UNE
AU XXe SIÈCLE
(LA BARONNE DE KRUDENER)
par
M. JOSEPH TURQUAN
OIS
- !- 1 1
3 (e
UNE ILLUMINÉE
AU XIXe SIECLE
A LA MÊME LIBRAIRIE
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SOUVERAINES ET GRANDES DAMES
UNE
ILLUMINEE
AU XIXe SIÈCLE
(LA BARONNE DE KRUDENER)
1.7G6-18S1
PAR
JOSEPH TURQUAN
PARIS
MONTGREDIEN ET Gie, LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8
Tous droits réservés.
Je n'ai pas la prétention d'apporter dans ce
livre des faits nouveaux sur la baronne de Kru-
dener; mais peut-être mes jugements le sont-ils.
Les documents qui m'ont servi à l'écrire, je les
ai trouvés dans les Mémoires et Souvenirs des con-
temporains, dans leurs correspondances, dans
des articles de Revues et de Journaux et aussi
dans les dictionnaires de biographie. C'est à
l'aide de tous ces traits épars, choisis avec sévé-
rité, que j'ai reconstitué la vie de cette femme,
remarquable à plus d'un titre.
J'ai consulté aussi deux ouvrages sur la
baronne de Krûdener : fun, celui de M. Ch. Ey-
nard, est écrit avec une bienveillance vraiment
exagérée; l'auteur, glissant avec trop de facilité
sur certains côtés fâcheux de la vie de son hé-
roïne, ne donne d'elle qu'une idée fort incomplète.
Il montre trop la « sainte » et pas assez la co-
quette. D'ailleurs ce livre, publié à Genève en
deux gros volumes, est aujourd'hui à peu près
introuvable.
— VI —
L'autre, écrit par le bibliophile Jacob, ri est
guère qu'un recueil de documents reliés par un
fil trop ténu pour permettre de saisir d'un coup
d'œil les détails et l'ensemble de la vie de cette
illustre coquette, qui devint une illuminée avant
que son orgueil s amusât à jouer à la sainte.
Je ne parle pas du livre de M. Cape figue, où
l imagination tient trop souvent la place du do-
cument.
Les deux belles études que Sainte-Beuve a con-
sacrées à Mme de JCrùdener, nous ont un peu servi
de guides.
En mettant sous les yeux des nouvelles généra-
tions le tableau complet de tout ce qu'on sait
maintenant sur Mm(l de Krùdener, je crois rendre
au public un service.
Les biographes, la plupart du temps, ne voient
dans leurs héros ou leurs héroïnes que ce qu'ils
veulent y voir, — ou y faire voir. Fidèle à mes
habitudes d'impartialité absolue, je me suis
efforcé de dépouiller tout parti-pris et mes ju-
gements sont formu lés en toute sincérité et avec
une entière liberté d'appréciation.
Faute d'autres mérites, mes lecteurs seront
assez bienveillants pour me tenir compte de
celui-là.
LA BARONNE DE KRUDENER
CHAPITRE PREMIER
Coup d'œil général sur la société parisienne au temps de
Louis XVI. — Jeunesse de mademoiselle de YVietinghoff. —
La Livonie. — Goût de mademoiselle de Wietiughoff pour
la campagne. — Voyage à Spa. — Portrait de la petite Julie.
— Voyage à Paris. — Demande en mariage. — Le baron
de Krudener. — Mademoiselle Julie épouse le baron de
KriïJencr. — Lune de miel. —Naissance d'un fils. — Départ
pour Venise. — Amour et voyage de noces. — Dissemblances
de goûts. — Enivrements de la vie à Venise. — Incompatibi-
lités d'humeur. — La baronne est trop romanesque et son
mari ne l'est pas assez. — Excès de sensibilité. — Le comte
Alexandre de Stakieff. — Amour platonique. — Rêve et
réalité. — Bonheur et plaisirs. — Dissipations et charité. —
A Copenhague. — Encore M. de Stakieff. — Fragilité hu.
maine. — Brouille dans le ménage. — Naissance d'une fille.
— Départ de la baronne pour Paris.
Il y eut deux femmes, et bien distinctes, dans la
baronne de Krudener : la mondaine et l'illuminée.
Femme du dix-huitième siècle jusqu'au jour où un
amour malheureux — son dernier — la fit rentrer en
elle-même, elle eu eut toutes les faiblesses. Légère,
1
2 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE
évaporée, enragée de plaisirs mondains comme
toutes ces poupées de salon, musquées, poudrées,
pomponnées et endiablées, sur lesquelles elle se mo-
dela tout d'abord, elle eut moins de « sensiblerie »
et plus de véritable sentiment qu'elles. Sans y son-
ger, elle eut même parfois du cœur; sans y songer
aussi, il est vrai qu'elle en manqua plus dune fois :
son pauvre mari ne le sut que trop. Mais son âme
inquiète, avant de se fixer pour un temps dans l'in-
constance, cherchait à se rattacher à quelque chose
de plus positif que les vaines démonstrations de la
courtoisie convenue d'un monde aussi égoïste au
fond que sceptique. La dissipation, l'entraînement,
les préjugés, l'atmosphère où elle vivait, ne lui per-
mettaient guère d'ouvrir les yeux sur le côté grave
et sérieux de la vie : sa jeunesse ne le lui permettait
pas davantage. Avec sa nature enthousiaste et toute
de prime-saut, elle se jeta tout d'abord dans les dissi-
pations et y apporta la même ardeur qui la devait jeter
plus tard dans l'illuminisme, la dévotion, le mysti-
cisme et les prédications. Il semblait écrit que son
âme en ébullition dépasserait toujours la note. Il y
avait du fond en elle, et beaucoup même : il n'y avait
pas, hélas 1 une égale dose d'équilibre. De là des
inconséquences, des aventures, dont le bon goût au
moins, à défaut de l'esprit de devoir, aurait dû la pré-
server. Mais la faute en est moins à elle peut-être,
qu'à son éducation, ou plutôtàson manque d'éducation
première, d'éducation sérieuse. Jetée de très bonne
heure dans le monde le plus corrompu qui fut jamais,
celui de la monarchie agonisante de Louis XVI,
LA BARONNE DE KRÙDENEU à
quoi d'étonnant que cette jeune femme en ait tout
d'abord pris les mœurs? Une aventure d'amour,
dans une cour du Nord, lui avait fait faire les pre-
miers pas. A son âge, et à Paris où il était de bon ton
d'afficher de mauvaises mœurs, il eût fallu une âme
fortement ancrée dans l'esprit de devoir, une volonté
bien trempée par les leçons de la famille, pour la
maintenir sur la grande route de l'honneur, alors que
chacun s'engageait dans les mille sentiers plus ou
moins couverts qui s'en échappent. Si elle eût été
élevée, non pas dans un de ces couvents à la mode,
comme l'Abbaye-au Bois, par exemple, où l'on n'en-
seignait guère aux jeunes filles que ce qu'il leur fal-
lait pour ne pas être honnêtes femmes — et les
cahiers de souvenirs de la princesse Hélène de Ligne
sont là pour en témoigner — mais dans une maison
d'éducation sérieuse, comme il y en avait aussi, elle
fût devenue une des femmes les plus remarquables
de son temps. Elle en fut une des plus extraordinaires.
Barbe-Julie de Wietingholf naquit à Riga, en
Livonie, dans cette froide province qui gît au fond
d'un golfe de la mer Baltique, entre la Gourlande et
lEsthonie. Elle y passa toute son enfance, sauf les
mois d'été, qui ont la longueur de leurs jours pour
dédommager un peu les habitants de leur lenteur à
venir et de leur vitesse à s'en aller. Quand le pâle
soleil de ces contrées commençait à percer les brouil-
lards et à fondre les dernières neiges, elle allait avec
ses parents à Marienbourg, à dix lieues au sud de
Dantzig. C'est là qu'on passait l'été. On allait souvent
4 UNE ILLUMINEE AU XIX0 SIECLE
aussi à l'une des terres patrimoniales de la famille,
au château de Kosse, en Livonie.
Ces paysages sévères du Nord ne furent sans doute
pas étrangers à ce goût que madame de Krùdener
eut de tout temps, même dans la période la plus
mondaine de sa vie, pour la campagne. Elle la com-
prenait, la sentait avec toute l'intensité d'une âme
délicate et rêveuse. Et cela sans avoir encore lu
Rousseau, qui fut le grand initiateur du dix-huitième
siècle aux beautés de la nature. « Je me trouvais il y
a quelques années, a-t-elle écrit, dans une des plus
belles provinces du Danemark : la nature, tour à tour
sauvage et riante, souvent sublime, avait jeté dans
le magnifique paysage, que j'aimais à contempler, là
de hautes forêts, ici des lacs tranquilles, tandis que,
dans l'éloignement, la mer du Nord et la mer Bal-
tique roulaient leurs vastes ondes au pied des mon-
tagnes de la Suède, et que la rêveuse mélancolie
invitait à s'asseoir sur les tombeaux des anciens
Scandinaves, placés, d'après l'antique usage de ce
peuple, sur des collines et des tertres répandus dans
la plaine... J'aimais à sentir et à méditer, et souvent
je créais autour de moi des tableaux aussi variés que
les sites qui m'environnaient... » (1). C'est dans la
majesté un peu triste de ces paysages que son âme
d'enfant reçut de la nature ces impressions ineiïa-
çables qu'elle sut plus tard si bien rendre. Les eni-
vrements de la jeunesse et du monde les reléguèrent
quelque temps au second plan, mais elles furent la
(I) Préface de Valdrie.
LA BARONNE DE KRUDENER D
base de la religiosité mystique dans laquelle elle
devait, après plus d'une fredaine et plus d'une désil-
lusion, laisser glisser son âme avide d'un idéal qu'elle
n'avait d'abord cherché que dans les vaines dissipa-
tions du monde et dans l'indiscipline du cœur.
Les biographes ne sont pas d'accord sur la date de
sa naissance. Les uns la font naître en 17ÔG ; d'autres,
qui mettent de la galanterie jusque dans l'histoire,
lui font la politesse de ne la laisser venir au monde
qu'en 1770. Mais il semble certain qu'elle naquit le
21 novembre 1764. Son père était le plus riche sei-
gneur de la province de Livonie et tenait un grand
état de maison. Il était de vieille noblesse : deux de
ses ancêtres avaient élé grands-maîtres de l'Ordre
Teutonique, cet ordre de chevalerie fondé par des
seigneurs allemands au temps des Croisades. Il avait
épousé une des filles du feld-maréchal comte de Mùn-
nich, qui se distingua si brillamment au service de la
Russie (1).
La jeune Julie avait donc de qui tenir pour les sen-
timents d'honneur et de dignité, pour le courage et
la fermeté du caractère. Il ne semble pas cependant
que ses parents se soient beaucoup préoccupés de dé-
velopper et d'assurer sur des bases inébranlables les
belles qualités qui sommeillaient au fond de son
âme : ce n'était pas la mode alors de soigner l'éduca-
tion des jeunes filles et c'était à leur intelligence de
(l) Voir la Vie du comte de Mùnnich, général feld-maréchal au
service de Russie, ouvrage orné d'un portrait de Burchard-
Chri-tophe, comte de Mûnnich, et traduit librement de l'alle-
mand de Gerhard-Antoine de Ilalem. Pari?, 1807.
6 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIKCLE
réparer plus tard ces fâcheuses négligences. La petite
Julie apprit le français etl'allemand, non parce qu'on
les lui enseigna, mais parce que c'étaient les langues
en usage dans la maison. Et son enfance se passa,
absorbée par les jeux et les menues occupations
d'une vaste demeure, et dans les contemplations de la
nature quand le temps lui permettait de mettre les
pieds dehors. Du reste, aux yeux de ses parents,
qu'avait-elle besoin d'apprendre? N'était-elle pas de
la plus haute famille du pays ? Cette famille n'en
était elle pas la plus riche? La petite avait donc toutes
les qualités, et ses parents eussent été bien étonnés
si quelque sot se fût avisé de leur dire que cela ne
suffit pas et qu'on a d'autres devoirs envers ses en-
fants que de leur léguer noblesse — ce qui ne dépend
pas de nous, quoiqu'à présent beaucoup aient trouvé
le moyen de la léguer sans l'avoir jamais eue — et
fortune, ce qu'il est maintenant assez facile d'acquérir
avec de l'ordre et de la prévoyance.
La petite fille grandissait donc, sans annoncer de
dispositions qui la distinguassent des autres enfants
de son âge. C'était l'usage à cette époque, parmi les
gens de grande compagnie et aussi parmi ceux qui
n'étaient que riches, d'aller passer deux ou trois mois
à Spa. M. et M,m> de Wietinghoiï étaient trop de
leur monde pour ne pas faire comme tout le monde.
Ils allèrent donc à Spa, et leur fille fut du voyage.
Elle était alors une jeune personne d'apparence assez
insignifiante et qui n'attirait encore nullement les re-
Is. « Elle était grande, a dit d'elle son biographe
le plus sérieux ; elle avait le teint brouillé, le nez gros
LA. BARONNE DE KRUDENER 7
et les lèvres avancées, mais les yeux grands et bleus
et les cheveux charmants ; ses bras étaient aussi
d'une véritable beauté. » (1) Telle elle était lorsqu'a-
près leur séjour à Spa M. et M""' de WietinghofT vin-
rent à Paris, ville qui exerçait un bien autre prestige
que Spa, Paris, que l'abbé Galiani appelait « l'hôtelle-
rie de l'Europe » et qui, en dépit de bien des révolu-
lions, peut-être aussi à cause d'elles, l'est maintenant
plus que jamais.
La petite Julie était trop jeune pour qu'on la con-
duisît, comme on l'a dit, (2) dans les salons litté-
raires et philosophiques du temps. Son père n'avait
absolument rien qui le pût faire désirer dans ce
milieu. Mais sans doute l'a-t-on dit parce que M. de
WietinghofT, qui avait fait, en 1764, la connaissance
de Bernardin de Saint Pierre, lieutenant du génie,
passant par Riga, l'avait retrouvé à Paris et que des
relations suivies s'étaient établies entre eux. Mais il
ne s'occupait ni de littérature ni de philosophie, et il
ne fréquenta point les salons littéraires. Il ne vit ni
Helvétius, ni Diderot, ni d'Alembert, ni Grimm, et
s'il fit apprendre quelque chose à sa fille, ce ne fut
point à philosopher, mais à bien faire la révérence,
ce qui est autrement important. C'était une bien
grosse affaire, alors, que de bien faire la révérence!
Vestris, le diou de la danse comme il s'intitulait lui-
même, prenait une part capitale à cette initiation,
mais des maîtres de bonne tenue, de grâce et de
fi) Ch. Eynard, Vie de madame de Kriidener, t. I, p. 5.
,2) Le comte Alexandre de Tilly, dans ses Mémoires.
8 UNE ILLUMINÉE AU XIXP SIÈCLE
maintien complétaient le divin enseignement du maî-
tre à danser. On sait que l'art de bien faire la révé-
rence comprenait la manière de se présenter, de faire
son compliment d'entrée dans un salon, de s'y tenir
et de s'y mouvoir avec le naturel étudié, factice, qui
était alors le bon goût suprême. Si la jeune fille, à
Paris, apprit autre chose, ce fut par elle-même : son
esprit vif et fureteur était certainement capable de
lui faire faire mille réflexions que les parents et les
maîtres ne songent pas à suggérer et qui, beaucoup
plus que les leçons qu ils donnent ou ne donnent pas,
apprennent la vie aux enfants.
On demeura à Paris l'hiver de 1777 à 1778. On
allait dans le monde, chez quelques personnes que
l'on avait rencontrées à Spa, entre autres chez la du-
chesse de Vaujours la Vallière dont le salon réunis-
sait le monde le plus distingué de l'époque (1).
Avoir fait un voyage à Paris, quand on habitait
Riga, vous mettait alors singulièrement en évidence.
Aussi la jeune Julie devait-elle être bien heureuse et
(1) Elle était elle-même d'une distinction très singulière, à
en croire Chamfort : a M. de Barbauçou, dit-il, qui avait été
très beau, possédait un très joli jardin que madame la du-
chesse de la Vallière alla voir. Le propriétaire, alors très vieux
et très goutteux, lui dit qu'il avait été amoureux d'elle a la
folie. Madame de la Vallière lui répondit: « Hélas! mon
)) Dieu, que ne parliez-vous ? vous m'auriez eue comme les
b autres. » Elle demeura belle jusqu'à un âge très avancé .
C'est pour elle que la comtesse d'Iloudetot a fait ce joli
quatrain :
La nature prudente et saga
Force le tempi à respecter
i barmei de ce beau visage
Qu'elle n au: ait pu rép
LA BARONNE DE KRUDENER 9
bien fière de parler aux petites amies de Livonie, au
fond d'un golfe de la mer Baltique, des éblouissantes
choses qu'elle avait vues. Ce voyage lui mit sur la
tête une auréole et jamais plus, depuis, elle ne pourra
se passer d'auréole. Il lui en faudra toujours une,
sainte ou profane, d'or ou de plaqué. Faute de cou-
ronne, ce joujou fera partie de ses accessoires de
toilette.
Est-ce pour l'auréole de ses seize ans et de ses
cheveux blonds, est-ce pour celle que donne la for-
tune, que mademoiselle de WietinghofT fut demandée
en mariage par un gentilhomme du voisinage dont
les terres touchaient à celles de ses parents ? On ne
sait. Toujours est-il que le mariage fut décidé. Les
parents sont tous les mêmes. Ils n'avaient oublié
qu'une chose, en l'arrangeant : c'était de consulter la
jeune fille. Mais on ne s'inquiétait pas plus alors que
maintenant de si piètres détails. Julie n'avait au-
cune aversion pour le mariage, mais elle en eut pour
le mari qu'on lui présentait. On n'écouta point ses
objections, on se moqua de ses répugnances. En dé-
sespoir de cause, la pauvrette s'adressa à Dieu et le
pria d'empêcher ce mariage. Une bienheureuse ma-
ladie, véritable don du ciel, une rougeole fort grave,
vint la tirer d'embarras. Le prétendant ne maintint
pas sa candidature et la nouvelle de son désistement
hâta la guérison de la malade.
Deux années se passèrent encore pour elle en toute
liberté. L'intense et un peu triste poésie des mysté-
rieux pays du Nord acheva d'apposer son empreinte
sur l'âme plus mystérieuse encore de la jeune livo-
1.
10 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
nienne ; elle passait des heures entières à rêver pen-
dant les longues journées d'été, scrutant l'horizon de
ses yeux Je clair saphir
Qui regardaient au loin la Baltique bleuir (1)
et elle avait dix-huit ans lorsque le baron de Kri'i-
dener la demanda en mariage.
Ce n'était pas le premier baron venu que M. de
Krïidener. Contrairement aux gens de qualité de
son temps qui se croyaient quittes envers la patrie et
envers eux-mêmes quand ils avaient daigné prendre
« la peine de naître », et qui « savaient tout sans
avoir jamais rien appris », le jeune de Kriïdener
avait fait de très bonnes études à l'université de
Leipzig. Il y avait, ce qui vaut mieux encore, pris le
goût du travail. Malgré tout cela, il entra dans la di-
plomatie : il fut attaché à plusieurs ambassades et
servit de son mieux, c'est à dire très bien. Mais il pa-
raît que ses qualités, sa science et ses aptitudes di-
plomatiques, son éducation et sa distinction person-
nelle étaient, dans le mariage, un bagage inutile,
puisque, marié deux fois, le digne homme se vit
obligé de divorcer deux fois, l'histoire ne dit pas à la
suite de quelles vertus inattendues découvertes chez
ses femmes. Il ne lui restait de ses tentatives pour
forcer la porte du bonheur que de l'amertume et des
désillusions. Il lui restait aussi une charmante petite
fille pour le consoler de tout cela. La petite allait sur
(!; Françoit Coppée, Poésies% 1874-1878. Souvenir de Dane-
LA BARONNE DE KRUDENER 11
ses neuf ans et commençait à avoir besoin de la di-
rection d'une mère. Par dévouement pour elle, et
dans la conviction qu'il avait épuisé la malignité du
sort — et des femmes, — mais plus possédé encore
d'un incurable penchant à la confiance, comme toutes
les âmes pures, le baron se décida à se marier une
troisième fois. Il avait entendu dire beaucoup de bien
de mademoiselle Julie de WietinghofT: il demanda sa
main.
Sans être précisément ce qu'on appelle jolie, la
jeune fille s'était formée depuis son départ de Paris.
On la disait charmante. « Elle était d'autant plus inté-
ressante, a écrit un mémorialiste, qu'elle était pleine
de grâce et d'esprit. Sa physionomie était ravissante,
son esprit facile et léger. Ses traits mobiles expri-
maient toujours le sentiment et la pensée; sa taille
était moyenne, mais parfaite, ses yeux bleus étaient
toujours sereins, toujours vifs, et son regard péné-
trant semblait, comme disait Diderot, traverser le
passé ou l'avenir. Qu'on ajoute à ce portrait des che-
veux cendrés retombant en boucles sur les épaules,
quelque chose de singulier et de neuf, d'imprévu
dans les gestes et les mouvements, et on aura une
idée de madame de Krudenerdans sa première jeu-
nesse (1). »
Mademoiselle de WietingholF fut flattée de la de-
mande du diplomate. Elle préférait infiniment, main-
tenant qu'elle avait vu Paris, avoir pour mari un
homme dont la carrière se faisait dans les capitales,
<1) Comte Alexandre de Tilly, Mémoires, t. II.
12 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
dans les cours et dans le monde le plus distingué de
l'Europe, qu'un hobereau quelconque vivant de la vie
bête et toute matérielle de la plupart des paysans à
titres et à prétentions qu'on appelle des gentilshommes,
et dont tout le mérite se borne à Jtirer des lapins ou à
forcer des lièvres, et la science à connaître à fond le
métier et le jargon de palefrenier. Ses aspirations à
une existence affinée ne trouvaient pas, dans la pers-
pective de partager sa vie avec un être de cette
espèce, la satisfaction de goûts peut-être plus roma-
nesques qu'il n'eût été séant de les avoir. Aussi
accueillit-elle la demande du baron de Krïidener.
Ce n'est pas qu'elle le trouvât plus beau qu'un autre,
ni qu'elle ressentît pour lui un entraînement irré-
sistible. Non. D'abord le diplomate n'était plus de
la première jeunesse, étant né en 1744. Il paraissait
même quelque peu défraîchi à côté des dix-huit ans
en fleurs de mademoiselle de WietinghofF. Pensez
donc, aussi : quand on a fait déjà deux essais malheu-
reux de la vie conjugale, il serait étonnant que les
chagrins n'aient pas laissé quelques plis sur le front,
que les yeux, à force de pleurer, ne se soient pas
un peu creusés. Pour un militaire, les campagnes
de guerre comptent double : pour un mari, les cam-
pagnes conjugales, surtout quand elles sont malheu-
reuses, doivent compter davantage. Le baron eût
assurément mieux fait de prendre sa retraite que
de tenter une revanche. Il le pensait peut-être dans
le fond de son âme, mais, un démon le poussant,
il mit en avant, pour étouffer toute appréhension,
l'intérêt de sa fille. Et puis, le bonheur aurait vite
LA BARONNE DE KRÙDENFR 13
fait de réparer ses avaries et de lui donner une
seconde jeunesse.
llélas! comme aux autres hommes, la vie ne lui
avait pas donné d'expérience. Si M. de Kriidener
avait été un brillant élève de l'université de Leipzig-,
s'il se montrait un diplomate des plus distingués, il
allait bientôt s'apercevoir que la carrière du mariage
exigeait décidément des qualités de diplomatie et
autres, et une science de philosophie pratique aux-
quelles ne l'avaient préparé ni les leçons de l'illustre
moraliste Gellert dont il avait été un des plus aimés
disciples à Leipzig, ni les hautes négociations poli-
tiques dans lesquelles il s'était fait remarquer par son
ta t et son habileté, lors de la réunion de la Cour-
lande à la Russie. Il avait satisfait ses maîtres, il
avait satisfait sa souveraine la grande Catherine, il
n'arrivera pas à satisfaire sa femme, la petite Julie !
En attendant, il paraissait satisfait d'elle, — et de
lui. C'est dans le château de sa propre mère qu'il
vécut, pour commencer, avec sa jeune femme. L'in-
térieur était patriarcal. On eût pu cependant lui re-
procher un peu trop de cérémonie. Cela manquait
d'abandon, de libre et franche cordialité. On se di-
sait en famille Madame ma sœur et Votre Excel-
lence. Tout cela sans rire. Ces pays du Nord semblent
glacer toute expansion chez leurs habitants. Mais la
jeunesse de la nouvelle baronne, figée un instant dans
ses veines par ces cérémonies intempestives et ce ri-
dicule protocole dans l'intimité de la famille, reprit
bientôt ses grâces primesautières. Franche et loyale,
elle n'avait pas ressenti, en entrant au château des
Il UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Krudener, cette aversion instinctive, plus souvent
préméditée et voulue, qu'éprouvent tant de jeunes
femmes contre la famille dans laquelle elles entrent,
et qui ne provient le plus souvent que de la crainte
de trouver en elle un censeur sévère des écarts et des
folies qu'elles se proposent de faire ; de voir démas-
quer par elle certains calculs de domination, d'efface-
ment et de domestication du mari : toutes choses
qui, — elles le savent bien — ne plairont qu'à moitié
à la famille de ce mari, moins indulgente que lui,
moins aveugle aussi en tout ce qui concerne sa tran-
quillité et son bonheur. Madame de Krudener ne
faisait point de ces odieux calculs. Elle prit genti-
ment sa part des fêies et divertissements que sa nou-
velle famille lui offrit; elle les égaya, autant que ce
diable de protocole le permettait, de son entrain et
de sa bonne humeur, et une grossesse, fête de fa-
mille qui couronna les autres fêtes, vint mettre le
comble au bonheur de tous les habitants du château.
Le 31 janvier 1784, la jeune femme mit au monde
son (ils Paul qui, comme son père, suivra la carrière
diplomatique, et se retrouvera dans la suite de ce
récit.
Dans le courant de l'été, M. de Krudener fut
nommé ambassadeur à Venise. Ce fut une grande
joie pour sa femme que de se voir ambassadrice.
Aussi, pour faire en quelque sorte son apprentissage
du monde, voulut elle accompagner M. de Krudener
à Saint-Pétersbourg, lorsqu'il y alla prendre ses ins-
tructions avant de rejoindre son nouveau poste. Elle
eut la satisfaction, autant de vanité que de curiosité
LA BARONNE DE KRÛDENER 15
bien naturelle, d'être présentée à l'impératrice Cathe-
rine et d'être reçue à sa cour, qu'elle put voir dans
toute sa splendeur.
On partit pour Venise. Rien de plus charmant
qu'un voyage de noces en voilure, à petites journées,
de Saint Pétersbourg à Venise. Les hasards et les in-
cidents de la route, à travers des pays primitifs et un
peu sauvages, semaient les jours — les nuits aussi —
de mille petites surprises ou déceptions adorables. Il
avait fallu emporter avec soi les choses les plus indis-
pensables : batterie de cuisine, literie, etc. C'était
exquis. C'eût peut-être été désagréable pour des
êtres embourgeoisés dans des habitudes incurables
de vieux épiciers retirés, qui ne connaissent que leur
petit coin et ne se plaisent qu'à croupir dans ce petit
coin et dans leur sottise. Mais un tel voyage devait
provoquer d'interminables rires et des sujets de
bonheur toujours renaissants chez de nouveaux ma-
riés qui s'aiment. Ceux-ci s'aimaient-ils? M. de
Krudener, incontestablement, aimait sa femme, mais
à sa manière, et sa femme ne trouvait point, inpetio,
que ce fût la bonne. Guéri par ses essais malheureux
de bonheur conjugal, de toute expansion de sentiment
irréfléchie, il était, sans s'en douter peut-être, devenu
trop mesuré dans sa conduite envers sa jeune femme.
Il pensait trop au passé et à ses deux premières
épouses : il était ainsi amené à penser trop aussi à
l'avenir et à ce que deviendrait plus tard sa troisième :
tout cela le rendait réservé sur le présent et il ne
sentait pas les inconvénients de ne montrer que trop
souvent un visage préoccupé et sérieux. De plus, ses
16 UNE ILLUMINÉE AU XIX6 SIECLE
quarante ans bien sonnés, ses habitudes de travail,
la gravité de son esprit discipliné, étaient des obstacles
à ce qu'il se mît en diapason des sentiments plus en-
fantins, plus capricieux d'une femme passablement
romanesque qui avait vingt ans de moins que lui.
Il y avait assurément disproportion entre ces deux
époux : à quarante ans, un homme intelligent et cul-
tivé a plutôt besoin d'une compagne avec laquelle il
puisse échanger des idées, que d'une poupée plus ou
moins parlante à habiller et déshabiller, à dorloter
sur ses genoux, à friser, peigner, enrubanner, pom-
ponner et bourrer de bonbons comme un caniche.
Un peu rouillé sur toutes ces importantes choses,
M. de Krudener répondait, par trop de protocole et
en homme de trop bonne compagnie aux expansions
fantaisistes de Julie. Il régnait du cérémonial, par
conséquent de la froideur, là où il n'eût dû se trouver
que de l'abandon et du naturel. Bref, ils étaient deux
au lieu de ne faire qu'un.
La jeune femme, cependant , s'était mis en tête
d'aimer son mari. Elle l'aima, si l'on veut : elle lui
faisait mille coquetteries, — ce qui n'était pas de la
vraie tendresse, ni du véritable amour, — mais enfin
elle se montrait charmante pour lui. Et c'est déjà
beaucoup. De son côté, M. de Krudener n'avait pas
besoin de se battre les flancs pour lui en témoigner
sa reconnaissance et lui faire voir qu'il l'aimait. Mais,
là aussi, là surtout, « il y a la manière. » M. de Kru-
dener n'avait pas appris, malgré ses deux apprentis-
sages officiels, à plaire aux femmes. Il ne joua
jamais dans la vie de la sienne qu'un rôle effacé. Tou-
LA BARONNE DE KRUDENER 17
jours correct, aisé d'esprit, mais gauche de cœur,
il était, comment dirai-je? trop administratif, trop
homme du monde, trop « ambassadeur » devant la
jolie tête blonde, un peu folle, c'est vrai, de sa
jeune femme. Celle-ci, qui n'était pas encore très
pénétrée de sa dignité d'ambassadrice, rêvait de
roman dans le mariage, de déclarations furtives et
autres balivernes qui font tourner tant de cervelles
féminines. Elle n'aimait pas les formules et n'avait
pas le goût des phrases toutes faites : et elle repro-
chait, mais tout bas, à son mari, de ne pas se
laisser aller à l'improvisation. Ce n'est point qu'elle
n'aimât pas M. de Krudener : non ; mais elle eût
voulu le voir plus amant que mari. Dans le mariage,
il lui fallait de l'imprévu, de la fantaisie, de ce que
Benjamin Constant a appelé a la romanesquerie »,
que sais-je?... Il y a des femmes qui ne sont jamais
contentes. Bref, il fallait à madame de Krudener ce
qu'elle n'avait pas, ou, si l'on veut, ce qu'elle trouvait
que son mari n'avait pas. N'est-ce pas l'éternelle his-
toire des ménages?
Une autre chose encore nuisait au parfait équilibre
de celui-là. M. de Krudener n'avait pas été long à
s'apercevoir des énormes lacunes de l'éducation et
l'instruction de sa jeune femme : les heureuses quali-
tés de son esprit n'avaient nullement été dévelop-
pées. La plupart des hommes ne s'aperçoivent pas
de ce détail quand ils épousent une sotte ou une
ignorante, et, au lieu de perfectionner l'éducation de
leur ennemie intime, d'en réformer les défauts et
d'en développer les qualités — quand il y en a, — ils
18 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
se mettent à adorer le tout en bloc ; souvent même
ils adoptent ce qu'il y a de fâcheux chez l'adorée,
prennent ses idées fausses et vont jusqu'à prendre
aussi ses fautes de langage. Ce n'est plus l'amour
fou, c'est l'amour bête. M. de Krïidener ne poussait
pas le sien jusque-là. Il trouvait qu'on peut parfaite-
ment aimer sa femme, voir en même temps ses dé-
fauts, et essayer de les corriger. Et c'est pour cela
qu'il se mit, en homme avisé, à compléter et perfec-
tionner l'instruction et l'éducation de la sienne. Il
découvrait d'ailleurs en elle un esprit vif et capable
d'apprendre. Il s'appliqua à la mettre en état de tenir
avec distinction son rang dans le monde. C'était lui
rendre un grand service. Mais la baronne ne le com-
prenait pas encore et ne pouvait se défendre d'une
certaine hostilité contre ce mari-précepteur qui ne lui
donnait tant de leçons que parce qu'il ne la trouvait
pas parfaite. Et s'il ne la trouvait pas parfaite, c'est
qu'il ne l'aimait pas. Est-ce que le véritable amour ne
doit pas être aveugle ?... De son côté, M. de Kriïde-
ner ne faisait-il pas là un travail de dupe? Il s'alié-
nait d'abord sa femme en froissant son amour-propre
d'enfant peu instruite ; et puis, était-ce bien pour lui
qu'il travaillait? C'était un peu problématique. Le
Sic vos non vobis de Virgile pouvait très bien s'ap-
pliquer à son cas particulier : peut-être le baron
l'a-til appréhendé, car cette pensée est de tous les
temps, IJalzac n'a-t il pas dit que la femme est un
diamant que le mari est chargé de tirer de sa gangue,
qu'il doit tailler, polir et monter richement — pour
le voir circuler plus tard de main en main.
LA BARONNE DE KIUIDENER 19
L'on arriva à Venise. Ce fut, pour la baronne de
Ivrudener, un enchantement, un enivrement de
chaque jour. Tout ce qu'elle voyait la changeait éton-
namment d'avec les pays du Nord. Les distractions
mondaines, la beauté d'une ville étrange où l'on dé-
couvre toujours des perspectives, des couleurs nou-
velles, selon les heures de la journée, lui faisaient
oublier que le cœur de son mari ne battait pas si
vite, ni de la même façon que le sien. Elle commen-
çait cependant à en prendre son parti. Les bals, les
fêtes, les spectacles, une ville incomparablement
voluptueuse en tout, lui donnaient d'ailleurs trop de
distractions pour qu'elle eût le loisir de songer à un
mari. Elle l'avait, n'est-ce pas? Alors, pourquoi y
penser?
Madame de Kriidener a décrit Venise, telle qu'elle
la voyait en ces temps fortunés, avec ses yeux éblouis
de femme du Nord. « Venise, dit-elle, est le séjour
de la mollesse et de l'oisiveté. On est couché dans des
gondoles qui glissent sur les vagues enchaînées ; on
est couché dans ces loges où arrivent les sons en-
chanteurs des plus belles voix de l'Italie On dort une
partie de la journée ; on est, la nuit, ou à l'Opéra ou
dans ce qu'on appelle ici des casins. La place de
Saint-Marc est la capitale de Venise, le salon de la
bonne compagnie, la nuit, et le lieu de rassemble-
ment du peuple, le jour. Là, des spectacles se succè-
dent; les cafés s'ouvrent et se referment sans cesse;
les boutiques étalent leur luxe ; l'Arménien fume si-
lencieusement son cigare; tandis que, voilée et d'un
pas léger, la femme du noble Vénitien, cachant à
20 UNE ILLUMINÉE AU X1XL' SIECLE
moitié sa beauté et la montrant cependant avec art,
traverse cette place, qui lui sert de promenade le
matin, et le soir la voit, resplendissante de diamants,
parcourir les cafés, visiter les théâtres et se réfugier
dans son casin pour y attendre le soleil. Ajoute à
tout cela, Ernest, le tumulte du quai qui avoisine
Saint-Marc, ces groupes de Dalmates et d'Esclavons,
ces barques qui jettent sur la rive tous les fruits des
îles, ces édifices où domine la majesté, ces colonnes
où vivent ces chevaux, fiers de leur audace et de leur
antique beauté. Vois le ciel de l'Italie fondre ses
teintes douces avec le noir antique des monuments ;
entends le son des cloches se mêler aux chants des
barcarolles ; regarde tout ce monde : en un clin d'ceil
tous les genoux sont ployés, toutes les têtes se bais-
sent religieusement ; c'est une procession qui passe.
Observe ce lointain magique: ce sont les Alpes du
Tyrol qui forment ce rideau que dore le soleil. Quelle
superbe ceinture embrasse mollement Venise ! C'est
l'Adriatique ; mais ses vagues resserrées n'en sont
pas moins filles de la mer, et, si elles se jouent au-
tour de ces belles îles, d'où se détachent de sombres
cyprès, elles grondent aussi, elles se courroucent
et menacent de submerger ces délicieuses re-
traites. (1) »
On voit que madame de Krùdener comprenait
Venise, qu'elle en savait jouir et parler en artiste. Ce
mouvement, cette vie, ces couleurs déjà orientales la
jetaient dans des enivrements qui l'empêchaient de
(1) Valérie, L< ttre xxi.
LA BARONNE DE KRUDENER 21
voir, quand ils ne la mettaient pas, au contraire, trop
en relief, la nature plutôt froide et positive de M. de
Krudener. Elle lui reprochait d'être toujours « préoc-
cupé des affaires publiques. » Mais pourquoi aussi
cette jeune pensionnaire, qui n'avait jamais été en
pension, avait-elle épousé un grave diplomate? Elle
lui était attachée cependant, peut-être par devoir,
par volonté, par un loyal essai d'amour: qui sait?
peut-être seulement par excentricité, pour s'amuser...
Mais il paraît que, chez les femmes, ces choses-là
n'amusent pas longtemps. Plus elle allait, plus ma-
dame de Krudener s'apercevait que l'âme de son
mari n'était pas sœur de la sienne. La sienne était
neuve, la page en était encore toute blanche, et
M. de Krudener, dont la page était passablement
barbouillée, ne savait rien graver sur celle de sa
femme. Le contraste était trop grand, et Venise, avec
ses splendeurs et ses fêtes, avait peine à faire oublier
à la romanesque jeune femme la bonhomie toujours
calme, souriante et de bonne compagnie, mais peut-
être trop raisonnable, de son mari.
L'été arriva. Venise est intenable par les chaleurs.
M. et madame de Krudener se retirèrent à la cam-
pagne, à quatre lieues dans les terres, dans une jolie
villa qu'on appelait « La Mira ». Les souvenirs que
la jeune femme garda de ces jours d'été passés sur
les bords de la Brenta, marquèrent au nombre des
meilleurs de sa vie. Lisez Valérie, ce joli roman
qu'elle publia sous le Consulat : elle y a semé de ces
souvenirs dans plus d'une page, et ils sont comme
des fleurs dans une couronne de verdure. Fleurs de
22 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
cimetières parfois, au milieu des cyprès. Mais pour-
quoi aimons-nous à parler des lieux où a lui pour
nous un rayon de fugitif bonheur? Est-ce que nous
espérons en recueillir de nouvelles et douces impres-
sions? Oh ! la vaine espérance ! Nous ne recueillons
de l'évocation des temps et des êtres aimés qui ne
sont plus, de l'évocation de nos rêves, que la douleur
de les avoir perdus. Est-ce que la vie ne nous apporte
pas assez de chagrins pour en vouloir augmenter le
nombre par le souvenir?
Le climat enivrant de Venise ne parvenait pas à
donner un peu d'expansive souplesse à l'amour que
M. de Kriidener portait à sa femme. Mais l'ambassa-
deur avait-il raison de ne pas chercher à se montrer
autre qu'il n'était? S'il est, paraît-il, nécessaire de ne
pas être toujours vrai en diplomatie, il faut l'être
dans tout le reste. Mais l'amour est-il autre chose
qu'une diplomatie de tous les instants, avec un mas-
que de satin et des gants de velours, avec ses chatte-
ries, mais aussi avec ses luttes, ses menaces et ses
ultimatums ? Aussi faut-il, avant que l'adversaire
ait laissé voir son jeu et démasqué ses batteries, se
tenir sur la plus prudente réserve : surtout quand un
fossé de vingt années sépare les deux parties adverses.
Sait-on dans quel intérêt on a été accepté? Ce n'est
pas par amour, assurément. Il faut donc de la cir-
conspection et se bien garder de se livrer : les Dalilas
sont de tous les temps.
Cette prudence ne doit pas empêcher de se mon-
trer naturel. Un rôle forcé se soutiendrait difficile-
ment et l'on reviendrait tôt ou tard à sa véritable
LA BARONNE DK KRUDENEB 23
nature, sans en recueillir d'autre fruit que de faire
prendre pour de l'hypocrisie ce qui n'eut été que la
plus élémentaire prudence. Il est certains hommes
qui, parce qu'ils brûlent d'amour, brûlent aussi leurs
vaisseaux et ne se ménagent aucune retraite : ils
n'admettent pas qu'ils puissent s'être trompés, ni
ne songent qu'ils puissent être trompés; ils prennent
dès le commencement une confiance naïve, sans
se demander si, parce qu'on a de bons et loyaux
sentiments, la partie adverse en a de pareils, si elle
a, enfin, un amour du devoir assez ferme pour mé-
riter cette confiance. Mais, comme eux-mêmes la
méritent, ils ne peuvent s'imaginer que leur femme
n'y a peut-être pas les mêmes droits. Il faut en effet
remarquer que l'amour revêt toujours la forme du
caractère de la personne qui en est atteinte. Cette
personne est-elle froide? Elle ne dira jamais de ces
mots brûlants comme la lave, de ces mots de feu qui
s'échappent naturellement de certains cœurs tou-
jours en éruption comme le Vésuve. Est-elle ardente?
Elle ne saura rien faire, rien dire avec calme, et sera
toujours emballée. Est- elle capricieuse, fantaisiste,,
primesautière? Jamais elle ne saura demeurer dans
les règles étroites et convenues d'un intérieur froid
ou compassé. Est-elle, au contraire, mesurée? Elle
aura beau faire, l'amour en elle, si elle en a jamais,
ne sera pas expansif : s'il essaie de le devenir, ce
sera gauchement, d'une façon guindée, et il prendra
ainsi tout l'air de la fausseté.
M. de Krudener ne cherchait pas à donner à son
amour un caractère qui n'était pas le sien. Il aimait
24 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
sa femme comme sa nature, son âge, ses habitudes
de gravité, son tempérament le portaient à l'aimer.
S'il ne lui faisait pas de vers, c'est que le romanesque
et le madrigal n'entraient pas dans sa manière. La
baronne, au contraire, aimait d'une façon double-
ment différente : selon une imagination rêveuse et
poétique, et selon un cœur coquettement capricieux.
Elle prenait des airs navrés lorsqu'elle voyait ses
gentillesses passer inaperçues, inappréciées de son
mari, et la blessure en demeurait longtemps. On voit
ordinairement le contraire dans la vie, et c'est la
femme qui ne saisit pas ou dédaigne, par calcul, les
amabilités du mari; elle les accueille d'un petit air
détaché qui, parce qu'elle ne veut pas dire : je n'ai
pas compris, prend sa revanche en paraissant dire :
je irien moque. Mais, hâtons-nous de le déclarer,
ces femmes, à la tête aussi vide que le cœur, ce sont
les coquettes et d'autres, non moins déplaisantes,
qui ne voient et ne poursuivent dans le mariage que
l'asservissement et l'annihilation du mari ; elles
savent que c'est par un dédain calculé et par de mau-
vais procédés qu'elles le tiennent en laisse, le rédui-
sent peu à peu à l'état d'ilote et conquièrent ainsi la
liberté de faire ce qu'elles veulent, c'est-à-dire de mal
faire. Ce dont elles ne se privent pas. No leur demandez
pas autre chose : elles ne sont capables que de cela,
et de certains calculs où leur ruoerie pratique leur
tient lieu d intelligence pour veiller à leurs intérêts.
Coquette, madame de Krùdener l'était certaine-
ment, mais ses coquetteries étaient encore à peu près
innocentes, Plus tard, ce sera différent. Pour Tins-
LA BARONNE DE KRUDENER 25
tant, nature un peu à l'abandon et qui prenait le
caprice du moment pour toute règle de conduite,
elle n'adressait guère ses coquetteries qu'à M. de
Krudener; elle paraissait môme s'accommoder assez
bien de lui pour époux. Elle cherchait seulement à
faire naître une petite pointe de romanesque dans le
train habituel de la vie et dans l'affection qu'il avait
pour elle; elle voulait faire comprendre à cet esprit
sérieux et réfléchi ses mièvreries et ses enfantillages,
lui faire aimer cet amour-bibelot et lui en inspirer un
semblable pour elle, faire enfin de lamour conjugal
un joujou et de son mari un enfant. Mais M. de
Krudener demeurait dans les sphères élevées d'une
affection plus grave et ne comprenait pas les fioritures,
les fantaisies de petite fille, les grâces un peu g-amines
dont il lui plaisait, à elle, d'enjoliver ses sentiments.
Un jour, — c'est M. Gh. Eynard qui raconte cet
épisode, d'ailleurs tout à l'honneur de la jeune femme,
— « le baron de Krudener était allé faire une vi-
site à la campagne. Seule et tristement assise dans
son fauteuil, madame de Krudener comptait les
heures et les minutes. Le temps était chaud, l'air
lourd et accablant. Un orage pesait sur l'atmosphère,
le ciel devenait sombre et les derniers rayons du
soleil couchant répandaient une clarté rougeâtre sur
d'épais nuages amoncelés à l'horizon. Le tonnerre
gronde; il se rapproche; il éclate avec violence. La
pluie tombe par torrents. Madame de Krudener, tout
absorbée dans la pensée de son époux, voit arriver
ja nuit avec terreur. La tempête ne diminuait point.
Madame de Krudener se représente le sentier étroit
2
26 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
qui longe la Brenta envahi par les eaux, M. de
Krudener manquant la route, luttant contre les élé-
ments déchaînés et près de succomber. Les heures
s'écoulent, minuit sonne. Elle envoie coucher ses
gens et veut rester seule à veiller. Mais la solitude
l'exalte encore et prête une réalité aux fantômes de
son imagination. Sa tête s'égare. Elle entend des cris
déchirants qui l'appellent. Enfin, à deux heures, ne
pouvant supporter cette angoisse, elle sort et se
dirige seule vers la grande route de Padoue. Un voi-
turier revenait au pas : interrogé s'il a vu quelqu'un,
il répond négativement. Madame de Krudener re-
tourne avec lui à la Mira, fait lever sa femme de
chambre, monte en voiture et se fait conduire au-
devant de son mari. Elle le rencontre bientôt. La
joie, l'émotion, l'attendrissement l'avaient mise hors
d'elle-même. M. de Krudener s'étonne de la trouver
sur la route à cette heure avancée de la nuit. Il l'em-
brasse, la rassure, la gronde. « Mais quelle folie,
ma chère amie, de vous laisser aller à de pareilles
alarmes 1 Comment vous imaginer que je courusse
le moindre danger? Vous auriez dû vous coucher.
Vous vous tuerez avec une pareille sensibilité. » Ces
mots pleins de tendresse plongeaient un poignard
dans le cœur de madame de Krudener. « Hélas!
pensait-elle, à ma place, il se serait couché, et il
aurait dormi ! » (1)
{{) Ch. Eyoard, Vie de madame de Krudener, t. I, p. 20-21. —
Madame «le Krudener fait allusion à cet épisode de sa vie dans
Valérie, lettre îv. La lettre se termine ainsi : « Le comte, qui
est si sensible, ne m'a pas paru assez reconnaissant. »
LA BARONNE DE KRIÏDENER 27
C'était là une charmante pensée de cœur et qui
montre combien ce cœur était capable de tendresse et
de sollicitude. On aurait bien tort de la lui reprocher.
Mais M. de Kriïdener ne comprenait pas cette sensi-
bilité inquiète, un peu excessive. Au lieu de dire à sa
femme que c'était une folie de se laisser aller à de
pareilles alarmes, il eût mieux fait d'apprécier cette
marque d'attachement, de la rassurer affectueusement
en l'embrassant et de lui dire qu'à l'avenir, il ne lui
donnerait plus de semblables sujets d'inquiétude. On
a vu que la tendresse expansive n'était pas dans ses
cordes.
Dans ce mariage, disproportionné certainement,
mais qu'elle avait accepté de son plein gré, ma"
dame de Kriïdener n'eut pourtant pas plus de désil-
lusions que n'en ont la plupart des époux. Elle en ré-
servait bien d'autres à son mari. Aussi ne faut-il pas
la plaindre hâtivement. Elle avait trouvé, d'ailleurs,
de belles compensations de rang- et de fortune. Si elle
s'était donné la peine de réfléchir, elle se serait
aperçue que les ménages ne sont autre chose qu'un
assemblage de goûts contraires et d'aspirations
opposées qui se repoussent au lieu de s'attirer Dans
la vie commune, un époux ne tient à l'autre que par
la souffrance qui naît de ces inégalités et de ces in-
compatibilités, et des concessions qui les font sup-
porter. Chose bizarre, c'est toujours celui des deux
qui aime, qui fait toutes les concessions et est mené
par l'autre tambour battant. Celui-là ne cherche qu'à
soigner et ménager son amour ; l'autre, qui n'aime
pas, n'a pas de ménagements à garder: il sait, d'ins-
28 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE
tinct et d'expérience, que la partie adverse s'inclinera
toujours, accordera toujours, pardonnera toujours.
Tout être qui aime, dans l'union libre comme dans le
mariage, devient un ilote de l'amour : tout être qui
est aimé n'est autre chose qu'un exploiteur et un
tyran. Il y a évidemment des degrés et des nuances,
il y en a à l'infini comme il y en a dans les caractères,
dans l'éducation et les milieux, mais cela n'infirme
en aucune façon la règle générale.
Rien ne détache plus pourtant, à la longue, un
cœur d'un autre cœur que de voir que celui-là ne le
comprend pas. De là à s'imaginer qu'il est indifférent
il n'y a qu'un pas, et on le franchit vite : ie moyen de
continuer à aimer longtemps quelqu'un qui ne nous
rend pas amour pour amour, qui méprise peut-être
notre affection, se rit de nos élans, se moque de nos
transports? On ne recommence pas un mouvement
qui a porté à faux et dont on se relève tout froissé ;
on ne redit pas une parole qui est restée sans écho; on
ne se risque plus à se jeter dans des bras qui ne se
sont pas refermés sur nous avec une tendresse pas-
sionnée. Hélas! quel amour résisterait à la froideur?
Il y en a cependant : mais l'homme seul a cette force
d'illusion, cette ténacité dans un aveuglement parfois
volontaire, qui l'empêche d'ouvrir les yeux pour ne
pas voir la triste réalité. Mais ce n'est pas là de la
force, c'est de la faiblesse de caractère. Etre seul à
aimer, dans le mariage, est d'abord humiliant : cela
devient ensuite de la sottise. Pourquoi jeter ainsi des
trésors de tendresse à un être incapable de la com-
prendre, indigne par conséquent qu'on lui ouvre les
LA BARONNE DE KRÙDENEU 2(J
pensées les plus délicatement secrètes d'un cœur ai-
mant? Ce serait faire un marché de dupe et, comme
le dit l'Ecriture, jeter des perles aux pourceaux,
margaritas ante porcos.
Ces réflexions et bien d'autres, la pauvre femme
incomprise se les fit avec chagrin. Mortifiée dans son
amour-propre, elle s'étudia dès lors à réprimer ses exu-
bérances de tendresse, à se montrer correcte, à n'ai-
mer que selon la formule du monde et à se tenir avec
son mari comme si elle était toujours en spectacle
dans un salon. Mais, refoulée de la sorte sur elle-
nême, sentant comme elle sentait, dénuée de principes
solides de morale et de religion, unie à un homme qu*
ne la comprenait pas avec son babil de petite fille,
ses caprices et son caractère romanesque, il était
certain que la fidélité conjugale, qu'elle ne gardait
encore que faute d'avoir trouvé l'occasion d'y manquer,
courait bien grand risque avec une si fragile gar-
dienne ; un œil perspicace aurait vite découvert que
la poire était mûre, c'est-à-dire que la baronne était
à la merci du premier soupirant qui voudrait prendre
la peine de la cueillir. Elle était dans cet état psycho-
logique que les jeunes gens qui cherchent aventure
ont un flair spécial pour découvrir. Cet état ne
devait pas échapper longtemps aux familiers de la
maison.
Les soins que madame de Krudener prenait à se
modeler sur son mari et à réprimer certaines habi-
tudes de familière expansion toujours prêtes, les in-
disciplinées, à se faire jour au dehors, l'empêchèrent
sans doute de s'apercevoir qu'un secrétaire de l'am-
2.
30 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
bassade, le comte Alexandre de Stakieff, semblait
suivre avec intérêt les luttes et les combats intérieurs
qu'elle se livrait à elle-même, et que la mobilité de
ses traits laissait apercevoir, tout au moins deviner, à
des yeux exercés. Ce jeune homme, admis dans l'in-
timité de la maison, n'avait pas été sans remarquer la
dissemblance de caractère des deux époux ; et, peut-
être par compassion pour la jeune femme incomprise,
peut-être seulement dans le simple espoir, tout à fait
dénué de désintéressement, de consoler un jour la
blonde rêveuse de ses déceptions de rêves, il lui avait
— c'était immanquable — fait peu à peu la cour. Oh!
des yeux seulement, pour commencer. Il paraît
d'ailleurs, il est même certain que les choses
n'allèrent pas plus loin et n'en vinrent même pas jus-
qu'aux soupirs. A cent lieues à la ronde, d'après ces
apparences, on n'eût pas trouvé un désintéressement
amoureux pareil.
Pris cependant de scrupules, trop honnête homme
pour trahir la confiance de celui qui l'avait admis
dans son intimité, le jeune secrétaire d'ambassade,
qui se sentait très sérieusement atteint, demanda un
congé et quitta Venise.
Madame de Krùdener, de son côté, tout occupée
qu'elle était à discipliner ses mouvements expansifs,
avait Uni par voir clair au jeu du comte de StakielF.
Elle devina la cause de son départ. Très touchée des
.sentiments qu'il avait eus pour elle, très flattée aussi,
regrettant même peut être que le roman n'eût pas été
poussé plus loin, — oh 1 simplement pour prouver au
jeune téméraire qui se serait permis de lui faire part
LA BARONNE DE KRÏ1DENER 31
de ses vœux qu'il n'avait aucune espérance à conce-
voir, — madame de Krùiener laissa courir son ima -
gination et c'est sur ce thème, agréablement fondu
avec d'autres événements plus corsés qui survinrent,
qu'elle écrivit plus tard les brillantes arpèges et va-
riations épistolaires toutes panachées d'amour qui
forment le roman de Valérie.
Mais, en attendant, l'imagination, chez madame
de Krïidener, gagnait du terrain sur le cœur. Dans
cet énervant et voluptueux climat de Venise, elle
passait des heures et des heures, étendue sous les
ombrages de sa villa, à rêver, les yeux dans le vague,
le cœur aussi. Ne trouvant personne à qui donner le
trop-plein de tendresse qui parfois l'obsédait, ne se
risquant plus à épancher auprès de son mari des sen-
timents qu'il était décidément incapable de com-
prendre et encore plus de partager, madame de Kriï-
dener avait pris le parti de s'amuser. C'est ce que
font les gens qui s'ennuient. Le bruit du monde est
le refuge de ces jeunes âmes silencieuses qui ont
subi un premier échec dans leurs aspirations éthérées.
Aussi la baronne se dissipa-t-elle le plus qu'elle put
au dehors, et elle constatait avec surprise que ce
bruit suffisait à occuper le vide de tout son être. Le
positif l'enchantait maintenant au moins autant que
le rêve l'avait d'abord hypnotisée. Sa jeunesse,
battue du côté du sentiment, se jetait à corps perdu
dans le tourbillon des plaisirs de la vie mondaine. Ce
fut une soupape, un dérivatif, un remède à son
excédent de bagage romanesque ; plus tard, elle
changera de remède et prendra la piété. En alten-
32 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIECLE
dant, le sentiment se transformait, chez elle, en
coquetterie, et les petits manèges de salon bénéfi-
cièrent vite de ses ardeurs de cœur comprimé; son
stock de tendresse, laissé un peu pour compte, se
changeait logiquement en frivolités.
L'accord, cependant, était toujours complet dans
le ménage. Dès que l'un des deux époux s'incline de-
vant l'autre ou le traite comme quantité négligeable,
il n'y a plus de ces fâcheux tiraillements qui empoi-
sonnent l'existence de tant de malheureux; et c'est
justement cette apparence trompeuse de l'accord
parfait, qui est le signe du désaccord non moins
parfait. Mais aussi, comme l'observe un des malins
biographes de la baronne à propos du prosaïsme
auquel sa fantaisiste poésie se heurtait chez son
mari, « comment s'accommoder de ce lot avec les
mœurs et les masques qui courent dans cette eni-
vrante Venise, sous le soleil du Tintoret, sur ces
gondoles, au son cadencé des rames qui battent la
Brentaet incitent à la vie molle et voluptueuse (1)? »
Les fêtes et les bals ne pouvaient, en eflet, servir
longtemps de dérivatif à l'àme inquiète de la baronno.
Dénuée de principes solides et de tout sentiment du
devoir, elle était à la merci du premier homme venu
qui lui murmurerait quelques mots d'amour à l'oreille
dans les troublants enlacements d'une valse, ou dans
le voluptueux silence de la gondole glissant moelleu-
sement sur les eaux, par une de ces soirées parfu-
mées, où les femmes tombent toutes seules dans les
(1) Biographie universelle M chaud, article de M. Parisot.
LA BARONNE DE KRÏ1DENER 33
bras des amants. La vie mondaine ne pouvait que
hâter le moment où, d'une rencontre fortuite, jaillirait
l'étincelle de l'infidélité.
Car la jeune femme, depuis ses échecs de senti-
ment auprès de son mari, avait vite adopté les
mœurs italiennes de cette époque, telles que nous les
montre Stendhal. Elle ne paraissait plus en public,
aux bals, au spectacle, à la place Saint-Marc, qu'es-
cortée de tout un état-major de jeunes gens. Cet état-
major semblait ne la quitter jamais. Mais on la voyait
le quitter parfois tout à coup : c'est que, dans les ca-
prices de son âme mouvante, elle se sentait prise
d'une pitié subite à la pensée que des êtres humains
souffraient alors qu'elle s'amusait, étaient malheureux
alors qu'elle était si heureuse. Et, comme par un re-
mords de son insensibilité, elle s'arrachait un instant
à cette vie tout en l'air et courait porter de riches au-
mônes dans les plus misérables taudis de Venise. Alors,
c'était du bonheur, non seulement pour ceux qu'elle
secourait, mais pour elle. Elle jouissait même plus de
l'adoration dont elle voyait l'expression dans les yeux
des malheureux à qui elle laissait ses pièces d'or, que
de la satisfaction d'avoir soulagé leurs misères. Elle
aimait déjà à poser, et son bonheur intime était de lais-
s :r croire à ces cœurs naïfs qu'elle était une sainte des-
cendue du cie! pour venir les consoler. Elle a toujours
eu un faible pour l'auréole, nous l'avons déjà dit, et n'a
jamais su se passer de ce petit meuble. Elle retour-
nait ensuite à la place Saint-Marc, retrouvait la
joyeuse bande qui gravitait sans cesse autour d'elle,
et se remettait à prendre des glaces sous les tentes
34 UNE ILLUMINÉE AU XIX' SIÈCLE
de la botiega à la mode. Les hommages admiratifs
des Vénitiens pour son teint de rose, pour ses
yeux bleus et ses cheveux blond cendré, couleurs
qui ne courent pas les rues en Italie sur les visages
de femmes, lui valaient des jouissances d'amour-
propre, et, avant peu, lui en auraient assurément
valu d'autres moins innocentes, si le baron de Krïide-
ner n'avait reçu inopinément sa nomination au poste
d'ambassadeur à Copenhague. Il y avait dix-huit mois
qu'il était à Venise : il n'était que temps cependant
d'arracher Julie aux séductions de cette ville, incom-
parable lieu de perdition pour le cœur des jeunes
femmes incomprises.
La baronne de Krùdener avait, à Venise, pris un
grand goût pour le monde. Cela se comprend : la
grâce de son visage, celle de sa personne tout en-
tière, l'agrément de sa conversation et de son esprit
original groupaient autour d'elle toutes les admira-
tions. Il n'y a, pour détester le monde, que les
amantes ou les femmes laides, sans ressources d'es-
prit ; encore celles-ci sont elles parfois enragées quand
même pour y aller et chercher à y faire quelque
effet par les toilettes, cet esprit des femmes qui n'en
ont pas d'autre, par le rang de leur mari ou de leur
famille, enfin par un aplomb, une effronterie, qui ne
tiennent que trop souvent lieu de tout ce qui leur
manque. Mais il y a des hommes pour trouver cela
admirable, découvrir de la beauté à ces laides et de
l'esprit à ces sottes. Knfin !...
A Copenhague, madame de Kriïdener monta l'hô-
LA BARONNE DE KRUDENER 35
tel de l'ambassade sur un grand pied et reçut avec
magnificence. Outre que sa coquetterie naturelle, qui
s'était passablement développée dans la voluptueuse
Venise, y trouvait assez son compte, une rencontre
inattendue avait jeté un assez vif intérêt dans sa vie.
Et c'est pour cela qu'elle montrait m lintenant un en-
train, une gaieté qui réjouissaient le cœur de son trop
confiant mari. S il s'était douté, par exemple, de quoi
il retournait, il n'eut probablement pas été si satisfait.
On avait retrouvé à Copenhague, parmi les secrétaires
de l'ambassade, le comte Alexandre de Stakielï. Ma-
dame de Krudener, qui avait percé à jour ses senti-
ments pour elle à Venise, venait de constater qu'ils
étaient encore les mômes à Copenhague. Une
femme est toujours heureuse de se savoir adorée de
quelque beau jeune homme, même quand elle n'a
pas encore l'intention de se perdre pour lui faire plai-
sir. Aussi madame de Krudener trouvait-elle dans
cette situation une douceur inexprimable. Et pourtant
M. de StakiefTn'avait encore rien dit. Il se tenait sur
une convenable et respectueuse réserve. Mais, comme
il craignit de n'avoir pas la force de s'y tenir toujours ,
qu'il était même parfois fortement tenté de devenir
malhonnête homme, l'idée qu'il pourrait trahir la
cordiale confiance de M. de Krudener le révolta
comme si c'eût été la pensée d'un autre. Il songea
de nouveau à s'éloigner. L'honneur le lui comman-
dait. Aussi bien lui semblait-il voir que la baronne
avait lu dans son cœur.
Son idée bien arrêtée, et afin de ne pas se donner
à lui-même quelque faux-fuyant pour rester, M. de
36 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Stakieiï brûla ses vaisseaux. Il déclara à M. de Krù-
dener qu'il était tombé amoureux de sa femme et
qu'il ne voyait qu'une solution à cette délicate situa-
tion, s'éloigner au plus vite : «Ce qui est inexplicable
lui dit il, ce qui est vrai pourtant, c'est que je l'adore
parce qu'elle vous aime. Dès l'instant où vous lui serez
moins cher, elle ne serait plus pour moi qu'une
femme ordinaire et je cesserais de l'aimer. »
C'était là un noble aveu, aussi rare que désinté-
ressé. Mais ce fut aussi une noble imprudence à
M. de Krudener que de montrer à sa femme la lettre
par laquelle M. de Stakieiï lui exposait le motif de sa
demande de changement. Ému de tant de grandeur
d'âme, M. de Krudener s'opposa au départ de cet
homme d'honneur. Sa déclaration lui était un garant
de la conduite qu'il tiendrait. Mais il eut le tort de ne
pas assez compter avec la faiblesse humaine et d'in-
troduire lui-même le loup dans la bergerie. Il est des
cas où la confiance devient une sottise. Les amants
vont toujours l'un à l'autre comme l'eau va à la ri-
vière.
Éclairée par son mai i lui-même sur les sentiments
que le jeune secrétaire dambassade avait pour elle,
madame de Krudener s'imagina que le ciel, la pre-
nant en pitié, lui envoyait le seul homme capable de
la comprendre et de la consoler du prosaïsme qu'elle
trouvait à sa vie. Et... ce qui devait arriver arriva.
M. de Stakieiï", qui ne songeait plus à ne pas aimer
maîtresse depuis qu'elle était devenue pour lui
« une femme ordinaire », lui donnait au contraire le
bonheur de contrebande qui lui faisait supporter le
LA. BARONNE DE KRÛDENEIl 37
Donneur réglementaire qu'elle trouvait ou plutôt
qu'elle n'avait pas su trouver auprès de son mari.
Quant à M. de Krïidener, bon et incapable de la plus
petite déloyauté, il ne pouvait s'imaginer que sa
femme et son secrétaire collaborassent à trahir la
confiance qu'il avait mise en leur honneur. Cela était
cependant. Dès que madame de Krûdencr avait su, à
n'en pas douter, par la trop grande confiance de son
mari, le secret de l'amour de M. de StakielT, elle avait
voulu jouer avec le feu. Persuadée qu'elle s'était en-
nuyée suffisamment dans les joies du mariage pour
l'honneur de son mari ; devinant, d'un autre côté,
dans le cœur du jeune homme une ardeur de ten-
dresse d'autant plus grande qu'elle était timide et
loyale, elle s'amusa à l'attiser par mille coquetteries.
Gela ne mérite pas une bien grande estime, quoique
la baronne n'eût pas tout d'abord l'inlenlion de se
livrer à M. de Stakieff. Mais elle était poussée par ce
sentiment mauvais, ce désir détestable d'essayer son
pouvoir fascinateur sur lui afin de voir si elle réussi-
rait à le faire faillir à l'honneur. Elle avait réussi. Af-
folé d'amour, le jeune comte un jour était tombé à ses
pieds. C'était une épreuve trop forte pour lui, trop forte
aussi pour la tête un peu légère de l'ambassadrice.
Elle tomba à son tour dans les bras de M. de.Stakieff,
elle partagea son ivresse et, quand ils se séparèrent,
le naufrage de la vertu de madame de Krudener était
aussi complet que possible, aussi complet que le nau-
frage de l'honneur de son amant, et, aux yeux du
monde, que celui de l'ambassadeur.
En tout, il n'y a que le premier pas qui coûte, dans
3
38 ONE ILLUMINÉE Al' XIXe SIECLE
le crime comme dans le bien. Madame de Krudener
l'avait franchi, ce pas, et elle constatait avec un cer-
tain étonnement qu'il ne lui avait pas coûté du tout ;
que, des remords, il ne lui en demeurait que peu. Si
peu, même, qu'elle recommença: sans doute pour se
débarrasser de ce reste d'enfantillage.
Elle ne se borna pas, dit-on, à un amant et à
l'amour illégitime. Ses curiosités de contrebande
éveillées, elle versa dans la coquetterie et devint
presque une manière de femme galante. M. Parisot,
qui était bien informé, affirme que « les aventures
de madame de Krudener furent si nombreuses et si
publiques, que le baron n'y put tenir et proposa son
ultimatum » Ces sortes de choses, à présent, sont
bien difficiles à tirer au clair. Mais il paraît certain
que l'ambassadrice s'était lancée dans un imbroglio
d'intrigues galantes, pour se dédommager de son
élit de jeune femme incomprise. Quoi qu'il en soit,
au milieu de ces aventures, de ces luttes et capitula-
tions de conscience, la baronne était devenue en-
ceinte une seconde fois : elle avait trouvé le temps et
le moyen de mener à terme sa grossesse et de mettre
au monde une petite fille, qui reçut le nom de Ju-
liette.
Plusieurs écrivains, dignes de foi, ont dit que M. de
Krudener se sépara alors de sa femme, à l'amiable
ou juridiquement. M. Eynard, dont une bienveillance
et une admiration exagérées ont dicté les deux
grands volumes qu'il consacre à madame de Kriï-
dener, ne fait nulle allu-ion à la brouille qui éclata
dans le ménage de l'ambassadeur. Cette brouille était
LA BARONNE DE KRÏIDENER 39
bien naturelle pourtant, après la conduite de la ba-
ronne, conduite dont son mari avait fini par prendre
ombrage. Il arrive un moment où les yeux les plus
obstinément formés finissent par s'ouvrir. Trompé par
celle qui lui était le plus chère et dans l'honneur de
laquelle il avait cru pouvoir mettre une confiance illi-
mitée, M. de Krudener dut être aussi malheureux
que révolté d'une pareille trahison. Après ce troi-
sième essai de bonheur conjugal, ses illusions sur les
femmes durent s'envoler pour jamais. Avec des sen-
timents aussi délicats qu'étaient les siens, la vie com-
mune n'était plus possible. C'est ce qu'il fit assuré-
ment comprendre à sa trop légère épouse. Mais c'est
pousser beaucoup trop loin l'esprit de galanterie
envers elle que de dire, comme on l'a fait, que le
baron de Krudener abandonna sa. femme. Ce mot
jette sur lui un jour odieux qu'il ne mérite pas. Sa
conduite fut toujours loyale, et si l'on peut lui repro-
cher quelque chose, ce n'est que son trop de bonté.
