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Full text of "Une illuminée au XIXe siècle (la baronne de Krudener) 1766-1824"

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UNE 

AU  XXe  SIÈCLE 
(LA  BARONNE  DE  KRUDENER) 

par 
M.    JOSEPH  TURQUAN 


OIS 

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UNE    ILLUMINÉE 

AU  XIXe  SIECLE 


A    LA    MÊME   LIBRAIRIE 


La  générale  Bonaparte,  d'après  les  témoignages  des  con- 
temporains, i  vol.  in-1  i  avec  portraits 3  J0 

L'impératrice  Joséphine,  d'après  les  témoignages  des 
contemporains.  1  vol.  in-16  avec  portrait *    " 

Les  soeurs  de  Napoléon,  d'après  les  témoignages  des  con- 
temporaine   1  vol.  in-16  de  342  pages,  avec  trois  portraits  .     3  50 

La  reine  Hortense,  d'après  les  témoignages  des  contem- 
porains. 1  vol.  in-16  avec  deux  portraits 3  50 

Napoléon  amoureux,  d'après  les  témoignages  des  contem- 
porains.   1  vol.  in-»  6  avec  portrait 3  50 

Le  monde  et  le  demi-monde,  sous  le  Consulat  et  l'Em- 
pire, i  vol.  in-16  avec  portrait 3  50 

La  citoyenne  Tallien,  d'après  les  témoignages  des  con- 
temporains  et  des  documents  inédits.  1  vol.  in-16  avec 
purtrait 3  50 

Les  favorites  de  Louis  XVIII,  d'après  les  témoigna  _ 
des  contemporains  et  des  documents  inédits.  1  vol.  in-l(i 
avec  portrait :*    '" 

POUR   PARAITRE   PROCHAINEMENT 

La  générale  Junot,  duchesse  d'Abrantès,  d'après  des  lettres 
el  documents  inédits 3  50 

EN    PREPARATION 

Madame  Récamier,  daine-  des  lettres  et  document- 
inédits  '■'<  50 


Dl     M  ÊME   AUTEUR 

Les  héros  de  la  Défaite,  récits  de  la  guerre  de  1870-1871. 
1  vol.  in-16,  chez  Berger-Levrault  et  (?•,  5,  rue  des  Beaux 
Arts.  .  . :;  50 

Les  femmes  de  France  pendant  l'invasion,  récits  de  la 
guerre  de  1870-1871.  i  vol.  in-16,  avec  couverture  illustrée, 

chez  Berger-Levrault  et  O* :i  50 

Mention  très  honorable  de  L'Académie  des  sciences  morales 

et  politiques). 

Mémoires  militaires  du  baron  Séruzier,  colonel  d'ar- 
tillerie légère  1768-1825).  Introduction  de  Joseph  Turquan. 
Chez  Garnier  frères,  6,  rue  des  Saints-Pères.  1  vol.  in-ic.  .    ::  50 


EMILE  COLIN,   IMPRIMERIE  DE    LAGNY    ,'S-A-M. 


SOUVERAINES  ET  GRANDES  DAMES 


UNE 


ILLUMINEE 

AU  XIXe  SIÈCLE 

(LA   BARONNE    DE    KRUDENER) 

1.7G6-18S1 


PAR 


JOSEPH    TURQUAN 


PARIS 

MONTGREDIEN    ET  Gie,   LIBRAIRIE  ILLUSTRÉE 

8,    RUE    SAINT-JOSEPH,    8 

Tous  droits  réservés. 


Je  n'ai  pas  la  prétention  d'apporter  dans  ce 
livre  des  faits  nouveaux  sur  la  baronne  de  Kru- 
dener;  mais  peut-être  mes  jugements  le  sont-ils. 

Les  documents  qui  m'ont  servi  à  l'écrire,  je  les 
ai  trouvés  dans  les  Mémoires  et  Souvenirs  des  con- 
temporains, dans  leurs  correspondances,  dans 
des  articles  de  Revues  et  de  Journaux  et  aussi 
dans  les  dictionnaires  de  biographie.  C'est  à 
l'aide  de  tous  ces  traits  épars,  choisis  avec  sévé- 
rité, que  j'ai  reconstitué  la  vie  de  cette  femme, 
remarquable  à  plus  d'un  titre. 

J'ai  consulté  aussi  deux  ouvrages  sur  la 
baronne  de  Krûdener  :  fun,  celui  de  M.  Ch.  Ey- 
nard,  est  écrit  avec  une  bienveillance  vraiment 
exagérée;  l'auteur,  glissant  avec  trop  de  facilité 
sur  certains  côtés  fâcheux  de  la  vie  de  son  hé- 
roïne, ne  donne  d'elle  qu'une  idée  fort  incomplète. 
Il  montre  trop  la  «  sainte  »  et  pas  assez  la  co- 
quette. D'ailleurs  ce  livre,  publié  à  Genève  en 
deux  gros  volumes,  est  aujourd'hui  à  peu  près 
introuvable. 


—    VI    — 

L'autre,  écrit  par  le  bibliophile  Jacob,  ri  est 
guère  qu'un  recueil  de  documents  reliés  par  un 
fil  trop  ténu  pour  permettre  de  saisir  d'un  coup 
d'œil  les  détails  et  l'ensemble  de  la  vie  de  cette 
illustre  coquette,  qui  devint  une  illuminée  avant 
que  son  orgueil  s  amusât  à  jouer  à  la  sainte. 

Je  ne  parle  pas  du  livre  de  M.  Cape  figue,  où 
l  imagination  tient  trop  souvent  la  place  du  do- 
cument. 

Les  deux  belles  études  que  Sainte-Beuve  a  con- 
sacrées à  Mme  de  JCrùdener,  nous  ont  un  peu  servi 
de  guides. 

En  mettant  sous  les  yeux  des  nouvelles  généra- 
tions le  tableau  complet  de  tout  ce  qu'on  sait 
maintenant  sur  Mm(l  de  Krùdener,  je  crois  rendre 
au  public  un  service. 

Les  biographes,  la  plupart  du  temps,  ne  voient 
dans  leurs  héros  ou  leurs  héroïnes  que  ce  qu'ils 
veulent  y  voir,  —  ou  y  faire  voir.  Fidèle  à  mes 
habitudes  d'impartialité  absolue,  je  me  suis 
efforcé  de  dépouiller  tout  parti-pris  et  mes  ju- 
gements sont  formu  lés  en  toute  sincérité  et  avec 
une  entière  liberté  d'appréciation. 

Faute  d'autres  mérites,  mes  lecteurs  seront 
assez  bienveillants  pour  me  tenir  compte  de 
celui-là. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER 


CHAPITRE  PREMIER 


Coup  d'œil  général  sur  la  société  parisienne  au  temps  de 
Louis  XVI.  —  Jeunesse  de  mademoiselle  de  YVietinghoff.  — 
La  Livonie.  —  Goût  de  mademoiselle  de  Wietiughoff  pour 
la  campagne.  —  Voyage  à  Spa.  —  Portrait  de  la  petite  Julie. 

—  Voyage  à  Paris.  —  Demande  en  mariage.  —  Le  baron 
de  Krudener.  —  Mademoiselle  Julie  épouse  le  baron  de 
KriïJencr.  —  Lune  de  miel.  —Naissance  d'un  fils.  —  Départ 
pour  Venise.  —  Amour  et  voyage  de  noces.  —  Dissemblances 
de  goûts.  —  Enivrements  de  la  vie  à  Venise.  —  Incompatibi- 
lités d'humeur.  —  La  baronne  est  trop  romanesque  et  son 
mari  ne  l'est  pas  assez.  —  Excès  de  sensibilité.  —  Le  comte 
Alexandre  de  Stakieff.  —  Amour  platonique.  —  Rêve  et 
réalité.  —  Bonheur  et  plaisirs.  —  Dissipations  et  charité.  — 
A  Copenhague.  —  Encore  M.  de  Stakieff.  —  Fragilité  hu. 
maine.  —  Brouille  dans  le  ménage.  —  Naissance  d'une  fille. 

—  Départ  de  la  baronne  pour  Paris. 


Il  y  eut  deux  femmes,  et  bien  distinctes,  dans  la 
baronne  de  Krudener  :  la  mondaine  et  l'illuminée. 
Femme  du  dix-huitième  siècle  jusqu'au  jour  où  un 
amour  malheureux  —  son  dernier  —  la  fit  rentrer  en 
elle-même,  elle  eu  eut  toutes  les  faiblesses.  Légère, 

1 


2  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX0    SIECLE 

évaporée,  enragée  de  plaisirs  mondains  comme 
toutes  ces  poupées  de  salon,  musquées,  poudrées, 
pomponnées  et  endiablées,  sur  lesquelles  elle  se  mo- 
dela tout  d'abord,  elle  eut  moins  de  «  sensiblerie  » 
et  plus  de  véritable  sentiment  qu'elles.  Sans  y  son- 
ger, elle  eut  même  parfois  du  cœur;  sans  y  songer 
aussi,  il  est  vrai  qu'elle  en  manqua  plus  dune  fois  : 
son  pauvre  mari  ne  le  sut  que  trop.  Mais  son  âme 
inquiète,  avant  de  se  fixer  pour  un  temps  dans  l'in- 
constance, cherchait  à  se  rattacher  à  quelque  chose 
de  plus  positif  que  les  vaines  démonstrations  de  la 
courtoisie  convenue  d'un  monde  aussi  égoïste  au 
fond  que  sceptique.  La  dissipation,  l'entraînement, 
les  préjugés,  l'atmosphère  où  elle  vivait,  ne  lui  per- 
mettaient guère  d'ouvrir  les  yeux  sur  le  côté  grave 
et  sérieux  de  la  vie  :  sa  jeunesse  ne  le  lui  permettait 
pas  davantage.  Avec  sa  nature  enthousiaste  et  toute 
de  prime-saut,  elle  se  jeta  tout  d'abord  dans  les  dissi- 
pations et  y  apporta  la  même  ardeur  qui  la  devait  jeter 
plus  tard  dans  l'illuminisme,  la  dévotion,  le  mysti- 
cisme et  les  prédications.  Il  semblait  écrit  que  son 
âme  en  ébullition  dépasserait  toujours  la  note.  Il  y 
avait  du  fond  en  elle,  et  beaucoup  même  :  il  n'y  avait 
pas,  hélas  1  une  égale  dose  d'équilibre.  De  là  des 
inconséquences,  des  aventures,  dont  le  bon  goût  au 
moins,  à  défaut  de  l'esprit  de  devoir,  aurait  dû  la  pré- 
server. Mais  la  faute  en  est  moins  à  elle  peut-être, 
qu'à  son  éducation,  ou  plutôtàson  manque  d'éducation 
première,  d'éducation  sérieuse.  Jetée  de  très  bonne 
heure  dans  le  monde  le  plus  corrompu  qui  fut  jamais, 
celui   de   la    monarchie  agonisante    de  Louis  XVI, 


LA     BARONNE    DE    KRÙDENEU  à 

quoi  d'étonnant  que  cette  jeune  femme  en  ait  tout 
d'abord  pris  les  mœurs?  Une  aventure  d'amour, 
dans  une  cour  du  Nord,  lui  avait  fait  faire  les  pre- 
miers pas.  A  son  âge,  et  à  Paris  où  il  était  de  bon  ton 
d'afficher  de  mauvaises  mœurs,  il  eût  fallu  une  âme 
fortement  ancrée  dans  l'esprit  de  devoir,  une  volonté 
bien  trempée  par  les  leçons  de  la  famille,  pour  la 
maintenir  sur  la  grande  route  de  l'honneur,  alors  que 
chacun  s'engageait  dans  les  mille  sentiers  plus  ou 
moins  couverts  qui  s'en  échappent.  Si  elle  eût  été 
élevée,  non  pas  dans  un  de  ces  couvents  à  la  mode, 
comme  l'Abbaye-au  Bois,  par  exemple,  où  l'on  n'en- 
seignait guère  aux  jeunes  filles  que  ce  qu'il  leur  fal- 
lait pour  ne  pas  être  honnêtes  femmes  —  et  les 
cahiers  de  souvenirs  de  la  princesse  Hélène  de  Ligne 
sont  là  pour  en  témoigner  —  mais  dans  une  maison 
d'éducation  sérieuse,  comme  il  y  en  avait  aussi,  elle 
fût  devenue  une  des  femmes  les  plus  remarquables 
de  son  temps.  Elle  en  fut  une  des  plus  extraordinaires. 

Barbe-Julie  de  Wietingholf  naquit  à  Riga,  en 
Livonie,  dans  cette  froide  province  qui  gît  au  fond 
d'un  golfe  de  la  mer  Baltique,  entre  la  Gourlande  et 
lEsthonie.  Elle  y  passa  toute  son  enfance,  sauf  les 
mois  d'été,  qui  ont  la  longueur  de  leurs  jours  pour 
dédommager  un  peu  les  habitants  de  leur  lenteur  à 
venir  et  de  leur  vitesse  à  s'en  aller.  Quand  le  pâle 
soleil  de  ces  contrées  commençait  à  percer  les  brouil- 
lards et  à  fondre  les  dernières  neiges,  elle  allait  avec 
ses  parents  à  Marienbourg,  à  dix  lieues  au  sud  de 
Dantzig.  C'est  là  qu'on  passait  l'été.  On  allait  souvent 


4  UNE    ILLUMINEE    AU    XIX0    SIECLE 

aussi  à  l'une  des  terres  patrimoniales  de  la  famille, 
au  château  de  Kosse,  en  Livonie. 

Ces  paysages  sévères  du  Nord  ne  furent  sans  doute 
pas  étrangers  à  ce  goût  que  madame  de  Krùdener 
eut  de  tout  temps,  même  dans  la  période  la  plus 
mondaine  de  sa  vie,  pour  la  campagne.  Elle  la  com- 
prenait, la  sentait  avec  toute  l'intensité  d'une  âme 
délicate  et  rêveuse.  Et  cela  sans  avoir  encore  lu 
Rousseau,  qui  fut  le  grand  initiateur  du  dix-huitième 
siècle  aux  beautés  de  la  nature.  «  Je  me  trouvais  il  y 
a  quelques  années,  a-t-elle  écrit,  dans  une  des  plus 
belles  provinces  du  Danemark  :  la  nature,  tour  à  tour 
sauvage  et  riante,  souvent  sublime,  avait  jeté  dans 
le  magnifique  paysage,  que  j'aimais  à  contempler,  là 
de  hautes  forêts,  ici  des  lacs  tranquilles,  tandis  que, 
dans  l'éloignement,  la  mer  du  Nord  et  la  mer  Bal- 
tique roulaient  leurs  vastes  ondes  au  pied  des  mon- 
tagnes de  la  Suède,  et  que  la  rêveuse  mélancolie 
invitait  à  s'asseoir  sur  les  tombeaux  des  anciens 
Scandinaves,  placés,  d'après  l'antique  usage  de  ce 
peuple,  sur  des  collines  et  des  tertres  répandus  dans 
la  plaine...  J'aimais  à  sentir  et  à  méditer,  et  souvent 
je  créais  autour  de  moi  des  tableaux  aussi  variés  que 
les  sites  qui  m'environnaient...  »  (1).  C'est  dans  la 
majesté  un  peu  triste  de  ces  paysages  que  son  âme 
d'enfant  reçut  de  la  nature  ces  impressions  ineiïa- 
çables  qu'elle  sut  plus  tard  si  bien  rendre.  Les  eni- 
vrements de  la  jeunesse  et  du  monde  les  reléguèrent 
quelque  temps  au  second  plan,  mais  elles  furent  la 

(I)  Préface  de  Valdrie. 


LA    BARONNE  DE    KRUDENER  D 

base  de  la  religiosité  mystique  dans  laquelle  elle 
devait,  après  plus  d'une  fredaine  et  plus  d'une  désil- 
lusion, laisser  glisser  son  âme  avide  d'un  idéal  qu'elle 
n'avait  d'abord  cherché  que  dans  les  vaines  dissipa- 
tions du  monde  et  dans  l'indiscipline  du  cœur. 

Les  biographes  ne  sont  pas  d'accord  sur  la  date  de 
sa  naissance.  Les  uns  la  font  naître  en  17ÔG  ;  d'autres, 
qui  mettent  de  la  galanterie  jusque  dans  l'histoire, 
lui  font  la  politesse  de  ne  la  laisser  venir  au  monde 
qu'en  1770.  Mais  il  semble  certain  qu'elle  naquit  le 
21  novembre  1764.  Son  père  était  le  plus  riche  sei- 
gneur de  la  province  de  Livonie  et  tenait  un  grand 
état  de  maison.  Il  était  de  vieille  noblesse  :  deux  de 
ses  ancêtres  avaient  élé  grands-maîtres  de  l'Ordre 
Teutonique,  cet  ordre  de  chevalerie  fondé  par  des 
seigneurs  allemands  au  temps  des  Croisades.  Il  avait 
épousé  une  des  filles  du  feld-maréchal  comte  de  Mùn- 
nich,  qui  se  distingua  si  brillamment  au  service  de  la 
Russie  (1). 

La  jeune  Julie  avait  donc  de  qui  tenir  pour  les  sen- 
timents d'honneur  et  de  dignité,  pour  le  courage  et 
la  fermeté  du  caractère.  Il  ne  semble  pas  cependant 
que  ses  parents  se  soient  beaucoup  préoccupés  de  dé- 
velopper et  d'assurer  sur  des  bases  inébranlables  les 
belles  qualités  qui  sommeillaient  au  fond  de  son 
âme  :  ce  n'était  pas  la  mode  alors  de  soigner  l'éduca- 
tion des  jeunes  filles  et  c'était  à  leur  intelligence  de 

(l)  Voir  la  Vie  du  comte  de  Mùnnich,  général  feld-maréchal  au 
service  de  Russie,  ouvrage  orné  d'un  portrait  de  Burchard- 
Chri-tophe,  comte  de  Mûnnich,  et  traduit  librement  de  l'alle- 
mand de  Gerhard-Antoine  de  Ilalem.  Pari?,  1807. 


6  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX0   SIKCLE 

réparer  plus  tard  ces  fâcheuses  négligences.  La  petite 
Julie  apprit  le  français  etl'allemand,  non  parce  qu'on 
les  lui  enseigna,  mais  parce  que  c'étaient  les  langues 
en  usage  dans  la  maison.  Et  son  enfance  se  passa, 
absorbée  par  les  jeux  et  les  menues  occupations 
d'une  vaste  demeure,  et  dans  les  contemplations  de  la 
nature  quand  le  temps  lui  permettait  de  mettre  les 
pieds  dehors.  Du  reste,  aux  yeux  de  ses  parents, 
qu'avait-elle  besoin  d'apprendre?  N'était-elle  pas  de 
la  plus  haute  famille  du  pays  ?  Cette  famille  n'en 
était  elle  pas  la  plus  riche?  La  petite  avait  donc  toutes 
les  qualités,  et  ses  parents  eussent  été  bien  étonnés 
si  quelque  sot  se  fût  avisé  de  leur  dire  que  cela  ne 
suffit  pas  et  qu'on  a  d'autres  devoirs  envers  ses  en- 
fants que  de  leur  léguer  noblesse  —  ce  qui  ne  dépend 
pas  de  nous,  quoiqu'à  présent  beaucoup  aient  trouvé 
le  moyen  de  la  léguer  sans  l'avoir  jamais  eue  —  et 
fortune,  ce  qu'il  est  maintenant  assez  facile  d'acquérir 
avec  de  l'ordre  et  de  la  prévoyance. 

La  petite  fille  grandissait  donc,  sans  annoncer  de 
dispositions  qui  la  distinguassent  des  autres  enfants 
de  son  âge.  C'était  l'usage  à  cette  époque,  parmi  les 
gens  de  grande  compagnie  et  aussi  parmi  ceux  qui 
n'étaient  que  riches,  d'aller  passer  deux  ou  trois  mois 
à  Spa.  M.  et  M,m>  de  Wietinghoiï  étaient  trop  de 
leur  monde  pour  ne  pas  faire  comme  tout  le  monde. 
Ils  allèrent  donc  à  Spa,  et  leur  fille  fut  du  voyage. 
Elle  était  alors  une  jeune  personne  d'apparence  assez 
insignifiante  et  qui  n'attirait  encore  nullement  les  re- 
Is.  «  Elle  était  grande,  a  dit  d'elle  son  biographe 
le  plus  sérieux  ;  elle  avait  le  teint  brouillé,  le  nez  gros 


LA.    BARONNE    DE    KRUDENER  7 

et  les  lèvres  avancées,  mais  les  yeux  grands  et  bleus 
et  les  cheveux  charmants  ;  ses  bras  étaient  aussi 
d'une  véritable  beauté.  »  (1)  Telle  elle  était  lorsqu'a- 
près  leur  séjour  à  Spa  M.  et  M""'  de  WietinghofT  vin- 
rent à  Paris,  ville  qui  exerçait  un  bien  autre  prestige 
que  Spa,  Paris,  que  l'abbé  Galiani  appelait  «  l'hôtelle- 
rie de  l'Europe  »  et  qui,  en  dépit  de  bien  des  révolu- 
lions,  peut-être  aussi  à  cause  d'elles,  l'est  maintenant 
plus  que  jamais. 

La  petite  Julie  était  trop  jeune  pour  qu'on  la  con- 
duisît, comme  on  l'a  dit,  (2)  dans  les  salons  litté- 
raires et  philosophiques  du  temps.   Son  père  n'avait 
absolument  rien  qui  le  pût   faire   désirer  dans  ce 
milieu.  Mais  sans  doute  l'a-t-on  dit  parce  que  M.  de 
WietinghofT,  qui  avait  fait,  en  1764,  la  connaissance 
de  Bernardin  de  Saint  Pierre,  lieutenant  du  génie, 
passant  par  Riga,  l'avait  retrouvé  à  Paris  et  que  des 
relations  suivies  s'étaient  établies  entre  eux.  Mais  il 
ne  s'occupait  ni  de  littérature  ni  de  philosophie,  et  il 
ne  fréquenta  point  les  salons  littéraires.  Il  ne  vit  ni 
Helvétius,  ni  Diderot,  ni  d'Alembert,  ni  Grimm,  et 
s'il  fit  apprendre  quelque  chose  à  sa  fille,  ce  ne  fut 
point  à  philosopher,  mais  à  bien  faire  la  révérence, 
ce   qui  est   autrement   important.   C'était  une  bien 
grosse  affaire,  alors,  que  de  bien  faire  la  révérence! 
Vestris,  le  diou  de  la  danse  comme  il  s'intitulait  lui- 
même,  prenait  une   part  capitale  à  cette  initiation, 
mais  des  maîtres  de  bonne  tenue,  de  grâce  et  de 


fi)  Ch.  Eynard,  Vie  de  madame  de  Kriidener,  t.  I,  p.  5. 
,2)  Le  comte  Alexandre  de  Tilly,  dans  ses  Mémoires. 


8  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXP   SIÈCLE 

maintien  complétaient  le  divin  enseignement  du  maî- 
tre à  danser.  On  sait  que  l'art  de  bien  faire  la  révé- 
rence comprenait  la  manière  de  se  présenter,  de  faire 
son  compliment  d'entrée  dans  un  salon,  de  s'y  tenir 
et  de  s'y  mouvoir  avec  le  naturel  étudié,  factice,  qui 
était  alors  le  bon  goût  suprême.  Si  la  jeune  fille,  à 
Paris,  apprit  autre  chose,  ce  fut  par  elle-même  :  son 
esprit  vif  et  fureteur  était  certainement  capable  de 
lui  faire  faire  mille  réflexions  que  les  parents  et  les 
maîtres  ne  songent  pas  à  suggérer  et  qui,  beaucoup 
plus  que  les  leçons  qu  ils  donnent  ou  ne  donnent  pas, 
apprennent  la  vie  aux  enfants. 

On  demeura  à  Paris  l'hiver  de  1777  à  1778.  On 
allait  dans  le  monde,  chez  quelques  personnes  que 
l'on  avait  rencontrées  à  Spa,  entre  autres  chez  la  du- 
chesse de  Vaujours  la  Vallière  dont  le  salon  réunis- 
sait le  monde  le  plus  distingué  de  l'époque  (1). 

Avoir  fait  un  voyage  à  Paris,  quand  on  habitait 
Riga,  vous  mettait  alors  singulièrement  en  évidence. 
Aussi  la  jeune  Julie  devait-elle  être  bien  heureuse  et 

(1)  Elle  était  elle-même  d'une  distinction  très  singulière,  à 
en  croire  Chamfort  :  a  M.  de  Barbauçou,  dit-il,  qui  avait  été 
très  beau,  possédait  un  très  joli  jardin  que  madame  la  du- 
chesse de  la  Vallière  alla  voir.  Le  propriétaire,  alors  très  vieux 
et  très  goutteux,  lui  dit  qu'il  avait  été  amoureux  d'elle  a  la 
folie.  Madame  de  la  Vallière  lui  répondit:  «  Hélas!  mon 
))  Dieu,  que  ne  parliez-vous  ?  vous  m'auriez  eue  comme  les 
b  autres.  »  Elle  demeura  belle  jusqu'à  un  âge  très  avancé . 
C'est  pour  elle  que  la  comtesse  d'Iloudetot  a  fait  ce  joli 
quatrain  : 

La   nature  prudente  et  saga 
Force  le  tempi  à  respecter 

i  barmei  de  ce  beau  visage 
Qu'elle  n  au:  ait  pu  rép 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  9 

bien  fière  de  parler  aux  petites  amies  de  Livonie,  au 
fond  d'un  golfe  de  la  mer  Baltique,  des  éblouissantes 
choses  qu'elle  avait  vues.  Ce  voyage  lui  mit  sur  la 
tête  une  auréole  et  jamais  plus,  depuis,  elle  ne  pourra 
se  passer  d'auréole.  Il  lui  en  faudra  toujours  une, 
sainte  ou  profane,  d'or  ou  de  plaqué.  Faute  de  cou- 
ronne, ce  joujou  fera  partie  de  ses  accessoires  de 
toilette. 

Est-ce  pour  l'auréole  de  ses  seize  ans  et  de  ses 
cheveux  blonds,  est-ce  pour  celle  que  donne  la  for- 
tune, que  mademoiselle  de  WietinghofT  fut  demandée 
en  mariage  par  un  gentilhomme  du  voisinage  dont 
les  terres  touchaient  à  celles  de  ses  parents  ?  On  ne 
sait.  Toujours  est-il  que  le  mariage  fut  décidé.  Les 
parents  sont  tous  les  mêmes.  Ils  n'avaient  oublié 
qu'une  chose,  en  l'arrangeant  :  c'était  de  consulter  la 
jeune  fille.  Mais  on  ne  s'inquiétait  pas  plus  alors  que 
maintenant  de  si  piètres  détails.  Julie  n'avait  au- 
cune aversion  pour  le  mariage,  mais  elle  en  eut  pour 
le  mari  qu'on  lui  présentait.  On  n'écouta  point  ses 
objections,  on  se  moqua  de  ses  répugnances.  En  dé- 
sespoir de  cause,  la  pauvrette  s'adressa  à  Dieu  et  le 
pria  d'empêcher  ce  mariage.  Une  bienheureuse  ma- 
ladie, véritable  don  du  ciel,  une  rougeole  fort  grave, 
vint  la  tirer  d'embarras.  Le  prétendant  ne  maintint 
pas  sa  candidature  et  la  nouvelle  de  son  désistement 
hâta  la  guérison  de  la  malade. 

Deux  années  se  passèrent  encore  pour  elle  en  toute 
liberté.  L'intense  et  un  peu  triste  poésie  des  mysté- 
rieux pays  du  Nord  acheva  d'apposer  son  empreinte 
sur  l'âme  plus  mystérieuse  encore  de  la  jeune  livo- 

1. 


10  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

nienne  ;  elle  passait  des  heures  entières  à  rêver  pen- 
dant les  longues  journées  d'été,  scrutant  l'horizon  de 

ses  yeux  Je  clair  saphir 
Qui  regardaient  au  loin  la  Baltique  bleuir  (1) 

et  elle  avait  dix-huit  ans  lorsque  le  baron  de  Kri'i- 
dener  la  demanda  en  mariage. 

Ce  n'était  pas  le  premier  baron  venu  que  M.  de 
Krïidener.  Contrairement  aux  gens  de  qualité  de 
son  temps  qui  se  croyaient  quittes  envers  la  patrie  et 
envers  eux-mêmes  quand  ils  avaient  daigné  prendre 
«  la  peine  de  naître  »,  et  qui  «  savaient  tout  sans 
avoir  jamais  rien  appris  »,  le  jeune  de  Kriïdener 
avait  fait  de  très  bonnes  études  à  l'université  de 
Leipzig.  Il  y  avait,  ce  qui  vaut  mieux  encore,  pris  le 
goût  du  travail.  Malgré  tout  cela,  il  entra  dans  la  di- 
plomatie :  il  fut  attaché  à  plusieurs  ambassades  et 
servit  de  son  mieux,  c'est  à  dire  très  bien.  Mais  il  pa- 
raît que  ses  qualités,  sa  science  et  ses  aptitudes  di- 
plomatiques, son  éducation  et  sa  distinction  person- 
nelle étaient,  dans  le  mariage,  un  bagage  inutile, 
puisque,  marié  deux  fois,  le  digne  homme  se  vit 
obligé  de  divorcer  deux  fois,  l'histoire  ne  dit  pas  à  la 
suite  de  quelles  vertus  inattendues  découvertes  chez 
ses  femmes.  Il  ne  lui  restait  de  ses  tentatives  pour 
forcer  la  porte  du  bonheur  que  de  l'amertume  et  des 
désillusions.  Il  lui  restait  aussi  une  charmante  petite 
fille  pour  le  consoler  de  tout  cela.  La  petite  allait  sur 

(!;   Françoit  Coppée,  Poésies%  1874-1878.  Souvenir  de  Dane- 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  11 

ses  neuf  ans  et  commençait  à  avoir  besoin  de  la  di- 
rection d'une  mère.  Par  dévouement  pour  elle,  et 
dans  la  conviction  qu'il  avait  épuisé  la  malignité  du 
sort  —  et  des  femmes,  —  mais  plus  possédé  encore 
d'un  incurable  penchant  à  la  confiance,  comme  toutes 
les  âmes  pures,  le  baron  se  décida  à  se  marier  une 
troisième  fois.  Il  avait  entendu  dire  beaucoup  de  bien 
de  mademoiselle  Julie  de  WietinghofT:  il  demanda  sa 
main. 

Sans  être  précisément  ce  qu'on  appelle  jolie,  la 
jeune  fille  s'était  formée  depuis  son  départ  de  Paris. 
On  la  disait  charmante.  «  Elle  était  d'autant  plus  inté- 
ressante, a  écrit  un  mémorialiste,  qu'elle  était  pleine 
de  grâce  et  d'esprit.  Sa  physionomie  était  ravissante, 
son  esprit  facile  et  léger.  Ses  traits  mobiles  expri- 
maient toujours  le  sentiment  et  la  pensée;  sa  taille 
était  moyenne,  mais  parfaite,  ses  yeux  bleus  étaient 
toujours  sereins,  toujours  vifs,  et  son  regard  péné- 
trant semblait,  comme  disait  Diderot,  traverser  le 
passé  ou  l'avenir.  Qu'on  ajoute  à  ce  portrait  des  che- 
veux cendrés  retombant  en  boucles  sur  les  épaules, 
quelque  chose  de  singulier  et  de  neuf,  d'imprévu 
dans  les  gestes  et  les  mouvements,  et  on  aura  une 
idée  de  madame  de  Krudenerdans  sa  première  jeu- 
nesse (1).  » 

Mademoiselle  de  WietingholF  fut  flattée  de  la  de- 
mande du  diplomate.  Elle  préférait  infiniment,  main- 
tenant qu'elle  avait  vu  Paris,  avoir  pour  mari  un 
homme  dont  la  carrière  se  faisait  dans  les  capitales, 

<1)  Comte  Alexandre  de  Tilly,  Mémoires,  t.  II. 


12  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIÈCLE 

dans  les  cours  et  dans  le  monde  le  plus  distingué  de 
l'Europe,  qu'un  hobereau  quelconque  vivant  de  la  vie 
bête  et  toute  matérielle  de  la  plupart  des  paysans  à 
titres  et  à  prétentions  qu'on  appelle  des  gentilshommes, 
et  dont  tout  le  mérite  se  borne  à  Jtirer  des  lapins  ou  à 
forcer  des  lièvres,  et  la  science  à  connaître  à  fond  le 
métier  et  le  jargon  de  palefrenier.  Ses  aspirations  à 
une  existence  affinée  ne  trouvaient  pas,  dans  la  pers- 
pective de  partager  sa  vie  avec  un  être  de  cette 
espèce,  la  satisfaction  de  goûts  peut-être  plus  roma- 
nesques qu'il  n'eût  été  séant  de  les  avoir.  Aussi 
accueillit-elle  la  demande  du  baron  de  Krïidener. 
Ce  n'est  pas  qu'elle  le  trouvât  plus  beau  qu'un  autre, 
ni  qu'elle  ressentît  pour  lui  un  entraînement  irré- 
sistible. Non.  D'abord  le  diplomate  n'était  plus  de 
la  première  jeunesse,  étant  né  en  1744.  Il  paraissait 
même  quelque  peu  défraîchi  à  côté  des  dix-huit  ans 
en  fleurs  de  mademoiselle  de  WietinghofF.  Pensez 
donc,  aussi  :  quand  on  a  fait  déjà  deux  essais  malheu- 
reux de  la  vie  conjugale,  il  serait  étonnant  que  les 
chagrins  n'aient  pas  laissé  quelques  plis  sur  le  front, 
que  les  yeux,  à  force  de  pleurer,  ne  se  soient  pas 
un  peu  creusés.  Pour  un  militaire,  les  campagnes 
de  guerre  comptent  double  :  pour  un  mari,  les  cam- 
pagnes conjugales,  surtout  quand  elles  sont  malheu- 
reuses, doivent  compter  davantage.  Le  baron  eût 
assurément  mieux  fait  de  prendre  sa  retraite  que 
de  tenter  une  revanche.  Il  le  pensait  peut-être  dans 
le  fond  de  son  âme,  mais,  un  démon  le  poussant, 
il  mit  en  avant,  pour  étouffer  toute  appréhension, 
l'intérêt  de  sa  fille.   Et  puis,  le  bonheur  aurait  vite 


LA    BARONNE    DE    KRÙDENFR  13 

fait  de  réparer  ses  avaries  et  de  lui  donner  une 
seconde  jeunesse. 

llélas!  comme  aux  autres  hommes,  la  vie  ne  lui 
avait  pas  donné  d'expérience.  Si  M.  de  Kriidener 
avait  été  un  brillant  élève  de  l'université  de  Leipzig-, 
s'il  se  montrait  un  diplomate  des  plus  distingués,  il 
allait  bientôt  s'apercevoir  que  la  carrière  du  mariage 
exigeait  décidément  des  qualités  de  diplomatie  et 
autres,  et  une  science  de  philosophie  pratique  aux- 
quelles ne  l'avaient  préparé  ni  les  leçons  de  l'illustre 
moraliste  Gellert  dont  il  avait  été  un  des  plus  aimés 
disciples  à  Leipzig,  ni  les  hautes  négociations  poli- 
tiques dans  lesquelles  il  s'était  fait  remarquer  par  son 
ta  t  et  son  habileté,  lors  de  la  réunion  de  la  Cour- 
lande  à  la  Russie.  Il  avait  satisfait  ses  maîtres,  il 
avait  satisfait  sa  souveraine  la  grande  Catherine,  il 
n'arrivera  pas  à  satisfaire  sa  femme,  la  petite  Julie  ! 

En  attendant,  il  paraissait  satisfait  d'elle,  —  et  de 
lui.  C'est  dans  le  château  de  sa  propre  mère  qu'il 
vécut,  pour  commencer,  avec  sa  jeune  femme.  L'in- 
térieur était  patriarcal.  On  eût  pu  cependant  lui  re- 
procher un  peu  trop  de  cérémonie.  Cela  manquait 
d'abandon,  de  libre  et  franche  cordialité.  On  se  di- 
sait en  famille  Madame  ma  sœur  et  Votre  Excel- 
lence. Tout  cela  sans  rire.  Ces  pays  du  Nord  semblent 
glacer  toute  expansion  chez  leurs  habitants.  Mais  la 
jeunesse  de  la  nouvelle  baronne,  figée  un  instant  dans 
ses  veines  par  ces  cérémonies  intempestives  et  ce  ri- 
dicule protocole  dans  l'intimité  de  la  famille,  reprit 
bientôt  ses  grâces  primesautières.  Franche  et  loyale, 
elle  n'avait  pas  ressenti,  en  entrant  au  château  des 


Il  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

Krudener,  cette  aversion  instinctive,  plus  souvent 
préméditée  et  voulue,  qu'éprouvent  tant  de  jeunes 
femmes  contre  la  famille  dans  laquelle  elles  entrent, 
et  qui  ne  provient  le  plus  souvent  que  de  la  crainte 
de  trouver  en  elle  un  censeur  sévère  des  écarts  et  des 
folies  qu'elles  se  proposent  de  faire  ;  de  voir  démas- 
quer par  elle  certains  calculs  de  domination,  d'efface- 
ment et  de  domestication  du  mari  :  toutes  choses 
qui,  —  elles  le  savent  bien  —  ne  plairont  qu'à  moitié 
à  la  famille  de  ce  mari,  moins  indulgente  que  lui, 
moins  aveugle  aussi  en  tout  ce  qui  concerne  sa  tran- 
quillité et  son  bonheur.  Madame  de  Krudener  ne 
faisait  point  de  ces  odieux  calculs.  Elle  prit  genti- 
ment sa  part  des  fêies  et  divertissements  que  sa  nou- 
velle famille  lui  offrit;  elle  les  égaya,  autant  que  ce 
diable  de  protocole  le  permettait,  de  son  entrain  et 
de  sa  bonne  humeur,  et  une  grossesse,  fête  de  fa- 
mille qui  couronna  les  autres  fêtes,  vint  mettre  le 
comble  au  bonheur  de  tous  les  habitants  du  château. 
Le  31  janvier  1784,  la  jeune  femme  mit  au  monde 
son  (ils  Paul  qui,  comme  son  père,  suivra  la  carrière 
diplomatique,  et  se  retrouvera  dans  la  suite  de  ce 
récit. 

Dans  le  courant  de  l'été,  M.  de  Krudener  fut 
nommé  ambassadeur  à  Venise.  Ce  fut  une  grande 
joie  pour  sa  femme  que  de  se  voir  ambassadrice. 
Aussi,  pour  faire  en  quelque  sorte  son  apprentissage 
du  monde,  voulut  elle  accompagner  M.  de  Krudener 
à  Saint-Pétersbourg,  lorsqu'il  y  alla  prendre  ses  ins- 
tructions avant  de  rejoindre  son  nouveau  poste.  Elle 
eut  la  satisfaction,  autant  de  vanité  que  de  curiosité 


LA    BARONNE    DE    KRÛDENER  15 

bien  naturelle,  d'être  présentée  à  l'impératrice  Cathe- 
rine et  d'être  reçue  à  sa  cour,  qu'elle  put  voir  dans 
toute  sa  splendeur. 

On  partit  pour  Venise.  Rien  de  plus  charmant 
qu'un  voyage  de  noces  en  voilure,  à  petites  journées, 
de  Saint  Pétersbourg  à  Venise.  Les  hasards  et  les  in- 
cidents de  la  route,  à  travers  des  pays  primitifs  et  un 
peu  sauvages,  semaient  les  jours  —  les  nuits  aussi  — 
de  mille  petites  surprises  ou  déceptions  adorables.  Il 
avait  fallu  emporter  avec  soi  les  choses  les  plus  indis- 
pensables :  batterie  de  cuisine,  literie,  etc.  C'était 
exquis.  C'eût  peut-être  été  désagréable  pour  des 
êtres  embourgeoisés  dans  des  habitudes  incurables 
de  vieux  épiciers  retirés,  qui  ne  connaissent  que  leur 
petit  coin  et  ne  se  plaisent  qu'à  croupir  dans  ce  petit 
coin  et  dans  leur  sottise.  Mais  un  tel  voyage  devait 
provoquer  d'interminables  rires  et  des  sujets  de 
bonheur  toujours  renaissants  chez  de  nouveaux  ma- 
riés qui  s'aiment.  Ceux-ci  s'aimaient-ils?  M.  de 
Krudener,  incontestablement,  aimait  sa  femme,  mais 
à  sa  manière,  et  sa  femme  ne  trouvait  point,  inpetio, 
que  ce  fût  la  bonne.  Guéri  par  ses  essais  malheureux 
de  bonheur  conjugal,  de  toute  expansion  de  sentiment 
irréfléchie,  il  était,  sans  s'en  douter  peut-être,  devenu 
trop  mesuré  dans  sa  conduite  envers  sa  jeune  femme. 
Il  pensait  trop  au  passé  et  à  ses  deux  premières 
épouses  :  il  était  ainsi  amené  à  penser  trop  aussi  à 
l'avenir  et  à  ce  que  deviendrait  plus  tard  sa  troisième  : 
tout  cela  le  rendait  réservé  sur  le  présent  et  il  ne 
sentait  pas  les  inconvénients  de  ne  montrer  que  trop 
souvent  un  visage  préoccupé  et  sérieux.  De  plus,  ses 


16  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX6    SIECLE 

quarante  ans  bien  sonnés,  ses  habitudes  de  travail, 
la  gravité  de  son  esprit  discipliné,  étaient  des  obstacles 
à  ce  qu'il  se  mît  en  diapason  des  sentiments  plus  en- 
fantins, plus  capricieux  d'une  femme  passablement 
romanesque  qui  avait  vingt  ans  de  moins  que  lui. 
Il  y  avait  assurément  disproportion  entre  ces  deux 
époux  :  à  quarante  ans,  un  homme  intelligent  et  cul- 
tivé a  plutôt  besoin  d'une  compagne  avec  laquelle  il 
puisse  échanger  des  idées,  que  d'une  poupée  plus  ou 
moins  parlante  à  habiller  et  déshabiller,  à  dorloter 
sur  ses  genoux,  à  friser,  peigner,  enrubanner,  pom- 
ponner et  bourrer  de  bonbons  comme  un  caniche. 
Un  peu  rouillé  sur  toutes  ces  importantes  choses, 
M.  de  Krudener  répondait,  par  trop  de  protocole  et 
en  homme  de  trop  bonne  compagnie  aux  expansions 
fantaisistes  de  Julie.  Il  régnait  du  cérémonial,  par 
conséquent  de  la  froideur,  là  où  il  n'eût  dû  se  trouver 
que  de  l'abandon  et  du  naturel.  Bref,  ils  étaient  deux 
au  lieu  de  ne  faire  qu'un. 

La  jeune  femme,  cependant ,  s'était  mis  en  tête 
d'aimer  son  mari.  Elle  l'aima,  si  l'on  veut  :  elle  lui 
faisait  mille  coquetteries,  —  ce  qui  n'était  pas  de  la 
vraie  tendresse,  ni  du  véritable  amour,  —  mais  enfin 
elle  se  montrait  charmante  pour  lui.  Et  c'est  déjà 
beaucoup.  De  son  côté,  M.  de  Krudener  n'avait  pas 
besoin  de  se  battre  les  flancs  pour  lui  en  témoigner 
sa  reconnaissance  et  lui  faire  voir  qu'il  l'aimait.  Mais, 
là  aussi,  là  surtout,  «  il  y  a  la  manière.  »  M.  de  Kru- 
dener n'avait  pas  appris,  malgré  ses  deux  apprentis- 
sages officiels,  à  plaire  aux  femmes.  Il  ne  joua 
jamais  dans  la  vie  de  la  sienne  qu'un  rôle  effacé.  Tou- 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  17 

jours  correct,  aisé  d'esprit,  mais  gauche  de  cœur, 
il  était,  comment  dirai-je?  trop  administratif,  trop 
homme  du  monde,  trop  «  ambassadeur  »  devant  la 
jolie  tête  blonde,  un  peu  folle,  c'est  vrai,  de  sa 
jeune  femme.  Celle-ci,  qui  n'était  pas  encore  très 
pénétrée  de  sa  dignité  d'ambassadrice,  rêvait  de 
roman  dans  le  mariage,  de  déclarations  furtives  et 
autres  balivernes  qui  font  tourner  tant  de  cervelles 
féminines.  Elle  n'aimait  pas  les  formules  et  n'avait 
pas  le  goût  des  phrases  toutes  faites  :  et  elle  repro- 
chait, mais  tout  bas,  à  son  mari,  de  ne  pas  se 
laisser  aller  à  l'improvisation.  Ce  n'est  point  qu'elle 
n'aimât  pas  M.  de  Krudener  :  non  ;  mais  elle  eût 
voulu  le  voir  plus  amant  que  mari.  Dans  le  mariage, 
il  lui  fallait  de  l'imprévu,  de  la  fantaisie,  de  ce  que 
Benjamin  Constant  a  appelé  a  la  romanesquerie  », 
que  sais-je?...  Il  y  a  des  femmes  qui  ne  sont  jamais 
contentes.  Bref,  il  fallait  à  madame  de  Krudener  ce 
qu'elle  n'avait  pas,  ou,  si  l'on  veut,  ce  qu'elle  trouvait 
que  son  mari  n'avait  pas.  N'est-ce  pas  l'éternelle  his- 
toire des  ménages? 

Une  autre  chose  encore  nuisait  au  parfait  équilibre 
de  celui-là.  M.  de  Krudener  n'avait  pas  été  long  à 
s'apercevoir  des  énormes  lacunes  de  l'éducation  et 
l'instruction  de  sa  jeune  femme  :  les  heureuses  quali- 
tés de  son  esprit  n'avaient  nullement  été  dévelop- 
pées. La  plupart  des  hommes  ne  s'aperçoivent  pas 
de  ce  détail  quand  ils  épousent  une  sotte  ou  une 
ignorante,  et,  au  lieu  de  perfectionner  l'éducation  de 
leur  ennemie  intime,  d'en  réformer  les  défauts  et 
d'en  développer  les  qualités  —  quand  il  y  en  a,  —  ils 


18  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

se  mettent  à  adorer  le  tout  en  bloc  ;  souvent  même 
ils  adoptent  ce  qu'il  y  a  de  fâcheux  chez  l'adorée, 
prennent  ses  idées  fausses  et  vont  jusqu'à  prendre 
aussi  ses  fautes  de  langage.  Ce  n'est  plus  l'amour 
fou,  c'est  l'amour  bête.  M.  de  Krïidener  ne  poussait 
pas  le  sien  jusque-là.  Il  trouvait  qu'on  peut  parfaite- 
ment aimer  sa  femme,  voir  en  même  temps  ses  dé- 
fauts, et  essayer  de  les  corriger.  Et  c'est  pour  cela 
qu'il  se  mit,  en  homme  avisé,  à  compléter  et  perfec- 
tionner l'instruction  et  l'éducation  de  la  sienne.  Il 
découvrait  d'ailleurs  en  elle  un  esprit  vif  et  capable 
d'apprendre.  Il  s'appliqua  à  la  mettre  en  état  de  tenir 
avec  distinction  son  rang  dans  le  monde.  C'était  lui 
rendre  un  grand  service.  Mais  la  baronne  ne  le  com- 
prenait pas  encore  et  ne  pouvait  se  défendre  d'une 
certaine  hostilité  contre  ce  mari-précepteur  qui  ne  lui 
donnait  tant  de  leçons  que  parce  qu'il  ne  la  trouvait 
pas  parfaite.  Et  s'il  ne  la  trouvait  pas  parfaite,  c'est 
qu'il  ne  l'aimait  pas.  Est-ce  que  le  véritable  amour  ne 
doit  pas  être  aveugle  ?...  De  son  côté,  M.  de  Kriïde- 
ner  ne  faisait-il  pas  là  un  travail  de  dupe?  Il  s'alié- 
nait d'abord  sa  femme  en  froissant  son  amour-propre 
d'enfant  peu  instruite  ;  et  puis,  était-ce  bien  pour  lui 
qu'il  travaillait?  C'était  un  peu  problématique.  Le 
Sic  vos  non  vobis  de  Virgile  pouvait  très  bien  s'ap- 
pliquer à  son  cas  particulier  :  peut-être  le  baron 
l'a-til  appréhendé,  car  cette  pensée  est  de  tous  les 
temps,  IJalzac  n'a-t  il  pas  dit  que  la  femme  est  un 
diamant  que  le  mari  est  chargé  de  tirer  de  sa  gangue, 
qu'il  doit  tailler,  polir  et  monter  richement  —  pour 
le  voir  circuler  plus  tard  de  main  en  main. 


LA    BARONNE    DE    KIUIDENER  19 

L'on  arriva  à  Venise.  Ce  fut,  pour  la  baronne  de 
Ivrudener,  un  enchantement,  un  enivrement  de 
chaque  jour.  Tout  ce  qu'elle  voyait  la  changeait  éton- 
namment d'avec  les  pays  du  Nord.  Les  distractions 
mondaines,  la  beauté  d'une  ville  étrange  où  l'on  dé- 
couvre toujours  des  perspectives,  des  couleurs  nou- 
velles, selon  les  heures  de  la  journée,  lui  faisaient 
oublier  que  le  cœur  de  son  mari  ne  battait  pas  si 
vite,  ni  de  la  même  façon  que  le  sien.  Elle  commen- 
çait cependant  à  en  prendre  son  parti.  Les  bals,  les 
fêtes,  les  spectacles,  une  ville  incomparablement 
voluptueuse  en  tout,  lui  donnaient  d'ailleurs  trop  de 
distractions  pour  qu'elle  eût  le  loisir  de  songer  à  un 
mari.  Elle  l'avait,  n'est-ce  pas?  Alors,  pourquoi  y 
penser? 

Madame  de  Kriidener  a  décrit  Venise,  telle  qu'elle 
la  voyait  en  ces  temps  fortunés,  avec  ses  yeux  éblouis 
de  femme  du  Nord.  «  Venise,  dit-elle,  est  le  séjour 
de  la  mollesse  et  de  l'oisiveté.  On  est  couché  dans  des 
gondoles  qui  glissent  sur  les  vagues  enchaînées  ;  on 
est  couché  dans  ces  loges  où  arrivent  les  sons  en- 
chanteurs des  plus  belles  voix  de  l'Italie  On  dort  une 
partie  de  la  journée  ;  on  est,  la  nuit,  ou  à  l'Opéra  ou 
dans  ce  qu'on  appelle  ici  des  casins.  La  place  de 
Saint-Marc  est  la  capitale  de  Venise,  le  salon  de  la 
bonne  compagnie,  la  nuit,  et  le  lieu  de  rassemble- 
ment du  peuple,  le  jour.  Là,  des  spectacles  se  succè- 
dent; les  cafés  s'ouvrent  et  se  referment  sans  cesse; 
les  boutiques  étalent  leur  luxe  ;  l'Arménien  fume  si- 
lencieusement son  cigare;  tandis  que,  voilée  et  d'un 
pas  léger,   la  femme  du  noble   Vénitien,  cachant  à 


20  UNE    ILLUMINÉE    AU    X1XL'    SIECLE 

moitié  sa  beauté  et  la  montrant  cependant  avec  art, 
traverse  cette  place,  qui  lui  sert  de  promenade  le 
matin,  et  le  soir  la  voit,  resplendissante  de  diamants, 
parcourir  les  cafés,  visiter  les  théâtres  et  se  réfugier 
dans  son  casin  pour  y  attendre  le  soleil.  Ajoute  à 
tout  cela,  Ernest,  le  tumulte  du  quai  qui  avoisine 
Saint-Marc,  ces  groupes  de  Dalmates  et  d'Esclavons, 
ces  barques  qui  jettent  sur  la  rive  tous  les  fruits  des 
îles,  ces  édifices  où  domine  la  majesté,  ces  colonnes 
où  vivent  ces  chevaux,  fiers  de  leur  audace  et  de  leur 
antique  beauté.  Vois  le  ciel  de  l'Italie  fondre  ses 
teintes  douces  avec  le  noir  antique  des  monuments  ; 
entends  le  son  des  cloches  se  mêler  aux  chants  des 
barcarolles  ;  regarde  tout  ce  monde  :  en  un  clin  d'ceil 
tous  les  genoux  sont  ployés,  toutes  les  têtes  se  bais- 
sent religieusement  ;  c'est  une  procession  qui  passe. 
Observe  ce  lointain  magique:  ce  sont  les  Alpes  du 
Tyrol  qui  forment  ce  rideau  que  dore  le  soleil.  Quelle 
superbe  ceinture  embrasse  mollement  Venise  !  C'est 
l'Adriatique  ;  mais  ses  vagues  resserrées  n'en  sont 
pas  moins  filles  de  la  mer,  et,  si  elles  se  jouent  au- 
tour de  ces  belles  îles,  d'où  se  détachent  de  sombres 
cyprès,  elles  grondent  aussi,  elles  se  courroucent 
et  menacent  de  submerger  ces  délicieuses  re- 
traites. (1)  » 

On  voit  que  madame  de  Krùdener  comprenait 
Venise,  qu'elle  en  savait  jouir  et  parler  en  artiste.  Ce 
mouvement,  cette  vie,  ces  couleurs  déjà  orientales  la 
jetaient  dans  des  enivrements  qui  l'empêchaient  de 

(1)  Valérie,  L<  ttre  xxi. 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  21 

voir,  quand  ils  ne  la  mettaient  pas,  au  contraire,  trop 
en  relief,  la  nature  plutôt  froide  et  positive  de  M.  de 
Krudener.  Elle  lui  reprochait  d'être  toujours  «  préoc- 
cupé des  affaires  publiques.   »  Mais  pourquoi  aussi 
cette  jeune  pensionnaire,  qui  n'avait  jamais  été  en 
pension,  avait-elle  épousé  un   grave  diplomate?  Elle 
lui  était  attachée  cependant,   peut-être  par  devoir, 
par  volonté,  par  un  loyal   essai  d'amour:   qui  sait? 
peut-être  seulement  par  excentricité,  pour  s'amuser... 
Mais  il  paraît  que,  chez  les  femmes,  ces  choses-là 
n'amusent  pas  longtemps.   Plus  elle  allait,  plus  ma- 
dame de  Krudener  s'apercevait  que  l'âme   de  son 
mari  n'était  pas  sœur  de  la  sienne.  La  sienne  était 
neuve,  la   page  en  était   encore   toute  blanche,  et 
M.  de  Krudener,  dont  la  page  était  passablement 
barbouillée,  ne   savait  rien  graver  sur  celle  de  sa 
femme.  Le  contraste  était  trop  grand,  et  Venise,  avec 
ses  splendeurs  et  ses  fêtes,  avait  peine  à  faire  oublier 
à  la  romanesque  jeune  femme  la  bonhomie  toujours 
calme,  souriante  et  de  bonne  compagnie,  mais  peut- 
être  trop  raisonnable,  de  son  mari. 

L'été  arriva.  Venise  est  intenable  par  les  chaleurs. 
M.  et  madame  de  Krudener  se  retirèrent  à  la  cam- 
pagne, à  quatre  lieues  dans  les  terres,  dans  une  jolie 
villa  qu'on  appelait  «  La  Mira  ».  Les  souvenirs  que 
la  jeune  femme  garda  de  ces  jours  d'été  passés  sur 
les  bords  de  la  Brenta,  marquèrent  au  nombre  des 
meilleurs  de  sa  vie.  Lisez  Valérie,  ce  joli  roman 
qu'elle  publia  sous  le  Consulat  :  elle  y  a  semé  de  ces 
souvenirs  dans  plus  d'une  page,  et  ils  sont  comme 
des  fleurs  dans  une  couronne  de  verdure.  Fleurs  de 


22  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

cimetières  parfois,  au  milieu  des  cyprès.  Mais  pour- 
quoi aimons-nous  à  parler  des  lieux  où  a  lui  pour 
nous  un  rayon  de  fugitif  bonheur?  Est-ce  que  nous 
espérons  en  recueillir  de  nouvelles  et  douces  impres- 
sions? Oh  !  la  vaine  espérance  !  Nous  ne  recueillons 
de  l'évocation  des  temps  et  des  êtres  aimés  qui  ne 
sont  plus,  de  l'évocation  de  nos  rêves,  que  la  douleur 
de  les  avoir  perdus.  Est-ce  que  la  vie  ne  nous  apporte 
pas  assez  de  chagrins  pour  en  vouloir  augmenter  le 
nombre  par  le  souvenir? 

Le  climat  enivrant  de  Venise  ne  parvenait  pas  à 
donner  un  peu  d'expansive  souplesse  à  l'amour  que 
M.  de  Kriidener  portait  à  sa  femme.  Mais  l'ambassa- 
deur avait-il  raison  de  ne  pas  chercher  à  se  montrer 
autre  qu'il  n'était?  S'il  est,  paraît-il,  nécessaire  de  ne 
pas  être  toujours  vrai  en  diplomatie,  il  faut  l'être 
dans  tout  le  reste.  Mais  l'amour  est-il  autre  chose 
qu'une  diplomatie  de  tous  les  instants,  avec  un  mas- 
que de  satin  et  des  gants  de  velours,  avec  ses  chatte- 
ries, mais  aussi  avec  ses  luttes,  ses  menaces  et  ses 
ultimatums  ?  Aussi  faut-il,  avant  que  l'adversaire 
ait  laissé  voir  son  jeu  et  démasqué  ses  batteries,  se 
tenir  sur  la  plus  prudente  réserve  :  surtout  quand  un 
fossé  de  vingt  années  sépare  les  deux  parties  adverses. 
Sait-on  dans  quel  intérêt  on  a  été  accepté?  Ce  n'est 
pas  par  amour,  assurément.  Il  faut  donc  de  la  cir- 
conspection et  se  bien  garder  de  se  livrer  :  les  Dalilas 
sont  de  tous  les  temps. 

Cette  prudence  ne  doit  pas  empêcher  de  se  mon- 
trer naturel.  Un  rôle  forcé  se  soutiendrait  difficile- 
ment et  l'on  reviendrait  tôt  ou  tard  à  sa  véritable 


LA    BARONNE    DK    KRUDENEB  23 

nature,  sans  en  recueillir  d'autre  fruit  que  de  faire 
prendre  pour  de   l'hypocrisie  ce  qui  n'eut  été  que  la 
plus  élémentaire  prudence.  Il  est  certains  hommes 
qui,  parce  qu'ils  brûlent  d'amour,  brûlent  aussi  leurs 
vaisseaux   et   ne  se  ménagent  aucune  retraite  :  ils 
n'admettent  pas  qu'ils  puissent   s'être    trompés,  ni 
ne  songent  qu'ils  puissent  être  trompés;  ils  prennent 
dès  le    commencement   une    confiance    naïve,    sans 
se  demander  si,   parce   qu'on  a  de  bons   et  loyaux 
sentiments,  la  partie  adverse  en  a  de  pareils,  si  elle 
a,  enfin,  un  amour  du  devoir  assez  ferme  pour  mé- 
riter  cette   confiance.   Mais,   comme  eux-mêmes   la 
méritent,  ils  ne  peuvent  s'imaginer  que  leur  femme 
n'y  a  peut-être  pas  les  mêmes  droits.  Il  faut  en  effet 
remarquer  que  l'amour  revêt  toujours  la  forme  du 
caractère  de  la  personne  qui  en  est  atteinte.  Cette 
personne  est-elle  froide?  Elle  ne  dira  jamais  de  ces 
mots  brûlants  comme  la  lave,  de  ces  mots  de  feu  qui 
s'échappent  naturellement   de   certains    cœurs   tou- 
jours en  éruption  comme  le  Vésuve.  Est-elle  ardente? 
Elle  ne  saura  rien  faire,  rien  dire  avec  calme,  et  sera 
toujours    emballée.  Est- elle  capricieuse,  fantaisiste,, 
primesautière?  Jamais  elle  ne  saura  demeurer  dans 
les  règles  étroites  et  convenues  d'un  intérieur  froid 
ou  compassé.  Est-elle,  au  contraire,  mesurée?  Elle 
aura  beau  faire,  l'amour  en  elle,  si  elle  en  a  jamais, 
ne  sera  pas  expansif  :  s'il  essaie  de  le  devenir,  ce 
sera  gauchement,  d'une  façon  guindée,  et  il  prendra 
ainsi  tout  l'air  de  la  fausseté. 

M.  de  Krudener  ne  cherchait  pas  à  donner  à  son 
amour  un  caractère  qui  n'était  pas  le  sien.  Il  aimait 


24  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe  SIÈCLE 

sa  femme  comme  sa  nature,  son  âge,  ses  habitudes 
de  gravité,  son  tempérament  le  portaient  à  l'aimer. 
S'il  ne  lui  faisait  pas  de  vers,  c'est  que  le  romanesque 
et  le  madrigal  n'entraient  pas  dans  sa  manière.  La 
baronne,  au  contraire,  aimait  d'une  façon  double- 
ment différente  :  selon  une  imagination  rêveuse  et 
poétique,  et  selon  un  cœur  coquettement  capricieux. 
Elle  prenait  des  airs  navrés  lorsqu'elle  voyait  ses 
gentillesses  passer  inaperçues,  inappréciées  de  son 
mari,  et  la  blessure  en  demeurait  longtemps.  On  voit 
ordinairement  le  contraire  dans  la  vie,  et  c'est  la 
femme  qui  ne  saisit  pas  ou  dédaigne,  par  calcul,  les 
amabilités  du  mari;  elle  les  accueille  d'un  petit  air 
détaché  qui,  parce  qu'elle  ne  veut  pas  dire  :  je  n'ai 
pas  compris,  prend  sa  revanche  en  paraissant  dire  : 
je  irien  moque.  Mais,  hâtons-nous  de  le  déclarer, 
ces  femmes,  à  la  tête  aussi  vide  que  le  cœur,  ce  sont 
les  coquettes  et  d'autres,  non  moins  déplaisantes, 
qui  ne  voient  et  ne  poursuivent  dans  le  mariage  que 
l'asservissement  et  l'annihilation  du  mari  ;  elles 
savent  que  c'est  par  un  dédain  calculé  et  par  de  mau- 
vais procédés  qu'elles  le  tiennent  en  laisse,  le  rédui- 
sent peu  à  peu  à  l'état  d'ilote  et  conquièrent  ainsi  la 
liberté  de  faire  ce  qu'elles  veulent,  c'est-à-dire  de  mal 
faire.  Ce  dont  elles  ne  se  privent  pas.  No  leur  demandez 
pas  autre  chose  :  elles  ne  sont  capables  que  de  cela, 
et  de  certains  calculs  où  leur  ruoerie  pratique  leur 
tient  lieu  d  intelligence  pour  veiller  à  leurs  intérêts. 
Coquette,  madame  de  Krùdener  l'était  certaine- 
ment, mais  ses  coquetteries  étaient  encore  à  peu  près 
innocentes,  Plus  tard,   ce  sera  différent.   Pour  Tins- 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  25 

tant,  nature  un  peu  à  l'abandon  et  qui  prenait    le 
caprice   du  moment  pour  toute  règle   de  conduite, 
elle  n'adressait  guère  ses  coquetteries  qu'à  M.   de 
Krudener;  elle  paraissait  môme  s'accommoder  assez 
bien  de  lui  pour  époux.  Elle  cherchait  seulement  à 
faire  naître  une  petite  pointe  de  romanesque  dans  le 
train  habituel  de  la  vie  et  dans  l'affection  qu'il  avait 
pour  elle;  elle  voulait  faire  comprendre  à  cet  esprit 
sérieux  et  réfléchi  ses  mièvreries  et  ses  enfantillages, 
lui  faire  aimer  cet  amour-bibelot  et  lui  en  inspirer  un 
semblable  pour  elle,  faire  enfin  de  lamour  conjugal 
un  joujou  et  de  son  mari  un   enfant.  Mais  M.    de 
Krudener  demeurait  dans  les  sphères  élevées  d'une 
affection  plus  grave  et  ne  comprenait  pas  les  fioritures, 
les  fantaisies  de  petite  fille,  les  grâces  un  peu  g-amines 
dont  il  lui  plaisait,  à  elle,  d'enjoliver  ses  sentiments. 
Un  jour,  —  c'est  M.  Gh.   Eynard  qui  raconte  cet 
épisode,  d'ailleurs  tout  à  l'honneur  de  la  jeune  femme, 
—  «  le  baron  de  Krudener  était  allé  faire  une  vi- 
site à  la  campagne.  Seule  et  tristement  assise  dans 
son    fauteuil,   madame    de    Krudener  comptait    les 
heures  et  les  minutes.   Le  temps  était   chaud,  l'air 
lourd  et  accablant.  Un  orage  pesait  sur  l'atmosphère, 
le  ciel  devenait  sombre   et  les  derniers  rayons  du 
soleil  couchant  répandaient  une  clarté  rougeâtre  sur 
d'épais  nuages  amoncelés  à  l'horizon.  Le  tonnerre 
gronde;  il  se  rapproche;  il  éclate  avec  violence.  La 
pluie  tombe  par  torrents.  Madame  de  Krudener,  tout 
absorbée  dans  la  pensée  de  son  époux,  voit  arriver 
ja  nuit  avec  terreur.  La  tempête  ne  diminuait  point. 
Madame  de  Krudener  se  représente  le  sentier  étroit 

2 


26  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

qui  longe  la  Brenta  envahi  par  les  eaux,  M.  de 
Krudener  manquant  la  route,  luttant  contre  les  élé- 
ments déchaînés  et  près  de  succomber.  Les  heures 
s'écoulent,  minuit  sonne.  Elle  envoie  coucher  ses 
gens  et  veut  rester  seule  à  veiller.  Mais  la  solitude 
l'exalte  encore  et  prête  une  réalité  aux  fantômes  de 
son  imagination.  Sa  tête  s'égare.  Elle  entend  des  cris 
déchirants  qui  l'appellent.  Enfin,  à  deux  heures,  ne 
pouvant  supporter  cette  angoisse,  elle  sort  et  se 
dirige  seule  vers  la  grande  route  de  Padoue.  Un  voi- 
turier  revenait  au  pas  :  interrogé  s'il  a  vu  quelqu'un, 
il  répond  négativement.  Madame  de  Krudener  re- 
tourne avec  lui  à  la  Mira,  fait  lever  sa  femme  de 
chambre,  monte  en  voiture  et  se  fait  conduire  au- 
devant  de  son  mari.  Elle  le  rencontre  bientôt.  La 
joie,  l'émotion,  l'attendrissement  l'avaient  mise  hors 
d'elle-même.  M.  de  Krudener  s'étonne  de  la  trouver 
sur  la  route  à  cette  heure  avancée  de  la  nuit.  Il  l'em- 
brasse, la  rassure,  la  gronde.  «  Mais  quelle  folie, 
ma  chère  amie,  de  vous  laisser  aller  à  de  pareilles 
alarmes  1  Comment  vous  imaginer  que  je  courusse 
le  moindre  danger?  Vous  auriez  dû  vous  coucher. 
Vous  vous  tuerez  avec  une  pareille  sensibilité.  »  Ces 
mots  pleins  de  tendresse  plongeaient  un  poignard 
dans  le  cœur  de  madame  de  Krudener.  «  Hélas! 
pensait-elle,  à  ma  place,  il  se  serait  couché,  et  il 
aurait  dormi  !  »  (1) 

{{)  Ch.  Eyoard,  Vie  de  madame  de  Krudener,  t.  I,  p.  20-21.  — 
Madame  «le  Krudener  fait  allusion  à  cet  épisode  de  sa  vie  dans 
Valérie,  lettre  îv.  La  lettre  se  termine  ainsi  :  «  Le  comte,  qui 
est  si  sensible,  ne  m'a  pas  paru  assez  reconnaissant.  » 


LA    BARONNE    DE    KRIÏDENER  27 

C'était  là  une  charmante  pensée  de  cœur  et  qui 
montre  combien  ce  cœur  était  capable  de  tendresse  et 
de  sollicitude.  On  aurait  bien  tort  de  la  lui  reprocher. 
Mais  M.  de  Kriïdener  ne  comprenait  pas  cette  sensi- 
bilité inquiète,  un  peu  excessive.  Au  lieu  de  dire  à  sa 
femme  que  c'était  une  folie  de  se  laisser  aller  à  de 
pareilles  alarmes,  il  eût  mieux  fait  d'apprécier  cette 
marque  d'attachement,  de  la  rassurer  affectueusement 
en  l'embrassant  et  de  lui  dire  qu'à  l'avenir,  il  ne  lui 
donnerait  plus  de  semblables  sujets  d'inquiétude.  On 
a  vu  que  la  tendresse  expansive  n'était  pas  dans  ses 
cordes. 

Dans  ce  mariage,  disproportionné  certainement, 
mais  qu'elle  avait  accepté  de  son  plein  gré,  ma" 
dame  de  Kriïdener  n'eut  pourtant  pas  plus  de  désil- 
lusions que  n'en  ont  la  plupart  des  époux.  Elle  en  ré- 
servait bien  d'autres  à  son  mari.  Aussi  ne  faut-il  pas 
la  plaindre  hâtivement.  Elle  avait  trouvé,  d'ailleurs, 
de  belles  compensations  de  rang-  et  de  fortune.  Si  elle 
s'était  donné  la  peine  de  réfléchir,  elle  se  serait 
aperçue  que  les  ménages  ne  sont  autre  chose  qu'un 
assemblage  de  goûts  contraires  et  d'aspirations 
opposées  qui  se  repoussent  au  lieu  de  s'attirer  Dans 
la  vie  commune,  un  époux  ne  tient  à  l'autre  que  par 
la  souffrance  qui  naît  de  ces  inégalités  et  de  ces  in- 
compatibilités, et  des  concessions  qui  les  font  sup- 
porter. Chose  bizarre,  c'est  toujours  celui  des  deux 
qui  aime,  qui  fait  toutes  les  concessions  et  est  mené 
par  l'autre  tambour  battant.  Celui-là  ne  cherche  qu'à 
soigner  et  ménager  son  amour  ;  l'autre,  qui  n'aime 
pas,  n'a  pas  de  ménagements  à  garder:  il  sait,  d'ins- 


28  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX0   SIECLE 

tinct  et  d'expérience,  que  la  partie  adverse  s'inclinera 
toujours,  accordera  toujours,  pardonnera  toujours. 
Tout  être  qui  aime,  dans  l'union  libre  comme  dans  le 
mariage,  devient  un  ilote  de  l'amour  :  tout  être  qui 
est  aimé  n'est  autre  chose  qu'un  exploiteur  et  un 
tyran.  Il  y  a  évidemment  des  degrés  et  des  nuances, 
il  y  en  a  à  l'infini  comme  il  y  en  a  dans  les  caractères, 
dans  l'éducation  et  les  milieux,  mais  cela  n'infirme 
en  aucune  façon  la  règle  générale. 

Rien  ne  détache  plus  pourtant,  à  la  longue,  un 
cœur  d'un  autre  cœur  que  de  voir  que  celui-là  ne  le 
comprend  pas.  De  là  à  s'imaginer  qu'il  est  indifférent 
il  n'y  a  qu'un  pas,  et  on  le  franchit  vite  :  ie  moyen  de 
continuer  à  aimer  longtemps  quelqu'un  qui  ne  nous 
rend  pas  amour  pour  amour,  qui  méprise  peut-être 
notre  affection,  se  rit  de  nos  élans,  se  moque  de  nos 
transports?  On  ne  recommence  pas  un  mouvement 
qui  a  porté  à  faux  et  dont  on  se  relève  tout  froissé  ; 
on  ne  redit  pas  une  parole  qui  est  restée  sans  écho;  on 
ne  se  risque  plus  à  se  jeter  dans  des  bras  qui  ne  se 
sont  pas  refermés  sur  nous  avec  une  tendresse  pas- 
sionnée. Hélas!  quel  amour  résisterait  à  la  froideur? 
Il  y  en  a  cependant  :  mais  l'homme  seul  a  cette  force 
d'illusion,  cette  ténacité  dans  un  aveuglement  parfois 
volontaire,  qui  l'empêche  d'ouvrir  les  yeux  pour  ne 
pas  voir  la  triste  réalité.  Mais  ce  n'est  pas  là  de  la 
force,  c'est  de  la  faiblesse  de  caractère.  Etre  seul  à 
aimer,  dans  le  mariage,  est  d'abord  humiliant  :  cela 
devient  ensuite  de  la  sottise.  Pourquoi  jeter  ainsi  des 
trésors  de  tendresse  à  un  être  incapable  de  la  com- 
prendre, indigne  par  conséquent  qu'on  lui  ouvre  les 


LA    BARONNE    DE    KRÙDENEU  2(J 

pensées  les  plus  délicatement  secrètes  d'un  cœur  ai- 
mant? Ce  serait  faire  un  marché  de  dupe  et,  comme 
le  dit  l'Ecriture,  jeter  des  perles  aux  pourceaux, 
margaritas  ante  porcos. 

Ces  réflexions  et  bien  d'autres,  la  pauvre  femme 
incomprise  se  les  fit  avec  chagrin.  Mortifiée  dans  son 
amour-propre,  elle  s'étudia  dès  lors  à  réprimer  ses  exu- 
bérances de  tendresse,  à  se  montrer  correcte,  à  n'ai- 
mer que  selon  la  formule  du  monde  et  à  se  tenir  avec 
son  mari  comme  si  elle  était  toujours  en  spectacle 
dans  un  salon.  Mais,  refoulée  de  la  sorte  sur  elle- 
nême,  sentant  comme  elle  sentait,  dénuée  de  principes 
solides  de  morale  et  de  religion,  unie  à  un  homme  qu* 
ne  la  comprenait  pas  avec  son  babil  de  petite  fille, 
ses  caprices  et  son  caractère  romanesque,  il  était 
certain  que  la  fidélité  conjugale,  qu'elle  ne  gardait 
encore  que  faute  d'avoir  trouvé  l'occasion  d'y  manquer, 
courait  bien  grand  risque  avec  une  si  fragile  gar- 
dienne ;  un  œil  perspicace  aurait  vite  découvert  que 
la  poire  était  mûre,  c'est-à-dire  que  la  baronne  était 
à  la  merci  du  premier  soupirant  qui  voudrait  prendre 
la  peine  de  la  cueillir.  Elle  était  dans  cet  état  psycho- 
logique que  les  jeunes  gens  qui  cherchent  aventure 
ont  un  flair  spécial  pour  découvrir.  Cet  état  ne 
devait  pas  échapper  longtemps  aux  familiers  de  la 
maison. 

Les  soins  que  madame  de  Krudener  prenait  à  se 
modeler  sur  son  mari  et  à  réprimer  certaines  habi- 
tudes de  familière  expansion  toujours  prêtes,  les  in- 
disciplinées, à  se  faire  jour  au  dehors,  l'empêchèrent 
sans  doute  de  s'apercevoir  qu'un  secrétaire  de  l'am- 

2. 


30  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

bassade,  le  comte  Alexandre  de  Stakieff,  semblait 
suivre  avec  intérêt  les  luttes  et  les  combats  intérieurs 
qu'elle  se  livrait  à  elle-même,  et  que  la  mobilité  de 
ses  traits  laissait  apercevoir,  tout  au  moins  deviner,  à 
des  yeux  exercés.  Ce  jeune  homme,  admis  dans  l'in- 
timité de  la  maison,  n'avait  pas  été  sans  remarquer  la 
dissemblance  de  caractère  des  deux  époux  ;  et,  peut- 
être  par  compassion  pour  la  jeune  femme  incomprise, 
peut-être  seulement  dans  le  simple  espoir,  tout  à  fait 
dénué  de  désintéressement,  de  consoler  un  jour  la 
blonde  rêveuse  de  ses  déceptions  de  rêves,  il  lui  avait 
—  c'était  immanquable  —  fait  peu  à  peu  la  cour.  Oh! 
des  yeux  seulement,  pour  commencer.  Il  paraît 
d'ailleurs,  il  est  même  certain  que  les  choses 
n'allèrent  pas  plus  loin  et  n'en  vinrent  même  pas  jus- 
qu'aux soupirs.  A  cent  lieues  à  la  ronde,  d'après  ces 
apparences,  on  n'eût  pas  trouvé  un  désintéressement 
amoureux  pareil. 

Pris  cependant  de  scrupules,  trop  honnête  homme 
pour  trahir  la  confiance  de  celui  qui  l'avait  admis 
dans  son  intimité,  le  jeune  secrétaire  d'ambassade, 
qui  se  sentait  très  sérieusement  atteint,  demanda  un 
congé  et  quitta  Venise. 

Madame  de  Krùdener,  de  son  côté,  tout  occupée 
qu'elle  était  à  discipliner  ses  mouvements  expansifs, 
avait  Uni  par  voir  clair  au  jeu  du  comte  de  StakielF. 
Elle  devina  la  cause  de  son  départ.  Très  touchée  des 
.sentiments  qu'il  avait  eus  pour  elle,  très  flattée  aussi, 
regrettant  même  peut  être  que  le  roman  n'eût  pas  été 
poussé  plus  loin,  —  oh  1  simplement  pour  prouver  au 
jeune  téméraire  qui  se  serait  permis  de  lui  faire  part 


LA    BARONNE    DE    KRÏ1DENER  31 

de  ses  vœux  qu'il  n'avait  aucune  espérance  à  conce- 
voir, —  madame  de  Krùiener  laissa  courir  son  ima  - 
gination  et  c'est  sur  ce  thème,  agréablement  fondu 
avec  d'autres  événements  plus  corsés  qui  survinrent, 
qu'elle  écrivit  plus  tard  les  brillantes  arpèges  et  va- 
riations épistolaires  toutes  panachées  d'amour  qui 
forment  le  roman  de  Valérie. 

Mais,  en  attendant,  l'imagination,  chez  madame 
de  Krïidener,  gagnait  du  terrain  sur  le  cœur.  Dans 
cet  énervant  et  voluptueux  climat  de  Venise,  elle 
passait  des  heures  et  des  heures,  étendue  sous  les 
ombrages  de  sa  villa,  à  rêver,  les  yeux  dans  le  vague, 
le  cœur  aussi.  Ne  trouvant  personne  à  qui  donner  le 
trop-plein  de  tendresse  qui  parfois  l'obsédait,  ne  se 
risquant  plus  à  épancher  auprès  de  son  mari  des  sen- 
timents qu'il  était  décidément  incapable  de  com- 
prendre et  encore  plus  de  partager,  madame  de  Kriï- 
dener  avait  pris  le  parti  de  s'amuser.  C'est  ce  que 
font  les  gens  qui  s'ennuient.  Le  bruit  du  monde  est 
le  refuge  de  ces  jeunes  âmes  silencieuses  qui  ont 
subi  un  premier  échec  dans  leurs  aspirations  éthérées. 
Aussi  la  baronne  se  dissipa-t-elle  le  plus  qu'elle  put 
au  dehors,  et  elle  constatait  avec  surprise  que  ce 
bruit  suffisait  à  occuper  le  vide  de  tout  son  être.  Le 
positif  l'enchantait  maintenant  au  moins  autant  que 
le  rêve  l'avait  d'abord  hypnotisée.  Sa  jeunesse, 
battue  du  côté  du  sentiment,  se  jetait  à  corps  perdu 
dans  le  tourbillon  des  plaisirs  de  la  vie  mondaine.  Ce 
fut  une  soupape,  un  dérivatif,  un  remède  à  son 
excédent  de  bagage  romanesque  ;  plus  tard,  elle 
changera  de  remède  et  prendra  la  piété.  En  alten- 


32  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX"    SIECLE 

dant,  le  sentiment  se  transformait,  chez  elle,  en 
coquetterie,  et  les  petits  manèges  de  salon  bénéfi- 
cièrent vite  de  ses  ardeurs  de  cœur  comprimé;  son 
stock  de  tendresse,  laissé  un  peu  pour  compte,  se 
changeait  logiquement  en  frivolités. 

L'accord,  cependant,  était  toujours  complet  dans 
le  ménage.  Dès  que  l'un  des  deux  époux  s'incline  de- 
vant l'autre  ou  le  traite  comme  quantité  négligeable, 
il  n'y  a  plus  de  ces  fâcheux  tiraillements  qui  empoi- 
sonnent l'existence  de  tant  de  malheureux;  et  c'est 
justement  cette  apparence  trompeuse  de  l'accord 
parfait,  qui  est  le  signe  du  désaccord  non  moins 
parfait.  Mais  aussi,  comme  l'observe  un  des  malins 
biographes  de  la  baronne  à  propos  du  prosaïsme 
auquel  sa  fantaisiste  poésie  se  heurtait  chez  son 
mari,  «  comment  s'accommoder  de  ce  lot  avec  les 
mœurs  et  les  masques  qui  courent  dans  cette  eni- 
vrante Venise,  sous  le  soleil  du  Tintoret,  sur  ces 
gondoles,  au  son  cadencé  des  rames  qui  battent  la 
Brentaet  incitent  à  la  vie  molle  et  voluptueuse  (1)?  » 

Les  fêtes  et  les  bals  ne  pouvaient,  en  eflet,  servir 
longtemps  de  dérivatif  à  l'àme  inquiète  de  la  baronno. 
Dénuée  de  principes  solides  et  de  tout  sentiment  du 
devoir,  elle  était  à  la  merci  du  premier  homme  venu 
qui  lui  murmurerait  quelques  mots  d'amour  à  l'oreille 
dans  les  troublants  enlacements  d'une  valse,  ou  dans 
le  voluptueux  silence  de  la  gondole  glissant  moelleu- 
sement  sur  les  eaux,  par  une  de  ces  soirées  parfu- 
mées, où  les  femmes  tombent  toutes  seules  dans  les 

(1)  Biographie  universelle  M  chaud,  article  de  M.  Parisot. 


LA    BARONNE    DE    KRÏ1DENER  33 

bras  des  amants.  La  vie  mondaine  ne  pouvait  que 
hâter  le  moment  où,  d'une  rencontre  fortuite,  jaillirait 
l'étincelle  de  l'infidélité. 

Car  la  jeune  femme,  depuis  ses  échecs  de  senti- 
ment auprès  de  son  mari,  avait  vite  adopté  les 
mœurs  italiennes  de  cette  époque,  telles  que  nous  les 
montre  Stendhal.  Elle  ne  paraissait  plus  en  public, 
aux  bals,  au  spectacle,  à  la  place  Saint-Marc,  qu'es- 
cortée de  tout  un  état-major  de  jeunes  gens.  Cet  état- 
major  semblait  ne  la  quitter  jamais.  Mais  on  la  voyait 
le  quitter  parfois  tout  à  coup  :  c'est  que,  dans  les  ca- 
prices de  son  âme  mouvante,  elle  se  sentait  prise 
d'une  pitié  subite  à  la  pensée  que  des  êtres  humains 
souffraient  alors  qu'elle  s'amusait,  étaient  malheureux 
alors  qu'elle  était  si  heureuse.  Et,  comme  par  un  re- 
mords de  son  insensibilité,  elle  s'arrachait  un  instant 
à  cette  vie  tout  en  l'air  et  courait  porter  de  riches  au- 
mônes dans  les  plus  misérables  taudis  de  Venise.  Alors, 
c'était  du  bonheur,  non  seulement  pour  ceux  qu'elle 
secourait,  mais  pour  elle.  Elle  jouissait  même  plus  de 
l'adoration  dont  elle  voyait  l'expression  dans  les  yeux 
des  malheureux  à  qui  elle  laissait  ses  pièces  d'or,  que 
de  la  satisfaction  d'avoir  soulagé  leurs  misères.  Elle 
aimait  déjà  à  poser,  et  son  bonheur  intime  était  de  lais- 
s  :r  croire  à  ces  cœurs  naïfs  qu'elle  était  une  sainte  des- 
cendue du  cie!  pour  venir  les  consoler.  Elle  a  toujours 
eu  un  faible  pour  l'auréole,  nous  l'avons  déjà  dit,  et  n'a 
jamais  su  se  passer  de  ce  petit  meuble.  Elle  retour- 
nait ensuite  à  la  place  Saint-Marc,  retrouvait  la 
joyeuse  bande  qui  gravitait  sans  cesse  autour  d'elle, 
et  se  remettait  à  prendre  des  glaces  sous  les  tentes 


34  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX'     SIÈCLE 

de  la  botiega  à  la  mode.  Les  hommages  admiratifs 
des  Vénitiens  pour  son  teint  de  rose,  pour  ses 
yeux  bleus  et  ses  cheveux  blond  cendré,  couleurs 
qui  ne  courent  pas  les  rues  en  Italie  sur  les  visages 
de  femmes,  lui  valaient  des  jouissances  d'amour- 
propre,  et,  avant  peu,  lui  en  auraient  assurément 
valu  d'autres  moins  innocentes,  si  le  baron  de  Krïide- 
ner  n'avait  reçu  inopinément  sa  nomination  au  poste 
d'ambassadeur  à  Copenhague.  Il  y  avait  dix-huit  mois 
qu'il  était  à  Venise  :  il  n'était  que  temps  cependant 
d'arracher  Julie  aux  séductions  de  cette  ville,  incom- 
parable lieu  de  perdition  pour  le  cœur  des  jeunes 
femmes  incomprises. 

La  baronne  de  Krùdener  avait,  à  Venise,  pris  un 
grand  goût  pour  le  monde.  Cela  se  comprend  :  la 
grâce  de  son  visage,  celle  de  sa  personne  tout  en- 
tière, l'agrément  de  sa  conversation  et  de  son  esprit 
original  groupaient  autour  d'elle  toutes  les  admira- 
tions. Il  n'y  a,  pour  détester  le  monde,  que  les 
amantes  ou  les  femmes  laides,  sans  ressources  d'es- 
prit ;  encore  celles-ci  sont  elles  parfois  enragées  quand 
même  pour  y  aller  et  chercher  à  y  faire  quelque 
effet  par  les  toilettes,  cet  esprit  des  femmes  qui  n'en 
ont  pas  d'autre,  par  le  rang  de  leur  mari  ou  de  leur 
famille,  enfin  par  un  aplomb,  une  effronterie,  qui  ne 
tiennent  que  trop  souvent  lieu  de  tout  ce  qui  leur 
manque.  Mais  il  y  a  des  hommes  pour  trouver  cela 
admirable,  découvrir  de  la  beauté  à  ces  laides  et  de 
l'esprit  à  ces  sottes.   Knfin  !... 

A  Copenhague,  madame  de  Kriïdener  monta  l'hô- 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  35 

tel  de  l'ambassade  sur  un  grand  pied  et  reçut  avec 
magnificence.  Outre  que  sa  coquetterie  naturelle,  qui 
s'était  passablement  développée  dans  la  voluptueuse 
Venise,  y  trouvait  assez  son  compte,  une  rencontre 
inattendue  avait  jeté  un  assez  vif  intérêt  dans  sa  vie. 
Et  c'est  pour  cela  qu'elle  montrait  m  lintenant  un  en- 
train, une  gaieté  qui  réjouissaient  le  cœur  de  son  trop 
confiant  mari.  S  il  s'était  douté,  par  exemple,  de  quoi 
il  retournait,  il  n'eut  probablement  pas  été  si  satisfait. 
On  avait  retrouvé  à  Copenhague,  parmi  les  secrétaires 
de  l'ambassade,  le  comte  Alexandre  de  Stakielï.  Ma- 
dame de  Krudener,  qui  avait  percé  à  jour  ses  senti- 
ments pour  elle  à  Venise,  venait  de  constater  qu'ils 
étaient  encore  les  mômes  à  Copenhague.  Une 
femme  est  toujours  heureuse  de  se  savoir  adorée  de 
quelque  beau  jeune  homme,  même  quand  elle  n'a 
pas  encore  l'intention  de  se  perdre  pour  lui  faire  plai- 
sir. Aussi  madame  de  Krudener  trouvait-elle  dans 
cette  situation  une  douceur  inexprimable.  Et  pourtant 
M.  de  StakiefTn'avait  encore  rien  dit.  Il  se  tenait  sur 
une  convenable  et  respectueuse  réserve.  Mais,  comme 
il  craignit  de  n'avoir  pas  la  force  de  s'y  tenir  toujours  , 
qu'il  était  même  parfois  fortement  tenté  de  devenir 
malhonnête  homme,  l'idée  qu'il  pourrait  trahir  la 
cordiale  confiance  de  M.  de  Krudener  le  révolta 
comme  si  c'eût  été  la  pensée  d'un  autre.  Il  songea 
de  nouveau  à  s'éloigner.  L'honneur  le  lui  comman- 
dait. Aussi  bien  lui  semblait-il  voir  que  la  baronne 
avait  lu  dans  son  cœur. 

Son  idée  bien  arrêtée,  et  afin  de  ne  pas  se  donner 
à  lui-même  quelque  faux-fuyant  pour  rester,  M.  de 


36  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

Stakieiï  brûla  ses  vaisseaux.  Il  déclara  à  M.  de  Krù- 
dener  qu'il  était  tombé  amoureux  de  sa  femme  et 
qu'il  ne  voyait  qu'une  solution  à  cette  délicate  situa- 
tion, s'éloigner  au  plus  vite  :  «Ce  qui  est  inexplicable 
lui  dit  il,  ce  qui  est  vrai  pourtant,  c'est  que  je  l'adore 
parce  qu'elle  vous  aime.  Dès  l'instant  où  vous  lui  serez 
moins  cher,  elle  ne  serait  plus  pour  moi  qu'une 
femme  ordinaire  et  je  cesserais  de  l'aimer.  » 

C'était  là  un  noble  aveu,  aussi  rare  que  désinté- 
ressé. Mais  ce  fut  aussi  une  noble  imprudence  à 
M.  de  Krudener que  de  montrer  à  sa  femme  la  lettre 
par  laquelle  M.  de  Stakieiï  lui  exposait  le  motif  de  sa 
demande  de  changement.  Ému  de  tant  de  grandeur 
d'âme,  M.  de  Krudener  s'opposa  au  départ  de  cet 
homme  d'honneur.  Sa  déclaration  lui  était  un  garant 
de  la  conduite  qu'il  tiendrait.  Mais  il  eut  le  tort  de  ne 
pas  assez  compter  avec  la  faiblesse  humaine  et  d'in- 
troduire lui-même  le  loup  dans  la  bergerie.  Il  est  des 
cas  où  la  confiance  devient  une  sottise.  Les  amants 
vont  toujours  l'un  à  l'autre  comme  l'eau  va  à  la  ri- 
vière. 

Éclairée  par  son  mai  i  lui-même  sur  les  sentiments 
que  le  jeune  secrétaire  dambassade  avait  pour  elle, 
madame  de  Krudener  s'imagina  que  le  ciel,  la  pre- 
nant en  pitié,  lui  envoyait  le  seul  homme  capable  de 
la  comprendre  et  de  la  consoler  du  prosaïsme  qu'elle 
trouvait  à  sa  vie.  Et...  ce  qui  devait  arriver  arriva. 
M.  de  Stakieiï",  qui  ne  songeait  plus  à  ne  pas  aimer 

maîtresse  depuis  qu'elle  était  devenue  pour  lui 
«  une  femme  ordinaire  »,  lui  donnait  au  contraire  le 
bonheur  de  contrebande  qui  lui  faisait  supporter  le 


LA.    BARONNE    DE    KRÛDENEIl  37 

Donneur    réglementaire   qu'elle    trouvait   ou   plutôt 
qu'elle  n'avait   pas  su  trouver  auprès  de  son  mari. 
Quant  à  M.  de  Krïidener,  bon  et  incapable  de  la  plus 
petite  déloyauté,    il    ne  pouvait   s'imaginer  que  sa 
femme  et  son   secrétaire   collaborassent  à  trahir  la 
confiance  qu'il  avait  mise  en  leur  honneur.  Cela  était 
cependant.  Dès  que  madame  de  Krûdencr  avait  su,  à 
n'en  pas  douter,  par  la  trop  grande  confiance  de  son 
mari,  le  secret  de  l'amour  de  M.  de  StakielT,  elle  avait 
voulu  jouer  avec  le  feu.  Persuadée  qu'elle  s'était  en- 
nuyée suffisamment  dans  les  joies  du  mariage  pour 
l'honneur  de  son  mari  ;  devinant,  d'un  autre  côté, 
dans  le  cœur  du  jeune  homme  une  ardeur  de  ten- 
dresse d'autant  plus  grande  qu'elle  était  timide  et 
loyale,  elle  s'amusa  à  l'attiser  par  mille  coquetteries. 
Gela  ne  mérite  pas  une  bien  grande  estime,  quoique 
la  baronne  n'eût  pas  tout  d'abord  l'inlenlion  de  se 
livrer  à  M.  de  Stakieff.  Mais  elle  était  poussée  par  ce 
sentiment  mauvais,  ce  désir  détestable  d'essayer  son 
pouvoir  fascinateur  sur  lui  afin  de  voir  si  elle  réussi- 
rait à  le  faire  faillir  à  l'honneur.  Elle  avait  réussi.  Af- 
folé d'amour,  le  jeune  comte  un  jour  était  tombé  à  ses 
pieds.  C'était  une  épreuve  trop  forte  pour  lui,  trop  forte 
aussi  pour  la  tête  un  peu  légère  de  l'ambassadrice. 
Elle  tomba  à  son  tour  dans  les  bras  de  M.  de.Stakieff, 
elle  partagea  son  ivresse  et,  quand  ils  se  séparèrent, 
le  naufrage  de  la  vertu  de  madame  de  Krudener  était 
aussi  complet  que  possible,  aussi  complet  que  le  nau- 
frage de  l'honneur  de  son  amant,    et,   aux  yeux  du 
monde,  que  celui  de  l'ambassadeur. 

En  tout,  il  n'y  a  que  le  premier  pas  qui  coûte,  dans 

3 


38  ONE    ILLUMINÉE    Al'    XIXe    SIECLE 

le  crime  comme  dans  le  bien.  Madame  de  Krudener 
l'avait  franchi,  ce  pas,  et  elle  constatait  avec  un  cer- 
tain étonnement  qu'il  ne  lui  avait  pas  coûté  du  tout  ; 
que,  des  remords,  il  ne  lui  en  demeurait  que  peu.  Si 
peu,  même,  qu'elle  recommença:  sans  doute  pour  se 
débarrasser  de  ce  reste  d'enfantillage. 

Elle  ne  se  borna  pas,  dit-on,  à  un  amant  et  à 
l'amour  illégitime.  Ses  curiosités  de  contrebande 
éveillées,  elle  versa  dans  la  coquetterie  et  devint 
presque  une  manière  de  femme  galante.  M.  Parisot, 
qui  était  bien  informé,  affirme  que  «  les  aventures 
de  madame  de  Krudener  furent  si  nombreuses  et  si 
publiques,  que  le  baron  n'y  put  tenir  et  proposa  son 
ultimatum  »  Ces  sortes  de  choses,  à  présent,  sont 
bien  difficiles  à  tirer  au  clair.  Mais  il  paraît  certain 
que  l'ambassadrice  s'était  lancée  dans  un  imbroglio 
d'intrigues  galantes,  pour  se  dédommager  de  son 
élit  de  jeune  femme  incomprise.  Quoi  qu'il  en  soit, 
au  milieu  de  ces  aventures,  de  ces  luttes  et  capitula- 
tions de  conscience,  la  baronne  était  devenue  en- 
ceinte une  seconde  fois  :  elle  avait  trouvé  le  temps  et 
le  moyen  de  mener  à  terme  sa  grossesse  et  de  mettre 
au  monde  une  petite  fille,  qui  reçut  le  nom  de  Ju- 
liette. 

