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Full text of "Une femme"

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Une    Femme 


Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour 
tous  les  pays,  y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 
S'adresser,  pour  traiter,  à  M.  Paul  Ollendorff,  Éditeu 
rue  de  Richelieu,  2 S  bis,  Paris. 


Une  Femme 


PAR 


MAURICE   LEBLANC 


QUATRIÈME    ÉDITION 


PARIS 

PAUL    OLLENDORFF,    ÉDITEUR 
28  bis,Uvx  de  |^iy^u,  28  bis 


BÇg^EQUES 


Tous 


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UNE    FEMME 


PREMIÈRE  PARTIE 


Le  monde  à  Rouen  remarquait  fort  les  assi- 
duités de  Robert  Chalmin  auprès  de  Mlle  Lucie 
Ramel. 

De  fait,  à  trois  bals  successifs,  il  s'inscrivit 
lui-même  sur  son  carnet  pour  plusieurs  danses, 
la  conduisit  au  buffet,  politesse  audacieuse,  et 
trouva  moyen  de  souper  à  ses  côtés.  Et  ils  par- 
laient tout  bas,  d'un  air  entendu,  comme  s'ils 
eussent  eu  quelque  chose  à  se  dire. 

En  outre,  un  soir,  au  théâtre,  il  passa  les  en- 
tr'actes  des  Huguenots  dansla  loge  de  Mmc  Ramel 
et  de  sa  fille. 

Le  monde  estima  les  fiançailles  imminentes. 

Cette  union  ne  lui  déplaisait  point.   D'abord 

1 


2  UNE    FEMME. 

elle  réunissait  les  conditions  requises  :  la  diffé- 
rence d'âge  réglementaire,  l'égalité  des  fortunes 
et  des  situations  sociales.  Puis  elle  attestait 
que,  chez  lui,  on  s'épouse  par  caprice,  au  be- 
soin. Il  en  savait  gré  aux  deux;  jeunes  gens, 
et  les  couvait  d'un  œil  attendri.  Leur  intrigue 
dénotait  l'existence  d'un  sentiment  joli,  aimable, 
gracieux,  non  suspect  d'exagération  passionnée, 
ce  qui  eût  paru  choquant.  C'était  juste  la  dose 
de  poésie  permise,  assez  pour  troubler  deux 
cœurs,  pas  assez  pour  les  bouleverser. 

On  en  causait  beaucoup,  à  la  Bourse,  au  Pa- 
lais, au  cercle,  au  café,  dans  les  salons  surtout. 
Les  visites  du  jour  de  l'An  furent  consacrées 
en  grande  partie  à  cette  question  palpitante. 

—  Vous  savez,  c'est  un  mariage  d'inclina- 
tion, s'écriaient  ces  dames,  d'une  voixras  ie,  sans 
risquer  toutefois  le  terme  amour,  presque  dé- 
placé en  semblable  circonstance. 

Quelques  mères,  à  la  recherche  d'un  gendre, 
tentèrent  bien  d'interrompre  ce  concert  d'élo- 
ges, en  insinuant  : 

—  Il  est  fâcheux  que  cela  traineen  longueur... 
la  réputation  de  M.""  llamel  n'en  peut  que  pâtir. 

<  >n  étouffa  leurs  critiques.  Les  personnes  sen- 
sées colportaient   : 

—  Qu'ils  ne  sr  pressent  donc  pas,  ils  ne  se- 
ront que  trop  tôt  aux  prises  avec  les  réalités  de 
la  vie. 


UNE    FEMME.  3 

Au  centre  de  cette  agitation,  M.  etMm<;  Bouju- 
Gavart  ourdissaient  leur  plan.  C'étaient  eux,  en 
effet,  qui  faisaient  le  mariage. 

Après  la  guerre,  M.  Bouju-Gavart,  commis- 
sionnaire en  rouenneries,  déclara  qu'il  accep- 
terait  volontiers  un  successeur,  son  fils  Paul  se 
destinant  au  barreau. 

Il  avait  une  cinquantaine  d'années,  des  che- 
veux d'un  beau  blanc,  une  moustache  d'un  noir 
équivoque,  et  une  mise  soignée.  Il  courait  les 
demoiselles  de  magasin,  ce  dont  personne  ne 
se  doutait,  sauf  sa  femme.  Le  ménage  s'enten- 
dait, néanmoins.  Mme  Bouju-Gavart,  ayant  re- 
noncé depuis  longtemps  à  une  lutte  impossible, 
souffrait  de  son  abandon,  sans  récriminer.  Elle 
méprisait  son  mari,  mais  appréciait  ses  qualités 
solides,  sa  tenue  correcte,  son  tact  en  public. 
Puis  une  piété  sereine  et  forte  la  portait  à  l'in- 
dulgence. Elle  pardonnait  et  priait  pour  lui, 
l'époux  et  le  père. 

Elle  approuva  sa  résolution.  Leur  fortune, 
laborieusement  gagnée,  lui  permettait  ce  repos. 
Il  pouvait  goûter  maintenant  le  fruit  de  son  tra- 
vail. 

C'est  alors  que  Robert  Chalmin  se  présenta. 
Il  avait  de  l'argent.  Il  plut.  Les  pourparlers 
commencèrent.  Ils  aboutirent  rapidement. 

—  Hélas!  s'écria-t-il,  un  soir,  à  table,  avec 


4  UNE    FEMME. 

une  moue  comique,  les  rêves  ne  se  réalisent 
pas  toujours!  Que  de  fois,  en  dix  ans  de  dé- 
sœuvrement, me  suis-je  dit  :  «  Quand  j'en  au- 
rai assez  d'être  célibataire,  je  chercherai  une 
industrie  quelconque  dont  le  chef  ait  une  fille, 
j'épouserai  la  fille  et  je  ne  paierai  rien.  »  Et  jus- 
tement vous  n'avez  qu'un  fils,  je  ne  puis  pour- 
tant pas  l'épouser! 

On  rit.  Mais  Mmc  Bouju-Gavart  demanda 
d'une  voix  grave  : 

—  Ils  sont  sérieux,  vos  projets  de  mariage? 

—  Ah  !  oui,  j'en  suis  las  de  mon  appartement 
de  garçon  et  de  la  nourriture  de  restaurant,  et 
du  feu  qui  ne  marche  pas,  et  de  la  lampe  qui  s'é- 
teinl  !  Une  sœur  mariée  à  Lisieux,  voilà  toute 
ma  famille. ..  j'en  veux  davantage... 

Alors  elle  affirma  : 

—  Eh  bien  travaillez,  prouvez  que  vous  êtes 
capable  de  diriger  votre  affaire,  et  je  voua  en 
dénicherai,  moi,  une  femme. 

Elle  avait  une  voix  très  persuasive,  un  visage 
triste  qui  inspirait  de  la  pitié,  des  yeux  oalmes 
qui  donnaient  confiance,  et  les  restes  d'une 
beauté  el  d'une  taille  célèbres. 

Robert ,  convaincu,  signa.  Aussitôt  elle  se  mit 
;i  L'étudier  pour  savoir  ce  qui  lui  convenait. 

C'était  un  grand  garçon  mince,  trop  grand 
el  trop  mince,  d'aspect  dégingandé,  de  tournure 
peu  élégante.  Ses    hautes    jambes  paraissaient 


UNE    FEMME.  5 

molles,  d'une  mollesse  de  chiffe.  Sa  figure  pâle 
et  fine  indiquait  de  la  douceur.  D'ailleurs,  à  la 
longue,  de  l'examen  minutieux  auquel  elle  le 
soumit,  ce  fut  ce  trait  principal  qui  se  dégagea, 
une  mansuétude  extrême,  une  bonté  naïve.  Il 
riait  aisément  et  franchement.  Il  s'amusait  d'un 
rien. 

Elle  s'enquit  de  son  passé.  Élevé  dans  des 
principes  religieux  et  dans  l'obéissance  aux  rè- 
gles de  morale  les  plus  austères,  Chalmin  eut 
le  malheur,  à  sa  majorité,  de  perdre  ses  parents. 
Privé  de  direction,  il  connut  de  jeunes  oisifs 
dont  il  partagea  les  plaisirs  et  les  débauches. 

Mais,  pendant  cette  période,  il  garda,  malgré 
tout,  le  respect  de  soi-même.  11  n'afficha  pas 
ses  maîtresses,  subvint  à  leurs  besoins  sans 
prodigalité,  ne  s'attacha  jamais  à  l'une  d'elles 
et  ne  convoita  pas  la  femme  d' autrui.  La  médi- 
sance ne  pouvait  donc  l'accuser  d'aucune  com- 
promission, ni  associer  à  son  nom  Je  souvenir 
d'aucun  scandale. 

Ses  camarades  l'aimaient.  Le  monde  l'affec- 
tionnait. Il  valsait  bien,  parlait  à  sa  danseuse, 
jouait  passablement  du  piano  et  animait  les 
fins  de  bal.  On  le  tenait  pour  spirituel. 

En  résumé  elle  le  jugea  tendre,  loyal,  assez 
ignorant,  superficiel  et  sympathique. 

Munie  de  ces  notes,  elle  partit  en  chasse. 
Robert,   désireux   de    se    libérer  vis-à-vis   de 


6  UNE    FEMME. 

M.  Bouju-Gavart,  réclamait  simplement  une 
dot  liquide.  Elle,  plus  ambitieuse,  prétendait 
joindre  à  la  fortune  une  physionomie  avenante 
et  des  manières  distinguées. 

Aussi  ses  investigations  demeuraient  sans  ré- 
sultat. Robert  l'en  taquinait. 

—  Personne  n'est  digne  de  moi,  il  y  a  de 
quoi  être  fier. 

—  Soyez  modeste,  disait-elle,  un  homme  fait 
toujours  un  mari  passable,  mais  la  base  du  mé- 
nage c'est  la  femme.  Je  la  veux  donc  telle  que 
vous  n'ayez  jamais  rien  à  me  reprocher. 

Enfin,  elle  reçut  une  lettre  de  Dieppe,  MmeRa- 
mel,  une  amie  de  jeunesse  qu'elle  revoyait 
chaque  été,  annonçait  qu'après  la  saison  elle  se 
fixerait  à  Rouen  pour  y  produire  sa  fille. 

Lue  idée  l'illumina  :  Lucie  Ramel  satisfaisait 
à  toutes  les  exigences.  L'habitude  de  la  consi- 
dérer comme  une  enfant  l'empêchait  d'y  songer. 
Maintenant  elle  se  rappelait  sa  propre  surprise, 
lors  de  son  dernier  séjour  au  bord  de  la  mer. 
Elle  avait  laissé  l'année  précédente  une  gamine, 
elle  retrouvait  une  petite  femme  réservée,  tra- 
vailleuse, d'allures  discrètes. 

Quelles  garanties  d'honorabilité  fournissait 
en  outre  \m  tel  mariage!  Tout  au  pins  aurait-on 
pu  relever  certains  bruits  relatifs  aux  mœurs 
Légères  de  M.  Ramel.  Mais,  heureusement,  il 
était  morl  pendant  la  guerre,  des  conséquences 


UNE    FEMME.  7 

d'une  indigestion.  Et  Lucie  portait  la  seule  em- 
preinte de  Mme  Ramel,  une  femme  droite  et  cou- 
rageuse, une  femme  de  devoir.  Noble  exemple 
pour  une  fille  qu'une  telle  mère! 

Donc,  dores  et  déjà,  Lucie  réunissait  cette  tri- 
ple sauvegarde,  l'excellence  de  l'éducation,  du 
milieu  et  des  principes  sucés.  Restait  le  carac- 
tère. 

Elle  avança  son  départ,  et  une  fois  à  Dieppe, 
profilant  des  soucis  qu'imposaient  à  Mme  Ramel 
les  préparatifs  d'un  déménagement,  elle  s'em- 
para de  Lucie,  afin  de  l'observer  à  son  aise. 

Elle  ne  recueillit  que  de  vagues  renseigne- 
ments. La  nature  de  Mllc  Ramel,  assez  compli- 
quée, n'admettait  pas  de  définitionprécise,  for- 
mulée à  l'aide  d'épitbètes.  Continuellement, 
Mme  Bouju-Gavart  se  heurtait  à  des  contradic- 
tions, la  plupart,  du  reste,  inhérentes  à  toute 
jeune  fille.  Pour  ne  pas  s'avouer  vaincue,  elle 
s'empara  de  quelques  aveux  semés  au  hasard 
par  Lucie,  selon  son  humeur  ou  l'état  actuel  de 
ses  nerfs  et  lui  accola  cette  mention  :  une  senti- 
mentale, à  qui  le  mariage  rendrait  l'équilibre. 

Connaissant  maintenant  les  deux  parties  inté- 
ressées, elle  conclut  à  la  nécessité  de  leur  union. 
La  tendresse  de  Robert  assouvirait  inévitable- 
ment les  besoins  poétiques  de  Lucie.  Ils  étaient 
faits  l'un  pour  l'autre.  Cette  constatation  la 
combla  de  joie. 


8  UNE    FEMME. 

Elle  s'ouvrit  de  son  projet  à  M.  Bouju-Gavart. 
II  s'en  enthousiasma. 

—  Tu  as  mille  fois  raison,  Mathilde,  c'est  leur 
bonheur  à  tous  deux,  ces  enfants,  et  j'en  serai 
d'autant  plus  content  que  Lucie  est  ma  filleule. 

A  son  tour,  il  voulut  confesser  M"c  Hamel. 

Il  la  prenait  par  le  bras,  l'entraînait  au  Casino, 
sur  la  plage,  sur  la  jetée.  Sa  tète  imposante  de 
vieux  beau  se  donnait  les  airs  fats  d'uu  monsieur 
en  bonne  fortune.  Il  se  penchait  vers  sa  com- 
pagne, galant,  empressé,  la  bouche  souriante. 
Il  l'aidait  à  mettre  son  vêtement,  à  rajuster  sa 
voilette  et,  d'un  ton  paternel,  l'interrogeait,  en 
lui  tapotant  la  main  : 

—  Eh  bien,  petite,  quand  me  prieras-tu  de  te 
servir  de  témoin?  As-tu  l'intention  de  coi  lier 
sainte  Catherine?  Que  dirais-tu  d'un  joli  brun, 
vingt-huit  ans  et  riche? 

Elle,  intriguée,  débitait  ses  rêves.  Ils  variaient 
chaque  jour,  ce  qui  déroutait  l'ancien  commer- 
çant. Elle  admirait  le  lendemain  ce  qu'elle 
dénigrait  la  veille,  etellese  démentait  très  gra- 
vement avec  l'aplomb  d'une  personne  qui  a 
beaucoup  médité,  et  dont  l'opinion  est  ferme- 
ment établie. 

—  C'est  une  rouée,  pensa-t-il.  employant  un 
mot  quelconque  pour  expliquer  ce  qu'il  ne  com- 
prenait pas. 

I  ne  après-midi,  sur  le  galet,  il  aperçut  son 


UNE    FEMME.  •' 

fils  auprès  d'une  femme  aux  cheveux  roux  et 
aux  lèvres  peintes.  Il  examina  Mlle  Ramel.  Elle 
regardait  aussi.  Et  elle  dit  : 

—  Qui  est-ce,  cette  dame,  parrain? 

—  Une  cousine,  répondit-il. 

Au  dîner,  elle  questionna  Paul  au  sujet  de 
cette  nouvelle  parente.  «  Se  moque-t-elle  de 
nous?  Est-elle  sincère?  se  demandait  M.  Bouju- 
Gavart,  »  Cette  fois,  elle  lui  parut  plutôt  naïve. 
Afin  de  concilier  ces  deux  jugements,  il  en 
adopta  un  troisième,  tout  fait,  celui  de  sa  femme. 
Et  son  estime  pour  Mathilde  s'en  accrut. 

—  Elle  l'a  bien  définie,  c'est  une  sentimentale. 

Par  une  entente  tacite,  les  époux  complétè- 
rent leur  étude  au  point  de  vue  physique. 
Comme  Lucie  prenait  ses  bains  vers  neuf  heu- 
res, ils  se  levèrent  un  jour  de  grand  matin  et  se 
rendirent  au  Casino. 

Ils  furent  émerveillés.  «  La  gaillarde,  mur- 
mura M.  Bouju-Gavart,  qui  se  serait  ima- 
giné...! »  Ses  mains  tremblaient  un  peu,  les 
veines  de  son  front  gonflèrent.  Il  ne  manqua 
plus  ce  spectacle. 

Au  mois  de  septembre,  les  dames  Ramel 
s'installèrent  à  Rouen,  rue  de  Crosne. 

Une  semaine  après,  un  dimanche,  les  Bouju- 
Gavart  ménageaient,  dans    leur  propriété   de 
Croisset,  une  entrevue  aux  deux  jeunes  gens. 
La  route  bordait  la  Seine.  A  travers  la  grille 

i. 


10  UNE    FEMME. 

qui  s'ouvrait  entre  deux  gros  piliers  chargés  de 
verdure,  on  apercevait  une  pelouse  étroite  et 
longue,  encadrée  de  massifs  d'arbres.  Au  milieu 
de  cette  pelouse,  un  énorme  marronnier,  orgueil 
des  propriétaires,  bouchait  la  vue.  Au  fond 
s'étendait  l'habitation,  vieille  bâtisse  blanche, 
composée  de  pièces  et  de  morceaux. 

Les  présentations  eurent  lieu,  puis  on  se  mit 
à  table.  Tout  de  suite  la  glace  fut  rompue.  On 
se  connaissait  déjà  si  bienpar  les  Bouju-Gavart. 

Robert,  prévenu,  lit  beaucoup  de  frais  et  jus- 
tifia sa  renommée  de  causeur  brillant.  Il  raconta 
divers  épisodes  de  la  guerre  avec  une  émotion 
qui  empoigna  ces  dames  et  en  même  temps  une 
verve  gouailleuse,  qui  sembla  très  forte. 

On  prit  le  café  dans  une  tonnelle  en  remblai 
au-dessus  de  la  route.  On  dominait  la  Seine. 
Les  invités  ne  manquaient  jamais  de  s'ex- 
clamer : 

—  C'est  ravissant! 

Ghalmin  s'acquitta  de  celte  lâche.  Tout  bas 
Lucie  dit  à  son  parrain  : 

—  Esl-cc  votre  beau  brun  de  vingt-huit  ans? 
Elle  se  moquait  gentiment.  Il  lui  saisit  les 

bras  : 

—  Curieuse,  tu  voudrais  bien  savoir...  En 
tous  cas,  celui-ci,  comment  le  trouves-tu? 

—  Bien  haut  sur  pattes,  fit-elle  en  se  déga- 
geant. 


UNE    FEMME.  11 

Le  temps  était  tiède.  Les  arbres  avaient  de 
jolis  tons  roux.  Des  voiles  grises  rasaient  la 
Seine  comme  de  grandes  ailes  d'oiseau.  Au- 
delà,  s'étalaient  des  prairies  où  des  vaches 
remuaient.  Des  bois  en  masses  sombres  fer- 
maient l'horizon. 

Les  jambes  croisées,  la  tête  appuyée  au  dos- 
sier de  son  fauteuil  en  jonc,  Chalmin  sentait  le 
charme  des  couleurs  et  cet  apaisement  de  la  na- 
ture qu'augmentaient  encore  la  coulée  lente  du 
fleuve  et  la  petitesse  des  choses  qui  bougeaient. 

Il  épia  Lucie.  Elle  rêvait,  la  ligure  inerte,  se 
garantissant  du  soleil  sous  une  ombrelle  à  car- 
reaux écossais. 

Elle  était  brune  et  de  petite  taille.  Sa  physio- 
nomie, un  peu  insignifiante  au  repos,  avec  son 
nez  en  l'air,  sa  bouche  sans  dessin  précis,  son 
regard  sans  éclat,  prenait  en  souriant  une  cer- 
taine vivacité,  due  à  la  blancheur  de  ses  dents 
et  aux  fossettes  qui  trouaient  ses  joues  et  son 
menton.  La  peau  était  mate,  les  lèvres  rouges. 

Elle  parut  à  Chalmin  gracieuse  et  séduisante. 
Il  distingua  la  finesse  de  ses  attaches,  la  cam- 
brure de  son  pied,  la  disposition  symétrique  de 
sa  coiffure  et  la  courbe  parfaite  des  bandeaux 
noirs  collés  à  son  front.  Elle  portait  une  robe 
en  toile  mauve,  de  coupe  médiocre,  dont  Robert, 
mauvais  juge  en  élégances  féminines,  apprécia 
la  simplicité  et  la  modestie. 


12  UNE    FEMME. 

«  Elle  doit  être  ordonnée  »,  pensa-t-il.  Et  il 
se  l'imagina  femme  d'intérieur,  méthodique  et 
soigneuse. 

Les  hôtes  proposèrent  une  promenade  en 
bateau.  Il  fallut  descendre  un  escalier  boueux 
et  traverser  quelques  mètres  de  vase  en  choi- 
sissant les  gros  cailloux.  Chalmin,  solidement 
arc-bouté,  soutint  ces  dames.  Le  domestique 
s'empara  des  avirons,  et  l'on  fila  du  côté  de  la 
Bouille. 

Robert  avait  pris  place  sur  le  même  banc  que 
Mlle  Ramel.  Il  voulait  procéder  à  une  enquête  et 
il  débuta  : 

—  Vous  devez  adorer  les  excursions  en 
barque,  mademoiselle,  cela  vous  rappelle  votre 
pays,  votre  enfance,  les  ara  ndes  parties  de  pèche. 

Intimidée,  elle  dit  : 

—  Oui,  monsieur,  je  les  adore. 
Il  continua  : 

—  Est-ce  que  vous  regrettez  Dieppe?  Ce  doit 
être  bien  triste? 

—  Oh  !  très  triste  !  sVxclama-t-elle,  con- 
vaincue. 

11  se  mit  à  rire  et  elle  rit  aussi.  Il  poursuivit 
d'un  ton  confidentiel  : 

—  A  Rouen,  ce  n'est  pas  folichon,  aon  plus. 
Cependant,  cet  hiver,  on  compte  se  distraire 
davantage.  M""  Bouju-Gavart  a  de  nombreuses 
relations  el  vous  conduira  dans  k-  monde... 


UNE    FEMME.  13 

Et  il  ajouta  : 

—  Si  toutefois  vous  aimez  le  monde? 
Comme  elle  ne  répliquait  pas, il  dut  insister: 

—  Car  je  suppose  que  vous  l'aimez,  c'est  si 
naturel  ! 

Elle  se  souvint  de  quelques  soirées  ennuyeu- 
ses et  guindées,  et  fut  sur  le  point  de  répondre 
non.  Mais  elle  craignit  d'être  ridicule  en  répu- 
diant un  plaisir  qu'elle  ignorait,  et  que, lui,  sans 
doute,  ne  dédaignait  pas,  et  elle  répartit  : 

—  Oui,  beaucoup,  monsieur. 

—  Tant  mieux,  s'écria-t-il,  j'aurai  l'honneur 
de  vous  y  rencontrer  à  mon  retour  de  voyage. 

—  Ah  !  vous  vous  en  allez  ? 
Il  articula  négligemment  : 

—  Oui,  une  absence  pour  affaires,  six  se- 
maines, deux  mois  dans  le  Midi,  en  Corse. 

Et  il  lui  lança  : 

—  Cela  vous  plairait  de  voyager  ? 

—  Enormément,  dit-elle. 

Mais  elle  avoua  que  sauf  Dieppe,  Rouen,  et 
quelques  localités  de  Normandie,  elle  ne  con- 
naissait rien. 

Il  y  eut  un  nouvel  accès  de  rire.  «  Franche  et 
gaie,  »  décréta  Robert. 

La  barque  glissait  le  long  d'une  île.  Des  bou- 
quets de  saules  enlacés  en  masquaient  l'inté- 
rieur. Des  troncs  compliqués  et  difformes  hé- 
rissaient les  contours.  Dans  la  vase  se  tordaient 


14  UNE    FEMME. 

des  racines.  Soudain  une  éclaircie  passa  et  l'on 
aperçut  un  coin  d'herbe,  éclaboussé  de  soleil. 
Chalmin  soupira  : 

—  Il  ferait  bon  flâner  là  ! 
Elle  dit: 

—  Ce  serait  délicieux. 

Loin  du  courant,  l'eau  dormait  par  plaques 
lisses  et  profondes  comme  des  miroirs,  où  le 
bleu  du  ciel  se  reflétait  entre  les  silhouettes 
frêles  des  grands  peupliers.  Des  bergeronnettes 
et  des  culs-blancs  sautillaient  de  pierre  en 
pierre .  Les  rames  secouaient  des  gouttelettes 
d'argent  qui  s'égrenaient  avec  un  bruit  frais. 

Chalmin  reprit  : 

—  Comme  tout  est  tranquille  !  Pour  moi  rien 
ne  vaut  l'automne. 

Et  il  exposa  son  plan  de  vie,  quinze  jours 
d'hiver  à  Paris,  deux  mois  d'été  au  bord  de  la 
mer,  à  Dieppe  de  préférence,  et  un  mois,  un 
bon  mois  de  campagne. 

Elle  hochait  la  tète  : 

—  Oui,  voilà  le  rêve. 

Cette  parité  de  désirs  le  pénétra  d'une  joie 
réelle.  Et  presque  à  son  insu,  il  dit  : 

—  C'est  meilleur  à  deux,  ces  sortes  de  rêves. 
Elle  rougit,  perdit  contenance  et  laissa  traî- 
ner ses  doigts  gantés  à  la  surface  du  Qeuve. 

Le  soir,  interrogé  par  M.  Bouju-Gavart,  Hu- 
bert prononça  finement  : 


UNE    FEMME.  15 

•  —  Je  suis  enchanté,  je  l'ai  fait  bavarder,  sans 
qu'elle  s'en  doutât,  et  je  sais  maintenant  un 
tas  de  choses  intéressantes  concernant  ses  goûts, 
ses  besoins,  le  genre  de  vie  qu'il  lui  faut.  Ses 
moindres  paroles  indiquent  une  excellente  édu- 
cation, un   fond  solide   et  une  humeur  égale. 

Et  à  voix  basse,  il  pria  son  interlocuteur  de 
lui  communiquer  exactement  la  situation  pé- 
cuniaire de  ces  dames. 

—  Vous  comprenez,  on  ne  doit  pas  s'em- 
barquer sans  biscuit. 

Chalmin  s'éloignant,  cette  entrevue  n'eut  pas 
de  résultats  immédiats.  Mais,  le  lendemain 
même  de  son  retour,  il  retrouvait  la  jeune  fille 
chez  les  Bouju-Gavart  et  assistait  à  son  entrée 
dans  le  monde.  Il  ne  la  quitta  pas,  non  plus 
qu'au  bal  des  Lefriche  et  à  la  soirée  des  Las- 
salle. 

Il  continuait  auprès  d'elle  son  système  in- 
quisiteur. A  brùle-pourpoint  il  lui  décochait 
une  demande,  souvent  indiscrète.  Et  sur  des 
sujets  exigeant  une  étude  complète  de  son  pro- 
pre caractère,  des  heures  de  méditation,  un 
enchaînement  de  déductions  rigoureuses,  Lucie 
s'expliquait  carrément,  en  quelques  phrases 
brèves  qui  en  imposaient  à  Robert,  hlle  s'adju- 
geait telle  qualité,  se  décernait  tel  défaut,  et 
lui,  enthousiasmé  de  cette  franchise,  accordait  à 
ces   réponses  une    valeur    absolue,   la  même 


16 


UNE    FEMME. 


créance  que  l'on  donne  aux  faits  accomplis,  in- 
discutables. 

Le  monde  cependant  commençait  à  s'inquié- 
ter. On  harcelait  de  questions  M.  et  Mme  Bouju- 
Gavart.  Ils  se  défendaient  mollement. 

—  Non.  je  vous  assure  qu'il  n'y  a  rien...  et 
vous  admettrez  que,  s'il  y  avait  quelque  chose, 
nous  serions  les  premiers  à  le  savoir,  puisqu'ils 
se  sont  connus  chez  nous.  Mais  vrai!... 

Us  vivaient  au  milieu  de  cette  intrigue  avec 
une  ivresse  infinie,  presque  physique  chez  lui, 
que  troublaient  la  présence  de  Lucie  et  l'idée 
de  son  union  prochaine,  toute  sentimentale 
chez  Mathilde  qu'assiégeaient  des  souvenirs  de 
même  essence,  les  souvenirs  mystérieux  de  sonj 
passé  de  femme. 

—  C'est  de  l'amour,  se  disait-elle,  de  l'amour  ! 
Et  ce  mot  avait,  sur  ses  lèvres,   une  saveur 

de  mot  défendu. 

Plusieurs  fois,  au  moment  du  dîner,  elle  ail; 
chercher  les  dames  Ramel  et  lit  prévenir  Ro- 
bert. De  bonnes  soirées  s'écoulèrent  ainsi,  qu'ils 
tenaient  secrètes,  pour  accroître  leur  plaisir. 

Au  mois  de  janvier,  à  une  kermesse  organisée 
par  les  de  Bourville,  Robert  eut  le  tort  d'aceftj 
parer  Lucie  trop  ostensiblement. 

Le  monde  s'impatienta.  Des  propos  aigres 
doux  revinrent   aux  oreilles  des  Bouju-Gavarfl 
Us  avertirent  Chalmin. 


UNE    FEMME.  17 

i  —  Que  tardez-vous?  Etes-vous  décidé?  Si 
oui,  agissez,  sinon,  ne  la  compromettez  pas. 

Robert  parcourait  la  pièce  où  s'agitait  ce  grave 
débat.  Son  attitude  marquait  un  effort  de  médi- 
tation. Sa  vie  se  jouait  en  cette  minute  suprême. 
Le  ménage  l'observait,  respectueux.  Enfin  il 
s'écria,  le  geste  résolu  : 

—  Eh  bien,  soit,  agissez! 

Le  soir  même,  M.  Bouju-Gavart  écrivit  à  ma- 
dame veuve  Ramel  : 

«  Chère  madame,  j'aurai  l'avantage  de  me 
présenter  demain  à  votre  domicile,  vers  deux 
heures...  » 

Et  à  l'heure  fixée,  en  effet,  M.  Bouju-Gavart 
muni  de  son  habit,  se  dirigea  vers  la  rue  de 
Crosne  et  fut  introduit  dans  le  salon.  Au  bout 
de  quelques  minutes,  madame  Ramel  entra. 

Elle  tirait  de  son  abord  glacial  et  de  ses  gestes 
étriqués  une  renommée  de  distinction  suprême. 
Son  silence  cachait  sa  nullité.  Causant  peu,  elle 
semblait  penser  beaucoup,  et  ses  rares  paroles 
acquéraient  une  importance  d'oracles.  On  la 
considérait  comme  une  femme  du  plus  haut 
mérite. 

Epouse  fidèle,  mère  dévouée,  chrétienne  irré- 
prochable, elle  s'arrogeait  le  droit,  en  vertu  de 
ces  perfections,  déjuger  les  autres  sévèrement. 
Les  moindres  faiblesses  la  trouvaient  impi- 
toyable. 


^ 


18  UNE    FEMME. 

Elle  s'admirait  en  sa  fille,  et  se  savait  gré  des 
principes  qu'elle  lui  avait  inculqués. 

M.  Bouju-Gavart  fut  catégorique.  Il  débou- 
tonna son  vêtement,  afin  que  l'aspect  de  son 
plastron  empesé  et  de  ses  boutons  en  perles  fines 
ajoutât  à  la  solennité  de  sa  mission,  et  il  déclara  : 

—  Madame,  j'ai  l'honneur  de  vous  demander 
la  main  de  mademoiselle  Lucie  Ramel,  votre 
fille,  pour  M.  Robert  Chalmin,  mon  ami  et  suc- 
cesseur. 

Elle  feignit  un  grand  étonnement  :  «  Vous  me 
prenez  au  dépourvu?. •  Je  n'avais  jamais  songé 
à  cette  éventualité...  Lucie  est  si  jeune!...  Cer- 
tes, je  ne  suis  pas  défavorable...  » 

M.  Bouju-Gavart  l'interrompit  : 

—  Jouons  cartes  sur  table.  Robert  ne  veut  pas 
s'occuper  de  l'argent  :  «  Riche  ou  non,  dit-il, 
elle  me  va  comme  elle  est.  »  Que  voulez- vous! 
il  en  est  fou.  Mais  moi,  je  raisonne  de  sang- 
froid,  et  j'avance  des  chiffres,  en  homme  d'af- 
faires. 

Sur  ce  terrain  on  s'entendit  rapidement. 

Il  revenait  à  Lucie  de  «  son  pauvre  père  » 
cent  cinquante  mille  francs.  Chalmin  apportait 
sa  situation  commerciale.  Les  deux  positions  se 
convenaient  dune  à  merveille. 

—  Quant  au  contrat,  ajouta  M.  Bouju-Gavart, 
quoique  Robert  ne  m'en  ait  pas  ouvert  la  bouche, 
je  puis  affirmer  qu'il  préfère  le  régime  de  la 


une;  femme.  19 

communauté,  si  vous  n'y  voyez  pas  d'inconvé- 
nients. 

Lorsque  tout  fut  conclu,  ils  consacrèrent  une 
minute  à  exposer  sommairement  le  caractère 
respectif  des  deux  jeunes  gens,  puis  une  autre 
à  célébrer  l'inévitable  béatitude  qu'ils  goûte- 
raient ensemble.  Il  ne  leur  restait  plus  qu'à  ob- 
tenir l'approbation  de  la  principale  intéressée. 

On  la  manda,  et  Mme  Ramel  lui  dit  gra- 
vement : 

—  Ma  chère  enfant,  M.  Chalmin  nous  fait 
l'honneur  de  te  demander  en  mariage.  Ne  te 
presse  pas.  Consulte-toi. 

Debout,  les  yeux  baissés,  Lucie  se  taisait.  De- 
puis longtemps  préparée  à  cette  démarche,  elle 
n'éprouvait  aucun  plaisir,  rien  qu'une  certaine 
vanité  peut-être.  Elle  évoqua  Rohert.  L'aimait- 
elle?  Elle  ne  savait  pas.  L'aimait-il,  lui?  Elle  ne 
savait  pas.  Tout  cela  était  très  obscur.  Cependant 
elle  désirait  se  marier.  Pourquoi?  Elle  ne  savait 
pas  non  plus.  De  courtes  visions  d'avenir  l'ef- 
fleurèrent :  une  promenade  en  bateau,  sur  un 
lac,  le  soir,  avec  Chalmin  en  face  d'elle,  et  au- 
tour un  paysage  suisse,  — puis  un  salon  où  elle 
se  tenait,  assise  auprès  de  la  lampe,  et  des  dames 
en  chapeau  qui  entraient  et  sortaient,  —  puis 
un  enfant  qui  jouait  à  ses  pieds,  la  chair  rose, 
les  joues  bouffies.  Ces  vagues  perspectives  lui 
agréaient.  Son  cœur  battit  un  plus  plus  vite. 


20  UNE    FEMME. 

Mais  comment  exprimer  son  consentement?  Elle 
se  remémora  des  scènes  analogues,  décrites  dans 
les  livres  :  toutes  se  terminaient  de  manière 
identique. 

Et  soudain  elle  se  jeta  sur  sa  more,  d'un  mou- 
vement gauche,  et  se  pelotonna  contre  elle,  en 
balbutiant  : 

—  Comme  tu  voudras,  maman,  comme  tu 
voudras. 

Une  émotion  insurmontable  envahitM.Bouju- 
Gavart.  Il  saisit  la  jeune  fille  entre  ses  bras  : 

—  Tu  seras  heureuse,  gamine,  je  m'y  engage. 
Et  il  l'embrassa  longuement,  à  plusieurs  re- 
prises. 

Le  soir  même,  Robert  fut  admis  à  faire  sa 
cour. 

Poussés  par  un  besoin  de  cachotterie,  par  le 
désir  de  duper  le  monde  et  de  tramer  une  sorte 
de  complot,  ils  ne  rendirent  les  fiançailles  offi- 
cielles qu'au  mois  de  mars. 

Ce  fut  un  soulagement  général,  le  monde 
était  satisfait. 

—  Vous  savez,  M.  Chalmin  épouse  Lucie 
Ramel.  Ce  sont  les  Bouju-Gavart  qui  font  le 
mariage.  Il  parait  qu'ils  s'adorent.  Le  jeune 
homme  s'est  montré  d'un  désintéressé!  Il  ne 

•sait  même  pas  le  chiffre  de  la  dot. 

La  nouvelle  devenue  publique,  les  fiancés 
évitèrent,  selon  la  coutume,  de  «  se  montrer  eu 


UNE    FEMME.  21 

spectacle  ».  Ces  dames  refusèrent  toute  invita- 
tion. 

Quotidiennement,  Robert  envoyait  une  gerbe 
de  fleurs.  Deux  fois  la  semaine,  c'était  un  bou- 
quet d'une  ordonnance  irréprochable,  avec  des 
cercles  concentriques  de  roses,  d'œillets  ou  de 
camélias,  le  tout  émergeant  dune  collerette  en 
papier  blanc  finement  découpé.  Ce  bouquet, 
planté  dans  un  vase  de  Chine,  y  attendait  la 
venue  de  son  successeur.  Avant  de  le  jeter,  Lucie 
en  détachait  une  fleur  qu'elle  étalait  sur  un  al- 
bum consacré  à  cet  usage. 

Chalmin  n'embrassait  la  jeune  fille  qu'au 
début  et  à  la  fin  de  chaque  visite,  en  présence 
de  Mmc  Ramel.  Un  dimanche,  cependant,  au  re- 
tour d'une  excursion  à  l'abbaye  de  Saint-Geor- 
ges, Lucie  désira  monter  la  côte  à  pied.  Sa  mère 
le  lui  permit  et  resta  dans  la  voiture  qui  disparut 
au  premier  tournant.  Alors  Robert  se  pencha 
vers  sa  fiancée  et  lui  baisa  la  joue  près  des  lèvres. 
Leurs  bouches  se  frôlèrent.  Un  peu  interdite, 
elle  eut  un  mouvement  de  recul.  11  la  crut 
fâchée  et  s'excusa.  D'ailleurs,  lui-même  s'en 
voulait.  Mais,  elle,  cette  hardiesse  l'avait  amu- 
sée. Elle  eut  accepté  qu'il  recommençât  sa  ten- 
tative et,  souvent  lui  en  offrit  l'occasion.  Il  ne 
comprit  pas,  ce  qui  la  froissa. 

Néanmoins  ils  s'accordaientbien.  Dans  l'amé- 
nagement de  leur  futur   domicile,    boulevard 


22  UNE    FEMME. 

Cauchoise,''  leur  bonne  entente  se  manifesta 
d'une  façon  continue.  Si  l'un  d'eux  choisissait 
un  tapis,  une  tenture,  un  meuble,  l'autre  ap- 
prouvait inévitablement. 

—  Nous  sommes  toujours  du  même  avis, 
mademoiselle  et  moi,  n'est-ce  pas?  s'écriait 
Chalmin. 

Et  il  concluait  de  cette  similitude  de  goûts  à 
la  similitude  de  leurs  tempéraments  et  de  leurs 
natures. 

Ils  s'en  disait  fort  épris.  Durant  le  dîner  où 
il  enterra  sa  vie  de  garçon,  il  ne  put  s'empê- 
cher de  le  proclamer  : 

—  Mes  chers  amis,  j'aime  ma  fiancée,  et  j'ai 
la  certitude  qu'elle  m'aime  aussi. 

Sa  verve,  l'aisance  de  ses  manières  inspiraient 
à  Lucie  une  grande  admiration. 

Elle  avait  eu  une  enfance  morne,  «Mitre  une 
mère  dévote  et  une  vieille  parente  qui  lui  ser- 
vait d'institutrice.  Elle  voyait  peu  sou  père  que 
retenaienl  au  dehors  ses  fonctions  et  ses  habi- 
tudes dissipées.  Une  sympathie  secrète  la  pous- 
sait vers  lui  cependant,  mais  les  plaintes  inces- 
santes de  Mm°  Rame!  contre  son  mari  réfrénaient 
ce  désir.  Et  l'enfant  grandissait,  sans  amies, 
comprimée  par  les  deux  femmes  qui  la  bour- 
raient de  maximes  pieuses,  de  lectures  édi- 
fiantes et  de  reproches  perpétuels. 

Robert  étant  le  premier  homme  qui  put  ap- 


UNE    FEMME.  23 

procher  d'elle,  elle  fut  naturellement  portée  aie 
juger  supérieur  aux  autres.  Surtout,  elle  se 
sentait  pour  celui  qui  l'arrachait  à  son  milieu 
morose  des  élans  de  reconnaissance  qu'elle  ap- 
pelait volontiers  de  l'amour.  En  compensation 
à  sa  vie  monotone,  elle  s'imaginait  un  avenir 
gai,  riant,  libre.  Ces  rêves  accroissaient  la 
somme  d'affection  dont  elle  disposait,  et  Robert 
en  recueillait  le  bénéfice. 

On  célébra  la  cérémonie,  en  juillet,  à  l'église 
Saint-Vincent.  M.  Bouju-Gavart  conduisit  la 
mariée  à  l'autel,  entre  deux  haies  de  curieux 
qui  la  dévisageaient  à  travers  son  voile.  Chalmin 
accompagnait  Mme  Ramel.  Un  nombreux  cor- 
tège suivait.  Les  dames  portaient  des  robes 
somptueuses  dont  les  queues  balayaient  le  tapis. 
Les  hommes  avaient  endossé  le  frac. 

Le  monde  était  venu  en  foule,  et  il  s'éle- 
vait de  la  nef  un  bourdonnement  de  voix  et 
d'exclamations  étouffées.  La  messe  fut  longue 
et  solennelle.  On  remarqua  les  notes  basses 
d'un  chantre.  Le  curé  dit  quelques  mots  pleins 
de  tact  et  de  bon  sens. 

Au  départ,  les  deux  époux  se  donnèrent  le 
bras  et  redescendirent  l'église  lentement.  Lucie, 
préoccupée  de  sa  jupe,  sur  laquelle  avait  marché 
Robert,  baissait  les  yeux.  On  approuva  son 
maintien  modeste  et  son  émotion  visible.  Chal- 
min parut  pâle  et  distingué. 


■2i  UNE    FEMME. 

—  Ils»vont  très  bien  comme  taille,  murmurait- 
on. 

Et  tandis  qu'ils  passaient,  on  envia  ce  couple, 
si  parfaitement  assorti,  qui  réunissait  les  chan- 
ces de  félicité  les  plus  durables. 

Dans  le  coupé  des  Bouju-Gavart,  les  mariés 
demeurèrent  silencieux  un  instant,  embarrassés 
l'un  et  l'autre.  Leurs  mains  se  joignirent  comme 
pour  témoigner  de  la  tendresse  que  leurs  lèvres 
ne  savaient  exprimer.  Des  minutes  s'écoulèrent. 
Puis  Chalmin  attira  sa  femme  contre  sa  poitrine 
et  balbutia  : 

—  Oh!  chère  petite,  je  sens,  je  suis  sur  que 
vous  me  rendrez  heureux. 


II 


Les  affaires  laissant  peu  de  loisir  à  CHalmin, 
le  voyage  de  noces  s'effectua  en  Bretagne. 

Ils  trouvèrent  les  hôtels  détestables,  les 
communications  difficiles,  le  pays  maussade, 
les  habitants  arriérés.  Si  la  gaieté  n'avait  pas 
été  de  rigueur,  leur  mécontentement  se  fût  pro- 
duit. Au  bout  de  quinze  jours,  ils  reprirent  le 
train  à  Vannes  sans  pousser  jusqu'à  Nantes. 

La  lecture  de  leur  guide,  en  chemin  de  fer, 
compléta  les  renseignements  qui  leur  man- 
quaient, et  leur  fournit  des  données  précises 
sur  les  excursions  qu'ils  avaient  négligées.  Us 
s'évitèrent  ainsi,  pour  l'avenir,  l'obligation  dou- 
loureuse d'avouer  au  sujet  de  telle  curiosité  : 
«  Mais  nous  n'avons  pas  vu  cela.  » 

Ils  rapportèrent  de  ce  voyage  deux  ou  trois 
souvenirs  poétiques  :  —  un  clair  de  lune  à  Ros- 
koff,  un  coucher  de  soleil  à  la  pointe  de  Pen- 


26 


UNE    FEMME. 


mark,  et,à*Locmariaquer,  un  déjeuner  composé 
d'œufs  durs  et  de  mauvais  cidre  —  souvenirs 
dont  l'évocation  leur  causa  longtemps  des  ac- 
cès d'attendrissement.  En  outre,  ils  connurent 
un  pays  peu  exploré  et  purent  le  décrire. 

—  Je  ne  sais  rien  de  comparable  à  la  mon- 
tée de  la  Rance,  de  Saint-Malo  à  Dinan,  pla- 
çaient-ils de  temps  à  autre. 

L'éloge  de  cette  vallée,  l'aspect  morne  de 
Guingamp,  la  mélancolie  de  Brest  par  une  pluie 
battante,  la  traversée  du  golfe  de  Douarnenez 
par  une  mer  terrible,  formèrent  un  fond  de 
conversation  respectable.  Enfin  ils  réunirent 
une  demi-douzaine  d'anecdotes  concernant  les 
habitants,  leurs  mœurs,  leurs  fêtes,  leurs  cos- 
tumes. Aussi,  Robert  les  dessinait  en  quelques 
traits  typiques. 

—  Le  Breton,  déclarait-il,  en  homme  qui  a 
scrupuleusement  observé,  est  un  être  poli,  su- 
perstitieux, ignorant,  sournois... 

A  leur  retour,  ils  se  rendirent  à  Dieppe,  chez 
Mme  Rame! ,  qui  avait  loué  une  villa  rue 
Aguado.  De  courtes  absences,  entre  deux  re- 
pas, permettaient  à  Hubert  de  surveiller  sa 
maison  de  commerce. 

L'été  s'écoulaitjoyeuscment.  Avec  lesBouju- 
Gavart  et  leur  lils  Paul,  qui  venait  de  terminer 
tes  ri  mil-,  mi  organisa  des  pique-nique  où  ré- 
gnala  plus  franche  animation. 


UNE    FEMME.  27 

Puis,  en  octobre,  le  jeune  ménage  s'installa 
définitivement  à  Rouen,  et  la  vie  commune,  le 
tète-à-tète  de  tous  les  jours  et  de  toutes  les  mi- 
nutes, commença. 

Il  n'y  eut  pas  de  choc.  Après  de  légères  dis- 
putes, impuissantes  à  dégénérer  en  scènes,  ils 
prirent  conscience  de  leur  bonne  volonté  mu- 
tuelle. La  peur  des  querelles  irréparables  leur 
enseigna  les  concessions,  et,  d'eux-mêmes,  sans 
efforts,  ils  se  débarrassèrent  de  tout  ce  qui  pou- 
vait compromettre  leur  parfaite  harmonie. 

L'esprit  conciliant  et  l'affection  de  Robert  lui 
facilitèrent  la  tâche.  Quant  à  Lucie,  elle  se  lais- 
sait aller  au  charme  de  cette  existence  libre  et 
mouvementée,  en  contraste  si  profond  avec  les 
mauvaises  années  de  Dieppe.  Puis  le  frotte- 
ment des  rapports  quotidiens  développa  en  elle 
une  grande  souplesse,  jusqu'ici  latente.  Elle 
la  tenait  de  son  père,  un  débauché  à  qui  son 
poste,  grassement  rétribué,  d'administrateur 
dans  une  banque  catholique,  imposait  une  hy- 
pocrisie continue.  Dès  le  début,  elle  usa  de 
stratagèmes  innocents  pour  sauvegarder  la  paix 
du  foyer. 

Ainsi,  durant  la  foire  Saint-Romain,  Robert 
l'avertit  qu'une  femme  seule  ne  devait  pas  s'a- 
venturer au-delà  delà  place  Beauvoisine,  parmi 
les  saltimbanques.  Elle  s'y  risqua  cependant.  Une 
force  la  poussait,  le  besoin  de  braver  un  péril. 


JN 


UNE    FEMME. 


Le  soir,  Oialmin  lui  dit  : 

—  Je  quitte  à  l'instant  M.  Bouju-Gavart.  11 
croit  bien  t' avoir  rencontrée  auprès  du  cirque. 

Dans  sa  voix  perçait  une  contrariété.  Elle 
craignit  un  reproche  et  répliqua  : 

—  Il  s'est  trompé,  ou  tu  as  mal  entendu,  car 
je  n'ai  pas  dépassé  les  boutiques. 

Cette  réponse  ne  lui  coûta  aucune  peine. 
Môme  elle  s'en  applaudit  en  constatant  la  mine 
satisfaite  de  Robert. 

Deux  ou  trois  après-midi  que  Chalmin  sa- 
crifia suffirent  au  jeune  couple  pour  rendre  ses 
visites  de  noces.  On  donna  plusieurs  grands 
dîners  en  leur  honneur.  Ils  y  allaient,  selon  la 
règle,  en  toilette  de  gala.  Ces  repas  étaient  in- 
terminables, la  conversation  bruyante,  les  plai- 
santeries et  le  menu  toujours  identiques.  Puis 
ces  messieurs  fumaient,  ces  dames  papotaient 
et  s'endormaient  au  salon.  On  jouait  une  par- 
tie d'écarté,  et  l'on  se  séparait  vers  minait. 

Lucie  en  revenait  enthousiasmée.  Elle  avait 
de  belles  épaules  que  l'on  citait  déjà  et  que 
Chalmin,  par  vanité,  lui  permettait  de  décou- 
vrir à  sa  guise.  Et  ce  lui  fut  une  jouissance 
inattendue  d'étaler  sa  chair  à  l'admiration  de 
tous. 

Une  fois  où  elle  avait  échancré  son  corsage 
trop  hardiment,  M.  Bouju-Gavart,  l'entraînant 
dans  un  coin,  la  gronda  avec  bonhomie  : 


UNE    FEMME.  29 

—  Ta  as  tort,  petite.  Ce  n'est  pas  que  ce  ne 
soit  agréable  à  lorgner,  mais  tu  t'attireras  des 
critiques...  En  tous  cas,  pas  sur  leur  forme,  là 
il  n'y  a  rien  à  relever,  ajouta-il  en  riant  de  son 
jeu  de  mols\ 

Il  se  pencha,  l'œil  étincelant  : 

—  Sapristi,  tu  ne  manques  de  rien,  toi...  Du 
reste,  à  Dieppe,  aux  bains...  j'ai  deviné...  des 
rondeurs... 

Recouvrant  son  sang-froid,  il  conclut  : 

—  N'importe,  il  ne  faut  pas  prêter  le  liane  à 
la  médisance.  Tu  es  trop  décolletée.  Tiens,  ça 
descend  jusque-là... 

Et  il  toucha  du  doigt  la  poitrine  de  la  jeune 
femme. 

Elle  l'avait  écouté  sans  l'interrompre.  Elle  se 
savait  bien  faite,  cependant  n'en  tirait  aucune 
fatuité.  Aux  compliments  de  M.  Bouju-Gavart, 
les  premiers  qu'elle  entendit,  quelque  chose 
d'inexprimable  naquit  en  elle,  l'orgueil  encore 
inconscient  de  son  corps.  Et  de  ce  germe  con- 
fus monta  comme  une  onde  de  bien-être  qui 
gonfla  ses  veines.  Elle  eut  un  sourire  hautain. 

Elle  frappa  du  bout  de  son  éventail  les  doigts 
de  «  parrain  »,  moins  par  pudeur  que  par  suite 
de  la  sensation  désagréable  que  lui  causait  ce 
contact.  Etonné  qu'elle  ne  se  fàchàt  point,  il 
l'examina,  et  il  acquit,  à  l'inspection  de  ses  yeux 
calmes,  la  certitude  indiscutable  qu'elle  n'avait 

2. 


30  UNE    FEMME. 

pas  compris  l'inconvenance  de  son  geste.  Cette 
candeur,  sincère  pourtant,  le  stupéfia. 

Un  des  grands  plaisirs  de  Chalmin  consistait 
à  recevoir  ses  amis.  Fier  de  sa  femme  et  de 
leur  intérieur  coquet,  il  s'épanouissait  d'aise 
quand  ils  semblaient  apprécier  Lucie,  et  leur 
montrait  sa  maison  de  la  cave  au  grenier. 

Cette  maison,  de  belle  et  massive  apparence, 
se  trouvait  à  l'angle  du  boulevard  et  de  la  rue 
Stanislas-Girardin.  Une  entrée  spéciale  sur  cette 
rue  desservait  les  bureaux  et  les  magasins  situés 
au  fond  d'une  cour  postérieure. 

Le  rez-de-chaussée  comprenait  une  salle  à 
manger  de  style  Henri  II  qui  communiquait  par 
une  large  baie  avec  un  salon  en  damas  rouge  et 
or,  et  par  une  petite  porte  avec  un  boudoir  en 
reps  bleu  à  l'usage  de  Lucie.  Les  chambres  de 
maîtres  occupaient  le  premier  étage,  les  cham- 
bres de  domestiques  le  second. 

Les  meubles  coûtaient  cher.  Leur  disposition, 
la  couleur  des  rideaux,  le  drapé  des  tentures, 
attestaient  l'heureux  choix  d'un  tapissier  et. 
chez  les  Chalmin,  un  goût  sûr  et  banal.  Les 
Heurs  et  les  bibelots  manquaient.  Des  pendules 
ou  des  bronzes  d'art,  llanqués  de  candélabres, 
ornaient  les  cheminées. 

(  Ses  ré  unions,  sou  vent  improvisées,  amusaient 
Lucie.   Elle  simulait  toujours  L'effarement  : 

—  Excuse/  nuiii  désordre.  Hubert  no  m'avait 


UNE    FEMME.  31 

pas  prévenue.  Vous  en  serez  quitte  pour  un 
maigre  repas. 

Ses  cheveux  noirs,  tordus  à  la  hâte,  sa  bouche 
rouge,  son  cou,  sa  nuque  et  ses  bras  à  moitié 
nus  qui  émergeaient  d'un  ample  peignoir,  lui 
donnaient  l'aspect  savoureux  d'une  femme  à 
peine  levée,  surprise  au  milieu  de  sa  toilette, 
la  peau  fraiche. 

En  général,  elle  plaisait  aux  hommes,  bien 
qu'elle  eût  peu  d'entrain  et  d'à-propos.  Mais  il 
émanait  de  son  être  même  une  séduction  dont 
ils  subissaient  l'influence.  Et  ils  sentaient  aussi 
qu'elle  aimait  leur  société,  leur  approche,  l'hom- 
mage délicat  de  leur  présence  auprès  d'elle. 

Aux  amis  de  Chalmin,  vint  s'adjoindre  une 
relation  d'un  agrément  plus  appréciable  pour 
Lucie. 

C'est  par  les  Bouju-Gavart  qu'elle  connut 
Mme  Berchon,  une  jolie  blonde,  élégante,  à  qui 
l'on  reprochait  l'excentricité  de  sa  toilette.  Elles 
sympathisèrent.  On  se  vit  beaucoup.  Les  deux 
ménages  réveillonnèrent  ensemble,  au  cabaret. 
Ils  louaient  des  loges  en  commun  et,  au  retour, 
soupaient  chez  l'un  ou  chez  l'autre. 

Ces  dames  en  vinrent  rapidement  aux  confi- 
dences. Henriette  Berchon,  d'ailleurs,  avait  des 
crises  d'expansions  telles  qu'elle  livrait  ses  se- 
crets enbloc,  au  moindre  encouragement.  Lucie, 
plus  renfermée,  éprouva  néanmoins  le  besoin 


32  UNE    FEMME. 

de  découvrir  une  partie  de  son  âme.  Après  quel- 
ques entrevues  insignifiantes,  où  chacune  se 
montra  comme  il  lui  convint,  elles  exposèrent, 
d'abord  timidement,  puis  sans  réticences,  les 
mystères  de  leur  intimité  conjugale. 

Mariée  depuis  trois  ans,  Henriette  avoua  un 
commencement  de  lassitude.  Elle  vanta  cepen- 
dant les  qualités  de  M.  Berchon  et  se  décerna 
un  tempérament  remarquable. 

Lucie  fut  embarrassée.  Elle  n'avait  pas  une 
idée  très  nette  de  ces  questions.  Sa  chair  un 
peu  indolente,  s'éveillait  mal  au  désir.  Puis 
Robert,  d'une  complexion  également  paisible, 
n'avait  su  lui  révéler  la  vie  des  sens.  Une  régu- 
larité méthodique  présidait  à  leurs  caresses. 
Aussi  ne  leur  accordait-elle  qu'une  valeur  se- 
condaire et  des  réflexions  espacées. 

Le  bavardage  d'Henriette  lui  lit  pressentir 
son  ignorance.  Elle  en  eut  honte. 

—  Moi,  dit-elle,  ça  me  surexcite  au  point  que 
Robert  en  est  effrayé.  Je  me  raidis,  ma  gorge 
se  contracte,  et  je  ne  peux  plus  émettre  un 
son. 

Ses  lèvres  distillèrent  ce  mensonge  sans  efforts. 
La  curiosité  de  son  amie  l'en  rémunéra,  et  elle 
enjoliva  son  histoire  de  détails  nombreux  el  dé- 
oisifs. 

Henriette,  vaincue,  réduite  au  rang  d'élève, 
parla  de  certains  raffinements  qu'elle  avouait 


UNE    FEMME.  33 

d'ailleurs  ne  point  connaître,  M.  Berchon  les 
jugeant  contraires  à  la  dignité  du  mariage. 

t—  Quand  on  y  a  goûté,  paraît-il,  le  reste  est 
bien  fade,  n'est-ce  pas? 

—  Oh!  bien  fade,  répéta  Lucie  interloquée. 
Elle  eut  néanmoins  l'aplomb  de  sourire  et  de 

continuer,  l'air  entendu  : 

—  On  voit  bien  que  vous  ne  savez  pas... 
L'autre,  humiliée,  voulut  des  détails.  Mais 

Mme  Chalmin  fut  inflexible  : 

—  ?son,  non,  cela  regarde  votre  mari,  c'est 
une  trop  grande  responsabilité... 

Lucie  conserva  longtemps  de  cet  entretien 
une  inquiétude  sourde.  Quels  raffinements? 
Pourquoi  Robert  ne  les  lui  enseignait-il  pas? 

Afin  de  l'y  contraindre  et  de  se  prouver  ainsi 
qu'elle  n'avait  pas  trompé  Henriette,  elle  feignit 
des  ardeurs  excessives.  Même  elle  joua  l'éva- 
nouissement. Affolé,  Chalmin  prévint  le  docteur 
qui  conseilla  la  modération.  Elle  n'en  poursuivit 
pas  moins  son  rôle  de  passionnée,  métamor- 
phose qui  enchantait  Robert.  Il  en  attribua  tout 
le  mérite  à  sa  persévérance,  à  son  tact,  à  son 
horreur  de  la  brusquerie.  Il  ne  put  se  retenir 
de  complimenter  sa  femme. 

— Dis  donc,  chérie,  je  crois  que  nous  y  mor- 
dons. En  vérité,  je  ne  te  supposais  pas  suscep- 
tible de  tels  emportements. 

L'aisance  avec  laquelle  elle  dupait  Chalmin 


34  UNE    FEMME. 

la  confondait.  «  Il  ne  manque  pourtant  pas,  se 
disait-elle ,  d'indices  capables  de  guider  un 
homme  expérimenté.  »  L'aveuglement  de  son 
mari  lui  suggéra  quelque  dédain  et  la  conduisit 
au  mensonge  en  d'autres  circonstances. 

Robert  avait  de  la  religion.  Il  pensait  bien  et 
pratiquait,  non  qu'il  eût  jamais  approfondi  cette 
matière ,  mais  il  estimait  indispensable  la 
croyance  «  aux  traditions  de  nos  aïeux  »  et 
communiait  une  fois  l'an. 

—  Seulement,  déclarait-il,  ce  qui  suffit  à 
l'homme  ne  suffit  pas  à  l'épouse. 

Et  il  avait  obtenu  de  la  sienne  qu'elle  remplit 
également  ses  devoirs  aux  fêtes  de  Noël,  ce 
dont  elle  s'était  acquittée  sans  conviction. 

Avide  d'indépendance,  depuis  son  affranchis- 
sement, elle  voulait  se  libérer,  femme,  de  toutes 
les  taches  ennuyeuses  qu'elle  subissait,  jeune 
fille,  sous  la  tutelle  de  sa  mère.  L;i  dévotion 
étroite  <l<i  M'""  Ramel,  esclave  des  moindres 
règles  prescrites,  jeunes,  retraites,  pèlerinages, 
vêpres,  loin  d'induire  Lucie  en  piété,  l'avaient 
au  contraire  prédisposée  à  la  révolte.  D'esprit 
trop  restreint  pour  envisager  la  religion  en 
dehors  de  ses  cultes,  elle  la  considérait  unique- 
ment comme  la  corvée  la  plus  insupportable  de 
son  passé.  Et  de  celle-là  surtout  elle  tenait  à  se 
défaire. 

Quand  vint  la  semaine  sainte.  Robert  lui  dit  : 


UNE    FEMME.  35 

—  Tu  penses  à  communier,  n'est-ce  pas 
chérie  ? 

Elle  répliqua  sincèrement  : 

—  Oui,  je  vais  m'en  occuper. 

En  effet,  le  mardi  de  Pâques,  au  soir,  elle 
franchit  la  porte  de  Saint- Vincent.  De  nombreux 
fidèles  stationnaient,  agenouillés  autour  du 
confessionnal .  Ses  lèvres  ébauchèrent  une 
prière  et  elle  attendit.  Du  temps  s'écoula.  La 
foule  des  fervents  diminuait  à  peine.  Elle 
regarda  sa  montre  :  elle  marquait  sept  heures. 
Alors,  comme  son  tour  tardait,  elle  s'en  alla. 

■ —  Je  te  demande  pardon,  dit-elle  à  Robert, 
j'arrive  de  l'église,  et  il  y  avait  un  monde  fou. 

Il  sourit  affectueusement  : 

—  Donc,  tu  es  en  état  de  grâce? 

Ce  fut  presque  malgré  elle,  sans  songer  aux 
conséquences  fâcheuses  où  cela  l'entraînerait, 
qu'elle  affirma  : 

—  Oui,  c'est  pour  demain. 

Tout  de  suite  elle  regretta  sa  réponse  et  ré- 
solut de  se  confesser  dès  le  matin,  avant  la 
messe.  Mais  les  procédés  respectueux  de  son 
mari  atténuèrent  son  repentir.  Il  affectait  une 
politesse  attendrie,  évitait  tout  propos  qui  pût 
l'offusquer,  et  quand  elle  se  déshabilla,  tourna 
scrupuleusement  la  tête.  Un  baiser  au  front,  sur 
les  cheveux,  clôtura  la  journée. 

Ces  manières  finirent  par  impressionner  Lucie 


30  UNE    FEMME. 

et  elle  s'endormit,  l'âme  légère,  purifiée,  comme 
si  réellement  l'absolution  l'eût  lavée  de  ses  ta- 
ches. 

Toutefois  le  lendemain  elle  n'approcha  pas 
de  la  sainte  table.  Robert  n'en  sut  rien. 

Us  sortaient  toujours  beaucoup.  Ils  étendirent 
ainsi  le  cercle  de  leurs  relations  et,  désireux  de 
rendre  des  politesses,  ils  remplacèrent  les 
grands  dîners  par  des  thés  «  sans  aucune  céré- 
monie ». 

Cette  innovation  d'un  jeune  ménage  que  la 
coutume  dispensait  de  réceptions  trop  coûteuses, 
sembla  fort  originale.  Lucie  présidait  avec  grâce. 
On  comparait  ses  allures  simples  et  sa  mise  mé- 
diocre à  ce  qu'on  appelait  le  mauvais  genre  et 
l'accoutrement  tapageur  de  Mme  Berchon.  Pour 
celle-ci  le  monde  était  impitoyable,  en  haine  de 
son  élégance  et  de  sa  distinction  naturelles. 
Lucie,  elle,  recueillait  les  sympathies  générales. 
On  approuvait  sa  tenue  décente  au  milieu  des 
hommes.  Elle  les  regardait  bien  en  face,  mais 
d'un  regard  modeste,  exempt  de  provocation. 
Elle  riait  discrètement  etprenaitde  petites  mines 
honteuses  et  comiques  aux  grivoiseries  (pion 
lui  glissait.  Le  plus  souvent,  d'ailleurs,  elle  n'y 
entendait  rien. 

—  Tu  as  l'air  d'une  ingénue,  disait  M.  Houju- 
Gavart. 

Et  persuadé  au  fond  de  ce  qu'il  avançait  en 


UNE    FEMME.  31 

plaisantant,  il  se  permettait  de  menues  privautés 
dont  elle  ne  se  souciait  point. 

L'après-midi,  elle  se  promenait,  soit  avec  sa 
mère,  soit  avec  Mme  Bouju-Gavart,  rarement 
avec  Henriette,  suivant  la  prière  de  Chalmin  : 
«  Chez  toi  ou  chez  elle,  voyez-vous  tant  que 
vous  voudrez,  mais  en  public  et  sans  moi,  cela 
peut  te  faire  du  tort.»  Quand  elle  la  rencontrait, 
elle  n'en  parlait  pas  à  son  mari. 

Dans  la  rue,  elle  portait  des  chapeaux  fermés, 
des  robes  et  des  manteaux  de  teinte  sombre. 
Elle  passait  inaperçue. 

En  avril  Mme  Chalmin  annonça  qu'elle  se 
croyait  enceinte.  Robert  manifesta  une  joie 
bruyante.  Lucie  ne  savait  trop  ce  qu'elle  ressen- 
tait. Devait-elle  se  réjouir  ou  se  tourmenter? 
Tantôt  la  présence  de  cet  être  encombrait  son 
avenir,  d'autres  fois,  au  contraire,  le  par/ait  de 
couleurs  plus  gaies  et  plus  chaudes.  Souvent 
l'appréhension  du  dénouementlui  serra  le  cœur. 

Mais  une  obsession  la  dominait.  Resterait-elle 
abîmée? 

Depuis  quelque  temps,  le  germe  d'orgueil 
qu'avaient  déposé  les  flagorneries  de  M.  Bouju- 
Gavart  et  vivifié  deux  ou  trois  exclamations  de 
Chalmin,  peu  enclin  cependant  à  l'enthou- 
siasme, ce  germe  grandissait  et  acquérait,  dans 
l'ensemble  de  ses  pensées,  une  importance  no- 
table. Elle  s'admirait. 


38  UNE    FEMME. 

Chaqua  matin,  au  saut  du  lit,  attifée  de  ve- 
lours et  de  soie,  elle  se  plantait  devant  son 
armoire  à  glace.  Là,  elle  arrangeait  les  étoffes  de 
façon  à  découvrir  tel  coin  de  sa  chair,  puis  elle 
en  changeait  la  disposition  et  mettait  en  lumière 
telle  autre  courbe.  Puis,  soudain,  tous  les  voiles 
tombant,  elle  se  contemplait  avec  une  extase 
dans  les  yeux. 

D'une  beauté  de  formes  indéniable,  elle 
s'abusait  néanmoins,  ainsi  que  toutes  les  fem- 
mes, sur  ses  perfections.  Comme  elles,  elle 
reconnaissait  les  points  faibles  de  son  visage, 
mais  non  ceux  de  son  corps.  Les  épaules,  su- 
perbes, manquaient  encore  d'ampleur.  Les  seins, 
fermes,  et  de  lignes  exquises,  étaient  irrépro- 
chables. Le  défaut  le  plus  grave  consistait  dans 
des  hariches  trop  grêles  et  des  jambes  un  peu 
longues.  La  taille,  même  privée  de  corset,  con- 
servait une  linesse  peut-être  exagérée. 

Elle  s'habillait  ensuite  lentement,  à  regret. 

Or  qu'adviendrait-il  de  ce  chef-d'œuvre, 
comme  elle  l'appelait  tout  bas?  Garderait-il  sa 
pureté  impeccable,  après  les  fatigues  de  lu  gros- 
sesse et  l'épreuve  terrible  de  L'enfantement?  Ce 
doute  lui  infligea  d'amères  angoisses  et  des 
heures  d'insomnie.  Vite  déformée,  elle  ne  sortit 
plus.  Elle  s'absorbait  en  un  chagrin  croissant. 
Son  ventre  la  terrifiait.  Elle  ne  pouvait  s'ima- 
giner qu'il  revint  à  ses  proportions  primitives. 


UNE    FEMME.  39 

Cependant  le  petit  être  s'agitait  en  elle.  Aux 
premiers  coups  de  pied,  elle  le  détesta.  N'était- 
il  point  cause  deson  mal?  Puis  peu  à  peu  quand 
elle  distingua  les  battements  du  cœur,  des 
choses  nouvelles  surgirent  de  son  àme,  de  son 
âme  de  créatrice.  Elle  se  mit  à  penser  douce- 
ment à  ce  morceau  de  vie  qui  se  dégageait  de  sa 
propre  vie.  Des  rêves  délicieux  la  consolèrent 
de  sa  peine.  Des  gestes  vagues  de  bras  inha- 
biles, des  essais  de  sourire,  des  balbutiements 
drôles,  hantèrent  ses  songeries.  Toute  sa  ten- 
dresse allait  vers  celui  qui  devait  naître. 

La  délivrance  eut  lieu  au  mois  d'octobre.  Ce 
fut  un  fils. 

Ils  l'appelèrent  René. 


III 


L'enfant,  de  santé  chancelante,  vécut  grâce 
à  l'énergie  de  sa  mère.  Dix-huit  mois  s'écou- 
lèrent qu'elle  lui  consacra  entièrement.  Obligée 
de  renvoyer  une  première  nourrice  qui  man- 
quait de  lait,  elle  en  engagea  une  autre  dont 
L'indolence  faillit  souvent  nuire  au  petit.  Durant 
des  semaines,  elle  dut  se  relever  deux  et  trois 
fois  la  nuit,  tirer  cette  femme  de  son  sommeil, 
et  lui  tendre  l'enfant)  trop  faible  pour  réclamer 
le  sein. 

Elle  veillait  à  tout.  Chaque  matin  elle  pesait 
le  hclie  et  inscrivait  sur  un  carnet  L'augmenta- 
tion de  poids,  ou  même  la  diminution.  <'e  der- 
nier cas,  heureusement  rare,  la  désespérait. 
Également,  elle  le  pesait  avant  et  après  chaque 
tétée  et  vérifiait  ainsi  ce  qu'il  absorbait. 

Peut-être  apportait-elle  à  ces  détails  un  peu 
d'ostentation.  Son  instinct  la  poussait  a  exagé- 


UNE    FEMME.  41 

rer  son  rôle,  afin  de  provoquer  les  éloges  que 
méritent  l'abnégation  et  la  persévérance.  Mais 
aussi  sa  maternité  s'exaspérait  dans  cette  lutte 
contre  la  grande  ennemie.  Une  imprudence 
pouvait  tout  compromettre.  Cette  menace  con- 
tinue la  tenait  en  haleine. 

Quand  le  petit  devint  de  tempérament  plus 
résistant,  la  passion  de  la  mère,  moins  fré- 
quemment à  l'épreuve,  se  modéra.  Elle  eut  la 
chance  de  découvrir  une  bonne  dévouée.  Dès 
lors,  sa  vigilance  put  se  relâcher.  Son  cerveau 
ne  se  concentra  plus  sur  un  unique  souci.  Une 
à  une,  des  pensées  étrangères  l'envahirent. 

Il  ne  s'effectua  pas  de  rapprochement  entre 
elle  et  son  mari.  Durant  cette  longue  période 
où  des  soins  particuliers  les  avaient  distraits  de 
leur  affection,  une  fissure  imperceptible  s'était 
produite  par  où  leur  intimité  perdait  son  charme. 

L'admiration  de  Lucie  pour  la  faconde  de 
son  mari  n'avait  reçu  nulle  atteinte.  L'attache- 
ment de  Chalmin  ne  diminuait  pas.  Mais  le 
temps  désenlaçait  leurs  âmes  que  jamais,  d'ail- 
leurs, un  amour  fort  n'avait  unies  bien  étroi- 
tement. Après  ces  deux  grossesses  où  leurs 
lèvres  s'étaient  déshabituées  des  baisers  éper- 
dus, ils  n'éprouvaient  pas  cette  crise  de  désirs 
qui  jette  souvent  les  jeunes  époux  aux  bras 
l'un  de  l'autre.  Ils  espacèrent  leurs  caresses. 
Somme  toute,  il  n'y  eut  ni  querelle,  ni  aigreur. 


42  UNE    FEMME. 

aucun  symptôme  qui  les  avertît  de  ce  nouvel 
état  de  choses,  rien  que  la  transformation  lente 
et  inévitable  que  subissent  les  sentiments  les 
plus  fermes. 

Excédée  de  solitude,  Lucie  renoua  ses  rela- 
tions mondaines.  Une  recrudescence  de  sym- 
pathie la  rapprocha  de  Mm°  Berchon.  Comme 
elle,  Henriette  avait  accouché  d'un  fils.  Mais 
l'enfant,  de  santé  robuste,  n'avait  pas  occa- 
sionné les  mêmes  tourments,  ni  privé  sa  mère 
d'une  seule  distraction. 

Lucie  s'intéressa  beaucoup  aux  différents  po- 
tins qui  circulaient  en  ville.  Son  amie,  dési- 
reuse de  paraître  au  courant,  en  fabriquait  avec 
de  vagues  paroles  recueillies  ça  et  là.  Ces  révé- 
lations ébranlèrent  le  respect  que  Mmc  Chal- 
min  poi'tait  à  la  haute  société  de  Rouen,  et  elle 
dut  retirer  son  estime  à  quelques  dames  con- 
vaincues de  fautes  impardonnables.  Leurs 
mœurs  l'indignaient.  Dans  la  rue  elle  évita  de 
les  saluer.  Elle  en  causait  d'un  ton  méprisant 
qui  ravissait  Robert. 

—  Quelle  nature  droite  et  honnête,  se  disait- 
il  en  L'écoutant. 

Une  fois,  elle  demanda  à  Mm'  Bercbon: 

—  Qui  donc  peut  vous  renseigner  ? 
Embarrassée  Henriette  répondil  : 

— Un  camarade  de  mon  mari,M.Guéraume..., 
un  monsieur   charmant..,  il   vient  nous  voir 


UNE    FEMME.  43 

après  déjeuner...   et   souvent  mon  mari  nous 
laisse  seuls. 

Elle  rougit,  puis  lâcha  d'un  air  triomphant: 

—  11  me  fait  la  cour  ! 

Lucie  tressauta.  Ses  yeux  s'agrandirent.  Elle 
dévisageait  son  amie  comme  si  quelque  miracle 
subit  eût  changé  ces  traits,  ce  front,  cette 
bouche  qui  riait,  ces  dents  qui  brillaient,  toute 
cette  jolie  créature,  gracieuse  et  provocante. 
Mais  une  vive  curiosité  la  brûlait  et  elle  pro- 
nonça : 

—  Alors,  il  vous  aime  ?  il  vous  Ta  dit  ? 
Henriette  repartit  : 

—  Il  ne  me  l'a  pas  dit...  tout  à  fait...  seule- 
ment il  y  a  des  signes  auxquels  on  ne  se  trompe 
pas... 

—  Lesquels  interrogea  Lucie  avidement. 
Son  amie  la  couvrit  d'un  regard  de  pitié,  et, 

avec  une  nuance  de  dédain  dans  la  voix  : 

—  Mais  des  signes  infaillibles,  des  yeux  mou- 
rants, des  soupirs,  des  allusions  délicates.  Lne 
vraie  femme  devine  les  déclarations  muettes, 
elle  apprécie  même  l'hommage  du  silence  que 
garde  l'amoureux. 