Il signifia simplement à sa femme qu'elle ne pou-
vait plus vivre sous son toit : le scandale avait été
trop grand. Aussi bien a-t-on raconté qu'un des
jeunes secrétaires de l'ambassade, auquel elle avait
inspiré une passion que le pauvre garçon eut le tort
de prendre au sérieux, au tragique plutôt, avait cher-
ché dans le suicide l'oubli de son amour (1).
Mais ce point n'est pas très éclairci. Il ne le sera
jamais. Les versions dilfèrent et l'on manque de do-
cuments. Dût l'amour-propre posthume de la ba-
(1) Biog<a^hic liabbc.
40 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
ronne en être offensé, et quelque plaisir qu'elle ait eu
à s'imaginer que les hommes se tuaient d'amour
pour elle, il est certain qu'aucun n'a été assez fou
pour le faire. Les historiens de madame de Krudener
ont sans doute confondu cette aventure avec celle de
M. de Stakieff et mis ainsi au compte de l'ambassa-
drice, en la poétisant à la Werther, l'histoire d'un
jeune homme qui, devenu amoureux d'elle, mais
atteint de phtisie, alla s'éteindre dans une ville d'eaux.
De là, ce conte d'un secrétaire de l'ambassade se sui-
cidant pour elle. Madame de Krudener, qui mettait
du romanesque en tout, tenait absolument à croire
et à faire croire que ce malheureux était mort d'a-
mour, et rien que d'amour pour elle. C'était à ses
yeux un mérite, même pour lui, et elle eût été fâchée
de le laisser ignorer. « C'était bien là un holocauste,
a dit M. Parisot, un fleuron à sa couronne de jolie
femme et de déesse. Aussi en prit-elle plus d'aplomb
et en vint-elle, avec sa vive imagination, à se repré-
senter les dandys dépérissant par douzaines à ses
pieds et dans l'attente d'un regard. Plaisanterie à
part, elle racontait sérieusement à qui voulait l'en-
tendre ses victoires et conquêtes en ce genre. L'Eu-
rope était semée des tombes de ses victimes. Elle
n'en comptait pas moins de six. « Le sixième, disait-
elle, n'est pas tout à fait mort, mais autant vaut : il
est à Lausanne ; il n'ira pas loin. » Et qu'on ne croie
pas qu'elle eût l'âme féroce. Très certainement, son
témoignage même le démontrerait au besoin, elle ne
laissait pas se consumer de même tous ses soupi-
rants, et elle eût bien volontiers ressuscité les morts,
LA BARONNE DE KRUDENER -11
s'ils eussent pu être en même temps morts pour sa
plus grande gloire, et vivants pour l'adorer. Mais,
esthétiquement, la grandiose et l'infini de l'idée de
mort frappaient sa pensée : il était grand d'être mort
pour elle ; il était grand d'être jugé digne de ce sacri-
fice et d'inspirer l'amour qui tue. »
Quoi qu'il en soit de cette philosophie de femme co-
quette, où perce déjà un peu de ce mysticisme qui, plus
tard, se transformant, la transformera elle-même com-
plètement, madame de Krudener, à la suite de diver-
ses aventures qui n'avaient été rien moins que mysti-
ques, était tombée malade. Sa santé paraissait même
assez gravement atteinte. Sous le prétexte que ses
dernières couches l'avaient épuisée et que, pour se
remettre, les médecins lui ordonnaient le climat de
la France, plus clément que celui de ces âpres pays
du Nord, madame de Krudener se disposa à quitter
Copenhague. Son mari donna partout la santé de sa
femme comme motif de son départ. Il n'y avait pas
besoin d'être diplomate pour trouver ce prétexte.
M. Eynard a trop de bienveillance pour son héroïne
pour ne pas donner le même prétexte au départ de la
baronne. Sainte-Beuve, plus sceptique, le répète après
lui.
Mais le vrai motif de la séparation, le lecteur le
connaît.
CHAPITRE II
Madame de KriiJener à Paris. — Son portrait peint par elle-
même. — Elle fait la connaissance de M. Suard. — Sa liaison
avec lui. — Indiscrétions de M. Domiuique-Joseph Garât sur
cette liaison. — Tendances au mysticisme. — Goûts litté-
raires et artistiques. — Amitié pour Bernardin de Saint-
Pierre. — Madame de KriiJener dans le salon de l'abbé
Morellet. — Vie mondaine. — Fin d'idylle et mariage de
M. Suard. — Madame de Krûdener part pour le Midi. — La
vallée de Vaucluse. — M. de Lezay-Maruésia. — Le comte
<ie Frégeville. — Liaison de madame de Kriidener avec cet
officier. — Commencement de la Révolution. — Le lieute-
nant de Frégeville ramène la baronne à son mari. — De-
mande en divorce. — M. de Kriidener envoie sa femme dans
sa famille. — Retour de la baronne à Riga. — Encore M. de
Stakieff. — Désillusions. — La baronne passe l'hiver à
Leipzig. — Lettre à Bernardin de Saint-Pierre.
Madame de Krûdener vint donc à Paris. Gentille
et délurée comme elle l'était devenue, n'était-ce pas là
sa place? Elle y arriva, sans mari, sans amant, dans
le courant du mois de mai 1789, au moment de la
réunion des Etats-Généraux.
Sans cire précisément belle, ni môme jolie, madame
LA BARONNE DE KRUDENER 43
de Krudener était alors charmante. Elle-même le
dit. Elle a d'ailleurs tracé son propre portrait, sous
les traits de Valérie, l'héroïne de son roman. Elle
nous donne ainsi, avec une bienveillance que n'ont
pas toujours eue ses autres peintres, une idée de ce
qu'elle était, ou, si l'on préfère, de la façon dont elle
se voyait. Car, si la jeune femme était parfois amou-
reuse de quelque homme, jeune ou non, elle l'était
toujours d'elle-même. « Valérie, dit-elle, a quelque
chose de particulier que je n'ai encore vu à aucune
femme. On peut avoir autant de grâce, beaucoup
plus de beauté, et être loin d'elle. On ne l'admire
peut-être pas, mais elle a quelque chose d'idéal et
de charmant qui force à s'en occuper. On dirait, à la
voir si délicate, si svelte, que c'est une pensée. Ce-
pendant, la première fois que je la vis, je ne la trouvai
pas jolie. Elle est très pâle, et le contraste de sa
gaieté, de son étourderie même, et de sa figure qui
est faite pour être sensible et sérieuse, me fit une
impression singulière » (i). Notons que madame de
Krudener a soin de compléter ce séduisant portrait
en ajoutant que Valérie a « quelques petites inéga-
lités d'humeur ». Un amoureux, ou l'auteur elle-
même, peut prendre cela pour une perfection de
plus, mais un historien impartial ne peut voir la
qu'une indulgente allusion, non dénuée de franchise,
à son caractère éminemment fantasque et capricieux.
C'est pendant ce second séjour à Paris que ma-
dame de Krudener fit la connaissance de M. Suard.
(1) Valérie, Letlre III.
li UNE ILLUMINÉE AU XIX ' SIECLE
Il est probable qu'il lui fut présenté par Bernardin
de Saint-Pierre. M. Dominique-Joseph Garât, qu'il
ne faut pas confondre avec son neveu, Garât, le fa-
meux chanteur, Garât \dimousique comme l'appelait
Piccini que nous trouverons lui aussi dans la suite de ce
récit, était un philosophe. Esprit faux et caractère
dont une iierlé et une indépendance exagérées n'é-
taient pas les défauts principaux (i), M. Garât, alors dé-
puté à l'Assemblée constituante et plus tard à la Con-
vention, M. Garât qui fut ministre de la justice après
Danton, a écrit des Mémoires sur son ami Suard. Il
avait reçu ses confidences et avait entre les mains ses
papiers. C'est d'une main discrète et en termes excu-
sateurs qu'il a touché les relations qui s'étaient vite éta-
blies àParis entre le philosopheetlajeuneLivonienne.
Après ses fâcheuses aventures de Copenhague, celle-
ci avait besoin de distractions. Un nouvel amour lui en
donna. Il lui apporta aussi l'oubli du passé. L'oubli
n'est-il pas la grande loi de ces aventures romanes-
ques? On ne peut s'empêcher de trouver, par exemple,
que la jeune femme s'était un peu hâtée d'oublier Co-
penhague, surtout s'il y avait eu là-bas quelque suicide
par amour pour elle. M. Garât ne s'est pas rappelé
la date exacte de la nouvelle liaison de la baronne;
mais, comme il n'est pas possible qu'elle se soit nouée
avant 1789, c'est bien à cette époque qu'il la faut
placer. Voici, au reste, ce que dit M. Garât :
« Abandonnée de son mari, qui avait quitté la
(!) Voiries Mémoires de l'abbé Morellet, t. I, p. 416-418.
LA BARONNE DE KRUDENER 45
France sans dire à sa femme où il allait (1), madame
deKr... rencontrait souvent M. Suard dans ces so-
ciétés embellies de tout ce qu'y portent de charmes
les femmes qui y cherchent le bonheur, de tout ce
qu'inspirent de délicat la culture et la jouissance
habituelles des arts, du goût, de la noblesse qu'im-
pose aux idées, aux procédés, même aux manières,
la présence des hommes revêtus d'éminentes fonc-
tions. Des grands seigneurs, respectés pour leur
caractère plus encore que pour leur rang et pour
leurs titres; des ministres qui ont eu dans leurs places
plus de lumières encore que de puissance, s'occu-
paient du sort de madame de Kr... avec un intérêt
tendre dont elle était digne. Au milieu de tant d'ap-
puis et de protections, son cœur, jeune et délaissé,
avait d'autres besoins, et ce cœur fut touché des sen-
timents qui lui furent offerts par M. Suard. »
M. Suard avait peut-être été beau dans son temps;
peut-être l'était-il encore; mais, à coup sûr, il
n'était plus jeune. Il avait même douze années de
plus, non pas que madame de Krudener, mais que
M. de Krudener. Et la baronne trouvait son mari trop
vieux pour elle parce qu'il y avait vingt ans de dif-
férence entre eux! Mais allez donc demander de la
logique aux femmes, surtout en amour. Hélas! En
trouverait-on davantage chez les hommes? Même chez
les philosophes?... Mais madame de Krudener était
(1) M. Garât ne dit pas l'exacte vérité, par galanterie peut-
être, peut-ûtre parce que c'est de la sorte que madame de
Krudener avait exposé sa situation à M. Suard. La vérité, nous
l'avons dite un peu plus haut.
3.
46 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
blonde, d'un blond doucement attirant; ses yeux
étaient deux morceaux de ciel ; on était au mois de
mai, à cette époque où, comme Ta dit Victor Hugo,
on vit double;
Gallus entraîne au bois Lycoris qui se trouble.
Et M. Suard, et madame de Krûdener avaient vécu
double.
« Quelques traits racontés devant celui qui écrit
ces Mémoires, poursuit M. Garât, et qu'il n'a pu ou-
blier suffiront peut-être à faire connaître le genre
d'esprit et le caractère de cette femme trop sensible
pour n'être pas beaucoup exposée à des malheurs.
« ... M. Suard écrivait un jour à son père à côté de
madame de Kr. . . ; quand elle j ugea qu'il était vers la
fin de la lettre, elle lui adressa ces mots si simples et
si touchants : Dites-lui que je le y%emercie> » De telles
expressions de mysticité se rencontrent perpétuelle-
ment dans la bouche ou sous la plume de madame de
Kriidener : mais que c'est bien là le mot d'une femme
qui ne s'embarrasse pas de savoir si son bonheur est
avouable, et mêle bien plaisamment, dans son incon-
science amusée, les choses les plus respectables à
celles qui le sont le moins, le père de son amant et le
bonheur de contrebande dont elle jouit auprès de
son fils, l'amour de Dieu et 1 autre.
» Dans une abbaye à quelques lieues de Paris,
madame de Kriidener avait une sœur religieuse (t) ;
(1) M. Garât se trompe évidemment ; ce ne pouvait être
qu'une ainie. Madame Krûdener avait deux sœurs; l'une, son
LA BARONNE DE KUUDENER 47
elle aimait cette sœur comme les femmes les plus ca-
pables d'amitié ne s'aiment guère que lorsqu'elles
n'ont point d'amant. Toutes les années, elle allait
passer, avec sa sœur, une vingtaine de jours ou un
mois (1) ; et pour ne pas s'en séparer un instant, elle
se faisait presque religieuse elle-même pour ce mois-
là. Elle écrivait à M. Suard : Je ne manque jamais
de suivre ma sœur aux offices; je me prosterne
avec elle au pied des autels, et je dis : Mon Dieu,
qui ni avez donné ma sœur et mon amant, je vous
aime et je vous adore ! »
Au milieu de quelques inexactitudes de détail que
nous venons de relever, cette action de grâces, char-
mante dans son' inconvenante et libertine naïveté,
doit être absolument vraie ; celle qu'elle voulait
adresser au père de M. Suard l'est aussi et dénote
une bonté de cœur qui n'a d'égale qur son originalité.
Toutes deux sont bien dans le ton du caractère, dans
les tendances de la jeune femme. C'est un des pre-
miers signes qu'elle donne de ce mysticisme qui, plus
tard, l'envahira tout entière; mais en ces temps de sa
« première manière », ce mysticisme fait très bon
ménage avec une sensualité passablement païenne et
avec toutes les dissipations mondaines. Et cela sans
beaucoup de nuances. Mais il y a des femmes
qui sont la collection de toutes les contradictions.
aînée, était sour.le et muette; l'autre, la plus jeuuc. avait été,
comme toute la famille, élevée dans la religion réformée, et ne
pouvait, par conséquent, être religieuse dans une abbaye.
1, Ceci est plus inexact encore, car madame de Kiiï.leuer ne
venait pas tous les ans à Paris.
'i$ UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Ordinairement, c'est par le mysticisme que com-
mencent à s'ouvrir les âmes de femmes, — j'entends
de celles qui ont autre chose au cœur que l'éternelle
passion d'une vulgaire coquetterie. Voyez madame
Roland, voyez madame Sand : c'est dans le demi-jour
d'une chapelle écartée, c'est au milieu des parfums
laissés dans l'église par une pieuse cérémonie qu'elles
sentent leur cœur s'éveiller, qu'elles l'entendent, mais
encore in distinctement, bégayer ses premières aspi-
rations vers quelque chose de vague et d'indéterminé,
qu'elles sont délicieusement tourmentées par ses
premiers élans vers l'infini, c'est-à-dire vers l'amour.
Cet éveil de ce qu'elles sont, surtout de ce qu'elles
doivent être, de leur âme, de leur moi, les jette pour
commencer dans une piété éthérée, semée de nuages
d'or et de petits anges ailés, qui parfume plus tard
leur vie tout entière, malgré des écarts de conduite
très positifs, et qui l'embellit de la poésie du souvenir,
de ces silences mystérieux peuplés de rêves et d'as-
pirations sans but, montant doucement au ciel au
milieu des nuages odorants de l'encens. Tout cela
s'amalgame en leur âme et se retrouve, quoiqu'elles
fassent, aussi bien dans leurs inconséquences que
dans leurs plus belles élévations de cœur. Madame
de Krudener, elle, commence parles inconséquences :
c'est assez naturel, puisqu'elle n'alla pas au couvent.
C'était d'ailleurs la mode chez les femmes, en ces
temps de loisirs, et puis cela l'amusait. Pourquoi se
serait-elle refusé un caprice qui l'amusait? Les princi-
pes ne la gênaient poin t, n'est-ce pas ? Eh bien, alors?. . .
Encore garda telle quelques années de fidélité conju-
LA BARONNE DE KRÙDENER 49
gale, et, dans son temps et son milieu, c'était assuré-
ment méritoire. Elle s'est jetée, avec l'ardeur qu'elle
met à tout ce qu'elle fait, dans toutes les joies de ce
monde; elle ne pensera que bien plus tard, et quand
elle aura épuisé celles-là, à toutes les joies de l'autre.
En attendant, son fonds de religiosité sommeille. Elle
est heureuse par un amour irrégulier, par le bruit et le
monde, par l'étude et la dissipation à la fois. Elle n'a
nul besoin de recourir à des consolations, puisqu'elle
n'a pas de chagrins. Elle est même tout à fait heu-
reuse. Alors, à quoi bon la religion? On ne recourt à
Dieu[que lorsqu'on a besoin de lui ; on ne le prend que
comme pis-aller. En ce moment, la baronne n'a besoin
que de M. Suard. Ses expansions, son langage se
trouvent gentiment teintés d'un mysticisme latent,
voilà tout. Plus tard, quand la jeunesse et les amants
l'auront définitivement abandonnée, les instincts reli-
gieux et la poésie innés en son àme reviendront à la
surface, et c'est eux qui se teinteront d'un peu de
vanité mondaine. Alors, oui, elle se jettera en Dieu
pour chercher des consolations à tout ce qui Ja quitte.
Elle les y trouvera. Mais, ne pouvant se passer des
hommages, tout au moins de l'attention du monJe,
elle y trouvera aussi un piédestal pour prendre des
attitudes absolument neuves et inédites devant ce
monde badaud qu'elle semble mépriser et dont elle
obtiendra un moment l'admiration, moins par une
bonté et une charité réelles, que par un charlata-
nisme non moins réel.
En attendant, ce monde, elle ne le dédaigne pas du
tout. Elle l'aime au moins autant qu'elle aime son
50 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
amant, et ne veut pas plus se passer de l'un que de
l'autre.
Il y avait d'ailleurs comme une harmonie entre
cette jeune femme séparée de son mari, échappée aux
froides sociétés du Nord, et qui avait besoin d'un guide
dans lasociété la plus éclairée de l'Europe, et M. Suard,
qui aurait pu être son père, et qu'elle avait pris pour
amant. Qui donc, mieux que lui, aurait pu initier son
esprit aux choses de l'art, si merveilleuses encore en
ce moment? Quel guide meilleur aurait-elle pu trouver
pour lui faire apprécier les beautés de la peinture et
de la sculpture françaises, qui ont marqué cette épo-
que d'une glorieuse et ineffaçable empreinte ? Qui donc
aurait pu lui mettre sous les yeux, lui lire, lui faire
mieux sentir les plus belles pages de noire littérature?
qui aurait mieux pu lui faire prendre goût à celte lit-
térature en exaltant ses dispositions, en lui appre-
nant à démêler ses sentiments, à analyser ses idées,
à les coordonner et à jeter tout cela sur le papier?...
M. de Kriidener avait fait l'éducation modaine de sa
femme. M. Suard, on peut le dire, fit son éducation
littéraire et artistique, et comme l'amour était là-
dessous, l'élève faisait merveille. C'est auprès de cet
homme distingué que la jeune femme prit le goût des
arts et des choses de l'esprit. Elle lisait avec lui, visi-
tait les monuments de Paris, courait les musées et les
collections particulières, allait au Jardin des Plantes,
à la Monnaie... Son Mentor, qu'on eût plutôt pris pour
Télémaque empressé auprès de la nymphe Eucliaris,
l'accompagnait partout et prenait un plaisir d'amou-
reux à lui montrer les médailles les plus remarqua-
LA BARONNE DE KRUDENER 51
blés : il trouvait moyen, en les lui expliquant, de lui
enseigner l'histoire des peuples anciens qu'elle igno-
rait à peu près totalement. Avec M. Suard aussi, elle
fréquentait les bibliothèques, allait aux séances de
l'Académie... Le soir, l'Opéra, la Comédie-Française,
d'autres spectacles l'attiraient invinciblement. Et,
après le théâtre, elle ne manquait aucune réunion
dans ces quelques salons où l'on causait et où l'on
soupait, semblant s'efforcer de donner raison à ce
mot de madame du Deffand, qui prétendait que « le
souper est une des quatre fins de l'homme. » Cette
vie l'enchantait et elle y prenait un goût plus vif
qu'aux molles et énervantes jouissances qu'elle avait
savourées à Venise. Venue au monde et à Paris quel-
que trente ans plus tôt, et un peu moins saisie dans
son engrenage de salons, madame de Krudenereùt
été, comme madame de la Tour-Franqueville, une
des femmes de Rousseau; on l'aurait vue devenir sa
plus fervente dévote.
Quant à M. Suard, il était dans le ravissement.
Enseigner les lettres et les arts, le Paris moderne et
l'antiquité, Rome et Athènes, à la jeune Livonienne,
tout cela, mais c'était le complément de l'amour. Sur
tout cela, son élève était neuve. C'était une maîtresse
idéale, il n'avait eu à détruire aucun préjugé, aucune
notion lausse, aucune iJée arrêtée. Aussi tira-t-il
d'elle, et elle de lui, un parti merveilleux. Tout ce
qu'il disait était écouté avec une attention quasi-reli-
gieuse : la docile jeune femme buvait les paroles de
son maître comme une terre desséchée boit l'eau
qu'on lui verse.
52 UNE ILLUMINÉE AU XIX*' SIECLE
Il n'y a rien là qui doive nous surprendre : outre
une vive intelligence et des dispositions très pronon-
cées à plaquer avec la précision d'une photographie
ses idées et ses sentiments sur le papier, madame de
Krudener avait un certain goût pour les choses de la
littérature. Elle en avait un non moins certain pour
celui qui les lui enseignait. L'amour était au fond de
tout cela, et qui ne sait que l'amour double la puis-
sance de nos facultés? « Donnez-moi un homme qui
aime, a dit saint Augustin, et il comprendra tout. »
C'est vrai, excepté sur un point : les petits manèges
plus ou moins intéressés de la femme qu'il aime lui
échapperont toujours. Madame de Krudener, elle,
comprenait tout.
C'est peut-être pour cela et pour se faire honneur
de son élève, peut-être aussi pour la vanité de mon-
trer qu'il avait une maîtresse jeune et appartenant au
monde le plus distingué de l'Europe (les philosophes
ne sont pas si exempts qu'on le pense des faiblesses
humaines), que M. Suard avait fait pénétrer madame
de Krudener dans quelques milieux littéraires. Peut-
être même est-ce par lui qu'elle avait renoué connais-
sance avec Bernardin de Saint-Pierre. On se rap-
pelle qu'elle l'avait vu lorsqu'elle n'avait que treize ans,
à son premier voyage à Paris. Il lui plut infiniment et
elle se lia vite avec lui d'une amitié intime. Bernar-
din de Saint-Pierre était allé en Pologne en 170 i ; il
avait même eu, à Varsovie, une aventure d'amour re-
tentissante, ce qui lui donnait, aux yeux de la roma-
nesque madame de Krudener, une auréole toute par-
ticulière. Les femmes, d'ailleurs, aiment assez les
LA BARONNE DE KRUDENER 53
héros de roman. De plus, Bernardin de Saint-Pierre
était allé en Livonie, à Riga... C'est probablement en
parlant avec lui de son pays, et surtout de son
grand père maternel le maréchal de Mïinnich, qu'il
avait connu, que naquit cette grande affection. Elle
la conserva jusqu'à son dernier jour. Par lui aussi
elle connut Ducis avec lequel elle se lia également.
Entourée de ces aimables hommes de lellres, ma-
dame de Krttdener ne pouvait que profiter à leur
conversation. Et c'est ce qu'elle faisait de son mieux.
M. Suard avait pour elle un dévouement sans
bornes. Il était, de tout point, charmant, « si délicat
de procédés, a dit de lui un de ses amis, si doux de
caractère, un des hommes en qui j'ai connu le plus
d'esprit, de goût et de raison, et dont j'ai toujours
apprécié les vertus, les talents et l'amitié » (1). Aussi
M. Suard avait-il introduit la jeune Livonienne chez
un ami si sûr, où se réunissait une société non moins
distinguée par l'esprit que par les talents. « J'avais,
a encore écrit l'abbé Morellet, une société de femmes
et d'hommes de lettres qui m'était précieuse, et que
je cultivais depuis plus de douze ans. Madame
Suard (2), madame Saurin, madame Pourat, madame
Broutin, Saurin, Suard, l'abbé Arnaud, d'Alembert,
le chevalier de Ghaslellux, Marmontcl, Delille, La
Harpe, se rassemblaient chez moi, le dimanche (3),
(1) Abbé Morellet, Mémoires, t. I, p. ?5G.
(2; Madame Suard ne vint que plus tard, comme on le verra.
(3) Sur ces réunions du premier dimauche de chaque mois,
voir les Essais de Mémoires écrits par madame Suard en 1820,
p. 97.
54 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
où je leur donnais à déjeuner avec quelque soin ; on
causait agréablement, on lisait de la prose ou des
vers, on faisait de la musique, et plusieurs artistes,
Grétry, Hulmandell, Gapperon, Traversa, Caillot,
Duport, etc., se faisaient un plaisir de se réunir à
nous » (i).
Il n'est pas étonnant que madame de Krudener ait
aimé à se trouver dans cet agréable milieu où, s'il
n'y avait guère de mœurs, il y avait beaucoup de
goût C'est là que commença à se former vraiment
son goût littéraire, là qu'elle apprit à travailler : ne
s'était-elle pas mis en tête de copier et d'apprendre
par cœur de longs passages de ce livre, qu'on n'a plus
le temps de lire aujourd'hui, et qui eut alors un si
prodigieux succès, le Voyage du jeune Anachcu^sis
en Grèce, de l'abbé Barthélémy? Ses penchants ar-
tistiques s'y développaient également, et en particu-
lier son amour de la musique.
Elle allait aussi dans d'autres salons, exclusive-
ment mondains, où lavaient introduite les quelques
personnes que son père avait connues à Spa et qu'elle
s'était empressée d'aller voir en revenant à Paris. Ah !
ce n'est pas elle qui y bâillait sa vie, comme Cha-
teaubriand l'a dit de la sienne. Elle y brillait au con-
traire, par son entrain, par sa causerie plus solide et
plus nourrie que celle des femmes qu'elle y coudoyait.
Elle y recueillait des triomphes. De ce moment datent
les premières atteintes de la vanité dans ce cœur qui
n'avait encore cherché dans l'amour, à la fois sen-
[1) Abbé Morcllot, Mémoires, t. I, p. 252.
LA BARONNE DE KRUDENER 5r>
suel et mystique, que l'ivresse de l'infini. On subit
toujours plus ou moins l'influence du temps et du
milieu où l'on vit. Quoi d'étonnant, parmi cette so-
ciété aussi brillante à la superficie que pourrie dans
ses dessous, où l'on se jouait de tous les devoirs, où
l'on n'avait d'admiration que pour les vices de salon
ou autres, et pour les plus éclatants manquements à
la foi conjugale, où les pauvretés de cœur étaient ap-
plaudies plus fort que les plus sublimes actes de
bonté, quoi d'étonnant que la vanité se soit alors logée
dans le cœur de la jeune femme? Elle s'y incrusta
même si fort que tous ses sentiments, toutes ses ac-
tions en seront désormais incurablement entachés. Il
n'est pas jusqu'à l'humilité chrétienne dont la baronne
fera plus tard si grande ostentation, sous laquelle on
ne pourra la retrouver. La vie de la plupart des
femmes n'est remplie que de vide ; celle de madame
de Krudener le fut surtout de vanité.
Elle allait, pour le moment, — oh ! pas pour long-
temps— l'être aussi de chagrin. Malgré les trente-
deux ans que son amant avait de plus qu'elle, l'a-
mour le quittait peu à peu. « M. Suard, a dit Garât,
ne vit point madame de Krudener descendre des hau-
teurs où il l'avait d'abord adorée ; il ne crut point
être monté lui-même à ces hauteurs: mais il sentit
leurs rapports changés, et son cœur aussi. Sans ces-
ser de l'aimer, il cessa d'en être amoureux ; son
amour ne changea point l'objet ; il ne s'envola point ;
il s'éteignit.
« Tous les deux malheureux, ce ne fut pas ma-
dame de Krudener qui le fut davantage. Cesser d'ai-
56 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
mer est peut-être une plus grande perte encore que
cesser d'être aimé...
« M. Suard, lorsque son cœur était interrogé par
celui de madame de Krudener, ne savait que faire des
aveux ou garder le silence, qui est un aveu encore.
Ils mêlaient leurs larmes; ces larmes prolongeaient
les peines qu'elles soulageaient un moment. Ils ne
pouvaient ni se comprendre, ni se consoler, ni s'éloi-
gner l'un de l'autre. La santé de M. Suard en était
profondément altérée (1). »
Evidemment, M. Suard n'était plus amoureux. Il
était las de sa maîtresse; ses exigences épistolaires et
autres l'ennuyaient, ses larmes encore davantage. Il
avait cinquante-deux ou cinquante-trois ans ; sa
santé s'altérait profondément. Il était donc mûr pour
le mariage. Et puis, n'était-il pas temps de se ranger
un peu et de devenir sérieux? C'est sans doute ce
qu'il se dit, car, ayant rencontré mademoiselle Pan-
kouke, fille d'un imprimeur de Lille qui venait de
mourir, il sollicita du frère de cette jeune fille la
main de sa sœur, et de madame de Krudener la per-
mission de se marier.
La baronne aimait trop M. Suard pour lui refuser
de chercher le bonheur dans un mariage où tout fai-
sait supposer qu'il le trouverait (2). La grandeur du
(1) Dominique-Joseph Garât, Mémoires sur le dix-huitième
siècle et sur M. Suard, Paris, 182S, t. I, livre îv.
(2) Il le trouva en effet, comme le démontre la petite anec-
dote que voici :
Un jour madame Suard entre comme un ouragan dans le
cabim-t de son mari.
LA BARONNE DK KRÙDENER 57
sacrifice flatta son âme et, si elle versa quelques
larmes, la pensée de la beauté de son dévouement la
consola de la perte de son amant, — qui d'ailleurs ne
l'aimait plus.
C'est ainsi qu'elle trouvait moyen de glisser tou-
jours, à tout propos, quelque grain de vanité qui la
rehaussait à ses propres yeux dans son amour-
propre. Et c'est ainsi que la vanité la guérissait de
l'amour, contrairement à beaucoup de femmes chez
qui c'est la vanité qui mène à l'amour et l'alimente.
D'un commun accord, il fut décidé qu'on mettrait
une sorte de cérémonial à la rupture, et c'est à une
soirée chez M. et madame Naigeon (1), mis au fait
de la situation, que fut solennellement signé et para-
phé l'acte de séparation amiable. On se donna la
main devant vingt témoins... On eût juré une soirée
de fiançailles... Et l'on ne se revit plus.
— Ah ! monsieur SuarJ ! monsieur Suard ! dit-elle ; un grand
malheur !
Et la voilà qui se met à pleurer comme une fontaine.
— Quoi donc, ma chère amie? dit M. Suard, que les fré-
quentes scènes de larmes de madame de Krûdener avaient un
peu cuirassé contre cette tactique de ménage.
— Monsieur Suard, je crois que je ne vous aime plus !
Et les larmes de couler de plus belle avec accompagnement
de sanglots.
— Eh bien, mon amie, ça reviendra, dit M. Suard sans
s'émouvoir.
— Oui.. . mais... c'est que je crois quej'en aime un autre.
— Eh bien, mou amie, ça se passera.
Et le philosophe se remit à son travail .
(1) Naigeon était un des encyclopédistes. La Harpe l'appe-
lait le singe de Diderot. 11 fut l'exécuteur testamentaire de
Diderot.
58 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Cependant, par dépit peut-être, madame de Krii-
dener se résolut à quitter Paris. Elle y avait appris
bien des choses. De plus, la rupture de sa liaison
avec M. Suard venant après la mort d'un jeune
homme qu'elle se figurait s'être tué par amour pour
elle, ces épisodes passablement romanesques avaient
ouvert dans son esprit un vaste champ aux réflexions.
Mais aux réflexions frivoles et non aux réflexions
sérieuses. M. Suard... il était déjà oublié. La baronne
en revenait toujours au malheureux suicidé. Car,
c'était pour elle, c'était bien pour elle qu'était mort
ce charmant jeune homme ; c'est à elle qu'il avait
sacrifié famille, jeunesse, avenir, tout... Elle le dé-
plorait bien un peu, car au fond elle était bonne. Elle
eût assurément mieux fait, par exemple, de réserver
ses bontés à son mari qui, par son affection et les
excellents procédés qu'il avait toujours eus pour elle,
méritait mieux que la trahison. Mais, à cela, elle ne
songeait nullement. Et d'abord, est-ce qu'un mari
fait jamais à sa femme le plaisir de se tuer par
amour pour elle?... Voyez aussi de quel poids pèse
un mari à côté d'un amant î Et, pour se consoler de
l'abandon peu flatteur de M. Suard, qui la délaissait,
elle, baronne, ambassadrice, toute jeune et toute
blonde, pour la fille d'un imprimeur, qui n'était ni
blonde ni jeune, elle se remettait à songer à ce
noble jeune homme que son amour avait mené au sui-
cide. Quelle différence de conduite avec M. Suard! Et
maintenant, que ce dernier l'avait initiée, entre
autres beautés, à celles de la littérature française,
elle eût volontiers répété, si elle l'eût osé, ce vers
LA BARONNE DE KRÙDENER 59
délicieusement cynique de la Lisette de Molière :
Qu'un amant mort pour nous nous mettrait en crédit!
Mais elle n'avait pas besoin de se faire un piédes-
tal de ce cadavre, d'ailleurs problématique, pour
être bien vue dans le monde : son inconduile distin-
guée et sa fortune non moins distinguée y suffisaient.
Aussi son cœur dut-il saigner bien fort quand elle se
résolut à quitter une ville où elle avait été si bien
accueillie, où son esprit était si prisé dans la société
la plus cultivée et la plus raffinée qu'il y eût alors, où
ses goûts artistiques lui donnaient tant de délicates
jouissances, et où ses goûts mondains, attestés par
un mémoire de vingt mille livres chez mademoiselle
Bertin. la célèbre modiste de la reine Marie-Antoi-
nette, ne lui en donnaient pas moins.
Elle n'était restée que sept ou huit mois à Paris.
Ses amours avec M. Suard n'avaient pas été longues.
Le mariage de son amant lui rendant le séjour de
celte ville intolérable, elle s'était décidée à partir pour
le Midi. Gomme lorsqu'elle quitta Copenhague, elle
déclara que sa santé exigeait un climat plus clé-
ment. Elle se rendit donc à Montpellier et y passa les
gros mois d'hiver. En février, nous la retrouvons à
Nîmes. De là, elle va à Avignon. Gomme M. Suard,
en amoureux lettré, n'avait pas manqué de parler de
Pétrarque et de Laure, tout en jiétrarquisant lui-
même avec sa Laure livonienne, madame de Krude-
ner put saisir, dans le feu de sa science et de ses sou-
venirs récents, tout le charme de la fontaine de Vau-
cluse et de la jolie vallée chantée par Pétrarque. « Je
60 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE
m'enquérais, a écrit le gracieux poète, d'un lieu caché
où je pusse me retirer comme dans un port, quand
je trouvai une petite vallée fermée, Vaucluse, bien
solitaire, d'où naît la source de la Sorgue, reine de
toutes les sources ; je m'y établis. C'est là que j'ai
composé mes poésies en langue vulgaire : vers où
j'ai peint les chagrins de ma jeunesse. »
Madame de Krudener, qui se rappelait peut-être
qu'elle avait, elle aussi, des chagrins de cette sorte,
— car rien ne s'oublie si vite qu'un amour, une fois
qu'il a fini de flamber — qui, de plus, comme Pé-
trarque, sentait avec beaucoup d'intensité les beautés
de la nature, devait se trouver heureuse dans ces
lieux où un homme de génie, un poëte, avait aimé,
avait pleuré, avait chanté... Elle était dans les meil-
leures dispositions d'âme pour goûter Vaucluse (1)
et c'est le cœur noyé dans une émotion sincère,
qu'elle revint à Avignon. Elle ne se doutait pas, per-
sonne alors ne se doutait que, dix-huit mois plus
tard, cette ville serait souillée des plus épouvantables
massacres et que les sons divins du luth de Pé-
trarque, qui chantaient encore dans l'air comme ils
chantaient dans le cœur de madame de Krudener,
seraient couverts, en octobre 1791, par les éclats
tumultueux d'une scène de V Enfer de Dante, parles
cris de douleur et les râles des victimes de Jourdan
Coupe -Tète.
Elle revint à Montpellier vers la fin de 1790. C'est
(1) « ... Là in'apparaît Pétrarque au milieu des voûte-
crées qui virent naîlrc sa longue teudresse pour Laure. »
(Valérie, Lettre III.)
LA BARONNE DE KRLÏDENEIl 61
là qu'elle fit la connaissance du jeune comte Adrien
de Lezay-Marnésia, qui tint une place si distinguée
dans les sociétés et les salons littéraires de son
temps, qui fut, particulièrement, l'ami de madame de
Staël et auprès duquel nous retrouverons madame de
Kriidener en 1814, dans une circonstance douloureu-
sement tragique. En attendant, on les voit ensemble
à Barèges, où la baronne est allée prendre les eaux,
où elle s'amuse et vit le plus gaiement possible. Une
aimable société, qu'elle mène par son entrain, l'ad-
mire et la suit partout, dans ses excursions et dans
son salon. Mais, est-il besoin de le dire? une telle
indépendance d'allures donna plus d'une fois prise à
la médisance et, d'après les antécédents de la
jeune femme, il n'est pas téméraire de croire que les
propos pouvaient être fondés. De la part d'une co-
quette comme elle l'était encore alors, rien ne doit
étonner, si ce n'est une conduite sérieuse et digne.
Il faut reconnaître cependant que, dans le tourbillon
de ses dissipations, elle faisait parfois le bien, quand
une infortune se rencontrait sur son chemin. Gela la
changeait et l'amusait.
C'est également à Montpellier que madame de
Kriidener lit la connaissance d'un autre jeune
homme — remarquez qu'elle ne connaît guère que
des jeunes gens — le comte de Frégeville. C'était un
beau lieutenant de hussards, grand, bien fait, dis-
tingué, séduisant au possible. Soit par amour véri-
table, soit par simple passe-temps et gageure vis-à-
vis de lui-même ou de ses camarades, le bel officier
se mit à faire la cour à la jeune femme. Outre ses
4
62 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
mérites réels, madame de Krudener, avec ses allures
indépendantes et en sa qualité de femme séparée de
son mari, semblait faite pour attirer spécialement les
hommages des jeunes gens qui cherchent aventure.
En province surtout, il leur est difficile de satisfaire
les bssoins plus ou moins grands de leur cœur, et de
faire, dans des liaisons plus banalement vulgaires que
romanesques, cet apprentissage de la vie conjugale
qui est, paraît-il, un surnumérariat indispensable
pour devenir un bon mari. Ces femmes de province
en général, sont si arriérées avec leurs préjugés !
Quoiqu'il en soit, les visites du beau lieutenant se
firent de plus en plus fréquentes. Elles devinrent
même journalières, et madame de Krudener, qui
avait annoncé imprudemment son départ prochain,
le retardait maintenant de jour en jour, on ne savait
pourquoi. Ou plutôt on le savait bien. M. de Frége-
ville lui avait déclaré tout franchement, comme
M. Jourdain à la marquise, que ses beaux yeux le
faisaient mourir d'amour. Quelque plaisir que cela
fasse toujours à une femme de savoir qu'elle cause
de pareils ravages chez un homme, madame de
Krudener, qui au fond était bonne, ne voulait pas
avoir un second homicide par amour sur la cons-
cience. Elle avait donc pris tout à fait au sérieux les
déclarations du jeune officier et s'efforçait, en lui
accordant tout ce qu'il voulait, de l'arracher à des
idées aussi lugubres. Gela n'avait pas été long. Aussi
M. de Frégcville ne demandait-il maintenant qu'à
.vivre, et à bien vivre. Madame de Krudener, comme
de juste, faisait de bon mieux pour le maintenir dans
L.V BARONNE DE KRUDENER 63
ces bons sentiments. Sa liaison avec lui tombait
même d'autant plus à propos que sa demoiselle de
compagnie, dans une atmosphère aussi capiteuse,
avait, elle aussi, éprouvé le dégoût de la solitude.
Elle avait donné son cœur, et sa main par-dessus le
marché puisqu'il voulait bien la prendre, à un certain
M. Armand, manière de secrétaire qui, depuis trois
mois, suivait partout madame de Krudener. Une
jeune femme comme la baronne, pensez donc, ne
pouvait demeurer seule, loin de son mari, sa demoi-
selle de compagnie la quittant. Gela n'eût été ni con-
venable ni prudent. Le monde est si méchant qu'on
aurait trouvé à jaser. Et puis, en ces temps peu
sûrs, ne lui fallait-il pas quelqu'un à ses côtés pour
la faire respecter? Qui, mieux qu'un militaire, pou-
vait se charger de ce soin?... Et c'est ainsi qu'elle
remplaça logiquement sa demoiselle de compagnie
par un hussard.
Pour être plus en sûreté, évidemment, que dans le
Midi de la France où les tètes, chaudes et ardentes
en tout temps, retombent, pendant les révolutions,
dans la sauvagerie primitive, peut-être seulement
pour être plus libre que dans une ville de province,
madame de Krudener était rentrée à Paris. M. de
Frégeville y était venu avec elle.
Il ne semble pas que, malgré son amour, madame
de Krudener ait été particulièrement heureuse à cette
époque de sa vie. En effet : son amant laissait percer
un caractère difficile qui allait parfois jusqu'à la vio-
lence, et il ne fallait pas moins que toute sa douceur
à elle pour calmer des emportements que sa légèreté
64 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
peut-être avait provoqués. Car, tyrannique et capri-
cieuse comme toute femme qui se sent aimée, la
baronne n'était pas toujours un modèle de raison.
D'un autre côté, on ne vit pas que d'amour et d'eau
fraîche, et les fortes sommes qu'elle avait apportées
de Copenhague avaient fondu rapidement au creuset
de ses folles et imprévoyantes dépenses. Elle avait
beau demander de l'argent à ses parents et à ses
intendants de Livonie, on ne lui en envoyait point :
on lui répondait que les temps étaient durs, incer-
tains, et que les fermages ne rentraient pas. Et puis la
vie, à Paris, n'était plus sûre, même pour une étran-
gère. Pour comble de disgrâce, tous les officiers en
congé avaient reçu l'ordre de regagner leur régiment,
M. de Frégeville comme les autres... La situation
était aussi difficile que douloureuse. Que faire?... Et
la pauvre baronne, en y réfléchissant, se voyait dans
un embarras dont elle ne savait comment sortir.
M. de Frégeville prit une résolution pour elle. Il la
conduirait hors de France, d'abord, pour la mettre en
sûreté. Puis il l'engageait à se réconcilier avec son
mari : dans l'incertitude des temps, c'était ce qu'elle
avait de mieux à faire. Il la mènerait lui-même au
baron de Krùdener, pour la protéger durant le voyage,
et se ferait son avocat auprès de lui pour la f.iire bien
accueillir. Après quoi, il irait rejoindre son régiment.
A ce langage, madame de Krùdener se récria. En
vérité, il n'y pensait pas : aller, lui, jeune et beau
lieutenant de hussards, dire à un mari qui avait tout
lieu de se défier de linconstance de sa femme qui,
depuis deux ans, courait le monde sans plus lui
LA BARONNE DE KHUDENER 65
donner de ses nouvelles que s'il n'existait pas, aller
dire à ce mari qui était probablement très informé,
par la voie des ambassades, des faits et gestes de
l'infidèle : « Monsieur, voici votre femme. J'ai eu
l'honneur de la rencontrer à Montpellier, et, comme
elle se mourait du désir de venir vous retrouver à
Berlin, que les chemins de France sont maintenant
dangereux, j'ai cru de mon devoir, en galant cheva-
lier français, de l'escorter jusqu'ici afin qu'il ne lui
arrivât aucune aventure fâcheuse. »
Quel que soit le peu d'esprit qu'une femme accorde
à son mari quand elle le trompe, peut-être pour se
justifier à ses propres yeux de sa trahison, madame
de Krudener savait que, malgré son extrême bonté,
jamais le baron ne croirait à une conduite aussi désin-
téressée chez le jeune officier, non plus qu'à une
réserve exempte de tout reproche chez elle. N'avait-
elle pas fait ses preuves d'inconséquence à Copen-
hague?
Il fut cependant fait comme le conseillait M. de
Frcgeville. Déguisé en laquais pour ne pas être ar-
rêté comme émigrant, le lieutenant monta sur le
siège de la voiture où la pauvre femme réfléchissait à
l'accueil que lui ferait son mari. On franchit heureu-
sement la frontière. Là, M. de Frégeville jeta sa livrée
et reprit sa place dans l'intérieur de la berline, à côté
de madame de Krudener. Celle-ci était en proie à
mille réflexions qui n'étaient pas toutes couleur de
rose : comment son mari la recevrait-il, après toutes
les fredaines dont le bruit était certainement parvenu
à ses oreilles? Lui pardonnerait-il? Reprendrait-elle
4.
66 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
avec lui la vie commune? C'était peu probable, car,
si le mari s'avisait de pardonner, le monde, lui, n'ou-
blierait pas les scandales qui avaient précédé et né-
cessité la fuite de Copenhague : peut-être même n'i-
gnorait-il pas ceux qui l'avaient suivi. Quelle serait
alors'sa situation, à l'hôtel de l'ambassade ?
Il y avait de quoi en perdre la tête. Quant à M. de
Frégeville, il ne voyait plus, avec la même assurance
que par le passé, le succès de la négociation qu'il
avait imaginée. Au fur et à mesure qu'on approchait
du terme du voyage, que tous deux faisaient mainte-
nant traîner le plus possible en longueur, ce succès
lui paraissait rien moins que certain. Non, jamais un
homme d'honneur, — et M. de Krudener l'était —
ne consentirait à reprendre une femme qui s'était
jouée aussi effrontément de la foi conjugale, de son
serment, de son devoir. Et il reconnaissait, en ne
pouvant se défendre d'un sourire, qu'il était, lui,
lieutenant de hussards, un bien singulier compagnon
pour ramener une jeune femme inconséquente, non
au devoir, — il n'y avait jamais pensé, — mais à son
mari.
De son côté, madame de Krudener avait songé qu'il
était bon de préparer l'ambassadeur à la joie de lui
voir réintégrer le domicile conjugal. Il serait témé-
raire de croire qu'elle le fit dans la charitable pensée
de lui éviter le saisissement, parfois dangereux, qui
suit l'annonce subite d'un bonheur imprévu. Croyons
simplement qu'elle n'agit que dans l'intention plus
personnelle de faire faire au baron des réflexions,
lui donner le temps de calmer sa colère et, tout au
LA BARONNE DE KRÛDENEP 67
moins pour le monde, le déterminer à l'accueillir et
à promener l'éponge sur le passé. Elle ne dissimulait
point à M. de Krudener qu'elle voyageait sous la
protection d'un gentilhomme français qui lui avait
montré quelque dévouement en l'aidant à traverser
et à fuir le territoire d'un pays qu'une révolution sans
précédents avait mis tout en feu. Elle terminait sa
lettre en exprimant l'espoir que son mari ferait un
honorable et cordial accueil au comte de Frégeville,
à qui tous deux avaient tant d'obligations.
M. de Krudener avait été fort perplexe après la lec-
ture de cette lettre. Il aurait bien voulu refuser tout
arrangement avec l'infidèle. Mais la pensée de son
foyer désert, l'intérêt de ses enfants, l'idée que toutes
les femmes décidément sont les mêmes, qu'il allait
bientôt entrer dans un âge où l'on a besoin d'une habi-
tude calme et régulière, toutes ces réflexions et bien
d'autres lui amollirent le cœur et le déterminèrent
à ne point fermer sa porte à l'enfant prodigue.
Il pardonna.
Voyant son mari dans des dispositions pacifiques
si inespérées, la jeune femme, comme de juste, vou-
lut le prendre de haut avec lui. Gela réussit presque
toujours. Gomme il avait cédé sur le point capital, il
céderait bien sur tous les autres. C'est du moins ce
qu'elle pensa. Aussi, dédaignant une bonté qu'elle
prenait pour de la faiblesse, et qui en était effective-
ment un joli spécimen, elle émit hautement la préten-
tion de n'en agir qu'à sa lête. Elle commença par dé-
clarer que M. de Frégeville devait, à l'avenir, consi-
dérer l'hôtel de l'ambassade comme sa propre maison ,
08 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
y venir quand il le jugerait bon, et ordonna que
M. de Krudener lui fit toujours bon visage.
Abasourdi tout d'abord de tant d'aplomb, M. de
Krudener sentit qu'il ne fallait pas se laisser gagner
à la main s'il voulait demeurer maître chez lui. Il re-
prit vite son ton d'autorité, se doutant bien que la
présence du bel officier français auprès de sa femme
n'était pas très catholique, et qu'il y avait entre elle
et lui des liens plus intimes que ceux d'une pure
amitié ; il défendit sa porte à M. de Frégeville. Il y
eut des scènes fâcheuses (1) et des explications où le
respect de la vérité non plus que celui que ma-
dame de Krudener devait à son mari ne furent très
rigoureusement observés. L'on ne sait comment au-
rait fini cette sotto affaire si M. de Frégeville n'était
subitement tombé malade. Il fut même en danger.
Sa maîtresse vola auprès de lui, s'établit à son chevet
et ne le quitta plus. C'est de sa chambre de malade
qu'elle écrivit une demande en divorce et la lit signi-
fier à M. de Krudener.
Celui-ci refusa de se prêter à cette nouvelle lubie
de sa femme, quelques bonnes raisons pourtant qu'il
eût de le faire. C'eût été son troisième divorce, il se
contentait des deux premiers. 11 se borna à faire
transmettre à la baronne le conseil, pour ne pas dire
Tordre, d'aller faire en quelque sorte une retraite chez
ses parents, à Riga. Puisque le divorce était écarté,
(1) Est-ce à la suite de ces scènes que madame de Krudener,
toujours artiste jusque dans les choses les plus intimes, écrivit
sur son carnet celte jolie pensée : « La vie ressemble à la mer,
qui doit set plua beaux ellets aux orales. »
LA BARONNE DE KRUDENER 69
c'était là, en effet, le parti le plus sage. Elle le prit
cependant. A Riga, la saine atmosphère de la famille
devait la faire revenir à des sentiments plus terre
à terre, si l'on veut, mais plus honnêtes. Puis,
lavée de ses fautes par une réclusion plus ou moins
longue, repentante, promettant de ne plus s'écarter
à l'avenir de la grande route du devoir, son mari lui
pardonnerait ses erreurs et ses escapades; il les ou-
blierait et la recevrait de nouveau les bras ouverts
pour recommencer une existence que nul caprice ne
viendrait plus troubler.
C'étaient là de beaux rêves. Nous allons voir ce
qu'il en advint.
La première partie du programme s'exécuta, point
par point. Le lieutenant de Frégeville, remis de sa
grave maladie, y veilla. 11 accompagna lui-même sa
désolée maîtresse jusqu'à Berlin. Là, on se sépara.
M. de Frégeville, heureux d'avoir accompli son de-
voir envers une femme qui lui avait sacrifié le sien, et
sentant, auxappelsde la patrie en danger, bouillonner
son sang de soldat, ne voulut point déserter le dra-
peau comme le faisaient alors la plupart des officiers.
Il rentra en France. Il prit part aux campagnes des
armées de la République, se fit distinguer et eut un
avancement rapide. Devenu général de division, il se
maria et, sous le Consulat, nous voyons, par les Mé-
moires de la ducJiesse ci Abranlès qu'il était ami
de Lucien Bonaparte et allait, avec sa femme, en
villégiature chez lui, à sa terre dePlessis-Chamant (1).
(i) Si le lecteur est curieux de connaître le portrait de la
comtesse de Frégeville, la duchesse d'Abrautès en a donne
70 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
On sait qu'il conserva toujours à madame de Kru-
dener un reconnaissant souvenir d'avoir accueilli ses
hommages de jeune lieutenant.
Madame de Krïidener, elle, était parvenue sans
encombre en Livonie. Pour s'occuper, elle avait ses
souvenirs de Venise, de Copenhague, de Paris, de
Montpellier... Il y avait de quoi contenter l'esprit le
plus romanesque. Les uns étaient gais, les autres
tendres, les autres mélancoliques... Elle n'avait qu'à
choisir et puiser dans le tas, selon les dispositions de
son âme. Mais la mélancolie semble avoir été, à Riga,
son état habituel.
Un cruel chagrin vint encore assombrir sa vie, elle
perdit son père, elle le vit expirer dans ses bras après
quelques jours de maladie. La douleur éloigne du
monde etrapproche des choses de la nature. Madame
de Krlidener, que son deuil écartait de toute réunion,
et qui, d'ailleurs, se voyait un peu tenue en quaran-
taine par quelques familles de Riga, par suite de
l'éclat fâcheux de ses diverses liaisons, faisait des
rêves de bonheur simple et champêtre ; l'idée de Dieu
venait même se mêler à des projets encore bien
vagues et qui ne furent jamais mis à exécution.
C'est au milieu de ces projets de vie sérieuse
qu'elle reçut un jour une visite bien inattendue :
une légère esquisse dans ses célèbres Mémoires : « Madame de
Prégerille, dit-elle, était jeune, assez jolie, fraîche comme une
rose et avait une fort belle taille. Son caractère était aimable
et doux, ce qui rendait son commerce agréable, surtout à la
compagne, où, pendant douze heures de la journée, on e:-t
continuellement ensemble. « (T. II, p. 149-152-153. — Edition
Oaruier.)
LA BARONNE DE K1UÏDENER 71
celle du comte Alexandre de StakiefF. L'entrevue fut
quelque peu embarrassée. L'état d'âme de l'un ne
cadrait plus avec l'état dame de l'autre. Et puis, de
part et d'autre, on était passablement changé, et
comme on se regardait mutuellement en cherchant
le prisme des souvenirs et des illusions du passé, on
ne se reconnaissait pas. C'est toujours ce qui arrive
aux amoureux qui, séparés par les hasards de la vie, se
retrouvent après quelques années d'absence. Dès que
les lunettes magiques de l'amour sont tombées des
yeux, dès que cette phosphorescence dont on revêt la
personne aimée, s'est éteinte, dès qu'on se voit mu-
tuellement tel qu'on est, ah! quelle désillusion!...
M. de Slakieff avait eu tort de venir à Riga. Mada-
me de Kriidener s'offensa comme d'une insulte de la
politesse correcte et cérémonieuse qui remplaçait chez
lui les doux empressements de la tendresse. Elle vit
dans ses yeux comme du désenchantement, et elle en
conclut que son adorateur ne la trouvai t plus ce qu'elle
était à Venise et à Copenhague. Quelle douleur pour
une femme, pour une coquette, de s'apercevoir
qu'elle a vieilli, et de s'en apercevoir... où? Dans le
miroir des yeux de son amant, sur lequel elle ne pro-
duit plus l'effet électrique de jadis !
Madame de Krudener en souffrit beaucoup. Mais,
comme elle ne vit pas de moyen de raccommoder les
choses et de reconquérir son empire, que M. de Sta-
kie(l avait pris congé d'elle avec la politesse aisée et
l'amabilité indilférente de 1 homme du monde qui
prend congé d'une femme quelconque, elle renonça
à renouer des relations qu'elle avait peut-être espéré
72 UNE ILLUMINÉE AL' XIXe SIECLE
reprendre. Gomme son ancien amant ne voulait plus
d'elle, la belle pécheresse, ne pouvant plus pécher,
prit, faute de mieux, le parti du repentir.
Elle continua à vivre séparée de son époux. C'est
du reste la meilleure manière de s'entendre dans le
mariage quand on n'en veut pas remplir les devoirs.
Ayant appris un jour qu'il avait quelques embarras
financiers, elle eut la généreuse pensée d'aller se
jeter à ses pieds et d'implorer son pardon. On voit
que son cœur était capable de nobles inspirations.
Mais peut-être pourrait-on découvrir dans celle-ci,
sous son apparence de simplicité et de franchise, un
petit côté théâtral, romanesque, qui flattait son ima-
gination toujours prête à partir sur une idée ou à
s'emballer pour une personne.
Madame de Krùdener vint donc auprès de son
mari. Bon comme toujours, M. de Krùdener jugea
que la démarche était sincère, et accorda le pardon
que demandait sa femme. Mais, la voyant dans un
chétif état de santé, il l'engagea à s'aller soigner à
Berlin.
Elle n'y arriva qu'à la fin du mois de janvier 1793.
Mais, comme de nombreuses invitations ne lui lais-
saient pas le repos absolu dont elle avait besoin, elle
repartit deux semaines après pour Leipzig. Son mari
eut la bonté de l'y accompagner. Il l'y installa et, la
laissant aux soins de son ancienne demoiselle de
compagnie, mademoiselle Piozet, qui, on se le rap.
pelle, s'était mariée à Montpellier et était devenue
madame Armand, il repartit pour Berlin.
A Leipzig, ville studieuse et lettrée, madame de Krtt-
LA BARONNE DE KRÏ1DENER 73
dener trouva desjdistractions dans la lecture ; elle en
chercha aussi auprès de quelques émigrés français
qu'elle avait connus jadis à Paris. C'est ainsi qu'elle
lit la connaissance du brillant comte de Tilly. D'un
autre côté, sa correspondance lui donna une certaine
occupation. Elle renoua par lettres des relations avec
quelques-uns de ses anciens amis, entre autres avec
l'auteur de Paul et Virginie, pour le caractère et le
talent duquel elle avait une véritable vénération.
Elle lui écrivit, le '20 février, une lettre qui a été
reproduite dans les Œuvres complètes de Bernardin
de Saint-Pierre (i), et qui nous donne des renseigne-
ments bien intéressants sur son état dame, sa santé
tant physique que morale.
La voici :
« Après quatorze mois, dont la plus grande partie
ont été passés dans des maux de nerfs si affreux que
ma raison en a été troublée et ma santé réduite à un
état déplorable, je reviens depuis quelque temps à un
état plus calme : la fièvre qui brûlait mon sang a
disparu, mon cerveau n'est plus affecté comme il
l'était autrefois, et l'espérance et la Nature des-
cendent derechef sur mon âme soulevée par d'amers
chagrins et de terribles orages. Oui, la Nature m'offre
encore ses douces et consolantes distractions. Elle
n'est plus couverte à mes yeux d'un voile funèbre. Je
suis redevenue mère et j'existe derechef dans des
unis qui m'étaient chers et que j'aime comme autre-
(1) Editiou Aimé-Martin, t. XII.
74 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
fois. En reprenant mes facultés, en recouvrant mes
souvenirs, ma pensée a volé vers vous ; je sens le
plus vif désir de savoir ce que vous faites, cher et
respectable ami, et j'ai besoin, je le sens, de vous
dire que, tant que je conserverai les moyens de sentir,
je vous aimerai. Je suis tourmentée d'une grande
inquiétude. Quelle est votre existence dans un mo-
ment de troubles aussi universels? Vous qui aimez
tant la solitude et la paix, pouvez-vous jouir de ces
biens précieux? Permettez à la plus grande amitié
de vous prier de me donner au plus vite de vos nou-
velles. Ah ! que ne puis-je passer encore quelques
moments auprès de vous comme autrefois! Que ne
puis-je, dans ce petit jardin où vous oubliez le monde
et ses tourmentantes inquiétudes, où vous vivez con-
tent dans le sein de la modération ; que ne puis-je,
dis-je, m'y voir environnée de tranquillité et de
bonheur! Que ne puis-je y entendre encore les leçons
sublimes dont vos discours étaient remplis I Elles
m'étaient douces comme le parfum des fleurs que je
respirais.
« Ceux qui connaissent le malheur, ceux qui
souffrent, nous intéressent doublement ; je sens
qu'avec cette confiance que tout inspire en vous, et
que j'ai depuis si longtemps, je parlerais de mes
peines ; votre touchante bonté, votre amitié les adou-
ciraient. Vous avez éprouvé des chagrins; vous savez
compatir à ceux des autres. Veuillez me dire, cher et
respectable ami, si vous n'avez aucun projet de
passer, une fois, quelques mois en Suisse et de voir
ce beau pays? .Je Bais que vous aimez trop la France
I. \ BARONNE DE KRttDBNBB 75
pour la quitter pour longtemps; mais un petit voyage
en Suisse serait une distraction agréable. Si j'osais
espérer que vous voulussiez passer un été au bord du
lac de Genève, cette idée embellirait déjà actuelle
ment ma vie, et je vous conjurerais, parla sensibilité
si vraie qui remplit votre àmo, de venir avec moi
habiter une petite maison de campagne. Ah ! venez
demeurer, ne fût-ce que quelques mois de votre vie,
auprès d'une amie qui vous offre une âme vraie et
sensible, qui vit loin de la société, qui vous entoure-
rait de ses soins, <iu spectacle de deux enfants bons et
harmants que vous aimez, et qui sauront aussi res-
pecter votre solitude, ne pas le troubler ; qui sait par
elle-môme combien la solitude est douce et néces-
saire ; enfin, dont la société ne vous offrirait aucune
gêne, aucune épine. Je vous offre le vœu, formé par
une âme qui sait vous aimer; je n'y ajoute rien. Je
suis simple et vraie : je ne suis point éloquente.
« J'ai quitté mon pays, dont le climat abîmait mes
nerfs ; j'y ai vu, après une absence de huit ans, mou-
rir, dans de longues douleurs, un père que j'aimais
tendrement et qui était le meilleur des hommes. De
terribles crampes serraient ma poitrine et affectaient
mon cerveau ; des chagrins rongeaient mon âme,
comme les maux physiques rongeaient ma santé.
« Oh ! mon ami, mes yeux se remplissent de
larmes, quoique plusieurs mois se soient écoulés de-
puis. Mon âme est encore très abattue, quand j'y
pense. Me voici actuellement en Saxe, à Leipzig.
C'est une ville que mon mari a choisie, parce qu'elle
fournit d'excellents moyens pour l'instruction de
76 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Paul, et j'ai la douceur d'être près de mon fils, de
suivre ses progrès. Tous les étés, il ira rejoindre son
père en Danemark : il restera avec lui quelques mois,
et ce temps-là je pourrai l'employer à aller faire
quelques petits voyages en Suisse. Notre fortune,
très altérée par la guerre que nous avons eue et les
excessives dépenses auxquelles M. de Kriïdener a été
assujetti en Danemarck, ne nous permet pas de vivre
ensemble dans un pays aussi cher; d'autres raisons,
trop longues à détailler, ont encore ajouté à cette ré-
solution...
« Ici, je ne dépense que très peu. La ville est peu
chère, je ne vois personne, le climat est agréable, les
fruits bons, les environs très jolis. J'ai toujours avec
moi mademoiselle Piozet, cette amie que vous avez
vue chez moi dans mon premier séjour à Paris ; elle
a été mariée depuis : cette excellente femme, occupée
tour à tour de mes enfants et de moi, est bien néces-
saire à mon âme souvent malade encore.
« Mes enfants sont, Dieu merci, bien portants,
heureux et bons ; la petite, que vous nommiez la
Béatitude, a conservé sa physionomie de contente-
ment, et mon fils me donne, ainsi qu'elle, les plus
heureuses espérances. Portez-vous toujours bien, ne
m'oubliez pas. Je vous conjure aussi de m'écrire
bientôt à Leipzig, poste restante. Je vous embrasse
en idée et suis à jamais,
a Votre meilleure amie,
« Baronne de Krudener. »
« P. -S. — Paul et Virginie est traduit en aile-
LA BARONNE DE KHUDENER 77
mand : je voudrais bien avoir l'occasion de vous l'en-
voyer. »
C'est dans ce repos doucement occupé que la
baronne passa, à Leipzig-, la fin de l'année 1793 et
presque toute l'année 1794. Sa santé se remettait peu
à peu, et, à mesure que la force lui revenait, ses an-
ciens goûts mondains lui revenaient avec elle. Le
besoin de mouvement, qui était dans sa nature, l'agi-
tait de nouveau. Aussi, après quelques petits voyages
à travers l'Allemagne, comme elle ne pouvait aller à
Paris, livré au gouvernement des Thermidoriens, elle
se résolut à retourner auprès de sa mère, à Riga. Mais,
là, elle ne se sentait pas bien vue. L'honnête provincia-
lisme des habitants, qui avaient eu vent de ses excen-
tricités, ne la regardait guère que comme une brebis
galeuse. On faisait le vide autour d'elle. De là des
ennuis, des froissements d'amour- propre qui pren-
nent, dans les petites villes, des proportions énormes.
Pour y couper court, elle se retira dans une terre
qui lui appartenait depuis la mort de son père et s'oc-
cupa de travaux des champs, de ses paysans, etc.
Enfin> elle se lassa aussi de cette vie et se remit en
voyage. Cette fois, c'est la Suisse qui l'attirait. Elle
s'arrêta à Lausanne, y fréquenta la société, fort bril-
lante alors, de cette ville et y tint un rang distingué.
Elle faisait aussi de nombreuses excursions qui la ra-
vissaient.
Mais une armée française envahissait la Suisse.
Madame de Ki n-lener se rendit alors à Munich, où
l'attendait son mari. Il fut parfait pour elle et lui té-
78 UNE ILLUMINÉE AU XIX'' SIECLE
moigna tous les égards qu'elle ne méritait pas. Leur
fille avait grandi et était presque une jeune fille.
Aussi la grâce de sa jeunesse fut-elle pour beaucoup
dans la bonne entente qui régna entre ses parents
pendant les quelques mois qu'ils vécurent réunis.
CHAPITRE III
M. île Kriidener est nommé ambassadeur à Berlin. — Salon de
l'ambassadrice. — Rivarol. — Le comte de Tilly, — Froisse-
ments mondains. — Aveuglements de vauité. — Désir d'aller
à Paris. — Départ pour la Suisse. — Vie de madame de
KrùMener à Lausanne. — Excursions à Genève et à Coppet.
— Chez madame de Staël. — La danse du chàle. — Madame
de Kriidener commeuce à Genève son roman de Valérie. —
Importance qu'on donnait à la danse. — Salon de madame
i\o Staël à Paris sons le Cousulat. — Salon de madame de
B raumont. — Madame de Kriidener voudrait avoir un salon
littéraire. — Pensées insérées au Mercure. — Vanité littéraire.
Complaisante bonté de Bernardin de Saint-Pierre. — Petite
jalousie de madame de Kriidener pour madame de Staël.
Cependant M. de Kriidener fut nommé ambassa-
deur à Berlin. Les deux époux y allèrent ensemble et
leur maison s'ouvrit de nouveau. La baronne la
rendait aussi agréable que possible mais moins par sa
science du monde que par ses connaissances variées
et son aimable conversation. Elle avait beaucoup vu,
beaucoup réfléchi, et charmait chacun par son enjoue-
ment et la finesse de son esprit. Mais il faut recon-
naître aussi qu'elle mécontentait toujours quelques
80 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
personnes par une tenue parfois un peu capricieuse
et un certain laisser-aller que la politesse froide et
compassée du Nord ne pouvait admettre, surtout chez
une femme à qui le rang de son mari imposait
d'étroites obligations de gravité, et dont les che-
veux commençaient à blanchir. Madame de Krii-
dener aurait en effet mieux fait de prendre, avec ses
cheveux blancs, un peu plus de sérieux, que de
s'aller affubler, comme elle le fi t, d'une perruque. Ah !
si elle avait vécu de notre temps, elle ne se serait pas
mis martel et encore moins perruque en tête pour
dissimuler ces signes d'une jeunesse en décadence :
un flacon de composition chimique aurait rendu aux
cheveux trop pressés de vieillir leur jolie nuance
cendrée, qui, pour le dire en passant, est la couleur
courante de la chevelure des femmes, en Livonie
comme en Norwège. Mais quelle est la femme qui
peut se résoudre à dire adieu à la jeunesse sans avoir
lutté plus ou moins longtemps contre les cruelles
atteintes des années ? Il ne faut d'ailleurs pas se mon-
trer trop sévère : la mode, alors, était aux perruques,
et l'on sait que madame Tallien, à Paris, en avait
trente, à vingt- cinq louis la pièce.
C'est pendant ce séjour à Berlin que madame
de Kri'idener fit la connaissance de Rivarol chez la
princesse Dolgoroucki. Elle y trouva aussi le comte
Alexandre de Tilly, qu'elle avait déjà vu à Leipzig
et qui avait été un des plus spirituels, des plus dis-
tingués et des plus sympathiques mauvais sujets de
la cour de Marie-Antoinette. Elle y vit également le
chevalier de Boulflers, qu'elle avait apprécié jadis
LA BARONNE DE KRUDENEIl 81
aux séances de l'Académie et à d'autres moins so-
lennelles, et sa charmante amie, madame de Sabran,
qu'il venait d'épouser à Breslau, M. de Damp-
martin et quelques autres émigrés de distinction,
réputés pour leur esprit. Le comte de Tilly, sou-
ple, délié, insinuant, était vite devenu un fami-
lier de l'hôtel de l'ambassade, attiré autant par les
grâces de la baronne de Kri'i Jener que parce qu'il
pouvait lui être utile, en ces temps agités, d'avoir la
protection d'un ambassadeur de Russie. Aussi faisait-
il son possible pour plaire, et il y réussissait. C'est de
lui que M. de Chénedollé, autre émigré français à.
