Full text of "Un mâle"
Preseuted to the
LiBKARV of the
UNIVERSITV OF TORONTO
by
ESTATE OF THE LATE
JOHN B, C. WATKINS
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/unmlelemoOOIemo
Un Mâle
i
DU MEME AUTEUR
Courbet et son œuvre i vol.
Un coin de la vie de village i »
Les Charniers ,,...; i w
Le Mort i »
Camile LEMONNIER
Un Mâle
SIXIEME EDITION
A BRUXELLES
chez Henri KISTEMAECKERS, éditeur
et à Paris chez les libraires
MARPON ET FLAMMARION
I à 7, Galeries de l'Odéon
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Imprimerie A. Lefèvre,
9, rue
Saint-Pierre.
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J. Barbey d'Aurevilly
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Je dédie cette étude, avec V admiration et
le respect profonds que tout homme de lettres,
qui a gardé la religion de la probité littéraire^
doit aux vétérans glorieux, ses prédécesseurs
dans la carrière difficile où quelques-tins ont
été des Esprits, oit très peu, comme le Maître
dont je place ici le nom et de qui, non moins
que mes meilleurs Confrères de France, je
révère l'art hautain, mélange d'Idéal et de
Réel, ont su être la fois des Esprits et des
Caractères,
Camille LEMONNIER.
t
Un Mâle
UXE fraîcheur monta de la terre et tout à coup le
silence de la nuit fut rompu. Un accord lent,
sourd, sortit de l'horizon, courut sur le bois,
traîna de proche en proche, avec une douceur d'assou-
pissement, puis mourut dans un froissement de jeunes
feuilles : l'énorme silence recommença. Il y eut alors
dans l'air comme une volonté de s'anéantir dans les pro-
fondeurs du sommeil. Les hêtres reprirent leur immobi-
lité engourdie. Un calme noya les feuillages, les herbes,
la vie qui s'attardait dans l'ombre pâle. Pour un instant
8 r N M A L !•:
feculvincnt. De nouveau, les rumeurs s'élevèrent, plus
hautes celte lois. La rigidité des formes dormantes fut
8CC0uéc d un frisson qui s'étendit, se posa sur les choses
comme un atlouclien-îcnl de mains éparscs, et la tcire
liembla.
le matin descendait.
Des pointes d'arbrco émergèrent dans un commence-
mcr.t de clarté; une blanciieur envahissait le bas du ciel,
et cette blancheur grandit, fut comme une échappée sur
le i'^ur qui attendait de l'autre côté de la nuit.
Une musique lointaine et solennelle ronHait à présent
dans l'épaisseur des taillis. La clarté prenait des élargis-
sements d'eau qui s'épand, lorsque les vannes sont
levées. Elle coulait entre les branches, filtrait dans les
feuillées, dévalait les pentes herbues, faisait déborder de
partout l'obscurité. Une transparence illuminait les four-
rés; les feuilles criblaient le jour de taches glauques; les
troncs demi-gris ressemblaient à des prêtres couverts de
leurs étoles dans lencens des processions. Ht petit à petit
le ci2l se lama de tons d'argent neuf.
Alors il y eut un chuchotement vague, indéfini dans
la rondeur des feuillages. Des appels furent siffles à mi-
voi.x par les pinsons. Les becs s'aiguisaient, grinçaient.
Ur.c secouée de plumes se mêla à la palpitation des
arbres ; des ailes s'ouvraient avec des claquements Lents-^
et tout d'une fois, ce fut un large courant de bruits qui
domina le murmure du vent. Les piaillements des moi-
neaux se répondaicr.t à travers les branches; les fauvettes
triU'jrcnt; les mésanges eurent des gazouillis ; des ramiers
roucoulèrent; les arbres s'emplirent d'un égosillement de
roulades. Les merles s'éveillèrent à leur tour, les pies
crièrent et le soinmet des chênes fut raboté par le rauque-
n-icnt des corneilles.
Toute cette folie salua le soleil levant. Une raie dor-
V N' M A L E 5
pâle fendit lazur, semblable à lécldir dune lance. L'au-
rore pointa sous bois, rejaillissant en éclats d'étincelles
comme un fer passé sur la meule. Puis une illumination
constella les hautes branches, ruissela en égouttements
sur les troncs, alluma les eaux au fond des clairières,
tandis que des buées violettes s'allongeaient dans le beau
ciel. Au loin, une lisière de futaie semblait fumer dans
un brouillard rose. Et la plaine était toute pommelée d'ar-
bres en fleur qui. chaque instant, s'éclairaient un peu plus.
Une tiédeur détendit alors les choses. Les feuillées se
déroulèrent ; des fleurs s'ouvrirent avec un bruit soyeux
d'éventails; une poussée vers la lumière fit bouger les
branches d'un mouvement incessant. Ce fut une ivresse.
Les arbres semblaient étreindre le matin dans leurs
ramures étendues comme des bras.
Subitement, le soleil creva le cie!. Une bousculade
sembla refouler l'ombre dans le bois. La clarté, comme
un ennemi qui prend possession, se débanda, s'épandit
par gerbes, par torrents, bouchant tous les trous, mettant
la déroute dans les taillis, éclaboussant tout de ses ondées
magnifiques. Le ras du sol scintilla dans un ensoleille-
ment de rosée, et la lumière, se haussant par-dessus le
bois, gagna les vergers, les fermes, couvrit d'une blondeur
vermeille une large étendue de pays.
Maintenant, la rumeur s'augmentait de tous les bruits
des nids. Un frémissement ailé battait le bois. Des
jacassements attacha'ent d'un arbre à l'autre des traînées
sonores. Les merles sifflotaient; les pies, les bouvreuils,
les linottes, les mésanges, les pinsons, les fauvettes, les
rougc-gorges stridaicnt, susurraient, strettaient, faisaient
un surprenant cailletis coupé du coassement saccadé des
corbeaux, et cela montait dans lair avec des ralentisse-
ments, des reprises, des silences tout à coup suivis d'un
tutti d'instruments jouent à l'unisson.
4 U N M A L E
l.c coucou fila dans celte symphonie sa note grave
d'horloge sonnant la première heure du jour, et aussitôt,
de dessous les feuilles, un long bourdonnement s'éleva;
les mouches grises au ventre bleu, aplaties contre les
gommes des arbres, les bourdons soûls des orgies de la
veille, les gloutonnes abeilles ronflèrent, les ailes déten-
dues; et toute cette grosse sensualité de vie finit par
planer sur le paysage, dans la splendeur du matin.
Lentement les nuées violettes se fondirent dans la
nacre perlée du ciel; puis le soleil monta, faisant bouil-
lir les sèves et craquer les capsules des bourgeons.
Un homme était couché au milieu de cette allégresse
de mai, jeune, grand, robuste, les deux mains repliées
sous la tête, touchant du dos la terre gardée sèche par
son corps. Un sarrau enveloppait son torse sur lequel
béait une chemise écrue : il avait les pieds déchaux,
ayant mis près de lui ses larges bottines, garnies
de clous luisants. Et un apaisement profond l'enve-
loppait.
Il dormait du grand sommeil de la terre dormant sa
nuit. L'énorme torpeur nocturne des bêtes et des arbres
s'attardait sur cette silhouette confondue à la nature. Il
dormait sans rêves, heureux, tranquille, bercé par les
souffles de l'air, ainsi que les forts.
Tout à coup, le soleil, jaillissant du fourré, coula
jusqu'à sa masse immobile. Une clarté dora les hàles de
sa peau, fit reluire sa barbe noire, lustra ses tctins bruns.
Il eut un mouvement, se mit sur le côté, parut se ren-
dormir. Mais le soleil, passant entre ses cils, lutinait sa
rétine. Il se dressa sur son séant, et ses yeux gris, pleins
de ruse, s'ouvrirent.
Tandis qu'il regardait autour de lui, la terre en feu
communiquait à ses membres une eflèrvescence. Il
huma l'air, les narines dilatées; puis, d'un geste brusque
U N M A I, E 5
étirant les bras, il se pâma dans un bâillement qui ne
finissait pas.
Devant lui s'étendait un verger aux pommiers penchés
et bossus. Le verger descendait en pente insensible
jusqu'aux bâtiments d'une ferme qu'on voyait se masser
en carré, la cour au milieu, sous des toits d'ardoises
jaunies par les m.ousses. Des coqs chantaient sur les
fumiers, secouant leur crête écarlate, parmi les poules,
les pintades et les dindons, et un bruit de sabots battait
le pavé le long des étables.
L'homme regarda les fumiers, les poules, les murs de
la ferme, de sa prunelle noyée dans un engourdissement.
La porte charretière était large ouverte, ayant déjà livré
passage aux vaches qui remplissaient le verger. Une
chaleur montait des purins, confondue à la vapeur qui
flottait sur le seuil des étables. Et celles-ci laissaient
passer le mugissement des mères demeurées à la
litière et qui sentaient Iherbe proche des champs. De la
fumée *tirebouchonnait au haut du toit.
Il se hissa, eut une curiosité machinale de tout voir.
Le ciel bleu découpait la rondeur tleurie des pommiers.
Une gaîté de bouquet s'épanouissait dans leurs blan-
cheurs rosées, posées là par grosses touffes retombantes.
Dessous, les herbes hautes se lustraient de l'emperle-
ment des rosées, et une gaze grise; très fine, noyait les
toits, les fumiers, le fond des écuries.
Le claquement d'un volet qu'on ouvrait fit tourner les
yeux de l'homme vers un point de la maison. Le volet
glissa, vert, éclatant de peinture neuve, et sur la pénom-
b'-c foncée de la chambre une tête de femme mit sa chair
amollie par le repos de la nuit.
Alors l'homme s'avança sur le ventre jusque sous les
pommiers. Il vit la fille, de la tête au buste, et la trouvant
belle, eut un larqe éclair dans l'œil. Klle accrochait à
6 L' N M A L li
présent les ferrures, ses bras nus au soleil, penchée eu
avant, et celte besogne terminée, demeura immobile,
comme endormie encore, baignée dans la magnificence
du jour.
Lui se poussa plus prés, attiré par lodeur de sommeil
qui Hottait autour de l'inconnue. Une rougeur de sang
empourprait ses joues saines, brunies par les soleils. Son
cou souple et rond posait sur des épaules larges, mal
cachées par le corsage dénoué. Elle avait l'éclat rude, un
peu sauvage, des charbonnières du Flénu, avec des
yeux au regard mordant, et ses cheveux, massés en clii-
gnon au haut de la nuque, épanchaient sur ses épaules
un flot noir allumé de rouges reflets.
l/homme lit claquer sa langue en signe d'appel, Hilc
haussa les sourcils, plongea les yeux dans la lumière
verte du verger, le vit debout sur ses poings, le torse
tendu, le reste du corps traînant à plat dans l'herbe.
Quelque chose d'extraordinaire se passa alors. 11 la
regardait, SCS larges dents étalées. Un sourire béait sur
sa joue, câlin, humide, et ses yeux semblaient perdus
dans un nuage. Une bête s'éveillait en lui-, féroce et
douce.
File se sentit convoitée et ne s'en fâcha pas : son
regard brun lenveloppa, hardi et caressant; et, de même
qu'il lui souriait, elle laissa tomber sur lui, de ses lèvres
pourprées, un sourire tranquille, où il y avait de la
reconnaissance. Ce fut comme l'ouverture du jour dans
l'espace. Il glissa, ce sourire, jusqu'à l'homme, mêlé à
l'illumination rosée des arbres, à l'étincellement des
herbes, à l'ardeur du jour, comme une clarté et un par-
fum ; et cela dura une seconde, une éternité ; puis tout à
coup la fenêtre se ferma, la hlie disparut; cette chair
blanche cessa d'emplir le paysage.
[.homme retomba vaincu, alors, ei les pommiers jciè-
U X _AI A L K 7
rent sur lui une pluie lente d'étamines qui finit par le
couvrir, l'énervant d'une odeur acre.
Le bourdonnement accru des abeilles et des mou:hes
emplissait l'air d'une musique assoupissante, [.es arbres
oscillaient sous l'ébattement ininterrompu de moincv^jx
piaillant parmi leurs touffes pâles. Au loin, le vent met-
tait des ronflements d'orgue dans le bois, et cette runiL jr
profonde, continue, était scandée par le beuglement grave
des boeufs. Par moment, une jument hennissait ; le hen-
nissement était repris par les ronsins et un peu après
finissait par le claironnement grêle d'un poulain lâché à
travers la cour. La vie se faisait haute partout.
L'homme eut l'air de se réveiller d'un songe. Il étira
ses bras, secoua la tête, et. lentement, se mit debout,
cherchant à la revoir. Une femme, en jupe courte, sortit
de letable, portant des seaux de lait à chaque main : un
sang rouge fouettait son cou sous ses cheveux couleur de
chanvre, et ses genoux montraient à nu leurs pom:r*cs
bosselées.
Ce n'était pas elle. Il la regarda passer, indifférent :
l'autre seule le préoccupait. Puis un homme de haute
taille, le père peut-être, sortit de la ferme, se rapprocha
du verger; et il rentra dans le boif, appréhendant d'être
découvert.
Une clarté laiteuse descendait des feuilles et l'envelop-
pait. Les mains dans les poches, il allait, sifflant entre ses
dents. De temps en temps il s'arrêtait, regardait le \ ide
fixement, coupait une branche ou lançait des coups de
pied aux herbes, absorbé. Des merles jabotaient. \Jr\ pic
donnait des coups secs dar.s le tronc d'un arbre, l'ne
pluie de notes cristallines segouttait des ramures.
Il ne voyait rien, n'entendait rien, empli d'une sensa-
tion confuse de plaisir non satisfait, et constamment une
ferme blanche tremblait devart ses yeux. Il .n'était pas
8 rX MALK
bien sûr de marcher Jroit ; c'était comme une griserie,
et il éprouvait parfois le besoin de fciulre Tair d'un geste
violent.
Il marcha longtemps, heurtant les arbres, nageant à
plein corps dans les taillis, frappe par les branches, puis
d'un coup s'abattit dans l'herbe, sa tête dans ses poings.
Il eut une rancune.
Pourquoi netait-elle pas venue dans le verger? 11 l'au-
rait prise par les poignets, lui aurait dit son fait. Non,
il l'aurait embrassée seulement. Les filles, ça se prend
par la douceur, comme les oiseaux à la glu : sûrement, il
l'aurait embrassée. El sur ses grosses lèvres rouges encore
bien ! Grande bête, va ! Elle s'était ensauvée !
Il battait la terre de son poing, à coups répétés. Voilà
pour elle et toutes celles de son espèce. 11 y en avait bien
d'autres ; les filles qu'on ramasse dans les kermesses
sont moins farouches. Et souvent aussi jolies.
