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2603
.A52Z76
1890
U dVdf OTTAM*
3900300398'1183
\i.
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in 2011 witli funding from
Universityof Toronto
littp://www.arcliive.org/details/unelieurecliezmbarOOpari
UNE HEURE
CHEZ M. BARRES
EMILE COLIN — liCPRlMERIE DE LAGNY
UNE HEURE ^/
CHEZ M. BARRÉS ^ '^^f
PAR
UN FAUX
RENAN
Un fuhlicisie judicieux a écrit
des cotiversaiions de Goctke avec
Echcrniann tjuc, si elles n'avaient
fas et; tenues réellement, il fau-
drait les inventer.
M. B.
PARIS
TRESSE & SIOCK, LIBRAIRES-ÉDITEURS
8,9, lO, II, GVLERIE DU THtATRE-FRA NCAIS
1890
Tous droits réservé
r
?Q
NOTE
Cette fantaisie sera-t-elle ac-
cueillie avec faveur par les déli-
cats ? Sera-t-elle comprise de tous,
dans l'entourage littéraire, poli-
tique et jnondain de M. Maurice
Barrés ? Plaira-t-elle à ce der-
nier ?
Je veux espérer quelle ne le
chagrinera point trop. Il 7ie pour-
rait en savoir mauvais gré à son
auteur, lui qui a dit : u Ce ton, fort
reçu envers les mortels, sied-il avec
les vivants ? On s'accorde, pour
l'ordinaire, à parler de ceux-ci
avec habileté et de ceux-là seuls
avec sincérité. C'est affaire d'éthi-
que personnelle. »
Soyons sincères !
L. AUTEUR.
UNE HEURE
CHEZ M. BARRÉS
Jeudi dernier, vers cinq heures
de l'après-midi, je passais devant le
Palais- Bourbon. J'étais à pied. Un
jeune homme imberbe, de teint un
peu bilieux, distingué, fort correc-
tement vêtu, me salua profondé-
ment, en me croisant sur le trot-
toir.
Après avoir rendu le salut, je me
retournai pour voir si je ne me
trompais point en pensant ne pas le
connaître — bien que cette tête
fine me rappelât un diacre qui s'oc-
Une heure che:( M. Barres.
cupa de l'éducation de mon petit-
tils.
Le jeune homme, qui avait con-
tinué son chemin, se retourna éga-
lement. Et, comme je portais la
main droite à mon front, me de-
mandant : • Qui est-ce ? » il prit ce
geste pour un appel, sans doute,
car, venant à moi, chapeau bas:
— (( Comment, cher maître, me
dit-il, vous ne m'en voulez donc
pas ? Et vous me permettez encore
de vous saluer ? »
Je le regardais, avec le sourire
d'un homme qui va s'écrier: u l^ar-
don ! il y a erreur! » Il crut à une
approbation et continua:
« — Je n'aurais pas osé me pré-
senter chez vous, où vous me rece-
viez si bien, avant que j'eusse public
Huit jours che:^ M. Renan... Mais,
je suis heureux de l'occasion qui
m'est offerte de vous répéter ce que
j'ai écrit dans une seconde édition,
Une heure clie:^ M. Barrés. g
qui vient de paraître : « J'ai été mé-
connu par un maître que je goûte
fort! n
J'étais stupéfait. Ce jeune homme
croyait parler à M. Renan? J'ai
donc quelque ressemblance physi-
que avec cet homme illustre ?
J'avoue avoir peu lu les œuvres
de celui que, voilà une trentaine
d'années, le cure du village où j'é-
tais notaire appelait : l'Ante-Christ.
Je sais seulement qu'il est fort con-
sidéré, qu'il est de l'Académie Fran-
çaise.
L'erreur me flatta. Mais, comme
il ne fallait point qu'elle durât, je
dis, d'un ton fort courtois :
— Mon jeune ami, vous vous
trompez...
Ma phrase fut interrompue par
l'arrivée d'un homme, en gilet
rouge et habit à larges boutons de
cuivre, qui tendit une lettre à mon
interlocuteur :
lo L'ne heure che^ M. Barrés.
— Pardon, messieurs... mon-
sieur le député, voici une lettre que
j'avais oublié de vous remettre...
— « Ces garçons de la Chambre
sont bien mal stylés ! » me dit, en
souriant, le jeune homme.
D'un coup d'œil j'avais lu, sur
Tenvcloppe : A monsieur Maurice
Barrés.
J'allais d'étonnement en ctonne-
ment. Je causais avec un député?
J'aurais plutôt cru un bachelier
venant d'abandonner sa tunique !
Mais je me souvins d'un de mes
poètes favoris : a La valeur n'at-
tend pas... etc. )) Et je me rappelai
avoir, en effet, vu ce nom : Maurice
Barrés, dans les journaux, au mo-
ment des dernières élections.
Toutes ces pensées, bien en-
tendu, me passèrent par la tête, en
une seconde. J'allais reprendre ma
phrase : « Vous vous trompez »,
lorsqu'une idée folle me vint : si je
Cne heure chc^ M. Bai
poussais la farce un peu plus loin ?