Hambourg-, et qui devait être connu plus tard par son
amitié pour Chateaubriand et sa tendre affection
pour sa sœur Lucile, c'est de M. de Tilly que Chéne-
dollé disait qu' « il louvoyait entre la bonne et la mau-
vaise compagnie, agréable dans la bonne, exquis
dans la mauvaise. » En attendant, il plaisait beau-
coup à l'ambassadeur et prenait plaisir de son côté à
s'entretenir avec lui. Dans les papiers qu'il a laissés,
on trouve cette petite note qu'il écrivit un jour sur
M. de Krudener : a Esprit juste et étendu, orné
d'une grande variété de connaissances agréables et
utiles ; diplomate habile, mais traitant la politique en
galant homme, sans fourberie, sans légèreté. Chargé
de représenter l'un des plus grands monarques du
monde, il l'avait fait noblement et peut-être avec
moins d'ordre que les gens médiocres en mettent
communément dans l'économie intérieure de leurs
maisons ; c'est pourtant montrer le meilleur esprit
que d'être rangé, car c'est le seul moyen d'obtenir ce
5.
82 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
qui ressemble au bonheur, le repos. » Le comte de
Tilly qui avait infiniment d'esprit, comme on peut
s'en assurer en lisant ses galants Mémoires, n'avait
nullement celui « d'être rangé », et il a tort, assu-
rément, de reprocher au baron de Krûdener de ne
pas l'avoir davantage. M. de Krûdener avait cer-
tainement dépassé la mesure de ses moyens finan-
ciers, à Copenhague, lorsqu'il recevait journellement
à sa table, pendant la guerre de la Russie contre la
Suède, en 1786, les officiers de la flotte russe qui
descendaient à terre ; mais cette brèche à sa fortune,
il l'avait faite pour un motif des plus honorables. S'il
n'y avait eu que celle-là, elle eût vite été réparée.
Mais les dépenses inconsidérées de sa femme pen-
dant son voyage en France, celles qu'elle continuait
à ne pas se refuser en recevant chaque jour de
Paris des caisses de robes et de chapeaux, y avaient
fait une brèche plus sérieuse. Quoiqu'il en soit,
M. de Krûdener tenait, à Berlin, un grand état de
maison, et sa femme se plaisait à réunir à sa table
les émigrés français de distinction. Rivarol était
parmi ceux-ci. Sa faveur baissa cependant tout à
coup. Le spirituel causeur s'était un jour permis
un mot de fort mauvais goût sur un défaut de
prononciation de l'ambassadeur, et qui n'était sans
doute autre chose que cette espèce de zézaiement
voulu qu'il est de tradition et de bon ton d'adopter,
on ne sait pourquoi, dans la carrière diplomatique.
Ce n'est là qu'un simple ridicule : il vaut toujours
mieux être soi que la copie d'un autre; toute affecta-
tion doit être soigneusement évitée, et, mémo dans
LA BARONNE DE KRUDENER 83
la diplomatie, rien ne vaut lu naturel, llivarol avait
donc dit sur M. de Krudener un mot indigne d'un
homme d'esprit comme lui (i). Ce mot fut indiscrète-
ment répété à l'ambassadeur, qui n'en fut pas en-
thousiaste, et il avait doublement raison de ne pas
l'être : d'abord le mot était également dénué de bon
goût et d'esprit; ensuite, jamais Rivarol n'aurait dû
se le permettre sur un homme qui l'avait accueilli
avec tant de bienveillance et admis à sa table. D'ail-
leurs, M. de Krudener commençait à voir plus rare-
ment Rivarol, dont certaines intempérances de lan-
gage et d'idées ne pouvaient plaire à son esprit
naturellement méthodique, mesuré, et rendu plus
prudent encore par les nécessités de sa situation
d'homme politique. « M. de Krudener avait trop
d'esprit, a écrit le comte de Tilly, pour rie pas re-
chercher Rivarol, mais trop de tact en même temps
pour ne pas l'éviter, principalement quand sa pru-
dence ministérielle eut été épouvantée de quelques
hardiesses politiques dont le bel esprit s'amusait à
embarrasser l'homme d'Etat, ce qui n'était que trop
facile dans l'attitude où l'Europe était alors placée.
M. de Krudener eût combattu, sur ce terrain seule-
ment, M. de Rivarol avec des armes égales ; mais ce
(1) On ne peut mettre ce mot qu'au bas d'une page. Encore
ne le répétons-nous que pour montrer que Rivarol se battait les
flancs pour soutenir sa réputation d'homme spirituel et ne trou-
vait pas toujours ce qu'il cherchait : «Je ne mets plus le nez là,
avait-il dit de M. de kn'idener, il pète son esprit. » La Fon-
taine n'avait-il pas raison de dire : « Ne forçons point notre
talent... », et La Bruyère : « Quand on court après l'esprit, ou
attrape la sottise. » C'est ce qu'attrapa Hivarol ce jour-là.
84 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
qui l'aurait intéressé peut-être dans son cabinet, ne
pouvait que lui être odieux publiquement à sa table. »
M. de Krïidener avait mille fois raison, et si la
baronne, moins regardante que son mari sur les
imprudences des propos de table et de salon, re-
gretta de ne plus entendre à ses soupers de l'hôtel
de l'ambassade les étincelantes boutades du plus
étonnant causeur qui fut jamais, elle s'en consola en
écoutant les commérages, plus fins peut-être et plus
délicats, du comte de Tilly. Elle était encore fort bien
à cette époque de sa vie. Elle parvenait à l'âge auquel
une femme intelligente, avec l'expérience qu'elle a
de la vie et du monde, avec un esprit lettré, l'habi-
leté de la conversation et la volonté de plaire, est le
plus agréable comme maîtresse de maison. Chacun
le sentait, et, sauf quelques Allemands et Allemandes
rigoristes qu'elle effarouchait un peu, mais par sa
tenue trop fantaisiste plutôt que par son passé plus
fantaisiste encore, on chantait généralement ses
louanges. Elle n'était cependant pas parfaite, même
comme maîtresse de maison : on aurait pu lui repro-
cher de s'écouter parler avec trop de complaisance,
de s'admirer en tout avec une franchise trop naïve-
ment ouverte et d'avoir dans son langage quelque
chose d'apprêté qui faisait trop voir qu'en parlant
elle pensait plus à elle qu'à ceux auxquels elle s'a-
dressait. Elle ne savait pas non plus s'occuper de
chacun avec un égal intérêt. Et c'est là, chez une
femme du monde, une grave imperfection.
Peut-être montra-t-elle une préférence trop mar-
quée pour M. de Tilly, qui ne cache pas qu'elle lui
LA BARONNE DE KIUIDENEK 85
témoigna quelque intérêt : il dit même qu'elle aurait
pu ne pas mettre autant de chaleur dans sa querelle
avec M. de Rivarol. Peut être donna-t elle ainsi quel-
que ombrage à son mari, qui la connaissait assez
pour se méfier toujours. Car, après une première
intimité, M. de Tilly a écrit : « Néanmoins M. de
Kriidener se trouva avec moi dans une mesure de
réserve qui ne pouvait pas m'échapper : je fis autant
de pas que lui en arrière pour imiter sa circonspec-
tion. C'est ce que doit toujours faire celui à qui il ne
rosle qu'un grenier, avec tout homme à qui il reste
un cuisinier et une maison.
a M. de Kriidener me revint quand je ne faisais
plus de frais pour le reconquérir; mais le charme
était détruit ; il ne restait que de l'embarras, de la
méfiance et du malaise : lui qui avait tant aimé à
causer avec moi, n'avait pourtant presque plus rien
à me dire; j'avais encore une oreille pour l'écouter,
mais mon cœur n'était plus là pour l'entendre et pour
lui répondre. »
Qu'y aurait-il d'étonnant à ce que cette froideur
subite eût été causée chez M. de Kriidener par les
coquetteries trop accentuées de sa femme auprès de
M. de Tilly qui, avec tout son esprit et toute sa dis-
tinction, n'était au fond qu'un roué et ne se serait pas
fait scrupule, non plus que la baronne qui, sur ce
point, avait aussi fait ses preuves — de trahir la con-
fiance que lui témoignait l'ambassadeur en l'admet-
tant chez lui? Il en avait fait bien d'autres, comme le
montrent ses Mémoires, et M. de Kriidener, qui ne
pouvait ignorer ses campagnes amoureuses et ses
86 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
états de services sur le terrain de la galanterie, fai-
sait bien de se tenir sur ses gardes, — et de le tenir,
lui, un peu à l'écart.
Le monde, que, depuis son installation à Berlin,
madame de Krudener avait recommencé à voir,
n'était pas fait pour étouffer les germes de vanité qui,
à tout propos, se faisaient jour en elle. Son mari ayant
réussi par un tact aussi prévoyant que courageux, à
éviter une guerre entre son pays et la Prusse, ma-
dame de Krudener ne s'imagina-t-elle pas que la
faveur dont il jouit après ce succès diplomatique
n'était due qu'à elle ? Il est intéressant de noter, en
passant, ce faible qu'elle eut de tout temps, non seu-
lement pour admirer son propre mérite, mais encore
pour se persuader qu'elle en donnait à tout ce qui
l'approchait. Gela ne l'empêchait pas, dans sa corres-
pondance avec son ancienne demoiselle de compa-
gnie devenue son amie, madame Armand, de parler
à chaque instant de Dieu, du ciel, et de les remercier
de lui avoir donné de si hautes facultés. Elle ne pen-
sait nullement qu'elle péchait par orgueil en se croyant
riche de tant de qualités, et aussi en se proclamant une
femme si parfaite et si supérieure aux autres femmes
puisqu'elle avait une religion plus éclairée. Elle se
faisait de cette religion un sujet de vanité. Et rien
n'est plus contraire à l'esprit chrétien des religions
catholique ou protestante.
Malgré la vie très agréable qui était la sienne à
Berlin, madame de Krudener s'ennuyait. Ne sachant,
ou plutôt ne voulant pas s'occuper, elle était prise
LV BARONNE I>E KIlilDENER 87
parfois d'impatiences qu'elle mettait sur le compte de
sa santé et de ses nerfs qui, au l'ait, étaient souvent
^vnants, môme pour elle. Mais le motif secret de cette
mise en scène était un désir invincible de retourner à
Paris. La pacification s'étant faite en France, l'ambas-
sadrice ne rêvait maintenant que d'aller parader de
nouveau sur cet ancien théâtre de ses succès, complè-
tement changé et remis à neuf par le gouvernement du
jeune général Bonaparte, cet homme extraordinaire
devenu premier consul de la République française.
Elle brûlait d'une envie immodérée de venir se mêler
à cette société nouvelle qui s'était élevée et formée de
toutes pièces sur les débris de la vieille société fran-
çaise, de voir quelle place elle y pourrait conquérir,
et elle ne doutait point que ce ne fût la première.
Tout ce qu'on disait à Berlin des « merveilleuses »
ii occupaient l'attention du public parisien, de ma-
dame Tallien, de madame Hainguerlot, de madame
de Staël, de madame Bonaparte, de madame Ré-
camier et de quelques autres la fascinait. Elle vou-
lait, elle aussi, aller aux Tuileries, briller dans les
salons du premier consul, trôner dans ceux qui com-
mençaient à s'ouvrir sur tous les points de Paris.
Mais comment obtenir de M. de Krudener la per-
mission de se rendre à Paris? Il n'y avait qu'un moyen
honnête de le faire, si toutefois il est honnête de faire
un mensonge ou un demi-mensonge, même pour son
plaisir : mettre en avant, comme toujours, le mau-
vais état de sa santé et se faire ordonner par les mé-
decins un climat plus tempéré que celui de Berlin;
celui de la France, par exemple. C'est à cette idée
88 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
que s'arrêta la baronne de Krudener. Son plan s'exé-
cuta point par point. Elle eut ses nerfs de plus en
plus malades et, comme ce que femme veut Dieu le
veut, elle eut finalement gain de cause.
Elle partit, emmenant avec elle sa fille Juliette.
Mais ce ne fut pas sans quelques discussions préa-
lables. Son mari s'était montré tout à fait opposé à
une nouvelle séparation : le monde, l'intérêt des en-
fants... Aussi la baronne n'avait-elle pas osé tout
d'abord, de crainte de se heurter à un refus sur le-
quel il eût été difficile de faire revenir M. de Kriï-
dener, parler de la France et de Paris. Elle n'avait
mis en avant qu'un projet de voyage en Suisse. Et
elle était déjà à Lausanne, que M. de Krudener lui
écrivait paternellement : « Puissiez-vous, ma chère
amie, n'avoir jamais à vous repentir de la résolution
que vous avez prise et qui va de nouveau rendre
étrangers l'un à l'autre les membres de notre famille,
nos propres enfants. Je fais les vœux les plus sin-
cères pour votre santé et pour votre bonheur. J'em-
brasse tendrement Juliette et suis, de cœur et d'âme,
votre sincère et dévoué ami (1).
On voit, par ces lignes, que M. de Krudener était
plein de bon sens, un homme à la fois de tête et de
caur et absolument dénué d'égoïsme. La baronne,
hélas ! en avait une certaine dose sous des dehors do
religion qu'elle accommodait au mieux avec ses pe-
tites vanités de femme capricieuse.
Quelques historiens ont dit que Mmo de Krudener
(1) Ch. Eynard, Vie de M** de Krudener, t. I, p. 105.
LÀ BARONNE DE KRIÏDENER 80
était à Paris sous le Directoire et qu'elle fréquentait
les salons de Barras, au Luxembourg-. C'est une
erreur. Elle quitta la France en 179:2 pour n'y revenir
que sous le Consulat. En 1801 elle était encore à
Berlin, comme le prouve une lettre d'elle, qu'on pos-
sède, et qui est datée de cette ville, le 12 mars. Il
est certain qu'elle n'y était plus au mois de juillet de
cette même année; mais elle n'était pas encore à
Paris. Elle s'y rendait en suivant le chemin des éco«
liers. Elle fit quelques stations sur sa route. D'abord,
elle s'arrêta à Tœplitz (1) pour y prendre les eaux.
(i) Voici une lettre qu'elle écrivit de cette ville, le 3 juillet 1801,
;'i If. de Tillv. Nous [en supprimons quelques archaïsmes et
fantaisies d'orthographe, bien pardonnables à une étrangère,
et qui en rendraient la lecture difficile :
« Par une aégligence de Sophie *, qui voulait à toute force se
c'iarger d'une de mes lettres pour vous, et y ajouter quelques
mots, vous n'avez pas reçu cette lettre, et je vois d'ici, monsieur
le comte, toutes les accusations que je ne mérite qu'en appa-
rence. Je me hâte donc de vous dire que vous avez bien tort si
vous osez douter des sentiments d'affection et du souvenir d'une
famille qui vous est bien dévouée. Ces demoiselles ont reçu
vos fleurs : elles s'en parent et aiment a vous devoir de nou-
velles grâces, car elles se rappellent fort bien que vous vous
p', -lisiez à leur en accorder. Sophie devait nommément vous
remercier de tous ces charmants bouquets, de toutes ces guir-
. Mais son étou.rderie l'a découragée. Le temps s'est passé
al j ■ me charge actuellement des remerciements, des excuses
et de l'indulgence que je promets en votre nom.
» Ou me défend d'écrire, car mes nerfs ne sont pas badin?.
Ne vieil Irei-TOUS pas essayer dr> eaux d'ici qui sont excellentes?
Vous trouvères de beaux arbres, de beaux sites, de belles mon-
tagnes, ce qui n'ennuie jamais. Vous trouverez aussi le prince
de Ligne qui est toujours fort gai, — et puis une troupe de
KrOdener, QUe du premier mariage «lu baron.
W UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
Elle se lia en cette ville avec le prince de Ligne.
Puis, elle était allée à petites journées en Suisse,
s'était fixée à Lausanne, mais faisait de fréquents
séjours à Genève. On y avait, en plus d'un salon,
admiré sans réserve sa grâce toute personnelle à
danser et surtout le feu, la passion qu'elle savait
mettre dans une danse figurée qui fit tant parler
d'elle et dont elle a donné la description dans son
roman de Valérie (1). On sait que c'est elle-même
qu'elle met en scène sous le nom de Valérie.
seigneurs allemands avec un cortège de ridicules qui amusent
toujours; puis, j'espère que vous me trouverez et que vous serez
bien aise de me voir, toujours bonne et franche pour mes
amis, toujours en guerre ouverte avec les Allemands aux trente-
deux quartiers, toujours aimant ce qui est aimable, vrai,
simple, — n'exigeant rien, vivant à ma mode, et vivant sur une
réputation de bizarrerie fort commode parce qu'on fait ce
qu'on veut, qu'on ressemble alors aux pays de montagnes qui,
par leur diversité, n'ennuient jamais.
» 11 est temps de ne plus abuser de votre patience. Portez-vous
bien et pensez quelquefois à ceux qui vous sont dévoués et dési-
rent vous revoir. J'ai l'honneur d'être, en attendant ce plaisir,
» V. t. h. et t. ob. s,
» Bar. de KrOdener,
» nre de Wietinghoff.
j> Tœplitz, 3 juillet 1801. »
(1) Nous allons la reproduire ici; aussi bien est-ce un des
plus gracieux passages de Valérie : « ... Je me trouvai insensi-
iblement auprès de la superbe Villa Pisani, louée par l'ainbas-
^idciir cfJSsp&çoe, et j'entendis la musique du bal. Je m'appro-
chai ; on dansait dans un pavilllon dont les grandes portes
vitrées donnaient sur le jardin. Plusieurs personnes regar-
daient, placées en dehors, près de ces portes. Je gagnai une
fenêtre, et je montai sur un grand vase de fleurs. Je me trouvai
au niveau de la salle. L'obscurité de la nuit et l'éclat des bou-
giei me permettaient de chercher Valérie sans être remarqué.
LA BA.RONNB DE KRiÏDENER 9i
Elle avait connu jadis M,ue de Staël à Paris. Elle
ne manqua point de l'aller voir à Goppet, pour se re-
tremper dans cette atmosphère distinguée qui don-
Je la reconnus bientôt; elle parlait à un Anglais qui venait
souvent chez le comte. Elle avait l'air abattu; elle tourna les
yeux du côté de la fenêtre, et mou cœur battit; je me retirais
coin me ^i clic avait pu me voir. Un instant après, je la vis
environnée de plusieurs personnes qui lui demandaient quelque
chose; elle paraissait refuser et mêlait à son refus son char-
mant sourire, comme pour se le faire pardonner. Elle montrait
avec la main aulour d'elle, et je me disais : « Elle se défend
de danser la danse du chàle : elle dit qu'il y a trop de monde ;
bien, Valérie, bien! Ah! ne leur montrez pas cette charmante
danse; qu'elle ne soit que pour ceux qui n'y verront que votre
àme, ou plutôt qu'elle ne soit jamais vue que par moi, qu'elle
entraîne à vos pieds avec cette volupté qui exalte l'amour et
intimide les sens.
« On continuait a presser Valérie, qui se défendait toujours
et montrait sa tete, apparemment pour dire qu'elle y avait mal.
Enfin, la foule s'écoula; ou allait souper : Valérie resta, il n'y
eut plus qu'une vingtaine de personnes dans la salle. Alors
je vis le comte, avec une femme couverte de diamants et de
rouge, s'avancer vers Valérie; je le vis la presser, la supplier
de danser : les hommes se mirent à ses genoux, les femme
l'entouraient ; je la vis céder ; moi-même, enfin, entraîné parle
mouvement général, je m'étais mêlé aux autres pour la prier,
i m me si elle avait pu m'entendre, et, quand elle céda aux ins-
tances, je seutis un mouvement de colère. On ferma les portes
pour que personne n'entrât dans la salle : lord Méry prit un
violon; Valérie demanda sou chàle d'une mousseline bleu
foncé; elle écarta ses cheveux de dessus sou frout; elle mit
son châle sur sa tête; il descendit le long de ses tempes, de
; anles; son front se dessina à la manière antique, ses che-
veux disparurent, ses paupières se baissèrent, son sourire
habituel -Yir.iça peu à peu, bs tête s'inclina, sou chàle tomba
mollement sur ses bras croisés sur sa poitrine, et ce vêtement
bleu, Cette Sgure douce et pure semblaient avoir été dessinés
par le Corrôge pour exprimer la tranquille résignation; et,
quand ses yeux se relevèrent, que ses lèvres essayèrent un
92 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
nait le ton au monde où l'on cause et où l'on pense.
Elle voulait y prendre langue avant de venir à Paris,
elle voulait briller dans ce salon avant de faire an-
sourire, on eût dit voir, comme Shakspeare le peignit, la Pa-
tience souriant à la Douleur auprès d'un monument.
« Ces attitudes différentes, qui peignent tantôt des situation?
terribles et tantôt des situations attendrissantes, sont un lan-
gage éloquent puisé dans les mouvements de l'àme et des pas-
sions. Quand elles sont représentées par des formes pures et
antiques, que des physionomies expressives en relèvent le pou-
voir, leur effet est inexprimable. Milady Hamilton, douée de
ces avantages précieux, donna la première une idée de ce
genre de danse vraiment dramatique, si l'on peut dire ainsi.
Le châle, qui est eu même temps si antique, si propre à être
dessiné de tant de manières différentes, drape, voile, cache
tour à tour la figure, et se prête aux plus séduisantes expres-
sions. Mais c'est Valérie qu'il faut voir : c'est elle qui, à la fois
décente, timide, noble, profondément sensible, trouble, en-
traîne, émeut, arrache des larmes, et fait palpiter le cœur
comme il palpite quand il est dominé par un grand ascendant;
c'est elle qui possède cette grâce charmante qui ne peut s'ap-
prendre, mais que la nature a révélée en secret à quelques
êtres supérieurs. Elle n'est pas le résultat des leçons de l'art ;
elle a été apportée du ciel avec les vertus : c'est elle qui était
dans la pensée de l'artiste qui nous donna la Vénus pudique
et dans le pinceau de Raphaël... Elle vit surtout avec Valérie ;
la décence et la pudeur sont ses compagnes; elle trahit l'àme
en cherchant à voiler les beautés du corps.
« Ceux qui n'ont vu que ce mécanisme difficile et étonnant, à
la vérité, cette gràc ; de convenance qui appartient plus ou
moins a un peuple où à une nation, ceux-là, dis-je, n'ont pas
l'idée de la danse de Valérie.
«Tantôt, comme Niobé, elle arrachait un cri étouffé à mon
âme déchirée par sa douleur ; tantôt elle fuyait comuie Gala-
thée, et tout mon être semblait entraîné sur ses pas légers.
Non, je ne puis te rendre tout mou égarement lorsque, dans
cette magique danse, un moment avant qu'elle finît, elle fit Le
tour de la salle en fuyant ou en volant plutôt sur le parque! ,
regardant en arrière, moitié effrayée, moitié timide, comme
LA BARONNE DE K1UIDENER 03
noncer son arrivée dans la capitale par la trom-
pette de Mrae de Staël.
Car, à son exemple, elle s'était mise à écrire, et
c'est à Genève « inspirée par les beautés mélanco-
liques du Léman et de la Grande-Chartreuse » quelle
avait, comme elle le dit elle-même (1), entrepris son
grand roman de Valérie.
Mme de Krudener, encore tout imprégnée de la
« manière » de Rivarol et de Tilly, sut tirer parti,
dans le salon de Goppet, de sa science de fraîche
date. On l'avait accueillie avec curiosité. Elle s'en
était aperçue et, se mettant aussitôt en frais pour
plaire, ce qui ne lui avait pas été difficile, elle avait
su changer bien vite cette curiosité en sympathie. Elle
parlait avec aisance, entrain et bonne humeur; ses
réflexions étaient piquantes, originales et son gracieux
si elle était poursuivie par l'Amour. J'ouvris les bras, je
l'appelai; je criais d'uue voix étouffée : — a Valérie! Ah!
viens, viens, par pitié! c'est ici que tu dois te réfugier; c'est
sur le sein de cului qui meurt pour toi que tu dois te re-
poser. » — Et je fermais les bras avec un mouvement pas-
sionné, et la douleur que je me faisais à moi-même m'éveilla,
et pouitaut je n'avais embrassé que le vide 1 Que dis-je? le
vide ? non, non : tandis que mes yeux dévoraient l'image de
Valérie, il y avait daas cette illusion, il y avait de la félicité.
<« La danse finit : Valérie, épuisée de fatigue, poursuivie d'ac-
clamatious, vint se jeter sur la croisée où j'étais. Elle voulut
lonvrir en la poussant en dehors; je l'arrêtai de toutes mes
forces, tremblant qu'elle ne prît l'air. Elle s'assit, appuya sa
ontre les carreaux : jamais je n'avais été si près d'elle ;
limple glace nous séparait. J'appuyais mes lèvres sur son
embiait (|ne je respirais des torrents de feu : et,
toi, Valérie, tu De sentais rien, rien; tu ne sentiras jamais
rien pour moi » [Valérie, lettre xvm).
(1) Lettre de .Vme de Krudener à M. Bérengcr.
94 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
accent étranger leur semblait donner plus d'origina-
lité encore : bref, ses petits manèges furent pris au
sérieux On sera étonné en apprenant que sa manière
de danser n'y avait pas été pour peu de chose. C'est
cependant la vérité. Mme de Staël, qui avait déjà vu
danser Mme de Krudener à Lausanne et à Genève,
fut frappée de la grâce qu'elle avait jusque dans ses
moindres mouvements. Aussi s'en inspira-t-elle, —
moins peut-être que Mme de Krudener aimait à se le
figurer (1) — dans la peinture qu'elle fait de la danse
de Delphine. On sait qu'elle s'était inspirée de la
danse de Mme Récamier pour décrire celle de
Corinne (2).
Voici comment Mme de Staël parle de la danse de
Delphine, dans laquelle se plaisait à se reconnaître
Mme de Krudener :
« Les hommes et les femmes montèrent sur les
bancs pour voir danser Delphine...
« Jamais la grâce et la beauté n'ont produit sur
une assemblée nombreuse un effet plus extra-
ordinaire; cette danse étrangère a un charme dont
rien de ce que nous avons vu ne peut donner l'idée :
(1) « Mme de Staël a dit a Sidonie (c'est-à-dire feelle-mêm
Mme je Krudener) qu'elle avait voulu peindre sa danse... Del-
phine y danse un p.is polonais au bal de Mra* de Vernon. Elle
a, selon la remarque de plusieurs personnes, peint la figure,
les manières de parler, L'imagination de Sidonie, et puis elle y
a mêlé ses opinions religieuses et politiques à elle-même,
Sidonie a une profonde piété et se môle peu de politique. »
(Lettre de Mm* de Krudener au docteur Gay, 17 janvier 1803).
(2) « C'est l,i danse de Mm" Iléeamier, a-t-elle écrit dans une
QOte de Corinne, qui m'a donné l'idée de celle «pie j'ai essayé
de peindre. »
LA BARONNE DE KRÎÏDENER 95
c'est un mélange d'indolence et de vivacité, de mé-
lancolie et de gaieté tout à fait asiatique. Quelque-
fois, quand l'air devenait plus doux, Delphine mar-
chait quelques pas la tête penchée, les bras croisés,
comme si quelques souvenirs, quelques regrets
étaient venus se mêler soudain à tout l'éclat d'une
fête ; mais bientôt, reprenant la danse vive et légère,
elle s'entourait d'un châle indien qui, dessinant la
taille et retombant avec ses longs cheveux, faisait de
toute sa personne un tableau ravissant.
« Cette danse expressive et pour ainsi dire ins-
pirée, exerce sur l'imagination un grand pouvoir;
elle vous retrace les idées et les sensations poétiques
que, sous le ciel de l'Orient, les plus beaux vers
peuvent à peine décrire.
« Quand Delphine eût cessé de danser, de si vifs
applaudissements se firent entendre, qu'on put croire
pour un moment tous les hommes amoureux et
toutes les femmes subjuguées (1). »
C'est cette dernière phrase qui devait le plus tou-
cher Mm,: de Kriidener quand elle lut plus tard
Delphine : « Tous les hommes amoureux et toutes
les femmes subjuguées! » Evidemment il ne pouvait
s'agir que d'elle : c'est elle qui subjuguait toutes les
femmes, c'est d'elle que tous les hommes étaient
amoureux. Il ne pouvait y avoir d'erreur : c'était bien
elle que Mm,: de Staël avait mise en scène, dans son
roman, sous le nom de Delphine (2).
(I, M"- , De ph
(2) Nous avons tout à l'heure Dommé incidemment Mmo llé-
camier. La danse avait son- le Directoire et sous le Consulat
96 UNE ILLUMINÉE AU XIX* SIECLE
Paris était alors en proie à une frénésie déplaisirs.
La sécurité était revenue. Gomme on ne craignait
plus d'être attaqué et dépouillé dans les rues en
allant dîner et passer la soirée chez des amis, on
sortit beaucoup plus qu'on ne l'avait pu faire depuis
le commencement de la Révolution. La société se re-
constituait et, à la fin de 1801, époque à laquelle
une telle importance sociale, les deux romans de Mme de Staël
eurent un tel succès, que nous croyons devoir citer ici quel-
ques lignes écrites par la nièce de Mm* Récamier. « On a tant
parlé, dit Mme Lenormand, de la danse de Mms Récamier, qu'il
convient peut-être d'en dire un mot. Belle et faite à peindre,
elle excella en effet <lans ce^art.Elle aima la danse avec passion pen-
dant quelques années, et, à son début dans le monde, elle se fai-
sait un point d'honneur d'arriver au bal la première etde le quit-
ter la dernière : mais cela ne dura guère. Je ne sais de qui ell»1
avait appris cette danse du châle, qui fournit à Mme de Staël le
modèle de la danse qu'elle prête à Corinne. C'était une pan-
tomime et des attitudes plutôt que de la danse. Elle ne consentit
à l'exécuter que pendant les premières années de sa jeunesse.
Pendant le triste hiver de 1812 à 1813' que Ai"*» Récamier,
exilée, passa à Lyon, un jour que l'isolement lui pesait plus
cruellement que de coutume, pour tromper son ennui et sans
doute aussi se rappeler d'autres temps, elle voulut me domu t
une idée de la danse du châle : une longue écharpe à la main,
elle exécuta en effet toutes les attitudes dans lesquelles ce tissu
léger devenait tour à tour une ceinture, un voile, une dra-
perie. Rien n'était plus gracieux, plus décent et plus pitto-
resque que cette succe=sion de mouvements cadencés dont on
eût désiré fixer par le crayon toutes les attitudes ». (Souve-
nirs et correspondance de Mm* Récamier, t. I, p. 18.)
Puisque uou9 en sommes à l'important chapitre de la danse,
et afin qu'on puisse comparer la danse de Mm" de Krudeoer à
celle de M",e Récamier, qu'on nous permette de reproduire la
façon dont Mm• de Staël décrit la danse de Corinne :
« Le prince d'Amalfi s'accompagnait, en dausant, avec des cas.
tagnettes. Corinne, avant de commencer, fit avec les deux mains
un salut plein de grâce à l'assemblée, et, tournant légèrement
LA BARONNE DE KRÛDBNEH (.>7
Mmc de Krudener arriva à Paris, les réunions de
famille, les soirées, les bals se multipliaient. La vie
de salon, qui brilla d'un si vif éclat sous le Consulat,
commençait à atteindre son apogée. C'était une vé-
ritable renaissance. Les choses mondaines les plus
futiles prenaient même, dans cette société où les
hommes avaient presque tous eu leur part, comme
acteurs ou victimes, d'événements gigantesques, une
sur elle-même, elle prit le tambour de basque que le prince
d'Ainalti lui présentait Elle se mit à danser en frappant l'air de
ce tambour de basque; et tous ses mouvements avaient une
souplesse, une grâce, uu mélange de pudeur et de volupté, qui
pouvaient donner l'idée de la puissance que les bayadères exer-
cent sur l'imagination des Indiens, quand elles sont, pour ainsi
dire, poètes avec leur «lanse, quand elles expriment tant de
sentiments divers par les pas caractérisés et les tableaux en-
chanteurs qu'elles offrent aux regards Corinne connaissait si
bien toutes les attitudes que représentent les peintres et les
sculpteurs antiques, que par un léger mouvement de ses bras,
en plaçant son tambour de basque tantôt au-dessus de sa tête,
tantôt en avant, avec une de ses mains, tandis que l'autre par-
courait les grelots avec une incroyable dextérité, elle rappelait
les danseuses d'Herculanum, et faisait naître successivement
une foule d'idées nouvelles pour le dessin et la peinture.
« Ce n'était point la danse française, si remarquable par l'élé-
gance et la difficulté des pas ; c'était uu talent qui tenait de
beaucoup plus près à l'imagination et au sentiment. Le carac-
tère de la musique était exprimé tour à tour par la précision
et la mollesse des mouvements. Corinne, en dansant, faisait
passer dans l'àme des spectateurs ce qu'elle éprouvait, comme
si elle avait improvisé, comme si elle avait joué de la lyre ou
dessiné quelques figures; tout était langage pour elle : les mu-
siciens, en la regardant, s'animaient à mieux faire sentir le
de leur art ; et je ne sais quelle joie passionnée et quelle
sensibilité d'imagination électrisaient à la fois tous les témoins
de cette danse magique, et les transportaient dans une exis-
tence idéale où l'on rêve un bonheur qui n'est pas de ce
monde. » (M • de Staël, Corinne.)
6
98 UNE ILLUMINÉE AU XIXa SIÈCLE
importance plus grande à leurs yeux que celle du
10 août 92 et du 21 janvier 93, que celles du 9 ther-
midor et du 18 brumaire, que celle de Marengo! La
danse surtout était l'objet de l'engouement général.
Tous les jeunes gens se piquèrent de bien danser et
beaucoup allaient à l'école de Goulon ou à celle de
Despréaux, mari de la fameuse Guimard, qui dirigeait
ses cours dans l'appartement du rez-de-chaussée de
l'hôtel Bonneuil, à la Chaussée-d'Antin (1). On citait
les meilleurs danseurs, et, de même qu'on avait parlé,
sous Louis XVI, de Beauharnais le beau danse*'/'
et de quelques autres, on vantait la légèreté, la
grâce, le talent de M. de Trénis, qui donna son nom
à une fig-ure de contredanse ; la souplesse de M. de
Châtillon, l'assurance du pas de M. Lafitte, l'in-
croyable aisance de M. Dupaty, le moelleux de M. de
Boisflamen... Quant aux femmes, elles ne se bor-
naient pas à admirer la tension des muscles des dan-
seurs sous leurs culottes collantes ; elles prenaient,
comme eux, leur part de la bataille, et quelques-unes
étaient citées pour la grâce incomparable et le a ve-
louté » de leurs mouvements. L'enthousiasme pour
la danse était même porté à ce point que, pour qu'une
jeune fille fût réputée bien élevée, il fallait qu'elle
dansât comme MMo Ghevigny ou Mllc Ghameroy. Et,
comme cette sorte de talent ne se pouvait faire ad-
mirer qu'au bal, la danse était devenue tout naturelle-
ment le plus puissant facteur de la renaissance de la
(1) Voir les Souvenirs de Je an- Etienne Despréaux, danseur de
raet poète-chansonnier (1748-1S20), publics par M. Albert
Firmin-Didot.
LÀ BARONNE DF. KRliDENER 99
vie sociale en France. Le grave M. Joubert ne crai-
gnait pas de s'abaisser jusqu'à elle, non pas pour y
prendre part, mais pour la justifier, et il disait que
a la danse doit donner l'idée d'une légèreté et d'une
souplesse pour ainsi dire incorporelles ».
Elle aida aussi Mme de Krudener à se pousser dans
la société parisienne. La baronne dansait à faire pâ -
mer d'admiration Vestris, le diou de la danse, au-
quel pourtant elle avait pris quelques leçons lors de
son premier voyage à Paris. Mais elle était alors s1
jeune que rien en elle ne pouvait laisser deviner à
quel degré de perfection elle pousserait cet art dans
les salons.
En attendant, M",e de Krïidener cherchait à péné-
trer le plus qu'elle pouvait dans cette société nou-
velle qui manifestait si brillamment sa vitalité. Elle
était allée se loger près de la Chaussée-d'Antin, sur
le boulevard des Italiens, et, de ce centre mondain,
elle rayonnait sur tout Paris. Elle s'était empressée
de se répandre. Et d'abord Mlue de Staël étant reve-
nue de Goppet, elle n'avait pas perdu un jour pour
l'aller voir. Le salon de Mme de Staël, rue de Grenelle,
avait été un des premiers ouverts. La fille de Necker
était rentrée à Paris à la suite de la publication de ses
/réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et
Français » et. pour mieux savourer son succès
littéraire, pour y joindre aussi les délicates jouis-
sances que son étincelante conversation lui valait dans
le monde, elle s'était remise à vivre avec M. de Staël,
— exemple qu'aurait bien fait de suivre, pour d'autres
motifs, Al"" de Krudener. Ces deux maris, ambassa-
100 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE
deurs tous les deux, étaient décidément d'aussi bonne
composition l'un que l'autre. Mme de Staël voulait
continuer le salon de sa mère, MmeNecker, qui avait
été pour ainsi dire la continuation de celui de Mme du
Deffand. Saint-Beuve a trouvé dans les papiers de
Chênedollé une note sur le salon de Mme de Staël
en 1802 qui a sa place ici : « On y voyait, dit cette
note, Chateaubriand dans tout l'éclat de sa première
gloire ; Mme Récamier, dans toute la fleur délicate de
sa grâce et de sa jeunesse ; Mmc Visconti, avec sa ma-
jestueuse beauté romaine et son tour d'épaule éblouis-
sant (1) ; le chevalier de Boufflers dans le négligé
d'un vicaire de campagne, mais souriant avec la
finesse exquise du regard d'un courtisan, et disant
les mots les plus piquants avec un air extrême de
bonhomie ; le comte Louis de Narbonne, un des plus
agréables causeurs de l'ancienne cour, toujours en
veine de mots heureux, et renouvelant dans le salon
de Mme de Staël les inépuisables trésors de grâce, de
folie et de gaieté, et toutes les séductions d'une con-
versation qui savait charmer Bonaparte lui-même.
Venaient ensuite les hommes politiques, et d'abord
Benjamin Constant. C'était un grand homme, droit,
bien fait, blond, un peu pâle, avec de longs cheveux
tombant à boucles soyeuses sur ses oreilles et sur son
cou à la manière du vainqueur d'Italie. 11 avait une
expression de malice et de moquerie dans le sourire
et dans les yeux que je n'ai vue qu'à lui. Rien de plus
piquant que sa conversation : toujours en état d'épi-
(1) Pour M»« Visconti, voir notre ouvrage, Le mmdê et le
demi-monde sous le Consulat cl l'Empire,
L\ BARONNE DE KUUDENER 101
grammes, il traitait les plus hautes questions de po-
litique avec une logique claire, serrée, pressante, où
le sarcasme était toujours caché au fond du raisonne-
ment ; et quand avec une perfide et admirable adresse
il avait conduit son adversaire dans le piège qu'il lui
avait tendu, il le laissait là battu et terrassé sous le
coup d'une épigramme dont on ne se relevait pas. Nul
ne s'entendait mieux à rompre les chiens et à jeter
de l'inattendu dans la conversation. En un mot
c'était un interlocuteur, un second digne de Mme de
Staël (1). »
Aussi n'y avait-il pour ainsi dire pas de conversa-
tion chez Mmo de Staël, mais une représentation ou,
si l'on préfère un dialogue, un duo, dont les deux ac-
teurs étaient la maîtresse de maison et Benjamin
Constant. Il y avait beaucoup d'hommes à ces repré-
sentations. On y voyait pourtant quelques femmes,
entre autres Mm,!Dufrénoy qui, ruinée par la Révolu-
tion, demanda au travail son pain de chaque jour,
écrivit des vers qui le lui donnèrent et lui valurent,
outre un succès extraordinaire, le titre de la Sapho
française; la sémillante Mme Sophie Gay, la toute
charmante Mm" de Gustine, née Delphine de Sabran :
M"1' de Staël devait lui prendre son joli prénom pour
baptiser un de ses romans, et l'on sait que sa lourde
chevelure blonde faisait presque envie à la blonde
Mm de Krtideoer; l'aérienne comtesse de Beaumont,
qui la séduisit tout de suite par ses grâces discrètes ;
elle était pourtant juste le contre-pied du genre plus
(1) Sainte-Beuve, Chateaubriand cl son groupe littéraire, t. I,
p, 183.
G.
102 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
personnel et tout en dehors de Mmede Krudenerqui,
au moins aussi sentimentale, avait un enthousiasme
toujours en ébullition et était toujours emballée
pour les choses ou pour les gens.
Elle allait aussi, mais peu, chez Mme Récamier,
qu'elle connut dans le salon de Mme de Staël, et qui ne
paraît pas s'être laissé beaucoup prendre à ses petits
manèges : rivalité de coquettes, bien certainement.
Elle était plus assidue chez Mme de Beaumont, ren-
contrée dans le même salon, et à qui elle s'était fait
présenter avec recommandation toute spéciale. Son
air de jeune Anglaise en consomption lui avait plu,
mais le cercle d'hommes distingués qu'on rencon-
trait chez elle lui plaisait encore davantage. Soit pour
briller dans ce milieu d'élite, soit simplement pour y
trouver les plaisirs délicats que son esprit fin et cul-
tivé était certainement capable de goûter, elle avait
réussi à se faire inviter chez Mme de Beaumont.
Pâle et languissante fleur échappée au cyclone révo-
lutionnaire qui avait dévoré son père, l'un des derniers
ministres de Louis XVI, massacré en septembre ihJ,
sa mère, son frère et sa sœur, Pauline de Montmorin
Saint-Ilérem s'était vue obligée de se séparer de son
mari, le comte de Beaumont, dont l'humeur était abso-
lument aux antipodes de la sienne. Elle vivait dans un
appartement de la rue Neuve-de-Luxembourg, aujour-
d'hui rue Gambon, séparée du monde, mais entourée
d'un petit cercle d'amis extrêmementrecommandables
par les talents et par l'élévation de la pensée. La dis-
tinction de l'esprit amène naturellement la distinction
du langage et des manières : aussi son salon était-il le
LA BARONNE DE KHUDENER 103
plus remarquable de Paris. 11 y avait là Joubert, cet
ami de Chateaubriand, ce délicieux causeur qu'on ne
pouvait entendre sans l'aimer : « homme supérieur, a
dit de lui M. Pasquier, à idées larges, d'une originalité
naturelle, sans la moindre affectation, réservé, ne
cherchant jamais à se faire valoir ; » il y avait M. Pas-
quier lui-même : ancien conseiller au parlement de
Paris, futur préfet de police de l'Empire en 1810, il
devait être, plus tard, le dernier chancelier de France ;
M. Guéneau de Mussy ; le jeune M. Mole, qui n'avait
guère plus de vingt ans alors et qui se faisait déjà re-
marquer par la hauteur de ses pensées au moins au-
tant que par la noblesse et la distinction de son vi-
sage ; M. de Fontanes, poète délicat, « enfant de
Racine », le futur grand-maître de l'Université im-
périale, et qui venait quelquefois, le soir, donner
lecture de ses vers ; Ghênedollé, qui avait connu
Jlivarol à Hambourg, pendant l'émigration, et qui
tenait de lui le secret de cette conversation brillante,
semée de traits inattendus, qui le distinguait si éton-
namment. 11 y avait aussi quelques autres hommes
distingués, mais, comme chez Mnit de Staël, Chateau-
briand, le familier de la maison, l'intime ami de la
comtesse de Beaumont, les effaçait tous.
En fait de femmes, on y rencontrait Mme de
Vintimille, sa plus ancienne amie; M"10 Pasquier,
douce, bonne et esprit de premier ordre ; Mme de
Staël et sa tante, M"" iNecker de Saussure; Mme de
Caud, cette poétique Lucile, sœur de Chateau-
briand, qui devait mourir en 180i, comme Mmo de
Beaumont, et du même mal :
104 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Son âme avait brisé son corps.
« Le grand charme de nos réunions, a dit M. Pas-
quier en parlant du salon de M'112 de Beaumont, était
dans l'indulgence et la complète liberté qui y ré-
gnaient ; le bonheur de se retrouver rendait tout fa-
cile ; on se pardonnait des nuances, des divergences
d'opinion qu'on n'aurait jamais supportées avant 1791 ,
querelles oubliées, ainsi que les rancunes et les haines
qu'on devait retrouver si vivaces sous 1 Empire et
sous la Restauration (1). »
Mmede Krlïdener, dans ce salon, où chacun avait son
sobriquet comme dans celui de M,le Quinault, un demi-
siècle auparavant, Mme Krïidener ne se mêlait guère
aux discussions politiques, mais elle aimait à prendre
sa part des conversations littéraires. Un jour, comme
l'on parlait de Werther, qui n'était plus une nou-
veauté (2), mais dont le sujet est de tous les temps,
Mmc de Krudener, qui savait l'allemand comme le
français et avait lu le roman de Gœthe dans le texte
original, s'amusait à le critiquer. C'était étonnant de
sa part, car elle aimait assez que, à la façon de Wer-
ther, les jeunes g-ens se tuassent d'amour pour les
femmes : mais comme, après tout ce n'était pas pour
elle que ce héros de roman s'était suicidé, elle le
condamnait. « Et d'ailleurs, disait elle, de son petit
air dédaigneux, il n'y a pas de pensées dans ce livre,
et s'il y a un mérite, ce n'est que celui de la passion
(1) Chancelier Pasquier, Mémoires, t, I, p. 206.
(2) WertJier parut eu 1774.
LA BARONNE DE KRUDENER 105
exprimée. » Ce n'est pas là peu de chose, mais en
fait de passion exprimée, Mrac de Krudener était de
ces femmes qui ne trouvent guère de mérite qu'à
celle dont elles sont l'objet et qu'on leur exprime à
elles-mêmes ; bien peu s'occupent de la manière
dont on la leur exprime et surtoutde celui qui la leur
exprime. Ce qui est une preuve, j'espère, qu'elles ne
jouissent d'une passion que dans leur vanité et non
dans leur cœur. M""' Récamier n'était-elle pas aussi
(ïère des sentiments d'admiration qu'elle voyait éclater
dans les yeux des petits ramoneurs qui la regar-
daient monter en voiture, que des hommages des
princes et des ducs? En sa qualité de bourgeoise,
les titres étaient pourtant ce qu'elle prisait le plus
au monde, après toutefois sa chère petite personne.
Chênedollé, qui avait de la sympathie pour Mme de
Krudener, qui lui trouvait « de la grâce et quelque
chose d'asiatique », et aussi « du naturel dans l'exa-
gération » avait entendu sa réplique. Il se récria :
a Gomment! dit-il, vous ne trouvez point de pensées
dans Werther? Il n'y a point de pensées détachées,
c'est vrai, mais Werther, c'est une pensée con-
tinue ! » Il avait raison, mais M"1 de Krudener, qui
s'amu?ait alors à écrire des pensées détachées, ne
cherchait que cela dans un livre. Elle comprit ce que
voulait dire Chênedollé et se rendit à ses raisons : il
démontrait que ce roman n'est, en ellet, autre chose
que le développement logique, étant donnée la sen-
sibilité extrême du héros de Gœthe, d'une passion
maladive qui se nourrit elle-même, fuit tout dérivatif,
anéantit tout caractère, toute volonté et énergie de réa-
106 UNE ILLUMINÉE AU XIX*' SIECLE
gir et aboutit fatalement au désespoir et au suicide.
C'est le développement et le dénouement obligé de
cette maladie d'âme qui consiste à prendre l'amour, à
l'exclusion de tout devoir, pour règle de conduite. Et
c'est ainsi que le cœur devient, avec ce sentiment
poussé à l'extrême, la dupe même de son propre
amour. La femme qui est l'objet de cet amour, il faut le
reconnaître, n'y entre presque pour rien. Toute autre
femme que Charlotte aurait été rencontrée par Wer-
ther, à ce moment psychologique où son cœur cher-
chait un visage de femme pour y incarner ses rêves
d'un amour maladif, il aurait aimé celle-là.
Mme de Kriidener, en femme pratique et qui con-
naît la vie, qui commençait à noircir du papier et peut-
être même songeait déjà à se faire imprimer, Mme de
Kriidener cherchait à se lier avec les hommes dont
l'amitié pouvait la rehausser aux yeux du monde et
lui être directement utiles. Elle se trompa bien une
fois, comme on va le voir, en courtisant Garât, mais
là c'était une affaire d'amour, et en ces sortes d'af-
faires, où le cœur est parfois de la partie, l'on est
toujours ou trompé ou trompeur. En attendant»
elle trouvait auprès de chacun la plus entière bien-
veillance, quoique personne ne la prît autant au sé-
rieux qu'on l'avait fait àCoppet. Mais on ne dansait ja-
mais dans le salon delà rue Neuve-de-Luxembourti'.
M"1" de Kriidener avait son idée en se faisant ainsi
bien venir de chacun. Outre le plaisir toujours re-
nouvelé que donne la conversation des hommes su-
périeurs, et celui, bien naturel, de s'en faire appré-
cier quand on est, comme elle, au-dessus du vul-
LA BARONNE DE KRUDENER 107
gaire, il y avait dans ses intentions l'arrière-pensée,
compliquée d'un peu de vanité féminine, de se créer
un salon littéraire et d'y attirer « la petite société »,
comme on désignait couramment les familiers de
Mine de Beaumont. A force d'entendre des hommes
distingués, de voir des femmes qui, comme Mmc de
Staël, comme M"1 Dufrenoy, comme Mma Gay, re-
cueillaient les hommages les plus flatteurs pour leur
talent dans les lettres, elle avait, elle aussi, jeté quel-
ques essais sur le papier. C'étaient des pensées dé-
tachées, des remarques fines et ingénieuses, parfois
subtiles, que son esprit d'analyse, prompt à obser-
ver, lui faisait trouver à tout propos : au fur et à me-
sure qu'elles lui arrivaient, soit dans la conversation,
soit dans ses rêveries de chaise-longue, soit même
dans ses lettres, elles étaient aussitôt consignées
toutes vives dans un album. Elle les montra à ses
amis, à Bernardin de Saint-Pierre, à Ducis, àFon-
tanes, à Chateaubriand, et Ton était trop galant pour
ne pas déclarer, la main sur la conscience, q je ce se-
rait de légoïsme de garder pour elie et pour son
petit cercle d'amis, un tel trésor de remarques et
d'observations sur le cœur humain : peut-être ma-
nifesta-t-elle elle-même qu'elle aurait beaucoup de
plaisir à se voir imprimée. Aussi bien ses Pensées en
valaient-elles la peine. E:les furent présentées au
Mercure, par M. Michaud probablement, et pas-
sèrent. Elles n'auraient rien valu du tout qu'elles au-
raient passé tout de même. Devant les étrangers, en
France, est-ce que toutes les portes ne s'ouvrent pas
à deux battants? Notre galanterie traditionnelle,
108 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
souvent mal entendue, a le tort d'offrir aux riches
étrangères mille faveurs qu'elle se garderait bien
d'accorder à des Françaises pauvres : à celles-là,
elle ne fait guère l'honneur de s'occuper d'elles.
Les conversations du salon de Mme de Beaumont,
relie à laquelle elle avait pris part sur Werther, le
roman, un peu frère de celui-là, que Chateaubriand
publiait en ce moment sous le titre de René, celui
que Mm0 de Staël donnait sous le nom de Delphine,
le plaisir d'avoir vu ses Pensées imprimées dans le
Mercure de France (1), tout cela éveilla chezMmede
Krudener une nouvelle fibre de vanité, celle de la va-
nité littéraire. Elle rumina dès lors le projet de
mettre en action ses facultés d'observation des pas-
sions humaines et d'écrire elle aussi un roman. Le
sujet, elle le trouverait dans son passé et autour
d'elle, comme l'ont fait les auteurs de ces livres qui
resteront éternellement parce qu'ils sont la vie même
et que chacun, plus ou moins, y retrouve des mor-
ceaux de son propre cœur, un tableau de ses fai-
blesses et de ses souffrances, bien plus, hélas ! que
de ses joies. Aussi allait-elle plus que jamais chez
son vieil ami Bernardin de Saint-Pierre. Elle lui ex-
posait ses plans, lui lisait ce qu'elle avait écrit,
ni demandait ses conseils et l'auteur des Harmonies
de la nature les lui donnait avec une complaisance
inépuisable. Mmode Beaumont, qui devait prochaine-
ment quitter Paris, alla faire un jour sa visite d'adieu
à Mmc de Krudener. « Elle la trouva établie dans son
fi) Mercure de France, du 10 vendémiaire an XI. — Nous
avons reproduit ces pensées à la fin du volume.
LA BARONNE DE KRÛDENER 100
jardin. Près d'elle, était une femme au teint bruni
par le soleil, aux lèvres épaisses, à l'air commun ; un
peu plus loin, un vieillard qui n'avait rien de bien
distingué, si ce n'est une chevelure flottante, « La
« petite Krûdener, une véritable rose, placée entre
« le vieillard et sa mère, lisait avec un son de voix
« enchanteur le fameux roman. » C'était Bernardin
de Saint-Pierre et sa femme! Le livre était Paul et
Virginie. » (1)
Ces petites fêtes intimes consolaient Bernardin des
vulgarités de son ménage où dominait une femme
aigre et grondeuse. Mais le tableau que venait de
voir Mm" de Beaumont était ravissant, et elle en avait
été agréablement impressionnée.
MTn" de Krûdener aimait aussi à ses heures ces
plaisirs innocents d'une vie presque champêtre.
Mais elle aimait davantage les plaisirs plus bruyants
du monde. Elle s'était jetée dans ceux-ci avec l'ardeur
d'une femme qui voit que la jeunesse est près de
l'abandonner et qui, mettant de côté tous scrupules,
pour les reprendre quand les années décidément ne
lui permettront plus de faire la jeune, veut, comme
on dit, jo'fir de son reste. C'est elle qui, à cette
époque, parlant des Genevoises, mais sans désigner
Mme de Staël, qu'elle visait peut-être dans on ne sait
quelle arrière-pensée de secrète rancune ou de ja-
lousie, disait : « Je n'aime point les Genevoises ; elles
n'ont ni les charmes de l'innocence, ni les grâces du
péché. » Et Sainte-Beuve a ajouté avec une justesse
(l) A. Bardouï. La comtesse Pauline de Beaumont, p. 3î>3.
7
110 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
malicieuse : « Elle attachait encore bien du prix à ce
dernier point. » Elle en attachait plus peut-être que
ne le pensait Sainte-Beuve, comme on va le voir dans
le chapitre suivant. Le fin critique n'a probablement
pas connu cet épisode galant de la vie de Mme de
Krûdener, à moins qu'il n'en ait voulu rien dire.
CHAPITRE IV
Liaison de M°» de Kiiïdener avec Garât. — Déceptions d'amour
et d'amour-propre. — Retour définitif à îa vertu. — Mort
du baron de Kriidener. — Départ de la baronne pour Lyon.
— Deuil et distractions. — Valérie. — Réclame savante au-
tour de ce roman. — Petits manèges d'auteur. — « Le
monde i te! » — Un peu de jalousie. — Un peu de
vanité. — Alléluia d'amour. — Retour de la baronne à
Paris. — Valérie est lue à un petit cercle d'amis choisis. —
M8' de Beaumout très souffrante. — La baronne écrit à
Chateaubriand en cette pénible circonstance. — Succès pro-
digieux de Valérie: sujet de ce roman. — Réfutation d'une
erreur : Mmg de Kriidener n'a jamais mis les pieds dans le
monde du Directoire. — La baronne fait hommage de son
livre au premier Consul. — Mauvais accueil que lui fait le
général Bonaparte. — Rancune. — Mm« de Kriidener quitte
Paris et retourne à Riga.
M""" do Kriidener fréquentait le plus qu'elle pouvait
les bals et les fêtes, les salons où l'on causait et ceux où
l'on faisait de la musique. Bile recevait elle-même dans
son hôtel de la rue «le Cléry. Car elle avait vite quitté
l'appartement du boulevard des Italiens, décidément
trop petit pour les nombreux visiteurs qui, mainte-
112 UNE ILLUMINEE AU XIXe SIECLE
nant, affluaient dans son salon. « L'élite de la fashion
et de la littérature s'y coudoyaient. Les poètes y ren-
contraient des légistes, de vieux disciples de Voltaire,
des élèves de Swedenborg-, des aides de camp, des
attachés... Bernardin de Saint-Pierre en boudait la
patronne, mais le temps de Bernardin était passé, et,
après les boutades, il revenait résig-né au rôle d'ami,
décochant de loin en loin Tépigramme... suivant
l'illuminé Berg-asse (1). »
Mais ce n'est pas à ce moment que vibrait la corde
mystique dans le cœur de Mme de Kriidener, et, si
Berg-asse entreprit de faire entrer la blonde Livo-
nienne dans un commerce intime avec le ciel, il
y perdit son temps. Plus tard, ce sera différent.
En attendant, elle était toute aux choses de la
terre. Voulant faire renaître ses jolis moments de
Venise, elle se répandait le plus qu'elle pouvait; elle
recevait aussi le plus possible et était toute fière de
citer parmi ses habitués M. de Chateaubriand. Elle
n'était pas moins fière de citer Garât, et elle en était
plus heureuse. Ce n'est pas sans raison que cet indis-
cret chanteur prenait, dans le salon de la baronne,
« dos airs de maître et de baron, ceux que Potemkin
n'eût pas osé prendre près de Catherine (2) ». En
effet, comme le dit le comte de Tilly, Mm° de Krii-
dener « s'était liée intimement avec ce chanteur dont
elle admirait le talent ». Mais ce n'est pas seulement
le talent qu'elle admirait en lui, c'était bel et bien
l'homme. M. Ch. Eynard, dans son ouvrag-e, excellent
(1) Biographie universelle Michaud, Article de M. Parisot.
(2) Ibid.
LA. BARONNE DE KRUDENEK 113
d'ailleurs, sur Mmo de Kriidener, traite son héroïne
avec bien du ménagement ; il gaze beaucoup de
choses; sa bienveillance exagérée n'en dissimule pas
moins. Parlant du salon de la baronne à cette époque
il dit : « Garât s'y faisait entendre volontiers. Mmede
Kriidener, cédant aux entraînements de son cœur,
s'était laissé captiver de nouveau aux attraits passa-
gers du monde. Ce cœur, si souvent désabusé des
affections trompeuses qu'on y inspire, avait senti se ré-
veiller, des débris mêmes de sa vie, cette soif d'aimer,
de s'attacher et de souffrir qu'elle croyait apaisée.
Mais de nouveaux liens promptement formés ne lui
laissaient que du vide et des regrets, et les blessures
de la médisance s'ajoutaient encore à d'autres plus
profondes et plus amères (1).» Voilà qui est fort bien
dit, mais voilà aussi bien des circonlocutions pour
dire, ou plutôt pour ne pas dire que son héroïne,
dont il soigne la réputation et l'honneur plus qu'elle
n'en avait eu cure elle-même, s'était jetée à la tête
de Garât et n'avait eu de cesse qu'après qu'il eût
consenti à l'accepter pour maîtresse en pied, promp-
tement reléguée du reste dans le troupeau des mai-
tresses à la suite. Il n'était cependant pas d'un ex-
térieur bien séduisant, ce chanteur, et rien en
lui, malgré ses toilettes tapageuses, ne rappelait
l'élégance naturelle et la distinction de M. de Fré-
geville. D'une taille plutôt petite, un peu replet,
les jambes courtes, les oreilles longues et écar-
tées de la tête, le nez plat à la kalmouke, la bou-
(i) Ch. Eyu&rd, Vi ■ dé MDt d; Krùdenev, t. I, p. 114.
114 UNE ILLUMINÉE AU XIX SIÈCLE
che largement fendue et, sur tout son visage à la phy-
sionomie « singesse », un air de fatuité satisfaite qu'il
était de mode de trouver spirituel, tel était Garât.
Ce que c'est que l'engouement! Garât était une des
puissances du jour, et il fallait plus compter avec lui
qu'avec le vainqueur de Rivoli, des Pyramides et de
Marengo. C'était le grand « mangeur de cœurs » de
femmes, le triomphateur de la rue et des salons,
1' « incroyable des incroyables », le roi de Paris.
C'était Garât enfin! « Un sympathique murmure
court au-devant de quelqu'un qui s'avance. Qu'est-ce?
C'est Garât! Garât, l'enfant gâté du succès, Garât, à
qui la ci-devant reine demandait son jour et son
heure ! Garai qu'elle envoyait chercher à six chevaux !
Garât, ce gosier qui était tout un opéra! Garât qui,
sans savoir une note de musique, contrefaisait toutes
les voix et tous les timbres, tous les acteurs et toutes
les actrices, et tous les instruments, aux applaudis-
sements de Piccini, de Sacchini et de Philidor! Garât
pour qui toute femme a les yeux de Mme Dugazon !
le coryphée des incroyables ! l'Orphée au costume
étrange! le joli insolent qui menace M. de Talleyrand
de ne plus venir dîner chez lui, pour avoir failli
attendre une demi-heure! Ce chanteur de voyelles, ce
routeur d'à, e, i, 0, W, qu'on paye quinze cents livres
pour chanter deux ariettes! Garât dont tout Paris
caracoule les caracoulades ! Garât! le chanteur des
plaintives pastourelles, de V amoroso cantabile, le
bienvenu en ce temps de romance! » (1) Et un journal
(i) Edmond et Jtllei «le Goncourt, Histoire de la société fran-
çiikc pendant i: Dirccloirn, p. 389.
LA BARONNE DE KRÛDENER 115
du temps, constatant, en le partageant peut-être,
cet inconcevable engouement de toute une ville, de
la ville réputée la plus spirituelle du monde, pour un
simple chanteur, lui met dans la bouche ces mots de
gratitude pour la Mode, plus reine encore qu'il n'est
roi : « 0 ma divinité tutélaire! Tous les hommes se
plaignent de leur sort; moi je vous supplie de ne rien
changer au mien. Les grâces, les plaisirs m'assiègent;
ils veulent tous m'avoir, je me laisse entraîner. Ils
m'idolâtrent, je les laisse faire; mon costume, mes
propos, mon maintien, tout fait époque dans le
monde. Une romance de moi est un événement,
une cadence chromatique est la nouvelle du jour,
un enrouement est une calamité publique. Ma pa-
role suprême! c'est trop de félicité pour un mor-
tel (lj! »
Oh! oui, c'était trop de félicité pour un seul. Mais
comme toujours, un surcroit de bonheur allait venir
à cet homme qui en avait trop. Toutes les femmes
étaient folles de lui, mais folles à la lettre, et Mmc de
Krudener plus que toute autre. Il était cependant
bien ridicule, ce Garât, avec son museau enfoui sous
les quatre aunes de mousseline de sa cravate et les
innombrables boucles de sa perruque blonde, avec
son habit bleu à grands revers tout miroitant de larges
boutons dor, son vaste gilet à raies rouges, sa culotte
jaune ultra collante, et le binocle que, d'un geste
lassé, il daignait mettre de temps en temps devant
ses yeux pour lorgner une femme! Ainsi fait, on l'eût
(1; Le M ni- m-, ii" .
11G UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
pris volontiers pour un singe habillé. Mais, de même
qu'il y a des hommes pour trouver du charme à des
guenons, il est des femmes qui aiment les singes;
voyez plutôt au Jardin des Plantes!
M"*e de Krudener s'était laissée prendre aux gri-
maces de celui-là. Elle était même devenue la plus fer-
vente des dévotes de Garât. Elle ne s'en cachait pas, au
contraire. Gomme elle avait l'ambition de devenir une
femme àla mode, qu'elle était loin d'avoir renoncé aux
frivolités mondaines, qu'elle n'était pas encore deve-
nue bien difficile sur les lois de la morale et qu'elle
n'avait pas encore le temps de se repentir de ses fre-
daines, occupée qu'elle était à en faire de nouvelles,
on voyait ce coucher de soleil graviter le plus qu'il
pouvait dans l'ombre de cet astre de Paris. D'abord,
ce fut pour se faire remarquer ; peu à peu, elle se prit
elle-même à son propre jeu et, à force d'admirer
Garât tout haut, elle l'admira aussi tout bas. Au
point qu'elle devint absolument amoureuse de lui.
Garât chantait-il dans un concert ? Mme de Krudener
était au premier rang des spectateurs : elle donnait
le signal des applaudissements, elle criait : a Bravo!
bravo ! » avec son coquet accent étranger qui attirait
sur elle l'attention du chanteur et aussi celle de ses
auditeurs; elle se démenait, « se pâmait d'aise, pleu-
rant, sanglotant, s'évanouissant même de plaisir
quand le prodigieux talent du chanteur enlevait les
applaudissements de l'auditoire. Plus d'une fois, cé-
dant à une sorte de vertige, en présence des trois ou
quatre cents personnes que l'admirable voix de Garât
avait électrisécs, elle se précipitait dans les bras de
LA. GARONNE DE KRUDENER 117
cet Orphée ou tombait à ses pieds, comme pour
l'adorer (1). »
Ce délire amoureux et artistique était bien flatteur
pour Garât; aussi en était-il flatté. Mais il était las-
sant, à la longue. Et l'heureux artiste, en fait de dé-
clarations, n'en était pas à ses premières, si ce n'est
peut-être pour les faire. C'est lui qui répondit un jour
négligemment à une jeune femme qui lui disait que
le monde commençait à lui devenir insupportable,
qu'elle venait encore de recevoir à bout portant une
déclaration : « Tiens, cela arrive aussi aux femmes,
ces choses-là? » Mot admirable de fatuité, mais en
mt'me temps leçon bien méritée à une coquette qui
semblait vouloir marcher sur les brisées de Mme de
Krudener et s'embrigader dans le harem du chanteur.
L'enthousiasme de Mmc de Krudener, qui ne cher-
chait nullement à se voiler des ombres discrètes du
mystère, exposait le malheureux artiste à la jalousie
de plus d'une rivale. Plus affectueuse qu'affectionnée,
plus amoureuse qu'amante, la blonde étrangère au-
rait voulu avoir son chanteur tout à elle. Mais, on l'a
vu, elle n'était pas seule à se pendre aux longues
basques de l'habit bleu de Garât et elle le compro-
mettait terriblement devant ses autres adoratrices,
llien n'est plus agréable à un fat que de voir les
femmes se jeter à genoux devant lui, — si ce n'est
de les laisser quelque temps dans cette posture avant
de les relever. L'humilité de l'attitude de ces belles
postulantes fait résonner délicieusement les fibres les
(1) Biographie Michaudt article de AJ. Parieot.
7,
US UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
plus secrètes de sa vanité, et qui ne sait que l'amour
ne vit guère que de cela? Mais la nouvelle venue
dans le sérail valut à Garât des scènes de jalousie qui
ne l'amusaient pas toujours, et surtout qui ne l'amu-
sèrent pas long-temps. Les Grâces et les Sirènes
s'étaient changées en Euménides et en Harpies. La
vie, pour le malheureux homme, était devenue into-
nable. Il avait beau ne prendre au sérieux aucune
de ses liaisons ni de ses maîtresses, ce qui est la
marque d'un grand sens, et se borner à de simples
«amours d'épiderme », il avait beau passer le trop-
plein de ses soupirantes à l'acteur Elleviou, — car de
même que chez les grandes dames du temps de
Louis XV et de Louis XVI, la mode est de se donner
aux acteurs — Garât n'arrivait pas à les contenter. Il
avait beau dire à chacune que la rivale dont elle se mon-
trait jalouse était plus raisonnable et moins égoïste,
chacune rêvait, dans sa légèreté, un amour sérieux,
comme dans les romans., un amour qui fît oublier à
Garât toutes les autres femmes, pour se consacrer ex-
clusivement à elle seule (1). Mais ce n'était pas le
compte de l'artiste, qui n'était plus assez collégien pour
se plaire à ces menus enfantillages et à ces petites drô-
leries, semées de mystère et de baisers plus ou moins
fur tifs ou affichés. Il aimait à parader au milieu de « ses
(1) Sous Louis XIV, le chanteur Jelyolte avait eu d'aussi étour-
II n'était ni beau ui bien fait, a écrit un con-
temporain, maifl pour s'embellir il n'avait qu'à chautcr. Les
jeunes fcninn'- en étaient folles: on les voyait a demfoorps élan-
cées hors de leurs loges, donner eu spectacle, elles-mêmes,
l'excès de leur émotion, b (Marmontel, Mémoire tt livre iv.)
LA BARONNE DE KRUDENKK 119
femmes » comme un coq au milieu de ses poules,
sans attacher plus d'importance aux yeux bleus de
l'une qu'aux cheveux noirs de l'autre, et il se divertis-
sait à nouer de ces liaisons dont le plus grand plaisir
n'est souvent que de les rompre. Ce qu'il avait d'âme
et de sentiment, il le gardait pour ses romances.