—  Comme  ce  doit  être  amusant  !  s'écria  Lucie. 
Quelque  temps  après,  elle  surprit  M1110  lier- 

chon  en  corset.  Elle  la  complimenta: 

—  Vous  êtes  vraiment  bien  faite. 
L'autre,  Uattée,  répondit  :  «  Pas  si  bien  que 


44  UNE    FEMME. 

vous  »,  etjnsinua,  en  riant  :  «  Si  nous  compa- 
rions? » 

Lucie  défit  son  vêtement  et  sa  robe.  Et  les 
deux  jeunes  femmes,  en  jupon,  les  bras  et  le 
cou  nus,  prirent  des  altitudes  devant  la  glace. 
Des  accès  de  gaieté  secouaient  leurs  épaules. 
Elles  jetaient  de  petits  cris.  Ce  jeu  les  diver- 
tissait comme  un  plaisir  défendu. 

Mais  du  coin  de  l'œil  elles  s'observaient  avec 
l'attention  implacable  de  deux  rivales.  Nulle 
défectuosité  ne  leur  échappait.  Nulle  beauté 
n'était  louée  sans  réserve.  Chacune  d'elles  s'ar- 
rogea la  victoire. 

Henriette  s'écria  : 

—  Il  faudrait  un  juge  pour  décerner  la 
palme  ! 

Un  frisson  les  parcourut  à  cette  perspective 
d'un  homme  qui  les  examinerait  ainsi.  Toute 
confuse,  Mmc  Chalmin  se  rhabilla. 

Elles  ne  se  quittèrent  plus.  Malgré  la  recom- 
mandation de  son  mari,  Lucie  accompagnait 
Henriette  dans  ses  courses.  Elles  se  confiaient 
leurs  pensées  secrètes. 

Au  mois  de  juillet,  l'état  général  de  M'"  Bouju- 
Gavart  laissant  à  désirer,  son  mari,  sur  le  con- 
seil des  médecins,  résolut  de  la  conduire  dans 
1rs  Pyrénées.  On  leur  recommanda  Saint-Sau- 
veur comme  ud  endroit  calme  et  pittoresque. 

Ils  supplièrent  (  '.halmin  de  leur  confier  Lucie. 


UNE    FEMME.  45 

Le  grand  air  ne  pouvait  que  fortifier  l'enfant. 
Cette  raison  décida  Robert.  Lui-même  du  reste 
rejoindrait  sa  femme  au  bout  d'une  quinzaine. 
La  séparation  se  fit  sans  déchirement. 

Ce  voyage  inattendu  ravit  Lucie.  Souvent 
fatiguée,  Mme  Bouju-Gavart  pressait  son  mari 
d'emmener  la  jeune  femme,  et  ils  erraient 
ensemble,  à  l'aventure,  avec  une  sensation  de 
liberté  qui  les  grisait.  Les  joues  roses,  les  yeux 
animés,  ses  fossettes  bien  dessinées,  Lucie 
marchait  allègrement,  la  poitrine  large  ouverte 
à  la  brise  des  montagnes.  Son  compagnon  s'es- 
soufflait à  la  suivre. 

Un  matin,  munis  de  provisions,  ils  partirent 
seuls  pour  Cauterets.  Quatre  biques,  maigres 
et  nerveuses,  brûlèrent  la  route  et  escaladèrent 
rapidement  les  dix  kilomètres  de  montée.  Ils  se 
taisaient,  la  langue  paresseuse,  le  regard  et 
l'oreille  sollicités  de  droite  et  de  gauche.  Au 
fond  de  l'abîme,  le  Gave  bouillonnait;  sur  le 
flanc  des  monts,  des  sources  d'argent  dégringo- 
laient, s'évanouissaient,  rejaillissaient  en  cas- 
cades, puis  s'éparpillaient  comme  un  réseau  de 
veines,  se  perdaient  encore  parmi  des  éboule- 
ments  de  cailloux.  Le  chemin,  creusé  à  même 
le  roc,  côtoyait  le  précipice,  et  les  fers  des 
chevaux  retentissaient  sur  la  route  sonore. 

A  Cauterets,  ils  louèrent  un  guide  et  des  ânes 
et  se  rendirent  au  Pont-d'Espagne.  Là,  ils  con- 

3. 


46  UNE    FEMME. 

templèrenf  sous  eux  la  chute  du  torrent  dont 
l'écume  leur  piquait  la  peau  et  où  se  jouaient, 
dans  la  poudre  irisée,  des  tronçons  d'arc-en-ciel. 

Mais  des  gouttes  d'eau  tombèrent,  et  ils 
durent  se  réfugier  dans  une  sorte  «l'auberge 
malpropre.  On  leur  donna  une  petite  salle.  Ils  y 
déballèrent  leurs  provisions. 

Elles  étaient  copieuses  et  les  vin-  d'excellente 
qualité.  Lucie,  surexcitée  par  l'imprévu  de  ce 
repas,  mangea  de  bon  appétit  et  but  en  consé- 
quence. Elle  bavardait  à  tort  et  à  travers,  s'in- 
terrompait au  milieu  d'une  phrase,  et  attrapait 
au  vol  une  idée  baroque  qu'elle  énonçait  à 
moitié.  Quelques  gorgées  de  Champagne  l'ache- 
vèrent. Elle  se  mit  à  rire  à  grands  éclats.  Elle 
divaguait,  la  parole  difficile.  Ses  bras  gesticu- 
laient. M.  Bouju-Gavart  s'assit  auprès  d'elle, 
et  soudain  elle  s'abattit  sur  sa  poitrine  en  san- 
glotant. 

Affolé,  il  la  serra  contre  lui  : 

—  Si  tu  savais...  si  je  pouvais  te  dire... 

Elle  lova  ses  paupières  lourdes,  tenta  faible- 
ment de  se  dégager,  et  très  bas  :  «  Qimi?  si  je 
savais  quoi?  »  lit-elle,  et  elle  s'assoupit. 

Il  l'examina  longtemps,  sans  bouger,  le  cer- 
veau lioiiblc.  Elle  respirait  à  peine.  Sa  gorge 
b' enflai I  et  -abaissait  d'un  mouvement  lent  et 
régulier.  Il  eut  envie  d'y  porter  la  main.  Mais 
L'haleine  fraîche  de  Lucie  lui  caressait  le  visage, 


UNE    FEMME.  47 

et  tout  son  désir  se  concentra  sur  cette  bouche 
tentante,  à  demi  ouverte.  Alors,  brusquement, 
ses  lèvres  s'y  ruèrent. 

Ce  contact  le  bouleversa.  Il  eut  peur.  Dou- 
cement, il  écarta  la  jeune  femme  et  attendit. 
En  se  réveillant,  elle  le  fixa  de  ses  yeux  d'in- 
génue, de  ses  yeux  clairs  qui  ne  se  souvenaient 
de  rien  : 

—  J'ai  dormi  beaucoup,  n'est-ce  pas  ?  dit- 
elle. 

Ce  regard  calme  le  navra,  car  il  se  prévalait 
déjà  de  l'abandon  de  Lucie  comme  d'une  pre- 
mière victoire. 

Le  lendemain,  Robert  arrivait.  De  ce  jour, 
sans  aucun  motif,  sans  qu'elle  s'aperçût  de  son 
revirement,  elle  changea  ses  manières  avec 
«  parrain  ».  Elle  devint  taquine,  agressive, 
méchante.  Le  malheureux  en  perdait  la  tête. 

La  veille  du  départ,  elle  lui  lança  : 

—  Il  ne  vous  a  pas  réussi,  le  traitement,  vous 
êtes  cadavérique. 

Il  lui  saisit  le  bras  et,  d'une  voix  humble  : 

—  Je  t'en  prie,  petite,  sois  bonne. 

Ce  ton  l'émut,  mais  elle  se  demanda  pour- 
quoi il  avait  l'air  triste. 

Les  Chalmin  passèrent  une  partie  de  l'au- 
tomne à  Croisset.  Prudemment,  M.  Bouju- 
Gavart  n'y  fit  que  de  brefs  séjours.  Ses  absences 
déroutaient  Lucie.  Réduite  à  Mme  Bouju-Gavart 


48  UNE    F  KM  ME. 

et  à  KoberU,  elle  trouvait  leur  société  peu  récréa- 
tive. Les  journées  se  traînaient.  Nul  incident 
n'en  coupait  la  longueur.  L'unique  ressource 
consistait  en  deux  promenades,  l'une  à  pied  le 
long-  de  la  Seine,  l'autre  en  voiture  du  côté  de 
la  forêt  de  Roumare. 

Mais  les  soirées  surtout  n'en  finissaient  pas. 
On  y  jouait  au  bésigue,  plaisir  qui  la  laissait 
froide.  A  peine  montée,  elle  éclatait  sous  un 
prétexte  quelconque,  ou  bien,  boudeuse,  ne 
desserrait  pas  les  dents,  se  couchait  et  tournait 
le  dos  à  son  mari. 

Elle  revint  chez  elle,  déterminée  à  secouer 
sa  torpeur.  La  gaieté  et  l'insouciance  d'Hen- 
riette lui  parurent  un  remède  salutaire.  Le  sur- 
lendemain, les  malles  défaites,  l'appartement 
en  ordre,  elle  s'apprêta.  Mais,  au  bas  de  l'esca- 
lier, Chalmin,  qui  semblait  l'attendre,  lui  dit  : 

—  Je  voudrais  te  parler, 

11  ouvrit  la  porte  du  salon,  lui  oll'rit  un  siège, 
s'assit,  croisa  ses  hautes  jambes  l'une  sur  l'au- 
tre et  ses  mains  sur  ses  genoux.  Il  se  servait  de 
mouvements  solennels.  La  gravité  de  ces  pré- 
ludes inquiéta  la  jeune  femme.  11  articula  : 

—  J'ai  un  reproche  à  t'adresser,  Lucie,  et  je 
te  le  dirai  franchement,  parce  que  c'esl  le  seul 
moyen  d'éviter  des  malentendus  fâcheux.  Voici 
la  chose  :  je  t'ai  souvent  priée  de  ne  pas  sortir 
avec  M     Berchon,  or  tu  n'as  pas  tenu  compte 


UNE    FEMME.  49 

de  tes  promesses,  on  t'a  vue  maintes  fois  en  sa 
compagnie. 

Elle  sentit  l'inutilité  d'un  mensonge  et,  fei- 
gnant de  chercher  au  fond  de  sa  mémoire  : 

—  Oui,  ça  se  peut...  le  hasard  des  rencon- 
tres... 

Indifférent  à  ces  explications,  il  formula  d'une 
voix  plus  haute  : 

—  Eh  bien  !  ma  chère  amie,  il  ne  faut  pas 
que  ça  se  renouvelle  :  Mma  Berchon  a  un  amant. 

Elle  eut  un  geste  de  révolte  : 

—  Henriette...  un  amant! 
Il  continua  : 

—  Je  m'exprime  mal.  J'aurais  dû  dire  : 
Mmo  Berchon  passe  pour  avoir  un  amant.  Qu'elle 
en  ait  un  ou  non,  là  n'est  pas  la  question.  Je  ne 
veux  pas  discuter  la  moralité  de  cette  dame, 
j'admettrai  même  son  innocence.  Toujours 
est-il  qu'elle  passe  pour  avoir  un  amant. 

Il  répétait  cette  phrase  en  scandant  chaque 
syllabe  avec  une  précision  agaçante.  Elle 
lança  d'une  voix  aigre  : 

—  Et  tu  as  des  preuves  de  cette  infamie  ? 

Il  parut  très  étonné,  et  il  continua  doucement  : 

—  Je  vois  que  nous  ne  nous  entendons  pas, 
ma  chérie.  Il  ne  s'agit  nullement  de  la  vie  privée 
d'Henriette,  mais  des  potins  auxquels  prête  sa 
tenue  extérieure.  Et  de  ces  potins  j'ai  des  preu- 
ves malheureusement  trop  nombreuses. 


50  UNE    FEMME. 

—  Lesquelles?  exigea  Lucie. 
Il  repartit,  un  peu  irrité  : 

—  Lesquelles?  celles  que  me  fournit  à  tout 
instant  la  rumeur  publique.  Je  ne  puis  aborder 
quelqu'un  sans  que  l'on  s'écrie  :  «  Vous  savez, 
Mme  Berchon  est  au  mieux  avec  M.  Guéraume, 
on  les  rencontre  ensemble  à  tous  les  coins  de 
rue.  » 

—  Qui,  on  ? 

—  Mais  tout  le  monde,  notre  entourage,  les 
fournisseurs,  le  premier  venu;  c'est  la  fable  de 
la  ville. 

Et  comme  Lucie  protestait,  Robert  déclara 
d'un  ton  sec  : 

—  Enfin,  ma  chère,  voici  ma  conclusion;  il 
ne  me  convient  pas  qu'on  dise  de  ma  femme  : 
«  C'est  l'amie  de  M'"e  Berchon.  »  Si  tu  veux 
m'être  agréable,  tu  couperas  court  a  une  inti- 
mité dont  la  réputation  pourrait  souffrir. 

Lucie  garda  rancune  à  Robert  de  sa  propre 
imprudence.  Cela  la  vexait  qu'il  l'eût  prise  en 
faute  et  lui  inspirait  le  désir  d'actes  analogues, 
qu'elle  saurait,  cette  fois,  mieux  dissimuler. 

Le  monde,  lui,  se  laisserait  duper  moins  aisé- 
ment. Elle  le  redoutait  déjà  comme  une  sorte 
d'être  vivant  aux  yeux  innombrables.  Il  est  sans 
cesse  A  L'affût.  C'est  un  justicier  inflexible  qui 
condamne  toujours  ceux  qu'il  accuse  lui-même. 
.Mais  dès  lors  la  terreur  de  Luci<-   s'accrut.  Il 


UNE    FEMME.  51 

suspectait  donc  tout,  qu'il  dénonçait  les  inof- 
fensives promenades  de  deux  amies  ?  Rien  ne 
l'arrêtait,  qu'il  déshonorait  une  femme  sur  la 
foi  d'apparences  menteuses? 

Elle  croyait  invinciblement  à  l'honnêteté 
d'Henriette.  Pourtant  elle  dut  elle-même  avouer 
que  son  mari  n'avait  point  apporté  d'acrimonie 
dans  ses  attaques.  C'était  contre  l'infortunée  un 
déchaînement  furieux  de  racontars.  Des  salons 
se  fermaient  devant  elle.  On  ne  lui  rendait  pas 
ses  visites. 

Cette  sorte  d'excommunication  apitoya  Lu- 
cie, et,  avisant  Henriette  un  matin,  elle  eut  un 
élan  généreux  mêlé  de  curiosité,  courut  vers 
elle  et  lui  dit,  à  bout  d'haleine  : 

—  J'irai  vous  voir  tantôt... 

Puis  elle  se  sauva,  laissant  l'autre  atterrée. 

L'après-midi,  un  voile  épais  sur  la  figure, 
une  pelisse  noire  et  llottante  lui  cachant  la 
taille,  elle  choisit  les  rues  les  moins  fréquentées. 
Elle  rasait  les  murs,  regardait  à  ses  pieds,  et 
tâchait  de  s'imposer  des  allures  banales  et  indif- 
férentes. 

«  J'ai  l'air  d'aller  à  un  rendez-vous  »,  se  disait- 
elle.  Et  l'idée  qu'on  l'en  soupçonnait  peut-être, 
lui  causait  un  effroi  plein  de  charme. 

Il  fallait  se  disculper  vis-à-vis  d'Henriette. 
Cela  lui  arracha  un  mouvement  de  franchise. 
Elle  mit  en  avant  l'interdiction  de  Robert,  la 


52  UNE    FEMME. 

traitant  dfc  maladroite  et  d'absurde.  C'était  la 
première  fois  qu'elle  jugeait  la  conduite  de  son 
mari.  Cette  indépendance  lui  plut.  Et  pour  la 
bien  marquer,  elle  le  critiqua  directement  à 
laide  d'épithètes  malséantes. 

Mais  se  souvenant  du  but  de  sa  visite,  elle 
aborda  la  question  des  potins  : 

—  Voyons,  qu'y  a-t-il  de  fondé  dans  toutes 
ces  médisances  ?  In  peu  de  légèreté  ? 

M'"e  Berchon  éclata  de  rire  : 

—  Mais  rien,  ma  chère,  c'est  ce  qu'il  y  a  de 
plus  comique.  Si  vous  saviez  comme  c'est  drôle 
de  voir  toutes  ces  bouches  pincées,  les  torticolis 
de  ces  dames  pour  ne  pas  me  voir,  les  coups 
d'œil  furibonds  dont  les  plus  hardies  me  fou- 
droient, le  geste  de  protection  effarée  dont  les 
mères  couvrent  leurs  filles  quand  je  les  frôle  de 
trop  près.  Et  les  hommes  donc,  maintenant 
qu'ils  me  croient  perdue,  j'en  ramène  toujours 
un  ou  deux  comme  gardes  du  corps.  J'en  pour- 
rais nommer,  des  gens  que  j'ai  rembarres  ! 

Elle  cita  des  noms  qui  stupéfièrent  son  amie. 
Puis  elle  ajouta  : 

—  J'ai  gardé  le  meilleur  en  dernier.  De- 
vinez?... Monsieur?...  M.  Bouju-Gavart...  oui, 
le  vieux  Gavart,  je  ne  puis  m'en  dépêtrer. 

Un  mécontentement  indéfinissable  envahit 
M""'  Chalmin.  Cette  confidence  l'indisposa  contre 
Henriette.   Elle  prêta  plus   facilement   l'oreille 


UNE    FEMME.  53 

aux  méchancetés.  A  son  tour,  elle  conçut  des 
doutes.  Bientôt,  sans  raison,  ces  doutes  se  chan- 
gèrent en  certitudes.  Elle  la  sacrifia. 

Dès  lors,  elle  sentit  un  grand  vide.  Des  pa- 
resses retendaient  sur  le  divan  de  son  boudoir, 
les  membres  veules,  l'esprit  désœuvré.  Jadis  la 
nouveauté  de  son  existence,  ses  débuts  comme 
maîtresse  de  maison,  plus  tard  sa  grossesse,  la 
santé  de  son  fils,  l'amitié  d'Henriette,  tout  cela 
l'avait  occupée  ou  divertie,  à  la  suite  de  son 
mariage.  Maintenant,  les  mêmes  plaisirs  ne  l'at- 
tiraient plus,  l'enfant  se  portait  bien,  et  elle 
n'avait  plus  d'amie. 

Elle  se  rejeta  sur  René.  Elle  le  trouva  tapa- 
geur et  peu  caressant,  plus  affectueux  avec  sa 
bonne  qu'avec  elle-même.  Une  tentative  ana- 
logue opérée  près  de  Robert  ne  réussit  pas  da- 
vantage. Sou  mari  la  traitait  moins  en  femme 
qu'en  associée.  Il  la  tenait  au  courant  de  ses 
affaires  et  du  placement  de  sa  fortune.  Rien  de 
la  tendresse  primitive  ne  subsistait. 

En  son  oisiveté,  Lucie  eut  des  minutes  de 
clairvoyance  où  elle  se  rendit  compte  de  cette 
métamorphose.  Son  isolement  s'en  accrut.  Elle 
s'ennuya. 

La  vie  la  décevait.  Elle  s'attendait  à  une 
somme  de  plaisirs  plus  considérable.  Lesquels? 
Elle  ne  savait  pas,  mais  ils  différaient  de  ceux 
qui  lui  étaient  octroyés,  baisers  conjugaux,  cris 


54  UNE    FEMME. 

d'enfant,  surveillance  du  ménage,  corvées  mon- 
daines. 

N'y  avait-il  donc  point  d'autres  amusements 
et  des  émotions  plus  rares  et  plus  aiguës? 

Elle  était  mariée  depuis  cinq  ans. 


IV 


Elle  parcourut  les  forêts  environnantes,  et 
elle  avait  des  rêves  confus  et  inachevés  qu'elle 
n'aurait  su  traduire  avec  des  mots  précis. 

Souvent,  elle  descendait  de  voiture  et  en- 
trait sous  bois.  C'est  dans  une  de  ces  prome- 
nades qu'elle  rencontra  son  parrain  escorté 
d'une  petite  ouvrière.  Il  fut  tellement  interdit 
qu'à  trois  pas  de  Lucie  il  tourna  court,  entraî- 
nant sa  compagne. 

Le  lendemain  matin,  il  se  présenta  boulevard 
Cauchoise.  Mme  Chalmin  le  reçut. 

Elle  portait  un  peignoir  de  flanelle  blanche 
dont  elle  n'avait  pas  boutonné  la  partie  supé- 
rieure afin  de  se  dégager  le  cou.  Aussitôt,  con- 
naissant son  point  faible,  il  s'écria,  comme 
émerveillé  : 

—  Dis  donc,   petite,    ton  gosse   ne  t'a   pas 


56  UNE    FEMME. 

déformée,   toi,  tout  cela  semble  avoir  encore 
meilleure  tenue  qu'autrefois. 
Elle  fut  flattée  et  lui  confia  : 

—  Et  vous  savez,  pas  de  corset. 

—  Vrai?  s'écria-t-il,  eh  bien,  tous  mes  com- 
pliments, je  n'ai  jamais  rien  vu  qui  me  plût  à 
ce  point! 

Elle  repartit,  malicieusement  : 

—  Même  la  jeune  personne  d'hier? 
Il  devint  sérieux  et  déclara  : 

—  C'est  à  ce  propos,  ma  chère  Lucie,  que  je 
t'ai  dérangée  ce  matin.  Je  ne  veux  pas  que  tu 
attaches  plus  d'importance  qu'il  ne  faut  à  une 
erreur...  passagère....  un  premier  entraîne- 
ment. Surtout,  je  te  recommande  la  discré- 
tion... 

Elle  riposta  avec  un  peu  d'aigreur  : 

—  Ne  craignez  rien.  M,nc  Berchon  ne  le  saura 
pas,  je  ne  la  vois  plus. 

Décontenancé,  il  avoua  bêtement  : 

—  Ah!  elle  t'a  dit...  elle  s'est  trom] je 

n'ai  jamais  songé... 

Il  se  tut,  sentant  la  vanité  de  ses  excusi 
il  la  contempla.  Elle  lui  parut  embellie.  Depuis 
Saint-Sauveur  il  la  fuyait.  Quand  le  hasard  les 
rapprochait,  il  évitait  le  choc  de  ses  yeux,  le 
contact  de  ses  doigts,  son  odeur,  tout  ce  qui 
pouvait  la  rappeler  à  ses  sens.  Il  avait  ainsi 
étouffé  ce  germe  de  passion  absurde.  Mais  à  la 


UNE    FEMME.  57 

deviner  si  souple  et  si  tiède  à  travers  la  mince 
étoffe  qui  seule  l'enveloppait,  il  se  troubla  de 
nouveau. 

Gênée  par  son  regard  brutal,  elle  lui  dit  : 

—  C'est  comme  cela  que  vous  vous  défen- 
dez?... 

Il  se  glissa  près  d'elle  et,  la  figure  pâle,  il 
bégayait  : 

—  Lucie,  je  ne  veux  pas  que  tu  penses  trop 
de  mal  de  moi,  je  ne  veux  pas  te  sembler  ridi- 
cule... Un  vieux  qui  court  les  filles,  cela  te 
dégoûte,  hein?  C'est  que  tu  ne  sais  rien.  Ecoute, 
petite,  j'aime  une  femme,  et  il  faut  que  je  l'ou- 
blie, il  le  faut,  je  suis  si  malheureux,  et  alors 
j'essaye  de  me  guérir  avec  d'autres,  n'importe 
laquelle...  tu  comprends,  n'est-ce  pas,  je 
l'aime... 

Une  honte  subite  l'arrêta,  et  il  eut  l'espoir 
fou  qu'elle  n'avait  pas  saisi  le  sens  exact  de  ses 
paroles.  Un  coup  d'œil  dissipa  cette  illusion  : 
elle  savait,  il  n'en  pouvait  douter. 

Il  partit  sans  qu'elle  répondit  à  son  adieu. 

Durant  le  déjeuner,  Robert  remarqua  la  dis- 
traction de  sa  femme.  Elle  mangeait  peu  et  ne 
parlait  point.  Il  s'en  inquiéta  : 

—  Es-tu  malade  ? 

—  Moi,  je  n'ai  rien,  fit-elle. 

Et  elle  n'avait  rien  en  effet  qu'une  lourdeur 
à  la  tête  et  par  suite  un  engourdissement  physi- 


58  UNE  FEMME. 

que  de  la-pensée.  Au  café,  elle  gagna  son  bou- 
doir et  s'étendit  sur  un  fauteuil. 

C'est  alors  seulement  que  son  cerveau,  excité 
par  la  présence  de  tous  les  objets  avoisinants, 
se  mit  à  fonctionner.  Aussitôt,  ces  mots  lui 
vinrent  à  l'esprit  :  «  Je  suis  aimée.  »  Donc,  elle 
aussi,  comme  Henriette,  on  l'aimait.  Elle  aussi, 
valait  qu'un  homme  la  désirât  et  la  choisît 
comme  but  unique  de  son  existence.  Indéfini- 
ment, elle  se  répétait  :  «  Il  m'aime...  il 
m'aime...  »  sans  attribuer  à  ce  «  il  »  la  signifi- 
cation qu'il  comportait.  Ce  n'était  pas  M.  Bouju- 
Gavart  qu'elle  désignait  ainsi,  mais  un  être  in- 
déterminé à  qui  elle  inspirait  de  l'amour. 

Et  elle  éprouva  beaucoup  de  fierté  ;  appréciée, 
elle  se  jugea  plus  belle.  Elle  obtenait  eniin  Le 
complément  nécessaire  à  sa  vie. 

Le  souvenir  d'Henriette,  condamnée  si  sévè- 
rement sur  de  simples  présomptions,  la  cingla 
d'une  petite  peur  dontla  piqûre  lui  fut  agréable. 
Le  monde  ne  la  salirait-il  pas  avec  la  même 
injustice?  La  perspective  d'une  lutte  L'emplit 
d'une  énergie  fanfaronne.  Elle  se  leva  précipi- 
tamment, mit  son  chapeau,  et,  montant  en  voi- 
ture, dit  au  cocher  : 

—  A  Bon-Secours,  pas  trop  vile  en  ville. 

Le  fiacre  s'ébranla.  Des  passants  sillonnaient 
le  trottoir.  Lucie,  triomphante.  Leur  jetait  des 
regards  de  défi.  Mais  son  tempérament  ne  la 


UNE    FEMME.  59 

portait  pas  aux  bravades  inutiles  :  dans  la  côte, 
sa  forfanterie  se  calma.  D'ailleurs,  pourquoi  la 
révolte?  Il  est  si  facile  d'abuser  les  autres.  Elle 
sourit  en  songeant  à  la  crédulité  de  Robert.  Et 
elle  se  sentit  très  forte  contre  le  monde,  avec 
sa  dissimulation,  avec  ses  yeux  d'ingénue,  avec 
toute  sa  perfidie  de  femme.  Ainsi  engagée  la 
victoire  lui  resterait. 

Puis,  soudain,  elle  s'aperçut  de  la  niaiserie 
de  ses  projets.  Etait-elle  coupable?  Pouvait-on 
lui  faire  un  crime  de  cette  vague  déclaration 
qu'elle  n'avait  même  pas  provoquée?  L'entière 
responsabilité  en  incombait  à  M.  Bouju-Gavart. 

Cette  pensée  la  ramena  vers  lui,  et  elle  revit 
distinctement  celui  qui  l'aimait.  Elle  repoussa 
sans  peine  l'idée  fâcheuse  de  sa  vieillesse,  rede- 
vant trop  de  gratitude  à  l'amoureux  pour  le 
punir  de  ce  défaut,  et  l'homme  lui  étant  trop 
indifférent  pour  qu'elle  se  souciât  de  son 
âge.  Mais  sa  dépravation  l'indignait. 

Depuis  leur  rencontre  dans  la  forêt,  un  éton- 
nement  persistait  en  elle.  L'inconduite  de  son 
parrain  choquait  sa  manière  de  juger  les  choses 
et  les  personnes.  «  S'il  agit  de  cette  façon,  se 
disait-elle,  d'autres  agissent  de  même,  d'autres 
sont  adultères.  »  Elle  prononçait  tout  haut  : 
«  Adultère...  adultère...  »  comme  si  elle  eût 
voulu  se  familiariser  avec  ce  mot  jadis  si  terri- 
fiant. L'infidélité  lui  sembla  un  fait  constant, 


60  UNE    FEMME. 

normal,  ej,  examinant  un  à  un  les  hommes  et 
les  femmes  qu'elle  connaissait,  elle  les  soup- 
çonna tous  de  trahison. 

La  voiture  avait  traversé  Bon-Secours  et 
contournait  le  Mont-Gargan.  On  longea  sur  la 
droite,  accroché  au  flanc  de  la  colline,  un  bois 
ton  lia  que  ceignait  une  haie  éventrée  de  place 
en  place.  Un  couple  profita  (l'une  brèche  et 
s'enfonça  sous  les  arbres.  Lucie  le  suivit  des 
yeux.  Et  il  lui  vint  la  vision  rapide  d'autres 
couples,  innombrables,  qui  se  perdaient  ainsi 
dans  des  sentiers  poétiques,  ou  se  retrouvaient 
en  tremblant  dans  le  mystère  d'une  chambre. 
Sa  visite  furtive  à  Henriette,  et  les  sensations 
éveillées  par  cette  escapade,  ressuscitèrent  en 
elle.  Puis  son  rêve  devenant  moins  net,  elle 
distingua  confusément  une  femme  et  un  homme, 
enlacés,  qui  s'en  allaient  entre  deux  épaisseurs 
de  feuillages,  vers  une  éclaircie  lointaine  où 
brillait  du  soleil.  Et  cette  femme  avait  ses  pro- 
pres traits  et  sa  démarche.  Et  elle  perçut  des 
sons  d'amour  que  murmurait  la  voix  timide  de 
l'homme,  dont  les  joues  étaient  mouillées  de 
larmes. 

Elle  ne  bougea  pas  Le  lendemain,  comptant 
sur  la  visite  de  M.  Bouju-Gavart.  Elle  lui  en 
voulut  de  ne  pas  réaliser  son  désir.  Un  jour  en- 
core elle  attendit.  Mais  elle  brûlait  d'une  curio- 
sité trop  ardente  et  elle  se  dirigea  vers  la   rue 


UNE    FEMME.  61 

verte,  au  domicile  de  son  parrain.  La  présence 
de  MmeBouju-Gavartla  déconcerta.  Elle  n'avait 
pas  réfléchi  à  cette  rencontre,  pourtant  inévi- 
table. Elle  l'entendit  qui  disait  : 

—  Je  ne  veux  pas  te  gronder,  petite,  quoique 
ce  soit  bien  mal  de  m'avoir  oubliée  si  long- 
temps. 

Et  elle  crut  démêler  une  allusion  clairvoyante 
dans  l'intonation  triste  de  cette  phrase.  Elle  ne 
répondit  pas. 

Alors  sa  vieille  amie  l'interrogea  sur  ses  oc- 
cupations actuelles,  sur  sa  santé,  sur  l'état  de 
son  ménage.  Et  elle  répliquait  au  hasard,  l'es- 
prit envahi  de  pensées  étrangères. 

Cela  l'intriguait,  cette  femme  trompée. 
C'était  le  premier  être  de  cette  sorte  en  face  de 
qui  les  circonstances  la  mettaient,  et  elle  l'ob- 
servait attentivement,  comme  si  elle  eût  espéré 
découvrir  la  cause  de  son  abandon. 

Pourquoi  son  mari  la  délaissait-il?  Rien  d'ap- 
parent ne  justifiait  cette  offense.  Il  lui  restait  de 
sa  beauté  célèbre  des  traits  alourdis,  mais  d'un 
charme  pénétrant,  et  des  yeux  affables,  dont  les 
coins  étoiles  de  rides  augmentaient  la  dou- 
ceur. Elle  avait  des  attitudes  nobles  et  une 
grande  harmonie  dans  les  gestes.  Lucie  la  plai- 
gnit en  songeant  à  l'ouvrière  sans  grâce  que 
son  parrain  accompagnait  quelques  jours  au- 
paravant. Puis  elle  lui  compara  Mme  Berchon, 

4 


62  UNE    FEMME. 

et,  là  encore,  guidée  par  une  jalousie  instinctive, 
elle  estima  que  la  gentillesse  maniérée  d'Hen- 
riette ne  valait  pas  la  distinction  suprême  de 
l'épouse. 

Enfin,  elle-même  ne  se  posait-elle  pas  en 
rivale?  Un  remords  l'eftleura,  vite  envolé.  La 
conviction  de  sa  supériorité  lui  donnait  de  l'as- 
surance, et  n'ayant  exalté  Mm>:  Bouju-Gavart 
que  pour  mieux  établir  son  propre  triomphe, 
elle  s'adjugea  une  force  de  séduction  irrésisti- 
ble. Elle  eut  l'impérieux  besoin  de  revoir  celui 
qui  l'aimait,  et  elle  dit  : 

—  Votre  mari  se  porte  bien? 

Au  même  moment,  il  entrait.  Elle  fut  déçue  ; 
elle  se  l'imaginait  plus  jeune  el  plus  attrayant. 
En  outre,  il  lit  preuve  d'une  délicatesse  dont 
l'excès  déjoua  les  prévisions  de  Lucie.  Rien 
dans  ses  allures  n'indiqua  le  moindre  trouble. 
Elle  s'en  alla,  dépitée,  incertaine. 

Les  Bouju-ilavart  partirent  pour  Dieppe. 
M1"'  Chalmin,  obligée  d'attendre  sa  mère,  s'en- 
nuya de  nouveau.  Son  humeur  s'altéra.  Robert 
en  souffrit  patiemment,  attribuant  cette  crise  à 
l'intolérable  chaleur  qui  régnait  en  ville.  Il  la 
traitait  comme  une  enfant  gâtée,  ce  qui  la  met- 
tait hors  d'elle.  Des  querelles  s'élevèrent,  suivies 
de  bouderies.  Les  derniers  points  par  où  leurs 
âmes  se  louchaient  s'évanouirent. 

Alors  elle  flâna  dans  les  rues,  de  vitrine  en 


UNE    FEMME.  63 

vitrine,  fit  des  emplettes  et  détaillait  le  visage 
des  commis  qui  la  servaient. 

Enfin,  Robert  ayant  conduit  ces  dames  et  l'en- 
fant au  bord  de  la  mer,  elle  recommença  ses 
promenades  avec  «  parrain  ». 

Elles  furent  longtemps  moroses,  M.  Bouju- 
Gavart  ne  se  départissant  pas  de  sa  réserve. 
Irritée,  elle  usa  de  coquetterie.  Elle  minaudait, 
le  taquinait,  et,  s'autorisant  de  leur  diffé- 
rence d'âge,  s'asseyait  sur  ses  genoux  devant 
Mme  Bouju-Gavart. 

Elle  n'aurait  pu  dire  le  but  de  ses  efforts.  Elle 
profitait  de  la  diversion  que  le  hasard  fournissait 
à  son  désœuvrement,  sans  même  soupçonner 
l'inconséquence  de  ses  actes.  Le  mystère  de  l'a- 
mour l'attirait.  Cet  homme  l'aimait-il  vraiment? 
Etait-elle  la  source  d'ivresses  affolantes  et  d'an- 
goisses cruelles?  Elle  l'interrogeait  de  ses  yeux 
avides.  Mais  il  demeurait  impénétrable. 

Elle  acheta  clandestinement  un  costume  de 
bain.  Robert  ne  lui  permettant  qu'une  espèce 
de  sac  très  ample,  pourvu  d'une  large  jupe,  et 
qui  l'emprisonnait  des  chevilles  aux  poignets. 
Et  un  matin,  de  bonne  heure,  elle  se  baigna 
devant  parrain,  moulée  dans  un  maillot  noir. 
L'étoffe  collait  à  la  chair  comme  une  seconde 
peau.  Les  jambes,  les  bras,  les  épaules  émer- 
geaient de  cette  gaine  sombre,  étincelants  de 
blancheur.  Aucune  ligne  n'était  interrompue, 


04  UNE    FEMME. 

aucune  forme  voilée.  Au  sortir  de  l'eau,  il  vou- 
lut la  couvrir  de  son  peignoir.  Ses  mains  trem- 
blaient. Il  y  dut  renoncer. 

Ils  revinrent  par  la  plage,  le  long  de  la  mer. 
Et  tout  de  suite  il  parla  : 

—  Ce  n'est  pas  bien,  ce  que  tu  fais,  Lucie.  Je 
n'ai  rien  à  t'apprendre,  puisque  tu  sais  tout,  et 
pourtant  on  dirait  qu'il  t'en  faut  davantage. 
Qu'as-lu  besoin  de  mots,  quand  tous  mes  actes 
te  révèlent  mon  secret?  C'est  de  cela  surtout 
que  je  souffre,  de  ton  ignorance  du  mal  et  de  ta 
méchante  envie  de  le  connaître.  Eh  bien,  oui, 
je  suis  fou!  Jamais  une  femme  ne  m'a  remué 
comme  toi,  tu  me  bouleverses,  tu  m'effrayes... 

Encore  une  fois  il  se  tut.  Il  lui  était  impossible 
d'achever  cette  monstrueuse  déclaration.  Lucie 
fut  près  de  lui  crier  :  «  Allez  donc,  cela 
m'amuse.  »  Et  elle  se  serrait  contre  -.m  com- 
pagnon, appuyait  sa  poitrine  sur  son  bras  et  le 
tentait  avec  la  fraîcheur  de  ses  lèvres  et  de  son 
visage  souriant,  levé  vers  lui. 

Mais  déjà  il  reprenait,  changeant  insensible- 
ment la  conversation  : 

—  Tu  entends,  petite,  pas  une  ne  m'a  remué 
comme  toi.  Et  cependant  j'en  ai  eu,  et  de  nom- 
breuses, des  jolies  et  des  laides,  de  celles  qui 
se  vendent  et  de  cellos  qui  se  donnent  :  j'en  ai 
eu  de  toutes  les  classes,  de  la  nôtre  et  de  lapins 
vile,  des  dames  et  des  pauvresses  —  car  je  Les 


UNE    FEMME.  63 

aime  toutes,  chez  toutes  il  existe  quelque  chose 
à  aimer,  un  coin  d'àme  ou  un  coin  de  corps... 

Et,  détraqué  par  la  secousse  qu'il  avait  subie, 
il  glissa  jusqu'aux  plus  sincères  confidences. 

Ce  fut  désormais  le  fond  môme  de  leurs  en- 
tretiens. Quand  ils  se  trouvaient  seuls,  Lucie 
s'exclamait  : 

—  Vite,  parrain,  une  histoire! 

11  racontait  ses  aventures,  ses  ruses,  ses 
conquêtes,  même  ses  échecs.  Il  dressait  entre 
ses  maîtresses  de  minutieux  parallèles,  les  sou- 
mettait à  un  concours  où  entraient  en  ligne  de 
compte  leurs  qualités  et  leurs  imperfections, 
leurs  tares  et  leurs  mérites.  Souvent  exigeant 
des  noms ,  elle  se  heurtait  à  un  refus  catégo- 
rique, et,  l'imagination  enfiévrée,  elle  se  figurait 
reconnaître,  à  certains  signes,  telle  dame  de  la 
société. 

Ainsi  peu  à  peu,  sans  intention,  il  désagré- 
gea le  bloc  inconsistant  de  cultes  et  de  respects 
qu'avaient  formé  chez  Lucie  l'austérité  de  sa 
mère,  son  enfance  étriquée,  sa  claustration  de 
jeune  fille,  son  inexpérience  de  jeune  femme 
subitement  implantée  dans  un  milieu  supérieur 
au  sien.  Ses  vénérations  naïves  s'écroulèrent, 
ses  effrois  se  modérèrent.  Inévitablement  elle  en 
vint  à  l'excès  opposé  et  prit  du  monde  une 
vision  cruelle  et  factice. 

Il  lui  narrait  avec  complaisance  ses  petites 

4. 


66  UNE    FEMME. 

canailleries  de  coureur.  II  citait  en  badinant  des 
vierges  séduites,  des  épouses  débauchées,  des 
ménages  désunis.  Il  énumérait  ses  trahisons  et 
ses  férocités.  Et  elle  en  arrivait  à  considérer 
ces  choses  comme  des  faits  naturels  et  fré- 
quents, de  glorieux  exploits.  Chaque  jour  s'ef- 
fritait son  rigorisme;  chaque  jour,  ainsi  que 
d'un  édifice  dont  les  pierres  se  disjoignent,  se 
détachait  d'elle  une  croyance  ou  un  préjugé. 
Des  parties  de  son  être  moral  tombaient  en 
poussière.  Sa  conscience  pourrissait  par  places. 

Cambrant  les  reins,  dressant  la  tête,  la  mous- 
tache ffere,  l'ancien  commerçant  étalait  sa  dé- 
pravation banale  sur  le  ton  pédant  d'un  homme 
à  bonnes  fortunes  qui  daigne  professer  : 

—  Les  apparences,  tout  est  là.  Le  monde 
nous  juge,  comme  le  passant  juge  la  maison, 
d'après  la  façade.  Que  notre  façade  soit  propre, 
peu  lui  importe  le  reste.  Moi,  c'est  ma  règle.  En 
affaires  j'ai  été  d'une  probité  scrupuleuse,  car, 
là,  le  contrôle  est  aisé.  J'ai  gagné  ma  richesse 
honnêtement,  laborieusement,  j'ai  donné  à  Ma- 
thilde  le  plus  de  bonheur  possible  et  à  mon  fils 
les  moyens  de  s'instruire.  Donc  ma  tâche  esl 
accomplie.  Maintenant  j'ai  un  faible,  les  femmes. 
Ce  faible  est  répréberisible.  Dois-je  pour  cela  le 
supprimer?  Qui  en  pâtit? Personne.  Abus  pour- 
quoi nie  priver?  L'essentiel  e>t  de  jouer  serré  et 
de  ne  pas  faire  de  faux  pas. 


UNE    FEMME.  67 

Elle  s'insurgeait  contre  ces  théories.  Elle  se 
croyait  indignée.  Elle  l'était  peut-être.  Mais, 
malgré  tout,  cela  s'infiltrait  en  elle,  vivifiait 
dans  son  cerveau  des  cases  endormies  d'où 
rayonnaient  des  rêves  qu'elle  ne  s'expliquait 
point.  Son  parrain  bénéficiait  de  l'honorabilité 
qu'elle  lui  avait  supposée  jusqu'ici.  Il  gardait  un 
prestige  inaltérable  et  sesparoles  prenaient  une 
importance  décisive.  Elle  le  grondait,  puis  re- 
devenant câline  : 

—  Allons,  encore  une  histoire  ?  Votre  der- 
nière passion? 

Les  après-midi,  au  Casino,  assise  sur  la  ter- 
rasse, avec  sa  mère  et  Mme  Bouju-Gavart,  elle 
appréciait  d'un  coup  d'œil  les  promeneurs  qui 
arpentaient  l'asphalte.  Aucun  n'échappait  à  ses 
accusations  perspicaces.  Pour  les  femmes,  sur- 
tout celles  que  flanquait  un  cavalier,  elle  était 
inexorable.  Les  maris  trompés  —  et  tous  de- 
vaient l'être  —  déterminaient  chez  elle  une 
hilarité  choquante. 

Deux  ou  trois  jours  par  semaine,  Robert  ve- 
nait se  reposer.  Lucie  se  montrait  fort  aimable. 
Elle  éprouvait  une  joie  singulière  à  revêtir  de- 
vant lui  le  costume  de  bain  en  forme  de  sac 
qu'il  affectionnait,  ainsi  qu'à  s'occuper  de  l'en- 
fant sans  relâche,  comme  si  c'était  son  habitude 
quotidienne. 

Au  retour  de  Dieppe,  les  Bouju-Gavart  invi- 


68  UNE    FEMME. 

tèrent  leurs*amis  à  Groisset  et  mirent  une  voi- 
ture au  service  de  Chai  min. 

Après  une  absence  de  plusieurs  années,  con- 
sacrées à  son  volontariat  et  à  ses  études  de  droit 
à  la  Faculté  de  Gaen,  leur  fils  Paul  arrivait  d'un 
voyage  en  Suisse.  Il  s'installa  chez  ses  parents. 

Grand,  mince,  les  joues  roses,  le  visage  d'une 
finesse  toute  féminine,  il  passait  pour  beau 
garçon,  profitant  de  la  réputation  que  sa  mère 
avait  laissée.  D'intelligence  moyenne,  d'esprit 
alerte,  libéré  de  tout  scrupule  encombrant,  il 
comptait  s'inscrire  au  barreau  de  Rouen,  s'a- 
muser pendant  son  stage ,  puis  se  marier,  de- 
venir ambitieux  et  atteindre  à  quelque  charge 
publique.  Il  traversait  à  cette  époque  une 
crise  amoureuse  qu'il  appelait  de  la  passion,  et 
se  décernait  en  conséquence  une  nature  roma- 
nesque. 

Sa  présence  fut  pour  Lucie  un  grand  élément 
de  distraction.  Tout  de  suite  se  rétablit  leur  en- 
tente d'autrefois,  sans  calcul  d'une  part,  sans 
coquetterie  de  l'autre.  Amateur  de  canotage. 
Paul  entraînait  la  jeune  femme  à  de  longues 
excursions  en  Seine.  Et  quand  le  soleil  se  cou- 
chait, ils  revenaient  paresseusement  le  long  de 
la  berge,  les  rames  lentes,  la  parole  facile. 

A  l'affût  maintenant  de  ces  questions,  Lucie 
le  fit  bavarder  sur  ses  maîtresses.  Son  premier 
secret  divulgué,  il  lâcha  tout,  d'un  Irait,  livrant 


UNE    FEMME.  69 

les  noms,  comme  un  collégien  à  ses  débuts.  11 
termina  d'un  petit  ton  fat  : 

—  Je  m'arrête  là.  La  dernière  est  mariée,  et 
tu  pourrais  la  rencontrer. 

Quelques  minutes  suffirent  à  Lucie  pour  ap- 
prendre les  amours  de  Paul  et  de  Mme  Ferville, 
femme  d'un  lieutenant  d'infanterie  en  garnison 
à  Caen. 

Elle  lui  lança  : 

—  Est-ce  que  tu  l'as  eue? 

Il  rougit,  hésita,  néanmoins  n'eut  pas  le  cou- 
rage de  mentir  : 

—  Non,  mais  c'est  tout  comme,  nous  en 
sommes  très  loin,  et  elle  m'a  promis  de  se  don- 
ner complètement  cet  hiver  quand  le  régiment 
de  son  mari  viendrait  à  Rouen. . . 

Elle  reprit  : 

—  Où  en  ètes-vous? 
Il  se  moqua  d'elle  : 

—  Gomment  veux-tu  que  je  te  dise?  Tu  de- 
vrais deviner... 

Et  à  mots  couverts  il  essaya  de  lui  indiquer 
le  genre  de  leurs  relations.  Elle  l'écoutait  hale- 
tante, et  conclut  : 

—  C'est  drôle,  alors,  que  tu  ne  sois  pas  son 
amant  ! 

Le  soir,  au  dîner,  en  s'asseyant  en  face  de 
son  mari,  entre  son  parrain  et  Paul,  Lucie  eut 
un  petit  rire  intérieur  qui  dilata  ses  narines  et 


70  UNE    FEMME. 

illumina  sa  figure.  Ses  fossettes  se  creusèrent, 
symptôme  chez  elle  de  contentement.  Robert 
la  félicita  : 

—  Il  t'est  donc  arrivé  du  bonheur? 
Elle  repartit  : 

—  Non,  mais  je  me  porte  bien,  j'ai  de  la 
gaieté  plein  moi. 

L'idée  qu'elle  recevait  h  la  fois  les  confidences 
du  père  et  du  fils  la  ravissait.  Elle  les  regardait 
alternativement,  s'enquérait  de  leurs  gestes, 
étudiait  leurs  façons  de  boire  et  de  manger, 
enfin  les  mettait  en  concurrence  l'un  avec  l'autre. 
Et  elle  les  comparait  également  dans  leurs  maî- 
tresses, selon  l'image  confuse  qu'elle  s'en  for- 
geait, louant  ou  critiquant  leurs  choix,  se  re- 
présentant leurs  attitudes  et  leurs  procédés 
auprès  d'elles.  La  possibilité  d'une  lutte  entre 
eux  la  frappa.  Ne  se  pouvait-il  pas,  en  effet, 
qu'ils  s'éprissent  de  la  même  femme?  Si  c'était 
moi!  se  dit-elle.  Pourquoi  non.  Le  père  L'aimait 
déjà.  La  conquête  du  fils  était  aisée.  Elle  se  di- 
vertit à  la  perspective  de  ce  double  amour  dont 
elle  serait  l'objet. 

Cette  tâche  l'absorba  plusieurs  jours.  Elle  fit 
subir  à  Paul  les  agaceries  employées  vis-à-vis 
de  M.  Bouju-Gavart.  Elle  lui  dévoilait  son 
ennui,  se  renversait  au  fond  de  la  barque  en  des 
poses  incommodes,  et  le  provoquait  par  des  frô- 
lements de  corps  et  des  impudeurs  tranquilles. 


UNE    FEMME.  71 

Elle  échoua.  Trop  camarade  avec  elle,  il  ne 
s'aperçut  point  de  son  jeu.  Sans  s'obstiner,  elle 
revint  à  parrain  dont  l'attachement  lui  fut  d'au- 
tant plus  précieux  après  la  défaite  essuyée. 
Leurs  longues  causeries  recommencèrent. 

Bientôt  un  nouvel  attrait  s'y  ajouta.  Un  di- 
manche, la  présence  de  Chalmin  et  de  violentes 
averses  contrariant  leurs  habitudes,  à  la  pre- 
mière éclaircie,  ils  se  rejoignirent,  par  un  accord 
tacite,  dans  une  allée  voisine.  S'exagérant  le 
danger  qu'ils  affrontaient,  ils  accumulèrent  les 
précautions,  afin  qu'on  ne  notât  point  leur  ab- 
sence simultanée. 

Dès  lors,  à  leurs  rencontres  les  plus  inoffen- 
sives, ils  donnèrent  des  apparences  de  rendez- 
vous  dontils  se  délectaient.  Lepremier, M. Bouju- 
Gavart  s'esquivait.  Lucie,  sous  prétexte  de 
gagner  sa  chambre  et  de  s'y  reposer,  quittait  le 
salon,  s'enveloppait  d'une  mantille,  et  courait 
à  l'endroit  désigné.  Son  cœur  battait  à  grands 
coups. 

Cette  complicité  effaça  de  leurs  paroles  tout 
vestige  de  retenue.  Habilement  questionné, 
M.  Bouju-Gavart  renseigna  sa  filleule  sur  cer- 
tains points  obscurs  qui  la  tourmentaient  en 
matière  amoureuse.  Ce  fut  un  cours  véritable 
qu'il  entreprit.  Gomme  exemples,  il  citait  les 
femmes  qu'il  avait  possédées.  Il  les  déshabillait, 
analysait  leur  tempérament,  leurs  tics,  leurs 


72  UNE    FEMME. 

préférences,  leurs  dégoûts.  Il  lui  divulgua  les 
raffinements  les  plus  pervers.  Et  ils  remuaient 
en  souriant  toutes  les  polissonneries  de  l'alcôve. 
Leurs  yeux  brillaient.  Ils  recherchaient  les 
mots  obscènes. 

Loin  d'être  assouvie,  la  curiosité  de  la  jeune 
femme  s'exaspéra.  Lui,  ses  désirs  le  harcelaient. 
Elle  l'écoutait  avec  une  avidité  si  étrange  et  se 
défendait  si  mollement  contre  les  menues  ca- 
resses dont  il  l'obsédait,  qu'il  crut  souvent  le 
moment  favorable  à  quelque  tentative.  Il  s'en 
voulait  d'hésiter.  Cette  proie  lui  semblait  à 
portée  de  sa  main,  facile,  consentante,  peut- 
être.  Il  n'osait  pas. 

—  11  n'y  a  que  les  fruits  gâtés  qui  tombent, 
se  disait-il;  qui  sait  si  celui-là  est  assez  avancé! 

Et,  conscient  cette  fois  de  son  influence  mal- 
saine, il  s'écriait  : 

—  Un  amant,  qu'importe!  Ce  qui  arrête  la 
femme,  ce  sont  les  préparatifs  de  la  chute,  la 
difficulté  d'échapper  aux  surveillances  qui  l'en- 
tourent et  surtout  la  peur  du  scandale.  Enfer- 
mez une  femme  avec  un  homme  qu'elle  aime 
et  qu'elle  a  jusqu'ici  repoussé  par  honnêteté,  si 
elle  est  assurée  que  nul  ne  connaîtra  sa  faute, 
elle  succombera.  L'adultère  est  un  instinct  qui 
se  satisfait  aussi  fréquemment  que  les  circon- 
stances le  permettent. 

Le  matin  du  départ,  à  leur  dernier  rendez- 


UNE    FEMME.  73 

vous,  ils  arpentaient  une  avenue  sombre  qui 
côtoyait  la  Seine,  quand  ils  entendirent  un 
bruit  de  pas  et  des  voix  qui  s'approchaient.  Ils 
se  jetèrent  bêtement  dans  le  taillis.  Chalmin  et 
Paul  passèrent  en  fumant. 

Lucie  se  serrait  contre  son  parrain,  les  joues 
blêmes,  les  bras  crispés  autour  de  son  cou.  Et 
elle  resta  longtemps  ainsi,  trop  effrayée  pour 
risquer  un  mouvement. 

Alors  il  perdit  la  tête  et  la  renversa.  Elle  s'a- 
bandonna, ne  comprenant  pas  encore.  Mais,  au 
contact  de  ses  lèvres  sur  ses  lèvres,  elle  eut 
une  révolte  de  tout  son  être,  se  dégagea  et  s'en- 
fuit. 


V 


D'interminables  jours  se  succédèrent.  Lucie 
ne  savait  comment  emplir  le  vide  de  sa  vie.  Elle 
flânait  au  lit  jusqu'à  l'heure  du  déjeuner,  et  se 
couchait  tôt,  s'épargnant  ainsi  la  longueur  dos 
soirs.  Les  travaux  à  l'aiguille,  les  soins  du  mé- 
nage, les  livres  l'horripilaient.  Elle  ne  s'intéres- 
sait guère  plus  aux  personnes.  Sa  mère,  retenue 
par  ses  pratiques  de  piété,  la  voyait  pou.  Son 
fils  ne  réclamait  son  attention  ni  par  sa  santé 
aujourd'hui  rétablie,  ni  par  les  gentillesses  or- 
dinairement inhérentes  à  son  âge.  Elle  l'habil- 
lait mal  et  le  laissait  entièrement  ;uix  mains  de 
la  bonne. 

Son  entente  avec  Robert  ae  se  démentait 
point.  Elle  lui  gardait  une  sympathie  mêlée  de 
déférence.  Leurs  rapports  consistaient  à  échan- 
ger durant  les  repas  ce  qu'ils  avaient  mutuelle- 
ment appris  de  neuf  sur  les  potins  de  la  ville,  et 


UNE    FEMME.  75 

à  s'étreindre  sans  ardeur  à  des  intervalles  de 
plus  en  plus  réguliers. 

Toujours  d'humeur  ouverte,  heureux  en 
affaires,  enchanté  de  son  mariage,  Ghalmin,  peu 
observateur,  ne  se  doutait  nullement  de  l'ennui 
qui  rongeait  sa  femme.  Quant  à  parrain,  il  avait 
annoncé  son  intention  de  passer  à  Croisset  une 
partie  de  l'hiver. 

Seules  les  visites  de  Paul  rompaient  de  temps 
à  autre  les  monotones  après-midi  de  la  jeune 
femme.  Il  la  tenait  au  courant  de  sa  liaison  avec 
Mme  Ferville,  installée  à  Rouen  ainsi  que  son 
mari .  Cette  intrigue  passionnait  Lucie  comme  un 
roman  véritable  dont  elle  suivait,  palpitante,  les 
difficultés  et  les  progrès.  Elle  aspirait  au  dé- 
nouement autant  que  Paul.  Elle  le  réconfortait. 

—  Ne  crains  rien,  toutes  elles  y  passent.  Il 
suffit  de  patienter. 

Au  mois  de  décembre,  les  Lefresne  donnèrent 
leur  bal.  Cette  fête  réunissait  tous  les  ans,  dans 
un  vaste  hôtel  de  la  rue  Duguay-Trouin,  l'élite 
de  la  société  rouennaise.  M.  et  Mme  Ferville 
furent  invités.  Aussitôt  Paul  combina  une  ren- 
contre entre  les  deux  femmes. 

A  onze  heures,  Lucie  fit  son  entrée  au  bras 
de  Chalmin.  La  foule  était  si  compacte  que 
des  couples  dansaient  dans  le  vestibule,  sorte 
de  hall  à  colonnades,  d'où  partait  un  double 
escalier  de  pierre. 


76 


UNE    FEMME. 


A  la  porte  du  grand  salon,  ils  saluèrent 
M.  Lefresne,  un  gros  homme  tout  rose,  sans 
cheveux  ni  sourcils,  et  Mme  Lefresne,  une  petite 
vieille,  ridée,  sourde,  qui  répondait  aux  arri- 
vants, quel  que  fût  le  sens  de  leurs  paroles  : 
«  Vous  êtes  trop  aimable.  » 

La  musique  cessa.  Les  invités  se  séparèrent 
en  deux  groupes  distincts  :  d'un  coté  ces  dames, 
toutes  assises,  au  second  rang  les  mères,  au 
premier  les  filles,  —  de  l'autre  les  hommes,  ré- 
pandus un  peu  partout,  au  seuil  des  portes,  sur 
les  marches  de  l'escalier.  Les  deux  groupes  ne 
fusionnaient  qu'aux  premières  mesures  de  l'or- 
chestre. Ces  messieurs  se  précipitaient  alors 
vers  ces  dames,  les  entraînaient,  pivotaient  au- 
tour d'elles,  puis  les  ramenaient  à  leurs  places. 

La  plupart  des  jeunes  gens  ne  dansaient  point, 
soit  par  pose,  soit  par  timidité.  Ils  contemplaient 
d'un  air  dédaigneux  les  débutants,  tourbillon- 
neurs  a  liai  rrs  qui  s'épongeaient  d'une  main  et 
de  l'autre  compulsaient  leur  carnet  de  bal.  A  ce 
noyau  de  cavaliers  s'adjoignaient  les  militaires 
et  quelques  vieux  qui  professaient  la  valse  à 
trois  temps. 

Robert  cherchai!  à  caser  sa  femme  quand 
Paul  survint.  Une  mazurka  commençait.  Il 
offrit  son  bras  à  la  jeune  femme,  et  tout  de 
suite  sa  joie  éclata  : 

—  Ça  \  est  '. 


UNE    FEMME.  "7 

—  Quoi?  fit-elle. 

—  Eh  bien,  je  l'ai  eue,  tantôt! 
Elle  s'épanouit  : 

—  Ah!  enfin,  ce  n'est  pas  malheureux. 

Il  dut  lui  retracer  scrupuleusement  les  détails 
de  l'entrevue,  et  elle  demanda  : 

—  Est-elle  ici? 

—  Oui,  tiens,  là-bas,  cette  brune  en  bleu. 

—  Quelle  chance,  juste  à  côté  de  Mme  Las- 
salle,  je  vais  me  mettre  entre  elles. 

La  danse  finie,  Paul  avança  une  chaise,  puis 
se  mit  à  causer  alternativement  avec  Lucie  et 
sa  maîtresse.  La  présentation  eut  lieu. 

La  sympathie  fut  spontanée,  une  de  ces  sym- 
pathies de  femmes  qui  jaillissent  sans  raison 
et  qui  se  changent  en  une  brûlante  amitié  après 
une  heure  de  babillage.  On  se  promit  d'échan- 
ger des  visites. 

Cependant  les  domestiques  servaient  un  pre- 
mier souper,  du  chocolat,  du  bouillon,  des 
sandwich,  du  Champagne.  La  masse  des  hom- 
mes se  resserra,  s'installa  dans  le  vestibule,  et 
ils  buvaient  en  lançant  de  grosses  plaisan- 
teries. 

Quelques-uns  s'aventurèrent  parmi  les  dames, 
des  maris  surtout,  et  deux  ou  trois  élégants  qui 
se  piquaient  de  cultiver  les  salons  parisiens  et 
d'en  connaître  les  habitudes. 

Georges  Lemercier  fut  de  ce  nombre.  Son  vi- 


78  UNE    FEMME. 

sage  mâle* et  superbe,  sa  noble  prestance,  ses 
grands  yeux  noirs,  sa  barbe  blonde  et  soyeuse 
lui  valaient  une  admiration  générale.  Amené 
par  Paul  et  par  Chalmin,  il  s'assit  auprès  de 
Lucie  et  de  Mmc  Ferville.  Elles  étaient  jolies. 
Il  fit  des  frais.  Leur  petit  coin  fut  très  animé. 
Autour  d'eux,  l'assistance  muette  et  ennuyée 
les  regardait  avec  envie. 

M"'e  Ferville  montrait  une  verve  étourdis- 
sante. En  butte  aux  attaques  des  trois  mes- 
sieurs, elle  leur  tenait  tête  victorieusement. 
Cet  aplomb  stupéfiait  Lucie.  Elle  examinait 
sa  voisine  comme  un  être  à  part,  extraordi- 
naire. 

Donc  cette  femme,  quelques  heures  aupara- 
vant, s'était  donnée.  En  une  minute  elle  avait 
renié  tout  un  passé  de  sagesse,  commis  l'acte 
irréparable,  couché  avec  un  autre  que  son  mari 
(Lucie  prononça  le  mot  tout  bas)  et  rien  n'in- 
diquait sa  honte.  Elle  riait.  Elle  plaisantait.  Le 
lieutenant  Ferville  s'approcha,  et  L'épouse  ne 
rougit  point.  Elle  n'eut  pas  un  geste  d'effroi. 
Plusieurs  fois  même,  Lucie  surprit  son  regard 
qui  se  posait  sur  Paul,  doucement, affectueuse- 
ment, et  ce  regard  la  troublait,  elle,  plus  que 
l'amant. 

Les  hommages  de  Lemercler  interrompirent 
ses  réflexions.  Réputé  pour  ses  succès,  il  se 
croyait  astreint,  avec  toutes  les  femmes,  à  un 


UNE    FEMME.  79 

commencement  de  cour.  Il  débitait  d'ailleurs 
ses  galanteries  d'une  voix  agréable,  et  sans  ja- 
mais tomber  dans  la  fadeur. 

Lucie,  flattée,  le  trouva  d'une  séduction  im- 
comparable.  Il  obtint  d'elle  le  cotillon,  et  en 
outre  elle  décida  son  mari  à  rester  au  souper 
que  M.  Lefresne  offrait  à  une  trentaine  d'in- 
vités, prévenus  à  l'oreille. 

Lemercier  ne  la  quitta  pas.  Il  lui  glissait 
d'adroits  compliments  qui  l'atteignaient  au  plus 
profond  de  son  orgueil.  Certains  lui  procu- 
raient un  frisson  comme  une  caresse.  «  Il  est 
fou  de  moi  »,  pensa-t-elle  naïvement.  Cette 
conviction  la  rendit  provocante.  Aux  figures  de 
cotillon,  elle  le  choisissait  entre  tous.  En  dan- 
sant elle  se  pressait  contre  lui  et  appuyait  sa 
joue  sur  son  épaule.  A  table,  leurs  genoux  se 
touchèrent  sans  qu'elle  ôtât  le  sien  trop  vive- 
ment. Et  elle  se  penchait  sur  son  voisin  en  fai- 
sant bâiller  son  corsage, 

Très  ému,  la  parole  hésitante,  Lemercier 
s'enquit  de  ses  promenades  favorites  et  des  rues 
où  l'on  risquait  de  la  rencontrer. 

—  Chaque  jour,  après  mon  déjeuner,  je  des- 
cends le  boulevard,  répondit-elle  hardiment. 

Il  s'inclina. 

—  Je  vous  remercie. 

Le  bal  terminé,  en  voiture,  Lucie  se  coula 
entre  les  bras  de  Chalmin  et  lui  tendit  ses  le- 


80  UNE    FEMME.' 

vres.  Puis  dans  leur  chambre,  elle  le  pria  d'une 
voix  câline  : 

—  Délace-moi,  veux-tu  ? 

Il  obéit,  mais  feignant  de  ne  point  compren- 
dre, il  dit  : 

—  Mon  Dieu,  que  je  suis  fatigué  ! 

Le  jour  suivant,  elle  sortit  à  deux  heures.  Au 
coin  de  la  Préfecture,  elle  aperçut  Lemercierqui 
la  salua  respectueusement  et  gagna  l'autre  trot- 
toir. Ils  marchèrent.  Au  bas  du  boulevard,  il 
franchit  la  chaussée,  revint  sur  ses  pas  et  la 
salua  de  nouveau. 

A  peine  chez  elle,  elle  eut  la  visite  de 
Mme  Ferville.  Dix  minutes  après,  Paul  arrivait. 
Elle  sourit  de  ce  hasard,  et  ne  s'offusqua  pas 
du  rôle  qu'on  lui  imposait.  Même  elle  les  laissa 
seuls  un  instant  pour  commander  du  thé  et  des 
gâteaux. 

Désormais,  les  deux  amants  profitèrent  de 
cette  hospitalité  commode.  On  convint  de  n'en 
rien  dire  à  Chalmin.  Devant  elle,  ils  ne  se  con- 
traignaient guère  et  s'embrassaient  à  tout  pro- 
pos. D'un  coup  d'œil  Paul  lui  enjoignait  de  se 
retirer,  ce  qu'elle  accomplissait  avec  un  tact 
infini.  Un  jour,  elle  les  retrouva  si  embarrassés, 
M"'c  Ferville  était  si  peu  naturelle,  ses  cheveux 
si  défrisés,  qu'elle  ne  put  douter  de  leur  con- 
duite. 

Alors  elle  prolongea  ses  absences.  Elle  s'a!- 


UNE    FEMME.  81 

tardait  à  chercher  dans  la  salle  des  bibelots  qui 
n'existaient  point,  —  ou  bien  s'asseyait,  et  son- 
geait à  ce  qui  se  passait   auprès  d'elle. 

Souvent  elle  colla  son  oreille  contre  la  ser- 
rure. Elle  ne  distinguait  rien.  Et  elle  s'imaginait 
des  enlacements  éperdus,  des  choses  fantasti- 
ques et  mystérieuses  auxquelles  son  mari  ne 
l'avait  pas  initiée.  Pour  les  avertir  de  sa  venue, 
elle  toussait  et  remuait  des  chaises.  Dès  sa 
rentrée  elle  les  étudiait  avidement.  Le  moindre 
indice  la  satisfaisait.  Elle  regrettait  au  contraire 
sa  complicité,  quand  leur  maintien  dénotait 
une   sagesse  irréprochable. 

Le  mardi-gras,  Paul  proposa  une  partie  au 
restaurant.  Elles  acceptèrent.  Il  courut  retenir 
un  cabinet  à  l'hôtel  de  Beauvais.  Ces  dames 
montèrent  en  «  citadine  ». 

Peletonnée  au  fond  de  la  voiture,  la  main 
crispée  au  rideau  bleu  qui  cachait  la  vitre,  Lucie 
riait  d'un  rire  saccadé  dont  ses  nerfs  souffraient. 
Elle  avait  peur.  Dehors  il  gelait.  Une  couche  de 
verglas  couvrait  le  pavé.  Elle  s'écria  : 

—  Si  le  cheval  tombait,  dites  donc,  un  acci- 
dent, un  attroupement... 

Et  elle  ajouta,  presque  tremblante  : 

—  Ah!  c'est  délicieux,  cette  crainte! 

Le  fiacre  s'arrêta.  Paul  les  attendait.  Il  les 
mena  dans  une  petite  pièce  où  flambait  un  joli 
feu  clair.  Un  canapé  en  velours  rouge  l'ornait. 

5. 


82  ONE    FEMME. 

Une  assiette  do  pâtisseries,  du  vin  blanc  et  des 
liqueurs  étaient  servis.  Ils  goûtèrent.  Puis 
Paul  s'assit,  attira  Mme  Ferville  sur  ses  genoux 
et  ils  se  caressèrent  en  toute  liberté. 

Lucie  les  regardait  curieusement.  Il  avait 
enlevé  la  broche  qui  fermait  le  corsage  de  sa 
maîtresse  et,  suivant  les  contours  du  cou,  il  la 
baisait,  à  baisers  lents  et  à  peine  appuyés. 

—  Ça  te  donne  envie?  dit-il  à  Mmc  Chal- 
min. 

—  Dame,  fit-elle,  ce  n'est  pas  drôle. 
Il  se  leva  : 

—  Allons,  j'ai  pitié  de  toi.  Mais  vrai,  il  nous 
manque  un  quatrième.  Dorénavant,  j'amènerai 
quelqu'un. 

Elle  frémit. 

—  Surtout  qu'il  soit  beau  garçon. 
Ils  burent  de  la  chartreuse. 

—  A  les  amours  futures!  s'écria  le  jeune 
homme. 

Elle  répondit  :  «  Pourquoi  pas? 

Et,  tendant  son  verre,  elle  trinqua. 

Un  peu  lancé,  Paul  saisit  la  taille  de  Mmc  Fer- 
ville.  Leurs  bouches  s'agrippèrent,  et  soudain, 
ouvrant  une  porte,  ils  disparurent. 

Elle  fut  stupéfaite  de  ce  dénouement.  lue 
panique  la  jeta  sur  le  verrou,  qu'elle  poussa 
d'un  coup  sec.  Puis,  recouvrant  son  sang-froid, 
elle  sourit  de  sa  frayeur.  Aucun  danger  ne  la 


UNE    FEMME.  83 

menaçait.  Rassurée,  elle  arrangea  les  coussins 
du  divan  et  s'étendit. 

Aussitôt,  la  phrase  de  Paul  retentit  à  son 
oreille  :  «  Tl  nous  manque  un  quatrième  »...  et 
elle  s'avoua  qu'en  effet  c'eût  été  plus  complet. 
Ce  désir  l'étonna  elle-même.  Quel  plaisir  per- 
sonnel lui  eût  apporté  la  présence  de  cet  être? 
Seuls  tous  deux,  qu'auraient-ils  dit?  qu'au- 
raient-ils fait?  Elle  tâcha  de  se  figurer  leurs 
attitudes  respectives.  Lui,  certes,  se  fût  mis  à 
genoux,  et  la  voix  suppliante,  il  eût  imploré  ses 
mains,  ses  lèvres,  des  coins  de  sa  chair.  Délica- 
tement il  eût  tenté  de  dégrafer  sa  robe  et  d'en- 
dormir sa  pudeur  par  des  mots  et  par  des  gestes 
doux.  Mais,  elle,  se  serait-elle  défendue? 

Alors,  pour  la  première  fois ,  l'idée  d'un 
amant,  trop  confuse  jusqu'ici  pour  qu'elle  eût 
à  l'envisager,  se  présenta  d'une  façon  précise  à 
son  esprit. 

Elle  ne  s'en  indigna  pas.  L'idée  tombait  dans 
son  cerveau,  comme  dans  un  terrain  merveil- 
leusement préparé.  Elle  y  germa  spontanément, 
grandit  et  se  développa  sans  efforts.  Aucun 
sentiment  opposé  ne  la  contraria. 

Tout  de  suite,  une  foule  d'excuses  assiégèrent 
Lucie,  comme  si  elle  fût  déjà  coupable.  Elle  se 
rappela  les  révélations  de  Mma  Berchon  sur  la 
société  rouennaise,  ces  racontars  auxquels 
l'opinion  expérimentée  de  parrain  devait  donner 


84  UNE    FEMME. 

du  poids.  Toutes  les  femmes  n'avaient-elles  pas 
des  amants?  Pourquoi  seule  ferait-elle  excep- 
tion? 

Elle  invoqua  l'exemple  de  Mme  Ferville.  La 
maîtresse  de  Paul  semblait  heureuse,  malgré 
sa  faute.  Nul  ne  la  soupçonnait.  Qui  l'empêche- 
rait, elle,  d'employer  la  même  habileté,  et  de 
garder  l'estime  du  monde? 

Elle  se  leva  ei  marcha  vers  la  fenêtre.  Des 
gens  passaient.  Et  Lucie  se  demanda  : 

—  S'il  me  fallait  choisir  parmi  eux,  pour  qui 
me  déciderais-je? 

Le  premier  fut  trop  vieux,  le  second  trop 
misérable,  les  autres  trop  laids,  ou  trop  gras,  ou 
trop  maigres.  Elle  conclut  : 

—  Ce  n'est  pas  si  facile  que  l'on  croit... 

Le  souvenir  de  Le  mercier  la  traversa.  Ils 
continuaient  régulièrement  leurs  promenades 
parallèles  et  se  saluaient  avec  un  sourire  affable. 
Mais  les  choses  en  restaient  là.  soit  qu'il  n'osât 
l'aborder,  soit  qu'il  craignit  une  rebuffade.  Sou- 
vent Lucie  s'en  était  irritée.  Aujourd'hui,  cette 
froideur  la  désola.  Elle  souhaita  qu'il  fût  près 
d'elle.  Et  elle  sentit  que  si  son  vœu  se  réalisait. 
elle  en  concevrait  une  grande  joie. 

Cette  certitude  jota  une  lueur  soudaine  sur 
ses  pensées.  «  Je  l'aime  peut-être  !  »  murmura- 

t-cllc. 

Ses  etforts  cl  ses  ruses  pour  ne  poinl  faiblir 


UNE    FEMME.  85 

au  rendez-vous  quotidien,  son  émoi  quand  il 
débouchait  au  coin  du  boulevard,  l'impression 
bonne  et  chaude  qu'elle  conservait  ensuite, 
tout  cela  ne  témoignait-il  pas  d'un  amour  nais- 
sant? 

Mme  Ferville  et  Paul  revinrent.  Ils  étaient 
graves  et  las.  Leur  physionomie  exprimait  une 
gratitude  immense.  Leurs  yeux  et  leurs  doigts 
se  mêlaient.  Ils  parlaient  d'un  ton  recueilli.  On 
s'en  alla,  à  pied,  par  des  rues  obscures.  Puis 
Lucie  ralentit  le  pas,  les  deux  autres  marchè- 
rent devant  elle,  enlacés  et  tendres.  Et  elle 
envia  leur  bonheur. 

Le  lendemain,  elle  soigna  sa  mise,  se  coiffa 
d'un  chapeau  qui  lui  seyait,  et  partit  à  la  con- 
quête de  Lemercier,  déterminée  à  quelque 
œillade  ou  à  quelque  signe  qui  l'encourageât. 
Elle  ne  savait  guère  ce  qu'il  en  adviendrait,  elle 
ne  prévoyait  pas  les  actes  successifs  où  la  rédui- 
rait l'exécution  de  son  projet.  Elle  voulait  du 
nouveau,  et  elle  s'avançait  crânement  comme 
on  va  vers  un  péril  que  l'on  a  souhaité. 

Vains  préparatifs,  Lemercier  ne  parut  pas. 
Elle  s'entêta  plusieurs  jours,  parcourut  la  ville, 
mais  ne  put  le  retrouver. 

Alors  elle  se  crut  un  chagrin  sincère.  Elle 
s'enferma,  pria  Paul  d'interrompre  ses  rendez- 
vous,  eut  des  maux  de  tête  qui  la  dispensèrent 
de  causer  avec  son  mari,  et  se  construisit  une 


86  UNE    FEMME. 

petite  souffrance  d'amour  qui  l'occupa  Jurant 
une  semaine. 