J'étais libre, jusqu'il l'heure du
dîner... C'était décidé... je serais
M. Renan, et je ferais parler
M. Maurice Barrés, Ce jeune
homme me paraissait intelligent, sa
conversation ne pouvait manquer
d'être agréable. Puisqu'il avait écrit
un livre, c'est qu'il s'adonnaic à la
littérature. Puisqu'il était député,
c'est qu'il faisait de la politique ;
deux choses qui me captivèrent tou-
jours, à mes moments perdus...
Oui, j'étais bien M. Ernest Renan.
Mais, comme je ne savais pas à
quoi M. Barrés voulait faire allu-
sion, je crus prudent de déclarer,
en recommençant mj phrase :
— Mon jeune ami, vous vous
trompez .. si vous croyez que je
puisse en vouloir de quelque chose
à qui que ce soit. A mon âge, on
est indulgent... Je ne vous demande
que de ne plus [varier de cela...
12 L'fie heure che:^ M. Barres.
Bien mieux, ne pariez pas de moi,
mais seulement de vous. Cela vous
va-t-il?... Ne restons pas ici... Où
alliez-vous ?... Je vais de votre
côté...
— « Je rentrais chez moi, cher
maître... »
— Pour travailler?... C'est bien...
Vous m'y accompagnerez.
Et, comme nous traversions la
chaussée, M. Barrés s'écria :
— « Si nous prenions garde à ces
voitures ?... J'en ai très peur ! »
— Vous avez raison, répondis-je
en riant. .\ mon âge, je puis me
faire écraser. . . Mourir ainsi, ou au-
trement... J'ai fini mon œuvre...
Mais il serait regrettable qu'en vous
renversant, un cocher privât la
France d'une de ses futures gloires !
M. Barrés se contenta de sourire,
d'un air entendu. Et je crus l'en-
tendre murmurer : t Pourquoi :
futures ? »
LA POLITIQUE
Quand nous fûmes sur le pont
de la Concorde, M. Barrés me dit;
— « Cet endroit est plein de sou-
venirs pour moi. Ah ! cher maître,
si vous aviez vu, l'an dernier, avant
les échecs définitifs du parti auquel
j'appartiens, les manifestations po-
pulaires qui nous y étaient offertes.
Nous traversions ce pont et cette
place, à la sortie de la Chambre,
en serrant des milliers de mains
révisionnistes !... C'était tou-
chant... »
Cela était débité avec une nuance
14 Une heure che:ç M. Bxnès.
charmante de raillerie. M. Barrés,
après avoir enflé la voix aux mois
« manifestations populaires », lan-
çait le « mains révisionnistes » sur
un crescendo de ton, en scandant
les dernières syllabes. L'expression
me parut heureuse, d'ailleurs. C'est,
je crois, une vraie trouvaille.
— u Mais, reprii-il, toutes ces
vaines agitations de vos contempo-
rains vous laissent assez froid...
Dites-moi, cher maître, n'avez-vous
pas découvert beaucoup de « Gé-
néral Boulanger w dans Thistoire
des Assyriens ? »
— Oui, répondis-je, payant d'au-
dace,... à chaque fois que les hom-
mes voulurent cesser d'être libres!
— t Si je n'étais respectueux,
cher maître, je vous dirais que c'est
Vi une phrase que j'ai maintes fois
entendue dans les réunions publi-
ques... Mais, sans doute, désirûtes-
vous faire une allusion délicate à
Une heure che^ AI. Barrés, ib
une de mes œuvres? En ce cas,
vous savez, peut-être, qu'en écri-
vant : Un Homme Libre je ne son-
geais guère à la politique. »
Mon rôle commençait à m'em-
barrasser. M. Barrés me collait fa-
cilement, en me parlant des Assy-
riens. Le « peut-être » de sa dernière
phrase m'indiquait qu'il avait dû
envoyer son volume à M. Renan.
Je sais que les auteurs font ainsi
présent de leurs œuvres aux per-
sonnes dont l'estime a pour eux
quelque prix. Je le sais, ayant reçu
deux fois des traductions d'Horace,
en vers français, dues à la plume
d'un de mes collègues en notariat.
Mais j'évitai une réponse en di-
sant :
— Ah! la politique! Chose bien
compliquée. Quelle idée d'en faire,
à votre âge! Laissez cela à ceux qui
ont épuisé la vie? Vous êtes jeune,
vous avez du talent, vous avez de
i6 Une heure che^ M. Barrés.
l'esprit. Vous êtes assez beau cava-
lier pour que les belles dames ne
vous soient point sévères. Si vous
perdez votre temps à correspondre
avec vos électeurs, quand ferez-vous
des chefs-d'œuvre? Quand aimcrez-
vous? Quand vivrez-vous?
— a Laissez-moi vous apprendre,
cher maître, répliqua xM. Barrés,
que je ne corresponds guère avec
mes électeurs. Les députés gouver-
nementaux sont assaillis de réclama-
tions des fonctionnaires qui firent
pour eux campagne. Il leur faut
courir les ministères, demander de
l'avancement pour celui-ci, une aug-
mentation pour celui-là, puis, obte-
nir un bureau de tabac pour un
président de comité, un sursis d'ap-
pel pour un réserviste, une réduc-
tion d'amendes pour un fraudeur
bien pensant... enfin, entretenir des
relations avec le préfet, les sous-
préfets, les maires et les gardes-
Une heure che:; M . B.irrès. 1 7
champêtres du département... Ils
reçoivent, le matin, cinquante lettres
exigeant une réponse, et, si le dé-
parlement est proche de Paris, vingt
visites, au moment du déjeuner, ce
qui bouleverse l'estomac... Mais
moi, je suis de l'Opposition... Un
fonctionnaire se garderait bien de
m'écrire, de peur d'être révoqué.