Garât était un sage. Mais Mmc de Krudener, qui n'en
était pas une encore, se montrait désespérée de voir
que les serments d'amour éternel, doucement mur-
murés à son oreille par son amant dans certains mo-
ments de débordante expansion, n'étaient pas plus
sérieux que ceux qu'elle-même avait jadis prodigués
à M. de Krudener, son époux, à M. de Stakiell', à
M. Suard, à M. de Frégeville... Elle avait pris tout à
fait à cœur cette nouvelle liaison, elle lavait compli-
quée d'art et de littérature, panachée de musique, et
pensait que ces puissants renforts la feraient durer
autant que sa vie, qu'elle serait aimée toujours. Garât,
d'ailleurs, ne le lui avait-il pas dit et juré sur tous les
tons? Mais chansons que tout cela! La pauvre folle
commençait à s'en apercevoir. Elle eût pourtant été
si heureuse que Garât, en fait de chansons, lui
chantât quelque chose dans le genre de ce couplet,
fait par Massillon, alors qu'il était amoureux de
Mmc de Simiane, petite-fille de Mmc de Sévigné :
Aimons-nous tendrement, i^lwre :
1 n'esl qu'une chanson
Pour qui voudrait en médire ;
Mais pour nous, c'est toul de bon.
120 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Le chagrin que Mmc de Krudener ressentait de l'in-
différence un peu gouailleuse de ce liardeur d'amour
fut d'autant plus amer qu'elle voyait que les années
laissaient sur son visage des traces de plus en plus
pénibles de leur passage; chaque jour il lui fallait
plus de temps pour en réparer les dommages. Elle se
rattachait à cet amour comme le naufragé se rattache
à un morceau de bois qui vient à flotter près de
lui.
Un morceau de bois!... Garât, maintenant, n'était
pas autre chose pour elle, quand elle venait, avec
la câlinerie d'une chatte, se serrer tout contre lui et
lui murmurer à l'oreille des choses où elle mettait
tout son cœur. Un persiflage railleur était tout ce
qu'obtenaient ses tendres aveux, et cette offensante
indifférence brisait l'âme de la malheureuse. Elle
aurait succombé à la jalousie si Garât, ému de pitié
pour elle comme pour lui, n'eût pris un parti héroï-
que. Comprenant le danger que ses légèretés faisaient
courir à la baronne qui ne pouvait se résoudre à dire
adieu à l'amour, à cet amour surtout qu'elle pressen-
tait devoir être son dernier et qui, à cause de cela
peut-être, le rêvait pur et jeune, à la Paul et VirgU
nie, panaché d'un peu de Werther, Garât se décida
à lui épargner tant d'angoisses. Il rompit brusque-
ment. Et puis, il aimait trop sa liberté, il aimait trop
l'amour pour aller s'embarrasser d'une femme et
s'embarquer dans une liaison sérieuse. On sait bien
comment cela commence, mais l'on ne sait jamais
comment cela peut finir. Nous l'avons déjà dit : ce
fou de Garât était un sage. Sa conduite n'était assu-
LA BARONNE DE KRUDBNBH 121
rément pas un modèle de vertu, mais celle de
Mme de Krïidener 1 était-elle davantage?
On se sépara donc. Mais la rupture ne s'était pas
faitesans de cruelsdéchirements. 11 n'y a pas d'amours
sans lettres. Si Garât s'était montré avare des siennes,
Mmo de Krûdener lui prodiguait des épîtres amou-
reuses aussi désespérément longues que fréquentes.
Garât lut les premières, s'ennuya bientôt des autres
et ne prit plus la peine de les décacheter. Il eut même
la peu galante idée de les lui renvoyer. Mais qu'on le
lui pardonne : c'était pour amener la rupture. 11 écri-
vait en même temps avec une noble insolence à la
maîtresse dont il ne voulait plus : « Tout cela serait
très bon dans un roman, mais, dans la réalité, c'est
beaucoup trop long et beaucoup trop romanesque ;
ne m'envoyez donc plus vos manuscrits : faites-les
imprimer, et j'en accepterai volontiers la dédicace. »
G était sanglant. Rien ne tue l'amour, et Garât le
savait bien, comme l'ironie. Et c'est pour cela qu'il
l'employa, mordante, brutale, cruelle, enveloppée
d'ailleurs dans un blâmable procédé. Ce n'est pas
souvent ce qu'on mérite qui arrive, mais avouez que
la baronne avait bien mérité cette avanie ! Aussi ne
peut-on la plaindre dans sa juste humiliation. G'est
qu'elle n'avait pas été effrontée à moitié en s'allant
jeter, comme elle l'avait fait, aux pieds et au cou de ce
chanteur gascon ! Celui-ci, après quelques politesses,
quelques complaisances obligées pour elle, avait
voulu s'en tenir là. La baronne ne le comprit pas, ou
plutôt ne voulut pas le comprendre. Elle tenait à
s'imposer et à rendre l'amour pour elle obligatoire.
122 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Mais Garât ne l'entendait pas ainsi. 11 n'était pas un
naïf et tenait, lui, à sa liberté. Et ce n'est qu'après
plusieurs tentatives infructueuses pour la reprendre
que le fat s'était résolu à mettre à la baronne les
points sur les i et à lui faire comprendre bien
clairement qu'il ne se prêterait pas plus long-temps à
ce jeu-là. C'est ainsi qu'il avait rappelé rudement à
la dig-nité cette mère de famille qui l'avait trop oubliée
et oubliait en même temps mari, enfants, tout,
pour le plaisir de devenir la maîtresse d'un chanteur à
la mode. En vérité, il faudrait n'avoir que faire de sa
pitié pour la donner à Mrae de Krûdener en cette ridi-
cule circonstance.
Cette fois, la baronne comprit et se le tint pour dit.
Mais comme les femmes veulent toujours avoir le
dernier mot en tout, particulièrement en amour, et que
Mme de Krûdener venait justement de remarquer à la
devanture d'un marchand d'estampes une caricature
représentant Garât dans son habit d'incroyable, avec
ses ridicules exagérément mis en valeur, elle ne le
vit plus, maintenant qu'il lui défendait de l'aimer,
que paré et panaché de tous ces ridicules, Ce fut une
revanche intime, mais en même temps une mortifica-
tion : elle eut honte de lui, elle eut honte d'elle-
même... Rentrée chez elle, piétinant sur ses pauvres
restes de bonheur, elle écrivit à celui qu'elle avait
adoré et pour qui elle n'avait pas trouvé de termes
assez tendres dans le vocabulaire des amants, qu'elle
connaissait pourtant si bien, la lettre suivante, véri-
table flèche du Parthe, qui la consola un peu de sa
déconvenue :
LA BARONNE DE KRUDENER 123
« Ce n'est pas vous que j'aimais : c'était un fan-
tôme que j'avais créé moi-même et qui n'était pas
fait à votre image. Ce fantôme avait un cœur que
vous n'eûtes jamais et dont vous seriez sans doute
embarrassé. L'illusion s'est évanouie ; je vous vois
tel que vous êtes, et je suis forcée de reconnaître que
je ne vous ai jamais aimé. »
Voilà qui était bien répondu et c'était rendre à
Garât, comme on dit, la monnaie de sa pièce. Mais
Mme de Kriïdener, cette fois, le faisait avec noblesse.
Sa lettre respire une dignité offensée et méprisante
qui montre que la femme, en l'amoureuse, s'est res-
saisie, qu'elle regrette et condamne sa faiblesse.
Mais seulement par suite de son échec. Si Garât ne
s'était pas dérobé, la baronne aurait-elle fait un re-
tour, définitif cette fois, à la dignité et à l'honnêteté ?
Il est infiniment probable que non, et ses sentiments
n'auraient changé qu'en changeant encore d'amant.
Il fallait ce coup de massue brutal pour briser défini-
tivement en elle les effets du coup de foudre. Son
amour cassa comme verre, — c'est le sort ordinaire
de cette fragile chose, — et, contrairement au phé-
nix, on ne le vit pas renaître de ses cendres.
La lettre par laquelle Mma de Krudener avait clos
et paraphé cette éphémère liaison n'était-elle pas,
en quelques lignes, l'histoire de tous les amours? Est-
bien la « personne » qu'on aime en quelqu'un? Est-ce
son « mui >, son individualité tant physique que
morale ou intellectuelle?... Pas le moins du monde :
c'est un fantôme qu'on s'est formé de toutes pièces
dans son imagination et qui n'est que la résultante de
124 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
nos fièvres, la photographie, si l'on préfère, des sen-
timents sous l'empire desquels on s'est trouvé à un
moment donné, plus ou moins prolongé, et dont on
a revêtu inconsciemment l'être quelconque qui s'est
trouvé à point nommé devant nous, quand nous
évoquions notre création chimérique. On le pare
ainsi de mille qualités qu'il n'a pas et on se met à
l'adorer. Mais qu'on y prenne garde! Ce n'est pas cet
être, que nous aimons ; c'est le fantôme qu'il nous
représente, c'est la beauté et les qualités dont notre
imagination l'a pétri, c'est l'œuvre de nos rêves, c'est
notre création, notre idéal, par conséquent c'est ce
qu'il n'est pas, c'est ce qu'il n'a pas que nous aimons
en lui, comme s'il l'était et comme s'il l'avait. Oh !
éternelle duperie de l'amour î... Méflons-nous seule-
ment que le fantôme ne se dissipe aussi vite qu'un
songe de la nuit, si nous tenons à nos illusions. Hâ-
tons-nous au contraire de le dissiper nous-mêmes —
il suffit pour cela d'ouvrir franchement les yeux — si
nous voulons être des hommes et non de naïfs et
d'éternels enfants. Une douleur et une résignation
viriles valent mieux et sont plus saines à l'âme que
les jouissances frelatées et menteuses d'un aveugle-
ment imbécile.
Mme de Krlïdener, celte fois, avait ouvert les yeux.
Aussi bien la leçon avait-elle été rude. Mais comme,
décidément, la jeunesse s'en allait, comme cette dé-
ception dernière avait atteint en pleine pâte non seu-
lement sa vanité, mais son cœur et aussi son amour-
propre, à défaut de sa dignité, et laissait sur son
visage des traces fâcheuses, elle jura, non sans re-
LA BARONNE DE KRUDBNBR 1*25
grets peut-être, le renoncer à tout jamais à l'amour
et aux amoureux. Elle en était, cette fois, guérie pour
toujours. Et afin de mieux tenir son serment, peut-
être aussi avec une arrière-pensée de trouver l'occa-
sion d'y manquer, ou seulement pour ne pas rester
dans une ville où elle risquait journellement de ren-
contrer Garât dans les salons où elle allait, pour ne
pas s'exposer aussi aux sourires du monde qui n'est
sévère que pour les insuccès et pour les malheureux,
Mmo de Kriïdener se sentit reprise tout à coup d'un
goût invincible pour la campagne. Elle se décida à
quitter Paris. Aussi bien avait-elle reçu la nouvelle,
oh! sans grande importance, du moins pour elle,
que son mari venait de mourir subitement à Berlin,
frappé d'une attaque d'apoplexie. C'était là le meil-
leur des prétextes pour un départ immédiat. Bien
qu'elle considérât cette mort comme « une dernière
politesse, un dernier petit soin, agréable celui-là »,
Mm'; de Kriïdener déclara qu'elle partait parce qu'elle
avait, dans sa douleur inconsolable, besoin de recueil-
lement, de campagne et de solitude.
La ville de Lyon fut la solitude rustique et silen-
cieuse que la baronne choisit pour se recueillir et
cacher aux regards le spectacle de sa douleur et de
son deuil. Elle y arriva dans le courant de l'automne
de l'année 1802. L'hiver ne fut pas long à venir.
Sans avoir pris le temps de pleurer un peu son mari,
— c'est pourtant l'usage, mais elle était si occupée!
— la baronne ne jugea point à propos de s'aller en-
crôper de voiles noirs. M. de Kiiïdener aura eu la
bonté dernière de se contenter de ce deuil tout inté-
126 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
rieur. Plus mère que veuve et esclave de ses devoirs
envers sa fille, Mme de Krùdener se dévouait et pro-
menait celle-ci de bal en bal, de fête en fête. Ne fal-
lait-il pas songer avant tout à cette enfant, à son
établissement, et, pour cela, sacrifier deuil et cha-
grin? Aussi la voyait-on partout où l'on s'amusait;
« la danse du schall fut essayée de nouveau et obtint
de grands succès » (1).
On pardonne tout aux femmes, on leur permet tout
quand elles sont jeunes et jolies, ou qu'on les croit
telles. Aussi passait-on à Mme de Krùdener un deuil
aussi gai et aussi rempli de plaisirs et de succès.
Mais elle ne se contenta bientôt plus de ceux-là :
ils ne remplaçaient que dans une très modeste me-
sure d'autres succès plus positifs auxquels, bien à
regret, il lui avait fallu renoncer. A l'exemple de
Mme de Staël, elle voulut les succès littéraires. Aussi
fit-elle en sorte de connaître Camille Jordan et
M. Bérenger, l'auteur de la Morale en action. Elle
se lia avec eux, comme si elle eût voulu se pénétrer
de leur haute sagesse, avec M. Bérenger surtout.
Ces hommes distingués lui donnèrent des conseils
littéraires sur le grand roman qu'elle s'était mis on
tôle d'écrire après la publication de ses Pensées dans
le Mercure, et qu'elle termina, en effet, à Lyon. Elle
leur en fit lecture. Les amis qui l'entendirent lui firent
assurément subir des retouches. Dans ces ouvrages
de femmes, on retrouve, d'ordinaire, une main
d'homme habilement cachée; dans celui-ci on décou-
(i) Ch. Eynani, Vie de Af »■ de Krùdener, l. I, p. L23.
LA BARONNE DE KHUDENER 127
vre, notamment dans les détails de description, la
manière de Bernardin de Saint Pierre. Mais Mme de
Krudener s'était tellement imprégnée de la belle et
large prose de l'auteur de Paul cl Virginie, qu'il n'y
a rien d'étonnant à ce que son style se soit un peu
nuancé des teintes de Bernardin. On aurait tort,
ccpndant, pour quelques corrections de détail, de
comparer ce roman au couteau de Jeannot dont on
changeait parfois le manche, parfois la lame, et qui
était toujours le même couteau. Valérie fut touchée
et retouchée par les amis de la baronne, mais c'est
bien son œuvre, et son œuvre personnelle.
Son roman terminé, Mmo de Krudener se prépara
à revenir à Paris. On était au commencement du
mois de mai 1803. Connaissant le monde et devinant
par instinct que le public ne trouve un ouvrage bon
que lorsque les journaux le lui recommandent comme
tel, — même si cet ouvrage ne vaut rien, — Mm° de
Kri'iJener voulut d'abord mettre la presse de son
côté. Ce désir lui fit découvrir la «réclame », lui en
donna le génie, avec ce petit coté cabotin, charlatan,
si l'on préfère, qui est, parait-il, indispensable pour
faire avaler tout ce qu'on veut au public. Est-ce pour
cela que la baronne choisit un médecin, le docteur
Gay, comme courtier principal de sa publicité? En
femme avisée, elle commença par faire annoncer
son livre à L'avance. Des amis hommes du monde
s'y employèrent avec ardeur, le docteur Gay avec
dévouement. On a beaucoup raillé Mme de Kru-
dener d'avoir fait faire de la réclame à son ouvrage.
On a eu tort. En tout cela, elle n'a été qu'un précur-
128 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
seur, et M. Emile de Girardin a été très loué, un
demi-siècle plus tard, pour avoir fait bien pis. Les
petits manèg-es de la baronne pour annoncer l'appa-
rition prochaine de son livre n'étaient que l'enfance
de l'art. Ils paraîtraient maintenant tout simples.
Jetez les yeux sur nos journaux actuels, et vous en
verrez bien d'autres. Mme de Krïidener, du reste, le
faisait sous le voile de l'anonymat, avec un petit air
discret, comme un peu honteux, mais bien amusant.
Empruntons au livre de M. Eynard quelques pas-
sages des lettres où elle s'occupe de lancer Valérie
avant même sa publication :
«... J'ai une autre prière à vous adresser, écrit-
elle au docteur Gay ; faites faire par un bon faiseur
des vers pour notre amie Sidonie (1). Dans ces vers
que je n'ai pas besoin de vous recommander, et qui
doivent être du meilleur goût, il n'y aura que cet
envoi : à Sidonie. On lui dira : Pourquoi habites-tu
la province? Pourquoi la retraite nous enlève
t-elle tes grâces, ton esprit? Tes succès ne t' appel-
lent-ils pas à Paris? Tes grâces, tes talents y
seront admirés comme ils doivent Vêtre. On a
peint la danse enchanteresse, mais qui peut
peindre ce qui te fait remarquer ? — Mon. ami, c'est
à l'amitié que je confie cela. Je suis honteuse pour
Sidonie, car je connais sa modestie ; vous savez
qu'elle n'est pas vaine : j'ai donc des raisons plus es-
(lj Sidonie, i empruuté a l'héroïne d'un autre roman «le
y •»• de Krûdener, qui n'a pas été imprimé, la désigne elle-
même4 comme ou désignait souvent M"1' <lc Staël sous le nom
de Corinne, Chateaubriand sons le nom de René.
LÀ BARONNE DE KRUOENER 129
sentielles qu'une misérable vanité pour elle, et pour
vous prier de faire faire ces vers et bientôt : dites
surtout qu'elle est dans la retraite et qu'à Paris seu-
lement on est apprécié. Tâchez qu'on ne vous devine
pas. Faites imprimer ces vers dans le journal du
soir. Il est vrai que Sidonic a été peinte pour sa danse
dans Delphine. Usez-le, cela vous plaira. Mais qu'on
ne dise pas que c'est dans Delphine qu'on l'a peinte.
N'indiquez pas autrement ces vers par l'envoi qu'à
Sidonie. Veuillez payer le journal. J'espère vous ex-
pliquer mes motifs. Envoyez-moi bien vite ce jour-
nal, où cela sera imprimé, dans une lettre à l'adresse
accoutumée, à Mrae de Pelleport (1), à Lyon. Si le
journal ne voulait pas s'en charger ou qu'il tardât
trop, envoyez-moi les écrits à la main et on les insé-
rera ici clans un journal. Vous obligerez beaucoup
votre amie : elle vous expliquera de bouche pourquoi
elle vous a demandé cela. Vous connaissez sa sauva-
gerie, son goût pour la solitude et son peu de besoin
de louanges... »
Elle se montrera reconnaissante de la peine que le
docteur prendra pour elle : elle promet, dans une
autre lettre du 0 janvier, de travailler, en récom-
pense de ce service, à lui faire acquérir cette repu-
tation que méritent ses talents et ses vertus :
« Oui, digne et excellent homme, j'espère bien y
travailler; j'attends avec impatience le moment où,
rendue â Paris, mon temps, mes soins et mon zèle
vous seront consacrés : vous me ferez connaître La
(1) Mm* de Pelleport itait la belle-mère de Bernardin de
Saint-Pierre. Elle avait accompagné M™c de Krûdener à Lyon.
130 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Harpe, auprès duquel est déjà venu un de vos amis.
Je travaillerai auprès de Bernardin de Saint-Pierre,
Chateaubriand, d'une foule d'étrangers de ma con-
naissance, et nous réussirons, car les intentions
pures réussissent toujours... »
On se demande ce que ces derniers mots viennent
faire ici. D'abord ils ne sont pas justes du tout,
ensuite la baronne sait mieux que personne que la
pureté des intentions ne peut jamais être considérée
comme un gage de réussite. « Là est surtout ce qui
me choque, dit Sainte-Beuve, le jargon de pureté
et de piété qui se mêle à de tels manèges. »
Le succès de son roman lui tient bien au cœur,
car, dans d'autres lettres à son ami, Mme de Krude-
ner revient sur les projets de réclame : « Je vous ai
prié, lui mande-t-elle de Lyon le 17 janvier 1803,
d'envoyer des vers à Sidonie ; nous les ferons in-
sérer ici. Mais tout en disant qu'on avait peint son
talent pour la danse il ne faut pas dire on, mais sim-
plement dire : Un pinceau savant peignit ta danse,
tes succès sont connus, tes grâces sont chantées
comme ton esprit et tu les dérobes sans cesse au
monde : la retraite, la solitude sont ce que
tu préfères. Là, avec la piété et Vétude heu-
reuse, etc., etc. »
On voit que la modestie, la franchise et l'amour de
la vérité continuent à inspirer la baronne de Krùde-
ner. Toujours tourmentée du besoin d'occuper les
autres de soi, elle remercie le docteur Gay de ce
qu'il a fait pour elle, mais elle ne trouve pas encore
que ce soit assez. Elle lui écrit de nouveau un peu
LA BARONNE DE KKL1DENER 131
plus tard : elle veut encore de la réclame, mais de
la réclame rimée cette lois, et par un bon faiseur :
« Je vous remercie de vos vers, ils sont charmants.
Si vous pouviez par vos relations en avoir encore du
grand faiseur Delille? N'importe ce qu'ils diraient, ce
serait utile à Sidonie ; vous savez comme je l'aime.
Le monde est si bête (1) ! C'est ce charlatanisme qui
met en évidence, et qui fait aussi qu'on peut servir
ses amis. »
A la bonne heure ! Mme de Krlidener montre fran-
chement ce qu'elle pense de l'humanité : « Le monde
est si bote ! » Elle démasque aussi ses batteries :
« C'est ce charlatanisme qui met en évidence... »
Retenons bien ces aveux : ils aideront à expliquer,
en 1815, l'attitude nouvelle par laquelle elle chercheraà
se mettre en évidence. Mais, en attendant, elle ne cher-
che qu'à stimuler le zèle de son agent de publicité et lui
promet qu'elle le récompensera. «On sent le trafic, dit
ici Sainte-Beuve. Tout cela n'est ni délicat ni beau. »
Et, ce qui ne l'est pas davantage, c'est que la voilà,
cette bonne Mme de Krudener, qui s'avise, dans sa
modestie, de croire Mme de Staël jalouse d'elle. « Je
soupçonne la chère femme, dit-elle dans la même
lettre au docteur Gay, possédée de jalousie de suc-
cès, surtout à présent qu'on a cru reconnaître quel-
ques grâces, quelques charmes de Delphine dans Si-
donie. Elle m'aimait assez, dans le temps, pour
peindre ce talenf qu'elle a si bien rendu, mais de la
bateaubriaod j ir le momie l'avis de son amie
bI parle, la plus où, de c l'infatuation et l'imbécile cré-
dulité humaiue ».
132 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIÈCLE
célébrité, beaucoup trop de succès l'ont apparem-
ment refroidie... »
Et tandis qu'elle court après le succès, qu'elle
jalouse Mme de Staël qui en a plus qu'elle et à qui
elle reproche d'en avoir plus qu'elle n'en mérite,
tandis qu'elle vante le bonheur des champs et de la
solitude, elle écrit à son ancienne demoiselle de com-
pagnie : « ... Nous avons été entraînés à huit bals de
suite. J'ai veillé huit nuits sans m'en ressentir. Quel
bonheur, mon amie î Je ne finirais pas si je vous
disais combien je suis fêtée : il pleut des vers ; la
considération et les hommages luttent à qui mieux
mieux. On s'arrache un mot de moi comme une
faveur ; on ne parle que de ma réputation d'esprit,
de bonté, de mœurs... »
Bravo ! madame la baronne ; voilà qui est bien
parler! Passe encore de vanter votre modestie : si
vous ne la prôniez, elle risquerait en effet de passer
inaperçue. Il faut bien que tout le monde la con-
naisse, sans quoi ce ne serait pas la peine, vraiment,
de se mêler d'en avoir. Mais vos mœurs !... En vérité,
vous n'y pensez pas. Vous avez la mémoire courte, ou
vous êtes maîtrisée par un singulier don d'illusion!...
Quant à votre esprit et à vos autres mérites, voyons,
là, ne serait-il pas plus sage de laisser aux autres le
soin de les vanter?
Mmo de Krudener sera bien venue, après cela, à
prêcher l'humilité chrétienne ! Elle ne la prêche pas
encore, mais on sent que cela ne tardera pas. Elle
finit ainsi sa lettre : « C'est mille fois plus que je ne
mérile, mais la Providence se plaît à accabler ses
LA BARONNE DE KIU1DENER 133
enfants, même des bienfaits qu'ils ne méritent pas. »
Est-ce que la brave femme ne ferait pas là une
allusion — oh! bien involontaire et inconsciente ! —
à son veuvage encore de fraîche date, car il n'y a pas
plus de huit mois que ce pauvre M. de Kriïdener est
enterré?... Mais non : son mari? est-ce qu'elle y
pense seulement? est-ce qu'elle y pensait avant
qu'il lui fit la gracieuseté de partir pour l'autre
monde? .. Mais quelle singulière idée de mêler la
Providence à de semblables calculs, inconscients, je
le veux bien, mais qui n'ont rien de bien recomman-
dable nomme charité et comme humilité chrétienne !
Quelle idée, professant la religion du très saint
amour, comme Zacharias Werner, de mêler Dieu à
des choses « auxquelles sans doute il aime le moins
à être mêlé », et, par exemple, de lui adresser cette
action de grâces, dans certains moments d'extase,
où le mysticisme n'avait rien à voir : « Mon Dieu!
que je suis heureuse ! Je vous demande pardon de
l'excès de mon bonheur! » Et, racontait son ancien
ami de Montpellier, M. de Lézay, qui avait pcut-
êlre — qui sait? — entendu de ses oreilles ce char-
mant alléluia d'amour, « elle recevait ce sacrifice
comme une personne qui va recevoir sa commu-
nion ». Mais on reconnaîtra que cette bonne madame
de Kriïdener n'évoque nullement encore l'idée de la
pureté d'un ange.
Elle posait assez volontiers cependant pour ce per-
sonnage, tout au moins pour la sainte, et il n'y a
iruôre de lettres d'elle qui ne contiennent un sermon
et ne se terminent par une homélie.
8
134 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
En attendant, ses malles sont faites et elle va se
mettre en route pour P^ris. Il est temps d'imprimer
Valérie, d'en lire les plus jolis morceaux dans son
salon et dans les salons amis, d'en publier des extraits
dans les journaux, de lancer l'ouvrage enfin. Le ter-
rain est préparé et bien préparé. Ecoutons l'auteur
plutôt : a Vous savez, écrit-elle à sa belle-fille, qu'il
ne suffit ni de l'esprit ni du génie pour réussir, ni
de la bonté des intentions (1) : tout à son charlata-
nisme. »
Une fois à Paris, — elle y arriva, nous l'avons dit,
dans le commencement de mai 1803, — elle se livra,
dans toute la joie de son cœur, à ce qu'elle appelle
si bien le « charlatanisme ». Elle fréquenta le plus
qu'elle put Chateaubriand, Bernardin de Saint-Pierre,
Ducis, Geoffroy, Michaud. A tous elle lisait des
extraits de son livre et recueillait les plus douces
jouissances d'amour-propre à leurs aimables compli-
ments. Elle y recueillait aussi d'utiles observations :
elle en faisait son profit, comme précédemment de
celles de Camille Jordan et de M. Bérenger, à Lyon,
et Valérie n'y perdait rien. Michaud surtout avait été
ensorcelé par la baronne. « Pardonnons à Michaud,
écrit Joubert à Chenedollé, le 5 juillet 1803. Il m'a
avoué que sa tête était obsédée et possédée de
Mmo de Krùdener. Il avait samedi un rendez-vous
avec elle; il s'en souvint tellement bien qu'il vous
(i) 11 n'y ,i pas si longtemps pourtant qu'elle écrivait à M. Bé-
renger : « ... Nous réussirons, car les intentions pures :
nL toujours. » Mais allez donc demander à Mme de Krfldener
plus de fixité d, tus les idées que dans les affections, dans l'esprit
que dans le cœur !
LA BARONNE DE KRUDENER 135
oublia, m'oublia et oublia le monde entier. Son excuse
est dans le premier vers de l'ancienne chanson :
« Pour la baronne ! » Il faut, en faveur de la poésie,
agréer une excuse qui se peut chanter » (1). C'est là
une épigramme, et un peu méchante sous son petit air
bon enfant, car ce brave M. Joubert faisait ainsi allu-
sion à Garât et à la ridicule liaison que la baronne avait
eue, l'année précédente, avec lui. QuantàMichaud, il
était tout à sa croisade en faveur de l'auteur de Valérie.
Chateaubriand avait eu le temps d'entendre une lec-
ture complète de l'ouvrage, et Mme de Krudener
écrit à une amie [2] qu'il en est « enchanté ». Mais,
au mois de juin, Chateaubriand partait pour l'Italie,
obsédé par le très inquiétant état de santé de sa char-
mante amie la comtesse de Beaumont. Il ne pouvait
plus rien pour Valérie. M"le de Krudener ayant
appris le danger que courait cette jeune femme, avec
qui elle avait été en relations et dont elle n'avait eu
qu'à se louer, car elle n'avait jamais aperçu le petit
sourire un peu moqueur qui plissait parfois le coin
de sa bouche quand elle l'entendait parler, Mme de
Krudener fut péniblement touchée de savoir l'amie
de Chateaubriand si fortement atteinte. Elle écrivit
le 24 décembre 1803, à l'auteur du Génie du Chris-
>s,j(c la lettre suivante; on remarquera qu'elle
est bien autrement soignée que celle qu'elle adressait
au Dr Guy : « J'ai appris avant-hier par M. Michaud,
qui est revenu de Lyon, que M"" de Beaumont était
(1) Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire,
t. Il, p. .
nand, 2't mai 1803.
136 UNE ILLUMINÉE AU XIX'' SIECLE
à Rome et qu'elle était très, très malade : voilà ce
qu'il m'a dit. J'en ai été profondément affligée; mes
nerfs s'en sont ressentis, et j'ai beaucoup pensé à
cette femme charmante que je ne connaissais pas
depuis longtemps, mais que j'aimais véritablement.
Que de fois j'ai désiré pour elle du bonheur! Que de
lois j'ai souhaité qu'elle pût franchir les Alpes et
trouver sous le ciel de l'Italie les douces et profondes
émotions que j'y ai ressenties moi-même! Hélas ! n'au-
rait-elle atteint ce pays si ravissant que pour n'y
connaître que les douleurs et pour y être exposée à
des dangers que je redoute ! Je ne saurais exprimer
combien cette idée m'afflige. Pardon, si j'en ai été si
absorbée que je ne vous ai pas encore parlé de vous-
même, mon cher Chateaubriand ; vous devez con-
naître mon sincère attachement pour vous, et, en
vous montrant l'intérêt si vrai que m'inspire Mme de
Beaumont, c'est vous toucher plus que je n'eusse pu
le faire en m'occupant de vous. J'ai devant mes yeux
ce triste spectacle; j'ai le secret de la douleur, et
mon âme s'arrête toujours avec déchirement devant
ces âmes auxquelles la nature donna la puissance de
souffrir plus que les autres. J'espérais que Mme de
Beaumont jouirait du privilège qu'elle reçut d'être
plus heureuse; j'espérais qu'elle retrouverait un peu
de santé avec le soleil d'Italie et le bonheur de votre
présence. Ah! rassurez-moi, parlez-moi; dites-lui
que je l'aime sincèrement, que je fais des vœux pour
elle. A-t-elle eu ma lettre écrite en réponse à la
sienne à Clermont? Adressez votre réponse à Ali
chaud : je ne vous demande qu'un mot, car je sais,
LA BARONNE DE KRUDENER 137
mon cher Chateaubriand, combien vous êtes sensible
et combien vous souffrez. Je la croyais mieux; je ne
lui ai pas écrit; j'étais accablée d'affaires ; mais je
pensais au bonheur qu'elle aurait de vous revoir, et
je savais le concevoir. Parlez-moi un peu de votre
santé ; croyez à mon amitié, à l'intérêt que je vous ai
voué à jamais, et ne m'oubliez pas.
B. Krudener (1).
On a vu avec quelle habileté Mmo de Krudener
avait su annoner la publication de son ouvrage. La
toile d'araignée était artistement tissée : toutes les
mouches bourdonnantes qui composent ce qu'on
appelle le public y furent prises. Le succès de Valérie
fut éclatant.
Le sujet en est fort simple : c'est tout bonnement
le développement, par lettres, de la passion d'un
jeune homme devenu amoureux de la femme de son
ami. L'auteur semble s'être souvenu de Werther et
de la conversation à laquelle elle avait pris part un
jour chez Mme de Beaumont sur le roman de Goethe.
Si l'on y entrevoit un peu de Werther, il faut bien
se dire que ce sujet, essentiellement humain, est de
tous les temps. Mais il y faut surtout trouver la si-
tuation dans laquelle Mmc de Krudener se vit elle-
même jetée par l'amour de M. de Stakieff. Tout cela
est semé de quelques grains d'une autre passion,
celle qu'elle inspira à un jeune homme, enlevé peu
de temps après par la phtisie. Il lui était agréable,
(1) Chateaubriand, Mémoires d' Outre-tombe, t. II, p. 367.
8.
138 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
nous l'avons déjà dit, de s'imaginer que celui-là n'était
mort d'autre chose que d'amour pour elle. C'est cette
illusion d'ailleurs qui lui fournit le dénouement du
roman.
On demandait trop alors à la prose française de
s'affubler des oripeaux du grec et du latin. Grâce à
son heureuse ignorance de ces langues, Mme de
Krudener fut elle, et rien qu'elle dans Valérie : point
d'inspiration d'emprunt, point de reflets d'auteurs
antiques ; à peine s'aperçoit-on, en deux ou trois
passages, qu'elle a lu le Voyage (VAnacharsis en
Grèce. Au reste, qu'a-t-on besoin de modèles? Il
suffit d'être soi-même et de plaquer avec naturel et
simplicité sur le papier son cœur et son esprit, — si
l'on en a. De la sorte, on est toujours sûr de bien
faire.
Ainsi fit Mme de Krudener. Ses amis l'aidèrent bien
un peu, mais, malgré cela, son livre a un air vrai,
naturel, vécu, comme on dit aujourd'hui, et c'est ce
qui fait son charme. Avec cela, son analyse est bien
nuancée. Chacun y retrouve plus ou moins des situa-
tions de cœur par lesquelles il a passé, des senti-
ments qui ont été siens, et qui, semés de pensées
fines et élégantes, qui plaisent beaucoup à leur auteur
puisqu'on les retrouve semées dans ses lettres, sont
toujours exprimés avec une simplicité gracieuse et
distinguée.
C'est ce qui fit, bien plus qu'une savante réclame,
le succès de Valérie; c'est à ces qualités que son
auteur dut sa réputation dans le beau monde.
Ce livre, écrit avec une magie de plume char-
LA BARONNE DE KllUDENEU 131)
mante, plairait toujours si on le lisait aujourd'hui, ne
serait-ce que par contraste avec les romans modernes,
un peu trop toujours les mêmes. Bien des tons en
sont passés, bien des couleurs défraîchies, mais les
vieilles étoffes, quand elles ont été belles, conservent
toujours quelque chose de leur distinction première.
Telle Valérie. Avec son petit air vieillot et ses tons
presque éteints, ce roman fait assez l'elfet d'une pas-
sion de jeunesse racontée, cinquante ans plus tard,
par un aimable vieillard; on a un peu aussi, après
l'avoir lu, les pensées que fait naître en nous la vue
d'une robe de noce défraîchie, retrouvée dans les
armoires d'une arrière grand'mère.
Mmi' de Krudener était ravie du succès de son
livre. Mais comme elle trouvait toujours que ce succès
n'était pas assez éclatant, elle ne dédaigna pas, pour
l'augmenter, de mettre elle-même la main à la pâte.
Elle déploya, en matière de réclame, toutes les inno-
centes roueries que lui suggérait sa vanité féminine
d'auteur et la volonté de faire à tout prix parler de
son livre. «Pendant plusieurs jours, a écrit M. Ey-
nard, se dévouant avec la plus persévérante ardeur
à assurer son triomphe, elle courut les magasins de
mode les plus en vogue pour demander incognito
tantôt des écharpes, tantôt des chapeaux, des
plumes, des guirlandes, des rubans à la Valérie. En
voyant cette étrangère, belle encore et fort élégante,
descendre rie voiture d'un air si sûr de son fait pour
demander les objets de fantaisie qu'elle inventait, les
marchands se sentaient saisis d'une bienveillance
inexprimable et d'un désir si vif de la contenter,
140 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIECLE
qu'il fallait bien qu'on parvînt à s'entendre. Aussi
n'était-elle pas trop difficile à reconnaître au premier
abord ce qu'elle avait demandé. Et si de pauvres
jeunes filles, abasourdies de ces demandes insolites,
eurent un moment l'air décontenancé et nièrent
l'existence des modes demandées, Mrae de Krudener,
en leur souriant avec bonté et les plaignant de ne pas
connaître encore le roman de Valérie, en eut bientôt
fait des prosélytes zélées de son livre. Avec ses em-
plettes, elle se transportait dans un autre magasin,
feignant d'y chercher ce qui n'avait jamais existé que
dans sa fantaisie. Grâce à ce manège, elle parvint à
exciter dans le commerce une émulation si furieuse
en l'honneur de Valérie que, pour huit jours au
moins, tout fut à la Valérie. Des amies, complices
innocentes de ce stratagème, allaient après elle, sur
ses indications, constater son triomphe et en portaient
la renommée au faubourg Saint-Germain et à la
Chaussée d'Antin. » (1)
La petite manigance réussissait à merveille. On ne
parlait plus, dans les salons de Paris, que du nouveau
roman qui venait de paraître sans nom d'auteur (2)
et cet anonymat excitait les curiosités. Les libraires,
d'ailleurs, en offrant ce livre nouveau, avaient soin
de dire avec un petit air mystérieux que c'était l'ou-
vrage d'une grande dame, d'une ambassadrice étran-
gère, que le roman de Va lérie n'était que son propre
(1) Ch. Eyuard, VU de M»- de Krudener, t. I, p. 137.
(1) Valérie, OU Lettres de Gustave de Linar à Ernest de G. ..
Paris, imprimerie Giguet et Michaud, chez Ileurichs, libraire,
rue de la Loi. Au XII. 2 vol. in-8°.
LA. BARONNE DE KIÙÏDENER 141
roman à elle, et, finalement, nommaient tout bas la
baronne de Krïidener.
Rien de plus naturel que de nager dans la joie en
voyant le prodigieux succès qu'avait son livre, non
seulement à Paris, mais à l'étranger; etMme de Kru-
dener pouvait, avec la plus légitime satisfaction, sa-
vourer son triomphe. Entre autres choses que ses
amis se plaisaient à lui en dire, on lui rapporta que
la princesse Serge Galitzine, invitée à souper chez le
prince de Ligne, avait commencé, avant de s'habil-
ler pour y aller, le roman de Valérie : empoi-
gnée par le sujet, elle en avait oublié totalement
le souper, et ne s'était aperçue de sa distraction qu'à
une heure avancée de la nuit, en terminant le volume.
C'était assurément bien flatteur pour la baronne,
mais on peut lui reprocher de s'être amusée à y voir.
après son mérite, l'intervention du ciel, et de mêler à
sa vanité une religiosité qui vraiment n'avait que faire
en ce sujet. « Le succès de Valérie est complet et
inouï, écrivait-elle le 15 janvier 180 i à son ancienne
demoiselle de compagnie, Mme Armand ; il y a quel-
que chose de surnaturel dans ce succès. Oui, mon
amie, le ciel a voulu que ces idées, que cette morale
plus pure se répandissent en France où ces idées
i^ont moins connues... »
Contrairement à ce qu'on a écrit dans plusieurs
ouvi \lme (le Krudener, nous l'avons déjà dit,
n'a jamais fréquenté le monde du Directoire. Elle
ne connaissait ni Barras, ni Mme Tallien, ni Bona-
pirte, ni Joséphine, chez lesquels on la fait aller.
142 L'NE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Et comment les aurait-elle connus puisque, partie
de Paris en 1792, sous la protection de M. de Fré-
geville, elle n'y rentra qu'en décembre 1801, en
plein Consulat?... Elle dut assurément regretter de
n'avoir pas eu le pied dans cette société du Direc-
toire, devenue, en partie du moins, la société
consulaire ; car, tout en savourant les délices du
succès de Valérie, elle songeait à attirer sur son
livre et sur elle l'attention de l'homme qui était lui-
même l'objet de l'attention de toute l'Europe. Il y
avait bien un peu de vanité dans ce désir de femme,
mais qui donc aurait le courage de le lui reprocher ?
Quel désir humain n'en est plus ou moins teinté?
Cette vanité, après tout, est bien innocente, pres-
que inconsciente, et si M'ne de Krudener se nourrit
en ce moment de légères fumées, n'est-ce point un
défaut délicat et distingué qui convient à l'auteur de
Valérie ?
Elle envoya donc au premier Consul un exemplaire
de Valérie (1). Le général Bonaparte le trouva un
matin sur son bureau, parmi les livres, brochures et
papiers de son courrier. 11 le feuilleta et, voyant que
c'était un roman par lettres, — il aimait beaucoup
les romans, mais pas ceux-là — il le rejeta avec im-
patience.
— Vraiment, dit-il ù. M. Barbier qui, en sa qua-
lité de bibliothécaire du Conseil d'État, était chargé
de mettre sous ses yeux du premier Consul les
(1) Nous avons emprunté la matière de cet épisode au livre
du bibliophile Jacob sur « .M"" de Krtldener. » Il l'avait trouvé
lui-même dans le Dictionnaire des Anonymes de Barbier.
LA BARONNE DE KRUDENEB 143
livres jugés dignes d'appeler son attention ; vrai-
ment je ne conçois pas qu'on écrive des romans par
lettres. Il y a bien la Nouvelle-IIéloïse... Il y a bien
ceux de Dorât... Mais, tout cela, c'est bon pour des
femmes qui ont du temps à perdre. »
Et il ne fit pas envoyer un seul mot de remercie-
ment à l'auteur. Il se montrait cependant plus aimable
pour Mme de Genlis dont le fatras de romans et d'ou-
vrages soi-disant historiques, absolument dénués de
distinction, ne valent pas à eux tous une seule des
pages de Valérie : mais ceux-là n'étaient pas des
romans par lettres.
Mmo de Krùdener cependant, qui ne recevait
aucune nouvelle du livre qu'elle avait envoyé au
général Bonaparte, était sur les épines. <t Il se sera
sans doute perdu, pensa-t-elle, au milieu de la mon-
tagne de paperasses que le Consul reçoit chaque
jour; peut être môme qu'un secrétaire l'aura feuil-
leté et, séduit par le charme de la blonde Valérie,
l'aura emporté chez lui... » Enfin, n'y tenant plus,
elle fit relier splendidement un nouvel exemplaire et
l'envoya au premier Consul avec une lettre^où elle
lui exposait que l'auteur était une femme, une étran-
gère qui aimait la France et l'avait adoptée comme
la patrie de son cœur.
De même que le premier, ce second envoi parvint à
son adresse. Frappé par la beauté de la reliure, Bona-
te prit le livre et, sans se douter qu'il l'avait déjà
condamné sur le seul défaut que c'était un roman par
lettres, il se mit à le parcourir. Il ne tarda pas à en
avoir les nerfs agacés. La lettre d'envoi lui tomba
144 UNE ILLUMINÉE AU XIX'3 SIECLE
alors sous les yeux. Elle mit le comble à son impa-
tience. Faisant appeler son bibliothécaire, il lui dit
d'un ton qui se ressentait de son état nerveux : « Il
paraît, monsieur Barbier, que la baronne de Staël a
trouvé son sosie : après Delph ine, Valérie ! L'une
vaut l'autre ! Même pathos, même bavardage. Les
femmes se pâmeront d'aise à lire ces extravagances
sentimentales. Conseillez de ma part à cette folle de
Mme de Krudener d'écrire dorénavant ses ouvrages
en russe ou bien en allemand, afin que nous soyons
délivrés de cette insupportable littérature. »
Bonaparte était bien difficile, et sa boutade se res-
sentait de son antipathie pour Mme de Staël et, par
suite, pour les femmes qui écrivent. Si un ouvrage
comme Valérie lui était tombé sous la main en 1790
et 1797, quand il était amoureux fou de Joséphine et
qu'il lui écrivait des épîtres plus passionnées encore
que les lettres qu'il qualifie si cavalièrement d' « extra-
vagances sentimentales », il est infiniment proba!» V
qu'il en eût raffolé. Sa correspondance amoureuse ne
se ressent-elle pas de la Nouvelle-Héloïse ? Mais
voilà : les lettres d'amour ne doivent être lues que
lorsqu'on est soi-même amoureux. Il se fait alors in-
consciemment dans l'âme un petit travail intérieur
par suite duquel nous nous substituons plus ou moins
au héi os du roman ; nous établissons un parallèle entre
notre amour et le sien; quand les situations nous
paraissent analogues aux nôtres, les faits et gestes de
ce personnage deviennent notre règle de conduite,
surtout en ce qui flatte nos penchants etnos faiblesses.
Et «'est ainsi que des héros de roman prennent une
L.\ BARONNE DE KRUDENER 145
influence plus grande qu'on ne le croit généralement
sur les mœurs. Toujours, naturellement, sous le
couvert de l'amour. Mais, lues de sang-froid, sur-
tout quand on a l'esprit occupé des affaires les plus
graves, des lettres d'amour paraissent stupides.
Goethe a été d'un autre avis que Bonaparte sur
la prose de la baronne de Ki udener ; et alors que le
premier Consul conseillait à o cette folle » d'écrire
en russe ou en allemand, le grand écrivain allemand
regrettait justement qu'elle eût choisi la langue
française, de préférence à l'allemande, pour exprimer
ses pensées et ses sentiments. Gœthe avait raison.
L'ouvrage de cette étrangère, supérieur en plus d'un
point à Delphine, surtout par son absence de lon-
gueurs et par un sentiment très intense de la nature,
fait honneur à la langue française, comme les
ouvrages de ces autres étrangers de distinction, le
prince de Ligne, Hamilton, Mmu de Gharrière, Ben-
jamin Constant les deux de Maistre, plus tard Gus-
tave Droz, Cherbuliez, qui ont écrit leurs livres en
un français excellent. Mme de Staël qui disait : « Je
ferais cinq cents lieues pour aller causer avec un
homme d'esprit, mais je ne fierais pas un pas pour
aller voir le plus superbe paysage », n'avait pas le
sens du beau dans la nature. Elle est cependant un
merveilleux peintre des passions humaines, elle saisit
à ravir les mobiles secrets qui nous font agir, elle
démêle dans l'éeheveau compliqué de nos intérêts
et de nos faiblesses, de notre amour, qui est une
poussée de nous-mêmes hors de nous-mêmes, et de
notre égoïsme, qui en est une aussi, mais juste le
9
14C UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
contre-pied de celle-là — bien qu'elles puissent toutes
deux marcher d'accord. Mais on peut remarquer chez
elle une certaine sécheresse et un « raboteux » qui
tiennent simplement à cette méconnaissance du beau
dans la nature. Personne mieux qu'elle, cependant,
ne sait discourir sur le beau dans l'art, en peinture,
en sculpture... Sur ce point, même, il lui arrive d'en
parler trop bien et de tomber, par l'excès même des
sensations qu'elle veut rendre, dans un réalisme que
ne saurait toujours absoudre le bon goût.
Nous ne saurions absoudre davantage la légèreté
avec laquelle le premier Consul parla de Mme de Kru-
dener, qu'il traitait de « folle » sans même connaître
ses folies. S'il les avait connues, peut-être eût-il
parlé d'elle avec plus de respect, car il lui aurait
alors trouvé quelques points de ressemblance avec
Joséphine, dont les aventures avaient été si retentis-
santes. Mais il était instinctivement l'ennemi de toute
femme qui savait tenir une plume. Exceptons-en
Mme de Genlis, dont les vertus n'étaient pas plus re-
commandables que celles de Joséphine et de Mrae de
Krùdener ; mais, à celle-là, il avait acheté et domes-
tiqué sa plume.
M. Barbier ne transmit point à Mrae de Krùdener
le peu révérencieux conseil du premier Consul ; niais
il trouva le moyen, peu-être involontairement, de le
lui faire parvenir. 11 parla, le soir même, à M. Daru,
intendant général de l'armée, qui se piquait d'écrire
et donnait chez lui, le dimanche, des déjeuners lit-
téraires ; il lui conta la sortie du premier Consul
contre les femmes qui écrivent, et en particulier
LA BARONNE DE KRÛDENEB 147
contre M"ie de Krudener et son roman. Il lui répéta
les propres paroles du général. M. Daru était trop
amusé de connaître ce jugement pour n'en point
faire part à ses amis, de sorte qu'il ne se passa pas
trois jours sans qu'il parvint aux oreilles de l'auteur
de Valérie.
M ne de Krudener ne s'attendait pas à un compli-
ment de cette sorte. Ce a'était pas pour en obtenir un
semblable qu'elle avait, à deux reprises, envoyé son
roman, magnifiquement relié, à l'homme de génie au
suffrage duquel elle eût attaché le plus grand prix.
Mais seulement si le suffrage avait été favorable.
Comme il ne l'était pas, elle ne le lui pardonna pas.
Ces blessures d'amour-propre guérissent rarement
chez les hommes, — à moins que l'intérêt ne les fasse
plus ou moins vite cicatriser: chez les femmes, elles
nese cicatrisent jamais. La bonne âme de Mmc de
Krudener, pourtant, ne pouvait se résoudre à en
vouloir à quelqu'un. Bien que sa vanité fût flattée
de se dire qu'elle avait pour ennemi l'homme ex-
traordinaire qu'elle aurait voulu avoir pour ami et
qui était à la tête du gouvernement de la République
française, elle pensa que le bruit du succès de Fa-
utait venu jusqu'aux oreilles du premier consul;
et, comme on imprimait une troisième édition de son
, elle en fit de nouveau relier un exemplaire et le
lui envoya en hommage.
C'était être endiablée après le suffrage du grand
homme. Cette fois, Bonaparte se souvint d'avoir déjà
eu l'ouvrage entre les mains. Il le jeta tout bonne-
ment au feu et l'y repoussa du bout de sa botte.
148 DNE ILLUMINÉE AU XIX" SIÈCLE
Après quoi il fit appeler le bibliothécaire qui avait
charge de déposer sur son bureau les livres nou-
veaux. « Monsieur Barbier, lui dit-il, vous avez trop
d'indulgence pour le papier imprimé. Dorénavant, je
brûlerai sans pitié tout ce qui ne vaudra pas la peine
d'être lu. Les femmes qui écrivent devraient bien
m'épargner cette peine en jetant au feu elles-mêmes
leurs ouvrages avec leurs vieilles lettres d'amour. »
Qu'on s'étonne, après cela, que Mme de Krudener
soit devenue l'ennemie de Bonaparte!
Aussi, quelques jours après cette exécution de Valé-
rie, lorsque le premier consul fit procéder à celle, tout
aussi sommaire mais beaucoup moins innocente, du
duc d'Enghien, Mme de Krudener saisit-elle ce pré-
texte pour se mettre en guerre ouverte avec lui. Son
ami, M. de Chateaubriand, en avait fait autant par
l'envoi, bien timide pourtant dans son audace, de sa
démission de ministre plénipotentiaire auprès de la
petite république du Valais (1).
Pour protester avec plus d'éclat encore, Mme de
Kriïdener quitta Paris et se rendit à Riga en traver-
sant l'Allemagne à petites journées. M. Eynard dit
que Mm° de Krudener quitta Paris à la fin de jan-
vier 1804. C'est évidemment une erreur, car elle
n'aurait alors connu que hors de France l'exécution
du duc d'Enghien qui eut lieu le 21 mars. Mais,
comme nous n'avons trouvé aucune lettre d'elle de
janvier à juin 1804, et qu'on ne peut, par conséquent,
(1) Il mettait en avant, comme motif de sa démission, la
santé de sa femme, de laquelle pourtant il se souciait assez
ement.
LA BARONNE DE KIUÏDENER 149
savoir avec précision où elle était à cette époque,
nous nous en tenons à ce que dit l'auteur du Diction-
naire des Anonymes sur Antoine-Alexandre Bar-
bier, bibliothécaire du Conseil d'Etat et du premier
consul. M. ParisoL, dans son article de la Biographie
universelle de Michaud, confirme d'ailleurs le Dic-
tionnaire des Anonymes en disant qu' « après l'as-
sassinat politique du duc d'Enghien, elle repassa le
Rhin, ne mettant en avant que ce dernier motif » . On
est donc fondé à croire que l'horreur bien légitime
qu'elle dut ressentir de l'assassinat du jeune prince
vint à point chez la baronne pour teinter de politique
l'aversion qu'un mécompte d'amour-propre lui avait
inspirée pour le premier consul.
M'"e de Kid lener, qui trouvait passablement
ennuyeux son séjour en Livonie, cherchait à se dis-
traire en écrivant à ses amis de Paris et de Lyon.
Voici une lettre d'elle à M. Bérenger, lettre char-
mante que nous avons du plaisir à reproduire en en-
tier, parce qu'elle montre chez la baronne une affec-
tion vraie pour la France et les Français :
Riga en Livonie, lu juin 180o.
» Ne croyez pas, mon cher Bérenger, que je vous
oublie : non ; tant que j'aimerai la douce pitié, et les
sentiments élevés, et les vertus aimables, et tout ce
qui charme la vie, votre image, celle du noble et bon
Camille Jordan et celle de Ducis, et celle encore de
l'adorable Bernardin de Saint-Pierre, se mêleront
aux rivages bien-aimés de la Seine et du Rhône.
n Qu'ils sont enchanteurs, ces bords riants de la
150 UNE ILLUMINÉE AU XIXP SIECLE
Seine, ces délicieux environs de l'Isle-Barbe ! Que
d'ombrages heureux! Que de vallées mystérieuses!
Quels points de vue romantiques ! Quels lieux et quels
amis! Je me compose de tout cela une douce et tou-
chante poésie, qui me fait rêver et quelquefois ré-
pandre des larmes. J'oublie alors que je suis loin de
vous et de la ville que j'aime le plus au monde, de ce
Lyon bâti tout exprès pour mon imagination et pour
mon cœur !
» C'est à Lyon que ma vie, oublieuse de soins pé-
nibles, semblait couler avec la Saône, tranquillement,
paisiblement, sur de molles prairies. D'un regard,
j'étais en Suisse ; j'entrevoyais le Valais; d'un regard
je franchissais les Alpes et je volais en Italie. Je tra-
versais leurs sommets blanchis par les neiges, et
leurs solitudes si calmes, et leurs torrents si nom-
breux et si purs.. .
» En suivant le cours impétueux du Rhône, j'étais
d'abord à Vaucluse, que vous avez si bien célébrée
dans vos Soirées provençales; je revoyais idéale-
ment la rade et le port de Marseille... Kn face, le
Sapé et ses noirs sapins m'offraient le religieux séjour
des enfants de Bruno; je la revoyais, cette Chartreuse
qui m'a inspiré le roman que vous me demandez et
que je vous envoie corrig'é, des borJs de la Baltique,
en vous écrivant, à onze heures du soir, éclairée par
un demi-jour qui ressemble à la plus belle aurore.
Dans (Jeux heures, je reverrai le soleil brillant sur les
Ilots comme dans le ciel.
n Ainsi donc, au fond du Nord, l'imagination, cette
superbe faeullé, me ramène souvent auprès de mes
LA BARONNE DB CRÛDENBR 151
amis. Oui, l'amitié me rend les illusions de la patrie
de mon cœur... Ohï Français, comme la nature vous
traite en enfants gâtés! Sentez-vous bien tout votre
bonheur? Quel peuple dans l'univers a plus de grâces
à rendre à cette providence divine, qu'osent nier des
insensés dans l'orgueilleuse impiété de leur délire!...
» Non ! non, je ne suis point aux bords de la Bal-
tique ; non, je n'habite point nos forets de sapins ; je
suis sur d autres rivages, moins déserts, moins
arides ; je suis dans ce tant doux pays qu'on ne
' oublier ! comme disait Marie Stuart. J'y suis,
j'y vole, sur les nuages fugitifs d'Ossian : ces nuages
se dessinent comme des montagnes, comme des es-
cadrons ; je les appelle, je leur donne des noms dont
le souvenir est dans mon cœur pourl'éternité !...
» 0 mon cher Bérenger, ne me croyez pas folle :
on ne l'est pas, quand on aime éperdument la
France et les Français. Aussi, les longues habitudes
de mon cœur ne peuvent être effacées. Ehl comment,
sans ingratitude, oublierais-je que la Providence
m'a fait retrouver la santé en France? Ma fille, ma
Juliette mourante en Danemark, où elle naquit, m'a
été conservée à Paris. C'est à Lyon que ma convales-
cence fut prompte et ravissante : j'y ai trouvé des
amis vrais, des âmes en harmonie parfaite avec la
ne; «1 s hommes é'Iairés qui m'encourageaient,
qui me présageaient des succès, qui ne m'ont pas
trompée. Fnlin, c'est à Lyon que j'achevai Valérie.
J'avais entrepris cet ouvrage à Genève, inspirée par
les beautés mélancoliques du Léman et de la Grande-
Ch irtreuse. Je vous en lus la moitié. Je fis la même
152 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
confidence à V... et à Camille Jordan. On me pressa
d'achever, et j'achevai ce romanesque et très fidèle
tableau d'une passion sans exemple comme sans
tache.
» Ce n'est pas le désir d'étaler de l'esprit qui m'a
inspiré ces pages que je crois touchantes, et aux-
quelles vos journaux daignent accorder quelques
éloges. Non certes ; ce qu'il y a de bon dans Val<
appartient à des sentiments religieux que le ciel m'a
donnés et qu'il a voulu protéger en faisant aimer ces
sentiments.
» Vous l'avez lu sans doute cet autre roman, dont
l'héroïne si généreuse et si bonne épouvante tout son
sexe par le suicide : malgré les beautés dont il étin-
celle, il ne doit pas réussir. Et la religion est là debout
pour frapper cette doctrine de mort, d'autant plus
effrayante que le talent qui cherche à la propager
est immense. Au reste, une inconséquence n'est pas
une intention ; et pourquoi croire que Mmc de Staèl a
voulu faire un livre dangereux, elle qui fait son étude
de la morale et qui croit fermement à la perfecti-
bilité dans ce siècle étrange?
» Rendons plus de justice aux beautés qui se
trouvent dans l'ouvrage. Je ne vois dans Delphine
que la triste victime d'une passion forte et malheu-
reuse, et dans ses dernières actions, que les inconsé-
quences d'une tète qui ne raisonne plus. Une femme
honnête avec une âme ardente, environnée de la per-
fidie du grand monde, tombe, avec toute sa candeur,
dans les pièges de l'amour et du malheur... Et si Del-
phine est si terriblement punie, l'auteur, par ce talent
LA BARONNE DE KRUDENER 153
d'effrayer ainsi sur les suites du vice, n'a-t il pas de-
viné le secret de la morale et atteint le but du roman-
cier.
» Je vois, au reste, par le succès de ma chérissime
Valérie, que la pieté, l'amour pur et combattu, les
touchantes affections et tout ce qui tient à la délica-
tesse et à la vertu, émeuvent et touchent plus en
France qu'ailleurs, plus à Lyon que dans aucune
autre ville.
» Personne ne vous est plus attaché que
» La Baronne de Krudener (1). »
Ici se termine la première partie de la vie, ou plutôt
de la vie mondaine de M'"'' de Krudener. Malgré les
aventures que cette aimable femme eut un peu trop
nombreuses, mais dont le temps et le milieu où elle
vécut sont peut être plus responsables qu'elle-même;
malgré les chagrins, trop nombreux aussi, n'est-ce
pas? dont elle assombrit les dernières années d'un
mari qui n'eut envers elle d'autre tort — mais certaines
femmes ne pardonnent pas celui-là — que d'être trop
bon; malgré la légèreté avec laquelle, à l'exemple de
M"1, Geoffrin, entre autres, elle porta le deuil de cet
homme loyal, aussi distingué par la culture de l'intel-
(1) Le bibliophile Jacob, (M. P. L. Lacroix', qui donne cette
lettre comme inédite, dans sa Madame de Krudener (Paris,
Ollendorir. ISSt), et qui ajoute que Sainte-Beuve ne l'a pas
connue, est dans l'erreur. Elle a été reproduite dans l'ou-
vrage de M. Ch. Eynard, t. I, p. 1-42-i iLi (Genève, 1839), et
l'on sait que Sainte-Beuve a consacré une de ses Causeries a
cet ouvr
9.
154 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIÈCLE
ligence que par le cœur; malgré un côté vaniteux
trop prononcé et quelques autres défauts qui, pour
être moins accentués, n'en étaient pas moins réels,
Mme de Kriidener demeure sympathique. Non seule-
ment elle a écrit en bon français un bon livre que la
duchesse d'Abrantès est trop sévère en le qualifiant
de pourriture d'âme, mais elle a aimé la France et
elle l'a aimée avec passion. Devant son talent d'écri-
vain et ses sensations d'artiste, devant son amour
pour notre pays, toute prévention tombe : on par-
donne ses impardonnables légèretés ; l'on ne se sent
de force que pour admirer la volonté avec laquelle
cette femme habituée à une vie oisive se mit au tra-
vail, quel que soit le mobile qui l'y ait poussée, et sut
prendre place, un bon livre à la main, parmi cette
pléiade d'esprits distingués qui occupaient, de son
temps, l'élite du public lettré de l'Europe. Elle a été
maintenue en cette place par la critique : elle la tien-
dra toujours.
CHAPITRE V
\.a» de Ki ii h 11er prend le parti de se ranger. — Accès de re-
ligiosité mystique. — Petites vanités de la baronne. — Ca-
tère de sa piété. — Les lettres de Mm9 de Kriideuer. —
La Bible devient Bon livre de chevet. — ,Lettre à Mmi! Armand.
— Piété excessive. — Mm» de Kriidener et la reine Louise de
Prusse. — . b moraves. — Iuug Stelling le théosopbe.
— A la petite cour de Bade. — Oberliu. — Frédéric Fon-
taine. — Maria Ivuiiimriii. — Mma de Krii lener est expulsée
du Wurtemberg. — M. J. de Norvins et M. Bignon l'ac-
cueillent a Bade. — .M"8 Juliette de Kiiï lener. — Illusion
dernière et déception. — Coté personnel et vaniteux de la
piété de la baronne. — Embarras d'argent : prétendue inter-
vention de la Providence en cette affaire. — Belle et longue
lettre à Wu Cochelet.
Nous allons entrer maintenant dans la seconde
partie de la vie de M,ne de Kriidener. Jusqu'ici, cette
n'a pas été précisément bien édifiante : elle ne
tiendrait pas un rang très distingué dans la vie des
saintes que les livres de piété proposent comme mo-
B aux jeunes (illes. Maintenant, cela va changer.
Quelques événements douloureux, des morts dont
elle tut témoin, vont faire rentrer en elle même cette
156 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
âme qui se dissipait tout entière au dehors. La ba-
ronne jure, dans un accès de religiosité mystique, de
ne plus se mêler aux fêtes de ce monde de perdition.
Elle s'occupe sérieusement à épousseter son passé.
D'un trait de plume, même, elle raye ce passé et le
considère comme non avenu. Elle change sa manière
de vivre. Plus de bals, plus de concerts, plus de
soupers, plus de visites vaines... Elle arrache sa
jolie perruque blonde et laisse repousser ses cheveux
grisonnants. Si elle ne porte pas un cilice, c'est qu'en
vérité cela la gênerait ; et puis, on ne le verrait pas.
Car la voilà convertie pour tout de bon, arborant
une piété des plus colorées. Elle ne songe qu'à son
salut et, pour que personne n'en ignore, elle s'oc-
cupe surtout du salut des autres. Si elle semble dire
encore, comme il paraît bien qu'elle l'a dit jadis :
« Le ciel, c'est moi! » il n'entre plus dans ses inten-
tions que la plus pure charité chrétienne. Ne lui en
voulons pas pour ce mot qu'elle n'a peut-être pas
dit : bien d'autres femmes, et que le monde a cano-
nisées à vue de nez, le disent aussi, le pensent tout
au moins, et ne donnent pourtant à leur mari, comme
marque de leur bon cœur, qu'un avant-goût de l'enfer.
Si Mrne de Krudener est à présent convaincue que le
bonheur est en Dieu, elle croit encore plus ferme-
ment qu'elle est elle-même un instrument de Dieu
pour ramener à lui les brebis égarées. Dans cette
piété de fraîche date, sa vanité trouve encore son
compte. Cette vanité est innée en elle ; elle l'accom-
pagne dans tous les actes de sa vie, et elle la tiendra
sous sa main de fer gantée de velours jusque dans
LA BARONNE DE KRUDENER 157
ses plus ardents actes d'humilité. L'ancienne ambas-
sadrice semble toujours dire : « Écoutez-moi, moi qui
suis une femme supérieure au reste de l'humanité...
moi qui, pour cette supériorité, suis l'élue de Dieu...
moi qui m'élève au-dessus des misères terrestres où
se traîne le troupeau humain... moi qui suis plus
pieuse que qui que soit... moi pour qui le Ciel fait des
miracles!... Ne suis-je pas moi-même un miracle? »
Voilà ce qu'elle répète sur tous les tons : c'est
toujours la même antienne et elle récite elle-même
ses propres litanies.
Ce côté vaniteux et théâtral ne la quittera jamais.
Si, comme l'a dit M. Joubert, « la piété est un re-
mède », elle ne guérit pas de tout. Celle de Mine de
Kriïdener, assez irréligieuse d'ailleurs puisqu'elle ne
suit en réalité aucune religion, si ce n'est celle
qu'elle s'est faite et qu'elle pratique comme elle pra-
tiquait celle de Zacharias Werner, « la sainte reli-
gion de l'amour », cette piété est tout simplement
une nouvelle incarnation de son cœur. Ses convic-
tions nouvelles ne sont autre chose encore que ses
désillusions d'amour. Plus tard cela changera. Mais
en attendant, cet amour de Dieu qui la prend comme
une maladie et l'imprègne peu à peu jusqu'aux
moelles, c'est toujours de l'amour : il a changé d'ob-
jet, voilà tout. La baronne avait besoin d'aimer
encore: quelque étrange que cela paraisse, son cœur
« tait inassouvi. L'amour, chez elle, ne pouvait chô-
iii' ( . Mais, celte fois, le Ciel et non le diable, en bé-
néficia. En [tassant par Dieu, son amour s'élève, se
purilie et se transforme en charité. Voilà qui est au
158 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
mieux : mais la baronne conserve dans cette seconde
« manière » de son cœur, sans qu'elle s'en doute
certainement, un peu de la mise en scène de vanité
féminine qu'elle avait dans ses ardeurs de cœur les
plus terrestres. Et si, entichée de religion, elle affecte
maintenant de parler aux pauvres, aux déshérités, aux
humbles, c'est que, sous sa piété, réelle pourtant,
couve le perpétuel besoin de poser devant quelqu'un,
de monter en chaire dès qu'elle a un auditoire et de
se faire admirer. Elle fait minauder sa piété devant
lui, comme elle faisait jadis minauder son visage
et son esprit dans les salons. C'est une transfor-
mation, — inconsciente, il le faut croire, — de l'amour
du monde, de l'amour de soi, de l'amour d'être aimé.
C'est parce même sentiment qu'on la verra rechercher
l'intimité des souverains et les prêcher comme elle
prêche le peuple. Mais qu'on lui pardonne ce nouveau
manège : au fond, on y trouve un sentiment de véri-
table charité chrétienne, malheureusement un peu
entaché d'orgueil non moins véritable.
Les lettres de Mmo de Krùdener, à partir de cette
seconde époque de sa vie, ne sont plus que ce qu'on
pourrait appeler des « lectures édifiantes. » Toutes
se ressemblent. Qui en a lu une les a lues toutes.
Elles ne parlent que de piété, mais d'une piété outrée
et bien laite pour en excéder Dieu, malgré toute sa
patience, et pour en dégoûter les gens. La Bible est
devenue son seul livre, sa seule occupation, sa seule
conversation. En venté, elle en a fait son dada et ses
lettres ne sont que des morceaux de Bible, des com-
mentaires théologiques et des sermonsaccommodés à
LA BARONNE DE KRÛDBNEB 159
sa situation et à celle des personnes à qui elle écrit.
Eu voulez-vous un spécimen? Bien qu'elle ne soit
pas amusante, lisez cette lettre, prise au hasard entre
plus de cent : voici ce que la nouvelle dévote mande
à son amie Mm" Armand :
« Chère Armand, vous n'avez pas d'idée du bon-
heur que me donne cette religion sainte et sublime : je
vais, comme un enfant, m'éclairer, me consoler, me
réjouir, me confier dans ce Sauveur bienfaisant.
Quand j'ai des embarras, je le prie, et il les dis-
sipe ; quand je suis mal jugée, je vais à lui, je pense
comme il a souffert et il me console; quand je vois
l'ingratitude des hommes, je pense que nous devons
faire le bien, comme l'arbre sain porte des fruits,
sans nous embarrasser des suites et sans vouloir de
la reconnaissance. Comme l'enfant va à sa mère,
ainsi mon âme va à cette source de miséricorde qui
guérit tous les maux. Quand je sens l'empire du
péché, des mouvements de vanité, la folle envie de
briller aux yeux des hommes, je vais à lui et le prie
de me guérir : mon âme est affranchie de toute pas-
sion. L'amour, l'ambition, les grandeurs me pa-
raissent une folie ; les trop fortes affections, même
les plus légitimes, me paraissent néant auprès de ce
bonheur pur et céleste qui vient d'en haut (1). Cepen-
l; Ohl ohl madame la baronne, votre zèle religieux vous
emporte trop loio et (ait penseï à ces vers de Molière :
I. m'en* gn • A n'avoir affection pour îicn;
De toutes amitié! il détacha mou (Une;
Et . i mourir frère, enfanta, mero et femme,
je m'en souoieraia autant quo do cela.
