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UNE
SOLUTION
POLITIQJE ET SOCIALE
I.MPRIMEKIE DE L. TOI.NON ET C% A SAINT-GEBMAIN.
UNE
SOLUTION
POLITIQUE ET SOCIALE
CONFEDERATIOX— DECENTRALISATION — EMIGRATION
CORNELIUS DE BOOM
CONSUL HONORAIRE DE BELGTJUE
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE. 2 BIS, ET BOlILEVAni) DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1 8 G 4
h 51
AVANT-PROPOS
L'univers , pour qui saurait l'embrasser d'un coup
d'fleil, serait un fait unique, une grande vérité.
D'Alembert. — fre/ûce de l'Encyclopédie.
En offrant ce livre au public, je n'ai pas la
prétention de faire une œuvre littéraire ; je ne
prétends pas davantage prendre place parmi les
philosophes novateurs ou les inventeurs de sys-
tèmes. Des idées que je vais essayer de dévelop-
|)er, les unes paraîtront peu neuves, les autres
ou originales, ou étranges ; je suis préparé et
résigné à ces critiques.
2 AVANT-PROPOS
C'est un devoir de conscience que j'accomplis.
Le temps où nous vivons est une époque de
transition ; nous traversons une de ces crises où
les destinées de l'humanité se renouvellent.
Notre génération, ou celle qui lui succédera,
assistera à la transformation de la société
actuelle. Je ne suis pas de ceux qui croient que
l'indifférence et l'inaction soient permises au
milieu de ce grand travail. Je ne m'exagère point
mes forces, je ne m'illusionne pas sur l'utilité
que pourra avoir dans la reconstruction du nou-
vel édifice, le grain de sable que ma bonne
volonté y apporte ; je donne aujourd'hui ma
parole comme demain je prêterais mon bras.
Il
Cette parole qui précède et prépare l'action,
d'autres l'ont dite avant moi, d'autres la répé-
teront après, mais elle est l'expression d'une
idée commune qui s'élucide, qui s'agrandit, qui
AVANT-PROPOS 3
se complète en passant de bouche en bouche. Le
problème est trop vaste et trop complexe pour
qu'on puisse en attendre la solution d'une seule
intelligence. Les plus humbles ont donc le devoir
de concourir à une œuvre qui intéresse l'hu-
manité tout entière. Celui-ci a fouillé toutes
les bibliothèques de l'Europe et apporte le fruit
de ses recherches. Cet autre a analysé tous les
systèmes et nous en présente la critique; ceux-
ci ont rêvé, ceux-là ont calculé, et nous devons à
leur imagination ou à leurs veilles de précieuses
et savantes statistiques ou de lumineuses uto-
pies qui nous ouvrent des horizons nouveaux.
Je n'ai fait, pour ma part, ni savants calculs,
ni rêves brillants; je n'ai eu le loisir ni de feuil-
leter les livres, ni d'étudier les systèmes.
J'ai vu, j'ai réfléchi, j'ai comparé.
AVANT-PROPOS
III
Le tribut que j'apporte, c'est le résumé d'obser-
vations consciencieusement faites pendant trente
années de voyage. A coté de ce que pensaient,
de ce qu'écrivaient en Europe, dans le recueille-
ment de leur retraite, les économistes et les phi-
losophes, j'ai cru qu'il pourrait y avoir utilité et
intérêt à faire connaître ce que les mêmes préoc-
cupations inspiraient à un Européen dans les
parties civilisées de l'Amérique, dans les forêts
vierges du Brésil, dans les pampas de la Plata,
sur les bords du Sacramento et jusque dans les
solitudes de la Patagonie.
Les problèmes dont ce siècle porte en lui l'en-
fantement, se sont emparés si puissamment de
notre génération que, quand l'esprit s'est une
fois livré à ces méditations, il ne peut s'en dis-
traire sous aucune latitude, dans aucun des acci-
dents de la plus aventureuse existence.
AVANT.PROPOS
IV
Je rapporte donc en Europe ces idées qui
m'ont suivi partout, se confondant dans mon
cœur avec tous les souvenirs de la patrie ; mon
livre n'eût-il pas d'autre portée, qu'il servirait
du moins à prouver quelle place a toujours eue,
dans mes pensées et dans mes affections, cette
vieille Europe, centre de la lumière et de l'intel-
ligence, dont on s'éloigne si rarement dans notre
temps, sans espoir d'y revenir.
Voilà ce qui a donné naissance à mon livre ;
voici maintenant le but qu'il se propose : cher-
cher, indiquer des moyens qui puissent conjurer
les menaces de l'avenir et améliorer le sort des
populations européennes.
UNE SOLUTION
POLITIQUE ET SOCIALE
PREMIÈRE PARTIE
Une grande révolution démocratique s'accomplit
parmi nous. Tous la voient, mais tous ne la jugent
pas de la même manière.
A. DE TOCQUEVILLE.— Z)e la Démocratie
en Amérique.
Pour bâtir sur des ruines, il faut d'abord démolir.
Après avoir démoli, il faut bâtir.
VlTRUVE. — Traité d'architecture.
CHAPITRE PREMIER
PROGRAMME
Je ne veux pas ici faire, après tant d'autres, le
tableau si souvent reproduit des inquiétudes, du
malaise et des misères de notre société. Je m'en
tiendrai aux faits les plus incontestables. Per-
sonne, dans aucun pays, ne croit à la stabilité
définitive de l'état de choses actuel. En haut
comme en bas, il y a le pressentiment d'un
8 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
inconnu que les uns redoutent, que les autres
espèrent, sans que ni les uns ni les autres sachent
bien ce qu'ils doivent craindre ou espérer.
Les indices de ce malaise social, les aveux des
vagues inquiétudes qui se sont emparées de tous
les esprits, ce n'est ni dans les livres, ni dans les
journaux seulement, ni dans les conversations
intimes que nous les voyons se manifester; ils
éclatent dans le langage des hommes les plus
intéressés à la stabilité des affaires publiques et
jusque dans les documents officiels. Dans la
séance du sénat français, du 15 décembre 1863,
M. de la Guéronnière, si bien placé pour consta-
ter l'état de l'opinion en France et en Europe,
ne formulait-il pas ainsi à son tour le phéno-
mène social que nous signalons, et ne lui don-
nait-il pas ce nom si caractéristique du mal de
l'inconnu, dans une phrase que nous emprun-
tons au compte-rendu de cette séance ?
L'orateur vient de signaler les grandeurs de
l'Empire et il ajoute :
« Au sein de cette puissance, il est pourtant
PROGRAMME 9
» un indice d'un certain malaise ; il perce une
» préoccupation nouvelle, il surgit une inquié-
» tude étrangère aux premières années du règne.
» On interroge l'avenir, on souffre d'un mal
» nouveau, mais sérieux, que j'appellerai le mal
» de l'inconnu. »
On n'échappe à une crise que pour en entre-
voir une autre plus menaçante. En politique,
tout équilibre est rompu, et il y a une guerre au
bout de toutes les solutions. En économie sociale,
les besoins grandissent plus vite que ne s'aug-
mente la richesse, et, malgré les efforts sincères
des gouvernements, auxquels toute justice doit
être rendue, le prolétariat est une plaie qui s'é-
largit tous les jours.
Faut-il donc désespérer de l'avenir, ou atten-
dre, dans une stoïque résignation, qu'un cata-
clysme violent transforme le monde ?
Le règne du fatalisme est passé, et la devise
des temps modernes doit être : Aide-toi, le ciel
t'aidera.
Il y a, dans l'organisation politique et dans
l'organisation sociale, des vices qui sont la source
10 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
du mal. Ces vices sont-ils irrémédiables? Quels
sont-ils ?
Tel doit être le point de départ de toutes les
méditations, de toutes les recherches. Telle est la
direction que j'ai suivie dans mon travail.
La première partie de mon livre sera consacrée
à la recherche et à l'analyse des causes qui ont
amené les maux et les périls que je viens d'indi-
quer brièvement, et sur la réalité desquels tout
le monde est d'accord.
Dans la seconde partie je tâcherai de démontrer
qu'il existe des moyens, sinon de guérir, du moins
d'améliorer cet état de choses, avant que le mal
ne soit irrémédiable.
CHAPITRE II
DEUX FLÉAUX
La civilisation a pour but essentiel d'augmenter
le bien-être des populations. Les gouvernements
peuvent se tromper parfois sur les voies à suivre,
sur les moyens à appliquer; mais ce serait leur
faire une injure gratuite que de ne pas les sup-
poser, dans leurs actes, animés des meilleures in-
tentions. N'ont-ils pas d'ailleurs un intérêt réel
à donner aux besoins des administrés une satis-
faction qui assure leur docilité et leur obéissance?
Les privilèges de castes s'effacent de jour en
jour : on peut dire, sans tenir compte de quelques
12 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
insignifiantes exceptions, que depuis un demi-
siècle surtout, l'Europe entière marche vers ce but
de la civilisation que nous venons de définir.
Mais la civilisation apporte avec elle certains
inconvénients qui sont la conséquence de son
développement.
Elle agglomère les populations là où se fait
le plus sentir l'influence de ses bienfaits, et de
la production hâtive des richesses naissent des
rivalités, des compétitions, qui, d'individu à indi-
vidu ou de nation à nation, suscitent la concur-
rence, la paix armée, et trop souvent la guerre.
Je pose donc comme les deux principales causes
des perturbations que j'ai signalées : la densité
des populations en Europe et les précautions ad-
ministratives gouvernementales que de vieilles
traditions politiques imposent aux États.
C'est à chacune de ces considérations que je
m'attacherai d'abord.
CHAPITRE m
A.CCR01SSEMENT DE LA POPULATION
Quelque prodigieux que soient les progrès de
l'industrie, quelque précieuses, quelque variées
(jue soient les merveilles enfantées par le génie,
de l'homme, la base essentielle de sa véritable
richesse, c'est le sol. Là est le nécessaire ; le reste
est le superflu. Il faut à chaque homme, à chaque
famille, un espace normal pour se mouvoir et se
nourrir ; ai-je besoin d'ajouter qu'il ne s'agit nul-
lement ici d'un partage agraire, mais d'un indis-
pensable équilibre entre ce qui vit et ce qui fait
vivre ?
14' SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
Cet équilibre n'cst-il pas rompu dès aujour-
d'hui? et surtout n'est-il pas permis de pressentir
une époque prochaine oi^i les résultats entrevus
maintenant éclateront avec une siuistrc évidence?
Si en consultant les statistiques les plus au-
torisées, nous cherchons quelle est la moyenne
du chiffre de la population, relativement à l'éten-
due du territoire de l'Europe centrale; entre le
minimum fourni par la Suisse, de 61 habitants
par kilomètre carré, et le maximun donné par
la Belgique, 158, nous trouvons 110 pour l'an-
née 1821.
Mais depuis 1821 certaines questions ont été
plus approfondies ; on a surtout cherché à se
rendre compte de certains phénomènes écono-
miques, tels que l'accroissement de la population :
sans vouloir ici approfondir les diverses expli-
cations données aux résultats que produisait la
science, nous constatons que la moyenne de l'ac-
croissement annuel pour les régions que nous
avons déjà prises comme types étant entre 0,41
minimum fourni par l'Autriche, et 1,57 maximum
donné par la Prusse, soit 0,99, ou 1 pour 100, il
faut ajouter aux résultats constatés en 1821
43
100?
ACCROISSEMENT DE LA POPULATION 15
pour avoir une évaluation exacte en 1864 des
rapports de la population avec le territoire, soit :
157 individus par kilomètre carré, et non plus 110,
avec l'aggravation qu'ont pu apporter aux appré-
ciations antérieures les lignes de chemin de fer
et les terrains consacrés aux cultures industrielles.
Voici le tableau que nous trouvons dans l'ou-
vrage de M. Maurice Block, intitulé : Puissance
comparée des divers États de l'Europe (p. 16) :
Grèce 2,16 pour 100 \
Prusse 1,57 — '
Norwége 1,39 —
Suède 1,17 —
Pays-Bas 1,12 —
Grande-Bretagne . . 1,09 —
Russie 1,05 —
Danemark . , . . 1,03 —
Italie 1,00 —
Allemagne .... 0,99 —
Espagne 0,93 —
Belgique 0,83 —
Suisse 0,66 —
France 0,53 —
Autriche 0,41 —
Portugal 0,12 -
La moyenne
résultant
de ces chiffres
est de
ijOGa""".
Ces calculs sont, comme on le voit, confirmatifs
des miens. Je continue donc ma démonstration.
Ainsi, en nous reportant à l'année 1821, pour
110 individus qui avaient à se nourrir et à se mou-
16 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
voir en Angleterre, en Allemagne, en Italie ou en
France, il n'y avait que 1 kilomètre carré. De ce
kilomètre, qui doit subvenir à tant de besoins di-
vers, il faut déduire l'espace perdu en constructions
et en routes, les rivières, lacs et canaux, les bois,
les montagnes, les rochers et tous les terrains non
susceptibles de culture. C'est donc beaucoup moins
de 1 kilomètre qu'avaient déjà, en 1821, les 110 in-
dividus auxquels cette part était faite.
Il est aisé de voir par ce qui précède à quel
point se rétrécit, d'année en année, le cercle où il
est permis à certaines nations de se mouvoir. Pour
donner aux conclusions, que nous tirerons plus
tard, la puissance d'une démonstration impar-
tiale, nous avons basé nos calculs sur des moyennes.
Que serait-ce si nous avions pris pour objectif
la Prusse avec son accroissement annuel de 1,57
pour 100? Et cependant une seule preuve suffit
pour des démonstrations moins rigoureuses que
n'a besoin de l'être celle-ci.
En 1864, il faut qu'un kilomètre carré suffise
en Europe à tous les besoins, à toutes les évolu-
tions et à tous les développements de 157 indi-
vidus.
ACCROISSEMENT DE LA POPULATION 17
En conséquence du même calcul, la progres-
sion restant la même, ces 157 seront 300 avant
un siècle, et l'espace se sera en quelque sorte
rétréci à mesure que la population aura aug-
menté ; car les besoins de la communauté s'im-
posent avant ceux de l'individu, et le luxe, dans
la part qu'il fait au superflu, est souvent plus
écouté que la nécessité dans ses plus légitimes
revendications. Qu'il suffise de rappeler la place,
de plus en plus grande, prise par les voies de
communication, chemins de fer, parcs publics et
jardins particuliers.
Pour fixer avec plus de précision dans l'esprit
de nos lecteurs cette démonstration, dont l'impor-
tance ne saurait leur échapper, nous en ferons
une application plus rigoureuse à un pays voisin,
très-visité, très-connu, et dont la dimension ter-
ritoriale peut être, en quelque sorte, embrassée
facilement par l'imagination. Nous dirons donc :
la Belgique, en 1864, compte environ 5 millions
d'habitants ; l'accroissement annuel de sa popu-
lation est porté par les statistiques à 0,83,
car, en 1831, cette population n'est évaluée qu'à
3,758,814, chiffre qui, en 1859, époque du der-
IS SOLUTION POLITIQUK ET SOCIALE
nier recensement, était de 4,671,187. Cet accrois-
sement est donc de 83 centièmes, non pas en
cent ans, car il tant tenir compte, dans ce calcul
comme dans tons les antres, de l'intérêt composé,
mais en soixante-dix ans environ. Ainsi, en 1934,
la population sera de 5 millions +^ de 5 millions,
soit 8,500, nombre rond; et dans un siècle et demi
d'ici, époque dont il est bien permis de ne pas se
désintéresser, puisque c'est celle où vivront les
fds de nos petits-fils, la Belgique devra subvenir
aux besoins de 18 ou 19 millions d'habitants!
Quel est l'homme de bon sens qui peut compter
sur un pareil miracle? Figurons-nous, en effet, la
densité de la population par kilomètre carré. Elle
est en ce moment de 165 individus, et déjà, dans
certaines contrées, les villages se touchent, et, du
clocher d'une ville, il est rare qu'on n'aperçoive
pas les clochers de plusieurs villes voisines. Que
restera-t-il donc pour la culture, quand, au lieu
de 165 individus, c'est 594 qui devront habiter et
se mouvoir sur chaque kilomètre ?
Au reste, je ne saurais mieux faire, pour donner
une idée de l'insuffisance actuelle des ressources
de l'Europe en céréales, que de citer une partie
ACCROISSRMKNT [)E LA POPULATION 19
(Y une très-iiîtcrcssante et très-rare brochure pu-
Ijliée en 1853 par M. le comte Abel Hugo, en forme
de mémoire, adressé au gouvernement.
C'est le résultat de longues et savantes obser-
vations démontrant une périodicité presque régu-
lière entre les phases d'abondance et de di-
sette, mais se résumant par le chiffre énorme de
1,338.798,999 fr., dont la France avait été tribu-
taire dans l'espace de quarante et une années pour
combler le déficit de ses récoltes*.
* Voir aux notes les extraits de la brochure de M Abel Hugo,
note A.
CHAPITRE IV
INSUFFISANCE DES RÉCOLTES
A cette menace de l'avenir, on répond par deux
arguments : l'industrie de la culture progresse
comme toutes les autres industries ; la production
augmente dans les champs comme dans les ateliers
des villes. En outre, la facilité du transport a sup-
primé les distances. La disette, sur un point, est
compensée par Tarbondance sur un autre, de telle
sorte que les désastres du temps passé ne sont
plus à redouter pour l'avenir. ,Te ne partage pas
cette confiance. J'admets que le présent, à cause
des améliorations qui ont été réalisées , puisse
INSUFFISANCE DES RÉCOLTES 21
être avantageusement comparé au passé, soit ;
mais les perspectives de l'avenir ne sont pas les
mêmes. Il y a des bornes aux améliorations, des
limites aux défrichements ; mais, à l'accroissement
de la population, il n'y en a pas.
Le sol a deux espèces de fertilités : celle C{ui lui
est propre , celle qu'il puise dans l'accumulation
séculaire de la terre végétale, et cjui est, pour
ainsi dire, inépuisable.
Telles sont, en général, les vallées qui bordent
les chaînes de montagnes et les terrains formés
par les détritus de très-antiques forêts.
Beaucoup d'autres régions ne doivent leur fer-
tilité qu'au renouvellement artificiel d'une quan-
tité d'humus limitée. Ce cas est le plus ordinaire,
l'autre n'est que l'exception. Or, cette fertilité,
entretenue par la main de l'homme, elle s'épuise
vite. Un exemple frappant nous en est fourni par
une culture moderne, celle de la betterave si ha-
bilement pratiquée dans les meilleures régions
agricoles du nord de la France.
Pendant un certain nombre d'années, le sol a
suffi à une production normale ; mais le cultiva-
teur, enrichi par ces premiers résultats, encou-
22 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
ragé par des expériences ultérieures , a voulu
compenser par les engrais l'appauvrissement de
la terre. Il a réussi dans une certaine mesure :
c'est-à-dire que la betterave a rendu en eau ce
qu'on lui donnait en engrais ; mais le jus sucré,
le vrai fruit de la terre, a diminué ou s'est main-
tenu à son premier niveau, de telle sorte que les
relations commerciales entre le cultivateur et le
fabricant de sucre, étant basées sur le poids de la
betterave livrée , sans qu'on ait pu s'entendre sur
une évaluation de la tare pour les parties pure-
ment aqueuses, cette industrie s'est déplacée et a
tendance à s'installer dans des contrées oii la cul-
ture artificielle est moins développée. Ne peut-on
pas conclure de cet exemple que les moyens arti-
ficiels, les perfectionnements de la culture ont des
limites que la nature elle-même impose? Au reste,
la betterave qui se développe et grossit dans le
milieu même des engrais dont on a garni le sol ,
doit profiter de cet amendement bien plus que
l'épi de blé au développement duquel l'air, le
soleil et l'eau du ciel doivent concourir.
Je suis loin de nier la difterence qui existe et
que tout le monde peut constater entre un champ
INSUFFISANCE DKS RÉCOLTES 23
bien labouré, bien cultivé, bien fumé, et un champ
aucjuel auront manqué ces précieuses prépara-
tions ; mais je maintiens pour le blé, comme pour
la betterave, la limite que la nature impose aux
moyens artificiels, et, pour l'accroissement des
produits en céréales, si je les accepte, je reven-
dique la part de la paille qui est prise sur la
nourriture de l'épi. Je ne veux prouver qu'une
chose, c'est que le progrès en agriculture n'est pas
illimité, puisqu'il a pour borne une cause produc-
tive, l'humus, qui ne peut se renouveler indéfini-
ment.
Et cette vérité est tellement irréfutable, que,
pendant que tous les produits de l'industrie
humaine perdent de leur valeur par une fabrica-
tion simplifiée et perfectionnée, le sol, qui reste
l'étalon immuable de toutes les valeurs, aug-
mente incessamment de prix, tant on a compri
(jue ses produits étaient fatalement limités.
s
CHAPITRE V
IMPUISSANCE DU COMMERCE
J'arrive à rargument basé sur la liberté du
commerce, l'emploi de la vapeur et la facilité des
communications. Cet argument aurait , grâce à
l'achèvement du réseau des chemins de fer euro-
péens, une véritable valeur, si, en fait de blé,
l'Europe centrale pouvait se suffire à elle-même,
si les moissons de l'Italie et de l'Espagne pouvaient
compenser l'insuffisance des moissons en Allema-
gne, en Angleterre, et réciproquement; mais,
depuis longtemps, l'Europe, pour le plus essen-
tiel , le plus indispensable de ses aliments, est
tributaire de l'étranger. Notre grenier, depuis
IMPUISSANCE DU GUMMERCE 2o
de longues années, est à Odessa. Or, voilà que ce
grenier est à son tour devenu insuffisant. Quand
nous entendons parler des importants arrivages
de céréales américaines qui encombrent les quais
du Havre, de Londres ou de Liverpool, il ne faut
pas croire que ce soit une concurrence suscitée
sans motifs aux négociants de Crimée par l'activité
habile des Yankees. Quand les journaux de France
signalent avec un certain orgueil les services que
commence à rendre la colonie algérienne, en en-
voyant à Marseille des blés durs qui soutiennent
la comparaison avec les plus beaux produits de la
Mer Noire, il ne faut pas s'imaginer que ce soit là
une superfluité destinée seulement à réjouir l'or-
gueil national des défenseurs de cette colonie.
Non ; le commerce avec Odessa est toujours aussi
actif, aussi important, et nous n'avons pas appris
que le moindre découragement se soit manifesté
chez les expéditeurs des ports russes, ni que leur
marchandise soit, plus que par le passé, restée
dans leurs magasins. Mais ce qu'on oublie de re-
connaître, c'est que la population augmente d'an-
née en année en vertu des lois que nous posions
tout à l'heure, et que les exigences du bien-être
26 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
font pour un grand nombre d'individus une né-
cessité du pain blanc, qui était jadis pour eux un
objet de luxe. Voilà pourquoi Odessa ne suffit
plus ; voilà pourquoi nous absorbons tout ce que
l'Algérie nous envoie; voilà pourquoi nous deman-
derons bientôt à l'Amérique son blé, plus impé-
rieusement que nous ne lui demandons aujour-
d'hui son coton.
Je ne suis pas de ceux qui doutent de l'avenir,
ni qui désespèrent du génie humain ; je crois à
de prodigieux progrès dans la navigation comme
dans tous les autres arts, mais en cela comme dans
tout le reste, je crois que tout ce qui est humain
est borné, et voilà les calculs devant lesquels ma
confiance s'arrête.
Les 290 millions d'habitants qui peuplent l'Eu-
rope, demandent à l'Amérique, depuis quelques
années, une quantité de céréales que je néglige
dans mon hypothèse. Je suppose qu'il y ait , à
l'heure présente, équilibre parfait entre la con-
sommation de ces 290 millions d'individus et les
ressources productives de l'Europe jointes aux
subsides supplémentaires de la Crimée, de l'Egypte
et de l'Algérie. J'admets encore que les progrès de
IMI'LlSSAXCh: DU COMMERCE 27
la culture suffisent à satisfaire à l'accroissement
des besoins d'une population dont le premier
symptôme de bien-être est la substitution du pain
blanc aux aliments plus grossiers qui lui suffisaient
précédemment. Mais je me transporte , par la
pensée, en l'an de grâce 1934, dans soixante-dix
ans, époque à laquelle, selon la loi de l'expérience
du passé, la population se sera doublée, et je me
demande quelle est la quantité de blé que l'Eu-
rope devra importer alors d'Amérique.
En accordant à chaque individu, en moyenne,
une consommation quotidienne de 400 grammes
de pain * (et je prie de remarquer que si le pain
n'est point encore, à cette époque, d'un usage uni-
versel, il devra être remplacé par des productions
dont l'absence a produit des disettes aussi terribles
que celles du blé, la pomme de terre par exemple),
j'arrive à trouver que chaque jour l'Amérique devra
expédier à l'Europe affamée 116 millions de kilo-
grammes de blé , c'est-à-dire le chargement de
116 navires de mille tonneaux.
* Maurice Block dans la Statistique de la France, comparée avec
les autres États de l'Europe, pago 355, établit que la consom-
mation en pain est de 412 grammes par individu.
-'S SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
Poussons l'optimisme jusqu'à admettre que les
développements de la navigation lui permettent
de faire face à un pareil service; sommes-nous
certains que la population américaine, de l'aug-
mentation et des besoins de laquelle il faut aussi
tenir compte, suffira, même avec l'aide de la
vapeur, aux immenses travaux d'une pareille
culture ?
Ce qui peut faire illusion à ceux que rassurent
les améliorations de notre époque , c'est qu'en
comparant le temps présent aux siècles passés,
ils ne sont plus affligés par le spectacle de ces
famines, de ces épidémies qu'elles engendraient
et qui décimaient des provinces, parfois même
des nations tout entières. Je suis loin de vouloir
contester cette différence, mais je ne puis m'em-
pêcher d'étudier les circonstances tout à fait
exceptionnelles au milieu desquelles elle s'est
produite. Croiî-on que chaque siècle puisse en-
fanter une aussi merveilleuse invention (juo la
vapeur? Combien de milliers d'années le monde
l'a-t-il attendue, et comljien de milliers d'années
peut-être devra-t-il attendre une invention qui la
remplace comme elle a remplacé ce qui était avant
IMPUISSANCE DU COMMERCE fO
elle? Nous bénéficions présentement et excep-
tionnellement de ressources nouvelles qui suffi-
sent cependant à peine à parer aux inconvénients
que nous signalons. On dit que la vapeur a sup-
primé les distances : dans ce mot que l'usage a
consacré, il y a un aveu. Que peut faire de plus la
vapeur ? Je ne veux pas exagérer la portée de cet
argument; je crois que les distances seront fran-
chies, dans l'avenir, plus rapidement et à moins
de frais qu'elles ne le sont aujourd'hui, mais j'ai
voulu seulement indiquer que, quand on parle du
temps présent dans lé sujet qui nous occupe, on
oppose un remède exceptionnel à un mal qui ne
s'arrête pas. Enfin les progrès de la culture, quel-
que prodigieux qu'on les suppose, n'empêchent
pas l'épuisement de la terre végétale, et j'ai prouvé,
je crois, que c'est là qu'on en arrivait fatalement
par une production forcée. Ne soyons pas, d'ail-
leurs , trop fiers de cette amélioration momen-
tanée, et ne nous hâtons pas de nous écrier qu'on
ne meurt plus de faim dans notre temps.
Au moment même où nous écrivons ceci, nous
lisons, à la date du 21 février 18C4, dans la
Co7^respondance générale, recueil |)resque officiel,
:J0 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
que la famine est assez terrible en Hongrie pour
que cinq personnes soient mortes de faim en un
seul jour, dans une petite ville dont ce journal
cite le nom. Ne nous rappelons-nous pas les rava-
ges que causait, il y a quelques années, en Irlande
et en Belgique, la maladie des pommes de terre?
La charité privée, l'assistance publique durent
intervenir; mais l'expérience a toujours prouvé
que ces secours sont impuissants pour peu que la
disette prenne des proportions considérables et
frappe un pays tout entier.
C'est donc par centaines et par milliers que les
statistiques comptaient les victimes. Devant ces
calamités, toutes les divergences politiques s'ef-
facent et les hommes clairvoyants de tous les
partis s'unissent pour jeter le cri d'alarme.
A la date du 26 janvier 1864, le journal catho-
lique le il/oîîc?^ publie les extraits suivants d'une
lettre qui lui est adressée de Londres :
« Le paupérisme nous menace de nouveau de
son invasion terrible. Le Lancashire, après avoir vu
le nombre de sespaupers (comme on appelle ici les
pauvres ayant droit aux secours alloués par la loi
IMPUISSANCE DU COMMERCE 31
des pauvres) s'élever, sur une population de 2 mil-
lions d'àmes, à plus d'un huitième de cette popu-
lation (272,000), en décembre 1862, — sept fois
autant que dans les temps ordinaires, — l'avait
vu descendre, à la fm de 1863, au quinzième
(133,500). Aujourd'hui, chaque semaine, on con-
state une augmentation d'environ o, 000 paupe^^s,
et on en compte actuellement 150,620.
» Les journaux de Londres nous racontent cette
semaine les détails de quatre morts par suite
d'inanition, constatées par les enquêtes du coro-
ner. Une pauvre femme de soixante-quatorze ans,
du nom de Mary Barrelt, est tombée morte sur le
trottoir d'Old- Montagne street, White-Chapel,
dans l'est de Londres, pendant qu'elle se rendait
au workouse, accompagnée par deux voisines. Le
rapport du médecin a déclaré qu'elle était morte
d'une maladie du cœur, accélérée par le froid et
la faim. Un semblable verdict a été prononcé sur
le cadavre de Mary Clarke, âgée de soixante-cinq
ans, morte d'inanition au n^ 22, Esscx street ,
Stepney, dans la môme partie de Londres, devant
la boutique d'un boulanger du voisinage. La
pauvre femme, ((ui était couturière, avait con-
32 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
stamment refusé d'entrer dans un ivorkhouse. Un
autre jury a déclaré qu'il fallait attribuer aux
privations de tous genres la mort de William
Schaw, jeune homme de vingt-huit ans, décédé
au n^ i, Gherry-Tree square, Gripplegate, district
est-central de Londres. Enfin, un autre verdict
de mort accélérée par les privations, a été rendu
dans le cas de Mary Overee, âgée de soixante-
quatre ans, trouvée morte dans une espèce de
cuisine souterraine, au n^ 9, Pollard's-row,
Bethnalgreen-road , partie nord-est de Londres ;
cette dernière avait vainement demandé à l'offi-
cier des secours de la paroisse, M. Christey, d'être
assistée hors du workhouse, où toutes ces pau-
vres femmes redoutent tellement d'entrer. »
M. de Girardin, dans son journal la Presse,
reproduit cette désolante énumération, et il y
ajoute la conclusion suivante :
« Que faudrait-il donc qu'il arrivât pour que
» les gouvernements s'occupassent moins de fusils
» et de canons rayés, de vaisseaux blindés et cui-
» rassés, et s'occupassent plus des malheureux
» (|ue l'ignorance déprave et que la faim tue?
IMPUISSANCK DU COMMERCE 33
» Quand donc enfin la société, tirée de l'ornière
» des lois positives, aura-t-elle trouvé ses vraies
» lois ? Quand les cherchera-t-elle ? Quand recon-
» naîtra-t-elle qu'elle devrait avoir un autre but
» que de faire tuer des Américains du Nord par
» des Américains du Sud, des Polonais par des
» des Russes, des Danois par des Austro-Prus-
» siens, etc., etc.? Quels sont les ennemis de la
» société ? — Ce sont la mort prématurée, la
» misère imméritée, l'ignorance invétérée. Ce
» serait à ces trois ennemis qu'il faudrait faire
» une guerre sans relâche et sans fin. Mais, en
» Angleterre, où cependant règne la liberté de
» réunion, qui est-ce qui songe à la faim des
» autres? »
Si nous remontons de quelques années encore
dans nos souvenirs, nous rencontrons les sinistres
années de 1846 et 1847. Qu'on ouvre le Diction-
naire d'économie politique dont on ne saurait sus-
pecter l'exagération, on y verra quelles consé-
quences entraînèrent les privations de ces deux
années : augmentation dans le chiffre des décès,
diminution dans celui des mariages et des nais-
34 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
sances, se résumant par un déficit de plus de
60,000 individus dans raccroissement normal de
la population, pour la France seulement. Que de
mystérieuses souffrances cache ce chiffre des sta-
tistiques. La mort lente par l'étiolement, par l'é-
puisement, par l'insuffisance, n'est-elle pas la
mort aussi bien que celle qui arrive après quel-
ques jours d'inanition ? Le mal qui atteint la vie
dans son germe n'est-il pas aussi terrible que
celui qui la tranche dans son cours?
M. Abel Hugo, dans le chapitre iv de sa bro-
chure, intitulé : Influeiice des disettes sur la popu-
lation, démontre ce résultat de la manière la plus
évidente (Voir la note B).
Je n'ai pas voulu encombrer ce chapitre des
réflexions que doit cependant inspirer la pensée
d'une simple augmentation dans le prix des
céréales, comme celle dont l'Europe a souffert en
1846 et de 1854 à 1857, en 1860 et 1861. Quelle
perturbation dans le budget d'un pauvre ménage,
quand le prix du pain monte, comme nous l'avons
vu si souvent, de 25, 50 et même de 100 pour 100!
Si, des faits généraux, je voulais descendre aux
faits de détails, combien d'exemples ne trouve-
IMPUISSANCE D[î COMMERCE 35
rais-je pas dans ces cinquante dernières années;
et que de volumes je pourrais remplir si je vou-
lais fouiller l'histoire des temps passés! Mais
comme c'est l'avenir seul qui me préoccupe, c'est
dans l'étude de l'époque actuelle que je cherche
mon enseignement, et j'y trouve, hélas ! assez évi-
dentes, assez nombreuses, assez indiscutables, les
preuves que déjà, en temps ordinaire, l'Europe
ne peut plus suffire à l'alimentation de ses habi-
tants, et que, malgré la multiplicité des échanges,
la facilité des communications, la rapidité des
transports, elle est impuissante pour parer à une
crise qui la surprend , pour combler un déficit
inattendu.
CHAPITRE VI
FORCES PERDUES. — CONSOMMATEURS IMPRODUCTIFS
Il est une autre cause à laquelle j'ai attribué le
mal : le trop grand nombre de consommateurs
improductifs, la disproportion entre le nombre
des administrateurs et des fonctionnaires de tout
ordre, de toute espèce, et celui des administrés.
J,-J. Rousseau avait été, lui aussi, frappé de
cette anomalie qu'il Ibrmulc en ces termes dans
son^ Contrat social :
« Dans tous les gouvernements du monde, la
)) personne publique consomme et ne pi'oduit
FORCES PERDUES. —CONSOMMATEURS IMPRODUCTIFS 37
» rien. D'où lui vient donc la substance con-
» sommée? Du travail de ses membres. C'est le
» superflu des particuliers qui produit le néces-
» saire du public, d'où il suit que l'État civil ne
» peut subsister qu'autant que le travail des
» hommes rend au delà de leurs besoins. »
Le remède à cette plaie est-il plus facile à
trouver? Étudions et analysons le mal d'abord,
tel qu'il s'étale sous nos yeux.
L'Europe compte une population totale de
290 millions d'habitants. Tous sont consomma-
teurs dans une proportion plus ou moins forte;
mais si nous voulons rechercher le nombre d'in-
dividus capables de produire, il y a de nombreux
retranchements à opérer sur ce premier chiffre.
Il faut d'abord en déduire la femme, dont les tra-
vaux extérieurs sont une exception et une ano-
malie que les progrès de la civilisation feront tôt
ou tard disparaître. C'est donc sur 145 millions et
non sur 290 que nous devons établir notre calcul.
Il en faut défalquer les vieillards et les enfants.
Si nous prenons comme population valide et pro-
ductive celle de 18 à 50 ans, écart qui nous
38 SOLUTION POLITIQUE KT SOCIALE
semble trop larçe, nous trouvons que cette frac-
tion équivaut au chiffre rond de 45 pour 100 de
la })opulation mâle *.