Puis la concupiscence le reprit. 11 revoyait le coin de
son épaule. Il pensait au velours de son regard brun. Il
ctait captivé par l'énervemcnt qui se dégageait de sa
personne noire et il s'enfonçaitdans un rêve aigu. Il prit
de l'herbe, la mâcha, calmant avec cette fraîcheur le feu
de ses veines. Et, tandis qu'il brûlait, en proie à ces fré-
nésies, le midi lourd assoupissait l'air, semblait endor-
mir le bois dans un charme d'anéantissement.
Alors, de même qu'il avait dormi la nuit, dans la pâleur
des ombres, l'homme dormit un large somme au soleil.
Les taillis recourbaient leurs voussures glauques sur son
front ; une neige d'aubépine pleuvait dans ses cheveux.
Il redevint l'époux de la terre : celui pour qui elle den-
telle ses feuillages dans des perspectives d'or pâle ; celui
pour qui elle distille la verte odeur du serpolet, de la
menthe, du thym et de la lavande ; celui pour qui
elle tait chanter les oiseaux, bourdonner les insectes.
U X MALE
couler avec un froissement de soie les sources sous les
mousses.
Quand il ouvrit les yeux, le soleil descendait à l'ho-
rizon.
Des rumeurs inintelligibles pour tout autre montèrent
à lui du cœur des bois : il ressentit comme la commotion
d'une galopée de bêtes à travers le crépuscule : le bra-
connier seveillait après l'homme. Mystérieusement, il
s'enfonça dans les sentes vertes, un peu plus couvert
d'ombre à chaque pas.
II
L'homme revint, à l'aube, se coucher dans le verger
de la ferme.
Une clarté opaline trouait, comme la veille,
l'épaisseur des pommiers. Les coqs claironnaient sur le
fumier, et, dans les étables, les bœufs mugissaient. Des
banderoles de vaf»eurs, légères comme des gazes, s'en-
roulaient au ciel, couvraient le bleu d'une blancheur
mince qui s'eft'umait. Une transparence flottait autour
des choses, illuminée par le soleil qui ne se montrait pas
encore ; et des douceurs roses se mêlaient aux gris perlés
du matin, dans les lointains. Pas un souffle de vent n'a-
gitait les feuillées ; elles s'étendaient, immobiles, large-
ment étalées, avec leur ton vermeil des pousses printa-
nières, et un silence pesait sur la campagne, comme un
alanguissemcnt après une nuit d'amour.
Mais petit à petit, la chaleur montant, tout remua ; un
fourmillement de vie emplit les herbes ; et les arbres se
nouèrent entre eux avec des enlacements d'époux. Des
ia U X M A L E
bourgeons craquaient ; des feuilles, grasses de sève, se
déroulaient ; un spasme sembla soulever le terreau
fumant et mou.
I /homme épiait les fenêtres tie la ferme. Elles étaient
closes encore et la maison semblait dormir, bien que le
toit fumât et que la vie remplît déjà les cours.
Toute la nuit, il s'était repu de la vision de la belle et
l'avait mêlée à sa noire besogne de vagabond des bois. 11
ramassa des pierrailles et les lança du côté de la fenêtre ;
mais elle était trop éloignée. 11 se rapprocha.
Des vaches sortirent, se suivant à la file et ballant leur
tête cornue. Une fille, la même qu'il avait aperçue la
veillé, les chassait devant elle, criant : Hue 1 Ja ! et frap-
pait du plat de la main, comme d'un battoir, celles qui
s'écartaient. Ses jambes faisaient une tache rouge dans
l'herbe. 11 ne les vit pas.
Le troupeau s'engouffra dans le verger, monta la
pente, s'étala avec sa belle tache mouchetée sur le vert des
herbes, et la fille ayant fermé les clôtures, reprit le
chemin de la cour.
L'homme gagna les bois. Un chêne avait poussé parmi
les hêtres. Il monta sur le chêne, atteignit une haute
branche et s'assit dessus, les jambes pendantes -. de là, il
dominait la ferme.
Des allées-et-venues remplissaient la cour. 11 vit
brouetter à la fosse les fumiers de la nuit. Une charretée
de colza fraîchement coupé encombrait un hangar de son
jaune éclatant. Et, par moments, une silhouette remuait
derrière la fenêtre au rez-de-chaussée, agitée et furtive.
Ses yeux se dilataient alors, cherchant à reconnaître dans
cette ombre vague la femelle de ses songes.
Le fournil soudainement fuma et une odeur de bois
brûlé se répandit dans l'air. Puis une voix sortit de la
maison et la silhouette se détachant de la vitre, un instant
U X M A L E i3
demeura confondue à l'ombre grise du corridor, le mo-
ment daprès émergea dans la clarté du seuil. Cétait elle.
Il la vit traverser la cour, portant sans fléchir, le buste
droit, de massives formes à pain comblées d'une pàtc
éclatante. Il lui paraissait qu'il la voyait pour la première
fois : elle était grande, large d'épaules, les hanches sail-
lantes, et ses bras nus avaient le ton bis du seigle. Sur sa
gorge haute et drue, une jaquette de laine brune s'apla-
tisseit. Elle entra dans le fournil.
C'était jour de cuisson. Il l'entendit enfourner l'écou-
villon, ratisser les cendres, gourmander la servante d'une
voix vibrante et brève. Un instant, elle se campa sur le
seuil, suante et rouge de la chaleur du four, et regarda
les pommiers, les yeux demi-plissés. Ce fut une bouscu-
lade dans le chêne ; haussé sur sa branche, il s'agitait et
lança un appel.
Une gaîté la prit, et riant à pleines dents, elle montra
du doigt à la servante celle masse noire qui se balançait
dans les feuilles et la saluait d'un grand geste. Quelqu'un
appela : elle rentra à la ferme.
De temps en temps, elle approchait son visage d'une
des fenêtres et le regardait continuer sa garde obstinée.
Cette ténacité la charmait : elle avait la curiosité, de cette
curiosité qui ne se lassait pas. Et, résolument, elle alla
se planter sur le seuil, la tête tournée vers lui. Elle tenait
entre ses dents une branchette de lilas ; elle l'ôta, en cou-
vrit son visage, puis l'agita du côté du chêne, et ce mou-
vement avait une douceur d'agacerie.
La brume s'était levée : un bleu profond tapissait le
ciel, et sous une large coulée de soleil, le chêne sonore et
superbe rutilait ; un bourdonnement sourdait de ses
branches ; dans ses feuilles tourbillonnaient de grosses
mouches saphir. Et il avait l'air d'un homme plein de
pensées dans la clarté d'une gloire.
Il
r x y\ A r, e
Midi tomba sur l'arbre, avec son accablement. L homme
entendit un choc d'écuelles dans la ferme, et presque
aussitôt les domestiques rentrèrent des champs, brisés,
la peau rôtfc. 11 y eut un large cliquetis de fourchettes,
dans le silence des voix ; puis, au bout d'une demi-heure,
des claquements de sabots et de souliers ferrés traînèrent
sur le pavé de la cour, décroissant insensiblement du côté
des hangars, et, un à un, les rustres allèrent s'aplatir sur
les bottelécs de paille, engourdis. La ferme dormit.
La jeune fermière alors gagna le sentier qui longe le
verger et mène aux champs. Un chapeau de grosse paille
tressée abritait sa tîgurc, la rayant d'une ombre grise à
mi-joue, et dans sa main une serpe se balançait. Elle
prit à travers un labouré, côtoya un cliamp de blé et se
trou\ a dans un pré de luzernes. KUe marchait lentement,
du pas qu'ont les paysans à midi, sans tourner la tête, et
ses fortes épaules se découpaient sur le ciel avec fermeté,
l'ne fois dans le pré, elle s'accroupit sur ses genoux, et,
seulement alors, regarda le chêne, au loin.
L'homme n'y était plus.
Avec une certitude d'instinct, elle sentit qu'il arrivait.
Elle emmêla ses doigts aux touffes vertes, et du tranchant
de la serpe se mit à les couper circulairement. Son sac
était posé près d'elle, ouvert, et de temps en temps elle
y tassait les luzernes, à la force des poignets.
Une tranquillité pesait sur les campagnes muettes. On
n'entendait que le coassement des grenouilles dans la
mare voisine, et, par moments, ce cri rauque se ralen-
tissait, mourait dans la somnolence de l'air.
Quelqu'un toussa derrière elle.
Elle tourna vivement la tête et le vit planté droit à la
lisière du champ, avec un sourire immobile. Elle ne
l'avait pas entendu venir. Machinalement elle regarda ses
pieds, croyant quil s'était déchaussé pour la surprendre
UN MALE I?
plus facilement. Mais il avait de gros souliers de cuir à
forte semelle, et les souliers navaient pas fait plus de
bruit sur le chemin que des pieds nus. Un étonnement
lui fit hausser les sourcils.
Lui la regardait de ses yeux gris, très doucement. Il
n'y avait plus la moindre hardiesse dahs ce regard. Au
contraire, ses yeux semblaient noyés dans une moiteur.
Une timidité le tenait là, sans oser rien dire.
Elle était demeurée à genoux dans la luzernière, les
bras nus, son ventre plongé dans la verdure sombre et
haute. La tête à demi-inclinée sur son épaule, elle l'ob-
senait, satisfaite de le voir humble devant elle ; et tout
d'un coup, le tutoyant sans y penser, elle lui dit :
— Qui es-ta ?
— Càchaprès, répondit-il.
Elle eut un étonnement.
— Le braconnier?
11 agita sa tête de bas en haut, plusieurs fois de suite.
.\lors elle reprit, comme perdue dans une pensée :
— Ah î c'est toi qui es Càchaprès ?
Et de nouveau, il lui répondit en hochant la tête d'un
mouvement lent et continu.
Elle contemplait sa beauté rude d'homme des bois.
Son torse carré reposait sur des reins larges et souples.
Il avait les jambes droites, la cuisse saillante, les genoux
fermement dessinés, et ses mains étaient fines, sans cal-
losités. Elle admira ses cheveux crépus et noirs, retom-
bant sur un front court, et une admiration plus haute se
joignait à celle-là : c'est que l'homme qu'elle avatt devant
clk était Càchaprès. Une terreur s'attachait à ce nom. On
savait que partout où passait celui qui le portait, le gibier
était en danger; et cet homme redoutable baissait la tête
devant elle, soumis comme un animal.
Au bout d'un temps, elle reprit :
î6 r N M A L r
— Pourquoi braconncs-lu f
— Tiens! dil-il, parce que c'est mon idée.
Sa timidité s'en allait. 11 continua :
— Y en a qui fendent du bois; y en a qui labourei^t;
y en a qui font des métiers. Moi, j'aime les bêtes.
Il parlait en se dandinant, le corps redressé, tier de
la besogne qu'il faisait. Elle s'était remise à couper de la
luzerne, avançant la poitrine à chaque coup de sa serpe.
— Ça donne-t-il de l'argent i dcmanda-t-elle.
— Des fois beaucoup et des fois moins. Moi, d'abord,
y mfaut rien.
Elle s'informa comment il faisait pour vendre.
Cela dépendait. Quelquefois il allait porter son gibier
en ville, à la tombée de la nuit. Il avait des rendez-vous
avec des marchands. On faisait le marché en buvant une
chope. Et d'autres fois, les marchands venaient le
trouver. Mais c'était plus difficile, car il logeait le plus
souvent à l'auberge de la belle étoile, sauf les jours de
gros temps, qu'il passait chez ses amis les bûcherons.
Du reste, tout le monde était de ses amis; il n'avait de
haine pour personne. Ah ! si fait! pour les brigands de
gendarmes. Il en parlait avec dédain, en haussant les
épaules.
Cachaprès s'interrompit. Une prudence l'avertissait de
briser là. La fréquentation des bêtes l'avait habitué à se
surveiller, et il paraissait à présent étonné d'en avoir
tant dit :
— C'est histoire de rire, tout ça, dit-il.
Elle le regarda rixement.
— Tu as peur de moi ?
— Non.
— \ a pas de danger que j'te \X'nde.
Il eut un air de dùt\.
— 0,i ! moi, dit-il, ça m'est bien égal.
U N il A L E 17
Il se fit un silence. Puis, à son tour, il lui demanda
qui elle était.
— Jsuis la fille aux Hulotte. C'est à nous la ferme.
Et montrant du doigt les alentours :
— Ça aussi, jusqu'à la haie qui est là-bas. Et y a aussi
les prairies, de l'autre côté de l'étang.
11 haussa les épaules.
— J'suis plus riche que toi. Moi, j'ai tout ce que
j'veux. S'y avait du lapin dans les terres de ta ferme, je
l'aurais. J'suis un môssieu le baron partout où j'suis,
moi.
Il lui demanda -son petit nom.
— Pourquoi faire ?
— Tiens, pour savoir.
Elle s'appelait Germaine. Elle avait trois frères; le
plus jeune était en pension ; il avait dix-huit ans ; il
savait jouer du piano. Les deux -aînés travaillaient aux
champs. Elle s'interrompit pour rire et, les deux poings
sur les hanches :
— Devine un peu mon âge, pour voir.
— Dix-neuf, quoi !
— Avec deux ans en plus. J'suis déjà vieille, tu vois.
— Peuh ! c'est le bon temps pour les galants, dit-il
après un instant.
— Oh 1 pour ça !
Elle hocha la tête, sembla dire qu'elle n'y pensait seu-
lement pas. Mais il tenait à son idée ; une curiosité
jalouse le stimulait. Et, brusquement, il l'interrogea :
— Voyons, qui ?
— Moi? Personne.
— Si fait.
— Non.
11 s'avança résolument.
— Alors, ce sera moi.
i8 U N MAL E
Kllc se dressa sur ses poignets, riant d'un rire harJi :
— Toi i Cach.iprès (
Il s'avança jusque près d clic et riant, trouble, il pro-
nonça son nom avec douceur.
— Ciermaine...
Klle attendait, troublée, elle aussi. Il n acheva pas et
continua à la rci^arder de son œil gris, amoureux.
— Quoi/ tît-elle au bout dun instant.
— Tu sais bien, répondit-il.
Elle se releva, mit tians le sac la luzt:rne coupée, et
lui dit :
— Aide-moi à charger le sac sur mes épaules.
II haussa d"un tour de main le sac jusqu'à son dos, et
comme elle se mettait à marcher, il l'arrêta par le bras :
— Tu t'en vas comme ça ?
P^llc leva les yeux sur lui et ils demeurèrent à se regar-
der un long temps, souriants, émus, amollis d'une même
tendresse. Une rougeur était montée aux joues de Ger-
maine.