I . . . ri.)
100 UNE ILLUMINÉE AU XIX' SIÈCLE
dant j'aime encore, je le sens, trop passionnément
ma fille et ma mère, et même l'amitié. »
Elle oublie même, la pauvre femme, dans ses
débauches de piété et dans cet état aigu d'amour de
Dieu, qu'elle a aussi un fils, un fils excellent, et que
c'est offenser Dieu d'oublier que celui-là a droit
aussi à une part de son affection. Il la mérite d'ail-
leurs pleinement. Mais la baronne est maintenant la
proie d'un engouement terrible pour la dévotion ; cet
engouement menace de lui faire oublier tous ses
devoirs, comme le fit jadis la fièvre des plaisirs. Cette
pauvre femme manquera toujours d'équilibre et de
mesure. C'est très bien d'être dévote et, parce que
l'on a fait mille fredaines, de chercher à convertir
des gens qui n'ont sans doute pas un tel besoin de se
repentir; mais, en pareille conjoncture et en quelques
autres aussi, il serait bon de se rappeler que,
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
M'U£ de Krudener paraissait l'ignorer. Elle prenait
à la lettre les sévérités de langage de la Bible et ne
songeait qu'à les exagérer, au lieu d'en saisir l'esprit
et d'y accommoder sa vie avec le bon sens tolérant
et pratique de Molière. Elle s'abîmait de plus en
plus dans l'étude des livres saints et dans la médita-
tion. Elle s'exerçait aussi à la charité. C'est dans ces
premiers essais qui précédèrent ses entreprises de
prosélytisme et de prédication en grand, qu'elle ren-
contra la reine de Prusse à Kœnigsberg. C'était à la
fin de 1800, après Iéna et Auerstaedt et la destruction
LA BARONNE DE KlUÏDENER 161
presque totale de l'armée prussienne. Elle lui rappela
qu'elle avait eu l'honneur de lui être présentée à
Berlin lorsqu'elle y était ambassadrice de Russie; et,
la trouvant dans le malheur, elle lui parla des
armées russes qui étaient en marche pour la faire
rentrer dans sa capitale et châtier Napoléon; elle
lui parla des consolations que les âmes pures
comme la sienne trouvent à se rapprocher de Dieu,
et la reine en trouvait effectivement au langage
pieux et mystique de la douce prêcheuse.
La baronne était on ne peut plus flattée de l'atten-
tion que la gracieuse souveraine daignait accorder à
ses discours, ou plutôt à ses sermons. Elle sut, à la
faveur de ce liant que le malheur donne aux âmes,
s'insinuer, la Bible à la main, dans les bonnes grâces
tout indulgentes de la reine, et il semble bien qu elle
ait joui quelque temps de son intimité. Il n'y a pas
d'exagération à dire que la reine Louise se laissa
influencer par l'ancienne ambassadrice. Elle ac-
cueillit avec bienveillance ses consolations, ses pa-
roles d'espérance dans un avenir meilleur. Le lan-
gage ligure de la Bible, les accents religieux et con-
solants de celle qui empruntait ce poétique langage
pour lui donner confiance dans l'avenir, lui furent
très sympathiques ; il y eut entre « cette femme an-
gélique » (1) et la baronne un peu plus d'expansion
que n'en comporte le protocole des cours, et la sou-
veraine lui écrivit des lettres qui prouvent qu'elle
(1) Expression de M»» de KruMcner, parlant de la reine de
une lettre .ï M11* Cochelet, lectrice de la rciue
[lortenie. Voir cette lettre plus loin, page 118.
162 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
avait ressenti un véritable bien moral à s'entretenir
avec elle. Mais Mme de Krudener, avec la pointe de
vanité qu'on retrouve au fond de tous ses actes, se
targuait auprès de qui voulait l'entendre de cette
auguste amitié.
Lorsque la reine quitta Kœnigsberg, Mme de Kru-
dener voyagea à travers l'Allemagne. Elle visita les
établissements des Frères Moraves, sorte d'associa-
tion, de secte chrétienne dont elle admira la grande
pureté de mœurs, et, de plus en plus fortifiée dans
ses idées de dévotion, elle se rendit à Garlsruhe où
un médecin oculiste, Iung Stelling, badois de nation
et théosophe de profession, faisait beaucoup parler
de lui comme illuminé. C'était un homme fort
recommandable 'd'ailleurs, de mœurs parfaites, qui
prétendait entrer en communication avec Dieu et
recevoir de lui des lumières particulières.
Mme de Kriidener était admirablement disposée,
par son mysticisme et sa piété un peu déréglée, à
donner dans l'illuminisme. Un pense si elle écouta
avec componction le langage de Stelling. Fascinée
par ses paroles et le récit de ses extases, elle parvint,
afin de n'en pas perdre un mot, à se faire offrir l'hos-
pitalité dans la maison, dans la famille même de
Stelling.
Bile ne quitta son toit que pour se faire présenter
à la cour de Bade. Elle y fut accueillie au mieux. On
rétait surtout en elle l'auteur de Valch'ie, maison
se montrait passablement étonné du ton religieux
qui était maintenant celui de toutes ses conversations
et qui tranchait si fort avec ce qui avait transpiré de
LA BARONNE DB KRUDENER 103
sa vie passée et l'allure romanesque plutôt que reli-
use de son livre.
C'est à Bade qu'elle vit pour la première fois la
reine Ilorlense. La tille de Joséphine conçut une vive
amitié pour celte femme distinguée, l'auteur connue
d'un roman à la mode. En même temps, Mmc de Kri'i-
dener se liait avec la lectrice de la reine, M11'' Coche-
let. Elle lui écrivit plus tard des lettres remarquables,
toujours empreintes d'une nuageuse religiosité. Elle
essayait ainsi de la convertir, par correspondance, elle
et sa gracieuse patronne, à une vie plus grave où
Dieu n'aurait pas été réduit à l'état de puissance né-
gligeable, et relégué à l'antichambre ou à l'office.
Les conversations qu'elle avait eues avec Iung Stel-
ling avaient développé ses goûts pour ce qui touchait
au surnaturel. Aussi voulut-elle connaître tous les
« voyants » et illuminés de l'époque. Il y avait au
IJan-de-la-Roche, en Alsace, un pasteur, Frédéric
Oberlin, qui menait une vie sainte et, par sa charité,
faisait l'éditication de tous les paysans. On disait, il
disait aussi, qu'il était en relations avec les esprits
invisibles, à la manière de Swedenborg, de Stelling-
me l'Alsace n'est pas loin de Bade, M1"0 de Krïide-
l'alla voir. Elle fut enthousiasmée de lui et de ses
idées. Elle voulut alors connaître un autre pasteur»
qui se prétendait également en relations avec les
puissances surnaturelles, Frédéric Fontaine, descen-
dant «l'une famille française réfugiée en Allemagne
après la révocation de Fc* lit de Nantes, mais dont les
attaches avec le Ciel paraissent n'avoir été que des
onnades. Elle se mit aussi en rapport avec une
lGi UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
illuminée, une » nécromancienne » comme l'appelle
irrévérencieusement le baron Bignon, Maria Kumm-
rin, dont Frédéric Fontaine était en quelque sorte le
bamum. Ce Fontaine, intrigant et peut-être pis en-
core, devait plus tard causer à Mra0 de Krudener,
trop naïvement confiante, plus d'un ennui; il devait
même rejaillir sur elle une certaine déconsidération
pour avoir protégé un tel personnage.
Elle fut d'abord émerveillée de ce que lui dit Maria
Kummrin sur son passé, étonnée de ce que la sor-
cière lui prédit pour l'avenir. Dans un embarras
financier, la pythonisse rustique lui ayant dit de ne
se point inquiéter, qu'il allait lui arriver de l'argent,
elle la crut. Et le lendemain une somme de cent
louis lui était offerte par un ami de fraîche date à qui
elle avait confié son embarras. Mais elle ne douta
plus dès lors du don de prophétie de la voyante.
D'autres menues prédictions, que M,nc de Krudener
eut la bonté de croire réalisées par l'événement, la
confirmèrent dans une croyance qui ne demandait
qu'à se fortifier. Le fait suivant avait déterminé «liez
elle le plus vif engouement pour la vieille diseuse de
bonne aventure : « Elle avait prédit à sa nièce, mariée
à un Espagnol, le marquis d'Oschando, qu'elle serait
bientôt réunie à son mari; et en effet il était arrivé que
celui-ci, qui se battait en Allemagne contre les Fran-
çais, ayant été fait prisonnier et envoyé en France,
était venu tout d'un coup, avec permission, sur-
prendre sa famille par une apparition inattendue^).»
(1) liaroi» Bignon, Histoire de Franc* sous Napoléon, t. X.
Eclaircissement, p. v.
LA BARONNE DE KRUDENER 105
C'est à la suite de l'enthousiasme que la réalisation
de cette prédiction avait excité en elle que Mmo de
Krudener témoigna à la pythonisse une vénération
qui lit qu'elle lui oiïrit de vivre avec elle, ce que
celle-ci accepta avec joie.
Voilà donc maintenant Maria Kummrin attachée à
sa personne. M"' de Krudener parlait d'elle partout.
Entendue comme elle l'était à faire de la réclame,
elle ne fut pas longue à la mettre en grande vogue.
Une nombreuse clientèle venait sans cesse consulter
la prophétesse. Mme de Krudener, rêvant le retour à
je ne sais quel âge de pureté biblique, s'était retirée»
en attendant, dans un petit village du Wurtemberg.
Dans sa contiante facilité, elle avait donné asile sous
son toit, non seulement à Maria Kummrin, mais au
pasteur Fontaine et à sa famille. Elle était passable-
ment exploitée par ce dernier. Mais, dans son aveu-
glement sans méfiance et quasi religieux, tout sem-
blable à celui de l'amour, elle ne s'apercevait de
rien.
Cependant, la foule qui venait consulter la prophé-
se campagnarde écoutait aussi la Vellédadu grand
monde. Comme tous les grands hommes, la baronne
se croyait inspirée de Dieu et profilait de ce qu'elle
avait un auditoire pour lui faire des sermons. Ces
innocents manèges avaient provoqué la défiance du
gouvernement qui ne la trouvait pas drôle avec ses
sermons, et un beau jour Mmu de Krudener reçut
l'ordre «le quitter le Wurtemberg sous vingt-quatre
heures. Cela, ni la voyante, ni l'illuminée, ni la nécro-
mancienne ne l'avaient prédit. La flagornerie du roi
100 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
de Wurtemberg envers Napoléon était un peu cause,
mais un peu seulement, de cette rigueur. L'Autriche,
qui avait profité de ce que l'empereur était avec
son armée en Espagne, venait d'envahir la Bavière.
Le roi de Wurtemberg, ne sachant trop tout d'abord
s'il devait prendre les intérêts de son peuple et mar-
cher avec l'Autriche contre Napoléon, l'oppresseur
de l'Allemagne, ou servir le tyran qui avait changé
si couronne grand-ducale en couronne royale, le roi
de W'urtemberg se décida en faveur de Napoléon. I! y
vit un intérêt plus immédiat. Il avait, dit M. de Nor-
vins, saisi vigoureusement, en portant son armée sur
ses frontières, l'occasion de gagner les éperons de la
royauté. .. Absorbé par les devoirs de la défense natio-
nale, et de plus protecteur peu évangélique du repos
public et du sien, il avait été alarmé de l'entraîne-
ment qui portait les gens de la campagne aux prédi-
cations religieuses de Mme de Krïidener, et aussi du
crédit que lui conciliait son inépuisable charité. En
conséquence, il avait donné ordre à ses baillis de
l'expulser de la terre wurtembergeoise, elle et ses
adeptes, n'ayant nul souci du rang qu'elle avait tenu
dans le grand monde, encore moins de ses doctrines,
et ne voulant pas en avoir d'autre que celui de re-
pousser les Autrichiens de son royaume et de servir
l'empereur Napoléon, à qui il devait sa couronne (i) • »
Mais, la vérité craie sur tout cela, c'est que le roi
de Wurtemberg, à ce que nous apprend M. Bignon,
avait une rancune toute personnelle contre Maria
(ly J. de Norvius, Mémorial, t. 111, p. 269.
LA BARONNE DE K1ÙÏDENER 167
Kummrin. Cette bonne vieille avait, paraît-il, fait
jadis sur le prince une prédiction dont il n'avait pas
été fort satisfait, qui l'avait même alarmé et dont il
lui gardait un profond ressentiment; Il n'y avait
en vérité pas de quoi, et c'était se ravaler au niveau
de la nécromancienne que de prendre au sérieux ce
qu'elle pouvait prédire. Mais ce qui servit de prétexte
à la vengeance royale, c'est qu'on venait en foule à la
consultation de la sibylle : le souverain imagina donc
que cette affiuence de peuple pouvait très bien venir
là pour une conspiration. C'est du moins le motif qu'il
lit d Ki udener, pour justiiiersesordres
d'expulsion.
C'est jouer de malheur, écrivait la baronne à son
vieil ami le prince de Ligne. Dans le quinzième
siècle, <»n croyait au sortilège; aujourd'hui qu'on ne
croit plus aux enchantements mène, tant on est rai-
sonnable, je suis prise pour une enchanteresse. En-
core, si j'avais de beaux yeux comme autrefois, je
m'en consolerais avec vous qui savez que je n'ai ja-
mais conspiré que contre l'ennui. »
C'était bien gentil, bien spirituel, ce qu'elle écrivait
là ; mais tout cela, non plus que sa qualité d'ancienne
ambassadrice, celle de petite-fille du maréchal de
Mûnnich, ne faisait point révoquer Tordre de son
expulsion. « Je suis d'une famille qu'on exile », se
disait elle, non sans un certain orgueil, en guise de
consolation. Sa lierté, bien légitime ici, la consolait
du la bassesse du roi envers un plus puissant que lui,
et, le beau rôle, c'est elle qui l'avait. D'ailleurs, elle
ne se mêlait encore nullement de politique, la Bible
168 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIÈCLE
et les prédications suffisant à occuper ses loisirs, et
elle disait un jour, en cette année de 1809, Tannée de
Wagram : « Moi, en politique, je suis une tourterelle
d'innocence. Je l'abhorre. Je ne veux que la paix. »
Mme de Krudener avait connu précédemment à
Berlin M. Bignon qui, depuis, était devenu ministre
de Napoléon auprès du grand-duc de Bade. Elle eut
l'idée de lui écrire pour lui demander sa protection.
Lui rappelant leurs bonnes relations d'autrefois, elle
le priait de la laisser venir prendre asile à Bade et
de lui ménager un bon accueil de 1 Administration.
M. Bignon était trop galant homme pour ne pas
se prêter à un désir si légitime de Mme de Krudener.
Il lui répondit sur-le-champ qu'elle n'avait qu'à venir
à Bade, qu'elle était assurée d'y trouver liberté et
protection.
La baronne, obéissant alors à l'ordre du roi de
Wurtemberg, quitta le village de Sainte-Marie où
son existence, pourtant bien calme et bien paisible,
avait trouvé le moyen de porter ombrage au souve-
rain. Elle partit avec toute sa maisonnée d'illuminés
pour la terre promise de Baile. Mais, en voiture et
tout le long de la route, elle se vengeait de son dé-
ménagement forcé par mainte épigramme à l'adresse
du roi de Wurtemberg et de son odieuse intolérance.
Rappelant gaiement le mot d'Yorick à la mouche :
«Le monde est assez grand pour nous deux », elle
ajoutait : « Est-ce que les Etats du roi de Wurtem-
berg ne sont pas assez grands pour lui et moi? » Le
mot était d'autant plus piquant que ce monarque était
d'une obésité monstrueuse : à la table royale, on avait
LA BARONNE DE KRUDENER 10'.)
dû pratiquer une large échancrure pour y loger la
rotondité de sa personne, sans quoi ses mains n'au-
raient pu toucher le bord de son assiette.
Mme de Krudener s'amusait aussi à traiter ce roi de
tyran impitoyable; elle l'appelait un a vrai Moabite »,
— car maintenant elle ne pouvait plus se dépêtrer du
langage biblique auquel elle empruntait toutes ses
comparaisons; elle lui prédisait, dans des phrases
pittoresques et figurées, une avalanche de calamités
dont les plaies envoyées à l'Egypte pour la punir des
méfaits de son roi Pharaon pouvaient donner une
idée approchante. Maria Kummrin renchérissait sur
ses prélictions et le feu du ciel avait beau jeu à dé-
truire un royaume si peu hospitalier. Ce n'était pas
très charitable, mais c'était une manière de passer son
temps et sa mauvaise humeur, d'entretenir même une
douce gaieté dans toute la pieuse carrossée, — et de
cela, nons ne blâmons nullement la baronne.
On arriva à Bade. Avant d'aller voir M. Bignon,
Mme de Krudener eut l'idée de mander chez elle l'ai-
mable M. de Norvins, et de tâter un peu auprès de
lui le terrain politique avant de faire établissement
dans cette ville. « Elle était, a raconté M. de Norvins,
non précisément logée, mais campée à la manière
des patriarches, dans une maison isolée, au milieu
Je la jolie vallée nommée Liclitenthal (la vallée des
lumières). La dignité de son air, la sérénité inefla-
}le de son visage et de celui de sa jeune fille non
noins que la sévérité puritaine, bien que négligée,
ie leur toilette, eussent, n'importe où, attiré mon
ittentionsur ces deux personnes. La mère, avec ses
10
170 UNE ILLUMINÉE AU XIX'' SIECLE
longs cheveux encore blonds confusément épars et
ses yeux d'un bleu pénétrant, presque incisif, aurait
pu donner ridée de la pythonisse d'Endor, et sa fille,
d'une beauté et d'une résignation bibliques, donner
l'idée de Jephté, ou rappeler la colombe de l'arche,
quand elle revint dire que la terre ne paraissait nulle
part. En effet, la terre venait de leur manquer; elles
étaient, l'une et l'autre, avec leurs gens et ceux
qu'elles appelaient leurs amis, hommes, femmes,
enfants, fugitives bannies du royaume de Wurtem-
berg, et elles demandaient un asile à la terre de
Bade. Les paquets, les bagages de cette petite colonie
dispersés autour d'elles, deux vieilles calèches devant
la maison, l'air étrange, inconnu de toutes ces per-
sonnes qui ressemblaient à des martyrs en convales-
cence, tout cet ensemble me causa une impression
singulière. Mais avant tout il leur fallait, ce qu'on ne
peut refuser qu'aux parricides, un asile, un sol où re -
poser la tête... et elle sollicitait ma protection auprès
du gouvernement badois. Je la lui garantis à l'instant
au nom de mon souverain, et je l'assurai que le jour
même mon ami le ministre de France viendrait la lui
offrir aussi au nom de l'Empereur. Alors ce fut, de sa
part et de celle de la douce Juliette, sa fille, un con-
cert de bénédictions, une sorte de délire de recon-
naissance. En elfct, je tendais la main à des naufragés,
à des bannis de la civilisation du dix-neuvième siècle.
C'était pour elles, persécutées et proscrites, les faibles
femmes, échapper à une horrible infortune (1). »
(i) J. de Norvins, Mémorial, t, 111, p. 268.
LA. BARONNE DE KRUDEN 171
Voilà donc Mme de Kriidener bien reçue à Bade et
assurée de la protection de deux des plus importants
fonctionnaires de l'Administration. Présentée à la
princesse Stéphanie, grande-duchesse héritière de
Bade et fille adoptive de Napoléon, qui avait déjà
entendu parler d'elle et avait lu Valérie, elle fut
accueillie au mieux. M. Bignon et M. de Norvins de-
vinrent vite ses intimes et chacun d'eux a tenu à con-
signer, dans ses écrits, l'agréable souvenir de ses
n lations avec une femme si distinguée, déjà connue
par son talent d'écrivain, et qui allait bientôt devenir
célèbre par ses prédications et son prosélytisme reli-
gieux, ci Nous lûmes bien payés de notre service, Bi-
gnon en moi, a écrit M. de Norvins, par le charme de
l'entretien de l'auteur de Valérie et de cet esprit
dange qui était selon moi exclusif à sa fille. Ces
dames devinrent donc notre société habituelle jus-
qu'au moment où Bignon dut partir pour Vienne.
Alors, je restai seul héritier d'une partie de ses pou-
voirs politiques et de toute l'afléction qu'il portait à
Mme de Kriidener. Je me crus obligé de l'aimer pour
deux. Les conversations littéraires de Juliette et de
sa mère avaient pour moi un attrait tout à fait nou-
veau. Leur exquise sensibilité en matière de goût
était, si je puis le dire, le reflet académique de celle
de leur âme; elles portaient en toute chose l'amour
passionné du bien, sans prétentions, sans intolérance,
sans bruit, sans vanité. Rien n'était plus délicieux
que de voir la douce Juliette, qu'un enfant eût fait
- >, s'é> hauller insensiblement au gré de sa nature
expansive, pour une action, pour une idée, pour une
17*2 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
œuvre de prose ou de poésie, de poésie surtout. Elle
devenait alors sublime à sa manière, qui n'était pas
celle de sa mère. Celle-ci était la harpe ou la lyre,
Juliette était la mélodie (1). »
De sou côté, le baron Bignon n'est pas moins en-
thousiaste ; mais il met en relief un autre côté de l'es -
prit et du charme de société de Mme de Krudener
Gomme M. de Norvins, il est ensorcelé par la grâce
de la jeune Juliette, fille de la baronne. « L'ar-
rivée de Mme de Krudener dans le grand-duché
de Bade, dit-il, apporta beaucoup d'agrément dans
notre petite société. Mme de Krudener ne composait
pas encore des sermons ou des prières, mais seule-
ment des histoires pleines de visions, de spectres,
d'apparitions, de fantômes, qui faisaient grand effet
sur nous, surtout lorsqu'elle nous les contait, le soir,
sur les ruines du vieux château de Bade. Tous
ces récits étaient charmants, ou du moins nous
paraissaient tels, car ce petit cercle, dont faisait
partie, entre autres, M. de Norvins, avait alors sur sa
tête trente années de moins. Il faut ajouter, et l'addi-
tion n'est nullement indifférente, que Mma de Kru-
dener n'était pas venue seule ; elle avait avec elle
M1Ie Juliette, sa fille, jolie personne de dix-sept ans,
accompagnement qui ne gâte rien au charme que
répand autour d'elle une femme d'esprit (2). »
Pour bien montrer que Mml! de Krïidener apportait
avec elle, partout où elle allait, un grand agrément
(l).l. de Norvins, Mémorial, t. III, p. 270.
(2) Biguoo, Histoire de France sous Napoléon, t, X. Eclaircis-
sement, j). s.
LA BARONNE DE KRUDENER 173
par son esprit de société et son caractère toujours
enjoué, nous avons tenu à citer le propre récit de ces
deux témoins oculaires. Pour montrer aussi que les
dispositions mystiques de son cœur n'étaient pas en-
core trop prononcées, et que Mme de Krudener,
malgré des sentiments de piété très affichés, n'avait
pas dit un adieu définitif aux joies de ce monde, nous
allons encore faire parler, non pas un témoin, mais
un homme qui s'était livré sur le compte de Mmcde
Krudener à une enquête très minutieuse auprès de
témoins oculaires. Ce qu'il dit peut donc être consi-
déré comme un témoignage de première main. C'est
à peu près à celte époque, et bien vraisemblablement
à Bade, que se passa ce petit épisode intime, ra-
conté avec son charme ordinaire par Sainte-Beuve,
qui le tenait d'une personne absolument digne de foi.
« Mme de Krudener, dit- il, travaillait à s'élever, à se
détacher de plus en plus, suivant son nouveau lan-
gage, des pensées des hommes du torrent; mais
elle changea moins qu'elle ne le crut. Si l'on a pu dire
de la conversion de quelques âmes tendres à Dieu :
c'est de l'amour encore, il semble que le mot aurait
dû être trouvé tout exprès pour elle. Elle portait
dans ses nouvelles voies et dans cette royale route de
Came, comme elle disait d'après Platon, toute la sen-
sibilité et l'imagination affectueuse de sa première
habitude, et comme la séduction de sa première ma-
nière. L'inépuisable besoin de plaire s'était changé
en un immense besoin d'aimer, ou même s'y conti-
nuait toujours.
« On rapporte (et c'était déjà dans ces années de
10.
174 UNE ILLUMINÉE AU XIX SIECLE
conversion) qu'un homme distingué qui venait sou-
vent chez elle, épris des charmes de sa fille qui lui
ressemblait avec jeunesse, s'ouvrit et parla à la mère,
un jour, de l'émotion qu'il découvrait en lui depuis
quelque temps, des espérances qu'il n'osait former;
et Mm" de Ki udener, à ce discours assez long- et assez
embarrassé, avait tantôt répondu oui et tantôt gardé
le silence; mais tout d'un coup, à la fin, quand le
nom de sa fille fut prononcé, elle s'évanouit : elle
avait cru qu'il s'était agi d'elle-même.
» Au reste, poursuit Sainte-Beuve, pour bien en-
tendre, selon la mesure qui convient, ce reste de
facilité romanesque chez Mme de Krudener au début
de sa conversion, et aussi la décence toujours con-
servée au milieu de ses inconséquences du monde,
il faut ne pas oublier ce mélange particulier en elle
de la légèreté et de la pureté livonienne qui explique
tout. »
Quelle que soit la valeur de cette explication,
Sainte-Beuve tenait l'anecdote d'un homme bien
renseigné. Celui-ci, qui savait que l'éminent critique
était quelque peu sceptique sur l'illuminisme de la
Velléda du Nord, lui raconta le fait sur un ton moins
sérieux qu'il ne l'eût fait avec un homme aussi reli-
gieusement grave et convaincu que l'était M. Eynard.
De mémo qu'il y a plusieurs manières d'interroger
les gens, selon ce qu'on veut leur faire dire, il y a plu-
sieurs manières de répondre à leurs questions, tout en
se tenant dans les strictes limites delà vérité. 11 est pro-
bable qu'on n'eût pas adopté un ton léger et moqueur
pour parler de M1" de Krudener avec le grave
LA BARONNE DE KRÙDENER 175
M. Eynard qui la prend tout à fait et toujours au
sérieux. Mais le moyen, quand on connaît les épisodes
qui signalèrent la jeunesse de la baronne, de croire
sans réserve à la sincérité absolue de son retour à la
vertu et aux pieuses pensées ? Le moyen de ne point se
rappeler avec quelque méfiance ce désir de briller
qui la possédait jadis si fort, et de n'en point con-
clure que sa vanité se traîne maintenant dans un
nouveau rùle et sur un nouveau théâtre? Elle devait
prêter le flanc, dans sa conversion toute fraîche, aux
étonnemenls et aux moqueries, car le monde est tou-
jours plus sévère aux gens qui se rangent qu'à
ceux qui se dérangent. Les épigrammes surtout
ne lui manquèrent pas, mais aucune ne la décou-
ragea. La nouvelle chrétienne continuait à marcher
dans sa voie et n'avait qu'une indulgente pitié pour
ceux qui n'avaient pour elle que des sourires. Mais
aussi, ce rôle d'élue de Dieu qu'elle tendait à prendre,
le cortège d'illuminés des deux sexes qui maintenant
ne la quittaient plus, Maria Kummrin, la diseuse de
bonne aventure, et cet hypocrite de Frédéric Fon-
taine qui ne chercha qu'à l'exploiter et dont elle fut
la dupe, jetèrent sur elle une nuance de ridicule
qu'elle avait tort de ne pas vouloir voir, tout au
moins pour le succès de ses prédications. Peut-être
avait-elle oublié ce qu'elle répétait, en 1801, pour faire
ndre son livre : « Du charlatanisme! Il n'y a que
cela pour réussir ! » Peut cire aussi, — qu'on nous
pardonne cette hardiesse de pensée — ne s'en sou-
venait-elle que trop, et cette simplicité n'était-elle
au fond qu'une forme de charlatanisme qui, cette
176 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
fois, affectait des dehors humbles, modestes et reli-
gieux. Malgré un repentir de ses erreurs passées
dont il ne faut pas suspecter la sincérité, Mm€ de
Krùdener ne se défera jamais de sa chère petite per-
sonnalité : « Ma tendre amie, écrit elle le 9 mars 1810
à Mrac Armand, ne m'aimez point, je vous en conjure,
comme s'il y avait en moi quelque chose d'aimable.
Dites-vous souvent que ma vie ne fut qu'un tissu
d'horribles péchés ; que personne ne fut plus favo-
risée, que personne ne fut plus indigne. Je vous de-
mande expressément, si vous lisez ma lettre à des
amies, de leur lire ce passage... »
Voilà, j'espère, du repentir; mais ce repentir
n"est-il pas, dans son humilité, un peu bien triom-
phant? « Si vous lisez ma lettre à vos amies » a l'air
d'une invite à le faire, dans le cas où Mmc Armand
n'y eût pas songé. C'est là, c'est ce côté personnel et
vaniteux, quoiqu'elle fasse, qui est le signe distinc-
tif du caractère de la baronne, et sa piété ne l'en
débarrassera jamais. Comment s'en débarrasserait-
elle, puisqu'elle l'a un peu prise par pose, pour se
mettre en évidence? Elle a toujours l'air de dire :
« Voyez comme je suis pieuse! comme je suis mo-
deste ! Admirez mon détachement de tout !... » Cela,
d'ailleurs, avec les plus excellentes intentions.
A peu près à cette époque commencèrent pour elle
des embarras d'argent, désagréable chose qu'elle
n'avait que peu connue jusqu'alors. Mais il faut re-
marquer ici que, par un singulier hasard, — que
Mme de Kriidener attribue tout naturellement à l'in-
tervention de Dieu, dont elle fait trop inconsidéré-
LA BARONNE DE KRÛDENBR 177
ment son complaisant banquier, — il se trouve tou-
jours à point nommé quelqu'un pour lui payer se s
dettes et la tirer d'embarras. De môme qu'à Sé-
cheron, de même qu'au Ban de-la-Roche, à la suite
de la prédiction de Maria Kummrin, elle reçut à
Carlsruhe la visite du délégué de la Providence, et
elle put partir pour Riga après avoir touché cet
argent qui lui tombait du Ciel. Mmo de Krudener
d'ailleurs se proposait de mettre un peu d'ordre à
ses affaires.
C'est pendant son voyage qu'elle apprit la mort de
la reine de Prusse. Elle en fut profondément affli-
gée. C'est sous cette impression de tristesse qu'elle
écrivit, de Riga, la longue lettre suivante à Mlle Co-
chelet. Il faut la lire : c'est, comme toutes ses autres
lettres, une sorte de bulletin confidentiel de sa cons-
cience, de sa piété et de son état d'àme :
« Riga, le 10 décembre 1809.
« Je n'ai qu'un seul moment, chère et aimable
amie. Vous me permettrez ce nom, car vous avez
bien voulu me donner tous les témoignages d'amitié
qui m'autorisent à vous le donner. J'ai reçu votre
lettre, si bonne, si aimable pour moi, il y a quelques
semaines Jugez de la joie qu'elle m'a faite, en vous
retrouvant telle que je vous avais quittée, en voyant
que, malgré les torts apparents que je devais avoir à
vos yeux, vous n'étiez pas changée pour moi. Ah!
que vous avez bien deviné mon cœur! Je ne puis
vous exprimer tout ce qu'il y a de reconnaissance, de
souvenir, de vœux dans ce cœur, pour vous. Je ne
178 UNE ILLUMINÉE AU XIXr> SIÈCLE
sais dire tout cela que bêtement. Je ne puis même
assembler mes idées; je voudrais vous écrire un vo-
lume, et il faut opter entre le plus nécessaire, le plus
indispensable.
« Figurez-vous un courrier russe, avec l'ambition
d'aller aussi vite que le vent du Nord, qui veut bien
s'arrêter une minute, et qui, heureusement pour moi,
a une voiture qui voudrait rester et qui s'est cassée
pour un moment. Ce courrier est M. Diwoff ; il a le
bonheur de vous connaître. Que je voudrais ainsi
vous voir, ne fût-ce que pour quelques instants ! Vous
me dites que vous avez eu la bonté de m'écrire deux
autres lettres; je les regrette bien : je ne les ai pas
reçues. Je vous ai écrit aussi, mais je sais que mes
lettres ne vous sont point parvenues et je vous expli-
querai cela, j'espère, au premier moment.
a Que de fois j'ai pensé à Bade et à ces jours si
aimables, à ces sites, à ces montagnes majestueuses,
à ces ruines vivantes de souvenirs ! Dans ce cadre si
imposant, que de fois ai-je retrouvé le tableau d'une
femme idéale (1), d'une reine que je sais aimer et
respecter avec l'enthousiasme qu'elle mérite. Que de
douleurs elle a traversées ! Mais l'aurore ne serait
pas si belle, si elle ne sortait ainsi resplendissante
des ténèbres, et sa vertu ressemble à la mer qui doit
ses plus beaux effets aux orages.
« Je me rappelle avoir dit ceci plus d'une fois à
cette femme angélique (2), morte à présent, et qui a
versé tant de larmes sous un diadème. Vous me
(1) La reine Horten
(2) La reine I .ouise de Pru
LA BARONNE DE KRUDBNER 179
dites avoir senti quelque chose de ce que je devais
avoir éprouvé; eh bien! je vous dirai que je suis bien
consolée. Je l'aimais beaucoup, cette femme si supé-
rieure! Je connaissais entièrement cette àme si peu
faite pour le monde, et c'est cet amour, trop pur pour
l'alliage de l'égoïsme, qui m'a consolée. Elle a dis-
paru; elle ne m'est pas enlevée. Souvent, à genoux,
seule, sur ces froids rivages de la Baltique, je prie
encore pour elle, je demande à Dieu ce qu'elle dési-
rait si ardemment : qu'elle devienne toujours plus
pure ; plus susceptible, en se perfectionnant, de cette
félicité céleste. Je la vois, des yeux de la pensée,
radieuse, calme, souriant à ses douleurs passées. Je
pense comme, au lit de la mort, quand tout disparaît,
quand les illusions s'effacent et que les plaisirs s'en-
veloppent de deuil; je pense comme elle a recueilli
ses douleurs; comme les sacrifices, les amertumes
de sa vie, en l'environnant, lui auront paru radieuses
en se dévoilant, en lui disant : « Nous avons paru
terribles à vos yeux, mais nous étions des mensonges,
envoyés du ciel pour vous purifier, pour vous déta-
cher de tout ce qui est fragile et périssable, pour vous
apprendre les vertus avec lesquelles on doit com-
mencer à vivre sur la terre, pour ne pas être déshé-
rite dans le ciel. »
La foi, la confiance en Dieu, la résignation, cet
amour profond pour le Dieu magnifique qui ne veut
qu'aimer, que combler de dons; ce besoin d'un sau-
veur plein de miséricorde, qui nous adopte et acquitte
nos immenses dettes; tous ces biens, auprès desquels
les splendeurs du trône et des jours semés de fleurs
180 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
ne sont que des misères; tous ces augustes secrets
ne s'apprennent que dans les jours de l'adver-
sité.
« Chère amie, ce langage vous paraîtra austère, et
ma lettre est bien sérieuse. La vie m'a tout dit, et jô
ne veux plus d'illusions. La vérité pour moi est le
premier besoin, et la félicité du ciel habite depuis
longtemps dans mon âme. Il faudrait donc cesser
d'être moi, pour ne pas peindre ce qui me domine.
« Je me transporte en idée auprès de cette
reine (1), que vous avez le bonheur d'approcher; je
me rappelle ses touchantes bontés, et me dis : « Si
j'avais des trônes à demander au Ciel pour elle, la
verrais-je heureuse? » Non. Elle a besoin de bien
plus. La haute souffrance, fille du ciel, a éprouvé
cette âme angélique; elle a presque succombé sous
tant de douleurs amères. Je l'ai vue, en idée, séparée
de ses enfants! et je la connais! J'ai senti tant de
choses! Mais aussi j'ai vu s'ouvrir devant elle les
vastes domaines d'une félicité inébranlable.
a J'ai vu le même Dieu, qui a rappelé celle qui
n'est plus, lui dire : « Rien ne peut satisfaire sur la
terre un cœur créé pour des bien immenses. J'en-
verrai la paix du ciel dans ce cœur agité par les
hommes. » Oh! que de fois mes pensées ont apporté
à la reine les plus purs hommages! Daignez lui dire
tout cela, et daignez me peindre à elle, avec ce cœur
qui a déjà tant senti, tant souffert, et qui n'est point
é| uisé; qui, après tous les biens de la vie et toutes
(1) La reine II irtense.
LA BARONNE DE KRUDENER 181
les langueurs, a été retrempé dans cette religion con-
solatrice et vivante, que je désire pour elle.
« Le temps presse, et j'ai encore tant à vous dire !
Il me reste à m'acquitter d'un devoir qui m'est sacré.
« Peu de temps avant la mort de la reine de Prusse,
je reçus d'elle une lettre. Je lui avais parlé, avec
enthousiasme, de la reine de Hollande; je lui avais
dit qu'elle avait en elle un être qui savait l'appré-
cier. Voilà ce qu'elle me dit : « Ce que vous me dites
de la reine de Hollande m'a extrêmement intéressée ;
tous ceux qui la connaissent laiment et lui rendent
justice; l'amitié qu'elle veut bien avoir pour moi m'a
bien agréablement surprise, et je voudrais qu'elle
sût le prix que je mets à être distinguée par elle. »
o Je m'acquitte avec une joie extrême, chère made-
moiselle Gochelet, de cet ordre. J'ai toujours attendu
une occasion sûre pour vous écrire : j'espère qu'elles
se renouvelleront. S'il me reste du temps, je vous
expliquerai quelques passages bien frappants de la
lettre que la reine m'écrivait.
« Maintenant, je vous demande instamment de
toujours m'aimer un peu, de m'écrireou par la poste
ou par des courriers, de me parler de la reine, de sa
santé, du prince (1), de vous, de vos plaisirs; je vous
supplie, laissez-moi espérer cette faveur. Alun
adresse est à Riga, j'y suis depuis quelques mois; je
soigne une mère âgée, et, entre elle et ma fille, je
vis des jours ignorés et paisibles; j'écris peu, j'en ai
peu le temps. 11 n'y a point ici de vallées solitaires,
(1) Charles-Louis Napoléon, qui fut plus tard Napoléon III.
41
182 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
de nature riante; la sombre Russie n'a rien d'en-
chanteur; mais il y a pourtant, dans l'âme de
l'homme, un univers, et le monde entier ne serait
qu'une prison, sans cette faculté qui fait rêver au
delà du monde. Il me reste encore une grâce à vous
demander. Je le fais avec confiance et je commence
par l'exposition du fait, que je vous prierai démettre
sous les yeux d'un ange (1).
« Cet été, avant de quitter Garlsruhe pour venir
ici, j'appris qu'une femme, autrefois dans l'aisance
et placée, par sa position dans le monde, de manière
à ne point prévoir les désastres qui lui arriveraient,
se trouvait dans la plus triste situation. Veuve d'un
ministre étranger, elle se voyait maintenant dans la
misère, ses meubles vendus, ses bien saisis; il ne lui
restait que l'affreuse consternation d'une secousse
terrible, où elle s'était vu enlever, dans six jours de
temps, son mari; et, réduite à cette douloureuse si-
tuation^ elle la supportait avec calme et résignation.
Sa seule douleur était celle de ne pouvoir élever son
enfant, car il ne lui restait rien, absolument rien.
« A la vue de cet enfant orphelin, d'une petite
créature charmante âgée de six ans, mon cœur se
brisa. Je pleurai amèrement, et peut-être l'Éternel
lui-même m'inspira-t-il la pensée de recourir à la
reine. Je connais sa générosité; je dis générosité
dans tout ce que ce mot comprend. Je pensai qu'heu-
reuse mère elle-même, et angélique par son âme,
elle pourrait être l'heureuse main dont Dieu se ser-
ti) La reine Hortense^ Pour voir si ce sobriquet est mérite,
qu'on Use notre ouvrage sur La reine llorl>
LA DA110NNE DE KRUDENBR 183
virait pour sécher des larmes qui, un jour, invoque-
raient l'Éternel pour elle.
« Avec trois cents florins de Hollande par an, cette
femme pourrait garder son enfant et l'élever. Que de
bonheur pour une âme comme celle de la reine! Au
reste, je ne puis qu'exposer le fait. Je sais qu'une
le aussi charitable que la sienne a de vastes dé-
penses, et que tout s'épuise; mais, dans mes rêves,
j'avais espéré que peut-être elle pourrait ell'ectuer
cela ainsi, en présentant à l'impératrice Joséphine,
dont je connais la bienfaisance, ce tableau qui la tou-
cherait... Je n'ose rien ajouter. Si l'Éternel m'inspire,
il aura soin de son ouvrage, et je n'ai pas besoin
d'excuses. Cette femme est M"e G.., femme du mi-
nistre de... à Garlsruhe. — Il y a six mois que j'ai
ceci, comme un grand devoir, sur le cœur, n'osant
Ire par la poste. Si vous me répondez là-dessus,
Paul (1) vous fournira des occasions.
Voilà douze pages, et j'écris encore. J ai chargé
autrefois M. de Norvins de vous dire tant de choses :
l'a-t-il fait? Que fait-il? Où allez-vous cet été? La
s;mté de la reine est-elle meilleure? J'ai vu ici la
jeune impératrice de Russie, belle, bonne et malheu-
reuse. J'ai peint la reine à ses yeux, comme ces beaux
tableaux de Raphaël, qui appellent les regards.
vais une malachite magnifique, déjà, à Garlsruhe :
elle me parvint cassée, et je n'osai vous l'envoyer.
i espère une de Moscou, que mon frère, qui a été
prendre les bains en Asie, doit m'envoyer. Vous
(i) Paul de Kr Qdener, ion Ris.
18 i UNE ILLUMINÉE AU XIX'' SIECLE
l'aurez, j'espère, avec le premier courrier. Parlez moi
un peu de la cour, si vous en avez le temps. J'ai vu
la princesse Wolkonski à Bade, et lui ai beaucoup
parlé de vous avec enivrement; je vous écrivais une
grande lettre à ce sujet : elle est restée.
« Que fait l'impératrice Joséphine? J'ai, pour elle,
de cette inspiration, de ce dévouement qui électrise ;
j'ai le besoin de son bonheur. Parlez-moi de Na-
varre (1). Mlle de Mackau est-elle avec elle? J'ai vu un
moment la charmante princesse Stéphanie... et nous
avons parlé de la reine.
« J attends de vos nouvelles : je vous conjure de
m'en donner. Vivez heureuse, ma charmante amie ;
peu d'êtres vous chérissent autant. Conservez vos
bontés à Paul; ayez un peu d'amitié pour lui, pour
sa mère et pour Juliette. Puissé-je renouveler à la
reine ces hommages d'un profond respect, ce dé-
vouement chevaleresque du moyen âge, que j'ai
tracé dans mon Othilde (2). Ah ! que vous aimerez cet
ouvrage ! Il a été fait avec le Ciel. Voilà pourquoi
j'ose dire qu'il y a des beautés.
« Adieu, adieu ! Marie Stuart d'Ecosse disait, en
pensant à sa patrie : Tant doux pays de France!
Mon cœur vous dit, à travers les distances : « Vivez
« heureuse sous ce beau ciel et vivez pour 1 immor-
« talité ; commencez ici-bas ces jours paisibles arra-
« chés à la fragilité humaine ; donnez à Dieu tout ce
« qui est terrestre, et vivons de ces émotions heu-
« reuses : qu'ils vivent à jamais ! » Pressez pour moi
(1) Voir notre ouvrage sur ['Impératrice Joséphine,
(2) H man de !£•' de Kiudcuer qui n'a pas ete imprimé.
LA BARONNE DE KRUDBNER 185
respectueusement contre votre cœur ces mains
royales, que je voudrais arroser de reconnaissantes
larmes. — Je vous embrasse mille et mille fois,
aimable amie ; à jamais votre toute dévouée !
« Mille amitiés à M. de Norvins, si vous le voyez ;
rappelez-moi à M. d'Arjuzon (1). — Pardonnez-moi
mon griffonnage. Juliette vient de copier ce passage
de la lettre de la reine de Prusse. Je joins ici le mo-
nument de son âme angélique (2). »
Voilà une belle et bonne lettre, quoique un peu jé-
rémisante, et Mmo de Krùdener, tout en s'exagérant
les mérites de la reine Hortense, en envoyait souvent
de semblables à sa lectrice. On en trouve la collection
dans les Mémoires que Mlle Gochelet écrivit sur la
famille impériale, et, dans toutes, il y a bien de
l'amabilité et de la grâce, un tour agréable et presque
coquet.
(I) Chambellan de la reiue Hortense.
v,:' Cocheiet, Mémoires sur la famille impériale, t. II, p. 7i
CHAPITRE VI
Mme de Kriidener s'adresse à la Providence, dans un embarras
pécuniaire : succès de sa démarche. — Elle se rend à Stras-
bourg. — M. de Lézay-Marnésia. — M. Empeytas. — Mma de
Kriidener prend ses idées pour des appels de la Providence.
— Discussions religieuses. — L'ange blanc et l'ange noir. —
Chute de l'Empire : Mme de Kriidener revient à Bade. —
Mort de M. de Lézay. — Prédications de la baronne. — Ses
prophéties : elles ne sont encore que la plus élémentaire
perspicacité. — Mlle Cochelet, lectrice de la reine Hortense.
— Amitié de Mme de Kt iidener pour elle . — M"" de Stour.lza,
demoiselle d'honneur de l'impératrice Elisabeth. — Lettres
curieuses de Mme de Kriidener. — Elles sont mises sous les
yeux Je l'empereur Alexandre. — M°" de Kriidener est reçue
par son souverain. — Habileté avec laquelle elle a su se
ménager un accueil. — Entrevue remarquable. — Lettre
de l'empereur Alexandre. — Ses dispositions mystiques. —
Paveur dont jouit M"" de KrCI lener auprès de lui. — La
baronne le suit à Paris. — Intimité et conversations reli-
gieuses. — Piété théâtrale et prosélytisme de Mme de Krii-
dener.
C'est pendant ce séjour à Riga que Mm° de Krii-
dener eut la douleur de voir mourir sa mère. Ce fut
un nouveau motif à édification pour elle et pour toute
sa famille qui, réunie à cette triste occasion, demeura
LA BARONNE DE KlUÏDENER 187
quelque temps chez elle, à Riga, sous son influence
religieuse.
Mais la baronne songeait à retourner à Bade. Pour
cela, il lui fallait de l'argent, et les rentrées des fer-
mages se faisaient de plus en plus difficilement.
L'héritage maternel lui donnait bien des terres et des
maisons, mais pas d'argent comptant. Mme de Kriï-
dener eut alors recours à son banquier habituel,
c'est à-dire la Providence. Toujours à ses ordres de-
puis que Maria Kummrin l'avait recommandée à sa
bienveillance pour qu'il lui fût ouvert un compte, la
Providence, qui semblait la tenir en grand crédit, ne
protesta pas le billet qu'elle tira sur elle dans une
prière. Elle lui fit découvrir sur l'heure une somme
de dix mille écus que sa mère avait laissée dans un
tiroir. Ces choses-là font sourire, mais Mme de Krïi-
dener les dit sérieusement.
En traversant l'Allemagne, son amour du prosély-
tisme ne fit que croître. Elle prêchait toutes les per-
sonnes qu'elle avait connues précédemment et qu'elle
retrouvait; elle prêchait aussi celles qu'elle trouvait
et qu'elle ne connaissait pas. Et c'est, toujours prê-
chant, qu'elle arriva à Garlsruhe.
Mais, comme la guerre commençait entre la France
et la Russie, que les contingents allemands et prus-
siens marchaient sous les aigles de Napoléon, Mme de
KrQdener se souvint qu'elle était Russe et se retira
en Suisse.
Elle n'y resta pas longtemps. Au mois d'octobre
de cette même année 1812, elle vint à Strasbourg.
C'était pour y voir son fils qui était secrétaire d'am-
188 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIECLE
bassade et passait par cette ville. Son bonheur de le
voir fut augmenté par le plaisir de retrouver en cette
ville un ancien ami de Montpellier et de Barèges, le
comte Adrien de Lézay, qui était devenu préfet du
Bas-Rhin. On refit connaissance. M. de Lézay pré-
senta sa jeune femme à Mme de Krïidener. Peut-être
eut-il quelque peine à réprimer un sourire un peu
sceptique en entendant celle qu'il avait connue si fri-
vole païenne ne plus pouvoir dire quatre mots sans
parler de Dieu et du Ciel. L'art eût été de bien com-
biner ses doses et de ne pas dépasser la note. Mais
M,ne de Krudener la dépassait toujours. Bref, comme
la religion était décidément le ton du moment — le
préfet pensa peut-être : le caprice, la lubie — de l'an-
cienne amie retrouvée, il la conduisit en excursion
auprès du pasteur Oberlin, dont elle lui parlait avec
la plus grande vénération. Un peu plus tard, c'est
elle qui l'y mena, et M. de Lézay, toujours aimable
et ne sachant rien lui refuser, se mit à genoux pour
lui faire plaisir et pria à ses côtés.
M,nede Krudener en était aussi ravie qu'elle l'eût
été — qu'elle l'avait peut-être été — jadis, de le voir
tomber àgenoux devant elle pour quelque prière plus
profane. Elle était fière de lui, d'elle plutôt, et parlait
à chacun de la conversion du préfet. Son prosélytisme
en redoubla de ferveur. Ses causeries n'étaient plus
que des sermons, ses lettres de saintes épîtres...
Diins un pareil état de prurit religieux, il lui fallait se
retremper aux sources saintes, à Genève, la Rome
<lu protestantisme. Car Dieu seul occupait son âme à
présent. Klle pensait bien parfois à Napoléon, ce
LA. BARONNE DE KRÏIDENEU 189
« Robespierre à cheval », comme l'appelait Mmc de
Staël, qui faisait à son pays cette injuste guerre de
1812, et on se doute bien que ce n'était pas pour le
bénir. Elle protesta hautement contre « le fléau vi-
vant de l'Europe », contre le « nouvel Attila ». Elle
n'était pas seule à le faire. Toutes les mères de
France, toutes les mères de l'Europe, partageaient sa
manière de voir et, comme elle, le maudissaient ;
cent soixante mille conscrits réfractaires, contre
lesquels le gouvernement de la Restauration, en 1814,
fit cesser toute poursuite, le maudissaient également
et protestaient, par la fuite, contre une tyrannie in-
supportable.
Mais la politique ne hantait pas encore le cerveau
de M,ne de Kriïdener. Nouvelle convertie, elle ne voyait
au monde que la Bible et Dieu. Ne croyez pas que sa
piété ne fût qu'une sorte d'accident religieux, une pose
gracieuse et nouvelle, une distinction qu'elle voulût se
donner. Au commencement, il y eut bien quelque
chose de cela; mais peu à peu elle avait pris au sérieux
sa conversion. Heureuse et fière d'avoir mis désor-
mais son'ùme à l'abri de la perdition, avec une ar-
deur de prosélytisme que l'on ne trouve guère que
chez ceux qui proscrivent toute religion, elle ne rêvait
que de sauver d'autres âmes.
A Genève, elle fit la connaissance d'un jeune pas-
teur fort modeste, fort vertueux, M. Empeytas, qui,
étant étudiant en théologie, « avait discerné en lui, a
dit M. Eynard, des appels religieux auxquels il avait
essayé de répondre par les pénitences, les jeûnes et
les macérations. Ses angoisses devinrent plus vives
il.
190 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
et plus poignantes à la mort de son père qui eut lieu
en 1810. Elles ne s'apaisèrent que lorsque Jacques
Mérillat, ouvrier des frères moraves, passant à
Genève et assistant à la réunion des amis, annonça
clairement à M. Empeytas le pardon de ses péchés
par l'efficace du sacrifice expiatoire de Jésus-
Christ. »
M. Empeytas se sentit aussitôt renaître à la vie
comme un homme qu'un boulet entraînait au fond de
la mer et qui, tout à coup débarrassé de son entrave,
reprend la liberté de ses mouvements et remonte à
la surface. C'était une de ces âmes douces, naïves,
angéliques, qui se prennent à tous les rêves, à toutes
les utopies qui ontune apparence de remède pratique
aux maux de l'humanité. Il se fit agréger aux frères
moraves, fit des prédications qui lui attirèrent la ja-
lousie des uns et la colère des autres. On ne concevait
pas encore la liberté absolue de conscience, de pré-
dication, d'association. Hélas ! voilà plus d'un siècle
que nous avons fait notre grande Révolution, et nous
ne la concevons guère mieux qu'on ne l'entendait
alors à Genève. Quand donc comprendra-t-on que
chacun doit être aussi libre de croire ce qu'il veut,
de ne rien croire du tout s'il le préfère, de suivre les
pratiques de son culte, de le prêcher, que d'être
blond, d'être brun ou châtain ? Est-ce que les nuances
de croyance ou d'incroyance — en tout ce qui res-
pecte l'honneur et la morale — devraient nous diviser
plus que ne nous divise la nuance de nos cheveux ou
de notre peau ? On dirait vraiment que les hommes
manquent de sujets de désaccord pour aller encore
LA BARONNE DE KRÛDBNER 191
chercher celui-là, et qu'ils ont trop de temps à consa-
crer à leurs travaux, à leur propre perfectionnement
et à leur bonheur, pour chercher à se distraire par des
discussions aussi vaines qu'irritantes et dont le seul
résultat est de jeter la désunion dans les sociétés.
M. Empeytas eut à subir des persécutions. Il n'était
pas libre d'enseigner ce qu'il voulait. Eh ! mon Dieu,
au lieu de le persécuter et de le faire souffrir, ce qui
n'était pas très chrétien, ses collègues n'auraient eu
qu'à exposer des doctrines plus séduisantes et à prê-
cher avec plus d'éloquence que lui ; on serait alors
allé à eux de préférence. Mais ces messieurs, sous
prétexte de dogme, n'admettaient point la concur-
rence. On ne devait aimer Dieu et le prier que selon
leur formule. Et le pauvre Empeytas, bon, doux,
charitable, convaincu, pâtissait durement de leur
amour de Dieu et du prochain.
C'est au cours de cette persécution que Mme de
Krudener a se sentit appelée d'en haut à se rendre à
Genève (1). » Quelle singulière manière de dire
qu'elle avait eu l'idée de faire un petit voyage en
Suisse! N'avait-elle pas assez couru le monde jus-
que-là pour qu'une petite course de Bade à Genève
fût la chose la plus naturelle du monde? Mais non :
il faut qu'elle soit n appelée d'en haut » à faire ce pe-
tit voyage ! La folie religieuse commence maintenant
à prendre M"" de Kriidener, comme la folie des
grandeurs s'empare de certains petits esprits. Elle ne
peut plus rien faire sans croire que Dieu l'inspire et,
(!) (h. Bynard. VU du madame de Krudener, t. I, p. 2i8.
192 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
jusque dans les actes les plus ordinaires de la vie,
elle voit l'intervention divine. Quant à l'intervention
de son orgueil dans -cette tendance à se croire à ce
point l'enfant chérie de la Providence, elle se garde
bien de la découvrir. Par la force de l'habitude, sans
doute, et sans qu'elle y prenne garde, cet orgueil con-
tinue à être le mobile de ses actions. Il parade main-
tenant sur la piété et sur la religion, sur l'humanité
et la charité, au lieu de parader dans des causeries
de salon sur des questions d'art et de littérature. Il a
changé de théâtre, voilà tout. Mais c'est toujours de
l'orgueil.
Docile comme toujours à obéir à ses caprices —
qu'elle appelle maintenant « des voies d'en haut »
parce que ce sont des caprices de piété — Mme de
Krudener vint à Genève. Elle arriva en pleines dis-
cussions théologiques. On attaquait M. Empeylas.
C'était prendre une attitude et se mettre en évidence
que de le défendre. Elle le défendit. De là une grande
reconnaissance chez ce pauvre pasteur qui était trop
jeune trop dénué de charlatanisme et trop peu riche
pour jouir de quelque crédit. Elle alla l'entendre.
Elle l'encouragea et, comme si elle était elle-même
le fondé de pouvoirs de Dieu sur la terre, elle lui
disait : « Que rien n'interrompe vos réunions, le Dieu
fort vous protégera. »
De ce jour, elle lui écrivit fréquemment de longues
et pieuses épîtres, le dirigeant dans la voie qu'elle
avait contribué à lui faire suivre. Manquant elle-même
de discipline religieuse, elle faisait briller aux yeux
du jeune pasteur le mérite qu'il aurait à rénover
LA BARONNE DE KRÛDBNER 193
l'Eglise; elle lui prédisait des temps plus heureux, le
triomphe définitif de la Foi telle qu'elle l'entendait,
— et il est juste de reconnaître que la charité en était
le principal mérite ; — elle l'encourageait dans ses
résistances à l'autorité ecclésiastique supérieure et
trouvait en lui le plus docile élève.
Mais cette autorité ecclésiastique, qui ne voyait
plus en M. Empeytas qu'un pasteur indiscipliné, prit
des mesures sévères contre lui. Elle le suspendit de
son ministère. Mmc de Krudener le félicita de sa dis-
grâce, et comme il était pauvre et ne pouvait se pas-
ser, pour vivre, des menus bénéfices de sa charge,
elle lui écrivit de venir la trouver à Carlsruhe, où elle
«tait retournée. Las de lutter contre l'intolérance de
I* Académie de Genève, M. Empeytas l'alla rejoindre.
La baronne fut ravie de son acquisition. Aussi bien
avait-elle besoin d'un vicaire pour l'aider dans la dif-
fusion de ses idées. M. Empeytas serait là, sous sa
main, pour lui expliquer la Bible, lui donner un peu
de sa science théologique, la documenter ; c'est là-
dessus qu'elle comptait pour étayer solidement les
discours imagés qu'elle voulait lancer au peuple.
Au milieu de ces petits événements, de grands évé-
nements bouleversaient l'Europe. L'armée de Napo-
léon avait péri dans les neiges de Russie. L'Alle-
magne s'était soulevée et une armée française de
conscrits, Levée à la hâte, avait eu le temps de venir
en Allemagne et de gagner des victoires; mais elle
avait dû céder devant la coalition de toute l'Europe ;
les fautes de Napoléon, dont le génie guerrier subit
une éclipse pendant toute la durée de cette campagne
194 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
de 1813, celles de ses lieutenants aussi, l'avaient fait
battre en détail, et, lorsqu'elle fut enfin concentrée,
tout son héroïsme vint se briser contre les forces de la
coalition à Leipzig. La France maintenant était en-
vahie.
Ces événements grandioses, qui tenaient du sur-
naturel, disposaient les âmes à y trouver l'interven-
tion divine. Et, tandis que le cliquetis des armes
et le fracas des batailles retentissaient de toutes
parts, Mme de Krtidener se mit à mêler la politique à
ses prédications religieuses. Elle sentait que c'était
le meilleur moyen de se faire écouter, que la'politique
était le meilleur véhicule pour faire avaler ses doc-
trines. Aussi n'avait-elle garde de ne pas annoncer
aux peuples ce qu'ils souhaitaient si ardemment,
c'est-à-dire la chute du tyran, de ce second fléau
de Dieu, de Napoléon. Partageant un peu les doc-
trines de l'ancienne secte des Manichéens qui profes-
saient qu'il y a, en ce monde, deux principes, un bon
et un mauvais, un pur et un impur, elle prêchait
(jue ces deux principes s'étaient personnifiés, le
mauvais dans Napoléon, le bon dans tous ceux qui
le combattaient. Et elle prédisait naturellement le
triomphe prochain du bien sur le mal, de Y Ange
blanc sur Y Ange noir. L'Ange blanc était, dans son
idée, l'empereur de Russie Alexandre, le plus puis-
sant des souverains de la coalition européenne ;
l'ange noir était Napoléon, à qui elle ne songeait pas
à envoyer ses lettres édifiantes, comme elle lui avait
jadis envoyé Valérie, de crainte évidemment qu'elles
ne subissent le même sort. Ces dénominations
LA BARONNE DE KR.iiDEM-.il 195
d'Ange blanc et d'Ange noir étaient un peu bien en-
fantines ; mais, pour l'âme enfantine des peuples, ne
faut-il pas un langage imagé et à sa portée? Ne
faut-il pas aussi un peu de « charlatanisme », comme
pour lancer un livre? M"6 de Ivruiener n'avait-elle
pas dit jadis : « Le monde est si bète ! C'est le char-
latanisme qui met en évidence... » Elle le pensait
peut-être encore comme par le passé, mais elle ne le
disait plus. Cette imprudente parole doit nous mettre
en garde contre une foi trop entière dans la sincérité
de ses convictions. Et pourtant cette parole, trans-
formée en dogme, semble devenir de plus en plus la
règle de sa conduite. Mais comme elle a choisi la re-
ligion pour moyen, elle chevauche ce dada; c'est la
Croix d'une main, l'Évangile de l'autre qu'elle part
pour sa croisade et qu'on va la voir maintenant para-
der devant les peuples, en attendant qu'elle parade
devant les souverains. Et cela avec une orgueilleuse
humilité, qui est une de ces bizarres contradictions
qui se rencontrent quelquefois dans notre pauvre
nature humaine.
Cependant l'Empire était abattu et Napoléon relé-
gué dans sa petite souveraineté de l'Ile d'Elbe.
M"1'' de Kri'i lener était revenue à Bade. Ses paroles
de paix et do fraternité entre les peuples tombaient
dans des oreilles lasses du bruit des batailles. On
était avide <le repos et de tranquillité. On ne de-
mandait partout qu'à réparer les maux et les ruines
de tant d'années de guerre. Aussi était-on dans les
meilleures dispositions pour l'écouter. Il est certain
qu'elle ramena à de pieuses pensées beaucoup de per-
190 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
sonnes qui, depuis longtemps, n'en avaient pas eu.
Entre autres M. de Lezay qui, demeuré préfet du Bas-
Rhin pendant la Restauration, mourut en cette année
1814, victime d'un cruel accident de voiture. Ses der-
niers moments furent adoucis par de pieux senti-
ments qui sont un peu l'œuvre de Mme de Krûdener.
Le langage inspiré, imagé, doux, insinuant de cette
femme distinguée, allait au cœur des simples et de
ceux qui souffraient. Le succès de ses prédications
était prodigieux. Les pauvres l'écoutaient parce que
ses paroles étaient consolatrices et aussi parce
qu'elles flattaient leurs rancunes sociales, leurs ins-
tincts d'envie contre les classes aisées, leurs espé-
rances dans une amélioration de leur sort au détri-
ment des privilégiés. Mmc de Krûdener, paraphrasant
la parabole du mauvais riche de l'Écriture, condamnait
hautement l'égoïsme de ceux qui peuvent faire le bien
et ne le font pas ; et, partant de là, elle esquissait
le plan fort vague d'une sorte de socialisme chrétien
fondé sur la charité et sur la fraternité des hommes.
Mais elle attendait tout de la prière, et la régénéra-
tion de l'humanité qu'elle rêvait devait être opérée
a parla grâce efficace, sans secours humains. » Les
classes élevées l'écoutaient parce qu'elle prêchait
bien, parce que c'était un spectacle nouveau d'en-
tendre une femme du monde, une grande dame
évangélisant le peuple, et qu'elle mêlait à ses prédi-
cations bibliques des prédictions politiques qui flat-
taient ses désirs. Au milieu de l'aveuglement génc
rai, elle était à peu près seule en effet à voir que l'île
d'Elbe élait bien voisine des côtes de France et d'ita-
LA BARONNE DE KRUOBNBR 197
lie ; elle annonçait que, si on ne l'éloignait pas au
plus vite, l'homme qui avait quitté l'Egypte pour
venir faire à Paris son coup d'État du 18 brumaire
ne résisterait pas à l'occasion de ressaisir une cou-
ronne que l'incapacité et l'imprévoyance du gouver-
nement de la Restauration semblaient lui offrir
chaque jour. M",e de Kriidener voyait tout cela et il
ne semble pas qu'il eût été besoin de beaucoup de
perspicacité pour le voir. Mais les aveugles lui attri-
buèrent un don surnaturel de seconde vue, qui n'était
au fond que le plus naturel bon sens, pour avoir vu
ce qui aurait dû crever les yeux des diplomates. Mais
le succès de ses premières prédictions lui fit croire
sérieusement qu'elle avait reçu du Ciel le don de
prophétie ou de seconde vue. « Y aurait-il, a dit un
esprit des plus pénétrants, M. Joubert, y aurait-il
quelque chose de supérieur à la foi?... une vue?...
Je ne sais quel rayon éclairerait-il mieux certains
hommes que certains autres, et pendant le jour de la
vie, Dieu se manifesterait-il à quelques-uns hors de
la nuée?... Mais, quand cela pourrait être, qui ose-
rait se flatter de l'avoir obtenu ? »
Mme de Kriidener s'en flattait parfaitement. Sa foi
en elle-même et en ce qu'il lui était agréable de croire
ne doutait de rien et avait une assurance impertur-
bable. Sa grande humilité, ses mérites, ses talents ne
la désignaient-ils pas suffisamment au choix de Dieu
pour cet honneur? Aussi est-ce en toute sincérité
qu'elle croyait avoir reçu de lui le don de prophétie,
••t. comme elle le disait tout naturellement, beaucoup
le croyaient avec elle C'est cependant cette confiance
198 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
en sa propre infaillibilité qui déplaît chez Mme de
Krudener.
A Bade, où la grande-duchesse héréditaire Sté-
phanie, nièce de l'impératrice Joséphine, et fille
adoptive de Napoléon, avait, depuis la chute de l'Em-
pire, une position fort difficile ; où la reine Hortense
était venue se réfugier, où l'impératrice Elisabeth
de Russie se trouvait également, Mme de Krudener
était tenue à bien des ménagements. Elle était d'ail-
leurs traitée à la petite cour du grand-duc avec tous
les égards qu'on devait à la petite-fille du feld-
maréchal de Miinnich, un des plus illustres serviteurs
de l'empire russe, et à la veuve d'un ambassadeur qui
avait, lui aussi, rendu de précieux services à son
pays. C'est ainsi qu'elle avait obtenu de pénétrer avec
une certaine liberté auprès de l'impératrice Elisabeth.
Il y a des femmes qui, lorsque les hasards de la vie
leur ont valu un jour l'honneur de recevoir un sou-
verain ou d'être reçues par lui, ne rêvent plus que
de têtes couronnées et passeraient volontiers le reste
de leur vie à entretenir commerce avec elles. Depuis
que Mmc de Krudener avait été accueillie avec tant de
bienveillance par la gracieuse reine Louise de Prusse,
elle avait cherché à se faufiler dans de nouvelles
intimités princières. Elle avait connu la reine Hor-
tense, aujourd'hui découronnée ; elle avait ses entrées
auprès de la princesse Stéphanie, grande-duchesse
héréditaire de Bade; voilà maintenant que l'impéra-
trice Elisabeth la regardait avec bonté... Aussi
semblait-il qu'elle ait conçu, dès ce moment, un projet
assez vague d'exercer une direction spirituelle sur
LA BARONNE DE KRÛDBNBB 199
toutes les souveraines de L'Europe, et par elles, sur
les souverains. Quel rêve pour l'orgueil de son humi-
lité ! Mais il y avait a cela bien des difficultés, et, en
attendant, elle ne s'épanchait en toute liberté qu'au-
près de M1Ie Gochelet, lectrice de la reine Hortense,
€t auprès de Mlle de Stourdza, attachée à l'impéra-
trice Elisabeth.
M110 Gochelet, dont le nom s'est déjà trouve plus
d'une fois mêlé à ce récit, est entrée dans l'histoire à
la suite de la reine Hortense, bien plutôt que par les
tentatives de conversion dont elle fut l'objet de la
part de Mme de Krïidener. Bonne, indulgente et dé-
vouée à sa royale patronne, dont elle avait été la
compagne à Saint-Germain, dans la maison d'éduca-
tion de Mme Campan, et dont elle avait, depuis, fait
son idole, elle était assez mal partagée comme agré-
ments extérieurs. « Sa toilette élégante et son main-
tien un peu hardi annonçaient une prétention qui
contrastait singulièrement avec une grande taille
sans beaucoup d'agrément et une figure dont les
traits fortement prononcés étaient sans charme (1). »
Aussi les bonnes âmes qui l'entouraient ne l'appe-
laient-elles que M,,e Cochelaide. Elle avait quelque
prétention au bel esprit et c'est peut-être le motif qui
la poussa à se lier avec l'auteur de Valérie. Elle a
écrit plus tard deux volumes de Mémoires sur la
famille tm le et un volume de Mémoires sur la
reine Hortense. Elle y chante tout au long, dans des
es que Sainte-Beuve a qualifiées de fort plates,
(1) l Mémoires sur l'impératrice Joséphine
t. II, p.