Dans les pays suivants : France, Angleterre,
Prusse, Italie, Belgique, Autriche, Saxe et Dane-
mark, si nous restreignons, ce qui nous semble
plus logique, aux hommes de 20 à 45 ans, la
puissance du travail, nous n'avons plus qu'une
proportion de 35 pour 100 environ, renvoyons, du
reste, nos lecteurs au tableau ci-joint. Mais,
dans un cas comme dans l'autre, il faudra faire
encore la part des riches oisifs, des malades et
des impotents. Est-ce exagérer que d'évaluer ces
* Maurice
Blocic,
Tableau
statistique des
populat
ions d'après
âge :
Individus de
moins de 13 <
îns.
33,199
—
de
15
à 18
—
5,558
—
18
à 20
—
3,706
]
—
20
à 25
—
8,911
—
25
à 30
—
8,264 1
—
30
à 35
—
7,135 1
^" 1000 /
,K 594
—
35
à 40
—
6,524
—
40
à 45
—
5,296 ]
1
—
45
à 50
—
5,758
/
—
50
à 55
—
4,476
—
55
à 60
—
3,489
.
—
60 et au-dessus
7,684
100,000
FORCES PERDUES. - CONSOMMATEURS IMPRODUCTIFS 39
catégories à 5 pour 100 ? Or, quand ces déductions
sont opérées sur le chiffre de 145 millions, nous
n'avons plus, pour la catégorie de 18 à 50 ans, que
61,987,500, et, pour la catégorie de 20 à 45 ans,
nos 145 millions se trouvent réduits à 48,212,500.
Si maintenant, pour simplifier ce calcul sur lequel
reposeront plusieurs de nos arguments, si, pour
mieux fixer la pensée du lecteur, je prends la
moyenne entre les chiffres des deux catégories
pour n'en avoir qu'un seul, je trouve qu'en
Europe le nombre des travailleurs valides et
capables de produire, devant suffire à la consom-
mation des 290 millions d'habitants, est de
55 millions environ. Il n'y a donc, en réalité,
qu'un individu apte à produire pour 5 ^ con-
sommateurs. Tous les efforts ne devraient-ils pas
tendre à établir un meilleur é(|uilibre; la civili-
sation n'a-t-elle pas pour but de remédier au
vice de cette proportion qui se traduit pour le
producteur en excès de travail, et pour le con-
sommateur en une production insuffisante. En
est-il ainsi et la civilisation européenne n'ag-
grave-t-elle pas le mal qu'elle devrait soulager?
CHAPITRE VII
ARMÉE
Débarquez dans un port d'Europe, franchissez
la frontière d'un de ses États, qui rencontrez-
vous d'abord? à qui avez-vous d'abord affaire?
Au douanier et au soldat.
Nous discuterons plus tard l'utilité du rôle que
remplissent ces fonctionnaires ; apprécions d'a-
bord leur importance numérique. Voici, d'après
le Journal de la statislique de Paris 1860 à 1863,
un tableau des forces militaires des différents
États de l'Europe à une époque de paix :
ARMEE ii
ARMÉE. BUDGET
— pour ces armées
PAYS. ^^ ., '
Etvectif par année,
de 1860 à 18G3. de 1860àl863.
France 513,349 h. 688,645,393 Ir.
Autriche 467,211 336,554,200
Belgique 40,115 32,252,630
Espagne 200,400 125,661,871
Élats-Romains 8,845 4,422,500
Les États de l'Allemagne. . 178,575 82,698,687
Grèce 10,921 5,434,826
Hollande 59,431 46,907,920
Italie 314,285 329,661,141
Prusse 214,482 156,733,672
Grande-Bretagne 300,823 677,429,375
Russie 1,000,285 529,240,000
Danemark 50,000 17,538,610
Suède 67,867 17,086,604
Norwège 18,157 8,447,706
Turquie 429,000 150,000,000
Roumanie 20,000 11,800,000
Serbie 2,500 800,000
Portugal 48,020 19.000,000
Suisse {néant.)
3,944,267 h. 3,240,400,000 fr.
Il résulte de ce document que, dans l'état
actuel des choses, sous un régime de paix, par
simple mesure de précaution et de prudence,
quatre millions d'hommes, dans la fleur et la
force de l'âge, sont condamnés à une existence
complètement improductive. Je ne parle ni de
l'éloignement de la famille , ni des périls de
ii SOLUTION l'OLlTlQUE ET SOCIALE
roisivotc, ni dos oniiiiis i]c la i;aniisoii. je méloi-
gnerais de mon sujet ; je passerai même sous
silence cette captivité des marins, dont l'invention
des bastilles de fer flottantes va encore aggraver
la désolante monotonie ; je fais du raisonnement
et non de la sensibilité, et c'est dans des chiffres
vrais que je mets toute l'ambition de mon élo-
quence.
Le système des armées permanentes coûte donc
annuellement, à cette autre armée des travail-
leurs productifs, un premier déficit de 4 millions
de soldats; mais ce n'est pas tout.
Ces 4 millions d'hommes arrivent au régiment
avec leur simple costume de la ville ou des
champs, qu'ils vont échanger contre l'uniforme.
L'État les prend tout nus. Ce sont 4 millions
d'hommes qu'il se charge d'équiper, d'habiller,
de loger et de nourrir. L'entretien de ces hommes
improductifs exige donc une somme de travail,
qui devient improductif lui-même par le fait de
sa destination. Outre les casernes (|u il faut éle-
ver ou entretenir, outre la nourriture qu'il faut
produire pour les hommes et les chevaux, c'est
le chanvre, la laine et même la soie qu'il faut
AU.MÉE 43
tisser, c'est le cuir qu'il faut tauiicr et vernir,
c'est le fer qu'il faut forger ; je ne suis point au
jjout de cette énumération, quoique je n'aie pas
la prétention de la faire complète. L'entretien du
soldat n'est qu'une partie du budget de la marine
et de la guerre. S'il faut au soldat un fusil, il
faut des cartouches pour ce fusil ; aussi avons-
nous la direction des poudres et salpêtres dont
le personnel doit être ajouté à l'armée. Si la
caserne est la résidence de paix, il faut être pré-
paré à la guerre ; les tentes du camp, les case-
mates des forteresses doivent donc être toujours
prêtes. Que de maçons, que de charpentiers, que
de manœuvres, outre les soldats du génie, pour
la construction et pour la réparation de ces mil-
liers de kilomètres de fossés, de retranchements
et (le murailles. Pour ces forteresses, il faut des
des canons; quels travaux immenses et variés
n'exigent pas les besoins <h^ l'artillerie seule-
uient, depuis le métal de la pièce jusqu'au l)ois
(hi fourgon ? Et les and)ulances! Et les hôpitaux!
Entrez dans un arsenal si vous voulez avoir une
idée de toutes ces nécessités de la gueri-e. Outre
les équipages des navires et le contingent du
44 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
bagne, celui de Toulon occupe 6 à 8,000 ouvriers
civils. Nous retrouvons clans les ports la fabrica-
tion de certains objets dont l'usage est commun
à la marine et aux armées de terre ; mais entre
cette immense fabrication intérieure , combien
d'articles arrivent déjà fabriqués au dehors : les
clous, les plaques, et toutes ces pièces de fer dont
la consommation a pris de jour en jour de si
colossales proportions depuis l'application de la
vapeur; le charbon, enfin, dont l'extraction et le
transport emploient plus de bras encore que le
minerai.
Ces travaux, dont nous venons de faire la longue
énumération, se résument, pour l'ensemble des
États de l'Europe , dans un budget, guerre et
marine, de 3,240,400,545 fr.En tenant compte du
prix moyen de la main-d'œuvre dans les divers
États qui figurent sur le tableau officiel que nous
avons reprodi.it, main-d'œuvre qui représente à
peine 2 fr. par jour, nous trouvons qu'à nos
4 millions de soldats, il faut ajouter au moins
4 millions d'hommes valides employés aux tra-
vaux qu'entraîne la préoccupation de la guerre.
CHAPITRE VIII
DOUANE
Notre liste des valeurs humaines improductives
n'est pas close. A côté du soldat , j'ai cité le
douanier.
La douane a pour but de maintenir un niveau
factice entre les facultés productives des diffé-
rentes nations, ou de prélever au profit de l'État
un impôt sur l'activité des échanges. Je discu-
terai plus tard cette thèse qui, dans ces derniers
temps, a été trcs-élucidée, sinon résolue. Je veux
seulement ici grouper le chiffre des foiiclioii-
naires improductifs.
46 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
Dans la pensée des hommes cVÉtat protec-
tionistes, M. Thiers entre antres, le maintien
des donanes se rattache beaucoup moins, en
réalité, à l'idée de protéger telle ou telle in-
dustrie, qu'au désir de sauvegarder l'indépen-
dance de chaque nation, en l'enq^ôchant de de-
venir tributaire obligée d'une autre, pour un objet
de première nécessité, tel que fer , charbon ou
autre, crainte qui n'aurait pas de raison d'être
dans un système que je me réserve de développer
plus tard.
La France emploie et solde 25,000 douaniers
de service actif, sans compter le personnel des
administrations centrales*. Dans cette guerre de
tarifs et de prohibitions, chaque peuple est obligé
de proportionner ses précautions à celles des
autres; étant donc donnée une même étendue de
côtes ou de frontières, nous retrouverons partout
en Europe une proportion égale de sentinelles
* Maurice Bloch (page 391), Statistique de la France com-
parée, etc., etc.
Personnel administratif. 2,056 Traitement. 5,233,000 fr.
Service actif 25,347 id. 21,216,347
27.403 26,449,347
DOUANES 47
veillant sur l'iiiiroduction des dentelles, du tabac,
de la soie, de la bijouterie ou de mille autres
objets.
A l'instar de l'État, chaque ville a aussi sa
ligne de douane dans les barrières de son octroi.
Pour la France, les frais de perception sont
portés au budget général pour le chiffre de
198,237,347 fr., sans parler des budgets muni-
cipaux. On a trop parlé des complications de
l'administration française , pour que je veuille
appuyer mes calculs sur le chiffre de ses dé-
penses de perception presque égales à ses dé-
penses militaires, j'établirai donc une moyenne
entre ce budget et celui des autres nations, c'est-
à-dire en additionnant douaniers , percepteurs
des contributions directes et indirectes des oc-
trois, là oi^i ils existent, en ajoutant à ce per-
sonnel le nombre d'hommes dont le travail ii
pour but de les faire vivre, eux et leurs familles.
Je reste évidemment au-dessous de la vérité en
évaluant à 1,500,000 \c chiffre de ces indivi(his
que j'espère pouvoir |)i'()uver être inutiles, aussi
clairement ([u il est déiuoidré (piils sont iinpi-o-
ductifs.
CHAPITRE IX
DIPLOMATIE ET POLICE
Reste une dernière catégorie dont j'espère en-
core démontrer plus tard la coûteuse inutilité,
celle des agents diplomatiques et consulaires.
J'y joindrai tous les employés subalternes et
les hommes de police non avoués. En tenant
compte de tout ce qui vit des sommes allouées à
ces divers services, je porterai pour l'Europe le
chiffre de cette classe à 500,000 individus.
Soldats 4,000,000
Pour les entretenir. . . . 4,000,000
Douanes et octrois. . . . 1,500,000
Diplomatie et police secrète. 500,000
Yoilà donc 10 millions d'hommes dans la force
DIPLOMATIE ET POLICE 49
de l'âge qu'il faut retrancher des 53 millions de
producteurs.
Avant de pousser plus loin mon raisonnement
et les conséquences que je prétends en tirer, j'ai
besoin de faire observer à mes lecteurs que, dans
cette liste de fonctionnaires inutiles, je n'ai fait
entrer aucun de ceux que je considère comme
indispensables, dans les rouages d'un bon gou-
vernement, au maintien du bon ordre et de la
morale publique, à la conservation de la pro-
priété.
J'entends donc non-seulement conserver dans
leur emploi le gendarme qui assure la sécurité
des routes, le garde -champêtre qui veille sur la
propriété rurale, la police municipale qui pré-
vient les délits et assure l'exécution de la loi,
mais je voudrais encore relever le prestige moral
de ces agents de l'autorité et accroître leur bien-
être. Ainsi donc, après avoir essayé de démon-
trer (|uo, par le fait de l'accroissement continu
de la |)()pu]ati<)n , le sol cultivable devait iufailli-
blement devenir insuffisant pour les besoins de
cette population dans un espace de temps peu
considérable, nous venons de prouver que, dans
SO SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
l'état actuel de son organisation, l'Europe n'avait
même pas la libre disposition des bras valides
dont elle a si grand besoin pour résister aux en-
vahissements de la misère et de la famine, et que
ce n'était pas sur 55 millions de producteurs,
mais sur 45 millions seulement, qu'elle pouvait
compter aujourd'hui, c'est-à-dire qu'un seul tra-
vailleur doit subvenir aux besoins, non pas de
5,27, mais de 6,44.
CHAPITRE X
IMPOSSIBILITÉ DES RÉFORMES
Il nous reste à rechercher si l'Europe, telle que
nous la voyons aujourd'hui, n'est pas aussi im-
puissante à augmenter le nombre de ses produc-
teurs qu'elle le serait à élargir son sol. En res-
pectant ses limites territoriales aussi bien que
son prétendu équilibre politique, je crois pouvoir
prouver qu'il lui serait aussi impossible de sup-
primer un soldat ou un douanier que d'ajouter
un acre de terre à sa superficie.
Je ne suis pas dans les secrets des gouverne-
ments, je n'écris pas pour les diplomates, et mon
52 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
ambition est d'être compris par tous les hommes
(le bon sens, en ne leur donnant à juger que des
faits dont ils peuvent se rendre compte, comme
moi, à première vue et sans le secours de con-
naissances spéciales.
Peut-on nier les sentiments de défiance dont
les gouvernements sont animés les uns envers les
autres? Prenons quelques exemples dont l'évi-
dence puisse nous dispenser d'une énumération
plus complète. Chaque année, quand le budget
de l'Angleterre est discuté dans le Parlement ,
nous entendons des députés, économes des deniers
publics, s'élever contre l'exagération des dépenses
de la marine et de la guerre. Alors un ministre
se lève à son tour et vient développer à quels
dangers la patrie peut être exposée de la part de
tel ou tel voisin ambitieux; il énumère les forces
de cet allié d'aujourd'hui, qui peut être un en-
nemi demain, et il conjure son adversaire, au
nom des sentiments les plus patriotiques, de ne
pas s'opposer à une mesure (ju'il laisse entrevoir
plus indispensable encore qu'il ne veut le dire.
Les demandes du ministre sont votées. Si, main-
tenant, le voisin auquel on prête des intentions
IMPOSSIBILITÉ DES RÉFORMES 53
hostiles, avait, an contraire, le désir ou le besoin
(le désarmer, il prend à son tour, comme une me-
nace, ce qui n'était qu'un acte de prévoyance, et,
pour se tenir au niveau des ressources qui peu-
vent être dirigées contre lui, il augmente à son
tour sa flotte et son armée. Il se passe en ce mo-
ment des faits qui sont des arguments bien
évidents pour ma thèse.
La marine militaire est en voie de transfor-
mation. De même que les navires à vapeur ont
remplacé les bâtiments à voiles, de même que
Ihélice a succédé à l'aube , les carcasses de bois
font place aux cuirasses de fer. La métamorphose
de l'artillerie est aussi complète. Mais quand on
entre dans la voie de pareilles innovations, la
découverte d'aujourd'hui rend inutile celle d'hier,
et le progrès de demain infligera le même sort à
nos œuvres d'aujourd'hui. Entre la force de per-
cussion du boulet et la puissance de résistance
du blindage, il y a une lutte dont il est impos-
sible de prévoir le terme; nous en sommes aux
pièces de 300, même de 500, dit-on, et aux
plaques de fer de 6, même de 10 pouces; où cela
s'arrêtera-t-il ? Le résultat le plus clair, jusqu'ici,
Si SOLUTION POLITIOUE ET SOCIALE
c'est qu'en cas de grande guerre, un vaisseau de
ligne de 120 canons étant hors d'état de résister
au moindre Monitor ou Merrimac, il faut absolu-
ment que chaque peuple suive les extravagants
progrès de celui qui a poussé plus loin les expé-
riences. Quelques chiffres donneront une idée de
l'augmentation qui en résulte dans les dépenses.
Dans l'ancien système, les frais de construction
d'un navire du plus haut bord, atteignaient bien
rarement plus de 2 millions de francs. Les der-
niers échantillons, sortant présentement des ports
de Cherbourg ou de Toulon, coûteront de 12 à
15 millions.
Si, de la France et de l'Angleterre, nous pas-
sons en Autriche ou en Prusse, nous trouvons
cette dernière puissance, sentinelle toujours en
éveil , les regards tournés vers ses provinces
du Khin, risquer la popularité du roi, l'union
des pouvoirs et la paix intérieure, plutôt que de
consentir à une réduction dans l'effectif de son
armée.
Sans rechercher à qui doit en remonter la res-
ponsabilité première, les armements de l'Autriche
expliquent sutfisamment ceux de l'Italie, et le taux
IMPOSSIBILITÉ DES KÉFORMES 55
de la rente, à Turin, démontre assez quelle in-
fluence cette paix armée exerce sur la prospérité
des finances italiennes.
L'Autriche a des alarmes plus vives encore et
mieux justifiées. En face de l'Italie, s'épuisant
pour organiser une armée hors de proportion
avec ses ressources, elle se croit obligée à entre-
tenir, sur le pied de guerre, 180 mille hommes
dans la Vénétie.
La Prusse et l'Autriche, au reste, n'auraient-
elles pas ces préoccupations extérieures, que leur
rivalité dans la Diète de Francfort entretiendrait
entre elles une concurrence de soldats et de
canons.
Faut-il parler de la Turquie, dont les destinées,
même depuis la chute de Sébastopol, sont remises
en question au moindre bruit d'un changement
dans les alliances européennes? Son sort, discuté
chaque jour dans les feuilles des plus petits États,
autorise du moins pour elle des dépenses qui,
cependant, ne la sauveront pas.
Ce qui se passe actuellement en Danemark
prouve suffisamment combien était précaire, mal-
gré tous les protocoles, la possession des du-
36 SOLUTION l'OLlTlOUh; El' SOCIALE
chés de Holstein et de Schleswig, et combien la
force des armes était nécessaire au gouvernement
de Copenhague pour maintenir sa domination
contre les revendications continuelles de l'AlJe-
magne.
La Russie est l'exemple le plus frappant de la
nécessité des grandes armées dans l'organisation
de certains États. Elle a beau posséder d'im-
menses territoires sous les latitudes du JNord, un
impérieux instinct la pousse toujours au sud et
à l'ouest, vers le soleil et la civilisation. C'est par
une fatalité de position qu'elle menace Constan-
tinople et qu'elle empiète incessamment sur
l'Europe centrale. Elle obéit à ses destinées ,
quand elle cherche à s'incorporer la Pologne ,
quand elle envahit la Finlande. Pour jouer ce rôle
sur tant de points à la fois, dans les montagnes
tlu Caucase comme sur les bords du tleuve Amour,
pour être à la fois Mongole et Américaine, en môme
temps que puissance européenne, pour avoir sa
voix dans les conseils des nations civilisées (|uoi-
qu'on soit encore peuple à demi -barbare, il faut
pouvoir se faire respecter, se faire craindi'e par
une grande organisation militaire ; aussi pourrait-
liMPOSSlBlLlTE L'ES RÉFORMES 57
on dire de la Russie quelle est uu camp, et si nous
avons porté à 1,000,285 leffectif de son armée,
c'est que nous n'avons voulu prendre qu'un chiffre
indiscutable, mais que nous savons être au-des-
sous de la vérité, car la plupart des statistiques
relèvent à 1,500,000.
Cette plaie des armements exagérés qui , d'an-
née en année, devient un mal plus incurable,
inspirait déjà à Montesquieu les rétlexions sui-
vantes, que je crois à propos de citer :
« Une maladie nouvelle s'est répandue en Eu-
rope ; elle a saisi nos princes et leur fait entre-
tenir un nombre désordonné de troupes. Elle a
ses redoublements , et elle devient nécessaire-
ment contagieuse; car, sitôt qu'un État aug-
mente ce qu'il appelle ses troupes, les autres,
soudain, augmentent les leurs; de façon qu'on
ne gagne rien par là que la ruine comnume.
Chaque monarque tient sur pied toutes les ar-
mées qu'il pourrait avoir, si ses peuples étaient
en danger d'être exterminés; et ou nomme paix
cet état d'efforts de tous contre tous. Aussi l'Eu-
rope est-elle si ruinée, que les particuliers qui
58 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
» seraient dans la situation oij sont les trois puis-
» sances de cette partie du monde les plus opu-
» lentes, n'auraient pas de quoi vivre. Nous som-
» mes pauvres avec les richesses et le commerce
» de tout l'univers.
» La suite d'une telle situation est l'augmen-
» tation perpétuelle des tributs ; et, ce qui pré-
» vient tous les remèdes à venir, on ne compte
» plus sur les revenus, mais on fait la guerre avec
» son capital. 11 n'est pas inouï de voir des États
» hypothéquer leurs fonds, pendant la paix même,
» et employer, pour se ruiner, des moyens qu'ils
» appellent extraordinaires, et qui le sont si fort
» que le fils de famille le plus dérangé les'imagine
» à peine.
» II est vrai que c'est cet état d'efforts qui
» maintient principalement l'équilibre, parce
» qu'il éreinte les grandes puissances. »
CHAPITRE XI
IMPUISSANCE DE LA DIPLOMATIE
Le mal u t'ait de tels progrès de nos jours, que
ce ne sont plus seulement les écrivains et les
philosophes qui sont frappés de la grandeur du
péril , les souverains eux-mêmes jettent le cii
d'alarme. Il y a quelques mois, le 16 août 1803,
lempereur d'Autriche ne réunissait-il pas à Franc-
fort les membres de la Confédération germa-
nique, pour y concerter avec eux les moyens
d'aplanir pacitiquemont. amicalement, les difli-
cultés qui divisent rAllemagnc?
Plus récemment encore, un autre prince, (pii
60 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
ne saurait être suspect d'une aversion exception-
nelle pour la guerre, car il porte le nom et il est
l'héritier du plus grand capitaine des temps mo-
dernes, il dispose de la plus redoutable des ar-
mées, ^^apoléon III, cependant, le 4 novembre 1863,
ne faisait-il pas à tous les souverains de l'Europe
la proposition solennelle d'un congrès où seraient
plaidées, par la justice et par la raison, les causes
que décide trop souvent la force seule sur les
champs de bataille ?
Rappelons ce qu'objectait à cette proposition
dans sa dépêche à l'ambassadeur accrédité en
France, le ministre de la pacifique Angleterre :
« Lord Russell à lord Coioley.
« 2o novembre 1863.
» Après une longue paix , aucune puissance
» n'est disposée à céder un territoire auquel elle
» a droit en vertu d'un traité, ou à l'égard du(}uel
» elle peut invoquer la possession. »
La morale politi(|uc de l'Europe est tout en-
tière dans ces paroles, et elle se r('>suine en deux
points : 1° 11 ne peut y avoir de congrès et de
IMPUISSANCE DE LA DIPLOMATIE 61
traité qu'après la guerre ; 2^ tout État à qui on
demandera, à un titre quelconque, une cession
de son territoire, refusera si sa possession repose
sur le texte d'un traité ou sur le fait accompli :
en d'autres termes, les traités ne peuvent être
faits ou déchirés que par la guerre. (Il est bien
entendu qu'il ne s'agit pas des traités de com-
merce, des conventions postales ou autres ana-
logues.)
L'histoire donne malheureusement raison à
cette doctrine. Or, si la force doit décider en toute
circonstance, la question du désarmement est
résolue; le désarmement est impossible.
CHAPITRE XII
INUTILITÉ DES TRAITÉS
La démonstration de cette vérité, par les faits,
n'est pas moins évidente. Nons savons dans quelles
conditions les traités sont généralement rédigés :
c'est après la guerre ; ils sont donc imposés au
faible par le fort, au vaincu par le vainqueur.
Je ferai grâce au lecteur d'une érudition facile ;
je ne lui parlerai ni de la guerre de Trente ans,
ni du traité de Westphalie, ni même de la paix
d'Amiens. J'arrive sans préambule aux fameux
traités de Vienne en 1815, dont les stipulations
ont encore la prétention d'être la base du droit
public en Europe.
INUTILITÉ DES TRAITÉS 63
Tout le monde sait en quelles circonstances ces
fameux traités furent signés. La chute de Napo-
léon faisait, en quelque sorte, table rase; quinze
ans de guerre avaient tout mêlé, tout rapproché,
effacé bien des vieux préjugés et merveilleuse-
ment préparé l'Europe à une nouvelle organisa-
tion. Les dépouilles étaient assez opulentes pour
satisfaire à toutes les réparations légitimes, et,
pour peu que chacun sût modérer ses prétentions,
on devait être en mesure de pouvoir contenter à
peu près tout le monde.
Et, en effet, les intentions durent être excel-
lentes, puisque la réunion des souverains contrac-
tants prit le nom de Sainte-Alliance.
Cependant, voyons, cinquante ans après, ce qui
est advenu des conventions rédigées sous d'aussi
respectables auspices. Voici, dans l'ordre chrono-
logique, quels sont les changements que ces traités
ont subis :
64 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
BELGIQUE
La révolution belge, en modifiant l'organisation
du royaume des Pays-Bas, a nécessité une pre-
mière dérogation aux stipulations des actes du
congrès de Vienne.
L'article 95 de l'acte final avait réuni les an-
ciennes provinces des Pays-Bas et les ci-devant
provinces belgiques sous la souveraineté de la
maison d'Orange-Nassau. Le traité de Londres du
19 avril 1839*, conclu entre l'Autriche, la France,
la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Prusse et la
Russie, a prononcé la séparation définitive de la
Belgique et de la Hollande, séparation qui exis-
tait de fait depuis la révolution belge de sep-
* Ce traiti'' annule un traité précédent du 13 novembre 1831.
INUTILITÉ DES TRAITÉS 6!5
tembre 1830. Le même jour, un traité était direc-
tement signé à Londres entre les ambassadeurs du
roi des Belges et du roi des Pays-Bas, consacrant
les limites que recevraient désormais les terri-
toires des deux royaumes.
II
GRAGOVIE
L'incorporation de Cracovie à l'Autriche^ en
1846, a amené l'annulation d'un autre article
des traités de Vienne.
Un traité additionnel entre la Russie, la Prusse
et l'Autriche, signé à Vienne le 3 mai 1815, et
annexé à l'acte général du congrès du 9 juin sui-
vant, portait :
« La ville de Cracovie, avec son territoire, est
déclarée à perpétuité cité libre et indépendante,
et strictement neutre, sous la protection des trois
hautes puissances contractantes. »
66 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
Aux termes de l'article 6 de ce traité, les trois
cours s'engageaient à respecter et à faire res-
pecter en tout temps la neutralité de la ville
de Cracovie et de son territoire, où aucune force
armée ne pourrait jamais être introduite sous
quelle forme que ce fût.
Une convention conclue à Vienne, le 6 novembre
1846, entre l'Autriche, la Prusse et la Russie,
c'est-à-dire entre les trois puissances protec-
trices de la république de Cracovie, stipula, à la
suite des événements dont le grand-duché de
Posen, Cracovie et la Gallicie avaient été le
théâtre, au commencement de la même année,
que Cracovie et son territoire seraient rendus à
l'Autriche et réunis à la monarchie autrichienne,
pour redevenir, comme avant 1809, la propriété
de Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique.
INUTILITÉ DES TRAITÉS 67
IIÏ
FRANCE, SECOND EMPIRE.
Nous arrivons ici au changement le plus consi-
dérable apporté aux actes du congrès de Vienne
et aux traités de 1815; nous voulons parler de
l'avènement du second Empire.
Par l'article 2 du traité d'alliance entre les
cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de la
Prusse et de la Paissie, signé à Paris le 20 no-
vembre 1815, les hautes parties contractantes
jugeaient convenable de renouveler et de confir-
mer comme mutuellement obligatoires les ar-
rangements contractés l'année précédente, « et
particulièrement ceux par lesquels Napoléon
Bonaparte et sa famille, ensuite du traité du
11 avril 1814 (dit de Fontainebleau) ont été
exclus à perpétuité du pouvoir suprême en
France, laquelle exclusion les puissances contrac-
6S SOLUTION PACIFIQUE ET SOCIALE
tantes s'engagent, par le présent acte, à main-
tenir en vigueur, et, s'il était nécessaire, avec
toutes leurs forces. »
On sait ce qu'il advint, en décembre 1851, de
cette disposition des traités de 1813, lorsque la
France adopta, par près de 8 millions de voix, le
plébiscite suivant, soumis à la nation par le séna-
tus-consulte du 7 novembre 1852 :
« Le peuple veut le rétablissement de la dignité
impériale dans la personne de Louis-Napoléon
Bonaparte, avec hérédité dans sa descendance
directe, et lui donne le droit de régler Tordre de
succession au trône dans la famille Bonaparte. »
Au long préambule du traité du 20 novembre
1815, signé par les puissances coalisées, et qui
excluait du trône Napoléon et sa famille, un
sénatus-consulle du î2 décembre 1852, a répondu
par ces deux lignes :
« Louis-Napoléon Bonaparte est empereur des
Français sous le nom de Napoléon lîl. »
INUTILITE DES TRAITES
IV
AFFAIRE DE NEUCHATEL.
La séparation du canton de Neuchâtel d'avec la
Prnsse marque la quatrième modification appor-
tée aux décisions du congrès de Vienne.
Parmi les pays que l'article 23 de l'acte final
du 9 juin 1815 attribuait au roi de Prusse, à ses
héritiers et successeurs, se trouvait la princi-
pauté de Neuchâtel avec le comté de Valengin.
Par un traité signé le 26 mai 1857 entre la
France, l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Russie,
la Prusse et la Confédération suisse, le roi de
Prusse a consenti à renoncer à perpétuité, pour
lui, ses héritiers et successeurs, aux droits sou-
verains que l'article 23 du traité de Vienne lui
attribuait sur l'État de Neuchâtel, qui, « relevant
désormais de lui-même, continuera, dit le traité,
à faire partie de la confédération suisse, au même
70 SOLUTION PACIFIQUE ET SOCIALE
titre que les autres cautous et conforniéuient à
l'article 75 de l'acte final du congrès de Vienne. »
Les événements qui se sont accomplis en Italie
en 1859, ont amené à leur tour de graves modifi-
cations dans la constitution du pacte de Vienne.
RENONCIATION DE L AUTRICHE A LA LOMBARDIE.
L'article 93 du traité de Vienne avait reconnu
l'Empereur d'Autriche comme souverain légitime
de la Lombardie, entre autres territoires dont Sa
Majesté rentrait en possession, en vertu d'anciens
traités et par suite de la dernière guerre.
Par l'article 12 du traité de paix entre la
France et l'Autriche, signé à Zurich le 10 no-
vembre 1859, l'Empereur d'Autriche a renoncé
pour lui et ses sucesseurs, en faveur de l'Empe-
reur des Français, à ses droits et titres sur la
Lombardie ; et, par un autre traité conclu le
INUTILITÉ DES TRAITÉS 71
même jour entre la France et la Sardaigiie,
lEmpereur des Français transférait au roi Vic-
tor-Emmanuel les titres et droits que le précé-
dent traité lui donnait sur la Lombardie.
VI
an:n'exions en italie
De leur côté, les décrets qui ont successive-
ment annexé au royaume de Sardaigne les pro-
vinces de l'Emilie (Bologne, Ferrare, Forli, Massa
et Carrara, Moclène, Parme, Plaisance, Piavenne,
Keggio) ; — la Toscane ; — les Marches ; — les
provinces de l'Ombrie; — les provinces napoli-
taines et la Sicile, ont à leur tour effacé diffé-
rents articles du pacte de 1815, et notamment les
articles 98, 100, 103 et 104.
72 SOLUTIOiN POLITIQUE ET SOCIALE
VII
CESSION DE LA SAVOIE ET DE NICE.
La cession faite par la Sardaigne à la France
de la Savoie et du comté de Nice, a fait dispa-
raître ce paragraphe de l'article l^'" de la seconde
paix de Paris (20 novembre 1815) : » Des fron-
tières du canton de Genève jusqu'à la Méditer-
ranée, la ligne de démarcation sera celle qui, en
1790, séparait la France de la Savoie et du comté
de Nice. »
La loi du 17 mars 1861, rendue par le parle-
ment de Turin, qui change le titre de roi de
Sardaigne en celui de roi d'Italie, a également
annulé l'article 87 de l'acte final du congrès de
Vienne.
INUTILITÉ DES TRAITÉS 73
VIII
ILES IONIENNES.
Enfin, une nouvollo modification anx actes dn
congrès s'est récennnent (jpérée par la rénnion
à la Grèce des îles Ioniennes, en vertu de la
renonciation faite par l'Angleterre au protectorat
immédiat et exclusif qu'elle exerçait sur les sept
îles, aux termes d'un traité conclu à Paris le
5 novembre 1815, entre les cours de Londres,
de Berlin, de Vienne et de Saint-Pétersbourg, et
auxquelles la France accédait en septembre 1816.
Tels sont les changements et les modifications
apportés aux traités de 1815. Quant à celles de
leurs dispositions qui restent encore debout, ne
sont-elles pas, pour un grand nombre, défec-
tueuses, incomplètes, surannées, et surtout en
désaccord avec l'esprit nouveau et les aspirations
modernes des peuples?
74 SOLUTION POLITIUUE ET SOCIALE
Sur d'autres points, où les dispositions du
traité de 1815 sont encore maintenues, les pro-
testations n'ont pas été moins énergiques ni
moins sanglantes; mais c'est la force qui a décidé
de leur maintien. Entre la Pologne qui reste,
malgré ses révoltes, sous la domination du czar,
et Cracovie qui est annexée à l'empire d'Au-
triche, y a-t-il une autre différence que celle du
succès à la défaite? N'est-ce pas le droit du plus
fort qui décide uniquement que les traités sont
violés ici et là respectés?
Dans les possessions européennes de la Tur-
quie, en Grèce, dans les Principautés danu-
biennes, combien de fois la nécessité n'a-t-elle
pas imposé des modifications radicales aux an-
ciennes stipulations?
CHAPITRE XIII
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
De ce qui précède, il résulte que deux grandes
causes rendent le désarmement impossible : l'an-
tagonisme des États, leur rivalité, soit quelle
réside dans des préjugés nationaux, soit qu'elle
se personnifie dans des ambitions individuelles ;
les conflits d'intérêts industriels et commerciaux,
puis l'inexécution permanente, inévitable, des
traités, effaçant le droit à peine inscrit, et sus-
pendant sur toutes les relations internationales
l'éternelle menace des solutions par la guerre.
A ces causes qui se rattachent aux rapports
76 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
des nations entre elles, ne faut-il pas en ajouter
une troisième, la nécessité, pour certains gouver-
nements, d'avoir une force de compression à
opposer à l'esprit de révolte d'une partie de leurs
sujets? Lors même qu'une paix générale, sur des
bases inespérées, s'établirait entre les divers
États de l'Europe, la Russie ne serait-elle pas
obligée d'avoir une armée contre la Pologne et
le Caucase. l'Autriche contre la Hongrie et la
Vénétie, rAngleterre elle-même contre l'Irlande,
et naguère encore le Danemark contre le Hols-
tein ?
Je pourrais même trouver des exemples de
périls exceptionnels et temporaires, où l'ar-
mée devient un auxiliaire à peu près indispen-
sable de la police, pour le maintien de la tran-
quillité pul)lique, et on ne contestera pas que,
dans certains moments, en Prusse, l'armée n'ait
été aussi indispensable à Berlin qu'elle peut l'être
aujourd'hui sous les murs de Duppel ou sur les
frontières du Rhin. Ainsi donc l'existence des
10 millions de soldats, de douaniers, et d'autres
fonctionnaires énumérés plus haut, est néces-
saire :
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE 77
1" Parce que les États vivent dans une rivalité
et une défiance perpétuelles.
S** Parce que les traités ne sont pas et n'ont
jamais été respectés.