Plusieurs  écrivains,  dignes  de  foi,  ont  dit  que  M.  de 
Krudener  se  sépara  alors  de  sa  femme,  à  l'amiable 
ou  juridiquement.  M.  Eynard,  dont  une  bienveillance 
et  une  admiration  exagérées  ont  dicté  les  deux 
grands  volumes  qu'il  consacre  à  madame  de  Kriï- 
dener,  ne  fait  nulle  allu-ion  à  la  brouille  qui  éclata 
dans  le  ménage  de  l'ambassadeur.  Cette  brouille  était 


LA    BARONNE    DE    KRÏIDENER  39 

bien  naturelle  pourtant,  après  la  conduite  de  la  ba- 
ronne, conduite  dont  son  mari  avait  fini  par  prendre 
ombrage.  Il  arrive  un  moment  où  les  yeux  les  plus 
obstinément  formés  finissent  par  s'ouvrir.  Trompé  par 
celle  qui  lui  était  le  plus  chère  et  dans  l'honneur  de 
laquelle  il  avait  cru  pouvoir  mettre  une  confiance  illi- 
mitée, M.  de  Krudener  dut  être  aussi  malheureux 
que  révolté  d'une  pareille  trahison.  Après  ce  troi- 
sième essai  de  bonheur  conjugal,  ses  illusions  sur  les 
femmes  durent  s'envoler  pour  jamais.  Avec  des  sen- 
timents aussi  délicats  qu'étaient  les  siens,  la  vie  com- 
mune n'était  plus  possible.  C'est  ce  qu'il  fit  assuré- 
ment comprendre  à  sa  trop  légère  épouse.  Mais  c'est 
pousser  beaucoup  trop  loin  l'esprit  de  galanterie 
envers  elle  que  de  dire,  comme  on  l'a  fait,  que  le 
baron  de  Krudener  abandonna  sa.  femme.  Ce  mot 
jette  sur  lui  un  jour  odieux  qu'il  ne  mérite  pas.  Sa 
conduite  fut  toujours  loyale,  et  si  l'on  peut  lui  repro- 
cher quelque  chose,  ce  n'est  que  son  trop  de  bonté. 
Il  signifia  simplement  à  sa  femme  qu'elle  ne  pou- 
vait plus  vivre  sous  son  toit  :  le  scandale  avait  été 
trop  grand.  Aussi  bien  a-t-on  raconté  qu'un  des 
jeunes  secrétaires  de  l'ambassade,  auquel  elle  avait 
inspiré  une  passion  que  le  pauvre  garçon  eut  le  tort 
de  prendre  au  sérieux,  au  tragique  plutôt,  avait  cher- 
ché dans  le  suicide  l'oubli  de  son  amour  (1). 

Mais  ce  point  n'est  pas  très  éclairci.  Il  ne  le  sera 
jamais.  Les  versions  dilfèrent  et  l'on  manque  de  do- 
cuments.    Dût  l'amour-propre   posthume  de  la  ba- 

(1)  Biog<a^hic  liabbc. 


40  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

ronne  en  être  offensé,  et  quelque  plaisir  qu'elle  ait  eu 
à  s'imaginer  que  les  hommes  se  tuaient  d'amour 
pour  elle,  il  est  certain  qu'aucun  n'a  été  assez  fou 
pour  le  faire.  Les  historiens  de  madame  de  Krudener 
ont  sans  doute  confondu  cette  aventure  avec  celle  de 
M.  de  Stakieff  et  mis  ainsi  au  compte  de  l'ambassa- 
drice, en  la  poétisant  à  la  Werther,  l'histoire  d'un 
jeune  homme  qui,  devenu  amoureux  d'elle,  mais 
atteint  de  phtisie,  alla  s'éteindre  dans  une  ville  d'eaux. 
De  là,  ce  conte  d'un  secrétaire  de  l'ambassade  se  sui- 
cidant pour  elle.  Madame  de  Krudener,  qui  mettait 
du  romanesque  en  tout,  tenait  absolument  à  croire 
et  à  faire  croire  que  ce  malheureux  était  mort  d'a- 
mour, et  rien  que  d'amour  pour  elle.  C'était  à  ses 
yeux  un  mérite,  même  pour  lui,  et  elle  eût  été  fâchée 
de  le  laisser  ignorer.  «  C'était  bien  là  un  holocauste, 
a  dit  M.  Parisot,  un  fleuron  à  sa  couronne  de  jolie 
femme  et  de  déesse.  Aussi  en  prit-elle  plus  d'aplomb 
et  en  vint-elle,  avec  sa  vive  imagination,  à  se  repré- 
senter les  dandys  dépérissant  par  douzaines  à  ses 
pieds  et  dans  l'attente  d'un  regard.  Plaisanterie  à 
part,  elle  racontait  sérieusement  à  qui  voulait  l'en- 
tendre ses  victoires  et  conquêtes  en  ce  genre.  L'Eu- 
rope était  semée  des  tombes  de  ses  victimes.  Elle 
n'en  comptait  pas  moins  de  six.  «  Le  sixième,  disait- 
elle,  n'est  pas  tout  à  fait  mort,  mais  autant  vaut  :  il 
est  à  Lausanne  ;  il  n'ira  pas  loin.  »  Et  qu'on  ne  croie 
pas  qu'elle  eût  l'âme  féroce.  Très  certainement,  son 
témoignage  même  le  démontrerait  au  besoin,  elle  ne 
laissait  pas  se  consumer  de  même  tous  ses  soupi- 
rants, et  elle  eût  bien  volontiers  ressuscité  les  morts, 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  -11 

s'ils  eussent  pu  être  en  même  temps  morts  pour  sa 
plus  grande  gloire,  et  vivants  pour  l'adorer.  Mais, 
esthétiquement,  la  grandiose  et  l'infini  de  l'idée  de 
mort  frappaient  sa  pensée  :  il  était  grand  d'être  mort 
pour  elle  ;  il  était  grand  d'être  jugé  digne  de  ce  sacri- 
fice et  d'inspirer  l'amour  qui  tue.  » 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  philosophie  de  femme  co- 
quette, où  perce  déjà  un  peu  de  ce  mysticisme  qui,  plus 
tard,  se  transformant,  la  transformera  elle-même  com- 
plètement, madame  de  Krudener,  à  la  suite  de  diver- 
ses aventures  qui  n'avaient  été  rien  moins  que  mysti- 
ques, était  tombée  malade.  Sa  santé  paraissait  même 
assez  gravement  atteinte.  Sous  le  prétexte  que  ses 
dernières  couches  l'avaient  épuisée  et  que,  pour  se 
remettre,  les  médecins  lui  ordonnaient  le  climat  de 
la  France,  plus  clément  que  celui  de  ces  âpres  pays 
du  Nord,  madame  de  Krudener  se  disposa  à  quitter 
Copenhague.  Son  mari  donna  partout  la  santé  de  sa 
femme  comme  motif  de  son  départ.  Il  n'y  avait  pas 
besoin  d'être  diplomate  pour  trouver  ce  prétexte. 
M.  Eynard  a  trop  de  bienveillance  pour  son  héroïne 
pour  ne  pas  donner  le  même  prétexte  au  départ  de  la 
baronne.  Sainte-Beuve,  plus  sceptique,  le  répète  après 
lui. 

Mais  le  vrai  motif  de  la  séparation,  le  lecteur  le 
connaît. 


CHAPITRE  II 


Madame  de  KriiJener  à  Paris.  —  Son  portrait  peint  par  elle- 
même.  —  Elle  fait  la  connaissance  de  M.  Suard.  —  Sa  liaison 
avec  lui.  —  Indiscrétions  de  M.  Domiuique-Joseph  Garât  sur 
cette  liaison.  —  Tendances  au  mysticisme.  —  Goûts  litté- 
raires et  artistiques.  —  Amitié  pour  Bernardin  de  Saint- 
Pierre.  —  Madame  de  KriiJener  dans  le  salon  de  l'abbé 
Morellet.  —  Vie  mondaine.  —  Fin  d'idylle  et  mariage  de 
M.  Suard.  —  Madame  de  Krûdener  part  pour  le  Midi.  —  La 
vallée  de  Vaucluse.  —  M.  de  Lezay-Maruésia.  —  Le  comte 
<ie  Frégeville.  —  Liaison  de  madame  de  Kriidener  avec  cet 
officier.  —  Commencement  de  la  Révolution.  —  Le  lieute- 
nant de  Frégeville  ramène  la  baronne  à  son  mari.  —  De- 
mande en  divorce.  —  M.  de  Kriidener  envoie  sa  femme  dans 
sa  famille.  —  Retour  de  la  baronne  à  Riga.  —  Encore  M.  de 
Stakieff.  —  Désillusions.  —  La  baronne  passe  l'hiver  à 
Leipzig.  —  Lettre  à  Bernardin  de  Saint-Pierre. 


Madame  de  Krûdener  vint  donc  à  Paris.  Gentille 
et  délurée  comme  elle  l'était  devenue,  n'était-ce  pas  là 
sa  place?  Elle  y  arriva,  sans  mari,  sans  amant,  dans 
le  courant  du  mois  de  mai  1789,  au  moment  de  la 
réunion  des  Etats-Généraux. 

Sans  cire  précisément  belle,  ni  môme  jolie,  madame 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  43 

de  Krudener  était  alors  charmante.  Elle-même  le 
dit.  Elle  a  d'ailleurs  tracé  son  propre  portrait,  sous 
les  traits  de  Valérie,  l'héroïne  de  son  roman.  Elle 
nous  donne  ainsi,  avec  une  bienveillance  que  n'ont 
pas  toujours  eue  ses  autres  peintres,  une  idée  de  ce 
qu'elle  était,  ou,  si  l'on  préfère,  de  la  façon  dont  elle 
se  voyait.  Car,  si  la  jeune  femme  était  parfois  amou- 
reuse de  quelque  homme,  jeune  ou  non,  elle  l'était 
toujours  d'elle-même.  «  Valérie,  dit-elle,  a  quelque 
chose  de  particulier  que  je  n'ai  encore  vu  à  aucune 
femme.  On  peut  avoir  autant  de  grâce,  beaucoup 
plus  de  beauté,  et  être  loin  d'elle.  On  ne  l'admire 
peut-être  pas,  mais  elle  a  quelque  chose  d'idéal  et 
de  charmant  qui  force  à  s'en  occuper.  On  dirait,  à  la 
voir  si  délicate,  si  svelte,  que  c'est  une  pensée.  Ce- 
pendant, la  première  fois  que  je  la  vis,  je  ne  la  trouvai 
pas  jolie.  Elle  est  très  pâle,  et  le  contraste  de  sa 
gaieté,  de  son  étourderie  même,  et  de  sa  figure  qui 
est  faite  pour  être  sensible  et  sérieuse,  me  fit  une 
impression  singulière  »  (i).  Notons  que  madame  de 
Krudener  a  soin  de  compléter  ce  séduisant  portrait 
en  ajoutant  que  Valérie  a  «  quelques  petites  inéga- 
lités d'humeur  ».  Un  amoureux,  ou  l'auteur  elle- 
même,  peut  prendre  cela  pour  une  perfection  de 
plus,  mais  un  historien  impartial  ne  peut  voir  la 
qu'une  indulgente  allusion,  non  dénuée  de  franchise, 
à  son  caractère  éminemment  fantasque  et  capricieux. 
C'est  pendant  ce  second  séjour  à  Paris  que  ma- 
dame de  Krudener  fit  la  connaissance  de  M.  Suard. 

(1)  Valérie,  Letlre  III. 


li  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX  '   SIECLE 

Il  est  probable  qu'il  lui  fut  présenté  par  Bernardin 
de  Saint-Pierre.  M.  Dominique-Joseph  Garât,  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  avec  son  neveu,  Garât,  le  fa- 
meux chanteur,  Garât  \dimousique  comme  l'appelait 
Piccini  que  nous  trouverons  lui  aussi  dans  la  suite  de  ce 
récit,  était  un  philosophe.  Esprit  faux  et  caractère 
dont  une  iierlé  et  une  indépendance  exagérées  n'é- 
taient pas  les  défauts  principaux  (i),  M.  Garât,  alors  dé- 
puté à  l'Assemblée  constituante  et  plus  tard  à  la  Con- 
vention, M.  Garât  qui  fut  ministre  de  la  justice  après 
Danton,  a  écrit  des  Mémoires  sur  son  ami  Suard.  Il 
avait  reçu  ses  confidences  et  avait  entre  les  mains  ses 
papiers.  C'est  d'une  main  discrète  et  en  termes  excu- 
sateurs  qu'il  a  touché  les  relations  qui  s'étaient  vite  éta- 
blies àParis  entre  le  philosopheetlajeuneLivonienne. 
Après  ses  fâcheuses  aventures  de  Copenhague,  celle- 
ci  avait  besoin  de  distractions.  Un  nouvel  amour  lui  en 
donna.  Il  lui  apporta  aussi  l'oubli  du  passé.  L'oubli 
n'est-il  pas  la  grande  loi  de  ces  aventures  romanes- 
ques? On  ne  peut  s'empêcher  de  trouver,  par  exemple, 
que  la  jeune  femme  s'était  un  peu  hâtée  d'oublier  Co- 
penhague, surtout  s'il  y  avait  eu  là-bas  quelque  suicide 
par  amour  pour  elle.  M.  Garât  ne  s'est  pas  rappelé 
la  date  exacte  de  la  nouvelle  liaison  de  la  baronne; 
mais,  comme  il  n'est  pas  possible  qu'elle  se  soit  nouée 
avant  1789,  c'est  bien  à  cette  époque  qu'il  la  faut 
placer.  Voici,  au  reste,  ce  que  dit  M.  Garât  : 

«    Abandonnée  de  son  mari,   qui    avait   quitté  la 


(!)  Voiries  Mémoires  de  l'abbé  Morellet,  t.  I,  p.  416-418. 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  45 

France  sans  dire  à  sa  femme  où  il  allait  (1),  madame 
deKr...  rencontrait  souvent  M.  Suard  dans  ces  so- 
ciétés embellies  de  tout  ce  qu'y  portent  de  charmes 
les  femmes  qui  y  cherchent  le  bonheur,  de  tout  ce 
qu'inspirent  de  délicat  la  culture  et  la  jouissance 
habituelles  des  arts,  du  goût,  de  la  noblesse  qu'im- 
pose aux  idées,  aux  procédés,  même  aux  manières, 
la  présence  des  hommes  revêtus  d'éminentes  fonc- 
tions. Des  grands  seigneurs,  respectés  pour  leur 
caractère  plus  encore  que  pour  leur  rang  et  pour 
leurs  titres;  des  ministres  qui  ont  eu  dans  leurs  places 
plus  de  lumières  encore  que  de  puissance,  s'occu- 
paient du  sort  de  madame  de  Kr...  avec  un  intérêt 
tendre  dont  elle  était  digne.  Au  milieu  de  tant  d'ap- 
puis et  de  protections,  son  cœur,  jeune  et  délaissé, 
avait  d'autres  besoins,  et  ce  cœur  fut  touché  des  sen- 
timents qui  lui  furent  offerts  par  M.  Suard.   » 

M.  Suard  avait  peut-être  été  beau  dans  son  temps; 
peut-être  l'était-il  encore;  mais,  à  coup  sûr,  il 
n'était  plus  jeune.  Il  avait  même  douze  années  de 
plus,  non  pas  que  madame  de  Krudener,  mais  que 
M.  de  Krudener.  Et  la  baronne  trouvait  son  mari  trop 
vieux  pour  elle  parce  qu'il  y  avait  vingt  ans  de  dif- 
férence entre  eux!  Mais  allez  donc  demander  de  la 
logique  aux  femmes,  surtout  en  amour.  Hélas!  En 
trouverait-on  davantage  chez  les  hommes?  Même  chez 
les  philosophes?...  Mais   madame  de  Krudener  était 

(1)  M.  Garât  ne  dit  pas  l'exacte  vérité,  par  galanterie  peut- 
être,  peut-ûtre  parce  que  c'est  de  la  sorte  que  madame  de 
Krudener  avait  exposé  sa  situation  à  M.  Suard.  La  vérité,  nous 
l'avons  dite  un  peu  plus  haut. 

3. 


46  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIÈCLE 

blonde,  d'un  blond  doucement  attirant;  ses  yeux 
étaient  deux  morceaux  de  ciel  ;  on  était  au  mois  de 
mai,  à  cette  époque  où,  comme  Ta   dit  Victor  Hugo, 

on  vit  double; 
Gallus  entraîne  au  bois  Lycoris  qui  se  trouble. 

Et  M.  Suard,  et  madame  de  Krûdener  avaient  vécu 
double. 

«  Quelques  traits  racontés  devant  celui  qui  écrit 
ces  Mémoires,  poursuit  M.  Garât,  et  qu'il  n'a  pu  ou- 
blier suffiront  peut-être  à  faire  connaître  le  genre 
d'esprit  et  le  caractère  de  cette  femme  trop  sensible 
pour  n'être  pas  beaucoup  exposée  à  des  malheurs. 

«  ...  M.  Suard  écrivait  un  jour  à  son  père  à  côté  de 
madame  de  Kr. . .  ;  quand  elle  j ugea  qu'il  était  vers  la 
fin  de  la  lettre,  elle  lui  adressa  ces  mots  si  simples  et 
si  touchants  :  Dites-lui  que  je  le  y%emercie>  »  De  telles 
expressions  de  mysticité  se  rencontrent  perpétuelle- 
ment dans  la  bouche  ou  sous  la  plume  de  madame  de 
Kriidener  :  mais  que  c'est  bien  là  le  mot  d'une  femme 
qui  ne  s'embarrasse  pas  de  savoir  si  son  bonheur  est 
avouable,  et  mêle  bien  plaisamment,  dans  son  incon- 
science amusée,  les  choses  les  plus  respectables  à 
celles  qui  le  sont  le  moins,  le  père  de  son  amant  et  le 
bonheur  de  contrebande  dont  elle  jouit  auprès  de 
son  fils,  l'amour  de  Dieu  et  1  autre. 

»  Dans  une  abbaye  à  quelques  lieues  de  Paris, 
madame  de  Kriidener  avait  une  sœur  religieuse  (t)  ; 

(1)  M.  Garât  se  trompe  évidemment  ;  ce  ne  pouvait  être 
qu'une  ainie.  Madame  Krûdener  avait  deux  sœurs;  l'une,  son 


LA    BARONNE    DE    KUUDENER  47 

elle  aimait  cette  sœur  comme  les  femmes  les  plus  ca- 
pables d'amitié  ne  s'aiment  guère  que  lorsqu'elles 
n'ont  point  d'amant.  Toutes  les  années,  elle  allait 
passer,  avec  sa  sœur,  une  vingtaine  de  jours  ou  un 
mois  (1)  ;  et  pour  ne  pas  s'en  séparer  un  instant,  elle 
se  faisait  presque  religieuse  elle-même  pour  ce  mois- 
là.  Elle  écrivait  à  M.  Suard  :  Je  ne  manque  jamais 
de  suivre  ma  sœur  aux  offices;  je  me  prosterne 
avec  elle  au  pied  des  autels,  et  je  dis  :  Mon  Dieu, 
qui  ni  avez  donné  ma  sœur  et  mon  amant,  je  vous 
aime  et  je  vous  adore  !  » 

Au  milieu  de  quelques  inexactitudes  de  détail  que 
nous  venons  de  relever,  cette  action  de  grâces,  char- 
mante dans  son'  inconvenante  et  libertine  naïveté, 
doit  être  absolument  vraie  ;  celle  qu'elle  voulait 
adresser  au  père  de  M.  Suard  l'est  aussi  et  dénote 
une  bonté  de  cœur  qui  n'a  d'égale  qur  son  originalité. 
Toutes  deux  sont  bien  dans  le  ton  du  caractère,  dans 
les  tendances  de  la  jeune  femme.  C'est  un  des  pre- 
miers signes  qu'elle  donne  de  ce  mysticisme  qui,  plus 
tard,  l'envahira  tout  entière;  mais  en  ces  temps  de  sa 
«  première  manière  »,  ce  mysticisme  fait  très  bon 
ménage  avec  une  sensualité  passablement  païenne  et 
avec  toutes  les  dissipations  mondaines.  Et  cela  sans 
beaucoup  de  nuances.  Mais  il  y  a  des  femmes 
qui  sont   la  collection   de  toutes  les  contradictions. 

aînée,  était  sour.le  et  muette;  l'autre,  la  plus  jeuuc.  avait  été, 
comme  toute  la  famille,  élevée  dans  la  religion  réformée,  et  ne 
pouvait,  par  conséquent,  être  religieuse  dans  une  abbaye. 

1,  Ceci  est  plus  inexact  encore,  car  madame  de  Kiiï.leuer  ne 
venait  pas  tous  les  ans  à  Paris. 


'i$  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

Ordinairement,  c'est  par  le  mysticisme  que  com- 
mencent à  s'ouvrir  les  âmes  de  femmes,  — j'entends 
de  celles  qui  ont  autre  chose  au  cœur  que  l'éternelle 
passion  d'une  vulgaire  coquetterie.  Voyez  madame 
Roland,  voyez  madame  Sand  :  c'est  dans  le  demi-jour 
d'une  chapelle  écartée,  c'est  au  milieu  des  parfums 
laissés  dans  l'église  par  une  pieuse  cérémonie  qu'elles 
sentent  leur  cœur  s'éveiller,  qu'elles  l'entendent,  mais 
encore  in  distinctement,  bégayer  ses  premières  aspi- 
rations vers  quelque  chose  de  vague  et  d'indéterminé, 
qu'elles  sont  délicieusement  tourmentées  par  ses 
premiers  élans  vers  l'infini,  c'est-à-dire  vers  l'amour. 
Cet  éveil  de  ce  qu'elles  sont,  surtout  de  ce  qu'elles 
doivent  être,  de  leur  âme,  de  leur  moi,  les  jette  pour 
commencer  dans  une  piété  éthérée,  semée  de  nuages 
d'or  et  de  petits  anges  ailés,  qui  parfume  plus  tard 
leur  vie  tout  entière,  malgré  des  écarts  de  conduite 
très  positifs,  et  qui  l'embellit  de  la  poésie  du  souvenir, 
de  ces  silences  mystérieux  peuplés  de  rêves  et  d'as- 
pirations sans  but,  montant  doucement  au  ciel  au 
milieu  des  nuages  odorants  de  l'encens.  Tout  cela 
s'amalgame  en  leur  âme  et  se  retrouve,  quoiqu'elles 
fassent,  aussi  bien  dans  leurs  inconséquences  que 
dans  leurs  plus  belles  élévations  de  cœur.  Madame 
de  Krudener,  elle,  commence  parles  inconséquences  : 
c'est  assez  naturel,  puisqu'elle  n'alla  pas  au  couvent. 
C'était  d'ailleurs  la  mode  chez  les  femmes,  en  ces 
temps  de  loisirs,  et  puis  cela  l'amusait.  Pourquoi  se 
serait-elle  refusé  un  caprice  qui  l'amusait?  Les  princi- 
pes ne  la  gênaient  poin  t,  n'est-ce  pas  ?  Eh  bien,  alors?. . . 
Encore  garda  telle  quelques  années  de  fidélité  conju- 


LA    BARONNE    DE    KRÙDENER  49 

gale,  et,  dans  son  temps  et  son  milieu,  c'était  assuré- 
ment méritoire.  Elle  s'est  jetée,  avec  l'ardeur  qu'elle 
met  à  tout  ce  qu'elle  fait,  dans  toutes  les  joies  de  ce 
monde;  elle  ne  pensera  que  bien  plus  tard,  et  quand 
elle  aura  épuisé  celles-là,  à  toutes  les  joies  de  l'autre. 
En  attendant,  son  fonds  de  religiosité  sommeille.  Elle 
est  heureuse  par  un  amour  irrégulier,  par  le  bruit  et  le 
monde,  par  l'étude  et  la  dissipation  à  la  fois.  Elle  n'a 
nul  besoin  de  recourir  à  des  consolations,  puisqu'elle 
n'a  pas  de  chagrins.  Elle  est  même  tout  à  fait  heu- 
reuse. Alors,  à  quoi  bon  la  religion?  On  ne  recourt  à 
Dieu[que  lorsqu'on  a  besoin  de  lui  ;  on  ne  le  prend  que 
comme  pis-aller.  En  ce  moment,  la  baronne  n'a  besoin 
que  de  M.  Suard.  Ses  expansions,  son  langage  se 
trouvent  gentiment  teintés  d'un  mysticisme  latent, 
voilà  tout.  Plus  tard,  quand  la  jeunesse  et  les  amants 
l'auront  définitivement  abandonnée,  les  instincts  reli- 
gieux et  la  poésie  innés  en  son  àme  reviendront  à  la 
surface,  et  c'est  eux  qui  se  teinteront  d'un  peu  de 
vanité  mondaine.  Alors,  oui,  elle  se  jettera  en  Dieu 
pour  chercher  des  consolations  à  tout  ce  qui  Ja  quitte. 
Elle  les  y  trouvera.  Mais,  ne  pouvant  se  passer  des 
hommages,  tout  au  moins  de  l'attention  du  monJe, 
elle  y  trouvera  aussi  un  piédestal  pour  prendre  des 
attitudes  absolument  neuves  et  inédites  devant  ce 
monde  badaud  qu'elle  semble  mépriser  et  dont  elle 
obtiendra  un  moment  l'admiration,  moins  par  une 
bonté  et  une  charité  réelles,  que  par  un  charlata- 
nisme non  moins  réel. 

En  attendant,  ce  monde,  elle  ne  le  dédaigne  pas  du 
tout.  Elle  l'aime  au  moins  autant  qu'elle  aime  son 


50  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

amant,  et  ne  veut  pas  plus  se  passer  de  l'un  que  de 
l'autre. 

Il  y  avait  d'ailleurs  comme  une  harmonie  entre 
cette  jeune  femme  séparée  de  son  mari,  échappée  aux 
froides  sociétés  du  Nord,  et  qui  avait  besoin  d'un  guide 
dans lasociété  la  plus  éclairée  de  l'Europe,  et  M.  Suard, 
qui  aurait  pu  être  son  père,  et  qu'elle  avait  pris  pour 
amant.  Qui  donc,  mieux  que  lui,  aurait  pu  initier  son 
esprit  aux  choses  de  l'art,  si  merveilleuses  encore  en 
ce  moment?  Quel  guide  meilleur  aurait-elle  pu  trouver 
pour  lui  faire  apprécier  les  beautés  de  la  peinture  et 
de  la  sculpture  françaises,  qui  ont  marqué  cette  épo- 
que d'une  glorieuse  et  ineffaçable  empreinte  ?  Qui  donc 
aurait  pu  lui  mettre  sous  les  yeux,  lui  lire,  lui  faire 
mieux  sentir  les  plus  belles  pages  de  noire  littérature? 
qui  aurait  mieux  pu  lui  faire  prendre  goût  à  celte  lit- 
térature en  exaltant  ses  dispositions,  en  lui  appre- 
nant à  démêler  ses  sentiments,  à  analyser  ses  idées, 
à  les  coordonner  et  à  jeter  tout  cela  sur  le  papier?... 

M.  de  Kriidener  avait  fait  l'éducation  modaine  de  sa 
femme.  M.  Suard,  on  peut  le  dire,  fit  son  éducation 
littéraire  et  artistique,  et  comme  l'amour  était  là- 
dessous,  l'élève  faisait  merveille.  C'est  auprès  de  cet 
homme  distingué  que  la  jeune  femme  prit  le  goût  des 
arts  et  des  choses  de  l'esprit.  Elle  lisait  avec  lui,  visi- 
tait les  monuments  de  Paris,  courait  les  musées  et  les 
collections  particulières,  allait  au  Jardin  des  Plantes, 
à  la  Monnaie...  Son  Mentor,  qu'on  eût  plutôt  pris  pour 
Télémaque  empressé  auprès  de  la  nymphe  Eucliaris, 
l'accompagnait  partout  et  prenait  un  plaisir  d'amou- 
reux à  lui  montrer  les  médailles  les  plus  remarqua- 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  51 

blés  :  il  trouvait  moyen,  en  les  lui  expliquant,  de  lui 
enseigner  l'histoire  des  peuples  anciens  qu'elle  igno- 
rait à  peu  près  totalement.  Avec  M.  Suard  aussi,  elle 
fréquentait  les  bibliothèques,  allait  aux  séances  de 
l'Académie...  Le  soir,  l'Opéra,  la  Comédie-Française, 
d'autres  spectacles  l'attiraient  invinciblement.  Et, 
après  le  théâtre,  elle  ne  manquait  aucune  réunion 
dans  ces  quelques  salons  où  l'on  causait  et  où  l'on 
soupait,  semblant  s'efforcer  de  donner  raison  à  ce 
mot  de  madame  du  Deffand,  qui  prétendait  que  «  le 
souper  est  une  des  quatre  fins  de  l'homme.  »  Cette 
vie  l'enchantait  et  elle  y  prenait  un  goût  plus  vif 
qu'aux  molles  et  énervantes  jouissances  qu'elle  avait 
savourées  à  Venise.  Venue  au  monde  et  à  Paris  quel- 
que trente  ans  plus  tôt,  et  un  peu  moins  saisie  dans 
son  engrenage  de  salons,  madame  de  Krudenereùt 
été,  comme  madame  de  la  Tour-Franqueville,  une 
des  femmes  de  Rousseau;  on  l'aurait  vue  devenir  sa 
plus  fervente  dévote. 

Quant  à  M.  Suard,  il  était  dans  le  ravissement. 
Enseigner  les  lettres  et  les  arts,  le  Paris  moderne  et 
l'antiquité,  Rome  et  Athènes,  à  la  jeune  Livonienne, 
tout  cela,  mais  c'était  le  complément  de  l'amour.  Sur 
tout  cela,  son  élève  était  neuve.  C'était  une  maîtresse 
idéale,  il  n'avait  eu  à  détruire  aucun  préjugé,  aucune 
notion  lausse,  aucune  iJée  arrêtée.  Aussi  tira-t-il 
d'elle,  et  elle  de  lui,  un  parti  merveilleux.  Tout  ce 
qu'il  disait  était  écouté  avec  une  attention  quasi-reli- 
gieuse :  la  docile  jeune  femme  buvait  les  paroles  de 
son  maître  comme  une  terre  desséchée  boit  l'eau 
qu'on  lui  verse. 


52  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX*'    SIECLE 

Il  n'y  a  rien  là  qui  doive  nous  surprendre  :  outre 
une  vive  intelligence  et  des  dispositions  très  pronon- 
cées à  plaquer  avec  la  précision  d'une  photographie 
ses  idées  et  ses  sentiments  sur  le  papier,  madame  de 
Krudener  avait  un  certain  goût  pour  les  choses  de  la 
littérature.  Elle  en  avait  un  non  moins  certain  pour 
celui  qui  les  lui  enseignait.  L'amour  était  au  fond  de 
tout  cela,  et  qui  ne  sait  que  l'amour  double  la  puis- 
sance de  nos  facultés?  «  Donnez-moi  un  homme  qui 
aime,  a  dit  saint  Augustin,  et  il  comprendra  tout.  » 
C'est  vrai,  excepté  sur  un  point  :  les  petits  manèges 
plus  ou  moins  intéressés  de  la  femme  qu'il  aime  lui 
échapperont  toujours.  Madame  de  Krudener,  elle, 
comprenait  tout. 

C'est  peut-être  pour  cela  et  pour  se  faire  honneur 
de  son  élève,  peut-être  aussi  pour  la  vanité  de  mon- 
trer qu'il  avait  une  maîtresse  jeune  et  appartenant  au 
monde  le  plus  distingué  de  l'Europe  (les  philosophes 
ne  sont  pas  si  exempts  qu'on  le  pense  des  faiblesses 
humaines),  que  M.  Suard  avait  fait  pénétrer  madame 
de  Krudener  dans  quelques  milieux  littéraires.  Peut- 
être  même  est-ce  par  lui  qu'elle  avait  renoué  connais- 
sance avec  Bernardin  de  Saint-Pierre.  On  se  rap- 
pelle qu'elle  l'avait  vu  lorsqu'elle  n'avait  que  treize  ans, 
à  son  premier  voyage  à  Paris.  Il  lui  plut  infiniment  et 
elle  se  lia  vite  avec  lui  d'une  amitié  intime.  Bernar- 
din de  Saint-Pierre  était  allé  en  Pologne  en  170  i  ;  il 
avait  même  eu,  à  Varsovie,  une  aventure  d'amour  re- 
tentissante, ce  qui  lui  donnait,  aux  yeux  de  la  roma- 
nesque madame  de  Krudener,  une  auréole  toute  par- 
ticulière. Les  femmes,  d'ailleurs,  aiment  assez  les 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  53 

héros  de  roman.  De  plus,  Bernardin  de  Saint-Pierre 
était  allé  en  Livonie,  à  Riga...  C'est  probablement  en 
parlant  avec  lui  de  son  pays,  et  surtout  de  son 
grand  père  maternel  le  maréchal  de  Mïinnich,  qu'il 
avait  connu,  que  naquit  cette  grande  affection.  Elle 
la  conserva  jusqu'à  son  dernier  jour.  Par  lui  aussi 
elle  connut  Ducis  avec  lequel  elle  se  lia  également. 
Entourée  de  ces  aimables  hommes  de  lellres,  ma- 
dame de  Krttdener  ne  pouvait  que  profiter  à  leur 
conversation.  Et  c'est  ce  qu'elle  faisait  de  son  mieux. 
M.  Suard  avait  pour  elle  un  dévouement  sans 
bornes.  Il  était,  de  tout  point,  charmant,  «  si  délicat 
de  procédés,  a  dit  de  lui  un  de  ses  amis,  si  doux  de 
caractère,  un  des  hommes  en  qui  j'ai  connu  le  plus 
d'esprit,  de  goût  et  de  raison,  et  dont  j'ai  toujours 
apprécié  les  vertus,  les  talents  et  l'amitié  »  (1).  Aussi 
M.  Suard  avait-il  introduit  la  jeune  Livonienne  chez 
un  ami  si  sûr,  où  se  réunissait  une  société  non  moins 
distinguée  par  l'esprit  que  par  les  talents.  «  J'avais, 
a  encore  écrit  l'abbé  Morellet,  une  société  de  femmes 
et  d'hommes  de  lettres  qui  m'était  précieuse,  et  que 
je  cultivais  depuis  plus  de  douze  ans.  Madame 
Suard  (2),  madame  Saurin,  madame  Pourat,  madame 
Broutin,  Saurin,  Suard,  l'abbé  Arnaud,  d'Alembert, 
le  chevalier  de  Ghaslellux,  Marmontcl,  Delille,  La 
Harpe,  se  rassemblaient  chez  moi,  le  dimanche  (3), 

(1)  Abbé  Morellet,  Mémoires,  t.  I,  p.  ?5G. 

(2;  Madame  Suard  ne  vint  que  plus  tard,  comme  on  le  verra. 

(3)  Sur  ces  réunions  du  premier  dimauche  de  chaque  mois, 
voir  les  Essais  de  Mémoires  écrits  par  madame  Suard  en  1820, 
p.  97. 


54  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIÈCLE 

où  je  leur  donnais  à  déjeuner  avec  quelque  soin  ;  on 
causait  agréablement,  on  lisait  de  la  prose  ou  des 
vers,  on  faisait  de  la  musique,  et  plusieurs  artistes, 
Grétry,  Hulmandell,  Gapperon,  Traversa,  Caillot, 
Duport,  etc.,  se  faisaient  un  plaisir  de  se  réunir  à 
nous  »  (i). 

Il  n'est  pas  étonnant  que  madame  de  Krudener  ait 
aimé  à  se  trouver  dans  cet  agréable  milieu  où,  s'il 
n'y  avait  guère  de  mœurs,  il  y  avait  beaucoup  de 
goût  C'est  là  que  commença  à  se  former  vraiment 
son  goût  littéraire,  là  qu'elle  apprit  à  travailler  :  ne 
s'était-elle  pas  mis  en  tête  de  copier  et  d'apprendre 
par  cœur  de  longs  passages  de  ce  livre,  qu'on  n'a  plus 
le  temps  de  lire  aujourd'hui,  et  qui  eut  alors  un  si 
prodigieux  succès,  le  Voyage  du  jeune  Anachcu^sis 
en  Grèce,  de  l'abbé  Barthélémy?  Ses  penchants  ar- 
tistiques s'y  développaient  également,  et  en  particu- 
lier son  amour  de  la  musique. 

Elle  allait  aussi  dans  d'autres  salons,  exclusive- 
ment mondains,  où  lavaient  introduite  les  quelques 
personnes  que  son  père  avait  connues  à  Spa  et  qu'elle 
s'était  empressée  d'aller  voir  en  revenant  à  Paris.  Ah  ! 
ce  n'est  pas  elle  qui  y  bâillait  sa  vie,  comme  Cha- 
teaubriand l'a  dit  de  la  sienne.  Elle  y  brillait  au  con- 
traire, par  son  entrain,  par  sa  causerie  plus  solide  et 
plus  nourrie  que  celle  des  femmes  qu'elle  y  coudoyait. 
Elle  y  recueillait  des  triomphes.  De  ce  moment  datent 
les  premières  atteintes  de  la  vanité  dans  ce  cœur  qui 
n'avait  encore  cherché  dans  l'amour,  à  la  fois  sen- 

[1)  Abbé  Morcllot,  Mémoires,  t.  I,  p.  252. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  5r> 

suel  et  mystique,  que  l'ivresse  de  l'infini.  On  subit 
toujours  plus  ou  moins  l'influence  du  temps  et  du 
milieu  où  l'on  vit.  Quoi  d'étonnant,  parmi  cette  so- 
ciété aussi  brillante  à  la  superficie  que  pourrie  dans 
ses  dessous,  où  l'on  se  jouait  de  tous  les  devoirs,  où 
l'on  n'avait  d'admiration  que  pour  les  vices  de  salon 
ou  autres,  et  pour  les  plus  éclatants  manquements  à 
la  foi  conjugale,  où  les  pauvretés  de  cœur  étaient  ap- 
plaudies plus  fort  que  les  plus  sublimes  actes  de 
bonté,  quoi  d'étonnant  que  la  vanité  se  soit  alors  logée 
dans  le  cœur  de  la  jeune  femme?  Elle  s'y  incrusta 
même  si  fort  que  tous  ses  sentiments,  toutes  ses  ac- 
tions en  seront  désormais  incurablement  entachés.  Il 
n'est  pas  jusqu'à  l'humilité  chrétienne  dont  la  baronne 
fera  plus  tard  si  grande  ostentation,  sous  laquelle  on 
ne  pourra  la  retrouver.  La  vie  de  la  plupart  des 
femmes  n'est  remplie  que  de  vide  ;  celle  de  madame 
de  Krudener  le  fut  surtout  de  vanité. 

Elle  allait,  pour  le  moment,  —  oh  !  pas  pour  long- 
temps—  l'être  aussi  de  chagrin.  Malgré  les  trente- 
deux  ans  que  son  amant  avait  de  plus  qu'elle,  l'a- 
mour le  quittait  peu  à  peu.  «  M.  Suard,  a  dit  Garât, 
ne  vit  point  madame  de  Krudener  descendre  des  hau- 
teurs où  il  l'avait  d'abord  adorée  ;  il  ne  crut  point 
être  monté  lui-même  à  ces  hauteurs:  mais  il  sentit 
leurs  rapports  changés,  et  son  cœur  aussi.  Sans  ces- 
ser de  l'aimer,  il  cessa  d'en  être  amoureux  ;  son 
amour  ne  changea  point  l'objet  ;  il  ne  s'envola  point  ; 
il  s'éteignit. 

«  Tous  les  deux  malheureux,  ce  ne  fut  pas  ma- 
dame de  Krudener  qui  le  fut  davantage.  Cesser  d'ai- 


56  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

mer  est  peut-être  une  plus  grande  perte  encore  que 
cesser  d'être  aimé... 

«  M.  Suard,  lorsque  son  cœur  était  interrogé  par 
celui  de  madame  de  Krudener,  ne  savait  que  faire  des 
aveux  ou  garder  le  silence,  qui  est  un  aveu  encore. 
Ils  mêlaient  leurs  larmes;  ces  larmes  prolongeaient 
les  peines  qu'elles  soulageaient  un  moment.  Ils  ne 
pouvaient  ni  se  comprendre,  ni  se  consoler,  ni  s'éloi- 
gner l'un  de  l'autre.  La  santé  de  M.  Suard  en  était 
profondément  altérée  (1).  » 

Evidemment,  M.  Suard  n'était  plus  amoureux.  Il 
était  las  de  sa  maîtresse;  ses  exigences  épistolaires  et 
autres  l'ennuyaient,  ses  larmes  encore  davantage.  Il 
avait  cinquante-deux  ou  cinquante-trois  ans  ;  sa 
santé  s'altérait  profondément.  Il  était  donc  mûr  pour 
le  mariage.  Et  puis,  n'était-il  pas  temps  de  se  ranger 
un  peu  et  de  devenir  sérieux?  C'est  sans  doute  ce 
qu'il  se  dit,  car,  ayant  rencontré  mademoiselle  Pan- 
kouke,  fille  d'un  imprimeur  de  Lille  qui  venait  de 
mourir,  il  sollicita  du  frère  de  cette  jeune  fille  la 
main  de  sa  sœur,  et  de  madame  de  Krudener  la  per- 
mission de  se  marier. 

La  baronne  aimait  trop  M.  Suard  pour  lui  refuser 
de  chercher  le  bonheur  dans  un  mariage  où  tout  fai- 
sait supposer  qu'il  le   trouverait  (2).  La  grandeur  du 

(1)  Dominique-Joseph    Garât,    Mémoires   sur  le  dix-huitième 

siècle  et  sur  M.  Suard,  Paris,  182S,  t.  I,  livre  îv. 

(2)  Il  le  trouva  en  effet,  comme  le  démontre  la  petite  anec- 
dote que  voici  : 

Un  jour  madame  Suard  entre  comme  un  ouragan  dans  le 
cabim-t  de  son  mari. 


LA    BARONNE    DK    KRÙDENER  57 

sacrifice  flatta  son  âme  et,  si  elle  versa  quelques 
larmes,  la  pensée  de  la  beauté  de  son  dévouement  la 
consola  de  la  perte  de  son  amant,  —  qui  d'ailleurs  ne 
l'aimait  plus. 

C'est  ainsi  qu'elle  trouvait  moyen  de  glisser  tou- 
jours, à  tout  propos,  quelque  grain  de  vanité  qui  la 
rehaussait  à  ses  propres  yeux  dans  son  amour- 
propre.  Et  c'est  ainsi  que  la  vanité  la  guérissait  de 
l'amour,  contrairement  à  beaucoup  de  femmes  chez 
qui  c'est  la  vanité  qui  mène  à  l'amour  et  l'alimente. 

D'un  commun  accord,  il  fut  décidé  qu'on  mettrait 
une  sorte  de  cérémonial  à  la  rupture,  et  c'est  à  une 
soirée  chez  M.  et  madame  Naigeon  (1),  mis  au  fait 
de  la  situation,  que  fut  solennellement  signé  et  para- 
phé l'acte  de  séparation  amiable.  On  se  donna  la 
main  devant  vingt  témoins...  On  eût  juré  une  soirée 
de  fiançailles...  Et  l'on  ne  se  revit  plus. 

—  Ah  !  monsieur  SuarJ  !  monsieur  Suard  !  dit-elle  ;  un  grand 
malheur  ! 

Et  la  voilà  qui  se  met  à  pleurer  comme  une  fontaine. 

—  Quoi  donc,  ma  chère  amie?  dit  M.  Suard,  que  les  fré- 
quentes scènes  de  larmes  de  madame  de  Krûdener  avaient  un 
peu  cuirassé  contre  cette  tactique  de  ménage. 

—  Monsieur  Suard,  je  crois  que  je  ne  vous  aime  plus  ! 

Et  les  larmes  de  couler  de  plus  belle  avec  accompagnement 
de  sanglots. 

—  Eh  bien,  mon  amie,  ça  reviendra,  dit  M.  Suard  sans 
s'émouvoir. 

—  Oui.. .  mais...  c'est  que  je  crois  quej'en  aime  un  autre. 

—  Eh  bien,  mou  amie,  ça  se  passera. 
Et  le  philosophe  se  remit  à  son  travail . 

(1)  Naigeon  était  un  des  encyclopédistes.  La  Harpe  l'appe- 
lait le  singe  de  Diderot.  11  fut  l'exécuteur  testamentaire  de 
Diderot. 


58  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

Cependant,  par  dépit  peut-être,  madame  de  Krii- 
dener  se  résolut  à  quitter  Paris.  Elle  y  avait  appris 
bien  des  choses.  De  plus,  la  rupture  de  sa  liaison 
avec  M.    Suard   venant  après  la  mort   d'un   jeune 
homme  qu'elle  se  figurait  s'être  tué  par  amour  pour 
elle,  ces  épisodes  passablement  romanesques  avaient 
ouvert  dans  son  esprit  un  vaste  champ  aux  réflexions. 
Mais    aux  réflexions  frivoles  et   non  aux  réflexions 
sérieuses.  M.  Suard...  il  était  déjà  oublié.  La  baronne 
en  revenait  toujours  au   malheureux  suicidé.    Car, 
c'était  pour  elle,  c'était  bien  pour  elle  qu'était  mort 
ce  charmant  jeune  homme  ;  c'est  à  elle  qu'il  avait 
sacrifié  famille,  jeunesse,  avenir,  tout...   Elle  le  dé- 
plorait bien  un  peu,  car  au  fond  elle  était  bonne.  Elle 
eût  assurément  mieux  fait,  par  exemple,  de  réserver 
ses  bontés  à  son  mari  qui,  par  son  affection  et  les 
excellents  procédés  qu'il  avait  toujours  eus  pour  elle, 
méritait  mieux  que  la  trahison.  Mais,  à  cela,  elle  ne 
songeait  nullement.  Et  d'abord,  est-ce  qu'un  mari 
fait  jamais  à  sa  femme   le   plaisir   de   se  tuer  par 
amour  pour  elle?...  Voyez  aussi  de  quel  poids  pèse 
un  mari  à  côté  d'un  amant î   Et,  pour  se  consoler  de 
l'abandon  peu  flatteur  de  M.  Suard,  qui  la  délaissait, 
elle,  baronne,  ambassadrice,  toute  jeune    et  toute 
blonde,  pour  la  fille  d'un  imprimeur,  qui  n'était  ni 
blonde   ni  jeune,   elle  se   remettait  à   songer  à   ce 
noble  jeune  homme  que  son  amour  avait  mené  au  sui- 
cide. Quelle  différence  de  conduite  avec  M.  Suard!  Et 
maintenant,  que    ce    dernier    l'avait    initiée,  entre 
autres  beautés,  à  celles  de  la  littérature  française, 
elle  eût  volontiers  répété,  si  elle  l'eût  osé,  ce  vers 


LA    BARONNE    DE    KRÙDENER  59 

délicieusement  cynique  de  la   Lisette   de   Molière  : 
Qu'un  amant  mort  pour  nous  nous  mettrait  en  crédit! 

Mais  elle  n'avait  pas  besoin  de  se  faire  un  piédes- 
tal de  ce  cadavre,  d'ailleurs  problématique,  pour 
être  bien  vue  dans  le  monde  :  son  inconduile  distin- 
guée et  sa  fortune  non  moins  distinguée  y  suffisaient. 
Aussi  son  cœur  dut-il  saigner  bien  fort  quand  elle  se 
résolut  à  quitter  une  ville  où  elle  avait  été  si  bien 
accueillie,  où  son  esprit  était  si  prisé  dans  la  société 
la  plus  cultivée  et  la  plus  raffinée  qu'il  y  eût  alors,  où 
ses  goûts  artistiques  lui  donnaient  tant  de  délicates 
jouissances,  et  où  ses  goûts  mondains,  attestés  par 
un  mémoire  de  vingt  mille  livres  chez  mademoiselle 
Bertin.  la  célèbre  modiste  de  la  reine  Marie-Antoi- 
nette, ne  lui  en  donnaient  pas  moins. 

Elle  n'était  restée  que  sept  ou  huit  mois  à  Paris. 
Ses  amours  avec  M.  Suard  n'avaient  pas  été  longues. 
Le  mariage  de  son  amant  lui  rendant  le  séjour  de 
celte  ville  intolérable,  elle  s'était  décidée  à  partir  pour 
le  Midi.  Gomme  lorsqu'elle  quitta  Copenhague,  elle 
déclara  que  sa  santé  exigeait  un  climat  plus  clé- 
ment. Elle  se  rendit  donc  à  Montpellier  et  y  passa  les 
gros  mois  d'hiver.  En  février,  nous  la  retrouvons  à 
Nîmes.  De  là,  elle  va  à  Avignon.  Gomme  M.  Suard, 
en  amoureux  lettré,  n'avait  pas  manqué  de  parler  de 
Pétrarque  et  de  Laure,  tout  en  jiétrarquisant  lui- 
même  avec  sa  Laure  livonienne,  madame  de  Krude- 
ner  put  saisir,  dans  le  feu  de  sa  science  et  de  ses  sou- 
venirs récents,  tout  le  charme  de  la  fontaine  de  Vau- 
cluse  et  de  la  jolie  vallée  chantée  par  Pétrarque.  «  Je 


60  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX0    SIECLE 

m'enquérais,  a  écrit  le  gracieux  poète,  d'un  lieu  caché 
où  je  pusse  me  retirer  comme  dans  un  port,  quand 
je  trouvai  une  petite  vallée  fermée,  Vaucluse,  bien 
solitaire,  d'où  naît  la  source  de  la  Sorgue,  reine  de 
toutes  les  sources  ;  je  m'y  établis.  C'est  là  que  j'ai 
composé  mes  poésies  en  langue  vulgaire  :  vers  où 
j'ai  peint  les  chagrins  de  ma  jeunesse.  » 

Madame  de  Krudener,  qui  se  rappelait  peut-être 
qu'elle  avait,  elle  aussi,  des  chagrins  de  cette  sorte, 
—  car  rien  ne  s'oublie  si  vite  qu'un  amour,  une  fois 
qu'il  a  fini  de  flamber  —  qui,  de  plus,  comme  Pé- 
trarque, sentait  avec  beaucoup  d'intensité  les  beautés 
de  la  nature,  devait  se  trouver  heureuse  dans  ces 
lieux  où  un  homme  de  génie,  un  poëte,  avait  aimé, 
avait  pleuré,  avait  chanté...  Elle  était  dans  les  meil- 
leures dispositions  d'âme  pour  goûter  Vaucluse  (1) 
et  c'est  le  cœur  noyé  dans  une  émotion  sincère, 
qu'elle  revint  à  Avignon.  Elle  ne  se  doutait  pas,  per- 
sonne alors  ne  se  doutait  que,  dix-huit  mois  plus 
tard,  cette  ville  serait  souillée  des  plus  épouvantables 
massacres  et  que  les  sons  divins  du  luth  de  Pé- 
trarque, qui  chantaient  encore  dans  l'air  comme  ils 
chantaient  dans  le  cœur  de  madame  de  Krudener, 
seraient  couverts,  en  octobre  1791,  par  les  éclats 
tumultueux  d'une  scène  de  V Enfer  de  Dante,  parles 
cris  de  douleur  et  les  râles  des  victimes  de  Jourdan 
Coupe -Tète. 

Elle  revint  à  Montpellier  vers  la  fin  de  1790.  C'est 

(1)  «  ...  Là  in'apparaît  Pétrarque  au   milieu  des  voûte- 
crées  qui   virent   naîlrc   sa   longue    teudresse    pour  Laure.  » 
(Valérie,  Lettre  III.) 


LA    BARONNE    DE    KRLÏDENEIl  61 

là  qu'elle  fit  la  connaissance  du  jeune  comte  Adrien 
de  Lezay-Marnésia,  qui  tint  une  place  si  distinguée 
dans  les  sociétés  et  les  salons  littéraires  de  son 
temps,  qui  fut,  particulièrement,  l'ami  de  madame  de 
Staël  et  auprès  duquel  nous  retrouverons  madame  de 
Kriidener  en  1814,  dans  une  circonstance  douloureu- 
sement tragique.  En  attendant,  on  les  voit  ensemble 
à  Barèges,  où  la  baronne  est  allée  prendre  les  eaux, 
où  elle  s'amuse  et  vit  le  plus  gaiement  possible.  Une 
aimable  société,  qu'elle  mène  par  son  entrain,  l'ad- 
mire et  la  suit  partout,  dans  ses  excursions  et  dans 
son  salon.  Mais,  est-il  besoin  de  le  dire?  une  telle 
indépendance  d'allures  donna  plus  d'une  fois  prise  à 
la  médisance  et,  d'après  les  antécédents  de  la 
jeune  femme,  il  n'est  pas  téméraire  de  croire  que  les 
propos  pouvaient  être  fondés.  De  la  part  d'une  co- 
quette comme  elle  l'était  encore  alors,  rien  ne  doit 
étonner,  si  ce  n'est  une  conduite  sérieuse  et  digne. 
Il  faut  reconnaître  cependant  que,  dans  le  tourbillon 
de  ses  dissipations,  elle  faisait  parfois  le  bien,  quand 
une  infortune  se  rencontrait  sur  son  chemin.  Gela  la 
changeait  et  l'amusait. 

C'est  également  à  Montpellier  que  madame  de 
Kriidener  lit  la  connaissance  d'un  autre  jeune 
homme  —  remarquez  qu'elle  ne  connaît  guère  que 
des  jeunes  gens  —  le  comte  de  Frégeville.  C'était  un 
beau  lieutenant  de  hussards,  grand,  bien  fait,  dis- 
tingué, séduisant  au  possible.  Soit  par  amour  véri- 
table, soit  par  simple  passe-temps  et  gageure  vis-à- 
vis  de  lui-même  ou  de  ses  camarades,  le  bel  officier 
se  mit  à  faire  la  cour  à  la  jeune  femme.  Outre  ses 

4 


62  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIÈCLE 

mérites  réels,  madame  de  Krudener,  avec  ses  allures 
indépendantes  et  en  sa  qualité  de  femme  séparée  de 
son  mari,  semblait  faite  pour  attirer  spécialement  les 
hommages  des  jeunes  gens  qui  cherchent  aventure. 
En  province  surtout,  il  leur  est  difficile  de  satisfaire 
les  bssoins  plus  ou  moins  grands  de  leur  cœur,  et  de 
faire,  dans  des  liaisons  plus  banalement  vulgaires  que 
romanesques,  cet  apprentissage  de  la  vie  conjugale 
qui  est,  paraît-il,  un  surnumérariat  indispensable 
pour  devenir  un  bon  mari.  Ces  femmes  de  province 
en  général,  sont  si  arriérées  avec  leurs  préjugés  ! 

Quoiqu'il  en  soit,  les  visites  du  beau  lieutenant  se 
firent  de  plus  en  plus  fréquentes.  Elles  devinrent 
même  journalières,  et  madame  de  Krudener,  qui 
avait  annoncé  imprudemment  son  départ  prochain, 
le  retardait  maintenant  de  jour  en  jour,  on  ne  savait 
pourquoi.  Ou  plutôt  on  le  savait  bien.  M.  de  Frége- 
ville  lui  avait  déclaré  tout  franchement,  comme 
M.  Jourdain  à  la  marquise,  que  ses  beaux  yeux  le 
faisaient  mourir  d'amour.  Quelque  plaisir  que  cela 
fasse  toujours  à  une  femme  de  savoir  qu'elle  cause 
de  pareils  ravages  chez  un  homme,  madame  de 
Krudener,  qui  au  fond  était  bonne,  ne  voulait  pas 
avoir  un  second  homicide  par  amour  sur  la  cons- 
cience. Elle  avait  donc  pris  tout  à  fait  au  sérieux  les 
déclarations  du  jeune  officier  et  s'efforçait,  en  lui 
accordant  tout  ce  qu'il  voulait,  de  l'arracher  à  des 
idées  aussi  lugubres.  Gela  n'avait  pas  été  long.  Aussi 
M.  de  Frégcville  ne  demandait-il  maintenant  qu'à 
.vivre,  et  à  bien  vivre.  Madame  de  Krudener,  comme 
de  juste,  faisait  de  bon  mieux  pour  le  maintenir  dans 


L.V    BARONNE    DE    KRUDENER  63 

ces  bons  sentiments.  Sa  liaison  avec  lui  tombait 
même  d'autant  plus  à  propos  que  sa  demoiselle  de 
compagnie,  dans  une  atmosphère  aussi  capiteuse, 
avait,  elle  aussi,  éprouvé  le  dégoût  de  la  solitude. 
Elle  avait  donné  son  cœur,  et  sa  main  par-dessus  le 
marché  puisqu'il  voulait  bien  la  prendre,  à  un  certain 
M.  Armand,  manière  de  secrétaire  qui,  depuis  trois 
mois,  suivait  partout  madame  de  Krudener.  Une 
jeune  femme  comme  la  baronne,  pensez  donc,  ne 
pouvait  demeurer  seule,  loin  de  son  mari,  sa  demoi- 
selle de  compagnie  la  quittant.  Gela  n'eût  été  ni  con- 
venable ni  prudent.  Le  monde  est  si  méchant  qu'on 
aurait  trouvé  à  jaser.  Et  puis,  en  ces  temps  peu 
sûrs,  ne  lui  fallait-il  pas  quelqu'un  à  ses  côtés  pour 
la  faire  respecter?  Qui,  mieux  qu'un  militaire,  pou- 
vait se  charger  de  ce  soin?...  Et  c'est  ainsi  qu'elle 
remplaça  logiquement  sa  demoiselle  de  compagnie 
par  un  hussard. 

Pour  être  plus  en  sûreté,  évidemment,  que  dans  le 
Midi  de  la  France  où  les  tètes,  chaudes  et  ardentes 
en  tout  temps,  retombent,  pendant  les  révolutions, 
dans  la  sauvagerie  primitive,  peut-être  seulement 
pour  être  plus  libre  que  dans  une  ville  de  province, 
madame  de  Krudener  était  rentrée  à  Paris.  M.  de 
Frégeville  y  était  venu  avec  elle. 

Il  ne  semble  pas  que,  malgré  son  amour,  madame 
de  Krudener  ait  été  particulièrement  heureuse  à  cette 
époque  de  sa  vie.  En  effet  :  son  amant  laissait  percer 
un  caractère  difficile  qui  allait  parfois  jusqu'à  la  vio- 
lence, et  il  ne  fallait  pas  moins  que  toute  sa  douceur 
à  elle  pour  calmer  des  emportements  que  sa  légèreté 


64  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

peut-être  avait  provoqués.  Car,  tyrannique  et  capri- 
cieuse comme  toute  femme  qui  se  sent  aimée,  la 
baronne  n'était  pas  toujours  un  modèle  de  raison. 
D'un  autre  côté,  on  ne  vit  pas  que  d'amour  et  d'eau 
fraîche,  et  les  fortes  sommes  qu'elle  avait  apportées 
de  Copenhague  avaient  fondu  rapidement  au  creuset 
de  ses  folles  et  imprévoyantes  dépenses.  Elle  avait 
beau  demander  de  l'argent  à  ses  parents  et  à  ses 
intendants  de  Livonie,  on  ne  lui  en  envoyait  point  : 
on  lui  répondait  que  les  temps  étaient  durs,  incer- 
tains, et  que  les  fermages  ne  rentraient  pas.  Et  puis  la 
vie,  à  Paris,  n'était  plus  sûre,  même  pour  une  étran- 
gère. Pour  comble  de  disgrâce,  tous  les  officiers  en 
congé  avaient  reçu  l'ordre  de  regagner  leur  régiment, 
M.  de  Frégeville  comme  les  autres...  La  situation 
était  aussi  difficile  que  douloureuse.  Que  faire?...  Et 
la  pauvre  baronne,  en  y  réfléchissant,  se  voyait  dans 
un  embarras  dont  elle  ne  savait  comment  sortir. 

M.  de  Frégeville  prit  une  résolution  pour  elle.  Il  la 
conduirait  hors  de  France,  d'abord,  pour  la  mettre  en 
sûreté.  Puis  il  l'engageait  à  se  réconcilier  avec  son 
mari  :  dans  l'incertitude  des  temps,  c'était  ce  qu'elle 
avait  de  mieux  à  faire.  Il  la  mènerait  lui-même  au 
baron  de  Krùdener,  pour  la  protéger  durant  le  voyage, 
et  se  ferait  son  avocat  auprès  de  lui  pour  la  f.iire  bien 
accueillir.  Après  quoi,  il  irait  rejoindre  son  régiment. 

A  ce  langage,  madame  de  Krùdener  se  récria.  En 
vérité,  il  n'y  pensait  pas  :  aller,  lui,  jeune  et  beau 
lieutenant  de  hussards,  dire  à  un  mari  qui  avait  tout 
lieu  de  se  défier  de  linconstance  de  sa  femme  qui, 
depuis   deux   ans,  courait  le    monde  sans   plus  lui 


LA    BARONNE    DE    KHUDENER  65 

donner  de  ses  nouvelles  que  s'il  n'existait  pas,  aller 
dire  à  ce  mari  qui  était  probablement  très  informé, 
par  la  voie  des  ambassades,  des  faits  et  gestes  de 
l'infidèle  :  «  Monsieur,  voici  votre  femme.  J'ai  eu 
l'honneur  de  la  rencontrer  à  Montpellier,  et,  comme 
elle  se  mourait  du  désir  de  venir  vous  retrouver  à 
Berlin,  que  les  chemins  de  France  sont  maintenant 
dangereux,  j'ai  cru  de  mon  devoir,  en  galant  cheva- 
lier français,  de  l'escorter  jusqu'ici  afin  qu'il  ne  lui 
arrivât  aucune  aventure  fâcheuse.  » 

Quel  que  soit  le  peu  d'esprit  qu'une  femme  accorde 
à  son  mari  quand  elle  le  trompe,  peut-être  pour  se 
justifier  à  ses  propres  yeux  de  sa  trahison,  madame 
de  Krudener  savait  que,  malgré  son  extrême  bonté, 
jamais  le  baron  ne  croirait  à  une  conduite  aussi  désin- 
téressée chez  le  jeune  officier,  non  plus  qu'à  une 
réserve  exempte  de  tout  reproche  chez  elle.  N'avait- 
elle  pas  fait  ses  preuves  d'inconséquence  à  Copen- 
hague? 

Il  fut  cependant  fait  comme  le  conseillait  M.  de 
Frcgeville.  Déguisé  en  laquais  pour  ne  pas  être  ar- 
rêté comme  émigrant,  le  lieutenant  monta  sur  le 
siège  de  la  voiture  où  la  pauvre  femme  réfléchissait  à 
l'accueil  que  lui  ferait  son  mari.  On  franchit  heureu- 
sement la  frontière.  Là,  M.  de  Frégeville  jeta  sa  livrée 
et  reprit  sa  place  dans  l'intérieur  de  la  berline,  à  côté 
de  madame  de  Krudener.  Celle-ci  était  en  proie  à 
mille  réflexions  qui  n'étaient  pas  toutes  couleur  de 
rose  :  comment  son  mari  la  recevrait-il,  après  toutes 
les  fredaines  dont  le  bruit  était  certainement  parvenu 
à  ses  oreilles?  Lui  pardonnerait-il?  Reprendrait-elle 

4. 


66  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

avec  lui  la  vie  commune?  C'était  peu  probable,  car, 
si  le  mari  s'avisait  de  pardonner,  le  monde,  lui,  n'ou- 
blierait pas  les  scandales  qui  avaient  précédé  et  né- 
cessité la  fuite  de  Copenhague  :  peut-être  même  n'i- 
gnorait-il pas  ceux  qui  l'avaient  suivi.  Quelle  serait 
alors'sa  situation,  à  l'hôtel  de  l'ambassade  ? 

Il  y  avait  de  quoi  en  perdre  la  tête.  Quant  à  M.  de 
Frégeville,  il  ne  voyait  plus,  avec  la  même  assurance 
que  par  le  passé,  le  succès  de  la  négociation  qu'il 
avait  imaginée.  Au  fur  et  à  mesure  qu'on  approchait 
du  terme  du  voyage,  que  tous  deux  faisaient  mainte- 
nant traîner  le  plus  possible  en  longueur,  ce  succès 
lui  paraissait  rien  moins  que  certain.  Non,  jamais  un 
homme  d'honneur,  —  et  M.  de  Krudener  l'était  — 
ne  consentirait  à  reprendre  une  femme  qui  s'était 
jouée  aussi  effrontément  de  la  foi  conjugale,  de  son 
serment,  de  son  devoir.  Et  il  reconnaissait,  en  ne 
pouvant  se  défendre  d'un  sourire,  qu'il  était,  lui, 
lieutenant  de  hussards,  un  bien  singulier  compagnon 
pour  ramener  une  jeune  femme  inconséquente,  non 
au  devoir,  —  il  n'y  avait  jamais  pensé,  —  mais  à  son 
mari. 

De  son  côté,  madame  de  Krudener  avait  songé  qu'il 
était  bon  de  préparer  l'ambassadeur  à  la  joie  de  lui 
voir  réintégrer  le  domicile  conjugal.  Il  serait  témé- 
raire de  croire  qu'elle  le  fit  dans  la  charitable  pensée 
de  lui  éviter  le  saisissement,  parfois  dangereux,  qui 
suit  l'annonce  subite  d'un  bonheur  imprévu.  Croyons 
simplement  qu'elle  n'agit  que  dans  l'intention  plus 
personnelle  de  faire  faire  au  baron  des  réflexions, 
lui  donner  le  temps  de  calmer  sa  colère  et,  tout  au 


LA    BARONNE    DE    KRÛDENEP  67 

moins  pour  le  monde,  le  déterminer  à  l'accueillir  et 
à  promener  l'éponge  sur  le  passé.  Elle  ne  dissimulait 
point  à  M.  de  Krudener  qu'elle  voyageait  sous  la 
protection  d'un  gentilhomme  français  qui  lui  avait 
montré  quelque  dévouement  en  l'aidant  à  traverser 
et  à  fuir  le  territoire  d'un  pays  qu'une  révolution  sans 
précédents  avait  mis  tout  en  feu.  Elle  terminait  sa 
lettre  en  exprimant  l'espoir  que  son  mari  ferait  un 
honorable  et  cordial  accueil  au  comte  de  Frégeville, 
à  qui  tous  deux  avaient  tant  d'obligations. 

M.  de  Krudener  avait  été  fort  perplexe  après  la  lec- 
ture de  cette  lettre.  Il  aurait  bien  voulu  refuser  tout 
arrangement  avec  l'infidèle.  Mais  la  pensée  de  son 
foyer  désert,  l'intérêt  de  ses  enfants,  l'idée  que  toutes 
les  femmes  décidément  sont  les  mêmes,  qu'il  allait 
bientôt  entrer  dans  un  âge  où  l'on  a  besoin  d'une  habi- 
tude calme  et  régulière,  toutes  ces  réflexions  et  bien 
d'autres  lui  amollirent  le  cœur  et  le  déterminèrent 
à  ne  point  fermer  sa  porte  à  l'enfant  prodigue. 

Il  pardonna. 

Voyant  son  mari  dans  des  dispositions  pacifiques 
si  inespérées,  la  jeune  femme,  comme  de  juste,  vou- 
lut le  prendre  de  haut  avec  lui.  Gela  réussit  presque 
toujours.  Gomme  il  avait  cédé  sur  le  point  capital,  il 
céderait  bien  sur  tous  les  autres.  C'est  du  moins  ce 
qu'elle  pensa.  Aussi,  dédaignant  une  bonté  qu'elle 
prenait  pour  de  la  faiblesse,  et  qui  en  était  effective- 
ment un  joli  spécimen,  elle  émit  hautement  la  préten- 
tion de  n'en  agir  qu'à  sa  lête.  Elle  commença  par  dé- 
clarer que  M.  de  Frégeville  devait,  à  l'avenir,  consi- 
dérer l'hôtel  de  l'ambassade  comme  sa  propre  maison , 


08  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe    SIECLE 

y  venir  quand  il  le  jugerait   bon,   et  ordonna  que 
M.  de  Krudener  lui  fit  toujours  bon  visage. 

Abasourdi  tout  d'abord  de  tant  d'aplomb,  M.  de 
Krudener  sentit  qu'il  ne  fallait  pas  se  laisser  gagner 
à  la  main  s'il  voulait  demeurer  maître  chez  lui.  Il  re- 
prit vite  son  ton  d'autorité,  se  doutant  bien  que  la 
présence  du  bel  officier  français  auprès  de  sa  femme 
n'était  pas  très  catholique,  et  qu'il  y  avait  entre  elle 
et  lui  des  liens  plus  intimes  que  ceux  d'une  pure 
amitié  ;  il  défendit  sa  porte  à  M.  de  Frégeville.  Il  y 
eut  des  scènes  fâcheuses  (1)  et  des  explications  où  le 
respect  de  la  vérité  non  plus  que  celui  que  ma- 
dame de  Krudener  devait  à  son  mari  ne  furent  très 
rigoureusement  observés.  L'on  ne  sait  comment  au- 
rait fini  cette  sotto  affaire  si  M.  de  Frégeville  n'était 
subitement  tombé  malade.  Il  fut  même  en  danger. 
Sa  maîtresse  vola  auprès  de  lui,  s'établit  à  son  chevet 
et  ne  le  quitta  plus.  C'est  de  sa  chambre  de  malade 
qu'elle  écrivit  une  demande  en  divorce  et  la  lit  signi- 
fier à  M.  de  Krudener. 

Celui-ci  refusa  de  se  prêter  à  cette  nouvelle  lubie 
de  sa  femme,  quelques  bonnes  raisons  pourtant  qu'il 
eût  de  le  faire.  C'eût  été  son  troisième  divorce,  il  se 
contentait  des  deux  premiers.  11  se  borna  à  faire 
transmettre  à  la  baronne  le  conseil,  pour  ne  pas  dire 
Tordre,  d'aller  faire  en  quelque  sorte  une  retraite  chez 
ses  parents,  à  Riga.   Puisque  le  divorce  était  écarté, 

(1)  Est-ce  à  la  suite  de  ces  scènes  que  madame  de  Krudener, 
toujours  artiste  jusque  dans  les  choses  les  plus  intimes,  écrivit 
sur  son  carnet  celte  jolie  pensée  :  «  La  vie  ressemble  à  la  mer, 
qui  doit  set  plua  beaux  ellets  aux  orales.  » 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  69 

c'était  là,  en  effet,  le  parti  le  plus  sage.  Elle  le  prit 
cependant.  A  Riga,  la  saine  atmosphère  de  la  famille 
devait  la  faire  revenir  à  des  sentiments  plus  terre 
à  terre,  si  l'on  veut,  mais  plus  honnêtes.  Puis, 
lavée  de  ses  fautes  par  une  réclusion  plus  ou  moins 
longue,  repentante,  promettant  de  ne  plus  s'écarter 
à  l'avenir  de  la  grande  route  du  devoir,  son  mari  lui 
pardonnerait  ses  erreurs  et  ses  escapades;  il  les  ou- 
blierait et  la  recevrait  de  nouveau  les  bras  ouverts 
pour  recommencer  une  existence  que  nul  caprice  ne 
viendrait  plus  troubler. 

C'étaient  là  de  beaux  rêves.  Nous  allons  voir  ce 
qu'il  en  advint. 

La  première  partie  du  programme  s'exécuta,  point 
par  point.  Le  lieutenant  de  Frégeville,  remis  de  sa 
grave  maladie,  y  veilla.  11  accompagna  lui-même  sa 
désolée  maîtresse  jusqu'à  Berlin.  Là,  on  se  sépara. 
M.  de  Frégeville,  heureux  d'avoir  accompli  son  de- 
voir envers  une  femme  qui  lui  avait  sacrifié  le  sien,  et 
sentant,  auxappelsde  la  patrie  en  danger, bouillonner 
son  sang  de  soldat,  ne  voulut  point  déserter  le  dra- 
peau comme  le  faisaient  alors  la  plupart  des  officiers. 
Il  rentra  en  France.  Il  prit  part  aux  campagnes  des 
armées  de  la  République,  se  fit  distinguer  et  eut  un 
avancement  rapide.  Devenu  général  de  division,  il  se 
maria  et,  sous  le  Consulat,  nous  voyons,  par  les  Mé- 
moires de  la  ducJiesse  ci Abranlès  qu'il  était  ami 
de  Lucien  Bonaparte  et  allait,  avec  sa  femme,  en 
villégiature  chez  lui,  à  sa  terre  dePlessis-Chamant  (1). 

(i)  Si  le  lecteur  est  curieux  de   connaître    le  portrait  de   la 
comtesse    de    Frégeville,    la  duchesse  d'Abrautès  en  a   donne 


70  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIECLE 

On  sait  qu'il  conserva  toujours  à  madame  de  Kru- 
dener  un  reconnaissant  souvenir  d'avoir  accueilli  ses 
hommages  de  jeune  lieutenant. 

Madame  de  Krïidener,  elle,  était  parvenue  sans 
encombre  en  Livonie.  Pour  s'occuper,  elle  avait  ses 
souvenirs  de  Venise,  de  Copenhague,  de  Paris,  de 
Montpellier...  Il  y  avait  de  quoi  contenter  l'esprit  le 
plus  romanesque.  Les  uns  étaient  gais,  les  autres 
tendres,  les  autres  mélancoliques...  Elle  n'avait  qu'à 
choisir  et  puiser  dans  le  tas,  selon  les  dispositions  de 
son  âme.  Mais  la  mélancolie  semble  avoir  été,  à  Riga, 
son  état  habituel. 

Un  cruel  chagrin  vint  encore  assombrir  sa  vie,  elle 
perdit  son  père,  elle  le  vit  expirer  dans  ses  bras  après 
quelques  jours  de  maladie.  La  douleur  éloigne  du 
monde  etrapproche  des  choses  de  la  nature.  Madame 
de  Krlidener,  que  son  deuil  écartait  de  toute  réunion, 
et  qui,  d'ailleurs,  se  voyait  un  peu  tenue  en  quaran- 
taine par  quelques  familles  de  Riga,  par  suite  de 
l'éclat  fâcheux  de  ses  diverses  liaisons,  faisait  des 
rêves  de  bonheur  simple  et  champêtre  ;  l'idée  de  Dieu 
venait  même  se  mêler  à  des  projets  encore  bien 
vagues  et  qui  ne  furent  jamais  mis  à  exécution. 

C'est  au   milieu   de  ces  projets   de   vie   sérieuse 
qu'elle  reçut   un  jour  une  visite  bien  inattendue  : 

une  légère  esquisse  dans  ses  célèbres  Mémoires  :  «  Madame  de 
Prégerille,  dit-elle,  était  jeune,  assez  jolie,  fraîche  comme  une 
rose  et  avait  une  fort  belle  taille.  Son  caractère  était  aimable 
et  doux,  ce  qui  rendait  son  commerce  agréable,  surtout  à  la 
compagne,  où,  pendant  douze  heures  de  la  journée,  on  e:-t 
continuellement  ensemble.  «  (T.  II,  p.  149-152-153.  —  Edition 
Oaruier.) 


LA    BARONNE    DE    K1UÏDENER  71 

celle  du  comte  Alexandre  de  StakiefF.  L'entrevue  fut 
quelque  peu  embarrassée.  L'état  d'âme  de  l'un  ne 
cadrait  plus  avec  l'état  dame  de  l'autre.  Et  puis,  de 
part  et  d'autre,  on  était  passablement  changé,  et 
comme  on  se  regardait  mutuellement  en  cherchant 
le  prisme  des  souvenirs  et  des  illusions  du  passé,  on 
ne  se  reconnaissait  pas.  C'est  toujours  ce  qui  arrive 
aux  amoureux  qui,  séparés  par  les  hasards  de  la  vie,  se 
retrouvent  après  quelques  années  d'absence.  Dès  que 
les  lunettes  magiques  de  l'amour  sont  tombées  des 
yeux,  dès  que  cette  phosphorescence  dont  on  revêt  la 
personne  aimée,  s'est  éteinte,  dès  qu'on  se  voit  mu- 
tuellement tel  qu'on  est,  ah!    quelle   désillusion!... 

M.  de  Slakieff  avait  eu  tort  de  venir  à  Riga.  Mada- 
me de  Kriidener  s'offensa  comme  d'une  insulte  de  la 
politesse  correcte  et  cérémonieuse  qui  remplaçait  chez 
lui  les  doux  empressements  de  la  tendresse.  Elle  vit 
dans  ses  yeux  comme  du  désenchantement,  et  elle  en 
conclut  que  son  adorateur  ne  la  trouvai  t  plus  ce  qu'elle 
était  à  Venise  et  à  Copenhague.  Quelle  douleur  pour 
une  femme,  pour  une  coquette,  de  s'apercevoir 
qu'elle  a  vieilli,  et  de  s'en  apercevoir...  où?  Dans  le 
miroir  des  yeux  de  son  amant,  sur  lequel  elle  ne  pro- 
duit plus  l'effet  électrique  de  jadis  ! 

Madame  de  Krudener  en  souffrit  beaucoup.  Mais, 
comme  elle  ne  vit  pas  de  moyen  de  raccommoder  les 
choses  et  de  reconquérir  son  empire,  que  M.  de  Sta- 
kie(l  avait  pris  congé  d'elle  avec  la  politesse  aisée  et 
l'amabilité  indilférente  de  1  homme  du  monde  qui 
prend  congé  d'une  femme  quelconque,  elle  renonça 
à  renouer  des  relations  qu'elle  avait  peut-être  espéré 


72  UNE    ILLUMINÉE    AL'    XIXe    SIECLE 

reprendre.  Gomme  son  ancien  amant  ne  voulait  plus 
d'elle,  la  belle  pécheresse,  ne  pouvant  plus  pécher, 
prit,  faute  de  mieux,  le  parti  du  repentir. 

Elle  continua  à  vivre  séparée  de  son  époux.  C'est 
du  reste  la  meilleure  manière  de  s'entendre  dans  le 
mariage  quand  on  n'en  veut  pas  remplir  les  devoirs. 
Ayant  appris  un  jour  qu'il  avait  quelques  embarras 
financiers,  elle  eut  la  généreuse  pensée  d'aller  se 
jeter  à  ses  pieds  et  d'implorer  son  pardon.  On  voit 
que  son  cœur  était  capable  de  nobles  inspirations. 
Mais  peut-être  pourrait-on  découvrir  dans  celle-ci, 
sous  son  apparence  de  simplicité  et  de  franchise,  un 
petit  côté  théâtral,  romanesque,  qui  flattait  son  ima- 
gination toujours  prête  à  partir  sur  une  idée  ou  à 
s'emballer  pour  une  personne. 

Madame  de  Krùdener  vint  donc  auprès  de  son 
mari.  Bon  comme  toujours,  M.  de  Krùdener  jugea 
que  la  démarche  était  sincère,  et  accorda  le  pardon 
que  demandait  sa  femme.  Mais,  la  voyant  dans  un 
chétif  état  de  santé,  il  l'engagea  à  s'aller  soigner  à 
Berlin. 

Elle  n'y  arriva  qu'à  la  fin  du  mois  de  janvier  1793. 
Mais,  comme  de  nombreuses  invitations  ne  lui  lais- 
saient pas  le  repos  absolu  dont  elle  avait  besoin,  elle 
repartit  deux  semaines  après  pour  Leipzig.  Son  mari 
eut  la  bonté  de  l'y  accompagner.  Il  l'y  installa  et,  la 
laissant  aux  soins  de  son  ancienne  demoiselle  de 
compagnie,  mademoiselle  Piozet,  qui,  on  se  le  rap. 
pelle,  s'était  mariée  à  Montpellier  et  était  devenue 
madame  Armand,  il  repartit  pour  Berlin. 

A  Leipzig,  ville  studieuse  et  lettrée,  madame  de  Krtt- 


LA    BARONNE    DE    KRÏ1DENER  73 

dener  trouva  desjdistractions  dans  la  lecture  ;  elle  en 
chercha  aussi  auprès  de  quelques  émigrés  français 
qu'elle  avait  connus  jadis  à  Paris.  C'est  ainsi  qu'elle 
lit  la  connaissance  du  brillant  comte  de  Tilly.  D'un 
autre  côté,  sa  correspondance  lui  donna  une  certaine 
occupation.  Elle  renoua  par  lettres  des  relations  avec 
quelques-uns  de  ses  anciens  amis,  entre  autres  avec 
l'auteur  de  Paul  et  Virginie,  pour  le  caractère  et  le 
talent  duquel  elle  avait  une  véritable  vénération. 

Elle  lui  écrivit,  le  '20  février,  une  lettre  qui  a  été 
reproduite  dans  les  Œuvres  complètes  de  Bernardin 
de  Saint-Pierre  (i),  et  qui  nous  donne  des  renseigne- 
ments bien  intéressants  sur  son  état  dame,  sa  santé 
tant  physique  que  morale. 

La  voici  : 

«  Après  quatorze  mois,  dont  la  plus  grande  partie 
ont  été  passés  dans  des  maux  de  nerfs  si  affreux  que 
ma  raison  en  a  été  troublée  et  ma  santé  réduite  à  un 
état  déplorable,  je  reviens  depuis  quelque  temps  à  un 
état  plus  calme  :  la  fièvre  qui  brûlait  mon  sang  a 
disparu,  mon  cerveau  n'est  plus  affecté  comme  il 
l'était  autrefois,  et  l'espérance  et  la  Nature  des- 
cendent derechef  sur  mon  âme  soulevée  par  d'amers 
chagrins  et  de  terribles  orages.  Oui,  la  Nature  m'offre 
encore  ses  douces  et  consolantes  distractions.  Elle 
n'est  plus  couverte  à  mes  yeux  d'un  voile  funèbre.  Je 
suis  redevenue  mère  et  j'existe  derechef  dans  des 
unis  qui  m'étaient  chers  et  que  j'aime  comme  autre- 

(1)  Editiou  Aimé-Martin,  t.  XII. 


74  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

fois.  En  reprenant  mes  facultés,  en  recouvrant  mes 
souvenirs,  ma  pensée  a  volé  vers  vous  ;  je  sens  le 
plus  vif  désir  de  savoir  ce  que  vous  faites,  cher  et 
respectable  ami,  et  j'ai  besoin,  je  le  sens,  de  vous 
dire  que,  tant  que  je  conserverai  les  moyens  de  sentir, 
je  vous  aimerai.  Je  suis  tourmentée  d'une  grande 
inquiétude.  Quelle  est  votre  existence  dans  un  mo- 
ment de  troubles  aussi  universels?  Vous  qui  aimez 
tant  la  solitude  et  la  paix,  pouvez-vous  jouir  de  ces 
biens  précieux?  Permettez  à  la  plus  grande  amitié 
de  vous  prier  de  me  donner  au  plus  vite  de  vos  nou- 
velles. Ah  !  que  ne  puis-je  passer  encore  quelques 
moments  auprès  de  vous  comme  autrefois!  Que  ne 
puis-je,  dans  ce  petit  jardin  où  vous  oubliez  le  monde 
et  ses  tourmentantes  inquiétudes,  où  vous  vivez  con- 
tent dans  le  sein  de  la  modération  ;  que  ne  puis-je, 
dis-je,  m'y  voir  environnée  de  tranquillité  et  de 
bonheur!  Que  ne  puis-je  y  entendre  encore  les  leçons 
sublimes  dont  vos  discours  étaient  remplis  I  Elles 
m'étaient  douces  comme  le  parfum  des  fleurs  que  je 
respirais. 

«  Ceux  qui  connaissent  le  malheur,  ceux  qui 
souffrent,  nous  intéressent  doublement  ;  je  sens 
qu'avec  cette  confiance  que  tout  inspire  en  vous,  et 
que  j'ai  depuis  si  longtemps,  je  parlerais  de  mes 
peines  ;  votre  touchante  bonté,  votre  amitié  les  adou- 
ciraient. Vous  avez  éprouvé  des  chagrins;  vous  savez 
compatir  à  ceux  des  autres.  Veuillez  me  dire,  cher  et 
respectable  ami,  si  vous  n'avez  aucun  projet  de 
passer,  une  fois,  quelques  mois  en  Suisse  et  de  voir 
ce  beau  pays?  .Je  Bais  que  vous  aimez  trop  la  France 


I.  \    BARONNE    DE    KRttDBNBB  75 

pour  la  quitter  pour  longtemps;  mais  un  petit  voyage 
en  Suisse  serait  une  distraction  agréable.  Si  j'osais 
espérer  que  vous  voulussiez  passer  un  été  au  bord  du 
lac  de  Genève,  cette  idée  embellirait  déjà  actuelle 
ment  ma  vie,  et  je  vous  conjurerais,  parla  sensibilité 
si  vraie  qui  remplit  votre  àmo,  de  venir  avec  moi 
habiter  une  petite  maison  de  campagne.  Ah  !  venez 
demeurer,  ne  fût-ce  que  quelques  mois  de  votre  vie, 
auprès  d'une  amie  qui  vous  offre  une  âme  vraie  et 
sensible,  qui  vit  loin  de  la  société,  qui  vous  entoure- 
rait de  ses  soins,  <iu  spectacle  de  deux  enfants  bons  et 
harmants  que  vous  aimez,  et  qui  sauront  aussi  res- 
pecter votre  solitude,  ne  pas  le  troubler  ;  qui  sait  par 
elle-môme  combien  la  solitude  est  douce  et  néces- 
saire ;  enfin,  dont  la  société  ne  vous  offrirait  aucune 
gêne,  aucune  épine.  Je  vous  offre  le  vœu,  formé  par 
une  âme  qui  sait  vous  aimer;  je  n'y  ajoute  rien.  Je 
suis  simple  et  vraie  :  je  ne  suis  point  éloquente. 

«  J'ai  quitté  mon  pays,  dont  le  climat  abîmait  mes 
nerfs  ;  j'y  ai  vu,  après  une  absence  de  huit  ans,  mou- 
rir, dans  de  longues  douleurs,  un  père  que  j'aimais 
tendrement  et  qui  était  le  meilleur  des  hommes.  De 
terribles  crampes  serraient  ma  poitrine  et  affectaient 
mon  cerveau  ;  des  chagrins  rongeaient  mon  âme, 
comme  les  maux  physiques  rongeaient  ma  santé. 

«  Oh  !  mon  ami,  mes  yeux  se  remplissent  de 
larmes,  quoique  plusieurs  mois  se  soient  écoulés  de- 
puis. Mon  âme  est  encore  très  abattue,  quand  j'y 
pense.  Me  voici  actuellement  en  Saxe,  à  Leipzig. 
C'est  une  ville  que  mon  mari  a  choisie,  parce  qu'elle 
fournit   d'excellents  moyens    pour    l'instruction    de 


76  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

Paul,  et  j'ai  la  douceur  d'être  près  de  mon  fils,  de 
suivre  ses  progrès.  Tous  les  étés,  il  ira  rejoindre  son 
père  en  Danemark  :  il  restera  avec  lui  quelques  mois, 
et  ce  temps-là  je  pourrai  l'employer  à  aller  faire 
quelques  petits  voyages  en  Suisse.  Notre  fortune, 
très  altérée  par  la  guerre  que  nous  avons  eue  et  les 
excessives  dépenses  auxquelles  M.  de  Kriïdener  a  été 
assujetti  en  Danemarck,  ne  nous  permet  pas  de  vivre 
ensemble  dans  un  pays  aussi  cher;  d'autres  raisons, 
trop  longues  à  détailler,  ont  encore  ajouté  à  cette  ré- 
solution... 

«  Ici,  je  ne  dépense  que  très  peu.  La  ville  est  peu 
chère,  je  ne  vois  personne,  le  climat  est  agréable,  les 
fruits  bons,  les  environs  très  jolis.  J'ai  toujours  avec 
moi  mademoiselle  Piozet,  cette  amie  que  vous  avez 
vue  chez  moi  dans  mon  premier  séjour  à  Paris  ;  elle 
a  été  mariée  depuis  :  cette  excellente  femme,  occupée 
tour  à  tour  de  mes  enfants  et  de  moi,  est  bien  néces- 
saire à  mon  âme  souvent  malade  encore. 

«  Mes  enfants  sont,  Dieu  merci,  bien  portants, 
heureux  et  bons  ;  la  petite,  que  vous  nommiez  la 
Béatitude,  a  conservé  sa  physionomie  de  contente- 
ment, et  mon  fils  me  donne,  ainsi  qu'elle,  les  plus 
heureuses  espérances.  Portez-vous  toujours  bien,  ne 
m'oubliez  pas.  Je  vous  conjure  aussi  de  m'écrire 
bientôt  à  Leipzig,  poste  restante.  Je  vous  embrasse 
en  idée  et  suis  à  jamais, 

a  Votre  meilleure  amie, 

«  Baronne  de  Krudener.  » 
«  P. -S.   —  Paul  et  Virginie  est  traduit  en  aile- 


LA    BARONNE    DE    KHUDENER  77 

mand  :  je  voudrais  bien  avoir  l'occasion  de  vous  l'en- 
voyer. » 

C'est  dans  ce  repos  doucement  occupé  que  la 
baronne  passa,  à  Leipzig-,  la  fin  de  l'année  1793  et 
presque  toute  l'année  1794.  Sa  santé  se  remettait  peu 
à  peu,  et,  à  mesure  que  la  force  lui  revenait,  ses  an- 
ciens goûts  mondains  lui  revenaient  avec  elle.  Le 
besoin  de  mouvement,  qui  était  dans  sa  nature,  l'agi- 
tait de  nouveau.  Aussi,  après  quelques  petits  voyages 
à  travers  l'Allemagne,  comme  elle  ne  pouvait  aller  à 
Paris,  livré  au  gouvernement  des  Thermidoriens,  elle 
se  résolut  à  retourner  auprès  de  sa  mère,  à  Riga.  Mais, 
là,  elle  ne  se  sentait  pas  bien  vue.  L'honnête  provincia- 
lisme des  habitants,  qui  avaient  eu  vent  de  ses  excen- 
tricités, ne  la  regardait  guère  que  comme  une  brebis 
galeuse.  On  faisait  le  vide  autour  d'elle.  De  là  des 
ennuis,  des  froissements  d'amour- propre  qui  pren- 
nent, dans  les  petites  villes,  des  proportions  énormes. 
Pour  y  couper  court,  elle  se  retira  dans  une  terre 
qui  lui  appartenait  depuis  la  mort  de  son  père  et  s'oc- 
cupa de  travaux  des  champs,  de  ses  paysans,  etc. 
Enfin>  elle  se  lassa  aussi  de  cette  vie  et  se  remit  en 
voyage.  Cette  fois,  c'est  la  Suisse  qui  l'attirait.  Elle 
s'arrêta  à  Lausanne,  y  fréquenta  la  société,  fort  bril- 
lante alors,  de  cette  ville  et  y  tint  un  rang  distingué. 
Elle  faisait  aussi  de  nombreuses  excursions  qui  la  ra- 
vissaient. 

Mais  une  armée  française  envahissait  la  Suisse. 
Madame  de  Ki n-lener  se  rendit  alors  à  Munich,  où 
l'attendait  son  mari.  Il  fut  parfait  pour  elle  et  lui  té- 


78  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX''    SIECLE 

moigna  tous  les  égards  qu'elle  ne  méritait  pas.  Leur 
fille  avait  grandi  et  était  presque  une  jeune  fille. 
Aussi  la  grâce  de  sa  jeunesse  fut-elle  pour  beaucoup 
dans  la  bonne  entente  qui  régna  entre  ses  parents 
pendant  les  quelques  mois  qu'ils  vécurent  réunis. 


CHAPITRE  III 


M.  île  Kriidener  est  nommé  ambassadeur  à  Berlin.  —  Salon  de 
l'ambassadrice.  —  Rivarol.  —  Le  comte  de  Tilly,  — Froisse- 
ments mondains.  —  Aveuglements  de  vauité.  —  Désir  d'aller 
à  Paris.  —  Départ  pour  la  Suisse.  —  Vie  de  madame  de 
KrùMener  à  Lausanne.  —  Excursions  à  Genève  et  à  Coppet. 
—  Chez  madame  de  Staël.  —  La  danse  du  chàle.  —  Madame 
de  Kriidener  commeuce  à  Genève  son  roman  de  Valérie.  — 
Importance  qu'on  donnait  à  la  danse.  —  Salon  de  madame 
i\o  Staël  à  Paris  sons  le  Cousulat.  —  Salon  de  madame  de 
B raumont. —  Madame  de  Kriidener  voudrait  avoir  un  salon 
littéraire.  — Pensées  insérées  au  Mercure.  — Vanité  littéraire. 
Complaisante  bonté  de  Bernardin  de  Saint-Pierre.  —  Petite 
jalousie  de  madame  de  Kriidener  pour  madame  de  Staël. 


Cependant  M.  de  Kriidener  fut  nommé  ambassa- 
deur à  Berlin.  Les  deux  époux  y  allèrent  ensemble  et 
leur  maison  s'ouvrit  de  nouveau.  La  baronne  la 
rendait  aussi  agréable  que  possible  mais  moins  par  sa 
science  du  monde  que  par  ses  connaissances  variées 
et  son  aimable  conversation.  Elle  avait  beaucoup  vu, 
beaucoup  réfléchi,  et  charmait  chacun  par  son  enjoue- 
ment et  la  finesse  de  son  esprit.  Mais  il  faut  recon- 
naître aussi  qu'elle   mécontentait  toujours  quelques 


80  UNE    ILLUMINÉE   AU    XIXe    SIECLE 

personnes  par  une  tenue  parfois  un  peu  capricieuse 
et  un  certain  laisser-aller  que  la  politesse  froide  et 
compassée  du  Nord  ne  pouvait  admettre,  surtout  chez 
une  femme  à  qui  le  rang  de  son  mari  imposait 
d'étroites  obligations  de  gravité,  et  dont  les  che- 
veux commençaient  à  blanchir.  Madame  de  Krii- 
dener  aurait  en  effet  mieux  fait  de  prendre,  avec  ses 
cheveux  blancs,  un  peu  plus  de  sérieux,  que  de 
s'aller  affubler,  comme  elle  le  fi  t,  d'une  perruque.  Ah  ! 
si  elle  avait  vécu  de  notre  temps,  elle  ne  se  serait  pas 
mis  martel  et  encore  moins  perruque  en  tête  pour 
dissimuler  ces  signes  d'une  jeunesse  en  décadence  : 
un  flacon  de  composition  chimique  aurait  rendu  aux 
cheveux  trop  pressés  de  vieillir  leur  jolie  nuance 
cendrée,  qui,  pour  le  dire  en  passant,  est  la  couleur 
courante  de  la  chevelure  des  femmes,  en  Livonie 
comme  en  Norwège.  Mais  quelle  est  la  femme  qui 
peut  se  résoudre  à  dire  adieu  à  la  jeunesse  sans  avoir 
lutté  plus  ou  moins  longtemps  contre  les  cruelles 
atteintes  des  années  ?  Il  ne  faut  d'ailleurs  pas  se  mon- 
trer trop  sévère  :  la  mode,  alors,  était  aux  perruques, 
et  l'on  sait  que  madame  Tallien,  à  Paris,  en  avait 
trente,  à  vingt- cinq  louis  la  pièce. 