Mes électeurs ne me demandent
rien, sachant que je ne puis rien
obtenir... Et puis, ce sont de braves
ouvriers, heureux d'avoir un repré-
sentant connu... Périodiquement,
ma signature paraît, dans un journal
très répandu, au bas d'un article
traitant, le plus souvent, des ques-
tions sociales... à un point de vue
élevé... Je ne pense pas qu'ils aient
jouissance à me lire,.. Mais ils cons-
tatent que je m'occupe d'eux. Ils
savent mes votes... J'ai une feuille à
ma dévotion là-bas, qui parle de moi
fréquemment... J'ai déjà, deux fois,
3
i8 Une heure che^ M. Barres .
rendu compte de mon mandat avec
succès... Et en voilà encore pour
trois ans et demi... »
Comme M. Barrés se taisait, pour
reprendre haleine, je lui dis, avec
sincérité :
— Ah ! c'est très curieux tout
cela... du moins ce que vous m'ap-
prenez sur le bonheur des députés
de l'Opposition. Mais, votre situa-
tion personnelle, à la Chambre?...
Vous amusez-vous énormément?
Il reprit :
— ((A vrai dire, non. Ce n'est
point chose digne de l'attention d'un
philosophe qu'un débat sur le « Ré-
j) tablissement du Droit de vaine
» pâture, » débat auquel prennent
part quatre personnages qui vous
parlent du <( sein de la Commission »
et que seuls trois ruraux écoutent,
Pendant ces longues séances, les mi-
nistériels font leur courrier. Moi,
je préfère aller à la bibliothèque. »
Une heure cUe^ M. Bjirrès. iq
— Ou à la buvette? inierrompis-
je avec esprit.
— « Je ne bois jamais! me ré-
pondit sévèrement M. Barrés. Ma
seule débauche est d'aller fumer un
cigare dans les couloirs... Si un
scrutin se présente, des camarades
complaisants ontl'honneur de mettre
dans les urnes des bulletins à mon
nom. C'est très commode... »
— Et, dans quels termes êtes-vous
avec vos collègues?
— « Bien, avec mes amis poli-
tiques, naturellement. Au mieux
avecquelques membres de la droite...
les socialistes catholiques... des gens
bien élevés... Mal avec quelques
gouvernementaux connus jadis et
qui me reprochèrent sottement le
boulangisme... Le reste, indifférent.
Beaucoup d'imbéciles, là-dedans...
Aucun intérêt à les fréquenter...
Aucune conversation. En somme,
très peu de valeurs réelles à la
•zo Une heure che:^ M. Barres.
Chambre. Je cherche des gens qui
soient l'équivalent de Berryer, de
Lamartine... je mets Hugo en de-
hors... Parmi mes amis, un homme
que je crois très fort, c'est La-
guerre. . . >
— Vous n'avez pas encore parlé à
la tribune? Vous êtes-vous décou-
vert un talent d'orateur?
— <( C'est un genre spécial... De
l'esprit, de bons mots, réparties
vives aux interruptions, et de belles
phrases, pour tinir, point pom-
peuses, mais bien rhytmées, dans
les notes douces, avec des idées gé-
nérales... Je n'ai encore parlé qu'en
réunions électorales, où je me fis
applaudir, bien que n'employant
point les habituelles formules... »
— A quand vos débuts à la
Chambre?
— a Oh! c'est très ditBcile!... On
ne se figure pas au dehors la façon
dont tout cela s'organise... Une fois
Une heure che^ M . Barrés.
je veux « prendre la parole », mes
amis m'en empêchent. Pas d'ordres,
bien entendu. .. Mais on me prie de
laisser un des chefs de file faire le
discours... A droite, une autre fois,
on me représente que si c'est un
boulangiste qui attache le grelot,
l'affaire est perdue et on m'engage
à y renoncer... Alors quoi.'*... C'est
d'ailleurs chose inutile qu'une inter-
pellation... Le gouvernement est
toujours assuré du triomphe... On
se fait huer par les ministériels, et
Floquet vous morigène avec des
sentences que lui souffle son se-
crétaire... Non... je parlerai un
jour, sans l'annoncer, sur une ques-
tion ouvrière... J'apporterai des
chiffres. On sera ctonné... Je serai
très court... Je dirai que je ne viens
pas faire de phrases... Si je prépa-
rais une séance? Une salle à la
sauce Deschanel? Je serais coulé,
sûrement... J'ai des amies qui m'ont
22 Une heure che:^ M. B.irrès.
prié de les avertir... elles voudraient
m'entendre... je m'en garderai bien.
C'est une trop grosse partie à jouer,
pour le moment... L'an dernier,
l'Opposition se faisait écouter... Ah!
si nous avions réussi'..., Mais, main-
tenant... à moins d'événements
bien inattendus et qu'on ne peut
même pas prévoir... rien à faire...
On verra venir... »
— Et le général Boulanger? de-
mandai-je.
— « Cher maître, me dit M. Bar-
rés, nous voici arrivés à Ta porte de
mon logis... Voulez-vous me faire
l'honneur de vous y reposer un ins-
tant? Le général Boulanger?... C'a
été un très bon tremplin! »
II
LARRANGEMENT DE LA VIE
Donc, nous étions arrivés à la
porte de la demeure de M. Barrés.
