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Full text of "Un mâle"

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Preseuted  to  the 
LiBKARV  of  the 

UNIVERSITV  OF  TORONTO 

by 

ESTATE  OF  THE  LATE 


JOHN  B,  C.  WATKINS 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/unmlelemoOOIemo 


Un  Mâle 


i 


DU  MEME  AUTEUR 


Courbet  et  son   œuvre i  vol. 

Un   coin  de  la  vie  de  village i     » 

Les  Charniers ,,...;  i     w 

Le    Mort i     » 


Camile    LEMONNIER 


Un  Mâle 


SIXIEME    EDITION 


A    BRUXELLES 

chez  Henri  KISTEMAECKERS,  éditeur 

et  à  Paris  chez  les  libraires 

MARPON    ET    FLAMMARION 

I  à  7,  Galeries  de  l'Odéon 


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tXEI. 

.LES 

Imprimerie  A.  Lefèvre, 

9,  rue 

Saint-Pierre. 

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J.    Barbey    d'Aurevilly 

« 

Je  dédie  cette  étude,  avec  V admiration  et 
le  respect  profonds  que  tout  homme  de  lettres, 
qui  a  gardé  la  religion  de  la  probité  littéraire^ 
doit  aux  vétérans  glorieux,  ses  prédécesseurs 
dans  la  carrière  difficile  où  quelques-tins  ont 
été  des  Esprits,  oit  très  peu,  comme  le  Maître 
dont  je  place  ici  le  nom  et  de  qui,  non  moins 
que  mes  meilleurs  Confrères  de  France,  je 
révère  l'art  hautain,  mélange  d'Idéal  et  de 
Réel,  ont  su  être  la  fois  des  Esprits  et  des 
Caractères, 

Camille   LEMONNIER. 


t 


Un  Mâle 


UXE  fraîcheur  monta  de  la  terre  et  tout  à  coup  le 
silence  de  la  nuit  fut  rompu.  Un  accord  lent, 
sourd,  sortit  de  l'horizon,  courut  sur  le  bois, 
traîna  de  proche  en  proche,  avec  une  douceur  d'assou- 
pissement, puis  mourut  dans  un  froissement  de  jeunes 
feuilles  :  l'énorme  silence  recommença.  Il  y  eut  alors 
dans  l'air  comme  une  volonté  de  s'anéantir  dans  les  pro- 
fondeurs du  sommeil.  Les  hêtres  reprirent  leur  immobi- 
lité engourdie.  Un  calme  noya  les  feuillages,  les  herbes, 
la  vie  qui  s'attardait  dans  l'ombre  pâle.   Pour  un  instant 


8  r  N    M  A  L  !•: 

feculvincnt.  De  nouveau,  les  rumeurs  s'élevèrent,  plus 
hautes  celte  lois.  La  rigidité  des  formes  dormantes  fut 
8CC0uéc  d  un  frisson  qui  s'étendit,  se  posa  sur  les  choses 
comme  un  atlouclien-îcnl  de  mains  éparscs,  et  la  tcire 
liembla. 

le  matin  descendait. 

Des  pointes  d'arbrco  émergèrent  dans  un  commence- 
mcr.t  de  clarté;  une  blanciieur  envahissait  le  bas  du  ciel, 
et  cette  blancheur  grandit,  fut  comme  une  échappée  sur 
le  i'^ur  qui  attendait  de  l'autre  côté  de  la  nuit. 

Une  musique  lointaine  et  solennelle  ronHait  à  présent 
dans  l'épaisseur  des  taillis.  La  clarté  prenait  des  élargis- 
sements d'eau  qui  s'épand,  lorsque  les  vannes  sont 
levées.  Elle  coulait  entre  les  branches,  filtrait  dans  les 
feuillées,  dévalait  les  pentes  herbues,  faisait  déborder  de 
partout  l'obscurité.  Une  transparence  illuminait  les  four- 
rés; les  feuilles  criblaient  le  jour  de  taches  glauques;  les 
troncs  demi-gris  ressemblaient  à  des  prêtres  couverts  de 
leurs  étoles  dans  lencens  des  processions.  Ht  petit  à  petit 
le  ci2l  se  lama  de  tons  d'argent  neuf. 

Alors  il  y  eut  un  chuchotement  vague,  indéfini  dans 
la  rondeur  des  feuillages.  Des  appels  furent  siffles  à  mi- 
voi.x  par  les  pinsons.  Les  becs  s'aiguisaient,  grinçaient. 
Ur.c  secouée  de  plumes  se  mêla  à  la  palpitation  des 
arbres  ;  des  ailes  s'ouvraient  avec  des  claquements  Lents-^ 
et  tout  d'une  fois,  ce  fut  un  large  courant  de  bruits  qui 
domina  le  murmure  du  vent.  Les  piaillements  des  moi- 
neaux se  répondaicr.t  à  travers  les  branches;  les  fauvettes 
triU'jrcnt;  les  mésanges  eurent  des  gazouillis  ;  des  ramiers 
roucoulèrent;  les  arbres  s'emplirent  d'un  égosillement  de 
roulades.  Les  merles  s'éveillèrent  à  leur  tour,  les  pies 
crièrent  et  le  soinmet  des  chênes  fut  raboté  par  le  rauque- 
n-icnt  des  corneilles. 

Toute  cette  folie  salua  le  soleil  levant.  Une  raie  dor- 


V  N'     M  A  L  E  5 

pâle  fendit  lazur,  semblable  à  lécldir  dune  lance.  L'au- 
rore pointa  sous  bois,  rejaillissant  en  éclats  d'étincelles 
comme  un  fer  passé  sur  la  meule.  Puis  une  illumination 
constella  les  hautes  branches,  ruissela  en  égouttements 
sur  les  troncs,  alluma  les  eaux  au  fond  des  clairières, 
tandis  que  des  buées  violettes  s'allongeaient  dans  le  beau 
ciel.  Au  loin,  une  lisière  de  futaie  semblait  fumer  dans 
un  brouillard  rose.  Et  la  plaine  était  toute  pommelée  d'ar- 
bres en  fleur  qui.  chaque  instant,  s'éclairaient  un  peu  plus. 

Une  tiédeur  détendit  alors  les  choses.  Les  feuillées  se 
déroulèrent  ;  des  fleurs  s'ouvrirent  avec  un  bruit  soyeux 
d'éventails;  une  poussée  vers  la  lumière  fit  bouger  les 
branches  d'un  mouvement  incessant.  Ce  fut  une  ivresse. 
Les  arbres  semblaient  étreindre  le  matin  dans  leurs 
ramures  étendues  comme  des  bras. 

Subitement,  le  soleil  creva  le  cie!.  Une  bousculade 
sembla  refouler  l'ombre  dans  le  bois.  La  clarté,  comme 
un  ennemi  qui  prend  possession,  se  débanda,  s'épandit 
par  gerbes,  par  torrents,  bouchant  tous  les  trous,  mettant 
la  déroute  dans  les  taillis,  éclaboussant  tout  de  ses  ondées 
magnifiques.  Le  ras  du  sol  scintilla  dans  un  ensoleille- 
ment de  rosée,  et  la  lumière,  se  haussant  par-dessus  le 
bois,  gagna  les  vergers,  les  fermes,  couvrit  d'une  blondeur 
vermeille  une  large  étendue  de  pays. 

Maintenant,  la  rumeur  s'augmentait  de  tous  les  bruits 
des  nids.  Un  frémissement  ailé  battait  le  bois.  Des 
jacassements  attacha'ent  d'un  arbre  à  l'autre  des  traînées 
sonores.  Les  merles  sifflotaient;  les  pies,  les  bouvreuils, 
les  linottes,  les  mésanges,  les  pinsons,  les  fauvettes,  les 
rougc-gorges  stridaicnt,  susurraient,  strettaient,  faisaient 
un  surprenant  cailletis  coupé  du  coassement  saccadé  des 
corbeaux,  et  cela  montait  dans  lair  avec  des  ralentisse- 
ments, des  reprises,  des  silences  tout  à  coup  suivis  d'un 
tutti  d'instruments  jouent  à  l'unisson. 


4  U  N    M  A  L  E 

l.c  coucou  fila  dans  celte  symphonie  sa  note  grave 
d'horloge  sonnant  la  première  heure  du  jour,  et  aussitôt, 
de  dessous  les  feuilles,  un  long  bourdonnement  s'éleva; 
les  mouches  grises  au  ventre  bleu,  aplaties  contre  les 
gommes  des  arbres,  les  bourdons  soûls  des  orgies  de  la 
veille,  les  gloutonnes  abeilles  ronflèrent,  les  ailes  déten- 
dues; et  toute  cette  grosse  sensualité  de  vie  finit  par 
planer  sur  le  paysage,  dans  la  splendeur  du  matin. 

Lentement  les  nuées  violettes  se  fondirent  dans  la 
nacre  perlée  du  ciel;  puis  le  soleil  monta,  faisant  bouil- 
lir les  sèves  et  craquer  les  capsules  des  bourgeons. 

Un  homme  était  couché  au  milieu  de  cette  allégresse 
de  mai,  jeune,  grand,  robuste,  les  deux  mains  repliées 
sous  la  tête,  touchant  du  dos  la  terre  gardée  sèche  par 
son  corps.  Un  sarrau  enveloppait  son  torse  sur  lequel 
béait  une  chemise  écrue  :  il  avait  les  pieds  déchaux, 
ayant  mis  près  de  lui  ses  larges  bottines,  garnies 
de  clous  luisants.  Et  un  apaisement  profond  l'enve- 
loppait. 

Il  dormait  du  grand  sommeil  de  la  terre  dormant  sa 
nuit.  L'énorme  torpeur  nocturne  des  bêtes  et  des  arbres 
s'attardait  sur  cette  silhouette  confondue  à  la  nature.  Il 
dormait  sans  rêves,  heureux,  tranquille,  bercé  par  les 
souffles  de  l'air,  ainsi  que  les  forts. 

Tout  à  coup,  le  soleil,  jaillissant  du  fourré,  coula 
jusqu'à  sa  masse  immobile.  Une  clarté  dora  les  hàles  de 
sa  peau,  fit  reluire  sa  barbe  noire,  lustra  ses  tctins  bruns. 
Il  eut  un  mouvement,  se  mit  sur  le  côté,  parut  se  ren- 
dormir. Mais  le  soleil,  passant  entre  ses  cils,  lutinait  sa 
rétine.  Il  se  dressa  sur  son  séant,  et  ses  yeux  gris,  pleins 
de  ruse,  s'ouvrirent. 

Tandis  qu'il  regardait  autour  de  lui,  la  terre  en  feu 
communiquait  à  ses  membres  une  eflèrvescence.  Il 
huma  l'air,  les  narines  dilatées;  puis,  d'un  geste  brusque 


U  N    M  A  I,  E  5 

étirant  les  bras,  il  se  pâma  dans  un  bâillement  qui  ne 
finissait  pas. 

Devant  lui  s'étendait  un  verger  aux  pommiers  penchés 
et  bossus.  Le  verger  descendait  en  pente  insensible 
jusqu'aux  bâtiments  d'une  ferme  qu'on  voyait  se  masser 
en  carré,  la  cour  au  milieu,  sous  des  toits  d'ardoises 
jaunies  par  les  m.ousses.  Des  coqs  chantaient  sur  les 
fumiers,  secouant  leur  crête  écarlate,  parmi  les  poules, 
les  pintades  et  les  dindons,  et  un  bruit  de  sabots  battait 
le  pavé  le  long  des  étables. 

L'homme  regarda  les  fumiers,  les  poules,  les  murs  de 
la  ferme,  de  sa  prunelle  noyée  dans  un  engourdissement. 
La  porte  charretière  était  large  ouverte,  ayant  déjà  livré 
passage  aux  vaches  qui  remplissaient  le  verger.  Une 
chaleur  montait  des  purins,  confondue  à  la  vapeur  qui 
flottait  sur  le  seuil  des  étables.  Et  celles-ci  laissaient 
passer  le  mugissement  des  mères  demeurées  à  la 
litière  et  qui  sentaient  Iherbe  proche  des  champs.  De  la 
fumée  *tirebouchonnait  au  haut  du  toit. 

Il  se  hissa,  eut  une  curiosité  machinale  de  tout  voir. 
Le  ciel  bleu  découpait  la  rondeur  tleurie  des  pommiers. 
Une  gaîté  de  bouquet  s'épanouissait  dans  leurs  blan- 
cheurs rosées,  posées  là  par  grosses  touffes  retombantes. 
Dessous,  les  herbes  hautes  se  lustraient  de  l'emperle- 
ment  des  rosées,  et  une  gaze  grise;  très  fine,  noyait  les 
toits,  les  fumiers,  le  fond  des  écuries. 

Le  claquement  d'un  volet  qu'on  ouvrait  fit  tourner  les 
yeux  de  l'homme  vers  un  point  de  la  maison.  Le  volet 
glissa,  vert,  éclatant  de  peinture  neuve,  et  sur  la  pénom- 
b'-c  foncée  de  la  chambre  une  tête  de  femme  mit  sa  chair 
amollie  par  le  repos  de  la  nuit. 

Alors  l'homme  s'avança  sur  le  ventre  jusque  sous  les 
pommiers.  Il  vit  la  fille,  de  la  tête  au  buste,  et  la  trouvant 
belle,  eut  un    larqe   éclair  dans   l'œil.   Klle    accrochait  à 


6  L'  N     M  A  L  li 

présent  les  ferrures,  ses  bras  nus  au  soleil,  penchée  eu 
avant,  et  celte  besogne  terminée,  demeura  immobile, 
comme  endormie  encore,  baignée  dans  la  magnificence 
du  jour. 

Lui  se  poussa  plus  prés,  attiré  par  lodeur  de  sommeil 
qui  Hottait  autour  de  l'inconnue.  Une  rougeur  de  sang 
empourprait  ses  joues  saines,  brunies  par  les  soleils.  Son 
cou  souple  et  rond  posait  sur  des  épaules  larges,  mal 
cachées  par  le  corsage  dénoué.  Elle  avait  l'éclat  rude,  un 
peu  sauvage,  des  charbonnières  du  Flénu,  avec  des 
yeux  au  regard  mordant,  et  ses  cheveux,  massés  en  clii- 
gnon  au  haut  de  la  nuque,  épanchaient  sur  ses  épaules 
un  flot  noir  allumé  de  rouges  reflets. 

l/homme  lit  claquer  sa  langue  en  signe  d'appel,  Hilc 
haussa  les  sourcils,  plongea  les  yeux  dans  la  lumière 
verte  du  verger,  le  vit  debout  sur  ses  poings,  le  torse 
tendu,  le  reste  du  corps  traînant  à  plat  dans  l'herbe. 

Quelque  chose  d'extraordinaire  se  passa  alors.  11  la 
regardait,  SCS  larges  dents  étalées.  Un  sourire  béait  sur 
sa  joue,  câlin,  humide,  et  ses  yeux  semblaient  perdus 
dans  un  nuage.  Une  bête  s'éveillait  en  lui-,  féroce  et 
douce. 

File  se  sentit  convoitée  et  ne  s'en  fâcha  pas  :  son 
regard  brun  lenveloppa,  hardi  et  caressant;  et,  de  même 
qu'il  lui  souriait,  elle  laissa  tomber  sur  lui,  de  ses  lèvres 
pourprées,  un  sourire  tranquille,  où  il  y  avait  de  la 
reconnaissance.  Ce  fut  comme  l'ouverture  du  jour  dans 
l'espace.  Il  glissa,  ce  sourire,  jusqu'à  l'homme,  mêlé  à 
l'illumination  rosée  des  arbres,  à  l'étincellement  des 
herbes,  à  l'ardeur  du  jour,  comme  une  clarté  et  un  par- 
fum ;  et  cela  dura  une  seconde,  une  éternité  ;  puis  tout  à 
coup  la  fenêtre  se  ferma,  la  hlie  disparut;  cette  chair 
blanche  cessa  d'emplir  le  paysage. 

[.homme  retomba  vaincu,  alors,  ei  les  pommiers  jciè- 


U  X    _AI  A  L  K  7 

rent  sur  lui  une  pluie  lente  d'étamines   qui   finit  par  le 
couvrir,  l'énervant  d'une  odeur  acre. 

Le  bourdonnement  accru  des  abeilles  et  des  mou:hes 
emplissait  l'air  d'une  musique  assoupissante,  [.es  arbres 
oscillaient  sous  l'ébattement  ininterrompu  de  moincv^jx 
piaillant  parmi  leurs  touffes  pâles.  Au  loin,  le  vent  met- 
tait des  ronflements  d'orgue  dans  le  bois,  et  cette  runiL  jr 
profonde,  continue,  était  scandée  par  le  beuglement  grave 
des  boeufs.  Par  moment,  une  jument  hennissait  ;  le  hen- 
nissement était  repris  par  les  ronsins  et  un  peu  après 
finissait  par  le  claironnement  grêle  d'un  poulain  lâché  à 
travers  la  cour.  La  vie  se  faisait  haute  partout. 

L'homme  eut  l'air  de  se  réveiller  d'un  songe.  Il  étira 
ses  bras,  secoua  la  tête,  et.  lentement,  se  mit  debout, 
cherchant  à  la  revoir.  Une  femme,  en  jupe  courte,  sortit 
de  letable,  portant  des  seaux  de  lait  à  chaque  main  :  un 
sang  rouge  fouettait  son  cou  sous  ses  cheveux  couleur  de 
chanvre,  et  ses  genoux  montraient  à  nu  leurs  pom:r*cs 
bosselées. 

Ce  n'était  pas  elle.  Il  la  regarda  passer,  indifférent  : 
l'autre  seule  le  préoccupait.  Puis  un  homme  de  haute 
taille,  le  père  peut-être,  sortit  de  la  ferme,  se  rapprocha 
du  verger;  et  il  rentra  dans  le  boif,  appréhendant  d'être 
découvert. 

Une  clarté  laiteuse  descendait  des  feuilles  et  l'envelop- 
pait. Les  mains  dans  les  poches,  il  allait,  sifflant  entre  ses 
dents.  De  temps  en  temps  il  s'arrêtait,  regardait  le  \  ide 
fixement,  coupait  une  branche  ou  lançait  des  coups  de 
pied  aux  herbes,  absorbé.  Des  merles  jabotaient.  \Jr\  pic 
donnait  des  coups  secs  dar.s  le  tronc  d'un  arbre,  l'ne 
pluie  de  notes  cristallines  segouttait  des  ramures. 

Il  ne  voyait  rien,  n'entendait  rien,  empli  d'une  sensa- 
tion confuse  de  plaisir  non  satisfait,  et  constamment  une 
ferme  blanche  tremblait   devart  ses  yeux.  Il  .n'était  pas 


8  rX    MALK 

bien  sûr  de  marcher  Jroit  ;  c'était  comme  une  griserie, 
et  il  éprouvait  parfois  le  besoin  de  fciulre  Tair  d'un  geste 
violent. 

Il  marcha  longtemps,  heurtant  les  arbres,  nageant  à 
plein  corps  dans  les  taillis,  frappe  par  les  branches,  puis 
d'un  coup  s'abattit  dans  l'herbe,  sa  tête  dans  ses  poings. 

Il  eut  une  rancune. 

Pourquoi  netait-elle  pas  venue  dans  le  verger?  11  l'au- 
rait prise  par  les  poignets,  lui  aurait  dit  son  fait.  Non, 
il  l'aurait  embrassée  seulement.  Les  filles,  ça  se  prend 
par  la  douceur,  comme  les  oiseaux  à  la  glu  :  sûrement,  il 
l'aurait  embrassée.  El  sur  ses  grosses  lèvres  rouges  encore 
bien  !  Grande  bête,  va  !  Elle  s'était  ensauvée  ! 

Il  battait  la  terre  de  son  poing,  à  coups  répétés.  Voilà 
pour  elle  et  toutes  celles  de  son  espèce.  11  y  en  avait  bien 
d'autres  ;  les  filles  qu'on  ramasse  dans  les  kermesses 
sont  moins  farouches.  Et  souvent  aussi  jolies. 

Puis  la  concupiscence  le  reprit.  11  revoyait  le  coin  de 
son  épaule.  Il  pensait  au  velours  de  son  regard  brun.  Il 
ctait  captivé  par  l'énervemcnt  qui  se  dégageait  de  sa 
personne  noire  et  il  s'enfonçaitdans  un  rêve  aigu.  Il  prit 
de  l'herbe,  la  mâcha,  calmant  avec  cette  fraîcheur  le  feu 
de  ses  veines.  Et,  tandis  qu'il  brûlait,  en  proie  à  ces  fré- 
nésies, le  midi  lourd  assoupissait  l'air,  semblait  endor- 
mir le  bois  dans  un  charme  d'anéantissement. 

Alors,  de  même  qu'il  avait  dormi  la  nuit,  dans  la  pâleur 
des  ombres,  l'homme  dormit  un  large  somme  au  soleil. 
Les  taillis  recourbaient  leurs  voussures  glauques  sur  son 
front  ;  une  neige  d'aubépine  pleuvait  dans  ses  cheveux. 
Il  redevint  l'époux  de  la  terre  :  celui  pour  qui  elle  den- 
telle ses  feuillages  dans  des  perspectives  d'or  pâle  ;  celui 
pour  qui  elle  distille  la  verte  odeur  du  serpolet,  de  la 
menthe,  du  thym  et  de  la  lavande  ;  celui  pour  qui 
elle  tait   chanter  les  oiseaux,  bourdonner  les  insectes. 


U  X    MALE 


couler  avec  un  froissement  de  soie  les  sources  sous  les 
mousses. 

Quand  il  ouvrit  les  yeux,  le  soleil  descendait  à  l'ho- 
rizon. 

Des  rumeurs  inintelligibles  pour  tout  autre  montèrent 
à  lui  du  cœur  des  bois  :  il  ressentit  comme  la  commotion 
d'une  galopée  de  bêtes  à  travers  le  crépuscule  :  le  bra- 
connier seveillait  après  l'homme.  Mystérieusement,  il 
s'enfonça  dans  les  sentes  vertes,  un  peu  plus  couvert 
d'ombre  à  chaque  pas. 


II 


L'homme  revint,  à  l'aube,  se  coucher  dans  le  verger 
de  la  ferme. 
Une  clarté  opaline  trouait,  comme  la  veille, 
l'épaisseur  des  pommiers.  Les  coqs  claironnaient  sur  le 
fumier,  et,  dans  les  étables,  les  bœufs  mugissaient.  Des 
banderoles  de  vaf»eurs,  légères  comme  des  gazes,  s'en- 
roulaient au  ciel,  couvraient  le  bleu  d'une  blancheur 
mince  qui  s'eft'umait.  Une  transparence  flottait  autour 
des  choses,  illuminée  par  le  soleil  qui  ne  se  montrait  pas 
encore  ;  et  des  douceurs  roses  se  mêlaient  aux  gris  perlés 
du  matin,  dans  les  lointains.  Pas  un  souffle  de  vent  n'a- 
gitait les  feuillées  ;  elles  s'étendaient,  immobiles,  large- 
ment étalées,  avec  leur  ton  vermeil  des  pousses  printa- 
nières,  et  un  silence  pesait  sur  la  campagne,  comme  un 
alanguissemcnt  après  une  nuit  d'amour. 

Mais  petit  à  petit,  la  chaleur  montant,  tout  remua  ;  un 
fourmillement  de  vie  emplit  les  herbes  ;  et  les  arbres  se 
nouèrent  entre  eux  avec  des  enlacements  d'époux.   Des 


ia  U  X    M  A  L  E 

bourgeons  craquaient  ;  des  feuilles,  grasses  de  sève,  se 
déroulaient  ;  un  spasme  sembla  soulever  le  terreau 
fumant  et  mou. 

I /homme  épiait  les  fenêtres  tie  la  ferme.  Elles  étaient 
closes  encore  et  la  maison  semblait  dormir,  bien  que  le 
toit  fumât  et  que  la  vie  remplît  déjà  les  cours. 

Toute  la  nuit,  il  s'était  repu  de  la  vision  de  la  belle  et 
l'avait  mêlée  à  sa  noire  besogne  de  vagabond  des  bois.  11 
ramassa  des  pierrailles  et  les  lança  du  côté  de  la  fenêtre  ; 
mais  elle  était  trop  éloignée.  11  se  rapprocha. 

Des  vaches  sortirent,  se  suivant  à  la  file  et  ballant  leur 
tête  cornue.  Une  fille,  la  même  qu'il  avait  aperçue  la 
veillé,  les  chassait  devant  elle,  criant  :  Hue  1  Ja  !  et  frap- 
pait du  plat  de  la  main,  comme  d'un  battoir,  celles  qui 
s'écartaient.  Ses  jambes  faisaient  une  tache  rouge  dans 
l'herbe.  11  ne  les  vit  pas. 

Le  troupeau  s'engouffra  dans  le  verger,  monta  la 
pente,  s'étala  avec  sa  belle  tache  mouchetée  sur  le  vert  des 
herbes,  et  la  fille  ayant  fermé  les  clôtures,  reprit  le 
chemin  de  la  cour. 

L'homme  gagna  les  bois.  Un  chêne  avait  poussé  parmi 
les  hêtres.  Il  monta  sur  le  chêne,  atteignit  une  haute 
branche  et  s'assit  dessus,  les  jambes  pendantes  -.  de  là,  il 
dominait  la  ferme. 

Des  allées-et-venues  remplissaient  la  cour.  11  vit 
brouetter  à  la  fosse  les  fumiers  de  la  nuit.  Une  charretée 
de  colza  fraîchement  coupé  encombrait  un  hangar  de  son 
jaune  éclatant.  Et,  par  moments,  une  silhouette  remuait 
derrière  la  fenêtre  au  rez-de-chaussée,  agitée  et  furtive. 
Ses  yeux  se  dilataient  alors,  cherchant  à  reconnaître  dans 
cette  ombre  vague  la  femelle  de  ses  songes. 

Le  fournil  soudainement  fuma  et  une  odeur  de  bois 
brûlé  se  répandit  dans  l'air.  Puis  une  voix  sortit  de  la 
maison  et  la  silhouette  se  détachant  de  la  vitre,  un  instant 


U  X    M  A  L  E  i3 

demeura  confondue  à  l'ombre  grise  du  corridor,  le  mo- 
ment daprès  émergea  dans  la  clarté  du  seuil.  Cétait  elle. 
Il  la  vit  traverser  la  cour,  portant  sans  fléchir,  le  buste 
droit,  de  massives  formes  à  pain  comblées  d'une  pàtc 
éclatante.  Il  lui  paraissait  qu'il  la  voyait  pour  la  première 
fois  :  elle  était  grande,  large  d'épaules,  les  hanches  sail- 
lantes, et  ses  bras  nus  avaient  le  ton  bis  du  seigle.  Sur  sa 
gorge  haute  et  drue,  une  jaquette  de  laine  brune  s'apla- 
tisseit.  Elle  entra  dans  le  fournil. 

C'était  jour  de  cuisson.  Il  l'entendit  enfourner  l'écou- 
villon,  ratisser  les  cendres,  gourmander  la  servante  d'une 
voix  vibrante  et  brève.  Un  instant,  elle  se  campa  sur  le 
seuil,  suante  et  rouge  de  la  chaleur  du  four,  et  regarda 
les  pommiers,  les  yeux  demi-plissés.  Ce  fut  une  bouscu- 
lade dans  le  chêne  ;  haussé  sur  sa  branche,  il  s'agitait  et 
lança  un  appel. 

Une  gaîté  la  prit,  et  riant  à  pleines  dents,  elle  montra 
du  doigt  à  la  servante  celle  masse  noire  qui  se  balançait 
dans  les  feuilles  et  la  saluait  d'un  grand  geste.  Quelqu'un 
appela  :  elle  rentra  à  la  ferme. 

De  temps  en  temps,  elle  approchait  son  visage  d'une 
des  fenêtres  et  le  regardait  continuer  sa  garde  obstinée. 
Cette  ténacité  la  charmait  :  elle  avait  la  curiosité,  de  cette 
curiosité  qui  ne  se  lassait  pas.  Et,  résolument,  elle  alla 
se  planter  sur  le  seuil,  la  tête  tournée  vers  lui.  Elle  tenait 
entre  ses  dents  une  branchette  de  lilas  ;  elle  l'ôta,  en  cou- 
vrit son  visage,  puis  l'agita  du  côté  du  chêne,  et  ce  mou- 
vement avait  une  douceur  d'agacerie. 

La  brume  s'était  levée  :  un  bleu  profond  tapissait  le 
ciel,  et  sous  une  large  coulée  de  soleil,  le  chêne  sonore  et 
superbe  rutilait  ;  un  bourdonnement  sourdait  de  ses 
branches  ;  dans  ses  feuilles  tourbillonnaient  de  grosses 
mouches  saphir.  Et  il  avait  l'air  d'un  homme  plein  de 
pensées  dans  la  clarté  d'une  gloire. 


Il 


r  x   y\  A  r,  e 


Midi  tomba  sur  l'arbre,  avec  son  accablement.  L  homme 
entendit  un  choc  d'écuelles  dans  la  ferme,  et  presque 
aussitôt  les  domestiques  rentrèrent  des  champs,  brisés, 
la  peau  rôtfc.  11  y  eut  un  large  cliquetis  de  fourchettes, 
dans  le  silence  des  voix  ;  puis,  au  bout  d'une  demi-heure, 
des  claquements  de  sabots  et  de  souliers  ferrés  traînèrent 
sur  le  pavé  de  la  cour,  décroissant  insensiblement  du  côté 
des  hangars,  et,  un  à  un,  les  rustres  allèrent  s'aplatir  sur 
les  bottelécs  de  paille,  engourdis.  La  ferme  dormit. 

La  jeune  fermière  alors  gagna  le  sentier  qui  longe  le 
verger  et  mène  aux  champs.  Un  chapeau  de  grosse  paille 
tressée  abritait  sa  tîgurc,  la  rayant  d'une  ombre  grise  à 
mi-joue,  et  dans  sa  main  une  serpe  se  balançait.  Elle 
prit  à  travers  un  labouré,  côtoya  un  cliamp  de  blé  et  se 
trou\  a  dans  un  pré  de  luzernes.  KUe  marchait  lentement, 
du  pas  qu'ont  les  paysans  à  midi,  sans  tourner  la  tête,  et 
ses  fortes  épaules  se  découpaient  sur  le  ciel  avec  fermeté, 
l'ne  fois  dans  le  pré,  elle  s'accroupit  sur  ses  genoux,  et, 
seulement  alors,  regarda  le  chêne,  au  loin. 

L'homme  n'y  était  plus. 

Avec  une  certitude  d'instinct,  elle  sentit  qu'il  arrivait. 
Elle  emmêla  ses  doigts  aux  touffes  vertes,  et  du  tranchant 
de  la  serpe  se  mit  à  les  couper  circulairement.  Son  sac 
était  posé  près  d'elle,  ouvert,  et  de  temps  en  temps  elle 
y  tassait  les  luzernes,  à  la  force  des  poignets. 

Une  tranquillité  pesait  sur  les  campagnes  muettes.  On 
n'entendait  que  le  coassement  des  grenouilles  dans  la 
mare  voisine,  et,  par  moments,  ce  cri  rauque  se  ralen- 
tissait, mourait  dans  la  somnolence  de  l'air. 

Quelqu'un  toussa  derrière  elle. 

Elle  tourna  vivement  la  tête  et  le  vit  planté  droit  à  la 
lisière  du  champ,  avec  un  sourire  immobile.  Elle  ne 
l'avait  pas  entendu  venir.  Machinalement  elle  regarda  ses 
pieds,  croyant  quil  s'était  déchaussé  pour  la  surprendre 


UN    MALE  I? 

plus  facilement.  Mais  il  avait  de  gros  souliers  de  cuir  à 
forte  semelle,  et  les  souliers  navaient  pas  fait  plus  de 
bruit  sur  le  chemin  que  des  pieds  nus.  Un  étonnement 
lui  fit  hausser  les  sourcils. 

Lui  la  regardait  de  ses  yeux  gris,  très  doucement.  Il 
n'y  avait  plus  la  moindre  hardiesse  dahs  ce  regard.  Au 
contraire,  ses  yeux  semblaient  noyés  dans  une  moiteur. 
Une  timidité  le  tenait  là,  sans  oser  rien  dire. 

Elle  était  demeurée  à  genoux  dans  la  luzernière,  les 
bras  nus,  son  ventre  plongé  dans  la  verdure  sombre  et 
haute.  La  tête  à  demi-inclinée  sur  son  épaule,  elle  l'ob- 
senait,  satisfaite  de  le  voir  humble  devant  elle  ;  et  tout 
d'un  coup,  le  tutoyant  sans  y  penser,  elle  lui  dit  : 

—  Qui  es-ta  ? 

—  Càchaprès,  répondit-il. 
Elle  eut  un  étonnement. 

—  Le  braconnier? 

11  agita  sa  tête  de  bas  en  haut,  plusieurs  fois  de  suite. 
.\lors  elle  reprit,  comme  perdue  dans  une  pensée  : 

—  Ah  î  c'est  toi  qui  es  Càchaprès  ? 

Et  de  nouveau,  il  lui  répondit  en  hochant  la  tête  d'un 
mouvement  lent  et  continu. 

Elle  contemplait  sa  beauté  rude  d'homme  des  bois. 
Son  torse  carré  reposait  sur  des  reins  larges  et  souples. 
Il  avait  les  jambes  droites,  la  cuisse  saillante,  les  genoux 
fermement  dessinés,  et  ses  mains  étaient  fines,  sans  cal- 
losités. Elle  admira  ses  cheveux  crépus  et  noirs,  retom- 
bant sur  un  front  court,  et  une  admiration  plus  haute  se 
joignait  à  celle-là  :  c'est  que  l'homme  qu'elle  avatt  devant 
clk  était  Càchaprès.  Une  terreur  s'attachait  à  ce  nom.  On 
savait  que  partout  où  passait  celui  qui  le  portait,  le  gibier 
était  en  danger;  et  cet  homme  redoutable  baissait  la  tête 
devant  elle,  soumis  comme  un  animal. 

Au  bout  d'un  temps,  elle  reprit  : 


î6  r  N    M  A  L  r 

—  Pourquoi  braconncs-lu  f 

—  Tiens!  dil-il,  parce  que  c'est  mon  idée. 
Sa  timidité  s'en  allait.  11  continua  : 

—  Y  en  a  qui  fendent  du  bois;  y  en  a  qui  labourei^t; 
y  en  a  qui  font  des  métiers.  Moi,  j'aime  les  bêtes. 

Il  parlait  en  se  dandinant,  le  corps  redressé,  tier  de 
la  besogne  qu'il  faisait.  Elle  s'était  remise  à  couper  de  la 
luzerne,  avançant  la  poitrine  à  chaque  coup  de  sa  serpe. 

—  Ça  donne-t-il  de  l'argent  i  dcmanda-t-elle. 

—  Des  fois  beaucoup  et  des  fois  moins.  Moi,  d'abord, 
y  mfaut  rien. 

Elle  s'informa  comment  il  faisait  pour  vendre. 

Cela  dépendait.  Quelquefois  il  allait  porter  son  gibier 
en  ville,  à  la  tombée  de  la  nuit.  Il  avait  des  rendez-vous 
avec  des  marchands.  On  faisait  le  marché  en  buvant  une 
chope.  Et  d'autres  fois,  les  marchands  venaient  le 
trouver.  Mais  c'était  plus  difficile,  car  il  logeait  le  plus 
souvent  à  l'auberge  de  la  belle  étoile,  sauf  les  jours  de 
gros  temps,  qu'il  passait  chez  ses  amis  les  bûcherons. 
Du  reste,  tout  le  monde  était  de  ses  amis;  il  n'avait  de 
haine  pour  personne.  Ah  !  si  fait!  pour  les  brigands  de 
gendarmes.  Il  en  parlait  avec  dédain,  en  haussant  les 
épaules. 

Cachaprès  s'interrompit.  Une  prudence  l'avertissait  de 
briser  là.  La  fréquentation  des  bêtes  l'avait  habitué  à  se 
surveiller,  et  il  paraissait  à  présent  étonné  d'en  avoir 
tant  dit  : 

—  C'est  histoire  de  rire,  tout  ça,  dit-il. 
Elle  le  regarda  rixement. 

—  Tu  as  peur  de  moi  ? 

—  Non. 

—  \  a  pas  de  danger  que  j'te  \X'nde. 
Il    eut  un  air  de  dùt\. 

—  0,i  !  moi,  dit-il,  ça  m'est  bien  égal. 


U  N    il  A  L  E  17 

Il  se  fit  un  silence.  Puis,  à  son  tour,  il  lui  demanda 
qui  elle  était. 

—  Jsuis  la  fille  aux  Hulotte.  C'est  à  nous  la  ferme. 
Et  montrant  du  doigt  les  alentours  : 

—  Ça  aussi,  jusqu'à  la  haie  qui  est  là-bas.  Et  y  a  aussi 
les  prairies,  de  l'autre  côté  de  l'étang. 

11  haussa  les  épaules. 

—  J'suis  plus  riche  que  toi.  Moi,  j'ai  tout  ce  que 
j'veux.  S'y  avait  du  lapin  dans  les  terres  de  ta  ferme,  je 
l'aurais.  J'suis  un  môssieu  le  baron  partout  où  j'suis, 
moi. 

Il  lui  demanda -son  petit  nom. 

—  Pourquoi  faire  ? 

—  Tiens,  pour  savoir. 

Elle  s'appelait  Germaine.  Elle  avait  trois  frères;  le 
plus  jeune  était  en  pension  ;  il  avait  dix-huit  ans  ;  il 
savait  jouer  du  piano.  Les  deux -aînés  travaillaient  aux 
champs.  Elle  s'interrompit  pour  rire  et,  les  deux  poings 
sur  les  hanches  : 

—  Devine  un  peu  mon  âge,  pour  voir. 

—  Dix-neuf,  quoi  ! 

—  Avec  deux  ans  en  plus.  J'suis  déjà  vieille,  tu  vois. 

—  Peuh  !  c'est  le  bon  temps  pour  les  galants,  dit-il 
après  un  instant. 

—  Oh  1  pour  ça  ! 

Elle  hocha  la  tête,  sembla  dire  qu'elle  n'y  pensait  seu- 
lement pas.  Mais  il  tenait  à  son  idée  ;  une  curiosité 
jalouse  le  stimulait.  Et,  brusquement,  il  l'interrogea  : 

—  Voyons,  qui  ? 

—  Moi?  Personne. 

—  Si  fait. 

—  Non. 

11  s'avança  résolument. 

—  Alors,  ce  sera  moi. 


i8  U  N    MAL  E 

Kllc  se  dressa  sur  ses  poignets,  riant   d'un  rire  harJi  : 

—  Toi  i  Cach.iprès  ( 

Il  s'avança  jusque  près  d  clic  et  riant,  trouble,  il  pro- 
nonça son  nom  avec  douceur. 

—  Ciermaine... 

Klle  attendait,  troublée,  elle  aussi.  Il  n  acheva  pas  et 
continua  à  la  rci^arder  de  son  œil  gris,  amoureux. 

—  Quoi/  tît-elle  au  bout  dun  instant. 

—  Tu  sais  bien,  répondit-il. 

Elle  se  releva,  mit  tians  le  sac  la  luzt:rne  coupée,  et 
lui  dit  : 

—  Aide-moi  à  charger  le  sac  sur  mes  épaules. 

II  haussa  d"un  tour  de  main  le  sac  jusqu'à  son  dos,  et 
comme  elle  se  mettait  à  marcher,  il  l'arrêta   par  le  bras  : 

—  Tu  t'en  vas  comme  ça  ? 

P^llc  leva  les  yeux  sur  lui  et  ils  demeurèrent  à  se  regar- 
der un  long  temps,  souriants,  émus,  amollis  d'une  même 
tendresse.  Une  rougeur  était  montée  aux  joues  de  Ger- 
maine. 

Cachaprès  tendit  les  bras.  Elle  lui  échappa  et  descen- 
dit en  courant  le  chemin  qui  mène  à  la  ferme. 

Il  resta  debout  à  la  regarder  ;  puis,  quand  elle  eut 
disparu  dans  la  cour,  il  s'enfonça  dans  le  bois,  furieux 
d'avoir  été  lâche  et  se  déchirant  la  chair  avec  les  onalcs. 


'<^:m^ 


III 


CACHAPRÈs  était  un  vrai  his  de  la  terre.  Coriime 
récorce  des  arbres,  sa  peau  rude  s'était  durcie 
au  soleil  et  au  gel;  il  tenait  du  chêne  par  la  soli- 
dité de  ses  membres,  l'ampleur  épanouie  de  son  torse, 
la  large  base  de  ses  pieds  fortement  attachés  au  sol;  et 
sa  vie  au  grand  air  avait  fini  par  composer  en  lui  un  être 
indestructible  qui  ne  connaissait  ni  la  lassitude  ni  la  ma- 
ladie. 

De  son  vrai  nom  il  s'appelait  Hubert.  Il  était  le  plus 
jeune  des  trois  garçons  du  bûcheron  Hornu,  et  sa  mcre 
l'avait  mis  bas  pendant  une  halte  en  forêt,  au  milieu 
d'un  campement  A  la  gueulée  qu'il  avait  faite  en  nais- 
sant, le  père  avait  reconnu  sa  race.  Les  Hornu  étaient 
de  larges  gaillards,  ne  craignant  ni  Dieu  ni  diables.  Et  il 
avait  poussé  à  la  vie  d'un  jet  vigoureux,  avec  une  indé- 
pendance de  jeune  fauve. 

Des  mains  calleuses  le  prenaient  bien  par  momcnls, 
lui  imprimaient  la   secousse  d'un   bercement  brusque  ; 


M>  l  N     M  A  L  E 

ses  yeux  sauvages  voyaient  alors  des  visages  calcines  et 
durs  comme  la  souche  qui  sert  à  faire  le  feu  des  pâtres; 
mais  le  plus  ordinairement,  il  demeurait  couche  Thiver 
dans  les  feuilles  sèches  et  1  etc  dans  les  touff^is  d'herbe» 
sans  autre  chanson  que  le  vent  féroce,  ou  assoupi  selon 
les  saisons,  sa  chair  nue  mordue  par  les  mouches,  frôlée 
par  les  bousiers,  caressée  par  les  pluies  d'étamines;  et 
le  soleil  descendant  sur  cette  grosse  blancheur  d'enfant 
calme,  l'avait  tannée  petit  à  petit. 

Une  après-midi,  les  Hornu  le  déposèrent  sous  un 
arbre,  dans  une  litière  de  mousse  tiède.  Ayant  à  charrier 
un  fi\ix  de  fagots  chez  un  paysan,  ils  lavaient  mis  là  à  la 
garde  du  Ciel.  Ils  étaient  revenus  trois  heures  après,  et 
n'avaient  plus  trouvé  l'enfant.  Lentement,  sans  inquié- 
tude, sûrs  qu'il  n'avait  pu  être  dévoré  par  une  bête,  ni 
dérobé  par  un  voleur,  dans  celte  profondeur  des  bois 
habitée  seulement  par  les  lapins  et  les  geais,  ils  avaient 
battu  les  alentours. 

1/enfant  s'était  traîné  sur  le  ventre  et  les  mains, 
s'aidant  des  racines  et  des  branches  basses  du  taillis» 
jusqu'à  un  trou  creusé  dans  le  talus.  Quelque  chose  en 
était  sorti  qui  l'avait  rendu  curieux,  un  gibier  roux  pareil 
il  celui  que  rapportaient  quelquefois  son  père  et  ses 
frères.  L'animal  ava;t  un  instant  bondi  dans  l'herbe,  puis 
était  rentré;  et  Hubert  s  était  poussé  jusqu'au  terrier, 
étonné,  ravi,  guettant  ce  joujou  sauvage  avec  un  tremble- 
ment de  tout  son  petit  corps. 

Ses  parents  le  retrouvèrent  sur  la  pente  du  talus,  les 
épaules  enfoncées  dans  la  cavitj.  Il  avait  quinze  mois. 
Ce  fut  comme  l'annonce  de  sa  passion  pour  les  bêtes. 

A  deux  ans,  il  s'amusait  des  araignées  qui  arpentent  le 
dessous  des  herbes  et  des  mouches  qui  s'aplatissent  sur 
les  feuilles  en  ronHant.  Une  peau  de  lapin  lui  faisait 
tendre  les  bras  avec  avidité;  il  geignait  pour  l'avoir,  bat- 


UN    il  A  L  E  21 

tait  l'air  de  ses  poings,  était  pris  de  convoitises  d'enfant 
gâté  devant  cette  douceur  chaude  du  poil.  Il  fallait  la  lui 
abandonner.  Ses  dents  aiguës  pointaient  alors  dans  un 
sourire;  il  saisissait  la  peau,  en  arrachait  la  toison  par 
touffes,  montrant  une  sorte  de  gaîté  féroce  à  tourmenter 
ce  morceau  inerte  d'une  ancienne  existence. 

Le  bûcheron  Hornu,  vieillard  sec  et  maigre,  planté  sur 
ses  hauts  fuseaux  qui  craquaient  aux  jointures,  riait  d'un 
bon  rire  muet  en  voyant  ce  goût  de  la  destruction,  et, 
par  moments,  se  laissant  aller  à  une  confidence,  disait 
que  le  petit  homme  ferait,  à  coups  de  hache  et  de  couteau, 
son  chemin  dans  la  vie. 

Il  y  avait  dans  ces  mots  du  père  une  finesse  sombre, 
avec  un  fond  de  satisfaction  nullement  dissimulée.  Pour 
cet  homme,  qui  avait  vécu  sa  pleine  vie  dans  les  soli- 
tudes, côte  à  côte  avec  sa  femelle,  prenant  le  boire  et  le 
manger  où  il  les  trouvait,  sans  notion  du  bien  et  du  mal, 
mais  jugeant  vaguement  que  la  terre  était  à  tous  comme 
l'air,  les  sources,  la  pluie  et  le  soleil,  le  fait  d'être  redouté 
pour  sa  force  et  sa  ruse  était  une  supériorité.  Lui-même 
n'aurait  pas  fait  grand  cas  de  la  vie  d'un  homme;  seule- 
ment il  n'avait  pas  été  dans  la  nécessité  de  tuer;  et,  son 
écrasement  social  l'ayant  rendu  dissimulé,  sans  lâcheté 
toutefois,  il  vivait  d'une  vie  sournoise,  heureux  de  penser 
que  son  fils  Hubert  n'aurait  pas  ses  scrupules  et  ferait  au 
besoin  le  coup  de  feu  contre  ceux  qui  l'empêcheraient  lie 
vivre  à  sa  guise. 

Cette  espérance  devait  se  réaliser. 

Hubert  fut  très  jeune  un  dénicheur  de  nids  terrible. 
C'était  un  jeu  pour  lui  de  monter  aux  arbres,  de  grimper 
dans  les  branches,  de  se  hisser  au  plus  haut,  et,  balancé 
par  les  roulis  du  vent,  de  guetter  sa  proie  dans  l'enfonce- 
ment des  troncs.  Il  redescendait,  embrassant  l'arbre 
d'une  main,  l'autre  main  emplie  d'un  pépiement  d'oisil- 


il  V  N     M  A  I.  K 

lo;is,  et  par  une  ondulation  lente,  avec  de:>  mouvements 
lie  reptile  qui  se  déroule,  il  se  laissai*  couler  jusqu'en 
Ixis,  retombait  sur  ses  pieds  sans  avoir  dérangé  la 
couvée. 

Plein  d'astuce,  il  avait  tini  par  connaître  les  habitudes 
des  espèces  aussi  nettement  qu'il  connaissait  les  cinq 
doigts  de  sa  main.  Il  savait  quand  les  mères  vont  à  la 
provende,  le  temps  où  elles  conçoivent,  celui  où  elles  ont 
tini  de  couver,  connaissant  à  un  nid  près  ce  qu'il  y  avait 
de  plumes  dans  un  large  rayon  d'arbres. 

Sa  chasse  faite,  il  rapportait  à  sa  mère  Elle  prenait 
les  oiseaux,  leur  tordait  le  cou,  les  mettait  cuire  sur  un 
teu  de  bois.  Leur  maigreur  ne  faisait  qu  une  bouchée 
sous  la  dent  vorace  des  Hornu. 

11  chassait  aussi  au.\  mouches,  aux  papillons,  aux 
hannetons,  les  écrasant,  leur  arrachant  les  ailes,  en  faisant 
de  £;rands  carnages,  et  ce  petit  avait  la  volupté  de  la 
destruction.  Tout  ce  qui  était  vie  remuait  en  lui  des 
acharnements  sourds.  Une  aile  dans  l'air,  un  rampement 
dans  l'herbe,  un  passage  brusque  de  gibier  le  trouvaient 
prêt  à  la  poursuite.  Quand  on  était  proche  d'un  étang,  il 
allait  se  poster  dans  les  roseau.x,  y  demeurait  des  jours 
entiers,  rigide,  muet,  uniquement  occupé  de  prendre  des 
grenouilles.  A  chaque  éclair  de  leur  dos  vert,  la  gaule 
s'abattait,  faisant  jaillir  l'eau,  et  elles  s'aplatissaient,  les 
cuisses  gigottantes,  leurs  gros  yeux  ronds  pleins  de 
stupeur. 

D'.tutres  jours,  pour  varier  ses  plaisirs,  il  les  péchait 
avec  de  petits  lambeaux  d'étoffé  rouge  pendillant  à  une 
li:^ne,  s'amusait  prodigieusement  de  les  voir  sauter  après 
la  loque  et,  lorsqu'elles  étaient  accrochées,  de  les  tirer  à 
lui  brusquement.  Il  les  achevait  d'un  choc  sec  de  leur 
téic  contre  une  pierre,  une  souche  ou  l'angle  de  son  sabot 
Va  il  en  tuait  ainsi  dans  les  bons  jours  un  cent  ou  deux. 


U  N     M  A  I,  E  23. 

Il  avait  déjà  les  ruses  du  chasseur.  11  marchait  sur  la 
pointe  des  pieds,  levant  haut  les  jambes  de  peur  du 
bruit,  s'immobilisant  des  heures  à  guetter,  sans  bouger. 
La  proie  apparue,  sa  décision  était  aussi  forte  que  sa  pru- 
dence :  il  frappait  d'un  coup  net  qui  ne  pardonnait  pas. 

Ce  furent  ses  commencements.  Il  vivait  de  la  large 
liberté  du  plein  air,  filant  matin,  rentrant  de  nuit  et 
quelquefois  passant  le  temps  du  sommeil  à  battre  les 
bois,  très  peu  chez  ses  parents,  qui  le  laissaient  vaguer, 
indifférents.  Les  Hornu  habitaient  pendant  l'hiver  une 
masure,  bâtie  en  torchis,  sur  la  limite  d'un  bois  ;  une 
lucarne  fichée  de  travers  dans  le  mur,  comme  un  gros 
œil,  laissait  pénétrer  un  jour  glauque  dans  une  pièce  à 
plafond  bas,  coupé  de  travées  demi-pourries,  par  delà 
lesquelles  s'étendait  le  grenier,  avec  ses  cadres  de  bois 
bourrés  de  feuilles  sèches  qui  servaient  de  lits  aux  gar- 
çons. A  l'arrière  de  la  maison,  un  appentis  servait  à 
remiser  les  haches,  les  cognées  et  les  pics,  en  l'absence 
de  bétail.  * 

L'été,  l'habitation  se  vidait  On  descendait  au  cœur  des 
bois,  et  l'on  y  construisait  des  abris  au  moyen  de  pail- 
lassons tendus  sur  dei  piquets.  Puis  commençait,  loin 
des  villages,  dans  la  solitude  des  grandes  coupes  sombres, 
une  vie  âpre  de  travail,  détendue  par  de  courts  repos  au 
soleil  grillant  de  midi  ou  des  sommeils  à  poings  fermés 
dans  la  fraîcheur  humide  des  nuits.  Un  peu  de  fumée 
montait  au  soir  des  souches  qu'on  allumait  sur  le  pas  de 
la  porte  pour  y  cuire  la  soupe  aux  légumes,  et  les  visages 
se  penchaient  sur  les  écuellées,  graves,  ayant  dans  les 
plis  du  front  l'effort  de  la  journée  ;  quelques  mots  étaient 
échangés,  brefs  et  sans  gaîté,  mais  suffisants  pour  main- 
tenir le  sentiment  de  la  famille.  Dans  le  jour,  au  con- 
traire, les  retombées  régulières  de  la  cognée  et  les  coups 
sourds  de  la  hache  retentissaient  seuls  dans  les  silences 


24 


l^  >^    -M  A  L  F. 


énormes  de  la  forêt.  Cela  durait  jusqu'aux  brouillards 
li'automiie. 

Le  bois  devint  pour  l'enfant  une  tentation  de  tous  les 
instants,  il  vivait  dans  les  arbres  et  les  buissons,  mêlé  à 
l'animalité  qui  les  remplit.  11  était  lui-même  un  jeune 
animal,  nourri  des  sèves  de  la  terre  ;  le  soleil  frappait  à 
crû  son  épaule  ;  la  pluie  le  transperçait  ;  la  neige  le 
fouettait  ;  il  rôdait  dès  l'aurore,  les  pieds  meurtris  par 
les  ronces,  insensible  aux  déchirures  de  sa  chair,  déjà 
grand  à  douze  ans  comme  un  garçon  qui  en  aurait 
vingt. 

Comme  délectations,  il  avait  la  rosée  du  matin  qui  ra- 
fraîchissait sa  peau  sèche,  le  bourdonnement  du  vent  qui 
lui  emplissait  les  oreilles  d'une  musique  éternelle,  la 
tombée  de  la  nuit  avec  ses  apaisements  ;  et  il  éprouvait, 
au  milieu  de  ces  choses,  une  jouissance  muette  de  tout 
son  être.  Pareil  à  l'arbre  qui,  de  toutes  ses  branches  à  la 
fois,  plonge  dans  les  gloires  du  ciel  et  pompe  le  vent,  la 
chaleur  et  l'ombre,  insatiablement  il  absorbait  la  nature 
dans  la  plénitude  de  sa  vie. 

Ce  vagabond  était  chez  lui  dans  les  bois,  sentant  vague- 
ment remuer  quelque  chose  dans  l'ombre,  il  ne  savait 
quoi,  de  la  vie,  des  êtres,  de  la  substance  et  comme  le 
frisson  d'une  création  farouche  et  douce.  Petit  à  petit  le 
massacre  des  oiseaux  avait  fait  place  à  des  massacres  pkrs 
téméraires.  Le  gamin,  se  sentant  pousser  bec  et  ongles, 
s'armait  à  présent  contre  une  proie  moins  souple,  dun-j 
poursuite  virile.  Il  déserta  les  hautes  feuillées,  fouilla  la 
profondeur  des  dessous  de  bois,  et  comme  il  avait  connu 
les  nids,  il  connut  les  terriers.  Il  avait  des  malices  de 
singe  pour  déjouer  les  ruses  des  bêtes,  était  extraordi- 
nairement  patient  et  contemplatif,  se  raidissait  comme 
un  pieu  pendant  les  sdences  de  l'affût,  ses  deux  yeux 
sauvages  tournant  seuls  effroyablement  ;  et  une  volonté 


U  N    MALE  20 

tenace  d'être  le  chasseur  de  ces  rôdeurs  de  l'ombre  entrait 
en  lui. 

Chasser,  c'était  avoir  un  fusil.  Sa  cervelle  avait  gardé  le 
retentissement  des  coups  de  feu  entendus  à  l'époque  des 
battues  ;  et,  une  fois,  il  avait  vu  rouler  deux  lapins  sous 
une  même  décharge.  Cela  lui  remuait  les  moelles  comme 
une  volupté,  qu'un  canon  de  fusil  contînt  l'anéantisse- 
ment de  ce  qui  est  la  vie.  Et,  en  attendant,  il  se  servait 
d'une  fronde  qu'il  avait  fabriquée  et  dont  il  jouait  avec 
une  sûreté  implacable  ;  son  bras  nerveux  imprimait  une 
secousse  rude  à  la  machine  qui  tournait,  ronflait,  lançait 
la  pierre  droit  au  but  ;  puis  la  bête  s'abattait  ;  un  spasme 
tordait  son  échine  et  il  avait  une  palpitation  d'aise  à  la 
voir  ruer,  baver,  mordre  l'air  de  la  pointe  de  ses  dents, 
s'allonger  entin  d'un  grand  étiremcnt  qui  avait  déjà  la 
forme  du  cadavre.  Il  tuait  ainsi  les  belettes,  les  putois, 
les  mulots,  les  lapins,  les  lièvres. 

Un  jour,  il  avait  failli  atteindre  au  front  un  chevreuil  ; 
■  mais  la  bête  s'était  alertement  dérobée  en  se  jetant  d'un 
bond  sur  le  côté  ;  la  pierre  était  allée  frapper  un  arbre 
d'un  coup  terrible,  qui  avait  secoué  les  feuilles.  Et  l'en- 
fant était  resté  pâle,  les  bras  ouverts,  sous  Témotion  de 
cette  magnifique  robe  brune  et  de  ce  corps  bondissant, 
d'une  grâce  fuyante. 

Son  désir  d'avoir  un  fusil  se  réalisa  enfin.  Ne  pouvant 
l'acquérir,  il  le  déroba.  Un  paysan  qui  leur  achetait  du 
bois  l'hiver,  possédait  une  carabine,  pendue  tout  le  jour 
à  un  crochet,  dans  l'angle  de  la  cheminée.  Il  se  cacha 
derrière  une  haie,  attendit  la  sortie  de  l'homme  et  s'em- 
para du  fusil. 

Ce  fut  une  joie  pleine  de  surprise.  11  le  tourna, 
le  regarda  par  en  haut,  par  en  bas,  la  gorge  battante, 
émerveillé,  et  tout  à  coup,  comme  il  pressait  la  dé- 
ente sans   le  savoir,   la  charge  d'un  des  canons  partit 


I 


26  U  N    MALE 

et  persilla  d'une  voIcc  de  plombs  les  feuilles  d'un 
coudrier. 

C'était  donc  ça  !  Il  garda  jalousement  son  second  coup 
pour  une. bonne  occasion.  Elle  se  présenta  le  soir  du 
même  jour  sous  la  forme  d'une  chevrette  finement  décou- 
plée. 

La  bête  traversait  un  ravin  par  petits  bonds,  la  tête 
haute,  avec  des  rythmes  légers  de  danse;  dans  l'ombre 
verte,  plus  loin,  une  troupe  de  chevreuils  s'espaçait, 
proche  d'une  mare;  et  une  quiétude  les  tenait  là  dans 
le  frisson  murmurant  du  bois. 

Il  visa. 

Un  fracas  déchira  l'air.  A  travers  la  fumée  bleuâtre  il 
vit  alors  une  galopée  affolée,  toute  la  bande  se  ruant 
droit  devant  elle,  et  il  resta  l'arme  contre  la  joue,  ne 
voyant  plus,  n'entendant  plus,  comme  effrayé  de  sa 
puissance.  Le  trouble  dissipé,  il  courut  à  l'endroit  où  il 
avait  tiré.  La  chevrette  avait  détalé  :  il  avait  manqué  son 
coup. 

Il  raisonna,  se  dit  qu'il  avait  tiré  trop  bas,  réfléchit 
longuement  au  moyen  de  faire  mieux  ;  et  brusquement, 
un  vacarme  de  voix  s'éleva  dans  le  fond  du  bois.  II  entre- 
vit des  hommes  se  démenant,  coupant  à  grandes  enjam.- 
bées  par  les  taillis,  et  l'un  d'eux,  qui  avait  une  carnas- 
sière à  l'épaule  et  le  fusil  à  la  main,  vint  à  lui,  demandant 
s'il  n'avait  vu  personne.  C'était  un  garde. 

—  Non,  fit  le  petit,  qui  sifflotait  entre  ses  dents,  très 
calme. 

Leste  comme  la  ruse,  il  avait  caché  son  fusil  sous  les 
ronces.  Et  les  hommes  passèrent,  ne  se  doutant  pas  que 
ce  gamin  était  déjà  un  tueur. 

Il  savait  à  présent  bien  des  choses  :  d'abord,  comment 
on  se  sert  d'un  fusil,  le  bruit  que  ça  tait,  les  gens  que  ça 
attire;  et  l'aventure  remua  cette  cervelle   énormément. 


UN    MALE  27 

Les  gardes  partis,  il  eut  un  rire  en  dedans  :  il  serait  plus 
malin  dorénavant. 

Il  se  procura  de  la  poudre.  11  tiraillait  après  les  oiseaux; 
mais  la  poudre  partait  avec  un  bruit  mousseux  de  fusée, 
sans  blesser.  Il  y  ajouta  de  la  pierraille  menue,  et  des 
morts  tombèrent,  mais  rares,  tandis  que  les  suivants 
filaient,  secouant  leurs  plumes  par  dérision.  Ce  n'était 
donc  pas  suffisant  encore.  Et  comme  il  s'abîmait  dans 
des  recherches,  son  père  arriva  et  le  vit  couché,  son 
fusil  près  de  lui. 

—  Biesse  !  dit-il,  c'est  pas  avec  la  pierre  qu'on  charge. 
Faut  du  plomb. 

Et  l'enfant  qui  s'attendait  à  une  colère,  vit  un  atten- 
drissement sur  la  face  boucanée  du  vieux. 

Le  père  partit  un  dimanche  pour  la  ville,  un  peu 
avant  qu'il  fît  jour  ;  et  tout  en  cheminant,  il  s'émerveil- 
lait de  ce  vaurien  précoce,  sa  chair  et  son  sang.  Même  le 
bois  l'entendit  rire,  farouchement  gai,  d'une  gaîté  de 
solitaire.  Et  à  midi  il  rentra,  ayant  dans  sa  poche  de  la 
poudre  et  des  chevrotines. 

—  Tiens,  fieu,  dit-il  à  Hubert;  c'est  pour  t'amuser. 
Les  chevreuils,  ça  va  jusqu'à  des  trente  francs  ;  et  les 
lièvres,  on  en  donne  des  deux  et  même  des  trois.  Mais  y 
a  les  gardes,  les  gendarmes,  des  canailles  !  Faut  voir  à 
voir.  / 

Dès  ce  jour-là,  l'enfant  fut  braconnier.  Il  tua  pour  de 
l'argent  après  avoir  tué  pour  son  plaisir,  faisant  du  mas- 
sacre à  tant  la  tête,  et  son  adresse  de  tueur  augmentant 
d'année  en  année,  il  devint  bientôt  un  ennemi  redoutable 
qui  enserrait  dans  le  réseau  de  ses  ruses  les  tanières,  les 
terriers  et  les  clapiers,  à  plusieurs  lieues  à   la  ronde. 

Puis,  trouvant  que  cela  se  dépeuplait,  traqué  par  les 
gardes,  il  déserta  le  bois,  gagna  les  villages,  y  colporta 
son  état. 


28  U  N    M  A  L  E 

Pour  son  coup  d'essai,  il  avait  franchi  une  haie  de 
clôture,  courte,  ventrue,  et  le  lendemain  il  franchissait 
une  palissade  en  planches,  énorme,  qui  faisait  le  tour 
d'un  bois  de  seigneur;  la  belle  chasse  gardée  qu'il  trouva 
le  mit  en  goût.  Alors  il  ne  regarda  plus  à  rien,  entra 
dans  la  propriété  des  gens,  ht  son  butin  de  ce  qu'il  pou- 
vait attraper.  C'était  à  présent  un  garçon  bâti  en  hercule, 
avec  des  jambes  taillées  pour  la  course,  des  poumons  de 
cheval,  un  poing  à  assommer  les  bœufs;  les  jours  de 
chômage,  par  déri  ou  passe-temps,  il  s'amusait  à  soule- 
ver des  charrettes,  d'un  mouvement  lent  de  ses  reins  de 
fer,  et,  dans  les  bagarres,  fracassait  tout  sous  la  volée  de 
ses  coups.  La  liberté,  la  vie  sauvage,  l'exercice  de  sa  vo- 
lonté à  toute  heure  du  jour  lui  avaient  composé  une 
beauté  faite  d'audace,  de  rudesse  mâle,  d'accord  parfait 
de  toutes  les  parties  de  son  corps. 

Il  avait  des  marchands  et  se  piquait  d'honnêteté  en 
affaires.  On  l'estimait  pour  sa  manière  large  de  traiter  les 
marchés.  Quelquefois,  par  bravade,  il  allait  lui-même 
porter  son  gibier  à  la  ville,  trinquant,  en  chemin,  avec 
les  gardes,  auxquels  il  disait  ses  ruses,  et  leur  offrant  de 
leur  procurer  du  gibier  pour  la  table  de  leurs  maîtres, 

—  Des  battues,  disait-il,  y  font  des  battues,  et  y  sont 
dix,  vingt  !  Moi,  j'fais  ma  battue  à  moi  tout  seul  !  Kt 
j'connais  les  bêtes  par  leur  petit  nom,  je  les  appelle  ;  y 
viennent  comme  à  leur  mère  1 

Il  raillait  les  chasseurs,  les  gardes,  les  gendarmes,  leur 
promettait  du  plomb  en  riant,  si  jamais  ils  le  serraient 
de  trop  près,  finissait  par  leur  montrer  ses  bras  nus,  avec 
leurs  biceps  roulant  comme  des  boules. 

Il  était  très  surveillé  pourtant.  Des  gardes  s'étaient  mis 
un  jour  à  quatre  pour  le  pincer.  U  était  monté  sur  un 
arbre,  avait  épié  leurs  mouvements,  entendu  leurs  pro- 
jets, et  tout  à  coup  leur  avait  crié  d'en  haut  : 


U  X    il  A  L  E  '29 

—  Cache  après  ! 

C'est-à-dire  «  cherche  après,  «  dans  la  langue  du 
pays. 

Le  nom  lui  était  resté,  prenant  graduellement  une  con- 
sistance de  renommée  :  on  le  prononçait  dans  les  récits 
de  chasse,  aux  tablées  de  cabarets,  aux  veillées  de  fermes, 
avec  des  pointes  contre  les  gendarmes  si  c'étaient  des 
parlotes  de  paysans,  des  invectives  contre  le  braconnage 
si  c'étaient  des  causeries  de  chasseurs  ;  et  cette  célébrité 
se  grossissait  de  l'impossibilité  de  le  prendre,  de  l'impé- 
nétrabilité de  ses  retraites  quand  il  était  traqué,  d'une 
queue  d  histoires  dont  il  était  le  héros. 

Les  gens  de  la  campagne  l'aimaient,  le  sentant  avec  eux 
dans  leur  révolte  basse,  leur  rancune  inavouée  contre 
l'autorité.  Et  Cachaprès  avait  la  chaude  paille  de  l'écurie, 
les  jours  où  il  venait  demander  la  nuitée  aux  fermes,  et 
en  tout  temps  de  larges  chanteaux  de  pain,  de  la  bière  et 
du  café  à  discrétion.  Du  reste,  il  gagnait  de  l'argent,  et  les 
villageois  voyaient  avec  émotion  des  monnaies  blanches 
reluire  dans  ses  mains. 

Il  avait  gardé  pour  les  bois  son  vieil  amour  d'enfant  ; 
mais  depuis  qu'il  connaissait  les  gaietés  de  la  bière,  le 
désir  de  la  noce  l'attardait  dans  les  bouchons,  jouant  aux 
quilles,  lampant,  s'éjoyant  à  faire  des  paris.  11  avait  l'hu- 
meur haute  en  gueule  du  Wallon  ;  son  rire  grêle  de  ga- 
min s'était  changé  en  une  hilarité  sonore  qui  avait  l'éclat 
du  cuivre.  Et  ce  rire  sortait  de  sa  poitrine,  fréquent,  puis- 
sant, fait  pour  dominer  la  rumeur  des  buveurs  sous  les 
tonnelles  où  on  lance  la  boule. 

Toute  cette  expansion  de  vie  semblait  se  renfoncer  au 
plus  profond  de  son  être  lorsqu'il  était  dans  la  forêt,  fai- 
sant le  guet,  tendant  ses  pièges,  posant  ses  cols,  mêlant 
son  immobilité  à  celle  des  arbres,  et  de  son  oreille  en 
cornet,  pareille  à  celle  des  satyres,  recueillant  les  signifi- 


ôo  l'  X    M  A  L  E 

cations  ilc  l'cnormc  bruissement  confus  qui  traîne  dans 
les  crépuscules. 

Le  père  Hornu,  devenu  très  vieux,  habitait  toujours  sa 
masure  aux  limites  du  bois  Sa  longue  carcasse  droite  se 
dessinait  maintenant  en  creux,  avec  des  hauts-reliefs  dos, 
et  il  traînait  des  jambes  engourdies  par  les  rhumatismes. 
Ne  pouvant  plus  monter  aux  arbres,  il  fendait  à  coups  de 
hache  le  bois  coupé  par  ses  garçons,  le  taillait  en  bûches, 
en  faisait  des  tas  ;  et  petit  à  petit,  la  force  lui  manquant 
pour  cette  besogne,  il  ne  s'occupa  plus  qu'à  brouetter  les 
ramées,  de  son  pas  lent  qui  chancelait  sous  la  tension  de 
la  courroie. 

Un  des  tils  s'était  marié  :  la  sombre  hutte  avait  pris 
alors  des  airs  de  nichée,  et  le  grand'père,  un  peu  plus 
délabré  à  chaque  saison,  gardait  à  présent  les  enfants, 
abritant  de  son  lambeau  de  vie  leur  grosse  petite  exis- 
tence. La  forêt  se  vengeait  des  outrages  qu'il  lui  avait  fait 
subir  en  ledesséchant  comme  une  vieille  souche  déchaus- 
sée, et,  par  étapes,  il  s'acheminait  à  la  mort,  ayant  déjà 
dans  les  membres  la  raideur  des  trépassés. 

Un  jour  Cachaprès,  rentrant  au  logis,  trouva  le  vieux 
sjr  un  matelas  de  feuilles,  l'œil  démesurément  ouvert, 
glacé. 

Ce  fut  un  lourd  ennui  pour  ces  hommes  des  bois  de  se 
conformer  aux  prescriptions  de  la  loi.  D'instinct,  ils  au- 
raient creusé  une  fosse  dans  le  hallier,  auraient  mis  le 
corps  dedans,  au  lieu  de  courir  à  la  mairie,  passer  par 
des  tas  de  formalités,  finalement  le  mener  au  cimetière 
commun. 

Les  frères  fabriquèrent  une  bière  avec  de  la  volige, 
étendirent  le  mort  au  fond,  sur  une  couche  de  feuilles, 
puis,  tous  ensemble  s'y  mettant,  y  compris  Cachaprès  et 
la  vieille  Hornu.  on  porta  le  cercueil. 

Klle  n'avait  pas  pleuré,  la    mère  :   son  dur  visage  en 


UN    MALE  ôi 

bois  s'était  seulement  étiré  comme  une  planche  détra- 
quée au  soleil.  Et  elle  allait,  sa  haute  taille  sèche  plian^ 
un  peu  sous  le  poids  du  cadavre.  Cette  petite  troupe 
se  perdit  dans  le  matin  bleu  du  bois,  tous  les  mer- 
les sifflant  à  la  fois,  comme  pour  saluer  celui  qui  s'en 
allait. 

A  la  sortie  du  cimetière,  le  cadet  paya  à  boire.  Jamais 
il  n'avait  songé  à  faire  aux  siens  une  distribution  de 
l'argent  qu'il  gagnait  largement.  Il  était  généreux  pour- 
tant. Mais  les  pauvres  gens  ayant  besoin  de  peu.  ne 
demandaient  rien,  et  il  ne  pensait  pas  à  leur  donner.  Ce 
jour-là,  il  soûla  ses  frères.  Les  femmes  burent  aussi.  Il 
eût  voulu  soûler  tout  le  village,  dans  son  désir  de  faire 
quelque  chose  pour  le  mort. 

Seule,  la  vieille  Hornu  ne  toucha  pas  à  son  verre.  Elle 
demeura  tout  le  temps  immobile,  les  mains  posées  sur 
ses  genoux,  regardant  vaguement  le  trou  noir  que  faisait 
l'absent  auprès  d'elle,  sans  penser  à  rien.  Le  soir  venu, 
comme  les  garçons  ronflaient  à  terre,  ivres-morts, 
Cachaprès  prit  Tun  et  la  vieille  prit  l'autre.  Elle  le  hissa 
sur  son  dos,  comme  elle  eût  fait  d'un  sac,  et  le  porta 
jusque  chez  elle,  courbée  en  deux,  les  mains  robuste- 
ment  posées  sur  ses  hanches.  Elle  rentrait,  son  fils  sur  le 
dos,  dans  la  maison  d'où  elle  était  sortie  le  matin,  son 
mari  sur  les  épaules.  Et,  à  quelques  jours  de  là,  elle 
mourut  à  son  tour,  sans  maladie,  comme  meurent  les 
femelles  quand  les  mâles  n'y  sont  plus. 

Cachaprès  reprit  sa  vie. 

On  ne  hante  pas  les  cabarets  sans  connaître  les  filles. 
La  fermentation  des  printemps  mettait  une  flambée 
d'étincelles  dans  ses  veines.  11  se  rapprochait  alors  des 
étables,  des  seuils  sur  lesquels  bavardent  le  soir  des 
garces  aux  bras  rouges.  Cette  chair  mafllue  satisfaisait  ses 
appétits  d'homme  pour  qui  l'amour  est  une  hôtellerie.  Il 


.'2  r  X   M  A  r.  F. 

ne  voyait  rien  au-delà  de  la  grosse  sensation  d'être  à 
deux  un  instant.  La  tendresse  lui  échappait. 

Le  temps  des  kermesses  était  surtout  pour  lui  une 
occasion  de  s'amuser  avec  les  commères.  Il  leur  payait 
bouteille,  les  lançait  dans  les  entrechats  des  contredanses, 
les  entraînait  derrière  les  haies.  11  lui  suflisait  qu'elles 
lussent  amples  et  dodues,  avec  des  dents  propres.  Et  il 
n'avait  pas  connu  les  fréquentations  durables. 

C'est  alors  qu'il  vit  s'épanouir  le  sourire  de  Germaine 
dans  un  sourire  de  mai.  La  fleur  des  pommiers  seule 
était  aussi  abondante  que  la  floraison  qui,  brusquement, 
poussa  en  lui;  cela  germa  comme  une  graine,  monta 
comme  une  sève,  le  remplit  des  pieds  à  la  tête  comme  un 
débordement. 

Il  l'aima,  sans  s'en  rendre  compte,  à  travers  la  neige 
des  étamines,  l'aile  des  papillons,  la  blancheur  du  matin, 
comme  l'incarnation  de  tout  ce  qu'il  y  avait  pour  lui  de 
désirable  sur  la  terre,  l'ombre  des  bois,  la  tiédeur  de  la 
plaine,  les  vergers  pleins  de  fruits,  le  meurtre,  le  vol,  la 
liberté. 

Il  l'aima  comme  un  gibier  rare  et  difficile,  comme  une 
proie  inaccoutumée,  sentant  s'accroître  son  goût  pour 
elle  de  la  supposer  vierge,  c'est-à-dire  gardée,  à  légal 
des  chasses  dont  il  avait  dû  escalader  les  clôtures. 


IV 


CACHAPRÈs  se  mit  à  rôder  autour  de  la  ferme,  à  la 
façon  de  1  epervier  qui  rétrécit  petit  à  petit  ses 
cercles  autour  de  sa  proie.  Il  s'attardait  derrière 
des  haies,  traînait  à  la  lisière  du  bois,  l'attendait  venir 
juché  dans  les  arbres.  II  voyait  par  échappées  un  peu  de 
sa  personne,  un  bout  de  sa  robe,  et  cela  alimentait  son 
désir  Une  préoccupation  plus  forte  s'était  jetée  à  travers 
ses  rages  de  destruction.  Il  négligeait  les  gîtes  et  les 
terriers.  Le  poil  roux  des  lièvres  ne  lui  faisait  plus 
penser  au  coup  de  fusil  qui  le  découd  et  le  crible  de  ses 
hachis.  Sa  carabine  reposait  dans  une  cachette,  au  fond 
d'un  fourré. 

Il  connaissait  déjà  les  habitudes  de  la  maison. 

Au  petit  jour,  quelqu'un  conduisait  les  vaches  pâturer. 
Il  y  avait  deux  pâtures,  celle  du  verger  et  celle  du   pré 
dans  le  bois.  Quelquefois   Germaine  ramenait  les  bctes 
Il  l'avait  suivie  deux  fois.  Ils  s'étaient   dit  des    choses 
insignifiantes  en  se  souriant,  heureux  d'être  l'un  près  de 


.'4  r  X   .^^  \  i,  F. 

l'autre.  Et  tout  à  coup  elle  lui  avait  cric  :  bonsoir,  près 
de  la  ferme. 

I. 'après-midi,  elle  allait  aux  champs.  On  plantait  juste- 
ment les  pommes  de  terre.  Hulotte  avait  engagé  des 
femmes  pour  planter,  et  elle  était  au  milieu,  travaillant 
comme  elles,  penchée  sur  les  labours  bruns.  Des  heures 
entières  il  l'épiait,  immobile  derrière  un  arbre  ou  les 
broussailles,  une  prudence  lui  conseillant  de  ne  pas  se 
montrer.  Elle  passait  entre  les  sillons,  la  banne  aux 
pommes  de  terre  pressée  contre  sa  hanche,  prenant  dans 
la  banne,  puis  jetant  devant  elle  ;  et  ce  geste,  qui  recom- 
mençait, avait  une  grandeur.  Puis  une  des  femmes  ra- 
menait la  terre  d'un  coup  de  bêche,  chaque  fois  qu'elle 
avait  jeté  la  plante. 

H  admirait  les  mouvements  de  son  grand  corps  dans 
la  brume  chaude  des  après-midi.  Par  moments,  elle  se 
mettait  droite,  se  reposait  sur  ses  reins,  les  deux  poings 
plantés  dans  le  côté,  et  demeurait  sur  place,  se  détendant 
rafraîchie,  les  yeux  demi-clos, 

l'ne  fois,  il  imita  le  cri  de  la  chouette  pour  lui  faire 
tourner  la  tête  de  son  côté.  Elle  vit  une  agitation  dans 
les  arbres  du  bois,  et,  devinant  qu'il  était  là,  elle  agita  la 
main  au-dessus  de  sa  tête.  Alors  il  se  mit  à  hennir  du 
hennissement  grêle  d'un  poulain  d'un  an. 