3" Parce qu'il y a des nécessités d'ordre inté-
rieur qui exigent ce recours permanent à la force.
La suppression des armées dépend donc néces-
sairement de la suppression de ces trois causes.
Aucun espoir d'amélioration n'apparaît. La pro-
position d'un congrès, faite par Napoléon, a été
repousséc; l'impraticabilité de cette grande me-
sure était avouée même par ceux qui, par défé-
rence, y donnaient leur adhésion. Je suis donc
autorisé à regarder comme démontrée la néces-
sité des armées permanentes, tant que l'Europe
conservera son organisation actuelle ; c'est ce qui
me restait à prouver dans la première partie de
cet ouvrage.
J'ai dit en effet, en commençant, qu'à mes
yeux le malaise général de l'Europe provenait
de deux causes : i^ L'accroissement illimité de
la population sur un sol dont la fertilité a des
bornes et dont la surface ne peut s'étendre;
2° la disproportion entre le nombre des gouver-
78 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
nants et celui des gouvernés, et la déperdition
énorme de forces productives qui en résultait.
Des calculs reposant sur les statistiques les
plus otficielles, nous ont donné le chiffre de
10 millions de fonctionnaires improductifs.
Après avoir fait ressortir les conditions d'âge
et de force qui aggravent le préjudice de cette
improductivité, nous avions à prouver, pour com-
pléter notre démonstration, ({uW était chimé-
rique d'espérer une réduction notable sur ce
chiffre, et que le second fléau était aussi fatal,
aussi irrémédiable que le premier, tant qu'on
resterait dans les vieilles ornières du passé. Je
vais essayer maintenant, tout humble que je suis,
et venant après tant de profonds penseurs, tant
d'écrivains illustres, non pas de changer les
mœurs ni les conditions de la société actuelle,
mais de mettre sous les yeux de mes lecteurs des
expériences faites, et, quoique m'appuyant uni-
quement dans mes théories sur des faits d'une
vérification facile, j'aurai toujours présente à l'es-
prit cette observation de J.-J. Rousseau dans son
Contrat social :
« Les peuples, ainsi que les hommes, ne sont
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE 79
dociles que dans leur jeuuesso, ils deviennent
incorrigibles en vieillissant; quand une fois les
coutumes sont établies et les préjugés enracinés,
c'est une entreprise dangereuse et vaine de vou-
loir les réformer ; le peuple ne peut pas même
souffrir qu'on touche à ses maux pour les dé-
truire, semblable à ces malades stupides et sans
courage qui frémissent à l'aspect du médecin. »
Je me souviendrai que j'ai affaire à l'Europe
qui est un vieux malade, et, en exposant ma re-
cette, mon principal souci sera de démontrer
combien l'application en serait facile, et combien
elle peut se concilier avec l'essence môme du ré-
gime qu'elle a pour but d'améliorer.
DEUXIÈME PARTIE
Il ne sulTll pas d'organiser un gouvernement parfait:
il l'aui surtout un gouvernement pratltable, d'une ap-
lilicalion facile et comninne à tniis les Elals: loin
(le là, on nous présente aujourd'hui des constitutiims
inexécutables et compliquées.
Aristote.
CHAPITRE PREMIER
CONFÉDÉRATION
Il est nii mot qui prend de jour en jour une
place plus large dans le langage politique : cest
le mot confédération. L'idée que ce mot exprime
n'est point une révélation de date récente ; elle
représente une sorte de gouvernement qui a été
expérimentée dans la plus haute antiquité, et
dont le principe a été appliqué de bien des façons
diverses.
8-2 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
C'est sans doute cette flexibilité même qui le
fait revivre à des époques différentes, son appli-
cation pouvant toujours être mise en harmonie
avec la perfectibilité des institutions humaines.
Nous avons exposé, dans un précédent cha-
pitre, sur quelles bases reposait, depuis 1815, le
droit européen. Nous avons inonlrt' coiidjien de
fois les traités de Vienne avaient été déchirés
depuis cinquante ans, et combien peu étaient
solides les parties du vieil éditice qui restaient
encore debout.
Connnent les penseurs sérieux n'auraient-ils
pas été frappés du double phénomène qu'ont
offert rxVllemagne et la Suisse pendant ce demi-
siècle si jdein dincertitudes, de troubles et de
déchirements ?
SUISSE
Occu])ons-nous d'abord de la Suisse.
On sait quelle a été l'origine do la première
alliani';^ formée |)ar (juehpu^s cantons, dans le
biil Liiiit{ue de s'affranchii' <rnne domination
CONFÉDÉRATION ■ 83
étrangère. Je ne veux ni refaire ce récit, ni ra-
conter les adhésions successives qui ont constitué
hr Suisse telle que nous la voyons aujourd'hui.
Je rappellerai seulement que trois races diffé-
rentes, hostiles partout ailleurs, ont accepté dans
ce petit pays un pacte, grâce auquel elles ont
toujours vécu dans la plus parfaite intelligence.
Il y a en Suisse des cantons allemands, des
cantons français et des cantons italiens, chacun y
parlant sa langue, y conservant ses mœurs, et
pratiquant sa religion.
Combien de fois depuis que cette union existe,
l'Allemagne, la France et l'Italie n'ont-elles pas
été en guerre l'une contre l'autre?
Toutes ces hostilités, toutes ces haines de
races, toutes ces rivalités d'intérêts sont venues
expirer aux frontières de la Suisse.
Les dissentiments religieux ont pénétré dans
son sein : les plus audacieux novateurs, les dé-
fenseurs les plus obstinés du dogme traditionnel,
y ont trouvé des partisans, y ont recruté des
soldats. Depuis la fondation de l'Église réformée
de Genève, jusqu'à la ligue du Sunderbund, il
n'est pas de pax-s où le mouvement des idées reli-
84 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
gieuses ait plus agité les esprits. Et cependant,
au milieu de ces luttes si vives, non-seulement
aucune atteinte n'a été portée au pacte fédéral,
mais encore, jamais la pensée d'une séparation
ne s'est produite, et même, à la veille d'en venir
aux mains, les adversaires saisissaient toute
occasion de protester de leur amour pour la pa-
trie commune.
Si nous examinons la Suisse au point de vue
industriel, nous trouvons plus accusées encore
les singularités heureuses qui caractérisent son
régime politique. Les prodigieux développements
qu'a pris l'industrie à notre époque, ont créé
partout des antagonismes et des conflits, non-
seulement d'État à État, mais dans le sein même
des nations, entre des intérêts qui se croyaient
lésés ou sacrifiés. Il me suffira de citer, pour la
France, les débats retentissants que soulevèrent
les réclamations des propriétaires vinicoles con-
tre les exploitations de houilles, et contre l'in-
dustrie métallurgique, ou l'incessante querelle
des armateurs et des raflineurs contre bs fabri-
cants de sucre indigène.
La Suisse était plus exposée qu'aucun autre
GOiNFÉDÉRATION 83
pays h cetl'^ i^uorrc civile dos intérêts de eoiisoni-
iiiation intérieure et d'exportation. Cependant,
toutes les transformations modernes se sont opé-
rées sans que personne ait fait entendre une
plainte, sans que la constitution fédérale ait été
jamais rendue responsable de ce qui pouvait
sembler une faveur accordée aux uns ou un sacri-
tice imposé aux autres.
Je dois prévoir l'objection de ceux ({ni me rap-
pelleraient certains conflits extérieurs auxquels
la Suisse a été mêlée, tels que sa nationalité
violée en 1814, ses démêlés avec la Prusse, au
sujet de Neuchâtel, et ses réclamations lors de
l'annexion de la Savoie à la France. Je reconnais
très-volontiers que la Suisse, malgré sa position
exceptionnelle, n'a point pu s'abstraire du milieu
où elle est placée ; je ne veux pas examiner si
elle a montré plus de sagesse que ses adversaires,
dans la conduite des négociations, pas plus que
je ne veux lui faire un mérite de ce qui peut être
attribué à l'exiguité de son territoire, ou à sa
situation géographique. Ce n'est pas sur ce ter-
rain (pie j'ai posé la question ; j'ai voulu établir
que, soit dans ses dissensions intérieures, soit
86 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
dans les démêlés qu'elle a pu avoir avec létrau-
ger, jamais, de la part d'aucun des cantons, la
constitution fédérale n'a été en cause, ci ja-
mais complications du dedans, ou du dehors,
n'ont provoqué ni un péril ni une menace de
révolution de la part des citoyens.
ALLEMAGNE
Entre la Suisse et l'Allemagne, je sais que l'as-
similation ne saurait être complète; mais peut-
être les différences qui existent entre les deux
constitutions me serviront-elles, autant que leurs
rapports, à dégager les vérités qui ressortiront
de la comparaison.
Pour la Suisse, le congrès de Vienne n'avait eu
qu'à consacrer un état de choses préexistant; (ui
avait ajouté seulement de nouvelles garanties à
la stipulation de la neutralité. Pour l'Allemagne,
le problème à résoudre était plus complexe : les
principes de restauration conservatrice, sous l'in-
spiration desquels agissaient les souverains, leur
CONFÉDÉRATION 87
iiiiposaieni, sous peine (l'inconséquence, l'obliga-
tion (le replacer à la tète de leurs États ceux qui
y avaient régné aux mômes titres qu'eux-m(''ines,
en vertu du droit divin. L'Allemagne fut donc
partagée en trente-quatre souverainetés grandes
ou petites. Mais comment assurer la paix entre
des voisins de force si inégale ? Comment surtout
garantir leur indépendance vis-à-vis les uns des
autres, et surtout entre l'envahissante Russie qui
les menaçait d'un côté, et la France objet de
perpétuelles défiances? On ne trouva pas de
meilleur moyen que de constituer une grande
Confédération germanique.
L'Autriche et la Prusse y furent admises. C'é-
tait donner à cette création une puissance mili-
taire capable de la faire respecter, c'était assurer
l'exécution des décrets de la diète de Francfort,
Je n'ai pas besoin de signaler les inconvénients
nombreux qui ne tardèrent pas à se révéler, les
tiraillements continuels que provoquait la rivalité
des deux grandes puissances. Je crois que l'éta-
blissement de la confédération fut une heureuse
combinaison, mais je suis loin de prétendre que
cet état de choses fut parfait. Je veux seulement
88 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
rechercher si les inconvénients qu'on est en droit
de lui reprocher sont le fait du principe en lui-
même, ou si on n'en trouverait pas plutôt l'expli-
cation, à l'origine, dans les éléments qui étaient
en contradiction avec le principe lui-même, et
qu'on s'était cru dans la nécessité de lui amal-
gamer.
Toute idée d'association implique l'idée d'éga-
lité; or, l'énorme disproportion de puissance exis-
tant, par exemple, entre l'empire d'Autriche, et
telle principauté comptant à peine quelques cen-
taines de mille d'habitants, ne devait-elle pas.
dans la pratique, fausser le principe de la confé-
dération ?
En mettant face à face l'Autriche et la Prusse,
ces deux puissances rivales, à côté de trente petits
souverains qui ne pouvaient avoir de volonté à
opposer à la leur, on devait se résigner aux in-
trigues et aux compétitions que devait susciter
cette rivalité sans contrepoids.
Ce qu'il était facile de prévoir arriva. 11 en est
résulté sans doute des luttes intestines et une
certaine impuissance à Textérieur: mais ce qu'il
faut reconnaître surtout, et attribuer à l'organi-
CONFÉDÉRATION 89
satioii fédérale, malgré .soji iin})erf;H'tii)ij . c'est
que l'indépendance de tous les membres de la
Confédération, vis-à-vis de l'étranger, fut scru-
puleusement maintenue: c'est que, dans son
ensemble, la Confédération germanique sut se
faire respecter de tous ; c'est qu'enfin les droits
du prince le plus faible ne souffrirent pas plus
d'atteinte que ceux du plus puissant des con-
fédérés.
Quelle est l'organisation qui aurait pu garantii-
de pareils bienfaits, pendant cinquante ans. à
l'Allemagne morcelée, avec ses constitutions di-
verses, ses intérêts opposés et l'hostilité de ses
religions ?
Si le maintien du statu qiio politique est nno
espèce de bien négatif, la constitution féd('>i'ale a
procuré aux États alliés des avantages très-posi-
tifs et très-considérables. Bien avant rétablis-
sement des chemins de fer, les relations fédérales
avaient puissamment contril)ué à l'organisai ion
d'un service comnum des postes et messageries
([ui desservaient plusieurs états. C'est encore
l'intimité des rapports entre les membres de la
Confédération, qui rendit plus cho(|uantes et plus
90 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
intolérables les entraves qne maintenaient entre
tons ces petits pays les formalités de donanes et
la diversité des monnaies.
Si la simplification ne fnt pas pins prompte et
pins complète, ce n'est certes pas an principe
fédératif qu'il faut l'attribner: il fnt toujours un
agent d'unitication ; mais il avait incessamment à
combattre l'élément de discorde et de dissolution
que la rivalité des grandes puissances avait intro-
duit dans la constitution même de la Confé-
dération.
C'est parce qne Innion des douanes fut surtout
une œuvre prussienne , que l'Autriche refusa
obstinément de s'y associer, et entretint, contre
cette mesure, les jalousies et les défiances des
États secondaires qui gravitaient dans son orbite.
L'Allemagne doit donc beaucoup, politiquement,
économiquement et commercialement au système
fédératif (jui la régit depuis 1815, et, si les ré-
sultats n'ont pas été plus satisfaisants encore,
c'est, ainsi que nous l'avons vu, parce que l'or-
ganisation du système était défectueuse dès son
origine.
Il est une autre contrée où nous pouvons rc-
CONFÉDÉRATION 9i
i;i'(Mler ({Lie l'expérience n'ait point été faite : c'est
lltalie.
L'unité incomplète (|ui a succédé au niorcel-
lenient des États, antérieur à la dernière guerre,
n'a pas produit des résultats tellement brillants,
qu'il ne soit permis de mieux attendre dune autre
combinaison.
A la paix de Yillafranca, c'est une confédération
que proposa Napoléon III. Les passions étaient
encore trop ardentes, pour que le plan put être
froidement et mûrement étudié ; l'ambition de
Turin, les idées unitaires des Italiens, le repous-
saient aussi énergiquement que les rancunes de
l'Autriche ; mais l'idée ne fut pas moins mise en
avant et développée; si elle n'a point prévalu, c'est
son opportunité bien plus (jue sa valeur ([ui a été
condamnée. Au reste, en rappelant ce fait, qui ne
s'est point accompli, je n'ai eu d'autre intention
que de montrer combien l'idée de la forme fédé-
rative est acceptée, non plus seulement pai- les
faiseurs de systèmes, mais par les esprits les pbis
pratiques et par les hommes aux([uels le ma-
niement des affaires donne, siii' un |)ai'eil sujcl,
une si grande autorité. Et j'ajouterai seulement
92 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
que c'est dans une fédération que le |)n)l)lèine
insoluble jusqu'ici du pouvoir temporel de la
papauté, coexistant avec une Italie indépendante,
a trouvé sa solution la plus acceptable.
ETATS-UNIS
Je viens donc de mettre sous les yeux dn lec-
teur les exemples que me fournit l'Europe, et qui
ont contribué à faire naître, dans certains esprits,
l'idée d'une confédération plus étendue. Mais il
existe un spécimen plus complet de cette forme
de gouvernement. Il y a au monde, depuis moins
d'un siècle, une confédération qui démontre d'une
façon bien plus éclatante ce que les nations peu-
vent espérer d'une pareille association, cest la
Confédération des États-Unis d'Amérique.
Je sais que le moment peut paraître mal choisi
pour parler de cet empire et de ses prospérités;
mais je suis de ceux cpii croient ({ue la crise
actuelle sera passagère et (jue le principe fédératif
sortira plus inébranlable (pie jamais de l'épreuve
COiNFÉDÉRATION 93
fatale quil était condamné à traverser tôt ou tard,
soit qu'à l'avenir il y ait une Confédération, soit
qu'il y en ait deux. Il ressortira, d'ailleurs, de cet
examen, comme de ce que j'ai dit sur l'Allemagne,
que le principe fédératif ne saurait, à aucun titre,
être responsable de maux dont les causes par-
faitement connues lui sont si complètement étran-
gères ; toutefois, comme dans les institutions que
nous allons examiner, jespère trouver la solution
d'un problème qui préoccupe également la géné-
ration actuelle, la décentralisation; je m'étendrai
davantage sur ce troisième exemple, où j'espère
puiser des leçons plus décisives et un enseigne-
ment plus complet.
On a coutume de faire dater de 1776 et 4787,
c'est-à-dire de la déclaration d'indépendance, et
de l'adoption de la constitution, l'établissement
de la Confédération des ÉtLts-Unis; cependant les
bases de ce grand édifice avaient été posées bien
des années auparavant.
Les colons établis sur ce vaste continent y
avaient rencontré d'autres enncMiiis avant d'avoir
à cond^attre les soldats de la métropole. Anté-
rieurement à la Intt" contre l'Angleterre, qui cou-
H SOLUTIOx\ POLITIQUE ET SOCIALE
stitua définitivement l'union, la nécessité de se
défendre contre les Indiens indigènes, avait rap-
proché, dans lin intérêt coinniiin, les puritains
de la nouvelle Angleterre, les chevaliers de la
Virginie et les quakers de la Pensylvanie.
En 1643, une convention intervient entre le
Massachussets, le Connecticut et le nouvel Hamps-
lîire, stipulant sous le nom de colonies unies de
la nouvelle Angleterre. Il est curieux de retrouver
en germe, à cette date, les principes essentiels de
la constitution de 1787. Les mots confédération,
congrès sont déjà prononcés, et le principe de la
députation provinciale est adopté. Cette ligue dura
pendant quarante ans. Mais la pratique avait
révélé son insuffisance et son imperfection. L'ac-
tion du pouvoir central était nulle, il n'y avait ni
exécutif ni justice générale. En 1754, un nouveau
congrès se réunit. Outre les trois États qui
figurent dans la ligue de 1643, nous voyons y
participer Rhode-Island, New-York, Pensylvanie
et Maryland. Cette fois, on décide à l'unanimité
que l'union des États esf absolument nécessaire
au salut de la colonie, et on propose le plan gé-
néral d'un gouvernement fédéral.
CONFÉDÉRATION 93
C'est le comnienceineiit de la lutte qu'on pres-
sent déjà.
En mai 1775, un congrès réunit les treize États
qui doivent être les fondateurs de l'union.
L'année suivante, la déclaration de l'indépen-
dance est proclamée.
Pendant les années qui suivirent, jusqu'à la
paix signée en 1783, les préoccupations de la
guerre font diversion aux soucis de l'administra-
tion intérieure; on obéit surtout aux nécessités
de la situation; c'est principalement de 1783
à 1786 que se mûrissent et s'élaborent les projets
de constitution. Cette constitution est votée le
17 septembre et soumise successivement à la
sanction populaire des ditïerents États. L'adhé-
sion de llhode-Island, qui arrive la dernière,
est donnée le ^9 mai 1790.
Je crois devoir mettre sous les yeux des lec-
teurs le préambule et la déclaration de l'indépen-
dance des États-Unis (4 juillet 1776), ainsi qu'un
résumé de la théorie de ce gouvernement (jui ,
pendant plus de soixante-dix ans, a réglé les (h^s-
tinées d'un grand peuple, aidant au développe-
ment de ses prospérités iiKHiïes, assurant la paix
96 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
au dedans , l'indépendance et la grandeur au
dehors*.
DÉCLARATION DE L'INDÉPENDANCE
« Tous les hommes sont créés égaux; ils sont
» doués par le Créateur de certains droits inalié-
» nables; parmi ces droits se trouvent la vie, la
» liberté et la recherche du bonheur.
» Les gouvernements sont établis parmi les
» hommes pour garantir ces droits, et leur juste
» pouvoir émane du consentement des gouvernés.
» Toutes les fois qu'une forme de gouvernement
» devient destructive de ce but, le peuple a le
» droit de la changer ou de l'abolir, et d'établir
» un nouveau gouvernement, en le fondant sur les
» principes, et en l'organisant en la forme qui lui
)) paraîtront les plus propres à lui donner la
)) sûreté et le bonheur.
» La prudence enseigne, à la vérité, que les
* Le lecteur trouvera, à la fin de l'ouvrage, le texte même de
la constitution (17 septembre 1787). Elle est si peu connue en
Europe et se rattache si directement aux idées développées dans
ce livre, que personne ne contestera l'utilité de ce document.
Voir la note C.
CONFÉDÉRATION 97
» gouvernements établis depuis longtemps ne
» doivent pas ôtro changés pour des causes légères
» et passagères; et l'expérience de tous les temps
» a montré, en effet, que les hommes sont plus
» disposés à supporter des maux supportables ,
» qu'à se faire justice à eux-mêmes, en abolissant
» les formes auxquelles ils sont accoutumés; mais,
» lorsqu'une longue suite d'abus et d'usurpations,
» tendant invariablement au même but, marque
» le dessein de les soumettre au despotisme
» absolu, il est de leur droit et de leur devoir de
» rejeter un tel gouvernement, et de pourvoir,
» par de nouvelles sauvegardes, à leur sécurité
» future. »
THÉORIE DU GOUVERNEMENT
« Le gouvernement des États-Unis est une ré-
» publique démocratique et fédérative, composée
» d'États, et basée sur la constitution de 1787.
» D'après la constitution, le pouvoir du gou-
» vernement est investi de trois grandes attribu-
» tions : le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif
» et le pouvoir judiciaire. »
98 SOLUTIOx\ POLITIQUE ET SOCIALE
LE POUVOIR EXECUTIF
« A la tête du pouvoir exécutif, est un pré-
» siclent.
» Il est le seul fonctionnaire exécutif reconnu
» par la constitution.
» Il est nommé par un collège électoral , élu lui-
» même par le suffrage de tous les États.
» Ce collège est composé d'un nombre d'élec-
» teurs spéciaux, égal au nombre de sénateurs et
» de députés de chaque État.
» Le président est élu pour quatre ans et rééli-
» gible indéfiniment.
» Personne ne peut être élu président, s'il n'est
» citoyen né dans le pays et âgé de trente-cinq
» ans.
» Le président a le commandement en chef de
» l'armée de terre et de mer et de la milice de
» l'union. Il peut opposer son veto à toutes les
» lois votées par le congrès; mais, malgré ce veto,
» toute loi devient executive si elle a été votée
gonfp:dération 99
» une seconde fois par les deux tiers des membres
» des deux chambres.
» Le traitement du président est de 25,000
» piastres (125,000 fr.) par année. Il a pour rési-
» dence la Maison-Blanche à Wasinghton pendant
» la durée de ses fonctions.
» Le vice-président est de droit président du
» sénat.
» En cas de mort ou de résignation des pou-
» voirs du président, il devient président pour
» le reste du temps que devait durer la prési-
» dence.
» Les élections pour la présidence et la vice-
» présidence ont lieu , tous les quatre ans , le
» premier mardi de novembre. Le nouveau pré-
» sident élu entre en fonctions le 4 mars suivant.
» L'administration des affaires publiques est
» confiée à un certain nombre de fonctionnaires
» qui prennent le titre de secrétaires. Ils sont
» nommés par le président. Chacun d'eux est à la
» tête d'un département sous l'autorité du pré-
» sident.
» Il y a sept départements, dont voici les titu-
» laires :
100 SOLUTION PACIFIQUE ET SOCIALE
» Secrétaire d'État;
» — de la trésorerie ;
» — de la guerre ;
» — de la marine ;
» — de l'intérieur;
» Directeur général des postes ;
» Attorney général. ;)
POUVOIR LÉGISLATIF
« Tout le pouvoir législatif réside dans le con-
» grès, qui se compose de deux chambres, un
» sénat et une chambre des représentants.
» Le sénat, ou chambre haute, est composé de
)) deux membres élus par la législature de chaque
» État. Les sénateurs sont nommés pour six ans.
)) Ils doivent être âgés de trente ans au moins.
» Ils n'ont pas besoin d'être originaires des États-
» Unis, mais ils doivent être naturalisés depuis
» neuf ans au moins, et avoir leur résidence dans
» l'État qui les a choisis.
» Chaque sénateur a une voix.
» Outre ses attributions ordinaires, le sénat est
CONFÉDÉRATION 101
» investi de certaines fonctions judiciaires, et ses
» membres constituent alors une haute cour de
» forfaiture.
» Les arrêts de cette cour se bornent à priver
» l'accusé de son emploi et de son titre.
» La chambre des représentants a seule le droit
» de déférer les cas de forfaiture.
» La chambre des représentants, ou chambre
» basse, est composée de membres élus, tous les
» deux ans, par le suffrage direct des citoyens de
» tous les États.
» Pour fixer le nombre des représentants à élire
» par chaque État, un recensement a lieu tons les
» dix ans.
» Les dernières élections, en 1863, donnaient
» un représentant pour 124,000 âmes. Toutefois,
» chaque État admis dans l'union a le droit d'en-
» voyer un représentant au congrès, lors même
» que sa population n'aurait point atteint ce
» chiffre.
» Dans les États à esclaves, ceux-ci étaient
» comptés pour les trois cinquièmes de leur
» nombre dans le chiffre total des électeurs.
» Chaque représentant doit être âgé de 25 ans
10-2 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
» au moins, citoyen des États-Unis, depuis sept
» ans, et avoir sa résidence dans l'État où il a
» été nommé.
» Outre ces représentants , chaque territoire
» qui n'est pas encore admis comme État dans
» l'union, a le droit d'envoyer un représentant au
» congrès, où il peut prendre part aux débats,
» quand il s'agit des intérêts de son territoire,
» mais où il n'a pas le droit de vote.
POUVOIR JUDICIAIRE
« Le pouvoir judiciaire du gouvernement des
» États-Unis réside dans une cour suprême, et
» dans telle autre cour inférieure que le congrès
» peut juger à propos de constituer.
» Le pouvoir judiciaire consistait, en dernier
» lieu, dans une cour suprême, neuf cours de
» circuit et cinquante cours de district.
» L'attorney général, comme chef de la magis-
» trature, est membre du cabinet; il est le con-
» seiller légal du gouvernement.
C 0 N F Ë D É K A T 1 0 N m
RAPPORTS DU GOUVERNEMENT CENTRAL AVEC LE GOUVERNEMENT
DES ÉTATS, ET ATTRIBUTIONS DE CHACUN DE CES DEUX POUVOIRS
« Pour bien comprendre le système du gouver-
» nenient des États-Unis, il est essentiel de savoir
» qu'à côté du gouvernement central de Washing-
» ton , qui s'occupe exclusivement des affaires
» d'intérêt général et des relations extérieures,
)) il y a pour chaque État un gouvernement séparé,
» ayant son pouvoir exécutif, législatif et judi-
» ciaire, et dont les attributions s'étendent au
» règlement de l'administration de toutes les
» affaires intérieures et d'intérêt local.
» C'est ainsi que, par le paragraphe 8 de l'ar-
)) ticle l^"" de la constitution, les États ont déféré
» au gouvernement central les pouvoirs suivants :
» Droit de déclarer la guerre, de faire la paix, de
» conclure les traités, de battre monnaie, d'or-
» ganiser le service de la poste et des douanes,
» de réglementer le commerce avec l'étranger;
» enfin, d'accomplir tous les actes caractéristiques
» de la souveraineté nationale ; tandis que, par le
104 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
» paragraphe 10 du même article, tous ces droits
» sont interdits aux gouvernements des États.
» Mais, par l'article 10 des amendements, tous
» les pouvoirs qui ne sont pas compris dans les
» délégations énoncées ci -dessus, sont réservés
» au gouvernement des États et au peuple. D'où
» il découle que, par la constitution, il est interdit
» au président comme au congrès national, d'in-
» tervenir, sous aucun prétexte, dans l'adminis-
» tration des affaires intérieures des États.
» Gomme aussi les gouvernements particuliers
» ne peuvent exercer aucun contrôle sur les
» affaires extérieures relevant de la souveraineté
» nationale, dont ils ont fait délégation au
» congrès.
» Chaque État a sa constitution particulière.
» Les principes et la forme en sont à peu près
» semblables.
» Le pouvoir exécutif est partout le même ; il
» réside dans un gouverneur nommé par le
» suffrage direct. Les attributions et pouvoirs du
» gouverneur, dans les États, sont analogues à
» ceux du président vis-à-vis de l'union.
» Il nomme aux principaux emplois, conjointe-
CONFÉDÉRATION 105
» ment avec le sénat; comme le président, il
» adresse des messages à la législature, et veille
» à la bonne exécution des lois.
» Comme le président, il peut être mis en
» jugement et destitué pour trahison, concussion
» ou autres méfaits.
» Il a aussi ses ministres, secrétaires d'État, de
» la trésorerie, etc.; mais il n'y a pas de dé-
» partements de la guerre, de la marine, des
» postes, etc., puisqu'ils dépendent du gouver-
» nement central.
» Le pouvoir législatif est partagé, comme le
» pouvoir législatif du gouvernement central ,
» entre deux chambres, un sénat et une chambre
» de représentants.
» Sénateurs et représentants sont nommés par
» le suffrage direct.
» Les règlements des législatures des États sont
» les -mêmes que ceux du congrès de Washing-
» ton.
» Le veto du gouverneur s'exerce dans les mêmes
» conditions que celui du président.
» Les restrictions apportées au droit de vote
» sont à peu près nulles. On est électeur à 21 ans^
106 SOLUTION l'OLITIQUE ET SOCIALE
» et lalfirmation de l'électeur qui se présente
» suffit. Si son aptitude est contestée, c'est au
» contradicteur à faire la preuve.
» Les juges sont nommés, dans certains États,
» par le gouverneur; dans d'autres, par la légis-
» lature; dans d'autres, enfin, par le suffrage
» direct du peuple. 11 y a généralement deux
» degrés de juridiction : une cour de district et
» une cour suprême ou cour d'appel, qui réside
» au siège du gouvernement de l'État. »
DECENTRALISATION
Même en voyant ce luxe de garanties assurées
à l'indépendance des États, nous sommes tellement
habitués, en Europe, à vivre en face de gouverne-
ments centralisateurs, qu'il n'est pas superflu
d'insister sur les résultats obtenus par les ar-
ticles de la constitution que nous venons de
citer.
Ce n'est point une vaine formule que ce prin-
cipe, qui est la base du pacte fédéral : un État
n'aliène de sa souveraineté que ce qu'il en con-
CONFÉDÉRATION 107
cède volontairement à l'autorité centrale. Dans la
république américaine, tout repose sur ce prin-
cipe qui consacre et maintient la plus large et la
plus féconde décentralisation.
La part du pouvoir central exécutif se borne à
la direction des relations diplomatiques, à l'ad-
ministration des douanes, des monnaies et du
service postal. L'armée, réduite, en temps or-
dinaire, à la garde des frontières, comptait à
peine 17,000 hommes au commencement de 1861.
La marine militaire, n'ayant d'autre but que de
protéger le commerce maritime de la république,
se composait de quelques frégates et bâtiments
d'un rang inférieur. Les fonctions de la justice
fédérale et de la cour suprême sont restreintes
aux cas qui ne peuvent ni froisser ni même inté-
resser les juridictions locales. Ce gouvernement,
si simplitié, si limité, siège dans une petite ville
dont la population et l'étendue contrastent avec
1 accroissement qu'ont pris tant d'autres cités
autour d'elle. C'est qu'en effet , Washington
résume la politique des États, mais elle ne l'ab-
sorbe pas.
La vie politique est partout.
108 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
Chaque État a son sénat, sa chambre des
députés, sa justice à divers degrés, et sa capitale,
cahïie et modeste comme Washington ; car cette
capitale n'a pas phis que le siège du gouverne-
ment central, la volonté ni le pouvoir d'empiéter
sur les attributions municipales de la dernière
bourgade.
Le seul et vrai principe de souveraineté réside
dans la commune.
L'État est divisé en un certain nombre de dis-
tricts ou comtés, mais les fonctionnaires de ces
districts, comme le gouverneur lui-même de
l'État, sont nommés par l'élection directe, ainsi
que le maire de la plus humble commune.
Partout, dans l'ordre administratif, judiciaire,
tinancier, comme dans la part si faible laissée à
l'exécutif, c'est le citoyen se gouvernant lui-
même : h self gouvernement.
CRISE ACTUELLE
Je ne veux pas éluder l'objection qu'on peut
tirer de la guerre actuelle. La Confédération amé-
CONFÉDÉRATION d09
ricaine présente un spécimen plus accompli que
la Suisse ou l'Allemagne du gouvernement fédé-
ratif; mais il n'y a rien de parfait en ce monde, et
la Ilépublique américaine avait, elle aussi, un vice
originel que je suis loin de vouloir dissimuler.
Sur ce sol, qui devait produire de si merveil-
leuses moissons, un germe de corruption avait
été déposé par les premiers colons européens. Au
premier recensement de l'Union, on constatait, à
côté de 3 millions de citoyens blancs libres,
600,000 esclaves noirs.
La résolution manqua aux législateurs qui n'o-
sèrent point arracher cette herbe fatale. Ils espé-
raient sans doute que cet élément malsain dispa-
raîtrait, grâce à la forte constitution de l'œuvre
qu'ils avaient créée. On put, en effet, se laisser
aller pendant quelque temps à une trompeuse
contiance, mais bientôt les proportions du mal
devinrent telles, que la crise put être prévue par
tout esprit clairvoyant. L'esclavage avait grandi
avec la république ; la mauvaise herbe ne pou-
vait plus être extirpée sans un profond déchi-
rement du sol américain.
L'annexion de chaque État nouveau au sud du
no SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
36' 30", et qui avait la liberté d'admettre, ou de
ne pas admettre l'esclavage, devenait, entre les
États libres et les États à esclaves, un combat
parlementaire qui devait aboutir à de plus san-
glantes, à de plus terribles batailles. L'admission
du Kansas fut le prélude de la catastrophe que
fit éclater l'élection du président Lincoln.
Je ne veux pas prononcer une seule parole qui
puisse changer le caractère inoffensif et spéculatif
de cet ouvrage ; je cite les faits, quand ils sont
évidents, quand il y aurait inconvénient à les
passer sous silence; j'en tire l'enseignement qui
sert ma thèse, mais je n'y mêle aucun commen-
taire hostile. La guerre civile de l'Union, pour la
civilisation du monde entier, est un fait déplo-
rable que je constate, dont je note l'origine in-
discutable ; ma seule prétention est de rappeler,
que, d'une part, la cause de cette guerre est an-
térieure à l'établissement de la confédération, et
que, d'autre part, elle est tellement indépendante
des principes essentiels de cette constitution, que
malgré l'ardeur des haines, malgré les passions
qui poussent les États du Sud à une séparation
avec le Nord, — le culte pour la constitution n'a
CONFÉDÉRATION lH
souffert aucune atteinte. Les États séparatistes
ont pris le nom d'États confédérés, et quand ils
ont cru devoir modifier le pacte social, ils n'y
ont introduit d'autres changements que ceux qui
avaient trait au maintien de l'esclavage, point
unique qui fût en litige entre eux et ceux dont ils
se séparaient. Les vingt-trois points sur lesquels
la constitution des confédérés diffère de la con-
stitution primitive de l'Union, sont, en dehors
de cela , d'une insignifiance telle , que je crois
pouvoir me dispenser même de les noter.
On a cherché à donner à la guerre actuelle
d'autres motifs que l'esclavage ; nous n'avons pas
de meilleure réponse à faire, que de citer les
paroles suivantes empruntées à un discours pro-
noncé à Milledgeville, huit jours après l'élection
du président Lincoln, par M. Alexandre Stephens,
nommé depuis vice-président des États confé-
dérés :
« Je ne suis pas de ceux qui croient que
» l'Union nous a été funeste. Où trouveriez-vous,
» soit en Europe, soit en Asie, ou dans le reste
)> de l'Amérique, un gouvernement qui ait, dans
12 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
tous les temps, depuis qu'il existe, et dans
toutes les circonstances, respecté et protégé
plus efficacement les libertés du peuple? Je
dirai même qu'à mon avis nous avons trop de
liberté, nous avons une trop grande abondance
de biens dont nous sommes indignes,
» Mon ami M. Tombs fait valoir,
comme l'un des motifs secondaires qui doivent
déterminer le Sud à la séparation, la question
du tarif. Quelques mots doivent suffire pour
faire justice de ce grief. Lorsque je suis entré
dans la vie politique, en 1832, la Caroline du
Sud menaçait de se retirer de l'Union pour une
question de tarif; mais la difficulté fut aplanie,
et nous n'avons eu, depuis 1833, au sujet du
tarif, aucun motif de plainte. Le tarif actuel
(celui de 1857) a été voté par la Caroline du
Sud aussi bien que par le Massachusetts. Il est
donc inexact de dire que le Sud est obligé de
payer des droits arbitraires imposés par le
Nord, puisque les représentants du Massachu-
setts, à l'unanimité, se sont prêtés à abaisser
les droits autant que les hommes d'État du
Sud l'ont désiré.