En l'écoutant parler, je n'avais point
pris attention au chemin parcouru.
— Vous avez choisi un beau quar-
tier, lui dis-je. Quelle est donc cette
place ?
— u La place Malesherbes, ré-
pondit M. Barrés. En face, voici
l'hôtel Gaillard. Moi, j'habite l'an-
cien atelier de Bastien-Lepage...
l'appartement, pour mieux dire...
l'atelier est inoccupé... Il me sert
de salle d'armes... »
24 U}xe heure che:^ M. Banès.
Nous traversâmes un long couloir
et montâmes un escalier à rampe de
chcne où je faillis me rompre le
cou, vu l'obscurité. Une vraie en-
trée de cloître... J'ai cherché le bé-
nitier... Trop de moyen-âge, pour
un jeune homme aussi moderne.
Deux étages. Nous entrâmes.
M. Barrés me dit :
— Voici, cher maître, mon souf-
froir, comme dirait mon ami
Bourget.
Je ne sais quel est ce dernier
personnage. Un soir qu'un vieux
camarade de l'École de Droit m'en-
traîna, en souvenir des fêtes de
notre jeunesse, dans de mauvais
lieux, j'entendis avec plaisir, au
café-Concert, un chanteur, déguisé
en ouvrier pochard, qui, je crois,
portait ce nom. Est-ce de lui qu'a
voulu me parler M. Barrés ? Toutes
proportions gardées, M. Gambetta,
le grand orateur, ne fréquentait-il
Une heure che:^ M. Barres. 2 3
pas M. Coquelin, de la Comédie-
Française? et Napoléon n'admettait-
il pas Talma, parmi ses familiers?
Mais, passons.
J'inspectai rapidement Tendroit
où je me trouvais. C'était une pièce
de cinq mètres de long, sur quatre
de large. Pas de tapis, sur le par-
quet ciré. Les murs étaient recou-
verts d'une étoffe bleu-de-soldat.
Pas de tableaux, ni^de gravures.
Sur la cheminée, entre deux candé-
labres de bronze, une photographie
du général Boulanger, en petite
tenue, avec une dédicace datée de
Jersey. Les meubles, riches et de
bon goût. D'abord, une large table
de noyer à pieds tournés, couverte
de livres, de journaux et de papiers,
avec tout ce qu'il faut pour écrire.
Une autre table, en palissandre in-
crusté d'ivoire. Un cabinet de
même style. Pas de bibliothèque,
ce qui me surprit. Deux fauteuils.
4
20 Une heure che:{ M. Barrés.
Enfin, un divan, long, recouvert
d'un vieux tapis persan, avec un
coussin.
Comme je regardais ce divan,
M. Barrés me déclara :
— <L Oui, c'est la-dessus... »
Je compris et me contentai de
répliquer :
— N'en abusez pas î...
— «En user, de façon discrète,
suffit bien! répondit M. Barrés. Ce
n'est, après tout, intéressant que
comme intermède I Et je n'y vois
point, cher maître, la large joie que
vous dites, un jour, être l'une des
meilleures choses de la vie... Ce ne
furent pas souvent les objets, une
minute désirés, que j'y possédai ..
Il m'eût fallu dépenser trop d'ins-
tants et trop de soins... Je suis in-
capable d'une longue attente... Je
profitai plutôt de hasards, que je
ne cherchais point à faire naître...
Je récompensai aussi des insis-
Une heure clier; M. B.irrès. 27
tances... Des dames viennent quel-
quefois me demander des billets,
pour assister à une séance de la
Chambre, ou me prier de signer
une des mes œuvres... Ces aven-
tures pourraient divertir un san-
guin... Elles m'enlèvent de pré-
cieuses heures de méditation, sans
compensation suffisante. C'est ce
que j'y vois de plus clair... »
— Pourtant. . hasardai-je. timi-
dement, les femmes ont du bon!...
— « Le seul instant où je pense
cela, reprit mon interlocuteur, est
celui-ci : Après un lin dîner, au-
quel j'ai peu fait honneur, quelques
gouttes de vin authentique et vieux
m'ayant légèrement surexcité, je
suis au milieu de jeunes dames,
très belles, très élégantes et très
décolletées, et de respectables
amies très spirituelles, je con-
trefais M. deV... ou dis quelques
méchancetés sur M. Z..., l'audi-
28 Une heure che:ç M. Barres.
toire sourit avec complaisance. Il y
a comme une possession de ces cer-
veaux. Et parfois, mes yeux s'arrê-
tent une seconde de plus qu'il n'est
convenable sur deux yeux brillants,
qui semblent consentir;.. Mais il
faudrait que la chose ne fiât pas
remise au lendemain 1 »
— Vous aimez beaucoupallcr dans
le monder demandai-je.
