres sont làl Pourquoi ne fait-on
pas tourner les tables? Je ne suis pas venu
ici pour qu'elle me regarde avec ses deux
perçantes et vrillantes prunelles d'un ,bleu
froid. Que fait donc Marcius de Gorre.^ La
voilà maintenant debout devant moi; elle a
fait relever par de Lysse et de Romer le ba§
de sa robe de tulle pour leur faire admirer
les serpents de jais bleu, qu'elle y a fait bro-
der; ils relèvent très haut et tendent en riant
l'étoffe scintillante et elle apparaît ainsi avec
son buste et sa silhouette fine entrevue dans
la gaze, comme au centre d'une énorme toile
d'araignée, ténébreuse et brillante. Ohl je
n'aime pas cela.
92 UN DÉMONIAQUE
« — Asmodée, Tesprit du trouble et de l'in-
quiétude, le démon des grandes villes, celui
des morphines, des détraqués, des viveurs
las des débauches connues, des curieux de
sensations, le démon des chercheuses, des
chercheurs d*au delà... celui de Téther aussi.
L'éther! Il y a trois ans que je n'en prends
plus : pourquoi cette table a-t-elle dit qu'elle
était Asmodée, qu'il m'aimait d'amour et qu'il
ne me quittait pas...? Voyons, de Gorre,
dites-moi que cet esprit n'était qu'une misé-
rable larve. Et puis, tout cela, c'est de la
plaisanterie, j'ai vu de Romer pousser le gué-
ridon, la table ne bougeait pas.
« — Où suis-je> D'où sortent ces tronçons
de portiques, ces longs fûts de colonnes? Que
de décombres, mon Dieu ! Et ces vieilles sta-
tues mutilées, ces socles dans le sable I Comme
il y en a, comme il y en al... Où donc ai-je
déjà vu cette ville de ruines? Et pas une
herbe, pas un lierre... Du sable et du sable
partout... C'est une étrange solitude. Pas un
I
PROIE DE TENEBRES 93
oiseau dans Tair... Quel silence ! Mais comme
Tair est doux! J'aime cette ville morte^ trans-
parente de lune. Comme le porphyre de ces
colonnes a des reflets limpides ! Oh ! quelque
chose a bougé tout près dans les ténèbres! 11
y a là un porche dont Tombre me menace
vraiment; et ces froissements de plumes, d'où
peuvent-ils venir, puisque la ville est morte
et qu'il n*y a pas d'oiseaux?... Oh! ohl oh!
j'ai vu cette fois des yeux dans les ténèbres,
des points de feu, non, des clous de dia-
mant... Quelque flaque d*eau reflétant les
étoiles... Mais il n'y a point d'eau dans le
désert et les étoiles sont tombées du ciel...
J'aime ces murmures de mots épelés à mon
oreille, j'aime cet idiome aux consonnes
atténuées, aux voyelles si douces, que je ne
comprends pas... Le portique, les stèles sont
maintenant habités. Sont-ce les cariatides qui
se* sont animées? Mais je n'ai jamais vu- de
plus doux visages de femmes. Oh! elles s'ap-
prochent, font cercle autour de moi! Non, les
t
t
94 UN DEMONIAQUE
_. „ — , — ■ - ■ ■ ■■■_...-■- ■ . — ■ - t . —
voilà maintenant immobiles; elles sont cou-
leur de cendre et mitrées, coiffées de tiares
en cônes comme des prétresses d'Indra. Je
n'ai pas peur, et pourtant je frissonne. J'ai
déjà vu CCS figures quelque part : où cela? Je
me rappelle : dans les Gustave Moreau, la
fameuse aquarelle, la Salomé dansante..,
non, le sourire de Sarah.
« Qu'on me retire ces deux magots chinois
qui, là, sur ma cheminée, ricanent et me nar-
guent. Depuis mille ans qu'ils branlent la tête
en se tirant la langue, ils m'ont amolli le cer-
veau. Ne voyez-vous pas qu'à chaque mouve-
ment de leurs têtes de porcelaine c'est ma
cervelle à moi qu'ils ballottent et remuent?
Oh! ma tête! ma tête! Qu'on les jette dans le
seau, oui, le seau de toilette où j'ai vidé
tantôt toutes les vieilles fleurs du cabinet du
travail, les iris noirs et les boules-de-neige;
mais faites bien attention à la grenouille de
verre filé que j'ai posée au fond pour qu'elle s'y
rafraîchisse : si vous la cassiez, je mourrais.
PROIE DE TÉNÈBRES 95
« Je VOUS dis qu'elle est sous mon lit. Je Ten-
tends ronfler et marcher; c'est une effroyable
araignée, une tête de mort, une affreuse tête de
mort ricanante, qui roule et va et vient sur de
longues pattes velues, des pattes de crabe géant
et toutes rouges; elle boit tant de sang!... Je
Tentends, vous dis-je, qui ravaude et file son
rouet sous mon lit; si vous ne la chassez pas,
quand vous serez partis, elle montera sur moi
et me mordra au cou. Ah! »
Et avec un grand cri le dormeur s'éveilla.
ft Les esprits sont partis, ouvrez vitjs les
fenêtres et qu'on tienne allumés toute la nuit
dans la pièce des bougies et des cierges. Ma-
dame, votre fils est guéri. » Et Marcius de
Gorre s'inclinait très bas devant M"* Tram-
sel, qui venait de poser sa plume et s'épon-
geait le front, encore toute frissonnante.
mf^Bmmm
mmm
^^^rn^^ff^
n
LA DAME
AU CARCAN DE PERLES
LA DAME AU CARCAN DE PERLES
\
Tous les printemps, à chaque vernissage,
c'est un attroupement de la foule devant un
de ses portraits signés d'un nom fameux ;
tous les ans le peintre change, mais qu'il ap-
partienne au clan des Impressionnistes ob-
sédés de violet et de mauve, ou à l'école Sym-
boliste hantée jusqu'à la maladresse des
Carppacio et des Mantegna, c'est toujours
dans Tor éclatant et ciselé du cadre la même
face ravinée et récrépie par les fards, la même
. mm ^. . «
T i MiAiSIlilii
wm
100 UN DEMONIAQUE
vieille coquette d'outre-mer, représentée en de
théâtrales attitudes, somptueusement vêtue de
satins, de dentelles, de peluches et de moires.
Les cheveux visiblement teints, les chairs
travaillées par Témaillcuse et badigeonnées à
neuf, les lèvres carminées et jusqu'aux mains
hideusement maigries, poncées et veloutées
par je ne sais quelle poudre, tout en dépit
de l'habileté et des tricheries mensongères
du peintre, proclamée pouvantablement la dé-
crépitude et la ruine ; mais dans cette Jézabel
accablée de bijoux et d'années, dans cette
espèce de reine.de drame ou de féerie aux
fastueux ajustements d'idole, un détail, tou-
jours le même, épouvante et souligne comme
d'un trait macabre le mystère inquiétant de
la femme : un hausse-col de perles, de perles
énormes, d'un invraisemblable Orient, mon-
tées sur drap d'argent et qui, gainant de mé-
talliques pâleurs un cou invisible, a l'air
d'être là pour maintenir sur ce corps de pa-
rade une tête qui chancellerait sous son fard.
LA DAME AU CARCAN DE PERLES 10 1
A l'Opéra, où l'étrange original de ces por-
traits a sa loge, au mardi des Français où la
dame est assidue, comme aux premières où
la badauderie et la vanité parisienne s'étouf-
fent, celles où il faut être vue, parce que sur
la scène Réjane ou Brandès, j'ai toujours re-
trouvé le mystérieux hausse-col enserrant d'un
carcan l'exsangue et contracté visage de vieille
reine. Que les épaules fussent découvertes ou
voilées, le hausse-col de perles était toujours
là, séparant d'un trait lumineux le corps attifé
de soies et de broderies de la pauvre tête ver-
nisséCvCt raidie, vraie tête de morte galvanisée
et comme ressuscitée de force avec son sou-
rire figé et ses grands yeux hagards.
Autour de la dame, chuchotées sousTéven-
tail ou contre la soie du chapeau-claque, des
calomnies, des niaiseries et des invraisem-
blances, toutes les légendes et toutes les his-
toires : des millions et des millions acquis on
ne sait comment, très loin, dans de vagues
Amériques, mines de pétroles, cochons salés
6.
102 UN DEMONIAQUE
de Cincinnati ou percement d'isthmes. Des
aventures tragiques : des grèves et des révoltes
à main armée, les plus graves périls, la dame
tombée en otage au pouvoir des mineurs et
presque décapitée; selon d'autres enfin, un
drame sinistre dans le West-End et un caprice
de grande dame oisive, curieuse des bas quar-
tiers de Londres, punie de la plus atroce
mésaventure, une aventure de garni, où Tarchi-
millionnaire américaine aurait été un peu as-
sassinée; et tous ces racontars en somme
tournant et tournoyant autour de ce naysté-
rieux carcan de perles, cachant certainement là
quelque épouvantable cicatrice et faisant sur-
nommer stupidement Ténigmatique yankee:
Notre-Dame des Ecrouelles,
Et pourtant, s'il n'y avait rien sous ce
hausse-col de drap d'argent bossue de nacres,
si c'était là une fantaisie de vieille femme
coquette voulant dissimuler la maigreur d*un
cou sexagénaire et si celte tête éternellement
posée dans ce cornet de pierres rares, comme
tT^ry \
LA DAME AU CARCAN DE PERLES IO3
une fleur coupée dans un verre, n'était qu'une
réminiscence des portraits de Clouêt et si la
femme si terriblement soupçonnée n'était
qu'une obsédée des élégances des Valois à la
façon d'une lady Caithness, cette affolée de
Marie-Stuart.
Oui, tout cela est possible... Mais alors
pourquoi ce lumineux carcan m'emplit-il,
quand j'y songe, d'un malaise de cauchemar?
et pourquoi, parmi tant de sottises débitées,
est-ce un anonyme racontar de femme de
chambre congédiée ou qui sait? pis, peut-être,
une macabre imagination de garçon coiffeur
qui nous impressionne et nous fait voir sôus
le hausse-col de perles une pauvre et maigre
nuque de vieille femme et de vieille femme
chauve, barrée, comme d'une entaille, d'une
large bande de taffetas d'Angleterre.
Samedi, 10 décembre 1893.
L'HOMME
AU COMPLET MAUVE
. f
%à
y
i-IrSÇ.*-/!'*
L'HOMME AU COMPLET MAUVE
Dans la bousculade des grands halls vitrés
où Ton vend de la femme, dans le tohu-bohu
des Moulin-Rouge et des Casino de Paris,
dans le promenoir du Pôle-Nord ou dans la
foule s'écrasant pour voir danser, lumineuse
et fuyante, l'adorable Loïe dans les couloirs
des Folies-Bergère, il n'est pas rare de sur-
prendre entre deux bouches tout humides de
rouge de brusques dialogues dans le goût
de celui-ci : « C'est l'homme au complet
I08 UN DÉMONIAQUE
mauve, vas-y! c*est ton affaire, mais ne te
laisse pas emmener chez lui ; une bonne aver- ,
tie en vaut deux »; et une des deux dames,
rengorgée dans la pelisse de peluche obliga-
toire, de reprendre sa promenade d'étalagiste
avec des œillades à tous les cigares, tandis
que Tautre, toute songeuse sous son maquil-
lage, demeure immobile au milieu du prome-
noir, roulant des yeux de poule hypnotisée
sous ses paupières gouachées de noir.
Quelquefois le court entrelien s'aggrave de
cette objection : « Mais il m'offre cinq louis »,
timidement hasardée par la dame pensive; à
quoi Tamie triomphante et ostentatoire, avec
un superbe haussement d'épaules : « Cinq
louis sont bons à prendre., vas-y, ma chère,
vas-y, mais te voilà prévenue, c'est l'homme
au complet mauve. Ni chez lui, ni chez toi. »
Et les deux vendeuses de sensations nocturnes
se perdent dans la foule, frôlant surtout et du
coude et des hanches les hommes en habit.
L'homme au complet mauve .^ Il est certain
J
l'homme au complet mauve 109
qu'il est là, dans cette foule, mystérieux ano-
nyme connu seulement des filles et peut-être
de quelques noctambules détraqués par la
noce et les abus comme lui; car, à la terreur
évidente des créatures quand elles en parlent,
depuis longtemps je ne mets plus en doute
que rhomme au complet mauve, ou plutôt
celui qu'on désigne ainsi, ne soit quelque
aberré passionnel au goût bizarre et difficile
à satisfaire, ou tout au moins effarant;
mais quel homme est-ce? sous quelles appa-
rences volontairement correctes et pareilles
aux allures de tous, dissimulert-il l'étrangeté
de ses goûts? Est-ce ce grand jeune homme
au masque si pâle, avec des yeux éteints, qui
parfois se rallument si singulièrement vifs
au passage violemment embaumé des femmes
et qui grelotte, éternellement enveloppé de
fourrures, accoudé tous les soirs, de dix à
onze heures, au rebord des loges des Folies-
Marchand pour l'entrée de la Loïe ?
Est-ce au contraire cet anglo-saxon trapu,
7
* ♦.•
■|Mi.l*«
wàM
"W i
110
UN DEMONIAQUE
ce sanguin à mine de bookmaker, qui régale
si royalement, au Moulin-Rouge, les filles
attroupées autour de sa table et qu'on re
trouve, à deux heures du matin, buvant du
gin et du porto dans les box d*acajou verni
des bars, ou payant à souper aux acrobates
du cirque, flanqué lui-même de deux ou trois
figurantes du Casino de Paris, et j'en citerai
bien d'autres.
L'homme au complet mauve? Mystère I
Et cependant une piste, me fascine et m'at-
tire depuis trois jours; une piste, non, mais
ce lambeau de conversation surprise, ce matin,
vers les deux heures, entre deux filles de chez
Sylvain. Je transcris. *« Il m'avait dit de venir
chez lui vers les trois heures, dans l'après-
midi, rue Mademoiselle... Comme il avait des
diamants plein les doigts, une perle d'au moins
trois mille à sa cravate et du jonc dans les
poches, en veux-tu en voilà, et qu'il avait
parlé de pas moins de cinq louis, je m'étais
dit « j'irai », bien qu'avec son maquillage.
l'homme au complet mauve III
cette pâte rose qu'il a sur toute la gueule et
son grand nez pincé, il ne me revînt guère.
Je m'amène : la rue Mademoiselle, c'est au
diable vert, là-bas dans Grenelle. Je m'é-
tais fendue d'un sapin et me voilà dans une
vilaine rue d'ouvriers, devant une maison
toute drôle, sans concierge, toutes les per-
siennes closes. Mais c'est une maison^ que
je me dis. Je sonne quand même ; une
espèce de vieux domestique, l'air d'un sacris-
tain dans une longue redingote de chattemite,
haut comme ma botte et vilain, vilain, m'ouvre
avec une quasi révérence et m'dit : « C'est
vous m'amzelle Irma, prenez donc la peine
d'entrer, on vous attend ; » tout ça me sem-
blait drôle, mais m'voilà grimpant tout de
même dans un grand escalier tout dallé, comme
on en voit dans les hôtels de province. On
ouvre une porte et l'on m'pousse dans un p'tit
salon tout en soie rouge avec, tout partout sur
les murs, des gravures épatantes, tu m'com-
prends, des indécences. Une portière se sou-
^-« -<.>■=«>- ■
112 UN DEMONIAQUE
lève et v'ià mon homme qui s'amène, mais
dans quel costume ! vrai, ça m'a fait un coup !
Tout en peluche mauve, pantalon et veston,
sans gilet, en chemise de soie jaune, jabots
de dentelle, collerette et tout, et pour plus
de trente mille francs de diamants, broches
de femme, épingles de cravates, araignées de
pierreries fichées dans ses dentelles et sa
gueule de curé toute rasée, toute molle au
cold-cream et à la poudre, avec du rouge aux
lèvres et les yeux faits comme les femmes du
boulevard... » Mais à ce moment l'autre fille,
ayant remarqué que j'écoutais, faisait signe à
sa compagne, les confidences en demeuraient
là et je songe toujours à l'homme au complet
mauve.
Samedi, 17 décembre 1893.
» ^. ^.iS—. *
HAVRE DE SONGE
— »'• "» »i^
HAVRE DE SONGE
Pour Antonio de la Gandara,
Ville étrange où tout fuit,
Danger, rêve et mirage.
J'ai l'horreur et l'adoration des foules : les
villes populeuses exercent sur moi une espèce
de fascination, mais je les aime anciennes,
riches d*un passé d'aventures et d'histoire,
savoureuses comme un fruit mûr et belles du
mystère de tant d'existences autrefois vécues;
Il6 'UN DtlMOMAyUE
j'aime entre toutes les villes maritimes, avec
le mouvetnent de leur port, la rêverie enso-
leillée de leurs vieux quais et cette espèce de
fanfare pour Vailleurs, les pays inconnus et
les grèves lointaines clamée par les agrès,
les voiles, les drisses et les mâtures de tant
de navires en partance. Les matelots, race
enfantine et cynique, y répandent la gaieté de
leurs instincts de mâles en bordée et de leurs
yeux naïfs, ces yeux couleur d'eau et de rêve
qu'on est tant surpris de trouver dans des
faces rudes et tannées de forbans. Une popu-
lation industrieuse, équivoque et cosmopolite
y déploie dans le décor sordide des rues de
la basse prostitution de pittoresques loques
de galériens et de corsaires; les filles y sont
brutalement offertes avec quelque chose dans
leur accoutrement misérable de lumineux, de
criard el d'oriental; leurs pommettes frottées
de fard, leurs yeux charbonnés en font sous
leur tignasse étoilée de clinquant autant
d'éternelles poupées, toutes pareilles, <
HAVRE DE SONGE II7
un moule unique destiné au trop plein de la
luxure et de la santé des hommes et Tamour
y a quelque chose d'animal qui repose et su-
rexcite à la fois le cerveau des intellectuels ;
un continuel aléa de possible aventure rôde
et luit dans l'œil des passants; les angles de
certaines rues louches imposent des visions
d'attaques à main armée, de viols et de coups
de couteau et dans l'empuantissement des
marchés, au milieu des détritus de légumes
et de fruits, il arrive parfois qu'une belle fleur
humaine, robuste et suant la santé, trop rose
et trop rousse avec des yeux mystérieux de
bête, vous apparaisse et vous étonne, telle la
bouchère au profil d'Hérodiade qu'entre-
virent MM. de Concourt dans le marché des
Récollets de Bordeaux.
Et puis, à côté des êtres d'instinct, de lucre
et de labeur qu'enfantent la grande ville, ses
chantiers et son port, il y a les créatures de
luxe et d'exception, effrayants produits cosmo-
polites de l'ennui des civilisations : les blasés
Il 8 UN DÉMONIAQUE
et les chercheurs d'impossible, femmes à sil-
houettes androgynes vêtues de drap bleu de
matelot, Anglais millionnaires au teint cuit
par le hâle et l'abus du porto, aux regards
singulièrement aigus et pâles, tous proprié-
taires ou passagers de grands yachts, espèces
de juifs errants de l'ivrogiierie et de la per-
versité promenant sur la mer remueuse leurs
sens excédés et qu'oa retrouve à Bahia comme
à Marseille, à Tanger comme à Cadix, à Tou-
lon comme à Brest, au Havre comme au Caire,
roulant la lie de leur âme fangeuse et fine
dans les fumeries d'opium comme dans les
music-halls et les amerkan stars.
Et pour vous, mon cher ami, qui avez aussi
l'attirance et la peur des foules; pour vous,
qu'ont si fortement troublé à Londres les
yeux vert de mer, sea green, des pauvresses
irlandaises et la démarche cadencée des filles
de Piccadilly, j'ai tenté de noter, heure par
heure, l'impression d'ivresse et de cauchemar
de cette soirée passée au Havre.
>^*
HAVRE DE SONGE II9
Mardi soir, huit heures, sur la jetée.
Sur le môle bondé de promeneurs, entre le
va-et-vient de figures obscures et l'immobi-
lité de silhouettes confuses de femmes d*ou-
vriers et de calfats du port échouées sur les
bancs, j'erre par la plus lumineuse et tiède
soirée de cette inattendue fin d'été. Une lune
de nacre se détache précise au-dessus de
Sainte-Adresse; à ma gauche, c'est le port
du Havre avec sc;3 mille feux de couleur al-
lumés, brodant les ténèbres grouillantes de
gros rubis ardents et de rondes émeraudes
incandescentes. Des cheminées de steamers
et des voilures de bateaux de pêche apparais-
sent de temps à autre, comme dans un halo
dégivre, sous la lumière d'un feu tournant,
puis tout retombe dans l'obscur, dans le noir.
Entre les deux hautes estacades, sous la pro-
jection des grandes lampes électriques à ré-
flecteurs, l'eau de mer apparaît d'un vert pâ le
d'un vert d'aiguë laiteuse et, quand un bâti-
4^^
120
UN DEMONIAQUE
ment s'engage dans le chenal, c'est, dans
l'étroit couloir "baigné de lumière électrique,
un glissement blême et muet de vaisseau fan-
tôme, un vaisseau aux voiles comme faites
d'un linceul et sur lesquelles Tombre des
curieux accoudés aux jetées se profile et
grandit gigantesque, donnant au spectateur
angoissé l'impression que ce blême et silen-
cieux navire emporte et son ombre et son
âme avec lui dans le chimérique et l'inconnu
de la mer.
Au loin, des cris de manœuvre, des cla-
meurs de sirène, des plaintes et des appels,
voix humaines ou hissements de bouées et de
poulies...
Neuf heures du soir,
à la fête foraine de la place Thiers.
Comment suis-je entré dans cette baraque
de lutteurs? car ai-je assez la lassitude et
l'écœurement de ces séances athlétiques, tou-
HAVRE DE SONGE 121
jours les mêmes, où que l'on soit, à Neuilly
comme au Trône, à Saint-Cloud comme à
Vaugirard !
C'est une célébrité de la lutte qui tient ici
la baraque : Marius, le Marius des établisse-
ments Robin, Fournier et Marseille. Solide et
trapu, avec sa lace écrasée de bouledogue, il
parade en maillot noir, ceinturé de cuir jaune,
au milieu d'une population de soldats, de
mathurins et de rats de quais, comme on ap-
pelle ici les traînards du port. Les jongleries
de poids et d'haltères par une espèce de
garçon boulanger aux cheveux poussiéreux
m'ont laissé assez froid et je n'augure pas
grand'chose des deux autres champions de la
baraque, deux gars normands à faces pro-
gnates, aux gros yeux, bleus de ruminants,
déjà alourdis et patauds dans leur maillot
d'un rose vineux trop tendu sur leurs chairs
grasses; mais la séance de canne entre deux
matelots du Midi, petits, lestes et rageurs,
le torse irrité et fringant, eabrés dans de
Kt%
122 UN DEMONIAQUE
-jolis mouvements d'avancée et de recul, pro-
met de Tinattendu et me tient captivé d'a-
vance. Dénudés jusqu'à la ceinture, les deux
hommes croisent les cannes, se menacent,
parent et s'évitent, tournant agilement sur
eux-mêmes ; et ce sont des rampements atten-
tifs, puis de brusques écarts et des sauts
de côté, tout un jeu preste et vif de pa-
rades cinglantes et d'attaques félines, où le
plus petit des champions, un gascon blanc
comme du lait, avec une ancre tatouée entre
les deux seins, déploie une souplesse sour-
noise qui m'enchante.
Puis tout à coup un grand cri, une stupeur
dans l'assistance ; un des deux hommes tour-
noie et s'affaisse sur lui-même en portant les
deux mains à son front. Marius, penché en
dehors de l'estrade, intervient i « C'est ridi-
cule ! grommèle-t-il d'une voix faubourienne;
vous pointez toujours avec votre canne ».
L'homme atteint, la face entre ses mains,
s'est assis sur un banc et sanglote, la foule
ï^'î
HAVRE DE SONGE 12^
fait cercle, un copain organise une quête,
deux lutteurs emmènent le blessé... Le petit
Gascon à la poitrine tatouée lui a tout
simplement d'un cou de canne fait sauter
rœil.
Ah! cet œil sanglant hors de son orbite,
sautelant comme un petit crapaud sur la
sciure de bois de cette baraque foraine! Tout
tourbillonne autour de moi, j'étouffe, je vais
tomber. De Tair I un peu d'air !
Dix heures et demie.
Dans le bureau de ce petit hôtel de Bahia,
que f affectionne pour le grotesque fautas-
tique de rhôtelier et de rhôtelière^ deux Hog-
garth. J'y suis rentré prendre mon pardessus.
L'hôtelier à la peau rouge et crevassée comme
une tomate farcie, les yeux éraillés et sans
cils, s'y tient aussi ployé que le lui permet
sa grosse panse devant un étrange client où
plutôt devant une bizarre cliente, car c'est
124 UN DEMONIAQUE
bien une femme, ce petit homme au profil im-
périeux, à la voix blanche et brève, étonnam-
ment cambré dans une vareuse de yatchman.
La casquette galonnée enfoncée jusqu'aux
oreilles, mais la nuque blonde et délicate
sous les cheveux coupés ras, toute Tattitude
hautaine de son petit corps svelte fait songer
à un redressement de vipère.
Un matelot de yacht l'accompagne, tenant
à la main une valise. « Je veux la même
chambre que l'autre fois, commande la voix
cinglante, dix francs par jour, mais j'y cou-
cherai quand il me plaira et j'amènerai qui je
veux. »
Et pendant que Thôtelier tourne sa cas-
quette entre ses gros doigts et marmonne ob-
séquieux : « Comme madame voudra », l'autre
Hoggarth, l'hôtelière, la bouche rentrée et le
nez en casse-noisette sous de vénérables
bandeaux plats, proteste en silence d'un air
scandalisé, tout en surveillant une infusion
de thé dans une bouilloire en métal anglais,
HAVRE DE SONGE I25
une théière invraisemblable, énorme et ven-
true, comme on n*en voit que dans les ports
de mer.
Onze heures et demie.