C'est  pendant  ce  séjour  à  Berlin  que  madame 
de  Kri'idener  fit  la  connaissance  de  Rivarol  chez  la 
princesse  Dolgoroucki.  Elle  y  trouva  aussi  le  comte 
Alexandre  de  Tilly,  qu'elle  avait  déjà  vu  à  Leipzig 
et  qui  avait  été  un  des  plus  spirituels,  des  plus  dis- 
tingués et  des  plus  sympathiques  mauvais  sujets  de 
la  cour  de  Marie-Antoinette.  Elle  y  vit  également  le 
chevalier  de  Boulflers,  qu'elle   avait  apprécié  jadis 


LA    BARONNE    DE    KRUDENEIl  81 

aux  séances  de  l'Académie  et  à  d'autres  moins  so- 
lennelles, et  sa  charmante  amie,  madame  de  Sabran, 
qu'il  venait  d'épouser  à  Breslau,  M.  de  Damp- 
martin  et  quelques  autres  émigrés  de  distinction, 
réputés  pour  leur  esprit.  Le  comte  de  Tilly,  sou- 
ple, délié,  insinuant,  était  vite  devenu  un  fami- 
lier de  l'hôtel  de  l'ambassade,  attiré  autant  par  les 
grâces  de  la  baronne  de  Kri'i  Jener  que  parce  qu'il 
pouvait  lui  être  utile,  en  ces  temps  agités,  d'avoir  la 
protection  d'un  ambassadeur  de  Russie.  Aussi  faisait- 
il  son  possible  pour  plaire,  et  il  y  réussissait.  C'est  de 
lui  que  M.  de  Chénedollé,  autre  émigré  français  à. 
Hambourg-,  et  qui  devait  être  connu  plus  tard  par  son 
amitié  pour  Chateaubriand  et  sa  tendre  affection 
pour  sa  sœur  Lucile,  c'est  de  M.  de  Tilly  que  Chéne- 
dollé disait  qu'  «  il  louvoyait  entre  la  bonne  et  la  mau- 
vaise compagnie,  agréable  dans  la  bonne,  exquis 
dans  la  mauvaise.  »  En  attendant,  il  plaisait  beau- 
coup à  l'ambassadeur  et  prenait  plaisir  de  son  côté  à 
s'entretenir  avec  lui.  Dans  les  papiers  qu'il  a  laissés, 
on  trouve  cette  petite  note  qu'il  écrivit  un  jour  sur 
M.  de  Krudener  :  a  Esprit  juste  et  étendu,  orné 
d'une  grande  variété  de  connaissances  agréables  et 
utiles  ;  diplomate  habile,  mais  traitant  la  politique  en 
galant  homme,  sans  fourberie,  sans  légèreté.  Chargé 
de  représenter  l'un  des  plus  grands  monarques  du 
monde,  il  l'avait  fait  noblement  et  peut-être  avec 
moins  d'ordre  que  les  gens  médiocres  en  mettent 
communément  dans  l'économie  intérieure  de  leurs 
maisons  ;  c'est  pourtant  montrer  le  meilleur  esprit 
que  d'être  rangé,  car  c'est  le  seul  moyen  d'obtenir  ce 

5. 


82  UNE    ILLUMINÉE  AU   XIXe    SIECLE 

qui  ressemble  au  bonheur,  le  repos.  »  Le  comte  de 
Tilly  qui  avait  infiniment  d'esprit,  comme  on  peut 
s'en  assurer  en  lisant  ses  galants  Mémoires,  n'avait 
nullement  celui  «  d'être  rangé  »,  et  il  a  tort,  assu- 
rément, de  reprocher  au  baron  de  Krûdener  de  ne 
pas  l'avoir  davantage.  M.  de  Krûdener  avait  cer- 
tainement dépassé  la  mesure  de  ses  moyens  finan- 
ciers, à  Copenhague,  lorsqu'il  recevait  journellement 
à  sa  table,  pendant  la  guerre  de  la  Russie  contre  la 
Suède,  en  1786,  les  officiers  de  la  flotte  russe  qui 
descendaient  à  terre  ;  mais  cette  brèche  à  sa  fortune, 
il  l'avait  faite  pour  un  motif  des  plus  honorables.  S'il 
n'y  avait  eu  que  celle-là,  elle  eût  vite  été  réparée. 
Mais  les  dépenses  inconsidérées  de  sa  femme  pen- 
dant son  voyage  en  France,  celles  qu'elle  continuait 
à  ne  pas  se  refuser  en  recevant  chaque  jour  de 
Paris  des  caisses  de  robes  et  de  chapeaux,  y  avaient 
fait  une  brèche  plus  sérieuse.  Quoiqu'il  en  soit, 
M.  de  Krûdener  tenait,  à  Berlin,  un  grand  état  de 
maison,  et  sa  femme  se  plaisait  à  réunir  à  sa  table 
les  émigrés  français  de  distinction.  Rivarol  était 
parmi  ceux-ci.  Sa  faveur  baissa  cependant  tout  à 
coup.  Le  spirituel  causeur  s'était  un  jour  permis 
un  mot  de  fort  mauvais  goût  sur  un  défaut  de 
prononciation  de  l'ambassadeur,  et  qui  n'était  sans 
doute  autre  chose  que  cette  espèce  de  zézaiement 
voulu  qu'il  est  de  tradition  et  de  bon  ton  d'adopter, 
on  ne  sait  pourquoi,  dans  la  carrière  diplomatique. 
Ce  n'est  là  qu'un  simple  ridicule  :  il  vaut  toujours 
mieux  être  soi  que  la  copie  d'un  autre;  toute  affecta- 
tion doit  être  soigneusement  évitée,  et,  mémo  dans 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  83 

la  diplomatie,  rien  ne  vaut  lu  naturel,  llivarol  avait 
donc  dit  sur  M.  de  Krudener  un  mot  indigne  d'un 
homme  d'esprit  comme  lui  (i).  Ce  mot  fut  indiscrète- 
ment répété  à  l'ambassadeur,  qui  n'en  fut  pas  en- 
thousiaste, et  il  avait  doublement  raison  de  ne  pas 
l'être  :  d'abord  le  mot  était  également  dénué  de  bon 
goût  et  d'esprit;  ensuite,  jamais  Rivarol  n'aurait  dû 
se  le  permettre  sur  un  homme  qui  l'avait  accueilli 
avec  tant  de  bienveillance  et  admis  à  sa  table.  D'ail- 
leurs, M.  de  Krudener  commençait  à  voir  plus  rare- 
ment Rivarol,  dont  certaines  intempérances  de  lan- 
gage et  d'idées  ne  pouvaient  plaire  à  son  esprit 
naturellement  méthodique,  mesuré,  et  rendu  plus 
prudent  encore  par  les  nécessités  de  sa  situation 
d'homme  politique.  «  M.  de  Krudener  avait  trop 
d'esprit,  a  écrit  le  comte  de  Tilly,  pour  rie  pas  re- 
chercher Rivarol,  mais  trop  de  tact  en  même  temps 
pour  ne  pas  l'éviter,  principalement  quand  sa  pru- 
dence ministérielle  eut  été  épouvantée  de  quelques 
hardiesses  politiques  dont  le  bel  esprit  s'amusait  à 
embarrasser  l'homme  d'Etat,  ce  qui  n'était  que  trop 
facile  dans  l'attitude  où  l'Europe  était  alors  placée. 
M.  de  Krudener  eût  combattu,  sur  ce  terrain  seule- 
ment, M.  de  Rivarol  avec  des  armes  égales  ;  mais  ce 

(1)  On  ne  peut  mettre  ce  mot  qu'au  bas  d'une  page.  Encore 
ne  le  répétons-nous  que  pour  montrer  que  Rivarol  se  battait  les 
flancs  pour  soutenir  sa  réputation  d'homme  spirituel  et  ne  trou- 
vait pas  toujours  ce  qu'il  cherchait  :  «Je  ne  mets  plus  le  nez  là, 
avait-il  dit  de  M.  de  kn'idener,  il  pète  son  esprit.  »  La  Fon- 
taine n'avait-il  pas  raison  de  dire  :  «  Ne  forçons  point  notre 
talent...  »,  et  La  Bruyère  :  «  Quand  on  court  après  l'esprit,  ou 
attrape  la  sottise.  »  C'est  ce  qu'attrapa  Hivarol  ce  jour-là. 


84  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe    SIECLE 

qui  l'aurait  intéressé  peut-être  dans  son  cabinet,  ne 
pouvait  que  lui  être  odieux  publiquement  à  sa  table.  » 
M.  de   Krïidener  avait  mille  fois  raison,   et  si  la 
baronne,  moins  regardante  que    son  mari    sur  les 
imprudences  des  propos  de  table  et  de  salon,  re- 
gretta de  ne  plus  entendre  à  ses  soupers  de  l'hôtel 
de  l'ambassade  les  étincelantes  boutades   du   plus 
étonnant  causeur  qui  fut  jamais,  elle  s'en  consola  en 
écoutant  les  commérages,  plus  fins  peut-être  et  plus 
délicats,  du  comte  de  Tilly.  Elle  était  encore  fort  bien 
à  cette  époque  de  sa  vie.  Elle  parvenait  à  l'âge  auquel 
une  femme  intelligente,  avec  l'expérience  qu'elle  a 
de  la  vie  et  du  monde,  avec  un  esprit  lettré,  l'habi- 
leté de  la  conversation  et  la  volonté  de  plaire,  est  le 
plus  agréable  comme  maîtresse  de  maison.  Chacun 
le  sentait,  et,  sauf  quelques  Allemands  et  Allemandes 
rigoristes  qu'elle   effarouchait  un  peu,  mais  par  sa 
tenue  trop  fantaisiste  plutôt  que  par  son  passé  plus 
fantaisiste  encore,   on    chantait  généralement    ses 
louanges.  Elle  n'était  cependant  pas  parfaite,  même 
comme  maîtresse  de  maison  :  on  aurait  pu  lui  repro- 
cher de  s'écouter  parler  avec  trop  de  complaisance, 
de  s'admirer  en  tout  avec  une  franchise  trop  naïve- 
ment ouverte  et  d'avoir  dans  son  langage  quelque 
chose  d'apprêté  qui  faisait  trop  voir  qu'en  parlant 
elle  pensait  plus  à  elle  qu'à  ceux  auxquels  elle  s'a- 
dressait. Elle  ne  savait  pas  non   plus  s'occuper  de 
chacun  avec  un  égal  intérêt.  Et  c'est  là,   chez  une 
femme  du  monde,  une  grave  imperfection. 

Peut-être  montra-t-elle  une  préférence  trop  mar- 
quée pour  M.  de  Tilly,  qui  ne  cache  pas  qu'elle  lui 


LA    BARONNE    DE    KIUIDENEK  85 

témoigna  quelque  intérêt  :  il  dit  même  qu'elle  aurait 
pu  ne  pas  mettre  autant  de  chaleur  dans  sa  querelle 
avec  M.  de  Rivarol.  Peut  être  donna-t  elle  ainsi  quel- 
que ombrage  à  son  mari,  qui  la  connaissait  assez 
pour  se  méfier  toujours.  Car,  après  une  première 
intimité,  M.  de  Tilly  a  écrit  :  «  Néanmoins  M.  de 
Kriidener  se  trouva  avec  moi  dans  une  mesure  de 
réserve  qui  ne  pouvait  pas  m'échapper  :  je  fis  autant 
de  pas  que  lui  en  arrière  pour  imiter  sa  circonspec- 
tion. C'est  ce  que  doit  toujours  faire  celui  à  qui  il  ne 
rosle  qu'un  grenier,  avec  tout  homme  à  qui  il  reste 
un  cuisinier  et  une  maison. 

a  M.  de  Kriidener  me  revint  quand  je  ne  faisais 
plus  de  frais  pour  le  reconquérir;  mais  le  charme 
était  détruit  ;  il  ne  restait  que  de  l'embarras,  de  la 
méfiance  et  du  malaise  :  lui  qui  avait  tant  aimé  à 
causer  avec  moi,  n'avait  pourtant  presque  plus  rien 
à  me  dire;  j'avais  encore  une  oreille  pour  l'écouter, 
mais  mon  cœur  n'était  plus  là  pour  l'entendre  et  pour 
lui  répondre.  » 

Qu'y  aurait-il  d'étonnant  à  ce  que  cette  froideur 
subite  eût  été  causée  chez  M.  de  Kriidener  par  les 
coquetteries  trop  accentuées  de  sa  femme  auprès  de 
M.  de  Tilly  qui,  avec  tout  son  esprit  et  toute  sa  dis- 
tinction, n'était  au  fond  qu'un  roué  et  ne  se  serait  pas 
fait  scrupule,  non  plus  que  la  baronne  qui,  sur  ce 
point,  avait  aussi  fait  ses  preuves  —  de  trahir  la  con- 
fiance que  lui  témoignait  l'ambassadeur  en  l'admet- 
tant chez  lui?  Il  en  avait  fait  bien  d'autres,  comme  le 
montrent  ses  Mémoires,  et  M.  de  Kriidener,  qui  ne 
pouvait  ignorer  ses  campagnes  amoureuses  et  ses 


86  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

états  de  services  sur  le  terrain  de  la  galanterie,  fai- 
sait bien  de  se  tenir  sur  ses  gardes,  —  et  de  le  tenir, 
lui,  un  peu  à  l'écart. 

Le  monde,  que,  depuis  son  installation  à  Berlin, 
madame  de  Krudener  avait  recommencé  à  voir, 
n'était  pas  fait  pour  étouffer  les  germes  de  vanité  qui, 
à  tout  propos,  se  faisaient  jour  en  elle.  Son  mari  ayant 
réussi  par  un  tact  aussi  prévoyant  que  courageux,  à 
éviter  une  guerre  entre  son  pays  et  la  Prusse,  ma- 
dame de  Krudener  ne  s'imagina-t-elle  pas  que  la 
faveur  dont  il  jouit  après  ce  succès  diplomatique 
n'était  due  qu'à  elle  ?  Il  est  intéressant  de  noter,  en 
passant,  ce  faible  qu'elle  eut  de  tout  temps,  non  seu- 
lement pour  admirer  son  propre  mérite,  mais  encore 
pour  se  persuader  qu'elle  en  donnait  à  tout  ce  qui 
l'approchait.  Gela  ne  l'empêchait  pas,  dans  sa  corres- 
pondance avec  son  ancienne  demoiselle  de  compa- 
gnie devenue  son  amie,  madame  Armand,  de  parler 
à  chaque  instant  de  Dieu,  du  ciel,  et  de  les  remercier 
de  lui  avoir  donné  de  si  hautes  facultés.  Elle  ne  pen- 
sait nullement  qu'elle  péchait  par  orgueil  en  se  croyant 
riche  de  tant  de  qualités,  et  aussi  en  se  proclamant  une 
femme  si  parfaite  et  si  supérieure  aux  autres  femmes 
puisqu'elle  avait  une  religion  plus  éclairée.  Elle  se 
faisait  de  cette  religion  un  sujet  de  vanité.  Et  rien 
n'est  plus  contraire  à  l'esprit  chrétien  des  religions 
catholique  ou  protestante. 

Malgré  la  vie  très  agréable  qui  était  la  sienne  à 
Berlin,  madame  de  Krudener  s'ennuyait.  Ne  sachant, 
ou  plutôt  ne  voulant  pas  s'occuper,  elle  était  prise 


LV    BARONNE    I>E    KIlilDENER  87 

parfois  d'impatiences  qu'elle  mettait  sur  le  compte  de 
sa  santé  et  de  ses  nerfs  qui,  au  l'ait,  étaient  souvent 
^vnants,  môme  pour  elle.  Mais  le  motif  secret  de  cette 
mise  en  scène  était  un  désir  invincible  de  retourner  à 
Paris.  La  pacification  s'étant  faite  en  France,  l'ambas- 
sadrice ne  rêvait  maintenant  que   d'aller  parader  de 
nouveau  sur  cet  ancien  théâtre  de  ses  succès,  complè- 
tement changé  et  remis  à  neuf  par  le  gouvernement  du 
jeune  général  Bonaparte,  cet  homme  extraordinaire 
devenu  premier  consul  de  la  République  française. 
Elle  brûlait  d'une  envie  immodérée  de  venir  se  mêler 
à  cette  société  nouvelle  qui  s'était  élevée  et  formée  de 
toutes  pièces  sur  les  débris  de  la  vieille  société  fran- 
çaise, de  voir  quelle  place  elle  y  pourrait  conquérir, 
et  elle  ne  doutait  point  que  ce  ne  fût  la  première. 
Tout  ce  qu'on  disait  à  Berlin  des  «  merveilleuses  » 
ii  occupaient  l'attention  du  public  parisien,  de  ma- 
dame Tallien,  de  madame  Hainguerlot,  de  madame 
de  Staël,  de  madame  Bonaparte,  de  madame  Ré- 
camier  et  de  quelques  autres  la  fascinait.   Elle  vou- 
lait, elle  aussi,  aller  aux  Tuileries,  briller  dans  les 
salons  du  premier  consul,  trôner  dans  ceux  qui  com- 
mençaient à  s'ouvrir  sur  tous  les  points  de  Paris. 
Mais  comment  obtenir  de  M.  de  Krudener  la  per- 
mission de  se  rendre  à  Paris?  Il  n'y  avait  qu'un  moyen 
honnête  de  le  faire,  si  toutefois  il  est  honnête  de  faire 
un  mensonge  ou  un  demi-mensonge,  même  pour  son 
plaisir  :  mettre  en  avant,  comme  toujours,  le  mau- 
vais état  de  sa  santé  et  se  faire  ordonner  par  les  mé- 
decins un  climat  plus  tempéré  que  celui   de  Berlin; 
celui  de  la  France,   par  exemple.  C'est  à  cette  idée 


88  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIÈCLE 

que  s'arrêta  la  baronne  de  Krudener.  Son  plan  s'exé- 
cuta point  par  point.  Elle  eut  ses  nerfs  de  plus  en 
plus  malades  et,  comme  ce  que  femme  veut  Dieu  le 
veut,  elle  eut  finalement  gain  de  cause. 

Elle  partit,  emmenant  avec  elle  sa  fille  Juliette. 
Mais  ce  ne  fut  pas  sans  quelques  discussions  préa- 
lables. Son  mari  s'était  montré  tout  à  fait  opposé  à 
une  nouvelle  séparation  :  le  monde,  l'intérêt  des  en- 
fants... Aussi  la  baronne  n'avait-elle  pas  osé  tout 
d'abord,  de  crainte  de  se  heurter  à  un  refus  sur  le- 
quel il  eût  été  difficile  de  faire  revenir  M.  de  Kriï- 
dener,  parler  de  la  France  et  de  Paris.  Elle  n'avait 
mis  en  avant  qu'un  projet  de  voyage  en  Suisse.  Et 
elle  était  déjà  à  Lausanne,  que  M.  de  Krudener  lui 
écrivait  paternellement  :  «  Puissiez-vous,  ma  chère 
amie,  n'avoir  jamais  à  vous  repentir  de  la  résolution 
que  vous  avez  prise  et  qui  va  de  nouveau  rendre 
étrangers  l'un  à  l'autre  les  membres  de  notre  famille, 
nos  propres  enfants.  Je  fais  les  vœux  les  plus  sin- 
cères pour  votre  santé  et  pour  votre  bonheur.  J'em- 
brasse tendrement  Juliette  et  suis,  de  cœur  et  d'âme, 
votre  sincère  et  dévoué  ami  (1). 

On  voit,  par  ces  lignes,  que  M.  de  Krudener  était 
plein  de  bon  sens,  un  homme  à  la  fois  de  tête  et  de 
caur  et  absolument  dénué  d'égoïsme.  La  baronne, 
hélas  !  en  avait  une  certaine  dose  sous  des  dehors  do 
religion  qu'elle  accommodait  au  mieux  avec  ses  pe- 
tites vanités  de  femme  capricieuse. 

Quelques  historiens  ont  dit  que  Mmo  de  Krudener 

(1)  Ch.  Eynard,   Vie  de  M**  de  Krudener,  t.  I,  p.  105. 


LÀ    BARONNE    DE    KRIÏDENER  80 

était  à  Paris  sous  le  Directoire  et  qu'elle  fréquentait 
les  salons  de  Barras,  au  Luxembourg-.  C'est  une 
erreur.  Elle  quitta  la  France  en  179:2  pour  n'y  revenir 
que  sous  le  Consulat.  En  1801  elle  était  encore  à 
Berlin,  comme  le  prouve  une  lettre  d'elle,  qu'on  pos- 
sède, et  qui  est  datée  de  cette  ville,  le  12  mars.  Il 
est  certain  qu'elle  n'y  était  plus  au  mois  de  juillet  de 
cette  même  année;  mais  elle  n'était  pas  encore  à 
Paris.  Elle  s'y  rendait  en  suivant  le  chemin  des  éco« 
liers.  Elle  fit  quelques  stations  sur  sa  route.  D'abord, 
elle  s'arrêta  à  Tœplitz  (1)  pour  y  prendre  les  eaux. 

(i)  Voici  une  lettre  qu'elle  écrivit  de  cette  ville,  le  3  juillet  1801, 
;'i  If.  de  Tillv.  Nous  [en  supprimons  quelques  archaïsmes  et 
fantaisies  d'orthographe,  bien  pardonnables  à  une  étrangère, 
et  qui  en  rendraient  la  lecture  difficile  : 

«  Par  une  aégligence  de  Sophie  *,  qui  voulait  à  toute  force  se 
c'iarger  d'une  de  mes  lettres  pour  vous,  et  y  ajouter  quelques 
mots,  vous  n'avez  pas  reçu  cette  lettre,  et  je  vois  d'ici,  monsieur 
le  comte,  toutes  les  accusations  que  je  ne  mérite  qu'en  appa- 
rence. Je  me  hâte  donc  de  vous  dire  que  vous  avez  bien  tort  si 
vous  osez  douter  des  sentiments  d'affection  et  du  souvenir  d'une 
famille  qui  vous  est  bien  dévouée.  Ces  demoiselles  ont  reçu 
vos  fleurs  :  elles  s'en  parent  et  aiment  a  vous  devoir  de  nou- 
velles grâces,  car  elles  se  rappellent  fort  bien  que  vous  vous 
p', -lisiez  à  leur  en  accorder.  Sophie  devait  nommément  vous 
remercier  de  tous  ces  charmants  bouquets,  de  toutes  ces  guir- 
.  Mais  son  étou.rderie  l'a  découragée.  Le  temps  s'est  passé 
al  j  ■  me  charge  actuellement  des  remerciements,  des  excuses 
et  de  l'indulgence  que  je  promets  en  votre  nom. 

»  Ou  me  défend  d'écrire,  car  mes  nerfs  ne  sont  pas  badin?. 
Ne  vieil  Irei-TOUS  pas  essayer  dr>  eaux  d'ici  qui  sont  excellentes? 
Vous  trouvères  de  beaux  arbres,  de  beaux  sites,  de  belles  mon- 
tagnes, ce  qui  n'ennuie  jamais.  Vous  trouverez  aussi  le  prince 
de  Ligne  qui  est  toujours  fort  gai,  —  et  puis  une  troupe    de 

KrOdener,  QUe  du  premier  mariage  «lu  baron. 


W  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe  SIÈCLE 

Elle  se  lia  en  cette  ville  avec  le  prince  de  Ligne. 
Puis,  elle  était  allée  à  petites  journées  en  Suisse, 
s'était  fixée  à  Lausanne,  mais  faisait  de  fréquents 
séjours  à  Genève.  On  y  avait,  en  plus  d'un  salon, 
admiré  sans  réserve  sa  grâce  toute  personnelle  à 
danser  et  surtout  le  feu,  la  passion  qu'elle  savait 
mettre  dans  une  danse  figurée  qui  fit  tant  parler 
d'elle  et  dont  elle  a  donné  la  description  dans  son 
roman  de  Valérie  (1).  On  sait  que  c'est  elle-même 
qu'elle  met  en  scène  sous  le  nom  de  Valérie. 

seigneurs  allemands  avec  un  cortège  de  ridicules  qui  amusent 
toujours;  puis,  j'espère  que  vous  me  trouverez  et  que  vous  serez 
bien  aise  de  me  voir,  toujours  bonne  et  franche  pour  mes 
amis,  toujours  en  guerre  ouverte  avec  les  Allemands  aux  trente- 
deux  quartiers,  toujours  aimant  ce  qui  est  aimable,  vrai, 
simple,  —  n'exigeant  rien,  vivant  à  ma  mode,  et  vivant  sur  une 
réputation  de  bizarrerie  fort  commode  parce  qu'on  fait  ce 
qu'on  veut,  qu'on  ressemble  alors  aux  pays  de  montagnes  qui, 
par  leur  diversité,  n'ennuient  jamais. 

»  11  est  temps  de  ne  plus  abuser  de  votre  patience.  Portez-vous 
bien  et  pensez  quelquefois  à  ceux  qui  vous  sont  dévoués  et  dési- 
rent vous  revoir.  J'ai  l'honneur  d'être,  en  attendant  ce  plaisir, 

»  V.  t.  h.  et  t.  ob.  s, 

»  Bar.  de  KrOdener, 
»  nre  de  Wietinghoff. 

j>  Tœplitz,  3  juillet  1801.  » 

(1)  Nous  allons  la  reproduire  ici;  aussi  bien  est-ce  un  des 
plus  gracieux  passages  de  Valérie  :  «  ...  Je  me  trouvai  insensi- 
iblement  auprès  de  la  superbe  Villa  Pisani,  louée  par  l'ainbas- 
^idciir  cfJSsp&çoe,  et  j'entendis  la  musique  du  bal.  Je  m'appro- 
chai ;  on  dansait  dans  un  pavilllon  dont  les  grandes  portes 
vitrées  donnaient  sur  le  jardin.  Plusieurs  personnes  regar- 
daient,  placées  en  dehors,  près  de  ces  portes.  Je  gagnai  une 
fenêtre,  et  je  montai  sur  un  grand  vase  de  fleurs.  Je  me  trouvai 
au  niveau  de  la  salle.  L'obscurité  de  la  nuit  et  l'éclat  des  bou- 
giei  me  permettaient  de  chercher  Valérie  sans  être  remarqué. 


LA    BA.RONNB    DE    KRiÏDENER  9i 

Elle  avait  connu  jadis  M,ue  de  Staël  à  Paris.  Elle 
ne  manqua  point  de  l'aller  voir  à  Goppet,  pour  se  re- 
tremper dans  cette  atmosphère  distinguée  qui  don- 

Je  la  reconnus  bientôt;  elle  parlait  à  un  Anglais  qui  venait 
souvent  chez  le  comte.  Elle  avait  l'air  abattu;  elle  tourna  les 
yeux  du  côté  de  la  fenêtre,  et  mou  cœur  battit;  je  me  retirais 
coin  me  ^i  clic  avait  pu  me  voir.  Un  instant  après,  je  la  vis 
environnée  de  plusieurs  personnes  qui  lui  demandaient  quelque 
chose;  elle  paraissait  refuser  et  mêlait  à  son  refus  son  char- 
mant sourire,  comme  pour  se  le  faire  pardonner.  Elle  montrait 
avec  la  main  aulour  d'elle,  et  je  me  disais  :  «  Elle  se  défend 
de  danser  la  danse  du  chàle  :  elle  dit  qu'il  y  a  trop  de  monde  ; 
bien,  Valérie,  bien!  Ah!  ne  leur  montrez  pas  cette  charmante 
danse;  qu'elle  ne  soit  que  pour  ceux  qui  n'y  verront  que  votre 
àme,  ou  plutôt  qu'elle  ne  soit  jamais  vue  que  par  moi,  qu'elle 
entraîne  à  vos  pieds  avec  cette  volupté  qui  exalte  l'amour  et 
intimide  les  sens. 

«  On  continuait  a  presser  Valérie,  qui  se  défendait  toujours 
et  montrait  sa  tete,  apparemment  pour  dire  qu'elle  y  avait  mal. 
Enfin,  la  foule  s'écoula;  ou  allait  souper  :  Valérie  resta,  il  n'y 
eut  plus  qu'une  vingtaine  de  personnes  dans  la  salle.  Alors 
je  vis  le  comte,  avec  une  femme  couverte  de  diamants  et  de 
rouge,  s'avancer  vers  Valérie;  je  le  vis  la  presser,  la  supplier 
de  danser  :  les  hommes  se  mirent  à  ses  genoux,  les  femme 
l'entouraient  ;  je  la  vis  céder  ;  moi-même,  enfin,  entraîné  parle 
mouvement  général,  je  m'étais  mêlé  aux  autres  pour  la  prier, 
i  m  me  si  elle  avait  pu  m'entendre,  et,  quand  elle  céda  aux  ins- 
tances, je  seutis  un  mouvement  de  colère.  On  ferma  les  portes 
pour  que  personne  n'entrât  dans  la  salle  :  lord  Méry  prit  un 
violon;  Valérie  demanda  sou  chàle  d'une  mousseline  bleu 
foncé;  elle  écarta  ses  cheveux  de  dessus  sou  frout;  elle  mit 
son  châle  sur  sa  tête;  il  descendit  le  long  de  ses  tempes,  de 
;  anles;  son  front  se  dessina  à  la  manière  antique,  ses  che- 
veux disparurent,  ses  paupières  se  baissèrent,  son  sourire 
habituel  -Yir.iça  peu  à  peu,  bs  tête  s'inclina,  sou  chàle  tomba 
mollement  sur  ses  bras  croisés  sur  sa  poitrine,  et  ce  vêtement 
bleu,  Cette  Sgure  douce  et  pure  semblaient  avoir  été  dessinés 
par  le  Corrôge  pour  exprimer  la  tranquille  résignation;  et, 
quand  ses  yeux  se  relevèrent,  que   ses  lèvres  essayèrent   un 


92  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe  SIECLE 

nait  le  ton  au  monde  où  l'on  cause  et  où  l'on  pense. 
Elle  voulait  y  prendre  langue  avant  de  venir  à  Paris, 
elle  voulait  briller  dans  ce  salon  avant  de  faire  an- 
sourire,  on  eût  dit  voir,  comme  Shakspeare  le  peignit,  la  Pa- 
tience souriant  à  la  Douleur  auprès  d'un  monument. 

«  Ces  attitudes  différentes,  qui  peignent  tantôt  des  situation? 
terribles  et  tantôt  des  situations  attendrissantes,  sont  un  lan- 
gage éloquent  puisé  dans  les  mouvements  de  l'àme  et  des  pas- 
sions. Quand  elles  sont  représentées  par  des  formes  pures  et 
antiques,  que  des  physionomies  expressives  en  relèvent  le  pou- 
voir, leur  effet  est  inexprimable.  Milady  Hamilton,  douée  de 
ces  avantages  précieux,  donna  la  première  une  idée  de  ce 
genre  de  danse  vraiment  dramatique,  si  l'on  peut  dire  ainsi. 
Le  châle,  qui  est  eu  même  temps  si  antique,  si  propre  à  être 
dessiné  de  tant  de  manières  différentes,  drape,  voile,  cache 
tour  à  tour  la  figure,  et  se  prête  aux  plus  séduisantes  expres- 
sions. Mais  c'est  Valérie  qu'il  faut  voir  :  c'est  elle  qui,  à  la  fois 
décente,  timide,  noble,  profondément  sensible,  trouble,  en- 
traîne, émeut,  arrache  des  larmes,  et  fait  palpiter  le  cœur 
comme  il  palpite  quand  il  est  dominé  par  un  grand  ascendant; 
c'est  elle  qui  possède  cette  grâce  charmante  qui  ne  peut  s'ap- 
prendre, mais  que  la  nature  a  révélée  en  secret  à  quelques 
êtres  supérieurs.  Elle  n'est  pas  le  résultat  des  leçons  de  l'art  ; 
elle  a  été  apportée  du  ciel  avec  les  vertus  :  c'est  elle  qui  était 
dans  la  pensée  de  l'artiste  qui  nous  donna  la  Vénus  pudique 
et  dans  le  pinceau  de  Raphaël...  Elle  vit  surtout  avec  Valérie  ; 
la  décence  et  la  pudeur  sont  ses  compagnes;  elle  trahit  l'àme 
en  cherchant  à  voiler  les  beautés  du  corps. 

«  Ceux  qui  n'ont  vu  que  ce  mécanisme  difficile  et  étonnant,  à 
la  vérité,  cette  gràc  ;  de  convenance  qui  appartient  plus  ou 
moins  a  un  peuple  où  à  une  nation,  ceux-là,  dis-je,  n'ont  pas 
l'idée  de  la  danse  de  Valérie. 

«Tantôt,  comme  Niobé,  elle  arrachait  un  cri  étouffé  à  mon 
âme  déchirée  par  sa  douleur  ;  tantôt  elle  fuyait  comuie  Gala- 
thée,  et  tout  mon  être  semblait  entraîné  sur  ses  pas  légers. 
Non,  je  ne  puis  te  rendre  tout  mou  égarement  lorsque,  dans 
cette  magique  danse,  un  moment  avant  qu'elle  finît,  elle  fit  Le 
tour  de  la  salle  en  fuyant  ou  en  volant  plutôt  sur  le  parque! , 
regardant  en   arrière,  moitié  effrayée,  moitié  timide,   comme 


LA    BARONNE    DE    K1UIDENER  03 

noncer  son  arrivée  dans  la  capitale  par  la  trom- 
pette de  Mrae  de  Staël. 

Car,  à  son  exemple,  elle  s'était  mise  à  écrire,  et 
c'est  à  Genève  «  inspirée  par  les  beautés  mélanco- 
liques du  Léman  et  de  la  Grande-Chartreuse  »  quelle 
avait,  comme  elle  le  dit  elle-même  (1),  entrepris  son 
grand  roman  de  Valérie. 

Mme  de  Krudener,  encore  tout  imprégnée  de  la 
«  manière  »  de  Rivarol  et  de  Tilly,  sut  tirer  parti, 
dans  le  salon  de  Goppet,  de  sa  science  de  fraîche 
date.  On  l'avait  accueillie  avec  curiosité.  Elle  s'en 
était  aperçue  et,  se  mettant  aussitôt  en  frais  pour 
plaire,  ce  qui  ne  lui  avait  pas  été  difficile,  elle  avait 
su  changer  bien  vite  cette  curiosité  en  sympathie.  Elle 
parlait  avec  aisance,  entrain  et  bonne  humeur;  ses 
réflexions  étaient  piquantes,  originales  et  son  gracieux 

si  elle  était  poursuivie  par  l'Amour.  J'ouvris  les  bras,  je 
l'appelai;  je  criais  d'uue  voix  étouffée  :  —  a  Valérie!  Ah! 
viens,  viens,  par  pitié!  c'est  ici  que  tu  dois  te  réfugier;  c'est 
sur  le  sein  de  cului  qui  meurt  pour  toi  que  tu  dois  te  re- 
poser. »  —  Et  je  fermais  les  bras  avec  un  mouvement  pas- 
sionné, et  la  douleur  que  je  me  faisais  à  moi-même  m'éveilla, 
et  pouitaut  je  n'avais  embrassé  que  le  vide  1  Que  dis-je?  le 
vide  ?  non,  non  :  tandis  que  mes  yeux  dévoraient  l'image  de 
Valérie,  il  y  avait  daas  cette  illusion,  il  y  avait  de  la  félicité. 

<«  La  danse  finit  :  Valérie,  épuisée  de  fatigue,  poursuivie  d'ac- 

clamatious,  vint  se  jeter  sur  la  croisée  où  j'étais.    Elle  voulut 

lonvrir  en  la  poussant  en  dehors;   je  l'arrêtai   de  toutes  mes 

forces,  tremblant    qu'elle   ne  prît  l'air.   Elle   s'assit,  appuya  sa 

ontre  les  carreaux  :  jamais  je  n'avais  été  si  près  d'elle  ; 

limple  glace  nous  séparait.  J'appuyais  mes  lèvres  sur  son 

embiait  (|ne  je  respirais  des  torrents  de  feu  :  et, 

toi,   Valérie,   tu  De   sentais  rien,  rien;   tu  ne  sentiras  jamais 

rien  pour  moi  »  [Valérie,  lettre  xvm). 

(1)  Lettre  de  .Vme  de  Krudener  à  M.  Bérengcr. 


94  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

accent  étranger  leur  semblait  donner  plus  d'origina- 
lité encore  :  bref,  ses  petits  manèges  furent  pris  au 
sérieux  On  sera  étonné  en  apprenant  que  sa  manière 
de  danser  n'y  avait  pas  été  pour  peu  de  chose.  C'est 
cependant  la  vérité.  Mme  de  Staël,  qui  avait  déjà  vu 
danser  Mme  de  Krudener  à  Lausanne  et  à  Genève, 
fut  frappée  de  la  grâce  qu'elle  avait  jusque  dans  ses 
moindres  mouvements.  Aussi  s'en  inspira-t-elle,  — 
moins  peut-être  que  Mme  de  Krudener  aimait  à  se  le 
figurer  (1)  —  dans  la  peinture  qu'elle  fait  de  la  danse 
de  Delphine.  On  sait  qu'elle  s'était  inspirée  de  la 
danse  de  Mme  Récamier  pour  décrire  celle  de 
Corinne  (2). 

Voici  comment  Mme  de  Staël  parle  de  la  danse  de 
Delphine,  dans  laquelle  se  plaisait  à  se  reconnaître 
Mme  de  Krudener  : 

«  Les  hommes  et  les  femmes  montèrent  sur  les 
bancs  pour  voir  danser  Delphine... 

«  Jamais  la  grâce  et  la  beauté  n'ont  produit  sur 
une  assemblée  nombreuse  un  effet  plus  extra- 
ordinaire; cette  danse  étrangère  a  un  charme  dont 
rien  de  ce  que  nous  avons  vu  ne  peut  donner  l'idée  : 

(1)  «  Mme  de  Staël  a  dit  a  Sidonie  (c'est-à-dire  feelle-mêm 

Mme  je  Krudener)  qu'elle  avait  voulu  peindre  sa  danse...  Del- 
phine y  danse  un  p.is  polonais  au  bal  de  Mra*  de  Vernon.  Elle 
a,  selon  la  remarque  de  plusieurs  personnes,  peint  la  figure, 
les  manières  de  parler,  L'imagination  de  Sidonie,  et  puis  elle  y 
a  mêlé  ses  opinions  religieuses  et  politiques  à  elle-même, 
Sidonie  a  une  profonde  piété  et  se  môle  peu  de  politique.  » 
(Lettre  de  Mm*  de  Krudener  au  docteur  Gay,  17  janvier   1803). 

(2)  «  C'est  l,i  danse  de  Mm"  Iléeamier,  a-t-elle  écrit  dans  une 
QOte  de  Corinne,  qui  m'a  donné  l'idée  de  celle  «pie  j'ai  essayé 
de  peindre.  » 


LA    BARONNE    DE    KRÎÏDENER  95 

c'est  un  mélange  d'indolence  et  de  vivacité,  de  mé- 
lancolie et  de  gaieté  tout  à  fait  asiatique.  Quelque- 
fois, quand  l'air  devenait  plus  doux,  Delphine  mar- 
chait quelques  pas  la  tête  penchée,  les  bras  croisés, 
comme  si  quelques  souvenirs,  quelques  regrets 
étaient  venus  se  mêler  soudain  à  tout  l'éclat  d'une 
fête  ;  mais  bientôt,  reprenant  la  danse  vive  et  légère, 
elle  s'entourait  d'un  châle  indien  qui,  dessinant  la 
taille  et  retombant  avec  ses  longs  cheveux,  faisait  de 
toute  sa  personne  un  tableau  ravissant. 

«  Cette  danse  expressive  et  pour  ainsi  dire  ins- 
pirée, exerce  sur  l'imagination  un  grand  pouvoir; 
elle  vous  retrace  les  idées  et  les  sensations  poétiques 
que,  sous  le  ciel  de  l'Orient,  les  plus  beaux  vers 
peuvent  à  peine  décrire. 

«  Quand  Delphine  eût  cessé  de  danser,  de  si  vifs 
applaudissements  se  firent  entendre,  qu'on  put  croire 
pour  un  moment  tous  les  hommes  amoureux  et 
toutes  les  femmes  subjuguées  (1).  » 

C'est  cette  dernière  phrase  qui  devait  le  plus  tou- 
cher Mm,:  de  Kriidener  quand  elle  lut  plus  tard 
Delphine  :  «  Tous  les  hommes  amoureux  et  toutes 
les  femmes  subjuguées!  »  Evidemment  il  ne  pouvait 
s'agir  que  d'elle  :  c'est  elle  qui  subjuguait  toutes  les 
femmes,  c'est  d'elle  que  tous  les  hommes  étaient 
amoureux.  Il  ne  pouvait  y  avoir  d'erreur  :  c'était  bien 
elle  que  Mm,:  de  Staël  avait  mise  en  scène,  dans  son 
roman,  sous  le  nom  de  Delphine  (2). 

(I,  M"-  ,  De  ph 

(2)  Nous  avons  tout  à  l'heure  Dommé  incidemment  Mmo  llé- 
camier.  La  danse  avait  son-  le  Directoire  et  sous  le  Consulat 


96  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX*    SIECLE 

Paris  était  alors  en  proie  à  une  frénésie  déplaisirs. 
La  sécurité  était  revenue.  Gomme  on  ne  craignait 
plus  d'être  attaqué  et  dépouillé  dans  les  rues  en 
allant  dîner  et  passer  la  soirée  chez  des  amis,  on 
sortit  beaucoup  plus  qu'on  ne  l'avait  pu  faire  depuis 
le  commencement  de  la  Révolution.  La  société  se  re- 
constituait et,  à  la  fin  de  1801,  époque  à  laquelle 

une  telle  importance  sociale,  les  deux  romans  de  Mme  de  Staël 
eurent  un  tel  succès,  que  nous  croyons  devoir  citer  ici  quel- 
ques lignes  écrites  par  la  nièce  de  Mm*  Récamier.  «  On  a  tant 
parlé,  dit  Mme  Lenormand,  de  la  danse  de  Mms  Récamier,  qu'il 
convient  peut-être  d'en  dire  un  mot.  Belle  et  faite  à  peindre, 
elle  excella  en  effet  <lans  ce^art.Elle  aima  la  danse  avec  passion  pen- 
dant quelques  années,  et,  à  son  début  dans  le  monde,  elle  se  fai- 
sait un  point  d'honneur  d'arriver  au  bal  la  première  etde  le  quit- 
ter la  dernière  :  mais  cela  ne  dura  guère.  Je  ne  sais  de  qui  ell»1 
avait  appris  cette  danse  du  châle,  qui  fournit  à  Mme  de  Staël  le 
modèle  de  la  danse  qu'elle  prête  à  Corinne.  C'était  une  pan- 
tomime et  des  attitudes  plutôt  que  de  la  danse. Elle  ne  consentit 
à  l'exécuter  que  pendant  les  premières  années  de  sa  jeunesse. 
Pendant  le  triste  hiver  de  1812  à  1813'  que  Ai"*»  Récamier, 
exilée,  passa  à  Lyon,  un  jour  que  l'isolement  lui  pesait  plus 
cruellement  que  de  coutume,  pour  tromper  son  ennui  et  sans 
doute  aussi  se  rappeler  d'autres  temps,  elle  voulut  me  domu t 
une  idée  de  la  danse  du  châle  :  une  longue  écharpe  à  la  main, 
elle  exécuta  en  effet  toutes  les  attitudes  dans  lesquelles  ce  tissu 
léger  devenait  tour  à  tour  une  ceinture,  un  voile,  une  dra- 
perie. Rien  n'était  plus  gracieux,  plus  décent  et  plus  pitto- 
resque que  cette  succe=sion  de  mouvements  cadencés  dont  on 
eût  désiré  fixer  par  le  crayon  toutes  les  attitudes  ».  (Souve- 
nirs et  correspondance  de  Mm*  Récamier,  t.  I,  p.  18.) 

Puisque  uou9  en  sommes  à  l'important  chapitre  de  la  danse, 
et  afin  qu'on  puisse  comparer  la  danse  de  Mm"  de  Krudeoer  à 
celle  de  M",e  Récamier,  qu'on  nous  permette  de  reproduire  la 
façon  dont  Mm•  de  Staël  décrit  la  danse  de  Corinne  : 

«  Le  prince  d'Amalfi  s'accompagnait,  en  dausant,  avec  des  cas. 
tagnettes.  Corinne,  avant  de  commencer,  fit  avec  les  deux  mains 
un  salut  plein  de  grâce  à  l'assemblée,  et,  tournant  légèrement 


LA    BARONNE    DE    KRÛDBNEH  (.>7 

Mmc  de  Krudener  arriva  à  Paris,  les  réunions  de 
famille,  les  soirées,  les  bals  se  multipliaient.  La  vie 
de  salon,  qui  brilla  d'un  si  vif  éclat  sous  le  Consulat, 
commençait  à  atteindre  son  apogée.  C'était  une  vé- 
ritable renaissance.  Les  choses  mondaines  les  plus 
futiles  prenaient  même,  dans  cette  société  où  les 
hommes  avaient  presque  tous  eu  leur  part,  comme 
acteurs  ou  victimes,  d'événements  gigantesques,  une 

sur  elle-même,  elle  prit  le  tambour  de  basque  que  le  prince 
d'Ainalti  lui  présentait  Elle  se  mit  à  danser  en  frappant  l'air  de 
ce  tambour  de  basque;  et  tous  ses  mouvements  avaient  une 
souplesse,  une  grâce,  uu  mélange  de  pudeur  et  de  volupté,  qui 
pouvaient  donner  l'idée  de  la  puissance  que  les  bayadères  exer- 
cent sur  l'imagination  des  Indiens,  quand  elles  sont,  pour  ainsi 
dire,  poètes  avec  leur  «lanse,  quand  elles  expriment  tant  de 
sentiments  divers  par  les  pas  caractérisés  et  les  tableaux  en- 
chanteurs  qu'elles  offrent  aux  regards  Corinne  connaissait  si 
bien  toutes  les  attitudes  que  représentent  les  peintres  et  les 
sculpteurs  antiques,  que  par  un  léger  mouvement  de  ses  bras, 
en  plaçant  son  tambour  de  basque  tantôt  au-dessus  de  sa  tête, 
tantôt  en  avant,  avec  une  de  ses  mains,  tandis  que  l'autre  par- 
courait les  grelots  avec  une  incroyable  dextérité,  elle  rappelait 
les  danseuses  d'Herculanum,  et  faisait  naître  successivement 
une  foule  d'idées  nouvelles  pour  le  dessin  et  la  peinture. 

«  Ce  n'était  point  la  danse  française,  si  remarquable  par  l'élé- 
gance et  la  difficulté  des  pas  ;  c'était  uu  talent  qui  tenait  de 
beaucoup  plus  près  à  l'imagination  et  au  sentiment.  Le  carac- 
tère de  la  musique  était  exprimé  tour  à  tour  par  la  précision 
et  la  mollesse  des  mouvements.  Corinne,  en  dansant,  faisait 
passer  dans  l'àme  des  spectateurs  ce  qu'elle  éprouvait,  comme 
si  elle  avait  improvisé,  comme  si  elle  avait  joué  de  la  lyre  ou 
dessiné  quelques  figures;  tout  était  langage  pour  elle  :  les  mu- 
siciens, en  la  regardant,  s'animaient  à  mieux  faire  sentir  le 
de  leur  art  ;  et  je  ne  sais  quelle  joie  passionnée  et  quelle 
sensibilité  d'imagination  électrisaient  à  la  fois  tous  les  témoins 
de  cette  danse  magique,  et  les  transportaient  dans  une  exis- 
tence idéale  où  l'on  rêve  un  bonheur  qui  n'est  pas  de  ce 
monde.  »  (M  •  de  Staël,  Corinne.) 

6 


98  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXa    SIÈCLE 

importance  plus  grande  à  leurs  yeux  que  celle  du 
10  août  92  et  du  21  janvier  93,  que  celles  du  9  ther- 
midor et  du  18  brumaire,  que  celle  de  Marengo!  La 
danse  surtout  était  l'objet  de  l'engouement  général. 
Tous  les  jeunes  gens  se  piquèrent  de  bien  danser  et 
beaucoup  allaient  à  l'école  de  Goulon  ou  à  celle  de 
Despréaux,  mari  de  la  fameuse  Guimard,  qui  dirigeait 
ses  cours  dans  l'appartement  du  rez-de-chaussée  de 
l'hôtel  Bonneuil,  à  la  Chaussée-d'Antin  (1).  On  citait 
les  meilleurs  danseurs,  et,  de  même  qu'on  avait  parlé, 
sous  Louis  XVI,  de  Beauharnais  le  beau  danse*'/' 
et  de   quelques  autres,   on  vantait  la  légèreté,   la 
grâce,  le  talent  de  M.  de  Trénis,  qui  donna  son  nom 
à  une  fig-ure  de  contredanse  ;  la  souplesse  de  M.  de 
Châtillon,   l'assurance  du  pas   de   M.   Lafitte,  l'in- 
croyable aisance  de  M.  Dupaty,  le  moelleux  de  M.  de 
Boisflamen...   Quant  aux  femmes,  elles  ne  se  bor- 
naient pas  à  admirer  la  tension  des  muscles  des  dan- 
seurs sous  leurs  culottes  collantes  ;  elles  prenaient, 
comme  eux,  leur  part  de  la  bataille,  et  quelques-unes 
étaient  citées  pour  la  grâce  incomparable  et  le  a  ve- 
louté »  de  leurs  mouvements.  L'enthousiasme  pour 
la  danse  était  même  porté  à  ce  point  que,  pour  qu'une 
jeune  fille  fût  réputée  bien  élevée,  il  fallait  qu'elle 
dansât  comme  MMo  Ghevigny  ou  Mllc  Ghameroy.  Et, 
comme  cette  sorte  de  talent  ne  se  pouvait  faire  ad- 
mirer qu'au  bal,  la  danse  était  devenue  tout  naturelle- 
ment le  plus  puissant  facteur  de  la  renaissance  de  la 

(1)  Voir  les  Souvenirs  de  Je  an- Etienne  Despréaux,  danseur  de 
raet   poète-chansonnier  (1748-1S20),  publics  par  M.  Albert 
Firmin-Didot. 


LÀ    BARONNE    DF.    KRliDENER  99 

vie  sociale  en  France.  Le  grave  M.  Joubert  ne  crai- 
gnait pas  de  s'abaisser  jusqu'à  elle,  non  pas  pour  y 
prendre  part,  mais  pour  la  justifier,  et  il  disait  que 
a  la  danse  doit  donner  l'idée  d'une  légèreté  et  d'une 
souplesse  pour  ainsi  dire  incorporelles  ». 

Elle  aida  aussi  Mme  de  Krudener  à  se  pousser  dans 
la  société  parisienne.  La  baronne  dansait  à  faire  pâ  - 
mer  d'admiration  Vestris,  le  diou  de  la  danse,  au- 
quel pourtant  elle  avait  pris  quelques  leçons  lors  de 
son  premier  voyage  à  Paris.  Mais  elle  était  alors  s1 
jeune  que  rien  en  elle  ne  pouvait  laisser  deviner  à 
quel  degré  de  perfection  elle  pousserait  cet  art  dans 
les  salons. 

En  attendant,  M",e  de  Krïidener  cherchait  à  péné- 
trer le  plus  qu'elle  pouvait  dans  cette  société  nou- 
velle qui  manifestait  si  brillamment  sa  vitalité.  Elle 
était  allée  se  loger  près  de  la  Chaussée-d'Antin,  sur 
le  boulevard  des  Italiens,  et,  de  ce  centre  mondain, 
elle  rayonnait  sur  tout  Paris.  Elle  s'était  empressée 
de  se  répandre.  Et  d'abord  Mlue  de  Staël  étant  reve- 
nue de  Goppet,  elle  n'avait  pas  perdu  un  jour  pour 
l'aller  voir.  Le  salon  de  Mme  de  Staël,  rue  de  Grenelle, 
avait  été  un  des  premiers  ouverts.  La  fille  de  Necker 
était  rentrée  à  Paris  à  la  suite  de  la  publication  de  ses 

/réflexions  sur  la  paix  adressées  à  M.  Pitt  et 
Français  »  et.  pour  mieux  savourer  son  succès 
littéraire,  pour  y  joindre  aussi  les  délicates  jouis- 
sances que  son  étincelante  conversation  lui  valait  dans 
le  monde,  elle  s'était  remise  à  vivre  avec  M.  de  Staël, 
—  exemple  qu'aurait  bien  fait  de  suivre,  pour  d'autres 
motifs,  Al""  de  Krudener.  Ces  deux  maris,  ambassa- 


100  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX0    SIECLE 

deurs  tous  les  deux,  étaient  décidément  d'aussi  bonne 
composition  l'un  que  l'autre.  Mme  de  Staël  voulait 
continuer  le  salon  de  sa  mère,  MmeNecker,  qui  avait 
été  pour  ainsi  dire  la  continuation  de  celui  de  Mme  du 
Deffand.  Saint-Beuve  a  trouvé  dans  les  papiers  de 
Chênedollé  une  note  sur  le  salon  de  Mme  de  Staël 
en  1802  qui  a  sa  place  ici  :  «  On  y  voyait,  dit  cette 
note,  Chateaubriand  dans  tout  l'éclat  de  sa  première 
gloire  ;  Mme  Récamier,  dans  toute  la  fleur  délicate  de 
sa  grâce  et  de  sa  jeunesse  ;  Mmc  Visconti,  avec  sa  ma- 
jestueuse beauté  romaine  et  son  tour  d'épaule  éblouis- 
sant (1)  ;  le  chevalier  de  Boufflers  dans  le  négligé 
d'un  vicaire  de  campagne,  mais  souriant  avec  la 
finesse  exquise  du  regard  d'un  courtisan,  et  disant 
les  mots  les  plus  piquants  avec  un  air  extrême  de 
bonhomie  ;  le  comte  Louis  de  Narbonne,  un  des  plus 
agréables  causeurs  de  l'ancienne  cour,  toujours  en 
veine  de  mots  heureux,  et  renouvelant  dans  le  salon 
de  Mme  de  Staël  les  inépuisables  trésors  de  grâce,  de 
folie  et  de  gaieté,  et  toutes  les  séductions  d'une  con- 
versation qui  savait  charmer  Bonaparte  lui-même. 
Venaient  ensuite  les  hommes  politiques,  et  d'abord 
Benjamin  Constant.  C'était  un  grand  homme,  droit, 
bien  fait,  blond,  un  peu  pâle,  avec  de  longs  cheveux 
tombant  à  boucles  soyeuses  sur  ses  oreilles  et  sur  son 
cou  à  la  manière  du  vainqueur  d'Italie.  11  avait  une 
expression  de  malice  et  de  moquerie  dans  le  sourire 
et  dans  les  yeux  que  je  n'ai  vue  qu'à  lui.  Rien  de  plus 
piquant  que  sa  conversation  :  toujours  en  état  d'épi- 

(1)  Pour  M»«  Visconti,  voir  notre  ouvrage,  Le  mmdê  et  le 

demi-monde  sous  le  Consulat  cl  l'Empire, 


L\  BARONNE  DE  KUUDENER  101 

grammes,  il  traitait  les  plus  hautes  questions  de  po- 
litique avec  une  logique  claire,  serrée,  pressante,  où 
le  sarcasme  était  toujours  caché  au  fond  du  raisonne- 
ment ;  et  quand  avec  une  perfide  et  admirable  adresse 
il  avait  conduit  son  adversaire  dans  le  piège  qu'il  lui 
avait  tendu,  il  le  laissait  là  battu  et  terrassé  sous  le 
coup  d'une  épigramme  dont  on  ne  se  relevait  pas.  Nul 
ne  s'entendait  mieux  à  rompre  les  chiens  et  à  jeter 
de  l'inattendu  dans  la  conversation.  En  un  mot 
c'était  un  interlocuteur,  un  second  digne  de  Mme  de 
Staël  (1).  » 

Aussi  n'y  avait-il  pour  ainsi  dire  pas  de  conversa- 
tion chez  Mmo  de  Staël,  mais  une  représentation  ou, 
si  l'on  préfère  un  dialogue,  un  duo,  dont  les  deux  ac- 
teurs étaient  la  maîtresse  de  maison  et  Benjamin 
Constant.  Il  y  avait  beaucoup  d'hommes  à  ces  repré- 
sentations. On  y  voyait  pourtant  quelques  femmes, 
entre  autres  Mm,!Dufrénoy  qui,  ruinée  par  la  Révolu- 
tion, demanda  au  travail  son  pain  de  chaque  jour, 
écrivit  des  vers  qui  le  lui  donnèrent  et  lui  valurent, 
outre  un  succès  extraordinaire,  le  titre  de  la  Sapho 
française;  la  sémillante  Mme  Sophie  Gay,  la  toute 
charmante  Mm"  de  Gustine,  née  Delphine  de  Sabran  : 
M"1'  de  Staël  devait  lui  prendre  son  joli  prénom  pour 
baptiser  un  de  ses  romans,  et  l'on  sait  que  sa  lourde 
chevelure  blonde  faisait  presque  envie  à  la  blonde 
Mm  de  Krtideoer;  l'aérienne  comtesse  de  Beaumont, 
qui  la  séduisit  tout  de  suite  par  ses  grâces  discrètes  ; 
elle  était  pourtant  juste  le  contre-pied  du  genre  plus 

(1)  Sainte-Beuve,  Chateaubriand  cl  son  groupe  littéraire,  t.  I, 
p,  183. 

G. 


102  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

personnel  et  tout  en  dehors  de  Mmede  Krudenerqui, 
au  moins  aussi  sentimentale,  avait  un  enthousiasme 
toujours  en  ébullition  et  était  toujours  emballée 
pour  les  choses  ou  pour  les  gens. 

Elle  allait  aussi,   mais  peu,  chez   Mme  Récamier, 
qu'elle  connut  dans  le  salon  de  Mme  de  Staël,  et  qui  ne 
paraît  pas  s'être  laissé  beaucoup  prendre  à  ses  petits 
manèges  :  rivalité   de  coquettes,  bien  certainement. 
Elle  était  plus  assidue  chez  Mme  de  Beaumont,  ren- 
contrée dans  le  même  salon,  et  à  qui  elle  s'était  fait 
présenter  avec  recommandation  toute  spéciale.  Son 
air  de  jeune  Anglaise  en  consomption  lui  avait  plu, 
mais  le  cercle  d'hommes   distingués  qu'on  rencon- 
trait chez  elle  lui  plaisait  encore  davantage.  Soit  pour 
briller  dans  ce  milieu  d'élite,  soit  simplement  pour  y 
trouver  les  plaisirs  délicats  que  son  esprit  fin  et  cul- 
tivé était  certainement  capable  de  goûter,  elle  avait 
réussi  à  se  faire  inviter  chez  Mme  de  Beaumont. 

Pâle  et  languissante  fleur  échappée  au  cyclone  révo- 
lutionnaire qui  avait  dévoré  son  père,  l'un  des  derniers 
ministres  de  Louis  XVI,  massacré  en  septembre  ihJ, 
sa  mère,  son  frère  et  sa  sœur,  Pauline  de  Montmorin 
Saint-Ilérem  s'était  vue  obligée  de  se  séparer  de  son 
mari,  le  comte  de  Beaumont,  dont  l'humeur  était  abso- 
lument aux  antipodes  de  la  sienne.  Elle  vivait  dans  un 
appartement  de  la  rue  Neuve-de-Luxembourg,  aujour- 
d'hui rue  Gambon,  séparée  du  monde,  mais  entourée 
d'un  petit  cercle  d'amis  extrêmementrecommandables 
par  les  talents  et  par  l'élévation  de  la  pensée.  La  dis- 
tinction de  l'esprit  amène  naturellement  la  distinction 
du  langage  et  des  manières  :  aussi  son  salon  était-il  le 


LA  BARONNE  DE  KHUDENER  103 

plus  remarquable  de  Paris.  11  y  avait  là  Joubert,  cet 
ami  de  Chateaubriand,  ce  délicieux  causeur  qu'on  ne 
pouvait  entendre  sans  l'aimer  :  «  homme  supérieur,  a 
dit  de  lui  M.  Pasquier,  à  idées  larges,  d'une  originalité 
naturelle,  sans  la  moindre  affectation,  réservé,  ne 
cherchant  jamais  à  se  faire  valoir  ;  »  il  y  avait  M.  Pas- 
quier lui-même  :  ancien  conseiller  au  parlement  de 
Paris,  futur  préfet  de  police  de  l'Empire  en  1810,  il 
devait  être,  plus  tard,  le  dernier  chancelier  de  France  ; 
M.  Guéneau  de  Mussy  ;  le  jeune  M.  Mole,  qui  n'avait 
guère  plus  de  vingt  ans  alors  et  qui  se  faisait  déjà  re- 
marquer par  la  hauteur  de  ses  pensées  au  moins  au- 
tant que  par  la  noblesse  et  la  distinction  de  son  vi- 
sage ;  M.  de  Fontanes,  poète  délicat,  «  enfant  de 
Racine  »,  le  futur  grand-maître  de  l'Université  im- 
périale, et  qui  venait  quelquefois,  le  soir,  donner 
lecture  de  ses  vers  ;  Ghênedollé,  qui  avait  connu 
Jlivarol  à  Hambourg,  pendant  l'émigration,  et  qui 
tenait  de  lui  le  secret  de  cette  conversation  brillante, 
semée  de  traits  inattendus,  qui  le  distinguait  si  éton- 
namment. 11  y  avait  aussi  quelques  autres  hommes 
distingués,  mais,  comme  chez  Mnit  de  Staël,  Chateau- 
briand, le  familier  de  la  maison,  l'intime  ami  de  la 
comtesse  de  Beaumont,  les  effaçait  tous. 

En  fait  de  femmes,  on  y  rencontrait  Mme  de 
Vintimille,  sa  plus  ancienne  amie;  M"10  Pasquier, 
douce,  bonne  et  esprit  de  premier  ordre  ;  Mme  de 
Staël  et  sa  tante,  M""  iNecker  de  Saussure;  Mme  de 
Caud,  cette  poétique  Lucile,  sœur  de  Chateau- 
briand, qui  devait  mourir  en  180i,  comme  Mmo  de 
Beaumont,  et  du  même  mal  : 


104  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 


Son  âme  avait  brisé  son  corps. 

«  Le  grand  charme  de  nos  réunions,  a  dit  M.  Pas- 
quier  en  parlant  du  salon  de  M'112  de  Beaumont,  était 
dans  l'indulgence  et  la  complète  liberté  qui  y  ré- 
gnaient ;  le  bonheur  de  se  retrouver  rendait  tout  fa- 
cile ;  on  se  pardonnait  des  nuances,  des  divergences 
d'opinion  qu'on  n'aurait  jamais  supportées  avant  1791 , 
querelles  oubliées,  ainsi  que  les  rancunes  et  les  haines 
qu'on  devait  retrouver  si  vivaces  sous  1  Empire  et 
sous  la  Restauration  (1).  » 

Mmede  Krlïdener,  dans  ce  salon,  où  chacun  avait  son 
sobriquet  comme  dans  celui  de  M,le  Quinault,  un  demi- 
siècle  auparavant,  Mme  Krïidener  ne  se  mêlait  guère 
aux  discussions  politiques,  mais  elle  aimait  à  prendre 
sa  part  des  conversations  littéraires.  Un  jour,  comme 
l'on  parlait  de  Werther,  qui  n'était  plus  une  nou- 
veauté (2),  mais  dont  le  sujet  est  de  tous  les  temps, 
Mmc  de  Krudener,  qui  savait  l'allemand  comme  le 
français  et  avait  lu  le  roman  de  Gœthe  dans  le  texte 
original,  s'amusait  à  le  critiquer.  C'était  étonnant  de 
sa  part,  car  elle  aimait  assez  que,  à  la  façon  de  Wer- 
ther, les  jeunes  g-ens  se  tuassent  d'amour  pour  les 
femmes  :  mais  comme,  après  tout  ce  n'était  pas  pour 
elle  que  ce  héros  de  roman  s'était  suicidé,  elle  le 
condamnait.  «  Et  d'ailleurs,  disait  elle,  de  son  petit 
air  dédaigneux,  il  n'y  a  pas  de  pensées  dans  ce  livre, 
et  s'il  y  a  un  mérite,  ce  n'est  que  celui  de  la  passion 

(1)  Chancelier  Pasquier,  Mémoires,  t,  I,  p.  206. 

(2)  WertJier  parut  eu  1774. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  105 

exprimée.  »  Ce  n'est  pas  là  peu  de   chose,  mais  en 
fait  de  passion  exprimée,  Mrac   de  Krudener  était  de 
ces  femmes  qui  ne  trouvent  guère    de  mérite  qu'à 
celle  dont  elles  sont  l'objet  et  qu'on  leur  exprime  à 
elles-mêmes  ;   bien    peu  s'occupent  de   la  manière 
dont  on  la  leur  exprime  et  surtoutde  celui  qui  la  leur 
exprime.  Ce  qui  est  une  preuve,  j'espère,  qu'elles  ne 
jouissent  d'une  passion  que  dans  leur  vanité  et  non 
dans  leur  cœur.  M""'  Récamier  n'était-elle  pas  aussi 
(ïère  des  sentiments  d'admiration  qu'elle  voyait  éclater 
dans  les  yeux   des  petits    ramoneurs  qui   la  regar- 
daient monter  en  voiture,  que  des  hommages  des 
princes   et  des  ducs?   En  sa  qualité  de  bourgeoise, 
les  titres   étaient  pourtant  ce  qu'elle  prisait  le  plus 
au  monde,  après  toutefois  sa  chère  petite  personne. 
Chênedollé,  qui  avait  de  la  sympathie  pour  Mme  de 
Krudener,  qui  lui  trouvait  «  de  la  grâce  et  quelque 
chose  d'asiatique  »,  et  aussi  «  du  naturel  dans  l'exa- 
gération »   avait  entendu  sa  réplique.  Il  se  récria  : 
a  Gomment!  dit-il,  vous  ne  trouvez  point  de  pensées 
dans  Werther?  Il  n'y  a  point  de  pensées  détachées, 
c'est  vrai,  mais    Werther,   c'est  une    pensée  con- 
tinue !  »  Il  avait  raison,  mais  M"1    de  Krudener,  qui 
s'amu?ait  alors  à  écrire  des  pensées  détachées,  ne 
cherchait  que  cela  dans  un  livre.  Elle  comprit  ce  que 
voulait  dire  Chênedollé  et  se  rendit  à  ses  raisons  :  il 
démontrait  que  ce  roman  n'est,  en  ellet,  autre  chose 
que  le  développement  logique,  étant  donnée  la  sen- 
sibilité extrême  du  héros   de  Gœthe,  d'une  passion 
maladive  qui  se  nourrit  elle-même,  fuit  tout  dérivatif, 
anéantit  tout  caractère,  toute  volonté  et  énergie  de  réa- 


106  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIX*'    SIECLE 

gir  et  aboutit  fatalement  au  désespoir  et  au  suicide. 
C'est  le  développement  et  le  dénouement  obligé  de 
cette  maladie  d'âme  qui  consiste  à  prendre  l'amour,  à 
l'exclusion  de  tout  devoir,  pour  règle  de  conduite.  Et 
c'est  ainsi  que  le  cœur  devient,  avec  ce  sentiment 
poussé  à  l'extrême,  la  dupe  même  de  son  propre 
amour.  La  femme  qui  est  l'objet  de  cet  amour,  il  faut  le 
reconnaître,  n'y  entre  presque  pour  rien. Toute  autre 
femme  que  Charlotte  aurait  été  rencontrée  par  Wer- 
ther, à  ce  moment  psychologique  où  son  cœur  cher- 
chait un  visage  de  femme  pour  y  incarner  ses  rêves 
d'un  amour  maladif,  il  aurait  aimé  celle-là. 

Mme  de  Kriidener,  en  femme  pratique  et  qui  con- 
naît la  vie,  qui  commençait  à  noircir  du  papier  et  peut- 
être  même  songeait  déjà  à  se  faire  imprimer,  Mme  de 
Kriidener  cherchait  à  se  lier  avec  les  hommes  dont 
l'amitié  pouvait  la  rehausser  aux  yeux  du  monde  et 
lui  être  directement  utiles.  Elle  se  trompa  bien  une 
fois,  comme  on  va  le  voir,  en  courtisant  Garât,  mais 
là  c'était  une  affaire  d'amour,  et  en  ces  sortes  d'af- 
faires,  où   le  cœur  est  parfois  de  la  partie,  l'on  est 
toujours    ou   trompé    ou    trompeur.    En  attendant» 
elle  trouvait  auprès  de  chacun  la  plus  entière  bien- 
veillance, quoique  personne  ne  la  prît  autant  au  sé- 
rieux qu'on  l'avait  fait  àCoppet.  Mais  on  ne  dansait  ja- 
mais dans  le  salon  delà  rue  Neuve-de-Luxembourti'. 
M"1"  de  Kriidener  avait  son  idée  en  se  faisant  ainsi 
bien  venir  de  chacun.  Outre  le  plaisir  toujours  re- 
nouvelé que  donne  la  conversation  des  hommes  su- 
périeurs, et  celui,  bien  naturel,  de  s'en  faire  appré- 
cier quand  on    est,  comme  elle,  au-dessus   du  vul- 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  107 

gaire,  il  y  avait  dans  ses  intentions  l'arrière-pensée, 
compliquée  d'un  peu  de  vanité  féminine,  de  se  créer 
un  salon  littéraire  et  d'y  attirer  «  la  petite  société  », 
comme  on  désignait  couramment  les  familiers  de 
Mine  de  Beaumont.  A  force  d'entendre  des  hommes 
distingués,  de  voir  des  femmes  qui,  comme  Mmc  de 
Staël,  comme  M"1  Dufrenoy,  comme  Mma  Gay,  re- 
cueillaient les  hommages  les  plus  flatteurs  pour  leur 
talent  dans  les  lettres,  elle  avait,  elle  aussi,  jeté  quel- 
ques essais  sur  le  papier.  C'étaient  des  pensées  dé- 
tachées, des  remarques  fines  et  ingénieuses, parfois 
subtiles,  que  son  esprit  d'analyse,  prompt  à  obser- 
ver, lui  faisait  trouver  à  tout  propos  :  au  fur  et  à  me- 
sure qu'elles  lui  arrivaient,  soit  dans  la  conversation, 
soit  dans  ses  rêveries  de  chaise-longue,  soit  même 
dans  ses  lettres,  elles  étaient  aussitôt  consignées 
toutes  vives  dans  un  album.  Elle  les  montra  à  ses 
amis,  à  Bernardin  de  Saint-Pierre,  à  Ducis,  àFon- 
tanes,  à  Chateaubriand,  et  Ton  était  trop  galant  pour 
ne  pas  déclarer,  la  main  sur  la  conscience,  q  je  ce  se- 
rait de  légoïsme  de  garder  pour  elie  et  pour  son 
petit  cercle  d'amis,  un  tel  trésor  de  remarques  et 
d'observations  sur  le  cœur  humain  :  peut-être  ma- 
nifesta-t-elle  elle-même  qu'elle  aurait  beaucoup  de 
plaisir  à  se  voir  imprimée.  Aussi  bien  ses  Pensées  en 
valaient-elles  la  peine.  E:les  furent  présentées  au 
Mercure,  par  M.  Michaud  probablement,  et  pas- 
sèrent. Elles  n'auraient  rien  valu  du  tout  qu'elles  au- 
raient passé  tout  de  même.  Devant  les  étrangers,  en 
France,  est-ce  que  toutes  les  portes  ne  s'ouvrent  pas 
à  deux    battants?    Notre    galanterie  traditionnelle, 


108  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIÈCLE 

souvent  mal  entendue,  a  le  tort  d'offrir  aux  riches 
étrangères  mille  faveurs  qu'elle  se  garderait  bien 
d'accorder  à  des  Françaises  pauvres  :  à  celles-là, 
elle  ne  fait  guère  l'honneur  de  s'occuper  d'elles. 

Les  conversations  du  salon  de  Mme  de  Beaumont, 
relie  à  laquelle  elle  avait  pris  part  sur  Werther,  le 
roman,  un  peu  frère  de  celui-là,  que  Chateaubriand 
publiait  en  ce  moment  sous  le  titre  de  René,  celui 
que  Mm0  de  Staël  donnait  sous  le  nom  de  Delphine, 
le  plaisir  d'avoir  vu  ses  Pensées  imprimées  dans  le 
Mercure  de  France  (1),  tout  cela  éveilla  chezMmede 
Krudener  une  nouvelle  fibre  de  vanité,  celle  de  la  va- 
nité littéraire.   Elle   rumina   dès  lors   le   projet   de 
mettre  en  action  ses  facultés  d'observation  des  pas- 
sions humaines  et  d'écrire  elle  aussi  un  roman.  Le 
sujet,   elle  le  trouverait  dans  son  passé  et  autour 
d'elle,  comme  l'ont  fait  les  auteurs  de  ces  livres  qui 
resteront  éternellement  parce  qu'ils  sont  la  vie  même 
et  que  chacun,  plus  ou  moins,  y  retrouve  des  mor- 
ceaux de  son  propre  cœur,  un  tableau  de  ses  fai- 
blesses et  de  ses  souffrances,  bien  plus,  hélas  !  que 
de  ses  joies.  Aussi  allait-elle  plus  que  jamais  chez 
son  vieil  ami  Bernardin  de  Saint-Pierre.  Elle  lui  ex- 
posait  ses  plans,   lui   lisait    ce  qu'elle    avait    écrit, 
ni  demandait  ses  conseils  et  l'auteur  des  Harmonies 
de  la  nature  les  lui  donnait  avec  une  complaisance 
inépuisable.  Mmode  Beaumont,  qui  devait  prochaine- 
ment quitter  Paris,  alla  faire  un  jour  sa  visite  d'adieu 
à  Mmc  de  Krudener.  «  Elle  la  trouva  établie  dans  son 

fi)  Mercure  de  France,   du   10  vendémiaire   an   XI.  —  Nous 
avons  reproduit  ces  pensées  à  la  fin  du  volume. 


LA  BARONNE  DE  KRÛDENER  100 

jardin.  Près  d'elle,  était  une  femme  au  teint  bruni 
par  le  soleil,  aux  lèvres  épaisses,  à  l'air  commun  ;  un 
peu  plus  loin,  un  vieillard  qui  n'avait  rien  de  bien 
distingué,  si  ce  n'est  une  chevelure  flottante,  «  La 
«  petite  Krûdener,  une  véritable  rose,  placée  entre 
«  le  vieillard  et  sa  mère,  lisait  avec  un  son  de  voix 
«  enchanteur  le  fameux  roman.  »  C'était  Bernardin 
de  Saint-Pierre  et  sa  femme!  Le  livre  était  Paul  et 
Virginie.  »  (1) 

Ces  petites  fêtes  intimes  consolaient  Bernardin  des 
vulgarités  de  son  ménage  où  dominait  une  femme 
aigre  et  grondeuse.  Mais  le  tableau  que  venait  de 
voir  Mm"  de  Beaumont  était  ravissant,  et  elle  en  avait 
été  agréablement  impressionnée. 

MTn"  de  Krûdener  aimait  aussi  à  ses  heures  ces 
plaisirs  innocents  d'une  vie  presque  champêtre. 
Mais  elle  aimait  davantage  les  plaisirs  plus  bruyants 
du  monde.  Elle  s'était  jetée  dans  ceux-ci  avec  l'ardeur 
d'une  femme  qui  voit  que  la  jeunesse  est  près  de 
l'abandonner  et  qui,  mettant  de  côté  tous  scrupules, 
pour  les  reprendre  quand  les  années  décidément  ne 
lui  permettront  plus  de  faire  la  jeune,  veut,  comme 
on  dit,  jo'fir  de  son  reste.  C'est  elle  qui,  à  cette 
époque,  parlant  des  Genevoises,  mais  sans  désigner 
Mme  de  Staël,  qu'elle  visait  peut-être  dans  on  ne  sait 
quelle  arrière-pensée  de  secrète  rancune  ou  de  ja- 
lousie, disait  :  «  Je  n'aime  point  les  Genevoises  ;  elles 
n'ont  ni  les  charmes  de  l'innocence,  ni  les  grâces  du 
péché.  »  Et  Sainte-Beuve  a  ajouté  avec  une  justesse 

(l)  A.  Bardouï.  La  comtesse  Pauline  de  Beaumont,  p.  3î>3. 

7 


110  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIÈCLE 

malicieuse  :  «  Elle  attachait  encore  bien  du  prix  à  ce 
dernier  point.  »  Elle  en  attachait  plus  peut-être  que 
ne  le  pensait  Sainte-Beuve,  comme  on  va  le  voir  dans 
le  chapitre  suivant.  Le  fin  critique  n'a  probablement 
pas  connu  cet  épisode  galant  de  la  vie  de  Mme  de 
Krûdener,  à  moins  qu'il  n'en  ait  voulu  rien  dire. 


CHAPITRE  IV 


Liaison  de  M°»  de  Kiiïdener  avec  Garât.  —  Déceptions  d'amour 
et  d'amour-propre.  —  Retour  définitif  à  îa  vertu.  —  Mort 
du  baron  de  Kriidener.  —  Départ  de  la  baronne  pour  Lyon. 
—  Deuil  et  distractions.  —  Valérie.  —  Réclame  savante  au- 
tour de  ce  roman.  —  Petits  manèges  d'auteur.  —  «  Le 
monde  i  te!  »  —  Un  peu  de  jalousie.  —  Un  peu  de 

vanité.  —  Alléluia  d'amour.  —  Retour  de  la  baronne  à 
Paris.  —  Valérie  est  lue  à  un  petit  cercle  d'amis  choisis.  — 
M8'  de  Beaumout  très  souffrante.  —  La  baronne  écrit  à 
Chateaubriand  en  cette  pénible  circonstance.  —  Succès  pro- 
digieux de  Valérie:  sujet  de  ce  roman.  —  Réfutation  d'une 
erreur  :  Mmg  de  Kriidener  n'a  jamais  mis  les  pieds  dans  le 
monde  du  Directoire.  —  La  baronne  fait  hommage  de  son 
livre  au  premier  Consul.  —  Mauvais  accueil  que  lui  fait  le 
général  Bonaparte.  —  Rancune.  —  Mm«  de  Kriidener  quitte 
Paris  et  retourne  à  Riga. 


M"""  do  Kriidener  fréquentait  le  plus  qu'elle  pouvait 
les  bals  et  les  fêtes,  les  salons  où  l'on  causait  et  ceux  où 
l'on  faisait  de  la  musique.  Bile  recevait  elle-même  dans 
son  hôtel  de  la  rue  «le  Cléry.  Car  elle  avait  vite  quitté 
l'appartement  du  boulevard  des  Italiens,  décidément 
trop  petit  pour  les  nombreux  visiteurs  qui,  mainte- 


112  UNE    ILLUMINEE    AU    XIXe    SIECLE 

nant,  affluaient  dans  son  salon.  «  L'élite  de  la  fashion 
et  de  la  littérature  s'y  coudoyaient.  Les  poètes  y  ren- 
contraient des  légistes,  de  vieux  disciples  de  Voltaire, 
des  élèves  de  Swedenborg-,  des  aides  de  camp,  des 
attachés...  Bernardin  de  Saint-Pierre  en  boudait  la 
patronne,  mais  le  temps  de  Bernardin  était  passé,  et, 
après  les  boutades,  il  revenait  résig-né  au  rôle  d'ami, 
décochant  de  loin  en  loin  Tépigramme...  suivant 
l'illuminé  Berg-asse  (1).  » 

Mais  ce  n'est  pas  à  ce  moment  que  vibrait  la  corde 
mystique  dans  le  cœur  de  Mme  de  Kriidener,  et,  si 
Berg-asse  entreprit  de  faire  entrer  la  blonde  Livo- 
nienne  dans  un  commerce  intime  avec  le  ciel,  il 
y  perdit  son  temps.  Plus  tard,  ce  sera  différent. 
En  attendant,  elle  était  toute  aux  choses  de  la 
terre.  Voulant  faire  renaître  ses  jolis  moments  de 
Venise,  elle  se  répandait  le  plus  qu'elle  pouvait;  elle 
recevait  aussi  le  plus  possible  et  était  toute  fière  de 
citer  parmi  ses  habitués  M.  de  Chateaubriand.  Elle 
n'était  pas  moins  fière  de  citer  Garât,  et  elle  en  était 
plus  heureuse.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  cet  indis- 
cret chanteur  prenait,  dans  le  salon  de  la  baronne, 
«  dos  airs  de  maître  et  de  baron,  ceux  que  Potemkin 
n'eût  pas  osé  prendre  près  de  Catherine  (2)  ».  En 
effet,  comme  le  dit  le  comte  de  Tilly,  Mm°  de  Krii- 
dener «  s'était  liée  intimement  avec  ce  chanteur  dont 
elle  admirait  le  talent  ».  Mais  ce  n'est  pas  seulement 
le  talent  qu'elle  admirait  en  lui,  c'était  bel  et  bien 
l'homme.  M.  Ch.  Eynard,  dans  son  ouvrag-e,  excellent 

(1)  Biographie  universelle  Michaud,  Article  de  M.  Parisot. 

(2)  Ibid. 


LA.    BARONNE    DE    KRUDENEK  113 

d'ailleurs,  sur  Mmo  de  Kriidener,  traite  son  héroïne 
avec  bien    du   ménagement  ;  il  gaze  beaucoup  de 
choses;  sa  bienveillance  exagérée  n'en  dissimule  pas 
moins.  Parlant  du  salon  de  la  baronne  à  cette  époque 
il  dit  :  «  Garât  s'y  faisait  entendre  volontiers.  Mmede 
Kriidener,  cédant  aux  entraînements  de  son  cœur, 
s'était  laissé  captiver  de  nouveau  aux  attraits  passa- 
gers du  monde.  Ce  cœur,  si  souvent  désabusé  des 
affections  trompeuses  qu'on  y  inspire,  avait  senti  se  ré- 
veiller, des  débris  mêmes  de  sa  vie,  cette  soif  d'aimer, 
de  s'attacher  et  de  souffrir  qu'elle  croyait  apaisée. 
Mais  de  nouveaux  liens  promptement  formés  ne  lui 
laissaient  que  du  vide  et  des  regrets,  et  les  blessures 
de  la  médisance  s'ajoutaient  encore  à  d'autres  plus 
profondes  et  plus  amères  (1).»  Voilà  qui  est  fort  bien 
dit,  mais  voilà  aussi  bien  des  circonlocutions  pour 
dire,  ou  plutôt  pour  ne  pas  dire  que  son  héroïne, 
dont  il  soigne  la  réputation  et  l'honneur  plus  qu'elle 
n'en  avait  eu  cure  elle-même,  s'était  jetée  à  la  tête 
de  Garât  et  n'avait  eu  de  cesse    qu'après  qu'il  eût 
consenti  à  l'accepter  pour  maîtresse  en  pied,  promp- 
tement reléguée  du  reste  dans  le  troupeau  des  mai- 
tresses  à  la  suite.  Il  n'était  cependant  pas  d'un  ex- 
térieur   bien    séduisant,    ce   chanteur,    et    rien    en 
lui,    malgré   ses   toilettes   tapageuses,   ne  rappelait 
l'élégance   naturelle  et  la  distinction   de  M.  de  Fré- 
geville.    D'une   taille    plutôt  petite,  un  peu  replet, 
les  jambes   courtes,    les  oreilles  longues   et   écar- 
tées de  la  tête,  le  nez  plat  à  la  kalmouke,  la  bou- 

(i)  Ch.  Eyu&rd,  Vi  ■  dé  MDt  d;  Krùdenev,  t.  I,  p.  114. 


114  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIX     SIÈCLE 

che  largement  fendue  et,  sur  tout  son  visage  à  la  phy- 
sionomie «  singesse  »,  un  air  de  fatuité  satisfaite  qu'il 
était  de  mode  de  trouver  spirituel,  tel  était  Garât. 

Ce  que  c'est  que  l'engouement!  Garât  était  une  des 
puissances  du  jour,  et  il  fallait  plus  compter  avec  lui 
qu'avec  le  vainqueur  de  Rivoli,  des  Pyramides  et  de 
Marengo.  C'était  le  grand  «  mangeur  de  cœurs  »  de 
femmes,  le  triomphateur  de  la  rue  et  des  salons, 
1'  «  incroyable  des  incroyables  »,  le  roi  de  Paris. 
C'était  Garât  enfin!  «  Un  sympathique  murmure 
court  au-devant  de  quelqu'un  qui  s'avance.  Qu'est-ce? 
C'est  Garât!  Garât,  l'enfant  gâté  du  succès,  Garât,  à 
qui  la  ci-devant  reine  demandait  son  jour  et  son 
heure  !  Garai  qu'elle  envoyait  chercher  à  six  chevaux  ! 
Garât,  ce  gosier  qui  était  tout  un  opéra!  Garât  qui, 
sans  savoir  une  note  de  musique,  contrefaisait  toutes 
les  voix  et  tous  les  timbres,  tous  les  acteurs  et  toutes 
les  actrices,  et  tous  les  instruments,  aux  applaudis- 
sements de  Piccini,  de  Sacchini  et  de  Philidor!  Garât 
pour  qui  toute  femme  a  les  yeux  de  Mme  Dugazon  ! 
le  coryphée  des  incroyables  !  l'Orphée  au  costume 
étrange!  le  joli  insolent  qui  menace  M.  de  Talleyrand 
de  ne  plus  venir  dîner  chez  lui,  pour  avoir  failli 
attendre  une  demi-heure!  Ce  chanteur  de  voyelles,  ce 
routeur  d'à,  e,  i,  0,  W,  qu'on  paye  quinze  cents  livres 
pour  chanter  deux  ariettes!  Garât  dont  tout  Paris 
caracoule  les  caracoulades  !  Garât!  le  chanteur  des 
plaintives  pastourelles,  de  V  amoroso  cantabile,  le 
bienvenu  en  ce  temps  de  romance!  »  (1)  Et  un  journal 

(i)  Edmond  et  Jtllei  «le  Goncourt,  Histoire  de  la  société  fran- 
çiikc  pendant  i:  Dirccloirn,  p.  389. 


LA  BARONNE  DE  KRÛDENER  115 

du  temps,  constatant,  en  le  partageant  peut-être, 
cet  inconcevable  engouement  de  toute  une  ville,  de 
la  ville  réputée  la  plus  spirituelle  du  monde,  pour  un 
simple  chanteur,  lui  met  dans  la  bouche  ces  mots  de 
gratitude  pour  la  Mode,  plus  reine  encore  qu'il  n'est 
roi  :  «  0  ma  divinité  tutélaire!  Tous  les  hommes  se 
plaignent  de  leur  sort;  moi  je  vous  supplie  de  ne  rien 
changer  au  mien.  Les  grâces,  les  plaisirs  m'assiègent; 
ils  veulent  tous  m'avoir,  je  me  laisse  entraîner.  Ils 
m'idolâtrent,  je  les  laisse  faire;  mon  costume,  mes 
propos,  mon  maintien,  tout  fait  époque  dans  le 
monde.  Une  romance  de  moi  est  un  événement, 
une  cadence  chromatique  est  la  nouvelle  du  jour, 
un  enrouement  est  une  calamité  publique.  Ma  pa- 
role suprême!  c'est  trop  de  félicité  pour  un  mor- 
tel (lj!  » 

Oh!  oui,  c'était  trop  de  félicité  pour  un  seul.  Mais 
comme  toujours,  un  surcroit  de  bonheur  allait  venir 
à  cet  homme  qui  en  avait  trop.  Toutes  les  femmes 
étaient  folles  de  lui,  mais  folles  à  la  lettre,  et  Mmc  de 
Krudener  plus  que  toute  autre.  Il   était  cependant 
bien  ridicule,  ce  Garât,  avec  son  museau  enfoui  sous 
les  quatre  aunes  de  mousseline  de  sa  cravate  et  les 
innombrables  boucles  de  sa  perruque  blonde,   avec 
son  habit  bleu  à  grands  revers  tout  miroitant  de  larges 
boutons  dor,  son  vaste  gilet  à  raies  rouges,  sa  culotte 
jaune  ultra  collante,  et   le   binocle  que,  d'un  geste 
lassé,  il  daignait   mettre  de  temps  en  temps  devant 
ses  yeux  pour  lorgner  une  femme!  Ainsi  fait,  on  l'eût 

(1;   Le  M  ni-  m-,  ii"  . 


11G  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

pris  volontiers  pour  un  singe  habillé.  Mais,  de  même 
qu'il  y  a  des  hommes  pour  trouver  du  charme  à  des 
guenons,  il  est  des  femmes  qui  aiment  les  singes; 
voyez  plutôt  au  Jardin  des  Plantes! 

M"*e  de  Krudener  s'était  laissée  prendre  aux  gri- 
maces de  celui-là.  Elle  était  même  devenue  la  plus  fer- 
vente des  dévotes  de  Garât.  Elle  ne  s'en  cachait  pas,  au 
contraire.  Gomme  elle  avait  l'ambition  de  devenir  une 
femme  àla  mode,  qu'elle  était  loin  d'avoir  renoncé  aux 
frivolités  mondaines,  qu'elle  n'était  pas  encore  deve- 
nue bien  difficile  sur  les  lois  de  la  morale  et  qu'elle 
n'avait  pas  encore  le  temps  de  se  repentir  de  ses  fre- 
daines, occupée  qu'elle  était  à  en  faire  de  nouvelles, 
on  voyait  ce  coucher   de  soleil  graviter  le  plus  qu'il 
pouvait  dans  l'ombre  de  cet  astre  de  Paris.  D'abord, 
ce  fut  pour  se  faire  remarquer  ;  peu  à  peu,  elle  se  prit 
elle-même   à  son  propre  jeu  et,  à  force  d'admirer 
Garât  tout  haut,    elle  l'admira  aussi  tout  bas.    Au 
point  qu'elle  devint   absolument  amoureuse  de  lui. 
Garât  chantait-il  dans  un  concert  ?  Mme  de  Krudener 
était  au  premier  rang  des  spectateurs  :  elle  donnait 
le  signal  des  applaudissements,  elle  criait  :  a  Bravo! 
bravo  !  »  avec  son  coquet  accent  étranger  qui  attirait 
sur  elle  l'attention  du  chanteur  et  aussi  celle  de  ses 
auditeurs;  elle  se  démenait,  «  se  pâmait  d'aise,  pleu- 
rant,   sanglotant,    s'évanouissant    même   de   plaisir 
quand  le  prodigieux  talent  du  chanteur  enlevait  les 
applaudissements  de  l'auditoire.  Plus  d'une  fois,  cé- 
dant à  une  sorte  de  vertige,  en  présence  des  trois  ou 
quatre  cents  personnes  que  l'admirable  voix  de  Garât 
avait  électrisécs,  elle  se  précipitait  dans  les  bras  de 


LA.   GARONNE    DE    KRUDENER  117 

cet  Orphée  ou  tombait  à  ses  pieds,  comme  pour 
l'adorer  (1).  » 

Ce  délire  amoureux  et  artistique  était  bien  flatteur 
pour  Garât;  aussi  en  était-il  flatté.  Mais  il  était  las- 
sant, à  la  longue.  Et  l'heureux  artiste,  en  fait  de  dé- 
clarations, n'en  était  pas  à  ses  premières,  si  ce  n'est 
peut-être  pour  les  faire.  C'est  lui  qui  répondit  un  jour 
négligemment  à  une  jeune  femme  qui  lui  disait  que 
le  monde  commençait  à  lui  devenir  insupportable, 
qu'elle  venait  encore  de  recevoir  à  bout  portant  une 
déclaration  :  «  Tiens,  cela  arrive  aussi  aux  femmes, 
ces  choses-là?  »  Mot  admirable  de  fatuité,  mais  en 
mt'me  temps  leçon  bien  méritée  à  une  coquette  qui 
semblait  vouloir  marcher  sur  les  brisées  de  Mme  de 
Krudener  et  s'embrigader  dans  le  harem  du  chanteur. 

L'enthousiasme  de  Mmc  de  Krudener,  qui  ne  cher- 
chait nullement  à  se  voiler  des  ombres  discrètes  du 
mystère,  exposait  le  malheureux  artiste  à  la  jalousie 
de  plus  d'une  rivale.  Plus  affectueuse  qu'affectionnée, 
plus  amoureuse  qu'amante,  la  blonde  étrangère  au- 
rait voulu  avoir  son  chanteur  tout  à  elle.  Mais,  on  l'a 
vu,  elle  n'était  pas  seule  à  se  pendre  aux  longues 
basques  de  l'habit  bleu  de  Garât  et  elle  le  compro- 
mettait terriblement  devant  ses  autres  adoratrices, 
llien  n'est  plus  agréable  à  un  fat  que  de  voir  les 
femmes  se  jeter  à  genoux  devant  lui,  —  si  ce  n'est 
de  les  laisser  quelque  temps  dans  cette  posture  avant 
de  les  relever.  L'humilité  de  l'attitude  de  ces  belles 
postulantes  fait  résonner  délicieusement  les  fibres  les 

(1)  Biographie  Michaudt  article  de  AJ.  Parieot. 

7, 


US  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIÈCLE 

plus  secrètes  de  sa  vanité,  et  qui  ne  sait  que  l'amour 
ne  vit  guère  que  de  cela?  Mais  la  nouvelle  venue 
dans  le  sérail  valut  à  Garât  des  scènes  de  jalousie  qui 
ne  l'amusaient  pas  toujours,  et  surtout  qui  ne  l'amu- 
sèrent pas  long-temps.  Les  Grâces  et  les  Sirènes 
s'étaient  changées  en  Euménides  et  en  Harpies.  La 
vie,  pour  le  malheureux  homme,  était  devenue  into- 
nable.  Il  avait  beau  ne  prendre  au  sérieux  aucune 
de  ses  liaisons  ni  de  ses  maîtresses,  ce  qui  est  la 
marque  d'un  grand  sens,  et  se  borner  à  de  simples 
«amours  d'épiderme  »,  il  avait  beau  passer  le  trop- 
plein  de  ses  soupirantes  à  l'acteur  Elleviou,  —  car  de 
même  que  chez  les  grandes  dames  du  temps  de 
Louis  XV  et  de  Louis  XVI,  la  mode  est  de  se  donner 
aux  acteurs  —  Garât  n'arrivait  pas  à  les  contenter.  Il 
avait  beau  dire  à  chacune  que  la  rivale  dont  elle  se  mon- 
trait jalouse  était  plus  raisonnable  et  moins  égoïste, 
chacune  rêvait,  dans  sa  légèreté,  un  amour  sérieux, 
comme  dans  les  romans.,  un  amour  qui  fît  oublier  à 
Garât  toutes  les  autres  femmes,  pour  se  consacrer  ex- 
clusivement à  elle  seule  (1).  Mais  ce  n'était  pas  le 
compte  de  l'artiste,  qui  n'était  plus  assez  collégien  pour 
se  plaire  à  ces  menus  enfantillages  et  à  ces  petites  drô- 
leries, semées  de  mystère  et  de  baisers  plus  ou  moins 
fur  tifs  ou  affichés.  Il  aimait  à  parader  au  milieu  de  «  ses 


(1)  Sous  Louis  XIV,  le  chanteur  Jelyolte  avait  eu  d'aussi  étour- 
II  n'était  ni  beau  ui  bien  fait,  a  écrit  un  con- 
temporain, maifl  pour  s'embellir  il  n'avait  qu'à  chautcr.  Les 
jeunes  fcninn'-  en  étaient  folles:  on  les  voyait  a  demfoorps  élan- 
cées hors  de  leurs  loges,  donner  eu  spectacle,  elles-mêmes, 
l'excès  de  leur  émotion,  b  (Marmontel,  Mémoire tt  livre  iv.) 