— « C'est une distraction plus
noble que la fréquentation des bras-
series, dites littéraires, répondit
M. Barrés. Les artistes qui font fi
des salons, me paraissent être ceux
qui n'y peuvent pénétrer. J'aime
mieux écouter de charmantes niai-
series, dites par une personne gra-
cieuse, ou des banalités débitées
par un homme considérable, et
cela dans un décor réjouissant l'œil,
que d'entendre, pour la centième
fois, dans le bruit des soucoupes,
un raté débiner mes confrères, ou
Une heure che:^ M. Barrés. 29
un grossier écrivain de talent expo-
ser son critérium, en fumant sa
pipe. Je me fourvoyai jadis dans
ces milieux et m'y énervai. C'est
toujours la même chose. Celui qui
ne sait pas en sortir n'arrivera
jamais à urie situation enviable. Ce
n'est point là que se bâtit une répu-
tation. Pas plus qu'au boulevard.
Fini, le boulevard... Les ancêtres
nous le montrent comme l'endroit
où se font les célébrités. Ce fut
peut-être vrai, dans le temps; mais,
aujourd'hui, pensez-vous qu'un
article de Wolff ou un écho de
SchoU suffise pour lancer un
homme .'^ Les chroniqueurs peuvent
aider. C'est tout. ,Dix fois, les jour-
naux du boulevard, réunis, consa-
crèrent leur Premier-Paris à un ro-
man dont l'auteur était un confrère
influent ou un amateur à la bourse
largement ouverte ; on vendit deux
éditions. Ce sont les papotages de
:o l'ne heure c'i"- M. B.irrès.
salon qui sont utiles, avant tout. Il
y a des exceptions, mais rares...
C'est moins l'œuvre de Zola elle-
même, qui lui donna sa situation,
que le scandale qu'elle causa dans
les milieux mondains. Et, voyez :
Zola, désireux de devenir votre col-
lègue à l'académie, et de tâter
sa gloire, autrement que par les
rapports de Paul-Alexis, s'est fait
présenter dans plusieurs salons,
heureux d'ailleurs de le recevoir...
Puisqu'un indépendant comme lui
finit par faire amende honorable,
pourquoi ne pas commencer par où
il termine? Il est des auteurs, de
talent très médiocre, qui seraient
méprisés par tout le monde sMs ha-
bitaient le Chat-Noir^ et qui ven-
dent à cinq éditions, parce qu'ils
sont de bonne compagnie... Vous
ignorez, cela, cher maître, parce
que vous avez eu des débuts très spé-
ciaux. Mais croyez-vous qu'on eût
Une heure che:; M. Barres. 3i
pris au sérieux Tauieur de la Vie de
Jésus s'il avait pris l'absinthe, tous
les jours, sur le perron de Tortoni
et passé la moitié de ses nuits au-
tour de la table de baccarat du Cer-
cle de la Presse? »
J'approuvai de la tétc. M. Barrés
continua :
— « J'ai ce i)onheur d'avoir peu
de vices, et d'être irritable. C'est
dans cette pièce que je me réfugie
pour fuir les fâcheux, et, quand j'y
suis, nulle passion violente ne m'ap-
pelle au dehors. J'ai l'intérieur d'un
homme marié, dont la femme serait,
à sa grande joie, toujours en voyage.
Dès que cela me fut possible, je
pris à mon service une vieille
femme discrète et louai un apparte-
ment confortable. Je déjeune et
dîne chez moi. Je ne vais jamais
plus au restaurant. C'est le manque
de « chez soi «qui conduit à la paresse
trop d'esprits distingués. On tra-
32 Une heure che{ M. Barrés.
vaille en revenant d'une soirée dans
le monde. C'est chose impossible
lorsqu'on rentre, après ^voir lu, par
ennui, dix journaux, sur une ban-
queite de brasserie, au milieu de
commerçants faisant une partie de
piquet, — je hais le jeu, — ou cau-
sant de leurs affaires... »
— Pourtant, interrompis- je, les af-
faires, cela doit intéresser un député ?
Vous connaissez le mot célèbre :
<( Pas de politique, des affaires ! »
M. Barrés me regarda, comme
surpris :'
— (( \'oyons, cher maître, me
dit-il, vous ne pensez pas sérieuse-
mentque, quoique député, je veuille
m'occuper, soit d'affaires, soit de
politique. Je disais, jadis, dans
V Homme Libre, que je demandais
à l'existence d'être perpétuellement
nouvelle et agitée. L'an dernier, les
circonstances tirent que je pus me
présenter à la députation, avec des
Une heure che:^ M. Barres. 33
chances d'être élu. Je vis là une
lutte... la lutte électorale, d'abord...
C'était une période nouvelle, pour
moi, et agitée !... Je faillis être as-
sommé par des adversaires trop
violents... Une fois député, j'ai
trouvé que cette situation a des
avantages. On parla de moi, parce
que j'étais boulangiste ; parce que
j'arrivai, à l'ouverture de la session,
avec un bras en échiirpe — je m'é-
tais battu la veille, à l'épée ; —
parce que j'étais un des plus jeunes
élus ; parce que, pour faire de l'es-
prit facile, des journalistes parle-
mentaires dirent que j'étais un
député — décadent, allusion à mes
œuvres, mal jugées par ces publi-
cistcs. En somme, il m'arriva cette
aubaine de n'être point, pour le
grand public, l'un des quatre cents
inconnus du Parlement. C'est à la
fois le député et l'homme de lettres
que l'on invite dans le monde. Ceux
5.