J'erre encore sur la jetée, sous une petite
pluie fine et tiède qui, en dix minutes, a fait
les estacades et tous les quais déserts; je
sors du star de la rue Saint-François où j'ai
assisté à une scène ignoble, une rixe entre
matelots américains et anglais, où, à propos
d'une consommation, un nègre a cassé son
bock sur le crâne de son adversaire.
L'oreille encore obsédée par les airs 'de
gigue des Anglaises en robe de babies de
l'établissement, je remonte et descends la
jetée comme en proie à une griserie d'opium.
Des jupes de gaze Liberty plissées en accor-
déon s'enroulent et se déploient devant moi,
bizarrement oscellées dans le bas de grosses
prunelles sanglantes ; par instants c'est devant
126 UN DÉMONIAQUE
•mes pas, sur les dalles du môle, la fuite titu-
bante d'une énorme théière; le métal anglais
en brille avec des froids d'acier sous la lu-
mière des hautes lampes à réflecteurs et je
songe avec un effroi, qui n'est pas sans charme,
à mon étrange voisine de chambre à l'hôtel
de Bahia.
Dans le chenal inondé d'un halo blême,
c'est la sortie silencieuse, presque fantomnale
du paquebot de Southampton; il passe dans
une lividité irréelle, tous ses hublots soulignés
en noir; au loin, ce sont des appels de voix,
des clameurs de sirènes, des bruits de ma-
nœuvres ou bien d'âmes en détresse. Sur un
banc, à l'extrémité de la jetée, un vagabond
couché sommeille sou s la pluie et mâchonne en
rêvant des paroles sans suite, et je ne sais
moi-même si je dors ou je veille.
*^X.m.- %L.am.i
^^S^SS^P^^!9Î .
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LA POMPE-FUNÈBRE
■ ., -■%
' YiMflî'ii'i* t~m- n'-'^'
ff«iCF. »•- •. -/-
LA POMPE-FUNEBRE
Joris-Karl Huysmans l'a burinée en trois
coups d'ongle dans son étude sur Félicien
Rops: face glacée et vide, canaille et dure,
yeux limpides, au regard fixe, le regard fixe
et cruel des Tribades, bouche un peu grande,
fendue droite, nez régulier et court.
Elb était, il y a un an à peine, inquié-
tante comme une menace à la corrida de
Max Lebaudy, car c'est une fanatique et elle
n'en manquait pas une de la rue Pergolèse.
'' -'J
130 UN DÉMONIAQUE
Aux beaux temps envolés des courses de tau-
reaux, c'était une assidue de la Plaza; singu-
lière était même son attention à chaque ban-
derille enfoncée dans le cuir saignant du
taureau, puis elle n'y reparut plus; elle avait
déserté cette inutile parade, ce mardi-gras de
« Tra los Montes » en pleine vogue parisienne,
en plein engouement de coulisse et d*alcôve.
On la rencontra quelques soirs aux Invalides,
autour des répugnantes exhibitions des Aïssa-
ouas faisant grésiller leur joue fendue et leurs
paupières à vif au-dessus d'un brasier, puis ce
fut tout, oncques on ne la revit: la Pompe-
Funèbre avait quitté Paris, Paris, bazar envahi
par la vermine d'Orient etdes deux Amériques,
le Paris des agences Cook et des trains à prix
réduits.
Pendant quatre ans le monde des cirques et
des acrobates respira, délivré comme d'un
poids, d'un opprimant cauchemar. La trêve
vient d'expirer: la Pompe-Funèbre vient d'être
signalée, la Pompe-Funèbre est de retour à
.-a.-». _► '""''Z'^ifSÊI^^J^. _
V*f
LA POMPE-FUNEBRE I3I
Paris . . . après plus de quatre ans d'absence . . .
la Pompe-Funèbre et ses yeux vides et clairs,
sa pâleur exsangue et sa face mauvaise de
monstre vorace qui reviendra vampire et gal-
vaudera la nuit; elle était jeudi soir au Nou-
veau-Cirque, prenant un visible plaisir à
regarder se tordre dans le vide, son horrible
bâillon aux dents, Miss Orina, l'acrobate
femelle du Cirque Manzôni.
Cette femme qui, moulée dans un collant
de soie blanche, se laisse hisser, une corde
entre les dents, jusqu'aux cintres et là, sus-
pendue dans l'espace, décharge coup sur
coup, six fois un pistolet et se laisse ensuite
redescendre lentement, virevoltant plus lente-
ment encore sur elle-même et tout le poids
de son corps portant sur ce cou qui se brise et
cette bouche qui mord. Cette acrobate au
maillot argenté qui peut être tuée à chaque
seconde.
Durant les cinq minutes que dure le spec-
tacle, cette chair humaine peut vingt fois tout
a-i34Jâ?
132 UN DEMONIAQUE
à coup défaillir et lâcher, s'écraser et s'abattre
au milieu de la piste, sous les regards figés
et ravis d'épouvante du public ébloui.
La Pompe-Funèbre adore ces spectacles
poignants; la cruauté qu'ils éveillent dans
Pâme et l'ébranlement qu'ils donnent à nos
nerfs frissonnants, voilà les voluptés dont se
repaît sa sensualité cérébrale et blasée : quand
elle fréquentait la Plaza, croyez bien que
c'était uniquement parce qu'elle espérait tou-
jours voir un des matadors, bousculé par la
bête, demeurer une bonne fois étripé et sai-
gant, crevé sur le carreau. Un homme vrai-
ment tué, voilà le piment de la chose; le péril
dans le spectacle offert et la grâce insolente,
dangereuse comme un défi, dans le risque
couru.
Oh! elle est bien connue dans le monde
spécial des cirques et des baraques, la Pompe-
Funèbre, connue et redoutée des forains de
banlieue comme des princes du métier aux
cachets de ténor, les Scheffer et Mora, les rois
LA POMPE-FUNÈBRE I33
des gymnasiarques ! Plus effroyable esi l'exer-
cice, plus il met la vie de Tartiste en péril et
serre les poitrines d'une angoissante étreinte,
plus la Pompe-Funèbre le suit assidûment de
ses yeux insatiables, fervente habituée des
six et des huit mois durant, tous les soirs à
poste fixe, des Folies à Paris, du Music Hall
à Londres, de l'Olympia à Vienne, etc.
Implacable et tenace, on dirait qu'elle épie,
qu'elle guette une défaillance, un faux départ,
un faux mouvement, la minute de vertige qui
fera lâcher prise au trapéziste envolé dans les
cintres et le jettera, cadavre, au pied des
spectateurs éclaboussés de sang. La Pompe-
Funèbre! Les frères Elton, les Aguelman de
Londres, et les brillants Brillatori de Naples
connaissent de longue date son dur profil
cosaque^ ses cheveux couleur paille et sa
souple taille un peu plate, sanglée de vestes
de drap clair sur de somptueuses robes
noires. Coiffée d'une éternelle et toujours
neuve capote de violettes, elle hante, à la
8
Tr:«rif
•- »
134 UN DEMONIAQUE
façon d*un spectre, Tesprit superstitieux des
jeunes acrobates, elle fait d'indignation ondu-
ler les épaules trapues des vieux barnums.
Son nom... on Tignore. Riche... sans
doute ; Américaine ou Slave. . . pas Française,
à coup sûr! Des succès d'alcôve auprès des
jeunes dieux, rayonnants et musclés, de la
barre fixe et du trapèze?... De sinistres
histoires se chuchottent là-dessus, des rendez-
vous implorés, obtenus et payés jusqu'à
deux cents louis, quelquefois en diamants,
toujours exigés une heure avant le numéro
dangereux du spectacle ou quelque soir d'é-
motionnants débuts, rendez-vous amoureux
presque toujours suivis d'un affreux accident,
d'une mortelle catastrophe.
La Pompe-Funèbre, c'est sous ce nom qu'on
la connaît aux Folies, chez 011er, à l'Hippo-
drome et chez les Franconi; elle fait émoi
jusqu'en les foires. Elle soutire la vie, la
force et la jeunesse, voue, envoûte, ensor-
celé comme en plein moyen âge, porte guigne
r'?-
LA POMPE-FUNEBRE I35
«
et malheur : d'un appel de ses yeux, d'un
battement de ses lèvres, d'un signe de sa
main sait se faire obéir du Trépas qui la
suit, et l'affreuse Camarde est son humble
servante: elle pompe la Mort.
■Ti^^^^Mr^^"^
I ^^ W II* V ,^ ' n I I r - ^ »^ Il ^^
Il PII «î» j _iijii» ■ >^ji«fc i
HARICOT VP:RT
8.
•S"
/
HARICOT VERT
« Monsieur est au Luxembourg, il va ren-
trer et prie Monsieur de l'attendre », et la
domestique m'introduisait dans le cabinet de
l'immortel. Un autre visiteur y était déjà, un
frêle et long jeune homme d'une suprême élé-
gance, presque féminin d'attitude, malgré le
profil précis et fier et dont l'allure sinueuse
évoquait aussitôt à mes yeux la ligne tour-
mentée d'une arabesque. Étroitement moulé
dans un complet vert myrthe, cravaté très
140 UN DEMONIAQUE
haut de soie d'un vert plus pâle et comme
sablé d*or, il érigeait, au-dessus d'une grosse
émeraude piquée dans cette cravate, une toute
petite face exsangue aux cheveux bruns cres-
pelés et courts : une petite tête hautaine et
fine de grande race épuisée, telles on en voit
signée Clouét ou Phorbus dans la galerie du
Louvre consacrée aux Valois.
L'inquiétant visiteur ne daignait d'ailleurs
pas s'apercevoir de ma présence. Debout au-
près de la table de travail de l'Académicien,
il hanchait légèrement dans une pose pleine
de grâce et de l'extrémité de sa canne, un
jonc d'au moins dix louis à la pomme d'ivoire
vert bizarrement fouillée, il tournait les
feuillets d'un manuscrit éparpillés devant
lui.
C'était à la fois adorable et odieux de né-
gligente impertinence, ce manuscrit de grand
poète, ces vers immortels d'un maître et d'un
vieillard remués du bout de la canne, dans
l'intimité de son cabinet, parla curieuse indif-
HARICOT VERT Ï4I
férence de ce jeune homme imberbe! A la fois
indigné et ravi, je l'admirais en silence; lui ne
semblait même pas se douter que j'étais là et
flexible et fier, il continuait de ramer dans les
papiers du poète, à distance, quand, la manche
de sa jaquette verte s'étant un peu rele-
vée, je vis qu'un étroit bracelet de platine
incrusté d'aiguës et d'opales lui cerclait le
poignet.
A ce moment, la porte du fond s'entre-bail-
lait et l'Immortel entrait. Quoique myope, il
avait saisi le mouvement du jeune homme car,
la bouche pincée et l'œil comme en recul der-
rière son monocle, il s'avançait à petits pas vers
le remueur de manuscrits et avec un sourire
méchant de toute sa tace grasse : « Tous mes
regrets, monsieur le duc, mais je ne puis vous
recevoir aujourd'hui »; et me désignant du
doigt au jeune homme tout à coup redressé
devant lui :
ff J'ai un poète. »
Ce frêle et blanc poignet d'éphèbe cerclé c'e
142 UN DEMONIAQUE
platine et d'opales, comme un poignet de cour_
tisane un peu princesse, je devais le retrouver
manœuvrant cette fois au-dessus des gemmes
et des pierres de choix d'un prestigieux artiste
orfèvre et ciseleur, chez Barucchini, ce domp-
teur de métaux qu'on croirait échappé de Flo-
rence. Maître sculpteur à la manière des
BenvenutOj son officine connue des seuls
amateurs se cache au fond de cette si
curieuse vieille . cour de la rue Visconti, la
plus étroite peut-être des anciennes rues de
Paris.
Délicieusement pâle et transparente, la main
dégantée de l'homme au bracelet planait et
voltigeait avec d'infinies lenteurs au-dessus
d'un tas de pierres dures, lapis-lazulis, sar-
doines, onyx et cornalines piquées çà et là de
rubacelles, de topazines et d'améthystes; et
la main parfois se' posait, tel un oiseau de
cire, au milieu, désignant du doigt la gemme
choisie.
Le complet vert imyrte m'avait reconnu et la
HARICOT VERT I43
rencontre ne lui était point agréable, car j'étais
à peine entré dans la boutique de Torfèvre qu'il
prenait congé, et d*une voix un peu brève :
« Il me faudrait cet objet dans dix jours, vous
n'avez en somme que les incrustations à faire,
je compte sur vous, Barucchini. » Et la porte
à peine refermée sur l'étrange visiteur : « Quel
original ! ricanait Tartiste-ciseleur en ré-
ponse à l'interrogation de mon regard, il
vient de me commander, devinez quoi? un
paon de métal émaillé avec toute la roue de
la queue en pierreries; il en a des idées, ce
cher duc! C'est lui qui, dans un temps, avait
fait incruster, laquer d'or et graver la fameuse
tortue, la tortue vivante que Huysmans a ra-
contée dans A Rebours, Très artiste, d'ail-
leurs. — Mais c'est un échappé de Charenton,
ne pouvais-je m'empécher de m'écrier, ses
éternels costumes vert-pré, ce bracelet au poi-
gnet et cette manie des pierres précieuses. —
De Charenton, dites plutôt d'un conte d'Hoff-
mann? Av«z-vous remarqué cette pâleur pour-
s
1^4 UN DEMONIAQUE
rissaote, ces mains effilées et crispées, plus
japonaises de formes que des chrysanthèmes,
ce profil d'arabesque et cette maigreur de vam-
pire, mais il a cent mille ans, ce jeune homme,
malgré sa face imberbe; il a déjà vécu dans
des temps antérieurs, et sous HéHogabale,
sous Alexandre VI et sous les derniers Valois.
Moi, ses visites ici m'apportent comme un
malaise et, tant qu'il est là, c'est comme une
oppression, comme un poids, et puis quel
goQt bizarre et presque macabre dans toutes
ses commandes! Ce ne sont que chauves-
souris, salamandres, hiboux, crapauds, toutes
les bétes du sabbat. C'est de lui qu'un poète
de la jeune école, effaré du verdâtre de son
teint et de ses costumes, a pu écrire ce dis-
tique :
La grenouille le voit et l'appelle sa sœur
Kt le haricot vert en reverdit de peur.
Le nom d'ailleurs lui en est resté dans le
■3IRî-,
c ^';
HARICOT VERT I45
monde ; haricot vert y c'est ainsi qu'on l'appelle,
quoiqu'à mon avis il soit surtout racine de
mandragore, fleur de cimetière et de cau-
chemar..
Mercredi, 28 décembre 1893.
9
^___ — ^ .. ^,,-^
ESPAGNES
I — BARCELONE
II — VALENCE
III — MURCIE
BARCELONE
->> >s-
LA RAMBLA
La promenade unique au monde de Bar-
celone : l'avenue de TOpéra, longue de quinze
cents mètres, avec, au milieu de sa chaussée,
une merveilleuse plantation de platanes, mais
de platanes géants au feuillage automnal, en-
core à peine touché par Tarrière-saison et sous
lesquels, de sept heures à deux heures du ma-
tin, circulent, affluent, refluent, saluent et se
promènent tout Barcelone et toute la Cata-
logne et tout TAragon, mais gravement, posé-
152 BARCELONE
ment, sans bousculade : les hommes drapés
dans la capa de couleur sombre aux revers
de peluche cramoisie, vert de mer ou bleu
paon ; les femmes, hélas, horriblement fago-
tées à la française, quelques-unes, un bout de
dentelles ou de tulle noir noué sous le men-
ton, tout ce qui reste de l'ancienne mantille,
mais la plupart honteusement chapeautées à
rinstar de Paris pour la modista francese^
rinévitable modista francese, que signalait
déjà avec terreur en 1840 Théophile Gautier,
indigné de cette trahison.
C'est que la femme est la même partout, bien
moins préoccupée de la beauté que de la
mode. La note amusante dans ce fourmille-
ment de figures et de gens, mais un fourmil-
lement lent, inconnu de nos villes du Nord,
où le passant, agité, affairé, se hâte et se pré-
cipite dans la fièvre, coudoyant et heurtant
brutalement le passant, est donnée par Thomme
du peuple et les paysans de la province; Ca-
talans pantalonnés de velours noir ou marron.
/
LA RAxMBLA I53
le pied nu, serré de bandes de linge, dans
Tespadrille de cordes blanches, aux reins la
veste ronde de drap noir ou la blouse courte,
bleue, ramagée de dessins blancs, et sur les
cheveux courts le bonnet phrygien de laine
violette. Le Barcelonais porte, lui, ce bonnet
en laine rouge; et avec leurs faces glabres,
leur pâleur verte, les yeux enfoncés et leur
profil brusque, au nez heurté et court, ils ont,
ma foi, Tair assez galérien, Barcelonais et
Catalans.
Sous les platanes, dans un immense grésil-
lement de friture (le gazouillis de milliers de
moineaux se poursuivant dans les branches), la
foule s'écoule grave, indifférente, sans une
œillade, sans un sourire, presque triste d'as-
pect s'il n'y avait, çà et là, la tache amusante
d'une jupe rouge de femme du peuple ou la
gaîté d'un marin en bordée ou d'un uniforme
de soldat. Le flot montant des promeneurs
prend la droite, le flot descendant suit la gau-
che, jamais de rencontre; et de chaque côié
154 BARCELONE
de la promenade, les tramways peints de cou-
leur tendre, rose et jaune, blanc ^t bleu
pâle, se succèdent, bondés de voyageurs, avec
une rapidité effrayante, une vertigineuse vi-
tesse de courses de chars.
A droite et à gauche, Içs hautes maisons à
six étages, à terrasses, toutes de plâtre, histo-
riées, badigeonnées de fresques en grisailles
sur fond jaune paille ou rosâtre, déshonorées
de moulures d*un rococo féroce; ce sont des
fonda (hôtels) des restauraciôns (restaurants)
et, éclatant d'un luxe lourd et criard, sur-
chargés de dorures avec tout le mauvais goût
méridional, des peluquerias (boutiques de coif-
fures), des confiterias (pâtisseries), des re-
frescos (limonadiers des villes du Midi), rien
qu'un commerce de luxe et d'inutilités (dix
peluqueros se comptant ainsi sur un espace
de trente mètres) et alors des théâtres, des
théâtres et encore des théâtres, el Principale,
el LyceOy el Romea, el Calalo^ el Dorado, No-
vedades, TirolSy Eden^ Alhamhra, Union^ Al-
LA RAMBLA 155
cazar et les Folies-Bergère (car ils ont des
Folies-Bergère, eux aussi !)
Tous les soirs Barcelone s'éparpille et bâille
sans applaudir dans vingt-sept théâtres et cafés
chantants. Ce peuple ne vit, ne semble vivre
que pour el theatro, el confitero et le pelu-
querOy le gâteau, le coiffeur et le spectacle.
Mais de quoi se nourrit-il? Mystère! Dans
Joutes mes pérégrinations je n'ai encore vu
qu'une boucherie, et dans une ruelle étroite
du quartier des casernes et du port.
En revanche il joue éperdumenl, passion-
nément, avec frénésie. Dès sept heures il est
aux loteries; portefaix et soldats de la reine
se gargarisent de patois, attroupés devant les
listes des numéros gagnants : la loterie de trois
millions, tirée le jour de Noël (M. le ministre
des finances a mis lui-même la main dans le
sac..., pour en tirer le gros numéro) révolu-
tionnait encore hier toutes les provinces de
toutes les Espagnes; et dans toutes les bou-
tiques à jouer fonctionnent, du matin au soir,
-à- »< » > H I ■ -fc t
I 56 BARCELONE
autorisés par M. le gouverneur (lequel a son
pied, selon le mot ici en cours, mettez la part
du lion), des jeux de trente et quarante et de
louches roulettes, auprès desquels le bonne-
teau Montmartrois devient un honnête bézigue
en plein vent.
Le dimanche, toute la Catalogne se préci-
pite dans ces tripots : blouses et capas, châles
à fleurs de paysanne, confections parisiennes
de senoras, tout s'y mêle et s'y coudoie; et,
en semaine, le sereno (le gardien de nuit des
rues espagnoles) s'y rencontre, à l'aube, son
trousseau de clefs sonnaillant à la main, avec
le laitier venu apporter le lait à la ville. Et
M. le gouverneur et M. le ministre lui-même
empocheront peut-être le plus clair des éco-
nomies de la Reyna gubernatora.
Installés sous les platanes de la Rambla,
des Castillans en costume national, plus laids
que nature et couleur d'amadou, débitent
des fruits confits et des nougats exquis. Au-
près, des étals de bouquetières embaument :
mmm-m»m»» m m0iwH %^»^mm,^^ r n i_ m9_m tm r^ i
L\ RAMBLA 1 57
ce sont des monceaux de violeiles, d'œillets,
de tubéreuses et de verveine, mais les bou-
quets montés sont à faire peur. Paris est dé-
cidément la seule ville au monde où l'on sache
faire la fleur.
Enfin, comble d'horreur, les bouquetières de
Barcelone n*ont ni fleur de grenade à Toreille
ni mantille sur leurs cheveux. Mais sur les ter-
rasses, dans le bleu implacable du ciel, des
linges blancs sèchent suspendus à des cordes,
même au-dessus de l'hôtel du banquier Lopez,
chez lequel descendent et les infantes et la
Reyna; Lopez, le milliardaire entreteneur de
la monarchie espagnole.
Cette lessive étalée en plein air, au-dessus
du palais de la politique et de la finance,
comme au « cintième » de nos maisons fau-
bouriennes, et pas un vélocipède dans les
rues, cette note-là serait-elle toute l'Espagne î^
II
LA CATHÉDRALE
Des rues étroites, tortueuses, pavées de
larges dalles, des rues profondes comme des
puits et qui semblent prendre jour parles fe-
nêtres grillagées de leurs hautes maisons...,
c'est au milieu de ces calles éternellement bai-
gnées d'ombre qu'apparaissent, envahis par
des pâtés de construction, les contreforts de
la cathédrale.
Tout un quartier glacial aux aspects de pri-
son l'enserre et Tétouffe, comme tassé à ses
pieds, et il faut lever obstinément latêlepour
LA CATHÉDRALE I59
entrevoir au-dessus des terrasses sa haute
tour romane, du gris des vieilles pierres des
cathédrales du Nord, aux angles effrités,
ruines de donjon d'autrefois.
A cent mètres de là, le long des quais, de-
vant une mer de lapis liquide, il fait quatorze
degrés à l'ombre des palmiers drus épanouis
de la promenade de Christophe Colomb. Ici
on grelotte, avec presque Tonglée aux doigts
dans le mince liseré de lumière dont le soleil
borde au midi le seuil des mornes casas ;
dans les rues, une population rare, silencieuse,
presque des fantômes : des femmes en deuil,
coiffées de mouchoirs de couleur sombre noués
en marmotte sous le menton. Cà et là des man-
tilles font leur apparition, visages de cire,
yeux caves et cernés, faces à la fois d'extase
et de damnation : ce sont des senoras qui vont
à la prière, car il n'y a pas de vêpres en Es-
pagne. On sent qu'ici le vieux catholicisme
pèse encore de tout le poids de la Sainte
Inquisition.
l60 BARCELONE
Mais c*est surtout à Tintérieur que se décèle
enfin dans tout son fauve éclat le Moyen Age
énorme et délicat, le Moyen Age ardent et
sombre du poète maudit, Paul Verlaine.
Une obscurité presque effrayante y règne,
baignant jusqu'à la voûte cinquante-huit piliers
massifs, tels des tours, et composés chacun de
seize colonnettes frêles, fuselées, comme en
prière et reliées en faisceau : un chapitre fermé
de hautes cloisons de pierre, aux belles stalles
sculptées et peintes sur fond d'or, s'ouvre, plus
sombre encore, juste en face du chœur et de
son maître-autel; et, juste devant ce chœur,
se creuse, béante et noire, telle une chausse-
irappe, la crypte des évêques aux ténèbres
mouvantes, hantées de feux follets par la
flamme des cierges : un escalier de vingt mar-
ches y conduit.
D'ailleurs ici tout n'est qu'ombre et reflets!
c'est le royaume de la terreur mystique.
Vingt-sept chapelles à la Madone et aux
saints bienheureux, toutes les vingt-sept sur-
LA CATHEDRA LK l6l
chargées de dorures et toutes décorées avec
un goût barbare, étince!lcnt vaguement dans
cette obscurité; d'admirables grilles en fer
ouvragé les enferment et, à travers leurs rin-
ceaux et les fleurs rigides, des Madones de cire
aux joues fardées de rose, aux airs béats
d'idole, ricanent inquiétantes, affublées de
brocart, de soie et de diamants.
Au-dessus du maître-autel d'étroits et longs
vitraux dont les pierreries flamboient; et des
nervures des voûtes tombent de charmants
lustres, tels des reliquaires, enrichis d'émaux
et dentelés à jour. Tout le chœur est tendu
d'ancien lampas vieux rose qui blêmit sous
la lueur d'améthyste et de rubis des ogives
ardentes, tandis que, au-dessous des grandes
orgues du plus beau style gothique, fermées
de panneaux peints, grimace hideusement au
bout d'un pendentif une tête d'Holopherne,
monstrueuse, géante, surmontée d'un turban.
Cela tient à la fois du cauchemar et de l'ex-
tase.
102 BARCELONE
Dans le trou noir de la crypte les cierges
allumés tremblotent.
Quelques silhouettes : d'abord, entre les
stalles, dans le chapitre obscur et comme pail-
leté d'or par Téclat des peintures, ce sont,
rôdant, allant, surplis blancs, robes roupies,
de vagues enfants de chœur : l'un d*eux
m'aperçoit, et, vite allumaht un rat de cave,
m'invite à admirer les sculptures des stalles;
une robe violette à dalmatique fourrée traverse
lentement la nef transversale; sur les dalles
des formes accroupies, encapuchonnées de
noir, se traînent : des Goyas; des femmes en
mantille qui, dans cette ombre louche égrènent
le rosaire et font à genoux leur chemin de la
croix; aux grilles ouvragées d'autres formes
affalées, en prière: sur un banc de pierre un
paysan en blouse est assis, immobile, le front
dans une lueur; il flotte en cette église une
odeur à la fois de latrines et d'encens; quand
il s'y joint le parfum de l'œillet, il paraît que
c'est là l'atmosphère de l'Espagne.