CONFÉDÉRATION 113
» Ne peut-on pas espérer, si les hommes d'État
» du Massachusetts en sont venus, en 1857,
» à penser, relativement au tarif, comme les
» hommes d'État de la Caroline du Sud, qu'en
» 1861, ils penseront comme ceux de la Caroline
» du Sud et de la Géorgie, sur les autres ques-
» lions qui agitent aujourd'hui le pays? J'ai foi,
» pour mon compte, dans le triomphe final de
» nos idées. »
Ainsi, un des premiers magistrats de la confé-
dération du Sud, en même temps qu'il témoigne
des bienfaits de l'Union, reconnaît que, pour tout
autre conflit d'intérêt que l'esclavage, pour la
question des douanes, si complexe, si considé-
rable, dans un pays d'un commerce si étendu, la
constitution pouvait suffire à la conciliation de
toutes les prétentions. Et quand on voit quelles
dispositions la masse de la nation américaine
montrait pour toute transaction équitable, peut-
on affirmer que, même sur ce terrain brûlant de
l'esclavage, un arrangement ne fût pas intervenu,
si la querelle n'avait pas été envenimée par une
secte d'ambitieux, qui, partout, provoque le dé-
8
114 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
sordre, pour en profiter, et qui, en Amérique,
forme une classe si distincte qu'on lui a donné le
nom très-peu considéré de politiqueurs.
Ai-je besoin de dire que je ne confonds aucu-
nement avec ces brouillons les hommes supé-
rieurs d'une véritable valeur politique, tels que
MM. Daniel Webster, Stéphen A. Douglas, Henry
Glay, John G. Galhoun, J.-J. Grittenden, et tant
d'autres?
Qu'on me permette une hypothèse qui sera
comme une contre-épreuve de ma démonstration.
Supposons que, quand les colons du continent
américain se furent affranchis du joug' de la mé-
tropole, au lieu de se constituer en une fédéra-
tion d'États libres, ils aient adopté les formes de
gouvernement dont l'Europe leur fournissait les
modèles ; supposons un empire de Virginie, une
royauté de Massachusetts ou de Pensylvanie, un
duché souverain pour les Garolines ou le Ken-
tucky, un comté indépendant de Vermont; ima-
ginons, pour chacun de ces États, une organisa-
tion établie à l'instar de ce qui se pratique sur
l'ancien continent, une cour avec ses hauts digni-
taires, une diplomatie, une armée, des douanes,
GONFÉDÉRATIOiN 115
une législation, un système monétaire particuliers
à chacun. Peut-on admettre soixante-dix ans de
paix au milieu de tant d'éléments de rivalités et
de querelles, et quand il aurait suffi de l'ambition
d'un seul prince, pour semer la discorde et la guerre
autour de lui? Se représente-t-on les difficultés
qu'aurait rencontrées la réalisation de tous les
travaux d'utilité générale, la création des routes,
puis des chemins de fer, la navigabilité de ces
immenses cours d'eau qui traversent quatre et
cinq États différents, s'il avait fallu compter avec
les prétentions rivales de populations divisées et
de souverains hostiles?
Que d'obstacles aux grands défrichements, aux
développements de l'industrie et du commerce!
que d'efforts entravés, découragés! que de temps,
que de forces perdus!
A ce chaos, opposons le splendide témoignage
qu'a pu rendre, de la constitution de son pays,
un citoyen américain dont les paroles ont un
caractère en quelque sorte officiel. Voilà ce qu'a
pu écrire M. Bigelow, consul à Paris, dans son
livre Les Etats-Unis d'Amérique en 1863, livre
qui attend encore un contradicteur.
116 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
« Si Moïse ne voulut pas croire que -Dieu eût
» conduit dans le désert les enfants d'Israël, pour
» les y laisser mourir de faim, je ne puis, moi,
» quand je considère les actes de notre grande
» république , et la façon presque miraculeuse
» dont elle s'est constituée et maintenue , je ne
» puis supposer qu'elle soit destinée à s'éteindre.
And leave the world no copy *.
» Pendant les soixante -dix années qui se sont
» écoulées depuis leur organisation , les treize
» États primitifs en ont vu se grouper vingt et un
» autres autour d'eux; la population générale du
» pays a presque décuplé, et celle de la grande
» métropole s'est multipliée trente fois. La marine
» commerciale qui, en 1792, ne comprenait que
» 564,437 tonnes, en représentait, en 1861,
» 5,539,813; les importations, pendant la même
» période, s'élevèrent de 157,500,000 francs à
» 1,810,819, 705, francs; et les exportations, de
» 103,765,490 francs à plus de 1.250 millions de
» francs. En 1792, la terre était encore vierge, à
* Sans laisser au monde sa copie.
CONFÉDÉRATION il7
» l'ouest des États riverains de l'Atlantique;
» actuellement, l'agriculture nationale est repré-
» sentée par plus de i million et demi de fermes
» d'au moins 200 acres en moyenne, répandues
» sur toute l'étendue du continent , et dont la
» valeur, en y comprenant les instruments ara-
» toires, est supérieure à 35 milliards de francs.
» Les manufactures , au commencement de ce
» siècle, n'avaient qu'un développement tout à
» fait insignifiant ; maintenant, leur produit an-
» nuel dépasse 9 milliards 500 millions de francs.
» En 1792, le service postal des États-Unis ne
» parcourait que 9,070 kilomètres; en 1861, il
» s'étendait sur 225,000 kilom., dont 35,426 kilo-
» mètres de chemins de fer. La première voie
» ferrée destinée au public fut ouverte en 1825;
» en 1860, il y avait, aux États-Unis, 49,222 kilo-
» mètres en exploitation, ayant coûté 5 milliards
)) 672,264545 fr. ,
» Le système de télégraphie électrique le plus
» simple et le plus efficace, fut inventé par un
» Américain, et le pays est maintenant couvert
» d'un réseau de lignes télégraphiques formant
» un ensemble d'environ 96,540 kilomètres.
H8 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
«L'armée qui, en 4793, ne s'élevait qu'à
» 5,120 hommes, comprend aujourd'hui pkis de
» 800,000 soldats en activité. La marine, dont
» l'existence, en 1793, était plus que probléma-
» tique, avait, au l^*" janvier 1863, 60 bâtiments
» de plus qu'aucune autre nation du globe.
» Le peuple américain croit avoir définitivement
» résolu le grand problème de la liberté religieuse ;
» il élève des temples pour tous les fidèles, quelle
» que soit leur confession, sans intervention de
» la part du gouvernement. Il a mis à la portée de
» toutes les classes les bienfaits de l'instruction
» élémentaire, et, de plus, il a consacré, à la fon-
» dation et à l'entretien d'écoles gratuites, plus de
» 50 millions d'acres (20,000,000 d'hectares) de
» terres domaniales. Il imprime et livre à la cir-
» culation, des journaux en nombre plus consi-
» dérable que toute autre nation, et l'on pourrait
» presque dire que toutes les nations réunies.
» Il a donné un asile et un domicile à plus de
» 7 millions d'émigrants étrangers , y compris
» leurs descendants; et, ce qui est sans exemple
» dans l'histoire, mettant en pratique le principe
» auguste de fraternité universelle, il a offert une
CONFÉDÉRATION 119
» concession * à prendre sur les meilleures terres
» libres encore du domaine public, et sans dis-
» tinction de nationalité ou d'opinion politique
» et religieuse, à tous ceux qui consentiraient à
» partager les destinées de la république.
» Il a enseigné au monde la direction des cou-
» rants de l'Océan et les voies de l'électricité dans
» l'espace ; les produits de son génie inventif se
» rencontrent dans toutes les parties du monde;
» ses diplomates ont contribué, dans une grande
» mesure, à l'application libérale des lois mari-
» times et à l'affirmation des droits des neutres ;
» ses institutions politiques et sociales, au moins
» dans les États libres, ont ennobli le travail ; il
» a placé l'égalité politique de tout Américain,
» indigène ou naturalisé , sous l'égide des ga-
» ranties constitutionnelles; il a rendu accessibles
» à toutes les classes, sans distinction, les dignités
» publiques et les emplois salariés par l'État,
» Enfin, ce peuple vient d'accepter de propos
» délibéré tous les risques d'une désastreuse
» guerre civile, plutôt que de changer en symbole
* 160 acres (64 hectares 65 ares 20 centiares).
120 SOLUTION POLITIQUE KT SOCIALE
» de propagande esclavagiste ce drapeau consacré
» par tant de luttes en faveur de la liberté.
» Voilà ce que la République américaine a su
» faire pendant sa courte carrière. Quelle que soit
» l'opinion de celui qui lira ces pages, quant au
» résultat final de la révolution actuelle, il devra
» au moins reconnaître qu'une nation qui a ac-
» compli tant et de si grandes choses en un aussi
» court espace de temps, a donné au monde des
» leçons que l'on pourra tôt ou tard mettre à
» profit. Tous ces merveilleux efforts ne peuvent
» manquer de contribuer, c'est mon intime con-
» viction , à étendre le domaine de la science
» politique et à prouver à la foi vaccillante du
» monde que l'homme est capable de se gouverner
» lui-même.
» L'avenir pourra constater peut-être que les
» institutions des États-Unis sont plus ou moins
» défectueuses, et que la souveraineté populaire
» pourrait être assise sur des bases mieux rai-
» sonnées et plus solides; mais de grands prin-
» cipes sont, dès à présent, immuablement réso-
» lus : c'est que les gouvernements doivent être
» organisés uniquement en vue du bien-être des
CONFÉDÉRATION 121
» gouvernés; et que le meilleur des gouvenie-
» ments est celui qui, au moyen d'un système
» représentatif parfaitement équitable , assure à
» l'universalité des citoyens, le droit de faire et
» d'appliquer les lois sous le régime desquelles il
» leur convient de vivre.
» Je crois qu'il m'est permis d'affirmer (ju'une
» honorable part, dans la démonstration pratique
» de ces deux principes fondamentaux, appar-
» tient à la grande nation qui combat actuelle-
» ment pour son existence de l'autre côté de
» l'Atlantique. »
Il n'y a rien à ajouter à un aussi magnifique
tableau.
Avant d'essayer l'esquisse, bien incomplète du
système des confédérations, j'avais montré la
Suisse assurant la paix intérieure et extérieure,
l'accord de tous les intérêts , le respect de toutes
les croyances à ses populations. J'avais fait res-
sortir tous les bienfaits que l'Allemagne doit au
régime fédératif , tous les maux qu'elle a évités,
grâce à cette forme de gouvernement; il me reste
à répondre à une objection.
m SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
PUISSANCE DE L ACTION FEDERATIVE
En Europe, où nous ne rêvons qu'antagonisme
et conflits, on reproche à la forme fédérative de
laisser le pouvoir central sans initiative, sans
ressorts et sans ressources suffisantes dans le cas
d'une agression extérieure ou d'un grave péril
intérieur à conjurer. Ce qui se passe présentement
en Amérique est une réponse bien significative
à cette appréhension.
Jamais aucun État ne fut exposé, dans aucun
temps, à une crise comparable à celle que traverse
aujourd'hui la république américaine. En effet,
tout ce que soixante-dix ans de paix et de pros-
périté lui avaient donné de puissance et de force,
tourne on alimewts pour la guerre fratricide qui
se déclare. Elle trouve les pouvoirs désarmés;
17,000 soldats épars aux extrémités de l'immense
territoire ; aucune habitude de l'art des batailles,
de l'aversion pour ce métier homicide; dans le
•nord, des arsenaux vides, pas de généraux ; un
trésor qui, jusque-là, n'a eu qu'une crainte,
CONFÉDÉRATION 123
l'excédant des recettes sur les dépenses, et qui n'a
eu qu'un souci, l'équilibre du budget; un peuple,
par conséquent, aussi peu habitué aux impôts
qu'aux emprunts. Voilà dans quelles conditions
éclate cette guerre entre deux confédérations. 11
n'y a point encore trois ans qu'elle dure, et, de
la part du Nord seulement, il y a eu 12 milliards
de francs dépensés, sans que le crédit public ait
croulé, il y a eu deux millions d'hommes armés,
sans que les bras manquent ni à l'agriculture ni
à l'industrie. De la part du Sud, les efforts ont dû
être plus prodigieux encore, puisqu'il n'est point
vaincu, et qu'il soutient la lutte avec une popu-
lation bien inférieure en nombre et avec des res-
sources bien moins considérables.
Jamais aucun gouvernement n'a donné l'exem-
ple d'une force d'expansion comparable. Les
efforts de la convention française, en 1792. contre
la coalition européenne, la persévérance de l'An-
gleterre dans son duel contre Napoléon, restent
bien au-dessous de cet incroyable témoignage de
vitalité et d'énergie. Ce déploiement de forces, si
prodigieux des deux côtés, malgré les hésitations
et les répugnances d'une partie de la population
124 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
à assumer la responsabilité d'une rupture, queût-
il été en face d'une agression de l'étranger, alors
que, sans diversité de sentiments, sans hésitation
du patriotisme, sans division de forces, tout eût
été réuni et dirigé contre l'étranger! Ce qui se
passe sous nos yeux ne peut nous donner qu'une
faible idée des prodiges dont la grande république
eût étonné le monde pour la défense de son terri-
toire et le maintien de sa constitution.
Au reste, c'est ce que pressentaient depuis
longtemps les hommes supérieurs de notre vieille
Europe, quand ils suivaient, dun œil inquiet, les
gigantesques progrès de la civilisation russe et de
la démocratie américaine. Le fils aîné de lord Derby,
lord Stanley, dans un des premiers discours qui
ont inauguré sa carrière politique, se plaint de
voir l'Europe, distraite des seules préoccupations
sérieuses qu'elle puisse avoir, user son énergie et
ses forces dans de vaines querelles intestines,
lorsque, dit-il, grandissent au Nord et de l'autre
côté de l'Atlantique deux nations contre lesquelles
l'Europe, avant un siècle, sera hors d'état de
lutter.
Napoléon P"" n'avait-il pas entrevu le même
CONFÉDÉRATION 123
péril, quand il s'écriait à Sainte-Hélène : avant cin-
quante ans, l'Europe sera républicaine ou cosaque.
Son neveu, Napoléon III, qui s'est pénétré de ses
idées, en tenant compte des modifications que le
temps y apportait, n'a-t-il pas écrit dans le livre,
fruit de ses meilleures études et de ses plus sé-
rieuses méditations :
» Je le dis à regret, je ne vois aujourd'hui que
» deux gouvernements qui remplissent bien leur
» mission providentielle ; ce sont les deux colosses
» qui sont au bout du monde, l'un à l'extrémité
» du nouveau, l'autre à l'extrémité de l'ancien *.
» Tandis que notre vieux centre européen est
» comme un volcan qui se consume dans son cra-
» tère, les deux nations, orientale et occidentale,
» marchent sans hésiter vers le perfectionnement,
» l'une par la volonté d'un seul, l'autre par la li-
» berté.
» La Providence a confié aux États-Unis d'Amé-
» rique le soin de peupler et de gagner à la civili-
* Je ne prétends pas dire par là que tous les autres gouverne-
ments de l'Europe soient mauvais: je veux dire seulement que,
dans le moment actuel, il n'en est aucun qui soit à la hauteur d'une
aussi grande mission. (Note de l'auteur des idées napoléoniennes.)
126 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
» satioii tout cet immense territoire qui s'étend
» delAtlantiquc à la mer du Sud, et du pôle nord
» à l'équateur. Le gouvernement, qui n'est qu'une
» simple administration, n'a eu, jusqu'à présent,
» qu'à mettre en pratique ce vieil adage : Laissez
)) faire, laissez passer, pour favoriser cet instinct
» irrésistible qui pousse vers l'Ouest les peuples
» d'Amérique. »
Enfin, un polémiste, auquel on ne saurait re-
fuser une grande perspicacité, M. de Girardin,
dans le numéro de la Presse du !2i février 1864,
après avoir analysé tout ce qu'il y a de prodigieux
et d'effrayant à la fois dans les proportions qu'a
prises la guerre civile de l'union, résume ses
craintes dans les paroles suivantes :
« La politique ne saurait prévoir de trop loin.
» En Amérique, selon toutes les probabilités, les
» unionistes finiront par l'emporter sur les séces-
» sionnistes ; alors l'Union américaine , purifiée
» de l'esclavage et aguerrie par les combats, ne
» tardera pas à acquérir une force redoutable
» contre laquelle il se pourrait que l'Europe tout
» entière ne fît tout juste que le contre-poids
CONFÉDÉRATION 127
» nécessaire. De la part de l'Europe, ce serait une
» grave imprudence d'attendre qu'il fût trop tard
» pour nouer une puissante confédération qui op-
» pose à l'Union américaine l'Union européenne.
» Qu'on ne dise pas que nous voyons dans l'avenir
» un danger qui ne saurait exister dans la réalité !
» Il y a soixante-dix ans... moins que cela, il y a
» cinquante ans... moins que cela encore, il y a
» trente ans, de quelles railleries eût été couvert
» le presbyte qui eût annoncé que la marine amé-
» ricaine couvrirait toutes les mers et égalerait en
» nombre et en force la marine britannique ! Qui
» eût ajouté qu'une moitié des États-Unis lèverait
» en trois années deux millions d'hommes, et ver-
» serait dans ses caisses quatorze milliards de
» francs, sans succomber, sans fléchir sous le
» poids d'une telle guerre ni de tels emprunts!
» Osons le dire à la France, osons le dire à
» l'Europe : tous leurs débats sur ce qu'elles ap-
» pellent l'équilibre européen sont des débats
» puérils ; toutes leurs querelles, tantôt à propos
» de l'Italie, tantôt à propos de la Pologne, tantôt
» à propos du Danemark, sont des querelles mcs-
» (juines, des querelles de ménage. Il y a une
128 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
« autre politique à faire que cette politique ca-
» duque et agonisante.
» L'Europe attendra-t-elle que l'Amérique,
» d'autant plus insolente qu'elle verra l'Europe
» plus divisée, vienne l'y contraindre en toute
» hâte? Notre voix accoutumée à crier dans le
» désert s'y perdra-t-elle une fois de plus? Ce ne
» serait pas une raison pour nous taire. Si le
» camp ne se réveille pas lorsque la sentinelle
» fait feu, ce n'est pas la faute de la sentinelle :
» c'est la faute du camp, »
Fidèle au programme que je me suis posé, je
ne suis pas sorti du cercle des choses éprouvées
par l'expérience, et dont chacun peut contrôler et
constater l'authenticité. C'est à ce titre que j'ai
analysé les exemples du gouvernement fédératif
que m'offraient l'Europe et l'Amérique. J'ai pu
m'appuyer sur des autorités qui ne sont pas sus-
pectes. Je vais essayer maintenant de tirer, sans
sortir du réel et du positif, des conséquences
nouvelles des faits que je me contente de consi-
gner, et d'opinions émises avant moi et par
d'autres que moi.
TROISIÈME PARTIE
LES SOLUTIONS
Tout annonce je ne sais quelle grande unité, vers
laquelle nous marchons à grands pas.
J. DE Maistre. — Soirées de Saint-Pétersbourg.
BASES D UNK NOUVELLE CONFEDERATION
Dans l'aperçu rapide des trois spécimens de
gouvernement fédératif que nous offre la société
moderne, j'ai cherché l'explication de la faveur
qui s'attache aux mots de confédération et de
décentralisation ; j'ai été amené à examiner plus
à fond si cette faveur se justifiait, et pour m'en
rendre un conqotc exact, je me suis demandé si
la plus défectueuse des tntis ('(uif'édéi'atioiis (pu?
130 SOLUTlUiN PULITIOUE ET SOCIALE
j'étudiais ne deviendrait pas comparable à la
meilleure si on appliquait à l'une les progrès
réalisés dans l'autre.
Entre la Confédération américaine et la Confé-
dération germanique, les différences sont consi-
dérables et nombreuses ; essayons de supprimer
celles qui nous frappent le plus.
J'ai signalé les inconvénients de l'inégalité des
forces entre les membres de la Confédération ger-
manique ; j'aurais pu même tirer de ce qui se
passe dans les duchés du Schleswig et du Hols-
tein un plus vif enseignement, si je n'avais à
cœur de rester dans le domaine exclusif des théo-
ries. Je puis toutefois, par la pensée, emprunter
à l'Union américaine la proportionalité plus équi-
table de ses États et leur indépendance vis-à-vis
les uns des autres. Je suppose donc l'Autriche et
la Prusse amoindries au profit des plus petits
États, et ramenées au chiffre moyen de la Bavière
ou du Wurtemberg. La Confédération se compose-
rait, en admettant la fusion de quelques princi-
pautés microscopiques, de douze, quinze ou vingt
États d'une population de 3 à S millions d'habi-
tants. Chaque État demeure, pour son adininis-
BASES D'UNE NOUVELLE CONFÉDÉRATION 131
tration intérieure, complètement indépendant; le
système de la décentralisation américaine est ap-
pli(|ué dans tous ses développements et dans toute
sa sincérité. A Francfort, comme à Washington,
se réunissent, dans une diète permanente ou tem-
poraire, les députés qui ne s'occupent que des
intérêts généraux ou des relations avec l'étran-
ger. L'Allemagne n'a rien perdu de sa force ; elle
est, plus et mieux que jamais, la nation qui peut
opposer à .toute aggression une masse compacte,
homogène, de 45 à 50 millions d'habitants. Elle
est délivrée de toutes les intrigues ambitieuses et
turbulentes-, de l'arrogance des forts, de la dé-
fiance et de la susceptibilité des faibles. L'égalité
resserre les liens du pacte social. Le patriotisme
s'épure, s'élève et s'agrandit.
Entrée dans cette voie, l'Allemagne achève,
sans obstacles, les améliorations qu'elle doit déjà
à sa constitution fédérale, tout imparfaite qu'elle
soit. D'État à État, il n'y a désormais ni défiance
à garder, ni précautions à prendre, puisqu'il y a
un tribunal im|)artial et suprême pour toutes les
querelles intestines (|ui |)ourraient surgir.
Tout se traite, tout se vich^ à Francfort ; donc
132 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
plus de douanes intérieures, et une diplomatie
unique pour représenter la confédération au de-
hors. Ces importants résultats obtenus, il reste en-
core, je le sais, entre la Confédération américaine
et la Confédération germanique, une dissemblance
capitale. La première n'a pas de voisins qui puis-
sent l'inquiéter; bornée par deux océans, la sé-
curité de ses frontières vers le Canada ou vers le
Mexique lui a permis de se développer à l'intérieur,
sans souci de la guerre et presque sans armée.
L'Allemagne resterait donc encore dans des
conditions bien moins favorables. Mais elle aurait
sur ses voisins d'Europe une telle supériorité rela-
tive, ses progrès en toutes choses seraient si ra-
pides, si éclatants, qu'après une expérience de
quelques années, les nations voisines ne sauraient
résister au besoin de l'imiter.
Ici, je le comprends, je vais être obligé de
demander à mes lecteurs un plus grand effort
d'imagination, un détachement plus conq:»let des
idées traditionnelles, des préjugés consacrés par
le temps.
Je n'ai pas été le premier à exposer la théorie
BASES D'UNE iNOI VELLE GOiNFÉDKRATION i:J3
des confédérations ; avant moi, on a complété
l'idée, qui est mon point de départ, en groupant
autour de la Confédération germanique une con-
fédération latine, une confédération slave, et
même une confédération Scandinave. Ce que je
voudrais ajouter à mon tour, c'est une démon-
stration des avantages qu'il y aurait à diriger les
esprits, non pas vers cet autre fractionnement
qui remplace les États par les nationalités, mais
vers l'idée, bien plus réalisable qu'on ne le sup-
pose, d'une grande unité européenne.
Et qu'on me permette de citer, comme pou-
vant marquer une étape , dans cette marche
des esprits vraiment politiques, quelques pages
des Idées napoléoniennes, écrites en 1840 par
Napoléon III, et nous révélant les pensées intimes
de Napoléon P"" dans les jours de sa puissance.
Le lecteur voudra bien se rappeler quels progrès
se sont accomplis depuis cette époque dans le
monde physique comme dans le monde moral,
et il ne pourra manquer de conclure que l'audace
de ce grand penseur eût été beaucoup plus loin
encore, s'il eut par1('' après l'application de la
vapeur et la découverte de l'électricité.
i3i SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
Ce qu'on va lire est le début du chapitre Y,
intitulé : But oh tendait V Empereur. Le titre par-
ticulier est : Association européenne .
« Lorsque le sort des armes eut rendu Napo-
» léon maître de la plus firande partie du conti-
» nent, il voulut faire servir ses conquêtes à l'éta-
» blissement d\ine confédération européenne *.
» Prompt à saisir la tendance de la civilisation,
» l'Empereur en accélérait la marche, en exécu-
» tant sur-le-champ ce qui n'était renfermé que
» dans les lointains décrets de la Providence. Son
» génie lui faisait prévoir que la rivalité qui divise
» les différentes nations de 1 Europe disparaîtrait
» devant un intérêt général bien entendu.
» Plus le monde se perfectionne, plus les bar-
» rières qui divisent les hommes s'élargissent,
* Il fit précéder l'acte additionnel par ces paroles remarqua-
bles : « J'avais, dit-il en parlant du passé, pour but d'organiser
» un grand système fèdératif européen, que j'avais adopté comme
1 conforme à l'esprit du siècle et favorable aux progrès de la
» civilisation. Pour parvenir à le compléter et à lui donner
» toute rétendue et toute la stabilité dont il était susceptible,
» j'avais ajourné l'établissement de plusieurs institutions inté-
» rieures, plus spécialement destinées à protéger la liberté dos
» cilovens. »
UASES D'UNE NOUVELLE CONFEDERATION 135
plus il y a de pays que les mêmes intérêts
tendent à réunir.
» Dans l'enfance des sociétés, l'état de nature
existait d'homme à homme ; puis un intérêt
commun réunit un petit nombre d'individus
qui renoncèrent à quelques-uns de leurs droits
naturels, afm que la société leur garantît l'en-
tière jouissance de tous les autres. Alors se
forma la tribu ou la peuplade, association
d'hommes où l'état de nature disparut, et où la
loi remplaça le droit du plus fort. Plus la civi-
lisation a fait de progrès, plus cette transfor-
mation s'est opérée sur une grande échelle. On
se battait d'abord de porte à porte, de colline à
colline ; puis l'esprit de conquête et l'esprit de
défense ont formé des villes, des provinces, des
États ; et un danger commun ayant réuni une
grande partie de ces fractions territoriales, les
nations se formèrent. Alors l'intérêt national,
embrassant tous les intérêts locaux et provin-
ciaux, on ne se battit plus que de peuple à
peuple, et chaque peuple, à son tour, s'est pro-
mené triomphant sur le territoire de son voi-
sin, lorsqu'il a eu un grand homme à sa tête et
13(3 SOLUTION POLITIQUE FÎT SOCIALE
» une grande cause derrière lui. La commune, la
» ville, la province, ont donc, l'une après l'autre,
» agrandi leur sphère sociale, et reculé les limites
» du cercle au-delà duquel existe l'état de nature.
» Cette transformation s'est arrêtée à la frontière
» de chaque pays, et c'est encore la force et non
» le droit qui décide du sort des peuples.
» Remplacer entre les nations de l'Europe l'état
» de nature par létat social, telle était donc la
» pensée de l'Empereur; toutes ses combinaisons
» politiques tendaient à cet immense résultat;
» mais pour y arriver, il fallait amener l'Angleterre
» et la Russie à seconder franchement ses vues.
» Tant qu'on se battra en Europe, a dit >'ap(;-
)) léon, cela sera une guerre civile. »
» La sainte alliance est une idée quon m'a
» volée, » c'est-à-dire, la sainte alliance des
» peuples par les rois et non celle des rois contre
» les peuples. Là est l'immense différence entre son
» idée et la manière dont on la réalisée. Napoléon
» avait déplacé les souverains dans l'intérêt mo-
» mentané des peuples; en 1815, on déplaça les
» peuples dans lintérèt particulier des souverains.
» Les hommes d'État de cette époque, ne consul-
ASSl.MILATlUiX DES PliUPLKS l.J?
» tant que des rancunes ou des passions, basèrent
» un équilibre européen sur les rivalités des
» grandes puissances, au lieu de l'asseoir sur des
» intérêts généraux. Aussi leur système s'est-il
» écroulé de toutes parts. »
ASSIMILATION DES DIFFÉRENTS PEUPLES
La découverte de l'imprimerie a changé les conditions
sociales : la presse, machine qu'on ce peut briser,
coiitinuera à détruire l'ancien monde, jusqu'à ce qu'el e
en ait formé un nouveau.
Chateaubriast. — Mémoires d'Outre-Tomhe.
Les grandes découvertes qui illustrèrent le
xix° siècle, la vapeur et l'él'i'ctricité, ont été si vite
appliquées à nos besoins matériels, cjue l'effet
moral produit par elles est un peu ou^^lié ; nous
sommes frappés, surtout, et émerveillés de la rapi-
dité avec laquelle nous nous transportons d'un
point sur un autre, et des quelques minutes qui
suffisent pour qu'on soit instruit à Londres et à Paris
de ce qui se passe à Saint-Pétersbourg et à Cons-
tantinople ; mais se rend-on suffisamment compte
de cette révolution bien plus intéressante, qui,
chaque jour, à notre insu, s'opère dans nos idées
138 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
et dans nos habitudes? Qu'un fait se passe, sur
quelque point que ce soit de l'Europe, et, le len-
demain, à la même heure, pour ainsi dire, tout
ce qui est intelligent, sur notre continent, lira
le même récit, fera les mêmes commentaires,
vivra enfin pendant un instant des mêmes idées.
Qu'on prenne, dans n'importe quel pays, les
journaux, dont la lecture est devenue un besoin
si universel; qu'on en sépare ce qui, pour chaque
localité, a un intérêt spécial, et on verra combien
s'élargit chaque jour la place prise par les affaires
d'un intérêt général.
C'est cette préoccupation des mêmes choses
s'imposant. pour ainsi dire, à tous dans le même
moment et dans des conditions pareilles, qui de-
vient le fond commun de l'esprit européen. Peut-
on supposer qu'il n'en résulte pas une similitude
dans le jugement, et, par suite, une conformité
des habitudes de l'esprit. Les hommes qui sont
appelés à la même heure à apprécier les mêmes
événements, à flétrir le mal, à louer le bien, en
vertu des mêmes principes, à analyser toute
œuvre d'art qui, par les traductions rapides, n'est
plus le patrimoine exclusif d'aucune nation, ces
ASSIMILATION DKS l'EUPLES 139
hommes peuvent-ils rester longtemps étrangers
les uns aux autres? Le Russe, l'Allemand, l'Es-
pagnol et l'Anglais sont-ils aujourd'hui, les uns
pour les autres, ce qu'étaient leurs ancêtres? et
si on réfléchit que cette révolution dans les com-
munications date de quelques années seulement,
est-il permis de douter des rapprochements bien
plus intimes encore qu'opérera l'avenir?
Oui , déjà en grande partie , la télégraphie ,
les chemins de fer et les grands développements
qu'a pris la presse depuis cinquante ans, ont
supprimé les frontières : un Parisien est main-
tenant aussi près de chez lui quand il est à
Francfort, qu'il y était autr^^fois, quand douze
heures de diligence l'avaient conduit à Orléans.
Ajoutons qu'il est déjà presque plus chez lui à
l'étranger qu'il n'y était jadis quand il arrivait
en province, car un commencement d'unité s'est
accompli par la facilité et la fréquence des dépla-
cements. Quand, d'un bout à l'autre de l'Europe, on
retrouve, à chaque station des chemins de fer, les
mêmes costumes; quand, au buffet, les mêmes ali-
ments vous sont servis; quand, dans chaque viUe
où vous vous arrêtez, vos yeux rencontrent des
140 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
boutiques installées de la môme manière et gar-
nies des mômes marchandises: quand vous retrou-
vez le soir, au théâtre, l'opéra, le drame, souvent
même le vaudeville qu'on jouait dans la ville que
vous venez de quitter; quand l'usage d'une langue
unique dans les transactions internationales tend
si évidemment à se généraliser ; quand les tarifs
en toutes choses s'égalisent; quand tant de bar-
rières entre les peuples tombent ou s'abaissent,
peut-on croire à l'immuabilité de celles qui
restent debout?
Tout concourt à une fusion des peuples, et ce
travail de transformation est bien plus rapide en
réalité quil ne le semble. C'est pour cela que ce
qui pouvait paraître chimérique, il y a un siècle,
peut être considéré comme réalisable dans un
avenir prochain, si on a l'intelligence des progrès
qui. chaque jour, s'accomplissent sous nos yeux.
Qu'on ne voie pas une contradiction entre la
constatation de ces progrès que je suis heureux
de signaler, et les inquiétudes que m'inspire
l'avenir de l'Europe, envisagé à un autre point de
vue ; le remède est à côté du mal ; si j'avais pensé
autrement, je n'aurais point écrit ce livre. Je
ASSIMILATIO.N DES PEUPLES 141
reste donc dans mon programme, quand, à côté
des élémeuls de rivalités, de haines et de dis-
cordes que renferme l'organisation politique de
l'Europe, je fais voir les facilités de réforme et
les chances de salut qui s'y trouvent mêlées.
L idée de confédération européenne aurait ren-
contré, il y a un siècle, des nations presque in-
connues les unes aux autres, séparées par les
préjugés et par l'ignorance hien plus encore que
par la distance, sans rapports intellectuels ni
commerciaux, sans que rien, dans les mœurs, pro-
testât contre l'isolement où elles étaient tenues
les unes vis-à-vis des autres, sans que rien, dans
les masses, fit contrepoids aux hostilités tradi-
tionnelles des gouvernements.
Cette idée s'applique aujourd'hui à des popu-
lations qui se connaissent, que mille intérêts
divers rattachent les unes aux autres, et qui,
divisées encore sur les moyens, ont cependant un
but unique : l'union et la paix.
Voilà pourquoi le mot de confédération euro- .
péenne, prononcé d'abord par des rêveurs, peut
maintenant être pris au sérieux, et pourquoi je vais
encore, pour mon compte, en continuer l'étude.
ri2 SOLUTION POLIÏIQUI': ET SOCIALE
ÉQUILIBRE DES ETATS CONFEDERES
L'exemple de l'Allemagne confédérée était si
peu utopique, si peu alarmant ])onr les principes
les plus conservateurs, que j'ai pu l'étendre par
hypothèse au reste de l'Europe. J'ai insisté sur
les conditions nouvelles faites à notre société,
qui rendent mon hypothèse moins inacceptahle ;
je vais donc examiner les résultats qu'aurait la
réalisation de cette donnée.
J'ai constaté les hienfaits dont l'Allemagne
était redevable à l'établissement d'une confédéra-
tion. J'ai essayé de montrer aussi quels obstacles
s'opposaient à une amélioration plus complète.