La  désillusion  terminée,  elle  s'ennuya. 
Mme  Ferville  et  Paul  avaient  contracté  d'autres 
habitudes.  Elle  perdait  ainsi  sa  principale  dis- 
traction. 

Le  dédain  de  l'homme  qu'elle  avait  distingué 
la  déroutait.  Elle  eut  moins  de  foi  dans  la  puis- 
sance de  sa  beauté.  Une  période  d'abattement 
suivit  son  exaltation.  Un  mois  s'écoula, 
morne.  Elle  lit  ses  visites  du  jour  de  l'an, 
mais  négligea  celles  qui  l'importunaient.  De 
nombreuses  dames  se  froissèrent.  Les  Lassalle 
offrirent  un  dîner  où  les  Chalmin  ne  furent  pas 
conviés.  Robert  en  apprit  la  cause  par  des  amis 
communs  et  reprocha  durement  à  Lucie  son 
impolitesse.  Vexée,  elle  s'emporta  : 

—  Si  tu  crois  que  je  vais  mendier  les  invita- 
tions de  ces  créatures-là  !  Ce  n'est  pas  un  si 
beau  monde,  et  c'est  vraiment  drùle  que  ce  soit 
mon  mari  qui  m'y  pousse. 

Il  insinua  : 

—  C'est  à  M'""  Lassalle  que  tu  fais  allusion  ! 

—  Parbleu!  s'écria-t-elle,  il  n'y  a  pas  de  ca- 
lomnie à  prétendre  que  sa  dernière  6Ue  n'est 
pas  de  M.  Lassalle.  La  chose  est  publique. 

Après  un  arrêt,  elle  reprit  d'un  air  entendu  : 

—  Du  reste,  toutes  les  femmes  Boni  pareilles, 
sauf  les  vilaines.  El  lu  devrais  savoir  plus 


UNE    FEMME.  87 

la  tienne,  qui  n'est  pas  ma],  de  se  conduire 
comme  les  plus  laides. 

Il  sourit  et,  la  baisant  au  front,  lui  dit  affec- 
tueusement : 

—  Toi,  tu  es  une  honnête  petite  femme,  et  tu 
le  seras  toujours. 

Cet  excès  de  confiance  la  mortifia.  Toujours  ? 
Elle  serait  toujours  fidèle  à  son  mari  ?  Elle  ne 
connaîtrait  qu'un  homme,  qu'une  façon  d'aimer, 
qu'une  étreinte  ?  S'il  existait  des  voluptés  meil- 
leures, elle  les  ignorerait,  toujours  ? 

Robert  s'habillait.  De  son  lit  elle  le  regarda, 
avec  une  attention  malveillante.  Elle  ne  décou- 
vrit rien  à  critiquer.  Il  ne  manquait  ni  d'élé- 
gance, ni  de  désinvolture.  Mais  elle  lui  en  vou- 
lut d'être  justement  celui-là  seul  qui  pût  la  pos- 
séder. Pourquoi  pas  un  autre?  Pourquoi  pas  le 
premier  qui  lui  plût?  Et  fermant  les  yeux,  elle 
tâcha  de  le  voir,  cet  autre,  de  deviner  ses  paro- 
les, sa  manière  d'agir  avec  elle,  de  la  déshabil- 
ler, de  la  câliner,  tous  ces  détails  de  l'intimité 
amoureuse,  qui  la  tourmentaient  par-dessus 
tout. 

Chalmin  parti,  elle  sauta  à  terre,  et  courut  à 
sa  glace.  L'admiration  absolue  qu'elle  s'accor- 
dait lui  montra,  là  encore,  l'insuffisance  d'un 
homme.  Elle  se  contemplait  émerveillée,  jamais 
lasse  de  ce  spectacle.  Quelle  œuvre  d'art  inspi- 
reraitvson  corps  à  un  peintre  ou  à  un  statuaire! 


88  UNE    FEMME. 

Et  elle  se  jugea  soudain  criminelle  de  dérober 
au  monde  un  tel  idéal  de  perfection.  «  Une 
femme  comme  moi,  se  dit-elle,  devrait  mar- 
cher toute  nue.  » 

Les  éloges  qu'elle  pouvait  à  peine  arracher  à 
Robert  lui  firent  hausser  les  épaules.  Ce  qu'il  lui 
fallait,  c'était  l'enthousiasme  des  foules.  Elle 
souleva  le  rideau  de  sa  fenêtre,  au  risque  d'être 
aperçue.  Puisse  recouchant,  elle  bâtit  des  rêves 
où  des  hommes,  éblouis  de  sa  splendeur, 
s'agenouillaient  devant  elle,  les  mains  jointes,  et 
balbutiaient  leur  extase,  en  des  hymnes  d'ado- 
ration. 

Dès  lors,  son  caractère  se  modifia,  Robert  dut 
supporter  des  mauvaises  humeurs  inexplica- 
bles. Il  ne  prononçait  pas  un  mot  qu'elle  ne  le 
contredît.  Elle  lui  infligea  des  querelles  à  pro- 
pos de  bêtises,  et  le  boudait  ensuite  comme  s'il 
eût  été  fautif.  Elle  rudoyait  les  domestiques.  Il 
n'était  point  de  jour  qu'on  ne  l'entendit  crier 
dans  la  maison. 

Elle  fut  vraiment  malheureuse,  moins  d'une 
souffrance  déterminée  que  d'une  absence  de 
joies.  Quelque  chose  lui  manquait.  Sans  vouloir 
préciser  vis-à-vis  d'elle-même  la  nature  de  ces 
joies  auxquelles  elle  aspirait,  elle  en  sentait  le 
besoin.  Et  ce  besoin  grandissait,  devenait  une 
impérieuse  nécessité.  Elle  finit  par  se  l'avouer, 
elle  souhaitait  ardemment  une  aventure  quel- 


UNE    FEMME.  89 

conque.  Son  intrigue  inachevée  avec  Georges 
Lemercier  ne  le  prouvait-il  pas  d'une  façon 
péremptoire? 

Elle  évitait  de  songer  à  la  possibilité  d'un 
amant,  et  par  une  hypocrisie  inconsciente,  elle 
appelait  soif  d'aventure  l'irrésistible  force  qui 
l'entraînait  vers  la  chute.  Elle  demandait  à  se 
distraire.  La  vie  est  triste,  fade.  Il  faut  l'agré- 
menter. Ne  pouvait-elle  trouver,  sans  faillir,  un 
remède  à  son  mal  ? 

Son  corps  aussi  la  tourmentait.  Elle  avait  un 
gros  chagrin  à  le  voir  si  joli  :  «  A  quoi  me  sert 
d'être  bien  faite?  se  dit-elle,  je  n'en  jouis  pas 
davantage  que  si  j'étais  vilaine  et  difforme.  » 
Et  elle  eut  des  remords  envers  sa  chair,  comme 
envers  quelqu'un  auquel  on  refuse  les  satisfac- 
tions qu'il  mérite. 

Le  dénouement  approchait.  Le  premier 
homme  qui  l'eût  sollicitée,  l'aurait  prise  avec 
autant  d'aisance  que  Ton  prend  une  fille.  Elle 
ne  possédait  aucune  arme  pour  se  défendre  con- 
tre l'attaque.  L'instinctive  perversité  de  son  tem- 
pérament, les  théories  de  parrain,  les  exemples 
pernicieux,  l'ennui,  la  curiosité,  avaient  accom- 
pli leur  œuvre  dissolvante.  Elle  ne  pouvait  se 
rattacher  à  rien,  nia  son  mari  aveugle  et  trop 
honnête,  ni  à  sa  mère  trop  indifférente,  ni  à 
son  fils  qu'elle  n'aimait  pas  suffisamment,  ni  à 
de  fermes  principes  religieux  ou  moraux. 


90  UNE    FEMME. 

Le  vice» l'attendait  comme  un  fiancé,  comme 
un  maître  auquel  il  faut  obéir.  Elle  était  con- 
damnée à  l'adultère,  et  elle  ne  pouvait  pas  plus 
échapper  à  son  destin  que  ne  peut  échapper  à  la 
mort  le  criminel  désigné  par  la  justice  humaine. 
Elle  entrerait  fatalement  dans  l'innombrable 
tourbe  des  coupables  et  des  menteuses,  comme 
elles,  sans  doute,  ballottée  d'amour  en  amour, 
comme  elles  abreuvée  d'opprobres  et  de  honte, 
comme  elles  promise  à  d'âpres  voluptés  et  à 
d'inexprimables  écœurements. 

Aucun  homme  cependant  ne  se  présentait. 
Alors  ce  fut  elle  qui  chercha. 

Elle  chercha  parmi  les  amis  que  Robert  ame- 
nait aux  repas,  elle  arborait  des  peignoirs  qui 
plaquaient  ses  formes,  et  comme  on  s'étonnait 
de  son  indiilérence  au  froid,  elle  déclarait  : 

—  Et  je  n'ai  que  cela  sur  moi:  au-dessous  de 
la  flanelle,  c'est  la  peau. 

On  ne  comprit  pas  ses  avances. 

Elle  chercha  autour  d'elle,  parmi  ses  rela- 
tions, au  théâtre,  au  bal.  Elle  quêtait  les  hom- 
mages, orgueilleuse,  confiante  de  sa  valeur  el 
du  bonheur  dont  elle  disposait.  Elle  adopta  -les 
mises  excentriques  et  des  allures  évaporée  s,  et 
copia  M""  Berchon,  sans  atteindre  à  son  bon 
goût.  Avisait-elle  un  monsieur  bien  mis, 
d'aspect  convenable,  elle  avait  une  envie  folle 
de   lui   saisir    le    bras,    de   l'attirer    n'importe 


UNE    FEMME.  91 

où,  et  de  lui  crier,  en  arrachant  son  corsage  : 
—  Tenez,  regardez,  qu'en  dites- vous? 
Elle  avait  un  renom  de  vertu  trop  solide  pour 

qu'on  pensât  seulement  à  lever  les  yeux  sur 

elle.  Nul  ne  la  remarqua. 

Elle  chercha  dehors,  en  pleine  rue. 


DEUXIÈME   PARTIE 


Amédée  Richard  fils,  commis  voyageur  en 
cuirs,  représentant,  pour  la  Normandie  et  la  Bre- 
tagne, d'une  importante  maison  de  Paris,  in- 
scrivit sur  son  calepin  la  commande  de  M. Barthe, 
un  gros  fabricant  de  chaussures  de  la  rue  Po- 
tard.  Puis  il  se  retira.  Au  même  moment  une 
jeune  femme  passait.  Il  consulta  sa  montre.  Ses 
courses  étaient  finies.  11  résolut  de  se  distraire 
jusqu'au  dîner. 

Il  rejoignit  Lucie  place  de  la  Cathédrale  et  la 
distança,  tout  en  la  dévisageant  effrontément. 
Elle  le  trouva  bien. 

C'était  un  homme  de  trente-cinq  ans,  grand, 
fort,  d'épaules  carrées,  de  marche  lourde,  d'en- 
semble commun.  Il  portait  un  chapeau  haut  de 
forme  et  râpé  et  un  paletot  jnoisette  de  mauvaise 
coupe, dont  le  bas  godait,  par  suite  sans  doute 
d'une  doublure  trop  étriquée. 


94  UNE    FEMME. 

Elle  ne  perçut  pas  ces  défectuosités,  le  ju- 
geant sur  sa  figure,  qu'il  avait  correcte  et  belle. 
Ses  succès  parmi  les  bonnes  d'hôtel  et  les  petites 
bourgeoises  l'armaient  d'une  assurance  imper- 
turbable. Au  café,  en  jouant  la  manille,  il  affi- 
chait des  théories  de  don  Juan  qui  émerveillaient 
ses  adversaires. 

—  Amédée  Richard  fils  ?  disait-on,  c'est  un 
casseur  de  cœurs,  il  a  toutes  celles  qu'il  veut... 

Et  on  lui  supposait  des  liaisons  avec  «les 
dames  du  monde. 

Cette  fois-ci  cependant  la  rapidité  de  son 
triomphe  l'étourdit.  Quand  il  s'arrêtait,  elle  le 
dépassait,  puis  s'arrêtait  à  son  tour  devant  les 
vitrines.  Ils  parcoururent  ainsi  la  rue  de  la 
Grosse-Horloge.  Au  Vieux-Marché  il  s'avan- 
çaient côte  à  côte.  Il  sifflota  l'air  de  la  Favo- 
rite : 

I  ii  ange,  une  femme  inconnue... 

Elle  le  gratifia  d'un  regard  d'intelligence. 
Rue  de  Crosne,  recourant  à  sou  stratagème 
ordinaire,  il  visa  le  bout  de  l'ombrelle  dont 
elle  se  servait  comme  appui,  et  y  posa  brusque- 
ment le  pied.  L'ombrelle  tomba.  Mais  le 
manche,  un  manche  japonais  d'un  travail  déli- 
cat, se  brisa  sur  le  pavé,  et  Richard  n'eo  put 
recueillir  que  d'infimes  morceaux. 

11  se  confondit  en  excuses.  Son  chagrin  scm- 


UNE    FEMME.  95 

blait  extrême.  Embarrassée,  Lucie  affirma  : 

—  Ça  ne  fait  rien,  j'en  ai  d'autres... 

—  Ah  '.tant  mieux,  soupira-t-il  comme  allégé. 

—  Des  gens  s'attroupaient.  Elle  se  remit  en 
route. 

A  peine  chez  elle,  elle  gravit  rapidement  l'es- 
calier, et  ouvrit  sa  croisée.  Il  attendait,  la  ciga- 
rette à  la  bouche.  Elle  ôta  ses  gants,  sa  capote, 
sa  jaquette,  et  s'accouda  sur  la  rampe  en  bois. 
Ils  restèrent  longtemps  ainsi.  Lui,  allait  et 
venait,  fumant  toujours,  pour  se  donner  une 
contenance.  Elle  observait  son  manège.  L'ombre 
descendit. 

Le  soir,  avant  de  se  coucher.  Lucie  écarta  le 
rideau.  En  face,  sous  une  porte,  se  dressait  une 
haute  silhouette.  Un  point  rouge,  lueur  de  ci- 
gare, tremblotait.  Cela  l'enorgueillit. 

Le  lendemain  matin  Richard  expédia  ses 
affaires.  A  deux  heures  il  était  à  son  poste.  Elle 
sortit  en  toute  hâte. 

Le  commis  voyageur  emboîta  le  pas  derrière 
elle.  Parla  rue  ïhiers,  elle  gagna  la  rue  Jeanne- 
d'Arc.  Il  faisait  doux.  Un  gai  soleil  de  printemps 
versait  de  la  joie  sur  la  monotonie  des  grandes 
façades  symétriques.  Tout  en  bas,  une  mâture 
de  navire,  grêle  et  gigantesque,  fermait  la  rue 
amincie.  A  l'autre  extrémité,  en  haut,  c'était  un 
décor  de  verdure,  le  mont  Fortin,  avec  des  toits 
rouges  parmi  les  arbres. 


96  UNE    FEMME. 

Elle  marchait,  agile,  heureuse,  sans  but, 
évitant  de  se  demander  ce  qu'elle  désirait.  Sou- 
vent elle  se  retournait  à  moitié,  et  distinguait 
à  quelques  mètres  d'elle  le  pardessus  noisette 
de  Richard.  Mais  soudain,  en  face  du  Palais  de 
Justice,  la  foule,  le  bruit  la  gênant,  elle  se  jeta 
dans  une  rue  transversale,  et  se  mit  à  consi- 
dérer des  photographies,  à  l'étalage  d'un  opti*- 
cien.  L'espérance  mal  définie  qui  la  retenait  fut 
trompée  ;  Richard  ne  l'aborda  pas. 

Elle  repartit,  déconfite,  longea  la  cathédrale, 
l'archevêché,  aboutit  à  Saint-Maelou.  L'église 
était  vide,  propice.  Elle  s'agenouillaet  ses  lèvres 
dirent  une  prière.  Des  pas  retentirent.  Lucie  se 
leva,  palpitante,  la  physionomie  digne  déjà.  Un 
mendiant  lui  tendait  la  main.  Elle  s'enfuit,  re- 
pêcha 1»'  commis  voyageur  sur  le  parvis  et  le 
remorqua  dans  le  faubourg  Martinville. 

Longlemps  ainsi  ils  errèrent,  respectueuse- 
ment distanls  l'un  del'autre.  Elle  ne  s'expliquait 
pas  cette  réserve,  inadmissible  en  ce  quartier 
misérable  où  elle  ne  pouvait  être  reconnue.  Au 
Pré  Thuileau,  elle  lit  une  troisième  halle  pa- 
reillement inutile.  Il  n'osait  pas.  i  ?  souvenir 
de  l'ombrelle  cassée  le  paralysait.  Il  craignait 
quelque  l>e\  m'  de  ce  genre  cl  «le  pa,  aître  mala- 
droit nu  grossier  aux  yeux  de  celte  femme  qu'il 
sentait  il  un  niveau  supérieur  au  sien  et  diffé- 
rente de  toutes  ses  maîtresses. 


UNE    FEMME.  97 

Agacée,  Lucie  reprit  sa  course.  Son  désir  se 
précisait  maintenant.  Elle  voulait  que  cet 
homme  l'accostât  et  lui  déclarât  sa  passion,  dût- 
elle  le  rembarrer  vertement.  Elle  ne  voyait  pas 
plus  loin  que  ceci  :  des  mots  échangés,  des  mots 
nouveaux  pour  elle,  amusants,  llatteurs.  Enfin, 
à  la  nuit  tombante,  elle  échouait  au  jardin  de 
Saint-Ouen. 

Situé  derrière  l'église  et  la  mairie,  bordé  de 
rues  ouvrières,  humide  et  triste  avec  ses  arbres 
antiques  et  l'ombre  énorme  du  monument,  le 
square  reste  vide  en  semaine,  peuplé  de  ses 
statues  de  bronze  et  d'une  poignée  de  marmots 
en  haillons. 

Lucie  enfila  une  avenue  de  marronniers  ter- 
minée par  une  pente  rapide.  Mais,  au  lieu  de 
descendre,  elle  revint  brusquement  sur  ses  pas, 
ralentit  son  allure  et  croisa  le  commis  voyageur. 
Il  dit  d'une  voix  sourde  : 

—  Bonjour,  Madame. 
Elle  s'arrêta  net. 

—  Vous  avez  à  me  parler,  Monsieur  ? 
Il  balbutia  * 

—  Oui,  je'suis  content  d'avoir  l'occasion... 
de  me  faire  pardonner...  vous  savez...  hier... 
l'ombrelle. 

Elle  s'exclama  comme  la  veille  : 

—  Bah  !  j'en  ai  d'autres  ! 
Et  il  redit  : 


98  UNE    FEMME. 

—  Ah  Stant  mieux! 

Ils  se  turent.  Leurs  yeux  se  rencontrèrent. 
Elle  sourit  malicieusement,  et  il  fit  : 

—  Pourquoi  riez-vous? 

—  Moi?  je  ne  sais  pas. 

Ils  touchèrent  à  plusieurs  sujets,  puis  se 
confièrent  leurs  prénoms.  Richard  s'écria  : 

—  C'est  exquis  ce  nom  de  Lucie,  je  ne  l'ou- 
blierai jamais. 

Elle,  au   contraire,   le  taquina  sur  le  sien, 
qu'elle  jugeait  ridicule. 
Il  s'excusa,  confus  : 

—  Ce  n'est  pas  de  ma  faute.  Mon  parrain 
s'appelait  ainsi,  Amédée,  Amédée  Lecoucheur. 

Ils  cheminèrent  au  pieddu  vieil  édifice.  La  paix 
religieuse  des  hautes  voûtes  semblait  suinter  à 
l'extérieur  et  former  autour  de  l'église  une  at- 
mosphère de  silence.  L'envers  des  vitraux  ra- 
contait de  pieuses  histoires,  un  peu  obscures, 
lue  cloche  sonna,  sonna  très  rapide  et  très  lé- 
gère. Et  tout  cela  devait  donner  au  souveoir 
que  Lucie  enregistra  une  teinte  de  poésie  mé- 
lancolique. 

Richard  cependant  s'enhardissait.  Il  avait 
:JUsé  son  bras  sous  celui  de  la  jeune  femme,  et 
du  doigt,  il  caressait  la  chair  entre  le  g;ant  et 
la  manche.  Et  il  prononçait  d'un  ton  fin  plia- 
tique  : 

—  Bien  pittoresque,  ce   vieux   Rouen.   J'ai 


UNE    FEMME.  99 

exploré  aujourd'hui  des  quartiers  que  j'ignorais. 
Ces  ruelles  étroites,  ces  maisons  branlantes, 
c'est  d'un  aspect  singulier,  auquel  je  ne  trouve 
rien  à  comparer,  et  pourtant  j'en  ai  vu  du  pays  ! 
Elle  lui  posa  la  question  qu'il  souhaitait  : 

—  Vous  voyagez  beaucoup? 

—  Moi  ?  tout  le  temps.  Il  n'est  pas  un  coin  de 
Normandie  eu  de  Bretagne  qui  ne  me  soit  fami- 
lier. 

Elle  fut  ravie  : 

—  Ah!  vous  connaissez  la  Bretagne? 

—  Gomme  ma  poche,  fit-il  fièrement. 
Ils  causèrent  Bretagne. 

—  Il  y  a  là  des  sites  enchanteurs,  la  nature  y 
est  abrupte  et  porte  à  la  contemplation. 

Et  il  insinua  de  sa  plus  douce  voix  de  séduc- 
teur : 

—  Il  faut  être  deux,  deux  amoureux,  devant 
de  tels  panoramas. 

—  Oh!  oui,  soupira-t-elle. 

Et  à  son  tour  elle  lui  servit  deux  réminis- 
cences conjugales,  son  clair  de  lune  à  RoskolT  et 
son  coucher  de  soleil  à  la  pointe  de  Penmarch. 

—  C'était  mon  rêve  d'aimer  quelqu'un  dans 
ce  pays-là. 

11  lui  serra  le  bras,  et  comme  elle  parlait  de 
le  quitter  : 

—  Je  vous  re verrai,  n'est-ce  pas?  J'ai  tant  de 
choses  à  vous  avouer. 


100  UNE    FEMME. 

Elle  repartit,  simplement  : 

—  Demain,  ici,  à  deux  heures. 

Elle  s'éloigna.  Aussitôt  Amédée  se  reprocha 
sa  timidité.  11  laissait  une  mauvaise  impression. 
Pour  L'effacer,  il  courut  après  Lucie,  lui  saisit  le 
poignet  et  le  couvrit  de  baisers,  en  bégayant  : 

—  Je  vous  aime  !  je  vous  aime  ! 

Le  soir,  des  amis  de  Robert  vinrent  fumer 
une  cigarette  et  faire  un  whist.  Ils  remarquèrent 
la  gentillesse  de  Mme  Chalmin  avec  son  mari. 

—  Quel  charmant  ménage,  dirent-ils  en  s'en 
allant.  Ça  donne  envie  de  les  imiter. 

Dans  sa  chambre,  elle  continua  ses  cajole- 
ries. L'accent  d'Amédéc  vibrait  encore  à  son 
oreille.  Et  elle  eût  voulu  que  Robert  murmurât 
comme  l'autre:  «  Je  t'aime,  je  t'aime!  »  Elle 
eût  voulu  entendre  son  intonation  spéciale  dans 
les  mêmes  mots  et  comparer  les  deux  voix, 
leur  chaleur,  leur  tendresse,  leur  tremblement, 
surtout  les  sensations  produites  sur  elle. 

Elle  ne  réussit  pas.  Alors  ayant  constaté  la 
présence  de  Richard  sous  ses  fenêtres  elle  s'of- 
frit en  se  déshabillant  une  longue  méditation 
orgueilleuse.  «  Comme  il  m'aime,  celui-là  !  »  son- 
geait-elle. In  tel  amour  méritait  des  sacrifices: 
elle  repoussa  les  caresses  de  Chalmin  avec  une 
fermeté  déconcertante. 

Elle  consacra  toute  la  matinée  à  sa  toilette. 
Son  corps  fut  l'objet  de  soins  inusités.  Pour- 


UNE    FEMME.  101 

quoi?  Elle  n'en  savait  rien.  Son  imagination 
échauffée  lui  retraçait  la  scène  de  la  veille,  lui 
représentait  les  péripéties  probables  qui  se  pré- 
paraient, mais  se  refusait  à  une  vision  plus  pré- 
cise. L'idée  de  la  chute  ne  la  hanta  même  pas. 

Avant  de  partir,  elle  embrassa  son  mari, 
calmement,  sans  émotion. 

A  l'heure  assignée,  elle  débouchait  dans  le 
jardin  de  Saint-Ouen.  Amédée  se  précipita  vers 
elle,  son  chapeau  de  soie  à  la  main,  le  crâne 
peu  garni,  l'air  désolé  : 

—  Un  vrai  contretemps,  mes  affaires  me 
réclament  à  Yvetot...  une  grosse  commande... 
il  faut  que  j'y  sois  pour  dîner  si  je  ne  veux  pas 
que  mon  concurrent  me  la  souffle...  ma  voiture 
m'attend  là,  à  côté,  rue  de  l'Epée...  un  gamin 
la  surveille... 

Il  reprit  haleine  et  hasarda  : 

—  Si  vous  vouliez.. .  vous  m'accompagneriez 
jusqu'à  Maromme,  à  travers  la  forêt  Verte,  et 
vous  reviendriez  en  tramway... 

Il  insista  si  désespérément  qu'elle  se  rendit  à 
sa  prière.  Elle  le  suivit.  Il  monta  le  premier, 
saisit  les  guides,  et,  n'avisant  rien  de  suspect 
aux  environs,  la  lit  prestement  asseoir  auprès 
de  lui.  Puis,  par  précaution,  il  baissa  la  capote, 
accrocha  le  tablier  de  cuir  et  ouvrit  un  immense 
parapluie  qu'elle  tint  en  bouclier  devant  elle. 

La  voiture  s'ébranla.  C'était  un  vénérable  ca- 

6. 


102  UNE    FEMME. 

briolet,  haut  perché  sur  ses  quatre  roues,  muui 
à  l'arrière  d'un  vaste  coffre.  Du  drap  bleu,  dé- 
fraîchi et  crevé  à  divers  endroits,  capitonnait 
l'intérieur.  Les  ressorts  étaient  durs  et  Ton  sau- 
tait de  pavé  en  pavé. 

Ils  escaladèrent  la  rue  de  la  République  et  la 
rue  du  Gbamp-des-Oiseaux.  Amédée  conduisait 
rondement.  Le  cheval,  une  grande  bête  efilan- 
quée,  au  poil  roux,  à  l'arête  du  dos  tranchante, 
trottait  par  enjambées  énormes  qui  secouaient 
les  harnais  et  les  brancards.  Eu  quelques  mi- 
nutes ils  atteignirent  l'octroi.  Lucie  ferma  son 
parapluie  et  s'écria  : 

—  Vous  avez  un  rude  cheval. 
Il  s'épanouit  et  modestement  : 

—  Oui,  c'est  un  canasson  solide.  Et  je  ne  le 
presse  pas.  Sans  cela,  rien  que  le  bruit  du  fouet 
et  il  va  comme  le  vent.  Ah!  nous  avons  brûlé  la 
politesse  à  plus  d'un  «client  »,  n'est-ce  pas,  Bi- 
chon? 

Et,  se  levant  à  demi,  il  tapota  la  croupe 
osseuse  de  l'animal. 

La  côte  serpentait  au  creux  d'un  vallon  entre 
deux  haies  touffues.  De  loin  en  loin,  quelque 
ferme  montrait  son  toit  de  chaume,  ses  poutres 
noires,  et  au  milieu  de  la  cour,  une  niche  où 
des  chiens  aboyaient.  Des  vergers  passaient, 
plantés  de  pommiers  respectables,  tordus,  bos- 
sus,  étayés,    la  tète   neigeuse   de  Heurs.    Des 


UNE    FEMME.  103 

prairies  de  marguerites  défilaient.  Au  sommet 
des  collines,  sur  le  bleu  du  ciel,  des  arbres  af- 
fectaient parfois  une  forme  suggestive.  Ils  s'en 
amusèrent,  et  Richard  ayant  apaisé  l'ardeur  de 
Bichon  par  des  :  «  Oh!  là...  Oh  !  là»,  et  de  petits 
coups  de  rênes  progressifs,  désigna  du  bout  de 
son  fouet  deux  arbustes  penchés  l'un  vers  l'au- 
tre, les  branches  entrelacées. 

—  Ne  croirait-on  pas  qu'ils  se  bécottent? 
La  route  était  déserte. 

—  Si  vous  étiez  bonne,  dit-il,  nous  ferions 
comme  eux . 

Il  lâcha  les  guides  et  lui  entoura  la  taille  de 
son  bras.  Elle  ne  résista  pas,  curieuse.  Qu'allait- 
il  demander?  Et  elle  se  pelotonnait  au  fond  de 
la  voiture.  Il  l'attira  d'un  mouvement  fort  et 
continu.  Leurs  épaules  se  touchèrent.  Alors  elle 
frissonna,  de  peur  et  aussi  de  joie.  Elle  eut 
envie  de  se  débattre,  et  en  même  temps  elle 
souhaitait  qu'il  entreprît  davantage  encore. 

Lui,  la  face  rouge,  cherchait  en  vain  des 
mots  d'amour.  A  la  fin  il  modula  simplement  : 

—  Oh!   Lucie,  ma  Lucie,  combien  je  vous 


aime 


Il  lui  baisa  le  front,  puis,  comme  elle  se  tai- 
sait, la  joue,  puis  la  bouche.  Elle  tressaillit. 
L'image  de  Robert  la  traversa,  sans  cependant 
lui    suggérer  rien   de  pénible  ou   d'agréable. 


Amédée  geignait  : 


104  UNE    FEMME. 

—  Et  vous,  méchante,  vous  ne  m'embrassez 
pas? 

Elle  répondit  par  un  baiser.  Un  bruit  de  voi- 
ture les  sépara. 

La  côte  terminée,  ils  franchirent  une  large 
plaine  et  entrèrent  dans  la  forêt.  Le  chemin 
contournait  la  maison  du  garde  et  se  déroulait 
ensuite  en  ligne  droite,  à  perte  de  vue,  solitaire. 

Amédée  mit  son  cheval  au  pas.  Ils  recom- 
mencèrent leurs  caresses  en  toute  sécurité.  De 
chaque  côté  courait  un  talus  garni  de  fourres 
épais,  que  çà  et  là  dominait  la  masse  d'un  chêne. 
Puis  il  y  eut  des  échappées  sur  de  lointaines 
profondeurs,  rayées  de  grands  troncs  lisses  de 
hêtres.  Et  l'on  pouvait  voir  aussi  dans  les  taillis 
la  fuite,  vers  un  point  de  soleil,  de  sentiers  ro- 
manesques,  pareils  à  des  tunnels  de  verdure. 

Mais  eux  ne  regardaient  rien.  Ils  ne  disaient 
rien  non  plus.  Les  lèvres  unies,  ils  n'osaient. 
bouger,  non  qu'ils  craignissent  d'interrompre 
leur  jouissance,  mais  ils  redoutaient  la  néces- 
sité d'une  conversation.  De  quoi  s'entretenir? 
Quel  sujet  entamer  qui  fût  capable  de  les  inté- 
resser  cl  de  mettre  leurs  âmes  en  contact?  Deux 
jours  avant  ils  ne  se  connaissaient  point.  Il 
ignorait  tout  de  sa  vie.  Son  passé,  à  lui,  restait 
impénétrable.  Et  ils  s'étonnaient  eux-mêmes  de 
se  trouver  ensemble  dans  ce  coin  de  forêt,  dans 
cette  voiture,  bouche  contre  bouche. 


UNE    FEMME.  105 

Alors,  ne  sachant  quelles  paroles  prononcer, 
ils  se  baisaient.  Ils  se  baisaient  indéfiniment, 
comme  s'ils  eussent  espéré  surprendre  ainsi  un 
peu  de  leur  existence,  un  peu  de  leur  pensée. 
Lui,  marmottait  de  temps  en  temps  : 

—  Oh  !  Lucie...  ma  Lucie...  chère  Lucie  ! 
Elle,  une  seule  fois,  tant  ce  nom  lui  déplaisait, 

répliqua  : 

—  Cher  Amédée. 

Il  feignit  un  violent  accès  de  gratitude  : 

—  Merci,  mon  adorée,  merci  de  votre  amour... 
moi,  je  vous  aime  comme  un  fou! 

Ses  désirs  devenaient  impérieux.  Il  dégrafa 
son  corsage.  Elle  ne  se  défendit  pas,  avide  d'ad- 
miration. Mais  la  quittant  soudain,  d'un  mou- 
vement sec  il  arrêta  Bichon,  inspecta  rapide- 
ment les  abords  de  la  route,  colla  son  œil  à  la 
lucarne  de  la  capote,  et  s'abattit  à  genoux  en 
bredouillant  : 

—  Oh  !  ma  Lucie,  nous  sommes  seuls,  seuls  ! 
Une  stupeur  la  paralysa.  Elle  ne  s'attendait 

point,  en  réalité,  à  cette  tentative.  Pourtant, 
l'idée  ne  lui  vint  pas  d'une  résistance.  Elle 
s'abandonna. 

Une  pile  de  cartons  s'écroula  sur  elle.  Le  bec 
d'une  canne  lui  meurtrissait  les  reins.  Puis  Bi- 
chon, las  de  cette  halte,  se  mit  à  trotter.  Amé- 
dée jurait.  Et  tout  cela  lui  sembla  si  comique 
qu'elle  éclata  d'un  rire  nerveux. 


106  UNE    FEMME. 

Revenue  Je  sa  défaillance,  Lucie  sortit  la  tête 
hors  de  la  voiture  et  respira  longuement.  A 
gauche,  elle  aperçut  une  borne  kilométrique. 
Elle  lut  :  «  Rouen,  G  kilomètres.  »  Au  même 
moment  Richard  tirait  sa  montre  : 

—  Cristi,  déjà  quatre  heures;  tu  m'excuseras, 
chérie,  je  n'ai  que  le  temps. 

Il  fouetta  sa  hète  et  l'on  partit.  L'étreinte 
ayant  dissipé  leur  embarras,  ils  eurent  une  crise 
d'expansion.  Il  raconta  des  anecdotes  de  sa  vie 
errante,  des  histoires  de  femmes,  de  bonnes 
grosses  farces  de  paysans.  Elle,  les  bras  autour 
du  bras  de  son  amaut,  les  mains  jointes  sur  sa 
main,  la  joue  sur  son  épaule,  parla  de  son  ma- 
riage. Et,  sans  raison,  par  un  besoin  naturel, 
elle  débita  des  mensonges.  En  toute  sincérité 
elle  se  plaignit  du  caractère  odieux  et  des  façons 
brutales  de  son  mari.  Puis  elle  décrivit  les  pas- 
sions fabuleuses  qu'elle  avait  inspirées,  arran- 
gea son  aventure  avec  Lemercier,  et  lit  si  bien 
que  Richard  se  dit  : 

—  Eh  bien,  vrai!  moi  qui  me  flattais  d'être  le 
premier!  Quelle  mâtine! 

A  intervalles  fixes  ils  estimaient  convenable 
de  se  donner  des  marques  de  leur  affection.  Ils 
échangeaient  d'ardents  baisers  et  Amédée  ré- 
pétait : 

—  Ma  Lucie,  ma  petite  Lucie,  comme  je 
t'aime  ! 


UNE    FEMME.'  107 

II  se  lançait  aussi  dans  des  phrases  d'amour 
ampoulées  qu'il  n'achevait  pas,  ou  bien  se  la- 
mentait sur  les  rigueurs  du  sort. 

—  Hélas!  je  me  prépare  beaucoup  de  cha- 
grins. Tu  es  mariée,  mère  de  famille,  sans 
compter  que  tu  peux  m'oublier,  en  aimer  un 
autre. 

—  Et  toi,  répondit-elle,  toi  qui  voyages,  ne 
céderas-tu  pas  aux  occasions,  à  l'entraîne- 
ment?    , 

Ils  gémirent,  s'accordèrent  une  grande  tris- 
tesse, et  se  turent  afin  de  la  mieux  savourer. 

Des  hauteurs  boisées  les  entouraient.  Le  so- 
leil disparut.  Une  voix  d'homme  chanta  que 
scandait  le  bruit  d'une  cognée.  Des  terres  de 
labour  étalaient  leurs  rectangles.  Un  paysan  les 
salua.  Us  approchaient  de  Maromme,  où  ils  de- 
vaient se  séparer,  et  Richard,  loquace  mainte- 
nant, exposait  ses  plans  d'avenir  et  promettait 
de  changer  sa  position,  si  lucrative  qu'elle  fût, 
pour  un  métier  qui  lui  permît  de  résider  à 
Rouen. 

—  Je  suis  connu  sur  la  place,  j'ai  l'habitude 
des  affaires,  la  réussite  est  certaine,  et  —  ajou- 
tait-il finement  —  j'aurai  un  magasin  à  double 
entrée. 

Il  pérorait  à  tort  et  à  travers,  crevant  de 
vanité  auprès  de  sa  maîtresse,  et  supputant  le 
relief  que  lui  vaudrait  cette  liaison. 


108  UNE    FEMME. 

Lucie  l'écoulait,  distraite.  Le  regardant,  elle 
le  jugea  un  peu  commun  ,  moins  bien  que 
Robert.  Elle  se  demanda  vainement  pourquoi 
elle  lavait  accepté  comme  amant.  Une  gêne 
l'envabit.  Elle  eut  tout  d'un  coup  la  sensation 
désagréable  d'être  en  voiture,  seule  avec  un 
étranger.  Le  souvenir  de  ses  caresses  la  laissait 
indifférente.  Sa  chair,  n'ayant  rien  éprouvé,  ne 
se  rappelait  rien  et  ne  lui  imposait  pas  cette 
tendresse  lasse  des  gens  assouvis.  Et  ce  mon- 
sieur en  chapeau  haut  de  forme,  en  pardessus 
noisette,  le  buste  droit,  la  moustache  régulière, 
la  physionomie  béate ,  l'importuna  jusqu'à 
mouiller  ses  yeux  de  pleurs. 

Ils  arrivèrent.  Les  adieux  d'Amédée  furent 
touchants.  Lucie,  crispée,  y  coupa  court  en 
sautant  à  terre. 

A  peine  en  tramway,  débarrassée  de  lui,  elle 
eut  une  explosion  de  joie.  Elle  avait  un  amant! 
Durant  le  trajet,  ses  attitudes,  ses  sourires,  son 
agitation  évidente,  intriguèrent  les  voyageurs, 
de  petits  rentiers  ou  des  boutiquiers  de  Ma- 
romme. 

Elle  descendit  au  bas  du  boulevard  Cauchoise, 
et  légère,  la  taille  souple,  elle  se  dirigea  vers  sa 
demeure,  en  aspirant  ili>  fraîches  bouffées  d'air 
qu'elle  exhalait  ensuite  avec  satisfaction.  En 
face  de  la  Préfecture,  elle  croisa  Paul  Bouju- 
Gavart. 


UNE    FEMME.  109 

—  Deux  mots,  s'écria-t-elle  haletante,  j'ai 
deux  mots  à  te  dire. 

Elle  se  planta  devant  lui  : 

—  Regarde-moi,  tu  ne  devines  pas? 

—  Non,  fit-il,  interdit. 

Alors,  elle  articula  posément,  fièrement  : 

—  Mon  cher,  aujourd'hui  sept  mai,  à  quatre 
heures,  en  pleine  Forèt-Verte,  à  six  kilomètres 
de  Rouen,  j'ai  eu  un  amant! 

Cet  aveu  calma  son  exaltation.  Elle  rentra 
chez  elle,  sereine  et  apaisée.  Entendant  des  cris 
dans  la  chambre  de  l'enfant,  elle  s'y  rendit. 
René  pleurait.  Elle  le  consola  et  le  fit  jouer 
quelques  minutes  comme  de  coutume. 

Au  dîner,  elle  mangea  de  bon  appétit.  Ses 
gestes  étaient  aisés,  son  maintien  paisible,  son 
visage  franc.  Mais  un  tel  bonheur  se  dégageait 
de  ses  yeux,  des  trous  de  ses  fossettes,  de  l'éclair 
de  ses  dents,  de  l'harmonie  parfaite  de  ses  mou- 
vements, que  Robert  lui-même  en  fut  imprégné. 

On  servit  le  café  de  monsieur.  Elle  y  trempait 
toujours  un  morceau  de  sucre.  11  l'attira  sur  ses 
genoux  et  dit  : 

—  C'est  un  plaisir  de  te  voir! 

Elle  lui  saisit  la  tête  et  riva  ses  yeux  aux 
siens.  Une  chose  la  déroutait.  Elle  s'attendait  à 
ce  que  son  mari  lui  parût  ridicule,  et  elle  ne 
découvrait  rien  qui  justifiât  ses  prévisions. 
Pourtant  quel  bouleversement  dans  cette  vie! 

7 


110  UNE    FEMME. 

Entre  ce  Tepas  et  le  précédent  un  fait  s'était 
produit  qui  changeait  irrévocablement  cet 
homme  en  un  homme  nouveau.  Il  aurait  dû  ne 
pas  être  le  même  que  jadis,  du  moins  ne  pas  lui 
sembler  tel.  Mais,  malgré  ses  efforts  et  son  envie, 
l'impression  qu'elle  recevait  de  lui  ne  différait 
pas  de  l'ancienne  impression. 
A  la  fin,  il  l'interrogea  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  as  à  me  lorgner  ainsi? 
Elle  réfléchit  et  prononça  d'une   voix  con- 
vaincue : 

—  Je  suis  heureuse. 

Ils  bavardèrent.  Lucie  causait  avec  gravité. 
Parfois,  néanmoins,  pour  une  boutade  de  Robert, 
pour  un  mot,  il  lui  échappait  un  rire  fou,  sac- 
cadé, interminable.  Elle  suffoquait. 

Chalmin  travaillant  à  son  bureau,  elle  monta 
seule.  Sa  gaieté  redoubla.  Elle  jetait  ses  affaires 
au  hasard,  sur  les  meubles,  sur  le  tapis,  au 
plafond,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  chambre.  Son 
corset  se  suspendit  à  un  candélabre.  Sa  chemise, 
en  tampon,  glissa  derrière  un  fauteuil.  Puis, 
soudain  sérieuse,  disposant  sa  glace  ;ï  la  lueur 
de  plusieurs  bougies,  elle  se  contempla,  selon 
son  habitude. 

Cette  fois,  elle  se  trouva  plus  belle  encore.  Sa 
peau  avait  une  blancheur  inusitée,  la  ligne  de 
ses  jambes  plus  de  moelleux,  sa  gorge  plus 
d'ampleur.  Elle  examinait,  elle  palpait  curieuse- 


UNE    FEMME.  lil 

ment  ce  corps  que  gonflait  le  sang  d'un  étran- 
ger. Rien  non  plus  n'indiquait  une  transfor- 
mation. «  Et  cependant,  se  dit-elle,  c'est  comme 
Robert,  il  n'est  plus  le  même.  »  Son  corps 
actuel  et  son  corps  de  la  veille  étaient  distincts 
l'un  de  l'autre.  Une  seconde  avait  suffi  pour 
que  s'opérât  cette  irréparable  métamorphose. 

Et  elle  l'aimait  aussi  ce  corps  neuf,  ce  corps 
d'amour,  ce  corps  d'adultère,  comme  elle  le 
proclama  tout  haut,  par  une  sorte  de  bravade. 

Elle  se  mit  au  lit.  Son  ivresse  persistait.  Elle 
se  répéta  à  diverses  reprises  : 

—  J'ai  un  amant,  enfin  j'ai  un  amant. 

Cette  phrase  lui  était  d'une  douceur  ineffable. 
Pas  un  instant  l'image  de  Richard  n'assiégea 
son  esprit.  Un  homme  l'avait  possédée,  elle  le 
savait,  mais  ne  prêtait  à  cet  homme  qu'une 
attention  secondaire.  Les  détails  de  l'acte  con- 
sommé restaient  vagues,  ne  l'occupaient  pas 
comme  la  plupart  des  femmes  qui  recueillent 
pieusement  l'histoire  de  leur  chute.  Seul,  l'in- 
téressait le  résultat  de  sa  conduite  :  elle  avait  un 
amant.  Elle  se  sentit  plus  complète.  La  seconde 
phase  de  sa  vie  de  femme  s'ouvrait  devant  elle. 

A  l'arrivée  de  Robert,  elle  feignit  le  sommeil. 
Il  se  coucha,  lui  baisa  les  cheveux,  et  ils  s'en- 
dormirent côte  à  côte,  l'haleine  confondue,  des 
coins  de  leur  chair  en  contact,  dans  l'intimité 
du  lit  nuptial. 


112  UNE    FEMME. 

Le  surlendemain,  Lucie  retirait  de  la  poste 
restante  une  lettre  d'Amédée.  L'écriture  était 
penchée,  petite,  régulière,  composée  des  pleins 
et  des  déliés  de  rigueur,  agrémentée  d'enrou- 
lements et  d'entortillements  artistiques.  Un 
parafe  compliqué,  enchevêtré,  hérissé,  savant, 
encadrait  une  signature  irréprochable. Le  papier 
portait  comme  en-tête  : 

Amédée  Richard  fils 

Représentant  de  la  maison  Gouget, 
Bellavoine  frères  et  Rameau. 

Elle  lut  : 

«  Mon  adorée  Lucie, 

«  Je  viens  d'enlever  la  fameuse  affaire  dont 
je  t'ai  entretenue,  et  tandis  qu'on  attelle  Bichon, 
j'en  profite  pour  t'assurer  encore  de  mon  amour 
éternel  .  Ouel  serrement  de  cœur,  hier,  au 
moment  de  l'adieu  suprême  !  A  tour  de  bras 
j'ai  fouetté  mon  cheval,  qui  n'en  pouvait  mais. 
ta  malheureux!  et  nous  avons  galopé  jusqu'au 
bois  de  la  Valette,  à  en  perdre  le  souffle.  Alors 
j'ai  sangloté  comme  un  enfant.  Hélas!  quand 
deux  êtres  s'aiment  autant  que  nous,  La  destinée 
a-t-elle  le  droit  de  les  séparer  !  Oh  !  ces  affaires, 
quelle  servitude  ! 

«  A  Yvi'tol,  j'ai  passé  une  nuit  très  agitée. 
Lo  souvenir  de  ma  Lucie  me  poursuivait,   me 


UNE    FEMME.  113 

brûlait.  Puis  d'innombrables  petites  bètes  m'ont 
attaqué  ;  une,  deux,  trois,  cinq,  dix,  des  dou- 
zaines de  ces  insectes  maudits  se  sont  acharnés 
après  moi.  Jusqu'au  matin,  je  me  suis  retourné, 
trémoussé  comme  un  pauvre  diable.  Aussi  j'ai 
flanqué  à  l'aubergiste  une  de  ces  semonces 
dont  il  se  rappellera. 

«  Allons,  adieu,  ma  femme  chérie,  ma  voiture 
m'attend.  Je  me  fais  une  fête  de  m'y  installer, 
de  courir  la  campagne,  en  pensant  à  toi,  dans 
cet  espace  où  je  t'ai  eue,  où  tu  t'es  donnée  à 
celui  qui  t'aime.  Mon  Dieu  !  quel  souvenir  !  Ma 
plume  tremble  en  traçant  de  telles  lignes  ! 

«  Je  vais  faire  Bolbec,  le  Havre,  Dieppe,  etc. 
Je  serai  de  retour  à  Rouen  vers  le  30  courant, 
et  j'espère  bien  rattraper  le  temps  perdu. 

»  En  attendant,  je  t'envoie  un  million  de 
baisers. 

«  Ton  amant  pour  la  vie, 

«  Amédée  Richard  fïls  » 

Lucie  reçut  encore  une  lettre,  puis  une  autre, 
puis  ce  fut  tout. 

Elle  ne  le  revit  jamais. 


II 


Durant  trois  jours  René  languit,  refusa  de 
manger.  Un  matin,  ses  parents  firent  appeler 
leur  docteur.  Il  ne  put  venir,  étant  malade.  Ils 
patientèrent.  Mais  l'état  de  l'enfant  s'aggrava,  il 
eut  des  frissons,  des  vomissements,  et  Lucie,  en 
l'absence  de  Robert,  enjoignit  à  la  bonne  de 
chercher  un  médecin  quelconque,  au  plus  vite. 

La  servante  ramena  un  monsieur  solennel, 
d'aspect  ecclésiastique,  de  carrure  solide,  vêtu 
d'une  longue  lévite,  les  lèvres  et  le  menton 
rasés. 

Lanière  lui  raconta  les  débuts  du  malaise.  Il 
découvrit  sur  le  corps  des  plaques  rouges  et 
irrégulières  et  déclara  : 

—  C'est  une  fièvre  scarlatine. 

Puis,  sans  répondre  aux  lamentations  de 
Lucie,  il  prescrivit  le  régime  à  suivie  les  pré- 
cautions à  garder  et  composa  une  ordonnance 


UNE    FEMME.  lia 

au  bas  de  laquelle  il  mit  son  nom  :  docteur  Da- 
nègre. 

A  cette  alerte,  toute  la  maternité  de  Lucie  se 
réveilla.  Elle  passa  quatre  nuits  au  chevet  du 
malade, puis  deux  semaines  enfermée  etnecon- 
sentit  à  sortir  que  sur  la  prière  de  Chalmin. 
Mmc  Bouju-Gavart  en  conçut  pour  elle  une  es- 
time plus  grande.  Elle  avoua  sans  détours  à 
Robert  : 

—  J'avais  des  craintes  au  sujet  de  Lucie.  Elle 
négligeait  son  fils  et  ne  surveillait  pas  assez 
son  intérieur.  Mais  maintenant... 

—  Maintenant  et  toujours,  interrompit  Chal- 
min, de  ce  ton  grave,  nuancé  de  respect,  qu'il 
employait  en  parlant  de  sa  femme.  Soyez  tran- 
quille, Lucie  est  une  épouse  et  une  mère  sé- 
rieuse, et  c'est  du  fond  du  cœur  que  je  vous 
remercie. 

Dans  le  monde,  cet  incident  fut  du  meilleur 
effet.  «  Vous  savez,  cette  pauvre  dame  Chalmin, 
son  petit  garçon  est  très  mal.  Elle  est  aux  cent 
coups.  » 

La  pitié  qu'elle  inspirait  atténua  le  méconten- 
tement qu'avait  produit  son  manque  d'égards 
vis-à-vis  diverses  personnes. 

Le  docteur  Danègre  seconda  puissamment  les 
efforts  de  la  jeune  femme.  Il  venait  à  tout  mo- 
ment. Taciturne,  il  saluait  d'un  signe,  s'asseyait 
auprès  de  l'enfant  et  l'observait  de  longues  mi- 


H6  UNE    FEMME. 

nutes.  Puis  il  avançait  d'une  voix  mesurée  une 
opinion  qui» empruntait  à  cette  sobriété  de  pa- 
roles une  importance  décisive. 

Il  avait  en  ville  une  clientèle  peu  nombreuse, 
mais  fidèle.  En  général,  son  mutisme  effrayait 
le  malade.  Il  ignorait  ou  dédaignait  les  mots  qui 
réconfortent,  qui  adoucissent  la  brûlure  des 
plaies  et  font  accepter  l'ennui  des  convales- 
cences. De  plus,  on  lui  reprochait  de  vivre  à 
l'écart.  On  ne  le  voyait  que  seul,  ce  qui,  eu  pro- 
vince, inquiète  toujours. 

Lucie  croyait  aveuglément  en  lui.  Cette  con- 
fiance se  manifestait  même  d'une  manière  si 
évidente  que  le  docteur  devint  moins  farouche. 
Outre  ses  diagnostics,  il  émit  quelques  princi- 
pes sur  la  façon  d'élever  les  enfants,  quelques 
autres  sur  le  traitement  de  la  fièvre  scarlatine, 
d'autres  enfin  sur  les  questions  médicales  qui 
se  présentaient  à  eux.  Mmo  Chalmin.  flattée, 
l'esprit  ailleurs,  ripostait  par  des  exclamations 
effarées  :  «  Ah!  vraiment?...  Je  ne  me  doutais 
pas  de  cela.  » 

Il  s'établit  entre  eux  des  rapports  agréables. 
Leurs  conversations  perdirent  souvent  de  leur 
caractère  technique,  ils  échangeaient  des  idées 
selon  le  gré  des  circonstances,  avec  abandon  du 
côté  de  Lucie  et  réserve  chez  Danègre. 

Un  jour,  elle  bavardait,  assise  devant  lui,  la 
taille   ployée,    les  coudes  sur  ses   genoux,   le 


UNE    FEMME.  in 

menton  appuyé  sur  ses  deux  poings.  Quand 
elle  leva  la  tête,  elle  vit  ses  yeux,  des  yeux  ha- 
gards, injectés  de  sang,  qui  fouillaient  Fentre- 
bâillement  de  son  peignoir. 

Le  lendemain,  Lucie  garda  le  lit.  Robert  con- 
duisit le  docteur  auprès  d'elle.  Elle  gémit  : 

—  Je  suis  patraque...  j'ai  de  l'oppression... 
une  douleur  lancinante  au  cœur. 

Il  dut  céder  aux  instances  de  Robert  et  l'aus- 
culter. Il  couvrit  d'une  serviette  la  poitrine  de 
la  jeune  femme,  appliqua  son  oreille  contre  la 
toile,  et  il  commandait  :  «  Toussez,  respirez  plus 
fort.  » 

Lucie,  tout  en  se  conformant  à  ses  injonc- 
tions, épiait  sa  voix  et  ses  gestes  pour  y  sur- 
prendre quelque  tremblement.  Mais,  impassible, 
attentif  à  l'épreuve,  il  continuait,  interrogeait, 
par  de  petits  coups  de  son  index  recourbé,  les 
différentes  parties  de  la  gorge.  Ayant  fait  subir 
au  dos  la  même  opération,  il  conclut  froide- 
ment : 

—  Vous  n'avez  rien,  Madame. 

—  Cependant,  docteur,  objecta  Chalmin,  elle 
souffre,  il  y  a  peut-être  un  remède... 

Danègre  ricana  : 

—  Oui,  il  y  en  a  un  :  s'habiller  et  sortir. 
Lucie,   vexée,   lui    témoigna  désormais  une 

indifférence  hautaine  dont  il  ne  se  souciait  pas. 
Ils  ne  s'adressaient  que  les  paroles  indispen- 

7. 


118  UNE    FEMME. 

sables.  L'état  de  René  s'améliorant,  il  espaça 
ses  visites.  < 

Un  diner  d'intimes  marqua  cette  période. 
M.  Bouju-Gavart,  revenu  définitivement  de  son 
ermitage,  y  parut.  Mmc  Chalmin  le  combla  de 
ses  prévenances. 

Au  salon  elle  dit  à  Paul  : 

—  Ça  doit  joliment  t'assommer  le  retour  de 
ton  père.  Tu  n'es  pas  aussi  libre. 

11  se  récria  : 

—  Lui  ?  Ah  !  il  ne  me  tracasse  pas  beau- 
coup. 

—  Que  pouvait-il  bien  faire  là-bas?  insinua- 
t-elle. 

Jl  se  pencha  et  cyniquement  : 

—  Elle  s'appelle  Léontine,  elle  a  des  cheveux 
blonds,  dix-huit  ans,  et  elle  est  blanchisseuse 
de  son  métier. 

Grâce  à  une  tactique  savante.  Lucie  parvint  à 
bloquer  M.  Bouju-Gavart  dans  un  coin. 

—  Vous  vous  êtes  [donc  lassé  de  votre  soli- 
tude ? 

Il  répondit  carrément  : 

—  Non.  mais  n'ayant  plus  à  te  craindre,  je 
n'avais  plus  à  rester. 

—  Je  ne  saisis  pas,  fit-elle. 

Il  la  regarda,  et  d'un  air  calme,  sans  haine, 
sans  provocation  : 

—  C'est  pourtant  bien  clair.  J'avais  peur  de 


UNE    FEMME.  119 

toi,  j'ai  voulu  me  guérir.  La  cure  a  été  lente, 
difficile,  néanmoins  j'ai  réussi. 

Elle  ressentit  une  violente  contrariété.  Son 
amour-propre  n'admettait  pas  qu'un  homme 
épris  d'elle  secouât  ainsi  son  joug  en  quelques 
mois.  Elle  se  contint  et  minauda: 

—  Eh  bien,  tant  mieux,  vrai,  ça  me  chagri- 
nait, je  préfère  que  nous  redevenions  bons 
amis  comme  autrefois.  Nous  nous  reverrons 
souvent,  n'est-ce  pas  ? 

Il  répliqua  : 

—  Tant  que  tu  voudras,  maintenant. 

De  fait  un  matin  il  se  présenta.  Sa  retraite 
l'avait  rajeuni.  Il  portait  haut  sa  tète  blanche, 
au  teint  clair.  Il  s'enquit  de  René,  se  plaignit 
de  l'hiver  terrible  qu'on  avait  traversé,  et  dont, 
plus  qu'un  autre,  il  avait  subi  la  rigueur  dans 
sa  grande  baraque  mal  close,  dépeignit  la  cam- 
pagne sous  la  neige,  se  vanta  d'une  excursion 
aventureuse  sur  la  Seine  gelée,  et  tout  cela 
posément,  avec  une  placidité  qui  exaspérait 
Lucie.  Ensuite  il  demanda  : 

—  Et  toi,  tu  ne  t'es  pas  trop  ennuyée? 

—  Je  ne  me  suis  jamais  tant  amusée,  s'excla- 
ma-t-elle.  D'ailleurs,  à  vous,  parrain,  je  n'ai 
rien  à  cacher,  figurez-vous  qu'on  m'a  fait  la 
cour  !  Ce  que  j'ai  dû  subir  de  déclarations,  et 
de  tous  les  hommes,  et  partout,  au  bal  comme 
en  pleine  rue  ! 


120  UNE    FEMME. 

Il  eut  un  air  enjoué  : 

—  Hé  !  hé  !  ça  prouve  que  je  n'avais  pas  si 
mauvais  goût.  Et  parmi  ces  messieurs,  il  n'en 
est  pas  un?... 

—  Qui  sait  !  murmura-t-elle. 

«  Elle  ment,  »  se  dit-il,  un  peu  énervé. 
Il  se  renversa,  croisa  ses  jambes  et  reprit,  la 
voix  songeuse  : 

—  Quand  je  pense  que  jadis  ton  «  qui  sait  !  » 
m'aurait  retourné  le  cœur.  Comme  j'étais  fou 
et  imbécile,  et  comme  tout  cela  est  loin  !  Je  me 
souviens  {d'un  matin  semblable,  je  me  croyais 
guéri  déjà,  et  puis  ton  corps,  que  je  devi- 
nais sous  ton  peignoir  rose,  m'a  détraqué.  Au- 
jourd'hui le  peignoir  est  blanc,  ton  corps  se 
dessine  aussi  nettement,  et  je  n'ai  rien,  là,  au 
cœur,  pas  un  battement.  Ah  !  je  suis  bien  guéri  ! 

Mme  Cbalmin  suffoquait  : 

—  Vous,  guéri? 

—  Radicalement,  scanda-t-il. 

Alors  une  rage  la  souleva.  D*un  mouvement 
brusque,  elle  défit  le  bouton  de  sou  corsage. 
écarta  l'étoffe  et,  lui  montrant  sa  poitrine,  elle 
dit  fièrement  : 

—  Guéri  de  cela?  Vous  croyez? 

Il  poussa  un  cri  d'extase  et  de  détresse.  Ses 
bras  se  tendirent  vers  l'adorable  vision,  comme 
pour  ^'étreindre  et  aussi  s'en  défendre,  et  il  se 
mit  à  pleurer,   ainsi  qu'un   entant,   des  larmes 


UNE    FEMME.  121 

tristes    qui  suivaient    le   creux   de    ses   rides. 

René,  cependant,  recouvrait  des  forces.  Le 
docteur  prescrivit  une  promenade  en  voiture. 
Lucie  choisit  comme  but  la  Forêt-Verte. 

En  route  elle  tenta  de  revivre  les  diverses 
étapes  de  sa  chute,  mais  bien  des  détails  s'étaient 
effacés,  et  elle  s'étonna  de  la  confusion  de  ses 
souvenirs.  Il  y  avait  très  longtemps,  lui  sem- 
blait-il, des  mois  et  des  mois,  qu'elle  n'avait 
considéré  les  poutres  en  X  de  cette  ferme,  en- 
tendu les  aboiements  de  ce  chien,  remarqué  le 
baiser  de  ces  deux  arbres,  là-haut.  Elle  ne  par- 
vint même  pas  à  reconstituer  la  phrase  que 
Richard  avait  prononcée  lors  de  sa  première 
caresse. 

Dans  la  forêt,  après  la  maison  du  garde,  sur 
ce  chemin  où  leurs  bouches  s'étaient  accolées, 
elle  ne  reconnut  rien  autour  d'elle,  et  elle  eut 
un  regret  mélancolique  de  ne  pouvoir  donner 
à  sa  faute  d'autre  décor  que  la  capote  fuyante 
d'un  cabriolet. 

Devant  la  borne  kilométrique  n°  6,  elle  arrê- 
ta la  voiture,  s'assit  au  revers  d'un  talus  et  vou- 
lut se  découvrir  une  émotion  légitime.  Mais 
elle  ne  put  se  rappeler  que  l'ardeur  désespé- 
rante de  Bichon  et  la  colère  grotesque  d'Amé- 
dée.  Et  il  lui  fallut  serrer  les  dents  et  fermer  les 
poings  pour  dompter  le  rire  déplacé  qui  gron- 
dait en  elle. 


122  UNE    FEMME. 

-  Au  retour,  l'enfant  fut  morose,  de  mauvaise 
humeur.  La, mère  fit  venir  Danègre.Il  conseilla 
le  repos  et  la  diète,  puis,  accompagnant  Lucie 
dans  sa  chambre,  il  la  tranquillisa. 

Elle  se  dégantait,  rassérénée, le  buste  penché 
en  une  pose  attentive,  les  joues  roses  et  la  bou- 
che fraîche  sous  sa  voilette  encore  baissée,  entre 
les  brides  en  velours  de  son  chapeau. 

Il  vit  sa  main  nue.  Une  pâleur  l'envahit  et  il 
recommença  ses  exhortations  : 

—  Du  courage...  ce  n'est  rien...  trop  tard 
dehors...  c'était  inévitable. 

Indéfiniment,  avec  une  sorte  d'inconscience, 
il  continuait  à  bredouiller  de  petits  bouts  de 
phrases.  Lucie  ne  bougeait  pas,  interdite,  son 
autre  gant  à  moitié  retourné.  Et  soudain,  de  ses 
doigts  crispés,  il  la  saisit  à  l'épaule  et  l'entraîna 
vers  la  chaise  longue. 

...  Il  s'en  alla,  sans  un  mot.  C'était  chez  cet 
homme  de  tempérament  froid  des  poussées  de 
désir  irrésistible  qui  le  jetaient  comme  une  brute 
sur  la  première-  venue.  Toujours  correct  dans 
l'exercice  de  son  art,  il  avait  parfois  des  coups 
de  folie  furieuse  à  l'aspect  d'un  coin  de  peau, 
d'une  mèche  de  cheveux,  d'une  posture  quel- 
conque. Sans  doute  connaissant  trop  chez  la 
femme  l'être  physiologique,  il  n'éprouvait  que 
du  dégoût  pour  cette  chair  qu'il  torturait  et 
découpait  journellement.    11  avait  vu   tant  de 


UNE    FEMME.  123 

vilains  corps,  tant  de  lignes  déformées,  tant  de 
maigreurs  hideuses,  tant  de  monstruosités,  tant 
de  malpropretés,  qu'un  dévêtement,  même  par- 
tiel, éteignait  en  lui  toute  ardeur.  Ses  sens,  par 
une  perversion  vainement  combattue,  ne  s'al- 
lumaient qu'auprès  d'une  femme  habillée,  coif- 
fée, cuirassée  d'une  robe. 

Lucie  ne  s'expliqua  jamais  sa  conduite.  Il 
demeura  pour  elle  obscur,  impénétrable.  Plu- 
sieurs fois  elle  voulut  l'interroger  ;  il  semblait 
ne  pas  entendre,  et  elle  y  renonça.  Ayant  l'in- 
tuition vague  de  sa  manie,  elle  ne  s'offrit  plus 
à  lui.  Des  séries  de  jours  passaient,  vides, 
identiques.  Puis  subitement,  sans  raison  appré- 
ciable, il  la  prenait. 

Elle  vécut  à  cette  époque  d'une  vie  délicieuse, 
non  qu'elle  aimât  le  docteur,  ni  qu'elle  s'en 
crût  aimée,  mais  il  lui  procurait  d'ineffables 
sensations.  Lui  présent,  elle  frémissait  dans 
l'attente  et  dans  la  crainte  continuelles  de  son 
attaque.  A  certaines  minutes,  elle  défaillait 
d'avance,  sûre,  à  l'expression  de  son  visage, 
d'être  emportée,  pétrie,  violentée.  Mais  souvent 
aussi,  il  s'emparait  d'elle  à  l'improviste,  et 
c'était  pour  Lucie  la  plus  exquise  jouissance, 
celte  agression  brusque,  au  milieu  d'un  mot, 
alors  que  nul  indice  ne  l'y  avait  préparée. 

Il  la  quittait  ensuite,  sans  un  adieu,  et  elle 
restait  là,  longtemps,  étourdie,  ne  comprenant 


124  UNE    FEMME. 

pas.  Qu'avait-elle  fait  ?  Qu'avait-elle  dit  qui  dé- 
terminât en  lui  cette  explosion  de  désirs?  Elle 
ne  se  souvenait  pourtant  d'aucun  geste  équi- 
voque, d'aucune  coquetterie. 

Incapable  de  trouver  une  cause  suffisante  à 
ces  crises,  elle  finit  par  les  attribuer  à  la  toute- 
puissance  de  sa  séduction.  Elle  se  créa,  de  cette 
manière,  de  belles  joies  d'orgueil. 

René  se  rétablit.  Dès  lors  sa  mère  simula  un 
malaise  qui  nécessita  la  visite  quotidienne  du 
docteur.  Ghalmin  n'y  assistait  que  rarement. 
Mais  l'appréhension  de  son  arrivée  doublait 
l'acuité  de  leurs  plaisirs. 

L'audace  de  son  amant  épouvantait  Lucie.  Il 
l'étreignait  au  hasard,  sans  nul  souci  de  la 
bonne  ou  du  mari  qui  pouvaient  survenir.  Un 
soir,  ce  fut  un  bruit  de  pas,  le  pas  de  Robert 
qui  désenlaça  leurs  bras.  Cette  nuit-là  des  cau- 
chemars la  réveillèrent  en  sanglots. 

Danègre  cependant  goûtait  fort  le  charme  de 
cette  liaison,  qui  régularisait  peu  à  peu  les  em- 
portements de  sa  nature,  et  il  multiplia  si  bien 
les  occasions  de  voir  sa  maitressequc  M.  Rouju- 
G avait  en  fut  alarmé. 

Corrigé  de  sa  forfanterie,  et  n'espérant  plus 
se  guérir,  parrain  rôdait  humblement  autour 
de  Lucie,  vaincu,  misérable,  et  il  avait  des 
attitudes  contrites  et  soumises  dont  elle  se  di- 
vertissait avec  méchanceté. 


UNE    FEMME.  125 

Maintes  fois,  il  croisa  le  docteur  ou  dut  atten- 
dre en  maugréant  l'issue  de  la  consultation  ; 
et  chacune  de  ces  fois,  il  eut  à  souffrir  des  ta- 
quineries que  Lucie  lui  prodiguait.  Il  le  remar- 
qua. Des  faits  insignifiants  le  frappèrent.  Une 
angoisse  le  mordit  au  cœur.  Le  supplice  du 
doute  lui  fut  bientôt  si  intolérable  qu'il  préféra 
l'horrible  certitude.  Choisissant  une  heure  où 
Mme  Ghalmin  lui  avait  manifesté  de  la  compas- 
sion, il  prononça  d'un  ton  hésitant  : 

—  Ne  crains-tu  pas  que  l'on  ne  suspecte  à  la 
fin  les  assiduités  du  docteur  ? 

—  Pourquoi  cela?  je  suis  malade,  il  me  soi- 
gne, voilà  tout. 

—  Il  te  soigne,  c'est  l'excuse  apparente,  mais 
tu  ne  me  soutiendras  pas  que  ton  état  l'oblige  à 
s'enfermer  dans  ta  chambre  soir  et  matin  ? 

—  Et  vous  en  concluez  ? 

—  J'en  conclus  que  vos  entretiens  n'ont  pas 
exclusivement  rapport  à  ton  indisposition. 

Elle  dit,  très  calme  : 

— Vousn'avez  peut-être  pas  tort,  j'en  conviens. 
Il  la  regarda,  tremblant  maintenant  à  l'ap- 
proche de  la  vérité,  et  il  suppliait: 

—  Tais-toi,  oh  !  Lucie,  tais-toi!  ne  me  rends 
pas  fou  ! 

Elle  se  détira  et  baissa  les  paupières  comme 
pour  s'assoupir.  Cette  indifférence  accrut  sa 
douleur,  et  il  haleta  : 


126  UNE    FEMME. 

—  Eh  bien  !  non,  parle,  j'aime  autant  savoir. 

—  Savoir  quoi?  fit-elle. 

Il  se  glissa  jusqu'à  son  oreille,  incapable  de 
formuler  à  haute  voix  cette  accusation  : 

—  C'est  ton  amant,  n'est-ce  pas? 
Quelque  chose  de  plus  fort  qu'elle,  l'ennui 

de  mentir,  le  besoin  d'un  épanchement,  ou  plu- 
tôt un  instinct  mauvais,  lui  imposa  sa  réponse. 
Elle  dit  : 

—  Oui,  c'est  mon  amant. 

Il  resta  confondu  d'abord.  Malgré  tout,  il 
croyait  en  son  honnêteté,  et  cet  aveu  fut  pour 
lui  un  coup  imprévu,  formidable.  Puis  il  eut 
l'envie  furieuse  de  la  battre  et  de  la  traîner 
par  les  cheveux  comme  une  fille.  Et  des  injures 
lui  vinrent  qu'il  lui  jeta  à  la  face  avec  un  mépris 
haineux  : 

—  Et  c'est  ça  que  j'ai  respecté...  car  tu  auras 
beau  te  défendre...  si  je  ne  t'ai  pas  eue,  c'est 
que  je  ne  t'ai  pas  voulue...  je  n'avais  qu'à 
étendre  la  main.. .  As-tu  dû  te  moquer  de  moi  ! 
Un  gaillard  de  mon  espèce,  se  laisser  rouler 
par  une  débutante  ! 

Il  se  reprit  en  riant  : 

—  Toi,  une  débutante!  disons  plutôt  une 
rouée,  une  farceuse.  Quand  je  pense  que  je 
t'ai  refusée,  ai-jc  été  assez  naïf! 

Là  surtout  le  brûlait  sa  blessure  '.  Il  croyait 
sincèrement  l'avoir  dédaignée,  et  se  souvenanl 


UNE    FEMME.  121 

de  quelques  scrupules  confus  dont  il  s'était 
d'ailleurs  vite  débarrassé,  il  se  reprochait  sa 
délicatesse  comme  d'autres  leurs  crimes.  Il  lui 
demanda  : 

—  Tu  l'aimes,  ce  monsieur  ? 

Elle  repartit,  toujours  nonchalante  : 

—  Pourquoi  pas  !  Il  est  bel  homme,  instruit, 
spirituel...  et  jeune,  lui  ! 

Il  courba  la  tête  : 

—  C'est  vrai,  moi,  je  suis  vieux,  et  les  vieux, 
ça  ne  compte  pas...  Et  pourtant,  ajouta-t-il 
tristement,  moi  je  t'aime  comme  pas  un  d'eux 
ne  t'aime...  et  depuis  bien  des  années  ! 

Durant  une  semaine  elle  ne  le  revit  point.  Il 
reparut,  puis  disparut  encore.  Elle  apprit  qu'il 
voyageait. 

Mme  Chalmin  prépara  son  départ  pour  lesbains 
de  mer  plusieurs  jours  auparavant.  La  conduite 
de  Danègre  la  déroutait.  Elle  ignorait  ses  in- 
tentions. S'écriraient-ils?  Se  retrouverait-on  à 
Dieppe,  ou  seulement  au  retour?  Mais  l'aspect 
des  malles  éparses,  des  casiers  gonflés,  des  ti- 
roirs vides,  tout  ce  désordre  qui  annonçait  la 
séparation  immédiate,  ne  purent  rompre  son 
silence. 

Alors,  la  veille,  s'armant  de  courage  elle 
l'apostropha  : 

—  C'est  demain  que  je  m'en  vais,  tu  sais,  tu 
n'as  rien  à  me  recommander  ? 


428  UNE    FEMME. 

Il  fit  signe  que  non. 

—  Et  des  vacances  tu  ne  t'en  accordes  pas  ? 

—  Si,  dit-il,  je  vais  en  Suisse,  à  Evian. 
Un  peu  émue,  elle  soupira  : 

—  A  bientôt  donc,  mon  ami. 
Il  répéta  : 

—  A  bientôt,  et  lui  toucha  le  front  de  ses 
lèvres. 

Elle  fut  sur  le  point  d'implorer  une  parole  plus 
cordiale,  plus  affectueuse,  pour  cet  adieu  qu'elle 
devinait  le  dernier.  Mais  elle  sentit  qu'elle  n'y 
avait  aucun  droit.  Ils  ne  s'aimaient  pas.  De  cour- 
tes étreintes  les  avaient  unis,  viles,  grossières, 
distancées.  Un  intervalle  plus  long-  commen- 
çait... Elle  le  laissa  partir. 

A  Dieppe,  elle  entama  deux  intrigues,  l'une 
avec  un  jeune  homme  de  Paris,  élégant,  ama- 
teur de  chevaux,  soucieuxde  sa  toilette,  l'autre, 
avec  le  premier  violon  de  l'orchestre,  une  figure 
blafarde,  encadrée  de  cheveux  d'ébène. 

Elles  n'aboutirent  point,  sans  qu'elle  sût  pour- 
quoi. L'été  fut  maussade.  Elle  s'ennuya,  vit  à 
peine  M.  Bouju-Gavart,  et  revint  à  Rouen 
avide  de  plaisirs. 


III 


Un  dimanche  de  foire  Saint-Romain,  en  al- 
lant au  cirque  avec  l'enfant,  Robert  arrêta  sa 
femme  devant  la  boutique  d'un  Russe,  dont  il 
avait  remarqué  la  collection  de  fourrures. 

A  l'affût  derrière  son  étalage,  Markoff  sou- 
riaitd'un  air  engageant  aux  flâneurs  qu'attiraient 
son  bonnet  de  loutre  et  sa  tunique  de  velours 
noir,  dont  l'étoffe  se  tendait  comme  une  cui- 
rasse sur  son  buste  large.  Il  était  grand,  fort  et 
d'aspect  débonnaire. 

Lucie  marchanda  une  garniture  d'astrakan 
pour  manchon.  Il  la  laissait  à  cinquante  francs. 
Elle  se  récria,  trouvant  le  prix  trop  élevé. 

Mais  durant  toute  la  représentation,  et  au 
cours  de  la  soirée,  elle  reparla  si  souvent  de  ce 
morceau  de  fourrure  que  Robert  lui  dit  le  len- 
demain : 


130  UNE    FEMME. 

—  Tiens,  voilà  de  l'argent,  dépense-le  à  la 

guise. 