—  II  est  drôle,  pensa-t-clle. 

Ce  jour-là,  quand  le  soleil  marqua  quatre  heures  au 
ciel,  les  femmes  revinrent  seules  à  la  ferme.  Elle  n'avait 
pas  faim  ;  elle  préférait  continuer  à  planter  ;  la  besogne 
n'avançait  pas.  Et  d'autres  raisons  pour  demeurer  au 
champ,  les  femmes  parties. 

Cachaprès  descendit  de  son  arbre;  en  quelques  enjam- 
bées il  fut  auprès  d'elle. 

—  C'est  toi? 

—  Oui. 


r  X    MALE  35 

—  Et  que  faisais-tu  dans  l'arbre  ? 

—  Rien. 

—  Si  fait. 

—  Quoi  ? 

—  Tu  me  regardais,  tiens  ! 
Il  balança  la  tête. 

—  C'est  vrai . 

Elle  l'enveloppa  d'un  sourire  singulier  et  lui  dit  : 

—  Vaurien  !  T'as  là  un  beau  métier!  Rien  faire  et 
passer  le  jour  à  regarder  les  filles  ! 

Il  cherchait  une  réponse. 

—  Moi,  fit-il,  en  une  nuit  je  gagne  de  quoi  rien  faire 
trois  jours.  Et  puis,  ça  me  plaît  de  te  regarder.  J'aime 
autant  ça  que  de  me  fouler  les  pieds  à  marcher. 

Elle  lui  dit  qu'étant  jeune,  elle  aimait  à  courir  dans  les 
bois  ;  mais  cela  lui  arrivait  rarement,  son  premier  père 
ne  voulant  pas.  Et,  tout  à  coup,  il  y  eut  comme  une  joie 
sur  son  visage. 

—  C'est  juste,  je  ne  t'ai  pas  dit.  Mon  père  était  garde. 

Il  crut  qu'elle  se  moquait  de  lui.  Alors  elle  lui  expli- 
qua le  mariage  de  sa  mère  avec  le  fermier  Hulotte.  Le 
meilleur  de  sa  vie  s'était  passé  à  la  ferme.  Toute  petite, 
elle  n'avait  pas  été  heureuse  :  non  pas  que  son  père  fût 
méchant  pour  elle;  mais  il  avait  l'humeur  un  peu  noire 
des  gens  qui  vivent  dans  les  bois.  Et  en  disant  cela,  elle 
lui  lançait  un  regard  pour  le  faire  parler. 

—  Oh  !  moi,  répondit-il,  j'suis  bon  comme  le  pain. 
Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  de  faire  de  la  peine  à 
quelqu'un. 

Il  se  vantait,  se  laissa  aller  ù  un  éloge  immodéré  de 
son  caractère.  Et  il  ajouta  que  celle  qui  l'aurait  le  verrait 
bien.  Puis  revenant  de  son  étonncment  de  la  savoir  la 
tille  de  Maucord,  alors  qu'il  la  croyait  engendrée  de 
Hulotte,  il  eut  une  traînée  de  petits  rires  sourds.    . 


.>6  V  N     M  A  L  K 

—  Ah  bcn  !  en  v'ià  une  histoire!  Si  ton  pèic  était 
vivant,  j'aurais  p"t  être  tiré  sur  lui  ! 

Klle  se  redressa,  blessée  dans  une  mémoire  chère. 

—  C'était  un  homme,  celui-là  !  dit-elle  rudement,  il 
t'aurait  coulé  bas  comme  une  charogne. 

—  Bien  sûr,  dit  Cichaprès,  comprenant  qu'il  avait  été 
un  peu  loin. 

Et  11  parla  d'autre  chose.  C'était  bientôt  le  temps  des 
kermesses.  Il  lui  demanda  si  elle  aimait  la  danse,  et 
comme  elle  répondait  oui,  il  lui  dit  : 

—  Moi  aussi.  On  saute,  on  fait  des  bêtises,  on  s  em- 
brasse. Nous  nous  embrasserons,  hein  !  Germaine  ! 

—  A  savoir. 

Il  s'approcha  d'elle,  et  la  tirant  par  les  poignets  de 
toute  sa  force,  la  tint  contre  sa  joue. 

—  C2a  se  fait  comme  ça,  dit-il  en  riant, 

—  Et  ça  comme  ça,  répondit  Germaine  en  lui  lâchant 
un  large  soufflet  à  travers  le  visage. 

Une  rougeur  de  colère   lui   était  montée   aux   joues. 
Elle  lui  en  voulait  d'avoir  été  plus  fort  qu'elle  :  il  l'avait 
prise  en  traître,  sinon... 

Il  fixait  sur  elle  des  yeux  gris,  ardents. 

—  Veux-tu  recommencer,  Germaine?  dit-il. 
Elle  ne  put  retenir  un  éclat  de  rire. 

—  Non,  répondit-elle;  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  ne 
pas  recommencer  après  et  encore  après. 

Des  voix  s'approchaient. 

—  Encore  une  petite  fois  seulement,  disait  Cachaprès, 
et  il  marchait  sur  elle  les  bras  ouverts,  les  narines 
dilatées. 

—  Approche  !  lit-elle  en  saisissant  une  bêche. 

Il  écarta  la  bêche  d'un  coup  sec  de  la  main  et  colla  ses 
lèvres  sur  sa  peau  chaude, 

—  Démon!  vaurien!   rit  Germaine,  riante  et  furieuse. 


U  X    il  A  L  E  3? 

Elle  jeta  la  bêche  après  lui  sans  l'atteindre.  Il  courait 
à  larges  enjambées,  le  corps  plié  en  deux,  la  tête  à  la 
hauteur  des  reins,  comme  font  les  braconniers  quand  ils 
sont  poursuivis.  Une  fois  dans  le  bois,  il  lança  un 
coquerico  retentissant.  Les  femmes  arrivaient. 

Germaine  regarda  devant  elle,  longuement,  perdue 
dans  ses  idées. 


V 


COMME  elle  lavait  dît  à  Cachaprcs,  Germaine  était 
la  fille  du  garde  forestier  Narcisse  Maucord,  tué 
par  la  foudre,  il  y  avait  à  peu  près  quinze  ans, 
dans  le  bois  des  Chêneaux. 

Elle  avait  passé  la  première  partie  de  sa  vie  dans  une 
maison  triste,  froidement  correcte,  en  long  tête-à-tête 
avec  sa  mère,  une  femme  d'ordre  qui,  à  la  mort  de 
Maucord,  était  encore  la  plus  belle  femme  de  la  con- 
trée. Le  garde  passant  presque  toutes  ses  journées  à 
surveiller  les  domaines  de  l'Etat,  elles  demeuraient 
seules  dans  cette  maison  qui  attenait  à  la  forêt,  regar- 
dant à  travers  les  rideaux  tirés  onduler  les  arbres,  pou- 
droyer le  soleil  et  ruisseler  la  pluie. 

Le  père  rentrait  à  midi.  Un  instant  la  maison  s'ani- 
mait du  remuement  des  vaisselles;  une  apparence  de 
vie  bourdonnait  sous  les  plafonds  en  chêne,  le  long  des 
murs  tapissés  d'un  papier  à  fleurs  bleues,  et  la  mère,  le 
garde,  l'enfant  s'asseyaient  à  la  même  table,  comme 
étonnés  de  se  trouver  ensemble. 


40  U  N    M  A  L  ]•: 

Aucune  gaîtc  ne  détendait  la  placidité  silencieuse  de 
ces  trois  êtres  réunis  pendant  une  heure  ou  deux. 

Mélancolique  et  farouche,  Narcisse  Maucord  aimait 
sa  femme  et  sa  fille  d'une  tendresse  régulière,  comme 
dérobée  au  plus  profond  de  ses  moelles.  Il  vivait  au 
milieu  d'elles,  replié  sur  lui-même,  avec  des  accès  de 
goutte  lors  des  changements  de  temps.  Gourd,  immobile, 
ses  jambes  posées  sur  un  escabeau,  il  restait  alors 
accroupi  dans  1  atre,  regardant  aller  et  venir  autour  de 
lui  Madeleine,  sa  femme,  et  la  petite  Germaine,  sans  rien 
dire;  et  les  jours  se  suivaient,  démesurément  longs.  Petit 
à  petit,  un  froid  glacial  s'était  mis  dans  le  ménage,  brisé 
seulement  entre  la  mère  et  l'enfant  par  une  affection  plus 
vive,  qui  s'épanchait  naturellement  quand  le  père  était 
parti. 

Madeleine,  en  se  mariant,  avait  apporté  un  champ, 
quelques  meubles  et  la  literie  ;  Narcisse,  lui,  avait  apporté 
la  maison,  qu'il  tenait  de  son  père,  garde  forestier  comme 
lui;  et,  à  force  d'économies,  une  petite  aisance  avait  fin 
par  entrer  dans  cette  demeure  soigneusement  entretenue, 
dont  la  façade,  badigeonnée  au  lait  de  chaux  tous  les  ans, 
annonçait  la  bonne  tenue  intérieure. 

Germaine  avait  six  ans  quand,  à  la  tombée  de  la  nuit, 
un  samedi  du  mois  de  juillet,  des  bûcherons  rapportè- 
rent sur  des  branches  entrelacées  le  garde  foudroyé  pen- 
dant sa  ronde  de  l'après-midi.  Ce  fut  pour  Madeleine  une 
douleur  sérieuse  et  sans  éclat.  Elle  perdait  en  Narcisse 
moins  un  homme  aimé  d'amour  que  le  soutien  de  la 
maison  et  le  père  de  son  enfant.  Elle  prévoyait  une  charge 
plus  lourde  et  des  responsabilités  plus  graves  pour  elle. 
Puis  cela  rompait  une  habitude,  et  il  allait  y  avoir  désor- 
mais à  la  table  une  place  vide,  qui  avait  été  largement 
occupée  autrefois. 

Des   mois   se   passèrent.    Les   portes   et   les   fenêtres 


U  X    M  A  L  E  •  4t 

demeurèrent  fermées  comme  par  le  passé.  La  mort 
n'avait  pas  fait  hausser  la  vie.  Seulement,  la  petite  n'étant 
plus  inquiétée  par  la  sévérité  du  père,  se  reprenait  à  faire 
sa  rumeur  d'enfant.  On  voyait  dans  le  jour  sa  joue  en 
fleur  au  milieu  des  fleurs  du  jardin,  se  mêler  au  vol  des 
papillons,  s'animer  des  rougeurs  du  jeu,  par  moments 
disparaître  dans  la  toison  des  hautes  herbes. 

Et  tout  à  coup  un  grand  changement  s'opéra  autour 
d'elle.  Elle  avait  vu  un  homme  grand  et  fort  s'asseoir 
dans  l'âtre,  venir  d'abord  irrégulièrement,  puis  prolonger 
ses  visites,  et  cet  homme  l'avait  levée  un  jour  à  la  hau- 
teur de  sa  bouche  et  lui  avait  dit  : 

—  Germaine  sera  not  fille  à  présent. 

Puis  on  l'avait  menée  dans  une  grande  ferme,  où  elle 
avait  grandi  au  milieu  d'un  train  bruyant,  et  sa  mère  lui 
avait  dit  : 

—  Tu  aimeras  le  fermier  comme  ton  père. 

Tout  doucement,  elle  comprit  que  sa  mère  s'était 
remariée. 

Hulotte,  demeuré  veuf  comme  Madeleine,  avec  un 
garçon  de  dix-huit  ans,  s'était  toujours  senti  du  goût  pour 
cette  femme  calme  et  belle,  alors  que  lui-même  était  déjà 
marié  et  connaissait  les  aigreurs  d'une  union  mal  assor- 
tie :  aussi  fut-il  heureux  de  la  retrouver  libre.  Madeleine 
entra  donc  à  la  ferme  et  continua  avec  ce  nouveau  mari, 
plus  vieux  qu'elle  de  quinze  ans,  la  même  vie  ordonnée 
et  droite  qu'elle  avait  menée  avec  son  premier  époux. 

Ils  eurent  deux  fils  ensemble,  et  leur  bonne  entente  ne 
fut  rompue  que  par  un  coup  terrible  :  Madeleine  mourut 
des  suites  d'une  affection  charbonneuse  dans  le  même 
mois  où  était  mort  Maucord. 

Il  y  avait  décela  trois  ans  déjà,  et  un  accablement  était 
demeuré  sur  le  fermier  depuis  ce  temps.  A  chaque  sai- 
son, il  laissait  un  peu  plus  le  soin  des  affaires  à  Philippe, 


42  U  X     M  A  L  E 

son  aîné,  se  reposant  sur  Germaine  de  la  charge  des  cta- 
bles,  de  la  basse-cour  et  de  la  maison. 

Calme  comme  sa  mère  et  comme  elle  douée  d'une  force 
intérieure  éj;ale  et  continue,  la  rude  fermière  tenait  lie 
Maucord  l'énergie  et  la  décision,  avec  une  apparence  de 
brusquerie.  Cependant,  elle  n'avait  d'eux  que  la  ressem- 
blance des  caractères  ;  sa  ressemblance  physique  se  rat- 
tachait plutôt  à  la  mère  de  son  père,  femme  amoureuse 
•et  féconde,  qui  s'était  remariée  quatre  fois  et,  comme  elle, 
avait  senti  brûler  ses  joues  du  rouge  sang  des  brunes. 
Germaine,  en  effet,  était  de  la  race  des  belles  filles  faites 
'pour  la  caresse  et  l'enfantement  :  son  large  cou  tournait 
avec  fermeté  sur  ses  épaules  ;  elle  avait  les  reins  dévelop- 
pés, la  poitrine  saillante,  les  chevilles  fortes  ;  et  les  be- 
sognes viriles  la  tentaient.  Plus  jeune,  elle  s'amusait  à 
lutter  avec  des  garçons  de  son  âge  et  n'avait  pas  toujours 
été  terrassée.  Elle  savait  descendre  les  bois  de  la  charrette, 
charger  un  sac  de  farine,  s'atteler  à  la  herse,  transporter 
à  la  pointe  de  la  fourche  les  fumiers  lourds  de  suint,  et 
^on  geste  avait  une  décision  rude. 

Germaine  Maucord  avait  été  aiméeen  fille  par  Hulotte. 
Il  n'avait  pas  voulu  faire  de  dirtérence  entre  cette  progé- 
niture qui  lui  venait  d'un  autre  lit  et  celle  qui  lui  était 
venue  du  sien  propre.  On  l'appelait  Germaine  Hulotte 
dans  les  villages  Elle  était  vigilante,  vaillante,  l'œil  à  tout. 
Levée  avant  les  domestiques  dans  la  ferme,  elle  cuisait  le 
pain,  mettait  la  main  à  la  lessive,  repassait  le  linge,  aidait 
aux  grosses  besognes  de  la  maison.  Elle  n'avait  ni  le  goût 
de  la  dépense  ni  l'amour  exagéré  de  la  toilette.  C'était 
une  fille  gaie,  aimant  à  rire,  assez  libre  quand  elle  causait 
avec  les  hommes.  Sa  mère  l'avait  menée  à  des  kermesses. 
•Elle  avait  gardé  de  l'une  d'elles,  où  l'on  avai^t  beaucoup 
mangé  et  dansé,  un  souvenir  qui  se  confondait  avec  une 
Jîgure  de  danseur,  un   étudiant  beau  garçon,  venu   là  en 


UN    MALE  43 

partie  de  plaisir.  Elle  avait  longtemps  pensé  à  sa  peau 
blanche,  à  sa  joue  dorée  par  l'ombre  de  sa  moustache,  à 
ses  manières  douces,  aux  chatouilles  qu'il  lui  avait  faites 
dans  la  main.  Cela  avait  même  un  peu  occupé  ses  rêves, 
la  nuit.  En  d'autres  occasions,  elle  avait  dansé  avec  des 
fermiers,  des  paysans  riches,  la  jeunesse  dorée  des  cam- 
pagnes. De  ce  contact  avec  des  danseurs  qui  la  serraient 
de  près,  mettaient  leurs  genoux  entre  les  siens,  et  par  mo- 
ments laissaient  traîner  leurs  mains  sur  sa  taille,  il  était 
resté  en  elle  une  douceur  tentante  qui  l'acheminait  à  son- 
ger au  reste.  Elle  avait  pleuré  une  fois,  dans  son  lit,  se 
sentant  seule,  tandis  que  des  amies  à  elle  avaient  des 
maris  et  des  tiancés.  Elle  avait  par  moment  le  désir  et  le 
besoin  d"un  homme.  C'était  un  troublevague,  une  sourde 
fermentation  de  son  être  ardent  et  jeune,  avec  des  amol- 
lissements profonds. 

Sa  position  de  fille  à  marier  n'étant  pas  nette,  lesépou- 
seurs  tardaient  à  se  présenter  :  ce  n'était  que  la  fille  aux 
Maucord,  après  tout,  et  les  Maucord  n'avaient  eu  qu'une 
aisance  modeste.  Ah  !  si  elle  avait  été  la  fille  aux  Hulotte  ! 
Il  y  avait  des  sous  de  ce  côté.  Ces  rumeurs  se  colpor-' 
talent,  arrêtaient  l'élan  des  fils  de  fermiers  riches,  et 
d'année  en  année  on  s'habituait  un  peu  plus  à  la  voir  de- 
m.eurer  fille.  Quant  à  se  marier  avec  un  simple  paysan, 
elle  ne  pouvait  y  penser.  Jamais  Hulotte  n'eût  supporté 
qu'un  gendre  médiocre  vint  s'installer  auprès  de  lui  dans 
la  ferme.  Et  cette  mélancolie  de  n'être  pas  femme  se  jetait 
souvent  au  travers  de  la  gaîté  de  Germaine  Elle  éprou- 
vait alors  un  sentiment  de  révolte.  Une  colère  la  prenait 
contre  ces  hommes,  qui  étaient  assez  bêtes  pour  ne  pas 
s'emparer  de  sa  beauté.  Imbéciles,  va  ! 

La  vue  du  beau  gars  couché  dans  le  verger,  amoureux 
et  souriant,  la  charma  comme  une  promesse  d'assouvis- 
sement. Il  paraissait    cloué   sur  place,   dans    une    fixité 


44 


U  X    M  A  I-  !•: 


dadmiration.  Son  sourire  montait  à  elle,  tremblant  et 
doux,  ainsi  qu'une  prière.  Elle  vit  qu'il  avait  les  épaules 
larges,  la  tête  énergique  et  fîcre,  la  robustesse  des  vrais 
mâles,  et  cela  la  toucha.  Elle  se  prit  alors  à  sourire 
aussi  et  il  y  eut  dans  ce  sourire  comme  un  appel  vague 
de  la  chair,  comme  une  instinctive  sollicitation  de  ne  pas 
la  laisser  avec  son  désir.  Quand  elle  le  revit  sur  l'arbre, 
une  chaleur  lui  passa  dans  le  cœur.  Il  était  donc  revenu! 
Cctait  donc  vrai  qu'il  la  trouvait  à  son  goût  !  Et  elle 
rêva  au  moyen  de  lui  parler,  de  voir  de  près  sa  peau,  la 
couleur  de  ses  yeux,  la  largeur  de  ses  mains.  A  midi,  la 
ferme  dormant,  elle  sortit,  gagna  les  luzernes,  sûre  qu'il 
y  viendrait.  Il  était  venu.  Alors  elle  avait  appris  cette 
chose  extraordinaire,  c'est  que  l'audacieux  qui  lui  avait 
souri  et  qu'elle  avait  devant  elle,  plein  de  convoitises, 
était  Cachaprès. 

Cest-à-dire  un  bandit,  un  maraudeur,  un  voleur  des 
bois, qui  finirait  par  la  prison  ou  peut-être  pis,  à  moins 
qu'il  ne  crevât  dans  un  fourré. 

Soit,  mais  ce  bandit  faisait  un  métier  viril,  était  un 
gaillard  comme  elle  les  aimait,  rude  et  ne  connaissant 
pas  la  peur;  c'était  presque  un  héros.  Des  histoires  se 
pressaient  dans  sa  mémoire.  Elle  se  souvint  des  tours 
qu'on  lui  prêtait  ;  et  le  sang  du  garde-forestier  se  réveil- 
lant en  elle,  elle  l'admira  de  ruser  avec  les  bêtes,  de  vivre 
au  fond  des  bois,  d'être  plus  fort  que  les  gardes.  Puis, 
sa  pensée  s'approfondissant,  elle  eut  une  perception  con- 
fuse que  l'amour  d'un  tel  homme  devait  être  supérieur  à 
celui  des  rustres  à  face  pâle  et  à  grêles  épaules. 


VI 


L'enclos  où  pâturaient  les  vaches  du  fermier  Hu- 
lotte était  à  dix  minutes  de  la  ferme.  Les 
bêtes  gagnaient  la  grand'route,  descendaient  un 
sentier  à  travers  bois,  et  par  un  pont  jeté  sur  le  ruisseau 
qui  longeait  Therbe  grasse  de  la  prairie,  entraient  au 
pacage.  Des  piquets  reliés  par  une  balustrade  en  bois 
formaient  une  clôture  tout  autour;  et  le  pré  montait  en 
pente  douce  vers  les  vergers  de  la  ferme  des  Osiers, 
située  à  rextrêmité  d'un  large  plateau  cultivé.  A  droite  et 
à  gauche,  de  hauts  talus  s'élevaient,  couverts  de  petits 
arbres,  entre  d'autres  plus  grands,  hêtres  et  peupliers, 
qui  mettaient  sur  ces  emmêlements  de  jeunes  branches 
leur  ombre  vigoureuse.  Une  floraison  énorme  de  pâque- 
rettes s'épanouissait  entre  les  clôtures,  répandait  sur 
l'herbe  une  traînée  de  clartés  qui  se  perdait  près  de  la 
ferme  dans  le  bleu  du  ciel.  Et  sur  les  berges  du  ruisseau 
la  bardane,  le  pissenlit,  la  valériane,  la  jacinthe  sauvage, 
In  renoncule  des  bois  avaient  poussé  en   larges   touffes 


4Ô  r  X     M  A  L  K 

cclatvTntcs.  Rcgulicrcment  les  vaches  quittaient  l'étable  à 
cinq  heures  du  matin,  les  coqs  sonnant  leur  fanfare. Elles 
demeuraient  au  vert  jusqu'à  midi,  puis  on  les  menait 
bouser  à  Tétabie  jusqu'à  deux  heures,  el  de  nouveau  elles 
allaient  à  la  prairie  jusqu'à  la  tombée  de  la  nuit.  Aucun 
sentier  ne  traversant  le  pré,  les  vaches  cornant  de  leurs 
mutles  en  l'air  faisaient  entendre  la  seule  rumeur  qui  se 
mêlât  au  gloussement  du  ruisseau,  sous  les  arbres  ba- 
lancés par  le  vent.  Et  Cachaprès,  voyant  ce  grand  silence, 
avait  pensé  qu'ils  seraient  bien  là  tous  les  deux  pour  se 
causer  les  yeux  dans  les  yeux.  Le  bois  s'élargissait  à 
droite  et  à  gauche,  et  un  peu  plus  loin  s'escarpait,  pre- 
nant graduellement  une  dénudation  sévère  de  forêt.  11  se 
sentait  autrement  à  l'aise  dans  cette  solitude  que  dans  les 
vergers  toujours  traversés  par  quelqu'un  ;  et  il  regardait 
par  moments  les  rouges  feuilles  sèches  qui  forment  litière 
sous  les  hêtres,  avec  l'idée  qu'on  pourrait  s'y  rouler 
comme  sur  de  l'édredon.  La  nuit,  il  s'y  couchait,  tâtant 
du  plat  de  ses  mains  leur  douceur  tiède.  La  pluie 
seule  le  faisait  détaler.  Il  s'enfonçait  alors  sous  les 
hêtres  et  gagnait  un  abri  de  planches  et  de  paille, 
délaissé  dans  le  recoin  d'une  clairière  par  les  bûche- 
rons. Une  grande  fainéantise  avait  pris  ce  travailleur 
de  la  mort. 

Une  après-midi,  il  s'était  allongé  près  du  ruisseau,  à 
plat  ventre  dans  l'herbe.  Une  de  ses  mains  pendait  à  tra- 
vers l'eau,  faisant  au  flot  tranquille  un  obstacle  contre 
lequel  il  bouillonnait  en  clapotant  ;  et,  les  yeux  noyés  de 
somnolence,  il  regardait  la  transparence  du  fond  s'allumer 
sous  lui  de  clartés  de  soleil.  Des  araignées  à  longues 
pattes  remontaient  cette  coulée  de  source,  ramant  par 
saccades  furieuses.  De  très  petits  poissons  les  croisaient, 
rapides  comme  des  éclairs.  Et  le  ruisseau  s'cncavant  un 
peu  plus  loin  dans  une  mare,  toutes  les  grenouilles  à  la 


U  N     MAL  E  47- 

t'ois  renâclaient,  avec  un  bruit  de  gargarisme.  Une  chaleur 
d'étuve  s'était  abattue  sur  la  campagne. 

Lui  se  sentait  envahi  de  cette  immense  torpeur  qui  sai- 
sit la  terre  au  printemps,  comme  une  accouchée,  lise 
vautrait  dans  l'herbe  avec  la  jouissance  des  bœufs  cher- 
chant le  frais.  Il  avait  besoin  d'un  calmant  à  la  fermenta- 
tion sourde  de  son  corps.  Et  des  feuillages  glauques  de 
la  berge  en  fleurs,  du  ruisseau  montait  une  âcreté  qui  le 
rendait  lascif.  Des  bâillements  convulsaientses  mâchoires. 
Il  se  tordait  les  bras  au-dessus  de  sa  tête,  ou  serrait  ses 
poignets  dans  ses  doigts  à  les  briser.  Par  moments,  il  se 
roulait  dans  les  herbes,  collait  sa  peau  chaude  contre  leur 
moiteur,  passait  une  feuille  sur  sa  langue  ;  et  des  soupirs 
soulevaient  sa  poitrine.  Un  rossignol,  caché  dans  un  cou- 
drier, chantait  sur  cette  peine  solitaire. 

Tout  à  coup  les  feuillages  furent  secoués  d'une  ondula- 
tion. Le  coassement  des  grenouilles  s'exaspéra.  Et  Cacha- 
près  vit  le  fond  de  l'eau,  doré  la  minute  d'avant,  s'ardoiser 
d'un  gris  sourd.  Puis  de  grosses  bouffées  traînèrent  à  ras 
du  sol,  avec  ce  froissement  long  des  herbes  heurtées  ;  et 
un  grondement  roula  dans  la  profondeur  de  la  forêt.  Les 
oiseaux  se  taisaient. 

Au  même  instant  une  voix  retentit  dans  le  sentier  par 
oii  descendaient  le  troupeau  et  la  tache  massive  des  vaches 
apparut  à  la  barrière. 

—  Hu  !  hia  !  criait  la  voix. 

11  se  leva  d'un  bond,  traversa  la  prairie  et  vit  Germaine 
en  train  de  lever  les  traverses. 

—  Salut  !  dit-il,  y  va  faire  gros  temps. 

Un  éclair  déchira  le  ciel  et  tout  aussitôt  de  larges 
gouttes  de  pluie  s'aplatirent  sur  les  feuilles.  Le  tonnerre 
gronda  ;  puis,  subitement,  la  nuée  creva,  s'écroula  dans 
une  formidable  averse.  L'eau  tombait  par  rayures  droites, 
larges  comme  des  lanières,  fouettant  le  bois  d'un  crépite- 


48  r  X     M  A  L  E 

ment  clair  qui,  par  moments,  ressemblait  à  une  musique 
de  grêlons  sur  un  bassin  de  cuivre. 

Ils  s'étaient  réfugiés  sous  un  arbre,  l'un  près  de  l'autre, 
se  serrant  un  peu.  D'abord,  la  pluie  ne  perça  pas  l'épais- 
seur des  feuilles.  Elle  traçait  tout  autour  du  tronc  un 
cercle  brillant,  laissant  la  terre  sèche  au  pied.  Mais  les 
hautes  feuilles  se  mirent  bientôt  à  dégoutter  sur  les 
feuilles  plus  basses  ;  des  filtrées  d'eau  glissaient  à  présent 
de  proche  en  proche  jusque  sur  eux. 

Il  ôta  sa  veste. 

—  Tiens!  prends-la,  dit-il.  Moi,  ça  me  connaît,  la 
pluie.  J'en  ai  eu  sur  le  dos  de  quoi  remplir  des  étangs. 

Et  il  la  passa  au  cou  de  Germaine.  Elle  se  laissait  faire, 
un  peu  troublée  par  le  contact  de  ses  doigts  qui  la  frô- 
laient. Il  se  rapprocha  d'elle.  Leurs  hanches  se  tou- 
chaient, une  rougeur  chautTait  leurs  joues,  et  résolument 
il  prit  sa  main,  la  garda  dans  la  sienne.  En  même  temps 
il  cherchait  des  mots.  Il  eût  voulu  dire  quelque  chose. 
Mais  sa  langue  demeurait  inerte,  et  à  force  de  chercher,  se 
violentant,  il  finit  par  bégayer  : 

—  J'en  ai  bien  six  comme  ça. 

—  Quoi  i 

—  Six  vestes,  dà  î  Oui,  à  la  maison.  Puis  j'ai  une  veste 
en  velours,  avec  le  pantalon  et  le  gilet  pareils. 

—  Tout  ça  ? 

—  Oui,  et  d'autres  encore,  ah  bien  oui  ! 

Puis  il  y  eut  un  silence.  Il  chatouillait  le  creux  de  sa 
main,  à  présent,  à  petites  fois  lentes  et  douces.  Alors  ce 
fut  elle  qui  éprouva  le  besoin  de  parler.  Elle  montra  une 
vache  noire  et  blanche,  très  ballonnée. 

—  Elle  aura  son  veau  ce  soir,  dit-elle,  à  moins  que  ce 
soit  demain.  On  ne  sait  pas.  Mais,  pour  sûr,  elle  l'aura. 

Et  elle  nomma  ses  vaches  l'une  après  l'autre,  raconta 
des  particularités.  La  blanche  avait  coûté  700  francs.  Les 


U  N    M  A  L  E  40 

vaches  étaient  très  chères.  Elle  s  était  mise  ledos  àTarbrc 
et  se  donnait  des  secousses  d'arrière  en  avant,  machinale- 
ment. Tout  à  coup,  elle  sentit  une  main  remonter  sous 
ses  aisselles,  et  cette  main  cherchait  à  l'attirer. 

—  Si  tu  voulais,  dit-il,  on  serait  une  bonne  paire 
d'amis. 

Il  la  regardait  d'en  haut,  plongeant  ses  yeux  dans  ks 
siens,  les  laissant  descendre  ensuite  dans  son  cou.  Elle 
fit  un  mouvement  pour  scdégager  et  vit  qu'elle  était  tenue. 
Si  c'était  cela  ce  qu'il  appelait  être  amis,  ah  bien  non  ! 
elle  ne  voulait  pas,  et  elle  lui  cria  de  la  laisser.  1 1  lui  reparla 
de  son  caractère,  de  l'argent  qu'il  gagnait,  de  sa  vie  dan? 
le  bois,  et  elle  l'écoutait,  les  yeux  vagues. 

—  Oh  !  moi,  dit-elle,  je  ne  prendrai  jamais  qu'un 
homme  à  mon  goût. 

—  Faudrait  savoir  alors  quel  est  ton  goût  ? 

—  D'abord,  dit-elle,  c'est  pas  que  je  tienne  à  l'argent. 
Pour  ça,  non.  Y  a  des  gens  que  l'argent  ne  rend  pas  plus 
heureux. 

—  Comme  moi.  De  l'argent,  c'est  bon  à  riboter.  Au- 
jourd'hui vingt  francs,  et  demain  rien.  Y  a  des  fois  que 
mes  poches  sont  remplies  comme  ça.  Eh  ben,  quoi? 
Est-ce  que  j'ai  besoin  de  rentes,  moi  ?  On  mange  tout  à 
boire,  à  danser  avec  les  .filles,  à  faire  le  diable  dans  les 
villages.  Et  puis,  que  je  dis,  y  a  toujours   le  bois,  après, 

La  pluie  avait  cessé.  Des  trouées  d'un  bleu  lave  et 
doux  s'apercevaient  dans  le  haut  du  ciel.  Tout  autour, 
les  nuages  pendaient  déchiquetés,  en  masses  lourdes  qui 
s'effrangeaient  sur  les  bords.  Cette  déroute  d'orage  finis- 
sait dans  un  ruissellement  de  clartés  blondes.  Des  arcs- 
en-ciel  brillaient  à  toutes  les  feuilles.  Des  égouttées  d'eau 
continuaient  à  tomber,  ressemblaient  à  des  chutes  de 
perles.  Il  pleuvait  à  présent  de  la  lumière  le  long  des 
-arbres,  dans  l'épaisseur  des  taillis,  et  les  fonds  ihi  bois 


.  )  r  X    M  A  L  V. 

scintillaient  dans  une  large  averse  de  lueurs  et  de  rosées. 
Dans  la  prairie,  les  herbes  avaient  des  ardeurs  d'éme- 
raude.  Des  myriades  de  paillettes  fourmillaient  sous  les 
feuilles;  et  la  vapeur  montant  resplendissait  au  soleil 
comme  une  coulée  de  métal  en  fusion.  Au  bout  de  la 
prairie,  le  verj^er  des  Osiers  s'étalait  dans  une  nappe  d'or 
immobile.  La  terre  rcssuait  le  déluge  qu'elle  avait  reçu, 
l'ne  odeur  vircuse  monta  alors  avec  un  relent  de  fermen- 
tation. 

Ils  étaient  restés  sous  l'arbre,  n'ayant  rien  vu  de  la 
pluie  qui  cessait,  du  soleil  qui  allumait  le  paysage.  Ils 
continuaient  à  se  sourire,  fixés  sur  place  par  une  sensa- 
tion indéfinissable.  Et  subitement,  une  voix  appela  dans 
le  sentier  : 

—  Germaine  ! 

Alors  elle  eut  peurd'êtrc  vue  avec  lui. 

—  Bonsoir,  cria-t-clle. 

—  Psitt,  fit-il  à  demi  voix,  c'est  dimanche  kermesse  au 
village.  T'y  viendras? 

Elle  tourna  à  demi  la  tête  et  regarda  de  ses  yeux  clairs, 
sans  dire  oui  ni  non. 


'^rv^,  'f   .^Tt^ 


c^^?qKvJ^ 


VII 


El, LE  viendra,  pensa  Cachaprès, 
Et  aussitôt  la  pensée  qu'il  lui  fallait  de  l'argent 
lui  passa  par  la  tête.  On  danse,  on  boit,  on  fait 
Je  la  casse  :  cela  ne  va  pas  sans  quelques  sous  dans  ia 
poche.  Et  depuis  que  l'amour  l'avait  pris,  il  avait  vécu 
de  l'air  du  temps,  ne  pensant  ni  au  gibier  ni  aux  mar- 
chands. Même  il  n'avait  pas  mangé  tous  les  jours.  Cette 
grosse  faim,  qu'il  nourrissait  les  jours  ordinaires  de  proies 
prises  dans  le  bois,  s'était  fondue  sous  l'ardeur  sèche  de 
son  désir.  11  aurait  pu  compter  ses  repas.  Au  petit  jour 
une  fois,  il  avait  massacré  un  lapin  d'une  volée  de  coups 
de  bâton.  II  avait  fait  un  feu  de  bois,  et  l'avait  mis  rôtir 
au  bout  de  la  baguette  de  son  fusil.  Il  aurait  mangé  la 
peau  avec,  ce  matin-là,  tant  son  ventre  était  creux.  Et 
deux  jours  après,  il  avait  raflé  un  coq  derrière  la  haie  de 
lî\  ferme  des  Osiers. 

Cette  fois,  une  gourmandise  s'était  mêlée  à  son  appétit. 
Son  coq  sous  sa  blouse,  il  avait  fait  une  lieue  de  chemin 


52  U  N    M  A  L  E 

à  travers  la  forêt.  11  avait  gagne  les  acculs,  et  là,  une 
hutte  de  bûcherons  amis  lui  avait  permis  de  préparer 
cette  viande  au  thym,  avec  sel  et  poivre.  Malheureuse- 
ment le  coq  était  dur. 

—  J'suis  volé  ! 

Et  tout  de  même,  de  ses  dents  aiguës,  il  l'avait  mis 
en  pièces.  Un  demi-pain  de  seigle  et  un  pot  d'eau  avaient 
fait  le  reste  du  déjeuner.  Il  y  avait  eu  d'ailleurs  une  aile 
et  un  morceau  de  la  carcasse  pour  le  bûcheron  et  sa 
femme.  Une  petite  à  tête  de  bête,  qui  vivait  avec  eux, 
avait  sucé  les  os  ensuite.  Et  cela  avait  été  une  belle  nour- 
riture en  somme,  dont  s'était  largement  repu  Cachaprès. 

Les  autres  jours,  flâtré  de  son  long  dans  les  herbes, 
il  s'était  contenté  de  manger  des  racines,  de  la  sauge,  du 
cresson,  les  choses  qu'il  trouvait  sous  la  main.  Comme 
les  cerfs  en  octobre,  occupés  à  raire  et  ne  songeant 
plus  à  viander,  des  rages  de  femelle  remplissaient  son 
flanc  creux.  Il  avait  passé  les  trois  premières  nuits  dans 
la  forêt.  Une  jonchée  de  feuilles  sèches  avait  préservé 
ses  membres  de  l'humidité  de  la  terre  et  il  avait  secoué 
en  s'éveillant  ses  cheveux  mouillés  de  rosée.  Mais  il  était 
tombé  des  pluies,  le  quatrième  jour.  Des  pluies  de  mai, 
aiguës  comme  des  lances,  ça  n'est  pas  drôle. 

11  avait  traversé  la  forêt  alors  et  il  était  allé  coucher  à 
la  hutte,  dans  la  tiédeur  des  bûches  équarries  au  plein 
soleil. 

C'étaient  devieux  amis  à  lui,  les  bûcherons.  Ils  l'avaient 
connu  grand  comme  un  chevrillard  de  six  mois.  Bien  des 
fois,  il  s'était  caché  chez  eux  quand  les  gardes  le  traquaient 
dans  les  fourrés.  Et  la  vieille,  une  carcasse  efflanquée  et 
sans  sexe,  lui  rappelait  sa  mère  avec  ses  dents  en  pointe, 
sa  face  cave,  sa  dure  peau  tannée  comme  celle  des  bêtes. 

—  Hé  !  vieille  hase,  lui  disait-il  en  terme  d'amitié. 

Et  cela   déridait  un  peu  le  cuir  immobile  de  ce  rude 


UN    MALE  55 

visage  de  femme.  Quant  au  vieux,  c'était  un  petit  homme 
sec,  plié  en  deux.  Un  coup  de  hache  lui  ayant  emporté  la 
main  gauche,  son  bras  se  terminait  par  un  moignon  qu'il 
maniait  à  peu  près  comme  une  main.  La  vie  de  la  forêt 
avait  fini  par  lui  façonner  un  museau  allongé  de  loup, 
éclairé  d'un  clignotement  d'yeux  gris,  sous  un  buisson  de 
sourcils  roux  ;  du  poil  s'échevelait  dans  ses  longues 
oreilles  cornues.  Il  avait  une  malice,  qui  était  de  se  faire 
passer  pour  sourd.  Cela  lui  permettait  de  ne  pas  répondre 
quand  il  était  interrogé  ou  que  sa  mégère,  qui  avait  la 
voix  haute,  laissait  crever  sur  lui  ses  bourrasques. 

L'homme  dans  ce  ménage  était  la  femme.  Elle  fendait 
le  bois  à  coups  de  hache,  dans  la  forêt,  d'un  han  !  puis- 
sant, sans  se  lasser.  Une  chemise  de  grosse  toile  boutfant 
sur  sa  gorge  plate,  le  cou  et  les  bras  nus,  elle  levait  et  bais- 
sait l'énorme  fer  d'un  mouvement  régulier  qui  faisait 
rouler  les  billes  de  ses  biceps  à  temps  égaux.  Et  la  peau 
sèche,  sans  une  goutte  de  sueur,  elle  commençait  à  l'aube 
et  finissait  à  la  nuit  cette  besogne  qui  lui  faisait  gagner  la 
journée  d'un  homme. 

Le  mari,  lui,  brouettait  les  biîches,  liait  en  fagots  les 
brindilles  ou  taillait  les  ramons  pour  en  faire  des  balais. 
C'étaient  les  Duc. 

Il  y  avait  près  de  quarante  ans  qu'ils  habitaient  leur 
hutte,  la  replâtrant  à  chaque  hiver  d'un  peu  de  terre 
glaise,  rempaillant  de  chaume  les  trous  faits  par  l'ouragan 
au  toit,  maintenant  debout  la  bicoque  avec  des  rapiéçages 
rappelant   le  travail   de  reprises  des  vieux  tricots  usés. 

l'nc  colère  était  demeurée  entre  ces  vieilles  gens  :  ils 
n'avaient  pas  eu  d'enfant.  La  Duc  accusait  l'homme  ;  lui, 
grondait  contre  le  ventre  infécond  de  sa  femme.  Petit  à 
petit,  à  force  de  l'entendre  recommencer  cette  querelle,  il 
s'était  tu,  finissant  par  croire  que  les  torts  étaient  de  son 
côté.  Mais   elle  s'était  obstinée  dans  son  âpre  concupis- 


54  V  X     -M  A  1.  !■: 

ccncc  de  femelle  stérile,  pareille  à  une  lice  gourmande 
qui  ne  décesse  pas  ;  et  cette  torture  avait  graduellement 
démoli  le  petit  homme  rabougri  qui  faisait  à  présent 
dans  le  ménage  la  besogne  d'une  femme. 

Tout  d'un  coup,  la  fureur  delà  femme  était  tombée. 

l'n  matin,  en  allant  au  bois,  elle  avait  trouvé  au  pied 
d'un  arbre,  dans  des  linges  tachés  de  sang,  un  petit  enfant 
bleu  de  froid,  demi-mort.  Une  mère  avait  dû  s'accoucher 
là.  Le  sang  allait  en  traînée  jusqu'au  sentier.  Puis  on  ne 
voyait  plus  rien.  La  marâtre,  ayant  mis  bas  sa  portée, 
s'était  dérobée. 

Ce  fut  une  grande  douceur  pour  ces  créatures  farou- 
ches Les  Duc  ramassèrent  le  nouveau-né  et,  l'ayant  porté 
dans  leur  hutte,  rélevèrent  au  lait  de  chèvre. 

Elle  devint  vraiment  leur  fille.  Ils  l'avaient  aimée 
comme  si  elle  leur  était  sortie  des  entrailles,  et  elle  avait 
poussé  dans  leur  vie  comme  une  partie  d'eux-mêmes, 
ayant  leur  rudesse,  leurs  instincts,  leur  haine  de  tout  ce 
qui  n'était  pas  la  forêt. 

Dans  les  commencements,  une  peur  les  avait  empêchés 
bien  des  fois  de  dormir.  La  mère  se  trouverait  un  jour 
peut-être  ;  elle  réclamerait  son  enfant  :  cela  ferait  des 
affaires.  Non  pas  que  la  Duc  se  fût  résignée  à  rendre  la 
petite  ;  elle  l'aurait  tuée  plutôt  d'un  coup  de  son  sabot  ; 
car  si  elle  ne  l'avait  pas  nourrie  de  son  lait,  c'est  qu'elle 
n'avait  pas  pu  et  elle  n'en  avait  pas  moins  été  la  mère  dé- 
.  tinitive  pour  cette  fillette  abandonnée  par  une  mère  de 
hasard. 

Heureusement,  la  peur  avait  été  vaine.  Aucun  être  vivant 
ne  s'était  présenté  pour  réclamer  cette  œuvre  de  la  chair 
lâchée  au  coin  d'un  bois.  Elle  avait  continué  à  vivre  à  un 
pas  de  l'arbre  au  pied  duquel  elle  avait  été  trouvée.  La  forêt 
avait  pris  possessionde  cette  vie  commencée  dans  la  forêt, 
lavantdesessoleils,desespluies,deses  neiges,  Thorreur  du 


U  X    il  A  L  E  55 

crime  originel  et  berçant  cette  souillure  comme  elle  eût 
bercé  une  royauté.  Et  elle  avait  grandi  dans  l'ignorance 
de  ce  qu'elle  était,  obscurément,  comme  les  couleuvres, 
les  lézards,  les  scarabées  au  milieu  desquels  elle  courait. 
Les  Duc  ne  lui  avaient  jamais  rien  dit,  d'ailleurs,  ayant 
presque  oublié  qu'elle  n'était  pas  leur  fille.  Elle  les  appe- 
lait Pa  et  Ma  de  sa  voix  aiguë,  qui  glapissait  par  mo- 
ments ;  et  cette  paternité  avait  fini  par  être  indestructible 
comme  de  la  pierre  maçonnée  dans  du  ciment.  Du  reste, 
on  ne  s'était  pas  même  occupé  de  lui  trouver  un  nom.  A 
quoi  ça  eût-il  servi,  un  nom,  dans  la  forêt  ?  Est-ce  que 
les  milliers  de  vies  qui  germent  dans  un  espace  large 
comme  la  main  ont  un  nom  \  Il  suffit  que  cela  pousse,  et 
cela  s'appelle  de  la  vie,  simplement.  Les  Duc  obéissaient 
sans  s'en  rendre  compte  à  cet  instinct  de  l'existence  sau- 
vage, pour  qui  vivre  est  tout.  Ils  1  avaient  appelée  la 
P'titc  dès  la  première  minute  qu'ils  avaient  reconnu  son 
sexe,  et  ce  nom,  qui  n'en  était  pas  un,  lui  était  resté. 

Cachaprès  seul,  avec  son  habitude  de  donner  aux  gens 
le  nom  des  bêtes,  l'appelait  :  Gadelette. 

—  Hardi,  Gadelette!  disait-il  en  entrant,  saute  à 
guiguitte  sur  mes  genoux. 

Et  elle  sautait,  leste  comme  un  cabri,  se  ventrouillant 
dans  ses  larges  pectoraux. 

Elle  l'avait  aimé  comme  une  habitude,  comme  une 
connaissance,  d'une  amitié  vague  de  petite  fille.  Elle  tirait 
ses  cheveux,  le  battait  de  son  poing,  cherchait  à  le 
mordre  dam  le  cou,  avec  des  férocités  de  jeune  chien. 
Ou  bien  elle  se  pendait  à  ses  jambes,  cherchait  k  le  ren- 
verser, de  ses  doigts  de  fer  lui  pinçait  le  mollet  comme 
avec  des  tenailles.  Il  se  débarrassait  en  riant  et  d'une 
main  la  soulevait  jusqu'à  sa  bouche,  malgré  ses  trépigne- 
ments. 


VIII 


IL  y  avait  un  moyen  très  simple  pour  Cachaprès  de  se 
procurer  de  l'argent  :  c'était  de  faire  le  bois. 
L'après-midi  s'achevait  dans  un  apaisement.  Le 
ciel,  débarrassé  de  nuages,  élargissait  sur  les  arbres  un 
azur  pâle,  qui  commençait  à  se  dorer  vers  l'horizon.  Une 
vapeur  montait  des  terres  trempées  par  l'averse.  Le  gail- 
lard se  dirigea  vers  un  fourré.  Un  passage  étroit,  à  peu 
près  invisible  pour  tout  autre  que  lui,  conduisait  à  un 
enchevêtrement  de  ronces.  Il  se  coula,  plié  en  deux,  sous 
l'enlacement  des  branches.  Par  moments,  des  épines 
l'égratignaient.  Et  sans  avoir  fait  plus  de  bruit  qu'un 
lapin  qui  coupe  la  sente,  il  arriva  à  l'épaisseur  des  ronces. 
C'est  là  qu'était  caché  son  fusil,  dans  une  bonne  gaîne 
de  cuir  goudronné.  Il  le  tira  doucement  à  lui  et,  rampant 
cette  fois,  sortit  du  fourré  par  une  sente  où  l'on  ne  pas- 
sait qu'aplati  sur  le  ventre.  Une  fois  dehors,  il  écouta.  la 
tcte  tendue  dans  le  vent.  Personne.  Alors  il  ouvrit  sa 
veste,  laissa  couler  son  fusil  le  long  de  sa  ch;^.!r  et  s'en- 
fonça dans  la  forêt. 

3- 


5s  r  X    M  \  T.  r. 

Il  avait  pris  l'alIurc  d'un  liommc  crcintc  et  vieux. 
Appu}c  sur  un  bâton  qu'il  venait  de  couper,  il  traînait 
la  jambe  contre  laquelle  pendait  sa  carabine.  La  largeur 
de  ses  épaules  s'était  eflacée.  11  marchait  le  corps  obli- 
que, la  tête  ravalée,  rapetissant  sa  haute  stature.  Ainsi, 
les  gardes  ne  se  défiaient  pas.  Cette  mince  silhouette 
passait  presque  inaperçue,  dans  les  arbres.  Ou  bien 
aperçue,  elle  semblait  appartenir  à  un  pauvre  hère  che- 
minant vers  son  logis.  C'était  une  des  mille  ruses  de 
Cachaprès  de  prendre  dans  l'ombre  des  postures  dou- 
teuses; et,  tout  en  ayant  l'air  de  se  mouvoir  lentement,  il 
faisait  de  larges  enjambées.  Il  avait  emporté  son  fusil  à 
tout  hasard  ;  on  n'est  jamais  sûr  de  ce  qui  peut  arriver, 
l'ne  bête  peut  vous  partir  dans  les  jambes.  Puis,  on  a  des 
chances  de  tomber  sur  quelqu'un  qui  n'aime  pas  les  bra- 
conniers. Ça,  c'est  la  chasse  à  la  grosse  bcte,  alors;  il 
faut  toujours  être  prêt  à  tout. 

Cependant,  il  était  prudent  depuis  quelque  temps.  II 
évitait  de  tirer.  Un  coup  de  feu  est  entendu  des  gardes, 
et  il  sentait  le  besoin  d'être  un  peu  oublié.  Un  collet,  au 
contraire,  se  pose  sans  bruit  et  l'on  a  moins  de  risque 
d'être  pourchassé. 

Les  yeux  de  Cachaprès  sondaient  les  protondeurs  de  la 
forêt.  L'intensité  du  guet  leur  donnait  une  sorte  de  phos- 
phorescence. Ils  étaient  effroyablement  tendus  et  rou- 
laient dans  tous  les  sens,  embrassant  presque  à  la  fois 
toute  l'étendue  qu'ils  avaient  devant  eux.  Un  peu  plus 
d'agitation  dans  les  branches,  une  ondulation  inhabituelle 
des  taillis,  un  jeu  de  la  lumière  détachant  un  objet  sur 
le  noir  des  fonds  les  arrêtaient.  Ils  s'agrandissaient  alors 
et  l'énorme  forêt  semblait  tenir  à  l'aise  dans  cette  dilata- 
tion. Le  cou  tendu,  avec  ses  yeux  terrifiants  qui  dévo- 
raient l'inconnu,  l'homme  prenait  en  ce  moment  des 
airs   de  bête   fauve   à  ratTût.   L'alerte   reconnue  fausse^ 


U  X    il  A  L  E  59 

le  regard  se  détendait  dans  des  cercles  petit  à  petit 
diminués. 

La  forêt  alignait  ses  enfilades  de  hêtres  dans  des  per- 
spectives de  minute  en  minute  plus  assombries.  Du  côté 
du  couchant,  une  criblée  de  lumière  trouait  la  masse 
noire  des  feuillages.  Par  places,  un  large  rayon  de  soleil 
fendait  obliquement  l'air,  semblait  couper  en  deux  les 
arbres,  traînait  sur  le  sol  rouge:  et  les  oiseaux,  se  taisant 
l'un  après  l'autre,  un  silence  s'appesantissait  sur  les  bois. 

Le  ciel  flamboyait  à  présent  comme  un  brasier.  Des 
bouts  de  laque  pendaient  accrochés  au  fourmillement 
des  feuilles.  Les  arbres  prenaient  une  immobilité  de 
fûts  en  bronze  sur  l'or  pâle  du  soir.  Un  instant,  tout  le 
dessous  de  la  forêt  nagea  dans  un  tourbillonnement  de 
vapeur  vermeille.  Une  lueur  d'incendie  alluma  les  loin- 
tains, empourprant  les  filées  d'arbres  au  loin,  et  les 
tlaques  d'eau  eurent  un  étincellement  sombre  de  sang. 
Puis,  comme  une  braise  qui  s'éteint,  la  clarté  rouge  se 
mit  à  pâlir,  prenant  par  degrés  une  douceur  mourante 
de  rose  qui,  à  son  tour,  se  fondit  dans  la  nuit  grise.  Et, 
subitement,  les  feuillages  s'obscurcirent. 

Alors,  il  se  redressa. 

Un  reste  de  jour  blanchissait  la  terre  sous  ses  pieds. 
U  se  trouvait  dans  un  large  découvert  planté  de  jeunes 
arbres.  Un  chemin  charretier  le  coupait  en  deux,  et  de 
part  et  d'autre  la  clairière  s'étendait  en  broussailles 
crespelées  qui,  plus  loin,  s'accumulaient  avec  des  épais- 
seurs de  fourré.  Des  coulées  filaient  sous  les  ronces, 
pratiquées  à  coups  de  dents  par  les  lièvres  et  les  lapins. 

Il  s'était  baissé,  était  demeuré  un  instant  immobile  à 
regarder  des  voies  empreintes  dans  la  terre.  Et  ces  voies, 
toutes  fraîches,  allaient  de  la  partie  de  la  clairière  qui 
était  à  sa  droite  vers  celle  qui  était  à  sa  gauche.  Des 
abattures  plus  rapprochées  se  mêlaient  à  des  foulées 


6o  UN    M  A  I.  K 

larges.  Nul  cloute,  une  chevrette  axait  passé  là  de  com- 
pagnie avec  son  brocard.  Il  retira  son  fusil  de  dessous 
ses  habits,  ouvrit  la  gaîne  et  en  retira  du  laiton.  Puis  . 
immobile,  dressé  de  toute  sa  taille  dans  le  silence  de  la 
forêt,  il  écouta  s'il  n'entendait  pas  les  approches  des 
gardes.  La  nuit  était  muette.  Des  froissementsde  branches, 
une  rumeur  vague  s'échappaient  seuls  des  fourrés,  et  par- 
ci  par-là  un  cri  de  bête  rauque  et  doux. 

L'homme  mit  son  fusil  sur  une  épaule,  passa  la  gaîne 
de  l'arme  en  bandoulière  autour  de  l'autre,  et  le  corps 
plié,  retenant  son  haleine,  posant  ses  pieds  sourdement 
l'un  après  l'autre,  il  s'avança  dans  la  direction  qu'avaient 
prise  les  bêtes.  Des  moquettes  s'éparpillaient  à  présent 
parmi  les  empreintes;  il  les  voyait  distinctement,  bien 
que  la  nuit  fût  tombée  complètement.  Mais  la  clarté  du 
jour  semblait  être  demeurée  dans  ses  prunelles  et,  comme 
les  chats,  il  les  avait  lumineuses  et  profondes. 

Il  était  sûr  de  tenir  un  bon  passage.  A  une  certaine 
distance  du  chemin,  l'herbe,  très  piétinée,  indiquait 
même  une  habitude  de  gagner  par  là  le  haut  de  la  forêt. 
Selon  toute  probabilité,  le  brocard  et  sa  chevrette  repren- 
draient la  même  route  pour  rentrer  à  la  remise,  et  il  se 
mit  à  regarder  autour  de  lui.  cherchant  un  arbre  flexible 
et  jeune. 

Un  petit  bouleau  se  dressait  au  milieu  des  tourtes  de 
bruyère.  Il  l'attira  à  lui,  le  courba,  et,  avec  du  til  de 
laiton,  fit  un  large  nœud  coulant.  Puis  il  prit  une  toulVc 
de  bruyères  et  la  passa  sur  le  collier  pour  faire  dispa- 
raître l'odeur  de  ses  mains.  Sûrement,  si  le  couple  reve- 
nait parle  passage,  le  brocard,  qui  va  devant  dans  les  cou- 
lées, passerait  sa  tête  à  travers  la  bricole,  et,  à  en  juger  par 
la  largeur  de  la  pince,  il  devait  être  de  bonne  prise. 

L'homme  détala. 

Une  lune  claire  s'arrondissait  dans  les  arbres,  noyait 


U  X     M  A  L  E  6i 

la  forêt  dans  un  crépuscule  bleuâtre.  Et  un  soutHc  lent, 
continu,  semblait  être  la  respiration  de  la  terre. 

Cachaprès  se  mit  à  quatre  pattes,  et  sautant  à  petits 
bonds,  s'effaçant  derrière  le  hérissement  des  buissons,  il 
descendit  le  chemin  qui  coupait  la  clairière  sur  un  assez 
large  parcours.  Un  chevreuil,  c'est  déjà  de  l'argent.  Mais 
le  brocard  pouvait  se  dérober,  et,  en  fin  de  compte,  il 
valait  mieux  deux  bêtes  qu'une.  Ces  idées  de  proie  se 
mêlaient  dans  sa  tête  à  la  sensation  amoureuse  de  presser 
Germaine  contre  lui,  de  la  griser  avec  du  vin  et  puis, 
peut-être,  de  l'entraîner  dans  la  nuit.  Sa  silhouette  arquée 
se  confondait  avec  l'ombre  des  genêts,  très  abondants  en 
cet  endroit.  Le  seul  bruit  qu'il  faisait  en  courant  était  de 
mettre  parfois  le  pied  sur  une  branche  sèche  qui  craquait. 
11  ouvrait  largement  à  terre  la  paume  de  ses  mains, 
reposant  tout  son  corps  sur  celles-ci  et  imprimant  à  ses 
reins  des  secousses  légères,  de  façon  à  touchera  peine  le 
sol  du  pied, 

H  cherchait  un  passage  commode  pour  se  glisser  dans 
l'épaisseur  du  fourré,  qu'on  voyait,  à  une  portée  de  fusil 
du  chemin,  faire  une  large  tache  noire  sous  la  clarté  de 
la  lune.  Il  finit  par  trouver  une  refuite  visiblement  élar- 
gie parles  bêtes  à  leur  rentrée  :  elle  filait  dans  la  bruyère, 
martelée  par  le  piétinement  des  soles,  et  par  moments 
se  dérobait  sous  des  couverts  de  taillis. 

In  petit  chêne  râblé  avait  poussé  là,  en  compagnie  de 
trois  bouleaux,  et  ces  quatre  arbres  mettaient  un  trem- 
blement d'ombre  sur  la  nudité  des  solitudes,  Cachaprès 
posa  le  pied  sur  un  des  nœuds  du  chêne,  la  main  sur  un 
autre,  et,  s'aidant  des  genoux,  grimpa  jusqu'au  premier 
rang  de  branches.  De  ce  point,  il  dominait  le  taillis,  les 
genêts,  le  déroulement  de  la  sente  jusqu'aux  fourrés.  Il 
ouvrit  son  couteau,  piqua  la  lame  dans  la  branche  et 
tendit  l'oreille. 


02  U  N     M  A  L  E 

Un  murmure  profond  flottait  dans  l'énorme  clarté 
bleue  de  la  nuit.  C'était  la  douceur  d'un  éventement  qui 
ne  finissait  pas  et  se  prolonî^eait,  régulier,  noyé  dans  un 
bourdonnement  inexprimable.  Cela  traînait  dans  les 
arbres,  sortait  des  taillis,  montait  des  profondeurs,  avec 
un  ronflement  assoupi  d'orgue.  Ft  une  autre  rumeur, 
sourde  également,  se  confondait  avec  celle-là,  composée 
du  broutement  de  toutes  les  bêtes  rôdant  à  travers  la 
nuit.  Une  curée  énorme  s'accomplissait,  des  ventres  se 
gorgeaient  dans  l'ombre,  et  toutes  ces  voracités  réunies 
formaient  au  fond  de  la  foret  un  bruit  pareil  à  celui  du 
N'ent  dans  les  pins. 

Cachaprès,  lui,  était  habitué  à  cet  orchestre  extraordi- 
naire de  mâchoire, broyant  et  de  coups  de  dentshappant. 
Il  reconnaissait  au  froissement  des  branches  les  reins 
glissant  dans  les  taillis,  les  croupes  frôlant  le  dessous  des 
arbres,  l'ondulation  souple  des  chevreuils  filant  dans  le 
mystère  des  remises,  le  bondissement  des  lièvres  cou- 
pant de  leurs  dents  aiguës  leur  passage  à  ras  du  sol.  Et 
par  moments,  ce  vaste  grouillement  obscur  était  dominé 
par  les  retombées  saccadées  d'un  galop.  Des  pourchas 
remplissaient  les  fourrés  d'une  colère  vague,  avec  des 
heurts  secs  de  cornes  et  des  rumeurs  de  voix  grêles. 
Puis  le  tapage  cessait,  se  terminait  dans  le  piétinement 
étouffé  d'une  marche  incessante  et  l'halètement  continu 
de  tous  les  ventres  vautrés  dans  des  ripailles. 

Et  Cachaprès  écoutait  monter  à  lui  l'inexprimable 
horreur  de  cette  animalité  éparse  à  travers  les  ténèbres, 
l' ne  odeur  s'échappait  des  cohues  confuses  qu'il  sentait 
battre  la  nuit  autour  de  lui,  et  cette  odeur  le  grisait,  finis- 
sait par  l'emplir  d'un  vertige.  Il  aurait  voulu  tenir  toutes 
ces  proies  l'une  après  l'autre  au  bout  de  sa  carabine,  se 
prendre  corps  à  corps  avec  elles,  rouler  dans  leur  sang 
après  les  avoir  égorgées  à  coups  de  couteau.  De  sesyeux 


U  X    il  A  L  E  63 

agrandis,  il  les  regardait  moutonner  dans  les  transpa- 
rences des  taillis,  silhouettes  grises,  blancheurs  fuyantes, 
fourmillement  de  formes  indécises,  et,  à  de  certains  mo- 
ments, ce  va-et-vient  Tarouche  paraissait  s'immobiliser 
au  milieu  du  sommeil  du  bois,  et  des  soupirs,  des  vagis- 
sements d'amour  et  de  douleur  répondaient  seuls  alors  à 
la  voix  grave  du  vent,  qui  continuait  à  ronfler  dans  le 
silence  de  la  nuit. 

Tout  à  coup,  un  cri  déchira  l'air.  C'était  l'homme  qui 
imitait  le  chevrotement  de  la  femelle:  en  même  temps,  il 
oignait  ses  habits  d'une  graisse  puante  qu'il  avait  prise 
dans  une  de  ses  poches. 

Il  écouta. 

Une  agitation  se  produisit  dans  le  fourré.  Il  y  eut  un 
froissement  de  branches  remuées.  Et,  presque  aussitôt. 
un  chevrotin  bondit  dans  la  clairière,  la  tête  haute.  Là, 
une  hésitation  parut  le  prendre.  Il  demeura  un  moment 
immobile,  aspirant  à  plein  mufle  cette  senteur  mater- 
nelle. La  vapeur  bleue  de  la  lune  l'enveloppait,  lustrait 
son  pelage,  allumait  une  paillette  dans  son  œil  rond,  et 
subitement  il  recommença  ses  bonds,  du  côté  du  chêne 
cette  fois. 

Cachaprès.  arc-bouté  sur  sa  branche,  la  tête  ramassée 
dans  les  épaules,  leva  son  terrible  bras,  plus  ferme  en  ce 
moment  qu'un  pieu  de  fer.  Une  férocité  le  remplissait, 
sa  narine  battait.  Mais,  froid  comme  son  couteau,  son 
oeil  guettait  la  place  où  il  allait  frapper. 

Le  chevrotin  avança  d'un  bond  encore  et  tendit  sa 
fine  tête  avec  un  mouvement  inquiet.  Un  sifflement 
perça  l'air  alors,  et,  lourd  comme  une  masse,  le  couteau 
vint  s'enfoncer  entre  les  épaules  de  la  bête,  qui  poussa 
un  cri  déchirant,  se  dressa  sur  ses  pieds  de  derrière,  et. 
la  minute  après,  roula  deux  fois  sur  elle-même. 

D'un  saut,  l'homme  fut  à  bas  de  la  branche.  Une  tré- 


64  U  N     M  A  L  E 

pidation  continue  secouait  Tanimal.  Ses  soles  battaient 
les  feuilles  par  saccades  violentes,  et  un  spasme  déchaus- 
sait sa  mâchoire,  d'où  coulait  du  sang  à  Hots.  Cachaprès 
posa  la  main  sur  son  couteau,  r«infonça  d'un  coup  jus- 
qu'au manche,  puis  le  retira.  Le  chevrotin  eut  alors  un 
redressement  etîroyable.  Il  se  leva  sur  ses  genoux, 
détendit  ses  mandibules  comme  pour  clamer,  et  tout  à 
coup  retomba,  la  tête  ballante,  ses  larmiers  largement 
ruisselants. 

La  lune  mettait  sa  clarté  pâle  sur  cette  agonie.  Lui, 
demeurait  là,  les  bras  croisés,  regardant  se  tordre  et 
gigotter  sa  proie.  Il  admirait  son  coup,  satisfait  d'avoir 
trappe  au  bon  endroit.  Kt  muet,  insensible  à  la  mort  qui 
tardait,  il  attendait  le  moment  d'emporter  la  bête. 

Une  secousse  suprême  mit  fin  à  cette  torture.  Il  sou- 
leva l'animal  par  les  pieds,  pour  juger  du  poids.  Cétait 
un  chevrotin  d  un  an.  Les  broches  lisses  et  solides  com- 
mençaient à  sortir  du  merrain.  Le  petit  était  de  bonne 

prise. 

Il  boucha  de  terre  le  trou  fait  par  son  couteau,  pour 
arrêter  le  saignement.  Puis,  d'une  secousse  enlevant  le 
corps,  il  le  fit  retomber  sur  ses  épaules.  Ainsi  chargé,  la 
tête  de  la  bête  battant  ses  reins,  il  gagna  à  travers  la 
forêt  une  coupe  de  bois  récemment  abandonnée,  où  se 
massaient  des  bûchers.  Là,  il  creusa  de  sa  main  et  de 
son  couteau  un  large  trou,  y  coula  le  chevreuil  et  par- 
dessus étendit  une  couche  de  feuilles  sèches.  Il  avait  son 
plan. 

La  lune  éclairait  perpendiculairement  la  forêt.  Sa 
large  illumination  blanche  s'élargissait  entre  les  arbres, 
traînait  en  nappe  argentée  sur  les  terrains,  faisait  luire 
l'écorce  polie  des  bouleaux  dans  la  pâleur  des  lointains. 
C'était  la  lumière  de  minuit.  Elle  s'épanchait  énorme 
tt  sereine  sur  le  lourd  sommeil  des  bois. 


r  X    M  A  L  E  65 

Cachaprès  calcula  qu'il  avait  quatre  heures  encore 
avant  le  jour.  Une  heure  de  marche  pour  gagner  la  ca- 
bane des  Duc,  une  heure  pour  se  reposer,  puis  deux 
heures  pour  chercher  le  gibier,  le  charger  et  se  mettre 
en  route  pour  la  ville,  cela  lui  suffisait. 

11  coupa  à  travers  la  forêt.  Il  marchait  dressé  de  toute 
sa  taille,  continuant  seulement  à  étouffer  le  bruit  de  ses 
souliers,  par  une  vieille  habitude.  Et,  le  cœur  gai,  sifflo- 
tant un  air  entre  ses  dents,  il  passait  à  travers  les  éclair- 
cies  de  lune,  sous  les  hêtres  balancés  au  vent.  Des 
lapins  partaient  de  dessous  ses  pieds.  Il  les  écoutait  filer 
dans  les  genêts,  leurs  ongles  égratignant  la  terre  d'un 
grattement  sec.  Et,  d'autres  fois,  des  fouines,  des  mulots, 
des  blaireaux  le  frôlaient  de  leurs  corps  minces.  Il  abat- 
tit une  fouine  du  plat  de  son  talon,  tua  à  coups  de  cou- 
teau deux  lapins,  atteignit  d'une  énorme  volée  de  sa 
trique  un  harret,  accomplissant  ainsi  sa  besogne  d'exter- 
mination et  couvert  d'un  peu  plus  de  sang  à  chaque 
massacre.  Il  était  1  oreille  ouverte  à  toutes  les  agitations 
de  la  nuit,  la  ruse  éternellement  vigilante,  la  main 
invisible  qui  cogne,  frappe  et  tue;  il  était  la  mort. 
Les  bois  semblaient  secoués  d'un  long  frisson  à  son  ap- 
proche. 

Il  marcha  pendant  une  heure  et  arriva  à  la  hutte  des 
Duc. 

—  Hé  !  vieille  hase!  cria-t-il  en  heurtant  à!a  porte. 
Une  voix  éraillée  grommela  de  l'intérieur  : 

—  Est-ce  toi,  heu  ? 

—  Oui. 

Au  bout  d'une  minute,  un  pied  nu  claqua  à  terre,  et  la 
vieille  apparut,  sèche  comme  un  squelette,  ses  vertèbres 
moulés  dans  sa  chemise  de  grosse  toile.  Elle  était  habi- 
tuée à  ces  apparitions  matinales. 

—  Que  nouvelle  i  fit-elle. 


66 


I'  N    M  A  L  E 


—  \  a  qui  faudra  venir  au  bois  au  petit  jour,  dans 
lieux  heures,  toi  et  la  brouette. 

—  Où  çà  ? 

—  Au  Rond-Chêne.  Tu  ramè-neras  des  ramons. 

—  ^'  a  lourd  à  portera 
11  haussa  les  épaules. 

—  Une  pièce,  deux  pièces.  A  voir. 

—  D'abord  que  c'est  dans  deux  heures,  j'ai  le  temps 
de  me  mettre  cor'  une  heure  contre  mon  homme.  Ht 
loi? 

—  Moi  !  J'vas  dormir  le  même  temps  là-dessus. 

Il  montrait  une  botte  de  paille  posée  droit  dans  un 
coin.  11  l'ouvrit,  l'étendit  à  terre  et  s'allonijea.  Il  vit  alors 
le  tibia  calciné  de  la  vieille  qui  se  glissait  sous  la  couver- 
ture où  Duc,  les  yeux  demi-ouverts,  faisait  semblant  de 
ronfler. 

—  Bonsoir  la  compagnie,  cria-t-il. 

Un  mouvement  lui  répondit  du  fond  d'un  tas  de 
feuilles,  à  côté  de  lui. 

—  Tiens  1  dit-il,  c'est  toi,  Gadelette  ? 

P'tite  ramena  ses  jambes  sous  son  ventre,  se  retourna 
sans  rien  dire,  et,  deux  heures  durant,  tandis  qu'il  dor- 
mait son  puissant  sommeil  à  pleins  poumons,  elle  de- 
jTieura  éveillée,  se  rongeant  les  doigts  et  le  regardant  de 
ses  yeux  de  chat. 


IX 


Au  bout  de  deux  heures,  la  vieille  Duc  tira  Tune 
après  l'autre  ses   maigres  jambes   hors  du  lit. 
Elle  passa  un  jupon,  boutonna  une  jaquette  sur 
sa  chemise  et  chaussa  ses  pieds  nus  de  gros  souhers  à 
clous.  Cela  fait,  elle  alla  tirer  de  l'appentis  une  brouette. 
Le  petit  jour  pointa  entre  les  arbres. 

—  Debout,  garçon!  cria-t-elle. 

Il  ne  bougeait  pas.  Aplati  sur  la  paille,  il  laissait  aller 
sa  forte  respiration  dans  un  soulèvement  régulier  de  ses 
pectoraux.  Elle  le  secoua  alors  de  sa  poigne  rude. 

—  Hein  !  fit-il  en  se  dressant. 

Et  il  la  vit  debout  dans  le  carré  de  la  porte,  vaguement 
blanchie  par  laube.  Il  se  frotta  les  yeux,  bâilla,  s'étira  : 

—  M'est  avis,  la  mère,  que  Gadeleltc  n'serait  pas  de 
trop. 

Le  tas  de  feuilles  sèches  s'agita,  vola  en  l'air,  et  P'tite 
se  mit  debout  d'un  bond.  De  la  paille  était  entortillée 
dans  ses  cheveux  bruns,  crespelés  comme  de  la  brous- 


6H  i'  X   ^r  A  L  y. 

saille.  Un  petit  jupon  noué  autour  de  ses  reins  minces 
descendait  jusqu'à  ses  genoux,  largement  troue  à  la  cuisse 
et  laissant  voir  la  chemise  sale.  L'étofle  biidait  sur  un 
petit  ventre  plat,  d'une  maigreur  sèche.  De  même,  la 
gorge  n'avait  pas  plus  de  renflement  que  celle  d'un 
garçon,  et  les  jambes,  sous  leur  croûte  de  terre  poissée, 
montaient  droites,  sans  mollets.  Elle  jeta  sur  ses  épaules 
un  lambeau  de  veste,  passa  la  tête  dans  la  bricole  et  se 
mit  à  pousser  la  brouette  devant  elle,  tapotant  de  ses 
pieds  nus  l'herbe  trempée  de  rosée. 

—  Moi,  tit  Cachaprès,  j'tile  par  ici.  J'ai  mes  raisons. 
On  s'attendra  au  Rond-Chêne,  comme  c'est  dit. 

Kt  à  larges  enjambées  il  refit  la  route  parcourue  quel- 
ques heures  auparavant. 

Le  gris  fumeux  qui  s'entrevoyait  dans  les  feuillages 
avait  bleui  petit  à  petit,  et  ce  bleuissement  gagnait  les 
taillis,  rampait  à  ras  du  sol  avec  un  ton  aigre  de  givre. 
Un  reste  d'obscurité  s'emmclait  aux  troncs,  dans  la  pro- 
fondeur. Puis  la  clarté  élargit  sa  trouée  à  travers  les 
arbres.  Une  clarté  de  minute  en  minute  plus  écla- 
tante remplit  l'épaisseur  des  branches,  et  subitement  une 
rumeur  de  gosiers  gazouillants  s'éleva  de  la  mer  glauque 
des  verdures,  agitée  par  moments  de  longues  oscillations 
qui  se  communiquaient  de  proche  en  proche. 

11  arriva  à  la  clairière  avant  le  soleil.  La  lumière  met- 
tait dans  le  levant  comme  une  énorme  palpitation  de 
chair  amoureuse.  Un  lac  d'or  s'étendait  par-dessus  les 
bois,  lentement  fondu  à  des  bleus  éteints  ;  et,  du  côté  de 
l'occident,  une  tramée  de  flocons  blancs  avait  le  frisotte- 
ment  de  sables  quittés  par  la  marée,  semblait  voguer  à  la 
dérive  dans  la  splendeur  croissante  du  matin. 

Cachaprès  étouffa  un  cri  de  joie. 

Il  venait  d'apercevoir  sur  l'herbe  grise  de  rosée  la  sil- 
houette couchée  d'un  brocard.  La  tête,  étranglée  dans  le 


U  N    M  A  L  E  69 

collet,  ouvrait  d'énormes  yeux  demi-sortis  des  orbites. 
Une  bave  coulait  des  naseaux.  Et  la  bête,  ayant  râlé  la 
mort,  avait  laissé  pendre  sa  langue  blême  dans  une  gri- 
mace convulsée  du  mufle. 

Il  la  chargea  sur  ses  épaules  ;  puis  courbé,  bondissant 
d'arbre  en  arbre,  il  prit  sa  course. 

Au  Rond-Chêne,  la  Duc  l'attendait.  C'était  un  arbre 
très  large  et  le  plus  gros  chêne  de  cette  partie  du  bois. 
Cela  lui  avait  valu  d'avoir  un  nom  parmi  les  autres.  II 
avait  poussé  au  milieu  d'un  fourré. 

—  Hardi!  vieille  Hase  !  cria  le  gars,  v'ià  le  soleil  qui 
tape  ! 

Un  éblouissemeni  passa  dans  l'air  :  c'était  le  premier 
rayon  qui  s'abattait  à  travers  la  forêt.  Alors  Cachaprès 
fut  pris  d'une  rage  d'activité.  Avec  des  gestes  rapides  et 
précis  dont  aucun  n'était  perdu,  il  aida  la  vieille  à  couper 
les  ramons,  les  entassant  ensuite  et  les  liant  avec  de  la 
corde.  Et  quand  il  y  en  eut  une  pleine  charge,  il  étendit 
le  chevreuil  sur  une  première  couche,  le  corps  tourné  en 
rond,  les  pattes  repliées  et  la  tête  au  ventre.  Une  seconde 
épaisseur  couvrit  la  bête,  et  il  tassa  le  tout  de  toute  la 
force  de  ses  bras,  pesant  à  plein  corps  sur  la  brouettée. 

P'tite,  pendant  ce  temps,  allait  et  venait,  faisant  le  guet. 
On  entendait  continuellement  le  froissement  des  feuilles 
sèches  sous  son  piétinement  pressé. 

—  Hardi!  hardi!  criait  toujours  le  gaillard. 

Il  leva  la  brouette  et  la  poussa  à  travers  le  taillis 
jusqu'à  la  coupe  de  bois.  Là,  il  fit  halte.  Il  commanda  à 
la  Duc  de  ramasser  des  ramées. 

—  Et  toi,  Gadelette,  aie  l'œil. 

Il  alla  à  la  cachette  du  chevrotin.  La  bête  avait  garde 
de  son  efl'royable  agonie  une  douceur  triste.  Une  désola- 
tion mêlée  de  stupeur  nageait  dans  son  œil  large  ouvert, 
comme  un  retour  de  vie. 


70  U  N     M  A  L  K 

—  11  vit!  s'écria  Gadelcttc,  trompée. 

Cachaprcs  haussa  les  épaules  et  posa  le  chevreuil  sur 
U  brouette.  11  était  plus  facile  à  masquer  que  l'autre, 
étant  de  douze  mois  seulemc.it.  Un  rang  de  ramées  sulVit 
à  le  dérober.  Et  tout  à  coup,  satisfait,  l'homme  battit  ses 
mains  l'une  dans  l'autre  et  cria  : 

—  Hue!  vieille  hase!  Chez  Romiron,  à  présent  ! 'lu 
sais,  le  boulanger. 