Si le principe fédératif (pii fonctionne en Alle-
magne était accepté par l'Europe entière, et mis
en pratique dans des conditions pareilles, il est
incontestable que les mêmes résultats seraient
obtenus et dépassés par le fait seul de leur géné-
ralisation ; ce serait, en eftét, un acheminement
à la suppression des douanes intérieures et à une
EQUILIBRE DKS ETATS CONFEDERES 113
diminution notable des armées. Mais il ne faut
demander à l'humanité que ce qu'elle peut don-
ner : nous avons vu, dans la diète de Francfort,
la prépondérance disputée constamment par les
grandes puissances, et les petites obligées de se
soumettre ; nous avons vu certaines formes admi-
nistratives des gouvernements forts s'imposer à
des gouvernements faibles, et la protection acceptée
par ceux-ci, dégénérer en dépendance et en sou-
mission. La confédération européenne risquerait
donc de nous offrir, en grand, le spectacle que
nous présente la diète de Francfort dans des pro-
portions plus restreintes ; ce serait, en quelque
sorte, l'absorption de tous les anciens traités
dans un traité nouveau, unique, qui deviendrait
le pacte social ; mais, par cela même que ce pacte
tiendrait lieu des anciens traités et qu'il aurait
à régler les mômes intérêts, il pourrait bien ne
pas être plus inviolable (pie les anciens traités,
s'il n'y avait pas toujours, au service du droit, la
sanction de la force; car, nous l'avons dt>jà dit,
c'est toujours la violence qui a déchiré les traités.
Si donc, dans une confédération européenne, il
y a encore des forts en face des faibles; si cette
I'i4 SOLUTIOiN POLITIQUE ET SOCIALE
inégalité des associés laisse une issue ouverte
aux ambitions, une chance aux entreprises vio-
lentes, le pacte social pourra être déchiré, comme
l'étaient auparavant les traités. Rien n'empêchera
la Russie, la France ou l'Angleterre, de faire ce
que font en ce moment l'Autriche et la Prusse, à
l'égard de leurs confédérés de Francfort, de vou-
loir conquérir une prépondérance qui romprait
l'équilibre. Quelle sagesse il faudrait aux puis-
sants souverains d'Autriche ou de Russie pour
respecter les droits de petits États comme la
Suisse ou la Belgique !
Quels progrès nous avons à faire encore, pour
ne pas voir, derrière le vote du délégué d'une
puissance, le nombre des baïonnettes qu'elle pos-
sède pour appuyer son avis au besoin! Le vice
capital dans les combinaisons que nous venons
d'analyser, c'est donc la grande inégalité des
associés. L'établissement d'une confédération eu-
ropéenne serait, je le répète, la réalisation d'un
immense progrès, et il n'est point surprenant que
cette idée se soit emparée de tant d'esprits éle-
vés. Mais si, en l'étudiant sous toutes ses faces,
on arrive commo moi à reconnaître le point es-
ÉQUILIHRE DES ÉTATS COXFËDÉRI'S 145
sentiel de son imperfection, tous les efforts ne
devront-ils pas se diriger vers la recherche des
moyens les plus propres à remédier au mal? C'est
donc de ce côté qu'il faut se mettre à l'œuvre, et,
pour prêcher d'exemple, je vais offrir ma solution
sans prétendre toutefois à l'infaillibilité de la
recette.
La confédération amènera une énorme diminu-
tion dans l'effectif des armées ; ce sera , nous
l'avons suffisamment expliqué, un de ses plus
grands bienfaits, mais ce bienfait serait plus con-
sidérable encore, si le peu de forces militaires
(sauf toujours celles nécessaires à la police et au
maintien de l'ordre) qui serait conservé, était
enlevé au gouvernement particulier des États
confédérés et placé sous la direction exclusive du
pouvoir central. Cette idée a déjà été émise, et
je pense, comme ceux qui s'y sont ralliés, que
si elle était adoptée, un bien grand pas serait fait.
Mais, après la suppression de cette inégalité,
tellement choquante entre certains États, qu'elle
empêche toute sincérité d'association, il reste en-
core un obstacle à briser, c'est la disproportion
dans le chiffre des poj)ulati()ns.
10
!46 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
Il n'y a pas de fiction qui puisse faire admettre
qu'au sein du congrès fédéral européen, la parole
du délégué de la Russie représentant 60 millions
d'associés, ne pèsera pas plus dans la balance des
délibérations que celle de l'ambassadeur de tel
petit duc allemand dont le domaine compte à
peine 7,000 habitants. La suppression des armées
ne remédierait donc que très-imparfaitement à
l'inégalité des positions ; une nouvelle division
administrative des territoires est donc indispen-
sable, et si on est convaincu de la nécessité de
cette mesure, n'y aurait-il pas avantage à la
prendre de suite, logique, radicale, dans des con-
ditions qui, non-seulement assureraient le pré-
sent, mais qui garantiraient encore l'avenir?
Nous avons vu quels changements s'étaient
opérés dans les rapports de peuple à peuple,
grâce aux merveilleuses découvertes qui assignent
désormais un rôle si important à la vapeur et à
l'électricité; j'ai dit que les transformations ma-
térielles auxquelles nous sommes à peine accou-
tumés, nous empêchent d'apprécier dans toute
leur étendue les révolutions qui se sont accom-
plies, dès maintenant, dans les esprits et dans les
ÉQUILIBRE DES ÉTATS CONFÉDÉRÉS 147
mœurs; ne pourrait-on pas aussi faire entrer en
ligne de compte les progrès probables des sciences
économiques appliquées depuis si peu de temps,
et calculer les éventualités de l'avenir d'après les
résultats obtenus dans les dernières années?
Ne nous appuyons que sur des faits acquis et in-
discutables. Le système du libre échange, préco-
nisé par l'Angleterre, adopté par le gouvernement
français, est appelé à prévaloir avant longtemps
dans l'Europe entière : sa conséquence naturelle,
c'est la suppression des douanes entre les États
libre-échangistes, et un nouveau développement
dans les rapports de peuple à peuple.
Dès que cette barrière est supprimée, le mar-
ché pour les populations des frontières ne de-
vient-il pas la ville où l'écoulement des produits
est le plus assuré, en tenant compte uniquement,
de part et d'autre, des frais ou des difficultés
provenant de la distance? Si, par exemple, pour
les contrées pyrénéennes, Barcelone est le centre
commercial important, n'est-ce pas là que se
dirigeront les produits plutôt qu'à Perpignan, à
Pau et à Bayonne ? N'ira-t-on pas faire ses
échanges à Lille plutôt qu'à Mons ou à Courtrai,
148 SOLUTIOiN POLITIQUE Eï SOCIALE
si Lille est un marché plus actif, et si les forma-
lités douanières sont supprimées?
Je me demande combien de temps durera le
souvenir des anciennes frontières, quand ce sou-
venir s'effacera, se perdra dans des communica-
tions de chaque jour, et quelle différence il y
aura entre l'habitant du Hainaut et celui du dé-
partement du Nord, quand ils auront vécu pen-
dant quelques années de cette vie commune des
intérêts et des plaisirs? Combien il resterait peu
de ce qui constitue aujourd'hui le préjugé des
nationalités qui, on le sait, conserve aujourd'hui
sa vivacité, principalement sur les frontières! Je
ne veux cependant lui porter aucune atteinte
violente ; je veux qu'il meure de sa belle mort,
par le seul effet de l'extension des rapports et de
l'agrandissement des idées.
Voilà donc les frontières effacées par un nou-
veau courant de relations, et le sentiment des
vieilles nationalités considérablement affaibli ;
n'oublions pas que, par l'établissement de la con-
fédération européenne, c'est au siège du congrès
fédéral, à Francfort, à Genève ou à Bruxelles, que
se traitent toutes les grandes affaires. Il en résulte
ÉQUILIBHE DES ÉTATS GONFÉDÉUÉS 149
nécessairement que le rôle des anciennes capitales
est considérablement amoindri ; les rapports
internationaux étant si notablement simplifiés ,
et les relations avec les pays en dehors de la
confédération étant dirigées par le congrès cen-
tral. Tout rouage qui est superflu n'est-il pas
nuisible? ne serait-on pas autorisé à aviser au
remplacement de ces capitales, ou du moins à
proportionner leur importance à leur utilité?
N'est-ce point déjà un pressentiment de cette
nécessité de l'avenir, qui rend si vif, si impérieux,
dès aujourd'hui, le besoin de décentralisation ; et
les choses en étant venues au point que nous
indiquons, l'occasion ne serait-elle pas excellente
pour appliquer un système que ne combattent
même plus en théorie ceux qui lui sont le plus
hostiles dans la pratique?
La centralisation actuelle, c'est toute la vie politi-
que concentrée sur un seul point; c'est le sang du
corps entier appelé au cerveau jusqu'à le conges-
tionner. Les inconvénients d'un pareil état de cho-
ses sont trop connus, trop frappants, pour que j'y
insiste davantage ; je les mentionne pour y décou-
vrir les caractères opposés de la décentralisation.
ISO SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
La décentralisation, c'est la vie politique circu-
lant sans entrave dans tout le corps social; c'est la
sève, courant de la racine au sommet et vivifiant
toutes les branches.
Nous avons ce problème à résoudre, et d'autre
part nous avons à trouver un système de réparti-
tion équilibrée pour le chiffre des populations.
Nous voulons une confédération où la force des
États s'égalise, et nous voulons pour ces États l'ac-
tivité indépendante de la décentralisation. Nous
avons protesté de notre respect pour la vieille tra-
dition des nationalités ; mais nous avons prouvé
en même temps que ce préjugé ne tiendrait pas
longtemps contre la pratique d'une nouvelle or-
ganisation sociale. Toutefois, nous voulons at-
tendre qu'il se transforme de lui-même, et nous
laissons Anglais, Français, Allemands, rester ce
qu'ils voudront être, autant de temps qu'il leur
plaira.
Je leur dirai seulement : au lieu de quatre, cinq,
ou six grandes villes, au bénéfice desquelles se font
toutes les améliorations, auxquelles vous payez de
si lourds tributs, qui vous dictent vos lois, qui
vous imposent vos modes, en dehors desquelles
ÉQUILIBRE DES ÉTATS COiNFÉDÉRÉS 151
tout est silence, immobilité, atonie, ne préfère-
riez-vous pas. Prussiens de la Silésie, Autrichiens
du Tyrol, Français du Languedoc ou de la Bre-
tagne, avoir à votre portée un centre intellectuel
administratif, judiciaire et commercial qui vous
affranchirait de toutes les tyrannies d'une mé-
tropole unique?
Quel développement pour l'activité des esprits,
si la France, par exemple, secouait le joug de sa
capitale! Quatre, cinq ou six départements groupés
selon les affinités d'intérêt ou les convenances to-
pographiques, constitueraient un petit État. Au
lieu des conseils généraux, qui n'ont présentement
qu'une voix consultative, et dont toutes les déci-
sions sont subordonnées aux arrêts d'un pouvoir
central, éloigné, presque étranger, représenté par
un préfet, fonctionnaire amovible, le plus souvent
sans famille, sans racine dans le pays, chaque État
aurait sa représentation élective, chambre des dé-
putés et sénat. Toutes les affaires intérieures se-
raient réglées par ce parlement local, qui ne relè-
verait que du congrès central, et seulement pour
les relations extérieures et les affaires d'intérêt gé-
néral, telles que poste, monnaie, armée fédérale.
1S2 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
Au lieu d'une France, qui serait toujours, pour
les confédérés, un sujet de défiance et de terreur,
portant toujours la guerre dans les plis de son dra-
peau, on aurait huit, dix ou douze Frances sympa-
thiques, inoffensives, se développant chacune dans
sa liberté, sans porter ombrage à personne, et ne
gardant de la nationalité que les instincts bons et
féconds.
Ce que je dis de la France pourrait s'appliquer
aux autres grandes puissances, et il n'en est point
une seule qui ne donnât ainsi satisfaction à quel-
ques-uns des griefs articulés contre elle. L'Angle-
terre, par exemple, serait délivrée des incessantes
réclamations de l'Irlande ; il n'y aurait de brisé
que les liens d'une domination détestée; tous les
rapports utiles seraient maintenus, la suppression
de toute contrainte rendrait à chacun la clair-
voyance de ses intérêts, et l'indépendance ferait
plus, pour une véritable union, que le triomphe
de la force.
Pour l'Autriche, ne serait-ce pas un moyen d'é-
viter une catastrophe qui lui est prédite depuis si
longtemps? Hongrie, Bohême, Croatie. Tyrol. Yé-
nétie retrouveraient une existence indépendante,
ÉQUILIBRE DES ÉTATS CONFÉDÉRÉS 153
et l'Autriche échapperait au péril d'un démembre-
ment violent.
Pour l'Italie, ce serait la solution du problème
posé par ses amis les plus clairvoyants, la fédéra-
tion dans l'unité. Avons-nous besoin de rappeler
tous les arguments qu'on a fait valoir en faveur de
ce système, et n'est-il pas infiniment plus logique
que l'accouplement de Naples et de Turin, de Pa-
ïenne avec Florence? N'est-ce pas une solution
plus complète encore que le projet de Yillafranca
proposé par Napoléon III ?
Enfin, malgré tout mon désir d'éviter les ques-
tions brûlantes de la politique actuelle, n'y aurait-
il pas, dans la constitution de ces États, une issue à
cette éternelle et insoluble difficulté, le pouvoir
temporel du Pape?
Quant à l'Allemagne, c'est pour elle que la chose
semblerait faite, puisqu'elle y gagnerait précisé-
ment l'égalité des confédérés allemands qui lui
manque, et on ne verrait plus surgir de querelles
sanglantes comme celles dont les duchés de Schles-
wig et de Holstein sont le théâtre, la cause étant
jugée par le droit et non par la force.
L'Europe se divise présentement en cinquante
15i SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
États, trente-trois pour la Confédération germa-
nique et dix-sept en dehors. Si ses deux cent qua-
tre-vingt-dix millions d'habitants étaient partagés
en États de cinq millions chacun environ, on aurait
cinquante-huit États au lieu de cinquante; la dif-
férence est petite à ce point de vue, mais quelle
révolution dans l'homogénéité et dans l'équilibre!
Les cinquante-huit États ont tous un congrès
central, une représentation égale; c'est là que sont
adressées et jugées toutes plaintes, toutes récla-
mations. Dès que l'intérêt général n'est point
atteint, pourquoi justice ne serait-elle pas rendue?
et de quelle façon une violence pourrait-elle se
produire, toute force militaire étant à la disposi-
tion du congrès? Comment les prétentions privées
pourraient-elles prévaloir contre le sentiment de
la majorité?
Dans l'établissement d'un pareil gouvernement
qui garantirait tous les droits, préviendrait toute
perturbation, découragerait toute ambition, quelle
assurance de paix! quelle sécurité pour les intérêts
privés et publics, pour le commerce, pour l'indus-
trie, pour le travail, pour la propriété! Plus de ces
bouleversements périodiques accompagnés de tant
PART DU TEMPS 155
de terreurs, précédés et suivis de si longues in-
quiétudes.
Stabilité pour l'État, sécurité pour les citoyens,
voilà le double résultat qu'on serait certain d'obte-
nir ; voilà le prix d'un peu de clairvoyance et de
résolution.
Voilà, en un mot, notre idéal.
PART DU TEMPS
Je crois que la confédération européenne ainsi
décentralisée offrirait, plus qu'aucune autre com-
binaison, des gages de concorde et de paix dura-
bles; c'est à nos yeux la réalisation de tout le bien
que comporte en soi la force fédérative; toutefois,
je ne me dissimule ni les difficultés matérielles
qu'il y a à vaincre, ni les préjugés qu'il faudra
déraciner. Si j'ai poursuivi mon système jusque
dans ses dernières conséquences, c'est parce que je
crois que le temps mûrit toutes les idées justes,
quand on ne veut pas leur donner par la violence
une éclosion précoce. C'est donc du temps seul, du
progrès qui s'opère chaque jour dans les esprits.
136 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
que j'attends racceptation d'une idée qui peut au-
jourd'hui paraître étrange. J'en donne ici l'expres-
sion dernière devant laquelle certaines timidités
peuvent reculer, mais l'idée s'imposera peu à
peu dans les diverses transformations successives
qu'elle subira. C'est ainsi que la constitution d'un
congrès européen, fait qui est si près d'être ac-
cepté, en principe du moins, conduit à la néces-
sité d'un congrès permanent. Aussi, suis-je tout
disposé à accepter comme la réalisation d'un pro-
grès très-notable et très-heureux pour l'humanité
chaque pas qui se fera dans cette voie. Je crois
avoir entrevu le but, mais je n'ai jamais eu la pen-
sée folle de vouloir supprimer les étapes.
Même en exposant ce système d'une confédéra-
tion fractionnée, décentralisée, tout fabuleux, tout
impossible que cela paraisse, j'ai le droit de dire
qu'en presque tous les points, je m'appuie encore
en cela sur l'expérience, puisque cette organisa-
tion, ([ui peut paraître chimérique à quelques-uns,
n'est autre quun système éprouvé depuis près
diiu siècle et signalé par des prospérités dont
l'histoire de l'humanité ne nous offre point un
second exemple.
liNFLUENGE DES INSTITUTIONS lo7
INFLUENCE DES INSTITUTIONS SUR LE CARACTÈRE
DES PEUPLES
C'est encore la constitution des États-Unis que
je vais invoquer, en faisant remarquer une fois de
plus que la crise actuelle n'a aucun rapport avec
cette constitution, qu'elle est la conséquence fa-
tale d'une plaie locale, l'esclavage, que l'Europe
n'a point à redouter, puisque ce fléau n'y existe
plus. La constitution a fait tout le bien, et n'est
pour rien dans le mal qu'il lui était même impos-
sible d'empêcher, puisque ce mal est plus ancien
qu'elle et lui avait été légué à sa naissance comme
un virus dans du sang pur.
Nous pouvons donc, en toute confiance, ap-
puyer nos raisonnements sur l'exemple d'une
constitution qui a si incomparablement fait ses
preuves, qui fonctionne depuis quatre-vingts ans,
sans que jamais une perturbation sérieuse ait per-
mis de mettre en doute son eflicacité et sa sagesse.
Les États qui constituent la confédération amé-
ricaine ont des chiffres de population assez iné-
gaux ; cela tient au développement hàtif, préci-
158 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
pité, de cette puissance qui est encore clans son
premier âge ; mais cette inégalité dans le nombre
des habitants n'est que temporaire; elle corres-
pond très-exactement avec la marche et les pro-
grès de l'émigration européenne. Les colons sont
restés aussi près qu'ils ont pu du littoral, tant
que le sol n'y était pas occupé ; à mesure que
ces espaces se garnissaient d'habitations, ils
ont cherché plus loin, dans l'intérieur, ce que
leurs devanciers avaient trouvé plus près du
rivage ; à ceux-là, d'autres ont succédé, qui ont
porté plus loin le travail, qui les rendait à leur
tour propriétaires. C'est ainsi que, successive-
ment, les États se sont peuplés, la densité de
population répondant partout à la proximité du
lieu de débarquement et aux facilités de l'exploi-
tation. Il suffit de jeter les yeux sur une carte
pour se rendre compte des causes qui ont amené
et qui entretiennent temporairement cette iné-
galité ; on pourrait presque prédire avec une
exactitude mathématique, combien de temps
mettra tel ou tel État à atteindre un chiffre
donné d'habitants, si les proportions de l'émi-
gration européenne ne changent pas. Encore fau-
INFLUENCE DES INSTITUTIONS 159
drait-il tenir compte de la facilité, chaque jour
croissante, des communications, et d'un fait ca-
pital, les développements prodigieux de la Cali-
fornie et de rOrégon, qui donnent à la grande
république d'autres points d'expansion par le
Pacifique.
Les communications avec le Pacifique et par le
Pacifique prenant chaque jour plus d'importance,
les États, les derniers admis ou les moins bien
partagés jusqu'ici sous le rapport de la population,
participeront de plus en plus à l'accroissement
général qui, d'année en année, ira en s'égalisant.
C'est ce que la constitution a prévu, quand elle
a décidé que chaque État, quel que fût le chiffre
de sa population, enverrait deux sénateurs au
congrès, tandis que le nombre des députés serait
proportionnel au recensement de la population
de chaque État.
Cette sage combinaison pourrait être adoptée
pour les cinquante-huit États de l'Europe confé-
dérée : et comme la division administrative et
territoriale de ces États se serait opérée sur
des pays en plein développement et sur des
populations stables, on ne serait point exposé à
160 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
une grande inégalité dans le nombre des députés
de chaque État.
Quant à leurs attributions, je n'ai pas la pré-
tention de me faire ici législateur ; je crois qu'il
y aurait à s'inspirer à la fois des traditions et
des circonstances nouvelles, mais je suis bien
convaincu qu'une fois l'idée principale adoptée
et mise en pratique, la réalisation des mesures
secondaires serait de la plus grande facilité.
On m'opposera, je le sais, une objection dont
on a usé bien souvent, mais qui ne trouve point
ici son emploi. L'Amérique, me dira-t-on, lors
même que sa population ne serait pas d'une
intelligence et d'une moralité supérieure à la
population européenne, n'en a pas moins sur
nous l'avantage de pouvoir offrir à ses habitants
des ressources bien plus complètes pour la satis-
faction de leurs besoins. Le travail moralise, le
bien-être est l'ennemi des révolutions ; il est donc
facile d'avoir une population morale et tranquille
quand son travail et son aisance sont assurés.
Me répéter cela à moi comme aux autres, ce
n'est pas me faire une objection, c'est me four-
nir mon principal argument puisque, précisé-
INFLUExNGE DES LNSTITUTIONS 161
ment, reconnaissant ce qui manque à l'Europe,
mon but serait de lui faire partager les avan-
tages dont jouit l'Amérique.
Est-il logique de croire à une supériorité native
des Américains quand on se reporte à l'origine
de cette nation? Il y a un siècle, la population
des États-Unis était de 3 ou 4 millions d'habitants
dont la moitié était née en Europe, dont un quart
était né de parents européens, et dont le dernier
quart descendait d'aïeux issus d'Europe.
Il ne faut pas avoir vécu en Amérique pour ne
[)as reconnaître que, chez l'Américain, certaines
aptitudes ont reçu un développement supérieur,
et que l'individu surtout y est devenu plus com-
plet, plus jaloux de sa dignité, plus conscient de
sa force ; mais puisque l'origine est la même,
cette supériorité ne saurait donc être attribuée
([u'au régime différent sous lequel vivent les deux
peuples depuis qu'ils se sont séparés.
En adoptant un gouvernement semblable, et
par la pratique des mômes institutions, il n'y
aurait donc pas de raisons pour que l'Europe
n'entrât point en possession des avantages que
l'Amérique a dû à sa constitution fédérative.
11
162 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
Nous avons vu que la suppression des armées
permanentes devenait une chose facile *. Le nombre
de tous les autres fonctionnaires publics pouvait
également être diminué considérablement sans
inconvénient; les douanes, par exemple, n'existent
pas d'État à État, et nous verrons plus tard com-
bien leur rôle pourrait être réduit, l'Europe con-
fédérée n'ayant plus à compter qu'avec les autres
parties du monde. Un des deux fléaux que nous
signalions au début est donc à peu près vaincu,
un des deux problèmes est résolu ; examinons si
la solution de l'autre, au point oîi nos supposi-
tions nous ont amenés, est aussi impossible qu'elle
nous le paraissait en commençant, quand nous
cherchions un remède qui pût se concilier avec
le maintien de l'organisation actuelle de l'Europe.
* L'exagération ruineuse des dépenses militaires, vient tout
récemment d'inspirer une chaleureuse protestation à M. Patrice
Laroque. J'emprunterai encore, dans une note qu'on trouvera à
la fm de mon livre, de très-intéressants documents à l'ouvrage
qu'il vient de publier, sous le titre : De la Guerre et des Armées
permanentes, ouvrage couronné par le Congrès des amis de la
paix, de Londres. En multipliant, comme on doit le voir, les
emprunts et les citations, j'ai à cœur de prouver combien je fais
bon marché de toute prétention personnelle, et combien je pré-
fère à toute satisfaction de vanité, l'autorité qu'ajoutent à mes
paroles tant de témoignages divers. (Voir la note E à la fm de
l'ouvrage.)
ÉMIGRATION ORGANISÉE i63
EMIGRATION ORGANISEE
Toute l'humanité ne sera qu'une seule famille.
• Saint Jean.
Toutes les familles ne seront qu'une famille, et
toutes les nations qu'une nation.
Lamennais.
Le seul remède est, à mon avis, l'émigration.
Cette pensée a été formulée dans une question
soumise au congrès international de bienfaisance,
à Bruxelles, en 1856. Voici le texte du pro-
gramme : « Aviser aux moyens de prévenir l'ac-
» croissement désordonné de la population, et
» notamment à l'organisation permanente et ré-
» gulière de l'émigration. » Le lecteur trouvera
à la fin de cet ouvrage les conclusions de la sec-
tion, développées dans un remarquable rapport
fait par M. Jules Duval. Je suis trop heureux de
me trouver, sur beaucoup de points, en conformité
d'idées avec cet honorable écrivain, pour ne pas
lui emprunter quelques pages du livre qu'il a
publié, en 48G2, sous le titre d'Histoire de l'Émi-
gration, ouvrage couronné, en 1861, par l'Aca-
démie des sciences morales et politiques. Je les
164 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
extrais du chapitre : Déductions scientifiques et
pratiques, qui porte pour épigraphe cette maxime
si juste et si élevée de Gasparin : « Le monde est
» un tout dont chaque partie est Hée à toutes les
» autres par des liens nécessaires et malheureuse-
» ment méconnus. »
« Aucun doute ne s'élève sur les avantages que
» retire de l'émigration le pays où elle apporte son
» activité entreprenante; il s'enrichit par le travail
» plus encore que par le capital; l'exemple secoue
» la torpeur des indigènes et guide leur igno-
» rance ; d'une entente commune, on explore, on
» exploite des trésors enfouis au sein de la terre.
» Les pays qu'abandonnent les émigrants sont
» les seuls à élever quelquefois des réclamations,
» rarement fondées sur une exacte observation des
» phénomènes économiques.
» L'expatriation éclaircit-elle les rangs popu-
» laires, l'offre de travail sera moins abondante et
» moindre la concurrence des travailleurs; le sa-
» laire haussera, ou bien il deviendra plus régu-
» lier. Le marché du travail, qui ne pouvait occuper
» tous les jours de l'année toute une population,
» l'occupera si elle est réduite dans une proportion
ÉiMIGRATION ORGANISÉE 165
» sensible et à un prix moins avili. A la hausse
» des salaires correspondra la baisse des denrées
» de consommation, dont la demande se mesure
» au nombre des consommateurs.
» Cette double oscillation en sens opposé sert
» l'intérêt de toute la classe ouvrière. Les patrons,
» qui peuvent regretter d'abord d'avoir à payer la
» main-d'œuvre un peu plus cher, sont entourés
)) d'une population purifiée de toutes les mauvaises
» suggestions de la misère. Le salaire monte-t-il
» trop pour le cours des débouchés, le génie de la
» mécanique vient en aide au capital, les préten-
» tions oppressives reçoivent un juste échec, et
» l'émigration elle-même se'ralentit sous l'attrait
» de plus hauts salaires. Quant aux producteurs
» des denrées de consommation, s'ils les vendent
» un peu moins cher, la vente en est plus régu-
» licre et plus profitable avec une clientèle ayant
» quelque épargne qu'avec une clientèle indigente.
» Quand les émigrants appartiennent à la classe
» bourgeoise, et qu'ils emportent, avec leur intelli-
» gence, un capital de quelque importance, ledom-
» mage est encore plus apparent que réel. Les pro-
» fits deviennent plus élevés pour ceux qui restent,
166 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
» par la répartition d'une même quantité d'af-
» faires et de bénéfices en un moindre nombre de
» mains. On dit alors que les fabricants, les mar-
» chauds, les propriétaires, se font moins de con-
» currence ; et sans avoir besoin de renchérir leurs
» marchandises, il leur suffit, pour gagner davan-
» tage, de tirer meilleur parti de leurs frais géné-
» raux. Alors le nombre des intermédiaires, trop
» souvent parasites , diminue ; les ateliers , les
» usines, les fabriques, s'agrandissent: les do-
» maines s'arrondissent; la production, dégagée
» d'un état-major inutile, produit plus, à moins
» de frais. Le capital emporté par les émi-
» grants, se trouve bien vite remplacé par celui
» que crée une épargne devenue plus facile; et
» souvent, d'ailleurs, il rentre multiplié au pays
» natal.
» La population elle-même, qui semble directe-
» ment entamée, ne l'est pas à moins de circon-
» stances exceptionnelles, comme celles où s'est
» trouvée l'Irlande, auquel cas l'émigration prend
» le caractère d'une véritable amputation, mais
» une amputation pareille à celle des boutures vi-
» vantes de l'arbre qui, détachées du tronc et re-
ÉMIGRATION ORGANISÉE 167
» plantées, reverdissent en un vigoureux rejeton.
Livrée à son cours naturel, l'émigration ne fait
pas de ces saignées qui attendrissent les cœurs
les plus fermes, quelque nécessaires qu'elles
soient. Les mêmes causes qui avaient produit un
certain nombre d'êtres humains, survivent à l'é-
migration et remplacent bientôt les départs par
les naissances. Les populations qui émigrent le
plus, croissent le plus vite, tandis que celles qui
émigrent le moins, multiplient le moins. Pour les
hommes comme pour les choses, la production se
règle sur le débouché. L'émigration entre-t-elle
dans les prévisions des parents, ils ne redoutent
pas une famille nombreuse ; est-elle étrangère
à leurs plans, ils ont souci de la fécondité du
sein maternel et agissent en conséquence.
» Dans l'ordre économique, l'émigration est une
exportation de travail, de capital et d'intelligence
qui développe, aux lieux qu'elle quitte comme en
ceux où elle va, une force nouvelle de production
et de consommation ; elle ouvre de nouveaux
marchés d'achat et de vente, même aux peuples
qui n'ont point de colonies. Par elle, les zones et
les climats, les terres et les mers échangent
163 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
» leurs produits, pour l'accroissement de la ri-
» chesse des nations.
» Dans l'ordre politique , l'émigration est une
» diffusion pacifique du sang, de la langue, des
» sentiments, des mœurs, des idées, des insti-
» tutions, qui accroît dans le monde extérieur le
» prestige et la puissance des métropoles. Elle les
» dégage d'éléments qui l'affaiblissent et peuvent
» la troubler, si on ne leur ouvre des issues
» régulières : les prolétaires sans travail, les
» ambitieux sans emploi, les déchus, les déclassés,
» les mécontents, les esprits généreux emportés
» vers les grandes entreprises.
» Dans l'ordre ethnographique, l'émigration et
» la génération des peuples : un acte de virilité
» qui, accompli avec mesure dans ses conditions
» normales, ne porte aucune atteinte à la santé,
» quoiqu'il enlève l'essence de la sève vitale ,
» c'est-à-dire l'élite même des travailleurs. Une
» mystérieuse élaboration renouvelle rapidement
» le sang un instant appauvri, et la nature retrouve
» ses forces intactes jusqu'à ce que l'âge ou la
» maladie l'en privent. Pareil est le destin des
» peuples et des races. Incapacité d'émigration et
ÉMIGRATION ORGANISÉE 169
de génération, signe de maladie, d'impuissance,
menace de prompt déclin.
» Dans l'ordre humanitaire , l'émigration est
l'exploitation du globe, progressivement débar-
rassé de ses fléaux du règne animal et du règne
végétal. Quand, sous la main d'intrépides pion-
niers, les marais se dessèchent, que les fleuves
rentrent dans leur lit et que les déserts se cou-
vrent de récoltes , la climature et la santé
générale s'améliorent. En s'adonnant à ces tra-
vaux héroïques, que la légende mythologique
immortalise sous les traits d'Hercule et de
Thésée, les races se rapprochent et fondent leurs
nuances et leurs antipath-'os dans des alliances
de sang et d'intérêt.
» Enfin, dans l'ordre cosmogonique, l'émigration
est une expansion de la force aimante et intelli-
gente qui est l'homme, et qui, comme toutes les
forces, tend à l'équilibre. Circulation de sang,
dilatation des fluides, marées de l'Océan et de
l'atmosphère, vibrations de l'éther, cours des
astres , sont des applications variées de cette loi
de la nature qui établit le Cosmos sur l'har-
monie des mouvements, se réglant et se ponde-
170 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
» rant par de réciproques attractions. Les agglo-
» mérations excessives sont des condensations
» anormales de force humaine qui troublent et
» corrompent la société, ou y éclatent en coups de
» foudre, quand cette force cesse de s'écouler
» silencieusement dans le milieu ambiant.
» Ce milieu qui est la terre, est-il saturé de
» fluide humain? En d'autres, termes le globe
» est-il peuplé au complet ou seulement appro-
» che-t-il de ce terme? Un chiffre le dira.
» La surface des terres, moins les zones glacia-
» les, est évaluée à 12 milliards d'hectares, ce
» qui indique sur le pied de 1 habitant pour 2 hec-
» tares (50 par kilomètre carré), la possibilité d'y
» faire vivre aisément 5 à 6 milliards d'habitants,
» au lieu d'un milliard qui s'y trouve aujourd'hui!
» Un jour viendra-t-il où la .terre elle-même
» sera trop petite pour ses habitants? Nous pour-
» rions refuser de prévoir ce malheur de si loin ;
» mais, en voyant tous les êtres croître pendant
» une première période de leur vie, et puis s'arre-
» ter, nous inclinons à appliquer à l'humanité la
» même loi. Elle cessera de s'accroître dès que
f) sa croissance ne sera plus nécessaire à sa fonc-
ÉMIGRATION ORGANISÉE 171
» tien, qui estrexploitation intégrale du globe par
» rémulation amicale de tous les peuples. »
Le lecteur s'est aperçu déjà de la différence de
point de vue où nous sommes placés ; M. Jules
Duval envisage l'émigration dans les conditions
pratiques que lui fait l'organisation actuelle de
l'Europe; ses considérations sont pleines de jus-
tesse, ses conseils sont fort sages, mais je crois à
l'insuffisance du remède, limité aux ressources du
présent ; j'ai donc appelé à mon aide l'hypothèse
d'une modification politique, et c'est sur ce terain
que je prie le lecteur de vouloir bien encore me
suivre.
Le changement de constitution, je me hâte de
le reconnaître, ne saurait exercer dinfluence sur
le chiffre de la population ni en arrêter l'accrois-
sement ; or, nous l'avons dit avec des détails suf-
fisants, cette agglomération exagérée, non-seule-
ment doit amener la misère et la famine, mais,
selon bien des gens, elle empêche qu'on puisse
établir une comparaison vraie entre l'Européen
dont les besoins ne peuvent être satisfaits et qui,
à cause de cela, est envieux, turbulent, difficile
à gouverner, et l'Américain des États-Unis dont
172 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
le travail assuré, dont le bien-être obtenu sans
froissement ni dommage pour personne assurent
la tranquillité et la sagesse ; il faut donc mettre
l'Européen dans des conditions analogues à celles
où se trouve le citoyen des États-Unis, non seule-
ment au point de vue moral, mais encore au point
de vue matériel; il faut qu'il puisse se mouvoir,
se développer dans un espace suffisant.
Qu'a fait l'Américain pour assurer ce bien-être
et cette sécurité que nous lui envions? Quand le
territoire occupé par lui et les siens s'est trouvé
trop étroit pour son besoin d'expansion, il a cher-
clié au debors l'espace qui lui manquait, et qui,
dispensé avec tant de largesse par le créateur,
n'attendait que les bras de l'homme pour le nour-
rir et l'enrichir.
Que l'Européen fasse de même ; il n'a plus qu'à
le vouloir.
L'Europe constituée en fédération ne forme plus
qu'une seule famille ; les besoins de chacun sont
ressentis par tous ; les statistiques apportées au
congrès prouvent que les ressources du sol ne vont
plus suffire à une population qui s'accroît d'année
en année, et la nécessité s'impose d'assurer la vie
ÉMIGRATION ORGANISÉE 173
aux générations futures. Il n'y a plus à craindre
l'opposition d'un monarque condamnant ses su-
jets à la misère et leur défendant de s'expatrier,
dans la crainte de voir diminuer l'importance de
sa couronne avec le nombre de ses tributaires.
NottS^sommes plus loin encore des temps de vio-
lence et d'extermination , oii les Attila et les
Gengis-Khan poussaient, comme des avalanches,
leurs multitudes affamées sur les contrées dont la
fertilité leur faisait envie. L'Europe confédérée a
même renoncé à ces traditions de domination et
de conquête qui, sous le prétexte de coloniser,
asservissaient pour l'exploitation les contrées dont
elle s'emparait.