200 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIÈCLE
et qui ne peuvent être comparées à celles qu'écrivit
Mme de Staal-Delaunay sur la duchesse du Maine, les
litanies de sa gracieuse maîtresse. Cette soubrette de
cour épousa plus tard le commandant de gendarmerie
Parquin, ancien capitaine aux chasseurs à cheval de
la garde impériale, qui fut le compagnon du prince
Louis, fils de la reine Hortense, le futur Napoléon III,
dans ses criminelles tentatives de Strasbourg et de
Boulogne, mais qui a gagné une réputation de meil-
leur aloi en écrivant ses amusants Souvenirs et
campagnes d'un vieux soldat de l'Empire.
M,,eRoxandre de Stourdza, d'une famille originaire
de la Grèce qui avait émigré en Russie en 1791, était
née à Constantinople. Elle était grande, bien faite,
avait de la tête et du cœur, et joignait à toutes ses
qualités un naturel et un charme de bon aloi bien
rares dans les cours .. et ailleurs. Elle avait été atta-
chée, dès l'âge de seize ans, en qualité de demoiselle
d'honneur, à l'impératrice Elisabeth. Elle se fit dis-
tinguer, dans ce poste en vue, par les qualités
d'un esprit cultivé, sérieux et enjoué, qui lui valut
l'affection du comte Joseph de Maistre. M,le de
Stourdza devait bientôt épouser le comte Edling
(1816), diplomate de carrière, qui l'avait remarquée
à Rome. En attendant, à Bade, Mm° de Kriidener,
séduite par la grâce de sa personne et par la distinc-
tion de son esprit, lui témoignait une grande sympa-
thie. Lorsqu'elle dut suivre son impératrice à Vienne,
elle entretint avec elle une correspondance suivie.
C'est dans une lettre écrite de Strasbourg le 27 oc-
tobre 1814, qu'elle lui prédit, dans le langage mys-
LA BARONNE DE KltUDENEll 201
tique et figuré des prophètes, la chute prochaine des
Bourbons : « ... L'ange qui marquait du sang" préser-
vateur les portes des élus, passe, le monde ne le voit
pas; il compte les têtes, le jugement s'avance, il est
près et l'on s'agite sur un volcan. Nous allons voir
la coupable France qui, selon les décrets de
i Eternel, devait être épargnée par la croix qui
V avait soumise : nous allons la voir châtiée. Des
chrétiens ne devaient pas punir et l'homme que
l'Eternel avait choisi et béni, l'homme que nous
sommes heureux d'aimer comme notre souverain, ne
pourrait porter que la paix. Mais l'orage s avance ;
ces lys que V Eternel avait conservés, cet emblème
d'une fleur pure et fragile qui brisait un sceptre
de fer, parce que l Eternel le voulait ainsi, ces lys
qui auraient dû appeler à la pureté, à f amour de
Dieu, à la repentance, ont paru pour disparaître :
la leçon est donnée et les hommes, plus endurcis que
jamais, ne rêvent que tumulte... » (1)
Mlle de Stourdza, frappée du ton étrange des lettres
de Mme de Krudener, sensible à leur mystique poésie,
qui cependant n'était pas toujours compréhensible,
les avait montrées à l'impératrice Elisabeth. La sou-
veraine s'était laissé prendre à son tour à cette élo-
quence un peu déclamatoire mais chaude de tons
comme un paysage biblique. Dans la pensée qu'elle
pourrait avoir quelque eilet bienfaisant surl'empereur
son époux, dont la conduite privée lui donnait plus de
jalousie que de satisfaction, elle fit en sorte de lui
(1) Cli. Eyoard, VU de Madame de Krudener , t. I, p. 297.
202 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
mettre ces lettres sous les yeux. Le résultat fut immé-
diat. L'empereur crut entendre la voix d'un prophète
en lisant ces mots qui rappelaient l'incertitude de
demain et stigmatisaient l'aveuglement frivole des
hommes politiques qui, à Vienne, se croyaient à
tout jamais débarrassés de Napoléon depuis qu'ils
l'avaient envoyé à l'île d'Elbe, et ne songeaient qu'à
oublier dans les fêtes et les plaisirs leurs alarmes
passées. La voix de la baronne avait, par instants, les
éclats de la trompette du jugement dernier. « Fré-
missons, disait-elle, frémissons de l'approche de ces
temps redoutables, dont chacun plus ou moins a le
pressentiment, quand il n'en aurait pas encore la cer-
titude. Peut-on danser et se revêtir de riches drape-
ries (1) quand des millions d'êtres gémissent, quand
de sombres haines déchirent le genre humain? Quoi !
ces fêtes audacieuses qui sortent du deuil des nations
et les y replongent, ne nous épouvanteront-elles ja-
mais? Quoi! Nous ne frémirons jamais à lidée d'of-
fenser un Dieu si grand, si tendre, qui a horreur de
nous voir prostituer la vie au lieu de la regarder
comme un saint métier, un culte d'amour et de fé-
licité?... »
Voilà peut-être ce que M"1'' de Krudener a jamais
écrit de mieux. Il y a là un noble langage, des
(i) Dans les lûtes qui se donnèrent à Vienne, pendant le Con-
, les tableaux vivants étaient fort à la mode.
Un peu dans les mêmes termes, Victor Hugo a dit :
Uni. t.' ,i qui peut chanter pendant que Rome brûla,
lVndunt quo l'incendie, en lleuvo ardent, circule
Des temples aux palais, du Cirque au Panthéon*
LA BARONNE DE KRUDRNBR 20&
pensées grandes. L'attitude de la prophétesse, cette
fois, est à cent coudées au-dessus de l'attitude des
diplomates du Congrès. Malgré les couleurs reli-
gieuses qui parent la fin de cette lettre, M'"' de Kxti
dener tient un langage hautement humain. C'est
celui d'une saine et prévoyante philosophie, absolu-
ment d'accord avec les besoins et les aspirations des
peuples, les devoirs de ceux qui ont mission de les
diriger. Les appréhensions qu'une conduite opposée
à ces devoirs font naître en elle ne sont que celles
d'un esprit perspicace et prévoyant. Et il faut re-
marquer que c'est une idée chrétienne, pure ici de
tout calcul personnel, que c'est une charité véritable
qui donne à M*11'' de Krudener cette élévation de
pensée, et lui fait voir bien plus loin que ne voient
les Metternich et les Talleyrand, qui ne savent pas
se hausser au-dessus du terre à terre de banales pré-
occupations d'hommes d'affaires. Prévoir le retour de
l'Ile d'Elbe? 11 semble maintenant que c'était la chose
la plus élémentaire du monde. Mais alors on était si
las des guerres, qu'on s'aveuglait volontairement; on
ne voulait pas troubler par l'inquiétude du lendemain
le béat état de jouissance dans lequel on se plaisait
à s'endormir, sans penser que les calamités dont on
sortait à peine pouvaient renaître tout à coup.
C'était moins de l'imprévoyance que de la lassitude
du passé et la soif de jouir du présent.
M de Stourdza, en repondant à la baronne, ne
lui avait pas caché que l'empereur Alexandre avait lu
cette lettre. Elle lui avait, en même temps, fait l'éloge
du souverain. M"'" de Krudener, qui avait l'intention
204 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE
bien arrêtée de pénétrer dans la place, lui répondit :
« Vous voudriez pouvoir me parler de tant de
grandes et profondes beautés de l'âme de l'empereur.
Je crois en savoir déjà beaucoup sur lui. Je sais de-
puis longtemps que le Seigneur me donnera la
joie de le voir. Si je vis, ce sera un des moments
heureux de ma vie... J'ai d'immenses choses à lui
dire, car j'ai beaucoup éprouvé à son sujet; le Sei-
gneur seul peut préparer son cœur à les recevoir; je
ne m'en inquiète pas ; mon affaire est d'être sans
peur et sans reproche; la sienne d'être aux pieds du
Christ, la vérité. Que l'Eternel dirige et bénisse celui
qui est appelé à une si grande mission!... Ah! que
ce soit à genoux qu'il reçoive de Christ ces grandes
leçons qui étonnent et étonneront toujours plus les
peuples et rempliront de saintes joies ce cœur rempli
maintenant de saintes inquiétudes... »
Nous faisons grâce au lecteur du reste de la lettre :
c'est une sorte de sermon en forme d'homélie décla-
matoire, où l'auteur ne manque pas d'ailleurs de
mettre en scène son humilité. L'empereur Alexandre
pensa peut-être, cette fois, que celle qui l'avait écrite
était une hallucinée mystique plutôt qu'une « voyante » ,
mais ses préJictions sur le retour prochain de Napo-
léon en France et sur la chute des Bourbons ,1'avaient
vivement frappé. 11 y vit même une possibilité si
positive, si imminente, qu'il ne douta plus qu'elle ne
devînt très promptement une réalité. Aussi voulut-il
connaître la femme dont la pénétration de l'avenir
l'emportait si fort sur la perspicacité des diplomates
et dont le langage, inspiré parfois comme par une
LA. BARONNE DE KRUDENER 205
vision surnaturelle, prenait tout l'air d'une « voix
d'en haut. » Ah ! ce n'est pas sans raison que la
baronne avait écrit : « Je sais depuis longtemps que
le Seigneur me donnera la joie de le voir. » La
prédiction avait porté, le trait avait touché juste.
Cette phrase habile devait lui ouvrir les portes du
palais et de l'âme de son souverain, que la foi mys-
tique avait irrévocablement envahi.
La conviction de M1"" de Krii Jener sur de nouveaux
et imminents bouleversements était si forte, qu'elle
ne se contentait pas de mander ses pressentiments à
MUa de Stourdza pour que celle-ci les fit connaître â
l'empereur Alexandre; elle en faisait part aussi à
M,lc Cochelet, pour qu'elle les communiquât â la
reine Hortense et au prince Eugène son frère :
... « Les guerres, les désolations seront terribles, lui
écrivait-elle le 2 janvier 1815. Pensez à l'an 15. Il
sera mémorable. Le vice-roi (1) doit, s'il est à Vienne,
apprendre bien des choses. La paix ne pourra pas
s'arranger... »
La reine Hortense, avec ses tendances à la supers-
tition, devait être portée â croire au retour de Napo-
léon, retour que son ambition secrète, couvant tou-
jours sous un détachement affecté, peut-être aussi
son cœur, espéraient sincèrement pour elle et pour
son frère. Mais ses relations avec la petite cour de
Bade, avec l'empereur Alexandre et les autres sou-
verains alliés, lui défendaient de manifester ses
espérances. Aussi M11' Cochelet reçut-elle l'ordre de
(1) Le priuce Eugène, vice-roi d'Italie jusqu'en avril 1814.
12
200 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
ne pas faire allusion à ces choses dans ses réponses
à Mme de Krudener.
Quant à l'empereur Alexandre, on lui faisait lire
toujours les lettres de la « voyante ». Il y retrouvait,
avec toutes sortes de variantes, ces mots : « La gran-
deur de sa mission m'a encore été tellement dévoilée
dernièrement, qu'il ne m'est plus permis d'en
douter. » Aussi désirait-il plus que jamais voir Mme de
Kriidener et s'entretenir avec elle, lorsque le retour
de Napoléon de l'Ile d'Elbe vint, comme un coup de
tonnerre, frapper l'Europe de stupeur. A Vienne, il
produisit l'effet du Mané, T/iécel, Phares, dans la
salle du festin de Balthazar. L'empereur Alexandre
se rendit en toute hâte à son quartier général. 11 tra-
versa l'Autriche, la Bavière, le Wurtemberg, n'ac-
ceptant aucune des réceptions solennelles qu'on lui
voulait faire dans les villes sur son passage.
Il était arrivé à Heilbronn. C'est de là qu'il écrivit
à Mlle de Stourdza, qui le suivait avec l'impératrice à
quelques journées en arrière, la lettre singulière que
voici :
« ... Je respirais enfin, et mon premier mouve-
ment fut de prendre un livre que je porte toujours
avec moi; mais mon intelligence, obscurcie par de
sombres nuages, ne se pénétrait point du sens de
cette lecture. Mes idées étaient confuses et mon cœur
oppressé. Je laissai tomber le livre en pensant de
quelle consolation m'aurait été dans un moment
pareil l'entretien d'un ami pieux. Cette pensée vous
rappela à mon souvenir; je me souvins aussi de ce
que vous m'aviez dit de Mma de Krudener et du désir
LA BARONNE DE KRUDBNER 207
que je vous avais exprime de faire sa connaissance.
— Où peut-elle être maintenant et comment la ren-
contrer jamais?... Javais à peine exprimé cette idée,
que j'entends frapper à ma porte. C'était le prince
Wolkonski qui, de l'air le plus impatienté, me dit
qu'il me troublait bien malgré lui à cette heure indue,
mais que c'était pour se débarrasser d'une femme
qui voulait absolument me voir. Il me nomma en
même temps M"11' de Krlidener! Vous pouvez vous
figurer ma surprise. Je croyais rêver.
» — Madame de Krûdenerl madame de Krudener !
m'écriai-je. Cette réponse si subite à ma pensée ne
pouvait être un hasard. Je la vis sur le champ, et,
comme si elle avait lu dans mon âme, elle m'adressa
des paroles fortes et consolantes qui calmèrent
le trouble dont j'étais obsédé depuis si long-
temps. »
Mmede Krudener, en effet, ayant eu connaissance
par M11' de Stourdza du désir que l'empereur avait de
s'entretenir avec elle, avait reçu «par révélation,
a-t-elle dit, Tordre de se rendre dans un moulin
situé près de Schlucktern, dans la liesse électorale,
jusqu'au moment de sa rencontre avec l'empereur
Alexandre. » Pour de pauvres sceptiques comme
nous, qui ne croyons pas à l'intervention du ciel là où
il est si facile de découvrir de simples calculs hu-
mains, et qui n'avons pas oublié de quelle cavalière
façon M"1' de Krudener prônaitlecharlatanisme pour
réussir dans la vie, nous nous bornons à présumer
ceci : la baronne avait appris à Strasbourg le débar-
quement de Napoléon à Kréjus ; elle pensait bien que
208 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
l'empereur de Russie ne ferait pas un long" séjour à
Vienne après cet événement, mais qu'il viendrait se
mettre à la tête de ses troupes échelonnées encore
en Allemagne sur la route de Russie et qu'il leur
ferait au plus tôt faire volte-face vers la France. Elle
se porterait donc au-devant de lui. Forte de ses pré-
dictions réalisées, elle serait reçue naturellement
auprès du puissant empereur et aurait la grande
jouissance damour-propre de voir écouter avec défé-
rence les conseils d'une femme qui avait vu clair là
où tous les diplomates du Congrès de Vienne n'a-
vaient rien soupçonné, rien prévu. N'avait-elle pas
écrit, le 10 avril, à M1]e de Stourdza, avec une fran-
chise charmante de naïveté plutôt que de modestie :
« Beaucoup de personnes, voyant que j'étais ins-
truite d'avance de tant d'événements, me croient
mêlée dans des aflaires politiques. Hélas ! si je ne
savais que ce qui se passe dans les cabinets, je sau-
rais peu et je serais dans les ténèbres. »
Elle était donc allée se poster en observation à
Schlucktern. Mais on aurait tort de voir une « révé-
lation » du ciel, de même que son charlatanisme eut
tort d'y vouloir faire croire, là où il n'y avait que le
plus personnel des calculs. L'intention de Mme de
Kriidener était d'attendre à Schlucktern, point
stratégique de rencontre des routes partant d'Au-
triche, des indications sur le chemin que suivait
empereur. Dès qu'elle saurait par quelle route
devait arriver, elle irait à sa rencontre. Ainsi
fit-elle. Apprenant qu'il se rendait à Ileilbronn, dans
Wurtemberg, à deux pas de la frontière badoise,
LA BARONNE DE KRUDBNER 209
elle monta en voiture sans perdre une minute
et courut au-devant de lui. Elle eut la singulière
fortune d'arriver à un instant décisif. G était là une
coïncidence curieuse, amenée en partie par le
génie avec lequel elle avait préparé les dispositions
dïime de l'empereur, en partie par le génie avec le-
quel elle avait calculé les étapes de la voiture impé-
riale et s'était postée, avec un sens tactique que lui
envierait un général, au point qui commandait les
diverses routes d'Autriche, et enfin par sa prompti-
tude à prendre une résolution et à l'exécuter. Tout
cela avait été enlevé de main de maître. C'est
là du génie, et Napoléon, dans ses immortelles cam-
pagnes, n'a pas fait mieux. Mais Mme de Krudener se
diminuait, croyant se grandir, en faisant intervenir
la Providence en cette affaire. Elle seule avait tout
préparé, tout prévu, tout exécuté. L'empereur
Alexandre, avant même de la connaître, était déjà sa
chose; il ne voyait pas les ficelles dont Mme de Kru-
dener tenait les bouts, et qui le faisaient mouvoir
comme elle l'entendait.
Quant à l'état psychologique où il se trouvait
lorsqu'elle se présenta devant lui, il n'y faut pas voir
une intervention de la Providence. C'est un hasard
dans lequel la baronne n'était pas tout à fait étran-
gère, mais voilà tout. La Providence n'était pas inter-
venue davantage auprès de Diderot dans une cir-
constance analogue : un jour que le philosophe, en-
fermé depuis quelque temps à la Bastille, s'était avisé
d'ouvrir un livre au hasard, avec la pensée enfantine
de découvrir dans le sens du texte de la page sur la-
12.
'JiO UNB ILLUMINÉE AU XIX'' SIECLE
quelle tomberaient ses yeux si sa détention serait
encore de longue durée, il lut : « Ta peine est de
nature à finir bientôt. » Et au moment où il refermait
son livre en songeant à sa faiblesse d'avoir essayé
ainsi d'interroger le sort, il entendit des pas, une
clef tourmenter la serrure... La porte s'ouvrit et le
geôlier lui annonça qu'il était libre. Il ne faut voir là
et dans d'autres faits analogues qu'il serait facile de
rappeler, que des hasards, des coïncidences, mais
nullement une intervention divine. Ge serait ravaler
Dieu que de le mêler à ces petites choses.
L'empereur Alexandre cependant, avec certains
côtés supérieurs, était alors un peu affaissé et dans un
état d'âme qui le prédisposait à croire à des inter-
ventions surnaturelles dans les événements gigan-
* tesques qui s'accomplissaient depuis vingt ans, comme
dans ceux qui s'annonçaient et qui menaçaient de
bouleverser encore l'Europe. Les lettres de Mme de
Krudener n'étaient pas étrangères à cette disposi-
tion. Alexandre était naturellement religieux de cœur.
Son gouverneur, le général La Harpe, avait eu une
grande influence sur lui, mais ses doctrines philoso-
phiques, ses idées libérales n'avaient touché que son
esprit : elles avaient laissé intactes ses convictions
religieuses. Celles-ci, à vrai dire, étaient plutôt une
propension à croire à une religion chrétienne révélée,
qu'une religion positive fermement acceptée dans
tous ses dogmes. Il avait le sentiment chrétien, et
son imagination, chrétienne aussi, le dirigeait peut-
être pi us qu'une doctrine positive, dans toutes ses
croyances, La Harpe avait inspiré à son àme, nalu-
LA BARONNE DE KRÏIDENER 211
Tellement élevée, un goùl 1res prononcé pour le beau
et les grandeurs morales. De là à l'exaltation, il n'y
avait qu'un pas pour une âme ardente. Ce pas franchi,
on arrive vite au mysticisme. Les grands événements
auxquels Alexandre s'était trouvé mêlé, le peu de
temps qu'ils avaient mis à s'accomplir : Austerlitz,
Eylau etFriedland, le radeau du Niémen, Tilsitt et
Erfurt, Moscou et Paris!... Tout cela tenait du pro-
dige et devait frapper son âme empreinte d'une re-
ligiosité latente. Aussi Mma de Krudener, venant à
lui dans un de ces moments de trouble où le rêve et
peut-être l'hallucination l'obsédaient d'une taçon dou-
loureusement énervante, se faisant annoncer à l'ins-
tant même où sa pensée flottante se reportait aux
lettres prophétiques que cette sibylle du grand
monde écrivait à M11" de Stourdza, Mme de Krudener
devait à ses yeux prendre quelque apparence d'une
envoyée de la Providence.
Introduite aussitôt, Mme Krudener, dès les pre-
miers mots, comprit l'état d'àme de l'empereur. En
ces matières graves comme dans les choses légères
— elle le savait bien — le moment est tout. Elle
arrivait au moment; elle sût le mettre à profit. Elle
n'eut garde de changer des dispositions qu'elle n'eût
pu souhaiter plus favorables. Fille voulut y enfoncer
le tzar davantage, l'y ancrer définitivement. C'était
bien naturel : elle aspirait à prendre une influence
sur les souverains de l'Europe; une occasion se pré-
sentait : elle n'était pas femme à la laisser échapper.
Tout ce qu'elle avait d'onctueuse poésie dans l'âme,
d'éloquence habile dans l'esprit, elle l'évoqua, Je
212 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
mit en œuvre avec une adresse consommée, pour
colorer d'un doux mysticisme les remontrances
qu'elle crut pouvoir adresser à l'empereur sur sa vie
passée. C'était un corollaire de sa lettre sur les fri-
volités qui avaient occupé les diplomates du Congrès
de Vienne. Mais elle le fit d'une voix chantante, avec
un accent pénétrant de tendresse, comme une mère
qui raisonnerait un grand fils de vingt ans sur quelque
erreur de jeunesse, — si une mère n'était la pre-
mière, dans sa sotte vanité, à être fière de ces
choses-là. Elle eut avec son souverain un entretien
de trois heures. Sous air de l'exhorter, elle essayait
sur lui son pouvoir. De temps en temps, quand elle
craig-nait de l'irriter en touchant à des plaies secrètes
de son cœur, de l'offenser par quelque vérité pénible
à entendre, de l'ennuyer par ses exhortations pieuses,
Alexandre répondait : « Non, madame, continuez, je
vous en prie : vos paroles sont une musique pour
mon âme. » Quand elle quitta l'empereur, il était
conquis. Mm" de Krûdener avait mis une telle onction
de cœur dans ses paroles, son exaltation relig-ieuse
correspondait si bien à la sienne, que l'empereur ne
douta plus que celle qui avait prédit les événements
qu'il voyait s'accomplir, ne fût en effet l'élue de Dieu.
A partir de ce moment, il la considéra comme
telle. Il la pria de ne pas s'éloigner de lui, lui dit
qu'elle était son génie bienfaisant et celui des
peuples, et qu'il écouterait toujours avec respect celle
qui était prédestinée par la Providence à un rôle
aussi grandiose.
Ce rôle était difficile à soutenir, surtout devant un
LA BARONM-; DE KRÛDENER 2io
souverain qui était loin d'être le premier venu et que
son trop de confiance enthousiaste dans Napoléon, à
Tilsitt et à Erfurt, pouvait avoir mis en garde contre
les entraînements irréfléchis. Aussi Mmo de Kriidener,
qui n'aspirait à rien moins qu'à avoir la haute main
sur les affaires de l'Europe, n'agit-elle tout d'abord
qu'avec la plus grande circonspection. Elle ne
s'éloigna pas, puisque l'empereur lui avait fait l'hon-
neur de l'inviter à demeurer près de lui, mais elle se
garda bien de se prodiguer. Elle fut assez habile
pour se faire désirer. Ce cœur hautain, ce cœur de
prince avait fléchi devant elle; devant elle, le souve-
rain avait reconnu le néant de son passé, ses fautes
contre Dieu; devant elle il avait mis à nu les faiblesses
et les plaies de sa pauvre âme... Peut-être mainte-
nant son orgueil regretterait-il ces moments d'expan-
sion ; peut-être ne pardonnerait-il pas à une femme
d'avoir surpris le secret de ses pensées les plus
intimes dans une confession due à un énervement, à
une faiblesse passagère, à un abandon comme en ont
les femmes en certaines soirées d'été lourdes et ora-
geuses. Peut-être maintenant était-il honteux de cet
nlnndon et voudrait-il se ressaisir?... Mme de Krii-
dener, en psychologue consommée, calcula toutes
ces chances et jugea prudent d'attendre, pour repa-
raître devant l'empereur, qu'il la fît demander.
Elle attendit donc Elle constatait chaque jour avec
une joie profonde qu'il n'y avait du côté d'Alexandre
aucun signe de retour sur lui-même. Au contraire :
l'empereur lui envoyait de riches cadeaux. N'était-ce
pas la preuve de sa faveur?... Et alors elle se mettait
"J14 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIÈCLE
à remercier Dieu, à le féliciter peut-être aussi de
l'avoir choisie, elle, la plus digne entre ses indignes
servantes, pour l'œuvre divine du rappel de cette
âme impériale aux pieuses pensées; elle se compa-
rait à Jeanne d'Arc allant trouver le roi Charles VII
pour communiquer à son apathie un peu de ce feu
sacré qui l'animait elle-même. Aussi était-elle par-
faitement convaincue, tant nous croyons aisément ce
qui nous flatte, de l'origine sainte de la mission
qu'elle s'était donnée elle-même auprès d'Alexandre.
Et, comme toutes ses combinaisons avaient réussi à
souhait, Dieu n'était-il pas dans l'affaire?
De son côté, l'empereur ne pouvait oublier tout ce
que lui avait dit cette femme de cinquante ans, à la voix
caressante et douce, qui savait dire et faire accepter
des vérités si dures et dont les paroles enchantées lui
avaient fait entrevoir les saintes félicités des élus de
Dieu. Son âme, inquiète des choses d'au delà de la
tombe, avait trouvé dans cet entretien les vérités
dont elle avait soif. Les grandeurs de la puissance
souveraine avaient pu les lui faire négliger, mais
maintenant que le nuage obsédant du doute s'était
dissipé, elles devenaient pour lui un besoin. Et c'est
sous l'impression persistante de ces pensées (pie
l'empereur, qui s'était remis en route, écrivit à
Mme de Krùdener, dès qu'il arriva à lleidelberg, pour
la prier de l'y venir joindre.
Cette lettre la combla de joie. Elle vit qu'elle était
entrée dans la confiance du souverain plus avant que
personne ne l'avait fait jusqu'alors. Elle alla à llei-
delberg, accompagnée de sa fille, de M. Empeytus et
LA BA.RONNH DB KIUIDKNKH 215
de sa femme, et de M. de Berkheim, jeune homme
qui avait été maître des requêtes au Conseil d'Etat
de l'Empire et commissaire général de police à
Mayence. Il était frère du ministre de l'Intérieur du
grand-duché de Bade, et avait renoncé à une car-
rière qui s'annonçait superbe pour coopérera l'œuvre
d'évangélisation entreprise par la baronne. On était
au mois de juin, et, sous les beaux ombrages des
campagnes d'Heidelberg, l'empereur de Russie avait
de fréquents et pieux entretiens avec sa fervente
prêcheuse.
C'est là que vint le trouver la nouvelle de la défaite
de Napoléon à Waterloo. Il ne fut pas difficile à un
esprit aussi pénétré de religiosité que le sien de voir
dans cet événement l'intervention de Dieu. Il n'y
aurait pas songé, que Mme de Krudener se serait
chargée de la faire éclater à ses yeux. Décidé à partir
dès le lendemain pour Paris, Alexandre demanda à
Mme de Krudener de l'y venir retrouver. Elle le pro-
mit. Mais avant de se mettre en roule, elle eut une
louable et charitable pensée, celle d'aller porter des
consolations à quelques malheureux condamnés à
mort qui attendaient dans les transes de la prison le
jour fatal de l'exécution. Elle leur donna les consola-
tions de l'Evangile, la certitude que tout n'est pas
fini dans la tombe, l'assurance d'une vie nouvelle
dans la mort. Elle les arracha ainsi au désespoir et
eut le bonheur de consoler des âmes qui ne voyaient
devant elles que l'éternelle nuit du néant. C'est à
Heidelberg enfin qu'elle bénit le mariage de sa fille
avec le baron de Berkheim. L'âme douce et pieuse de
216 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIÈCLE
ce jeune homme avait été séduite par les grâces du
cœur de MIle Juliette, jeune personne éthérée, d'une
délicatesse et d'une distinction de sentiments incom-
parables, et dont le dévouement pour sa mère était
sans bornes.
Mme de Krudener arriva à Paris le 14 juillet. Elle
avait vu de ses yeux les excès, les malheurs et les
ruines qui accompagnent en un pays envahi le pas-
sage des armées, et ces tristes spectacles n'avaient
fait que surexciter ses sentiments de prosélytisme
pour une régénération du christianisme et une fra-
ternité universelle basée d'abord sur la mise de Na-
poléon hors des lois de l'humanité, et ensuite sur une
diffusion la plus grande possible des idées de cha-
rité. Cette dernière pensée était élevée, généreuse,
et un peu sœur de celle de « perfectibilité » de la
race humaine, rêvée par Mme de Staël. C est son
point de contact avec la fille de Necker d'avoir par-
tagé les mêmes illusions, d'avoir enfourché le même
dada. Malheureusement Mrae de Krudener rejeta
trop sur la France, à qui elle en voulait un peu
de ses propres désordres passés et qu'elle regardait
comme responsable de ses fredaines de jeunesse, tout
en l'aimant beaucoup — peut-être pour cela, — les torts
de Napoléon envers elle et envers l'Europe. Cette ran-
cune se fera jour dans l'indifférence où la laissèrent
les mesures prises contre la France par les souverains
alliés, dont elle était un peu l'inspiratrice grâce à l'in-
Iluence qu'elle exerçait sur l'empereur Alexandre. Se
souvenait-elle encore de l'échec, essuyé par sa Valé^
rz'e auprès du premier consul? Non : sa piété actuelle
LA BARONNE DE KRÏ1DENER 217
la mettait au-dessus de semblables mesquineries ran-
cunières. Et pourtant!... car on ne peut mécon-
naître que, sans qu'elle s'en rendît compte, son aver-
sion pour Napoléon date du jour où elle apprit qu'il
avait fait un accueil si peu galant au livre dont elle
lui avait fait hommage. L'aversion s'était changée
peu à peu en haine sous l'action des événements po-
litiques et du mal que Napoléon fit à la Russie.
Mmo de Krl'idener se trouvait d'ailleurs en commu-
nion d'idées avec toute l'Europe. Elle prêcha la sainte
croisade contre ce nouveau fléau de Dieu. La ran-
cune personnelle et la haine politique se doublèrent
de l'esprit religieux. De là ces beaux discours qui ne
sont pas parvenus jusqu'à nous, mais dont les épîtres
qu'elle écrivait peuvent nous donner une idée fort
exacte. L'éloquence y est vraie et grande : sous des
couleurs bibliques éclatantes apparaît un mysticisme
étrange, vaporeux, incompréhensible parfois, mais
qui n'en devait avoir que plus d'effet auprès des âmes
simples assoiffées de poésie et de repos, ou simple-
ment curieuses, par lassitude, d'idéalisme religieux.
Des expressions fort belles, dignes de Bossuet, re-
lèvent de temps en temps l'enseignement de ces ser-
mons pieux, dont la lecture ne serait plus possible
sans rcs « clous » qui accrochent l'attention et l'em-
pêchent de s'en lormir au bercement rhythmé de ces
phrases qui retentissent comme des accords de mu-
sique sacrée dans le silence sonore d'une cathédrale.
Mmt' de Ktiidener, en arrivant de Paris, était allée
se loger dans un hôtel meublé du faubourg Saint-Ger-
main. Mais l'empereur de Ilussie ayant manifesté le
13
218 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
désir de la voir se rapprocher de lui — il était des-
cendu au palais de l'Elysée — elle vint s'installer au
faubourg- Saint-Honoré, dans l'hôtel Montchenu, où
s'était réunie, après le 9 thermidor, une des sociétés
les plus agréables de Paris. M. et Mme de Berkheim,
M. Empeytas, s'y établirent avec elle. L'empereur
Alexandre vint, le soir même, la complimenter de son
arrivée. Il prit dès lors l'habitude d'y revenir tous les
jours. Gela lui était facile : il y avait une communi-
cation particulière entre l'hôtel Montchenu et les jar-
dins de l'Elysée.
L'empereur de Russie avait séduit tout Paris,
Tannée précédente, par le chevaleresque de sa con-
duite envers la France vaincue, par son tact, sa mo-
dération et l'influence de cette modération sur les
exigences des autres souverains alliés. Mais, cette
fois, le monarque ne se montrait pas animé de senti-
ments aussi bienveillants. Son visage, qu'on avait
toujours vu souriant ou serein, était devenu grave et
presque chagrin. Mme de Kriïdener trouva moyen de
lui en glisser l'observation en lui faisant un compli-
ment : « Ona remarqué, lui dit-elle, que vous êtes
plus grand cette année que l'an passé. — Gomment
cela? — Oui, on a dit que vous prenez l'air sévère
quand on vous loue. — C'est vrai, mais c'est parce que
je rapporte à Dieu ce que les hommes m'attribuent. »
C'était retourner aimablement le compliment et
attribuer le mérite de cette gravité à Mmc de Krudener
qui avait aiguillé son âme vers la piété. Mais était-ce
bien la vraie cause de cette réserve mesurée, sou-
cieuse même, que montrait Alexandre en 1815? Il est
LA BARONNE PE KRÛDENBR 219
i ermis d'en douter. Un autre motif, outre les événe-
ments de guerre et de politique qui l'avaient amené
pour la seconde fois à Paris, lui rembrunissait le
front. La querelle entre l'Europe et Napoléon s'était
vidée à Waterloo, et les Russes n'avaient pas, comme
à Leipzig et dans la campagne de France, pris part a
la bataille. Les Anglais et les Prussiens étaient les
vainqueurs, et les rôles prépondérants, à Paris, leur
appartenaient. Alexandre se trouvait donc, en 18i~>
un peu ri légué au second plan. Son rôle était presque
luit à celui de comparse. De plus, il n'avait nulle-
ment à se louer de la loyauté de Louis XVIII. Pen-
dant le congrès de Vienne, un traité secret avait été
conclu par M. de Talleyrand agissant au nom du roi
son maître, entre la France, l'Autriche et l'Angle-
terre, et ce traité était entièrement dirigé contre la
Russie. C'était une véritable trahison envers l'Empe-
reur Alexandre, et il y avait là plus qu'il n'en fallait
pour justifier son attitude refroidie devant les Bour-
bons et devant la France. Et l'on a vanté l'habileté
politique de Louis XVIII!... Encore Alexandre
poussa-t-il la courtoisie jusqu'à ne pas faire allusion
à cette offense, dont il avait les preuves écrites entre
les mains. La cause de sa réserve glaciale, n'en dé-
plaise à Minc de Krûdeni r, était bien plutôt dans la
situation nouvelle à lui créée par la découverte du
traité secret de Louis XVllIavcc l'Autriche etl'An-
juc dans son désir de rapporter à Dieu les
■ lui attribuaient les hommes.
Quoiqu'il en soit, l'empereur de Russie avait pris
l'Ii ibitude d'aller chaque jour chez M,Uf de Krudener.
220 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
11 traversait le jardin de l'Elysée et se rendait inco-
gnito auprès d'elle. Avec sa facilité de parole, on
peut même dire son éloquence, doublée de cette
aisance supérieure que donne l'habitude d'un monde
distingué, Mme de Krudener l'accueillait on ne peut
plus gracieusement. Après quelques compliments et
le tribut obligé aux affaires politiques qui intéres-
saient la baronne presque autant que celles du Ciel,
la conversation s'engageait sur la philosophie reli-
gieuse et la métaphysique. Chacun exposait ses idées,
ses doctrines, ses théories, et les pensées de l'un et
de l'autre se ressentaient de l'illuminisme religieux
de Iung Stelling. Les discussions étaient parfois fort
longues, mais elles étaient douces, onctueuses et se
terminaient toujours par une prière. C'est Mme de
Krudener qui, se laissant aller à l'improvisation, avec
son talent de parole distingué, disait la prière.
Alexandre, à genoux comme elle, s'y associait de
cœur et répétait après elle les invocations à Dieu.
Il n'était bruit dans le monde diplomatique de
l'Europe, alors tout entier à Paris, que de l'étrange
liaison de l'empereur russe avec une femme qui
n'était plus jeune et qui avait, dans les dernières
années du siècle passé et jusque sous le consulat,
défrayé la chronique galante de Paris. L'aventure de
l'auteur de Valérie avec le chanteur Garât était
encore vivante dans bien des mémoires. Aussi avait-
on cru tout d'abord, connaissant les antécédents de
l'un et de l'autre, à une liaison où le mysticisme
n'aurait rien eu à voir. Il serait difficile de peindre
la stupéfaction des gens, leurs airs d'incrédulité,
LA BARONNE DE KRUDENER 221
quand ils apprenaient que le puissant empereur du
Nord et Mmo de Krudener ne faisaient tant mystère
de leurs réunions que pour se rappeler l'un à l'autre
leurs devoirs de chrétien et non pour y manquer-
C'était une chose si originale qu'on ne laissa pas que
d'en rire. La vérité est pourtant qu'ils passaient leurs
soirées à lire la Bible : Mmede Krudener la commen-
tait, l'empereur faisait parfois des objections bien
vite réfutées, et la soirée se terminait par des actions
de grâce et des prières.
En attendant, le monde parisien, avec sa légèreté
habituelle, au lieu de penser à l'extrême gravité de
la situation politique, aux épouvantables malheurs
de la patrie, à ses deuils et à ses misères sans nombre,
le monde parisien s'occupait... de quoi? d'une femme
chez laquelle l'empereur de Russie allait passer ses
soirées et de ce qu'ils pouvaient bien se dire dans
leurs tête-à-tête. Mme de Krudener, de son côté,
s'occupait assez de ce que disait Paris. Elle avait beau
être entrée dans la Bible jusqu'au cou, elle avait
gardé ses yeux pour voir et sa langue pour parler.
Elle ne voyait cependant pas toujours juste et il lui
arrivait aussi parfois de parler à conlre-temps. Mais
ses excès de zèle religieux lui tenaient lieu de jus-
tesse et de mesure en l'emportant dans les régions
élevées où se perd la notion et jusqu au souvenir des
choses vulgaires de notre pauvre planète. Les in-
térêts terrestres ne la touchaient plus : elle planait
au-dessus de ces misères et, en son for intérieur, il a
dû lui arriver plus d'une fois de blâmer Dieu de ce
qu'il avait eu la pensée de loger les âmes dans des
*222 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
corps et d'avilir ainsi sa création par des appétits qui
ne sont pas toujours purement éthérés. Heureuse-
ment que les hommes ont inventé les jeûnes et les
macérations pour réparer les fautes de Dieu et corri-
ger les imperfections de son œuvre. Mais les jeûnes,
la pénitence. . . elle les aurait inventés elle-même, dans
son pieux esprit de mortification, s'ils ne l'eussent
étéavantelle; elle les prêchaitàl'empereur Alexandre,
elle les prêchait à tout venant et prenait pour une
conversion foudroyante les paroles polies d'assenti-
ment — ou de contradiction — par lesquelles on se
dégageait de ses instances religieuses. Tout cela
avait l'air sincère et elle s'imaginait vraiment con-
vertir tout le monde. « Un jour, raconte Sainte-
Beuve, à quelqu'un qui venait la voir, dans la soirée,
à l'heure de la prière, elle disait : « De grandes
œuvres s'accomplissent ; tout Paris jeûne. — Et cet
ami, qui sortait du Palais-Royal où il avait vu tout le
monde dîner, ne put la détromper comme il aurait
voulu. »
On venait la voir beaucoup à l'hôtel Montchenu ;
elle recevait des quantités de lettres d'audience et de
demandes de toutes sortes, ce qui la flattait infini-
ment. « J'ai sur ma table un amas de lettres arriérées
aussi haut que le Mont-Blanc, écrivait-elle avec sa
petite pointe ordinaire de vanité, le 10 août 1815, à
MIIe Gochelet. Je ne réponds à personne; on s'en
plaint, mais les visites se succèdent tellement chez
moi que je ne dîne que bien rarement. » Est-ce pour
cela qu'elle voulait aussi faire jeûner tout Paris?
Comme on le voit, elle donnait elle même l'exemple
LA BARONNE DE KRÙDENER 223
de ce jeûne, pour lequel elle semble avoir, en bonne
manichéenne, une tendresse toute particulière. Mais
elle donnait aussi d'autres exemples qui valaient
mieux, et celui de la charité était incontestablement
le meilleur. Malheureusement, avec son exaltation
religieuse et idéaliste trop prononcée, Mme de Krii-
dener, à force de vouloir s'élever dans les hautes
sphères de la pensée pure, considérait tout ce qui est
de la matière comme sans importance aucune. Saint
Augustin, dans les commencements de sa seconde
vie, s'était laissé prendre à la même exagération. Il
est vrai que Pascal n'était pas encore venu au monde
pour dire, mais sans le prêcher, qu' « à vou-
loir trop faire l'ange on fait la bête (1). » C'est ce
qui arriva à cette excellente baronne de Kruiener
dans une circonstance mémorable où sa charité, si
elle avait eu plus de bon sens et moins d'exaltation
religieuse étroitement entendue, aurait pu sauver la
vie d'un homme remarquable qui fut victime de la
haine des royalistes et de la vengeance personnelle de
Louis XVIII. Il ne faut pas être plus royaliste que le
roi, ni « plus dévot que le bon Dieu. » Malheureuse-
ment Mme de Krudener tendait à l'être et, dès lors,
pour s'excuser d'une inaction où la prudence, la
crainte de s'aliéner quelque haute influence avaient
(1) Molière, de son côté, a dit :
« A force do sagesse on peut être blâmable. »
-t la même pensée que celle de Pascal, et il est curieux
île voir ces deux génies se rencontrer sur ce point. Mais le
^t'-nie est-il autre chose qu'un haut hou sens?
224 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
tenu plus de place que le dogme et, à coup sûr, que la
charité, elle ne disait plus que des sottises.
Nous voulons parler de son rôle dans un des plus
douloureux épisodes du règne sanguinaire de
Louis XVIII, du jugement, de la condamnation et de
l'exécution du jeune aide de camp de Napoléon, le
général de division comte de Labé Joyère.
CHAPITRE VII
Le général Je Labédoyère. — Par suite de quelles circons-
tances Mœ« KiiiJener se trouve mêlée à son affaire. Mm' de
— Labédoyère sollicite l'intervention de la baronne en fa-
veur de son mari. — Anciennes relations de Mm8 de Kriï-
dener et de M. de Labédoyère. — Intérêt spirituel de la
baronne pour le condamné. — Exécution de Labédoyère. —
Lettres pieuse>. — Belle conduite de Mm» de Labédoyère. —
Piété et charlatanisme. — Idées religieuses de Mme de Krû-
dener. — Nombreuse affluence dans son salon. — Curiosité
et enjouement. — La baronne prêchant à la prison de
femmes de Saint-Lazarre. — Mouvement religieux à Paris
en 1815. — Lettre remarquable de M,nJ Swetchine. — Revue
de l'armée russe au camp de Vertu-. — Brochure de Mm*
de Krûdener sur cette solennité religieuse. — Manie de pré-
dication. — Acte de la Sainte-Alliance : part de Mme de Krû-
dener à cet acte. — Benjamin Constant dans le salon de
Mm» de Krildener. — Mm* Récamier et la baronne.
Tout le monde sait qu'après son débarquement de
l'île d'Elbe, lorsque Napoléon marchait sur Grenoble,
M. « le Labédoyère, colonel du 7e d'infanterie de ligne,
en garnison dans cette ville, était allé au-devant de
lui, à la tête de son régiment. Le premier, il avait
abattu la cocarde blanche et déployé le glorieux dra-
13.
226 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
peau tricolore. Sa défection avait entraîné celle de
toute l'armée. Cela, les royalistes ne devaient pas le
lui pardonner. Il avait pourtant bien des attaches
dans leurs rangs. Sa famille, celle de sa femme, née
de Ghastellux, avaient de tout temps montré le plus
grand attachement à la maison de Bourbon : mais
celle-ci fut jalouse du dévouement que le soldat té-
moigna à lhomme extraordinaire qui l'avait si souvent
conduit à la victoire. Après la bataille de Waterloo
où, comme Ney, il avait en vain cherché à se faire
tuer, Labédoyère accourut à Paris. Il était pair de
France : encore tout chaud et tout poudreux de la
lutte, il courut à la chambre des pairs. Il y défendit
l'empereur avec une ardeur qui se ressentait de l'em
portement de la bataille. « L'abdication de l'empe-
reur, dit-il, est indivisible. Si l'on ne veut pas recon-
naître son (ils, il doit ressaisir l'épée, environné des
Français qui ont déjà versé leur sang pour lui. De
vils généraux l'ont déjà trahi, mais malheur aux traî-
tres 1 L'empereur se doit à la nation. Abandonné une
première fois, l'abandonnerons-nous une seconde?
Nous, qui avons juré de le défendre même dans le
malheur, osons déclarer que tout Français qui quit-
tera son drapeau sera couvert d'infamie, sa maison
rasée, sa famille proscrite ; alors plus de traîtres,
plus de ces manœuvres qui ont occasionné les der-
nières catastrophes et dont peut-être quelques au-
teurs siègent ici. »
C'était là un noble langage dont les circonstances
critiques et l'approche de l'ennemi victorieux excu-
saient la violence. Celui qui le tenait fut conspué : il
LA. BARONNE DE KRÏ1DENER 227
avait frappé juste. « Il est donc décidé, riposta Labé-
doyère avant de descendre de La tribune, qu'on n'en-
tendra jamais dans cette enceinte que des voix
basses. » Le tumulte fut alors à son comble, et le
malheureux général devait payer cher le crime de
n'avoir pas voulu partager la honte de l'abaissement
des caractères.
Aussi, quand Louis XVIII, ramené pour la seconde
fois aux Tuileries par les désastres de la France et le
triomphe de l'étranger, envoya devant des conseils de
guerre les officiers les plus compromis dans les der-
niers événements, le général Labédoyère n'eut point
d'illusions sur le sort qui l'attendait. 11 se disposa à
partir pour l'Amérique. Mais un désir bien naturel,
et auquel pourtant il aurait dû résister, le ramena à
Paris : il voulait embrasser sa femme et son fils avant
de s'embarquer. Malgré les habits bourgeois et les
lunettes vertes sous lesquels il cherchait à passer
inaperçu, il fut reconnu, dénoncé, arrêté. Immédia-
tement traduit devant un conseil de guerre, il fut
condamné à la peine de mort. Sa condamnation fut
confirmée par le conseil de revision. Il ne restait plus
d'espoir que dans le recours en grâce. Aussi la mère,
la femme de l'infortuné jeune homme multipliaient-
elles les démarches pour obtenir sa grâce. Elles
allaient chez M. Pasquier, ministre de la Justice,
chez M. de Talleyrand... Biles se mirent, séparément,
sur le passage du roi, qui n'eut pour elles que des
paroles de haine... Mme de Labédoyère ne deman-
dait cependant, pour toute faveur, que la permission
de fuir avec son mari en Amérique, et promettait
228 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
qu'on n'entendrait plus parler d'eux. M. Pasquier,
auprès duquel elle vint se répandre en supplications,
a écrit : « J'ai éprouvé dans ma vie peu de déchire-
ments de cœur aussi cruels (1). »
La condamnation fut prononcée le 19 août. Mais,
quelques jours auparavant, Mme de Labédoyère*
à qui l'on avait refusé l'autorisation d'aller voir son
mari dans sa prison, s'était adressée à Mme de Krùde-
ner. Connaissant son influence sur l'empereur de
Russie, elle s'était flattée qu'elle obtiendrait de sa
compatissante bonté l'auguste intervention de l'em-
pereur Alexandre auprès de Louis XVIII pour lui ar-
racher cette faveur, en attendant mieux. Mme de
Krùdener la lui fit obtenir. On se doute de ce que ces
deux jeunes gens, qui avaient trouvé dans leur union
cette chose si rare et si belle, l'amour dans le ma-
riage, durent souffrir en se revoyant au milieu de
circonstances si critiques, dans une prison ! Le géné-
ral ne se faisait aucune illusion sur son sort : il se
savait condamné, et sans ressources. Il avait joué le
tout pour le tout : la partie était perdue. C'était un
fort: il ne laissa échapper aucune récrimination.
Sa femme, elle, était convaincue que le meilleur
des rois, comme les royalistes appelaient Louis XVIII,
lui accorderait sa grâce. Ayant déjà obtenu par l'in-
tervention de M"10 de Krïidener une première fa-
veur, elle mit en elle sa suprême espérance, dans le
cas où Louis XVIII ferait quelque difficulté. N'était-
elle pas toute-puissanle auprès de l'empereur
(1) Chancelier Pasquier, Mémoires, t. III, p. 403.
LA BARONNE DE KRUDENER 229
Alexandre ? Et le roi de France pouvait-il lui refuser
quelque chose, surtout une chose si peu importante,
cette misère, une vie humaine ?
Elle lui écrivit donc. Mais celte fois, soit qu'Alexan-
dre, — devant qui la duchesse d'Angoulême s'était
nettement refusée à toute idée^de clémence, qu'elle
disait n'être que delà faiblesse, — ait refusé de pro-
noncer les paroles qu'on ne repousse pas, soit que
Mme de Krudener ne lui ait rien demandé, elle ne ré-
pondit à la malheureuse épouse que par l'envoi d'une
Bible et par des sermons. Garât ne lui avait-il pas,
ja Lis, à elle-même, et à ses supplications d'amou-
reuse, répondu par des chansons? C'était un peu la
même chose, mais ici les sermons étaient singulière-
ment intempestifs. Au lieu de prêcher la résignation,
il eût été plus à propos, d'abord, d'épuiser toutes les
chances possibles d'arracher un être humain à la
mort. Eh ! mon Dieu, il eût été temps, en cas d'échec,
de parler du ciel. Mme de Krudener aurait dû se rap-
peler la fable de La Fontaine L'enfant et le maître
d'école qui semble avoir été écrite absolument pour
elle, et cette morale pratique qui, dans la circons-
tance, valait mille fois mieux que ses nébuleux déta-
chements des choses terrestres :
Bel mon ami, tire-moi du danger,
Tu feras après ta harangue.
Il est fâcheux que des motifs de rancune person-
nelle, un froissement d'amour-propre tout intime et
déjà bien ancien, puissent être, comme on va le voir
^230 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
tout à l'heure, incriminés dans l'attitude de Mme de
Krudener en cette affaire. Ne soyons cependant pas
trop sévères. En sa qualité d'étrangère, les démêlés
des Français entre eux ne pouvaient l'intéresser que
médiocrement :
Qu'ils s'accordent entre eux, ou segourment, qu'importe?
Peu lui importait donc qu'un homme fût con-
damné et exécuté pour avoir tenu une conduite
qui déplaisait au parti vainqueur. En Russie, d'ail-
leurs, on n'avait pas l'habitude d'y regarder de si
près : un homme déplus ou de moins .. Mais, comme
chrétienne, c'était différent. La charité lui comman-
dait de s'intéresser au condamné, sa courtoisie de
femme du monde lui ordonnait d'accueillir les sup-
plications de sa désolée épouse, son cœur bon de les
faire valoir auprès d'Alexandre, et, par ce monarque,
de les faire triompher des dispositions haineuses de
Louis XVIII. Le roi de France, qui avait à se faire
pardonner sa déloyauté encore toute récente, ne pou-
vait rien refuser au souverain russe.
Des raisons politiques furent peut être un empê-
chement absolu, du moins la baronne le put-elle pen-
ser, à des démarches en faveur de la grâce du con-
damné. Mais il y avait peut-être aussi — nous disons :
peut-être — une autre raison qui expliquerait la
sourdine que l'amie d'Alexandre, d'ordinaire si cha-
ritablement bonne, mit cette fois à son dévoue-
ment. Lorsqu'elle était venue à Paris sous le Con-
sulat, elle avait rencontré M. de Labédoyère dans le
talon de M1" de Staël. A cette époque, le jeune olli-
LA BARONNE DE KRÏIDENER 231
cier n'eût pas plus songé à écouter des sermons
qu'elle ne songeait elle-même à en faire. Il encourut
cependant la disgrâce de la baronne. Son crime avait
été de ne point prêter attention à de certaines œil-
lades fort admiratives que lui décochait l'ambassa-
drice dont le délire amoureux ne s'était pas encore
transformé en délire sacré de prophétesse et en ar-
deurs pieuses. Bref, M. de Labédoyère avait dédai-
gné les avances de la blonde Livonienne. A la façon
des coquettes évincées, dans le manège desquelles le
cœur n'entre guère enjeu que pour amasser des ran-
cunes, celle-ci s'était aussitôt mise en chasse d'un
autre gibier, et c'est ainsi que le chanteur Garât avait
hérité du rebut de M. de Labédoyère. De là l'intérêt
purement d'âme que porta Mme de Krudener à celui
qu'elle avait auparavant distingué pour sa mâle
beauté et qu'il était peut-être possible d'arracher
à la mort. Et, en demandant à Dieu qu'il pardonnât
au malheureux condamné ses péchés de jeunesse,
peut être y avait-il en elle comme un inconscient re-
gret teinté de rancune qu'il n'en eût pas quelques
autres à se faire pardonner, mais, ceux-là, commis en
sa collaboration. Quoi qu'il en soit, on peut croire que
si le jeune officier avait jadis accueilli ses avances, —
ou bien s'il avait été pour elle un simple inconnu — la
charité de la baronne n'aurait reculé devant aucune
démarche pour le sauver, et elle aurait fini par mater
les mauvaises volontés. Mais, de même qu'elle ne
I ardonna jamais à Bonaparte son dédain pour Valé-
rie, il semble qu'elle ne pardonna pas davantage à
1 officier son indifférence pour l'auteur de ce roman.
232 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
De là l'intérêt purement spirituel qu'elle manifesta à
la victime de l'esprit de parti. Mais, cet intérêt, elle
le montra pleinement : son zèle était même si ardent,
qu'elle priait pour l'âme du condamné avant même
qu'elle ne fût arrachée de son corps ; et elle le faisait
avec d'autant plus de ferveur qu'elle se sentait peut-
être coupable de quelque souvenir profane qui n'au-
rait cependant pas dû l'empêcher de s'occuper de la
conservation de sa vie.
C'est dans la complication de ces sentiments divers
que le 11 août, c'est-à-dire huit jours avant que
l'arrêt du conseil de guerre ne fût rendu, Mme de
Krudener écrivait à Mme de Labédoyère une lettre
où elle se fait, on ne sait pourquoi, l'avocat de Dieu,
qui n'était pas en cause et n'avait pas besoin d'elle,
et non du général, qui mourra si elle ne met point
l'empereur Alexandre dans son jeu : « Que je vou-
drais pouvoir vous consoler, dit-elle, chère et aimable
madame de Labédoyère ; mais il n'appartient pas
aux hommes de faire cette œuvre. Je vous ai montré
le seul moyen qui peut vous tirer de cette douleur si
profonde et qui peut vous être si salutaire : Dieu et
Dieu seul, madame, Christ le sauveur, le média-
teur (1), le réparateur, Christ, lamour infini, l'océan
(1) Mm* de Krudener ne senible-t-clle pas, par ces mots, re-
fuser toute intervention, se laver les uiaius de ce qui va a 1-
venir, et ne pas vouloir entrer eu concurrence avec le Sauveur,
le Médiateur? C'est ce médiateur, pourtant, qui a dit : Aimez-
vous et aidez-vous les uns les autres. Ici, la baronne n'a peut-etro
pas assez aidé à sauver le condamné, à moins qu'elle ne l'ait
fait et que son humilité chrétienne IVmpeehe do le dire, Mais
le silence sur ses mérite1 n'était pas dans ses cordes.
LA BARONNE DE K1UÏDENER 233
de la charité : c'est à ses pieds, c'est en embrassant
cette croix qui est le refuge du pécheur, et le rallie-
ment de tout ce que la chute a dévasté que nous
trouverons le repos, la paix et le salut. C'est pour
avoir déserté cette croix par la plus lâche ingratitude,
que les trônes s'ébranlent et que les peuples s'ef-
facent de la terre.
« Oh ! madame, vous qui avez été élevée au milieu
des antiques restes de la monarchie (qui jadis s'enor-
gueillissait des premiers rois chrétiens et a vu les
noms auxquels s'attachaient les seuls hommages qui
ne périssent pas), vous, madame, soyez chrétienne
aussi, implorez le Dieu vivant ; jetez-vous dans son
sein, non en cherchant des appuis humains défendus
par sa sainte loi, quand il dit : « Maudit soit l'homme
qui s'appuie sur un bras de chair, » mais en le cher-
chant lui-même : il est plus tendre que la mère qui
nourrit de larmes cet enfant qui le sollicite aussi ; il
est meilleur que tous les rois de la terre ; mais, ma-
dame, il est l'Eternel, et par conséquent ses voies ne
sont pas nos voies. L'immense éternité est le domaine
de cet l'homme si déchu, qu'il ne sait pas traverserla
vie sans la souiller de ses méfaits ou sans s'avilir par
des péchés continuels.
« S'il frappe, ce Dieu, adorons, ce n'est que pour
corriger; résignons-nous, pleurons, prions, mais
songeons que ce n'est pas à nous à retenir son
bras, etc., etc. »
Et elle ose écrire cela, et quatre autres pages en-
core de semblables aberrations, à une malheureuse
femme qui tombe à ses genoux pour la supplier
"234 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIECLE
d'user de sa toute-puissante influence et sauver son
mari! Elle n'a pas honte de mettre Dieu dans l'affaire
et de dire : « Ce n'est pas à nous à retenir son
bras ! »
D abord, ce n'est nullement charitable et nulle-
ment chrétien. Ensuite, c'est déclarer, mais sans
franchise, qu'elle n'interviendra pas. Enfin, c'est
là le langage d'un esprit faux qui ne craint pas
d'avoir recours à l'hypocrisie, l'hypocrisie reli-
gieuse, la pire de toutes, pour cacher la satisfaction
de ses rancunes sous le masque d'une piété dé-
placée.
Qu'est-ce que Dieu avait à faire en cette conjonc-
tire? Ce n'est pas lui qui voulait frapper Labé-
doyère : c'était Louis XVIII. Il ne faut pas faire
de confusion. Et c'est le bras de ce souverain san-
guinaire qu'il s'agissait de retenir et non celui de
Dieu.
Mais il est visible que M"10 de Krudener ne veut
pas s'en mêler. Gela l'amoindrirait. Son rôle est plus
haut : elle ne veut sauver que des âmes. Mais elle
ferait mieux de dire franchement qu'on ne peut pas
compter sur elle : ce serait plus chrétien que de se
retrancher derrière des sermons, et sa piété, ici,
n'est que pure hypocrisie.
h La charité est mon devoir, dit-elle en terminant
cette longue épître à la Tartuffe ; elle est tour
à tour tendre et sévère. Je suis chrétienne et en
m'humiliant de mon néant aux pieds de Christ, j'ai
l'audace des plus grandes espérances, car je connais
i profonde miséricorde, et j'espère le salut de votre
LA BARONNE DE KRUDENEIl 235
mari, s'il veut se jeter dans le sein du Sauveur qui
ne repousse personne (i). »
Cette lettre a tout l'air d'une « fin de non-recevoir. »
La charité dans laquelle se drape si bien Mme de Kru-
dener n'est ici qu'une fausse charité. Les consolations
viennent même avant la condamnation. Elles enlèvent
ainsi à la malheureuse femme, dont le mari est en
danger, tout espoir de le voir sauver. Singulières
consolations que celles qui l'exhortent à porter le
deuil de son époux avant sa mort ! Et cela sous le pré-
texte que tout ce qui est de la matière est sans impor-
tance!... C'est manichéen, mais c'est bien peu chré-
tien. Et c'est ainsi qu'au lieu de sauver la vie du gé-
néral, elle s'amusa à sauver son âme, par corres-
pondance!... Cela, cependant, pressait moins : il eût
été temps, une fois la grâce obtenue, de le prêcher.
Mais qui sait? La gloire de sa conversion lui eût peut-
être échappé, et alors, où eût été son bénéfice? Oh !
ces calculs d'égoïsme sont parfois atroces! Et
l'odieux l'emporte sur l'atroce, quand on y mêle des
prédications pieuses qui ne sont que d'hypocrites
faux- fuyants.
La conduite de M,ne de Krïidener, puisqu'elle
n'avait pas refusé nettement de se mêler à l'aiïaire,
était de toute façon blâmable et tous ses sermons ne
la disculperont pris. De deux choses l'une : ou bien elle
eut une pensée de bénéfice personnel, — oh! tout
moral — en voulant, dans sa vaniteuse manie de pro-
sélytisme, se faire un piédestal de la conversion in
(1) Ch. Eyuard, Viede âf»« de KrOdener, t. Il, pp. Si 58.
236 UNE ILLUMINÉE AU XIXP SIECLE
extremis d'un condamné à mort de haute marque,
ou bien elle se désintéressa de son salut par une ran-
cune tenace de coquette dédaignée. L'on sait que ces
blessures d'amour- propre ne guérissent jamais : elles
sont un peu comme la jalousie qui naît avec l'amour,
ainsi que l'a très finement observé La Rochefoucauld,
mais ne meurt pas toujours avec lui. La rancune de
l'amoureuse n'était pas morte chez la « sainte » ; elle
se cachait seulement sous les fleurs de rhétorique
d'une piété plus parlante qu'agissante.
Tout cela n'est pas beau, mais, en son for intérieur,
Mme de Krùdener trouvait moyen de l'embellir... ou
de ne pas le voir. Elle jetait dessus le manteau de la
religion et ne pensait plus alors qu'à sa piété méri-
toire.
Ecoutez de quelle façon elle accueille l'empereur
Alexandre entrant dans son salon; regardez-la : elle
se lève, et, avec ce grand air, ce tour et cette aisance
qui ne sont qu'à elle, elle va au-devant de lui, du pas
alangui d'une gazelle blessée : elle lui dit de sa jolie
voix câline et doucement traînante, cette voix chan-
tante qui semblait encore émue de quelque relent
d'amour plus profane que divin : « Mon frère en
Christ, je vous remercie d'être venu; j'avais besoin
d'épancher mon âme gonflée d'amertume ; on ne
sauvera pas le pauvre Labé Joyère. Ah ! si vous
l'aviez vu il y a dix ans! Qu'il était beau, qu'il était
admirable! Noble tête, physionomie expressive, re-
gard plein de feu, chevelure majestueuse, cœur sen-
sible, esprit étincelant! Et tout cela, tout cela ne sera
bientôt plus qu'un souvenir vague !. . Prions! Prions
LA BARONNE DE KRÛDBNRR 237
pour que la miséricorde divine le reçoive dans la féli-
cité éternelle!... »
Et elle prenait l'empereur par la main, le conduisait
devant un fauteuil, s'agenouillait elle-même devant
un autre et commençait une invocation à Dieu.
Alexandre s'agenouillait alors et s'associait à ses
théâtrales expansions pieuses.
Le pauvre Labédoyère est passé par les armes.
L'âme tendre de Mmo de Krudener en est ravie.
Lisez plutôt ; voici ce qu'elle écrit à Mile Cochelet :
« C'est avec bien de la peine, chère amie, que je
trouve un moment; mon temps est si occupé que je
ne puis plus guère en disposer. La malheureuse
M"" de Labédoyère m'a occupée tous ces jours-ci ; j'ai
eu le bonheur de voir son mari mourir comme un vé-
ritable chrétien. Sa sainte mort doit réjouir tous les
cœurs auxquels il reste une ombre de zèle pour la
vraie religion de lÉvangile; elle doit calmer toutes
les haines (1;. Ne me mêlant à rien de terrestre (2),
j'ai pu tout franchir, tout dire et prêcher la repentance
et la rémission des péchés par le sang du Sauveur.
Oh! que cette mission est belle! C'est elle qui fait
régner quand les rois de la terre tremblent... (3). »
Sous ces airs d'humilité et de naïveté, ne la jugez
pas modeste : remarquez au contraire cette vanité,
cet élernel besoin de se mettre en scène, de poser
devant la galerie avec une complaisance admirative
(i) Klle ne pouvait au contraire que les exaspérer : la grâce
suite l'amnistie auraient pu seules les apaiser.
(2) Voila bien l.i preuve de sa uon-intervention.
(3; M"e Cochelet, Mémoires SUT la famille impériale, t. I, p. 3G6.
238 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
d'elle-même, et de dire, comme Alceste : «Je veux
qu'on me distingue... » Mais rien de tout cela ne mé-
rite l'admiration. Ah! madame, votre humilité, dont
vous faites si fièrement étalage, est trop compliquée
d'orgueil! Vous avez une trop haute idée de votre su-
périorité!
Dans une lettre que Mme de Labédoyère écrivit
quelques jours après l'exécution de son mari, à une
de ses tantes, on trouve ces mots : « Les deux per-
sonnes marquantes en qui vous et moi, madame,
nous avions confiance, ont été, je crois, les plus
cruelles. » Quelles sont ces deux personnes mar-
quantes ? Il ne serait pas extraordinaire que Mme de
Krùdener fut l'une des deux. La seconde n'est autre
que la duchesse d'Angoulême, qui, après s'être mon-
trée si impitoyable envers ce pauvre Labédoyère,
devait être si méchamment acharnée contre le doux
et inoiïensif Lavalette. Deux «saintes» pourtant...
Une seule femme, en tout ceci, eut une conduite
absolument belle : ce fut Mme de Labédoyère elle-
même. Tandis que Mmc de Krùdener s'amusait à tra-
vailler au salut de l'âme du général, elle, elle tra-
vaillait à l'arracher au supplice. « En rentrant chez
moi, a écrit le chancelier Pasquier, je trouvai Mmc de
Labédoyère. M"" Pasquier l'avait reçue en mon ab-
sence. Elle m'attendait pour connaître sa destinée ; je
n'eus pas le courage de la lui révéler, je lui dis que
rien n'était encore décidé. J'étais si profondément
troublé que je ne savais que dire... Retournée chez
elle, M'no de Labédoyère ne tarda pas à apprendre
son malheur; la nouvelle lui en fut portée par un
LA BARONNE DE KRUDBNBR 239
prêtre qui avait, je crois, élevé le malheureux jeune
homme et qui l'accompagna jusqu'au dernier mo-
ment (1). Il en avait reçu la mission de rapporter un
portrait d'elle que son mari n'avait jamais voulu
quitter, qu'il avait encore sur sa poitrine quand les
balles l'ont frappé. En accomplissant sa mission, le
prêtre avait constaté que le portrait était taché de
sang*. M11"' de Labédoyère s'est grandement honorée
et a ajouté à l'intérêt qu'elle devait inspirer, par la
retraite si digne dans laquelle elle a vécu, unique-
ment occupée de l'éducation de son fils » (2).
Cependant l'empereur de Russie continuait à aller
passer ses soirées chez Mmc de Kriidener et semblait
de moins en moins pouvoir se passer de sa mystique
pat oie. Il lui arrivait bien parfois de sourire à de cer-
taines jongleries, — c'est le mot, — qui sentaient plus
le charlatanisme qu'une foi religieuse saine et forte,
avec laquelle elles n'avaient rien à voir. Mais, par la
puissance de l'habitude, il revenait toujours. Il n'était
cependant pas possible que son esprit éclairé prît au
sérieux les facéties de la baronne. Elle prétendait,
enelfet. maintenant, avoir la faculté dentrer en com-
munication avec les âmes des trépassés, de les évo-
quer, à volonté, et de s'enlretenir avec elles comme
ce les êtres vivants. Ne poussa-t-elle pas un jour le
charlatanisme jusqu'à affecter de parlera haute voix
ians son salon, alors qu'elle y était seule, comme si
elle soutenait une conversation avec une de ces
pauvres àm< s. veuves de leur corps, et qui était venue
(!) * «'tait l'abbé Delondelle.
{!) Oianecl. [uier, M motrtf, t. III. p. 403.
240 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SlècLE
lui faire visite? C'est du moins ce qu'elle dit à l'em-
pereur de Russie qui, venant lui en faire une aussi,
s'étonnait de l'entendre parler toute seule. Elle vou-
lait faire, de cette nouvelle fantaisie, un nouveau
moyen de domination, ou seulement d'influence. Sen-
tait-elle déjà de la tiédeur, tout au moins un peu de
fatigue ou d'ennui chez son impérial visiteur? C'est
possible. Mais, malgré tout son désir de faire entrer
ces évocations d'âmes comme articles de foi de sa
religion — car elle en avait une à elle, qu'elle voulait
répandre, comme s'il n'y en avait pas assez sans
celle-là pour diviser les hommes et les faire damner
pour leur intolérance — elle n'osa pas le faire. Le
morceau était trop gros à faire avaler. D'ailleurs,
elle n'écrivit point sa doctrine, si elle en eut jamais
une précise, et elle ne signala même pas en quels
points cette doctrine différait des diverses autres
doctrines religieuses. Mais le moyen de prendre au
sérieux une religion qu'une femme a fabriquée à son
usage? Comme l'a fort bien dit M. Joubert, le délicat
ami de M,m de Beaumont et de Chateaubriand, « une
conscience à soi, une morale à soi, une religion à
soi! Ces choses, par leur nature, ne peuvent point
être privées.» Née dans le culte luthérien, la baronne
suivait, en 1815, les exercices religieux de la cha-
pelle russe de l'empereur Alexandre, et elle ne cacha
pas, plus lard, que son projet, qui lui était évidemment
soufflé par Dieu, comme tous les autres dont elle
s'avisait, consistait à fondre l'église orthodoxe grecque
dans l'église catholique, les différentes confessions
protestantes en une seule, et celle-ci dans la religion
LA BARONNE DE KIÙÏDENER 241
catholique. Revue et corrigée par elle, cette religion
eût été la religion chrétienne. Les dissidences de
chaque Église, les convictions personnelles, les at-
taches de naissance ou d'habitude, tout se serait ef-
facé dans un renoncement général et un embras-
sement universel. Basée sur la charité, cette nou-
velle Église eût donné à la morale la sanction reli-
gieuse dont elle ne peut se passer. C'est un peu les
idées émises plus tard par Chateaubriand (1), puis par
Renan. Qui sait si, dans le délabrement actuel des
croyances, une âme plus forte survenant, et ayant
qualité pour le faire, n'apportera pas un jour un
commencement d'exécution à des projets qui, avec du
temps, une tolérance et des concessions réciproques,
réaliserait cet idéal de tout ce qui est chrétien obéis-
sant à la même loi religieuse ?