LA  BARONNE  DE  KRUDENKK  119 

femmes  »  comme  un  coq  au  milieu  de  ses  poules, 
sans  attacher  plus  d'importance  aux  yeux  bleus  de 
l'une  qu'aux  cheveux  noirs  de  l'autre,  et  il  se  divertis- 
sait à  nouer  de  ces  liaisons  dont  le  plus  grand  plaisir 
n'est  souvent  que  de  les  rompre.  Ce  qu'il  avait  d'âme 
et  de  sentiment,  il  le  gardait  pour  ses  romances. 
Garât  était  un  sage.  Mais  Mmc  de  Krudener,  qui  n'en 
était  pas  une  encore,  se  montrait  désespérée  de  voir 
que  les  serments  d'amour  éternel,  doucement  mur- 
murés à  son  oreille  par  son  amant  dans  certains  mo- 
ments de  débordante  expansion,  n'étaient  pas  plus 
sérieux  que  ceux  qu'elle-même  avait  jadis  prodigués 
à  M.  de  Krudener,  son  époux,  à  M.  de  Stakiell',  à 
M.  Suard,  à  M.  de  Frégeville...  Elle  avait  pris  tout  à 
fait  à  cœur  cette  nouvelle  liaison,  elle  lavait  compli- 
quée d'art  et  de  littérature,  panachée  de  musique,  et 
pensait  que  ces  puissants  renforts  la  feraient  durer 
autant  que  sa  vie,  qu'elle  serait  aimée  toujours.  Garât, 
d'ailleurs,  ne  le  lui  avait-il  pas  dit  et  juré  sur  tous  les 
tons?  Mais  chansons  que  tout  cela!  La  pauvre  folle 
commençait  à  s'en  apercevoir.  Elle  eût  pourtant  été 
si  heureuse  que  Garât,  en  fait  de  chansons,  lui 
chantât  quelque  chose  dans  le  genre  de  ce  couplet, 
fait  par  Massillon,  alors  qu'il  était  amoureux  de 
Mmc  de  Simiane,  petite-fille  de  Mmc  de  Sévigné  : 


Aimons-nous  tendrement,  i^lwre  : 
1        n'esl  qu'une  chanson 
Pour  qui  voudrait  en  médire  ; 
Mais  pour  nous,  c'est  toul  de  bon. 


120  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

Le  chagrin  que  Mmc  de  Krudener  ressentait  de  l'in- 
différence un  peu  gouailleuse  de  ce  liardeur  d'amour 
fut  d'autant  plus  amer  qu'elle  voyait  que  les  années 
laissaient  sur  son  visage  des  traces  de  plus  en  plus 
pénibles  de  leur  passage;  chaque  jour  il  lui  fallait 
plus  de  temps  pour  en  réparer  les  dommages.  Elle  se 
rattachait  à  cet  amour  comme  le  naufragé  se  rattache 
à  un  morceau  de  bois  qui  vient  à  flotter  près  de 
lui. 

Un  morceau  de  bois!...  Garât,  maintenant,  n'était 
pas  autre  chose  pour  elle,  quand  elle  venait,  avec 
la  câlinerie  d'une  chatte,  se  serrer  tout  contre  lui  et 
lui  murmurer  à  l'oreille  des  choses  où  elle  mettait 
tout  son  cœur.  Un  persiflage  railleur  était  tout  ce 
qu'obtenaient  ses  tendres  aveux,  et  cette  offensante 
indifférence  brisait  l'âme  de  la  malheureuse.  Elle 
aurait  succombé  à  la  jalousie  si  Garât,  ému  de  pitié 
pour  elle  comme  pour  lui,  n'eût  pris  un  parti  héroï- 
que. Comprenant  le  danger  que  ses  légèretés  faisaient 
courir  à  la  baronne  qui  ne  pouvait  se  résoudre  à  dire 
adieu  à  l'amour,  à  cet  amour  surtout  qu'elle  pressen- 
tait devoir  être  son  dernier  et  qui,  à  cause  de  cela 
peut-être,  le  rêvait  pur  et  jeune,  à  la  Paul  et  VirgU 
nie,  panaché  d'un  peu  de  Werther,  Garât  se  décida 
à  lui  épargner  tant  d'angoisses.  Il  rompit  brusque- 
ment. Et  puis,  il  aimait  trop  sa  liberté,  il  aimait  trop 
l'amour  pour  aller  s'embarrasser  d'une  femme  et 
s'embarquer  dans  une  liaison  sérieuse.  On  sait  bien 
comment  cela  commence,  mais  l'on  ne  sait  jamais 
comment  cela  peut  finir.  Nous  l'avons  déjà  dit  :  ce 
fou  de  Garât  était  un  sage.  Sa  conduite  n'était  assu- 


LA  BARONNE  DE  KRUDBNBH  121 

rément  pas  un  modèle  de  vertu,  mais  celle  de 
Mme  de  Krïidener  1  était-elle  davantage? 

On  se  sépara  donc.  Mais  la  rupture  ne  s'était  pas 
faitesans  de  cruelsdéchirements.  11  n'y  a  pas  d'amours 
sans  lettres.  Si  Garât  s'était  montré  avare  des  siennes, 
Mmo  de  Krûdener  lui  prodiguait  des  épîtres  amou- 
reuses aussi  désespérément  longues  que  fréquentes. 
Garât  lut  les  premières,  s'ennuya  bientôt  des  autres 
et  ne  prit  plus  la  peine  de  les  décacheter.  Il  eut  même 
la  peu  galante  idée  de  les  lui  renvoyer.  Mais  qu'on  le 
lui  pardonne  :  c'était  pour  amener  la  rupture.  11  écri- 
vait en  même  temps  avec  une  noble  insolence  à  la 
maîtresse  dont  il  ne  voulait  plus  :  «  Tout  cela  serait 
très  bon  dans  un  roman,  mais,  dans  la  réalité,  c'est 
beaucoup  trop  long  et  beaucoup  trop  romanesque  ; 
ne  m'envoyez  donc  plus  vos  manuscrits  :  faites-les 
imprimer,  et  j'en  accepterai  volontiers  la  dédicace.  » 

G  était  sanglant.  Rien  ne  tue  l'amour,  et  Garât  le 
savait  bien,  comme  l'ironie.  Et  c'est  pour  cela  qu'il 
l'employa,  mordante,  brutale,  cruelle,  enveloppée 
d'ailleurs  dans  un  blâmable  procédé.  Ce  n'est  pas 
souvent  ce  qu'on  mérite  qui  arrive,  mais  avouez  que 
la  baronne  avait  bien  mérité  cette  avanie  !  Aussi  ne 
peut-on  la  plaindre  dans  sa  juste  humiliation.  G'est 
qu'elle  n'avait  pas  été  effrontée  à  moitié  en  s'allant 
jeter,  comme  elle  l'avait  fait,  aux  pieds  et  au  cou  de  ce 
chanteur  gascon  !  Celui-ci,  après  quelques  politesses, 
quelques  complaisances  obligées  pour  elle,  avait 
voulu  s'en  tenir  là.  La  baronne  ne  le  comprit  pas,  ou 
plutôt  ne  voulut  pas  le  comprendre.  Elle  tenait  à 
s'imposer  et  à  rendre  l'amour  pour  elle  obligatoire. 


122  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

Mais  Garât  ne  l'entendait  pas  ainsi.  11  n'était  pas  un 
naïf  et  tenait,  lui,  à  sa  liberté.  Et  ce  n'est  qu'après 
plusieurs  tentatives  infructueuses  pour  la  reprendre 
que  le  fat  s'était  résolu  à  mettre  à  la  baronne  les 
points  sur  les  i  et  à  lui  faire  comprendre  bien 
clairement  qu'il  ne  se  prêterait  pas  plus  long-temps  à 
ce  jeu-là.  C'est  ainsi  qu'il  avait  rappelé  rudement  à 
la  dig-nité  cette  mère  de  famille  qui  l'avait  trop  oubliée 
et  oubliait  en  même  temps  mari,  enfants,  tout, 
pour  le  plaisir  de  devenir  la  maîtresse  d'un  chanteur  à 
la  mode.  En  vérité,  il  faudrait  n'avoir  que  faire  de  sa 
pitié  pour  la  donner  à  Mrae  de  Krûdener  en  cette  ridi- 
cule circonstance. 

Cette  fois,  la  baronne  comprit  et  se  le  tint  pour  dit. 
Mais  comme  les  femmes  veulent  toujours  avoir  le 
dernier  mot  en  tout,  particulièrement  en  amour,  et  que 
Mme  de  Krûdener  venait  justement  de  remarquer  à  la 
devanture  d'un  marchand  d'estampes  une  caricature 
représentant  Garât  dans  son  habit  d'incroyable,  avec 
ses  ridicules  exagérément  mis  en  valeur,  elle  ne  le 
vit  plus,  maintenant  qu'il  lui  défendait  de  l'aimer, 
que  paré  et  panaché  de  tous  ces  ridicules,  Ce  fut  une 
revanche  intime,  mais  en  même  temps  une  mortifica- 
tion :  elle  eut  honte  de  lui,  elle  eut  honte  d'elle- 
même...  Rentrée  chez  elle,  piétinant  sur  ses  pauvres 
restes  de  bonheur,  elle  écrivit  à  celui  qu'elle  avait 
adoré  et  pour  qui  elle  n'avait  pas  trouvé  de  termes 
assez  tendres  dans  le  vocabulaire  des  amants,  qu'elle 
connaissait  pourtant  si  bien,  la  lettre  suivante,  véri- 
table flèche  du  Parthe,  qui  la  consola  un  peu  de  sa 
déconvenue  : 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  123 

«  Ce  n'est  pas  vous  que  j'aimais  :  c'était  un  fan- 
tôme que  j'avais  créé  moi-même  et  qui  n'était  pas 
fait  à  votre  image.  Ce  fantôme  avait  un  cœur  que 
vous  n'eûtes  jamais  et  dont  vous  seriez  sans  doute 
embarrassé.  L'illusion  s'est  évanouie  ;  je  vous  vois 
tel  que  vous  êtes,  et  je  suis  forcée  de  reconnaître  que 
je  ne  vous  ai  jamais  aimé.  » 

Voilà  qui  était  bien  répondu  et  c'était  rendre  à 
Garât,  comme  on  dit,  la  monnaie  de  sa  pièce.  Mais 
Mme  de  Kriïdener,  cette  fois,  le  faisait  avec  noblesse. 
Sa  lettre  respire  une  dignité  offensée  et  méprisante 
qui  montre  que  la  femme,  en  l'amoureuse,  s'est  res- 
saisie, qu'elle  regrette  et  condamne  sa  faiblesse. 

Mais  seulement  par  suite  de  son  échec.  Si  Garât  ne 
s'était  pas  dérobé,  la  baronne  aurait-elle  fait  un  re- 
tour, définitif  cette  fois,  à  la  dignité  et  à  l'honnêteté  ? 
Il  est  infiniment  probable  que  non,  et  ses  sentiments 
n'auraient  changé  qu'en  changeant  encore  d'amant. 
Il  fallait  ce  coup  de  massue  brutal  pour  briser  défini- 
tivement en  elle  les  effets  du  coup  de  foudre.  Son 
amour  cassa  comme  verre,  —  c'est  le  sort  ordinaire 
de  cette  fragile  chose,  —  et,  contrairement  au  phé- 
nix, on  ne  le  vit  pas  renaître  de  ses  cendres. 

La  lettre  par  laquelle  Mma  de  Krudener  avait  clos 
et  paraphé  cette  éphémère  liaison  n'était-elle  pas, 
en  quelques  lignes,  l'histoire  de  tous  les  amours?  Est- 
bien  la  «  personne  »  qu'on  aime  en  quelqu'un?  Est-ce 
son  «  mui  >,  son  individualité  tant  physique  que 
morale  ou  intellectuelle?...  Pas  le  moins  du  monde  : 
c'est  un  fantôme  qu'on  s'est  formé  de  toutes  pièces 
dans  son  imagination  et  qui  n'est  que  la  résultante  de 


124  UNE   ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

nos  fièvres,  la  photographie,  si  l'on  préfère,  des  sen- 
timents sous  l'empire  desquels  on  s'est  trouvé  à  un 
moment  donné,  plus  ou  moins  prolongé,  et  dont  on 
a  revêtu  inconsciemment  l'être  quelconque  qui  s'est 
trouvé  à  point  nommé  devant  nous,  quand  nous 
évoquions  notre  création  chimérique.  On  le  pare 
ainsi  de  mille  qualités  qu'il  n'a  pas  et  on  se  met  à 
l'adorer.  Mais  qu'on  y  prenne  garde!  Ce  n'est  pas  cet 
être,  que  nous  aimons  ;  c'est  le  fantôme  qu'il  nous 
représente,  c'est  la  beauté  et  les  qualités  dont  notre 
imagination  l'a  pétri,  c'est  l'œuvre  de  nos  rêves,  c'est 
notre  création,  notre  idéal,  par  conséquent  c'est  ce 
qu'il  n'est  pas,  c'est  ce  qu'il  n'a  pas  que  nous  aimons 
en  lui,  comme  s'il  l'était  et  comme  s'il  l'avait.  Oh  ! 
éternelle  duperie  de  l'amour  î...  Méflons-nous  seule- 
ment que  le  fantôme  ne  se  dissipe  aussi  vite  qu'un 
songe  de  la  nuit,  si  nous  tenons  à  nos  illusions.  Hâ- 
tons-nous au  contraire  de  le  dissiper  nous-mêmes  — 
il  suffit  pour  cela  d'ouvrir  franchement  les  yeux  —  si 
nous  voulons  être  des  hommes  et  non  de  naïfs  et 
d'éternels  enfants.  Une  douleur  et  une  résignation 
viriles  valent  mieux  et  sont  plus  saines  à  l'âme  que 
les  jouissances  frelatées  et  menteuses  d'un  aveugle- 
ment imbécile. 

Mme  de  Krlïdener,  celte  fois,  avait  ouvert  les  yeux. 
Aussi  bien  la  leçon  avait-elle  été  rude.  Mais  comme, 
décidément,  la  jeunesse  s'en  allait,  comme  cette  dé- 
ception dernière  avait  atteint  en  pleine  pâte  non  seu- 
lement sa  vanité,  mais  son  cœur  et  aussi  son  amour- 
propre,  à  défaut  de  sa  dignité,  et  laissait  sur  son 
visage  des  traces  fâcheuses,  elle  jura,  non  sans   re- 


LA    BARONNE    DE    KRUDBNBR  1*25 

grets  peut-être,  le  renoncer  à  tout  jamais  à  l'amour 
et  aux  amoureux.  Elle  en  était,  cette  fois,  guérie  pour 
toujours.  Et  afin  de  mieux  tenir  son  serment,  peut- 
être  aussi  avec  une  arrière-pensée  de  trouver  l'occa- 
sion d'y  manquer,  ou  seulement  pour  ne  pas  rester 
dans  une  ville  où  elle  risquait  journellement  de  ren- 
contrer Garât  dans  les  salons  où  elle  allait,  pour  ne 
pas  s'exposer  aussi  aux  sourires  du  monde  qui  n'est 
sévère  que  pour  les  insuccès  et  pour  les  malheureux, 
Mmo  de  Kriïdener  se  sentit  reprise  tout  à  coup  d'un 
goût  invincible  pour  la  campagne.  Elle  se  décida  à 
quitter  Paris.  Aussi  bien  avait-elle  reçu  la  nouvelle, 
oh!  sans  grande  importance,  du  moins  pour  elle, 
que  son  mari  venait  de  mourir  subitement  à  Berlin, 
frappé  d'une  attaque  d'apoplexie.  C'était  là  le  meil- 
leur des  prétextes  pour  un  départ  immédiat.  Bien 
qu'elle  considérât  cette  mort  comme  «  une  dernière 
politesse,  un  dernier  petit  soin,  agréable  celui-là  », 
Mm';  de  Kriïdener  déclara  qu'elle  partait  parce  qu'elle 
avait,  dans  sa  douleur  inconsolable,  besoin  de  recueil- 
lement, de  campagne  et  de  solitude. 

La  ville  de  Lyon  fut  la  solitude  rustique  et  silen- 
cieuse que  la  baronne  choisit  pour  se  recueillir  et 
cacher  aux  regards  le  spectacle  de  sa  douleur  et  de 
son  deuil.  Elle  y  arriva  dans  le  courant  de  l'automne 
de  l'année  1802.  L'hiver  ne  fut  pas  long  à  venir. 
Sans  avoir  pris  le  temps  de  pleurer  un  peu  son  mari, 

—  c'est  pourtant  l'usage,  mais  elle  était  si  occupée! 

—  la  baronne  ne  jugea  point  à  propos  de  s'aller  en- 
crôper  de  voiles  noirs.  M.  de  Kiiïdener  aura  eu  la 
bonté  dernière  de  se  contenter  de  ce  deuil  tout  inté- 


126  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIECLE 

rieur.  Plus  mère  que  veuve  et  esclave  de  ses  devoirs 
envers  sa  fille,  Mme  de  Krùdener  se  dévouait  et  pro- 
menait celle-ci  de  bal  en  bal,  de  fête  en  fête.  Ne  fal- 
lait-il pas  songer  avant  tout  à  cette  enfant,  à  son 
établissement,  et,  pour  cela,  sacrifier  deuil  et  cha- 
grin? Aussi  la  voyait-on  partout  où  l'on  s'amusait; 
«  la  danse  du  schall  fut  essayée  de  nouveau  et  obtint 
de  grands  succès  »  (1). 

On  pardonne  tout  aux  femmes,  on  leur  permet  tout 
quand  elles  sont  jeunes  et  jolies,  ou  qu'on  les  croit 
telles.  Aussi  passait-on  à  Mme  de  Krùdener  un  deuil 
aussi  gai  et  aussi  rempli  de  plaisirs  et  de  succès. 

Mais  elle  ne  se  contenta  bientôt  plus  de  ceux-là  : 
ils  ne  remplaçaient  que  dans  une  très  modeste  me- 
sure d'autres  succès  plus  positifs  auxquels,  bien  à 
regret,  il  lui  avait  fallu  renoncer.  A  l'exemple  de 
Mme  de  Staël,  elle  voulut  les  succès  littéraires.  Aussi 
fit-elle  en  sorte  de  connaître  Camille  Jordan  et 
M.  Bérenger,  l'auteur  de  la  Morale  en  action.  Elle 
se  lia  avec  eux,  comme  si  elle  eût  voulu  se  pénétrer 
de  leur  haute  sagesse,  avec  M.  Bérenger  surtout. 
Ces  hommes  distingués  lui  donnèrent  des  conseils 
littéraires  sur  le  grand  roman  qu'elle  s'était  mis  on 
tôle  d'écrire  après  la  publication  de  ses  Pensées  dans 
le  Mercure,  et  qu'elle  termina,  en  effet,  à  Lyon.  Elle 
leur  en  fit  lecture.  Les  amis  qui  l'entendirent  lui  firent 
assurément  subir  des  retouches.  Dans  ces  ouvrages 
de  femmes,  on  retrouve,  d'ordinaire,  une  main 
d'homme  habilement  cachée;  dans  celui-ci  on  décou- 

(i)  Ch.  Eynani,  Vie  de  Af »■  de  Krùdener,  l.  I,  p.  L23. 


LA  BARONNE  DE  KHUDENER  127 

vre,  notamment  dans  les  détails  de  description,  la 
manière  de  Bernardin  de  Saint  Pierre.  Mais  Mme  de 
Krudener  s'était  tellement  imprégnée  de  la  belle  et 
large  prose  de  l'auteur  de  Paul  cl  Virginie,  qu'il  n'y 
a  rien  d'étonnant  à  ce  que  son  style  se  soit  un  peu 
nuancé  des  teintes  de  Bernardin.  On  aurait  tort, 
ccpndant,  pour  quelques  corrections  de  détail,  de 
comparer  ce  roman  au  couteau  de  Jeannot  dont  on 
changeait  parfois  le  manche,  parfois  la  lame,  et  qui 
était  toujours  le  même  couteau.  Valérie  fut  touchée 
et  retouchée  par  les  amis  de  la  baronne,  mais  c'est 
bien  son  œuvre,  et  son  œuvre  personnelle. 

Son  roman  terminé,  Mmo  de  Krudener  se  prépara 
à  revenir  à  Paris.  On  était  au  commencement  du 
mois  de  mai  1803.  Connaissant  le  monde  et  devinant 
par  instinct  que  le  public  ne  trouve  un  ouvrage  bon 
que  lorsque  les  journaux  le  lui  recommandent  comme 
tel,  —  même  si  cet  ouvrage  ne  vaut  rien,  —  Mm°  de 
Kri'iJener  voulut  d'abord  mettre  la  presse  de  son 
côté.  Ce  désir  lui  fit  découvrir  la  «réclame  »,  lui  en 
donna  le  génie,  avec  ce  petit  coté  cabotin,  charlatan, 
si  l'on  préfère,  qui  est,  parait-il,  indispensable  pour 
faire  avaler  tout  ce  qu'on  veut  au  public.  Est-ce  pour 
cela  que  la  baronne  choisit  un  médecin,  le  docteur 
Gay,  comme  courtier  principal  de  sa  publicité?  En 
femme  avisée,  elle  commença  par  faire  annoncer 
son  livre  à  L'avance.  Des  amis  hommes  du  monde 
s'y  employèrent  avec  ardeur,  le  docteur  Gay  avec 
dévouement.  On  a  beaucoup  raillé  Mme  de  Kru- 
dener d'avoir  fait  faire  de  la  réclame  à  son  ouvrage. 
On  a  eu  tort.  En  tout  cela,  elle  n'a  été  qu'un  précur- 


128  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

seur,  et  M.  Emile  de  Girardin  a  été  très  loué,  un 
demi-siècle  plus  tard,  pour  avoir  fait  bien  pis.  Les 
petits  manèg-es  de  la  baronne  pour  annoncer  l'appa- 
rition prochaine  de  son  livre  n'étaient  que  l'enfance 
de  l'art.  Ils  paraîtraient  maintenant  tout  simples. 
Jetez  les  yeux  sur  nos  journaux  actuels,  et  vous  en 
verrez  bien  d'autres.  Mme  de  Krïidener,  du  reste,  le 
faisait  sous  le  voile  de  l'anonymat,  avec  un  petit  air 
discret,  comme  un  peu  honteux,  mais  bien  amusant. 
Empruntons  au  livre  de  M.  Eynard  quelques  pas- 
sages des  lettres  où  elle  s'occupe  de  lancer  Valérie 
avant  même  sa  publication  : 

«...  J'ai  une  autre  prière  à  vous  adresser,  écrit- 
elle  au  docteur  Gay  ;  faites  faire  par  un  bon  faiseur 
des  vers  pour  notre  amie  Sidonie  (1).  Dans  ces  vers 
que  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  recommander,  et  qui 
doivent  être  du  meilleur  goût,  il  n'y  aura  que  cet 
envoi  :  à  Sidonie.  On  lui  dira  :  Pourquoi  habites-tu 
la  province?  Pourquoi  la  retraite  nous  enlève 
t-elle  tes  grâces, ton  esprit?  Tes  succès  ne  t' appel- 
lent-ils pas  à  Paris?  Tes  grâces,  tes  talents  y 
seront  admirés  comme  ils  doivent  Vêtre.  On  a 
peint  la  danse  enchanteresse,  mais  qui  peut 
peindre  ce  qui  te  fait  remarquer  ? —  Mon.  ami, c'est 
à  l'amitié  que  je  confie  cela.  Je  suis  honteuse  pour 
Sidonie,  car  je  connais  sa  modestie  ;  vous  savez 
qu'elle  n'est  pas  vaine  :  j'ai  donc  des  raisons  plus  es- 

(lj  Sidonie,  i empruuté  a  l'héroïne  d'un  autre  roman  «le 

y  •»•  de  Krûdener,  qui  n'a  pas  été  imprimé,  la  désigne  elle- 
même4  comme  ou  désignait  souvent  M"1'  <lc  Staël  sous  le  nom 
de  Corinne,  Chateaubriand  sons  le  nom  de  René. 


LÀ  BARONNE  DE  KRUOENER         129 

sentielles  qu'une  misérable  vanité  pour  elle,  et  pour 
vous  prier  de  faire  faire  ces  vers  et  bientôt  :  dites 
surtout  qu'elle  est  dans  la  retraite  et  qu'à  Paris  seu- 
lement on  est  apprécié.  Tâchez  qu'on  ne  vous  devine 
pas.  Faites  imprimer  ces  vers  dans  le  journal  du 
soir.  Il  est  vrai  que  Sidonic  a  été  peinte  pour  sa  danse 
dans  Delphine.  Usez-le,  cela  vous  plaira.  Mais  qu'on 
ne  dise  pas  que  c'est  dans  Delphine  qu'on  l'a  peinte. 
N'indiquez  pas  autrement  ces  vers  par  l'envoi  qu'à 
Sidonie.  Veuillez  payer  le  journal.  J'espère  vous  ex- 
pliquer mes  motifs.  Envoyez-moi  bien  vite  ce  jour- 
nal, où  cela  sera  imprimé,  dans  une  lettre  à  l'adresse 
accoutumée,  à  Mrae  de  Pelleport  (1),  à  Lyon.  Si  le 
journal  ne  voulait  pas  s'en  charger  ou  qu'il  tardât 
trop,  envoyez-moi  les  écrits  à  la  main  et  on  les  insé- 
rera ici  clans  un  journal.  Vous  obligerez  beaucoup 
votre  amie  :  elle  vous  expliquera  de  bouche  pourquoi 
elle  vous  a  demandé  cela.  Vous  connaissez  sa  sauva- 
gerie, son  goût  pour  la  solitude  et  son  peu  de  besoin 
de  louanges...  » 

Elle  se  montrera  reconnaissante  de  la  peine  que  le 
docteur  prendra  pour  elle  :  elle  promet,  dans  une 
autre  lettre  du  0  janvier,  de  travailler,  en  récom- 
pense de  ce  service,  à  lui  faire  acquérir  cette  repu- 
tation  que  méritent  ses  talents  et  ses  vertus  : 
«  Oui,  digne  et  excellent  homme,  j'espère  bien  y 
travailler;  j'attends  avec  impatience  le  moment  où, 
rendue  â  Paris,  mon  temps,  mes  soins  et  mon  zèle 
vous  seront  consacrés  :  vous  me  ferez  connaître  La 

(1)  Mm*  de  Pelleport  itait  la  belle-mère  de  Bernardin  de 
Saint-Pierre.  Elle  avait  accompagné  M™c  de  Krûdener  à  Lyon. 


130  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

Harpe,  auprès  duquel  est  déjà  venu  un  de  vos  amis. 
Je  travaillerai  auprès  de  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
Chateaubriand,  d'une  foule  d'étrangers  de  ma  con- 
naissance, et  nous  réussirons,  car  les  intentions 
pures  réussissent  toujours...  » 

On  se  demande  ce  que  ces  derniers  mots  viennent 
faire  ici.  D'abord  ils  ne  sont  pas  justes  du  tout, 
ensuite  la  baronne  sait  mieux  que  personne  que  la 
pureté  des  intentions  ne  peut  jamais  être  considérée 
comme  un  gage  de  réussite.  «  Là  est  surtout  ce  qui 
me  choque,  dit  Sainte-Beuve,  le  jargon  de  pureté 
et  de  piété  qui  se  mêle  à  de  tels  manèges.  » 

Le  succès  de  son  roman  lui  tient  bien  au  cœur, 
car,  dans  d'autres  lettres  à  son  ami,  Mme  de  Krude- 
ner  revient  sur  les  projets  de  réclame  :  «  Je  vous  ai 
prié,  lui  mande-t-elle  de  Lyon  le  17  janvier  1803, 
d'envoyer  des  vers  à  Sidonie  ;  nous  les  ferons  in- 
sérer ici.  Mais  tout  en  disant  qu'on  avait  peint  son 
talent  pour  la  danse  il  ne  faut  pas  dire  on,  mais  sim- 
plement dire  :  Un  pinceau  savant  peignit  ta  danse, 
tes  succès  sont  connus,  tes  grâces  sont  chantées 
comme  ton  esprit  et  tu  les  dérobes  sans  cesse  au 
monde  :  la  retraite,  la  solitude  sont  ce  que 
tu  préfères.  Là,  avec  la  piété  et  Vétude  heu- 
reuse, etc.,  etc.  » 

On  voit  que  la  modestie,  la  franchise  et  l'amour  de 
la  vérité  continuent  à  inspirer  la  baronne  de  Krùde- 
ner.  Toujours  tourmentée  du  besoin  d'occuper  les 
autres  de  soi,  elle  remercie  le  docteur  Gay  de  ce 
qu'il  a  fait  pour  elle,  mais  elle  ne  trouve  pas  encore 
que  ce  soit  assez.  Elle  lui  écrit  de  nouveau  un  peu 


LA    BARONNE    DE    KKL1DENER  131 

plus  tard  :  elle  veut  encore  de  la  réclame,  mais  de 
la  réclame  rimée  cette  lois,  et  par  un  bon  faiseur  : 
«  Je  vous  remercie  de  vos  vers,  ils  sont  charmants. 
Si  vous  pouviez  par  vos  relations  en  avoir  encore  du 
grand  faiseur  Delille?  N'importe  ce  qu'ils  diraient,  ce 
serait  utile  à  Sidonie  ;  vous  savez  comme  je  l'aime. 
Le  monde  est  si  bête  (1)  !  C'est  ce  charlatanisme  qui 
met  en  évidence,  et  qui  fait  aussi  qu'on  peut  servir 
ses  amis.  » 

A  la  bonne  heure  !  Mme  de  Krlidener  montre  fran- 
chement ce  qu'elle  pense  de  l'humanité  :  «  Le  monde 
est  si  bote  !  »  Elle  démasque  aussi  ses  batteries  : 
«  C'est  ce  charlatanisme  qui  met  en  évidence...  » 

Retenons  bien  ces  aveux  :  ils  aideront  à  expliquer, 
en  1815,  l'attitude  nouvelle  par  laquelle  elle  chercheraà 
se  mettre  en  évidence.  Mais,  en  attendant,  elle  ne  cher- 
che qu'à  stimuler  le  zèle  de  son  agent  de  publicité  et  lui 
promet  qu'elle  le  récompensera.  «On  sent  le  trafic,  dit 
ici  Sainte-Beuve.  Tout  cela  n'est  ni  délicat  ni  beau.  » 
Et,  ce  qui  ne  l'est  pas  davantage,  c'est  que  la  voilà, 
cette  bonne  Mme  de  Krudener,  qui  s'avise,  dans  sa 
modestie,  de  croire  Mme  de  Staël  jalouse  d'elle.  «  Je 
soupçonne  la  chère  femme,  dit-elle  dans  la  même 
lettre  au  docteur  Gay,  possédée  de  jalousie  de  suc- 
cès, surtout  à  présent  qu'on  a  cru  reconnaître  quel- 
ques grâces,  quelques  charmes  de  Delphine  dans  Si- 
donie. Elle  m'aimait  assez,  dans  le  temps,  pour 
peindre  ce  talenf  qu'elle  a  si  bien  rendu,  mais  de  la 

bateaubriaod    j  ir  le  momie  l'avis  de   son  amie 

bI  parle,  la  plus  où,  de  c l'infatuation  et  l'imbécile  cré- 

dulité humaiue  ». 


132  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX"    SIÈCLE 

célébrité,  beaucoup  trop  de  succès  l'ont  apparem- 
ment refroidie...  » 

Et  tandis  qu'elle  court  après  le  succès,  qu'elle 
jalouse  Mme  de  Staël  qui  en  a  plus  qu'elle  et  à  qui 
elle  reproche  d'en  avoir  plus  qu'elle  n'en  mérite, 
tandis  qu'elle  vante  le  bonheur  des  champs  et  de  la 
solitude,  elle  écrit  à  son  ancienne  demoiselle  de  com- 
pagnie :  «  ...  Nous  avons  été  entraînés  à  huit  bals  de 
suite.  J'ai  veillé  huit  nuits  sans  m'en  ressentir.  Quel 
bonheur,  mon  amie  î  Je  ne  finirais  pas  si  je  vous 
disais  combien  je  suis  fêtée  :  il  pleut  des  vers  ;  la 
considération  et  les  hommages  luttent  à  qui  mieux 
mieux.  On  s'arrache  un  mot  de  moi  comme  une 
faveur  ;  on  ne  parle  que  de  ma  réputation  d'esprit, 
de  bonté,  de  mœurs...  » 

Bravo  !  madame  la  baronne  ;  voilà  qui  est  bien 
parler!  Passe  encore  de  vanter  votre  modestie  :  si 
vous  ne  la  prôniez,  elle  risquerait  en  effet  de  passer 
inaperçue.  Il  faut  bien  que  tout  le  monde  la  con- 
naisse, sans  quoi  ce  ne  serait  pas  la  peine,  vraiment, 
de  se  mêler  d'en  avoir.  Mais  vos  mœurs  !...  En  vérité, 
vous  n'y  pensez  pas.  Vous  avez  la  mémoire  courte,  ou 
vous  êtes  maîtrisée  par  un  singulier  don  d'illusion!... 
Quant  à  votre  esprit  et  à  vos  autres  mérites,  voyons, 
là,  ne  serait-il  pas  plus  sage  de  laisser  aux  autres  le 
soin  de  les  vanter? 

Mmo  de  Krudener  sera  bien  venue,  après  cela,  à 
prêcher  l'humilité  chrétienne  !  Elle  ne  la  prêche  pas 
encore,  mais  on  sent  que  cela  ne  tardera  pas.  Elle 
finit  ainsi  sa  lettre  :  «  C'est  mille  fois  plus  que  je  ne 
mérile,  mais  la  Providence  se  plaît  à  accabler  ses 


LA    BARONNE    DE    KIU1DENER  133 

enfants,  même  des  bienfaits  qu'ils  ne  méritent  pas.  » 
Est-ce  que  la  brave  femme  ne  ferait  pas  là  une 
allusion  —  oh!  bien  involontaire  et  inconsciente  !  — 
à  son  veuvage  encore  de  fraîche  date,  car  il  n'y  a  pas 
plus  de  huit  mois  que  ce  pauvre  M.  de  Kriïdener  est 
enterré?...  Mais  non  :  son  mari?  est-ce  qu'elle  y 
pense  seulement?  est-ce  qu'elle  y  pensait  avant 
qu'il  lui  fit  la  gracieuseté  de  partir  pour  l'autre 
monde?  ..  Mais  quelle  singulière  idée  de  mêler  la 
Providence  à  de  semblables  calculs,  inconscients,  je 
le  veux  bien,  mais  qui  n'ont  rien  de  bien  recomman- 
dable  nomme  charité  et  comme  humilité  chrétienne  ! 
Quelle  idée,  professant  la  religion  du  très  saint 
amour,  comme  Zacharias  Werner,  de  mêler  Dieu  à 
des  choses  «  auxquelles  sans  doute  il  aime  le  moins 
à  être  mêlé  »,  et,  par  exemple,  de  lui  adresser  cette 
action  de  grâces,  dans  certains  moments  d'extase, 
où  le  mysticisme  n'avait  rien  à  voir  :  «  Mon  Dieu! 
que  je  suis  heureuse  !  Je  vous  demande  pardon  de 
l'excès  de  mon  bonheur!  »  Et,  racontait  son  ancien 
ami  de  Montpellier,  M.  de  Lézay,  qui  avait  pcut- 
êlre  —  qui  sait?  —  entendu  de  ses  oreilles  ce  char- 
mant alléluia  d'amour,  «  elle  recevait  ce  sacrifice 
comme  une  personne  qui  va  recevoir  sa  commu- 
nion ».  Mais  on  reconnaîtra  que  cette  bonne  madame 
de  Kriïdener  n'évoque  nullement  encore  l'idée  de  la 
pureté  d'un  ange. 

Elle  posait  assez  volontiers  cependant  pour  ce  per- 
sonnage, tout  au  moins  pour  la  sainte,  et  il  n'y  a 
iruôre  de  lettres  d'elle  qui  ne  contiennent  un  sermon 
et  ne  se  terminent  par  une  homélie. 

8 


134  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

En  attendant,  ses  malles  sont  faites  et  elle  va  se 
mettre  en  route  pour  P^ris.  Il  est  temps  d'imprimer 
Valérie,  d'en  lire  les  plus  jolis  morceaux  dans  son 
salon  et  dans  les  salons  amis,  d'en  publier  des  extraits 
dans  les  journaux,  de  lancer  l'ouvrage  enfin.  Le  ter- 
rain est  préparé  et  bien  préparé.  Ecoutons  l'auteur 
plutôt  :  a  Vous  savez,  écrit-elle  à  sa  belle-fille,  qu'il 
ne  suffit  ni  de  l'esprit  ni  du  génie  pour  réussir,  ni 
de  la  bonté  des  intentions  (1)  :  tout  à  son  charlata- 
nisme. » 

Une  fois  à  Paris,  —  elle  y  arriva,  nous  l'avons  dit, 
dans  le  commencement  de  mai  1803,  —  elle  se  livra, 
dans  toute  la  joie  de  son  cœur,  à  ce  qu'elle  appelle 
si  bien  le  «  charlatanisme  ».  Elle  fréquenta  le  plus 
qu'elle  put  Chateaubriand,  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
Ducis,  Geoffroy,  Michaud.  A  tous  elle  lisait  des 
extraits  de  son  livre  et  recueillait  les  plus  douces 
jouissances  d'amour-propre  à  leurs  aimables  compli- 
ments. Elle  y  recueillait  aussi  d'utiles  observations  : 
elle  en  faisait  son  profit,  comme  précédemment  de 
celles  de  Camille  Jordan  et  de  M.  Bérenger,  à  Lyon, 
et  Valérie  n'y  perdait  rien.  Michaud  surtout  avait  été 
ensorcelé  par  la  baronne.  «  Pardonnons  à  Michaud, 
écrit  Joubert  à  Chenedollé,  le  5  juillet  1803.  Il  m'a 
avoué  que  sa  tête  était  obsédée  et  possédée  de 
Mmo  de  Krùdener.  Il  avait  samedi  un  rendez-vous 
avec  elle;  il  s'en  souvint  tellement  bien  qu'il  vous 

(i)  11  n'y  ,i  pas  si  longtemps  pourtant  qu'elle  écrivait  à  M.  Bé- 
renger :  «  ...  Nous  réussirons,  car   les   intentions  pures  : 

nL  toujours.  »  Mais  allez  donc  demander  à  Mme  de  Krfldener 
plus  de  fixité  d, tus  les  idées  que  dans  les  affections,  dans  l'esprit 
que  dans  le  cœur  ! 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  135 

oublia,  m'oublia  et  oublia  le  monde  entier.  Son  excuse 
est  dans  le  premier  vers  de  l'ancienne  chanson  : 
«  Pour  la  baronne  !  »  Il  faut,  en  faveur  de  la  poésie, 
agréer  une  excuse  qui  se  peut  chanter  »  (1).  C'est  là 
une  épigramme,  et  un  peu  méchante  sous  son  petit  air 
bon  enfant,  car  ce  brave  M.  Joubert  faisait  ainsi  allu- 
sion à  Garât  et  à  la  ridicule  liaison  que  la  baronne  avait 
eue,  l'année  précédente,  avec  lui.  QuantàMichaud,  il 
était  tout  à  sa  croisade  en  faveur  de  l'auteur  de  Valérie. 
Chateaubriand  avait  eu  le  temps  d'entendre  une  lec- 
ture complète  de  l'ouvrage,  et  Mme  de  Krudener 
écrit  à  une  amie  [2]  qu'il  en  est  «  enchanté  ».  Mais, 
au  mois  de  juin,  Chateaubriand  partait  pour  l'Italie, 
obsédé  par  le  très  inquiétant  état  de  santé  de  sa  char- 
mante amie  la  comtesse  de  Beaumont.  Il  ne  pouvait 
plus  rien  pour  Valérie.  M"le  de  Krudener  ayant 
appris  le  danger  que  courait  cette  jeune  femme,  avec 
qui  elle  avait  été  en  relations  et  dont  elle  n'avait  eu 
qu'à  se  louer,  car  elle  n'avait  jamais  aperçu  le  petit 
sourire  un  peu  moqueur  qui  plissait  parfois  le  coin 
de  sa  bouche  quand  elle  l'entendait  parler,  Mme  de 
Krudener  fut  péniblement  touchée  de  savoir  l'amie 
de  Chateaubriand  si  fortement  atteinte.  Elle  écrivit 
le  24  décembre  1803,  à  l'auteur  du  Génie  du  Chris- 
>s,j(c  la  lettre  suivante;  on  remarquera  qu'elle 
est  bien  autrement  soignée  que  celle  qu'elle  adressait 
au  Dr  Guy  :  «  J'ai  appris  avant-hier  par  M.  Michaud, 
qui  est  revenu  de  Lyon,  que  M""  de  Beaumont  était 

(1)    Sainte-Beuve,    Chateaubriand   et    son    groupe  littéraire, 
t.  Il,  p.  . 

nand,  2't  mai  1803. 


136  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX''    SIECLE 

à  Rome  et  qu'elle  était  très,  très  malade  :  voilà  ce 
qu'il  m'a  dit.  J'en  ai  été  profondément  affligée;  mes 
nerfs  s'en  sont  ressentis,  et  j'ai  beaucoup  pensé  à 
cette  femme  charmante  que  je  ne  connaissais  pas 
depuis  longtemps,  mais  que  j'aimais  véritablement. 
Que  de  fois  j'ai  désiré  pour  elle  du  bonheur!  Que  de 
lois  j'ai  souhaité  qu'elle  pût  franchir  les  Alpes  et 
trouver  sous  le  ciel  de  l'Italie  les  douces  et  profondes 
émotions  que  j'y  ai  ressenties  moi-même!  Hélas  !  n'au- 
rait-elle atteint  ce  pays  si  ravissant  que  pour  n'y 
connaître  que  les  douleurs  et  pour  y  être  exposée  à 
des  dangers  que  je  redoute  !  Je  ne  saurais  exprimer 
combien  cette  idée  m'afflige.  Pardon,  si  j'en  ai  été  si 
absorbée  que  je  ne  vous  ai  pas  encore  parlé  de  vous- 
même,  mon  cher  Chateaubriand  ;  vous  devez  con- 
naître mon  sincère  attachement  pour  vous,  et,  en 
vous  montrant  l'intérêt  si  vrai  que  m'inspire  Mme  de 
Beaumont,  c'est  vous  toucher  plus  que  je  n'eusse  pu 
le  faire  en  m'occupant  de  vous.  J'ai  devant  mes  yeux 
ce  triste  spectacle;  j'ai  le  secret  de  la  douleur,  et 
mon  âme  s'arrête  toujours  avec  déchirement  devant 
ces  âmes  auxquelles  la  nature  donna  la  puissance  de 
souffrir  plus  que  les  autres.  J'espérais  que  Mme  de 
Beaumont  jouirait  du  privilège  qu'elle  reçut  d'être 
plus  heureuse;  j'espérais  qu'elle  retrouverait  un  peu 
de  santé  avec  le  soleil  d'Italie  et  le  bonheur  de  votre 
présence.  Ah!  rassurez-moi,  parlez-moi;  dites-lui 
que  je  l'aime  sincèrement,  que  je  fais  des  vœux  pour 
elle.  A-t-elle  eu  ma  lettre  écrite  en  réponse  à  la 
sienne  à  Clermont?  Adressez  votre  réponse  à  Ali 
chaud  :  je  ne  vous  demande  qu'un  mot,  car  je  sais, 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  137 

mon  cher  Chateaubriand,  combien  vous  êtes  sensible 
et  combien  vous  souffrez.  Je  la  croyais  mieux;  je  ne 
lui  ai  pas  écrit;  j'étais  accablée  d'affaires  ;  mais  je 
pensais  au  bonheur  qu'elle  aurait  de  vous  revoir,  et 
je  savais  le  concevoir.  Parlez-moi  un  peu  de  votre 
santé  ;  croyez  à  mon  amitié,  à  l'intérêt  que  je  vous  ai 
voué  à  jamais,  et  ne  m'oubliez  pas. 

B.  Krudener  (1). 

On  a  vu  avec  quelle  habileté  Mmo  de  Krudener 
avait  su  annoner  la  publication  de  son  ouvrage.  La 
toile  d'araignée  était  artistement  tissée  :  toutes  les 
mouches  bourdonnantes  qui  composent  ce  qu'on 
appelle  le  public  y  furent  prises.  Le  succès  de  Valérie 
fut  éclatant. 

Le  sujet  en  est  fort  simple  :  c'est  tout  bonnement 
le  développement,  par  lettres,  de  la  passion  d'un 
jeune  homme  devenu  amoureux  de  la  femme  de  son 
ami.  L'auteur  semble  s'être  souvenu  de  Werther  et 
de  la  conversation  à  laquelle  elle  avait  pris  part  un 
jour  chez  Mme  de  Beaumont  sur  le  roman  de  Goethe. 
Si  l'on  y  entrevoit  un  peu  de  Werther,  il  faut  bien 
se  dire  que  ce  sujet,  essentiellement  humain,  est  de 
tous  les  temps.  Mais  il  y  faut  surtout  trouver  la  si- 
tuation dans  laquelle  Mmc  de  Krudener  se  vit  elle- 
même  jetée  par  l'amour  de  M.  de  Stakieff.  Tout  cela 
est  semé  de  quelques  grains  d'une  autre  passion, 
celle  qu'elle  inspira  à  un  jeune  homme,  enlevé  peu 
de  temps  après  par  la  phtisie.  Il  lui  était  agréable, 

(1)  Chateaubriand,  Mémoires  d' Outre-tombe,  t.  II,  p.  367. 

8. 


138  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

nous  l'avons  déjà  dit,  de  s'imaginer  que  celui-là  n'était 
mort  d'autre  chose  que  d'amour  pour  elle.  C'est  cette 
illusion  d'ailleurs  qui  lui  fournit  le  dénouement  du 
roman. 

On  demandait  trop  alors  à  la  prose  française  de 
s'affubler  des  oripeaux  du  grec  et  du  latin.  Grâce  à 
son  heureuse  ignorance  de  ces  langues,  Mme  de 
Krudener  fut  elle,  et  rien  qu'elle  dans  Valérie  :  point 
d'inspiration  d'emprunt,  point  de  reflets  d'auteurs 
antiques  ;  à  peine  s'aperçoit-on,  en  deux  ou  trois 
passages,  qu'elle  a  lu  le  Voyage  (VAnacharsis  en 
Grèce.  Au  reste,  qu'a-t-on  besoin  de  modèles?  Il 
suffit  d'être  soi-même  et  de  plaquer  avec  naturel  et 
simplicité  sur  le  papier  son  cœur  et  son  esprit,  —  si 
l'on  en  a.  De  la  sorte,  on  est  toujours  sûr  de  bien 
faire. 

Ainsi  fit  Mme  de  Krudener.  Ses  amis  l'aidèrent  bien 
un  peu,  mais,  malgré  cela,  son  livre  a  un  air  vrai, 
naturel,  vécu,  comme  on  dit  aujourd'hui,  et  c'est  ce 
qui  fait  son  charme.  Avec  cela,  son  analyse  est  bien 
nuancée.  Chacun  y  retrouve  plus  ou  moins  des  situa- 
tions de  cœur  par  lesquelles  il  a  passé,  des  senti- 
ments qui  ont  été  siens,  et  qui,  semés  de  pensées 
fines  et  élégantes,  qui  plaisent  beaucoup  à  leur  auteur 
puisqu'on  les  retrouve  semées  dans  ses  lettres,  sont 
toujours  exprimés  avec  une  simplicité  gracieuse  et 
distinguée. 

C'est  ce  qui  fit,  bien  plus  qu'une  savante  réclame, 
le  succès  de  Valérie;  c'est  à  ces  qualités  que  son 
auteur  dut  sa  réputation  dans  le  beau  monde. 

Ce  livre,  écrit  avec    une  magie  de   plume    char- 


LA    BARONNE    DE    KllUDENEU  131) 

mante,  plairait  toujours  si  on  le  lisait  aujourd'hui,  ne 
serait-ce  que  par  contraste  avec  les  romans  modernes, 
un  peu  trop  toujours  les  mêmes.  Bien  des  tons  en 
sont  passés,  bien  des  couleurs  défraîchies,  mais  les 
vieilles  étoffes,  quand  elles  ont  été  belles,  conservent 
toujours  quelque  chose  de  leur  distinction  première. 
Telle  Valérie.  Avec  son  petit  air  vieillot  et  ses  tons 
presque  éteints,  ce  roman  fait  assez  l'elfet  d'une  pas- 
sion de  jeunesse  racontée,  cinquante  ans  plus  tard, 
par  un  aimable  vieillard;  on  a  un  peu  aussi,  après 
l'avoir  lu,  les  pensées  que  fait  naître  en  nous  la  vue 
d'une  robe  de  noce  défraîchie,  retrouvée  dans  les 
armoires  d'une  arrière  grand'mère. 

Mmi'  de  Krudener  était  ravie  du  succès  de  son 
livre.  Mais  comme  elle  trouvait  toujours  que  ce  succès 
n'était  pas  assez  éclatant,  elle  ne  dédaigna  pas,  pour 
l'augmenter,  de  mettre  elle-même  la  main  à  la  pâte. 
Elle  déploya,  en  matière  de  réclame,  toutes  les  inno- 
centes roueries  que  lui  suggérait  sa  vanité  féminine 
d'auteur  et  la  volonté  de  faire  à  tout  prix  parler  de 
son  livre.  «Pendant  plusieurs  jours,  a  écrit  M.  Ey- 
nard,  se  dévouant  avec  la  plus  persévérante  ardeur 
à  assurer  son  triomphe,  elle  courut  les  magasins  de 
mode  les  plus  en  vogue  pour  demander  incognito 
tantôt  des  écharpes,  tantôt  des  chapeaux,  des 
plumes,  des  guirlandes,  des  rubans  à  la  Valérie.  En 
voyant  cette  étrangère,  belle  encore  et  fort  élégante, 
descendre  rie  voiture  d'un  air  si  sûr  de  son  fait  pour 
demander  les  objets  de  fantaisie  qu'elle  inventait,  les 
marchands  se  sentaient  saisis  d'une  bienveillance 
inexprimable  et  d'un  désir   si   vif  de   la  contenter, 


140  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX"    SIECLE 

qu'il  fallait  bien  qu'on  parvînt  à  s'entendre.  Aussi 
n'était-elle  pas  trop  difficile  à  reconnaître  au  premier 
abord  ce  qu'elle  avait  demandé.  Et  si  de  pauvres 
jeunes  filles,  abasourdies  de  ces  demandes  insolites, 
eurent  un  moment  l'air  décontenancé  et  nièrent 
l'existence  des  modes  demandées,  Mrae  de  Krudener, 
en  leur  souriant  avec  bonté  et  les  plaignant  de  ne  pas 
connaître  encore  le  roman  de  Valérie,  en  eut  bientôt 
fait  des  prosélytes  zélées  de  son  livre.  Avec  ses  em- 
plettes, elle  se  transportait  dans  un  autre  magasin, 
feignant  d'y  chercher  ce  qui  n'avait  jamais  existé  que 
dans  sa  fantaisie.  Grâce  à  ce  manège,  elle  parvint  à 
exciter  dans  le  commerce  une  émulation  si  furieuse 
en  l'honneur  de  Valérie  que,  pour  huit  jours  au 
moins,  tout  fut  à  la  Valérie.  Des  amies,  complices 
innocentes  de  ce  stratagème,  allaient  après  elle,  sur 
ses  indications,  constater  son  triomphe  et  en  portaient 
la  renommée  au  faubourg  Saint-Germain  et  à  la 
Chaussée  d'Antin.  »  (1) 

La  petite  manigance  réussissait  à  merveille.  On  ne 
parlait  plus,  dans  les  salons  de  Paris,  que  du  nouveau 
roman  qui  venait  de  paraître  sans  nom  d'auteur  (2) 
et  cet  anonymat  excitait  les  curiosités.  Les  libraires, 
d'ailleurs,  en  offrant  ce  livre  nouveau,  avaient  soin 
de  dire  avec  un  petit  air  mystérieux  que  c'était  l'ou- 
vrage d'une  grande  dame,  d'une  ambassadrice  étran- 
gère, que  le  roman  de  Va lérie  n'était  que  son  propre 

(1)  Ch.  Eyuard,  VU  de  M»- de  Krudener,  t.  I,  p.  137. 

(1)  Valérie,  OU  Lettres  de  Gustave  de  Linar  à  Ernest  de  G. .. 
Paris, imprimerie  Giguet  et  Michaud,  chez  Ileurichs,  libraire, 
rue  de  la  Loi.  Au  XII.  2  vol.  in-8°. 


LA.    BARONNE    DE    KIÙÏDENER  141 

roman  à  elle,  et,  finalement,  nommaient  tout  bas  la 
baronne  de  Krïidener. 

Rien  de  plus  naturel  que  de  nager  dans  la  joie  en 
voyant  le  prodigieux  succès  qu'avait  son  livre,  non 
seulement  à  Paris,  mais  à  l'étranger;  etMme  de  Kru- 
dener  pouvait,  avec  la  plus  légitime  satisfaction,  sa- 
vourer son  triomphe.  Entre  autres  choses  que  ses 
amis  se  plaisaient  à  lui  en  dire,  on  lui  rapporta  que 
la  princesse  Serge  Galitzine,  invitée  à  souper  chez  le 
prince  de  Ligne,  avait  commencé,  avant  de  s'habil- 
ler pour  y  aller,  le  roman  de  Valérie  :  empoi- 
gnée par  le  sujet,  elle  en  avait  oublié  totalement 
le  souper,  et  ne  s'était  aperçue  de  sa  distraction  qu'à 
une  heure  avancée  de  la  nuit,  en  terminant  le  volume. 
C'était  assurément  bien  flatteur  pour  la  baronne, 
mais  on  peut  lui  reprocher  de  s'être  amusée  à  y  voir. 
après  son  mérite,  l'intervention  du  ciel,  et  de  mêler  à 
sa  vanité  une  religiosité  qui  vraiment  n'avait  que  faire 
en  ce  sujet.  «  Le  succès  de  Valérie  est  complet  et 
inouï,  écrivait-elle  le  15  janvier  180 i  à  son  ancienne 
demoiselle  de  compagnie,  Mme  Armand  ;  il  y  a  quel- 
que chose  de  surnaturel  dans  ce  succès.  Oui,  mon 
amie,  le  ciel  a  voulu  que  ces  idées,  que  cette  morale 
plus  pure  se  répandissent  en  France  où  ces  idées 
i^ont  moins  connues...  » 

Contrairement  à  ce  qu'on  a  écrit  dans  plusieurs 
ouvi  \lme  (le  Krudener,  nous  l'avons  déjà  dit, 

n'a  jamais  fréquenté  le  monde  du  Directoire.  Elle 
ne  connaissait  ni  Barras,  ni  Mme  Tallien,  ni  Bona- 
pirte,  ni  Joséphine,  chez  lesquels   on   la  fait  aller. 


142  L'NE    ILLUMINÉE    AU   XIXe  SIECLE 

Et  comment  les  aurait-elle  connus   puisque,  partie 
de  Paris  en  1792,  sous  la  protection  de  M.  de  Fré- 
geville,    elle  n'y  rentra   qu'en    décembre   1801,   en 
plein  Consulat?...  Elle  dut  assurément  regretter  de 
n'avoir  pas  eu  le   pied  dans  cette   société    du  Direc- 
toire,   devenue,    en    partie    du    moins,    la   société 
consulaire  ;   car,  tout   en  savourant  les    délices  du 
succès  de  Valérie,  elle   songeait  à  attirer  sur  son 
livre  et  sur  elle  l'attention  de  l'homme  qui  était  lui- 
même  l'objet  de  l'attention  de  toute  l'Europe.  Il  y 
avait  bien  un  peu  de  vanité  dans  ce  désir  de  femme, 
mais  qui  donc  aurait  le  courage  de  le  lui  reprocher  ? 
Quel  désir  humain  n'en    est  plus  ou  moins  teinté? 
Cette  vanité,  après  tout,  est  bien  innocente,  pres- 
que inconsciente,  et  si  M'ne  de  Krudener  se  nourrit 
en  ce  moment  de  légères  fumées,  n'est-ce  point  un 
défaut  délicat  et  distingué  qui  convient  à  l'auteur  de 
Valérie  ? 

Elle  envoya  donc  au  premier  Consul  un  exemplaire 
de  Valérie  (1).  Le  général  Bonaparte  le  trouva  un 
matin  sur  son  bureau,  parmi  les  livres,  brochures  et 
papiers  de  son  courrier.  11  le  feuilleta  et,  voyant  que 
c'était  un  roman  par  lettres,  —  il  aimait  beaucoup 
les  romans,  mais  pas  ceux-là  —  il  le  rejeta  avec  im- 
patience. 

—  Vraiment,  dit-il  ù.  M.  Barbier  qui,  en  sa  qua- 
lité de  bibliothécaire  du  Conseil  d'État,  était  chargé 
de  mettre   sous  ses   yeux  du    premier   Consul    les 

(1)  Nous  avons  emprunté  la  matière  de  cet  épisode  au  livre 
du  bibliophile  Jacob  sur  «  .M""  de  Krtldener.  »  Il  l'avait  trouvé 
lui-même  dans  le  Dictionnaire  des  Anonymes  de  Barbier. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENEB  143 

livres  jugés  dignes  d'appeler  son  attention  ;  vrai- 
ment je  ne  conçois  pas  qu'on  écrive  des  romans  par 
lettres.  Il  y  a  bien  la  Nouvelle-IIéloïse...  Il  y  a  bien 
ceux  de  Dorât...  Mais,  tout  cela,  c'est  bon  pour  des 
femmes  qui  ont  du  temps  à  perdre.  » 

Et  il  ne  fit  pas  envoyer  un  seul  mot  de  remercie- 
ment à  l'auteur.  Il  se  montrait  cependant  plus  aimable 
pour  Mme  de  Genlis  dont  le  fatras  de  romans  et  d'ou- 
vrages soi-disant  historiques,  absolument  dénués  de 
distinction,  ne  valent  pas  à  eux  tous  une  seule  des 
pages  de  Valérie  :  mais  ceux-là  n'étaient  pas  des 
romans  par  lettres. 

Mmo  de  Krùdener  cependant,  qui  ne  recevait 
aucune  nouvelle  du  livre  qu'elle  avait  envoyé  au 
général  Bonaparte,  était  sur  les  épines.  <t  Il  se  sera 
sans  doute  perdu,  pensa-t-elle,  au  milieu  de  la  mon- 
tagne de  paperasses  que  le  Consul  reçoit  chaque 
jour;  peut  être  môme  qu'un  secrétaire  l'aura  feuil- 
leté et,  séduit  par  le  charme  de  la  blonde  Valérie, 
l'aura  emporté  chez  lui...  »  Enfin,  n'y  tenant  plus, 
elle  fit  relier  splendidement  un  nouvel  exemplaire  et 
l'envoya  au  premier  Consul  avec  une  lettre^où  elle 
lui  exposait  que  l'auteur  était  une  femme,  une  étran- 
gère qui  aimait  la  France  et  l'avait  adoptée  comme 
la  patrie  de  son  cœur. 

De  même  que  le  premier,  ce  second  envoi  parvint  à 
son  adresse.  Frappé  par  la  beauté  de  la  reliure,  Bona- 
te  prit  le  livre  et,  sans  se  douter  qu'il  l'avait  déjà 
condamné  sur  le  seul  défaut  que  c'était  un  roman  par 
lettres,  il  se  mit  à  le  parcourir.  Il  ne  tarda  pas  à  en 
avoir  les  nerfs  agacés.  La  lettre  d'envoi  lui  tomba 


144  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX'3    SIECLE 

alors  sous  les  yeux.  Elle  mit  le  comble  à  son  impa- 
tience. Faisant  appeler  son  bibliothécaire,  il  lui  dit 
d'un  ton  qui  se  ressentait  de  son  état  nerveux  :  «  Il 
paraît,  monsieur  Barbier,  que  la  baronne  de  Staël  a 
trouvé  son  sosie  :  après  Delph ine,  Valérie  !  L'une 
vaut  l'autre  !  Même  pathos,  même  bavardage.  Les 
femmes  se  pâmeront  d'aise  à  lire  ces  extravagances 
sentimentales.  Conseillez  de  ma  part  à  cette  folle  de 
Mme  de  Krudener  d'écrire  dorénavant  ses  ouvrages 
en  russe  ou  bien  en  allemand,  afin  que  nous  soyons 
délivrés  de  cette  insupportable  littérature.  » 

Bonaparte  était  bien  difficile,  et  sa  boutade  se  res- 
sentait de  son  antipathie  pour  Mme  de  Staël  et,  par 
suite,  pour  les  femmes  qui  écrivent.  Si  un  ouvrage 
comme  Valérie  lui  était  tombé  sous  la  main  en  1790 
et  1797,  quand  il  était  amoureux  fou  de  Joséphine  et 
qu'il  lui  écrivait  des  épîtres  plus  passionnées  encore 
que  les  lettres  qu'il  qualifie  si  cavalièrement  d'  «  extra- 
vagances sentimentales  »,  il  est  infiniment  proba!»  V 
qu'il  en  eût  raffolé.  Sa  correspondance  amoureuse  ne 
se  ressent-elle  pas  de  la  Nouvelle-Héloïse  ?  Mais 
voilà  :  les  lettres  d'amour  ne  doivent  être  lues  que 
lorsqu'on  est  soi-même  amoureux.  Il  se  fait  alors  in- 
consciemment dans  l'âme  un  petit  travail  intérieur 
par  suite  duquel  nous  nous  substituons  plus  ou  moins 
au  héi  os  du  roman  ;  nous  établissons  un  parallèle  entre 
notre  amour  et  le  sien;  quand  les  situations  nous 
paraissent  analogues  aux  nôtres,  les  faits  et  gestes  de 
ce  personnage  deviennent  notre  règle  de  conduite, 
surtout  en  ce  qui  flatte  nos  penchants  etnos  faiblesses. 
Et  «'est  ainsi  que  des  héros  de  roman  prennent  une 


L.\    BARONNE    DE    KRUDENER  145 

influence  plus  grande  qu'on  ne  le  croit  généralement 
sur  les  mœurs.  Toujours,  naturellement,  sous  le 
couvert  de  l'amour.  Mais,  lues  de  sang-froid,  sur- 
tout quand  on  a  l'esprit  occupé  des  affaires  les  plus 
graves,  des  lettres  d'amour  paraissent  stupides. 

Goethe  a  été  d'un  autre  avis  que  Bonaparte  sur 
la  prose  de  la  baronne  de  Ki udener  ;  et  alors  que  le 
premier  Consul  conseillait  à  o  cette  folle  »  d'écrire 
en  russe  ou  en  allemand,  le  grand  écrivain  allemand 
regrettait  justement  qu'elle  eût  choisi  la  langue 
française,  de  préférence  à  l'allemande,  pour  exprimer 
ses  pensées  et  ses  sentiments.  Gœthe  avait  raison. 
L'ouvrage  de  cette  étrangère,  supérieur  en  plus  d'un 
point  à  Delphine,  surtout  par  son  absence  de  lon- 
gueurs et  par  un  sentiment  très  intense  de  la  nature, 
fait  honneur  à  la  langue  française,  comme  les 
ouvrages  de  ces  autres  étrangers  de  distinction,  le 
prince  de  Ligne,  Hamilton,  Mmu  de  Gharrière,  Ben- 
jamin Constant  les  deux  de  Maistre,  plus  tard  Gus- 
tave Droz,  Cherbuliez,  qui  ont  écrit  leurs  livres  en 
un  français  excellent.  Mme  de  Staël  qui  disait  :  «  Je 
ferais  cinq  cents  lieues  pour  aller  causer  avec  un 
homme  d'esprit,  mais  je  ne  fierais  pas  un  pas  pour 
aller  voir  le  plus  superbe  paysage  »,  n'avait  pas  le 
sens  du  beau  dans  la  nature.  Elle  est  cependant  un 
merveilleux  peintre  des  passions  humaines,  elle  saisit 
à  ravir  les  mobiles  secrets  qui  nous  font  agir,  elle 
démêle  dans  l'éeheveau  compliqué  de  nos  intérêts 
et  de  nos  faiblesses,  de  notre  amour,  qui  est  une 
poussée  de  nous-mêmes  hors  de  nous-mêmes,  et  de 
notre  égoïsme,  qui  en  est  une  aussi,  mais  juste  le 

9 


14C  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

contre-pied  de  celle-là  —  bien  qu'elles  puissent  toutes 
deux  marcher  d'accord.  Mais  on  peut  remarquer  chez 
elle  une  certaine  sécheresse  et  un  «  raboteux  »  qui 
tiennent  simplement  à  cette  méconnaissance  du  beau 
dans  la  nature.  Personne  mieux  qu'elle,  cependant, 
ne  sait  discourir  sur  le  beau  dans  l'art,  en  peinture, 
en  sculpture...  Sur  ce  point,  même,  il  lui  arrive  d'en 
parler  trop  bien  et  de  tomber,  par  l'excès  même  des 
sensations  qu'elle  veut  rendre,  dans  un  réalisme  que 
ne  saurait  toujours  absoudre  le  bon  goût. 

Nous  ne  saurions  absoudre  davantage  la  légèreté 
avec  laquelle  le  premier  Consul  parla  de  Mme  de  Kru- 
dener,  qu'il  traitait  de  «  folle  »  sans  même  connaître 
ses  folies.  S'il  les  avait  connues,  peut-être  eût-il 
parlé  d'elle  avec  plus  de  respect,  car  il  lui  aurait 
alors  trouvé  quelques  points  de  ressemblance  avec 
Joséphine,  dont  les  aventures  avaient  été  si  retentis- 
santes. Mais  il  était  instinctivement  l'ennemi  de  toute 
femme  qui  savait  tenir  une  plume.  Exceptons-en 
Mme  de  Genlis,  dont  les  vertus  n'étaient  pas  plus  re- 
commandables  que  celles  de  Joséphine  et  de  Mrae  de 
Krùdener  ;  mais,  à  celle-là,  il  avait  acheté  et  domes- 
tiqué sa  plume. 

M.  Barbier  ne  transmit  point  à  Mrae  de  Krùdener 
le  peu  révérencieux  conseil  du  premier  Consul  ;  niais 
il  trouva  le  moyen,  peu-être  involontairement,  de  le 
lui  faire  parvenir.  11  parla,  le  soir  même,  à  M.  Daru, 
intendant  général  de  l'armée,  qui  se  piquait  d'écrire 
et  donnait  chez  lui,  le  dimanche,  des  déjeuners  lit- 
téraires ;  il  lui  conta  la  sortie  du  premier  Consul 
contre   les   femmes  qui  écrivent,  et   en    particulier 


LA  BARONNE  DE  KRÛDENEB  147 

contre  M"ie  de  Krudener  et  son  roman.  Il  lui  répéta 
les  propres  paroles  du  général.  M.  Daru  était  trop 
amusé  de  connaître  ce  jugement  pour  n'en  point 
faire  part  à  ses  amis,  de  sorte  qu'il  ne  se  passa  pas 
trois  jours  sans  qu'il  parvint  aux  oreilles  de  l'auteur 
de  Valérie. 

M  ne  de  Krudener  ne  s'attendait  pas  à  un  compli- 
ment de  cette  sorte.  Ce  a'était  pas  pour  en  obtenir  un 
semblable  qu'elle  avait,  à  deux  reprises,  envoyé  son 
roman,  magnifiquement  relié,  à  l'homme  de  génie  au 
suffrage  duquel  elle  eût  attaché  le  plus  grand  prix. 
Mais  seulement  si  le  suffrage  avait  été  favorable. 
Comme  il  ne  l'était  pas,  elle  ne  le  lui  pardonna  pas. 
Ces  blessures  d'amour-propre  guérissent  rarement 
chez  les  hommes,  —  à  moins  que  l'intérêt  ne  les  fasse 
plus  ou  moins  vite  cicatriser:  chez  les  femmes,  elles 
nese  cicatrisent  jamais.  La  bonne  âme  de  Mmc  de 
Krudener,  pourtant,  ne  pouvait  se  résoudre  à  en 
vouloir  à  quelqu'un.  Bien  que  sa  vanité  fût  flattée 
de  se  dire  qu'elle  avait  pour  ennemi  l'homme  ex- 
traordinaire qu'elle  aurait  voulu  avoir  pour  ami  et 
qui  était  à  la  tête  du  gouvernement  de  la  République 
française,  elle  pensa  que  le  bruit  du  succès  de  Fa- 
utait venu  jusqu'aux  oreilles  du  premier  consul; 
et,  comme  on  imprimait  une  troisième  édition  de  son 
,  elle  en  fit  de  nouveau  relier  un  exemplaire  et  le 
lui  envoya  en  hommage. 

C'était  être  endiablée  après  le  suffrage  du  grand 
homme.  Cette  fois,  Bonaparte  se  souvint  d'avoir  déjà 
eu  l'ouvrage  entre  les  mains.  Il  le  jeta  tout  bonne- 
ment au  feu  et   l'y  repoussa  du  bout  de  sa  botte. 


148  DNE    ILLUMINÉE    AU    XIX"    SIÈCLE 

Après  quoi  il  fit  appeler  le  bibliothécaire  qui  avait 
charge  de  déposer  sur  son  bureau  les  livres  nou- 
veaux. «  Monsieur  Barbier,  lui  dit-il,  vous  avez  trop 
d'indulgence  pour  le  papier  imprimé.  Dorénavant,  je 
brûlerai  sans  pitié  tout  ce  qui  ne  vaudra  pas  la  peine 
d'être  lu.  Les  femmes  qui  écrivent  devraient  bien 
m'épargner  cette  peine  en  jetant  au  feu  elles-mêmes 
leurs  ouvrages  avec  leurs  vieilles  lettres  d'amour.  » 

Qu'on  s'étonne,  après  cela,  que  Mme  de  Krudener 
soit  devenue  l'ennemie  de  Bonaparte! 

Aussi,  quelques  jours  après  cette  exécution  de  Valé- 
rie, lorsque  le  premier  consul  fit  procéder  à  celle,  tout 
aussi  sommaire  mais  beaucoup  moins  innocente,  du 
duc  d'Enghien,  Mme  de  Krudener  saisit-elle  ce  pré- 
texte pour  se  mettre  en  guerre  ouverte  avec  lui.  Son 
ami,  M.  de  Chateaubriand,  en  avait  fait  autant  par 
l'envoi,  bien  timide  pourtant  dans  son  audace,  de  sa 
démission  de  ministre  plénipotentiaire  auprès  de  la 
petite  république  du  Valais  (1). 

Pour  protester  avec  plus  d'éclat  encore,  Mme  de 
Kriïdener  quitta  Paris  et  se  rendit  à  Riga  en  traver- 
sant l'Allemagne  à  petites  journées.  M.  Eynard  dit 
que  Mm°  de  Krudener  quitta  Paris  à  la  fin  de  jan- 
vier 1804.  C'est  évidemment  une  erreur,  car  elle 
n'aurait  alors  connu  que  hors  de  France  l'exécution 
du  duc  d'Enghien  qui  eut  lieu  le  21  mars.  Mais, 
comme  nous  n'avons  trouvé  aucune  lettre  d'elle  de 
janvier  à  juin  1804,  et  qu'on  ne  peut,  par  conséquent, 

(1)  Il  mettait  en   avant,  comme   motif  de    sa   démission,  la 
santé  de   sa  femme,  de  laquelle  pourtant  il  se  souciait   assez 
ement. 


LA    BARONNE    DE    KIUÏDENER  149 

savoir  avec  précision  où  elle  était  à  cette  époque, 
nous  nous  en  tenons  à  ce  que  dit  l'auteur  du  Diction- 
naire des  Anonymes  sur  Antoine-Alexandre  Bar- 
bier, bibliothécaire  du  Conseil  d'Etat  et  du  premier 
consul.  M.  ParisoL,  dans  son  article  de  la  Biographie 
universelle  de  Michaud,  confirme  d'ailleurs  le  Dic- 
tionnaire des  Anonymes  en  disant  qu'  «  après  l'as- 
sassinat politique  du  duc  d'Enghien,  elle  repassa  le 
Rhin,  ne  mettant  en  avant  que  ce  dernier  motif  » .  On 
est  donc  fondé  à  croire  que  l'horreur  bien  légitime 
qu'elle  dut  ressentir  de  l'assassinat  du  jeune  prince 
vint  à  point  chez  la  baronne  pour  teinter  de  politique 
l'aversion  qu'un  mécompte  d'amour-propre  lui  avait 
inspirée  pour  le  premier  consul. 

M'"e  de  Kid  lener,  qui  trouvait  passablement 
ennuyeux  son  séjour  en  Livonie,  cherchait  à  se  dis- 
traire en  écrivant  à  ses  amis  de  Paris  et  de  Lyon. 
Voici  une  lettre  d'elle  à  M.  Bérenger,  lettre  char- 
mante que  nous  avons  du  plaisir  à  reproduire  en  en- 
tier, parce  qu'elle  montre  chez  la  baronne  une  affec- 
tion vraie  pour  la  France  et  les  Français  : 

Riga  en  Livonie,  lu  juin  180o. 

»  Ne  croyez  pas,  mon  cher  Bérenger,  que  je  vous 
oublie  :  non  ;  tant  que  j'aimerai  la  douce  pitié,  et  les 
sentiments  élevés,  et  les  vertus  aimables,  et  tout  ce 
qui  charme  la  vie,  votre  image,  celle  du  noble  et  bon 
Camille  Jordan  et  celle  de  Ducis,  et  celle  encore  de 
l'adorable  Bernardin  de  Saint-Pierre,  se  mêleront 
aux  rivages  bien-aimés  de  la  Seine  et  du  Rhône. 

n  Qu'ils  sont  enchanteurs,  ces  bords  riants  de  la 


150  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXP    SIECLE 

Seine,  ces  délicieux  environs  de  l'Isle-Barbe  !  Que 
d'ombrages  heureux!  Que  de  vallées  mystérieuses! 
Quels  points  de  vue  romantiques  !  Quels  lieux  et  quels 
amis!  Je  me  compose  de  tout  cela  une  douce  et  tou- 
chante poésie,  qui  me  fait  rêver  et  quelquefois  ré- 
pandre des  larmes.  J'oublie  alors  que  je  suis  loin  de 
vous  et  de  la  ville  que  j'aime  le  plus  au  monde,  de  ce 
Lyon  bâti  tout  exprès  pour  mon  imagination  et  pour 
mon  cœur  ! 

»  C'est  à  Lyon  que  ma  vie,  oublieuse  de  soins  pé- 
nibles, semblait  couler  avec  la  Saône,  tranquillement, 
paisiblement,  sur  de  molles  prairies.  D'un  regard, 
j'étais  en  Suisse  ;  j'entrevoyais  le  Valais;  d'un  regard 
je  franchissais  les  Alpes  et  je  volais  en  Italie.  Je  tra- 
versais leurs  sommets  blanchis  par  les  neiges,  et 
leurs  solitudes  si  calmes,  et  leurs  torrents  si  nom- 
breux et  si  purs.. . 

»  En  suivant  le  cours  impétueux  du  Rhône,  j'étais 
d'abord  à  Vaucluse,  que  vous  avez  si  bien  célébrée 
dans  vos  Soirées  provençales;  je  revoyais  idéale- 
ment la  rade  et  le  port  de  Marseille...  Kn  face,  le 
Sapé  et  ses  noirs  sapins  m'offraient  le  religieux  séjour 
des  enfants  de  Bruno;  je  la  revoyais,  cette  Chartreuse 
qui  m'a  inspiré  le  roman  que  vous  me  demandez  et 
que  je  vous  envoie  corrig'é,  des  borJs  de  la  Baltique, 
en  vous  écrivant,  à  onze  heures  du  soir,  éclairée  par 
un  demi-jour  qui  ressemble  à  la  plus  belle  aurore. 
Dans  (Jeux  heures,  je  reverrai  le  soleil  brillant  sur  les 
Ilots  comme  dans  le  ciel. 

n  Ainsi  donc,  au  fond  du  Nord,  l'imagination,  cette 
superbe  faeullé,  me  ramène  souvent  auprès  de  mes 


LA  BARONNE  DB  CRÛDENBR  151 

amis.  Oui,  l'amitié  me  rend  les  illusions  de  la  patrie 
de  mon  cœur...  Ohï  Français,  comme  la  nature  vous 
traite  en  enfants  gâtés!  Sentez-vous  bien  tout  votre 
bonheur? Quel  peuple  dans  l'univers  a  plus  de  grâces 
à  rendre  à  cette  providence  divine,  qu'osent  nier  des 
insensés  dans  l'orgueilleuse  impiété  de  leur  délire!... 

»  Non  !  non,  je  ne  suis  point  aux  bords  de  la  Bal- 
tique ;  non,  je  n'habite  point  nos  forets  de  sapins  ;  je 
suis  sur  d  autres  rivages,  moins  déserts,  moins 
arides  ;  je  suis  dans  ce  tant  doux  pays  qu'on  ne 
'  oublier  !  comme  disait  Marie  Stuart.  J'y  suis, 
j'y  vole,  sur  les  nuages  fugitifs  d'Ossian  :  ces  nuages 
se  dessinent  comme  des  montagnes,  comme  des  es- 
cadrons ;  je  les  appelle,  je  leur  donne  des  noms  dont 
le  souvenir  est  dans  mon  cœur  pourl'éternité  !... 

»  0  mon  cher  Bérenger,  ne  me  croyez  pas  folle  : 
on    ne   l'est   pas,   quand   on    aime    éperdument  la 
France  et  les  Français.  Aussi,  les  longues  habitudes 
de  mon  cœur  ne  peuvent  être  effacées.  Ehl  comment, 
sans    ingratitude,    oublierais-je   que  la    Providence 
m'a  fait  retrouver  la  santé  en  France?  Ma  fille,  ma 
Juliette  mourante  en  Danemark,  où  elle  naquit,  m'a 
été  conservée  à  Paris.  C'est  à  Lyon  que  ma  convales- 
cence fut  prompte   et  ravissante  :  j'y  ai  trouvé  des 
amis  vrais,  des  âmes  en  harmonie  parfaite  avec  la 
ne;  «1  s  hommes  é'Iairés  qui  m'encourageaient, 
qui  me   présageaient  des  succès,  qui  ne  m'ont  pas 
trompée.  Fnlin,  c'est  à  Lyon  que  j'achevai  Valérie. 
J'avais  entrepris  cet  ouvrage  à  Genève,  inspirée  par 
les  beautés  mélancoliques  du  Léman  et  de  la  Grande- 
Ch  irtreuse.  Je  vous  en  lus  la  moitié.  Je  fis  la  même 


152  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

confidence  à  V...  et  à  Camille  Jordan.  On  me  pressa 
d'achever,  et  j'achevai  ce  romanesque  et  très  fidèle 
tableau  d'une  passion  sans  exemple  comme  sans 
tache. 

»  Ce  n'est  pas  le  désir  d'étaler  de  l'esprit  qui  m'a 
inspiré  ces  pages  que  je  crois  touchantes,  et  aux- 
quelles vos  journaux  daignent  accorder  quelques 
éloges.  Non  certes  ;  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  Val< 
appartient  à  des  sentiments  religieux  que  le  ciel  m'a 
donnés  et  qu'il  a  voulu  protéger  en  faisant  aimer  ces 
sentiments. 

»  Vous  l'avez  lu  sans  doute  cet  autre  roman,  dont 
l'héroïne  si  généreuse  et  si  bonne  épouvante  tout  son 
sexe  par  le  suicide  :  malgré  les  beautés  dont  il  étin- 
celle, il  ne  doit  pas  réussir.  Et  la  religion  est  là  debout 
pour  frapper  cette  doctrine  de  mort,  d'autant  plus 
effrayante  que  le  talent  qui  cherche  à  la  propager 
est  immense.  Au  reste,  une  inconséquence  n'est  pas 
une  intention  ;  et  pourquoi  croire  que  Mmc  de  Staèl  a 
voulu  faire  un  livre  dangereux,  elle  qui  fait  son  étude 
de  la  morale  et  qui  croit  fermement  à  la  perfecti- 
bilité dans  ce  siècle  étrange? 

»  Rendons  plus  de  justice  aux  beautés  qui  se 
trouvent  dans  l'ouvrage.  Je  ne  vois  dans  Delphine 
que  la  triste  victime  d'une  passion  forte  et  malheu- 
reuse, et  dans  ses  dernières  actions,  que  les  inconsé- 
quences d'une  tète  qui  ne  raisonne  plus.  Une  femme 
honnête  avec  une  âme  ardente,  environnée  de  la  per- 
fidie du  grand  monde,  tombe,  avec  toute  sa  candeur, 
dans  les  pièges  de  l'amour  et  du  malheur...  Et  si  Del- 
phine est  si  terriblement  punie,  l'auteur,  par  ce  talent 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  153 

d'effrayer  ainsi  sur  les  suites  du  vice,  n'a-t  il  pas  de- 
viné le  secret  de  la  morale  et  atteint  le  but  du  roman- 
cier. 

»  Je  vois,  au  reste,  par  le  succès  de  ma  chérissime 
Valérie,  que  la  pieté,  l'amour  pur  et  combattu,  les 
touchantes  affections  et  tout  ce  qui  tient  à  la  délica- 
tesse et  à  la  vertu,  émeuvent  et  touchent  plus  en 
France  qu'ailleurs,  plus  à  Lyon  que  dans  aucune 
autre  ville. 

»  Personne  ne  vous  est  plus  attaché  que 

»  La  Baronne  de  Krudener  (1).  » 

Ici  se  termine  la  première  partie  de  la  vie,  ou  plutôt 
de  la  vie  mondaine  de  M'"''  de  Krudener.  Malgré  les 
aventures  que  cette  aimable  femme  eut  un  peu  trop 
nombreuses,  mais  dont  le  temps  et  le  milieu  où  elle 
vécut  sont  peut  être  plus  responsables  qu'elle-même; 
malgré  les  chagrins,  trop  nombreux  aussi,  n'est-ce 
pas?  dont  elle  assombrit  les  dernières  années  d'un 
mari  qui  n'eut  envers  elle  d'autre  tort  —  mais  certaines 
femmes  ne  pardonnent  pas  celui-là  —  que  d'être  trop 
bon;  malgré  la  légèreté  avec  laquelle,  à  l'exemple  de 
M"1,  Geoffrin,  entre  autres,  elle  porta  le  deuil  de  cet 
homme  loyal,  aussi  distingué  par  la  culture  de  l'intel- 

(1)  Le  bibliophile  Jacob,  (M.  P.  L.  Lacroix',  qui  donne  cette 
lettre  comme  inédite,  dans  sa  Madame  de  Krudener  (Paris, 
Ollendorir.  ISSt),  et  qui  ajoute  que  Sainte-Beuve  ne  l'a  pas 
connue,  est  dans  l'erreur.  Elle  a  été  reproduite  dans  l'ou- 
vrage de  M.  Ch.  Eynard,  t.  I,  p.  1-42-i iLi  (Genève,  1839),  et 
l'on  sait  que  Sainte-Beuve  a  consacré  une  de  ses  Causeries  a 
cet  ouvr 

9. 


154  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX0    SIÈCLE 

ligence  que  par  le  cœur;  malgré  un  côté  vaniteux 
trop  prononcé  et  quelques  autres  défauts  qui,  pour 
être  moins  accentués,  n'en  étaient  pas  moins  réels, 
Mme  de  Kriidener  demeure  sympathique.  Non  seule- 
ment elle  a  écrit  en  bon  français  un  bon  livre  que  la 
duchesse  d'Abrantès  est  trop  sévère  en  le  qualifiant 
de  pourriture  d'âme,  mais  elle  a  aimé  la  France  et 
elle  l'a  aimée  avec  passion.  Devant  son  talent  d'écri- 
vain et  ses  sensations  d'artiste,  devant  son  amour 
pour  notre  pays,  toute  prévention  tombe  :  on  par- 
donne ses  impardonnables  légèretés  ;  l'on  ne  se  sent 
de  force  que  pour  admirer  la  volonté  avec  laquelle 
cette  femme  habituée  à  une  vie  oisive  se  mit  au  tra- 
vail, quel  que  soit  le  mobile  qui  l'y  ait  poussée,  et  sut 
prendre  place,  un  bon  livre  à  la  main,  parmi  cette 
pléiade  d'esprits  distingués  qui  occupaient,  de  son 
temps,  l'élite  du  public  lettré  de  l'Europe.  Elle  a  été 
maintenue  en  cette  place  par  la  critique  :  elle  la  tien- 
dra toujours. 


CHAPITRE  V 


\.a»  de  Ki  ii  h  11er  prend  le  parti  de  se  ranger.  —  Accès  de  re- 
ligiosité mystique.  —  Petites  vanités  de  la  baronne.   —  Ca- 
tère  de  sa  piété.  —  Les  lettres  de  Mm9  de  Kriideuer.    — 
La  Bible  devient  Bon  livre  de  chevet.  — ,Lettre  à  Mmi!  Armand. 

—  Piété  excessive.  —  Mm»  de  Kriidener  et  la  reine  Louise  de 
Prusse. —  .  b  moraves. —  Iuug  Stelling  le  théosopbe. 

—  A  la  petite  cour  de  Bade.  —  Oberliu.  —  Frédéric  Fon- 
taine. —  Maria  Ivuiiimriii.  —  Mma  de  Krii  lener  est  expulsée 
du  Wurtemberg.  —  M.  J.  de  Norvins  et  M.  Bignon  l'ac- 
cueillent a  Bade.  —  .M"8  Juliette  de  Kiiï  lener.  —  Illusion 
dernière  et  déception.  —  Coté  personnel  et  vaniteux  de  la 
piété  de  la  baronne.  —  Embarras  d'argent  :  prétendue  inter- 
vention de  la  Providence  en  cette  affaire.  —  Belle  et  longue 
lettre  à  Wu  Cochelet. 


Nous  allons  entrer  maintenant  dans  la  seconde 
partie  de  la  vie  de  M,ne  de  Kriidener.  Jusqu'ici,  cette 
n'a  pas  été  précisément  bien  édifiante  :  elle  ne 
tiendrait  pas  un  rang  très  distingué  dans  la  vie  des 
saintes  que  les  livres  de  piété  proposent  comme  mo- 
B  aux  jeunes  (illes.  Maintenant,  cela  va  changer. 
Quelques  événements  douloureux,  des  morts  dont 
elle  tut  témoin,  vont  faire  rentrer  en  elle  même  cette 


156  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe    SIECLE 

âme  qui  se  dissipait  tout  entière  au  dehors.  La  ba- 
ronne jure,  dans  un  accès  de  religiosité  mystique,  de 
ne  plus  se  mêler  aux  fêtes  de  ce  monde  de  perdition. 
Elle  s'occupe  sérieusement  à  épousseter  son  passé. 
D'un  trait  de  plume,  même,  elle  raye  ce  passé  et  le 
considère  comme  non  avenu.  Elle  change  sa  manière 
de  vivre.  Plus  de  bals,  plus  de  concerts,  plus  de 
soupers,  plus  de  visites  vaines...  Elle  arrache  sa 
jolie  perruque  blonde  et  laisse  repousser  ses  cheveux 
grisonnants.  Si  elle  ne  porte  pas  un  cilice,  c'est  qu'en 
vérité  cela  la  gênerait  ;  et  puis,  on  ne  le  verrait  pas. 
Car  la  voilà  convertie  pour  tout  de  bon,  arborant 
une  piété  des  plus  colorées.  Elle  ne  songe  qu'à  son 
salut  et,  pour  que  personne  n'en  ignore,  elle  s'oc- 
cupe surtout  du  salut  des  autres.  Si  elle  semble  dire 
encore,  comme  il  paraît  bien  qu'elle  l'a  dit  jadis  : 
«  Le  ciel,  c'est  moi!  »  il  n'entre  plus  dans  ses  inten- 
tions que  la  plus  pure  charité  chrétienne.  Ne  lui  en 
voulons  pas  pour  ce  mot  qu'elle  n'a  peut-être  pas 
dit  :  bien  d'autres  femmes,  et  que  le  monde  a  cano- 
nisées à  vue  de  nez,  le  disent  aussi,  le  pensent  tout 
au  moins,  et  ne  donnent  pourtant  à  leur  mari,  comme 
marque  de  leur  bon  cœur,  qu'un  avant-goût  de  l'enfer. 
Si  Mrne  de  Krudener  est  à  présent  convaincue  que  le 
bonheur  est  en  Dieu,  elle  croit  encore  plus  ferme- 
ment qu'elle  est  elle-même  un  instrument  de  Dieu 
pour  ramener  à  lui  les  brebis  égarées.  Dans  cette 
piété  de  fraîche  date,  sa  vanité  trouve  encore  son 
compte.  Cette  vanité  est  innée  en  elle  ;  elle  l'accom- 
pagne dans  tous  les  actes  de  sa  vie,  et  elle  la  tiendra 
sous  sa  main  de  fer  gantée  de  velours  jusque  dans 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  157 

ses  plus  ardents  actes  d'humilité.  L'ancienne  ambas- 
sadrice semble  toujours  dire  :  «  Écoutez-moi,  moi  qui 
suis  une  femme  supérieure  au  reste  de  l'humanité... 
moi  qui,  pour  cette  supériorité,  suis  l'élue  de  Dieu... 
moi  qui  m'élève  au-dessus  des  misères  terrestres  où 
se  traîne  le  troupeau  humain...  moi  qui  suis  plus 
pieuse  que  qui  que  soit...  moi  pour  qui  le  Ciel  fait  des 
miracles!...  Ne  suis-je  pas  moi-même  un  miracle?  » 

Voilà  ce  qu'elle  répète  sur  tous  les  tons  :  c'est 
toujours  la  même  antienne  et  elle  récite  elle-même 
ses  propres  litanies. 

Ce  côté  vaniteux  et  théâtral  ne  la  quittera  jamais. 
Si,  comme  l'a  dit  M.  Joubert,  «  la  piété  est  un  re- 
mède »,  elle  ne  guérit  pas  de  tout.  Celle  de  Mine  de 
Kriïdener,  assez  irréligieuse  d'ailleurs  puisqu'elle  ne 
suit  en  réalité  aucune  religion,  si  ce  n'est  celle 
qu'elle  s'est  faite  et  qu'elle  pratique  comme  elle  pra- 
tiquait celle  de  Zacharias  Werner,  «  la  sainte  reli- 
gion de  l'amour  »,  cette  piété  est  tout  simplement 
une  nouvelle  incarnation  de  son  cœur.  Ses  convic- 
tions nouvelles  ne  sont  autre  chose  encore  que  ses 
désillusions  d'amour.  Plus  tard  cela  changera.  Mais 
en  attendant,  cet  amour  de  Dieu  qui  la  prend  comme 
une  maladie  et  l'imprègne  peu  à  peu  jusqu'aux 
moelles,  c'est  toujours  de  l'amour  :  il  a  changé  d'ob- 
jet, voilà  tout.  La  baronne  avait  besoin  d'aimer 
encore:  quelque  étrange  que  cela  paraisse,  son  cœur 
«  tait  inassouvi.  L'amour,  chez  elle,  ne  pouvait  chô- 
iii'  ( .  Mais,  celte  fois,  le  Ciel  et  non  le  diable,  en  bé- 
néficia. En  [tassant  par  Dieu,  son  amour  s'élève,  se 
purilie  et  se  transforme  en  charité.  Voilà  qui  est  au 


158  UNE    ILLUMINÉE   AU    XIXe    SIECLE 

mieux  :  mais  la  baronne  conserve  dans  cette  seconde 
«  manière  »  de  son  cœur,  sans  qu'elle  s'en  doute 
certainement,  un  peu  de  la  mise  en  scène  de  vanité 
féminine  qu'elle  avait  dans  ses  ardeurs  de  cœur  les 
plus  terrestres.  Et  si,  entichée  de  religion,  elle  affecte 
maintenant  de  parler  aux  pauvres,  aux  déshérités,  aux 
humbles,  c'est  que,  sous  sa  piété,  réelle  pourtant, 
couve  le  perpétuel  besoin  de  poser  devant  quelqu'un, 
de  monter  en  chaire  dès  qu'elle  a  un  auditoire  et  de 
se  faire  admirer.  Elle  fait  minauder  sa  piété  devant 
lui,  comme  elle  faisait  jadis  minauder  son  visage 
et  son  esprit  dans  les  salons.  C'est  une  transfor- 
mation, —  inconsciente,  il  le  faut  croire,  —  de  l'amour 
du  monde,  de  l'amour  de  soi,  de  l'amour  d'être  aimé. 
C'est  parce  même  sentiment  qu'on  la  verra  rechercher 
l'intimité  des  souverains  et  les  prêcher  comme  elle 
prêche  le  peuple.  Mais  qu'on  lui  pardonne  ce  nouveau 
manège  :  au  fond,  on  y  trouve  un  sentiment  de  véri- 
table charité  chrétienne,  malheureusement  un  peu 
entaché  d'orgueil  non  moins  véritable. 