34 ^'"^ Jieure cl:ej M . Bjnè;.
qui me connaissent ne réclament
que moi, sans aucun titre. Mais, si
je n'étais point député, et bien que
je n'aie joué qu'un rôle de figurant
muet, au Palais-Bourbon, ce que je
signe, dans les périodiques, aurait-il
la même valeur ? Je suis heureux,
je ne m'en cache point, d'être dé-
puté. Comme je liens à être, plus
tard, réélu, et, en attendant, à re-
mercier mes électeurs, je m'occupe
un peu des questions qui les inté-
ressent. Questions sociales, xMais, là
où un esprit borné consacrerait ses
jours et ses nuits, je passe, avec
autant de profit, j'ose le croire, de
temps en temps, une heure ou deux.
Je vote ainsi que je le leur ai pro-
mis. Ils auraient pu tomber plus
mal. Je me demande parfois si je ne
compatis point réellement aux mi-
sères des travailleurs. Il me peme,
en ce cas, d'avoir fait entrevoir pro-
chaines des réformes qui viendront
Une heure che:( M. Barres. 33
si tard! Quant à avoir des ambi-
tions politiques? Non pas! Outre
que toute porte m'est fermée de ce
côté-là, vu mon étiquette, je ne
pense pas, pour le moment — chan-
gerai-je d'avis un jour?... —
qu'être ministre à quarante ou cin-
quante ans, pendant quelques mois,
soit une compensation sérieuse à
dix ou vingt années d'intrigues
basses de couloirs et d'études du
Budget... Je passe sur les terribles
chutes du pouvoir... Voyez mon
compatriote Jules Ferry, qui est
quelqu'un, en somme... Certes, la
députation m'a donné quelques
satisfactions d'amour-propre... à
cause de mon âge... Je me suis
même laisse rajeunir un peu... mais
je démissionnerais si j'avais qua-
rante ans... Ah ! je n'ai point be-
soin de m'interroger beaucoup pour
voir que je suis, avant tout, un
homme de lettres... »
m
L HOMME DE LETTRES
— i( Oui, poursuivit M. Barrés.
Je pense même que je ne suis rien
autre. Mais je n'oserais le dire à
tout le monde. Si je siège avec régu-
larité, à la Chambre, ce n'est point
que je veuille avoir, plus tard, la
notoriété facile d'un législateur. Pas
plus que, assidu dans le monde, je
n'aspire à la réputation d'un mon-
dain. C'est pour servir l'homme de
lettres que le solitaire, qui est en
moi, a recherché la vie publique,
que je me suis présenté à la dépu-
tation et que je fréquente quelques
Une heure che^ M . Barres. 3 7
salons. Quand je lis ou médite,
mollement couche, en néglige, dans
mon fauteuil à oreillettes, il me
laut faire un etïort sur moi-même,
pour me vêtir et aller à la Chambre
ou dîner en ville. Je songe à l'en-
nui de ce déplacement jusqu'à ce
que je sois installé à mon banc, à
l'extrême gauche, lorgné par les
spectatrices des tribunes, qui trou-
vent charmant mon air ennuyé, ou
bien, à table, à la droite d'une
maîtresse de maison, qui tente de
faire briller ma verve et est heu-
reuse de voir qu'elle ne trompa
point ses invités, en leur disant, par
avance, quelque bien de moi...
D'ailleurs, je sais que si quelqu'un
me désigne à soa voisin, il n'est
pas dit: « Voici M. Barrés, député
de Nancy, » mais bien : « Voici
M. Barrés, vous savez?... un litté-
rateur... » Ce serait pour moi une
œuvre purement littéraire qu'un
38 (.'ne heure che^ M. Barrés.
liiscours, de même qu'une conver-
sation n"est qu'une analyse philoso-
phique, un conte, une anecdote et
une nouvelle à la main. Et si j'ai
tant de mépris pour la plupart de
mes collègues du Palais-Bourbon,
ce n'est pas à cause de leurs opi-
nions contraires, mais bien parce
que ces gens-là parlent et écrivent
comme des cuistres, parce qu'ils
n'ont pas de personnalité, qu'ils
manquent de dilettaniisme, et pro-
fessent des idées toutes faites, ba-
nales et bien arrêtées sur tous ks
sujets. Croyez-vous que j'aie plus
d'estime pour certains députés de
mon groupe que pour des oppor-
tunistes ? Une chose me choqua
toujours chez les hautes personna-
lités politiques: les hommes sont
classés d'après leurs opinions et
d'après leur habileté. Le talent lit-
téraire ne compte pas. Si, au cours
d'une discussion un peu embrouil-
Une heure che^ M. Barrés.