Va  il  ajouta  le  nom  de  la  rue,  avec  quelques  recom- 
mandations. Ne  pas  balancer  la  brouette,  ne  parler  à 
personne,  et  si  elle  était  interrogée,  répondre  quelle 
allait  chez  Romiron  vendre  des  ramées. 

—  Ah!  donc!  tit  la  vieille,  crois-tu  que  je  me  laisse 
moucher  le  nez  par  les  gens? 

KUe  raidit  son  échine,  et  d'un  coup  de  bras  vigoureux 
enleva  la  brouette.  P'tite  s'était  mise  en  avant  et,  de 
toutes  ses  forces,  tirait,  les  deux  mains  accrochées  à 
l'attelle. 


-^^ 


'^•ili 


X 


II,  leur  laissa  prendre  une  avance.  La  brouette  à  pré- 
.  sent  longeait  un  chemin  uni  qui  menait  à  une 
chaussée.  A  un  détour,  celle-ci  apparut  avec  son 
pavement  gris,  inégal.  La  vieille  Duc  avait  ôté  ses  souliers, 
son  pied  déchaussé  emboîtant  mieux  le  pavé,  et  elle  allait 
d'un  bon  train,  raidie  sous  sa  charge. 

Il  y  avait  deux  heures  de  marche  de  la  forêt  à  la  ville. 
D'abord,  la  chaussée  côtoyait  des  taillis,  puis  les  taillis 
s'espaçaient;  des  champs  cultivés  s'élargirent  alors  de 
chaque  côté  ;  et,  mêlées  aux  cultures,  des  termes, 
des  maisons  finissaient  par  former  des  villages.  On 
apercevait  leurs  toits  rouges  entre  les  arbres,  bien  avant 
d'arriver,  et  par  delà  les  rangées  de  maisons  qui  bordaient 
la  route,  d'autres  maisons,  reculées  dans  la  profondeur, 
prenaient  un  ton  rose  pâle  demi-effacé  par  les  fumées 
du  matin.  Une  grande  chaleur  s'appesantissait  sur  la 
campagne. 

Cachaprcs  flânait,  entrait  dans  les  cabarets.    Debout 


7ï  l'  X     M  A  L  K 

devant  le  comptoir,  il  avalait  une  chope.  Comme  il  était 
connu,  on  lui  demandait  des  nouvelles  du  bois.  11  clignait 
de  Vœ'\\. 

—  \'ous  voudriez  savoir  de  quoi,  pas  vrai^  Kh  ben, 
non.  Le  bois,  c'est  mon  affaire.  Y  en  a  qui  disent  que  les 
braconniers  font  tort  au  bois,  qu'y  a  plus  de  chevreuils, 
plus  de  lapins,  plus  de  faisans.  Moi,  je  vous  dis  que  c'est 
pas  vrai.  C'est  les  gardes  qui  disent  ça  pour  amuser  le 
monde.  Moi,  je  m'en  fiche,  des  gardes.  Je  leur-y  dirais  ça 
à  eux-mêmes.  Qu'y  fassent  notre  métier  donc,  et  y  verront 
s'y  a  plus  de  bctes  au  bois. 

Le  genièvre  le  mettant  en  gaîtc,  il  raconta  qu'il  avait 
descendu  deux  chevreuils  la  nuit.  Et  même  les  chevreuils 
avaient  pris  la  route  de  la  ville.  Il  ne  s'en  cachait  pas.  Au 
contraire,  il  fcusait  le  pari  d'aller  le  dire  aux  gardes  si 
quelqu'un  tenait  pour  une  tonne  de  bière  à  boire  avec  les 
camarades. 

Il  frappait  sur  les  tables  de  la  largeur  de  son  poing. 
Une  expression  de  défi  troussait  sa  lèvre.  Il  regardait 
les  paysans  la  tête  haute,  avec  son  instinct  de  sauvage 
indépendance.  Et  il  s'en  allait,  disant  qu'il  repasserait 
payer  en  revenant  de  la  ville.  Il  frappait  ses  poches  du 
plat  de  la  main. 

—  J 'serai  riche  ! 

La  Duc  et  Gadelette,  pendant  ce  temps,  arpentaient  le 
long  ruban  de  chaussée.  L'enfant  haletait  ;  à  force  de 
tirer,  le  rude  épidémie  de  ses  mains  s'était  crevassé;  un 
peu  de  sang  rougissait  l'attelle.  Quant  à  la  vieille,  elle 
avait  conservé  son  large  pas  égal.  Les  bretelles  entraient 
dans  la  peau  de  son  crâne.  Elle  plissait  les  yeux,  gagnée 
par  un  étourdissement;  mais,  comme  la  bête  à  la  char- 
rette, elle  serait  tombée  sur  ses  deux  genoux  plutôt 
que  de  s'arrêter.  Ce  groupe  farouche  traversa  les  fau- 
bourgs. 


U  N     M  A  L  E  73 

Romiron  le  boulanger  habitait  une  des  premières 
maisons  de  la  ville.  Il  vit  s'arrêter  à  sa  porte  la  brouette 
chargée  de  ramées  et  descendit.  Romiron  était  un  des 
relais  de  Cachaprès  quand  il  apportait  son  gibier  à  la 
ville.  Il  y  avait  un  hangar  dans  sa  cour.  On  y  débat- 
tait les  conditions  de  la  fraude  et,  la  nuit,  les  marchands 
venaient  s'y  approvisionner.  La  surveillance  des  gens  de 
police  passait  ainsi  par  dessus  la  tête  des  coupables, 
les  agents  ne  s'avisant  pas  qu'un  boulanger  se  mêlât  de 
cacher  du  gibier. 

Romiron  connaissait  la  bûcheronne.  Ce  n"était  pas  la 
première  fois  que  Cachaprès  la  chargeait  de  ses  commis- 
sions. Il  lui  fit  un  signe  et  alla  ouvrir  une  porte  charre- 
tière par  laquelle  on  pénétrait  dans  sa  cour.  Pas  un  mot 
n'avait  été  dit. 

La  vieille,  alors,  donna  une  dernière  poussée  à  la 
brouette.  Du  bois  mort  encombrait  le  hangar.  Elle  remisa 
sa  charge  derrière  un  tas.  Puis,  débarrassée  enfin,  elle 
s'assit  sur  un  des  bras  du  véhicule,  hoquetante.  Sa  peau 
couleur  de  cuir  s'était  tatouée  de  plaques  livides,  à  côté 
d'autres  d'un  rouge  vif.  Un  tremblement  secouait  ses 
mains.  Elle  s'abattit  avec  l'éreiniement  lourd  des  bœufs. 
Sa  chemise  trempée  collait  à  ses  os,  et  dessous  battait 
sa  gorge  plate,  avec  des  halètements  saccadés.  P'tite,  elle, 
s'était  couchée  de  son  long  sur  Taire  froide.  Cette  fraî- 
cheur calmant  la  brûlure  de  ses  mains  et  de  ses  pieds,  elle 
demeura  là,  son  ventre  touchant  la  terre,  la  joue  contre 
ses  mains,  à  dormir  son  somme  interrompu  de  la  nuit. 

Cachaprès  arriva  avec  un  marchand.  Ils  enlevèrent  les 
ramées. 

—  Pèse  ça,  dit  Cachaprès  au  marchand  en  lui  passant 
le  chevrotin. 

Puis  enlevant  la  seconde  couche  de  branches  et  tirant 
à  lui  le  brocard,  il  reprit  : 


74  UN     M  A  L  K 

—  Et  c*ti-ci,  donc  !  Si  j'avais  écoule  mon  sentiment, 
vrai,  je  l'aurais  laisse  dans  le  bois.  Un  amour  de  bete,  et 
qui  n'a  pas  sa  pareille  !  Regarde  son  museau.  Y  en  a-t-il 
beaucoup  qui  t'apportent  de  la  marchandise  comme  ça? 
Tiens,  Bayole,  ça  m'émeut  de  le  voir  couché  là.  Une  si 
belle  pièce  !  M'en  faut  des  deux,  cinquante  et  vingt  avec, 
ou  rien  de  fait.  J'repars,  j'reportc  mon  chevreuil  avec 
moi.  J'aime  mon  métier,  moi  ;  j'suis  pas  un  boucher, 
nom  de  Dio  ! 

11  s'attendrissait  sur  sa  chasse.  11  se  trouvait  bien  bon 
de  penser  aux  marchands  par  ce  beau  soleil.  Il  y  avait 
trois  nuits  qu'il  était  à  l'afl'ût  de  son  brocard.  11  avait 
failli  être  pincé  par  les  gardes.  Et  d'autres  choses  sem- 
blables. Puis  il  s'emporta  contre  les  gens  qui  ne  savent 
pas  reconnaître  une  pièce  rare  d'une  pièce  ordinaire.  Sa 
voix  eut  même  en  cet  instant  un  tremblement  d'indigna- 
tion. Et,  tout  à  coup,  il  poussa  le  coude  à  Bayole,  lui  re- 
parla de  son  prix. 

Bayole  était  en  veste  de  toile  blanche  :  un  large  tablier 
blanc  pendait  le  long  des  cuisses.  Il  avait  un  magasin 
de  gibier  très  connu,  dans  une  rue  voisine.  C'était  un 
petit  homme  court  et  gras,  la  figure  pâle,  avec  des 
joues  glabres  retombant  sur  son  col  de  chemise.  Il 
se  balançait  devant  Cachaprès,  les  yeux  tournés  du 
côté  des  chevreuils,  ses  mains  dans  les  poches,  le  lais- 
sant dire. 

—  Eh  ben,  quoi  i   Combien  i  répéta   le  braconnier. 

A  la  tin,  il  se  décida.  11  haussait  les  épaules,  plissait  la 
bouche  avec  inditVérence. 

—  Four  ce  que  ça  vaut,  dit-il,  soixante  francs  c'est  un 
bon  prix. 

Alors  l'autre  s'encoléra  pour  de  bon. 

—  Soixante  francs  !  T'en  rirais  toute  ta  vie.  T'as  donc 
pas  de  cœur  au  ventre  que  tu  m'otVres.  soixante  francs  ! 


UN     MALE  75 

Et  pourquoi  ?  pour  deux  pièces  dont  on  me  dirait  partout 
que  ça  m'fait  honneur. 
Et  il  ajouta  : 

—  Bayole,  t"es  mon  ami,  est-ce  pas  ?  Eh  ben,  si  tu  l'é- 
tais pas,  vrai  comme  j'suis  ici,  on  verrait  un  peu. 

Puis,  se  radoucissant  : 

—  Non,  vrai,  là,  j'perdrais  au-dessous  de  soixante- 
quinze. 

Bayole  finit  par  donner  soixantc-et-dlx.  Mais  c'était 
bien  parce  que  c'était  lui.  Cela  sortait  de  ses  prix.  On 
gâtait  les  gens  à  l^ur  payer  trop  cher  la  marchandise.  Et 
Cachaprès  le  poussait  de  petits  coups  d'épaule,  lui  riait 
dans  le  cou,  répétant  : 

—  Tu  ^ais  ben  qu'non,  menteux  ! 

Ba)'ole  le  mena  à  sa  boutique.  Une  grosse  femme  en 
manches  blanches,  le  nez  troussé,  rose  et  fraîche,  s'éta- 
lait au  comptoir  dans  l'odeur  des  jambonneaux.  Cacha- 
près tira  d'un  geste  brusque  sa  casquette. 

—  Excusez,  mamc  Bayole,  j'suis  mis  comme  à  l'ordi- 
naire. J'ai  ma  veste  de  travail.  Les  bêles,  voyez-vous,  y 
z'aiment  pas  qu'on  soit  habillé  comme  les  môssieu. 

11  frottait  ses  gros  souliers  poissés  de  terre  au  paillas- 
son, sans  voir  qu'il  éraillait  la  paille.  Un  large  sourire 
aimable  ouvrait  ses  joues.  11  y  avait  dans  ce  sourire  une 
intention  manifeste  de  se  gagner  les  bonnes  grâces  de 
M"'"  Bayole.  Et  celle-ci  le  regardait  avec  la  bonne  hu- 
meur de  ses  yeux  clairs,  à  demi-noyés  sous  la  chair.  .\  la 
tin  il  entra,  passa  dans  l'arriùre-boutique,  et  là  se  carra  sur 
une  chaise  avec  l'importance  d'un  homme  bien  accueilli. 

—  Bayole,  fit-il,  t'es  un  homme.  \'rai  comme  y  a  un 
Dieu,  tu  serais  pas  un  homme  que  j'te  le  dirais. 

Il  s'allongea,  se  mit  à  lase.  Le  marchand  lui  compta 
l'argent,  par  écus  de  cinq  francs.  Il  se  leva  alors  cltecoua 
la  main  de  Bayole  éncrgiqucn.ent. 


76  U  N    M  A  L  E 

—  Si  mamc  Bayolc  et  les  petits  ont  une  fois  lidcc  Je 
venir,  tit-il,  on  les  mènera  tuer  des  lapins.  Elle  a  Pair 
bonne  femme,  ta  femme.  Tu  lui  diras  ça,  à  mame  Bayole, 
avec  mescompliments. 

Celait  à  peu  près  la  même  scène  chaque  fois  qu'il  ar- 
rivait. 

Cachaprès  sortit.  11  avait  laissé  la  bûcheronne  chez 
Romiron.  11  voulut  absolument  la  promener  en  ville, 
elle  et  la  P'tite. 

—  T"faut-y  un  chapeau  ?  une  robe  ?  T'as  qu'à  parler. 
J'suis  riche. 

Elle  haussait  les  épaules.  11  les  mena  dansunc  gargote. 
Il  commandait  en  maître,  frappait  du  poing  les  tables, 
gourmandait  les  garçons,  installé  sur  le  banc  de  toute  sa 
largeur.  Il  fit  apporter  du  bœuf,  et  à  lui  seul  lampa  une 
bouteille  de  vin.  Puis  il  en  demanda  une  seconde.  Ga- 
delette  n'en  avait  jamais  bu.  Deux  verres  la  grisèrent. 
Elle  eut  alors  une  quinte  de  rires  qui  ne  finissait  pas  et 
qui  fit  éclater  la  large  hilarité  de  l'homme. 

Dans  l'après-midi,  la  Duc  alla  prendre  la  brouette  chez 
Romiron.  Le  repas  de  la  gargote  lui  avait  fait  une 
ample  provision  de  forces.  Uneallégressede  vin  déridait 
sa  sévérité  et  sous  elle  allongeait  son  pas,  largement. 


XI 


LE  jour  de  la  kermesse  arriva. 
Dès  le  matin,  une  fermentation  remplit  le  vil- 
lage. Les  cabaretiers  s'étaient  approvisionnés  de 
bières.  Des  pains  d'épice  avaient  été  étalés  par  tas  à  la 
fenêtre  des  épiciers.  Et   toute  l'après-midi  de  la  veille. 
les  fours  avaient  brûlé  pour  la  cuisson  des  tartes.  Devant 
les  portes,  le  pavé  balayé  reluisait  de  propreté.  Des  ri- 
deaux frais,  relevas  par  un  nœud  de  couleur,  mettaient 
leur  blancheur  sur  le  noir  des  vitres.  Un  tapage  de  mé- 
nagères lavant  à  grands  coups  de  balais   les   chambres 
des  maisons  traînait  dans  l'air.  Dix  heures  firent  sonner 
les  cloches  de  la  grand'-messe.  Alors,  les  brosses  et  les 
seaux  furent  remisés,  les  bras  rouges  enfilèrent  les  man- 
ches des  robes,  et  la  gaieté  commença. 

Des  hommes  montraient  sur  le  seuil  des  cabarets  leurs 
faces  détendues  par  une  demi-ivresse.  Ceux-là  étaient  en 
train  depuis  la  sortie  de  la  messe  de  huit  heures.  Une 
odeur  de  lampées  montait  de  leurs  blouses.  Quand  des 


78  TN     M  A  r.  F. 

groupes  passaient  sur  Icchemin,  ils  cognaient  au  carreau 
et  les  appelaient  pour  trinquer  avec  eux  Cela  faisait  petit 
à  petit  des  rassemblements. 

La  chaleur  étant  très  grande,  on  se  mettait  à  la  porte 
debout  devant  les  tables.  On  se  parlait  nez  à  nez,  l'un  en 
face  de  l'autre,  avec  des  gestes  amples.  Des  affaires  se 
traitaient,  l.a  tinesse,  aiguisée  par  le  genièvre,  mettait 
aux  prises  les  marchands  de  grains  et  les  marchands  de 
bestiaux,  arrivés  du  matin.  On  se  secouait  les  mains;  des 
démonstrations  d'amitié  rendaient  les  yeux  tendres;  et  la 
tendresse  augmentant,  on  se  régalait  de  tournées  réci- 
proques. 

Des  verres  vides  encombraient  par  hlcs  inégales  les 
tables  poissées  d'écume  de  bière.  Quelquefois  un  mou- 
vement brusque  d'un  buveur  faisait  bouger  les  verres, 
qui  s'entrechoquaient  avec  des  cliquetis.  Ce  bruit  des 
verres  se  mêlait  à  la  rumeur  des  conversations,  celles-ci 
formant  un  grand  bourdonnement  sourd  qui  avait  l'air 
de  rouler  sous  les  tables  et  par  moments  était  dominé 
par  des  éclats  de  voix  plus  hauts. 

D;'.ns  l'intérieur  des  cabarets,  une  fumée  bleue  battait 
les  plafonds  et  de  là  retombait  en  nuage  sur  les  gens 
assis.  Des  dos  s'arrondissaient  dans  des  sarraux  indigo, 
lustrés  par  les  tilées  de  jour  qui  passaient  sous  les  stores 
demi-clos.  Des  coudes  nageaient  dans  de  la  bière;  sur 
les  faces  plus  rouges  grandissait  l'ivresse. 

Tout  le  monde  fumait.  Des  étincelles  braséaient  au 
creux  des  pipes.  Çà  et  là,  une  allumette  éclatait,  lueur 
phosphorescente  dans  l'obscurité  brune.  Les  bouches 
rejetaient  les  boutTées  de  tabac,  bruyamment;  des  salives 
claquaient  à  terre  ;  parfois,  un  hoquet  mettait  comme 
une  coupetée  brusque  sur  le  ronflement  de  toutes  les 
voix  parlant  ensemble. 

On  entendait  tinter  les  verres   sur  les  plateaux  portés 


U  X    MALE  79 

par  les  servantes.  Celles-ci,  la  robe  troussée,  circulaient 
difficilement,  bousculées  par  l'animation  générale.  Un 
juron  leur  sortait  des  lèvres  alors,  tandis  que  les  plateaux 
chaviraient  à  moitié  dans  un  large  épanchement  de 
liquide.  Puis  des  poussées  les  prenaient  en  flanc.  Des 
mains  tâtaient  leurs  gorges,  par  dessus  les  plateaux,  et 
elles  avaient  à  se  défendre  contre  des  libertés  de  gestes. 
L  echauffement  des  esprits  se  mêlait  d'un  peu  de  lubri- 
cité à  la  vue  de  cette  chair  mafflue  qui  frôlait  les  tables; 
et  à  chaque  verre,  Teffervescence  s'accroissait.  Les  torses 
se  tassaient  sur  les  chaises.  Il  y  avait  des  écrasements 
d'épaules  le  long  des  murs.  Des  gens  avaient  l'air  de 
s'être  effondrés  sous  une  tapée  de  coups  de  poing.  Les 
mains  faisaient  dans  le  vide  des  mouvements  vagues 
Lentement,  la  bière  assommait  cette  cohue.  Et  une  odeur 
de  brassin  montant  des  caves  où  fermentaient  les  fu- 
tailles, achevait  de  griser  les  cerveaux. 

Dans  les  cours,  le  brouhaha  n'était  pas  moindre.  On 
criait,  on  cognait  les  tables,  des  rires  battaient  les  feuil- 
lages et  le  bruit  s'augmentait  autour  des  jeux  de  quille, 
et  du  roulement  des  boules  et  des  chamaillis  de  contesta- 
tions. A  tout  instant,  la  boule  partait,  frappait  la  planche 
d'un  coup  sec,  puis  ronflait  à  ras  du  sol  jusqu'à  l'instant 
où  les  quilles  cognées  s'abattaient.  Toutes  les  voix  écla- 
taient alors,  criant  le  nombre  des  quilles  abattues.  Les 
joueurs  avaient  des  trognes  rouges  sur  lesquelles  les 
charmilles   mettaient   un   reflet  vert   clair. 

Midi  tomba  sur  la  soûlerie. 

Des  grillements  de  beurre  à  la  poêle  sifflèrent  dans  les 
maisons.  On  entendit  remuer  les  vaisselles  dans  les  ba- 
huts, et  dans  le  relent  des  fumiers  chauftcs  par  le  soleil, 
passa  une  odeur  grasse  de  soupe  au  lard.  Le  besoin  de 
manger  crispant  les  estomacs,  les  cabarets  se  vidèrent. 
Les  hommes  allèrent  nourrir  leur  ivresse  d'une  tranche 


?o  V  N    M  A  I,  K 

de  bœuf  ;  quelques-uns,  après  avoir  mangé,  se  jetèrent 
pendant  une  heure  sur  des  bottes  de  paille,  au  fond  des 
hangars.  Le  soleil  cuisait,  du  reste,  allumant  une  réver- 
bération aveuglante,  à  ras  du  pavé.  Les  toits  de  chaume, 
tapés  à  cru  de  ce  jaune  d'or  de  la  lumière  de  midi,  avaient 
des  tons  de  poisson  rissolant  à  la  poëlc.  Des  boutlecs  de 
cliaudière  sortaient  des  maçonneries  surchauftees.  Et, 
tout  à  coup,  la  gaîté  un  instant  assoupie  se  réveilla.  Cette 
fois,  elle  allait  durer  jusqu'à  la  nuit.  Les  cabarets  se  rem- 
plirent de  tablées  plus  compactes  alors.  Un  moutonne- 
ment de  foule  ondula  aux  abords  des  endroits  où  Ton 
buvait  Les  pompes  à  bière  gloussèrent  sans  discontinuer. 
Et  le  houblon  fut  absorbé  par  baquets. 

Le  seuil  des  portes  était  occupé  par  les  vieilles  femmes, 
en  cornettes  propres.  Elles  étaient  assises,  leurs  mains 
repliées  sur  les  genoux,  et  regardaient  passer  la  joie  dans 
le  chemin.  Le  plaisir  d'être  encore  de  ce  monde,  après 
tant  de  kermesses  dont  elles  avaient  eu  leur  part,  mettait 
une  détente  sur  leurs  faces  boucanées,  éraflées  d'une 
infinité  de  raies.  Leurs  rides  souriaient.  Et  elles  demeu- 
raient là,  réjouies,   remplies  du  temps  passé. 

Le  village,  à  présent,  débordait  dans  la  rue.  Des 
bandes  de  filles,  au  nombre  de  six  et  de  dix,  passaient 
bras  dessus  bras  dessous,  occupant  la  largeur  du  pavé. 
Leurs  robes  bleues,  vertes,  blanches,  à  pois  rouges  et 
jonquille,  faisaient  dans  la  lumière  comme  des  trous  de 
couleur.  Et  elles  s'avançaient,  marchant  lentement  et  se 
balançant  sur  leurs  hanches.  La  pommade  donnait  à 
leurs  chevelures  des  brillants  de  plaques  de  métal.  Des 
collerettes  montaient  en  tuyaux  dans  leurs  cous  bruns. 
Les  niaises  baissaient  les  yeux,  étourdies  de  leur  luxe  de 
toilette,  et  les  autres  hardiment  jetaient  de  leurs  lèvres 
rouges  des  volées  de  sourires  aux  garçons  qui  se  pous- 
saient du  coude  sur  leur  passage. 


u  X  :\r  A  L  E  st 

Une  grosse  concupiscence  s'allumait  dans  la  foule. 
Celle-ci  s'écoulait  le  long  des  maisons,  d'un  mouvement 
continu  qui  traînait  sur  le  pavé,  avec  un  frottement  mo- 
notone, et  un  peu  plus  loin  gagnait  la  campagne,  enfilait 
les  sentiers,  se  débandait  derrière  les  haies.  Des  mar- 
chandes avaient  installé  des  tables  contre  le  mur  de 
Téglise.  C'était  une  invitation  qui  arrêtait  les  hommes,  les 
filles  et  les  enfants,  les  retenait  devant  les  étalages  avec 
des  regards  de  convoitise.  Il  y  avait  là,  sur  des  nappes  à 
carreaux  rouges  et  blancs,  des  bocaux  de  pains  aux 
amandes,  de  boules  en  sucre,  de  gimblettes  et  de  maca- 
rons. Des  paquets  de  saucissons  pendaient,  plaqués  de 
rondelles  de  graisse  Des  pains  d'épices  s'amoncelaient, 
avec  leurs  croûtes  luisantes.  Et  sur  les  assiettes  séchaient 
des  tartes  à  la  confiture  de  pruneaux,  saupoudrées  de 
sucre  et  de  poussière.  On  voyait,  en  outre,  des  cigares, 
des  pipes,  des  poupées  à  tète  de  cire,  des  mirlitons,  des 
trompettes  en  bois,  et,  dans  un  carton  spécial,  des  boucles 
d'oreille,  des  broches,  des  anneaux,  toute  une  joaillerie  de 
pacotille,  émaillée  de  pierres  rouges,  jaunes  et  vertes, 
auxquelles  le  soleil  arrachait  des  flambées.  En  face  des 
marchandes,  de  l'autre  côté  de  la  place,  des  êtres  noirs, 
patibulaires,  avaient  installé  des  tirs.  Une  chandelle  étant 
la  cible,  il  fallait  la  souffler  avec  la  chasse  de  vent  que 
faisait  le  coup  en  partant. 

Il  y  avait  en  cet  endroit  une  oscillation  de  monde 
planté  sur  les  deux  jambes,  bouche  béante.  Des  hommes 
à  la  file  attendaient  le  moment  de  tirer.  L'amorce  posée, 
on  prenait  les  fusils,  on  épaulait,  les  pieds  distants,  les 
coudes  relevés,  puis  la  capsule  éclatait.  Ce  pétardement 
sec,  qui  ne  finissait  pas,  s'ajoutait  aux  appels  rauques  des 
marchandes.  Et  tout  à  coup  un  orgue  de  barbarie  fit  son 
apparition  au  milieu  des  groupes. 

Le  musicien  tournait  la  manivelle,  les  yeux  perdus  de- 

4- 


8i  U  N    M  A  L  E 

vant  lui,  hcbétc  par  la  route  qu'il  avait  faite,  et  de  temps 
en  temps  d'une  secousse  des  épaules  remontait  la  bricole 
qui  lui  labourait  la  nuque.  L'orgue,  étant  sonore,  s'enten- 
dait de  loin.  Des  ribambelles  arrivaient  en  courant  pour 
Ctre  plus  près  de  la  musique,  et  celle-ci  grinçait  avec  des 
fioritures  de  tlûtes  piaulant  sur  une  basse  de  tambourin 
roulant  constamment. 

La  gaîtc  à  présent  s'augmentait  de  tout  ce  qui  était 
bruit,  lumière,  spectacle,  prétexte  à  crier  et  à  rire.  Des 
rondes  s'épanchaient  sur  la  place,  déhanchées,  les  bras 
dessinant  des  oves  au-dessus  de  la  tête  des  danseuses. 
Cela  cessait,  recommençait  ailleurs,  avec  des  entraîne- 
ments irrésistibles,  en  attendant  que  le  bal  ouvrît  ses 
portes  à  l'estaminet  du  Soleil.  Et  une  sueur  montait  de 
cette  vaste  flânerie  sous  un  soleil  brûlant.  Les  dos  bouil- 
laient; les  chemises  collaient  à  la  peau;  l'eau,  par  filets, 
ruisselait  le  long  des  tempes.  On  voyait  les  femmes 
cambrer  leurs  reins  pour  décoller  de  la  chair  leurs  robes 
mouillées. 

A  trois  heures,  une  poussée  se  produisit  du  côté  du 
Soleil.  On  montait  deux  marches.  Elles  étaient  assaillies 
d'un  flot  qui  se  tassait,  se  poussait  ,  au  milieu  des  indi- 
gnations des  filles  froissées  et  des  éclats  de  rire  des  gar- 
çons bourrant  à  coups  de  poing  les  rangs  devant  eux.  Le 
flot  se  brisait  dans  la  salle,  allait  s'abattre  sur  les  bancs 
qui  garnissaient  les  quatre  murs,  ou  bien  incontinent 
se  mettait  à  tournoyer  avec  un  élan  effréné, 

Deux  clarinettes,  un  fifre  et  un  tambour  étaient  instal- 
lés dans  la  cage  des  musiciens,  en  surplomb  sur  la  salle, 
et  le  fifre,  d'un  mouvement  continu  de  la  tête,  battait  la 
mesure,  dirigeait  son  orchestre.  La  gaîté  éparse  à  travers 
le  villagesemblaalors  se  concentrer  dans  cette  large  salle  du 
Soleil,  qui  tremblait,  secouée  par  l'immense  trépignement 
de  tous  les  couples  lancés  à  travers  une  danse  endiablée. 


XII 


GERMAINE,  pendant  ce  temps,  gagnait  le  village  à 
petits  pas  de  promenade.  La  fille  du  fermier  des 
Oseraies,  Célina  Malouin,  était  allée  la  prendre 
avec  sa  mère,  après  le  repas  de  midi,  et  elles  avaient 
résolu  de  faire  la  route  à  pied. 

Elles  marchaient  avec  des  douceurs  de  flânerie,  toutes 
trois  sur  le  même  rang  ou  à  la  file,  selon  la  largeur  des 
chemins.  Et,  quelquefois,  Célina  et  Germaine  prenaient 
les  devants,  se  disant  des  choses  à  demi-voix. 

Célina  avait  vingt  ans.  Elle  était  petite,  sans  tournure, 
les  yeux  glauques,  presque  laide  ;  mais  l'âge  la  rendant 
amoureuse,  elle  ne  songeait  qu'à  se  marier,  rêvant  sans 
cesse  au  mari  qui  ne  se  présentait  pas.  Un  Malouin  de 
leur  parenté  était  droguiste  à  la  ville.  Il  avait  une  clien- 
tèle, il  était  garçon.  C'était  un  bel  homme.  Trente  ans 
environ.  Il  était  venu  à  la  ferme  il  y  avait  deux  mois. 
Elle  prétendait  qu'il  l'avait  regardée  d'un  œil  très  atten- 
dri, et  même  il  lui  avait  pincé  la  taille  en  l'appelant  par 
son  petit  nom,  un  soir,  dans  la  nuit  du  vestibule. 


«4  U  N     M  A  L  E 

Elle  vivait  de  cette  possession  incertaine  depuis  deux 
mois.  Son  cœur  était  remué  d'une  espérance  douce  qui 
la  berçait  et  l'irritait.  Klle  reconnaissait  pourtant  que  le 
cousin  tardait  un  peu  à  reparaître.  Et  tremblante,  elle 
demanda  à  Germaine  si  elle  ne  lui  voyait  pas  un  moyen 
de  hâter  cette  arrivée 

Germaine  lécoutait  avec  un  peu  de  dédain  pour  sa 
niaiserie  de  can\pagnarde  éprise,  et  de  temps  en  temps, 
interrogée,  lui  répondait  un  mot,  puis  la  laissait  dire, 
finissant  par  ne  plus  être  touchée  que  de  l'amour  qu'il 
V  avait  au  fond  de  ses  mots.  Une  langueur  la  faisait  dé- 
faillir à  de  certaines  conjectures.  Elle  avait  beau  vouloir 
les  rejeter,  elles  s'obstinaient  à  remplir  son  cerveau. 
Elle  sentait  par  moments  comme  un  brûlement  dans  la 
gorge,  comme  une  boule  de  feu  qui  montait  et  descen- 
diit,  et  d'autres  fois  un  flot  bouillant  qui  l'amollissait  et 
la  parcourait  des  pieds  à  la  tcte.  Cachaprès  apparaissait 
aj  bout  de  ces  crises,  avec  ses  tentations  d'homme  fort 
et  résolu,  et  tandis  que  Célina  lui  parlait  de  son  cousin, 
l'idée  qu'elle  n'avait  qu'à  s'abandonner  pour  goûter 
enfin  la  plénitude  du  bonheur,  la  gagnait,  l'envahissait. 
Les  sourcils  tendus,  ses  yeux  vagues  errant  dans  les 
fouillées,  elle  songeait  à  ce  garçon  étrange,  à  sa  beeuté 
rude,  à  la  douceur  de  ses  paroles.  —  L'aimait-il  après 
tout? 

Elles  avaient  pris  à  travers  bois  un  sentier  qui  raccour- 
cissait la  distance.  Une  mousse  tapissait  le  pied  des 
a-bres  d'un  velours  lustré  A  droite  et  à  gauche,  des  taillis 
formaient  un  rideau  de  verdure  qui  pâlissait  dans  la 
profondeur,  petit  à  petit  prenait  une  transparence  d'eau. 
Et  au-dessus  de  leurs  têtes,  les  branches,  en  se  joignant. 
étendaient  une  voussure  légère  entre  les  trous  de  laquelle 
s'égouttait  le  soleil.  Une  fraîcheur  montait  du  sol 
humide. 


U  N    M  A  L  E                                             S5 
j __ — _ 

Quelquefois,  les  taillis  se  rapprochaient  au  point  qu'ils 
semblaient  fermer  le  sentier.  Alors,  il  fallait  écarter  les 
branches,  et  Germaine  sentait  une  douceur  à  être  caressée 
par  le  frôlement  des  feuillages.  Cela  mettait  un  apaise- 
ment dans  son  sang  et  en  même  temps  chatouillait  sa 
chair  au  hasard,  comme  un  attouchement.  Un  gazouillis 
d'oiseau  remplissait  les  hautes  ramures.  Des  battements 
d'ailes  frissonnaient  dans  l'ombre.  Et  CQtte  tendresse  des 
nids  en  amour  s'ajoutait  à  l'immense  allégresse  delà  terre 
bourdonnant  dans  la  splendeur  d'une  après-midi  de  prin- 
temps. Une  lasciveté  traînait  dans  l'air;  des  végétations 
s'échappaient  des  odeurs  acres  de  sèves  fermentées  ;  un 
désir  de  s'étreindrc  rapprochait  les  branches,  et  saisies 
toutes  les  deux  alors  d'un  frémissement  de  tout  leur  être, 
demi-suffoquées,  Célina  et  Germaine  se  taisaient.  On 
entendait  parfois  la  voix  de  la  fermière,  distancée,  qui 
leur  criait  de  l'attendre.  Elles  ralentissaient  un  peu  le  pas, 
sans  répondre. 

Le  sentier  débouchait  dans  les  champs.  Là,  elles 
ouvrirent  leurs  parasols,  et  cette  tache  brune  des  alpagas 
se  balançait  par  dessus  les  blés  déjà  hauts,  dans  la  magni- 
ficence bleue  de  l'air.  Un  souffle  léger  chassait  la  pous- 
sière à  ras  du  sol,  par  nuées,  qui  allaient  mourir  dans 
les  champs  de  froment.  Elles  ouvraient  alors  la  bouche, 
aspirant  cette  douceur,  ou  détendaient  un  peu  les  bras. 

La  plaine  brûlait  comme  une  fournaise,  et  cette  chaleur 
brusque  avait  empourpré  leurs  joues  d'une  large  rougeur. 
Elles  s'avançaient  l'une  après  l'autre,  un  peu  lasses, 
ayant  dans  l'œil  un  aveuglement  de  lumière.  Au  loin, 
l'horizon  pulvérulent  avait  des  blancheurs  de  craie. 

Germaine,  à  la  mode  des  campagnes,  portait  une  robe 
de  soie  noire  sur  laquelle  retombait  un  léger  paletot  éga- 
lement en  soie.  Elle  avait  relevé  d'une  main  la  traîne  de 
sa  robe.  Un  jupon  blanc,  raide  d'empois,  battait  à  chaque 


86  U  N     M  A  L  E 

pas  le  talon  de  sa  bottine.  Tandis  qu  elle  marchait,  le 
soleil  lustrait  son  corsage,  étroitement  bride  aux  rondeurs 
fermes  de  sa  gorge.  Un  chapeau  de  paille,  très  garni  de 
fleurs,  la  coiffait.  Célina  avait  une  robe  de  soie  grise 
qui  tranchait  sur  la  toilette  noire  de  la  fille  du  fermier 
Hulotte. 

Et  tout  d'une  fois,  la  musique  du  bal  leur  arriva,  avec 
le  bourdonnement  assoupi  des  voix.  Alors  une  gaîté  les 
prit.  Elles  allongèrent  le  pas,  et  au  bout  d'un  petit  temps 
se  trouvèrent  sur  la  place,  mêlées  à  la  foule. 

Des  connaissances  les  appelaient  par  leurs  petits  noms. 
Elles  étaient  très  entourées.  Des  fils  de  fermiers  leur 
demandaient  des  danses  «  pour  tout-à-1 -heure  ».  Et  elles 
passaient  au  milieu  des  groupes,  riant  d'être  poursuivies 
dès  leur  arrivée. 

Le  fermier  Champigny,  debout  devant  sa  porte,  les 
vit  venir  de  loin.  Il  alla  à  elles  et  les  obligea  à  entrer  à  la 
ferme. 

—  Une  petite  tarte  avec  un  verre  de  quelque  chose, 
ça  n'est  pas  de  refus,  disait-il  en  les  poussant  devant  lui. 

Au  même  moment,  arrivèrent  la  fermière  et  leur  fille 
Zoé.  Elles  avaient  fait  un  tour  de  bal  et  elles  rentraient 
prendre  leur  café. 

—  Tout  de  même!  n'faut  pas  se  laisser  tomber,  disait 
la  mère  Champigny,  grosse  petite  femme  rieuse.  On  a 
besoin  de  jambes  donc,  pour  danser.  Est-il  pas  vrai, 
Germaine  et  Célina  ! 

Elle  les  complimentait,  les  trouvait  superbes  toutes 
deux,  les  regardait  avec  admiration,  la  tête  sur  le  côté, 
en  battant  ses  mains  l'une  dans  l'autre,  puis  parlait  de  sa 
Zoé  qui  allait  avoir  dix-neuf  ans,  un  bel  âge.  Et  Zoé. 
ayant  entraîné  un  peu  Célina  et  Germaine,  leur  raconta 
qu'elle  avait  dansé  deux  fois  avec  le  fils  des  Mortier,  vous 
s:wcz  bien,  le  fermier  du  Grand-Champ,  à  deux  lieues 


U  X    MALE  ?7 

de  là.  Il  était  étudiant  en  médecine,  mais  il  était  revenu 
pour  les  vacances.  Et  ils  avaient  bien  ri,  à  un  moment, 
quand  la  foule,  qui  était  grande  au  bal,  les  avait  collés 
l'un  contre  Tautre  sans  pouvoir  bouger. 

Puis  on  entra  dans  la  chambre  du  rez-de-chaussée,  qui 
était  la  chambre  où  lesChampigny  recevaient  leur  monde. 
Il  y  avait  une  belle  toile  cirée  sur  la  table,  et  sur  la  toile 
une  énorme  tarte  au  riz,  avec  une  belle  croûte  couleur 
safran.  La  fermière  plongea  son  couteau  dans  la  tarte, 
en  fit  des  quartiers,  et  chacun  tira  le  morceau  qui  lui 
convenait  le  mieux.  Une  grosse  tille  de  ferme  entra  alors, 
en  disant  :  «  Bonjour,  tout  le  monde,  «  la  face  largement 
fendue  d'un  rire,  et  mit  sur  la  table  une  cafetière  du  bec 
de  laquelle  s'échappait  une  fumée  brune,  exhalant  une 
odeur  de  chicorée. 

—  Encore  une  tasse  !  Encore  un  morceau  de  tarte  I 
répétait  à  tout  bout  de  champ  la  fermière. 

—  Non,  merci.  Ça  ne  se  peut  pas.  Je  suis  toute  enflée 
déjà,  disait  la  femme  du  fermier  Malouin. 

—  Si  fait  1  Tout  de  même. 

—  Alors  une  petite  tasse,  pour  vous  faire  honneur. 
C'est  ça.  Merci. 

Et  elle  continuait  auprès  de  Célina  et  de  Germaine. 

—  Cest-y  qu'elle  est  mauvaise,  la  tarte,  que  vous  n'en 
mangiez  point  ?  Hé  I  fermier,  astique  donc  les  demoi- 
selles î  Ah  !  si  c'étions  pas  de  vieilles  gens  comme  nous, 
mais  d'beaux  gâs  ! 

—  Pour  ça,  oui,  disait  Célina  en  riant. 

—  Allez  I  allez  !  c'est  l'âge  !  Et  Zoé  qu'en  dira  autant 
bientôt  !  Elle  sera  comme  toutes  les  tilles  !  Voyons  1  Une 
petite  tasse  I  une  seule  ! 

Les  assiettes  se  tendaient  alors  et  des  nouveaux  quar- 
tiers de  tarte  épaississaient  l'estomac.  Puis  on  parla  des 
veaux,  des   porcs,  de   la  récolte.    L'odeur  des   fumiers 


S8  UN    MALE 

entrait  par  les  fenêtres  ouvertes,  avec  le  beuglement  des 
vaches  dans  Ictablc.  Et  dehors,  le  village  en  liesse  criait, 
battait  l'air  de  vivats 

On  sortit.  LcsChampigny  les  accompagnaient. 

Le  meunier  Izard  était  malheureusement  sur  le  pas  de 
sa  porte.  Il  fallut  entrer  chez  lui  comme  on  était  entré 
chez  les  Champigny.  Il  était  seul  à  la  maison,  mais  ce 
n'était  pas  une  raison  ;  il  allait  envoyer  le  domestique 
prévenir  ses  tîUes,  qui  étaient  chez  les  Ronflette . 

Izard  était  veuf.  Tout  en  parlant,  il  leur  ouvrait  les 
portes  de  son  salon,  tendu  d'un  papier  de  velours  gaufré 
d'or.  Une  glace  à  moulures  dorées  était  posée  sur  la  che- 
minée. Des  fauteuils  en  velours  recouverts  de  housses 
blanches  entouraient  une  table  à  pied  tourné,  recouverte 
d'une  plaque  de  marbre.  Un  tapis  étendait  sur  le  parquet 
sa  laine  moelleuse  à  rosaces  rouges. 

Ue  meunier  les  laissa  seuls  un  instant,  contemplant 
cette  opulence,  et  l'instant  d'après  reparut,  trois  bouteilles 
de  vin  dans  les  bras. 

Les  femmes  se  récrièrent  ;  elles  avaient  pris  du  café, 
des  liqueurs  ;  le  vin  leur  tournerait  l'estomac,   pour  sûr. 

—  Bon  !  Un  petit  verre  de  trop,  ça  ne  fait  rien  en 
temps  de  kermesse,  répondait  Izard.  Et  puis,  vous  allez 
avoir  delà  compagnie.  J'ai  fait  appeler  mes  neveux. 

il  clignait  de  l'œil  du  «ôté  des  jeunes  filles. 

Trois  bouteilles  se  vidèrent.  Des  assiettes  garnies  de 
bonbons  passaient  de  main  en  main,  constamment  On 
entendait  le  bruit  sec  des  dents  croquant  les  pâtes  sèches. 
Champigny  dégustait  le  vin,  en  faisant  claquer  sa  langue 
contre  son  palais.  Le  meunier  le  regardait  alors  d'un  air 
goguenard,  secouant  la  tête  et  disant  :  Hein  ?  hein  ?  avec 
satisfaction. 

Un  bruit  de  pieds  remplit  le  corridor  et  presqu'aussitôt 
la  porte  s'ouvrit.  C'étaient  les  filles  du   meunier  qui  ren- 


U  N    MAL  t:  89 

traient  avec  leurs  cousins,  ceux-ci  aux  nombre  de  trois. 
Deux  d'entre  eux  étaient  meuniers  au  moulin  de  leur  père, 
et  le  troisième  était  commis  de  l'Enregistrement,  à  la 
ville 

On  fit  les  présentations. 

Germaine  et  Célina  se  levèrent,  échangèrent  des  poi- 
gnées de  main  avec  les  arrivants  ;  et  tout  le  monde  se 
plaça  autour  de  la  table,  sur  des  chaises  en  canne  qu'il 
fallut  aller  prendre  dans  la  chambre  voisine.  Izard  sortait 
à  tout  bout  de  champ,  rentrait  avec  des  bouteilles  sous  le 
bras  ;  les  garçons  de  leur  côté  s'occupaient  de  faire  boire 
les  femmes,  et  les  bouchons  claquaient  coup  sur  coup, 
tirés  des  goulots  avec  fracas. 

Les  trois  neveux  rentraient  du  bal,  ils  s'étaient  amusés. 
Ils  racontaient  que  la  fille  du  marchand  Herbeaux  était 
tombée  au  milieu  d'un  quadrille,  entraînant  son  cavalier; 
les  autres  danseurs  avaient  culbuté  sur  le  couple  échoué; 
cela  avait  fait  un  large  tassement  très  comique.  Ils  don- 
naient à  entendre  qu'il  s'était  alors  passé  des  choses,  et  ils 
souriaient  sans  rien  préciser.  Le  commis,  au  contraire, 
dédaignait  ces  vulgaires  gaîtés.  A  la  ville,  on  avait  mieux 
que  des  dondons.  Les  filles,  d'ailleurs,  ne  savaient  pas 
valser  au  village.  Et  il  affectait  des  airs  blasés,  en  homme 
qui  a  pris  sa  part  de  plaisirs  plus  délicats. 

Germaine  écoutait,  distraite.  Une  impatience  la  gagnait. 
Ces  longues  lampées  sur  place  l'étourdissaient  ;  un  feu 
rougissait  ses  pommettes. 

Champigny  donna  le  signal  du  départ. 

—  Y  a  de  la  jeunesse.  Faut  ben  qu'elle  s'amuse  ! 

Et  toute  la  bande  alors  se  leva.  11  ne  resta  à  la  maison 
que  le  vieux  Izard,  un  peu  souffrant  d'un  rhumatisme, 
VnQ  animation  régnait  parmi  les  hommes,  lis  avaient  la 
voix  haute  et  le  regard  hardi,  avec  douceur.  Le  commis 
arquait  sa  personne  sur  le  côté  pour  parler  à  Germaine. 


IX     M  A  L  K 


Et  Cclina,  Zoc,  les  deux  filles  Izard,  suivaient,  riant,  se 
moquant  des  paysannes  en  robes  bleues  et  vertes,  qui 
passaient,  la  tcte  chargée  de  u  potagers  en  plein  rapport  », 
C'était  Irma,  l'aînée  des  Izard,  qui  avait  trouvé  le  mot. 
Klle  avait  et  J  en  pension  à  Givet,  et  elle  en  avait  rapporté 
le  goût  de  la  moquerie. 


^O^vè'UjK 


<^ 


V  TTT 
Alli 


DES  cabarets  s'échappait  à  présent  un  large  courant 
d'ivresse.  On  entendait  des  bruits  de  querelles, 
avec  des  coups  de  poing  sur  les  tables,  et  les 
chamailleries  se  mêlaient  à  des  chansons  psalmodiées 
par  des  langues  épaisses.  Dans  les  jardins,  les  boules 
frappaient  les  quilles  avec  fureur.  Il  y  avait  des  paris 
désordonnés  Des  paysans  qui  n'avaient  qu'un  toit  de 
chaume  et  crevaient  de  misère,  pariaient  cinq  cents  francs 
sur  les  jeux. 

Une  mangeaille  immodérée  accompagnait  la  soit  de 
boire  qui  tenait  les  estomacs.  Des  femmes  plongeaient 
leur  visage  dans  de  vastes  quartiers  de  tartes  au  riz.  Des 
enfants  barbouillés  de  prunes,  aiguisaient  leurs  dents 
sur  de  la  pâtisserie  sèche  Et  les  hommes,  tenant  à  deux 
mains  des  saucisses  de  viande  de  cheval,  en  tiraillaient 
à  la  force  des  mâchoires  la  chair  hlamenteusc.  .ViUeurs, 
on  se  bourrait  d'œufs  durs,  et  les  pains  d'épiccs  ache- 
vaient de  prédisposer  les  gosiers  à  des  buveries  inces- 
santes. 


02  V  N    MAL  E 

La  bande  arriva  au  Soleil. 

Il  fallut  bousculer  en  entrant  une  lile  de  monde  qui 
sortait  Les  garçons  se  mirent  en  avant,  ouvrant  un  pas- 
sage avec,  les  coudes,  et  les  filles,  pressées  l'une  contre 
l'autre,  poussèrent  de  tout  leur  corps. 

Un  large  rayon  de  soleil  filtrant  obliquement  par  les 
fenêtres  ouvertes,  mettait  sur  la  salle  un  poudroiement 
vermeil  dans  lequel  tourbillonnait  une  nuée  lourde.  Cette 
clarté  les  aveuglant,  ils  ne  virent  rien  d'abord,  et  ils 
demeuraient  sur  place,  la  main  sur  les  yeux,  cherchant 
à  se  reconnaître.  Puis  les  yeux  s'habituèrent.  Ils  nom- 
mèrent par  leur  nom  les  danseurs  et  les  danseuses. 

Les  musiciens  s'étaient  mis  en  bras  de  chemise.  Une 
des  clarinettes,  assommé  par  la  chaleur,  gonflait  les 
joues  sur  son  instrument  en  fermant  les  yeux  et  ballant 
à  demi  la  tête.  Le  fifre  continuait  à  marquer  la  mesure 
avec  de  petits  hochements  écourtés.  Le  tambour,  qui 
était  le  plus  vigoureux,  roulait  imperturbablement  ses 
baguettes,  les  sourcils  froncés.  Et  de  la  cage  où  tous  les 
quatre  se  tenaient,  partait  une  musique  aigre  et  glapis- 
sante, à  laquelle  les  roulements  cuivrés  du  tambour  ajou- 
taient un  peu  de  gravité. 

Les  couples  tournoyaient.  Chaque  fois  qu'ils  passaient 
dans  le  rayon  de  soleil,  une  lueur  rose  illuminait  les 
visages,  enveloppait  les  vestes  et  les  robes  dans  une 
échappée  brusque.  Des  sourires  immobiles  crevaient  la 
face  béate  des  filles.  Les  garçons,  sérieux,  les  yeux 
baissés,  semblaient  se  livrer  à  un  devoir  de  profession. 
Quelques-uns  demi-gris,  cramponnés  à  leurs  danseuses 
et  les  entourant  de  toute  la  largeur  de  leurs  bras,  mettaient 
leur  gloire  à  sauter  très  haut  en  frappant  fortement  leurs 
pieds  à  terre. 

Ceux-là  bousculaient  tout  sur  leur  passage.  Un  cigare 
planté  dans  le  coin  de  la  bouche,  ils  traversaient  le  bal 


U  N    M  A  L  E  ç3 

avec  des  ruades  de  poulain  lâché,  sans  tenir  compte  de  la 
mesure.  Par  moments,  un  danseur,  furieux,  les  rembar- 
rait d'un  coup  depaule.  Une  vapeur  montait  des  habits 
et  formait  au-dessus  du  bal  une  buée,  grossie  des  fumées 
de  tabac.  Des  filets  de  sueur  sillonnaient  les  visages. 

Germaine  sentit  une  main  se  couler  sous  son  aisselle. 
Elle  se  retourna  vivement  et  vit  le  commis  qui  lui  sou- 
riait. Alors,  sans  se  l'être  demandé,  ils  se  balancèrent,  et, 
au  bout  d'un  instant,  se  trouvèrent  emportes  dans  la 
danse. 

Ce  fut  comme  une  contagion.  Zoé  fut  empoignée  à  bras- 
le-corps  par  un  des  meuniers,  Célina  par  l'autre,  puis  des 
cavaliers  se  présentèrent  aux  demoiselles  Izard,  et  toute 
la  bande  se  mit  à  danser. 

Le  commis  était  un  grand  garçon  maigre,  desséciié  par 
la  noce.  Tandis  que  les  deux  frères  traversaient  la  bous- 
culade des  danseurs,  s'aidant  de  leurs  coudes  et  de  leurs 
larges  dos,  lui  se  laissait  entraîner,  ne  savait  pas  résister 
à  la  poussée  des  couples  ;  et  tous  deux  alors  étaient  obli- 
gés de  piétiner  sur  place,  l'un  en  face  de  l'autre. 

Cela  finit  par  une  déroute.  Le  commis,  qui  soufflait,  à 
court  d'haleine,  avoua  qu'il  lui  était  impossible  de  con- 
tinuer, et  il  reconduisit  Germaine  à  sa  place.  Elle  eut  un 
haussement  d'épaules,  dédaignant  d'instinct  les  êtres 
faibles. 

En  ce  moment,  du  renfort  envahit  la  salle.  La  Société 
des  fanfares  de  l'endroit,  son  chef  en  tête,  venait  d'entrer. 
L'orchestre  entama  un  air  de  valse.  Il  y  eut  un  refiux 
général,  comme  d'un  trop  plein  qui  déborde,  et  Ger- 
maine se  vit  séparée  du  commis.  Des  visages  rouges  l'en- 
touraient, crispés  de  larges  rires.  Et  tout  d'un  coup,  elle 
haussa  les  sourcils,  prise  d'un  saisissement.  Cachaprès 
était  à  deux  pas  d'elle. 

D'un  coup-d'œil,  elle  le  vit  tout  entier,  dominant  cette 


04  r  X    M  A  I,  K 

cohue  de  toute  sa  taille,  et  une  comparaison  se  fit  dans 
son  esprit  immcdiatemcnt  il  était  bien  plus  fort  qu'eux 
tous  :  cela  était  visible.  Ht  plus  grand.  Et  mieux  bâti.  11 
navait  qu  a  remuer  les  coudes  pour  les  écarter.  Et  il  ar- 
riva à  elle,  le  sourcil  irrité.  II  lui  prit  le  bras. 

—  Germaine  ! 
Elle  le  regarda. 

Il  frappa  son  coeur  d'un  coup  de  poing  et  une  moiteur 
perla  dans  ses  yeux. 

—  J'vivais  plus,  depuis  ce  matin,  tit-il.  A  présent,  j'vis. 
puisque  t'es  là. 

Elle  fut  touchée  du  cri. 

Il  avait  mis  sa  fameuse  veste,  celle  dont  il  lui  avait 
parlé  ;  elle  était  de  velours  brun,  à  côtes.  Le  gilet  et  le 
pantalon  étaient  d'étoffe  pareille.  Et  un  col  de  chemise 
très  blanc  retombait  sur  un  nœud  de  cravate  vert,  écla- 
tant. Son  torse  carré  se  dessinait  sous  l'étoffe  avec  puis- 
sance, faisant  bomber  les  pectoraux.  Et  comme  les  gens 
habitués  aux  besognes  corporelles,  il  portait  son  costume 
avec  une  aisance  incomparable. 

Germaine  fut  reprise  de  la  pensée  que  les  autres 
hommes  étaient  bien  étriqués  comparés  à  lui,  et  machi- 
nalement elle  regarda  devant  elle  les  dos  bombés,  les 
ventres  débridés,  le  flottement  des  habits  sur  les  épaules 
en  biseau.  Un  chapeau  de  feutre  mou,  posé  en  travers 
sur  ses  cheveux  noirs,  lui  donnait  une  crànerie  martiale. 

La  cohue,  tassée,  incapable  d'avancer,  sautait  sur 
place.  Des  têtes  vacillaient,  on  ne  voyait  que  des  bouts 
d'épaules  remuant,  et  un  énorme  battement  de  pieds  fai- 
sait trembler  le  plancher. 

—  A  nous  deux  I  dit-il. 

D'un  geste  rapide,  il  lui  prit  la  main,  mit  la  sienne  sur 
sa  taille,  et  l'entraîna.  Elle  n'eut  pas  même  l'idée  de  résis- 
ter. Le  large  courant  de  sa  force  l'emportait,  et  subite- 


U  N     il  A  L  E  95 

ment  un  vide  se  tit  autour  d"cux.  Cachaprès  tournait, 
cambre  sur  ses  reins,  comme  pour  une  rixe.  Ses  pieds 
s'attachaient  au  sol  de  toute  la  fermeté  de  ses  inébranla- 
bles jarrets.  Il  élargissait  les  coudes  et  carrait  ses  épaules. 
Ce  fut  une  trouée. 

La  foule,  repliée,  oscillait,  faisait  des  efforts  pour  s'é- 
carter. Des  cris  partaient.  Hé  !  Attention,  Hubert  !  Hé  ! 
Cachaprès,  pas  de  bêtises  !  Il  n'écoutait  rien,  avançait 
droit  devant  lui,  la  couvrant  de  son  corps,  luttant  de  ses 
reins,  de  ses  épaules,  de  son  dos.  Des  protestations  s'éle- 
vèrent. Un  homme  lâcha  un  mot  vif.  Cachaprès  lui  lança 
un  regard  froid  et  lui  répondit  : 

—  Toi,  j'te  repincerai  t'a  Iheure. 

Le  passage  ouvert,  d'autres  couples  se  mirent  en 
branle  derrière  eux.  La  circulation  se  refaisait.  Il  y 
eut  une  détente  dans  cette  immobilité  de  toute  une 
foule,  et  Germaine,  balancée  contre  la  poitrine  de  son 
danseur,  avait  un  vertige  doux.  Un  moment  il  cessa  de 
tourner,  et  ils  demeurèrent  isolés  au  milieu  de  la  foule. 
Elle  sentait  ses  genoux  contre  les  siens  ;  sa  main  froissait 
son  dos.  Et  il  la  regardait  avec  un  large  sourire  heureux, 
en  lui  chuchotant  des  mots  caressants  : 

—  Germaine,  disait-il,  t'faut-y  que  j'ies  ramasse  par 
dix,  vingt,  cinquante  i  Veux-tu  que  j'me  batte  contre  eux 
tous  ?  Dis,  que  t"faut-y  ? 

Elle  pensait  alors  à  son  premier  danseur,  le  neveu  de 
Izard,  et  elle  admirait  la  force  tranquille  du  braconnier. 
Ils  repartirent. 

La  musique  aigre  la  berçait  entre  ses  bras,  voluptueu- 
sement, et  le  brouhaha,  les  fumées,  l'odeur  humaine 
répandue  dans  l'air  la  grisant  petit  à  petit,  elle  se  sentait 
par  moments  défaillir.  Une  ébriété  sale  fermentait,  du 
reste,  dans  cette  salle  où  les  chairs  poissées  se  tassaient. 
Des  rires  récompensaient  la  hardiesse  des  hommes  dépoi- 


96  U  N    2^1  A  L  E 

traillant  les  femmes.  La  pudeur  Je  Germaine  se  défaisait 
au  milieu  de  cette  paillardise  générale. 

Quand  la  danse  fut  finie,  il  voulut  l'entraîner. 

—  Nous  boirons  un  coup. 

Mais  elle  était  avec  des  amies.  Elle  n'osait  pas.  Et  puis, 
qu'est-ce  qu'on  dirait  i  Et  il  répondait  : 

—  Des  idées  !  Viens  ! 

Elle  céda.  Une  polka  venait  de  commencer.  Célina, 
Zoé  et  les  tilles  du  meunier  dansaient.  Personne  n'était 
plus  là  pour  la  surveiller. 

Il  fit  déboucher  une  bouteille  de  Champagne.  Comme 
elle  le  regardait  étonnée,  il  frappa  sur  la  poche  de  son 
gilet  : 

—  Pas  peur  ! 

Et  il  commanda  trois  bouteilles  d'un  coup  pour  les 
camarades.  Cela  fit  sensation.  Des  mains  se  tendaient 
vers  les  coupes,  et  des  cris,  des  bravos  se  croisèrent. 

—  Vive  Hubert!  A  toi,  Hubert!  T'as  donc  vendu  le 
bon  Dieu  et  ses  créatures  i  \'ivat  1 

Ils  étaient  debout  l'un  contre  l'autre,  près  de  la  porte, 
celle-ci  les  masquant  à  moitié.  Elle  agitait  son  verre,  et 
de  temps  en  temps  y  mettait  les  lèvres,  à  petites  fois. 
Lui,  tenait  la  bouteille  posée  sur  sa  cuisse. 

—  Moi,  j'boirais  comme  ça  pendant  six  heures.  Y  en 
a  pas  qui  boivent  comme  moi. 

En  désignant  d'un  mouvement  de  tête  les  autres  bu- 
veurs, il  ajouta,  en  haussant  les  épaules  avec  mépris  : 

—  C'est  pas  des  hommes  ! 

Il  se  versa  une  rasade  et  continua  : 

—  J'tai  vue  t'a  l'heure.  Tu  dansais  avec  le  neveu  à 
Izard.  Une  fois,  ça  n'est  rien,  que  je  m'suis  dit.  Mais  si 
elle  danse  deux  fois,  j'iui  donne  un  mauvais  coup,  au 
neveu  à  Izard.  Germaine,  j'suis  jaloux. 

Elle  se  mit  à  rire . 


U  N    M  A  L  E  97 

—  De  quoi  l 

—  Tu  l'sais  ben,  de  quoi.  De  toi,  d'abord. 

Elle  remuait  les  épaules,  secouait  de  petites  tapes  de 
son  mouchoir  sa  robe  grise  de  poussière,  et  répondait, 
un  peu  ironique  : 

—  Eh  bien,  moi,  non.  J'suis  pas  jalouse. 

Il  se  balança  alors  devant  elle,  souriant  et  lui  disant  -. 

—  Si  tu  voulais,  nous  serions  une  bonne  paire  d'amis, 
tout  de  même. 

Elle  Técoutait  sans  rien  dire,  les  sourcils  écarqués, 
gagnée  par  des  songeries  mauvaises.  Et  il  répéta  sa 
phrase,  d'une  voix  sourde,  très  caressante  : 

—  Nous  serions  une  bonne  paire  d'amis,  si  tu  voulais. 
Elle  fit  un  effort. 

—  Rentrons,  dit-elle. 

Le  Champagne  qu'elle  avait  bu  dissolvait  ses  idées. 
Elle  voulut  trouver  un  appui  auprès  de  ses  amies,  mais 
elle  les  vit  de  loin,  mêlées  à  un  quadrille.  Alors,  comme 
elle  faisait  un  mouvement  d'impatience,  il  eut  un  mot 
brutal,  terrible  : 

—  C'est  pas  la  peine.  Faudra  ben  une  fois  que  tu  y 
passes. 

Elle  le  regarda  avec  stupeur.  C'était  à  elle  que  cela 
s'adressait,  à  elle,  la  fille  du  fermier  Hulotte  î 

Et  une  révolte  gronda  dans  son  sang;  puis,  le  voyant 
auprès  d'elle  souriant,  paisible,  avec  son  humilité  de 
colosse,  comme  s'il  n'avait  rien  dit,  elle  oublia  le  mot, 
n'en  garda  qu'une  sensation  vague  de  domination.  Elle 
se  sentait allerà  cet  homme.  Et  elle  se  mit  à  rire  en  pen- 
sant à  son  assurance  si  peu  déguisée. 

Ils  dansèrent. 

Le  soir  était  tombé.  Un  soir  bleu,  criblé  d'un  fourmil- 
lement d'étoiles  avec  un  vent  tiède  qui  soufHait  par  bouf- 
fées. Des  quinqucts  avaient  été  accrochés  aux  murs  de  la 


fH  V  N     M  A  I.  V. 

balle.  Leur  lumière  coupait  l'obscuritc  de  larges  rayures 
rouges,  laissant  traîner  l'ombre  sous  le  plafond.  Kt  le  bal 
continuait  là-dedans  ses  entrechats,  avec  ses  assourdis- 
santes retombées  de  pieds,  qui  faisaient  monter  la  pous- 
sière en  nuages.  Des  éclaboussures  de  clartés  tombaient 
sur  les  couples  qui  passaient  dansle  rayon  des  quinquets, 
puis  le  noir  reprenait,  et  des  baisers  surpris  craquaient, 
mêlés  au  brouhaha  des  voix. 

I.a  salle  étant  trop  petite,  une  partie  du  bal  s'était  dé- 
versée dans  la  rue,  devant  la  porte  de  l'auberge,  et  là 
battait  la  nuit  d'une  bourrée  qui  ne  décessait  pas. Par  mo- 
ments, un  des  danseurs,  assommé  par  la   bière,  tombait. 

On  le  remisait  sur  le  rebord  de  la  route.  Et  la  danseuse 
continuait  avec  un  autre  la  danse  interrompue.  Une  fin 
d'ivresse  lourde  s'abattait  à  présent  sur  le  village.  Des 
hoquets  partaient  des  tablées. 

Derrière  l'auberge,  des  champs  montaient  en  pente 
douce,  coupés  de  haies,  avec  des  bouquets  d'arbres  qui 
dentelaient  en  noir  le  bleu  sombre  du  ciel.  La  chaleur  du 
bal  suffoquant  Germaine,  Cachaprès  l'entraîna  dans  cette 
grande  paix  fraîche  de  la  nuit.  Il  lui  prit  la  main  et  leurs 
épaules  se  touchant,  ils  s'avancèrent  sous  l'ombre  des 
feuillages.  Des  lilas  jetaient  leurs  senteurs  fortes  dans  la 
vague  odeur  des  terrains  suant  la  rosée.  Et  l'aubépine 
trouait  de  ses  masses  blanches  le  chemin,  secouant  de- 
vant eux  ses  parfums  qui  achevaient  de  les  griser. 

Ils  montèrent  le  long  des  champs.  Elle  s'abandonnait 
à  présent  :  il  avait  roulé  son  bras  autour  de  sa  taille,  et 
par  moments  la  pressait  contre  lui  d'une  large  étreinte. 
V  ne  mollesse  la  rendait  faible  contre  ses  hardiesses  et  elle 
s'appuyait  à  lui,  mettait  contre  son  Hanc  la  rondeur  de 
sa  gorge  frémissante.  Elle  n'avait  plus  ni  conscience  ni 
pensée.  Les  yeux  noyés,  elle  marchait  dans  les  blancheurs 
do  la  lune,  confuses  comme  l'atmosphère  des  songes» 


r  N    MALE  çç 

regardant  sans  les  voir  les  silhouettes  des  arbres  con- 
fondues dans  une  buée  ;  et  le  frisson  de  la  terre  amoureuse 
pénétrait  au  fond  de  ses  veines,  taisait  couler  en  elle  des 
sensualités. 

D'en  bas  leur  arrivait  un  bruit  sourd  de  voix  et  de 
musique,  très  doux.  Ils  virent,  au  détour  d'une  haie,  la 
tache  blanche  de  deux  visages  posés  l'un  contre  l'autre, 
et  Cachaprès  se  mit  à  rire.  Alors  une  pensée  occupa 
Germaine  :  sa  mère.  En  un  instant,  elle  revit  ses  calmes 
années  d'enfance,  le  temps  passé  à  ignorer  l'homme,  la 
paix  profonde  de  son  cœur.  Et  tout  cela  allait  aboutir  à 
cette  chose,  être  "aimée  par  ce  vagabond  comme  une  bête, 
dans  les  campagnes  pleines  de  nuit  I 

Il  fit  un  mouvl[Rent  et  colla  sur  sa  bouche  ses  lèvres 
chaudes.  Le  fer  rouge  ne  l'eût  pas  brûlée  davantage.  Elle 
ferma  les  yeux,  demeura  un  instant  à  savourer  cette 
blessure  faite  à  sa  chair,  et  tout  à  coup,  se  détachant  de 
lui,  brusque,  redressée,  hautaine,  elle  poussa  un  cri 
et  se  mit  à  courir  droit  devant  elle  sur  le  chemin  en  pente. 

Ce  fut  une  chasse  dans  la  nuit.  11  l'atteignit,  manqua 
la  renverser.  Elle  le  supplia.  Pas  cette  nuit.  Demain,  Elle 
se  pendait  à  lui,  cherchant  à  comprimer  ses  poignets 
dans  ses  mains,  et  ce  groupe  battait  l'ombre  avec  une 
fureur  de  rixe.  Des  voix  qui  approchaient  les  tirent  lâcher 
prise.  Elle  s'échappa. 

On  la  cherchait  partout.  Il  fallut  inventer  des  prétextes. 
Elle  dit  qu'elle  avait  rencontré  des  connaissances.  Elle 
cita  des  noms.  Même  on  l'avait  obligée  à  danser  sur  le 
chemin.  Cela  expliquait  un  peu  le  désordre  de  sa  toilette. 
Du  reste,  à  force  d'être  serrée  dans  les  bras  de  leurs 
danseurs,  Célina  et  Zoé  étaient  aussi  mal  arrangées 
qu'elle.  Le  feu  de  ses  joues  se  confondit  dans  leur  rougeur 
à  toutes  deux.  Il  y  avait  de  l'homme  dans  leurs  robes 
fripées  comme  dans  sa  robe  lacérée,  à  elle. 


XIV 


CE  soir  de  kermesse  fut  une  crise  sérieuse  dans  la 
vie  de  Germaine.  Elle  en  garda  un  souvenir 
profond.  Le  baiser  de  Cachaprcs  avait  labouré  sa 
chair  déjà  faible.  Comme  le  soc  mord  la  glèbe,  elle  l'avait 
senti  entrer  en  elle,  terrible  et  bon.  Et  le  lendemain 
fut  un  jour  de  rêveries  troublantes.  Des  paresses  la  pre- 
naient au  milieu  des  occupations  de  la  ferme.  Elle  demeu- 
rait comme  assoupie  sous  le  souvenir  engourdissant  de 
ce  qui  s'était  passé.  Ses  mains  maniaient  les  choses 
distraitement, 

A  midi,  les  chevaux  ramenèrent  des  champs  une 
pleine  charretée  Je  trèHes.  Les  verdures  bombaient  par 
dessus  les  ridelles  comme  un  gros  ventre  de  bête,  et  des 
coquelicots  les  étoilaient  de  clartés  rouges,  éclatantes 
sur  ce  vert  sombre.  Les  chevaux  dételés,  on  laissa  la 
charrette  sous  l'auvent  de  la  porte,  à  l'entrée  de  la  cour. 
L'ombre  maintenait  la  fraîcheur  en  cet  endroit,  quand 
partout  ailleurs  le  soleil  rissolait.  Va  l'amas  des  trèties, 


102  U  N     M  A  L  E 

épanoui  sur  la  lumière  haute  du  dchor?,  eut  alors,  avec 
ses  épaisseurs  moelleuses,  lair  d'un  énorme  lit  préparé 
pour  le  sommeil. 

Les  écuelles  avaient  été  posées  sur  la  table  de  la  cuisine. 
à  côté  des  fourchettes  et  des  cuillers  en  fer.  Une  odeur 
de  soupe  à  la  graisse  de  porc  traînait  dans  la  maison. 
C'était  l'heure  du  repas. 

II  se  ht  sur  les  dalles  bleues  un  bruit  de  semelles 
traînant  et  de  sabots  claquant,  qui  se  dirigea  vers  la 
grande  table  creusée  par  les  écurcments.  Les  domestiques 
et  les  hlles  rentraient  de  la  campagne.  L'un  à  côté  de 
l'autre,  ils  se  placèrent  sur  les  escabeaux  en  bois  dis- 
posés le  long  de  la  table,  et  se  mirent  à  manger  Un  large 
appétit  donnait  de  l'activité  aux  fourchettes,  qui  clique- 
taient incessamment  contre  le  fond  des  assiettes.  Lt  par 
moments,  des  lampées  gloussaient  dans  les  gosiers, 
tandis  que  les  têtes  se  renversaient,  les  yeux  demi-clos, 
avec  béatitude.  Le  cuir  des  peaux,  gercé,  avec  des  roséoles 
aux  pommettes,  luisait,  ayant  gardé  le  feu  du  soleil. 
Des  poitrines  d'hommes,  velues  et  nues  sous  la  chemise 
entr'ouverte,  s'échappait  une  sueur  fauve;  et  l'on  voyait 
sous  les  chaises  les  jambes  rouges  des  femmes,  pareilles 
h  de  la  viande  fraîchement  tuée.  Le  reflet  vert  des  arbres 
entrait  par  les  fenêtres  ouvertes,  s'allongeait  sur  les  murs 
blanchis  à  la  chaux.  Et  tout  ce  monde  faisait  entendre 
un  grand  bruit  de  mâchoires  se  détendant  dans  cette 
repue.  Puis,  le  broiement  parut  languir,  une  somnolence 
engourdit  la  tablée,  et  les  mangeurs,  l'un  après  l'autre, 
gagnèrent  à  pas  lourds  l'ombre  des  haies  et  des  greniers 
pour  y  dormir. 

Germaine  était  une  rude  travailleuse.  Ordinairement, 
le  repas  achevé,  elle  aidait  une  des  filles  à  laver  la  vais- 
selle, et  les  assiettes  rentraient  au  bahut,  luisantes  et 
blanches,  bien  avant  le  réveil  des  domestiques.  Mais,  ce 


U  X    MALE  io3 

jour-là,  prise  d'une  torpeur,  elle  bâilla,  étendit  les  bras, 
songea  à  la  douceur  de  s'étendre  comme  les  autres. 

Justement,  la  charrette  des  trèfles  arrondissait  sous  le 
porche  sa  large  litière.  Elle  posa  le  pied  sur  la  roue,  et 
d'un  bond  s'enlevant,  alla  rouler  dans  les  verdures,  au 
milieu  desquelles  son  corps  s'enfonça. 

Un  silence  s'était  appesanti  sur  la  ferme;  la  vie  sem- 
blait avoir  expiré  dans  la  cour  et  dans  les  corridors.  Les 
toits,  calcinés  par  le  soleil,  ardaient,  envoyant  une  réver- 
bération dans  l'air.  Des  pailles  amoncelées  dans  les  gre- 
niers sortait  une  chaleur  sèche,  qui  se  mêlait  à  la  torré- 
faction des  murs.  La  fraîcheur  d'une  motte  de  fourrages 
jetée  centre  le  seuil  de  l'étable  s'évaporait  en  buée  grise. 
Germaine  ferma  les  yeux,  essayant  de  dormir.  Cou- 
chée à  plat  sur  le  dos,  elle  éprouvait  une  volupté  à  sentir 
sur  sa  chair  le  froid  des  trèfles.  Ses  mains  tapotaient  leur 
rondeur  soyeuse.  Elle  avait  défait  son  corsage,  et  une 
petite  brise  soufflait  sur  sa  peau  avec  des  chatouilles. 
Cela  lui  rappelait  le  frôlement  de  main  de  Cachaprès, 
quand  à  un  certain  moment  il  avait  glissé,  pour  rire,  le 
doigt  entre  son  poignet  et  sa  manchette.  Et  elle  re- 
pensa à  ce  baiser  brutal  qu'il  lui  avait  imprimé  sur  les 
lèvres. 

Elle  était  bute,  après  tout,  de  tant  faire  de  manières. 
Est-ce  que  des  femmes  qu'elle  connaissait  n'avaient  pas 
eu  des  liaisons  l  Elle  n'était  plus  d'âge  à  demeurer  hlle, 
du  reste,  et  puisque  lesépouseurs  ne  se  présentaient  pas, 
elle  prendrait  un  amant.  Autant  celui-là  qu'un  autre. 

Il  y  eut  alors  une  lutte  au  fond  de  cette  conscience 
troublée.  C'était  mal  de  se  laisser  aller  à  de  semblables 
idées.  Elle  aurait  dû  les  étouffer  dès  le  premier  moment. 
Qui  était  ce  Cachaprès?  Un  bandit,  quelqu'un  qu'on 
n'avouait  pas.  Et  un  regret  vague  qu'il  ne  fût  pas  autre 
chose  que  ce  qu'il  était,  s'empara  d'elle  :  un   fils    Je  fer- 


r  N   M  A  1. 1; 


niicr,  par  exemple,  mcmc  un  garde.  Elle  l'aurait  aime  à 
son  aise;  puis  le  mariage  s'en  serait  suivi,  peut-ôtre. 

Le  mariage  !  Elle  s'en  moquait  pas  mal.  Elle  ne  vou- 
lait épouser  qu'un  homme  de  son  choix,  un  être  fort 
comme  lui,  par  exemple.  Elle  avait  la  haine  de  ce  qui 
n'était  pas  robuste,  vaillant,  hardi,  bien  planté  sur  ses 
pieds.  Robuste,  elle  l'était  elle-même.  Et  elle  repensait  à 
ce  neveu  de  Isard,  à  ce  commis  de  bureau  qui  n'avait  pas 
même  eu  la  force  de  la  faire  danser  au  bal.  Tandis  que 
lui  !  Elle  fut  ramenée  alors  à  se  rappeler  cette  poussée 
en  avant  à  travers  les  danses  immobilisées.  Elle  le  revit, 
l'enlevant  dans  ses  bras  comme  une  plume,  bousculant 
toute  une  salle.  C'était  un  homme,  celui-là.  Et  elle  en- 
tendait sa  voix  lui  demandant  sourdement  :  «  T'faut-y 
que  je  les  abatte  tous?  »  Elle  aurait  dû  répondre  oui. 
C'eût  été  drôle. 

Et  cet  homme  l'aimait.  Un  homme  n'est  pas  aussi  en- 
ragé après  une  tiUc  quand  il  n'aime  pas.  Il  avait  des 
mots  tendres  que  les  amoureux  ont  seuls.  Et  elle  se  ré- 
pétait à  elle-même,  en  souriant,  ceux  qu'elle  avait  rete- 
nus. Au  fait,  pourquoi  ne  l'aurait-il  pas  aimée  ?  Il  aimait 
à  sa  manière,  avec  violence  et  douceur.  C'était  comme 
cela  qu'elle-même  comprenait  l'amour.  Les  bêtes,  ça 
n'aime  pas  autrement. 

Puis,  il  y  avait  peut-être  moyen  de  l'avoir  pour  amant, 
sans  qu'on  n'y  vît  rien.  Il  fallait  des  précautions,  seule- 
ment. Elle  n'en  serait  pas  plus  damnée,  parce  qu'elle  se 
serait  un  peu  amusée,  étant  encore  hlle.  Plus  tard,  il  ne 
serait  plus  temps.  L'âge  vient;  on  ne  peut  plus  aimer; 
on  n'en  a  plus  le  goût.  Ou  bien  on  se  marie  et  on  n'a 
pas  eu  le  plaisir  des  aventures. 