Cachaprès tendit les bras. Elle lui échappa et descen-
dit en courant le chemin qui mène à la ferme.
Il resta debout à la regarder ; puis, quand elle eut
disparu dans la cour, il s'enfonça dans le bois, furieux
d'avoir été lâche et se déchirant la chair avec les onalcs.
'<^:m^
III
CACHAPRÈs était un vrai his de la terre. Coriime
récorce des arbres, sa peau rude s'était durcie
au soleil et au gel; il tenait du chêne par la soli-
dité de ses membres, l'ampleur épanouie de son torse,
la large base de ses pieds fortement attachés au sol; et
sa vie au grand air avait fini par composer en lui un être
indestructible qui ne connaissait ni la lassitude ni la ma-
ladie.
De son vrai nom il s'appelait Hubert. Il était le plus
jeune des trois garçons du bûcheron Hornu, et sa mcre
l'avait mis bas pendant une halte en forêt, au milieu
d'un campement A la gueulée qu'il avait faite en nais-
sant, le père avait reconnu sa race. Les Hornu étaient
de larges gaillards, ne craignant ni Dieu ni diables. Et il
avait poussé à la vie d'un jet vigoureux, avec une indé-
pendance de jeune fauve.
Des mains calleuses le prenaient bien par momcnls,
lui imprimaient la secousse d'un bercement brusque ;
M> l N M A L E
ses yeux sauvages voyaient alors des visages calcines et
durs comme la souche qui sert à faire le feu des pâtres;
mais le plus ordinairement, il demeurait couche Thiver
dans les feuilles sèches et 1 etc dans les touff^is d'herbe»
sans autre chanson que le vent féroce, ou assoupi selon
les saisons, sa chair nue mordue par les mouches, frôlée
par les bousiers, caressée par les pluies d'étamines; et
le soleil descendant sur cette grosse blancheur d'enfant
calme, l'avait tannée petit à petit.
Une après-midi, les Hornu le déposèrent sous un
arbre, dans une litière de mousse tiède. Ayant à charrier
un fi\ix de fagots chez un paysan, ils lavaient mis là à la
garde du Ciel. Ils étaient revenus trois heures après, et
n'avaient plus trouvé l'enfant. Lentement, sans inquié-
tude, sûrs qu'il n'avait pu être dévoré par une bête, ni
dérobé par un voleur, dans celte profondeur des bois
habitée seulement par les lapins et les geais, ils avaient
battu les alentours.
1/enfant s'était traîné sur le ventre et les mains,
s'aidant des racines et des branches basses du taillis»
jusqu'à un trou creusé dans le talus. Quelque chose en
était sorti qui l'avait rendu curieux, un gibier roux pareil
il celui que rapportaient quelquefois son père et ses
frères. L'animal ava;t un instant bondi dans l'herbe, puis
était rentré; et Hubert s était poussé jusqu'au terrier,
étonné, ravi, guettant ce joujou sauvage avec un tremble-
ment de tout son petit corps.
Ses parents le retrouvèrent sur la pente du talus, les
épaules enfoncées dans la cavitj. Il avait quinze mois.
Ce fut comme l'annonce de sa passion pour les bêtes.
A deux ans, il s'amusait des araignées qui arpentent le
dessous des herbes et des mouches qui s'aplatissent sur
les feuilles en ronHant. Une peau de lapin lui faisait
tendre les bras avec avidité; il geignait pour l'avoir, bat-
UN il A L E 21
tait l'air de ses poings, était pris de convoitises d'enfant
gâté devant cette douceur chaude du poil. Il fallait la lui
abandonner. Ses dents aiguës pointaient alors dans un
sourire; il saisissait la peau, en arrachait la toison par
touffes, montrant une sorte de gaîté féroce à tourmenter
ce morceau inerte d'une ancienne existence.
Le bûcheron Hornu, vieillard sec et maigre, planté sur
ses hauts fuseaux qui craquaient aux jointures, riait d'un
bon rire muet en voyant ce goût de la destruction, et,
par moments, se laissant aller à une confidence, disait
que le petit homme ferait, à coups de hache et de couteau,
son chemin dans la vie.
Il y avait dans ces mots du père une finesse sombre,
avec un fond de satisfaction nullement dissimulée. Pour
cet homme, qui avait vécu sa pleine vie dans les soli-
tudes, côte à côte avec sa femelle, prenant le boire et le
manger où il les trouvait, sans notion du bien et du mal,
mais jugeant vaguement que la terre était à tous comme
l'air, les sources, la pluie et le soleil, le fait d'être redouté
pour sa force et sa ruse était une supériorité. Lui-même
n'aurait pas fait grand cas de la vie d'un homme; seule-
ment il n'avait pas été dans la nécessité de tuer; et, son
écrasement social l'ayant rendu dissimulé, sans lâcheté
toutefois, il vivait d'une vie sournoise, heureux de penser
que son fils Hubert n'aurait pas ses scrupules et ferait au
besoin le coup de feu contre ceux qui l'empêcheraient lie
vivre à sa guise.
Cette espérance devait se réaliser.
Hubert fut très jeune un dénicheur de nids terrible.
C'était un jeu pour lui de monter aux arbres, de grimper
dans les branches, de se hisser au plus haut, et, balancé
par les roulis du vent, de guetter sa proie dans l'enfonce-
ment des troncs. Il redescendait, embrassant l'arbre
d'une main, l'autre main emplie d'un pépiement d'oisil-
il V N M A I. K
lo;is, et par une ondulation lente, avec de:> mouvements
lie reptile qui se déroule, il se laissai* couler jusqu'en
Ixis, retombait sur ses pieds sans avoir dérangé la
couvée.
Plein d'astuce, il avait tini par connaître les habitudes
des espèces aussi nettement qu'il connaissait les cinq
doigts de sa main. Il savait quand les mères vont à la
provende, le temps où elles conçoivent, celui où elles ont
tini de couver, connaissant à un nid près ce qu'il y avait
de plumes dans un large rayon d'arbres.
Sa chasse faite, il rapportait à sa mère Elle prenait
les oiseaux, leur tordait le cou, les mettait cuire sur un
teu de bois. Leur maigreur ne faisait qu une bouchée
sous la dent vorace des Hornu.
11 chassait aussi au.\ mouches, aux papillons, aux
hannetons, les écrasant, leur arrachant les ailes, en faisant
de £;rands carnages, et ce petit avait la volupté de la
destruction. Tout ce qui était vie remuait en lui des
acharnements sourds. Une aile dans l'air, un rampement
dans l'herbe, un passage brusque de gibier le trouvaient
prêt à la poursuite. Quand on était proche d'un étang, il
allait se poster dans les roseau.x, y demeurait des jours
entiers, rigide, muet, uniquement occupé de prendre des
grenouilles. A chaque éclair de leur dos vert, la gaule
s'abattait, faisant jaillir l'eau, et elles s'aplatissaient, les
cuisses gigottantes, leurs gros yeux ronds pleins de
stupeur.
D'.tutres jours, pour varier ses plaisirs, il les péchait
avec de petits lambeaux d'étoffé rouge pendillant à une
li:^ne, s'amusait prodigieusement de les voir sauter après
la loque et, lorsqu'elles étaient accrochées, de les tirer à
lui brusquement. Il les achevait d'un choc sec de leur
téic contre une pierre, une souche ou l'angle de son sabot
Va il en tuait ainsi dans les bons jours un cent ou deux.
U N M A I, E 23.
Il avait déjà les ruses du chasseur. 11 marchait sur la
pointe des pieds, levant haut les jambes de peur du
bruit, s'immobilisant des heures à guetter, sans bouger.
La proie apparue, sa décision était aussi forte que sa pru-
dence : il frappait d'un coup net qui ne pardonnait pas.
Ce furent ses commencements. Il vivait de la large
liberté du plein air, filant matin, rentrant de nuit et
quelquefois passant le temps du sommeil à battre les
bois, très peu chez ses parents, qui le laissaient vaguer,
indifférents. Les Hornu habitaient pendant l'hiver une
masure, bâtie en torchis, sur la limite d'un bois ; une
lucarne fichée de travers dans le mur, comme un gros
œil, laissait pénétrer un jour glauque dans une pièce à
plafond bas, coupé de travées demi-pourries, par delà
lesquelles s'étendait le grenier, avec ses cadres de bois
bourrés de feuilles sèches qui servaient de lits aux gar-
çons. A l'arrière de la maison, un appentis servait à
remiser les haches, les cognées et les pics, en l'absence
de bétail. *
L'été, l'habitation se vidait On descendait au cœur des
bois, et l'on y construisait des abris au moyen de pail-
lassons tendus sur dei piquets. Puis commençait, loin
des villages, dans la solitude des grandes coupes sombres,
une vie âpre de travail, détendue par de courts repos au
soleil grillant de midi ou des sommeils à poings fermés
dans la fraîcheur humide des nuits. Un peu de fumée
montait au soir des souches qu'on allumait sur le pas de
la porte pour y cuire la soupe aux légumes, et les visages
se penchaient sur les écuellées, graves, ayant dans les
plis du front l'effort de la journée ; quelques mots étaient
échangés, brefs et sans gaîté, mais suffisants pour main-
tenir le sentiment de la famille. Dans le jour, au con-
traire, les retombées régulières de la cognée et les coups
sourds de la hache retentissaient seuls dans les silences
24
l^ >^ -M A L F.
énormes de la forêt. Cela durait jusqu'aux brouillards
li'automiie.
Le bois devint pour l'enfant une tentation de tous les
instants, il vivait dans les arbres et les buissons, mêlé à
l'animalité qui les remplit. 11 était lui-même un jeune
animal, nourri des sèves de la terre ; le soleil frappait à
crû son épaule ; la pluie le transperçait ; la neige le
fouettait ; il rôdait dès l'aurore, les pieds meurtris par
les ronces, insensible aux déchirures de sa chair, déjà
grand à douze ans comme un garçon qui en aurait
vingt.
Comme délectations, il avait la rosée du matin qui ra-
fraîchissait sa peau sèche, le bourdonnement du vent qui
lui emplissait les oreilles d'une musique éternelle, la
tombée de la nuit avec ses apaisements ; et il éprouvait,
au milieu de ces choses, une jouissance muette de tout
son être. Pareil à l'arbre qui, de toutes ses branches à la
fois, plonge dans les gloires du ciel et pompe le vent, la
chaleur et l'ombre, insatiablement il absorbait la nature
dans la plénitude de sa vie.
Ce vagabond était chez lui dans les bois, sentant vague-
ment remuer quelque chose dans l'ombre, il ne savait
quoi, de la vie, des êtres, de la substance et comme le
frisson d'une création farouche et douce. Petit à petit le
massacre des oiseaux avait fait place à des massacres pkrs
téméraires. Le gamin, se sentant pousser bec et ongles,
s'armait à présent contre une proie moins souple, dun-j
poursuite virile. Il déserta les hautes feuillées, fouilla la
profondeur des dessous de bois, et comme il avait connu
les nids, il connut les terriers. Il avait des malices de
singe pour déjouer les ruses des bêtes, était extraordi-
nairement patient et contemplatif, se raidissait comme
un pieu pendant les sdences de l'affût, ses deux yeux
sauvages tournant seuls effroyablement ; et une volonté
U N MALE 20
tenace d'être le chasseur de ces rôdeurs de l'ombre entrait
en lui.
Chasser, c'était avoir un fusil. Sa cervelle avait gardé le
retentissement des coups de feu entendus à l'époque des
battues ; et, une fois, il avait vu rouler deux lapins sous
une même décharge. Cela lui remuait les moelles comme
une volupté, qu'un canon de fusil contînt l'anéantisse-
ment de ce qui est la vie. Et, en attendant, il se servait
d'une fronde qu'il avait fabriquée et dont il jouait avec
une sûreté implacable ; son bras nerveux imprimait une
secousse rude à la machine qui tournait, ronflait, lançait
la pierre droit au but ; puis la bête s'abattait ; un spasme
tordait son échine et il avait une palpitation d'aise à la
voir ruer, baver, mordre l'air de la pointe de ses dents,
s'allonger entin d'un grand étiremcnt qui avait déjà la
forme du cadavre. Il tuait ainsi les belettes, les putois,
les mulots, les lapins, les lièvres.
Un jour, il avait failli atteindre au front un chevreuil ;
■ mais la bête s'était alertement dérobée en se jetant d'un
bond sur le côté ; la pierre était allée frapper un arbre
d'un coup terrible, qui avait secoué les feuilles. Et l'en-
fant était resté pâle, les bras ouverts, sous Témotion de
cette magnifique robe brune et de ce corps bondissant,
d'une grâce fuyante.
Son désir d'avoir un fusil se réalisa enfin. Ne pouvant
l'acquérir, il le déroba. Un paysan qui leur achetait du
bois l'hiver, possédait une carabine, pendue tout le jour
à un crochet, dans l'angle de la cheminée. Il se cacha
derrière une haie, attendit la sortie de l'homme et s'em-
para du fusil.
Ce fut une joie pleine de surprise. 11 le tourna,
le regarda par en haut, par en bas, la gorge battante,
émerveillé, et tout à coup, comme il pressait la dé-
ente sans le savoir, la charge d'un des canons partit
I
26 U N MALE
et persilla d'une voIcc de plombs les feuilles d'un
coudrier.
C'était donc ça ! Il garda jalousement son second coup
pour une. bonne occasion. Elle se présenta le soir du
même jour sous la forme d'une chevrette finement décou-
plée.
La bête traversait un ravin par petits bonds, la tête
haute, avec des rythmes légers de danse; dans l'ombre
verte, plus loin, une troupe de chevreuils s'espaçait,
proche d'une mare; et une quiétude les tenait là dans
le frisson murmurant du bois.
Il visa.
Un fracas déchira l'air. A travers la fumée bleuâtre il
vit alors une galopée affolée, toute la bande se ruant
droit devant elle, et il resta l'arme contre la joue, ne
voyant plus, n'entendant plus, comme effrayé de sa
puissance. Le trouble dissipé, il courut à l'endroit où il
avait tiré. La chevrette avait détalé : il avait manqué son
coup.
Il raisonna, se dit qu'il avait tiré trop bas, réfléchit
longuement au moyen de faire mieux ; et brusquement,
un vacarme de voix s'éleva dans le fond du bois. II entre-
vit des hommes se démenant, coupant à grandes enjam.-
bées par les taillis, et l'un d'eux, qui avait une carnas-
sière à l'épaule et le fusil à la main, vint à lui, demandant
s'il n'avait vu personne. C'était un garde.
— Non, fit le petit, qui sifflotait entre ses dents, très
calme.