lée, vou«; trouvez le joint, si vou-s
posez au gouvernement, ou à l'op-
position, une question embarras-
sante, vous descendrez de la tribune
avec une ovation, quand bien même
vous auriez prononce des phrases
de construction absurde et que les
sténographes auront grand'peine à
traduire en français. Mais, qu'un de
M un ou un Félix Pyat prenne la
parole, est-il un seul de ses adver-
saires qui saluera sa péroraison d'un
bravo- discret ?... Je cite Félix Pyat
parce qu'il fut le dernier artiste répu-
blicain à la Chambre... Gambetta
m'a paruamoindri depuis que je sais
qu'il a dit un jour: u Jetons-nous
dans la liberté comme dans les bras
d'un port ! •> M. Joseph Reinach a dû
trouver cette phrase admirable,
mais je suis convaincu qu'elie fit
sourire Henry Fouquier... Ce der-
nier, lui non plus, ne semble pas
pressé de prononcer un long dis-
40 Une heure che:ç M. Barrés.
cours... Est-il beaucoup plus consi-
déré, dans son parti, malgré son
réel talent de journaliste, que le
dentiste David ou le cordonnier
Guillaumou ? Et, encore, est-il lu
entièrement, puisqu'il se dépense
en articles presque quotidiens... On
a si vite parcouru lesdeux premières
colonnes d'un journal ! Moi, ce n'est
pas dans mes seules chroniques que
je puis être apprécié. Et mes col-
lègues ne connaissent même point
les titres de mes ouvrages... »
(( Je pense voir nettement le monde
extérieur... Je porte sur les gens des
jugements personnels... Si je con-
cluais comme tout le monde, où se-
rait le charme? Récemment, je me
suis mis à dos V Association générale
des Etudiants. Cela m'est bien égal!
Je ne me présenterai jamais à la dé-
putation à Paris, dans le quartier du
Panthéon. Quant aux élèves de
Nancy, je les avais déjà contre moi,
Une heure che:{ M. Bsirrès. 41
parce que leurs anciens furent mes
camarades. Si je prononçai sur la
« Jeunesse des Écoles », tant cajo-
lée et encensée par les gouverne-
mentaux, quelques vérités sévères,
c'est que je lui en veux de ne point
aimer la littérature. Elle ne com-
prend pas les aVtistes délicats. Je
suis certain qu'on fouillerait tous
les hôtels meublés, de la place Saint-
Michel au Val-de-Grâce, sans trou-
ver un exemplaire de : (( Sous l'œil
des Barbares » ou de u Un homme
libre. »
« Les étudiants vous lisent, cher
maître, sur votre réputation si mal
fondée d'anti-clérical. En même
temps, ils achètent les ordures que
publiait Léo Taxil avant sa conver-
sion... Ils déclament Hugo, mais
aussi V Examen de Flora. Pas un
seul qui goûte Leconte de Lisle ou
Verlaine, que je contribuai à faire
aimer de la jeune génération litté-
6
42 Une heure clie:^ M. Barrés.
raire, en les distinguant, dans les
Taches d'Encre.
« Je publiai jadis une plaquette :
Le Quartier Latin, où, déjà, je
malmenais mes carabins, potards et
apprentis avocats; on la vendit fort,
sous rOJéon... Je m'en réjouissais
lorsque le commis de Marpon m'ex-
pliqua que c'était à cause de la
femme nue dessinée sur la couver-
ture... C'est d'ailleurs ce que j'écri-
vis de moins bon.
(( Je ne suis vraiment en posses-
sion de tous mes moyens que si
j'analyse mes sensations... Aussi,
ai-je affectionné cette étude dans
mes deux dernières œuvres... Cela
m'a cause môme un léger ennui.
Pendant que je corrigeais les
épreuves de la première partie de
U)i Homme Libre., l'imprimeur
m'apprit qu'il ne pouvait continuer
la composition du volume, avant
d*avoir acheté un gros assortiment
i
Une heure che:^ M. Barres. 43
des lettres J et M, à cause de la
grande quantité de JE et de MOI
que renfermait le manuscrit. »
— Le moi est haïssable..., inter-
rompis-je en riant.
— < Oui, répondit M. Barrés,
dans les histoires de chasse! Mais,
quand on veut exposer des états
d'âme, il vaut mieux montrer la
sienne, avec le plus de sincérité pos-
sible, que de donner à des person-
nages fictifs des sentiments de chic
et de convention... C'est pourquoi
je ne fais pas de romans. Les lec-
teurs que captive la « suite à de-
main » peuvent aller ailleurs... De
même les imbéciles qui trouvent
mon style obscur... Qu'ai-je de
commun avec AL Francis Poictevin,
M. René Ghil et les petits Floupette
qui fondent de petites revues, où,
entre mages, on fait du symbolisme
mystique et anti-bourgeois ? Je tente
de n'employer point d'expressions
44 ^'"^ heure che:ç 3/. Barrés
communes et usuelles. Je cherche
des images nouvelles. Voilà tout...
On m'a appelé décadent' Je ne sais
pas ce que cela veut dire... Je ne me
sers point de mots bizarres ou pré-
cieux... Je parle la langue de Mon-
taigne et de Bossuet, la vôtre, cher
maître... Si je me suis raconté c'est
que, jusqu'à ces temps derniers, je
n'avais encore vu que mon « moi »
qui me parût curieux à étudier.
Plus tard, je raconterai les autres...
(^uoi de plus intéressant que les sou-
venirs de personnages célèbres ?...
Ce sont des œuvres complètes où
il y a de l'histoire, de la philosophie,
des analyses cérébrales, des critiques
d'hommes et de faits... Quel roman
de Balzac vivra aussi longtemps que
les Mémoires de Saint-Simon?...
J'ai bien tâté de la critique litté-
raire... Mais j'y ai promptement re-
noncé... On n'a guère que des ho-
rions à recevoir et on peut se rendre
Une heure che^ 3/. Barres. 45
ennemis des gens d'utile fréquenta-
lion... La philosophie pure et l'his-
toire? La première vous fait con-
naître d'un cercle trop restreint et
procure peu de satisfactions sociales
immédiates ; la seconde exige trop
de travail préparatoire...