Une  lâcheté  la  rendait  accommodante.  Elle  préparait 
le  terrain  à  sa  défaite.  Elle  se  persuadait  que  pécher 
avec  prudence  n'était  pas  pécher.  Et  elle  cherchait  à  jus- 


UN    MALE  To5 

tifier  l'idée  de  la  faute  par  des  exemples  pris  dans  l'ani- 
malité  à  laquelle,  toute  jeune,  elle  avait  été  mêlée.  Est-ce 
que  ce  n'est  pas  dans  le  sang,  l'amour  ? 

La  stupeur  qui  pesait  sur  les  choses  aidait  à  ce  déla- 
brement de  ses  pudeurs.  Un  accablement  tombait  du 
ciel  bleu,  poudroyant  de  soleil.  Des  mouches  bourdon- 
naient, faisant  à  sa  pensée  un  accompagnement  assou- 
pissant, et  de  l'ombre  elle  entendait  monter  un  grand 
souffle  doux,  qui  était  le  ronflement  des  vaches  dani> 
retable  et  le  broutement  régulier,  continu,  des  chevaux 
à  l'écurie.  Elle  distinguait  dans  les  pailles,  sous  les  han- 
gars, des  accroupissements  de  formes  immobiles,  qui 
étaient  des  dormeurs  ;  un  ronflement  sortait  de  leurs 
bouches  béantes,  se  mêlait  à  la  respiration  lente  des 
bœufs.  Des  colombes  roucoulaient  sur  le  rebord  du 
pigeonnier.  Et  par  hoquets  retentissants,  les  coqs  jetaient 
leur  fanfare,  qui  avait  l'air  de  rythmer  toute  cette  ru- 
meur silencieuse. 

Au  milieu  de  la  cour  gisaient  les  fumiers.  C'était  un 
bloc  carré,  brun,  avec  des  épaisseurs  de  pourriture.  Un 
tassement  de  matières  en  décomposition  lui  faisait  une 
rondeur  qui,  par  places,  s'effondrait  et  ailleurs  se  haus- 
sait. On  voyait  dessous,  dans  un  croupissement  fétide, 
grouiller  l'amas  des  détritus  anciens.  Cela  baignait  dans 
un  jus  noir,  compacte  comme  la  glu,  où  des  larves  vague- 
ment remuaient.  Puis  apparaissaient  des  amoncelle- 
ments de  litières  plus  récentes  et,  par  dessus  celles-là, 
des  pailles  fraîches,  desquelles  le  suint  s'était  égoutté. 
s'étalaient,  rutilantes,  avec  des  flammes  d'or  neuf.  Cette 
énorme  putréfaction  s'étalait,  avec  des  aises  heureuses. 
Une  fermentation  extraordinaire  faisait  bouillonner  dans 
les  profondeurs  une  animalité  sourde.  Des  embrj'ons, 
par  myriades,  cclosaient.  Et  un  bruissement  inexpri- 
mable annonçait  la  circulation  de  la  vie  sous  l'agglomé- 

5. 


uù  V  X     M  A  L  K 

ration  des  choses.  Comme  les  jardins  et  les  champs,  le 
fumier  avait  son  heure  d'amour  Une  création  mon- 
strueuse s'engendrait  de  ses  tendresses. 

Le  soleil  mettait  son  é'bullition  sur  ce  fourmillement. 
La  masse  des  fumiers,  grasse,  fumante,  laissait  aller 
comme  une  sueur.  Et  des  exhalaisons  chaudes  s'échap- 
paient de  l«,  par  boutfées  constantes.  Kn  même  temps, 
des  odeurs  montaient.  Ces  dégorgements  de  ventre 
changes  en  fumier  dégageaient  une  pestilence  forte  qui 
sentait  le  marécage  et  Tctable.  Les  bouses  de  vache  met- 
taient dans  lair  des  traînées  de  musc.  Des  ferments 
signalaient  les  litières  de  cheval,  et  une  puanteur  âcrc 
trahissait  les  pissées  de  porcs.  Cela  formait  un  largo 
courant  de  senteurs  irritantes  et  lourdes  qui  grisait  Ger- 
maine. 

Un  besoin  de  tendresse  la  faisait  défaillir.  Va  à  cette 
heure  elle  pensait  moins  à  lui  qu'à  l'amour,  à  la  connais- 
sance de  l'homme,  à  l'assouvissement  de  la  nature.  La 
femme,  c'est  fait  pour  aimer,  pour  enfanter,  pour  nourrir 
des  petits.  Toute  cette  joie  lui  avait  été  refusée.  Elle 
s'était  enfermée  dans  le  dédain  jusqu'alors,  .\ucun  homme 
n'avait  trouvé  grâce  à  ses  yeux.  A  présent,  elle  portait  la 
peine  de  cette  dureté  de  cœur.  Et  se  sentant  effroyable- 
ment seule,  dans  cette  gaîté  de  la  campagne  amoureuse, 
elle  eut  une  douleur  sombre,  sans  larmes. 


XV 


GERMAINE,  fit  une  voix  près  de  la  charrette. 
Elle  se  dressa  sur  son  coude. 
—  Toi  i  ici  i 

Il  y  avait  de  la  joie  au  fond  de  son  étonnement.  Elle 
lui  était  reconnaissante  de  venir  au  moment  où  elle  suc- 
combait sous  la  pensée  de  son  isolement.  Il  hocha  la 
tête  affirmativement,  un  sourire  sur  la  bouche,  et  tous 
deux  demeurèrent  un  instant  à  s'observer.  Il  parla  le  pre- 
mier : 

—  D'abord,  j'suis  venu  pour  venir.  J'avais  des  choses 
à  tdirc.  Je  n'sais  plus  quoi.  Puis  ça  me  tenait  de  t'avoir 
fait  de  la  peine  hier  soir.  Moi,  j'dis  ce  que  je  pense. 
J'étais  bu,  faut  croire.  On  a  des  jours  comme  ça.  Enfin, 
faudrait  pas  que  tu  te  tourmentes,  je  suis  guéri,  je  n'rc- 
commenccrai  plus. 

11  lui  parlait  avec  humilité.  Une  sorte  d'aplatissement 
volontaire  était  sur  sa  mine  rusée.  Il  allongeait  le  cou, 
clîaçait  les  épaules,  semblait  vouloir  se  diminuer  devant 


io«  U  N     M  A  ï,  E 

clic,  pour  lui  faire  oublier  la  violence  de  la  veille.  Un  re- 
pentir traînait  dans  ses  yeux.  Kt  il  continuait  à  TenNclopper 
de  son  sourire  patelin,  avec  un  air  d'homme  embarrassé. 

—  C'est  vrai,  tout  d'même,  tit  Germaine,  que  t'as  été 
un  peu  loin. 

Elle  avait  plongé  les  mains  dans  une  toutTe  de  tréties  et 
la  tiraillait  macliinalement. 

—  Germaine,  dit-il. 

—  Quoi  ? 

—  Dis-moi  que  c'est  fini.  Non,  vrai,  j'suispas  méchant. 
Tiens,  si  tu  veux,  j'viendrai  plus.  Tout  sera  fini.  Tu  s'ras 
la  fille  à  Hulotte  et  moi  j'serai  Hubert  le  braconnier 
comme  dans  l'temps.  On  s'regardera  de  loin.  On  s'dira 
bonjour,  puis  plus  rien.  Mais  faudrait  pas  qu"tu  m'gardes 
rancune.  Germaine,  descends-moi  ta  main  pour  dire  que 
c'est  fini. 

Elle  allongea  la  main.  Il  la  prit  et  la  garda  dans  les 
siennes. 

Elle  le  trouva  bon  garçon. 

—  Alors,  c'est  dit  que  tu  ne  recommenceras  plus  ^ 
fit-elle. 

—^  Pour  siâr. 

—  Il  mit  de  la  conviction  dans  sa  voix,  évitant  de 
paraître  avoir  une  arrière-pensée.  Puis  ils  se  turent  et  tous 
deux  se  regardèrent  avec  un  long  sourire. 

Il  avait  la  peau  tirée,  les  yeux  battus.  Elle  lui  demanda 
pourquoi.  Alors  il  lui  raconta  qu'il  avait  passé  la  nuit 
dans  le  bois,  à  pleurer.  Et  il  agitait  très  vivement  ses 
paupières,  pour  les  faire  rougir. 

—  Mt^nteur,  dit-elle  en  remuant  les  épaules. 
Mais  il  jura  ses  grands  dieux  que  c'était  vrai. 

—  A  preuve  que  j'ai  gardé  mes  habits.  Regarde. 
Comme  il  élevait  la  voix,  dans  un  élan  de  sincérité,  elle 

mit  un  doifft  sur  sa  bouche. 


U  X    M  A  L  ]•:  IC9 

—  Tais-toi. 

—  Que  j'm'tais,  quand  j'm'entends  dire  que  j'suis  un 
menteur  i 

Il  jouait  l'indignation.  Elle  le  laissait  se  défendre, 
heureuse  de  le  croire,  avec  une  satisfaction  d'amour- 
propre  qu'il  eût  passé  la  nuit  à  pleurer  pour  elle.  Et  tout 
à  coup  sa  colère  tomba,  fit  place  à  des  douceurs  dans  l'œil 
et  dans  la  voix, 

—  Descends  une  miette,  dit-il.  On  causera  derrière 
les  pommiers,  là-bas. 

Il  avait  gardé  sa  main  dans  les  siennes  et  lui  donnait  de 
petites  secousses,  comme  pour  attirer  toute  sa  personne. 
Elle  disait  non,  de  la  tête,  mais  il  s'obstinait,  réitéra  sa 
demande.  Alors  elle  lui  déclina  ses  raisons.  Le  fermier 
s'éveillerait  d'un  moment  à  l'autre.  Ses  frères  aussi.  On 
n'aurait  qu'à  s'apercevoir  de  quelque  chose.  Ils  ne  pour- 
raient plus  se  voir. 

—  J'te  montrerai  mes  bricoles.  Tu  prendrais  du  plaisir, 
vrai,  dit-il. 

Et  il  raconta  ses  promenades  dans  la  forêt,  la  nuit.  Il 
y  avait  des  fois  qu'il  était  obligé  de  se  battre  avec  les 
bêtes.  Un  jour,  il  avait  pris  un  chevreuil  vivant,  à  la 
course.  Il  entrait  dans  des  détails,  dépeignait  le  silence 
de  la  nuit,  imitait  le  passage  des  fauves,  était  emporté 
par  sa  passion  de  chasseur. 

Elle  l'écoutait,  les  yeux  fixés  sur  les  siens.  Le  sang  du 
garde  Maucord  se  réveillait  en  elle.  Toute  jeune,  dans  les 
rares  moments  où  son  père  parlait,  elle  avait  entendu 
des  choses  semblables,  mais  dites  autrement,  avec  la 
voix  maussade  d'un  causeur  qui  n'aimait  pas  à  s'expli- 
quer. Ces  souvenirs  lui  revenant,  elle  était  prise  du  désir 
de  rôder,  elle  aussi,  dans  la  forêt.  Le  mystère  des  ruses 
la  tentoit.  Et  elle  finit  par  dire  qu'elle  regrettait  de  n'être 
pas  un  homme,  pour  chasser  ensemble,  avoir  à  deux  les 
sensations  fortes  de  l'affût. 


uo  U  X     M  A  L  F. 

Cachaprcs  eut  un  sourire. 

—  \'iens,  dit-il,  j'te  montrerai  ma  fausse  barbe.  Des 
fois,  j'mets  un  masc^ue  à  cause  des  gardes.  Faut  avoir  de 
la  prudence.  Puis  j'me  fais  tout  petit,  comme  ça,  et  je 
passe  dans  le  taillis  comme^un  lapin.  Et  des  fois,  faut 
voir,  on  s'met  une  peau  de  chevreuil  sur  l'dos  :  on  a  l'air 
d'une  bête.  C'est  drôle. 

La  curiosité  la  tenait.  Le  garçon  lui  apparaissait  sous 
un  journouveau, avec  des ai.lresscs  subtiles  qui  le  grandis- 
saient et  mettaient  au-dessus  de  lui  comme  une  surprise 
d'inconnu.  Va  cet  homme  terrible, qui  avait  tant  de  strata- 
gèmes pour  échapper  aux  gardes,  était  là,  devant  elle, 
avec  son  humilité  d'homme  amoureux  I 

—  Vrai,  dit  elle,  t'as  une  barbe  ? 

Elle  réfléchissait  à  présent.  Si  elle  avait  pu  se  faire 
libre,  elle  serait  partie  immédiatement.  .Mais  il  eût  fallu 
des  prétextes,  et  elle  n'en  trouvait  pas. 

11  y  avait  un  moyen,  peut-être. 

Elle  dirait  à  la  ferme  qu'elle  allait  faire  visite  à  la  Cou- 
gnole.  Cette  femme  était  vieille  et  vivait  misérablement, 
La  fermière  l'avait  aidée,  de  son  vivant,  et  le  fermier 
continuait  à  lui  passer  de  petits  secours.  Elle  habitait  à 
une  demi-heure  environ  de  la  ferme. 

Elle  se  décida. 

—  Ecoute,  dit-elle  très  vite,  je  serai  chez  Cougnole 
dans  deux  heures.  Tu  m'attendras  sur  le  chemin. 

Un  bâillement  sortit  d'une  botte  de  paille,  à  quelques 
pas  d'eux  ;  et  presque  aussitcjt  des  sabots  cognèrent  le 
pavé,  dans  la  cour.  La  maison  se  réveillait. 

Elle  lui  retira  sa  main  et  se  laissa  glisser  à  bas  de  la 
charrette. 

—  Dans  deux  heures,  tope  I  fit  Cachaprès  en  se  coulant 
derrière  une  haie. 


XVI 


IL  se  mit  à  rôder  dans  la  foret.  Lattcntc  glissait  à 
présent  sous  sa  peau  comme  des  picotements  d'ai- 
guilles. Il  était  secoué  par  cette  idée  qu'elle  allait 
venir.  Ils  seraient  seuls,  cette  fois.  Et  par  moments  il  se 
couchait  de  son  long  à  terre  avec  des  impatiences  terri- 
bles, bâillant  et  tordant  ses  poignets.  Et  d'autres  fois,  ta- 
lonné par  des  rages,  il  se  levait,  marchait  à  grands  pas, 
devant  lui. 

Toute  la  nuit  dernière  s'était  passée  à  la  désirer.  Il  était 
resté  au  village  jusqu'à  la  ronde  du  garde  champêtre, 
traînant  dans  les  cabarets  et  s'étourdissant  avec  de  la 
bière.  Puis,  les  cabarets  fermés,  il  avait  gagné  les  champs. 
La  lune  bleue  mettait  sa  fraîcheur  sur  la  campagne 
brûlée  par  la  chaleur  du  jour  ;  mais  l'apaisement  univer- 
sel ne  l'avait  pas  calmé.  Il  emportait  avec  lui  la  sensation 
de  cette  peau  chaude  de  Germaine,  touchée  dans  le  petit 
sentier  qui  monte.  Un  peu  de  l'odeur  de  ses  cheveux 
était  resté  à  la  manche  de  sa  veste,  et  il  s'en   grisait  à 


112  r  X   M  A  r.  K 

pleines  narines  jusqu'à  en  défaillir.  C'était  bien  la  peine 
de  s'être  moqué  des  filles  jusqu'alors.  Maintenant  il  était 
pris,  bien  pris,  et  il  avait  une  colère  de  n'avoir  pas  su 
demeurer  insensible  à  la  belle  fermière. 

L'amoui*  intraitable  des  bctcs  lui  brûlait  le  sang,  comme 
une  plaie  répandue  par  tout  le  corps.  Il  gémissait,  enfon- 
çant ses  ongles  dans  sa  chair  pour  en  étouffer  les  révoltes, 
et  des  cris  rauques  de  douleur  et  de  désir  lui  sortaient 
d'entre  les  dents.  Germaine  !  Germaine  !  grondait-il.  Ses 
bras  battaient  l'air,  se  tendaient  dans  la  nuit,  comme  pour 
la  saisir.  Il  frappait  les  arbres  de  son  poing,  gagné  par 
une  fureur  de  fièvre. 

Ce  jour-là,  à  pointe  d'aube,  il  était  entré  dans  la  forêt. 
Le  premier  soleil  avait  éclairé  ce  visage  livide,  dans  la 
pâleur  des  ombres  décroissantes  ;  son  corps  était  à  l'ago- 
nie ;  il  le  sentait  se  dérober  sous  lui.  Alors  il  avait  clamé, 
pareil  à  un  faon.  Des  larmes  chaudes  avaient  coulé  sur  ses 
joues.  Et  comme  un  petit  vent  frais  passait,  secouant  le 
matin  dans  les  arbres  engourdis,  il  s'était  laissé  tomber 
sur  le  ventre,  et  la  tête  dans  l'herbe,  avait  mordu  la  terre 
avec  acharnement.  Puis  un  amollissement  l'avait  rendu 
plus  faible  qu'un  enfant.  Il  avait  fermé  les  yeux.  Autour 
de  lui,  le  jour  montait. 

Il  s'était  réveillé,  calmé.  Des  ruses  avaient  traversé  son 
cerveau.  Il  s'était  promis  de  se  faire  humble  devant  Ger- 
maine, pour  la  rassurer.  Il  montrerait  du  repentir  de  ce 
qui  s'était  passé.  Il  mettrait  ses  hardiesses  sur  le  compte 
de  la  bière.  Il  aurait  le  sang-froid  de  l'attendre,  de  la 
guetter,  à  Tatfût,  comme  on  guette  une  proie,  et  il  s'était 
mis  à  rire,  voyant  sa  malice  lui  revenir. 

Mais  ses  résolutions  croulaient  à  présent  qui  l'avait 
revue.  Toute  sa  convoitise  l'avait  repris.  C'était  donc  vrai 
qu'elle  allait  venir,  qu'elle  lui  avait  donné  rendez-vous? 
11  se  répétait  tout  haut  les   mots  qu'elle   lui  avait  dits  : 


U  X    il  A  L  E  iiS 

«  Tu  m'attendras  sur  le  chemin.  »  Et  il  l'attendait,  allant 
et  venant  comme  une  femme  en  gésine.  Une  joie  cruelle 
était  sur  son  visage.  11  avait  l'air  féroce  et  doux  des  chats 
près  de  lacérer  la  souris. 

La  Cougnole  habitait  une  masure  sur  la  route  qui  tra- 
versait le  bois  des  Chêneaux.  Six  hectares  de  terre  environ 
avaient  été  gagnés  sur  le  bois,  en  cet  endroit,  par  la  culture . 
Une  ferme  les  exploitait.  Elle  était  occupée  par  le  fermier 
Brichard,  qui  avait  avec  lui  sa  femme  et  ses  deux  garçons, 
et  faisait  un  peu  aussi  le  commerce  de  bois.  Trois  maisons 
de  paysans,  parmi  lesquelles  il  y  avait  deux  cabarets  côte 
à  côte,  étaient  situées  plus  loin.  Puis  venait  la  masure  de 
la  Cougnole,  avec  son  toit  de  chaume  en  surplomb  qui, 
à  l'arrière,  avait  fléchi,  lors  d'un  ouragan.  Un  très  petit 
jardin  s'étendait  en  carré,  entre  les  haies  sèches,  au  dos 
de  la  maison.  Le  bois  continuait  ensuite. 

A  tout  instant,  Cachaprès  sortait  des  taillis,  et  planté 
au  milieu  de  la  route,  regardait  devant  lui.  Le  pavé  s'al- 
longeait entre  les  files  de  grands  arbres,  dans  une  pleine 
solitude.  Pas  une  tache  noire  ne  signalait  un  passant,  au 
loin.  Et  il  lui  semblait  que  les  deux  heures  étaient  écou- 
lées depuis  longtemps. 

Il  eut  un  moment  d'inquiétude  furieuse.  Si  elle  allait 
ne  pas  venir!  Si  elle  s'était  moquée  de  luil  II  serra  ses 
poings,  le  cœur  crispé,  et  tout  à  coup  eut  un  haut-le- 
corps  :  Germaine  venait  de  déboucher  sur  le  pavé.  Il  se 
rejeta  dans  le  bois  et  se  mit  à  courir  à  travers  les  taillis. 
Puis  une  réflexion  lui  vint,  et  sur  le  point  de  l'atteindre,  il 
marcha  très  doucement,  ses  mains  dans  ses  poches,  en 
sifflant,  d'un  air  bonasse. 

Elle  avait  au  bras  un  panier  dans  lequel  se  trouvait  du 
pain,  un  quartier  de  jambon  et  des  pommes  de  terre.  Elle 
était  très  rouge.  Elle  lui  expliqua  qu'elle  s'était  pressée, 
puis  s'interrompit,  embarrassée,  et  de  nouveau,  avec  un 


114  L'  N     -M  A  L  E 

riux  de  paroles,  continua  à  parler,  lui  raconta  riiistoirc 
de  la  Cougnole.  Son  mari  était  mort  il  y  a  deux  ans.  11 
avait  servi  longtemps  à  la  ferme.  C "était  un  brave  homme, 
un  peu  simple,  et  qui  passait  pour  n'avoirpas  grand'chosc 
à  dire  chez  lui.  La  Cougnole  n'était  pas  une  méchante 
créature,  du  reste.  Mais  elle  avait  fait  tout  de  même  des 
métiers  drôles.  Et  elle  souriait  en  le  regardant  du  coin 
de  l'œil.  Il  hochait  la  tête  pour  dire  oui,  machinalement, 
pensant  à  autre  chose. 
Elle  reprit  : 

—  .•\prcs  tout,  ce  n'est  pas  not'affaire.  Elle  a  fait  ce 
qu'elle  a  fait.  Ce  n  est  pas  une  raison  pour  la  laisser  sans 
rien,  la  pauv' femme.  Et  comme  ça,  quand  elle  n'a  pas 
son  mal,  elle  vient  à  la  ferme,  on  lui  donne,  et  quand 
elle  a  son  mal,  c'est  facile  à  voir,  elle  vient  pas,  et  alors, 
c'est  moi  qui  viens. 

Il  ne  répondit  pas.  Ce  silence  la  troubla  extraordinairc- 
ment.  Elle  voulut  parler  encore,  pour  parler  et  n'avoir 
pas  l'air  de  remarquer  sa  préoccupation,  mais  elle  s'em- 
brouillait dans  ses  paroles,  et  elle  finit  par  répéter 
plusieurs  fois  la  même  chose.  A  savoir  qu'il  ne  fallait  pas 
dédaigner  les  vieilles  gens. 

Ils  approchaient  de  la  maison  de  Cougnole. 

—  Attends-moi  ici,  lui  dit-elle.  Le  temps  de  vider  mon 
panier. 

Et  elle  allongea  le  pas,  le  laissant  debout  sur  la  route. 
11  la  vit  pousser  la  porte  et  pénétrer  dans  la  maison.  De 
l'endroit  où  il  était,  il  distinguait  dans  l'enfoncement 
sombre  de  la  chambre  un  grand  corps  de  femme  qui  se 
remuait.  Il  lui  parut  même  que  cette  femme  lui  faisait 
avec  la  main  le  signe  d'approcher.  Mais,  comme  il  n'en 
était  pas  sûr,  il  mit  la  main  sur  ses  yeux  pour  mieux 
voir. 

La  femme  s'était  campée  au  seuil,  et  nettement  cette 


UN    MALE  ii5 

fois,  d'un  grand  mouvement  de  bras,  lui  disait  de  venir. 

—  Tiens!  tiens!  se  dit-il.  C'est  la  Cougnole  qui  m'ap- 
pelle! Elle  m'veut  du  bien,  p't-être. 

Et  se  rappelant  les  différents  métiers  de  la  vieille,  il 
eut  vaguement  la  pensée  qu'elle  pourrait  servir  à  leurs 
amours.  Il  répondit  à  l'appel  en  secouant  son  chapeau 
dans  l'air.  Et  à  petits  pas,  tranquillement,  il  arriva  à  la 
maison. 

—  C'est  toi  qu'es  avec  Germaine  i  dit-elle.  Pourquoi 
n'entres-tu  pas  ?  C'est  sa  maison,  donc,  à  elle  et  à  tous 
ceux  pour  qui  elle  a  de  l'amitié. 

Elle  leur  faisait  des  clins  d'yeux,  à  tous  deux,  avec  une 
longue  échine  sèche  et  plate,  sous  des  vêtements  rapiécés, 
très  propres.  Un  châle  de  laine  couvrait  sa  tête  aux  yeux 
vifs,  qui  louchaient  Elle  avait  la  peau  dure  et  jaune  des 
femmes  vivant  dans  les  bois,  et  ses  grands  gestes  brus- 
ques avaient  l'air,  à  chaque  mouvement,  de  la  casser  en 
deux. 

Le  visage  du  gars  parut  lui  rappeler  quelqu'un.  Elle  le 
regardait  curieusement  : 

—  J'tai  vu.  Sûr  comme  t'es  là...  Mais  pour  dire  quant 
à  où. 

Elle  cherchait  dans  sa  mémoire. 

Brusquement  elle  frappa  ses  cuisses  du  plat  de  la  main 
et  s'écria  qu'elle  le  reconnaîtrait  entre  mille,  qu'il  était 
Cachaprès,  qu'on  le  lui  avait  montré  un  jour  dans  un 
village,  et  elle  citait  l'enseigne  d'un  cabaret  où  elle  se 
trouvait  à  boire  avec  des  femmes  quand  il  avait  passé.  Il 
se  souvenait  du  cabaret.  Oui,  il  avait  de  ces  côtés  un  bon 
camarade.  Et  il  souriait.  La  vieille  finit  par  dire  qu'elle 
n'avait  jamais  connu  un  garçon  ni  plus  beau  ni  plus  brave 
que  lui,  ajoutant  : 

—  T'as  là  un  fier  homme,  Germaine. 

Le  panier  avait  été  posé  sur  la  table.  Germaine  en  tira 


r  N     M  A  L  E 


le  jambon,  le  pain  et  les  pommes  de  terre.  Et  à  chaque 
chose  nouvelle,  la  vieille  poussait  des  exclamations,  cla- 
quait des  mains,  prenait  des  airs  de  bénisseuse. 

—  Béni  bon  Dieu  !  T'as  pensé  à  tout,  m'fiUe.  Que  la 
sainte  \icrge  Marie  te  récompense  dans  ce  monde  et  dans 
l'autre  I  La  Cougnole  ne  mourra  cor'  pas  de  faim,  cette 
fois.  Fille  de  Dieu,  j'irai  à  l'chapelle,  avant  qu'y  soit  soir, 
bien  sûr,  et  je  dirai  une  bonne  prière  aux  saints  du  para- 
dis pour  ton  salut.  Elle  n'a  pas  même  oublié  les  canadas, 
vierge  Marie  1  Elle  s'a  dit  que  la  vieille  manquait  d'tout. 
Y  a  plus  qu'une  petite  robe,  là,  une  petite  robe  qu'on  ne 
mettrait  plus,  qui  nous  ferait  ben  plaisir,  à  présent.  Non, 
y  a  plus  que  ça.  Puis  j'attendrai  mon  jour,  m'tille,  en 
t'bénissant,  comme  une  bonne  et  belle  fille  que  t'es.  V  a 
ben  un  peu  de  genève  aussi  qu'ça  m'aurait  fait  une  petite 
douceur.  J'ai  des  fois  comme  qui  dirait  l'stornac  qu'est 
tout  escleffé.  Ça  m'aurait  fait  une  douceur,  donc.  Béni 
bon  Dieu,  que  je  m'dis,  qui  est-ce  qui  penserait  à  m'ia 
donner,  cette  petite  douceur,  si  c'est  pas  Germaine  !  Mais 
elle  peut  pas  tout  savoir  non  plus,  là,  comme  quoi  qu'un 
peu  d'argent,  là,  un  petit  peu,  comme  qui  dirait  là  un 
très  petit  peu  ferait  bien  du  bien  à  une  pauv'  vieille  femme 
comme  moi. 

Son  sourire  la  suivait,  avec  une  humilité  ba«se,  l'im- 
plorant en  même  temps  que  sa  voix  qui  traînait,  mono- 
tone et  continue,  comme  une  litanie.  Germaine  tira  de  sa 
poche  une  pièce  blanche  et  la  lui  donna  ;  et  Cachaprès, 
de  son  côté,  mit  la  main  à  sa  poche,  en  tira  de  la  monnaie 
qu'il  jeta  sur  la  table,  disant  : 

—  V'ià  pour  r  «  péquet  »,  la  vieille  ! 

Alors,  elle  les  combla  de  ses  vœux  tous  deux,  leur  sou- 
haitant de  s'aimer  toujours,  puis  elle  croisa  les  mains  et 
marmotta  une  prière,  la  tête  sur  le  côté  et  les  yeux  au 
ciel,  faisant  aller  ses  lèvres  par  moments  sans  rien  dire, 


UN    MALE  117 

et  l'instant  d'après,  ayant  l'air  de  tirer  du  fond  de  sa 
gorge  des  paroles  ferventes,  qui  s'achevèrent  à  la  fin  dans 
un  large  signe  de  croix. 

Cela  fait,  elle  leur  montra  d'un  clignotement  de  l'œil  la 
chambre,  les  chaises,  le  lit. 

—  J'tirerai  la  porte  quand  vous  viendrez.  Moi,  j'irai 
dans  l'bois. 

Une  rougeur  enflamma  les  joues  de  Germaine.  Elle  se 
dressa,  méprisante  et  froide  : 

—  Cougnole  ! 

Cachaprès  s'éjoyait  au  contraire  devant  cette  possibilité 
de  se  rencontrer  dans  une  masure  écartée,  où  personne 
n'irait  les  chercher.  Et  l'air  méprisant  de  Germaine  se 
jetant  à  travers  son  idée,  il  eut  un  rire  en  dedans,  mau- 
vais. 

Elle  s'était  dirigée  vers  la  porte.  Il  la  suivit. 

La  femme,  du  seuil,  continuait  aies  bénir. 

Ils  marchèrent  un  instant  sans  se  parler.  Puis  il  l'ar- 
rêta : 

—  Germaine,  dit-il. 

—  Quoi  ? 

Elle  ne  s'était  pas  retournée. 

—  Regarde-moi. 

Elle  se  retourna  cette  fois,  et  le  vit  montrant  d'un  ho- 
chement de  tcte  la  masure  de  la  Cougnole,  avec  un  sou- 
rire. 

—  Elle  est  folle,  pour  sûr. 

Elle  eut  un  plissement  d'yeux  étrange,  alors,  et  la  ré- 
flexion de  la  vieille  lui  revenant  avec  la  drôlerie  de 
son  geste,  elle  fut  prise  d'un  rire  nerveux,  interminable. 

Il  avait  passé  son  bras  autour  de  sa  taille,  et  douce- 
ment l'attirait  dans  les  taillis.  Elle  continuait  à  rire,  répé- 
tant : 

—  Cette  Cougnole  ! 


n8  U  N'     MAL  K 

Tuis  ses  nerfs  se  calmant,  elle  pensa  qu'après  tout  la 
vieille  avait  peut-être  cédé  à  une  bonté  d'âme.  On  ne  sait 
pas  :  les  vieilles,  c'est  si  singulier  ;  ça  a  des  idées! 

Et  elle  reparla  du  temps  où  sa  mère  vivait,  où  la  Cou- 
gnolc  venait  à  la  ferme.  On  l'appelait  quand  une  vache 
était  sur  le  point  de  vêler.  Elle  connaissait  les  bêtes. 
Quelquefois  elle  soignait  aussi  les  gens  comme  garde 
malade.  Même  elle  avait  aidé  sa  mère,  pour  son  dernier 
garçon.  Et  cela  la  remettant  sur  le  chemin  du  passé,  elle 
se  revit  petite  fille,  esseulée  dans  la  maison  du  garde- 
Maucord  ;  elle  avait  grandi  au  fond  d'une  ombre  froide  ; 
elle  n'avait  pas  été  heureuse.  Du  reste,  elle  ne  l'était  pas 
davantage  à  présent.  Des  choses  lui  manquaient  ;  elle 
aurait  dû  se  marier  jeune.  El  elle  cita  le  nom  des  préten- 
dants qu'elle  avait  refusés. 

—  On  est  si  bête  ! 

Un  attendrissement  la  gagnait.  Il  la  serra  contre  lui, 
disant  de  bon  cœur,  dans  une  soudaineté  d'émotion  : 

—  \'rai  ?  T'es  pas  heureuse  i 

Elle  leva  les  yeux  sur  lui.  Sa  face  résolue  s'amollissait 
sous  une  douceur.  Tous  deux  se  regardèrent  alors  et  il 
l'embrassa.  Elle  se  laissa  faire. 

Le  sentier  filait  dans  un  emmêlement  de  taillis.  Il  écar- 
tait les  branches  au  fur  et  à  mesure.  Quand  ils  avaient 
passé,  les  branches  se  rejoignaient  avec  un  bruit  de  soie 
froissée  et  quelquefois  leur  cinglaient  le  dos.  Des  brin- 
dilles s'accrochaient  aux  cheveux  de  Germaine.  Par  in- 
stants, un  morceau  de  sa  robe  demeurait  pris.  Et  ils 
avançaient  dans  la  senteur  des  terres  humides,  ayant  sur 
eux  le  verdissement  pâle  des  feuillées.  Entre  les  feuilles, 
des  bouts  de  ciel  faisaient  des  trous  bleus,  éclatants. 

Comme  en  cet  autre  jour  où  Célina  et  elle  avaient  gagné 
à  travers  bois  la  kermesse,  elle  éprouvait  un  engourdis- 
sement vague  de  la  pensée  et  du    corps.    La  gaîté  des 


U  X     M  A  L  E  119 

choses  agissait  sur  elle  avec  traîtrise.  Mais  surtout  c'était 
le  silence  profond  du  bois  qui  l'impressionnait;  cela 
mettait  en  elle  comme  une  invitation  à  dormir,  à  s'aban- 
donner, à  vivre  de  la  vie  des  arbres.  Pour  la  première 
fois,  elle  trouvait  la  nature  bonne  et  le  bon  Dieu  grand  : 
et  elle  sentit  son  cœur  monter  à  ses  lèvres  dans  un  sou- 
rire. 

Le  sentier  s'élargissait  à  son  extrémité, 

L'ne  large  ondée  de  soleil  les  enveloppa  alors,  faisant 
reluire  leurs  peaux  brunes.  Et  comme  une  clairière  était 
au  bout  du  sentier,  ils  y  entrèrent  en  se  tenant  par  la 
main.  Des  bouleaux  et  des  hêtres  se  dressaient  là,  faisant 
un  petit  cercle  d'ombre  mobile  sur  la  clarté  des  terrains 
pelés. 

Ils  s'assirent  sous  un  des  hêtres,  lui  allongé  près  d'elle, 
sa  tête  dans  ses  poings  et  la  regardant.  Elle  glissa  la  main 
dans  ses  cheveux. 

—  T'as  les  cheveux  comme  de  la  soie. 

—  La  chair  aussi,  répondit-il. 

Et  mettant  son  bras  à  nu,  il  l'obligea  à  passer  le  doigt 
sur  s^  peau,  très  lisse.  Il  releva  un  peu  plus  haut  sa 
manche,  ensuite,  et  lui  montrant  ses  énormes  biceps,  en 
rit  rouler  la  rondeur  formidable,  comme  des  boulets. 
Puis  entraîné,  il  parla  de  sa  force.  Une  souche  d'arbre 
garnie  de  sa  terre  gisait  près  d'eux.  Il  la  ht  mouvoir,  d'un 
large  coup  de  reins.  Il  parla  aussi  de  son  agilité,  et  par 
bravade,  monta  à  un  arbre,  leste  comme  un  écureuil.  Il 
imitait  des  combats,  expliquait  comment  il  s'y  prenait 
pour  bousculer  dix  hommes  à  la  fois,  tapant  des  pieds, 
des  mains  et  de  la  tête,  et  tout  en  se  vantant,  étalait  de- 
vant elle  son  torse  puissant,  avec  une  satisfaction  de  co- 
losse. Le  soleil  mêlait  une  splendeur  à  ses  gestes  im- 
menses. 

Elle  l'admirait,  subjuguée.   Le  sentiment   de   toute  sa 


U  N     M  A  L  E 


puissance  la  remplissait  de  nouveau.  Et  elle  pensa  que 
vraiment  c'était  bien  là  l'homme  qu'il  lui  fiillait. 

Alors  les  arbres  virent  une  sauvagerie.  Il  arriva  sur 
elle,  les  bras  ouverts,  avide.  Un  hébétement  flottait  dans 
ses  yeux,  une  dilatation  de  la  bouche  et  des  narines  met- 
tait comme  une  vague  extase  sur  sa  face.  Elle  le  sentit 
venir  plus  encore  qu'elle  ne  le  vit  et  cria,  demi-dressée. 
Mais  déjà  il  Ictrcignait  dans  son  large  embrassement. 

Les  bois  faisaient  sur  eux  une  rumeur  profonde  et 
douce. 


XVII 


LE  jour  suivant  fut  douloureux  pour  Germaine. 
Cette  volupté  finie,  elle  se  regardait  avec  la  stu- 
peur d'une  personne  dégrisée  qui,  pendant  son 
ivresse,  aurait  commis  une  action  noire.  Et  elle  se  deman- 
dait si  c'était  bien  elle,  la  fille  méprisante,  qui  s'était 
oubliée  dans  les  bois.  Elle  se  revoyait  intacte,  ignorante 
de  l'homme,  telle  qu'elle  avait  été  jusqu'alors.  Et  une 
minute  avait  suffi  pour  anéantir  tout  cela  !  Elle  ressem- 
blait à  présent  à  toutes  les  filles  qui  se  perdent.  Elle  avait 
un  amant  et  elle  répétait  ce  mot  à  satiété.  Un  amant! 
Elle,  Germaine,  avait  un  amant  !  Puis,  à  force  de  pen- 
ser à  la  chose,  elle  finit  par  trouver  au  mot  des  ten- 
dresses, une  soumission  inexprimablemcnt  douce,  qui  la 
charma.  Après  tout,  bien  d'autres  en  avaient  qui  n'en 
étaient  pas  mortes. 

Ce  jour-là,  un  mercredi,  était  consacré,  selon  la  cou- 
tume de  chaque  semaine,  aux  reprises  de  la  lingerie. 
Une  chambre  servait  spécialement  à  serrer  le  linge  de  la 

6 


122  U  N    M  A  L  E 

terme.  Deux  placards  en  étaient  encombrés,  et  le  reste 
s'étalait  par  tas,  sur  des  planches  clouées  contre  le  mur. 
Un  amas  de  raccommodai^cs  emplissait  la  table.  Sur  une 
chaise  posaient  le  carreau  de  travail,  les  étuis  et  les 
bobines  de  tîl. 

Elle  demeurait  là,  les  mains  inoccupées,  songeant  à 
celte  curiosité  satisfaite,  au  bonheur,  au  silence  du 
taillis. 

Par  moments,  des  chaleurs  l'étoufTaient.  Elle  se  levait, 
comme  suffoquée,  prenait  l'ouvrage  et  le  laissait  retom- 
ber. Un  instant,  elle  pensa  à  fuir  la  ferme;  ils  iraient 
ensemble  n'importe  où,  devant  eux;  rien  ne  les  empêche- 
rait plus  d'être  comme  mari  et  femme.  Ce  n'était  qu'une 
idée,  qui  se  mêlait  à  toutes  les  autres,  dans  cette  déroute 
de  sa  conscience.  Et  petit  à  petit  alourdie,  elle  pencha  sa 
tête  sur  sa  gorge  et  s'endormit. 

Une  voix  qui  l'appelait  la  réveilla  en  sursaut.  De 
l'autre  côté  de  la  fenêtre,  le  fermier  Hulotte  se  tenait 
debout  devant  elle,  dans  la  cour.  11  avait  poussé  du  poing 
la  fenêtre  mal  close,et  la  regardait  dormir,  narquoisement, 
avec  bonté. 

—  Paraît,  Germaine,  que  t'as  la  kermesse  dans  les 
doigts  1  dit-il. 

Un  saisissement  la  prit;  elle  devint  blanche.  Et  les 
sourcils  tendus  comme  à  l'aspect  d'une  chose  extraordi- 
naire, elle  demeurait  immobile,  sans  trouver  une  parole. 
Qu'est-ce  qu'il  avait  dit?  Elle  ne  savait  pas.  Un  mot  seul 
lui  était  demeuré  :  il  avait  parlé  de  la  kermesse. 

—  Bah  !  ht  Hulotte,  ce  que  j'en  dis  c'est  pour  rire.  On 
n'a  pas  toujours  le  cœur  à  la  besogne. 

Elle  ht  un  effort,  lui  répondit  une  chose  vague.  Et  il 
la  laissa  pour  courir  après  le  poulain,  qui  se  gorgeait  de 
paille  dans  la  grange.  Elle  le  suivit  des  yeux  un  peu  ras- 
sérénée :  il  avait  ri  ;   il  ne  savait  rien.   Elle  se  trouva 


U  X     .M  A  L  E  123 

d'autant  plus  lâche  de  l'avoir  trompé  dans  sa  confiance 
paternelle. 

La  journée  se  passa  dans  ces  défaillances.  Un  ciel  gris 
s'apercevait  à  travers  les  arbres,  noyait  leur  verdure 
dans  des  tons  sourds  d'une  douceur  triste;  et  une  pluie 
fine  tomba. 

Les  fumiers  dorés  s'embrumèrent  alors  d'une  vapeur 
pâle.  Une  humidité  monta  des  pavés.  Lentement  les 
bruits  s'étouffèrent  dans  un  demi-silence  lourd,  et  elle 
continuait  d'être  obsédée  par  ses  idées,  sentant  son  coeur 
se  gonfler  des  mélancolies  de  la  pluie  claquant  à  terre  et 
coulant  des  gouttières  avec  un  gloussement  monotone. 
Les  poules  s'étaient  tassées  sous  les  charrettes,  dans  les 
hangars.  Elle  voyait  les  vaches  pelotonnées  se  remuer 
avec  des  grands  mouvements  lents  dans  les  fumiers  bleus 
de  rétable.  Par  moments  un  chat  traversait  le  pavé  en 
trottant,  les  oreilles  couchées,  très  vite.  La  pluie  mettait 
ses  rayures  minces  sur  la  cour  demeurée  vide,  où  pe:- 
sonne  ne  passait  plus. 

Cette  tranquillité  lui  rappela  le  silence  de  la  veille, 
alors  qu'elle  s'était  couchée  sur  la  charrette  aux  trèfles  ; 
un  engourdissement  l'avait  saisie  sous  le  midi  brûlant, 
et  elle  se  revoyait  languissante,  préparée  à  l'amour  par 
les  complicités  de  l'air.  Elle  ouvrit  la  fenêtre,  aspira  lon- 
guement la  fraîcheur  de  la  pluie,  pour  oublier.  C'était 
bon,  cela,  ah,  oui!  et  elle  fermait  les  yeux,  se  réfugiait 
dans  des  pensées  calmantes.  Peine  inutile!  L'odeur  des 
fumiers,  pénétrant  dans  la  chambre,  lui  remettait  en 
mémoire  les  lâchetés  de  sa  chair;  et  cette  odeur  était 
plus  âpre  encore  sous  cette  pluie  qui  remuait  les  fermen- 
tations anciennes.  Des  vagues  de  senteurs  montaient  de 
l'énorme  fosse,  caressaient  sa  narine.  Elle  eut  une  colère 
et  poussa  la  fenêtre,  ne  voulant  plus  se  perdre  au  milieu 
de  ces  sensations. 


124  l-'  N     M  A  L  E 

A  quoi  bon,  du  reste?  Elle  ne  le  reverrait  plus.  Elle  y 
était  décidée.  Cet  homme  aurait  passé  dans  sa  vie  :  voilà 
tout.  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  tous  les  jours  des  histoires  de 
filles  qui  se  paient  un  caprice?  Elle  avait  voulu  connaître 
l'amour;  à  présent  qu'elle  le  connaissait,  elle  redevien- 
drait la  Germaine  d'autrefois.  Elle  était  bien  bête  de  tant 
se  chagriner. 

Puis  elle  se  rappela  les  paroles  de  la  Cougnole,  et  petit 
à  petit  ce  souvenir  l'obséda,  au  point  de  faire  bouillir  son 
sang.  11  leur  serait  facile  de  se  revoir;  la  vieille  leur  était 
acquise;  on  paierait  sa  discrétion.  Et  des  idées  de  bon- 
heurs interminables  de  nouveau  hantèrent  sa  cervelle  en 
proie  aux  curiosités  de  l'amour. 

Le  soir  glissa  le  long  des  toits  dans  la  cour.  La  pluie 
avait  cessé.  Des  bouts  de  nuées  violettes  se  défaisaient 
dans  la  pâleur  du  ciel  ;  sur  l'horizon  clair,  les  bois  met- 
taient leurs  noires  masses  dormantes.  Une  gravité  se 
répandit  sur  la  campagne. 

Un  banc  en  pierre  était  accoté  au  mur,  prcs  d'une 
touffe  de  chèvrefeuilles,  en  dehors  de  la  cour.  De  là,  on 
voyait  le  bossèlement  des  champs  à  travers  la  plaine 
inégale.  Germaine  alla  s'asseoir  sur  le  banc.  Le  noir  de  la 
nuit  i'envelo  ppa  bientôt, demi-sommeillante, tranquillisée 
et  comme  bercée  dans  les  ombres  muettes.  Elle  aurait 
voulu  s'endormir,  sous  le  ciel,  là,  près  de  lui. 

En  ce  moment,  un  gémissement  lent  s'éleva,  grandit, 
plana  au-dessus  du  sommeil  des  étables.  Et  un  peu  après, 
le  gémissement  se  fit  entendre  de  nouveau,  infiniment 
douloureux,  avec  une  tristesse  presque  humaine. 

Cela  déchira  la  nuit,  et,  sans  savoir  pourquoi,  Ger- 
maine tressaillit.  C'était  une  vache  en  train  de  vêler. 

Les  maux  la  faisaient  meugler,  tantôt  debout,  tantôt 
couchée,  et  les  autres  vaches  la  regardaient  de  leurs  yeux 
ronds,  le  mufle  tendu,  inquiètes.  La  vachère  était  auprès 


UN    MALE  125 

d'elle  et  l'aidait,  lui  passant  les  mains  sur  le  ventre  de 
chaque  côté  et  pressant  le  veau  vers  le  bas,  vigoureuse- 
ment. Et  les  douleurs  de  la  gésine  grandissant,  la  bête 
geignait  de  moment  en  moment,  la  gorge  sourde  et  râ- 
lante. Ses  lamentations  s'entendaient  à  présent  de  loin, 
et  il  y  avait  dans  ces  lamentations  de  la  douleur  et  de  l'é- 
pouvante. Elle  aussi  avait  connu  le  puissant  amour  du 
taureau,  et  bouleversée,  Germaine  pensa  à  l'enfante- 
ment. Devant  elle,  la  nature  invulnérable  dormait  dans 
l'immobilité  de  la  nuit.  Une  paix  immense  flottait  sous 
le  bleuissement  de  la  lune.  Et  par  larges  bouffées,  le  chè- 
vrefeuille l'enveloppait  de  ses  odeurs. 


XVIII 


ILS  se  revirent. 
Le  mystère  des  rendez-vous  ajoutait  à  la  douceur 
d'être  l'un  près  de  l'autre.  Ils  s'attendaient  dans  les 
bois,  au  profond  des  fourrés,  ayant  des  cachettes,  comme 
des  coupables.  Et  ils  jouissaient  délicieusement  de  s'aimer 
autrement  que  les  autres,  à  la  faveur  de  l'ombre  et  du 
silence.  L'heure  aussi  avait  des  charmes  pour  eux.  Ils 
évitaient  la  pleine  clarté,  le  passage  au  plein  midi  qui 
aurait  pu  les  trahir.  Ils  étaient  bien  plus  seuls,  au  tomber 
du  jour.  La  complicité  du  soir  alors  les  défendait  ;  ils  se 
sentaient  protégés  par  la  barrière  épaisse  des  bois  noirs. 
Elle  avait  inventé  des  pi'étextcs  pour  se  faire  libre  sou- 
vent ;  la  fille  du  fermier  des  Oscraies,  Célina,  était  une 
cause  habituelle  de  sorties.  Elle  s'était  prise  pour  cette 
Célina  d'une  grande  ferveur  d'amitié  à  laquelle  ni  Hulotte 
ni  ses  fils  ne  trouvaient  à  redire.  Cela  leur  semblait  na- 
turel que  les  deux  filles  fussent  amies,  ayant  toujours  été 
bonnes   camarades,   avec  cette   familiarité  que  le  voisi- 


128  UN    MALE 

nage  met  entre  gens  de  même  fortune.  Puis,  on  ne  sait 
pas,  un  des  garçons  pouvait  faire  son  affaire  de  cette 
amitié  qui  avait  l'air  de  si  bien  les  unir.  La  demoi- 
selle aux  Malouin  était  un  parti  sérieux  et  le  père  était 
connu  pour  un  brave  homme.  Un  rapprochement  entre 
les  deux  familles  devait  amener  forcément  de  bons  résul- 
tats. C'était  là  l'idée  du  fermier  Hulotte,  et  il  prenait  des 
manières  engageantes  quand  Cclina  arrivait  à  la  ferme. 

En  réalité,  Germaine  ne  voyait  pasCélina  aussi  souvent 
qu'elle  le  disait.  Le  plus  ordinairement,  elle  entrait  chez 
les  Malouin,  comme  on  va  en  visite,  et  n'y  restait  que 
peu  de  temps.  Des  impatiences  faisaient  titiller  ses  doigts, 
quand  la  fermière  insistait,  l'obligeait  à  prendre  de  la 
bière  ou  du  café.  Elle  s'asseyait  alors,  les  paupières  bat- 
tantes, furieuse  qu'on  crût  si  bien  à  son  amitié.  Enfin,  une 
raison  se  présentait  de  s'en  aller,  elle  se  levait.  Quelle 
joie  de  se  sentir  libre  ! 

Célina  avait  le  cœur  prompt  à  l'attendrissement.  Vi- 
vant un  peu  loin  des  maisons,  elle  fut  touchée  de  cette 
passion  soudaine  de  Germaine  pour  elle.  Le  besoin  d'ai- 
mer quelqu'un  s'imposait  à  sa  nature  tendre.  Et  Germaine 
fut  comme  un  prétexte  à  laisser  déborder  le  trop  plein  de 
sa  chaude  jeunesse.  Une  fois,  comme  elles  se  promenaient 
sous  les  aubépines,  son  émotion  la  grisa  au  point  qu'elle 
lui  prit  la  main,  toute  en  larmes,  et  lui  avoua  que  de 
longtemps  elle  n'avait  été  aussi  heureuse.  Le  beau  dro- 
guiste était  demeuré  dans  sa  pensée  ;  elle  en  parlait  avec 
l'abondance  des  espoirs  déçus. 

Germaine  n'était  pas  gagnée  par  cet  abandon.  Au  con- 
traire, elle  lui  en  voulait  d'être  si  sotte  dans  son  affection 
et  de  ne  pas  voir  qu'après  tout  ce  n'était  pas  pour  l'enten- 
dre roucouler  ses  chansons  qu'elle,  Germaine,  venait  aux 
Oseraies.  Elle  avait  la  cruauté  des  amants  heureux.  Une 
chose   unique  l'emplissait,  ses  rendez-vous  avec  Cacha- 


UN    MALE  129 

près  ;  le  reste  de  la  terre  n'existait  pas.  Et  elle  était  as- 
sommée que  cette  petiteCélinase  mîtàtoutboutdechamp 
pour  elle  dans  des  états  ridicules.  Elle  haussait  les 
épaules,  pinçait  les  lèvres,  avait  toute  la  peine  du  monde 
à  ne  pas  la  remballer. 

Célina  ne  voyait  rien.  Ses  yeux  pâles  et  mouillés  sem- 
blaient faits  pour  flotter  dans  des  atmosphères  vagues, 
par-dessus  les  choses  réelles.  Elle  revenait  à  Germaine 
avec  l'obstination  humble  du  chien  que  ne  rebutent  pas 
les  coups. 

Germaine,  pourtant,  avait  avec  elle  des  moments  d'a- 
bandon. Quelquefois,  un  besoin  invincible  de  confidences 
amollissant  sa  dureté,  elle  aurait  voulu  l'écraser  sous  ses 
bonheurs  d'amour,  la  faire  saigner  au  récit  de  ses  rendez- 
vous  avec  le  braconnier,  être  pour  elle  un  objet  d'admi- 
ration profonde.  Une  clarté  noyait  alors  ses  yeux  :  elle 
posait  sur  Célina  son  sourire  tranquille  ;  des  aveux  lui 
montaient  aux  lèvres,  et  elle  restait  à  la  regarder,  toute 
frémissante,  la  bouche  ouverte,  comme  pour  parler.  Ce 
qui  la  rendait  indécise,  c'était  de  commencer.  Elle  cher- 
chait le  premier  mot.  Mais  une  défiance  s'emparait  d'elle 
tout  à  coup  ;  le  sourire  s'effaçait  au  coin  de  sa  bouche  ; 
son  œil  redevenait  sec,  et  elle  se  renfermait  dans  son  si- 
lence prudent  de  paysanne.  Celte  petite  Célina  n'aurait 
eu  qu'à  bavarder  ;  cela  ferait  un  beau  grabuge,  et  elle  la 
plantait  là,  avec  un  large  dédain  de  la  savoir  ignorante 
des  choses  qu'elle  connaissait. 

Célina  la  regardait  partir  de  ses  yeux  étonnés  et  doux, 
trouvant  toute  chose  naturelle  de  sa  part.  Elle  ne  se  gênait 
pas  d'ailleurs  pour  dire  aux  gens,  avec  une  conviction 
naïve,  qu'elle  était  peu  de  chose  à  côte  de  cette  grande 
fille  brune  Elle  s'était  amourachée  de  ses  larges  épaules 
et  de  ses  mouvements  brusques,  oij  perçait  une  virilité 
lointaine.  Elle,  au  contraire,  était  blonde,  petite,  l'épaule 

6. 


i,-o  r  X     MAL  E 

un  peu  déjetée,  et  cela  faisait  une  sorte  d'infériorité  dont 
elle  ne  soulîrait  pas,  mais  qui  grandissait  encore  Ger- 
maine. Elle  lui  disait  :  —  'l 'es  bien  au-dessus  de  nous, 
toi  !  T'es  belle  !  T'es  presque  aussi  belle  qu'un  homme  ! 

Germaine  trouvait  dans  ces  mots  un  écho  de  ce  que 
lui  répétait  sans  cesse  Cachaprès.  Cette  admiration 
d'une  fille  simple  lui  donnait  des  satisfactions  orgueil- 
leuses. Elle  la  questionnait  alors,  riant,  heureuse,  lui  de- 
mandant ce  qui  était  belle  en  elle.  Et  Célina  répondait  : 

—  Je  ne  sais  pas.  T'es  belle.  Via  tout  ! 

Cela  lui  suffisait,  du  reste  ;  autrefois,  elle  avait  bien 
souvent  interrogé  son  miroir  avec  inquiétude,  au  temps 
où  la  pensée  de  l'homme  la  travaillait.  Elle  s'était 
trouvé  le  nez  gros,  les  sourcils  trop  fournis,  le  men- 
ton insuffisamment  ovale.  Mais  à  présent,  elle  se 
savait  belle.  L'amour  lui  avait  appris  à  considérer  son 
corps  comme  un  outil  merveilleux.  Elle  connaissait 
l'empire  que  la  beauté  exerce  sur  les  cœurs.  Et  seule 
dans  sa  chambre,  elle  s'admirait  par  moments,  orgueil- 
leuse et  frémissante. 

Elle  finit  par  dominer  entièrement  Célina.  Le  garde 
son  père  reparaissait  dans  cette  fierté  impérieuse  qui 
était  le  fond  de  son  caractère.  Elle  aimait  commander. 
Elle  avait  la  voix  brève  des  gens  qui  savent  ordonner, 
et  Célina,  toujours  troublée  par  l'absence  de  l'homme, 
subissait  avec  un  charme  étrange  les  violences  douces  de 
cette  femme,  qui  avait  sur  elle  l'autorité  de  la  force  et  de 
la  résolution. 

Elle  lui  faisait  à  présent  des  recommandations.  Une  fau- 
drait pas  qu'elle  s'avisât  de  la  trahir,  sinon  elle  devien- 
drait son  ennemie,  au  lieu  d'être  une  bonne  amie  comme 
elle  était.  Célina,  ne  comprenant  pas  très  bien  de  quelle 
manière  elle  pourrait  la  trahir,  Germaine  lui  expliqua  le 
mot,  dans  un  sens  que  Célina  ne  comprit  pas  davantage. 


UN    MALE  i3i 

Et  la  pauvre  fille  continuait  à  la  regarder,  ahurie  d'être  si 
bête.  Alors  Germaine  précisa  : 

—  Mais  oui,  comprends  donc  !  Si  j'avais  un  amant, 
est-ce  pas,  et  que  t'irais  le  dire,  tu  m'vendrais  ! 

Célina  haussa  les  sourcils. 

—  T'as  un  amant  ? 
Germaine  hocha  la  tête  : 

—  C'est  une  supposition.  Mais  ça  peut  arriver.  Seule- 
ment, il  ne  faudrait  pas  le  dire. 

Et  elle  partit  de  là  pour  lui  défendre  nettement  de  rien 
révéler  du  temps  qu'elles  passaient  ensemble,  ni  des 
heures  auxquelles  elle  arrivait  ni  de  celles  auxquelles  elle 
partait.  Chacun  a  ses  petites  affaires.  On  n'aime  pas  que 
les  gens  y  mettent  le  nez. 

—  Bien  sûr,  répondit  Célina,  perdue  dans  ses  son- 
geries. 

Germaine  la  quittait  ensuite  pour  aller  rejoindre  Cacha- 
près.  Quelquefois  Célina  s'offrait  à  l'accompagner.  Elle 
avait  une  manière  un  peu  brusque  de  la  repousser  alors. 
Cependant,  elle  n'osait  pas  toujours.  Célina  lui  prenait  le 
bras  et  elles  marchaient  quelques  instants  ensemble, 
jusqu'au  moment  où  Germaine,  n'y  tenant  plus,  la  ren- 
voyait d'un  mot  décisif. 

Seule  enfin,  elle  s'enfonçait  dans  le  bois  avec  une  joie 
extraordinaire. 

Ils  variaient  leurs  rendez-vous  pour  n'être  pas  surpris, 
choisissant  tantôt  un  arbre  aisément  reconnaissable,  un 
sentier  dans  un  taillis  ou  bien  un  embranchement  de 
chemins.  D'abord  elle  s'avançait  lentement,  avec  précau- 
tion, regardant  de  tous  côtés.  Des  formes  d'arbres  avaient 
des  silhouettes  humaines  dans  la  demi-obscurité  du 
crépuscule.  11  lui  fallait  un  peu  de  temps  pour  s'enhardir. 
Mais  bientôt  l'impatience  la  gagnait.  Elle  se  mettait  à 
courir,  enjambant  les  bruyères,  coupant  court  à  travers 


K--  UN    MALE 

l'embroussaillcmcnt  des  taillis.  Des  branches  accro- 
chaient sa  robe,  parfois.  Elle  avait  un  petit  frisson  de 
peur;  et  tout  à  coup,  haletante,  la  chair  en  sueur,  elle 
le  voyait  apparaître. 

C'était  des  bonheurs.  Il  lui  disait  qu'il  l'attendait  depuis 
des  heures,  sans  oser  bouger  de  place.  Il  ne  lui  faisait 
pas  de  reproches.  Il  était  bien  trop  content  de  la  voir. 
Et  elle  se  sentait  remuée  dans  ses  entrailles  d'être  ainsi 
aimée. 

Il  la  prenait  dans  ses  bras,  la  portait,  riant,  bégayant, 
pris  de  folie.  Toute  robuste  qu'elle  était,  elle  pesait  le 
poids  d'une  plume  dans  ses  larges  mains.  Il  avait  un 
plaisir  farouche  à  la  tenir  contre  lui,  longtemps. 

—  Si  j'te  lâchais  plus  ?  lui  disait-il. 

Elle  lui  donnait  des  tapes  sur  la  tête  ou  bien,  le  bras 
autour  de  son  cou,  posait  sur  sa  nuque  sa  bouche  chaude. 
Elle  répondait  : 

—  Ça  va.  Garde-moi  pendue  après  toi  ! 

Ses  bras  l'étreignaient  alors  à  la  briser.  Il  avait  des 
élans  d'amour  féroce.  Les  baisers  qu'il  donnait  étaient 
douloureux  comme  des  morsures.  Il  ouvrait  la  bouche 
sur  sa  chair,  les  mâchoires  secouées  d'un  tremblement. 
Et  il  lui  répétait  à  satiété  qu'il  mourrait  si  jamais  elle 
cessait  de  l'aimer;  on  verrait  sa  carcasse  quelque  part 
sur  le  chemin  ou  bien  pendue  à  un  arbre.  Et  il  se  meur- 
trissait avec  les  ongles  pour  lui  montrer  combien  peu  il 
tenait  à  son  corps. 

Elle  se  jetait  sur  lui,  retenait  ses  mains,  le  suppliant 
avec  colère  de  croire  à  elle  : 

—  Quand  j'te  dis  que  j't'aimerai  jusqu'en  enfer  ! 

11  la  regardait,  les  yeux  fixés  sur  sa  bouche,  toute  sa  face 
dilatée  dans  une  clarté,  et  balbutiait  : 

—  Dis-moi  ça  toujours,  si  c'est  vrai. 

Elle  ne  le  lui  disait  jamais  assez.  11  mettait  son  visage 


U  N    M  A  L  E  i33 

contre  le  sien,  dardant  du  fond  de  ses  yeux  ses  regards 
aigus,  et  l'obligeait  à  lui  répéter  constamment  la  même 
chose. 

—  Voyons...   Là,  encore.  .  Regarde-moi  bien  en  face. 
Quelquefois  il  l'arrêtait  : 

—  Non,  t'as  pas  bien  dit  cette  fois. 
Elle  le  battait,  impatientée. 

—  Grande  biesse! 

Puis,  un  peu  de  tristesse  le  prenait. 

—  Tas  raison,  j'suis  bête.  Mais  quand  j'pense  qu'ça 
peut  venir  que  t'aurais  plus  rien  pour  moi,  ben  !  j'sens  ma 
tête  qui  tourne  comme  un  moulin. 

Elle  haussait  les  épaules,  doucement. 

Ils  demeuraient  ensemble  jusqu'à  l'ombre  pleine.  Le 
silence  s'appesantissait  autour  d'eux,  mettait  une  gravité 
sur  leur  isolement.  Leurs  visages  faisaient  une  tache  plus 
claire  dans  le  noir.  Ils  s'asseyaient  l'un  près  de  l'autre, 
regardant  augmenter  cette  blancheur  et  se  chuchotant  des 
choses  caressantes,  à  demi-voix. 

D'autres  fois,  muets,  ils  écoutaient  frissonner  le  bois, 
au  fond  de  cette  marée  de  nuit  qui,  petit  à  petit,  s'élargis- 
sait de  la  terre  au  ciel.  Et  rien  ne  leur  était  bon  comme 
d'être  à  chaque  instant  un  peu  plus  engloutis  dans 
l'énorme  vague  noire. 

C'était  elle  qui  lui  rappelait  l'heure,  toujours. 

—  Déjà?  disait-il. 

Et  il  se  lamentait,  ne  pouvant  se  résigner  à  la  sépara- 
tion. Il  prenait  sa  tête  à  deux  mains,  avec  désespoir,  et 
suppliait  Germaine  de  rester  encore.  Ou  bien,  il  l'empri- 
sonnait dans  ses  bras,  et  riant  de  son  mauvais  rire,  il  lui 
criait  : 

—  Pars  h  c'te  heure  1 

Elle  devait  le  supplier  à  son  tour  de  la  lâcher.  Elle  in- 
voquait des  raisons,  son  père,  ses  frères,  la  nécessité  d'être 


1.-4  UN    MALE 

prudente.  II  s'emportait,  piétinait  de  colère,  cognait  les 
troncs  d'arbres  à  coups  de  poing,  et  une  jalousie  s'en 
mêlant  : 

—  Eh  bcn,  quoi,  tes  frères  ?  Est-ce  que  t'es  leur  femme, 
à  tes  frères  i  Est-ce  que  t'aimes  mieux  tes  frères  que  moi, 
ton  homme? 

Elle  se  fâchait, 

—  J'en  ai  assez.  Laissez-moi. 

Cette  volonté  le  rendait  soumis,  avec  un  peu  de  lâ- 
cheté. Ses  mains  se  détendaient  autour  des  poignets  de 
Germaine.  Chargées  de  tendresse,  elles  la  caressaient  au 
lieu  de  l'étreindre.  Et  il  poussait  des  soupirs  tristes, 
pour  l'attendrir,  sans  plus  chercher  à  lui  faire  violence. 

m'accompagnait  jusqu'à  la  lisière  du  bois.  Quelquefois 
elle  était  troublée  à  la  pensée  de  rentrer,  et  cela  mettait 
un  peu  de  froideur  dans  ses  adieux.  La  jalousie  le  repre- 
nait alors  ;  il  la  suivait,  de  loin,  la  voyait  traverser  la 
cour,  de  son  pas  tranquille,  et  bientôt  les  portes  se  fer- 
maient. 

Il  était  sûr  d'elle,  ces  fois-là. 


XIX 


UN  soir,  elle  trouva  les  portes  closes. 
Ce  fut  un  grand  saisissement.  Elle  fit  plusieurs 
fois  le  tour  de  la  ferme,  cherchant  une  issue. 
Rien.  La  cour  avait  deux  portes  charretières  ;  celle  qui 
donnait  sur  le  verger  s'ouvrait  en  deux  parties.  Les  bat- 
tants du  haut  pouvaient  n'être  pas  fermés  au  verrou. 

Elle  prit  une  gaule  et  en  appliqua  le  bout  contre  les 
vantaux,  délicatement.  La  porte  ne  céda  pas.  Elle  poussa 
de  l'épaule  ensuite  les  autres  portes,  l'une  après  l'autre. 
Impossible  de  les  faire  bouger.  Alors  elle  pensa  à  une 
échelle,  pour  passer  par-dessus  le  mur.  Mais  cela  ferait 
du  bruit.  Elle  renonça  à  l'échelle,  et  tout  à  coup,  se 
voyant  bien  dehors,  c'est-à-dire  découverte  et  vendue, 
elle  s'abattit  sur  le  sol,  avec  un  désespoir  sombre. 

Peut-être  savait-on  ses  sorties  ;  un  de  ses  frères  avait 
pu  lui  jouer  ce  tour  de  fermer  les  portes  avant  qu'elle  fût 
rentrée.  Tout  le  monde  l'accablerait  le  lendemain  matin, 
quand  elle  serait  vue,  et  elle  entendait  la  voix  sévère  de 


U  X    M  A  L  E 


Hulotte  tomber  de  haut  sur  elle,  comme  un  maillet.  Que 
pourrait-elle  répondre  ? 

Un  bruit  sourd,  continu,  lui  arrivait  à  travers  Tépais- 
seur  des  murs  :  c'était  le  mâchonnement  des  vaches 
broyant  leurs  herbages.  Cette  placidité  lui  fit  envie  :  elle 
aurait  voulu  être,  comme  les  vaches,  couchée  dans  la 
litière  des  étables  ;  les  bêtes,  ça  ne  pense  pas.  Brusque- 
ment, une  toux  qui  partait  de  la  chambre  du  fermier  la 
fit  se  dresser  en  sursaut.  S'il  l'épiait  1  Elle  se  ploya,  s'en- 
fonça dans  l'ombre. 

Une  main  toucha  la  sienne.  Cachaprès  était  debout 
devant  elle. 

—  Viens,  dit-il. 

Une  large  joie  éclatait  sur  sa  face. 

Elle  fit  de  la  tête  un  signe  négatif,  et  tout  en  disant  non, 
elle  se  laissait  entraîner.  Il  avait  passé  son  bras  autour  de 
sa  taille  et  la  soulevait  à  demi.  Ils  traversèrent  le  verger. 

Il  l'emportait  comme  un  trésor  et  comme  une  proie. 
Une  torpeur  l'avait  prise,  elle  se  laissait  faire.  Ce  couple 
s'enfonça  dans  le  bols. 

Là  elle  se  débattit. 

—  Lâche-moi,  cria-t-elle. 

Et  comme  il  retirait  son  bras,  elle  se  jeta  à  terre,  avec 
une  explosion  de  larmes.  Elle  frappait  le  sol  à  coups  de 
tête,  se  lamentant,  et  ces  mots  revenaient  constamment  à 
travers  son  désespoir  : 

—  J'suis  perdue  !  Qui  me  rendra  l'honneur  ? 

Lui,  haussait  les  épaules,  peu  sensible  à  cette  chose. 
Les  mains  dans  ses  poches,  il  se  dandinait  sur  ses  jambes. 
Il  aurait  voulu  la  consoler,  cherchait  des  phrases.  A  la  fin, 
il  se  pencha  et  lui  dit  : 

—  Est-ce  que  j'suis  pas  là,  après  tout  ? 
Elle  eut  un  fier  dédain. 

—  Toi  i 


UN    MALE  107 

Et  son  regard  l'embrassa  des  pieds  à  la  tête.  Il  reprit, 
avec  un  peu  de  colère  : 

—  Oui,  moi,  j Vaux-t-y  pas  un  autre  ? 

Elle  éclata.  C'était  lui  la  faute  qu'une  pareille  chose  lui 
arrivait.  Il  n'avait  qu'à  ne  pas  la  retenir.  A  présent,  elle 
était  moins  que  rien  ;  elle  découchait,  elle  était  obligée 
de  passer  la  nuit  dans  le  bois.  Les  garces  au  moins  ont 
leurs  lits.  Et  amenée  par  le  mot  à  d'autres  idées,  elle  lui 
reprocha  de  l'avoir  traitée  comme  toutes  les  salopes  aux- 
quelles il  était  habitué.  Il  avait  eu  des  fréquentations 
malpropres.  Ça  se  voyait  bien.  Sans  ça,  il  l'aurait 
respectée,   etc. 

Il  répondit  une  parole  courte,  terrible  : 

—  T'avais  qu'à  pas  t'iaisser  faire! 

Cette  férocité  froide  l'abattit.  Il  l'insultait  à  présent, 
plus  tard  il  la  frapperait  sans  doute  ?  Elle  eut  des  larmes. 

Il  céda  à  un  bon  mouvement  alors  et  s'assit  auprès 
d'elle. 

—  Voyons,  Germaine,  tu  diras  à  t'papa,.. 
Elle  l'interrompit  net  : 

—  On  ne  s'vena  plus.  C'est  fini. 

Hein  ?  Qu'est-ce  qu'elle  disait?  Il  demeura  un  instant 
immobile.  Cette  parole  résolue  l'avait  étourdi  comme  une 
tapée  de  crosse.  Enfin,  il  se  leva,  marcha  à  elle. 

—  Que  je  n'te  voie  plus,  Germaine  ? 

Il  tendait  le  cou,  les  yeux  convulsés,  comprimant  sa 
poitrine  de  ses  deux  mains  crispées.  11  continua  : 

—  Que  je  n'te  voie  plus!  Et  c'est  toi,  Germaine,  qu'as 
dit  ça  !  Tiens  !  si  c'était  vrai,  ben  là  !  je  t'prcndrais  par  le 
cou,  comme  ça,  et  j'te.... 

Il  n'acheva  pas.  Elle  avait  poussé  un  cri. 
Alors  il  tomba  sur  elle,  les   bras  ouverts,  hoquetant, 
secoué  d'une  énorme  défaillance. 

—  J'suis  bctc,  pour  sûr.  J'ai  mal  compris.  Tiens,  Ger- 


lis  UN    MALE 

mainc,  faut  pas  m'dire  des  choses  que  j'pourrais  pas 
comprendre.  J'ai  pas  fait  mes  écoles,  moi.  Les  gens  des 
bois,  c'est  comme  les  bêtes  qu'y  sont  dedans.  Dis,  Ger- 
maine, est-ce  pas  que  l'as  pas  dit  ce  que  l'as  dit  !... 

Il  s'embrouillait  dans  son  émotion,  ne  trouvait 
plus  les  mots;  sa  voix  s'étouffa  dans  une  fureur  de 
baisers,  et  Germaine  eut,  à  le  voir  aplati  et  docile 
devant  elle,  une  fierté  de  dompteur  posant  son  pied 
sur  un  fauve. 

Elle  se  laissa  attirer  par  ses  mains  tremblantes  jusque 
près  de  lui  ;  et  souriant,  la  face  noyée  dans  une  mollesse, 
il  lui  dit  : 

—  Tu  peux  m'battrc  maintenant.  J'me  revancherai 
pas.  J'ai  plus  de  force.  J'suis  comme  l'petit  qui  vient  de 
venir  à  s'mère. 

Elle  le  scrutait,  curieuse  et  ravie. 

—  Tu  dis  ça  pour  m'faire  accroire? 

—  Ben,  non.  vrai  !  J'suis  pas  un  artiss,  moi,  j'joue  pas 
la  comédie... 

C'est  égal.  Elle  lui  gardait  rancune  pour  son  mot  de 
tout  à  l'heure  ;  et  comme  il  feignait  de  ne  pas  s'en  sou- 
venir, elle  le  lui  répéta.  Mais  il  l'enroula  dans  ses  bras  et 
l'embrassa  follement,  tournant  la  chose  en  plaisanterie. 
Et  elle  sentit  son  dépit  s'en  aller  à  travers  l'étourdisse- 
mentdes  baisers. 

Puis  d'autres  idées  l'occupèrent. 

Elle  jouissait  d'être  éveillée  au  milieu  du  lourd  som- 
meil des  campagnes.  Le  silence  l'impressionnant,  un  peu 
de  frayeur  se  mêlait  à  la  douceur  de  ses  pensées.  Jamais 
elle  ne  s'était  trouvée  dans  l'horreur  adorable  des  mi- 
nuits; et  tout  un  coin  de  son  être  s'éveillait  à  d'inexpri- 
mables sensations. 

Le  frisson  qui  remuait  le  taillis  venait  mourir  sur  sa 
peau,  comme  Thaleine  d'une  bouche  froide.  Elle  écoutait 


U  N    MALE  109 

traîner  dans  l'air  le  bruissement  profond  des  bois,  et 
petit  à  petit,  un  assoupissement  la  raidissait. 

Elle  s'était  blottie  contre,  lui,  la  tête  dans  ses  épaules 
sous  la  chaude  enveloppe  de  ses  bras  noués  autour  de  sa 
taille,  et  ils  demeurèrentainsi  longtemps,  confondus  dans 
une  joie  muette  de  s'appartenir. 

A  la  fin,  ses  yeux  se  fermèrent,  tournés  vers  ce  brun 
visage  d'homme  mêlé  au  bleuissement  de  la  nuit. 

Elle  dormit. 

Les  bras  de  son  amantlui  servirent  de  lit  jusqu'à  l'aube. 
Ils  étaient  élastiques  et  chauds,  mieux  que  la  laine  et  la 
plume,  et  il  veillait  sur  elle,  évitant  de  faire  un  mouve- 
ment. La  forme  de  ce  corps  imprimé  dans  sa  chair  était 
une  volupté  continue,  dont  il  ne  voulait  rien  perdre;  et  il 
regardait  onduler  les  pâleurs  de  sa  gorge,  avec  un  plaisir 
muet,  comme  la  palpitation  de  son  propre  amour. 

Un  peu  avant  le  jour,  elle  s'étira,  et  lentement  ses 
yeux  s'ouvrirent.  Elle  le  vit  comme  à  travers  un  nuage, 
immobile,  ses  larges  dents  blanches  étalées  dans  un 
sourire. 

Elle  fut  un  instant  à  se  rappeler.  L'aspect  des  feuil- 
lages encore  demi-couverts  de  nuit  laissait  flotter  une 
stupeur  dans  ses  prunelles.  Elle  ne  savait  pas  bien  pour- 
quoi elle  s'éveillait  sur  les  genoux  d'un  homme,  dans  un 
pareil  lieu.  Puis  la  mémoire  lui  revenant,  elle  cacha  sa 
tête  dans  ses  mains,  reprise  par  la  honte.  Et  lentement, 
le  matin  se  leva,  faisant  chanter  les  oiseaux. 

Ils  se  rapprochèrent  de  la  ferme. 

Germaine  entendit  grincer  les  gonds  des  portes.  Dans 
le  verdissement  du  petit  jour,  une  silhouette  humaine 
s'agitait  du  côté  de  l'étable.  Elle  reconnut  la  vachère. 
Alors  ce  furent  des  adieux  pleins  de  caresses.  Tandis 
qu'elle  se  glissait,  à  travers  le  verger,  s'effaçant  derrière 
les  arbres,  il  la  suivait  des  yeux,  lui  envoyant  des  baisers 


140  UN    MALE 

d'un  mouvement  de  la  bouche.  Elle  traversa  la  cour,  sou- 
dain disparut  dans  la  maison. 

La  chambre  de  Germaine  étant  distante  des  autres 
chambres  à  coucher,  elle  put  l'atteindre  sans  être  enten- 
due. Elle  se  déshabilla  et  s'étendit  dans  la  tiédeur  des 
draps.  Un  étonnement  lui  restait  de  cette  nuit  passée 
dehors  et  aussi  une  impression  vague  d'écœurement  :  ce 
découcher  la  diminuait  à  ses  propres  yeux,  comme  une 
déshonncteté  plus  grande  que  les  autres.  Et  cette  dispo- 
sition d'esprit  s'aggravait  d'une  inquiétude  terrible,  à 
savoir  l'attitude  que  le  fermier  et  ses  frères  allaient 
prendre  devant  elle. 