Leste comme la ruse, il avait caché son fusil sous les
ronces. Et les hommes passèrent, ne se doutant pas que
ce gamin était déjà un tueur.
Il savait à présent bien des choses : d'abord, comment
on se sert d'un fusil, le bruit que ça tait, les gens que ça
attire; et l'aventure remua cette cervelle énormément.
UN MALE 27
Les gardes partis, il eut un rire en dedans : il serait plus
malin dorénavant.
Il se procura de la poudre. 11 tiraillait après les oiseaux;
mais la poudre partait avec un bruit mousseux de fusée,
sans blesser. Il y ajouta de la pierraille menue, et des
morts tombèrent, mais rares, tandis que les suivants
filaient, secouant leurs plumes par dérision. Ce n'était
donc pas suffisant encore. Et comme il s'abîmait dans
des recherches, son père arriva et le vit couché, son
fusil près de lui.
— Biesse ! dit-il, c'est pas avec la pierre qu'on charge.
Faut du plomb.
Et l'enfant qui s'attendait à une colère, vit un atten-
drissement sur la face boucanée du vieux.
Le père partit un dimanche pour la ville, un peu
avant qu'il fît jour ; et tout en cheminant, il s'émerveil-
lait de ce vaurien précoce, sa chair et son sang. Même le
bois l'entendit rire, farouchement gai, d'une gaîté de
solitaire. Et à midi il rentra, ayant dans sa poche de la
poudre et des chevrotines.
— Tiens, fieu, dit-il à Hubert; c'est pour t'amuser.
Les chevreuils, ça va jusqu'à des trente francs ; et les
lièvres, on en donne des deux et même des trois. Mais y
a les gardes, les gendarmes, des canailles ! Faut voir à
voir. /
Dès ce jour-là, l'enfant fut braconnier. Il tua pour de
l'argent après avoir tué pour son plaisir, faisant du mas-
sacre à tant la tête, et son adresse de tueur augmentant
d'année en année, il devint bientôt un ennemi redoutable
qui enserrait dans le réseau de ses ruses les tanières, les
terriers et les clapiers, à plusieurs lieues à la ronde.
Puis, trouvant que cela se dépeuplait, traqué par les
gardes, il déserta le bois, gagna les villages, y colporta
son état.
28 U N M A L E
Pour son coup d'essai, il avait franchi une haie de
clôture, courte, ventrue, et le lendemain il franchissait
une palissade en planches, énorme, qui faisait le tour
d'un bois de seigneur; la belle chasse gardée qu'il trouva
le mit en goût. Alors il ne regarda plus à rien, entra
dans la propriété des gens, ht son butin de ce qu'il pou-
vait attraper. C'était à présent un garçon bâti en hercule,
avec des jambes taillées pour la course, des poumons de
cheval, un poing à assommer les bœufs; les jours de
chômage, par déri ou passe-temps, il s'amusait à soule-
ver des charrettes, d'un mouvement lent de ses reins de
fer, et, dans les bagarres, fracassait tout sous la volée de
ses coups. La liberté, la vie sauvage, l'exercice de sa vo-
lonté à toute heure du jour lui avaient composé une
beauté faite d'audace, de rudesse mâle, d'accord parfait
de toutes les parties de son corps.
Il avait des marchands et se piquait d'honnêteté en
affaires. On l'estimait pour sa manière large de traiter les
marchés. Quelquefois, par bravade, il allait lui-même
porter son gibier à la ville, trinquant, en chemin, avec
les gardes, auxquels il disait ses ruses, et leur offrant de
leur procurer du gibier pour la table de leurs maîtres,
— Des battues, disait-il, y font des battues, et y sont
dix, vingt ! Moi, j'fais ma battue à moi tout seul ! Kt
j'connais les bêtes par leur petit nom, je les appelle ; y
viennent comme à leur mère 1
Il raillait les chasseurs, les gardes, les gendarmes, leur
promettait du plomb en riant, si jamais ils le serraient
de trop près, finissait par leur montrer ses bras nus, avec
leurs biceps roulant comme des boules.
Il était très surveillé pourtant. Des gardes s'étaient mis
un jour à quatre pour le pincer. U était monté sur un
arbre, avait épié leurs mouvements, entendu leurs pro-
jets, et tout à coup leur avait crié d'en haut :
U X il A L E '29
— Cache après !
C'est-à-dire « cherche après, « dans la langue du
pays.
Le nom lui était resté, prenant graduellement une con-
sistance de renommée : on le prononçait dans les récits
de chasse, aux tablées de cabarets, aux veillées de fermes,
avec des pointes contre les gendarmes si c'étaient des
parlotes de paysans, des invectives contre le braconnage
si c'étaient des causeries de chasseurs ; et cette célébrité
se grossissait de l'impossibilité de le prendre, de l'impé-
nétrabilité de ses retraites quand il était traqué, d'une
queue d histoires dont il était le héros.
Les gens de la campagne l'aimaient, le sentant avec eux
dans leur révolte basse, leur rancune inavouée contre
l'autorité. Et Cachaprès avait la chaude paille de l'écurie,
les jours où il venait demander la nuitée aux fermes, et
en tout temps de larges chanteaux de pain, de la bière et
du café à discrétion. Du reste, il gagnait de l'argent, et les
villageois voyaient avec émotion des monnaies blanches
reluire dans ses mains.
Il avait gardé pour les bois son vieil amour d'enfant ;
mais depuis qu'il connaissait les gaietés de la bière, le
désir de la noce l'attardait dans les bouchons, jouant aux
quilles, lampant, s'éjoyant à faire des paris. 11 avait l'hu-
meur haute en gueule du Wallon ; son rire grêle de ga-
min s'était changé en une hilarité sonore qui avait l'éclat
du cuivre. Et ce rire sortait de sa poitrine, fréquent, puis-
sant, fait pour dominer la rumeur des buveurs sous les
tonnelles où on lance la boule.
Toute cette expansion de vie semblait se renfoncer au
plus profond de son être lorsqu'il était dans la forêt, fai-
sant le guet, tendant ses pièges, posant ses cols, mêlant
son immobilité à celle des arbres, et de son oreille en
cornet, pareille à celle des satyres, recueillant les signifi-
ôo l' X M A L E
cations ilc l'cnormc bruissement confus qui traîne dans
les crépuscules.
Le père Hornu, devenu très vieux, habitait toujours sa
masure aux limites du bois Sa longue carcasse droite se
dessinait maintenant en creux, avec des hauts-reliefs dos,
et il traînait des jambes engourdies par les rhumatismes.
Ne pouvant plus monter aux arbres, il fendait à coups de
hache le bois coupé par ses garçons, le taillait en bûches,
en faisait des tas ; et petit à petit, la force lui manquant
pour cette besogne, il ne s'occupa plus qu'à brouetter les
ramées, de son pas lent qui chancelait sous la tension de
la courroie.
Un des tils s'était marié : la sombre hutte avait pris
alors des airs de nichée, et le grand'père, un peu plus
délabré à chaque saison, gardait à présent les enfants,
abritant de son lambeau de vie leur grosse petite exis-
tence. La forêt se vengeait des outrages qu'il lui avait fait
subir en ledesséchant comme une vieille souche déchaus-
sée, et, par étapes, il s'acheminait à la mort, ayant déjà
dans les membres la raideur des trépassés.
Un jour Cachaprès, rentrant au logis, trouva le vieux
sjr un matelas de feuilles, l'œil démesurément ouvert,
glacé.
Ce fut un lourd ennui pour ces hommes des bois de se
conformer aux prescriptions de la loi. D'instinct, ils au-
raient creusé une fosse dans le hallier, auraient mis le
corps dedans, au lieu de courir à la mairie, passer par
des tas de formalités, finalement le mener au cimetière
commun.
Les frères fabriquèrent une bière avec de la volige,
étendirent le mort au fond, sur une couche de feuilles,
puis, tous ensemble s'y mettant, y compris Cachaprès et
la vieille Hornu. on porta le cercueil.
Klle n'avait pas pleuré, la mère : son dur visage en
UN MALE ôi
bois s'était seulement étiré comme une planche détra-
quée au soleil. Et elle allait, sa haute taille sèche plian^
un peu sous le poids du cadavre. Cette petite troupe
se perdit dans le matin bleu du bois, tous les mer-
les sifflant à la fois, comme pour saluer celui qui s'en
allait.
A la sortie du cimetière, le cadet paya à boire. Jamais
il n'avait songé à faire aux siens une distribution de
l'argent qu'il gagnait largement. Il était généreux pour-
tant. Mais les pauvres gens ayant besoin de peu. ne
demandaient rien, et il ne pensait pas à leur donner. Ce
jour-là, il soûla ses frères. Les femmes burent aussi. Il
eût voulu soûler tout le village, dans son désir de faire
quelque chose pour le mort.
Seule, la vieille Hornu ne toucha pas à son verre. Elle
demeura tout le temps immobile, les mains posées sur
ses genoux, regardant vaguement le trou noir que faisait
l'absent auprès d'elle, sans penser à rien. Le soir venu,
comme les garçons ronflaient à terre, ivres-morts,
Cachaprès prit Tun et la vieille prit l'autre. Elle le hissa
sur son dos, comme elle eût fait d'un sac, et le porta
jusque chez elle, courbée en deux, les mains robuste-
ment posées sur ses hanches. Elle rentrait, son fils sur le
dos, dans la maison d'où elle était sortie le matin, son
mari sur les épaules. Et, à quelques jours de là, elle
mourut à son tour, sans maladie, comme meurent les
femelles quand les mâles n'y sont plus.
Cachaprès reprit sa vie.
On ne hante pas les cabarets sans connaître les filles.
La fermentation des printemps mettait une flambée
d'étincelles dans ses veines. 11 se rapprochait alors des
étables, des seuils sur lesquels bavardent le soir des
garces aux bras rouges. Cette chair mafllue satisfaisait ses
appétits d'homme pour qui l'amour est une hôtellerie. Il
.'2 r X M A r. F.
ne voyait rien au-delà de la grosse sensation d'être à
deux un instant. La tendresse lui échappait.
Le temps des kermesses était surtout pour lui une
occasion de s'amuser avec les commères. Il leur payait
bouteille, les lançait dans les entrechats des contredanses,
les entraînait derrière les haies. 11 lui suflisait qu'elles
lussent amples et dodues, avec des dents propres. Et il
n'avait pas connu les fréquentations durables.
C'est alors qu'il vit s'épanouir le sourire de Germaine
dans un sourire de mai. La fleur des pommiers seule
était aussi abondante que la floraison qui, brusquement,
poussa en lui; cela germa comme une graine, monta
comme une sève, le remplit des pieds à la tête comme un
débordement.
Il l'aima, sans s'en rendre compte, à travers la neige
des étamines, l'aile des papillons, la blancheur du matin,
comme l'incarnation de tout ce qu'il y avait pour lui de
désirable sur la terre, l'ombre des bois, la tiédeur de la
plaine, les vergers pleins de fruits, le meurtre, le vol, la
liberté.
Il l'aima comme un gibier rare et difficile, comme une
proie inaccoutumée, sentant s'accroître son goût pour
elle de la supposer vierge, c'est-à-dire gardée, à légal
des chasses dont il avait dû escalader les clôtures.
IV
CACHAPRÈs se mit à rôder autour de la ferme, à la
façon de 1 epervier qui rétrécit petit à petit ses
cercles autour de sa proie. Il s'attardait derrière
des haies, traînait à la lisière du bois, l'attendait venir
juché dans les arbres. II voyait par échappées un peu de
sa personne, un bout de sa robe, et cela alimentait son
désir Une préoccupation plus forte s'était jetée à travers
ses rages de destruction. Il négligeait les gîtes et les
terriers. Le poil roux des lièvres ne lui faisait plus
penser au coup de fusil qui le découd et le crible de ses
hachis. Sa carabine reposait dans une cachette, au fond
d'un fourré.
Il connaissait déjà les habitudes de la maison.
Au petit jour, quelqu'un conduisait les vaches pâturer.
Il y avait deux pâtures, celle du verger et celle du pré
dans le bois. Quelquefois Germaine ramenait les bctes
Il l'avait suivie deux fois. Ils s'étaient dit des choses
insignifiantes en se souriant, heureux d'être l'un près de
.'4 r X .^^ \ i, F.
l'autre. Et tout à coup elle lui avait cric : bonsoir, près
de la ferme.
I. 'après-midi, elle allait aux champs. On plantait juste-
ment les pommes de terre. Hulotte avait engagé des
femmes pour planter, et elle était au milieu, travaillant
comme elles, penchée sur les labours bruns. Des heures
entières il l'épiait, immobile derrière un arbre ou les
broussailles, une prudence lui conseillant de ne pas se
montrer. Elle passait entre les sillons, la banne aux
pommes de terre pressée contre sa hanche, prenant dans
la banne, puis jetant devant elle ; et ce geste, qui recom-
mençait, avait une grandeur. Puis une des femmes ra-
menait la terre d'un coup de bêche, chaque fois qu'elle
avait jeté la plante.
H admirait les mouvements de son grand corps dans
la brume chaude des après-midi. Par moments, elle se
mettait droite, se reposait sur ses reins, les deux poings
plantés dans le côté, et demeurait sur place, se détendant
rafraîchie, les yeux demi-clos,
l'ne fois, il imita le cri de la chouette pour lui faire
tourner la tête de son côté. Elle vit une agitation dans
les arbres du bois, et, devinant qu'il était là, elle agita la
main au-dessus de sa tête. Alors il se mit à hennir du
hennissement grêle d'un poulain d'un an.
— II est drôle, pensa-t-clle.
Ce jour-là, quand le soleil marqua quatre heures au
ciel, les femmes revinrent seules à la ferme. Elle n'avait
pas faim ; elle préférait continuer à planter ; la besogne
n'avançait pas. Et d'autres raisons pour demeurer au
champ, les femmes parties.
Cachaprès descendit de son arbre; en quelques enjam-
bées il fut auprès d'elle.
— C'est toi?
— Oui.
r X MALE 35
— Et que faisais-tu dans l'arbre ?
— Rien.
— Si fait.
— Quoi ?
— Tu me regardais, tiens !
Il balança la tête.
— C'est vrai .
Elle l'enveloppa d'un sourire singulier et lui dit :
— Vaurien ! T'as là un beau métier! Rien faire et
passer le jour à regarder les filles !
Il cherchait une réponse.
— Moi, fit-il, en une nuit je gagne de quoi rien faire
trois jours. Et puis, ça me plaît de te regarder. J'aime
autant ça que de me fouler les pieds à marcher.
Elle lui dit qu'étant jeune, elle aimait à courir dans les
bois ; mais cela lui arrivait rarement, son premier père
ne voulant pas. Et, tout à coup, il y eut comme une joie
sur son visage.