De  rares  promeneurs  erraient.  Des  nuages 
lourds  écrasaient  la  ville.  L'un  d'eux  creva,  et 
la  jeune  femme  se  réfugia  sous  l'avancement  en 
planches  qu'offrait  la  boutique  de  Markoff.  Il  fit 
preuve  d'une  complaisance  inépuisable.  Il  dé- 
balla toutes  ses  peaux  de  bêtes,  dépouilles  ava- 
riées de  martres,  de  zibelines,  de  renards,  d'ours, 
de  marmottes.  Et  à  chaque  exhibition,  il  aflir- 
mait  d'un  air  convaincu  : 

—  C'est  joli,  ça  ! 

Même  il  la  jugea  digne  d'admirer  un  tas  d'ob- 
jets achetés  un  peu  partout  et  qu'il  réservait  aux 
amateurs,  des  ceintures  à  clous  d'argent,  des 
broderies  roumaines,  des  sabres  japonais,  des 
cristaux  de  Damas,  des  carabines,  des  mors, 
des  étriers. 

Quant  il  eut  bouleversé  son  magasin,  l'averse 
continuait,  furieuse.  Il  eut  un  geste  désole: 

—  Pauvre  madame  ! 

Alors,  pour  la  distraire,  il  se  mit  à  causer  de 
son  pays,  de  sa  Femme,  de  sa  demeure  dont  il 
expliqua  la  forme  et  la  disposition.  Il  raconta 
ses  voyages.  Il  décrivit  de  lointaines  cités  aux- 
quelles il  donnait  des  noms  inconnus.  Et  il  em- 
ployai! un  jargon  bizarre,  hérissé  de  locutions 
incorrectes,  compliqué  de  mots  étrangers,  pleins 
d'images  pittoresques  et  aaïves. 


UNE    FEMME.  131 

Sans  chercher  à  comprendre  le  sens  des  pa- 
roles, Lucie  l'écoutait.  Il  avait  une  voix  d'un 
charme  inexprimable  qui  prêtait  de  la  douceur 
aux  sons  rauques  de  sa  langue.  S'il  se  taisait, 
elle  l'interrogeait  pour  que  ne  cessât  point 
l'ivresse  subie.  Et  il  continuait,  de  son  accent 
profond  et  sincère,  aux  inflexions  chantantes. 
Elle  fit  de  telles  acquisitions  et  à  des  prix  si  éle- 
vés que  son  mari  le  lui  reprocha  vivement. 
Elle  n'en  fréquenta  pas  moins  MarkofF,  mais  en 
cachette  le  plus  souvent,  et  sans  rien  acheter. 

Le  mauvais  temps  persistai  t.  Peu  de  personnes 
se  risquaient  à  la  foire.  Elle  s'oubliait  auprès  de 
lui,  sansredouter  de  fâcheuses  rencontres.  Par- 
fois la  pluie  chassait  avec  tant  de  violence  que 
Lucie  montait  une  marche  et  s'abritait  à  l'entrée 
de  la  cabane. 

Dès  les  premiers  jours,  elle  le  tutoya,  natu- 
rellement, sans  effort,  comme  un  être  de  race 
inférieure  à  la  sienne.  Markoff,  que  guidait  son 
flair  de  marchand  âpre  au  gain,  la  traitait  en 
idole.  Cette  aventure  l'intimidait.  Il  ne  savait 
au  juste  ce  que  lui  voulait  cetLe  femme.  Aussi, 
craignant  de  l'irriter,  il  se  contentait  de  la  re- 
garder avec  extase.  Il  avait  des  silences  rêveurs 
et  des  mélancolies  significatives. 

Elle,  l'accablait  de  ses  coquetteries  les  plus 
savantes.  Elle  lui  servit  tout  son  répertoire  de 
grâces  mièvres  et  de  petits  cris  badins.  Elle  eut 


132  UNE  FEMME. 

tour  à  tour  des  gentillesses  et  des  duretés,  fut 
enjôleuse,  charmeuse,  mignonne,  enveloppante. 
Et  ils  se  battaient  ainsi  galamment,  lui  à  l'aide 
de  supplications  muettes,  elle  à  coups  d'œil- 
lades  incendiaires. 

Leurs  rapports  devinrent  plus  familiers.  En 
palpant  les  fourrures,  leurs  doigts  se  touchaient. 
Lucie  ne  retirait  pas  les  siens,  et  ils  ne  bou- 
geaient plus,  éternisaient  la  sensation  déli- 
cieuse de  ce  contact.  Il  s'enhardit  même,  courbé 
à  terre,  jusqu'à  lui  presser  la  main  contre  ses 
lèvres  en  balbutiant  d'un  ton  passionné  des 
mots  qu'elle  ne  saisit  point.  Debout,  le  corps 
tourné  vers  les  passants,  elle  savourait  l'adora- 
tion de  cet  homme,  dont  elle  sentait  sur  sa  peau 
les  larmes  brûlantes,  et  elle  songeait  orgueil- 
leusement à  l'étrangeté  de  cet  amour. 

Un  soir,  vers  cinq  heures,  elle  le  surprit  qui 
préparait  du  thé.  Il  tombait  un  brouillard  dense. 
Les  magasins,  en  face,  fermaient.  Elle  pénétra 
bravement  dans  le  fond  de  la  boutique,  der- 
rière L'étalage.  C'était  un  couloir  étroit  qu'occu- 
paient, à  une  extrémité,  un  tabouret  et  un  petit 
poêle  et,  à  l'autre,  un  lit  composé  de  coussins. 

—  C'est  là  que  tu  dors  et  que  tu  manges  ? 
dit-elle. 

—  Oui,  c'est  là. 

Elle  s'assit.  Il  Lui  offrit  une  tasse.  Elle  la  vida, 
ainsi  qu'une  seconde  et  une  troisième.  Ensuite 


UNE    FEMME.  133 

elle  s'étendit  sur  les  coussins  et  fuma  des  ciga- 
rettes du  Levant. 

Une  lanterne  les  éclairait. Markoff  s'agenouilla. 
Délicatement  il  défît  les  bottines  boueuses,  sécha 
les  bas  humides  entre  ses  paumes  jointes,  et  lui 
baisa  les  pieds  et  les  jambes. 

Quand  elle  partit,  il  osa  dire,  très  bas  : 

—  Si  tu  veux,  demain,  toujours,  à  la  nuit,  je 
fermerai...  tu  frapperas  ici. 

Et  il  désignait  une  petite  porte  située  au  fond 
de  la  cabane. 

Elle  ne  répondit  pas. 

Elle  se  leva,  le  jour  suivant,  avec  la  certitude 
qu'elle  n'irait  pas  au  rendez-vous  de  Markoff. 
Elle  se  refusait  intérieurement  à  cette  chute, 
non  que  l'homme  lui  déplût,  mais  par  une  sorte 
de  honte  irraisonnée. 

Après  le  déjeuner,  elle  rejoignit  sa  mère  chez 
la  couturière.  Elles  firent  ensemble  plusieurs 
courses.  Soudain,  à  quatre  heures,  Lucie  allé- 
guant une  forte  migraine  quitta  Mmc  Rame],  tra- 
versa le  jardin  Solferino  et  gravit  la  rue  Bou- 
vreuil. Ami-chemin,  elle  avisa  un  monsieur  qui 
arpentait  le  trottoir,  le  menton  enseveli  dans 
le  col  de  son  pardessus,  la  tournure  furtive.  Elle 
reconnut  M.  lîouju-Gavart. 

De  temps  à  autre  il  collait  son  œil  à  la  vitrine 
d'un  magasin  où  des  ouvrières  repassaient.  Elle 
l'accosta  et,  s'emparant  de  son  bras  : 


i:U  UNE    FEMME. 

—  Je  vous  y  pince  à  m'être  infidèle.  Si  vous 
tenez  à  mon  pardon,  il  faut  m'escorter. 

Il  obéit  machinalement.  Aussitôt  Mmc  Chal- 
min  reprit  : 

—  Allons,  parrain,  expliquez-moi  votre  con- 
duite. Il  y  a  quelques  mois,  on  ne  voyait  que 
vous,  vous  m'aimiez,  vous  soupiriez,  et  puis, 
tout  à  coup,  vous  me  faites  faux  bond  sans 
môme  m'avertir. 

11  avançait  péniblement,  par  un  elïorl  visible, 
le  dos  courbé.  A  la  clarté  d'un  réverbère,  elle 
constata  l'altération  de  ses  traits. 

Il  repartit  avec  lassitude  : 

—  Hélas!  tu  n'as  pas  à  être  jalouse,  rien  ne 
pourra  me  délivrer  de  toi.  Et  puis,  que  t'importe  ! 
n'en  as-tu  pas  d'autres  que  moi  pour  t'aimer? 
Tu  le  sais  bien,  c'est  cela  surtout  qui  m'éloigne. 
J'en  sou  (Ire  trop. 

Elle  eut  pitié  de  lui  et  gaiement  : 

—  Non,  vrai,  parrain,  vous  avez  [iris  ça  au 
sérieux,  vous,  un  vieux  «  routier  »,  comme  vous 
dites  !  Vous  n'avez  pas  vu  que  je  plaisantais  ! 

Après  une  pause,  elle  grommela  d'un  t"ii 
pincé  : 

—  Quelle  belle  opinion  vous  avez  de  moi! 

Il  ne  la  crut  pas,  mais  un  peu  de  bien-être 
l'en* ahii.  el  comme  à  La  foire,  elle  tentait  de  se 
débarrasser  de  lui,  il  supplia  : 

—  Je   t'en  prie,   laisse-moi   l'accompagner, 


UNE    FEMME.  135 

cela  me  fait  plaisir  de  te  revoir,  malgré  tout. 

Elle  devait  décliner  son  olïre,  accepter  était 
déloyal  et  cruel,  contraire  au  mouvement  géné- 
reux qui  l'avait  engagée  à  mentir.  Elle  le  sentit, 
et  pourtant  ne  le  renvoya  point. 

Ils  tournèrent  adroite,  et  cent  pas  après,  elle 
s'esquivait  en  disant  : 

—  Promenez-vous  jusqu'à  la  place  Beauvoi- 
sine,  je  vous  rejoins. 

Elle  se  glissa  par  l'intervalle  qui  séparait 
deux  boutiques.  Derrière,  elle  suivit  le  passage 
resserré  qui  longe  les  habitations,  lugubre,  sale, 
obstrué  de  caisses  éventrées  d'où  jaillissent  des 
monceaux  de  paille.  De  rares  becs  de  gaz  la  gui- 
daient. Elle  se  heurta  contre  une  échelle, 
marcha  dans  le  ruisseau,  et  les  pierres  du  che- 
min lui  blessaient  les  pieds.  Puis,  où  s'adresser? 
Comment  s'y  reconnaître  parmi  toutes  ces  ba- 
raques semblables?  Se  rappelant  enfin  le  nu- 
méro de  la  maison  opposée,  elle  réussit  à  le  dé- 
couvrir. Alors  elle  aperçut  la  porte  basse. 

Une  hésitation  l'arrêta.  Son  cœur  battait, 
désordonné.  La  nécessité  d'accomplir  elle-même 
une  démarche  décisive  la  troublait.  Somme 
toute,  ses  deux  premières  fautes  avaient  l'excuse 
des  sens,  d'une  défaillance  irréfléchie.  Elle 
n'avait  fait  que  succomber.  Là,  il  fallait  agir. 
Elle  s'y  détermina  tout  d'un  coup  et,  s'appro- 
chant,  frappa. 


136  UNE    FEMME. 

M.  Bouju-Gavart  attendit  une  heure  entière. 
D'abord  il  ilàna  devant  les  étalages.  Des  légions 
de  poupées,  des  carrés  de  pain  d'épice,  des  tas 
de  nougats,  des  couteaux,  des  lorgnettes,  atti- 
rèrent successivement  son  attention.  A  tout  ins- 
tant, il  consultait  sa  montre,  étonné  de  ce 
retard.  Place  Beauvoisine,  les  cloches  et  les 
tambours  des  saltimbanques  faisaient  un  tu- 
multe discordant.  Sur  une  estrade,  un  couple, 
qui  vendait  des  romances,  chantait  en  raclant 
du  violon,  à  la  lueur  triste  d'une  bougie. 

Il  les  écouta,  déchiffra  l'enseigne  d'une 
auberge,  une  croix  enlacée  par  un  cygne,  avec 
ces  mots  en  grosses  lettres  :  «  Au  Cygne  de  la 
Croix  »,  puis  redescendit  le  boulevard.  Une 
inquiétude  germait  en  lui.  Il  flaira  quelque 
infamie  et  se  remémorant  les  dures  souffrances 
déjà  supportées,  ses  fuites,  ses  guérisons,  ses 
rechutes,  il  se  repentit  amèrement  de  l'avoir 
accompagnée. 

Un  souvenir  l'assaillit:  la  semaine  précé- 
dente, Chalmin  s'était  plaint  des  dépenses  de 
sa  femme  chez  un  Russe.  A  tout  hasard,  il  s'in- 
forma près  d'un  marchand  de  jouets.  On  lui 
montra  la  boutique  de  Markoff.  Elle  était 
close. 

Une  peur  lui  brisa  les  jambes.  Il  dut  s'adosser 
à  un  arbre,  et  il  attendit,  les  yeux  lixés  sur  l'en- 
droit désigné.  Il   en  vit   sortir   M""'   Chalmin. 


UNE    FEMME.  137 

Ils  s'en  allèrent.  Et  Lucie  s'exclama,  heureuse, 
sans  intention  méchante  : 

—  Ouf!  ça  y  est! 

Elle  le  sentit  qui  frissonnait  de  tout  son 
corps.  Il  n'eut  cependant  aucune  révolte.  Ils 
continuèrent  leur  route,  silencieux. 

Plusieurs  fois  encore,  elle  recommença  cette 
escapade.  Robert  ne  la  questionnant  jamais, 
elle  partait  à  la  nuit  tombante  et  rentrait  au 
moment  du  repas.  Mais  la  discrétion  bonasse 
de  son  mari  la  lassa.  Et  moins  pour  lui  donner 
confiance  que  pour  le  duper,  elle  lui  rendit 
compte  de  sa  vie  avec  cette  précision  de  détails 
et  cette  abondance  de  preuves  qui  sont  chez  les 
femmes  des  symptômes  si  graves  de  culpabi- 
lité. 

A  telle  heure  elle  faisait  une  visite  telle  rue  ; 
à  telle  autre,  elle  saluait  telle  personne.  Dans 
ce  magasin,  elle  achetait  ceci,  dans  cet  autre, 
cela  —  et  elle  tirait  d'une  armoire  quelque 
étoffe  ou  quelque  dentelle  sans  emploi. 

Son  bavardage  la  grisait.  Elle  s'embarquait 
dans  des  histoires  extravagantes,  citant  des 
conversations,  inventant  les  réponses  textuelles 
de  son  interlocuteur,  ses  jeux  de  physionomie, 
son  costume,  sa  pose,  s'embrouillant,  se  con- 
tredisant, compliquant  sa  fable  d'incidents  inu- 
tiles, propres  à  la  démasquer.  L'articulation 
d'un  mensonge  lui  procurait  une  volupté  qu'ai- 


L38 


UNE    FEMME. 


guisait  une  angoisse  continue.  Un  fait  insi- 
gnifiant lui  devenait  agréable,  dès  qu'elle  l'avait 
suffisamment  travesti.  Un  fait  en  tous  points 
imaginé  lui  semblait  un  exploit  dont  elle  s'enor- 
gueillissait. 

Avec  le  Russe,  cet  instinct  perfide  s'exerça 
d'une  autre  manière.  Pour  lui  comme  pour 
Amédée,  elle  embellit  son  existence.  Ne  pou- 
vant prétendre  entre  ses  bras  à  une  vertu  aus- 
tère, elle  se  confectionna  un  passé  romanesque. 
Elle  l'éblouit  par  des  aveux  où  retentissaient 
des  noms  de  nobles,  d'hommes  publics,  de 
mondains  célèbres,  d'artistes  en  vogue. 

La  passion  de  Lemercier,  enjolivée,  idéali- 
sée, lui  fournit  une  séance.  Celle  du  musicien 
de  Dieppe,  transformé  en  compositeur  génial. 
remplitla  seconde.  La  troisième  fut  consacréeà 
Richard  dont  elle  fit  un  gros  commerçant  méri- 
dional. 

Danègre  aussi  et  «  parrain  ■•  défilèrent,  1  un 
sombre  ligure,  émgmatique  et  terrifiante,  l'autre 
brûlé  de  désirs,  hâve,  amaigri,  pitoyable. 

Et  tout  cela  coulait  naturellement,  paisible- 
ment, comme  l'eau  d'un  fleuve.  Les  mots  et  les 
anecdotes  lui  venaientsans  qu'elle  les  cherchât. 
Elle  débitait  ses  exagérations  comme  d'autres 
énoncent  des  vérités,  sans  plus  de  honte  m  de 
rougeur,  sans  même  se  douter  de  sa  Eourbene. 
Elle  aimait,  sur  les  coussins  de  Markoff,  ces 


UNE    FEMME.  139 

entretiens  à  mi-voix,  qu'elle  suspendait  pour 
boire  une  tasse  de  thé  ou  fumer  une  cigarette. 
Cette  liaison,  d'ailleurs,  lui  valut  d'inoubliables 
instants.  Outre  qu'elle  jugeait  peu  banales  ces 
étreintes  au  fond  d'une  baraque,  dans  ce  cadre 
de  fourrures  et  de  bibelots  précieux,  avec  le 
hurlement  du  vent  ou  le  bruit  monotone  de  la 
pluie  qui  s'égoutte,  elle  apprit  là  quelques  sen- 
sations notables.  Markoff  lui  révéla  un  amour 
nouveau,  l'amour  humble  et  prosterné.  Des 
fois,  il  lui  ôtait  sa  robe  et  l'affublait  de  toisons 
rares,  aux  longs  poils  soyeux.  Par  des  entre- 
bâillements, la  peau  blanche  luisait.  Il  tombait 
à  genoux  et  se  frappant  le  front  contre  le  plan- 
cher, il  l'adorait  —  tandis  qu'elle,  assise,  le 
torse  droit,  hautaine,  impassible  comme  une 
divinité,  respirait  l'encens  de  ce  culte  fervent. 

Ses  caresses  aussi  lui  semblaient  d'un  goût 
particulier.  Tant  de  choses  distinguaient  cet 
homme  de  ceux  qu'elle  avait  connus.  Étant 
d'une  autre  contrée,  d'une  autre  religion,  d'une 
autre  race,  il  devait  inévitablement  produire  une 
impression  physique  différente.  Ses  habitudes 
et  ses  procédés  ne  pouvaient  être  les  mêmes. 
Elle  accepta  cette  idée  si  aveuglément  qu'elle 
négligea  de  la  vérifier.  Markoff  lui  parut  tel 
qu'elle  le  désirait. 

La  présence  ordinaire  de  M.  Bouju-Gavart,  à 
quelques  pas  de  la  boutique,  ajoutait  encore  à 


140  UNE    FEMME. 

l'originalité  de  ces  entrevues.  Lucie  le  savait  là. 
Elle  le  cueillait  au  sortir.  Dès  le  début,  il  lui 
avait  dit  : 

—  C'est  fini,  mon  mal  n'a  pas  de  remède,  du 
moins  comme  cela  je  puis  te  servir  en  cas  d'a- 
lerte... d'autant  plus  que  j'ai  surpris  sur  toi, 
de  droite  et  de  gauche,  quelques  propos  équi- 
voques. 

Et  il  attendait,  affalé  contre  son  arbre. 

En  réalité,  quoique  malheureux,  il  se  tar- 
guait d'une  souffrance  qu'il  était  loin  d'éprou- 
ver. Son  entêtement  à  se  morfondre  auprès  de 
cette  masure  où  deux  êtres  se  possédaient,  ca- 
chait, plutôt  que  de  la  sollicitude,  la  satisfac- 
tion d'un  instinct  pervers. 

Nul  espoir  ne  le  soutenait.  Les  caprices  de 
Lucie,  dont  il  aurait  dû  tirer  bon  augure,  le  dé- 
courageaient au  contraire.  Il  la  croyait  sen- 
suelle. Elle  choisissait  des  amants  jeunes,  aptes 
à  l'assouvir,  et  ne  pouvait  que  dédaigner  les 
baisers  d'un  vieillard.  Aussi,  ne  profitant  p'as 
de  cette  déchéance,  il  eut  des  remords  de  la- 
voir provoquée.  La  responsabilité  absolue  en 
incombait  à  lui,  à  ses  conseils,  à  son  influence, 
à  son  exemple,  à  ses  théories. 

[1  essaya  de  la  sermonner.  Elle  le  railla.  Im- 
puissant, il  subit  sa  défaite.  Mais  des  révoltes 
terribles  le  déchaînaient  souvent  contre  elle.  Il 
l'accablait  d'invectives  grossières. 


UNE    FEMME.  14I 

La  foire  touchait  à  son  terme.  Un  jour,  arrê- 
tant sa  filleule  au  milieu  du  boulevard,  il  lui 
lança  : 

—  Markoff  va  s'en  aller;  toi,  que  feras- tu? 
Elle  chantonna  : 

—  Bah  !  j'en  prendrai  un  autre. 

—  Et  après? 

—  Un  autre  encore. 

Il  lui  tordit  le  bras  si   violemment  qu'elle  eu 
gémit. 

—  Et  moi,  jamais? 

Elle  éclata  de  rire,  puis  soudain, sérieuse,  ré- 
pliqua lentement  : 

—  Vous?...  Vous?...  Eh  bien...  quand  vous 
voudrez. 

Cette  réponse  l'étourdit  et,  le  cerveau  trouble, 
incapable  de  la  suivre,  il  la  regardait  s'éloigner, 
se  perdre  dans  l'ombre  avec  la  grâce  onduleuse 
de  sa  silhouette  et  le  balancement  rhythmé  de 
son  buste  sur  ses  hanches. 

Dès  lors,  il  l'évita.  Une  suprême  fois,  il  es- 
saya de  se  sou  straire  à  sa  domination.  Il  avait 
peur  de  cette  chair  qui  dévorerait  la  sienne, 
peur  d'une  liaison  où  sombrerait  toute  son 
énergie,  où  ne  lui  serait  épargnée  nulle  bas- 
sesse, peur  de  cette  femme,  de  sa  duplicité,  de 
son  inconscience,  de  son  égoïsme,  peur  d'en 
pleurer,  peur  d'en  mourir.  La  possibilité  de 
l'avoir  l'effrayait,  comme  un   crime  tentant  et 


142  UNE    FEMME. 

productif  qu'on  pourrait  commettre  en  levant 
un  doigt.  Un  mot,  et  le  lendemain,  sur  l'heure 
même,  elle  se  donnait.  Ce  mot,  il  n'osait  le  dire. 

Le  Russie  prolongea  son  séjour  jusqu'à  la 
limite  permise.  Mais  les  dernières  semaines  se 
traînèrent,  monotones.  Lucie  manqua  plusieurs 
rendez-vous.  Elle  commençait  à  se  fatiguer  de 
lui.  11  lui  manifestait  une  affection  tropservile. 
Comment  s'attacher  à  un  homme  qui  baise  la 
poussière  de  vos  souliers? 

Par  contraste,  elle  rêvait  d'un  maître  dont 
elle  subirait  le  joug,  et  elle  pensait  plus  à  cet 
être  imaginaire  qu'à  son  amant  actuel.  Elle 
était  lasse  de  ces  amours  fugitives.  L'intérieur 
d'iuie  voiture,  la  chambre  nuptiale  ouverte  à 
tout  venant,  la  boutique  d'un  forain,  cela  ne  lui 
suflisait  plus.  Certains  de  ses  désirs  ne  trou- 
vaient pas  ainsi  leur  réalisation.  On  prenait  son 
corps,  on  ne  l'admirait  point.  Maintenant  qu'elle 
connaissait  la  volupté  défendue,  au  fond  tou- 
jours pareille  et  décevante,  il  lui  fallait  des  joies 
d'un  autre  ordre.  Son  orgueil  surtout  réclamait 
ses  droits. 

Sans  le  savoir,  elle  aspirait  à  quelque  chose 
de  plus  régulier  et  de  plus  stable,  de  plus  pro- 
saïque et  de  plus  commode,  une  sorte  d'adul- 
tère plus  conjugal. 

Le  jour  où  partait  Markolï.  il  voletait  des 
flocons  de  neige.  Son  déjeuner  fini,  Lucie  B'ap- 


UNE    FEMME.  li.'i 

prêta  sans  entrain.  La  veille,  Robert  l'avait  me- 
née au  théâtre.  Ses  paupières  papillotaient. 
Mal  disposée,  elle  redoutait  le  froid  du  dehors. 
Un  bon  feu  brûlait.  Elle  s'assit,  ferma  les  yeux 
et  s'assoupit. 

A  son  réveil,  quatre  heures  sonnaient  à  la 
pendule.  Elle  tressauta.  C'était  l'heure  fixée. 
Aussitôt  elle  réfléchit  qu'en  se  pressant  elle  ar- 
riverait pour  les  adieux.  Mais  une  torpeur  in- 
vincible paralysait  ses  membres.  Elle  grelottait. 
Le  feu  s'était  éteint.  Alors  elle  se  dit: 

—  S'il  m'attend,  il  peut  bien  m'attendre  en- 
core. 

Elle  alluma  un  fagot  et  le  couvrit  de  bûches. 
La  flamme  pétilla,  réconfortante.  Les  minutes 
s'enchaînèrent.  La  nuit  vint.  Et  Lucie  ne  bou- 
geait pas, les  coudes  sur  les  genoux, la  tête  sous 
le  manteau  de  la  cheminée,  l'esprit  engourdi, 
vide  dépensées. 

Il  s'ensuivit  une  des  ces  périodes  d'apathie 
que  traversent  les  femmes,  où  elles  négligent 
leur  toilette,  errent  de  tous  côtés,  débraillées, 
en  savates  et  en  peignoir  sale.  Elle  mangeait 
aux  repas,  dormait  au  lit,  et  le  reste  du  temps 
bâillait  et  geignait.  Elle  entreprit  l'éducation  de 
René,  acheta  un  alphabet  pourvu  d'images,  mais 
fut  si  vexée  que  son  propre  fils  ne  pût  pas  lire 
après  une  première  leçon,  qu'elle  le  punit  ot  le 
jugea  d'intelligence  médiocre. 


144  UNE    FEMME. 

Plusieurs  ouvrages  de  couture  qu'elle  entama 
simultanément  furent  laissés  en  plan.  Elle  ris- 
qua quelques  promenades  :  elle  rentrait  exté- 
nuée. Rien  ne  la  divertissait. 

Un  matin,  comme  Robert  l'avait  quittée  pour 
accomplir  une  tournée  aux  environs,  un  com- 
missionnaire lui  apporta  une  lettre.  Elle  la  dé- 
cacheta. C'était  l'écriture  de  son  parrain.  Elle 
lut  ces  mots  : 

«  Aujourd'hui,  deux  heures,  place  du  Vieux- 
Marché.  Me  suivre  de  loin.  » 

Elle  y  alla. 


IV 


Ils  eurent  une  année  de  liaison  heureuse  et 
sans  secousses. 

M.  Bouju-Gavart  avait  loué  une  chambre  gar 
nie,  rue  Saint-Georges,  dans  une  maison  d'ap- 
parence convenable. 

On  y  accédait,  du  palier,  par  un  couloir  spé- 
cial, encombré  d'objets  hors  d'usage.  La  pièce 
était  grande,  propre  et  froide.  De  la  toile  blanche 
habillait  le  lit  et  les  fenêtres.  Une  cheminée  de 
bois  noir  portait  une  pendule  sans  aiguilles  et 
deux  chandeliers  de  verre  opaque  représentant 
des  femmes  nues,  dans  la  tète  desquelles  étaient 
plantées  des  bougies.  Une  carpette  de  feutre 
s'étalait  devant  le  foyer.  Il  y  avait  de  vieux  fau- 
teuils confortables  et  une  armoire  immense  où 
se  cachait  une  toilette. 

M.  Bouju-Gavart  compléta  cet  ameublement 
par  l'adjonction  de  quelques  gravures  licen- 

9 


146  ONE    FEMME. 

cieuses,  d'une  peau  d'ours  noir,  d'une  paire  de 
pantoufles  en  fourrure,  d'une  vareuse  ouatée 
et  d'une  cave  à  liqueurs  bien  fournie. 

C'était  l'hiver.  Il  arrivait,  lui,  après  son  dé- 
jeuner, allumait  du  feu,  se  parfumait  les  cheveux 
etla  moustache,  se  gargarisait  avec  de  la  menthe, 
recouvrait  ses  ongles  d'une  pâte  spéciale,  s'as- 
souplissait les  muscles  par  des  mouvements 
réglés  et  s'enduisait  le  corps  d'aromates  subtils. 
Puis  il  s'étendait,  et  des  heures  passaient. 

Les  premiers  mois,  ces  attentes  souvent  lon- 
gues lui  furent  terribles.  Il  doutait  toujours 
qu'elle  consentit  à  revenir.  Une  fantaisie  l'avait 
conduite  auprès  de  lui,  une  autre  l'en  détour- 
nerait, et  il  se  désespérait  de  sentir  sa  chair 
inassouvie,  plus  esclave  que  jamais. 

Le  bruit  de  ses  pas  dans  le  couloir  le  soule- 
vait. Tout  de  suite  il  l'entraînait  en  pleine  lu- 
mière. Et  il  lui  secouait  les  mains  en  balbutiant  : 
«  Merci...  merci...  » 

Pour  atteindre  à  la  lassitude,  il  multiplia  les 
entrevues  et  tenta  de  s'épuiser,  mais  son  désir 
s'exacerbait  à  chaque  étreinte.  Alors  se  jugeant 
inguérissable  et  redoutant  du  la  perdre,  ce  fut 
à  elle-même  qu'il  s'attaqua,  à  ses  sens  qu'il 
savait  vierges  ou  mal  éveillés. 

Il  agit  habilement,  lui  révélant  peu  à  peu 
toutes  les  perversités  qu'elle  souhaitait  tant  de 
connaître.  L'initiation  fut  lente,   progressive, 


UNE    FEMME.  .., 

147 


distribuée  par  doses  régulières.  Il  n'oublia  rien 
Lucie  se  prêtait  à  ses  caprices  avec  une  do- 
cibté   paisible.  Elle  éprouvait   du   plaisir,  en 
simulait  beaucoup,  mais  ce  plaisir  était  moins 
physique  que  moral.  Elle  s'amusait.  Chaque 
nouveauté  lui  procurait  une  gaieté  naïve,  le  sai- 
sissement joyeux  d'un  enfant  à  qui  l'on  donne 
un  jouet  inconnu. 
Dès  son  entrée,  elle  s'écriait  : 
—  Eh  bien,  parrain,  quoi,  aujourd'hui  ? 
Le  vice  la  passionnait,  bien  que  ses  nerfs  n'en 
fussent  nullement  ébranlés.  Et  encore  ne  l'ai 
mait-elle  pas  pour  lui-même,  mais  pour  elle 
par -satisfaction  personnelle.  L'important  n'étaii 
point  de  savourer  une  sensation  neuve,  mais  de 
ne  plus  liguorer.  Une   force  mystérieuse,  en 
quelque  sorte  le  sentiment  d'un  devoir  à  accom- 
plir, la  poussait.  Il  fallait  savoir 

Et  elle  s'en  allait  de  là,  calme  et  légère    le 

Sl^laiS?'râmeP-pre,sansquelaVsée 
a  une  dégradation  quelconque  l'effleurât 

son  f  1,  ^T"1-  et'  l6  S°ir'  Gn  baisant  au  fr°nt 
son  il    endormi  ou  en  prenant  place  auprès  de 

dans,  e!le;0n*eait  avec  ™e  volupté  douce, 
dans  la  paix  de  son  ménage,  aux  caresses  étran- 
ges de  la  journée. 

ravtT'  m,a,.Sré  reffr0i  de  M'  Bo«J«-Gavart,elle 
revmt  assument.  Tant  de  choses,  d'ailleurs, 
la  convient  rue  Saint-Georges  depuis  le  péri 


148  UNE    FEMME. 

affronté  jusqu'à   la   façon  dont  son  amant  en 
usait  vis-à-vis  d'elle. 

Elle  le  trouvait  si  comique,  si  peu  semblable 
aux  autres  avec  son  essoufflement  et  ses  mem- 
bres malingres.  Ce  fut  précisément  le  spectacle 
de  cette  décrépitude  qui  l'attacha.  Elle  n  en  vit 
pas  le  côté  répugnant.   Au  contraire,    elle  y 
puisa  un  motif   de  s'exalter.  Le  désir  de  ses 
amants  passés  résultait  de  leur  jeunesse,   de 
leur  vigueur,  du  sang  qui  affluait  en  leurs  veines. 
Son  désir  à  lui,  provenait  d'elle   seule.    Elle 
seule  par  le  pouvoir  de  son  être,  l'éveillait  et 
le  renouvelait.  Toute  victoire  obtenue  sur  cet 
êtredébilel'enorgueillissaitcommeunhommage 

à  sa  beauté.  Et  elle  s'y  employait  complaisam- 

ment.  , 

Il  était  inévitable  que  le  caractère  anormal 
de  ces  rapports  s'atténuât.  M.  Bouju-Gavart, 
effrayé  soudain  des  désordres  graves  qui  se 
manifestaient  dans  son  organisme,  en  comprit 

1?)  nécessite. 

D'ailleurs,  Lucie  lui  semblait  suffisamment 
conquise.  Ces  quelques  heures  constituaient 
d'uniques  et  de  si  puissantes  diversions  a  la  ba- 
nalité de  sa  vie  !  L'habitude  aussi  la  ramenait. 
Les  jours  sans  rendez-vous  lui  étaient  plus 
moroses.  Rien  n'en  combîail  le  vide. 

Puis  il  ne  négligeai!   aucun  détail  pour   [a 
tenir  en  haleine.  Sachant  son  incurable   vanité, 


UNE    FEMME.  149 

il  s'en  servit  comme  d'un  instrument  commode, 
dont  il  possédait  les  moindres  secrets. 

Avant  même  d'enlever  sa  voilette  et  de  l'em- 
brasser, il  la  déshabillait  avec  des  doigts  fiévreux . 
—  Ton  corps  d'abord,  et  après,  ton  visage, 
ton  visage  que  tous  contemplent,  ta  bouche  qui 
sourit  et  qui  parle  à  tant  d'autres,  tes  yeux 
que  déshonorent  tant  d'images  indifférentes. 
Puis  il  chantait  ses  louanges  avec  un  lyrisme 
qui  l'étonnait  lui-même  : 

—  Je  ne  m'imaginais  pas  que  l'on  pût  être 
si  belle,  et  qu'une  femme  pût  ainsi  modifier  en 
moi  le  souvenir  des  femmes  passées,  au  point 
que  toutes  me  paraissent  laides  ou  difformes. 
Et  il  s'exclamait,  en  se  frappant  les  tempes 
de  ses  deux  poings  rageurs,  comme  épouvanté 
de  son  impuissance  à  concevoir  cette  beauté 
dans  toute  sa  plénitude  : 

—  Mais  c'est  la  perfection,  l'absolue  perfec- 
tion, c'est  plus  beau  que  le  rêve,  plus  pur  que 
l'idéal. 

Il  l'asseyait  sur  le  divan,  le  buste  nu.  La 
masse  de  ses  cheveux  noirs,  un  peu  crépus, 
faisait  un  cadre  à  sa  tête  et  à  ses  épaules.  Elle 
se  figeait  aux  lèvres  un  sourire.  Une  fierté  indi- 
cible animait  ses  prunelles,  dilatait  ses  narines, 
gonflait  sa  gorge.  Les  flammes  coloraient  sa 
peau  de  lueurs  vives.  Il  s'écriait  enivré  par  sa 
propre  extase  : 


150  UNE    FEMME. 

—  Je  suis  fou,  fou  de  t' aimer! 

—  Pourquoi  êtes-vous  fou,  parrain?  minau- 
dait-elle. (Elle  ne  le  tutoyait  jamais,  ne  pouvant 
point,  ce  qufle  désolait.) 

Parce  que  tu  ne  m'aimes  pas,  que  tu  ne 

peux  pas  in  aimer,  parce  que  je  ne  sais  pas,  et 
que  tu  ne  sais  pas  toi-même  ce  qui  se  passe  dans 
ton  cerveau,  parce  qu'un  jour  tu  me  jetteras  à 
la  porte,   et  que  je  resterai,  moi,  aussi  avide 

de  toi. 

Ils  parlaient  beaucoup.  Leur  conversation 
emprunta  même  une  certaine  gravité  à  un  inci- 
dent fâcheux. 

Un  vendredi,  M.  Bouju-Gavart  arriva  la  fi- 
gure décomposée.  Tout  de  suite  il  articula: 
,.  _  Voici.  Je  viens  de  la  Bourse.  Des  amis 
m'ont  entraîné  au  café.  Nous  étions  une  dizaine, 
autour  de  deux  tables.  On  a  causé  femmes. 
Soudain  à  la  table  voisine,  j'ai  entendu  quelqu'un 

de  nous  qui  disait  à  mi-voix:  «  Il  y  a  la  petite 
Chalmin  à  qui  on  donnerait  le  bon  Dieu  sans 
confession.  Pourtant,  à  Bernay,  la  semaine  der- 
nière, j'ai  déjeuné  avec  un  nommé  Amédée 
Richard,  un  commis  voyageur  en  bouchons,  qui 
m'a  déclaré  l'avoir  eue  comme  maîtresse,  après 
un  jour  de  poursuite  en  pleine  rue. 
Elle  bondit  : 

—  Et  vous  ne  l'avez  pas  giflé  ? 

—  Mais  puisque  ce  M.  Richard   affirme... 


UNE    FEMME.  151 

Elle  lui  jeta,  indignée  :  «  Lâche!  va  »,  mit 
son  chapeau  et  partit. 

Le  surlendemain,  il  allait  chez  elle,  la  sup- 
pliait, lui  expliquait  l'accès  de  jalousie  furieuse 
qui  l'avait  égaré.  Elle  pardonnait. 

L'après-midi,  quand  ils  furent  seuls,  il  dit  très 
doucement  : 

—  C'est  drôle,  tout  de  même,  cet  Amédée 
Richard  qui  se  permet... 

Et  d'un  ton  malicieux  : 

—  Voyons,  Lucie,  sérieusement,  il  n'y  a  pas 
eu  quelque  chose,  un  badinage,  une  inconsé- 
quence? 

Elle  modula,  de  son  airde  sincérité  candide  : 

—  Gomment  voulez-vous,  parrain,   puisque 

je  ne  l'ai  pas  vu...  Amédée  Richard  ?  J'ai  beau 

me   creuser  la  tête,   c'est  un  nom    qui  m'est 

étranger. 

Il  lui  eût  été  impossible  de  définir  la  raison 
de  ce  mensonge.  Pourquoi  lui  avoir  révélé  ses 
deux  autres  fautes  et  lui  cacher  celle-ci  ? 

Il  reprit,  la  voix  moqueuse  : 

—  Ainsi  donc  c'est  le  docteur  Danègre  qui 
t'a  débauchée? 

—  Non,  fit- elle  carrément,  sans  réfléchir  que 
cette  réponse  impliquait  la  confession  d'un 
troisième  caprice. 

—  Qui  est-ce?  demanda-t-il. 

Alors  elle  s'aperçut  nettement  qu'aucune  de 


i52  UNE    FEMME. 

ses  liaisons  ne  lni  faisait  honneur.  Et  comme 
parrain  insistait,  elle  éprouva  le  besoin  invin- 
cible de  se  hausser  à  ses  yeux.  Elle  chercha. 
Un  nom  s'offrit  à  elle,  celui  d'un  noble  qu  elle 
avait  distingué  au  bal.  11  vivait  moitié  dans  son 
château,  moitié  à  Paris.  On  le  disait  homme  à 
bonnes  fortunes.  Elle  se  rappela  ses  jolies 
moustaches.  Certes  cette  conquête  lui  vaudrait 
du  prestige.  Elle  déclara  : 

—  Le  comte  de  Saint-Leu. 

[I  rit,  flairant  une  vantardise. 

_-  Le  comte  de  Saint-Leu  !  Allons  donc,  tu  ne 

l'as  iamais  vu.  .    ,  •    j 

Elle  fut  vexée,  non  d'être  devinée,  mais  du 
doute  qu'il  semblait  émettre  sur  l'étendue  de  sa 
séduction.  Et  elle  précisa  : 

—  Il  m'a  fait  danser  au  bal  des  Lefresne.  Le 
lendemain,  il  s'installait  à  Rouen.  Dans  la  rue 
il  ne  me    quittait  pas.  Puis,  une   fois,  il  ses 
emparé  de  mon  bras,  m'a  poussée  en  voiture  et 
m'a  menée  au  restaurant. 

—  A  quelle  époque? 
Elle  dit  au  hasard: 

—  Le  trente  janvier  dernier. 

—  Combien  cela  dura-t-il  ? 
Elle  calcula  sur  ses  doigts: 

—  Un,  deux,  trois,  quatre,  cinq...  cinq  mois. 

—  Et  tu  l'as  aimé  ? 

Elle  scanda  d'une  voix  solennelle  : 


UNE    FEMME.  153 

—  C'est  le  seul  homme  que  j'aie  aimé,  je  l'ai 
adoré. 

Et  avec  beaucoup  de  tristesse  : 

—  Si  je  n'avais  eu  le  malheur  de  le  rencon- 
trer, mon  existence  n'eût  pas  été  la  même.  Je 
restais  une  honnête  femme.  Maintenant,  que 
voulez-vous?  J'essaye  de  m'étourdir. 

Elle  dessina,  par  une  élévation  de  son  bras 
droit  compliquée  d'un  haussement  d'épaules, 
un  geste  de  résignation  suprême.  La  destinée 
l'accablait.  Elle  eut  si  fortement  conscience  de 
la  pitié  que  devaient  éveiller  la  prostration  de 
son  attitude  et  la  misère  de  sa  vie,  qu'elle  se 
plaignit  elle-même.  Ses  larmes  jaillirent.  Et 
elle  maudit,  de  toute  son  âme  en  révolte  contre 
le  mal,  l'homme  néfaste  dont  l'influence  l'avait 
dévoyée. 

Souvent  encore  elle  fit  allusion  à  son  premier 
amant.  Elle  raconta  l'histoire  de  leur  passion, 
leurs  imprudences,  leurs  exploits,  leurs  petites 
querelles,  elle  décrivit  son  caractère,  sa  jalousie, 
ses  habitudes  —  en  sorte  que  M.  Bouju-Gavart 
put  se  former  sur  M.  le  comte  de  Saint-Leu  une 
idée  très  complète  et  indestructible. 

A  la  suite  de  l'entretien  surpris  au  café,  par- 
rain établit  une  enquête  dont  le  résultat  fut 
ainsi  formulé  : 

—  Ma  chère  Lucie,  on  a  des  soupçons  à 
Rouen.   Personne   n'est  certain,  personne   ne 

9. 


154  UNE    FEMME. 

peut  dire  :  «  Yoilà,  ça  y  est.  »  Mais  on  com- 
mence à  jaser.  Ton  nom  amène  des  sourires 
discrets,  on  prend  des  airs  entendus  :  «  Eh,  eh, 
qui  sait  !  »  Ce  .n'est  pas  un  bruit  qui  circule,  un 
potin  accepté  dont  on  s'amuse,  ce  sont  des 
pointes  lancées  de  place  en  place,  des  méchan- 
cetés isolées.  Il  suffit  d'un  rien  pour  que  tout 
fasse  corps.  Dans  ce  cas,  tu  es  perdue. 

Elle  l' écoutait  attentivement,  sentant  la  gra- 
vité de  ses  paroles. 

—  Est-ce  qu'on  sait,  pour  vous  ? 

—  Non,  mais  ta  présence  continuelle  chez 
Markoff  a  été  mal  interprétée. 

Il  continua  avec  bienveillance  : 

—  Voyons,  petite,  veux-tu  te  mettre  à  dos 
toute  la  ville  par  un  tas  de  bravades  absurdes, 
ou  préfères-tu,  au  moyen  de  quelques  conces- 
sions adroites,  concilier  tes  plaisirs  et  ta  consi- 
dération? 

—  Dame,  le  choix  est  facile. 

Alors,  il  s'agit  de  réparer  immédiatement 

tes  torts.  A  Rouen,  vois-tu,  comme  partout  en 
province,  le  monde  est  le  grand  dispensateur 
des  réputations.  Certes,  il  est  bète,  mauvais  et 
hypocrite.  Mais  tu  as  besoin  de  son  estime  et  il 
faut  que  tu  plies  devant  lui,  sinon  il  te  brisera, 
car  il  est  le  plus  fort.  Il  vaut  mieux  ici  être  une 
femme  coupable  qui  se  soumet  extérieurement 
aux  usages  et    aux    préjugés,  que  d'être  une 


UNE    FEMME.  13g 

honnête  femme  et  de  vivre  à  sa  guise    Sur  la 
première,  on  se  taira.  On  inventera,  s'il  le  faut 
contre  la  seconde. 

Souvent,  au  cours  de  ses  autres  rendez-vous 
il  reprit  ce  thème  qu'il  affectionnait.  Il  voulait' 
disait-il,  que  son  élève  fût  capable  de  discerner 
ses  amis  de  ses  ennemis,  de  se  défendre  elle- 
même,  de  savoir  ce  qui  est  profitable  et  ce  qui 
est  nuisible.  Elle  devait  se  méfier  de  telle  per- 
sonne et  de  tel  salon,  de  telle  classe  d'individus 
et  de  tel  quartier.  Il   étudiait  les  milieux,  le 
cercle,  la  Bourse,  le  Palais  de  Justice  sutout 
qu  il  considérait  comme  un  foyer  d'intrigues 

-Refuse-toi  à  toute  aventure  avec  ces  gens- 
là,  cest  un  nid  à  potins,  c'est  là  qu'ils  sont 
engendres,  couvés,  munis  d'ailes  et  de  plumes. 
Tous  les  petits  du  barreau,  tous  ces  quéman- 
deurs de  causes,  à  genoux  devant  M.  le  Prési- 
dent, tous  ces  valets  «  d'office  »,  tout  cela 
grouille,  jase,  papote,  se  démène,  s'entre- 
dévore  C'est  un  tas  de  fruits  secs  et  d'avortés 
dont  il  faut  se  garer. 

Lucie  ne  prêtait  à  ces  déclamations  qu'une 
oreille  distraite.  Le  sens  seul  lui  en  parvenait. 
Et  de  nouveau  la  pénétrait  sa  vieille  peur  du 
monde.  Il  était  l'arbitre  de  son  honneur.  Ilpou- 
vait  la  chasser  et  lui  interdire  les  joies  d'amour- 
propre  et  de  luxe  qui,  en  résumé,  lui  étaient 
indispensables.   Elle  pressentit  la  catastrophe 


150  UNE    FEMME. 

fatale,  pensa  à  sa  mère,  à  son  fils,  au  courroux 
de  son  mari,  pensa  à  des  choses  auxquelles  elle 
ne  pensait  jamais  et  auxquelles  elle  ne  pensa 
plus  le  lendemain,  qui  néanmoins  influèrent 
suffisamment  sur  elle  pour  que  sa  conduite  en 
reçût  de  profondes  modifications. 

Elle  revisa  sa  liste  de  visites.  Deux  ou  trois 
personnes  suspectes  furent  biffées  sans  pitié. 
Elle  en  inscrivit  d'autres  qu'elle  connaissait  à 
peine,  mais  dont  elle  jugeait  les  bonnes  grâces 
utiles  à  conquérir. 

Sa  mise  devint  aussi  l'objet  d'un  examen  sé- 
vère. Elle  supprima  les  jupes  collantes  qui  des- 
sinent les  hanches,  et  les  jaquettes  ajustées  qui 
accusent  la  poitrine.  Elle  ne  quitta  plus  la  capote 
fermée.  Des  brides  lui  cerclaient  le  cou.  Une 
voilette  noire  couvrait  le  haut  de  sa  figure. 

Elle  dut  vaincre  dès  le  début  une  froideur 
générale.  Visiblement  on  la  boudait,  son  manque 
d'égards  ayant  indisposé  bien  des  dames.  Mais 
elle  désarma  les  rancunes  par  sou  amabilité  el 
son  extrême  déférence.  Elle  conservait  un 
maintien  rigide,  ne  s'appuyant  jamais  sur  le 
dossier  de  sa  chaise  ni  ne  croisant  ses  jambes. 
Les  mains  dans  son  manchon,  un  sourire  aux 
lèvres,  elle  parlait,  peu  et  répondait  plutôt  aux 
questions.  Elle  s'exprimait  simplement,  sans 
volubilité,  riait  discrètement  sans  convulsion 
intempestive.  Elle  évitait  de  contredire,  approu- 


UNE    FEMME.  157 

vaitce  qu'on  louait  et  blâmait  ce  que  l'on  criti- 
quait. 

Elle  s'attira  de  vives  sympathies.  Des  vieilles 
surtout,  dont  on  désertait  le  salon  et  chez  qui 
elle  eut  l'adresse  de  retourner  souvent,  la  pri- 
rent sous  leur  protection.  Avec  celles-là  elle 
pérorait  à  son  aise  et  les  éblouissait  de  sa  verve. 
Ce  furent  de  précieuses  alliées. 

Partout  elle  plut.  Au  bal  annuel  des  Lefresne, 
elle  partagea  ses  danses  également  entre  tous 
les  danseurs.  Elle  choisit  au  cotillon  les  mes- 
sieurs d'un  âge  avancé.  Son  décolletage  ne 
prêtait  plus  à  la  critique.  Au  premier  signal  de 
Robert,  elle  se  retira. 

On  ne  l'acclama  pas,  les  jours  suivants,  comme 
la  reine  du  bal,  mais  on  applaudit  à  sa  réserve 
et  à  sa  distinction. 


L'inconduite  de  Lucie  avait  opéré,  entre  les 
époux  Chalmin,  une  entente  parfaite.  Aupara- 
vant, l'état  nerveux  et  inquiet  de  la  jeune  femme 
provoquait  des  périodes  de  mésintelligence  qui 
tendaient  vers  la  fin  à  se  répéter.  Il  lui  échap- 
pait des  mots  désobligeants.  Robert  perdait  pa- 
tience. Une  scène  s'ensuivait.  Les  raccommode- 
ments étaient  pénibles. 

A  vrai  dire,  Lucie  traversait  alors  une  crise 
qui  détruisait  son  véritable  caractère,  fait  de 
douceur  et  de  dissimulation.  Aucun  but  ne  domi- 
nait sa  vie.  Des  aspirations  vagues  et  contra- 
dictoires la  troublaient,  comme  l'envie  de  se- 
couer son  ennui,  tout  en  se  conservant  un  inté- 
rieur honorable.  Fille  d'une  mère  pieuse  et  d'un 
père  dépravé,  elle  ne  pouvait  se  contenter  du 
mariage  ni  se  passer  de  considération.  Elle  os- 
cillait en  tout  sens,  faute  de  l'élément  de  stabi- 


UNE   FEMME.  159 

lité  qui  lui  convenait.  Elle  manquait  d'équilibre. 

Cet  équilibre,  l'adultère  le  lui  donna.  Il  mit 
en  jeu  toutes  les  facultés  inoccupées  de  son 
être,  combla  les  vides,  aplanit  les  aspérités.  Ses 
instincts  qui,  contrariés,  la  gênaient,  assouvis, 
contribuèrent  à  sa  santé  générale.  Pourvue 
d'un  époux  et  d'un  amant,  elle  remplit  les  exi- 
gences de  sa  double  nature.  L'harmonie  fut 
rétablie. 

Robert  en  eut  le  bénéfice  immédiat.  Son  mé- 
nage recouvra  cette  belle  tranquillité  dont  l'ab- 
sence commençait  à  l'importuner.  Les  soins 
affectueux  de  sa  femme  ne  se  démentirent  plus. 
Ils  croissaient  même  en  proportion  des  plaisirs 
extérieurs  que  goûtait  Lucie.  Après  quelque 
débauche,  elle  appréciait  mieux  les  avantages 
qu'il  lui  apportait. 

C'est  à  cette  époque  que  Robert  reçut  une 
lettre  anonyme.  On  lui  dénonçait  l'intrigue  de 
Mme  Chalmin  avec  un  «  très  vieil  ami  ».  Il  la 
plia,  la  serra  dans  son  portefeuille  et  conclut  : 
«  Lucie  va  bien  rire  ».  Mais  à  midi  un  client 
arriva  qu'on  retint  à  déjeuner.  Le  soir,  Mme  Ra- 
mel  dînait.  Robert  oublia  la  lettre. 

Il  ne  s'en  souvint  qu'une  semaine  plus  tard, 
en  triant  ses  paperasses.  Cette  fois,  il  y  réflé- 
chit :  «  Quelle  chose  abominable...  tout  de 
même,  si  je  n'étais  pas  sur  d'elle,  comme  je  me 
tracasserais  !  » 


160  UNE    FEMME. 

Il  relut  :  «  Un  vieil  ami,  très  vieux...  »  Qui 
peut-on  désigner  ainsi  ?...  Est-ce  l'œuvre  d'un 
méchant  ou  l'erreur  d'un  convaincu,  abusé  par 
de  fausses  apparences? 

Cette  dernière  hypothèse  l'attrista.  Ainsi  quel- 
qu'un peut-être  croyait  à  la  trahison  de  sa  femme, 
quelqu'un  la  méprisait.  Un  remords  l'assaillit 
envers  elle,  comme  s'il  eût  été  coupable  en  ne 
la  garantissant  pas  de  telles  humiliations. 

«  Puis-je  entrer  ?  »  demanda-t-on  en  frappant 
à  la  porte  de  son  bureau. 

Il  eut  un  cri  de  contentement.  Il  reconnaissait 
la  voix  de  Mme  Bouju-Gavart.  Sans  lui  lais- 
ser le  loisir  d'expliquer  le  motif  de  sa  visite,  il 
lui  tendit  le  papier: 

—  Yotre  avis,  franchement... 
Elle  parcourut,  et  comprit  tout  de  suite.  Rien 
ne  s'opposa  à  l'absolue  certitude  qui  l'étrei- 
gnit.  Instantanément  la  coutume  où  se  tenait 
son  esprit  de  considérer  Mme  Chalmin  comme 
inattaquable,  fut  déracinée.  Des  faits,  des  tas  de 
faits  jusqu'alors  futiles,  acquirent  leur  impor- 
tance. Tous  ils  accusaient  la  complicité  de 
M.  Bouju-Gavart  et  de  la  jeune  femme. 

Elle  leva  les  yeux  et  aperçut  Robert  qui  la 
dévisageait.  Le  silence  devenait  maladroit.  Elle 
eut  l'énergie  de  sourire  : 

—  Eh  bien,  après  ?  Je  suppose  que  vous  n  y 
ajoutez  pas  loi  ? 


UNE    FEMME>  161 

—  Assurément  non,  mais  dans  quelle  inten- 
tion ? 

Elle  soupira  : 

—  Ah  !  mon  ami,  c'est  si  facile  de  s'installer 
devant  une  table,  de  prendre  une  plume  et 
d'écrire  quelque  vilenie.  A  Rouen,  cela  se  pra- 
tique couramment. 

Elle  réussit  à  lui  rendre  courage,  ayant  de 
ces  paroles  fortes  qui  cicatrisent  les  plaies  de 
l'âme. 

—  On  doit  dédaigner  la  médisance.  L'écou- 
ter, même  sans  y  croire,  c'est  dégrader  l'épouse. 

Or,  vous  savez,  Robert,  que  la  vôtre  est  au-dessus 
du  soupçon. 

Mme  Rouju-Gavart  ne  souffla  mot  de  cette 
lettre  à  son  mari,  sentant  de  ce  côté  toute  re- 
montrance superflue. 

Mais  un  matin  elle  se  présenta  chez  Lucie. 
Elle  la  trouva  couchée. 

—  Comme  c'est  obscur,  dit-elle,  j'arme  bien 
la  clarté,  moi. 

Elle  fit  glisser  les  rideaux.  De  la  lumière 
jaillit.  Alors,  elle  s'approcha  et  contempla  sa 
rivale. 

Les  cheveux  en  désordre,  l'épaule  nue,  la 
moue  gracieuse  d'une  femme  jeune  qui  s'éveille, 
Lucie  s'étirait.  Et  tout  au  fond  de  l'épouse  dé- 
laissée, un  sentiment  d'envie  remua.  Sur  la  ta- 
ble de  nuit,  un  miroir  se  dressait  dans  un  cadre 


162  UNE    FEMME. 

de  fleurs  en  porcelaine.  Elle  y  vît  sa  propre 
image,  constata  la  fatigue  de  ses  traits,  la  flé- 
trissure de  sa  peau,  le  bleuissement  ridé  de  ses 
paupières,  su  pauvre  figure  lasse  et  ravagée.  Le 
corps  jeune  etferme  dont  elle  devinait  les  lignes 
lui  rappela  son  corps  à  elle,  pesant  et  sans  for- 
mes. Et  elle  eut  l'intuition  brusque  qu'elle  était 
vieille,  infiniment  vieille,  aussi  vieille  que  les 
plus  vieilles,  puisque  l'âge  d'aimer  était  passé. 

Pour  la  première  fois,  cette  idée  la  frappait. 
Elle  en  tira  une  grande  tristesse,  et  soudain 
beaucoup  de  mansuétude.  Elle  devait  pardon- 
ner, car  l'outrage  ne  l'atteignait  pas,  elle  qui 
n'avait  aucun  droit  à  l'amour.  Toute  trace  de 
jalousie  s'évanouit.  Un  rôle  plus  noble  lui  ap- 
parut, un  rôle  de  bonté  et  de  conciliation. 

Elle  posa  sa  main  sur  la  main  de  Lucie,  et 
lentement,  sans  amertume  : 

—  Petite,  je  sais  tout,  et  pourtant  c'est  en 
amie  que  je  viens. 

L'autre  ne  songea  môme  pas  à  nier. 

—  Ah!...  ah!...  vous  savez...  comment? 

—  Oh  !  bien  simplement  :  une  lettre  anonyme 
adressée  à  ton  mari. 

Mme  Chalmin  tressaillit  : 

—  A  Robert?...  Dans  ce  cas...  il  sait... 

—  Non,  il  ne  sait  rien,  la  lettre  ne  désigne 
pas  ton  complice,  et  d'ailleurs  sa  confiance  en 
toi  est  inébranlable. 


UNE    FEMME.  163 

Lucie  respira.  Une  sorte  de  calme  la  remplis- 
sait. Mme  Bouju-Gavart  ne  l'effrayait  guère. 
Même  une  certaine  animosité,  un  besoin  d'a- 
gression vaniteuse,  lui  fit  prononcer  : 

—  Du  moment  que  mon  mari  ignore  tout, 
peu  m'importe  ! 

Elle  attendit,  avide  d'une  querelle  et  crain- 
tive à  la  fois.  Nulle  réplique  ne  venant,  elle  se 
sentit  mal  à  l'aise  sous  le  regard  loyal  qui  la 
scrutait.  A  son  tour  elle  désira  gêner  son  inter- 
locutrice. Comme  par  distraction  elle  ouvrit  le 
haut  de  sa  chemise  et  montra  sa  poitrine. 

Mme  Bouju-Gavart  reprit  : 

—  Tu  as  raison  de  ne  pas  me  craindre,  et  la 
preuve  en  est  que  je  ne  te  menace  point,  je  te 
supplie. 

Elle  se  p  encha  vers  la  maîtresse  de  son  mari, 
croisa  la  chemise  et,  se  relevant,  dit  fière- 
ment: 

—  J'ai  été  plus  belle  que  toi,  petite,  beaucoup 
plus  belle,  et  je  puis  l'avouer,  j'ai  été  certes 
plus  aimée,  et  d'une  façon  plus  désintéressée, 
car  je  ne  permettais  aucun  espoir.  J'aurais  pu 
succomber,  je  n'avais  pas  un  mari  probe  et 
honnête  comme  le  tien.  Le  mien  déjà  m'aban- 
donnait, et  j'ai  souvent  eu  près  de  moi  des 
affections  sincères  où  me  rattacher. 

Elle  s'inclina,  et  d'un  ton  de  confidence  : 

—  Ecoute  ma  confession,  Lucie,  tu  la  redi- 


164  UNE    FEMME. 

ras  si  tu  Yeux,  je  n'ai  pas  à  en  rougir  et  peut- 
être  en  profiteras- tu.  Un  jour,  j'ai  aimé,  moi 
aussi;  l'homme  était  jeune,  d'intelligence  bril- 
lante, de  cœur  solide.  Il  était  libre,  moi,  je  ne 
l'étais  pas...  J'ai  bien  pleuré,  j'ai  cru  que  j'en 
mourrais... 

Emue,  Mme  Chalmin  baissa  les  yeux,  tandis 
que  l'autre  continuait  de  sa  voix  grave  dont  les 
notes  tremblaient  : 

—  C'est  pourquoi  je  te  pardonne,  mon  en- 
fant. La  lutte  d'amour  est  rude  à  soutenir,  la 
tentation  difficile  à  repousser.  J'ai  triomphé 
parce  que  cela  devait  être  ainsi,  que  mon  carac- 
tère et  mes  penchants  me  donnaient  des  armes. 
D'autres  comme  toi,  petite,  c'est  leur  nature 
même  qui  les  pousse;  celles-là,  je  les  excuse  et 
je  les  plains, 

Puis  à  l'oreille  de  Lucie,  elle  chuchota  : 

—  Seulement,  vois-tu,  quelque  chose  me  dé- 
route :  tu  ne  l'aimes  pas,  n'est-ce  pas?  tu  ne 
peux  pas  l'aimer,  lui  !  Alors  pourquoi  ? 

Assise  au  bord  du  lit,  le  buste  plié  en  deux, 
les  doigts  crispés  aux  draps,  elle  épiait  la  pa- 
role prête  à  venir.  N'admettant  pas  la  possi- 
bilité d'une  passion  partagée,  elle  se  demandait 
le  mobile  du  crime.  Et  malgré  sa  bienveillance 
opiniâtre,  elle  avait  des  minutes  de  dégoût 
en  s'imaginanl  l'accouplement  de  ces  deux 
êtres. 


UNE    FEMME.  165 

D'un  ton  plus  fort  où  vibrait  un  ordre,  elle 
insista  : 

—  Pourquoi?  Pourquoi?  L'aimes-tu? 

Lucie  cherchait,  confuse.  Pourquoi?  Elle 
n'en  savait  rien.  Pourquoi  parrain,  pourquoi 
les  autres?  Qu'en  savait-elle  !  Elle  tenta  de  dé- 
mêler la  vérité  parmi  le  tumulte  de  son  cer- 
veau. Mais  dans  ce  chaos  sombre  où  jamais 
n'avait  plongé  son  œil,  elle  ne  put  rien  discer- 
ner qu'un  enchevêtrement  d'idées  vagues,  un 
fouillis  de  sensations  et  de  désirs  étranges.  Du 
moins,  elle  eût  voulu  alléguer  quelque  raison 
péremptoire.  Elle  n'en  découvrit  point.  Déses- 
pérée, elle  fondit  en  larmes  et  s'abattit  sur  sa 
vieille  amie. 

Elle  suffoquait,  ainsi  qu'un  enfant  qui  perd 
haleine  à  force  de  sangloter.  Il  lui  échappait, 
coupées  par  un  hoquet,  des  phrases  incohé- 
rentes, inachevées,  où  revenait  indéfiniment  le 
mot  :  «  Pardon,  pardon.  »  Comme  un  enfant 
aussi,  elle  le  disait,  ce  mot,  avec  une  intonation 
de  repentir  naïf  qui  semblait  signifier  :  «  Je  ne 
le  ferai  plus,  je  ne  recommencerai  plus,  je 
vous  l'assure.  » 

Ses  joues  ruisselaient  de  pleurs.  Elle  avait 
un  de  ces  gros  chagrins  qui  éclatent  sans  souf- 
france vraie,  plutôt  par  une  détente  des  nerfs, 
et  qui  se  résolvent,  après  la  crise,  en  un  état  de 
béatitude  très  agréable.  Tout  lui  paraissait  s'é- 


166  UNE    FEMME. 

crouler  sous  elle.  Plus  rien  ne  demeurait  de  son 
bonheur  ni  de  sa  réputation.  Et  elle  s'écria  : 

—  Mon  Dieu,  que  je  suis  malheureuse  ! 

Mme  Boujù-Gavart  la  berçait  entre  ses  bras, 
la  dorlotait,  essuyait  ses  yeux  et  ses  joues,  et, 
toujours  douce  et  maternelle  : 

—  Console-toi,  ma  fille,  toute  peine  s'efface, 
tu  peux  réparer  ta  faute  et  l'oublier  en  ne  la 
commettant  plus.  Si  tu  as  souillé  ton  âme,  ton 
cœur  est  resté  bon.  J'espère  en  lui.  Sois  sage, 
sois  digne.  Aime  ton  mari,  il  le  mérite.  Aime 
ton  fils,  tu  le  lui  dois.  Avant  d'être  femme,  tu 
es  l'épouse,  surtout  tu  es  la  mère. 

Dans  l'àme  de  Lucie  descendait  la  paix  bien- 
faisante de  ces  paroles.  Le  son  singulièrement 
profond  de  cette  voix  la  baignait  de  sérénité. 
Ses  larmes  tarirent.  Elle  admira  cette  indul- 
gence exquise,  souhaita  d'y  atteindre.  D'excel- 
lentes résolutions  la  harcelèrent.  Quelle  plus 
noble  volupté,  le  culte  du  foyer,  le  souci  de 
l'honneur!  Quelle  plus  enviable  tâche:  vénérer 
son  mari,  instruire  son  fils  !  Elle  s'y  détermina. 
Le  devoir  l'appelait.  Elle  eut  soif  de  sacrifice. 
Avec  combien  d'élan  elle  eût  accepté  l'occasion 
de  se  dévouer  ! 

Sa  physionomie  s'imprégna  d'extase,  et,  de 
l'accent  radieux  d'un  martyr  qui  vole  au  sup- 
plice, elle  déclama  : 

—  J'agirai  selon  ce  que   vous  me  comman- 


UNE    FEMME.  167 

derez,  Madame;  vos  volontés  les  plus  sévères, 
je  les  exécuterai  fidèlement,  je  ne  redoute  pas 
le  châtiment,  j'ai  tant  à  expier  ! 

Ce  nouveau  rôle  l'exaltait,  et  pour  prouver 
sans  retard  l'ardeur  de  son  zèle,  à  son  tour  elle 
débita  sa  confession.  La  mine  contrite,  elle  dit 
le  nombre  de  ses  chutes,  la  date  où  elle  avait 
rencontré  Amédée  Richard,  sa  promenade  au 
jardin  de  l'Hôtel  de  Ville.  Mais  sa  franchise 
n'alla  pas  plus  loin.  Graduellement,  inconsciem- 
ment, elle  dérailla,  s'éloigna  de  la  réalité.  Elle 
ne  consentait  pas  à  raconter  de  si  piètres  liai- 
sons. Reniant  donc  Amédée,  elle  termina  l'aven- 
ture avant  le  dénouement  et  n'en  fit  qu'une 
incartade  regrettable.  L'histoire  du  comte  de 
Saint-Leu  était  prête.  Elle  s'en  servit.  Quand  sa 
mémoirelatrompait,ellecréaitd'autresépisodes. 

—  J'ai  opposé,  Madame,  une  résistance  ter- 
rible, des  mois  je  me  suis  refusée,  la  passion 
m'a  vaincue.  Quels  remords  m'ont  déchirée  ! 

Elle  glissa  rapidement  sur  le  docteur  Danègre 
—  un  des  premiers  chirurgiens  de  Paris,  qui 
tous  les  deux  jours  lâchait  sa  clientèle  et  s'en- 
fermait à  Rouen  dans  un  appartement  luxueu- 
sement meublé  —  et  sur  Markoff  qu'elle  costuma 
en  une  espèce  de  boyard  conquis  à  Dieppe.  Elle 
brûlait  d'en  arriver  à  parrain,  quoique  ignorant 
ce  qu'elle  imaginerait. 

Mais     tout    naturellement,   les    mensonges 


168  UNE    FEMME. 

affluèrent,  la  fable  se  construisit,  la  légende 
s'établit.  Depuis  son  mariage,  parrain  la  pour- 
suivait. Elle  riait  d'abord  de  cet  amour,  puis 
essayait  de  le  guérir  par  sa  patience  et  sa  fer- 
meté. Hélas  !  le  mal  empirait.  Parrain  menaçait 
de  se  tuer.  Affolée,  elle  se  résignait  à  un  rendez- 
vous.  11  s'y  révélait  d'une  brutalité  monstrueuse, 
et  dans  la  crainte  d'un  scandale,  elle  se  laissait 
prendre. 

—  Vous  ne  vous  doutez  pas  de  mon  écœure- 
ment, je  suis  là  ainsi  qu'une  morte,  toute  pâle. 

Elle  regardait  fixement,  immobile,  comme  si 
l'affreux  spectacle  se  fût  déroulé  devant  elle. 
Apitoyée,  Mme  Bouju-Gavart  murmura  : 

—  Pauvre  petite,  ce  qui  t'a  manqué,  c'est  un 
guide  sûr,  des  conseils  clairvoyants.  Ta  mère 
est  trop  loin  de  toi,  ton  mari  est  aveugle,  le 
mien  t'a  corrompue. 

Et  comme  Lucie  hochait  la  tète  d'un  air  dé- 
couragé, elle  l'empoigna  par  le  cou,  et  l'embras- 
sant violemment  : 

■ —  Eh  bien,  c'est  moi  qui  te  dirigerai  parmi 
les  écueils  de  la  vie.  Obéis-moi.  Remets  entre 
mes  mains  ta  destinée.  Je  te  sauverai,  ma  fille, 
je  serai  ton  refuge,  ton  soutien,  celle  qui  t'indi- 
quera la  voie  droite  et  te  gardera  des  pièg 
des  tentations. 

Le  pacte  fut  conclu  dans  un  transport  géné- 
reux. Chaque  jour  on  devait  se  voir.  Chalmin 


UNE    FEMME.  169 

les  trouva  enlacées,  les  doigts  confondus.  Elles 
soupirèrent  en  se  quittant. 

Immédiatement,  Lucie  entama  son  œuvre 
expiatoire.  Au  déjeuner,  Robert  fut  l'objet  de 
mille  attentions,  si  délicates  qu'il  ne  s'en  aperçut 
point.  Mais  l'abnégation  n'est-elle  pas  plus 
héroïque  quand  elle  est  secrète?  Servie  la  pre- 
mière, elle  choisit  les  morceaux  les  moins  prisés, 
immolant  à  Chalmin  ceux  qu'elle  préférait. 
Elle  s'arrangea  pour  boire  le  fond  de  la  bouteille 
de  vin.  Et  comme  son  fils  avait  le  rhume  elle  le 
moucha  plusieurs  fois,  ce  qui  la  dégoûtait.  Au 
dessert  elle  s'assit  sur  les  genoux  de  son  mari, 
lui  sucra  son  café  et,  finalement,  l'adjura  de  re- 
noncer à  son  verre  de  cognac  et  à  sa  pipe, 
comme  à  des  habitudes  nuisibles. 

Il  crut  à  une  plaisanterie  et  voulut  passer 
outre.  Elle  s'entêta.  Son  devoir  lui  ordonnait  de 
surveiller  la  santé  de  l'époux.  Elle  ne  s'y  déro- 
berait pas. 

—  Non,  chéri,  tous  les  docteurs  t'affirmeront 
que  l'alcool  et  la  nicotine  ont  des  effets  déplo- 
rables. 

Il  la  rembarra  avec  une  brusquerie  qu'elle 
subit  sans  regimber.  Que  n'avait-elle  à  supporter 
de  plus  fortes  humiliations? 

A  peine  seule,  elle  s'habilla,  sortit,  et  se 
dirigea  vers  la  rue  Verte.  Près  de  la  gare,  elle 
rencontra  parrain.  Il  lui  dit  précipitamment  : 

10 


170  UNE    FEMME. 

—  Je  sais  tout.  Ma  femme  m'a  menacé  d'une 
séparation  si  ça  continuait.  Tum'asbien  arrangé, 
toi,  je  te  remercie.  Enfin,  ça  vaut  mieux...  Je 
vais  à  notre  chambre.  A  tout  à  l'heure. 

Elle  ne  répondit  pas,  outrage  qui  lui  parut 
une  prouesse.  Sa  vertu  triomphait  de  ce  premier 
assaut.  Il  n'était  plus  de  péril  maintenant  qu'elle 
ne  pût  affronter.  Et  pour  s'en  donner  des  preuves 
convaincantes,  elle  foudroya  les  hommes  qui  la 
croisaient  d'un  regard  de  mépris.  Une  allégresse 
la  soulevait.  Elle  se  sentait  forte,  pure,  inacces- 
sible. 

Elle  aborda  Mme  Bouju-Gavart.  le  front  haut, 
n'ayant  plus  de  reproche  à  essuyer.  En  quel- 
ques heures,  ne  s'était-elle  pas  lavée  des  taches 
qui  la  salissaient?  Aucune  distance  morale  ne 
la  séparait  de  sa  nouvelle  amie.  Deux  femmes 
également  honnêtes  devisaient.  L'une  valait 
l'autre. 

Ces  bonnes  dispositions  ravirent  Mra°  Bouju- 
Gavart.  Elle  discernait  dans  cette  effervescence 
de  néophyte  un  symptôme  avéré  de  conversion. 
Elle  la  bourra  d'avis  excellents,  de  maximes 
salutaires  et  de  recettes  de  cuisine  propres  à 
flatter  la  gourmandise  de  Robert. 

—  Il  ne  faut  rien  négliger  quand  il  s'agit  de 
se  concilier  L'attachement  de  son  mari.  La  mé- 
nagère y  réussit,  hélas  !  souvent  mieux  que 
l'épouse  ou  que  l'amante. 


UNE    FEMME.  171 

Dehors,  en  pleine  après-midi,  Mme  Ghalmin 
hésita.  Où  aller?  Sa  maison  ne  l'attirait  guère. 
Elle  en  partait  d'ordinaire  à  ce  moment  pour 
rejoindre  M.  Bouju-Gavart.  Cette  fin  de  journée 
à  traverser  lui  infligea  un  certain  effroi. 
Somme  toute,  elle  n'était  point  préparée  à  un 
changement  d'existence  aussi  radical.  Au  ha- 
sard elle  enfila  des  rues. 

Le  ciel,  un  ciel  brumeux  de  mars,  compri- 
mait la  ville  morne  et  s'égouttait  en  humidité 
sur  les  toits  et  sur  le  pavé  boueux.  Des  gens 
marchaient,  l'aspect  grelottant.  De  place  en 
place  dansait  un  fiacre  attelé  d'un  cheval  triste. 
Lucie  frissonna.  Son  enthousiasme  s'évanouis- 
sait à  mesure  que  le  froid  pénétrait  son  corps  et 
que  l'occasion  de  se  sacrifier  devenait  plus 
problématique. 

Elle  songea  que  M.  Bouju-Gavart  l'attendait. 
Un  problème  se  dressa,  terriblement  ardu.  En 
définitive,  son  devoir  ne  lui  dictait-il  pas  une 
démarche  auprès  de  parrain?  Quel  miracle,  si 
elle  pouvait  l'arracher  au  mal  ! 

L'idée  d'un  feu  clair  la  sollicitait  vivement 
aussi.  Mais  elle  résista,  craignant  la  prétendue 
brutalité  dont  elle  l'avait  accusé. 

Alors  un  immense  ennui  l'accabla,  alanguit 
ses  pas,  arrondit  ses  épaules.  Elle  parcourut  les 
quais,  puis  se  réfugia  dans  une  pâtisserie  de  la 
rue  Grand-Pont. 