Elle  les  entendit  se  lever  Tun  après  l'autre.  Il  fallut 
bien  aller  les  rejoindre  dans  la  cuisine  et  leur  préparer 
le  café  du  matin.  C'était  elle  que  ce  soin  regardait.  Elle 
arriva  mal  assurée,  tremblante,  osant  à  peine  lever  les 
yeux,  et  tout  à  coup  ses  craintes  se  changèrent  en  joie. 
Ils  ne  se  doutaient  de  rien  ;  on  l'avait  cru  couchée  et  l'on 
avait  fermé  les  portes. 


XX 


ILS  se  rencontrèrent  un  peu  plus  souvent  chez  la 
Cougnole. 
Des  fois  Germaine  était  prise  d'un  désir  de  le 
voir  au  milieu  du  jour.  Elle  inventait  alors  un  prétexte 
pour  s'échapper  et  courait  jusqu'à  la  maison  de  la  vieille. 
Il  n'était  jamais  bien  loin.  Une  paresse  rendait  sa  vie 
monotone  ;  il  passait  ses  journées  à  rôder  dans  le  bois, 
tantôt  se  couchant  dans  les  mousses,  tantôt  marchant 
devant  lui,  sans  but.  Quelquefois,  il  passait  le  temps  à 
couper  des  branches  sèches  pour  Cougnole  ou  lui 
déchaussait  des  souches  mortes.  Il  y  avait  bien  un  mois 
qu'il  ne  braconnait  plus. 

Ils  avaient  des  sentiers  convenus,  à  travers  les  taillis. 
Presque  toujours,  elle  l'apercevait  étendu  de  son  long 
dans  la  fraîcheur  des  herbes,  sous  un  hêtre  ou  dans  un 
fossé.  Il  dormait.  Elle  l'appelait  par  son  nom  à  demi- 
voix,  et  il  s'éveillait,  un  ravissement  dans  les  yeux.  Il 
rêvait  d'elle  justement,  et  brusquement  elle  éclairait  son 


141  UN    MALE 

rcveil  de  son  apparition.  Ses  mains  la  palpaient,  recon- 
naissantes, amoureuses,  avec  des  ivresses  ;  ils  se  soûlaient 
de  tendresse  un  bon  moment. 

D'autres  fois,  le  frôlement  des  feuillées  annonçant 
l'arrivce  de  Germaine,  il  s'avançait  au-devant  d'elle;  de 
loin,  elle  voyait  sa  figure  entre  les  verdures.  Ils  se  pre- 
naient par  la  main  et  s'enfonçaient  dans  les  dessous 
ombreux,  leurs  hanches  se  touchant.  Ils  s'abîmaient  dans 
de  longs  silences.  Leur  amour  leur  montait  à  la  tête, 
comme  un  étourdissement,  et  ils  se  taisaient,  s'écoutant 
vivre  au  fond  d'eux-mêmes,  glorieux. 

Les  jours  où  elle  ne  le  rencontrait  pas,  Germaine  allait 
l'attendre  chez  la  Cougnole  ;  il  arrivait  bientôt  et  ils 
demeuraient  ensemble,  tant  qu'ils  voulaient,  dans  Tiso- 
lement  de  la  masure,  n'étant  troublés  par  rien.  Cougnole 
avait  des  ruses  variées  pour  les  avertir  de  sa  rentrée, 
toussait,  grommelait,  traînait  ses  sabots  à  terre,  cognait 
à  la  porte,  avec  une  habitude  de  ces  choses,  et  son 
humilité  à  les  servir  grandissait  avec  le  besoin  qu'ils 
avaient  d'elle. 

Cette  Cougnole  était  une  étrange  créature.  Ceux  qui 
prétendaient  que  Rupin,  son  homme,  n'avait  pas  connu 
précisément  tous  les  bonheurs  en  ménage,  étaient  dans  le 
vrai.  Une  histoire  avait  même  couru.  Rupin  ayant  tré- 
passé subitement,  on  s'était  rappelé  certains  propos  de 
la  vieille.  Elle  s'était  plainte  souvent  que  l'homme  lui 
coûtait  à  nourrir;  il  avait  des  maux  qui  l'empêchaient  de 
travailler  ;  des  semaines  entières,  il  restait  à  dormasser 
dans  Tâtre.  iMais  les  rumeurs  étaient  tombées  devant  la 
douleur  bruyante  qu'elle  fit  paraître.  Elle  demeura  deux 
jours  auprès  du  cadavre,  sans  vouloir  toucher  à  la  nour- 
riture, avec  de  grands  gestes  sombres  de  désolation.  11  y 
eut  une  scène  terrible  sur  le  seuil  quand,  debout,  les  bras 
en  l'air,  elle  vit  sortir  les  quatre  planches  clouées  sur  te 


U  N    MALE  ni 

Rupin  :  elle  s'abattit  de  tout  son  corps  sur  le  cercueil, 
voulant  le  ravoir,  menaçant  de  ses  poings  les  porteurs. 
Et  tout  doucement,  à  mesure  que  se  haussaient  les  herbes 
sur  la  fosse  du  mort,  les  marques  de  consternation  de  la 
femme  diminuèrent;  l'histoire  s'enterra.  La  Cougnole 
mangea  un  peu  mieux,  seulement. 

Elle  avait  beaucoup  pratiqué  un  métier  dans  le  temps. 
Elle  veillait  les  vaches  près  de  vêler,  les  aidant  à  mettre 
bas.  Et,  à  force  d'aider  les  bêtes,  elle  avait  fini  par  aider  les 
gens.  Une  expérience  lui  était  venue  en  matière  d'accou- 
chements Des  campagnardes  la  faisaient  appeler  encore 
quelquefois.  Mais  le  garde  champêtre  ayant  l'œil  sur  elle, 
la  Cougnole  ne  travaillait  plus  que  clandestinemenlt, 
lorsque  les  femmes  en  mal  d'enfant  habitaient  un  peu 
loin. 

Puis  on  avait  eu  vent  d'une  chose.  Une  fille  de  vingt 
ans,  qui  habitait  un  village  à  trois  lieues  de  là,  avait  été 
soupçonnée  d'une  grossesse.  Et  tout  à  coup,  sans  transi- 
tion, elle  avait  repris  son  ancienne  minceur.  Pas  pour 
longtemps,  ilest  vrai,  car  elle  était  morte  au  bout  de  cinq 
jours.  On  accusa  Cougnole  d'avoir  été  mêlée  à  cette 
affaire.  Mais  il  n'y  eut  rien  de  positif,  et  la  fille  ayant 
emporté  son  secret  avec  elle,  le  tapage  finit  par  s'assoupir, 
comme  s'était  assoupi  l'autre. 

Il  était  certain  toutefois  que  la  Cougnole  n'était  pas 
intacte.  A  ce  métier  louche  de  sage-femme,  elle  en  joi- 
gnait un  autre,  fabriquant  des  unions,  et  même,  sans 
qu'il  fût  question  de  mariage,  s'entremettant  entre  filles 
et  garçons.  En  outre,  elle  avait  longtemps  possédé  un 
bouc  auquel  on  menait  les  chèvres  des  alentours,  et  cette 
animalité  empuantissait  sa  maison  d'une  fétidité  perma- 
nente. Elle  faisait  ainsi  une  sorte  de  commerce  des  choses 
de  la  nature,  vivant  de  la  lubricité  des  hommes  et  des 
bêtes. 


Un  jour,  le  bouc  avait  été  vendu  ;  clic  avait  cessé  de  se 
déran£;er  pour  les  gésines  et  s'était  contentée  de  cou- 
railler  les  samedis  de  ferme  en  ferme,  son  cabas  au  bras, 
se  faisant, "de  ce  qu'elle  ramenait  en  un  jour,  la  nourriture 
d'une  semaine.  Les  villageois  la  blaguaient  bien  un  peu 
sur  SCS  pratiques  anciennes.  Mais  elle  leur  répondait 
plaisamment  et  passait  son  chemin,  s'occupant  unique- 
ment d'alourdir  son  panier. 

C'était  devenu  une  habitude  de  lui  donner.  Elle  se  bé- 
quillait  sur  un  bâton,  courbée,  geignant,  traînant  la 
jambe,  très  proprement  vêtue  toujours,  avec  des  bigle- 
ments  d'yeux  qui  amusaient.  On  ne  savait  pas  au  juste  si 
elle  était  pauvre  ou  à  l'aise  ;  mais  on  donnait;  et  à  tra- 
vers bois,  quand  personne  n'était  plus  là  pour  la  regarder, 
sa  longue  échine  se  redressait,  sa  jambe  s'allongeait,  elle 
gagnait  sa  masure,  brusquement  agaillardie. 

L'accord  s'était  fait  très  naturellement  entre  elle  et 
Germaine.  Elle  avait  vu  dans  la  cession  de  sa  maison  une 
manière  de  se  montrer  reconnaissante  envers  la  fille  des 
Hulotte,  pour  tout  le  bien  que  celle-ci  lui  avait  fait. 
Puis,  c'était  un  retour  à  une  période  lucrative  de  sa  rie. 
Elle  se  rendait  service  en  servant  autrui. 

Germaine  n'eut  besoin  que  de  rencontrer  Cachaprès 
chez  elle  une  première  fois,  comme  par  hasard.  Comme 
il  pleuvait  et  qu'elle  était  arrivée  trempée,  la  vieille  lui 
avait  allumé  du  feu,  bavardant  à  son  ordinaire  et  lui  de- 
mandant des  nouvelles  de  l'autre  ;  et  tout  à  coup,  ayant 
relevé  la  tête,  elle  avait  aperçu  derrière  le  carreau  une 
haute  silhouette  : 

—  Entre,   m'fils  ! 

Puis,  tandis  qu'il  passait  le  seuil,  elle  avait  tassé  du 
pied  une  charge  de  brindilles  dans  l'âtre,  et  l'instant 
d'après,  avait  tiré  la  porte  sur  eux. 

Elle  était  revenue,  au  bout  d'une  couple  d'heures,  avec 


U  N    ^I  A  L  E  145 

un  flux  de  paroles  doucereuses.  La  pauvre  chère  fille 
était  sèche,  enfin  !  Voyez  un  peu  :  courir  les  bois  par 
les  gros  temps,  alors  qu'à  un  pas  on  a  une  vieille  com- 
mère, qui  a  toujours  aimé  servir  les  gens,  les  jeunes 
gens  surtout.  Et  ne  pas  entrer  !  Ne  pas  la  mettre  à  la  porte 
en  lui  disant  :  Va-t'en,  vieille  bête  de  Cougnole,  tant  que 
mon  homme  et  moi  serons  à  nous  dire  des  choses  ! 
C'était-il  fierté  à  la  chère  fille? 

Toute  la  litanie  était  débitée  avec  la  plus  grande  expan- 
sion, tandis  que  sa  tête  hochait  sur  ses  épaules,  que  ses 
yeux  rutilaient  et  que  ses  mains  tour  à  tour  claquaient 
l'une  dans  l'autre  ou  se  tendaient  au  ciel,  accompagnant 
les  éjaculations  de  Pater  et  d'Ave  Maria.  Elle  partait  de 
là  pour  signaler  les  nécessités  de  son  existence,  interca- 
lant une  demande  de  secours  dans  une  bénédiction  et  as- 
sociant à  son  industrie  le  bon  Dieu  et  la  vie  future,  étroi- 
ement. 

Dans  les  commencements,  Germaine  éprouvait  une 
bonté  à  la  voir  s'en  aller  ;  ses  manières  silencieuses  de 
ranger  la  chambre  avant  de  la  quitter,  lui  faisaient  monter 
des  rougeurs  derrière  les  oreilles  et  elle  demeurait  un 
moment  perdue  dans  ses  idées,  ayant  dans  les  yeux  et 
l'attitude  le  remords  vague  d'en  être  arrivée  là. 

C'étaient  de  brusques  rappels  de  conscience,  pendant 
lesquels  la  vertu  ferme  de  sa  mère  semblait  lui  revenir  et 
mettre  un  temps  d'arrêt  dans  ses  faiblesses  Mais  un  bai- 
ser du  gars  refoulait  ses  protestations  au  fond  de  sa  chair 
lâche.  Alors  cet  autre  sang,  celui  de  son  aïeule,  reprenait 
le  dessus,  et  sa  fierté  s'en  allait  dans  des  besoins  d'amour. 

Petit  à  petit,  l'habitude  s'en  mêla  :  elle  s'accoutuma  aux 
départs  complaisants  de  la  Cougnole.  L'évidence  de  ses 
gestes,  alors  qu'elle  disposait  la  chambre,  la  faisait  sou- 
rire, simplement,  comme  une  préparation  au  bonheur 
qu'elle  finissait  par  accepter,  trouvant  tout  1res  bien, pourvu 


145  U  N    ar  A  L  F. 

qu'il  fût  là,  lui,  avec  ses  emportements  de  tendresse  sau- 
vage et  ses  grandes  caresses  brutales,  qui  la  secouaient 
des  pieds  à  la  tête. 

Cougnolé,  pour  prix  de  sa  docilité,  eut  une  abpndance 
de  choses.  Germaine  lui  apportait  de  la  nourriture  et  des 
vêtements,  en  quantité.  Elle  mentait  chez  elle,  pour 
obtenir  davantage,  la  disait  très  souffrante,  insinuait  que 
la  fin  de  ses  misères  était  prochaine;  et  quelquefois 
même,  elle  prenait  sans  demander.  Un  jour,  elle  mit 
dans  son  panier  des  chemises  qui  avaient  servi  à  sa 
mère  ;  une  autre  fois,  elle  y  glissa  une  paire  de  draps  de 
lit  de  belle  toile,  dépareillant  ses  armoires  dans  son  zèle 
à  la  payer.  Et  un  peu  de  crainte  s'alliait  à  cette  fureur  de 
lui  être  agréable.  Si  elle  allait  parler!  Un  obscurcisse- 
ment de  plus  en  plus  grand  s'appesantissait  ainsi  sur  elle. 

La  masure  était  bien  placée,  du  reste,  pour  le  mystère 
de  leurs  rendez-vous.  Cachée  par  le  bois  à  l'arrière,  elle 
alignait  sa  façade  à  front  de  route  ;  mais  peu  de  monde 
fréquentait  la  chaussée,  qui  s'allongeait,  grise,  sombre, 
avec  sa  monotonie  de  grands  arbres,  dans  un  délaisse- 
ment de  vieille  route  royale.  Par  moments,  un  piétine- 
ment lent  de  chevaux  entrecoupait  le  bruit  sourd  des 
roues  cahotant  sur  les  pavés;  des  fouets  claquaient,  et 
des  équipages  de  rouliers  charriant  de  la  houille,  du 
bois  ou  des  fourrages  passaient,  se  perdaient  dans  la 
sourdeur  de  l'éloignement. 

Ils  demeuraient  là  bien  seuls,  en  réalité  :  la  porte 
close  et  le  verrou  tiré,  ils  pouvaient  se  croire  séparés  du 
reste  des  hommes.  Le  silence  des  forêts  semblait  se  con- 
tinuer dans  le  silence  de  la  petite  pièce,  où  seule  sonnait 
la  pendule,  une  vieille  pendule  rcchignée,  dont  les 
rouages  avaient  l'air  de  renâcler,  et  ils  avaient  des  enchan- 
tements à  la  pensée  de  mener  une  vie  pareille  le  reste 
de  leurs  jours. 


UN     MALE  i;7 

Il  lui  parlait  des  bois;  c'était  la  vraie  vie  de  courir 
librement  dans  la  sauvagerie  de  la  terre  ;  il  y  en  avait  pas 
d'autre.  Lui  n'aurait  pas  troqué  pour  une  ferme.  Il  n'ai- 
mait pas  la  régularité  du  travail,  les  occupations  graves 
du  paysan  vivant  de  ses  arpents  de  culture,  et  il  le  compa- 
rait au  bœuf  dans  son  sillon.  Puis  il  s'étendait  sur  les 
plaisirs  de  son  métier  ;  rien  ne  valait  une  belle  prise,  un 
bon  tour  aux  gardes,  le  qui-vive  permanent  du  bracon- 
nier aux  aguets.  Il  aimait  les  coups  de  fusil,  l'odeur  de 
la  poudre,  le  petit  claquement  sec  de  la  détente.  Sûre- 
ment il  se  serait  fait  soldat,  s'il  y  avait  eu  une  guerre.  Se 
battre,  à  la  bonne  heure  ! 

Elle  l'écoutait,  admirant  ses  gasconnades  ;  et  une  envie 
de  lui  ressembler  la  gagnait.  Elle  regrettait  presque  sa 
richesse  de  fermière  ;  pauvre,  elle  aurait  couru  dans  les 
bois  avec  lui,  et  ils  auraient  vécu  des  métiers  farou- 
ches de  la  terre,  à  deux.  Il  la  regardait  longuement  alors, 
disant  : 

—  T'as  pas  de  cœur,  vois-tu,  sans  ça... 

Une  fois,  il  lui  parla  de  la  P'tite  aux  Duc.  Bien  pour 
celle-là  de  rouler  avec  lui!  mais  il  ne  l'aimait  pas;  elle 
était  pour  lui  comme  une  sœur  plus  jeune.  Oh  !  si 
c'avait  été  Germaine  !  Et  celle-ci  fronçait  les  sourcils,  un 
peu  jalouse  de  cette  enfant  que  rien  ne  retenait.  Elle  finis- 
sait par  secouer  la  tête  ou  hausser  les  épaules,  devant  ce 
rêve  de  partager  sa  vie  qui  ne  se  réaliserait  jamais. 

Elle  en  caressait  un  autre  alors,  c'est  qu'il  renonçât  à 
ses  trafics;  une  barrière  après  tout  pour  tous  deux  ;  et 
elle  substituait  à  son  existence  vagabonde  une  existence 
de  fermier,  sérieuse  et  posée.  Il  aurait  un  cheval  ;  il  bra- 
connerait tout  de  même.  Bien  des  fermiers  sont  bracon- 
niers. 

—  Comme  ça,  je  ne  dis  pas,  faisait-il,  rêveur. 

Mais  le  tout  était  d'y  arriver.  Et  ils  spéculaient  sur  l'ave- 


1.(8  UN    M  A  L  E 

nir.  Germaine  allant  même  jusqu'à  escompter  les  chances 
de  succession.  KUe  aurait  le  bien   de  sa  mère,  d'ailleurs. 

—  La  maison  du  garde,  tu  sais  bien... 

II  trouvait  cela  drôle  que  lui,  Cachaprcs,  irait  un  jour 
habiter  la  demeure  d'un  garde  ;  ça  ne  se  serait  jamais  vu, 
et  il  en  riait  de  son  large  rire  bon  enfant. 

Un  peu  de  chimère  se  glissait  ainsi  dans  leurs  entre- 
tiens, leur  faisant  les  heures  plus  belles.  Et  le  moment 
de  se  quitter  les  surprenait  comme  un  accablement  Ces 
deux  natures  rudes  se  fondaient  alors  dans  une  effusion 
d'adieux  tendres,  de  longs  et  interminables  baisers. 

Elle  partie,  Cachaprès  s'évadait  du  côté  des  taillis,  évi- 
tant d'être  vu  ;  et  de  loin  elle  voyait  sa  haute  stature 
s'amincir  dans  une  fuite  rapide. 

II  attendait  quelquefois,  sous  les  feuilles,  la  tombée  du 
jour.  Lentement  la  braise  rouge  du  couchant  s'éteignait, 
fumante,  dans  le  crépuscule  froid;  et,  songeur,  l'àme  et 
les  sens  caressés  par  l'odeur  de  la  chair  aimée,  il  se 
rabattait  vers  la  hutte  des  Duc,  pour  y  dormir  son  grand 
sommeil. 

La  bûcheronne  ne  le  questionnait  jamais  ;  elle  semblait 
l'accepter  comme  elle  acceptait  la  tempête,  le  manque  de 
pain,  l'occasion,  sans  raisonner,  avec  une  fatalité  incon- 
sciente. Pourtant,  au  fond,  elle  était  un  peu  troublée  par 
le  détraquement  survenu  dans  les  habitudes  du  gaillard  . 
il  n'était  plus  le  même.  Mais  elle  se  serait  laissé  couper 
le  pouce  sur  le  billot  plutôt  que  de  desserrer  les  mâ- 
choires :  il  avait  un  secret,  sûrement. 

Un  jour,  il  l'envoya  à  la  ville  demander  une  avance 
d'argent  à  Bayole.  Le  marchand  fit  l'avance,  avec  des 
plaintes  infinies  qu'on  ne  pût  pas  mieux  compter  sur  le 
gibier.  Elle  noua  les  ronds  dans  un  angle  de  son  mou- 
choir de  cou,  et  la  route  décrut  rapidement  sous  ses 
arpentées  longues  comme  celles  d'une  bête  au  trot. 


U  X    MALE  149 

—  V'ià  ce  qu'il  a  donné  et  v"là  ce  qu'il  a  dit,  rapporta- 
t-elle. 

11  secoua  la  tête,  en  riant. 

—  J'suis  pas  en  train.   Faut  croire  qu'on   m'a  jeté   un 
sort. 

Joyeusement,  il  partagea  l'argent  avec  les  Duc.  qui  lui 
donnaient  le  pain  et  le  logis,  en  frères. 


^è^ 


LO 


XXI 


Du  temps.se  passa. 
Un  peu  de  lassitude  s'était  mis  dans  l'amour 
de  Germaine.  Ces  éternels  rendez-vous,  avec 
leur  monotonie  de  passion,  la  fatiguaient.  Puis,  elle  en 
avait  vaguement  assez,  de  la  contrainte  à  laquelle  elle 
était  tenue,  pour  ne  pas  rendre  publiques  leurs  relations. 
C'était  comme  un  écœurement  de  toujours  mentir,  qui 
par  moments  lui  donnait  des  envies  de  rompre.  Elle 
rêvait  alors  de  redevenir  la  fille  d'autrefois,  insouciante 
et  tranquille  ;  sa  vie  était  bien  moins  troublée,  en  ce 
temps  ;  chaque  heure  avait  son  travail  et  la  journée  s'ache- 
vait d'un  cours  régulier.  Des  fainéantises  à  présent  cou- 
paient ses  après-midi;  le  fond  de  son  existence  était  une 
flânerie  lâche,  avec  des  mollesses  de  personne  grasse  et 
de  perpétuelles  songeries  obsédantes  qui  lui  faisaient 
trouver  rebutantes  les  besognes  accoutumées. 

Cette  satiété,  confuse  dans  les  commencements,  finit 
par  s'accentuer  au  point  de  glisser  une  pointe  d'ennui 
dans  leurs  entrevues. 


i5a  U  X    -M  A  L  E 

Elle  demeurait  les  yeux  perdus,  à  regarder  par-dessus 
la  tête  de  son  amant.  Le  silence  de  la  petite  maison,  qui 
était  comme  un  secret  de  plus  sur  leur  tendresse,  l'im- 
portunait, lui  semblait  horriblement  pesant  et  vide.  Il 
était  obligé  de  lui  répéter  les  mêmes  choses.  Elle  Técou- 
tait  à  peine,  avec  un  sourire  machinal,  ou  bien  fronçait 
les  sourcils,  impatientée  de  l'entendre.  Des  bâillements 
lui  venaient  aux  lèvres. 

Un  jour,  il  lui  ht  une  scène. 

—  Serait-il  que  t'en  aurais  assez,  dis? 

La  voix  lui  sortait  de  la  gorge,  éraillée  et  dure;  il  tenait 
ses  poings  fermés.  Elle  eut  peur  de  sa  colère  et  répondit 
par  un  mot  vague. 

—  A  quoi  que  tu  voisça? 

'    Il  eut  un  mouvement,  comme  pour  tout  briser  autour  de 
lui  et  brusquement  se  planta  devant  elle,  les  bras  croisés. 

—  Faut  me  Tdire,  d'abord.  J'ai  cor'  assez  de  plomb 
pour  nous  deux. 

Elle  leva  les  yeux,  frissonnante.  Une  résolution  froide 
se  lisait  sur  son  visage 

—  Grande  bête  !  va  !  dit-elle.  Est-ce  que  je  ne  suis  pas 
toujours  la  même  ? 

Il  secoua  la  tête. 

—  Non,  non,  non  ! 

Elle  haussa  les  épaules,  à  la  fois  douce  et  bourrue.  Lui, 
continuait  à  secouer  la  tête  sans  parler. 

\  la  fin,  le  voyant  dans  cette  peine,  elle  fut  prise  d'un 
beau  mouvement  de  passion.  Elle  sauta  sur  ses  genoux 
et  mit  ses  poings  dans  ses  cheveux. 

—  Regarde-moi,  tiens! 

L'homme  haussa  lentement  le  regard,  la  tête  basse  et 
de  côté,  comme  la  lice  grognante  que  le  maître  a  matée, 
et  un  éclat  vitreux  allumait  sa  prunelle  pleine  de  fureur 
et  d'adoration. 


UX    MALE  i53 

—  Ben,  quoi?  grommela-t-il,  j"te  regarde.  Après? 
Elle  lui  riait  d'un  large   rire    qui  découvrait  ses  gen- 
cives rouges. 

—  Après?  dit-elle.  Ben  !  Tu  ne  vois  pas  qu'y  a  qu'on 
aime  son  homme? 

Alors  une  volupté  Tamollit.  Il  lui  prit  la  tête,  se  mit  à 
la  baiser  et  en  même  temps  il  poussait  des  soupirs,  sa 
douleur  s'en  allant  par  là,  petit  à  petit,  comme  le  vent 
par  le  trou  d'une  outre.  A  la  fin,  il  l'enleva  tout  d'une 
pièce,  et  jetant  sa  casquette  à  terre  avec  force  : 

—  Nom  de  Dieu  !  j'  suis  un  coïon,  fit-il. 

Elle  se  pendit  à  lui,  imprimant  dans  ses  pectoraux  les 
pointes  de  sa  gorge.  Il  se  débattait. 

—  T'es  une  enjôleuse.  On  s'quittera  ! 

Mais  sa  force  était  entamée.  Il  s'abattit  près  d'elle, 
tiraillé  par  ses  mains  hardies  et  caressantes  et  ne  deman- 
dant qu'à  la  croire.  Pourtant  un  doute  lui  restait,  comme 
le  mal  sourd  d'une  plaie  qui  a  cessé  de  saigner  ;  et  sa 
rancœur  le  rongeait. 

Elle  s'en  aperçut. 

—  T'as  des  idées  sur  moi,  lui  dit-elle,  en  le  baisant 
dans  la  nuque,  d'un  coup  de  dent. 

Il  eut  peur  de  remuer  cette  souffrance,  hésita,  dit  non 
de  la  tête,  et  comme  elle  insistait,  se  décida.  C'était  vrai 
qu'il  avait  des  idées  ;  elle  s'ennuyait  avec  lui.  Est-ce 
qu'elle  n'avait  pas  bâillé  plusieurs  fois  de  suite,  tout  à 
l'heure  ? 

Puis  elle  était  toujours  pressée  de  s'en  aller,  depuis 
quelque  temps.  Deux  jours  de  suite,  elle  n'était  pas 
venue.  Elle  voulait  s'arracher  à  lui,  tout  doucement.  Ça 
se  voyait  clair  comme  la  lune  et  les  étoiles. 

Germaine  haussait  les  épaules. 

—  C'est  pas  vrai  !  Peut-on  dire  ! 

Et  sa  tendresse  lui  revenait  devant  cet  homme  à  con- 


54  UN    MALE 

solerct  ces  mensonges  à  prodiguer.  L'imprévu  de  la  scène 
rompant  la  régularité  de  leurs  entrevues,  elle  se  sentait 
reconquise  par  un  élan  nouveau,  un  besoin  de  lui  faire 
oublier  sa  défaillance  d'amour. 

Cela  dura  quelques  semaines. 

Puis  la  lassitude  reparut.  Elle  aurait  voulu  trouver  une 
occasion  de  rester  plusieurs  jours  sans  le  voir.  Cette  plé- 
nitude de  passion  l'engourdissait  comme  une  monotonie  ; 
ils  auraient  eu  bien  plus  de  plaisir  à  se  revoir  après  un 
petit  temps  de  séparation.  Et  elle  chercha  un  moyen  de 
lui  couler  cela  à  l'oreille,  en  douceur,  sans  le  fâcher.  Mais 
il  avait  une  manière  d'aimer  les  gens  différente  de  la 
sienne.  Il  la  voulait  tout  entière  et  constamment.  Il  aurait 
passé  ses  jours  et  ses  nuits  à  demeurer  près  d'elle,  à  la 
regarder  vivre,  à  vivre  de  sa  vie  ;  et  cet  attachement, 
pareil  à  celui  des  bêtes,  lui  tenait  au  corps  par  toutes  les 
fibres  et  toutes  les  moelles. 

Aucune  ruse  ne  se  mêlait  plus  à  sa  folie  pour  Ger- 
maine. Il  l'aimait  d'un  cœur  bête,  avec  une  large  can- 
deur. Il  y  eut  alors  ceci  de  singulier,  c'est  que  l'astuce 
qui  avait  été  du  côté  du  garçon  au  temps  des  convoi- 
ises,  passa  du  côté  de  la  fille,  après  l'assouvissement. 
Elle  rusa  pour  être  quittée  comme  il  avait  rusé  pour 
être  accepté. 

Un  jour  qu'elle  crut  le  moment  venu,  elle  lui  prit  la 
tête  et  la  serra  contre  sa  gorge,  d'une  caresse  longue 
comme  un  bercement. 

—  Vrai,  là,  nous  sommes  trop  amoureux,  lui  dit-elle. 
On  dit  que  ça  ne  dure  pas,  quand  ça  va  trop  fort. 

Il  darda  d'en  bas  un  regard  courroucé  et  répondit  avec 
chaleur. 

—  Dis  qu'y-z-en  ont  menti.  Je  l'sens  ben  là. 
Elle  resta  un  instant  sans  répondre,  puis  reprit  : 

—  Enfin,    ça  se   dit  ;    moi,   je   n'sais   pas.   Mais   tout 


UN    MALE  i'5 

d'même,  si  c'était  pour  durer,  faudrait  pas    se  voir  trop 
souvent,  vrai  !  Les  gens  mariés,  par  exemple — 

—  Eh  bien  ? 

—  ...  n'  s'aiment  plus.  Oh  !  ça,  c'est  la  vérité. 
11  secoua  la  tête. 

—  J'vois  ben  quoi  tu  veux  ! 

Elle  eut  une  secousse  imperceptible  et  levant  les  yeux 
vers  lui  : 

—  Quoi  ? 

—  J'vas  te  dire.  Tu  es  une  mamzelle  ;  moi,  j'suis  un 
homme  tout  court.  T'as  des  idées.  J'te  gêne. 

Il  accentuait   chaque    mot   d'un   hochement   de  tête, 
calme,  avec  un  peu  d'émotion  seulement  dans  la  voix. 
Et  continuant  : 

—  Alors,  comme  ça,  tu  m'aurais  pris  pour  t'amuser  ! 
J'serai  été  dans  tes  mains  comme  qui  dirait  une  poupée  ! 
C'est-y  ça  ? 

Elle  mit  la  main  sur  sa  bouche. 

—  Tu  sais  ben  que  non. 

—  Alors  ? 

—  Alors,  jVeux  dire  seulement  qu'on  a  plus  de  plaisir 
à  sVoir  quand  on  ne  sVoit  pas  tous  les  jours.  On  s'man- 
gerait  de  s'revoir. 

Il  l'écoutait  parler  à  présent,  avec  une  stupeur  triste. 

—  T'es  plus  homme  que  moi,  fit-il  à  la  fin.  Moi,  plus 
j'te  vois,  plus  ça  me  tient  de  t'voir. 

Il  y  eut  un  silence  dans  la  chambre,  devenue  tout  à 
coup  morne  comme  un  cimetière,  tandis  que  derrière  le 
mur  ronflait  le  vent  dans  les  grands  arbres  lourdement 
secoués. 

Il  reprit  : 

—  T'  faut'y  que  j'  m'en  aille  un  petit  temps,  alors, 
dis; 

Sa  voix  tremblait.   Elle  plongea  ses  yeux  au  fond  des 


i56  l'  N    M  A  L  K 

siens,  inquiète,  n'osant  dire  oui,  et  se  méfiant  de  sa  tran- 
quillité comme  d'une  ruse,  puis  se  mita  rire  : 

—  P't'  été  bien,  mon  homme. 

Il  courba  la  tête,  saigiiant-  et  pourtant  joyeux  de  lui 
complaire,  même  au  prix  d'un  grand  sacrifice. 

Ils  demeurèrent  trois  jours  sans  se  rencontrer,  et  au 
bout  de  ce  temps,  elle  eut  une  fureur  de  le  voir,  étonnée 
et  charmée  de  lui  être  à  ce  point  soumise.  Elle  courut 
chez  la  Cougnole. 

Il  avait  battu  les  bois  à  la  guetter,  l'espérant  malgré 
elle  et  hâve,  éreinté,  l'air  farouche,  il  portait  sur  ses  traits 
la  douleur  de  cette  attente  vaine. 

—  J'viens,  tu  vois,  lui  cria-t-elle,  de  loin,  tout  son  être 
dilaté  dans  une  joie  réelle  de  le  posséder. 

Elle  lui  trouvait  une  beauté  neuve  ;  cette  absence  le 
lui  rendait  avec  des  changements,  quelque  chose  d'un 
autre  homme  ;  et  elle  l'admirait,  émerveillée,  regagnée 
par  l'ancien  amour. 

Lui,  pleura  ;  de  grosses  larmes  chaudes  luisaient  sur 
ses  joues  brunes,  d'où  elles  coulaient  sur  les  mains  de 
Germaine. 

—  Faudrait  pas  recommencer  souvent  ! 

Et  il  ajouta  qu'il  avait  été  très  malheureux.  11  avait  eu 
des  idées  drôles  ;  il  avait  même  pensé  à  aller  se  tuer  dans 
la  cour  de  la  ferme. 

Elle  lui  donna  des  tapes  dans  les  côtes. 

—  Biesse,  va  !   Puisque  j'suis  là  ! 
Il  répondit  : 

—  Ah  !  oui,  t'as  raison  !  t'es  là  ! 

Elle  lui  avoua  alors  que  la  séparation  avait  été  d'abord 
comme  un  temps  de  repos  après  avoir  porté  un  poids 
lourd,  mais  bientôt  ça  lui  avait  fait  un  trou,  comme  si 
on  lui  avait  arraché  l'estomac  du  ventre.  Elle  l'aurait 
cherché  partout,  au  fond  des  bois,  s'il  avait  fallu.  C'est  à 


UN    MALE 


présent  quelle  l'aimait  I  et  il  Técoutait,   ravi,   buvant  les 
paroles  sur  ses  lèvres  d'une  bouche  altérée. 
Ce  furent  quelques  bons  jours. 


XXII 


UN  vendredi,  le  fermier  Hayot  arriva  à  la  ferme^ 
Il  était  tenancier  d'une  métairie,  à  deux  lieues 
des  Hulotte,  et  passait  pour  un  malin.  C'était  un 
petit  homme  court  et  trapu,   de  la  finesse  dans  les  yeux. 

Il  descendit  de  sa  carriole,  tira  son  cheval  jusque  sous 
la  porte  charretière  et  là,  l'attacha  par  la  bride  à  un  an- 
neau scellé  dans  le  mur.  Comme  il  pleuvait,  il  avait  pris 
avec  lui  un  large  parapluie  indigo,  à  monture  de  cuivre, 
et  le  tenait  déployé  sur  son  épaule.  Ses  grosses  joues 
couleur  brique,  rasées  de  près,  se  détachaient  sur  l'étoffe, 
ayant  de  chaque  côté  des  mèches  de  cheveux  gris,  apla- 
ties. Il  s'avança  dans  la  cour,  vit  d'un  coup  d'œil  les 
fumiers,  les  charrettes  sous  les  hangars,  l'abondance  d'un 
train  de  maison  bien  réglé,   et  poussa  jusqu  a  l'étable. 

Caïotte,  la  servante,  trayait  les  vaches,  assise  sur  un 
trépied  bas,  la  tête  à  la  hauteur  des  pis,  ses  mains  passées 
aux  tétines,  d'où  s'épanchait  un  beau  lait  lourd.  Elle  ne 
l'avait  pas  entendu  venir  et  demeurait  courbée,  ses  jambes 


i6o  r  X   M  A  r.  V. 

rouges  nues  jusqu'au-dessus  du  genou,  dans  le  fumier 
huileux  éclaboussé  de  bousées  immenses. 

Hayot  regarda  les  vaches  Tune  après  l'autre  du  seuil  de 
rétable,  et. tout  à  coup  son  parapluie  s'accrocha  au  linteau 
de  la  porte.  Calotte  se  retourna  au  bruit,  et  le  voyant  là 
planté  sur  ses  pieds  : 

—  Tiens  !  m'sicu  Hayot  !  dit-elle,  surprise,  en  descen- 
dant sa  jupe. 

Il  fit  aller  sa  tcte  en  signe  de  bonjour,  et  continua  à 
observer  les  bêtes.  Leurs  masses  osseuses  se  dessinaient 
par  grands  plans  d'ombre  et  de  lumière  dans  la  demi- 
obscurilébrumeusede  retable.  Descornes  luisaientsurdes 
frontaux  plaqués  de  clarté;  des  croupes  noires  avaient  l'air 
de  se  prolonger  dans  d'autres  croupes  qui  étaient  fauves; 
et  de  grosses  carcasses  ballonnées,  couchées  à  pleins  fa- 
nons, bosselaient  dans  les  pailles,  ou  posées  debout, 
montraient  la  tache  rose  des  mamelles  entre  l'arc  cagneux 
des  jarrets.  Et  le  fermier  regardait  en  connaisseur  la  lar- 
geur des  pis,  le  lustre  des  robes,  la  santé  des  yeux  som- 
meillants et  limpides. 

—  V'ià  pour  boire  avec  ton  galant  dimanche,  dit-il  en 
tirant  trois  sous  de  la  poche  de  sa  veste. 

Une  crevasse  détendit  les  joues  de  la  fille.  Elle  quitta 
son  trépied  et  vint  prendre  l'argent.  Alors  il  lui  demanda 
de  faire  lever  les  vaches  couchées  ;  et  elle  alla  de  l'une  à 
l'autre,  les  poussant  de  son  sabot  et  les  appelant  toutes 
par  leur  nom.  Elle  s'arrêta  devant  une  vache  noire,  et  la 
tapota,  disant  : 

—  C'est  celle-là  que  j'prendrais,  si  c'était  mon  idée 
d'acheter. 

Hayot  vit  qu'il  avait  été  deviné.  Il  loucha,  en  ricanant, 
du  côté  de  la  vachère,  et  répondit  : 

—  M'est  avis  que  t'as  raison. 

Et  il  ajouta  deux  sous  à  ceux  qu'il  lui  avait  déjà  donnés. 


UN    MALE  i6r 

—  Merci,  m'sieu  Hayot,  merci  !  répétait  Caïotte,  élar- 
gissant son  sourire  un  peu  plus  à  chaque  remercîment. 

Cette  magnificence  l'étourdissait.  Et  reconnaissante, 
elle  se  mit  à  louer  l'excellence  de  la  vache  noire,  avec  des 
détails  circonstanciés.  Ça  lui  ferait  de  la  peine,  pour  sûr, 
de  la  voir  partir,,  mais  elle  savait  que  les  bêtes  étaient 
bien  chez  m'sieu  Hayot;  la  peine  ainsi  seraitmoinsgrande. 
Et  il  récoulait  distraitement,  supputant  le  prix  de  la  bête 
par  avance. 

Il  entra  dans  la  maison  et  cogna  les  dalles  du  vestibule, 
du  bout  ferré  de  son  parapluie. 

—  Hé  !  fermier  ! 

Hulotte,  en  bras  de  chemise,  était  penché  sur  un  se- 
crétaire dont  la  face  antérieure,  en  s'abaissant,  formait 
pupitre.  A  l'intérieur  du  meuble,  de  chaque  côté  d'une 
cavité  où  étaient  entassés  des  papiers,  cinq  tiroirs  servaient 
à  remiser  l'argent.  Hulotte,  de  lourdes  lunettes  sur  le  nez, 
balançait  les  comptes  du  dernier  mois.  Le  haut  de  son 
corps  disparaissait  dans  la  profondeur  du  meuble.  Un 
livre  était  ouvert  devant  lui,  noirci  d'une  grosse  écriture 
inégale,  avec  des  macules  d'encre  et  des  salissures  de 
doigts  ;  et  près  du  livre,  des  tas  de  monnaies  enfermées 
dans  des  papillotes,  encombraient  la  planchette. 

Il  ferma  son  pupitre,  se  montra  sur  le  seuil  de  la  porte. 

—  C'est-y  ben  m'sieu  Hayot  que  voilà  ?  dit-il  ;  sûrement, 
c'est  lui.  N'restez  donc  pas  dans  le  mitan  de  la  porte. 

—  Dérangez  pas,  fit  l'autre.  J'passais.  Alors  je  m'suis 
dit  comme  ça  :  faut  voir  tout  de  même  comment  va  le 
fermier.  Et  j'suis  entré,  là,  pour  entrer. 

Hulotte  insista. 

—  Ben  sûrement,  vous  allez  prendre  un  verre  de  bière. 
Fermez  donc  vol'  parapluie 

—  Non,  là,  ce  sera  pour  une  aut'fois.  J'ai  ma  carriole 
avec  moi.  J'm'en  vas,  maintenant  que  je  suis  venu. 


162  UN    MALE 

Hulotte  lui  prit  son  parapluie  des  mains  et  le  mit 
cgoutter  dans  l'escalier  de  la  cave,  disant  que  ça  n'était 
pas  poli  et  qu'à  présent  qu'il  était  entré,  il  allait  demeurer 
une  minute.  Alors  Hayot  céda. 

—  Une  minute  !  une  seule  minute  !  Pour  vous  faire 
honneur.  Ça  ne  s'refuse  pas. 

Il  secoua  ses  chaussures  sur  les  dalles,  grondant  après 
la  pluie  qui  lui  faisait  salir  la  maison,  puis,  trouvant  un 
paillasson  sur  le  seuil  de  la  chambre,  il  se  remit  à  frotter 
ses  semelles,  à  petites  fois,  longuement. 

Il  entra  enhn,  vit  Germaine  qui  achevait  de  nettoyer  la 
chambre  et  pinçant  un  sourire  : 

—  Dire  qu'on  a  fait  sauter  ça  sur  ses  genoux,  fermier, 
tît-il.  Et  maintenant  c'est  des  grandes  jeunesses  donc  ! 

Son  admiration  grandissant,  il  la  détaillait  complai- 
samment. 

—  Et  des  bras  !  une  poitrine  !  des  yeux  !  C'est  ça  qui 
s'appelle  une  vraie  créature.  Ah  I  si  c'était  de  notre  temps! 
si  nous  avions  le  bel  âge  ! 

Et  il  ajouta  en  secouant  la  tête  : 

—  J'sais  bien  ce  que  nous  ferions.  Mais,  à  présent, 
nous  sommes  comme  qui  dirait  des  Mathieusalem.  C'est 
le  tour  de  nos  garçons. 

—  Bah  !  dit  Hulotte.  Tant  qu'on  a  de  ça... 
Et  il  se  frappa  le  côté  du  cœur. 

—  Non,  ce  n'est  plus  la  même  chose,  acheva  Hayot, 
avec  une  moue. 

Il  s'était  assis,  ses  jambes  allongées  devant  lui. 

Germaine  lui  offrit  de  la  bière,  du  vin,  des  liqueurs,  au 
choix  ;  il  hochait  la  tête,  disant  non,  et  à  la  fin  il  accepta 
de  déjeuner. 

—  Pour  ça,  oui,  j'veux  bien,  là,  sans  façon.  Il  y  a  un 
petit  temps  que  mon  café  a  passé. 

II  était  parti  à  six  heures  du    matin.    II   s'était  arrêté 


U  N    MALE  163 

dans  les  fermes,  à  causer  d'affaires.  On  avait  bu  de  l'eau- 
de-vie  et  tout  cela  l'avait  un  peu  affamé.  Il  racontait  son 
histoire  en  riant  à  chacun  de  ses  mots,  l'oeil  pétillant.  Et 
Hulotte  flairant  une  affaire,  riait  avec  lui. 

—  J'suis  bien  malhonnête,  dit-il  quand  l'autre  eut  fini. 
J'vous  demande  pas  des  nouvelles  de  marne  Hayot.  Elle 
va  bien  ? 

—  Sur  son  ordinaire.  Oui,  Dieu  merci.  A  part  les 
rhumatisses. 

—  C'est  une  personne  d'âge  !  Elle  n'a  pas  aut'choseque 
c'qu'ont  les  autres.  L'un  a  ça,  l'aut'  a  aut'chose.  Moi, 
c'est  dans  les  reins. 

Et  le  dialogue  traînait  dans  des  politesses  mutuelles, 
chacun  pensant  à  la  possibilité  d'un  gros  gain. 

Germaine  étendit  un  coin  de  nappe  sur  laquelle  elle 
rangea  un  pain  de  froment,  une  pleine  assiette  de  beurre, 
la  cafetière,  le  sucrier  et  une  belle  tasse  à  fleurs,  claire 
comme  du  cristal. 

Hayot  déjeuna,  se  défendant  encore  et  ne  voulant  ac- 
cepter qu'une  tranche  de  pain  ;  ça  suffisait  bien  ;  il  n'avait 
pas  grand  appétit,  du  reste  ;  et  tout  en  protestant,  il  en- 
tama une  seconde  tranche,  qu'il  beurra  largement  ;  et 
celle-là  engloutie,  il  planta  ses  dents  dans  une  troisième. 
Tout  de  même,  le  pain  était  fameux;  et  il  complimentait 
Germaine,  en  mâchonnant  ses  bouchées.  Il  mangea  le 
tiers  du  pain,  râfla  tout  le  beurre  et  but  trois  jattes  de 
café,  coup  sur  coup.  Après  quoi,  il  passa  le  bout  de  la 
nappe  sur  sa  bouche,  avec  satisfaction,  et  se  donna  de 
petites  tapes  dans  l'estomac. 

—  C'est  une  idée  d'être  entré,  dit-il.  Là,  je  suis  fameu- 
sement content  d'vous  avoir  vu.  On  est  de  bons  amis. 

Il  alluma  sa  pipe  et  demanda  à  voir  les  bêtes.  Hulotte 
pensa  qu'il  avait  besoin  d'un  cheval  et  le  mena  à  l'écurie. 
Hayot  trouva  les  chevaux  magnifiques. 


i64  U  N     M  A  L  E 

—  Je  m'suis  trompe',  pensa  Hulotte,  y'm'les  aurait  ra- 
vales. 

Ille  conduisit  à  letable.  Là,  le  bonhomme  montra  de 
la  circonspection,  examina  les  vaches  Tune  après  l'autre, 
sans  rien  dire,  et  finalement  déclara  qu'il  en  avait  vu  de 
plus  belles. 

—  C'est  une  vache  pour  sûr  qu'il  lui  faut,  pensa  Hulotte. 
Et  les  mains  dans  les  poches,  d'un  air  indifférent,  il  lui 

répondit  qu'il  y  en  avait  peut-être  de  plus  belles,  mais 
pas  de  meilleures. 

Hayot  entrait  dans  les  fumiers  jusqu'à  la  cheville, 
tâtanl  les  bêtes  l'une  après  l'autre. 

La  blanche  était  soufflée,  la  rousse  avait  de  la  langueur 
dans  l'œil,  l'isabelle  était  épuisée  par  son  veau  ;  et  quand 
il  arriva  à  la  noire,  il  haussa  les  épaules  en  soufflant  dans 
ses  joues.  11  regardait  le  fermier  du  coin  de  l'œil. 

Ils  visitèrent  ensuite  les  porcs.  Hulotte  ayant  ouvert  la 
porte  des  huttes,  les  bêtes  se  mirent  à  trotter  du  côté  des 
fumiers,  roulant  des  yeux  ahuris,  avec  des  tirebouchonne- 
ments  de  queue  ;  et  ils  demeurèrent  un  instant  à  les 
regarder  s'ébattre  en  grognant,  leur  groin  rose  fouillant 
sous  les  pailles  activement.  Par  moments,  le  pied  leur 
manquant  sur  le  pavé  suintant,  les  porcs  s'abattaient  dans 
les  bouses,  faisaient  rejaillir  les  purins,  puis,  relevés, 
continuaient  à  galoper,  leurs  fesses  charnues  secouées  de 
petits  tremblements.  Hayot  s'extasia  sur  leur  belle  mine 

—  C'est  bien  d'une  vache  qu'y  retourne,  repensa  Hu- 
lotte, suivant  son  idée. 

Et  il  mena  Hayot  successivement  au  poulailler,  au 
bûcher,  au  potager,  au  verger,  et  de  là  aux  champs. 

Le   petit    homme   trouvait  tout   admirable.    Pour  un 
verger,  c'était  un  «  fameux  «  verger.  Quant  aux  pommes- 
de  terre,  bien,  là,  vrai  I  il  fallait  aller  loin  pour  en  trouver 
d'aussi  bien  montées.  Et  comme  ils  étaient  à  regarder  les 


UN    :M  A  L  E  i65 

luzernes,  à  un  gros  quart  d'heure  de  la  ferme,  il  reparla 
tout  à  coup  des  vaches,  de  la  blanche  qui  était  soufflée, 
de  l'isabelle  qui  était  creusée,  de  la  noire  qui  ne  valait  pas 
lourd. 

—  Chacun  son  idée,  répliqua  Hulotte,  parfaitement 
calme. 

Une  petite  pluie  fine,  qui  ne  finissait  pas,  rayait  la  cam- 
pagne devant  eux,  étendant  sur  les  verdures  un  réseau 
gris,  très  léger.  Des  bubelettes  d'eau  diamantaient  leurs 
habits,  mal  protégés  par  le  parapluie  que  Hulotte  tenait 
au-dessus  d'eux.  La  terre  détrempée  collait  à  leurs  sou- 
liers une  boue  jaune,  épaisse.  Et  de  temps  à  autre,  Hayot 
passait  ses  semelles  dans  les  herbes,  repris  par  ses  in- 
stincts de  propreté. 

—  Fichu  temps! 

C'est  égal.  Il  ne  se  repentait  pas  d'être  entré.  Loin  de 
là,  et  il  répétait  sa  phrase,  avec  componction  : 

—  J'suis  ben  content  de  vous  avoir  vu  en  bonne  santé. 
Ils  reprirent  le  chemin  de  la  ferme. 

Hayot  éprouva  le  besoin  de  revoir  l'étable.  Il  alla  à  la 
vache  noire  directement  et  passa  la  main  sur  ses  côtes, 
son  ventre,  ses  jarrets  ;  il  regarda  ses  cornes,  ses  sabots, 
son  pis;  il  lui  releva  le  mufle,  lui  desserra  les  dents.  Puis, 
se  décidant  : 

—  J'ia  prendrais  p't-être  ben,  si  elle  n'était  pas  trop 
chère,  dit-il. 

Hulotte  se  balançait  d'avant  en  arrière,  régulièrement. 
Il  avait  gardé  son  air  indifférent.  Il  demanda: 

—  T'en  as  envie? 

—  Envie  et  pas  envie.  Ça   dépend.    Faut  voir  le  prix. 
Tous  deux  se  tutoyaient  à  présent. 

Hulotte  eut  l'air  de  réfléchir  longuement. 

—  Ben,  pour  toi,  là,  parce  que  c'est  toi  et  rien  que 
pour  ça,  ben,  ça  sera  sept  cents. 


166  U  X    M  A  L  E 

Hayot  secoua  latctc. 

—  Cinq  cents,  dit-il  après  un  instant. 

—  Sept  cents,  reprit  Hulotte. 

Le  compère  frappa  son  poing  droit  dans  la  paume  de 
sa  main  gauche,  de  toute  sa  force  : 

—  Nom  de  Dio!  dit-il,  j'veux  pas  marchander,  moi, 
j"t"cn  donne  cinq  cent  cinquante. 

—  Ben,  moi  non  plus,  j'marchande  pas,  nom  de  Dio  ! 
Ça  ne  sera  pas  sept  cents,  ça  ne  sera  pas  six  cent  soixante- 
cinq;  ça  sera  six  cent  cinquante  tout  net,  J'suis  comme 
ça,  moi. 

Mais  l'autre  ne  voulait  rien  mettre  au  delà  de  son  prix. 

—  \'rai,  Hulotte,  en  camarade,  ça  ne  vaut  pas  plus. 
Hulotte  fit  un  geste,  en  homme  qui  a  pris  son  parti  : 

—  N'en  parlons  plus.  J'garde  ma  vache.  Tu  gardes  ton 
argent.  Buvons  une  bouteille. 

Ils  entrèrent  à  la  cuisine. 

La  table  venait  d'être  quittée  par  les  domestiques.  Des 
mies  de  pain  traînaient  dans  les  égouttements  des  verres. 
Une  débandade  d'assiettes  s'égarait  à  travers  le  pêle-mêle 
des  couverts  d'étain.  Trois  chats,  hissés  sur  les  chaises, 
attiraient  à  eux,  du  bout  de  la  patte,  les  morceaux  de  lard 
échappés  aux  fourchettes. 

—  A  not'tour  maintenant,  fit  Hulotte. 

Germaine  débarrassa  la  table,  mit  une  nappe  blanche 
raide  d'empois  et  servit  un  rôti  de  bœuf  superbement 
doré.  Il  y  avait  deux  couverts. 

—  J'vas  vous  laisser  dîner,  dit  Hayot. 

Mais  le  fermier  ne  voulait  pas  :  le  second  couvert  avait 
été  mis  pour  lui  ;  il  ne  partirait  pas,  etc.  Hayot  regardait 
la  belle  viande,  eutuneconvoitise  etse  mit  àtable,  disant  : 

—  Une  bouchée,  ça  n'est  tout  de  même  pas  de  refus. 
Tout  le  rôti  y  passa.  Et  régulièrement,    il  répétait  sa 

phrase,  avec  une  nuance  d'attendrissement  : 


U  N    MALE  167 

—  J'suis  content,  là,  fameusement  content  .. 

A  la  seconde  bouteille  de  vin,  il  reparla  de  la  vache. 

—  Pour  être  un  homme,  ben  !  j'donnerai  six  cents. 
Mais  faut  pas  m'demander  un  liard  de  plus.  Ça  va- t-il  ? 

Hulotte  tenait  bon. 

—  Non.  J'nai  qu'une  parole. 

Alors  il  haussa  les  épaules,  et  clignant  des  yeux  du  côté 
de  Germaine,  s'écria  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  faire 
des  affaires  avec  un  homme  aussi  exigeant  que  le  fermier. 

Cela  traîna  jusqu'à  la  tombée  du  jour.  Le  cheval  avait 
été  remis  à  la  carriole  et  pié.inait  devant  la  porte,  dans 
la  pluie  qui  continuait.  Le  bonhomme  prit  son  parapluie, 
l'ouvrit,  se  carra  sur  le  banc  de  la  voiture.  Hulotte  se  te- 
nait debout  à  la  tête  du  cheval,  souriant  de  son  sourire 
tranquille.  Et  du  seuil,  Germaine  regardait  Hayot  s'in- 
staller, regardant  en  même  temps  au-dessus  de  sa  tête, 
au  loin,  les  bois  où  l'attendait  peut-être  Cachaprès. 

Hayot  prenait  ses  aises,  sans  se  presser.  Il  retourna  la 
banquette  sur  laquelle  il  était  assis,  se  mit  à  droite,  recula 
à  gauche,  rajusta  les  brides,  gagnant  ainsi  du  temps. 
Hulotte  se  raviserait  peut-être,  descendrait  à  six  cents,  et 
il  dardait  sur  lui  son  œil  malin,  sans  tourner  la  tête. 
Mais  le  fermier  parlait  de  la  pluie,  continuant  à  maintenir 
le  cheval  qui  s'impatientait. 

Le  bonhomme  prit  une  décision,  subitement.  Il  jeta 
les  brides  sur  le  collier  du  cheval,  ferma  son  parapluie  et 
descendit  de  la  carriole. 

—  Là,  dit-il,  j'ia  prends  pour  six  cent  vingt-cinq. 
Et  il  rentra. 

Cette  fois,  Hulotte  céda.  Il  fut  convenu  que  le  Cron, 
un  des  domestiques  de  la  ferme,  ainsi  nommé  à  cause  de 
la  circonflexion  de  ses  jambes,  conduirait  la  vache  au 
Tricu.  Il  passerait  la  nuit  chez  Hayot  et  repartirait  au 
petit  jour. 


Hulotte  déboucha  une  dernière  bouteille,  tandis  que 
Hayot  tirait  d'un  portefeuille  graisseux  six  billets  de 
banque  et  les  alignait  sur  la  table.  Le  reste  du  compte 
s'acheva  en  pièces  de  cinq  francs  et  en  menue  monnaie. 
Hayot  comptait  à  voix  haute,  lentement.  Le  fermier 
donna  un  reçu. 

Alors  Hayot  se  laissa  aller  à  sa  joie  d'avoir  gagne  vingt- 
cinq  francs  sur  le  prix  de  la  vache.  Il  invita  Hulotte,  ses 
garçons,  sa  demoiselle  à  venir  dîner  à  la  ferme  le  di- 
manche suivant. 

—  Tous,  faut  venir  tous  !  répétait-il. 

Hulotte  ne  promettait    pas,   mais  un    de   ses  iils   et 
Germaine  iraient  certainement. 
Hayot  eut  une  grimace  plaisante  : 

—  Mam'zelle  Germaine  verra  mes  garçons,  dit-il.  On 
n'sait  pas  ce  qu'y  s'diront.  Mais  apparemment  y  n's'man- 
geront  pas. 

Il  se  tassa  dans  sa  carriole,  fouetta  son  cheval  et  alla 
rejoindre  sur  la  chaussée  le  Cron,  qui  avait  pris  les  de- 
vants avec  la  vache. 

Germaine  suivit  quelque  temps  la  voiture  des  yeux, 
pensant  à  cette  partie  qui  allait  mettre  un  peu  d'imprévu 
dans  la  monotonie  de  sa  vie. 


^ 


XXIII 


IL  était  six  heures  du  matin  quand  Mathieu  Hulotte, 
le  frère  de  Germaine,  attela  le  cheval  à  la  birou- 
chette.  Cétait  un  petit  cheval  des  Ardennes,  trapu 
et  épais  d'encolure,  le  poil  gris.  Le  fermier  lui  avait 
acheté  un  harnais  presque  neuf,  à  la  vente  du  baron  des 
Audrets;  des  couronnes  en  cuivre  luisaient  sur  le  cuir 
verni,  le  harnais  ne  servait  que  dans  les  circonstances 
exceptionnelles. 

On  partit.  Elle  avait  mis  une  robe  claire  à  pois  rouges, 
et  un  chapeau  rond,  garni  d'une  écharpe  de  tulle  paille, 
la  coiffait.  Des  mitaines  de  soie  entrecroisaient  leurs 
mailles  sur  ses  mains  brunes,  ornées  de  bagues;  elle  por- 
tait sur  les  épaules  une  mantille  de  faille  noire,  à  franges, 
qui  s'échancrait  un  peu  dans  le  dos.  Et  toute  sa  personne 
avait  un  éclat  frais,  heureux. 

Ils  passèrent  devant  la  maison  de  la  Cougnole.  Germaine 
eut  un  battement  de  cœur  à  la  pensée  que  Cachaprcs  pou- 
vait  être  là   et  les  verrait  passer  :  clic    redoutait   une 

8 


170  U  X    M  A  L  E 

violence,  elle  ne  savait  pas  bien  quoi  ni  pourquoi.  Mais 
cette  peur  se  dissipa  lorsqu'ils  eurent  dépasse  les  maisons. 
Alors,  gagnée  par  des  rêveries,  elle  se  renversa  sur  la 
banquette,  pensa  à  des  choses  vagues  qui  avaient  la  dou- 
ceur du  matin  dans  les  bois. 

On  suivait  la  grand'route  pendant  près  de  deux  heures, 
puis  on  prenait  un  embranchement  de  chaussée  à  travers 
les  campagnes  ;  cet  embranchement  menait  à  la  ferme 
des  Hayot.  Ils  roulaient  dans  un  demi-jour  sombre,  ayant 
à  chaque  côté  du  chemin  desépaisseurs  touffues  d'arbres. 
Par  moments,  une  allée  débouchait  sur  le  pavé,  éclairée 
d'une  lumière  intense  dans  les  fonds.  C'était  comme  un 
éblouissement.  Et  de  nouveau  la  ligne  des  bois  se  refor- 
mait, avec  ses  densités  profondes  et  ses  larges  épanche- 
ments  de  verdures.  Une  fraîcheur  montait  des  taillis 
humides,  où  les  rosées  faisaient  paraître  grises  les  végé- 
tations, avec  des  luisants  froids  d'acier.  Et  cette  fraîcheur 
exhalait  des  senteurs  de  fermentation,  robustes  et  saines. 
Au-dessus  de  la  route,  le  ciel  bleu  saphir  s'apercevait 
entre  les  arbres,  se  rétrécissant  dans  l'éloignement. 

Le  cheval  allongeait  son  trot,  allègrement,  ralentissant 
de  lui-même  aux  montées,  la  tête  ballante  alors,  avec  des 
airs  de  flânerie.  Les  mouches  commençant  à  le  taquiner, 
il  les  fouettait  de  sa  queue,  plissait  sa  peau  ou  tournait 
la  tête  d'un  mouvement  brusque,  tâchant  de  les  attraper 
d'un  coup  de  sa  grosse  langue.  La  montée  gravie,  .Mathieu 
lançait  un  hue  !  et  l'ardennais  repartait  de  son  pas  court 
et  ferme.  Ses  fers  battaient  le  pavé  d'un  cliquetis  égal  qui 
se  mêlait  au  roulement  sourd  des  roues  de  la  voiture.  On 
ne  se  pressait  pas,  du  reste,  étant  sûr  d'arriver  avant  la 
chaleur.  Et  ils  se  laissaient  bercer  aux  cadences  des  res- 
sorts, secoués  tous  deux,  à  travers  un  engourdissement 
léger  qui  les  empêchait  de  parler. 

Ils  quittèrent  la  grand'route,  attaquèrent  la  chaussée. 


UN    MALE  171 

Des  rangs  de  peupliers  minces  filaient  le  long  du  pavé 
rayant  le  sol  blanc  de  leurs  ombres  grises.  Par  delà 
s'étendaient  les  campagnes,  dans  un  chatoiement  de  nacre 
pâle  qui  à  l'horizon  se  vaporisait,  devenait  un  brouillard 
lumineux.  Cette  chaleur  de  la  plaine  au  sortir  des  bois  les 
prit  comme  une  haleine  de  fournaise.  Un  peu  d'écume 
moussait  sous  la  sellette  du  cheval.  Des  odeurs  de  vernis 
échauffé  s'échappaient  des  harnais,  s'ajoutant  à  Todeur 
fade  des  blés.  Et  dans  l'air  s'entendait  un  bourdonnement 
de  mouches,  assoupissant  à  force  de  monotonie,  qui 
petit  à  petit  dispersait  les  idées  de  Germaine,  les  inclinait 
à  la  sensation  vague  de  connaître  un  autre  amour.  Une 
paresse  de  dimanche  appesantissait  les  villages  qu'ils 
traversaient. 

La  métairie  du  bonhomme  Hayot  se  reconnaissait  à  son 
air  de  large  aisance.  Elle  se  composait  d'un  bâtiment  à 
front  de  rue,  qui  était  la  grange  ;  d'un  second  bâtiment 
où  étaient  l'étable  et  l'écurie  ;  eufin,  de  la  maison  d'habi- 
tation ;  et  le  tout  formait  un  carré  au  milieu  duquel  la 
fosse  aux  fumiers  descendait  en  pente.  Le  verger,  très 
vieux,  s'espaçait  entre  des  haies  de  clôtures  épaisses  de 
deux  mètres,  le  long  de  la  chaussée.  Un  noyer  énorme 
étendait  au-dessus  de  la  porte  d'entrée  ses  branches  sail- 
lantes comme  des  biceps. 

La  voiture  fit  le  tour  de  la  cour  et  alla  s'arrêter  devant 
la  porte  de  l'habitation.  Des  canards  fuyaient  en  bedon- 
nant, sous  les  pieds  du  cheval,  pêle-mêle  avec  les  poules 
et  les  pintades.  Un  large  gloussement  de  peur  montait 
dans  le  bruit  des  roues  grinçant  sur  le  pavé.  Les  dindons, 
ahuris,  allcngeaientle  cou,  interminablement.  Et  un  chien 
de  garde  aboyait  avec  fureur,  mettant  le  comble  à  l'agita- 
tion. 

Une  servante  se  montra. 

—  M'sicu  Hayot,  fit  Mathieu. 


172  UN    MALE 

11  fut  obligé  de  rcpctcr  sa  question,  la  fille  s'immobi- 
lisant  à  les  regarder,  la  bouche  béante,  avec  la  stupeur 
d'une  personne  qui  n'est  pas  habituée  à  de  nouveaux  vi- 
sages. Alors  elle  eut  l'air  de  s'éveiller. 

—  J'vas  voir  si  c'est  qu'il  est  là,  dit-elle,  pesant  sur  les 
mots. 

Germaine  regarda  son  frère,  étonnée.  Hayot  ne  les  at- 
tendait donc  pas  ?  La  maison  était  muette.  Un  peu  de  ce 
sommeil  qui  noyait  les  campagnes  traînait  dans  le  silence 
du  vestibule.  Et  tous  deux  attendaient  dans  la  voiture, 
indécis,  n'osant  pas  descendre,  tandis  que  le  petit  cheval 
donnait  de  furieux  coups  de  pieds  au  pavé,  les  naseaux 
remplis  de  l'odeur  de  l'écurie. 

Un  craquement  se  fit  entendre  dansTescalier.  Quelqu'un 
descendait  à  pas  lourds,  s'attardant  et  toussant.  Et  Hayot 
apparut  subitement  dans  la  clarté  de  la  porte  ouverte 
embarrassé,  souriant. 

—  Tiens,  dit  il,  mam'zelle  Germaine  et  son  frère  !  C'est 
ça  qu'est  bien  une  fière  idée  d'être  venus  ! 

Il  était  en  bras  de  chemise,  la  tête  ébouriffée,  des  bas 
aux  pieds.  Il  se  rappelait  à  présent  les  avoir  invités,  mais 
il  avait  fait  cela  par  manière  de  politesse,  sans  penser 
qu'ils  seraient  venus.  Et  d'un  mouvement  machinal,  il 
attachait  les  bretelles  de  son  pantalon,  répétant  sa  phrase 
avec  des  haussements  de  tête  : 

—  Une  fière  idée  1  Oui,  tout  de  même. 
Mathieu  éprouva  le  besoin  déplacer  un  mot  : 

—  Une  chaleur  1  dit-il. 

—  Fameuse  !  heureusement  !  car  il  y  a  du  grain  c't'an- 
née. 

—  J'vous  crois. 

Hayot  s'habituait  doucement.  Hulotte  d'ailleurs  l'avait 
largement  accueilli;  on  verrait  à  faire  honneur  à  ses  en- 
fants.  Il  riait  à  grands  coups  à   présent,  s'étourdissant, 


UN    MALE  173 

disant  des  choses  qui  n'avaient  aucun  rapport  avec  ce 
qu'il  pensait  réellement.  Et  comme  ils  ne  descendaient 
pas,  il  se  décida. 

—  Ben  !  descendez  donc  !  JVas  dire  à  la  mère  que  vous 
êtes  là. 

—  C'est  pas  la  peine,  fit  Germaine,  vexée.  Du  moment 
qu'il  y  a  du  dérangement.  .. 

Une  impatience  gonflait  sa  lèvre.  Elle  se  tourna  vers 
son  frère,  comme  pour  lui  commander  de  repartir.  Ma- 
thieu, bon  enfant,  hésitait.  Alors  Hayot,  pris  d'un  re- 
mords, s'attacha  aux  brides  du  cheval. 

—  Du  tout  !  Hé,  non  I  Faut  que  vous  restiez  !  Nom 
de  Zo  ! 

Et  vivement  il  défit  les  traits.  Mathieu  parut  consulter 
sa  sœur  d'un  regard.  Elle  haussa  imperceptiblement  les 
épaules  et  se  leva  de  son  siège. 

—  Hé  1  Mathieu  !  Donat  1  Hé  !  cria  Hayot,  aKtivez 
donc  aider  la  demoiselle  aux  Hulotte  qu'est  là  ! 

Mais  elle  avait  sauté  à  terre,  déjà.  Personne  ne  répon- 
dant, le  fermier  feignit  une  colère. 

—  Ah  !  les  garçons  !  mam'zelle  Germaine  !  C'est  tou- 
jours par  quatre  chemins  ! 

Mathieu  remisait  la  voiture  sous  le  hangar.  Le  petit 
ardennais  se  sentant  libre,  s'était  dirigé  vers  un  tas  de 
luzernes  et  broyait  les  verdures  avec  gourmandise.  Dans 
récurie,  les  têtes  des  chevaux  s'allongeaient,  immobiles, 
à  regarder  cet  intrus. 

Hayot  alla  prendre  la  bête  par  la  bride,  fit  reculer  les 
croupes,  et  lui  ayant  passé  un  licol,  versa  dans  l'auge  un 
plein  tamis  d'avoine. 

—  D'abord  les  bêtes,  et  puis  les  gens,  fit-il  en  revenant 
vers  Germaine. 

Et  cette  fois,  il  la  poussa  résolument  dans  la  maison.  Il 
offrait  de  la  bière,  du  vin,  du  café,  tout  ce  qu'elle  voulait. 


T-4  I'  N     M  A  L  F. 

Elle  finit  paracceptcr  un  peu  de  proscillc  dans  de  l'eau. 
Il  la  servit  lui-niC-me,  puis  les  laissa^  sous  prétexte  de 
passer  SCS  souliers. 

La  chambre  était  vulgaire  et  sans  coquetterie.  Il  était 
facile  de  voir  qu'une  main  de  vieille  femme  touchait  seule 
aux  objets  dans  la  maison.  Des  chaises  à  fond  de  paille 
étaient  alignées  contre  le  mur,  tapissé  d'un  papier  de 
tenture  décollé  par  l'humidité  le  long  des  plinthes  et 
cratlé  par  le  dossier  des  chaises,  un  peu  plus  haut.  Un 
paravent  s'encadrait  dans  les  montants  de  la  cheminée, 
avec  une  peinture  représentant  un  ours  blanc  se  prépa- 
rant à  fondre  sur  deux  chasseurs.  La  cheminée  était  mo- 
derne, en  bois  imitant  le  marbre,  et  elle  avait  pour  orne- 
ment une  glace  à  bordure  de  palissandre,  une  pendule 
en  zinc  bronzé  et  deux  coquillages  énormes,  étalant  leur 
valves  rouges  comme  des  entonnoirs.  Une  table  recou- 
verte d'un  tapis  de  toile  cirée,  une  armoire  à  linge  peinte 
en  rouge,  une  autre  armoire-buffet  en  acajou,  chargée  de 
vaisselle,  complétaient  l'ameublement. 

Ils  regardaient  les  coquillages,  le  paravent,  la  glace, 
leurs  mains  posées  sur  leurs  genoux,  sans  rien  dire.  Le 
même  silence  continuait  à  régner  dans  la  maison.  Et 
tout  à  coup  ils  entendirent  un  bruit  de  discussion  qui 
venait  de  l'étage.  Ils  reconnurent  la  voix  du  fermier,  et 
une  autre  voix  lui  répondait,  avec  aigreur.  Cela  dura  quel- 
ques instants,  puis  Hayot  descendit. 

Il  avait  mis  une  ves<e  de  coton  à  rayures  bleues  et 
grises,  toute  raide  d'amidon,  avec  des  luisants  de  repas- 
sage dans  le  dos  et  aux  manches,  et  il  se  frottait  les  mains, 
l'air  gai. 

—  Les  garçons  sont  chez  Machard,  dit-il.  J'vas  leur 
faire  dire  de  venir.  Vous  connaissez  bien  les  Machard  î 

Ils  les  connaissaient  sans  les  connaître. 

Il  cligna  des  yeux  et  continua  : 


UN    :M  A  L  E  175 

—  J'vasvous  dire.  Les  Machard  sont  à  leur  aise.  Même 
Josèphe,  leur  fille,  elle  Joue  du  piano.  Et  comme  ça, 
mon  second,  Donat,  a  fait  sa  connaissance.  Une  belle 
personne.  Dans  votre  genre,  mam'zelle  Germaine.  Et 
p't-être  qu'y  aurait  du  nouveau  d'ici  à  Noël. 

Mais  il  y  avait  trois  garçons.  Les  deux  autres  n'avaient 
pas  encore  trouvé  de  personne  à  leur  goût.  Et  il  termina 
par  une  galanterie  ; 

—  Y'  n'vous  connaissaient  sûrement  pas,  mam'zelle 
Germaine. 

f  II  leur  offrit  de  leur  montrer  les  vaches.  Celle  qu'il 
avait  achetée  à  leur  père  était  arrivée  saine  et  sauve.  Si 
c'était  à  refaire  cependant,  il  ne  l'achèterait  plus.  Enfin, 
ce  qui  est  fait  est  fait.  Et  tout  en  disant  ces  choses,  il  les 
conduisait  à  l'étable  et  de  là  à  l'écurie.  Debout  sur  le 
seuil,  il  tapa  sur  l'épaule  de  Mathieu  : 

—  Que  dis-tu  de  mes  chevaux,  garçon  ? 

Il  y  en  avait  cinq,  de  belle  encolure,  bruns,  à  reflets 
de  satin.  Mathieu  allait  de  l'un  à  l'autre,  les  chatouillant 
au  ventre  et  leur  tapant  sur  la  fesse.  Et  Hayot  le  suivait 
de  son  rire  et  de  ses  :  «  Ah  !  ah  !  garçon  !  N'y  en  a  pas 
de  pareils.  » 

Comme  ils  allaient  sortir,  des  talons  heurtèrent  le  pavé 
de  la  cour,  et  Germaine  vit  venir  à  elle  les  trois  garçons 
du  fermier. 

—  Arrivez  donc  !  cria  Hayot.  C'est  la  demoiselle  à 
Hulotte  ! 

Et  il  les  présenta. 

—  Celui-ci,  c'est  mon  aîné,  Hubert. 

Elle  eut  un  petit  mouvement.  Cachaprcs  aussi  s'appe- 
lait Hubert.  Et  elle  le  regardait  avec  curiosité,  trouvant 
delà  singularité  à  ce  rapprochement. 

—  Celui-là,  c'est  mon  second,  Donat.  Et  ce  p'tit-là, 
c'est  mon  Fritz  î 


176  UN    MA  L  E 

Il  les  montrait  de  sa  maîn  ouverte,  allongeant  le  bras 
à  chaque  présentation,  avec  orgueil.  Germaine  hochait  la 
tête,  montrant  ses  dents  dans  un  rire  embarrassé.  Hubert 
ôta  sa  casquette  d'un  coup  sec  et  la  tint  à  la  main,  der- 
rière son  dos,  avec  aisance.  Fritz,  très  troublé,  rougit 
jusque  dans  ses  cheveux  couleur  de  chanvre,  retira  son 
cigare  et  le  remit  en  bouche  du  côté  du  feu,  ce  qui  lui 
fît  faire  un  haut-le-corps.  Le  rire  de  Germaine  s'acheva 
dans  un  pli  malicieux. 

Ils  rentrèrent  tous  ensemble  à  la  maison.  M™*  Hayot 
avait  fait  ranger  sur  la  table  le  service  à  café  et  les  atten- 
dait. C'était  une  femme  petite  et  sèche,  la  figure  jaune, 
avec  des  langueurs  dans  les  yeux. 

Elle  les  reçut  en  se  lamentant  : 

—  Faites  pas  attention  à  moi.  J'suis  rien  dans  la  mai- 
son. Le  fermier  fait  tout  à  son  idée. 

C'était  sa  faute  à  lui,  non  la  sienne,  s'ils  étaient  si  mal 
reçus  ;  Hayot  ne  l'avait  pas  prévenue  de  leur  arrivée.  Il 
voulut  l'interrompre.  Elle  répliqua. 

Les  deux  aînés  s'interposèrent  alors.  Ça  n'allait  pas 
recommencer,  hein  ?  Et,  avec  une  brusquerie  mal  rete- 
nue, ils  obligèrent  leur  mère  à  s'asseoir  à  la  table. 

Germaine  devina  le  rôle  effacé  de  cette  femme  dans  la 
maison  et  la  tyrannie  sourde,  constante  du  mari.  Hubert 
s'était  mis  à  côté  d'elle  et  lui  parlait,  la  joue  fendue  d'un 
large  sourire  immobile. 

Elle  fut  étonnée  de  la  douceur  de  ses  gestes  et  de  sa 
voix.  Il  affectait  des  formes  polies  etdans  la  conversation 
étalait  un  choix  de  mots  qui  donnait  l'idée  d'une  éduca- 
tion supérieure.  Il  était  grand,  avec  des  épaules  retom- 
bantes, robuste,  du  reste,  ce  qui  se  voyait  à  ses  jarrets 
nerveux  et  à  ses  larges  mains  qu'il  tenait  ouvertes,  à 
quelques  pouces  des  jambes.  Et  Germaine  était  par  mo- 
ments  troublée   par  elle  ne   savait  quoi    d'énigmatique 


U  X    il  A  L  E  177 

qu'il  y  avait  dans  ses  allures  et  son  regard.  Hayot  Tadmi- 
rait  tout  haut. 

—  Un  fier  gaillard  !  Et  instruit  !  Il  sait  répondre  à 
tout,  lui  !  Il  parlerait  au  roi. 

Hubert  balançait  la  tête,  avançait  la  bouche  avec  une 
modestie  jouée. 

—  Ne  le  croyez  pas,  Mademoiselle. 

Son  père  exagérait  ;  il  n'était  pas  si  savant  que  cela  ; 
mais  le  fermier  insistant,  ce  fut  comme  une  joute  de 
compères,  chacun  jouant  un  rôle  appris. 