— C'est juste, je ne t'ai pas dit. Mon père était garde.
Il crut qu'elle se moquait de lui. Alors elle lui expli-
qua le mariage de sa mère avec le fermier Hulotte. Le
meilleur de sa vie s'était passé à la ferme. Toute petite,
elle n'avait pas été heureuse : non pas que son père fût
méchant pour elle; mais il avait l'humeur un peu noire
des gens qui vivent dans les bois. Et en disant cela, elle
lui lançait un regard pour le faire parler.
— Oh ! moi, répondit-il, j'suis bon comme le pain.
Je ne sais pas ce que c'est que de faire de la peine à
quelqu'un.
Il se vantait, se laissa aller ù un éloge immodéré de
son caractère. Et il ajouta que celle qui l'aurait le verrait
bien. Puis revenant de son étonncment de la savoir la
tille de Maucord, alors qu'il la croyait engendrée de
Hulotte, il eut une traînée de petits rires sourds. .
.>6 V N M A L K
— Ah bcn ! en v'ià une histoire! Si ton pèic était
vivant, j'aurais p"t être tiré sur lui !
Klle se redressa, blessée dans une mémoire chère.
— C'était un homme, celui-là ! dit-elle rudement, il
t'aurait coulé bas comme une charogne.
— Bien sûr, dit Cichaprès, comprenant qu'il avait été
un peu loin.
Et 11 parla d'autre chose. C'était bientôt le temps des
kermesses. Il lui demanda si elle aimait la danse, et
comme elle répondait oui, il lui dit :
— Moi aussi. On saute, on fait des bêtises, on s em-
brasse. Nous nous embrasserons, hein ! Germaine !
— A savoir.
Il s'approcha d'elle, et la tirant par les poignets de
toute sa force, la tint contre sa joue.
— C2a se fait comme ça, dit-il en riant,
— Et ça comme ça, répondit Germaine en lui lâchant
un large soufflet à travers le visage.
Une rougeur de colère lui était montée aux joues.
Elle lui en voulait d'avoir été plus fort qu'elle : il l'avait
prise en traître, sinon...
Il fixait sur elle des yeux gris, ardents.
— Veux-tu recommencer, Germaine? dit-il.
Elle ne put retenir un éclat de rire.
— Non, répondit-elle; il n'y a pas de raison pour ne
pas recommencer après et encore après.
Des voix s'approchaient.
— Encore une petite fois seulement, disait Cachaprès,
et il marchait sur elle les bras ouverts, les narines
dilatées.
— Approche ! lit-elle en saisissant une bêche.
Il écarta la bêche d'un coup sec de la main et colla ses
lèvres sur sa peau chaude,
— Démon! vaurien! rit Germaine, riante et furieuse.
U X il A L E 3?
Elle jeta la bêche après lui sans l'atteindre. Il courait
à larges enjambées, le corps plié en deux, la tête à la
hauteur des reins, comme font les braconniers quand ils
sont poursuivis. Une fois dans le bois, il lança un
coquerico retentissant. Les femmes arrivaient.
Germaine regarda devant elle, longuement, perdue
dans ses idées.
V
COMME elle lavait dît à Cachaprcs, Germaine était
la fille du garde forestier Narcisse Maucord, tué
par la foudre, il y avait à peu près quinze ans,
dans le bois des Chêneaux.
Elle avait passé la première partie de sa vie dans une
maison triste, froidement correcte, en long tête-à-tête
avec sa mère, une femme d'ordre qui, à la mort de
Maucord, était encore la plus belle femme de la con-
trée. Le garde passant presque toutes ses journées à
surveiller les domaines de l'Etat, elles demeuraient
seules dans cette maison qui attenait à la forêt, regar-
dant à travers les rideaux tirés onduler les arbres, pou-
droyer le soleil et ruisseler la pluie.
Le père rentrait à midi. Un instant la maison s'ani-
mait du remuement des vaisselles; une apparence de
vie bourdonnait sous les plafonds en chêne, le long des
murs tapissés d'un papier à fleurs bleues, et la mère, le
garde, l'enfant s'asseyaient à la même table, comme
étonnés de se trouver ensemble.
40 U N M A L ]•:
Aucune gaîtc ne détendait la placidité silencieuse de
ces trois êtres réunis pendant une heure ou deux.
Mélancolique et farouche, Narcisse Maucord aimait
sa femme et sa fille d'une tendresse régulière, comme
dérobée au plus profond de ses moelles. Il vivait au
milieu d'elles, replié sur lui-même, avec des accès de
goutte lors des changements de temps. Gourd, immobile,
ses jambes posées sur un escabeau, il restait alors
accroupi dans 1 atre, regardant aller et venir autour de
lui Madeleine, sa femme, et la petite Germaine, sans rien
dire; et les jours se suivaient, démesurément longs. Petit
à petit, un froid glacial s'était mis dans le ménage, brisé
seulement entre la mère et l'enfant par une affection plus
vive, qui s'épanchait naturellement quand le père était
parti.
Madeleine, en se mariant, avait apporté un champ,
quelques meubles et la literie ; Narcisse, lui, avait apporté
la maison, qu'il tenait de son père, garde forestier comme
lui; et, à force d'économies, une petite aisance avait fin
par entrer dans cette demeure soigneusement entretenue,
dont la façade, badigeonnée au lait de chaux tous les ans,
annonçait la bonne tenue intérieure.
Germaine avait six ans quand, à la tombée de la nuit,
un samedi du mois de juillet, des bûcherons rapportè-
rent sur des branches entrelacées le garde foudroyé pen-
dant sa ronde de l'après-midi. Ce fut pour Madeleine une
douleur sérieuse et sans éclat. Elle perdait en Narcisse
moins un homme aimé d'amour que le soutien de la
maison et le père de son enfant. Elle prévoyait une charge
plus lourde et des responsabilités plus graves pour elle.
Puis cela rompait une habitude, et il allait y avoir désor-
mais à la table une place vide, qui avait été largement
occupée autrefois.
Des mois se passèrent. Les portes et les fenêtres
U X M A L E • 4t
demeurèrent fermées comme par le passé. La mort
n'avait pas fait hausser la vie. Seulement, la petite n'étant
plus inquiétée par la sévérité du père, se reprenait à faire
sa rumeur d'enfant. On voyait dans le jour sa joue en
fleur au milieu des fleurs du jardin, se mêler au vol des
papillons, s'animer des rougeurs du jeu, par moments
disparaître dans la toison des hautes herbes.
Et tout à coup un grand changement s'opéra autour
d'elle. Elle avait vu un homme grand et fort s'asseoir
dans l'âtre, venir d'abord irrégulièrement, puis prolonger
ses visites, et cet homme l'avait levée un jour à la hau-
teur de sa bouche et lui avait dit :
— Germaine sera not fille à présent.
Puis on l'avait menée dans une grande ferme, où elle
avait grandi au milieu d'un train bruyant, et sa mère lui
avait dit :
— Tu aimeras le fermier comme ton père.
Tout doucement, elle comprit que sa mère s'était
remariée.
Hulotte, demeuré veuf comme Madeleine, avec un
garçon de dix-huit ans, s'était toujours senti du goût pour
cette femme calme et belle, alors que lui-même était déjà
marié et connaissait les aigreurs d'une union mal assor-
tie : aussi fut-il heureux de la retrouver libre. Madeleine
entra donc à la ferme et continua avec ce nouveau mari,
plus vieux qu'elle de quinze ans, la même vie ordonnée
et droite qu'elle avait menée avec son premier époux.
Ils eurent deux fils ensemble, et leur bonne entente ne
fut rompue que par un coup terrible : Madeleine mourut
des suites d'une affection charbonneuse dans le même
mois où était mort Maucord.
Il y avait décela trois ans déjà, et un accablement était
demeuré sur le fermier depuis ce temps. A chaque sai-
son, il laissait un peu plus le soin des affaires à Philippe,
42 U X M A L E
son aîné, se reposant sur Germaine de la charge des cta-
bles, de la basse-cour et de la maison.
Calme comme sa mère et comme elle douée d'une force
intérieure éj;ale et continue, la rude fermière tenait lie
Maucord l'énergie et la décision, avec une apparence de
brusquerie. Cependant, elle n'avait d'eux que la ressem-
blance des caractères ; sa ressemblance physique se rat-
tachait plutôt à la mère de son père, femme amoureuse
•et féconde, qui s'était remariée quatre fois et, comme elle,
avait senti brûler ses joues du rouge sang des brunes.
Germaine, en effet, était de la race des belles filles faites
'pour la caresse et l'enfantement : son large cou tournait
avec fermeté sur ses épaules ; elle avait les reins dévelop-
pés, la poitrine saillante, les chevilles fortes ; et les be-
sognes viriles la tentaient. Plus jeune, elle s'amusait à
lutter avec des garçons de son âge et n'avait pas toujours
été terrassée. Elle savait descendre les bois de la charrette,
charger un sac de farine, s'atteler à la herse, transporter
à la pointe de la fourche les fumiers lourds de suint, et
^on geste avait une décision rude.
Germaine Maucord avait été aiméeen fille par Hulotte.
Il n'avait pas voulu faire de dirtérence entre cette progé-
niture qui lui venait d'un autre lit et celle qui lui était
venue du sien propre. On l'appelait Germaine Hulotte
dans les villages Elle était vigilante, vaillante, l'œil à tout.
Levée avant les domestiques dans la ferme, elle cuisait le
pain, mettait la main à la lessive, repassait le linge, aidait
aux grosses besognes de la maison. Elle n'avait ni le goût
de la dépense ni l'amour exagéré de la toilette. C'était
une fille gaie, aimant à rire, assez libre quand elle causait
avec les hommes. Sa mère l'avait menée à des kermesses.
•Elle avait gardé de l'une d'elles, où l'on avai^t beaucoup
mangé et dansé, un souvenir qui se confondait avec une
Jîgure de danseur, un étudiant beau garçon, venu là en
UN MALE 43
partie de plaisir. Elle avait longtemps pensé à sa peau
blanche, à sa joue dorée par l'ombre de sa moustache, à
ses manières douces, aux chatouilles qu'il lui avait faites
dans la main. Cela avait même un peu occupé ses rêves,
la nuit. En d'autres occasions, elle avait dansé avec des
fermiers, des paysans riches, la jeunesse dorée des cam-
pagnes. De ce contact avec des danseurs qui la serraient
de près, mettaient leurs genoux entre les siens, et par mo-
ments laissaient traîner leurs mains sur sa taille, il était
resté en elle une douceur tentante qui l'acheminait à son-
ger au reste. Elle avait pleuré une fois, dans son lit, se
sentant seule, tandis que des amies à elle avaient des
maris et des tiancés. Elle avait par moment le désir et le
besoin d"un homme. C'était un troublevague, une sourde
fermentation de son être ardent et jeune, avec des amol-
lissements profonds.
Sa position de fille à marier n'étant pas nette, lesépou-
seurs tardaient à se présenter : ce n'était que la fille aux
Maucord, après tout, et les Maucord n'avaient eu qu'une
aisance modeste. Ah ! si elle avait été la fille aux Hulotte !
Il y avait des sous de ce côté. Ces rumeurs se colpor-'
talent, arrêtaient l'élan des fils de fermiers riches, et
d'année en année on s'habituait un peu plus à la voir de-
m.eurer fille. Quant à se marier avec un simple paysan,
elle ne pouvait y penser. Jamais Hulotte n'eût supporté
qu'un gendre médiocre vint s'installer auprès de lui dans
la ferme. Et cette mélancolie de n'être pas femme se jetait
souvent au travers de la gaîté de Germaine Elle éprou-
vait alors un sentiment de révolte. Une colère la prenait
contre ces hommes, qui étaient assez bêtes pour ne pas
s'emparer de sa beauté. Imbéciles, va !
La vue du beau gars couché dans le verger, amoureux
et souriant, la charma comme une promesse d'assouvis-
sement. Il paraissait cloué sur place, dans une fixité
44
U X M A I- !•:
dadmiration. Son sourire montait à elle, tremblant et
doux, ainsi qu'une prière. Elle vit qu'il avait les épaules
larges, la tête énergique et fîcre, la robustesse des vrais
mâles, et cela la toucha. Elle se prit alors à sourire
aussi et il y eut dans ce sourire comme un appel vague
de la chair, comme une instinctive sollicitation de ne pas
la laisser avec son désir. Quand elle le revit sur l'arbre,
une chaleur lui passa dans le cœur. Il était donc revenu!
Cctait donc vrai qu'il la trouvait à son goût ! Et elle
rêva au moyen de lui parler, de voir de près sa peau, la
couleur de ses yeux, la largeur de ses mains. A midi, la
ferme dormant, elle sortit, gagna les luzernes, sûre qu'il
y viendrait. Il était venu. Alors elle avait appris cette
chose extraordinaire, c'est que l'audacieux qui lui avait
souri et qu'elle avait devant elle, plein de convoitises,
était Cachaprès.
Cest-à-dire un bandit, un maraudeur, un voleur des
bois, qui finirait par la prison ou peut-être pis, à moins
qu'il ne crevât dans un fourré.
Soit, mais ce bandit faisait un métier viril, était un
gaillard comme elle les aimait, rude et ne connaissant
pas la peur; c'était presque un héros. Des histoires se
pressaient dans sa mémoire. Elle se souvint des tours
qu'on lui prêtait ; et le sang du garde-forestier se réveil-
lant en elle, elle l'admira de ruser avec les bêtes, de vivre
au fond des bois, d'être plus fort que les gardes. Puis,
sa pensée s'approfondissant, elle eut une perception con-
fuse que l'amour d'un tel homme devait être supérieur à
celui des rustres à face pâle et à grêles épaules.