Les  lettres  de  Mmo  de  Krùdener,  à  partir  de  cette 
seconde  époque  de  sa  vie,  ne  sont  plus  que  ce  qu'on 
pourrait  appeler  des  «  lectures  édifiantes.  »  Toutes 
se  ressemblent.  Qui  en  a  lu  une  les  a  lues  toutes. 
Elles  ne  parlent  que  de  piété,  mais  d'une  piété  outrée 
et  bien  laite  pour  en  excéder  Dieu,  malgré  toute  sa 
patience,  et  pour  en  dégoûter  les  gens.  La  Bible  est 
devenue  son  seul  livre,  sa  seule  occupation,  sa  seule 
conversation.  En  venté,  elle  en  a  fait  son  dada  et  ses 
lettres  ne  sont  que  des  morceaux  de  Bible,  des  com- 
mentaires théologiques  et  des  sermonsaccommodés  à 


LA  BARONNE  DE  KRÛDBNEB  159 

sa  situation  et  à  celle  des  personnes  à  qui  elle  écrit. 
Eu  voulez-vous  un  spécimen?  Bien  qu'elle  ne  soit 
pas  amusante,  lisez  cette  lettre,  prise  au  hasard  entre 
plus  de  cent  :  voici  ce  que  la  nouvelle  dévote  mande 
à  son  amie  Mm"  Armand  : 

«  Chère  Armand,  vous  n'avez  pas  d'idée  du  bon- 
heur que  me  donne  cette  religion  sainte  et  sublime  :  je 
vais,  comme  un  enfant,  m'éclairer,  me  consoler,  me 
réjouir,  me  confier  dans  ce  Sauveur  bienfaisant. 
Quand  j'ai  des  embarras,  je  le  prie,  et  il  les  dis- 
sipe ;  quand  je  suis  mal  jugée,  je  vais  à  lui,  je  pense 
comme  il  a  souffert  et  il  me  console;  quand  je  vois 
l'ingratitude  des  hommes,  je  pense  que  nous  devons 
faire  le  bien,  comme  l'arbre  sain  porte  des  fruits, 
sans  nous  embarrasser  des  suites  et  sans  vouloir  de 
la  reconnaissance.  Comme  l'enfant  va  à  sa  mère, 
ainsi  mon  âme  va  à  cette  source  de  miséricorde  qui 
guérit  tous  les  maux.  Quand  je  sens  l'empire  du 
péché,  des  mouvements  de  vanité,  la  folle  envie  de 
briller  aux  yeux  des  hommes,  je  vais  à  lui  et  le  prie 
de  me  guérir  :  mon  âme  est  affranchie  de  toute  pas- 
sion. L'amour,  l'ambition,  les  grandeurs  me  pa- 
raissent une  folie  ;  les  trop  fortes  affections,  même 
les  plus  légitimes,  me  paraissent  néant  auprès  de  ce 
bonheur  pur  et  céleste  qui  vient  d'en  haut  (1).  Cepen- 

l;  Ohl  ohl  madame   la  baronne,  votre    zèle  religieux  vous 
emporte  trop  loio  et  (ait  penseï  à  ces  vers  de  Molière  : 

I.  m'en*  gn  •  A  n'avoir  affection  pour  îicn; 
De  toutes  amitié!  il  détacha  mou  (Une; 
Et  .  i  mourir  frère,  enfanta,  mero  et  femme, 

je  m'en  souoieraia  autant  quo  do  cela. 
I    .    .     .    ri.) 


100  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX'     SIÈCLE 

dant  j'aime  encore,  je  le  sens,   trop  passionnément 
ma  fille  et  ma  mère,  et  même  l'amitié.  » 

Elle  oublie  même,  la  pauvre  femme,  dans  ses 
débauches  de  piété  et  dans  cet  état  aigu  d'amour  de 
Dieu,  qu'elle  a  aussi  un  fils,  un  fils  excellent,  et  que 
c'est  offenser  Dieu  d'oublier  que  celui-là  a  droit 
aussi  à  une  part  de  son  affection.  Il  la  mérite  d'ail- 
leurs pleinement.  Mais  la  baronne  est  maintenant  la 
proie  d'un  engouement  terrible  pour  la  dévotion  ;  cet 
engouement  menace  de  lui  faire  oublier  tous  ses 
devoirs,  comme  le  fit  jadis  la  fièvre  des  plaisirs.  Cette 
pauvre  femme  manquera  toujours  d'équilibre  et  de 
mesure.  C'est  très  bien  d'être  dévote  et,  parce  que 
l'on  a  fait  mille  fredaines,  de  chercher  à  convertir 
des  gens  qui  n'ont  sans  doute  pas  un  tel  besoin  de  se 
repentir;  mais,  en  pareille  conjoncture  et  en  quelques 
autres  aussi,  il  serait  bon  de  se  rappeler  que, 

La  parfaite  raison  fuit  toute  extrémité, 
Et  veut  que  l'on  soit  sage  avec  sobriété. 

M'U£  de  Krudener  paraissait  l'ignorer.  Elle  prenait 
à  la  lettre  les  sévérités  de  langage  de  la  Bible  et  ne 
songeait  qu'à  les  exagérer,  au  lieu  d'en  saisir  l'esprit 
et  d'y  accommoder  sa  vie  avec  le  bon  sens  tolérant 
et  pratique  de  Molière.  Elle  s'abîmait  de  plus  en 
plus  dans  l'étude  des  livres  saints  et  dans  la  médita- 
tion. Elle  s'exerçait  aussi  à  la  charité.  C'est  dans  ces 
premiers  essais  qui  précédèrent  ses  entreprises  de 
prosélytisme  et  de  prédication  en  grand,  qu'elle  ren- 
contra la  reine  de  Prusse  à  Kœnigsberg.  C'était  à  la 
fin  de  1800,  après  Iéna  et  Auerstaedt  et  la  destruction 


LA    BARONNE    DE    KlUÏDENER  161 

presque  totale  de  l'armée  prussienne.  Elle  lui  rappela 
qu'elle  avait  eu  l'honneur  de  lui  être  présentée  à 
Berlin  lorsqu'elle  y  était  ambassadrice  de  Russie;  et, 
la  trouvant  dans  le  malheur,  elle  lui  parla  des 
armées  russes  qui  étaient  en  marche  pour  la  faire 
rentrer  dans  sa  capitale  et  châtier  Napoléon;  elle 
lui  parla  des  consolations  que  les  âmes  pures 
comme  la  sienne  trouvent  à  se  rapprocher  de  Dieu, 
et  la  reine  en  trouvait  effectivement  au  langage 
pieux  et  mystique  de  la  douce  prêcheuse. 

La  baronne  était  on  ne  peut  plus  flattée  de  l'atten- 
tion que  la  gracieuse  souveraine  daignait  accorder  à 
ses  discours,  ou  plutôt  à  ses  sermons.  Elle  sut,  à  la 
faveur  de  ce  liant  que  le  malheur  donne  aux  âmes, 
s'insinuer,  la  Bible  à  la  main,  dans  les  bonnes  grâces 
tout  indulgentes  de  la  reine,  et  il  semble  bien  qu  elle 
ait  joui  quelque  temps  de  son  intimité.  Il  n'y  a  pas 
d'exagération  à  dire  que  la  reine  Louise  se  laissa 
influencer  par  l'ancienne  ambassadrice.  Elle  ac- 
cueillit avec  bienveillance  ses  consolations,  ses  pa- 
roles d'espérance  dans  un  avenir  meilleur.  Le  lan- 
gage ligure  de  la  Bible,  les  accents  religieux  et  con- 
solants de  celle  qui  empruntait  ce  poétique  langage 
pour  lui  donner  confiance  dans  l'avenir,  lui  furent 
très  sympathiques  ;  il  y  eut  entre  «  cette  femme  an- 
gélique  »  (1)  et  la  baronne  un  peu  plus  d'expansion 
que  n'en  comporte  le  protocole  des  cours,  et  la  sou- 
veraine lui  écrivit  des  lettres  qui   prouvent  qu'elle 

(1)  Expression  de  M»»  de  KruMcner,  parlant  de  la  reine  de 
une  lettre  .ï  M11*    Cochelet,  lectrice  de   la  rciue 
[lortenie.  Voir  cette  lettre  plus  loin,  page  118. 


162  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

avait  ressenti  un  véritable  bien  moral  à  s'entretenir 
avec  elle.  Mais  Mme  de  Krudener,  avec  la  pointe  de 
vanité  qu'on  retrouve  au  fond  de  tous  ses  actes,  se 
targuait  auprès  de  qui  voulait  l'entendre  de  cette 
auguste  amitié. 

Lorsque  la  reine  quitta  Kœnigsberg,  Mme  de  Kru- 
dener voyagea  à  travers  l'Allemagne.  Elle  visita  les 
établissements  des  Frères  Moraves,  sorte  d'associa- 
tion, de  secte  chrétienne  dont  elle  admira  la  grande 
pureté  de  mœurs,  et,  de  plus  en  plus  fortifiée  dans 
ses  idées  de  dévotion,  elle  se  rendit  à  Garlsruhe  où 
un  médecin  oculiste,  Iung  Stelling,  badois  de  nation 
et  théosophe  de  profession,  faisait  beaucoup  parler 
de  lui  comme  illuminé.  C'était  un  homme  fort 
recommandable  'd'ailleurs,  de  mœurs  parfaites,  qui 
prétendait  entrer  en  communication  avec  Dieu  et 
recevoir  de  lui  des  lumières  particulières. 

Mme  de  Kriidener  était  admirablement  disposée, 
par  son  mysticisme  et  sa  piété  un  peu  déréglée,  à 
donner  dans  l'illuminisme.  Un  pense  si  elle  écouta 
avec  componction  le  langage  de  Stelling.  Fascinée 
par  ses  paroles  et  le  récit  de  ses  extases,  elle  parvint, 
afin  de  n'en  pas  perdre  un  mot,  à  se  faire  offrir  l'hos- 
pitalité dans  la  maison,  dans  la  famille  même  de 
Stelling. 

Bile  ne  quitta  son  toit  que  pour  se  faire  présenter 
à  la  cour  de  Bade.  Elle  y  fut  accueillie  au  mieux.  On 
rétait  surtout  en  elle  l'auteur  de  Valch'ie,  maison 
se  montrait  passablement  étonné  du  ton  religieux 
qui  était  maintenant  celui  de  toutes  ses  conversations 
et  qui  tranchait  si  fort  avec  ce  qui  avait  transpiré  de 


LA  BARONNE  DB  KRUDENER  103 

sa  vie  passée  et  l'allure  romanesque  plutôt  que  reli- 
use  de  son  livre. 

C'est  à  Bade  qu'elle  vit  pour  la  première  fois  la 
reine  Ilorlense.  La  tille  de  Joséphine  conçut  une  vive 
amitié  pour  celte  femme  distinguée,  l'auteur  connue 
d'un  roman  à  la  mode.  En  même  temps,  Mmc  de  Kri'i- 
dener  se  liait  avec  la  lectrice  de  la  reine,  M11''  Coche- 
let.  Elle  lui  écrivit  plus  tard  des  lettres  remarquables, 
toujours  empreintes  d'une  nuageuse  religiosité.  Elle 
essayait  ainsi  de  la  convertir,  par  correspondance,  elle 
et  sa  gracieuse  patronne,  à  une  vie  plus  grave  où 
Dieu  n'aurait  pas  été  réduit  à  l'état  de  puissance  né- 
gligeable, et  relégué  à  l'antichambre  ou  à  l'office. 

Les  conversations  qu'elle  avait  eues  avec  Iung  Stel- 
ling  avaient  développé  ses  goûts  pour  ce  qui  touchait 
au  surnaturel.  Aussi  voulut-elle  connaître  tous  les 
«  voyants  »  et  illuminés  de  l'époque.  Il  y  avait  au 
IJan-de-la-Roche,  en  Alsace,  un  pasteur,  Frédéric 
Oberlin,  qui  menait  une  vie  sainte  et,  par  sa  charité, 
faisait  l'éditication  de  tous  les  paysans.  On  disait,  il 
disait  aussi,  qu'il  était  en  relations  avec  les  esprits 
invisibles,  à  la  manière  de  Swedenborg,  de  Stelling- 
me  l'Alsace  n'est  pas  loin  de  Bade,  M1"0  de  Krïide- 
l'alla  voir.  Elle  fut  enthousiasmée  de  lui  et  de  ses 
idées.  Elle  voulut  alors  connaître  un  autre  pasteur» 
qui  se  prétendait  également  en  relations  avec  les 
puissances  surnaturelles,  Frédéric  Fontaine,  descen- 
dant  «l'une  famille  française  réfugiée  en  Allemagne 
après  la  révocation  de  Fc* lit  de  Nantes,  mais  dont  les 
attaches  avec  le  Ciel  paraissent  n'avoir  été  que  des 
onnades.  Elle  se  mit  aussi  en  rapport  avec  une 


lGi  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

illuminée,  une  »  nécromancienne  »  comme  l'appelle 
irrévérencieusement  le  baron  Bignon,  Maria  Kumm- 
rin,  dont  Frédéric  Fontaine  était  en  quelque  sorte  le 
bamum.  Ce  Fontaine,  intrigant  et  peut-être  pis  en- 
core, devait  plus  tard  causer  à  Mra0  de  Krudener, 
trop  naïvement  confiante,  plus  d'un  ennui;  il  devait 
même  rejaillir  sur  elle  une  certaine  déconsidération 
pour  avoir  protégé  un  tel  personnage. 

Elle  fut  d'abord  émerveillée  de  ce  que  lui  dit  Maria 
Kummrin  sur  son  passé,  étonnée  de  ce  que  la  sor- 
cière lui  prédit  pour  l'avenir.  Dans  un  embarras 
financier,  la  pythonisse  rustique  lui  ayant  dit  de  ne 
se  point  inquiéter,  qu'il  allait  lui  arriver  de  l'argent, 
elle  la  crut.  Et  le  lendemain  une  somme  de  cent 
louis  lui  était  offerte  par  un  ami  de  fraîche  date  à  qui 
elle  avait  confié  son  embarras.  Mais  elle  ne  douta 
plus  dès  lors  du  don  de  prophétie  de  la  voyante. 
D'autres  menues  prédictions,  que  M,nc  de  Krudener 
eut  la  bonté  de  croire  réalisées  par  l'événement,  la 
confirmèrent  dans  une  croyance  qui  ne  demandait 
qu'à  se  fortifier.  Le  fait  suivant  avait  déterminé  «liez 
elle  le  plus  vif  engouement  pour  la  vieille  diseuse  de 
bonne  aventure  :  «  Elle  avait  prédit  à  sa  nièce,  mariée 
à  un  Espagnol,  le  marquis  d'Oschando,  qu'elle  serait 
bientôt  réunie  à  son  mari;  et  en  effet  il  était  arrivé  que 
celui-ci,  qui  se  battait  en  Allemagne  contre  les  Fran- 
çais, ayant  été  fait  prisonnier  et  envoyé  en  France, 
était  venu  tout  d'un  coup,  avec  permission,  sur- 
prendre sa  famille  par  une  apparition  inattendue^).» 

(1)    liaroi»    Bignon,    Histoire  de  Franc*  sous  Napoléon,  t.    X. 
Eclaircissement,  p.  v. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  105 

C'est  à  la  suite  de  l'enthousiasme  que  la  réalisation 
de  cette  prédiction  avait  excité  en  elle  que  Mmo  de 
Krudener  témoigna  à  la  pythonisse  une  vénération 
qui  lit  qu'elle  lui  oiïrit  de  vivre  avec  elle,  ce  que 
celle-ci  accepta  avec  joie. 

Voilà  donc  maintenant  Maria  Kummrin  attachée  à 
sa  personne.  M"'  de  Krudener  parlait  d'elle  partout. 
Entendue  comme  elle  l'était  à  faire  de  la  réclame, 
elle  ne  fut  pas  longue  à  la  mettre  en  grande  vogue. 
Une  nombreuse  clientèle  venait  sans  cesse  consulter 
la  prophétesse.  Mme  de  Krudener,  rêvant  le  retour  à 
je  ne  sais  quel  âge  de  pureté  biblique,  s'était  retirée» 
en  attendant,  dans  un  petit  village  du  Wurtemberg. 
Dans  sa  contiante  facilité,  elle  avait  donné  asile  sous 
son  toit,  non  seulement  à  Maria  Kummrin,  mais  au 
pasteur  Fontaine  et  à  sa  famille.  Elle  était  passable- 
ment exploitée  par  ce  dernier.  Mais,  dans  son  aveu- 
glement sans  méfiance  et  quasi  religieux,  tout  sem- 
blable à  celui  de  l'amour,  elle  ne  s'apercevait  de 
rien. 

Cependant,  la  foule  qui  venait  consulter  la  prophé- 
se  campagnarde  écoutait  aussi  la  Vellédadu  grand 
monde.  Comme  tous  les  grands  hommes,  la  baronne 
se  croyait  inspirée  de  Dieu  et  profilait  de  ce  qu'elle 
avait  un  auditoire  pour  lui  faire  des  sermons.  Ces 
innocents  manèges  avaient  provoqué  la  défiance  du 
gouvernement  qui  ne  la  trouvait  pas  drôle  avec  ses 
sermons,  et  un  beau  jour  Mmu  de  Krudener  reçut 
l'ordre  «le  quitter  le  Wurtemberg  sous  vingt-quatre 
heures.  Cela,  ni  la  voyante,  ni  l'illuminée,  ni  la  nécro- 
mancienne ne  l'avaient  prédit.  La  flagornerie  du  roi 


100  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIECLE 

de  Wurtemberg  envers  Napoléon  était  un  peu  cause, 
mais  un  peu  seulement,  de  cette  rigueur.  L'Autriche, 
qui  avait  profité  de  ce  que  l'empereur  était  avec 
son  armée  en  Espagne,  venait  d'envahir  la  Bavière. 
Le  roi  de  Wurtemberg,  ne  sachant  trop  tout  d'abord 
s'il  devait  prendre  les  intérêts  de  son  peuple  et  mar- 
cher avec  l'Autriche  contre  Napoléon,  l'oppresseur 
de  l'Allemagne,  ou  servir  le  tyran  qui  avait  changé 
si  couronne  grand-ducale  en  couronne  royale,  le  roi 
de  W'urtemberg  se  décida  en  faveur  de  Napoléon.  I!  y 
vit  un  intérêt  plus  immédiat.  Il  avait,  dit  M.  de  Nor- 
vins,  saisi  vigoureusement,  en  portant  son  armée  sur 
ses  frontières,  l'occasion  de  gagner  les  éperons  de  la 
royauté. ..  Absorbé  par  les  devoirs  de  la  défense  natio- 
nale, et  de  plus  protecteur  peu  évangélique  du  repos 
public  et  du  sien,  il  avait  été  alarmé  de  l'entraîne- 
ment qui  portait  les  gens  de  la  campagne  aux  prédi- 
cations religieuses  de  Mme  de  Krïidener,  et  aussi  du 
crédit  que  lui  conciliait  son  inépuisable  charité.  En 
conséquence,  il  avait  donné  ordre  à  ses  baillis  de 
l'expulser  de  la  terre  wurtembergeoise,  elle  et  ses 
adeptes,  n'ayant  nul  souci  du  rang  qu'elle  avait  tenu 
dans  le  grand  monde,  encore  moins  de  ses  doctrines, 
et  ne  voulant  pas  en  avoir  d'autre  que  celui  de  re- 
pousser les  Autrichiens  de  son  royaume  et  de  servir 
l'empereur  Napoléon,  à  qui  il  devait  sa  couronne  (i)  •  » 
Mais,  la  vérité  craie  sur  tout  cela,  c'est  que  le  roi 
de  Wurtemberg,  à  ce  que  nous  apprend  M.  Bignon, 
avait  une  rancune  toute   personnelle  contre  Maria 

(ly  J.  de  Norvius,  Mémorial,  t.  111,  p.  269. 


LA    BARONNE    DE    K1ÙÏDENER  167 

Kummrin.  Cette  bonne  vieille  avait,  paraît-il,  fait 
jadis  sur  le  prince  une  prédiction  dont  il  n'avait  pas 
été  fort  satisfait,  qui  l'avait  même  alarmé  et  dont  il 
lui  gardait  un  profond  ressentiment;  Il  n'y  avait 
en  vérité  pas  de  quoi,  et  c'était  se  ravaler  au  niveau 
de  la  nécromancienne  que  de  prendre  au  sérieux  ce 
qu'elle  pouvait  prédire.  Mais  ce  qui  servit  de  prétexte 
à  la  vengeance  royale,  c'est  qu'on  venait  en  foule  à  la 
consultation  de  la  sibylle  :  le  souverain  imagina  donc 
que  cette  affiuence  de  peuple  pouvait  très  bien  venir 
là  pour  une  conspiration.  C'est  du  moins  le  motif  qu'il 
lit  d  Ki  udener,  pour  justiiiersesordres 

d'expulsion. 

C'est  jouer  de  malheur,  écrivait  la  baronne  à  son 
vieil  ami  le  prince  de  Ligne.  Dans  le  quinzième 
siècle,  <»n  croyait  au  sortilège;  aujourd'hui  qu'on  ne 
croit  plus  aux  enchantements  mène,  tant  on  est  rai- 
sonnable, je  suis  prise  pour  une  enchanteresse.  En- 
core, si  j'avais  de  beaux  yeux  comme  autrefois,  je 
m'en  consolerais  avec  vous  qui  savez  que  je  n'ai  ja- 
mais conspiré  que  contre  l'ennui.  » 

C'était  bien  gentil,  bien  spirituel,  ce  qu'elle  écrivait 
là  ;  mais  tout  cela,  non  plus  que  sa  qualité  d'ancienne 
ambassadrice,  celle  de  petite-fille  du  maréchal  de 
Mûnnich,  ne  faisait  point  révoquer  Tordre  de  son 
expulsion.  «  Je  suis  d'une  famille  qu'on  exile  »,  se 
disait  elle,  non  sans  un  certain  orgueil,  en  guise  de 
consolation.  Sa  lierté,  bien  légitime  ici,  la  consolait 
du  la  bassesse  du  roi  envers  un  plus  puissant  que  lui, 
et,  le  beau  rôle,  c'est  elle  qui  l'avait.  D'ailleurs,  elle 
ne  se  mêlait  encore  nullement  de  politique,  la  Bible 


168  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX"    SIÈCLE 

et  les  prédications  suffisant  à  occuper  ses  loisirs,  et 
elle  disait  un  jour,  en  cette  année  de  1809,  Tannée  de 
Wagram  :  «  Moi,  en  politique,  je  suis  une  tourterelle 
d'innocence.  Je  l'abhorre.  Je  ne  veux  que  la  paix.  » 

Mme  de  Krudener  avait  connu  précédemment  à 
Berlin  M.  Bignon  qui,  depuis,  était  devenu  ministre 
de  Napoléon  auprès  du  grand-duc  de  Bade.  Elle  eut 
l'idée  de  lui  écrire  pour  lui  demander  sa  protection. 
Lui  rappelant  leurs  bonnes  relations  d'autrefois,  elle 
le  priait  de  la  laisser  venir  prendre  asile  à  Bade  et 
de  lui  ménager  un  bon  accueil  de  1  Administration. 

M.  Bignon  était  trop  galant  homme  pour  ne  pas 
se  prêter  à  un  désir  si  légitime  de  Mme  de  Krudener. 
Il  lui  répondit  sur-le-champ  qu'elle  n'avait  qu'à  venir 
à  Bade,  qu'elle  était  assurée  d'y  trouver  liberté  et 
protection. 

La  baronne,  obéissant  alors  à  l'ordre  du  roi  de 
Wurtemberg,  quitta  le  village  de  Sainte-Marie  où 
son  existence,  pourtant  bien  calme  et  bien  paisible, 
avait  trouvé  le  moyen  de  porter  ombrage  au  souve- 
rain. Elle  partit  avec  toute  sa  maisonnée  d'illuminés 
pour  la  terre  promise  de  Baile.  Mais,  en  voiture  et 
tout  le  long  de  la  route,  elle  se  vengeait  de  son  dé- 
ménagement forcé  par  mainte  épigramme  à  l'adresse 
du  roi  de  Wurtemberg  et  de  son  odieuse  intolérance. 
Rappelant  gaiement  le  mot  d'Yorick  à  la  mouche  : 
«Le  monde  est  assez  grand  pour  nous  deux  »,  elle 
ajoutait  :  «  Est-ce  que  les  Etats  du  roi  de  Wurtem- 
berg ne  sont  pas  assez  grands  pour  lui  et  moi?  »  Le 
mot  était  d'autant  plus  piquant  que  ce  monarque  était 
d'une  obésité  monstrueuse  :  à  la  table  royale,  on  avait 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  10'.) 

dû  pratiquer  une  large  échancrure  pour  y  loger  la 
rotondité  de  sa  personne,  sans  quoi  ses  mains  n'au- 
raient pu  toucher  le  bord  de  son  assiette. 

Mme  de  Krudener  s'amusait  aussi  à  traiter  ce  roi  de 
tyran  impitoyable;  elle  l'appelait  un  a  vrai  Moabite  », 
—  car  maintenant  elle  ne  pouvait  plus  se  dépêtrer  du 
langage  biblique  auquel  elle  empruntait  toutes  ses 
comparaisons;  elle  lui  prédisait,  dans  des  phrases 
pittoresques  et  figurées,  une  avalanche  de  calamités 
dont  les  plaies  envoyées  à  l'Egypte  pour  la  punir  des 
méfaits  de  son  roi  Pharaon  pouvaient  donner  une 
idée  approchante.  Maria  Kummrin  renchérissait  sur 
ses  prélictions  et  le  feu  du  ciel  avait  beau  jeu  à  dé- 
truire un  royaume  si  peu  hospitalier.  Ce  n'était  pas 
très  charitable,  mais  c'était  une  manière  de  passer  son 
temps  et  sa  mauvaise  humeur,  d'entretenir  même  une 
douce  gaieté  dans  toute  la  pieuse  carrossée,  —  et  de 
cela,  nons  ne  blâmons  nullement  la  baronne. 

On  arriva  à  Bade.  Avant  d'aller  voir  M.  Bignon, 
Mme  de  Krudener  eut  l'idée  de  mander  chez  elle  l'ai- 
mable M.  de  Norvins,  et  de  tâter  un  peu  auprès  de 
lui  le  terrain  politique  avant  de  faire  établissement 
dans  cette  ville.  «  Elle  était,  a  raconté  M.  de  Norvins, 
non  précisément  logée,  mais  campée  à  la  manière 
des  patriarches,  dans  une  maison  isolée,  au  milieu 
Je  la  jolie  vallée  nommée  Liclitenthal  (la  vallée  des 
lumières).  La  dignité  de  son  air,  la  sérénité  inefla- 
}le  de  son  visage  et  de  celui  de  sa  jeune  fille  non 
noins  que  la  sévérité  puritaine,  bien  que  négligée, 
ie  leur  toilette,  eussent,  n'importe  où,  attiré  mon 
ittentionsur  ces  deux  personnes.  La  mère,  avec  ses 

10 


170  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX''    SIECLE 

longs  cheveux  encore  blonds  confusément  épars  et 
ses  yeux  d'un  bleu  pénétrant,  presque  incisif,  aurait 
pu  donner  ridée  de  la  pythonisse  d'Endor,  et  sa  fille, 
d'une  beauté  et  d'une  résignation  bibliques,  donner 
l'idée  de  Jephté,  ou  rappeler  la  colombe  de  l'arche, 
quand  elle  revint  dire  que  la  terre  ne  paraissait  nulle 
part.  En  effet,  la  terre  venait  de  leur  manquer;  elles 
étaient,  l'une   et  l'autre,    avec  leurs  gens   et   ceux 
qu'elles  appelaient  leurs    amis,   hommes,   femmes, 
enfants,  fugitives  bannies  du  royaume  de  Wurtem- 
berg, et   elles  demandaient  un  asile  à  la  terre  de 
Bade.  Les  paquets,  les  bagages  de  cette  petite  colonie 
dispersés  autour  d'elles,  deux  vieilles  calèches  devant 
la  maison,  l'air  étrange,  inconnu  de  toutes  ces  per- 
sonnes qui  ressemblaient  à  des  martyrs  en  convales- 
cence, tout  cet  ensemble  me  causa  une  impression 
singulière.  Mais  avant  tout  il  leur  fallait,  ce  qu'on  ne 
peut  refuser  qu'aux  parricides,  un  asile,  un  sol  où  re  - 
poser  la  tête...  et  elle  sollicitait  ma  protection  auprès 
du  gouvernement  badois.  Je  la  lui  garantis  à  l'instant 
au  nom  de  mon  souverain,  et  je  l'assurai  que  le  jour 
même  mon  ami  le  ministre  de  France  viendrait  la  lui 
offrir  aussi  au  nom  de  l'Empereur.  Alors  ce  fut,  de  sa 
part  et  de  celle  de  la  douce  Juliette,  sa  fille,  un  con- 
cert de  bénédictions,  une  sorte  de  délire  de  recon- 
naissance. En  elfct,  je  tendais  la  main  à  des  naufragés, 
à  des  bannis  de  la  civilisation  du  dix-neuvième  siècle. 
C'était  pour  elles,  persécutées  et  proscrites,  les  faibles 
femmes,  échapper  à  une  horrible  infortune  (1).  » 

(i)  J.  de  Norvins,  Mémorial,  t,  111,  p.  268. 


LA.    BARONNE    DE    KRUDEN  171 

Voilà  donc  Mme  de  Kriidener  bien  reçue  à  Bade  et 
assurée  de  la  protection  de  deux  des  plus  importants 
fonctionnaires  de  l'Administration.  Présentée  à  la 
princesse  Stéphanie,  grande-duchesse  héritière  de 
Bade  et  fille  adoptive  de  Napoléon,  qui  avait  déjà 
entendu  parler  d'elle  et  avait  lu  Valérie,  elle  fut 
accueillie  au  mieux.  M.  Bignon  et  M.  de  Norvins  de- 
vinrent vite  ses  intimes  et  chacun  d'eux  a  tenu  à  con- 
signer, dans  ses  écrits,  l'agréable  souvenir  de  ses 
n  lations  avec  une  femme  si  distinguée,  déjà  connue 
par  son  talent  d'écrivain,  et  qui  allait  bientôt  devenir 
célèbre  par  ses  prédications  et  son  prosélytisme  reli- 
gieux, ci  Nous  lûmes  bien  payés  de  notre  service,  Bi- 
gnon  en  moi,  a  écrit  M.  de  Norvins,  par  le  charme  de 
l'entretien  de  l'auteur  de  Valérie  et  de  cet  esprit 
dange  qui  était  selon  moi  exclusif  à  sa  fille.  Ces 
dames  devinrent  donc  notre  société  habituelle  jus- 
qu'au moment  où  Bignon  dut  partir  pour  Vienne. 
Alors,  je  restai  seul  héritier  d'une  partie  de  ses  pou- 
voirs politiques  et  de  toute  l'afléction  qu'il  portait  à 
Mme  de  Kriidener.  Je  me  crus  obligé  de  l'aimer  pour 
deux.  Les  conversations  littéraires  de  Juliette  et  de 
sa  mère  avaient  pour  moi  un  attrait  tout  à  fait  nou- 
veau. Leur  exquise  sensibilité  en  matière  de  goût 
était,  si  je  puis  le  dire,  le  reflet  académique  de  celle 
de  leur  âme;  elles  portaient  en  toute  chose  l'amour 
passionné  du  bien,  sans  prétentions,  sans  intolérance, 
sans  bruit,  sans  vanité.  Rien  n'était  plus  délicieux 
que  de  voir  la  douce  Juliette,  qu'un  enfant  eût  fait 
-  >,  s'é>  hauller  insensiblement  au  gré  de  sa  nature 
expansive,  pour  une  action,  pour  une  idée,  pour  une 


17*2  UNE    ILLUMINÉE    AU  XIXe    SIECLE 

œuvre  de  prose  ou  de  poésie,  de  poésie  surtout.  Elle 
devenait  alors  sublime  à  sa  manière,  qui  n'était  pas 
celle  de  sa  mère.  Celle-ci  était  la  harpe  ou  la  lyre, 
Juliette  était  la  mélodie  (1).  » 

De  sou  côté,  le  baron  Bignon  n'est  pas  moins  en- 
thousiaste ;  mais  il  met  en  relief  un  autre  côté  de  l'es  - 
prit  et  du  charme  de  société  de  Mme  de  Krudener 
Gomme  M.  de  Norvins,  il  est  ensorcelé  par  la  grâce 
de  la  jeune  Juliette,  fille  de  la  baronne.  «  L'ar- 
rivée de  Mme  de  Krudener  dans  le  grand-duché 
de  Bade,  dit-il,  apporta  beaucoup  d'agrément  dans 
notre  petite  société.  Mme  de  Krudener  ne  composait 
pas  encore  des  sermons  ou  des  prières,  mais  seule- 
ment des  histoires  pleines  de  visions,  de  spectres, 
d'apparitions,  de  fantômes,  qui  faisaient  grand  effet 
sur  nous,  surtout  lorsqu'elle  nous  les  contait,  le  soir, 
sur  les  ruines  du  vieux  château  de  Bade.  Tous 
ces  récits  étaient  charmants,  ou  du  moins  nous 
paraissaient  tels,  car  ce  petit  cercle,  dont  faisait 
partie,  entre  autres,  M.  de  Norvins,  avait  alors  sur  sa 
tête  trente  années  de  moins.  Il  faut  ajouter,  et  l'addi- 
tion n'est  nullement  indifférente,  que  Mma  de  Kru- 
dener n'était  pas  venue  seule  ;  elle  avait  avec  elle 
M1Ie  Juliette,  sa  fille,  jolie  personne  de  dix-sept  ans, 
accompagnement  qui  ne  gâte  rien  au  charme  que 
répand  autour  d'elle  une  femme  d'esprit  (2).  » 

Pour  bien  montrer  que  Mml!  de  Krïidener  apportait 
avec  elle,  partout  où  elle  allait,  un  grand  agrément 

(l).l.  de  Norvins,  Mémorial,  t.  III,  p.  270. 
(2)  Biguoo,  Histoire  de  France  sous  Napoléon,  t,  X.  Eclaircis- 
sement, j).  s. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  173 

par  son  esprit  de  société  et  son  caractère  toujours 
enjoué,  nous  avons  tenu  à  citer  le  propre  récit  de  ces 
deux  témoins  oculaires.  Pour  montrer  aussi  que  les 
dispositions  mystiques  de  son  cœur  n'étaient  pas  en- 
core trop  prononcées,  et  que  Mme  de  Krudener, 
malgré  des  sentiments  de  piété  très  affichés,  n'avait 
pas  dit  un  adieu  définitif  aux  joies  de  ce  monde,  nous 
allons  encore  faire  parler,  non  pas  un  témoin,  mais 
un  homme  qui  s'était  livré  sur  le  compte  de  Mmcde 
Krudener  à  une  enquête  très  minutieuse  auprès  de 
témoins  oculaires.  Ce  qu'il  dit  peut  donc  être  consi- 
déré comme  un  témoignage  de  première  main.  C'est 
à  peu  près  à  celte  époque,  et  bien  vraisemblablement 
à  Bade,  que  se  passa  ce  petit  épisode  intime,  ra- 
conté avec  son  charme  ordinaire  par  Sainte-Beuve, 
qui  le  tenait  d'une  personne  absolument  digne  de  foi. 
«  Mme  de  Krudener,  dit- il,  travaillait  à  s'élever,  à  se 
détacher  de  plus  en  plus,  suivant  son  nouveau  lan- 
gage, des  pensées  des  hommes  du  torrent;  mais 
elle  changea  moins  qu'elle  ne  le  crut.  Si  l'on  a  pu  dire 
de  la  conversion  de  quelques  âmes  tendres  à  Dieu  : 
c'est  de  l'amour  encore,  il  semble  que  le  mot  aurait 
dû  être  trouvé  tout  exprès  pour  elle.  Elle  portait 
dans  ses  nouvelles  voies  et  dans  cette  royale  route  de 
Came,  comme  elle  disait  d'après  Platon,  toute  la  sen- 
sibilité et  l'imagination  affectueuse  de  sa  première 
habitude,  et  comme  la  séduction  de  sa  première  ma- 
nière. L'inépuisable  besoin  de  plaire  s'était  changé 
en  un  immense  besoin  d'aimer,  ou  même  s'y  conti- 
nuait toujours. 
«  On  rapporte  (et  c'était  déjà  dans  ces  années  de 

10. 


174  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX      SIECLE 

conversion)  qu'un  homme  distingué  qui  venait  sou- 
vent chez  elle,  épris  des  charmes  de  sa  fille  qui  lui 
ressemblait  avec  jeunesse,  s'ouvrit  et  parla  à  la  mère, 
un  jour,  de  l'émotion  qu'il  découvrait  en  lui  depuis 
quelque  temps,  des  espérances  qu'il  n'osait  former; 
et  Mm"  de  Ki  udener,  à  ce  discours  assez  long-  et  assez 
embarrassé,  avait  tantôt  répondu  oui  et  tantôt  gardé 
le  silence;  mais  tout  d'un  coup,  à  la  fin,  quand  le 
nom  de  sa  fille  fut  prononcé,  elle  s'évanouit  :  elle 
avait  cru  qu'il  s'était  agi  d'elle-même. 

»  Au  reste,  poursuit  Sainte-Beuve,  pour  bien  en- 
tendre, selon  la  mesure  qui  convient,  ce  reste  de 
facilité  romanesque  chez  Mme  de  Krudener  au  début 
de  sa  conversion,  et  aussi  la  décence  toujours  con- 
servée au  milieu  de  ses  inconséquences  du  monde, 
il  faut  ne  pas  oublier  ce  mélange  particulier  en  elle 
de  la  légèreté  et  de  la  pureté  livonienne  qui  explique 
tout.  » 

Quelle  que  soit  la  valeur  de  cette  explication, 
Sainte-Beuve  tenait  l'anecdote  d'un  homme  bien 
renseigné.  Celui-ci,  qui  savait  que  l'éminent  critique 
était  quelque  peu  sceptique  sur  l'illuminisme  de  la 
Velléda  du  Nord,  lui  raconta  le  fait  sur  un  ton  moins 
sérieux  qu'il  ne  l'eût  fait  avec  un  homme  aussi  reli- 
gieusement grave  et  convaincu  que  l'était  M.  Eynard. 
De  mémo  qu'il  y  a  plusieurs  manières  d'interroger 
les  gens,  selon  ce  qu'on  veut  leur  faire  dire,  il  y  a  plu- 
sieurs manières  de  répondre  à  leurs  questions,  tout  en 
se  tenant  dans  les  strictes  limites  delà  vérité.  11  est  pro- 
bable qu'on  n'eût  pas  adopté  un  ton  léger  et  moqueur 
pour    parler    de   M1"    de    Krudener    avec   le   grave 


LA  BARONNE  DE  KRÙDENER  175 

M.  Eynard  qui  la  prend  tout  à  fait  et  toujours  au 
sérieux.  Mais  le  moyen,  quand  on  connaît  les  épisodes 
qui  signalèrent  la  jeunesse  de  la  baronne,  de  croire 
sans  réserve  à  la  sincérité  absolue  de  son  retour  à  la 
vertu  et  aux  pieuses  pensées  ?  Le  moyen  de  ne  point  se 
rappeler  avec  quelque  méfiance  ce  désir  de  briller 
qui  la  possédait  jadis  si  fort,  et  de  n'en  point  con- 
clure que  sa  vanité  se  traîne  maintenant  dans  un 
nouveau  rùle  et  sur  un  nouveau  théâtre?  Elle  devait 
prêter  le  flanc,  dans  sa  conversion  toute  fraîche,  aux 
étonnemenls  et  aux  moqueries,  car  le  monde  est  tou- 
jours plus  sévère  aux  gens  qui  se  rangent  qu'à 
ceux  qui  se  dérangent.  Les  épigrammes  surtout 
ne  lui  manquèrent  pas,  mais  aucune  ne  la  décou- 
ragea. La  nouvelle  chrétienne  continuait  à  marcher 
dans  sa  voie  et  n'avait  qu'une  indulgente  pitié  pour 
ceux  qui  n'avaient  pour  elle  que  des  sourires.  Mais 
aussi,  ce  rôle  d'élue  de  Dieu  qu'elle  tendait  à  prendre, 
le  cortège  d'illuminés  des  deux  sexes  qui  maintenant 
ne  la  quittaient  plus,  Maria  Kummrin,  la  diseuse  de 
bonne  aventure,  et  cet  hypocrite  de  Frédéric  Fon- 
taine qui  ne  chercha  qu'à  l'exploiter  et  dont  elle  fut 
la  dupe,  jetèrent  sur  elle  une  nuance  de  ridicule 
qu'elle  avait  tort  de  ne  pas  vouloir  voir,  tout  au 
moins  pour  le  succès  de  ses  prédications.  Peut-être 
avait-elle  oublié  ce  qu'elle  répétait,  en  1801,  pour  faire 
ndre  son  livre  :  «  Du  charlatanisme!  Il  n'y  a  que 
cela  pour  réussir  !  »  Peut  cire  aussi,  —  qu'on  nous 
pardonne  cette  hardiesse  de  pensée  —  ne  s'en  sou- 
venait-elle que  trop,  et  cette  simplicité  n'était-elle 
au  fond   qu'une  forme  de  charlatanisme  qui,    cette 


176  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIECLE 

fois,  affectait  des  dehors  humbles,  modestes  et  reli- 
gieux. Malgré  un  repentir  de  ses  erreurs  passées 
dont  il  ne  faut  pas  suspecter  la  sincérité,  Mm€  de 
Krùdener  ne  se  défera  jamais  de  sa  chère  petite  per- 
sonnalité :  «  Ma  tendre  amie,  écrit  elle  le  9  mars  1810 
à  Mrac  Armand,  ne  m'aimez  point,  je  vous  en  conjure, 
comme  s'il  y  avait  en  moi  quelque  chose  d'aimable. 
Dites-vous  souvent  que  ma  vie  ne  fut  qu'un  tissu 
d'horribles  péchés  ;  que  personne  ne  fut  plus  favo- 
risée, que  personne  ne  fut  plus  indigne.  Je  vous  de- 
mande expressément,  si  vous  lisez  ma  lettre  à  des 
amies,  de  leur  lire  ce  passage...  » 

Voilà,  j'espère,  du  repentir;  mais  ce  repentir 
n"est-il  pas,  dans  son  humilité,  un  peu  bien  triom- 
phant? «  Si  vous  lisez  ma  lettre  à  vos  amies  »  a  l'air 
d'une  invite  à  le  faire,  dans  le  cas  où  Mmc  Armand 
n'y  eût  pas  songé.  C'est  là,  c'est  ce  côté  personnel  et 
vaniteux,  quoiqu'elle  fasse,  qui  est  le  signe  distinc- 
tif  du  caractère  de  la  baronne,  et  sa  piété  ne  l'en 
débarrassera  jamais.  Comment  s'en  débarrasserait- 
elle,  puisqu'elle  l'a  un  peu  prise  par  pose,  pour  se 
mettre  en  évidence?  Elle  a  toujours  l'air  de  dire  : 
«  Voyez  comme  je  suis  pieuse!  comme  je  suis  mo- 
deste !  Admirez  mon  détachement  de  tout  !...  »  Cela, 
d'ailleurs,  avec  les  plus  excellentes  intentions. 

A  peu  près  à  cette  époque  commencèrent  pour  elle 
des  embarras  d'argent,  désagréable  chose  qu'elle 
n'avait  que  peu  connue  jusqu'alors.  Mais  il  faut  re- 
marquer ici  que,  par  un  singulier  hasard,  —  que 
Mme  de  Kriidener  attribue  tout  naturellement  à  l'in- 
tervention de  Dieu,  dont  elle  fait  trop  inconsidéré- 


LA  BARONNE  DE  KRÛDENBR  177 

ment  son  complaisant  banquier,  —  il  se  trouve  tou- 
jours à  point  nommé  quelqu'un  pour  lui  payer  se  s 
dettes  et  la  tirer  d'embarras.  De  môme  qu'à  Sé- 
cheron,  de  même  qu'au  Ban  de-la-Roche,  à  la  suite 
de  la  prédiction  de  Maria  Kummrin,  elle  reçut  à 
Carlsruhe  la  visite  du  délégué  de  la  Providence,  et 
elle  put  partir  pour  Riga  après  avoir  touché  cet 
argent  qui  lui  tombait  du  Ciel.  Mmo  de  Krudener 
d'ailleurs  se  proposait  de  mettre  un  peu  d'ordre  à 
ses  affaires. 

C'est  pendant  son  voyage  qu'elle  apprit  la  mort  de 
la  reine  de  Prusse.  Elle  en  fut  profondément  affli- 
gée. C'est  sous  cette  impression  de  tristesse  qu'elle 
écrivit,  de  Riga,  la  longue  lettre  suivante  à  Mlle  Co- 
chelet.  Il  faut  la  lire  :  c'est,  comme  toutes  ses  autres 
lettres,  une  sorte  de  bulletin  confidentiel  de  sa  cons- 
cience, de  sa  piété  et  de  son  état  d'àme  : 

«  Riga,  le  10  décembre  1809. 

«  Je  n'ai  qu'un  seul  moment,  chère  et  aimable 
amie.  Vous  me  permettrez  ce  nom,  car  vous  avez 
bien  voulu  me  donner  tous  les  témoignages  d'amitié 
qui  m'autorisent  à  vous  le  donner.  J'ai  reçu  votre 
lettre,  si  bonne,  si  aimable  pour  moi,  il  y  a  quelques 
semaines  Jugez  de  la  joie  qu'elle  m'a  faite,  en  vous 
retrouvant  telle  que  je  vous  avais  quittée,  en  voyant 
que,  malgré  les  torts  apparents  que  je  devais  avoir  à 
vos  yeux,  vous  n'étiez  pas  changée  pour  moi.  Ah! 
que  vous  avez  bien  deviné  mon  cœur!  Je  ne  puis 
vous  exprimer  tout  ce  qu'il  y  a  de  reconnaissance,  de 
souvenir,  de  vœux  dans  ce  cœur,  pour  vous.  Je  ne 


178  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXr>   SIÈCLE 

sais  dire  tout  cela  que  bêtement.  Je  ne  puis  même 
assembler  mes  idées;  je  voudrais  vous  écrire  un  vo- 
lume, et  il  faut  opter  entre  le  plus  nécessaire,  le  plus 
indispensable. 

«  Figurez-vous  un  courrier  russe,  avec  l'ambition 
d'aller  aussi  vite  que  le  vent  du  Nord,  qui  veut  bien 
s'arrêter  une  minute,  et  qui,  heureusement  pour  moi, 
a  une  voiture  qui  voudrait  rester  et  qui  s'est  cassée 
pour  un  moment.  Ce  courrier  est  M.  Diwoff  ;  il  a  le 
bonheur  de  vous  connaître.  Que  je  voudrais  ainsi 
vous  voir,  ne  fût-ce  que  pour  quelques  instants  !  Vous 
me  dites  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'écrire  deux 
autres  lettres;  je  les  regrette  bien  :  je  ne  les  ai  pas 
reçues.  Je  vous  ai  écrit  aussi,  mais  je  sais  que  mes 
lettres  ne  vous  sont  point  parvenues  et  je  vous  expli- 
querai cela,  j'espère,  au  premier  moment. 

a  Que  de  fois  j'ai  pensé  à  Bade  et  à  ces  jours  si 
aimables,  à  ces  sites,  à  ces  montagnes  majestueuses, 
à  ces  ruines  vivantes  de  souvenirs  !  Dans  ce  cadre  si 
imposant,  que  de  fois  ai-je  retrouvé  le  tableau  d'une 
femme  idéale  (1),  d'une  reine  que  je  sais  aimer  et 
respecter  avec  l'enthousiasme  qu'elle  mérite.  Que  de 
douleurs  elle  a  traversées  !  Mais  l'aurore  ne  serait 
pas  si  belle,  si  elle  ne  sortait  ainsi  resplendissante 
des  ténèbres,  et  sa  vertu  ressemble  à  la  mer  qui  doit 
ses  plus  beaux  effets  aux  orages. 

«  Je  me  rappelle  avoir  dit  ceci  plus  d'une  fois  à 
cette  femme  angélique  (2),  morte  à  présent,  et  qui  a 
versé   tant  de  larmes  sous  un  diadème.   Vous    me 

(1)  La  reine  Horten 

(2)  La  reine  I  .ouise  de  Pru 


LA  BARONNE  DE  KRUDBNER  179 

dites  avoir  senti  quelque  chose  de  ce  que  je  devais 
avoir  éprouvé;  eh  bien!  je  vous  dirai  que  je  suis  bien 
consolée.  Je  l'aimais  beaucoup,  cette  femme  si  supé- 
rieure! Je  connaissais  entièrement  cette  àme  si  peu 
faite  pour  le  monde,  et  c'est  cet  amour,  trop  pur  pour 
l'alliage  de  l'égoïsme,  qui  m'a  consolée.  Elle  a  dis- 
paru; elle  ne  m'est  pas  enlevée.  Souvent,  à  genoux, 
seule,  sur  ces  froids  rivages  de  la  Baltique,  je  prie 
encore  pour  elle,  je  demande  à  Dieu  ce  qu'elle  dési- 
rait si  ardemment  :  qu'elle  devienne  toujours  plus 
pure  ;  plus  susceptible,  en  se  perfectionnant,  de  cette 
félicité  céleste.  Je  la  vois,  des  yeux  de  la  pensée, 
radieuse,  calme,  souriant  à  ses  douleurs  passées.  Je 
pense  comme,  au  lit  de  la  mort,  quand  tout  disparaît, 
quand  les  illusions  s'effacent  et  que  les  plaisirs  s'en- 
veloppent de  deuil;  je  pense  comme  elle  a  recueilli 
ses  douleurs;  comme  les  sacrifices,  les  amertumes 
de  sa  vie,  en  l'environnant,  lui  auront  paru  radieuses 
en  se  dévoilant,  en  lui  disant  :  «  Nous  avons  paru 
terribles  à  vos  yeux,  mais  nous  étions  des  mensonges, 
envoyés  du  ciel  pour  vous  purifier,  pour  vous  déta- 
cher de  tout  ce  qui  est  fragile  et  périssable,  pour  vous 
apprendre  les  vertus  avec  lesquelles  on  doit  com- 
mencer à  vivre  sur  la  terre,  pour  ne  pas  être  déshé- 
rite dans  le  ciel.  » 

La  foi,  la  confiance  en  Dieu,  la  résignation,  cet 
amour  profond  pour  le  Dieu  magnifique  qui  ne  veut 
qu'aimer,  que  combler  de  dons;  ce  besoin  d'un  sau- 
veur plein  de  miséricorde,  qui  nous  adopte  et  acquitte 
nos  immenses  dettes;  tous  ces  biens,  auprès  desquels 
les  splendeurs  du  trône  et  des  jours  semés  de  fleurs 


180  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

ne  sont  que  des  misères;  tous  ces  augustes  secrets 
ne  s'apprennent  que  dans  les  jours  de  l'adver- 
sité. 

«  Chère  amie,  ce  langage  vous  paraîtra  austère,  et 
ma  lettre  est  bien  sérieuse.  La  vie  m'a  tout  dit,  et  jô 
ne  veux  plus  d'illusions.  La  vérité  pour  moi  est  le 
premier  besoin,  et  la  félicité  du  ciel  habite  depuis 
longtemps  dans  mon  âme.  Il  faudrait  donc  cesser 
d'être  moi,  pour  ne  pas  peindre  ce  qui  me  domine. 

«  Je  me  transporte  en  idée  auprès  de  cette 
reine  (1),  que  vous  avez  le  bonheur  d'approcher;  je 
me  rappelle  ses  touchantes  bontés,  et  me  dis  :  «  Si 
j'avais  des  trônes  à  demander  au  Ciel  pour  elle,  la 
verrais-je  heureuse?  »  Non.  Elle  a  besoin  de  bien 
plus.  La  haute  souffrance,  fille  du  ciel,  a  éprouvé 
cette  âme  angélique;  elle  a  presque  succombé  sous 
tant  de  douleurs  amères.  Je  l'ai  vue,  en  idée,  séparée 
de  ses  enfants!  et  je  la  connais!  J'ai  senti  tant  de 
choses!  Mais  aussi  j'ai  vu  s'ouvrir  devant  elle  les 
vastes  domaines  d'une  félicité  inébranlable. 

a  J'ai  vu  le  même  Dieu,  qui  a  rappelé  celle  qui 
n'est  plus,  lui  dire  :  «  Rien  ne  peut  satisfaire  sur  la 
terre  un  cœur  créé  pour  des  bien  immenses.  J'en- 
verrai la  paix  du  ciel  dans  ce  cœur  agité  par  les 
hommes.  »  Oh!  que  de  fois  mes  pensées  ont  apporté 
à  la  reine  les  plus  purs  hommages!  Daignez  lui  dire 
tout  cela,  et  daignez  me  peindre  à  elle,  avec  ce  cœur 
qui  a  déjà  tant  senti,  tant  souffert,  et  qui  n'est  point 
é|  uisé;  qui,  après  tous  les  biens  de  la  vie  et  toutes 

(1)  La  reine  II  irtense. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  181 

les  langueurs,  a  été  retrempé  dans  cette  religion  con- 
solatrice et  vivante,  que  je  désire  pour  elle. 

«  Le  temps  presse,  et  j'ai  encore  tant  à  vous  dire  ! 
Il  me  reste  à  m'acquitter  d'un  devoir  qui  m'est  sacré. 

«  Peu  de  temps  avant  la  mort  de  la  reine  de  Prusse, 
je  reçus  d'elle  une  lettre.  Je  lui  avais  parlé,  avec 
enthousiasme,  de  la  reine  de  Hollande;  je  lui  avais 
dit  qu'elle  avait  en  elle  un  être  qui  savait  l'appré- 
cier. Voilà  ce  qu'elle  me  dit  :  «  Ce  que  vous  me  dites 
de  la  reine  de  Hollande  m'a  extrêmement  intéressée  ; 
tous  ceux  qui  la  connaissent  laiment  et  lui  rendent 
justice;  l'amitié  qu'elle  veut  bien  avoir  pour  moi  m'a 
bien  agréablement  surprise,  et  je  voudrais  qu'elle 
sût  le  prix  que  je  mets  à  être  distinguée  par  elle.  » 

o  Je  m'acquitte  avec  une  joie  extrême,  chère  made- 
moiselle Gochelet,  de  cet  ordre.  J'ai  toujours  attendu 
une  occasion  sûre  pour  vous  écrire  :  j'espère  qu'elles 
se  renouvelleront.  S'il  me  reste  du  temps,  je  vous 
expliquerai  quelques  passages  bien  frappants  de  la 
lettre  que  la  reine  m'écrivait. 

«  Maintenant,  je  vous  demande  instamment  de 
toujours  m'aimer  un  peu,  de  m'écrireou  par  la  poste 
ou  par  des  courriers,  de  me  parler  de  la  reine,  de  sa 
santé,  du  prince  (1),  de  vous,  de  vos  plaisirs;  je  vous 
supplie,  laissez-moi  espérer  cette  faveur.  Alun 
adresse  est  à  Riga,  j'y  suis  depuis  quelques  mois;  je 
soigne  une  mère  âgée,  et,  entre  elle  et  ma  fille,  je 
vis  des  jours  ignorés  et  paisibles;  j'écris  peu,  j'en  ai 
peu  le  temps.  11  n'y  a  point  ici  de  vallées  solitaires, 

(1)  Charles-Louis  Napoléon,  qui  fut  plus  tard  Napoléon  III. 

41 


182  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

de  nature  riante;  la  sombre  Russie  n'a  rien  d'en- 
chanteur; mais  il  y  a  pourtant,  dans  l'âme  de 
l'homme,  un  univers,  et  le  monde  entier  ne  serait 
qu'une  prison,  sans  cette  faculté  qui  fait  rêver  au 
delà  du  monde.  Il  me  reste  encore  une  grâce  à  vous 
demander.  Je  le  fais  avec  confiance  et  je  commence 
par  l'exposition  du  fait,  que  je  vous  prierai  démettre 
sous  les  yeux  d'un  ange  (1). 

«  Cet  été,  avant  de  quitter  Garlsruhe  pour  venir 
ici,  j'appris  qu'une  femme,  autrefois  dans  l'aisance 
et  placée,  par  sa  position  dans  le  monde,  de  manière 
à  ne  point  prévoir  les  désastres  qui  lui  arriveraient, 
se  trouvait  dans  la  plus  triste  situation.  Veuve  d'un 
ministre  étranger,  elle  se  voyait  maintenant  dans  la 
misère,  ses  meubles  vendus,  ses  bien  saisis;  il  ne  lui 
restait  que  l'affreuse  consternation  d'une  secousse 
terrible,  où  elle  s'était  vu  enlever,  dans  six  jours  de 
temps,  son  mari;  et,  réduite  à  cette  douloureuse  si- 
tuation^  elle  la  supportait  avec  calme  et  résignation. 
Sa  seule  douleur  était  celle  de  ne  pouvoir  élever  son 
enfant,  car  il  ne  lui  restait  rien,  absolument  rien. 

«  A  la  vue  de  cet  enfant  orphelin,  d'une  petite 
créature  charmante  âgée  de  six  ans,  mon  cœur  se 
brisa.  Je  pleurai  amèrement,  et  peut-être  l'Éternel 
lui-même  m'inspira-t-il  la  pensée  de  recourir  à  la 
reine.  Je  connais  sa  générosité;  je  dis  générosité 
dans  tout  ce  que  ce  mot  comprend.  Je  pensai  qu'heu- 
reuse mère  elle-même,  et  angélique  par  son  âme, 
elle  pourrait  être  l'heureuse  main  dont  Dieu  se  ser- 
ti) La  reine  Hortense^  Pour  voir  si  ce  sobriquet  est  mérite, 
qu'on  Use  notre  ouvrage  sur  La  reine  llorl> 


LA    DA110NNE    DE    KRUDENBR  183 

virait  pour  sécher  des  larmes  qui,  un  jour,  invoque- 
raient l'Éternel  pour  elle. 

«  Avec  trois  cents  florins  de  Hollande  par  an,  cette 
femme  pourrait  garder  son  enfant  et  l'élever.  Que  de 
bonheur  pour  une  âme  comme  celle  de  la  reine!  Au 
reste,  je  ne   puis  qu'exposer  le  fait.  Je  sais  qu'une 

le  aussi  charitable  que  la  sienne  a  de  vastes  dé- 
penses, et  que  tout  s'épuise;  mais,  dans  mes  rêves, 
j'avais  espéré  que  peut-être  elle  pourrait  ell'ectuer 
cela  ainsi,  en  présentant  à  l'impératrice  Joséphine, 
dont  je  connais  la  bienfaisance,  ce  tableau  qui  la  tou- 
cherait...  Je  n'ose  rien  ajouter.  Si  l'Éternel  m'inspire, 
il  aura  soin  de  son  ouvrage,  et  je  n'ai  pas  besoin 
d'excuses.  Cette  femme  est  M"e  G..,  femme  du  mi- 
nistre de...  à  Garlsruhe.  —  Il  y  a  six  mois  que  j'ai 
ceci,  comme  un  grand  devoir,  sur  le  cœur,  n'osant 

Ire  par  la  poste.  Si  vous  me  répondez  là-dessus, 
Paul  (1)  vous  fournira  des  occasions. 

Voilà  douze  pages,  et  j'écris  encore.  J  ai  chargé 
autrefois  M.  de  Norvins  de  vous  dire  tant  de  choses  : 
l'a-t-il  fait?  Que  fait-il?  Où  allez-vous  cet  été?  La 
s;mté  de  la  reine  est-elle  meilleure?  J'ai  vu  ici  la 
jeune  impératrice  de  Russie,  belle,  bonne  et  malheu- 
reuse. J'ai  peint  la  reine  à  ses  yeux,  comme  ces  beaux 
tableaux   de    Raphaël,   qui    appellent   les    regards. 

vais  une  malachite  magnifique,  déjà,  à  Garlsruhe  : 
elle  me   parvint  cassée,  et  je   n'osai   vous  l'envoyer. 

i  espère  une  de  Moscou,  que  mon  frère,  qui  a  été 
prendre   les  bains  en   Asie,  doit   m'envoyer.  Vous 

(i)  Paul  de  Kr Qdener,  ion  Ris. 


18  i  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX''    SIECLE 

l'aurez,  j'espère,  avec  le  premier  courrier.  Parlez  moi 
un  peu  de  la  cour,  si  vous  en  avez  le  temps.  J'ai  vu 
la  princesse  Wolkonski  à  Bade,  et  lui  ai  beaucoup 
parlé  de  vous  avec  enivrement;  je  vous  écrivais  une 
grande  lettre  à  ce  sujet  :  elle  est  restée. 

«  Que  fait  l'impératrice  Joséphine?  J'ai,  pour  elle, 
de  cette  inspiration,  de  ce  dévouement  qui  électrise  ; 
j'ai  le  besoin  de  son  bonheur.  Parlez-moi  de  Na- 
varre (1).  Mlle  de  Mackau  est-elle  avec  elle?  J'ai  vu  un 
moment  la  charmante  princesse  Stéphanie...  et  nous 
avons  parlé  de  la  reine. 

«  J  attends  de  vos  nouvelles  :  je  vous  conjure  de 
m'en  donner.  Vivez  heureuse,  ma  charmante  amie  ; 
peu  d'êtres  vous  chérissent  autant.  Conservez  vos 
bontés  à  Paul;  ayez  un  peu  d'amitié  pour  lui,  pour 
sa  mère  et  pour  Juliette.  Puissé-je  renouveler  à  la 
reine  ces  hommages  d'un  profond  respect,  ce  dé- 
vouement chevaleresque  du  moyen  âge,  que  j'ai 
tracé  dans  mon  Othilde  (2).  Ah  !  que  vous  aimerez  cet 
ouvrage  !  Il  a  été  fait  avec  le  Ciel.  Voilà  pourquoi 
j'ose  dire  qu'il  y  a  des  beautés. 

«  Adieu,  adieu  !  Marie  Stuart  d'Ecosse  disait,  en 
pensant  à  sa  patrie  :  Tant  doux  pays  de  France! 
Mon  cœur  vous  dit,  à  travers  les  distances  :  «  Vivez 
«  heureuse  sous  ce  beau  ciel  et  vivez  pour  1  immor- 
«  talité  ;  commencez  ici-bas  ces  jours  paisibles  arra- 
«  chés  à  la  fragilité  humaine  ;  donnez  à  Dieu  tout  ce 
«  qui  est  terrestre,  et  vivons  de  ces  émotions  heu- 
«  reuses  :  qu'ils  vivent  à  jamais  !  »  Pressez  pour  moi 

(1)  Voir  notre  ouvrage  sur  ['Impératrice  Joséphine, 

(2)  H  man  de  !£•'  de  Kiudcuer  qui  n'a  pas  ete  imprimé. 


LA  BARONNE  DE  KRUDBNER         185 

respectueusement  contre  votre  cœur  ces  mains 
royales,  que  je  voudrais  arroser  de  reconnaissantes 
larmes.  —  Je  vous  embrasse  mille  et  mille  fois, 
aimable  amie  ;  à  jamais  votre  toute  dévouée  ! 

«  Mille  amitiés  à  M.  de  Norvins,  si  vous  le  voyez  ; 
rappelez-moi  à  M.  d'Arjuzon  (1).  —  Pardonnez-moi 
mon  griffonnage.  Juliette  vient  de  copier  ce  passage 
de  la  lettre  de  la  reine  de  Prusse.  Je  joins  ici  le  mo- 
nument de  son  âme  angélique  (2).  » 

Voilà  une  belle  et  bonne  lettre,  quoique  un  peu  jé- 
rémisante,  et  Mmo  de  Krùdener,  tout  en  s'exagérant 
les  mérites  de  la  reine  Hortense,  en  envoyait  souvent 
de  semblables  à  sa  lectrice.  On  en  trouve  la  collection 
dans  les  Mémoires  que  Mlle  Gochelet  écrivit  sur  la 
famille  impériale,  et,  dans  toutes,  il  y  a  bien  de 
l'amabilité  et  de  la  grâce,  un  tour  agréable  et  presque 
coquet. 


(I)  Chambellan  de  la  reiue  Hortense. 

v,:'  Cocheiet,  Mémoires  sur  la  famille  impériale,  t.  II,  p.  7i 


CHAPITRE  VI 


Mme  de  Kriidener  s'adresse  à  la  Providence,  dans  un  embarras 
pécuniaire  :  succès  de  sa  démarche.  —  Elle  se  rend  à  Stras- 
bourg. —  M.  de  Lézay-Marnésia.  —  M.  Empeytas.  —  Mma  de 
Kriidener  prend  ses  idées  pour  des  appels  de  la  Providence. 

—  Discussions  religieuses.  — L'ange  blanc  et  l'ange  noir.  — 
Chute  de  l'Empire  :  Mme  de  Kriidener  revient  à  Bade.  — 
Mort  de  M.  de  Lézay.  —  Prédications  de  la  baronne.  —  Ses 
prophéties  :  elles  ne  sont  encore  que  la  plus  élémentaire 
perspicacité.  —  Mlle  Cochelet,  lectrice  de  la  reine  Hortense. 

—  Amitié  de  Mme  de  Kt  iidener  pour  elle  .  —  M""  de  Stour.lza, 
demoiselle  d'honneur  de  l'impératrice  Elisabeth.  —  Lettres 
curieuses  de  Mme  de  Kriidener.  —  Elles  sont  mises  sous  les 
yeux  Je  l'empereur  Alexandre.  —  M°"  de  Kriidener  est  reçue 
par  son  souverain.  —  Habileté  avec  laquelle  elle  a  su  se 
ménager  un  accueil.  —  Entrevue  remarquable.  —  Lettre 
de  l'empereur  Alexandre.  —  Ses  dispositions  mystiques.  — 
Paveur  dont  jouit  M""  de  KrCI  lener  auprès  de  lui.  —  La 
baronne  le  suit  à  Paris.  —  Intimité  et  conversations  reli- 
gieuses. —  Piété  théâtrale  et  prosélytisme  de  Mme  de  Krii- 
dener. 


C'est  pendant  ce  séjour  à  Riga  que  Mm°  de  Krii- 
dener eut  la  douleur  de  voir  mourir  sa  mère.  Ce  fut 
un  nouveau  motif  à  édification  pour  elle  et  pour  toute 
sa  famille  qui,  réunie  à  cette  triste  occasion,  demeura 


LA    BARONNE    DE    KlUÏDENER  187 

quelque  temps  chez  elle,  à  Riga,  sous  son  influence 
religieuse. 

Mais  la  baronne  songeait  à  retourner  à  Bade.  Pour 
cela,  il  lui  fallait  de  l'argent,  et  les  rentrées  des  fer- 
mages se  faisaient  de  plus  en  plus  difficilement. 
L'héritage  maternel  lui  donnait  bien  des  terres  et  des 
maisons,  mais  pas  d'argent  comptant.  Mme  de  Kriï- 
dener  eut  alors  recours  à  son  banquier  habituel, 
c'est  à-dire  la  Providence.  Toujours  à  ses  ordres  de- 
puis que  Maria  Kummrin  l'avait  recommandée  à  sa 
bienveillance  pour  qu'il  lui  fût  ouvert  un  compte,  la 
Providence,  qui  semblait  la  tenir  en  grand  crédit,  ne 
protesta  pas  le  billet  qu'elle  tira  sur  elle  dans  une 
prière.  Elle  lui  fit  découvrir  sur  l'heure  une  somme 
de  dix  mille  écus  que  sa  mère  avait  laissée  dans  un 
tiroir.  Ces  choses-là  font  sourire,  mais  Mme  de  Krïi- 
dener  les  dit  sérieusement. 

En  traversant  l'Allemagne,  son  amour  du  prosély- 
tisme ne  fit  que  croître.  Elle  prêchait  toutes  les  per- 
sonnes qu'elle  avait  connues  précédemment  et  qu'elle 
retrouvait;  elle  prêchait  aussi  celles  qu'elle  trouvait 
et  qu'elle  ne  connaissait  pas.  Et  c'est,  toujours  prê- 
chant, qu'elle  arriva  à  Garlsruhe. 

Mais,  comme  la  guerre  commençait  entre  la  France 
et  la  Russie,  que  les  contingents  allemands  et  prus- 
siens marchaient  sous  les  aigles  de  Napoléon,  Mme  de 
KrQdener  se  souvint  qu'elle  était  Russe  et  se  retira 
en  Suisse. 

Elle  n'y  resta  pas  longtemps.  Au  mois  d'octobre 
de  cette  même  année  1812,  elle  vint  à  Strasbourg. 
C'était  pour  y  voir  son  fils  qui  était  secrétaire  d'am- 


188  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX"    SIECLE 

bassade  et  passait  par  cette  ville.  Son  bonheur  de  le 
voir  fut  augmenté  par  le  plaisir  de  retrouver  en  cette 
ville  un  ancien  ami  de  Montpellier  et  de  Barèges,  le 
comte  Adrien  de  Lézay,  qui  était  devenu  préfet  du 
Bas-Rhin.  On  refit  connaissance.  M.  de  Lézay  pré- 
senta sa  jeune  femme  à  Mme  de  Krïidener.  Peut-être 
eut-il  quelque  peine  à  réprimer  un  sourire  un  peu 
sceptique  en  entendant  celle  qu'il  avait  connue  si  fri- 
vole païenne  ne  plus  pouvoir  dire  quatre  mots  sans 
parler  de  Dieu  et  du  Ciel.  L'art  eût  été  de  bien  com- 
biner ses  doses  et  de  ne  pas  dépasser  la  note.  Mais 
M,ne  de  Krudener  la  dépassait  toujours.  Bref,  comme 
la  religion  était  décidément  le  ton  du  moment  —  le 
préfet  pensa  peut-être  :  le  caprice,  la  lubie  —  de  l'an- 
cienne amie  retrouvée,  il  la  conduisit  en  excursion 
auprès  du  pasteur  Oberlin,  dont  elle  lui  parlait  avec 
la  plus  grande  vénération.  Un  peu  plus  tard,  c'est 
elle  qui  l'y  mena,  et  M.  de  Lézay,  toujours  aimable 
et  ne  sachant  rien  lui  refuser,  se  mit  à  genoux  pour 
lui  faire  plaisir  et  pria  à  ses  côtés. 

M,nede  Krudener  en  était  aussi  ravie  qu'elle  l'eût 
été  —  qu'elle  l'avait  peut-être  été  —  jadis,  de  le  voir 
tomber  àgenoux  devant  elle  pour  quelque  prière  plus 
profane.  Elle  était  fière  de  lui,  d'elle  plutôt,  et  parlait 
à  chacun  de  la  conversion  du  préfet.  Son  prosélytisme 
en  redoubla  de  ferveur.  Ses  causeries  n'étaient  plus 
que  des  sermons,  ses  lettres  de  saintes  épîtres... 
Diins  un  pareil  état  de  prurit  religieux,  il  lui  fallait  se 
retremper  aux  sources  saintes,  à  Genève,  la  Rome 
<lu  protestantisme.  Car  Dieu  seul  occupait  son  âme  à 
présent.   Klle  pensait    bien   parfois  à  Napoléon,   ce 


LA.    BARONNE    DE    KRÏIDENEU  189 

«  Robespierre  à  cheval  »,  comme  l'appelait  Mmc  de 
Staël,  qui  faisait  à  son  pays  cette  injuste  guerre  de 
1812,  et  on  se  doute  bien  que  ce  n'était  pas  pour  le 
bénir.  Elle  protesta  hautement  contre  «  le  fléau  vi- 
vant de  l'Europe  »,  contre  le  «  nouvel  Attila  ».  Elle 
n'était  pas  seule  à  le  faire.  Toutes  les  mères  de 
France,  toutes  les  mères  de  l'Europe,  partageaient  sa 
manière  de  voir  et,  comme  elle,  le  maudissaient  ; 
cent  soixante  mille  conscrits  réfractaires,  contre 
lesquels  le  gouvernement  de  la  Restauration,  en  1814, 
fit  cesser  toute  poursuite,  le  maudissaient  également 
et  protestaient,  par  la  fuite,  contre  une  tyrannie  in- 
supportable. 

Mais  la  politique  ne  hantait  pas  encore  le  cerveau 
de  M,ne  de  Kriïdener.  Nouvelle  convertie,  elle  ne  voyait 
au  monde  que  la  Bible  et  Dieu.  Ne  croyez  pas  que  sa 
piété  ne  fût  qu'une  sorte  d'accident  religieux,  une  pose 
gracieuse  et  nouvelle,  une  distinction  qu'elle  voulût  se 
donner.  Au  commencement,  il  y  eut  bien  quelque 
chose  de  cela;  mais  peu  à  peu  elle  avait  pris  au  sérieux 
sa  conversion.  Heureuse  et  fière  d'avoir  mis  désor- 
mais son'ùme  à  l'abri  de  la  perdition,  avec  une  ar- 
deur de  prosélytisme  que  l'on  ne  trouve  guère  que 
chez  ceux  qui  proscrivent  toute  religion,  elle  ne  rêvait 
que  de  sauver  d'autres  âmes. 

A  Genève,  elle  fit  la  connaissance  d'un  jeune  pas- 
teur fort  modeste,  fort  vertueux,  M.  Empeytas,  qui, 
étant  étudiant  en  théologie,  «  avait  discerné  en  lui,  a 
dit  M.  Eynard,  des  appels  religieux  auxquels  il  avait 
essayé  de  répondre  par  les  pénitences,  les  jeûnes  et 
les  macérations.  Ses  angoisses  devinrent  plus  vives 

il. 


190  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

et  plus  poignantes  à  la  mort  de  son  père  qui  eut  lieu 
en  1810.  Elles  ne  s'apaisèrent  que  lorsque  Jacques 
Mérillat,  ouvrier  des  frères  moraves,  passant  à 
Genève  et  assistant  à  la  réunion  des  amis,  annonça 
clairement  à  M.  Empeytas  le  pardon  de  ses  péchés 
par  l'efficace  du  sacrifice  expiatoire  de  Jésus- 
Christ.  » 

M.  Empeytas  se  sentit  aussitôt  renaître  à  la  vie 
comme  un  homme  qu'un  boulet  entraînait  au  fond  de 
la  mer  et  qui,  tout  à  coup  débarrassé  de  son  entrave, 
reprend  la  liberté  de  ses  mouvements  et  remonte  à 
la  surface.  C'était  une  de  ces  âmes  douces,  naïves, 
angéliques,  qui  se  prennent  à  tous  les  rêves,  à  toutes 
les  utopies  qui  ontune  apparence  de  remède  pratique 
aux  maux  de  l'humanité.  Il  se  fit  agréger  aux  frères 
moraves,  fit  des  prédications  qui  lui  attirèrent  la  ja- 
lousie des  uns  et  la  colère  des  autres.  On  ne  concevait 
pas  encore  la  liberté  absolue  de  conscience,  de  pré- 
dication, d'association.  Hélas  !  voilà  plus  d'un  siècle 
que  nous  avons  fait  notre  grande  Révolution,  et  nous 
ne  la  concevons  guère  mieux  qu'on  ne  l'entendait 
alors  à  Genève.  Quand  donc  comprendra-t-on  que 
chacun  doit  être  aussi  libre  de  croire  ce  qu'il  veut, 
de  ne  rien  croire  du  tout  s'il  le  préfère,  de  suivre  les 
pratiques  de  son  culte,  de  le  prêcher,  que  d'être 
blond,  d'être  brun  ou  châtain  ?  Est-ce  que  les  nuances 
de  croyance  ou  d'incroyance  —  en  tout  ce  qui  res- 
pecte l'honneur  et  la  morale  —  devraient  nous  diviser 
plus  que  ne  nous  divise  la  nuance  de  nos  cheveux  ou 
de  notre  peau  ?  On  dirait  vraiment  que  les  hommes 
manquent  de  sujets  de  désaccord  pour  aller  encore 


LA  BARONNE  DE  KRÛDBNER  191 

chercher  celui-là,  et  qu'ils  ont  trop  de  temps  à  consa- 
crer à  leurs  travaux,  à  leur  propre  perfectionnement 
et  à  leur  bonheur,  pour  chercher  à  se  distraire  par  des 
discussions  aussi  vaines  qu'irritantes  et  dont  le  seul 
résultat  est  de  jeter  la  désunion  dans  les  sociétés. 

M.  Empeytas  eut  à  subir  des  persécutions.  Il  n'était 
pas  libre  d'enseigner  ce  qu'il  voulait.  Eh  !  mon  Dieu, 
au  lieu  de  le  persécuter  et  de  le  faire  souffrir,  ce  qui 
n'était  pas  très  chrétien,  ses  collègues  n'auraient  eu 
qu'à  exposer  des  doctrines  plus  séduisantes  et  à  prê- 
cher avec  plus  d'éloquence  que  lui  ;  on  serait  alors 
allé  à  eux  de  préférence.  Mais  ces  messieurs,  sous 
prétexte  de  dogme,  n'admettaient  point  la  concur- 
rence. On  ne  devait  aimer  Dieu  et  le  prier  que  selon 
leur  formule.  Et  le  pauvre  Empeytas,  bon,  doux, 
charitable,  convaincu,  pâtissait  durement  de  leur 
amour  de  Dieu  et  du  prochain. 

C'est  au  cours  de  cette  persécution  que  Mme  de 
Krudener  a  se  sentit  appelée  d'en  haut  à  se  rendre  à 
Genève  (1).  »  Quelle  singulière  manière  de  dire 
qu'elle  avait  eu  l'idée  de  faire  un  petit  voyage  en 
Suisse!  N'avait-elle  pas  assez  couru  le  monde  jus- 
que-là pour  qu'une  petite  course  de  Bade  à  Genève 
fût  la  chose  la  plus  naturelle  du  monde?  Mais  non  : 
il  faut  qu'elle  soit  n  appelée  d'en  haut  »  à  faire  ce  pe- 
tit voyage  !  La  folie  religieuse  commence  maintenant 
à  prendre  M""  de  Kriidener,  comme  la  folie  des 
grandeurs  s'empare  de  certains  petits  esprits.  Elle  ne 
peut  plus  rien  faire  sans  croire  que  Dieu  l'inspire  et, 

(!)  (h.  Bynard.  VU  du  madame  de  Krudener,  t.  I,  p.  2i8. 


192  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

jusque  dans  les  actes  les  plus  ordinaires  de  la  vie, 
elle  voit  l'intervention  divine.  Quant  à  l'intervention 
de  son  orgueil  dans  -cette  tendance  à  se  croire  à  ce 
point  l'enfant  chérie  de  la  Providence,  elle  se  garde 
bien  de  la  découvrir.  Par  la  force  de  l'habitude,  sans 
doute,  et  sans  qu'elle  y  prenne  garde,  cet  orgueil  con- 
tinue à  être  le  mobile  de  ses  actions.  Il  parade  main- 
tenant sur  la  piété  et  sur  la  religion,  sur  l'humanité 
et  la  charité,  au  lieu  de  parader  dans  des  causeries 
de  salon  sur  des  questions  d'art  et  de  littérature.  Il  a 
changé  de  théâtre,  voilà  tout.  Mais  c'est  toujours  de 
l'orgueil. 

Docile  comme  toujours  à  obéir  à  ses  caprices  — 
qu'elle  appelle  maintenant  «  des  voies  d'en  haut  » 
parce  que  ce  sont  des  caprices  de  piété  —  Mme  de 
Krudener  vint  à  Genève.  Elle  arriva  en  pleines  dis- 
cussions théologiques.  On  attaquait  M.  Empeylas. 
C'était  prendre  une  attitude  et  se  mettre  en  évidence 
que  de  le  défendre.  Elle  le  défendit.  De  là  une  grande 
reconnaissance  chez  ce  pauvre  pasteur  qui  était  trop 
jeune  trop  dénué  de  charlatanisme  et  trop  peu  riche 
pour  jouir  de  quelque  crédit.  Elle  alla  l'entendre. 
Elle  l'encouragea  et,  comme  si  elle  était  elle-même 
le  fondé  de  pouvoirs  de  Dieu  sur  la  terre,  elle  lui 
disait  :  «  Que  rien  n'interrompe  vos  réunions,  le  Dieu 
fort  vous  protégera.  » 

De  ce  jour,  elle  lui  écrivit  fréquemment  de  longues 
et  pieuses  épîtres,  le  dirigeant  dans  la  voie  qu'elle 
avait  contribué  à  lui  faire  suivre.  Manquant  elle-même 
de  discipline  religieuse,  elle  faisait  briller  aux  yeux 
du  jeune  pasteur  le  mérite   qu'il  aurait  à  rénover 


LA  BARONNE  DE  KRÛDBNER  193 

l'Eglise;  elle  lui  prédisait  des  temps  plus  heureux,  le 
triomphe  définitif  de  la  Foi  telle  qu'elle  l'entendait, 
—  et  il  est  juste  de  reconnaître  que  la  charité  en  était 
le  principal  mérite  ;  —  elle  l'encourageait  dans  ses 
résistances  à  l'autorité  ecclésiastique  supérieure  et 
trouvait  en  lui  le  plus  docile  élève. 

Mais  cette  autorité  ecclésiastique,  qui  ne  voyait 
plus  en  M.  Empeytas  qu'un  pasteur  indiscipliné,  prit 
des  mesures  sévères  contre  lui.  Elle  le  suspendit  de 
son  ministère.  Mmc  de  Krudener  le  félicita  de  sa  dis- 
grâce, et  comme  il  était  pauvre  et  ne  pouvait  se  pas- 
ser, pour  vivre,  des  menus  bénéfices  de  sa  charge, 
elle  lui  écrivit  de  venir  la  trouver  à  Carlsruhe,  où  elle 
«tait  retournée.  Las  de  lutter  contre  l'intolérance  de 
I* Académie  de  Genève,  M.  Empeytas  l'alla  rejoindre. 
La  baronne  fut  ravie  de  son  acquisition.  Aussi  bien 
avait-elle  besoin  d'un  vicaire  pour  l'aider  dans  la  dif- 
fusion de  ses  idées.  M.  Empeytas  serait  là,  sous  sa 
main,  pour  lui  expliquer  la  Bible,  lui  donner  un  peu 
de  sa  science  théologique,  la  documenter  ;  c'est  là- 
dessus  qu'elle  comptait  pour  étayer  solidement  les 
discours  imagés  qu'elle  voulait  lancer  au  peuple. 

Au  milieu  de  ces  petits  événements,  de  grands  évé- 
nements bouleversaient  l'Europe.  L'armée  de  Napo- 
léon avait  péri  dans  les  neiges  de  Russie.  L'Alle- 
magne s'était  soulevée  et  une  armée  française  de 
conscrits,  Levée  à  la  hâte,  avait  eu  le  temps  de  venir 
en  Allemagne  et  de  gagner  des  victoires;  mais  elle 
avait  dû  céder  devant  la  coalition  de  toute  l'Europe  ; 
les  fautes  de  Napoléon,  dont  le  génie  guerrier  subit 
une  éclipse  pendant  toute  la  durée  de  cette  campagne 


194  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

de  1813,  celles  de  ses  lieutenants  aussi,  l'avaient  fait 
battre  en  détail,  et,  lorsqu'elle  fut  enfin  concentrée, 
tout  son  héroïsme  vint  se  briser  contre  les  forces  de  la 
coalition  à  Leipzig.  La  France  maintenant  était  en- 
vahie. 

Ces  événements  grandioses,  qui  tenaient  du  sur- 
naturel, disposaient  les  âmes  à  y  trouver  l'interven- 
tion divine.  Et,  tandis  que  le  cliquetis  des  armes 
et  le  fracas  des  batailles  retentissaient  de  toutes 
parts,  Mme  de  Krtidener  se  mit  à  mêler  la  politique  à 
ses  prédications  religieuses.  Elle  sentait  que  c'était 
le  meilleur  moyen  de  se  faire  écouter,  que  la'politique 
était  le  meilleur  véhicule  pour  faire  avaler  ses  doc- 
trines. Aussi  n'avait-elle  garde  de  ne  pas  annoncer 
aux  peuples  ce  qu'ils  souhaitaient  si  ardemment, 
c'est-à-dire  la  chute  du  tyran,  de  ce  second  fléau 
de  Dieu,  de  Napoléon.  Partageant  un  peu  les  doc- 
trines de  l'ancienne  secte  des  Manichéens  qui  profes- 
saient qu'il  y  a,  en  ce  monde,  deux  principes,  un  bon 
et  un  mauvais,  un  pur  et  un  impur,  elle  prêchait 
(jue  ces  deux  principes  s'étaient  personnifiés,  le 
mauvais  dans  Napoléon,  le  bon  dans  tous  ceux  qui 
le  combattaient.  Et  elle  prédisait  naturellement  le 
triomphe  prochain  du  bien  sur  le  mal,  de  Y  Ange 
blanc  sur  Y  Ange  noir.  L'Ange  blanc  était,  dans  son 
idée,  l'empereur  de  Russie  Alexandre,  le  plus  puis- 
sant des  souverains  de  la  coalition  européenne  ; 
l'ange  noir  était  Napoléon,  à  qui  elle  ne  songeait  pas 
à  envoyer  ses  lettres  édifiantes,  comme  elle  lui  avait 
jadis  envoyé  Valérie,  de  crainte  évidemment  qu'elles 
ne    subissent    le    même    sort.   Ces    dénominations 


LA    BARONNE   DE   KR.iiDEM-.il  195 

d'Ange  blanc  et  d'Ange  noir  étaient  un  peu  bien  en- 
fantines ;  mais,  pour  l'âme  enfantine  des  peuples,  ne 
faut-il  pas  un  langage  imagé  et  à  sa   portée?  Ne 
faut-il  pas  aussi  un  peu  de  «  charlatanisme  »,  comme 
pour  lancer  un  livre?  M"6  de  Ivruiener  n'avait-elle 
pas  dit  jadis  :  «  Le  monde  est  si  bète  !  C'est  le  char- 
latanisme qui  met  en  évidence...  »   Elle  le  pensait 
peut-être  encore  comme  par  le  passé,  mais  elle  ne  le 
disait  plus.  Cette  imprudente  parole  doit  nous  mettre 
en  garde  contre  une  foi  trop  entière  dans  la  sincérité 
de  ses  convictions.  Et  pourtant  cette  parole,  trans- 
formée en  dogme,  semble  devenir  de  plus  en  plus  la 
règle  de  sa  conduite.  Mais  comme  elle  a  choisi  la  re- 
ligion pour  moyen,  elle  chevauche  ce  dada;  c'est  la 
Croix  d'une  main,  l'Évangile  de  l'autre  qu'elle  part 
pour  sa  croisade  et  qu'on  va  la  voir  maintenant  para- 
der devant  les  peuples,  en  attendant  qu'elle  parade 
devant  les  souverains.  Et  cela  avec  une  orgueilleuse 
humilité,  qui  est  une  de  ces  bizarres  contradictions 
qui  se   rencontrent  quelquefois  dans  notre  pauvre 
nature  humaine. 

Cependant  l'Empire  était  abattu  et  Napoléon  relé- 
gué dans  sa  petite  souveraineté  de  l'Ile  d'Elbe. 
M"1''  de  Kri'i  lener  était  revenue  à  Bade.  Ses  paroles 
de  paix  et  do  fraternité  entre  les  peuples  tombaient 
dans  des  oreilles  lasses  du  bruit  des  batailles.  On 
était  avide  <le  repos  et  de  tranquillité.  On  ne  de- 
mandait partout  qu'à  réparer  les  maux  et  les  ruines 
de  tant  d'années  de  guerre.  Aussi  était-on  dans  les 
meilleures  dispositions  pour  l'écouter.  Il  est  certain 
qu'elle  ramena  à  de  pieuses  pensées  beaucoup  de  per- 


190  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIÈCLE 

sonnes  qui,  depuis  longtemps,  n'en  avaient  pas  eu. 
Entre  autres  M.  de  Lezay  qui,  demeuré  préfet  du  Bas- 
Rhin  pendant  la  Restauration,  mourut  en  cette  année 
1814,  victime  d'un  cruel  accident  de  voiture.  Ses  der- 
niers moments  furent  adoucis   par  de  pieux   senti- 
ments qui  sont  un  peu  l'œuvre  de  Mme  de  Krûdener. 
Le  langage  inspiré,  imagé,  doux,  insinuant  de  cette 
femme  distinguée,  allait  au  cœur  des  simples  et  de 
ceux  qui  souffraient.  Le  succès  de  ses  prédications 
était  prodigieux.  Les  pauvres  l'écoutaient  parce  que 
ses    paroles    étaient    consolatrices    et   aussi    parce 
qu'elles  flattaient  leurs  rancunes  sociales,  leurs  ins- 
tincts d'envie  contre  les  classes  aisées,  leurs  espé- 
rances dans  une  amélioration  de  leur  sort  au  détri- 
ment des  privilégiés.  Mmc  de  Krûdener,  paraphrasant 
la  parabole  du  mauvais  riche  de  l'Écriture,  condamnait 
hautement  l'égoïsme  de  ceux  qui  peuvent  faire  le  bien 
et  ne  le  font  pas  ;  et,  partant  de  là,  elle   esquissait 
le  plan  fort  vague  d'une  sorte  de  socialisme  chrétien 
fondé  sur  la  charité  et  sur  la  fraternité  des  hommes. 
Mais  elle  attendait  tout  de  la  prière,  et  la  régénéra- 
tion de  l'humanité  qu'elle  rêvait  devait  être  opérée 
a  parla  grâce  efficace,  sans  secours  humains.  »  Les 
classes  élevées   l'écoutaient    parce   qu'elle    prêchait 
bien,  parce  que  c'était  un  spectacle  nouveau  d'en- 
tendre  une    femme    du    monde,  une  grande  dame 
évangélisant  le  peuple,  et  qu'elle  mêlait  à  ses  prédi- 
cations bibliques  des  prédictions   politiques  qui  flat- 
taient ses  désirs.  Au  milieu  de  l'aveuglement  génc 
rai,  elle  était  à  peu  près  seule  en  effet  à  voir  que  l'île 
d'Elbe  élait  bien  voisine  des  côtes  de  France  et  d'ita- 


LA  BARONNE  DE  KRUOBNBR  197 

lie  ;  elle  annonçait  que,  si  on  ne  l'éloignait  pas  au 
plus  vite,  l'homme  qui  avait  quitté  l'Egypte  pour 
venir  faire  à  Paris  son  coup  d'État  du  18  brumaire 
ne  résisterait  pas  à  l'occasion  de  ressaisir  une  cou- 
ronne que  l'incapacité  et  l'imprévoyance  du  gouver- 
nement de  la  Restauration  semblaient  lui  offrir 
chaque  jour.  M",e  de  Kriidener  voyait  tout  cela  et  il 
ne  semble  pas  qu'il  eût  été  besoin  de  beaucoup  de 
perspicacité  pour  le  voir.  Mais  les  aveugles  lui  attri- 
buèrent un  don  surnaturel  de  seconde  vue,  qui  n'était 
au  fond  que  le  plus  naturel  bon  sens,  pour  avoir  vu 
ce  qui  aurait  dû  crever  les  yeux  des  diplomates.  Mais 
le  succès  de  ses  premières  prédictions  lui  fit  croire 
sérieusement  qu'elle  avait  reçu  du  Ciel  le  don  de 
prophétie  ou  de  seconde  vue.  «  Y  aurait-il,  a  dit  un 
esprit  des  plus  pénétrants,  M.  Joubert,  y  aurait-il 
quelque  chose  de  supérieur  à  la  foi?...  une  vue?... 
Je  ne  sais  quel  rayon  éclairerait-il  mieux  certains 
hommes  que  certains  autres,  et  pendant  le  jour  de  la 
vie,  Dieu  se  manifesterait-il  à  quelques-uns  hors  de 
la  nuée?...  Mais,  quand  cela  pourrait  être,  qui  ose- 
rait se  flatter  de  l'avoir  obtenu  ?  » 

Mme  de  Kriidener  s'en  flattait  parfaitement.  Sa  foi 
en  elle-même  et  en  ce  qu'il  lui  était  agréable  de  croire 
ne  doutait  de  rien  et  avait  une  assurance  impertur- 
bable. Sa  grande  humilité,  ses  mérites,  ses  talents  ne 
la  désignaient-ils  pas  suffisamment  au  choix  de  Dieu 
pour  cet  honneur?  Aussi  est-ce  en  toute  sincérité 
qu'elle  croyait  avoir  reçu  de  lui  le  don  de  prophétie, 
••t.  comme  elle  le  disait  tout  naturellement,  beaucoup 
le  croyaient  avec  elle  C'est  cependant  cette  confiance 


198  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

en  sa   propre  infaillibilité  qui  déplaît  chez   Mme  de 
Krudener. 

A  Bade,  où  la  grande-duchesse  héréditaire  Sté- 
phanie, nièce  de  l'impératrice  Joséphine,  et  fille 
adoptive  de  Napoléon,  avait,  depuis  la  chute  de  l'Em- 
pire, une  position  fort  difficile  ;  où  la  reine  Hortense 
était  venue  se  réfugier,  où  l'impératrice  Elisabeth 
de  Russie  se  trouvait  également,  Mme  de  Krudener 
était  tenue  à  bien  des  ménagements.  Elle  était  d'ail- 
leurs traitée  à  la  petite  cour  du  grand-duc  avec  tous 
les  égards  qu'on  devait  à  la  petite-fille  du  feld- 
maréchal  de  Miinnich,  un  des  plus  illustres  serviteurs 
de  l'empire  russe,  et  à  la  veuve  d'un  ambassadeur  qui 
avait,  lui  aussi,  rendu  de  précieux  services  à  son 
pays.  C'est  ainsi  qu'elle  avait  obtenu  de  pénétrer  avec 
une  certaine  liberté  auprès  de  l'impératrice  Elisabeth. 

Il  y  a  des  femmes  qui,  lorsque  les  hasards  de  la  vie 
leur  ont  valu  un  jour  l'honneur  de  recevoir  un  sou- 
verain ou  d'être  reçues  par  lui,  ne  rêvent  plus  que 
de  têtes  couronnées  et  passeraient  volontiers  le  reste 
de  leur  vie  à  entretenir  commerce  avec  elles.  Depuis 
que  Mmc  de  Krudener  avait  été  accueillie  avec  tant  de 
bienveillance  par  la  gracieuse  reine  Louise  de  Prusse, 
elle  avait  cherché  à  se  faufiler  dans  de  nouvelles 
intimités  princières.  Elle  avait  connu  la  reine  Hor- 
tense, aujourd'hui  découronnée  ;  elle  avait  ses  entrées 
auprès  de  la  princesse  Stéphanie,  grande-duchesse 
héréditaire  de  Bade;  voilà  maintenant  que  l'impéra- 
trice Elisabeth  la  regardait  avec  bonté...  Aussi 
semblait-il  qu'elle  ait  conçu,  dès  ce  moment,  un  projet 
assez  vague  d'exercer  une  direction  spirituelle  sur 


LA  BARONNE  DE  KRÛDBNBB  199 

toutes  les  souveraines  de  L'Europe,  et  par  elles,  sur 
les  souverains.  Quel  rêve  pour  l'orgueil  de  son  humi- 
lité !  Mais  il  y  avait  a  cela  bien  des  difficultés,  et,  en 
attendant,  elle  ne  s'épanchait  en  toute  liberté  qu'au- 
près de  M1Ie  Gochelet,  lectrice  de  la  reine  Hortense, 
€t  auprès  de  Mlle  de  Stourdza,  attachée  à  l'impéra- 
trice Elisabeth. 

M110  Gochelet,  dont  le  nom  s'est  déjà  trouve  plus 
d'une  fois  mêlé  à  ce  récit,  est  entrée  dans  l'histoire  à 
la  suite  de  la  reine  Hortense,  bien  plutôt  que  par  les 
tentatives  de  conversion  dont  elle  fut  l'objet  de  la 
part  de  Mme  de  Krïidener.  Bonne,  indulgente  et  dé- 
vouée à  sa  royale  patronne,  dont  elle  avait  été  la 
compagne  à  Saint-Germain,  dans  la  maison  d'éduca- 
tion de  Mme  Campan,  et  dont  elle  avait,  depuis,  fait 
son  idole,  elle  était  assez  mal  partagée  comme  agré- 
ments extérieurs.  «  Sa  toilette  élégante  et  son  main- 
tien un  peu  hardi  annonçaient  une  prétention  qui 
contrastait  singulièrement  avec  une  grande  taille 
sans  beaucoup  d'agrément  et  une  figure  dont  les 
traits  fortement  prononcés  étaient  sans  charme  (1).  » 
Aussi  les  bonnes  âmes  qui  l'entouraient  ne  l'appe- 
laient-elles  que  M,,e  Cochelaide.  Elle  avait  quelque 
prétention  au  bel  esprit  et  c'est  peut-être  le  motif  qui 
la  poussa  à  se  lier  avec  l'auteur  de  Valérie.  Elle  a 
écrit  plus  tard  deux  volumes  de  Mémoires  sur  la 
famille  tm  le  et  un  volume  de  Mémoires  sur  la 

reine  Hortense.  Elle  y  chante  tout  au  long,  dans  des 
es  que  Sainte-Beuve  a  qualifiées  de  fort  plates, 

(1)  l  Mémoires  sur  l'impératrice  Joséphine 

t.  II,  p. 