L'Europe, dont toutes les forces sont réunies en
un seul faisceau, a une puissance telle que jamais
puissance pareille n'a existé ; mais cette puis-
sance est désormais un instrument de justice et
de progrès. Les droits que lui donne sa civilisa-
tion, elle ne veut en user que pour un échange de
bienfaits. En face de l'Europe confédérée, il n'y a
plus comme puissance au monde que l'Amérique
confédérée, et les deux continents sont régis par
des institutions semblables, ont les mêmes aspira-
474 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
tions, obéissent aux mêmes principes. Les deux
grands peuples veulent compléter la conquête de
la nature par l'homme, et assurer à l'humanité le
bonheur qui lui est permis sur la terre.
L'un d'eux possède des territoires immenses où
il appelle l'émigration par l'offre de concessions
immédiates; l'autre possède tout, sciences, beaux-
arts, industrie, commerce, tout, excepté le sol
nécessaire à son existence. Le contraste ne suffit-il
pas pour indiquer la solution?
IMMENSITE DES TERRITOIRES OFFERTS A L EMIGRATION
Le gouvernement des États-Unis, après avoir
laissé la plus grande latitude aux circonscriptions
des États, après avoir fait à l'instruction publique
une dotation de plus de 2 millions d'hectares,
conserve encore comme domaine public dispo-
nible des territoires qui suffiraient à 600 millions
d'habitants, en prenant pour base la densité de la
population en Angleterre.
Dans un article publié par le Continental Mon-
thly Magazine, en novembre 1862, l'honorable
IMMEiNSITÉ DES TERRITOIRES 175
Robert J. Walker, ancien ministre des finances
sous l'admistration du président Pierce, décrit de
la manière suivante les avantages que l'acte du
congrès offre aux émigrants de tous pays :
» Ces concessions sont situées de telle sorte,
que rémigrant peut choisir la température qui lui
convient le mieux, depuis celle de Saint-Péters-
bourg jusqu'à celle de Canton. Il aura, à son gré,
un climat froid, chaud ou tempéré, un terrain
propice aux travaux de la ferme, à ceux du jar-
dinage, à la culture en prairies, ou à celle de la
vigne, et il pourra, en outre, s'y livrer à la chasse
ou à la pèche.
« Il pourra produire indifféremment du froment,
du seigle, du maïs, de l'avoine, du riz, de l'indigo,
du coton, du tabac, du sucre de canne, d'érable ou
de sorgho et des mélasses, de la laine, des pois,
des fèves, des pommes de terre irlandaises ou
douces, de l'orge, du sarrasin, du vin, du beurre,
du fromage, du foin, du trèfle, toutes espèces
d'herbes, du lin, du chanvre, de la graine de lin,
du houblon, de la soie, de la cire, du miel, des vo-
lailles et de tout cela en quantités incommensu-
rables. S'il préfère l'élève du bétail, il aura des
176 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
chevaux, des ânes, des mules, des chameaux, des
vaches laitières, des bœufs de labour, des chèvres,
des moutons et des porcs. Dans beaucoup de loca-
lités ces animaux n'exigent, pendant toute l'année,
ni abri ni alimentation. Il aura des vergers où
prospéreront non-seulement les fruits d'Europe,
mais tous ceux des tropiques. Il choisira pour voi-
sins des Hollandais ou des Allemands, desÉcossais,
des Anglais ou des Gallois, des Français, des
Suisses, des Norvégiens ou des Américains. Il
choisira également entre les côtes maritimes et
les rives des lacs ou des rivières, entre les terres
déclives de l'Océan, les vallées et les montagnes.
Il jouira d'une liberté de conscience absolue, se
logera près de l'église de sa confession, et ne payera
de dîmes et de taxes ecclésiastiques qu'autant qu'il
y consentira volontairement. Ses fils et ses fdles, dès
qu'ils auront atteint vingt et un ans, et plus tôt,
s'ils sont chefs de famille, ou s'ils ont servi dans
l'armée, auront droit chacun à une concession
de 160 acres (64 hectares 65 ares 20 centiares);
et s'il meurt, sa propriété est assurée à sa veuve,
à ses enfants ou à ses héritiers. Il deviendra notre
frère, et jouira, ainsi que ses enfants, de cet hé-
IMMENSITÉ DES TERRITOIRES 177
ritage d'aptitude et de liberté qui est notre partage.
[1 viendra dans un pays où le travail est roi, où il
est respecté et rémunéré. Si, avant, ou au lieu de
recevoir sa concession, il préfère continuer l'exer-
cice de sa profession ou de son état, travailler à
son compte ou à la journée, il trouvera chez nous un
salaire double de celui qu'il reçoit en Europe et une
existence matérielle bien moins dispendieuse. »
En regard de cette citation, il est intéressant de
placer le tableau de la superficie occupée par tous
les états de l'Europe.
NOMS DES ÉTATS d'eUROPE. SUPERFICIE.
kilomètres carrés.
Russie 5,4o0,194
Turquie 2,085,596
Suède et Norwége 737,832
Autriciie (y compris la Lombardie). . . 665,435
France 530,279
Espagne 488,715
Grande-Bretagne 313,128
Prusse 280,194
Portugal 112,424
Deux-Siciles 104,550
Bavière •. . . . 70,174
Étals Sardes 75,457
Danemarli 56,843
Grèce 49,157
États Romains 41,295
A reporter. . . . 11,087,123
12
178 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
NOMS DES ÉTATS d'eUROPE. SUPERFICIE.
kilomètres carrés.
Report. . . . 11,087,123
Suisse 41,170
Hanovre 38,456
Pays-Bas 32,589
Belgique 29,456
Toscane 22,345
Wurtemberg 19,450
Bade 15,284
Saxe (royaume de) 14,908
Mecklembourg-Schwerin 13.123
Hesse- Électorale 9,540
Hesse (grand-duché de) 8,392
Oldenbourg 6,309
Modène • . . 6,036
Parme 5,872
Nassau 4,752
Brunswick 3,718
Saxe-Weimar 3,630
Mecklembourg-Strelitz 2,717
Iles Ioniennes 2,696
Saxe-Meynengen 2,542
Saxe-Cobourg-Gotha 2,003
11,372,271
Russie 5,450,194
5,922,077
On voit que si on déduit les vastes territoires
dépendant de la Russie, qui sont de 5,450,194 kilo-
mètres carrés, il reste pour tous les autres États
5,922,077 kilomètres carrés, quantité à peu près
égale à la superficie du domaine public des États-
Unis, qui est de 5,176,000 kilomètres carrés.
IMMENSITÉ DES TERHITOIRES 179
Mais le sol des États-Unis n'est pas le seul qui
soit offert à l'excédant de la population euro-
péenne. Si l'activité, si le génie de la race anglo-
saxonne laisse encore une place si vaste à ceux qui
voudront prendre leur part dans l'œuvre de colo-
nisation et de civilisation qu'elle a entreprise sur
une partie du continent américain, il reste bien
plus à faire ; des territoires non moins vastes et
tout aussi fertiles sont à peupler et à féconder
' . . . .
dans cette vaste partie du contment américam
dont les Espagnols et les Portugais ont été les
premiers conquérants et les premiers colons. Le
seul bassin des Amazones pourrait nourrir une
population bien supérieure à celle de l'Europe, et
bien d'autres contrées en dehors des États-Unis
sont mieux appropriées encore au tempérament,
aux mœurs et aux besoins des Européens.
Est-il besoin de citer le Mexique, dont le cli-
mat, dès qu'on atteint les premières pentes des
plateaux, est celui d'un printemps éternel, dont
le sol peut réunir les cultures de toutes les lati-
tudes? Sur les rives de La Plata et sur ses af-
fluents, dans tous les États riverains du Pacifique,
dans la Bolivie, dans la Confédération Argentine,
iSO SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
dans cet immense Brésil enfin, et jusqu'aux li-
mites de Fa Patagonie, la population n'est-elle pas
imperceptible, pour ainsi dire, et hors de toute pro-
portion avec l'étendue des territoires ; n'y retrou-
vons-nous pas cependant toutes les latitudes des
différents États de l'Europe? N'y retrouvons-nous
même pas dès aujourd'hui des pionniers de tous
les pays de notre continent? Mais ces aventuriers,
poussés parles mobiles les plus divers, se sont ra-
rement groupés; l'existence qu'ils se sont créée
est précaire, provisoire; presque tous ne voient
dans l'industrie qu'ils exercent, dans le travail
qu'ils accomplissent, qu'une exploitation destinée
à rendre plus prompt le retour dans la patrie, qui
est leur unique préoccupation. Leur exemple ne
peut donc servir qu'à prouver la facilité que les
Européens trouvent à y vivre. Pour s'y faire une
existence agréable, permanente, pour s'y créer
une nouvelle patrie, nous espérons pouvoir indi-
quer ce qu'il y aurait à faire sans sortir des limites
du possible et même du facile. Mais avant d'a-
border les moyens d'exécution, il est une question
de moralité et de droit que je désire vider.
L'OCCUPATION EST LEGITIME i81
L OCCUPATION DES TERRITOIRES INCULTES
EST LÉGITIME
L'Europe, aussi bien intentionnée qu'elle soit,
peut-elle, sans injustice, et sans faire abus de sa
force, aller occuper des territoires qui, nomina-
lement, sont la propriété d'autres peuples ? Je crois
que cette objection n'a rien de sérieux, quand on
veut l'examiner de près. Si le droit de propriété
est autre chose en Amérique que l'appropriation du
sol par le travail , jusqu'où faudrait-il remonter
pour trouver les vrais propriétaires de cet im-
mense continent? Les Américains, les Anglais, les
Espagnols, les Portugais et les autres détenteurs
du sol ont-ils pu faire valoir un autre titre que
leur aptitude à féconder des terrains stériles?
Admettrait-on, même en Europe, le caprice ho-
micide de puissants propriétaires, qui condamne-
raient à la stérilité une partie notable des terres
indispensables à la nourriture de ceux qui ne pos-
sèdent pas ? La loi ne réside-t-clle pas tout entière
18i SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
dans l'empêchement de causer un préjudice à
autrui? Or, quel préjudice peut causer une émi-
gration pacifique, respectant tout territoire ex-
ploité, et venant donner, au contraire, une valeur
inespérée aux exploitations déjà existantes autour
desquelles elle vient s'installer.
N'est-ce point à l'émigration que les États-Unis
doivent leur prospérité et leur puissance? Ne sont-
ils pas les premiers à le reconnaître, quand ils pro-
diguent, comme nous l'avons démontré, les en-
couragements à l'émigration? Il est vrai que les
proportions de l'émigration, dans notre système,
vont changer et être considérablement agrandies,
comme nous l'exposerons bientôt, mais elle n'en
portera pas plus atteinte pour cela aux droits légi-
times; nulle part elle ne sera violente, spoliatrice;
elle fera sur une plus grande échelle et avec des
moyens d'action puissants, ce qui s'opère lente-
ment, isolément, depuis près d'un siècle, et tout
en sauvant l'Europe, elle assurera, au reste de
l'Amérique, les bienfaits concentrés jusqu'ici sur
un espace restreint du territoire des États-Unis.
CONCLUSION
Confédération, émigration, voilà donc les deux
remèdes à opposer aux deux fléaux qui menacent
l'Europe : la déperdition des forces productrices
par l'exagération du fonctionarisme, et l'insuf-
fisance du sol, devant l'accroissement de la popu-
lation.
Nous avons vu sur quelles nombreuses et quelles
puissantes autorités s'appuyait l'idée d'une confé-
dération européenne, j'ai cherché à lui associer
l'idée de décentralisation, qui s'impose de plus en
plus aux esprits pratiques.
J'ai pu, jusque-là, invoquer l'exemple défaits
donnant à mes raisonnements l'autorité de l'expé-
184 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
rience, ce secours va me manquer quand j'expo-
serai mes vues sur l'émigration telle que je voudrais
la voir pratiquer. Cependant je resterai si invaria-
blement dans les limites du possible, et le con-
trôle des moyens dont je rêve l'emploi est si facile
pour tous les esprits, que j'espère, là comme ail-
leurs, échapper à l'accusation d'être un rêveur et
un utopiste.
EMPLOI UTILE DES MARINES EUROPEENNES.
L'Europe a adopté, dans ma supposition, une
constitution fédérative qui fonctionne depuis plus
ou moins longtemps. La suppression des armées,
des douanes et de tant d'autres fonctions impro-
ductives, a rendu à l'agriculture et à l'industrie
des millions de bras qui lui manquaient. Le pre-
mier effet de ce redoublement d'activité est un
perfectionnement de toutes choses, le défriche-
ment de ce qui était resté inculte ; mais en même
temps les travailleurs resserrés sur un espace trop
étroit, ont le sentiment de plus en plus vif de
DES MARLXES EUROPÉENNES 185
l'insuffisaiice du sol et de la concurrence ruineuse
qu'ils sont condamnés à se faire. Le mal était
prévu, la confédération va y remédier.
Elle a trouvé dans tous les arsenaux et ports
militaires ces puissants navires, instruments de
violence et de destruction, qui sont devenus inu-
tiles. Qu'on calcule ce que pouvaient transporter
de soldats, de chevaux et de munitions de guerre
les marines réunies d'Europe. Il ne s'agit plus
maintenant ni de canons, ni de poudre, ni de
haches d'abordage ; tout sera approprié à une pa-
cifique mission. Chaque port aura sa flotille
d'émigration. Au lieu de perfectionner la solidité
des plaques et la puissance des boulets, on ne
songera qu'à améliorer les aménagements pour
les passagers.
Nous avons vu que l'accroissement de la popu-
lation en Europe est en moyenne de un pour cent.
C'est donc environ trois millions d'émigrants qu'il
faudra transporter annuellement pour maintenir
le chiffre actuel. Il n'y a que l'Europe confédérée
qui puisse suffire à une pareille tâche, et nous
avons montré à quel point la nécessité était ur-
gente, puisque, dès aujourd'hui, l'Europe ne peut
186 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
suffire à sa subsistance. Mais en même temps que
nous garantissons l'avenir, en équilibrant l'ac-
croissement par l'émigration, nous améliorons le
présent, puisque la production a conquis les dix
millions de travailleurs valides, dont les forces se
perdaient dans des fonctions stériles. Ceux qui
partent peuvent donc être sans inquiétude sur le
sort de ceux qu'ils laissent derrière eux. Aujour-
d'hui l'émigration est presque toujours un acte de
profond découragement ou de désespoir ; il s'ac-
complit avec regret, les larmes aux yeux et dans
les angoisses d'une terrible incertitude de l'ave-
nir. Deux peuples s'y résignent plus facilement,
l'Irlandais et l'Allemand; c'est que tous deux doi-
vent retrouver sur la terre étrangère des compa-
triotes établis et la langue maternelle. Pour tous
les autres, il y a la perspective de l'isolement, l'ef-
froi de l'inconnu, aussi ceux-là sont-ils bien moins
nombreux.
Les conditions de l'émigration vont totalement
changer. Elle devient la plus importante des opé-
rations nationales. Ce ,ne sont plus les parias de
l'Europe s'arrachant avec douleur à un sol qui
ne peut plus les nourrir. C'est l'enfant bien-aimé
DES MARINES EUROPÉENNES 187
que la famille accompagne, suit des yeux, et ne
cessera de protéger dans l'œuvre de sacrifice qu'il
accomplit pour le bonheur de tous. Assez long-
temps les milliards des budgets européens ont été
gaspillés dans des dépenses stériles ou nuisibles;
après toutes les économies qu'elle aura réalisées,
il restera largement à la grande confédération de
quoi préparer l'établissement de ceux qui se déta-
cheront de son sein. Ils partent par groupes qui
se sont eux-mêmes choisis, de manière à retrou-
ver partout leur voisinage, leurs habitudes, leur
langue, ce qui est une si grande part de la patrie.
— L'ennemi n'est point sur le rivage où on va
aborder, c'est un peuple qui nous attend, qui
nous appelle, un peuple frère par la similitude
des institutions, par la conformité des principes et
par la communauté du but. Au lieu de canons, le
navire européen qui aborde en Amérique est
chargé d'instruments de travail et de paix; au lieu
de la poudre qui tue, il a les semences qui nour-
rissent, et ce sont de pacifiques travailleurs qui
remplacent les soldats comme passagers.
188 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
LA TERRE ETRANGERE DEVIENT UNE NOUVELLE l'ATRIE
Chaque convoi d'émigrants a été précédé par
des délégués de la confédération qui renseignent
les nouveaux venus, qui les guident vers les con-
trées rappelant le mieux le pays qu'ils viennent
de quitter. Leurs premiers besoins sont assurés,
et cette assistance s'arrête là où commencent les
droits imprescriptibles de leur liberté.
Ils peuvent choisir le climat qu'ils préfèrent,
et ce sont eux qui feront eux-mêmes leur gouver-
nement comme ils le faisaient en Europe, comme
ils le voient faire autour d'eux dans leur nouvelle
patrie.
C'est ici le lieu de revenir sur ce que j'ai déjà dit
des transformations qu'opèrent sur les individus
le bien-être et la pratique d'institutions appro-
priées au développement des bons instincts que la
nature a mis en nous. Tout le monde sait dans
quelle infériorité relative vivent les Irlandais sur
le sol de la Grande-Bretagne. Ce n'est pas seule-
UNE NOUVELLE PATRIE 189
ment dans les bouges de Londres que je veux vous
les montrer ; on a fait assez souvent le tableau do
leur ignorance, de leur paresse, de leur malpro-
preté et de leur misère. Certes, si jamais race
porta dans son extérieur l'aspect de la dégrada-
tion, c'est bien celle-là. Voyez ces groupes dégue-
nillés, entassés dans l'entrepont des bâtiments de
Liverpool ; s'ils ont échappé aux vices hideux qui
qui atteignent si souvent leurs compatriotes de
Londres, ils apportent de leur verte Érin toute
l'abjection d'un peuple avili par la servitude, la
superstition et la famine. Ils débarquent sur les
quais de New-York, après une traversée pendant
laquelle l'espace et l'air leur ont été parcimonieu-
sement partagés ; ils y rencontrent, comme com-
pagnons de leurs infortunes passées, ces trou-
peaux d'Allemands qui, jadis, venaient du fond
de leurs provinces jusqu'au port de débarque-
ment, à pied ou dans de misérables charrettes,
campant la nuit sous l'arche d'un pont, exposés
le jour à toute l'intempérie des saisons. Ils ont
pris à peine quelques jours de repos à leur arri-
vée, les voilà installés dans les diverses carrières
qui se sont offertes à eux ; la plupart ont accepté
190 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
les lots de terrain auxquels l'hospitalité améri-
caine leur donne droit. Quelques années se sont
à peine écoulées, et le bien-être a transformé en
citoyens ces ilotes du vieux continent, ces serfs
de la misère. Au bout de dix ans, on aurait de la
peine à les distinguer des natifs, tant ils ont pris
les mœurs de leur nouvelle patrie, tant ils se
mêlent à toutes les affaires publiques ; quant à
leurs enfants, c'est déjà une population améri-
caine.
SOLIDARITE DE L EUROPE ET DE L AMERIQUE
L'Europe n'est cependant pas oubliée ; ce sou-
venir s'entretient par la conservation de certains
usages, par la prédilection pour les mets ou pour
la boisson nationale.
L'Allemand ne renonce pas d'abord à sa pipe,
à sa choucroute ou à sa bière. L'Irlandais ne se
déshabitue pas du gin, du jour au lendemain, et il
garde sa dévotion catholique plus fervente qu'é-
clairée. Mais c'est une moralisation incontestable
qui résulte de ce mélange d'une vie nouvelle avec
SOLIDARITÉ DE L'EUROPE ET DE L'AMÉRIQUE it)l
la fidélité à certains souvenirs. N'en trouvons-nous
pas une preuve aussi honorable que touchante
dans le chiffre officiel des envois d'argent faits
par les émigrants à leurs parents restés en Eu-
rope. Pendant une période de 12 années, de 1848
à 1859, les commissaires de l'émigration ont tenu
note des sommes expédiées par l'entremise des
banquiers américains. Elles s'élèvent à un total
de 274 millions de francs, dans lequel ne sont
compris ni les envois en marchandises, ni les
sommes confiées aux compatriotes qui faisaient
le voyage d'Europe.
Ces Irlandais, ces paresseux et ces ivrognes, à
la moralité desquels la misère est si fatale en
Angleterre, figurent pour la plus grosse part dans
cette splendide offrande de populations affran-
chies et transformées. A côté de cette statistique,
il en est une autre qui n'est pas moins significa-
tive, c'est le petit nombre des émigrants qui,
même après avoir fait fortune, consentent à quit-
ter leur nouvelle patrie.
Quand, en mettant dans l'émigration le salut
de l'Europe, je puis apporter de pareils faits
et ces chiffres officiels à l'appui des théories
19-^ SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
que j'expose, n'ai-je pas le droit de protester
contre tout reproche d'exagération sur les points
mêmes où mes espérances pourraient sembler le
plus chimériques. Si de tels résultats ont été ob-
tenus dans les conditions d'isolement et avec les
ressources restreintes que je viens de rappeler,
que n'est-on pas en droit d'attendre de l'émigration
organisée, devenant en quelque sorte une institu-
tion fédérale pour tout le continent européen?
Faut-il se préoccuper des dépenses que né-
cessiterait l'application de mon idée? En est-il
qui puissent être plus productives que celles con-
sacrées à l'installation des émigrants?
Ce n'est point, en effet, les envois d'argent faits
par les enrichis du Nouveau Monde à leurs pa-
rents du vieux continent, qu'il faut envisager
comme la rémunération des avances faites ; c'est
le petit côté de la question ; ce quil faut voir,
c'est l'extension des rapports commerciaux propor-
tionnés à l'activité industrielle et à l'intimité des
rapports des peuples entre eux. Quelle influence
exercent, dès aujourd'hui, sur l'état économique
de Europe, ses relations avec les États-Unis ; le
chiffre des échanges dépasse déjà 3 milliards de
SOLIDARITÉ DE L'EUROPE ET DE L'AMÉRIQUE 193
francs *, combien serait longue l'énumération
des villes qui, comme Liverpool, Manchester,
Birmingham, Shiffîelds, Paris, Lyon. Bordeaux,
Saint-Étienne, Mulhouse, Anvers, Gand, Liège,
Verviers, Brème, Hambourg, Elberfeld, Zurich,
Berne, Saint-Gall, doivent à l'exportation amé-
ricaine une si grande part de leur prospérité!
L'accroissement de la population, l'identité
des mœurs, la similitude du goût, ne pour-
raient manquer d'accroître, dans des proportions
énormes, l'importance des échanges. Ainsi l'Eu-
rope, tout en soulageant son sol d'un excès de
population, tout en rendant à la production des
forces perdues, ajouterait à ses ressources un
nouvel élément de travail et de richesses.
* Bigelow, page 406, pour l'année 1860 :
Exportations des États-Unis. . . 2,002,111,480 fr.
Importations 1,810,819,703
3,812,931,183
13
194 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
DEVOIR d'initiative IMPOSÉ A LA RACE BLANCHE
Il viendra un temps fatal et prédestiné qu'Alirin.ane
sera destruit, et lors la terre sera toute plate, unie et
esgale, et il n'y aura plus qu'une vie et une sorte de
gouvernement parmi les hommes qui n'auront plus
qu'une langue el vivront heureusement.
Plutarque.
Mais lors même que l'émigration ne serait pas
pour l'ancien continent la condition du salut, et
pour le nouveau la condition du progrès, elle
serait encore un devoir impérieux pour la race
blanche cjui a entre ses mains la responsabilité
des destinées de l'humanité ; Burke n'a-t-il pas
dit : « Il est aussi naturel pour l'homme d'affluer
vers les contrées où régnent l'abondance et la
richesse, lorsque pour une cause quelconque la
population y est insuffisante, qu'il est naturel
de voir l'air comprimé se précipiter dans les
couches d'air raréfié, »
Ne trouvons-nous pas cette phrase plus signi-
ficative, plus impérieuse encore dans la déclara-
i
DEVOIR D'INITIATiVE 193
tion des pèlerins, premiers émigrants débarqués
en Amérique?
« La terre entière n'est-elle pas le jardin du
Seigneur ? Dieu ne l'a-t-il pas donnée aux hommes
pour qu'ils la cultivent et l'embellissent? Pour-
quoi nous laisserions-nous mourir faute de place,
tandis que de vastes contrées, également propres
à l'usage de l'homme restent inhabitées et in-
cultes ? »
Cette nécessité de la loi centrifuge qui nous
pousse vers des espaces libres, pour y déverser le
trop plein de nos populations, elle ne pèse pas
seulement sur l'Europe. L'Asie aussi déborde,
et là, plus encore que chez nous, l'inégale réparti-
tion des populations est un fléau. Si l'Europe ne se
hâte pas, elle sera devancée par la Chine. C'est en
vain que la suppression et le meurtre des nou-
veaux-nés sont acceptés comme une loi néces-
saire, c'est en vain que, sur les fleuves, des villes
flottantes oflrent un abri à ceux qui n'ont pas de
gîte sur la terre ferme, c'est en vain que la famine
décime périodiquement ces parias auxquels suffi-
sent cependant quelques grains de riz, l'accrois-
sement fatal d'une population do 350 millions
196 SOLUTION POLITIQUE ET SuClALE
d'habitants brave les lois les plus sévères, les
périls les plus certains, les humiliations les plus
dégradantes, et chaque année, dès qu'un point
s'ouvre à l'émigration chinoise, on voit arriver par
milliers ces travailleurs affamés que rien ne
décourage et que rien ne rebute.
Il y a là, je le sais, plus de misère encore que
de cupidité, et c'est moins de l'or que du pain que
le Chinois vient chercher en Californie et en Aus-
tralie. Je prie le lecteur de croire que mon cœur
n'est pas plus fermé que mes yeux au spectacle
de ces infortunes, et je repousse autant que per-
sonne le préjugé des races dans ce qu'il a de
cruellement exclusif et d'inexorable; mais c'est
en vertu même de la maxime philantropique et
humanitaire de M. Gasparin, c'est parce que je
pense comme lui, que le monde est un tout dont
chaque partie est liée à toutes les autres, que je
veux laisser, pour l'accomplissement de la grande
œuvre, à chacun la mission que la Providence
lui a dévolue. L'envahissement par le Chinois des
régions faites pour la race européenne serait le
plus fatal événement dont l'humanité pût être
frappée. On a souvent exprimé en France la crainte
DEVOIR DIMTIATIVE 197
d'une invasion nouvelle des barbares du Nord. Ce
danger serait bien moindre que l'envahissement
du continent américain par les races asiatiques.
L'homme du Nord, ce demi-sauvage, a toutes les
rudesses, toutes les violences de l'être qui a vécu
à l'état de nature. C'est la matière brute qui ne
demande qu'à être façonnée. Ce barbare du Nord
peut être le plus fort dans les batailles, il finira
toujours par être conquis par la civilisation. C'est
une évolution qu'il doit subir.
Mais l'Asiatique a épuisé les civilisations les plus
raffinées; quelle morale pourra régénérer celui qui
a défiguré si complètement la morale de Confucius ?
J'en appelle à tous ceux qui ont pu voira San-Fran-
cisco ou à Melbourne ces nuées de sauterelles hi-
deuses, apportant avec elles des vices qui n'ont
pas de nom dans une langue honnête, pénétrantes
comme la vermine, envahissantes comme la lèpre.
Les bras manquaient dans ces régions nouvel-
lement occupées par les pionniers, les appels les
plus pressants étaient faits à tous les courages, à
tous les bras de bonne volonté; comment se fait-
il que, par instinct commun, les Américains et les
Anglais fassent des efforts si énergiques pour re-
198 SOLUTION POLITIQUE KT SOCIALE
pousser, venant clAsie, un concours qu'ils sollici-
tent si instamment de l'Europe? C'est qu'ils com-
prennent qu'il n'y a plus de sève dans cette
végétation décrépite, qu'il n'y a pas de rejetons
puissants à greffer sur ces troncs usés, et que de
ces eaux croupissantes ce n'est pas la fertilité
qu'il faut attendre, mais des émanations pestilen-
tielles qu'il faut craindre. Cette répugnance guide
la conduite des Anglo-Saxo n s aussi bien qu'elle
inspire leurs gouvernements. Rien n'est plus rare
que de les voir s'allier avec les races qu'ils consi-
dèrent comme inférieures. Je ne veux pas discuter
ici, au point de vue philosophique et humanitaire,
la valeur de ce préjugé ou de cette opinion. Il y a,
dans ce que notre génération traverse, bien des
compromis avec la justice absolue ; je laisse donc
chacun libre de faire ses réserves sur le hautain
isolement dans lequel se tiennent les Anglo-Saxons ;
j'en constate seulement les résultats. J'y vois
d'abord l'explication de leurs sympathies pour
l'émigration européenne, et ensuite je suis très-dis-
posé à attribuer à cette pureté du sang une part
des prodiges accomplis par ces puissants colonisa-
teurs, quand je compare ce qu'ils ont fait et ce qu'ils
DEVOIR D'INITIATIVE 199
sont devenus avec l'état des anciennes possessions
espagnoles et portugaises, oii la colonisation a
pour base le mélange des populations.
Les produits de cette fusion sont tristes à exa-
miner; l'indigène est loin de gagner ce que perd
l'Européen, et entre les mains de ces métis, d'iin
orgueil ridicule, d'une paresse incurable, les terres
les plus fertiles de notre globe, les contrées douées
du plus magnifique climat restent sans culture et
trop souvent sans habitants.
Oui, c'est l'Europe qui a mission de coloniser,
de civiliser le monde, sous toutes les latitudes oii
l'Européen retrouve le climat qui lui est propre.
La fusion des races humaines dans une seule
famille viendra plus tard, si c'est dans les décrets
de l'avenir. Dieu me garde d'enlever cette espé-
rance aux philosophes qui voient de si haut et de
si loin. Pour le temps actuel, que chacun s'adonne
à la tâche qui semble lui avoir été assignée ; que
chacun défriche et travaille là où il peut le faire
dans les conditions normales de son organisation.
Aux Chinois, aux Indous les steppes immenses de
la Tartarie; aux noirs la mystérieuse Afrique, leur
patrie, et les zones équatoriales interdites à notre
200 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
activité, mais à l'Européen tout ce qui correspond
aux climats de l'Europe. C'est du sol occupé par
lui, fécondé par lui, que rayonnera pacifiquement
sur le reste du monde cette civilisation dont il est
aujourd'hui le gardien et le propagateur. Tout le
convie à l'accomplissement de cette œuvre que
toutes les inventions modernes lui rendent chaque
jour plus facile et plus attrayante. L'Américain
l'appelle comme un frère dont il a été trop long-
temps séparé , et la Providence elle-même semble
parfois ajouter des séductions imprévues et par-
ticulières, quand les sollicitations d'un ordre géné-
ral risquent de ne point être entendues. N'est-ce
pas tout au moins un hasard bien heureux que
celui qui a fait briller les premières pépites d'or
aux yeux d'un voyageur égaré sur les rivages in-
connus, oubliés, de l'Australie et de la Californie?
L'or n'a-t-il pas été placé là comme un appât?
et dès aujourd'hui, la laine et le blé n'enrichissent-
ils pas bon nombre de ceux qui n'avaient été
attirés que par le désir d'exploiter les mines, ou de
laver les sables?
RESUME
Me voilà arrivé à la fin de ma tâche. En face
d'une Europe tourmentée, de l'avis de tous, d'un
mal inconnu qui paralyse son e^^sor, menacée aux
yeux des plus clairvoyants, par l'accroissement
fatal de sa population, de crises incessantes qui
ne peuvent qu'aboutir à d'effroyables catastrophes,
j'ai évoqué une Europe rassurée, pacifique, mar-
chant sans secousse et sans obstacle dans la voie
de progrès que ses destinées lui ont tracée. Avant
de me séparer du lecteur, qu'il me permette une
dernière fois de bien caractériser le but que je me
suis proposé.
A des regards attristés, découragés, j'ai cru pou-
202 SOLUTION POLIÏlQUh: KT SOCIALE
voir ouvrir une perspective tranquillisante. J'ai
du, pour être logique, montrer où menait finale-
ment le chemin que j'essayais d'ouvrir. Ce pays
est-il le pays des chimères? Que ceux qui ne peu-
vent me suivre jusque là. me laissent en route; je
leur avoue bien sincèrement, que je n'ai jamais
cru qu'il fut donné à la génération présente de
pénétrer dans cette terre promise ; mais ne marche-
t-on pas plus résolument quand on sait d'avance
où on doit arriver? Je m'adresse donc surtout à
ceux qu'épouvante le poids toujours croissant des
dépenses de la guerre, à ceux qui croient à la
possibilité de congrès , de plus en plus rappro-
chés, aboutissant à un congrès permanent; à
ceux qui ne désespèrent pas d'un désarmement
graduel, à ceux qui, dans les essais de confédé-
ration déjà appliqués, voient une forme gouver-
nementale qui peut se perfectionner et s'étendre;
je m'adresse surtout à ceux que le problème de
l'émigration préoccupe, et qui y voient le seul
remède à un mal qui approche, le seul refuge
contre l'inflexible marée qui monte, et à tous
je dis : Moi aussi j'ai voulu apporter un témoi-
gnage de ma bonne volonté et le tribut de ma
R K s U M É 203
faible expérience; continuez vos recherches, redou-
blez d'efforts, rien ne sera perdu de ce que vous
aurez tenté, de ce que vous aurez accompli, vous
ne naviguez pas à l'aventure, vous avez la foi de
Christophe Colomb, vous savez que, par delà ces
tempêtes, il y a un rivage.
FI.V
NOTES
NOTE A
(Extraite du la broclmre de M. le comte Abel Hugo)
Le songe expliqué par Joseph renferme une
vérité éternelle; toujours les vaches grasses sont
dévorées par les vaches maigres; aux années d'a-
bondance succèdent toujours les années de
disette.
L'observation avait-elle déjà fait reconnaître
aux patriarches hébreux ou aux prêtres égyptiens,
dont Joseph, pendant sa captivité, a pu recevoir
les leçons, cette grande loi de la nature? Leur
avait-elle indiqué la règle perniaiicutc (pii lixe le
208 SOLUTIOxN POLITIQUE ET SOCIALE
retour et la succession de ces époques alternati-
vement heureuses et malheureuses pour les peu-
ples? Nous l'ignorons ; mais il est certain que
l'étude des faits statistiques relatifs aux céréales,
qui se sont produits en France depuis quarante
ans, peut suffire à constater et à déterminer en
quelque sorte la durée, et, par conséquent, la
réapparition des périodes composées uniquement
de bonnes années, ainsi que celles des périodes oi^i
les mauvaises années se suivent sans interruption.
Si cette durée était septennale en Egypte, elle
paraît être quinquennale, ou tout au plus de six
ans, en France.
11 est donc possible de prévoir les époques
d'abondance et les époques de disette.
En effet, l'examen comparatif de la production
et consommation, des importations et des expor-
tations de froment, en France, depuis 1816, par le
commerce spécial, prouve que les années de disette
succèdent régulièrement aux années d'abondance
par périodes de plusieurs années.
On ne voit pas les bonnes années alterner une
aune avec les mauvaises, ou, en d'autres termes,
une année d'abondance suivre une année de
NOTES 209
disette à laquelle succède une année d'abondance
suivie à son tour d'une année de disette.
L'abondance et la disette n'alternent entre elles
que par périodes de cinq ou six années au plus.
Afin de mieux démontrer cette régularité et
cette exactitude dans la succession des périodes
composées de bonnes années et des périodes com-
posées de mauvaises, il convient d'examiner sépa-
rément chacune de ces périodes qu'on peut en
quelque sorte appeler naturelles.
Il y en a huit depuis 1816. Toutes, à l'exception
d'une seule, présentent la continuité des mêmes
résultats.
Ire Période. — Disette. (6 années : 1816 à 1821 inclus).