VI
L'enclos où pâturaient les vaches du fermier Hu-
lotte était à dix minutes de la ferme. Les
bêtes gagnaient la grand'route, descendaient un
sentier à travers bois, et par un pont jeté sur le ruisseau
qui longeait Therbe grasse de la prairie, entraient au
pacage. Des piquets reliés par une balustrade en bois
formaient une clôture tout autour; et le pré montait en
pente douce vers les vergers de la ferme des Osiers,
située à rextrêmité d'un large plateau cultivé. A droite et
à gauche, de hauts talus s'élevaient, couverts de petits
arbres, entre d'autres plus grands, hêtres et peupliers,
qui mettaient sur ces emmêlements de jeunes branches
leur ombre vigoureuse. Une floraison énorme de pâque-
rettes s'épanouissait entre les clôtures, répandait sur
l'herbe une traînée de clartés qui se perdait près de la
ferme dans le bleu du ciel. Et sur les berges du ruisseau
la bardane, le pissenlit, la valériane, la jacinthe sauvage,
In renoncule des bois avaient poussé en larges touffes
4Ô r X M A L K
cclatvTntcs. Rcgulicrcment les vaches quittaient l'étable à
cinq heures du matin, les coqs sonnant leur fanfare. Elles
demeuraient au vert jusqu'à midi, puis on les menait
bouser à Tétabie jusqu'à deux heures, el de nouveau elles
allaient à la prairie jusqu'à la tombée de la nuit. Aucun
sentier ne traversant le pré, les vaches cornant de leurs
mutles en l'air faisaient entendre la seule rumeur qui se
mêlât au gloussement du ruisseau, sous les arbres ba-
lancés par le vent. Et Cachaprès, voyant ce grand silence,
avait pensé qu'ils seraient bien là tous les deux pour se
causer les yeux dans les yeux. Le bois s'élargissait à
droite et à gauche, et un peu plus loin s'escarpait, pre-
nant graduellement une dénudation sévère de forêt. 11 se
sentait autrement à l'aise dans cette solitude que dans les
vergers toujours traversés par quelqu'un ; et il regardait
par moments les rouges feuilles sèches qui forment litière
sous les hêtres, avec l'idée qu'on pourrait s'y rouler
comme sur de l'édredon. La nuit, il s'y couchait, tâtant
du plat de ses mains leur douceur tiède. La pluie
seule le faisait détaler. Il s'enfonçait alors sous les
hêtres et gagnait un abri de planches et de paille,
délaissé dans le recoin d'une clairière par les bûche-
rons. Une grande fainéantise avait pris ce travailleur
de la mort.
Une après-midi, il s'était allongé près du ruisseau, à
plat ventre dans l'herbe. Une de ses mains pendait à tra-
vers l'eau, faisant au flot tranquille un obstacle contre
lequel il bouillonnait en clapotant ; et, les yeux noyés de
somnolence, il regardait la transparence du fond s'allumer
sous lui de clartés de soleil. Des araignées à longues
pattes remontaient cette coulée de source, ramant par
saccades furieuses. De très petits poissons les croisaient,
rapides comme des éclairs. Et le ruisseau s'cncavant un
peu plus loin dans une mare, toutes les grenouilles à la
U N MAL E 47-
t'ois renâclaient, avec un bruit de gargarisme. Une chaleur
d'étuve s'était abattue sur la campagne.
Lui se sentait envahi de cette immense torpeur qui sai-
sit la terre au printemps, comme une accouchée, lise
vautrait dans l'herbe avec la jouissance des bœufs cher-
chant le frais. Il avait besoin d'un calmant à la fermenta-
tion sourde de son corps. Et des feuillages glauques de
la berge en fleurs, du ruisseau montait une âcreté qui le
rendait lascif. Des bâillements convulsaientses mâchoires.
Il se tordait les bras au-dessus de sa tête, ou serrait ses
poignets dans ses doigts à les briser. Par moments, il se
roulait dans les herbes, collait sa peau chaude contre leur
moiteur, passait une feuille sur sa langue ; et des soupirs
soulevaient sa poitrine. Un rossignol, caché dans un cou-
drier, chantait sur cette peine solitaire.
Tout à coup les feuillages furent secoués d'une ondula-
tion. Le coassement des grenouilles s'exaspéra. Et Cacha-
près vit le fond de l'eau, doré la minute d'avant, s'ardoiser
d'un gris sourd. Puis de grosses bouffées traînèrent à ras
du sol, avec ce froissement long des herbes heurtées ; et
un grondement roula dans la profondeur de la forêt. Les
oiseaux se taisaient.
Au même instant une voix retentit dans le sentier par
oii descendaient le troupeau et la tache massive des vaches
apparut à la barrière.
— Hu ! hia ! criait la voix.
11 se leva d'un bond, traversa la prairie et vit Germaine
en train de lever les traverses.
— Salut ! dit-il, y va faire gros temps.
Un éclair déchira le ciel et tout aussitôt de larges
gouttes de pluie s'aplatirent sur les feuilles. Le tonnerre
gronda ; puis, subitement, la nuée creva, s'écroula dans
une formidable averse. L'eau tombait par rayures droites,
larges comme des lanières, fouettant le bois d'un crépite-
48 r X M A L E
ment clair qui, par moments, ressemblait à une musique
de grêlons sur un bassin de cuivre.
Ils s'étaient réfugiés sous un arbre, l'un près de l'autre,
se serrant un peu. D'abord, la pluie ne perça pas l'épais-
seur des feuilles. Elle traçait tout autour du tronc un
cercle brillant, laissant la terre sèche au pied. Mais les
hautes feuilles se mirent bientôt à dégoutter sur les
feuilles plus basses ; des filtrées d'eau glissaient à présent
de proche en proche jusque sur eux.
Il ôta sa veste.
— Tiens! prends-la, dit-il. Moi, ça me connaît, la
pluie. J'en ai eu sur le dos de quoi remplir des étangs.
Et il la passa au cou de Germaine. Elle se laissait faire,
un peu troublée par le contact de ses doigts qui la frô-
laient. Il se rapprocha d'elle. Leurs hanches se tou-
chaient, une rougeur chautTait leurs joues, et résolument
il prit sa main, la garda dans la sienne. En même temps
il cherchait des mots. Il eût voulu dire quelque chose.
Mais sa langue demeurait inerte, et à force de chercher, se
violentant, il finit par bégayer :
— J'en ai bien six comme ça.
— Quoi i
— Six vestes, dà î Oui, à la maison. Puis j'ai une veste
en velours, avec le pantalon et le gilet pareils.
— Tout ça ?
— Oui, et d'autres encore, ah bien oui !
Puis il y eut un silence. Il chatouillait le creux de sa
main, à présent, à petites fois lentes et douces. Alors ce
fut elle qui éprouva le besoin de parler. Elle montra une
vache noire et blanche, très ballonnée.
— Elle aura son veau ce soir, dit-elle, à moins que ce
soit demain. On ne sait pas. Mais, pour sûr, elle l'aura.
Et elle nomma ses vaches l'une après l'autre, raconta
des particularités. La blanche avait coûté 700 francs. Les
U N M A L E 40
vaches étaient très chères. Elle s était mise ledos àTarbrc
et se donnait des secousses d'arrière en avant, machinale-
ment. Tout à coup, elle sentit une main remonter sous
ses aisselles, et cette main cherchait à l'attirer.
— Si tu voulais, dit-il, on serait une bonne paire
d'amis.
Il la regardait d'en haut, plongeant ses yeux dans ks
siens, les laissant descendre ensuite dans son cou. Elle
fit un mouvement pour scdégager et vit qu'elle était tenue.
Si c'était cela ce qu'il appelait être amis, ah bien non !
elle ne voulait pas, et elle lui cria de la laisser. 1 1 lui reparla
de son caractère, de l'argent qu'il gagnait, de sa vie dan?
le bois, et elle l'écoutait, les yeux vagues.
— Oh ! moi, dit-elle, je ne prendrai jamais qu'un
homme à mon goût.
— Faudrait savoir alors quel est ton goût ?
— D'abord, dit-elle, c'est pas que je tienne à l'argent.
Pour ça, non. Y a des gens que l'argent ne rend pas plus
heureux.
— Comme moi. De l'argent, c'est bon à riboter. Au-
jourd'hui vingt francs, et demain rien. Y a des fois que
mes poches sont remplies comme ça. Eh ben, quoi?
Est-ce que j'ai besoin de rentes, moi ? On mange tout à
boire, à danser avec les .filles, à faire le diable dans les
villages. Et puis, que je dis, y a toujours le bois, après,
La pluie avait cessé. Des trouées d'un bleu lave et
doux s'apercevaient dans le haut du ciel. Tout autour,
les nuages pendaient déchiquetés, en masses lourdes qui
s'effrangeaient sur les bords. Cette déroute d'orage finis-
sait dans un ruissellement de clartés blondes. Des arcs-
en-ciel brillaient à toutes les feuilles. Des égouttées d'eau
continuaient à tomber, ressemblaient à des chutes de
perles. Il pleuvait à présent de la lumière le long des
-arbres, dans l'épaisseur des taillis, et les fonds ihi bois
. ) r X M A L V.
scintillaient dans une large averse de lueurs et de rosées.
Dans la prairie, les herbes avaient des ardeurs d'éme-
raude. Des myriades de paillettes fourmillaient sous les
feuilles; et la vapeur montant resplendissait au soleil
comme une coulée de métal en fusion. Au bout de la
prairie, le verj^er des Osiers s'étalait dans une nappe d'or
immobile. La terre rcssuait le déluge qu'elle avait reçu,
l'ne odeur vircuse monta alors avec un relent de fermen-
tation.
Ils étaient restés sous l'arbre, n'ayant rien vu de la
pluie qui cessait, du soleil qui allumait le paysage. Ils
continuaient à se sourire, fixés sur place par une sensa-
tion indéfinissable. Et subitement, une voix appela dans
le sentier :
— Germaine !
Alors elle eut peurd'êtrc vue avec lui.
— Bonsoir, cria-t-clle.
— Psitt, fit-il à demi voix, c'est dimanche kermesse au
village. T'y viendras?
Elle tourna à demi la tête et regarda de ses yeux clairs,
sans dire oui ni non.
'^rv^, 'f .^Tt^
c^^?qKvJ^
VII
El, LE viendra, pensa Cachaprès,
Et aussitôt la pensée qu'il lui fallait de l'argent
lui passa par la tête. On danse, on boit, on fait
Je la casse : cela ne va pas sans quelques sous dans ia
poche. Et depuis que l'amour l'avait pris, il avait vécu
de l'air du temps, ne pensant ni au gibier ni aux mar-
chands. Même il n'avait pas mangé tous les jours. Cette
grosse faim, qu'il nourrissait les jours ordinaires de proies
prises dans le bois, s'était fondue sous l'ardeur sèche de
son désir. 11 aurait pu compter ses repas. Au petit jour
une fois, il avait massacré un lapin d'une volée de coups
de bâton. II avait fait un feu de bois, et l'avait mis rôtir
au bout de la baguette de son fusil. Il aurait mangé la
peau avec, ce matin-là, tant son ventre était creux. Et
deux jours après, il avait raflé un coq derrière la haie de
lî\ ferme des Osiers.
Cette fois, une gourmandise s'était mêlée à son appétit.
Son coq sous sa blouse, il avait fait une lieue de chemin
52 U N M A L E
à travers la forêt. 11 avait gagne les acculs, et là, une
hutte de bûcherons amis lui avait permis de préparer
cette viande au thym, avec sel et poivre. Malheureuse-
ment le coq était dur.
— J'suis volé !
Et tout de même, de ses dents aiguës, il l'avait mis
en pièces. Un demi-pain de seigle et un pot d'eau avaient
fait le reste du déjeuner. Il y avait eu d'ailleurs une aile
et un morceau de la carcasse pour le bûcheron et sa
femme. Une petite à tête de bête, qui vivait avec eux,
avait sucé les os ensuite. Et cela avait été une belle nour-
riture en somme, dont s'était largement repu Cachaprès.
Les autres jours, flâtré de son long dans les herbes,
il s'était contenté de manger des racines, de la sauge, du
cresson, les choses qu'il trouvait sous la main. Comme
les cerfs en octobre, occupés à raire et ne songeant
plus à viander, des rages de femelle remplissaient son
flanc creux. Il avait passé les trois premières nuits dans
la forêt. Une jonchée de feuilles sèches avait préservé
ses membres de l'humidité de la terre et il avait secoué
en s'éveillant ses cheveux mouillés de rosée. Mais il était
tombé des pluies, le quatrième jour. Des pluies de mai,
aiguës comme des lances, ça n'est pas drôle.
11 avait traversé la forêt alors et il était allé coucher à
la hutte, dans la tiédeur des bûches équarries au plein
soleil.
C'étaient devieux amis à lui, les bûcherons. Ils l'avaient
connu grand comme un chevrillard de six mois. Bien des
fois, il s'était caché chez eux quand les gardes le traquaient
dans les fourrés. Et la vieille, une carcasse efflanquée et
sans sexe, lui rappelait sa mère avec ses dents en pointe,
sa face cave, sa dure peau tannée comme celle des bêtes.
— Hé ! vieille hase, lui disait-il en terme d'amitié.
Et cela déridait un peu le cuir immobile de ce rude
UN MALE 55
visage de femme. Quant au vieux, c'était un petit homme
sec, plié en deux. Un coup de hache lui ayant emporté la
main gauche, son bras se terminait par un moignon qu'il
maniait à peu près comme une main. La vie de la forêt
avait fini par lui façonner un museau allongé de loup,
éclairé d'un clignotement d'yeux gris, sous un buisson de
sourcils roux ; du poil s'échevelait dans ses longues
oreilles cornues. Il avait une malice, qui était de se faire
passer pour sourd. Cela lui permettait de ne pas répondre
quand il était interrogé ou que sa mégère, qui avait la
voix haute, laissait crever sur lui ses bourrasques.
L'homme dans ce ménage était la femme. Elle fendait
le bois à coups de hache, dans la forêt, d'un han ! puis-
sant, sans se lasser. Une chemise de grosse toile boutfant
sur sa gorge plate, le cou et les bras nus, elle levait et bais-
sait l'énorme fer d'un mouvement régulier qui faisait
rouler les billes de ses biceps à temps égaux. Et la peau
sèche, sans une goutte de sueur, elle commençait à l'aube
et finissait à la nuit cette besogne qui lui faisait gagner la
journée d'un homme.
Le mari, lui, brouettait les biîches, liait en fagots les
brindilles ou taillait les ramons pour en faire des balais.
C'étaient les Duc.
Il y avait près de quarante ans qu'ils habitaient leur
hutte, la replâtrant à chaque hiver d'un peu de terre
glaise, rempaillant de chaume les trous faits par l'ouragan
au toit, maintenant debout la bicoque avec des rapiéçages
rappelant le travail de reprises des vieux tricots usés.
l'nc colère était demeurée entre ces vieilles gens : ils
n'avaient pas eu d'enfant. La Duc accusait l'homme ; lui,
grondait contre le ventre infécond de sa femme. Petit à
petit, à force de l'entendre recommencer cette querelle, il
s'était tu, finissant par croire que les torts étaient de son
côté. Mais elle s'était obstinée dans son âpre concupis-
54 V X -M A 1. !■:
ccncc de femelle stérile, pareille à une lice gourmande
qui ne décesse pas ; et cette torture avait graduellement
démoli le petit homme rabougri qui faisait à présent
dans le ménage la besogne d'une femme.