172  UNE    FEMME. 

Justement  Georges  Lemercier  y  commandait 
des  assiettes  de  gâteaux.  Un  colloque  fut  engagé. 
Tout  de  suite  le  jeune  homme  parla  du  bal 
Lefresne  :  * 

—  J'en  ai  gardé  une  si  charmante  impression  ! 
La  couleur,  la  forme  de  votre  robe,  l'arrange- 
ment de  vos  cheveux,  tout  cela  s'est  gravé  en 
moi... 

Il  savait  les  potins  relatifs  à  Lucie,  ce  qui  lui 
donnait  de  l'assurance,  et  de  sa  voix  mâle  et 
câline,  il  fit  allusion  aux  promenades  parallèles 
de  la  rue  Jeanne-d'Arc. 

—  A  cette  époque,  j'ai  eu  un  grand  chagrin, 
et  j'ai  voyagé,  ajouta-t-il  gravement,  expliquant 
ainsi  sa  disparition. 

Elle  tira  son  porte-monnaie.  Il  gémit  : 

—  Ne  vous  en  allez  pas  encore  ! 

—  Il  faut  bien,  j'ai  eu  froid  et  je  rentre  me 
réchauffer. 

Il  eut  une  hardiesse  folle. 

—  Si  j'osais...  j'ai  par  là  un  petit  réduit  assez 
confortable...  où  je  vais  quelquefois  fumer... 
une  allumette  et  le  bois  flamberait... 

La  riposte  de  Lucie  fut  spontanée,  involon- 
taire : 

—  Pourquoi  pas?  Seulement,  vous  savez,  le 
temps  de  me  remettre  d'aplomb,  et  c'est  tout. 

Il  fut  stupéfait  de  son  succès. 

—  Vrai,  vrai,  vous  consentez? 


UNE    FEMME.  173 

—  C'est  donc  bien  extraordinaire? 

Elle  le  suivit  de  loin,  réjouie  de  cette  esca- 
pade qui  coupait  l'interminable  journée.  En 
route  elle  se  rappela  ses  promesses  à  Mme  Bouju- 
Gavart,  et  tenta  vainement  de  se  confectionner 
un  remords.  D'ailleurs  que  risquait-elle?  Elle 
était  si  sûre  d'elle-même. 

L'appartement,  situé  rue  Nationale,  se  com- 
posait de  deux  pièces,  un  boudoir  et  une  cham- 
bre dont  on  apercevait  le  lit.  Lemercier  alluma 
le  feu,  Lucie  examina  le  salon.  Une  étoffe  de 
jute  rouge  brique  couvrait  les  murs.  Tout  au- 
tour, des  divans  couraient,  vêtus  de  soies  bril- 
lantes. Un  lot  d'ombrelles  et  d'éventails  japo- 
nais, artistement  disposés,  donnaient  de  la 
gaieté.  Un  palmier  et  un  fusain  jaillissaient. 

—  Ah  !  voilà  qui  est  fait,  maintenant  chauf- 
fez-vous, prononça  Lemercier,  se  redressant  et 
approchant  un  fauteuil. 

Elle  s'assit.  Les  pieds  sur  les  chenets,  les 
mains  croisées  au-dessous  de  ses  genoux,  elle 
tenait  ses  jupes  relevées,  de  façon  à  découvrir 
ses  chevilles  et  le  bas  de  ses  mollets.  Lui,  dis- 
posa deux  coussins  à  terre  et  s'accroupit  auprès 
d'elle. 

La  scène  de  séduction  commença.  Il  possé- 
dait à  ce  sujet  un  programme  exact  dont  il  ne 
s'écartait  jamais,  en  ayant  toujours  observé  la 
réussite. 

10. 


174  UNE    FEMME. 

D'abord  les  phrases  banales,  articulées  d'une 
voix  tendrç,  fluèrent,  les  phrases  préparatoires, 
destinées  à  rassurer  la  femme  et  à  l'engourdir. 
Puis  vinrent  les  compliments  plus  directs, 
l'hommage  non  déguisé  d'un  amour  qui  se  ca- 
che encore,  les  exclamations  admira tives  sur  la 
forme  du  pied,  sur  la  finesse  de  la  jambe,  enfin 
ce  qui  constitue  la  première  attaque.  La  période 
des  menues  faveurs  et  des  mélancolies  succéda  : 
«  Mettez-vous  donc  à  l'aise,  vous  devez  étouffer 
sous  ce  manteau.  Et  vos  gants?  »  Il  lui  prenait 
les  doigts  et  les  baisait  l'un  après  l'autre. 

—  Quelle  chose  affreuse  de  ne  vous  être  rien, 
pas  même  un  ami,  vous  qui  m'êtes  tout  déjà. 
Vous  m'aurez  accordé  une  minute  de  votre 
existence,  et  cette  minute  décide  de  mon  exis- 
tence entière,  à  moi. 

Et  il  supplia  : 

—  Lucie,  ce  jour  béni  n'aura-t-il  pas  de  len- 
demain? 

Elle  ne  répondit  pas,  la  poitrine  oppressée, 
le  regard  languissant.  L'instant  se  pivtait  à  une 
déclaration.  Il  se  déclara.  Et  son  :  «  Je  vous 
aime,  Lucie,  ô  ma  Lucie,  je  t'aime  »  eut  les 
modulations  lentes,  désespérées,  passionnées, 
que  nécessite  un  aveu  afficace. 

Elle  se  pelotonna,  toute  frémissante.  Jamais 
encore  on  ne  lui  avait  dit  ces  mots  avec  tant 
d'émotion. 


UNE    FEMME.  175 

La  période  d'action  s'ouvrait.  Il  l'entama  par 
une  prière  :  ^ 

-Lucie,  au  bal,  j'ai  vu  vos  épaules,  me  re- 
fuserez-vous  le  même  spectacle,  ici,  où  je  serai 
seul  à  les  voir? 

Un  à  un,  la  main  timide,  il  défaisait  les  bou- 
tons de  son  corsage.  L'orgueil  de  sa  chair  la 
rendu  lâche.  Elle  n'eut  même  pas  l'idée  de  e 
repousser.  ie 

Elle   se  coucha    le   soir,    l'esprit   satisfait 
comme  on  se  couche  après  une  journée  utn 


VI 


L'intimité  de  Mme  Bouju-Gavart  et  de 
Mme  Chalmin  s'établit  sur  des  bases  solides. 

L'esprit  de  Lucie  reçut  là  une  nourriture 
abondante,  son  âme  une  forte  éducation. 

—  Tout  est  à  refaire  en  toi,  ma  fille,  disait 
Mmc  Bouju-Gavart  en  son  langage  un  peu  em- 
phatique, où  se  révélait  la  fréquentation  des 
prêtres,  —  on  t'a  enseigné  les  préjugés,  mais 
non  les  principes.  On  a  négligé  de  te  donner  les 
idées  larges  et  justes,  les  préceptes  et  les  exem- 
ples, tout  ce  qui  forme  enfin  les  inébranlables 
fondations  où  l'on  peut  bâtir. 

Lucie  écoutait  respectueusement.  Les  mots 
chantaient  à  son  oreille.  Elle  leur  accordait 
assez  d'attention  pour  en  comprendre  le  sens  et 
même  les  discuter.  Mais  elle  ne  tâchait  nulle- 
ment à  so  les  inculquer,  encore  moins  à  se  con- 
duire d'après  les  maximes  émises.  Son  appro- 


UNE    FEMME.  177 

bation  était  tout  extérieure.  «  Gomme  c'est  vrai, 
ce  que  vous  dites  là  !  »  s'exclamait-elle,  con- 
vaincue, sans  que  l'envie  lui  vînt  d'obéir  à  cette 
vérité.  Ces  deux  heures  d'exaltation  quotidienne 
lui  suffisaient.  Elle  y  puisait  beaucoup  d'estime 
pour  elle-même  et  une  grande  indulgence  pour 
ses  faiblesses. 

A  l'issue  de  ces  confidences  elle  prenait  le 
tramway  et  s'en  allait  chez  Lemercier. 

En  revanche,  elle  mettait  à  fuir  parrain  un 
acharnement  méritoire.  Là  gisait  sa  probité,  ce 
qui  lui  procurait  l'illusion  d'être  honnête.  Elle 
pouvait  soutenir  sans  honte  le  regard  de  sa 
vieille  amie,  puisqu'elle  ne  la  trahissait  plus. 

La  liaison  de  Lucie  et  de  Georges  Lemercier 
ne  comporta  ni  passion  ni  excès  sensuels.  Ce  fut 
un  passe-temps,  un  adultère  de  convenance. 
Les  caresses  finies,  on  causait.  Georges  initia  sa 
maîtresse  aux  mystères  de  la  vie  parisienne, 
sujet  captivant.  Les  célébrités  de  la  capitale 
défilèrent,  les  actrices  et  les  filles  galantes,  toutes 
celles  dont  on  cite  dans  les  journaux  boulevar- 
diers  les  noms,  les  robes  et  les  déplacements. 
Les  anecdotes  foisonnaient.  Et  Lucie  contem- 
plait, bouchebéante,  avec  vénération,  cethomme 
qui  avait  partagé  le  lit  des  courtisanes  illustres. 
Elle  brûlait  de  les  connaître.  Elle  rêva  d'orgies 
en  leur  compagnie. 

Lemercier  dut  à  ses  relations  un  relief  con- 


178  UNE    FEMME. 

siclérable.  Ses  prodigalités  achevèrent  de  con- 
quérir Lucie.  L'offre  de  deux  superbes  solitaires, 
montés  en  boucles  d'oreilles,  lui  inspira  même 
une  tendresse  démonstrative.  Elle  les  cacha 
au  fond  d'une  armoire,  entre  deux  piles  de  ser- 
viettes, et  elle  ne  cessait  de  les  en  sortir  pour 
les  examiner  et  les  palper. 

Georges  fut  malheureusement  contraint  aune 
absence  d'une  ou  deux  semaines.  Ce  fâcheux 
départdétraqual'existenceméthodique  de  Lucie. 
Une  telle  régularité  présidait  à  l'emploi  de  son 
temps  !  Dès  lors,  tout  l'horripila,  son  intérieur, 
sa  chambre,  la  couleur  des  rideaux,  les  piaille- 
ments de  René. 

Robert  en  subit  le  contre-coup. 

—  Qu'est-ce  que  tu  as  ?  grognait-il,  tu  es 
d'une  humeur  massacrante.  Quel  drôle  de  corps 
tu  fais  tout  de  même,  avec  tes  changements  de 
caractère  ! 

Bientôt  il  n'eut  plus  à  se  plaindre.  Lucie,  re- 
couvra son  calme.  Une  après-midi,  en  effet,  par- 
rain l'arrêta  en  pleine  rue  : 

—  Je  te  tiens,  tu  ne  t'en  iras  pas,  bredouil- 
lait-il,... écoute-moi,  viens  là-bas, f  une  fois  seu- 
lement... 

On  les  observait.  Il  s'en  alla.  Elle  le  suivit, 
rue  Saint-Georges.  11  n'y  eut  aucune  réconci- 
liation :  leurs  habitudes  reprirent  leur  cours 
comme  si  rien  ne  les  eût  interrompues. 


UNE    FEMME.  179 

Deux  semaines  plus  tard,  Lucie  recevait 
poste  restante  une  lettre  où  Lemercier  l'aver- 
tissait de  son  retour  et  lui  fixait  un  rendez-vous. 
Elle  hésita  d'abord.  Une  pudeur  singulière  la 
révoltait  contre  ce  partage.  Cela  fut  de  courte 
durée.  La  perspective  de  cette  double  intrigue  et 
des  complications  qui  en  résulteraient,  la  sé- 
duisit beaucoup  au  contraire.  Elle  en  discerna 
vite  le  côté  pittoresque.  Au  jour  assigné,  elle 
fut  exacte. 

De  notables  voluptés  la  récompensèrent  de 
cette  résolution.  Ayant  commencé  par  diviser 
sa  semaine  en  deux  parts  égales  dont  elle  ré- 
servait l'une  à  Lemercier,  et  l'autre  à  par- 
rain, elle  abandonna  ce  système  d'une  mono- 
tonie trop  pesante.  L'imprévu  la  tentait.  Elle 
obligea  ses  deux  amants  à  l'attendre  journelle- 
ment, de  telle  heure  à  telle  heure.  Elle,  elle 
choisissait. 

Le  plus  souvent  elle  se  décidait  dehors,  à  la 
dernière  minute.  De  la  rue  Verte,  le  tramway  la 
menait  rue  Jeanne-d'Arc,  en  face  de  la  Tour 
Saint-André.  Là  elle  se  consultait.  Irait-elle  à 
droite  chez  le  vieux,  ou  à  gauche  chez  le  jeune? 
Son  cœur  se  taisait,  sa  chair  aussi.  Seuls  des 
motifs  futiles  la  guidaient,  sans  que  jamais  elle 
les  analysât. 

Il  lui  arriva  même,  en  un  moment  d'embarras 
pénible,  de  flâner  dans  le  petit  jardin  Saint- 


180  UNE    FEMME. 

André.  Des  enfants  jouaient.  Des  vieillards  ca- 
quetaient.'Elle  examina  la  façade  en  bois  sculpté, 
d'un  travail  si  merveilleux,  que  l'on  a  plaquée 
sur  une  maison  neuve,  en  un  coin  humide  du 
square.  Le  gardien,  l'accostant,  lui  infligea  des 
explications  où  elle  ne  saisit  que  le  nom  de 
Diane  de  Poitiers.  Puis  elle  escalada  les  mar- 
ches qui  grimpent  au  sommet  de  la  tour,  et  elle 
se  mit  à  chercher  l'emplacement  probable  des 
toits  qui  abritaient  ses  deux  amants.  Et,  accou- 
dée contre  la  balustrade  en  pierre  de  la  plate- 
forme, elle  rêvassa.  A  qui  donner  la  préférence? 
La  descente  lui  rompit  les  jambes,  ce  qui  la 
détermina  en  faveur  de  parrain,  car  la  route 
était  plus  courte  à  effectuer. 

Une  autre  fois,  la  poursuite  d'un  monsieur  la 
divertit  au  point  qu'elle  en  négligea  ses  rendez- 
vous.  Elle  le  traîna  dans  Saint-Sevrr.  Mais 
comme  il  ne  l'abordait  pas,  elle  se  fit  promener 
en  voiture  le  long  de  la  Seine,  et  elle  s'ingéniait 
à  évoquer  la  mine  piteuse  des  deux  infortunés 
qui  se  morfondaient  Là-bas,  impatients  de  son 
corps. 

Ces  accès  d'indépendance  découlaient  du 
reste  d'une  nouvelle  théorie  dont  les  lois  s'étaient 
insensiblement  dévoilées  à  elle.  Elle  s'octroyait, 
après  ses  diverses  aventures,  de  justes  titres  à 
la  connaissance  de  l'homme.  Aussi  pouvait-elle 
le  juger  sans  crainte  d'erreur.  Et  de  ses  médi- 


UNE    FEMME.  181 

tations,  elle  concluait  qu'on  doit  le  traiter  avec 
rudesse.  L'indifférence  le  mate.  Il  faut  le  plier 
aux  caprices  les  plus  fantasques  et  l'asservir 
comme  un  être  inférieur,  prêt  à  toutes  les  lâ- 
chetés. 

Cette  théorie,  elle  l'appliquait  à  tort  et  à  tra- 
vers, quand  elle  s'en  souvenait.  Tel  jour,  elle 
eut  un  retard  exagéré.  Tel  autre,  elle  se  refusa. 
Elle  modifia  l'apparence  de  son  humeur,  d'or- 
dinaire égale.  Elle  restait  muette,  sombre,  énig- 
matique,  puis  le  lendemain  riait,  d'un  rire  ner- 
veux :  «  Je  les  affole», se  disait-elle. Elle  les  lassait 
plutôt.  Lemercier  surtout  aspirait  à  la  saison 
des  bains  comme  aune  délivrance  méritée. 

Elle  continuait  ses  visites  àMme  Bouju-Gavart, 
la  société  de  sa  vieille  amie  lui  plaisant  toujours. 
Elle  s'abreuvait  de  ses  maximes  et  de  ses  ser- 
mons avec  la  même  soif  ardente.  Le  vice  l'em- 
plissait d'une  horreur  vertueuse.  Pour  montrer 
la  ténacité  de  son  zèle,  elle  confessait  un  tas 
de  péchés.  Quant  à  ses  rapports  avec  parrain, 
elle  n'y  songeait  jamais  auprès  de  Mme  Bouju- 
Gavart,  s'évitant  ainsi  des  remords  importuns. 

Le  1er  août,  on  partit  pour  Dieppe.  Lemercier 
promit  d'y  faire  maintes  apparitions.  Mais  il  ne 
vint  pas.  Mme  Ghalmin  écrivit,  ne  reçut  aucune 
réponse,  et  n'y  pensa  plus. 

Au  bord  de  la  mer,  Lucie  subit  cette  crise 
d'indolence,  où  les  femmes  vivent   d'une  vie 

11 


182  UNE    FEMME. 

animale,  §ans  rêves  ni  désirs.  Elle  s'engourdis- 
sait dans  une  langueur  qui  reposait  ses  membres 
et  son  cerveau.  Tout  incident  l'effrayait,  capable 
de  troubler  cette  somnolence  béate.  Elle  n'eut 
d'ailleurs  pas  à  fuir  l'hommage  des  hommes  : 
son  extérieur,  se  modifiant  avec  ses  dispositions, 
ne  le  provoquait  point. 

Cela  dura  des  semaines.  Chalmin  que  l'ex- 
tension de  ses  affaires  avait  obligé  à  louer  un 
local  plus  vaste,  rue  de  Crosne,  restait  à  Rouen 
pour  surveiller  l'aménagement  de  ses  nouveaux 
magasins  et  n'arrivait  que  le  samedi  soir. 

Ses  baisers  suffisaient  à  Lucie. 

En  ses  rares  instants  de  méditation,  elle 
croyait  fermement  qu'elle  persévérerait  dans 
cette  attitude.  L'ère  du  mal  était  close.  Elle  ne 
s'en  affligeait  ni  ne  s'en  réjouissait. 

Un  matin,  en  entrant  au  salon  de  lecture  du 
Casino,  elle  heurta  presque  Mme  Berehon.  Elles 
s'arrêtèrent  net,  embarrassées  l'une  et  l'autre. 
Puis  Henriette,  bravement,  tendit  la  main. 

—  Ça  fait  du  bien  de  se  revoir,  dit  l'une. 
La  seconde  répliqua  : 

—  C'est  vrai,  le  hasard  vous  divise,  mais  à  la 
première  occasion  on  se  rapproche. 

Puis  elles  s'adressèrentdes  excuses  mutuelles. 
Mme  Chalmin  allégua  la  sévérité  de  Koberten  ce 
qui  concernait  ses  relations.  Henriette,  à  son 
tour,  prétexta  : 


UNE    FEMME.  183 

—  Moi  aussi,  Adrien  m'a  priée  de  vous  évi- 
ter, on  racontait  sur  vous  des  choses  !... 

Elles  soupirèrent: 

—  Comme  on  est  mauvais  ! 

L'injustice  de  leurs  époux  les  indigna,  elles 
se  ligueraient  contre  eux . 

—  Ecoutez,  dit  Henriette,  nous  sommes  des- 
cendus à  l'hôtel  de  Normandie.  Nous  y  avons  fait 
la  connaissance  de  gens  très  bien,  des  Parisiens, 
M.  et  Mme  Miroux.  Nos  maris  s'en  vont  les  après- 
midi  à  la  pêche  ou  en  excursion.  Venez,  je  vous 
présenterai  Marthe  Miroux.  Elle  est  charmante. 

L'amitié  des  deux  femmes  renaquit,  plus  im- 
périeuse et  plus  communicative.  On  lâcha  tous 
ses  secrets.  Qu'avait-on  à  se  cacher  ?  Henriette 
énuméra  ses  diverses  coquetteries,  intrigues 
inachevées  qu'elle  brisait  toujours  avant  le  dé- 
nouement. Lucie,  pour  n'être  point  en  reste, 
arrangea  d'une  jmanière  honnête  trois  ou  quatre 
de  ses  aventures.  Elles  furent  frappées  de  la 
similitude  de  leurs  goûts.  Mmc  Chalmin  les  dé- 
finit ainsi  : 

—  C'est  adorable  de  voir  la  joie  que  vous 
inspirez  par  un  mot  gentil,  le  chagrin  que  cause 
votre  maussaderie,  le  désir  dont  s'allument  les 
yeux  qui  vous  contemplent.  Quant  à  moi,  je  ne 
souhaite  rien  de  plus.  Je  veux  bien  m'amuser, 
je  ne  ferme  pas  la  bouche  à  ceux  qui  me  disent 
leur  amour,  mais  c'est  tout. 


184  UNE    FEMME. 

Cette  profession  de  foi  obtint  l'entière  adhé- 
sion d'Henriette.  Leur  vertu  réciproque  leur 
parut  intacte.  Elles  se  vouèrent  une  estime  iné- 
branlable. 

La  droiture  de  leurs  principes  étant  acquise, 
ellespurent  dès  lors  confesser  l'ardente  curiosité 
qui  les  poussait  vers  le  mystère  défendu. 

—  Ou'ya-t-il  de  si  différent?  s'écriait  MmeBer- 
chon.  Pourtant  l'impression  ne  doit  pas  chan- 
ger parce  qu'elle  vient  d'un  amant  au  lieu  de 
venir  d'un  mari?  Nos  maris  ont  toujours  été  les 
amants  d'autres  femmes,  et  ils  agissaient,  je 
crois,  avec  ces  femmes  comme  avec  nous-mêmes. 

Et  Lucie,  dominée  par  le  rôle  qu'elle  jouait, 
répondait  d'un  air  songeur: 

—  N'importe,  ma  chère,  il  y  a  bien  une  diffé- 
rence, sans  cela  pourquoi  tant  de  femmes 
seraient-elles  coupables  ? 

Elle  consultèrent  Marthe  Miroux.  D'un  air 
distrait,  elle  soupira  : 

—  Ah!  mon  Dieu,  si  vous  saviez  comme  ça 
m'est  égal  ! 

Elle  avaitdes  sourcils  noirs  qui  se  rejoignaient 
en  une  seule  ligne  épaisse,  des  yeux  sévères  et, 
tranchant,  sur  la  pâleur  livide  de  la  peau,  une 
bouche  trop  rouge,  comme  peinte  au  sang. 

Elle  parlait  peu.  Selon  Mme  Berchon,  elle  de- 
vait avoir  quelque  peine  secrète.  De  vagues 
plaintes  formulées  de  part  et  d'autre  et  la  froi- 


UNE    FEMME.  185 

deur  visible  de  leurs  relations,  laissaient  sup- 
poser un  désaccord  profond  entre  elle  et  son 
mari . 

—  Il  y  a  un  drame  là-dessous,  déclarait  Hen- 
riette. 

—  Je  n'en  sais  rien,  disait  Lucie,  en  tout  cas 
son  regard  aune  insistance  gênante,  il  se  plante 
sur  vous  et  n'en  bouge  plus...  moi,  il  me  fait 
presque  peur. 

Elle  attribuait  en  effet  à  ce  regard  une  acuité 
prodigieuse.  Il  la  fouillait,  déchirait  le  voile  de 
mensonges  dont  elle  s'affublait,  et  lisait  couram- 
ment le  livre  de  sa  vie.  Et  Lucie,  tout  en  étalant 
l'austérité  de  ses  mœurs,  devinait  que  sous  le 
masque  impassible  de  cette  femme  errait  un 
sourire  incrédule.  MmC  Miroux  n'alla-t-elle  pas 
jusqu'à  l'interrompre  par  une  impolitesse? 

—  Cela  ne  prouve  rien,  vos  théories,  vous 
seriez  fautive  que  vous  les  avanceriez  quand 
même. 

Mrne  Chalmin  rougit,  décontenancée.  Elle  s'ap- 
pliqua désormais  à  la  contredire  dans  ses  moin- 
dres propos,  et  à  manifester  son  antipathie  par 
des  vexations. 

Marthe  affectait  de  ne  le  point  remarquer. 
Mais,  profitant  d'une  absence  de  Mme  Berchon, 
elle  mit  sa  main  sur  l'épaule  de  Lucie  et  mur- 
mura: 

—  Comme  vous  êtes  mauvaise  ! 


186  UNE    FEMME. 

Ilabituellementhautaine  et  dure,  la  voix  avait 
pris  une  inflexion  douce.  Le  visage  se  détendait 
en  un  sourire.  Et  les  yeux,  les  yeux  impitoyables, 
avaient  une  tristesse  touchante. 

Elle  demanda  : 

—  Pourquoi  me  traitez-vous  comme  une  enne- 
mie? 

Lucie  ne  répondit  pas,  toute  remuée.  Et 
l'autre  continuait  : 

—  Ne  soyez  plus  ainsi,  cela  me  fait  mal.  J'au- 
rais tant  aimé  vous  plaire  et  devenir  votre  amie, 
votre  seule  amie...  Vous  êtes  si  belle! 

Mme  Chalmin  crut  comprendre.  Une  légère 
répulsion,  mêlée  de  crainte,  la  pénétra.  Elle 
résolut  d'éviter  les  tête-à-tète. 

Pourtant,  le  lendemain,  ce  fui  elle-même  qui 
l'appela,  au  sortir  de  l'eau,  d'un  ton  de  défi  : 

—  Vous  cherchez  une  cabine  !  Voulez-vous 
la  moitié  de  la  mienne?  Vous  vous  déshabillerez 
pendant  que  je  me  rhabillerai. 

La  cabine  était  peu  spacieuse,  leurs  mouve- 
ments se  contrariaient.  Mmc  Miroux  dit  : 

—  J'attendrai  que  vous  soyez  prête. 

Mais  comme  Lucie  se  plaignait  du  froid,  elle 
saisit  une  serviette.  Des  gouttes  d'eau  ruis- 
selaient sur  les  bras  et  sur  les  épaules.  La  chair 
frémissait.  Elle  frotta  vigoureusement  jusqu'à 
ce  que  le  sang  aftluàt  à  la  peau. 

—  Ca  va-t-il  mieux? 


UNE    FEMME.  187 

Lucie,  levant  ses  paupières  qu'elle  tenait  à 
moitié  baissées,  prononça  : 

—  Oh!  oui,  j'étouffe  maintenant. 

Elles  se  regardèrent,  silencieuses.  Sous  les 
pas  des  baigneurs,  le  galet  criait,  les  planches 
résonnaient.  On  cogna  deux  fois  à  la  porte  de  la 
cabine  :  «  Est-ce  bientôt  libre,  ici?  *  Elles  se 
taisaient.  Leur  solitude  s'accroissait  de  tout  le 
tumulte  avoisinant.  Par  la  lucarne,  un  rayon  de 
soleil  s'introduisit  où  grouillaient  des  atomes  de 
poussière... 

Lasses  de  se  voir  en  cachette,  ces  trois 
dames  commirent  l'imprudence  de  se  promener 
ensemble.  M.  Berchonet  M.  Mirouxles  rencon- 
trèrent. Henriette  s'écria  : 

■ —  Figurez-vous  que  nous  nous  sommes  re- 
trouvées dans  un  magasin  ;  nous  étions  fâchées 
sans  raison,   la  réconciliation  a  été  vite  faite. 

Désormais.  Lucie  vint  ouvertement  à  l'hôtel 
de  INormandie. 

Une  des  conséquences  de  ses  rapports  avec 
Mme  Berchon  fut  un  réveil  d'élégance.  Son  exté- 
rieur ne  varia  point,  mais  son  goût  se  dégrossit, 
et  spécialement  elle  devint  soucieuse  de  sa  toi- 
lette intime.  Henriette  portait^  d'exquis  dessous 
qu'elle  combinait  et  confectionnait  elle-même. 
Elle  inventait  des  formes  de  chemise  d'une  indé- 
cence   adorable.  Ses  jupons   et  ses  pantalons 


18S  UNE    FEMME. 

avaient  un  càchetparticulier  et,  en  tout,  dans  le 
choix  des  surahset  des  batistes,  dans  la  nuance 
des  faveurs,  se  révélait  un  raffinement  délicat. 
Lucie  copia  ses  modèles.  Aussitôt  réunies, 
elles  se  mettaient  au  travail.  Ces  messieurs  s'at- 
tardaient volontiers  en  leur  société,  retenus  par 
tout  ce  linge  de  femme  et  par  le  babillage  de 
Mme  Chalmin. 

Ce  ne  fut  vraiment  pas  en  vertu  d'un  plan 
que  Lucie  les  accabla  de  ses  coquetteries.  Elles 
se  déployaient  naturellement,  à  son  insu.  L'exé- 
cution du  mal,  chez  elle,  précédait  l'idée  de 
ce  mal.  Et  encore,  cette  idée,  la  concevait-elle 
toujours,  même  l'acte  accompli?  Ses  attaques 
étaient  brutales.  Elle  s'adressait  aux  instincts, 
non  au  cerveau  ni  au  cœur,  —  au  mâle  non  à 
l'homme.  Elle  ne  séduisait  pas,  elle  excitait. 
Ainsi  visé,  l'adversaire  capitulait  aussitôt,  et 
elle  dégageait  de  la  promptitude  de  sa  victoire 
un  motif  de  vanité. 

La  lutte,  cette  fois,  se  compliquait  d'un  attrait 
spécial.  Lequel  des  deux  élus  accepterai!  le  pre- 
mier son  joug?  La  naissance  des  désirs  fut  ins- 
tantanée. En  pouvait-il  être  autrement?  Elle  en 
suivit  avec  intérêt  la  marche  rapide  ei  attendit 
l'aveu  ou  l'assaut,  signes  de  la  défaite.  Emouvant 
tournoi  ! 

M.  -Miroux  devança  son  rival.  Il  était  laid. 
Mais  quelle    originalité  :   être   la  maîtresse  du 


UNE    FEMME.  189 

mari,  maintenant l  Et  aussi  quelle  revanche  sur 
Marthe  dont  elle  subissait  toujours  l'ascendant 
inexplicable  !  Elle  consentit  à  des  rendez-vous. 

Quand  le  ménage  s'en  alla,  Lucie  le  conduisit 
au  train.  Les  adieux  arrachèrent  des  larmes.  Et 
par  la  fenêtre  ouverte,  les  époux  penchés  lui 
envoyaient  des  baisers  et  agitaient  leurs  mou- 
choirs. 

Elle  en  fut  tout  attendrie.  C'est  si  bon  d'être 


aimée 


Le  désarmement  d'Adrien  Berchon  requit  un 
effort  qu'elle  ne  prévoyait  pas.  Mais  il  s'agissait 
de  tromper  Henriette  et  elle  s'y  adonna  de  toute 
son  énergie. 

Une  manœuvre  lui  réussit  surtout.  Elle  avait 
copié  un  «  saut  de  lit  >>,  une  sorte  de  peignoir 
en  soie  imaginé  par  Mme  Berchon,  long,  ample, 
agrafé  sur  la  hanche,  et  dont  les  deux  pans, 
en  se  croisant,  réglaient  le  décolletage. 

Elle  dit  à  Henriette  : 

—  Ta  chambre  est  libre,  je  vais  le  mettre. 
Elle  disparut.  Au  bout  de  quelques  minutes, 

elle  appelait  : 

—  C'est  ravissant,  viens  donc  voir. 
Adrien,  un  peu  énervé,  ricana  : 

—  Et  moi,  suis-je  de  trop? 

—  C'est  l'affaire  de  votre  femme. 
Mme  Berchon  acquiesça  : 

—  Du  moment  qu'il  t'a  vue  au  bain... 

n. 


190  UNE    FEMME. 

Lucie  feignit  une  grande  modestie  et  serra 
pudiquement  le  haut  de  son  peignoir.  Mais, 
ainsi,  elle  plaquait  l'étoffe  souple  qui  se  gonflait 
sur  le  double  contour  de  sa  poitrine. 

S'efforçant  d'assurer  sa  voix,  Adrien  jugea  : 

—  C'est  charmant,  et  d'un  artistique! 

Devant  lui,  la  jeune  femme,  indifférente,  para- 
dait, cambrait  les  reins,  se  drapait  dans  le  voile 
impalpable  qui  modelait  les  lignes  de  son  corps. 

Un  autre  jour,  sous  prétexte  d'essayage,  elle 
singea  l'hésitation.  Puis,  comme  excédée  de 
toutes  ces  mesquineries  indignes  : 

—  Bah!  c'est  moins  inconvenant  qu'au  bal, 
fit-elle,  n'est-ce  pas? 

Elle  déboutonna  son  corsage  avec  une  lenteur 
calculée,  de  manière  à  n'élargir  que  progressi- 
vement l'intervalle  où  luisait  sa  peau.  Puis  elle 
l'enleva,  et,  durant  toute  cette  séance  de  cou- 
ture, elle  se  tint,  les  bras  et  la  gorge  nus.  sans 
gène  ni  afféterie. 

Henriette,  d'une  nature  peu  ombrageuse,  ne 
s'en  formalisa  point.  Adrien  regardait. 

Elle  poussa  la  perfection  de  son  jeu  à  la  der- 
nière Limite.  I>c  fait,  elle  excellait  à  cette  agres- 
sion patiente.  Nul  souci  étranger  n'en  détournait 
son  esprit.  Tout  son  être  et  individuellement 
aussi,  chaque  partie  de  son  être,  membres  et 
figure,  chaque  émanation,  geste,  sourire  ou 
voix,  concouraient  à  l'unique  et  même  besogne. 


UNE    FEMME.  191 

A  peine  jetait-elle  une  excuse,  de  son  air  in- 
génu :  «  Un  homme  marié  ça  ne  compte  pas... 
c'est  drôle,  le  mari  d'une  amie,  ce  n'est  plus  un 
homme  pour  vous.  » 

Elle  le  gourmandait  :  «  Dites  donc,  vous  me 
paraissez  bien  froid,  ce  n'est  pas  si  vilain  ce- 
pendant, vous  pourriez  vous  fendre  d'un  com- 
pliment. »  Et  elle  désignait  ce  qu'il  fallait  louer 
avant  tout,  la  blancheur  et  le  grain  de  sa  chair, 
la  courbe  de  sa  nuque,  l'exiguïté  de  son  poignet. 

Elle  avait  toujours  soin,  en  ôtant  son  corsage, 
de  le  déposer  près  de  lui,  pour  que  l'irritât  sa 
tiède  odeur  de  femme.  Elle  s'enquit  de  son  par- 
fum préféré  et  s'en  imprégna.  De  la  chambre 
voisine  où  elle  essayait  les  modèles,  elle  lançait 
des  exclamations  de  joie.  Souvent  elle  rentrait, 
entourée  d'une  couverture  de  voyage,  d'un 
simple  drap,  ou  vêtue  d'un  de  ses  costumes  à 
lui.  Le  pantalon  étriqué  moulait  ses  jambes.  Son 
cou,  nu,  émergeait  du  veston. 

Ayant  tiré  d'une  malle  une  robe  de  soirée 
défraîchie,  elle  l'échancra  d'un  coup  de  ciseaux, 
s'en  habilla  furtivement  et,  priant  Henriette  de 
jouer  une  valse,  tendit  le  bras  à  M.  Berchon. 
Son  buste  entier  semblait  surgir.  Elle  rayonnait 
d'une  beauté  puissante. 

Ils  dansèrent.  Aussitôt  il  s'aperçut,  à  sa  taille 
qui  ployait  libre  d'entraves,  qu'elle  n'avait  point 
de  corset. 


192  UNE    FEMME. 

La  résistance  d'Adrien  ne  pouvait  durer.  Une 
après-midi,  M",e  Berchon,  obligée  de  sortir, 
laissa  son  amie  seule.  La  trahison  s'opéra. 

Cette  époque  fut  pleine  de  charmes.  Les 
Bouju-Gavart  arrivant.  Mm6  Chalmin  se  prodi- 
gua. Toutes  les  minutes  de  son  existence  étaient 
occupées  et  d'une  façon  diverse.  Forcée  de  vain- 
cre les  remords  de  M.  Berchon.  elle  dut  cons- 
tamment attiser  l'ardeur  de  son  désir.  Elle  ne 
pouvait,  sans  éveiller  les  soupçons,  renoncer  au 
commerce  salutaire  de  M""1  Bouju-Gavart,  et  il 
lui  fallait,  en  outre,  consacrer  de  temps  en 
temps  quelques  heures  à  parrain. 

Tout  cela  nécessita,  pour  garder  la  confiance 
de  sa  mère  et  de  son  mari,  pour  endormir  les 
inquiétudes  de  M.  et  Mme  Bouju-Gavart,  et  pour 
tromper  M>»-  Berchon,  une  série  de  mensonges 
inextricables  dont  elle  s'acquitta  avec  L'habileté 
la  plus  consommée. 

Cette  situation  se  maintint  jusqu'à  la  fin  de 
l'année,  puis  s'atténua.  La  passion  de  parrain 
fléchissait.  Des  symptômes  de  diabète  se  décla- 
rant, il  estima  prudent  de  ne  conserver  sa  fil- 
leule que  comme  une  maîtresse  agréable,  tou- 
jours prête  quand  le  fouetterait  un  caprice 
passager. 

Enfin,  M""  Chalmin  se  lassait  de  M.  Berchon. 

Un  incident  absurde  gâta  cet  état  de  choses 
qui  se  dénouait  d'une  manière  si  pacifique. 


UNE    FEMME.  193 

Henriette  trouva  son  amie  assise  sur  les  ge- 
noux d'Adrien. 

Pas  une  injure  ne  fut  échangée.  Du  doigt 
Mme  Berchon  montra  la  porte  à  sa  rivale  et  la 
chassa. 

Incapable  d'une  haine  concentrée,  Lucie  lui 
voua  une  rancune  intermittente  qui  la  conduisit 
souvent  à  énoncer  devant  le  monde  des  critiques 
calomnieuses. 


VII 


Le  cercle  des  Nocturnes  organisait  un  bal 
costumé  au  Théâtre-Français,  à  l'occasion  du 
mardi-gras. 

Ainsi  que  l'expliqua  Paul  Bouju-Gavart  à 
Mme  Chalmin,  le  siège  du  cercle  était  une  salle 
de  café,  dépondant  du  théâtre.  Les  Nocturnes  se 
réunissaient  là  tous  les  soirs  et  invitaient  les 
artistes  et  les  figurants. 

Ils  avaient  comme  président  le  fameux  Ver- 
dol,  le  chef  reconnu  depuis  quinze  ans  par  la 
jeunesse  de  Rouen,  un  type  de  viveur  provin- 
cial, d'un  âge  incertain,  correct,  nerveux,  sec, 
sanglé  dans  sa  redingote. 

La  gloire  des  Nocturnes  consistait  à  veiller 
toute  la  nuit.  Un  brouillard  de  fumée  emplis-ail 
la  pièce.  Les  soucoupes  formaient  de  hautes  piles 
sur  les  tables.  On  échangeait  des  phrases.  Les 
postures  et  les  bâillements  indiquaient  un  ennui 


UNE    FEMME.  195 

incommensurable.  Nul  cependant  n'osait  donner 
le  signal  de  la  retraite. 

De  temps  en  temps,  des  discussions  s'éle- 
vaient, concernant  la  politique,  la  morale,  la 
religion,  la  peine  de  mort,  le  suicide.  On  se  lan- 
çait les  vieux  raisonnements  et  les  formules 
consacrées.  Un  esprit  étroit  et  banal  caractéri- 
sait ces  disputes. 

—  Voilà  ce  que  c'est  que  le  Nocturne,  termina 
Paul  :  un  fumoir  et  une  buvette,  une  réunion 
de  désœuvrés  qui  ne  savent  ni  s'amuser,  ni  même 
s'embêter  convenablement  :  en  résumé,  un  as- 
sommoir. 

Or,  le  lundi  gras,  une  dépêche  de  Brest  apprit 
à  Robert  la  mort  d'un  oncle  et  ses  droits  d'hé- 
ritier. Il  partit  le  lendemain.  Cette  coïncidence 
décida  Lucie.  En  revenant  de  la  gare  où  elle 
avait  accompagné  son  mari,  elle  acheta  du  surah 
bleu  ciel,  du  galon  et  de  la  mousseline  raide. 

A  minuit,  quand  elle  se  présenta,  le  bal  bat- 
tait son  plein.  Au  fond,  l'orchestre  se  démenait. 
Des  couples  dansaient,  peu  nombreux,  tristes. 
Les  loges  étaient  vides.  Au  haut  de  l'escalier, 
une  masse  compacte  d'habits  noirs  interpellaient 
les  masques,  grossièrement,  sans  à  propos  ni 
légèreté.  Une  gène  planait.  Par  respect  humain, 
la  plupart  des  hommes  n'avaient  point  endossé 
de  déguisement.  La  crainte  du  ridicule  étouffait 
toute  spontanéité.  On  s'épiait,  en  gens  accou- 


m  UNE    FEMME. 

tumés  à  s'ennuyer,  et  que  déroute  une  occasion 
de  plaisir.      * 

Mal  à  l'aise,  Lucie  se  promena  dans  les  cou- 
loirs déserts.  Elle  s'était  fabriqué  un  long- four- 
reau de  soie,  simple  et  collant,  encerclé,  sous  la 
poitrine,  d'un  ruban  d'or,  en  guise  de  ceinture. 
Des  manches  très  bouffantes  élargissaient  ses 
épaules.  Un  vaste  chapeau,  à  capote  carrée,  à 
visière  immense,  lui  écrasait  la  tète. 

On  finit  par  remarquer  son  costume.  Son 
isolement  fit  naître  la  curiosité.  On  s'interrogea. 
Personne  ne  la  connaissait.  Des  groupes  com- 
mencèrent à  l'entourer,  d'où  on  l'apostrophait 
en  termes  équivoques.  Elle  s'adossa  contre  un 
mur,  les  mains  ballantes.  Elle  cherchait  à  ré- 
pondre et  ne  savait  que  dire.  Quelqu'un  voulut 
soulever  son  loup. 

L'irruption  de  Verdol  la  délivra. 

—  A  bas  les  pattes,  Messieurs,  vous  ne  voyez 
donc  pas  que  cette  Merveilleuse  est  une  femme 
du  monde,  je  la  prends  sous  ma  protection. 

On  éclata  de  rire.  Mais  elle,  flattée,  s'imagi- 
nant  qu'il  avait  deviné  son  incognito,  lui  pressa 
la  main  en  murmurant  : 

—  Je  vous  remercie. 

ils  se  postèrent  en  un  coin  de  la  salle,  entre 
deux  massifs  d'arbustes.  Verdol,  jouani  respec- 
tueusement son  rôle  de  guide,  la  renseigna  sur 
les  masques  qui  défilaient. 


UNE    FEMME.  197 

—  Ça,  c'est  Chaussette,  cette  boulotte  que  tu 
vois,  là-bas,  en  chatte  blanche  ;  elle  change 
d'amants  comme  un  homme  de  chaussettes.  On 
ne  lui  a  jamais  connu  d'entre  teneur  attitré.  C'est 
un  fiacre  qu'on  loue  à  la  journée. 

«  Voici  Joséphine  Galle  t,  en  Diane.  Assez  ris- 
qué le  décolletage.  D'ailleurs,  qu'importe,  elle 
eût  pu  se  promener  toute  nue  ici,  sans  que  le 
spectacle  fût  nouveau  pour  aucun  des  specta- 
teurs. 

«  La  Sapho,  c'est  Jeanne,  pas  belle,  mais 
agréable.  Bonne  mère  de  famille.  Le  Monsieur 
qui  l'escorte,  ce  grand  maigre  à  l'aspect  de  ca- 
davre, lui  verse  mille  francs  par  mois  (chiffre 
énorme  à  Rouen)  pour  laisser  croire  qu'il  est 
encore  capable  d'aimer. 

«  Tu  remarqueras,  ô  femme  du  monde,  com- 
bien tes  congénères  dn  demi,  ici,  sont  vilaines  et 
disgracieuses.  Ainsi  contemple  ces  deux  sœurs, 
Alice  la  boutonneuse  et  Cécile  la  joufflue,  sont- 
elles  assez  laides?  Et  Julia  Coton,  ainsi  nom- 
mée parce  qu'elle  essaie  de  combler  les  vides  de 
sa  nature?  Et  Sarah  Belli,  la  danseuse  des  Arts, 
qui  n'a  de  bien  que  ses  jambes,  et  tout  le  reste 
abominable  ?  » 

Cette  revue  divertissait  Lucie.  Elle  goûtait 
une  jouissance  bizarre  à  se  sentir  dans  ce  mi- 
lieu vicieux,  parmi  ces  femmes,  vendeuses  de 
leur  corps.  Elle  souhaitait  de  causer  avec  elles, 


198  UNE    FEMME. 

de  s'informer  de  leurs  amours,  de  leurs  pensées, 
des  occupations  particulières  qu'elles  secréaient. 
Elles  devaient  employer  des  odeurs  spéciales, 
des  pâtes  et  des  savons  inusités.  Que  man- 
geaient-elles? Et  à  quelle  heure?  Evidemment 
l'avenir  les  rendait  soucieuses... 
Yerdol  continuait  : 

—  Ah!  voici  l'épouvantai!  de  Rouen,  le  frère 
de  la  belle  Henriette,  Marcel  Lebon,  anarchie 
et  spécialité  de  femmes  mariées.  Grande  dame, 
boutiquière  ou  cocotte,  il  les  trouve  toutes  jo- 
lies, si  elles  sont  pourvues  d'un  époux.  Nul 
doute  que  sa  compagne,  cette  grande  magi- 
cienne voilée,  ne  soit  dans  ce  cas. 

—  Si  j'allais  les  intriguer?  fit  Lucie. 

—  Ya,  femme  du  monde,  je  te  surveille. 
Elle  marcha  vers  eux  et  dit  : 

—  Marcel,  moi  aussi,  je  suis  mariée. 
Il  répondit  sentencieusement  : 

—  Le  mari  est  la  beauté  de  la  femme. 
Et  il  demanda  : 

—  As-tu  trompé  le  tien? 

—  Non,  pas  encore. 

—  Que  ceci,  donc,  prononca-t-il,  te  serve  de 
début. 

Il  lui  prit  la  taille,  de  ses  lèvres  écarta  la  den- 
telle de  son  masque  et  lui  baisa  la  bouche. 

—  Tu  es  marquée  du  sceau  des  élues,  je  te 
bénis. 


UNE    FEMME.  199 

Elle  s'éloigna.  Mais  déjà  la  foule  s'inquiétait 
d'elle  et  observait  ses  gestes.  Des  hommes  la 
suivirent,  notamment  Paul  Bouju-Gavart  qui 
remorquait  une  mendiante  en  haillons.  Il  sem- 
blait un  peu  gris.  Il  lui  lança  d'une  voix  pâ- 
teuse : 

—  Eh  !  la  femme  du  monde,  t'as  donc  une 
tache  de  vin  sur  la  joue? 

Elle  s'approcha  de  lui  : 

—  Souviens-toi  de  Mmc  Ferville. 

Il  eut  un  sursaut.  Son  ivresse  se  dissipait,  et 
il  balbutia  : 

—  Toi,  ici?  Eh  bien,  et  Robert? 
Elle  l'interrompit  : 

—  Tais-toi  donc,  tu  vas  me  compromettre.  Si 
j'ai  besoin  de  ton  secours,  je  t'appellerai. 

Une  gaîté  secouait  les  nerfs  de  Lucie.  L'at- 
mosphère chaude  l'étourdissait.  Verdol  l'ayant 
menée  au  buffet,  elle  vida  deux  flûtes  de  Cham- 
pagne. Ses  idées  devinrent  moins  précises.  Elle 
eut  l'imprudence  de  raconter  à  son  cavalier,  au 
sujet  de  leurs  relations  mutuelles  à  Rouen,  cer- 
tains détails  qui  le  convainquirent  de  sa  situa- 
tion sociale.  Il  s'en  ouvrit  à  ses  amis. 

Dès  lors  elle  fut  l'objectif  de  la  salle  entière. 
On  organisa  des  danses  autour  d'elle  et  l'on 
vociférait  : 

—  Ohé  !  la  femme  du  monde! 

Elle  parvint  à  se  dégager,  vagabonda  dans 


200  UNE    FEMME. 

les  couloirs,  soutint  plusieurs  luttes,  subit  au 
passage  less  baisers  d'inconnus  qui  se  ruaient 
sur  elle,  et  finalement  se  retrouva,  avec  une 
trentaine  de  convives,  devant  une  table,  char- 
gée de  viandes  froides.  C'était  le  souper  des 
Nocturnes. 

Tout  de  suite  Yerdol  se  leva  : 

—  Messieurs,  c'est  la  première  fois  qu'une 
femme  du  monde  nous  honore  de  sa  présence. 
Je  propose  qu'on  la  nomme  présidente  de  notre 
cercle. 

Une  salve  d'applaudissements  accueillit  ces 
paroles.  Le  repas  ne  fut  qu'une  longue  ovation. 
On  l'acclamait  quand  elle  buvait,  quand  elle 
causait,  quand  elle  gesticulait.  Excitée,  elle  but, 
bavarda  et  se  remua  beaucoup.  Au  café,  ou  la 
gratifia  d'un  triple  ban. 

Il  lui  fallut,  pour  retourner  au  bal,  accepter 
l'offre  d'un  Monsieur  qui  lui  tendait  le  bras.  Ses 
jambes  fléchissaient.  Elle  voulut  s'en  aller, 
mais  une  rangée  de  masques  lui  barra  le  chemin 
du  vestiaire. 

Se  résignant,  elle  avisa  Chaussette  qui  avait 
retiré  sa  fourrure  de  chatte  et  se  promenait  en 
maillot  et  en  jersey  roses. 

—  Dis  donc,  Chaussette,  combien  d'hommes 
as-tu  eus  jusqu'ici  ? 

—  Pas  tant  qu'l'en  auras,  fit  l'autre. 

Lucie  s'appuya  sur  son  épaule.  Elles  mai- 


UxNE    FEMME.  201 

chèrent  ensemble.  Son  vœu  s'était  réalisé,  elle 
conversait  avec  une  de  ces  femmes.  Elle 
s'efforça  de  se  rappeler  les  questions  qu'elle  dé- 
sirait leur  poser.  Son  cerveau  alourdi  s'y  refusa. 
Toute  sa  pensée,  tous  ses  sens,  convergeaient 
au  même  but,  garder  son  équilibre.  Elle  fixait 
un  point  à  quelques  mètres  et  s'avançait  vers 
lui,  d'un  pas  saccadé. 

Soudain  une  demi-douzaine  d'habits  noirs 
l'enlevèrent  et  la  portèrent  dans  une  avant-scène. 
Elle  riait  aux  larmes,  croyant  à  une  plaisanterie. 
Une  révolte  cependant  la  raidit,  lorsque  des 
mains  fureteuses  touchèrent  à  son  domino. 
Elle  eut  conscience  du  danger  qu'elle  courait, 
et  colla  ses  poings  crispés  contre  son  loup  de 
velours. 

En  une  seconde,  sa  ceinture  fut  brisée,  sa 
tunique  déchirée,  des  lèvres  et  des  doigts  vio- 
lèrentla  chair  de  sa  gorge  et  de  ses  jambes.  Elle 
se  mit  à  crier  désespérément.  Elle  se  débattait  à 
coups  de  pied,  se  tordait,  mordait.  On  lui  fit 
un  bâillon  de  son  mouchoir  et  on  lui  maintint 
les  poignets  et  les  chevilles.  Alors,  impuissante, 
elle  pleura  de  rage. 

Une  seconde  fois,  Verdol  la  sauva.  Il  avait 
grimpé,  en  s'aidant  des  moulures  du  balcon. 
Deux  de  ses  amis  le  suivaient.  Il  s'écria: 

—  Allons,  Messieurs,  un  peu  de  respect  pour 
4a  présidente  du  Nocturne  ! 


202  UNE    FEMME. 

Lucie  gisait  à  terre,  les  vêtements  en  désor- 
dre. Il  prit  un  burnous  d'arabe  dont  il  la  couvrit. 
Elle  se  releva  et  sortit  toute  tremblante,  accablée 
de  honte. 

Paul  la  croisa.  Elle  lui  dit  : 

—  Viens,  j'en  ai  assez. 

Ils  disparurent.  Il  pleuvait.  Un  fiacre  les 
conduisit  place  Cauchoise.  Ils  descendirent  le 
boulevard. 

—  Ton  mari  n'est  donc  pas  là?  demanda 
Paul. 

Le  grand  air  n'avait  pas  suffi  à  les  remettre 
d'aplomb.  Ils  titubaient,  décrivant  des  zigzags 
d'arbre  en  arbre.  Lucie  rassembla  ses  idées  et 
répondit  : 

—  Non,  il  est  absent,  j'ai  la  clef  des  anciens 
magasins  de  la  rue  Stanislas.  Surtout  ne  m'a- 
bandonne pas,  je  n'y  vois  pas  clair. 

Guère  mieux  qu'elle,  d'ailleurs,  il  ne  se  diri- 
geait dans  l'obscurité.  Ils  pataugèrent  au  milieu 
des  flaques  de  boue,  escaladèrent  un  tas  de 
pierres.  Il  leur  fallut  dix  minutes  pour  faire  ma- 
nœuvrer la  serrure.  Le  lourd  battant  grinça.  Ils 
frémirent. 

—  Adieu,  dit  Paul. 

—  Non,  supplia-t-elle,  viens,  je  n'en  puis 
plus. 

Ils  franchirent  les  bureaux,  longèrent  en  tâ- 
tonnant les  murs  de  la  cour,  el  gravirent  l'es- 


UNE    FEMME.  203 

calier.  Quand  elle  eut  poussé  le  verrou  de  sa 
chambre,  il  protesta  : 

—  Et  moi,  je  ne  peux  pourtant  pas  rester  ! 

—  Si,  si,  grogna-t-elle,  j'enverrai  les  bonnes 
en  course  et  tu  fileras. 

Elle  tomba  comme  une  masse,  au  travers  de 
son  lit. 

Lui,  s'endormit  sur  un  fauteuil.  Mais,  au 
bout  d'une  heure  ou  deux,  il  se  réveilla  grelot- 
tant. Il  eut  pitié  d'elle  et  la  dévêtit.  Elle  reprit 
connaissance. 

Alors,  ouvrant  les  draps,  elle  proposa  d'un 
ton  compatissant,  sans  arrière-pensée  : 

—  Et  toi,  tu  ne  te  réchauffes  pas? 


VIII 


Deux  jours  après,  Paul,  amené  par  Chalmin. 
vint  déjeuner  et  dit  a  Lucie  : 

—  Tu  sais,  ce  n'est  pas  très  propre  ce  que 
nous  avons  fait;  seulement,  puisque  c'est  fait, 
autant  en  profiter. 

—  Bah  !  si  tu  y  tiens... 
Il  insinua  : 

—  Où  aller  ?  A  l'hôtel  ?  As-tu  une  préférence 
quelconque? 

Elle  réfléchit,  puis,  de  sa  voix  tranquille  où 
nulle  émotion  ne  vibrait  : 

—  J'ai  une  chambre,  ce  serait  peut-être  plus 
commode... 

Elle  lui  indiqua  la  rue  Saint-Georges. 

Infailliblement  cette  liaison  devait  tourner 
Lucie  vers  M.  Bouju-Gavart.  (Quelques  sima- 
grées adroites,  l'assurance  d'une  alïection  tou- 


UNE    FEMME.  205 

jours  vivace,  produisirent  chez  parrain  une 
recrudescence  de  désirs. 

Pendant  un  dîner  chez  MmeBouju-Gavart,  elle 
se  montra  bruyante  pour  accaparer  l'attention. 
Et  elle  songeait  avec  un  contentement  moqueur 
qne  ces  six  yeux  d'hommes  braqués  sur  elle 
connaissaient  la  forme  de  son  corps  et  que  ces 
mains  en  savaient  la  douceur. 

Alors  elle  se  remémora  un  repas  semblable  à 
Croisset,  quelques  années  auparavant,  un  repas 
où  l'avait  frappée  la  possibilité  d'une  double 
chute.  Les  places  étaient  les  mêmes,  à  sa  droite 
Paul,  à  sa  gauche  parrain,  en  face  son  mari. 
Quels  changements  depuis,  dans  leurs  rapports 
réciproques  !  Seul  Robert  restait  identique  à 
lui-même,  mari  confiant  malgré  tout,  tendre  et 
loyal. Elle  le  regarda.  Il  mangeait  allègrement, 
la  figure  bonne,  le  geste  simple,  semant  çà  et  là 
des  mots  drôles.  Elle  lui  sut  gré  de  son  aveugle- 
ment et  l'en  aima  davantage.  «  Des  trois,  pen- 
sait-elle, c'est  le  seul  qui  m'estime.   » 

Toute  la  soirée,  elle  fit  parade  de  son  attache- 
ment à  Robert.  Elle  s'asseyait  sur  ses  genoux 
et  l'embrassait.  Ravie,  MmeBouju-Gavart  s'attri- 
buait la  paix  du  ménage.  Les  deux  amants  aga- 
cés, manifestaient  leur  mauvaise  humeur,  l'un 
en  chantonnant,  l'autre  en  sifflotant.  Entre  eux 
ils  déplorèrent  la  tenue  pitoyable  de  la  jeune 
femme.  Parrain  dit  à  son  fils  : . 

12 


20G  UNE    FEMME. 

—  Elle  est  inconvenante,  ton  amie  ! 

Une  série  de  belles  journées  printanières  favo- 
risant cette  année-là,  Lucie  fréquenta  beau- 
coup la  rue.  La  variété  des  gens  que  l'on  y  cou- 
doie, tout  l'inconnu  que  charrie  le  trottoir,  le 
mystère  qui  peut  surgir  de  chaque  pavé,  la  con- 
viaient bien  plus  que  la  monotonie  du  monde 
et  de  ses  intrigues  possibles. 

Elle  y  cueillit,  outre  plusieurs  poursuites, 
deux  aventures. 

C'est  sur  le  quai,  au  coin  de  la  rue  de  Fontc- 
nelle,  que  Lucie  remarqua  un  jeune  homme  en 
vareuse  et  en  pantalon  de  molleton  gros-bleu, 
coiffé  d'une  casquette  de  marin.  Le  hâle  de  sa 
ligure  et  l'éclat  de  ses  yeux  lui  imposèrent  une 
immédiate  admiration  qu'exprima  son  regard. 
Et  elle  passa,  toute  droite,  sure  do  l'effet 
produit. 

Celui-là,  elle  le  promena  dans  le  quartier  du 
Mont-Uiboudet,  un  quartier  en  voie  de  tra us- 
formation,  dont,  le  soir,  elle  décrivit  à  Robert 
l'aspect  mouvementé.  Or,  en  quittant  le  quai  de 
Lesseps,  il  la  devança,  et  sa  marche  était  si 
impérieuse,  son  air  si  décidé,  qu'à  son  tour  elle 
le  suivit.  Ils  longèrent  le  fleuve.  En  face  de  l'ave- 
nue de  la  Madeleine,  il  s'arrêta. 

Un  yacht  de  plaisance  stationnait,  coquet  et 
luisant,  d'une  belle  couleur  d'acajou.  Sur  le 
quai  fumait  un  matelot. 


UNE    FEMME.  207 

—  François,  cria  le  jeune  homme,  nous  ne 
partirons  pas  aujourd'hui. 

Il  donna  cet  ordre  à  haute  voix,  dételle  sorte 
qu'elle  le  distinguât.  Aussitôt  l'intérêt  que  res- 
sentait pour  lui  Mme  Chalmin  se  doubla  de  res- 
pect. A  l'arrière  du  navire,  elle  lut  :  «  La 
Nevada.  »  Elle  crut  se  rappeler  que  les  jour- 
naux mentionnaient  souvent  ce  nom. 

Elle  choisit,  pour  rentrer,  la  rue  Butfon,  tou- 
jours solitaire.  A  mi-chemin,  il  la  rattrapa,  délit 
sa  casquette  —  il  avait  des  boucles  noires  et  le 
front  mat  —  et  se  présenta  cérémonieusement  : 
«  Gaston  de  Sernaves.   »  Puis  il  reprit  : 

—  J'ai  eu  l'honneur  de  recevoir  beaucoup  de 
dames  à  mon  bord,  puis-je  espérer  que  vous 
serez  de  ce  nombre  ? 

Elle  demeurait  silencieuse.  Il  redouta  de  l'a- 
voir froissée,  mais  elle  étudiait  l'heure  la  plus 
propice  et  elle  répondit  : 

—  Demain,  à  une  heure  et  demie. 

Elle  tint  sa  promesse.  M.  de  Sernaves  l'ac- 
cueillit avec  une  extrême  déférence  : 

—  Une  excursion  en  Seine  vous  serait-elle 
agréable  ?  et  quel  côté  préférez-vous? 

Elle  désigna  la  Bouille.  Tandis  qu'on  déta- 
chait les  amarres,  elle  visita  la  Nevada.  L'in- 
stallation trahissait  un  goût  simple  et  luxueux. 
Lucie  s'extasia  devant  la  propreté  des  boiseries 
et  le  poli  des  cuivres.  D'épais  tapis  recouvraient 


208  UNE    FEMME. 

Je  plancher  de  la  salle  et  des  cabines.  Des  nattes 
habillaient  les  cloisons  et  les  plafonds.  La 
chambre  de  M.  de  Sernaves  était  tendue  desoies 
chinoises. Des  armes  exotiques  s'entre-croisaient 
et  une  peau  d'ours  dormait  sur  le  lit. 

—  Asseyez-vous  là,  dit-il. 

Elle  s'assit.  Il  causa  de  ses  voyages,  de  di- 
verses villes,  du  caractère  de  ses  matelots,  de 
l'impression  ineffaçable  qu'il  avait  éprouvée, 
la  veille,  de  sa  joie  à  la  voir  là,  dans  ce  réduit 
où  il  berçait  la  tristesse  de  ses  songes. 

Les  yeux  accrochés  au  hublot,  Lucie  regar- 
dait courir  les  rives  et  lentement  se  dérouler 
le  paysage.  Elle  nota  les  prairies  de  Bapaume 
et  les  collines  de  Canteleu.  A  Croisset.  elle 
appliqua  son  visage  à  la  vitre.  Une  pelouse  dé- 
serte, une  maison  blanche,  aux  volets  clos,  glis- 
sèrent. Ensuite  vinrent,  adossés  à  des  forêts  en 
pente,  de  petits  villages  dont  elle  prononçait 
les  noms  :  le  Val-de-Gràce,  Hautot,  Sahurs. 

Ils  stoppèrent  à  la  Bouille.  On  aborda.  .Mais 
l'heure  pressait,  et  l'on  dut  repartir. 

Au  retour.  Gaston  de  Sernaves  brusqua  les 
choses.  A  peine  Lucie  discerna-t-ellele  clocher 
de  Grand-Couronne  et  les  plaines  du  lVtil- 
Quevilly. 

Mmc  Chalmin  crut  aimer.  Ce  qu'elle  aima  sur- 
tout, ce  fut  le  litre  de  son  amant,  sa  situation 
mondaine,  le  confortable  de  la  Nevada^  l'em- 


UNE    FEMME.  209 

pire  qu'il  exerçait  sur  ses  hommes.  Tout  cela 
greffa  en  elle  un  sentiment  nouveau  qu'orgueil- 
leusement elle  qualifia  d'amour. 

Aimant,  elle  devait  agir  comme  on  agit  quand 
on  aime.  Sa  naturelle  hypocrisie  la  garantit 
contre  toute  imprudence  irréparable,  mais  elle 
déploya  une  ingéniosité  tenace  à  profiter  des 
moindres  minutes  où  elle  se  libérait.  Elle  arri- 
vait à  limproviste,  à  tout  instant  de  la  journée, 
en  ayant  soin  de  multiplier  en  route  les  pré- 
cautions pour  échapper  à  la  malveillance.  Sou- 
vent elle  le  trouvait  au  lit.  Quelle  joie  !  Elle  se 
déshabillait. 

Elle  négligea  son  fameux  système  de  froideur. 
A  quoi  bon  ruser!  Pourquoi  se  déchirer  le  cœur  ! 
En  cette  liaison  où  elle  se  livrait  tout  entière, 
son  devoir  ne  la  forçait-il  pas  à  la  franchise? 
Elle  accabla  Gaston  de  protestations  et  de  preuves 
journalières  destinées  à  le  convaincre  de  sa 
puissance,  et  surtout  à  se  convaincre  elle-même 
de  son  esclavage. 

Un  problème  la  tourmenta  :  une  amante  doit- 
elle  se  purifier  par  une  confession  de  ses  fautes, 
ou  bien  expier  en  silence  pour  épargner  toute 
douleur  à  l'aimé?  Un  besoin  de  confidences  tran- 
cha la  question,  un  de  ces  besoins  expansifs,  en 
contraste  si  étrange  avec  sa  fourberie  ordinaire 
et  son  énorme  faculté  de  dissimulation. 

Évidemment  l'aveu  dégénéra  en  mensonge. 

12. 


210  UNE    FEMME. 

D'obscurs  motifs  lui  imposaient  la  parole,  elle 
commençait  loyalement,  mais  ses  instincts  la 
contraignaient  d'abord  à  une  altération  légère* 
de  la  vérité,  puis  à  des  modifications  plus  pro- 
fondes, enfin  à  un  renversement  complet.  Elle 
raconta  sa  première  chute,  la  représenta  aussi- 
tôt comme  l'unique,  et  ne  pensa  plus  qu'à  l'em- 
bellir et  à  parer  son  amant  de  toutes  les  qua- 
lités enviables. 

—  Et  pourtant,  soupirait-elle,  je  ne  l'ai  pas 
aimé  comme  je  t'aime. 

Elle  comprenait  son  aberration.  Quel  repen- 
tir de  n'avoir  pas  conservé  la  chasteté  de  son 
corps  au  seul  être  qui  en  fût  digne  !  Un  entraî- 
nement, un  coup  de  folie,  et  c'en  était  fini  de 
son  bonheur  !  Elle  s'abandonna  à  des  désespoirs 
d'une  exécution  parfaite. 

Les  promenades  continuaient.  Ils  explorèrent 
la  Seine,  eu  aval  et  en  amont,  débarquèrent 
dans  toutes  ses  îles,  découvrirent  des  coins 
exquis,  des  coins  de  forêt  vierge,  où  nul  n'avait 
posé  le  pied. 

Parmi  les  roseaux,  sur  les  talus  des  berges, 
sous  les  saules  grimaçants,  ou  bien  au  tond  des 
bois  proches  qui  surplombent  le  Qeuve,  par- 
tout ils  unirent  leurs  bouches.  Tirs  sensuel, 
d'esprit  borné,  Gaston  jouissait  de  9a  maîtresse 
en  amateur  expérimenté,  épris  de  sa  chair,  dé- 
daigneux de  son  âme  mystérieuse.  Souvent  il  dé- 


UNE    FEMME.  211 

tachait  le  canot  et  lui,  les  rames  molles,  elle  éten- 
due, les  yeux  au  ciel,  ils  s'en  allaient  à  la  dérive. 

Ils  édifièrent  des  projets.  Leurs  destinées 
n'était-elles  pas  indissolublement  liées?  Gaston 
achèterait,  près  du  fleuve  autant  que  possible, 
une  propriété  d'où  son  yacht  ou  ses  che- 
vaux l'amèneraient  à  Rouen.  Les  environs  de 
Croisset  seraient  plus  commodes.  En  automne 
Lucie  prolongerait  son  séjour  chez  les  Bouju- 
Gavart.  Des  nuits  elle  le  rejoindrait  à  bord. 
Sous  la  clarté  de  la  lune  ils  s'adoreraient. 

Tout  de  suite,  cette  propriété,  ils  la  cher- 
chèrent. Ils  virent  de  jolis  nids  de  verdure,  avec 
des  corbeilles  multicolores,  des  guirlandes  de 
clématite,  des  enchevêtrements  de  glycine  et  de 
chèvrefeuille.  Ils  virent  des  châteaux,  avec  de 
grands  parcs,  des  pelouses  onduleuses,  de 
larges  allées  sablées  et  de  petites  allées  fuyantes 
sous  des  arbres  séculaires.  La  gentillesse  des 
premiers  plut  à  Lucie,  mais  la  splendeur  des 
seconds  l'enthousiasma.  Que  décider?  Elle  eut 
des  insomnies  où  la  tortura  celte  hésitation. 

Sa  vie  désormais  lui  semblait  fixée,  à  l'abri  de 
toute  vicissitude.  Nul  désastre  ne  l'atteindrait. 
Une  pareille  affection  constituait  une  base  suf- 
fisante à  un  bonheur  solide.  Elle  vieillirait  entre 
son  mari  et  son  amant,  gardant  son  estime  à 
l'un,  son  amour  à  l'autre.  De  quel  œil  paisible 
elle  envisageait  enfin  l'avenir  ! 


212  UNE    FEMME. 

Sa  confiance  était  telle  qu'elle  ne  conçut 
aucune  crainte  quand  M.  de  Sernaves  lui 
annonça  une  absence  momentanée.  Des  affaires 
l'appelaient  à  Paris.  En  réalité,  sauf  les  heures 
où  elle  venait,  il  s'ennuyait  mortellement.  Les 
soirées  étaient  fastidieuses.  Elle  répondit  : 

—  Va,  mon  cher  Gaston,  tu  me  retrouveras 
comme  tu  m'as  quittée. 

Elle  était  aussi  sure  de  lui  que  d'elle-même. 
.  Le  matin  du  départ,  le  prétexte  d'un  bain  lui 
permit  de  sortir  de  bonne  heure.  Elle  courut 
embrasser  M.  de  Sernaves  une  dernière  fois.  Il 
lui  glissa  une  lettre  : 

—  Tu  la  liras  plus  tard,  ce  sont  mes  recom- 
mandations. 

Et  il  l'étreignit  tendrement. 

Le  yacht  s'éloigna  avec  une  allure  lente. 
Longtemps  Lucie  marcha  parallèlement  à  lui. 
Debout,  la  tète  nue,  les  doigts  aux  lèvres. 
Gaston  la  regardait  s'avancer  de  son  pas  bien 
rhythmé.  Elle,  du  manche  de  son  ombrelle,  lui 
envoyait  des  baisers  innombrables.  Us  se  per- 
dirent de  vue. 

Alors  elle  ouvrit  la  lettre.  Elle  contenait 
quelques  lignes  de  rupture  à  peine  motivées.  Il 
L'aimait  trop,  et  d'une  façon  trop  exclusive,  pour 
accepter  ces  rendez-vous  furtifs  et  ces  cachot- 
teries humiliantes.  11  eût  voulu  braver  L'opinion 
et  s'agenouiller  devant  elle  à  la  face  du  monde. 


UNE    FEMME.  21:} 

Pouvait-il  exiger  un  tel  sacrifice,  séparer  une 
mère  de  son  enfant?  Non,  il  préférait  piétiner 
son  cœur... 

Sans  souci  des  gens  qui  l'entouraient,  elle  se 
précipita  vers  le  Pont-de-Pierre  et  s'affala  contre 
le  parapet.  Mais  une  courbe  de  la  Seine  lui 
cachait  la  Nevada.  Un  peu  de  fumée  seulement 
voltigeait  au  bout  de  l'ile  Lacroix.  Elle  gémit 
d'un  ton  convaincu  :  «  C'est  horrible,  hor- 
rible !...  »,  et  aussitôt  chercha  aux  alentours  un 
endroit  favorable  où  exhaler  ses  sanglots  et  se 
tordre  les  mains.  La  masse  noire  du  Cours-la- 
Reine  la  réclama. 

Une  avenue  grandiose,  plantée  d'une  qua- 
druple rangée  d'arbres,  conduit  de  la  ville,  entre 
le  fleuve  et  une  voie  ferrée,  jusqu'à  d'immenses 
plaines  où  paissent  des  troupeaux.  La  solitude  y 
est  absolue.  Çà  et  là  des  bancs  sont  disposés. 
C'est  sur  l'un  d'eux  que  Lucie  essaya  de  souffrir. 

Ses  pleurs  ruisselaient.  Sa  poitrine  haletait. 
Elle  s'égratigna  d'un  coup  d'ongle.  Le  sang  pa- 
rut. Elle  le  suça.  Une  certaine  vanité  l'envahit 
à  se  sentir  si  malheureuse.  Il  fallait  une  passion 
bien  implacable  pour  provoquer  une  telle  dé- 
tresse !  Elle  savait  donc  enfin  les  irrémédiables 
catastrophes,  les  blessures  et  les  déchirements, 
les  séparations  éternelles.  C'était  cela  la  peine 
des  peines,  la  suprême  torture.  Une  ère  sombre 
s'ouvrait  que  seule  peut-être  clorait  la  mort! 


214  UNE    FEMME. 

Son  supplice  commençait.  Elle  l'analysa  et 
fut  tout  étpnnée,  presque  contrariée  de  ne  rien 
surprendre  d'anormal  en  elle.  Elle  s'attendait 
à  quelque  phénomène  bizarre,  à  une  représen- 
tation pour  ainsi  dire  visible  de  son  mal.  Elle 
constata  néanmoins  un  grand  vide.  Quel  abîme  ! 
pensa-t-elle.  Comment  le  remplir? 

Elle  relut  le  billet.  Ses  lèvres  épelèrent  des 
phrases  :  «  ...  la  jalousie  me  brûle...  m'ima- 
giner  que  d'autres  bras  t'enlacent...  je  rêve 
une  vie  commune,  toute  d'intimité...  »  Sou- 
dain elle  tressaillit.  Une  idée  la  heurtait.  Cette 
lettre  n'était-elle  pas  une  prière,  un  appel  sup- 
pliant et  voilé  à  son  cœur  fidèle?  Il  n'avait  pas 
osé  lui  proposer  la  fuite,  mais  il  la  dési- 
rait  

Elle  comprit.  Son  devoir  lui  dictait  d'obéir, 
même  au  prix  de  l'honneur.  Elle  ne  transigerait 
pas  avec  un  tel  devoir.  Et  elle  songea  à  la  joie 
de  l'amant  quand  surgirait  la  maîtresse  tant 
convoitée? 

La  difficulté  de  le  rejoindre  l'embarrassa  peu. 
Le  chemin  de  fer  la  mènerait  à  quelque  station 
riveraine,  Pont-de-rArche,Vernon,  Mantes,  où 
passerait  inévitablement  la  Nevada. 

Elle  partit,  franchit  l'octroi,  gagna  la  gare  de 
Saint-Sever,  s'y  munit  d'un  indicateur  ei  le 
feuilleta  en  marchant.  Un  train  venait  d'arriver. 
Par  la  rue  de  Seine  des  voyageurs  débouchèrent, 


UNE    FEMME.  215 

Cent  pas  après,  Lucie  s'aperçut  que  J'un  d'eux 
la  suivait. 

Celte  distraction,  celle  peut-être  qui  agissait 
sur  elle  avec  le  plus  d'efficacité,  se  produisait 
au  bon  moment.  Rien  ne  la  ravissait  comme  ces 
courses  à  travers  la  ville,  ces  sortes  de  chasses 
palpitantes,  de  rue  en  rue,  d'église  en  magasin, 
cette  lutte  insidieuse  entre  deux  êtres  qui  ne 
savent  rien  l'un  de  l'autre,  cet  hommage  brutal 
d'un  individu  qui  vous  demande  le  secret  de 
votre  chair. 

Elle  se  lança  vers  les  places  de  la  Basse  et  de 
la  Haute-vieil le-ïour,  puis  choisit  les  artères 
principales,  les  rues  de  la  République,  de  l'Hô- 
pital, de  la  Grosse-Horloge,  toujours  llanquée 
de  son  inconnu. 

Enfin,  rue  Racine,  comme  il  se  lamentait  der- 
rière elle,  d'un  ton  comique,  sur  la  durée  exces- 
sive de  ces  pérégrinations,  elle  pouffa  de  rire  : 

—  De  quoi  vous  plaignez-vous?  Je  n'ai  pas 
imploré  votre  escorte. 