'.t>
LA CATHÉDRALE 163
Un mouvement d'êtres liumains se forme,
Ton s'attroupe à la grille fleurie d'une chapelle,
l'ombre s'en illumine, un prêtre catalan à la
face de forban y officie entre deux enfants de
chœur; c'est un baptême. Des marraines en
mantilles et des parrains en capa nationale
présentent au baptistère cinq ninosy cinq nou-
veaux-nés, bruns comme des grillons sous
leurs voiles de linge et de dentelles. Et le
prêtre arrose cruellement les pauvres petits
crânes de sel et d'eau glacée avec une vraie
louche, une louche à potage; les baptisés
ululent, la foule agenouillée marmonne des
ave; comment ces nouveaux-nés, ainsi inondés,
ne meurent-ils pas dans la nuit; la méningite,
m'a-t-on dit, sévit ici tout particulièrement sur
Tenfant en bas âge : je m'explique pourquoi.
Le prêtre catalan, rapace sur le gcûn, touche
sur le baptême et prépare le convoi; les mar-
chands de cercueils affluent d'ailleurs dans les
ruelles voisines, c'est même la seule industrie
du quartier.
104 BARCELONE
— Senor, senor, la senora. . . C'est une femme
en mantille qui vient de s'affaisser, inerte, éva-
nouie, le cœur affadi par l'indicible odeur qui
règne en cette église; ses compagnes m'ap-
pellent à leur aide. Je prends sous les aisselles
et j'assieds sur un banc l'infortunée marraine.
C'est la scène du troisième acte de Faust,
Marguerite dans la cathédrale. « Voisine, votre
flacon ». Décidément, rien ne manquera comme
couleur locale.
Un peu hurluberlué, je sors par le cloître,
un beau cloître plein de rêverie et de silence,
dont les arceaux à demi ruinés et fermés de
belles grilles encadrent un jardin ombragé de
palmiers, où s'ébattent des oies.
Les oies sacrées de la cathédrale ! Un jet
d'eau jase dans une vasque... Juché sur un
mur d'appui, un enfant de quinze ans aux
larges yeux limpides, beau comme un Murillo,
copie un motif d'ornement héraldique, acanthes
et chardons, la main sur un cartable.
III
LES RUES CHAUDES
Connaissez-vous dans Barcelone
Une andalouse au sein bruni !
A. DE Musset.
Cest cette Andalouse que nous cherchons à
travers un Barcelone sillonné de tramways,
de fils télégraphiques et téléphoniques, mais
dans laquelle, en dehors des cafés-concerts,
ne sonnent ni bourdonnement, ni guitares, ni
mandolines; nous étions beaucoup plus riches
en couleur locale, à Paris, durant l'Exposi-
tion.
1
l66 BARCELONE
Qui ne se souvient du fameux théâtre, dit
Palais des Enfants^ où se succédèrent tour à
tour, endiablées et enivrantes, la Pepa, la So-
ledad et la Macarona, la gitane applaudie de
toutes les Espagnes et qui danse aujourd'hui
à Madrid.
Mais voilà!... ces enragées danseuses de
boléros, de flamencos et de'jotas, vives comme
des étincelles, souples comme des couleuvres,
étaient qui des Grenadines, qui des Sévillanes,
toutes de race gitane d'ailleurs avec leurs yeux
de braise et leur peau de citron, et, en dehors
de TAndalousie, on ne danse plus en Espagne.
La guitare et les castagnettes, les flamencos
et les rotas, ce sont là plaisirs grossiers laissés
à la canaille et aux paysans, passe-^temps de
posadas ou de corps de garde : le corps de
garde où il n'est pas rare de voir un soldat
des provinces du sud assis sur une chaise,
devant la porte même de la caserne, gratter du
jambon en uniforme, tandis qu'à deux pas
plus loin, assis à califourchon- sur d'autres
^5îi^*'»r
LES RUES CHAUDES 167
chaises, les sous-officiers du poste grillent
des cigarettes tout en causant négligemment.
Nous quitterons donc Barcelone sans avoir
vu danser, quel désappointement!
Un Barcelonais rencontré à Thôtel a pitié
de notre navrement : c'est un samedi, il nous
offre de nous guider dans une posada située
aux portes de la ville, où les soldats des ca-
sernes se réunissent aux filles des manufac-
tures voisines pour y danser le flamenco les
samedis et dimanches soirs; les autres jours
de la semaine, la posada est morne, rentrée
au rang de simple débit de refrescos pour ou-
vriers et paysans.
Nous acceptons. « Mais il ne faut pas vous
enthousiasmer d'avance, nous prévient notre
guide, vous ne verrez là ni jolies filles ni cos-
tumes flamboyants, mais la lie du peuple, des
ouvrières de fabrique et des filles de cuisine,
des charretiers et des soldats, des soldats
surtout à cause du voisinage des casernes; on
danse de cinq à sept heures, dès la soupe
l68 BARCELONE
avalée dans les chambrées. La soupe, je veux
dire le verre d'eau et le pain sec, régime ordi-
naire de l'armée espagnole, sauf le jour de la
fête de la reine-régente, le 14 Juillet de tra
los montesy où Ton célèbre cette réjouissance
par une bisque aux pois chiches et un verre
de vin pur (s/c), et deux heures après les mu-
siques cessent, tous les soldats n'étant pas
permissionnaires. Il faut donc nous hâter, si
nous voulons voir quelque chose, car voici la
nuit. — « Mais c'est Tarrière-boutique du
troquet de Vincennes ou de Grenelle, où la
troupe danse deux fois la semaine, le bal-mu-
sette de l'ancien Salon de Mars, hasarde un
Français de la bande. » Nous le faisons taire,
il ne fait pas bon plaisanter, même à Barce-
lone, avec la susceptibilité espagnole; d'ail-
leurs la nuit est tout à fait tombée, et la Ram-
bla toute blanche de lumière électrique, four-
millante de promeneurs, resplendit, car c'est
ainsi, la lumière électrique éclaire tout Bar-
celone, elle est à Madrid, on est en train de
\
LES RUES CHAUDES 169
l'installer à Valence, les sierras Morenas et
leurs défilés, autrefois redoutés du touriste,
en seront inondés d'ici huit mois : nobis hœc
otiafecil Lopez, le banquier de toutes les Es-
pagnes, fermier-entrepreneur de l'électricité,
baron Haussmann de ces États Mal-Unis de
demain.
Nous avons quitté la Rambla. Précédés par
la capa de notre guide, nous nous engageons
dans des rues étroites et sinueuses, mais sin-
gulièrement éclairées aux rez-de-chaussées,
autant de refrescos^ de débits de vin et de bo-
degaSf rez-de-chaussées en contre-bas de la
rue, emplis de blouses courtes d'ouvriers des
champs, de vestes rondes d'Aragonais et
d'uniformes de soldats. Au seuil de ces éta-
blissements des silhouettes de femmes se
tiennent immobiles, drapées dans de longs
châles de laine clairs, gris ou blancs; des
■
jupes d'indienne rose ou bleu pâle à volants
frôlent la cheville et laissent voir un soulier
découvert; une marmotte de soie de couleur
10
I 70 BARCELONE
vive est nouée sous le menton; d'autres se
tiennent assises sur une chaise dans d'équi-
voques allées de maisons, le front sous un
quinquet huileux qui les découpe étrange-
ment : un escalier s'aperçoit dans le tond.
Elles ont toutes Tair résigné, une pose lasse,
comme abandonnée de bêtes domptées et pas-
sives; tout regard semble absent de leurs
grands yeux noirs. A l'angle de l'une de ces
rues une pharmacie, où l'on guérit, s'il faut en
croire les annonces dorées, les maladies se-
crètes, raconte éloquemment où nous sommes ;
oui, nous y sommes, mais toutes ces maisons
sont libres, libres les calmes et placides mar-
chandes de galanterie en châles de laine blancs.
Ici, la prostitution n'est soumise à aucun con-
trôle, mais la prostituée ne peut ni provoquer
ni circuler dans les rues, d*où le silence, le mu-
tisme de ces rues chaudes hantées d'immobiles
manolas. « Le quartier français », nous révèle
notre guide, et comme nous nous récrions,
la capa veut bien nous expliquer que Bar-
-— J6
LES RUES CHAUDES I7I
celone a toute une population de réfugiés
français plus ou moins brouillés avec la jus-
tice de leur pays, chevaux de retour, con-
damnés en rupture de surveillance ou de
ban, tous, à les entendre, expiant un délit de
droit politique, en général assassins ou vo-
leurs, Técume même des ports de Marseille et
de Toulon : laquelle population tient ses as-
sises dans ces rues, y a ses cafés, ses lieux de
rendez-vous et ses repaires, d'où le proverbe
en cours à Barcelone : « A Barcelone, pour
un Français un Français est bien plus dange-
reux qu'un Catalan. »
Cette révélation nous incite peu à lier con-
naissance, nous pressons le pas, timidement
hélés de place en place par une robe rose à
châle blanc; nous arrivons devant un triste
parallélogramme de prison ou de caserne, nous
nous engageons sous des voûtes ruinées, lon-
geons de hautes murailles autrefois à créneaux
et débusquons enfin par une poterne sur une
large route de banlieue, en dehors de la
172 BARCELONE
ville : des bruits de charrois traînent vers le
port.
Nous sommes au pied des anciens remparts
de Barcelone... Au loin, sous les feux de lu-
mière électrique miroite la mer; ils ont une
haute et fière allure, ces remparts. Devant
nous, la masse énorme et noire de Monljuieh
et, se profilant dans le bleu sombre de la
nuit, des toits de fabrique et des cheminées
d'usine.
Nous croisons des groupes de soldats, se
hâtant vers la poterne que nous venons de
quitter, tous regagnent la ville. « Trop tard,
fait soudain notre guide, nous nous sommes
attardés dans le quartier français, le bal est
fini, ce sera pour demain soir. »
IV
LE FLAMENCO
Un hangar s^ouvrant de plain-pied sur Une
grande route bordée de murs d'usine et de
terrains vagues; ça et là un quinquet trem-
blote d'un jaune d'huile, tandis qu'au loin,
vers la gauche, un halo de lumière électrique
dénonce Barcelone.
Dès l'entrée, un comptoir revêtu d'étain,
le zing de nos chauds de vin de barrière :
pas de plancher, de la terre battue et de&
murs blanchis à la chaux, le long desquels
10.
M . -i.
T".
174 BARCELONE
court à hauteur d'homme une galerie de bois
découpé : deuxportes peintes en rouge donnent
sur cette galerie, des oignons et des courges
pendent, ça et là, accrochés aux balustres.
Nous sommes dans la posada annoncée
hier au soir et, qui mieux est, nous sommes
attendus : le Barcelonais, qui s'est mis si
espagnolement à notre disposicion^ a bien fait
les choses ; il a commandé au quartier d'ar-
tillerie un Sévillan célèbre dans la garnison
par ses talents de guitariste; et tout un piquet
d'honneur a tenu à accompagner Peppe, qui
doit chanter le flamenco devant les touristes
français. Chose étrange, ils ont l'air en sucre
candi, les artillores de la Reyna gubernatora,
et malgré leur uniforme visiblement en loques,
ils ont, sous leur hideuse casquette de cuir
bouilli et leur affreuse veste bleue à parements
rouges, un aspect propret et enfantin de
soldats de plomb ; on ne peut plus déconcer-
tants, ces trop jolis soldats dans cette équi-
voque posada de barrière, où entrent de
*rt8nfc*-a-w&--
LE FLAMENCO I75
minute en minute, drapés de couvertures et
guêtres de cuir fauve, des amateurs de danse
à mines de forbans.
Au fond, sur une estrade, un orchestre a
pris place : trois musiciens aragonais à visages
de bandits sous le foulard noir noué en serre-
tête, culottes trouées et vestes couleur tan.
Des filles, le châle d'indienne à fleurs croisé
sur la poitrine, presque toutes coiffées en
marmottes, Tair de bonnes à tout faire, cir-
culent parmi cette canaille. Une assez jolie,
grande, mince et haute en couleur avec des
sourcils si réguliers, si fins qu'ils semblent
tracés au pinceau au-dessus de ses grands
yeux noirs, se promène escortée de deux
ordonnances : pour la courtiser, ses galants
tirent de leur poche des amandes et des noix
qu'avant de lui offrir ils cassent sous leurs
dents ; Técorce enlevée, la belle avec des
gestes vifs de guenon saisit Tamande ou la
noix sèche et, impassible, sans un mot, la
croque à son tour. Elle a d'ailleurs un sourire
"m
176 BARCELONE
écarlate et blanc qui lui fait le tour de la tête,
trente-deux grains de riz dans une grenade
ouverte, et des cheveux luisants ramenés sur
les tempes en coques de satin noir : au
Moulin-Rouge, costumée par Landolf, cette
fille évidemment ferait recette entre Otero et
Duclcrc,
Une note : cette foule est relativement
silencieuse, un vague bourdonnement emplit
à peine cette salle... Nous sommes loin des
cris, des ohé du chahut et du vain brouhaha
de nos bals d'ouvriers rigoleurs et braillards.
Ce silence et cette dignité d'une race méridio-
nale nous étonneront d'ailleurs à travers toute
l'Espagne. Accotés au comptoir, nous atten-
dons.
Sur un signe de notre guide, l'artilleur
sévillan, commandé pour la circonstance,
prend place sur une chaise dans un coin du
hangar, croise une jambe sur l'autre et,
pinçant sa guitare, il commence : on enten-
drait voler une mouche maintenant.
LE FLAMENCO I77
A la fois gutturale et douce avec d'étranges
portements de voix, la chanson gémit, mono-
tone : la guitare la soutient à peine, moins
que pincée, touchée du bout des doigts ; de
temps en temps la main du chanteur se pose
à plat sur les cordes, étouffant toute sonorité,
et tandis que la musique gronde assourdie,
la voix alors s'enfle, se gargarise pour ainsi
dire avec elle-même et devient rauque, dé-
chirante comme une invocation, un chant
de muezzin, un appel à Allah, et c'est triste à
pleurer, d'une tristesse prenante, navrante et
qui étonne, cette chanson de danse dégénérée
en plainte et de plainte en prière ; et des
décors s'évoquent de ciels d*un bleu qui brûle,
de. solitudes immenses et d'horizons de sables
derrière des minarets ; on sent gémir en elle
le lumineux ennui accablé de l'Orient.
Mais voilà qu'un des soldats s'est détaché
des rangs des spectateurs et se tient mainte-
nant au milieu de la salle; les bras levés, les
yeux baissés, obstinément fixés au sol, il
lyS BARCELONE
piétine sur place, d'abord lentement, puis
plus vite et plus vite encore avec une sorte de
frénésie hystérique, inconsciente. Une fille en
marmotte de soie rayée est venue se camper
devant lui, répétant identiquement tous ses
mouvements, tous ses gestes. Tous les deux,
maintenant vis-à-vis l'un de l'autre, ondulent
sur place, pétrissant rageusement la terre
battue du sol à durs coups de talon; mais ils
ne se regardent pas, leurs paupières sont
closes et leurs yeux s'évitent ; ils les tiennent
énergiquenient fixés sur la pointe de leurs
chaussures; et la guitare grince et le flamenco
monte, s'enfle et s'anime, et comme un vent
s'élève qui secoue cette salle; des éclats de
voix répondent^ et d'autres couples se sont
campés face à face, et maintenant dans toute
la posadçiy filles et gars trépignent sur place,
les bras levés, tordus en cadence. Le
danseur bondit à gauche et la danseuse à
droite, et leur buste reste droit sur leurs
hanches oscillantes, tandis que, pris de folie,
LE FLAMENCO I79
les pieds s'agitent éperdument, frénétiquement
sur le sol; et sous les paupières aux longs
cils baissés, les prunelles demeurent invisibles,
le regard s'obstine à se dérober, comme reculé
dans une extase, tandis qu'un mystérieux
rictus tire les lèvres épaisses sur des dents
courtes et blanches d'une dureté éclatante,
des dents de nègre africain retrouvées dans
un bestial sourire sur toutes ces bouches
espagnoles.
Toute la posada hurle et danse, convulsion-
naire, prise d'une fureur endémique; le secret
de la danse des morts, dont s'épouvantèrent
trois siècles du moyen âge, vient de nous
être révélé dans un bal de barrière par des
filles à soldats et des débardeurs de port.
BARCELONNETTE — BLEU ET ARGENT
Bleu et argent : c'est la Méditerranée à
Barcelonnette, le quartier des pêcheurs à Bar-
celone.
Là, vis-à-vis Tancienne terrasse de la ré-
cente Exposition plantée de palmiers comme
celle de Monte-Carlo, la mer s'étend d'un
bleu de lapis qui, sous le soleil d'hiver, prend
des luisances de soie et blêmit par place,
lundis que l'indigo du ciel, encore avivé par
le vert sombre des palmiers découpant là
leur feuillage épanoui, se fonce à l'horizon.
BARCELONNETTE ' l8l
mais tourne légèrement au mauve au-dessus
des montagnes de la côte, montagnes aux
crêtes molles et comme paresseusement
abaissées vers la grève et évoqtjant scus ce
ciel hivernal d'Espagne je ne sais quelle
vision de baie de Naples et de Capri.
Dans des jeux de lumière, des petites villes
apparaissent toutes blanches avec leur tasse-
ment de maisons en terrasses, dans le vallon-
nement des collines lointaines.
Et sur le bleu limpide des vagues, des
flottilles de goélands semblent, entr'aperçues
du rivage, une magique éclosion de nénuphars
d'argent.
Nénuphars sans feuilles, dont la brusque
envolée emplit soudain le ciel d'une ribambelle
de larges papillons blancs.
Sous le soleil leur dos soyeux étincelle,
scintille. Oh ! comme soupire un des plus
nostalgiques poèmes de Judith Gautier, ca-
resser le plumage vierge du goéland !
Sur la grève, les pieds nus dans le sable,
II
l82 BARCELONE
des femmes, des hommes et des enfants tirent
une senne; ils s'essoufflent, tous attelés à la
corde tendue dont le bout plonge dans la
mer et, sous leurs loques ensoleillées, les
hommes, le pantalon relevé sur des mollets de
bois durci, les femmes brunes comme des
olives sous leur marmotte d'indienne rou-
geâtre, les enfants, noirs comme des Maures,
toute cette canaille vermineuse et tannée fait
songer, malgré qu'on en ait, à quelque
fantasque marine de Vernet, où le peintre
aurait oublié de poser son décor habituel
de roches percées à jour et de phares déman-
telés s'élançant au bout d'un môle, comme
dans une toile de théâtre.
VI
OR ET ROSE
Or et rose, c'est encore Barcelonnette avec
ses maisons carrées recouvertes d'un crépi
rosâtre, ses rues coupées à angle droit, ses
terrasses à balustres en tuiles ajourées, ses
voies étroites et régulières débouchant toutes
sur la mer, ses balcons où pendent des linges;
et, malgré la boue grasse et la saleté de ses
calles et leur odeur de marée et de choux
aigres, or et rose, c'est encore Barcelonnette
avec sa nuance uniforme et doucement teintée
de poterie d'argile et de vieil alcarazas.
184 BARCELONE
Au coin de toutes les /ues des écorces de
melon, des pelures d'orange et, aux grilles
des fenêtres, de rutilantes loques mettent
dans Barcelonnette une atmosphère jaune,
comme une poussière d'or. A côté de la puan-
teur inhérente aux villes espagnoles, tout à
coup une odeur fraîche et fine de vanille ou
d'anis vous surprend : c'est une aguardiente
ou débit d'anisette, dont la boutique obscure
s'ouvre en contrebas de la chaussée : des
épauletles de soldats et des bonnets catalans
s'entrevoient dans le fond.
A part quelques gamins en guenilles, les
rues de Barcelonnette sont désertes, toute la
population étant, à cette heure du jour, en
mer ou sur le port. Devant la porte d'une
caserne, des artilleurs de la Reyna, noncha-
lamment renversés sur des chaises, fredonnent
un air d'Habdnera tout en grillant des ciga-
rettes ; il ne leur manque plus qu'une guitare :
ce farniente de tout un poste est un spectacle
très espagnol.
OR ET ROSE 185
Dans une calle voisine file et trotte, en se
déhanchant devant nous, un casaquin élimé de
velours sur une jupe de soie verte, tournure
lourde et taille épaisse ; mais le pied chaussé
de satin noir est menu et cambré, charmante
et fine est la cheville, moulée dans un bas de
soie noire à coins brodés. Le casaquin noir
se retourne et nous montre un gros visage de
maritorne aux lèvres bestiales et sanglantes,
outrageusement plâtré de fard; puis il dis-
paraît englouti dans une boutique de blan-
chisseuse : une boutique de blanchisseuse,
c'était indiqué auprès de la caserne. Madame
blanchit les militaires, porte le linge à domi-
cile et recoud au besoin les boutons des
clients.
C'est décidément partout la même chanson
en France, en Italie, à Londres et en Es-
pagne.
Avant de quitter tout cet or et ce rose, une
délicieuse apparition !
- A Tangle de deux rues, le pied appuyé sur
l86 BARCELONE
une borne et hanchant forcément un peu,
mais crânement posée, telle une fière sta-
tuette, une adorable petite Barcelonaise :
quatorze ans à peine , une marchande d'o-
ranges, de pois chiches, d'amandes et de
noix, car toute sa marchandise gît étalée à
terre, à même la boue, dans d'immenses
couffes.
Vêtue d'indienne et de percale à fleurs,
mais avec quelle science de couleurs ou quelle
coquetterie de hasard ? jupe blanche ramagée
de mauve, taille rosâtre à dessins jaunes et,
sur les lisses et brillants cheveux noirs, je ne
sais quelle tache fantasque et éclatante,
notre marchande (marchandera qui peut-elle
vendre dans cette morne rue de ville morte)
montre au ras de sa robe écourtée les deux
plus jolies jambes, moulées dans des bas de
soie rouge {sic)^ mais chaussées de sabots!
Les femmes de ce pays ont décidément des
pieds, des chevilles et des mollets charmants.
Du haut de ses grands yeux étonnés et lim-
OR ET ROSE 187
pides la petite marchande d'oranges nous
regarde passer, immobile, fièrement ; dernier
détail, elle a le plus délicat profil et sa chaude
pâleur (est-ce un effet d'optique ?) nous paraît
toute rose.
Barcelonnette se serait-elle incarnée pour
enchanter nos souvenirs nomades dans le
corps souple et mat de cette enfant ?
-^:.
VII
ARGENT, OR VERT ET CAPUCINE
Sur un ciel de flamme, zébré d'orange et
d'or el tournant vers le zénith au vieux cuivre,
des agrès, des cordages, des voiles latines
carguées autour des mâts et, dans le haut des
vergues, des filets couleur de tan qui sèchent
et semblent avoir gardé des piastres et des
sequins dans leurs mailles, dorées qu'elles
sont par ce soir éclatant.
Au bord des quais une mer qui verdit,
devient bleu de turquoise et se paillette ,
également métallique, dans cet ambre en
ARGENT, OR VERT ET CAPUCINE 189
fusion avec, de l'autre côté de la rade, les
paquebots et les steamers de commerce à
quai de Barcelone : le port de Barcelonnette
au soleil couchant.
Et là, au pied d'une espèce de môle-pro-
menade, la pointe aux manteux de tous les
ports du Midi et de TOrient, une population
affairée et remuante de Catalans basanés,
allant, virant et voltant, jambes nues, les
pieds chaussés de l'espadrille blanche, le cou
découvert dans la chemise de toile bise et
leurs voix gutturales se confondant dans un
immense et tapageant rauquement.
Au ras même des quais, des gars sont
accroupis auprès d'immenses couffes, où pal-
pitent comme du blanc de perle, de la nacre
et du vif argent ; ça et là du corail rose
humide apparaît, luit et coule dans tout ce
givre et cet argent mouvant. C'est, se déta-
chant en vigueur sur d'énormes feuilles de
choux, la pêche des habitants de Barcelon-
nette : dorades écaillées d'azur tendre, comme
II.
190 BARCELONE
prismatiques, calamares pareilles à de vivantes
opales qui se liquéfieraient, à la fois molles
et grasses, langoustines transparentes du gris
vitrifié des crevettes, soles et salmonettes, la
salmonette, le régal préféré de tout homme
du Midi, et, parmi toutes ces viscosités dia-
mantées et brillantes , je ne sais quelles
anguilles jamais rencontrées autre part, d'un
rose de perle rose ou de fleur de pêcher, de
vrais joyaux fluides et gluants.
De temps à autre, un des pêcheurs accrou-
pis à un lointain appel répond par un cri
rauque, charge d'un tour de main sa couffe
de poissons et, l'épaule haule, s'éloigne en
courant : il rejoint à pas vifs, rapides, le pas
à talon détaché des coureurs antiques , un
autre peint du môle où des groupes d'ombres,
hommes et femmes du peuple, s'agitent et se
démènent en formant de grands cercles,
hanches à hanches et les bras aux épaules,
autour d'un autre homme invisible hurlant.
La vente à la criée ! Étranges, ces espèces
ARGENT, OR VERT ET CAPUCINE I9I
de rondes humaines, se silhouettant en noir,
au bord de cette mer d*or vert, sur ce cré-
puscule saignant.
Assises au rebord du trottoir, les coudes
aux genoux, dans des poses attentives et
lasses, des femmes de pêcheurs vêtues d'in-
diennes à fleurs sont là, au pied du môle,
attendant.
Non loin d'elles, installé dans une guérite
entre trois alcarazas et des poteries espa-
gnoles, un vieux matelot débite de Vagua
fresca à un maravédis le verre et des sirops
d'amande et de limon : ce que Vagua fresca a
de succès. . . Il y a toujours un client devant
Tétroit comptoir et le^ vieil homme n'arrête
pas de rincer.
D'ailleurs, ce que cette agua fresca es
réconfortante au goût et pure et glaciale.
L'eau est une des rares merveilles de l'Espagne,
elle y est partout exquise : cette eau-là, à
Paris, se vendrait dix à vingt francs le verre
Tété, dans un grand restaurant.