Excédant des importations sur les exportations. 6,247,178 hect.
Ayant coûté a la France 164,029,849 Ir.
L'excédant des importations a été de. . . . 3,659,815 hect.
Dans les seules années 1816 et 1817.
2e Période. — Abondance. (6 années : 1822 à 1827).
Excédant des exportations sur les importations. 1,248,601 hect.
Dont le produit a été de 19,525,528 Ir.
3e Période. — Disette. (5 années : 1828 à 1832).
Excédant des importations sur les exportations. 9,527,466 hect.
Ayant coûté à la France 211,593,670 fr.
14
210 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
4« Période. — Abondance. (5 années : 1833 à 1837).
Excédantdes exportations sur les importations. 914,130 iiect
Dont le produit a été de 14,974,187 fr.
2 de disette, 1839-1840.
oo Pénode. — Mixte. 5 années . ^ „ ,, , ^ looo .o,. .ora
3 d abondance, 1838-1841-1842.
Néanmoins les importations ont dépassé les
exportations de 1,126,473 liect.
Ayant coûté à la France 28,874,000 fr.
6« Période. — Disette, (o années ; 1843 à 1847).
Excédant des importations sur les exportations. 18,097,132 hect.
Ayant coûté à la France 515,561,232 tr.
7« Période. — Abondance. (5 années : 1848-1852).
Eîxcédant des exportations sur les importations. 14,344,824 hect.
Dont le produit a été de 218,823,922 fr.
8e Période. — Disetïe. (5 années : 1853 à 1857).
Excédant des importations sur les exportations. 24,752,019 hect.
Ayant coûté à la France 692,063,885 fr.
En résumé, les 41 années que comprennent les huit périodes
ont produit un déficit de 1,358,798,999 fr.
NOTES 211
Résumé de la note A.
EXCÉDANT DES IMPORTATIONS. EXCÉDANT DES EXPORTATIONS.
1816 à 1821. 164,029,849 fr.
1828 à -1832. 211,593,670
1838 à 1842. 28,874,000
1843 à 1847. 315,561,232
1853 à 1857. 692,063,885
1822 à 1827. 19,525,528 fr.
1833 à 1837. 14,974,187
1848 à 1852, 218,823,922
1,612,122,636 253,323,637
253,323.637
1,338,798,999
Le travail de M. Abel Hugo s'arrêtant en 1852,
j'ai pu le compléter jusqu'en 1857 par des docu-
ments officiels, qui confirment toutes les prévisions
du consciencieux économiste, mais j'ai dû m'ar-
rêter à cette époque, aucun renseignement n'ayant
été publié depuis lors.
212 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
NOTE B
(Extraite de la brochure de M. Abel Hugo)
Que les disettes aient une funeste influence sur
le bien-être de la population, c'est ce qui n'a pas
besoin d'être démontré ; nous allons faire voir
qu'elles n'intéressent pas moins son existence et
son accroissement.
On sait qu'une population abondamment four-
nie de subsistances s'accroît rapidement et en
proportion directe de l'abondance dont elle jouit.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si elle dé-
croît quand elle manque des subsistances' dont
elle a besoin. Alors les décès augmentent et les
naissances diminuent.
Néanmoins, dans les États européens modernes,
la diminution est rarement telle, que s'il n'existe
NOTES 213
pas de cause autre que la disette, raccroissement
de la population en soit complètement arrêté,
c'est-à-dire que le nombre des décès surpasse ce-
lui des naissances.
On n'a vu de calamités pareilles qu'en Orient,
dans l'Inde anglaise, par exemple, où la famine
a dépeuplé des districts tout entiers.
Cela n'est même pas arrivé en France, dans les
deux plus mauvaises années du xix^ siècle, celles
où le choléra a fait sa double apparition, en 1832,
qui fut aussi une année de disette, et en 1849,
année où l'abondance apporta quelque soulage-
ment aux populations attaquées par l'épidémie.
L'accroissement moyen annuel de la population
en France depuis cinquante ans est de 1/210 *.
Il fut en 1832 de 1,7312 et en 1849 de 1,2643,
accroissement bien faible sans doute.
L'accroissement fort ou faible est donc continu;
mais il subit, en diminuant, l'influence des di-
settes.
* Cette statistique diffère peu de celle de M Block que nous
avons citée plus haut, elle équivaut au chiffre de 0,49, l'autre
au chiffre de 0,53, la différence peut s'exphquer par les années
plus au moins récentes sur lesquelles on a opéré.
2Ii SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
A quel chiffre s'élève cette diminution?
Pour les années que ^lous allons citer, elle a été
tantôt de 5 vingtièmes, tantôt de 5 et demi, de 7,
de 8 et de 11 vingtièmes, variant ainsi du quart
à plus de moitié sur les années précédentes.
Dans deux années, l'une d'abondance (1810),
l'autre de disette (1811), succédant à une année
d'abondance et en éprouvant encore les effets,
quant aux naissances, l'accroissement a été :
En 1810, de 6/80 pour 1000,
En 1811, de 5/38 pour 1000.
Moyenne des deux années, 6,09 pour 1000.
Dans les deux années suivantes, 1812, année
de grande disette, et 1813, où les récoltes insuffi-
santes ont eu sur les naissances une influence
augmentée par la disette précédente, l'accroisse-
ment a été seulement :
En 1812, de 3,81 pour 1000,
En 1813, de 4,01 pour 1000.
Moyenne des deux années, 3.91 pour 1000.
Diminution : plus de sept vingtièmes.
En 1816, année de récoltes insuffisantes, mais '
.NOTES 213
compensée et au delà par l'abondance des récoltes
de l'année précédente, l'accroissement de popu-
lation avait été de :
8,36 pour 1000.
bans les deux années suivantes, années de di-
sette, il fut seulement :
En 1817, de 6,64 pour 1000,
En 1818, de 5,45 pour 1000.
Moyenne des deux années : 6,04 pour 1000.
Diminution : plus de cinq viyigtièmes et demi.
De 1822 à 1827, période de six années d'abon-
dance, l'accroissement moyen annuel de la popu-
lation est de :
6,26 pour 1000.
Il s'abaisse de 1828 à 1832, période de cinq
années de disette, à
3,66 pour 1000
Diminution dep/its de huit vingtièmes.
L'influence des années de disette sur la diminu-
216 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
tiondelaccroisseaieot de population se fait même
sentir dans la période mixte.
En 1839, première année de disette, succédant
à plusieurs années d'abondance, l'accroissement
de la population a été de':
5,25 pour 1000
Il n'a plus été, en 1840, seconde année de disette,
que de :
4,01 pour 1000.
Diminution : cinq vingtièmes.
Dans la dernière période de disette qui a duré
cinq ans, et a exigé une importation (exportations
déduites) de 18,697,132 hectolitres de froment.
Tannée 1845 qui, par exception, n'a importé sur
cette masse considérable que la quantité insigni-
liaiite de 331,787 hectolitres, a eu un accroisse-
ment de population de :
6,83 pour 1000.
Tandis que dans les trois années suivantes,
1846 et 1847, années de disette, et 1848, première
année de la période d'abondance, oi^i la France est
encore, mais qui a subi, sous le rapport des nais-
NOTES 217
sance, l'influence de l'année précédente, l'accrois-
sement ne s'est élevé :
En 1846 qu'à 4,34 pour 1000 \
En 1847 qu'à 1,77 pour 1000 moyenne 3,02.
En 1848 qu'à 2,95 pour 1000 )
Diminution : plus de onze vingtièmes.
Ce qui précède prouve suffisamment l'influence
des disettes sur la diminution de l'accroissement
régulier de la population, et indique le chiff're
proportionnel de la diminution.
Nous avons voulu nous rendre compte de la
manière dont cette influence s'exerce et dont cette
diminution s'opère; nous avons reconnu que c'est
par deux actions simultanées, opposées dans les
moyens, mais concourant au même but par la
diminution des naissances et par l'augmentation
des décès; nous pourrions, au besoin, indiquer la
valeur proportionnelle de ces deux modes d'in-
fluence, mais nous ne donnerions qu'une preuve
de plus aux résultats qui viennent d'être énoncés,
et nous pensons que les preuves déjà données
suffisent.
218 SOLUTION POLITIQ! E ET SOCIALE
NOTE C
CONSTITUTION FÉDÉRALE DES ÉTATS-UNIS
PRÉAMBULE
Nous, le peuple des États-Unis, afin de former
une union plus parfaite, d'établir la justice, d'as-
surer la tranquillité intérieure, de pourvoir à la
défense commune, d'accroître le bien-ôtre géné-
ral, et de rendre durables pour nous comme pour
notre postérité les bienfaits de la liberté, nous
faisons, nous décrétons et nous établissons cette
Constitution pour les États d'Amérique.
ARTICLE PREMIER
CONGRÈS
Section I. — Le Congrès des Etats-Unis, com-
posé d'un Sénat et d'une Chambre de représen-
tants, sera investi de tous les pouvoirs législatifs
conférés par le présent acte.
iXOTES 219
Section II. — 1° La Chambre des représentants
sera composée de membres élus tous les deux ans
par le peuple des divers États, et les électeurs de
chaque État devront avoir les qualités requises
des électeurs de la branche la plus nombreuse de
la législature de l'État.
2° Personne ne pourra être représentant des
États-Unis, à moins d'avoir atteint l'âge de vingt-
cinq ans, d'avoir été, pendant sept ans, citoyen des
États-Unis, et d'être, au moment de son élection,
habitant de l'État qui l'aura élu.
3** Les représentants et les impôts directs seront
répartis entre les divers États qui feront partie
de l'Union, d'après le nombre respectif de leurs
habitants. Ce nombre sera déterminé en ajou-
tant au nombre total des personnes libres, y
compris ceux qui servent pour un terme limité,
et non compris les Indiens non imposés (taxés),
trois cinquièmes de toutes les autres personnes.
Le recensement, pour l'époque actuelle, sera fait
trois ans après la première réunion du congrès
des États-Unis, et ensuite de dix ans en dix ans,
d'après le mode qui sera réglé par une loi. Le
nombre des représentants n'excédera pas celui de
220 SOLUTION POLITIQUK ET SOCIALE
un par trente mille habitants, mais chaque État
aura au moins un représentant.
Jusqu'à ce que le recensement ait été fait, l'État
de New-Hampshire en enverra 3 ; Massachusetts, 8 ;
Rhode-Island et les plantations de Providence, 1 ;
Connecticut, 5; New-York, 6; New-Jersey, 4; la
Pensylvanie, 8 ; le Delaware, 1 ; le Maryland, 5 ;
la Virginie, 10; la Caroline, septentrionale, 5; la
Caroline méridionale, 5, et la Géorgie, 3.
4° Quand des places viendront à vaquer, dans
la représentation d'un État au Congrès, l'autorité
executive de cet État convoquera le corps élec-
toral pour les remplir.
5^ La chambre des représentants élira ses ora-
teurs (président et vice-président) et autres digni-
taires ; elle exercera seule le pouvoir de mise en
accusation pour forfaiture.
SÉNAT
Section 111. — l'^ Le Sénat des États-Unis sera
composé de deux sénateurs de chaque État, élus
par la législature de cet état et chaque sénateur
aura un vote.
NOTES 22l
2° Immédiatement après leur réunion, en con-
séquence de leur première élection, ils seront
divisés par nombre aussi égal que possible, en
trois classes. Les sièges des sénateurs de la
première classe seront vacants au bout de la
seconde année ; ceux de la seconde classe au bout
de quatre ans ; et ceux de la troisième classe à la
fin de la sixième année, de manière que tous les
deux ans un tiers du Sénat sera renouvelé par les
élections. Si des places deviennent vacantes par
démission ou pour tout autre cause, pendant l'in-
tervalle des sessions de la législature de chaque
État, le pouvoir exécutif de cet État nommera
provisoirement un sénateur jusqu'à ce que la
législature puisse remplir le siège vacant.
3° Personne ne pourra être sénateur à moins
d'avoir atteint l'âge de trente ans, d'avoir été
pendant neuf ans citoyen des États-Unis, et
d'être, au moment de son élection, habitant de
l'État qui l'aura choisi.
4o Le vice-président des États-Unis sera prési-
dent du Sénat, mais il n'aura point le droit de
voter, à moins que les votes ne soient partagés
également.
222 SL)LUT10N politique ET SOCIALE
5° Le Sénat nommera les autres employés e
dignitaires du Sénat, entre autres un présiden
qui présidera dans l'absence du vice-présiden
des États-Unis, ou quand celui-ci exercera le
fonctions du président de l'Union,
6" Le Sénat aura seul, le pouvoir de juger le
accusations intentées par la Chambre des repré-
sentants (impeacliment, conformément à la sec-
tion II, n*^ o, de l'article 1 sur le Congrès). Quan(
il agira à cat effet, les sénateurs prêteront un ser
ment spécial. Si c'est le président des États-Uni
qui est mis en jugement, le chef de la justici
présidera. Aucun accusé ne peut être déclar(
coupable ({u'à la majorité des deux tiers dei
membres présents.
7" Les jugements rendus, en cas de mise er
accusation, n'auront d'autre effet que de privei
l'accusé de la place qu'il occupe, de le déclare]
incapable' de posséder tout emploi honorique oi
rétribué, et tout poste de confiance, dans les
États-Unis ; mais la partie condamnée pourn
nonobstant être mise en accusation, jugée e1
punie, selon les lois, par les tribunaux ordi-
naires.
xNOTES 223
Section IV. — 1° Le temps, le lieu et le mode
de procéder aux élections des sénateurs et des
représentants seront réglés dans chaque État par
la législature; mais le Congrès peut, par une loi,
changer ces règlements ou en faire de nouveaux,
excepté pourtant en ce qui concerne le lieu où les
sénateurs doivent être élus.
2*^ Le Congrès s'assemblera au moins une fois
l'année, et cette réunion sera fixée pour le premier
lundi de décembre, à moins qu'une loi ne la fixe
à un antre jour.
PRIVILEGES, POUVOIR ET DEVOIRS DU CONGRES
Section V. — 1° Chaque Chambre sera juge des
élections, des droits et des titres de ses membres ;
dans chaque Chambre la majorité suffira pour
traiter les affaires ; toutefois un nombre moindre
que la majorité peut s'ajourner de jour en jour et
est autorisé à forcer les membres absents à se
rendre aux séances par telle pénalité que chaque
Chambre pourra établir.
2° Chaque Chambre fera son règlement, punira
224 SOLUTION POLITIQrE KT SOCIALE
ses membres pour conduite inconvenante, et
pourra, à la majorité des deux tiers, exclure un
membre.
3° Chaque Chambre tiendra un journal de ses
délibérations et le publiera d'époque en époque
(à l'exception de ce qui lui paraîtra devoir rester
secret), et les votes négatifs ou approbatifs des
membres de chaque Chambre sur une question
quelconque seront, sur la demande dun cinquième
des membres présents, consignés sur le journal.
4^ Aucune des deux Chambres ne pourra, pen-
dant la session du Congrès, et sans le consente-
ment de l'autre Chambre, s'ajourner à plus de
trois jours, ni transférer ses séances dans un
autre lieu que celui où siègent les deux chambres.
Section YI — 1° Les sénateurs et les représen-
tants recevront pour leurs services une indemnité
qui sera fixée par une loi et payée par le trésor des
États-Unis.
Dans tous les cas, excepté ceux de trahison, de
félonie ou de d'atteinte à la paix publique, ils ne
pourront être arrêtés, soit pendant leur présence
à la session, soit en s'y rendant on en retournant
NOTES 225
dans leurs foyers; dans aucun autre lieu ils ne
pourront être inquiétés ni interrogés en raison de
discours ou opinions prononcés dans leurs cham-
bres respectives.
2° Aucun sénateur ou représentant ne pourra,
pendant le temps pour lequel il a été élu, être
nommé à une place, dans l'ordre civil, sous l'auto-
rité des États-Unis, lorsque cette place aura
été crée ou que les émoluments en auront été
augmentés pendant cette période. Aucun individu,
occupant une place sous l'autorité des États-Unis,
ne pourra être membre d'une des deux Chambres
tant qu'il conservera cette place.
Section VII — 1° Tous les bills (lois), établis-
sant des impôts, doivent prendre naissance dans la
Chambre des représentants, mais le Sénat peut y
concourir par des amendements comme aux
autres bills (lois).
2° Tout bill qui aura reçu l'approbation du Sénat
et de la Chambre des représentants sera, avant
de devenir loi, présenté au président des États-
Unis; s'il l'approuve, il y apposera sa signa-
ture, sinon, il le renverra avec ses objec-
15
226 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
tiens à la Chambre dans laquelle il aura
été proposé ; elle consignera les objections inté-
gralement dans son journal et discutera de nou-
veau le bill. Si. après cette seconde discussion,
deux tiers de la Chambre se prononcent en faveur
du bill, il sera envoyé, avec les objections du pré-
sident, à l'autre Chambre qui le discutera éga-
lement et, si la même majorité l'approuve, il
deviendra loi; mais, en pareil cas, les votes des
Chambres doivent être donnés par oui et par non
et les noms des personnes, votant pour ou contre,
seront inscrits sur le journal de leurs Chambres
respectives. Si dans les dix jours (les dimanches
non compris) le président ne renvoie point un bill
qui lui aura été présenté, ce bill aura force de loi
comme s'il l'avait signé, à moins, cependant, que
le Congrès en s'ajournant ne prévienne le renvoi :
alors le bill ne fera point loi.
3^ Tout ordre, toute résolution ou vote pour les-
quels le concours des deux Chambres est nécessaire
(excepté pourtant pour la question d'ajournement),
doivent être présentés au président des États-
Unis, et approuvés par lui avant de recevoir leur
exécution, s'il les rejette, ils doivent être de non-
NOTES 227
veau adoptés par les deux tiers des deux Cham-
bres suivant les règles prescrites pour les bills.
Section YIII. — Le Congrès aura le pouvoir :
i° D'établir et de faire percevoir des taxes, droits,
impôts et excises; de payer les dettes publiques
et de pourvoir à la défense commune et au bien
général des États-Unis; mais les droits, impôts et
excises devront être les mêmes dans tous les
États de l'Union,
2° D'emprunter de l'argent sur le crédit des
États-Unis.
3° De régler le commerce avec les nations étran-
gères, entre les divers États et les tribus in-
diennes ;
¥ D'établir une règle générale pour les naturali-
sations, et des lois générales sur les banqueroutes
dans les États-Unis ;
5*^ De battre la monnaie, d'en régler la valeur,
ainsi que celle des monnaies étrangères, et de
iixer la base des poids et mesures;
6'^ D'assurer la punition de la contrefaçon de la
monnaie courante et du papiei- public des États-
Unis;
228 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
7» D'établir des bureaux de poste et des routes
de poste;
8° D'encourager les progrès des sciences et des
arts utiles, en assurant pour des périodes limitées,
aux auteurs et inventeurs le droit exclusif de leurs
écrits et de leurs découvertes ;
9*^ De constituer des tribunaux subordonnés à
la cour suprême.
lOo De définir et de punir les pirateries et
félonies commises en haute mer et les offenses
contre le droit des gens;
ll'^De déclarer la guerre, d'accorder les lettres
de marque et de représailles, et de faire des règle-
ments concernant les captures sur terre et sur
mer;
12° De lever et d'entretenir des armées; mais
aucun argent pour cet objet ne pourra être voté
pour plus de deux années.
43" De créer et d'entretenir une force maritime;
14'' D'établir des règles pour l'administration et
l'organisation, des forces de terre et de mer;
15" De pourvoir à ce que la milice soit convo-
quée pour exécuter les lois de l'Union, pour répri-
mer les insurrections et repousser les invasions;
NOTES 229
16° De pourvoir à ce que la milice soit orga-
nisée, armée et disciplinée, et de disposer de la
partie de cette milice qui peut se trouver employée
au service des États-Unis, en laissant aux États
respectifs la nomination des officiers et le soin
d'établir dans la milice la discipline prescrite par
le Congrès.
17" D'exercer la législation exclusive, dans
tous les cas quelconques, sur tel district (ne dépas-
sant pas dix milles carrés) qui pourra, par la ces-
sion des États particuliers et par l'acceptation du
Congrès, devenir le siège du gouvernement des
États-Unis, et d'exercer une pareille autorité sur
tous les lieux acquis par achat, d'après le consen-
tement de la législature de l'État où ils seront
situés et qui serviront à l'établissement de forte-
resses, de magasins, d'arsenaux, de chantiers et
autres établissements d'utilité publique;
18*^ Enfin, le Congrès aura le pouvoir de faire
toutes les lois nécessaires ou convenables pour
mettre à exécution les pouvoirs qui lui ont été
accordés, et tous les autres pouvoirs dont cette
constitution a investi le gouvernement des États-
Unis ou une de ses branches.
230 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
Sectio7i [\. — 1*^ i^a migration ou l'importation
de telles personnes, dont l'admission peut pa-
raître convenable aux États actuellement exis-
tants, ne sera point prohibée par le Congrès avant
l'année 1808, mais une taxe, ou droit n'excédant
point dix dollars par personne, peut-être imposé
sur cette importation ;
2*^ Le privilège de Vhabeas corpus ne sera sus-
pendu qu'en cas de rébellion ou d'invasion, et
lorsque la sûreté publique l'exigera;
3*^ Aucun bill « d'attainder, » ni loi rétroactive
« ex posi facto, » ne pourront être décrétés;
4° Aucune capitation ou autre taxe directe ne
sera établie, si ce n'est en proportion du dénom-
brement prescrit dans une section précédente ;
5° Aucune taxe ou droit ne sera établi sur
des articles exportés d'un État quelconque ,
aucune préférence ne sera donnée par des règle-
ments commerciaux ou fiscaux, aux ports d'un
État sur ceux d'un autre ; les navires destinés
pour un État ou sortant de ses ports, ne pourront
être forcés de faire des déclarations d'entrée ou
de sortie dans ceux d'un autre, ou d'y payer des
droits ;
NOTES 231
6*^ Aucun argent ne sera tiré de la trésorerie
(|u'en conséquence de dispositions prises par une
loi, et de temps en temps on publiera un tableau
régulier des recettes et des dépenses publiques;
1^ Aucun titre de noblesse ne sera accordé par
les États-Unis, et aucune personne, tenant une
place rétribuée ou un poste de confiance sous leur
autorité, ne pourra, sans le consentement du
Congrès, accepter quelque présent, émolument,
place ou titre quelconque d'un roi, prince ou
État étranger.
Section X. — 1*^ Aucun État ne pourra con-
tracter ni traité, ni alliance, ni confédération, ni
battre monnaie, ni accorder des lettres de marque
ou de représailles, ni émettre des billets de crédit,
ni déclarer qu'autre chose que la monnaie d'or
et d'argent doive être acceptée en payement de
dettes, ni passer quelque bill « d'attainder, » ou
loi rétroactive « ex post facto, » ou affaiblissement
des obligations des contrats, ni accorder aucun
titre de noblesse ;
2<^ Aucun État ne pourra, sans le consentement
du Congrès, établir quelque impôt ou droit sur les
232 SOLUTION POLITIOUK ET SOCIALE
importations ou exportations, à l'exception de ce
qui lui sera absolument nécessaire pour l'exécu-
tion de ses lois d'inspection, et le produit net do
tous droits et impôts, établis par quelque État sur
les importations et exportations, sera à la dispo-
sition de la trésorerie des États-Unis, et toute loi
pareille sera sujette à la révision etau contrôle du
Congrès. Aucun État ne pourra, sans le consen-
tement du Congrès, établir aucun droit sur le
tonnage, entretenir des troupes ou des vaisseaux
de guerre en temps de paix, contracter quelque
traité ou union avec un autre État, ou avec une
puissance étrangère, ou s'engager dans une guerre,
si ce n'est dans des cas d'invasion, ou d'un
danger assez imminent pour n'admettre aucun
délai.
ARTICLE II
POUVOIR EXÉCUTIF
Section I. — 1° Le président des États-Unis sera
investi du pouvoir exécutif, il occupera sa place
pendant le terme de quatre ans ; son élection et
celle du vice-président, nommé pour le même
terme, auront lieu ainsi qu'il suit :
XOTES 233
!2'' Chaque État iioiiiniera, de la manière qui
sera prescrite par la législature, un nombre
d'électeurs égal au nombre total de sénateurs et
de représentants que l'État envoie au Congrès ;
mais aucun sénateur ou représentant, ni aucune
personne, possédant une place rétribuée ou poste
de confiance sous l'autorité des États-Unis, ne
peuvent être électeurs *.
Les électeurs s'assembleront dans leurs États
respectifs et ils voteront au scrutin pour deux
individus, dont un au moins ne sera point habitant
du même État qu'eux. Ils feront une liste de
toutes les personnes qui ont obtenu des suffrages
et du nombre de suffrages que chacune d'elles
aura obtenu. Ils signeront et certifieront cette liste
et la transmettront, scellée, au siège du gouverne-
ment des États-Unis, sous l'adresse du président
du Sénat qui, en présence du Sénat et de la
Chambre des représentants, ouvrira tous les cer-
titicats et comptera les votes. Celui qui aura obtenu
le plus grand nombre de votes sera président. Si
ce nombre forme la majorité des électeurs, si plu-
* Cette clause a été annulée et remplacée par le douzième amen-
dement. ( Voir la fin.)
234 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
sieurs ont obtenu cette majorité et que deux ou un
plus grand nombre réunissent la même quantité
de suffrages, alors la Chambre des représentants
choisira l'un d'entre eux pour président par la voie
du scrutin. Si aucun n'a réuni cette majorité, la
Chambre prendra les cinq personnes qui en ont
approché davantage et choisira parmi elles le pré-
sident de la même manière. Mais en choisissant
ainsi le président, les votes seront pris par
État, la représentation de chaque État ayant un
vote.
Un ou plusieurs membres des deux tiers des
États devront être présents et la majorité de tous
ces États sera indispensable pour que le choix soit
valide. Dans tous les cas, après le choix du pré-
sident celui qui réunira le plus de voix sera vice-
président.
Si de'jx ou plusieurs candidats ont obtenu un
nombre égal de voix, le Sénat choisira parmi ces
candidats le vice-président par voie du scrutin.
3° Le congrès peut déterminer l'époque de la
réunion des électeurs et le jour auquel ils donne-
ront leurs suffrages, lequel jour sera le même
pour tous les Etats de l'Union.
NOTES 235
\o Aucun inilividu autre qu un citoyen né dans
les Etats-Unis, ou étant citoyen lors de l'adoption de
cette Constitution ne peut être éligible à la dignité
de président, aucune personne ne sera éligible à
cette fonction à moins d'avoir atteint l'âge de
trente-cinq ans et d'avoir résidé quatorze ans aux
Etats-Unis.
5° En cas que le président soit privé de son em-
ploi ou en cas de mort, de démission ou d'inhabi-
leté à remplir les fonctions et les devoirs de cette
dignité, elle sera confiée au vice-président, et le
Congrès peut, par une loi, pourvoir au cas du ren-
voi, de la mort, de la démission ou de l'inhabileté
tant du président que du vice-président, et indi-
quer quel fonctionnaire public remplira en pareil
cas la présidence, jusqu'à ce que la cause de l'in-
habileté n'existe plus, ou qu'un nouveau prési-
dent ait été élu.
6° Le président recevra pour ses services, à des
époques fixées, une indemnité (jui ne pourra être
augmentée ni diminuée pendant la période pour
laquelle il aura été élu, et pendant le même
temps il ne pourra recevoir aucun autre émolu-
ment des Etats-Unis ou de l'un des États.
236 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
7o Avant son entrée en fonction, il prêtera le
serment on affirmation qni suit :
« Je jure (ou j'affirme) solennellement que je
» remplirai fidèlement la fonction de président
» des États-Unis, et que j'emploierai tous mes
» soins à conserver, protéger et défendre la
)) Constitution des États-Unis. »
Section II. — 1° Le président sera commandant
en chef de l'armée et des flottes des États-Unis et
de la milice des divers États, quand elle sera
appelée au service actif des États-Unis. Il peut
requérir l'opinion écrite du principal fonction-
naire dans chacun des départements exécutifs,
sur tout objet relatif aux devoirs de leurs offices
respectifs, et il aura le pouvoir d'accorder dimi-
nution de peine et pardon pour délits envers les
États-Unis, excepté en cas de mise en accusation
par la Chambre des représentants.
2° Il aura le pouvoir de faire des traités de l'avis
et du consentement du Sénat, pourvu que les
deux tiers des sénateurs présents y donnent leur
approbation ; il nommera de l'avis et du consente-
ment du Sénat, et désignera les ambassadeurs,
NOTES 237
les autres ministres publics et les consuls, les
juges des cours suprêmes et tous autres fonction-
naires des États-Unis, aux nominations desquels
il n'aura point été pourvu d'une autre ma-
nière dans cette Constitution , et qui seront
institués par une loi. Mais le Congrès peut, par
une loi, attribuer les nominations de ces employés
subalternes au président seul, aux cours de justice
ou aux chefs des départements (ministres).
3° Le président aura le pouvoir de nommer à
toutes les places vacantes pendant l'intervalle des
sessions du Sénat, en accordant des commissions
qui expireront à la tin de la session prochaine.
Section III. — De temps à autre le président
donnera au Congrès des informations sur l'état
de l'Union, et il recommandera, à son examen
les mesures qu'il jugera nécessaires et convena-
bles ; il peut, dans des occasions extraordi-
naires, convoquer les deux Chambres, ou l'une
d'elles, et en cas de dissentiments entre elles sur
le temps de leur ajournement, il peut les ajourner
à telle époque qui lui paraîtra convenable. Il rece-
vra les ambassadeurs et les autres ministres
238 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
publics; il veillera à ce que les lois soient fidèle-
ment exécutées et il commissionnera tous les fonc-
naires des États-Unis.
Section lY. — Le président, le vice-président
et tous les fonctionnaires civils pourront être ren-
voyés de leur place si, à la suite d'une accusation,
ils sont convaincus de trahison, de dilapidation
du trésor public ou d'autres grands crimes et
d'inconduite {misdememiors) .
ARTICLE III
POUVOIR JUDICIAIRE
Section I. — Le pouvoir judiciaire des États-
Unis sera confié à une cour suprême et aux autres
cours inférieures que le Congrès peut de temps à
autre former et établir. Les juges, tant des cours
suprêmes que des cours inférieures, conserveront
leur place tant que leur conduite sera bonne, et
ils recevront pour leurs services, à des époques
fixées, une indemnité qui ne pourra être dimi-
nuée tant qu'ils occuperont leur place.
NOTES 2.Î9
Section II. — 1*^ Le pouvoir judiciaire s'étendra
à toutes les causes, en matière de lois et d'équité,
qui se produiront sous l'empire de cette Constitu-
tion, des lois des États-Unis et des traités faits ou
qui seront faits sous leur autorité; à toutes les
causes concernant des ambassadeurs , d'autres
ministres publics ou des consuls; à toutes les
causes de l'amirauté ou de la juridiction mari-
time ; aux contestations dans lesquelles les États-
Unis seront partie; aux contestations entre deux
ou plusieurs États, entre un État et des citoyens
d'un autre État, entre des citoyens d'États diffé-
rents, entre des citoyens du même État réclamant
des terres en vertu de concessions émanées de
différents États, et entre un État ou les citoyens
de cet État et des États, citoyens ou sujets étran-
gers.
Dans tous les cas concernant les ambassadeurs,
d'autres ministres publics ou des consuls, et dans
les causes dans lesquelles un État sera partie, la
cour suprême exercera la juridiction originelle.
Dans tous les autres cas sus-mentionnés, la cour
suprême aura la juridiction d'appel, tant sous le
rapport de la loi (pie du fait, avec telles excep-
2iO SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
tions et tels règlements que le Congrès pourra
faire. Le jugement de tout crime, excepté en cas
(le mise en accusation par la Chambre des repré-
sentants, sera rendu par jury; ce jugement aura
lieu dans l'État où le crime aura été commis;
mais si le crime n'a pas été commis dans un des
États, le jugement sera rendu dans tel lieu que le
Congrès aura désigné à cet effet par une loi.
Section III. — 1*^ La trahison contre les États-
Unis consistera uniquement à prendre les armes
contre eux ou à se réunir à leurs ennemis en leur
donnant aide et secours. Aucune personne ne sera
convaincue de trahison, si ce n'est sur le témoi-
gnage de deux témoins déposant sur le même acte
patent, ou lorsqu'elle sera reconnue coupable de-
vant la cour.
Le Congrès aura le pouvoir de fixer la peine de
trahison, mais ce crime ne pourra entraîner que
l'infamie personnelle et non la confiscation, si ce
n'est pendant la vie de la personne convaincue
(condamnée).
NOTES 2il
ARTICLE IV
POUVOIR ET DROITS DES ÉTATS
Section 1. — Pleine confiance et crédit seront
donnés, en chaque, État, aux actes publics et aux
procédures judiciaires de tout autre État, et le
Congrès peut, par des lois générales, déterminer
quelle sera la forme probante de ces actes et pro-
cédures et les effets qui y seront attachés.
Section 11. — 1^ Les citoyens de chaque État au-
ront droit à tous les privilèges et immunités atta-
chés au titre de citoyen dans les autres États.
2^ Un individu, accusé, dans un État, de trahison,
de félonie ou de tout autre crime, qui se soustraira
à la justice et qui sera trouvé dans un autre État,
sera, sur la demande de l'autorité executive de
l'État dont il s'est enfui, livré et conduit vers
l'État ayant juridiction sur ce crime.
Z^ Aucune personne tenue au service ou au tra-
ie
242 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
vail dans un État, sous les lois de cet État, et qui
se sauverait dans un autre, ne pourra, en consé-
quence d'une loi ou d'un règlement de l'État où
elle s'est réfugiée, être dispensée de ce service ou
travail, mais sera livrée sur la réclamation de la
partie à laquelle ce service et ce travail sont dus.
Section III. — l'' Le Congrès pourra admettre
de nouveaux États dans cette Union, mais aucun
nouvel État ne sera érigé ou formé dans la juri-
diction d'un autre État ; aucun État ne sera formé
non plus de la réunion de deux ou de plusieurs
États ni de quelque partie d'État, sans le consen-
tement de la législature des États intéressés, et
sans celui du Congrès.
Le Congrès aura le pouvoir de disposer du ter-
ritoire et des autres propriétés appartenant aux
États-Unis, et d'adopter à ce sujet tous les règle-
ments et mesures convenables; et rien dans cette
constitution ne sera interprété dans un sens pré-
judiciable aux droits que peuvent faire valoir les
États-Unis ou quelques États particuliers.
Section IV. — Les États-Unis garantissent à
NOTKS 243
tous les États de l'Union une forme de gouverne-
ment républicain, et protégeront chacun d'eux
contre toute invasion, et aussi contre toute vio-
lence intérieure, sur la demande de la législature
ou du pouvoir exécutif, si la législature ne peut
être convoquée.
ARTICLE V
AMENDEMENTS A LA CONSTITUTION.
Le Congrès, toutes les fois que les deux tiers
des deux Chambres le jugeront nécessaire, propo-
sera des amendements à cette constitution, ou sur
la demande des deux tiers des législateurs des
divers États, il convoquera une convention pour
proposer des amendements, lesquels dans les deux
cas, seront valables à toute fin, comme partie de
cette constitution, quand ils auront été ratifiés par
les législatures des trois quarts des divers États ,
ou par les trois quarts des conventions formées
dans le sein de chacun d'eux, selon que l'un ou
l'autre mode de ratification aura été prescrit par
le Congrès, pourvu qu'aucun amendement faitavant
244 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
l'année 1808 n'affecte d'une manière quelconque
la première et la quatrième clause de la neuvième
section du premier article, et qu'aucun État ne soit
privé, sans son consentement, de son suffrage dans
le Sénat.
ARTICLE VI
DISPOSITIONS DIVERSES.
1° Toutes les dettes contractées et les engage-
ments pris avant la présente constitution seront
aussi valides à l'égard des États-Unis sous la pré-
sente constitution que sous la confédération.