—  Est-ce  très  loin? 

—  Non,  dit-elle,  moqueuse,  là  en  face,  aux 
bains,  je  vous  repêcherai  à  la  porte. 

Puis,  réfléchissant  qu'elle  nel'avait  pas  encore 
vu,  elle  tourna  la  tête.  Il  était  fort  bien,  âgé 
d'une  quarantaine  d'années,  possesseur  d'une 
barbe  majestueuse  aux  reflets  roux,  coiffé  d'un 
chapeau  de  feutre  fendu  au  milieu,  l'air  d'un 


216  UNE    FEMME. 

artiste.  Elle  fut  séduite.  L'envie  d'exercer  une 
revanche  contre  M.  de  Sernavesla  hanta.  Et  se 
rappelant  un  détail  qu'elle  avait  noté  dans  réta- 
blissement, elle  dit  : 

—  Allez  où  je  vais  et  commandez  un  bain 
sulfureux. 

Il  se  conforma  à  cet  ordre,  vida  sa  baignoire, 
s'assit,  et  parcourut  un  journal.  Tout  à  coup  il 
s'avisa  qu'on  ébranlait  un  petit  guichet,  situé 
au-dessus  des  deux  robinets.  Il  tira  le  verrou. 
Le  battant  s'ouvrit.  Il  se  précipita  :  Lucie  sortait 
de  l'eau.  Les  gestes  tranquilles,  le  visage  calme, 
elle  sécha  lentement  son  corps  avec  des  ser- 
viettes tièdes  et  douces.  Puis,  silencieuse,  elle 
ferma  le  guichet. 

Dehors,  l'homme  l'attendait.  Il  l'accompagna 
en  se  tenant  à  quelque  distance  et,  d'une  voix 
saccadée,  il  articulait  : 

—  A  tantôt,  deux  heures,  ici... 

Par  malice,  Lucie  répondit  qu'elle  ne  pouvait 
point.  11  repartit  : 

—  Alors  je  vais  chez  moi,  à  Paris...  je  revien- 
drai dans  trois  ou  quatre  jours,  vendredi, 
voulez-vous? 

Il  insistait  en  tremblant  : 

—  Il  faut,  il  faut  (pie  je  vous  voie  encore,  je 
ne  vous  toucherai  pas  si  cela  vous  déplaît,  je 
vous  admirerai,  il  faut  que  je  vous  admire. 

Elle  promit.  r 


UNE    FEMME.  217 

Elle  pensa  beaucoup  à  cette  entrevue  qui  lui 
réservait  de  légitimes  satisfactions.  De  temps  à 
autre  le  souvenir  de  M.  de  Sernaves  l'effleurait, 
maisaifaibli,nullementcruel.C'étaientplutôtdes 
réminiscences  de  leurs  minutes  heureuses  que 
son  esprit  sécrétait  sans  aucune  amertume.  Elle 
conservait  la  certitude  qu'elle  avait  aimé  à  la 
folie  et  que,  seules,  des  circonstances  s'étaient 
opposées  à  sa  fuite,  des  obstacles  vagues,  qu'elle 
ne  cherchait  pas  à  préciser. 

Le  vendredi  elle  se  réveilla  mal  à  l'aise.  La 
glace  lui  renvoya  des  traits  tirés,  des  paupières 
battues.  Elle  fit  sa  toilette  en  hâte,  sans  ce  bel 
entrain  et  ces  apprêts  multiples  qui  d'ordinaire 
marquaient  ses  matins  de  combat.  Son  corps 
lui-même  lui  parut  moins  attrayant,  ses  chairs 
moins  fermes.  Elle  craignit  un  examen  trop 
sévère.  Et  comme  seul  l'aiguillonnait  l'orgueil 
de  se  dévêtir  devant  un  artiste  (n'avait-il  point 
une  longue  chevelure,  un  chapeau  mou  et  une 
cravate  flottante?),  la  perspective  de  ce  rendez- 
vous  perdit  tout  son  charme. 

A  deux  heures,  Paul  la  trouva  dans  son  bou- 
doir, hésitante  encore,  à  moitié  assoupie.  Il  lui 
dit: 

—  Vite,  j'ai  une  femme  de  Paris  qui  est 
venue  me  voir.  Nous  allons  à  Canteleu.  Si  tu 
veux  nous  accompagner,  nous  sommes  en  voi- 
ture, à  côté,  rue  du  Renard. 

13 


218  UNE   FEMME. 

Cette  proposition  l'enchanta.  Elle  le  rejoignit, 
sûre  d'un  plaisir  nouveau.  Elle  fut  déçue.  La 
promenade  languit.  Les  femmes  s'observaient 
avec  méfiance,  la  courtisane  affectant  une  tenue 
guindée,  Lucie  ne  voulant  pas  apporter  moins 
de  réserve.  Paul  et  la  Parisienne  se  disputèrent. 
Mme  Chalmin  regretta  beaucoup  son  peintre. 

De  vilains  mois  d'été  se  succédèrent  où  Lucie 
recueillit  peu  de  bonheur.  Une  bronchite  con- 
tractée au  bord  de  la  mer  lui  interdit  ses  bainset, 
par  là  même,  de  s'exposer  aux  yeux  d'inconnus 
émerveillés.  Le  temps  fut  pluvieux.  Elle  n'eut 
pas  d'amant.  La  saison  lui  sembla  bien  morose. 

Une  distraction  violente  l'attendait  à  Groisset. 
Sa  présence  ralluma  les  désirs  de  parrain.  Elle 
y  céda.  Mais  Paul,  sevré  d'amour,  réclama  sa 
part  de  caresses.  Pouvait-elle  refuser?  Néces- 
sairement, dans  ce  cadre  étroit,  dans  la  conti- 
nuité des  rapports  quotidiens,  un  conilit  devait 
se  produire  entre  les  deux  hommes.  Le  soupçon 
naquit  en  eux  simultanément.  Certains  petits 
faits  les  intriguèrent.  Quelques-uns  plus  impor- 
tants leur  dévoilèrent  la  vérité. 

Trompés  l'un  par  l'autre,  ils  conçurent  une 
jalousie  déplorable  dont  M"*'  Chalmin  subit  les 
conséquences.  Ils  la  torturèrent  de  leurs  ques- 
tions. Elle  nia,  indignée,  qu'on  l'accusât  d'une 
telle  noirceur.  Mais  ils  s'espionnèrent  et,  de 
guerre  lasse,  elle  avoua. 


UNE    FEMME.  219 

Les  deux  scènes  eurent  lieu  le  même  jour.  A 
tous  deux  elle  dit: 

—  Eh  bien!  oui,  là,  c'est  mon  amant,  je  suis 
libre,  n'est-ce  pas,  et  je  n'aime  pas  qu'on  me 
tracasse. 

Parrain  recouvra  son  ancienne  passion  et,  tout 
en  pleurnichant,  la  cingla  d'outrages  grossiers. 
Paul  lui  expliqua,  en  termes  insolents,  son  im- 
mense dédain. 

Lucie,  elle,  ne  comprit  rien  à  leur  colère. 
Comment  osaient-ils  lui  reprocher  sa  conduite, 
alors  qu'ils  en  bénéficiaient?  Que  leur  impor- 
taient ses  actes  cachés,  si  elle  répondait  exacte- 
ment à  ce  qu'ils  réclamaient  d'elle?  C'eût  été  si 
simple  de  s'entendre,  d'accepter  les  choses  irré- 
parables et  de  se  confectionner  une  bonne  exis- 
tence tranquille  et  méthodique. 

Les  deux  Bouju-Gavart  furent  réfractaires  à 
ce  plan  de  conciliation.  Ils  exigeaient  une  fidélité 
absolue.  Le  vieux  n'admettait  pas  que  son  fils 
le  supplantât.  Paul  en  appelait  à  sa  jeunesse  et 
raillait  les  rides  et  la  moustache  teinte  de  son 
père.  Lucie  perdait  la  tête.  Elle  tenta  de  rompre 
la  chaîne.  La  situation  empira,  l'un  et  l'autre 
croyant  au  triomphe  de  son  rival. 

Ils  se  guettaient,  l'œil  méchant,  attentifs  aux 
moindres  gestes  de  leur  maîtresse.  Aux  repas, 
et  le  soir  en  famille,  ils  mendiaient  ses  faveurs, 
non    par  affection,    mais   par  taquinerie  réci- 


±20  UNE    FEMME. 

proque.  Même  ils  se  servirent  de  Robert,  et 
chacun,  voulant  le  gagner  à  sa  propre  cause, 
l'avertit  des  privautés  peut-être  excessives  que 
l'autre  se  permettait  avec  Mme  Chalmin.  Robert 
se  moqua  d'eux,  et  ne  saisit  pas  la  perfidie  de 
leurs  allusions  . 

L'inimitié  des  deux  hommes  acquit  bientôt 
une  acuité  dangereuse.  Elle  se  manifestait  par 
des  paroles  aigres  et  des  discussions  véhémentes 
à  propos  de  futilités.  Elle  éclata,  malgré  les 
efforts  et  la  patience  de  Lucie. 

Un  matin,  Paul  offrit  à  son  amie  une  excur- 
sion en  barque.  Ils  descendaient  du  perron  quand 
arriva  M.  Bouju-Gavart.  Il  protesiail  : 

—  C'est  ainsi  que  tu  tiens  tes  promesses, 
Lucie?  Il  était  pourtant  convenu  que  nous 
irions  en  voiture  jusqu'à  la  forêt. 

Paul  ricana  : 

—  Cela  prouve  qu'elle  a  changé  d'avis.  Une 
jolie  femme  en  a  le  droit,  n'est-ce  pas  .' 

—  Qu'elle  en  ait  le  droit  ou  non,  repartit 
M.  Bouju-Gavart  d'un  ton  cassant,  elle  a  aussi 
des  devoirs  envers  moi,  et  le  respect  qu'elle 
m'accorde... 

Son  fils  l'interrompit  : 

—  Oh!  du  respect...  du  respect... 

—  Eh  bien!  quoi,  fit  parrain,  très  paie,  qu'as- 
tu  à  dire? 

11  marcha  vers  lui  et  crûment  lui  ordonna  : 


UNE    FEMME.  221 

—  Allons,  cède-moi  la  place  et  tais-toi,  je  te 
le  conseille. 

Il  prit  le  bras  de  sa  filleule.  Paul  s'empara  de 
l'autre.  Et  ils  la  tirèrent  au  risque  de  la  blesser. 
Mais  une  honte  les  arrêta.  Lucie  suppliait  : 

—  Je  vous  en  prie,  je  vous  en  prie,  je  ferai  ce 
que  vous  voudrez... 

Eux  se  mesuraient  du  regard,  les  poings  fer- 
més. Le  père  cracha  :  «  Misérable.  »  Le  fils  eut 
un  mouvement  de  fureur.  Lui  aussi  mâchonna 
une  injure.  Et  ils  étaient  prêts  à  se  jeter  l'un 
sur  l'autre,  ramassés  comme  deux  fauves  qui 
convoitent  une  femelle. 

A  cet  instant  Mme  Bouju-Gavart  apparut.  Elle 
sentit,  à  l'attitude  de  Paul  et  de  son  mari,  qu'une 
altercation  s'était  élevée.  Elle  voulut  confesser 
la  jeune  femme.  Elle  échoua. 

Mais  une  heure  après,  Paul  lui  confiait  les 
relations  scandaleuses  de  son  père  et  de 
MmeChalmin,  et  le  soir,  à  son  tour,  M.  Bouju- 
Gavart  achevait  de  l'édifier: 
•  —  Je  ne  puis  garder  le  silence.  Nous  proté- 
geons ici  des  infamies  dont  nous  sommes 
presque  complices.  Cette  gueuse  de  Lucie  est 
la  maîtresse  de  Paul,  j'en  ai  les  preuves. 

Le  lendemain  était  un  dimanche.  Robert  vint 
à  Croisset.  Au  déjeuner,  Mme  Bouju-Gavart 
profita  d'un  mot  de  Lucie  pour  la  reprendre  assez 
durement.    Elle    recommença    plusieurs    fois 


222  UNE    F  KM  ME. 

pendant  la  journée.  Elle  la  rudoyait  et  la  con- 
tredisait avec  un  acharnement  visible. 

A  la  fin  Lucie  se  rebiffa.  Ce  fut  le  signal  d'une 
sortie  inexplicable  chez  une  femme  de  caractère 
si  modéré.  Elle  conclut  en  s'adressant  à  Robert  : 

—  Voilà  notre  vie,  mon  ami.  Nous  vous  l'a- 
vons caché  longtemps,  mais  Mme  Chalmin  est 
intolérable,  et  moi,  je  n'en  puis  plus. 

Robert  se  leva  : 

—  Quelles  que  soient  ma  peine  et  ma  recon- 
naissance pour  vous,  je  ne  puis  admettre  qu'on 
traite  ma  femme  ainsi. 

Parrain  ni  Paul  ne  s'interposèrent.  Ce  dé- 
nouement brutal  les  soulageait.  Les  deux  époux 
quittèrent  la  campagne. 

Afin  de  conjurer  les  effets  de  cette  brouille 
vis-à-vis  du  monde,  Lucie  adopta  une  série  de 
mesures  habiles.  Elle  changea  de  coiffure.  Les 
cheveux  sur  le  front  ne  sont  pas  convenables, 
elle  les  releva  à  la  chinoise.  Elle  ne  se  permit 
que  des  violettes  ou  des  roses  à  son  chapeau, 
des  gants  noirs,  des  ombrelles  banales,  des  ro- 
bes foncées,  de  coupe  modeste.  Elle  se  refusa 
momentanément  à  toute  légèreté  capable  de  la 
compromettre.  Elle  contraignit  sa  mère  à  l'es- 
corter dans  ses  visites  et  dans  ses  courses.  Elle 
choisit  pour  René  une  école  d'enfants  et  régu- 
lièrement elle  l'y  menait  l'après-midi,  de  préfé- 
rence par  les  rues  les  plus  fréquentées. 


UNE    FEMME.  223 

Elle  s'arrangea  même  en  sorte  que  Robert  se 
mêlât  à  ces  promenades.  Au  retour  elle  se  sus- 
pendait à  son  bras  et  modelait  autant  que  pos- 
sible son  pas  sur  le  sien. 

Que  pouvait  la  calomnie  contre  une  mère  et 
une  épouse  aussi  parfaites? 


IX 


Cette  crise  d'honnêteté,  au  bout  de  trois  mois, 
fit  de  Mme  Chalmin  la  proie  immédiate  du  pre- 
mier homme  qui  la  sollicita.  Sa  vertu  l'étouffait. 
Elle  avait  des  remords  de  gâcher  ainsi  la  plus 
belle  époque  de  sa  vie. 

Son  vainqueur  fut  un  nommé  Pierre  Javal, 
joli  garçon  de  taille  petite  et  bien  prise.  Il  de- 
meurait seul,  à  l'écart  de  sa  famille.  Des  bruits 
circulaient  sur  son  compte,  entre  autres  une 
vague  histoire  de  portefeuille  disparu,  à  la  suite 
de  laquelle  l'aurait  maudit  son  père.  Il  jouait 
beaucoup,  fréquentait  un  vilain  monde  et  vivait 
en  insouciant,  traqué  par  quatre  ou  cinq  filles 
et  par  la  foule  de  ses  créanciers. 

Il  rencontra MmeChalminà  une kermesse, orga- 
nisée dans  la  salle  des  Consuls.  Elle  vendait  des 
Heurs.  Bien  coilTée.  parée  (lune  robe  seyante,  le 
sourire  engageant,  elle  lui  plut.  Il  commanda  loul 


UNE    FEMME.  225 

ce  qui  resterait  dans  la  boutique.  Puis  ils  cau- 
sèrent. Il  avait  une  conversation  d'une  drôlerie 
originale,  sautant  d'une  idée  à  l'autre,  sans 
jamais  un  mot  sérieux.  Elle  s'amusa. 

La  vente  finie,  elle  alla  chez  lui,  rue  de  la 
Cigogne,  une  vieille  rue  sombre.  Il  habitait  là 
un  étroit  pavillon  à  un  étage,  avec  une  pièce  en 
bas  et  une  chambre  en  haut.  La  bonne  d'un  café 
voisin  lui  servait  de  domestique.  Il  mangeait 
au  restaurant. 

Il  la  traita  comme  une  maîtresse  de  passage, 
comme  toutes  celles  que  séduisaient  ses  airs  de 
gamin  corrompu.  La  femme  comptait  si  peu 
pour  lui,  elle  qui  cependant  remplissait  son  exis- 
tence et  la  détruisait.  C'était  son  camarade  de 
fête,  sa  bête  de  joie.  Il  la  désirait  sans  jamais 
l'aimer,  la  trompait  sans  le  vouloir  et  la  délais- 
sait aussitôt  son  caprice  assouvi. 
.  Il  ne  murmura  pas  un  mot  de  tendresse. 
Toute  déclaration  lui  répugnait.  Il  bavarda  sur 
des  sujets  quelconques  avec  une  bouffonnerie 
cocasse.  Et,  tout  en  la  déshabillant,  il  lui  racon- 
tait des  histoires  scabreuses  entremêlées  de 
baisers.  Ses  caresses  procurèrent  à  Lucie  une 
volupté  qu'elle  ne  devait  pas  oublier. 

L'heure  du  dîner  approchait.  Ils  se  dirent 
adieu.  Mmc  Chalmin  le  pria  de  fixer  une  pro- 
chaine entrevue.  Il  répliqua  : 

—  Je  t'écrirai,  poste  restante. 

13. 


226  UNE    FEMME. 

Mais  ni  le  lendemain,  ni  les  jours  suivants, 
elle  ne  trouva  la  moindre  lettre.  Deux  semaines 
s'écoulèrent.  Cette  indifférence  l'irrita.  Plusieurs 
fois  elle  se  rendit  sous  ses  fenêtres.  Puis,  un 
soir,  elle  eut  la  hardiesse  de  sonner.  Il  ouvrit 
lui-même. 

L'humilité  de  sa  démarche  éveilla  chez  Lucie 
un  besoin  de  récriminations.  Il  parut  stupéfait 
et  entassa  d'innombrables  prétextes.  Il  promit 
des  lettres  quotidiennes.  Il  n'en  fut  rien.  Une 
autre  période  de  silence  commença. 

Mmo  Chalmin  souffrit.  Elle  souffrit  d'une 
sorte  de  malaise  irraisonné  qui  la  chassait  de  sa 
maison  et  la  jetait  dans  la  rue,  en  quête  de  son 
amant.  Sa  vanité  blessée  criait.  Elle  ne  s'expli- 
quait pas  cet  affront,  le  premier  qu'on  infligeât 
à  sa  beauté. 

Elle  le  haïssait,  ce  Javal,  et  néanmoins  se 
sentait,  en  songeant  à  lui,  misérable  et  sans  dé- 
fense. Peut-être  aussi  une  affinité  de  nerfs 
et  d'instincts  l'attirait-elle  vers  cette  nature 
d'homme.  Elle  soigna  son  chagrin,  fiêre  de 
l'éprouver,  le  crut  immense,  parce  que  deux  ou 
trois  sanglots  la  secouèrent. 

Elle  lui  écrivit.  Il  envoya  deux  lignes  d'ex- 
cuse. De  graves  ennuis  l'assiégeaient.  Dès  qu'un 
peu  de  répit  lui  serait  accordé,  il  l'en  avertirait. 
Elle  patienta,  puis  le  prévint  qu'à  moins  d'avis 
contraire  elle  irait  chez  lui  le  surlendemain. 


UNE    FEMME.  227 

Il  l'accueillit  comme  s'ils  se  fussent  quittés  la 
veille.  Il  fut  câlin,  presque  affectueux.  Elle,  ras- 
surée, se  montra  maternelle. 

—  Je  voudrais  être  ton  amie.  Si  tu  as  des 
peines,  confie-les-moi,  je  les  effacerai. 

—  Moi,  des  peines!  ricana-t-il,  non  malheu- 
reusement, je  n'ai  que  des  dettes,  ce  qui  est 
bien  plus  assommant. 

En  s'en  allant,  elle  annonça  : 

—  Je  reviendrai  demain. 

—  C'est  que  je  me  suis  engagé... 

—  A  rien,  à  rien,  s'écria-t-elle,  il  n'y  a  pas 
d'engagement  qui  tienne.  Je  t'en  supplie... 

Elle  joignit  les  mains,  le  visage  contracté.  La 
peur  d'un  refus  ou  d'une  parole  dure  lui  serrait 
le  cœur.  Il  la  considéra  d'un  air  étonné  : 

—  C'est  donc  bien  sérieux? 

Sa  voix  fut  si  compatissante  qu'elle  fondit  en 
larmes.  11  l'embrassa. 

—  Allons,  ne  te  désole  pas,  tu  viendras... 
demain...  après-demain...  tant  qu'il  te  plaira. 

Elle  partit,  rassérénée.  Son  àme  débordait  de 
joie.  Toute  la  soirée,  elle  chanta,  dansa,  se 
battit  en  riant  avec  Robert,  fit  jouer  son  fils. 

Insensiblement  elle  s'insinua  dans  l'existence 
de  Javal.  Il  voulait  résister,  mais  elle  avait,  tou- 
jours prête,  une  larme  qui  le  désarmait. 

Une  fois  elle  avisa  son  trousseau  de  clefs  : 

—  Où  est  celle  de  la  maison? 


228  UNE    FEMME. 

Il  désigna  la  plus  grande.  Elle  la  sortitde  l'an- 
neau et  l'empocha.  Et  comme  il  réclamait,  elle 
lui  dit,  les  traits  anxieux  : 

Pourquoi?  Je  suis  la  seule  femme  que  tu 

reçoives  ici,  tu   m'es  fidèle,  n'est-ce  pas?  Eh 

bien!... 

11  dut  céder.  Alors  elle  vint  tous  les  jours. 
Qu'il  v  fût  ou  non.  elle  s'installait.  Elle  rangea. 
Les  armoires  mirent  en  jeu  sa  science  de  ména- 
gère. Les  chemises  et  le  linge  formèrent  des 
piles.  Elle  couvrit  elle-même  les  murs  du  salon 
d'une  étoffe  rose.  Elle  garnissait  aussi  les  vases 
déplantes  et  de  fleurs. 

Pierre  s'attachait  à  sa  maîtresse.  Sa  demeure 
lui  semblait  moins  vide.  Puis  Lucie  l'intéressait 
partout  ce  qu'il  devinait  en  elle  d'analogue  à 
lui,  par  son  existence  en  révolte  contre  les  lois 
du  monde.  11  lui  arracha  le  récit  détaillé  de  ses 
aventures.  Rebelle  d'abord  à  toute  confidence 
qui  put  le  désillusionner,  elle  constat;»  bientôt 
que  chacune  de  ses  fautes  le  délectait.  Amédée 
Richard  lils  l'enthousiasma. 

—  Vrai,  Bichon  a  pris  le  trot  :  (  l'est  tordant... 
Il  se  passionna  pour  Markoff.  Des  détails  sur 

parrain  l'induisirent  en  des  accès  d'hilarité. 

—  Sacrée  coquine,  mâchonnait-il.  ah!  tu  es 
rudement  forte,  tu  ne  t'ennuies  pas! 

Lucie  exultait.  Jugeanl    Pierre   sceptique  et 
gouailleur,  elle  oraignait  toujours  de  lui  paraître 


UNE    FEMME.  22g 

niaise  ou  empruntée.  Son  approbation  la  ravit 
Quand  elle  parvint  au  terme  de  ses  exploits 

V  s  écria  :  ' 

—  Déjà  fini! 
Elle  fut  navrée.  Il  la  pressaitde  questions,  et 

elle  regretta  vaguement  de  n'y  pouvoir  satis- 

taire. 

Alors,  comme  il  insistait,  elle  s'attribua  quel- 
ques intrigues,  propres  à  le  dédommager 

Enfin,  Lucie  aimait.  Elle  se  l'affirmait  à  tout 
instant  :  «  J'aime,  il  n'y  a  pas  à  le  contester 
j  aime.  »  Quelle  différence,  d'ailleurs,  avec  ses 
caprices  !  Jadis  elle  se  divertissait.  Un  penchant 
p  us  ou  moins  réel  la  portait  vers  tel  individu 
plutôt  que  vers  tel  autre.  Aujourd'hui  la  sincé- 
rité de  sa  passion  était  indubitable. 
m  Elle  renia  même  Gaston  de  Sernaves,   une 
simple  toquade,    un  rêve  de  printemps.    Son 
titre,  le  cadre  de  leur  liaison,  la  splendeur  de 
son  yacht,  la  solitude  des  îles,  la  majesté  du 
Heuve.  la  pourpre  des  collines  incendiées  par 
les  couchers  de  soleil,  toutes  ces  circonstances 
accessoires  avaient  engendré  une  illusion  ridi- 
cule. 

Mais  là,  rien  de  semblable.  On  traversait  une 
fin  d  hiver  affreuse.  Elle  accourait  mouillée  les 
pieds  froids.  Souvent  personne,  pas  de  feu  non 
plus.  Elle  devait  l'allumer,  descendre  parfois  à 
ia  cave  et  remonter  du  bois.  La  domestique 


230  UNE   FEMME. 

mal  payée,  négligeait  de  faire  les  lampes ;  :  elle 
les  faisait,  eUe,  et  se  salissa.t  les  mams  à  tou- 
cher l'huile  et  les  mèches.  Il  falla.l  une  cause 
bien  puissante  pour  l'obliger  à  subir  de  tels 
inconvénients.  Cette  eause  c'éta.t  1  amour 

Elle  aimait  tant,  qu'elle  ne  crut  pas  néces- 
saire de  s'offrir  des  remords.  Elle  aurait  du  se 
reprocher  ses  éearts  et  ses  souillures  A  quoi 
bon?  Le  passé  existait-il,  maintenant  que  les 
baisers  de  Pierre  la  lavaient  de  ses  taches? 
Comment  eût-elle  pu  se  préserver  contre  la 
tentation,  elle  que  ne  guidait  aucun  sent.ment 

ferme? 

-_  Et  puis,  se  dit-elle,  honnête  encore,  3e  ne 

serais  pas  entre  ses  bras. 

Cet  argument  tranquillisa  sa  conscience.       _ 

Ils  s'entendaient  bien,  Lucie  très  aimante,  lui 
doux  et  gentil  de  rapports.  Un  solide  lien  de 
chair  les  unissait. 

Elle  savoura  quelques  semâmes  de  béatitude 
absolue.  Nul  souci  ne  troublait  le  calme  de  son 
âme.  Elle  ne  pensait  qu'à  Pierre.  Elle  ne  vivait 
qu'en  sa  présence. 

Un  soir,  au  théâtre,  elle  l'aperçut  dans  une 
baignoire  avec  une  femme.  Il  s,  penchait  vers 
elle  familièrement.  Leurs  visages  étaient  pro- 

ChLe  coup  fut  terrible.  Elle  prétexta  un  malaise 
subit.  Robert  l'emmena  désolé. 


UNE    FEMME.  231 

Quand  elle  revit  Javal,  elle  lui  dit  : 

—  Tu  as  été  au  cercle,  hier? 

-  Oui,   comme   d'habitude,    une  partie  de 
billard  et  un  écarté. 

La  scène  dura  deux  heures.  Mme  Ghalmin  s'y 
montra  parfaite.  Tour  à  tour  humble  et  hau- 
taine, menaçante  et  suppliante,  railleuse  et  dés- 
espérée, elle  émit  des  accents  d'une  vérité 
profonde.  Elle  pleura,  cria,  trépigna. 

Une  souffrance  si  merveilleusement  exprimée 
et  mimée  ne  pouvait  que  se  résoudre  en  une 
souffrance  réelle.  Lucie  souffrit  réellement. 
A  la  fin,  Pierre  se  fâcha  : 
—  Eh  bien,  oui,  là,  j'ai  été  au  théâtre,  j'ai 
accompagné  une  ancienne  amie,  n'en  ai-je  pas 
le  droit?  Et  puis  j'en  ai  assez  de  ta  tutelle.  Je  ne 
te  trompe  jamais,  voilà  le  principal...  Si  cela 
ne  te  suffit  pas...  eh  bien...  eh  bien... 

Elle  riposta  dignement  :  «  Tu  me  chasses 
soit,  »  et  s'en  alla. 

Le  lendemain  elle  revenait,  soumise.  Des 
ivresses  farouches  scellèrent  la  réconciliation 

Mais  le  bonheur  de  Lucie  ne  résista  pas  à 
cette  épreuve.  Elle  n'avait  plus  confiance.  Elle- 
même  d'une  hypocrisie  maladive,  elle  savait 
combien  la  fourberie  est  aisée.  Des  soupçons 
la  martyrisèrent. 

Leur  existence  fut  une  série  de  brouilles  et 
de  raccommodements.    Puis,    sentant   l'inuti- 


232  UNE    FEMME. 

lité  de  ses-  efforts,  Lucie  faiblit.  Son  énergie  se 
dissipa.  Ella  accepta  le  partage. 

Son  chagrin  refoulé,  elle  n'y  pensa  plus  qu  a 
de  rares  intervalles,  soit  dans  des  crises  de  va- 
nité, soit  pour  mieux  se  persuader  qu  elle  con- 
naissait l'amour  et  toutes  ses  peines. 
.   D'ailleurs  une  compensation  lui  était  réservée. 

Un  iour,  elle  trouva  un  mot  où  il  la  priait  de  ne 
pas  attendre  :  «  Le  tailleur  doit  présenter  sa 
note,  écrivait-il,  je  préfère  m'esquiver.  Quelle 
misère  pour  un  billet  de  cinq  cents  francs!  >> 

Elle  courut  chez  elle,  revint  en  hâte  et,  quand 
on  sonna,  ouvrit  en  se  dissimulant  dansl'ombre 
du  couloir.  Elle  remit  les  cinq  billets.  Le  iour- 
nisseur  acquitta. 

Le  lendemain,  Javal  bondit  vers  elle  en  bran- 
dissant la  note. 

_  C'est  toi,  n'est-ce  pas,  qui  as  eu  le  tou- 

PeElïê  baissa  la  tête.  Il  la  battit.  Elle  éprouva 
nne  certaine  fierté,  la  fierté  d'une  femme  qui 
aime  assez  profondément  pour  bénir  son  maître 
de  l'avoir  frappée. 

.  Javal  tenta  de  lui  rembourser  cotte  avance 
par  petites  sommes,  mais  sa  gêne  augmentait, 
et  ses  scrupules  diminuèrent.  De  pressants  be- 
soins survenant,  il  eut  recours  à  elle  deux  ou 
trois  fois.  Il  lui  créait  ainsi  de  grandes  jouis- 
sances. 


UNE    FEMME.  233 

—  Je  paye  un  homme,  se  disait-elle,  je  l'en- 
tretiens. 

Elle  ne  le  méprisait  d'ailleurs  nullement.  Elle 
aurait  tout  voulu  lui  donner  ce  qu'elle  possédait, 
et  qu'il  fût  riche,  lui  qui  méritait  de  l'être. 

La  confusion  de  Pierre,  cependant,  gâtait  sa 
joie.  Aussi  déployait-elle  pour  ménager  sa  sus- 
ceptibilité un  tact  adorable.  Elle  oubliait  son 
porte-monnaie  sur  la  cheminée,  lui  emplissait 
les  poches  d'argent  durant  son  sommeil,  ou  bien 
lui  proposait  de  grosses  parties  d'écarté  qu'elle 
faisait  en  sorte  de  perdre.  Toutes  ses  économies 
s'en  allèrent. 

De  temps  en  temps,  un  dégoût  de  lui-môme 
soulevait  le  cœur  de  Javal.  Il  accusait  alors  Lucie 
de  son  abaissement  : 

—  C'est  toi  qui  m'as  poussé  jusque-là,  peu  à 
peu,  par  calcul,  afin  de  m'enchaîner  à  toi. 

Et  il  la  rouait  de  coups.  Mais  son  repentir 
ensuite  était  si  sincère  ! 

•  Il  joua.  La  déveine  le  poursuivit.  Il  dut  solder 
d'assez  fortes  différences.  Lucie  lui  apporta  ses 
brillants  d'oreille,  présent  de  Lemercier.  Et,  avec 
une  intention  délicate,  voulant  se  mettre  à  son 
niveau  et  que  leur  indignité  mutuelle  semblât 
égale  à  Pierre,  elle  lui  avoua  : 

—  Cela  ne  me  privera  pas,  je  ne  pouvais  m'en 
servir,  car  c'est...  quelqu'un...  qui  me  les  a 
donnés. 


234  UNE    FEMME. 

—  Et  tu  te  figures,  proféra-t-il,  que  j'accep- 
terai les  cadeaux  de  tes  amants!  Dieu  merci, 
je  n'en  suis  pas  là! 

—  En  tous  cas,  garde-les-moi,  je  ne  sais  où 
les  cacher. 

Elle  les  laissa.  Pierre  les  vendit.  Vendues,  elle 
les  regretta,  ses  pauvres  boucles  d'oreille.  C'est 
vrai,  on  s'attache  aux  choses  !  mais,  stoïquement, 
elle  se  taisait. 

—  Au  moins,  qu'il  ne  sache  jamais  ce  qu'il 
m'en  a  coûté.  Il  en  serait  si  malheureux. 

Avide  de  dévouement,  elle  se  demanda  ce 
qu'elle  pourrait  désormais  immoler  à  son  amour. 
Il  fallait  un  acte  de  générosité  supérieur  à  tous 
les  précédents.  Elle  offrit  à  Pierre  sa  bague  de 
fiançailles,  une  émeraude  magnifique,  entourée 
de  diamants. 

Après  l'indispensable  scène  de  refus  et  d'in- 
sultes, il  empocha  l'écrin.  Une  dette  de  jeu  l'y 
forçait. 

Cette  fois  Lucie  eut  un  véritable  désespoir. 
Elle  aimait  tant  sa  bague!  Ce  fut  au  milieu  d'un 
déluge  de  larmes  qu'elle  raconta  devant  son 
mari  et  sa  mère  la  perte  du  bijou. 

—  Je  ne  sais  ni  quand,  ni  comment...  elle  a 
disparu...  J'ai  mis  la  maison...  à  l'envers...  im- 
possible. 

Elle  suffoquait.  Elle  assista  aux  recherches 
méthodiques  que  Robert  entreprit,  fouilla  les 


UNE    FEMME.  235 

malles  des  bonnes  et   congédia  sa  femme  de 
chambre. 

Son  affection  pour  Javal  acquit  à  cette  époque 
un  caractère  aigu.  Elle  lui  consacra  tout  ce  que 
sa  nature  contenait  de  tendresse  et  de  désinté- 
ressement. Elle  commit  même  des  imprudences. 
Profitant  d'une  absence  de  Chalmin,  ils  se  re- 
joignirent le  soir.  Ils  allèrent  ensemble  au  thé- 
âtre. Ils  soupèrent  au  cabaret.  Quel  divertisse- 
ment ce  lui  fut  de  doter  les  glaces  de  son  petit 
nom,  Lucetle,  ainsi  qu'il  l'appelait! 

Par  miracle,  Robert  ne  devina  rien.  Mais  des 
potins  confus  jaillirent,  qui  s'éparpillèrent  çàet 
là  en  calomnies  précises.  On  citait  des  noms. 
Parrain  l'en  avertit,  d'un  mot  rapide,  dans  la 
rue.  Elle  se  moqua  de  lui.  Le  monde!  Elle  ne 
s'en  souciait  guère.  Une  sorte  d'affolement  l'in- 
citait aux  pires  sottises. 

Tout  système  de  dissimulation  s'émiettait  si 
bien  en  son  esprit  qu'elle  accueillit  avec  enthou- 
siasme une  idée  baroque,  émise  distraitement 
par  Javal.  Ses  tracas  d'argent  continuaient  et, 
fatigué  de  se  débattre,  il  avait  soupiré  : 

—  Hélas!  si  tu  étais  libre! 

Elle  distingua  dans  cette  exclamation  plus 
qu'un  souhait,  une  demande  formelle.  Son 
amour  lui  défendait  toute  hésitation.  Le  divorce 
s'imposa  incontinent  à  elle,  comme  l'unique 
issue.  Elle  se  blâma  même  de  n'avoir  point 


236  UNE    FEMME. 

forme,  la  première,  un  si  simple  projet.  Quel 
avenir  ils  se  préparaient!  Etre  l'un  à  l'autre,  tou- 
jours, sans  obstacle!  Ne  s'accordaient-ils  pas  à 
merveille,  comme  âge,  comme  tempérament, 
comme  goûts? 

Au  bout  d'une  nuit  de  méditation,  elle  lui  dit, 
la  voix  et  l'aspect  solennels  : 

—  J'ai  réfléchi,  mon  ami,  au  désir  que  tu 
m'as  communiqué,  et  ma  réponse  est  le  résultat 
non  d'un  emballement,  mais  d'un  examen  sé- 
rieux :  je  suis  prèle. 

—  Prête  à  quoi?  fit-il  interloqué. 

—  Prête  au  divorce,  dès  que  tu  me  l'ordon- 
neras. 

Il  réprima  une  violente  envie  de  rire,  et  l'em- 
brassant : 

—  Je  te  remercie;  la  question  est  -rave,  nous 
en  reparlerons. 

Elle  cultiva  dès  lors  ce  rêve  avec  ferveur. 

La  malchance  cependant  s'acharnait  après  Ja- 
val.Lejeu  lui  engloutitdes  sommes  importantes. 
Ses  créanciers  le  menaçaient  d'une  saisie.  Un 
usurier,  auquel  il  avait  souscrit  des  billets,  exi- 
geait un  acompte.  Pierre  déclara  froidement  : 

—  Il  me  faut  trois  mille  francs  pour  le  faire 
patienter.  Si  dans  une  huitaine  je  ne  les  ai  pas, 
je  me  brûle  la  cervelle 

Mme  Ghalmin  sourit,  certaine  de  Le  sauver. 
L'amour  lui  inspirerait  quelque  artifice. 


UNE    FEMME.  237 

Trois,  puis  quatre,  puis  cinq  jours  défilèrent. 
Elle  ne  trouvait  rien  et  commençait  à  désespé- 
rer. Le  sixième,  en  achetant  des  parfums  chez 
un  coiffeur,  à  la  nuit  tombante,  elle  rencontra 
un  vieux  monsieur  qui  lui  tendit  la  main. 

C'était  un  ami  des  Bouju-Gavart,  M.  Lesire, 
riche  industriel  des  environs.  Sa  figure,  entière- 
ment glabre,  présentait  deux  lèvres  épaisses. 
Des  cheveux  d'un  blanc  sale  entouraient  sa  tète. 
Lucie  avait  toujours  fui  l'insistance  gênante  de 
ses  yeux. 

Dans  la  rue,  il  glissa  son  bras  sous  le  sien  et 
ils  causèrent  amicalement.  Il  marchait  avec 
peine,  vite  oppressé,  trop  gras.  In  ventre  puis- 
sant le  précédait. 

Au  moment  d'arriver,  il  s'enhardit.  Ses  doigts 
pétrirent  le  poignet  de  Lucie,  montèrent  le  long 
du  bras  jusqu'à  l'aisselle,  sans  qu'elle  feignit  de 
le  remarquer.  En  la  quittant  il  insinua  d'un  ton 
paternel  : 

—  Moi,  Madame,  je  suis  franc,  je  saisis  toutes 
les  occasions  d'obliger.  Eh  bien,  je  sais  ce  que 
c'est  qu'une  jeune  femme,  élégante,  jolie;  la 
toilette  coûte  cher,  le  mari  n'a  pas  le  moyen, 
enfin  on  a  toujours  besoin  d'argent.  Adressez- 
vous  à  moi,  cela  me  fera  plaisir. 

Elle  répliqua  crânement  : 

—  Ma  foi,  pourquoi  pas  ?  Justement  j'ai  fait 
la  bêtise  de  me  payer  un  bracelet... 


238 


UNE    FEMME. 


—  Je  vous  en  prie,  interrompit-il,  pas  ici,  ne 
me  dites  rien  encore.  Demain,  chez  moi,  si  vous 
voulez,  vous  me  conterez  vos  embarras. 

Il  lui  donna  l'adresse  et  les  indications  néces- 
saires. 

Elle  fit  pour  ce  rendez-vous  une  toilette  mé- 
ticuleuse :  l'énormité  de  la  somme  n'effrayerait- 
elle  pas  M.  Lesire  ?  Parfois  aussi  l'envahissaient 
des  tristesses.  Elle  examinait  dans  la  glace  son 
pauvre  corps  qu'allaient  salir  d'immondes  bai- 
sers. Elle  le  parfuma  et  l'orna  ainsi  qu'une  vic- 
time sainte.  Elle  le  considérait  comme  quelque 
chose  d'étranger  à  elle,  une  sorte  de  martyr 
qu'elle  menait  au  bourreau.  Puérilement,  elle, 
lui  demandait  pardon  et  tâchait  de  le  consoler 
en  lui  expliquant  la  beauté  de  son  rôle  : 

—  Xe  m'en  veux  pas,  c'est  pour /m/,  pour  que 
tu  ne  sois  pas  privé  de  ses  caresses. 

Peu  à  peu,  elle  distinguait  dans  sod  acte  un 
côté  presque  mystique.  De  vagues  comparai- 
sons la  hantèrent,  où  se  dessinaient  les  images 
effacées  des  antiques  héroïnes.  Sa  conduite  de- 
venait grandiose.  Elle  se  vendait  par  amour. 
Des  poussées  d'orgueil  lui  cambraient  les 
reins. 

Toute  la  matinée  son  exaltation  se  maintint 
au  même  niveau,  et  lorsqu'elle  entra  chez  M.  Le- 
sire, ses  yeux  illuminés  traduisaient  un  tel 
rayonnement  intérieur  qu'il  en  fut  frappé. 


UNE    FEMME.  239 

En  se  dévêtant,  elle  dit  avec  une  fierté  su- 
perbe ces  simples  mots  : 
—  Vous  savez,  c'est  trois  mille  francs. 
Elle  ne  prononça  plus  d'autres  paroles. 
L'holocauste  s'accomplit. 


X 


La  fureur  de  Javal  déconcerta  Lucie.  Toute 
joyeuse,  frémissante  encore  de  dévouement, 
elle  avait  apporté  les  trois  mille  francs,  salaire 
de  son  abjection  «  sublime  ».  Elle  comptait  sur 
une  explosion  de  reconnaissance,  mêlée  de  dés- 
espoir. Elle  entendait  déjà  l'accent  apitoyé  de 
Pierre  :  «  Pauvre  petite,  c'est  admirable,  tu  es 
mon  auge  gardien.  »  Ne  le  sauvait-elle  pas  d'une 
mort  certaine? 

Il  l'agonit  d'insultes  dont  plusieurs  froissè- 
rent à  bon  droit  Lucie.  Une  principalement  la 
mit  hors  d'elle.  Elle  leva  la  main. 

—  Répète-le,  ose  le  répéter! 
Il  répéta  : 

—  Sale  ordure  ! 
Elle  le  giflla.  Une  bataille  s'ensuivit.   Elle 

lui  en  voulut  moins  de   sa  brutalité  que  de  sa 
bêtise.  Il  n'entrevoyait  donc  pas  la  charité  divine 


UNE    FEMME.  241 

de  cette  trahison.  La  faute  de  sa  inaitresse  l'ho- 
norait, lui,  plus  qu'une  fidélité  banale.  La  vé- 
nération qu'elle  lui  consacrait  diminua. 

Pourtant  elle  accepta  de  M.  Lesire  d'autresren- 
dez-vous  grassement  rétribués.  Javal  en  profitait 
sans  laremercier.Ellenes'enofl'usquaitplus.Le 
renoncement  trouve  sa  rémunération  en  lui- 
même.  Appréciée  ou  non,ellepersévéreraitdans 
ses  devoirs  d'amante.  Mais,  de  plus  en  plus,  Javal 
perdait  de  son  prestige  :  il  ne  comprenait  pas. 

Les  largesses  de  Chalmin  alimentaient  aussi 
les  subsides  fournis  à  Pierre.  Il  avait  presque 
doublé  la  pension  qu'il  allouait  à  sa  femme 
pour  les  frais  du  ménage.  Lucie  opérait,  en  fa- 
veur de  Javal,  des  prodiges  d'économie  et  ré- 
clamait toujours  de  nouveaux  fonds.  Jamais  son 
mari  ne  refusait.  Des  inventaires  magnifiques 
clôturaient  chaque  année.  L'argent  aftluait. 

Il  organisa  leur  train  de  maison  sur  un  pied 
plus  luxueux.  Ne  doit-on  pas  se  tenir  au  rang 
social  que  vous  assigne  votre  fortune  ?  Au  dé- 
jeuner, la  nappe  blanche  remplaça  la  toile  cirée. 
Le  soir,  un  plat  supplémentaire  fut  servi.  Ma- 
dame eut  un  chien  d'appartement.  Au  lieu  d'une 
pipe,  monsieur  fuma  d'excellents  havanes  ache- 
tés en  boite. 

—  Que  diable,  s'écriait-il  gaiement,  jouissons 
de  notre  jeunesse  :  la  vie  est  courte,  il  faut  la 
prendre  par  le  bon  bout. 

14 


242  UNE    FEMME. 

On  donna  de  grands  dîners  dont  les  invités 
prisèrent  la  belle  ordonnance,  les  mets  et  les 
vins.  Une  loterie  aux  enchères,  composée  de 
lots  charmants,  les  terminait.  Lucie  présidait 
en  mondaine  consommée.  L'opinion  était  una- 
nime. Aucune  femme  de  son  âge  n'alliait  autant 
de  simplicité  à  des  manières  plus  affables.  Dans 
un  petit  conciliabule  entre,  vieilles  dames, 
Mme  Lassalle  trouva  la  note  juste  : 

—  Elle  reçoit  ainsi  que  nous  savions  recevoir. 

Parmi  les  hommes  que  Robert  attirait  chez 
lui,  Lucie  remarqua  surtout  un  nouveau  venu. 
Armand  Boulron  était  un  gros  garçon,  robuste, 
d'àme  simple  et  de  [tempérament  sanguin.  Il 
avait  fait  la  guerre  en  compagnie  de  Chalmin, 
puis  s'était  fixé  en  Algérie.  L'ennui  l'en  chassa. 
Il  habitait  maintenant  Darnétal,  où  il  s'occupait 
d'élevage  et  de  grande  culture.  Il  avait  voué  à 
Robert  une  affection  inaltérable,  l'ayant  pro- 
tégé, durant  la  Commune,  contre  les  attaques 
d'un  fédéré.  Comme  toutes  les  femmes.  Lucie 
L'effarouchait.   Il  la  traitait  cérémonieusement. 

Cette  circonspection  la  stimula.  Elle  fut 
coquette.  Armand  s'en  aperçut.  Craignant  de 
troubler  l'union  sereine  de  ce  couple  parla  sym- 
pathie trop  forte  que  lui  manifestait,  incon- 
sciemment sans  aucun  doute,  la  femme  de  son 
ami,  il  montra  une  prudence  maladroite. 

Piquée  au  jeu,  Lucie  reprit  ses  exercices  de 


UNE    FEMME.  243 

séduction.  Elle  réédita  en  l'honneur  d'Armand 
toutes  les  manœuvres  qui  avaient  réduit  à  l'obéis- 
sance M.  Bouju-Gavart,  M.  Berchon  et  tant  d'au- 
tres. Elle  ne  négligea  rien,  ni  les  peignoirs  qui 
moulent  les  formes,  ni  le  corsage  qu'on  oublie 
de  fermer,  ni  les  faux  mouvements  qui  laissent 
voir  les  jambes,  ni  le  frôlement  de  la  poitrine, 
ni  le  contact  prolongé  des  mains  nues. 

Ce  fut  un  supplice  pour  le  malheureux.  A  bout 
de  forces,  il  s'enferma  chez  lui. 

Mais,  par  un  beau  soleil,  Mme  Chalmin  prit  une 
voiture  d'où  elle  descendit  à  Darnétal.  Après 
s'être  renseignée,  elle  aboutit  au  pied  d'une 
colline,  dans  une  vaste  prairie  où  paissaient 
des  vaches  et  des  chevaux.  Sous  un  saule,  la  pipe 
à  la  bouche,  Boutron  surveillait  des  hommes 
qui  nettoyaient  une  rivière. 

—  Vous!  vous!  articula-t-il,  avec  une  sorte 
d'effroi. 

Elle  s'empara  de  son  bras  : 

—  Oui,  moi,  moi  qui  viens  vous  chercher. 
Pourquoi  ne  vous  voit-on  plus?  Rien  ne  com- 
promet autant  une  femme  que  ces  absences  non 
motivées. 

Il  eût  voulu  débiter  quelque  fadaise  qui  le 
dispensât  de  répondre,  mais  une  explication 
loyale  convenait  mieux  à  sa  franchise.  Et  il  dit 
en  phrases  timides  : 

—  Il  y  a  des  choses  en  vous,  Madame...  qui 


244  UNE    FEMME. 

vous  échappent.  Peut-être  l'intérêt  que  vous  me 
portez...  est-il  dénature...  coupable...  et  votre 
démarche  aujourd'hui... 

Elle  eufun  rire  si  fou  qu'il  s'interrompit. 

Elle  prononça  : 

—  Alors  vous  croyez  que  je  vous  aime?  Ma 
foi,  non.  De  l'amitié,  voilà  tout  ce  que  j'ai,  une 
bonne  amitié,  si  ça  vous  va. 

Ce  fut  un  soulagemeut. 

—  Pardon,  fit-il,  mais  c'est  que  Robert  est 
sacré  pour  moi,  c'est  un  modèle  d'honneur, 
l'être  que  j'estime  le  plus  au  monde. 

Ils  cheminaient  au  bord  de  l'eau.  Des  herbes 
flexibles  s'y  penchaient.  De  petits  remous  tour- 
billonnaient. De  l'autre  côté,  un  talus  garnissait 
la  rivière,  et  sur  les  caillous  rebondissaient  des 
oiseaux.  Ils  proclamèrent  le  charme  de  cette 
solitude. 

Des  marguerites  tachetaientle  gazon.  MmeChal- 
min  ordonna  : 

—  Cueillez-moi  une  de  ces  fleurs,  elle  vous 
dira  si  je  vous  aime. 

La  fleur  consultée  répliqua  :  «  Pas  du  tout.  » 
Cette  preuve  acheva  de  le  tranquilliser,  et  il 
offrit  à  Lucie  de  se  rafraîchir. 

Ils  se  dirigèrent  vers  un  ancien  moulin,  trans- 
formé en  habitation.  L'adjonction  d'une  tour 
carrée  lui  donnait  un  aspect  de  manoir.  On  en- 
trait dans  une   salle  spacieuse    et  de  plafond 


UNE    FEMME.  245 

bas.  De  vieux  coffres,  des  panetières  et  des  buf- 
fets l'encombraient.  Au  fond  baillait  une  che- 
minée gigantesque  où  luisaient  des  cuivres. 

Mme  Chalmin  but  du  cidre,  puis  du  cognac. 
L'intimité  d'une  pièce  les  gênait.  Armand  émet- 
tait des  paroles  intermittentes.  Lucie  rêvait. 

De§  souvenirs  de  roman  surgissaient  en»  son 
esprit.  On  y  rencontre  des  femmes  éprises  de 
gentilshommes  campagnards  qui  possèdent  des 
châteaux  historiques.  A  travers  champs,  à  tra- 
ders bois,  elles  se  rendent  auprès  d'eux.  Des 
arbres  flambent  dans  Tàtre.  Le  vent  siffle.  La 
pluie  pleure.  Les  étreintes  des  amoureux  sont 
ardentes. 

Elle  observa  Boutron.  Il  réalisait  bien  le  type 
décrit.  Mais  pourquoi  n'en  jouait-il  pas  ie  rôle? 
Ce  visage  indifférent,  dont  la  bouche  énonçait 
des  syllabes  qu'elle  n'entendait  point,  l'impa- 
tientait, lui  semblait  en  désaccord  avec  les 
choses  environnantes,  avec  les  circonstances, 
avec  leur  situation  réciproque,  avec  ses  songe- 
ries surtout. 

Elle  ne  le  désirait.  Ses  sens  dormaient.  Ce- 
pendant il  lui  fallait  cet  homme.  L'heure  le 
voulait.  Son  état  moral  l'exigeait,  et  bien  d'au- 
tres forces  encore  la  dominaient,  comme  l'envie 
de  vaincre  les  scrupules  honnêtes  de  son  com- 
pagnon. 

Alors   elle    se  leva,  et  lui  posant  les  deux 

14. 


246  UNE    FEMME. 

mains  sur  les  épaules,  la  tête  inclinée  vers  lui, 
elle  modula  d'an  ton  plaintif  : 

—  Et  si  je  vous  aimais,  Armand,  si  je  ne 
pouvais  plus  taire  la  tendresse  qui  m'étouffe, 
seriez-vous  implacable  ? 

Le  désespoir  du  malheureux  après  la  chute 
édifia  Lucie  sur  le  prix  de  son  triomphe. 

Elle  fut  si  contente  qu'elle  ne  put  garder  pour 
elle-même  un  tel  secret.  Elle  y  fit  participer 
Javal.  Pierre  eut  des  accès  de  passion  ardente, 
ce  qui  disposa  Lucie  à  le  tromper  de  nouveau. 
Mais  à  chaque  fois  elle  devait  vaincre  les  scru- 
pules de  Boutron. 

Il  la  suppliait  : 

—  Ne  revenez  pas  ici.  Je  vous  assure  que, 
loin  de  vous,  je  n'ai  ni  amour  ni  désir,  et  ce 
n'est  que  votre  présence  qui  me  rend  faible. 

Elle  se  désolait  : 

—  Je  ne  peux  pas,  c'est  infâme,  je  t'aime, 
moi,  j'ai  soif  de  tes  lèvres,  accorde-moi  cela 
seulement. 

11  l'embrassait  et  succombait. 

Elle  sentit  sa  douleur  si  réelle  qu'elle  résolut 
de  la  tempérer.  Elle  avoua  qu'un  autre  homme 
l'avait  déjà  détournée  du  droit  chemin.  La 
figure  d'Armand  s'éclaira. 

Ce  moyen  lui  réussissant,  elle  s'en  servit 
d'une  manière  plus  complète.  Dès  qu'il  expri- 
mait un   regret,   elle  lâchait  une   confidence. 


UNE    FEMME.  247 

Les  flétrissures  de  sa  maîtresse  le  réconfor- 
taient. Mais  aussi  des  révoltes  grondaient  en  lui, 
contre  cette  femme  qui  salissait  le  nom  de  son 
ami. 

Il  se  demanda  si  son  devoir  ne  l'obligeait  pas 
à  prévenir  Robert.  Après  de  mûres  réflexions, 
il  s'y  détermina,  et  même,  au  préalable,  s'en 
ouvrit  à  Lucie  qui  fut  bouleversée. 

En  effet  il  se  présenta  boulevard  Cauchoise. 
Mme  Ghalmin,  très  anxieuse,  n'osait  pas  quitter 
ces  messieurs.  On  se  mit  à  table.  Le  repas  fut 
embarrassé.  Aux  liqueurs,  elle  se  retira,  pas  for- 
fanterie, par  un  besoin  d'émotion,  et  elle  attendit 
la  catastrophe  imminente. 

Elle  comptait  les  minutes.  Maintenant  son 
mari  savait  tout.  Qu'allait-il  faire  ?  La  chasser  ? 
La  tuer  peut-être?  Elle  frémit,  la  peau  en  sueur, 
un  vide  froid  à  la  poitrine. 

Boutron  cependant  disait  à  Chalmin  : 

—  Yous  avez  l'air  bien  heureux,  tous  deux . 

—  Oui,  affirma  Robert,  nous  nous  entendons 
parfaitement.  Il  faut  te  marier,  vois-tu,  c'est 
encore  ce  qu'il  y  a  de  mieux....  quand  on  tombe 
sur  une  femme  comme  la  mienne . 

Armand  n'eut  pas  le  courage  de  le  désabuser. 

Après  cette  alerte,  Lucie  crut  sage  de  mé- 
nager la  conscience  de  Boutron.  Elle  suspendit 
ses  visites.  Puis  de  grosses  préoccupations  la 
ramenèrent  du  côté  de  Javal. 


248  UNE    FEMME. 

Leur  liaison  se  traînait  péniblement.  Toujours 
persuadée  qu'elle  l'adorait,  Mrae  Chalmin  agis- 
sait comme  aux  premiers  temps.  Elle  ne  quitta 
pas  Rouen  cle  tout  l'été.  Elle  lui  donnait  de 
l'argent  avec  la  même  délicatesse,  jusqu'à  des 
pièces  de  cent  sous  qu'elle  enfouissait  parmi  ses 
chemises  et  ses  mouchoirs.  Par  habitude,  elle 
causait  encore  de  son  divorce  prochain.  Elle 
ébauchait  des  projets.  On  voyagerait,  puis  on 
habiterait  Paris.  Ce  qu'il  adviendrait  de  son 
enfant,  elle  n'en  savait  rien,  n'y  pensant  pas, 
non  plus  qu'à  sa  mère,  ni  à  son  mari.  Seul  lui 
importait  leur  avenir  à  eux  deux. 

Elle  collectionna  les  injures  et  les  sévices 
graves  que  Robert,  prétendait-elle,  ne  lui  épar- 
gnait point.  De  quel  air  content  elle  annonça  : 

—  Mon  cher,  je  le  tiens,  il  m'a  dit  hier  de- 
vant la  bonne  :  «  Tu  es  plus  bouchée  qu'une 
buse.  » 

Cet  heureux  événement  laissa  Pierre  insen- 
sible. Il  s'assombrissait,  écrasé  de  dettes,  per- 
dait son  insouciance  de  beau  joueur.  Le  mo- 
ment approchait,  à  moins  d'un  miracle,  où  tout 
s'écroulerait  autour  de  lui. 
.  Il  devint  agressif.  Des  fureurs  l'agitaient. 
Une  jalousie  tardive  l'assaillit,  que  sa  maîtresse 
aiguillonnait  cruellement.  Il  ricanait  : 

—  Quel  est  le  nouvel  amant  du  jour? 
Elle  fabriquait  des  noms. 


UNE    FEMME.  249 

—  Rien  ne  te  dégoûte,  s'écriait-il,  écœuré,  tu 
es  fille  jusqu'au  fond  de  l'âme. 

Vers  le  milieu  de  septembre,  Lucie  se  présen- 
tant chez  lui  à  l'improviste  le  trouva  parmi  des 
malles  et  des  caisses,  où  il  empilait  ses  affaires. 
La  plupart  des  meubles  étaient  emballés  dans 
de  la  toile  et  couverts  d'armatures  en  bois.  Du 
foin  jonchait  le  plancher. 

Elle  pâlit.  Sa  main  chercha  le  mur.  Il  dut  l'as- 
seoir, lui  ôter  son  chapeau  et  ses  gants,  et  elle 
le  considérait  en  silence,  de  ses  yeux  hébétés  et 
douloureux,  tandis  que  ses  lèvres  épelaientdes 
syllabes  muettes. 

Il  s'agenouilla  : 

—  Allons,  Lucette,  un  peu  d'énergie,  il  faut 
me  montrer  que  tu  m'aimes  et  tâcher  que  notre 
séparation  ne  soit  pas  trop  pénible. 

Elle  put  bégayer  : 

—  Tu  t'en  vas...  tu  t'en  vas  comme  ça...  tout 
de  suite? 

—  Oui,  ma  Lucette,  c'est  nécessaire;  la  vie 
n'est  pas  possible  ici.  Mais  je  ne  vais  pas  loin,  à 
Paris  seulement,  et  de  Paris,  en  deux  heures... 

Elle  hocha  la  tète  : 

—  Non,  non,  je  le  sens,  c'est  fini... 

Il  protesta.  Mais  elle  recouvrait  ses  forces  et 
elle  lui  dit  : 

—  Nepromets  rien.  Si  je  te  revois,  tant  mieux. 
Quand  pars-tu? 


250  UNE    FEMME. 

Il  eut  une  hésitation,  puis  déclara  : 

—  Demain  soir. 

Dès  lors,  elle  afficha  beaucoup  de  calme.  Ses 
allures  surprirent  Javal.  Elle  tint  à  plier  elle- 
même  son  habit  et  sa  redingote.  Et  elle  riait  et 
conversait  en  pleine  liberté  d'esprit.  Chez  elle, 
au  diner,  elle  fut  très  gaie.  Elle  dormit  paisi- 
blement, reçut  en  se  réveillant  l'adieu  matinal 
de  Robert,  se  vêtit  et  rédigea  une  longue  lettre 
qu'elle  devait  envoyer  plus  tard  à  son  mari. 

Après  le  déjeuner  elle  se  permit  une  minute 
d'attendrissement  en  serrant  son  fils  contre  elle, 
puis  le  congédia.  Enfin  elle  réunit  ses  bijoux  et 
ses  dentelles  en  un  paquet  bien  ficelé.  L'heure 
pressait.  Elle  s'en  alla. 

Elle  s'en  allait  pour  toujours,  sans  un  regard 
en  arrière.  Son  cœur  ne  battait  pas  plus  vite. 
Son  cerveau  fonctionnait,  lucide 

Le  soleil  dardait.  Elle  ouvrit  son  ombrelle, 
et  elle  marchait  rapidement,  sa  fortune  sous 
le  bras,  toute  joyeuse  du  bonheur  qu'elle  ap- 
portait. 

Devant  la  porte,  rue  de  la  Cigogne  station- 
nait une  voiture  de  déménagement.  En  montant 
l'escalier,  Lucie  croisa  un  homme  chargé  d'un 
fauteuil.  Elle  demanda  : 

—  M.  Javal  est  là-haut? 
L'individu  répondit  : 

—  Non,  Madame,  M.  Javal  a  pris  l'express  de 


UNE    FEMME.  25) 

huit  heures,  nous  lui  expédions  ses  meubles. 

Sa  mémoire  ne  garda  que  de  faibles  vestiges 
des  actes  accomplis  durant  cette  journée.  Elle 
vagua  par  des  rues  populeuses,  dans  le  quar- 
tier Martain ville,  où  des  gens  la  dévisageaient, 
—  par  des  rues  désertes,  dans  la  cité  Jeanne- 
d'Arc,  où  elle  eut  peur  de  la  solitude. 

Elle  revint  en  ville,  franchit  le  seuil  d'une 
église,  et,  les  deux  genoux  sur  la  dalle,  dit  un 
Ave  Maria.  La  prière  ne  l'apaisant  point,  elle 
repartit.  La  nuit  tomba.  Une  horloge  sonna  sept 
heures.  Un  fiacre  eût  pu  la  reconduire  chez  elle, 
avant  son  mari,  elle  n'y  réfléchit  point  et  força 
ses  jambes  brisées  à  une  course  vagabonde  le 
long  des  quais.  A  huit  heures,  la  faim  la  rédui- 
sit à  se  bourrer  de  gâteaux  chez  un  confiseur. 
Enfin,  place  de  l'Hôtel-de-Ville,  elle  se  jeta  dans 
un  tramway. 

Une  dame  qu'elle  connaissait,  une  voisine, 
lui  adressa  des  questions.  Elle  l'examina  d'un 
œil  impassible  et  ne  répondit  pas.  A  la  lueur 
d'un  réverbère,  elle  aperçut  son  mari.  Il  atten- 
dait. En  une  seconde  elle  récupéra  tout  son 
sang-froid.  Sa  situation  critique  lui  apparut 
nettement.  Il  fallait  un  mensonge  péremptoire. 
Elle  le  débita. 

—  Mon  pauvre  ami,  dit-elle  d'un  air  confus, 
tu  dois  être  d'un  inquiet!  Figure-toi  que  je  me 
suis  embarquée  dans  une  promenade  du  côté 


252  UNE    FEMME. 


de  Bois-Guillaume,  j'ai  oublié  l'heure,  je  me 
suis  égarée,  et  au  retour  pas  d'omnibus.  Hein, 
c'est  bien  .moi,  ça? 

Lucie  fit  durer  son  désespoir  aussi  longtemps 
que  possible.  La  guérison  exigea  deux  ou  trois 
semaines. 

Le  résultat  le  plus  appréciable  de  sa  rupture 
avec  Javal  fut  un  endurcissement  de  son  cœur. 
Elle  remarqua  ceci  :  deux  hommes  l'avaient 
abandonnée,  M.  de  Sernaves  et  Pierre.  Or,  ils 
étaient  précisément  les  seuls  qu'elle  eût  aimés, 
les  seuls  pour  qui  elle  eût  négligé  son  fameux 
système  de  froideur. 

Ne  pouvait-elle  conclure  à  la  duperie  des  senti- 
ments affectueux?  L'amour  existait,  cela  elle  ne 
le  niait  pas.  puisqu'elle  avait  aimé  :  mais  somme 
toute,  celui  qui  aimait  devenait  inévitablement 
la  proie  de  celui  qui  n'aimait  pas.  «  L'amour, 
formulait-elle,  est  une  erreur  généreuse  ». 

Cette  façon  de  juger  ne  resta  pas  chez  Lucie 
à  l'état  d'axiome.  Sa  déception  comprima  vrai- 
ment tout  élan  romanesque  de  son  àme,  et  lui 
inspira  de  la  méfiance  et  une  certaine  méchan- 
ceté envers  les  hommes.  «  On  ne  les  aime  pas, 
on  se  joue  d'eux  ». 

Ce  perfectionnement  de  sa  nature  la  rendit 
plus  dangereuse. 

Calmée,  elle  voulut  d'abord  réparer  les  effets 
de  ses  absurdes  imprudences.  Le  mal  était  plus 


UNE    FEMME.  253 

grand  qu'elle  ne  l'aurait  supposé.  Elle  constata 
des  mines  pincées  chez  les  dames,  une  liberté 
de  langage  impertinente  chez  les  messieurs.  Par 
quelle  aberration  avait-elle  enfreint  les  règles 
élémentaires  de  la  sagesse?  Encore  quelques 
bévues  de  ce  genre,  et  elle  ruinait  l'échafau- 
dage si  laborieusement  construit  de  sa  réputa- 
tion. Une  hypocrisie  salutaire  et  une  série  de 
politesses  habiles  réparèrent  tant  bien  que  mal 
les  dégâts  les  plus  importants.  Mais  elle  pres- 
sentit que  la  solidité  de  ces  replâtrages  dépen- 
dait d'une  surveillance  continue.  Et  elle  eut  le 
ferme  propos  de  soustraire  ses  péchés  à  des 
critiques  nuisibles. 

En  public  surtout,  au  théâtre,  au  bal,  elle 
redoubla  d'astuce.  Il  est  difficile  d'admettre 
qu'une  femme,  modeste  d'allures  et  de  conver- 
sation, se  conformant  aux  usages  prescrits,  ne 
s'écartant  jamais  des  groupes  féminins,  ne  dan- 
sant visiblement  que  pour  le  plaisir  de  danser, 
et  maintenant  son  cavalier  à  une  distance  hon- 
nête, soit  une  créature  de  mœurs  relâchées. 

Là  ne  se  borna  pas  sa  tactique.  Non  seule- 
i  ment  on  doit  fuir  les  tête-à-tête  équivoques 
I  et  se  comporter  avec  les  hommes  d'une  façon 
décente,  mais  on  doit  aussi  repousser  l'hom- 
mage trop  assidu  de  leur  présence.  L'homme 
a  un  flair  spécial  qui  lui  désigne  les  femmes 
susceptibles  d'une   faute.   La  femme    irrépro- 

15 


254  UNE    FEMME. 

chable,  elle,  n'est  même  pas  en  butte  aux  atta- 
ques: sa  vertu  la  protège.  Lucie  fit  le  vide  autour 
d'elle.      , 

Elle  n'y  avait  pas  grand  mérite.  Ces  jeunes 
gens,  elle  les  connaissait  tous.  Incapables  de 
parler  aux  femmes,  timides,  gauches,  futiles, 
engourdis  de  respect  humain,  le  cerveau  creux, 
ils  n'offraient  qu'un  intérêt  médiocre,  compara- 
tivement aux  types  coudoyés  dans  la  rue,  à  tous 
ces  êtres  neufs  que  son  imagination  pouvait 
parer  de  qualités  originales  et  d'attraits  im  • 
prévus. 

L'hiver  débutait.  Craignant  la  glace  et  la  neige 
prochaines,  elle  alla,  par  un  temps  sec,  relancer 
Boutron  à  Darnétal.  Elle  marchait  en  conqué- 
rante. Sur  le  sol  durci  tambourinaient  ses  ta- 
lons. Sa  main  gauche  manœuvrait  un  man- 
chon, armé  d'une  gueule  d'animal  aux  dents 
pointues.  Au  bout  de  son  poing  droit  gesticu- 
lait la  menace  d'un  parapluie. 

Elle  ouvrit  la  barrière.  Un  chien  de  garde 
aboya.  Elle  lui  jeta  d'un  ton  familier  : 

—  Eh  bien,  Trompette,  on  a  oublié  sa  maî- 
tresse ? 

Elle  gravit  le  perron  et  entra  dans  la  salle. 
Armand  lisait. 
Il  s'écria  : 

—  Encore  vous!  Vous  ne  vous  résignerez  donc 
jamais  à  me  laisser  la  paix? 


UNE    FEMME.  255 

Elle  sourit,  la  bouche  narquoise  : 

—  Ne  te  plains  pas,  mon  cher,  tu  es  en- 
chanté. 

—  Moi,  enchanté  !  enchanté  de  tromper  mon 
meilleur  ami  !  Mon  Dieu,  non.  Et  je  m'accoutu- 
mais bien  à  votre  absence. 

Il  eut  tort  de  vanter  son  repos.  C'était  une  of- 
fense gratuite  au  charme  de  Lucie.  Elle  n'admit 
pas  qu'un  homme  distingué  par  elle  goûtât  une 
quiétude  inconvenante.  Ses  remords,  en  outre, 
offraient  un  spectacle  trop  affriolant  pour  qu'elle 
s'en  privât. 

—  Alors,  c'est  fini,  tu  refuses  ta  Lucette  ? 
(Elle  lui  avait  suggéré  ce  nom,  dont  Pierre 
se  servait.) 

Déjà  elle  retirait  son  vêtement  et  débouton- 
nait son  corsage.  Mais  il  lui  empoigna  l'épaule, 
et,  la  figure  blême,  frémissant  de  colère  conte- 
nue, il  lui  dit  : 

—  Ecoute,  Lucie,  tu  as  abusé  de  ma  faiblesse, 
j'ai  été  lâche  parce  qu'il  t'a  plu  de  me  faire 
lâche,  et  aujourd'hui  encore  lu  t'apprêtes  à  m'af- 
foler  de  ta  chair.  Seulement,  vois-tu,  j'en  ai 
assez,  et  puisqu'il  n'y  a  pas  moyen  de  me  dé- 
fendre, je  te  chasse,  je  te  chasse  comme  une 
fille  que  tu  es,  la  dernière  des  filles. 

Et  de  son  étreinte  invincible,  il  la  poussa 
dehors,  sur  le  perron.  Derrière  elle,  il  ferma  la 
porte.  Elle  entendit  le  bruit  du  verrou. 


256  UNE    FEMME. 

La  route  fut  longue  au  retour.  Elle  marchait 
vite,  le  dos  courbé,  rasant  les  haies.  Une  épaisse 
voilette  noire  lui  couvrait  la  face,  sa  voilette 
d'adultère,  comme  elle  la  nommait.  Dans  son 
manteau  se  recroquevillait  son  corps  humilié. 
A  l'épaule,  une  brûlure  lui  restait  des  cinq  doigts 
crispés  dont  Armand  l'avait  flétrie. 


i 


XI 


Lucie  fut  définitivement  guérie  des  grandes 
amours.  La  fuite  de  M.  de  Sernaves  et  de  Pierre, 
les  avanies  dont  l'avaient  flagellée  Mme  Berchon, 
les  Bouju-Gavart  et  surtout  Armand  Boutron, 
la  désabusèrent  des  sentiments  nobles,  réels  ou 
simulés.  Trop  de  douleur  punit  ces  échappées 
généreuses  vers  l'idéal. 

Elle  rentra  dans  la  bonne  voie,  celle  de  sa 
nature,  réfractaire  à  tout  attachement  sérieux. 
De  brèves  fantaisies  la  guidèrent.  Elle  y  trouvait 
d'ailleurs  son  compte  en  jouissance  et  en  sécu- 
rité. Les  atteintes  à  sa  réputation  provenaient 
toujours  des  inconséquences  commises  en  des 
heures  d'égarement.  Ses  caprices,  du  moins,  lui 
laissèrent  la  tête  libre. 

Puis  un  mobile  supérieur  déterminait  ces  per- 
pétuels changements  :  la  nécessité  d'exhiber  son 
corps  à   de  nombreuses  admirations.   Elle  ne 


258  UNE    FEMME. 

trompait  pas  par  lassitude  des  sens  ou  du  cœur, 
mais  parce  que  l'ennuyait  la  monotonie  d'un 
seul  regard.^ 

Certaines  défectuosités  de  lignes  avaient  pu 
quelquefois  refréner  ses  instincts.  Aujourd'hui, 
de  ses  stations  devant  la  psyché,  elle  concluait 
à  son  impeccable  perfection,  et  la  quasi  fidélité 
qu'elle  gardait  h  ses  amants  ne  convenait  plus  à 
la  violence  de  ses  appétits.  Les  années  s'accu- 
mulaient, bientôt  sonnerait  la  trentième.  Elle 
atteignait  au  point  culminant  de  sa  carrière  fé- 
minine. Sa  jeunesse  s'épanouissait.  Nulle  dé- 
faillance n'abîmait  ses  seins. Les  épaules  s'étaient 
élargies,  les  jambes,  plus  grasses,  étaient  mieux 
proportionnées  à  l'évasement  des  hanches.  Un 
réseau  de  veines  très  bleues  se  déployait  sur  sa 
gorge  bombée.  Une  sève  ardente  gonflait  sa 
chair.  Ne  devait-elle  pas  marquer  cette  période 
de  suprême  beauté  par  une  abondante  moisson 
de  su  tirages? 

Elle  avait  conscience  des  trésors  dont  elle  il  im- 
posait et  ne  demandait  bénévolement  qu'à  les 
séparer  entre  d'innombrables  élus.  Un  sm li- 
ment de  devoir  s'ajoutait  même  à  ses  bontés  : 
elle  détenait  une  source  de  bonheur.  L'accapa- 
rerait-elle pour  ses  seuls  yeux  et  pour  les  yeux 
grossiers  de  son  mari,  sans  accorder  leur  pari 
légitime  à  ceux  qui  la  recherchaient  '.' 

De    ce  festin  charitable,  ne  furent  exclus   ni 


UNE    FEMME.  259 

l'indigent,  ni  le  laid,  ni  le  disgracieux.  Jamais 
l'idée  d'un  refus  ne  l'envahit. 

Concurremment  donc  avec  ses  visites  de  jan- 
vier, avec  les  bals  et  les  dîners,  avec  toutes  les 
charges  qu'entraînait  sa  situation  sociale,  ses 
charges  de  mondaine,  d'épouse,  de  fille  et  de 
mère,  elle  reprit  ses  pérégrinations  à  travers  la 
ville.  Mais  elle  évita  ses  anciennes  flâneries  de 
femme  inoccupée,  ces  allures  louches  qui 
éveillent  l'attention.  Elle  portait  un  paquet  sous 
le  bras,  comme  une  personne  qui  sort  d'un  ma- 
gasin, et  elle  marchait  vite,  comme  si  elle  se  fût 
dirigée  vers  un  but  déterminé.  La  simplicité  de 
sa  mise  touchait  presque  à  l'excès.  Elle  sem- 
blait en  demi-deuil.  Elle  cheminait  à  petits  pas, 
le  coude  gauche  serré  à  la  taille,  son  parapluie 
en  biais  sur  le  bras,  la  main  droite  relevant  la 
jupe. 