192 BARCELONE
Cependant dans ce décor somptueux, tout
d'argent, d'or vert et d'écarlate, une fausse
note : pour regagner la rive opposée et les
quais de Barcelone, nous prenons un bateau-
omnibus où Ton navigue au son d*un piano
mécanique : un Catalan carnavalesque y moud
à tour de bras, inexorable et fier, la Valse
des chopines.
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II
VALENCE
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LA HUERTA
Une lueur rouge , filtrant à travers les
stores hermétiquement clos du wagon, nous
éveille en sursaut et nous voici nous pressant,
toutes les glaces baissées, aux portières...
Un vent frais nous saisit en même temps que
le plus étrange spectacle nous arrache un
spontané cri d'enthousiasme.
Se détachant en vert vivace sur des terrains
rougeâtres, mais d*un rougeâtre de brique
pilée, défilent devant nous d'innombrables
196 VALENCE
orangers. Massés en boule avec leur feuillage
à la fois luisant et tendre, ils sont là par cen-
taines, que dis-je, par milliers, et dans leur
verdure éclate, avec Tintensité de lanternes
vénitiennes, le jaune orange de leurs fruits,
les feuillages en sont comme éclairés... A
rhorizon, court sur un ciel dur, couleur de
turquoise, une muraille rocailleuse de mon-
tagnes transparentes, des sierras en dents de
chacal, aux cimes les plus follement échan-
crées, tour à tour apparues de porphyre ou
d'améthyste, selon T ombre portée de leurs
contreforts, ravinées, déchiquetées, successive-
ment violettes, mauves et bleuâtres, toujours
chimériques de nuances et de contours et sur
cet horizon de contes de fées file invariable-
ment le vert, criblé d'oranges, des vergers
d'orangers.
Nous sommes dans la Huerta ou la cam-
pagne de Valence. La richesse même de la
ville et du pays, cette vaste oasis entourée de
montagnes, à Tabri des vents et du froid, où
LA HUERTA I97
toute une province s'adonne exclusivement à
la culture des orangers ; tout autour et plus
loin l'Espagne stérile, empierrée et pouil-
leuse !
« Valence I la belle Valence I » ce cri carac-,^
téristique de nos Décembres parisiens, en-
tendu sous la brunie et la pluie dans toutes
les rues voisines des théâtres et des gares,
nous reporte tout à coup au milieu des bara-
quettes du jour de Tan et des étalages des
camelots, à la Madeleine et au boulevard.
Ohl la voiture de la marchande d'oranges,
brouettant sa marchandise sous le fallacieux
éclairage d'un réflecteur en papier rouge !
Mais voilà que le paysage, tout à l'heure
apparu si rutilant dans je ne sais quelle lueur
de féerie, vient de pâlir et de se faner subite-
ment. Les terrains d'un beau rouge de piment
sont devenus ocreux, comme de la simple
argile ; la verdure des orangers s'est décolo-
rée, les montagnes elles-mêmes ont perdu
leur transparence, elles sont tout bonnement
-W V <».
••»,
198 VALENCE
pierreuses, incultes et pelées et moutonnent
en grisaille sur un ciel platement bleu ; les
vergers d'orangers seuls continuent d'être
criblés de fruits; la clarté rose qui nous avait
éveillés en wagon s'est également évanouie,
et la lumière incolore du jour a remplacé le
magique incendie de Taurore Baissante sur
les jardins de la Huerta.
Cette partie de l'Espagne aurait-elle le
fameux rayon vert des pays des tropiques ?
II
VALENCIA DEL CID
Une désillusion, cette grande ville plate^
éparpillée, confuse dans son plan, et, comme
une ville de jouets d'enfants dressée au ras
d'un banal tapis de table, laidement bâtie en
plaine, sans pittoresque, presque sans monu-
ments et combien loin de la Valencia del Cid
qu'on s'imagine et d'après les chroniques et
d'après les romances.
Sans monuments, non, une cathédrale, mais
d'architecture hybride, cintres romains et
portail de style jésuite, de nombreuses églises,
r
\
200 VALENCE
mais toutes déshonorées par ce goût étrange
de la décoration rocaille qui détonne et étonne
dans toute l'Espagne; et par les rues étroites I
et d'aspect maussade, sur toutes les mai-
sons excessivement hautes, l'atroce abus du j
badigeon déjà signalé à Barcelone. Elles sont
infâmes, ces maisons, avec leurs façades étran-
glées (deux fenêtres à peine par façade), leurs
balcons à tous les étages, leurs toits de tuiles
rongées par le soleil et leur teinte jaune
serin, bleu savon, rose pompadour ou vert
d'eau, aggravée de fresques en grisailles re-
présentant des volutes et des chicorées
s'étendant du cinquième étage à leur rez-de-
i
chaussée : le crépi s'en écaille, montrant le
rouge de la brique comme le sang d'une
plaie, partout le plâtre se lézarde : d'autres
en simple pisé s'effritent avec de faux airs
d'étables; et sur cette misère, cette incurie et
ce luxe minable un froid soleil d'hiver, un
ciel veiné de blanc sur azur cru répand une
tristesse, une indicible mélancolie.
VALENCIA DEL CID 201
Dans les rez-de-chaussées, un encombre-
ment de boutiques à l'instar de Paris, bijou-
tiers, tailleurs, modistes, papetiers ; nous
trouvons chez Tun d'eux les photographies
de Mlles Brandès et d'Émilienne d'Alençon
en monlre..., à Valencia del Cid, oui mesde-
moiselles! Une population bigarrée: Valen-
ciens drapés dans d'assez étranges couver-
tures de laine à dessins noirs et verts, jaunes
et rouges, coiffés de mouchoirs serrés sur le
crâne, Andalous en culotte collante et veste
sanglée, femmes de la Huerta vêtues d'in-
diennes voyantes ont beau se démener, se
croiser et s'agiter ; l'impression de ces mai-
sons maquillées et lézardées persiste. Une
sensation s'affirme de ville en carton peint,
de portants de coulisse et de vieux décors de
rebut pour théâtre de banlieue ou de faubourg
parisien ; des cages à poulets, des courges,
des poteries ébréchées et de vieilles balustres
à claire-voies pourrissant pêle-mêle sur les
terrasses iaggravent encore cette mauvaise
202 VALENCE
impression de factice et de minable ; on attend
toujours le coup de sifflet du régisseur qui va
mettre enfin ordre à ce gâchis de toiles de
fond et la venue du machiniste qui, de ce plâ'
tras et de ces cartonnages, va bâtir la place
de la Fille mal gardée ou de la Mule de l'Al-
cade, La population elle-même, avec ses cos-
tumes espagnols maladroitement mélangés de
moderne, ajoute à ce malaise en vous don^
nant ridée de vagues figurants. Ainsi, les rues
sont pleines de capas circulant fièrement
pleines de morgue et en silence, mais ces capas
arborent des melons à dix francs ou des cas-
quettes anglaises; des paysans, pieds nus
dans les alpargatas, ont sur leur crâne rasé
des articles-coiffures du Bazar du voyage ; i^
n'y a pas jusqu'aux femmes qui dans leurs
indiennes à fleurs, sous ce ciel frisson-
nant d'hiver, n'évoquent le souvenir de pou-
pées de massacre, les poupées coloriées aux
oripeaux fleuris de nos fêtes foraines.
Il- faudrait du soleil et de la chaleur sur
k
g*-.-- ^. ^ «_--,., -.j^. .
Frr^î^*^;*^?*^
YALENCIA DEL CID 203
tout cela ! il est certain que ville et habitants
seraient tout autres en juin et juillet, en pleine
agitation dtferia! Comme Ta dit Théophile
Gautier, il faut visiter les pays dans leur sai-
son, les pays chauds en été et les pays froids
en hiver, et le printemps est la vraie saison
de TEspagne ! J'ai pourtant tout lieu de croire
qu'on ne nous y reprendra pas.
III
LES MENDIANTS
Et leurs mendiants ! Goya n'a ni rêvé ni
inventé, il a vu et il a rendu, mais il a rendu
en artiste, paraphant ses dessins d'une griffe
de lion.
Le pays du cauchemar, c'est l'Espagne. Qui
a croisé alentour de ses églises les faces rica-
neuses et grimaçantes de ses mendiants a
connu les angoisses de Smarra.
D'ailleurs, qu'allions-nous faire dans cette
cathédrale ? Elle ne nous disait rien qui vaille,
malgré sa haute tour octogone en forme de
LES MENDIANTS 205
minaret, el Miguelete ou Micalet en valencien,
du nom de sa grande cloche consacrée à l'ar-
change saint Michel, et puis où retrouver
l'inoubliable impression de la cathédrale de
Barcelone, toute de mysticisme et de pieux
effroi ! Mais que faire à l'étranger, à des cent
lieues de France, à la tombée de la nuit, quand
on sait qu'il n'y a rien pour vous à la poste res-
tante, pas un journal français dans les cafés
bondés de monde d'une heure à cinq, mais
subitement vides en Espagne à l'heure chez
nous grouillante et fourmillante du vermouth;
que faire, sinon entrer dans une église et là,
. dans le clair-obscur des chapelles à la Ma-
done, aux lueurs d'une veilleuse agonisante,
se pénétrer de couleur espagnole !
Nous poussons le tambour de la porte Seô,
gardée par quatre ou cinq pauvresses à mines
encore supportables sous leurs châles de laine
et leur serre-tête douteux : d'ailleurs ces
dames ont apporté leurs pliants et, conforta-
tablement installées sous le porche, elles
12
2ô6 VALENCE
tiennent conciliabale entre un Ave Maria dé-
pêché de leur chapelet et un bout de tétasse
de temps en temps donné à un marmot tei-
gneux, posé auprès d'elles sur un autre pliant
{sic).
C'est à croire qu'à Valence on va mendier
à la porte des églises comme on va chez nous
s'asseoir avec les enfants, au Luxembourg ou
à la Petite Provence. La mendicité doit être
ici l'occupation d'une heure de la journée,
c'est peut-être le cinq à sept des femmes d'ar-
tisans, car, à dire vrai, ces cinq mendigotes
ne sont ni plus haillonneuses ni plus lamen-
tables que les autres femmes jusqu'ici rencon-
trées, mais patience ?
Leurs voix dolentes nous poursuivent
jusque dans la cathédrale ; là nous tombons
sur une cérémonie. La capilla mayor est toute
illuminée, plongeant les bas-côtés dans une
ombre profonde et derrière les grilles dorées,
à la lueur intermittente des cierges, officient,
enfoncés jusqu'au cou dans les stalles de
LES MENDIANTS 20?
chêne, des diacres en surplis et des cha-
noines en pèlerine; un incessant marmot-
tement, à lèvres serrées, bourdonne, mono-
' tone, de temps en temps coupe par les répons
en voix aigres des enfants de chœur. Est-ce le
reflet tremblotant des cierges ou les jeux du
clair-obscur sur ces dos fourrés d'hermine et
ces tonsures! Mais il y là, dans ce cha-
pitre, des figures sinistres, nuques violentes
de meurtrier, mufles carrés et fronts fuyants,
profils de forçats suant la luxure et l'avarice.
Une longue chape violette, ennuagée d'une
aube de dentelles, se .lève et vient lentement
s'agenouiller devant un grand antiphonaire
posé à plat sur un lutrin ; deux robes rouges
d'enfants de chœur raccompagnent. Cette
chape a un cou de taureau, des poignets
musculeux et velus et, avec sa tête courte et
rusée aux lèvres minces, à la pâleur verte,
fait songer à quelque monsignor né pour le
bagne ou à un galérien devenu cardinal. Dans
les bas-côtés, des formes accroupies, femmes
■
208 VALENCE
en mantilles, hommes en capes, non pas à
genoux, mais assis à cropetons, à même les
dalles : une immobilité de statue fige tous
ces êtres affaissés sur eux-mêmes, sans un
geste, sans un mouvement ; un même et sourd
marmonnement, le chapelet qu'on égrène, le
credo qu'on récite, indique seul qu'ils sont
en prière et ils demeurent là des heures.
Ce spectacle est unique, nous ne retrouve-
rons cette foi prostrée qu'en Algérie, dans
les mosquées, où l'arabe en dévotion a la
même attitude accroupie, la même immobi-
lité adorante devant un verset colorié du
Koran.
Au pied des piliers, dans les angles, en
retrait des chapelles, gisent d'autres formes,
dont quelques-unes étroitementtassées contre
les autres, paquet douteux de loques et de
haillons et voilà que des mains sèches et
jaunâtres ?e tendent et que des faces rongées
d'ulcères affreux se montrent : faces sans nez,
visages aux yeux éteints roulant sous une taie
"N
LES MENDIANTS 209
OU nageant, horriblement bleuâtres, entre des
cils sanguinolents.
C'est la théorie des mendiants qui com-
mence ! Nous hâtons le pas pour sortir, mais
voilà maintenant que ces tas immobiles de
hardes et de vermines se meuvent et pullu-
lent et coulent entre nos jambes, s'accrochant
à nos habits, nous prenant au mollet ; et des
bouches ignobles, des bouches qui ricanent
en voulant supplier, vous implorent; tout cela
rampe et grouille autour de nous avec de longs
bras ossifiés qui tout à coup se développent
comme pour un enlacement ; un cauchemar
vivant nous entoure, un délire de hideurs
nous obsède; non, Goya n'a rien inventé...
Nous avions déjà vu, dans son œuvre, ces
faces de goules et de cadavres, ces bouches
en tire-lire contractées par de fangeux rictus,
ces fémurs décharnés, ces moignons en ten-
tacules de pieuvre, ces culs-de-jatte, ces nez
bubelés de verrues et de poils, ces yeux
comme des charbons éteints dans du sang;
12.
210 VALENCE
et cela sautèle, et tac, tac, avec un cli-
quetis de baquets, de béquilles, nous monte
et grimpe aux hanches. On a la sensation de
marcher sur un tas mouvant d'araignées et de
crabes qui s'écrasent enfuyant; ai-je mis le pied
sur le ventre mou d'un crapaud?... J'en ai eu
comme le cœur décroché et flottant; non,
j'ai failli me buter sur un goitre de vieille
temme hydropique qui se traîne à mes trous-
ses, en bêlant...; enfin, nous gagnons la porte
delMigueletej celle de la grande Tour, et enfi-
lons la rue de Saragossa, harcelés par trois culs-
de-jatte à moignons, lépreux, louches et bor-
gnons qui nous montrent de loin le poing qui
leur reste et nous insultent en sautelant.
IV
LES PROCESSIONS
Après les rues les squares poussiéreux,
' abandonnés, plantés d'arbres malades, avec
des marchands de sucreries en plein vent,
dont le commerce problématique demeure une
des énigmes de TEspagne : des gens bâtis en
Hercule, les jambes nues, fièrement drapés
dans la couverture de cheval dont le peuple
ici fait son manteau, stationnent des journées,
indolemment assis devant une petite table où
sèchent au soleil quatre ou cinq général Prim
en caramel et autant de sucres d*orge; d'ail-
(^w»n.
■ST!
212 VALENCE
leurs aucun appel au client; de temps à autre
un cri guttural dont le marchand se gargarise
comme pour son propre plaisir et c'est tout :
un peu plus loin, dans une embrasure de porte,
une paysanne emmitouflée de châles, crie pour
l'amour de Dieu des billets de la Loterie I ! !
de ci, delà, des passants circulent, silencieux,
sans hâte, sans un geste, avec une morgue
triste, les yeux brillants comme du jais.
Navrés, nous en arrivons à feuilleter notre
guide : Santa-Catalina, ancienne mosquée.
La tour est une des plus élégantes et des
plus légères de Valence. — Santos-Juanes, on'
y signale les fresques de Palamino, des mar-
bres de Gênes; San-Salvador, — San-Bar-
tholotne ; Tautel du Saint-Sépulcre date^ dit-on,
du règne de Constantin le Grand, etc.
On nous a vanté, à la fonday Thôtel du mar-
quis de San-Andrès comme une des merveilles
de la ville. Le garçon nous ayant assuré que
c'était à deux pas, sur la foi des traités nous
voulons bien nous y rendre : en effet, presque
LES PROCESSIONS 213
derrière notre fonda, à quelques mètres du
mouvement commercial de la calle des Cabal-
lerosy se cache un quartier glacial, formé
d'anciens hôtels de nobles et de ruelles moi-
sies, quelque chose comme les rues Cassette
et Garancière de notre Paris, et là, sur une es-
pèce de placette, nous découvrons la merveille
annoncée.
Aimez-vous Tornementl On en a mis par-
tout.
Il est princier, cet hôtel San-Andrès, mais
c'est le triomphe du mauvais goût. Les chico-
rées, les volutes, les nœuds enrubannés et les
lacs d*amour écrasent littéralement Tencadre-
ment des portes et des croisées; une inquié-
tante superfétation de fleurs et d'attributs en
mange et dévore la façade comme une lèpre.
Du porche principal aux balcons ouvragés
des fenêtres, ce ne sont que guitares et mu-
settes enguirlandées ; que dégringolades de
Cupidons fessus; le tout, d'ailleurs, est en
bel et bon plâtre, en pâtisserie^ selon l'argot
\
214 VALENCE
de Touvrier de Paris, mais en plâtre teinté,
maquillé en faux-marbre et, autant que pos-
sible, harmonisé aux fresques des murailles;
car il y a naturellement des peintures à fres-
ques partout où les moulures ont épargné le
crépi. C'est Tarchitecture classique des Eldo-
rado dans les Pilules du diable, Nigaudinèseï
Séringuinos s'évoquent très bien dans ce pa-
lais.
A quelques pas delà, dans le silence d'une
rue déserte, nous croisons la plus étrange
procession d*enfants. Vêtus de soutanes vio-
lettes, enlinceulés de surplis avec, au front, le
noir de larges barettes, s'avancent gravement
deux rangs de bambins, dont l'aîné a bien dix
ans au plus. Un long crucifix d'argent ouvre
la marche, tenu à pleines mains par un de
ces petits évoques et derrière, au milieu du
cortège, oscille, portée à brancard sur les
épaules de quatre moinillons, une image de
saint coloriée, affublée d'oripeaux, avec une
brinqueballante auréole de métal sur la tête;
■■■taa^is,. M..^M. >h>>. .•^ÊKnÊHtmÊÊÊÊÊmÊÊMttdÊÊ^KÊÊÊÊÊÊKÊÊÊÊÊÊ
LES PROCESSIONS 2 I J
mais ce n'est pas tout. Derrière la civière
d'honneur, qui est-ce qui trottine à pas menus,
conduit à la main par une petite soutane vio-
lette ? le saint lui-même, ou plutôt son image,
» mais en chair et pn os, incarnée cette fois
dans un pauvre bébé frisoté et paré, de quatre
années tout au plus. Accablé d'un manteau
de drap rouge sur robe de laine bleue, une
palme en carton à la main, une large auréole
en clinquant sur la tête, le petit saint trotte
cérémonieusement au milieu d'une escorte
de trente petits prélats. Rasant les murs, une
espèce de Basile à silhouelte anguleuse, à
démarche équivoque, les surveille et les suit;
et les aigres voix d*enfants psalmodient un
cantique et, toutes les deux minutes, carillonne
une sonnette et, dans l'angle des hauts hôtels
fermés, les rares passants s'agenouillent et se
signent.
Oh! dans ce faubourg austère et renfrogné
de Valencia del Cid, sous les nuages nacrés
d'un pâle ciel d'hiver, ce carnaval d'enfants
2l6
VALENCE
V
I
escortant une image parée comme une idole I
ces déguisements dévots, crasseux et gras de
taches, comme toute TEspagne, cette proces-
sion pénétrée de respect et d'effroi religieux
des quarante bambins autour d'une marion-
nette!
i
é
V
LA LONGA DE SEDA
La Longa de Seda (Bourse de la soie) sur la place
du Marché, est un délicieux monument gothique :
la grande salle, dont la voûte retombe sur des ran-
gées_de colonnes aux nervures tordues en spirale
d'une légèreté extrême, est d'une élégance et d'une
gaieté d'aspect rares dans l'architecture gothique.
C'est dans la Longa que se donnent au carnaval
les fêtes et les bals masqués.
Théophile Gauthier : Voyage en Espagne,
Allons donc à la Longa : un dédale de rues
extraordinaireraent étroites et commerçantes
Tenserre d'un inextricable treillis. En en exa-
, «h "■<■>■»
218 VALENCE
minant les boutiques obscures et profondes,
une chose nous charme et nous séduit : cha-
cune de ces calles est affectée à un corps de
métier. Ainsi, dans Tune il n'y a que des étals
de chaussures, dans l'autre rien que des
marchands de vêtements d'hommes; ici, c'est
la rue des drapiers, plus loin celle des orfè-
vres, là se sont installés les fabricants de
vannerie. Nous traversons même une rue acca-
parée par des bouchers ! ! il est vrai que c'est
de toutes la plus infecte et la moins longue...,
mais une rue de la boucherie en Espagne, où
l'on se nourrit de courges, d'avelines et de
pois chiches, à moins qu'on se bourre de fruits
confits djans les confiteria !... la Valencia del
Cid est bien décidément une ville du moyen
âge, chaque corps de métier y a sa rue spé-
ciale et bien à lui; le syndicat y fleurit par
quartier.
Enfin nous voici sur la place du Marché:
une étonnante animation y règne. Longue,
irrégulière, avec, se faisant face, d'un côté la
LA LONG A DE SEDA 219
célèbre Casa Longa et, de Tautre, l'église,
toute dorée par les siècles et le soleil, des
Santos Juanes, cette place est certainement la
plus rutilante et la plus piltoresquement sale
de toutes les Espagnes. Un pourtour de hautes
maisons rougeâtres, effritées, lézardées, avec,
à leurs balcons, toutes les loques poudreuses
du Midi, en fait le plus étrange et le plus co-
loré décor. On ne peut riea imaginer de plus
décrépit et de plus romanesquement minable,
et dame, dans cet espace, tous les piaillements,
toutes les odeurs, tous les relents et toutes
les nuances, depuis la vendeuse de saucisses
chaudes et de fromages jusqu'à la marchande
d'olives et d oranges à l'éclatant éventaire, de
ci de là paré d'un bouquet de fleurs; et des
tas de courges, de noix sèches et d'amandes
et toutes les gammes du vert végétal, poi-
reaux et piments, salades et choux-fleurs, tout
cela jeté à la diable à même des bâches de
toilt étalées dans la boue ou répandu sur le
bois graisseux des vieilles tables. Des régimes
X-,
I
220 VALENCE
de dattes empiètent sur des pièces de coton-
nade, des marinades et des anchois sur l'éta-
lage d'un marchand de nougats; des tartes à
la citrouille et des têtes de mouton se côtoient,
mêlées à de la vieille ferraille ; des orteils nus
de commissionnaires, chaussés de crasse, pa-
taugent à même des pommes, des patates, de
la vaisselle et des bâtons odorants de touron
(le gâteau d'amandes aimé des Espagnols);
et là-dessus des gesticulations de mains sèches
et noires, des haillons de- mendiants^ des san-
dales blanchies à la chaux de paysans, des
lapins, de la volaille, des poteries vernis-
sées d'un beau vert de feuille de nénu-
phar, et dans ce tumulte, cette saleté, cette
orgie de cris, d'appels, d'odeurs et de cou-
leurs... une marchande de dattes et de nou-
gats, toute jeune ma foi, brune et bistrée, avec
un sourire mystérieux de Joconde. Accrou-
pie au milieu de sa marchandise, les coudés
aux genoux, elle a confié sa chevelure dé-
faite, un flot de crins rudes et noirs à sa Tière,
LA LONGA DE SF.DA 221
une vieille Aragonaise, qui bravement la peigne
au peigne fin et, de temps à autre, s'arrête
pour en écraser un sur le bout de son ongle
et puis, tranquille, continue à lisser les che-
veux de sa fille et à lui tuer ses poux.
En France, les dattes et les nougats de la
belle pouilleuse ne trouveraient guère ama-
teur, mais en Espagne cela n'effraie pas le
client, au contraire...
Un peu écœurés, nous entrons dans la
Longa, Gauthier n*a rien exagéré. La grande
salle est charmante avec ses hautes voûtes aux
si fines nervures soutenues par vingt-quatre
colonnes en spirale, huit fûts de cocotiers.
L'architecte de cette salle s'est certainement
souvenu de la végétation orientale; malheu-
reusement, là comme partout, l'édilité fait
des siennes. Toute une équipe de plâtriers-
sculpteurs est en train de regratter l'intérieur
de la Longa sous prétexte de la réparer ! ! !
Colonnes et murailles sont d'un blanc de lait
de chaux, d'un blanc aveuglant de nouvelle
222 VALENCE
mosquée, et ces colonnes et leurs nervures
étaient jadis dorées et peintes; on voit encore
du bleu et du carmin, rehaussé de vieil or, aux
motifs des voûtes..., Enfin, dernier outrage,
aux belles et larges fenêtres à meneaux s'ou-
vrant toutes grandes sur la cour et sur la
place, la même édilité fait poser des vitraux...
des vitraux de couleur, bleu, violet, vert,
orange, des kiosques d'épiciers de la banlieue
parisienne, des vitraux que renierait la plus
infime brasserie littéraire de Montmartre, et
les ouvriers qui commettent ce crime, juchés
sur des échelles dans d'indolentes poses igno-
rées de nos Pilouitt, psalmodient en chœur Je
ne sais quelles notes monotones et prenantes,
comme une plainte mélancolique et grave,
plain-chant d'église ou mélopée d*Orient.
Dehors, devant l'église des Santos-Juanes,
un charlatanesque attelage fait émeute au mi-
lieu de paysans figés : un postillon culotté de
peau blanche, en frac de velours bleu ciel à
la Française, maîtrise pour la galerie quatre
LA LONGA DE SEDA 22^
rossinan^s pompeusement harnachées ; quatre
laquais poudrés, empanachés de plumes, en
livrée argent et ciel, flanquent les coins d'un
char, que nous croyons de dentiste. Cet équi-
page, qu'oserait seule afficher, le Bruns-
wick étant mort, M™* veuve de Rute, est tout
bonnement un corbillard ! velours ciel et ar-
gent..., velours taché, argent terni d'ailleurs,
vieux paillon, vieux galon, ô Espagnes l
VI
LA TUKIA
La promenade à la mode de Taristocratie
de Valence : une longue allée d'eucalyptus
bordée, d'un côté, par le Guadalaviar ou la
Turia, le fleuve de la province, de l'autre, par
des hôtels particuliers, des villas à la mau-
resque et des jardins de roses et d'orangers;
quelque chose comme notre Cours-la-Reinc,
si ce n'est que la Turia se trouve hors la
ville.