200  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX0    SIÈCLE 

et  qui  ne  peuvent  être  comparées  à  celles  qu'écrivit 
Mme  de  Staal-Delaunay  sur  la  duchesse  du  Maine,  les 
litanies  de  sa  gracieuse  maîtresse.  Cette  soubrette  de 
cour  épousa  plus  tard  le  commandant  de  gendarmerie 
Parquin,  ancien  capitaine  aux  chasseurs  à  cheval  de 
la  garde  impériale,  qui  fut  le  compagnon  du  prince 
Louis,  fils  de  la  reine  Hortense,  le  futur  Napoléon  III, 
dans  ses  criminelles  tentatives  de  Strasbourg  et  de 
Boulogne,  mais  qui  a  gagné  une  réputation  de  meil- 
leur aloi  en  écrivant  ses  amusants  Souvenirs  et 
campagnes  d'un  vieux  soldat  de  l'Empire. 

M,,eRoxandre  de  Stourdza,  d'une  famille  originaire 
de  la  Grèce  qui  avait  émigré  en  Russie  en  1791,  était 
née  à  Constantinople.  Elle  était  grande,  bien  faite, 
avait  de  la  tête  et  du  cœur,  et  joignait  à  toutes  ses 
qualités  un  naturel  et  un  charme  de  bon  aloi  bien 
rares  dans  les  cours  ..  et  ailleurs.  Elle  avait  été  atta- 
chée, dès  l'âge  de  seize  ans,  en  qualité  de  demoiselle 
d'honneur,  à  l'impératrice  Elisabeth.  Elle  se  fit  dis- 
tinguer, dans  ce  poste  en  vue,  par  les  qualités 
d'un  esprit  cultivé,  sérieux  et  enjoué,  qui  lui  valut 
l'affection  du  comte  Joseph  de  Maistre.  M,le  de 
Stourdza  devait  bientôt  épouser  le  comte  Edling 
(1816),  diplomate  de  carrière,  qui  l'avait  remarquée 
à  Rome.  En  attendant,  à  Bade,  Mm°  de  Kriidener, 
séduite  par  la  grâce  de  sa  personne  et  par  la  distinc- 
tion de  son  esprit,  lui  témoignait  une  grande  sympa- 
thie. Lorsqu'elle  dut  suivre  son  impératrice  à  Vienne, 
elle  entretint  avec  elle  une  correspondance  suivie. 
C'est  dans  une  lettre  écrite  de  Strasbourg  le  27  oc- 
tobre 1814,  qu'elle  lui  prédit,  dans  le  langage  mys- 


LA    BARONNE    DE    KltUDENEll  201 

tique  et  figuré  des  prophètes,  la  chute  prochaine  des 
Bourbons  :  «  ...  L'ange  qui  marquait  du  sang"  préser- 
vateur les  portes  des  élus,  passe,  le  monde  ne  le  voit 
pas;  il  compte  les  têtes,  le  jugement  s'avance,  il  est 
près  et  l'on  s'agite  sur  un  volcan.  Nous  allons  voir 
la  coupable    France  qui,  selon    les    décrets  de 
i Eternel,  devait  être  épargnée  par  la  croix  qui 
V avait  soumise  :  nous  allons  la  voir  châtiée.  Des 
chrétiens  ne   devaient  pas   punir    et   l'homme  que 
l'Eternel  avait  choisi   et  béni,  l'homme    que  nous 
sommes  heureux  d'aimer  comme  notre  souverain,  ne 
pourrait  porter  que  la  paix.  Mais  l'orage  s  avance  ; 
ces  lys  que  V Eternel  avait  conservés,  cet  emblème 
d'une  fleur  pure  et  fragile  qui  brisait  un  sceptre 
de  fer,  parce  que  l  Eternel  le  voulait  ainsi,  ces  lys 
qui  auraient  dû  appeler  à  la  pureté,  à  f  amour  de 
Dieu,  à  la  repentance,  ont  paru  pour  disparaître  : 
la  leçon  est  donnée  et  les  hommes,  plus  endurcis  que 
jamais,  ne  rêvent  que  tumulte...  »  (1) 

Mlle  de  Stourdza,  frappée  du  ton  étrange  des  lettres 
de  Mme  de  Krudener,  sensible  à  leur  mystique  poésie, 
qui  cependant  n'était  pas  toujours  compréhensible, 
les  avait  montrées  à  l'impératrice  Elisabeth.  La  sou- 
veraine s'était  laissé  prendre  à  son  tour  à  cette  élo- 
quence un  peu  déclamatoire  mais  chaude  de  tons 
comme  un  paysage  biblique.  Dans  la  pensée  qu'elle 
pourrait  avoir  quelque  eilet  bienfaisant  surl'empereur 
son  époux,  dont  la  conduite  privée  lui  donnait  plus  de 
jalousie  que  de  satisfaction,  elle  fit  en  sorte  de  lui 

(1)  Cli.  Eyoard,   VU  de  Madame  de  Krudener ,  t.  I,  p.  297. 


202  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe    SIÈCLE 

mettre  ces  lettres  sous  les  yeux.  Le  résultat  fut  immé- 
diat. L'empereur  crut  entendre  la  voix  d'un  prophète 
en    lisant  ces  mots  qui  rappelaient   l'incertitude  de 
demain  et  stigmatisaient  l'aveuglement  frivole  des 
hommes   politiques    qui,  à  Vienne,  se   croyaient  à 
tout  jamais  débarrassés  de  Napoléon  depuis  qu'ils 
l'avaient  envoyé  à  l'île  d'Elbe,  et  ne  songeaient  qu'à 
oublier  dans  les  fêtes  et  les  plaisirs  leurs  alarmes 
passées.  La  voix  de  la  baronne  avait,  par  instants,  les 
éclats  de  la  trompette  du  jugement  dernier.  «  Fré- 
missons, disait-elle,  frémissons  de  l'approche  de  ces 
temps  redoutables,  dont  chacun  plus  ou  moins  a  le 
pressentiment,  quand  il  n'en  aurait  pas  encore  la  cer- 
titude. Peut-on  danser  et  se  revêtir  de  riches  drape- 
ries (1)  quand  des  millions  d'êtres  gémissent,  quand 
de  sombres  haines  déchirent  le  genre  humain?  Quoi  ! 
ces  fêtes  audacieuses  qui  sortent  du  deuil  des  nations 
et  les  y  replongent,  ne  nous  épouvanteront-elles  ja- 
mais? Quoi!  Nous  ne  frémirons  jamais  à  lidée  d'of- 
fenser un  Dieu  si  grand,  si  tendre,  qui  a  horreur  de 
nous  voir  prostituer  la  vie  au  lieu  de  la  regarder 
comme  un  saint  métier,  un  culte  d'amour  et  de  fé- 
licité?... » 

Voilà  peut-être  ce  que  M"1''  de  Krudener  a  jamais 
écrit  de  mieux.   Il  y  a  là  un  noble    langage,    des 

(i)  Dans  les  lûtes  qui  se  donnèrent  à  Vienne,  pendant  le  Con- 

,  les  tableaux  vivants  étaient  fort  à  la  mode. 
Un  peu  dans  les  mêmes  termes,  Victor  Hugo  a  dit  : 

Uni. t.'  ,i  qui  peut  chanter  pendant  que  Rome  brûla, 
lVndunt  quo  l'incendie,  en  lleuvo  ardent,  circule 
Des  temples  aux  palais,  du  Cirque  au  Panthéon* 


LA  BARONNE  DE  KRUDRNBR  20& 

pensées  grandes.  L'attitude  de  la  prophétesse,  cette 
fois,  est  à  cent  coudées  au-dessus  de  l'attitude  des 
diplomates  du  Congrès.  Malgré  les  couleurs  reli- 
gieuses qui  parent  la  fin  de  cette  lettre,  M'"'  de  Kxti 
dener  tient  un  langage  hautement  humain.  C'est 
celui  d'une  saine  et  prévoyante  philosophie,  absolu- 
ment d'accord  avec  les  besoins  et  les  aspirations  des 
peuples,  les  devoirs  de  ceux  qui  ont  mission  de  les 
diriger.  Les  appréhensions  qu'une  conduite  opposée 
à  ces  devoirs  font  naître  en  elle  ne  sont  que  celles 
d'un  esprit  perspicace  et  prévoyant.  Et  il  faut  re- 
marquer que  c'est  une  idée  chrétienne,  pure  ici  de 
tout  calcul  personnel,  que  c'est  une  charité  véritable 
qui  donne  à  M*11''  de  Krudener  cette  élévation  de 
pensée,  et  lui  fait  voir  bien  plus  loin  que  ne  voient 
les  Metternich  et  les  Talleyrand,  qui  ne  savent  pas 
se  hausser  au-dessus  du  terre  à  terre  de  banales  pré- 
occupations d'hommes  d'affaires.  Prévoir  le  retour  de 
l'Ile  d'Elbe?  11  semble  maintenant  que  c'était  la  chose 
la  plus  élémentaire  du  monde.  Mais  alors  on  était  si 
las  des  guerres,  qu'on  s'aveuglait  volontairement;  on 
ne  voulait  pas  troubler  par  l'inquiétude  du  lendemain 
le  béat  état  de  jouissance  dans  lequel  on  se  plaisait 
à  s'endormir,  sans  penser  que  les  calamités  dont  on 
sortait  à  peine  pouvaient  renaître  tout  à  coup. 
C'était  moins  de  l'imprévoyance  que  de  la  lassitude 
du  passé  et  la  soif  de  jouir  du  présent. 

M  de  Stourdza,  en  repondant  à  la  baronne,  ne 
lui  avait  pas  caché  que  l'empereur  Alexandre  avait  lu 
cette  lettre.  Elle  lui  avait,  en  même  temps,  fait  l'éloge 
du  souverain.  M"'"  de  Krudener,  qui  avait  l'intention 


204  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX0    SIECLE 

bien  arrêtée  de  pénétrer  dans  la  place,  lui  répondit  : 
«  Vous  voudriez  pouvoir  me  parler  de  tant  de 
grandes  et  profondes  beautés  de  l'âme  de  l'empereur. 
Je  crois  en  savoir  déjà  beaucoup  sur  lui.  Je  sais  de- 
puis longtemps  que  le  Seigneur  me  donnera  la 
joie  de  le  voir.  Si  je  vis,  ce  sera  un  des  moments 
heureux  de  ma  vie...  J'ai  d'immenses  choses  à  lui 
dire,  car  j'ai  beaucoup  éprouvé  à  son  sujet;  le  Sei- 
gneur seul  peut  préparer  son  cœur  à  les  recevoir;  je 
ne  m'en  inquiète  pas  ;  mon  affaire  est  d'être  sans 
peur  et  sans  reproche;  la  sienne  d'être  aux  pieds  du 
Christ,  la  vérité.  Que  l'Eternel  dirige  et  bénisse  celui 
qui  est  appelé  à  une  si  grande  mission!...  Ah!  que 
ce  soit  à  genoux  qu'il  reçoive  de  Christ  ces  grandes 
leçons  qui  étonnent  et  étonneront  toujours  plus  les 
peuples  et  rempliront  de  saintes  joies  ce  cœur  rempli 
maintenant  de  saintes  inquiétudes...  » 

Nous  faisons  grâce  au  lecteur  du  reste  de  la  lettre  : 
c'est  une  sorte  de  sermon  en  forme  d'homélie  décla- 
matoire, où  l'auteur  ne  manque  pas  d'ailleurs  de 
mettre  en  scène  son  humilité.  L'empereur  Alexandre 
pensa  peut-être,  cette  fois,  que  celle  qui  l'avait  écrite 
était  une  hallucinée  mystique  plutôt  qu'une  «  voyante  » , 
mais  ses  préJictions  sur  le  retour  prochain  de  Napo- 
léon en  France  et  sur  la  chute  des  Bourbons  ,1'avaient 
vivement  frappé.  11  y  vit  même  une  possibilité  si 
positive,  si  imminente,  qu'il  ne  douta  plus  qu'elle  ne 
devînt  très  promptement  une  réalité.  Aussi  voulut-il 
connaître  la  femme  dont  la  pénétration  de  l'avenir 
l'emportait  si  fort  sur  la  perspicacité  des  diplomates 
et  dont  le  langage,  inspiré  parfois  comme  par  une 


LA.    BARONNE    DE    KRUDENER  205 

vision  surnaturelle,  prenait  tout  l'air  d'une  «  voix 
d'en  haut.  »  Ah  !  ce  n'est  pas  sans  raison  que  la 
baronne  avait  écrit  :  «  Je  sais  depuis  longtemps  que 
le  Seigneur  me  donnera  la  joie  de  le  voir.  »  La 
prédiction  avait  porté,  le  trait  avait  touché  juste. 
Cette  phrase  habile  devait  lui  ouvrir  les  portes  du 
palais  et  de  l'âme  de  son  souverain,  que  la  foi  mys- 
tique avait  irrévocablement  envahi. 

La  conviction  de  M1""  de  Krii Jener  sur  de  nouveaux 
et  imminents  bouleversements  était  si  forte,  qu'elle 
ne  se  contentait  pas  de  mander  ses  pressentiments  à 
MUa  de  Stourdza  pour  que  celle-ci  les  fit  connaître  â 
l'empereur  Alexandre;  elle  en  faisait  part  aussi  à 
M,lc  Cochelet,  pour  qu'elle  les  communiquât  â  la 
reine  Hortense  et  au  prince  Eugène  son  frère  : 
...  «  Les  guerres,  les  désolations  seront  terribles,  lui 
écrivait-elle  le  2  janvier  1815.  Pensez  à  l'an  15.  Il 
sera  mémorable.  Le  vice-roi  (1)  doit,  s'il  est  à  Vienne, 
apprendre  bien  des  choses.  La  paix  ne  pourra  pas 
s'arranger...  » 

La  reine  Hortense,  avec  ses  tendances  à  la  supers- 
tition, devait  être  portée  â  croire  au  retour  de  Napo- 
léon, retour  que  son  ambition  secrète,  couvant  tou- 
jours sous  un  détachement  affecté,  peut-être  aussi 
son  cœur,  espéraient  sincèrement  pour  elle  et  pour 
son  frère.  Mais  ses  relations  avec  la  petite  cour  de 
Bade,  avec  l'empereur  Alexandre  et  les  autres  sou- 
verains alliés,  lui  défendaient  de  manifester  ses 
espérances.  Aussi  M11'  Cochelet  reçut-elle  l'ordre  de 

(1)  Le  priuce   Eugène,  vice-roi   d'Italie  jusqu'en  avril  1814. 

12 


200  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe  SIÈCLE 

ne  pas  faire  allusion  à  ces  choses  dans  ses  réponses 
à  Mme  de  Krudener. 

Quant  à  l'empereur  Alexandre,  on  lui  faisait  lire 
toujours  les  lettres  de  la  «  voyante  ».  Il  y  retrouvait, 
avec  toutes  sortes  de  variantes,  ces  mots  :  «  La  gran- 
deur de  sa  mission  m'a  encore  été  tellement  dévoilée 
dernièrement,  qu'il  ne  m'est  plus  permis  d'en 
douter.  »  Aussi  désirait-il  plus  que  jamais  voir  Mme  de 
Kriidener  et  s'entretenir  avec  elle,  lorsque  le  retour 
de  Napoléon  de  l'Ile  d'Elbe  vint,  comme  un  coup  de 
tonnerre,  frapper  l'Europe  de  stupeur.  A  Vienne,  il 
produisit  l'effet  du  Mané,  T/iécel,  Phares,  dans  la 
salle  du  festin  de  Balthazar.  L'empereur  Alexandre 
se  rendit  en  toute  hâte  à  son  quartier  général.  11  tra- 
versa l'Autriche,  la  Bavière,  le  Wurtemberg,  n'ac- 
ceptant aucune  des  réceptions  solennelles  qu'on  lui 
voulait  faire  dans  les  villes  sur  son  passage. 

Il  était  arrivé  à  Heilbronn.  C'est  de  là  qu'il  écrivit 
à  Mlle  de  Stourdza,  qui  le  suivait  avec  l'impératrice  à 
quelques  journées  en  arrière,  la  lettre  singulière  que 
voici  : 

«  ...  Je  respirais  enfin,  et  mon  premier  mouve- 
ment fut  de  prendre  un  livre  que  je  porte  toujours 
avec  moi;  mais  mon  intelligence,  obscurcie  par  de 
sombres  nuages,  ne  se  pénétrait  point  du  sens  de 
cette  lecture.  Mes  idées  étaient  confuses  et  mon  cœur 
oppressé.  Je  laissai  tomber  le  livre  en  pensant  de 
quelle  consolation  m'aurait  été  dans  un  moment 
pareil  l'entretien  d'un  ami  pieux.  Cette  pensée  vous 
rappela  à  mon  souvenir;  je  me  souvins  aussi  de  ce 
que  vous  m'aviez  dit  de  Mma  de  Krudener  et  du  désir 


LA  BARONNE  DE  KRUDBNER  207 

que  je  vous  avais  exprime  de  faire  sa  connaissance. 
—  Où  peut-elle  être  maintenant  et  comment  la  ren- 
contrer jamais?...  Javais  à  peine  exprimé  cette  idée, 
que  j'entends  frapper  à  ma  porte.  C'était  le  prince 
Wolkonski  qui,  de  l'air  le  plus  impatienté,  me  dit 
qu'il  me  troublait  bien  malgré  lui  à  cette  heure  indue, 
mais  que  c'était  pour  se  débarrasser  d'une  femme 
qui  voulait  absolument  me  voir.  Il  me  nomma  en 
même  temps  M"11'  de  Krlidener!  Vous  pouvez  vous 
figurer  ma  surprise.  Je  croyais  rêver. 

»  — Madame  de  Krûdenerl  madame  de  Krudener  ! 
m'écriai-je.  Cette  réponse  si  subite  à  ma  pensée  ne 
pouvait  être  un  hasard.  Je  la  vis  sur  le  champ,  et, 
comme  si  elle  avait  lu  dans  mon  âme,  elle  m'adressa 
des  paroles  fortes  et  consolantes  qui  calmèrent 
le  trouble  dont  j'étais  obsédé  depuis  si  long- 
temps. » 

Mmede  Krudener,  en  effet,  ayant  eu  connaissance 
par  M11'  de  Stourdza  du  désir  que  l'empereur  avait  de 
s'entretenir  avec  elle,  avait  reçu  «par  révélation, 
a-t-elle  dit,  Tordre  de  se  rendre  dans  un  moulin 
situé  près  de  Schlucktern,  dans  la  liesse  électorale, 
jusqu'au  moment  de  sa  rencontre  avec  l'empereur 
Alexandre.  »  Pour  de  pauvres  sceptiques  comme 
nous,  qui  ne  croyons  pas  à  l'intervention  du  ciel  là  où 
il  est  si  facile  de  découvrir  de  simples  calculs  hu- 
mains, et  qui  n'avons  pas  oublié  de  quelle  cavalière 
façon  M"1' de  Krudener  prônaitlecharlatanisme  pour 
réussir  dans  la  vie,  nous  nous  bornons  à  présumer 
ceci  :  la  baronne  avait  appris  à  Strasbourg  le  débar- 
quement de  Napoléon  à  Kréjus  ;  elle  pensait  bien  que 


208  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe    SIÈCLE 

l'empereur  de  Russie  ne  ferait  pas  un  long"  séjour  à 
Vienne  après  cet  événement,  mais  qu'il  viendrait  se 
mettre  à  la  tête  de  ses  troupes  échelonnées  encore 
en  Allemagne  sur  la  route  de  Russie  et  qu'il  leur 
ferait  au  plus  tôt  faire  volte-face  vers  la  France.  Elle 
se  porterait  donc  au-devant  de  lui.  Forte  de  ses  pré- 
dictions réalisées,  elle  serait  reçue  naturellement 
auprès  du  puissant  empereur  et  aurait  la  grande 
jouissance  damour-propre  de  voir  écouter  avec  défé- 
rence les  conseils  d'une  femme  qui  avait  vu  clair  là 
où  tous  les  diplomates  du  Congrès  de  Vienne  n'a- 
vaient rien  soupçonné,  rien  prévu.  N'avait-elle  pas 
écrit,  le  10  avril,  à  M1]e  de  Stourdza,  avec  une  fran- 
chise charmante  de  naïveté  plutôt  que  de  modestie  : 
«  Beaucoup  de  personnes,  voyant  que  j'étais  ins- 
truite d'avance  de  tant  d'événements,  me  croient 
mêlée  dans  des  aflaires  politiques.  Hélas  !  si  je  ne 
savais  que  ce  qui  se  passe  dans  les  cabinets,  je  sau- 
rais peu  et  je  serais  dans  les  ténèbres.  » 

Elle  était  donc  allée  se  poster  en  observation  à 
Schlucktern.  Mais  on  aurait  tort  de  voir  une  «  révé- 
lation »  du  ciel,  de  même  que  son  charlatanisme  eut 
tort  d'y  vouloir  faire  croire,  là  où  il  n'y  avait  que  le 
plus  personnel  des  calculs.  L'intention  de  Mme  de 
Kriidener  était  d'attendre  à  Schlucktern,  point 
stratégique  de  rencontre  des  routes  partant  d'Au- 
triche, des  indications  sur  le  chemin  que  suivait 
empereur.    Dès  qu'elle   saurait    par    quelle    route 

devait  arriver,  elle  irait  à  sa  rencontre.  Ainsi 
fit-elle.  Apprenant  qu'il  se  rendait  à  Ileilbronn,  dans 

Wurtemberg,  à  deux  pas  de  la  frontière  badoise, 


LA  BARONNE  DE  KRUDBNER  209 

elle  monta  en  voiture  sans  perdre  une  minute 
et  courut  au-devant  de  lui.  Elle  eut  la  singulière 
fortune  d'arriver  à  un  instant  décisif.  G  était  là  une 
coïncidence  curieuse,  amenée  en  partie  par  le 
génie  avec  lequel  elle  avait  préparé  les  dispositions 
dïime  de  l'empereur,  en  partie  par  le  génie  avec  le- 
quel elle  avait  calculé  les  étapes  de  la  voiture  impé- 
riale et  s'était  postée,  avec  un  sens  tactique  que  lui 
envierait  un  général,  au  point  qui  commandait  les 
diverses  routes  d'Autriche,  et  enfin  par  sa  prompti- 
tude à  prendre  une  résolution  et  à  l'exécuter.  Tout 
cela  avait  été  enlevé  de  main  de  maître.  C'est 
là  du  génie,  et  Napoléon,  dans  ses  immortelles  cam- 
pagnes, n'a  pas  fait  mieux.  Mais  Mme  de  Krudener  se 
diminuait,  croyant  se  grandir,  en  faisant  intervenir 
la  Providence  en  cette  affaire.  Elle  seule  avait  tout 
préparé,  tout  prévu,  tout  exécuté.  L'empereur 
Alexandre,  avant  même  de  la  connaître,  était  déjà  sa 
chose;  il  ne  voyait  pas  les  ficelles  dont  Mme  de  Kru- 
dener tenait  les  bouts,  et  qui  le  faisaient  mouvoir 
comme  elle  l'entendait. 

Quant  à  l'état  psychologique  où  il  se  trouvait 
lorsqu'elle  se  présenta  devant  lui,  il  n'y  faut  pas  voir 
une  intervention  de  la  Providence.  C'est  un  hasard 
dans  lequel  la  baronne  n'était  pas  tout  à  fait  étran- 
gère, mais  voilà  tout.  La  Providence  n'était  pas  inter- 
venue davantage  auprès  de  Diderot  dans  une  cir- 
constance analogue  :  un  jour  que  le  philosophe,  en- 
fermé depuis  quelque  temps  à  la  Bastille,  s'était  avisé 
d'ouvrir  un  livre  au  hasard,  avec  la  pensée  enfantine 
de  découvrir  dans  le  sens  du  texte  de  la  page  sur  la- 

12. 


'JiO  UNB    ILLUMINÉE    AU    XIX''    SIECLE 

quelle  tomberaient  ses  yeux  si  sa  détention  serait 
encore  de  longue  durée,  il  lut  :  «  Ta  peine  est  de 
nature  à  finir  bientôt.  »  Et  au  moment  où  il  refermait 
son  livre  en  songeant  à  sa  faiblesse  d'avoir  essayé 
ainsi  d'interroger  le  sort,  il  entendit  des  pas,  une 
clef  tourmenter  la  serrure...  La  porte  s'ouvrit  et  le 
geôlier  lui  annonça  qu'il  était  libre.  Il  ne  faut  voir  là 
et  dans  d'autres  faits  analogues  qu'il  serait  facile  de 
rappeler,  que  des  hasards,  des  coïncidences,  mais 
nullement  une  intervention  divine.  Ge  serait  ravaler 
Dieu  que  de  le  mêler  à  ces  petites  choses. 

L'empereur  Alexandre  cependant,  avec  certains 
côtés  supérieurs,  était  alors  un  peu  affaissé  et  dans  un 
état  d'âme  qui  le  prédisposait  à  croire  à  des  inter- 
ventions surnaturelles  dans  les  événements  gigan- 
*  tesques  qui  s'accomplissaient  depuis  vingt  ans,  comme 
dans  ceux  qui  s'annonçaient  et  qui  menaçaient  de 
bouleverser  encore  l'Europe.  Les  lettres  de  Mme  de 
Krudener  n'étaient  pas  étrangères  à  cette  disposi- 
tion. Alexandre  était  naturellement  religieux  de  cœur. 
Son  gouverneur,  le  général  La  Harpe,  avait  eu  une 
grande  influence  sur  lui,  mais  ses  doctrines  philoso- 
phiques, ses  idées  libérales  n'avaient  touché  que  son 
esprit  :  elles  avaient  laissé  intactes  ses  convictions 
religieuses.  Celles-ci,  à  vrai  dire,  étaient  plutôt  une 
propension  à  croire  à  une  religion  chrétienne  révélée, 
qu'une  religion  positive  fermement  acceptée  dans 
tous  ses  dogmes.  Il  avait  le  sentiment  chrétien,  et 
son  imagination,  chrétienne  aussi,  le  dirigeait  peut- 
être  pi  us  qu'une  doctrine  positive,  dans  toutes  ses 
croyances,  La  Harpe  avait  inspiré  à  son  àme,  nalu- 


LA    BARONNE    DE    KRÏIDENER  211 

Tellement  élevée,  un  goùl  1res  prononcé  pour  le  beau 
et  les  grandeurs  morales.  De  là  à  l'exaltation,  il  n'y 
avait  qu'un  pas  pour  une  âme  ardente.  Ce  pas  franchi, 
on  arrive  vite  au  mysticisme.  Les  grands  événements 
auxquels  Alexandre  s'était  trouvé  mêlé,  le  peu  de 
temps  qu'ils  avaient  mis  à  s'accomplir  :  Austerlitz, 
Eylau  etFriedland,  le  radeau  du  Niémen,  Tilsitt  et 
Erfurt,  Moscou  et  Paris!...  Tout  cela  tenait  du  pro- 
dige et  devait  frapper  son  âme  empreinte  d'une  re- 
ligiosité latente.  Aussi  Mma  de  Krudener,  venant  à 
lui  dans  un  de  ces  moments  de  trouble  où  le  rêve  et 
peut-être  l'hallucination  l'obsédaient  d'une  taçon  dou- 
loureusement énervante,  se  faisant  annoncer  à  l'ins- 
tant même  où  sa  pensée  flottante  se  reportait  aux 
lettres  prophétiques  que  cette  sibylle  du  grand 
monde  écrivait  à  M11"  de  Stourdza,  Mme  de  Krudener 
devait  à  ses  yeux  prendre  quelque  apparence  d'une 
envoyée  de  la  Providence. 

Introduite  aussitôt,  Mme  Krudener,  dès  les  pre- 
miers mots,  comprit  l'état  d'àme  de  l'empereur.  En 
ces  matières  graves  comme  dans  les  choses  légères 
—  elle  le  savait  bien  —  le  moment  est  tout.  Elle 
arrivait  au  moment;  elle  sût  le  mettre  à  profit.  Elle 
n'eut  garde  de  changer  des  dispositions  qu'elle  n'eût 
pu  souhaiter  plus  favorables.  Fille  voulut  y  enfoncer 
le  tzar  davantage,  l'y  ancrer  définitivement.  C'était 
bien  naturel  :  elle  aspirait  à  prendre  une  influence 
sur  les  souverains  de  l'Europe;  une  occasion  se  pré- 
sentait :  elle  n'était  pas  femme  à  la  laisser  échapper. 
Tout  ce  qu'elle  avait  d'onctueuse  poésie  dans  l'âme, 
d'éloquence  habile    dans    l'esprit,    elle  l'évoqua,  Je 


212  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIÈCLE 

mit  en  œuvre  avec  une  adresse  consommée,  pour 
colorer  d'un  doux  mysticisme  les  remontrances 
qu'elle  crut  pouvoir  adresser  à  l'empereur  sur  sa  vie 
passée.  C'était  un  corollaire  de  sa  lettre  sur  les  fri- 
volités qui  avaient  occupé  les  diplomates  du  Congrès 
de  Vienne.  Mais  elle  le  fit  d'une  voix  chantante,  avec 
un  accent  pénétrant  de  tendresse,  comme  une  mère 
qui  raisonnerait  un  grand  fils  de  vingt  ans  sur  quelque 
erreur  de  jeunesse,  —  si  une  mère  n'était  la  pre- 
mière, dans  sa  sotte  vanité,  à  être  fière  de  ces 
choses-là.  Elle  eut  avec  son  souverain  un  entretien 
de  trois  heures.  Sous  air  de  l'exhorter,  elle  essayait 
sur  lui  son  pouvoir.  De  temps  en  temps,  quand  elle 
craig-nait  de  l'irriter  en  touchant  à  des  plaies  secrètes 
de  son  cœur,  de  l'offenser  par  quelque  vérité  pénible 
à  entendre,  de  l'ennuyer  par  ses  exhortations  pieuses, 
Alexandre  répondait  :  «  Non,  madame,  continuez,  je 
vous  en  prie  :  vos  paroles  sont  une  musique  pour 
mon  âme.  »  Quand  elle  quitta  l'empereur,  il  était 
conquis.  Mm"  de  Krûdener  avait  mis  une  telle  onction 
de  cœur  dans  ses  paroles,  son  exaltation  relig-ieuse 
correspondait  si  bien  à  la  sienne,  que  l'empereur  ne 
douta  plus  que  celle  qui  avait  prédit  les  événements 
qu'il  voyait  s'accomplir,  ne  fût  en  effet  l'élue  de  Dieu. 

A  partir  de  ce  moment,  il  la  considéra  comme 
telle.  Il  la  pria  de  ne  pas  s'éloigner  de  lui,  lui  dit 
qu'elle  était  son  génie  bienfaisant  et  celui  des 
peuples,  et  qu'il  écouterait  toujours  avec  respect  celle 
qui  était  prédestinée  par  la  Providence  à  un  rôle 
aussi  grandiose. 

Ce  rôle  était  difficile  à  soutenir,  surtout  devant  un 


LA    BARONM-;    DE    KRÛDENER  2io 

souverain  qui  était  loin  d'être  le  premier  venu  et  que 
son  trop  de  confiance  enthousiaste  dans  Napoléon,  à 
Tilsitt  et  à  Erfurt,  pouvait  avoir  mis  en  garde  contre 
les  entraînements  irréfléchis.  Aussi  Mmo  de  Kriidener, 
qui  n'aspirait  à  rien  moins  qu'à  avoir  la  haute  main 
sur  les  affaires  de  l'Europe,  n'agit-elle  tout  d'abord 
qu'avec  la  plus  grande  circonspection.  Elle  ne 
s'éloigna  pas,  puisque  l'empereur  lui  avait  fait  l'hon- 
neur de  l'inviter  à  demeurer  près  de  lui,  mais  elle  se 
garda  bien  de  se  prodiguer.  Elle  fut  assez  habile 
pour  se  faire  désirer.  Ce  cœur  hautain,  ce  cœur  de 
prince  avait  fléchi  devant  elle;  devant  elle,  le  souve- 
rain avait  reconnu  le  néant  de  son  passé,  ses  fautes 
contre  Dieu;  devant  elle  il  avait  mis  à  nu  les  faiblesses 
et  les  plaies  de  sa  pauvre  âme...  Peut-être  mainte- 
nant son  orgueil  regretterait-il  ces  moments  d'expan- 
sion ;  peut-être  ne  pardonnerait-il  pas  à  une  femme 
d'avoir  surpris  le  secret  de  ses  pensées  les  plus 
intimes  dans  une  confession  due  à  un  énervement,  à 
une  faiblesse  passagère,  à  un  abandon  comme  en  ont 
les  femmes  en  certaines  soirées  d'été  lourdes  et  ora- 
geuses. Peut-être  maintenant  était-il  honteux  de  cet 
nlnndon  et  voudrait-il  se  ressaisir?...  Mme  de  Krii- 
dener, en  psychologue  consommée,  calcula  toutes 
ces  chances  et  jugea  prudent  d'attendre,  pour  repa- 
raître devant  l'empereur,  qu'il  la  fît  demander. 

Elle  attendit  donc  Elle  constatait  chaque  jour  avec 
une  joie  profonde  qu'il  n'y  avait  du  côté  d'Alexandre 
aucun  signe  de  retour  sur  lui-même.  Au  contraire  : 
l'empereur  lui  envoyait  de  riches  cadeaux.  N'était-ce 
pas  la  preuve  de  sa  faveur?...  Et  alors  elle  se  mettait 


"J14  UNE    ILLUMINÉE   AU    XIX0   SIÈCLE 

à  remercier  Dieu,  à  le  féliciter  peut-être  aussi  de 
l'avoir  choisie,  elle,  la  plus  digne  entre  ses  indignes 
servantes,  pour  l'œuvre  divine  du  rappel  de  cette 
âme  impériale  aux  pieuses  pensées;  elle  se  compa- 
rait à  Jeanne  d'Arc  allant  trouver  le  roi  Charles  VII 
pour  communiquer  à  son  apathie  un  peu  de  ce  feu 
sacré  qui  l'animait  elle-même.  Aussi  était-elle  par- 
faitement convaincue,  tant  nous  croyons  aisément  ce 
qui  nous  flatte,  de  l'origine  sainte  de  la  mission 
qu'elle  s'était  donnée  elle-même  auprès  d'Alexandre. 
Et,  comme  toutes  ses  combinaisons  avaient  réussi  à 
souhait,  Dieu  n'était-il  pas  dans  l'affaire? 

De  son  côté,  l'empereur  ne  pouvait  oublier  tout  ce 
que  lui  avait  dit  cette  femme  de  cinquante  ans,  à  la  voix 
caressante  et  douce,  qui  savait  dire  et  faire  accepter 
des  vérités  si  dures  et  dont  les  paroles  enchantées  lui 
avaient  fait  entrevoir  les  saintes  félicités  des  élus  de 
Dieu.  Son  âme,  inquiète  des  choses  d'au  delà  de  la 
tombe,  avait  trouvé  dans  cet  entretien  les  vérités 
dont  elle  avait  soif.  Les  grandeurs  de  la  puissance 
souveraine  avaient  pu  les  lui  faire  négliger,  mais 
maintenant  que  le  nuage  obsédant  du  doute  s'était 
dissipé,  elles  devenaient  pour  lui  un  besoin.  Et  c'est 
sous  l'impression  persistante  de  ces  pensées  (pie 
l'empereur,  qui  s'était  remis  en  route,  écrivit  à 
Mme  de  Krùdener,  dès  qu'il  arriva  à  lleidelberg,  pour 
la  prier  de  l'y  venir  joindre. 

Cette  lettre  la  combla  de  joie.  Elle  vit  qu'elle  était 
entrée  dans  la  confiance  du  souverain  plus  avant  que 
personne  ne  l'avait  fait  jusqu'alors.  Elle  alla  à  llei- 
delberg, accompagnée  de  sa  fille,  de  M.  Empeytus  et 


LA    BA.RONNH    DB    KIUIDKNKH  215 

de  sa  femme,  et  de  M.  de  Berkheim,  jeune  homme 
qui  avait  été  maître  des  requêtes  au  Conseil  d'Etat 
de  l'Empire  et  commissaire  général  de  police  à 
Mayence.  Il  était  frère  du  ministre  de  l'Intérieur  du 
grand-duché  de  Bade,  et  avait  renoncé  à  une  car- 
rière qui  s'annonçait  superbe  pour  coopérera  l'œuvre 
d'évangélisation  entreprise  par  la  baronne.  On  était 
au  mois  de  juin,  et,  sous  les  beaux  ombrages  des 
campagnes  d'Heidelberg,  l'empereur  de  Russie  avait 
de  fréquents  et  pieux  entretiens  avec  sa  fervente 
prêcheuse. 

C'est  là  que  vint  le  trouver  la  nouvelle  de  la  défaite 
de  Napoléon  à  Waterloo.  Il  ne  fut  pas  difficile  à  un 
esprit  aussi  pénétré  de  religiosité  que  le  sien  de  voir 
dans  cet  événement  l'intervention  de  Dieu.  Il  n'y 
aurait  pas  songé,  que  Mme  de  Krudener  se  serait 
chargée  de  la  faire  éclater  à  ses  yeux.  Décidé  à  partir 
dès  le  lendemain  pour  Paris,  Alexandre  demanda  à 
Mme  de  Krudener  de  l'y  venir  retrouver.  Elle  le  pro- 
mit. Mais  avant  de  se  mettre  en  roule,  elle  eut  une 
louable  et  charitable  pensée,  celle  d'aller  porter  des 
consolations  à  quelques  malheureux  condamnés  à 
mort  qui  attendaient  dans  les  transes  de  la  prison  le 
jour  fatal  de  l'exécution.  Elle  leur  donna  les  consola- 
tions de  l'Evangile,  la  certitude  que  tout  n'est  pas 
fini  dans  la  tombe,  l'assurance  d'une  vie  nouvelle 
dans  la  mort.  Elle  les  arracha  ainsi  au  désespoir  et 
eut  le  bonheur  de  consoler  des  âmes  qui  ne  voyaient 
devant  elles  que  l'éternelle  nuit  du  néant.  C'est  à 
Heidelberg  enfin  qu'elle  bénit  le  mariage  de  sa  fille 
avec  le  baron  de  Berkheim.  L'âme  douce  et  pieuse  de 


216  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX0    SIÈCLE 

ce  jeune  homme  avait  été  séduite  par  les  grâces  du 
cœur  de  MIle  Juliette,  jeune  personne  éthérée,  d'une 
délicatesse  et  d'une  distinction  de  sentiments  incom- 
parables, et  dont  le  dévouement  pour  sa  mère  était 
sans  bornes. 

Mme  de  Krudener  arriva  à  Paris  le  14  juillet.  Elle 
avait  vu  de  ses  yeux  les  excès,  les  malheurs  et  les 
ruines  qui  accompagnent  en  un  pays  envahi  le  pas- 
sage des  armées,  et  ces  tristes  spectacles  n'avaient 
fait  que  surexciter  ses  sentiments  de  prosélytisme 
pour  une  régénération  du  christianisme  et  une  fra- 
ternité universelle  basée  d'abord  sur  la  mise  de  Na- 
poléon hors  des  lois  de  l'humanité,  et  ensuite  sur  une 
diffusion  la  plus  grande  possible  des  idées  de  cha- 
rité. Cette  dernière  pensée  était  élevée,  généreuse, 
et  un  peu  sœur  de  celle  de  «  perfectibilité  »  de  la 
race  humaine,  rêvée  par  Mme  de  Staël.  C  est  son 
point  de  contact  avec  la  fille  de  Necker  d'avoir  par- 
tagé les  mêmes  illusions,  d'avoir  enfourché  le  même 
dada.  Malheureusement  Mrae  de  Krudener  rejeta 
trop  sur  la  France,  à  qui  elle  en  voulait  un  peu 
de  ses  propres  désordres  passés  et  qu'elle  regardait 
comme  responsable  de  ses  fredaines  de  jeunesse,  tout 
en  l'aimant  beaucoup  —  peut-être  pour  cela,  —  les  torts 
de  Napoléon  envers  elle  et  envers  l'Europe.  Cette  ran- 
cune se  fera  jour  dans  l'indifférence  où  la  laissèrent 
les  mesures  prises  contre  la  France  par  les  souverains 
alliés,  dont  elle  était  un  peu  l'inspiratrice  grâce  à  l'in- 
Iluence  qu'elle  exerçait  sur  l'empereur  Alexandre.  Se 
souvenait-elle  encore  de  l'échec,  essuyé  par  sa  Valé^ 
rz'e  auprès  du  premier  consul?  Non  :  sa  piété  actuelle 


LA    BARONNE    DE    KRÏ1DENER  217 

la  mettait  au-dessus  de  semblables  mesquineries  ran- 
cunières. Et  pourtant!...  car  on  ne  peut  mécon- 
naître que,  sans  qu'elle  s'en  rendît  compte,  son  aver- 
sion pour  Napoléon  date  du  jour  où  elle  apprit  qu'il 
avait  fait  un  accueil  si  peu  galant  au  livre  dont  elle 
lui  avait  fait  hommage.  L'aversion  s'était  changée 
peu  à  peu  en  haine  sous  l'action  des  événements  po- 
litiques et  du  mal  que  Napoléon  fit  à  la  Russie. 
Mmo  de  Krl'idener  se  trouvait  d'ailleurs  en  commu- 
nion d'idées  avec  toute  l'Europe.  Elle  prêcha  la  sainte 
croisade  contre  ce  nouveau  fléau  de  Dieu.  La  ran- 
cune personnelle  et  la  haine  politique  se  doublèrent 
de  l'esprit  religieux.  De  là  ces  beaux  discours  qui  ne 
sont  pas  parvenus  jusqu'à  nous,  mais  dont  les  épîtres 
qu'elle  écrivait  peuvent  nous  donner  une  idée  fort 
exacte.  L'éloquence  y  est  vraie  et  grande  :  sous  des 
couleurs  bibliques  éclatantes  apparaît  un  mysticisme 
étrange,  vaporeux,  incompréhensible  parfois,  mais 
qui  n'en  devait  avoir  que  plus  d'effet  auprès  des  âmes 
simples  assoiffées  de  poésie  et  de  repos,  ou  simple- 
ment curieuses,  par  lassitude,  d'idéalisme  religieux. 
Des  expressions  fort  belles,  dignes  de  Bossuet,  re- 
lèvent de  temps  en  temps  l'enseignement  de  ces  ser- 
mons pieux,  dont  la  lecture  ne  serait  plus  possible 
sans  rcs  «  clous  »  qui  accrochent  l'attention  et  l'em- 
pêchent de  s'en  lormir  au  bercement  rhythmé  de  ces 
phrases  qui  retentissent  comme  des  accords  de  mu- 
sique sacrée  dans  le  silence  sonore  d'une  cathédrale. 
Mmt'  de  Ktiidener,  en  arrivant  de  Paris,  était  allée 
se  loger  dans  un  hôtel  meublé  du  faubourg  Saint-Ger- 
main. Mais  l'empereur  de  Ilussie  ayant  manifesté  le 

13 


218  UNE    ILLUMINÉE   AU    XIXe    SIECLE 

désir  de  la  voir  se  rapprocher  de  lui  —  il  était  des- 
cendu au  palais  de  l'Elysée  —  elle  vint  s'installer  au 
faubourg-  Saint-Honoré,  dans  l'hôtel  Montchenu,  où 
s'était  réunie,  après  le  9  thermidor,  une  des  sociétés 
les  plus  agréables  de  Paris.  M.  et  Mme  de  Berkheim, 
M.  Empeytas,  s'y  établirent  avec  elle.  L'empereur 
Alexandre  vint,  le  soir  même,  la  complimenter  de  son 
arrivée.  Il  prit  dès  lors  l'habitude  d'y  revenir  tous  les 
jours.  Gela  lui  était  facile  :  il  y  avait  une  communi- 
cation particulière  entre  l'hôtel  Montchenu  et  les  jar- 
dins de  l'Elysée. 

L'empereur  de  Russie  avait  séduit  tout  Paris, 
Tannée  précédente,  par  le  chevaleresque  de  sa  con- 
duite envers  la  France  vaincue,  par  son  tact,  sa  mo- 
dération et  l'influence  de  cette  modération  sur  les 
exigences  des  autres  souverains  alliés.  Mais,  cette 
fois,  le  monarque  ne  se  montrait  pas  animé  de  senti- 
ments aussi  bienveillants.  Son  visage,  qu'on  avait 
toujours  vu  souriant  ou  serein,  était  devenu  grave  et 
presque  chagrin.  Mme  de  Kriïdener  trouva  moyen  de 
lui  en  glisser  l'observation  en  lui  faisant  un  compli- 
ment :  «  Ona  remarqué,  lui  dit-elle,  que  vous  êtes 
plus  grand  cette  année  que  l'an  passé.  —  Gomment 
cela?  —  Oui,  on  a  dit  que  vous  prenez  l'air  sévère 
quand  on  vous  loue.  —  C'est  vrai,  mais  c'est  parce  que 
je  rapporte  à  Dieu  ce  que  les  hommes  m'attribuent.  » 

C'était  retourner  aimablement  le  compliment  et 
attribuer  le  mérite  de  cette  gravité  à  Mmc  de  Krudener 
qui  avait  aiguillé  son  âme  vers  la  piété.  Mais  était-ce 
bien  la  vraie  cause  de  cette  réserve  mesurée,  sou- 
cieuse même,  que  montrait  Alexandre  en  1815?  Il  est 


LA  BARONNE  PE  KRÛDENBR  219 

i  ermis  d'en  douter.  Un  autre  motif,  outre  les  événe- 
ments de  guerre  et  de  politique  qui  l'avaient  amené 
pour  la  seconde  fois  à   Paris,   lui  rembrunissait  le 
front.  La  querelle  entre  l'Europe  et  Napoléon  s'était 
vidée  à  Waterloo,  et  les  Russes  n'avaient  pas,  comme 
à  Leipzig  et  dans  la  campagne  de  France,  pris  part  a 
la  bataille.   Les  Anglais  et  les  Prussiens  étaient  les 
vainqueurs,  et  les  rôles  prépondérants,  à  Paris,  leur 
appartenaient.  Alexandre  se  trouvait  donc,  en  18i~> 
un  peu  ri  légué  au  second  plan.  Son  rôle  était  presque 
luit  à  celui  de  comparse.  De  plus,  il  n'avait  nulle- 
ment à  se  louer  de  la  loyauté  de  Louis  XVIII.  Pen- 
dant le  congrès  de  Vienne,  un  traité  secret  avait  été 
conclu  par  M.  de  Talleyrand  agissant  au  nom  du  roi 
son  maître,  entre  la  France,  l'Autriche  et  l'Angle- 
terre, et  ce  traité  était  entièrement  dirigé  contre  la 
Russie.  C'était  une  véritable  trahison  envers  l'Empe- 
reur Alexandre,  et  il  y  avait  là  plus  qu'il  n'en  fallait 
pour  justifier  son  attitude  refroidie  devant  les  Bour- 
bons et  devant  la  France.   Et  l'on  a  vanté    l'habileté 
politique    de    Louis    XVIII!...     Encore    Alexandre 
poussa-t-il  la  courtoisie  jusqu'à  ne  pas  faire  allusion 
à  cette  offense,  dont  il  avait  les  preuves  écrites  entre 
les  mains.  La  cause  de  sa  réserve  glaciale,  n'en   dé- 
plaise à  Minc  de  Krûdeni  r,  était  bien  plutôt  dans  la 
situation  nouvelle  à  lui  créée  par  la  découverte  du 
traité  secret  de  Louis  XVllIavcc  l'Autriche  etl'An- 
juc  dans  son  désir  de  rapporter  à  Dieu  les 
■  lui  attribuaient  les  hommes. 
Quoiqu'il  en  soit,  l'empereur  de  Russie  avait  pris 
l'Ii  ibitude  d'aller  chaque  jour  chez  M,Uf  de  Krudener. 


220  UNE   ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

11  traversait  le  jardin  de  l'Elysée  et  se  rendait  inco- 
gnito auprès  d'elle.  Avec  sa  facilité  de  parole,  on 
peut  même  dire  son  éloquence,  doublée  de  cette 
aisance  supérieure  que  donne  l'habitude  d'un  monde 
distingué,  Mme  de  Krudener  l'accueillait  on  ne  peut 
plus  gracieusement.  Après  quelques  compliments  et 
le  tribut  obligé  aux  affaires  politiques  qui  intéres- 
saient la  baronne  presque  autant  que  celles  du  Ciel, 
la  conversation  s'engageait  sur  la  philosophie  reli- 
gieuse et  la  métaphysique.  Chacun  exposait  ses  idées, 
ses  doctrines,  ses  théories,  et  les  pensées  de  l'un  et 
de  l'autre  se  ressentaient  de  l'illuminisme  religieux 
de  Iung  Stelling.  Les  discussions  étaient  parfois  fort 
longues,  mais  elles  étaient  douces,  onctueuses  et  se 
terminaient  toujours  par  une  prière.  C'est  Mme  de 
Krudener  qui,  se  laissant  aller  à  l'improvisation,  avec 
son  talent  de  parole  distingué,  disait  la  prière. 
Alexandre,  à  genoux  comme  elle,  s'y  associait  de 
cœur  et  répétait  après  elle  les  invocations  à  Dieu. 

Il  n'était  bruit  dans  le  monde  diplomatique  de 
l'Europe,  alors  tout  entier  à  Paris,  que  de  l'étrange 
liaison  de  l'empereur  russe  avec  une  femme  qui 
n'était  plus  jeune  et  qui  avait,  dans  les  dernières 
années  du  siècle  passé  et  jusque  sous  le  consulat, 
défrayé  la  chronique  galante  de  Paris.  L'aventure  de 
l'auteur  de  Valérie  avec  le  chanteur  Garât  était 
encore  vivante  dans  bien  des  mémoires.  Aussi  avait- 
on  cru  tout  d'abord,  connaissant  les  antécédents  de 
l'un  et  de  l'autre,  à  une  liaison  où  le  mysticisme 
n'aurait  rien  eu  à  voir.  Il  serait  difficile  de  peindre 
la  stupéfaction   des    gens,  leurs  airs   d'incrédulité, 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  221 

quand  ils  apprenaient  que  le  puissant  empereur  du 
Nord  et  Mmo  de  Krudener  ne  faisaient  tant  mystère 
de  leurs  réunions  que  pour  se  rappeler  l'un  à  l'autre 
leurs  devoirs  de  chrétien  et  non  pour  y  manquer- 
C'était  une  chose  si  originale  qu'on  ne  laissa  pas  que 
d'en  rire.  La  vérité  est  pourtant  qu'ils  passaient  leurs 
soirées  à  lire  la  Bible  :  Mmede  Krudener  la  commen- 
tait, l'empereur  faisait  parfois  des  objections  bien 
vite  réfutées,  et  la  soirée  se  terminait  par  des  actions 
de  grâce  et  des  prières. 

En  attendant,  le  monde  parisien,  avec  sa  légèreté 
habituelle,  au  lieu  de  penser  à  l'extrême  gravité  de 
la  situation  politique,  aux  épouvantables  malheurs 
de  la  patrie,  à  ses  deuils  et  à  ses  misères  sans  nombre, 
le  monde  parisien  s'occupait...  de  quoi?  d'une  femme 
chez  laquelle  l'empereur  de  Russie  allait  passer  ses 
soirées  et  de  ce  qu'ils  pouvaient  bien  se  dire  dans 
leurs  tête-à-tête.  Mme  de  Krudener,  de  son  côté, 
s'occupait  assez  de  ce  que  disait  Paris.  Elle  avait  beau 
être  entrée  dans  la  Bible  jusqu'au  cou,  elle  avait 
gardé  ses  yeux  pour  voir  et  sa  langue  pour  parler. 
Elle  ne  voyait  cependant  pas  toujours  juste  et  il  lui 
arrivait  aussi  parfois  de  parler  à  conlre-temps.  Mais 
ses  excès  de  zèle  religieux  lui  tenaient  lieu  de  jus- 
tesse et  de  mesure  en  l'emportant  dans  les  régions 
élevées  où  se  perd  la  notion  et  jusqu  au  souvenir  des 
choses  vulgaires  de  notre  pauvre  planète.  Les  in- 
térêts terrestres  ne  la  touchaient  plus  :  elle  planait 
au-dessus  de  ces  misères  et,  en  son  for  intérieur,  il  a 
dû  lui  arriver  plus  d'une  fois  de  blâmer  Dieu  de  ce 
qu'il  avait  eu  la  pensée  de  loger  les  âmes  dans  des 


*222  UNE   ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

corps  et  d'avilir  ainsi  sa  création  par  des  appétits  qui 
ne  sont  pas  toujours  purement  éthérés.  Heureuse- 
ment que  les  hommes  ont  inventé  les  jeûnes  et  les 
macérations  pour  réparer  les  fautes  de  Dieu  et  corri- 
ger les  imperfections  de  son  œuvre.  Mais  les  jeûnes, 
la  pénitence. . .  elle  les  aurait  inventés  elle-même,  dans 
son  pieux  esprit  de  mortification,  s'ils  ne  l'eussent 
étéavantelle;  elle  les  prêchaitàl'empereur  Alexandre, 
elle  les  prêchait  à  tout  venant  et  prenait  pour  une 
conversion  foudroyante  les  paroles  polies  d'assenti- 
ment —  ou  de  contradiction  —  par  lesquelles  on  se 
dégageait  de  ses  instances  religieuses.  Tout  cela 
avait  l'air  sincère  et  elle  s'imaginait  vraiment  con- 
vertir tout  le  monde.  «  Un  jour,  raconte  Sainte- 
Beuve,  à  quelqu'un  qui  venait  la  voir,  dans  la  soirée, 
à  l'heure  de  la  prière,  elle  disait  :  «  De  grandes 
œuvres  s'accomplissent  ;  tout  Paris  jeûne.  —  Et  cet 
ami,  qui  sortait  du  Palais-Royal  où  il  avait  vu  tout  le 
monde  dîner,  ne  put  la  détromper  comme  il  aurait 
voulu.  » 

On  venait  la  voir  beaucoup  à  l'hôtel  Montchenu  ; 
elle  recevait  des  quantités  de  lettres  d'audience  et  de 
demandes  de  toutes  sortes,  ce  qui  la  flattait  infini- 
ment. «  J'ai  sur  ma  table  un  amas  de  lettres  arriérées 
aussi  haut  que  le  Mont-Blanc,  écrivait-elle  avec  sa 
petite  pointe  ordinaire  de  vanité,  le  10  août  1815,  à 
MIIe  Gochelet.  Je  ne  réponds  à  personne;  on  s'en 
plaint,  mais  les  visites  se  succèdent  tellement  chez 
moi  que  je  ne  dîne  que  bien  rarement.  »  Est-ce  pour 
cela  qu'elle  voulait  aussi  faire  jeûner  tout  Paris? 
Comme  on  le  voit,  elle  donnait  elle  même  l'exemple 


LA  BARONNE  DE  KRÙDENER  223 

de  ce  jeûne,  pour  lequel  elle  semble  avoir,  en  bonne 
manichéenne,  une  tendresse  toute  particulière.  Mais 
elle  donnait  aussi  d'autres  exemples  qui  valaient 
mieux,  et  celui  de  la  charité  était  incontestablement 
le  meilleur.  Malheureusement,  avec  son  exaltation 
religieuse  et  idéaliste  trop  prononcée,  Mme  de  Krii- 
dener,  à  force  de  vouloir  s'élever  dans  les  hautes 
sphères  de  la  pensée  pure,  considérait  tout  ce  qui  est 
de  la  matière  comme  sans  importance  aucune.  Saint 
Augustin,  dans  les  commencements  de  sa  seconde 
vie,  s'était  laissé  prendre  à  la  même  exagération.  Il 
est  vrai  que  Pascal  n'était  pas  encore  venu  au  monde 
pour  dire,  mais  sans  le  prêcher,  qu'  «  à  vou- 
loir trop  faire  l'ange  on  fait  la  bête  (1).  »  C'est  ce 
qui  arriva  à  cette  excellente  baronne  de  Kruiener 
dans  une  circonstance  mémorable  où  sa  charité,  si 
elle  avait  eu  plus  de  bon  sens  et  moins  d'exaltation 
religieuse  étroitement  entendue,  aurait  pu  sauver  la 
vie  d'un  homme  remarquable  qui  fut  victime  de  la 
haine  des  royalistes  et  de  la  vengeance  personnelle  de 
Louis  XVIII.  Il  ne  faut  pas  être  plus  royaliste  que  le 
roi,  ni  «  plus  dévot  que  le  bon  Dieu.  »  Malheureuse- 
ment Mme  de  Krudener  tendait  à  l'être  et,  dès  lors, 
pour  s'excuser  d'une  inaction  où  la  prudence,  la 
crainte  de  s'aliéner  quelque  haute  influence  avaient 

(1)  Molière,  de  son  côté,  a  dit  : 

«   A  force  do  sagesse  on  peut  être  blâmable.  » 

-t  la  même  pensée  que  celle  de  Pascal,  et  il  est  curieux 
île  voir  ces  deux  génies  se  rencontrer  sur  ce  point.  Mais  le 
^t'-nie  est-il  autre  chose  qu'un  haut  hou  sens? 


224  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIÈCLE 

tenu  plus  de  place  que  le  dogme  et,  à  coup  sûr,  que  la 
charité,  elle  ne  disait  plus  que  des  sottises. 

Nous  voulons  parler  de  son  rôle  dans  un  des  plus 
douloureux  épisodes  du  règne  sanguinaire  de 
Louis  XVIII,  du  jugement,  de  la  condamnation  et  de 
l'exécution  du  jeune  aide  de  camp  de  Napoléon,  le 
général  de  division  comte  de  Labé  Joyère. 


CHAPITRE  VII 


Le  général  Je  Labédoyère.  —  Par  suite  de  quelles  circons- 
tances Mœ«  KiiiJener  se  trouve  mêlée  à  son  affaire.  Mm'  de 
—  Labédoyère  sollicite  l'intervention  de  la  baronne  en  fa- 
veur de  son  mari.  —  Anciennes  relations  de  Mm8  de  Kriï- 
dener  et  de  M.  de  Labédoyère.  —  Intérêt  spirituel  de  la 
baronne  pour  le  condamné.  —  Exécution  de  Labédoyère.  — 
Lettres  pieuse>.  —  Belle  conduite  de  Mm»  de  Labédoyère.  — 
Piété  et  charlatanisme.  —  Idées  religieuses  de  Mme  de  Krû- 
dener.  —  Nombreuse  affluence  dans  son  salon.  —  Curiosité 
et  enjouement.  —  La  baronne  prêchant  à  la  prison  de 
femmes  de  Saint-Lazarre.  —  Mouvement  religieux  à  Paris 
en  1815.  —  Lettre  remarquable  de  M,nJ  Swetchine.  —  Revue 
de  l'armée  russe  au  camp  de  Vertu-.  —  Brochure  de  Mm* 
de  Krûdener  sur  cette  solennité  religieuse.  —  Manie  de  pré- 
dication. —  Acte  de  la  Sainte-Alliance  :  part  de  Mme  de  Krû- 
dener à  cet  acte.  —  Benjamin  Constant  dans  le  salon  de 
Mm»  de  Krildener.  —  Mm*  Récamier  et  la  baronne. 


Tout  le  monde  sait  qu'après  son  débarquement  de 
l'île  d'Elbe,  lorsque  Napoléon  marchait  sur  Grenoble, 
M.  «  le  Labédoyère,  colonel  du  7e  d'infanterie  de  ligne, 
en  garnison  dans  cette  ville,  était  allé  au-devant  de 
lui,  à  la  tête  de  son  régiment.  Le  premier,  il  avait 
abattu  la  cocarde  blanche  et  déployé  le  glorieux  dra- 

13. 


226  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

peau  tricolore.  Sa  défection  avait  entraîné  celle  de 
toute  l'armée.  Cela,  les  royalistes  ne  devaient  pas  le 
lui  pardonner.  Il  avait  pourtant  bien  des  attaches 
dans  leurs  rangs.  Sa  famille,  celle  de  sa  femme,  née 
de  Ghastellux,  avaient  de  tout  temps  montré  le  plus 
grand  attachement  à  la  maison  de  Bourbon  :  mais 
celle-ci  fut  jalouse  du  dévouement  que  le  soldat  té- 
moigna à  lhomme  extraordinaire  qui  l'avait  si  souvent 
conduit  à  la  victoire.  Après  la  bataille  de  Waterloo 
où,  comme  Ney,  il  avait  en  vain  cherché  à  se  faire 
tuer,  Labédoyère  accourut  à  Paris.  Il  était  pair  de 
France  :  encore  tout  chaud  et  tout  poudreux  de  la 
lutte,  il  courut  à  la  chambre  des  pairs.  Il  y  défendit 
l'empereur  avec  une  ardeur  qui  se  ressentait  de  l'em 
portement  de  la  bataille.  «  L'abdication  de  l'empe- 
reur, dit-il,  est  indivisible.  Si  l'on  ne  veut  pas  recon- 
naître son  (ils,  il  doit  ressaisir  l'épée,  environné  des 
Français  qui  ont  déjà  versé  leur  sang  pour  lui.  De 
vils  généraux  l'ont  déjà  trahi,  mais  malheur  aux  traî- 
tres 1  L'empereur  se  doit  à  la  nation.  Abandonné  une 
première  fois,  l'abandonnerons-nous  une  seconde? 
Nous,  qui  avons  juré  de  le  défendre  même  dans  le 
malheur,  osons  déclarer  que  tout  Français  qui  quit- 
tera son  drapeau  sera  couvert  d'infamie,  sa  maison 
rasée,  sa  famille  proscrite  ;  alors  plus  de  traîtres, 
plus  de  ces  manœuvres  qui  ont  occasionné  les  der- 
nières catastrophes  et  dont  peut-être  quelques  au- 
teurs siègent  ici.  » 

C'était  là  un  noble  langage  dont  les  circonstances 
critiques  et  l'approche  de  l'ennemi  victorieux  excu- 
saient la  violence.  Celui  qui  le  tenait  fut  conspué  :  il 


LA.    BARONNE    DE    KRÏ1DENER  227 

avait  frappé  juste.  «  Il  est  donc  décidé,  riposta  Labé- 
doyère  avant  de  descendre  de  La  tribune,  qu'on  n'en- 
tendra jamais  dans  cette  enceinte  que  des  voix 
basses.  »  Le  tumulte  fut  alors  à  son  comble,  et  le 
malheureux  général  devait  payer  cher  le  crime  de 
n'avoir  pas  voulu  partager  la  honte  de  l'abaissement 
des  caractères. 

Aussi,  quand  Louis  XVIII,  ramené  pour  la  seconde 
fois  aux  Tuileries  par  les  désastres  de  la  France  et  le 
triomphe  de  l'étranger,  envoya  devant  des  conseils  de 
guerre  les  officiers  les  plus  compromis  dans  les  der- 
niers événements,  le  général  Labédoyère  n'eut  point 
d'illusions  sur  le  sort  qui  l'attendait.  11  se  disposa  à 
partir  pour  l'Amérique.  Mais  un  désir  bien  naturel, 
et  auquel  pourtant  il  aurait  dû  résister,  le  ramena  à 
Paris  :  il  voulait  embrasser  sa  femme  et  son  fils  avant 
de  s'embarquer.  Malgré  les  habits  bourgeois  et  les 
lunettes  vertes  sous  lesquels  il  cherchait  à  passer 
inaperçu,  il  fut  reconnu,  dénoncé,  arrêté.  Immédia- 
tement traduit  devant  un  conseil  de  guerre,  il  fut 
condamné  à  la  peine  de  mort.  Sa  condamnation  fut 
confirmée  par  le  conseil  de  revision.  Il  ne  restait  plus 
d'espoir  que  dans  le  recours  en  grâce.  Aussi  la  mère, 
la  femme  de  l'infortuné  jeune  homme  multipliaient- 
elles  les  démarches  pour  obtenir  sa  grâce.  Elles 
allaient  chez  M.  Pasquier,  ministre  de  la  Justice, 
chez  M.  de  Talleyrand...  Biles  se  mirent,  séparément, 
sur  le  passage  du  roi,  qui  n'eut  pour  elles  que  des 
paroles  de  haine...  Mme  de  Labédoyère  ne  deman- 
dait cependant,  pour  toute  faveur,  que  la  permission 
de  fuir  avec  son   mari   en   Amérique,  et   promettait 


228  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

qu'on  n'entendrait  plus  parler  d'eux.  M.  Pasquier, 
auprès  duquel  elle  vint  se  répandre  en  supplications, 
a  écrit  :  «  J'ai  éprouvé  dans  ma  vie  peu  de  déchire- 
ments de  cœur  aussi  cruels  (1).  » 

La  condamnation  fut  prononcée  le  19  août.  Mais, 
quelques  jours  auparavant,  Mme  de  Labédoyère* 
à  qui  l'on  avait  refusé  l'autorisation  d'aller  voir  son 
mari  dans  sa  prison,  s'était  adressée  à  Mme  de  Krùde- 
ner.  Connaissant  son  influence  sur  l'empereur  de 
Russie,  elle  s'était  flattée  qu'elle  obtiendrait  de  sa 
compatissante  bonté  l'auguste  intervention  de  l'em- 
pereur Alexandre  auprès  de  Louis  XVIII  pour  lui  ar- 
racher cette  faveur,  en  attendant  mieux.  Mme  de 
Krùdener  la  lui  fit  obtenir.  On  se  doute  de  ce  que  ces 
deux  jeunes  gens,  qui  avaient  trouvé  dans  leur  union 
cette  chose  si  rare  et  si  belle,  l'amour  dans  le  ma- 
riage, durent  souffrir  en  se  revoyant  au  milieu  de 
circonstances  si  critiques,  dans  une  prison  !  Le  géné- 
ral ne  se  faisait  aucune  illusion  sur  son  sort  :  il  se 
savait  condamné,  et  sans  ressources.  Il  avait  joué  le 
tout  pour  le  tout  :  la  partie  était  perdue.  C'était  un 
fort:  il  ne  laissa  échapper  aucune  récrimination. 

Sa  femme,  elle,  était  convaincue  que  le  meilleur 
des  rois,  comme  les  royalistes  appelaient  Louis  XVIII, 
lui  accorderait  sa  grâce.  Ayant  déjà  obtenu  par  l'in- 
tervention de  M"10  de  Krïidener  une  première  fa- 
veur, elle  mit  en  elle  sa  suprême  espérance,  dans  le 
cas  où  Louis  XVIII  ferait  quelque  difficulté.  N'était- 
elle    pas     toute-puissanle    auprès     de    l'empereur 

(1)  Chancelier  Pasquier,  Mémoires,  t.  III,  p.  403. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  229 

Alexandre  ?  Et  le  roi  de  France  pouvait-il  lui  refuser 
quelque  chose,  surtout  une  chose  si  peu  importante, 
cette  misère,  une  vie  humaine  ? 

Elle  lui  écrivit  donc.  Mais  celte  fois,  soit  qu'Alexan- 
dre, —  devant  qui  la  duchesse  d'Angoulême  s'était 
nettement  refusée  à  toute  idée^de  clémence,  qu'elle 
disait  n'être  que  delà  faiblesse,  —  ait  refusé  de  pro- 
noncer les  paroles  qu'on  ne  repousse  pas,  soit  que 
Mme  de  Krudener  ne  lui  ait  rien  demandé,  elle  ne  ré- 
pondit à  la  malheureuse  épouse  que  par  l'envoi  d'une 
Bible  et  par  des  sermons.  Garât  ne  lui  avait-il  pas, 
ja  Lis,  à  elle-même,  et  à  ses  supplications  d'amou- 
reuse, répondu  par  des  chansons?  C'était  un  peu  la 
même  chose,  mais  ici  les  sermons  étaient  singulière- 
ment intempestifs.  Au  lieu  de  prêcher  la  résignation, 
il  eût  été  plus  à  propos,  d'abord,  d'épuiser  toutes  les 
chances  possibles  d'arracher  un  être  humain  à  la 
mort.  Eh  !  mon  Dieu,  il  eût  été  temps,  en  cas  d'échec, 
de  parler  du  ciel.  Mme  de  Krudener  aurait  dû  se  rap- 
peler la  fable  de  La  Fontaine  L'enfant  et  le  maître 
d'école  qui  semble  avoir  été  écrite  absolument  pour 
elle,  et  cette  morale  pratique  qui,  dans  la  circons- 
tance, valait  mille  fois  mieux  que  ses  nébuleux  déta- 
chements des  choses  terrestres  : 

Bel  mon  ami,  tire-moi  du  danger, 
Tu  feras  après  ta  harangue. 

Il  est  fâcheux  que  des  motifs  de  rancune  person- 
nelle, un  froissement  d'amour-propre  tout  intime  et 
déjà  bien  ancien,  puissent  être,  comme  on  va  le  voir 


^230  UNE    ILLUMINÉE    AU  XIXe   SIECLE 

tout  à  l'heure,  incriminés  dans  l'attitude  de  Mme  de 
Krudener  en  cette  affaire.  Ne  soyons  cependant  pas 
trop  sévères.  En  sa  qualité  d'étrangère,  les  démêlés 
des  Français  entre  eux  ne  pouvaient  l'intéresser  que 
médiocrement  : 

Qu'ils  s'accordent  entre  eux,  ou  segourment,  qu'importe? 

Peu  lui  importait  donc  qu'un  homme  fût  con- 
damné et  exécuté  pour  avoir  tenu  une  conduite 
qui  déplaisait  au  parti  vainqueur.  En  Russie,  d'ail- 
leurs, on  n'avait  pas  l'habitude  d'y  regarder  de  si 
près  :  un  homme  déplus  ou  de  moins  ..  Mais,  comme 
chrétienne,  c'était  différent.  La  charité  lui  comman- 
dait de  s'intéresser  au  condamné,  sa  courtoisie  de 
femme  du  monde  lui  ordonnait  d'accueillir  les  sup- 
plications de  sa  désolée  épouse,  son  cœur  bon  de  les 
faire  valoir  auprès  d'Alexandre,  et,  par  ce  monarque, 
de  les  faire  triompher  des  dispositions  haineuses  de 
Louis  XVIII.  Le  roi  de  France,  qui  avait  à  se  faire 
pardonner  sa  déloyauté  encore  toute  récente,  ne  pou- 
vait rien  refuser  au  souverain  russe. 

Des  raisons  politiques  furent  peut  être  un  empê- 
chement absolu,  du  moins  la  baronne  le  put-elle  pen- 
ser, à  des  démarches  en  faveur  de  la  grâce  du  con- 
damné. Mais  il  y  avait  peut-être  aussi  —  nous  disons  : 
peut-être  —  une  autre  raison  qui  expliquerait  la 
sourdine  que  l'amie  d'Alexandre,  d'ordinaire  si  cha- 
ritablement bonne,  mit  cette  fois  à  son  dévoue- 
ment. Lorsqu'elle  était  venue  à  Paris  sous  le  Con- 
sulat, elle  avait  rencontré  M.  de  Labédoyère  dans  le 
talon  de  M1"   de  Staël.  A  cette  époque,  le  jeune  olli- 


LA    BARONNE    DE    KRÏIDENER  231 

cier  n'eût  pas  plus  songé   à  écouter  des  sermons 
qu'elle  ne  songeait  elle-même  à  en  faire.  Il  encourut 
cependant  la  disgrâce  de  la  baronne.  Son  crime  avait 
été  de  ne  point  prêter  attention  à  de  certaines  œil- 
lades fort  admiratives  que  lui  décochait  l'ambassa- 
drice dont  le  délire  amoureux  ne  s'était  pas  encore 
transformé  en  délire  sacré  de  prophétesse  et  en  ar- 
deurs pieuses.  Bref,  M.  de  Labédoyère  avait  dédai- 
gné les  avances  de  la  blonde  Livonienne.  A  la  façon 
des  coquettes  évincées,  dans  le  manège  desquelles  le 
cœur  n'entre  guère  enjeu  que  pour  amasser  des  ran- 
cunes, celle-ci  s'était  aussitôt  mise  en  chasse  d'un 
autre  gibier,  et  c'est  ainsi  que  le  chanteur  Garât  avait 
hérité  du  rebut  de  M.  de  Labédoyère.  De  là  l'intérêt 
purement  d'âme  que  porta  Mme  de  Krudener  à  celui 
qu'elle    avait    auparavant  distingué    pour    sa  mâle 
beauté  et   qu'il  était  peut-être  possible    d'arracher 
à  la  mort.  Et,   en  demandant  à  Dieu  qu'il  pardonnât 
au   malheureux  condamné  ses  péchés  de  jeunesse, 
peut  être  y  avait-il  en  elle  comme  un  inconscient  re- 
gret teinté  de  rancune  qu'il  n'en  eût  pas  quelques 
autres  à  se  faire  pardonner,  mais,  ceux-là,  commis  en 
sa  collaboration.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  peut  croire  que 
si  le  jeune  officier  avait  jadis  accueilli  ses  avances,  — 
ou  bien  s'il  avait  été  pour  elle  un  simple  inconnu  —  la 
charité  de  la  baronne  n'aurait  reculé  devant  aucune 
démarche  pour  le  sauver,  et  elle  aurait  fini  par  mater 
les  mauvaises  volontés.   Mais,  de  même  qu'elle  ne 
I  ardonna  jamais  à  Bonaparte  son  dédain  pour  Valé- 
rie, il  semble  qu'elle  ne  pardonna  pas  davantage  à 
1  officier  son  indifférence  pour  l'auteur  de  ce  roman. 


232  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

De  là  l'intérêt  purement  spirituel  qu'elle  manifesta  à 
la  victime  de  l'esprit  de  parti.  Mais,  cet  intérêt,  elle 
le  montra  pleinement  :  son  zèle  était  même  si  ardent, 
qu'elle  priait  pour  l'âme  du  condamné  avant  même 
qu'elle  ne  fût  arrachée  de  son  corps  ;  et  elle  le  faisait 
avec  d'autant  plus  de  ferveur  qu'elle  se  sentait  peut- 
être  coupable  de  quelque  souvenir  profane  qui  n'au- 
rait cependant  pas  dû  l'empêcher  de  s'occuper  de  la 
conservation  de  sa  vie. 

C'est  dans  la  complication  de  ces  sentiments  divers 
que  le  11  août,  c'est-à-dire  huit  jours  avant  que 
l'arrêt  du  conseil  de  guerre  ne  fût  rendu,  Mme  de 
Krudener  écrivait  à  Mme  de  Labédoyère  une  lettre 
où  elle  se  fait,  on  ne  sait  pourquoi,  l'avocat  de  Dieu, 
qui  n'était  pas  en  cause  et  n'avait  pas  besoin  d'elle, 
et  non  du  général,  qui  mourra  si  elle  ne  met  point 
l'empereur  Alexandre  dans  son  jeu  :  «  Que  je  vou- 
drais pouvoir  vous  consoler,  dit-elle,  chère  et  aimable 
madame  de  Labédoyère  ;  mais  il  n'appartient  pas 
aux  hommes  de  faire  cette  œuvre.  Je  vous  ai  montré 
le  seul  moyen  qui  peut  vous  tirer  de  cette  douleur  si 
profonde  et  qui  peut  vous  être  si  salutaire  :  Dieu  et 
Dieu  seul,  madame,  Christ  le  sauveur,  le  média- 
teur (1),  le  réparateur,  Christ,  lamour  infini,  l'océan 

(1)  Mm*  de  Krudener  ne  senible-t-clle  pas,  par  ces  mots,  re- 
fuser toute  intervention,  se  laver  les  uiaius  de  ce  qui  va  a  1- 
venir,  et  ne  pas  vouloir  entrer  eu  concurrence  avec  le  Sauveur, 
le  Médiateur?  C'est  ce  médiateur,  pourtant,  qui  a  dit  :  Aimez- 
vous  et  aidez-vous  les  uns  les  autres.  Ici,  la  baronne  n'a  peut-etro 
pas  assez  aidé  à  sauver  le  condamné,  à  moins  qu'elle  ne  l'ait 
fait  et  que  son  humilité  chrétienne  IVmpeehe  do  le  dire,  Mais 
le  silence  sur  ses  mérite1  n'était  pas  dans  ses  cordes. 


LA    BARONNE    DE    K1UÏDENER  233 

de  la  charité  :  c'est  à  ses  pieds,  c'est  en  embrassant 
cette  croix  qui  est  le  refuge  du  pécheur,  et  le  rallie- 
ment de  tout  ce  que  la  chute  a  dévasté  que  nous 
trouverons  le  repos,  la  paix  et  le  salut.  C'est  pour 
avoir  déserté  cette  croix  par  la  plus  lâche  ingratitude, 
que  les  trônes  s'ébranlent  et  que  les  peuples  s'ef- 
facent de  la  terre. 

«  Oh  !  madame,  vous  qui  avez  été  élevée  au  milieu 
des  antiques  restes  de  la  monarchie  (qui  jadis  s'enor- 
gueillissait des  premiers  rois  chrétiens  et  a  vu  les 
noms  auxquels  s'attachaient  les  seuls  hommages  qui 
ne  périssent  pas),  vous,  madame,  soyez  chrétienne 
aussi,  implorez  le  Dieu  vivant  ;  jetez-vous  dans  son 
sein,  non  en  cherchant  des  appuis  humains  défendus 
par  sa  sainte  loi,  quand  il  dit  :  «  Maudit  soit  l'homme 
qui  s'appuie  sur  un  bras  de  chair,  »  mais  en  le  cher- 
chant lui-même  :  il  est  plus  tendre  que  la  mère  qui 
nourrit  de  larmes  cet  enfant  qui  le  sollicite  aussi  ;  il 
est  meilleur  que  tous  les  rois  de  la  terre  ;  mais,  ma- 
dame, il  est  l'Eternel,  et  par  conséquent  ses  voies  ne 
sont  pas  nos  voies.  L'immense  éternité  est  le  domaine 
de  cet  l'homme  si  déchu,  qu'il  ne  sait  pas  traverserla 
vie  sans  la  souiller  de  ses  méfaits  ou  sans  s'avilir  par 
des  péchés  continuels. 

«  S'il  frappe,  ce  Dieu,  adorons,  ce  n'est  que  pour 
corriger;  résignons-nous,  pleurons,  prions,  mais 
songeons  que  ce  n'est  pas  à  nous  à  retenir  son 
bras,  etc.,  etc.  » 

Et  elle  ose  écrire  cela,  et  quatre  autres  pages  en- 
core de  semblables  aberrations,  à  une  malheureuse 
femme  qui  tombe  à  ses   genoux    pour  la   supplier 


"234  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIX"    SIECLE 

d'user  de  sa  toute-puissante  influence  et  sauver  son 
mari!  Elle  n'a  pas  honte  de  mettre  Dieu  dans  l'affaire 
et  de  dire  :  «  Ce  n'est  pas  à  nous  à  retenir  son 
bras  !  » 

D  abord,  ce  n'est  nullement  charitable  et  nulle- 
ment chrétien.  Ensuite,  c'est  déclarer,  mais  sans 
franchise,  qu'elle  n'interviendra  pas.  Enfin,  c'est 
là  le  langage  d'un  esprit  faux  qui  ne  craint  pas 
d'avoir  recours  à  l'hypocrisie,  l'hypocrisie  reli- 
gieuse, la  pire  de  toutes,  pour  cacher  la  satisfaction 
de  ses  rancunes  sous  le  masque  d'une  piété  dé- 
placée. 

Qu'est-ce  que  Dieu  avait  à  faire  en  cette  conjonc- 
tire?  Ce  n'est  pas  lui  qui  voulait  frapper  Labé- 
doyère  :  c'était  Louis  XVIII.  Il  ne  faut  pas  faire 
de  confusion.  Et  c'est  le  bras  de  ce  souverain  san- 
guinaire qu'il  s'agissait  de  retenir  et  non  celui  de 
Dieu. 

Mais  il  est  visible  que  M"10  de  Krudener  ne  veut 
pas  s'en  mêler.  Gela  l'amoindrirait.  Son  rôle  est  plus 
haut  :  elle  ne  veut  sauver  que  des  âmes.  Mais  elle 
ferait  mieux  de  dire  franchement  qu'on  ne  peut  pas 
compter  sur  elle  :  ce  serait  plus  chrétien  que  de  se 
retrancher  derrière  des  sermons,  et  sa  piété,  ici, 
n'est  que  pure  hypocrisie. 

h  La  charité  est  mon  devoir,  dit-elle  en  terminant 
cette  longue  épître  à  la  Tartuffe  ;  elle  est  tour 
à  tour  tendre  et  sévère.  Je  suis  chrétienne  et  en 
m'humiliant  de  mon  néant  aux  pieds  de  Christ,  j'ai 
l'audace  des  plus  grandes  espérances,  car  je  connais 

i  profonde  miséricorde,  et  j'espère  le  salut  de  votre 


LA    BARONNE    DE    KRUDENEIl  235 

mari,  s'il  veut  se  jeter  dans  le  sein  du  Sauveur  qui 
ne  repousse  personne  (i).  » 

Cette  lettre  a  tout  l'air  d'une  «  fin  de  non-recevoir.  » 
La  charité  dans  laquelle  se  drape  si  bien  Mme  de  Kru- 
dener  n'est  ici  qu'une  fausse  charité.  Les  consolations 
viennent  même  avant  la  condamnation.  Elles  enlèvent 
ainsi  à  la  malheureuse  femme,  dont  le  mari  est  en 
danger,  tout  espoir  de  le  voir  sauver.  Singulières 
consolations  que  celles  qui  l'exhortent  à  porter  le 
deuil  de  son  époux  avant  sa  mort  !  Et  cela  sous  le  pré- 
texte que  tout  ce  qui  est  de  la  matière  est  sans  impor- 
tance!... C'est  manichéen,  mais  c'est  bien  peu  chré- 
tien. Et  c'est  ainsi  qu'au  lieu  de  sauver  la  vie  du  gé- 
néral, elle  s'amusa  à  sauver  son  âme,  par  corres- 
pondance!... Cela,  cependant,  pressait  moins  :  il  eût 
été  temps,  une  fois  la  grâce  obtenue,  de  le  prêcher. 
Mais  qui  sait?  La  gloire  de  sa  conversion  lui  eût  peut- 
être  échappé,  et  alors,  où  eût  été  son  bénéfice?  Oh  ! 
ces  calculs  d'égoïsme  sont  parfois  atroces!  Et 
l'odieux  l'emporte  sur  l'atroce,  quand  on  y  mêle  des 
prédications  pieuses  qui  ne  sont  que  d'hypocrites 
faux- fuyants. 

La  conduite  de  M,ne  de  Krïidener,  puisqu'elle 
n'avait  pas  refusé  nettement  de  se  mêler  à  l'aiïaire, 
était  de  toute  façon  blâmable  et  tous  ses  sermons  ne 
la  disculperont  pris.  De  deux  choses  l'une  :  ou  bien  elle 
eut  une  pensée  de  bénéfice  personnel,  —  oh!  tout 
moral  —  en  voulant,  dans  sa  vaniteuse  manie  de  pro- 
sélytisme, se  faire  un  piédestal  de  la  conversion  in 

(1)  Ch.  Eyuard,  Viede  âf»«  de  KrOdener,  t.  Il,  pp.  Si  58. 


236  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXP   SIECLE 

extremis  d'un  condamné  à  mort  de  haute  marque, 
ou  bien  elle  se  désintéressa  de  son  salut  par  une  ran- 
cune tenace  de  coquette  dédaignée.  L'on  sait  que  ces 
blessures  d'amour- propre  ne  guérissent  jamais  :  elles 
sont  un  peu  comme  la  jalousie  qui  naît  avec  l'amour, 
ainsi  que  l'a  très  finement  observé  La  Rochefoucauld, 
mais  ne  meurt  pas  toujours  avec  lui.  La  rancune  de 
l'amoureuse  n'était  pas  morte  chez  la  «  sainte  »  ;  elle 
se  cachait  seulement  sous  les  fleurs  de  rhétorique 
d'une  piété  plus  parlante  qu'agissante. 

Tout  cela  n'est  pas  beau,  mais,  en  son  for  intérieur, 
Mme  de  Krùdener  trouvait  moyen  de  l'embellir...  ou 
de  ne  pas  le  voir.  Elle  jetait  dessus  le  manteau  de  la 
religion  et  ne  pensait  plus  alors  qu'à  sa  piété  méri- 
toire. 

Ecoutez  de  quelle  façon  elle  accueille  l'empereur 
Alexandre  entrant  dans  son  salon;  regardez-la  :  elle 
se  lève,  et,  avec  ce  grand  air,  ce  tour  et  cette  aisance 
qui  ne  sont  qu'à  elle,  elle  va  au-devant  de  lui,  du  pas 
alangui  d'une  gazelle  blessée  :  elle  lui  dit  de  sa  jolie 
voix  câline  et  doucement  traînante,  cette  voix  chan- 
tante qui  semblait  encore  émue  de  quelque  relent 
d'amour  plus  profane  que  divin  :  «  Mon  frère  en 
Christ,  je  vous  remercie  d'être  venu;  j'avais  besoin 
d'épancher  mon  âme  gonflée  d'amertume  ;  on  ne 
sauvera  pas  le  pauvre  Labé  Joyère.  Ah  !  si  vous 
l'aviez  vu  il  y  a  dix  ans!  Qu'il  était  beau,  qu'il  était 
admirable!  Noble  tête,  physionomie  expressive,  re- 
gard plein  de  feu,  chevelure  majestueuse,  cœur  sen- 
sible, esprit  étincelant!  Et  tout  cela,  tout  cela  ne  sera 
bientôt  plus  qu'un  souvenir  vague  !.  .  Prions!  Prions 


LA  BARONNE  DE  KRÛDBNRR         237 

pour  que  la  miséricorde  divine  le  reçoive  dans  la  féli- 
cité éternelle!...  » 

Et  elle  prenait  l'empereur  par  la  main,  le  conduisait 
devant  un  fauteuil,  s'agenouillait  elle-même  devant 
un  autre  et  commençait  une  invocation  à  Dieu. 
Alexandre  s'agenouillait  alors  et  s'associait  à  ses 
théâtrales  expansions  pieuses. 

Le  pauvre  Labédoyère  est  passé  par  les  armes. 
L'âme  tendre  de  Mmo  de  Krudener  en  est  ravie. 
Lisez  plutôt  ;  voici  ce  qu'elle  écrit  à  Mile  Cochelet  : 

«  C'est  avec  bien  de  la  peine,  chère  amie,  que  je 
trouve  un  moment;  mon  temps  est  si  occupé  que  je 
ne  puis  plus  guère  en  disposer.  La  malheureuse 
M""  de  Labédoyère  m'a  occupée  tous  ces  jours-ci  ;  j'ai 
eu  le  bonheur  de  voir  son  mari  mourir  comme  un  vé- 
ritable chrétien.  Sa  sainte  mort  doit  réjouir  tous  les 
cœurs  auxquels  il  reste  une  ombre  de  zèle  pour  la 
vraie  religion  de  lÉvangile;  elle  doit  calmer  toutes 
les  haines  (1;.  Ne  me  mêlant  à  rien  de  terrestre  (2), 
j'ai  pu  tout  franchir,  tout  dire  et  prêcher  la  repentance 
et  la  rémission  des  péchés  par  le  sang  du  Sauveur. 
Oh!  que  cette  mission  est  belle!  C'est  elle  qui  fait 
régner  quand  les  rois  de  la  terre  tremblent...  (3).  » 

Sous  ces  airs  d'humilité  et  de  naïveté,  ne  la  jugez 
pas  modeste  :  remarquez  au  contraire  cette  vanité, 
cet  élernel  besoin  de  se  mettre  en  scène,  de  poser 
devant  la  galerie  avec  une  complaisance  admirative 

(i)   Klle  ne  pouvait  au  contraire  que  les  exaspérer  :  la  grâce 

suite  l'amnistie  auraient  pu  seules  les  apaiser. 
(2)  Voila  bien  l.i  preuve  de  sa  uon-intervention. 
(3;  M"e  Cochelet,  Mémoires  SUT  la  famille  impériale,  t.  I,  p.  3G6. 


238  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

d'elle-même,  et  de  dire,  comme  Alceste  :  «Je  veux 
qu'on  me  distingue...  »  Mais  rien  de  tout  cela  ne  mé- 
rite l'admiration.  Ah!  madame,  votre  humilité,  dont 
vous  faites  si  fièrement  étalage,  est  trop  compliquée 
d'orgueil!  Vous  avez  une  trop  haute  idée  de  votre  su- 
périorité! 

Dans  une  lettre  que  Mme  de  Labédoyère  écrivit 
quelques  jours  après  l'exécution  de  son  mari,  à  une 
de  ses  tantes,  on  trouve  ces  mots  :  «  Les  deux  per- 
sonnes marquantes  en  qui  vous  et  moi,  madame, 
nous  avions  confiance,  ont  été,  je  crois,  les  plus 
cruelles.  »  Quelles  sont  ces  deux  personnes  mar- 
quantes ?  Il  ne  serait  pas  extraordinaire  que  Mme  de 
Krùdener  fut  l'une  des  deux.  La  seconde  n'est  autre 
que  la  duchesse  d'Angoulême,  qui,  après  s'être  mon- 
trée si  impitoyable  envers  ce  pauvre  Labédoyère, 
devait  être  si  méchamment  acharnée  contre  le  doux 
et  inoiïensif  Lavalette.  Deux    «saintes»  pourtant... 

Une  seule  femme,  en  tout  ceci,  eut  une  conduite 
absolument  belle  :  ce  fut  Mme  de  Labédoyère  elle- 
même.  Tandis  que  Mmc  de  Krùdener  s'amusait  à  tra- 
vailler au  salut  de  l'âme  du  général,  elle,  elle  tra- 
vaillait à  l'arracher  au  supplice.  «  En  rentrant  chez 
moi,  a  écrit  le  chancelier  Pasquier,  je  trouvai  Mmc  de 
Labédoyère.  M""  Pasquier  l'avait  reçue  en  mon  ab- 
sence. Elle  m'attendait  pour  connaître  sa  destinée  ;  je 
n'eus  pas  le  courage  de  la  lui  révéler,  je  lui  dis  que 
rien  n'était  encore  décidé.  J'étais  si  profondément 
troublé  que  je  ne  savais  que  dire...  Retournée  chez 
elle,  M'no  de  Labédoyère  ne  tarda  pas  à  apprendre 
son  malheur;  la  nouvelle   lui  en   fut  portée  par  un 


LA  BARONNE  DE  KRUDBNBR  239 

prêtre  qui  avait,  je  crois,  élevé  le  malheureux  jeune 
homme  et  qui  l'accompagna  jusqu'au  dernier  mo- 
ment (1).  Il  en  avait  reçu  la  mission  de  rapporter  un 
portrait  d'elle  que  son  mari  n'avait  jamais  voulu 
quitter,  qu'il  avait  encore  sur  sa  poitrine  quand  les 
balles  l'ont  frappé.  En  accomplissant  sa  mission,  le 
prêtre  avait  constaté  que  le  portrait  était  taché  de 
sang*.  M11"'  de  Labédoyère  s'est  grandement  honorée 
et  a  ajouté  à  l'intérêt  qu'elle  devait  inspirer,  par  la 
retraite  si  digne  dans  laquelle  elle  a  vécu,  unique- 
ment occupée  de  l'éducation  de  son  fils  »  (2). 

Cependant  l'empereur  de  Russie  continuait  à  aller 
passer  ses  soirées  chez  Mmc  de  Kriidener  et  semblait 
de  moins  en  moins  pouvoir  se  passer  de  sa  mystique 
pat  oie.  Il  lui  arrivait  bien  parfois  de  sourire  à  de  cer- 
taines jongleries, —  c'est  le  mot,  —  qui  sentaient  plus 
le  charlatanisme  qu'une  foi  religieuse  saine  et  forte, 
avec  laquelle  elles  n'avaient  rien  à  voir.  Mais,  par  la 
puissance  de  l'habitude,  il  revenait  toujours.  Il  n'était 
cependant  pas  possible  que  son  esprit  éclairé  prît  au 
sérieux  les  facéties  de  la  baronne.  Elle  prétendait, 
enelfet.  maintenant,  avoir  la  faculté  dentrer  en  com- 
munication avec  les  âmes  des  trépassés,  de  les  évo- 
quer, à  volonté,  et  de  s'enlretenir  avec  elles  comme 
ce  les  êtres  vivants.  Ne  poussa-t-elle  pas  un  jour  le 
charlatanisme  jusqu'à  affecter  de  parlera  haute  voix 
ians  son  salon,  alors  qu'elle  y  était  seule,  comme  si 
elle  soutenait  une  conversation  avec  une  de  ces 
pauvres  àm<  s.  veuves  de  leur  corps,  et  qui  était  venue 

(!)  *  «'tait  l'abbé  Delondelle. 

{!)  Oianecl.  [uier,  M  motrtf,  t.  III.  p.  403. 