Elle  explora  Rouen  en  détail.  Tel  jour  elle 
faisait  tel  quartier,  le  lendemain  tel  autre,  et 
elle  recommençait  sans  relâche.  Trente  mois 
durant,  elle  exerça  ce  métier.  Et  elle  n'eut  pas 
à  s'en  plaindre.  Sa  récolte  de  joies  et  de  satis- 
factions fut  abondante,  ses  chagrins  nuls. 

La  plupart  de  ces  chutes  n'eurent  rien  que  de 
banal;  plusieurs  cependant  se  distinguèrent  par 
quelque  côté  pittoresque,  quelque  circonstance 
intéressante. 


260  UNE    FEMME. 

...Depuis  deux  heures,  Lucie  fouillait  Saint- 
Sever  et  Sotteville.  Un  tout  autre  monde  habite 
cette  rive  de  la  Seine,  où  fument  les  hautes 
cheminées  des  fabriques.  Seul,  d'ailleurs,  l'y 
avait  dirigée  l'attrait  d'une  promenade  parmi 
les  petits  boutiquiers  et  les  artisans. 

Sur  l'eau  bouillonnante  des  ruisseaux  pla- 
nait une  buée  chaude.  De  vieux  et  grands  bâti- 
ments tout  en  vitres  tremblaient  sous  l'effort 
des  machines  à  vapeur  dont  on  entendait  le 
halètement.  Des  fenêtres,  il  neigeait  des  flocons 
de  laine  ou  de  coton.  Parfois  des  commis,  in- 
stallés à  leur  bureau,  levaient  la  tête.  Elle  re- 
passait en  face  et  les  fixait,  un  vague  sourire 
aux  lèvres.  L'un  d'eux  lui  envoya  du  bout  de  sa 
plume  un  baiser,  audace  qui  la  ravit.  Elle  lon- 
gea le  marché  aux  bœufs,  les  abattoirs,  puis, 
enfilant  un  tas  de  ruelles,  se  rapprocha  du  Jar- 
din-des-Plantes.  Enfin,  harassée  de  fatigue,  elle 
prit  un  tramway. 

Place  Saint-Sever,  un  monsieur  monta.  De 
prestance  martiale,  la  peau  bronzée,  le  mo- 
nocle à  l'œil,  il  avait  l'aspect  d'un  militaire 
en  civil.  Aussitôt  il  la  lorgna  avec  une  insis- 
lance  telle  qu'elle  en  fut  flattée.  Elle  ouvrit 
sa  jaquette,  fit  saillir  sa  poitrine,  s'assit  de 
trois-quarts,  tournée  vers  lui,  pose  qu'elle  esti- 
mait avantageuse  à  sa  beauté.  Une  place  étant 
libre   auprès    d'elle,    il  vint  l'occuper.   Leurs 


UNE    FEMME.  261 

coudes  se  touchèrent.  Elle  devina  son  pied  qui 
tâtonnait  sous  la  banquette.  Elle  avança  le 
sien. 

A  voix  basse, il  se  présenta  :  M.  Duclos,  offi- 
cier, de  passage  à  Rouen.  Ils  bavardèrent  sur 
des  sujets  indifférents.  Il  lui  demanda  son  nom. 
Elle  répondit  :  «  Mme  de  Sinclèves.  »  Pourquoi? 

Au  Pont-de-Pierre,  il  implora  la  faveur  d'un 
tête-à-tête  dans  l'hôtel  où  il  logeait.  Elle  l'in- 
terrompit : 

—  Bah,  si  ce  n'est  pas  trop  loin. 

Elle  le  suivit  par  la  rue  de  la  Savonnerie  jus- 
qu'à l'hôtel  du  Calvados.  En  route  elle  s'affubla 
de  sa  voilette  épaisse. 

Quand  ils  se  quittèrent,  l'officier  dit  : 

—  Tu  sais,  je  m'en  vais  d'ici  deux  ou  trois 
jours,  je  compte  sur  toi  demain. 

Elle  consentit,  et  il  insinua  : 

—  Alors  tu  me  feras  bien  crédit  la  première 
fois? 

Elle  répliqua,  ne  saisissant  pas  : 

—  Comment  cela,  crédit? 

Il  crut  qu'elle  réclamait  et  d'un  ton  pincé  : 

—  Ah!  tu  n'as  pas  confiance?  C'est  un  tort, 
ces  dettes-là,  je  ne  les  renie  jamais. 

Elle  se  mit  à  rire,  d'un  rire  si  interminable, 
avec  des  mouvements  si  désordonnés  que  des 
gouttes  de  sueur  lui  perlèrent  au  front,  et  elle 
balbutiait  : 

15. 


262  UNE    FEMME. 

—  Non,  vrai,  tu  t'es  imaginé...  de  l'argent  à 
moi...  à  moi... 

Le  lendemain  elle  devança  l'heure  assignée. 
A  peine  entrée,  elle  s'écria  : 

—  Voyons,  franchement,  à  qui  penses-tu 
avoir  affaire?  À  une  cocotte? 

Comme  il  hésitait,  elle  narra  son  histoire, 
d'une  voix  sincère,  un  peu  émue. 

Toute  jeune,  un  homme  la  débauchait.  Chas- 
sée par  sa  famille  —  une  famille  riche,  d'ori- 
gine noble  —  puis  délaissée  par  son  amant,  elle 
gagnait  sa  vie  comme  maîtresse  de  piano.  Le 
père  d'une  de  ses  élèves  s'amourachait  d'elle. 
«  Que  veux-tu,  l'existence  était  dure,  je  man- 
geais souvent  du  pain  sec  dans  ma  chambrette, 
je  m'échignais  à  payer  mon  terme;  j'ai  suc- 
combé. Il  est  gentil  pour  moi,  ne  me  surveille 
pas  trop,  et,  ma  foi!  je  m'amuse.  » 

Il  lui  posa  des  questions  relatives  aux 
hommes  qu'elle  recevait,  au  genre  d'amies 
qu'elle  se  tolérait.  Elle  fit  des  réponses  précises, 
restant  toujours  dans  la  note  juste  de  son  rôle. 
Elle  agrémentait  sa  conversation  de  termes 
quelquefois  risqués,  jamais  vulgaires  comme 
ceux  d'une  fille.  L'accent  était  commun,  non 
trivial,  les  gestes  hardis,  non  canailles. 

Lucie  -arda  de  M.  Duclos  une  impression 
très  favorable.  L'officier,  lui,  vanta  souvent  à 
ses  camarades  de  garnison  la  petite  femme  «le- 


UNE    FEMME.  263 

vée  »  en  tramway.  «  Une  cocotte  exquise,  mon 
cher,  de  l'allure,  de  l'expérience,  et  même  de 
l'éducation...  et  puis,  vrai...  pas  exigeante.  » 

...  Chalmin  jugeant  que  l'école  ne  suffisait 
plus  à  René,  '  on  choisit  une  pension,  située 
boulevard  Jeanne-d'Arc.  Lucie  y  mena  son  fils, 
à  Pâques,  un  matin.  De  là  une  courte  pointe 
vers  la  campagne  la  séduisit.  Elle  gravit  le 
Clos-Campulet  et  gagna  la  nouvelle  côte  de  la 
Forêt-Verte. 

La  route  s'allonge  en  lacets  sur  le  flanc  du 
Mont-aux-Malades.  On  domine  Rouen.  Mme  Chal- 
min consacra  à  s'émerveiller  un  temps  raison- 
nable. Saint-Ouen  lui  parut  de  masse  plus 
imposante  que  la  cathédrale.  Notre-Dame  l'in- 
téressa par  un  petit  toit  vert-de-gris,  où  dar- 
dait le  soleil.  Elle  ne  négligea  point  Saint- 
Maclou  dont  «  on  dirait  que  le  clocher  est  en 
dentelle  de  pierre  »,  ni  la  Seine  «  qui  déroule 
son  ruban  d'argent  »,  ni  les  îles  qui  «  font 
comme  des  gros  bateaux  ». 

Vis-à-vis  d'elle,  elle  remarqua  la  forme  en 
dos  de  vache  du  mamelon  opposé.  La  croupe 
puissante  s'étalait,  les  reins  se  creusaient,  une 
haie  jouait  l'épine  dorsale.  Elle  chercha  une 
autre  comparaison  :  au  fond,  le  Mont-Fortin, 
avec  ses  grands  arbres  nus,  au-dessous  des- 
quels s'arrondissait  un  sol  pelé,  semblait  un  gi- 


264  UNE    FEMME. 

gantesque  crâne  chauve,  où  se  hérissaient  quel- 
ques cheveux  droits. 

Mais  un  biniit,  à  peu  de  distance,  la  sortit  de 
sa  rêverie.  Accoudé  contre  un  balcon,  un  homme 
qu'elle  n'avait  point  aperçu,  la  regardait,  une 
palette  et  des  pinceaux  à  la  main,  une  grande 
toile  debout  près  de  lui. 

C'était  un  chalet  normand,  de  proportions 
mignonnes,  en  plâtre  rugueux  rayé  de  poutres 
marron.  Des  ornements  en  bois  foncé  le  déco- 
raient, des  volets,  un  escalier  qui  l'accolait  exté- 
rieurement, puis  le  balcon  qui  le  contournait, 
et  le  toit  dont  les  vastes  ailes  le  coiffaient  d'une 
manière  vieillotte  et  drôle.  Au  rez-de-chaussée, 
dans  une  niche  de  verdure,  unePallasde  bronze 
montrait  ses  orbites  mornes. 

Lucie  se  remit  en  marche.  En  face  de  l'indi- 
vidu elle  fit  une  nouvelle  halte  et  leva  les  yeux 
hardiment.  Ils  se  dévisagèrent.  A  La  fin, il  inter- 
pella : 

—  Excusez,  Madame,  mon  sans-façon,  mais 
je  vous  ai  vue  admirer  ce  paysage,  et  je  serais 
heureux  devons  soumettre  le  tableau  que  j'en 
ai  commencé.  Est-ce  trop  demander? 

Elle  répondit  en  minaudant  : 

—  Pas  du  tout.  Monsieur.  Je  m'y  connais 
bien  peu,  mais  j'aime  tant  la  peinture  ! 

p]lle  franchit  un  jardinet  inculte,  semé  de 
grosses  pierres  éparses.  Ils  se  rejoignirent  an 


;UNE    FEMME.  265 

haut  de  l'escalier,  et  il  la  guida  vers  son  che- 
valet. 

La  toile  représentait,  au  premier  plan,  une 
partie  du  mamelon  en  dos  de  vache.  Un  mor- 
ceau des  reins  manquait.  Le  long  de  l'épine  dor- 
sale, se  traînait  un  convoi  funèbre  que  sollici- 
tait l'église  de  Bon-Secours,  descendue,  par  la 
volonté  du  peintre,  de  la  côte  Sainte-Catherine 
où  on  la  distinguait  réellement,  jusqu'au  som- 
met extrême  de  la  croupe.  Sur  les  flancs  palpi- 
tait un  troupeau  de  moutons.  Des  villas  roses 
peuplaient  le  crâne  dégarni  du  Mont-Fortin  qui 
servait  de  fond. 

Elle  examina  sans  hâte,  en  personne  qui  juge 
et  ne  formule  son  opinion  qu'après  l'avoir  mû- 
rement pesée.  Elle  avançait,  reculait,  s'écartait 
à  droite,  à  gauche,  penchait  la  tête,  consultait 
le  paysage.  Enfin  elle  articula  d'un  ton  con- 
vaincu : 

—  C'est  bien,  il  n'y  a  pas  à  le  nier,  c'est  très 
bien. 

André  Dermoye  —  il  dit  son  nom  —  repar- 
tit : 

—  Si  cela  vous  plaît,  j'ai  d'autres  machines 
en  train. 

Ils  pénétrèrent  dans  l'atelier.  Lucie  se  planta 
devant  les  murs.  A  l'aide  des  phrases  usuelles, 
elle  loua,  critiqua,  parla  des  maîtres,  du  coloris, 
delapàtc.  de  la  touche.  André,  lui,  se  plaignit  : 


266  UNE    FEMME. 

—  Ce  qu'il  y  a  de  désespérant,  à  Rouen,  c'est 
le  manque  de  modèle.  Pas  un  corps  qui  se 
tienne,  pas  un  coin  d'épaule,  pas  le  moindre 
galbe. 

Et  désignant  une  étude  : 

—  Ainsi  j'ai  bâclé  là  une  femme  qui  se  poudre 
le  cou,  en  costume  de  bal...  eh  bien,  c'est  pas 
ça,  la  ligne  n'y  est  pas. 

Mmc  Chalmin  sourit  : 

—  Youlez-vous  que  je  vous  la  donne,  moi,  la 
ligne? 

Elle  défit  deux  ou  trois  boutons  de  sa  robe, 
rentra  l'étoffe  et  découvrit  sa  nuque.  Il  s'écria  : 

—  Nom  d'un  chien!  voilà,  ça  y  est.  Attendez. 
Il  saisit  un  album  et  un  crayon. 

Il  avait  une  trentaine  d'années,  une  physio- 
nomie intelligente,  l'apparence  frêle  d'un  blond 
chlorotique,  et  un  habillement  de  velours.  En- 
thousiaste fervent  de  son  art,  il  manquait  de 
savoir  et  aussi  de  goût,  conséquence  de  son 
éducation  exclusivement  provinciale. 

Il  commanda,  absorbé  par  son  dessin  : 

—  Enlevez  donc  votre  corsage,  la  ligne  est 
interrompue. 

Elle  obéit.  Il  acheva  son  esquisse  et  remercia 
Mme  Chalmin. 

—  Cette  fois  je  suis  sur  de  moi.  Vous  avez 
là  une  courbe  d'épaule  ei  une  attache  de  bras 
superbes,  c'est  une   bonne    fortune  pour  moi. 


UNE    FEMME.  267 

Il  eut  un  soupir  : 

—  Que  ne  ferait-on  avec  un  modèle  comme 
vous,  surtout  si  le  reste  ne  dément  pas... 

Silencieuse  et  lente,  elle  se  dévêtit.  Il  fut 
ébloui  de  cette  vision. 

—  Crebleu,  c'est  beau,  c'est  fichtrement  beau! 
Il  se  mit  au  travail.  Lucie  se  conforma  aux 

indications  de  pose  qu'il  lui  prescrivit.  Elle  n'é- 
prouvait aucune  gêne.  Nulle  honte  n'atténuait 
sa  joie  d'être  contemplée.  Elle  n'avait  même 
plus  cette  pudeur  des  femmes  qui  ne  dévoilent 
leur  nudité  qu'aux  minutes  de  désir  et  dans  l'af- 
folement des  caresses.  Elle  se  fut  exhibée  en 
public,  sans  rougir,  tant  l'orgneil  de  son  corps 
étouffait  tout  autre  sentiment. 

Cette  séance  se  renouvela.  Le  peintre  exécu- 
tait d'innombrables  croquis,  étudiait  rageuse- 
ment le  ton  de  sa  peau,  toujours  indifférent  à  la 
femme  et  aux  agaceries  qu'elle  tentait.  Un  jour 
néanmoins,  il  la  prit,  comme  on  prend  un  mo- 
dèle, durant  un  repos,  par  devoir. 

Ils  y  trouvèrent  peu  de  plaisir  et  ne  recom- 
mencèrent que  rarement,  lorsque  leurs  sens  les 
y  contraignaient.  Et  Lucie  regrimpait  sur  son 
estrade,  tandis  qu'André  s'abîmait  devant  sa 
Beauté,  idéal  qu'il  ne  pouvait  étreindre. 

...  Un  jeudi  d'octobre,  Mme  Chalmin  mena  son 
fils  au  cirque,  en  matinée.  Debout  à  l'entrée  des 


268  UNE    FEMME. 

chevaux  et  des  clowns,  un  monsieur  ne  la  quitta 
pas  des  yeux.  Il  était  de  haute  stature  et  doué 
d'un  torse  d',hcrcule.  Des  moustaches  et  des  fa- 
voris un  peu  roux  ornaient  son  visage.  Ses  atti- 
tudes, ses  gestes  forts  et  souples,  dénotaient, 
selon  Lucie,  l'homme  accoutumé  à  tous  les 
sports. 

A  l'issue  de  la  représentation  elle  le  retrouva 
près  de  la  sortie.  Il  pleuvait-  Un  seul  fiacre  sta- 
tionnait. Lucie  s'en  empara. 

A  peine  en  route,  elle  appliqua  sa  figure  à 
la  lucarne  du  fond.  L'homme  relevait  le  bas  de 
son  pantalon  et  le  col  de  son  vêtement.  Il  colla 
ses  coudes  aux  hanches  et  partit,  au  pas  gym- 
nastique. 

Ce  fut  certes  un  des  plus  grands  triomphes 
d'amour-propre  que  ressentit  Mmc  Chalmin. 
Quelle  fascination  elle  exerçait  pour  qu'un  in- 
connu accomplît  cet  acte  de  démence  !  A  genoux 
sur  la  banquette,  toute  palpitante,  elle  regardait 
l'étranger  courir  à  la  lueur  timide  des  réver- 
bères. La  pluie  rageait.  Des  baraques  de  la  foire 
battaient,  à  coups  de  grosses  caisses  et  d'har- 
moniums, le  rappel  des  passants. 

On  traversa  la  place  Bcauvoisine.  L'homme 
ne  perdait  pas  courage.  Ses  pieds  claquaient 
dans  tics  marcs  de  boue,  un  ruisseau  dégringo- 
lait de  la  gouttière  de  son  chapeau.  Lucie  tré- 
pignait d'aise.  Le  cheval  trottait  rapidement, 


UNE    FEMME.  269 

pas  assez  pourtant,  à  son  gré.  Elle  ordonna  : 
«  Plus  vite.  »  Le  cocher  cingla  sa  bête.  L'homme 
dut  accélérer  son  allure.  «  Plus  vite,  plus  vite!  » 
criait-elle,  exaspérée  de  fierté.  Sur  le  trottoir, 
près  des  boutiques  de  pain  d'épices  ou  de  bijoux 
faux,  toujours  filait  l'inconnu,  d'un  mouvement 
rhythmé  de  ses  longues  jambes. 

On  arrivait.  Elle  empoigna  son  fils,  ouvrit  la 
porte  de  la  maison,  saisit  au  hasard  un  para- 
pluie, et  s'en  alla,  laissant  l'enfant  ahuri.  Elle 
n'en  pouvait  plus.  Cet  individu  lui  était  néces- 
saire, immédiatement,  comme  un  remède  éner- 
gique en  cas  de  fièvre.  Son  cerveau  éclatait  de 
désir. 

.  Ils  se  retrouvèrent,  rampe  Cauchoise,  derrière 
un  poste  de  police.  L'eau  tombait  par  flaques. 
De  son  mieux,  Lucie  abritait  son  compagnon  sous 
un  parapluie  d'un  exiguïté  ridicule.  Mais  des 
rigoles  cascadaient  sur  leurs  épaules,  et  ils  s'a- 
perçurent que  le  sol  en  pente  où  ils  conversaient, 
servait  de  lit  à  un  impétueux  torrent. 

Mme  Chalmin  proposa  de  terminer  ce  tête-à- 
tête  devant  un  bon  feu.  Il  était  dix  heures.  Elle 
entraîna  son  monsieur  dans  une  maison  meublée 
de  la  rue  des  Bons-Enfants,  et,  à  sept  heures, 
racontait  à  Robert  l'emploi  fictif  de  sa  journée. 

Cela  dura  deux  semaines. 

...  Attablés  à  l'un  des  cafés  du  cours  Boïel- 


270  UNE    FEMME. 

dieu,  deux  Méridionaux,  gras,  importants  et 
bruyants,  Etienne  Riville,  armateur,  et  Bour- 
desque,  négociant  en  vins,  se  demandaient  avec 
angoisse  comment  ils  gagneraient  l'heure  loin- 
taine du  train  pour  Paris.  Bourdesque  dit  : 

—  Si  nous  suivions  une  femme...  à  peu  près 
propre,  bien  entendu. 

L'attente  fut  longue.  Une  procession  défila  de 
créatures  inélégantes  et  vilaines,  de  vierges  os- 
seuses, de  grosses  mamans  rebondies,  toutes 
fagotées,  vulgaires,  contrefaites,  de  physionomie 
rechignée  et  de  silhouette  déplorable.  Riville 
gémit  : 

—  Dis  donc,  vieux,  le  beau  sexe  ne  brille  pas. 
Mmc  Chalmin  passait.  Bourdesque  répliqua  : 

—  En  voilà  une  qui  n'est  pas  mal. 

—  C'est  une  femme  honnête,  dit  l'autre.  Bah! 
allons  toujours,  la  vue  n'en  coûte  rien. 

Dix  minutes  plus  tard,  rue  Saint- Nicolas, 
Lucie  tourna  court  sur  elle-même,  vint  à  leur 
rencontre  et  se  planta  devant  une  boutique  de 
bric-à-brac. 

D'un  commun  accord  on  choisit,  à  cause  de 
sa  double  issue,  l'hôtel  des  Deux-Œillets,  situé 
quai  Saint-Sever.  On  s'y  rendit  séparément. 

Les  compliments  d'usage  accomplis,  les  li- 
queurs bues,  les  biscuits  avalés,  ces  messieurs 
embrassèrent  la  jeune  femme.  Puis  Riville  s'es- 
quiva un  moment,  la  laissant  avec  lîourdesque, 


UNE    FEMME.  271 

et  Bourdesque,  à  son  tour,  usa  du  même  pro- 
cédé. 

Quelle  délicieuse  après-midi  enregistra  la 
mémoire  de  Lucie  ! 

Les  séances  de  peinture  au  chalet  de  Der- 
moye  continuaient.  Elles  aboutirent  à  une  œuvre 
capitale  qu'André  destinait  au  Salon,  La  Sortie 
du  bain.  Mme  Chalmin,  une  jambe  dans  la  bai- 
gnoire, l'autre  à  terre,  souriait  à  une  serviette 
qui  chauffait  sur  un  garde-feu.  Le  tableau  fut 
reçu. 

La  veille  du  vernissage,  Lucie  se  plaignit  de 
malaises  qui  nécessitaient  les  soins  de  quelque 
spécialiste  parisien.  Sa  mère  l'escorta. 

Elles  descendirent  à  l'hôtel  Continental.  Lucie 
préféra  se  rendre  seule  chez  le  médecin.  Après 
une  consultationfantaisiste,  elle  retrouvaM'"eRa- 
mel  au  Louvre,  et,  montrant  deux  billets  que 
Dermoye  lui  avait  donnés,  elle  dit  : 

—  Vite,  dépêchons-nous,  figure-toi  que  le 
docteur  m'a  offert  deux  invitations  pour  le  ver- 
nissage. 

Au  Salon,  elle  n'eut  qu'un  but,  découvrir  son 
portrait.  Elle  fendait  la  foule,  tirait  et  poussait 
sa  mère,  inspectait  les  murs  d'un  coup  d'œil, 
interrogeait  les  gardiens  :  «  La  Sortie  du  bain, 
s'il  vous  plaît?  »,  et  se  lamentait  sur  leur  igno- 
rance. 


272  UNE    FEMME. 

Enfin  elle  avisa  le  Lablean  d'André,  entre  un 
paysage  lunaire  — dans  une  allée  de  parc,  un 
monsieur  en  noir  et  une  dame  en  blanc  échan- 
geaient un  baiser  —  et  une  nature  morte,  un 
œuf  à  la  coque,  une  sole,  un  poulet  doré  et  du 
pain  verni. 

Une  émotion  poignante  assaillit  Mme  Chalmin. 
Ses  jambes  faiblirent.  Elle  s'appuya  au  bras  de 
sa  mère,  en  prononçant  très  haut  : 

—  Regarde-moi  ça,  la  femme  est-elle  assez 
bien  faite  ! 

Des  gens  arrivaient,  puis  s'éloignaient,  et 
d'autres  les  remplaçaient.  C'était  un  de  ces  su- 
jets qui  attirent. 

Lucie  frissonna  de  vanité.  Son  corps  triom- 
phait en  public.  Le  monde  la  contemplait. 

Une  sorte  d'hallucination  la  détraqua.  Il  lui 
sembla  que  tout  ces  yeux  rivés  à  son  image  la 
fixaient  elle-même,  la  fouillaient  sous  sa  robe, 
pénétraient  jusqu'à  la  réalité  de  sa  chair  vivante. 
Elle  se  promenait  nue. 

M  '""  Ramel  se  disant  fatiguée,  elle  la  conduisit 
à  la  sculpture  et  revint  en  hâte.  Un  long  temps 
elle  se  soùla  du  spectacle  de  ses  formes.  Une 
envie  la  harcelait  d'accrocher  quelque  passant 
et  de  lui  jeter  : 

—  Cette  femme  c'est  moi,  c'est  ma  gorge, 
c'est  mon  ventre,  ce  sont  mes  reins  et  mes  ge- 
noux. 


UNE    FEMME.  273 

Deux  hommes  s'arrêtèrent.  Et  l'un  formula  : 

—  La  poitrine  est  trop  basse. 

Le  jugement  était  si  net,  si  affirmatif,  que 
Lucie  l'accepta.  Elle  fut  atterrée.  Mais  bientôt 
son  orgueil  se  redressait  et  comme  André  la 
rejoignait,  elle  l'apostropha  durement  : 

—  Pourquoi  m'as-tu  baissé  la  poitrine,  c'est 
idiot,  la  mienne  est  à  la  vraie  place. 

Elle  attendit  la  fermeture,  en  déambulant 
devant  son  portrait,  car  elle  voulait  assister, 
jusqu'à  la  minute  suprême,  à  ce  qu'elle  appelait 
l'apothéose  de  son  corps. 

Le  soir,  Mme  Ramel  et  sa  fille  allèrent  au  thé- 
âtre, puis  rentrèrent  se  coucher.  L'exaltation  de 
Lucie  persistait,  comme  une  ivresse  dont  les 
dernières  fumées  troublaient  l'ordre  de  sa  pen- 
sée. Il  lui  fallait  des  yeux  d'homme,  des  yeux 
encore  où  luirait  un  éclair  d'admiration,  des 
lèvres  qui  chanteraient  ses  louanges,  des  mains 
qui  frémiraient  au  contact  de  sa  peau. 

Ces  dames  occupaient  deux  pièces  continues. 
On  entendait  les  ronflements  de  Mme,  Ramel. 
Lucie  verrouilla  la  porte  de  communication  et 
se  glissa  dehors. 

Rue  Royale,  un  monsieur  l'abordait.  Elle 
l'amena  dans  sa  chambre. 

Elle  ne  sut  jamais  son  nom. 


XII 


Cette  succession  d'intrigues  et  les  soins  que 
Lucie  prenait  pour  les  dissimuler,  donnèrent  à 
sa  vie  une  intensité  fiévreuse. 

Des  abattements  de  femme  jadis  la  clouaient 
à  la  maison,  en  cheveux,  à  peine  débarbouillée, 
attifée  de  quelque  vieux  peignoir  graisseux  et 
déchiré.  Elle  ne  se  les  toléra  plus.  Pas  une 
minute  n'était  gaspillée.  Entre  deux  rendez- 
vous  elle  allait  gentiment  tenir  compagnie  à 
Robert,  le  taquinait,  lui  retirait  sa  plume  de  la 
main,  bouleversait  son  bureau,  vidait  les  tiroirs 
et  les  casiers,  feuilletait  les  gros  livres  à  encoi- 
gnures de  cuivre. 

—  Je  suis  certaine  que  tu  caches  des  Lettres 
de  femme.  Oh!  tu  sais,  si  je  te  pince,  j'en  fais 
autant. 

11  souriait  de  son  air  bon  : 


UNE    FEMME.  275 

—  Lucette,  ma  petite  Lucette,  vrai,  je  ne  te 
vois  pas  me  trompant. 

—  Mais  si  tu  me  trompes? 

Il  avait  si  peur  qu'un  injuste  soupçon  la  fît 
souffrir  qu'il  répondait  d'un  ton  solennel  : 

—  Dicte-moi  le  serment  qui  te  plaira,  Lucie, 
et  je  jurerai  que  je  suis  digne  de  toi. 

Jamais,  lui,  le  doute  ne  le  hantait.  La  façon 
dont  il  jugeait  sa  femme  était  ancrée  en  son  cer- 
veau comme  une  idée  fixe;  seul  pouvait  la  dé- 
truire le  témoignage  de  ses  yeux.  Il  la  voyait 
encore  ainsi  qu'il  se  l'était,  dès  le  début,  repré- 
sentée, sans  examen  sérieux,  avec  les  faibles 
renseignements  que  lui  fournissait  son  esprit 
peu  scrutateur.  Il  n'avait  pas  songé,  depuis  son 
mariage,  à  réformer  son  appréciation,  ni  même 
à  la  contrôler. 

Lucie,  d'ailleurs,  ne  se  départissait  jamais 
envers  lui  de  la  prudence  la  plus  rigoureuse. 
Connaissant  sa  ponctualité  et  ses  habitudes 
méthodiques,  elle  s'arrangeait  en  sorte  qu'il  la 
retrouvât  toujours  en  peignoir  et  en  pantoufles, 
un  ouvrage  à  la  main.  Un  accueil  sans  cesse 
aimable  et  des  effusions  habilement  espacées,  le 
maintenaient  dans  son  incurable  aveuglement. 

A  cette  époque,  lasœur  de  Robert,  MmeVatinel, 
mariée  à  Lisieux,  envoya  son  fils  Louis  finir  ses 
classes  au  lycée  Corneille.  C'était  un  enfant 
timide,  rougissant.  Son  uniforme  de  collégien 


276  UNE    FEMME. 

ajoutait  à  sa  gaucherie.  Elevé  par  des  prêtres, 
sous  la  tutelle  impérieuse  de  sa  mère,  il  ne  s'ac- 
coutumait pas  à  l'indépendance  relative  dont  il 
jouissait.  Le  dimanche,  aussitôt  libre,  il  accou- 
rait chez  ses  parents. 

Robert  qui,  justement,  allait  à  la  chasse,  pria 
sa  femme  de  le  traiter  avec  affection.  Obéis- 
sante, elle  le  combla  de  ses  prévenances.  Des 
aliments  substantiels  le  réconfortaient,  la  gaîté 
de  sa  tante  le  mettait  àl'aise.  Lucie  lui  imposait 
la  débauche  d'un  verre  de  cognac  et  d'un  cigare. 

Mais  son  rôle  de  bonne  hôtesse  la  poussa  plus 
loin.  Et.  pour  le  distraire,  elle  servit  à  ses  yeux 
des  coins  de  peau.  Louis,  croyant  à  des  inad- 
vertances, tournait  la  tête. 

Cette  discrétion  aiguillonna  Lucie.  Un  jour 
qu'il  faisait  jouer  René  dans  la  pièce  voisine, 
elle  lui  cria  de  venir.  Au  moment  où  il  entrait, 
elle  sautait  de  son  lit,  les  jambes  nues.  Elle  dit 
simplement  : 

—  Ah  !  je  pensais  que  le  verrou  était  mis. 

Elle  dédaigna  toute  réserve,  lui  montra  son 
corps,  morceau  par  morceau,  a  Le  buse  de 
mon  corset  me  blesse,  aide-moi,  veux-tu?»  La 
chemise  tombait,  découvrait  la  poitrine.  Des 
troubles  assaillaient  l'enfant,  mais  il  ne  devinait 
pas  le  désir  de  sa  tante,  et  il  craignait  qu'elle  ne 
s'irritât  d'un  mot  ou  d'un  geste. 

Alors,  exaspérée  de  cette  timidité,  elle  le  prit. 


UNE    FEMME.  277 

Trois  dimanches  consécutifs,  elle  recom- 
mença. Louis  s'abandonnait.  Mais  le  quatrième, 
comme  il  implorait  ses  caresses,  elle  le  rudoya. 
Cela  l'ennuyait.  L'enfant  l'aimait.  Il  fut  mal- 
heureux. 

Elle  ne  le  sut  pas.  Dévoré  de  remords,  il  ca- 
chait sa  passion  comme  une  honte.  Il  volait  les 
vieux  gants  et  les  fleurs  fanées.  Avec  des  che- 
veux pieusement  arrachés  au  peigne  de  sa  maî- 
tresse, il  se  fit  tresser  une  bague  dont  le  prix 
absorba  ses  économies.  Il  se  fortifia  dans  l'étude 
du  dessin,  et  il  tâchait  de  confier  à  un  bout  de 
papier  furtif  une  ressemblance  qui  le  fuyait. 

Comme  auparavant,  Lucie  n'attachait  aucune 
valeur  à  sa  présence.  Sans  intention  méchante, 
elle  laissait  ouverte  la  porte  de  son  cabinet  de 
toilette.  De  loin,  les  yeux  pleins  de  grosses  lar- 
mes, il  contemplait  cette  chair  blanche,  désor- 
mais inaccessible.  Une  fois,  comme  Lucie  rail- 
lait les  manches  trop  courtes  de  sa  tunique,  il 
s'abattit  sur  elle  et  il  sanglotait  : 

—  Tante,  tante,  ne  vous  moquez  pas,  j'ai  du 
chagrin. 

Elle  le  consola,  et  elle  se  disait  en  elle-même  : 

—  Est-il  bête  d  être  susceptible  à  ce  point-là, 
ce  gamin. 

Il  négligea  ses  devoirs,  eut  de  mauvaises 
notes,  et  tses  joues  se  creusèrent.  Sa  mère  lui 
enjoignit  de  boire  du  quinquina. 

16 


278  UNE    FEMME. 

Lucie,  cependant,  compliquait  ses  aventures 
en  les  entremêlant.  Elle  voulait  même  s'épar- 
gner les  intervalles  qui  les  divisaient,  transitions 
critiques  où  elle  souffrait  comme  d'un  manque 
d'air  ou  de  nourriture.  La  satisfaction  d'avoir 
beaucoup  d'amants  n'équivaut  pas  à  celle  d'en 
avoir  beaucoup  à  la  fois.  Ce  dernier  plaisir,  en 
outre,  contient  le  premier.  11  lui  fallait,  selon  son 
expression,  «  du  pain  sur  la  planche  ». 

Derrière  un  étudiant  en  médecine,  d'une  fa- 
mille de  paysans,  elle  grimpa,  rue  Malpalu,  un 
escalier  noir  et  nauséabond  dont  les  murs  suin- 
taient. Une  corde  formait  la  rampe.  Le  palier 
du  sixième  étage  servait  de  chambre  au  pauvre 
garçon.  Une  cloison  mal  jointe  l'isolait.  Lucie 
avisa  des  toiles  d'araignée.  Elle  voulut  repartir. 
Mais  il  la  retenait  par  sa  robe  et  il  la  supplia  si 
humblement  qu'elle  en  eut  pitié.  En  se  livrant,  il 
lui  sembla  qu'elle  donnait  l'aumône.  Au-dessus 
d'elle  une  lucarne  découpait  un  rectangle  de 
ciel  nuageux.  11  pleuvait.  Et  des  nappes  d'eau 
glissaient  en  s'élargissant  le  long  des  vitres. 
Elle  s'en  alla,  légère,  comme  après  une  bonne 
action. 

Du  reste,  elle  se  composait  souvent  des  ex- 
cuses de  ce  genre.  A  Dieppe,  où  les  Chalmiu 
retournèrent,  la  compassionla  jeta  aussi  dans  les 
bras  d'un  sourd-muet.  Elle  visitait  un  atelier  de 
sculpture  sur  ivoire.  On  lui  présenta  un  grand 


UNE    FEMME.  219 

jeune  homme  brun  qui  travaillait  là  pour  se 
distraire.  A  l'aide  d'une  ardoise  elle  l'interrogea. 
Il  écrivit  qu'il  était  très  triste  et  qu'il  demeurait 
seul,  rue  de  l'Entrepôt.  Quelle  chose  affreuse! 
Et  quelle  charité  ce  serait  de  lui  offrir  spontané- 
ment des  joies  inoubliables  !  Elle  n'y  résista  pas. 
Des  émotions  généreuses  et  des  impressions 
nouvelles  la  rémunérèrent  de  ce  dérange- 
ment. Elle  ne  prévit  pas  le  désespoir  de  l'infor- 
tuné, dont  le  bonheur  fut  sans  lendemain. 

Elle  eut  aussi  un  poitrinaire.  Bien  des  larmes 
payèrent  le  caprice  de  Lucie. 

Et  elle  eut,  toujours  par  commisération,  un 
petit  soldat,  un  pioupiou  de  la  caserne  de  Bi- 
cêtre.  Elle  lui  apportait,  dans  un  garni,  des 
gâteaux,  des  brioches,  des  tablettes  de  chocolat. 
Il  les  avalait  comme  un  affamé.  Et  il  mâchon- 
nait : 

—  T'es  une  chouette  femme,  t'as  vu  qu'j  'étais 
d'ia  classe. 

Il  réclama  de  la  viande.  Elle  obéit.  Il  man- 
geait sans  cesse,  indéfiniment,  des  pâtés,  du 
veau,  du  poulet,  du  porc.  A  la  caserne  il  rabâ- 
chait de  sa  «  connaissance  »,  «  eune  borgeoise 
qui  le  régalait  ».  Un  de  ses  pays  lui  dit  : 

—  T'es  un  blagueur,  Vitcoq,  c'est  une  rou- 
lure. 

Vitcoq  se  fâcha  tout  rouge. 

—  Mon  vieux  cochon,  j'te  parie  cinq  litres 


280  UNE    FEMME. 

qu'c'cst  eune  borgeoise.  T'as  qu'à  v'ni  avé  moi, 
pardine. 

Mais  au  jour  fixé,  il  redouta  les  reproches  de 
Lucie,  et  pour  s'étourdir,  il  entraîna  son  cama- 
rade chez  un  mastroquet.  Une  heure  après,  ils 
arrivèrent  en  titubant  dans  la  chambre.  Et  Yitcoq 
bégayait  :  «  C'est  mon  bleu,  un  pays  qu'a  parié 
qu't'étais  eune  roulure.  » 

Mmc  Chalmin  s'enfuit. 

Une  seule  liaison  se  distingua  de  ces  intri- 
gues de  trottoir. 

Robert  ramena  de  Paris  un  de  ses  anciens 
amis,  un  compositeur  qui  se  condamnait  à  la 
solitude  afin  de  terminer  un  travail  pressé. 
Henri  Blachère  loua  une  bicoque  et  un  jardin, 
rue  de  Sébastopol.  Il  dîna  un  lundi  chez  les 
Chalmin.  Le  mercredi  il  fit  visite  à  Lucie.  Le 
jeudi  elle  la  lui  rendait. 

Il  ne  la  posséda  pourtant  pas  à  cette  première 
entrevue.  Très  épris  des  femmes,  il  aimait 
causer  avec  elles,  surprendre  quelque  chose  de 
leurs  pensées,  un  peu  du  mystère  que  recèlent 
les  plus  simples.  Il  questionna  beaucoup  sa  vi- 
siteuse. 

Lucie  qui,  maintenant,  se  privait  de  toute 
confidence  imprudente  envers  les  inconnus  que 
le  hasard  lui  envoyait,  subit  sa  crise  d'expan- 
sion. Elle  narra  son  passé,  à  peu  près  véridi- 
quement. Les  épisodes  Huaient. 


UNE    FEMME.  281 

Henri  restait  confondu,  l'esprit  tumultueux. 
Il  ne  s'expliquait  pas  cette  créature  complexe. 
Un  problème  surtout  le  hantait. 

—  Pourquoi  donc  avez-vous  des  amants  ? 

—  Mon  Dieu,  s'écria-t-elle  en  riant,  parce 
que... 

Elle  s'interrompit,  ne  sachant  que  répondre, 
comme  un  marcheur  s'arrête  soudain  devant 
quelque  abîme  insondable. 

Il  insinua  : 

—  Votre  mari,  peut-être? 
Elle  dit  vivement  : 

—  Oh!  non...  c'est  plus  fort  que  moi,  c'est  si 
amusant  ! 

Elle  lui  laissa  un  souvenir  pénible.  Il  ne  put 
travailler.  Une  inquiétude  lui  crispait  les  nerfs. 
Il  s'ingéniait  puérilement  à  déchiffrer  ce  carac- 
tère au  moyen  des  indications  superficielles 
qu'il  détenait.  Une  soirée  fiévreuse  l' épuisa. 

—  Bah  !  conclut-il  en  s'endormant,  à  quoi 
sert-il  de  se  creuser  la  tète?  Ce  sera  une  exquise 
maîtresse,  et  demain  je  ne  la  manque  pas. 

Mais  une  déconvenue  cruelle  l'attendait.  Soit 
lassitude  physique,  soit  plutôt  excès  maladif 
d'imagination,  ses  sens  le  trahirent.  La  peur  de 
défaillances  analogues  provoqua  fatalement 
d'autres  échecs.  Malgré  ses  efforts  et  la  délica- 
tesse de  Lucie,  il  ne  put  la  prendre. 

Elle  l'intimidait.  Avec  une  courtisane,  on  se 

16. 


282  UNE    FEMME. 

rit  d'un  insuccès  puisqu'on  la  paye.  Avec  une 
mondaine,  on  le  dissimule  sous  un  prétexte 
quelconque.  Mais  elle,  cette  courtisane  du 
monde,  elîe  savait  tous  les  stratagèmes.  Tant 
d'hommes  avaient  exécuté  pour  elle  l'acte  d'a- 
mour !  Il  craignait  ses  yeux  clairvoyants,  son 
expérience  de  rouée,  les  multiples  comparai- 
sons qu'elle  pouvait  évoquer.  Et  il  sentait  que 
son  impuissance  était  irrémédiable. 

Il  voulut  alors  projeter  de  la  lumière  dans 
cette  obscurité  où  grouillait  l'univers  des  causes 
et  des  motifs  révélateurs.  Il  espérait  détruire 
les  formidables  obstacles  qui  empêchent  deux 
êtres,  nouveaux  l'un  à  l'autre,  de  s'étreindre 
l'àme,  et,  dans  son  cas,  de  mêler  leurs  corps.  La 
femme  que  l'on  rencontre  paraît  si  lointaine,  si 
ténébreuse,  si  étrangère.  Puis  le  «  peu  à  peu  » 
de  la  vie  commune  vous  la  rend  simple  et  na- 
turelle. Et  l'on  se  demande  où  est  l'énigme  dont 
on  s'épouvantait.  Il  semble  que  le  frère  et  la 
sœur,  que  l'épouse  et  l'époux,  que  de  vieux- 
amants  se  pénètrent  tellement  bien  !  La  gêne 
s'abolit.  Rien  ne  déroute. 

Il  tenta  l'épreuve.  11  étudia.  Mais  la  difficulté 
de  sa  tâche  grandissait  à  mesure  que  s'accumu- 
laient les  découvertes. 

D'ailleurs  la  perfidie  de  M"'1  Chalmin  l'éga- 
rait.  D'un  mol  elle  démolissait  l'existence  qu'elle 
s'était  bâtie.  A  telle  heure  elle  déplorait  la  fu- 


UNE    FEMME.  283 

neste  sensibilité  qui  la  perdait,  et  flanquait  cha- 
cune de  ses  fautes  d'une  excuse  vraisemblable, 
entraînement,  trahison  de  son  mari,  pitié  pour 
celui  qui  l'adorait.  A  telle  autre  elle  l'écrasait 
d'histoires  fantastiques  et  se  targuait  des  pires 
bassesses,  accomplies  froidement,  sans  d'autre 
raison  que  son  bon  plaisir. 

Finalement  il  douta  de  ses  moindres  paroles. 
Disait-elle  la  vérité,  ou  l'altérai t-elle?  L'accent, 
lui,  ne  changeait  pas,  une  perpétuelle  candeur 
l'imprégnait.  Même  en  glorifiant  sa  vertu,  tout 
au  plus  maculée  de  deux  ou  trois  peccadilles, 
elle  affirmait  avec  la  même  ingénuité. 

—  Au  résumé,  déclara-t-il,  elle  ment  tou- 
jours, mais  elle  est  toujours  sincère. 

Quelle  base  mouvante  qu'une  telle  constata- 
tion pour  élever  l'édifice  d'un  jugement!  Et  à 
quelles  piètres  découvertes  il  aboutit  après  un 
mois  de  patient  examen  ! 

Elle  n'avait  pas  de  sens  :  ses  contorsions  et 
ses  spasmes  étaient  factices,  elle  singeait  des 
ardeurs  immodérées  parce  qu'elles  illustrent  la 
femme  capable  de  les  éprouver. 

Elle  n'avait  pas  de  cœur:  elle  n'aimait  ni  son 
mari,  ni  son  fils,  ni  ses  amants. 

Ce  n'était  pas  une  inassouvie,  une  cher- 
cheuse, courant  comme  certains  êtres,  après 
une  sensation  jamais  atteinte.  Non.  Elle  voulait 
simplement  jouir  du  présent.  Chaque  aventure 


284  UNE    FEMME. 

la  contentait.  Elle  ignorait  la  rancœur  et  le  dé- 
couragement de  ceux  qui  ne  peuvent  étreindre 
leur  rêve. 

Malgré  toute  apparence,  elle  n'était  pas  vi- 
cieuse. On  l'avait  corrompue  ou  plutôt  elle  avait 
exigé  qu'on  la  corrompît.  Néanmoins  son  tem- 
pérament demeurait  sain  et  réfractaire  aux 
perversions.  Sa  conduite  ne  provenant  ni  d'ap- 
pétits physiques,  ni  de  besoins  tendres,  ni  d'une 
recherche  de  jouissances  raffinées,  quelles  forces 
la  dirigeaient  ? 

L'orgueil  d'abord,  l'orgueil  de  sa  chair  :  ses 
yeux  vous  guettaient,  mendiaient  un  geste 
d'admiration;  dégrafer  son  corsage  devant  un 
inconnu  lui  procurait  une  joie  si  aiguë  qu'elle 
devait  nécessairement  en  désirer  le  retour. 

Puis  une  réelle  dépravation  morale,  léguée 
par  son  père,  cultivée  par  M.  Bouju-Gavart,  et 
s'accroissant  de  chaque  vilenie  commise.  Elle  ne 
discernait  plus  la  valeur  de  ses  actions.  Elle 
ignorait  absolument  sa  déchéance.  Dans  la  rue, 
dans  un  lieu  public,  elle  comptait  ceux  qui 
l'avaient  possédée,  et  de  leur  quantité  souriait 
fièrement. 

Enfin,  surtout,  l'ennui.  La  province  est  fasti- 
dieuse. Une  femme  jolie,  séduisante,  douée 
d'un  mari  quelconque  et  d'instincts  maternels 
ou  religieux  peu  développés,  succombera. 
Quelles  distractions  pourraient  l'en  empêcher? 


UNE    FEMMES  285 

Nous  avons  tous  en  nous  un  vide  immense,  un 
abîme  qu'il  nous  faut  éternellement  remplir. 
Les  uns  labourent  la  terre,  d'autres  prient,  d'au- 
tres écrivent,  d'autres  voyagent,  comblant  ainsi 
les  heures  terribles,  les  heures  où  l'oisiveté  est 
un  fardeau.  Lucie,  elle,  prenait  des  hommes. 

«  Et  puis,  quoi?  se  ditBlachère,  en  sais-je  plus 
long?  Ces  quelques  motifs  suffisent-ils  à  expli- 
quer les  vingt  ou  trente  amants  qu'elle  se  prête? 
Comment  la  définir?  Une  hystérique  morale? 
Cependant  elle  n'a  rien  de  la  névrosée  moderne, 
aucun  symptôme  morbide,  ses  nerfs  ne  vibrent 
pas,  et  c'est  justement  une  équilibrée,  cette 
créature,  une  grande  équilibrée.  » 

Il  s'avoua  vaincu.  Tout  être  reste  un  mystère 
pour  son  prochain.  On  débrouille  un  côté  de 
l'écheveau,  l'autre  s'embrouille.  Il  est  des  con- 
tradictions déconcertantes.  Il  est  des  mobiles 
lointains,  invisibles,  qui  paralysent  les  plus 
récents,  et  qui  mettent  en  jeu  des  pensées  et 
condamnent  à  des  actes  en  opposition  flagrante 
avec  le  caractère  présent.  Un  petit  fait  insigni- 
fiant, oublié,  enseveli  sous  le  tas  des  événe- 
ments postérieurs,  détermine,  à  un  moment 
donné,  une  explosion  de  courage  chez  le  lâche, 
de  poltronnerie  chez  le  brave,  de  vertu  chez  la 
femme  dépravée,  de  vice  chez  la  femme  honnête. 

De  ses  observations  il  tira  cette  unique  certi- 
tude :  Lucie  était  heureuse.    Sa   vie    coulait 


286  UNE    FEMME. 

comme  un  fleuve  puissant.  La  surface  en  fris- 
sonnait parfois,  nul  désastre  n'en  atteignait  les 
profondeurs  mornes.  L'essence  même  de  cette 
àme  tourmentée  restait  inaltérable.  Rien  ne 
prévalait  contre  son  indifférence.  Rien  ne  trou- 
blait longtemps  la  santé  superbe  de  cette  na- 
ture. Elle  n'était  point  susceptible  d'une  afflic- 
tion durable.  Elle  n'aimait,  ni  ne  jouissail,  ai 
ne  souffrait,  elle  croyait  aimer,  jouir  et  souffrir. 

En  révolte  contre  le  monde,  elle  était  en  ac- 
cord avec  elle-même,  avec  ses  instincts  et  ses 
penchants,  avec  la  fatalité  de  sa  chair  curieuse 
et  de  son  esprit  perverti,  également  aussi  avec 
ses  besoins  extérieurs  d'honorabilité.  Les  cir- 
constances, jeunesse,  beauté,  fortune,  indépen- 
dance, favorisaient  une  harmonie  continue 
entre  ses  aspirations  et  ses  actes,  et  cette  harmo- 
nie lui  constituait  une  sorte  de  bonheur  indes- 
tructible. 

Ce  bonheur  émerveillait  Blachère.  De  quelle 
bourbe  le  tirait-elle? Par  quel  miracle  pouvait- 
elle  le  savourer?  Il  lui  fallait  son  cerveau,  spé- 
cialement organisé  en  vue  de  cette  existence,  et 
son  corps,  insensible  à  la  fatigue  el  aux  intem- 
péries, pour  qu'elle  ne  devint  ni  folle  ni  malade 
11  fallait  sa  souplesse  pour  se  plier  aux  manies 
respectives  de  tous  ces  êtres.  Il  fallait  surtout 
son  hypocrisie  géniale  pour  mener  cette  exis- 
tence et  pour  que  le  monde  ne  la  connût  point. 


UNE    FEMME.  287 

C'était  là  son  arme  de  défense  la  plus  efficace, 
dans  son  extraordinaire  duplicité,  dans  la  four- 
berie de  son  regard,  de  sa  bouche  et  de  son 
sourire,  dans  la  fausseté  de  sa  marche  et  de  ses 
manières,  dans  la  trahison  de  ses  vêtements 
modestes,  dans  les  grimaces  de  son  affection  de 
mère  et  d'épouse.  Incessamment,  sans  une  mi- 
nute de  repos,  elle  jouait  un  rùle.  Elle  gardait 
un  éternel  travestissement,  un  masque  soudé  à 
son  visage.  Comédie  indispensable,  car  la  lutte 
n'était  point  seulement  entre  elle  et  son  mari, 
entre  elle  et  ses  amants,  mais  entre  elle  et  toute 
une  ville.  Et  cette  ville,  méfiante  et  mauvaise 
comme  les  villes  de  province,  elle  la  dupait,  elle 
la  bafouait. 

Quelle  force  dangereuse  qu'une  telle  femme! 
A  juste  titre,  Blachère  se  considérait  comme  le 
seul  être  intelligent  qui  eût  approché  d'elle. 
Les  autres  l'avaient  désirée,  jamais  ils  ne  s'étaient 
enquis  du  problème  qu'elle  offrait.  Ils  ne  pou- 
vaient donc  deviner  les  périls  de  son  intimité, 
ni  même  en  pàtir. 

Mais  lui,  des  quelques  notions  récoltées,  une 
peur  effroyable  l'envahissait.  L'atmosphère 
qu'elle  dégageait,  il  la  sentait  abêtissante, 
meurtrière.  La  volonté  la  plus  virile  se  dissol- 
vait, comme  désagrégée  par  le  poison  de  ses 
yeux  et  de  sa  voix.  C'était  la  femelle,  dé vora- 
trice  des  pensers  mâles,  la  brute  hostile   aux 


288  UNE    FEMME. 

nobles  conceptions.  Ses  idées  le  fuyaient.  Tout 
travail  devenait  une  torture.  Il  ne  dormait  pas. 
Sa  peur  grandissait,  et  la  vision  des  lâchetés  et 
des  capitulations  probables  où  l'avenir  le  rédui- 
rait,rendait  ses  angoisses  intolérables. Il  s'en  alla. 

Son  départ  soulagea  Lucie.  Blachèrelui  ab- 
sorbait inutilement  un  temps  précieux.  La  route 
était  longue,  rude.  Elle  la  parcourait  souvent. 
Autant  de  journées  perdues.   Elle  se  rattrapa. 

Tout  d'abord,  elle  voulut  remédier  à  un  in- 
convénient dangereux. 

Bien  que  répugnant  à  fréquenter  les  mêmes 
hôtels,  elle  devait  violer  parfois  cette  règle. 
Ainsi,  aux  Deux-Œillets,  le  patron  la  saluait 
comme  une  habituée.  Elle  entendait  les  bonnes 
chuchoter.  «  Voilà  la  dame  du  3.  »  Et  invaria- 
blement, on  lui  ouvrait  la  porte  de  ce  3,  la  cham- 
bre d'honneur,  dont  on  réservait  aux  hôtes  de 
marque  les  rideaux  vert  pomme,  le  papier  rose 
et  le  lit  d'acajou.  Que  le  hasard  y  menât  une  per- 
sonne de  ses  relations,  elle  se  trouvait  compro- 
mise. 

Son  salutexigeait  donc  un  appartement  privé, 
dans  un  endroit  convenable  et  assez  central  pour 
que  sa  présence  assidue  n'y  parût  pas  insolite. 

Après  avoir  battu  divers  quartiers  elle  fixa 
son  choix  sur  Le  passage  Saint-Herblant.  [1  com- 
munique avec  deux  rues  importantes  et  se  brise 
en  angle  droit  vers  le  milieu,  sécurités  appré- 


UNE    FEMME.  289 

ciables.  Une  visite  à  M.  Lesire  paya  les  pre- 
miers frais.  Le  vieillard  consentit  même  à  ce 
qu'on  mît  le  local  sous  son  nom. 

Lucie,  dorénavant,  fut  chez  elle.  Nul  péril  ne 
la  menaçait.  Le  passage  est  un  peu  sombre.  Elle 
entrait  par  la  rue  de  la  Grosse-Horloge,  sortait 
par  la  rue  Grand-Pont.  En  face  de  son  escalier, 
se  développait  l'étalage  d'un  bouquiniste  sans 
cesse  plongé  dans  la  lecture  de  ses  livres. 

L'entresol  se  composait  de  deux  pièces,  un 
petit  salon  et  une  chambre.  Elle  les  arrangea 
gentiment,  grâce  aux  largesses  et  à  la  complai- 
sance de  M.  Lesire,  qui  servait  d'intermédiaire 
entre  Lucie  et  le  tapissier.  Les  murs,  les  par- 
quets et  les  plafonds  furent  recouverts.  Une 
armoire  renferma  du  vin  et  des  liqueurs.  Elle 
multiplia  les  glaces. 

Combien  de  fois  elle  eut  à  se  féliciter  de'sa 
décision  !  Que  de  temps  gagné  !  N'avait-elle 
qu'un  rendez-vous?  Elle  l'expédiait  en  deux 
heures,  et  disait  à  Robert  : 

—  J'ai  à  peine  pris  l'air,  aujourd'hui,  j'étais 
moulue. 

Plusieurs  engagements  la  liaient-ils?  Elle  les 
tenait  aisément,  sans  galoper  d'un  bout  de  la 
ville  à  l'autre.  Au  premier  favorisé,  elle  soupi- 
rait : 

—  Hélas  !  il  faut  que  tu  me  quittes,  mon  ami, 
j'ai  des  courses  importantes. 

17 


290 


UNE    FEMME. 


Vingt  minutes  après,  le  second  arrivait.  Elle 
lui  mesurait  sa  part  d'entrevue,  puis  le  congédiait 
avec  une  excuse  analogue.  Ainsi  du  troisième. 
—  Un  vrai  salon  de  consultation,  ricanait 
M.  Lesire,  que  Mme  Chalmin  régalait  de  ses 
confidences,  on  s'y  succède;  l'avantage,  c'est 
qu'on  n'attend  pas. 

De  ce  «  sanctuaire  »  elle  écarta  les  messieurs 
de  son  monde  et  tous  ceux  dont  elle  se  suppo- 
sait connue.  Les  élus  comptèrent  parmi  la  po- 
pulation flottante,  représentants  de  commerce, 
voyageurs,  capitaines  de  navire,  artistes  en 
tournée.  Des  gens  en  résidence,  elle  n'accepta 
que  les  professeurs,  les  officiers  ou  Lion  les  in- 
dividus d'un  autre  milieu  que  le  sien,  petits 
bourgeois,  commis  de  magasin,  boutiquiers, 
clercs  de  notaire. 

N'habitant  Rouen  que  depuis  son  mariage, 
ne  se  tolérant  aucune  allure  excentrique,  elle 
n'avait  pas  l'incommode  notoriété  d'une  Rouen- 
naise.  En  outre  de  faux  noms  déguisaient  sa 
personnalité,  et  diverses  fables,  appropriées  à 
chacun,  dépistaient  la  malveillance. 

Ce  fut  un  bizarre  défilé  des  types  les  plus  dis- 
parates. Il  y  eut  un  Suédois,  un  ténor,  un  sous- 
préfet,  un  prêtre  défroqué,  un  manchot,  et  tout 
cela  pêle-mêle,  au  hasard  des  rencontres. 

Le  seul  prix  de  ces  intrigues,  (railleurs .  rési- 
dait dans  les  contrastes.  Envisagées  séparément, 


UNE    FEMME.  291 

elles  étaient  monotones  etbanales.  Toutauplus 
pourrait-on  citer  un  trésorier-payeur,  à  qui  elle 
soutira  un  billet  de  mille  francs,  un  employé 
télégraphiste  qui  la  battit,  un  malheureux  pré- 
sident de  chambre  sur  qui  elle  se  vengea,  et  un 
monsieur  «  très  bien  >,  qui  lui  emporta  toutes 
ses  liqueurs,  la  pendule  et  différents  objets. 
Et  toujours  il  en  venait  d'autres. 
--  C'est  un  lit  de  rivière  que  ta  couche,  disait 
M.  Lesire    1  eau  passe,  passe,  se  renouvelle  le 
ht  reste  identique. 

Aux  jeunes  et  aux  vieux,  aux  beaux  et  aux 
laids  aux  riches  et  aux  pauvres,  elle  se  livrait 
avec  la  même  insouciance  et  la  même  gaîté 
Elle  en  ramassait  à  tous  les  coins,  les  amenait  à 
de  rapides  colloques  sous  quelque  porte  cochère 
ou  dans  quelque  rue  déserte,  les  entraînait  ius- 
qu  au  passage  Saint-Herblant 
La  poursuite  et  le  déshabillage  surtout  la  pas- 

ss  tt^-  Aussi  ies  iiai- 

Mais  d'autres  et  d'autres  encore  se  nouaient 
se  melangaient  comme  des  mailles  de  chaîne 
qui  s  entrelacent  par  groupes.  Pour  en  former 
davantage,  elle  tranchait  les  anciennes  " 
villes  de  sept  ou  de  huit  jours.  Qu'un  ! 
pirant  se  présentât  et  qu'elle  n'eût  plus  une 
We  disponible,  il  fallait  lui  trouver  une 
Petite  place.  Qui  supprimer?  Elle  consultait  il 


292  UNE    FEMME. 

liste  actuelle;  tous  ceux  qui  la  composaient,  elle 
ne  s'en  souciait  guère.  Un  expédient  la  tirait 
d'embarras,  elle  sacrifiait  le  premier  en  date. 

Et  d'autres  arrivaient,  s'emparaient  d'elle,  et 
disparaissaient,  comme  des  vagues  qui  roulent, 
s'abattent  et  s'évanouissent.  Et  ils  ne  laissaient 
pas  à  la  mémoire  de  Lucie  des  traces  plus  pro- 
fondes que  n'en  laissent  aux  galets  les  vagues 
défuntes. 

Et  d'autres  tètes  s'assoupissaient  sur  l'oreiller 
commun,  d'autres  yeux  se  fixaient  sur  sa  nudité, 
d'autres  jambes  s'allongeaient  auprès  des  sien- 
nes, d'autres  oreilles  entendaient  ses  râles.  En 
un  mois,  la  liste  se  modifiait  entièrement. 

—  Combien  de  «  clients  »  cette  semaine  ?  de- 
mandait M.  Lesire. 

Elle  disait  un  chiffre.  Il  s'exclamait  : 

—  Tu  es  insatiable,  c'est  effrayant  ce  que  tu 
consommes. 

En  un  moment  de  surexcitation,  elle  cria 
fièrement  : 

—  Je  voudrais  dix  corps  pour  pouvoir  les 
donner  tous  à  la  fois  ! 

Elle  vivait  en  une  sorte  d'inconscience,  d'étal 
hypnotique.  Une  demi-douzaine  d'idées  et  del 
sensations  immuables  constituaient  la  totalité' 
de  ses  phénomènes  psychiques.  En  dehors  des 
combinaisons  nécessaires  à  ses  aventures  et 
sa  sécurité,  elle  ne  pensait  plus.  Sauf  dés  im- 


UNE    FEMME.  293 

pressions  d'orgueil,  elle  n'éprouvait  rien.  La 
volupté  lui  semblait  fade. 

Mais  un  bonheur  profond  la  pénétrait.  Et  ce 
bonheur  adhérait  tellement  à  son  âme,  s'infil- 
trait si  subtilement  dans  le  sang-  de  ses  veines, 
s'amalgamait  si  intimement  avec  les  atomes  de 
sa  peau,  avec  les  molécules  d'air  qu'elle  respi- 
rait, avec  ses  rêves  et  ses  souvenirs,  qu'il  ne 
comportait  même  pas  les  désillusions  passa- 
gères et  les  rancœurs  habituelles. 

Elle  était  heureuse  comme  on  est  pourvu  de 
bons  poumons,  d'un  bon  estomac,  d'un  bon  foie, 
sans  qu'elle  le  sût,  sans  qu'elle  agît  jamais  en 
vue  de  garder  ce  bonheur.  Toutes  ses  facultés 
trouvaient  leur  emploi.  Elle  pouvait  vivre  la  vie 
qu'exigeait  sa  nature  actuelle.  Elle  assouvissait 
ses  désirs.  Elle  ne  souhaitait  pas  plus  que  la 
destinée  ne  pouvait  lui  accorder.  Elle  était 
heureuse. 

Les  événements  extérieurs  ne  la  troublaient 
point.  Elle  remplissait  ses  devoirs  sociaux 
ponctuellement  et  machinalement.  Rien  ne 
l'intéressait. 

Ainsi,  un  dimanche  matin,  son  neveu,  Louis, 
d'un  ton  ferme,  lui  proposa  : 

—  Voulez-vous,  tante,  encore  une  fois,  la 
dernière  ? 

Elle  ne  perçut  pas  son  émotion.  Elle  médita. 
Un  rendez-vous  la  réclamait.  Elle  répondit  : 


294  UNE    FEMME. 

—  Non,  j'ai  des  courses.  Et  puis,  maintenant 
que  nous  l'avons  fait,  ce  n'est  plus  drôle. 

L'enfant,  l'après-midi,  se  glissa  chez  une  co- 
cotte, la  maîtresse  d'un  ami.  Il  tomba  malade. 
On  le  chassa  du  lycée.  Robert,  indigné,  écrivit 
à  sa  sœur,  Mme  Vatinel.  Louis  reçut  Tordre  de 
partir. 

Il  tendit  le  front  à  sa  tante. 

Elle  ricana  : 

—  Allons,  adieu,  soigne-toi  bien. 
L'enfant  pleura.  La  mère,   là-bas,  la  mère 

pieuse,  souffrit  beaucoup. 

Ce  fut  le  seul  amour  sincère  que  Lucie  eût 
inspiré. 

Elle  ne  s'en  douta  jamais. 

Elle  ne  voyait  point  ce  qui  l'entourait.  Sa 
béatitude  mettait  un  nuage  commode  devant 
ses  yeux.  Un  mendiant  eût  vainement  imploré 
son  aumône.  Elle  ne  discernait  dans  la  rue  que 
les  hommes  attachés  à  ses  pas,  comme  des 
chiens  haletants. 

Et  ces  hommes  croissaient  en  nombre.  Le 
catalogue  s'enrichissait.  Les  pages  s'ajoutaient 
aux  pages.  La  simple  ^numération  de  ses  con- 
quêtes tlattait  sa  vanité.  Elle  acceptait,  acceptait 
toujours.  Partoutelle  s'abandonnait,  dans  son  en- 
tresol quand  les  circonstances  le  permettaient, 
sinon  dans  les  hôtels  borgnes,  dans  les  auberges 
de  campagne,  dans  les  fiacres,  dans  les  bois, 


UNE    FEMME.  295 

dans  les  blés,  sous  le  soleil  ou  sous  la  pluie,  sur 
des  draps  ou  sur  de  la  boue. 

C'était  la  folie  de  l'adultère,  une  démence  où 
jamais  ne  la  quittait  son  sang-froid,  où  jamais 
elle  n'oubliait  ses  sages  calculs. 

Elle  eut  des  caprices  d'une  heure,  elle  eut 
des  liaisons  de  dix  minutes.  Elle  choisit  le  bu- 
reau de  son  mari  pour  se  livrer  au  caissier.  Son 
domestique  la  posséda. 

Et  son  bonheur  continuait  imperturbable. 

Elle  tomba  enceinte. 

De  qui?  Elle  compta,  Elle  pouvait  hésiter 
entre  cinq  ou  six  concurrents.  La  prudence  de 
son  mari  l'exemptait,  seul,  de  tout  soupçon. 

Elle  passa  quelques  jours  d'angoisses  affreu- 
ses. A  quel  parti  s'arrêter?  Avouer?  S'enfuir? 
Une  idée  la  hanta,  la  domina.  Elle  résolut  l'a- 
vortement. 

Elle  courut  chez  un  de  ses  anciens  amants,  le 
docteur  Danègre.  Il  refusa,  mais,  à  mots  cou- 
verts, par  bribes,  lui  fournit  l'adresse  d'une 
sage-femme. 

Jamais  elle  n'accumula  tant  de  précautions. 
Elle  sautait  de  voiture  en  tramway.  La  tête  basse, 
les  yeux  à  l'affût,  elle  se  dissimulait  derrière 
une  ombrelle  habilement  manœuvrée   La  cha- 


296  UNE    FEMME.' 

leur  était  suffocante.  Pourtant  une  sueur  glacée 
lui  mouillajt  le  dos. 

Après  d'habiles  détours,  elle  enfila  une  rue 
presque  déserte.  Une  enseigne  lui  indiqua  la 
maison. 

Elle  subit,  sans  l'entendre,  le  cours  de  mo- 
rale dont  la  femme  la  gratifia  et  consentit,  sans 
les  débattre,  à  de  fabuleuses  conditions.  Ses  idées 
tourbillonnaient.  Elle  n'osa  même  pas  exiger  les 
soins  de  propreté  que  Danègre  lui  avait  prescrits 
comme  indispensables.Elleavaitpeur.  Le  fauteuil 
où  elle  s'étendit  lui  semblait  un  chevalet  de  tor- 
ture.Elle  se  trompait.  La  souffrance  f  u  t  tolérable. 

Elle  revint  à  pied.  Quelle  étape  douloureuse! 
Elle  chancelait.  Un  poids  la  tenaillait  à  Tinté- 
rieur,  qu'elle  s'imaginait  le  poids  d'un  objet 
déplacé  et  suspendu  à  des  fibres  saignantes. 
Courageusement  elle  traînait  ses  jambes  alour- 
dies, comme  gonflées.  A  la  fin,  la  blessure  se 
précisa.  Ses  oreilles  bourdonnèrent.  Prise  d'un 
étourdissement,  elle  dut  se  réfugier  dans  une 
boutique  où  on  lui  ingurgita  du  vulnéraire. 

Le  soir  et  le  lendemain,  elle  eut  encore  plu- 
sieurs crises  qu'elle  réussit  à  dissimuler.  Ce  fut 
seulement  le  deuxième  jour  que  s'opéra  la  dé- 
livrance. 

Elle  ne  voulut  d'autre  médecin  que  Danègre 
et  prétendit  que  la  vue  de  son  mari  la  tourmen- 
tait. Robert  se  rôtira. 


UNE    FEMME.  297 

Une  heure  plus  tard,  le  docteur  le  rejoignit  et 
lui  dit  : 

—  C'est  une  simple  hémorrhagie,  j'espère 
qu'elle  n'aura  pas  de  conséquences. 

Mais,  le  quatrième  jour,  un  frisson  terrible 
la  parcourut.  Ses  dents  claquaient,  ses  membres 
s'entre-choquaient.  Le  tremblement  dura  deux 
heures. 

Danègre  reconnut  les  symptômes  de  la  péri- 
tonite. Epouvanté,  Robert  bégaya  : 

—  Vous  répondez  d'elle? 
Il  hocha  la  tête  : 

—  Est-ce  qu'on  sait  jamais  ! 


17. 


TROISIÈME    PARTIE 


Au  balcon  d'une  villa  rose,  à  l'extrémité  de 
la  promenade  des  Anglais,  Mme  Chalmin  repo- 
sait sur  une  chaise  longue.  Une  large  ombrelle 
de  coutil  blanc  et  rouge,  fixée  à  un  bâton  de  fer, 
se  déployait  au-dessus  d'elle.  Une  couverture 
cachait  ses  jambes.  Un  châle  lui  enveloppait  les 
épaules. 

Ses  yeux  apprenaient  le  paysage.  A  droite  le 
cap  d'Antibes  ceignait  l'horizon.  A  gauche  la 
Promenade  et  le  quai  du  Midi  s'arrondissaient, 
suivant  la  courbe  des  rives.  Puis  s'étageaient 
le  vieux  Nice,  la  butte  isolée  du  Château,  la 
côte  de  Villefranche  et,  par  derrière,  les  mon- 
tagnes. 

En  face  d'elle,  le  golfe,  si  joliment  appelé  la 
Baie  des  Anges,  la  grande  mer,  si  monotone  et 
si  lassante  pour  qui  la  connaît,  si  prestigieuse 
aux  premières  visions. 


300  UNE    FEMME. 

L'eau  bleue  dormait  sous  le  ciel  à  peine  plus 
pâle.  Aucun  souffle  n'en  faisait  palpiter  la  sur- 
face. Elle  ne  respirait  pas.  On  la  sentait  pares- 
seuse, flâneuse,  incapable  de  révolte  et  de  mé- 
chanceté comme  les  océans,  ces  mâles  qui  se 
cabrent,  rugissent  et  engloutissent.  On  l'eût 
crue  morte  plutôt.  Et  de  cette  impassibilité 
naissait  une  paix  infinie,  la  paix  de  ces  contrées 
qui  vous  sature  lame,  et  la  détend  comme  un 
bain  réparateur. 

Lucie  s'efforçait  d'admirer.  A  voix  basse  elle 
répétait  :  «  C'est  magnifique.  »  Les  détails  sur- 
tout la  subjuguaient.  Une  petite  barque  blanche 
tachetait  la  merau  loin,  et  elle  s'étonnait  qu'elle 
changeât  de  place,  bien  qu'en  apparence  im- 
mobile. 

Mais  les  arbres  captivaient  son  attention.  Ils 
diffèrent  tellement  de  ceux  que  l'on  contemple 
d'ordinaire!  Un  eucalyptus  se  dressai  I  à  quelque 
distance,  énorme,  imposant,  d'un  vert  sombre, 
les  feuilles  en  forme  de  larmes.  Son  tronc 
s'écaillait,  comme  un  écorché  dont  on  délarho 
des  bandes  de  peau.  Tout  proche,  un  morceau 
de  jardin  montrait  un  échantillon  des  diverses 
essences  exotiques.  De  frêle  bambous  titubaient 
les  uns  contre  les  autres.  Au  bout  de  sa  haute 
tige  un  yucca  perchait  sa  trie  de  loup  aux  che- 
veux épandus.  Un  alors  gigantesque,  d'une 
symétrie  de  candélabre,    hérissait  ses  feuilles 


UNE    FEMME.  301 

dures  et  piquantes,  bordées  d'un  liséré  jaune. 
Un  misérable  cactus,  la  plante-paria,  vilain, 
terrifiant,  pitoyable,  se  tordait  à  terre  comme 
un  supplicié. 

Partout  fusaient  ou  s'élargissaient  des  pal- 
miers de  toutes  sortes.  Devant  elle,  sur  l'allée, 
ils  alternaient  avec  des  arbres  étranges,  récem- 
ment étêtés,  entièrement  nus,  à  silhouette  de 
monstre  mythologique.  Du  sommet  même  du 
tronc,  un  tronc  velouté,  couleur  loutre,  s'échap- 
paient en  gesticulant  d'innombrables  bras, 
pareils  à  des  tentacules  de  pieuvre,  des  bras  bis- 
cornus, tortueux,  dénués  de  main,  mais  termi- 
néspar  de  petits  doigts  trapus  et  sans  phalanges. 

La  voix  de  sa  mère  la  tira  de  sa  torpeur. 
Mme  Ramel  rangeait  la  chambre  et  vidait  les 
malles  en  compagnie  de  la  bonne.  Elle  cria  : 

—  Tu  n'as  pas  froid,  Lucie? 

—  Oh!  non,  maman,  le  soleil  est  brûlant,  et 
puis  l'air  est  délicieux. 

Elle  le  humait  à  grandes  aspirations,  cet  air 
du  Midi,  d'un  goût  si  spécial,  d'une  odeur  si  fraî- 
che, cet  air  qui  semble  l'haleine  de  la  mer,  et 
qui  mêle  à  la  brise  du  large  les  parfums  cueillis 
aux  citronniers  et  aux  orangers.  Elle  le  buvait 
comme  un  breuvage  dont  le  gosier  se  réjouit. 
Elle  en  emplissait  sa  poitrine  malade.  Elle  s'en 
lavait  le  visage.  Elle  en  humectait  ses  membres 
las.  Elle  dit  à  sa  mère  : 


302  UNE    FEMME. 

—  C'est  drôle,  l'air,  ici,  quand  on  ouvre  la 
bouche,  il  en  vient  plus  qu'ailleurs,  et  puis  il 
vous  rend  léger,  il  dégonfle  les  paupières,  il  dé- 
bouche les  pores  de  la  peau. 

Soudain,  dehors,  elle  aperçut  son  mari  et  son 
fils,  plantés  devant  le  trottoir  opposé,  en  quête 
de  son  regard.  Ils  portaient  des  fleurs,  des  bot- 
tes de  fleurs.  Elle  les  trouva  gentils,  tous  deux. 
Elle  sourit  et  leur  envoya  des  baisers  de  sa 
main  maigre  et  pâle. 

Robert  s'assit  auprès  d'elle,  et  l'embrassant  : 

—  Comment  vas-tu,  chère  petite? 
Elle  répondit  gaiement  : 

—  Très  bien,  je  t'assure. 
Il  reprit  : 

—  Plus  de  douleurs? 

—  Pas  du  tout,  c'est  fini. 