ï Je crois peu aux jouissances de
l'art pour l'art... Si j'avais la certi-
tude qu'un de mes manuscrits dût
rester éternellement dans un tiroir,
je ne prendrais pas la peine d'écrire
une ligne... Je me laisserais vivre...
Si j'ai créé une phrase harmonieuse,
ce n'est point parce que j'y constate
mon talent, que j'éprouve du plai-
sir... je songe qu'elle me vaudra
l'estime de quelques lettrés, l'admi-
ration de quelques inconnus et l'en-
vie de mes confrères.
c Oui, c'est bien la gloire littéraire
que je poursuis surtout. Mais encore
sans la chercher facile, la veux-je
vite, profitable... Je trouverais stu-
4G U,ie heure che:^ M. Barrés.
pide rhomme de génie qui. certain
d'avoir fait un chef-d'œuvre devant
lui assurer ce qu'on appelle Tim-
mortalité, le donnerait à son exécu-
teur testamentaire, avec ordre de ne
le publier que le jour de son enter-
rement... Ce n'est pas moi qui écri-
rai jamais de mémoires d'outre-
tombe...
t Mais, cher maî:re, étes-vous
souffrant? » s'écria M. Barrés en
s'élançant vers moi.
Je l'avoue, à ma honte, pendant
les dernières paroles de M. Barrés,
je m"étais assoupi, tout en ne per-
dant pas un mot de ce qu'il disait.
— Non, ce n'est rien... Je suis su-
jetà cette indisposition, répondis-je.
A ce moment, un timbre résonna.
Bientôt, une vieille, qui avait les
allures d'une servante de curé, en-
tra, après avoir frappé deux coups à
la porte, et présenta une carte de
visite à M. Barrés, qui me dit :
Une heure che^ M. Barres. ^7
— (( Je vous demande pardon,
cher maître, mais ne vous ennuiera-
t-il pas de vous trouver en présence
d'un «oiseau » qui me rend visite?»
J'étais curieux de voir la dame
que traitait si cavalièrement le jeune
député :
— « Au contraire,.,, faites donc
entrer... je sortirai après...
Je comprenais que M. Barrés était
heureux de montrer à cette per-
sonne qu'il recevait un homme aussi
considérable que M. Renan. — Car
je n'oubliais pas mon rôle.
Après s'être excusé, M. Barrés
sortit. Puis j'entendis un bruit de
voix.
Ah ! la traîtrise des couloirs ! L'ai-
mable jeune homme disait :
— « Ma chère dame, vous me
permettrez de vous présenter à
M. Renan, un grand écrivain que
j'admire beaucoup, mais qui est
bien en baisse... Voilà une heure
48 Une heure clie^ M. Bar-'c'.
que je suis avec lui... Il n'a pas
prononcé vingt mots... Et encore,
c'étaient des bêtises... Il m'a laissé
parler tout le temps... Et à la fin, il
a eu l'impertinence de ronfler! 1! »
Je ne m'offensai point de ces pa-
roles. Je savais que M. Renan aurait
parlé autrement que moi.
Une dame d'une trentaine d'an-
nées, assez jolie, petite, maigre, aux
yeux bleus, aux mâchoires infé-
rieures un peu trop développées,
entra, suivie de M. Barrés...
— Mon cher maître, voulez-vous
me permettre de vous présenter une
de mes bonnes amies...
Je m'inclinai. La dame alla s'as-
seoir sur le divan...
— Je suis venue. Monsieur le dé-
puté, vous demander deux places
pour la séance de samedi... Est-ce
possible?
Je m'inclinai de nouveau devant
la visiteuse.
Une heure che:{ M. Barrés. 49
— Au revoir mon jeune ami,
dis-je à M. Barrés, en lui tendant la
main... Sans rancune...
— Je vais vous reconduire, cher
maitre. .., vous permettez, madame?
Et quand nous fûmes à la porte
ouvrant sur l'-escalier, je demandai,
tout bas, en clignant de l'œil de fa-
çon significative :
— Est-ce un hasard?
— Non... c'est une insistance...
— Récompensez-la bien... Mais,
prenez garde...
i
i
CONCLUSION
Le soir, en faisant ma partie de
piquet avec mon ami Pierre, je lui
racontai Taventure de la journée.
— « Mais, c'est très drôle, vrai-
ment!... Sais-tu que ce jeune homme
t'a montré le fond de son cœur?...
Ah! la nouvelle génération !... Tiens,
tu devrais écrire cela..., pour donner
au public l'idée de ce qu'est une
« âme moderne », comme ils di-
sent!... A cet âge-là, nous ne pen-
sions pas tant à analyser nos sensa-
tions!,.. Mais nous sommes arrivés
à être de vieilles bêtes de notaires!...
Par contre, nous ne nous sommes
52 Une heure che^ M. Barres.
pas fait de bile... Nous avons en-
core un bon estomac... N'importe...
s'il ne samuse pas à faire trop de
roulades avec des < oiseaux • dans
le genre de celui que tu m'as dé-
peint, la vie de M. Barrés sera bien
intéressante! >
FIN
TABLE
Note 5
I. — La politique i3
II. — L'arrangement de la vie . 23
III. — L'homme de lettres. , . . 36
Conclusion bi
f.MILE COLIN — IMPRIMERIE DE LAGNY
240
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La Bibliothèque
Université d^Ottawa
Echéance
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