Il  fut  décidé  qu'ils  iraient  tous  ensemble  à  la  grand'- 
messe,  Hayot  donna  le  signal  du  départ  en  faisant  sauter 
son  chapelet  dans  sa  main.  Et  ils  partirent,  Hubert  et 
Germaine  en  avant,  les  deux  autres  garçons  sur  le  même 
rang  que  le  père  et  la  mère.  Fritz  avait  rabattu  sa  cas- 
quette sur  ses  yeux,  pour  mieux  voir  se  balancer  devant 
lui  les  hanches  de  cette  étrangère.  Il  avait  une  tcte  sour- 
noise, sur  laquelle  se  peignait  une  malice  vicieuse  de 
jeune  singe. 

—  Notre  mère  est  un  peu  difficile  quelquefois,  dit 
Hubert.  Il  faudra  l'excuser.  Elle  est  très  tourmentée  par 
ses  rhumatismes. 

Et  il  ajouta  des  considérations  sur  l'influence  des  ma- 
ladies. 

Germaine  l'écoutait,  charmée  des  tours  qu'il  choi- 
sissait pour  lui  parler.  Et  brusquement,  elle  lui  fit  une 
question  candide  : 

—  Où  avez-vous  appris  tout  ça,  m'sieu  Hubert  i 
lise  mit  à  rire. 

—  Mais  je  ne  sais  pas;  au  collège,  dans  les  livres.  Je 
lis  beaucoup, 

—  Oh  !  moi,  je  voudrais  bien,  mais  je  n'ai  pas  le  temps. 
Elle  parlait   posément,  évitant   les    mots  de  patois  et 

pinçant  un  peu  les  lèvres. 


I7t  U  N    M  A  L  E 

Il  lui  tit  une  conhdcncc. 

—  J'ai  failli  entrer  au  séminaire.  J'aurais  clé  curé. 
Elle  ne  put  retenir  une  exclamation. 

—  Vrai  ? 

Et  elle  se  tourna  vers  lui,  le  regarda  hocher  la  tète  de 
bas  en  haut,  en  souriant,  les  yeux  baissés. 

C'était  peut-être  cela,  ce  vague  indéfinissable  de  sa 
personne.  Elle  eut  un  sourire  en  pensant  à  la  soutane  qui 
lui  serait  entrée  dans  les  jambes,  comme  une  robe.  Il  de- 
vina sa  pensée  et  répondit  d'un  ton  dégagé  : 

—  Oh  !  ça  ne  m'aurait  pas  été  !  J'aime  à  rire,  moi. 

Ils  pénétraient  justement  dans  l'église.  11  ouvrit  la 
porte  et  s'effaça  pour  la  laisser  passer.  Elle  le  remercia 
d'un  plissement  de  bouche  Un  bruit  de  chaises  remuées 
se  prolongeait  sur  les  dalles,  tout  le  monde  cherchant  à 
se  placer  à  la  fois.  Puis  le  chuchotement  du  prêtre  à 
l'autel  s'entendit  parmi  le  froissement  des  chapes  ;  le 
service  commençait.  Germaine  tira  son  livre  d'heures. 
Elle  lisait,  distraite,  considérant  par  moments  du  coin 
de  l'œil  Hubert,  assis  à  côté  d'elle.  Cet  homme,  qui  avait 
failli  être  prêtre,  l'impressionnait  comme  une  bizarrerie. 
Il  avait  gardé  de  cette  vocation  première  une  onction 
vague,  un  ton  caressant  et  voilé;  et  une  comparaison 
s'établissait  dans  son  esprit  entre  l'autre  Hubert  et 
celui-ci.  Le  fils  de  Hayot  était  bien  plus  doux 

Ils  rentrèrent  à  la  ferme  vers  midi.  On  avait  mis 
cuire  un  énorme  gigot  de  mouton,  au  thym  et  au  laurier. 
Le  gigot  fut  précédé  d'une  soupe  aux  herbes  odorante 
et  grasse.  Puis  il  y  eut  une  surprise,  qui  dilata  les  yeux. 

La  fermière  avait  préparé  une  pleine  terrine  de  riz  au 
lait,  toute  jaune  d'œufs.  De  temps  en  temps,  Hubert  des- 
cendait à  la  cave  et  en  rapportait  une  bouteille  de  vin 
poudreuse.  On  buvait  aussi  une  petite  bière  aigre,  qui 
crevait  en  bubelettes  au  bord  des  verres.  Donat  se  déri- 


UN    MALE 


179 


dant,  contait  des  histoires,  et  Fritz  continuait  à  dévorer 
des  yeux  Germaine  en  coupant  des  bouchons  en  croix 
avec  la  lame  de  son  couteau.  Une  rougeur  montait  aux 
visages,  tranchant  crûment  sur  la  blancheur  des  cols  de 
chemises. 


XXIV. 


HUBERT,  assis  près  de  Germaine,  était  plein  de  pré- 
venances. Il  lui  parlait  avec  douceur,  de  sa  voix 
sourde  qui  traînait  un  peu  par  moments.  Et 
tout  en  l'entretenant,  il  lui  remplissait  son  verre,  chaque 
fois  que  celui-ci  se  désemplissait.  Elle  affectait  des  ma- 
nières pour  lui  ressembler,  relevait  son  petit  doigt  en 
buvant  son  vin,  il  lui  répondait  avec  une  nuance  de  mi- 
nauderie. Le  fermier  s'égaudissait  de  les  voir  si  bien  en- 
semble, et  prenant  Mathieu  à  partie,  lui  disait  : 

—  C'est  une  fameuse  idée  d'être  venu  nous  voir,  gar- 
çon'^ 

Le  café  s'allongea  jusqu'au  milieu  de  l'après-midi;  des 
fumées  de  cigare  remplissaient  la  chambre.  Alors  quel- 
qu'un proposa  une  promenade;  il  y  avait  justement  un 
joli  bois,  à  vingt  minutes  de  la  maison. 

On  sortit  en  bande. 

Cette  fois,  Hayot,  ses  garçons  et  Mathieu  Hulotte 
avaient  pris  les  devants  :  Germaine  et  Hubert  marchaient 


i82  U  N     M  A  L  E 

un  peu  en  arricre.  Et  à  mesure  qu'ils  approchaient  du 
bois,  cette  distance  s'accroissait.  Ils  longeaient  des  champs 
de  blé.  Parfois  des  coquelicots,  des  bluets,  des  mar- 
guerites criblaient  de  paillettes  éclatantes  les  nappes  d'or 
pâle  noyées  dans  l'azur  diamanté  du  ciel.  Il  s'arrêtait, 
entrait  dans  les  blés,  lui  cueillait  des  tleurs.  Klle  les  ajou- 
tait l'une  à  l'autre,  jusqu'au  moment  où  toutes  ensemble 
prirent  la  grosseur  d'un  bouquet.  Alors  elle  les  porta  à  ses 
narines,  y  plongea  largement  son  visage,  en  fermant  à 
demi  les  yeux.  Et  il  continuait  à  l'accabler  de  mots  cares- 
sants, à  double  entente,  sans  se  compromettre. 

Hayot  ayant  un  peu  pressé  le  pas  pour  mieux  les  laisser 
«à  leur  affaire,  »  il  arriva  qu'ils  perdirent  de  vue  le  groupe 
au  milieu  duquel  le  bonhomme  gesticulait.  Germaine 
témoigna  une  crainte:  on  ne  pourrait  plus  les  joindre;  il 
la  rassura  : 

—  Oh  !  je  connais  le  chemin;  nous  les  aurons  vite  rat- 
trapés. 

Ses  lèvres  tremblaient;  une  hésitation  s'était  peinte 
sur  sa  figure.  Mais  subitement  décidé,  il  lui  toucha  le 
bras  du  bout  des  doigts. 

—  Mademoiselle  Germaine,  je  suis  bien  heureux. 
Elle  le  regarda,  attendant  ce  qu'il  allait  dire,  un  peu 

émue  aussi;  et  il  souriait,  sa  tête  penchée  sur  l'épaule. 

—  Oui,  bien  heureux  d'être  seul  avec  vous.  Ne  me 
croyez  pas  si  vous  voulez.  Mais  c'est  comme  je  dis,  là,  le 
cœur  sur  la  main. 

Sa  voix  cadencée  et  lente  la  charma  comme  une  musi- 
que. Elle  baissa  la  tête,  sentant  un  flot  tiède  lui  passer 
dans  les  joues,  et  se  mit  à  lutiner  les  fleurs  de  son  bou- 
quet, d'un  geste  vague,  qui  avait  la  douceur  d'un  encou- 
ragement. 

—  Vrai,  m'sieu  Hubert  î 

Il  se  rapprocha,  coula  les  doigts  le  long  de  ses  poignets, 


UN    MALE  i8ô 

cherchant  sa  main  ;  et  elle  la  lui  abandonna,  ayant  l'air  de 
penser  à  autre  chose. 

—  C'est  comme  de  la  soie!  murmura-t-il  au  bout  d'un 
instant,  en  remontant  jusqu'aux  poignets,  qu'il  chatouilla. 

—  On  me  l'a  déjà  dit. 

Et  elle  riait,  avec  de  petits  frissons  de  toute  sa  per- 
sonne, étant  sensible  aux  chatouilles. 

Puis  les  mains  lentement  s'emboîtèrent  et,  côte  à  côte, 
balançant  leurs  bras  d'un  mouvement  enfantin  et  continu, 
ils  se  laissaient  aller  à  des  sentimentalités  niaises.  Elle  se 
rappela  avoir  ainsi  couru  les  petits  sentiers  des  bois  avec 
Cachaprès,  et  les  yeux  demi-clos  sur  ces  souvenirs,  elle 
éprouvait  une  satisfaction  indéfinissable  à  les  tromper 
tous  les  deux.  Le  Hayot  arrivait  à  point  pour  rompre  la 
régularité  de  ses  amours  avec  l'autre;  les  doigts  dont  il  la 
caressait  mettaient  dans  sa  vie,  devenue  monotone,  une 
surprise  d'infidélité. 

—  Les  v'ià  !  crièrent  tout  à  coup  des  voix. 
C'étaient  le  fermier  et  les  garçons  qui  les  attendaient, 

assis  à  l'entrée  du  bois.  Des  malices  faisaient  pétiller  les 
yeux  du  vieux.  Il  était  possédé  du  désir  de  marier  riche- 
ment ses  enfants  et  un  mariage  avec  la  demoiselle  à 
Hulotte  s'ébauchait  dans  son  cerveau,  comme  une  chose 
profitable  et  naturelle. 

On  fit  tous  ensemble  le  tour  du  bosquet,  propriété  d'un 
banquier  dont  la  maison  de  campagne,  hérissée  de  tou- 
relles, s'élevait  un  peu  plus  loin.  Une  couche  rougeâtre 
de  brique  pilée  recouvrait  le  milieu  des  allées,  qui  ser- 
pentaient à  travers  des  massifs  de  verdure,  régulièrement 
taillés,  avec  des  percées  en  plusieurs  endroits,  pour 
ménager  la  vue  sur  le  château.  Une  des  allées  passait 
sous  un  pont  rustique  fait  de  blocs  de  pierres  entassés, 
auxquels  le  lierre  avait  accroché  de  lourdes  draperies 
sombres.  Des  gazons  coupés  ras  et  pareils  à  une  peau  de 


i84  UN    MALE 

bctc  tondue,  déroulaient  sous  les  arbres  un  vert  profond 
qui,  par  places  s'allumait  de  rellcts  clairs. 

Un  respect  les  prit  devant  cette  belle  symétrie  bour- 
geoise de  la  nature;  machinalement,  Hayot  baissa  le  ton 
de  sa  voix,  comme  s'il  eût  pénétré  dans  une  église,  et  il 
raconta  l'histoire  de  ses  relations  avec  le  banquier.  Un 
homme,  tout  rond,  malgré  ses  millions,  et  qui  causait 
aux  gens  tout  comme  à  des  pareils.  Le  bois  n'était  pas 
public  d'ailleurs,  mais  lui,  Hayot,  avait  la  permission  d'y 
entrer  quand  bon  lui  semblait;  et  il  finit  par  donner  des 
détails  sur  la  domesticité  du  château. 

Ils  s'arrêtèrent  longtemps  devant  le  pont  rustique,  qui 
était  réputé  une  des  merveilles  du  pays,  et  Hubert  en 
détailla  les  beautés  à  Germaine  avec  complaisance,  trou- 
vant là  matière  à  phraser.  Us  firent  une  centaine  de  pas 
et  débouchèrent  devant  un  escalier  en  grès  qui  conduisait 
à  un  temple  antique.  Alors  ce  fut  une  admiration  univer- 
selle. Comme  il  y  avait  des  statues  nues  jusqu'à  la  cein- 
ture, dans  des  niches,  aux  deux  côtés  du  portique,  Hubert 
expliqua  avec  des  sourires  l'habitude  qu'on  avait  de  ne 
pas  s'habiller  dans  les  temps  reculés. 

—  On  me  l'avait  dit  tout  d'méme,  fit  Germaine,  dila- 
tant ses  yeux. 

Et  quelqu'un  ayant  lâché  une  plaisanterie,  tout  le 
monde  éclata  de  rire. 

—  Chut  !  môssieu  pourrait  être  là,  dit  Hayot  avec 
prudence,  en  les  éloignant. 

Et  ils  reprirent  le  chemin  de  la  ferme,  à  petits  pas,  les 
garçons  pensant  aux  rondeurs  excitantes  des  marbres. 

De  retour  chez  les  Hayot,  Mathieu  tira  l'ardennais  de 
l'écurie  et  l'attela  à  la  voiture.  Mais  le  fermier  ne  voulut 
pas  les  laisser  partir  sans  les  régaler  d'une  dernière  bou- 
teille ;  son  expansion  grandissait  à  mesure  que  l'heure 
du  départ  approchait. 


U  N    MALE  i85 

—  Moi,  j'suis  comme  ça,  mam'zelle  Germaine.  Le 
cœur  sur  la  main.  Et  rond  comme  une  pomme.  Vous 
n'avez  qu'à  parler. 

On  but  la  bouteille  à  la  santé  de  Germaine,  la  plus 
belle  personne  que  Hayot  eût  jamais  vue  ;  et  ils  se 
tenaient  debout  les  uns  devant  les  autres,  les  verres  dans 
les  mains,  avec  un  peu  de  solennité.  Hubert  n'étant  pas 
là,  la  conversation  traînait.  Germaine  recommandait  à 
M™°  Hayot  sa  couturière,  une  personne  bien  raisonnable; 
et  elle  retroussa  le  bas  de  sa  robe  pour  montrer  les 
garnitures. 

Les  fers  d'un  cheval  sonnèrent  sur  le  pavé.  Elle  tourna 
la  tête  et  vit,  à  travers  la  fenêtre,  Hubert  en  train  de 
serrer  les  courroies  de  la  selle,  sa  cravache  sous  le  bras. 
Une  cravate  verte  qu'il  s'était  passée  au  cou  faisait  une 
tache  éclatante  sur  son  costume  gris,  bouffant  dans  le  dos. 

Puis,  Mathieu  rentra,  et  ne  voulant  pas  quitter  la 
ferme  sans  un  remercîment  : 

—  M'sieu  Hayot,  dit-il,  c'est  bien  de  l'honneur  que 
vous  nous  avez  fait.  Je  le  dirai  chez  nous. 

—  Quand  il  vous  plaira,  garçon,  répondit  le  fermier 
en  lui  secouant  les  mains.  Et  bien  des  compliments  au 
fermier. 

Germaine  avait  pris  place  dans  la  voiture.  Elle  tapotait 
ses  jupes  du  plat  de  la  main,  regardant  du  coin  de  l'œil 
Hubert,  qui  empoignait  la  crinière  de  son  cheval,  un  pied 
dans  rétrier;  et  tout  à  coup,  il  s'enleva,  criant  : 

—  Je  vous  accompagne. 

On  échangea  des  poignées  de  main.  Hayot  bavardait, 
laissant  déborder  un  tlux  de  choses  amicales,  sans  en 
penser  un  mot;  et  toutes  les  voix  se  mêlaient,  faisaient 
un  brouhaha  dans  l'assoupissement  du  soir  qui  tombait. 
Fritz  contemplait  à  la  dérobée  un  coin  de  bas  blanchis- 
sant sous  la  robe  de  Germaine.  Puis  Mathieu,  prenant 


i86  U  N     M  A  L  E 

les  guides,  fit  claquer  sa  langue,  et  la  voiture  détala, 
suivie  de  près  par  le  cheval  de  Hubert. 

Ils  gagnèrent  la  route. 

Au-dessus  des  campagnes,  le  soleil  s'arrondissait  rouge 
comme  de  la  braise.  Des  plaques  de  pourpre  sombre 
traînaient  sur  les  carrés  de  blé  immobiles  Un  brouillard 
de  vapeurs  s'élevait  de  l'horizon.  Et  lentement  le  soleil 
entra  dans  un  large  submergement  crépusculaire,  s'as- 
sombrissant  par  le  bas,  tandis  que  le  haut  du  disque  con- 
tinuait à  brûler.  Puis^toute  la  plaine  eut  l'air  de  se  noyer 
dans  une  mer  grise  qui  finissait  par  confondre  les  arbres, 
les  terrains  et  les  maisons. 

Le  roulement  delà  voiture  soulevait  sur  le  chemin  de 
légers  nuages  de  poussière  qui  montaient  derrière  eux  et 
flottaient  un  instant  dans  le  soir,  avec  les  senteurs  acres 
mêlées  à  Todeur  des  haies.  Hubert  trottait  à  la  droite  de 
l'attelage,  un  poing  sur  la  hanche,  les  jambes  tendues,  cin- 
glant par  moments  le  ventre  de  sa  bcte  de  la  mèche  de  sa 
cravache.  Quand  le  chemin  se  rétrécissait,  il  se  rangeait, 
laissait  passer  la  voiture,  et  Germaine,  en  tournant  à  demi 
la  tête,  voyait  sa  cravate  verte  se  hausser,  s'abaisser  à 
chaque  retombée  sur  la  selle. 

Il  posait  sur  elle  des  yeux  chargés  de  langueur,  de  des- 
sous ses  paupières  plissées.et  la  tête  un  peu  penchée  sur 
l'épaule,  quelquefois  soupirait.  Sa  voix,  qui  était  grêle, 
étouffée  dans  le  cliquetis  des  fers  battant  le  pavé,  n'arri- 
vait pas  toujours  aux  oreilles  de  Germaine  ou  bien  lui 
arrivait  par  morceaux,  avec  des  galanteries  décousues. 
Il  l'appelait  de  son  petit  nom  ;  elle  l'appelait  Hubert. 

A  la  bifurcation  des  routes,  au  moment  de  prendre  la 
chaussée  qui  s'allongeait  à  travers  les  bois,  elle  voulut 
l'obliger  à  retourner.  Mais  il  insista  pour  les  accompagner 
jusqu'à  la  maison  de  la  Cougnole  Là,  il  rebrousserait 
chemin. 


UN    MALE  187 

Elle  eut  un  mouvement,  l'entendant  prononcer  ce  nom. 

—  Vous  la  connaissez  ? 

—  Sans  la  connaître.  Elle  est  venue  dans  le  temps  à  la 
ferme,  pour  une  vache. 

—  Ah! 

La  nuit  s'accroissait  sous  les  arbres.  Une  obscurité  grise 
s'étendait  le  long  du  pavé,  comme  une  marée  qui  plus 
loin  grossissait,  emplissait  déjà  les  taillis;  et  à  travers  les 
verdures,  un  ciel  clair  s'apercevait,  remué  par  le  tremble- 
ment des  étoiles.  Leur  chair  se  mêlait  à  l'ombre,  comme 
une  pâleur  de  moment  en  moment  envahie  par  une  pâ- 
leur plus  grande.  Alors  le  noir  enhardit  le  fils  du  fermier; 
il  lui  demanda  des  espérances,  d'une  voix  qui  devenait 
pressante  ;  et,  un  peu  allongée  dans  la  voiture,  le  corps  à 
demi  tourné  vers  lui,  elle  laissait  pendre  sa  main  par 
dessus  le  garde-roues,  les  sourcils  hauts,  demeurant  son- 
geuse, sans  rien  lui  répondre.  Cela  serait  drôle  s'il  l'épou- 
sait un  jour  !  Et  une  idée  confuse  de  devenir  la  femme  de 
cet  homme  s'ébaucha  en  elle.  11  était  temps,  du  reste,  de 
prendre  un  parti  ;  cette  liaison  avec  l'autre  ne  pouvait 
s'éterniser;  cela  finirait  par  se  savoir. 

Elle  l'enveloppa  d'un  regard  rapide,  comme  pour  se 
rendre  compte  de  l'avenir  qu'il  lui  réserverait.  A  la  vé- 
rité, il  n'était  ni  laid  ni  beau,  mais  il  avait  dans  les  pru- 
nelles un  velouté  caressant  et  comme  un  charme  humide 
qu'elle  se  rappelait  avoir  vus  chez  des  gens  d'église.  11  lui 
avait  dit  sa  haine  des  cabarets  ;  jamais  il  n'y  allait,  ni  aux 
kermesses;  et  la  fragilité  de  sa  vertu  lui  rendant  la  sa- 
gesse plus  chère,  elle  se  réjouissait  à  l'avance  de  posséder 
un  mari  rangé,  qui  lui  ferait  goûter  des  joies  régulières. 
Puis,  cet  homme  parlait  comme  un  livre,  et  elle  l'admi- 
rait, sentant  toutefois  entre  elle  et  lui  une  gcnc  sourde, 
inexplicable. 

Il  insista,  se  pencha  sur  sa  selle,  garda  sa  main  entre 


UN    MALE 


les  siennes.  Et  ils  firent  une  centaine  de  pas,  leurs  doigts 
enlaces,  silencieux  tous  les  deux.  Mathieu,  lui,  balance 
sur  la  banquette,  feignait  de  ne  rien  voir,  en  frère  com- 
plaisant qui  sait  qu'un  peu  de  complicité  est  nécessaire 
pour  l'accomplissement  de  certaines  choses. 

Tout  à  coup,  derrière  eux,  une  forme  noire  se  détacha 
du  taillis,  et,  debout  sur  le  bord  de  la  chaussée,  un  homme 
regarda  dans  la  nuit. 


XXV 


IL  y  avait  deux  jours  qu'il  l'attendait  éperdument, 
allant  de  la  ferme  à  la  maison  de  Cougnole,  avec  un 
désespoir  sombre  de  sentir  se  relâcher  le  grand 
amour  d'autrefois  ;  et,  comme  une  bêle  blessée,  il  s'était 
couché  sur  le  bord  de  la  route,  saignant  sous  la  paix 
profonde  de  la  lune.  Entendant  rouler  une  voiture,  il 
avait  avancé  la  tête  ;  et,  subitement,  comme  une  vision, 
elle  avait  passé. 

Sa  chair  à  lui,  Cachaprès  !  Sa  Germaine  !  Elle  venait 
de  passer  là,  sa  face  presque  collée  à  celle  d'un  homme  ! 
Elle  !  Elle  ! 

Il  s'était  levé  d'un  bond,  étourdi  d'abord,  pris  d'une 
stupeur,  sentant  tout  tourner  autour  de  lui,  ne  sachant 
plus  s'il  existait,  si  cette  apparition  brusque  de  Germaine 
n'était  pas  une  illusion  de  ses  yeux,  s'il  fallait  demeurer 
là  ou  bien  frapper.  Puis,  le  fait  s'était  précisé  dans  son 
cerveau,  et  une  certitude  l'avait  envahi,  nette,  fou- 
droyante.  Germaine  le  trompait   avec  cet  homme  :  la 


I90  U  N     M  A  L  E 

voiture  qui  roulait  là-bas  emportait  leurs  tendresses  ; 
peut-être  leur  chair  remuait-elle  encore  du  frisson  des 
baisers. 

Et  lui,  bête,  l'attendait  les  jours  et  les  nuits  !  Alors, 
dans  un  large  éclair  de  mémoire,  il  se  revit  avec  elle, 
dans  la  petite  maison  du  bois  1  et  tout  d'une  fois  les 
longues  heures  qu'ils  passaient  ensemble  au  commen- 
cement, puis  petit  à  petit  les  rendez-vous  plus  courts, 
auxquels  elle  arrivait,  ennuyée,  bâillant,  défaillante, 
tandis  qu'il  serait  demeuré  des  éternités  à  la  caresser,  lui 
revinrent  à  la  pensée. 

Une  colère,  mêlée  de  détresse,  tordait  ses  traits,  avec 
la  grimace  furieuse  d'un  masque.  Sa  cervelle  dansait  dans 
son  crâne,  martelé  comme  par  un  pilon  ;  et  ses  larges 
dents  enfoncées  dans  sa  lèvre  dégouttante  de  sang,  il 
sauta  sur  le  chemin,  rêvant  de  lui  arracher  la  gorge  à 
coups  de  dents. 

La  voiture  n'était  plus  qu'un  roulement  confus  dans 
l'éloignement  ;  mais  ses  jarrets,  ressorts  merveilleux, 
avaient  l'élasticité  des  bêtes  faites  pour  la  course,  et  il 
bondissait  du  train  forcené  des  meurtriers.  La  tenir  dans 
ses  mains,  la  broyer  sur  le  pavé,  la  rouler  dans  la  pous- 
sière, ses  poings  dans  ses  cheveux,  passaient  en  rouges 
frissons  dans  ses  moelles  comme  des  jouissances  éper- 
dues, et  il  allait  au  massacre  par  une  pente  irrémédiable, 
comme  l'eau  va  aux  citernes  et  la  créature  à  la  mort. 

Tout  à  coup,  l'immensité  de  sa  haine  l'épouvanta  : 
près  d'atteindre  sa  proie,  il  recula,  eut  peur  du  fauve  qui 
grondait  en  lui  ;  et  aussitôt  sa  force  croula,  comme  un 
homme  à  qui  on  a  coupé  les  jarrets  d'un  coup  de  faux. 

Alors,  devenu  faible  et  tremblant,  il  se  mit  à  suivre  de 
loin  cette  voiture  qui  venait  de  passer  à  travers  sa  vie, 
faisant  un  immense  écrasement  de  tout  le  passé  vivant 
dans  ses  entrailles  !  Que   n'avait-elle   broyé  ses  os  et  ré- 


UN    MALE  191 

pandu,  comme  une  boue  morne,  sa  cervelle  sous  ses 
roues  inapitoyées  !  Il  aurait  eu  la  mort  heureuse  des 
chiens,  des  ivrognes,  de  ce  qui  crève  à  ras  des  pavés  ! 

La  tache  sombre  que  faisait  l'attelage  dans  la  profon- 
deur eut  l'air  de  s'immobiliser  ;  une  gaieté  bruyante  de 
gens  heureux  monta  sous  bois,  dans  le  silence  du  soir, 
puis  s'étouffa,  traînant  dans  les  adieux.  La  voiture  avait 
stopé.  Et  ses  oreilles,  résonnantes  comme  des  puits,  avec 
un  brouhaha  sourd  au  fond,  croyaient  percevoir  des  mots 
tendres,  sortis  brûlants  des  poitrines,  les  mêmes  qu'elle 
lui  disait  à  lui,  au  temps  des  joies. 

Brusquement,  la  voiture  continua  de  rouler,  s'enfonçant 
dans  les  lointains  de  la  chaussée,  et  sur  ce  grondement 
diminué  se  détachait  le  galop  d'un  cheval  battant  la  route 
delà  retombée  rhythmée  de  ses  sabots. 

Le  galop  grandit.  Bientôt,  dans  la  nuit  grise,  une  sil- 
houette massive  apparut,  étoilée  du  brasillement  d'un 
cigare,  dans  un  tourbillon  d'haleines. 

D'un  bond,  Cachaprès  fut  à  la  bride  du  cheval. 

A  bas!  hurla  Hubert  Hayoten  levant  sa  cravache. 

Le  cheval  se  cabra,  la  bouche  et  les  dents  broyées  par 
cette  main  de  fer  pendue  au  mors,  et  il  essayait  de  se 
dégager  par  des  coups  de  tête  saccadés,  en  reculant  du 
côté  du  taillis.  Cachaprès,  obéissant  à  ses  mouvements, 
reculait  avec  lui,  sans  opposer  de  résistance,  toute  son 
attention  concentrée  sur  cette  face  blême,  penchée  par- 
dessus sa  tête.  Et  de  ses  immobiles  prunelles  dilatées, 
faites  aux  guets  nocturnes,  le  cou  tendu,  horriblement 
calme,  il  le  regardait,  sentant  monter  dans  sa  mémoire 
des  souvenirs  confus. 

En  ce  moment,  un  coup  de  pommeau  lancé  à  tour  de 
bras  rebondit  sur  son  crâne.  Un  second  coup  lui  brûla 
les  yeux  comme  un  tison,  et  il  para  le  troisième  qui  lui 
eût  fendu  le  nez.  En  un  instant,  le  sang  lui  péta  du  front, 


102  U  N    MALE 

des  oreilles  et  de  la  "mâchoire,  ruisselant  jusque  dans  ses 
dents.  Dressé  sur  ses  étricrs,  avec  un  geste  d'assommeur, 
le  tîls  du  fermier  Hayot  frappait  de  sa  cravache  à  grandes 
volées. 

L'autre,  une  minute  oscillant,  d'un  élan  se  haussa  jus- 
qu'à lui. 

Hubert,  alors,  se  cramponna  à  la  crinière  de  sa  bête, 
qui,  râlante,  les  naseaux  déchirés,  fit  quelques  pas,  et 
tout  à  coup  se  mit  à  tourner,  prise  d'un  tremblement  qui 
lui  abattait  ses  jambes  sous  elle. 

Il  vociférait  : 

—  Canaille!  Lâche-moi,  ou  je... 

U  n'acheva  pas  :  un  poing  à  déraciner  un  roc  s'était 
abattu  sur  son  menton  qui  pantela,  fracassé,  tandis  qu'une 
voix  sourde  grondait: 

—  Tais  ta  gueule! 

Cachaprès  s'était  accroché  à  ses  reins  et  lui  donnait  des 
secousses  furieuses,  comme  un  bûcheron  acharné  à  une 
souche  et  qui  la  fait  osciller  pour  l'arracher  de  la  terre. 
Puis,  brusquement,  se  ramassant,  il  lui  agrafa  le  cou  de 
ses  deux  mains  et  l'entraîna  sous  le  poids  de  son  corps. 
Ils  roulèrent  dans  la  poussière. 

De  minute  en  minute  les  pouces  du  terrible  vain- 
queur se  rapprochaient,  entrant  un  peu  plus  dans  la 
chair,  et  Hubert  se  sentait  étranglé  sans  hâte,  avec 
une  lenteur  calme,  la  gorge  déjà  sibillante  et  les  stu- 
peurs de  la  mort  dans  l'œil.  Alors,  maté,  il  eut  un 
aboiement  rauque,  qui  suppliait  ;  et  rappelé  à  lui  par 
ce  cri  étouffé  d'agonie,  Cachaprès  desserra  ses  doigts 
d'un  geste  machinal.  Puis,  les  genoux  sur  son  estomac, 
collant  à  ce  visage  crispé  son  grand  visage  doulou- 
reux, il  examina  l'homme  comme  il  l'avait  étranglé, 
d'un  effort  lent,  continu,  qui,  petit  à  petit,  débrouil- 
lait ses  souvenirs. 


U  N    M  A  L  E  193 

Fe  t'remets,  dit-il  à  la  fin  ;  t'es  le  fils  au  fermier  du 
'  ,:u  !  » 
i^it-îusement,  le  garçon  remua  la  mâchoire,  pendant 
que,  ruminant  des  songeries,  son  ennemi  semblait  oublier 
sa  présence.  Et  de  nouveau,  le  silence  recommença,  d'au- 
tant plus  écrasant  dans  la  sérénité  du  soir,  avec  leur 
souffle  pareil  à  celui  de  deux  bœufs  haletants.  De  la 
poitrine  de  Cachaprès,  comme  d'une  forge,  s'élevèrent 
soudain  des  gémissements  inarticulés  :  une  question  mon- 
tait à  ses  lèvres,  et  il  la  retenait,  comme  si  sa  vie  y  avait 
été  attachée.  Cela  éclata: 

—  T'es  son  galant,  dis? 

Les  yeux  de  Hubert  s'élargirent  ;  il  ne  comprenait  pas  : 

—  A  qui?  râla-t-il. 

Les  redoutables  mains,  dont  il  avait  éprouvé  la  rudesse, 
retombèrent  comme  des  masses  sur  ses  épaules,  et  il 
s'entendit  répondre: 

—  A  la  grande  brune,  donc  ! 

Un  étonnement  profond  lui  fit  hausser  les  sourcils;  et 
il  demeurait  sans  parler,  sentant  poindre  au  bout  de  ses 
conjectures  une  possibilité  vague  que  cette  Germaine 
Maucors  ne  fût  pas  étrangère  au  motif  de  l'agression. 

Lui,  s'impatientant,  répétait  : 

—  Voyons...  sans  coïonner..    l'es-tu  ? 

Et,  comme  des  crampons  enfoncés  par  le  marteau,  ses 
doigts  s'étaient  replantés  dans  les  chairs  du  cou. 

—  Lâche-moi,  gémissait  Hubert. 

—  Dis...  L'es-tu  î 
Un  «  non  »  siffla. 

—  Jure  un  coup,  commanda  Cachaprès. 

—  Bien,  oui  ! 

—  Sur  le  bon  Dieu. 

—  Oui! 

—  Sur  t'pcrc. 


104  U  N    M  A  L  E 

—  Sur  mon  pcrc  ! 

—  Sur  t'mèrc. 

—  Sur  ma  mère  ! 

—  D'abord  que  c'est  ainsi,  lève-toi. 

Moulu,  les  reins  brisés,  éprouvant  une  peine  insur- 
montable à  remuer  la  tête,  Hubert  Hayot  se  releva  len- 
tement, d'abord  sur  un  genou,  puis  sur  l'autre,  et  ses 
mouvements  avaient  une  gaucherie  honteuse,  mal  dé- 
guisée sous  une  indifférence  apparente.  A  présent  qu'il 
avait  échappé  à  son  étreinte,  il  aurait  voulu  trouver  un 
couteau,  une  fourche,  une  arme  quelconque  pour  tuer 
cet  homme,  dont  il  n'aurait  pu  venir  à  bout  autrement. 
Des  idées  de  vengeance  traversaient  sa  cervelle.  Et  il  ra- 
massa son  chapeau  écrasé,  évitant  de  montrer  son  visage 
bouleversé  par  la  haine. 

Cachaprès,  au  contraire,  rasséréné,  éprouvait  une  en- 
vie d'être  généreux  et  bon.  C'était  plus  que  de  la  joie  qu'il 
éprouvait.  Germaine  n'avait  de  galant  que  lui;  cet  homme 
avait  juré  sur  la  vie  de  sa  mère  et  de  son  père  qu'elle  ne 
lui  appartenait  pas. 

Et  devant  cette  certitude,  il  eut  regret  de  sa  violence  : 

—  J'ai  p't-être  été  un  peu  vif,  se  dit-il. 

Penaud,  il  tourna  la  tête  et  chercha  le  fils  des  Hayot, 
pour  tenter  une  réconciliation. 

Il  avait  disparu. 

Le  gars  demeura  un  instant  à  songer.  Après  tout,  c'était 
de  sa  faute,  à  ce  grand  losse  ;  s'il  s'était  contenté  de  galoper 
près  de  la  voiture,  rien  ne  serait  arrivé.  Et  il  remua  les 
épaules  comme  pour  se  débarrasser  d'une  pensée  obsé- 
dante ;  mais  elle  revint  l'assaillir.  Qu'est-ce  qu'il  advien- 
drait? C'est  que  le  rossé  chercherait  à  se  venger;  il  ferait 
retomber  la  faute  sur  Germaine  et  raconterait  qu'elle  avait 
une  liaison.  Cela  les  perdrait  tous  les  deux. 

Alors  il  se  mit  à  courir. 


U  X    MALE  iq5 

II  était  décidé  à  tout  :  il  le  supplierait,  lui  ferait  croire 
à  un  acte  de  démence,  s'abaisserait  à  des  platitudes. 

Peine  perdue  :  il  le  pourchassa  pendant  vingt  minutes 
et  ne  le  revit  pas.  Comme  il  s'arrêtait,  il  entendit  au  loin 
le  galop  d'un  cheval. 

Hubert  Hayot  avait  retrouvé  sa  bête  broutant  l'herbe 
à  l'entrée  d'un  taillis,  et  il  l'avait  enfourchée,  ayant  hâte 
d'arriver  et  de  divulguer  le  guet-apens  dont  il  avait  été 
victime. 


ë^^j^ 


XXVI 


LE  lendemain  matin,  P'tite,  l'enfant  aux  Duc,  vint 
à  la  ferme. 
Cachaprès  l'avait  chargée  d'une  commission 
pour  Germaine,  avec  mystère,  et  elle  avait  couru  à  tra- 
vers ronces  et  souches  pour  arriver  plus  vite  ;  un  peu  de 
sueur  perlait  à  sa  nuque.  Elle  entra  dans  la  cour,  furtive, 
l'oeil  aux  aguets,  glissant  sur  le  sol  comme  une  rate.  Un 
homme  étant  là  à  repasser  une  faulx,  elle  se  cacha  derrière 
un  tas  de  fourrages,  près  de  l'étable,  et  repliée  sur  elle- 
même,  attendit  qu'il  fût  parti.  Elle  vit  passer  une  grosse 
fille  rouge,  balançant  à  ses  bras  des  sceaux  de  lait,  et  cette 
blancheur  écumante  tiraillant  ses  yeux,  elle  la  regarda 
osciller  dans  la  pâleur  de  l'air,  tant  qu'elle  put.  Puis  elle 
se  reprit  à  scruter  les  fenêtres,  le  renfoncement  des 
portes,  les  coins  de  la  cour,  n'osant  pas  avancer,  à  cause 
de  la  prudence  que  lui  avait  recommandée  le  bracon- 
nier. 

Un  désir  furieux  de  voir  cette  Germaine  teadait  son 


loS  U  N    M  A  L  E 

COU  sur  ses  épaules  sèches  ;  mais  aucune  des  figures  qui 
traversaient  la  cour  ne  ressemblait  au  portrait  qu'il  lui 
avait  fait  d'elle;  et,  sans  bouger,  aplatie  contre  le  mur, 
comme  une  bête  qui  se  tapit,  elle  guetta  toute  une  heure. 
A  la  fin,  une  grande  fille  brune  sortit  de  la  maison  ;  sûre- 
ment, c'était  elle;  l'enfant  quitta  sa  cachette. 

Germaine,  entendant  un  claquement  de  pieds  sur  le 
pavé,  se  retourna  et  aperçut  la  maigre  fillette  qui  la 
regardait  de  ses  yeux  immobiles,  mordillant  entre  ses 
dents,  sans  rien  dire,  un  bout  de  mouchoir  noué  autour 
de  son  cou. 

L'enfant  la  dévisageait,  colère,  oubliant  la  commission 
qui  l'amenait  en  sa  présence. 

Alors  que  les  Duc  n'avaient  rien  vu,  ce  petit  cœur 
farouche  avait  deviné  pourquoi  leur  fieu  se  faisait  rare 
chez  eux.  Quelque  chose  l'avait  avertie  de  la  rivalité 
d'une  amie  plus  puissante  à  le  retenir  qu'eux  trois  en- 
semble. Et,  dès  le  premier  moment,  elle  l'avait  détestée. 

Cette  semence  de  haine  avait  grandi  :  c'était  à  présent 
une  rancune  irrémissible,  traversée  de  rêves  de  vengeance 
sourde. 

Plus  d'une  fois,  elle  avait  suivi  Cachaprès  dans  la  forêt, 
sournoisement,  s'attachant  à  ses  pas,  avec  l'espoir  tenace 
de  voir  surgir  des  taillis  une  face  rieuse  de  femme.  Oh! 
elle  eût  donné  le  petit  doigt  de  sa  main  pour  la  con- 
naître !  Mais,  rien  :  les  taillis  n'avaient  pas  livré  leur 
secret  ;  elle  avait  dû  rentrer  ses  rages.  Et,  enfin,  l'occa- 
sion se  présentait;  elle  l'avait  sous  les  yeux,  cette  créa- 
ture qu'elle  eût  voulu  dépecer  avec  ses  dents.  De  dépit 
de  lui  trouver  une  peau  lisse,  dorée  comme  le  soleil,  son 
petit  mufle  se  crispait.  Pourquoi,  comme  la  Duc,  n'avait- 
elle  pas  la  chair  râpeuse  et  noire,  le  ventre  plat,  les 
yeux  éraillés?  En  outre,  sa  stature  était  haute  et  forte,  et 
elle  se  rappelait  une  histoire  qui  lui  était  arrivée. 


U  N    MALE  199 

U  n  jour  qu'elle  était  dans  la  forêt  à  ramasser  des  feuilles, 
une  dame  avait  paru  dans  le  chemin,  habillée  de  velours, 
avec  des  découpures  blanches  qui  mettaient  sur  sa  robe 
des  dessins  de  givre  et  qui  étaient  de  la  dentelle.  On  était 
aux  derniers  jours  de  l'automne  :  la  dame  marchait  dans 
un  rayon  de  soleil  et  toute  sa  personne  reluisait  comme 
la  statue  de  la  Vierge  peinte  en  bleu  et  blanc,  dans  la 
chapelle  de  la  Trinité,  à  une  lieue  des  Duc, 

P'tite  était  demeurée  sur  place,  les  mains  en  l'air,  la 
regardant  passer,  très  convaincue  que  c'était  la  sainte 
Vierge  elle-même.  Une  voiture  suivait,  attelée  de  deux 
chevaux,  avec  deux  grands  domestiques  qui  avaient  de 
l'or  au  chapeau,  et  doucement  la  dame  et  les  chevaux 
s'étaient  enfoncés  dans  la  profondeur,  du  pas  lent  des 
visions. 

Il  lui  sembla  très  nettement  que  Germaine  avait  quel- 
que chose  de  la  belle  dame.  Elle  admirait,  rageuse,  avec 
une  férocité  dans  les  yeux. 

Germaine  s'impatienta. 

—  Ben,  quoi?  Qui  es-tu? 

La  garçonne,  sans  cesser  de  mordiller  son  mouchoir, 
mâchonna  quelques  mots. 

—  Hein?  fit  Germaine  en  baissant  la  tête. 
Elle  avait  cru  distinguer  un  nom. 

L'autre  parla  clairement,  cette  fois.  Elle  lui  dit  qu'elle 
était  envoyée  par  le  braconnier  ;  il  était  dans  le  bois;  il 
voulait  la  voir  immédiatement.  Et  tout  en  parlant,  elle 
avait  sous  ses  sourcils  rebroussés  des  regards  aigus 
comme  des  pointes  de  couteau. 

Germaine  haussa  les  épaules,  avec  dépit;  puis  ayant 
réfléchi,  répondit  : 

—  Tu  lui  diras  que  j'peux  pas.  Non,  j'peux  pas,  c'est 
bisquant.  Ça  sera  pour  une  autre  fois. 

Elle  portait  ses  regards  autour  d'elle,  de  crainte  d'être 


aoo  U  X    M  A  L  E 

surprise,  et  lui  parlait  bas,  un  peu  penchée.  Subitement 
elle  vit  SCS  méchants  yeux  noirs  Hamber  comme  des 
tisons,  avec  un  mélange  indéfinissable  de  plaisir  et  de 
colère.  Et  elle  eut  un  haut-lc-corps,  devant  cette  chose 
peu  naturelle  qui  trahissait  une  hostilité. 

La  petite  demeurait  plantée  sur  un  pied,  s'amusant  à 
glisser  l'autre  pied  le  long  de  son  tibia,  d'un  mouvement 
régulier,  sans  faire  m.ine  de  partir.  Germaine  serra  les 
dents,  se  sentant,  elle  aussi,  de  la  colère  contre  cette 
méchante  petite  bête. 

—  Va-t'en.  Quand  j'te  dis  que  j'peux  pas,  fit-elle. 
L'enfant  secoua  la  tête. 

—  Y  m'a  dit... 

Et  elle  répéta  ses  paroles,  à  lui,  avec  l'obstination  d'une 
consigne.  Une  joie  la  remuait  au  fond,  c'était  de  voir  que 
cette  Germaine  n'avait  pas  d'amour  pour  Cachaprès;  son 
instinct  l'avertissait  qu'on  aime  autrement. 

Cette  insistance  finit  par  inquiéter  la  belle  fille.  Elle 
prit  un  parti. 

—  Eh  bien,  tu  lai  diras  que  ça  sera  pour  dans  trois 
heures,  chez  la  Cougnole. 

P'tite  s'en  alla  sans  prononcer  une  parole.  Germaine 
regardait  son  buste  mince  et  plat  remuer  tout  d'une 
pièce,  comme  un  mécanisme.  Et  subitement  elle  la  vit  se 
retourner  et  darder  sur  elle,  une  dernière  fois,  son  œil 
noir  irrité.  Alors  elle  se  rappela  certaines  paroles  de 
Cachaprès  concernant  un  sauvageon  qu'il  appelait  la 
Gadelette.  C'était  cette  gamine,  bien  sûr.  Elle  haussa  les 
épaules,  trouvant  drôle  qu'une  fillette  fût  amoureuse  de 
son  homme,  à  elle. 

La  porte  dépassée,  l'enfant  fit  une  grimace,  montra  le 
poing  à  la  ferme  et  prit  sa  course  à  travers  champs, 
riant  à  plein  gosier  et  gaie  d'une  gaîié  de  pie  dans  les 
futaies. 


UN    MALE  201 

Cachaprès  l'attendait,  dévoré  d'impalisnce,  des  sou- 
pirs dans  la  gorge,  et  du  plus  loin  qu'il  la  vit,  courut  à 
elle,  criant  : 

—  Ben,  quoi?  Parle. 

Elle  hochait  la  tête,  narquoise,  prolongeant  son  si- 
lence avec  une  malice  mauvaise.  Alors  il  lui  mit  la  main 
sur  l'épaule,  et  plongeant  ses  yeux  dans  les  siens  : 

—  Dis  ce  qu'elle  a  dit.  Ou  j'te... 

Elle  éprouvait  une  joie  cruelle  à  le  faire  languir  et  sup- 
portait ses  regards  hardiment,  le  dessous  des  yeux  plissé 
par  une  joie  sournoise. 

Comme  elle  se  taisait  toujours,  ,  la  main  de  l'homme 
devint  pesante  et  ses  doigts  se  mirent  à  lui  broyer 
les  épaules  d'une  pression  qui  augmentait  à  chaque 
instant,  l'obligeant  à  ployer. 

Elle  eut  un  cri,  dans  sa  rage  et  sa  douleur. 

—  N'vient  pas,  glapit-elle. 

Les  mains  lâchèrent  prise,  brusquement.  Et  le  voyant 
assomme  comme  du  poids  d'un  roc,  impitoyablement, 
elle  élargit  sa  blessure  en  racontant,  avec  des  saccades 
de  rire,  qu'elle  avait  haussé  les  épaules,  répété  non  plu- 
sieurs fois  d'un  air  ennuyé  ;  puis,  quand  elle  eut 
épuisé  la  souffrance  en  lui,  elle  eut  l'air  de  se  rappeler 
que  Germaine  serait  dans  trois  heures  chez  la  Cougnole. 

Il  faillit  l'exterminer,  mais  la  minute  d'après,  sa  co- 
lère évaporée,  il  caressa  ses  cheveux,  ses  joues,  son  cou, 
et  tout  à  coup  la  haussa  jusqu'à  sa  bouche.  L'enfant,  d'un 
bond,  se  dégagea  de  ses  bras,  frissonnante, ayant  à  la  peau 
comme  une  brûlure  délicieuse,  et  se  mita  courir,  atfolée, 
ainsi  qu'une  bête  piquée  par  un  taon.  Jamais  elle  n'avait 
éprouvé  pareille  sensation,  bien  qu'il  l'embrassât  quel- 
quefois ;  et  tandis  qu'il  l'appelait  vainement  par  son 
nom,  elle  s'enfonça  dans  le  bois  pour  y  cacher  sa  peine 
et  sa  volupté. 

9- 


XXVII 


GERMAINE  arriva  chez  la  Cougnole,    en  retard   de 
deux  heures,  maussade, 
—  Pourquoi  qu'tu  me  demandes  ?  dit-elle. 

—  Pour  tVoir. 

Et  il  ajouta  d'une   voix   dolente  qu'il  y  avait    près  de 
cinq  jours  qu'elle  n'était  venue. 
Elle  compta. 

—  Non  !  Quatre  jours. 

—  Ben,  oui,  quatre  jours.  C"est-y  pas  du  temps  ? 
Il  souriait  pour  la  radoucir. 

Elle  haussa  les  épaules.  Est-ce  qu'elle  n'avait  pas  ses 
occupations  ?  Est-ce  qu'il  la  croyait  libre,  par  hasard  i 
Bon  pour  lui  de  ne  rien  faire  des  jours  entiers.  Et  elle 
débitait  ses  phrases  à  la  file,  sans  s'arrêter,  avec  humeur. 

Il  secoua  la  tête.  Le  froid  qui  était  dans  toute  la  per- 
sonne de  Germaine  le  gagnait.  Il  sentait  autour  de  lui  un 
écroulement,  et,  la  gorge  serrée,  il  l'écoutait  sans  rien 
dire,  avec  un  peu  de  honte  d'être  si  bête  quand  elle 
était  là. 


204  I'  X    MALE 

Elle  fit  deux  fois  le  tour  de  la  chambre,  puis  s'assit. 
Elle  cherchait  des  mots  pour  le  décider  à  rompre.  Son 
œil  sec  se  posait  sur  les  objets  sans  les  voir  et  elle  faisait 
sauter  le  bord  de  sa  jupe  sur  son  soulier,  machinalement. 
Lui,  s'était  assis  à  l'autre  bout  de  la  chambre,  sa  tête 
dans  les  mains,  muet.  A  la  fin,  il  se  leva,  lançason  poing 
dans  le  vide  et  alla  s'épauler  au  mur,  presque  en  face 
d'elle,  la  tcte  basse.  Alors  elle  tâcha  de  lui  arracher  une 
parole,  son  silence  lui  pesant  plus  que  ses  objurgations. 

—  Dis  ce  qu'y  t'fautdire,  voyons, 

Il  détourna  la  tête.  » 

—  Moi  ?  J'dis...,   j'dis  rien. 

—  C'est  toujours  rien  avec  toi...  Alors  que  j'ai  tous  les 
ennuis. 

Maintenant  que  le  silence  était  rompu,  elle  ne  le  lais- 
sait plus  recommencer.  Elle  lui  fit  des  reproches  de  son 
indifférence  :  ça  lui  était  bien  égal  à  lui  qu'elle  eût  des 
scènes  chez  elle  ;  tous  les  jours,  c'étaient  des  mots,  et 
on  finirait  par  la  chasser  de  la  ferme. 

Elle  parlait  très  vite,  s'attendrissant  sur  elle-même  et 
finissant  par  croire  à  ce  qu'elle  disait.  Il  arriva  un  mo- 
ment où  elle  entra  si  nettement  dans  son  rôle  que  les 
larmes  lui  partirent  des  yeux.  Elle  prit  son  mouchoir  et 
tamponna  ses  paupières  qui  rougirent.  Elle  espérait  un 
bon  mouvement  de  sa  part,  une  renonciation  peut-être, 
et  elle  le  guettait  du  coin  des  yeux,  furtivement,  noyée 
dans  ses  pleurs. 

Il  balançait  la  tête  sur  ses  épaules,  continuant  à  se 
taire. 

Elle  s'ingénia.  Les  hommes  étaient  tous  des  égoïstes 
qui  ne  pensaient  qu'à  s'amuser.  Les  femmes,  c'est  pour 
eux  du  plaisir,  rien  de  plus  ;  ils  voudraient  les  avoir 
sous  la  main,  constamment,  comme  des  joujoux. 

Elle  était  très  animée.  Le  sang  empourprait  ses  joues. 


U  N    MALE  2o5 

Cette  fois,  elle  le  regardait  résolument,  pourle  provoquer 
à  répondre  ;  et  le  corps  penché  en  avant,  elle  accentuait 
ses  mots  de  gestes  brusques  qu'elle  avait  lair  de  lui  jeter 
à  la  tête.  Il  arriva  le  contraire  de  ce  qu'elle  pensait.  Au 
lieu  de  l'attendrir,  elle  l'endurcit  :  sa  ruse  d'homme  des 
bois  lui  fit  pressentir  une  ruse  derrière  ce  tas  de  do- 
léances. 

Il  se  déplaça  du  mur  et  vint  se  poser  devant  elle,  les 
mains  dans  les  poches. 

—  Eh  ben,  quoi  ?  Après  ?  Y  a-t-il  queuq'chose  que  tu 
veux  m'dire  ?  Faut  dire  alors. 

Elleréfléchitun  instant,  se  leva  et  d'un  beau  mouvement 
alla  s'abattre  contre  lui,  tout  d'une  fois,  en  sanglotant  : 

—  J'puis  pas  dire  tout  non  plus.  J'suis  pas  heureuse 
avec  toi,  là.  Faudrait  nous  voir  moins.  Plus  tard,  on 
n'sait  pas  ;  ça  s'arrangerait  p't-être. 

U  fut  ému  :  la  chaleur  de  ses  larmes  l'amollissait. 

—  J'suis  ben  plus  malheureux,  moi,  dit-il,  et  j'pense 
pas  à  t'quitter,  Germaine. 

Elle  lui  expliqua  que  ce  n'était  pas  la  même  chose, 
s'efForçant  de  trouver  des  arguments  décisifs,  et  elle 
avait  le  regard  détaché  des  gens  qui  raisonnent.  Mais  il 
hochait  la  tête,  nullement  convaincu. 

—  Quand  tu  m'dirais  ça  jusqu'à  demain,  répondit-il, 
je  l'croirais  pas  davantage.  J'suis  autrement  fait  qu'un 
autre,  p't-être  bien. 

Il  la  prit  dans  ses  bras  et  mit  sa  tête  sur  son  épaule. 

—  D'abord,  moi,  j  t'aurais  pas  laissé  comme  ça  des 
jours  sans  venir.  T'avais  qu'à  traverser  le  bois,  une  petite 
fois  :  tu  serais  partie  après.  J'aurais  eu  bon  pour  l'reste 
du  temps.  T'es  pas  venue. 

Elle  répondit,  donna  des  raisons  :  d'abord,  elle  avait 
été  fort  occupée  ;  même  le  dimanche,  qui  était  la  veille, 
elle  l'avait  passé  à  travailler. 


2o6  U  N    M  A  L  E 

Il  eut  un  saisissement,  comme  devani  une  certitude  de 
tromperie  ;  et  tout  à  coup  indifférent  : 

—  T'as  travaillé  hier?  dcmanda-t-il. 

Elle  ne  devina  rien  et  fit  de  la  tête  un  signe  pour  dire 
oui.  Il  ressentit  un  choc  ;  des  sueurs  lui  montèrent  à  la 
face. 

—  Jusqu'au  soir  ? 

Cette  insistance  la  mit  en  garde  ;  un  doute  traversa  son 
esprit.  Et  elle  hésita,  tourna  rapidement  les  yeux  vers 
lui;  mais  payant  d  audace  : 

—  Jusqu'au  soir,  oui. 

—  Alors  sa  fureur  le  reprit,  et  la  repoussant  d'un  geste 
brutal  : 

—  T'en  as  menti  ! 

Elle  se  redressa,  la  tête  haute,  prête  àentamer  la  lutte, 
et  le  défia  du  regard. 

—  Que  j'mens,  moi  ? 

Ah,  oui  !  qu'elle  mentait  !  Est-ce  qu'il  ne  devinait  pas 
tout  à  présent  ?  Elle  le  trompait,  elle  avait  des  galants. 
Et  toute  sa  colère  de  la  veille  lui  revenant,  il  l'accabla  de 
mots  terribles.  Il  avait  failli  tuer  un  hommeà  cause  d'elle. 
Elle  n'en  valait  pas  la  peine.  Il  y  avait  longtemps  qu'elle 
le  trompait.  Et  il  avait  été  assez  bête  pour  la  croire  sur 
parole  !  Ah  !  mam'zelle  se  faisait  accompagner  par  des 
fils  de  fermier,  des  Hayot,  elle  leur  abandonnait  sa 
main,  elle  leur  faisait  accroire  qu'elle  était  pucelle,  peut- 
être  ! 

Il  avait  croisé  les  bras,  le  torse  ramassé,  et  tendait  vers 
elle  sa  tête  ravagée.  Les  mots  sortaient  étranglés  de  ses 
dents  et  il  les  entrecoupait  d'un  rire  âpre  qui  claquait 
comme  un  fouet.  Ses  bras  à  elle  avaient  glissé  le  long  de 
son  corps.  Elle  Técoutait  parler,  à  travers  une  stupeur, 
ses  yeux  arrêtés  sur  les  carreaux  du  sol,  fixement.  Ce  qui 
la  tenait,  c'était  moins  qu'il  se  fût  trouve  sur  son  chemin 


U  N    M  A  L  E  207 

quand  elle  était  passée  avec  le  fils  aux  Hayot,  que  le  mal 
qu'il  avait  pu  faire  à  celui-ci.  Sa  pensée   s'était  concentrée 
sur  ce   qu'il   venait  de  lui  dire  :    il  avait  failli  le  tuer  ! 
Mais  alors,  tout  allait  se  savoir  ! 
Elle  eut  une  vaillance.  Elle  fit  un  pas  vers  lui. 

—  Ben  oui,  c'est  vrai,  j'ai  une  liaison. 

Elle  n'eut  pas  plus  tôt  parlé  qu'elle  eut  peur,  se  couvrit 
le  visage  de  ses  mains. 

L'aveu  était  tombé  sur  Cachaprès  comme  un  coup  de 
massue.  11  poussa  un  han!  d'homme  assommé  qui  roule 
ne  sachant  pas  bien  quel  est  le  coup  ni  d'où  il  vient.  Mais 
l'instant  d'après,  les  mots  lui  rentrant  dans  la  tête  avec 
leurs  pointes  de  clous,  il  lui  montra  la  porte  d'un  geste 
emporté  et  cria  : 

—  Va-l-en,  publique  ! 

La  lâcheté  de  la  femme  reprit  alors  le  dessus.  Elle  crut 
tout  fini  et  qu'il  l'abandonnait,  enfin,  et  elle  courut  à  la 
porte,  comme  à  la  délivrance.  Une  main  la  rattrapa  par 
ses  jupons. 

—  Ici! 

Il  la  tira  à  lui,  poussa  le  verrou,  puis  d'un  mouvement 
de  bras  l'envoya  rouler  sur  une  chaise,  au  large.  Elle  se 
sentit  en  sa  puissance,  et  blanche,  les  mains-pendantes, 
terrifiée  sous  son  air  d'assurance,  elle  attendit.  C'était  sa 
liberté  qui  se  jouait;  elle  était  décidée  à  risquer  le  jeu 
jusqu'au  bout. 

D'abord,  il  marcha  à  travers  la  chambre  pendant  quel- 
ques instants,  à  grands  pas,  trébuchant  contre  les  chaises; 
sa  respiration  rauque  et  dure  trahissait  l'immensité  de  sa 
peine.  Et  chaque  fois  qu'il  passait  devant  elle,  il  fermait 
les  yeux,  pour  ne  pas  la  voir. 

Petit  à  petit,  une  détermination  froide  pénétra  dans 
son  esprit;  il  s'arrêta  devant  elle,  et,  d'une  voix  lente,  lui 
dit: 


2oS  U  N    MAL  F. 

—  Ce  qui  est  fait  est  fait,  Germaine.  Y  a  pas  à  revenir 
dessus.  L'homme  était  sur  son  cheval.  J'I'ai  mis  à  bas, 
j'I'ai  roule,  j'iui  ai  demandé  s'y  t'connaissait.  Y  a  dit 
qu'oui.  J'i'aurais  vidé  de  son  sang.  Demain  donc,  p't-êtrc 
à  c'i'hcure  déjà,  tout  le  monde  sait  qu't'as  un  galant  et 
que  cgalant,  c'est  moi.  Tant  qu'à  lui,  y  t'crachera  dessus. 
C'est  pas  un  homme,  c'est  un  M.  le  curé.  Ben,  v'ià.  J'en 
ai  assez  de  ma  sacrée  vie.  J'en  veux  plus,  j'veux  finir.  Toi, 
c'est  tout  comme.  On  dira  que  t'es  la  commère  à  un  losse 
T'es  plus  bonne  à  rien  qu'à  rouler  ta  bosse  avec  moi  dans 
les  bois.  J'ai  sur  moi  mon  couteau,  jVas  nous  tuer. 

Elle  poussa  un  cri,  se  dressa.  Il  l'avait  saisie  par  la 
taille  et  l'attirait  avec 'sa  force  irrésistible.  Elle  se  sentait 
venir  à  chaque  instant  un  peu  plus,  malgré  sa  défense, et 
le  buste  rejeté  en  arrière,  cherchait  à  mettre  entre  elle  et 
lui  sa  main  large  étendue,  pour  ne  pas  voir  le  couteau 
qu'il  tirait  de  sa  poche.  Elle  le  connaissait  bien,  ce  cou- 
teau, long,  pointu,  effroyablement  aiguisé;  il  s'en  servait 
dans  ses  chasses,  et  des  rouilles  de  sang  le  tachaient, 
demeurées  là  des  entrailles  dans  lesquelles  il  l'avait 
plongé. 

U  l'avait  ouvert;  le  ter  reluisait  dans  sa  main  droite,  à 
demi-cachée  derrière  son  dos.  Et  tandis  que  cette  main 
bougeait,  comme  indécise  du  point  où  elle  allait  frapper, 
elle  vit  passer  dans  l'œil  de  son  amant  des  tendresses 
suprêmes.  Alors  des  mots  lui  vinrent  à  la  gorge,  avec  des 
spasmes,  des  cris  rauques,  inarticulés;  et  elle  se  débat- 
tait, lui  lacérait  les  poignets  du  tranchant  de  ses  ongles, 
affolée,  regardant  toujours  les  éclairs  du  couteau. 

Un  instant,  elle  lui  échappa.  D'un  bond  elle  fut  à  la 
porte  ;  mais  il  la  ressaisit  avant  qu'elle  eût  eu  le  temps  de 
poser  la  main  sur  le  verrou.  Cette  fois,  il  l'avait  prise  par 
le  cou.  Ses  doigts  entraient  dans  sa  nuque,  la  tordaient 
en  arrière.  Et  il  continuait  à  la  contempler,  comme  ayant 


U  N    M  A  L  E  209 


regret  de  détruire  une  beauté  qui  lui  avait  donné  ses  plus 
grandes  joies. 

Elle  appela  à  elle  son  énergie  et  cria  à  l'aide.  Son  cri 
s'étouffa  sous  le  manche  du  couteau.  Il  l'appuyait  à  pré- 
sent sur  ses  dents;  l'arme  était  à  quelques  pouces  de  sa 
gorge.  Il  n'avait  plus  qu'à  retourner  la  main.  Elle  fit  un 
mouvement  désespéré,  et  tout  à  coup  sa  robe  se  défit, 
laissant  sa  chair  à  nu. 

Alors  une  mollesse  passa  sur  la  face  de  l'homme.  Des 
tentations  dernières  de  baiser  sa  peau  se  mirent  en  tra- 
vers de  ses  résolutions;  ses  doigts  se  posèrent  sur  la 
douceur  chaude  de  cette  gorge  étalée  ;  il  laissa  tomber 
son  couteau.  Elle  vit  qu'elle  triomphait  et  lui  jeta  ce  cri, 
à  travers  une  joie  de  tout  son  être  : 

—  Demain  1 

Puis  leurs  bouches  se  collèrent  dans  un  baise.r.  Elle 
avait  fait  de  ses  bras  un  collier  autour  de  sa  tête  et  se 
pendait  à  lui,  de  tout  le  poids  de  son  corps,  sentant  ses 
ruses  s'en  aller  de  nouveau,  à  travers  l'effrènement  de 
cette  minute  d'amour,  voisitie  de  la  mort.  Elle  oubliait 
ses  déterminations  dans  l'orgueil  de  sa  beauté  victorieuse; 
et  la  sensation  extraordinaire  d'avoir  été  frôlée  par  la 
pointe  du  couteau  et  d'y  avoir  échappé  lui  rendant  brus- 
quement sa  passion,  elle  subissait  la  domination  de  sa 
violence,  comme  de  la  seule  chose  qui  eût  prise  sur  elle. 

Quant  à  lui,  vaincu,  tremblant  des  pieds  à  la  tête,  un 
nuage  couvrait  ses  yeux.  Il  balbutiait  des  mots  de  pardon, 
noyant  dans  les  chaudes  prunelles  de  la  fille  son  rouge 
désir  d'extermination.  Est-ce  qu'elle  en  pouvait  aimer  un 
autre  que  lui  ?  Est-ce  qu'il  lui  était  possible  d'avoir  pour 
un  autre  homme  de  pareilles  caresses  i 

Et  elle  achevait  de  l'étourdir  sous  ses  chuchotements, 
ses  caresses  de  lèvres  ouvertes  qui  bégayaient  : 

—  T'es  mon  coq.  Je  n'connais  que  toi. 


«lo  U  N     M  A  L  V. 

Il  avait  roulé  à  ses  genoux,  les  mains  passées  derrière 
sa  taille  et  de  là  remontées  jusqu'à  ses  épaules,  où  elles  se 
tenaient  comme  agrafées.  Une  volupté  cruelle  convulsait 
son  visage  aux  narines  dilatées,  et  il  buvait  des  yeux  le 
sourire  qui  flottait  sur  la  bouche  de  Germaine. 

La  Cougnole  les  avait  laissés  seuls,  comme  d'habitude. 
Ils  entendaient  dans  le  silence  du  dehors  le  bruit  de  son 
couperet  taillant  des  coterets,  à  l'entrée  du  bois,  et  comme 
aux  bons  jours,  leur  ivresse  se  doublait  du  mystère  de 
leur  solitude. 

L'horloge  jeta  l'heure  sur  ces  baisers. 

Justement,  un  peu  de  lassitude  commençait  à  peser  sur 
Germaine,  et  la  réflexion  lui  revenant,  elle  avait  presque 
regret  à  présent  de  s'être  abandonnée. 

Il  remarqua  l'éclat  froid  de  ses  yeux. 

—  '-Core  des  idées?  demanda-t-il  avec  une  douceur 
triste. 

—  J'pense,  fit-elle,  à  ce  Hayot,  que  t'as  culbuté.  Dis- 
moi  tout,  mon  cœur. 

Il  fit  un  récit  fidèle,  imitant  le  mouvement  du  cheval 
qui  se  cabre,  l'homme  précipité,  l'air  pleutre  du  fermier  se 
relevant.  Une  pointe  de  grotesque  s'attachait  à  cette 
mimique.  Elle  le  caressa. 

—  Tu  m'vas  avec  tes  yeux  colères. 

Elle  s'était  si  bien  intéressée  à  la  lutte  qu'elle  oubliait 
tout  ce  qui  n'était  pas  le  corps  à  corps  de  ces  deux 
hommes  dont  l'un,  tassé  sous  l'autre,  geignait,  criait 
merci. 

La  sonnerie  de  l'horloge  la  rappela  à  des  idées  graves. 
Dieu  sait  ce  qu'il  adviendrait  de  cette  rencontre  !  Des 
inquiétudes  la  gagnaient. 

—  Peuh  !  fit-elle  en  haussant  les  épaules. 

Elle  était  bête,  après  tout,  de  se  manger  le  sang,  sans 
savoir  de  quoi. 


UN    MALE  211 

Une  griserie  lui  restait  de  ces  deux  heures  folles.  C'était 
une  douceur  de  satiété  qu'elle  n'avait  pas  encore  connue 
et  qui  la  tenait,  rompue  et  charmée,  avec  un  malaise 
vague.  Ses  inquiétudes  finissaient  par  se  dissoudre  dans 
cet  énervement. 

Elle  traînait,  ne  pouvant  se  décider  à  partir.  Une 
lâcheté  indéfinissable  Tattardait  auprès  de  lui.  Elle  lui 
tendit  sa  joue  plusieurs  fois  : 

—  Embrasse-moi,  lui  dit-elle.  Encore,  mais  va  donc! 
Ils  se  quittèrent. 

Quand  elle  fut  seule,  elle  se  rudoya,  comme  après  une 
faiblesse  qu'il  fallait  oublier  : 

—  Cette  fois,  c'est  fini,  bien  fini,  pensa-t-elle. 


XXVIII 


ELLE  rentra  à  la  ferme. 
Son  père  se  promenait  de  son  grand  pas  dans 
la  cuisine,  les  mains  derrière  le  dos,  allant  et 
venant  d'une  extrémité  à  l'autre,  sans  rien  dire.  Il  la 
regarda,  ouvrit  la  bouche,  un  instant  arrêté,  et  reprit  sa 
marche,  refoulant  en  lui  ce  qu'il  avait  à  dire. 

—  Il  sait  tout,  se  dit-elle. 

Elle  se  dirigea  vers  la  porte,  traquée  par  une  peur 
soudaine.  Il  l'appela  : 

—  Germaine  ! 

Son  nom  la  cloua  sur  place,  les  yeux  baissés,  n'osant 
le  regarder,  et  elle  attendait,  la  main  posée  sur  le  loquet 
de  la  porte.  Il  passa  devant  elle,  troublé  à  son  tour  et 
cherchant  des  mots,  arpenta  une  dernière  fois  la  chambre, 
puis  brusquement,  avec  un  effort  : 

—  Dis,  Germaine,  fit-il.  Est-ce  pas  que  c'n'est  n'in 
vrai  ? 


214  UN    MALE 

Il  mit  ses  deux  mains  sur  ses  épaules,  et  les  paroles 
lui  revenant,  il  continua  : 

—  l\!st-ce  pas  qu'y-z-en  ont  menti,  que  Germaine  est 
toudit  not'  fille,  not'  bonne  et  honnûte  tille? 

Elle  fut  tentée  de  se  jeter  dans  ses  bras.  Des  sanglots 
lui  montaient  aux  lèvres  et  il  la  regardait  avec  douceur, 
presque  avec  attendrissement,  lui  demandant  un  clan, 
une  protestation,  une  preuve  que  ce  qu'on  lui  avait  dit 
était  faux. 

Cette  bonté  l'arrêta  :  il  lui  semblait  qu'elle  aurait  eu 
plus  de  courage  devant  une  colère,  et  n'osant  pas  mentir, 
indécise  sur  ce  qu'elle  avait  à  répondre,  les  paupières 
battantes,  elle  eut  une  réponse  évasive  au  lieu  de  ce  cri 
spontané  qu'il  attendait. 

Le  silence  des  après-midi  s'étendait  sur  la  ferme,  sem- 
blait les  isoler  de  la  vie  extérieure,  et  ce  silence  pesait 
sur  eux  avec  une  gravité  extraordinaire.  Il  regardait 
anxieusement,  immobile,  sans  respirer,  espérant  qu'elle 
allait  ajouter  quelque  chose  à  ce  non  dit  du  bout  des 
lèvres,  et  elle  continuait  à  se  taire,  la  tête  basse,  dans  l'at- 
titude d'une  coupable.  Une  horloge  ronflait  contre  le 
mur,  désespérément  monotone  au  milieu  de  la  déroute 
de  ses  idées. 

Il  la  repoussa  brusquement  du  plat  de  ses  mains 
demeurées  sur  ses  épaules.  Une  sévérité  dure  plissait 
les  coins  de  sa  bouche,  tout  à  l'heure  détendus.  La  colère, 
lente  à  venir,  à  présent  s'emparait  de  cet  homme  indul- 
gent et  bon. 

—  Voyons,  faudrait  savoir  tout  de  même.  C'cst-y  que 
t'as  oublié  tes  devoirs  et  que  cet  homme  est  ton  homme  ? 
Lève  la  main,  Germaine,  et  dis-moi  non,  sur  l'âme  im- 
mortelle de  not'  chère  femme  défunte,  de  ta  mère  qu'est 
là-haut. 

Elle  fit  un  mouvement  pour  étendre  le  bras,  mais  ce 


U  X    MALE  2i5 

geste  se  perdit  dans  le  vide,  et  subitement  oubliant  sa 
volonté,  elle  éclata  en  larmes,  criant  : 

—  C'est  des  menteries.  J"ai  pas  aut'  chose  à  dire. 

—  C'est  toi  qu"as  menti,  fille  abominable,  dit-il.  T'as 
qu'à  t'regarder  dans  Tmiroir,  t'as  le  visage  de  la  honte. 
J'te  renie;  t'es  pas  de  not'  sang.  T'es  plus  rien  pour  moi. 

Il  frappait  l'air  de  coups  violents,  le  visage  enfiammé, 
et  marchait  devant  lui,  revenait  sur  ses  pas.  Les  paroles 
sortaient  de  sa  gorge,  étranglées,  furieuses,  plus  pressées 
à  mesure  que  sa  colère  grandissait.  11  ouvrit  le  tiroir  d'un 
bahut,  et  tira  un  bout  de  lettre  chiffonné,  et  se  plantant 
devant  elle,  lui  mettant  près  des  joues  le  papier  sur  lequel 
il  frappait  de  la  paume  de  la  main,  il  lui  dit  : 

—  Lis  ça,  tiens.  C'est  Hayot  qui  m'écrit.  Y  m'dit  tout 
et  que  t'es  mon  déshonneur,  le  déshonneur  de  mon  nom. 
A  présent,  lui  et  moi,  nous  sommes  ennemis  pour  la  vie 
et  nos  fils  sont  les  ennemis  de  ses  fils,  et  y  aura  p't-être 
pis  encore.  Mille  Dieu!  Tout  ça,  parce  que  t'as  manqué 
à  ta  famille,  à  ton  honneur.  Va-t-en  !  T'es  pas  de  not'  sang, 
j'te  dis.  Une  fille  à  moi,  qu'j'aurais  eue  de  mon  lit,  avec  ta 
mère,  n'm'aurait  pas  fait  ce  chagrin.  C'est  fini  de  toi  !  Va- 
t-en,  j'ie  dis  encore  une  fois!  Y  a  plus  de  place  sous  mon 
toit  pour  une  coureuse  !  Demande  à  c't  homme  de  te 
prendre  sous  le  sien,  fille  de  rien  qu'as  trahi  ton  père. 

Elle  ouvrit  la  porte. 

—  Non,  reste  là  !  s'écria-t-il.  J'ai  pas  tout  dit.  Ta  sainte 
mère  t'avait  donnée  à  moi  comme  une  enfant  de  nous. 
J't'aimais  comme  mon  sang.  J'avais  compté  d'sus  toi 
pour  mes  vieux  jours.  J'm'étais  fait  l'idée  comme  ça  de 
t'avoir  près  de  moi  quand  j'n'serais  plus  bon  à  rien  et 
d'faire  sauter  les  petits  sur  mes  genoux,  dans  mon  coin. 
J'sens  que  j'm'en  vas  un  peu  plus  tous  les  ans.  C'était 
mon  idée. 

U  s'attendrissait;  sa  voix  tremblait.  Un  amollissement 


2l6 


U  N    M  A  L  E 


de  vieillard  regardant  se  démolir  un  rêve  de  bonheur  se 
jetait  en  travers  de  sa  colère.  11  parlait,  sa  haute  taille 
courbée,  les  yeux  vaguant  par  la  chambre.  Ht  elle  écou- 
tait cotte  voix,  rude  l'instant  d'avant,  qui  se  faisait  douce 
maintenant,  traînait  comme  une  lamentation  contenue. 
Elle  était  en  proie  à  une  crise  de  nerfs  profonde,  qui  lui 
tournait  le  cœur.  Des  larmes  chaudes  coulaient  le  long 
de  ses  joues  en  ruisseaux,  et  elle  tordait  ses  mains  d'un 
geste  machinal  et  lent. 

Il  cessa  un  instant  de  parler,  secoua  la  tête,  et  la 
voyant  debout  devant  lui,  humble  et  pâle,  sa  violence  le 
reprit  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  fais  là?  cria-t-il.  Tu  n'es  plus  ma 
tille  !  Je  n'ai  plus  que  des  garçons  ! 

Elle  redressa  la  tête  et  s'avança  vers  lui,  tout  à  coup 
résolue,  les  yeux  en  feu  : 

—  C'est  des  canailles  ! 

—  Hors  d'ici  1  gronda-t-il. 

Et  il  leva  la  main.  Mais  au  moment  de  frapper,  une 
chaleur  lui  passa  dans  le  cœur;  il  eut  pitié  de  la  voir 
dans  son  affliction.  Et  s'en  voulant  de  céder  à  ce  retour 
de  tendresse,  il  acheva  son  geste  dans  le  vide  et  gagna  la 
cour. 

Une  fois  seule,  elle  s'abattit  sur  une  chaise.  Ainsi,  tout 
était  connu;  elle  allait  traîner  cette  honte  après  elle;  à 
toute  heure  du  jour,  elle  aurait  devant  les  yeux  la  figure 
irritée  de  ce  second  père,  meilleur  que  le  premier.  C'est 
vrai  qu'elle  avait  apporté  sous  le  toit  honnête  des  Hulotte 
les  souillures  de  sa  débauche  Encore  si  l'homme  était 
de  ceux  qui  peuvent  réparer  une  faute.  Mais  lui,  un 
gueux  !  Des  pudeurs  lui  revenaient,  au  sortir  de  ce  long 
oubli  d'elle-même.  Etant  lasse  de  ses  caresses,  au  surplus, 
elle  sentait  s'en  aller  la  fierté  qu'elle  avait  eue  à  aimer  un 
beau   mâle.    Et   constamment   le  vieillard   encore   vert 


U  X    MALE  217 

qu'elle  venait  de  voir  ployer  jusqu'à  elle,  dans  un  accès 
de  noire  douleur,  son  esprit  demeuré  ferme  sous  les  ans, 
repassait  dans  sa  mémoire,  avec  ses  gestes  emportés  et 
ses  méprisantes  paroles. 

Elle  gisait  sur  la  cahière  comme  un  corps  sans  âme, 
se  perdant  dans  des  horizons  de  sombres  conjectures. 
Par  moments,  un  étonnement  qu'elle  en  fût  réduite  à 
cette  abjection  se  mêlait  au  reste.  Elle  avait  eu  une  bonne 
mère  pourtant;  des  exemples  fortifiants  avaient  nourri 
son  enfance;  elle  n'avait  vu  autour  d'elle  que  des  prati- 
ques de  vie  droite.  Et  toute  cette  honnêteté  s'était  éva- 
nouie comme  une  poussière  au  souffle  d'un  printemps  ! 