240  UNE    ILLUMINÉE   AU    XIXe   SlècLE 

lui  faire  visite?  C'est  du  moins  ce  qu'elle  dit  à  l'em- 
pereur de  Russie  qui,  venant  lui   en  faire  une  aussi, 
s'étonnait  de  l'entendre  parler  toute  seule.  Elle  vou- 
lait  faire,  de  cette  nouvelle  fantaisie,  un    nouveau 
moyen  de  domination,  ou  seulement  d'influence.  Sen- 
tait-elle déjà  de  la  tiédeur,  tout  au  moins  un  peu  de 
fatigue  ou  d'ennui  chez  son  impérial  visiteur?  C'est 
possible.  Mais,  malgré  tout  son  désir  de  faire  entrer 
ces  évocations  d'âmes    comme  articles  de  foi  de  sa 
religion  — car  elle  en  avait  une  à  elle,  qu'elle  voulait 
répandre,  comme   s'il  n'y  en   avait  pas   assez   sans 
celle-là  pour  diviser  les  hommes  et  les  faire  damner 
pour  leur  intolérance   —  elle  n'osa   pas  le  faire.  Le 
morceau   était   trop   gros  à  faire  avaler.  D'ailleurs, 
elle  n'écrivit  point  sa  doctrine,  si  elle  en  eut  jamais 
une  précise,  et  elle   ne  signala  même  pas  en  quels 
points  cette  doctrine   différait    des  diverses   autres 
doctrines  religieuses.  Mais  le  moyen  de  prendre  au 
sérieux  une  religion  qu'une   femme  a  fabriquée  à  son 
usage?  Comme  l'a  fort  bien  dit  M.  Joubert,  le  délicat 
ami  de  M,m  de  Beaumont  et  de  Chateaubriand,  «  une 
conscience  à  soi,  une  morale  à  soi,  une  religion   à 
soi!  Ces  choses,  par  leur  nature,  ne   peuvent  point 
être  privées.»  Née  dans  le  culte  luthérien,  la  baronne 
suivait,  en  1815,  les   exercices  religieux  de   la  cha- 
pelle russe  de  l'empereur  Alexandre,  et  elle  ne  cacha 
pas,  plus  lard,  que  son  projet,  qui  lui  était  évidemment 
soufflé  par  Dieu,  comme   tous   les  autres   dont   elle 
s'avisait,  consistait  à  fondre  l'église  orthodoxe  grecque 
dans  l'église  catholique,  les  différentes  confessions 
protestantes  en  une  seule,  et  celle-ci  dans  la  religion 


LA    BARONNE    DE    KIÙÏDENER  241 

catholique.  Revue  et  corrigée  par  elle,  cette  religion 
eût  été  la  religion  chrétienne.  Les  dissidences  de 
chaque  Église,  les  convictions  personnelles,  les  at- 
taches de  naissance  ou  d'habitude,  tout  se  serait  ef- 
facé dans  un  renoncement  général  et  un  embras- 
sement  universel.  Basée  sur  la  charité,  cette  nou- 
velle Église  eût  donné  à  la  morale  la  sanction  reli- 
gieuse dont  elle  ne  peut  se  passer.  C'est  un  peu  les 
idées  émises  plus  tard  par  Chateaubriand  (1),  puis  par 
Renan.  Qui  sait  si,  dans  le  délabrement  actuel  des 
croyances,  une  âme  plus  forte  survenant,  et  ayant 
qualité  pour  le  faire,  n'apportera  pas  un  jour  un 
commencement  d'exécution  à  des  projets  qui,  avec  du 
temps,  une  tolérance  et  des  concessions  réciproques, 
réaliserait  cet  idéal  de  tout  ce  qui  est  chrétien  obéis- 
sant à  la  même  loi  religieuse  ? 

Sans  se  faire  une  trop  haute  idée  des  rêves  de  Mine  de 
Krudener,  il  faut  convenir  que  c'était  là,  malgré  quel- 
ques faiblesses,  un  noble  projet,  si  c'était  vraiment  le 
sien.  Mais  il  était  bien  lourd  à  conduire  pour  une  Ma- 
deleine qui,  toute  repentie  qu'elle  était,  ne  pouvait 
empêcher  les  échos  du  monde  de  raconter  encore 
ses  galantes  fredaines  ;  jusque  dans  son  salon,   les 

(i)  Eu  janvier  1829,  Chateaubriand  dit  au  pape  Léon  XII  : 
«  Votre  Sainteté  ne  penserait-elle  pas  que  le  moment  est  favo- 
rable ù  la  recomposition  de  L'unité  catholique,  à  la  récouciliation 
des  sectes  dissidentes,  par  de  légères  concessions  sur  la  disci- 
pline î  Les  préjugés  contre  la  cour  de  Rome  s'effacent  de  toutes 
et,  dani  UO  siècle  encore  ardent,  l'œuvre  de  la  réunion 
teutée  par  Leibuitz  et  Bossuet.  »  {Mémoires  d'Ou- 
tre-tombe.) 

Bo  ce  moment,  l'idée  est  reprise  par  quelques  esprits  géné- 
reux et  élevés  entre  autres  par  M.  Brunetière. 

14 


242  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIÈCLE 

railleries  à  la  Brantôme  se  murmuraient  d'oreille  à 
oreille,  soulignées  de  demi-sourires.  Tout  cela,  on  le 
comprend,  jetait  sur  la  baronne  un  certain  discrédit 
et  enlevait  un  peu  de  sérieux  à  ses  prédications,  pour 
ne  leur  laisser  que  l'ennui. 

Mais  cela  n'empêchait  pas  les  désœuvrés  du  monde 
d'aller  la  voir.  Au  contraire.  Elle  était  devenue  une 
des  attractions  de  Paris  et  les  gens  qu'un  intérêt 
personnel  n'amenait  pas  à  l'hôtel  Montchenu,  y  ve- 
naient par  mode  ou  par  curiosité.  Tout  le  snobisme 
parisien  s'y  donnait  rendez-vous.  La  duchesse  d'Es- 
cars,  si  spirituelle,  la  duchesse  de  Duras,  qui  n'était 
pas  encore  la  sainte  qu'elle  devint  un  peu  plus  tard, 
mais  qui  déjà,  pressentant  son  abandon  par  Chateau- 
briand, prenait  ses  dispositions  pour  le  devenir; 
Mme  Degérando,  qui  était  une  vraie  sainte,  celle-là; 
beaucoup  d'autres  femmes  du  monde  venaient  voir 
Mme  de  Krûdener,  avaient  avec  elle  de  longs  et  pieux 
entretiens,  se  rendaient  poliment  à  ses  douces  paroles 
et  la  laissaient,  rame  radieuse  des  conversions  qu'elle 
croyait  avoir  faites.  Ces  dames  avaient  le  bon  goût 
de  ne  se  moquer  d'elle  qu'une  fois  dehors.  Ecoutez 
donc,  il  y  avait  de  quoi.  Elle  qui  causait  si  gentiment 
autrefois,  la  voilà  maintenant  en  représentation.  Elle 
disserte,  et  de  quoi?  de  religion.  Elle  fait  du  prosé- 
lytisme. L'entendez-vous?  Elle  gémit  sur  la  fragilité 
de  la  nature  humaine,  elle  se  lamente...  puis,  la  voilà 
qui  s'indigne,  qui  se  révolte,  qui  jette  feu  et  flamme. 
Mais  aussi,  c'est  qu'elle  parle  des  réprouvés,  de 
L'Enfer.  Elle  ne  disserte  plus,  elle  prêche,  et  avec 
I»  '^sion  :   en  femme    amoureuse,   il    faut   toujours 


LA    BARONNE    DE    KIUÏDENEIl  243 

qu'elle  soit  emballée  sur  quelque  chose  ou  sur  quel- 
qu'un. Elle  émerveille,  elle  étonne  une  première 
fois.  N'allez  pas  l'entendre  une  seconde  fois,  elle 
ennuierait,  à  moin-  d'être  dans  un  état  d'àme  spécial 
comme  le  mystique  Alexandre,  ou  l'amoureux  Ben- 
jamin Constant,  ou  le  simpliste  confrère  Empeytas. 
Mais  quel  contraste  entre  ce  jargon  panaché  de  pieux 
élans  et  ces  cheveux  encore  blonds,  et  ces  yeux  bleus 
encore  doux,  et  ce  visage  qui  peut  encore  faire  illu- 
sion à  la  lumière  des  lustres,  et  cette  élégance  de 
mondaine  distinguée!  A-t-on  jamais  entendu  une 
femme  aborder,  dans  son  salon,  la  controverse  reli- 
gieuse et  prêcher  comme  un  pasteur?  Passe  encore 
si  c'était  de  la  politique  :  n'a-t-elle  pas,  comme  les 
hommes,  fait  un  apprentissage  de  cette  science  dans 
ses  amours  successifs?  Mais  parler  ainsi  religion... 
Est-ce  pour  cette  raison  que  l'auteur  du  Génie  du 
Christianisme  avait  cherché  à  renouer  avec  l'au- 
cienne  ambassadrice  ses  cordiales  relations  d'autre- 
fois? Oh  !  que  non.  Des  pensées  d'égoïsme  et  de  po- 
litique toute  personnelle  avaient  seules  amené  l'au- 
teur de  René  chez  l'auteur  de  Valérie.  Il  ne  voulait 
d'elle  que  l'honneur  d'être  présenté  à  l'empereur 
Alexandre.  Il  l'obtint.  Mais  la  chose  ne  se  passa  point 
à  sa  satisfaction.  L'entrevue  fut  froide,  légèrement 
guindée  :  chacun  se  tint  sur  la  réserve,  aucun  ne 
s'ouvrit  à  l'autre,  et  la  démarche  n'aboutit  à  rien. 
Bergasse,  un  illuminé,  présenté  de  même  par 
Mme  de  Krïidener,  eut  plus  de  succès  :  il  conquit  de 
suite,  par  sa  rondeur,  la  bienveillance  du  souverain 
et  ne  fut  pas  long  à  en  ressentir  les  ell'els. 


244  UNE    ILLUMINÉE  AU   XIXe    SIÈCLE 

De  son  côté,  Mme  de  Kriidener,  toujours  fanfa- 
ronne de  piété,  sentait  que  ses  prédications  n'auraient 
sur  l'amélioration  morale  de  l'espèce  humaine  qu'une 
influence  absolument  nulle,  si  elle  n'étendait  pas 
aussi  largement  que  possible  le  cercle  de  ses  audi- 
teurs. 11  était  nécessaire,  pour  soutenir  le  rôle  qu'elle 
voulait  prendre,  de  ne  pas  se  borner  à  être  une  prê- 
tresse, une  sibylle  de  salon,  mais  de  répandre  la 
sainte  parole  surtout  parmi  le  peuple.  Avec  les  gens 
du  monde,  qui  ont  trop  l'habitude  de  se  moquer  de 
tout,  il  n'y  avait  décidément  pas  grand'chose  à  faire: 
ils  sont  trop  ignorants,  trop  superficiels,  trop  inca- 
pables d'un  efTort  d'attention  un  peu  soutenu  pour 
mordre  aux  choses  sérieuses.  Il  les  faut  amuser, 
comme  des  enfants.  Et  les  sermons  ne  sont  pas  amu- 
sants, si  ce  n'est  peut-être  à  les  faire.  «  Dans  la  so- 
ciété aristocratique,  a  dit  Chateaubriand,  jouez  au 
whist,  débitez  d'un  air  grave  et  profond  des  lieux 
communs  et  des  bons  mots  arrangés  d'avance,  et  la 
fortune  de  votre  génie  est  assurée.  »  Ce  monde 
ne  pouvait  donc  venir  dans  le  salon  de  Mme  de  Kriide- 
ner que  par  curiosité  ou  intérêt. 

Le  baron  Degérando  ne  fut  pas  ainsi.  Philanthrope 
de  profession,  il  avait  une  gravité  toute  bonne  qui 
prenait  tout  au  sérieux,  choses  et  gens,  hommes  et 
femmes.  Sa  candeur  décernait  d'emblée  mille  mérites 
à  chacun.  Il  donna  en  plein  dans  les  idées  de  la  ba- 
ronne. C'est  lui  qui  lui  suggéra  la  pensée,  assurément 
chrétienne  et  charitable,  d'aller  prêcher  les  Made- 
leines, repenties  ou  non,  de  la  prison  de  Saint-Lazare- 
C'était  une  idée   fort  généreuse  :   elle  était  dictée  à 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  245 

M.  Degérando  par  son  bon  cœur,  et  un  peu  de  bien 
pouvait  en  résulter.  Mais  Mme  de  Kriïdener  était-elle 
vraiment,  par  son  passé,  la  personne  désignée  pour 
une  semblable  mission?  Peut-être.  En  tout  cas  elle  le 
crut,  et  M.  Degérando  aussi.  Celui-ci  l'accompagna, 
et  sa  présence  donna  à  la  démarche  un  caractère  de 
sérieuse  gravité  dont,  à  vrai  dire,  la  missionnaire  avait 
un  peu  besoin. 

Il  faut  lire  dans  la  première  Causerie  de  Sainte- 
Beuve  sur  Mmo  de  Kriïdener  le  récit  de  cette  visite  : 
«  Sollicitée  par  l'amitié  d'un  homme  de  bien,  M.  De- 
gérando,  elle  pénétra  avec  l'autorisation  du  préfet  de 
police  dans  la  prison  de  Saint-Lazare,  et  là  elle  se 
trouva  en  présence  de  la  portion  véritablement  la  plus 
malade  de  la  société.  Elle  commença  au  milieu  de 
ces  femmes  étonnées  et  bientôt  touchées  :  les  plaies 
des  puissants  furent  étalées;  elle  frappa  son  cœur; 
elle  se  confessa  aussi  grande  pécheresse  qu'elles 
toutes  ;  elle  parla  de  ce  Dieu  qui,  comme  elle  disait 
souvent,  V avait  ramassée  au  milieu  des  délices  du 
monde.  Cela  dura  plusieurs  heures,  l'effet  futsoudain, 
croissant;  c'étaient  des  sanglots,  des  éclats  de  re- 
connaissance. Quand  elle  sortit,  les  portes  étaient 
assiégées,  les  corridors  remplis  d'une  double  haie. 
On  lui  fit  promettre  de  revenir,  d'envoyer  de  bons 
livres.  Mais  d'autres  émotions  survinrent  ;  elle  n'y 
retourna  pas;  et  c'est  dans  ce  peu  de  suite  que,  chez 
Mm9  de  Kriïdener,  le  manque  de  discipline,  d'ordre 
fixe  et  aussi  de  doctrine  arrêtée  se  fait  surtout 
sentir.  » 

Une  lettre  de  Mmc  Armand  à  MIlc  Cochelet,  datée 

ii. 


246  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

du  2  septembre  1815,  nous  donne  l'emploi  du  temps 
de  Mme  de  Kriidener  à  Paris  :  «  C'est  de  la  part  de 
Mme  de  Kriidener  que  je  vous  écris,  mademoiselle  ; 
elle  me  charge  de  vous  exprimer  ses  regrets  de  ne 
pouvoir  profiter  de  cette  occasion  pour  vous  témoi- 
gner tous  ses  sentiments  pour  vous;  elle  n'a  pas  un 
moment  à  elle  ;  c'est  au  point  qu'elle  n'a  pas  le  temps 
de  manger,  et  qu'elle  ne  mangerait  pas  si  ce  qui  l'en- 
toure n'y  veillait  pas. 

«  On  peut  dire  sans  exagération  que  son  état  de 
santé  est  surnaturel;  car  en  dissipaut  beaucoup  et  en 
réparant  peu,  elle  devrait  s'ea  ressentir;  eh  bien, 
non;  elle  est  aussi  fraîche,  aussi  colorée,  aussi  forte 
qu'une  personne  qui  se  soigne  beaucoup.  La  cour  et 
la  ville,  les  savants  et  les  ignorants,  viennent  en 
foule,  et  s'en  retournent,  par  la  grâce  de  Dieu,  meil- 
leurs qu'ils  n'étaient  venus.  Il  y  a  de  grands  mouve- 
ments dans  les  âmes  :  Ion  sent  le  besoin  de  la  prière 
et  les  églises  sont  fréquentées  toute  la  journée.  On  a 
commencé  les  prières  de  quarante  heures  et  celles  de 
quarante  jours.  L'on  expose  à  Notre-Dame  les  re- 
liques de  sainte  Geneviève,  et  le  peuple  s'y  rend. 
Quand  je  dis  le  peuple,  j'entends  toutes  les 
classes...  » 

Mme  Armand  el  quelques  autres  personnes,  de 
très  bonne  foi  d'ailleurs,  ont  attribué  à  Mme  de  Krii- 
dener le  grand  mouvement  religieux  qui  se  dessina 
en  1815,  après  le  retour  des  Bourbons  en  France. 
C'est  excessif.  La  baronne,  avec  ses  prédications,  y 
eut  pcul-élre  sa  petite  part.  Mais  ce  n'est  pas  sûr. 
Une  autre  pari,  plus  grande,  peut  légitimement  être 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  247 

attribuée  aux  calamités,  aux  deuils  qui  depuis  tant 
d'années  pleuvaient  sur  la  France,  et  dont  le  résultat 
ordinaire  est  un  réveil  des  idées  religieuses  qui  dor- 
ment plus  ou  moins  paresseusement  au  fond  des 
âmes.  Mais  il  y  avait  aussi  une  autre  cause  à  ce  mou- 
vement, et  celle-là  ne  fait  pas  grand  honneur  à  la 
nature  humaine.  Comme  on  savait  qu'à  la  suite  des 
Bourbons  arrivaient  les  prêtres  et  la  réaction  reli- 
gieuse, le  fonds  de  bassesse  et  d'hypocrisie  qui,  chez 
trop  de  gens,  les  porte  à  flatter  le  pouvoir,  quel  qu'il 
soit,  pour  en  obtenir  des  faveurs  et  des  grâces,  se 
réveilla,  et  l'on  se  mit  à  afficher  ostensiblement  une 
dévotion  qu'on  n'avait  pas;  moins  on  l'avait,  même, 
plus  on  l'affichait.  Mais  dans  ce  retour  aux  manifes- 
titions  religieuses,  les  prédications  de  Mme  de  Kru- 
dener  n'étaient  pour  rien.  Elles  eussent  dû  plutôt 
deviner  cette  tendance  fâcheuse  des  caractères  mous 
et  bas,  et  fulminer  contre  1  indignité  des  faux  dévots. 
Dans  son  salon,  plus  d'un  en  eût  pu  faire  son  profit. 
La  vraie  dévotion,  elle,  n'est  ni  une  afiaire  de  mode 
ni  un  moyen  de  se  faire  bien  venir  :  sans  se  cacher, 
elle  ne  cherche  pas  à  se  montrer,  encore  moins  à 
s'afficher. 

Cependant  les  prédications  de  la  baronne,  grâce 
surtout  au  rang  suprême  de  son  principal  auditeur, 
faisaient  grand  bruit  dans  le  nouvel  état  d'esprit  qui 
se  manifestait  à  Paris  sous  cette  seconde  Rastaura- 
tion.  Mme  Swetchine,  indépendante  de  caractère  et 
dont  l'âme  ferme  ne  se  laissait  pas  prendre  à  de 
simples  apparences,  avait  eu  vent  des  représenta- 
tions religieuses  de  la  pythonisse  livonienne,  et  de 


248  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

son  influence  mystique  sur  l'esprit  d'Alexandre. 
Inquiète  de  l'enthousiasme,  peut-être  un  peu  irré- 
fléchi, qui  entraînait  Mlle  de  Stourdza,  son  amie,  vers 
les  doctrines  assez  nébuleuses  et  dénuées  de  disci- 
pline religieuse  qui  étaient  prêchées  à  l'hôtel  Mont- 
chenu,  elle  lui  écrivit  une  lettre  remarquable  de 
bon  sens,  qui  a  sa  place  ici  : 

«  Je  ne  puis  vous  dire  combien  tout  ce  que  vous 
me  dites  de  Mme  de  Krudener  et  de  sa  fille  m'a  inté- 
ressée. Gomme  je  n'ai  pas  l'honneur  très  peu  rare 
d'avoir  des  opinions  toutes  faites  à  l'avance,  et  que, 
par  une  bizarrerie  que  Ton  condamnerait  beaucoup  à 
Pétersbourg  si  je  m'en  vantais,  je  tiens  à  avoir  des 
notions  préliminaires  un  peu  exactes  sur  quelque 
chose  que  ce  soit  avant  de  la  juger,  mon  opinion  sur 
les  théosophes  d'Allemagne  est  dans  un  état  qui  ferait 
frémir  d'indignation  et  de  crainte  tous  les  orthodoxes. 
On  peut  faire  beaucoup  de  chemin  dans  un  champ  si 
vaste,  et  j'ai  toujours  trouvé  assez  simple  qu'en  res- 
pectant les  bases,  les  uns  s'occupent  à  ôter  quelques 
briques  qui  leur  paraissent  inutiles,  et  que  les  autres 
en  ajoutent,  pourvu  que  le  luxe  de  ceux-ci  n'aille  pas 
braver  le  ciel  par  une  seconde  tour  de  Babel.  Je  me 
sens  fort  indulgente,  quoique  j'aie  toujours  trouvé, 
après  y  avoir  bien  pensé,  qu'il  valait  mieux  suivre  la 
religion  dans  toute  sa  simplicité  et  n'en  point  faire 
une  science  dont  les  plus  habiles  zélateurs  ne  sont 
pas  toujours  les  chrétiens  les  plus  attachés  à  ces  pré- 
ceptes qui  dirigent  l'action  en  s'identifiant  avec  elle. 
Lorsqu'on  se  perd  dans  les  abstractions  et  dans  les 
clans  de  l'amour  divin,  il  est  bien  rare  que  l'orgueil, 


LA  BARONNE  DE  KRÙDENER  249 

dans  le  partage,  coure  risque  de  mourir  d'inanition.  » 
Mme  Swetchine  met  le  doigt  sur  le  principal  mobile 
des  actes  et  des  paroles  de  Mme  de  Krïidener.  La 
vanité,  l'orgueil,  le  besoin  de  faire  parler  d'elle  à  tout 
prix  en  se  mettant  à  la  tête  de  quelque  chose,  ce  côté 
cabotin  qui  se  trouve  dans  toute  la  vie  de  la  baronne, 
Mrae  Swetchine  Ta  saisi,  et  c'est  en  termes  fort  spiri- 
tuels qu'elle  met  en  garde  Mlle  de  Stourdza  contre  ce 
point  faible  des  prédications  et  contre  la  doctrine  de 
religion  libre  de  l'amie  de  l'empereur.  Elle  poursuit 
sa  lettre  : 

«  Le  cri  de  guerre  de  cette  milice  sainte  est  tou- 
jours simplicité,  abnégation  de  volonté  et  de  com- 
plaisance en  soi-même;  mais  cette  belle  médaille  a 
un  malheureux  revers  qui  étale  tous  les  vices  opposés. 
En  outre  de  ces  observations  qui  m'ont  été  fournies 
par  la  société  que  vous  connaissez,  une  chose  qui 
m'en  aurait  garantie,  c'est  l'éloignement  prononcé 
pour  tout  ce  qui  est  association.  Je  n'ai  jamais  com- 
pris qu'on  se  trouvât  lié  par  les  opinions,  et  si  jamais 
je  suis  d'une  secte,  ce  sera  de  celle  des  indépendants. 
Je  ne  donne  jamais  ma  confiance  et  mon  estime  qu'au 
caractère,  et  les  romans  de  Mme  Radcliffe  m'effraient 
moins  que  je  ne  le  serais  si  je  me  sentais  sous  la 
griffe  d'une  société  religieuse  faisant  corps  dans  le 
corps  de  l'Eglise  chrétienne.  Tâchez,  mon  amie,  de 
vous  y  soustraire;  ce  n'est  pas  aussi  facile  que  vous 
le  croyez;  ces  gens-là,  quelque  estimables  qu'ils 
soient  d'ailleurs,  nourrissent  toujours  cette  arrière- 
pensée,  et  la  propagande  était  pleine  de  tiédeur  en 
comparaison  de  la  chaleur  qu'ils  y  mettent.  Ecoutez- 


250  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIÈCLE 

les  s'ils  vous  intéressent,  mais  n'adoptez  pas  leurs 
opinions;  prenez  d'elles  ce  qui  échauffe  l'àme  sans 
influencer  l'esprit.  Votre  frère  m'a  lu  la  lettre  de 
Mme  de  Krudener  dont  vous  lui  avez  envoyé  une 
copie;  elle  m'a  paru  admirable,  et  à  lui  aussi,  sans 
qu'il  en  convienne  peut-être  d'aussi  bonne  foi  ;  niais 
je  ne  vous  en  invite  pas  moins  à  vous  en  tenir  à  cette 
foi  du  charbonnier,  à  laquelle  je  suis  revenue  après 
toutes  mes  oscillations  religieuses  qui  représentaient 
passablement  dans  ma  pauvre  tête  la  fermentation 
des  opinions  du  seizième  siècle. 

»...  En  vérité,  ma  chère  amie,  il  n'a  pas  fallu  moins 
que  votre  extrême  bonté  pour  moi  pour  me  rendre 
prêcheuse  :  encore  si  je  l'étais  à  la  manière  de 
Julie  !  (1)  » 

A  l'exemple  de  Mme  Swetchine,  dont  la  lettre  est 
le  bon  sens  même,  nous  dirons  que  nous  approuvons 
fort  qu'on  allât  écouter  les  sermons  de  Mme  de  Kru- 
dener si  on  les  trouvait  amusants  ou  simplement  in- 
téressants; mais  qu'il  était  prudent  et  sage,  si  Ton 
voulait  revenir  à  la  foi,  de  s'en  tenir  à  celle  du  «  char- 
bonnier »,  c'est-à-dire  à  celle  de  son  enfance,  à  celle 
de  sa  mère  —  quand  elle  a  eu  la  religion  du  devoir, 
et  non  celle  du  très  saint  amour,  et  de  la  très  libre 
coquetterie,  —  et  de  no  pas  s  emballer  sur  des  sem- 
blants de  doctrine  qu'une  femme,  éloquente  à  la 
vérité,  mais  dont  l'éloquence  avait  des  tendances 
manifestement  intéressées,  ne  fût-ce  que  sur  le  cha- 

(1)  Julie,  <ui  se  le  rappelle,  est  le  prénom  de  Mm»  de  Km  l<>- 
ik  r.  (Comte  de  Falloux,  Ma*  Swetchine,  sa  vie  et  ses  œuvres, 
p.  150.) 


LA  BARONNE  DE  KRÙDENER  251 

pitre  de  l'orgueil,  s'amusait  à  exposer  dans  son 
salon  pour  se  faire,  dans  son  désir  démesuré  de  se 
singulariser,  un  piédestal  de  sa  peu  ordinaire  excen- 
tricité religieuse. 

Tout  absorbé  que  paraissait  l'empereur  Alexandre 
par  les  menues  prédications  religieuses,  les  sermons 
et  les  prières  de  Mine  de  Krïidener,  il  ne  négligeait 
nullement  les  choses  de  la  politique.  Il  voyait  que  les 
souverains  alliés,  tout  occupés  de  leurs  intérêts,  le 
laissaient  à  peu  près  de  côté  sous  prétexte  que  ses 
troupes  n'avaient  paru  sur  aucun  champ  de  bataille  à 
la  dernière  prise  d'armes.  Révolté  des  prétentions  de 
la  Prusse,  de  l'Autriche,  des  Pays  Bas,  qui  ne  vi- 
saient à  rien  moins  qu'à  dépouiller  la  France  de  ses 
forteresses  et  de  ses  provinces  frontières,  sans  avoir 
l'air  de  se  soucier  de  prendre  l'avis  de  leur  allié, 
regardé  un  peu  comme  un  intrus  dans  leurs  conseils, 
il  eut  à  cœur  de  montrer  qu'ils  avaient  tort  de  le  trai- 
ter ainsi,  que  sa  puissance  était  grande,  qu'ils  pour- 
raient bien  avoir  à  compter  avec  elle,  et  que  le  moins 
qu'il  pût  faire  était  de  se  retirer,  lui  et  ses  troupes, 
de  cette~alliance.  Il  voulait  en  même  temps  faire  voir 
à  Louis  XVIII,  qui  s'était  si  mal  conduit  envers  lui 
depuis  un  an,  que  son  erreur  n'était  pas  moindre  et 
qu'il  avait[été  plus  que  maladroit  à  lui  de  se  jeter 
dans  lesbras  de  l'Angleterre  et  de  l'Autriche  au  lieu 
de  garder  loyalement  son  alliance  et  son  amitié.  Le 
roi  de  France  l'avait  d'ailleurs  reconnu  lui-même  et 
avait  essayé,  mais  secrètement  et  par  des  voies  dé- 
tournées, de  s'adresser  à  sa  générosité  naturelle  et 
lui  faire  oublier  ses  mauvais  procédés. 


252  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

C'est  pour  toutes  ces  raisons,  et  pour  provoquer 
de  salutaires  réflexions  chez  les  souverains  alliés, 
qu'Alexandre  résolut  de  passer  une  revue  de  toute 
son  armée.  Il  choisit  pour  cette  grande  solennité  la 
plaine  de  Vertus,  en  Champagne,  et  la  date  du 
11  septembre.  Le  roi  de  Prusse,  l'empereur  d'Au- 
triche, le  duc  de  Wellington  y  furent  invités,  ainsi 
que  les  officiers  généraux  les  plus  marquants  de 
leurs  armées.  Monsieur,  frère  du  roi,  qui  devait  être 
plus  tard  Charles  X,  et  son  fils  le  duc  de  Berry,  y 
allèrent  aussi.  Le  spectacle  fut  grandiose.  Près  de 
deux  cent  mille  hommes  bien  équipés,  bien  armés, 
bien  entraînés,  défilèrent  devant  les  souverains. 
L'impression  qu'avait  voulu  produire  Alexandre  fut 
complète.  On  sentit  la  menace  sous  l'air  de  fête  du 
spectacle.  Les  caractères  dès  lors  s'adoucirent,  les 
partis  pris  fléchirent  et  l'empereur  de  Russie  vit 
prendre  en  considération  ses  volontés.  Malheureu- 
sement, la  conduite  passée  de  Louis  XVIII  à  son 
égard  avait  refroidi  ses  sentiments  pour  la  France,  et 
c'est  pour  cela  qu'il  fit  aux  souverains  alliés  des 
concessions  qu'il  n'aurait  jamais  consenties  sans  la 
trahison  dont  ses  bonnes  dispositions  avaient  été 
payées. 

A  cette  revue  qui  fut,  comme  on  le  voit,  un  acte 
de  haute  politique  et  de  haut  caractère,  l'empereur 
russe  avait  tenu  à  avoir  près  de  lui  Mme  de  Krudener. 
Car  la  revue  devait  être  précédée  d'une  cérémonie 
religieuse  et  il  voulait  que  les  prières  de  «  l'élue  de 
Dieu  »  montassent  au  ciel  mêlées  à  celles  de  ses 
popes,  à  celles  de  ses  soldats  et  aux  bleues  spirales  de 


LA    BARONNE    DE    KRÏIDENER  253 

la  fumée  de  l'encens.  Lui-même,  prosterné  en  terre 
devant  le  front  de  son  armée,  devait  s'unir  à  ces 
prières. 

11  n'y  avait  pas  eu  besoin  de  beaucoup  d'instances 
ponr  décider  Mme  de  Krudener  à  se  rendre  au  désir 
du  souverain.  Elle  était  donc  venue  au  camp,  accom- 
pagnée de  son  éternel  Empeylas,  de  Mme  Armand,  de 
son  gendre  et  de  sa  fille.  C'était  son  état-major,  elle  ne 
s'en  séparait  plus.  Toujours  théâtrale,  heureuse  de 
jouer  un  grand  rôle  devant  un  grand  public  et  dans  une 
grande   circonstance,    elle  saisissait  avec  joie  cette 
occasion  de  se  mettre  en  évidence.  Dans  l'intérêt  du 
Ciel,  que  n'aurait-elle  pas    fait?  «...    Tête  nue,  dit 
Sainte-Beuve,  ou  tout  au  plus  couverte  d'un  chapeau 
de  paille  qu'elle  jetait  volontiers,   cheveux  toujours 
blonds  (1),  séparés  et  pendants  sur  les  épaules,  avec 
une  boucle  quelquefois  qu'elle  ramenait  et  rattachait 
au  milieu  du  front,  en  robe  sombre,  à  taille  longue, 
élégante  encore  par  la  manière  dont  elle  la  portait,  et 
nouée  d'un  simple  cordon,  telle  à  cette  époque  on  la 
voyait,  telle,  dans   cette  plaine,  elle  arriva  dès  l'au- 
rore, telle,  debout  au  moment  de  la  prière,  elle  parut 
comme  un  Pierre  l'Ermite  au  front  des  troupes  pros- 
ternées. » 

M.  Eynard  a  contesté  l'exactitude  de  ce  point.  Il 
prétend  que  M""  de  Krùdener  «  vint  en  pauvre  chré- 
tienne, humble  et  réjouie,  prendre  sa  part  d'une  cé- 
rémonie  religieuse,   et  voilà  tout   ».  Sainte-Beuve, 

i,  Us  ne  grisonnaient  plu*,  comme  ils  s'étaient  avisés  de  le 
faire  quelq  éea  auparavant  :  la  baronne  y  avail  mis  bon 

ordi 

15 


25  1  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIECLE 

ainsi  pris  à  partie,  a  maintenu  tous  ses  dires  :  «  J'ai, 
a-t-il  écrit  plus  tard,  pour  garant  de  mon  récit  un 
témoin  oculaire,  très  spirituel,  appartenant  à  la  fa- 
mille chez  qui  Mme  de  Krùdener  avait  logé  pendant 
le  peu  d'heures  qu'elle  passa  en  ces  lieux.  Ce  peu 
d'heures  avait  tout  à  fait  suffi  pour  que  la  prédication 
commençât  auprès  des  hôtes.  Les  personnes  en- 
thousiastes qu'un  beau  zèle  anime  n'y  mettent  pas 
tant  de  façons.  A  peine  arrivée  le  soir  au  château  où 
elle  devait  coucher,  Mme  de  Krùdener  et  son  monde 
se  mirent  donc  à  prêcher  et  le  maître  et  les  gens;  et 
comme  il  y  avait  menace  d'orage  ce  soir-là,  le  bon 
gentilhomme  de  campagne,  qui  craignait  que  le  vent 
n'enlevât  sa  toiture,  et  qui  avait  hâte  d'aller  fermer 
les  fenêtres  de  son  grenier,  se  voyant  arrêté  sur 
l'escalier  par  une  prédication,  trouvait  que  c'était 
mal  prendre  son  heure.  » 

Mais,  pour  prêcher,  toute  heure  était  bonne  à 
Mmo  de  Krùdener,  tout  lieu  favorable.  Elle  avait  la 
prédication  non  seulement  facile,  mais  encore  volup- 
tueuse :  elle  en  jouissait  dans  sa  vanité,  non  moins 
que  dans  son  goût  de  prosélytisme.  Aussi  prêcha- 
t-elle  sur  la  route,  aux  relais,  partout,  en  retournant 
à  Paris.  Puis,  trouvant  que  ce  n'était  pas  encore  assez, 
elle  voulut  faire  lire  à  ceux  qui  n'avaient  pas  eu  le 
bonheur  de  l'entendre  à  Vertus,  et  transmettre  aux 
générations  futures,  les  impressions  de  son  âme  en  ce 
jour  mémorable.  Ces  impressions  furent  consignées 
en  une  petite  brochure  qui  parut  sous  le  titre  du 
Camp  de  Vertus.  L'auteur  y  plane  dans  des  sphères 
élevées,  mais  nuageuses  plutôt  que  limpides  et  pures 


LA.    BARONNE    DE    KRLÏDENER  255 

comme  l'éther.  Cela  ne  l'empêche  pas  d'y  voir  Dieu 
et  toutes  les  splendeurs  divines.  Elle  cite  la  Bible,  la 
deuxième  épître  de  saint  Paul  aux  Corinthijns,  et 
aperçoit  manifestement  en  cette  solennité  militaire  la 
main  de  Dieu.  Mais  la  main  des  hommes,  c'est  à-dire 
la  volonté  de  l'empereur  Alexandre  s'imposant  avec 
l'appui  d'une  solide  armée  de  cent  quatre-vingt  mille 
hommes  prêts  à  soutenir  cette  volonté,  ce  spectacle 
qui  fit  une  si  forte  impression  sur  les  souverains 
alliés  et  les  disposa  à  écouter  une  autre  voix  que  celle 
de  leurs  rancunes  et  de  leurs  convoitises,  cela,  —  et, 
c'était  le  seul  point  important  —  elle  ne  le  vit  pas. 
Après  tout,  ce  n'était  qu'un  détail  humain,  et  sa 
grande  âme  ne  s'abaissait  pas  à  de  pareilles  misères 
terrestres.  C'est  cependant  son  intuition  des  choses 
de  la  politique  qui  lui  avait  fait  découvrir  la  religion 
comme  moyen  d'arriver;  maintenant,  les  choses  de  la 
religion  l'aveuglaient  sur  celles  de  la  politique.  Cela, 
parce  qu'en  tout,  au  fond,  elle  ne  voyait  qu'elle- 
même. 

Lisez  plutôt  quelques  phrases  de  cette  brochure 
sur  le  Camp  de  Vertus.  Nous  ne  la  donnons  pas  en 
entier,  malgré  les  accès  d'éloquence  véritable,  mais 
trop  déclamatoire,  auxquels  l'auteur  se  livra  dans  son 
enthousiasme  d'inspirée.  Le  jet  de  la  pensée,  quoique 
parfois  enveloppée  de  nuages,  se  maintient  d'un  bout 
à  l'autre  ;  le  mouvement  en  est  sincère,  mais  ces 
sortes  de  déclamations,  d'un  ton,  malgré  tout,  un 
peu  à  côté,  ne  sont  bonnes  à  connaître  que  par  mor- 
ceaux. En  voici  quelques-uns  : 

«  Nous  venons,  commence-t-elle,  d'être  témoins 


256  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIECLE 

d'une  de  ces  grandes  scènes  qui  rattachent  les  cieux 
à  la  terre,  et  que  la  postérité  verra  comme  une  de 
ces  sublimes  pages  de  1  histoire,  qui  deviennent  la 
révélation  des  siècles. 

»  Qui  oserait  l'écrire,  cette  histoire  de  nos  temps? 
Quel  est  le  Tacite  assez  audacieux  pour  toucher  à 
ces  faits  qui;  semblables  au  sphinx  de  la  Fable,  dévo- 
rent tous  ceux  qui  n'ont  pas  le  mot  de  cette  énigme  ? 
»  Tous  ces  faits  échappent  à  ceux  qui  n'ont  pas  le 
Dieu  vivant  pour  les  leur  expliquer...  » 

Tout  cela  pour  dire  qu'ils  ne  lui  échappent  pas  à 
elle,  ces  faits,  et  qu'elle  est,  comme  Moïse,  en  rela- 
tions directes  avec  Dieu,  qui  a  la  bonté  de  lui  en 
expliquer  les  énigmes.  Elle  se  drape  même  en  aide 
de  camp  du  Seigneur,  par  humilité,  sans  doute  ;  et 
c'est  à  lui  qu'elle  daigne  attribuer  le  mérite  de  la 
conversion  d'Alexandre,  ce  qui  montre  qu'elle  se 
l'accorde  bien  probablement  à  elle-même. 

«  L'Eternel,  poursuit-elle,  appela  Alexandre,  et  il 
fut  docile  à  sa  voix.  L'Eternel  le  soutint...  Qu'ils  ont 
dû  être  remplis,  ces  immenses  vœux  de  votre  cœur, 
heureux  Alexandre,  quand,  dans   cette  journée  du 
Ciel,  vous  avez  vu. ..  cent  cinquante  mille  Russes  faire 
nde  honorable  à  la  religion  de  l'Amour!...  Et 
celte  grande  scène  où  tant  de  grands  souverains  ado  - 
ut   le    Roi    'les  rois,   paraissait   elle-même  déjà 
comme    l'introduction    de   l'Univers   dans   d'autres 
iB,  el  comme  une  préface  vivante  de  cette  His- 
toire Sainte  qui  doit  tout  régénérer...  » 

Voici  sa  péroraison.  Pierre  l'Ermite  ne  devait  pas 
parler  sur  un  autre  ton  quand  il  prêchait  la  croisade: 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  257 

«  Et  vous,  France  première,  antique  héritage  des 
Gaules,  fille  de  saint  Louis  et  de  tant  de  saints  qui 
attirèrent  sur  elle  des  bénédictions  éternelles,  et  vous, 
pensée  de  la  Chevalerie  dont  les  rêves  ont  charmé 
l'Univers,  revenez  tout  entière,  car  vous  êtes  vi- 
vante d'immortalité  !  Vous  n'êtes  point  captive  dans 
les  liens  de  la  mort,  comme  tout  ce  qui  n'a  eu  que  le 
domaine  du  mal  pour  régner  ou  pour  servir.  » 

«  Déjà  vous  assistâtes  tout  entiers  à  cette  journée  : 
vous  vous  prosternâtes  tous  pour  adorer  Jésus-Christ, 
la  splendeur  du  Père  et  le  juge  de  tous  les  mondes. 
Vous  lui  demandâtes  de  sauver  aussi  la  France, 
quand,  sur  ces  sept  autels  (1),  le  sang-  de  l'Homme 
Dieu  fut  imploré  pour  tout  ce  qui  respire.  Ah!  de- 
mandez qu'elle  retourne  à  son  Dieu,  et  elle  sera  régé- 
nérée. Oui,  ses  vertus,  son  amour  pour  les  rois,  sa 
fidélité,  ses  titres  au  bonheur  lui  reviendront,  avec 
le  soleil  de  vie  que  lui  ont  annoncé  ses  peuples 
qui  pratiquent  l'Evangile  et  qui  montrent  à  l'Uni- 
vers entier  celtj  croix  qui  les  fit  vaincre,  et  qu'ils 
laissent,  en  partant,  comme  un  autel  magnifique  qui 
doit  tout  rallier  et  qui  dira  aux  générations  futures  : 
«  Ici  fut  adoré  Jésus-Christ  par  le  Héros  et  l'armée 
chère  à  son  cœur;  ici  les  peuples  de  l'Aquilon  de- 
mandèrent le  bonheur  de  la  France!  » 

Il  s'agissait  bien  de  cela,  en  vérité!  Le  czar  n'avait 
d'autre  pensée,  on  l'a  vu  plus  haut,  que  de  faire  voir 
aux  souverains  de  l'Europe  la  puissance  de  son  ar- 

(1)  L'armée  russe  était  divisée  eu  sept  corps.  Uu  autel  avait 
été  dressé,  bu  camp  de  Vertus,  en  face  de  chaque  corps  d'ar- 
mée, pour  la  célébration  du  saint  sacrifice. 


258  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIECLE 

mée,  de  leur  faire  comprendre  que  son  épée  devait 
peser  dans  la  balance  des  liquidations,  et  qu'il  enten- 
dait qu'on  tînt  compte  de  sa  volonté,  Sans  quoi!... 

Ce  langage  muet  fut  compris  des  souverains. 

Mme  de  Krùdener  le  comprenait,  dans  ses  disposi- 
tions ultra-religieuses,  et  l'expliquait  surtout    à  sa 
façon.  Non  seulement  dans  sa  brochure,  mais  aussi 
de    vive   voix  aux    nombreuses    personnes  qui    la 
venaient  visiter.  Elle  faisait  de  la  théologie  avec  ses 
tendances  et  ses  aspirations  du  moment,  comme  elle 
faisait  jadis  l'amour  avec  une  sainte  componction. 
Les  habitués  de  son  salon,  M.  Bérenger,  son  ancien 
ami  de  Lyon,  Ballanche,  l'ami   de  Mmc    Récamier, 
M.  deNorvinset  quelques  autres  hommes  distingués, 
parmi  lesquels  les  épaves  du  salon  de  Mme  de  Beau- 
mont  aux  heureux  temps  du  Consulat:  Chateaubriand, 
Chênedollé,  Ducis,  le  chevalier  de  Pougens,  Michaud, 
qui  la  prenait  plus  au  sérieux  que  jamais  :  tout  ce 
monde  avait  un  grand  plaisir,  mais  principalement  de 
curiosité,  à  la  venir  entendre.  Des  femmes  y  venaient 
aussi,  mais  en  moins  grand  nombre.  Nous  avons  déjà 
trouvé   chez  elle  la  duchesse  d'Escars,   la  duchesse 
de  Duras,  M"1'"  Degérando  :   on  y  voit  maintenant 
M,no  de  Genlis  (1),  une  ancienne  pécheresse  comme 
elle,  plus  ou  moins  sincèrement  revenue  à  la  vertu  ; 
Mllc  Cochelet,  qui  allait  bientôt  quitter   Paris  à  la 
suite  de  la  reine   Ilortense;  M,no  de  Coislin,  vieille 
femme  à  la  mode,  poseuse,  hardie  et  visant  à  l'origi- 
nalité.  Espèce  d'illuminée  elle-même,  elle  ne  pouvait 

(1)  Voiries  Mémoires  cfelf»'  de  Ucnl/s,  t.  VIII,  p.  :13. 


LA.    BARONNE    DE    KRUDENER  259 

manquer  d'aller  voir  l'illuminée  à  la  mode.  Gomme 
elle,  elle  commentait  la  Bible  à  sa  manière,  et  cela 
avec  la  hardiesse  fantaisiste  qu'elle  avait  dans  son 
orthographe.  «  Elle  s'était  fait  un  illuminisme  à  sa 
guise,  a  écrit  Chateaubriand.  Crédule  ou  incrédule, 
le  manque  de  foi  la  portait  à  se  moquer  des  croyances 
dont  la  superstition  lui  faisait  peur...  Elle  ne  plut  pas 
à  la  fervente  Mme  de  Kriidener,  laquelle  ne  lui  agréa 
pas  non  plus.  Mme  de  Krudener  dit  passionnément  à 
M",e  de  Goislin  :  «  Madame,  quel  est  votre  confesseur 
intérieur?  —  Madame,  répliqua  Mme  de  Golisin,  je 
ne  connais  point  mon  confesseur  intérieur;  je  sais 
seulement  que  mon  confesseur  est  dans  1  intérieur  de 
son  confessionnal.  »  Sur  ce,  les  deux  dames  ne  se 
virent  plus  (1).  » 

Il  y  avait  enfin,  dans  le  salon  de  Mmo  de  Krudener, 
quelques-unes  de  ces  mondaines  qui,  tourmentées 
de  l'ennui  de  leur  éternel  désœuvrement,  n'ont  de 
désirs  que  ceux  d'une  curiosité  malsaine  et  semblent 
avoir  pour  seul  but  dans  la  vie  d'assister  à  tout  ce 
qui  est  spectacle,  surtout  à  ce  qui  peut  les  prendre  aux 
nerfs  :  séances  émouvantes  des  assemblées  délibé- 
rantes, exercices  dangereux  du  cirque,  audiences  des 
tribunaux  où  se  jugent  les  affaires  scandaleuses  ou  les 
crimes  à  sensation,  sermons  ou  concerts  à  la  mode, 
théâtre  d'une  catastrophe,  exécutions  capitales, 
pièces  égrilîarles... 

On  ne  sait  si  Garât  vint  présenter  ses  respects  à 
celle  à  qui  il  avait,  sous  le  Consulat,  exprimé  si  fran- 

(i)  Chateaubriand,  Mémoires  d  Out  c-tombc. 


260  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX0    SIECLE 

c'iement  une  façon  de  penser  qui  n'avait  pas  été  pré- 
cisément fort  respectueuse,  et  qui  n'était  au  fond  que 
celle  qu'elle  avait  méritée.  Mais,  parmi  les  plus  em- 
pressés à  fréquenter  le  salon  de  l'hôtel  Montchenu, 
il  y  avait  Benjamin  Constant,  que  nous  allons  re- 
trouver tout  à  l'heure,  etBergasse,  cet  ancien  adepte 
du  mesmérisme,  dont  on  avait  parlé,  en  son  temps, 
plus  peut-être  que  de  Beaumarchais  et  de  Necker. 
L'empereur  Alexandre  l'avait  pris  tout  de  suite  en 
grande  estime. 

Cependant,  à  peine  rentrée  de  la  solennelle  revue 
du  camp  de  Vertus,  et  tandis  qu'elle  enfilait  d'en- 
thousiasme, les  unes  après  les  autres,  comme  des 
perles,  les  phrases  d'éloquence  religieuse  qu'on  a 
lues  un  peu  plus  haut,  Alexandre,  de  plus  en  plus 
pénétré  de  l'atmosphère  pieuse  et  des  idées  mys- 
tiques que  sa  prêtresse  exprimait  si  bien,  songeait  à 
rendre  hommage  à  Dieu  pour  la  protection  qu'i 
avait  accordée  à  ses  armes  et  à  celles  de  la  coalition. 
De  là  l'origine  de  cet  acte,  écrit  les  14-26  sep- 
tembre 1815  «  au  nom  de  la  Très  Sainte  et  Indivisible 
Trinité  »,  et  connu  sous  le  nom  de  Sainte- Alliance. 
Les  souverains  «  déclarent  solennellement  que  le  pré- 
sent acte  n'a  pour  objet  que  de  manifester,  à  la  face 
de  l'Univers,  leur  détermination  inébranlable  de  ne 
prendre  pour  règle  de  leur  conduite,  soit  dans  l'ad- 
mnistralion  de  leurs  Etals  respectifs,  soit  dans  leurs 
relations  politiques  avec  tout  autre  gouvernement, 
que  les  préceptes  de  cette  religion  sainte,  précepte! 
de  justice,  de  charité  et  de  paix,  qui,  loin  d'être 
uniquement  applicables  à  la  vie  privée,  doivent  au 


LA  BARONNE  DE  KUUDENEK  26i 

contraire  influer  directement  sur  les  résolutions  des 
princes  et  guider  toutes  leurs  démarches,  comme 
étant  Je  seul  moyen  de  consolider  les  institutions  hu- 
maines et  de  remédier  à  leurs  imperfections  ». 

Il  est  hors  de  doute  que  Mme  de  Krùdener,  d'abord 
par  1'eflet  de  ses  conversations  pieuses  et  de  ses  dis- 
cussions théologiques  avec  Alexandre,  ensuite  par 
une  initiative  personnelle  et  directe,  ait  été  le  véri- 
table auteur  de  la  Sainte-Alliance.  Elle  exhortait  sans 
cesse  l'empereur  à  confesser  hautement  sa  foi,  à  ar- 
borer la  bannière  de  Dieu.  «  Le  règne  du  Sauveur 
viendra,  lui  disait-elle.  Gloire  et  bonheur  à  ceux  qui 
auront  combattu  pour  lui  !  Malédiction  et  malheur  à 
ceux  qui  se  seront  élevés  contre  lui!  Formez  une 
alliance  sainte  de  tous  ceux  qui  sont  fidèles  à  la  foi  ; 
qu'ils  jurent  de  combattre  d'un  commun  accord  tous 
ces  novateurs  qui  veulent  abattre  la  religion,  et  vous 
triompherez  éternellement  avec  elle  !  » 

Et  c'est  sous  l'empire  de  ces  idées  qu'Alexandre  se 
décida  à  faire  cet  acte,  plus  religieux  que  politique, 
auquel  il  associa  le  roi  de  Prusse  et  l'empereur  d'Au- 
triche. C'est  lui  qui  tint  la  plume,  le  crayon  plutôt, 
car  il  paraît  que  la  minute  originale,  qui  est  de  sa 
main,  fut  écrite  au  crayon  ;  mais  c'est  Mme  de  Krù- 
dener qui  l'a  dictée.  Ne  reconnaît-on  pas  son  style 
dans  L'article  2?  Lisez  plutôt  : 

«  En  conséquence,  le  seul  principe  en  vigueur,  soit 
entre  lesdils  gouvernements,  soit  entre  leurs  sujets, 
sera  celui  de  se  rendre  réciproquement  service,  de 
se  témoigner  par  une  bienveillance  inaltérable  l'af- 
fection mutuelle  dont  ils  doivent  être  animés,  de  ne 

15. 


262  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX0    SIECLE 

se  considérer  tous  que  comme  membres  d'une  même 
nation  chrétienne,  les  trois  princes  alliés  ne  s'envi- 
sageant  eux-mêmes  que  comme  délégués  parla  Pro- 
vidence pour  gouverner  trois  branches  d'une  même 
famille,  savoir  :  l'Autriche,  la  Prusse,  la  Russie  ; 
confessant  ainsi  que  la  nation  chrétienne,  dont  eux  et 
leurs  peuples  font  partie,  n'a  réellement  d'autre  sou- 
verain que  Celui  à  qui  seul  appartient  en  propriété  la 
puissance,  parce  qu'en  lui  seul  se  trouvent  tous  les 
trésors  de  l'amour,  de  la  science,  de  la  sagesse  infi- 
nie, c'est-à-dire  Dieu,  notre  divin  Sauveur  Jésus- 
Christ,  le  Verbe  du  Très-Haut,  c'est-à-dire  la  parole 
de  vie. 

»  LL.  MM.  recommandent  en  conséquence  avec  la 
plus  tendre  sollicitude  à  leurs  peuples,  comme  unique 
moyen  de  jouir  de  cette  paix,  qui  naît  de  la  bonne 
conscience,  et  qui  seule  est  durable,  de  se  fortifier 
chaque  jour  davantage  dans  les  principes  et  l'exercice 
des  devoirs  que  le  divin  Sauveur  a  enseignés  aux 
hommes.  » 

Il  y  a  d'ailleurs  des  témoignages  affirmant  que  cet 
acte  de  la  Sainte-Alliance  est  bien  l'œuvre  de  Mme  de 
Krudener,  entre  autres  celui  de  M.  de  Metternich.  «  La 
Sainte-Alliance,  dit- il,  n'a  pas  été  fondée  pour  res- 
treindre les  droits  des  peuples  ni  pour  favoriser  l'ab- 
solutisme et  la  tyrannie  sous  n'importe  quelle  forme. 
Elle  fut  uniquement  l'expression  des  sentiments  mys- 
tiques de  l'empereur  Alexandre  et  l'application  des 
principes  du  christianisme  à  la  politique. 

«  C'est  d'un  mélange  d'idées  religieuses  et  d'idées 
politiques  libérales  qu'est  sortie  la  conception  do  la 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  203 

«  Sainte  Alliance  »  ;  elle  est  éclose  sous  l'influence  de 
Mmc  de  Krudener  et  de  M.  Bergasse.  Personne  ne 
connaît  mieux  que  moi  tout  ce  qui  se  rapporte  à  ce 
monument  vide  et  sonore  (i).  » 

Les  prédications  de  Mma  de  Krudener  avaient  beau 
être  fort  édifiantes,  il  est  permis  de  douter  qu'on  eût 
mis  un  si  grand  empressement  à  les  aller  entendre, 
si  chacun  n'avait  su  que  la  baronne  était  devenue, 
pour  ainsi  dire,  la  directrice  de  conscience  de  l'empe- 
reur russe,  son  confesseur.  Il  est  dans  la  faiblesse  de 
notre  pauvre  nature  humaine  de  courtiser  la  puissance 
et  la  fortune  :  la  dignité,  l'indépendance  et  la  fierté 
de  caractère,  qu'il  faut  se  garder  de  confondre  avec 
la  brusquerie,  toujours  maladroite,  sont  infiniment 
rares.  C'est  bien  probablement  le  crédit  nouveau  de 
la  baronne  qui  attira  auprès  d'elle  Benjamin  Constant, 
qui  l'avait  précédemment  connue  en  Suisse  et  l'avait 
retrouvée  chez  Mmo  Récamier  (2).  L'ami  de  Mme  de 
Staël  cherchait  à  se  laver,  auprès  des  royalistes,  de 
la  complaisance  avec  laquelle  il  s'était  fait  l'homme  de 
Napoléon,  après  avoir  protesté  qu'il  le  combattrait 
par  tous  les  moyens.  Il  trouvait  sans  doute  habile  de 
se  concilier  les  bonnes  grâces  de  la  puissante  Mmo  de 
Krudener,  afin  de  solliciter  plus  tard  son  intervention 
auprès  du  czar  et  sa  haute  protection  dans  le  cas  pro- 
bable d'une  proscription  qu'il  ne  fallait  pas  être  grand 
prophète  pour  voir  poindre  à  l'horizon.  Le  vide  s'était 
fait  autour  de  lui  depuis  qu'il  avait  passé  à  Napoléon 
avec  armes  et  bagages,  et  la  chute  de  l'empire  n'était 

(1;  Priuce  de  Metlernich,  Mémoires,  t.  I,  p.  212. 
Voir  le  Journal  intime  de  Benjamin  Constant. 


264  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe   SIÈCLE 

pas  faile  pour  lui  ramener  des  amis.  Il  n'y  a  jamais 
personne  pour  courtiser  le  malheur.  Benjamin  Cons- 
tant le  savait  et  le  voyait  bien,  et  sa  verve  railleuse, 
qui  se  moquait  de  tout  et  de  tous  aussi  bien  que  de 
lui-même,  ne  manquait  pas  en  ce  moment  de  sujets 
pour  s'exercer.  Au  fait  il  était  très  malheureux  :  mal- 
heureux de  sa  situation  politique  qui  s'était  effondrée 
avec  l'Empire,  malheureux  de  l'abandon  de  tous, 
malheureux  d'un  avenir  chargé  de  nuages  noirs...  11 
était,  de  plus,  malheureux  par  le  cœur  :  et  qui  sait  si 
toutes  ses  autres  infortunes  n'étaient  pas  le  cause  de 
celle-là?  Amoureux  de  Mme  de  Kriidener,  mais 
amoureux  fou,  il  avait  vu  la  cruelle  coquette  s'amuser 
à  repousser  son  amour,  après  s'être  amusée  à  le  faire 
naître  :  peut-être  entrevit-il  que  les  échecs  qui  l'ac- 
cablaient de  toutes  parts  n'étaient  pas  étrangers  à 
cette  rigueur.  Aussi  ses  sentiments  étaient-ils  singu- 
lièrement compliqués  lorsqu'il  se  rendait  à  l'hôtel  du 
faubourg  Siint-Honoré.  Le  désir  d'y  trouver  de  puis- 
sants appuis  l'y  avait  conduit  :  le  bouillonnement  d'un 
cœur  inapaisé  lui  faisait  trouver  je  ne  sais  quelle 
mystérieuse  consolation  dans  les  éloquentes  paroles 
d'amour  divin  qu'il  entendait  à  l'hôtel  Montchenu.  On 
aurait  tort  d'y  voir  une  inconséquence  chez  le  spiri- 
tuel sceptique  :  tout  cela  était  au  contraire  bien  lo- 
gique. Ces  appels  à  Dieu  et  à  son  éternelle  miséri- 
corde, le  mysticisme  onctueux  qui  enveloppait  la 
prophétesse  comme  un  nimbe,  ce  pieux  recueille- 
ment, le  cri  d'espérance  qui  se  dégageait  d'une  habile 
mise  en  scène,  tout  cela  cadrait  à  merveille  avec 
i'àme  ravagée  de  l'amoureux  dédaigné,  de  l'homme 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  -05 

politique  brisé,  du  proscrit  de  demain...  Aussi  Ben- 
jamin Constant  retournait-il  à  M""'  de  Kriidener  dont 
la  parole  imprégnée  de  toutes  les  espérances  d'au- 
delà  de  cette  vie  donnait  à  son  cœur  la  pâture  mys- 
tique dont  il  avait  besoin,  —  faute  de  celle  plus  posi- 
tive que  Mm,>  Récamier  ne  voulait,  ou  ne  pouvait  lui 
donner.  Il  passait  des  nuits  entières,  perdu  au  milieu 
des  autres  néophytes,  «  dans  le  salon  de  Mmc  de  Krii- 
dener, tantôt  à  genoux  et  en  prière,  tantôt  étendu  sur 
le  tapis  et  en  extase;  le  tout  sans  fruit,  car  ce  qu'il 
demandait  à  Dieu,  c'est  ce  que  Dieu  souffre  parfois 
dans  sa  colère,  mais  qu'il  tient  eu  juste  détesta- 
tion  (i).  » 

Le  duc  de  Broglie  croit  que  Benjamin  Constant,  en 
ces  séances  religieuses,  demandait  quelque  chose  à 
Dieu.  C'est  infiniment  trop  dire  et  il  serait,  en  vérité, 
trop  rigoureux  de  le  juger  par  ces  complaisantes 
faiblesses.  Le  grand  railleur,  dans  cette  atmosphère 
féminine  distinguée  et  doucement  pieuse,  se  délassait 
la  pensée  comme  dans  un  bain  de  vapeurs  lénitives 
et  calmantes.  Pour  lui  aussi  cette  piété,  mais  toute 
momentanée,  était  un  remède.  Il  y  trouvait  une  dé- 
tente à  ses  facultés  surmenées  par  les  travaux  et  les 
angoisses  de  la  politique,  au  milieu  d'événements 
extraonlinairement  difficiles  et  malheureux.  Son  état 
moral  était  lamentable.  Tous  les  ressorts  de  son  âme 
étaient  tendus  à  se  rompre.  Il  ne  trouvait  un  peu 
d'apaisement  que  dans  le  silence  de  cathédrale  du 
salon  de  la  sibylle  livonienne  :  le  murmure  étouffé  des 

(1J  Duc  Victor  de  Broglie,  Souucnirs,  t.  I,  p.  286. 


266  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

discrètes  effusions  religieuses  agissait  sur  lui  comme 
un  calmant.  Il  allait  à  ce  bain  moral  comme  on  va 
entendre  de  la  musique  pour  bercer  et  endormir 
l'acuité  de  certaines  douleurs  intimes.  Et  c'est  pour 
trouver  cette  détente  salutaire,  qu'il  s  étendait  sur  un 
canapé  ou  sur  un  tapis,  dans  un  coin  du  salon.  Il  pas- 
sait là  des  heures  et  des  heures,  abîmé  dans  ses  ré- 
flexions, dans  le  rêve,  dans  le  néant...  Si  son  esprit 
suivait  distraitement  les  religieuses  expansions  de  la 
mondaine  prêtresse,  c'était  la  mélodie  de  sa  voix,  le 
rhythme  de  ses  périodes  poétiques,  la  douce  musique 
de  son  prêche  qui  le  séduisaient,  et  non  le  prêche  lui- 
même.  Ses  goûts  d'artiste  trouvaient  leur  compte  à 
cette  mise  en  scène  et  à  cette  harmonie,  mais  son 
scepticisme  n'avait  que  faire  du  sermon.  Tout  cet  en- 
semble servait  d'accompagnement  à  ses  réflexions, 
nées  du  trop-plein  en  même  temps  que  du  vide  de 
son  âme. 

Des  effusions  d'une  autre  sorte  auprès  de  Mme  Ré- 
camier  lui  eussent  mieux  procuré,  et  plus  prompte  - 
ment,  la  douce  détente  dont  ses  nerfs  avaient  besoin  ; 
mais,  faute  de  mieux,  il  se  contentait  du  spectacle  des 
effusions  des  autres,  obéissant  à  la  baguette  magique 
de  la  foi  religieuse  qui  se  croyait  le  pouvoir  de  mener 
à  Dieu  le  troupeau  moutonnier  de  ses  adeptes.  Gela 
lui  faisait  du  bien. 

Lisez  plutôt  ces  quelques  lettres  de  Benjamin 
Constant  à  M""'  Récamier  :  vous  verrez  si  ce  n'est  pas 
là  son  état  d'âme  exact;  vous  y  verrez  aussi  la  gra- 
dation des  sentiments  de  ce  pauvre  amoureux  qui 
cherche  des  dérivatifs  à  son  amour  dans  une  piété 


LA.  BARONNE  DE  KRUDENER  267 

théâtrale  et  de  salon,  comme  d'autres  en  trouvent  de 
plus  discrets  en  gravant  le  nom  de  la  femme  aimée  sur 
l'écorce  des  platanes  et  des  hêtres. 

«  Septembre  1815.  —  J'ai  vu  hier  madame  de 
Krudener,  d'abord  avec  du  monde,  ensuite  seule 
pendant  plusieurs  heures.  Elle  a  produit  sur  moi  un 
effet  que  je  n'avais  pas  éprouvé  encore;  et,  ce  matin, 
une  circonstance  y  a  ajouté.  Elle  m'a  envoyé  un  ma- 
nuscrit avec  prière  de  vous  le  communiquer  et  de  ne 
le  remettre  qu'à  vous.  Elle  #y  met  beaucoup  de  prix, 
à  ce  qu'il  me  semble,  car  elle  m'a  fait  demander  un 
reçu.  Je  voudrais  le  lire  avec  vous.  Il  m'a  fait  du  bien . 
11  ne  contient  pas  des  choses  très  nouvelles.  Ce 
que  tous  les  cœurs  éprouvent,  ou  comme  bonheur, 
ou  comme  besoin,  ne  saurait  être  neuf.  Mais  il  a  été 
à  mon  âme  en  plus  d'un  endroit.  Je  suis  gêné  à  vous 
en  parler.  Je  crains  que  dans  l'impression  que 
j'éprouve,  il  ne  se  mêle  de  votre  impression.  L'idée 
que  c'était  à  moi  que  Mme  de  Krudener  l'envoyait  pour 
vous,  m'a  ému  à  elle  seule.  Je  ne  sais  s'il  en  est  résulté 
l'ébranlement  qui  dure  encore,  et  qui  augmente 
chaque  fois  que  je  parcours  quelques  phrases  de  ce 
cahier.  Je  vous  l'ai  dit,  plusieurs  sont  communes,  et 
cepen  lant  ces  phrases  communes  ont  pénétré  en 
moi  je  ne  sais  comment.  Il  y  a  des  vérités  qui  sont 
triviales  et  qui  tout  â  coup  m'ont  déchiré.  Quand  j'ai 
lu  ces  mots  qui  n'ont  rien  do  frappant  : 

«  Que  de  fois  j'enviais  ceux  qui  travaillaient  à  la 
sueur  de  leur  front,  ajoutaient  un  labeur  à  l'autre  et 
se  couchaient  à  la  (in  de  tous  ces  jours,  sans  savoir  que 


268  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX'!    SIECLE 

l'homme  portait  en  lui  une  mine  qu'il  doit  exploiter, 
mille  fois  je  me  suis  dit  :  Sois  comme  les  autres.  » 

»  J  ai  fondu  en  larmes.  Le  souvenir  d'une  vie  si 
dévastée,  si  orageuse,  que  j'ai  moi-même  menée 
contre  tous  les  écueils  avec  une  sorte  de  rage,  m'a 
saisi  d'une  manière  que  je  ne  puis  peindre.  Quoiqu'il 
en  soit  du  reste,  cela  est  pourtant  vrai  que,  sans 
malheur  extérieur,  j'ai  souffert  plus  d'angoisses  que 
le  malheureux  sur  la  roue;  que  je  les  avais  méritées, 
car  j'avais  aussi  fait  souffrir,  et  que  j'ai  envié  cent 
fois  tout  ce  qui  ressemblait  à  une  vie  réglée,  et  que 
je  n'ai  trouvé  de  paix  nulle  part.  Je  ne  vous  dis  pas 
le  quart  de  ce  que  je  sens.  Je  crains  de  gâter  une 
impression  en  essayant  de  vous  la  faire  passer  par 
moi.  Je  vous  porterai  demain  ce  manuscrit  :  si  vous 
me  laissez  vous  le  lire,  d'autant  qu'il  est. assez  mal 
écrit,  cela  me  ferait  plaisir. 

»  Je  vous  aime. 

»  P  -S.  —  Je  rouvre  ma  lettre  pour  vous  supplier 
de  me  renvoyer  le  manuscrit.  Je  me  lève  plus  agile, 
plus  amer  que  je  ne  voudrais  ou  devrais  l'être  :  j'ai 
le  besoin  de  relire  ces  phrases  qui  me  font  pleurer. 
11  y  a  huit  jours  que  je  vous  demande  un  quart 
d'heure  seule  et  n'ai  pu  l'obtenir.  Je  ne  me  plains 
pas,  mais  renvoyez-moi  mon  manuscrit.  Ce  n'est  pas 
près  de»  hommes  qu  il  faut  chercher  des  conso- 
lations. Ma  disposition,  au  reste,  n'est  changée  que 
comme  douleur.  Je  ne  vous  accuse  de  rien  (1)...  » 

(i;  un,,    de  Benjamin  Conttantà  Mmt  Récamier,  p,  224. 


LA  BARONNE  DE  KHUDENER  2G9 

On  voit  que  M""'  Récamier  ne  s'empresse  guère  de 
recevoir  Benjamin  Constant  :  est-ce  pour  ne  pas  en- 
tendre de  nouveau  les  vœux  d'un  homme  à  qui  elle 
a  déjà  déclaré,  dans  une  scène  assez  mouvementée, 
qu'elle  n'accordera  rien  ?  Est-ce  pour  ne  pas  se  com- 
promettre auprès  de  ses  amis  royalistes  en  admettant 
chez  elle  un  transfuge  du  parti  royaliste?  d'est  peut- 
être  pour  ces  deux  raisons  à  la  fois.  Quoiqu'il  en  soit, 
Benjamin  Constant  retourne  chez  Mmfl  de  Krudener. 
Il  épanche  son  cœur  dans  sa  compatissante  bonté  et, 
quelques  jours  après,  il  écrit  à  M"1*  Kécamier  : 

«  Je  n'étais  sorti  que  pour  aller  voir  Mme  de  Kru- 
dener. L'excellente  femme  !  Elle  ne  sait  pas  tout, 
mais  elle  voit  qu'une  peine  afïreuse  me  consume. 
Elle  m'a  gardé  trois  heures  pour  me  consoler.  Elle 
me  disait  de  prier  pour  ceux  qui  me  iont  souffrir, 
s'ils  en  avaient  besoin.  Je  l'ai  fait  de  bien  bon  cœur. 
Je  voudrais  croire  et  j'essaie  de  prier.  J'ai  dit  à  cette 
puissance  inconnue  que  je  me  résignais  à  mourir 
dans  lisolement  où  vous  me  laissez,  pourvu  que  vous 
soyez  heureuse  (1).  » 

Il  ilivernes  que  tout  cela!  Amusements  d'un  amour 
malheureux...  Naïveté  éternelle  des  amoureux.... 
Confidences  à  une  tierce  personne...  C'est  toujours  la 
rrôme  chose.  Mais  cette  fois,  comme  c'est  M""'  de 
KriHener  qui  est  la  confidente,  elle  veut  profiter  de 
la  connaissan  e  qu'elle  a  des  ruines  du  cœur  de  son 
ami  pour  faire  du  prosélytisme  auprès  de  lui  et,  à  la 
faveur  de  consolantes  paroles,  obtenir  sa  conversion. 

(i)  Lettres  de  licnjuuun  Constant  à  Mm*  Hécamier,  p.  JJj. 


270  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIECLE 

Pensez  donc  !  Benjamin  Constant!  l'auteur  d'Adol- 
phe, ce  frère  de  Valérie,  ce  livre  dont  tout  le  monde, 
depuis  un  an,  raffole  !  Quelle  conquête  pour  l'aidera 
mettre  à  la  mode  son  Église  nouvelle  ! 

Benjamin  Constant  écrit  encore  à  Mme  Récamier  : 

«  Mme  de  Kriidener  dit  que  vous  vous  affligez  de  ma 
peine.  Je  crois  qu'elle  se  trompe  ou  que  du  moins 
vous  vous  persuadez  communément  que  je  ne  souffre 
pas,  pour  m'oublier  à  votre  aise  (1).  » 

Il  flattait  là  Mme  Récamier  ;  mais  il  ne  s'apercevait 
pas  que  Mme  de  Kriidener  le  flattait  lui-même,  et  pour 
le  convertir,  et  aussi  pour  arriver,  par  son  influence, 
à  déterminer  Mme  Récamier  à  venir  à  sa  petite  Église. 
Quel  succès  alors,  pour  elle  et  pour  ses  prédications  ! 
Après  Benjamin  Constant,  Mme  Récamier  I  Quelle 
réclame!  Car  la  baronne  est  toujours  la  femme  qui 
court  après  toutes  les  réclames  pour  lancer  son  roman  ; 
mais  il  ne  s'agit,  pour  le  moment,  que  de  lancer  une 
religion.  Quelle  gloire  si  Mme  Récamier,  cette  puis- 
sance, celte  divinité  des  salons  royalistes  est  au 
nombre  de  ses  adeptes  !  Quelle  belle  «  sainte  vierge  » 
elle  ferait  pour  son  Eglise!...  Aussi  n'a-t-elle  de 
cesse  qu'elle  n'ait  décidé  Benjamin  à  amener  de  gré 
ou  de  force  l'amie  de  tous  les  puissants  à  ses  pieuses 
séances. 

M'n,:  Récamier  promet  de  s'y  rendre.  Mais  sa  char- 
mante pythonisse  n'est  pas  encore  satisfaite.  Elle 
charge  Benjamin  Constant  de  lui  faire  discrètement 
une  communication,  oh  !   bien  amusante,  qu'on  va 

(1)  Lettres  de  llinjamin  Constant  à  Mm9  Récamier,  p.  237. 


LA  BARONNE  DE  KHUDENER  271 

lire.  On  dirait  qu'elle  craint  la  concurrence,  qu'elle 
redoute  que  la  beauté  de  M1"*'  Récamier  ne  fasse  du 
tort  à  ses  prédications.  C'est  s'en  aviser  un  peu  tard  : 
aussi  se  rabat-elle  sur  ses  toilettes. 

Benjamin  Constant  accepta  :  que  n'accepterait  pas 
un  amoureux,  quand  la  mission  dont  on  le  charge  lui 
fera  voir  celle  qu'il  aime?  Mais  il  s'excuse  avec  une 
moue  charmante  d'avoir  accepté  la  petite  honte  de 
celle-là  : 

«  Je  m'acquitte  avec  un  peu  d'embarras,  écrit-il  à 
Récamier,  d'une  commission  que  Mme  de  Krl'i- 
dener  vient  de  me  donner.  Elle  vous  supplie  de  venir 
la  moins  belle  que  vous  pourrez.  Elle  dit  que  vous 
éblouissez  tout  le  monde,  et  que  par  là  toutes  les 
âmes  sont  troublées  et  toutes  les  attentions  impossi- 
bles. Vous  ne  pouvez  pas  déposer  votre  charme,  mais 
ne  le  rehaussez  pas  (1).  » 

Benjamin  Constant  cherche  de  plus  en  plus  des 
consolations  dans  l'éloquence  sacrée  de  la  blonde 
prêtresse,  et  dans  les  cérémonies  religieuses  de  son 
sulon.  Mme  de  Krùdener,  de  son  côté,  cherche  de 
plus  en  plus  à  attirer  Mme  Récamier  à  son  prêche,  et 
Benjamin  Constant  fait  la  navette  entre  ces  deux 
femmes  qui,  chacune  de  son  côté,  le  transforment, 
sans  qu'il  s'en  doute,  en  instrument  de  leurs  ambi- 
tions secrètes.  Voici  encore  deux  billets  de  lui  à 
M""  Récamier,  qui  sont  intéressants  sur  ce  point  :  on 
retrouve,  dans  le  premier,  l'influence  religieuse  de 
la  baronne  : 

(l)  Lettres  de  Benjamin   Constant  à  Mm°  Récamier,  p.  23'). 


'272  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

Septembre  Î815.  —  «  Je  reviens  de  Glichy  où  j'a 
accompagné  Mme  de  Kriïdener  et  toute  sa  famille.  J'y 
ai  vu  le  curé,  qui  est  vraiment  un  homme  admirable 
de  charité  et  de  cette  éloquence  que  donne  la  cha- 
rité... J'aurais  voulu  que  vous  l'entendissiez.  Mme  de 
Krûdener  m'a  dit  que  vous  aviez  été  souffrante 
hier...  (i)  » 

Septembre  1815.  —  «  Je  suis  rentré  chez  moi  avec 
une  telle  fièvre,  un  tel  frisson,  que  j'ai  tout  à  fait  le 
sentiment  d'une  maladie  qui  commence.  Si  cela  dure, 
je  ne  pourrai  pas  aller  à  Saint-Germain  (2)  et  j'envoie 
un  commissionnaire  pour  que  vous  sachiez  que 
Mme  de  Kriïdener  est  de  retour,  qu'elle  ne  reste  ici 
que  peu  de  jours  et  qu'elle  sera  charmée  de  vous 
voir  (3).  » 

Il  insiste,  dans  une  autre  lettre,  pour  que  Mmc  Ré- 
camier  fasse  visite  à  Mm  !  de  Kriïdener.  Celle-ci  désire 
plus  que  jamais  la  voir  figurer  à  ses  pieuses  repré- 
sentations du  soir  : 

21  Sejitembre  1815.  —  Si  vous  avez  envie  de  voir 
Mme  de  Kriïdener,  qui  vous  aime  et  le  désire,  il  ne 
faut  pas  perdre  de  temps.  L'empereur  de  Russie  part 
après-demain  et  je  crois  qu'elle  le  suivra  peu  d'heures 
après.  J'aurais  bien  voulu  que  vous  la  vissiez  ;  j'avais 
à  lui  demander  une  chose  qui  m'est  importante.  Avec 
mon  caractère,  je  n'ai  pu  le  prendre  sur  moi.  Vous 
auriez  peut-être  eu  cette  bonté  (4).  » 

(1)  Lettre»  de  Benjamin  Constant  à  Mm*  Bécamier,  p.  vJ,   . 

(2)  Mm0  Récamier  y  «Hait  alors  en  villégiature. 

(3)  Lettre*  de  Benjamin  Constant  à  #«•  Récamier,  p.  211. 

(/»;  Ibid  ,  p.  2ii. 


LA  BARONNE  DE  KRÙDENER  273 

Plus  tard,  comme  Benjamin  Constant  se  moquera 
de  tout  cela,  de  son  amour,  de  lui-même  et  de  celle 
qui  en  était  l'objet,  de  la  sibylle  et  de  ses  prédica- 
tions, lorsque,  s'étant  ressaisi,  son  caractère  émi- 
nemment sarcastique  aura  repris  le  dessus,  ne  lui 
laissant  que  le  souvenir  de  la  faiblesse  fâcheuse  et 
presque  ridicule  avec  laquelle  il  était  allé  se  mêler 
aux  prières  du  salon  de  l'hôtel  Montchenu!  Que  de 
sottises  l'amour  fait  faire,  même  indirectement,  aux 
hommes!  Plus  tard,  cependant,  nous  le  verrons  dé- 
fendre, la  plume  à  la  main,  Mmo  de  Krudener  assez 
vivement  attrapée  dans  un  article  de  journal  par 
M.  de  Bonald,  le  philosophe  catholique.  Mais  c'était 
par  politesse  pour  une  vieille  amie  et  aussi  par  re- 
connaissance du  bien  que  lui  avaient  fait  les  repo- 
santes séances  de  causeries  pieuses  qu'elle  donnait 
chez  elle. 

Chateaubriand,  lui,  qui  n'avait  pas  les  mêmes  mo- 
tifs pour  se  montrer  réservé,  se  moque  franchement 
de  la  charmante  prêtresse.  L'auteur  du  Génie  du 
Christianisme  pouvait  se  montrer  païen  tant  qu'il 
voulait  dans  sa  vie  privée,  on  le  lui  pardonnait,  mais 
il  ne  pardonnait  pas,  lui,  que  d'autres  se  mêlassent  de 
choses  de  religion  après  lui.  Aussi  tourne-t-il  en  ri- 
dicule celle  qu'il  avait  louée  sous  le  consulat,  lors- 
qu'elle lui  lisait  des  extraits  de  son  roman,  et  abîme- 
t-il  les  «  conversations  politico  religieuses  »  de  son 
salon,  «  qui  se  terminaient  par  de  fervent»  s  prières.  » 
Il  n'entend  pas  raison  sur  ces  folies.  «  Mmfl  de  Kru- 
dener, dit-il,  m'avait  invité  à  l'une  de  ces  sorcelleries 
célestes  :  moi,  l'homme  de  toutes  les  chimères,  j'ai 


*274  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe  SIÈCLE 

la  haine  de  la  déraison,  l'abomination  du  nébuleux  et 
le  dédain  des  jongleries  :  on  n'est  pas  parfait.  La 
scène  m'ennuya.  Plus  je  voulais  prier,  plus  je  sentais 
la  sécheresse  de  mon  âme.  Je  ne  trouvais  rien  à  dire 
à  Dieu,  et  le  diable  me  poussait  à  rire.  J'avais  mieux 
aimé  Mme  de  Krudener  lorsque,  environnée  de  fleurs 
et  habitante  encore  de  cette  chétive  terre,  elle  com- 
posait Valérie  ...  (1)  » 

(i)  Chateaubriand,  Mémoires  d' Outre-tombe. 


CHAPITRE  VIII 

Désir  de  Mm#  de  Kriïdeiicr  de  convertir  .MŒe  Récamier  à  sa 
religion.  —  Salon  de  la  baronne  à  l'hôtel  Moutchenu.  —  Cé- 
rémonies religieuses  dans  ce  salon.  —  Benjamin  Constant  est 
l'intermédiaire  de  M""  de  Krii  lener  auprès  de  Mma  Récamier. 

—  Embarras  d'argent  :  la  baronne  s'adresse  encore  à  la  Pro- 
vidence. —  Toujours  des  miracles.  —  Conversion  de  Ducis. 

—  Indifférence  de  Mme  Récamier.  —  Mm°  de  Krù  lener  quitte 
Paris.  —  Ses  prédictions  contre  la  grande  ville.  —  Lettre  à 
M"e  Cochelet.  —  l'rédicalious  eu  Suisse.  —  La  baronne  est 
expulsée  de  Bâle.  —  Encore  les  miracles  d'argent.  —  Pes- 
tal<>zzi.  —  La  Gazette  de  Schaffouse.  —  La  baronne  est  ex- 
pulsée d'Aarau.  — Prédictions.  —  Lettre  à  M11"  Cochelet.  — 
Piété  de  Mme  de  Krudencr.  —  M.  de  Bonald  attaque  Mm"  de 
Krùdener  dans  le  Journal  des  Débats  :  Benjamin  Constant  la 
défend.  —  Dernières  années  de  Mme  de  Krii  Jener.  —  Sa  mort. 


Cependant,  MIue  de  Krudener  retardait  son  départ 
et  M""  Récamier  ne  semblait  pas  se  soucier  de  l'aller 
voir.  Benjamin  Constant  écrit  à  celle-ci  dans  les  pre- 
s jours  du  mois  d'octobre: 

«  M""  de  KrUdeoer  ne  part  pas  si  tôt,  à  ce  que 
m'ont  dit  ses  gens,  car  je  n'ai  pu  la  voir  ce  matin.  J'y 
retournerai  dans  quelques  heures.  Je  suis  tenté  de 
croire  un  peu  que  le  désir  de  vous  voir  la  fait  re- 


276  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

tarder  de  quelques  jours,  car  elle  m'a  paru  vous 
aimer  beaucoup,  ce  que  je  ne  trouve  que  trop  naturel. 
Je  vous  le  mande  donc  pour  que  vous  ne  lui  fassiez 
pas  la  peine  de  n'y  pas  aller (1)  » 

Elle  y  alla  sans  doute,  car  on  possède  une  lettre  de 
Mme  de  Krudener  où  se  trouvent  ces  mots  :  «  La 
Récamier  est  toute  convertie,  Norvins  fait  des  pro- 
gros étonnants  (2).  »  Et  à  cette  époque,  Benjamin 
Constant  écrivait  sur  son  carnet  :  «  J'ai  revu  Juliette 
et,  grand  miracle,  elle  veut  de  la  religion  !  Mme  de 
Krudener  triomphe  et  désire  arriver  à  nous  unir 
spirituellement.  J'ai  prié  avec  Juliette  (3).  » 

C'est  pour  en  arriver  à  cela,  suprême  bonheur  pour 
un  amoureux,  que  Benjamin  Constant  allait  le  plus 
souvent  qu'il  pouvait  aux  réunions  de  l'hôtel  Mont- 
chenu.  Chaque  soir,  le  salon  de  Mme  de  Krudener 
était  envahi  par  une  foule  de  personnes  amenées  par 
l'intérêt,  par  la  mode,  par  la  curiosité,  bien  plus  que 
par  un  sincère  désir  d'éclairer  leur  âme  aux  lumières 
de  l'éloquence  religieuse  de  l'ancienne  maîtresse  du 
philosophe  Suard,  du  lieutenant  Frégeville  et  du 
chanteur  Garât.  Voilà  surtout  ce  qui  attirait  les  ba- 
dauds du  grand  monde.  Ces  réunions,  qui  commen- 
çaient par  une  invocation  et  se  terminaient  par  une 
prière,  comme  les  repas  et  les  classes  des  maisons 
d'éducation  religieuse,  devaient  être  bien  curieuses 
pour  un  philosophe  et  un  observateur.  Mais  ce  n'était 
pas  pour  observer   et  philosopher,   nous  le  savons, 

(1)  Lettres  de  B  njamin  Coudant  à  .i/m"  Récamier,  p.  241. 

(2)  J.  de  .Norvins,  Mémorial,  t.  III,  p.  287.  (Note  de  L'éditeur.) 

(:{)  Journal  intime  de  lirnjamin  Constant,  p.  150. 


LA  BARONNE  DE  KRÙDENER  277 

qu'y  allait  Benjamin  Constant.  C'était  surtout  pour 
se  reposer  l'esprit.  Peu  à  peu,  par  politesse,  par  dé- 
férence aux  désirs  de  la  maîtresse  de  maison,  il  finit 
par  faire  comme  les  autres  assistants.  Il  prit  sa  part, 
lui  aussi,  des  cérémonies  du  culte  nouveau,  et  le 
spectacle  de  ce  sceptique,  s'agenouillant  au  comman- 
dement, comme  les  petites  filles  d'une  institution  reli- 
gieuse, n'était  pas  ce  qu'il  y  avait  de  moins  curieux 
dans  le  singulier  sanctuaire  du  faubourg  Saint-Ho- 
noré.  «  Un  soir,  a  écrit  Mmfl  Lenormand,  la  prière 
était  déjà  commencée,  (c'était  Mme  de  Krudener  qui , 
habituellement,  l'improvisait  et  elle  ne  le  faisait  pas 
sans  élégance),  tous  les  assistants  étaient  à  genoux, 
Benjamin  Constant  comme  les  autres.  Le  bruit  d'un  e 
personne  qui  survenait  lui  fait  lever  la  tête,  et  il  re- 
connaît Mme  la  duchesse  de  Bourbon  accompagnée 
de  sa  suite.  Les  regards  de  la  princesse  tombent  sur 
le  publiciste,  et  le  voilà  qui,  par  embarras  de  l'atti- 
tude et  du  lieu  où  il  est  surpris,  inquiet  de  l'impres- 
sion que  la  duchesse  de  Bourbon  ne  pouvait  manquer 
d'en  recevoir,  se  prosterne  bien  davantage,  de  sorte 
que  son  front  touchait  quasi  la  terre  ;  en  même  temps 
il  se  lis  it  :  à  coup  sûr,  la  princesse  doit  penser  et  se 
dire  :  Que  fait  là  cet  hypocrite  (1)?  » 
Ii  ne  fallait  pas  être  très  convaincu  de  la  gravité  de 
:ivertissements  religieux  pour  avoir  de  semblables 
s  pi  n  luit  que  la  grande-prêtresse,  debout,  prê- 
chant et  scandant  ses  phrases  de  gestes  élégamment 
onctueux  devant  ses  auditeurs  agenouillés,  adressait 

(1)  Souvenir  et  cotre  '/"■  Récamier,  t.  I,  p.  28G. 

lti 


278  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX"    SIECLE 

au  Ciel  ses  éloquentes  invocations.  Mais  Benjamin 
Constant,  surpris  lui-même  de  se  voir  dans  la  même 
attitude  que  tout  le  troupeau  des  néophytes,  ne  re- 
trouvait son  rire  que  lorsqu'il  était  sorti  de  cette 
atmosphère  menteuse  et  enveloppante.  Il  s'en  laissait 
volontiers  bercer,  mais  non  pas  berner.  Il  allait  alors 
chez  Mme  Récamier  pour  trouver  un  air  moins  mys- 
tique, et  c'est  chez  elle  qu'il  raconta  gaiement  sa 
petite  mésaventure.  Cette  gaieté  le  sauva  du  ridicule. 
Mme  de  Krudener,  elle,  y  échappait  par  son  élégance 
et  sa  bonne  grâce  aussi  accueillante  que  distinguée. 
Il  en  fallait  beaucoup  pour  ne  pas  succomber  à  ce 
rôle  qui  eût  écrasé  tout  autre.  Mais  le  ridicule  n'était 
pas  fait  pour  elle,  du  moins,  elle  le  croyait. 

La  baronne  ne  se  contentait  pas  d'engager  Mme  Ré- 
camier à  venir  chez  elle  par  l'intermédiaire  de  Ben- 
jamin Constant.  Comme  elle  tenait  beaucoup  à  ce 
qu'elle  vînt  et  revînt,  elle  lui  écrivait  elle-même,  et 
fort  gentiment.  Voici  un  petit  billet  qu'elle  lui  adressa 
et  qui  a  été  conservé.  Qu'on  nous  le  passe  encore,  il 
est  très  court  : 

Mardi  soir. 

«  Chère  amie,  comme  il  ne  viendra  peut-être  per- 
sonne ce  soir  à  la  prière,  puisqu'il  pleut,  remettriez- 
vous  à  demain  de  venir?  Je  crois  que  cela  vous  arran- 
gera aussi  à  cause  du  temps.  J'aurai  le  bonheur, 
j'espère,  cher  ange,  de  vous  embrasser  demain  et  de 
causer  avec  vous. 

»  Agréez  mes  hommages. 
»  B.  de  Krudener.  » 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  279" 

Depuis  qu'elle  vivait  dans  les  sphères  éthérées, 
Mine  de  Kriidener  voyait  des  anges  partout.  Benjamin 
Constant,  en  sa  qualité  d'amoureux,  était  un  peu 
comme  cela,  malgré  des  moments  de  lucidité,  et  la 
prenait  volontiers  elle-même  pour  un  de  ces  célestes 
personnages.  C'est  sous  cette  impression  qu'il  écrivait 
à  M,ne  Récamier  : 

«  Mme  de  Kriidener  continue  sa  mission.  Sa  puis- 
sance est  une  conviction  profonde,  et  son  charme  une 
bonté  immense.  On  oublie,  en  l'écoutant,  ce  qu'elle  a 
qui  paraît  bizarre,  ou  plutôt  on  passe  à  côté  pour  ne 
pas  se  faire  mal  à  soi -môme.  Il  y  a  en  elle  quelque 
chose  que  la  religion  seule  donne  et  qui  tient  de  la 
nature  divine  :  c'est  de  s'occuper  à  la  fois  de  toutes 
les  douleurs  et  de  suffire  à  toutes  pour  les  soulager. 
On  dirait  qu'elle  a  donné  au  temps  quelque  qualité  de 
l'éternité  et  qu'il  suffit  à  tout  dans  ses  mains.  Aussi 
elle  est  fort  entourée  et  tous  ceux  qui  la  trouvent 
étrange  ne  peuvent  se  défendre  de  l'aimer.  Elle  est 
dans  le  mouvement  religieux  actuel,  qui  est  vif  et 
vague,  une  apparition  assez  importante.  L'incrédu- 
lité a  rompu  la  communication  de  la  terre  au  ciel,  et 
l'homme  se  trouve  dans  un  cachot.  Toutes  les  fois 
qu'il  en  est  là,  il  a  soif  de  voir  la  communication  se 
rétablir  (1).  » 

Benjamin  Constant  aurait  eu  soif  surtout  de  voir 
s'établir  entre  M,uc  Récamier  —  le  ciel  !  —  et  lui,  des 
relations  un  peu  plus  tendres  que  celles  qu'il  plaisait 
à  la  froide  et  systématique  coquette  de  maintenir  ; 

Lettres  de  Benjamin  Constant  à  Mm0  liteamier,  p.  250. 


"280  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

mais  on  voit  qu'il  semble  s'excuser  d'avoir  pris  au 
sérieux  les  prédications  de  Mme  de  Krudener  :  il  en 
rejette  le  mérite  —  ou  la  faute  —  sur  sa  bonté,  qui 
était  très  vraie,  et  il  la  place  un  peu  en  opposition 
de  celle  de  Mme  Récamier  qui  était  plus  voulue  que 
réelle.  «  Mme  Récamier,  a-t-il  écrit  lui-même,  se 
perd  dans  la  petite  coquetterie  dont  elle  fait  métier 
et  se  plaît  ou  se  désole  de  la  peine  qu'elle  cause  aux 
trois  ou  quatre  soupirants  qui  l'entourent.  Ensuite 
elle  consent  à  faire  un  peu  de  bien,  quand  cela  ne  la 
dérange  pas,  et  met  par-dessus  tout  la  messe,  avec 
des  soupirs  qu'elle  croit  venir  de  son  âme  et  qui  ne 
naissent  que  de  son  ennui  (1).  » 

Gomme  il  connaît  bien  celle  qu'il  aime!  Mais 
l'aime-t-il  encore?  Non,  puisqu'il  la  juge  et  qu'il  voit 
clair  à  ses  petits  manèges.  Cela  ne  l'empêche  pas  de 
conserver  toujours  un  secret  espoir  de  la  faire  revenir 
sur  ses  rigueurs. 

Revenons,  nous,  à  Mme  de  Krudener.  Le  temps  s'é- 
coulait, et  l'argent  avec  lui.  La  baronne  avait  dépensé, 
durant  ces  deux  ou  trois  mois,  des  sommes  énormes. 
L'empereur  de  Russie  allait  quitter  Paris  et  avait 
invité  la  baronne  à  le  suivre.  Gomment  faire?  La 
pauvre  femme,  en  fait  d'argent,  n'avait  guère  que 
des  délies  !..  Mais  elle  n'avait  pas  l'habitu  le  de 
s'inquiéter  pour  si  peu.  Au  lieu  d'en  toucher  quelques 
mots  à  Alexandre,  ce  qui  montre  une  louable  dis- 
crétion, elle  songea  à  s'adresser,  en  une  courte 
prière,  à  la  Providence.  C'était,  on  s'en  souvient,  son 

(i)  Journal  intime  de  Benjamin  Constant 


LA.    BARONNE    DE    KRÏIDENER  281 

banquier  ordinaire  en  ces  cas  difficiles.  Sa  prière 
faite,  elle  s'endort  tranquille.  Le  lendemain,  un 
inconnu  se  fait  introduire  chez  elle.  Mais  laissons  la 
parole  à  M"10  de  Krudener  elle-même  «  :  Permettez- 
»  moi,  me  dit-il,  de  vous  présenter  cent  cinquante 
»  louis  d'or.  »  Ils  furent  aussitôt  comptés.  L'après- 
midi,  il  mit  environ  quatre  ou  cinq  mille  louis  d'or  sur 
mon  bureau.  «  Ils  sont  à  votre  discrétion,  me  dit-il  ; 
»  prenez-les  et  usez-en  selon  votre  volonté.  » 

...  «c  Plus  tard,  après  le  départ  de  l'empereur,  le 
Seigneur  nous  ayant  montré  que  nous  devions  rester 
plus  long-temps  dans  cette  ville,  nous  nous  retrou- 
vâmes, au  bout  de  quelques  semaines,  dans  une 
position  critique. 

»  —  Demain,  dit  la  cuisinière,  je  ne  cuirai  plus. 

»  —  Eh  bien,  dit  Empeytas,  nous  ne  mangerons 
plus.  » 

Mais  le  Dieu  de  miséricorde  ne  nous  laissa  pas 
arriver  jusque-là. 

Le  lendemain  arriva  le  banquier  de  Garlsruhe,  qui 
apporta  cinq  mille  francs  (1).  » 

Heureuse  femme,  qui,  au  lieu  de  relire,  comme  le 
Joueur  de  Regnard,  le  traité  de  Sénèque  le  million- 
naire sur  {'Inutilité  des  richesses,  n'a  qu'à  deman- 
der de  l'or  à  la  Providence  pour  que  celle-ci,  qui  s'est 
aient  constituée  son  intendant,  lui  en  envoie, 
par  retour  du  courrier,  plus  même  qu'il  ne  lui  en  faut  ! 
Et  comment  ne  serait-elle  pas  la  plus  fervente  adora- 
trice d'un  Dieu  « j ni  s'est  fait  son  complaisant  et  iné- 

Ch.  Eynard,  Vie  de  madame  de  Krudener,  t.  II,  p.  10G. 