2*^ Cette constitution et les lois des États-Unis
qui seront faites en conséquence, et tous les trai-
tés faits ou qui seront faits sous l'autorité des-
dits États-Unis, composeront la loi suprême du
pays; les juges de chaque État seront tenus de
s'y conformer, nonobstant toute disposition qui,
dans les lois ou la constitution d'un État quelcon-
que, serait en opposition avec cette loi suprême.
S'' Les sénateurs et les représentants sus-men-
tionués ot les membres des législatures des États
NOTES 24o
et tous les officiers du pouvoir exécutif et judi-
ciaire, tant des États-Unis que des divers États,
seront tenus, par serment ou par affirmation, de
maintenir cette constitution, mais aucun serment
religieux ne sera jamais requis comme condition
pour remplir une fonction ou charge publique sous
l'autorité des États-Unis.
ARTICLE VII
1" La ratification donnée par les conventions de
neuf États sera suffisante pour l'établissement de
cette constitution entre les États qui l'auront ainsi
ratifiée.
2"^ Fait en convention, par le consentement
unanime des États présents , le dix-septième
jour de septembre de l'an du Seigneur 1787 et le
douzième de l'indépendance des États-Unis; en
témoignage de quoi nous avons signé.
Signé : Georges Washington
ET QUARANTE AUTRES.
246 solution politique et sociale
Amendements et additions a la constitution fédé-
rale, PROPOSÉS PAR LE CONGRÈS ET RATIFIÉS PAR
LA LÉGISLATURE DES DIFFÉRENTS ÉTATS , EN VERTU
DE l'article 5.
LOI POUR l'Établissement ou la prohibition d'une religion
Art. l^^ Le congrès ne pourra faire aucune loi
relative à l'établissement d'une religion , ou pour
en prohiber une ; il ne pourra point non plus
restreindre la liberté de la parole ou de la presse,
ni attaquer le droit qu'a le peuple de s'assembler
paisiblement et d'adresser des pétitions au gou-
vernement pour obtenir le redressement de ses
griefs.
droit du peuple de garder ses armes
Art. 2. Une milice bien réglée étant nécessaire
à la sécurité d'un État libre , on ne pourra res-
treindre le droit qu'a le peuple de garder et de
porter des armes.
NOTES 247
Art. 3. Aucun soldat ne sera, en temps de
paix, logé dans une maison sans le consentement
du propriétaire, ni en temps de guerre, si ce n'est
de la manière qui sera prescrite par une loi.
DES RECHERCHES ET SAISIES DÉRAISONNABLES
^rf. 4. Le droit qu'ont les citoyens de jouir
de la sûreté de leurs personnes, de leur domicile,
de leurs papiers et effets , à l'abri des recherches
et saisies déraisonnables, ne pourra être violé;
aucun mandat ne sera émis , si ce n'est sur des
présomptions fondées, corroborées par le serment
ou l'affirmation ; et ces mandats devront contenir
la désignation spéciale du lieu où les perquisitions
devront être faites et des personnes ou objets à
saisir.
PRIVILÈGES INDIVIDUELS
Art. 5. Aucune personne ne sera tenue de
répondre à une accusation capitale ou infamante,
à moins d'une mise en accusation émanant d'un
grand jury, à l'exception des délits commis par
â48 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
des individus appartejiaiit aux troupes de terre
ou de mer, ou à la milice , quand elle est en
service actif, en temps de guerre ou de danger
public ; la même personne ne pourra être soumise
deux fois pour le même délit à une procédure qui
compromettrait sa vie ou un de ses membres.
Dans aucune cause criminelle, l'accusé ne pourra
être forcé à rendre témoignage contre lui-même ;
il ne pourra être privé de la vie, de la liberté ou
de sa propriété que par suite d'une procédure
légale. Aucune propriété privée ne pourra être
appliquée à un usage public sans juste compen-
sation.
Art. 6. Dans toute procédure criminelle,
l'accusé jouira du droit d'être jugé promptement
et publiquement par un jury impartial de l'État
et du district dans lequel le crime aura été
commis, district dont les limites auront été
tracées par une loi préalable; il sera informé de
la nature et du motif de l'accusation; il sera con-
fronté avec les témoins à charge ; il aura la faculté
de faire comparaître des témoins en sa faveur,
et il aura l'assistance d'un conseil pour sa dé-
fense.
NOTES -249
Art. 7. Dans les causes qui devront être déci-
dées selon la loi commune (in suifs atcommon lavS)
le jugement par jury sera conservé dès que la
valeur des objets en litige excédera vingt dollars ;
et aucun fait jugé par le jury ne pourra être
soumis à l'examen d'une autre cour dans les
États-Unis, que conformément à la loi commune.
Art. 8. On ne pourra exiger de cautionnements
exagérés, ni imposer des amendes excessives,
ni infliger des punitions cruelles et inaccou-
tumées.
INTERPRETATION LE LA CONSTITUTION
Aî't. 9. L'énumération faite, dans cette consti-
tution, de certains droits, ne pourra être inter-
prétée de manière à exclure ou affaiblir d'autres
droits conservés par le peuple.
POUVOIRS NON DÉLÉGUÉS
Art. 10. Les pouvoirs non délégués aux États-
Unis par la constitution , ou ceux qu'elle ne
230 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
défend pas aux États d'exercer, sont réservés aux
États respectifs ou au peuple.
LIMITATION DU POUVOIR JUDICIAIRE
Art. 11. Le pouvoir judiciaire des États-Unis
ne sera point organisé de manière à pouvoir s'é-
tendre par interprétation à une procédure quel-
conque, commencée contre un des États par les
citoyens d'un autre État, ou par les citoyens ou
sujets d'un État étranger.
ÉLECTION DU PRÉSIDENT
Ai^t. 12. — 1. Les électeurs se rassembleront
dans leurs États respectifs, et ils voteront au
scrutin pour la nomination du Président et du
Vice-Président, dont un au moins ne sera point
habitant du même État qu'eux; dans leurs bulle-
tins, ils nommeront la personne pour laquelle ils
votent comme Président , et dans des bulletins
distincts, celle qu'ils portent à la vice-présidence;
ils feront des listes distinctes de toutes les per-
NOTES 251
sonnes portées à la présidence et de toutes celles
désignées pour la vice- présidence, et du nombre
des votes pour chacune d'elles; ces listes seront
par eux signées , certifiées et transmises scellées
au siège du gouvernement des États-Unis , à
l'adresse du président du Sénat. Le président du
Sénat, en présence des deux chambres, ouvrira
tous les procès-verbaux , et les votes seront
comptés. La personne réunissant le plus grand
nombre de suffrages pour la présidence sera
président, si ce nombre forme la majorité de tous
les électeurs réunis; et si aucune personne n'avait
cette majorité , alors, parmi les trois candidats
ayant réuni le plus de voix pour la présidence, la
Chambre des représentants choisira immédiate-
ment le Président par la voie du scrutin. Mais
dans ce choix du Président, les votes seront
comptés par État, la représentation de chaque
État n'ayant qu'un vote : un membre ou des
membres de deux tiers des États, seront nécessaires
pour le choix. Et si la Chambre des représentants
ne choisit point le Président, quand ce choix lui
sera dévolu, avant le quatrième jour du mois de
mars suivant, le Vice-Président sera Président,
2o2 SOLUTIOJ^ POLITIQUE ET SOCIALE
comme dans le cas de mort ou d'autre inhabileté
constitutionnelle du Président.
2. La personne réunissant le plus de suffrages
pour la vice-présidence sera Vice-Président, si ce
nombre forme la majorité du nombre total des
électeurs réunis, et si personne n'a obtenu cette
majorité, alors le Sénat choisira le Vice-Président
parmi les deux candidats ayant le plus de voix ;
la présence des deux tiers des sénateurs et la ma-
jorité du nombre total sont nécessaires pour ce
choix.
2. Aucune personne constitutionnellement iné-
ligible à la place de Président, ne sera éligible à
celle de Vice-Président des États-Unis.
NOTES 233
NOTE D.
RAPPORT FAIT PAR M. JULES DUVAL
AU CONGRÈS INTERNATIONAL DE BIENFAISANCE DE BRUXELLES
Dans la séance du 17 septembre 1856
EN PRÉSENCE DE S. M. L F. ROI DES BELGES
Messieurs,
Je prends la parole au nom de la deuxième sec-
tion du Congrès au sein duquel la commission spé-
ciale de la population et de l'émigration m'a fait
l'honneur de me confier l'expression de ses vœux.
En toute occasion, le rapporteur eût sollicité la
bienveillante indulgence du Congrès pour un tra-
vail improvisé à la hâte, qui aurait demandé plus
d'autorité personnelle et une longue préparation.
Cette obligation lui est plus vivement imposée, il
2.ji SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
le sent, par la solennité inaccoutumée de la séance
d'aujourd'hui. Puisse du moins la grandeur du
sujet faire oublier l'imperfection de la forme.
La question soumise à vos délibérations est
complexe. Dans le programme du Congrès, elle
est ainsi formulée :
« Aviser aux moyens de prévenir l'accroisse-
ment désordonné de la population, et notamment
à l'organisation permanente et régulière de l'émi-
gration. »
Voici d'abord les conclusions de la section :
1° L'accroissement de la population ne peut et
ne doit être combattu par aucun règlement légal.
i2*' Les maux du paupérisme, dus à l'extension
de la population, sont atténués d'une manière
efficace, quoiqu'indirecte, par l'émigration.
3^ En conséquence, toute liberté et toute pro-
tection doivent être accordées à l'émigration.
¥ Les gouvernements, les associations et les
individus, doivent combiner leurs efforts, chacun
dans sa sphère propre, pour obtenir de l'émigra-
tion tous les bienfaits qu'elle peut donner.
S'* L'institution projetée d'une correspondance
internationale doit embrasser particulièrement
NOTES 25S
réoiigratioiî dans le cadre de ses renseigne-
ments.
Population, émigration, telles sont les deux
faces du problème. La division de ce travail se
trouve ainsi toute tracée.
1. — POPULATION
Sur cette première branche du problème, il a
été reconnu que la brièveté du temps que la sec-
tion pouvait y consacrer n'en permettait pas une
étude régulière et tant soit peu approfondie. La
question de la population est une des plus impor-
tantes et des plus ardues à la fois de l'économie
sociale ; nous ne pouvions l'aborder sans vouloir
la scruter, et à la scruter, de longues et nombreu-
ses séances n'auraient pas suffi.
Au risque de ne pas répondre pleinement à
l'attente du Congrès, la commission a préféré
s'abstenir, sauf sur un seul point capital.
Le programme parle à diverses reprises d'ac-
croissement désordonné de la population et des
moyens de le prévenir.
23;) SÛLUTIOxN POLITIQUE ET SOCIALE
A-t-on voulu seulement faire allusion a la situa-
tion exceptionnelle de certains pays et de certains
temps, 011 la surabondance de population constitue
un embarras incontestable pour les gouvernements
et les communes? Dans ce cercle local et restreint,
la commission ne méconnaît pas la réalité du mal,
et rend hommage à la sollicitude du programme.
Mais elle pense que le remède pour le prévenir ne
saurait être demandé à des règlements officiels.
Toute tentative arbitraire, pour diminuer la popu-
lation, aboutit à des désordres plus graves. C'est à
l'esprit de prévoyance, c'est à la conscience indi-
viduelle des chefs de famille à mesurer les res-
sources dont ils disposeront pour l'éducation et
l'entretien des enfants. C'est un domaine intime
où la loi ne doit pas intervenir.
Mais le programme a-t-il voulu, se faisant l'écho
de certaines doctrines, proclamer, comme désor-
donné en soi, l'accroissement de la population, dû
à des causes naturelles, telles que la facilité et la
fécondité des mariages, l'excédant des naissances
sur les morts, la prolongation de la vie moyenne,
et dans ces accroissements voir une calamité so-
ciale qu'il fallait prévenir?
^ NOTES 257
A runanimité, la commission refuserait de s'as-
socier à ces tendances.
Sans entrer dans des débats théoriques, il lui
suifit de jeter un coup d'œil sur le globe, pour re-
connaître que la population humaine, bien loin de
surabonder généralement, fait presque partout
défaut, et longtemps encore ne répondra pas à
l'étendue des terres vacantes.
Pénétrée de ce sentiment, votre commission a
pensé que le programme du Congrès n'a entendu
parler que d'un encombrement local et accidentel,
fruit de circonstances spéciales. Le paupérisme
qui en résulte trouvera un puissant contre-poids
dans l'émigration. L'esprit divin n'a pas dit seu-
lement à l'humanité : Croissez et multipliez ; il a
ajouté : et remplissez la terre. Le précepte de la
multiplication porte en lui-même son tempéra-
ment. Dans cette parole vous entendez le principe
même de l'émigration posé dès les premiers âges
du monde comme remède à l'exubérance locale. Le
programme des hommes n'a sur ce point, comme
sur tous, qu'à suivre le programme divin.
17
258 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
II. — EMIGRATION
Nous sommes ainsi conduits à la seconde partie
du problème.
Concentrant ses débats , votre commission a
posé une question de principe et une question de
moyens.
En principe, l'émigration est-elle un remède
efficace au paupérisme?
Dans l'application, quels sont les moyens de la
rendre salutaire et de l'organiser d'une manière,
soit transitoire, soit permanente?
I. Sur le principe, l'émigration nous est appa-
rue comme un remède indirect et cependant effi-
cace aux misères qu'engendre le paupérisme.
Nous disons indirect, parce que la majeure
partie des individus qui vivent de l'assistance
publique sont les vieillards, les enfants, les
femmes, les inlirmes , les victimes incurables
des maladies d'esprit ou de corps, en un mot, ceux
dunl la rigueur du sort a le plus diminuée l'apti-
NOTES 239
tude au travail. Au point de vue de l'émigration,
ce sont des non-valeurs qu'elle refuse de recruter,
car il lui faut des bras vigoureux et des esprits
actifs et intelligents. Cette catégorie de la popu-
lation misérable, et c'est toujours la plus nom-
breuse, ne profite pas directement de l'émigration.
Et toutefois n'exagérons pas , même dans le
sens de la vérité , l'impuissance de l'émigration.
Si les êtres à la fois débiles et isolés ne sauraient
être transplantés, il n'en est pas de même des
parents ou des enfants qui font partie intégrante
de la famille. Avec quelques soins, l'émigration
n'accroît pas sensiblement contre eux la chance
de mortalité; elle diminue la chance des priva-
tions en les associant, dans la patrie nouvelle, au
bien-^tre d'une situation meilleure; la présence
des uns et des autres est un puissant aiguillon
pour les membres actifs de la famille; la réunion
de toutes les affections préserve de la nostalgie
et des déchirements du cœur; elle diminue les
soucis et les regrets, et quand l'heure dernière
sonne pour quelques-uns d'entre eux, la terre qui
reçoit en dépôt leur poussière, devient une terre
sainte, la véritable patrie à laquelle les enfants
260 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
tiennent désormais comme par un lien de cœur,
car elle a reçu la sainte consécration des suprêmes
adieux et des ossements paternels pieusement
ensevelis.
Le sentiment devient ainsi une force.
Mais pour n'être pas accusés d'exagérer le rôle
du sentiment dans des entreprises qui semblent à
quelques-uns en méconnaître les inspirations,
n'insistons pas et constatons plutôt comment l'é-
migration atténue indirectement le paupérisme.
Le paupérisme, quelles que soient ses causes
génératrices, se manifeste par un signe caractéris-
tique qui en est en quoique sorte l'essence : dis-
proportion du salaire aux besoins , soit par la
hausse des denrées, soit par la baisse des salaires,
soit par le concours des deux causes. Une densité
excessive de population fomente ce double mal.
La concurrence des travailleurs offrant, pour vivre,
leur bras au rabais, voilà pour la baisse des sa-
laires. La concurrence de ces mêmes travailleurs
se disputant les denrées, voilà pour la hausse des
subsistances. Diminuez la population, vous agissez
à la fois et en sens opposé sur le prix du travail
et sur le prix des subsistances. Moins offert, le
NOTES 261
travail voit hausser son prix; moins demandées,
les subsistances voient baisser le leur. Pour rap-
peler, en la modifiant un peu , une expression
pittoresque de Gobden, devenue populaire : avec
l'encombrement de population, l'ouvrier courait
après le maître ; avec une population éclaircie, si
le maître ne court pas encore vers l'ouvrier, du
moins ils vont d'un pas plus égal l'un vers l'autre.
Et de même font le marchand et l'acheteur.
Dès que le taux des salaires et celui des sub-
sistances sont en équilibre ou seulement rappro-
chés de ce beau idéal de l'économie sociale, le
paupérisme est atteint dans sa source principale.
En procurant cette grande réforme, l'émigration
a justifié de son efficacité.
Mais, dans ces déductions, ne caressons-nous
pas une chimère? La réalité s'est-elle produite
ainsi quelque part!
Oui , Messieurs , une grande expérience a été
faite de notre temps, sous nos yeux : elle a révélé
avec éclat ces propriétés jusque là peu connues de
l'émigration. Cette grande expérience s'appelle
l'Irlande.
Vous savez tous en quel abîme de misère ce
2P2 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
beau pays était tombé. Les mauvaises lois , la
mauvaise constitution de la propriété en étaient
sans doute les premières causes ; mais avec une
population qui croissait plus vite que les moyens
de subsistance, les vices de l'institution politique
et territoriale étaient envenimés au point de de-
venir la plus effrayante des plaies sociales. Une
convulsion finale semblait imminente.
L'idée d'émigration fut présentée aux esprits;
avidement saisie, elle passa vite au fait. Le cou-
rant d'abord insensible s'élargit , s'étendit , se
recruta dans toutes les provinces. On vit se renou-
veler l'antique exode d'un peuple. En dix ans,
près de deux millions d'âmes sur huit abandon-
nent une terre inhospitalière. Et admirez le mer-
veilleux résultat bien digne d'être médité par la
sagesse humaine! Pendant que la population n'a
diminué que d'un quart, le nombre des pauvres
inscrits au livre des charités communales a dimi-
nué des cinq sixièmes; de 600,000 et au delà
en 1850, il est tombé en 1855 à 106,802.
La transformation opérée est facile à analyser.
La concurrence pour la location des terres qui,
sous l'aiguillon de la faim , atteignait des prix
NOTES 263
exorbitants, s'est trouvée ramenée à des prix plus
modérés ; le travail industriel était offert au
rabais, il a maintenu ses droits. Les six millions
d'hommes restants ont eu en plus large part le
sol à meilleur marché, et plus de bestiaux, de
travail, de denrées; ne se dévorant plus mutuel-
lement, ils ont vécu et prospéré oi^i précédem-
ment ils se ruinaient et périssaient.
Nous n'avons garde de méconnaître le précieux
concours des réformes législatives et politiques
dues à l'initiative aussi ferme que hardie d'un
ministre qui leur devra l'immortalité de son nom;
elles ont puissamment contribué à l'amélioration
générale; mais pour devenir fécondes, il a fallu
que l'émigration dégageât du principal obstacle,
du trop plein, le champ de l'application. Et l'An-
gleterre l'a bien senti, puisqu'elle a déployé son
admirable énergie à organiser, à développer l'é-
migration, comprenant bien que cet affaiblisse-
ment de population, qui eût semblé à d'autres un
affaiblissement de puissance, était le salut même
de l'Angleterre comme de l'Irlande.
Nous sommes donc autorisés à dire que l'émi-
gration à fait ses preuves sur la plus grande
264 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
échelle, à la face du monde, pour le soulagement
du paupérisme dans les États qui en sont affli-
gés. Considérons maintenant ses effets sur la
partie de la population qui émigré. Ici ses bien-
faits sont plus directs.
Pour peu qu'elle ait été bien conduite, l'émi-
gration ne se perd pas en des aventures vagabon-
des; elle va droit à son but : le travail et la colo-
nisation.
A peine a-t-elle touché le sol étranger, qu'une
sève nouvelle semble vivifier son corps et son
âme. L'émigrant se classe-t-il d'abord parmi les
salariés, ou par goût ou par défaut de ressources?
Dans tous les pays nouveaux il trouve un salaire,
non plus inférieur aux besoins de la vie , mais
deux et trois fois supérieur ; gagnant au delà de
ses besoins, il épargne, et peu d'années se pas-
sent sans que le salarié devienne propriétaire.
L'émigrant a-t-il eu les ressources premières
pour acquérir et exploiter une propriété ? 11 jouit
de tous les avantages d'un pays neuf où la terre,
les bestiaux, les forces vives de la nature sont
gratuites ou à très-bas prix; les fécondant par
son propre travail, il y puise une rapide aisance.
NOTES 265
Le paupérisme est plus que soulagé, il est
anéanti : de ses cendres naît la fortune.
Racontons-nous une légende ou une histoire?
demandez à l'administration des postes ce que ces
prolétaires de la veille, en Irlande, en Allemagne,
en France, en Suisse, transportés sous d'autres
cieux, expédient d'argent à leurs parents et amis
restés en Europe? C'est par millions de francs
qu'on le compte.
Grâce à ces secours pécuniaires, ceux-ci ac-
complissent à leur tour le lointain et coûteux
voyage. Ainsi s'est accompli lexode irlandais qui
eût englouti les subventions de la bienfaisance
publique ou privée. Voilà donc ces mêmes familles,
qui auraient végété toute leur vie dans la misère,
devenues en peu d'années propriétaires et capi-
talistes! Gomment s'est accomplie cette transfor-
mation ?
Par l'émigration, ou plutôt par le travail libre,
ardent et fructueux qui en découle.
Les États eux-mêmes qui voient s'éloigner une
partie de la population n'ont pas à le déplorer.
Les uns, ceux qui possèdent des colonies, en pro-
fitent directement par le courant nouveau d'é-
266 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
changes qui s'établit entre la métropole et la
colonie, et dans les colonies qui prospèrent, les
échanges atteignent vite de grandes proportions :
demandez à l'Angleterre pour l'Australie, à la
France pour l'Algérie ! Mais les États sans colonies
peuvent se créer aussi des relations nouvelles de
commerce que l'avenir développera. Ce sont des
alliances de familles nouées sur les divers points
du globe : elles ménagent des alliances d'intérêt.
Mais n'est-ce pas déjà un grand profit que de
s'être débarrassé, sans frapper aucun coup, d'un
encombrement de population qui créait un péril
social, d'avoir ainsi ménagé un meilleur sort à
ceux qui restent, en accroissant la somme dispo-
nible, soit de travail, soit de secours?
Aussi la commission ne pense-t-elle pas que
l'émigration doive se restreindre aux familles né-
cessit'^uses. Pour être féconde, celle-ci doit unir
les trois éléments inséparables de toute produc-
tion normale : le capital, (pii fournit les avances
et les instruments de travail ; l'intelligence, qui
en dirige l'application; le travail, qui les met en
œuvre. L'élément du paupérisme seul risque trop
de remplacer une misère par une autre. Les États
NOTES 267
ne s'appauvrissent pas, même par ce déplace-
ment; la bourgeoisie industrielle et commerciale
qui reste voit s'accroître, par la réduction de la
concurrence, toutes ses chances de prospérité;
les capitaux deviennent plus féconds.
N'hésitons donc pas à proclamer qu'à tous les
points de vue, l'émigration est un utile dérivatif
aux misères populaires.
Aussi bien, fût-elle accueillie avec peu de sym-
pathie, elle s'impose comme un fait général qui
est devenu un élément essentiel do la situation
économique des nations européennes. En vain les
gouvernements ont quelquefois entrepris de l'en-
traver, elle se joue de toutes les prohibitions!
C'est que sous la surface de ce fait se révèle une
loi de haute sagesse providentielle. Le globe doit
être peuplé et cultivé, car les régions les plus
avancées en civilisation subissent le contre-coup
de l'inculture qui règne ailleurs. Les bords du
Gange nous envoient le choléra, le simoun des dé-
serts d'Afrique dessèche les récoltes de l'Europe
méridionale. Pour l'accomplissement de sa mis-
sion, l'humanité, comme toutes les forces de la
nature, aspire à l'expansion et à l'équilibre. Quand
268 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
cet équilibre est rompu par raccomulaiion du
fluide humain, si je puis dire, sur un point, il y
a malaise et danger d'explosion foudroyante. Avec
la libre circulation, chaque atome de l'humanité
se répand où son attrait, et en quelque sorte sa
pesanteur spécifique, l'appelle. L'harmonie ré-
sulte de l'équilibre.
Il fut un temps où cette libre expansion de l'hu-
manité sur le globe était rendue impossible par
la difficulté des communications. Aujourd'hui,
grâce à la vapeur surtout, une immense réforme
est en voie de s'accomplir dans la destinée hu-
maine. Bientôt chacun pourra librement choisir le
pays et même le gouvernement qui conviendront
à ses besoins, à ses goûts, à ses croyances poli-
tiques et religieuses.
Les chemins de fer seront les fils conducteurs
qui distribueront aux divers points du globe les
courants de l'humanité vivante
Après une discussion approfondie, les conclu-
sions du rapport ont été adoptées dans les termes
suivants :
1° L'accroissement de la population ne peut et
NOTES 269
ne doit être combattu par aucun règlement légal.
2*^ Les maux du paupérisme, dus à l'extension
de la \)opu\^tion , peuve7it être atténués d'une ma-
nière efficace quoique indirecte par l'émigration.
3° En conséquence, toute liberté et toute pro-
tection doivent être accordées aux émigrants.
4^ Les gouvernements, les associations et les
individus doivent combiner leurs efforts, chacun
dans sa sphère, pour obtenir de l'émigration tous
les bienfaits qu'elle peut donner.
5° L'institution projetée d'une correspondance
internationale doit embrasser particulièrement
l'émigration dans le cadre de ses renseignements.
NOTE
(Extraite de l'ouvrage
TABLEAU DES VALEURS ABSORBÉES PAR LES BUDGETS
France
Ângletorre
Autriche
Prusse
Russie
Turquie.
Suède...
Danemark
Pays-Bas.
Belgique
31 Étals (le la
Coiit'cdèralion
Germanique. .
Espagne
Portugal
Italie
Suisse
TOTAL'X
de terre
et de mer.
liomnics
500.01.(1
229.871
400.00(1
351.734
737.550
31 4.0(10
77.565
46.000
70.394
74.718
1G5 810
256.383
21.915
323.675
3. 559. 615
SOMMES
correspondaDtes
à lu perle
de travail
des soldats
et marins
(50.0U0.000
114.935.500
120.(00.000
105.520.2(10
147 510,000
62.800.(00
15.513.0C0
9.200.000
21.118.200
22 4(5 i'O
49.743.000
51.276.000
4.383.000
64.735.000
939.149.900
VALEURS
des propriétés
mobilières
et imriiobilièies
affectées
au service
de la guerre
fr.
4.400 000. OOO
3.000.000 OOO
a.foo 0 0.0. 0
î. 000. 000. 000
2.0,0 000.000
1.000. 000. 00(.
400.000.0t0
20O.(jOU.C0O
4CO.0CO.tCC
300.000.000
800.000.000
800.000.000
300.000.000
1.200.000.0(0
25.CO0.OCO
18.825.000.rOO
INTERETS
des valeurs
des propriétés
mobiliêi'es
t immobilières
affectées
au service
de la guerre
176.000.00'
120 OOO.OO'
80.000. roc
80.000.t(IO
80.000.000
40.000.000
16.0CO.000
8. 000. 000
I6.0o0.00t
12.000.00.
32.000.000
32.000.000
12.000 000
48.000.000
l.OOO.OtO
75.'?.C00.00O
DETTES
publiques
causées
par la guerre
9. 529. 63 i. 994
20.223.217.337
6.214.615.825
1.042.(^49.(06
6.48l.000;000
461.714.352
»
288.845.200
2.237.207.995
738.607.704
L.'iOO.OOO.OOO
3.360.000.000
885.540.237
2.265 663 249
55.231.696.359
E
de M. Patrice Larroque)
DE LA GUERRE DES PUISSANCES EUROPÉEx\x\ES
INTÉRÊTS
des
dettes publiques
causées
D É P f; N S E S
militaires
annuelles
portées
dans les budgets
par la gueire
officiels
fr.
503.S(6'.292
fr.
539 082 SK^i
659.997 800
712.938 80(
24S 58i.633
350.016.368
52.132.470
137.435 223
235.000.000
492.802.440
41.303.025
142.064.150
»
30.000.000
U. 442. 260
20.000.000
64.027.2f0
46. 703.0-, S
40.616.724
32.235.010
75 COO.OOO
60.000.001
168 000 000
125.635.964
28.842 173
27.943 581
107.730. 331
30O.oC0.00u
»
3.0O0.OO0
2.239.636.918
3.019.8.">f..9'j9
TAUX REELS
des déptnses
militaires
annuelles
fr.
.360.0.2.677
«
.607.872.101
7£8.f01.00l
375.087.893
955.312.440
286.167.175
61.513.000
51 642.260
147.848.488
107. 267.131
216.743.000
376.612. 564
73 168.754
520.405.331
4.000 OjO
6.951.643.817
BUDGETS
des
recettes
2. 003. 952. 109
1.8M.H4.130
1 252 292.610
501. 21 s. 829
1.221. 229. 5.- 2
286.100.615
80.000.000
120.213. 8:4
195.30O.69J
148.629.190
380.000.000
504.056.800
94.041.692
500.OCO.000
21.68.5.500
9.110.135.600
RAPPORTS
des
dépenses militair
annuelles
aux recettes.
Plus des deux fiers.
Près des 8 neuvièmes.
Vlus des 3 cinquièmes.
Près des trois qu'trfs.
Plus des trois quarts.
Supérieure.
Plus des trois quarts.
Plus des 5 dotiziè.iies.
Plus des trois quails.
Près des trois quarts.
Près des 3 cinquièmes.
Près des trois quarts.
Plus des trois quarts.
Supérieui e.
Moins d'un ciiKiuienie.
Près des 7 neuvièmes.
272 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
Quelques-uns de ces chiffres différent de ceux
que nous avons donnés ailleurs, mais ces légères
différences s'expliquent par la diversité des dates
et des sources où puise chaque auteur, elles dispa-
raissent d'ailleurs devant la similitude des con-
clusions, comme on en pourra juger par celles
que tire M. Larroque de ses recherches :
« L'effectif des armées de terre et de mer de
» l'Europe, sans y comprendre les gardes natio-
» nales, milices, réserves et landwehrs, est de
» 3,569,615 hommes et les sommes correspon-
» dantes à la perte de leur travail s'élèvent à
» 939, 149,900 fr.
» La valeur improductive des propriétés mohi-
» lières et immobilières, affectées au service de
» la guerre, est de 18,825, 000,000 fr. et les
» intérêts de la valeur des propriétés s'élèvent
» à 753,000,000 fr.
» Les dettes publiques causées par la guerre
» forment un total de 55,231,696,359 fr. ; et les
» intérêts de ces dettes sont de 2,239,636,918 fr.
» La dépense, militaire annuelle, qui,, dans
» les budgets officiels, est portée à un total de
» 3,019,856,999 fr. s'élève en réalité à un total
NOTES 273
» de 6,951,643,817 fr. c'est-à-dire qu'elle appro-
» che des sept neuvièmes du chiffre de la recette
» totale, qui est de 9,1 10,l3o,600 fr. Pour plu-
» sieurs États, elle dépasse le chiffre des recettes
» du budget public.
)) Yoilà un résultat véritablement stupéfiant et
» bien éloigné de celui auquel l'attention publique
» s'arrête ordinairement. Il s'appuie en grande
)) partie sur des chiffres officiels. Le point princi-
» pal sur lequel on pourrait disputer serait celui
)) de l'estimation de la valeur des propriétés
» mobilières affectées au service de la guerre dans
» les diverses nations de l'Europe, estimation qui,
» en l'absence de publications officielles sur cette
» valeur chez la plupart de ces nations, est néces-
» sairement un peu indécise. Ici, en effet, je ne puis
» affirmer avoir une certitude véritable, quant à
» un chiffre précis, et l'un peut objecter qu'étant
» privé sur ce point de documents authentiques
» et complets, j'ai été livré au vague de mes éva-
» luations personnelles. La même raison s'oppose à
» ce que ceux qui feraient cette objection précisent
» un chiffre inférieur au mien. Si je me trompe, et
» s'ils peuvent m'en fournir un autre en l'étayant
274 SOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE
de preuves rigoureuses, je suis tout prêt à l'ac-
cepter. En attendant, je vais leur faire des con-
cessions tellement larges qu'ils n'oseraient pas
eux-mêmes mêles demander.Quand je crois être
demeuré au dessous de la réalité dans mon
estimation de la valeur des propriétés mobi-
lières et immobilières affectées au service de la
guerre, supposons qu'on la réduise de moitié.
Au lieu du chiffre de 753,000,000 fr. auquel j'ai
porté l'intérêt à 4 p. 100 de la valeur de ces pro-
priétés pour toute l'Europe , nous n'aurions
plus que 376,500,000 fr., et alors le chiffre
de 6,951,643,817 fr. auquel j'ai porté le total
de la dépense militaire annuelle, ne serait plus
que de 6,575,143,817 fr. Or, ce dernier chiffre
approche encore des trois quarts du chiffre de la
recette totale. Allons plus loin. Supposons même
qu'on ne tienne aucun compte de l'intérêt de la
valeur des propriétés mobilières et immobilières
affectées au service de la guerre en Europe, le
total de la dépense militaire annuelle serait
encore de 6,198,643,817 fr., c'est-à-dire d'une
somme qui dépasse encore les deux tiers du
chiffre de la recette totale. On voit que j'ai tenu
NOTES 275
» surabondamment la promesse que j'ai faite en
» commençant cette seconde partie, de montrer
» que la guerre, ou, à son défaut, la paix armée,
)) dévore une somme bien supérieure à la moitié du
» revenu public de l'Europe. »
FIN DES NOTES
TABLE
Avant-propos.
PREMIÈRE PARTIE.
Programme 7
Deux fléaux ■! ^
Accroissement de la population \'i
Insuffisance des récoltes 20
Impuissance du commerce 24
Forces perdues. — Consommateurs im[)roduclir> 36
Armée ^0
Douane : 45
Diplomatie et police 48
Impossibilité des réformes 51
Impuissance de la diplomatie 59
Inutilité des traités fi2
I . — Belgique 64
II. — Cracovie : 65
m.— France. — Second enifjire 67
278 TABLE
IV. — Affaire de Neuchâlol 69
V.— Renoncialion de l'Autriche à la [.ombardie 70
VI. — Annexions en Italie 71
VII. — Cession de la S.ivoie et de Nice 72
Vill. — lies Ioniennes 73
Conclusion de la première partie 7^
DEUXIÈME PARTIE.
Confédération 81
Suisse 82
Allemagne 86
États-Unis 92
Déclaration de l'indépendance 96
Théorie du gouvernement 97
Le pouvoir exécutif 98
Pouvoir législatif 100
Décentralisation 106
Crise actuelle i 08
Puissance de l'action fédérative 122
TROISIÈME PARTIE.
Bases d'une nouvelle confédération 1 29
Assimilation des différents peuples 137
Equilibre des Elats confédérés 142
Part du temps 155
Influence des institutions sur le caractère des peuples 157
Emigration organisée 163
Immensité des terriloires offerts à l'émigration 174
L'occupation des territoires incultes est légitime 181
Conclusion 1 83
Emploi utile des marines européennes 184
La terre étrangère devient une nouvelle patrie 188
T Ali LE 279
Solidarité de l'Europe et de l'Amérique 190
Devoir d'initiative imposé à la race blanche 194
Résumé 201
NOTES.
Noie A (extraite de la brochure de M. le comte Abel Hugo). . 207
Noie B (extraite de la brochure de M. le comte Abel Hugo). . . 212
Noie C— Con>tilulion fédérale des Élals-Unis 218
Note D. — R::pport fait par M. Jules Duval au congrès inter-
national de bienfaisance de Bruxelle, dans la séance du
17 septembre 1 856 246
Note E.— Tab'eau des valeurs absorbées par les budgets de la
guerre des puissances européennes (extra t de I ouvrage de
M. Patrice Larroijuc). 270
Iinpiiiiuiic L TulNON el Cic, ii Saihi-(.. un m.
^
è
iBINDING SECT. JUN 1 6 1975
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
JC Boom, Cornélius de
357 Une solution politique et
B66 sociale