A  force  de  creuser  les  mêmes  idées,  elle  finit  par  perdre 
la  conscience  des  choses  et  n'avoir  plus  qu'une  douleur 
inerte  et  vague,  qui  la  tenait  engourdie  sous  une  pesanteur 
infinie.  Une  poule  qui  achevait  de  pondre  se  mit  à  chan- 
ter dans  la  cour,  et  ce  chant  s'élevait  clair,  par  saccades 
stridentes.  Elle  n'entendit  bientôt  plus  que  cela,  s'absorba 
dans  cette  clameur  triomphante. 

Une  chose  la  tira  de  sa  torpeur.  Le  fermier  avait  laissé 
s'échapper  de  ses  mains  le  billet  de  Hayot.  Il  était  de- 
meuré sur  le  carreau,  sans  qu'elle  l'eût  vu  jusqu'alors. 
Elle  le  ramassa  et  le  parcourut  rapidement. 

Hayot  commençait  par  des  paroles  ambiguës,  regret- 
tait la  rupture  de  leurs  bons  rapports,  muet  d'abord  sur 
le  motif,  puis  petit  à  petit  arrivait  aux  injures  et  finissait 
par  ces  mots  : 

«  Hulotte,  j'ai  regret  de  ce  qui  arrive,  à  cause  que  nous 
étions  une  paire  de  camarades  et  qu'on  se  convenait  ; 
mais,  toi,  tes  garçons  et  les  autres,  vous  n'êtes  pas  bons 
seulement  à  ramasser  les  crottins  de  mes  chevaux  ;  je  ne 
vous  l'envoie  pas  dire.  Et  votre  fille  n'a  qu'à  courir  les 
kermesses  avec  ses  pareilles  :  oa  sait  ce  qu'elle  vaut, 
allez,  et  son  galant  aussi.  Sur  quoi,  je  vous  dis,  moi,  que 

z-i 


2i8  U  N     M  A  L  E 

VOUS  n'avez  plus  à  passer  sur  mon  chemin  et  qu'on  vous 
reî^ardcra  ici  et  partout  pour  ce  que  vous  êtes,  vous  et 
vos  garçons,  des  père  et  frères  de  rien.  Inutile  de  signer 
qui.  » 

Et,  en  effet,  la  lettre,  écrite  d'une  écriture  massive,  ne 
portait  pas  de  nom,  mais  d'un  bout  à  l'autre  indiquait  la 
main  des  Hayot.  Un  post-scriptum  ne  laissait  pasdedoute. 

«  P. -S.  —  Dis  à  ta  demoiselle  qu'au  cas  qu'elle  irait 
chez  les  amis,  elle  leur  fasse  l'honnctctc  de  dire  qu'elle  est 
la  commère  d'un  vaurien,  d'un  Cachaprès,  pour  dire  son 
nom,  auquel  cas  on  ne  s'exposera  plus  à  se  montrer  en 
public  avec  une  rouleuse  comme  elle.  » 

Elle  reconnut  des  mots  du  blond  Hubert.  Imbécile  ! 
Elle  lui  en  voulut  de  sa  lâcheté,  plus  qu'aux  autres.  Est- 
ce  qu'un  homme  se  venge  ainsi  ?  Mais  ce  n'était  pas  un 
homme,  celui-là,  et  elle  se  rappelait  ses  manières  douces, 
sa  démarche  ondoyante  de  lévite. 

Un  bruit  de  pas  se  fit  entendre  dans  le  vestibule.  Elle 
se  leva  d'un  bond  et  courut  au  poêle  ;  la  lettre  tomba 
dans  le  feu.  Pas  assez  vite  cependant  pour  que  Warnant, 
l'aîné  de  ses  frères,  qui  entrait,  ne  vît  disparaître  le  papier 
dans  la  rougeur  de  la  flamme. 

—  T'as  beau  faire,  dit-il  froidement,  ce  n'est  pas  le  feu 
qui  lavera  ça.  Y  a  des  choses  qui  n's'en  vont  pas.  On  leur 
montrera  à  traiter  not'pèrc  de  rien  du  tout,  à  ces  noms 
de  Dieu  !  Tant  qu'à  toi.... 

Il  s'interrompit  une  seconde. 

—  ...  Si  t'étais  pas  not'sœur,  ça  serait  bientôt  fait. 
Elle  haussa  les  épaules,  eut  un  mot  déterminé  : 

—  J'suis  plus  une  enfant,  j'me  laisserai  pas  dire. 

Le  sang  paternel  afflua  à  sa  peau.  Elle  avait  connu 
quelqu'un,  et  après?  Elle  était  maîtresse  de  ses  actes, 
pardieu  !  Des  instincts  d'indépendance  se  réveillaient  en 
elle,  avec  sauvagerie. 


UN    MALE  219 

Il  fit  un  pas  de  son  côté,  les  yeux  éclatants. 

—  Faudrait  pas  qu'on  t'rencontre  avec  l'autre,  dit-il.  Y 
a  du  plomb  dans  mon  fusil. 

Le  père  entra,  sombre,  ayant  gardé  le  froncement  dou- 
loureux de  ses  sourcils.  Et  quelques  instants  après, 
Mathieu,  le  second  des  garçons,  arriva  à  son  tour. 

Ils  s'assirent  tous  les  trois  devant  la  table. 

Hulotte  montra  du  doigt  la  porte  à  Germaine.  Elle 
sortit,  gagna  l'escalier,  puis  là,  se  mit  à  traîner,  écoutant 
les  voix.  Elle  reconnut  la  voix  de  son  frère  aîné  ;  il  parlait 
avec  animation,  par  éclats;  des  mots  arrivaient  à  elle, 
confus.  Et  la  voix  de  son  père  s'éleva  ensuite,  grave,  avec 
un  ton  d'autorité. 

—  Garçons,  dit-il,  laissez-moi  parler.  J'suis  puni  plus 
que  vous  dans  Germaine.  Elle  avait  ma  confiance.  Mais 
faut  dire  tout.  J'ai  p't-être  été  un  peu  coupable,  moi 
aussi.  Sa  mère  me  l'avait  donnée  comme  ma  fille,  quoi  ! 
Et  p't-être  que  not'  sainte  femme  vivant  encore,  elle  n'au- 
rait pas  tourné  ainsi.  J'm'étais  fait  à  l'idée  de  l'avoir  tou- 
jours près  de  moi  et  qu'elle  ne  m'aurait  jamais  quitté.  On 
fait  mal  sans  le  vouloir,  des  fois.  Et  vrai,  j'aurais  dû 
penser  qu'une  fille  de  son  âge,  c'est  fait  pour  se  marier 
et  nous  faire  grand'papas,  nous  les  anciens.  Vous  com- 
prendrez ça  plus  tard,  les  garçons.  Tout  de  même,  y  a 
que  ma  pauv'  défunte  lui  aurait  trouvé  un  homme,  un 
brave  homme,  qui  aurait  été  son  mari  et  l'aurait  mise 
dans  sa  ferme.  C'est  ce  que  je  m'suis  dit  là,  tout  seul, 
dans  l'verger,  étant  à  voir  aux  pommiers.  Alors  j'ai  ré- 
fléchi. J'suis  vieux,  j'vois  bien  des  choses  à  présent  que, 
plus  jeune,  je  n'voyais  pas,  et  j'suis  moins  vif.  Ben  !  fau- 
drait pas  la  brusquer,  là.  J'iui  ai  dit  ce  que  j'avais  à 
dire. 

Hulotte  se  tut.  11  se  fit  un  silence,  puis  la  voix  de  W'ar- 
nant  s'éleva  de  nouveau. 


220  UN    MALE 


—  Not'  père,  dit-il,  clic  a  ctc  cause  que  ces  bougres 
nous  ont  fait  pis  que  pisser  dessus. 

—  Bon  !  Ça  vous  regarde,  les  garçons.  J'sais  bcn,  tant 
qu'à  moi,  que  d'mon  temps,  ayant  mon  poil  naturel, 
j'ieur  aurais  fait  avaler  leur  langue,  sang  de  Dieu  1  Et  qu'il 
vienne  seulement,  ce  coïon  de  Hayot,  y  connaîtra  son 
homme.  Si  vous  êtes  de  mon  bois,  j'sais  bien  ce  que  vous 
ferez.  Y  a  des  coins  sur  la  route  où  on  peut  taper. 

Ceci  fut  dit  d'un  accent  mordant  qui  retentit  au  cœur 
des  fils.  Leurs  voix  se  mêlèrent,  furieuses,  et  Germaine 
put  entendre  ces  mots: 

—  Bien  dit,  not'  père  !  On  tapera  ! 

Un  attelage  rentra  à  la  ferme  et  couvrit  de  son  roule- 
ment le  reste  de  l'entretien. 
Elle  se  retira  dans  sa  chambre. 


^1^ 


XXIX. 


DES  jours  tristes  commencèrent  pour  elle. 
On  la  laissait  aller  et  venir  sans  avoir  l'air  de 
la  savoir  là.  Elle  avait  repris  ses  besognes  accou- 
tumées. Tantôt  à  la  cuisine,  tantôt  à  Tétable,  elle  était 
redevenue  la  fermière  d'autrefois, et  un  besoin  de  s'étourdir 
dans  le  travail  lui  donnait  une  activité  extraordinaire. 
Elle  ne  sentait  un  peu  d'apaisement  que  dans  la  fréquen- 
tation des  bctes  ;  les  bœufs  aux  champs  avaient  une  paix 
qui  se  communiquait  à  elle.  Mais,  rentrée  à  la  maison,  le 
sentiment  de  sa  déchéance  la  reprenait. 

Un  accord  semblait  s'être  fait  entre  le  fermier  et  ses 
fils  pour  la  laisser  à  elle-même.  On  Tévitait.  La  bonne  en- 
tente du  passé  s'était  changée  en  une  réserve  froide  qui 
l'isolait  au  milieu  du  train  de  la  ferme.  Quelquefois  des 
mots  étaient  échangés,  mais  dits  d'une  fois,  rapidement. 
Les  après-midi  s'achevaient  ainsi,  silencieuses  et  lourdes, 
ajoutant  à  sa  peine  l'accablement  des  soleils  de  juin.  Le 
soir  lui  semblait  une  délivrance. 


212  U  N     M  A  L  K 

C'était  le  milieu  du  jour  surtout  qui  pesait  sur  elle. 
Des  ondées  de  chaleur  brûlante  ruisselaient  alors  sur  les 
cours  ;  les  toits  d'ardoises  rôtissaient,  envoyant  par  les 
escaliers  des  bouffées  énervantes  ;  les  fumiers  bouillaient, 
et  une  lassitude  s'emparait  de  son  corps,  s'étendait  jus- 
qu'à son  esprit.  A  quoi  était-elle  bonne  désormais  ?  Il 
ne  fallait  plus  penser  au  mariage  ;  les  galants  connaissant 
son  histoire,  chercheraient  ailleurs  des  filles  constantes 
et  sûres.  On  la  laisserait  vieillir  dans  son  coin,  isolée  un 
peu  plus  à  chaque  retour  de  saison  ;  et  devant  elle 
défilaient,  solitaires,  mornes,  à  perte  de  vue,  les  intermi- 
nables jours  de  l'âge  mûr.  Est-ce  qu'elle  allait  se  sou- 
mettre à  cette  dure  loi  ?  Est-ce  qu'elle  l'attendrait  venir, 
ce  déclin  de  sa  chaude  jeunesse  ?  Elle  songeait  dans  ces 
moments  aux  filles  qui  s'en  vont  à  la  ville,  les  unes  pour 
y  vivre  honnêtement  de  leur  travail,  les  autres  pour  y 
faire  la  noce.  Elle  avait  des  parents  à  Bruxelles  ;  un 
cousin  de  son  père,  le  garde,  était  concierge  à  Paris,  et 
elle  se  souvenait,  au  sujet  de  ce  dernier,  de  vieilles  his- 
toires contées  par  sa  mère,  où  il  était  question  d'une 
existence  extraordinaire,  faite  de  rigolades  qui  ne  cessaient 
pas.  Eh  bien,  elle  partirait,  elle  irait  trouver  ce  cousin. 
Peut-être  avait-il  des  garçons  ;  sa  vie,  brisée  ici,  pourrait 
se  reconstituer  là-bas.  Et  cela  se  terminait  en  songeries 
qui  l'amollissaient,  la  rendaient  tout  à  coup  paresseuse, 
au  milieu  de  la  besogne  commencée. 

Autour  d'elle,  la  nature  semblait  lasse  comme  elle- 
même.  Il  y  avait  des  moments  où  le  paysage  s'immobi- 
lisait dans  une  torpeur  énorme.  Les  arbres  mettaient  sur 
le  ciel  irradié  des  silhouettes  inertes.  Le  soleil  pesait 
alors  sur  la  terre  de  tout  son  poids,  comme  le  mâle  cou- 
vrant la  femelle  aux  jours  de  l'engendrcment.  C'était, 
dans  la  création,  comme  une  plénitude  sous  laquelle  les 
hommes  et  les  bêtes  sommeillaient,  énervés.   Seuls,  les 


UN    MALE  223 

fumiers  bruissaient  dans  la  cour,  pleins  de  fermentation, 
et  ce  bruissement  montait,  se  perdait  dans  le  silence  du 
jour. 

Une  floraison  universelle  constellait  l'étendue.  Les 
pâquerettes  étoilaient  les  pentes,  par  jonchées,  et  les 
champs  étaient  pareils  à  des  bouquets  prodigieux  étalés 
dans  la  clarté.  Des  taches  roses  signalaient  au  loin  les 
luzernes.  Les  colzas  flambaient  des  scintillations  pâles 
qui  s'étendaient  de  proche  en  proche,  finissaient  par  se 
noyer  dans  l'horizon.  Et  la  houle  glauque  des  blés  ondu- 
lait, par  larges  masses  dormantes.  Des  myriades  de  points 
lumineux  épinglaient  la  rondeur  ventrue  des  buissons  ; 
une  phosphorescence  allumait,  le  long  des  eaux,  les 
berges  gazonnées  ;  des  coinsd'herbage  braséiaient,  ensan- 
glantés de  coquelicots  ;  et  le  bleu,  le  jonquille,  le  rouge 
criblaient  de  paillettes  ce  tapis  des  verts  sombres  ou 
clairs. 

Des  courants  d'odeurs  musquées  s'élargissaient  au- 
dessus  des  végétations  ;  une  ascension  de  parfums  se 
faisait  dans  l'ascension  des  clartés  ;  à  chaque  frisson  de 
vent,  des  bouffées  s'épandaient,  formaient  une  vaste 
nappe  d'effluves  qui,  par  moments,  s'abattait.  De  grands 
papillons  ocellés  tremblotaient  à  ras  des  cultures  ;  des 
vols  d'abeilles  cognaient  les  fleurs  ;  les  ruches  et  les  nids 
étaient  également  en  fête.  Un  chamaillis  d'ailes  remplis- 
sait l'épaisseur  des  arbres,  devenus  semblables  à  des 
lyres  ;  chaque  branche  avait  ses  oiseaux,  chaque  feuille 
avait  ses  insectes  ;  et  des  pieds  à  la  tête,  le  tronc  et  ses 
feuillages  bruissaient,  ronflaient,  chantaient, 

A  mesure  que  se  pressaient  les  jours,  cette  gaîté  de  la 
terre  s'accroissait,  prenait  des  allures  de  ribote  et  de 
folie.  Une  pléthore  gonflait  les  choses  ;  la  sève,  surnourrie, 
exaspérait  les  arbres  qui,  rendus  turbulents,  poussaient 
en  haut  leurs  bras,  palpaient  l'air,  agitaient    des  cheve- 


224  U  N    M  A  L  F, 

lurcsde  feuilles  Des  gommes  s'accumulaient  le  long  des 
ccorccs,  trop  plein  de  la  circulation  intérieure  ;  par  les 
fentes  coulaient  les  résines;  aux  branches  s'ouvraient  des 
plaies  par  où  s'échappait  la  vie,  et  très  haut  montait  la 
clameur,  de  la  création  fouaillée  par  l'enfantement. 

Tout  dégénérait  en  excès  ;  parfum,  lumière,  couleur, 
allongement  des  tiges,  largeur  des  branchées,  densité 
des  fourrés,  épanouissement  de  la  fleur  dans  l'herbe, 
rondeur  des  bois  à  l'horizon.  Les  bêtes,  gorgées  de  pâ- 
ture fraîche,  crevaient  de  bien-être  sous  de  belles  peaux 
lustrées  Des  poursuites  incessamment  bousculaient  les 
hallicrs,  les  prairies  et  les  haies.  Moineaux,  poules,  pa- 
lombes, roussins,  ouailles  s'accouplaient,  effarés,  vagis- 
sants, furieux.  Des  cris  rauques  de  désir  emplissaient  le 
vent.  Une  férocité  entrechoquait  entre  eux  les  sexes,  sous 
le  soleil  plombant  son  vif-argent  dans  les  moelles.  Et 
l'ombre  et  la  clarté  aimaient,  se  caressaient,  se  pourchas- 
saient, demeuraient  pantelants  à  travers  une  tendresse 
inassouvie.  Les  sources  avaient  l'air  d'être  de  la  vie  qui 
coulait,  dans  l'immense  bruit  de  la  vie  en  travail,  et  elles 
s'épanchaient  murmurantes,  douces,  ayant  quelquefois 
comme  des  gloussements  d'amour,  des  pleurs  mysté- 
rieux, ineffablement  voluptueux. 

Toutes  sortes  de  choses  anciennes  rajeunissaient, 
s'éjoyaient,  reverdissaient,  les  saules  vermoulus,  les  pom- 
miers rongés  de  chancres,  les  ormes  laissés  pour  morts 
avec  leurs  ganglions  et  leurs  goitres.  De  vieux  murs  pre- 
naient une  somptuosité  de  manteau  sous  l'échevèlement 
doré  des  ravenelles.  L'ornière  s'enfleurait;  le  grès  s'égret- 
tait  d'un  panache  :  la  fissure  des  toits  caducs  laissait 
s'épandre  une  touffe  éclatante  ;  les  fumiers  eux-mêmes 
se  duvetaient  d'une  fleur  rosée,  germaient,  entraient  dans 
la  noce  universelle.  Et  sur  tout  cela,  dardait  le  midi, 
ondulait  le  vent,  coulaient   les   odeurs,    bruissaient  les 


U  X    -AI  A  L  E  225 

feuillages,  tantôt  balancés  comme  des  éventails,  tantôt 
brusquement  heurtés,  quand  l'ouragan  s'amoncelle  au 
ciel  en  larges  nuages  déchiquetés. 

Germaine  était  prise  de  souvenirs  aigus  au  milieu  de 
ces  effervescences  de  la  terre. 

Que  faisait-il,  lui  ?  Sans  doute,  il  traînait  sa  rancœur 
sous  les  hêtres  de  la  forêt.  Ne  pouvant  soupçonner  la 
cause  de  cette  longue  absence,  l'espoir  de  la  voir  arriver 
alternait  en  lui  avec  la  crainte  de  l'avoir  perdue.  Elle,  se 
figurait  sa  peine,  sa  colère,  sa  solitude.  Ah  !  il  l'aimait, 
ce  va-nu -pieds,  et  d'un  incomparable  amour.  Elle,  au 
contraire,  s'était  refroidie  ;  une  lassitude  avait  soufflé 
sur  son  feu,  comme  le  vent  sur  une  chandelle,  tandis  que 
le  pauvre  diable  séchait  sur  pied,  flambait  comme  une 
épine  au  feu  !  Cela  la  remua.  Elle  se  sentit  revenir  à  lui 
par  une  reconnaissance.  Personne  ne  l'aimerait  jamais 
comme  il  l'aimait.  Et  elle  s'en  voulait  de  ses  lâchetés  à 
son  égard. 

Bah  !  il  en  valait  mieux  ainsi.  Petit  à  petit,  sa  passion 
à  lui  s'userait  devant  cette  séparation  qui  se  perpétuait. 
Et  par  une  pente  insensible  allant  de  l'attendrissement  à 
l'indifférence,  elle  se  réjouissait  presque  d'être  claus- 
trée. 

Puis,  les  jours  se  suivant,  elle  eut  d'autres  idées  :  le 
sachant  violent,  elle  redouta  un  coup  de  tête.  Un  bruit 
de  pas  résonnant  dans  la  cour  la  faisait  se  lever  en  sursaut, 
courir  à  la  fenêtre  toute  pâle.  Qu'est-ce  qu'elle  lui  dirait 
s'il  arrivait  ?  11  était  capable  de  tout.  Alors,  s'affolant, 
elle  allait  à  l'extrême,  entrevoyait  des  catastrophes.  Il  lui 
avait  dit  un  jour  qu'il  ne  serait  pas  gêné  de  lui  loger  une 
ball;i  dans  la  tête  si  elle  le  quittait.  Un  autre  souvenir, 
celui  du  couteau  qui  avait  chatouillé  sa  peau  et  auquel 
elle  n'avait  échappé  qu'à  l'aide  de  ses  ruses,  s'ajoutait  au 
souvenir  de  ce  propos. 


226  V  N    M  A  L  E 

Mais  il  n'avait  pas  repara  ;  et  elle  s'en  étonnait,  regar- 
dait le  verger,  les  pommiers,  le  bois,  au  loin,  avec  in- 
quiétude. 

Cachaprès  faisant  le  mort  lui  semblait  d'autant  plus  à 
craindre". 


XXX. 


LE  dimanche  suivant,Warnant  et  Mathieu  quittèrent 
de  bonne  heure  la  ferme.  Grigol,  le  valet  d'écurie, 
les  accompagnait.  Ils  avaient  leur  plan. 
Ils  marchèrent  de  compagnie  pendant  près  d'une  heure, 
le  long  de  la  grande  route  où  Cachaprès  avait  rossé  le 
fils  aux  Hayot.  Ils  allaient  d'un  pas  tranquille,  sans  se 
presser,  sûrs  d'arriver  à  temps.  Mathieu,  muet  comme 
à  l'ordinaire,  l'autre  sifflant  entre  ses  dents,  Grigol  ayant 
quelquefois  à  ras  des  joues  un  petit  rire  sans  bruit, 
comme  à  l'approche  d'une  bonne  partie. 

Des  toits  de  maisons  se  montrèrent  au  tournant  de  la 
route. 

—  File  droit  ton  chemin  à  présent,  dit  laîné  des  gar- 
çons au  valet,  et  fais  comme  c'est  dit.  On  se  retrouvera  à 
l'église,  sur  le  coup  de  la  messe. 

—  Suffit,  répondit  Grigol  en  clignant  de  lœil,  on  a  été 
soldat. 

Il  allongea  les  jambes  et  en  quelques  allègres  arpentées 
prit  sur  eux  de  l'avance. 


22S  UN    I\r  A  L  E 

Ils  le  regardaient  décroître  dans  la  profondeur  de  la 
route. 

Bientôt  il  arriva  aux  maisons,  longea  une  liaie,  s'en- 
fonça sous  l'auvent  d'une  large  porte. 

Ils  continuaient  à  marcher  de  leur  même  pas  régulier. 

Un  sentier  s'encaissait  entre  des  talus,  un  peu  avant  les 
maisons.  Ils  prirent  le  sentier  et  débouchèrent  sur  un 
chemin  charretier.  Des  habitations  basses  à  toits  de 
chaume  s'espaçaient  sur  les  bords  du  pavé,  et  plus  loin  se 
rapprochaient,  finissaient  par  former  une  rue  au  bout  de 
laquelle  s'arrondissait  un  espace  découvert  qui  était  la 
place  commune.  Au  fond,  l'église  dressait  son  clocher  en 
poivrière,  au  milieu  d'un  cercle  de  maisons. 

La  cloche  tintait.  Ils  montèrent  les  trois  marches  qui 
conduisaient  au  parvis. 

Grigol,  lui,  rôdait  pendant  ce  temps  dans  la  cour  du 
fermier  Hayot,  cherchant  à  qui  parler. 

Il  alla  à  l'écurie,  à  l'étable,  au  cellier  sans  trouver  per- 
sonne, et  il  cognait  aux  portes,  toussait,  appelait,  frap- 
pait fortement  la  terre  de  ses  souliers. 

—  Hé  !  y  a  donc  pas  un  chrétien  dans  cette  barraque  ? 
cria-t-il  à  la  tin,  impatienté. 

Le  torse  nu  d'un  homme  se  montra  à  la  lucarne  du 
grenier  et  une  voix  grommelante  demanda  «  de  quoi 
c'était  ». 

—  Descends  une  miette,  Crollé,  j'te  bouterai  ça,  ré- 
pondit Grigol. 

—  C'est  que  j'm'habille,  fieu  !  dit  l'autre,  qui  passait 
les  emmanchures  de  sa  chemise. 

—  Hardi  !  Dépêche  ! 

Au  bout  de  quelques  instants,  l'échelle  qui  menait  au 
grenier  craqua,  et  le  Crollé  descendit  dans  la  cour,  en 
fixant  ses  bretelles,  ses  gros  cheveux  crépus  emmêlés  de 
paille. 


r  X     SI  A  L  E 


229 


—  V  a  du  neuf,  dit  Grigol, 

—  Quoi  ? 

—  Y  a  que  p"t-être  ben  ta  l'heure,  si  le  cœur  t'en  dit, 
on  se  fichera  quelques  tapées.  Affaire  de  rire  un  peu, 
JVen  veux  point,  tu  n'm'en  veux  point.  Mais  faut  bien 
s'amuser. 

Grigol  prit  un  temps  de  repos  et  continua  mystérieuse- 
ment : 

—  Motus  !  Les  garçons  d'chez  nous,  y  vont  comme  qui 
dirait  nettoyer  leur  affaire  avec  les  garçons  d'chez  vous. 
Y  faut  que  j'Ieur  dise  un  mot  pour  leur  dire.  Boute 
après. 

Le  Crollé  roulait  des  yeux  étonnés  ;  c'était  un  gaillard 
lent  et  paisible,  à  encolure  de  bœuf  Sur  les  instances  de 
Grigol,  il  finit  par  appeler  les  fermiers. 

—  Hé  !  nos  maîtres  ! 

Des  bottes  cognèrent  les  dalles  du  vestibule.  Hubert 
Hayot  apparut. 

Grigol  s'avança,  fit  jouer  sa  casquette  sur  sa  tête,  et 
dit  : 

—  C'est  les  fils  à  Hulotte  qui  m'envoient.  Y  seront 
deux.Warnant  et  Mathieu.  Y  demandent  que  vous  veniez 
deux,  pareillement.  Y  seront  à  la  messe  de  dix  heures. 
Après  la  messe  y  seront  à  l'estaminet,  en  face  de  l'église, 
jusqu'à  midi.  Si  vous  n'étiez  point  venus,  y  s'ront  à  vous 
attendre  chez  Labusette,  au  Pot  d'or,  jusqu'à  deux  heures. 
Après  quoi,  si  vous  n'étiez  point  venus,  y  s'ront  à  la  sortie 
des  vêpres.  Après  quoi,  si  vous  n'étiez  point  veous,  y 
s'ront  à  la  sortie  sur  la  grand'route  à  jouer  au  bouchon 
jusqu'à  six  heures.  Après  quoi  y-z-iront  vous  chercher 
partout  dans  Tvillage,  pour  vous  arracher  les  oreilles.  Fa 
si  vous  amenez  le  Crollé,  moi  jm'amène.  On  sera  six. 

H  se  balançait,  scandant  les  mots  de  hochements  de 
tête,  et  quand  il  eut  dit,  s'arrêta,  attendant  la  réponse. 


»3o  V  N    MAL  E 

Hubert  haussa  les  épaules,  pâle,  les  lèvres  pincées,  et 
tout  à  coup  eut  un  éclair. 

—  C'est  bon.  On  se  trouvera. 

Grigol  rc)oit;nit  les  deux  frères  à  l'église.  Il  les  vit  de- 
bout, appuyés  contre  un  pilier,  près  du  porche,  et  tous 
trois  causèrent  un  instant. 

Puis,  comme  des  gens  se  retournaient,  ils  demeurèrent 
cois,  les  mains  jointes,  dirigeant  seulement  la  tête  du 
côté  de  la  porte,  chaque  fois  qu'une  poussée  annonçait 
un  nouvel  arrivant. 

Des  odeurs  de  tabac  entraient  parbouffées,  se  mêlaient 
aux  senteurs  de  l'encens,  lorsque  l'enfant  de  chœur  agitait 
la  cassolette;  et  constamment  la  voix  du  prêtre  était  cou- 
verte par  un  brouhaha  confus  de  voix,  de  pieds  glissant 
sur  les  dalles,  de  chaises  remuées,  de  chapelets  égrenés 
par  des  mains  calleuses. 

Les  sonnettes  carillonnèrent  ;  un  silence  s'établit  ;  l'offi- 
ciant imposa  les  mains,  avec  le  geste  de  la  bénédiction. 
Puis  toutes  les  chaises  grincèrent  à  la  fois,  le  piétinement 
recommença  pour  ne  plus  cesser,  et  se  bousculant,  les 
coudes  et  les  épaules  emboîtés,  d'un  large  flot  qui  à  la 
porte  s'éparpillait,  la  foule  lentement  s'écoula. 

Les  fils  Hulotte  demeurèrent  les  derniers  sur  le  parvis 
plongeant  les  yeux  dans  cette  masse  humaine,  en  quête 
des  Hayot.  Des  dos  ronds  sous  des  sarreaux  lustrés 
disparaissaient  par  la  porte  des  cabarets  ou  bien  lon- 
geaient les  maisons,  se  perdaient  dans  l'éloignement.  Les 
Hayot  ne  se  montraient  pas. 

Ils  allèrent  au  cabaret.  Les  tables  se  remplirent  autour 
d'eux  ;  des  parties  de  piquet  s'entamèrent  ;  les  poings 
abattaient  les  cartes,  bruyamment  ;  des  voix  clamaient  ; 
on  riait,  on  criait,  on  jurait,  animés  par  les  lampées,  et 
sérieux  tous  deux,  fumaiU  gravement  leurs  cigares,  ils 
demeuraient  indilVérents  à  ce  tapage. 


UN    MALE  201 

Deux  heures  se  passèrent.  Les  Hayot  continuaient  à 
ne  point  paraître.  Il  était  midi.  Ils  gagnèrent  la  rue, 
prirent  un  sentier  qui  aboutissait  à  la  grand'route,  non 
loin  de  la  ferme  des  Hayot,  La  porte  étant  large  ouverte, 
ils  affectèrent  de  se  planter  sous  l'auvent,  tournés  vers  la 
cour  et  haussant  les  épaules  en  signe  de  dédain.  Et  cela 
encore  étant  demeuré  sans  résultat,  ils  redescendirent  au 
village.  Une  large  omelette  au  lard  fut  commandée  chez 
Labusettc,  au  Pot  d'or;  et  attablés,^  tête-à-tête,  ils  nour- 
rirent fortement  leur  désir  de  vengeance. 

Puis  la  cloche  sonna  aux  vêpres.  Ils  allèrent  reprendre 
à  l'église  la  place  occupée  par  eux  le  matin,  derrière  le 
pilier,  et  debout,  leur  casquette  dans  les  doigts,  ils 
regardaient  osciller  les  nuques,  dans  les  créneaux  des 
épaules.  Il  y  eut  un  tassement  ;  du  monde  refluait  de 
l'extérieur.  Ils  tournèrent  la  tête  et  virent  les  trois  Hayot 
au  milieu  d'un  groupe  de  jeunes  hommes.  Enfin  !  ils  se 
décidaient  donc  !  Une  chaleur   leur  passa  dans  le  sang, 

A  la  sortie,  ils  faillirent  se  trouver  coude  à  coude.  Les 
Hayot  marchaient  devant.  Warnant  pressa  le  pas,  bour- 
rant la  file  de  coups  d'épaule.  Au  moment  où  il  allait 
poser  la  main  sur  le  bras  de  Hubert,  un  garçon  vigou- 
reux s'avança  d'un  pas,  s'interposa  entre  eux  tranquille- 
ment. Warnant  entrevit  une  tactique.  Les  Hayot  s'étaient 
mis  sous  la  protection  de  leurs  amis  :  ils  ne  se  battraient 
pas,  ou,  s'ils  se  battaient,  ils  se  feraient  couvrir  par  du 
renfort.  Canailles,  va  !  Un  peu  plus  de  colère  s'empara 
des  rudes  gars.  Ils  brûlaient  de  les  regarder  face  à  face, 
dans  les  prunelles  ;  mais  les  trois  frères  s'obstinaient  à 
ne  montrer  que  leur  dos. 

La  bande  entra  au  cabaret.  Les  Hulotte  entrèrent  à 
leur  tour  ;  ils  allèrent  s'attabler  en  face  des  autres,  lise 
fit  un  silence  parmi  les  buveurs,  puis  on  chuchota.  Le 
bruit  de  la  querelle  ayant    transpiré,  les  yeux   allaient  de 


2Ô2  U  N    MAL  E 

la  table  des  Hulotte  à  la  table  des  Ilayot,  curieux,  te- 
naces, quelquefois  narquois.  Hubert  alluma  un  cigare 
longuement.  Il  avait  les  joues  blanches  et  les  oreilles 
roui;es.  Il  regardait  brasiller  la  cendre  de  son  cigare  tout 
en  causant,  pour  n'avoir  pas  à  subir  le  choc  des  prunelles 
qu'il  sentait  posées  sur  lui.  Donat,  plus  résolu,  ricanait 
en  dodelinant  la  tête  de  leur  côté.  Un  brouillard  enve- 
loppait cette  partie  du  cabaret  où  les  pipes  et  les  cigares 
rougeoyaient,  fumés  par  grosses  bouffées.  Warnant  re- 
muait sur  son  banc,  à  bout  de  sang-froid,  et  soufflait 
dans  SCS  joues,  cramoisi,  en  sueur,  âpre  à  cette  rixe  qui 
n  aboutissait  pas.  Des  jurons  s'étouffaient  entre  ses  dents, 
entendus  toutefois  des  Hayot,  et  il  les  accompagnait  de 
coups  de  poing  sur  la  table,  de  brusques  mouvements 
d'épaules. 
Il  éclata. 

—  ?Iubert  Hayot,  dit-il,  j'te  crache  à  la  face  comme 
j'crache  ici,  tiens  ! 

Et  il  cracha  à  terre,  en  effet,  avec  un  mépris  violent. 
Hubert  hocha  la  tête  d'une  épaule  à  l'autre,  et  répondit, 
haussant  cette  fois  jusqu'à  lui  ses  yeux  vacillants  : 

—  Crache,  fieu  !  Ta  salive  te  retombera  sur  le  nez. 
Il  y  eut  des  rires.  Hulotte  se  leva. 

—  Viens  m'dire  ça  à  la  porte,  si  t'as  du  cœur. 
Hubert  ne  bougea  pas. 

—  Y  ne  me  plaît  point,  fît-il. 

—  Ben,  à  moi,  si  !  Y  m'plaît,  j'te  dis.  Et  j't'appelle 
vaurien,  lâche,  triple  coïon  ! 

Là-dessus,  Warnant  franchit  l'espace  qui  le  séparait  de 
la  table  et  se  rua  vers  cette  face  blême  qui  se  balançait. 
Hubert  se  dressa  à  son  tour,  effaré,  tout  à  coup  pris  de 
fureur.  Debout,  le  corps  posé  sur  une  jambe,  l'autre 
jambe  tendue  en  avant,  il  l'attendait,  brandissant  son 
verre. 


UN    MALE  233 

—  Arrière,  cria-t-il,  ou  j'te  fends  la  gueule. 

Rapide  comme  la  pensée,  le  jeune  Hulotte  ploya  le 
haut  de  son  corps,  et  la  tête  en  avant,  comme  un  bœuf,  se 
lança.  Un  bruit  de  verre  s'écrasant  sur  le  carreau  alla 
mourir,  derrière  ses  talons,  dans  le  piétinement  des 
spectateurs.  Hubert,  bourré  d'un  choc  terrible,  avait 
roulé  à  deux  pas,  dans  les  bris. 

Une  poussée  se  produisit  dans  le  cabaret  ;  tout  le 
monde  se  mit  debout.  Déjà  Warnant  s'était  relevé,  prêt  à 
fondre  sur  son  adversaire.  Des  mains  le  saisirent  aux 
aisselles;  il  se  sentit  enlacé  dans  des  bras.  Une  rage  le 
prit.  Ruant  à  travers  les  tibias,  ses  poings  tapant  dans  le 
tas,  à  l'aveuglette,  il  secouait  la  grappe  pendue  après  lui, 
par  saccades.  Ses  veines  tendues  se  nouaient  sur  ses 
tempes,  pareilles  à  des  cordes  d'arbalète  et  il  poussait  des 
han  !  rauques  de  colère  et  d'effort.  Les  mains  lâchèrent 
prise;  le  cercle  s'élargit. 

11  était  temps. 

tlubert  Hayot  arrivait  sur  lui,  balançant  une  chaise. 
La  chaise  tournoya,  s'abattit,  pas  assez  vite  pour  que 
Warnant  ne  parât  le  coup.  11  l'arracha  des  mains  du  grand 
blond,  la  jeta  au  loin,  puis,  bondissant,  il  saisit  Hubert 
à  bras-le-corps,  lui  broyant  les  vertèbres  de  ses  biceps 
robustes. 

Hubert  râla. 

Et  subitement  un  ennemi  nouveau  se  présenta,  qui 
passa  les  mains  au  col  de  Warnant,  et  de  toutes  ses  forces 
l'étranglant,  lui  ploya  les  reins  en  arrière.  C'était  Donat. 
Warnant  se  renversa,  râlant  h  son  tour,  quand  son  frère 
Mathieu,  d'un  large  coup  de  poing  envoyé  dans  la  nuque 
de  Donat,  fit  osciller  ce  dernier,comme  un  arbre  déchaussé 
et  qui  bat  l'air  de  ses  feuilles. 

Alors,  remis  sur  pied,  il  poussa  droit  à  l'ennemi,  rusant 
cette  fois  pour  se  faire  prendre,  et  sa  ruse  réussit.  Hubert 


234  ^'  N    M  A  L  F. 

le  prit  à  bras-le-corps  comme  il  avait  été  pris  lui-même  ; 
mais,  au  moment  où  il  rcnlevait  de  terre,  les  deux  mains 
de  Warnant  s'abattirent  sur  son  front,  lourdes  comme  le 
plomb,  et  il  tomba  à  la  renverse,  entraînant  dans  ses  bras 
son  rival. 

Ils  se  cognaient  aux  tables,  bousculaient  les  chaises,  se 
tordaient,  étroitement  serrés  l'un  à  l'autre.  Les  crânes 
sonnaient  sur  le  pavement  comme  des  calebasses,  parmi 
les  gémissements,  les  cris  inarticulés  qui  sortaient  des 
gorges;  et  des  chocs  brusques  s'étouffaient  dans  un 
roulement  sourd,  continu. 

Quelquefois  la  lutte  semblait  s'immobiliser;  ils  se 
maintenaient  si  bien  emboîtés  que  tous  deux  cessaient 
de  bouger.  Puis  l'étreinte  se  relâchait,  et  de  nouveau  les 
mains,  les  bras,  les  genoux  s'emmêlaient,  faisant  des 
angulations  furieuses  aras  du  sol.  Une  férocité  mutuelle 
donnait  à  cette  masse  courant  des  bordées,  des  airs  de 
carnage.  Les  chemises  déchirées  laissaient  les  poitrines  à 
nu  ;  les  poignets  lacérés,  striés  d'égratignures,  s'engluaient 
d'une  viscosité  de  sang.  Par  deux  fois,  les  mâchoires  de 
Hubert  avaient  happé  les  joues  de  Warnant,  au  point  d'y 
laisser  leurs  empreintes,  larges  et  carrées.  Warnant, 
ayant  les  dents  branlantes,  ne  mordait  pas;  mais  il  le 
tassait  sous  ses  puissants  genoux,  lui  labourait  le  cou  de 
ses  mains  nerveuses,  le  clouait  à  terre  de  toute  la  pesan- 
teur de  ses  épaules.  Et  l'autre  hurlait,  s'aidant  de  prati- 
ques abominables.  Tantôt  il  lui  pointait  ses  doigts  dans 
les  yeux,  en  fourchons,  ou  bien  cherchait  à  l'atteindre  au 
bas-ventre,  traîtreusement.  Mais  Warnant,  vigoureux  et 
leste,  le  contrecarrait  chaque  fois  par  des  parades  adroites. 

Un  coup  de  tête  dans  le  nez  lui  fit  perdre  tout  à  coup 
ses  avantages.  11  se  redressa  sur  les  genoux,  aveuglé,  tous 
les  os  de  sa  face  craquant,  comme  hébété,  tandis  que 
Hubert,   se  dégageant  d'une  secousse,  passait  derrière 


UN    MALE  235 

son  dos,  faisait  le  geste  de  Tassommer.  Il  se  croyait 
triomphant  ;  il  était  perdu. 

Warnant,  bourré  dans  les  épaules  sans  pitié  ni  misé- 
ricorde, enlaça  la  cuisse  de  Hubert  et  le  fit  basculer  par- 
dessus lui.  Pris  à  Timproviste  dans  la  partie  la  plus  faible 
de  son  corps,  ses  jambes  longues  et  maigres,  le  Hayot 
alla  choir  de  nouveau,  la  tête  en  avant,  vaincu  cette  fois 
et  criant  à  laide.  Mais  Warnant  ne  prenait  plus  garde  à 
rien  :  il  bavait  de  rage,  hurlait,  voyait  rouge.  Ramassé 
sur  les  reins,  comme  une  bête,  il  lui  cognait  la  tête 
contre  le  carreau  à  coups  redoublés,  l'insultant  à  chaque 
coup.  A  toi,  losse  !  Tiens,  brigand!  Encore!  chenapan! 
propre-à-rien!  trembleur!  fils  de  truie!  Et  Hubert 
geignait,  suffoqué,  l'échiné  en  pièces,  ayant  dans  la  cer- 
velle comme  un  bruit  de  cloches  et  appelant  du  secours, 
constamment,  sans  être  entendu. 

La  bagarre  était  devenue  générale  dans  le  cabaret. 
Sauf  quelques  anciens  qui,  dès  le  premier  colletage, 
avaient  prudemment  battu  en  retraite,  tout  le  monde  s'en 
mêlait  à  présent,  qui  pour  et  qui  contre.  Mathieu,  repris 
par  Donat,  lui  avait  lancé  au  creux  de  l'estomac  un  coup 
de  bélier  qui  l'avait  envoyé  bouler  dans  les  tables,  vomis- 
sant, en  proie  à  un  détraquement  horrible;  mais  une 
grêle  de  poings  s'était  abattue  sur  lui,  au  même  instant. 
Les  amis  de  Hayot  entraient  dans  la  rixe,  et  de  toutes 
parts  circonvenant  le  pauvre  garçon,  moins  aguerri  que 
son  aîné  à  la  lutte,  le  tiraillaient,  le  battaient,  lui  portaient 
des  coups  dans  les  lombes  et  la  poitrine. 

Mathieu  les  esquivait  tant  bien  que  mal.  Un  gros 
joufflu  ayant  tâché  de  l'enlacer,  il  lui  cassa  une  dent.  11 
atteignit  un  autre  dans  la  nuque  ;  un  troisième  reçut  un 
formidable  coup  droit  dans  le  thorax  ;  et  ceux-là  se  recu- 
lèrent aussitôt,  faisant  place  à  d'autres  qui  se  ruaient  à 
leur  lour.  11  avait  l'oreille  en  sang;  sa  veste,  déchiquetée, 


236  U  N     .M  A  L  E 

béait;  et  il  continuait  à  tenir  tête,  cherchant  à  gagner  le 
mur  pour  s'y  acculer.  Quelqu'un  lui  passa  la  jambe, 
brusquement.  U  oscilla,  tenta  un  instant  de  se  rattraper 
à  une  table,  mais  des  mains  le  poussaient,  il  tomba. 

La  rixe  tourna  alors  au  massacre.  Les  amis  des 
Ilayot,  exaspérés,  se  roulèrent  sur  Donat,  le  criblaient  de 
coups  de  poing,  fracassaient  ses  reins  du  plat  de  leurs 
talons.  Un  piétinement  sourd  remplissait  la  chambre,  à 
travers  des  bousculades  de  tables  ;  par  moments,  quel- 
qu'un beuglait,  un  cri  de  rage  s'élevait,  pareil  à  un  cri 
d'animal  ;  d'entre  les  dents  serrées  sortaient  des  injures 
furieuses,  mais  cela  se  perdait  dans  l'incessante  rumeur 
confuse  de  la  lutte.  L'hôte  consterné  courait  après  les 
verres,  en  sauvait  un  çà  et  là,  à  la  hâte,  bien  que  la  plu- 
part gisaient  à  terre,  émiettés,  faisant  sur  les  carreaux 
rouges  un  poudroiement  blanc.  11  se  lamentait,  cet 
homme  paisible,  trop  âgé  pour  participer  à  la  querelle, 
et  de  temps  en  temps  clamait,  criant  à  merci  pour  lui  et 
les  autres. 

Le  garde  champêtre  avait  été  mandé,  mais  il  tardait; 
peut-être  ne  l'avait-on  pas  trouvé  au  logis;  et,  en  effet, 
l'envoyé  ne  tarda  pas  à  rentrer,  disant  que  le  garde,  pro- 
fitant de  son  dimanche,  était  allé  inspecter  une  coupe  de 
bois,  à  une  lieue  du  village. 

—  A  moi,  Warnant  !  gémit  Mathieu. 

La  meute  le  démolissait;  il  ne  voyait  plus  très  clair; 
SCS  bras  à  grand'peine  paraient  les  coups  ;  il  était  à  bout 
de  souffle.  Son  appel  sonna  aux  oreilles  de  Warnant 
comme  un  bruit  de  clairon.  A  frapper  ce  grand  vaurien 
de  Hubert,  il  avait  oublié  son  frère.  Brusquement  il  se 
tourna  vers  l'endroit  d'où  était  parti  le  cri,  vit  Mathieu 
piétiné  par  celte  bande  féroce,  se  mit  debout  : 

—  Hardi  !  Tiens  bon  !  gronda-t-il. 

Une  chaise  se  trouvait  là.  Il  la  leva,  et  à  deux  mains, 


U  N    MALE  2i7 

comme  le  bûcheron  jette  sa  hache,  il  l'abattit  sur  des 
dos,  des  crânes,  des  hanches,  au  hasard  du  tas,  pensant 
plus  à  frapper  fort  qu'à  frapper  juste.  Six  fois,  il  recom- 
mença, sanb  leur  laisser  le  temps  de  se  reconnaître.  Au 
sixième  coup,  la  chaise  se  brisa  ;  il  n'en  resta  plus  qu'un 
tronçon  dans  sa  main  ;  mais  ce  tronçon,  carré,  massif,  se 
mit  à  tournoyer  terriblement.  Le  sang  jaillissait  des  faces; 
il  avait  à  demi-rompu  la  clavicule  à  l'un  ;  un  autre  avait 
la  mâchoire  démantibulée;  tous  s'écrasant,  se  bousculant, 
s'aplatissant,  s'efforçaient  de  se  garer,  le  dos  en  boule 
et  les  coudes  relevés.  Et  maniant  son  tronçon  de  chaise 
de  toute  la  vigueur  de  son  bras,  il  continuait  à  le  faire 
voler  sur  cette  chair  tuméfiée  et  fumante. 

Ce  fut  la  fin  de  la  lutte. 

Les  deux  Hayot  n'avaient  même  pas  attendu  jusque-là 
pour  se  mettre  en  garde  contre  un  retour  des  vainqueurs. 
Les  habits  lacérés,  ayant  du  sang  au  visage  et  aux  mains, 
ils  avaient  battu  en  retraite  du  côté  de  la  rue.  Des  gens 
les  arrêtaient  au  passage,  s'apitoyaient  sur  eux.  Hein  ! 
Comme  ils  étaient  faits  !  Leur  peau  avait  des  rougeurs 
de  lièvre  écorché  !  On  n'avait  pas  eu  égard  à  leur  beau 
linge,  à  leurs  habits  neufs  !  Les  femmes  surtout  excla- 
maient, en  joignant  les  mains.  Ils  donnaient  des  explica- 
tions, alors  ;  c'étaient  ces  canailles  de  Hulotte;  ils  étaient 
venus  les  provoquer  au  cabaret,  tandis  qu'ils  étaient  pai- 
siblement à  boire.  Même  ils  avaient  tiré  leurs  couteaux, 
tandis  qu'eux,  désarmés,  s'étaient  défendus  avec  leurs 
mains.  De  là  l'inégalité  de  la  lutte.  Mais  on  les  repince- 
rait; ils  auraient  leur  compte;  c'était  un  scandale  pour 
tout  le  village  qu'on  ne  les  eût  pas  chassés  du  cabaret. 
Le  monde  s'ameutant,  ils  cherchaient  à  exploiter  les 
sentiments  de  la  foule.  Les  hommes  hochaient  la  tête, 
les  écoutant  dégoiser  leurs  propos,  sans  bouger.  Voyant 
qu'il  ne  leur  restait  que  la  commisération  des  femmes  et 


238  U  N    .M  A  I.  K 

le  silence  stupide  des  gamins  plantés  devant  eux,  un  doigt 
dans  le  nez  et  les  yeux  élargis,  ils  détalèrent. 

La  rixe  terminée,  les  curieux  affluaient  à  présent  dans 
le  cabaret,  entouraient  les  Hulotte,  pressés  de  questions 
et  qu'une  lassitude  rendait  faibles  et  tremblants,  après  ce 
combat  violent.  Us  filèrent  sous  bois  à  grandes  enjam- 
bées, puis  s'assirent  près  d'un  ruisseau  qui  serpentait 
sous  les  taillis,  et  bien  sûrs  qu'on  ne  viendrait  pas  les 
inquiéter  là,  ils  se  baignèrent  la  tête  et  les  bras  au  courant 
de  l'eau. 


XXXI, 


RUDES  journées  pour  Cachaprès  que  celles  de  cette 
dernière  quinzaine!  Des  colères  de  toute  sorte 
l'avaient  rendu  farouche,  avec  des  révoltes  contre 
les  hommes  et  Dieu.  C'avait  été  d'abord  de  ne  plus  voir 
Germaine  Des  jours  et  des  nuits  avaient  passé  sur  cette 
après-midi  où  ils  s'étaient  donné  de  si  furieux  coups  de 
bec  dans  la  maison  de  la  Cougnole.  Pourquoi  n'était-elle 
plus  venue?  C'est  donc  qu'elle  l'avait  oublie,  encore  une 
fois!  Et  le  doute,  qui  si  souvent  déjà  l'avait  mordu,  se 
représentait  à  lui,  implacable  et  ne  laissant  plus  de  place 
à  l'espérance.  Fille  damnée!  Il  l'aurait  voulu  voir  traînée 
en  enfer  par  des  démons,  rôtissant  dans  les  flammes,  et 
lui-même  emporté  avec  elle,  narguant  ses  tortures.  Ses 
instincts  de  carnage  réveillés  lui  faisaient  rêver  des  atro- 
cités, des  mortifications  terribles,  une  Germaine  saignante 
et  suppliée.  Elle  s'était  jouée  de  lui  ;  sûr  comme  il  y  a  un 
soleil  là-haut,  il  avait  été  la  victime  d'une  farce  sinistre  ; 
ce  Hayot  et  elle  s'était  moquée  de  lui;  on  lui  avait  fait 


240  U  N     M  A  r.  K 

accroire  ce  qu'on  avait  voulu.  Et  il  se  rappelait  sa  froi- 
deur, ses  paroles  énigmatiqucs,  celte  attitude  de  personne 
contrainte  qu'elle  avait  fait  paraître  si  souvent. 

Eh  bien!  soit!  Tout  serait  dit.  Lui,  Cachaprès  ferait 
une  croix  sur  le  passé,  mais  une  croix  à  sa  façon  qui  pour- 
rait bien  être  du  même  coup  celle  qu'on  mettrait  au  cime- 
tière sur  cette  Germaine  détestée.  Aussi  bien,  il  était  las 
de  colporter  partout  avec  lui  cette  blessure  profonde. Une 
bête  blessée,  ça  se  refait  dans  le  bois  ;  mais  sa  plaie  à  lui 
n'était  pas  de  celles  qui  guérissent.  Il  en  avait  assez  de 
l'attendre  éternellement,  souhaitant  sa  chair,  et  d'être 
déçu.  Ce  n'était  plus  vivre,  cela.  Et  le  reste  de  la  création 
n'était  pas  assez  désirable  pour  qu'il  pût  se  rattraper 
ailleurs  de  ce  bonheur  qui  le  fuyait,  comme  une  proie 
insaisissable.  Elle  lui  avait  fait  prendre  en  dégoût  ses  plus 
chères  jouissances;  le  métier  d'homme  libre  qu'il  prati- 
quait à  la  face  du  jour  lui  semblait  abominablement  en- 
nuyeux à  présent;  le  bois  et  ses  silences  lui  pesaient;  il 
était  sans  convoitises  pour  le  gibier;  lancien  ravageur, 
amolli  par  les  songeries.  laissait  passer  avec  indifférence 
sous  les  feuillages  les  hardes  agiles  qu'il  pourchassait 
autrefois. 

Il  avait  en  outre  des  tristesses  nouvelles,  inconnues  ; 
il  pensait  à  son  enfance  vagabonde  et  solitaire,  aux  siens 
qui  comme  lui  avaient  vécu  dans  les  bois,  un  peu  mieux 
que  les  sangliers  et  les  loups,  mais  tristes,  rudes,  défiants, 
dans  des  huttes  semblables  à  des  tannières,  ne  connaissant 
ni  le  bien-être  ni  la  douceur,  sans  [désir,  fermés  à  tout, 
insensibles  à  l'amour  des  jolies  filles,  à  l'abondance  du 
cellier,  à  la  belle  nourriture,  vivant  ensemble  sans  savoir 
pourquoi,  mettant  bas  leurs  enfants  comme  des  petits, 
sauvages,  sournois,  sombres,  finalement  conduits  à  la 
fosse  sans  cortège,  seuls  au  dernier  comme  au  premier 
jour.  Tandis  que  d'autres,   les  Hayot,  par  exemple,   les 


UN    MALE  241 

Hulotte  aussi,  naissaient  dans  de  bonnes  et  grasses 
fermes,  étaient  choyés  dès  leur  bas  âge,  grandissaient  au 
milieu  de  la  bonne  entente  et  de  la  joie,  faisaient  plus 
tard  les  messieurs,  se  mariaient  avec  de  belles  femmes 
et  à  leur  tour  avaient  des  enfants  qui  croissaient  comme 
eux. 

Il  y  avait  donc  sur  la  terre  des  gens  qui  ont  tout  et 
d'autres  qui  n'ont  rien,  des  va-nu-pieds  qui  crèvent  la 
faim  et  claquent  des  dents  sur  les  routes  et  des  richards 
cousus  d'or  qui  s'entonnent  à  bâfrer  au  coin  de  leur  feu  ! 
Ce  n'était  pas  d'hier  que  cette  inégalité  existait  ;  il  le 
savait  bien,  mais  elle  avait  glissé  sur  sa  cervelle  sans  y 
laisser  d'empreinte,  tandis  que  maintenant  elle  sonnait 
en  lui  la  révolte.  Il  était  de  ceux  qui,  dès  le  ventre  de  la 
mère,  sont  dépossédés  de  tout.  Iniquité!  Iniquité! 
N'était-il  pas  une  créature  humaine,  pourtant?  Est-ce 
que  parmi  les  animaux  des  bois  les  uns  ont  plus  et  les 
autres  moins  ?  Est-ce  que  dans  la  société  comme  au 
fond  des  forêts,  il  ne  faudrait  pas  la  portion  égale  qui 
assure  à  chacun  le  dormir  et  le  manger  ?  Tout  au  moins 
la  richesse  et  la  gaîté  devraient  appartenir  aux  hommes 
forts,  aux  êtres  vigoureux,  à  ceux  qui  ont  bec  et  ongles. 
Use  souvint  d'un  village  où,  un  homme  Tayant  appelé 
voleur  et  brigand,  il  avait  pris  cet  nomme  à  la  gorge,  en 
plein  cabaret,  un  dimanche  après  vêpres,  l'avait  terrassé, 
et  lui  avait  laissé  sur  le  front,  entre  les  yeux,  la  marque 
des  clous  de  fer  de  ses  souliers.  Ah  !  on  appelait  voleur  et 
brigand  l'homme  qui  chasse  la  bête  au  bois,  comme  si 
le  bois  et  la  bête  étaient  à  Jean  plutôt  qu'à  Pierre  ?  Est-ce 
que  le  bon  Dieu  a  mis  un  commandement  là-dessus  i 
Aveugles  et  stupidcs  sont  les  rustres  des  champs  !  Ils 
n'auraient  qu'à  s'armer  de  leurs  fourches  et  de  leurs  A\ux 
pour  être  maîtres  à  leur  tour,  avoir  des  biens,  vivre 
grassement,  dominer  les  superbes  et      ire  leurs  enfants 


242  UN    MAL  K 

dans  l'abondance  de  toutes  choses.  Brigand  !  on  était  bien 
bête  de  ne  pas  rOtre  jusqu'au  bout,  de  ne  pas  se  mettre 
en  rébellion  contre  l'injustice,  de  ne  pas  troquer  sa  vie  de 
misère  contre  une  vie  indépendante  et  large. 

Pendant  deux  nuits,  il  rôda  autour  de  la  ferme  des 
Hulotte,  tourmenté  par  le  besoin  de  la  vengeance.  Des 
pailles  étaient  amoncelées  dans  les  hangars  :  il  n'aurait 
eu  qu'à  laisser  tomber  le  feu  d'une  allumette  ;  toute  la 
ferme  aurait  flambé  ;  à  la  faveur  de  l'incendie,  il  se  serait 
coulé  jusqu'à  elle,  et  face  à  face,  au  milieu  des  flammes, 
il  lui  aurait  crié  ; 

—  Ta  maison,  ton  père,  tes  frères,  tes  domestiques,  les 
bêtes  de  tes  étables  et  de  tes  écuries  brûlent  à  cause  de 
toi.  Hurle,  démène-toi,  appelle  à  l'aide;  je  te  tiens;  je 
veux  voir  ce  que  tes  os  feront  de  poussière. 

Une  répulsion  native  pour  les  œuvres  lâches  lui  fit 
abandonner  ce  projet.  Qu'est-ce  que  ces  gens  lui  avaient 
fait  ?  Rien   de  mal.  Il  n'en  voulait  qu'à  Germaine. 

Elle  lui  avait  montré  un  jour  une  des  fenêtres  de  la 
maison,  du  côté  du  verger,  en  lui  disant  que  c'était  la 
fenêtre  de  sa  chambre. 

Un  rayon  de  lune  bleuissait  les  vitres,  tandis  qu'il 
les  regardait,  caché  derrière  la  haie  et  ruminant  des  idées 
scélérates.  C'était  là  qu'elle  dormait,  là  qu'elle  reposait 
demi -nue;  et  il  se  figurait  son  corps  superbe  couché 
dans  la  tiédeur  des  draps,  ses  seins  dressés.  Une  soif  de 
voluptés  féroce  taisait  bouillir  son  sang  ;  le  coeur  lui 
montait  à  la  gorge,  dans  des  spasmes;  il  rêvait  de  monter 
jusqu'à  elle,  de  lui  coller  sa  bouche  aux  dents,  et  l'instant 
d'après,  de  lui  plonger  un  couteau  dans  le  cœur  ! 

Le  pré  blanchit  autour  de  lui,  sans  qu'il  s'aperçût  de 
l'approche  du  jour,  et  il  demeurait  couché  à  terre,  contre 
la  haie,  hébété,  regardant  maintenant  pointer  dans  les  vi- 
tres, à  la  place  de  la  lune  blonde,  l'aube  rose  qui  montait. 


UN    MALE  240 

Le  bruit  de  la  }">orte  charretière  s'ouvrant  le  tira  de  sa 
torpeur.  II  prit  la  fuite  et  tout  le  jour  courailla  par  la 
forêt,  poursuivi  par  des  idées  rouges.  La  nuit  tombée, 
il  revint  prendre  son  poste  de  la  veille,  guettant  la  fenêtre 
de  sa  grande  prunelle  sombre. 

Par  instants,  il  quittait  la  haie,  se  rapprochait  de  la 
maison,  étudiait  la  hauteur  des  fenêtres.  Une  force  le 
poussait  ;  il  se  sentait  attiçé  vers  cette  chair  dormante,  de 
l'autre  côté  du  mur. 

Un  tas  de  perches  avait  été  remisé  près  de  la  barrière 
du  verger,  quelques-unes  de  bell3  grosseur.  II  prit  la  plus 
résistante  et  la  posa  contre  le  mur.  Ses  mains  trem- 
blaient. 

Le  bout  de  la  perche  atteignait  au  toit.  II  Tenserra  de 
ses  bras  et  se  mit  à  grimper,  mais  le  baliveau  ayant  cra- 
qué, il  retomba  sur  le  sol.  Une  épouvante  s'empara  de 
lui,  alors;  il  courut  du  côté  du  bois,  se  croyant  pour- 
suivi. 

Le  ciel  était  noir;  d'épaisses  ténèbres  couvraient  la 
terre  et  un  vent  de  tempête  battait  les  arbres,  ronflant  au 
loin  avec  un  bruit  de  grandes  eaux.  Les  basses  branches, 
ployant  jusqu'à  ras  du  sol,  le  fouettaient  au  visage.  Il 
voyait  osciller  devant  lui  la  masse  confuse  des  taillis.  Le 
bois,  furieux,  se  cabrait  sous  les  rafales,  échevclant  ses 
feuillages  comme  des  crinières.  Et  constamment,  le  gron- 
dement profond  du  vent  roulait,  faisant  aux  grincements 
des  cîmes  une  basse  qui,  par  moments,  s'assoupissait,  et 
tout  à  coup  reprenait,  finissait  par  engloutir  les  autres 
bruits  dans  sa  rumeur  continue. 

Il  rôda  dans  cette  horreur  jusqu'au  matin.  Autant  que 
lui,  la  nature  était  bouleversée,  et  il  se  trouvait  bien  de 
la  tourmente  comme  d'une  sympathie  avec  sa  peine.  Puis 
la  tempête  cessa,  petit  à  petit  noyée  dans  des  averses  ;  et 
les  pluies  durèrent  deux  jours. 


«44  ^'  N     M  A  L  E 

Cachaprès  quitta  le  bois  et  se  rabattit  sur  le  village.  II 
lui  restait  un  peu  d'argent.  Cela  paya  le  genièvre  pendant 
une  après-midi  et  lui  donna  l'oubli  à  bon  marché.  Bah  ! 
pour  une  Germaine  perdue,  combien  d'autres  retrouvées  ! 
Le  péquct  au  poivre  brûlait  ses  veines;  il  avait  un  désir 
immodéré  de  ripailles.  Mais  l'argent!  L'argent  ! 

Il  eut  recours  à  sa  grande  ressource  :  le  bois  II  fit  huit 
lieues  de  marche  à  travers  ronces  et  genêts,  pénétra  dans 
les  chasses  gardées,  et  là  recommença  ce  rude  métier  de 
la  mort  pour  lequel  la  nature  semblait  l'avoir  taillé.  Il  prit 
deux  chevreuils  au  lacet,  en  t^a  un  d'un  coup  de  feu,  fit 
une  razzia  de  lièvres,  braconnant  et  massacrant  avec 
sérénité.  Il  avait  eu  soin  d'aviser  ^es  marchands,  en  sorte 
que  le  gibier  tué  prit  la  route  de  la  ville,  à  la  barbe  des 
gardes.  Le  soir,  il  s'attardait  dans  les  cabarets,  payant 
bouteille,  large,  magnifique,  aimant  a  imposer  au  paysan 
par  de  grandes  allures. 

La  bière,  le  genièvre,  le  vin  le  mettaient  dans  une  sur- 
excitation permanente;  à  boire  et  à  trinquer,  il  oubliait 
sa  peine,  et  quelquefois  il  mêlait  à  la  soûlerie  des  casses 
qu'il  payait  avec  une  générosité  superbe.  Sa  grosse  vanité 
de  gueux  s'en  donnait  à  cœur  joie  dans  ces  rigolades.  II 
faisait  sonner  haut  ses  dédains  pour  la  canaille  des 
champs;  il  défiait  les  gardes;  il  contait  des  aventures. 
Toute  prudence  était  abandonnée  au  profit  du  plaisir 
qu'il  avait  à  se  magnifier,  et  il  prenait  des  poses  au  bord 
des  tables,  debout,  la  tête  en  arrière,  faisant  des  gestes 
immenses  pour  stupéfier  son  auditoire.  II  fumait  des 
cigares,  jetait  de  l'argent  aux  filles,  s'amusant  à  les  dépoi- 
trailler,  puis  les  plantant  là,  ironique,  désespéré  à  l'égard 
de  l'amour. 

La  noce  l'étourdit  sans  le  griser.  Il  arrivait  même  que 
la  bière,  au  lieu  de  l'égayer,  l'abêtissait  d'un  noir  chagrin. 
Il  se  mettait  à  l'écart,  dans  ces  moments,  ruminant  des 


U  X    MALE  245 

souvenirs,  la  tête  dans  les  poings.  U  était  pris  du  dégoût 
de  la  vie;  ileût  voulu  être  une  charogne  séchant  au  soleil, 
au  milieu  d'une  clairière  ;  il  frappait  le  vide  de  ses  poings. 
On  regardait  saigner  le  colosse,  curieusement.  Quelqu'un 
s'avisa  de  le  plaisanter  un  soir.  Il  se  fâcha.  Il  y  eut  une 
dispute  qui  aurait  tourné  à  la  rixe,  sans  les  paysans  qui 
arrachèrent  le  plaisant  aux  mains  de  Cachaprès.  Il  haussa 
les  épaules,  disant  que  s'il  voulait,  il  casserait  les  côtes  à 
toute  la  bande.  On  le  laissa  dire. 

Il  jouait,  aimant  les  surprises  du  gain  et  de  la  perte 
Tout  ce  qui  était  apaisement  à  la  blessure  intérieure  le 
trouvait  prêt.  Il  faisait  des  paris.  Une  fois,  il  paria  de 
prendre  sous  chaque  bras  un  sac  de  pommes  de  terre,  et, 
ainsi  chargé,  d'aller  danser  sur  la  place.  Il  gagna  son  pari. 
Une  autre  fois,  il  paria  de  boire  dix  pintes  de  bière  en  dix 
minutes,  et  il  gagna  encore. 

Un  jour,  il  fit  porter  un  défi  à  un  tonnelier  du  village 
qui  passait  pour  n'avoir  pas  rencontré  son  égal  en  force. 
Le  tonnelier,  homme  paisible,  refusa  d'abord,  puis, 
poussé  à  bout  par  ses  amis,  accepta.  On  choisit  un  enclos 
pour  se  battre. 

Le  tonnelier  ôta  sa  veste  et  la  mit  sur  la  haie,  après  l'avoir 
soigneusement  pliée.  Il  était  bâti  en  hercule;  ses  épaules 
étaient  massives  et  rondes,  formant  du  côté  des  omopla  tes 
deux  boules  immenses;  ses  muscles  ressemblaient  à  des 
nœuds,  bourrelant  la  peau  inégalement. 

Le  rude  homme  se  mit  en  garde.  Cachaprès  se  lança. 
Une  première  feinte  lui  réussit.  Il  porta  vivement  les 
mains  en  avant,  comme  pour  frapper  à  la  tête.  Le  tonne- 
lier para,  découvrant  le  bas  de  son  corps.  Agile  comme 
l'écureuil,  l'autre  alors  empoigna  sa  jambe  gauche,  et  lui 
passant  son  jarret  derrière  la  droite,  le  culbuta.  Ce  fut  un 
choc  terrible  :  un  bœuf  s'abattant  n'eût  pas  frappé  le  sol 
plus  lourdement. 


Le  tonnelier  se  releva.  Cachaprès,  campé,  l'attendait. 
Tous  deux  s'élancèrent.  Il  y  eut  un  moment  d'indécision. 
L'hercule  souleva  de  terre  le  braconnier  et  le  tint  un 
instant  suspendu.  Il  était  le  plus  vigoureux  incontestable- 
ment :  mais  Cachaprès  était  plus  rusé  et  plus  alerte.  D'un 
coup  de  reins  formidable,  il  se  débarrassa,  et,  sans  perdre 
une  seconde,  aussi  prompt  que  la  pensée,  tandis  que  le 
tonnelierse  détendait,  il  bondit,  le  prit  en  travers  du  corps 
et  le  coucha  sous  son  bras. 

Le  tonnelier  était  bon  enfant;  il  fit  la  moue  d'un 
homme  qui  s'avoue  vaincu;  il  soufflait;  ses  pectoraux 
jouaient  comme  un  soufflet  de  forge.  Cachaprès,  lui, 
tranquille,  le  souffle  égal,  sans  trace  d'animation,  lampait 
un  verre,  dédaigneusement.  Mais  le  colosse  se  rattrapa 
aux  poids;  il  paria  de  lever  à  bras  tendu  une  souche 
d'arbre  qui  gisait  dans  l'enclos.  II  empoigna,  en  effet,  la 
souche,  la  remuant  un  instant,  cherchant  le  point  d'atta- 
que, et  lentement  la  leva  ;  ses  biceps  roulaient  dans  ses 
bras  comme  la  boule  sur  la  planche  d'un  jeu  de  quilles. 
Cachaprès  essaya  à  son  tour;  il  ne  put  que  hausser  la 
souche  et  la  laissa  retomber. 

—  J'y  suis  !  fit-il. 

Et  il  paya  l'enjeu  du  pari,  doublement. 

Le  tonnelier  offrit  alors  de  soulever  une  vache  sur  son 
dos.  Personne  ne  voulant  prêter  la  vache,  il  proposa  de 
lever  un  cheval  ;  mais  il  y  eut  une  prudence  semblable  à 
l'égard  du  cheval,  et  finalement,  riant  de  son  gros  rire, 
il  alla  à  une  charrette  chargée  de  pailles  et  gagea  de  la 
lever. 

—  Ça  val  fit-on. 

On  attela  le  tonnelier.  Un  collier  de  cheval  fut  passé 
autour  de  son  cou  robuste,  et  il  se  mit  à  piétiner,  s'effor- 
çant  d'ébranler  la  charrette.  Les  roues  bougèrent  d'abord 
à  peine,  puis  décrivirent  un  cercle,  et  la  charrette  se  mit 


UN    MALE 


247 


en  mouvement.  Les  veines  saillaient  comme  des  cordes 
au  front  de  Thomme  qui,  suant,  rouge,  enflé,  s'inclinait 
verticalement,  tirant  de  toute  sa  force.  Des  mains  cla- 
quèrent, on  cria  bravo.  Malheureusement,  au  bout  de  l'en- 
clos, le  terrain  déclivait  en  pente  légère.  Le  roulement 
de  la  charrette  s'accélérant  subitement,  obligea  le  tonne- 
lier à  changer  d'attitude,  et,  retenant  cette  fois  sa  charge 
au  lieu  de  l'attirer,  il  s'arcbouta,  ses  talons  enfoncés  dans 
le  sol.  iMais  la  charrette  continuant  à  glisser,  les  reins  du 
tonnelier  plièrent. 

—  A  moi  !  cria-t-il, 

Cachaprès  bondit,  se  pendit  aux  roues.  L'énorme 
masse  s'immobilisa.  Il  était  temps.  Une  courbature  avait 
pris  le  tonnelier  en  travers  du  dos  et  il  allait  lâcher  prise. 
A  deux  alors,  ils  firent  remonter  la  charrette  jusqu'à  la 
remise  d'où  le  parieur  l'avait  tirée. 

Cette  vie  de  dépenses  et  de  parades  s'alimentait  du 
gibier  tué  chaque  matin.  Il  appelait  le  bois  «  son  capital  »; 
c'était  de  là  que  lui  venaient  ses  rentes,  et  il  narguait  les 
braconniers,  ses  confrères,  qui,  moins  hardis,  étaient 
talonnés  constamment  par  la  peur  des  gardes.  Jamais  il 
n'avait  été  plus  audacieux.  II  quittait  la  compagnie  en 
disant  qu'il  allait  poser  ses  collets  et  gagnait  le  bois  osten- 
siblement. Une  fois  là,  il  se  dérobait.  Impossible  au^ 
gardes  de  le  suivre. 

Le  garde-forestier  de  la  localité  était  un  homme  déjà 
vieux  et  rongé  de  rhumatismes.  Tout  seul  d'abord,  il 
s'était  mis  à  la  poursuite  du  gaillard  ;  mais  autant  valait 
faire  courir  la  tortue  après  l'écureuil.  Il  fit  avertir  l'ad- 
ministration que  Cachaprès  ravageait  le  bois.  Deux  gardes 
lui  furent  dépêchés.  A  trois  alors,  ils  se  postèrent,  firent 
le  guet,  s'assurèrent  des  intelligences  dans  Its  cabarets  où 
il  pérorait.  Des  gens  entraient  la  mine  sournoise,  s'as- 
seyaient à  la  table  voisine  de  la  sienne,  Técoutaicnt  dire 


24  !<  V  N    M  A  L  K 

sans  en  avoir  l'air,  puis  s'en  allaient  rapporter  aux  gardes 
ses  forfanteries.  Il  ne  tardait  pas  à  sortir.  Ils  le  regar- 
daient passer,  sifflant,  ses  mains  dans  les  poches,  et 
calme,  se  glisser  dans  le  bois  du  pas  de  flânerie.  Les 
gardes  le  suivaient,  épiant  ses  actions  derrière  les  taillis. 

Un  soir,  ils  le  virent  se  baisser,  avec  le  geste  évident 
d'un  homme  qui  attache  un  collet.  Tapis  tous  trois  dans 
les  buissons,  ils  attendirent  qu'il  eût  fini.  Il  se  releva, 
poursuivit  sa  route  dans  le  bois,  et,  au  bout  d'un  temps, 
de  nouveau  se  baissa,  avec  le  même  geste.  Il  les  promena 
ainsi  pendant  deux  heures,  posant  ses  collets  de  l'air  in- 
diffirent  de  quelqu'un  qui  se  sent  protégé  par  l'épaisseur 
des  feuillages. 

La  nuit  tomba.  Il  se  perdit  dans  le  noir. 

Cette  fois,  les  gardes  le  tenaient.  Chacun  d'eux  se  posta 
à  portée  d  un  des  collets,  jugeant  que  l'homme  viendrait 
les  relever  au  petit  jour.  Le  matin  se  leva  sur  le  bois; 
Cachaprcs  ne  paraissait  pas.  Ils  demeurèrent  jusqu'à 
midi.  Personne.  Alors  ils  se  replièrent  l'un  vers  l'autre, 
se  sentant  joués.  Et,  en  effet,  le  coquin  avait  posé  ses 
lacets  dans  la  conviction  qu'ils  y  viendraient.  Tandis 
qu'ils  se  glaçaient  à  l'attendre  dans  l'humidité  froide  de 
la  nuit,  il  levait  tranquillement  les  lacets  qu'il  avait  été 
poser  à  une  demi-licuc  de  là,  après  s'être  dérobé  à  leur 
poursuite. 

Une  rage  s'empara  des  gardes.  Ils  embrigadèrent  des 
aides,  et  tous  ensemble,  les  jours  et  les  nuits,  battirent 
les  taillis. 

Cachaprès  demeurait  insaisissable.  Quelquefois,  il  était 
aperçu  distinctement  à  travers  les  arbres,  et  la  minute 
après  il  disparaissait,  devenait  une  ombre  qui  se  confon- 
dait aux  ombres  de  la  vesprée.  Une  complicité  s'établis- 
sait entre  la  forêt  et  lui.  Il  grimpait  aux  branches,  se 
cachait  dans  leur  rondeur  touffue  ou  bien  s'aplatissait 


UX    MALE  249 

derrière  un  buisson,  sous  les  feuilles,  tenant  à  l'aise  dans 
le  moindre  repli  de  terrain,  brun  comme  la  terre,  noir 
comme  la  nuit,  immobile,  invisible,  abrité  par  le  mystère 
profond  des  frondaisons.  Les  gardes  passaient  auprès  de 
lui  sans  le  reconnaître.  Une  nuit,  blotti  dans  un  chêne, 
il  les  vit  s'allonger  dans  le  chemin;  ils  parlaient  bas, 
étouffaient  le  bruit  de  leurs  souliers,  et  la  lune  allumait 
d'une  paillette  le  canon  de  leurs  fusils,  derrière  eux.  Il 
les  laissa  passer  et,  tout  à  coup,  du  haut  de  son  perchoir, 
eut  un  rire  saccadé  qui  retentit  à  travers  les  bruissements 
du  bois.  Cela  les  cloua  sur  place,  comme  pétrifiés. 

D'autres  fois,  alors  qu'ils  se  morfondaient  à  le  guetter, 
trempés  jusqu'aux  os,  dans  la  boue  et  l'ondée,  Cachaprès, 
largement  carré  dans  une  chaise  de  cabaret,  se  livrait  à 
des  lampées  ou  abattait  les  cartes,  narguant  les  pauvres 
diables  qui  l'attendaient  sous  l'orme. 

Cependant  le  gibier  diminuait.  Les  chevreuils,  nom- 
breux à  l'origine,  filaient  maintenant  par  bandes  clairse- 
mées Des  biches  rôdaient,  inquiètes,  cherchant  leurs 
faons  Les  mâles  clamaient  après  leurs  femelles.  Cacha- 
près eut  un  excès  d'audace.  Revenant  du  bois  une  nuit, 
tout  le  village  dormant,  il  déposa  à  la  porte  du  garde 
principal  six  paires  de  soles,  les  unes  à  peines  naissantes, 
les  autres  à  larges  pinces,  et  tout  près,  du  bout  de  son 
doigt,  il  mit  une  vaste  croix,  ne  sachant  pas  signer  son 
nom.  Le  garde  à  son  réveil  vit  cette  ironie.  Il  y  eut  un 
redoublement  de  surveillance. 