—  Hélas!  prononça-t-il,  quand  seras-tu  gué- 
rie? Tu  le  mérites.  Tu  as  souffert  plus  qu'on  ne 
devrait  souffrir. 

Ses  yeux  se  mouillèrent.  Il  pressa  tendrement 
entre  ses  mains  les  tempes  de  sa  femme  et  dit 
en  tremblant  : 

—  Pauvre,  pauvre  bébé. 

Son  émotion  gagna  Lucie.  Elle  vit  sa  mère 
qui  la  contemplait  avec  tristesse,  elle  vit  l'en- 
fant, silencieux,  qui  la  fixait  de  ses  prunelles 
songeuses.  Et  un  bien-être  ineffable  la  pénétra. 
Comme  elle  élail  aimée!  Une  atmosphère  chaude 


UNE    FEMME.  303 

flottait  autour  d'elle.  Elle  savait  que  ses  moin- 
dres plaintes  éveillaient  un  écho  compatissant 
et  que  ses  cris  douloureux  déchiraient  des  cœurs. 
Et  ce  lui  était  très  doux,  cette  sympathie  an- 
xieuse. 

Elle  se  pencha  vers  Robert  et  murmura  : 

—  Tu  es  bon,  et  je  t'aime  bien. 
Il  se  leva  rapidement. 

—  Dieu  me  pardonne,  nous  allons  pleurer... 
A  propos,  Lucie,  le  docteur  qu'on  nous  a  recom- 
mandé doit  passer  ce  matin.  J'en  arrive. 

S'adossant  à  la  balustrade,  il  interrogea  : 

—  Cela  te  plaît-il,  ce  chalet?  J'ai  eu  assez  de 
mal  à  le  dénicher!  Heureusement  que  je  vous 
avais  devancées  de  trois  jours.  Tout  est  plein 
de  ce  côté. 

On  sonna.  C'était  le  docteur.  Lucie  rentra, 
soutenue  par  sa  mère  et  son  mari. 

Ils  expliquèrent  qu'à  la  suite  d'une  péritonite, 
compliquée  des  phénomènes  morbides  les  plus 
alarmants,  une  pleurésie,  en  déplaçant  le  siège 
du  mal,  avait  sauvé  la  jeune  femme.  La  conva- 
lescence, longue,  pénible,  accidentée  de  rechutes 
et  d'infirmités,  avait  exigé  cinq  mois  de  cham- 
bre, après  lesquels  les  médecins  ordonnèrent  le 
Midi  pour  achever  la  guérison. 

Le  docteur  visita  Lucie,  l'ausculta,  ne  dé- 
couvrit rien  d'anormal.  Les  conséquences  du 
voyage  nécessitaient  cependant  un  repos  d'une 


304  UNE    FEMME. 

ou  deux  semaines.  Plus  tard,  de  grands  ména- 
gements seraient  indispensables. 

—  Je  vous  obéirai,  docteur,  promit-elle,  j'ai 
si  hâte  de  me  remettre. 

Huit  jours  après,  Chalmin,  réclamé  par  ses 
affaires,  boucla  sa  valise.  Ce  départ  affligea 
Lucie.  Elle  gémit  : 

—  Comme  je  vais  m'ennuyer  sans  toi! 

Ces  mots  le  ravirent.  L'état  critique  de  sa 
femme  avait  opéré  entre  eux  un  rapprochement 
dont  il  savourait  les  manifestations. 

Elle  le  fit  approcher  et  tout  bas  : 

—  C'est  la  première  fois  que  nous  serons 
séparés  si  longtemps,  tu  seras  sage? 

Il  pouffa  de  rire.  Elle  eut  une  moue  comique  : 

—  Ah!  je  ne  t'en  voudrais  pas,  ce  n'est  pas 
drôle  une  femme  comme  moi.  à  ton  âge.  Mais, 
vois-tu,  je  serais  trop  malheureuse  si  j'appre- 
nais que  tu  m'as  trompée. 

Elle  disait  cela  sincèrement,  avec  une  angoisse 
réelle,  du  plus  profond  de  son  âme  etfrayée 
d'une  telle  perspective. 

La  lin  de  l'automne  s'écoula  dans  l'isolement 
et  la  tranquillité.  Le  temps  fut  favorable.  Dès 
le  matin,  Lucie  se  transportait  sur  le  balcon. 
Elle  y  déjeunait  et  ne  s'enfermait  qu'au  coucher 
du  soleil.  Mme  Ramel  menait  L'enfant  à  un  pen- 
sionnat, puis  accomplissait  ses  dévotions.  Et 
Lucie  demeurait  seule. 


UNE    FEMME.  305 

Elle  ne  s'en  plaignait  pas.  Toute  conversation 
prolongée  l'abattait.  Elle  exécuta  des  travaux 
au  crochet  et  tricota  pour  les  indigents.  Un  cabi- 
net de  lecture  lui  fournit  des  livres.  Elle  choi- 
sissait les  histoires  de  cape  et  d'épée  et  les  dra- 
mes de  feuilleton.  Les  romans  l'ennuyaient. 
L'adultère  est  leur  unique  base,  sujet  qui  lui 
agréait  peu. 

Mais  le  plus  souvent  le  tricot  ou  le  volume 
s'échappait  de  ses  mains.  Et  des  souvenirs  glis- 
saient devant  son  esprit  comme  des  tableaux 
fugitifs. 

Rarement  ils  remontaient  au  delà  de  sa  ma- 
ladie. Il  lui  eût  fallu  trop  d'efforts  pour  s'intro- 
duire dans  son  passé,  cette  forêt  de  broussailles 
et  de  ténèbres,  inaccessible  aux  explorations.  A 
peine  osait-elle  s'appesantir  sur  les  détails  de 
son  avortement.  Mais  elle  évoquait  les  périls 
qui  en  avaient  résulté. 

Ces  souvenirs  ne  se  composaient  cependant 
que  de  douleurs  revécues.  Elle  se  rappelait  le 
grand  frisson  initial,  où  elle  se  croyait  prise  par 
le  crâne  et  secouée  ainsi  qu'un  squelette.  Ses 
doigts,  ses  pieds,  ses  oreilles  se  congelaient,  sa 
langue  se  changeait  en  un  morceau  de  glace, 
une  langue  dure,  effilée,  rêche  comme  celle  d'un 
perroquet.  Son  haleine  même,  en  s'exhalant, 
lui  emplissait  la  bouche  d'un  air  froid.  Un  fer 
rouge  s'enfonçait  en  ses  entrailles.  On  lui  arra- 


306  UNE    FEMME. 

chait  les  reins.  Le  poids  des  couvertures  était 
intolérable.  L'effort  pour  tousser  ou  éternuer  la 
martyrisait. 

Elle  se  remémorait  aussi  les  affres  d'une  soif 
aride  et  d'une  faim  vorace  qu'une  gorgée  de 
bouillon  assouvissait,  et  le  gonflement  mons- 
trueux de  son  ventre,  et  ses  joues  creuses,  ses 
yeux  caves,  son  nez  amoindri. 

Une  fois  ayant  surpris  le  mot  «  pleurésie  » 
articulé  près  d'elle,  elle  se  disait  très  calmement  : 
«  Je  vais  mourir.  »  Cependant,  l'épouvantable 
douleur  s'apaisait  comme  par  miracle.  Mais  une 
autre,  moins  forte,  lui  comprimait  la  poitrine. 
Elle  étouffait. 

Et  les  interminables  mois  commencèrent 
d'une  convalescence  fastidieuse.  Chaque  période 
d'amélioration  aboutissait  à  une  période  de  ma- 
laise, à  l'une  de  ces  infinies  misères  sexuelles 
de  la  femme,  blessée  au  plus  intime  de  son  être. 
Des  semaines  entières,  elle  restait  dans  son  lit, 
couchée,  immobile  comme  un  cadavre,  comp- 
tant les  moulures  de  la  corniche,  au  plafond. 

A  ce  moment,  plus  encore  qu'au  début  de  la 
maladie  où  le  dévouement  était  naturel,  elle 
constata  l'affection  inquiète  de  son  mari.  Il  s'as- 
seyait en  soupirant  : 

—  Je  n'ai  rien  à  faire,  aujourd'hui;  si  tu  le 
permets,  je  te  tiendrai  compagnie. 

Durant  toute  une  journée,  il  ne  bougeait  pas, 


UNE    FEMME.  307 

supportant  la  lourde  chaleur  et  les  acres  relents 
de  la  pièce  close.  Ils  ne  parlaient  guère  tous 
deux.  Lui,  la  regardait  de  son  regard  bon.  Et 
Lucie  voyait  sur  son  visage  mobile  le  reflet  de 
ses  propres  souffrances. 

Aujourd'hui,  c'était  fini,  l'ère  des  dures  épreu- 
ves. Dès  son  arrivée  à  Nice,  elle  eut  la  certitude 
d'une  guérison  prochaine.  Elle  se  conforma  pas- 
sivement aux  ordres  du  médecin.  Nulle  hâte  ne 
la  pressait  de  sortir.  Elle  se  contentait  de  vivre, 
elle  qui  avait  cru  mourir,  et  de  vivre  dans  des 
conditions  normales,  sans  tare  physique,  sans 
blessure  irrémédiable. 

Et  la  sensation  de  la  vie,  peu  à  peu,  grondait 
en  elle,  comme  une  source  prête  à  jaillir,  non 
de  la  vie  passée,  énervante  et  fébrile,  mais 
d'une  vie  végétative  ou  mécanique,  la  vie  de  ses 
organes  en  pleine  fonction,  de  ses  poumons  au 
jeu  régulier,  de  ses  membres  susceptibles  de  se 
mouvoir.  Elle  n'enviait  pas  ainsi  qu'à  Rouen 
les  gens  qui  s'agitaient  sous  ses  fenêtres.  Bien- 
tôt elle  marcherait  comme  eux,  elle  choisirait 
comme  eux  la  place  où  il  lui  conviendrait  de 
s'arrêter,  et  l'espace  de  terrain  qu'il  lui  siérait 
de  parcourir.  Elle  serait  une  personne  comme 
une  autre,  pourvue  de  jambes  souples,  de  reins 
solides,  d'une  santé  résistante.  Cet  avenir  lui 
paraissait  le  bonheur,  et  l'espérance  de  ce  bon- 
heur lui  suffisait. 


308  UNE    FEMME. 

A  la  fin  de  décembre,  elle  eut  l'autorisation 
d'essayer  ses  forces.  Elle  n'en  profita  point  en- 
core, réservant  à  son  mari  la  joie  de  guider  ses 
premiers  pas. 

Elle  pensait  souvent  à  lui.  C'étaient  des  pen- 
sées amicales  où  il  s'érigeait  en  être  excellent, 
intelligent,  de  figure  avenante  et  de  caractère 
facile.  Toute  son  existence  se  déroulerait  au- 
près de  cet  homme  que  la  loi  faisait  le  maître  de 
sa  destinée,  que  leur  sympathie  mutuelle  et 
leurs  goûts  communs  rendaient  un  agréable 
compagnon.  Et  elle  se  félicitait  que  ce  fût  lui, 
et  non  pas  un  autre,  à  qui  le  hasard  l'eût  décer- 
née. Ils  s'écrivaient  des  lettres  touchantes. 

Elle  se  para  coquettement  pour  le  recevoir. 
Au  bruit  de  son  arrivée,  les  battements  de  son 
cœur  s'accélérèrent.  Un  aftlux  de  sang  colora 
ses  pommettes. 

Ils  s'embrassèrent  d'une  étreinte  cordiale 
Puis,  se  reculant,  ils  s'examinèrent.  Enfin  Lu- 
cie déclama  : 

—  Je  craignais  de  ne  jamais  te  revoir. 

Elle  le  questionna  longuement  sur  sa  con- 
duite, sur  ses  affaires  commerciales,  sur  ses 
fréquentations,  sur  l'emploi  de  ses  soirées.  Ils 
s'entretinrent  jusqu'à  minuit. 

Le  lendemain  s'etfectua  le  grand  événement. 
Ils  l'enjolivèrent,  par  un  accord  spontané,  d'ex- 
quis enfantillages.  Kobert  mit  son  bras  sous  le 


UNE    FEMME.  309 

bras  de  Lucie.  Lucie  ôta  son  gant  et  posa  sa 
main  nue  dans  la  main  de  Robert.  Ils  s'avan- 
çaient à  petits  pas,  sur  le  sable  fin  de  l'allée. 

—  Appuie-toi  bien,  Lucie,  disait-il. 
Elle  disait  : 

—  Robert,  soutiens-moi  bien. 
Autour  d'eux  gambadait  leur  fils. 

La  prudence  voulait  une  halte.  Ils  s'assirent 
sur  un  banc.  Après  une  minute  de  contempla- 
tion, Mme  Chalmin  prononça  : 

—  Comme  le  bleu  du  ciel  rend  la  mer  bleue  ! 
Il  rectifia  : 

—  Non  chérie,  c'est  le  bleu  de  la  mer  qui 
rend  le  ciel  bleu. 

—  Bah!  conclut-elle,  pourquoi  serait-ce  l'eau 
qui  est  bleue  et  non  pas  l'air? 

Il  sourit  avec  indulgence.  Ils  se  turent. 

Du  côté  du  Var,  des  maisons  ponctuaient  la 
rive  de  taches  blanches.  Le  cap  Ferrât,  à  gauche, 
s'allongeait  comme  une  bête  accroupie.  L'im- 
mensité était  déserte,  inanimée.  La  mer  expi- 
rait à  leurs  pieds,  en  ondulations  molles  et  si- 
lencieuses. Quelle  poésie  !  Il  murmura  : 

—  Te  souviens-tu  de  notre  coucher  de  soleil 
à  Locmariaquer? 

Elle  riposta  : 

—  Et  toi,  te  souviens-tu  de  notre  clair  de 
lune  à  RoskofY  ? 

Leurs  mains  se  cherchèrent. 


310  UNE    FEMME. 

Les  jours  suivants,  la  plaie  tomba.  Chalmin 
vaguait  à  travers  la  maison.  La  santé  de  sa 
femme  ne  le  tourmentant  plus,  il  enrageait  que 
le  temps  lui  défendît  de  visiter  les  environs. 
Son  aspect  désœuvré  agaça  Lucie.  Us  n'a- 
vaient plus  rien  à  se  dire.  Ils  s'ennuyèrent  beau- 
coup ensemble. 

Mais  à  peine  seule,  elle  lui  restitua  tout  son 
prestige.  Laissant  dans  l'ombre  les  impressions 
mauvaises,  elle  mit  en  lumière  les  heures  d'é- 
panchement  où  leurs  êtres  vibraient  à  l'unisson. 

Quelques  semaines  achevèrent  de  rétablir 
Mme  Chalmin.  Le  docteur  lui  donna  sa  liberté. 
Avant  le  déjeuner,  elle  arpentait  la  promenade  ; 
l'après-midi,  elle  écoutait  avec  sa  mère  la  mu- 
sique au  square  municipal,  puis  elles  allaient 
s'asseoir  au  jardin  d'hiver  du  Casino.  Elles 
firent  aussi  de  nombreuses  excursions  en  voi- 
ture. 

Et  l'hiver  fuyait.  Rien  maintenant  ne  dill'é- 
renciait  Lucie  des  personnes  rencontrées.  Elle 
avait  les  mêmes  prérogatives  et  les  mêmes  OCr 
cupations,  elle  eût  pu  se  procurer  également  les 
mêmes  plaisirs. 

Pourtant  cela  no  la  tentait  pas.  Si  son  corps 
était  sauf,  son  âme  était  tout  endolorie.  La  ten- 
sion d'esprit  que  la  multiplicité  de  ses  intrigues 
exigeait  jadis,  l'extraordinaire  surmenage  de 
toutes  ses  facultés,  puis  le  contre-coup  formi- 


UNE   FEMME.  311 

dable  de  sa  maladie  sur  son  cerveau,  avaient 
usé  les  ressorts  de  son  énergie  morale.  Elle 
n'aspirait  qu'au  repos.  Quand  elle  tricotait  des 
bas  de  laine,  elle  ne  concevait  pas  de  plus  char- 
mante distraction.  Quand  elle  se  chauffait  au 
soleil,  nulle  volupté  ne  lui  semblait  meilleure. 
Elle  évitait  ce  qui  pouvait  l'entraîner  à  une 
seconde  de  souci,  ou  seulement  l'obliger  à  un 
assemblage  de  réflexions.  Calculer,  combiner, 
distribuer  d'avance  ses  journées  en  fractions 
dont  chacune  aurait  eu  son  but  marqué,  tout 
cela  l'eût  épuisée  comme  un  travail  au-dessus 
de  ses  forces.  Elle  ne  voulait  pas  prévoir  les 
actes  qu'elle  accomplirait  le  lendemain.  La  mi- 
nute à  venir  contenait  moins  de  félicité  que  la 
minute  présente. 

A  ce  régime,  que  lui  dictait  un  juste  senti- 
ment de  bonheur,  elle  trouva  la  tranquillité, 
seul  baume  capable  de  cicatriser  les  plaies  de 
son  âme.  Elle  goûta  la  quiétude  des  pensées  et 
le  calme  des  rêves. 

Un  spectacle  pourtant  lui  suggéra  de  menues 
méditations. 

Elle  remarquait  souvent  au  Casino,  une  jeune 
femme,  blonde,  jolie,  élégante,  entachée,  à  ses 
yeux,  d'une  excentricité  trop  tapageuse,  qu'elle 
comparait  au  genre  de  Mme  Berchon.  Cette  dame 
affichait  des  allures  indépendantes.  Des  hommes 
lui  parlaient.  Elle  riait.  Elle  tenait  son  ombrelle 


312  UNE    FEMME. 

sous  les  bras,  derrière  son  dos.  Visiblement, 
elle  dédaignait  les  critiques  qu'on  ne  lui  ména- 
geait guère. 

Lucie  fut  choquée.  Un  groupe  de  personnes 
âgées  auxquelles  Mme  Ramel  et  sa  fille  se  mê- 
laient quelquefois,  la  renseigna.  Depuis  des 
années,  Mme  Chantreuil  défrayait  les  potins  de 
la  ville.  On  savait  l'histoire  de  sa  première 
faute,  on  n'ignorait  rien  de  la  seconde,  ni  de  la 
troisième,  ni  de  toutes  les  farces  qu'elle  se  per- 
mettait. Elle  ne  se  cachait  pas.  Elle  affichait 
plutôt  le  scandale  de  ses  mœurs.  Les  salons 
respectables  lui  étaient  fermés. 

—  Qu'elle  est  ridicule!  bougonna  ]Mme  Chal- 
min,  indignée  de  ces  fanfaronnades. 

Elle  ajouta  : 

—  Et  le  mari,  se  doute-t-il? 
On  répondit  : 

—  Peuh,  probablement,  mais  que  voulez- 
vous?  il  y  a  des  enfants. 

Le  pauvre  homme,  elle  le  plaignit.  Son  nom 
traînait  dans  la  boue.  Chaque  vilenie  de  sa 
femme  l'éclaboussait  de  honte.  On  souriait  à 
son  passage.  Il  devinait  l'apitoiement  des  poi- 
gnées de  main  et  la  moquerie  insultante  de 
l'intérêt  manifesté.  Cependant,  L'amour  de  ses 
enfants  le  condamnait  au  silence. 

Et  soudain  cette  idée  la  heurta  :  Robert,  lui 
aussi,  se  taisait  peut-être  par  devoir  paternel. 


UNE    FEMME.  313 

Il  acceptait  l'infamie  pour  que  son  fils,  devenu 
homme,  n'eût  pas  à  rougir  de  sa  mère  ! 

La  conscience  de  sa  propre  hypocrisie  la  ras- 
sura. Ses  péchés  ne  retombaient  que  sur  elle 
L'honneur  du  mari,  l'honneur  du  nom,  restaient 
saufs. 

Malgré  tout,  elle  garda  de  cet  incident  une 
contrariété  légère. 

Un  jour,  un  monsieur  de  leur  groupe,  au 
Casino,  formula  : 

—  Mme  Chantreuil  n'est  pas  une  exception, 
toutes  les  villes  possèdent  un  ou  plusieurs  échan- 
tillons de  cette  variété.  L'ennui  provincial  est 
un  merveilleux  fumier  où  l'adulte  re  germe  spon- 
tanément. Et,  notez-le,  une  passion  vraie  s'y 
rencontre  moins  que  ces  sortes  de  fantaisies 
rapides  où  n'entre  que  de  la  curiosité  malsaine. 
Ce  qu'il  y  a  d'étrange,  chez  la  plupart  de  ces 
femmes,  c'est  leur  besoin  de  braver  l'opinion 
publique. 

Et  il  ajouta  : 

—  D'ailleurs,  dissimulées  ou  non,  leurs 
frasques  sont  notoires,  vu  l'exiguïté  des  villes 
et  l'importance  des  papotages. 

MmeChalmin  frissonna.  Avait-elle  seule  réussi, 
par  un  prodige  d'adresse,  à  tromper  la  clair- 
voyance du  monde?  Des  bruits  circulaient  sur 
son  compte,  elle  ne  le  niait  pas,  mais  ces  bruits 
avaient-ils  un  caractère  de  certitude? L'absence 

18 


314  UNE    FEMME. 

est  mauvaise  aux  coupables.  Leurs  crimes  se 
découvrant  grâce  à  la  lente  fermentation  des 
racontars  et  des  hypothèses.  Des  coïncidences 
s'éclaircissent.  Les  accusations  disséminées  se 
rapprochent,  s'étayent,  forment  un  tout  com- 
pact. 

D'affeux  pressentiments  l'envahirent.  Elle 
prévit  des  accueils  froids  et  des  figures  glaciales. 
Elle  eut  hâte  de  retourner  à  Rouen  pour  tenir 
tête  aux  calomnies. 

Cette  effervescence  amena  un  mouvement  de 
fièvre.  Elle  se  fit  d'amers  reproches.  A  quoi  bon 
se  tourmenter?  Elle  ne  retourna  plus  au  Casino. 

Et  la  saison  s'acheva  sans  rien  de  saillant.  Le 
carnaval  désappointa  ces  dames.  Elles  assis- 
tèrent, d'un  balcon,  aux  batailles  de  fleurs, 
puis,  d'un  autre,  aux  batailles  de  confetti.  Elles 
ne  s'y  amusèrent  pas.  Là  gaîté  du  peuple  leur 
parut  grossière  et  factice. 

Le  printemps  survint.  Elles  parcourent  assi- 
dûment la  route  de  Monaco.  Les  Heurs  em- 
baument. Des  haies  de  roses  sauvages  bordent 
le  chemin.  Les  oliviers  épanouissent  leur  feuil- 
lage délicat  et  poussiéreux.  Des  enfants  lancent 
dans  la  voiture  de  petits  bouquets  sales.  Lucil 
se  renversait  rt  ruminait  des  songeries  values 
et  incohérentes. 

A  Monte-Carlo,  la  peur  des  émotions  la  chas- 
sait des  salles  de  jeu.  Elle  préférait  les  concerta 


UNE    FEMME.  315 

On  dînait  parfois  au  restaurant  de  Paris.  Et 
l'on  revenait  le  soir.  Des  clairs  de  lune  argenté nt 
la  mer.  Un  doux  bruissement  de  flots  monte. 
Les  odeurs  sont  plus  capiteuses.  Les  sabots  des 
chevaux  résonnent  plus  nettement  au  pied  des 
hautes  montagnes. 

Ces  dames  s'écriaient  :  «  C'est  merveilleux... 
magnifique...  une  apothéose  de  féerie.  »  Lucie 
s'intéressait  au  phare  de  Saint-Jean.  Elle  étudia 
les  intervalles  de  lumière  et  d'obscurité.  Et  elle 
prédisait  la  seconde  exacte  du  changement. 

Le  départ  approchait.  Elle  ne  le  désirait  ni  ne 
le  redoutait.  Elle  ne  se  traça  aucun  plan  de  con- 
duite. Pas  plus  que  dans  son  passé,  elle  ne  pé- 
nétra dans  son  avenir.  Que  serait-il?  Elle  n'en 
savait  rien,  ne  se  le  demandait  même  pas.  Les 
projets  fatiguent.  Trop  d'imagination  surexcite. 
L'espérance  et  le  souvenir  sont  des  hôtes  per- 
fides. Le  bonheur  consiste  souvent  à  sécréter 
de  petits  rêves,  courts,  immédiats,  positifs,  les 
rêves  d'un  estomac  qui  digère  facilement,  les 
rêves  d'une  chair  bien  portante. 


II 


Elle  éprouva,  dès  son  arrivée  à  Rouen,  l'im- 
pression ordinaire  des  personnes  qui  réappa- 
raissent après  une  longue  absence.  Elle  se 
croyait  un  phénomène  pour  les  passants.  Elle 
se  montra  dans  les  rues  principales.  Sa  pré- 
sence devait  y  faire  révolution,  depuis  un  an 
qu'on  ne  l'y  voyait  plus!  Elle  attribua  aux  gens 
qui  la  saluaient  un  air  ahuri.  Et  elle  se  disait  : 
«  Voilà  quelqu'un  qui  va  parler  de  moi...  bien- 
tôt on  colportera  :  «  Vous  savez,  M  Chalmin 
«  est  ressuscitée.  » 

Ce  plaisir  savouré,  un  autre  le  remplaça. 

Un  matin,  comme  elle  flânait  au  lit,  Robert 
la  pria  de  s'habiller  et  de  descendre.  Kilo  le 
rejoignit  au  plus  vite.  Ils  gagnèrent  la  cour  où 
donnaient  les  anciens  bureaux  de  la  rue  Sta- 
nislas-Girardin. 

Leur  transformation  la  Frappa.  Hobert  ouvrit 


UNE    FEMME.  :U7 

une  porte  :  elle  aperçut  un  fort  cheval  de  coupé 
bai-brun,  de  robe  luisante.  A  côté,  une  remise 
contenait  un  trois-quarts  et  une  Victoria. 

Elle  eut  une  commotion  telle  qu'elle  en  de- 
meurait muette.  A  la  fin,  elle  s'abattit  sur  la 
poitrine  de  son  mari.  Ses  yeux  étaient  humides. 

Tout  de  suite  elle  étrenna  son  attelage  par 
un  tour  à  travers  la  ville. 

La  joie  de  cette  nouveauté  se  maintint  plu- 
sieurs semaines.  Elle  inventait  des  courses  qui 
nécessitaient  l'arrêt  de  la  voiture  devant  les 
grands  magasins.  Elle  se  levait  brusquement  au 
milieu  d'une  visite  en  s'excusant  : 

—  Vous  me  pardonnerez,  j'ai  mon  coupé 
en  bas  et  mon  cheval  s'impatiente,  il  est  si  ar- 
dent ! 

Son  chiffre  s'étalait,  bleu  et  jaune.  Elle  trou- 
vait au  cocher,  très  correct  en  la  livrée  mastic 
qu'elle  avait  choisie,  un  aspect  décoratif.  Un 
coussin  capitonnait  la  banquette  du  fond.  Une 
peau  de  bête  servait  de  couverture.  Elle  connut 
ce  qu'elle  appelait  les  raffinements  du  luxe. 

La  réorganisation  de  sa  maison  requit  toute 
sa  vigilance.  L'exemple  de  Mme  Ramel,  à  Nice, 
avait  fortifié  ses  aptitudes  déjà  remarquables, 
de  bonne  ménagère.  Elle  vérifia  les  comptes  de 
cuisine  inscrits  durant  les  mois  que  son  mari 
avait  mangé  seul.  Elle  fut  indignée  de  cet 
examen. 

18. 


318  UNE    FEMME. 

—  Mon  pauvre  ami,  dit-elle  à  Robert  d'un  ton 
protecteur,  tu  ne  t'y  entends  nullement,  on  t'a 
exploité.  D'ailleurs,  les  hommes!... 

Elle  renvoya  la  cuisinière.  Elle  devint  plus 
exigeante  avec  les  domestiques.  Auparavant 
elle  craignait  de  se  les  aliéner  et  qu'ils  ne  dé- 
mentissent les  explications  fantaisistes  qu'elle 
avançait  à  son  mari  sur  ses  heures  de  sortie  et 
de  rentrée.  Leur  témoignage  ne  l'effrayant  plus, 
elle  les  rudoya. 

Elle  se  levait  tôt,  surveillait  la  toilette  des 
salons  et  des  chambres,  touchait  de  l'index  le 
dessus  des  meubles  pour  juger  de  leur  propreté 
et  n'épargnait  ni  les  reproches  ni  les  menaces. 

Son  apathie  de  Nice,  effet  du  climat  et  de  sa 
santé  détraquée,  se  résolvait,  sous  d'autres 
influences,  en  un  besoin  d'action  qu'elle  satis- 
faisait notamment  dans  les  menus  et  multiples 
détails  de  son  intérieur.  Mais  sa  lutte  contre  le 
monde  fournissait  aussi  une  besogne  sérieuse  à 
son  énergie. 

Mme  Chalmin  ne  s'était  point  trompée.  Sa 
réputation  avait  souffert  de  l'éloignement.  Non 
que  Lucie  se  fût  trahie  par  quelque  imprudence 
ou  quelque  atteinte  à  ses  règles  habituelles.  Ses 
admirables  précautions  n'avaient  point  manqué 
leur  but.  Le  mal  provenait  de  ses  amants  eux- 
mêmes. 

Comme  Amédée  Richard,  d'autres  s'étaienl 


UNE    FEMME.  319 

vantés  de  leur  bonne  fortune.  Elle  avait  amené 
passage  Saint-Herblant  des  hommes  qui  la  re- 
connurent plus  tard  et  s'enquirent  de  son  nom. 
On  jasa  du  fameux  entresol. 

Heureusement,  ces  indiscrétions  jaillirent 
dans  des  milieux  étrangers  au  sien.  Le  cercle 
de  ses  relations,  la  société,  n'en  recueillit  que 
des  échos  inconsistants  et  contradictoires.  On 
n'usait  pas  de  la  tournure  de  phrase  formelle  : 
«  J'ai  vu  »,  mais  de  celle-ci,  moins  précise  :  «  Il 
paraît  que  ».  Et  tout  de  suite  les  auditeurs  se 
récriaient. 

—  C'est  impossible,  vous  avez  beau  dire, 
vous  ne  me  ferez  pas  admettre  que  cette  petite 
Chalmin  soit  vicieuse  à  ce  point-là. 

L'énormité  des  accusations  militait  en  sa 
faveur. 

Elle  n'en  dut  pas  moins  combattre  la  médi- 
sance à  coups  de  visites  et  de  politesses.  On  eût 
pu  savoir  l'emploi  exact  de  sa  journée,  en  con- 
sultant les  diverses  personnes  entre  lesquelles 
elle  la  partageait.  Son  affabilité  désarma  les 
prudes  les  plus  récalcitrantes.  Le  temps  acheva 
sa  réhabilitation. 

Ainsi  s'évanouit  un  trimestre,  mois  de  transi- 
tion d'ailleurs,  ce  qui  aidait  encore  Lucie,  par 
l'espérance  du  divertissement  attendu,  à  vaincre 
l'ennui. 

En  effet,  les  Chalmin  et  leur  fils  partirent 


320  UNE    FEMME. 

pour  la  Suisse,  séjournèrent  cinq  semaines 
aux  eaux  de  Schinznach,  explorèrent  Lucerne, 
le  Saint-tlothard  et  les  lacs  italiens. 

En  octobre,  à  son  retour  définitif,  il  sembla  à 
Lucie  que  plus  rien  ne  l'attachait  à  son  passé. 
Dix-huit  mois  la  séparaient  de  la  terrible  cata- 
strophe. 

Aussitôt  l'éducation  de  son  fils  réclama  ses 
soins.  Il  touchait  à  sa  douzième  année  et  ces 
voyages  continuels  avaient  troublé  la  régularité 
de  ses  études.  Elle  voulut  cependant  qu'il  en- 
trât en  sixième,  classe  initiale  où  les  élèves  des 
institutions  libres  suivent  les  cours  du  lycée. 

La  faiblesse  de  René  ne  tarda  pas  à  se  traduire 
par  des  notes  médiocres.  Robert  grogna.  Sa 
femme  fut  désolée. 

Souvent,  elle  montait  au  pensionnat,  transféré 
à  moitié  route  de  la  côte  de  Rois-Guillaume, 
trajet  qui  emplissait  une  grande  partie  de  son 
après-midi. 

Au  parloir  elle  questionnait  l'enfant  sur  ses 
leçons  et  le  bourrait  de  bons  conseils. 

Un  samedi,  elle  aperçut,  parmi  les  dames, 
Henriette  Rerchon  qui  mangeait  des  gâteaux 
avec  son  fils  Maxime.  Elle  pâlit.  Leurs  regards 
se  croisèrent.  Henriette  la  toisa  d'un  airinsolenl. 

—  Tu  ne  m'as  pas  raconté  que  Max  Rerchon 
était  ici,  dit-elle  à  René.  En  quelle  classe 
est-il? 


UNE    FEMME.  321 

—  En  sixième,  maman,  comme  moi. 

—  Ah!  fit-elle  songeuse. 
Elle  reprit  : 

—  Le  samedi,  c'est  classement,  vous  avez 
vos  places  en  orthographe? 

—  Oui,  maman. 

—  Le  combien  es-tu  ? 
Il  rougit  et  murmura  : 

—  Vingtième. 

Elle  eut  une  grimace  : 

—  Et  ton  camarade  Berchon? 

—  Second,  maman. 

Il  lui  parut,  à  cette  réponse,  que  sa  rivale  lui 
infligeait  un  échec  personnel.  D'autres  compo- 
sitions affirmèrent  l'infériorité  de  son  fils.  A 
chaque  défaite,  elle  sentait  croître  sa  rancune. 

C'était,  entre  les  deux  femmes,  un  assaut 
d'impertinences  et  de  puérilités.  Elles  vinrent 
quotidiennement,  aucune  d'elles  ne  voulant 
laisser  à  l'autre  le  bénéfice  d'un  dévouement 
maternel  plus  démonstratif.  Et  elles  embras- 
saient leurs  enfants  avec  des  effusions  crois- 
santes. Les  spectateurs  s'ébahissaient  de  leurs 
élans  d'amour. 

Lucie  ayant  remarqué  qu'Henriette  affection- 
nait un  fauteuil,  auprès  delà  cheminée,  le  lui 
déroba.  Mme  Berchon  riposta  par  un  coup  d'au- 
dace. Elle  s'établit  devant  le  foyer,  interceptant 
ainsi  la  chaleur  du  feu.  Les  deux  mères  alors 


322  UNE    FEMME. 

durent  causer  à'mi-voix,  pour  ne  point  se  dévoi- 
ler mutuellement  les  graves  paroles  qu'elles 
confiaient^  leurs  progénitures. 

Le  nombre  des  gâteaux  apportés  fut  aussi 
motif  à  concurrence.  Les  deux  gamins  s'empif- 
fraient d'éclairs  et  de  babas . 

Mme  Berchon  gratifia  son  fils  d'une  poire  mo- 
numentale dont  les  assistants  s'émerveillèrent . 
Le  lendemain.  Lucie  déballait  une  assiette  de 
meringues.  René  y  gagna  une  cruelle  indiges- 
tion. 

La  neige  tombait.  Le  vent  hurlait.  La  pluie 
battait.  Le  verglas  luisait  sur  les  trottoirs.  Nulle 
intempérie  ne  les  empêchait  d'accomplir  leur 
pieux  pèlerinage.  La  voiture  de  Lucie  lui  as- 
sura quelques  jouissances  d'orgueil,  mais  elle 
les  trouvait  bien  piètres  à  côté  des  satisfactions 
morales  qu'Henriette  retirait  de  son  fils. 

Une  haine  démesurée  les  gonflait,  débordait 
de  leurs  yeux,  donnait  à  leurs  mouvements  un 
aspect  agressif.  Un  choc  se  produisit. 

René  se  présenta,  un  jour,  en  sanglotant.  Il 
bégayait  : 

—  C'est  Berchon,  maman,  c'est  Berchon  qui 
m'a  tapé. 

Mme  Chalmin,  outrée,  essuya  ses  larmes  et 
soudain  elle  vit,  au-dessus  du  sourcil,  une 
énormo  bosse  déjà  bleuâtre. 

Une  colère  l'affola  et  comme  le  jeune  Max 


UNE    FEMME.  323 

entrait,  elle  courut  à  lui  et  le  cingla  de  deux 
gifles. 

—  Tiens,  tiens,  polisson,  petite  brute. 

Une  querelle  scandaleuse  s'ensuivit.  Les 
deux  mères,  protégeant  leurs  enfants  tapis  der- 
rière elles,  s'invectivaient.  Des  injures  gros- 
sières furent  échang-ées.  Elles  se  convainquaient 
de  turpitudes  réciproques.  On  cherchait  à  les 
séparer,  mais  Henriette,  hors  d'elle,  s'écria  : 

—  Yous  savez,  Mesdames,  cette  gueuse  qui 
lève  la  voix,  eh  bien,  je  l'ai  chassée  de  chez  moi. 

—  Vous  mentez,  dit  Lucie,  d'un  ton  faux. 
L'autre  vociféra  : 

—  Je  mens,  moi!  écoute,  si  tu  le  répètes,  je 
dirai  pourquoi  je  t'ai  chassée. 

Mme  Chalmin  eut  peur.  Elle  bredouilla  en  s'en 
allant  : 

—  Est-il  possible  d'inventer  de  pareilles 
choses? 

Elle  n'osa  plus  continuer  ouvertement  ce  duel 
inégal.  Elle  défendit  à  son  fils  de  parler  à  Max. 

—  Sa  mère  est  une  vilaine  femme,  je  ne  puis 
pas  t'expliquer  cela,  tu  sauras  plus  tard. 

Vaincue,  elle  chercha  une  revanche.  Somme 
toute  son  désavantage  résidait  dans  les  insuccès 
hebdomadaires  de  René.  Elle  le  fit  travailler, 
lui  servit  de  répétiteur.  Et  elle  entretenait  en 
elle  une  rage  si  violente  et  si  opiniâtre  que  ce 
zèle  persista. 


324  UNE    FEMME. 

Certains  côtés  paresseux  de  son  caractère  se 
modifièrent.  A  huit  heures  quand  René  rentrait, 
elle  lui  corrigeait  ses  devoirs  français,  lui  seri- 
nait ses  leçons,  vérifiait  l'exactitude  de  ses  pro  - 
blêmes.  L'enfant  s'endormait.  La  mère,  infati- 
gable, veillait. 

Elle  apprit  à  lire  le  grec.  Le  matin  des  com- 
positions de  mémoire,  elle  se  levait  à  cinq 
heures  et,  une  dernière  fois,  lui  racontait  les 
prouesses  de  Cyrus  et  d'Alexandre,  ou  lui  redi  - 
sait  les  principaux  fleuves  d'Asie . 

A  ce  régime,  René,  d'intelligence  assez  vive, 
progressa.  Il  réussissait  principalement  en 
calcul,  en  histoire  naturelle,  en  physique.  Il  ne 
«  mordait  »  pas  aux  belles-lettres.  Cette  diffé- 
rence bien  tranchée  prouvait  une  vocation 
réelle.  Sa  mère  ne  s'y  trompa  point.  Elle  le 
sacra  aspirant  à  l'Ecole  Centrale  et  ingénieur. 

De  doux  projets  la  bercèrent. 

Enfin, René  dépassa  son  rival  en  arithmétique, 
puis  en  botanique.  Lucie  goûta  des  joies  igno- 
rées. Son  aversion  en  fut  affaiblie.  Elle  redoubla 
d'efforts.  René  se  maintint  à  un  rang  très  hono- 
rable. Maxime  cependant  gardait  sa  prépondé- 
rance. 

Cet  hiver-là  les  Chalmin  reçurent  beaucoup. 
(>n  ne  doit  pas  se  laisser  oublier.  Ils  se  libérè- 
rent de  tout  un  arriéré  de  politesses  à  rendre. 


UNE    FEMME.  325 

Robert  proposa  même  une  soirée  avec  la  «  tête  » 
obligatoire  et  le  déguisement  facultatif. 

Depuis  longtemps  il  rêvait  de  se  costumer  en 
don  Quichotte,  travesti  qui  siérait  à  sa  longue 
taille,  à  ses  moustaches  et  au  caractère  général 
de  son  individu. 

—  Ce  bougre  de  don  Quichotte,  disait-il  sou- 
vent, je  le  vois  si  bien,  j'entrerais  si  profondé- 
ment dans  la  peau  de  mon  bonhomme  ! 

Il  se  munit  d'un  Cervantes  à  gravures  colo- 
riées et  ils  le  compulsèrent  sans  relâche.  Une 
divergence  d'opinion  les  divisa.  Chalmin  optait 
pour  un  don  Quichotte  cuirassé,  botté,  casqué, 
armé  de  sa  lance  et  de  sa  rapière.  Lucie  préfé- 
rait le  héros  sous  un  aspect  plus  gracieux,  ga- 
lant, pomponné,  en  pourpoint  de  soie. 

Robert  transigea.  Il  adopta  le  satin,  les  ru- 
bans, les  crevés,  les  bouillonnes.  Mais  à  aucun 
prix  il  ne  voulut  sacrifier  la  lance  et  le  casque 
à  salade. 

—  Tout  le  bonhomme  est  là,  ma  chère,  sup- 
prime les  accessoires,  et  il  n'existe  plus. 

La  réussite  de  ce  bal  dépassa  leurs  prévisions. 
La  haute  société  de  Rouen  y  afflua.  Lucie,  en 
bohémienne,  conquit  tous  les  suffrages.  Parmi 
les  cavaliers  inscrits  sur  son  carnet  de  danse, 
elle  compta  quatre  de  ses  anciens  amants.  On 
loua  sa  tenue  et  son  tact. 

Robert  fut  un  don  Quichotte  désopilant,  su- 

19 


326  UNE    FEMME. 

perbe  de  désinvolture  et  de  fantaisie.  Il  se  tailla 
un  gros  succès. 

Les  préparatifs  de  cette  fête  et  le  prolonge- 
ment de  surexcitation  qui  en  découla  absor- 
bèrent Mme  Chalmin  pendant  quelques  semaines. 

Un  événement  approchait  qui  continua  la 
série  de  petits  plaisirs  et  de  petites  occupations 
dont  se  contentait  son  activité.  Son  fils  allait 
faire  sa  première  communion. 

Le  dimanche  elle  le  menait  à  la  grand'messe 
et  aux  vêpres,  corvées  où  elle  ressentait  un 
ennui  incommensurable  et  la  volupté  du  devoir 
accompli.  Mais  peu  à  peu  des  émotions  conve- 
nables la  pénétrèrent.  L'encens  la  grisait.  La 
majesté  de  la  cérémonie,  l'ampleur  des  voûtes, 
la  voix  du  prêtre,  le  rhythme  des  chants  sacrés 
l'écrasaient  de  respect.  Elle  vénérait  son  fils, 
cet  être  pur,  cette  àme  blanche,  son  fils,  sem- 
blable à  l'agneau  sans  tache  dont  parlait  le 
prêtre  au  catéchisme. 

Elle  courut  les  magasins  pour  les  emplettes 
nécessaires  et  elle  ne  lésinait  pas,  jugeant  que 
rien  n'était  digne  de  lui.  Elle  refusa  les  cadeaux 
qu'on  voulait  lui  offrir.  Elle  désirait  tout  acheter 
elle-même.  Avec  quelle  piété  elle  choisit  le 
livre  de  messe  en  cuir  de  Russie  noir  et  le  cha- 
pelet aux  grains  de  lapis  cerclés  d'argent  : 

Le  grand  jour  arriva.  René  lui  parut  adorable 
dans  son  uniforme  bleu  à  veste  courte,  cintrée 


UNE    FEMME.  327 

à  la  taille  et  ornée  d'une  double  rangée  de  bou- 
tons d'or.  Un  ruban  blanc  aux  franges  étince- 
lantes  entourait  son  bras. 

A  la  dernière  minute  l'enfant  s'accusa  d'avoir 
omis  un  péché.  Il  sanglotait.  Il  fallut  le  conduire 
au  confessionnal.  Ce  scrupule  ravit  sa  mère. 

L'église  resplendissait  de  clarté.  Les  orgues 
versaient  des  ondes  d'allégresse.  Du  soleil  illu- 
minait les  vitraux.  Lucie,  agenouillée,  priait, 
le  cœur  fervent. 

Des  théories  de  garçons  défilèrent  devant  la 
Sainte  Table.  Elle  aperçut  son  fils  qui  marchait, 
la  tête  basse,  le  dos  recueilli.  Elle  se  prit  à 
trembler.  Elle  répétait  : 

—  Oh!  mon  Dieu,  oh!  mon  Dieu! 

Il  se  courba,  mit  la]  nappe  sous  son  menton. 
Le  prêtre  agita  l'hostie  divine.  Lucie  pleura. 


J1I 


Et  son  bonheur  persistait... 

...  Non  point  un  bonheur  fait  de  joies  réelles 
et  de  grandes  ivresses,  mais  cet  état  de  béatitude 
passive  que  causent  l'absence  de  chagrins  et  la 
satisfaction  des  appétits  essentiels. 

Sa  vie  avait  été  coupée  en  deux,  net,  d'une 
incision  précise,  comme  une  plaine  où  s'en- 
tr'ouvre  subitement  un  abime.  Et  l'abîme  était 
insondable,  et  si  large  que  dune  rive  elle  dis- 
tinguait à  peine  l'autre  rive,  celle  terre  où  elle 
avait  connu  de  plus  intenses  félicités.  Elle  la 
voyait  confusément,  effacée,  estompée,  ainsi 
qu'à  travers  un  voile  de  brouillard.  El  elle  n'a- 
vait, en  aucune  façon,  la  nostalgie  de  smi  an- 
cienne pairie,  domine  une  plante  gonflée  d'une 
sève  généreuse,  elle  prenait  racine  dans  le  sol 
où  la  jetait  le  hasard,  el  que  ce  sol  lui  riche  ou 


UNE    FEMME.  329 

rocailleux,  humide  ou  sec,  elle  y  croissait  en 
toute  liberté. 

Çà  et  là,  à  son  lit  de  douleur,  aux  palmiers 
des  Anglais,  aux  roses  de  la  Corniche,  à  la  cime 
du  Righi,  aux  rocs  du  Saint-Gothard,  restaient 
accrochés  les  derniers  lambeaux  de  son  enve- 
loppe défunte.  L'air  pur  de  la  baie  des  Anges, 
l'air  vif  des  montagnes  avaient  nettoyé  son  corps. 

Et  comme  toujours,  elle  s'abandonnait  au 
gré  des  circonstances,  ainsi  qu'une  chose  inerte 
ballottée  par  la  mer.  Les  vagues  étaient  gigan- 
tesques autrefois,  elle  montait  à  leur  crête, 
roulait  dans  leurs  gouffres,  secouée,  retournée, 
lancée  de  droite  et  de  gauche.  Aujourd'hui,  sur 
l'onde  assagie,  elle  flottait,  confiante,  sans  un 
mouvement,  suivait  le  courant  paresseux  qui 
l'emportait  insensiblement  vers  la  vieillesse. 

Tant  qu'elle  avait  pu  demander  beaucoup  à 
la  destinée,  sa  part  ne  la  satisfaisait  pas,  et  elle 
avait  beaucoup  exigé.  Maintenant  que  ses  droits 
diminuaient,  ses  besoins  se  restreignaient  et 
elle  acceptait,  sans  récriminations,  le  peu  qui 
lui  était  octroyé. 

Son  genre  d'existence  ne  changeait  pas  parce 
que  ses  goûts  avaient  changé,  mais  ses  goûts 
plutôt  se  conformaient  au  genre  d'existence  que 
lui  imposaient  des  forces  multiples. 

D'abord  elle  eût  été  incapable  de  reprendre 
sa  vie  dissipée.  Quoiqu'elle  ne  fût  alors  jamais 


330  UNE    FEMME. 

lasse  de  ses  aventures,  elle  gardait  la  sensation 
mal  définie  d'une  insupportable  fatigue,  et  de 
cette  fatkgue  imaginaire  elle  éprouvait  une 
réelle  courbature.  La  seule  idée  d'une  chute 
lui  brisait  les  membres.  Il  lui  semblait  que  ses 
reins  en  seraient  meurtris. 

Puis,  en  bloc,  son  passé  l'effrayait.  Elle  le 
considérait  comme  quelque  chose  de  noir  et  de 
lugubre,  une  époque  funeste  où  même  elle 
avait  dû  subir  de  grandes  infortunes.  Il  ne  s'en 
détachait  que  les  rares  minutes  de  ses  souf- 
frances et  de  ses  désillusions.  Et  elle  appréciait 
d'autant  plus  la'quiétude  du  présent. 

Quel  effort  il  lui  eût  fallu  pour  recommencer 
ses  poursuites,  pour  répondre  à  un  inconnu,  se 
rendre  à  son  hôtel,  se  déshabiller  devant  lui,  se 
donner  surtout  et  jouer  son  rôle  monotone 
d'amoureuse  !  Elle  avait  si  souvent  exécuté  ces 
actes  !  Rien  ne  l'intéressait  désormais  de  cette 
comédie,  dont  elle  savait  toutes  les  pbases. 

La  crainte  du  monde  aussi  la  retenait.  On  ne 
peut  éternellement  se  gausser  de  lui.  Un  jour 
vient  où  la  vérité  se  découvre.  Il  se  méfiait  déjà. 
Une  preuve  quelconque  suffirai  là  l'instruire.  La 
perspective  de  ce  dénouement  inévitable  lui 
inspirait  une  réserve  salutaire. 

En  outre,  une  infinitéd'autres  causes  L'influen- 
çaient. Dès  le  retour  du  Midi,  de  nombreux 
plaisirs  l'avaient  dédommagée  de  son  honnr- 


UNE    FEMME.  331 

teté,  sa  voiture,  plus  tard  le  voyage  en  Suisse, 
plus  tard  l'éducation  de  son  fils  et  sa  lutte  contre 
Mme  Berchon.  Ces  divertissements,  bien  que 
mesquins,  avaient  adouci  cependant  la  brutalité 
de  la  transition.  Us  masquaient  un  vide  qui, 
sans  eux,  eût  paru  intolérable.  D'autres,  ana- 
logues, qui  leur  succédèrent,  finirent  même  par 
constituer,  avec  l'habitude,  des  distractions 
équivalentes  pour  Lucie  à  ses  débauches 
anciennes. 

Mais,  avant  tout,  l'arrêtait  un  obstacle  invin- 
cible :  la  maladie  avait  déformé  son  corps.  La 
taille  s'était  épaissie,  les  seins  tombaient,  des 
rides  notamment  rayaient  le  ventre.  Quoiqu'elle 
refusât  de  se  l'avouer,  la  conscience  sourde  de 
ces  imperfections  abolissait  l'envie  d'étaler  sa 
nudité.  Son  orgueil  ne  fléchissait  pas,  elle  en 
enfermaitle  culte  en  elle-même,  comme  une  re- 
ligion mystérieuse  dont  elle  était,  à  elle  seule, 
la  prêtresse  et  la  foule  des  croyants. 

Elle  ne  souffrait  point  de  ce  sacrifice.  Tant  de 
fois  elle  avait  offert  son  corps  et  surpris  l'extase 
des  élus  admis  à  le  contempler,  qu'elle  se  trou- 
vait blasée  sur  cette  catégorie  de  jouissances. 

Du  reste,  quels  que  fussent  les  motifs  aux- 
quels obéît  Mmc  Chalmin,  elle  ne  s'embarrassait 
pas  à  les  démêler.  Elle  constatait  ceci,  simple- 
ment :  sa  conduite  ne  lui  convenait  plus,  elle 
vivait  donc  d'autre  sorte.  Jamais  même  elle  ne 


332  UNE    FEMME. 

songeait  à  ces  questions.  Jamais  elle  ne  se  lais- 
sait glisser  aux  rêveries  douces  où  surgissent, 
avec  leurs  sourires  et  leurs  larmes,  les  heures 
d'antan.  A  peine  certains  souvenirs  s'éveillaient- 
ils  au  choc  d'un  incident  fortuit,  rencontre 
d'amant,  vision  d'endroit  fréquenté.  Et  ces 
souvenirs  ne  lui  procuraient  ni  enchantement 
ni  amertume. 

Elle  ne  regrettait  rien.  Elle  avait  plutôt  un 
sentiment  de  plénitude.  Elle  ignorait  la  tristesse 
de  ceux  qui  regardent  en  arrière  et  à  qui  pa- 
raissent creuses  des  périodes  d'années,  des 
années  futiles,  sans  bien  ni  mal,  sans  gloire  ni 
désastre,  des  années  perdues,  irréparablement, 
cinq,  six,  sept  à  retrancher  du  maigre  lot  qui 
nous  est  échu. 

Une  telle  désespérance  lui  était  épargnée.  Sa 
jeunesse  formait  une  chaîne  de  jours  où  nul 
maillon  ne  manquait.  Peu  d'entre  eux  qui  ne 
fussent  illustrés  de  quelque  événement  saillant . 

Cette  idée  l'avait  jadis  frappée  durant  l'une  de 
ses  dernières  visites  à  M.  Lesire.  Elle  arrachait 
les  feuilles  d'un  calendrier.  Et  elle  dit  en  riant 
une  de  ces  phrases  cyniques  dont  elle  était  cou- 
tumière  : 

—  Je  pourrais  presque  établir  un  calendrier, 
moi  aussi,  avec  l'histoire  de  ma  vie.  Je  canoni- 
serais mes  amoureux  :  Saint-Amédée,  Saint- 
Bouju,  Sainte-Marthe,  Saint-Lesire.  Et  en  bas 


UNE    FEMME.  333 

je  raconterais  en  substance  l'anecdote  d'un  jour 
correspondant  :  aujourd'hui  mon  mariage , 
demain  premier  faux  pas,  après-demain  deu- 
xième, ici  une  rupture,  plus  loin  une  autre 
chute .  Les  trois  cent  soixante-cinq  cases  seraient 
remplies. 

De  là  naissait  une  satisfaction.  Elle  oubliait 
ce  qui  composait  cet  amas  de  réminiscences 
pour  ressentir  l'agrément  que  donne  une  mé- 
moire bien  garnie,  un  spectacle  d'ensemble,  où 
nulle  interruption  fâcheuse  ne  déroute  l'esprit. 
Son  passé  lui  plaisait,  de  ce  plaisir  vague  que 
procure  la  vue  d'un  fruit  par  sa  rondeur  et  la 
cohésion  de  sa  masse.  Un  trou  vous  y  choque- 
rait, et  l'insuffisance  des  yeux  ne  permet  pas 
d'en  distinguer  les  parties  blettes  et  gâtées. 

Des  mois  s'ajoutèrent  à  des  mois.  Les  Chal- 
min  allèrent  à  Cauterets  et  en  Espagne,  la  saison 
suivante  sur  les  bords  du  Rhin.  Et  d'autres  mois 
vinrent. 

Lucie  se  fanait  vite.  La  peau  de  son  visage 
revêtait  des  teintes  jaunes.  Sa  démarche  s'alour- 
dissait. Elle  se  soignait  moins.  Ne  renouvelant 
plus  ses  dessous  élégants,  elle  se  servait  de  son 
linge  de  trousseau.  Elle  eut  un  corset  qui  ac- 
centua le  grossissement  de  sa  taille.  Ses  robes 
furent  plus  riches  et  plus  disgracieuses. 

Le  moral  aussi  s'épaississait.  Elle  devint  pot- 
au-feu,  maniaque,  «  regardante  »,  tracassière 

19. 


334  UNE    FEMME. 

avec  les  domestiques.  Elle  leur  mesurait  la  nour- 
riture et  réduisait  la  quantité  de  beurre  em- 
ployée à  la  cuisine. 

Dans  le  monde  elle  acquérait  une  place  pré- 
pondérante, grâce  à  safortune  et  à  ses  réceptions. 
On  la  considérait.  Les  jeunes  maris  la  citaient 
en  exemple  a  leurs  femmes. 

Elle  s'estima  assez  forte  pour  couper  court 
aux  relations  qui  ne  réunissaient  pas  toutes  les 
garanties  d'honorabilité.  Elle  se  créa  des  enne- 
mis. Que  lui  importait?  Son  salon  fut  réputé 
d'accès  difficile  :  on  essaya  d'en  franchir  le 
seuil. 

Son  ambition  lui  suscita  l'envie  de  se  tourner 
vers  Mme  Bouju-Gavart.  Elle  s'en  ouvrit  à  Ro- 
bert qui  acquiesça  : 

—  Tu  as  raison,  elle  a  eu  de  graves  torts, 
seulement  tu  es  la  plus  jeune,  et  c'est  à  toi  de 
faire  les  premiers  pas. 

Elle  se  crut  très  miséricordieuse  en  accom- 
plissant cette  démarche.  Le  pardon  des  injures 
est  l'attribut  des  nobles  caractères.  La  bonne  de 
Mmo  Bouju-Gavart  la  pria  d'attendre,  puis  revint 
avec  cette  réponse  :  Madame  était  souffrante  et 
ne  recevait  pas.  Une  seconde  tentative  fut  éga- 
lement infructueuse. 

Mm0  Ghalmin  en  conçut  un  grand  étonnement. 
Celte  ingratitude  la  navrait.  Elle  dit  à  son 
mari  : 


UNE    FEMME.  335 

—  A  quoi  sert  d'être  esclave  de  son  devoir! 

En  visite,  elle  prenait  une  part  active  aux 
potins.  Les  amours  des  autres  la  captivaient, 
comme  un  soldat  retraité  frissonne  au  bruit  du 
canon.  Ses  jugements  étaient  durs  et  causés 
moins  par  sa  rigueur  de  femme  envers  une 
autre  femme,  que  par  son  mépris  pour  ces  sottes 
qui  se  compromettaient.  On  admirait  son  inflexi- 
bilité. 

Une  occasion  excellente  donna  libre  cours  à 
cette  humeur  vertueuse. 

Au  lycée,  le  jeune  Chalmin  progressait.  Sa 
mère  ne  pouvait  plus  le  suivre  dans  ses  études, 
mais  elle  le  stimulait  au  travail  et  les  succès  de 
René  la  récompensaient.  La  suprématie  cepen- 
dant demeurait  à  Max  Berchon. 

Les  deux  concurrents  faisaient  leur  quatrième. 
Ils  tenaient  la  tète  de  la  classe.  Mais  malgré 
quelques  triomphes  en  mathématiques,  René 
n'espérait  pas  dérober  à  son  rival  le  prix  d'ex- 
cellence. Lucie  enrageait. 

Or,  tout  d'un  coup,  un  bruit  incroyable  éclata 
en  ville  :  Henriette  Berchon  avait  pris  la  fuite. 
On  savait  le  nom  du  monsieur.  Mme  Chalmin  se 
renseigna.  La  nouvelle  était  exacte. 

Immédiatement,  elle  se  mit  en  campagne. 
Elle  trouva  le  monde  fort  émotionné.  La  plu- 
part de  ces  dames  môme  niaient  la  possibilité 
d'un  tel  événement. 


336  UNE    FEMME. 

Elle  affectait  d'abord  de  ne  point  comprendre 
leur  stupéfaction.  Que  voyaient-elles  d'invrai- 
semblable en  un  fait  aussi  naturel?  Une  femme 
habillée  comme  Henriette,  extravagante,  co- 
quette, indifférente  à  l'opinion  publique,  ne 
devait  pas  finir  autrement.  Puis  son  indignation 
débordait  : 

—  J'ai  beau  me  raidir  et  vouloir  défendre 
une  ancienne  amie,  je  ne  peux  pas.  Il  y  a  des 
choses  qui  n'admettent  pas  l'indulgence. 

Une  jeune  femme  insinua  : 

—  Je  la  connaissais,  moi,  Henriette.  Elle 
était  si  gentille,  si  bonne.  Somme  toute,  on 
n'avait  à  lui  reprocher  que  ses  toilettes  et  son 
dédain  du  qu'en- dira-t-on.  Elle  avait  beaucoup 
de  cœur.  Son  mari  et  elle  ne  se  sont  jamais 
entendus.  Il  était  avare,  la  boudait  pour  une 
note  de  couturière,  s'abaissait  à  supplier  les 
marchands  de  ne  rien  vendre  à  sa  femme.  Il  la 
poussait  à  bout.  Elle  a  aimé  ce  monsieur,  elle 
lui  sacrifie  tout,  il  y  a  là  une  certaine  crànerie. 
Et  puis  on  disait  tant  de  mal  d'elle,  sans  preuve, 
qu'elle  n'avait  rien  à  sauvegarder. 

Mme  Chalmin  l'interrompit  sèchement  : 

—  Vous  avez  une  manière  de  juger!  Per- 
mettez-moi de  ne  pas  avoir  la  même 

Elle  se  rendit  aussi  près  du  maître  de  pension  : 

—  On  vous  a  sans  doute  mis  au  courant  d'un 
scandale  qui  a  eu  votre  parloir  pour  théâtre. 


UNE    FEMME.  337 

Mmc  Berchon  m'a  grièvement  offensée.  Je  me 
suis  tue,  par  dignité,  et  j'ai  eu  raison,  car  vous 
voyez  à  qui  j'avais  affaire. 

Ce  départ  d'Henriette  l'obsédait.  Elle  en  ra- 
bâchait à  Robert  les  péripéties  probables.  De- 
vant son  fils  même,  elle  ne  se  contenait  pas. 

Il  advint  que  René,  disputant  avec  Max,  lui 
jeta  des  injures  sur  sa  mère.  Max,  doué  de 
muscles  plus  solides,  lui  administra  une  cor- 
rection un  peu  brutale  et  lui  cassa  deux  dents 
d'un  coup  de  poing.  Lucie  se  plaignit.  On  voulut 
obtenir  des  excuses  du  jeune  Berchon.  Il  refusa. 
Il  fut  renvoyé.  Ce  changement  de  pensionnat 
détraqua  ses  habitudes.  Il  n'eut  plus  d'ardeur 
au  travail.  René  décrocha  le  prix  d'excellence. 
Quelle  victoire  pour  Lucie  ! 

Entre  M.  et  Mme  Chalmin  l'entente  ne  cessait 
de  régner.  Jamais  la  moindre  querelle  ne  trou- 
blait leur  bonne  intelligence.  Elle  le  prisait 
beaucoup. 

Elle  ne  se  sentait  aucun  repentir  envers  lui. 
Un  jour  elle  s'assit  sur  ses  genoux  et  pro- 
nonça : 

—  Regarde-moi  bien  en  face  et  réponds-moi 
franchement. 

Comme  il  riait  de  cette  solennité,  elle  le 
gronda  : 

—  ?son,  sois  sérieux,  c'est  une  inquiétude 
qui  me  tourmente  souvent  et  dont  je  voudrais 


338  UNE    FEMME. 

être  délivrée.  Dis-moi,  t'ai-je  rendu  heureux, 
mais  là,  absolument  heureux? 

Il  répéta  d'un  ton  grave  : 

—  Entièrement  heureux,  Lucie,  pas  une  mi- 
nute de  ma  vie  je  n'ai  regretté  notre  union. 

Cette  affirmation  ne  l'absolvait-elle  pas?  Car 
enfin,  qu'avait-elle  atteint,  par  sa  faute,  en  lui? 
Son  nom?  Intact.  Sa  fortune?  Quadruplée.  Son 
bonheur?  Inaltérable,  il  l'avouait  lui-même.  La 
mauvaise  conduite  d'une  femme,  si  elle  parvient 
à  la  dissimuler,  ne  porte  préjudice  qu'à  elle 
seule.  Un  mari  n'est  pas  déshonoré  tant  qu'on 
l'ignore. 

Elle  s'empêtra  peu  dans  d'aussi  puérils  scru- 
pules. 

Elle  sortait  constamment  avec  Mme  Ramel 
qui  l'entraînait  à  l'église.  Elle  s'y  asseyait  et  ne 
priait  point.  Mais  le  repos  de  la  nef  déserte 
l'enveloppait.  Et  elle  s'assoupissait,  tandis  que 
se  courbait  dévotement  le  dos  de  sa  mère.  A  la 
fin  cependant,  ces  longues  stations  dans  la 
demi-obscurité,  dans  le  silence  qui  suinte  des 
voûtes  et  des  piliers,  la  pénétrèrent  de  recueil- 
lement. Elle  marmotta  les  prières  qu'inspirent 
ces  endroits  saints.  Ses  apparences  pieuses  ne 
furent  pas  suns  profit.  Elle  y  gagna  un  surcroit 
de  considération. 

Des  mois  encore  vinrent.  Elle  s'embour- 
geoisa. Ses  idées  se  rétrécirent.  Son  cerveau  se 


UNE    FEMME.  339 

dessécha.  Elle  grossit.  Le  menton  et  le  cou 
s'empâtèrent.  Elle  adopta  des  opinions  politi- 
ques précises,  n'en  ayant  pas  eu  d'autres  que 
celles  de  ses  amants  ;  elle  prôna  les  partis  reli- 
gieux. 

Elle  ne  songeait  pas  à  son  passé.  Un  jour 
elle  croisa  Javal,  son  unique  passion,  suivant 
elle.  Ils  se  saluèrent.  Son  cœur  fut  muet.  Elle 
regretta,  néanmoins,  sa  bague  de  fiançailles. 

La  présence  de  ses  amants,  leur  contact 
même,  ne  la  remuaient  pas.  Au  bal,  parfois, 
l 'invitaient  des  hommes  qui  l'avaient  possédée. 
311e  restait  indifférente  entre  leurs  bras. 

Ils  la  menaient  au  buffet,  lui  parlaient,  ga- 
lants, attentifs.  Elle,  se  disait  simplement  : 
«  J'ai  été  la  maîtresse  de  cet  homme  »,  sans  que 
cette  phrase  évoquât  en  elle  l'ordinaire  cortège 
des  jouissances  communes.  Aucune  honte  ne 
rougissait  son  front.  Elle  ne  sentait  point  qu'un 
lien  de  chair  indissoluble  la  liait  à  eux.  Quel- 
ques-uns risquèrent  des  allusions.  Elle  semblait 
ne  point  comprendre.  Cela  l'ennuyait.  Jamais 
ùle  ne  connut  la  joie  des  souvenirs  que  l'on 
échange,  des  heures  voluptueuses  où  sonnent 
i  nouveau  la  sonnerie  des  anciennes  caresses  et 
le  tintement  des  bouches  qui  se  baisaient. 

De  ce  passé,  il  subsistait  deux  sensations  bi- 
garres, toutes  deux  d'amour-propre,  toutes 
leux  confuses. 


340 


UNE    FEMME. 


Sa  beauté  n'était  pas  morte.  Elle  commençait 
à  admettre  la  déchéance  de  son  corps,  mais  ce 
corps  vivait  toujours  dans  les  yeux  de  ses 
amants.  Il  vivait  avec  sa  splendeur  première, 
avec  son  exquise  pureté,  avec  la  blancheur  de 
sa  peau,  avec  l'harmonie  de  ses  formes.  Il  vivait 
gravé  dans  des  cerveaux  qui  ne  pourraient  l'ef- 
facer. Il  vivait  comme  toute  chose  parfaite, 
indestructible  parce  qu'elle  est  d'essence  divine. 
Si  vieille  qu'elle  fût,  plus  tard,  elle  verrait  des 
êtres  qui  l'auraient  admirée,  et  la  certitude  que 
s'éternisait  en  eux  l'image  de  son  corps  éblouis- 
sant de  jeunesse,  la  consolerait  de  son  corps 
usé,  déprimé,  ilétri. 

Puis,  en  second  lieu,  elle  se  sentait  supérieure 
aux  autres  femmes  qu'elle  fréquentait.  Elle 
s'attribuait  plus  d'expérience.  La  vie  lui  avait 
divulgué  les  mystères  cachés  à  la  foule.  Elle 
était  en  droit  de  discuter  et  de  résoudre  les  pro- 
blèmes complexes  sur  l'amour,  le  vice,  le  dés- 
espoir, la  lassitude,  sur  l'attachement  et  sur 
la  passion  furieuse,  sur  les  moyens  de  conserver 
l'affection  d'un  homme  et  sur  les  moyens  de 
rompre.  Elle  pouvait  pérorer,  trancher  les  ques- 
tions, conseiller,  blâmer  et  approuver.  Car  elle 
savait  ce  que  la  plupart  de  ces  femmes  ne  sa- 
vaient pas,  avantage  dont  elle  tirait,  à  son  insu, 
un  grand  orgueil. 

Sa  religiosité  s'accentua.  Elle  ne  devint  pal 


UNE    FEMME.  341 

dévote.  La  grâce  ne  la  touchait  pas.  Mais  les  pra- 
tiques de  l'église  l'occupaient  et  lui  paraissaient 
utiles.  C'était  un  but  de  promenade,  l'obligation 
de  respirer  l'air  du  matin.  Sa  santé  s'en  trou- 
vait à  merveille.  Elle  obéissait  complaisamment 
à  la  discipline  sévère  des  offices.  Comme  ses 
voisins,  un  coup  de  clochette  la  mettait  debout, 
la  jetait  à  genoux,  l'asseyait,  lui  inclinait  la  tête, 
tournait  les  pages  de  son  livre,  lui  imposait 
l'articulation  mentale  de  telle  prière.  Elle 
éprouvait  la  petite  fièvre  des  soldats  à  l'exercice 
quand  une  manœuvre  réussit,  que  les  bras  re- 
tombent ensemble  dans  le  rang,  ou  que  les  dé- 
clenchements des  fusils  ne  forment  qu'un  bruit 
sec,  au  commandement  :  «  Feu.  » 

Elle  voulut  se  confesser.  Cette  envie  la  prit 
soudain,  irrésistible.  Mme  Ramel,  enchantée,  lui 
signala  un  prédicateur  de  la  Cathédrale.  Elle  y 
courut  dans  un  accès  d'exaltation. 

Elles'aff'ranchitd'abord  despéchés  quotidiens, 
des  péchés  véniels,  de  ceux  qu'on  ne  peut  évi- 
ter. Puis  elle  s'arrêta,  hésitante.  Le  prêtre  dit  : 

—  C'est  tout,  ma  fille? 

Alors  elle  s'attaqua  bravement  à  son  passé. 
Sa  vie  se  dévoila,  sa  vie  d'adultère.  Ce  fut  long. 
Le  prêtre,  atterré,  ne  cessait  de  l'interroger. 
Elle  répliquait  aussi  exactement  que  sa  nature 
l'y  autorisait.  A  la  fin  il  murmura  : 

—  Vous  repentez-vous,  mon  enfant? 


342  UNE    FEMME. 

Elle  répondit  : 

—  Oui,  mon  père. 

Il  comprit  que  ses  lèvres  seules  affirmaient 
ce  repentir.  Devait-il  refuser  l'absolution  ?  A  quoi 
bon!  N'était-elle  pas  inaccessible  au  remords? 
Sa  cbair  ne  présentait  nulle  tache  avilissante. 
Comment  lui  persuader  que  l'àme,  elle,  reste 
flétrie  éternellement?Elle  ne  savait  même  point 
qu'elle  avait  mal  agi.  Sa  vie  eût  recommencé 
qu'elle  ne  l'eût  pas  vécue  autrement. 

Il  prononça  les  paroles  sacrées. 

Mme  Chai  min  partit.  Lui,  ne  bougea  pas, 
troublé. 

A  la  maison,  Lucie  trouva  René  qui  l'atten- 
dait, en  vacances.  Ils  sortirent. 

Le  temps  était  chaud,  le  ciel  ensoleillé.  Ils 
marchèrent  allègrement.  Elle  le  serrait  contre 
elle,  un  bras  derrière  son  cou,  sur  l'épaule.  Elle 
était  fière  de  lui,  de  ses  quinze  ans,  de  sa  sa- 
gesse, de  son  joli  visage  où  se  dessinaient  cer- 
tains de  ses  traits,  à  elle.  La  confession  l'avait 
soulagée,  lui  semblait-il,  de  quelque  fardeau 
incommode.  L'avenir  s'ouvrait,  calme,  large, 
un  avenir  qu'emplissait  son  fils.  Des  projets 
l'effleurèrent.  Elle  les  traduisit.  René  les  ap- 
prouva. Certes  ses  aptitudes  le  destinaient  au 
métier  d'ingénieur,  peut-être  à  la  carrière  des 
armes. 


UNE    FEMME.  343 

Elle  le  vit,  vêtu  d'un  uniforme  brillant,  que 
constellaient  des  décorations. 

Elle  le  vit  fiance',  marie',  possesseur  d'une 
jolie  femme  qu'il  aimerait  et  dont  il  serait 
aimé. 

Elle  se  vit,  elle,  dans  le  décor  intime  de  sa 
"amille,  entre  sa  mère  et  son  mari,  entre  son 
nls  et  les  enfants  de  son  fils. 

Et,  en  rêve,  son  incorruptible  bonheur,  le 
bonheur  de  son  passé,  le  bonheur  actuel,'  se 
prolongeait  indéfiniment,  l'accompagnait  jus- 
qu'à la  vieillesse,  jusqu'à  la  mort. 


Nice,  Vaucottes,  1891-1892. 


FIN 


PurU.  _  Typ.  Chatnerot  et  Renouai,   Itérai  des  îkffltÊP 


eu,  Paris 


~>0    le    Tolume. 
■VA.).  —  Ahmed    lo  Boucher. 
-,ion  en  Vendée,  179'.'.. 

—  Dialogues  des  Courtisanes 
—Mf-r  Sauvage.— Charité, 
-ur  29.  —  L'AlCyone.  — 
ue.  _  Gaites  de  bord.  - 
Pilleur  d'Epaves. 

nne).  —  Charge  d'âme. 

^ené  .    —  R(;b<*  Million.  — 

—  Cas  passionnels. 

ANT  (Guy  de).  —    Les  Sœu» 

—    Monsieur    Parent.   —    Le 

Pierre  et  Jean.   —   Clair  de 

La    Main    gauche.    —     Kort 

-nort.  —  La  Vie    errante.  — 

—  l.a  Maison  Tellier.  — 
—  Une   Vie.  —  La  Paix  du 

nave).   —  Le  Calvaire.  - 

. Les  Femmes  de  Pari» 

—  Serge    Panine.   I  Onrr 
ai.  française).  —  Le  Maitn 

*  comtesse  Sarah.  —  Li* 

Grande  Marnière.  —  l* 

ix-Mort.  —  Noir  et  Rose 

Le  Docteur  Rameau. - 

,r.  _  L'Ame  de  Pierre.  - 

.  .  —  Nemrod  et  C".  *• 

.  ,les  Amours.  I" 

nçoisV  —  Jeu  Mortel.  —  L 

icquancourt.  —  Mam  zell 

ào).  —  Trop  Belle.  ■ 

n«r  l'Académie  franç^ 

.  —  Demi-Crimes. 

—  Sœur  Sainte-*  *■ 

lauvoisin.  —   L'    otjl 

— Fantasmagor 
le  d'amour.  —  Siu  ■ 
— LaMascaxa 
I/Ecorninenr. 
.).  —  Alfrédine.  — 
ticicr. 
,-u  et  la  Chose.  —  > 
,.  —  Souvenirs  d  A 

—  Cœur  double. 
H#  _  Les  Farce 
-'  Les  Malheur» 
,ete.  _  Les  Veil 

—  La  Ma 
Les   Mauvais 

ine.  —  Michel 
•mbard.  —   *' 

Mon  Oncle  Ba 
^thier.  —  Mad< 
lès    Parker.   — 

-  L'Etoile  de  * 
jusine. 

la).   —    1; 
Évocation. 

tK/RNIK.   —  1 


Bibliothèques 

Université  d'Ottawa 

Echéance 


Libraries 

University  of  C 

Date  Due 


^  ?  2 19«Ç     19  SEP.  1997 

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2  0  MA1 1992    Lf - 

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MAY  18  10 

MAY  1  3  m 

MAR  2  2  199 


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