Le Cours-la- Reine... en effet, c'est Timpres-
LA TURIA 225
sion que la promenade mondaine des Valen-
ciens nous donne avec son fleuve enjambé par
cinq grands ponts de pierre et, sur la rive
opposée, la morne tristesse d*un empilement
de casernes et d'usines; oui, mais un Cours-
la-Reine qu'une malechance aurait placé de-
vant le quai de Javel. Une/ma (fête foraine),
laferia de Noél installée sur la rive opposée,
devant la manufacture de tabacs, rend l'a-
nalogie encore plus frappante; ces lointaines
musiques d'orgue et ces maigres pétards,
mais c'est la fête des Invalides. Avec cela un
ciel gris et balayé de nuages, un vent aigre
qui secoue brutalement les quelques pâles
roses attardées des jardins, et, sous l'arche de
deux grands ponts de pierre très bombés, en
dos d'âne, qui limitent la Turia, un filet d*eau
jaunâtre, comme de la boue liquide s'écoulant
en rigoles dans une plaine de vase, voilà le
Guadalaviar : un port de mer à marée basse,
même aspect de désolation navrée, même
abandon et mêmes senteurs!!
13-
226 VALENCE
C'est devant cet horizon de banlieue mélan-
colique, que tient à défiler tous les jours, de
quatre à six, quiconque a dans Valence voi-
ture avouable et cheval à Técurie. Cest d'ail-
leurs « dans les deux cents mètres de la pro-
menade » un assaut de luxe et d*élégance,
une bataille courtoise que ne désavouerait pas
le tout-Paris du Bois, allée desRastaquouères,
bien entendu. Nous croisons là des victorias
attelées et des coupés discrets, des livrées
bien coupées, sans galons ni paillons, et suffi-
samment sombres, et cela nous étonne et cela
nous ravit. Enfin, qui mieux est, ces voitures
sont claires, les mors et les sellettes astiqués,
et les chevaux de sang, sans houppes ni pom-
pons, dans de beaux harnais sobres, ont des
robes lustrées de bêtes entretenues.
Des élégantes descendues de voiture font
les cent pas sous les eucalyptus, tout comme
aux Acacias les Parisiennes ; des cavaliers
passent et repassent, qui du buste et du sou-
rire à la fois les. saluent, peut-être un peu trop
-^
fc^fc*^-^ '■ '"
LA TURIA 227
inclinés sur la selle, ces messieurs. Enfin, il
y â des petites mains gantées qui s'agitent aux
portières, d'autres qui font arrêter pour cau-
ser avec un promeneur à pied, et les équipages
prennent la file ; on se croirait à Paris.
Mais, Jésus ! que ces dames sont brunes, et
bavardes et... bruyantes ! Sainte Vierge, que
ces messieurs sont pommadés et vernissés et
nickelés et bien mis ! Que de cravates ponceau,
turquoise et amaranthe, que d'épingles dans
ces cravates et que de bagues à tous les doigts
(nous avions cru jusqu'ici ces élégances le
monopole des courtiers en bijoux du Café de
la Paix ou des Brésiliens du théâtre de Meilhac
et Halévy, encore une illusion perdue I). Quant
aux femmes! toutes chaussées à vous prendre
l'âme, pour la plupart, avec des tailles rondes
et fines, elles ont, hélas, toutes, cette élégance
àe costumes à fourrures et de robes de drap
soutaché remarquée aux allées de Tourny de
Bordeaux comme au parc de Versailles I
elles sont toutes madame la nouvelle sous-
228 VALENCE
préfète ou madame la jeuae colonelle, dont
les robes ont révolutionné mon enfance
provinciale, elles ont toutes la robe dont
toute une ville entière commente durant
un mois la coupe et la facture, la robe de
Paris!!!
Je cherche en vain dans tous ces jeunes vi-
sages à retrouver le type adorable, peut-être
un peu convenu de l'Espagnole comme on la
rêve, ce type exquis qu'incarna une année, au
boulevard, Gabrielle de la Perinne, mais voilà,
on ne revit pas deux fois une impression. Le
délicieux visage, riant, illuminé de Céline
Montaland, mais déjà plus banal et déjà plus
connu, nous ne le retrouvons même pas; et
les plus jolies femmes que nous réussis-
sons à rencontrer se rapprochent toutes ou
de Marguerite Ugalde avec plus d'empâte-
ment ou de Jeanne Granier ; c'est char-
mant, mais ce type ne réalise pas tout à fait
celui que Ton se crée des belles sefioras
blondes !
^■--*^M^**^^^^**'*^'^^*»I ^rf H-lM*^
LA TURIA 229
Blondes ! oui, car dans l'aristocratie les
femmes nées doivent être blondes. La clarté
du cheveu, c'est le sang bleu de l'Espa-
gnole.
De l'autre côté de l'eau, un défilé de lourds
camions^ de longues charrettes « surchargées
de fûts et de tonnes; c'est le retour du Grao,
le port commercial de Valence, situé à deux
kilomètres de la ville : cela se traîne sur la
route défoncée et boueuse avec de rauques
arrachements de ferraille, de durs coups
de fouet dans l'air froid. Les quatre sta-
tues de saintes et saints posées en senti-
nelles à l'entrée de deux ponts, qui bar-
rent la Turia, se détachent en noir sous un
ciel tout à coup, de blême qu'il était, de
venu d'or verdâtre, un ciel crépusculaire qui
fait de saphir pâle, délicieusement bleu,
les cimes de montagnes qui ceignent la
Huerta.
Cfêlées d'argent, elles resplendissent trans-
parentes, mais c'est l'éclair d'une seconde;
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.^ V/^
230 VALENCE
tout est mirage dans ce pays de mensonge et
de lumière. Mal à Taise et grelottant de froid,
nous regagnons Valence par un des ponts de
pierre; celui qui nous conduit le plus près de
la feria".
-.■_ *. -e
vil
CHINCHILLA
QUARANTE MINUTES D ARRÊT
C'est-à-dire deux heures d'attente, de quatre
à six du matin, dans un hangar ouvert à tous
les vents et surtout au vent glacé, humide
encore des neiges qu'il vient de balayer, delà
montagne, car nous sommes au milieu de
hauts plateaux, en pleine Sierra.
Mais ces deux mortelles heures passées
dans le froid du petit jour, enroulés tant bien
232 VALENCE
que mal dans un amas de couvertures et dans
quelle équivoque et sinistre compagnie !
paysans déguenillés, dont les orteils nus voi-
sinent avec nos têtes, Ândalous drapés dans
de crasseuses capas, dont les pans retombent
sur nos épaules, ces deux inoubliables heures
de veille autour d'un misérable poêle sont
un des moindres agréments des voyages en
Espagne.
Tra los Montes ou tout au moins dans les
provinces, que nous traversons, le voyageur
est un colis, rien de plus : aucun confort, au-
cun souci de Texactitude, d'ailleurs départ ou
arrivée, jamais d'heure fixe... Le train part
quand il peut; s'il arrive, c'est une chance, et,
s'il ne déraille pas, on doit rendre grâces à la
Madone et à Saint-Jacques-de-Compostelle ;
car, à partir de neuf heures du soir, chauffeur,
mécanicien, tout le personnel est gris, la voie
depuis Port-Bou jusqu'à Murcie étant encom-
brée de fûts de vin de Valence et d'Alicante,
fûts abandonnés, entassés là et attendant
CHINCHILLA 233
pour entrer en France l'expiration du fameux
traité des droits d'entrée annulé par la Cham-
bre... Tout le commerce des Espagnes est
d'ailleurs ruiné par le nouveau décret et, étant
donné les sympathies non déguisées de la
Reyna Gubernatora pour l'Allemagne, il faut
voir avec quelle cordialité nous sommes ac-
cueillis maintenant dans les provinces Espa-
gnolantes.
Mais revenons aux chemins de fer... ils en
valent la peine. Ils n'ont d'ailleurs qu'une
voie, ce qui donne à réfléchir aux plus aven-
tureux, et cette voie court, libre de toute clô-
ture, sur la foi des traités, à travers la cam-
pagne. La vitesse des rapides est celle de
l'ancienne patache de Brives-la-Gaillarde, il y
a des stations toutes les cinq minutes, comme
sur la ligne de ceinture, et c'est tout juste si
!'on n'arrête pas les trains en marche, à la de-
mande des rateros, (les légendaires brigands
de sierras, aujourd'hui remplacés par les hôte-
liers suisses) pressés de dévaliser les senores
234 VALENCE
francese égarés dans le pays, et le merveil-
leux est qu'on arrive encore à destination,
étant donné et la lenteur et Tinimaginable
longueur des trains, soixante-dix fourgons de
marchandises et autant de wagons, tous, sauf
le nôtre^ de troisième.
• Et là-dedans on fume, on criaille, on miaule,
on piaille, on racle de la guitare (l'Espagnol
taciturne s'anime en voyage) et nous roulons,
nous, depuis bientôt dix heures dans cet
infernal tramway à vapeur. Nous avons
quitté Valencia, la veille, à cinq heures et
demie du soir et nous n'arriverons à Murcie
■qu'à midi moins le quart, onze heures et
demie.
Chinchilla ! Quarante minutes d'arrêt !
Échoués en tas sur quatre bancs, nous sommes
là une vingtaine d'êtres humains à grelotter
sous ce hangar, dans la nuit et le froid; bande
d*émigrants ou peloton de prisonniers dans
un corps de garde!
11 faut dire que nous avons déjà eu cin-
CHJNCHILLA 235
puante minutes d'arrêt, de minuit aune heure,
à Lincina (car, naturellement, les trains ne
concordent pas et il n'y a pas à choisir, il n'y
en a qu'un par jour jDour desservir celte partie
de TEspagne), mais à Lincina il y a un buffet
et nous avons eu le temps de souper de trois...
cafés au lait. successivement ingurgités, car il
faudrait un appétit de frère mendiant pour
avaler leur tortilla (omelette à l'huile rance)
et leur viande frite également de même huile,
et leur affreuse olla podrida.
C'est une cuisine de sorcières 1
J'en suis encore à me demander de quoi
peuvent bien se nourrir les Français, obligés
de résider en Espagne. J'avoue que ce régime
est au-dessus des forces, au-dessus même des
complaisances de mon estomac : l'omelette
aux anchois et aux amandes pilées, le per-
dreau farci de sardines, le lapin aux confitures
et la tarte à la citrouille demeurent pour moi
des objets d'épouvante et je commence à
comprendre (j'avoue, à ma honte, avoir traversé
236 VALENCE
TEspagne en me nourrissant, dix jours du-
rant, de mandarines, de fruits confits et
de nougats) je commence à comprendre
rimmense utilité des pâtissiers et des confi-
terias.
Je me souviens pourtant d'avoir parfaite-
ment déjeuné dans une posada d'ouvriers,
certain matin, à Barcelone, de bouillabaisse et
de menus poissons frits et confits dans l'huile,
^ne friteria, comme ils disent là-bas, la/n-
teria dont raffole tout le bas peuple espagnol...
Oh! cette posada du port de Barcelone! Au-
tour de nous des matelots, des paysans, des
portefaix du port, rasés comme des galériens,
buvaient, la tête renversée, le vin doux à la
régalade et des gitanes, noires comme des
olives, nous enveloppaient de haineuses œil-
lades.
C'était, ma foi, piquant et savoureux, mais
ce que je fus malade le lendemain! La tra-
versée de Marseille à Tunis n'est rien auprès
d'agapes pareilles. Décidément je suis bien de
CHINCHILLA 237
mon pays, normand normandisant, et demeure
rebelle aux beautés légendaires du pays des
guitares, des castagnettes, des mantilles et
des friterias.
Quarante minutes d'arrêt, ô Chinchilla!
r- -ST.-.
VIII
MENUS PROPOS
« — Mais enfin de quoi se nourrit raristocratie,
la haute société de Valence, par exemple, celle
dont nous avons tant admiré les équipages
attelés et les bêtes de sang à la Turia? » C'est
encore moi ou plutôt ce sont encore les ran-
cunes de mon estomac qui reviennent à la
charge, je n'ai pas digéré les cafés au lait de
Lincina.
« — De quoi?... mais de pois chiches et de
JriteriaSy comme le bas populaire... Ah! vous
MENUS PROPOS 239. *
ne connaissez pas l'Espagnol, c'est un être
tout en façade, comme le décor de ses maisons.
« Pauvre comme Aragon et fier comme Bra-
gancel Théâtral et misérable^ hors le Catalan
qui est le richard du pays et TAndalou de-
meuré presqu'Arabe, TEspagnol n*a qu'une
préoccupation, paraître et paraître encore avant
tout : morgue et vanité, tout est là. Vous avez
visité la calle de la Mare, à Valence, la rue
des beaux hôtels particuliers à balcons de fer
ouvragé, à patios intérieurs ombragés de
palmiers, et tout dallés de marbre; vous en
avez admiré lesjniradores incrustés de faïence
et les superbes escaliers se déployant en
doubles rampes au-dessus d'une loge de con-
cierge dorée, sculptée et tarabiscotée en plein
chêne comme un confessionnal du siècle de
Louis XV... rien ne saurait avoir plus grand
air que ces demeures familiales de Taristo-
cratie valencienne I... Quelle désillusion si
vous y pénétriez... Les vastes pièces y sont à
peine meublées: des murailles sommairement
240 VALENCE
peintes en trompe-rœil à la détrempe ; pas un
objet d'art, hors quelque portrait d'aïeiil refusé
par le brocanteur; aucun confort, des guéri-
dons d'acajou, des rideaux de percale et des
chaises de paille, voilà pour les intérieurs...
Et c'est dans ces chambres d'hôtel de qua-
trième ordre que demeurent, toute l'année, les
élégantes à veste de fourrures et les élégants
à cravate ponceau dont vous avez hier appré-
cié et goûté les voitures et les chevaux à la
Turia. L'attelage à montrer, l'alezan à faire
caracoler à la promenade, voilà le grand, le
seul luxe des quarante à cinquante familles
titrées de l'aristocratie valencienne. .. A la tom-
bée de la nuit, vite, à l'hôtel, Peppe ou Jua-
nito, on rentre précipitamment dans la belle
demeure moisie de la rue de la Mare ; et Peppe,
sa livrée prestement ôtée, descend à la cui-
sine confectionner la soupe aux pois chiches
ou le petit pâté aux anchois dont dîneront et
le noble senor et la très haute senora, el senor
entortillé dans sa capa, la senoia en camisole,
MENUS PROPOS 241
tous deux en tête à tête dans la grande salle
à manger démeublée, où fume un pauvre bra-
sero bourré de noyaux de cerise et de menu
charbon de bois ! ! !
« Et le même soir, à dix heures, el senor en
habit criblé de camélias, la senora, tous les
diamants de la famille à monture d'argent aux
bras et aux épaules, se montreront, chipotant
des sorbets au citron, en première grande loge,
au Principale ou à l'Opéra!
« Et voilà, monsieur, la vie tout en décor,
minable et luxueuse, de la haute société espa-
gnole. »
Ainsi parie mon interlocuteur; j'avoue que
je jubile; ces révélations sont un thé digestif
sur mes persistants souvenirs d'estomac.
« Et celle de Madrid, continue mon voisin
mis en goût par mes mines approbatives, où
les plus grands noms de la cour vivent de jeu
et donnent à jouer dans leurs salons, comme
en de vulgaires tripots, avec Tassentiment de
la police et du roi... On est très hospitalier à
14
242 VALENCE
Madrid, mais malheur à Tétranger qui se laisse
conduire chez la duchesse de X... ou. le mar-
quis de B..., il y est tout simplement chambré
comme dans un cercle... » Un cercle littéraire,
entendons-nous et, apportant l'exemple à l'ap-
pui, mon hispano-français me cite tout à tràc
le nom d'une authentique duchesse ayant son
hôtel à Madrid comme à Paris, ruinée d'ail-
leurs au su et au vu de toute l'Europe, et dont
la noble dèche ne se soutient sur un pied de
cent mille francs de revenus par an que par le
jeu, les cartes et les commissions prises sur
les mariagesl!! et le nom m'est encore cité
d'un chevalier d'industrie, un peu brûlé dans
les villes d'eau, qui reçut soixante mille francs
net pour avoir amené un jeune étranger à
sacoche garnie dans le cycle infernal de ce
tripot princier.
D'ailleurs, nous autres français, n'avons-
nous pas de très honnêtes gens qui à Paris, à
Marseille et ailleurs ne vivent que du cercle
ou des courses, les courses où les chevaux ne
.1'
MENUS PROPOS 243
i
sont pas moins cornés et biseautés sur 1^ tapis \
vert des pelouses que le neuf de carreau sjr ^
le tapis vert des tables de bac.
Il est vrai que TEspagnol a pour lui les
courses de taureaux... Les courses de tau-
reaux, c'est à leur (époque, sous le torride et
brûlant soleil de juillet, en pleine feria de toros,
qu'il faut visiter TEspagne. Qui Ta traversée
l'hiver n'a rien vu, ne connaît rien, ignore le
premier mot de tout.
Ce peuple que vous trouvez avec raison
triste, silencieux et morose entre alors comme
en folie. Ce sont des cris, une agitation, une
fièvre, une orgie de couleurs, de rubans et de
gaîté, et quel assaut de luxe et d'élégances dans
les équipages qui conduisent les scnores et
les senoras à là Plaza, les jours de feria où
doit paraître quelque toréadorapplaudi, comme
un Valentin Martin ou un Juan Guérita.
Pendant quinze jours que dure cette feria,
à Valence, c'est le marquis Hibanès, un des
plus grands seigneurs des Espagnes, qui a
244
VALENCE
l'honpeur et la faveur très grande de recevoir
chez lui, sur le pied de Tintimité, le fameux
Guérita. Les plus beaux dîners se donnent
alors, pour, célébrer cet ancien chulOj dans
tous les hôtels de la calle de la MarCy et la
popularité de ce Guérita est d'ailleurs si répan-
due qu'il ne voyage ni ne se déplace d'une
ville dans une autre sans être accompagné du
marquis de X. X..., autre grand seigneur de
l'aristocratie madrilène, qui suit Guérita comme
son ombre, descend avec lui chez le marquis
Hibanès et couche même dans sa chambre.
Rien ne peut séparer ces deux derniers mo-
dèles de l'amitié antique, et c'est un fait
connu dans toutes les provinces qu'il faut
inviter et recevoir chez soi le marquis X. X...,
si l'on tient à avoir le spada Guérita !
Étrange confidence 1 Nous approchons de
l'Orient, en effet ne pus-je m'empêcher de
dire.
Et, en effet, par la portière à vasistas ouvert
du train qui nous emporte, c'est un paysage
^
mmt^^^mmmmmmmmmmmmmmmmmBiBmm^Bm
MENUS PROPOS 245
d'Orient qui se dçssine aux crêtes de ces inter-
minables mouvements de terrains pierreux et
rocailleux, éclaboussés par places de tiges
vertes d'alfa et de bleuâtres brins de romarin,
Au loin, surThorizon, court une monotone et
fantasque chaîne de montagnes, ocreuses, ar-
gileuses, d'un rouge de sang... Çà et là, le
cube blanc, comme un dé, d'une métairie à la
mauresque et, sous le ciel d'un bleu aveuglant,
la haute silhouette grêle d'un cocotier ou le
crabe épanoui d'un palmier chargé de dattes.
En effet, nous approchons de l'Orient.
14.
BPlU'tt ■ lU'iHi Ji i J5SW.-.- J . J J il ^_- - ..
• • «:
III
MURCIE
«• ' .-. »
MURCIE
Du soleil et des fleurs, une atmosphère
chaude et douce de caresse et, devant le plus
bel horizon de montagnes, des montagnes
comme en évoque le rêve des décorateurs et
des poètes, àla fois lointaines et toutes proches,
dans un cirque ouvert de cimes bleuâtres et
lumineuses, la ville la plus pittoresque, la
plus gaie et la plus espagnole dans le sens
que nous prêtons à ce mot.
Dès notre entrée en gare un bombardement
"T**
250 MURCIE
de bouquets nous accueille, des bouquets qui
embaument, jacinthes, jonquilles et roses thé,
offerts à bras tendus par d'étonnantes Mur-
ciennes en jupe d'indienne rose à fleurs, dra-
pées dans des châles oranges. Serions-nous
enfin en Espagne, dans la vraie ou plutôt
dans la fausse, dans celle que nous nous
figurions d'après les récits de voyageurs
en chambre et la mise en scène des opé-
rettes ?
Le long d'une grande allée de platanes
géants, comme on en voit seulement au pays
du soleil, des tartanes (voitures du pays) filent,
attelées à des mules harnachées de pompons,
avec un joli bruissement de grelots et de son-
nailles; nous croisons des attelages de bœufs
caparaçonnés de harnachements multicolores
et bizarres ; entre leurs cornes s'érigent en dia-
dème des frontails de bois entrelacés de laine
rouge et incrustés d'acier, d'un goût barbare
et charmant. Sur le seuil des portes des mai-
sons basses, en rez-de-chaussée, presque
MURCIK 251'
mauresques, des femmes ea robes voyantes,
des madras jaunes sur leurs cheveux noirs,
hèlent avec des rires et des voix gutturales des
Andalous à taille svelte, sanglés de ceintures
écartâtes, qui passent, parfois l'un tenant une
femme en croupe, sur de fins chevaux du
pays.
Et là-dessus la joie d'un soleil d'avril. Tout
ce mouvement, toute cette gaité se rendent au
marché de Murcje, car nous avons cette
chance unique de passer huit heures à Murcie
et de tomber sur un jour de marché. Et ce
marché est installé comme à plaisir, pour le ra-
vissement des yeux, au bord de la Ségura, sur
la place de la ville, devant l'unique pont de
Murcie, un large pont de pierre, comme
tous les ponts d'Espagne, très bombé, en
dps d'âne et enjambant un profond ravin
encaissé et pierreux, où filtre un mince filet
d'eau, la Ségura, le fleuve dévastateur et fu-
rieux, le Rhône espagnol des inondations de
Murcie.
' l
252 MURCIE
La Ségura est bordée par un quai vers la
gauche, la droite est au contraire tout en
berges. C'est sur le quai de gauche que
s'élève la ville proprement dite, la droite est
abandonnée aux faubourgs.
Sur ce pont fourmillent, se croisent, s'évi-
tent et s'accrochent avec des coups de fouet
et des jurons castillans des charrettes, des
cavaliers, des attelages de bœufs, de mules et
des tartanes; dans la foule toutes les couleurs
et tous les costumes: des femmes passent qui
ont des jupes de laine rouge semées de fleurs
en application de drap de couleur, brodées et
rebrodées, et portent des jonquilles et des
brins de jacinthe coquettement posés au coin
de l'oreille.
. Des Espagnoles , avec des fleurs dans les
cheveux! nous le tenons enfin et bien vivant,
notre rêve.
Sur. le quai le marché grouille et clame,
odorant, coloré : miarché de paysannes debout
auprès de leurs marchandises étalées, régimes.
AlURCIE * 253
de dattes, olives fraîches, melons d'eaux,
courges vernissées, tomates rouge cuivre, rai-
sins muscats, mandarines et, à côté de piments
écarlates et de tas de safrans pareils à de la
brique pilée, des figues de Barbarie, tout éplu-
chées, d'un rose humide et savoureux de
bouches de femme et çà, et là, les mêmes gros
bouquets de roses et de jonquilles aperçus à
la gare : une odeur fine de mandarine et d'anis
flotte, mêlée aux différents encens déjà épars
dans Tair.
De l'autre côté de Teau, sur les berges 011
frissonne un rideau de hauts roseaux d'Es-
pagne, vocifère, braille, beugle et hennit un
marché de mules et de bestiaux; un peuple de
vestes rondes et de sombreros s'y agite, et sur
ce mouvement, ces nuances, ce grouillement
c'est le bel horizon ensoleillé des hautaines
montagnes, la fuite de la vallée ombragée de
palmiers, le cirque de ses collines bleues,
et, au-dessus des terrasses ajourées de la
ville, le minaret en briques roses de la cathe^
15
254 MURCIE
drale, une ancienne mosquée conquise sur
les Maures.
O caresse de Tair, ô caresse des yeux, eni-
vrement des sens, et transparence des hori-
zons, salut, ô Murcie, porte de l'Andalousie !
11
EL MALECONE
Le soir tombe, un soir épique de bataille
qui ensanglante tout TOccident. Un horizon
de carnage, où des îles d'or en fusion sem-
blent brûler à demi submergées dans une mer
de sang, flamboie au-dessus des cimes viola-
très des montagnes et^ dans Tapaisement du
crépuscule, dans un silence alangui des par-
fums pénétrants, nous nous promenons len-
tement, presque avec recueillement, sur le
terre-plein de Malecone.
La promenade, surélevée de vingt marches
256 MURCIE
et bastionnée comme un rempart, domine la
Ségura et toute la vallée déjà noyée de claii
obscur; un léger frisselis court dans les hauts
roseaux frissonnants de la berge et la Ségura,
apparue par flaques entre les pierres de son
lit, met dans les braises du couchant de faux
éclats de miroir. De l'autre côté, nous sur-
plombons du haut de la chaussée en terrasse
le jardin botanique de la ville, rempli d'arbres
d'essence rare et dont les feuillages embau-
ment la tiédeur délicieuse du soir.
L'heure était nuptiale, étrange et solennelle.
Et nous quittons ce décor de songe, ce pays
enchanté dans deux heures.