Peine  perdue. 

Cachaprès  était  un  jouteur  terrible;  il  déroutait  toutes 
les  ruses  et  dépistait  toutes  les  poursuites.  Tandis  qu'on 
le  cherchait  à  droite,  il  opérait  à  gauche.  Il  devinait  les 
allées  et  venues  des  gardes  dans  les  bois  et  s'arrangeait 
de  manière  à  les  diriger  sur  un  point  pour  être  plus  à 
l'aise  sur  un  autre.  Sauf  les  paysans  à  la  solde  des  gardes, 


lôû  U  N    .\[  A  r,  E 

les  autres  étaient  pour  lui,  l'aidaient  de  leurs  renseigne- 
ments par  moments.  Il  savait  par  eux  les  remises  des 
bctes,  leurs  passages,  la  tactique  des  gardes,  et  en  retour, 
prodigue  à  leur  endroit  de  bière  et  d'argent,  il  leur 
apportait  en  outre  du  gibier  qu'il  mangeait  avec  eux,  en 
secret,  toutes  portes  closes. 

Ses  hâbleries  contre  les  braconniers  le  perdirent. 
Ceux-ci  s'exaspérèrent  de  l'entendre  déblatérer  dans  les 
cabarets,  et  une  jalousie  s'ajoutant  à  leurs  rancunes,  ils 
conçurent  le  projet  de  le  vendre.  Cachaprès,  pratiquant 
seul,  pour  son  propre  compte,  était  détesté  de  la  plupart 
de  ces  hommes  travaillant  en  commun,  au  profit  de  la 
masse.  Ce  solitaire  était  une  gêne  pour  eux  ;  non-seule- 
ment il  s'obstinait  à  ne  point  partager  le  bénéfice  de  ses 
rapines,  vivant  d'une  vie  large,  mais  il  avait  un  instinct 
du  bois  qui  lui  faisait  faire  des  rafles  merveilleuses. 

Un  d'entre  eux  fut  chargé  de  l'acculer  dans  un  guet- 
apens.  Il  lia  connaissance  avec  Cachaprès,  trinqua,  le 
laissa  gagner  aux  cartes,  tinalement  lui  renseigna  mysté- 
rieusement un  endroit  giboyeux,  lui  offrant  de  faire 
part  à  deux.  Le  gars,  malgré  sa  ruse,  accepta  sans 
défiance. 

On  alla  poser  de  compagnie  les  collets.  Il  faisait  une 
belle  nuit  claire.  La  lune  tissait  entre  les  arbres  une 
lumière  bleue,  pâle  comme  un  brouillard.  Les  mousses, 
cmperlées  de  rosées,  luisaient.  Et  un  peu  de  la  chaleur 
du  jour  traînait  encore  dans  les  taillis,  mêlé  aux  fraî- 
cheurs profondes  du  bois.  Les  deux  hommes  se  mirent  à 
rôder  dans  les  sentiers  ;  ils  avaient  quitté  le  cabaret  sur 
le  tard.  Point  n'était  la  peine  de  rentrer,  et  tout  en  de- 
visant et  lampant  une  bouteille  de  genièvre  que  Cacha- 
près avait  apportée  avec  lui,  ils  attendirent  les  clartés  de 
l'aube.  Le  ciel  se  lama  d'argent,  les  bois  frissonnèrent,  le 
vent  chamailla  dans  les  taillis,   ils   entendirent  l'éveil  des 


U  X    M  A  LE  25i 

nids,  et,  à  pas  lents,  ils  prirent  le  chemin  qui  menait  aux 
collets.  Une  tache  rousse  s'élargissait  sur  l'herbe. 

—  Une  hase  !  cria  Cachaprès. 

II  fit  une  enjambée,  se  baissa  vers  la  bête,  et  subite- 
ment fit  un  haut-le-corps.  On  avait  touché  au  collet  ;  il 
ne  reconnaissait  pas  son  nœud. 

Il  eut  un  cri  : 

—  J'suis  vendu  ! 

Au  même  moment,  un  froissement  s'entendit  dans  les 
branches,  et  trois  hommes  se  précipitèrent,  l'enlacèrent 
de  leurs  bras.  C'étaient  les  trois  gardes.  Le  traître  avait 
disparu. 

D'un  mouvement  d'épaules,  Cachaprès  envoya  bouler 
Bastogne,  le  plus  âgé  des  forestiers,  et  prenant  Bayonnet, 
le  plus  jeune,  il  lui  cogna  la  tête  de  toutes  ses  forces 
contre  un  arbre.  Un  flot  de  sang  jaillit  du  nez  du  garde, 
tachant  les  mains  de  Cachaprès.  L'action  avait  été  rapide 
comme  l'éclair.  Le  braconnier  fit  un  bond  de  côté,  prêt  à 
gagner  le  bois.  Deux  mains  se  posèrent  sur  son  cou, 
solides  comme  des  étaux.  C'était  Malplaquet,  le  troisième 
forestier,  qui  se  pendait  à  lui. 

Le  forestier  était  vigoureux  et  subtil,  ayant  été  bra- 
connier en  son  jeune  temps.  De  ce  métier,  il  avait  con- 
servé l'adresse,  les  ruses  de  la  bataille,  les  coups  bien 
portés.  Cachaprès  bleuissait  sous  la  pression,  de  minute 
en  minute,  plus  forte  de  ses  doigts  de  fer.  Il  ruait,  se 
tordait,  battait  des  reins.  Malplaquet  tenait  bon. 

Bayonnet  et  Bastogne  arrivèrent  à  la  rescousse,  et  tous 
trois  ensemble  alors  tentèrent  de  le  maintenir.  Bayonnet 
lui  passa  une  corde  autour  des  jambes.  Il  rompit  la 
corde,  lança  un  coup  de  pied  terrible  dans  le  ventre  du 
pauvre  diable  qui,  hoquetant,  alla  rouler  à  terre  et 
presque  au  même  instant,  fracassa  le  visaije  de  Bastogne, 
de  son  poing  largement  abattu. 


252  rx   >r  A  T,  F 

Malplaquet  commençait  à  faiblir. 

—  Hardi  !  hardi  1  criait-il  aux  forestiers,  sentant  In 
crampe  mordre  ses  doif;ts. 

Bayonnet,  à  demi-dctraqac,  fit  un  effort,  se  traîna 
jusqu'à  Caohaprès,  lui  jeta  son  poing  en  travers  des 
yeux.  Un  ctourdisscment  paralysa  le  rude  gars,  pendant 
un  moment.  Et  Malplaquet,  à  bout  de  forces,  hurla  à 
l'aide,  du  côté  de  Bastogne,  qui  arrivait  à  son  tour.  Ses 
mains scdétendaicnt  comme  un  ressort  usé  ;  il  sentait,  à 
d'irrésistibles  mouvements  du  corps  qu'il  avait  dompté 
jusqu'alors,  son  redressement  prochain,  et  brusquement, 
Cachaprès  s'affala  sur  le  sol,  de  tout  son  poids,  entraînant 
Malplaquet  avec  lui.  I.e  forestier  lâcha  prise. 

Il  y  eut  un  pêle-mêle.  Cachaprès  se  roulait  sur  le  sol, 
avec  des  soubresauts  terribles,  frappant  de  la  tête  comme 
un  bélier  et  ruant  comme  un  onagre,  culbutant  les  gardes 
l'un  après  l'autre,  par  moments  étouffé  sous  eux,  la  face 
contre  terre,  et  mordu  parleurs  dents,  étranglé  par  leurs 
doigts,  couturé,  échardé,  saignant.  Des  cris  haletants 
sortaient  des  poitrines,  mêlés  au  choc  continu  des  corps 
bondissant  sur  la  terre  élastique. 

Cette  bête  à  trois  dos  se  convulsionnait,  par  saccades, 
avec  des  enlacements  de  jambes  et  de  bras,  où  les  corps 
se  brouillaient,  s'emmanchaient,  avaient  l'air  d'une 
bouillie  de  chairs  pantelantes. 

Cachaprès  se  démenait  dans  le  tas,  employant  toutes 
les  ruses,  pareil  au  sanglier  harcelé  par  les  meutes.  Bas- 
togne reçut  un  coup  de  tête  qui  le  mit  hors  de  lutte.  Bayon- 
net fut  aveuglé  d'un  coup  de  fourchette  traîtreusement 
porté,  et  de  nouveau  le  braconnier  se  trouva  seul  en  pré- 
sence de  Malplaquet. 

Une  férocité  s'empara  de  lui:  une  roue  de  feu  tournait 
dans  ses  moelles  ;  il  glissa  la  main  à  sa  poche,  en  tira  son 
couteau  qu'il  ouvrit  au  large,  et  plongea  la  lame  dans  les 


r  X    M  A  L  V  253 

côtes  du  forestier.  Puis  se  mettant  debout,  déchiré,  en 
lambeaux,  la  face  boueuse  de  sang,  brandissant  son 
couteau  au-dessus  de  lui,  il  sauta  par-dessus  Bayonnet  et 
Bastogne,  bondit  dans  le  bois. 

Trois  coups  de  feu  retentirent  :  les  gardes  tiraient  après 
lui.  Malplaquet,  soulevé  sur  ses  genoux,  épaula  son  fusil 
par  un  dernier  effort.  Le  plomb  siffla  aux  oreilles  du 
fuyard,  persilla  le  feuillage  devant  lui,  et  subitement  il 
disparut  dans  la  mer  profonde  des  verdures,  sauvé. 

Sauvé,  mais  désormais  en  révolte  contre  la  loi,  c'est-à- 
dire  traqué,  obligé  de  détaler  au  moindre  bruit,  pour- 
chassé de  tannière  en  tannière.  Une  complication  sur- 
git :  Malplaquet  traîna  deux  jours  et  mourut.  Il  l'apprit 
d'un  paysan  qui,  la  nuit,  lui  apportait  du  pain  dans 
le  bois. 

Tout  fertile  en  ruses  qu'il  était,  Cachaprès  comprit 
que  la  position  n'était  plus  tenable;  il  aurait  beau  biaiser, 
se  terrer,  grimper  à  la  cime  des  arbres,  il  finirait  par  être 
pris. 

Le  paysan  l'avait  averti  qu'une  escouade  de  forestiers 
battait  les  taillis  dans  leurs  moindres  recoins  ;  les  ggh- 
darmes  avaient  été  réquisitionnés  également,  et  toute  cette 
bande  enveloppait  les  futaies  d'un  vaste  filet.  Une  chance 
lui  restait  :  gagner  de  nuit,  par  étapes  ou  d'une  fois,  la 
partie  de  la  forêt  qui  avoisinait  la  hutte  des  Duc.  C'était 
sa  forêt,  celle-là  ;  il  en  connaissait  les  moindres  replis  ; 
elle  avait  été  mêlée  à  tous  les  instants  de  sa  vie.  Bien  fin 
qui  le  pincerait  là  I 

Dix  lieues  de  marche  étaient  pour  lui  l'affaire  d'une 
nuit,  à  la  condition  de  n'être  pas  inquiété.  Il  s'approvi- 
sionna de  poudre  et  de  plomb,  passa  son  fusil  en  bandou- 
lière et  se  mit  en  route.  Il  marchait  à  grandes  enjambées, 
évitant  les  découverts,  s'abritant  derrière  les  arbres, 
rampant  au  long  des  taillis,  quelquefois  s'arrêtant  quand 


234  U  N    -M  A  L  E 

une  rumeur  lui  paraissait  douteuse,  puis  repartait  du 
trot,  alerte  et  souple  du  chevreuil,  les  reins  ployés. 

Il  y  eut  un  moment  critique.  Des  voix  lui  arrivaient 
lie  loin,  apportées  par  le  vent.  Il  s'arrêta,  écouta.  Les 
voix,  autant  qu'il  pouvait  en  juger,  étaient  celles  de 
huit  à  dix  hommes,  marchant  à  sa  droite.  Par  échap- 
pées, le  bruit  de  cette  marche  s'entendait  distinctement. 
II  se  lança,  prit  un  temps  de  course,  ensuite  écouta 
de  nouveau.  Aucun  bruit,  hormis  le  bruissement  des 
fcuilla^'^es. 

Le  petit  jour  blanchissait  les  hauteurs  du  ciel  quand  il 
passa  devant  la  maison  de  la  Cougnole.  Il  avait  faim  et 
soif;  un  besoin  de  sommeil  l'étourdissait.  Il  cogna  à  la 
fenêtre,  du  côté  de  la  cour.  La  vieille  avait  le  dormir 
rude  ;  elle  ne  s'éveilla  qu'au  carillon  de  ses  vitres,  tintant 
sous  une  grêle  de  coups. 

—  Fieu  de  Dieu  !  dit-elle,  passez  votre  chemin  ;  n'y  a 
ici  qu'une  pauv'  bribeuse  qui  n'a  plus  que  l'saint  bon 
Dieu  pour  lui  venir  en  aide. 

Il  glissa  son  nom  à  travers  le  trou  de  la  serrure. 
Aussitôt  des  pieds  nus  claquèrent  sur  le  carreau  et  elle 
ouvrit. 

—  C'est  toi,  m'h  ? 

—  A  boire  ! 

11  ferma  la  porte  derrière  lui,  s'allongea  sur  le  lit  de  la 
vieille.  Ouf!  il  était  rompu.  Il  demanda  des  nouvelles 
de  Germaine.  Elle  haussa  les  épaules,  n'ayant  rien  à  dire. 
Et  lui  qui  venait  pour  dormir,  il  fut  pris  de  souvenirs 
aigus  à  la  vue  de  cette  chambre  où  ils  avaient  passé  de  si 
bons  instants.  La  revoir  !  Une  envie  furieuse  de  palper 
une  dernière  fois  sa  peau  chaude  et  grasse  lui  faisait 
oublier  le  sommeil.  II  mit  de  l'argent  dans  la  main  de 
Cougnole. 

—  J'suis  pris  si  tu  dis  un  mot;  les  gardes  sont  après 


I^  N    MALE  255 

moi.  Et  tout  d'même  m'faut  revoir  Germaine  !  m'faut, 
entends-tu  !  Vas  la  voir.  Et  que  j'crève  après,  j'men  fous, 
sûr  comme  y  a  un  Dieu,  s'y  en  a  un  ! 

Il  but,  mangea,  et  ayant  donné  rendez-vous  à  la  vieille 
dans  un  fourré,  il  détala. 


XXXil 


L'apaisement  des  représailles  avait  amené  un  chan- 
gement dans  les  rapports  de  Germaine  et  de  ses 
frères  ;  il  semblait  que  l'injure  lavée  avait  petit  à 
petit  lavé  la  faute.  De  même  qu'il  y  avait  eu  entente 
commune  pour  l'isoler,  il  y  eut  accord  tacite  pour  adoucir 
la  sévérité  des  premiers  jours.  Le  père  aussi  avait  une 
voix  moins  grave  en  lui  parlant.  Il  était  joyeux,  le  grand 
vieillard,  de  retrouver  en  ses  garçons  la  verdeur  de  sa 
trempe.  Les  Hayot,  rossés  et  raclés,  se  tiendraient  cois 
à  présent  ;  ils  avaient  éprouvé  ce  que  pèse  un  bras  de 
vrai  gars  ;  et  une  fierté  s'était  mêlée  à  son  attendrisse- 
ment quand  Grigol,  rentrant  à  la  ferme  le  dimanche  de 
la  rixe,  lui  avait  fait  le  récit  de  l'effréné  pugilat.  Ses  fils 
étaient  arrivés  un  peu  après.  Il  avait  eu  alors  un  beau 
mouvement. 

—  Bien,    les  enfonts  !   V'ià    vingt  francs  pour  chacun  ! 
Faut  s'amuser  aussi  ! 

L'histoire  avait  fait  le  tour  de  la  ferme,  augmentée  de 


t58  U  N    M  A  L  E 

détails  par  Grigol,  qui  ne  s'oubliait  pas  dans  le  récit  du 
combat.  Pendant  prcs  d'une  heure,  à  l'entendre,  il  s'était 
houspillé  avec  le  Crollé,  livrant  des  bottes  formidables, 
tous  deux  enlacés  et  cherchant  à  se  culbuter.  A  la  fin,  le 
Crollé  avait  chu,  et  il  lui  avait  mis  son  genou  vainqueur 
sur  le  flanc. 

Germaine,  elle  aussi,  sentit  diminuer  l'affront  sous  la 
volée  reçue  par  les  Hayot.  Elle  avait  le  droit  de  lever  la 
tête,  à  présent,  et  son  mépris  pour  l'ex-séminariste  s'ac- 
croissait de  l'ignominie  de  sa  défaite. 

La  mélancolie  des  jours  finissait  par  se  fondre  dans 
une  sérénité.  Elle  espéra.  Sa  vie,  un  instant  brisée,  se 
referait.  Il  n'est  si  forte  rumeur  qui  ne  s'affaiblisse  à  la 
longue.  Le  bruit  de  son  aventure  avec  le  braconnier  se 
disperserait,  avec  d'autres  semblables.  L'été  lui  sembla 
plus  doux;  il  lui  paraissait  qu'elle  reprenait  avec  les 
choses  une  connaissance  interrompue.  L'être  intelligent 
se  réveillait  en  elle  sous  la  créature  machinale  qui  vaquait 
aux  besognes  de  la  maison,  demi-éveilléc  ;  et  plus  que 
jamais  elle  se  promit  de  résister  aux  tentatives  que  Ca- 
chaprès  pourrait  faire  pour  la  revoir. 

Le  matin  du  mardi,  deux  jours  après  la  rixe,  la  Cou- 
gnole  vint  à  la  ferme,  bien  stylée  par  Cachaprès.  Elle 
s'avança,  courbée  sur  son  bâton  et  traînant  la  jambe.  Ses 
maigres  tibias  collaient  à  ses  bas  noirs,  visibles  sous  sa 
jupe  de  cotonnette  qui  ne  dépassait  pas  ses  genoux; 
elle  avait  au  bras  son  éternel  cabas  en  paille  rapiécé  de 
drap. 

Germaine  eut  un  peu  de  honte  à  la  voir  se  planter 
devant  elle,  énigmatique  et  louche,  lui  faisant  des  signes 
à  la  dérobée,  tout  en  marmottant  très  haut  ses  béné- 
dictions. Des  souvenirs  de  folies  coupables  rentraient  à 
la  ferme  avec  l'entremetteuse.  Qui  sait  ?  Peut-être  l'avait- 
il  chargée  d'une  commission.  Tant  pis  !    elle  n'entendrait 


UN    MALE 


2D() 


rien  ;  et  très  décidée  d'abord,  elle  finit  par  être  gagnée 
d'une  curiosité. 

Elle  regarda  autour  d'elle,  rapidement,  et  l'entraîna  du 
côté  du  verger.  La  vieille  claudiquait  à  sa  suite,  cognant 
son  bâton  contre  le  pavé  et  geignant. 

Quand  elles  furent  derrière  la  haie  : 

—  Ben,  quoi  ?  dit  Germaine. 

Cougnole  posa  ses  deux  mains  sur  sa  canne,  reprit 
haleine  en  tirant  de  sa  gorge  des  sons  rauques  et  rouilles 
de  vieille  horloge,  puis  parla  : 

—  M'fiUe,  m'sainte  fille,  fit-elle,  j'suis  toute  stropiée  de- 
puis le  temps  que  t'es  venue  à  Tmaison.  J'n'sais  vraiment 
Dieu  pas  comment  j'ai  fait  pou'm'traîner  jusqu'ici.  J'ai  la 
crampe  aux  jambes.  Y  m'semble  que  j'vas  tomber  là,  t'a 
l'heure.  Et  ça  n'est  Dieu  pas  pour  te  rien  dire  d'mauvais, 
mais  il  y  a  longtemps  que  la  chère  créature  du  paradis 
n'a  plus  pensé  à  sa  vieille  Cougnole.  J'me  disais  :  Aile  a 
ben  aut'chose  à  faire  qu'à  écouter  les  paternostres  de  sa 
vieille,  mais  là,  toutd'mcmc,  ça  me  faisait  queuqu'chose. 
P't-être  ben  qu'elle  m'a  oubliée,  que  j'm'disais.  J'iui  ai 
pourtant  bien  rendu  des  petits  services  à  l'occasion  !  Ah  ! 
oui,  dans  l'bon  temps,  on  venait  à  l'maison,  on  avait  des 
douceurs  pou'  la  vieille,  on  savait  ben  qu'  c'était  chez 
elle  comme  chez  l'bon  Dieu  et  qu'y  n'y  avait  personne 
pou'  regarder  par  l'trou  de  l'huche.  Ah  !  oui.  Ça  c'est  ben 
vrai  qu'y  n'y  avait  personne.  Y  s'boudent,  que  j'me  suis 
dit;  y  reviendront.  Une  si  belle  couple  !  D'si  beaux 
brins  d'enfants  !  C'est-y  pas  Dieu  fait  pour  s'becquctcr 
comme  les  pigeons  !  J'vous  aimais  comme  m'fille  et 
m'garçon.  D'autant  que  j'avais  la  vie  p't-ctre  ben  moins 
dure  qu'à  c't'heure.  Faut  dire,  m'chère,  qu'il  a  venu  sou- 
vent, l'pauv'  cher  homme  !  Si  bon,  si  brave,  si  honnête 
pou'  moi  !  Et  qu'à  chaque  fois,  y  m'donnait  une  p'tite 
donancc,  qu'même  y   m'appelait  s'chcre  maman  que  ça 


a6o  U  N    M  A  L  F. 

m'escleffait  Tcœur.  «  T'as  besoin  pou'  tes  vieux  jours, 
qu'y  m'disait,  d'un  peu  d'bon  temps.  Tes  souliers  sont  à 
trous,  comme  t'maison,  et  la  pluie  pleuve  à  travers.  Aile 
a  sûrement  des  nippes.  Vas-y  lui  dire.  »»  u  Ah  !  oui,  qu' 
j'm'disais,  qu'elle  en  a.  ))Si  tant  est  qu'aile  n'aurait  qu'deux 
chemises,  une  robe,  d'vieux  jupons,  ça  m'ferait  mon 
hiver,  avec  un  peu  d'nourriture,et  d'gcnièvrc  avec;  et  aile 
laisserait  s'vieille  souquelère  s'mourirpou'  ça  !  Ah  1  non, 
C'est  des  méchantes  gens  qui  diront  ça  !  Mais  j'ia  con- 
nais, moi.  Cœur  d'bon  Dieu  !  T'as  mes  bénédictions 
tous  les  soirs  ;  vrai  comme  il  est  là  qui  nous  voit,  l'saint 
bon  Dieu  t'mcttra  à  sa  droite,  en  paradis. 

Elle  soufBa  un  instant  et  reprit  : 

—  J'suis  venue  pou'  aut'  chose  aussi,  m'fille.  L'pauv' 
cher  garçon,  y  n'vit  plus,  y  n'mangc  plus,  y  n'dort  plus, 
y  n'est  plus  un  homme  ni  une  ombre  d'homme.  «  Ah  ! 
qu'y  m'a  dit,  vas  la  voir.  Dis-lui  qu'aile  m'dise  c'qu'alle  a 
à  me  dire.  Si  aile  dit  qu'  c'est  tout  et  qu'  c'est  fini,  ben  ! 
qu'elle  le  dise,  je  me  ferai  sauter  dans  l'bois.  Personne 
ne  l'saura;  j'  m'en  irai  d'son  chemin;  y  aura  personne 
pour  le  lui  dire.  J'suis  libre  d  rester  ou  de  m'en  aller  ; 
mon  corps  de  chrétien  est  à  moi.  J'ai  la  mort  su'  l'dos, 
aussi  bien;  ça  m'est  égal  de  crèvera  c't-heure  ou  demain.» 
Et  y  pleurait  !  —  «  Minute!  que  j'iui  ai  dit,  ça  n'est  Dieu 
pas  possible  qu'aile  voudrait  t'mort  ;  y  a  queut'chose 
qu'on  n'sait  pas  ;  aile  est  p't-être  malade,  la  chère  fille. 
Faut  qu'j'aille.  —  «  Non,  qu'y  m'a  dit,  aile  n'est  pas 
malade,  mieux  vaut  que  j'm'tue.  Aile  n'  m'a  jamais  aimé, 
que  j'te  dis.  C'est  ça  s'maladie,  » 

Elle  entrecoupait  ses  mots  de  soupirs,  passait  le  dos  de 
sa  main  sur  ses  yeux,  par  moments,  continuant  à  s'api- 
toyer sur  lui  Germaine  ne  le  reconnaîtrait  plus,  tant  il 
était  changé;  il  n'avait  plus  que  la  peau  sur  les  os  ;  c'était 
à  fendre  l'àme,  etc. 


UX    MALE  2ÔI 

Germaine  récoutait  parler,  irritée  des  souvenirs  qu'elle 
évoquait  et  charmée  en  même  temps.  La  constance  de 
cet  homme  Tamollisait,  l'impatientait  comme  une  chose 
obsédante  et  douce.  C'était  donc  vrai  qu'il  l'aimait  tant 
que  cela!  Elle  était  plantée  dans  sa  vie  comme  une  hache 
dans  un  chêne.  Sa  vanité  de  femme  s'accommodait  de 
cette  rude  tendresse,  mais  par  forfanterie  elle  haussait 
les  épaules,  feignait  l'ennui.  A  la  fin  elle  prit  un  parti. 

—  Tout  ça  c'est  des  chansons,  dit-elle.  C'est  pas  que 
jTaime  pas,  j'I'aime  bien;  mais  un  roule-ta-bosse  n'est  pas 
l'homme  qu'y  m'faut.  J'suis  déjà  bien  assez  malheureuse 
par  sa  faute. 

Et  elle  la  mit  au  courant  de  sa  brouille  avec  son  père 
et  ses  frères,  cédant  petit  à  petit  à  l'envie  des  larmes. 
Cougnole  s'exclama,  hochant  la  tête  en  signe  d'assentiment 
et  frappant  ses  mains  l'une  dans  l'autre. 

—  D'abord  que  c'est  ainsi,  dit-elle,  t'as  ben  raison, 
m'chère,  de  n'plus  vouloir  de  ce  grand  vaurien.  Un  homme 
qui  n'a  qu'  sa  maronne,  si  tant  est  qu'il  l'a,  n'est  pas  un 
coq  pour  toi.  Voyez-vous  Dieu  ça,  que  ce  rien-du-tout 
aurait  eu  tous  les  jours  de  la  vie  une  belle  mademoiselle 
comme  du  sucre  à  croquer?  C'est-y  pas  ben  assez  qu'on 
s'a  amusé  un  peu,  un  tout  petit  peu  ensemble,  là,  pou' 
s'amuser?  Ben,  ce  serait  du  neuf  qu'y  faudrait  marier 
tous  les  hommes  avec  qui  on  a  joué  l'jeu  du  bon  Dieu  I 
Ah  !  m'fille,  m'chère  fille,  quoi  que  té  m'dis  là?  D'abord, 
qu'y  viendra,  j'iui  dirai  son  alTaire,  à  c'grand  losse.  C'est 
ben  la  pure  vérité  qu'il  a  de  l'amitié  pou'  moi.  Mais 
m'chère  amie  a  aussi  de  l'amitié  pou'  moi.  Aile  ajoutera 
une  rawctte  à  ses  petites  donances  et  j'dirai  une  prière 
d'plus  au  saint  bon  Dieu  du  ciel  et  de  l'enfer. 

Germaine  fut  obligée  de  l'arrêter  dans  ses  propos 
contre  Cachaprès.  Il  fallait  être  prudente,  au  contraire, 
ne  rien  laisser  percer  de  ses  intentions  à  elle,  lui  dire 


26a  U  N    M  A  I.  K 

seulement  qu'elle  était  gardée  à  vue  par  les  siens,  et 
petit  à  petit  user  ce  cœur  sauvage,  de  crainte  d'un 
éclat. 

—  Bon  là!  Bon  là,  l'avocat!  s'écria  la  commère,  en 
biglant,  l'suc  est  fait  pour  les  mouches. 

Elle  s'en  alla,  le  cabas  bondé,  marmottant  entre  ses 
dents  des  actions  de  grâces;  et  bien  après  qu'elle  eût 
dépassé  la  porte,  sa  voix  s'entendait  encore,  traînante  et 
nazillarde.  Germaine  l'a  vit  clopiner  sur  le  chemin  dans 
le  poudroiement  de  la  lumière;  et  pas  à  pas,  cette  sil- 
houette boiteuse  décrut  au  loin,  derrière  les  blés.  Elle  en 
out  une  délivrance.  Il  lui  paraissait  qu'un  danger  s'en 
allait  avec  la  vieille  coquine. 

Cougnole  s'engagea  dans  la  forêt.  Comme  un  ressort 
qui  s'allonge,  ses  jambes  tout  à  l'heure  traînantes  se  dé- 
tendaient à  présent,  scandaient  le  chemin  de  larges  coups 
de  talons  ;  c'est  à  peine  si  elle  s'aidait  de  son  bâton.  Des 
sentiers  s'enfilaient  les  uns  aux  autres,  grimpant  les 
pentes,  contournant  les  bossèlements,  longeant  les  ravi- 
nes, dans  la  clarté  verte  des  végétations.  Elle  n'était  pas 
gênée  par  les  accidents  du  sol  et  gaillardement  attaquait 
les  montées,  trottait  aux  descentes,  enjambait  le  lit  des 
ruisseaux  taris  par  le  soleil.  Ce  n'était  pas  la  direction 
qu'elle  suivait  d'habitude  pour  rentrer  chez  elle;  au  con- 
traire, le  chemin  Técartait  de  près  d'une  lieue,  mais  elle 
avait  son  plan. 

La  forêt  s'achevait  en  taillis  disséminés  sur  un  large 
espace,  au  milieu  d'un  broussaillement  de  bruyères.  Le 
soleil  ardait  là  comme  une  fournaise,  séchant  les  racines, 
qui  craquaient  sous  le  soulier  de  Cougnole.  Le  silence 
était  profond,  interrompu  seulement  par  le  stridement 
des  sauterelles.  Et  les  arbustes  se  dressaient  immobiles, 
sous  le  midi  implacable  qui  les  grillait  et  tout  autour 
d'eux  fendillait  la  terre  de  larges  gerçures.  La  vieille  tira 


U  X    :M  A  L  E  263 

son  mouchoir  jusqu  à  ses  yeux  aveuglés  de  lumière,  et 
ramant  des  deux  bras,  poussa  à  travers  les  taillis. 

Une  tête  d'homme  fit  une  tache  claire  dans  les  feuilles. 
Et  voyant  que  c'était  la  vieille,  Thomme,  qui  était  couché 
à  l'ombre,  se  dressa,  alla  à  elle.  Cachaprès,  seul  à  la 
ronde,  avait  ces  larges  épaules  et  cette  fière  mine. 

—  iM'fi,  lui  dit-elle  en  s'abattant  à  terre,  j'suis  à  eau  et 
à  sang.  L'saint  bon  Dieu  ait  pitié  de  mes  os  I 

Il  frappait  du  pied,  impatienté,  sombre. 

—  L'as-tu  vue?  hein? 

Elle  fit  aller  sa  tête  en  signe  d'affirmation,  et  la  bouche 
béante,  comme  suffoquée,  elle  aspirait  l'air,  répétant  : 

—  Misère  !  C'est  y  permis  de  se  mettre  à  bas  pour 
rendre  service  au  monde!  Han  !  oufl  Et  qu'est-ce  qu'y 
m'en  reviendra  ?  Rien  !  Heu  I 

Il  prit  une  poignée  de  sous  dans  sa  poche. 

—  Tiens  !  la  mère  !  v'ià  des  mastoques  ! 

Elle  glissa  les  sous  dans  son  cabas,  dégourdie  du 
coup. 

—  D'abord  que  c'est  comme  ça,  dit-elle,  on  a  du  cou- 
rage, Ben  oui,  jTai  vue.  Aile  n'est  pas  malade,  l'pauvre 
chère,  mais  aile  ne  s'en  va  pas  mieux.  Aile  pleur;  toutes 
les  eaux  de  ses  yeux  de  n'plus  voir  son  cher  et  tendre  I 
C'est  miséricorde  ! 

Le  visage  du  drille  s'éclaira. 

—  Quoi  que  t'as  dit  là  ?  Elle  pleure  ! 

—  Aile  est  bien  à  plaindre!  Ah!  vaurien,  s'mon  père 
la  bat  comme  plâtre  et  poussière,  à  cause  de  toi  î 

Il  eut  un  attendrissement. 

—  M'pauvrc  commère  ! 

Elle  lui  dit  la  colère  des  frères,  la  surveillance  con- 
stante qui  pesait  sur  Germaine,  la  tristesse  de  sa  vie.  Lui, 
souriait,  ravi,  les  yeux  éclatants,  ne  voyant  qu'une  chose, 
cette  tendresse  qui  souÔ'rait  pour  lui,  et  il  répétait  ; 


864  U  N    M  A  L  E 

—  Celait  donc  ça  I  c'était  donc  ça  ! 
Elle  hocha  la  tclo. 

—  Ah!  bcn  oui  I  Et  j'iui  ai  dit  ce  que  j'avais  à  lui  dire. 
L'pauvre  cher  garçon,  que  j'iui  ai  dit,  est  maigre  et  rebuté 
comnie  un  loup  des  bois. 

—  Oh  1  oh  ! 

—  Ses  yeux  sont  toudis  pareils  à  des  fontaines  ! 

—  Bien  dit,  vieille. 

—  ^'  n'a  p'us  qu'l'àmc  à  passer. 

—  lîicn  dit. 

—  Y  s'tera  un  malheur! 

—  C'est  vrai.  T'as  ben  dit.  J'aime  autant  être  mange 
des  vers  que  d'vivre  sans  m'Germaine. 

—  Fallait  l'entendre  ;  aile  criait  et  brayait  pis  qu'une 
truie  qui  truïonne.  Aile  serait  venue  si  aile  avait  pu  ; 
mais  pas  possible,  ce  C'est  fini  de  s'voir  et  de  s'bécoler,  • 
qu'elle  m'a  dit.  »  —  «  Bon,  j'iui  ai  dit,  pou'  un  p'tit 
temps.  »  —  Ah  oui,  qu'aile  m'a  dit,  car  de  vivre  sans 
m'n  homme,  j'voudrais  plutôt  n'vivre  point. 

Il  écoutait  dire,  pendu  à  ses  mots  comme  à  des  bon- 
heurs. Sa  poitrine  battait  fortement;  il  eût  voulu  crier, 
chanter,  se  rouler  à  terre. 

—  M'  n'amie!  m'chère  amie  !  balbutiait-il. 

Et  sous  ce  midi  brûlant,  les  yeux  grands  ouverts,  il 
croyait  rêver. 

—  Adieu  1  m'fi.  lui  dit  la  pauvresse,  j'vas  prier  l'bon  Dieu 
pour  ses  créatures.  Mon  estomac  est  autant  dire  sec 
comme  un  four  à  pain.  Si  t'es  pas  plus  dur  qu'un  chien, 
tu  m'donneras  une  mastoque  pour  boire  un  gendarme  au 
cabaret. 

Il  vida  sa  poche  dans  ses  mains,  gaîment. 

—  Prends  tout.  J'suis  ben  assez  riche  comme  ça. 
Elle  le  laissa,  ht  une  centaine  de  pas,  et  cachée  par  les 

taillis,  sans  se  retourner,  lui  cria  de  ne  rien  tenter  auprès 


UN    MALE  265 


de  Germaine  pendant  une  semaine  ou  deux,  pensant 
en  elle-même,  la  rusée,  que  d'ici-là  les  choses  auraient  le 
temps  de  s'arranger  ou  de  se  brouiller  comme  elles  vou- 
draient. 


XXXIII 


IL  se  courba  dans  l'herbe,  à  plat  ventre,  sa  tête  dans 
les  poings.  La  joie  l'assommait.  Il  ruminait  les  sen- 
sations qu'avaient  laissées  en  lui  les  paroles  de  la 
Cougnole;  le  crâne  battu  parleur  musique,  il  était  comme 
un  homme  ivre  et  qui  cherche  à  se  rappeler  le  détail  des 
choses.  Ses  entrailles  bouillaient;  il  avait  une  fureur 
calme  qui  le  torturait  délicieusement;  et  seul  au  milieu 
de  ce  bois  incendié,  n'ayant  personne  avec  qui  partager 
son  bonheur,  il  eut  des  larmes  silencieuses. 

Autour  de  lui,  la  terre  souffrait  pareillement,  sous 
l'accablante  pesanteur  du  jour.  Le  soleil  rôtissait  les  ver- 
dures inertes;  les  branches,  noires  au  milieu  de  la 
lumière  éclatante  et  crue,  s'alanguissaient  avec  des  airs 
funèbres  d'agonie  ;  et  rien  ne  bougeait,  rien  ne  tressail- 
lait, hormis  les  cigales  interminablement  crépitantes,  les 
ronflantes  abeilles  et  les  papillons  bruissant  dans  l'azur. 
Un  anéantissement  semblait  immobiliser  les  sèves  sous 
la  croûte  calcinée  des  terrains. 

Il  avait  pour  Germaine  l'attachement  incoercible  de  la 


268  U  N    M  A  L  E 

brute.  11  l'aimait  comme  les  mâles  aiment  les  femelles, 
la  portant  au  fond  de  lui  dans  ses  moelles,  ayant  la  soif 
et  le  besoin  de  ses  attouchements,  gardant  de  son  con- 
tact une  ardeur  irrassasice.  Et  voilà  qu'elle  lui  était  rendue 
après  une  séparation  qui  lui  avait  paru  la  fin  des  finsl  Ce 
n'était  pas  vrai  qu'elle  avait  cessé  d'ctrc  sa  volupté  et  sa 
proie  1  Ce  n'était  pas  vrai  que  tout  était  rompu  !  Des  folies 
lui  passaient  par  la  tête,  à  force  de  se  répéter  qu'elle  était 
à  lui  encore,  11  pensait  à  courir  à  travers  bois  jusqu'à  la 
ferme,  à  pénétrer  dans  la  cour,  à  l'arracher  à  l'inimitié'-de 
ses  frères.  Bête!  Et  si  quelqu'un  le  reconnaissait!  Bah  î 
il  prendrait  un  déguisement,  il  se  barbouillerait  le  visage, 
se  ferait  voûté,  cassé,  chenu,  cheminerait  de  l'air  d'un 
vieux  bribeux.  Mauvaise  affaire!  Il  fallait  trouver  un  autre 
moyen. 

La  voir!  tout  était  là.  Petit  à  petit,  une  idée  germa  en 
lui,  qui  finit  par  le  talonner  d'une  impatience  fébrile.  U 
ne  pensait  plus  qu'à  cela,  à  présent;  c'était  comme  une 
envie  furieuse  qui  le  rongeait.  Il  s'agitait  à  terre  comme 
un  animal  blessé,  frappant  le  sol  de  ses  mains,  injuriant 
le  jour,  qui  tardait  à  décroître,  plein  de  mépris  pour  les 
gloires  du  soleil.  C'est  que  son  idée,  pour  se  réaliser, 
avait  besoin  de  la  nuit,  et  il  supputait  les  heures,  comme 
le  criminel  qui  guette  l'approche  des  ombres,  accélérant 
de  son  désir  le  moment  du  meurtre.  Toute  sa  violence  se 
réveillait  devant  cette  obstination  de  la  lumière  à  s'arrêter 
dans  les  hauteurs  du  ciel.  Et  il  en  voulait  à  Dieu  de  faire 
si  tardifs  ses  crépuscules. 

Le  soir  tomba  enfin.  Le  soleil,  comme  une  braise 
refroidie,  s'éteignit  dans  les  cieux  lourds.  Un  apaisement 
se  répandit  sur  la  surface  des  bois.  Il  entendit  frissonner 
les  feuillages;  une  vie  sourde  remua  dans  les  taillis;  la 
terre,  comme  sortant  d'une  léthargie,  se  réveillait  sur  un 
lit  de  rosées. 


UN    MALE  269 

Il  se  glissa  dans  l'ombre,  en  rampant.  Son  fusil  ne  le 
quittait  plus  :  chaque  tronc  d'arbre  pouvait  receler  un 
ennemi  ;  les  branches,  en  se  déroulant  tout  à  coup,  pou- 
vaient devenir  des  bras  humains.  Et  il  allait,  prudent,  les 
oreilles  au  guet,  prodigieusement  attentif  à  la  conspira- 
tion des  choses.  Les  vapeurs  violettes  du  cotichant  lente- 
ment se  dissolvaient  dans  le  bleuissement  accru  de  la 
lune.  Un  fleuve  de  clartés  pâles  s'épanchait  par  le« 
chemins,  noyant  dans  les  ondes  la  rondeur  des  arbres. 
Ça  et  là  des  clairières  blanchirent  ;  des  lueurs  phospho- 
rescentes tremblèrent  dans  l'épaisseur  des  feuillées.  Et 
béante,  tout  le  jour,  sous  la  morsure  d'un  soleil  torride, 
la  création  connut  la  bénignité  du  soir. 

Redoutable  était  cette  nuit  claire  pour  l'homme.  La 
silhouette  fugitive  des  lapins  posait  sur  la  lumière  blanche 
des  taches  sombres,  nettement  accusées.  11  voyait  bouger 
des  dos,  des  reins,  des  oreilles,  sans  mystère.  Ainsi 
devait-il  en  être  de  lui.  Et  il  redoublait  de  ruses  et  de 
précautions  pour  n'être  pas  trahi.  Rien  pourtant  n'indi- 
quait plus  la  vigilance  des  hommes  dans  celte  douceur 
profonde  de  la  nuit.  Un  murmure  à  peine  perceptible 
traînait  dans  les  taillis,  puis  s'assoupissait,  pareil  à  une 
haleine.  Le  vent  frôlait  les  feuilles  de  chatouilles  amou- 
reuses, qui  plus  loin  se  perdaient  dans  l'immobilité  des 
arbres  Les  seuls  bruits  qu'il  entendait  étaient  le  craque- 
ment de  la  terre  sèche  sous  son  pied  et  les  pourchas 
confus  des  bêtes  dans  l'ombre. 

11  gagna  la  lisière  du  bois. 

Un  immense  ciel  argenté  s'appuyait  sur  la  plaine,  troué 
par  les  étoiles.  Les  moissons,  baignées  dans  la  lumière, 
ressemblaient  à  la  nappe  immobiled'un  lac.  llvitluisar- 
ner  dans  la  profondeur,  par-dessus  le  déroulement  des 
bois,  la  crête  d'un  toit  d'ardoises,  et,  subitement  ému, 
presque  détaillant,  il  s'assit,   regarda  longuement  le  toit 


iio  UN    MALE 

et  la  maison.  Sa  poitrine  était  battue  de  larges  secousses. 
Il  se  disait  qu'après  tout,  sa  vie  était  là,  sous  ce  toit. 
Aller  jusqu'à  Germaine,  passer  la  nuit  à  deux,  la  tenir 
dans  ses  bras,  comme  au  bon  temps,  que  lui  importait 
le  reste,  c'est-à-dire  les  gardes,  les  coups  de  feu,  la  mort  ? 

D'ailleurs,  le  plomb  qui  devait  l'abattre  n'était  pas 
encore  fondu  ;  il  avait  plus  d'une  corde  encore  à  son 
arc.  Et  il  se  mit  à  rire  tout  haut  dans  la  nuit,  pensant  à 
cette  meute  de  forestiers  qu'il  embrouillait  sur  ses  pistes, 
depuis  près  de  quinze  jours. 

Il  se  leva.  Une  impatience  d'arriver  le  talonnait.  A 
cette  heure,  tout  dormait  à  la  ferme.  C'était  le  bon  mo- 
ment. Il  se  souvenait  d'avoir  vu  dans  le  verger  une 
échelle  ;  il  la  poserait  contre  le  mur,  très  doucement, 
monterait  jusqu'à  la  fenêtre,  et  là  cognerait  aux  vitres. 
Elle  se  douterait  bien  que  c'était  lui  ;  il  lui  ferait  signe 
d'être  muette  ;  puis  le  temps  d'enjamber  l'appui,  un 
baiser  sur  ses  lèvres  rouges,  l'étreinte  chaude  de  ses  bras, 
et  l'on  resterait  à  deux  jusqu'à  l'aube. 

Une  masse  noire  se  détacha  sur  la  blancheur  de  la 
plaine,  brusquement.  Des  hommes  se  dirigeaient  du 
côté  du  bois,  par  un  sentier  longeant  un  champ  de  blé. 
De  l'endroit  où  il  était,  Cachaprès  voyait  moutonner  les 
têtes  et  les  épaules,  sans  distinguer  les  corps,  masqués 
par  la  hauteur  des  blés.  Ses  yeux  s'agrandirent  alors,  et 
il  cherchait  à  conjecturer  leur  nombre. 

A  mesure  qu'ils  se  rapprochaient  de  la  lisière,  leurs 
silhouettes  se  dessinaient.  Ils  étaient  quatre.  Un  des 
hommes  était  coiffé  d'une  casquette  à  liseré  brillant. 
Tous  quatre  portaient  des  sarraux.  Et  comme  ils  débou- 
chaient, déployant  toute  leur  taille  dans  la  clarté  de  la 
lune,  il  reconnut  quatre  gardes  jeunes  et  bien  découplés. 
Derrière  leurs  épaules,  des  canons  de  fusil  luisaient. 

Est-ce  qu'il  aurait  été  deviné  !    Est-ce  qu'on   se  serait 


UN    MALE  271 

mis  en  tête  de  le  pincer  aux  environs  de  la  ferme  ?  Pas 
possible.  Cougnole  seule  savait  le  chemin  qu'il  avait  pris, 
et  il  était  sans  crainte  sur  son  compte;  la  vieille  ne  le 
tromperait  pas.  Bah  !  on  verrait  bien  !  Quatre  gardes  ne 
l'effrayaient  pas,  ni  cinq,  ni  dix  ;  il  avait  conservé  une 
confiance  superbe  en  lui-même.  Tandis  que  la  petite 
troupe  s'engageait  daus  le  bois,  il  se  lança  à  travers  les 
blés,  s'aplatissant  à  ras  du  sol  et  ne  se  relevant  que  pour 
regarder  autour  de  lui. 

Les  gardes  s'étaient  espacés.  Il  distinguait  derrière  les 
arbres,  dans  la  brume  bleue,  leurs  hautes  statures  lente- 
ment déplacées;  et  petit  à  petit,  ils  disparurent  dans  la 
profondeur  en  élargissant  graduellement  leur  cercle.  Il 
lui  parut  qu'ils  cherchaient  à  envelopper  le  bois  comme 
dans  une  traque,  en  prenant  soin  de  se  rabattre  vers  la 
partie  de  la  forêt  qui  avoisinait  la  ferme.  Il  ramait  à  tra- 
vers les  blés,  mer  verte  aux  écumes  d'épis,  de  ses  bras 
ouverts  et  tournant  circulairement.  L'espsce  diminuait 
devant  lui.  Il  voyait  grandir  de  moment  en  moment  le 
bloc  massif  que  la  ferme  faisait  dans  la  nuit. 

Un  bruit  l'arrêta  net.  Il  pointa  la  tête  hors  des  blés, 
immobile,  et  regarda. 

Au  bas  de  la  plaine,  à  sa  droite,  s'allongeait  un  chemin 
bordé  d'arbres  et  qui  bordait  un  étang.  Le  bruit  partait 
de  là.  C'était  le  pas  cadencé  et  régulier  d'hommes  battant 
le  pavé.  Une  épaisseur  d'ombre  tombant  des  arbres  sur 
le  chemin  lui  dérobait  les  marcheurs.  Quelquefois,  une 
tache  sombre,  compacte,  traversait  les  blancheurs  de 
lune  traînant  à  terre,  mais  trop  confusément  pour  qu'il 
pût  distinguer  les  formes.  Le  bruit  décrut,  sembla  se 
perdre  dans  un  bruissement  de  taillis  remués. 

Ah  ça!  est-ce  que  les  gardes  s'étaient  donné  le  mot  ?  II 
eut  l'idée  que  peut-être  bien  on  avait  organisé  une  battue 
en  règle.  Ce  serait  par  trop  bête  que  de  se  faire  prendre 


272  U  N     M  A  L  K 

dans  une  souricière  !  Tapi  dans  robscurité  touffue  des 
blés,  comme  un  lièvre,  il  songea,  ayant  tout  à  coup  une 
hésitation. 

Le  chair  fut  plus  forte. 

Les  champs  de  blé  étaient  coupés  par  le  sentier  qu'a- 
vaient suivi  les  gardes.  Une  pleine  clarté  s'abattait  là. 
Passage  dangereux.  Il  se  ramassa  en  boule,  bondit  et 
d'une  pièce  retomba  dans  les  blés  qui  bordaient  l'autre 
côté  du  sentier.  Puis,  filant  à  toute  vitesse,  il  recommença 
sa  trouée.  Mais  les  blés  finirent  subitement  et  il  se  trouva 
devant  un  champ  de  pommes  de  terre.  Cela  faisait  un 
large  découvert,  tout  nu  sous  la  lune.  Nouvelle  ruse 
alors.  Il  s'aplatit  de  son  long  dans  un  des  sillons.  La 
noire  verdure  broussailleuse  des  plantes  arrondissait  au 
dessus  de  lui  ses  dômes  épais.  Il  se  mit  à  ramper  sur  le 
ventre,  écartant  devant  lui  les  emmêlements  des  tiges, 
légèrement.  Le  silence  s'était  rétabli  dans  le  bois  ;  la 
marche  mystérieuse  qu'il  avait  entendue  du  côté  de 
l'étang  s'était  perdue  dans  l'immobilité  muette  des  loin- 
tains. Selon  toute  probabilité,  le  danger  avait  disparu. 

La  haie  du  potager  des  Hulotte  lui  barra  le  passage. 
La  suivre  extérieurement  était  imprudent.  Un  garde 
quelconque,  défiant  ou  las,  n'aurait  eu  qu'à  s'attarder  aux 
acculs  du  bois. 

Il  fit  un  trou  à  la  haie,  se  glissa  dans  le  potager,  longea 
la  clôture  à  grandes  enjambées,  plié  en  deux,  la  tête  à  la 
hauteur  des  reins.  Un  peu  plus  loin  se  massait  le  verger, 
séparé  des  bâtiments  de  la  ferme  par  un  chemin  de  ser- 
vice. Il  y  avait  là  des  charrettes,  des  tas  de  bois,  des 
souches  déchaussées,  pêle-mêle,  et  juste  à  l'extrémité  du 
potager;  un  hangar  posait  sur  quatre  piliers  en  briques 
son  toit  de  tuiles  brunes. 

Cachaprès  passa  devant  le  hangar,  étouffant  le  bruit  de 
ses  souliers.  Le  ronflement  des^aches  àl'étable  lui  arri- 


UN    MALE  273 

vait  distinctement,  et  par  moments  un  cheval  faisait  sonner 
sa  longe  dans  l'écurie,  piétinait.  Quelque  chose  de  Ger- 
maine était  épars  à  travers  ces  choses  ;  il  les  écoutait, 
ravi,  leur  trouvant  un  accent  familier,  il  ne  savait  quoi 
d'entendu  autrefois.  Si  proche  de  sa  présence,  il  était 
pris  d'un  effarement  ;  il  lui  paraissait  que  la  terre  trem- 
blait sous  ses  pieds  ;  sa  gorge  brûlait.  De  l'étang  montait 
le  coassement  rauque  des  grenouilles. 

Il  demeura  un  instant  sous  le  charme  de  cette  nuit 
doucement  en  rumeur,  comme  assoupi,  et  brusquement 
un  bruit  lui  fit  tourner  la  tête,  en  sursaut,  les  oreilles 
tendues. 

Quelque  chose  avait  bougé  sous  le  hangar. 

Il  n'eut  pas  le  temps  de  se  reconnaître  ;  une  tache  vague 
se  détacha  du  noir,  prit  la  forme  de  deux  grands  diables 
de  gendarmes  qui,  le  mousquet  au  poing,  menaçants,  se 
ruèrent  sur  lui. 

—  Au  nom  de  la  loi  ! 

Il  fit  un  bond  en  arrière  prodigieux,  épaula  sa  carabine, 
pressa  les  deux  détentes,  coup  sur  coup. 

La  double  détonation  déchira  la  nuit  avec  un  fracas 
effrayant,  et  l'écho,  roulant  de  part  en  part,  sembla 
éveiller  toute  une  mousqueterie  au  fond  des  bois. 

Le  geste  de  Cachaprès  avait  été  si  prompt  que  les 
gendarmes  n'avaient  pas  même  eu  le  temps  de  se  garer. 
Une  flamme  rouge  avait  éclaté  dans  le  noir  du  mur,  par 
deux  fois,  et  l'un  d'eux  s'était  renversé  sur  l'autre,  en 
poussant  un  cri,  la  face  et  la  poitrine  éraflées  par  une 
volée  de  chevrotines.  L'autre  alors  avait  visé  après  une 
forme  qui  bondissait,  lancée  comme  un  cabri,  à  travers 
le  verger,  mais  la  balle  était  allée  frapper  un  pommier, 
et  Cachaprès  avait  continué  à  fuir,  avalant  la  pente  d'un 
formidable  coup  de  jarret. 

Le  gendarme  à  son  tour  se  lança,  courant  de  toute  la 


27  \  U  N    »I  A  L  E 


vitesse  de  ses  jambes  alourdies  par  la  pesanteur  des 
bottes.  Le  fugitif,  au  contraire,  alerte  et  libre,  s'allon- 
geait, gagnant  du  terrain.  Le  gendarme  fit  un  dernier 
effort,  puis  voyant  que  la  distance  s'accroissait,  rendait 
la  poursuite  impossible,  il  s'arrêta,  coucha  l'homme  en 
joue  et  fit  feu. 

Cachaprcs  trébucha. 

Un  choc  terrible  lui  avait  fracasse  l'épaule,  la  tête,  les 
omoplates,  il  ne  savait  quoi.  Il  s'aplatit,  assommé  sur  les 
mains.  Des  feux  tournoyaient  devant  ses  yeux  ;  le  verger 
prit  une  rougeur  d'incendie  ;  sa  cervelle  s'emplit  de  va- 
carmes, de  bruits  de  cloches  battant  ses  tempes  à  les 
casser;  et  tout  à  coup  il  se  releva  et  se  remit  à  courir  du 
train  d'un  loup  blessé,  doublant  ses  enjambées. 

Un  instant  encore  et  il  atteignait  la  lisière  du  bois. 

Une  forme  sombre  se  dressa,  lui  barrant  le  passage. 

Il  y  eut  un  commandement  rapide. 

—  Merde  !  cria  le  bougre,  à  pleins  poumons,  et,  faisant 
tourner  son  fusil  comme  une  masse  au-dessus  de  sa  tête, 
il  l'abattit  sur  le  garde. 

Une  voix  hurla  à  quelques  pas  : 

—  Tue  !  Tue  ! 

C'était  le  gendarme  qui  s'était  remis  à  courir.  Le  garde 
leva  son  fusil  de  son  bras  droit  demeuré  validcet  tira,  au 
jugé,  sans  viser. 

Cachaprès  était  reparti  d'un  bond,  échappant  à  la  balle 
qui,  cette  fois,  avait  labouré  le  tronc  d'un  chêne.  11  cou- 
rait devant  lui,  à  perdre  haleine,  fouettant  les  feuillages 
du  vent  de  sa  course.  Le  sang-froid  lui  revenait.  Il  enten- 
dait distinctement  dans  l'éloignement  le  galop  d'une 
troupe  lancée  après  lui.  Il  lui  parut  même,  à  la  retombée 
sourde  des  pieds  battant  le  sol,  que  le  nombre  de  ceux 
qui  le  traquaient  avait  doublé;  c'était  un  piétinement 
incessant  et  brusque  qui  par  moments  s'accélérait.  Les 


UN    JI  A  L  E  275 

poings  aux  hanches,  cinglant  de  ses  bras  nerveux  ses 
reins  de  fer,  il  dévalait  les  pentes,  gravissait  les  montées, 
franchissait  les  ravins,  mesuré,  élastique,  rasant  à  peine 
le  sol. 

11  se  dirigea  vers  la  droite,  ayant  un  but,  qui  était 
d'atteindre  la  hutte  des  Duc.  Il  y  avait  non  loin  de  là  un 
hallier  profond,  enchevêtré  de  ronces.  Il  avertirait  les 
Duc  en  passant  et  se  cacherait  dans  l'épaisseur  du  fourré. 
Ce  serait  bien  le  diable,  si  on  le  pinçait  dans  cette  ca- 
chette. 

Une  douleur  lancinait,  par  coups  violents,  son  épaule 
gauche;  toute  la  partie  de  son  corps  allant  de  l'humérus 
à  la  hanche  semblait  se  détraquer  alors  ;  et  des  aiguillons 
criblaient  sa  chair,  comme  si  elle  eût  été  piquée  à  la  pointe 
d'un  fer  brûlant.  Il  porta  la  main  à  son  épaule  et  la  retira 
visqueuse,  pleine  d'une  moiteur  chaude  de  sang. 

La  poitrine  n'avait  rien  du  reste,  ni  les  poumons.  Il 
avait  gardé  le  souffle  égal  et  puissant;  son  jarret  manœu- 
vrait comme  un  ressort  docile  ;  il  n'était  pas  près  de 
tomber.  Et  tout  pantelant  qu'il  était,  il  eut  son  rire 
endiablé  des  grands  jours. 

Petit  à  petit,  le  pourchas  avait  diminué;  il  avait  en- 
tendu partir  deux  coups  de  feu,  tirés  sans  doute  dans  les 
taillis  après  quelque  silhouette  douteuse  ;  puis  la  rumeur 
humaine  s'était  dissoute  dans  la  profondeur,  et  il  avait 
un  peu  ralenti  la  vitesse  de  sa  course,  sûr  d'avoir  dépisté 
la  traque.  Ce  qui  était  vrai.  Elle  battait  la  gaucho  du  bois, 
égarée  sur  des  pistes  fausses. 

Cachaprès  arriva  à  la  hutte  des  Duc  au  milieu  de  la 
nuit.  Il  cogna. 

P'tite  était  seule  au  logis.  Le  vieux  et  la  vieille,  à  une 
lieue  de  là,  ébranchaient  une  coupe  d'arbres,  nuitant 
sous  bois,  pour  faire  les  journées  plus  longues.  Et  elle  le 
regardait  de  ses  yeux  mauvais,  furieuse  à  la  fois  et  ravie, 


276  U  N    M  A  L  E 


SCS  cheveux  tombant  sur  ses  yeux  comme  des  brous- 
sailles. 

Il  demanda  du  genièvre  ;  il  n'y  en  avait  pas.  Il  demanda 
de  l'eau,  alors.  Sa  gorge  était  sèche  comme  le  dedans  d'un 
four.  Il  but  une  largejatte  d'un  trait. 

P'titc  tournait  autour  de  lui,  inquiète,  curieuse,  les 
sourcils  tendus.  Elle  aperçut  le  ruissellement  du  sang, 
poussa  un  cri,  élargit  démesurément  les  paupières,  et 
tout  d'un  coup  sautant  sur  ses  mains,  l'interrogea  d'un 
mot. 

—  Les  gardes? 

Il  hocha  la  tête,  sentant  une  douleur  insurmontable  à 
parler.  Ses  dents  serrées  l'une  contre  l'autre,  il  retenait  sa 
respiration,  pris  de  lançures  poignantcs'à  chaque  gorgée 
d'air.  Il  fit  un  effort,  dit  en  deux  mots  la  lutte,  la  pour- 
suite, le  fourré  où  il  comptait  se  terrer. 

—  Tu  m'porteras  à  boire!  ajouta-t-il.  J'ai  le  feu  d'enfer 
dans  les  dents. 

Une  pâleur  plus  forte  s'était  répandue  sur  sa  face  ;  il 
chancela.  Le  cœur  de  l'enfant  eut  un  haussement  viril. 
Elle  s'élança. 

—  Pose-toi  sur  m'n  épaule.  J'te  mènerai. 
Il  répondit  par  une  bravade. 

—  Ben  non!  J*suis-t-y  pas  un  homme! 

Et  se  raidissant  contre  la  faiblesse  qui  l'envahissait,  il 
sortit,  la  main  crispée  autour  du  canon  de  son  fusil 
comme  autour  d'un  bâton.  Elle  le  suivit,  demi-nue.  ses 
maigres  épaules  sortant  de  sa  chemise,  un  lambeau  de 
jupe  noué  autour  de  ses  reins.  Et  chaque  fois  qu'il 
oscillait,  elle  s'avançait,  le  soutenait  de  son  corps  qu'elle 
tendait  sur  ses  tibias  secs,  déterminée  comme  un  garçon. 

Il  arrivèrent  au  fourré  une  heure  avant  l'aube.  Ca- 
chaprès  éprouva  une  peine  énorme  à  pénétrer  dans 
l'emmêlement  des  broussailles.  Il  lui  fallut  se  tailler  un 


UN    MALE 


277 


passage  à  coups  de  couteau,  ayant  essayé  vainement  de 
ramper.  P'tite,  elle,  bravement  mettait  ses  jambes  nues 
dans  les  ronces,  insensible  aux  meurtrissures.  Des  pans 
de  sa  jupe  demeuraient  accroches  derrière  elle,  aux 
terribles  crocs  des  touffes. 

Il  alla  tomber  sur  un  tertre  couvert  de  hautes  herbes. 
II  était  à  bout  ;  il  défaillait.  Sa  plaie,  exaspérée  par  la 
course,  cuisait,  comme  si  une  braise  enflammée  eût  été 
posée  dessus.  Impossible  de  remuer  le  bras,  qui  pendait 
inerte,  avec  des  ballottements  morbides.  La  balle  avait 
fracassé  la  clavicule  de  l'épaule  et  s'était  logée  dans  les 
tissus,  à  proximité  des  muscles  du  cou. 

Le  sang  coulant  à  flots,  il  recommanda  à  P'tite  de  lui 
fendre  sa  veste  à  la  pointe  du  couteau.  Elle  obéit.  Il 
déchira  lui-même  ensuite  avec  les  dents  un  bout  de 
l'étoffe,  puis  lai  montrant  une  source  qui  miroitait  sous 
l'herbe,  à  peu  de  distance,  il  exigea  qu'elle  y  trempât  ce 
lambeau  ;  alors,  allant  de  la  source  au  blessé,  con- 
stamment, elle  étancha  le  sang,  pendant  longtemps.  Il 
s'assoupit. 

L'aube  descendit  sur  les  bois. 

Elle  s'était  assise  à  un  pas  de  lui.  Ses  yeux  secs  dé- 
voraient la  rondeur  nue  de  son  épaule,  goulûment.  Ce 
torse  superbe  la  rendait  songeuse,  petit  à  petit  la  trou- 
blait. Des  chaleurs  passaient  dans  ses  veines,  des  trem- 
blements lui  montaient  aux  lèvres. 

Il  se  dressa  en  sursaut,  demandant  à  boire.  Un  peu  de 
délire  se  mêlait  à  ses  gestes.  Il  ouvrait  et  fermait  les  yeux 
rapidement,  comme  cherchant  à  se  remémorer.  Et  des 
exaspérations  de  douleur  sortaient  de  ses  dents,  des  cris, 
des  mots  lacérés,  des  heu  !  de  torturé. 

P'tite  lui  apportait  de  l'eau  dans  ses  mains  rapprochées. 
Cette  fraîcheur  le  calmait  un  instant,  mais  aussitôt  après 
il  se  remettait  à  l'appeler,  exigeant  de  l'eau,  toujours, 


2:8  U  N     M  A  L  E 

d'une  voix  rauquc  et  sourde  qui  finissait  dans  des  va- 
gissements. Elle  retournait  à  la  source,  de  nouveau  lui 
collait  à  la  bouche  ses  doigts  humides,  et  dans  les  inter- 
valles se  plantait  devant  lui  les  poings  sur  les  hanches, 
ou  s'accroupissait,  ses  deux  mains  enfoncées  dans  le 
crespclement  de  ses  cheveux. 

L'épaule  avait  gontlé.  Autour  du  trou  béant  et  rouge, 
la  chair  s'était  haussée  en  bourrelet  violâtre  sur  lequel 
les  sanics  suppuraient  Le  soleil  du  midi  tomba  sur  cette 
chose  douloureuse,  comme  une  grêle  de  feu.  Alors  il  se 
fit  traîner  du  côté  de  l'ombre,  hurlant  à  chaque  secousse, 
bien  que  P'tite  le  tirât  très  doucement,  et  quand  il  sentit 
enfin  sur  sa  chair  enflammée  la  fraîcheur  des  verdures 
épaisses,  il  lui  prit  les  mains,  la  regarda  tendrement, 
murmurant: 

—  Qui  m'aurait  dit,  m'chère,  que  t'aurais  été  la  der- 
nière auprès  de  moi?  Hou  !  hou  1  han  !  J'm'en  vas,  j'sens 
que  j'suis  fini.  Tu  diras  à  la  vieille  Hase,  pour  qu'elle  le 
dise  aux  autres,  qu'c'est  les  gardes  qui  m'ont  foutu  le 
coup.  Han  î  han!  T'iras  aussi  à  la  ferme  et  tu  feras  mes 
compliments  d'ma  part  à  m'ben  amée.  Cré  Dié  !  Hou  ! 
hou  !  Tu  lui  diras.. . 

L'âpre  soleil  de  la  veille  avait  repris  carrière  dans  le 
ciel;  il  gerçait  la  terre  et  rôtissait  les  feuilles,  noir  comme 
la  désolation.  Dans  le  fourré,  les  ronces  crépitaient,  les 
buissons  pantelaicnt,  une  torture  allait  du  sol  à  l'homme. 

Cachaprès  râlait  sous  cette  brûlure  qui  s'attachait  à  sa 
plaie,  la  mordait  comme  d'une  dent  féroce.  Vivant,  il 
sentait  sa  chair  se  décomposer  dans  la  fermentation  uni- 
verselle. Des  soifs  effrayantes  desséchaient  son  gosier. 
P'tite  était  sans  cesse  obligée  de  courir  à  la  source  et  d'en 
rapporter  de  l'eau;  mais  ses  doigts  en  laissaient  filtrer  la 
moitié.  Il  lui  montra  sa  poudrière.  Elle  renversa  la 
poudre  et  se  servit  de  la  boîte  comme  d'une  coupe,  l'ap- 


U  N    Zkl  A  L  E 


279 


prochant  elle-même  de  ses  dents.  L'eau  coulait  en  lui 
avec  la  douceur  d'un  baume,  lui  donnait  une  seconde 
d'apaisement. 

Aux  heures  accablantes,  succédèrent  les  heures  tièdes. 
L'ombre  s'allongea  au  pied  des  arbres.  Un  poudroiement 
d'or  dansa  dans  la  lumière  rembrunie,  et  solennellement, 
le  soleil  entra  dans  les  gloires  du  couchant.  Dès  ce 
moment,  les  paroles  se  firent  rares  entre  P'tite  et  lui  : 
des  râles  lui  déchiraient  la  gorge,  plus  pressés  à  mesure 
que  s'avançait  la  nuit.  Et  elle  continuait  sa  garde  rigide- 
ment, oubliant  le  boire  et  le  manger,  elle,  la  maigre  fille 
toujours  affamée;  mais  ses  entrailles  avaient  beau  se 
tordre  et  crier.  Elle  le  veillait  avec  la  fidélité  du  chien, 
immobile,  sans  penser  à  la  faim.  La  gravité  du  soir  en- 
veloppa ce  groupe  farouche. 

Quelquefois  il  se  dressait  et  implorait  la  mort  : 

—  Les  coïons  !  Y  z'auraient  dû  m'achever  î  J'suis  pas 
un  païen  pour  souffrir  ainsi  I 

Sa  tête  retombait  ensuite,  pesante  comme  le  plomb. 
Il  faisait  des  gestes  de  combat,  croyant  voir  des 
silhouettes  hostiles,  et  ces  gestes  étaient  encore  redou- 
tables. Ou  bien  il  prononçait  le  nom  de  Germaine, 
comme  on  savoure  une  volupté,  un  fruit,  lentement, 
profondément,  de  toute  la  tendresse  de  ses  entrailles, 
répétant  ce  nom  cent  fois  avec  la  douceur  triste  d'un 
bégaiement.  Et  P'tite  alors  était  prise  de  rage,  caressant 
dans  sa  cervelle  sauvage  des  idées  de  représailles  contre 
cette  fille  riche  qui  le  laissait  crever  là. 

Une  mansuétude  flottait  dans  l'immensité  bleue  ;  l'air 
était  comme  de  la  paix  et  de  la  bonté  mêlées  à  la  création, 
par-dessus  la  majesté  des  futaies  ;  et  un  vent  caressant 
frôlait  le  dessous  du  ciel,  mystérieusement  secouait  les 
feuillages,  pareils  à  des  bras  tremblants  qui  cherchent  à 
s'étreindre.  Le  hallier  baignait  dans  une  nappe  de  clartés 


t8o  UN    MALE 

SOUS  laquelle  luisait  l'herbe,  comme  le  roc  sous  leau 
d'un  ruisseau,  et  les  noirs  buissons  s'argcntaicnt  d'un 
brillant  de  fourrures,  semblables  à  des  animaux  vague- 
ment fourmillants.  Autour  d'eux  râlaient  des  tendresses; 
des  allégresses  fauves  clamaient  à  la  lune;  la  nuit  faisait 
aux  noces  cachées  dans  ses  replis  la  charité  d'un  grand 
ciel  éblouissant. 

L'agonie  traîna  jusc[u'à  l'aube.  De  ses  mains  furieuses, 
il  avait  arraché  ses  vêtements  dans  une  crise;  ses  pecto- 
raux s'étalaient  à  nu,  carrés  et  massifs;  et  P'tite regardait 
cette  virilité  graduellement  s'éclairer  sous  la  blancheur 
du  jour.  Puis  ses  yeux  remontèrent  jusqu'au  visage  du 
braconnier.  Un  rictus  courroucé  lui  donnait  l'air  mena- 
çant d'un  ennemi  sur  le  qui-vive  ;  sa  bouche  tordue  dé- 
couvrait ses  dents,  qui  semblaient  prêtes  à  mordre,  et 
tout  à  coup  ses  yeux  s'agrandirent. 

Que  regardait-il  ?  Voyait-il  poindre,  à  la  cîme  des 
arbres,  le  jour  qu'il  avait  vu  se  lever  si  souvent  ?  Une 
aurore  éternelle  s'allumait-elle  au  fond  de  cette  aube 
d'un  jour  d'été?  Ses  prunelles  s'étaient  remplies  du  reflet 
vert  des  feuillages.  Il  se  mit  sur  son  séant,  fit  un  grand 
mouvement,  regardant  toujours  cette  chose  que  seule  il 
voyait;  et  comme  le  premier  rayon  jaillissait  par-dessus 
la  bordure  des  nuages  roses,  glissant  comme  une  flèche 
sous  les  ramures,  il  retomba  de  tout  son  poids,  la  tête 
en  arrière. 

Les  arbres  balançaient  leurs  branches  d'un  rhythme  lent 
qui  s'étendait  de  proche  en  proche,  semblablement  au 
geste  des  prêtres  dans  les  processions.  Les  oiseaux  chan- 
tèrent au  fond  des  feuillées,  et,  comme  une  psalmodie 
vague,  un  murmure  immense  et  doux  traîna  le  long  des 
taillis,  alla  se  perdre  dans  l'allégresse  du  matin. 

P'tite  regardait,  ne  comprenant  pas 

Elle  vit   s'immobiliser   sa  face,    et   ses   yeux   grands 


UN    MALE  281 

ouverts  s'anéantir  dans  une  contemplation  sans  fin  ;  puis 
la  bouche,  crispée  par  les  râles,  reprit  sa  forme  habi- 
tuelle, et  lentement  une  majesté  descendit  sur  le  front. 

Elle  le  crut  endormi  et  s'approcha  :  il  ne  bougeait  pas. 
Elle  mit  la  main  sur  sa  chair,  légèrement  :  sa  chair  était 
froide.  Elle  l'appela,  il  demeura  muet.  Alors,  furieuse, 
elle  le  secoua  de  toutes  ses  forces.  Son  corps  avait  pris 
la  raideur  de  la  pierre.  Hein?  Quoi?  Qu'est-ce  qu'il  lui 
arrivait?  Elle  se  pencha  sur  lui,  le  tourmenta  de  ses  bras, 
l'embrassa  de  sa  bouche  chaude,  se  sentant  envahie  par 
des  stupeurs. 

Rien. 

Puis  elle  se  rappela  :  des  formes  de  bêtes  mortes 
s'étaient  rencontrées  sur  son  chemin,  avec  cette  même 
rigidité.  Elle  ne  versa  pas  une  larme.  Elle  s'accroupit 
auprès  de  lui,  au  long  de  son  corps,  son  maigre  bras  passé 
autour  de  sa  tête,  et  face  à  face,  pendant  tout  un  jour, 
elle  plongea  dans  ses  prunelles  vagues  ses  mornes  regards 
immobiles.  Elle  le  contemplait  avec  hébétement.  Elle 
n'était  plus  gênée  par  rien  à  présent.  Il  ne  la  voyait  plus  ; 
ça  lui  était  égal  qu'il  fût  mort,  puisqu'elle  le  possédait. 
Son  féroce  désir  de  fille,  haletant  comme  le  rut  des  fauves 
et  qu'il  lui  avait  fallu  rentrer  si  souvent  devant  lui  quand 
il  était  vivant  et  la  faisait  sauter  sur  son  dos,  sans  rien 
voir  ni  comprendre,  se  débridait  sur  ce  cadavre  qui  la 
laissait  faire,  impassible.  Et  redevenant  hardie  devant 
cette  complaisance  du  mort,  elle  le  caressait,  l'étreignait, 
brutale  et  tendre,  sans  horreur  ni  dégoût. 

Un  chat  sauvage  vint  à  la  tombée  de  la  nuit,  attiré  par 
l'odeur.  Elle  le  chassa  à  coups  de  pierre.  Des  corbeaux  se 
perchèrent  sur  un  arbre  voisin  et  de  là  croassèrent,  graves 
comme  les  juges  d'un  tribunal.  Elle  cria  pour  les  écarter. 
Ils  reparurent  au  matin. 

Et  des  jours  s'étant  écoulés,  elle  vit  une  chose  horrible. 


282  UN    MALE 

La  plaie  lentement  se  mouvait,  une  ondulation  lente  qui 
ne  décessait  pas,  au  milieu  des  sanies  devenues  de  la  vie, 
avec  elle  ne  savait  quoi  qui  ressemblait  à  un  geste,  au 
geste  de  cet  homme  tombé  là  et  cloué  à  terre  du  clou 
indécrochable  de  la  mort. 

l^Ue  poussa  un  cri  et  s'aplatit  sur  les  mains,  la  tête  dans 
les  herbes. 


XXXIV. 


L'ÉTÉ  s'acheva  dans  des  jours  humides  et  doux. 
Un  soir,  Germaine  gagna  le  banc  de  pierre 
adosse  au  mur  extérieur  de  la  ferme,  du  côté  de 
la  campagne.  Les  chèvrefeuilles  avaient  glissé  jusqu'à 
terre,  noyant  le  banc  sous  l'enlacement  des  branches.  Et 
confondue  à  cette  cohue  de  feuillages,  Germaine  eut  une 
douceur  à  la  sentir,  fraîche  et  lourde,  sur  sa  peau. 

Des  nuées  grises  s'amassaient  au  ciel,  dérobant  par 
moments  la  lune;  une  obscurité  s'élargissait  alors  sur  la 
campagne  comme  un  fleuve  profond  ;  et  le  vent  soufflant 
dans  les  orgues  du  bois,  faisait  une  rumeur  grave  qui 
s'étendait. 

Une  angoisse  mortelle  avait  pour  jamais  banni  sa 
quiétude.  Elle  regardait  la  nuit  noire  comme  son  chagrin, 
le  ciel  voilé  comme  son  âme  et  ce  déclin  de  l'été  sem- 
blable à  l'amertume  des  jours  qui  commençaient  pour 
elle. 

Des  souvenirs  l'assaillaient.  C'était  sur  ce  même  banc 


m^i 


284  UN    MALE 

qu'elle  avait  éprouvé  les  alanguissements  de  l'amour,  un 
soir  que  les  chèvrefeuilles  en  fleur  versaient  la  mollesse 
dans  ses  veines  et  que  le  vcntde  la  nuit,  comme  une  main 
lascive,  chatouillait  sa  chair  faiblissante.  Depuis,  les 
fleurs  s'étaient  desséchées  au  soleil  ;  le  banc  s'était  petit 
à  petit  englouti  sous  la  marée  montante  des  feuillages; 
sa  chair  avait  reçu  le  châtiment  du  désir  satisfait. 

Et  de  la  cour  lui  arrivait,  par  la  large  porte  ouverte,  la 
pestilence  musquée  des  fumiers,  comme  en  cet  autre 
jour,  sous  ce  midi  brûlant  qui  avait  démoli  ses  pudeurs. 
Que  de  choses  depuis  ce  temps!  L'ardeur  des  tendresses, 
la  froideur  préparant  le  chemin  à  l'indifférence,  les 
rendez-vous  plus  rares,  et  enfin  cette  nuit  horrible,  ces 
coups  de  feu,  Cachaprès  blessé  sous  ses  fenêtres  et 
trouvé  mort,  dix  jours  plus  tard,  dans  un  fourré...  Ces 
pensées  s'appesantissaient  sur  elle  du  poids  funèbre  des 
remords. 

Elle  eut  des  larmes  sombres  et  tendit  ses  bras  devant 
elle,  comme  aspirant  à  se  répandre  à  son  tour  dans  Tin- 
tîni  de  la  mort  et  de  l'oubli. 

En  ce  moment,  l'être  que  le  Mâle  avait  mis  dans  ses 
entrailles  tressaillit,  et  prise  d'une  désespérance,  elle 
songea  à  ce  soir  où  les  lamentations  de  la  vache  en  gésine 
avaient  rempli  l'étable  et  les  cours,  s'élargissant  par- 
dessus la  sérénité  des  campagnes,  à  travers  les  houles 
de  l'ombre; 


FIN. 


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15- 


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PQ 
2337 
L4M3 
1900 


Lemonnier,   Camille 
Un  mâle     6,   éd. 


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