Sans se faire une trop haute idée des rêves de Mine de
Krudener, il faut convenir que c'était là, malgré quel-
ques faiblesses, un noble projet, si c'était vraiment le
sien. Mais il était bien lourd à conduire pour une Ma-
deleine qui, toute repentie qu'elle était, ne pouvait
empêcher les échos du monde de raconter encore
ses galantes fredaines ; jusque dans son salon, les
(i) Eu janvier 1829, Chateaubriand dit au pape Léon XII :
« Votre Sainteté ne penserait-elle pas que le moment est favo-
rable ù la recomposition de L'unité catholique, à la récouciliation
des sectes dissidentes, par de légères concessions sur la disci-
pline î Les préjugés contre la cour de Rome s'effacent de toutes
et, dani UO siècle encore ardent, l'œuvre de la réunion
teutée par Leibuitz et Bossuet. » {Mémoires d'Ou-
tre-tombe.)
Bo ce moment, l'idée est reprise par quelques esprits géné-
reux et élevés entre autres par M. Brunetière.
14
242 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
railleries à la Brantôme se murmuraient d'oreille à
oreille, soulignées de demi-sourires. Tout cela, on le
comprend, jetait sur la baronne un certain discrédit
et enlevait un peu de sérieux à ses prédications, pour
ne leur laisser que l'ennui.
Mais cela n'empêchait pas les désœuvrés du monde
d'aller la voir. Au contraire. Elle était devenue une
des attractions de Paris et les gens qu'un intérêt
personnel n'amenait pas à l'hôtel Montchenu, y ve-
naient par mode ou par curiosité. Tout le snobisme
parisien s'y donnait rendez-vous. La duchesse d'Es-
cars, si spirituelle, la duchesse de Duras, qui n'était
pas encore la sainte qu'elle devint un peu plus tard,
mais qui déjà, pressentant son abandon par Chateau-
briand, prenait ses dispositions pour le devenir;
Mme Degérando, qui était une vraie sainte, celle-là;
beaucoup d'autres femmes du monde venaient voir
Mme de Krûdener, avaient avec elle de longs et pieux
entretiens, se rendaient poliment à ses douces paroles
et la laissaient, rame radieuse des conversions qu'elle
croyait avoir faites. Ces dames avaient le bon goût
de ne se moquer d'elle qu'une fois dehors. Ecoutez
donc, il y avait de quoi. Elle qui causait si gentiment
autrefois, la voilà maintenant en représentation. Elle
disserte, et de quoi? de religion. Elle fait du prosé-
lytisme. L'entendez-vous? Elle gémit sur la fragilité
de la nature humaine, elle se lamente... puis, la voilà
qui s'indigne, qui se révolte, qui jette feu et flamme.
Mais aussi, c'est qu'elle parle des réprouvés, de
L'Enfer. Elle ne disserte plus, elle prêche, et avec
I» '^sion : en femme amoureuse, il faut toujours
LA BARONNE DE KIUÏDENEIl 243
qu'elle soit emballée sur quelque chose ou sur quel-
qu'un. Elle émerveille, elle étonne une première
fois. N'allez pas l'entendre une seconde fois, elle
ennuierait, à moin- d'être dans un état d'àme spécial
comme le mystique Alexandre, ou l'amoureux Ben-
jamin Constant, ou le simpliste confrère Empeytas.
Mais quel contraste entre ce jargon panaché de pieux
élans et ces cheveux encore blonds, et ces yeux bleus
encore doux, et ce visage qui peut encore faire illu-
sion à la lumière des lustres, et cette élégance de
mondaine distinguée! A-t-on jamais entendu une
femme aborder, dans son salon, la controverse reli-
gieuse et prêcher comme un pasteur? Passe encore
si c'était de la politique : n'a-t-elle pas, comme les
hommes, fait un apprentissage de cette science dans
ses amours successifs? Mais parler ainsi religion...
Est-ce pour cette raison que l'auteur du Génie du
Christianisme avait cherché à renouer avec l'au-
cienne ambassadrice ses cordiales relations d'autre-
fois? Oh ! que non. Des pensées d'égoïsme et de po-
litique toute personnelle avaient seules amené l'au-
teur de René chez l'auteur de Valérie. Il ne voulait
d'elle que l'honneur d'être présenté à l'empereur
Alexandre. Il l'obtint. Mais la chose ne se passa point
à sa satisfaction. L'entrevue fut froide, légèrement
guindée : chacun se tint sur la réserve, aucun ne
s'ouvrit à l'autre, et la démarche n'aboutit à rien.
Bergasse, un illuminé, présenté de même par
Mme de Krïidener, eut plus de succès : il conquit de
suite, par sa rondeur, la bienveillance du souverain
et ne fut pas long à en ressentir les ell'els.
244 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
De son côté, Mme de Kriidener, toujours fanfa-
ronne de piété, sentait que ses prédications n'auraient
sur l'amélioration morale de l'espèce humaine qu'une
influence absolument nulle, si elle n'étendait pas
aussi largement que possible le cercle de ses audi-
teurs. 11 était nécessaire, pour soutenir le rôle qu'elle
voulait prendre, de ne pas se borner à être une prê-
tresse, une sibylle de salon, mais de répandre la
sainte parole surtout parmi le peuple. Avec les gens
du monde, qui ont trop l'habitude de se moquer de
tout, il n'y avait décidément pas grand'chose à faire:
ils sont trop ignorants, trop superficiels, trop inca-
pables d'un efTort d'attention un peu soutenu pour
mordre aux choses sérieuses. Il les faut amuser,
comme des enfants. Et les sermons ne sont pas amu-
sants, si ce n'est peut-être à les faire. « Dans la so-
ciété aristocratique, a dit Chateaubriand, jouez au
whist, débitez d'un air grave et profond des lieux
communs et des bons mots arrangés d'avance, et la
fortune de votre génie est assurée. » Ce monde
ne pouvait donc venir dans le salon de Mme de Kriide-
ner que par curiosité ou intérêt.
Le baron Degérando ne fut pas ainsi. Philanthrope
de profession, il avait une gravité toute bonne qui
prenait tout au sérieux, choses et gens, hommes et
femmes. Sa candeur décernait d'emblée mille mérites
à chacun. Il donna en plein dans les idées de la ba-
ronne. C'est lui qui lui suggéra la pensée, assurément
chrétienne et charitable, d'aller prêcher les Made-
leines, repenties ou non, de la prison de Saint-Lazare-
C'était une idée fort généreuse : elle était dictée à
LA BARONNE DE KRUDENER 245
M. Degérando par son bon cœur, et un peu de bien
pouvait en résulter. Mais Mme de Kriïdener était-elle
vraiment, par son passé, la personne désignée pour
une semblable mission? Peut-être. En tout cas elle le
crut, et M. Degérando aussi. Celui-ci l'accompagna,
et sa présence donna à la démarche un caractère de
sérieuse gravité dont, à vrai dire, la missionnaire avait
un peu besoin.
Il faut lire dans la première Causerie de Sainte-
Beuve sur Mmo de Kriïdener le récit de cette visite :
« Sollicitée par l'amitié d'un homme de bien, M. De-
gérando, elle pénétra avec l'autorisation du préfet de
police dans la prison de Saint-Lazare, et là elle se
trouva en présence de la portion véritablement la plus
malade de la société. Elle commença au milieu de
ces femmes étonnées et bientôt touchées : les plaies
des puissants furent étalées; elle frappa son cœur;
elle se confessa aussi grande pécheresse qu'elles
toutes ; elle parla de ce Dieu qui, comme elle disait
souvent, V avait ramassée au milieu des délices du
monde. Cela dura plusieurs heures, l'effet futsoudain,
croissant; c'étaient des sanglots, des éclats de re-
connaissance. Quand elle sortit, les portes étaient
assiégées, les corridors remplis d'une double haie.
On lui fit promettre de revenir, d'envoyer de bons
livres. Mais d'autres émotions survinrent ; elle n'y
retourna pas; et c'est dans ce peu de suite que, chez
Mm9 de Kriïdener, le manque de discipline, d'ordre
fixe et aussi de doctrine arrêtée se fait surtout
sentir. »
Une lettre de Mmc Armand à MIlc Cochelet, datée
ii.
246 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
du 2 septembre 1815, nous donne l'emploi du temps
de Mme de Kriidener à Paris : « C'est de la part de
Mme de Kriidener que je vous écris, mademoiselle ;
elle me charge de vous exprimer ses regrets de ne
pouvoir profiter de cette occasion pour vous témoi-
gner tous ses sentiments pour vous; elle n'a pas un
moment à elle ; c'est au point qu'elle n'a pas le temps
de manger, et qu'elle ne mangerait pas si ce qui l'en-
toure n'y veillait pas.
« On peut dire sans exagération que son état de
santé est surnaturel; car en dissipaut beaucoup et en
réparant peu, elle devrait s'ea ressentir; eh bien,
non; elle est aussi fraîche, aussi colorée, aussi forte
qu'une personne qui se soigne beaucoup. La cour et
la ville, les savants et les ignorants, viennent en
foule, et s'en retournent, par la grâce de Dieu, meil-
leurs qu'ils n'étaient venus. Il y a de grands mouve-
ments dans les âmes : Ion sent le besoin de la prière
et les églises sont fréquentées toute la journée. On a
commencé les prières de quarante heures et celles de
quarante jours. L'on expose à Notre-Dame les re-
liques de sainte Geneviève, et le peuple s'y rend.
Quand je dis le peuple, j'entends toutes les
classes... »
Mme Armand el quelques autres personnes, de
très bonne foi d'ailleurs, ont attribué à Mme de Krii-
dener le grand mouvement religieux qui se dessina
en 1815, après le retour des Bourbons en France.
C'est excessif. La baronne, avec ses prédications, y
eut pcul-élre sa petite part. Mais ce n'est pas sûr.
Une autre pari, plus grande, peut légitimement être
LA BARONNE DE KRUDENER 247
attribuée aux calamités, aux deuils qui depuis tant
d'années pleuvaient sur la France, et dont le résultat
ordinaire est un réveil des idées religieuses qui dor-
ment plus ou moins paresseusement au fond des
âmes. Mais il y avait aussi une autre cause à ce mou-
vement, et celle-là ne fait pas grand honneur à la
nature humaine. Comme on savait qu'à la suite des
Bourbons arrivaient les prêtres et la réaction reli-
gieuse, le fonds de bassesse et d'hypocrisie qui, chez
trop de gens, les porte à flatter le pouvoir, quel qu'il
soit, pour en obtenir des faveurs et des grâces, se
réveilla, et l'on se mit à afficher ostensiblement une
dévotion qu'on n'avait pas; moins on l'avait, même,
plus on l'affichait. Mais dans ce retour aux manifes-
titions religieuses, les prédications de Mme de Kru-
dener n'étaient pour rien. Elles eussent dû plutôt
deviner cette tendance fâcheuse des caractères mous
et bas, et fulminer contre 1 indignité des faux dévots.
Dans son salon, plus d'un en eût pu faire son profit.
La vraie dévotion, elle, n'est ni une afiaire de mode
ni un moyen de se faire bien venir : sans se cacher,
elle ne cherche pas à se montrer, encore moins à
s'afficher.
Cependant les prédications de la baronne, grâce
surtout au rang suprême de son principal auditeur,
faisaient grand bruit dans le nouvel état d'esprit qui
se manifestait à Paris sous cette seconde Rastaura-
tion. Mme Swetchine, indépendante de caractère et
dont l'âme ferme ne se laissait pas prendre à de
simples apparences, avait eu vent des représenta-
tions religieuses de la pythonisse livonienne, et de
248 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
son influence mystique sur l'esprit d'Alexandre.
Inquiète de l'enthousiasme, peut-être un peu irré-
fléchi, qui entraînait Mlle de Stourdza, son amie, vers
les doctrines assez nébuleuses et dénuées de disci-
pline religieuse qui étaient prêchées à l'hôtel Mont-
chenu, elle lui écrivit une lettre remarquable de
bon sens, qui a sa place ici :
« Je ne puis vous dire combien tout ce que vous
me dites de Mme de Krudener et de sa fille m'a inté-
ressée. Gomme je n'ai pas l'honneur très peu rare
d'avoir des opinions toutes faites à l'avance, et que,
par une bizarrerie que Ton condamnerait beaucoup à
Pétersbourg si je m'en vantais, je tiens à avoir des
notions préliminaires un peu exactes sur quelque
chose que ce soit avant de la juger, mon opinion sur
les théosophes d'Allemagne est dans un état qui ferait
frémir d'indignation et de crainte tous les orthodoxes.
On peut faire beaucoup de chemin dans un champ si
vaste, et j'ai toujours trouvé assez simple qu'en res-
pectant les bases, les uns s'occupent à ôter quelques
briques qui leur paraissent inutiles, et que les autres
en ajoutent, pourvu que le luxe de ceux-ci n'aille pas
braver le ciel par une seconde tour de Babel. Je me
sens fort indulgente, quoique j'aie toujours trouvé,
après y avoir bien pensé, qu'il valait mieux suivre la
religion dans toute sa simplicité et n'en point faire
une science dont les plus habiles zélateurs ne sont
pas toujours les chrétiens les plus attachés à ces pré-
ceptes qui dirigent l'action en s'identifiant avec elle.
Lorsqu'on se perd dans les abstractions et dans les
clans de l'amour divin, il est bien rare que l'orgueil,
LA BARONNE DE KRÙDENER 249
dans le partage, coure risque de mourir d'inanition. »
Mme Swetchine met le doigt sur le principal mobile
des actes et des paroles de Mme de Krïidener. La
vanité, l'orgueil, le besoin de faire parler d'elle à tout
prix en se mettant à la tête de quelque chose, ce côté
cabotin qui se trouve dans toute la vie de la baronne,
Mrae Swetchine Ta saisi, et c'est en termes fort spiri-
tuels qu'elle met en garde Mlle de Stourdza contre ce
point faible des prédications et contre la doctrine de
religion libre de l'amie de l'empereur. Elle poursuit
sa lettre :
« Le cri de guerre de cette milice sainte est tou-
jours simplicité, abnégation de volonté et de com-
plaisance en soi-même; mais cette belle médaille a
un malheureux revers qui étale tous les vices opposés.
En outre de ces observations qui m'ont été fournies
par la société que vous connaissez, une chose qui
m'en aurait garantie, c'est l'éloignement prononcé
pour tout ce qui est association. Je n'ai jamais com-
pris qu'on se trouvât lié par les opinions, et si jamais
je suis d'une secte, ce sera de celle des indépendants.
Je ne donne jamais ma confiance et mon estime qu'au
caractère, et les romans de Mme Radcliffe m'effraient
moins que je ne le serais si je me sentais sous la
griffe d'une société religieuse faisant corps dans le
corps de l'Eglise chrétienne. Tâchez, mon amie, de
vous y soustraire; ce n'est pas aussi facile que vous
le croyez; ces gens-là, quelque estimables qu'ils
soient d'ailleurs, nourrissent toujours cette arrière-
pensée, et la propagande était pleine de tiédeur en
comparaison de la chaleur qu'ils y mettent. Ecoutez-
250 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
les s'ils vous intéressent, mais n'adoptez pas leurs
opinions; prenez d'elles ce qui échauffe l'àme sans
influencer l'esprit. Votre frère m'a lu la lettre de
Mme de Krudener dont vous lui avez envoyé une
copie; elle m'a paru admirable, et à lui aussi, sans
qu'il en convienne peut-être d'aussi bonne foi ; niais
je ne vous en invite pas moins à vous en tenir à cette
foi du charbonnier, à laquelle je suis revenue après
toutes mes oscillations religieuses qui représentaient
passablement dans ma pauvre tête la fermentation
des opinions du seizième siècle.
»... En vérité, ma chère amie, il n'a pas fallu moins
que votre extrême bonté pour moi pour me rendre
prêcheuse : encore si je l'étais à la manière de
Julie ! (1) »
A l'exemple de Mme Swetchine, dont la lettre est
le bon sens même, nous dirons que nous approuvons
fort qu'on allât écouter les sermons de Mme de Kru-
dener si on les trouvait amusants ou simplement in-
téressants; mais qu'il était prudent et sage, si Ton
voulait revenir à la foi, de s'en tenir à celle du « char-
bonnier », c'est-à-dire à celle de son enfance, à celle
de sa mère — quand elle a eu la religion du devoir,
et non celle du très saint amour, et de la très libre
coquetterie, — et de no pas s emballer sur des sem-
blants de doctrine qu'une femme, éloquente à la
vérité, mais dont l'éloquence avait des tendances
manifestement intéressées, ne fût-ce que sur le cha-
(1) Julie, <ui se le rappelle, est le prénom de Mm» de Km l<>-
ik r. (Comte de Falloux, Ma* Swetchine, sa vie et ses œuvres,
p. 150.)
LA BARONNE DE KRÙDENER 251
pitre de l'orgueil, s'amusait à exposer dans son
salon pour se faire, dans son désir démesuré de se
singulariser, un piédestal de sa peu ordinaire excen-
tricité religieuse.
Tout absorbé que paraissait l'empereur Alexandre
par les menues prédications religieuses, les sermons
et les prières de Mine de Krïidener, il ne négligeait
nullement les choses de la politique. Il voyait que les
souverains alliés, tout occupés de leurs intérêts, le
laissaient à peu près de côté sous prétexte que ses
troupes n'avaient paru sur aucun champ de bataille à
la dernière prise d'armes. Révolté des prétentions de
la Prusse, de l'Autriche, des Pays Bas, qui ne vi-
saient à rien moins qu'à dépouiller la France de ses
forteresses et de ses provinces frontières, sans avoir
l'air de se soucier de prendre l'avis de leur allié,
regardé un peu comme un intrus dans leurs conseils,
il eut à cœur de montrer qu'ils avaient tort de le trai-
ter ainsi, que sa puissance était grande, qu'ils pour-
raient bien avoir à compter avec elle, et que le moins
qu'il pût faire était de se retirer, lui et ses troupes,
de cette~alliance. Il voulait en même temps faire voir
à Louis XVIII, qui s'était si mal conduit envers lui
depuis un an, que son erreur n'était pas moindre et
qu'il avait[été plus que maladroit à lui de se jeter
dans lesbras de l'Angleterre et de l'Autriche au lieu
de garder loyalement son alliance et son amitié. Le
roi de France l'avait d'ailleurs reconnu lui-même et
avait essayé, mais secrètement et par des voies dé-
tournées, de s'adresser à sa générosité naturelle et
lui faire oublier ses mauvais procédés.
252 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
C'est pour toutes ces raisons, et pour provoquer
de salutaires réflexions chez les souverains alliés,
qu'Alexandre résolut de passer une revue de toute
son armée. Il choisit pour cette grande solennité la
plaine de Vertus, en Champagne, et la date du
11 septembre. Le roi de Prusse, l'empereur d'Au-
triche, le duc de Wellington y furent invités, ainsi
que les officiers généraux les plus marquants de
leurs armées. Monsieur, frère du roi, qui devait être
plus tard Charles X, et son fils le duc de Berry, y
allèrent aussi. Le spectacle fut grandiose. Près de
deux cent mille hommes bien équipés, bien armés,
bien entraînés, défilèrent devant les souverains.
L'impression qu'avait voulu produire Alexandre fut
complète. On sentit la menace sous l'air de fête du
spectacle. Les caractères dès lors s'adoucirent, les
partis pris fléchirent et l'empereur de Russie vit
prendre en considération ses volontés. Malheureu-
sement, la conduite passée de Louis XVIII à son
égard avait refroidi ses sentiments pour la France, et
c'est pour cela qu'il fit aux souverains alliés des
concessions qu'il n'aurait jamais consenties sans la
trahison dont ses bonnes dispositions avaient été
payées.
A cette revue qui fut, comme on le voit, un acte
de haute politique et de haut caractère, l'empereur
russe avait tenu à avoir près de lui Mme de Krudener.
Car la revue devait être précédée d'une cérémonie
religieuse et il voulait que les prières de « l'élue de
Dieu » montassent au ciel mêlées à celles de ses
popes, à celles de ses soldats et aux bleues spirales de
LA BARONNE DE KRÏIDENER 253
la fumée de l'encens. Lui-même, prosterné en terre
devant le front de son armée, devait s'unir à ces
prières.
11 n'y avait pas eu besoin de beaucoup d'instances
ponr décider Mme de Krudener à se rendre au désir
du souverain. Elle était donc venue au camp, accom-
pagnée de son éternel Empeylas, de Mme Armand, de
son gendre et de sa fille. C'était son état-major, elle ne
s'en séparait plus. Toujours théâtrale, heureuse de
jouer un grand rôle devant un grand public et dans une
grande circonstance, elle saisissait avec joie cette
occasion de se mettre en évidence. Dans l'intérêt du
Ciel, que n'aurait-elle pas fait? «... Tête nue, dit
Sainte-Beuve, ou tout au plus couverte d'un chapeau
de paille qu'elle jetait volontiers, cheveux toujours
blonds (1), séparés et pendants sur les épaules, avec
une boucle quelquefois qu'elle ramenait et rattachait
au milieu du front, en robe sombre, à taille longue,
élégante encore par la manière dont elle la portait, et
nouée d'un simple cordon, telle à cette époque on la
voyait, telle, dans cette plaine, elle arriva dès l'au-
rore, telle, debout au moment de la prière, elle parut
comme un Pierre l'Ermite au front des troupes pros-
ternées. »
M. Eynard a contesté l'exactitude de ce point. Il
prétend que M"" de Krùdener « vint en pauvre chré-
tienne, humble et réjouie, prendre sa part d'une cé-
rémonie religieuse, et voilà tout ». Sainte-Beuve,
i, Us ne grisonnaient plu*, comme ils s'étaient avisés de le
faire quelq éea auparavant : la baronne y avail mis bon
ordi
15
25 1 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
ainsi pris à partie, a maintenu tous ses dires : « J'ai,
a-t-il écrit plus tard, pour garant de mon récit un
témoin oculaire, très spirituel, appartenant à la fa-
mille chez qui Mme de Krùdener avait logé pendant
le peu d'heures qu'elle passa en ces lieux. Ce peu
d'heures avait tout à fait suffi pour que la prédication
commençât auprès des hôtes. Les personnes en-
thousiastes qu'un beau zèle anime n'y mettent pas
tant de façons. A peine arrivée le soir au château où
elle devait coucher, Mme de Krùdener et son monde
se mirent donc à prêcher et le maître et les gens; et
comme il y avait menace d'orage ce soir-là, le bon
gentilhomme de campagne, qui craignait que le vent
n'enlevât sa toiture, et qui avait hâte d'aller fermer
les fenêtres de son grenier, se voyant arrêté sur
l'escalier par une prédication, trouvait que c'était
mal prendre son heure. »
Mais, pour prêcher, toute heure était bonne à
Mmo de Krùdener, tout lieu favorable. Elle avait la
prédication non seulement facile, mais encore volup-
tueuse : elle en jouissait dans sa vanité, non moins
que dans son goût de prosélytisme. Aussi prêcha-
t-elle sur la route, aux relais, partout, en retournant
à Paris. Puis, trouvant que ce n'était pas encore assez,
elle voulut faire lire à ceux qui n'avaient pas eu le
bonheur de l'entendre à Vertus, et transmettre aux
générations futures, les impressions de son âme en ce
jour mémorable. Ces impressions furent consignées
en une petite brochure qui parut sous le titre du
Camp de Vertus. L'auteur y plane dans des sphères
élevées, mais nuageuses plutôt que limpides et pures
LA. BARONNE DE KRLÏDENER 255
comme l'éther. Cela ne l'empêche pas d'y voir Dieu
et toutes les splendeurs divines. Elle cite la Bible, la
deuxième épître de saint Paul aux Corinthijns, et
aperçoit manifestement en cette solennité militaire la
main de Dieu. Mais la main des hommes, c'est à-dire
la volonté de l'empereur Alexandre s'imposant avec
l'appui d'une solide armée de cent quatre-vingt mille
hommes prêts à soutenir cette volonté, ce spectacle
qui fit une si forte impression sur les souverains
alliés et les disposa à écouter une autre voix que celle
de leurs rancunes et de leurs convoitises, cela, — et,
c'était le seul point important — elle ne le vit pas.
Après tout, ce n'était qu'un détail humain, et sa
grande âme ne s'abaissait pas à de pareilles misères
terrestres. C'est cependant son intuition des choses
de la politique qui lui avait fait découvrir la religion
comme moyen d'arriver; maintenant, les choses de la
religion l'aveuglaient sur celles de la politique. Cela,
parce qu'en tout, au fond, elle ne voyait qu'elle-
même.
Lisez plutôt quelques phrases de cette brochure
sur le Camp de Vertus. Nous ne la donnons pas en
entier, malgré les accès d'éloquence véritable, mais
trop déclamatoire, auxquels l'auteur se livra dans son
enthousiasme d'inspirée. Le jet de la pensée, quoique
parfois enveloppée de nuages, se maintient d'un bout
à l'autre ; le mouvement en est sincère, mais ces
sortes de déclamations, d'un ton, malgré tout, un
peu à côté, ne sont bonnes à connaître que par mor-
ceaux. En voici quelques-uns :
« Nous venons, commence-t-elle, d'être témoins
256 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
d'une de ces grandes scènes qui rattachent les cieux
à la terre, et que la postérité verra comme une de
ces sublimes pages de 1 histoire, qui deviennent la
révélation des siècles.
» Qui oserait l'écrire, cette histoire de nos temps?
Quel est le Tacite assez audacieux pour toucher à
ces faits qui; semblables au sphinx de la Fable, dévo-
rent tous ceux qui n'ont pas le mot de cette énigme ?
» Tous ces faits échappent à ceux qui n'ont pas le
Dieu vivant pour les leur expliquer... »
Tout cela pour dire qu'ils ne lui échappent pas à
elle, ces faits, et qu'elle est, comme Moïse, en rela-
tions directes avec Dieu, qui a la bonté de lui en
expliquer les énigmes. Elle se drape même en aide
de camp du Seigneur, par humilité, sans doute ; et
c'est à lui qu'elle daigne attribuer le mérite de la
conversion d'Alexandre, ce qui montre qu'elle se
l'accorde bien probablement à elle-même.
« L'Eternel, poursuit-elle, appela Alexandre, et il
fut docile à sa voix. L'Eternel le soutint... Qu'ils ont
dû être remplis, ces immenses vœux de votre cœur,
heureux Alexandre, quand, dans cette journée du
Ciel, vous avez vu. .. cent cinquante mille Russes faire
nde honorable à la religion de l'Amour!... Et
celte grande scène où tant de grands souverains ado -
ut le Roi 'les rois, paraissait elle-même déjà
comme l'introduction de l'Univers dans d'autres
iB, el comme une préface vivante de cette His-
toire Sainte qui doit tout régénérer... »
Voici sa péroraison. Pierre l'Ermite ne devait pas
parler sur un autre ton quand il prêchait la croisade:
LA BARONNE DE KRUDENER 257
« Et vous, France première, antique héritage des
Gaules, fille de saint Louis et de tant de saints qui
attirèrent sur elle des bénédictions éternelles, et vous,
pensée de la Chevalerie dont les rêves ont charmé
l'Univers, revenez tout entière, car vous êtes vi-
vante d'immortalité ! Vous n'êtes point captive dans
les liens de la mort, comme tout ce qui n'a eu que le
domaine du mal pour régner ou pour servir. »
« Déjà vous assistâtes tout entiers à cette journée :
vous vous prosternâtes tous pour adorer Jésus-Christ,
la splendeur du Père et le juge de tous les mondes.
Vous lui demandâtes de sauver aussi la France,
quand, sur ces sept autels (1), le sang- de l'Homme
Dieu fut imploré pour tout ce qui respire. Ah! de-
mandez qu'elle retourne à son Dieu, et elle sera régé-
nérée. Oui, ses vertus, son amour pour les rois, sa
fidélité, ses titres au bonheur lui reviendront, avec
le soleil de vie que lui ont annoncé ses peuples
qui pratiquent l'Evangile et qui montrent à l'Uni-
vers entier celtj croix qui les fit vaincre, et qu'ils
laissent, en partant, comme un autel magnifique qui
doit tout rallier et qui dira aux générations futures :
« Ici fut adoré Jésus-Christ par le Héros et l'armée
chère à son cœur; ici les peuples de l'Aquilon de-
mandèrent le bonheur de la France! »
Il s'agissait bien de cela, en vérité! Le czar n'avait
d'autre pensée, on l'a vu plus haut, que de faire voir
aux souverains de l'Europe la puissance de son ar-
(1) L'armée russe était divisée eu sept corps. Uu autel avait
été dressé, bu camp de Vertus, en face de chaque corps d'ar-
mée, pour la célébration du saint sacrifice.
258 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
mée, de leur faire comprendre que son épée devait
peser dans la balance des liquidations, et qu'il enten-
dait qu'on tînt compte de sa volonté, Sans quoi!...
Ce langage muet fut compris des souverains.
Mme de Krùdener le comprenait, dans ses disposi-
tions ultra-religieuses, et l'expliquait surtout à sa
façon. Non seulement dans sa brochure, mais aussi
de vive voix aux nombreuses personnes qui la
venaient visiter. Elle faisait de la théologie avec ses
tendances et ses aspirations du moment, comme elle
faisait jadis l'amour avec une sainte componction.
Les habitués de son salon, M. Bérenger, son ancien
ami de Lyon, Ballanche, l'ami de Mmc Récamier,
M. deNorvinset quelques autres hommes distingués,
parmi lesquels les épaves du salon de Mme de Beau-
mont aux heureux temps du Consulat: Chateaubriand,
Chênedollé, Ducis, le chevalier de Pougens, Michaud,
qui la prenait plus au sérieux que jamais : tout ce
monde avait un grand plaisir, mais principalement de
curiosité, à la venir entendre. Des femmes y venaient
aussi, mais en moins grand nombre. Nous avons déjà
trouvé chez elle la duchesse d'Escars, la duchesse
de Duras, M"1'" Degérando : on y voit maintenant
M,no de Genlis (1), une ancienne pécheresse comme
elle, plus ou moins sincèrement revenue à la vertu ;
Mllc Cochelet, qui allait bientôt quitter Paris à la
suite de la reine Ilortense; M,no de Coislin, vieille
femme à la mode, poseuse, hardie et visant à l'origi-
nalité. Espèce d'illuminée elle-même, elle ne pouvait
(1) Voiries Mémoires cfelf»' de Ucnl/s, t. VIII, p. :13.
LA. BARONNE DE KRUDENER 259
manquer d'aller voir l'illuminée à la mode. Gomme
elle, elle commentait la Bible à sa manière, et cela
avec la hardiesse fantaisiste qu'elle avait dans son
orthographe. « Elle s'était fait un illuminisme à sa
guise, a écrit Chateaubriand. Crédule ou incrédule,
le manque de foi la portait à se moquer des croyances
dont la superstition lui faisait peur... Elle ne plut pas
à la fervente Mme de Kriidener, laquelle ne lui agréa
pas non plus. Mme de Krudener dit passionnément à
M",e de Goislin : « Madame, quel est votre confesseur
intérieur? — Madame, répliqua Mme de Golisin, je
ne connais point mon confesseur intérieur; je sais
seulement que mon confesseur est dans 1 intérieur de
son confessionnal. » Sur ce, les deux dames ne se
virent plus (1). »
Il y avait enfin, dans le salon de Mmo de Krudener,
quelques-unes de ces mondaines qui, tourmentées
de l'ennui de leur éternel désœuvrement, n'ont de
désirs que ceux d'une curiosité malsaine et semblent
avoir pour seul but dans la vie d'assister à tout ce
qui est spectacle, surtout à ce qui peut les prendre aux
nerfs : séances émouvantes des assemblées délibé-
rantes, exercices dangereux du cirque, audiences des
tribunaux où se jugent les affaires scandaleuses ou les
crimes à sensation, sermons ou concerts à la mode,
théâtre d'une catastrophe, exécutions capitales,
pièces égrilîarles...
On ne sait si Garât vint présenter ses respects à
celle à qui il avait, sous le Consulat, exprimé si fran-
(i) Chateaubriand, Mémoires d Out c-tombc.
260 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE
c'iement une façon de penser qui n'avait pas été pré-
cisément fort respectueuse, et qui n'était au fond que
celle qu'elle avait méritée. Mais, parmi les plus em-
pressés à fréquenter le salon de l'hôtel Montchenu,
il y avait Benjamin Constant, que nous allons re-
trouver tout à l'heure, etBergasse, cet ancien adepte
du mesmérisme, dont on avait parlé, en son temps,
plus peut-être que de Beaumarchais et de Necker.
L'empereur Alexandre l'avait pris tout de suite en
grande estime.
Cependant, à peine rentrée de la solennelle revue
du camp de Vertus, et tandis qu'elle enfilait d'en-
thousiasme, les unes après les autres, comme des
perles, les phrases d'éloquence religieuse qu'on a
lues un peu plus haut, Alexandre, de plus en plus
pénétré de l'atmosphère pieuse et des idées mys-
tiques que sa prêtresse exprimait si bien, songeait à
rendre hommage à Dieu pour la protection qu'i
avait accordée à ses armes et à celles de la coalition.
De là l'origine de cet acte, écrit les 14-26 sep-
tembre 1815 « au nom de la Très Sainte et Indivisible
Trinité », et connu sous le nom de Sainte- Alliance.
Les souverains « déclarent solennellement que le pré-
sent acte n'a pour objet que de manifester, à la face
de l'Univers, leur détermination inébranlable de ne
prendre pour règle de leur conduite, soit dans l'ad-
mnistralion de leurs Etals respectifs, soit dans leurs
relations politiques avec tout autre gouvernement,
que les préceptes de cette religion sainte, précepte!
de justice, de charité et de paix, qui, loin d'être
uniquement applicables à la vie privée, doivent au
LA BARONNE DE KUUDENEK 26i
contraire influer directement sur les résolutions des
princes et guider toutes leurs démarches, comme
étant Je seul moyen de consolider les institutions hu-
maines et de remédier à leurs imperfections ».
Il est hors de doute que Mme de Krùdener, d'abord
par 1'eflet de ses conversations pieuses et de ses dis-
cussions théologiques avec Alexandre, ensuite par
une initiative personnelle et directe, ait été le véri-
table auteur de la Sainte-Alliance. Elle exhortait sans
cesse l'empereur à confesser hautement sa foi, à ar-
borer la bannière de Dieu. « Le règne du Sauveur
viendra, lui disait-elle. Gloire et bonheur à ceux qui
auront combattu pour lui ! Malédiction et malheur à
ceux qui se seront élevés contre lui! Formez une
alliance sainte de tous ceux qui sont fidèles à la foi ;
qu'ils jurent de combattre d'un commun accord tous
ces novateurs qui veulent abattre la religion, et vous
triompherez éternellement avec elle ! »
Et c'est sous l'empire de ces idées qu'Alexandre se
décida à faire cet acte, plus religieux que politique,
auquel il associa le roi de Prusse et l'empereur d'Au-
triche. C'est lui qui tint la plume, le crayon plutôt,
car il paraît que la minute originale, qui est de sa
main, fut écrite au crayon ; mais c'est Mme de Krù-
dener qui l'a dictée. Ne reconnaît-on pas son style
dans L'article 2? Lisez plutôt :
« En conséquence, le seul principe en vigueur, soit
entre lesdils gouvernements, soit entre leurs sujets,
sera celui de se rendre réciproquement service, de
se témoigner par une bienveillance inaltérable l'af-
fection mutuelle dont ils doivent être animés, de ne
15.
262 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE
se considérer tous que comme membres d'une même
nation chrétienne, les trois princes alliés ne s'envi-
sageant eux-mêmes que comme délégués parla Pro-
vidence pour gouverner trois branches d'une même
famille, savoir : l'Autriche, la Prusse, la Russie ;
confessant ainsi que la nation chrétienne, dont eux et
leurs peuples font partie, n'a réellement d'autre sou-
verain que Celui à qui seul appartient en propriété la
puissance, parce qu'en lui seul se trouvent tous les
trésors de l'amour, de la science, de la sagesse infi-
nie, c'est-à-dire Dieu, notre divin Sauveur Jésus-
Christ, le Verbe du Très-Haut, c'est-à-dire la parole
de vie.
» LL. MM. recommandent en conséquence avec la
plus tendre sollicitude à leurs peuples, comme unique
moyen de jouir de cette paix, qui naît de la bonne
conscience, et qui seule est durable, de se fortifier
chaque jour davantage dans les principes et l'exercice
des devoirs que le divin Sauveur a enseignés aux
hommes. »
Il y a d'ailleurs des témoignages affirmant que cet
acte de la Sainte-Alliance est bien l'œuvre de Mme de
Krudener, entre autres celui de M. de Metternich. « La
Sainte-Alliance, dit- il, n'a pas été fondée pour res-
treindre les droits des peuples ni pour favoriser l'ab-
solutisme et la tyrannie sous n'importe quelle forme.
Elle fut uniquement l'expression des sentiments mys-
tiques de l'empereur Alexandre et l'application des
principes du christianisme à la politique.
« C'est d'un mélange d'idées religieuses et d'idées
politiques libérales qu'est sortie la conception do la
LA BARONNE DE KRUDENER 203
« Sainte Alliance » ; elle est éclose sous l'influence de
Mmc de Krudener et de M. Bergasse. Personne ne
connaît mieux que moi tout ce qui se rapporte à ce
monument vide et sonore (i). »
Les prédications de Mma de Krudener avaient beau
être fort édifiantes, il est permis de douter qu'on eût
mis un si grand empressement à les aller entendre,
si chacun n'avait su que la baronne était devenue,
pour ainsi dire, la directrice de conscience de l'empe-
reur russe, son confesseur. Il est dans la faiblesse de
notre pauvre nature humaine de courtiser la puissance
et la fortune : la dignité, l'indépendance et la fierté
de caractère, qu'il faut se garder de confondre avec
la brusquerie, toujours maladroite, sont infiniment
rares. C'est bien probablement le crédit nouveau de
la baronne qui attira auprès d'elle Benjamin Constant,
qui l'avait précédemment connue en Suisse et l'avait
retrouvée chez Mmo Récamier (2). L'ami de Mme de
Staël cherchait à se laver, auprès des royalistes, de
la complaisance avec laquelle il s'était fait l'homme de
Napoléon, après avoir protesté qu'il le combattrait
par tous les moyens. Il trouvait sans doute habile de
se concilier les bonnes grâces de la puissante Mmo de
Krudener, afin de solliciter plus tard son intervention
auprès du czar et sa haute protection dans le cas pro-
bable d'une proscription qu'il ne fallait pas être grand
prophète pour voir poindre à l'horizon. Le vide s'était
fait autour de lui depuis qu'il avait passé à Napoléon
avec armes et bagages, et la chute de l'empire n'était
(1; Priuce de Metlernich, Mémoires, t. I, p. 212.
Voir le Journal intime de Benjamin Constant.
264 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
pas faile pour lui ramener des amis. Il n'y a jamais
personne pour courtiser le malheur. Benjamin Cons-
tant le savait et le voyait bien, et sa verve railleuse,
qui se moquait de tout et de tous aussi bien que de
lui-même, ne manquait pas en ce moment de sujets
pour s'exercer. Au fait il était très malheureux : mal-
heureux de sa situation politique qui s'était effondrée
avec l'Empire, malheureux de l'abandon de tous,
malheureux d'un avenir chargé de nuages noirs... 11
était, de plus, malheureux par le cœur : et qui sait si
toutes ses autres infortunes n'étaient pas le cause de
celle-là? Amoureux de Mme de Kriidener, mais
amoureux fou, il avait vu la cruelle coquette s'amuser
à repousser son amour, après s'être amusée à le faire
naître : peut-être entrevit-il que les échecs qui l'ac-
cablaient de toutes parts n'étaient pas étrangers à
cette rigueur. Aussi ses sentiments étaient-ils singu-
lièrement compliqués lorsqu'il se rendait à l'hôtel du
faubourg Siint-Honoré. Le désir d'y trouver de puis-
sants appuis l'y avait conduit : le bouillonnement d'un
cœur inapaisé lui faisait trouver je ne sais quelle
mystérieuse consolation dans les éloquentes paroles
d'amour divin qu'il entendait à l'hôtel Montchenu. On
aurait tort d'y voir une inconséquence chez le spiri-
tuel sceptique : tout cela était au contraire bien lo-
gique. Ces appels à Dieu et à son éternelle miséri-
corde, le mysticisme onctueux qui enveloppait la
prophétesse comme un nimbe, ce pieux recueille-
ment, le cri d'espérance qui se dégageait d'une habile
mise en scène, tout cela cadrait à merveille avec
i'àme ravagée de l'amoureux dédaigné, de l'homme
LA BARONNE DE KRUDENER -05
politique brisé, du proscrit de demain... Aussi Ben-
jamin Constant retournait-il à M""' de Kriidener dont
la parole imprégnée de toutes les espérances d'au-
delà de cette vie donnait à son cœur la pâture mys-
tique dont il avait besoin, — faute de celle plus posi-
tive que Mm,> Récamier ne voulait, ou ne pouvait lui
donner. Il passait des nuits entières, perdu au milieu
des autres néophytes, « dans le salon de Mmc de Krii-
dener, tantôt à genoux et en prière, tantôt étendu sur
le tapis et en extase; le tout sans fruit, car ce qu'il
demandait à Dieu, c'est ce que Dieu souffre parfois
dans sa colère, mais qu'il tient eu juste détesta-
tion (i). »
Le duc de Broglie croit que Benjamin Constant, en
ces séances religieuses, demandait quelque chose à
Dieu. C'est infiniment trop dire et il serait, en vérité,
trop rigoureux de le juger par ces complaisantes
faiblesses. Le grand railleur, dans cette atmosphère
féminine distinguée et doucement pieuse, se délassait
la pensée comme dans un bain de vapeurs lénitives
et calmantes. Pour lui aussi cette piété, mais toute
momentanée, était un remède. Il y trouvait une dé-
tente à ses facultés surmenées par les travaux et les
angoisses de la politique, au milieu d'événements
extraonlinairement difficiles et malheureux. Son état
moral était lamentable. Tous les ressorts de son âme
étaient tendus à se rompre. Il ne trouvait un peu
d'apaisement que dans le silence de cathédrale du
salon de la sibylle livonienne : le murmure étouffé des
(1J Duc Victor de Broglie, Souucnirs, t. I, p. 286.
266 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
discrètes effusions religieuses agissait sur lui comme
un calmant. Il allait à ce bain moral comme on va
entendre de la musique pour bercer et endormir
l'acuité de certaines douleurs intimes. Et c'est pour
trouver cette détente salutaire, qu'il s étendait sur un
canapé ou sur un tapis, dans un coin du salon. Il pas-
sait là des heures et des heures, abîmé dans ses ré-
flexions, dans le rêve, dans le néant... Si son esprit
suivait distraitement les religieuses expansions de la
mondaine prêtresse, c'était la mélodie de sa voix, le
rhythme de ses périodes poétiques, la douce musique
de son prêche qui le séduisaient, et non le prêche lui-
même. Ses goûts d'artiste trouvaient leur compte à
cette mise en scène et à cette harmonie, mais son
scepticisme n'avait que faire du sermon. Tout cet en-
semble servait d'accompagnement à ses réflexions,
nées du trop-plein en même temps que du vide de
son âme.
Des effusions d'une autre sorte auprès de Mme Ré-
camier lui eussent mieux procuré, et plus prompte -
ment, la douce détente dont ses nerfs avaient besoin ;
mais, faute de mieux, il se contentait du spectacle des
effusions des autres, obéissant à la baguette magique
de la foi religieuse qui se croyait le pouvoir de mener
à Dieu le troupeau moutonnier de ses adeptes. Gela
lui faisait du bien.
Lisez plutôt ces quelques lettres de Benjamin
Constant à M""' Récamier : vous verrez si ce n'est pas
là son état d'âme exact; vous y verrez aussi la gra-
dation des sentiments de ce pauvre amoureux qui
cherche des dérivatifs à son amour dans une piété
LA. BARONNE DE KRUDENER 267
théâtrale et de salon, comme d'autres en trouvent de
plus discrets en gravant le nom de la femme aimée sur
l'écorce des platanes et des hêtres.
« Septembre 1815. — J'ai vu hier madame de
Krudener, d'abord avec du monde, ensuite seule
pendant plusieurs heures. Elle a produit sur moi un
effet que je n'avais pas éprouvé encore; et, ce matin,
une circonstance y a ajouté. Elle m'a envoyé un ma-
nuscrit avec prière de vous le communiquer et de ne
le remettre qu'à vous. Elle #y met beaucoup de prix,
à ce qu'il me semble, car elle m'a fait demander un
reçu. Je voudrais le lire avec vous. Il m'a fait du bien .
11 ne contient pas des choses très nouvelles. Ce
que tous les cœurs éprouvent, ou comme bonheur,
ou comme besoin, ne saurait être neuf. Mais il a été
à mon âme en plus d'un endroit. Je suis gêné à vous
en parler. Je crains que dans l'impression que
j'éprouve, il ne se mêle de votre impression. L'idée
que c'était à moi que Mme de Krudener l'envoyait pour
vous, m'a ému à elle seule. Je ne sais s'il en est résulté
l'ébranlement qui dure encore, et qui augmente
chaque fois que je parcours quelques phrases de ce
cahier. Je vous l'ai dit, plusieurs sont communes, et
cepen lant ces phrases communes ont pénétré en
moi je ne sais comment. Il y a des vérités qui sont
triviales et qui tout â coup m'ont déchiré. Quand j'ai
lu ces mots qui n'ont rien do frappant :
« Que de fois j'enviais ceux qui travaillaient à la
sueur de leur front, ajoutaient un labeur à l'autre et
se couchaient à la (in de tous ces jours, sans savoir que
268 UNE ILLUMINÉE AU XIX'! SIECLE
l'homme portait en lui une mine qu'il doit exploiter,
mille fois je me suis dit : Sois comme les autres. »
» J ai fondu en larmes. Le souvenir d'une vie si
dévastée, si orageuse, que j'ai moi-même menée
contre tous les écueils avec une sorte de rage, m'a
saisi d'une manière que je ne puis peindre. Quoiqu'il
en soit du reste, cela est pourtant vrai que, sans
malheur extérieur, j'ai souffert plus d'angoisses que
le malheureux sur la roue; que je les avais méritées,
car j'avais aussi fait souffrir, et que j'ai envié cent
fois tout ce qui ressemblait à une vie réglée, et que
je n'ai trouvé de paix nulle part. Je ne vous dis pas
le quart de ce que je sens. Je crains de gâter une
impression en essayant de vous la faire passer par
moi. Je vous porterai demain ce manuscrit : si vous
me laissez vous le lire, d'autant qu'il est. assez mal
écrit, cela me ferait plaisir.
» Je vous aime.
» P -S. — Je rouvre ma lettre pour vous supplier
de me renvoyer le manuscrit. Je me lève plus agile,
plus amer que je ne voudrais ou devrais l'être : j'ai
le besoin de relire ces phrases qui me font pleurer.
11 y a huit jours que je vous demande un quart
d'heure seule et n'ai pu l'obtenir. Je ne me plains
pas, mais renvoyez-moi mon manuscrit. Ce n'est pas
près de» hommes qu il faut chercher des conso-
lations. Ma disposition, au reste, n'est changée que
comme douleur. Je ne vous accuse de rien (1)... »
(i; un,, de Benjamin Conttantà Mmt Récamier, p, 224.
LA BARONNE DE KHUDENER 2G9
On voit que M""' Récamier ne s'empresse guère de
recevoir Benjamin Constant : est-ce pour ne pas en-
tendre de nouveau les vœux d'un homme à qui elle
a déjà déclaré, dans une scène assez mouvementée,
qu'elle n'accordera rien ? Est-ce pour ne pas se com-
promettre auprès de ses amis royalistes en admettant
chez elle un transfuge du parti royaliste? d'est peut-
être pour ces deux raisons à la fois. Quoiqu'il en soit,
Benjamin Constant retourne chez Mmfl de Krudener.
Il épanche son cœur dans sa compatissante bonté et,
quelques jours après, il écrit à M"1* Kécamier :
« Je n'étais sorti que pour aller voir Mme de Kru-
dener. L'excellente femme ! Elle ne sait pas tout,
mais elle voit qu'une peine afïreuse me consume.
Elle m'a gardé trois heures pour me consoler. Elle
me disait de prier pour ceux qui me iont souffrir,
s'ils en avaient besoin. Je l'ai fait de bien bon cœur.
Je voudrais croire et j'essaie de prier. J'ai dit à cette
puissance inconnue que je me résignais à mourir
dans lisolement où vous me laissez, pourvu que vous
soyez heureuse (1). »
Il ilivernes que tout cela! Amusements d'un amour
malheureux... Naïveté éternelle des amoureux....
Confidences à une tierce personne... C'est toujours la
rrôme chose. Mais cette fois, comme c'est M""' de
KriHener qui est la confidente, elle veut profiter de
la connaissan e qu'elle a des ruines du cœur de son
ami pour faire du prosélytisme auprès de lui et, à la
faveur de consolantes paroles, obtenir sa conversion.
(i) Lettres de licnjuuun Constant à Mm* Hécamier, p. JJj.
270 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Pensez donc ! Benjamin Constant! l'auteur d'Adol-
phe, ce frère de Valérie, ce livre dont tout le monde,
depuis un an, raffole ! Quelle conquête pour l'aidera
mettre à la mode son Église nouvelle !
Benjamin Constant écrit encore à Mme Récamier :
« Mme de Kriidener dit que vous vous affligez de ma
peine. Je crois qu'elle se trompe ou que du moins
vous vous persuadez communément que je ne souffre
pas, pour m'oublier à votre aise (1). »
Il flattait là Mme Récamier ; mais il ne s'apercevait
pas que Mme de Kriidener le flattait lui-même, et pour
le convertir, et aussi pour arriver, par son influence,
à déterminer Mme Récamier à venir à sa petite Église.
Quel succès alors, pour elle et pour ses prédications !
Après Benjamin Constant, Mme Récamier I Quelle
réclame! Car la baronne est toujours la femme qui
court après toutes les réclames pour lancer son roman ;
mais il ne s'agit, pour le moment, que de lancer une
religion. Quelle gloire si Mme Récamier, cette puis-
sance, celte divinité des salons royalistes est au
nombre de ses adeptes ! Quelle belle « sainte vierge »
elle ferait pour son Eglise!... Aussi n'a-t-elle de
cesse qu'elle n'ait décidé Benjamin à amener de gré
ou de force l'amie de tous les puissants à ses pieuses
séances.
M'n,: Récamier promet de s'y rendre. Mais sa char-
mante pythonisse n'est pas encore satisfaite. Elle
charge Benjamin Constant de lui faire discrètement
une communication, oh ! bien amusante, qu'on va
(1) Lettres de llinjamin Constant à Mm9 Récamier, p. 237.
LA BARONNE DE KHUDENER 271
lire. On dirait qu'elle craint la concurrence, qu'elle
redoute que la beauté de M1"*' Récamier ne fasse du
tort à ses prédications. C'est s'en aviser un peu tard :
aussi se rabat-elle sur ses toilettes.
Benjamin Constant accepta : que n'accepterait pas
un amoureux, quand la mission dont on le charge lui
fera voir celle qu'il aime? Mais il s'excuse avec une
moue charmante d'avoir accepté la petite honte de
celle-là :
« Je m'acquitte avec un peu d'embarras, écrit-il à
Récamier, d'une commission que Mme de Krl'i-
dener vient de me donner. Elle vous supplie de venir
la moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous
éblouissez tout le monde, et que par là toutes les
âmes sont troublées et toutes les attentions impossi-
bles. Vous ne pouvez pas déposer votre charme, mais
ne le rehaussez pas (1). »
Benjamin Constant cherche de plus en plus des
consolations dans l'éloquence sacrée de la blonde
prêtresse, et dans les cérémonies religieuses de son
sulon. Mme de Krùdener, de son côté, cherche de
plus en plus à attirer Mme Récamier à son prêche, et
Benjamin Constant fait la navette entre ces deux
femmes qui, chacune de son côté, le transforment,
sans qu'il s'en doute, en instrument de leurs ambi-
tions secrètes. Voici encore deux billets de lui à
M"" Récamier, qui sont intéressants sur ce point : on
retrouve, dans le premier, l'influence religieuse de
la baronne :
(l) Lettres de Benjamin Constant à Mm° Récamier, p. 23').
'272 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
Septembre Î815. — « Je reviens de Glichy où j'a
accompagné Mme de Kriïdener et toute sa famille. J'y
ai vu le curé, qui est vraiment un homme admirable
de charité et de cette éloquence que donne la cha-
rité... J'aurais voulu que vous l'entendissiez. Mme de
Krûdener m'a dit que vous aviez été souffrante
hier... (i) »
Septembre 1815. — « Je suis rentré chez moi avec
une telle fièvre, un tel frisson, que j'ai tout à fait le
sentiment d'une maladie qui commence. Si cela dure,
je ne pourrai pas aller à Saint-Germain (2) et j'envoie
un commissionnaire pour que vous sachiez que
Mme de Kriïdener est de retour, qu'elle ne reste ici
que peu de jours et qu'elle sera charmée de vous
voir (3). »
Il insiste, dans une autre lettre, pour que Mmc Ré-
camier fasse visite à Mm ! de Kriïdener. Celle-ci désire
plus que jamais la voir figurer à ses pieuses repré-
sentations du soir :
21 Sejitembre 1815. — Si vous avez envie de voir
Mme de Kriïdener, qui vous aime et le désire, il ne
faut pas perdre de temps. L'empereur de Russie part
après-demain et je crois qu'elle le suivra peu d'heures
après. J'aurais bien voulu que vous la vissiez ; j'avais
à lui demander une chose qui m'est importante. Avec
mon caractère, je n'ai pu le prendre sur moi. Vous
auriez peut-être eu cette bonté (4). »
(1) Lettre» de Benjamin Constant à Mm* Bécamier, p. vJ, .
(2) Mm0 Récamier y «Hait alors en villégiature.
(3) Lettre* de Benjamin Constant à #«• Récamier, p. 211.
(/»; Ibid , p. 2ii.
LA BARONNE DE KRÙDENER 273
Plus tard, comme Benjamin Constant se moquera
de tout cela, de son amour, de lui-même et de celle
qui en était l'objet, de la sibylle et de ses prédica-
tions, lorsque, s'étant ressaisi, son caractère émi-
nemment sarcastique aura repris le dessus, ne lui
laissant que le souvenir de la faiblesse fâcheuse et
presque ridicule avec laquelle il était allé se mêler
aux prières du salon de l'hôtel Montchenu! Que de
sottises l'amour fait faire, même indirectement, aux
hommes! Plus tard, cependant, nous le verrons dé-
fendre, la plume à la main, Mmo de Krudener assez
vivement attrapée dans un article de journal par
M. de Bonald, le philosophe catholique. Mais c'était
par politesse pour une vieille amie et aussi par re-
connaissance du bien que lui avaient fait les repo-
santes séances de causeries pieuses qu'elle donnait
chez elle.
Chateaubriand, lui, qui n'avait pas les mêmes mo-
tifs pour se montrer réservé, se moque franchement
de la charmante prêtresse. L'auteur du Génie du
Christianisme pouvait se montrer païen tant qu'il
voulait dans sa vie privée, on le lui pardonnait, mais
il ne pardonnait pas, lui, que d'autres se mêlassent de
choses de religion après lui. Aussi tourne-t-il en ri-
dicule celle qu'il avait louée sous le consulat, lors-
qu'elle lui lisait des extraits de son roman, et abîme-
t-il les « conversations politico religieuses » de son
salon, « qui se terminaient par de fervent» s prières. »
Il n'entend pas raison sur ces folies. « Mmfl de Kru-
dener, dit-il, m'avait invité à l'une de ces sorcelleries
célestes : moi, l'homme de toutes les chimères, j'ai
*274 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
la haine de la déraison, l'abomination du nébuleux et
le dédain des jongleries : on n'est pas parfait. La
scène m'ennuya. Plus je voulais prier, plus je sentais
la sécheresse de mon âme. Je ne trouvais rien à dire
à Dieu, et le diable me poussait à rire. J'avais mieux
aimé Mme de Krudener lorsque, environnée de fleurs
et habitante encore de cette chétive terre, elle com-
posait Valérie ... (1) »
(i) Chateaubriand, Mémoires d' Outre-tombe.
CHAPITRE VIII
Désir de Mm# de Kriïdeiicr de convertir .MŒe Récamier à sa
religion. — Salon de la baronne à l'hôtel Moutchenu. — Cé-
rémonies religieuses dans ce salon. — Benjamin Constant est
l'intermédiaire de M"" de Krii lener auprès de Mma Récamier.
— Embarras d'argent : la baronne s'adresse encore à la Pro-
vidence. — Toujours des miracles. — Conversion de Ducis.
— Indifférence de Mme Récamier. — Mm° de Krù lener quitte
Paris. — Ses prédictions contre la grande ville. — Lettre à
M"e Cochelet. — l'rédicalious eu Suisse. — La baronne est
expulsée de Bâle. — Encore les miracles d'argent. — Pes-
tal<>zzi. — La Gazette de Schaffouse. — La baronne est ex-
pulsée d'Aarau. — Prédictions. — Lettre à M11" Cochelet. —
Piété de Mme de Krudencr. — M. de Bonald attaque Mm" de
Krùdener dans le Journal des Débats : Benjamin Constant la
défend. — Dernières années de Mme de Krii Jener. — Sa mort.
Cependant, MIue de Krudener retardait son départ
et M"" Récamier ne semblait pas se soucier de l'aller
voir. Benjamin Constant écrit à celle-ci dans les pre-
s jours du mois d'octobre:
« M"" de KrUdeoer ne part pas si tôt, à ce que
m'ont dit ses gens, car je n'ai pu la voir ce matin. J'y
retournerai dans quelques heures. Je suis tenté de
croire un peu que le désir de vous voir la fait re-
276 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
tarder de quelques jours, car elle m'a paru vous
aimer beaucoup, ce que je ne trouve que trop naturel.
Je vous le mande donc pour que vous ne lui fassiez
pas la peine de n'y pas aller (1) »
Elle y alla sans doute, car on possède une lettre de
Mme de Krudener où se trouvent ces mots : « La
Récamier est toute convertie, Norvins fait des pro-
gros étonnants (2). » Et à cette époque, Benjamin
Constant écrivait sur son carnet : « J'ai revu Juliette
et, grand miracle, elle veut de la religion ! Mme de
Krudener triomphe et désire arriver à nous unir
spirituellement. J'ai prié avec Juliette (3). »
C'est pour en arriver à cela, suprême bonheur pour
un amoureux, que Benjamin Constant allait le plus
souvent qu'il pouvait aux réunions de l'hôtel Mont-
chenu. Chaque soir, le salon de Mme de Krudener
était envahi par une foule de personnes amenées par
l'intérêt, par la mode, par la curiosité, bien plus que
par un sincère désir d'éclairer leur âme aux lumières
de l'éloquence religieuse de l'ancienne maîtresse du
philosophe Suard, du lieutenant Frégeville et du
chanteur Garât. Voilà surtout ce qui attirait les ba-
dauds du grand monde. Ces réunions, qui commen-
çaient par une invocation et se terminaient par une
prière, comme les repas et les classes des maisons
d'éducation religieuse, devaient être bien curieuses
pour un philosophe et un observateur. Mais ce n'était
pas pour observer et philosopher, nous le savons,
(1) Lettres de B njamin Coudant à .i/m" Récamier, p. 241.
(2) J. de .Norvins, Mémorial, t. III, p. 287. (Note de L'éditeur.)
(:{) Journal intime de lirnjamin Constant, p. 150.
LA BARONNE DE KRÙDENER 277
qu'y allait Benjamin Constant. C'était surtout pour
se reposer l'esprit. Peu à peu, par politesse, par dé-
férence aux désirs de la maîtresse de maison, il finit
par faire comme les autres assistants. Il prit sa part,
lui aussi, des cérémonies du culte nouveau, et le
spectacle de ce sceptique, s'agenouillant au comman-
dement, comme les petites filles d'une institution reli-
gieuse, n'était pas ce qu'il y avait de moins curieux
dans le singulier sanctuaire du faubourg Saint-Ho-
noré. « Un soir, a écrit Mmfl Lenormand, la prière
était déjà commencée, (c'était Mme de Krudener qui ,
habituellement, l'improvisait et elle ne le faisait pas
sans élégance), tous les assistants étaient à genoux,
Benjamin Constant comme les autres. Le bruit d'un e
personne qui survenait lui fait lever la tête, et il re-
connaît Mme la duchesse de Bourbon accompagnée
de sa suite. Les regards de la princesse tombent sur
le publiciste, et le voilà qui, par embarras de l'atti-
tude et du lieu où il est surpris, inquiet de l'impres-
sion que la duchesse de Bourbon ne pouvait manquer
d'en recevoir, se prosterne bien davantage, de sorte
que son front touchait quasi la terre ; en même temps
il se lis it : à coup sûr, la princesse doit penser et se
dire : Que fait là cet hypocrite (1)? »
Ii ne fallait pas être très convaincu de la gravité de
:ivertissements religieux pour avoir de semblables
s pi n luit que la grande-prêtresse, debout, prê-
chant et scandant ses phrases de gestes élégamment
onctueux devant ses auditeurs agenouillés, adressait
(1) Souvenir et cotre '/"■ Récamier, t. I, p. 28G.
lti
278 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIECLE
au Ciel ses éloquentes invocations. Mais Benjamin
Constant, surpris lui-même de se voir dans la même
attitude que tout le troupeau des néophytes, ne re-
trouvait son rire que lorsqu'il était sorti de cette
atmosphère menteuse et enveloppante. Il s'en laissait
volontiers bercer, mais non pas berner. Il allait alors
chez Mme Récamier pour trouver un air moins mys-
tique, et c'est chez elle qu'il raconta gaiement sa
petite mésaventure. Cette gaieté le sauva du ridicule.
Mme de Krudener, elle, y échappait par son élégance
et sa bonne grâce aussi accueillante que distinguée.
Il en fallait beaucoup pour ne pas succomber à ce
rôle qui eût écrasé tout autre. Mais le ridicule n'était
pas fait pour elle, du moins, elle le croyait.
La baronne ne se contentait pas d'engager Mme Ré-
camier à venir chez elle par l'intermédiaire de Ben-
jamin Constant. Comme elle tenait beaucoup à ce
qu'elle vînt et revînt, elle lui écrivait elle-même, et
fort gentiment. Voici un petit billet qu'elle lui adressa
et qui a été conservé. Qu'on nous le passe encore, il
est très court :
Mardi soir.
« Chère amie, comme il ne viendra peut-être per-
sonne ce soir à la prière, puisqu'il pleut, remettriez-
vous à demain de venir? Je crois que cela vous arran-
gera aussi à cause du temps. J'aurai le bonheur,
j'espère, cher ange, de vous embrasser demain et de
causer avec vous.
» Agréez mes hommages.
» B. de Krudener. »
LA BARONNE DE KRUDENER 279"
Depuis qu'elle vivait dans les sphères éthérées,
Mine de Kriidener voyait des anges partout. Benjamin
Constant, en sa qualité d'amoureux, était un peu
comme cela, malgré des moments de lucidité, et la
prenait volontiers elle-même pour un de ces célestes
personnages. C'est sous cette impression qu'il écrivait
à M,ne Récamier :
« Mme de Kriidener continue sa mission. Sa puis-
sance est une conviction profonde, et son charme une
bonté immense. On oublie, en l'écoutant, ce qu'elle a
qui paraît bizarre, ou plutôt on passe à côté pour ne
pas se faire mal à soi -môme. Il y a en elle quelque
chose que la religion seule donne et qui tient de la
nature divine : c'est de s'occuper à la fois de toutes
les douleurs et de suffire à toutes pour les soulager.
On dirait qu'elle a donné au temps quelque qualité de
l'éternité et qu'il suffit à tout dans ses mains. Aussi
elle est fort entourée et tous ceux qui la trouvent
étrange ne peuvent se défendre de l'aimer. Elle est
dans le mouvement religieux actuel, qui est vif et
vague, une apparition assez importante. L'incrédu-
lité a rompu la communication de la terre au ciel, et
l'homme se trouve dans un cachot. Toutes les fois
qu'il en est là, il a soif de voir la communication se
rétablir (1). »
Benjamin Constant aurait eu soif surtout de voir
s'établir entre M,uc Récamier — le ciel ! — et lui, des
relations un peu plus tendres que celles qu'il plaisait
à la froide et systématique coquette de maintenir ;
Lettres de Benjamin Constant à Mm0 liteamier, p. 250.
"280 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
mais on voit qu'il semble s'excuser d'avoir pris au
sérieux les prédications de Mme de Krudener : il en
rejette le mérite — ou la faute — sur sa bonté, qui
était très vraie, et il la place un peu en opposition
de celle de Mme Récamier qui était plus voulue que
réelle. « Mme Récamier, a-t-il écrit lui-même, se
perd dans la petite coquetterie dont elle fait métier
et se plaît ou se désole de la peine qu'elle cause aux
trois ou quatre soupirants qui l'entourent. Ensuite
elle consent à faire un peu de bien, quand cela ne la
dérange pas, et met par-dessus tout la messe, avec
des soupirs qu'elle croit venir de son âme et qui ne
naissent que de son ennui (1). »
Gomme il connaît bien celle qu'il aime! Mais
l'aime-t-il encore? Non, puisqu'il la juge et qu'il voit
clair à ses petits manèges. Cela ne l'empêche pas de
conserver toujours un secret espoir de la faire revenir
sur ses rigueurs.
Revenons, nous, à Mme de Krudener. Le temps s'é-
coulait, et l'argent avec lui. La baronne avait dépensé,
durant ces deux ou trois mois, des sommes énormes.
L'empereur de Russie allait quitter Paris et avait
invité la baronne à le suivre. Gomment faire? La
pauvre femme, en fait d'argent, n'avait guère que
des délies !.. Mais elle n'avait pas l'habitu le de
s'inquiéter pour si peu. Au lieu d'en toucher quelques
mots à Alexandre, ce qui montre une louable dis-
crétion, elle songea à s'adresser, en une courte
prière, à la Providence. C'était, on s'en souvient, son
(i) Journal intime de Benjamin Constant
LA. BARONNE DE KRÏIDENER 281
banquier ordinaire en ces cas difficiles. Sa prière
faite, elle s'endort tranquille. Le lendemain, un
inconnu se fait introduire chez elle. Mais laissons la
parole à M"10 de Krudener elle-même « : Permettez-
» moi, me dit-il, de vous présenter cent cinquante
» louis d'or. » Ils furent aussitôt comptés. L'après-
midi, il mit environ quatre ou cinq mille louis d'or sur
mon bureau. « Ils sont à votre discrétion, me dit-il ;
» prenez-les et usez-en selon votre volonté. »
... «c Plus tard, après le départ de l'empereur, le
Seigneur nous ayant montré que nous devions rester
plus long-temps dans cette ville, nous nous retrou-
vâmes, au bout de quelques semaines, dans une
position critique.
» — Demain, dit la cuisinière, je ne cuirai plus.
» — Eh bien, dit Empeytas, nous ne mangerons
plus. »
Mais le Dieu de miséricorde ne nous laissa pas
arriver jusque-là.
Le lendemain arriva le banquier de Garlsruhe, qui
apporta cinq mille francs (1). »
Heureuse femme, qui, au lieu de relire, comme le
Joueur de Regnard, le traité de Sénèque le million-
naire sur {'Inutilité des richesses, n'a qu'à deman-
der de l'or à la Providence pour que celle-ci, qui s'est
aient constituée son intendant, lui en envoie,
par retour du courrier, plus même qu'il ne lui en faut !
Et comment ne serait-elle pas la plus fervente adora-
trice d'un Dieu « j ni s'est fait son complaisant et iné-
Ch. Eynard, Vie de madame de Krudener, t. II, p. 10G.
6.
282 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
puisable banquier? Car, c'est positif, il ne lui a ja-
mais refusé une seule de ses demandes d'argent...