Tout d'un coup, la fureur delà femme était tombée.
l'n matin, en allant au bois, elle avait trouvé au pied
d'un arbre, dans des linges tachés de sang, un petit enfant
bleu de froid, demi-mort. Une mère avait dû s'accoucher
là. Le sang allait en traînée jusqu'au sentier. Puis on ne
voyait plus rien. La marâtre, ayant mis bas sa portée,
s'était dérobée.
Ce fut une grande douceur pour ces créatures farou-
ches Les Duc ramassèrent le nouveau-né et, l'ayant porté
dans leur hutte, rélevèrent au lait de chèvre.
Elle devint vraiment leur fille. Ils l'avaient aimée
comme si elle leur était sortie des entrailles, et elle avait
poussé dans leur vie comme une partie d'eux-mêmes,
ayant leur rudesse, leurs instincts, leur haine de tout ce
qui n'était pas la forêt.
Dans les commencements, une peur les avait empêchés
bien des fois de dormir. La mère se trouverait un jour
peut-être ; elle réclamerait son enfant : cela ferait des
affaires. Non pas que la Duc se fût résignée à rendre la
petite ; elle l'aurait tuée plutôt d'un coup de son sabot ;
car si elle ne l'avait pas nourrie de son lait, c'est qu'elle
n'avait pas pu et elle n'en avait pas moins été la mère dé-
. tinitive pour cette fillette abandonnée par une mère de
hasard.
Heureusement, la peur avait été vaine. Aucun être vivant
ne s'était présenté pour réclamer cette œuvre de la chair
lâchée au coin d'un bois. Elle avait continué à vivre à un
pas de l'arbre au pied duquel elle avait été trouvée. La forêt
avait pris possessionde cette vie commencée dans la forêt,
lavantdesessoleils,desespluies,deses neiges, Thorreur du
U X il A L E 55
crime originel et berçant cette souillure comme elle eût
bercé une royauté. Et elle avait grandi dans l'ignorance
de ce qu'elle était, obscurément, comme les couleuvres,
les lézards, les scarabées au milieu desquels elle courait.
Les Duc ne lui avaient jamais rien dit, d'ailleurs, ayant
presque oublié qu'elle n'était pas leur fille. Elle les appe-
lait Pa et Ma de sa voix aiguë, qui glapissait par mo-
ments ; et cette paternité avait fini par être indestructible
comme de la pierre maçonnée dans du ciment. Du reste,
on ne s'était pas même occupé de lui trouver un nom. A
quoi ça eût-il servi, un nom, dans la forêt ? Est-ce que
les milliers de vies qui germent dans un espace large
comme la main ont un nom \ Il suffit que cela pousse, et
cela s'appelle de la vie, simplement. Les Duc obéissaient
sans s'en rendre compte à cet instinct de l'existence sau-
vage, pour qui vivre est tout. Ils 1 avaient appelée la
P'titc dès la première minute qu'ils avaient reconnu son
sexe, et ce nom, qui n'en était pas un, lui était resté.
Cachaprès seul, avec son habitude de donner aux gens
le nom des bêtes, l'appelait : Gadelette.
— Hardi, Gadelette! disait-il en entrant, saute à
guiguitte sur mes genoux.
Et elle sautait, leste comme un cabri, se ventrouillant
dans ses larges pectoraux.
Elle l'avait aimé comme une habitude, comme une
connaissance, d'une amitié vague de petite fille. Elle tirait
ses cheveux, le battait de son poing, cherchait à le
mordre dam le cou, avec des férocités de jeune chien.
Ou bien elle se pendait à ses jambes, cherchait k le ren-
verser, de ses doigts de fer lui pinçait le mollet comme
avec des tenailles. Il se débarrassait en riant et d'une
main la soulevait jusqu'à sa bouche, malgré ses trépigne-
ments.
VIII
IL y avait un moyen très simple pour Cachaprès de se
procurer de l'argent : c'était de faire le bois.
L'après-midi s'achevait dans un apaisement. Le
ciel, débarrassé de nuages, élargissait sur les arbres un
azur pâle, qui commençait à se dorer vers l'horizon. Une
vapeur montait des terres trempées par l'averse. Le gail-
lard se dirigea vers un fourré. Un passage étroit, à peu
près invisible pour tout autre que lui, conduisait à un
enchevêtrement de ronces. Il se coula, plié en deux, sous
l'enlacement des branches. Par moments, des épines
l'égratignaient. Et sans avoir fait plus de bruit qu'un
lapin qui coupe la sente, il arriva à l'épaisseur des ronces.
C'est là qu'était caché son fusil, dans une bonne gaîne
de cuir goudronné. Il le tira doucement à lui et, rampant
cette fois, sortit du fourré par une sente où l'on ne pas-
sait qu'aplati sur le ventre. Une fois dehors, il écouta. la
tcte tendue dans le vent. Personne. Alors il ouvrit sa
veste, laissa couler son fusil le long de sa ch;^.!r et s'en-
fonça dans la forêt.
3-
5s r X M \ T. r.
Il avait pris l'alIurc d'un liommc crcintc et vieux.
Appu}c sur un bâton qu'il venait de couper, il traînait
la jambe contre laquelle pendait sa carabine. La largeur
de ses épaules s'était eflacée. 11 marchait le corps obli-
que, la tête ravalée, rapetissant sa haute stature. Ainsi,
les gardes ne se défiaient pas. Cette mince silhouette
passait presque inaperçue, dans les arbres. Ou bien
aperçue, elle semblait appartenir à un pauvre hère che-
minant vers son logis. C'était une des mille ruses de
Cachaprès de prendre dans l'ombre des postures dou-
teuses; et, tout en ayant l'air de se mouvoir lentement, il
faisait de larges enjambées. Il avait emporté son fusil à
tout hasard ; on n'est jamais sûr de ce qui peut arriver,
l'ne bête peut vous partir dans les jambes. Puis, on a des
chances de tomber sur quelqu'un qui n'aime pas les bra-
conniers. Ça, c'est la chasse à la grosse bcte, alors; il
faut toujours être prêt à tout.
Cependant, il était prudent depuis quelque temps. II
évitait de tirer. Un coup de feu est entendu des gardes,
et il sentait le besoin d'être un peu oublié. Un collet, au
contraire, se pose sans bruit et l'on a moins de risque
d'être pourchassé.
Les yeux de Cachaprès sondaient les protondeurs de la
forêt. L'intensité du guet leur donnait une sorte de phos-
phorescence. Ils étaient effroyablement tendus et rou-
laient dans tous les sens, embrassant presque à la fois
toute l'étendue qu'ils avaient devant eux. Un peu plus
d'agitation dans les branches, une ondulation inhabituelle
des taillis, un jeu de la lumière détachant un objet sur
le noir des fonds les arrêtaient. Ils s'agrandissaient alors
et l'énorme forêt semblait tenir à l'aise dans cette dilata-
tion. Le cou tendu, avec ses yeux terrifiants qui dévo-
raient l'inconnu, l'homme prenait en ce moment des
airs de bête fauve à ratTût. L'alerte reconnue fausse^
U X il A L E 59
le regard se détendait dans des cercles petit à petit
diminués.
La forêt alignait ses enfilades de hêtres dans des per-
spectives de minute en minute plus assombries. Du côté
du couchant, une criblée de lumière trouait la masse
noire des feuillages. Par places, un large rayon de soleil
fendait obliquement l'air, semblait couper en deux les
arbres, traînait sur le sol rouge: et les oiseaux, se taisant
l'un après l'autre, un silence s'appesantissait sur les bois.
Le ciel flamboyait à présent comme un brasier. Des
bouts de laque pendaient accrochés au fourmillement
des feuilles. Les arbres prenaient une immobilité de
fûts en bronze sur l'or pâle du soir. Un instant, tout le
dessous de la forêt nagea dans un tourbillonnement de
vapeur vermeille. Une lueur d'incendie alluma les loin-
tains, empourprant les filées d'arbres au loin, et les
tlaques d'eau eurent un étincellement sombre de sang.
Puis, comme une braise qui s'éteint, la clarté rouge se
mit à pâlir, prenant par degrés une douceur mourante
de rose qui, à son tour, se fondit dans la nuit grise. Et,
subitement, les feuillages s'obscurcirent.
Alors, il se redressa.
Un reste de jour blanchissait la terre sous ses pieds.
U se trouvait dans un large découvert planté de jeunes
arbres. Un chemin charretier le coupait en deux, et de
part et d'autre la clairière s'étendait en broussailles
crespelées qui, plus loin, s'accumulaient avec des épais-
seurs de fourré. Des coulées filaient sous les ronces,
pratiquées à coups de dents par les lièvres et les lapins.
Il s'était baissé, était demeuré un instant immobile à
regarder des voies empreintes dans la terre. Et ces voies,
toutes fraîches, allaient de la partie de la clairière qui
était à sa droite vers celle qui était à sa gauche. Des
abattures plus rapprochées se mêlaient à des foulées
6o UN M A I. K
larges. Nul cloute, une chevrette axait passé là de com-
pagnie avec son brocard. Il retira son fusil de dessous
ses habits, ouvrit la gaîne et en retira du laiton. Puis .
immobile, dressé de toute sa taille dans le silence de la
forêt, il écouta s'il n'entendait pas les approches des
gardes. La nuit était muette. Des froissementsde branches,
une rumeur vague s'échappaient seuls des fourrés, et par-
ci par-là un cri de bête rauque et doux.
L'homme mit son fusil sur une épaule, passa la gaîne
de l'arme en bandoulière autour de l'autre, et le corps
plié, retenant son haleine, posant ses pieds sourdement
l'un après l'autre, il s'avança dans la direction qu'avaient
prise les bêtes. Des moquettes s'éparpillaient à présent
parmi les empreintes; il les voyait distinctement, bien
que la nuit fût tombée complètement. Mais la clarté du
jour semblait être demeurée dans ses prunelles et, comme
les chats, il les avait lumineuses et profondes.
Il était sûr de tenir un bon passage. A une certaine
distance du chemin, l'herbe, très piétinée, indiquait
même une habitude de gagner par là le haut de la forêt.
Selon toute probabilité, le brocard et sa chevrette repren-
draient la même route pour rentrer à la remise, et il se
mit à regarder autour de lui. cherchant un arbre flexible
et jeune.
Un petit bouleau se dressait au milieu des tourtes de
bruyère. Il l'attira à lui, le courba, et, avec du til de
laiton, fit un large nœud coulant. Puis il prit une toulVc
de bruyères et la passa sur le collier pour faire dispa-
raître l'odeur de ses mains. Sûrement, si le couple reve-
nait parle passage, le brocard, qui va devant dans les cou-
lées, passerait sa tête à travers la bricole, et, à en juger par
la largeur de la pince, il devait être de bonne prise.
L'homme détala.
Une lune claire s'arrondissait dans les arbres, noyait
U X M A L E 6i
la forêt dans un crépuscule bleuâtre. Et un soutHc lent,
continu, semblait être la respiration de la terre.
Cachaprès se mit à quatre pattes, et sautant à petits
bonds, s'effaçant derrière le hérissement des buissons, il
descendit le chemin qui coupait la clairière sur un assez
large parcours. Un chevreuil, c'est déjà de l'argent. Mais
le brocard pouvait se dérober, et, en fin de compte, il
valait mieux deux bêtes qu'une. Ces idées de proie se
mêlaient dans sa tête à la sensation amoureuse de presser
Germaine contre lui, de la griser avec du vin et puis,
peut-être, de l'entraîner dans la nuit. Sa silhouette arquée
se confondait avec l'ombre des genêts, très abondants en
cet endroit. Le seul bruit qu'il faisait en courant était de
mettre parfois le pied sur une branche sèche qui craquait.
11 ouvrait largement à terre la paume de ses mains,
reposant tout son corps sur celles-ci et imprimant à ses
reins des secousses légères, de façon à touchera peine le
sol du pied,
H cherchait un passage commode pour se glisser dans
l'épaisseur du fourré, qu'on voyait, à une portée de fusil
du chemin, faire une large tache noire sous la clarté de
la lune. Il finit par trouver une refuite visiblement élar-
gie parles bêtes à leur rentrée : elle filait dans la bruyère,
martelée par le piétinement des soles, et par moments
se dérobait sous des couverts de taillis.
In petit chêne râblé avait poussé là, en compagnie de
trois bouleaux, et ces quatre arbres mettaient un trem-
blement d'ombre sur la nudité des solitudes, Cachaprès
posa le pied sur un des nœuds du chêne, la main sur un
autre, et, s'aidant des genoux, grimpa jusqu'au premier
rang de branches. De ce point, il dominait le taillis, les
genêts, le déroulement de la sente jusqu'aux fourrés. Il
ouvrit son couteau, piqua la lame dans la branche et
tendit l'oreille.
02 U N M A L E
Un murmure profond flottait dans l'énorme clarté
bleue de la nuit. C'était la douceur d'un éventement qui
ne finissait pas et se prolonî^eait, régulier, noyé dans un
bourdonnement inexprimable. Cela traînait dans les
arbres, sortait des taillis, montait des profondeurs, avec
un ronflement assoupi d'orgue. Ft une autre rumeur,
sourde également, se confondait avec celle-là, composée
du broutement de toutes les bêtes rôdant à travers la
nuit. Une curée énorme s'accomplissait, des ventres se
gorgeaient dans l'ombre, et toutes ces voracités réunies
formaient au fond de la foret un bruit pareil à celui du
N'ent dans les pins.
Cachaprès, lui, était habitué à cet orchestre extraordi-
naire de mâchoire, broyant et de coups de dentshappant.
Il reconnaissait au froissement des branches les reins
glissant dans les taillis, les croupes frôlant le dessous des
arbres, l'ondulation souple des chevreuils filant dans le
mystère des remises, le bondissement des lièvres cou-
pant de leurs dents aiguës leur passage à ras du sol. Et
par moments, ce vaste grouillement obscur était dominé
par les retombées saccadées d'un galop. Des pourchas
remplissaient les fourrés d'une colère vague, avec des
heurts secs de cornes et des rumeurs de voix grêles.
Puis le tapage cessait, se terminait dans le piétinement
étouffé d'une marche incessante et l'halètement continu
de tous les ventres vautrés dans des ripailles.
Et Cachaprès écoutait monter à lui l'inexprimable
horreur de cette animalité éparse à travers les ténèbres,
l' ne odeur s'échappait des cohues confuses qu'il sentait
battre la nuit autour de lui, et cette odeur le grisait, finis-
sait par l'emplir d'un vertige. Il aurait voulu tenir toutes
ces proies l'une après l'autre au bout de sa carabine, se
prendre corps à corps avec elles, rouler dans leur sang
après les avoir égorgées à coups de couteau. De sesyeux
U X il A L E 63
agrandis, il les regardait moutonner dans les transpa-
rences des taillis, silhouettes grises, blancheurs fuyantes,
fourmillement de formes indécises, et, à de certains mo-
ments, ce va-et-vient Tarouche paraissait s'immobiliser
au milieu du sommeil du bois, et des soupirs, des vagis-
sements d'amour et de douleur répondaient seuls alors à
la voix grave du vent, qui continuait à ronfler dans le
silence de la nuit.