6. 


282  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIÈCLE 

puisable  banquier?  Car,  c'est  positif,  il  ne  lui  a  ja- 
mais refusé  une  seule  de  ses  demandes  d'argent... 

C'est  ainsi  que  Mme  de  Krudener  accommode  les 
choses,  avec  un  peu  de  complaisance,  et  c'est  cela 
surtout  qui  nous  fait  sourire  dans  sa  piété  :  c'est  cette 
intervention  de  Dieu  qu'elle  ne  craint  pas,  dans  sa 
naïveté,  — j'allais  dire  rouerie  —  de  mêlera  ses  petites 
affaires  terrestres,  jadis  d'amour,  maintenant  de  reli- 
gion et  d'argent.  Les  miracles  venant  toujours  si  à 
propos,  loin  de  donner  du  prestige  à  sa  religion 
nouvelle,  ne  peuvent  que  la  déconsidérer  par  le  ridi- 
cule. Oui,  madame,  ces  miracles  d'argent  se  repro- 
duisent trop  souvent  en  votre  existence  de  prêtresse 
mondaine  un  peu  «  panier  percé  »,  pour  que  cette 
Providence,  qui  a  bon  dos,  et  bonne  caisse  aussi,  à 
ce  qu'il  paraît,  n'ait  point  dans  votre  entourage  quel- 
que bon  compère  ou  complice  (nous  ne  soupçonnons 
pas  M.  Empeytas)  assez  avisé  pour  faire  apostiller 
vos  prières  à  Dieu  par  l'empereur  Alexandre  ou  tel 
de  ses  mandataires.  Et  c'est  ainsi  que  vos  prières  se 
trouvaient  si  promptement  exaucées.  Il  ne  faut  pas 
chercher  aux  événements  humains  des  causes  d'en 
haut  quand  il  y  en  a  en  bas  qui  crèvent  les  yeux. 
Nous  autres,  pauvres  sceptiques,  nous  plaçons  Dieu 
trop  haut  pour  le  ravaler  à  de  misérables  embarras 
d'argent  qu'il  eût  été  facile  d'éviter  avec  un  peu 
d'ordre,  etaussi  à  des  amusements  de  femme  ennuyée, 
amusements  d'amour  ou  de  religion. 

L'empereur  de  Russie  avait  quitté  Paris  dans  les 
derniers  jours  du  mois  de  septembre.  M""'  de  Krii- 


LA    P.AUONNE    DE    KRUDENER  283- 

dener  se  mit  en  route  pour  l'aller  rejoindre  environ 
un  mois  après.  Mais,  avant  de  partir,  toujours  pos- 
sédée de  sa  fureur  de  prosélytisme,  elle  prêcha,  par 
correspondance,  le  vieux  Ducis,  qui  eut  la  gracieuseté 
de  lui  envoyer,  en  réponse  à  son  épître,  une  petite 
pièce  de  vers  sur  un  ton  un  peu  mystique  qui  la  fit 
pleurer  de  joie  :  elle  l'avait  converti  ! 

C'était  là  une  conversion  vivement  enlevée.  Mais 
celles  de  Mlle  Cochelet  et  de  la  reine  Hortense  étaient 
plus  dures  à  décrocher.  Celle  de  Mme  Récamier  aussi. 
L'ancienne  ambassadrice  tenait  pourtant  beaucoup  à 
se  pavoiser  de  la  conversion  de  cette  bourgeoise,  dont 
la  modestie,  qui  ne  se  plaisait  que  dans  l'intimité  des 
grands  seigneurs,  des  princes  et  des  ministres,  eût 
été  plus  à  son  affaire  avec  Dieu  même.  Mais,  dans 
son  aveuglement  obstiné,  Mme  Récamier  n'y  mettait 
point  de  bonne  volonté.  C'était  décidément  un  cœur 
bien  sec  et  une  âme  bien  positive,  —  ce  qui  était  très 
vrai. 

D'ailleurs,  comme  l'a  écrit  Benjamin  Constant, 
elle  était,  tout  en  allant  à  la  messe,  «bien  peu  propre 
aux  idées  religieuses  ».  Mmo  de  Kriidener  le  recon- 
naissait avec  chagrin  et  l'idée  de  ne  pas  inscrire  ce 
nom  dans  son  dictionnaire  des  conversions  lui  était 
pénible.  Pénible  aussi  de  voir  son  salon  se  vider  de 
jour  en  jour  davantage.  Était-ce  à  cause  de  sa  rage 
de  vouloir  convertir  les  gens  bon  gré  mal  gré?  Etait- 
ce  parce  que,  une  fuis  la  curiosité  satisfaite,  on  ne 
se  souciait  pas  de  revenir  perdre  son  temps  chez 
elle?  Était-ce  plutôt  à  cause  du  départ  de  l'empereur 
Alexandre?  On  ne  sait.  Mais,  ne  voulant  point  pré- 


284  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

cher  devant  des  banquettes  vides,  la  prêtresse  jugea 
qu'il  était  temps  de  quitter  Paris,  et  elle  déclara  que 
Dieu  l'appelait  ailleurs. 

Ses  prédications  à  l'hôtel  Montchenu,  où  avaient 
défilé  tant  d'illustrations  et  de  personnages,  lui 
avaient  fait  prendre  plus  au  sérieux  que  jamais  son 
rôle  de  convertisseuse  d'âmes.  Elle  essaya  d'achever 
par  lettres,  auprès  de  quelques  personnes  qu'elle 
avait  connues  plus  particulièrement,  la  besogne  com- 
mencée de  vive  voix.  Mais  cela  ne  l'empêcha  point, 
durant  tout  son  voyage,  de  prêcher  et  de  convertir 
à  droite  et  à  gauche,  sur  son  chemin,  dans  les  relais 
de  poste  et  jusque  dans  les  tables  d'hôte.  C'est  ainsi 
que,  toujours  prêchant,  elle  arriva  à  Bàle.  «  Mmc  de 
Krudener  est  en  Suisse,  poursuivant  sa  mission  avec 
sincérité,  écrit  Benjamin  Constant  ;  car  la  sincérité 
se  comporte  fort  bien  avec  les  petits  moyens  qui  sont 
d'un  autre  genre.  Je  l'aime  toujours  de  souvenir  et 
de  reconnaissance  (1).  »  Il  avait  raison,  car  Mme  de 
Krudener  avait  pris  chaudement  ses  intérêts  et  con- 
tinuait, comme  on  va  le  voir,  à  plaider  sa  cause.  En 
effet,  à  peine  arrivée  à  Berne,  elle  écrivait  à  Mme  Ré- 
camier,  dont  elle  ne  perdait  pas  de  vue  la  conver- 
sion, la  lettre  suivante,  qu'elle  soigna  tout  particu- 
lièrement : 

«  Berne,  le  12  novembre  1815. 

«  Qu'il  me  tarde,  chère  et  aimable  amie,  d'avoir 
de  vos  nouvelles,  et  que  je  suis  occupée  de  vous  et 

(1)  Lettres  de  Benjamin  Constant  à  Um*  Hccamicr,  p,  303. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  285 

de  votre  bonheur  qui  ne  sera  assuré  que  quand  vous 
serez  entièrement  à  Dieu. 

»  C'est  ce  que  je  lui  demande  quand,  prosternée 
devant  le  Dieu  de  miséricorde,  je  l'invoque  pour 
vous  ;  il  a  touché  votre  cœur  par  sa  grâce  ;  et  ce  cœur, 
que  toutes  les  illusions  et  tous  les  biens  de  la  terre 
n'ont  pu  satisfaire,  a  entendu  l'appel.  Non,  vous  ne 
balancerez  pas,  chère  amie.  Les  troubles  que  vous 
éprouvez  souvent,  le  néant  du  monde,  le  besoin  de 
quelque  chose  de  grand,  d'immense  et  d'éternel  qui 
venait  tour  à  tour  vous  faire  peur,  vous  réclamer  et 
vous  agiter,  tout  cela  me  disait  que  vous  vous  pro- 
nonceriez tout  à  fait. 

»  Je  vous  exhorte  à  être  fidèle  à  ces  grands  mouve- 
ments que  vous  éprouviez,  à  ne  pas  vous  laisser  dis- 
traire ;  une  amertume  affreuse  serait  la  suite  de  cette 
infidélité  à  la  grâce.  Demandez,  aux  pieds  du  Christ,  la 
foi  de  l'amour  divin  ;  demandez  et  vous  obtiendrez,  et 
une  sainte  terreur  vous  dira  combien  la  vie  est  grande 
et  combien  est  immense  cet  amour  du  Sauveur  qui 
mourut  pour  nous  arracher  à  la  juste  punition  du 
péché  que  chacun  de  nous  a  méritée.  Ahl  puissions- 
nous  voir  notre  Dieu  qui  se  fit  homme  pour  mourir 
pour  nous,  puissions  nous  le  voir  avec  un  cœur  brisé, 
il  pleurer  au  pied  de  cette  croix  de  ne  l'avoir  pas 
aimé.  Loin  de  nous  rejeter,  ses  bras  s'ouvriront  pour 
nous  recevoir  ;  il  nous  pardonnera,  et  nous  connaî- 
trons enfin  cette  paix   que  le  monde   ne  donne  pas. 

»  Que  fait  ce  pauvre  Benjamin?  En  quittant  Paris, 
je  lui  écrivis  encore  quelques  lignes  et  lui  envoyai 
quelques  mots  pour  vous,  chère  amie  ;  les  avez-vous 


286  UNE    ILLUMINÉE   AU    XIXe   SIÈCLE 

reçus?  Comment  va-t-il?  Ayez  beaucoup  de  charité 
pour  un  malade  bien  à  plaindre,  et  priez  pour  lui. 
Notre  voyage  a  été  heureux,  Dieu  merci.  La  Suisse 
me  repose  ;  elle  est  si  belle  et  si  calme  au  milieu  des 
troubles  de  cette  Europe  si  bouleversée!  J'ai  le  bon- 
heur d'être  avec  mon  fils  à  Berne,  et  nous  faisons  les 
plus  belles  promenades  du  monde  en  nous  disant 
des  choses  bien  tendres,  car  nous  nous  aimons  beau- 
coup. Dieu  l'a  tellement  gardé  et  protégé,  qu'il  a  fait 
les  plus  belles  affaires,  et  les  plus  difficiles  pour  les 
autres,  à  merveille.  Il  est  rare  d'avoir  à  son  âge  tout 
ce  qui  distingue  et  tout  ce  qui  convient  aux  autres 
dans  une  place  qui  n'était  pas  facile;  enfin,  je  n'ai  qu'à 
remercier  le  Seigneur.  Je  ne  désespère  pas  de  vous 
voir  au  milieu  des  Alpes  qui  valent  mieux  que  tous  les 
salons  du  monde.  Je  suis  charmée  d'apprendre  par 
Mme  de  Lézay  que  vous  la  voyez.  C'est  un  ange,  elle 
vous  aime  beaucoup  et  pourra  vous  être  utile,  car  elle 
a  fait  de  grands  pas  dans  la  plus  grande  des  carrières. 
«  Ecrivez-moi  à  Bûle,  chère  amie,  tout  simple- 
ment mon  adresse,  puis,  à  remettre  chez  M.  Kellner. 
Dites-moi  bien  tout,  pensez  que  je  vous  aime  si  ten- 
drement. Voyez-vous  M.  Delbel  (1  ?  C'est  un  homme 
bien  excellent.  Je  désire  beaucoup  que  Benjamin  le 
voie.  Je  vous  recommande  ma  pauvre  Polonaise, 
M"10  de  Lézay  la  connaît.  Ma  fille  et  moi  nous  vous 
prions  d'agréer  nos  tendres  hommages. 

»  Toute  à  vous. 
»  B.  de  Krudener.  » 

(1)  Cun'-  de  Clichy. 

(2)  Souvenirs  et  correspondance  de  Mm»  Rôcamier,  t.  I,  p.  285-299* 


LA.   BARONNE    DE    KRÛDBNBR  287 

Et  la  baronne  ajoutait  ce  post-scriptum.  «  Encore 
une  fois,  chère  amie,  je  recommande  à  votre  âme 
charitable  notre  pauvre  B...,  c'est  un  devoir  sacré.  » 
Le  pauvre  B...  n'est  autre  que  Benjamin  Constant. 
Dans  une  autre  lettre,  inédite  celle-là,  datée  égale- 
ment de  Berne,  Mme  de  Krùdener,  en  exhortant  de 
nouveau  Mrae  Récamier  a  remplir  ses  devoirs  de  chré- 
tienne, lui  indique  un  confesseur.  Elle  lui  recommande 
encore  Benjamin  Constant  qui  avait  été  fort  triste  de 
rencontrer  chez  celle  qu'il  aimait,  une  personne  qu'il 
aurait  préféré  ne  pas  voir.  «Je  lui  ai  remis  la  tête, 
dit- elle,  et  je  lui  ai  dit  que  je  savais  que  vous  vouliez 
peu  à  peu  éloigner  de  vous  ce  qui  vous  fatiguait  et 
l'ai  engagé  à  ne  pas  vous  tourmenter  par  un  senti- 
ment orageux  (1).  » 

Tout  cela  était  bel  et  bon.  C'était  assurément  mé- 
ritoire à  Mme  de  Krùdener  de  chercher  à  sauver  des 
âmes  :  il  l'eut  été  davantage  de  chercher  à  sauver 
des  têtes;  puisqu'aussi  bien  sa  bonté  daignait  s'occu- 
per des  Français,  elle  eût  peut-être  dû  songer  à 
arracher  des  victimes  aux  vengeances  du  parti  poli- 
tique que  l'étranger  avait  imposé  comme  maître  à  la 
France.  Après  l'exécution  du  général  de  Labédoyère, 
lorsque  Louis  XVIII  vit  qu'il  pourrait  impunément 
assouvir  ses  haines,  les  exécutions  se  multiplièrent. 
«  Le  meilleur  des  rois  »  ne  faisait  grâce  à  personne. 
Il  eût,  ce  semble,  été  possible  à  Mrae  de  Krùdener, 
avec  ses  puissantes  amitiés  et  ses  hautes  relations,  de 
s'intéresser  aux  victimes  de  la  réaction  et  d'obtenir 

(1;  Vente  d'autographes  du  27  mai  1893,  Catalogue  Charavay* 


288  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIX1'    SIÈCLE 

pour  les  condamnés  des  commutations  de  peine.  En 
sa  qualité  d'étrangère,  c'est  très  vrai,  les  querelles 
des  Français  entre  eux  pouvaient  la  laisser  indiffé- 
rente. Mais  en  sa  qualité  de  femme  charitable,  les 
souffrances  des  condamnés  du  parti  vaincu  auraient 
pu  l'intéresser.  La  souffrance  n'a  pas  de  nationalité  ; 
elle  n'a  pas  de  parti  non  plus.  La  sublimité  du  chris- 
tianisme est  de  voir  des  frères  chez  tous  les  êtres  hu- 
mains qui  sont  malheureux,  et  d'imposer  le  devoir 
absolu  de  leur  venir  en  aide.  C'est  en  même  temps 
le  rôle  de  la  femme  de  se  faire,  auprès  de  ceux  qui 
souffrent,  l'agent  de  la  Providence,  d'adoucir  les 
mœurs  et  les  caractères;  de  faire  tomber  les  ran- 
cunes et  les  haines.  C'eût  été,  pour  Mme  de  Krtide- 
ner,  la  meilleure  manière  de  prêcher  la  charité,  celle 
qui  est  la  plus  chrétienne  et  que  Dieu  préfère,  même 
aux  plus  belles  prédications  du  monde.  Toutes  les 
forces  de  la  femme  doivent  tendre  à  la  charité,  qui 
n'est  autre  chose  que  la  bonté  agissante.  MmedeKrû- 
dener,  en  ce  moment,  avait  plutôt  la  bonté  parlante. 
C'est  déjà  quelque  chose,  et  c'était  beaucoup  do 
ne  plus  être  la  femme  d'autrefois.  Mais  elle  avait 
tort  de  ne  plus  faire  assez  de  cas,  après  en  avoir 
fait  un  peu  trop,  de  ce  corps  humain  matériel,  de 
«  cette  guenille  »  éminemment  périssable.  Elle 
en  comptait  pour  rien  la  destruction.  Le  corps!... 
Elle  avait,  en  vérité,  les  pensées  bien  autrement 
élevées!  Elle  ne  s'occupait  que  des  âmes,  je  vous 
dis.  Mais  comme  elle  était,  pour  elles,  remplie 
de  sollicitude!  Comme  elle  faisait  de  belles  prières 
pour   les    recommander     à    la   bienveillante   indul- 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  289 

gence  de  Dieu  !  Gomme  elle  était  belle  elle-même 
dans  l'inspiration  et  les  entraînements  de  son  élo- 
quence !  Vraiment,  on  ne  pouvait  lui  demander  plus. 
Et  pourtant  elle  était  animée  d'une  très  sincère  cha- 
rité, elle  aimait  beaucoup  la  France  et  les  Français  : 
et  cela  ne.  l'empêchait  pas  de  leur  prédire  les  plus 
effroyables  malheurs,  comme  s'ils  n'en  avaient  pas 
eu  une  part  largement  satisfaisante.  Dans]son  délire 
de  prophétesse,  elle  annonçait  des  révoltes,  des 
guerres  nouvelles,  les  rues  de  Paris  transformées  en 
fleuves  de  sang,  Paris  lui-même  livré  aux  flammes  et 
détruit  de  fond  en  comble.  Son  éloquence  religieuse 
endiablée,  qui  rappelait  les  imprécations  de  Camille 
dans  YHorace  de  Corneille,  ne  connaissait  plus  de 
frein  dans  l'horreur,  —  et  tout  cela  pour  amener  les 
âmes  à  partager  sa  douce  piété! 

A  Paris,  on  se  lasse  vite  de  tout.  Nous  avons  dit 
qu'on  était  venu  avec  curiosité  entendre  la  parole  de 
ce  prédicateur  en  jupons  qu'on  savait  avoir  tant  usé 
et  abusé  dans  son  jeune  temps  de  cette  sainte  faculté 
d'aimer  que  Dieu  donne  parfois  aux  femmes  et  dont 
elles  font,  en  général,  un  si  mauvais  usage,  —  comme 
les  hommes,  du  reste.  Cette  société  parisienne,  tou- 
jours sceptique  et  railleuse,  se  rappelait  encore  les 
éclats  de  ses  dernières  fredaines.  Elle  est  pourtant  bien 
tolérante  sur  cette  manièrede  se  singulariser.  Elle  l'est 
moins  sur  cette  autre  manière  de  se  mettre  en  évi- 
dence, La  piété,  et  elle  souriait  des  représentations 
religieuses  qui  maintenant  remplaçaient  chez  la  blonde 
prétresse  les  soirées  intimes  du  petit  hôtel  de  la  rue 
de  Cléry,  «  où  elle  s'était  montrée  plus  souvent,  sous 

17 


290  UNE   ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIÈCLE 

les  traits  de  Vénus  sans  voile  que  sous  la  figure  des 
chastes  divinités  du  Nord  (1).  »    Mais  elle   aussi  se 
rappelait  ce  passé  gênant,  et  c'était  bien  méritoire  à 
elle  d'en  avoir  gardé  un  souvenir  assez  douloureux 
pour  le  détester  et  exhorter  ses  auditeurs  à  ne  pas 
l'imiter.  Il  lui  semblait,  et  au  fait  elle  avait  un  peu 
raison,  qu'elle  était  une  autre  femme  que  celle  à  laquelle 
il  était  arrivé  tant  d'aventures.  Le  repentir,  de  nou- 
velles   ambitions,  la    piété    l'avaient    transformée. 
Toutes  ses  forces  étaient  maintenant  aiguillées  vers 
la  charité  et  le  prosélytisme.  Aussi  se  mettait-elle  à 
prêcher,  à  prêcher  avec  acharnement.  Mais,  hélas  ! 
son  salon,  comme  on  l'a  vu,  commençait  à  se  vider. 
Une  fois  Alexandre  parti,  il  fut  à  peu  près  désert.  11 
n'y  avait  donc  à  Paris  que  de  simples  curieux,  de  vils 
intrigants  et  de  plats  quémandeurs?  En  vérité,  c'était 
à  vous  dégoûter  de  prêcher  et  convertir  de  pareilles 
gens! 

Elle  ne  pensa  pas  qu'on  ne  revenait  pas  parce  que  ses 
sermons  commençaient  à  ennuyer.  Elle  sut  indirecte- 
ment qu'il  y  avait  pourtant  un  peu  de  cela  dans  la  pa- 
resse à  venir  maintenant  l'écouter.  11  y  eut  des  arti- 
cles de  journaux  où  elle  était  quelque  peu  égratignée. 
Elle  avait  elle-même,  dans  son  salon,  surpris,  au  mi- 
lieu des  bâillements,  quelques  sourires.  Au  dehors, 
on  la  mordait  :  elle  le  sentit.  Et  comme  la  charité 
dont  elle  faisait  profession  lui  interdisait  de  mordre 
à  son  tour,  elle  avait  compris  qu'il  était  temps  de 
s'en  aller  d'une  ville  où  les  esprits  étaient  par  trop 

(1)  CapeOgue,  Mm*  de  Krùdcncr,  p.  38. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  201 

légers  puisqu'ils  trouvaient  matière  à  raillerie  dans 
sa  parole  sainte,  et  que  les  autres,  les  vraiment  sé- 
rieux, aimaient  mieux  lire  Massillon  et  Bossuet,  s'ils 
avaient  besoin  de  sermons,  que  de  venir  écouter  les 
siens. Non,  Paris  décidémentn'était  qu'une villebonne 
à  quitter,  et  elle  avait  eu  raison  d'en  prédire  la  pro- 
chaine destruction.  Aussi  l'avait-elle  abandonnée  à 
sa  destinée,  pour  suivre  la  sienne. 

Mais,  avant  de  partir,  elle  écrivit  à  M11"  Gochelet. 
Elle  exprime,  dans  sa  lettre,  1  espoir  de  convertir  la 
reine  Hortense...  «  0  ma  chère  Louise,  que  je  vous 
aime!  Et  que  mon  cœur  chérit  celle  que  vous  aimez 
tant!  Qu'il  y  a  longtemps  que  j'ai  senti  que  son  âme 
serait  en  rapport  avec  moi,  et  que  j'ai  espéré  voir  celle 
que  tant]  de  vertus  distinguent,  que  tant  de  nobles 
qualités  font  aimer  (1),  tout  à  fait  pour  ce  Dieu  d'a- 
mour qui  seul  peut  remplir  son  cœur  et  lui  donner 
ce  bonheur  si  pur  qui  seul  désaltérera  son  âme. 

«  Les  hommes  ne  savent  pas  aimer;  ils  nous  frois- 
sent toujours,  ils  nous  dévorent.  Leur  amour  même 
n'est  qu'une  convulsion  qui  plus  ou  moins  nous  dé- 
vaste et,  nous] fait  penser  longuement  que  ce  n'est 
pas  cela  qu'il  nous  fallait. 

«  Oh!  mon  Dieu,  que  vous  êtes  différent  :  chaque 
pensée,  chaque  volonté  qu'on  vous  offre,  le  plus  petit 
acte  d'amour  attire  un  torrent  de  grâces  ;  etc.,  etc. 

Suit  un  torrent  d'éloquence  religieuse  durant 
quatre  longues  pages. 

(i)  Mm'  de  Kriidener  s'exagère  volontiers  les  vertus  et  les 
qualités  de  la  reine  Hortense.  Dans  notre  ouvrage  sur  la  mère 
de  Napoléon  III,  nous  remettons  tout  cela  au  point. 


292  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXP    SIECLE 

Mme  de  KrQdener  s'était  mise  en  route  pour  Saint- 
Pétersbourg  à  la  fin  du  mois  d'octobre.  Mais  elle  s'y 
rendait  par  le  chemin  des  écoliers.  Elle  n'eut  pas  à  se 
féliciter  de  la  façon  dont  on  l'accueillit  en  Suisse.  Le 
gouvernement  autrichien,  qui  n'était  pas  satisfait 
du  rôle  d'inspiratrice  que  cette  inspirée  avait  joué 
auprès  de  l'empereur  de  Russie,  non  plus  que  de 
l'acte  de  la  Sainte-Alliance,  auquel  il  avait  bien  fallu 
pourtant  souscrire,  lui  fit  susciter  mille  difficultés.  La 
foule  qui  venait  à  ses  prédications  était  toujours  un 
prétexte  à  l'intervention  de  la  police.  L'administra- 
lion  avait  encore  des  ménagements  pour  la  protégée 
d'Alexandre.  La  médisance,  elle,  n'en  avait  pas. 
Mais  ce  qu'elle  reprochait  au  missionnaire  enjuponné 
qui  prêchait,  chemin  faisant,  les  populations,  c'était 
justement  ce  qu'il  y  avait  de  plus  sensé,  de^  vrai- 
ment excellent  dans  ses  paroles.  La  baronne  s'était 
élevée  avec  indignation  contre  les  mariages  d'argent, 
«  fruit  d'ignobles  calculs  »  ;  elle  avait  tonné  contre  les 
femmes  égoïstes  qui  n'acceptent,  dans  le  mariage, 
que  les  plaisirs,  et  en  rejettent  les  devoirs  et  les 
charges... G'étaitlà  le  langage  de  la  plus  saine  raison, 
et  si  Mme  de  Krudener  s'était  bornée  à  ces  sages 
exhortations,  nous  serions  le  premier  à  la  canoniser. 
Mais  les  Suisses,  eux,  ne  virent  pas  les  choses  de  cette 
façon.  Se  sentant  probablement  atteints  dans  leurs 
usages,  ils  ne  pardonnèrent  pas  à  la  rude  prêcheuse 
la  franchise  de  sa  pensée  et  de  sa  parole,  et  l'ordre  lui 
fut  donné  de  quitter  le  territoire  de  Bâle. 

(1)    M11*  Gochclet,  Mémoires  sur  la   famille    impériale,  t.  II, 
p.  22. 


LA  BARONNE  DE  KRÙDENER  293 

Respectueuse  de  l'autorité,  Mme  de  Kriïdener  se 
prépara  à  partir.  Mais,  ici,  il  se  présentait  une  petite 
difficulté.  Comment  s'en  aller  sans  payer  ses  me- 
nues dépenses  à  Baie?  Car,  plus  «  panier  percé  »  que 
jamais,  la  baronne  avait  dépensé  tout  ce  que  le  Ciel 
lui  avait  envoyé,  et  il  ne  lui  restait  plus  un  sol  de 
l'argent  reçu  à  Paris.  Et  l'on  peut  observer  à  ce  sujet 
que  son  entourage  n'était  peut  être  pas  aussi  détaché 
qu'elle  des  biens  de  ce  monde,  car  enfin,  cent  vingt 
ou  cent  trente  mille  francs  en  si  peu  de  temps,  plus 
trois  mille  francs  de  dettes  à  l'auberge...  Peste!  on 
ne  jeûnait  pas  dans  la  mission  prédicante  !...  Mm''  de 
Krudener  ne  s'abaissait  pas  à  ces  menus  détails  de 
ménage.  Elle  n'avait  qu'à  faire  part  de  ses  besoins 
pécuniaires  à  la  Providence,  et  elle  savait,  par  expé- 
rience, que  ce  complaisant  banquier  avait  toujours 
pour  elle  de  l'argent  monnayé  en  caisse  et  ne  protes- 
tait jamais  ses  billets.  Écoutons-la  plutôt  dans  sa  naï- 
veté simpliste  : 

«  Je  devais  mille  écus  de  France,  a-t-elle  écrit, 
cent  vingt-cinq  louis,  pour  le  séjour  fait  à  l'auberge, 
et  je  ne  savais  absolument  où  les  prendre.  Sentant 
dans  mon  cœur  que  celle  à  qui  je  les  devais  était  in- 
quiète, je  m'adressai  au  Sauveur  le  matin,  et  je  lui 
dis  :  Cher  Sauveur,  tu  sais  bien  que  je  ne  puis  rien 
faire  à  cela  et  que  je  ne  sais  comment  m'y  prendre  : 
tu  m'apprends  toujours  plus  que  tu  me  conduis 
comme  un  petit  enfant  qui  ne  doit  s'embarrasser  de 
rien  et  qui  ne  doit  penser  qu'à  s'abandonner  à  toi. 

«  Le  même  jour,  quelqu'un  de  très  intérieur  vient 
me  dire  :  Je  suis  chargé,  de  la  part  de  quelqu'un  qui 


294  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIECLE 

ne  veut  pas  être  nommé,  de  vous  offrir  cent  vingt- 
cinq  louis  ou  mille  écus,  car  il  sait  que  vous  en  avez 
besoin,  et  il  vous  prie  de  les  prendre  sans  intérêt 
pour  six  mois.  Je  n'acceptai  pas  cette  clause,  mais  je 
me  vis  tirée  d'embarras  par  ce  miracle  de  miséri- 
corde. C'est  ce  qui  m'arrive  toujours,  et  voilà  pour- 
quoi je  n'ose  agir  par  moi-même  (1).  » 

Un  miracle,  c'en  était  un  en  effet;  c'en  est  toujours 
un  de  voir  quelqu'un  vous  offrir  de  l'argent  pour 
payer  vos  dettes  ou  autre  chose.  Mais  quel  était  donc 
l'inconnu  qui,  mis  au  courant  de  ses  désirs  par  la 
Providence,  venait  offrir  à  Mme  de  Kriïdener  de  la 
tirer  d'affaire  en  lui  apportant  la  somme  exacte  pour 
solder  ses  dépenses  d  hôtel?  Elle  ne  chercha  pas  à 
le  savoir,  et  nous  ne  serons  pas  plus  curieux.  Mais 
était-elle  heureuse,  cette  femme,  d'avoir  ainsi  un 
compte  ouvert  avec  la  banque  céleste  à  qui  elle  n'avait 
qu'à  adresser  une  prière,  sans  même  prendre  la  peine 
de  l'écrire  et  de  la  faire  porter  à  la  poste,  pour 
qu'aussitôt,  par  mandat  télégraphique,  on  vînt  lui 
compter,  chez  elle,  la  somme  dont  elle  avait  besoin  ! 
Auprès  des  humains,  il  faudrait  bien  plus  de  prières 
que  cela  pour...  ne  rien  obtenir  ! 

Cependant,  si  la  Providence  n'abandonnait  pas 
Mme  de  Kriïdener,  les  hommes  ne  lui  étaient  pas  si 
cléments.  A  la  suite  d'un  scandale  causé  par  l'indigne 
pasteur  Fontaine  qui  avait  abusé  de  sa  trop  con- 
fiante bonté,  son  nom  se  trouva  mêlé  aux  débats  de 
l'affaire  devant  les  tribunaux.  Le  bruit  en   vint  aux 

(I)  Ch.  Bynard,  Vie  de  madame  de  Kriïdener,  t.   II. 


LA    BARONNE    DE    KRUDENER  *i95 

oreilles  de  l'empereur  Alexandre,  qui  en  fut  très  con- 
trarié. Il  lui  était  intolérable  de  voir  celle  qu'il  avait 
honorée  de  son  intimité  mêlée,  même  indirectement, 
aune  affaire  fâcheuse,  à  propos  de  laquelle  on  ne 
manquerait  pas  de  prononcer  son  propre  nom  à  lui. 
Déjà  refroidi,  d'ailleurs,  à  son  endroit,  par  les  intri- 
gues de  cour  qui  le  circonvenaient,  il  paraissait  vou- 
loir l'abandonner  à  elle-même.  De  nouveaux  tracas 
d'argent,  devant  lesquels  la  Providence,  véritable 
alliée  du  czar,  semblait  vouloir  cette  fois  faire  la 
sourde  oreille,  comme  si  Ton  avait  trop  abusé  de  sa 
bonté,  venaient  encore  compliquer  la  situation  de  la 
missionnaire.  Elle  écrit  le  15  mars  : 

«  ...  Nous  n'attendons  que  le  moment  où  nous  au- 
rons l'ordre  du  Seigneur  pour  aller  vers  vous.  11  nous 
enverra  aussi  les  moyens,  car  nous  n'avons  pas 
douze  kreutzers  aujourd'hui.  Gela  ne  nous  empêche 
pas  d'être  très  contents  (1).  J'emprunte  pour  les 
pauvres  et  je  n'ose  plus  même  prier  pour  le  néces- 
saire. Je  présente  ma  situation  au  Seigneur,  et  tou- 
jours tout  vient  à  point  (2).  » 

De  ce  moment,  elle  erra  un  peu  à  travers  la  Suisse, 
de  ville  en  village,  de  chaumière  en  château.  Elle  ar- 
riva ainsi  à  Aarau.  Là,  elle  se  rencontra  avec  Pesta- 
lozzi,  le  grand  éducateur  des  enfants  pauvres.  Avec 
son  habitude  de  mettre  Dieu  dans  toutes  ses  affaires 
et  de  voir  sa  main  jusque  dans   les   choses  les  plus 

(1)  Il  n'y  a  vraiment  pas  de  quoi! 

(2)  Ch.  Eynard,  Vie  de  M'"°  de  Kriidener,  t.  II,  p.  133. 


29Q  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIECLE 

indifférentes  de  la  vie,  la  prophétesse  s'imagine  que 
cette  rencontre  lui  avait  été  prédite  à  elle-même,  et 
elle  le  dit  tout  naïvement  : 

«  ...  Un  des  hommes  les  plus  remarquables  de 
notre  temps,  écrit-elle,  l'ingénieux  Pestalozzi,  que 
ses  instituts  pour  les  jeunes  gens  ont  rendu  célèbre, 
m'avait  fait  prier  de  venir  à  Aarau.  Pestalozzi  ve- 
nant de  loin  pour  me  voir,  moi,  n'étant  qu'à  une 
journée  de  Bâle,  je  suis  venue,  et  j'ai  eu  le  bonheur, 
qui  m'était  connu  d'avance  par  les  grandes  voies  du 
Seigneur,  de  voir  Pestalozzi,  qui  était  un  ange  de 
bienveillance  déjà,  mais  non  encore  un  chrétien  tout 
à  fait  convaincu...  » 

Il  va  sans  dire  qu'elle  acheva  de  le  convaincre.  En- 
têtée de  prosélytisme,  elle  voulait  convaincre  tout  le 
monde,  et  la  Gazette  de  Schaffouse,  du  1er  mai  1810, 
montre  qu'elle  faisait  toujours  des  conférences  reli- 
gieuses. Voici  en  effet  ce  qu'on  y  lit  :  «  Mm°  de  Krit- 
dener  (de  Riga),  que  la  régence  deBàlea,  comme  on 
e  sait,  forcée  de  quitter  cette  ville,  se  trouve  depuis 
quelques  semaines  à  Aarau,  où  elle  prêche  l'Évan- 
gile ;  les  protestants  des  campagnes  accourent  de 
tous  les  côtés  pour  l'entendre.  Elle  a  aussi  tous  les 
soirs  une  conférence  pieuse  en  français  avec  la  classe 
des  habitants  d'Aarau  qui  ont  l'esprit  cultivé.  On 
prétend  que  celte  dame,  qui  a  beaucoup  de  connais- 
sances, et  surtout  celle  du  grand  monde,  a  contribué 
à  l'alliance  sainte  qui  a  été  conclue  entre  les  trois 
grandes  puissances,  et  sur  laquelle  la  Chambre  des 
Communes  d'Angleterre  a  fait  tant  d'observations 
politiques. 


LA  BARONNE  DE  KHUDENER  2lM 

»  Mmo  de  Krùdener  ne  donne  la  préférence  à  au- 
cune secte.  Ses  opinions,  qui  tendent  à  la  réunion  de 
toutes  les  sociétés  religieuses,  sont  basées  sur  les  prin- 
cipales vérités  de  toutes  les  confessions  chrétiennes  ; 
aussi  reçoit-elle  des  pèlerins  de  toutes  les  commu- 
nions, qui  se  retirent  édiliés  après  l'avoir  entendue.» 

Voici  quelques  autres  renseignements  complémen- 
taires sur  les  conférences  de  M™8  de  Krïidener  en 
Suisse.  Ils  sont  donnés  parle  môme  journal,  dans  son 
numéro  du  1er  juin  : 

«  Au  commencement  de  l'année,  JVImc  de  Krùde- 
ner se  trouvait  avec  M.  Empeytas,  ecclésiastique  ge- 
nevois, à  Bàle,  à  X Auberge  du  Sauvage,  où  elle 
établit  des  exercices  spirituels  et  journaliers  pour  un 
cercle  composé  de  personnes  dont  la  plupart  avaient 
une  réputation  de  piété.  Ces  exercices  n'avaient  d'a- 
bord lieu  que  dans  sa  chambre;  mais  le  nombre  des 
auditeurs  s'augmenta  bientôt,  au  point  que  Mme  de 
Krùdener  fut  obligée  de  les  recevoir  dans  la  grande 
salle  à  manger  de  l'auberge.  La  séance  commençait 
par  l'oraison  mentale.  M.  Empeytas  récitait  ensuite 
une  prière  à  haute  voix  et  prononçait  un  discours  très 
soigné,  qu'il  terminait  par  une  prière  que  tous  les 
assistants  écoutaient  à  genoux.  Après  cet  acte  de 
culte,  des  personnes  choisies  obtenaient  de  Mmo  de 
K  ri)  lener  une  audience  particulière  ;  on  la  voyait  sou  - 
vent  debout  au  fond  de  plusieurs  chambres  sombres  , 
avec  un  costume  qui  imitait  celui  d'une  prêtresse. 

»  Pendant  ces  exercices,  elle  restait  dans  le  re- 
cueillement et  le  silence;  mais  elle  s'occupait  de  dis- 
tinguer les  personnes  qui  paraissaient  les  plus  tou- 

17. 


298  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIX"    SIÈCLE 

chées  ou  avoir  le  plus  besoin  d'un  changement  dans 
leur  conduite  ou  dans  leur  disposition;  c'était  à 
celles -là  qu'elle  adressait  dans  sa  chambre  des  ins- 
tructions particulières,  avec  tant  d'onction,  qu'elle  a 
produit  le  changement  le  plus  frappant  dans  la  con- 
duite de  quelques  demoiselles  des  premières  familles, 
qui  ont  mis  à  sa  disposition  leurs  économies,  qu'elle 
a  distribuées  aux  pauvres.  Mais  les  pères  de  ces 
jeunes  personnes  ne  partageaient  pas  toujours  l'en- 
thousiasme de  leurs  filles  :  quelques-uns  même  pré- 
tendirent que  les  soins  du  ménage  diminuaient  à  me- 
sure que  les  exercices  spirituels  se  multipliaient  ;  de 
plus,  plusieurs  personnes  ayant  tourné  en  ridicule  et 
troublé  ces  exercices  par  des  scènes  scandaleuses,  le 
gouvernement  a  défendu  à  M.  Empeytas  et  à 
Mme  de  Krudener  de  les  continuer,  en  offrant  néan- 
moins au  premier,  dans  le  cas  où  il  se  légitimerait 
comme  ecclésiastique,  de  lui  permettre  de  prêcher 
dans  l'église  française;  mais  M.  Empeytas  a  quitté 
Bâle  avec  Mme  de  Krudener,  et  ils  ont  essayé  de  ré- 
tablir leur  culte  dans  le  voisinage.  Au  bout  de  quel- 
que temps,  la  ferveur  de  la  nouveauté  s'étant  ralen- 
tie, ils  se  sont  rendus  à  Aarau,  où  l'on  sait  qu'ils  ont 
repris  avec  succès  leurs  exercices.  De  tous  côtés,  les 
habitants  des  campagnes  accourent  en  foule  pour  y 
prendre  part.  M"""  de  Krudener  fait  des  prières  dans 
la  matinée  et  harangue  ses  auditeurs  en  allemand  ; 
l'après-midi,  M.  Empeytas  prêche  en  français  devant 
les  personnes  instruites  et  d'un  esprit  cultivé  (1).  » 

(1)  M"'    Cochclet,  Mémoires  sur  la    famille    impériale,  t.   II, 
I».  206-2 


LA    H.VRONNE    DE    KRUDENER  299 

Mais  ses  prédications  effarouchèrent  les  autorités 
d'Aarau  comme  elles  avaient  effarouché  celles  de  Bàle. 
Elles  furent  défendues,  tout  au  moins  entravées  par 
la  police,  et,  finalement,  on  pria  la  baronne  d'aller 
les  faire  ailleurs.  Elle  partitdonc.  Au  Ilornlein,  dans 
le  grand-duché  de  Bade,  elle  excita  aussi  les  dé- 
fiances de  l'Administration;  mais  partout  elle  faisait 
le  bien,  et  Dieu  sait  combien  il  y  avait  alors  de  mi- 
sères à  soulager  !  Elle  se  vengeait  des  persécutions 
par  la  charité  :  ce  fut  son  plus  beau  temps  et  celui-là 
doit  faire  oublier  celui  de  sa  jeunesse. 

De  Bade,  elle  écrivait  à  M,lc  Gochelet  :  «  Je  n'ai, 
pendant  le  jour  et  depuis  le  matin,  que  très  peu  de 
moments  à  moi  :  à  peine  puis-je  prier,  ce  dont  j'ai 
pourtant  grand  besoin.  L'affluence  du  monde  est  si 
grande,  que  des  villages  entiers  passent  presque  par 
ici;  je  leur  prêche  l'Evangile  de  la  bonne  nouvelle, 
je  les  invite  d'aller  au  Christ  qui  a  versé  son  sang 
pour  nous,  je  les  invite  à  la  repentance  et  à  l'espé- 
rance dans  ses  mérites.  Je  leur  donne,  ainsi  que  ceux 
qui  sont  avec  moi  (1)  des  livres  salutaires  pour  les 
rappeler  à  leur  salut.  » 

Avant  de  terminer  sa  lettre,  Mm*  de  Krudener  fait 
des  vœux  pour  la  conversion  de  la  reine  Hortense,  qui 
lui  tient  décidément  bien  à  cœur.  Une  reine!  Quelle 
réclame  pour  sa  religion!  —  «  Que  je  suis  heureuse, 

(l)  Il  y  avait  avec  elle  M.  Laroche,  M.  Eiopeytas,  M.  Jaeger, 
M  '  Laroche,  M™0  Einpeytas.. .  c'était  une  véritable  colonie 
de  pieuv  bohémiens,  uue  entreprise  ambulante  de  sermons  et 
■conversions.  Ce  n'était  pas  précisément  des  saltimbanques,  mais, 
-a  cette  troupe,  il  ne  manquait  que  la  roulotte! 


300  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX1'    SIÈCLE 

dit- elle,  de  vous  savoir  dans  ces  excellentes  disposi- 
tions, ainsi  que  votre  amie,  dont  je  sais  bien  appré- 
cier les  vertus  et  que  j'aime  avec  un  bien  respectueux 
attachement. 

a  Le  cœur  me  dit,  chère  Louise,  qu'elle  sera  heu- 
reuse un  jour  aussi  des  affections  dont  son  cœur  a 
besoin,  ainsi  que  le  vôtre  ;  Dieu  se  plaît  à  nous  com- 
bler de  biens,  quand  une  fois  il  a  notre  cœur...  » 
Nous  ne  terminons  pas  le  sermon  :  Mme  de  Krïi- 
dener  trouve  moyen  d'en  glisser  partout.  Aussi  bien 
serait-il  cette  fois  un  peu  long1  :  dix  ou  douze  pages  ! 

Dans  une  lettre  écrite  de  Bade  le  27  janvier  1816, 
M"1"  de  Krudener  se  mêle,  comme  toujours  mainte- 
nant, de  faire  des  prédictions.  «  Nous  sommes,  dit- 
elle,  au  moment  de  voir  les  plus  terribles  calamités; 
peu  de  mois  peut-être,  et  l'Europe  sera  boulever- 
sée... »  A  la  faveur  de  ces  sombres  prophéties  qu'elle 
ne  fait  pas  pour  la  première  fois,  elle  exhorte  les 
gens  à  se  convertir.  «  0  ma  chère  Louise,  dit-elle 
dans  la  même  lettre,  je  vous  en  conjure,  ne  négligez 
pas  le  temps  qui  vous  reste  pour  voire  salut  éter- 
nel... »  N'est-on  pas  tenté  de  dire  amen? 

Le  12  avril  de  la  même  année,  toujours  tourmenhe 
par  le  besoin  de  prédire  et  de  pousser  les  âmes  au 
noir,  elle  mande  à  son  amie  :  «  Les  temps  de  grâce 
où  l'Évangile  est  prêché  à  toutes  les  nations  sont  ar- 
rivés, et  les  grandes  calamités  approchent...  »  Ce  dut 
être  un  chagrin  pour  la  brave  femme  de  ne  pas  voir 
octroyer  ces  «  grandes  calamités  »  à  l'humanité,  oli  ! 
pour  son  bien  seulement!  Mais  Dieu  ne  voulut  pas  se 
ïiùre  son  collaborateur  dans  cette  œuvre  mauvaise  et 


LA    I5AR0NNE    DE    KRUDENER  301 

impie,  qu'elle  espérait  devoir  être  si  bonne;  et  elle 
en  fut,  cette  fois  comme  bien  d'autres,  pour  ses  pro- 
phéties. 

Ses  prédications  lui  réussissaient  mieux  et  per- 
sonne ne  venait  lui  contester  les  conversions  qu'elle 
faisait.  Mais  elle  en  tenait  toujours  pour  ses  châti- 
ments et  ne  se  faisait  pas  faute  d'en  menacer,  et  à 
bref  délai,  les  pauvres  humains.  S'excusant  d'écrire 
rarement,  elle  mande  encore,  des  environs  de  Bade, 
à  M11,  Gochelet  :  «  ...  Si  vous  connaissiez  ma  vie,  les 
centaines  de  misérables  et  de  souffrants  qui  me  récla- 
ment; la  misère,  le  malheur,  le  désespoir  qui,  sous 
mille  formes,  (suites  hideuses  du  péché),  couvrent 
maintenant  une  terre  de  crimes  et  de  désolation,  et 
ne  sont  que  le  commencement  de  ces  justes  et  terri- 
bles châtiments  de  l'amour  infini  qui  veut  encore 
sauver  ce  qui  peut  être  sauvé,  alors  vous  ne  vous 
étonneriez  pas  de  mon  silence...  » 

Klle  était  en  effet  très  occupée  par  son  pieux  mi- 
nistère qu'elle  prenait  de  plus  en  plus  à  cœur  et  au 
sérieux.  M.  de  Lavalette,  écrivant  à  Mlle  Cochelet  vers 
la  fin  de  cette  année  1816,  a  joint  à  sa  lettre  un  article 
qu'il  a  découpé  dans  un  journal  et  qui  donne  les  occu- 
pations delà  «  sainte  »  à  cette  époque;  reprodui- 
sons-le : 

«  Elle  a  conlinué  depuis  un  certain  temps,  à  Horn- 
lein,  près  de  Bàle,  sur  la  frontière  de  notre  granci- 
duché,  ses  exercices  religieux  avec  un  zèle  infati- 
gable ;  elle  a  fait  beaucoup  de  sensation  dans  ces 
contrées  ;  dernièrement  elle  s'est  placée,  un  dimanche, 
sur  une  petite  colline,  où  elle  a  commencé  ses  prières 


S0'2  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe   SIECLE 

en  plein  air.  Il  s'y  trouvait  près  de  mille  personnes 
de  tous  les  états  et  de  toutes  les  professions,  rassem- 
blées des  différentes  parties  de  la  Suisse,  de  l'Al- 
sace et  de  l'Allemagne.  Notre  gouvernement  a  cru 
néanmoins  devoir  mettre  des  bornes  à  cet  enthou- 
siasme religieux,  et  le  ministre  de  l'intérieur  a  chargé, 
par  une  circulaire,  toutes  les  autorités  ecclésiastiques 
et  civiles  de  faire  savoir  à  toutes  les  communes  qu'il 
était  défendu  dorénavant  d'assister  aux  exercices  de 
cette  pieuse  enthousiaste,  et  de  renvoyer  les  étrangers 
qui  pourraient  y  venir  en  quelque  sorte  en  pèle- 
rinage ;  en  conséquence  Mme  de  Kriïdener  se  verra 
forcée  de  quitter  ces  environs  et  de  transférer 
ailleurs  le  théâtre  de  ses  instructions  et  de  ses  prières 
publiques,  si  toutefois  elle  peut  s'établir  quelque 
part  d'une  manière  permanente. 

«  Il  serait  assez  intéressant  d'approfondir  quel  peut 
être  le  véritable  but  que  s'est  proposé  cette  femme 
remarquable  et  quels  desseins  raisonnables  elle  peut 
avoir  en  poursuivant  avec  tant  d'ardeur  cette  espèce 
de  mission.  >> 

Ce  but  avait  été  tout  d'abord  de  se  singulariser  par 
la  piété  comme  d'autres  femmes  le  font  par  des  toi- 
lettes excentriques  ou  des  idées  extravagantes;  de 
faire  de  cette  piété  un  tremplin  pour  ses  attitudes  et 
ses  cabrioles  religieuses,  et  de  poser  ainsi  devant  le 
public  ébaubi.  L'idée  lui  en  était  venue  à  la  suite  de 
certains  événements  douloureux  qui,  en  des  moments 
de  désn-uvrement  las,  dans  le  demi-jour  de  ses  rêve  - 
ries  mystiques,  avaient  aiguillé  son  esprit  vers  les 
choses  saintes.  Elle  avait  apporté  en  cet  état  d'âme 


LA    BARONNE    DE    KRÏIDENEK  303 

ses  vanités  de  mondaine,  bizarrement  compliquées 
d  humilité  par  la  nouvelle  vocation  qu'elle  se  donnait. 
Tout  d'abord,  elle  était  plus  enthousiaste  que  con- 
vaincue, plus  comédienne  qu'enthousiaste.  Puis,  à 
force  de  prêcher  les  autres,  elle  avait  fini  par  se 
prendre  au  sérieux,  par  croire  elle-même  à  ce  qu'elle 
disait,  par  prendre  goût  à  la  chose  et  se  convertir  à 
ses  propres  sermons.  Son  éloquence  avait  fait  tout 
l'ouvrage,  et,  si  Mme  de  Krudener  obtint  une  conver- 
sion sérieuse,  ce  fut  la  sienne.  Elle  se  croyait  même 
en  toute  sincérité  l'élue  de  Dieu  et  s'était  persuadée 
qu'elle  tenait  du  ciel  même  la  mission  de  régénérer 
le  monde.  Sa  conduite,  peu  à  peu,  se  dégagea  de 
toute  arrière-pensée  mondaine,  sinon  de  tous  travers 
et  ridicules,  car,  comme  l'a  dit  son  amie  M11*'  Cochelet, 
elle  prenait  toutes  ses  idées  pour  des  inspirations  du 
Ciel.  Et  c'est  ainsi  qu'elle  allait  parcourant  villes  et 
campagnes,  tenant  un  peu  de  Don  Quichotte,  un  peu 
de  Pierre  l'Ermite,  et  semant  la  parole  de  Dieu. 

Dans  sa  poésie  du  cœur  et  ses  inclinations  chari- 
tables, dans  ses  élans  vers  la  divinité,  M11"'  de  Krii- 
dener  avait  une  incontestable  piété.  Mais  ce  n'était 
pas  là  une  religion.  Sa  sagesse  tardive,  qui  n'avait 
d'abord  été  qu'un  mécompte,  une  déception  d'amour 
et  une  rancune,  regrettait  un  passé  gênant;  elle  le 
condamnait  et  aspirait  à  se  le  faire  pardonner  par 
Dieu.  Mais  un  reste  d'orgueil,  inconscient,  je  le  veux 
bien,  l'empêchait  d'accepter  la  discipline  d'une  reli- 
gion qu'elle  n'aurait  pas  faite.  Elle  empruntait  à 
l'église  grecque,  au  culte  protestant,  à  la  religion  ca- 
tholique, ce  qui  lui  convenait  et  formait  de  tout  cela 


30  1  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIXe    SIÈCLE 

sa  religion  à  elle.  Elle  avait  l'âme  essentiellement 
chrétienne,  mais,  en  redoutant  le  joug  des  religions 
auxquelles  elle  participait,  il  s'ensuivait  que,  croyant 
en  avoir  une,  elle  n'en  avait  aucune.  Aussi,  malgré 
sa  sincérité,  son  âme,  si  à  l'aise  avec  les  dogmes  et 
la  discipline  des  différentes  religions,  ne  se  trouvait 
pas  satisfaite.  La  doctrine  chrétienne  répondait  bien 
à  ses  aspirations  de  cœur  et  d'esprit,  mais  son  orgueil 
aurait  voulu  mieux,  Et  l'on  ne  peut  être  religieux 
avec  orgueil  :  on  ne  peut  l'être  qu'avec  abandon  et 
naïveté.  Si  elle  avait  sacrifié  cet  amour-propre  intime 
qui  lui  faisait  donner  à  sa  propre  personne  et  à  ses 
lumières  une  importance  qu'elles  n'avaient  pas,  elle 
serait  alors  complètement  entrée  dans  l'esprit  chré- 
tien, dans  la  véritable  humilité,  qu'elle  était  si  fière 
d'afficher,  croyant  la  posséder.  Mais  alors  elle  aurait 
suivi  tout  bonnement  la  religion  dans  laquelle  elle 
était  née,  que  lui  avaient  apprise  ses  parents,  —  et 
c'eût  été  là  la  véritable  sagesse. 

Ceci  dit,  nous  ne  nous  sentons  pas  la  force  de 
blâmer  M""'  de  Kri'idener.  Elle  obéissait  à  ce  qu'il  y  a 
de  plus  respectable  au  monde,  une  conviction  main- 
tenant sincère  et  absolument  désintéressée  :  elle 
faisait  le  bien,  elle  soulageait  les  malheureux.  Ayons 
pour  elle  l'indulgence  que  Jésus  eut  pour  Madeleine  : 
Remittuntur  illi  pcccata  multa  quia  dilexit  mul- 
tum.  Non  pas  parce  qu'elle  a  aimé  une  légion  plus 
ou  moins  grande  d'amants,  mais  parce  qu'elle  s'est 
repentie  de  ses  fautes,  qu'elle  a  aimé  le  bienetqu'elle 
l'a  fait.  Dès  lors,  elle  ne  peut  plus  mériter  que  notre 
respect,  l'admiration  et  la  reconnaissance  de  tous. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  305 

Nous  ne  la  suivrons  pas  dans  ses  pérégrinations. 
Bornons-nous  à  dire,  ce  que  le  lecteur  a  déjà  dégagé 
des  extraits  de  lettres  et  de  prédications  que  nous 
avons  mis  sous  ses  yeux,  que  la  doctrine  de  M"1"  de 
Kriidener  était,  avec  les  leçons  de  choses  de  la  charité, 
ce  mysticisme  charmant  et  simpliste  des  premières 
églises  chrétiennes,  qui  n'étaient  autre  chose  que  des 
confréries;  c'était  un  peu  la  doctrine  des  méthodistes 
qui  poursuivent  une  régénération  humaine  opérée  par 
la  grâce  efficace  sans  aucun  effort  humain.  Son  lan- 
gage imagé  plaisait,  aux  pauvres  surtout.  11  leur 
plaisait  d'autant  plus  qu'ils  y  trouvaient  des  décla- 
mations contre  les  mauvais  riches,  et  des  aspirations 
vers  cet  idéal  d'égalité  qui  devrait  exister  entre  tous 
les  hommes. 

C'était  assurément  un  spectacle  peu  banal  que  de 
voir  la  petite- fille  du  maréchal  de  Mûnnich,  une  an- 
cienne ambassadrice  de  Russie,  une  grande  dame 
aussi  distinguée  que  cultivée,  venir  vivre  d'une  vie 
toute  rustique,  marchant  à  pied  dans  les  chemins 
boueux,  errant  de  village  en  village,  endurant  des 
fatigues  et  des  privations  auxquelles  ne  l'avait  pas 
habituée  la  large  aisance,  l'opulence  même  de  sa  vie 
passée,  pour  répandre  les  doctrines  qu'elle  croyait 
avoir  mission  de  faire  connaître  aux  hommes.  Il  fallait 
pour  cela  du  caractère,  et  beaucoup.  Car,  outre  les 
fatigues  et  les  privations,  les  railleries  pleuvaient  sur 
elle  et  sur  toute  sa  troupe  prédicante,  le  ridicule 
pouvait  l'atteindre...  Mais  elle  n'en  avait  pas  peur.  Sa 
foi  était  si  forte,  sa  charité  si  vraie,  qu'elle  était  au- 
dessus  des  atteintes  de  la  malignité  humaine,  tou- 


306  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX''    SIECLE 

jours  si  prompte  à  condamner  ceux  qui  font  le  bien 
€t  à  adorer  ceux  ou  celles  qui  font  le  mal.  Mais  elle 
ne  pardonnait  pas  toujours,  au  contraire  de  Jésus,  à 
ceux  qui  la  persécutaient  ;  et  lorsqu'elle  fut  chassée 
de  Zurich,  elle  se  retourna  vers  la  ville  et  la  maudit 
•en  disant,  dans  son  style  biblique,  ponctué  d'un  large 
geste  théâtral  :  «  Malheur  à  toi,  ville  profane,  où  les 
enfants  eux-mêmes  ont  déjà  des  visages  d'Holo- 
pherne!...  » 

Au  mois  de  mai  1817,  comme  M.  Kellner,  un  de 
ses  vicaires,  avait  fondé  un  journal  :  La  Gazette  des 
Pauvres,  qui  n'eut  du  reste  qu'un  numéro,  gazette 
•que  les  pauvres  devaient  recevoir  gratis  pour  l'échan- 
ger avec  les  riches  contre  du  pain  et  des  vivres,  on 
s'émut  beaucoup  de  ce  fait,  pourtant  bien  simple,  et 
Mme  de  Krûdener  fut  attaquée  dans  toute  l'Europe 
pour  ses  tendances  subversives.  L'on  n'aimait  alors 
ni  le  nouveau  ni  le  progrès,  et  cette  idée,  excellente 
en  soi  et  qui  pouvait  amener  quelque  bien,  fut  haute- 
ment condamnée.  Mais,  comme  toujours,  l'esprit  de 
secte  s'en  môlait.  M.  deBonald,si  chrétien  pourtant, 
publia  dans  le  Journal  des  Débats  un  article,  assu- 
rément spirituel,  mais  dont  la  charité  chrétienne 
n'était  pas  le  mérite  le  plus  recommandable.  Après 
avoir  ergoté  sur  les  riches,  sur  les  pauvres  et  les 
<lroits  de*  chacun  il  dit  :  «  M""'  de  Krûdener  a  été 
jolie  ;  elle  a  publié  un  roman,  peut  être  le  sien  ;  il 
s'appelait,  je  crois,  Valérie:  il  était  sentimental  et 
passablement  ennuyeux.  Aujourd'hui  qu'elle  s'est 
jetée  dans  la  dévotion  mystique,  elle  fait  des  prophé- 
ties. C'est  encore  du  roman  mais  d'un  genre  tout 


LA  BARONNE  DE  KRUDBNEB  307 

opposé.  L'amour  avait  dicté  le  premier;  celui-ci  sem- 
ble n'inspirer  que  la  haine,  et  si  la  figure  de  l'auteur 
a  changé  comme  son  genre,  Mw  de  Krudener  peut 
avoir  des  disciples,  mais  elle  n'aura  plus  de  sou- 
pirants. » 

Voilà  qui  n'était  pas  très  galant,  ni  même  très 
exact,  et  un  gentilhomme  comme  M.  de  Bonald,  qui 
avait  peut-être  rencontré  Mme  de  Krudener  dans  la 
charmante  «  petite  société  »  de  la  rue  Neuve-du- 
Luxembourg,  où  tous  deux  allaient  sous  le  Consulat, 
aurait  pu  se  dispenser  de  cette  impertinence  gratuite 
envers  une  femme  qui,  en  somme,  si  elle  avait  été 
légère,  ne  cherchait  plus  qu'à  faire  le  bien.  Gomme 
s'il  y  en  avait  trop  de  celles-là  !  Ah  !  il  se  serait  bien 
gardé  de  l'égratigner  lorsqu'elle  ne  s'occupait  que  de 
galanterie  et  qu'elle  prêtait  le  tlanc,  avec  son  Garât, 
à  de  justes  critiques! 

Mais  M.  de  Bonald  aggrave  encore  son  manque 
d'égards  par  le  désir  de  faire  de  l'esprit.  Enfin,  pour 
une  fois  qu'il  lui  arrive  d'en  avoir...  «  L'Évangile  à  la 
main,  continue-t-il,  j'oserai  lui  dire  que  nous  aurons 
toujours  des  pauvres  au  milieu  de  nous,  ne  fût-ce  que 
de  pauvres  têtes.  »  Et  c'est  en  brandissant  le  livre  de 
charité  par  excellence,  qu'il  manque  ainsi  de  cha- 
rité !...  Ah  !  monsieur  de  Bonald,  un  peu  de  justice 
et  d'indulgence  pour  \os  ennemis,  voyons,  même 
pour  les  femmes  !...  On  en  aura  alors  pour  vous,  et 
nous  ne  dirons  à  personne  que  vos  écrits  sont  plus 
tristes  et  plus  ennuyeux  que...  les  sermons  de 
Mm''  de  Krudener. 

Benjamin  Constant  se  fit  le  champion   de   son   an- 


30S  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe    SIECLE 

cienne  amie  dans  le  Journal  de  Paris.  Il  eut  le  tort 
de  le  faire  en  empruntant  le  style  de  M.  de  Bonald.  «  Il 
ne  devait  pas,  dit-il,  prendre  l'Évangile  pour  trouver 
un  pareil  jeu  de  mots;  Brunet  et  Potier  (1)  auraient 
fort  bien  fait  son  affaire.  Si  telle  est  l'imagination 
des  têtes  les  plus  riches,  c'est  une  consolation  pour 
le  vulgaire,  et  l'on  peut  s'écrier,  l'Évangile  à  la 
main  :  Bienheureux  les  pauvres  en  esprit!  (2) 

Mm0deKriïdener,  quecespolémiques  n'émouvaient 
plus,  continua  à  errer  à  travers  l'Europe.  Elle  traversa 
le  Wurtemberg,  la  Bavière...  A  Leipzig,  les  pauvres 
assiégeaient  sa  porte,  à  laquelle  avaient  été  placés 
deux  factionnaires,  non  pas  pour  lui  faire  honneur, 
mais  pour  maintenir  Tordre,  et  elle  prêchait  ces  sol- 
dats en  même  temps  que  la  multitude.  M.  Empeytas, 
son  coadjuteur,  M.  Kellner,  son  grand  vicaire,  du- 
rent alors  se  séparer  d'elle.  Aussi  bien  ses  affaires 
étaient-elles  en  fâcheuse  posture.  La  Providence 
semblait  la  lâcher.  Berlin  lui  fut  interdit,  Saint-Pé- 
tersbourg et  Moscou  également.  Que  faire?...  Elle 
se  résigna  à  gagner  la  Livonie  et  se  retira  dans  une 
de  ses  terres.  EUe  y  trouva  un  repos  dont  elle  avait  le 
plus  grand  besoin  et  se  borna  dès  lors  à  se  mêler 
aux  réunions  des  frères  moraves,  pour  qui  elle  avait 
une  grande  sympathie  de  cœur. 

Remise  de  ses  fatigues,  mais  lassée  bientôt  de  son 
inaction  et  toujours  porlée  à  prendre  de  plus  en  plus 
ses  caprices  de  femme  pour  des  ordres  du  ciel,   elle 

(i)  Deui  acteurs  comiques  du  temps. 
(2)    Voir,   pour  cette   polémique,   le  Journal  de  Paris  du 
80  mal  1817. 


LA  BARONNE  DE  KHUDENER  309 

voulut,  en  1818,  aller  à  Saint-Pétersbourg.  Mais  elle 
n'en  obtint  pas  la  permission.  Malgré  la  sympathie 
que  l'empereur  Alexandre  avait  toujours  pour  elle,  il 
ne  voulait  pas  la  recevoir  et  aimait  mieux  la  savoir 
ailleurs  que  dans  sa  capitale.  Peut-être  craignait-il 
qu'elle  ne  songeât  à  reprendre  sur  lui  quelque  in- 
fluence politique,  peut-être  voulait-il  simplement 
écarter  tout  commentaire  de  la  malveillance  des 
cours  et  des  chancelleries.  Et  ce  fut  avec  les  formes 
les  plus  courtoises  qu'il  lui  fit  connaître  qu'il  ne 
pouvait  lui  accorder  le  séjour  de  Pétersbourg. 

MmedeKrudener  se  résigna  donc  à  vivre  en  Livonie. 
Elle  y  demeura,  confinée  dans  ses  pieuses  œuvres  et 
dans  une  vie  toute  contemplative,  jusqu'en  1824.  Elle 
obtint  alors  la  permission  d'aller  à  Saint-Pétersbourg 
et  s'y  rendit  avec  son  gendre  et  sa  fille. 

Mais  c'était  l'époque  où  la  Grèce  combattait  pour 
son  indépendance.  M"1L'  de  Krudener  prit  chaude- 
ment le  parti  des  Grecs.  Elle  parlait  en  leur  faveur 
dans  toutes  les  réunions  où  elle  allait  et  cherchait  à 
provoquer  pour  eux  un  mouvement  dans  les  hautes 
classes  de  la  population  russe.  L'empereur,  qui 
croyait  que  le  temps  avait  calmé  ses  ardeurs,  la 
trouva  décidément  trop  remuante.  Il  avait  assez  à 
faire  à  suivre  la  politique  extérieure,  sans  qu'une 
femme  vînt  lui  susciter  des  embarras  en  excitant,  par 
ses  intempérances  de  langue,  les  passions  religieuses 
ou  politiques  de  ses  sujets.  Aussi  la  fit-il  inviter  à 
s'éloigner  de  la  capitale.  11  lui  permettait  de  s'établir 
dans  toute  autre  ville  quelle  choisirait,  à  l'exception 
de  Moscou. 


310  UNE    ILLUMINÉE    AU   XIX0   SIECLE 

C'est  alors  que  Mmc  de  Kriidener,  qui  avait  la  nos- 
talgie du  ciel  bleu,  du  soleil  et  d'une  température 
douce,  qui  avait  de  plus  à  soigner  une  santé  fort  dé- 
faillante, se  décida  à  partir  pour  la  Grimée.  Ce  fut 
le  dernier  voyage  de  cette  femme  qui  avait  passé  une 
partie  de  sa  vie  à  voyager.  Elle  mourut  à  Kharazou- 
Bazar,  en  Grimée,  le  25  décembre,  jour  de  Noël  de 
cette  année  1824. 

Sa  mort  fut  celle  d'une  sainte. 

La  France  doit  garder  d'elle  un  pieux  souvenir, 
d'abord  parce  qu'elle  l'a  aimée  avec  enthousiasme  et 
qu'il  faut  aimer  ceux  qui  nous  aiment,  ensuite  parce 
qu'elle  fit  du  bien,  beaucoup  de  bien  en  soulageant 
nombre  d'infortunes.  Quelles  erreurs  ne  seraient  pas 
rachetées,  quelle  vie  ne  serait  pas  sanctifiée  par  tant 
de  bonnes  actions?  Surtout  dans  un  siècle  où  l'on  voit 
tant  d'égoïstes,  de  jouisseurs  et  de  malhonnêtes  gens 
respectés?  Mme  de  Kriidener  se  dépouilla  de  ses  biens 
pour  soulager  les  malheureux,  et  on  ne  l'honorerait 
pas,  alors  que  l'on  honore  des  fripons  qui  dépouil- 
lent les  malheureux  pour  s'enrichir?  Elle  savait,  de 
plus,  trouver  dans  son  cœur  les  paroles  consolantes 
qui  font  tant  de  bien  à  ceux  qui  soufirent  et  les  ai- 
dent à  atteindre  patiemment  et  sans  trop  de  déses- 
poir le  terme  de  leur  vie  de  misères.  Les  heureux  ne 
se  doutent  pas,  dans  leur  égoïsme  satisfait  et  dans 
leurs  béates  jouissances,  du  bien  qu'ils  pourraient 
faire  s'ils  avaient  un  peu  de  cœur.  Mais  ceu  x  qui  ont 
souffert  de  l'excellence  de  leur  propre  cœur,  de  la 
sécheresse  et  du  mauvais  cœur  des  autres,  ceux  qui 
ont  souffert  de  la  pauvreté  et  de  la  maladie,  ceux-là 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  311 

béniront  toujours  la  mémoire  de  M""  de  kriidener 
et  diront  :  elle  fut  bonne. 

C'est  le  plus  bel  éloge  que  l'on  puisse  faire  d'une 
femme. 

Pourquoi  y  en  a-t-il  si  peu  à  se  soucier  de  le  mé- 
riter? 


FIN 


PENSEES 

DE 

MADAME  DE  KRUDENER 
Publiées  dans  le  Mercure  de  Fronce  du  10  vendémiaire  an    XI, 


Variétés.  —  Les  pensées  suivantes  sont  extraites  des 
manuscrits  d'une  dame  étrangère  qui  a  bien  voulu  nous 
permettre  de  les  publier  dans  notre  journal.  Quand  on 
pense  avec  tant  de  délicatesse,  on  a  raison  de  choisir 
pour  s'exprimer  la  langue  de  Se  vigne  et  de  La  Fayette. 

11  est  des  choses  d'obligation  pour  certaines  âmes,  qui 
prouvent  l'excellence  de  ces  âmes,  et  qui  paraissent  folie 
à  celles  qui  sont  moins 

Dans  le  bien  que  nous  faisons,  pensons  surtout  que 
nous  devenons  meilleurs  et  n'exigeons  rien  des  autres. 

18. 


314  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIX^    SIECLE 

Il  est  des  amitiés  du   monde   comme    des    petits    dia- 
mants qui  brillent  sans  avoir  de  valeur. 


Les  gens  médiocres  craignent  l'exaltation,  parce  qu'on 
leur  a  dit  qu'elle  pouvait  avoir  des  suites  nuisibles  ;  ce- 
pendant c'est  une  maladie  qu'on  ne  peut  pas  leur  donner. 

On  peut  dire  que  la  plupart  des  gens  du  monde  n>- 
vivent  que  de  petites  idées,  comme  le  peuple  ne  vit  que 
de  petite  monnaie. 


Il  faut  garder  le  bien  qu'on  veut  faire  comme  un  se- 
cret, afin  que  la  folie  ou  la  méchanceté  ne  l'étouffé  pas 
au  berceau. 


Les  grands  débris  nous  touchent  encore  :  mille  raisons 
de  s'intéresser  à  soi-même  accompagnent  la  vie  de  celui 
qui  a  connu  les  grands  dévouements  ;  et  celui  qui  souf- 
frit par  l'amour  ou  par  l'amitié  est  encore  plus  riche  que 
celui  qui  ne  les  connut  jamais. 


C'est  la  religion  chrétienne   qui  a  appris  à  la  verlu   ;i 
jouir  de  son  secret. 


La  rertujuge  l'intention  et  la  gloire  le  Buccès. 


Si  le  peintre,  I'-  poète,  l'homme  de  génie  sont  envia- 
bles,  c'est  bien  moins  pour  la  gloire  qui  les  attend  que 
p  ir-  le  sentimenl  «in  beau  qu'ils  portent  en  eux. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  315 

Une  des  grandes  punitions  des  scélérats,  c'est  d'être 
dans  le  secret  de  leurs  vices  et  de  se  connaître,  encore 
plus  qu'ils  oe  sont  connus  des  autres. 

L'opinion  publique esl  un  impôt  que  les  nommes  paient 

en  jetant  quelquefois  une  grosse  pièce  d'or  à.  la  bar- 
rière; mais  les  femmes  sont  tenues  à  payer  toujours,  et 
à  solder  denier  par  denier. 

Il  y  a  des  gens  qui  ont  eu  presque  de  l'amour,  presque 

<le  la  gloire,  et  presque  du  bonheur. 

Il  y  a  des  regards  qui  sont  des  paroles,  et  des  voix  qui 
sont  de  la  musique. 

Dans  l'arène  de  la  vie  comme  dans  celle  où  combat- 
taient les  gladiateurs,  celui  qui  tombe  n'est  pas  toujours 
le  plus  faible.  C'est  souvent  le  plus  fort  et  celui  qui  a  le 
plus  longtemps  résisté. 

Peu  d'hommes  savent  descendre  jusqu'aux  besoins  des 
autres  hommes  sans  craindre  de  se  compromettre  :  tant 
de  douces  images  dans  la  nature  semblent  pourtant  les  y 
inviter!  L'arbre  chargé  de  fruits  s'incline  vers  le  sol,  et 
la  nuée  chargée  d'une  pluie  bienfaisante  s'abaisse  aussi 
vers  la  terre  altérée. 

Ceux  qui  regardent  vivre  verront  qu'ils  préparent  sou- 
vent eux-mêmes  les  maux  dont  ils  se  plaignent 

On  cherche  tout  hors  «le  soi  dans  la  première  jeunesse; 

nous  faisons  alors  des  appels  de  bonheur  à  tout  ce  qui 
existe  autour  de  nous,  et  tout  nous  renvoie  au  dedans  de 
nous-mêmes  peu  ô  peu. 

Plus  nous  nous  perfectionnons  nous-mêmes,  plus  les 
choses  hors  de  nous  s'embellissent. 


316  UNE    ILLUMINÉE    AU    XIXe  SIÈCLE 

Des  gens  qui  seraient  désolés  d'attirer  sur  nous  un 
malheur  réel  se  croient  en  droit  de  nous  accabler  jour- 
nellement de  mille  petits  déplaisirs,  et  font  de  tout  cela 
à  la  lin  une  montagne  bien  plus  rude  à  passer  que  ne 
l'eût  été  une  calamité  réelle. 


On  ne  cultive  pas  avec  assez  de  soin  le  sentiment  du 
bien  dans  les  âmes  jeunes  et  tendres;  on  devrait  se  dire 
pourtant  que  sans  enthousiasme  il  n'existe  pas  de  prin- 
temps moral,  et  sans  ileurs,  il  n'est  pas  de  fruits. 

Ce  n'est  pas  toujours  l'objet  de  notre  amour  qui  nous 
honore,  mais  ce  que  nous  aimons  dans  cet  objet. 

Les  âmes  froides  n'ont  que  de  la  mémoire.  Les  âmes 
tendres  ont  des  souvenirs,  et  le  passé,  pour  elles,  n'est 
point  mort,  il  n'est  qu'absent. 


Le  meilleur  ami  à  avoir,  c'est  le  passé. 


Dire  aux  hommes  ne  suflit  pas;  il  faut  redire  et  redire 

encore  :  l'enfance  n'écoute  pas,  la  jeunesse   ne   veul  pas 

écouter,  et  si  la  vérité  est  enfin  accueillie,  c'est   que,  de 

sa  nature,  <1  le  est  infatigable  et  qu'après  avoir  été  rebu- 

elle  trouve  enfin  accès  par  sa  persévérance. 


Il  faut  ipu;  les  beaux  mouvements  de   la  jeunesse    de- 
viennenl  des  principes  dans  l'âge  mûr. 


La  pensée  de  l'homme  est  un  océan  qui  mène  L'âme 
aux  plus  ravissantes  découvertes,  aux  îles  enchantées 
comme  aux  plus  affreux  écueils. 


LA  BARONNE  DE  KRUDENER  317 

Souvent  Ton  résisterait  à  ses  propres  passions  et   l'on 
atraîné  par  celles  des  autres. 


Aimer  la  vertu  vaut  mieux  que  de  se  croire  capable 
d'être  vertueux.  La  vie  ifest  jamais  an  traité  de  morale, 

elle  es!  un  essai. 

Il  y  a  des  hommes  qui  vivent  de  tout  ce  qui  fait  pres- 
sentir la  continuation  de  la  vie;  ils  devinent  la  vertu  et 
l'admirent  quand  ils  la  trouvent.  Ils  contemplent  le  ciel 
et  se  sentent  plus  heureux  de  la  grandeur  de  la  nature; 
ils  croient  à  l'amitié  età  l'amour  même  en  ne  l'éprou- 
vant pas.  Il  y  a  d'autres  hommes  qui  se  croient  plus 
avancés  que  les  premiers  ;  les  moyens  de  bonheur  ne 
sont  pour  eux  que  des  moyens  de  parvenir;  ils  croient 
se  jouer  de  ceux  qu'ils  sacrifient,  ils  se  dégradent  de 
plus  eh  plus  et  finissent  par  ressembler  à  ces  automates 
si  vantés  qui  ont  tous  les  traits  de  L'homme,  hors  les  bat- 
tements de  son  cœur. 

La  vie  est  comme  le  tonneau  des  Danaïdes  :  elle  laisse 
écouler  les  douleurs  et  les  félicités,  toute  la  folie  et  toute 
la  sagesse  de  l'homme;  mais  la  conscience  prend  l'em- 
preinte de  tout  ce  qui  se  passe,  et,  semblable  à  un  mi- 
roir magique,  elle  retrace  à  l'homme  ce  qui  le  console 
ou  L'afflige  d'avoir  vécu. 

Ko  amour,  on  i  le  même  plaisir  à  se  voir  qu'en  amitié 

à  si'  revoir. 

Lésa     a  de  L'espérance  empêchent    de    peser  sur  la 

Il  n'y  a  que  les  gens  d'esprit  qui  sachent  paraître  dupes  ; 

18 


818  UNE    ILLUMINÉE   AU   XIX   SIECLE 

ils  connaissent  à  fond   les  deux  rôles  et  choisissent    le 
plus  beau. 

Les  âmes  fortes  aiment,  les  âmes  faibles  désirent. 

Une  très  belle  femme,  avec  les  traits  de  la  noblesse  et 
sans  les  vertus  douces  et  actives  de  son  sexe,  ressemble 
à  un  beau  lys  auquel  la  nature  n'aurait  pas  donné  de 
parfum 


Il  faut  faire  adopter  le  devoir  par  le  sentiment;  c'esl 
un  serment  de  fidélité. 

La  vie  ressemble  à  la  mer,  qui  doit  ses  plus  beaux  ef- 
fets aux  orages. 

C'est  un  bel  éloge  à  faire  de  quelqu'un,  au  milieu  de  la 
corruption  du  monde,  que  de  le  croire  digne  d'être  ap- 
pelé romanesque.  Ce  sont  des  titres  de  chevalerie  où 
chacun  ne  ferait  pas  facilement  ses  preuves. 

Il  y  a  des   femmes  qui    traversent  la    vie  comme   ces 

souffles  de  printemps  qui  vivilicul  tout  sur  leur  pass 

Il  y  a  «1rs  langueurs  dans  l'âme  qui  la  rendenl  si  mé- 
ancolique  qu'elle  se  jette  dans  une  forte  passion,  connue 
n  se  jette  dans  la  rivière  au  plus  fort  de  l'accablement 
«l'un  jour  d'été. 

C'est  faire  un  grand  tort  à  ceux  que  m. us  aimons  de 
vouloir  leur  ménager  «les  surprises,  nous  leur  volons 
l'espérance. 


LA  UARONDE  DE  KRÙDENER  310 

Il  y  a  tanl  d'êtres  qu'on  pourrail  aider  avec  si  peu! 
Mais  il  faudrait  avoir  su  descendre  dans  les  petites  condi- 
tions pour  savoir  ce  qu'on  peut  avec  peu  :  la  poussière  des 
Heurs  suffit  à  l'abeille. 

Le  bonheur  obscur  et  caché  ne  parait  pas  bonheur  à  la 
plupart  des  hommes,  comme  si  L'amande  en  était  moins 
douce  parée  qu'un  noyau  épais  l'enveloppe. 

La  mélancolie  des  âmes  tendres  et  vertueuses  esl  la 
station  entre  deux  mondes.  (Mi  seul  encore  ce  que  cette 
terre  a  d'attachant,  mais  on  est  plus  près  d'une  félicité 
plus  durable. 


TABLE  HES  MATIÈKES 


Introduction v 

CHAPITRE  PREMIER 

Coup  d'oeil  général  sur  la  société  pari-ienue  au  temps  de 
Louis  XVI.  —  Jeunesse  de  Mlu  de  Wietinghoff.  —  La  Li- 
vonie.  —  Goût  de   MUo  de  "Wietinghoff  pour  la    campagne- 

—  Voyage  à  Spa.  —  Portrait  de  la  petite  Julie.  —  Voyage  à 
Paris.  —  Demande  en  mariage.   —  Le  baron  de  Kriulener. 

—  M11*  Julie  épouse  le  baron  de  Knidener.  —  Lune  de  miel. 

—  Naissance  d'un  fils.  —  Départ  pour  Venise  —  Amour  et 
voyage  de  noces.  —  Dissemblances  de  goûts.  —  Enivrements 
de  la  vie  à  Venise.  —  Incompatibilités  d'humeur.  —  La  ba- 
ronne est  trop  romanesque    et  son  mari  ne  l'est  pas  assez. 

—  Excès  de  sensibilité.  —  Le  comte  Alexandre  de  Stakiefl'. 

—  Amour  platonique.  —  Ilève  et  réalité.  —  Bonheur  et 
plaisirs.  —  Dissipations  et  charité.  —  A  Copenhague.  —  En- 
core M.  de  Stakicff.  —  Fragilité  humaine.  —  Brouille  dans 
In  ménage.  —  Naissance  d'une  fille.  —  Départ  de  la  baronne 
pour  Paris \ 

CHAPITRE  II 

M018  de  Knidener  à  Paris.  —  Son  portrait  peint  par  elle- 
même.  —  Elle  fait  la  connaissance  de  M .  Suard .  —  Sa  liaison 
avec  lui.  —  Indiscrétions  de  M.  Dominique-Joseph  Garât  sur 
cette  liaison.  —  Tendances  au  mysticisme.  —  Goûts  litté- 
raires et  artistiques.   —  Amitié    pour   Bernardin  de  Saint- 


322  TABLE    DES    MATIERES 

Pierre.  —  Mœe  de  Kriidener  dans  le  salon  de  l'abbé  Mo- 
rellet.  —  Vie  mondaine.  —  Fin  d'idylle  et  mariage  de 
M.  Suard.  —  Mme  de  Kriidener  part  pour  le  Midi.  —  La 
vallée  de  Vaucluse.  —  M.  de  Lezay-Marnésia.  —  Le  comte 
de  Frégeville.  —  Liaison  de  Mmê  de  Kriidener  avec  cet 
officier.  —  Commencement  de  la  Révolution.  —  Le  lieute- 
nant de  Frégeville  ramène  la  baronne  à  son  mari.  —  De- 
mande en  divorce.  —  M.  de  Kriidener  envoie  sa  femme  dans 
sa  famille.  —  Retour  de  la  baronne  à  Riga.  —  Eucore  M.  de 
Stakieff.  —  Désillusions.  —  La  baronne  passe  l'hiver  à 
Leipzig.  —  Lettre  à  Bernardin  de  Saint-Pierre i2 

CHAPITRE  III 

M.  de  Kriidener  est  nommé  ambassadeur  à  Berlin.  —  Salon  de 
l'ambassadrice.  —  Rivarol.  —  Le  comte  de  Tilly.  —  Froisse- 
ments mondains.  —  Aveuglements  de  vanité.  —  Désir  d'aller 
à  Paris.  —  Départ  pour  la  Suisse.  —  Vie  de  Mme  de  Krii- 
dener a  Lausanne.  —  Excursions  à  Genève  et  à  Coppet.  — 
Chez  Mme  de  Staël.  —  La  danse  du  chàle.  —  Mm»  de  Kriidener 
commence  à  Genève  son  roman  de  Valérie.  —  Importance 
qu'on  donnait  à  la  danse.  —  Salon  de  Mme  de  Staël  à  Paris 
sous  le  Consulat.  —  Salon  de  Mme  de  Beaumont.  —  Mme  de 
Kriidener  voudrait  avoir  un  salon  littéraire.  —  Pensées  in- 
sérées au  Mercure.  — Vanité  littéraire.  —  Complaisante  bonté 
de  Bernardin  de  Saint-Pierre.  —  Petite  jalousie  de  Mme  de 
Kriidener  pour  Mme  de  Staël "'.» 

CHAPITRE  IV 

Liaison  de  M™6  de  Kriidener  avec  Garât.  —  Déception  d'amour 
et  d'amour-propre.  —  Retour  définitif  à  la  vertu.  —  Mort 
du  baron  de  Kriidener.  —  Départ  de  la  baroune  pour  Lyon. 
—  Deuil  et  distractions. —  Va Irrie.  —  Réclame  savante  au- 
tour de  ce  roman.  —  Petits  manèges  d'auteur.  —  «  Le 
monde  est  si  bête!  »  —  Un  peu  de  jalousie.  —  Un  peu  de 
vanité.  —  Alléluia  d'amour.  —  Retour  de  la  baronne  à 
Paris.  —  Valérie  est  lue  à.  un  petit  cercle  d'amis  choisis.  — 
M"'  de  Beaumont  très  souffrante.  —  La  baronne  écrit  a 
Chateaubriand  en  cette  pénible  circonstance.  —  Succès  pro- 
digieux de  Valérie:  sujet  de  ce  roman.  —  Réfutation  d'une 
erreur  :  Mra*  de  Kriidener  n'a  jamais  mis  les  pieds  dans 
le  monde  du  Directoire.  — La  baronne  fait  hommage  de  ton 


TABLE    DES    MATIERES  323 

Livre  au  premier  Consul.  -—  Mauvais  accueil  que  lui  fait  le 
géuéral  Bonaparte.  —  Raucuue.  —  Mra#  Je  Krudener  quitte 
Paris  et   retourne  a  Riga 111 

CHAPITRE  V 

Mœo  de  Krudeuer  prend  le  parti  de  se  ranger.  —  Accès  de  re- 
ligiosité mystique.  —  Petites  vanités  de  la  baronne.  —  Ca- 
ractère de  sa  piété.  —  Les  lettres  de  Mra0  de  KruJeuer.  — 
La  Bible  devient  son  livre  de  chevet.  —  Lettre  à  Mm*  Ar- 
mand. —  Piété  excessive.  —  Mm"  de  Kriidener  et  la  reine 
Louise  de  Prusse.  —  Les  frères  moraves.  —  Iung  Stelliug  le 
théosophe.  —  A  la  petite  cour  de  Bade.  —  Oberlin.  —  Fré- 
déric Fontaine.  —  Maria  Kumuiriu.  —  M™8  de  Kriidener  est 
expulsée  du  Wurtemberg.  —  M.  J.  de  Norvins  et  M.  Bi- 
gnou  l'accueillent  à  Bade.  —  M1U  Juliette  de  Kriidener.  — 
Illusion  dernière  et  déception.  —  Côté  personnel  et  vaniteux 
de  la  baronne.  —  Embarras  d'argent  :  prétendue  interventiou 
de  la  Providence  en  cette  affaire.  —  Belle  et  longue  lettre  à 
M11*  Cochelet 155 

CHAPITRE  VI 
Mme  de  Krudener  s'adresse  à  la  Providence,  dans  un  embarras 
pécuniaire  :  succès  de  sa  démarche.  —  Elle  se  rend  à  Stras- 
bourg. —  M.  de  Lézay-Maruésia.  —  M.  Empeytas.  — M™*  de 
Ivruiener  prend  ses  idées  pour  des  appels  de  la  Providence. 

—  Discussious  religieuses.  —  L'ange  blanc  et  l'ange  noir.  — 
Chute  de  l'Empire  :  Mm*  de  Kriidener  revient  à  Bade.  — 
Mort  de  M.  de  Lézay.  —  Prédications  de  la  baronne.  —  Ses 
prophéties  :  elles  ne  sont  encore  que  la  plus  élémentaire 
perspicacité.  —  M11'  Cochelet,  lectrice  de  la  reine  Hortense. 

—  Amitié  de  Mœe  de  Krudener  ponr  elle.  —  M11'  de  Stourdza, 
demoiselle  d'honneur  de  l'impératrice  Elisabeth.  —  Lettres 
curieuses  de  M™*  de  Kriidener.  —  Elles  sont  mises  sous  les 
yeux  de  l'empereur  Alexaudre.  —  M°"  de  Krudeuer  est  reçue 
par  son  souverain.  —  Habileté  avec  laquelle  elle  a  su  se 
ménager  uu  accueil.  —  Entrevue  remarquable.  —  Lettre 
de  l'empereur  Alexandre.  —  Ses  dispositions  mystiques.  — 
Faveur  dont  jouit  M"'  de  Krudener  auprès  de'  lui.  —  La 
baronne  Te  suit  à  Paris.  —  Intimité  et  conversations  reli- 
gieuses. —  Piété  théâtrale  et  prosélytisme  de  Mm#  de  Krii- 
dener  186 


324  TABLE    DES   MATIERES 

CHAPITRE  VII 

Le  général  de  Labédoyère.  —  Par  suite  de  quelles  circous- 
tances  Mm9  de  Kriideuer  se  trouve  mêlée  à  sou  affaire.  — 
Mme  de  Labédoyère  sollicite  l'intervention  de  la  baronne  en 
faveur  de  son  mari.  —  Anciennes  relations  de  Mm*  de  Krii- 
dener  et  de  M.  de  Labédoyère.  —  Intérêt  spirituel  de  la  ba- 
ronne pour  le  condamné.  —  Exécution  de  Labédoyère.  — 
Lettres  pieuses.  —  Belle  conduite  de  madame  de  Labédoyère. 

—  Piété  et  charlatanisme.  —  Idées  religieuses  de  Mœe  de 
Krudener.  —  Nombreuse  affluence  dans  son  salon.  —  Cu- 
riosité et  enjouement.  —  La  baronne  prêchante  la  prison  de 
femmes  de  Saint-Lazare.  —  Mouvement  religieux  à  Paris 
en  1815.  —  Lettre  remarquable  de  Mme  Swetchine.  —  Revue 
de  l'armée  russe  au  camp  de  Vertus.  —  Brochure  de  Mme  de 
Krudener  sur  cette  solennité  religieuse.  —  Manie  de  pré- 
dication. —  Acte  de  la  Sainte-Alliance  :  part  de  Mme  de  Kru- 
dener à  cet  acte.  —  Benjamin  Constant  dans  le  salon  de 
Mm#  de  Krudener.  —  Mm  Récamier  et  la  baronne.   .  .     22Ç 

CHAPITRE  VIII 

Désir  de  Mme  de  Krudener  de  convertir  Mm#  Récamier  à  sa 
religion.  —  Salon  delà  baronne  à  l'hôtel  Montcheuu.  —  Cé- 
rémonies religieuses  dans  ce  salon.  —  Benjamin  Constant  est 
l'intermédiaire  de  Mm«  de  Krudener  auprès  de  Mrae  Récamier. 

—  Embarras  d'argent  :  la  baronne  s'adresse  encore  à  la  Pro- 
vidence. —  Toujours  des  miracles.  —  Conversion  de  Dticis- 

—  Indifférence  de  Mm#  Récamier.  —  Mme  de  Krudener  quitte 
Paris.  —  Ses  prédictions  contre  la  grande  ville.  —  Lettre  a 
Mlu  Cochelet.  —  Prédications  en  Suisse.  —  La  baronne  est 
expulsée  de  l'aie.  —  Encore  les  miracles  d'argent.  —  Pes- 
talozzi.  —  La  Gazette  de  Schaffouse.  —  La  baronne  est  ex- 
pulsée d'Aarau.  —  Prédictions.  —  Lettre  à  M1Ie  Cochelet.  — 
Piété  de  M""  «le  Krudener.  —  M.  de  Bonald  attaque  Mra0  de 
Krudener  dans  le  Journal  des  Débats  :  Benjamin  Constant 
la  défend.  —  Dernières  années  de  Mn,e  de  Kriideuer.  —  Sa 
mort 275 

PENSÉliS    DE    M"e   LE     KltUDI'NKR 311 


J.MlLli   COI-IN,    IMl'KIMl.KI  I      QB    LAONY    rS.-fl-M., 


jQl 


<o/  Le  Livre  pour  Tous  x& 


i$AUDISSIN     (Cte   WOLFF  DE).      — 

Gens  de  la  Haute. 
Bismarck.  —  Lettres  à  sa  femme 

pendant  la  guerre  de  1S70. 
Jean  Bouvier — Nos  bous  Curés. 
Jean   Bouvier.  —  Sécularisée. 
Théodore  Cahu.  — Les  Amants 

d'Ixelles. 
Carolus.  —  Le  Secret  de  Salomé. 
Lieutenant  Charly.  —  Une  petite 

Garnison  França.si-. 
Coupin.  —  L'Amour  chez  lesbêtes. 
Jean   Drault.  —  Le    Gosse    au 

Sergent-Mâjor. 
Fay-Petit.  —  La  Libératrice. 
Pascal  Fokiiiuny.  —  L'Altesse. 
Pascal    Forthuny.    —    Le  Roi 

Régicide. 
Géniaux.    —     La     rue     de     la 

Fernni"  sans*  Teste. 

n  iard.  —  Humanité. 
Johannès  Gravier.  —    Rose  et 

Rouge. 
Grand  Carteret.  —  La  France 

jugée  par  l' Allemagne. 

lin.  —  L'Inutile  Révolte. 
Gyp.       En  Balade. 
Arthur  Heulard. — Tu  esPetrus. 
Jules  Hoche.    —    Saint-Lazare. 
1  Hoche.        Le  Vice  Mortel. 

florin  La  Carrière  de 

!  -  La  Faillite  des 

1    n  uptrice. 
urnes. 
1  v     ,.\y.        1  'i  uquête 
111.  —  Alexa.i  Ire  Du; 

>..u    |u  .11. 

[.Leroy,      i  - 

I         \\      1]  M<  1 

d'un   (  ritiijue. 
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l /ik.   —    i 
l'Amour. 

■  A/.ZA.    —     Hygiène     de 
"Amour. 


Masson  -  Forestier.  —  L'At- 
taque Nocturne. 

André  Maurel.  —  La  Che- 
vauchée. 

André  Maurel.  —  Mémoires 
d  un  Mari. 

Jules  Mazé.  —  Les  Amants  de 
Trigance. 

Louis  Morin.  —  Carnavals 
Parisiens. 

Novakowski.  —  Une  Caserne 
Allemande. 

O.  Suli.  —  Artiflots. 

Lise  Pascal. —  La  Fille  deCircé. 

Georges  Régnal.  —  Mademoi- 
selle Pas   d'Amour. 

Georges  Régnal.  —  Deux  Ten- 
dresses, Deux  Détresses. 

Richard.  —  L'Armée  et  la 
Guerre. 

A.  Robida.  —  La  Clef  des  ( 

Clément  Rochel.  —  Cervantes 
Inédit. 

LÉONCE        ROUSSET.         —        Colite- 

Lointains. 

Fernand     Sarnette      —      Mé- 
moires   d'un    Forçat    Innocent. 
es  Sorrèze. —   En  dérive 

Armand    Sii.vestri       —   Gauloi 
sert--.  Nouvelles. 

Armand    Silvi 
opilants. 

Armani»     Su  \  -    Contes 

Incongrus. 

Arma--  o  Silves  i  kk. 

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BeaUharnais . 

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Mnntesson. 

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