Il y a longtemps que les rumeurs du marché
se sont tues; la promenade, fréquentée de deux
à quatre heures, est maintenant déserte; les
Murciens y gèleraient à cette heure. De l'autre
côté de l'eau, le faubourg de la gare avec son
entassement de maisons basses et carrées dé-
■w
EL MALECONE 257
valant sur la berge évoque la pensée d'une
ville mauresque, d'une antique kasbah; l'en-
jambement hardi du vieux pont de Murcie
jette une grande arche noire entre le faubourg
et la ville, et, derrière nous, le grand minaret
rose de la cathédrale, telle une tour magique,
a gardé la lumière du soleil enfin sombré à
l'horizon. Il se détache, ce minaret, couleur
d'aventurine, transparent et doré, sur l'azur
sombre de l'Orient.
Et nous quittons cet unique, cet inoubliable
paysage dans deux heures et pour ne jamais
le revoir peut-être; une indicible mélancolie
nous jette affalés sur un banc, les nerfs déten-
dus, les yeux piqués de ridicules larmes. Nous
demeurons là sans force dans ce silence et
cette paix délicieuse, odorante, avec une sen-
sation affreuse de détresse au cœur!
Comme il ferait bon de s'installer ici, dans
ce décor féerique et grandiose, et de s'y lais-
ser vivre loin des tracas et des misères du
journalisme parisien.
.■I
258 MURCIE
Cette minute est inoubliable. Pour l'avoir
vécue je pardonne à TEspagne et ses intermi-
nables nuits en chemin de fer et ses infâmes
cuisines de sorcières à recettes diaboliques
et fournies sûrement par les comprachicos ;
pour cette minute enfin je pardonne à Murcie
le bain d'eau tiède, que je ne pus y obtenir, et
cela au seul établissement de bain de la ville
(les bagnes) après dix-huit heures de chemin
de fer, la lavandière capitane surprise en train
d'y étuver sa lessive (la directrice des bains,
sans doute) me demanda un laps de trois
heures pour y chauffer au brasero (sic) la
quantité d'eau nécessaire à submerger ma
personne. Pour cette minute enfin je par-
donne à Murcie le déjeuner, que je ne pus y
manger, et l'épouvantable mal de mer pris dans
ses tartanes (le seul moyen de locomotion
dont on dispose en Espagne), tartanes dont les
cahots sont si brusques, le roulis et le tan-
gage si atroces, qu'à côté de ce supplice une
traversée en mer de vingt-quatre heures n'est
EL MALECONE 259
rien, et qu'en' dehors des chemins de fer —
et quels chemins de fer! ~ il n'y a pas pour
le touriste français d'excursion pratique en
Espagne.
Le soleil n'est plus maintenant qu'une bande
rouge à l'horizon, et sur ce trait de feu se dé-
■
coupent les cônes noirs de deux lointains
cyprès et la tige élancée d'un cocotier d'Afri-
que, d'un vert noir, en vigueur sur Tincandes-
dence du couchant. Où ai-je déjà vu cet effet,
où ai-je déjà ressenti la nostalgique impression
de ces silhouettes de plantes exotiques..., dans
les tableaux de Fromentin ou dans les décors
du Tribut de Zamora,
Allons, enfants de Tlbérie!
Le fait est que nulle part, même en Algérie,
je n'ai eu plus vive et plus profonde la sensa-
tion de rOrient. Comme on se sentait loin de
tout, de France et de Paris, et comme on au-
rait voulu cependant demeurer là, longtemps,
toujours.
260 MURCIE
Oui, c'est bien rOrient, ces cyprès, ces
maisons basses, ces minarets et ce ciel de
braise incandescente! les Maures sont certai-
nement campés derrière ces montagnes, prêts
à fondre demain sur la vallée et à reprendre
leur vieille ville.
Écoutez là-bas, n'est-ce pas un chant du
muezzin? Non, c'est VAngelus^ et comme dans
une ville de fées, voilà qu'il sonne tout à la
fois clair et musical avec sa voix d'argent aux
vingt-cinq clochers des églises et des couvents
de Murcie.
Sept heures. Arrachons-nous d'ici. Nous
n'avons plus. que vingt minutes à nous pour
aller prendre le train.
HISTOIRES
DU BORD DE L'EAU
^^f^^WS^^/^^V^t
CHEZ GUILLOURY — LE FIACRE
UNE LETTRE — UN ACOMPTE — NUIT DE JANVIER
LA BERLANT — l'hOMME DES BERGES
15"
Tsr
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CHEZ GUILLOURY
h'
CHEZ GUILLOURY
Il y a deux ou trois ans, quand, bien por-
tant encore et travaillé par je ne sais quelle cu-
riosité malsaine, je fréquentais les berges du ,
Point-du-Jour, attiré là par le pittoresque des
types rencontrés et, j e Tavoue, par le péril même
des promiscuités louches, entre tant de mau-
vaises connaissances, je fis celle d'un assez
curieux personnage. Ancien souteneur ou lut-
teur de foire aujourd'hui rangé des voitures
et établi à son compte aubergiste-cabaretier,
V ^
266 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU
cet homme, quarante-cinq ans, face d'apo-
plexie, biceps d'athlète, au demeurant jovial
et rond comme une pomme, avait demandé à
me connaitre : la commission me fut trans-
mise par le marinier même qui, devant lui,
avait prononcé mon nom. Guilloury, ajoutait
le commissionnaire, vendait des meubles an-
ciens; il avait, entre autres, une commode
Louis XVI, des flambeaux Empire et une pen-
dule que des messieurs de Paris étaient venus
voir, et puis des livres rares; bref, un tas de
bibelots et Ton me savait amateur.
Une après-midi de paresse, je me laissai
conduire chez Guilloury. Oh ! l'impression de
cette première visite, par une terne journée
de novembre, dans cette auberge du bord de
Teau, ce bord de l'eau sinistre avec ses guin-
guettes à l'abandon, ses gymnases démanti-
bulés et cette débandade de baraquements à
demi effondrés, anciens bals de rôdeurs et
guinches à tonnelles que le printemps fai|
pousser autour des fortifications !
CHEZ GUILLOURY 267
L'établissement Guilloury, situé à près de
douze cent mètres du viaduc du Point-du-Jour,
était une assez grande maison assise en con-
trebas du chemin de halage ; elle déployait au
premier, dans toute sa façade, une longue
galerie à jour sur laquelle s'ouvraient des
chambres, nids d'amour à l'heure ou à la nuit
pour ces messieurs de Montmartre et de la
Chapelle, les beaux lundis de printemps et
d'été, quand les hospitalières maisons closes
du Trône et de la rue Joubert laissent envoler
leurs trôlées de donzelles. Oh I il devait s'en
passer de belles chez Guilloury ! Mais, ce
jour-là, sous ce ciel de suie et la rouille de
ses vignes vierges, l'établissement Guilloury
et sa galerie à jour me firent l'effet de l'au*
berge de Saltabadil. Un vrai coupe-gorge que
ce cabaret isolé dans ce paysage d'hiver, au
bord de ce fleuve aux eaux plombées, avec,
pour horizon, les saules dépouillés de l'ile
des Vaches, et, plus loin, les cheminées
d'usines d'Issy.
«
268 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU
Quand nous y arrivâmes, deux terrassiers
crottés jusqu'aux épaules buvaient au comp-
toir dans une vaste salle encombrée de tables
et de bancs de jardin : une assez jolie femme
pâle, émaciée, touchante de cette joliesse ma-
ladive de tant de Parisiennes, y trônait, enve-
loppée de chciuds laiaages. Mon guide ayant
décliné mon nom, la jeune femme, soudain
toute rose, sortait du comptoir pour aller au
seuil de la cuisine appeler Guilloury.
Il m*alla tout de suite, ce cabaretier du
bord de l'eau, avec sa grosse face réjouie, sa
large bouche fendue jusqu'aux oreilles et le
ballonnement de son ventre et de ses joues
qui en faisaient comme un énorme poussah.
Il vint à moi, les mains tendues, comme
une vieille connaissance, me chatouilla déli-
catement Tamour-propre en m' avouant suivre
tous mes articles, et m'emmenait aussitôt
voir ses meubles anciens, ses curiosités.
La commode était hideuse et les flambeaux
un grossier sur moulage, mais les livres,
'.^1**,
CHEZ GUILLOURY 269
imprimés les uns sur Chine, les autres sur
vélin, avaient les plus belles reliures et,
gaufrés aux petit fer, ornés de précieux fron-
tispices, constituaient des éditions fort rares.
Mais Guilloury ne les vendait pas, à aucun
prix il n'aurait consenti à s'en défaire; il avait
pour ses bouquins un amour d'avare et de bi-
bliophile, et c'est avec un tremblement dans
les mains qu'il me faisait admirer les fers d'un
exemplaire des Fleurs du mal, première édi-
tion de Poulet-Malassis, et trois fantastiques
eaux-fortes de Tony Johannot pour illustrer
Gaspard de la Nuit, car, à ma grande surprise,
ce cabaretier-brocanteur était un littéraire.
Autrefois, tout au début de sa carrière, avant
de rouler dans je ne sais quelsinvraisemblables
et équivoques métiers, il avait été commis de
librairie et, qui mieux est, le premier commis
de Poulet-Malassis, l'éditeur des romantiques.
Guilloury avait connu familièrement Aloysius
Bertrand, Gérard de Nerval et Baudelaire; il
avait fréquenté Thôtel Pimodan avec Théo-
270 HISTOIRES DU BORD DE L EAU
phile Gauthier, pris part aux fameuses débau-
ches d'opium du cénacle des Jeune France,
assisté à la première lecture du poème d*A/-
bertus, visité, au lendemain de la mort de
Gérard de Nerval, le bouge et cette ruelle in-
fâme de la Grosse-Lanterne, où le poète fut
trouvé pendu, et abondait sur les hommes de
cette époque en détails et en anecdotes du
plus captivant intérêt.
Particularités de caractère et de costume,
traits de mœurs et manies sur les personnages
qu'il avait fréquentés et connus, ce Guilloury
était une source intarissable. Je me liai spon-
tanément avec ce gros homme plein de sou-
venirs et qui parlait de ses morts avec
une tendresse et un orgueil vraiment tou-
chants. Le temps qu'il avait passé dans la li-
brairie était pour lui la belle époque de sa vie
et il ne se lassait jamais de la raconter. Je me
mis à fréquenter, assez assidûment, ma foi, le
cabaret du bord de l'eau.
L'établissement Guilloury ! Que de bonnes
CHEZ GUILLOURY 27 1
journées j'y ai passées, Tœil un peu vague,
attablé devant certain petit vin blanc aigre et
suret comme du chasselas trop vert, tandis
que, infatigablement, Guilloury, tout gaillard
au souvenir de ses belles années, me dévidait
le fil de ses histoires ! Madame Guilloury, fine,
attentive, m'encourageait d'un bon sourire,
du fond de son comptoir... Madame Guilloury !
Elle ne Tétait pas encore, mais devait le de-
venir bientôt pour légitimer la naissance de
deux marmots râblés et membrus comme leur
père, avec la même tête drolatique de poussah
de caoutchouc.
Mais, à la vérité, si je m'étais pris d'amitié
pour ce couple de déclassés, je goûtais beau-
coup moins les habitués de l'établissement et
surtout la clientèle du lundi. Les jours ordi-
naires, cela passait encore ; c'étaient des ter-
rassiers, des charretiers engagés sur le che-
min de halage, des ouvriers retour de leur
fabrique et des mariniers du bord deTeau, un
peu chapardeurs, un peu pillards même et qui
272 HISTOIRES DU BORD DE L EAU
faisaient volontiers des feux de joie avec des
embarcations trouvées à la dérive, mais bons
garçons au demeurant, et puis l'eau douce a
ses pirates.
Mais le lundi, mon Dieu I quel public de
bagne et de maison centrale, quand tout Mont-
m.artre et tout Saint-Ouen descendaient en
masse faire la fête dans les guinguettes de
Billancourt et que bookmakers, marchands de
billets, bonneteurs et cambrioleurs même ve-
naient, bruyants et boulant des épaules, s'ins-
taller en maîtres sous les tonnelles de Guil-
loury ! En face, dans l'île des Vaches, tout
Grenelle et Montparnasse, vestes de toile et
cottes de velours, valsaient aux sons phtisi-
ques d'une musique de vinaigre ; les danseuses
y étaient en taille et en cheveux. Chez Guil-
loury, au contraire, c'étaient les robes de soie
et les chapeaux hérissés de bouquets des pen-
sionnaires des maisons closes, endimanchées
pour la circonstance, des danseuses de bals
publics à la mode, des célèbres et des paten-
É:
CHEZ GUILLOURY 273
lées comme la Môme Chester ou la Maflue,
toutes, ce jour-là, parties de leur meublé, le
cœur à la tendresse et le porte-monnaie garni,
en veine d*aimer un beau petit homme... Et,
le soir, c'était chez Guilloury des refrains de
café-concert beuglés à voix d'ivrognes, des
bruits de bouchons de Champagne, de vaisselle
brieée, de jupes qu'on froisse et des cris de
femmes qu'on viole, et quelquefois, plus avant
dans la nuit, des hurlements de bête égorgée
et des coups de couteau.
€ Vous finirez par vous faire assassiner,
répétais-je sans cesse à Guilloury, un de vos
clients vous plantera un soir son eustache dans
le bas-ventre et, n-i, ni, ce sera fini des fran-
ches lippées et des beuveries que vous aimez
tant, mon pauvre vieux » ; car j'affectais en
lui parlant le jargon moyennageux des Conles
drolatiques de Balzac, dont Guilloury était
entiché ; mais lui secouait ses larges épaules :
« Moi, pas de danger! Ce sont tous des po-
teaux, des aminches. Us se feraient découdre
'f*r*^7^-
274 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU
plutôt que de toucher à un poil de ma peau.
Où iraient-ils, d*abord, si la cambuse était
fermée? C'est la maison du bon Dieu pour
eux, que rétablissement Guilloury. L'endroit
est sûr comme une chapelle et, grâce à Dieu,
je n*ai jamais eu de descente chez moi. Je ne
trinque pas avec la renife (i) et on n'a jamais
mangé le morceau au cabaret de V Eperon d'or^
les camarades le savent bien. Aussi je suis
sacré pour eux, comme vous l'êtes aussi, vous,
Monsieur Jean, parce qu'on vous a vu chez
moi et avec moi, qu'on vous sait un bon fieu
et un ami, quoique un peu jaspineur par mé-
tier. Mais vous ne travaillez pas chez le ha-
vard{2), comme un tas de vos copains, et vous,
vous pouvez vadrouiller dans tout Paris et
à l'heure que vous voudrez, il ne vous arrir
vera jamais rien dans la soce (3) ; vous n'êtes
(i) La police.
(2) Le juge d'instruction.
(3) La compagnie.
W" F'^^^f^
CHEZ GUILLOURY 275
pas un partie (i) pour nous et cette réputation-
là, c'est comme si vous aviez Tanneau de Sa-
lomon au doigt ».
J*ai déjà dit que Guilloury avait de la litté-
rature, et, tout fier de sa clientèle hétéroclite,
il lui arrivait parfois de reprendre : « Et il en
a passé chez moi pourtant, des célèbres et des
fameux que la police a longtemps cherchés,
et sans jamais mettre la main dessus, et il en
passe encore ! Ainsi, moi qui vous parle, j'ai
eu l'honneur de servir et de loger souvent
Eyraud, oui, Eyraud de l'affaire Gouffé, et sa
maîtresse, Gabrielle Bompard, une mâtine qui
n'avait pas froid aux yeux, mais quasi-bossue,
nouée, basse sur pattes, pas le genre de femme
que j'aurais aimé, moi. Eyraud, comme vous
savez, habitait Sèvres ; il venait souvent avec
Gabrielle manger une friture à VEperon^ et
puis, dans la belle saison, il leur arrivait de
coucher. Ils prenaient la chambre là, sur la
(i) Bourgeois.
276 HISTOIRES DU BORD DE L EAU
galerie, celle qui domine la Seine. On en a
une vue, là, le matin I Ah I oui, mon bon Mon-
sieur, que j'en ai vu défiler des types dans
ma maison et que j'en sais, moi, des his-
toires! »
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LE FIACRE
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LE FIACRE
€ — Sivous n'avez jamais attrapé de horions
au milieu de votre clientèle, vous m'avouerez
bien pourtant avoir eu quelquefois le petit
froid de la peur, disais-je à Guilloury un soir
que, retenu par le ménage à dîner, nous
causions tous les trois dans la cuisine de
rÈperon d'or. Ça ne se commande pas ça, la
peur.
« — Moi, la frousse ? Jamais. Connais pas
ça, la peur !
280 HISTOIRES DU BORD DE L'^AU
Et Guilloury se carrant dans l'orgueil de
ses larges épaules, je me tournai vers la jolie
M"** Guilloury en train de dodeliner un des
petits Guilloury sur ses genoux.
« — Et vous, madame, nerveuse et fine
comme vous l'êtes, vous aimez cela les rixes
et les couteaux tirés de vos beaux clients du
lundis
« — Plus souvent qu'un d'eux toucherait à
ma femme! s'érupait Guilloury. Ma femme,
c'est pour eux comme la bonne Vierge pour
les marins, et les plus sales traînées (car il en
vient ici, des fois ; il faut bien que tout le
monde vive), les plus sales traînées, vous
dis-je, monsieur Jean, des femmes qui n'ont
que l'ordure dans la bouche, ne risquent
jamais un mot devant Corisande. »
Car elle s'appelait Corisande, comme une
dame de beauté de la cour des Valois, la
blonde et mélancolique M"® Guilloury, et,
si elle ne contredisait pas son mari, son
sourire en disait long sur la soi-disant retenue
«■■«■MnMM-'
LE FIACRE 281
des donzeiles et, tout en caressant de la main
les cheveux de son enfant :
« — Edmond dit vrai, monsieur, nous
recevons ici ce qu'il y a de plus crapule.
« Et comme je m'inclinais, flatté, elle haus-
sait les épaules avec un joli clignement de
paupières et poursuivait :
« — Tout ce qu'il y a de plus crapule, je ne
me fais aucune illusion là-dessus; et je dois le
dire, sacripants peut-être en dehors de chez
nous, mais ici le cœur sur la main, bonne
paye, jamais d'ardoises comme dans les cré-
meries d'ouvriers, et même des égards. »
Et elle me désignait une gerbe de lilas
blancs, tout étonnés de fleurir dans cette
cuisine d'auberge de banlieue.
« — Oui, c'est le gros Edouard de la Bas-
tille, qui nous a apporté ça ! s'exclamait
Guilloury. L'autre jour Bath-au-Pieu, vous
savez, le petit brun des BatignoUes, le petit
brun de VŒU crevé, ne nousa-t-il pas apporté
du mimosa, des fleurs de Nice, comme dans
16.
282 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU
la haute ) Ici, je vous l'ai déjà dit, ce sont des
anges du paradis, on leur donnerait le bon
Dieu sans confession.
« — Et comme ça serait prudent, faisais-je
en me levant de table; la demie de huit heures
venant de sonner à l'horloge de campagne
debout dans sa gaine. Allons I je vois que
c'est ici TArcadie, TArcadie des brigands
transformés en bergers. Mais il se fait tard,
mon cher, et je crois que la neige a cessé de
tomber.
Et posant la main sur l'épaule de Guil-
oury :
« — Vous me reconduisez, j'espère ? Je ne
me soucie pas, moi, de m'en aller seul par la
berge.
ce — Oui, on vous reconduira, quoiqu'y ait
pas de danger, mais vous resterez bien encore
une heure avec nous. Nous allons prendre du
punch, maintenant.
(c — Edmond, hasardait alors M"° Guil-
loury, M. Jean a raison, il vaut] mieux s'en
LE FIACRE 283
aller maintenant. La neige ne tombe plus. »
Et comme son mari la regardait étonné.
« Et puis, j'aime mieux te le dire, je ne me
soucie pas non plus de rester seule ici, passé
dix heures.
« — Comment tu as peur, maintenant !
« — C'est que je te connais! Quand tu
reconduis M. Jean, un cigare au bureau de
tabac, un grog au concert, histoire d'entendre
une chanson, tu en as pour une heure et demie.
Or la bonne a congé ce soir, elle ne rentrera
que demain et je ne veux pas demeurer seule
ici avec les deux enfants passé neuf heures et
demie. Vois-tu, si on venait frapper à la porte,
pendant que tu ne serais pas là, et menacer
d'enfoncer, comme cette fois où nous avons
eu si peur, même que tu as pris ton fusil...
« — Ah! ah! m'écriai-je triomphant, vous
avec donc eu peur une fois, vous l'avouez
enfin?
Alors Guilloury :
tf — Elle peut-être, mais pas moi. Des
^
284 HISTOIRES DU BORD DE L'EAU
vagabonds, est-ce que je sais? Trois soûlauds
qui sont venus cogner, un soir de l'autre hiver,
et à qui j'ai dû me montrer au balcon de la
galerie,' armé de mon flingot, pour les faire
déguerpir.
« — Des soûlauds! s'exaltait alors la jeune
femme. Trois hommes encapuchonnés qui
viennent essayer de crocheter une porte à
deux heures du matin, en janvier...
« — Crocheter une porte ! Si l'on peut dire!
C!étaient des clients attardés.
« — Des clients ! Et la pince-monseigneur
qu'on a trouvée le matin à dix pas de là, sur
la route?
« — Une pince-monseigneur. Ce pouvait
être en effet de vos habitués, madame, ne
pouvais-je m'empêcher de sourire.
« A quoi la jeune femme très pâle :
« — Oui, riez! Ça n'empêche pas que ce
gros-là — et elle désignait son mari — ne
tremblât de tous ses membres. J'étais là
derrière lui, le pinçant jusqu'au sang pour lui
LE FIACRE 285
donner le courage de leur crier au large.
Monsieur n'avait plus de voix et il a fallu que
je lui fasse du thé, une fois qu'ils ont été
partis.
« — Et votre bonne, intérrogeai-je intéressé,
qu'était-elle devenue ? Vous étiez donc seule
aussi cette nuit-là?
« — La bonne? Ah! c'en est une bien bonne!
goguenardait Guilloury ; nous l'avons retrou-
vée le lendemain dans la cave, même qu'elle
avait mouillé toute la provision de charbon.
Le poêle a fumé pendant quinze jours.
If — Oui, joue ton rôle, romps les chiens!
poursuivit M™* Guilloury tout-â-fait sortie de
son caractère. Toi non plus, cette nuit, tu n'en
menais pas large. Et la fois du fiacre, donc I
Avec ça que tu n'as pas eu peur cette fois-là?
« Et se tournant vers moi :
« — Monsieur, il m'est rentré si pâle que
j'ai cru qu'il lui était arrivé malheur, je l'ai
cru blessé. Une attaque nocturne, ça n*est?pas
chose rare dans ces quartiers. Et il a été si
286 HISTOIRES DU BORD DE L'EAU
peu ému, cette nuit là,* Monsieur N'a-pas-peur,
que le lendemain il a été malade, il n'a pu
rien manger de la journée; j'ai vu le moment
où il faudrait aller chercher le médecin.
« — Mais, mon bon Guilloury, goguenar-
dai-je à mon tour, il me semble que, pour un
homme qui ne connaît pas la frousse, voilà déjà
deux fois où vous avez eu une émotion grande,
pour ne pas prononcer le vilain mot : « peur ».
« — Oh ! ça, je Tavoue, répondait le gros
homme, cette fois-là, ça m'a fait un coup,
mais c'est, que ce n'était pas une affaire ordi-
naire, cette histoire du fiacre. Jugez plutôt,
monsieur Jean.
Et comme il s'apprêtait à me raconter la
chose : .
« — Ah ! cette fois, non, intervenait
M""* Guilloury, c'est pour le coup que je ne
veux pas rester seule ici, si tu te mets à
raconter cette histoire-là. Je vous accompa-
gnerais plutôt jusqu'au Point-du-Jour- avec
les enfants !
LE FtACRE 287
« — Eh bien, c'est donc moi qui vais partir,
faisais-je en me dirigeant à regret vers la
porte, car moi non plus je ne me soucie
pas de retourner par le bord de l'^au par un
temps pareil,' la tête farcie d'histoires de
voleurs.
« — De voleurs! ripostait Guilloury,. c'était
mieux que ça. Mais restez donc, je me sens
en veine, et elle n'est pas ordinaire, mon
histoire.
« — D'autant plus qu'il neige à gros flocons,
disait M™® Guilloury qui s'était levée pour
aller regarder à la fenêtre, et il fait un vent!
C'est par rafale que cela tourbillonne sur le
chemin de halage, on ne voit pas à dix pas
devant soi. Il faudra vous résigner à être notre
hôte cette nuit, monsieur Jean.
Je m'étais levé à mon tour. Par la fenêtre
donnant sur la cour et des terrains vagues,
derrière la maison, mon regard n'embrassait
que du noir, du noir moucheté de blanc
comme si les vitres eussent été tendues d'une
288 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU
invraisemblable hermine, mais, par moments,
tout ce blanc se massait en colonnes mou-
vantes et, dans leur intervalle, apparaissait une
bande horizontale d'un noir plus dense, la
Seine avec, au-dessus, une autre bande d'un
gris cendreux, le chemin.
« — I! n'y a pas à dire, ricanait dans mon
dos le gros Guilloury qui était venu me re-
joindre, il va vous falloir coucher cette nuit
à l'Eperon d'or. Bah ! vous ne serez pas mal,
on vous donnera la chambre de Gabrielle Bom-
pard, celle où Eyraud et sa coquine venaient
dormir dans la belle saison. Eh ! eh I avec cela
vous aurez peut-être de drôles de rêves!
J'étais revenu m*asseoir à table, un peu
énervé de ce contre-temps, et Guilloury, auquel
sa femme venait de faire signe de ne pas
m'agacer davantage, s'installait vis-à-vis moi
et commençait :
« — L'histoire du fiacre } Elle n'est pas
longue, mais j'ai diantrement eu peur cette
nuit-là. G*était, il y aura bientôt un an, vers
LE FIACRE 289
la fin mars ; j'avais dîné ce soir-là à Paris; ça
ne m'arrive pas souvent, mais on a des amis.