C'est ainsi que Mme de Krudener accommode les
choses, avec un peu de complaisance, et c'est cela
surtout qui nous fait sourire dans sa piété : c'est cette
intervention de Dieu qu'elle ne craint pas, dans sa
naïveté, — j'allais dire rouerie — de mêlera ses petites
affaires terrestres, jadis d'amour, maintenant de reli-
gion et d'argent. Les miracles venant toujours si à
propos, loin de donner du prestige à sa religion
nouvelle, ne peuvent que la déconsidérer par le ridi-
cule. Oui, madame, ces miracles d'argent se repro-
duisent trop souvent en votre existence de prêtresse
mondaine un peu « panier percé », pour que cette
Providence, qui a bon dos, et bonne caisse aussi, à
ce qu'il paraît, n'ait point dans votre entourage quel-
que bon compère ou complice (nous ne soupçonnons
pas M. Empeytas) assez avisé pour faire apostiller
vos prières à Dieu par l'empereur Alexandre ou tel
de ses mandataires. Et c'est ainsi que vos prières se
trouvaient si promptement exaucées. Il ne faut pas
chercher aux événements humains des causes d'en
haut quand il y en a en bas qui crèvent les yeux.
Nous autres, pauvres sceptiques, nous plaçons Dieu
trop haut pour le ravaler à de misérables embarras
d'argent qu'il eût été facile d'éviter avec un peu
d'ordre, etaussi à des amusements de femme ennuyée,
amusements d'amour ou de religion.
L'empereur de Russie avait quitté Paris dans les
derniers jours du mois de septembre. M""' de Krii-
LA P.AUONNE DE KRUDENER 283-
dener se mit en route pour l'aller rejoindre environ
un mois après. Mais, avant de partir, toujours pos-
sédée de sa fureur de prosélytisme, elle prêcha, par
correspondance, le vieux Ducis, qui eut la gracieuseté
de lui envoyer, en réponse à son épître, une petite
pièce de vers sur un ton un peu mystique qui la fit
pleurer de joie : elle l'avait converti !
C'était là une conversion vivement enlevée. Mais
celles de Mlle Cochelet et de la reine Hortense étaient
plus dures à décrocher. Celle de Mme Récamier aussi.
L'ancienne ambassadrice tenait pourtant beaucoup à
se pavoiser de la conversion de cette bourgeoise, dont
la modestie, qui ne se plaisait que dans l'intimité des
grands seigneurs, des princes et des ministres, eût
été plus à son affaire avec Dieu même. Mais, dans
son aveuglement obstiné, Mme Récamier n'y mettait
point de bonne volonté. C'était décidément un cœur
bien sec et une âme bien positive, — ce qui était très
vrai.
D'ailleurs, comme l'a écrit Benjamin Constant,
elle était, tout en allant à la messe, «bien peu propre
aux idées religieuses ». Mmo de Kriidener le recon-
naissait avec chagrin et l'idée de ne pas inscrire ce
nom dans son dictionnaire des conversions lui était
pénible. Pénible aussi de voir son salon se vider de
jour en jour davantage. Était-ce à cause de sa rage
de vouloir convertir les gens bon gré mal gré? Etait-
ce parce que, une fuis la curiosité satisfaite, on ne
se souciait pas de revenir perdre son temps chez
elle? Était-ce plutôt à cause du départ de l'empereur
Alexandre? On ne sait. Mais, ne voulant point pré-
284 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
cher devant des banquettes vides, la prêtresse jugea
qu'il était temps de quitter Paris, et elle déclara que
Dieu l'appelait ailleurs.
Ses prédications à l'hôtel Montchenu, où avaient
défilé tant d'illustrations et de personnages, lui
avaient fait prendre plus au sérieux que jamais son
rôle de convertisseuse d'âmes. Elle essaya d'achever
par lettres, auprès de quelques personnes qu'elle
avait connues plus particulièrement, la besogne com-
mencée de vive voix. Mais cela ne l'empêcha point,
durant tout son voyage, de prêcher et de convertir
à droite et à gauche, sur son chemin, dans les relais
de poste et jusque dans les tables d'hôte. C'est ainsi
que, toujours prêchant, elle arriva à Bàle. « Mmc de
Krudener est en Suisse, poursuivant sa mission avec
sincérité, écrit Benjamin Constant ; car la sincérité
se comporte fort bien avec les petits moyens qui sont
d'un autre genre. Je l'aime toujours de souvenir et
de reconnaissance (1). » Il avait raison, car Mme de
Krudener avait pris chaudement ses intérêts et con-
tinuait, comme on va le voir, à plaider sa cause. En
effet, à peine arrivée à Berne, elle écrivait à Mme Ré-
camier, dont elle ne perdait pas de vue la conver-
sion, la lettre suivante, qu'elle soigna tout particu-
lièrement :
« Berne, le 12 novembre 1815.
« Qu'il me tarde, chère et aimable amie, d'avoir
de vos nouvelles, et que je suis occupée de vous et
(1) Lettres de Benjamin Constant à Um* Hccamicr, p, 303.
LA BARONNE DE KRUDENER 285
de votre bonheur qui ne sera assuré que quand vous
serez entièrement à Dieu.
» C'est ce que je lui demande quand, prosternée
devant le Dieu de miséricorde, je l'invoque pour
vous ; il a touché votre cœur par sa grâce ; et ce cœur,
que toutes les illusions et tous les biens de la terre
n'ont pu satisfaire, a entendu l'appel. Non, vous ne
balancerez pas, chère amie. Les troubles que vous
éprouvez souvent, le néant du monde, le besoin de
quelque chose de grand, d'immense et d'éternel qui
venait tour à tour vous faire peur, vous réclamer et
vous agiter, tout cela me disait que vous vous pro-
nonceriez tout à fait.
» Je vous exhorte à être fidèle à ces grands mouve-
ments que vous éprouviez, à ne pas vous laisser dis-
traire ; une amertume affreuse serait la suite de cette
infidélité à la grâce. Demandez, aux pieds du Christ, la
foi de l'amour divin ; demandez et vous obtiendrez, et
une sainte terreur vous dira combien la vie est grande
et combien est immense cet amour du Sauveur qui
mourut pour nous arracher à la juste punition du
péché que chacun de nous a méritée. Ahl puissions-
nous voir notre Dieu qui se fit homme pour mourir
pour nous, puissions nous le voir avec un cœur brisé,
il pleurer au pied de cette croix de ne l'avoir pas
aimé. Loin de nous rejeter, ses bras s'ouvriront pour
nous recevoir ; il nous pardonnera, et nous connaî-
trons enfin cette paix que le monde ne donne pas.
» Que fait ce pauvre Benjamin? En quittant Paris,
je lui écrivis encore quelques lignes et lui envoyai
quelques mots pour vous, chère amie ; les avez-vous
286 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
reçus? Comment va-t-il? Ayez beaucoup de charité
pour un malade bien à plaindre, et priez pour lui.
Notre voyage a été heureux, Dieu merci. La Suisse
me repose ; elle est si belle et si calme au milieu des
troubles de cette Europe si bouleversée! J'ai le bon-
heur d'être avec mon fils à Berne, et nous faisons les
plus belles promenades du monde en nous disant
des choses bien tendres, car nous nous aimons beau-
coup. Dieu l'a tellement gardé et protégé, qu'il a fait
les plus belles affaires, et les plus difficiles pour les
autres, à merveille. Il est rare d'avoir à son âge tout
ce qui distingue et tout ce qui convient aux autres
dans une place qui n'était pas facile; enfin, je n'ai qu'à
remercier le Seigneur. Je ne désespère pas de vous
voir au milieu des Alpes qui valent mieux que tous les
salons du monde. Je suis charmée d'apprendre par
Mme de Lézay que vous la voyez. C'est un ange, elle
vous aime beaucoup et pourra vous être utile, car elle
a fait de grands pas dans la plus grande des carrières.
« Ecrivez-moi à Bûle, chère amie, tout simple-
ment mon adresse, puis, à remettre chez M. Kellner.
Dites-moi bien tout, pensez que je vous aime si ten-
drement. Voyez-vous M. Delbel (1 ? C'est un homme
bien excellent. Je désire beaucoup que Benjamin le
voie. Je vous recommande ma pauvre Polonaise,
M"10 de Lézay la connaît. Ma fille et moi nous vous
prions d'agréer nos tendres hommages.
» Toute à vous.
» B. de Krudener. »
(1) Cun'- de Clichy.
(2) Souvenirs et correspondance de Mm» Rôcamier, t. I, p. 285-299*
LA. BARONNE DE KRÛDBNBR 287
Et la baronne ajoutait ce post-scriptum. « Encore
une fois, chère amie, je recommande à votre âme
charitable notre pauvre B..., c'est un devoir sacré. »
Le pauvre B... n'est autre que Benjamin Constant.
Dans une autre lettre, inédite celle-là, datée égale-
ment de Berne, Mme de Krùdener, en exhortant de
nouveau Mrae Récamier a remplir ses devoirs de chré-
tienne, lui indique un confesseur. Elle lui recommande
encore Benjamin Constant qui avait été fort triste de
rencontrer chez celle qu'il aimait, une personne qu'il
aurait préféré ne pas voir. «Je lui ai remis la tête,
dit- elle, et je lui ai dit que je savais que vous vouliez
peu à peu éloigner de vous ce qui vous fatiguait et
l'ai engagé à ne pas vous tourmenter par un senti-
ment orageux (1). »
Tout cela était bel et bon. C'était assurément mé-
ritoire à Mme de Krùdener de chercher à sauver des
âmes : il l'eut été davantage de chercher à sauver
des têtes; puisqu'aussi bien sa bonté daignait s'occu-
per des Français, elle eût peut-être dû songer à
arracher des victimes aux vengeances du parti poli-
tique que l'étranger avait imposé comme maître à la
France. Après l'exécution du général de Labédoyère,
lorsque Louis XVIII vit qu'il pourrait impunément
assouvir ses haines, les exécutions se multiplièrent.
« Le meilleur des rois » ne faisait grâce à personne.
Il eût, ce semble, été possible à Mrae de Krùdener,
avec ses puissantes amitiés et ses hautes relations, de
s'intéresser aux victimes de la réaction et d'obtenir
(1; Vente d'autographes du 27 mai 1893, Catalogue Charavay*
288 UNE ILLUMINÉE AU XIX1' SIÈCLE
pour les condamnés des commutations de peine. En
sa qualité d'étrangère, c'est très vrai, les querelles
des Français entre eux pouvaient la laisser indiffé-
rente. Mais en sa qualité de femme charitable, les
souffrances des condamnés du parti vaincu auraient
pu l'intéresser. La souffrance n'a pas de nationalité ;
elle n'a pas de parti non plus. La sublimité du chris-
tianisme est de voir des frères chez tous les êtres hu-
mains qui sont malheureux, et d'imposer le devoir
absolu de leur venir en aide. C'est en même temps
le rôle de la femme de se faire, auprès de ceux qui
souffrent, l'agent de la Providence, d'adoucir les
mœurs et les caractères; de faire tomber les ran-
cunes et les haines. C'eût été, pour Mme de Krtide-
ner, la meilleure manière de prêcher la charité, celle
qui est la plus chrétienne et que Dieu préfère, même
aux plus belles prédications du monde. Toutes les
forces de la femme doivent tendre à la charité, qui
n'est autre chose que la bonté agissante. MmedeKrû-
dener, en ce moment, avait plutôt la bonté parlante.
C'est déjà quelque chose, et c'était beaucoup do
ne plus être la femme d'autrefois. Mais elle avait
tort de ne plus faire assez de cas, après en avoir
fait un peu trop, de ce corps humain matériel, de
« cette guenille » éminemment périssable. Elle
en comptait pour rien la destruction. Le corps!...
Elle avait, en vérité, les pensées bien autrement
élevées! Elle ne s'occupait que des âmes, je vous
dis. Mais comme elle était, pour elles, remplie
de sollicitude! Comme elle faisait de belles prières
pour les recommander à la bienveillante indul-
LA BARONNE DE KRUDENER 289
gence de Dieu ! Gomme elle était belle elle-même
dans l'inspiration et les entraînements de son élo-
quence ! Vraiment, on ne pouvait lui demander plus.
Et pourtant elle était animée d'une très sincère cha-
rité, elle aimait beaucoup la France et les Français :
et cela ne. l'empêchait pas de leur prédire les plus
effroyables malheurs, comme s'ils n'en avaient pas
eu une part largement satisfaisante. Dans]son délire
de prophétesse, elle annonçait des révoltes, des
guerres nouvelles, les rues de Paris transformées en
fleuves de sang, Paris lui-même livré aux flammes et
détruit de fond en comble. Son éloquence religieuse
endiablée, qui rappelait les imprécations de Camille
dans YHorace de Corneille, ne connaissait plus de
frein dans l'horreur, — et tout cela pour amener les
âmes à partager sa douce piété!
A Paris, on se lasse vite de tout. Nous avons dit
qu'on était venu avec curiosité entendre la parole de
ce prédicateur en jupons qu'on savait avoir tant usé
et abusé dans son jeune temps de cette sainte faculté
d'aimer que Dieu donne parfois aux femmes et dont
elles font, en général, un si mauvais usage, — comme
les hommes, du reste. Cette société parisienne, tou-
jours sceptique et railleuse, se rappelait encore les
éclats de ses dernières fredaines. Elle est pourtant bien
tolérante sur cette manièrede se singulariser. Elle l'est
moins sur cette autre manière de se mettre en évi-
dence, La piété, et elle souriait des représentations
religieuses qui maintenant remplaçaient chez la blonde
prétresse les soirées intimes du petit hôtel de la rue
de Cléry, « où elle s'était montrée plus souvent, sous
17
290 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
les traits de Vénus sans voile que sous la figure des
chastes divinités du Nord (1). » Mais elle aussi se
rappelait ce passé gênant, et c'était bien méritoire à
elle d'en avoir gardé un souvenir assez douloureux
pour le détester et exhorter ses auditeurs à ne pas
l'imiter. Il lui semblait, et au fait elle avait un peu
raison, qu'elle était une autre femme que celle à laquelle
il était arrivé tant d'aventures. Le repentir, de nou-
velles ambitions, la piété l'avaient transformée.
Toutes ses forces étaient maintenant aiguillées vers
la charité et le prosélytisme. Aussi se mettait-elle à
prêcher, à prêcher avec acharnement. Mais, hélas !
son salon, comme on l'a vu, commençait à se vider.
Une fois Alexandre parti, il fut à peu près désert. 11
n'y avait donc à Paris que de simples curieux, de vils
intrigants et de plats quémandeurs? En vérité, c'était
à vous dégoûter de prêcher et convertir de pareilles
gens!
Elle ne pensa pas qu'on ne revenait pas parce que ses
sermons commençaient à ennuyer. Elle sut indirecte-
ment qu'il y avait pourtant un peu de cela dans la pa-
resse à venir maintenant l'écouter. 11 y eut des arti-
cles de journaux où elle était quelque peu égratignée.
Elle avait elle-même, dans son salon, surpris, au mi-
lieu des bâillements, quelques sourires. Au dehors,
on la mordait : elle le sentit. Et comme la charité
dont elle faisait profession lui interdisait de mordre
à son tour, elle avait compris qu'il était temps de
s'en aller d'une ville où les esprits étaient par trop
(1) CapeOgue, Mm* de Krùdcncr, p. 38.
LA BARONNE DE KRUDENER 201
légers puisqu'ils trouvaient matière à raillerie dans
sa parole sainte, et que les autres, les vraiment sé-
rieux, aimaient mieux lire Massillon et Bossuet, s'ils
avaient besoin de sermons, que de venir écouter les
siens. Non, Paris décidémentn'était qu'une villebonne
à quitter, et elle avait eu raison d'en prédire la pro-
chaine destruction. Aussi l'avait-elle abandonnée à
sa destinée, pour suivre la sienne.
Mais, avant de partir, elle écrivit à M11" Gochelet.
Elle exprime, dans sa lettre, 1 espoir de convertir la
reine Hortense... « 0 ma chère Louise, que je vous
aime! Et que mon cœur chérit celle que vous aimez
tant! Qu'il y a longtemps que j'ai senti que son âme
serait en rapport avec moi, et que j'ai espéré voir celle
que tant] de vertus distinguent, que tant de nobles
qualités font aimer (1), tout à fait pour ce Dieu d'a-
mour qui seul peut remplir son cœur et lui donner
ce bonheur si pur qui seul désaltérera son âme.
« Les hommes ne savent pas aimer; ils nous frois-
sent toujours, ils nous dévorent. Leur amour même
n'est qu'une convulsion qui plus ou moins nous dé-
vaste et, nous] fait penser longuement que ce n'est
pas cela qu'il nous fallait.
« Oh! mon Dieu, que vous êtes différent : chaque
pensée, chaque volonté qu'on vous offre, le plus petit
acte d'amour attire un torrent de grâces ; etc., etc.
Suit un torrent d'éloquence religieuse durant
quatre longues pages.
(i) Mm' de Kriidener s'exagère volontiers les vertus et les
qualités de la reine Hortense. Dans notre ouvrage sur la mère
de Napoléon III, nous remettons tout cela au point.
292 UNE ILLUMINÉE AU XIXP SIECLE
Mme de KrQdener s'était mise en route pour Saint-
Pétersbourg à la fin du mois d'octobre. Mais elle s'y
rendait par le chemin des écoliers. Elle n'eut pas à se
féliciter de la façon dont on l'accueillit en Suisse. Le
gouvernement autrichien, qui n'était pas satisfait
du rôle d'inspiratrice que cette inspirée avait joué
auprès de l'empereur de Russie, non plus que de
l'acte de la Sainte-Alliance, auquel il avait bien fallu
pourtant souscrire, lui fit susciter mille difficultés. La
foule qui venait à ses prédications était toujours un
prétexte à l'intervention de la police. L'administra-
lion avait encore des ménagements pour la protégée
d'Alexandre. La médisance, elle, n'en avait pas.
Mais ce qu'elle reprochait au missionnaire enjuponné
qui prêchait, chemin faisant, les populations, c'était
justement ce qu'il y avait de plus sensé, de^ vrai-
ment excellent dans ses paroles. La baronne s'était
élevée avec indignation contre les mariages d'argent,
« fruit d'ignobles calculs » ; elle avait tonné contre les
femmes égoïstes qui n'acceptent, dans le mariage,
que les plaisirs, et en rejettent les devoirs et les
charges... G'étaitlà le langage de la plus saine raison,
et si Mme de Krudener s'était bornée à ces sages
exhortations, nous serions le premier à la canoniser.
Mais les Suisses, eux, ne virent pas les choses de cette
façon. Se sentant probablement atteints dans leurs
usages, ils ne pardonnèrent pas à la rude prêcheuse
la franchise de sa pensée et de sa parole, et l'ordre lui
fut donné de quitter le territoire de Bâle.
(1) M11* Gochclet, Mémoires sur la famille impériale, t. II,
p. 22.
LA BARONNE DE KRÙDENER 293
Respectueuse de l'autorité, Mme de Kriïdener se
prépara à partir. Mais, ici, il se présentait une petite
difficulté. Comment s'en aller sans payer ses me-
nues dépenses à Baie? Car, plus « panier percé » que
jamais, la baronne avait dépensé tout ce que le Ciel
lui avait envoyé, et il ne lui restait plus un sol de
l'argent reçu à Paris. Et l'on peut observer à ce sujet
que son entourage n'était peut être pas aussi détaché
qu'elle des biens de ce monde, car enfin, cent vingt
ou cent trente mille francs en si peu de temps, plus
trois mille francs de dettes à l'auberge... Peste! on
ne jeûnait pas dans la mission prédicante !... Mm'' de
Krudener ne s'abaissait pas à ces menus détails de
ménage. Elle n'avait qu'à faire part de ses besoins
pécuniaires à la Providence, et elle savait, par expé-
rience, que ce complaisant banquier avait toujours
pour elle de l'argent monnayé en caisse et ne protes-
tait jamais ses billets. Écoutons-la plutôt dans sa naï-
veté simpliste :
« Je devais mille écus de France, a-t-elle écrit,
cent vingt-cinq louis, pour le séjour fait à l'auberge,
et je ne savais absolument où les prendre. Sentant
dans mon cœur que celle à qui je les devais était in-
quiète, je m'adressai au Sauveur le matin, et je lui
dis : Cher Sauveur, tu sais bien que je ne puis rien
faire à cela et que je ne sais comment m'y prendre :
tu m'apprends toujours plus que tu me conduis
comme un petit enfant qui ne doit s'embarrasser de
rien et qui ne doit penser qu'à s'abandonner à toi.
« Le même jour, quelqu'un de très intérieur vient
me dire : Je suis chargé, de la part de quelqu'un qui
294 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
ne veut pas être nommé, de vous offrir cent vingt-
cinq louis ou mille écus, car il sait que vous en avez
besoin, et il vous prie de les prendre sans intérêt
pour six mois. Je n'acceptai pas cette clause, mais je
me vis tirée d'embarras par ce miracle de miséri-
corde. C'est ce qui m'arrive toujours, et voilà pour-
quoi je n'ose agir par moi-même (1). »
Un miracle, c'en était un en effet; c'en est toujours
un de voir quelqu'un vous offrir de l'argent pour
payer vos dettes ou autre chose. Mais quel était donc
l'inconnu qui, mis au courant de ses désirs par la
Providence, venait offrir à Mme de Kriïdener de la
tirer d'affaire en lui apportant la somme exacte pour
solder ses dépenses d hôtel? Elle ne chercha pas à
le savoir, et nous ne serons pas plus curieux. Mais
était-elle heureuse, cette femme, d'avoir ainsi un
compte ouvert avec la banque céleste à qui elle n'avait
qu'à adresser une prière, sans même prendre la peine
de l'écrire et de la faire porter à la poste, pour
qu'aussitôt, par mandat télégraphique, on vînt lui
compter, chez elle, la somme dont elle avait besoin !
Auprès des humains, il faudrait bien plus de prières
que cela pour... ne rien obtenir !
Cependant, si la Providence n'abandonnait pas
Mme de Kriïdener, les hommes ne lui étaient pas si
cléments. A la suite d'un scandale causé par l'indigne
pasteur Fontaine qui avait abusé de sa trop con-
fiante bonté, son nom se trouva mêlé aux débats de
l'affaire devant les tribunaux. Le bruit en vint aux
(I) Ch. Bynard, Vie de madame de Kriïdener, t. II.
LA BARONNE DE KRUDENER *i95
oreilles de l'empereur Alexandre, qui en fut très con-
trarié. Il lui était intolérable de voir celle qu'il avait
honorée de son intimité mêlée, même indirectement,
aune affaire fâcheuse, à propos de laquelle on ne
manquerait pas de prononcer son propre nom à lui.
Déjà refroidi, d'ailleurs, à son endroit, par les intri-
gues de cour qui le circonvenaient, il paraissait vou-
loir l'abandonner à elle-même. De nouveaux tracas
d'argent, devant lesquels la Providence, véritable
alliée du czar, semblait vouloir cette fois faire la
sourde oreille, comme si Ton avait trop abusé de sa
bonté, venaient encore compliquer la situation de la
missionnaire. Elle écrit le 15 mars :
« ... Nous n'attendons que le moment où nous au-
rons l'ordre du Seigneur pour aller vers vous. 11 nous
enverra aussi les moyens, car nous n'avons pas
douze kreutzers aujourd'hui. Gela ne nous empêche
pas d'être très contents (1). J'emprunte pour les
pauvres et je n'ose plus même prier pour le néces-
saire. Je présente ma situation au Seigneur, et tou-
jours tout vient à point (2). »
De ce moment, elle erra un peu à travers la Suisse,
de ville en village, de chaumière en château. Elle ar-
riva ainsi à Aarau. Là, elle se rencontra avec Pesta-
lozzi, le grand éducateur des enfants pauvres. Avec
son habitude de mettre Dieu dans toutes ses affaires
et de voir sa main jusque dans les choses les plus
(1) Il n'y a vraiment pas de quoi!
(2) Ch. Eynard, Vie de M'"° de Kriidener, t. II, p. 133.
29Q UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
indifférentes de la vie, la prophétesse s'imagine que
cette rencontre lui avait été prédite à elle-même, et
elle le dit tout naïvement :
« ... Un des hommes les plus remarquables de
notre temps, écrit-elle, l'ingénieux Pestalozzi, que
ses instituts pour les jeunes gens ont rendu célèbre,
m'avait fait prier de venir à Aarau. Pestalozzi ve-
nant de loin pour me voir, moi, n'étant qu'à une
journée de Bâle, je suis venue, et j'ai eu le bonheur,
qui m'était connu d'avance par les grandes voies du
Seigneur, de voir Pestalozzi, qui était un ange de
bienveillance déjà, mais non encore un chrétien tout
à fait convaincu... »
Il va sans dire qu'elle acheva de le convaincre. En-
têtée de prosélytisme, elle voulait convaincre tout le
monde, et la Gazette de Schaffouse, du 1er mai 1810,
montre qu'elle faisait toujours des conférences reli-
gieuses. Voici en effet ce qu'on y lit : « Mm° de Krit-
dener (de Riga), que la régence deBàlea, comme on
e sait, forcée de quitter cette ville, se trouve depuis
quelques semaines à Aarau, où elle prêche l'Évan-
gile ; les protestants des campagnes accourent de
tous les côtés pour l'entendre. Elle a aussi tous les
soirs une conférence pieuse en français avec la classe
des habitants d'Aarau qui ont l'esprit cultivé. On
prétend que celte dame, qui a beaucoup de connais-
sances, et surtout celle du grand monde, a contribué
à l'alliance sainte qui a été conclue entre les trois
grandes puissances, et sur laquelle la Chambre des
Communes d'Angleterre a fait tant d'observations
politiques.
LA BARONNE DE KHUDENER 2lM
» Mmo de Krùdener ne donne la préférence à au-
cune secte. Ses opinions, qui tendent à la réunion de
toutes les sociétés religieuses, sont basées sur les prin-
cipales vérités de toutes les confessions chrétiennes ;
aussi reçoit-elle des pèlerins de toutes les commu-
nions, qui se retirent édiliés après l'avoir entendue.»
Voici quelques autres renseignements complémen-
taires sur les conférences de M™8 de Krïidener en
Suisse. Ils sont donnés parle môme journal, dans son
numéro du 1er juin :
« Au commencement de l'année, JVImc de Krùde-
ner se trouvait avec M. Empeytas, ecclésiastique ge-
nevois, à Bàle, à X Auberge du Sauvage, où elle
établit des exercices spirituels et journaliers pour un
cercle composé de personnes dont la plupart avaient
une réputation de piété. Ces exercices n'avaient d'a-
bord lieu que dans sa chambre; mais le nombre des
auditeurs s'augmenta bientôt, au point que Mme de
Krùdener fut obligée de les recevoir dans la grande
salle à manger de l'auberge. La séance commençait
par l'oraison mentale. M. Empeytas récitait ensuite
une prière à haute voix et prononçait un discours très
soigné, qu'il terminait par une prière que tous les
assistants écoutaient à genoux. Après cet acte de
culte, des personnes choisies obtenaient de Mmo de
K ri) lener une audience particulière ; on la voyait sou -
vent debout au fond de plusieurs chambres sombres ,
avec un costume qui imitait celui d'une prêtresse.
» Pendant ces exercices, elle restait dans le re-
cueillement et le silence; mais elle s'occupait de dis-
tinguer les personnes qui paraissaient les plus tou-
17.
298 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIÈCLE
chées ou avoir le plus besoin d'un changement dans
leur conduite ou dans leur disposition; c'était à
celles -là qu'elle adressait dans sa chambre des ins-
tructions particulières, avec tant d'onction, qu'elle a
produit le changement le plus frappant dans la con-
duite de quelques demoiselles des premières familles,
qui ont mis à sa disposition leurs économies, qu'elle
a distribuées aux pauvres. Mais les pères de ces
jeunes personnes ne partageaient pas toujours l'en-
thousiasme de leurs filles : quelques-uns même pré-
tendirent que les soins du ménage diminuaient à me-
sure que les exercices spirituels se multipliaient ; de
plus, plusieurs personnes ayant tourné en ridicule et
troublé ces exercices par des scènes scandaleuses, le
gouvernement a défendu à M. Empeytas et à
Mme de Krudener de les continuer, en offrant néan-
moins au premier, dans le cas où il se légitimerait
comme ecclésiastique, de lui permettre de prêcher
dans l'église française; mais M. Empeytas a quitté
Bâle avec Mme de Krudener, et ils ont essayé de ré-
tablir leur culte dans le voisinage. Au bout de quel-
que temps, la ferveur de la nouveauté s'étant ralen-
tie, ils se sont rendus à Aarau, où l'on sait qu'ils ont
repris avec succès leurs exercices. De tous côtés, les
habitants des campagnes accourent en foule pour y
prendre part. M""" de Krudener fait des prières dans
la matinée et harangue ses auditeurs en allemand ;
l'après-midi, M. Empeytas prêche en français devant
les personnes instruites et d'un esprit cultivé (1). »
(1) M"' Cochclet, Mémoires sur la famille impériale, t. II,
I». 206-2
LA H.VRONNE DE KRUDENER 299
Mais ses prédications effarouchèrent les autorités
d'Aarau comme elles avaient effarouché celles de Bàle.
Elles furent défendues, tout au moins entravées par
la police, et, finalement, on pria la baronne d'aller
les faire ailleurs. Elle partitdonc. Au Ilornlein, dans
le grand-duché de Bade, elle excita aussi les dé-
fiances de l'Administration; mais partout elle faisait
le bien, et Dieu sait combien il y avait alors de mi-
sères à soulager ! Elle se vengeait des persécutions
par la charité : ce fut son plus beau temps et celui-là
doit faire oublier celui de sa jeunesse.
De Bade, elle écrivait à M,lc Gochelet : « Je n'ai,
pendant le jour et depuis le matin, que très peu de
moments à moi : à peine puis-je prier, ce dont j'ai
pourtant grand besoin. L'affluence du monde est si
grande, que des villages entiers passent presque par
ici; je leur prêche l'Evangile de la bonne nouvelle,
je les invite d'aller au Christ qui a versé son sang
pour nous, je les invite à la repentance et à l'espé-
rance dans ses mérites. Je leur donne, ainsi que ceux
qui sont avec moi (1) des livres salutaires pour les
rappeler à leur salut. »
Avant de terminer sa lettre, Mm* de Krudener fait
des vœux pour la conversion de la reine Hortense, qui
lui tient décidément bien à cœur. Une reine! Quelle
réclame pour sa religion! — « Que je suis heureuse,
(l) Il y avait avec elle M. Laroche, M. Eiopeytas, M. Jaeger,
M ' Laroche, M™0 Einpeytas.. . c'était une véritable colonie
de pieuv bohémiens, uue entreprise ambulante de sermons et
■conversions. Ce n'était pas précisément des saltimbanques, mais,
-a cette troupe, il ne manquait que la roulotte!
300 UNE ILLUMINÉE AU XIX1' SIÈCLE
dit- elle, de vous savoir dans ces excellentes disposi-
tions, ainsi que votre amie, dont je sais bien appré-
cier les vertus et que j'aime avec un bien respectueux
attachement.
a Le cœur me dit, chère Louise, qu'elle sera heu-
reuse un jour aussi des affections dont son cœur a
besoin, ainsi que le vôtre ; Dieu se plaît à nous com-
bler de biens, quand une fois il a notre cœur... »
Nous ne terminons pas le sermon : Mme de Krïi-
dener trouve moyen d'en glisser partout. Aussi bien
serait-il cette fois un peu long1 : dix ou douze pages !
Dans une lettre écrite de Bade le 27 janvier 1816,
M"1" de Krudener se mêle, comme toujours mainte-
nant, de faire des prédictions. « Nous sommes, dit-
elle, au moment de voir les plus terribles calamités;
peu de mois peut-être, et l'Europe sera boulever-
sée... » A la faveur de ces sombres prophéties qu'elle
ne fait pas pour la première fois, elle exhorte les
gens à se convertir. « 0 ma chère Louise, dit-elle
dans la même lettre, je vous en conjure, ne négligez
pas le temps qui vous reste pour voire salut éter-
nel... » N'est-on pas tenté de dire amen?
Le 12 avril de la même année, toujours tourmenhe
par le besoin de prédire et de pousser les âmes au
noir, elle mande à son amie : « Les temps de grâce
où l'Évangile est prêché à toutes les nations sont ar-
rivés, et les grandes calamités approchent... » Ce dut
être un chagrin pour la brave femme de ne pas voir
octroyer ces « grandes calamités » à l'humanité, oli !
pour son bien seulement! Mais Dieu ne voulut pas se
ïiùre son collaborateur dans cette œuvre mauvaise et
LA I5AR0NNE DE KRUDENER 301
impie, qu'elle espérait devoir être si bonne; et elle
en fut, cette fois comme bien d'autres, pour ses pro-
phéties.
Ses prédications lui réussissaient mieux et per-
sonne ne venait lui contester les conversions qu'elle
faisait. Mais elle en tenait toujours pour ses châti-
ments et ne se faisait pas faute d'en menacer, et à
bref délai, les pauvres humains. S'excusant d'écrire
rarement, elle mande encore, des environs de Bade,
à M11, Gochelet : « ... Si vous connaissiez ma vie, les
centaines de misérables et de souffrants qui me récla-
ment; la misère, le malheur, le désespoir qui, sous
mille formes, (suites hideuses du péché), couvrent
maintenant une terre de crimes et de désolation, et
ne sont que le commencement de ces justes et terri-
bles châtiments de l'amour infini qui veut encore
sauver ce qui peut être sauvé, alors vous ne vous
étonneriez pas de mon silence... »
Klle était en effet très occupée par son pieux mi-
nistère qu'elle prenait de plus en plus à cœur et au
sérieux. M. de Lavalette, écrivant à Mlle Cochelet vers
la fin de cette année 1816, a joint à sa lettre un article
qu'il a découpé dans un journal et qui donne les occu-
pations delà « sainte » à cette époque; reprodui-
sons-le :
« Elle a conlinué depuis un certain temps, à Horn-
lein, près de Bàle, sur la frontière de notre granci-
duché, ses exercices religieux avec un zèle infati-
gable ; elle a fait beaucoup de sensation dans ces
contrées ; dernièrement elle s'est placée, un dimanche,
sur une petite colline, où elle a commencé ses prières
S0'2 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
en plein air. Il s'y trouvait près de mille personnes
de tous les états et de toutes les professions, rassem-
blées des différentes parties de la Suisse, de l'Al-
sace et de l'Allemagne. Notre gouvernement a cru
néanmoins devoir mettre des bornes à cet enthou-
siasme religieux, et le ministre de l'intérieur a chargé,
par une circulaire, toutes les autorités ecclésiastiques
et civiles de faire savoir à toutes les communes qu'il
était défendu dorénavant d'assister aux exercices de
cette pieuse enthousiaste, et de renvoyer les étrangers
qui pourraient y venir en quelque sorte en pèle-
rinage ; en conséquence Mme de Kriïdener se verra
forcée de quitter ces environs et de transférer
ailleurs le théâtre de ses instructions et de ses prières
publiques, si toutefois elle peut s'établir quelque
part d'une manière permanente.
« Il serait assez intéressant d'approfondir quel peut
être le véritable but que s'est proposé cette femme
remarquable et quels desseins raisonnables elle peut
avoir en poursuivant avec tant d'ardeur cette espèce
de mission. >>
Ce but avait été tout d'abord de se singulariser par
la piété comme d'autres femmes le font par des toi-
lettes excentriques ou des idées extravagantes; de
faire de cette piété un tremplin pour ses attitudes et
ses cabrioles religieuses, et de poser ainsi devant le
public ébaubi. L'idée lui en était venue à la suite de
certains événements douloureux qui, en des moments
de désn-uvrement las, dans le demi-jour de ses rêve -
ries mystiques, avaient aiguillé son esprit vers les
choses saintes. Elle avait apporté en cet état d'âme
LA BARONNE DE KRÏIDENEK 303
ses vanités de mondaine, bizarrement compliquées
d humilité par la nouvelle vocation qu'elle se donnait.
Tout d'abord, elle était plus enthousiaste que con-
vaincue, plus comédienne qu'enthousiaste. Puis, à
force de prêcher les autres, elle avait fini par se
prendre au sérieux, par croire elle-même à ce qu'elle
disait, par prendre goût à la chose et se convertir à
ses propres sermons. Son éloquence avait fait tout
l'ouvrage, et, si Mme de Krudener obtint une conver-
sion sérieuse, ce fut la sienne. Elle se croyait même
en toute sincérité l'élue de Dieu et s'était persuadée
qu'elle tenait du ciel même la mission de régénérer
le monde. Sa conduite, peu à peu, se dégagea de
toute arrière-pensée mondaine, sinon de tous travers
et ridicules, car, comme l'a dit son amie M11*' Cochelet,
elle prenait toutes ses idées pour des inspirations du
Ciel. Et c'est ainsi qu'elle allait parcourant villes et
campagnes, tenant un peu de Don Quichotte, un peu
de Pierre l'Ermite, et semant la parole de Dieu.
Dans sa poésie du cœur et ses inclinations chari-
tables, dans ses élans vers la divinité, M11"' de Krii-
dener avait une incontestable piété. Mais ce n'était
pas là une religion. Sa sagesse tardive, qui n'avait
d'abord été qu'un mécompte, une déception d'amour
et une rancune, regrettait un passé gênant; elle le
condamnait et aspirait à se le faire pardonner par
Dieu. Mais un reste d'orgueil, inconscient, je le veux
bien, l'empêchait d'accepter la discipline d'une reli-
gion qu'elle n'aurait pas faite. Elle empruntait à
l'église grecque, au culte protestant, à la religion ca-
tholique, ce qui lui convenait et formait de tout cela
30 1 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
sa religion à elle. Elle avait l'âme essentiellement
chrétienne, mais, en redoutant le joug des religions
auxquelles elle participait, il s'ensuivait que, croyant
en avoir une, elle n'en avait aucune. Aussi, malgré
sa sincérité, son âme, si à l'aise avec les dogmes et
la discipline des différentes religions, ne se trouvait
pas satisfaite. La doctrine chrétienne répondait bien
à ses aspirations de cœur et d'esprit, mais son orgueil
aurait voulu mieux, Et l'on ne peut être religieux
avec orgueil : on ne peut l'être qu'avec abandon et
naïveté. Si elle avait sacrifié cet amour-propre intime
qui lui faisait donner à sa propre personne et à ses
lumières une importance qu'elles n'avaient pas, elle
serait alors complètement entrée dans l'esprit chré-
tien, dans la véritable humilité, qu'elle était si fière
d'afficher, croyant la posséder. Mais alors elle aurait
suivi tout bonnement la religion dans laquelle elle
était née, que lui avaient apprise ses parents, — et
c'eût été là la véritable sagesse.
Ceci dit, nous ne nous sentons pas la force de
blâmer M""' de Kri'idener. Elle obéissait à ce qu'il y a
de plus respectable au monde, une conviction main-
tenant sincère et absolument désintéressée : elle
faisait le bien, elle soulageait les malheureux. Ayons
pour elle l'indulgence que Jésus eut pour Madeleine :
Remittuntur illi pcccata multa quia dilexit mul-
tum. Non pas parce qu'elle a aimé une légion plus
ou moins grande d'amants, mais parce qu'elle s'est
repentie de ses fautes, qu'elle a aimé le bienetqu'elle
l'a fait. Dès lors, elle ne peut plus mériter que notre
respect, l'admiration et la reconnaissance de tous.
LA BARONNE DE KRUDENER 305
Nous ne la suivrons pas dans ses pérégrinations.
Bornons-nous à dire, ce que le lecteur a déjà dégagé
des extraits de lettres et de prédications que nous
avons mis sous ses yeux, que la doctrine de M"1" de
Kriidener était, avec les leçons de choses de la charité,
ce mysticisme charmant et simpliste des premières
églises chrétiennes, qui n'étaient autre chose que des
confréries; c'était un peu la doctrine des méthodistes
qui poursuivent une régénération humaine opérée par
la grâce efficace sans aucun effort humain. Son lan-
gage imagé plaisait, aux pauvres surtout. 11 leur
plaisait d'autant plus qu'ils y trouvaient des décla-
mations contre les mauvais riches, et des aspirations
vers cet idéal d'égalité qui devrait exister entre tous
les hommes.
C'était assurément un spectacle peu banal que de
voir la petite- fille du maréchal de Mûnnich, une an-
cienne ambassadrice de Russie, une grande dame
aussi distinguée que cultivée, venir vivre d'une vie
toute rustique, marchant à pied dans les chemins
boueux, errant de village en village, endurant des
fatigues et des privations auxquelles ne l'avait pas
habituée la large aisance, l'opulence même de sa vie
passée, pour répandre les doctrines qu'elle croyait
avoir mission de faire connaître aux hommes. Il fallait
pour cela du caractère, et beaucoup. Car, outre les
fatigues et les privations, les railleries pleuvaient sur
elle et sur toute sa troupe prédicante, le ridicule
pouvait l'atteindre... Mais elle n'en avait pas peur. Sa
foi était si forte, sa charité si vraie, qu'elle était au-
dessus des atteintes de la malignité humaine, tou-
306 UNE ILLUMINÉE AU XIX'' SIECLE
jours si prompte à condamner ceux qui font le bien
€t à adorer ceux ou celles qui font le mal. Mais elle
ne pardonnait pas toujours, au contraire de Jésus, à
ceux qui la persécutaient ; et lorsqu'elle fut chassée
de Zurich, elle se retourna vers la ville et la maudit
•en disant, dans son style biblique, ponctué d'un large
geste théâtral : « Malheur à toi, ville profane, où les
enfants eux-mêmes ont déjà des visages d'Holo-
pherne!... »
Au mois de mai 1817, comme M. Kellner, un de
ses vicaires, avait fondé un journal : La Gazette des
Pauvres, qui n'eut du reste qu'un numéro, gazette
•que les pauvres devaient recevoir gratis pour l'échan-
ger avec les riches contre du pain et des vivres, on
s'émut beaucoup de ce fait, pourtant bien simple, et
Mme de Krûdener fut attaquée dans toute l'Europe
pour ses tendances subversives. L'on n'aimait alors
ni le nouveau ni le progrès, et cette idée, excellente
en soi et qui pouvait amener quelque bien, fut haute-
ment condamnée. Mais, comme toujours, l'esprit de
secte s'en môlait. M. deBonald,si chrétien pourtant,
publia dans le Journal des Débats un article, assu-
rément spirituel, mais dont la charité chrétienne
n'était pas le mérite le plus recommandable. Après
avoir ergoté sur les riches, sur les pauvres et les
<lroits de* chacun il dit : « M""' de Krûdener a été
jolie ; elle a publié un roman, peut être le sien ; il
s'appelait, je crois, Valérie: il était sentimental et
passablement ennuyeux. Aujourd'hui qu'elle s'est
jetée dans la dévotion mystique, elle fait des prophé-
ties. C'est encore du roman mais d'un genre tout
LA BARONNE DE KRUDBNEB 307
opposé. L'amour avait dicté le premier; celui-ci sem-
ble n'inspirer que la haine, et si la figure de l'auteur
a changé comme son genre, Mw de Krudener peut
avoir des disciples, mais elle n'aura plus de sou-
pirants. »
Voilà qui n'était pas très galant, ni même très
exact, et un gentilhomme comme M. de Bonald, qui
avait peut-être rencontré Mme de Krudener dans la
charmante « petite société » de la rue Neuve-du-
Luxembourg, où tous deux allaient sous le Consulat,
aurait pu se dispenser de cette impertinence gratuite
envers une femme qui, en somme, si elle avait été
légère, ne cherchait plus qu'à faire le bien. Gomme
s'il y en avait trop de celles-là ! Ah ! il se serait bien
gardé de l'égratigner lorsqu'elle ne s'occupait que de
galanterie et qu'elle prêtait le tlanc, avec son Garât,
à de justes critiques!
Mais M. de Bonald aggrave encore son manque
d'égards par le désir de faire de l'esprit. Enfin, pour
une fois qu'il lui arrive d'en avoir... « L'Évangile à la
main, continue-t-il, j'oserai lui dire que nous aurons
toujours des pauvres au milieu de nous, ne fût-ce que
de pauvres têtes. » Et c'est en brandissant le livre de
charité par excellence, qu'il manque ainsi de cha-
rité !... Ah ! monsieur de Bonald, un peu de justice
et d'indulgence pour \os ennemis, voyons, même
pour les femmes !... On en aura alors pour vous, et
nous ne dirons à personne que vos écrits sont plus
tristes et plus ennuyeux que... les sermons de
Mm'' de Krudener.
Benjamin Constant se fit le champion de son an-
30S UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE
cienne amie dans le Journal de Paris. Il eut le tort
de le faire en empruntant le style de M. de Bonald. « Il
ne devait pas, dit-il, prendre l'Évangile pour trouver
un pareil jeu de mots; Brunet et Potier (1) auraient
fort bien fait son affaire. Si telle est l'imagination
des têtes les plus riches, c'est une consolation pour
le vulgaire, et l'on peut s'écrier, l'Évangile à la
main : Bienheureux les pauvres en esprit! (2)
Mm0deKriïdener, quecespolémiques n'émouvaient
plus, continua à errer à travers l'Europe. Elle traversa
le Wurtemberg, la Bavière... A Leipzig, les pauvres
assiégeaient sa porte, à laquelle avaient été placés
deux factionnaires, non pas pour lui faire honneur,
mais pour maintenir Tordre, et elle prêchait ces sol-
dats en même temps que la multitude. M. Empeytas,
son coadjuteur, M. Kellner, son grand vicaire, du-
rent alors se séparer d'elle. Aussi bien ses affaires
étaient-elles en fâcheuse posture. La Providence
semblait la lâcher. Berlin lui fut interdit, Saint-Pé-
tersbourg et Moscou également. Que faire?... Elle
se résigna à gagner la Livonie et se retira dans une
de ses terres. EUe y trouva un repos dont elle avait le
plus grand besoin et se borna dès lors à se mêler
aux réunions des frères moraves, pour qui elle avait
une grande sympathie de cœur.
Remise de ses fatigues, mais lassée bientôt de son
inaction et toujours porlée à prendre de plus en plus
ses caprices de femme pour des ordres du ciel, elle
(i) Deui acteurs comiques du temps.
(2) Voir, pour cette polémique, le Journal de Paris du
80 mal 1817.
LA BARONNE DE KHUDENER 309
voulut, en 1818, aller à Saint-Pétersbourg. Mais elle
n'en obtint pas la permission. Malgré la sympathie
que l'empereur Alexandre avait toujours pour elle, il
ne voulait pas la recevoir et aimait mieux la savoir
ailleurs que dans sa capitale. Peut-être craignait-il
qu'elle ne songeât à reprendre sur lui quelque in-
fluence politique, peut-être voulait-il simplement
écarter tout commentaire de la malveillance des
cours et des chancelleries. Et ce fut avec les formes
les plus courtoises qu'il lui fit connaître qu'il ne
pouvait lui accorder le séjour de Pétersbourg.
MmedeKrudener se résigna donc à vivre en Livonie.
Elle y demeura, confinée dans ses pieuses œuvres et
dans une vie toute contemplative, jusqu'en 1824. Elle
obtint alors la permission d'aller à Saint-Pétersbourg
et s'y rendit avec son gendre et sa fille.
Mais c'était l'époque où la Grèce combattait pour
son indépendance. M"1L' de Krudener prit chaude-
ment le parti des Grecs. Elle parlait en leur faveur
dans toutes les réunions où elle allait et cherchait à
provoquer pour eux un mouvement dans les hautes
classes de la population russe. L'empereur, qui
croyait que le temps avait calmé ses ardeurs, la
trouva décidément trop remuante. Il avait assez à
faire à suivre la politique extérieure, sans qu'une
femme vînt lui susciter des embarras en excitant, par
ses intempérances de langue, les passions religieuses
ou politiques de ses sujets. Aussi la fit-il inviter à
s'éloigner de la capitale. 11 lui permettait de s'établir
dans toute autre ville quelle choisirait, à l'exception
de Moscou.
310 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE
C'est alors que Mmc de Kriidener, qui avait la nos-
talgie du ciel bleu, du soleil et d'une température
douce, qui avait de plus à soigner une santé fort dé-
faillante, se décida à partir pour la Grimée. Ce fut
le dernier voyage de cette femme qui avait passé une
partie de sa vie à voyager. Elle mourut à Kharazou-
Bazar, en Grimée, le 25 décembre, jour de Noël de
cette année 1824.
Sa mort fut celle d'une sainte.
La France doit garder d'elle un pieux souvenir,
d'abord parce qu'elle l'a aimée avec enthousiasme et
qu'il faut aimer ceux qui nous aiment, ensuite parce
qu'elle fit du bien, beaucoup de bien en soulageant
nombre d'infortunes. Quelles erreurs ne seraient pas
rachetées, quelle vie ne serait pas sanctifiée par tant
de bonnes actions? Surtout dans un siècle où l'on voit
tant d'égoïstes, de jouisseurs et de malhonnêtes gens
respectés? Mme de Kriidener se dépouilla de ses biens
pour soulager les malheureux, et on ne l'honorerait
pas, alors que l'on honore des fripons qui dépouil-
lent les malheureux pour s'enrichir? Elle savait, de
plus, trouver dans son cœur les paroles consolantes
qui font tant de bien à ceux qui soufirent et les ai-
dent à atteindre patiemment et sans trop de déses-
poir le terme de leur vie de misères. Les heureux ne
se doutent pas, dans leur égoïsme satisfait et dans
leurs béates jouissances, du bien qu'ils pourraient
faire s'ils avaient un peu de cœur. Mais ceu x qui ont
souffert de l'excellence de leur propre cœur, de la
sécheresse et du mauvais cœur des autres, ceux qui
ont souffert de la pauvreté et de la maladie, ceux-là
LA BARONNE DE KRUDENER 311
béniront toujours la mémoire de M"" de kriidener
et diront : elle fut bonne.
C'est le plus bel éloge que l'on puisse faire d'une
femme.
Pourquoi y en a-t-il si peu à se soucier de le mé-
riter?
FIN
PENSEES
DE
MADAME DE KRUDENER
Publiées dans le Mercure de Fronce du 10 vendémiaire an XI,
Variétés. — Les pensées suivantes sont extraites des
manuscrits d'une dame étrangère qui a bien voulu nous
permettre de les publier dans notre journal. Quand on
pense avec tant de délicatesse, on a raison de choisir
pour s'exprimer la langue de Se vigne et de La Fayette.
11 est des choses d'obligation pour certaines âmes, qui
prouvent l'excellence de ces âmes, et qui paraissent folie
à celles qui sont moins
Dans le bien que nous faisons, pensons surtout que
nous devenons meilleurs et n'exigeons rien des autres.
18.
314 UNE ILLUMINÉE AU XIX^ SIECLE
Il est des amitiés du monde comme des petits dia-
mants qui brillent sans avoir de valeur.
Les gens médiocres craignent l'exaltation, parce qu'on
leur a dit qu'elle pouvait avoir des suites nuisibles ; ce-
pendant c'est une maladie qu'on ne peut pas leur donner.
On peut dire que la plupart des gens du monde n>-
vivent que de petites idées, comme le peuple ne vit que
de petite monnaie.
Il faut garder le bien qu'on veut faire comme un se-
cret, afin que la folie ou la méchanceté ne l'étouffé pas
au berceau.
Les grands débris nous touchent encore : mille raisons
de s'intéresser à soi-même accompagnent la vie de celui
qui a connu les grands dévouements ; et celui qui souf-
frit par l'amour ou par l'amitié est encore plus riche que
celui qui ne les connut jamais.
C'est la religion chrétienne qui a appris à la verlu ;i
jouir de son secret.
La rertujuge l'intention et la gloire le Buccès.
Si le peintre, I'- poète, l'homme de génie sont envia-
bles, c'est bien moins pour la gloire qui les attend que
p ir- le sentimenl «in beau qu'ils portent en eux.
LA BARONNE DE KRUDENER 315
Une des grandes punitions des scélérats, c'est d'être
dans le secret de leurs vices et de se connaître, encore
plus qu'ils oe sont connus des autres.
L'opinion publique esl un impôt que les nommes paient
en jetant quelquefois une grosse pièce d'or à. la bar-
rière; mais les femmes sont tenues à payer toujours, et
à solder denier par denier.
Il y a des gens qui ont eu presque de l'amour, presque
<le la gloire, et presque du bonheur.
Il y a des regards qui sont des paroles, et des voix qui
sont de la musique.
Dans l'arène de la vie comme dans celle où combat-
taient les gladiateurs, celui qui tombe n'est pas toujours
le plus faible. C'est souvent le plus fort et celui qui a le
plus longtemps résisté.
Peu d'hommes savent descendre jusqu'aux besoins des
autres hommes sans craindre de se compromettre : tant
de douces images dans la nature semblent pourtant les y
inviter! L'arbre chargé de fruits s'incline vers le sol, et
la nuée chargée d'une pluie bienfaisante s'abaisse aussi
vers la terre altérée.
Ceux qui regardent vivre verront qu'ils préparent sou-
vent eux-mêmes les maux dont ils se plaignent
On cherche tout hors «le soi dans la première jeunesse;
nous faisons alors des appels de bonheur à tout ce qui
existe autour de nous, et tout nous renvoie au dedans de
nous-mêmes peu ô peu.
Plus nous nous perfectionnons nous-mêmes, plus les
choses hors de nous s'embellissent.
316 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE
Des gens qui seraient désolés d'attirer sur nous un
malheur réel se croient en droit de nous accabler jour-
nellement de mille petits déplaisirs, et font de tout cela
à la lin une montagne bien plus rude à passer que ne
l'eût été une calamité réelle.
On ne cultive pas avec assez de soin le sentiment du
bien dans les âmes jeunes et tendres; on devrait se dire
pourtant que sans enthousiasme il n'existe pas de prin-
temps moral, et sans ileurs, il n'est pas de fruits.
Ce n'est pas toujours l'objet de notre amour qui nous
honore, mais ce que nous aimons dans cet objet.
Les âmes froides n'ont que de la mémoire. Les âmes
tendres ont des souvenirs, et le passé, pour elles, n'est
point mort, il n'est qu'absent.
Le meilleur ami à avoir, c'est le passé.
Dire aux hommes ne suflit pas; il faut redire et redire
encore : l'enfance n'écoute pas, la jeunesse ne veul pas
écouter, et si la vérité est enfin accueillie, c'est que, de
sa nature, <1 le est infatigable et qu'après avoir été rebu-
elle trouve enfin accès par sa persévérance.
Il faut ipu; les beaux mouvements de la jeunesse de-
viennenl des principes dans l'âge mûr.
La pensée de l'homme est un océan qui mène L'âme
aux plus ravissantes découvertes, aux îles enchantées
comme aux plus affreux écueils.
LA BARONNE DE KRUDENER 317
Souvent Ton résisterait à ses propres passions et l'on
atraîné par celles des autres.
Aimer la vertu vaut mieux que de se croire capable
d'être vertueux. La vie ifest jamais an traité de morale,
elle es! un essai.
Il y a des hommes qui vivent de tout ce qui fait pres-
sentir la continuation de la vie; ils devinent la vertu et
l'admirent quand ils la trouvent. Ils contemplent le ciel
et se sentent plus heureux de la grandeur de la nature;
ils croient à l'amitié età l'amour même en ne l'éprou-
vant pas. Il y a d'autres hommes qui se croient plus
avancés que les premiers ; les moyens de bonheur ne
sont pour eux que des moyens de parvenir; ils croient
se jouer de ceux qu'ils sacrifient, ils se dégradent de
plus eh plus et finissent par ressembler à ces automates
si vantés qui ont tous les traits de L'homme, hors les bat-
tements de son cœur.
La vie est comme le tonneau des Danaïdes : elle laisse
écouler les douleurs et les félicités, toute la folie et toute
la sagesse de l'homme; mais la conscience prend l'em-
preinte de tout ce qui se passe, et, semblable à un mi-
roir magique, elle retrace à l'homme ce qui le console
ou L'afflige d'avoir vécu.
Ko amour, on i le même plaisir à se voir qu'en amitié
à si' revoir.
Lésa a de L'espérance empêchent de peser sur la
Il n'y a que les gens d'esprit qui sachent paraître dupes ;
18
818 UNE ILLUMINÉE AU XIX SIECLE
ils connaissent à fond les deux rôles et choisissent le
plus beau.
Les âmes fortes aiment, les âmes faibles désirent.
Une très belle femme, avec les traits de la noblesse et
sans les vertus douces et actives de son sexe, ressemble
à un beau lys auquel la nature n'aurait pas donné de
parfum
Il faut faire adopter le devoir par le sentiment; c'esl
un serment de fidélité.
La vie ressemble à la mer, qui doit ses plus beaux ef-
fets aux orages.
C'est un bel éloge à faire de quelqu'un, au milieu de la
corruption du monde, que de le croire digne d'être ap-
pelé romanesque. Ce sont des titres de chevalerie où
chacun ne ferait pas facilement ses preuves.
Il y a des femmes qui traversent la vie comme ces
souffles de printemps qui vivilicul tout sur leur pass
Il y a «1rs langueurs dans l'âme qui la rendenl si mé-
ancolique qu'elle se jette dans une forte passion, connue
n se jette dans la rivière au plus fort de l'accablement
«l'un jour d'été.
C'est faire un grand tort à ceux que m. us aimons de
vouloir leur ménager «les surprises, nous leur volons
l'espérance.
LA UARONDE DE KRÙDENER 310
Il y a tanl d'êtres qu'on pourrail aider avec si peu!
Mais il faudrait avoir su descendre dans les petites condi-
tions pour savoir ce qu'on peut avec peu : la poussière des
Heurs suffit à l'abeille.
Le bonheur obscur et caché ne parait pas bonheur à la
plupart des hommes, comme si L'amande en était moins
douce parée qu'un noyau épais l'enveloppe.
La mélancolie des âmes tendres et vertueuses esl la
station entre deux mondes. (Mi seul encore ce que cette
terre a d'attachant, mais on est plus près d'une félicité
plus durable.
TABLE HES MATIÈKES
Introduction v
CHAPITRE PREMIER
Coup d'oeil général sur la société pari-ienue au temps de
Louis XVI. — Jeunesse de Mlu de Wietinghoff. — La Li-
vonie. — Goût de MUo de "Wietinghoff pour la campagne-
— Voyage à Spa. — Portrait de la petite Julie. — Voyage à
Paris. — Demande en mariage. — Le baron de Kriulener.
— M11* Julie épouse le baron de Knidener. — Lune de miel.
— Naissance d'un fils. — Départ pour Venise — Amour et
voyage de noces. — Dissemblances de goûts. — Enivrements
de la vie à Venise. — Incompatibilités d'humeur. — La ba-
ronne est trop romanesque et son mari ne l'est pas assez.
— Excès de sensibilité. — Le comte Alexandre de Stakiefl'.
— Amour platonique. — Ilève et réalité. — Bonheur et
plaisirs. — Dissipations et charité. — A Copenhague. — En-
core M. de Stakicff. — Fragilité humaine. — Brouille dans
In ménage. — Naissance d'une fille. — Départ de la baronne
pour Paris \
CHAPITRE II
M018 de Knidener à Paris. — Son portrait peint par elle-
même. — Elle fait la connaissance de M . Suard . — Sa liaison
avec lui. — Indiscrétions de M. Dominique-Joseph Garât sur
cette liaison. — Tendances au mysticisme. — Goûts litté-
raires et artistiques. — Amitié pour Bernardin de Saint-
322 TABLE DES MATIERES
Pierre. — Mœe de Kriidener dans le salon de l'abbé Mo-
rellet. — Vie mondaine. — Fin d'idylle et mariage de
M. Suard. — Mme de Kriidener part pour le Midi. — La
vallée de Vaucluse. — M. de Lezay-Marnésia. — Le comte
de Frégeville. — Liaison de Mmê de Kriidener avec cet
officier. — Commencement de la Révolution. — Le lieute-
nant de Frégeville ramène la baronne à son mari. — De-
mande en divorce. — M. de Kriidener envoie sa femme dans
sa famille. — Retour de la baronne à Riga. — Eucore M. de
Stakieff. — Désillusions. — La baronne passe l'hiver à
Leipzig. — Lettre à Bernardin de Saint-Pierre i2
CHAPITRE III
M. de Kriidener est nommé ambassadeur à Berlin. — Salon de
l'ambassadrice. — Rivarol. — Le comte de Tilly. — Froisse-
ments mondains. — Aveuglements de vanité. — Désir d'aller
à Paris. — Départ pour la Suisse. — Vie de Mme de Krii-
dener a Lausanne. — Excursions à Genève et à Coppet. —
Chez Mme de Staël. — La danse du chàle. — Mm» de Kriidener
commence à Genève son roman de Valérie. — Importance
qu'on donnait à la danse. — Salon de Mme de Staël à Paris
sous le Consulat. — Salon de Mme de Beaumont. — Mme de
Kriidener voudrait avoir un salon littéraire. — Pensées in-
sérées au Mercure. — Vanité littéraire. — Complaisante bonté
de Bernardin de Saint-Pierre. — Petite jalousie de Mme de
Kriidener pour Mme de Staël "'.»
CHAPITRE IV
Liaison de M™6 de Kriidener avec Garât. — Déception d'amour
et d'amour-propre. — Retour définitif à la vertu. — Mort
du baron de Kriidener. — Départ de la baroune pour Lyon.
— Deuil et distractions. — Va Irrie. — Réclame savante au-
tour de ce roman. — Petits manèges d'auteur. — « Le
monde est si bête! » — Un peu de jalousie. — Un peu de
vanité. — Alléluia d'amour. — Retour de la baronne à
Paris. — Valérie est lue à. un petit cercle d'amis choisis. —
M"' de Beaumont très souffrante. — La baronne écrit a
Chateaubriand en cette pénible circonstance. — Succès pro-
digieux de Valérie: sujet de ce roman. — Réfutation d'une
erreur : Mra* de Kriidener n'a jamais mis les pieds dans
le monde du Directoire. — La baronne fait hommage de ton
TABLE DES MATIERES 323
Livre au premier Consul. -— Mauvais accueil que lui fait le
géuéral Bonaparte. — Raucuue. — Mra# Je Krudener quitte
Paris et retourne a Riga 111
CHAPITRE V
Mœo de Krudeuer prend le parti de se ranger. — Accès de re-
ligiosité mystique. — Petites vanités de la baronne. — Ca-
ractère de sa piété. — Les lettres de Mra0 de KruJeuer. —
La Bible devient son livre de chevet. — Lettre à Mm* Ar-
mand. — Piété excessive. — Mm" de Kriidener et la reine
Louise de Prusse. — Les frères moraves. — Iung Stelliug le
théosophe. — A la petite cour de Bade. — Oberlin. — Fré-
déric Fontaine. — Maria Kumuiriu. — M™8 de Kriidener est
expulsée du Wurtemberg. — M. J. de Norvins et M. Bi-
gnou l'accueillent à Bade. — M1U Juliette de Kriidener. —
Illusion dernière et déception. — Côté personnel et vaniteux
de la baronne. — Embarras d'argent : prétendue interventiou
de la Providence en cette affaire. — Belle et longue lettre à
M11* Cochelet 155
CHAPITRE VI
Mme de Krudener s'adresse à la Providence, dans un embarras
pécuniaire : succès de sa démarche. — Elle se rend à Stras-
bourg. — M. de Lézay-Maruésia. — M. Empeytas. — M™* de
Ivruiener prend ses idées pour des appels de la Providence.
— Discussious religieuses. — L'ange blanc et l'ange noir. —
Chute de l'Empire : Mm* de Kriidener revient à Bade. —
Mort de M. de Lézay. — Prédications de la baronne. — Ses
prophéties : elles ne sont encore que la plus élémentaire
perspicacité. — M11' Cochelet, lectrice de la reine Hortense.
— Amitié de Mœe de Krudener ponr elle. — M11' de Stourdza,
demoiselle d'honneur de l'impératrice Elisabeth. — Lettres
curieuses de M™* de Kriidener. — Elles sont mises sous les
yeux de l'empereur Alexaudre. — M°" de Krudeuer est reçue
par son souverain. — Habileté avec laquelle elle a su se
ménager uu accueil. — Entrevue remarquable. — Lettre
de l'empereur Alexandre. — Ses dispositions mystiques. —
Faveur dont jouit M"' de Krudener auprès de' lui. — La
baronne Te suit à Paris. — Intimité et conversations reli-
gieuses. — Piété théâtrale et prosélytisme de Mm# de Krii-
dener 186
324 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE VII
Le général de Labédoyère. — Par suite de quelles circous-
tances Mm9 de Kriideuer se trouve mêlée à sou affaire. —
Mme de Labédoyère sollicite l'intervention de la baronne en
faveur de son mari. — Anciennes relations de Mm* de Krii-
dener et de M. de Labédoyère. — Intérêt spirituel de la ba-
ronne pour le condamné. — Exécution de Labédoyère. —
Lettres pieuses. — Belle conduite de madame de Labédoyère.
— Piété et charlatanisme. — Idées religieuses de Mœe de
Krudener. — Nombreuse affluence dans son salon. — Cu-
riosité et enjouement. — La baronne prêchante la prison de
femmes de Saint-Lazare. — Mouvement religieux à Paris
en 1815. — Lettre remarquable de Mme Swetchine. — Revue
de l'armée russe au camp de Vertus. — Brochure de Mme de
Krudener sur cette solennité religieuse. — Manie de pré-
dication. — Acte de la Sainte-Alliance : part de Mme de Kru-
dener à cet acte. — Benjamin Constant dans le salon de
Mm# de Krudener. — Mm Récamier et la baronne. . . 22Ç
CHAPITRE VIII
Désir de Mme de Krudener de convertir Mm# Récamier à sa
religion. — Salon delà baronne à l'hôtel Montcheuu. — Cé-
rémonies religieuses dans ce salon. — Benjamin Constant est
l'intermédiaire de Mm« de Krudener auprès de Mrae Récamier.
— Embarras d'argent : la baronne s'adresse encore à la Pro-
vidence. — Toujours des miracles. — Conversion de Dticis-
— Indifférence de Mm# Récamier. — Mme de Krudener quitte
Paris. — Ses prédictions contre la grande ville. — Lettre a
Mlu Cochelet. — Prédications en Suisse. — La baronne est
expulsée de l'aie. — Encore les miracles d'argent. — Pes-
talozzi. — La Gazette de Schaffouse. — La baronne est ex-
pulsée d'Aarau. — Prédictions. — Lettre à M1Ie Cochelet. —
Piété de M"" «le Krudener. — M. de Bonald attaque Mra0 de
Krudener dans le Journal des Débats : Benjamin Constant
la défend. — Dernières années de Mn,e de Kriideuer. — Sa
mort 275
PENSÉliS DE M"e LE KltUDI'NKR 311
J.MlLli COI-IN, IMl'KIMl.KI I QB LAONY rS.-fl-M.,
jQl
<o/ Le Livre pour Tous x&
i$AUDISSIN (Cte WOLFF DE). —
Gens de la Haute.
Bismarck. — Lettres à sa femme
pendant la guerre de 1S70.
Jean Bouvier — Nos bous Curés.
Jean Bouvier. — Sécularisée.
Théodore Cahu. — Les Amants
d'Ixelles.
Carolus. — Le Secret de Salomé.
Lieutenant Charly. — Une petite
Garnison França.si-.
Coupin. — L'Amour chez lesbêtes.
Jean Drault. — Le Gosse au
Sergent-Mâjor.
Fay-Petit. — La Libératrice.
Pascal Fokiiiuny. — L'Altesse.
Pascal Forthuny. — Le Roi
Régicide.
Géniaux. — La rue de la
Fernni" sans* Teste.
n iard. — Humanité.
Johannès Gravier. — Rose et
Rouge.
Grand Carteret. — La France
jugée par l' Allemagne.
lin. — L'Inutile Révolte.
Gyp. En Balade.
Arthur Heulard. — Tu esPetrus.
Jules Hoche. — Saint-Lazare.
1 Hoche. Le Vice Mortel.
florin La Carrière de
! - La Faillite des
1 n uptrice.
urnes.
1 v ,.\y. 1 'i uquête
111. — Alexa.i Ire Du;
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d'un ( ritiijue.
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l'Amour.
■ A/.ZA. — Hygiène de
"Amour.
Masson - Forestier. — L'At-
taque Nocturne.
André Maurel. — La Che-
vauchée.
André Maurel. — Mémoires
d un Mari.
Jules Mazé. — Les Amants de
Trigance.
Louis Morin. — Carnavals
Parisiens.
Novakowski. — Une Caserne
Allemande.
O. Suli. — Artiflots.
Lise Pascal. — La Fille deCircé.
Georges Régnal. — Mademoi-
selle Pas d'Amour.
Georges Régnal. — Deux Ten-
dresses, Deux Détresses.
Richard. — L'Armée et la
Guerre.
A. Robida. — La Clef des (
Clément Rochel. — Cervantes
Inédit.
LÉONCE ROUSSET. — Colite-
Lointains.
Fernand Sarnette — Mé-
moires d'un Forçat Innocent.
es Sorrèze. — En dérive
Armand Sii.vestri — Gauloi
sert--. Nouvelles.
Armand Silvi
opilants.
Armani» Su \ - Contes
Incongrus.
Arma-- o Silves i kk.
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