J'avais pris le dernier train de ceinture, celui
de minuit quarante, qui, vous le savez, ne va
que jusqu'à Auteuil. De la gare chez moi il
y a encore une bonne trotte, mais en prenant
par les fortifications, la porte de Versailles et
de là en coupant à travers champs j'en ai,
moi, pour vingt minutes. Me voilà donc filant,
par une nuit noire, sous une petite pluie tiède
et fine, comme il en tombe souvent à cette
époque, un peu seulement embêté par la boue
grasse qui me collait aux talons. J'arrive sans
encombre jusqu'au chemin de halage, par le
petit sentier du père Moret, celui que vous
prenez souvent; de là à la maison il y a bien
encore une centaine de mètres à marcher le
long de la Seine, et, dame ! c'est un peu dé-
sert, la berge de Billancourt, à cette heure-là;
tous les voisins sont calfeutrés, verrouillés, en
train de dormir et on crierait à l'assassin que
pas un ne se dérangerait; et puis la maison
17
'.^i - ■■- ■ T^ -.^^^^^l^^^lll^g^g^igi^^^ — -_■ ~ T^T-Tl!
290 HISTOIRES DU BORD DE L EAU
est isolée. Aussi n'étais-je pas un peu étonné
en avisant de loin, presque arrêté devant la
cambuse, un fiacre, comme qui aurait dit le
fiacre d'un visiteur qui serait venu serrer la
main à ma femme. J'ai confiance en Cori-
sande; n*empêche que ça me fit un coup. Me
voilà donc hâtant le pas et rasant les palis-
sades, quand, à vingt mètres en avant du
fiacre, j'avise deux particuliers descendus,
eux, au bord de Teau, et qui jetaient des
pierres dans le bouillon, comme pour voir si
la Seine était profonde.
« — Qu'est-ce qu'ils peuvent bien foutre? »
que je m' dis alors flairant une manigance;
et, m'aplatissant contre les murs de clôture, je
ne m'avance plus qu'à petits pas, mais assez
pour voir que leur fiacre n'a pas de lanternes
pis, qu'il y en a des lanternes, mais qu'on a
collé dessus des bandes de papier pour cacher
le numéro. Caché aussi, le numéro de der-
rière le fiacre, par un petit collage idem ; et
j' me dis, plus du tout rassuré : c Ça sent
LE FIACRE 291
r
« mauvais ; pour prendre tant de précautions,
« ces particuliers-là font de la sale ouvrage;
« pourvu qu'y n' me pigent pas ! »
« Ils étaient heureusement toujours occu-
pés à tripoter leur eau, si bien que j*me carre,
que j'gagne ma cambuse, introduis ma clef
en douce, et m'voilà chez moi. Mais faut il
quThomme soit pervers ! Une fois à l'abri,
Tenvie m'démange d'aller voir ce qu'il y a
dans le fiacre ; je reviens sur mes pas, j'm'ap-
proche de la portière, Tvasistas était baissé
et j'démêle dans le noir une femme qui dor-
mait, et alors une idée diabolique, c'est d'iui
passer la main sur la figure pour voir si elle
dormait pour de bon, la gonzesse I C'était un
cadavre, monsieur Jean. Oh I le froid de cette
joue sous ma main, jTai gardé encore. J'n'ai
pas demandé mon reste, j'me suis cavale chez
moi.
« Un macchabée qu'ils allaient enterrer en
Seine, à la douce, comme ça, les brigands !
car du haut de ma galerie j' les ai vus re-
292 HISTOIRES DU BORD DE L EAU
venir, faireavancerl'fiacre, prendre lagonzesse
Tun sous les bras, l'autre par les pieds, et Ja
j*ter dans le bouillon, et puis après, fouette
cocher! ils ont tourné par la rue du Cimetière.
Ni vu ni connu, j't'embrouille !
« N'est-ce pas qu'on aurait pu être ému à
moins r^ »
«,- > -
UNE LETTRE
(
s.
UNE LETTRE
Monsieur^
Dans un de vos derniers contes intitulés :
Histoire du bord de Veau, vous mentionnez la
rencontre d*un fiacre stationnant la nuit sur les
berges de la Seine et servant à transporter un
cadavre de femme. Vous avez eu soin de dé-
crire les bandes de papier collées sur les nu-
méros des lanternes et sur celui de la caisse
du fiacre ; vous avez même raconté l'aventure
en argot pour donner plus de réel à la chose,
\
296 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU
comme si c'était là un conte fantastique, pres-
que incroyable, un fait tout à fait rare, con-
yaincu sans doute d'avoir fait une belle dé-
couverte.
Eh bien ! délrompez-vous, Monsieur, et
croyez-en un vieux noctambule. Le fait que
vous avez narré est tout à fait ordinaire : votre
fiacre anonyme aux lanternes voilées circule
toutes les nuits dans Paris. Il ne s*en passe pas
une oii quelque corps d'assassiné ne soit plus
ou moins mystérieusement voiture jusqu'aux
bords des berges, où la Seine, ce tombeau
' mouvant des secrets de Paris, n'accueille le
macchabée avec toute la discrétion promise
aux clients par ces nouveaux entrepreneurs de
pompes funèbres.
Il faut bien faire disparaître les cadavres
compromettants. Le crime, ce n'est rien à com-
mettre, mais il faut en effacer les traces, car,
si maladroite qu'elle soit, la police est là. Or,
l'important, c'est de la dépister, de la dépayser
surtout en établissant un alibi d'abord, et si,
UNE LETTRE 297
par exemple, vous transportez dans la plaine
de Grenelle un monsieur refroidi rue de la
Chaussée-d'Antin , vous avez toute chance
d'égarer quelque temps le flair des policiers.
Et puis la Seine est là, qui ne rend ordi-
nairement les-objets confiés qu'après deux ou
trois semaines et, la plupart du temps, si ava-
riés, si abîmés par le séjour dans Teau et dé-
chiquetés par les poissons qu'il faut le témoi-
gnage des parents -au premier degré pour
établir l'identité des repêchés à la Morgue.
Les veuves de maris disparus reconnaissent
toujours leurs conjoints; Tattrait de la liberté
retrouvée est si grand, qu'on n'admet même
plus le témoignage des veuves en matière de
reconnaissance. Et puis allez donc établir,
après quinze jours de villégiature en Seine, si
tel noyé a été auparavant strangulé, empoi-
sonné ou même un peu lardé de coups de
couteau! les coups d'aviron, de harpon des
mariniers et l'hélice des bateaux-mouches ex-
pliquent bien des bleus et des meurtrissures
17-
298 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU
et, la plupart du temps, on conclut à un suicide
et c'est une affaire classée. *
Le voisinage du fleure reste donc la res-
source et la Seine le cimetière indiqué de
MM. les chourineurs : tout cadavre gênant
doit prendre le chemin qui conduit à la berge.
Je sais bien qu'il y a aussi les dépeceurs, mais
en général ces petites opérations à domicile
réussissent mal. Outre qu'elles demandent des
aptitudes toutes particulières, qui ne les ren-
dent possibles qu'aux garçons bouchers, elles
entraînentavecellesmilleinconvénients comme
l'odeur fétide, le sang qui suinte à travers le
plancher et des lavages extraordinaires qui
signalent toujours l'aimable charcuteur à l'at-
tention du voisin. Le petit voyage en fiacre au
bord de l'eau demeure donc à nos yeux le
moyen le plus sûr qu'on ait encore trouvé
d'escamoter un auguste débris, et de faire
classer une affaire.
Et Dieu sait s'il s'en classe, des affaires! Les
cartons de la préfecture en sont bondés, d'af-
UNE LETTRE 299
faires classées, cadavres anonymes, dispari-
tions mystérieuses, sans parler des crimes in-
connus. Bien naïf, en effet, serait-on de s'en
tenir, comme statistique criminelle, aux
comptes rendus des chroniqueurs judiciaires
et même aux menues atrocités révélées tous
les jours sous la rubrique des faits divers,
pour la grande joie et la petite terreur aussi
des bons rentiers et des concierges.
Paris voit se commettre tous les jours deux
ou trois crimes dont aucun journal ne rendra
jamais compte. La police en a vent parfois,
mais il y va de son intérêt que le public les
ignore. Devant certaines disparitions, devant
les affaires de guet-apens surtout elle de-
meure impuissante, les fils de Timbroglio lui
échappent et devant l'obscurité de Ténigme,
sûre de ne jamais la déchiffrer, elle préfère y
renoncer. A quoi bon perdre un temps pré-
cieux à des recherches inutiles? Mais, se sen-
tant chargée de veiller à la sécurité publique
et de rassurer Topinion, elle trouve bon de ne
300 HISTOIRES DU BORD DE L EAU
pas Teffrayer par l'aveu de sa faiblesse et né-
glige de livrer la liste des victimes à Tindis-
crction des journaux. Affaire classée, écrit-on
au dossier du procès-verbal, et l'incident est
clos.
Or, sur cent affaires classées, il y a gros à
parier que la victime aura pris au moins
soixante fois le chemin du bord de Teau et
que le fiacre sans numéro aura transporté le
macchabée gêneur à travers Paris endormi
jusqu'aux berges accueillantes du fleuve. Nous
l'avons cent fois croisée la sortie des théâtres,
le fiacre-corbillard. Or, lequel d'entre nous a
jamais soupçonné que sa boîte roulante conte-
nait un misérable corps raidi aux yeux vides,
en partance pour le Havre et New-York par
Asnières et Poissy.^
J'ai écrit sans numéro et c'est votre faute.
Monsieur; les fiacres des fins assassins, des
artistes du crime ont toujours un numéro. Sans
cela ils attireraient l'attention de la police,
mais ils en ont un faux et votre fiacre des
UNE LETTRE 30 I
berges de Billancourt avec ses lanternes voi-
lées était un tîacre d'amateurs.
Sans les bandes de papier collées sur ses
lanteroes jamais votre Guilloury, qui m'a teut
l'air de s'être offert votre tète, n'aurait eu la
curiosité de regarder dans l'intérieur du fiacre;
mais il est vrai qu'il n'y eût point découvert
la terrible femme soi-disant endormie et vous
auriez eu on beau conte de moins à narrer à
vos lecteurs.
Mais je vous ai assez ennuyé de ma prose
et, puisque intéressé je fus par votre récit, je
demeure votre débiteur. Or, un conte valant
un conte, en échange du vôtre, je vous chu-
choterai une histoire, et une vraie, celle-là,
puisque c'est une affaire classée où le fiacre
rôdeur transporteur de cadavre, le fiacre légen-
daire des nuits sans lune au bord de l'eau a
certainement joué un rôle.
D'abord, suivez-vous les faits divers ? Si oui,
vous avez peut-être, il y a une quinzaine de
jours, remarqué le fait assez curieux d'une
302 HISTOIRES DU BORD DE L EAU
dame *** partie pour rendre visite, 15, avenue
Masséna, et retrouvée en Seine trois semaines
après. Crime ou suicide, on n'a jamais pu ré-
tablir la vérité, et la police, saisie de l'affaire
sur la plainte d'un gendre, a conclu à un acci-
dent. Or celte affaire a de mystérieux dessous
qui, parvenus à la connaissance du parquet,
éveilleraient peut-être l'attention du juge d'ins-
truction. D'abord, ce n'est pas à la requête
d'un gendre, mais d'un fils, que la police a
recherché la femme disparue, et la dame ***
a été supprimée dans les circonstances singu-
lières que voici, — vous pardonnerez mon
style de procès-verbal :
M™* X..., bonne bourgeoise, fortune
moyenne, vivant avec son fils, employé au
ministère, domicile au faubourg Saint-Ger-
main ; vous m'excuserez de ne pas préciser.
M"*" X... s'intéressait à deux jeunes filles,
deux sœurs orphelines de vingt à vingt-trois
ans que leur mère mourante lui avait recom-
mandées. Couturières de Tétat même de leur
UNE LETTRE -JOT
mère, qui avait longtemps habillé M""" X.. ., les
deux sœurs demeuraient ensemble du côté de
la rue Paradis et, sans avoir conservé la clien-
tèle de M"" X..,, la voyaient néanmoins de
temps à autre.
Tous les étés. M"" X... et son fils s'absen-,
tent deux ou trois mois ; en novembre dernier,
M"" X..,, de retour depuis six semaines à
Paris, et qui n'avait pas encore revu ses pro-
tégées, recevait la lettre suivante :
a Madame, M"' Clara S..-, une des deux
jeunes filles auxquelles vous vous intéressez,
est très gravement malade et désirerait vive-
ment vous voir; M"° Clara S... ne demeure
plus avec sa sœur ; elle habite, 1 5 , avenue Mas-
séna et implore la faveur de votre visite.
Venez, le plus tôt sera le mieux. Et c'était
signé femme V..., garde-malade.
M"' X... ne put se rendre ni le jour ni le
lendemain à l'adresse indiquée, mais le troi-
sième jour elle recevait une dépêche encore
plus pressante que la lettre; M"" S... était au
304 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU
plus mal et c'était faire une bonne œuvre que
se rendre à son appel. Si M""® X... redoutait
une longue course en voiture, un tramway
partait justement de la place Saint-Germain-
des-Prés, qui s'arrêtait tout près de l'avenue
Masséna; une personne l'attendrait à la station
qui la conduirait auprès de la malade.
M^'X... communiquait la dépêche à son fils
et, dans l'après-midi, prenait le tramway in-
diqué... et M""® X... n'a jamais reparu; son
fils l'a attendue vainement ce soir-là et les
soirs suivants. Une plainte a été déposée à la
police. Or le 1 5 de l'avenue Masséna n'existe
pas, n'a jamais existé; c'est une voie nouvel-
lement' percée, toute de palissades et de ter-
rains vagues, derrière la gare d'Orléans, et
les demoiselles S..., les deux sœurs, n'ont
jamais changé d'adresse ; on s'est servi de
leur nom pour attirer M^'^X... dans quel si-
nistre guet-apens.^ On le devine, puisque le
cadavre de la malheureuse femme a été repêché
quinze jours après, à hauteur de SaintCloud.
UNE LETTRE
305
Le crime, s'il y en a eu un (la police a émis
ridée de suicide), a donc eu lieu vers les cinq
heures du soir, en plein Paris, et le cadavre
a dû forcément être transporté nuitamment
jusqu'à la Seine, puisque l'avenue Masséna
s'en trouve relativement éloignée.
Et dire que vous lavez peut-être croisé,
cher Monsieur, le fiacre anonyme au faux nu-
méro qui, sûrement, a voiture M™** X... jus-
qu'aux berges du fleuve.
. ;•• 'jT-:
4
I:
UN ACOMPTE
k
t-K \ ■'
UN ACOMPTE
Ce jour-là, en entrant chez Guilloury, je
vis quelqu'un quitter précipitamment le comp-
toir et disparaître derrière la porte de la cui-
sine. M*"° Guilloury, qui s'était levée pour
venir à ma rencontre, avait elle-même un air
gêné, l'air dans ses petits souliers d'un enfant
pris en faute; je les dérangeais évidemment.
Je demandai pour la forme des nouvelles de
Guilloury (il n'était pas là, parti à Paris depuis
le matin), et, après quelques menus propos
*l
/^jj.
.. » "^ T-
310 HISTOIRES DU BORD DE L'EAU
échangés au comptoir, je me retirai assez
intrigué, mais assez renseigné sur le genre
de clientèle de l'établissement pour n'avoir
pas soufflé mot de cette panique.
C'était un mardi : deux ou trois jours après,
comme j'étais allé commander une friture à
un des pêcheurs de la berge, une friture de
premier choix pour mon ami Marcel Schirof
que j'avais à déjeuner le lendemain, je poussai
machinalement jusqu'à V Eperon d'Or et vis
encore cette fois-là, penchée à la balustrade
de la galerie, une silhouette d'homme qui, à
ma vue, se retirait brusquement. Presque en
même temps, Guilloury paraissait à l'entrée
de l'auberge, la face épanouie, et familière-
ment, d'une tape sur l'épaule, me poussait
jusqu'au comptoir où M°** Guilloury un peu
pâle m'accueillait d'un sourire. On avait prévu
ma visite et le ménage jouait à la sécurité; on
forçait même la note de cordialité accueillante,
on voulait me retenir à déjeuner, mais il y
avait là un mystère, une énigme qu'on me
UN ACOMPTE
311
voulait celer : les Guilloury cachaitirt quel-
qu'un chez eux et sûrement quelqu'un de com-
promettant, car ils ne se souciaient ni l'un ni
Tautre qu'on en éventât la présence.
La porte de la cuisine était ce jour-là grande
ouverte et celle de l'escalier aussi, trop ouverte
même, comme pour protester contre tout
soupçon. A Tétage au-dessus, pas un bruit, l'in-
dividu faisait le mort, et j'allais quicter les
Guilloury quand un fracas de vaisselle brisée
éclatait soudain au-dessus de nos têtes, suivi
du choc sourd d'un meuble qui tombe ; des pas
légers coururent. ^ Sacré nom de...! » Et Guil-
loury étouffait un juron. Cegros homme sanguin
était devenu tout pâle. Quant à M""* Guil-
loury, les reins appuyés au comptoir, elle y
crispait deux petites mains de femme nerveuse,
défaillante, visiblement prête à tomber. Deux
mariniers venaient justement d'entrer, un
roux et un brun, tous deux le teint rissolé»
couleur de brique, des gens qui passent leur
vie sur Teau, Hardouia dit la Pipe et Verget
312 HISTOIRES DU BORD DE L EAU
TEsturgéon, deux rigolos bien connus de
Suresnes à Grenelle et qui, les beaux lundis
du Point-du-Jour, passent en bateau es-
carpes et gigolettes au bal de Tîle des Vaches.
Ils s'amenaient pour prendre un verre et s'é-
taient arrêtés, tête levée, bouche béante, au
bruit : .
— Ben ! j 'crois qu'on l'arrange, vot' vaisselle,
patronne! plaisantait le Hardouin. Si c'est
comme ça qu'y caressent vot' mobilier, les
déménageurs n'auront point grand ouvrage à
faire à vot' fin d'bail. Faut-y monter leur don-
ner un coup d'main pour relever la casse>
Mais Guilloury était déjà dans l'escalier.
— C'est cette satanée bonne, faisait-il en
barrant de son corps toute la largeur des
marches, elle n'en fait jamais d'autres ! J'y
vais (et avec un regard expressif à sa femme),
j'y vais!
M™® Guilloury avait repris sa place et pen-
chée vers ses clients :
— Que faut-il vous servir, la Pipe?
UN ACOMPTE
313
Alors moi entrant dans son jeu :
— Trois absinthes orgeat, n'est-ce pas? dé-
clarai-je en me tournant vers les deux pêcheurs,
et double tournée, c'est moi qui régale.
— Ça va, ça va, monsieur Jean!
Et les absinthes bues, leur moustache
essuyée du revers de leur manche, les deux
mariniers se reliraient avec le salut des hommes
du peuple, esquissé d'un geste, et je sortais
avec eux.
— On ne vous voit plus : vous boudez donc
les amis?
C'était Guilloury qui m'interpellait, soudai-
nement surgi devant moi sous le pont du che-
min de fer de la gare d'Auteuil. 11 avait croisé
ses bras sur sa poitrine et penchait la tète
avec un sourire goguenard.
— Dartie! mon am.i, lui répondais-je, j'at-
tendais que vous me fissiez signe. Je n'aime
pas déranger les gens, et vous aviez une si
drôle de mine la dernière fois que je suis allé
18
3 1 4 HISTOIRES DU BORD DE L EAU
à VEperon d'Or! On ne pave donc plus dans
votre maison }
— Non, le paveur est parti !
Et me frappant familièrement dans le
dos :
— On n' vous V met pas, à vous, vous en
avez d' la gourance (i)! Eh bien! oui, nous
avions quelqu'un chez nous qui ne se souciait
pas d'être vu. C n'est pas que nous nous
méfions de vous, monsieur Jean, et Corisande
en avait assez gros sur le cœur d' penser à
toutes les mauvaises suppositions qu'allaient
amener nos cachoteries ; mais 1' pauvre gas,
lui, ne vivait plus; il se serait plutôt jeté en
Seine que de savoir quelqu'un au courant de
sa situation. Cest qu'elle était juste drôle, sa
situation, et nous étions juste fiers, Corisande
et moi, les sept jours que ça a duré. Mais n-i
ni, c'est fini; le gas maintenant vogue pour
l'Amérique. Il s'est embarqué il y a dix jours
(i) De la méfiance.
UN ACOMPTE
315
au Havre. Peut-être bien qu'il est à New-York
à cette heure.
Et comme je l'écoutais un peu abasourdi :
— Mais j'parle par énigmes, vous n'devez
y voir goutte. Bah ! le gas est parti, j'peux vous
rfessii/er(i) la chose, mais pas d'bêtise, n'allez
pas jaspiner ça dans vos feuilles, vous mue-
riez une mauvaise affaire avec les aminches.
Et passant familièrement son bras sous le
mien :
— J'vas vous conter ça en route, vous,
m'accompagnerez bien jusqu'à V Eperon d'Or?
Corisande sera si contente de vous voir! Elle
a bien vu qu'vous boudiez, allez! C'est dit,
vous venez. Nous allons prendre par le plus
court, le long des fortifications.
Et quand nous fûmes engagés dans l'étroit
petit sentier qui serpente au ras des talus,
presque au bord même des fossés, Guilloury •
commença :
(i) Raconter.
3l6 HISTOIRES DU BORD DE L^KAU
— Voilà l'affaire. Vous Tavez peut-être vue
d^ailleurs, dans les journaux. Il y aàpeu près
trois semaines, un mois, une fille de Mont-
parnasse trouvée à moitié assommée, dé-
foncée à coups de bottes dans le fossé des
fortifications, entre les portes de Montrouge
et de Vanves. Une vraie marmelade, quoi !
une bouillie d'amour qui creva le même
jour à l'hôpital, mais non sans avoir jas-
piné, la gonzesse, car ils s'étaient mis à
.douze pour faire le coup et, sur les douze
dix au moins lui avaient passé sur le corps.
Elle n'ies nomma pas tous pour une bonne
raison, c'est que la chose s'était faite de nuit
et qu'elle n'Ies avait pas tous reconnus, mais
elle en dit assez pour en faire arrêter cinq à
six et faire rechercher le septième, et active-
ment encore. »^
• — « Et le septième était chez vous. C'était
lui que... »
Comme je m'étais écarte instinctivement de
Guilloury.
UN ACOMPTE 317
— Et le septième était innnocent, il n'avait
rien fait, le pauvre bougre, il n'en courait que
plus de danger car il n'avait pas qu'à se gour-
rer d'ia police, il avait à se cacher des cinq
autres qui avaient fait le coup et avaient juré
de l'occire et de lui régler son compte, comme
à une vache qu'y croyaient qu'il était et qui
n'est pas, c'pauv'Séraphin... Mais tout ça, fau-
drait vous expliquer tout le commencement
de la chose. C'est des histoires de vengeances,
des affaires de macs qui ont leur point d'hon-
neur tout comme des gentilhommes, et avec
des complications à n'en plus finir.
« J'vais tâcher d'vous éclaircir çà. Voilà: l
fille massacrée, la grande Lisa de Montpar-
nasse était une casserole, c'est-à-dire qu'elle
avait vendu son homme. Quand Julot-Mes-
Pattes, qui marchait avec elle, fut arrêté pour
montage en l'air (i) elle chiala (2) tant par tout
(i) Cambriolage.
(2) Pleura.
18.
318 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU
Montparnasse et Grenelle que toute la soce
coupa dans le pont de sa peine. Elle resta trois
mois veuve et ne se mit avec le beau Polyte des
Moulins, un gas de la barrière d'Italie, qu'après
Tjugement d'son homme (Julot, récidiviste, en
avait attrapé pour deux ans), et tous les amis de
Julot approuvèrent, bien quTolyte ne fût pas
du quartier, parce qu'une femme n'peut pas
vivre sans homme, et qu'il faut qu'une mar-
mite rapporte.
« Aussi y en eut un pétard dans la haute
pègre de Montparnasse quand on sut par un
môme, décarré (i) la veille de Poissy, que la
grande Lisa avait mangé Tmorceau. C'était
elle qu'avait tout dit chez VcurieuXf elle
qu'avait vendu Julot à la rousse. Encore dans
rtrou pour dix-huit mois, Julot faisait dire ça
aux amis pour qu'on s'méfiât de la grande
Lisa et qu'on lui donnât même un petit
acompte, avant qu'il lui réglât son affaire à sa
(i) Sorti de prison.
UN ACOMPTE 319
sortie. Vous savez comme moi quel acompte
on lui a donné. Ça se fit après boire un soir
chez un troquet de la rue de la Gaîte ; on dé-
cida que trois de la bande endormiraient (i)
l'beau Polyte, Thomme à Usa, qu'ils l'emmè-
neraient picter ailleurs, pendant qu'eux des-
cendraient la fille jusqu'aux fortifs. . . et ils Font
vraiment descendue à coups de bottes et de
tout ce qui s'ensuit. Elle s'méfiait pas d'abord,
toute contente d'aller en vadrouille avec tout
c'qu'y a de plus rupin dans Montparnasse et de
tromper un peu son homme, car c'était un
vrai cœur de vache, paraît-il. Une gonzesse,
ça se saoule comme un enfant, et elle s'est
laissé m'ner, de marchand de vin en marchand
de vin, jusqu'à la porte de Vanves. C'n'est
qu'en dehors des fortifs, une fois sur les gla-
cis, qu'elle a commencé à comprendre et à
avoir peur.
« — Y a-t-il longtemps qu't'as eu des nou-
(i) Occuperaient.
320 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU
I
velles de Julot? lui a dit comme ça le gros
Alfred. »
Et, pan ! un gnon en pleine figure.
« — Tiens 1 pour toi, sale bourrique ! »
Ç*a été Tsignal. Ils lui sont tous tombés
dessus, la bourrant de coups de poing, de
coups de pied, lui déchirant sa robe et,
comme elle criait, ils lui ont enveloppé la tête
avec son châle et l'ont traînée dans le fossé
où dix sur douze lui ont fait les mille et une
horreurs. Séraphin seul, qui, lui, est quasi
honnête, n'a pas voulu y toucher; il intercé-
dait même pour elle et a failli avoir une affaire
avec les gas ; y voulaient le forcer à... vous
me comprenez. Si la fille a pas été tuée sur
Tcoup, c'est grâce à lui, et c*est lui qu*elle a
nommé avec les six autres. Ils ont tous été
arrêtés, sauf lui ; et Treste d'ia bande, qui le
sait, a juré de lui servir la pareille, attendu que
c'est une vache, un pante qui n'a pas voulu
marcher avec eux et qu'bien sûr il a mangé
Tmorceau... Alors il a quitté le quartier.
UN ACOMPTE
321
« Traqué par la police et recherché par les
cinq plus grandes terreurs de Montparnasse,
vous jugez si l'pauvre gas était à son aise
chez nous et s'il aimait les visiteurs. Et nous
non plus, nous n'étions pas à notre aise,
monsieur Jean. Enfin il est en sûreté, il a
trouvé de l'argent pour partir. Moralité : Il
faut hurler avec les loups. »
'J
NUIT DE JANVIPJR
NUIT DE JANVIER
Pour L.-W. Hawkins.
— J* crois qu' vous y prenez goût, aux his-
toires fantastiques I
Et Guilloury, qui venait de me surprendre
en flagrant délit de mon péché, m'enlevait des
mains une vieille édition elzévir des Contes
d'Hoffmann. Je l'avais trouvée en furetant dans
Tespèce de galetas qui servait à Guilloury de
bibliothèque, j'y avais pénétré en son absence
avec l'autorisation de M™*' Guilloury. Et,
19
326 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU
commodément installé dans un grand fauteuil
à oreillettes, j'y feuilletais depuis une heure
au moins les savoureuses et délirantes his-
toires du conteur allemand, ravi de la bonne
aubaine d'un conte non encore lu dans au-
cune édition, le Choix d'une fiancée^ et l'en-
trée de Guilloury me dérangeait au beau mi-
lieu des estomirantes aventures du secrétaire
privé Tussmann, valsant, malgré lui, dans la
rue de Spandau, un sale balai entre les bras,
au centre d'un millier de secrétaires Tuss-
mann tourbillonnant autour de lui avec des
balais pour danseuses.
— Oui, je les adore et je m'en vante, ré-
pondais-je au maître de V Eperon d'or. Où
diable avez-vous déniché ce volume } Vous
me le cédez, n'est-ce pas? Je vous l'achète,
c'est convenu. Le prix?
— A aucun, même pour vous. C'est une
traduction introuvable, mais le volume reste
à votre disposition et vous pouvez venir le lire
tant qu'il vous plaira ; mais vous êtes rouge et
Il u. * .j i rr a ■ i
^ji< iwrier^'i
NUIT DE JANVIER
327
congestionné, mûr pour une attaque d'apo-
plexie. Assez causé comme cela avec le con-
seiller Crespel et le vieux Coppelius ; ce sont
là des personnages qu*il ne faut pas trop fré-
quenter, monsieur Jean ; vous finiriez par
voir des têtes de renard sur les épaules de
vos amis, comme le secrétaire privé Tuss-
mann lui-même, à moins que vous ne preniez
ma servante pour une autruche, la gigan-
tesque et fallacieuse autruche qui vient ou-
vrir la porte aux visiteurs et fait à la famille
Mock épouvantée de si belles révérences dans
le Docteur Cinabre,
— Ah ! ce Docteur Cinabre, quel chef-
d'œuvre I quel imprévu dans le fantastique!
Cet Hoffmann est le vrai maître du cauchemar.
Un mot, un détail dans l'histoire la plus
simple, la plus naturelle et, boum ! c'est comme
le coup de gong de la folie ; on perd pied et
on tombe dans le surnaturel. Ainsi cette au-
truche du Docteur Cinabre venant ouvrir la
porte et introduisant froidement chez son
.M-m^^^MÊ^
-i-- »-«n
328 HISTOIRES DU BORD DE L'EAU
maître rahurissement des visiteurs, moi je
trouve cela tout bêtement merveilleux.
— Et que vous avez raison, monsieur Jean!
En fait de cauchemar, cela est -du plus fin et
du meilleur, mais il n'y a pas besoin d'aller
chercher si loin pour trouver de l'étrange et
du surnaturel. Ce buveur de chopes qu'était
Hoffmann était servi par la plus belle imagi-
nation, j' vous le concède, mais il était aussi
bien aidé par les circonstances. Dans le décor
enfumé de ces vieilles brasseries d'Heidel-
berg, au milieu de toutes ces figures quasi
grimaçantes de conseillers à perruques, vêtus
à la mode du siècle dernier, les effarantes
silhouettes de VOrfèvxe et de VHomme au
sable s'imposaient presque à ses yeux hallu-
cinés. Hoffmann était grand buveur, vous
r savez, plus grand fumeur encore, et nul doute
que la nuit, à la sortie des brasseries où il
s'attardait, le cerveau brouillé de fumée de
tabac et de bière anglaise, il n'ait fait les plus
mystérieuses rencontres par ces rues moye-
\
à
NUIT DE JANVIER 329
nageuses et quasi fantastiques de Spandau et
d'Heidelberg. Avez-vous remarqué avec quelle
espèce de hantise, dans la plupart de ses
contes, il revient à ces scènes nocturnes d'au-
berges? C'est toujours là que ses héros ren-
contrent les équivoques personnages à trans-
formations subites, qui désormais s'attachent
k leurs pas et ne le quittent plus.
C'est en sortant d'un café, où il avait cou-
tume de passer la soirée, que le secrétaire
privé Tussmann aborde le terrible Léonard.
C'est dans une taverne, où l'étranger l'em-
mène souper, qu'il assiste aux effrayantes
jongleries du vieux juif et de ['Orfèvre ; et
dans le Reflet perdu, enfin, c'est en sortant
d'un bal, dans le bouge de maître Thiermann,
qu'Hoffmann lui-même fait la connaissance,
entre une chope et une pipe de tabac, du
général Souwaroiï, l'homme au reflet perdu,
et de ce pauvre Spicken, l'homme qui a
vendu son ombre, et cela se passe toujours
entre onze heures et minuit, après boire, par
3 30 HISTOIRES DU BORD DE l'eAU
des nuits sans lune, toutes secouées de ra-
fales et de cris de girouettes glapissant sur
les toits comme des chats en fureur.
« Mais ces apparitions inexpiicables, inex-
pliquées et terrifiantes, les nuits de Paris mo-
derne en sont pleines, et Dieu sait pourtant
que le décor n'y prête guère avec nos rues
larges, tirées au cordeau, éclairées au gaz et
à l'électricité. Mais bah! une imagination un
peu- vive, la surexcitation d'un bon dîner,
quelques souvenirs de lectures aidant, l'inci-
dent le plus futile en apparence, et Thomme
le mieux équilibré. le plus sain de corps et
d'esprit, Guilloury lui-même, devient vision-
naire.
— Comment vous-même, mon bon Guil-
loury!
— Moi-même, et une aventure dont le
conteur Hoffmann aurait fait son profit, et
elle m'est bien personnelle et j'y ai songé
bien souvent depuis. Il y avait autre chose
qu'un hasard dans ce que j'ai vu cette nuit-là;
m
NUIT DE JANVIER > 33 1
c'était quasi comme une révélation d'outre-
tômbe, les gens du métier appellent ça une
communication d'au delà. Or la maison Guil-
loury ne fait pas commerce avec les esprits-
que je sache; bref, tout ça m'a longtemps
tarabusté le cerveau, d'autant plus qu'il y
avait des coincidences... Mais vous vous lan-
guissez d'en apprendre plus long, je ne suis
pas dur et mon histoire, la voilà :
« C'était il y a deux ans, à la fin janvier ; il
gelait même ferme depuis une quinzaine, ça
avait pris tout d'un coup le dimanche des
Rois; il n'y avait pas de jour où il ne fût
question de miséreux trouvés morts de froid,
et la Seine charriait de gros glaçons. J'avais
dîné à Paris, une espèce de banquet annuel
d'anciens... J' vous dirais bien d'anciens com-
mis de librairie, mais vous n' me croiriez
pas... d'anciens... enfin vous m'avez compris...
tous aujourd'hui établis avec de bonnes rentes
au soleil, qui marchands de vins, qui nourris-
seurs, bref, un banquet de rigolos^ où l'on en
332 HISTOIRES DU RORD DK L'EAU
avait bu et du bon, vu qu'on n'avait pas re-
gardé à la dépense et qu'y avait parmi nous
deux ou trois patrons de maisons qui en
avaient apporté de leurs caves.
* Bref, vers une heure du matin, j* m' trouve
sur le pavé, à hauteur du Pont-Neuf, un peu
parti, mais solide sur mes jambes et, comme
vous voyez, pas tout près d'Auteuil. Plus d'om-
nibus, plus de train à Saint-Lazare; je hèle un
fiacre à lanternes vertes (les lanternes vertes,
ça remise à Grenelle, c'est presqu* le quartier).
« Cent sous, que je dis au cocher, et con-
duisez-moi hors barrière, quai du halage, à
Billancourt, numéro 26, la route de Versailles
tout droit devant vous.
« Et me voilà roulant le long des quais, bal-
loté sur les coussins avec une sacrée lune
d'hiver toute blanche dans un ciel pâle, même
qu'on eût dit qu'il y avait de la limaille de fer
répandue partout; enfin j' m'endors.
« Je pionçais ferme quand il m' semble que
le fiacre s'arrête.
NUIT DE JANVIER
333
« Bah! que je me dis, je rêve. Continuons
de dormir.
« Mais non nous ne marchions plus.
et Ah ça ! que je me dis, ça sent mauvais. Est-ce
que ce collignon me prendrait pour un pante.
« Et je m'éveille tout à fait; on venait d'ou-
vrir la portière.
a — Ah çà! cocher, est-ce que vous vous
foutez de moi?
« Mais rhomme, engoncé dans son cache-
nez jusque par dessus les yeux :
« — Excusez-moi, mon bourgeois, mais je
n' peux pas aller plus loin, mon cheval vient de
se déferrer des deux pieds de devant et vous
n'avez plus qu'à descendre. D'ailleurs, vous
êtes à mi-chemin, presqu'arrivé.
a — Comment! à mi-chemin!
^ « Nous étions un peu au-dessus de la pas-
serelle de Passy, au pied de la propriété du
docteur Blanche, un endroit tout à fait plai-
sant à deux heures du matin, les parapets du
quai et cette suite de grands murs.
19.
334 HISTOIRES DU BORD DE L'eAU
« — Allons, mon bourgeois, si vous préfé-
rez dormir, j' vous laisse ma voiture; ça sera
trois francs l'heure; moij'détèle Cocotte et
j' remmène au dépôt. »
Je m'exécutais en grognant, je donnais
deux francs au cocher et l'attelage gagnait en
clopinant le pont de Grenelle.
« Me voilà donc seul sur le quai d' Passy,
un désert ; pas même au loin l'ombre d'un ser-
gent de ville, les quelques guinguettes du quai
comme mortes, tous les volets clos et un de
ces froids! les asiles de nuit s'en souviennent,
ils regorgeaient de monde cet hiver-là, et je
marquais le pas en marchant pour me réchauf-
fer, quand me voilà tout à coup devant un
pavillon aux fenêtres violemment éclairées :
un pavillon Louis XVI à deux étages enclavé
de grands murs, le rez-de-chaussée exhaussé
d'un sous-sol avec des balcons de fer ouvragé
à ses portes-fenêtres, une vraie petite maison
de fermier général, surgie tout à coup devant
moi sur le quai. Drôle de maison ! Je ne l'avais
NUIT DE JANVIER
335
jamais remarquée en plein jour. Étais-je seu-
lement sûr de l'avoir jamais vue? Une curio-
sité diabolique me prend, je m'approche du
pavillon, me cramponne aux ferrures des bal-
cons et, me hissant à la force des poignets, je
regarde àTintérieur. . . et jevois.. . comme je vous
vois, une pièce à boiseries sculptées, illuminée
d'un tas de bougies, et sur une table une
femme toute nue, étendue sur le ventre et
comme écartelée, les mains et les pieds fixés
par des courroies et qu'un homme en habit de
marquis, un habit de velours amarante, tail-
ladait dans le vif avec un scapel : un vrai cau-
chemar!... Le temps de voir la perruque de
rhomme qui me tournait le dos, je n'ai pas
demandé mon reste et j' cours encore, comme
bien vous le pensez... Et j'avais rêvé, car le
lendemain, mon vin cuvé, j'ai eu beau redes-
cendre toute la route de Versailles, pas plus
de petite maison que sur ma main, le pavillon
Louis XVI avait disparu et, à la place où
j' l'avais vu la veille, se dressaient les murs de
336 HISTOIRES DU BOKD DE l'eAU
rétablissement Sanfourche, la maison de santé
des chiens, et ce ne serait qu'une hallucination
d'homme un peu bu, si à quelque temps de là,
ayant acheté un vieux plan de Paris avep vues
de divers quartiers, je n'avais reconnu sur
une estampe la petite maison de nia nuit vi-
sionnaire, oh! mais toute crachée, avec même
les ferrures des fenêtres. Et savez-vous com-
ment était catalogué dans mon plan le pavil-
lon criminel? Pavillon des Sablons, apparte-
nant à M. d'Hérauville, vendu en mai 1778
au marquis de Sade. »
F
TïÇ»^
RIVERAINS
LA BERLANT
RIVERAINS — LA BERLANT
13, boulevard Voltaire, à Asnières, dans
une de ces longues et désertes avenues où
s'égrènent à Tinfini de tremblotants becs de
gaz et dont la solitude sinistre poigne le
voyageur affalé dans son wagon de première,
entre la voie de ceinture et la première zone
de banlieue : Levallois-Perret , Malakoff ,
Asnières, Pantin, Vaugirard, Issy.
Là, dans une de ces hautes maisons mo-
dernes à cinq étages, comme oubliées hors
x.^r'i
340 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU
Paris, par feu le baron Haussmann, maison
isolée sur cet équivoque boulevard, des jeunes
gens, presque des enfants, sont attablés, déjà
ivres, et godaillent; une vieille femme en
marmotte les préside, une quinquagénaire aux
allures bonasses de marchande des quatre-
saisons. De ces festoyeurs nocturnes, tant en
blouses de boucher qu'en tricots de laine
marron, le plus âgé a dix-huit ans et deux
autres en ont seize. Les volailles, dont on
fait bombance, ont été volées la veille à un
boucher de Courbevoie. Ils s'appellent Doré,
Eugène Berlant, Joseph Deville... Mais à
quoi bon citer leurs noms, tous les journaux en
ont été remplis. Ce sont les assassins de la
veuve Dessaigne, ce sont les horribles drôles
qui, pendant que leur victime tendait vers
eux de pauvres vieilles mains tremblantes, et
criait : « Prenez tout ce que j'ai, mais ne me
tuez pas I » lui écrasaient la tête à coups de
botte et lui mettaient les tempes en bouillie
avec un gros coquillage pris au ^hasard sur la
-.'*3t^*. _
LA BERLANT 34 I
cheminée; et, comme au plus fort du pillage
l'assassinée râlait encore, c'est l'un d'entre
eux qui avait cette phrase : « Tiens! la
gueuse n'est pas encore crevée, elle nous
embête. Descends donc voir, Berlant, et fiche-
lui le coup du lapin ! » Et, la vieille achevée
d'un coup de soulier, c'est Berlant qui rica-
nait : « Cette fois, elle ne piaulera plus. »
Le fils Berlant, car la Berlant est mère et,
comme l'horrible gouge entremetteuse et
proxénète qui envoie sa fille au truc et qui,
pour mieux aguicher les hommes, lui frotte
les seins et les cuisses avec le vin sucré du
saladier, c'est elle qui envoyait son Ugène
scionner la vieille. Pourvoyeuse d'échafaud
comme les autres le sont de lupanar, cette
laronne a préparé le fruit de ses entrailles et
le sang de son sang pour le vol et l'assassinat,
Testourbissage des vieilles rentières et le sur-
rinage des pantes ; elle a été le bon conseil
de cette bande d'assassins enfants, la Sybille
d'écume de cette jeune armée du crime. Quand
».
342 HISTOIRES DU BORD DE L EAU
Doré, le garçon boucher sans ouvrage, vint
proposer le coup à faire à ses complices, c'est
la Berlant, la mère d'Ugène, que cette tourbe
va consulter, ce sont les instructions de la
veuve que reçoit cette graine de bagne. « Il
faut écrire une lettre, conseillait cette mégère,
vous la porterez, vous, Doré, à la vieille et,
pendant qu'elle la lira, vous Testourbirez »,
et le soir même, dans une rue déserte, à la
lueur d'un réverbère, ce réverbère sinistre des
boulevards de banlieue que je signalais tout
à Theure, Doré griffonnait au crayon les quel-
ques lignes qui, insérées dans une enveloppe,
devaient l'introduire auprès de M"'® Dessaigne.
Après raffaire faite, enfin, c'est la même
veuve Berlant qui, rendez-vous pris avec la
bande à la porte d'Asnières, venait attendre
ses quatre élèves assassins en compagnie
d'une fille, « faut bien que la jeunesse s'a-
muse », et au récit détaillé du crime avait ce
beau cri d'expansion : « Ah ! vous êtes de
chouettes amours ; ça, c'est du beau travail.
LA BERLANT
343
oui, voilà du beau travail », et elle les forçait
à échanger leurs chapeaux melon contre des
casquettes qu'elle avait apportées (s/c), puis,
en bonne mère receleuse, les bijoux et l'argent
une fois dans ses poches : « Maintenant, vous
méritez une récompense. Je vais vous payer
le spectacle , puis nous irons souper chez
moi. » Et ils y allèrent tous les six, au Nau-
frage de la Méduse, Soyez sûrs qu'ils y ont
pleuré d'attendrissement, les pauvres cas-
quettes sensibles.
La Berlant ! quel titre terrible pour : Une
femme par nuit. . .
Nous avions la Bancale, l'équivoque mégère
de l'affaire Fualdès , la teneuse de garnis
louches, au besoin coupe-gorges, où les cris
de l'assassiné s*étouffent aux sons d'un orgue
de Barbarie posté dans une ruelle voisine, la
Bancale et ses précautionneuses attentions de
ménagère, disposant un baquet sous la table
où Ton saigne Fualdès et, le baquet rempli,
faisant laper le sang tiède à un porc.
♦ ,
344 HISTOIRES DU BORD DE L EAU
Le théâtre nous a donné la Frochard, la
hideuse exploiteuse d'aveugles et d'enfants
des Deux Orphelines , la Frochard , cette
Chouette du xviii* siècle, rencontrée aupara-
vant dans les Mystères de Paris; la Chouette,
Fleur-de-Marie, le prince Rodolphe et le
Maître d'École, comme tout cela est déjà
loin ! Les berges de la Seine, la banlieue
parisienne, le terrible bord de Teau d'Asnières
au Point-du-Jour ont produit la sœur de ces
femmes ou tout au moins une femme de leur
sang, la Berlant.
•t
»
i
f
L'HOMME DES BERGES
'm^
\
L'HOMMt DES BERGES
Lui est en passe de remplacer, en pleine
banlieue moderne, Tinquiétante légende du
Moine bourru : le Moine bourru, Téquivoque
loup-garou des ruelles en lacet du Paris de
Notre-Dame, du poète Gringoire et du roi
Louis-le-Onzième, le spectre encapuchonné
de noir dont la menaçante silhouette s'évo-
quait brusquement dans les culs-de-sac de Tîle
de la Cité, à la tombée de la nuit, celui-là
même dont Tosseuse main vengeresse poi-
34^ EI[STO[RES DU BORD DK l'eAC
gnardatt, dans les bouges, les beaux capitaines
pâmés sur le sein des bohémiennes et chan-
geait si dextrement les écus en feuilles sèches
dans le bahut des maquerelles.
C'est enlinceulé dans une longue blouse
bleue de laitier, une Desfoux enroncée jus-
qu'aux oreilles sur lesguiches en rouflaquettes,
les pieds ballant dans des espadrilles, que
surgit, à l'heure trouble des crépuscules, l'a-
nonyme et hideux homme des berges.
Au moment ofi le soleil mourant traîne ses
derniers rayons sur les bois de Saint-Cloud,
incendiant à mi-côte, au milieu de ses vignes,
les vitres de la gare de Suresnes, du fond des
carrières de plâtre où il pionce le jour, à pas
cauteleux, t'échine courbée comme un fauve,
l'homme des berges s'amène.
L'air presque d'un flâneur sans la bizarre
mobilité de ses yeux, il rôde et muse au bord
de l'eau du Point-du-Jour à Billancourt, de
Billancourt à Boulogne, s'aitardant aux gym-
nastiques en plein vent et aux guinguettes. Les
T— ■'• ~- j '»>^ a < . M.. J_t. . -^
l'homme des berges 349
mains dans les poches de son grimpant, en
bonhomme, il descend jusqu'à Neuilly, épiant
les ivrognes du lundi étalés au revers des talus
et regardant longuement, par dessus les petits
murs des villas, si le chenil est loin du corps
du logis principal et si le chien est enchaîné
ou libre.
C'est encore sa silhouette qui se profile, le
soir, presque tragique dans sa blouse-suaire,
en face Fîle de la Grande-Jatte. C'est lui que,
sans ravoir entendu venir, vous trouvez tout
à coup devant vous, marchant à pas feutrés
sur le chemin de halage; lui que vous butez
subitement du pied, vautré dans les herbes
d'un terrain vague et guettant sous ses pau-
pières baissées de faux dormcurle jonc (l'or) de
votre chaîne et de votre canne à pomme de
lapis.
D'où vient-il, que fait-il ? Il est anonyme,
inconnu, invisible et cependant partout : c'est
l'éternel danger des promenades suburbaines !
Laitier, déménageur, garçon boucher remer-
20
350
HISTOIRES DU BORD DE L EAU
cié, maraîcher sans ouvrage. Mystère! Les
pierreuses elles-mêmes le redoutent, car il a
le surin facile. ACourbevoie,il s'appelle Doré
et saigne, entre chien et loup, les vieilles ren-
tières à coups de coquillages. Il se nomme
Berlant à Asnières et partage avec maman,
quai de Seine, la pile de vieux sacs qui sert
de lit aux amants de Vancienne; il raccroche
même avec elle et fait la fête avec les miches
à dix sous de la maison.
Si la route est déserte, évitez de lui donner
du feu, le soir, à l'heure où les ouvriers de-
viennent rares ; et dans les endroits suspects,
à la tombée de la nuit, supprimez toute occa-
sion d'entretien en éteignant cigare et ciga-
rette.
La vieille dame à pliant et à châle français,
qu'on rencontre parfois étendue sur le gazon,
à l'angle d'un vieux mur, la tête cachée sous
son ombrelle, et qu'on croit endormie à l'abri
du soleil, est une des victimes de l'homme des
berges. Pour peu qu'on s'approche, la dor-
y
L HOMME DES BERGES 35 I
meuse a la face tuméfiée et verte, avec des
mouches bourdonnant déjà au-dessus et deux
pouces enfoncés et marqués dans le cou ; mais
plus de bagues aux doigts, plus de montre au
corsage et plus de broche à son châle. L'homme
des berges a passé parla; pis, le vieux ca-
davre porte parfois les traces d'une atroce
souillure, et le médecin-légiste est appelé
pour un rapport. En ce cas, Thomme des
berges a paraphé son œuvre ; c'est sa signa-
ture à lui, cette ignominie en plus.
L'été il dévalise les villas fermées d*Auteuil
et de Passy, il habite alors Boulogne et dans
Boulogne le quartier des Menus. A la fête de
Neuilly il rôde autour des baraques de lutte,
où affluent, imprudemment diamantées, les
belles demi-mondaines; si les solitaires pas-
sent à portée de sa main, gare, mesdames, à
vos mignonnes oreilles, il arrachera très bien
le lobe rose et la chair saignante avec le joyau
de prix.
C'est un fauve I II s^excite au meurtre sur la
35 2 HISTOIRES DU BORD DE l'EAU
nudité grelottante et gracile des petits gamins
qui se baignent; satanique et goguenard, il
intervient dans leurs débats et leurs jeux de
gosses peureux de Teau froide, et si le petit
Clément, plus frileux que ses deux camarades,
hésite à entrer dans le fleuve, l'homme des
berges Tempoigne, lui, par la peau du cou,
comme un petit chat malade, et avec un gros
rire le flanque en pleine Seine. . . Et le gosse
noyé, quand les passants accourent ameutés
parles cris, il a disparu, l'homme des berges.
Sa blouse est déjà loin, il a rejoint une
tapissière de blanchisseur qui passait, et
fouette ton cheval, mon poteau ! Un môme de
moins, la belle affaire. On en fera un de plus,
un des soirs, à la Marie ou la Paula.
TABLE
Pages.
UN DÉMONIAQUE 3
LA MARCHANDE D'OUBLIES 53
LA MAIN d'ombre 67
PROIE DE TÉNÈBRES 83
LA DAME AU CARCAN DE PERLES QQ
l'homme au COMPLET MAUVE IO7
HAVRE DE SONGE . II 5
LA POMPE FUNÈBRE I29
HARICOT VERT 1 39
BARCELONE (ESPAGNES) I47
I. La Rambla 151
II. La Cathédrale 158
III. Les Rues chaudes 165
IV. Le Flamenco 173
V. Barcelonnette — Bleu et argent. . . . 180
VI. Or et rose 183
VII. Argent, or vert et capucine 188
VALENCE (eSPAGNES) 193
I. La Huerta 195
II. Valencia del Cid 199
358 TABLE
Pages.
III. Les Mendiants , , 204
IV. Les Processions. 211
V. La Longa de Seda ...,.,,... 217
via j^a X Ui la .••*..*|iit..* J24
VII. Chinchilla ^ 231
VIII. Menus propos , 238
MURCIE (eSPAGNES) 247
I. Murcie , 249
II. El Malecone , 255
HISTOIRES DU BORD DE L*KAU . . , 201
Chez Guilloury ^ 265
Le Fiacre , 279
Une Lettre , 296
Un Acompte , 306
Nuit de janvier 325
La Berlant , 330
L'Homme des berges 347
Pans. — Imp. PAUL DUPONT, 4, me du Bouloi (Cl.) 29.11.9^
'^
KT
r l'a
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