Tout à coup, un cri déchira l'air. C'était l'homme qui
imitait le chevrotement de la femelle: en même temps, il
oignait ses habits d'une graisse puante qu'il avait prise
dans une de ses poches.
Il écouta.
Une agitation se produisit dans le fourré. Il y eut un
froissement de branches remuées. Et, presque aussitôt.
un chevrotin bondit dans la clairière, la tête haute. Là,
une hésitation parut le prendre. Il demeura un moment
immobile, aspirant à plein mufle cette senteur mater-
nelle. La vapeur bleue de la lune l'enveloppait, lustrait
son pelage, allumait une paillette dans son œil rond, et
subitement il recommença ses bonds, du côté du chêne
cette fois.
Cachaprès. arc-bouté sur sa branche, la tête ramassée
dans les épaules, leva son terrible bras, plus ferme en ce
moment qu'un pieu de fer. Une férocité le remplissait,
sa narine battait. Mais, froid comme son couteau, son
oeil guettait la place où il allait frapper.
Le chevrotin avança d'un bond encore et tendit sa
fine tête avec un mouvement inquiet. Un sifflement
perça l'air alors, et, lourd comme une masse, le couteau
vint s'enfoncer entre les épaules de la bête, qui poussa
un cri déchirant, se dressa sur ses pieds de derrière, et.
la minute après, roula deux fois sur elle-même.
D'un saut, l'homme fut à bas de la branche. Une tré-
64 U N M A L E
pidation continue secouait Tanimal. Ses soles battaient
les feuilles par saccades violentes, et un spasme déchaus-
sait sa mâchoire, d'où coulait du sang à Hots. Cachaprès
posa la main sur son couteau, r«infonça d'un coup jus-
qu'au manche, puis le retira. Le chevrotin eut alors un
redressement etîroyable. Il se leva sur ses genoux,
détendit ses mandibules comme pour clamer, et tout à
coup retomba, la tête ballante, ses larmiers largement
ruisselants.
La lune mettait sa clarté pâle sur cette agonie. Lui,
demeurait là, les bras croisés, regardant se tordre et
gigotter sa proie. Il admirait son coup, satisfait d'avoir
trappe au bon endroit. Kt muet, insensible à la mort qui
tardait, il attendait le moment d'emporter la bête.
Une secousse suprême mit fin à cette torture. Il sou-
leva l'animal par les pieds, pour juger du poids. Cétait
un chevrotin d un an. Les broches lisses et solides com-
mençaient à sortir du merrain. Le petit était de bonne
prise.
Il boucha de terre le trou fait par son couteau, pour
arrêter le saignement. Puis, d'une secousse enlevant le
corps, il le fit retomber sur ses épaules. Ainsi chargé, la
tête de la bête battant ses reins, il gagna à travers la
forêt une coupe de bois récemment abandonnée, où se
massaient des bûchers. Là, il creusa de sa main et de
son couteau un large trou, y coula le chevreuil et par-
dessus étendit une couche de feuilles sèches. Il avait son
plan.
La lune éclairait perpendiculairement la forêt. Sa
large illumination blanche s'élargissait entre les arbres,
traînait en nappe argentée sur les terrains, faisait luire
l'écorce polie des bouleaux dans la pâleur des lointains.
C'était la lumière de minuit. Elle s'épanchait énorme
tt sereine sur le lourd sommeil des bois.
r X M A L E 65
Cachaprès calcula qu'il avait quatre heures encore
avant le jour. Une heure de marche pour gagner la ca-
bane des Duc, une heure pour se reposer, puis deux
heures pour chercher le gibier, le charger et se mettre
en route pour la ville, cela lui suffisait.
11 coupa à travers la forêt. Il marchait dressé de toute
sa taille, continuant seulement à étouffer le bruit de ses
souliers, par une vieille habitude. Et, le cœur gai, sifflo-
tant un air entre ses dents, il passait à travers les éclair-
cies de lune, sous les hêtres balancés au vent. Des
lapins partaient de dessous ses pieds. Il les écoutait filer
dans les genêts, leurs ongles égratignant la terre d'un
grattement sec. Et, d'autres fois, des fouines, des mulots,
des blaireaux le frôlaient de leurs corps minces. Il abat-
tit une fouine du plat de son talon, tua à coups de cou-
teau deux lapins, atteignit d'une énorme volée de sa
trique un harret, accomplissant ainsi sa besogne d'exter-
mination et couvert d'un peu plus de sang à chaque
massacre. Il était 1 oreille ouverte à toutes les agitations
de la nuit, la ruse éternellement vigilante, la main
invisible qui cogne, frappe et tue; il était la mort.
Les bois semblaient secoués d'un long frisson à son ap-
proche.
Il marcha pendant une heure et arriva à la hutte des
Duc.
— Hé ! vieille hase! cria-t-il en heurtant à!a porte.
Une voix éraillée grommela de l'intérieur :
— Est-ce toi, heu ?
— Oui.
Au bout d'une minute, un pied nu claqua à terre, et la
vieille apparut, sèche comme un squelette, ses vertèbres
moulés dans sa chemise de grosse toile. Elle était habi-
tuée à ces apparitions matinales.
— Que nouvelle i fit-elle.
66
I' N M A L E
— \ a qui faudra venir au bois au petit jour, dans
lieux heures, toi et la brouette.
— Où çà ?
— Au Rond-Chêne. Tu ramè-neras des ramons.
— ^' a lourd à portera
11 haussa les épaules.
— Une pièce, deux pièces. A voir.
— D'abord que c'est dans deux heures, j'ai le temps
de me mettre cor' une heure contre mon homme. Ht
loi?
— Moi ! J'vas dormir le même temps là-dessus.
Il montrait une botte de paille posée droit dans un
coin. 11 l'ouvrit, l'étendit à terre et s'allonijea. Il vit alors
le tibia calciné de la vieille qui se glissait sous la couver-
ture où Duc, les yeux demi-ouverts, faisait semblant de
ronfler.
— Bonsoir la compagnie, cria-t-il.
Un mouvement lui répondit du fond d'un tas de
feuilles, à côté de lui.
— Tiens 1 dit-il, c'est toi, Gadelette ?
P'tite ramena ses jambes sous son ventre, se retourna
sans rien dire, et, deux heures durant, tandis qu'il dor-
mait son puissant sommeil à pleins poumons, elle de-
jTieura éveillée, se rongeant les doigts et le regardant de
ses yeux de chat.
IX
Au bout de deux heures, la vieille Duc tira Tune
après l'autre ses maigres jambes hors du lit.
Elle passa un jupon, boutonna une jaquette sur
sa chemise et chaussa ses pieds nus de gros souhers à
clous. Cela fait, elle alla tirer de l'appentis une brouette.
Le petit jour pointa entre les arbres.
— Debout, garçon! cria-t-elle.
Il ne bougeait pas. Aplati sur la paille, il laissait aller
sa forte respiration dans un soulèvement régulier de ses
pectoraux. Elle le secoua alors de sa poigne rude.
— Hein ! fit-il en se dressant.
Et il la vit debout dans le carré de la porte, vaguement
blanchie par laube. Il se frotta les yeux, bâilla, s'étira :
— M'est avis, la mère, que Gadeleltc n'serait pas de
trop.
Le tas de feuilles sèches s'agita, vola en l'air, et P'tite
se mit debout d'un bond. De la paille était entortillée
dans ses cheveux bruns, crespelés comme de la brous-
6H i' X ^r A L y.
saille. Un petit jupon noué autour de ses reins minces
descendait jusqu'à ses genoux, largement troue à la cuisse
et laissant voir la chemise sale. L'étofle biidait sur un
petit ventre plat, d'une maigreur sèche. De même, la
gorge n'avait pas plus de renflement que celle d'un
garçon, et les jambes, sous leur croûte de terre poissée,
montaient droites, sans mollets. Elle jeta sur ses épaules
un lambeau de veste, passa la tête dans la bricole et se
mit à pousser la brouette devant elle, tapotant de ses
pieds nus l'herbe trempée de rosée.
— Moi, tit Cachaprès, j'tile par ici. J'ai mes raisons.
On s'attendra au Rond-Chêne, comme c'est dit.
Kt à larges enjambées il refit la route parcourue quel-
ques heures auparavant.
Le gris fumeux qui s'entrevoyait dans les feuillages
avait bleui petit à petit, et ce bleuissement gagnait les
taillis, rampait à ras du sol avec un ton aigre de givre.
Un reste d'obscurité s'emmclait aux troncs, dans la pro-
fondeur. Puis la clarté élargit sa trouée à travers les
arbres. Une clarté de minute en minute plus écla-
tante remplit l'épaisseur des branches, et subitement une
rumeur de gosiers gazouillants s'éleva de la mer glauque
des verdures, agitée par moments de longues oscillations
qui se communiquaient de proche en proche.
11 arriva à la clairière avant le soleil. La lumière met-
tait dans le levant comme une énorme palpitation de
chair amoureuse. Un lac d'or s'étendait par-dessus les
bois, lentement fondu à des bleus éteints ; et, du côté de
l'occident, une tramée de flocons blancs avait le frisotte-
ment de sables quittés par la marée, semblait voguer à la
dérive dans la splendeur croissante du matin.
Cachaprès étouffa un cri de joie.
Il venait d'apercevoir sur l'herbe grise de rosée la sil-
houette couchée d'un brocard. La tête, étranglée dans le
U N M A L E 69
collet, ouvrait d'énormes yeux demi-sortis des orbites.
Une bave coulait des naseaux. Et la bête, ayant râlé la
mort, avait laissé pendre sa langue blême dans une gri-
mace convulsée du mufle.
Il la chargea sur ses épaules ; puis courbé, bondissant
d'arbre en arbre, il prit sa course.
Au Rond-Chêne, la Duc l'attendait. C'était un arbre
très large et le plus gros chêne de cette partie du bois.
Cela lui avait valu d'avoir un nom parmi les autres. II
avait poussé au milieu d'un fourré.
— Hardi! vieille Hase ! cria le gars, v'ià le soleil qui
tape !
Un éblouissemeni passa dans l'air : c'était le premier
rayon qui s'abattait à travers la forêt. Alors Cachaprès
fut pris d'une rage d'activité. Avec des gestes rapides et
précis dont aucun n'était perdu, il aida la vieille à couper
les ramons, les entassant ensuite et les liant avec de la
corde. Et quand il y en eut une pleine charge, il étendit
le chevreuil sur une première couche, le corps tourné en
rond, les pattes repliées et la tête au ventre. Une seconde
épaisseur couvrit la bête, et il tassa le tout de toute la
force de ses bras, pesant à plein corps sur la brouettée.
P'tite, pendant ce temps, allait et venait, faisant le guet.
On entendait continuellement le froissement des feuilles
sèches sous son piétinement pressé.
— Hardi! hardi! criait toujours le gaillard.
Il leva la brouette et la poussa à travers le taillis
jusqu'à la coupe de bois. Là, il fit halte. Il commanda à
la Duc de ramasser des ramées.
— Et toi, Gadelette, aie l'œil.
Il alla à la cachette du chevrotin. La bête avait garde
de son efl'royable agonie une douceur triste. Une désola-
tion mêlée de stupeur nageait dans son œil large ouvert,
comme un retour de vie.
70 U N M A L K
— 11 vit! s'écria Gadelcttc, trompée.
Cachaprcs haussa les épaules et posa le chevreuil sur
U brouette. 11 était plus facile à masquer que l'autre,
étant de douze mois seulemc.it. Un rang de ramées sulVit
à le dérober. Et tout à coup, satisfait, l'homme battit ses
mains l'une dans l'autre et cria :
— Hue! vieille hase! Chez Romiron, à présent ! 'lu
sais, le boulanger.
Va il ajouta le nom de la rue, avec quelques recom-
mandations. Ne pas balancer la brouette, ne parler à
personne, et si elle était interrogée, répondre quelle
allait chez Romiron vendre des ramées.
— Ah! donc! tit la vieille, crois-tu que je me laisse
moucher le nez par les gens?
KUe raidit son échine, et d'un coup de bras vigoureux
enleva la brouette. P'tite s'était mise en avant et, de
toutes ses forces, tirait, les deux mains accrochées à
l'attelle.
-^^
'^•ili
X
II, leur laissa prendre une avance. La brouette à pré-
. sent longeait un chemin uni qui menait à une
chaussée. A un détour, celle-ci apparut avec son
pavement gris, inégal. La vieille Duc avait ôté ses souliers,
son pied déchaussé emboîtant mieux le pavé, et elle allait
d'un bon train, raidie sous sa charge.
Il y avait deux heures de marche de la forêt à la ville.
D'abord, la chaussée côtoyait des taillis, puis les taillis
s'espaçaient; des champs cultivés s'élargirent alors de
chaque côté ; et, mêlées aux cultures, des termes,
des maisons finissaient par former des villages. On
apercevait leurs toits rouges entre les arbres, bien avant
d'arriver, et par delà les rangées de maisons qui bordaient
la route, d'autres maisons, reculées dans la profondeur,
prenaient un ton rose pâle demi-effacé par les fumées
du matin. Une grande chaleur s'appesantissait sur la
campagne.
Cachaprcs flânait, entrait dans les cabarets. Debout
7ï l' X M A L K
devant le comptoir, il avalait une chope. Comme il était
connu, on lui demandait des nouvelles du bois. 11 clignait
de Vœ'\\.
— \'ous voudriez savoir de quoi, pas vrai^ Kh ben,
non. Le bois, c'est mon affaire. Y en a qui disent que les
braconniers font tort au bois, qu'y a plus de chevreuils,
plus de lapins, plus de faisans. Moi, je vous dis que c'est
pas vrai. C'est les gardes qui disent ça pour amuser le
monde. Moi, je m'en fiche, des gardes. Je leur-y dirais ça
à eux-mêmes. Qu'y fassent notre métier donc, et y verront
s'y a plus de bctes au bois.
Le genièvre le mettant en gaîtc, il raconta qu'il avait
descendu deux chevreuils la nuit. Et même les chevreuils
avaient pris la route de la ville. Il ne s'en cachait pas. Au
contraire, il fcusait le pari d'aller le dire aux gardes si
quelqu'un tenait pour une tonne de bière à boire avec les
camarades.
Il frappait sur les tables de la largeur de son poing.
Une expression de défi troussait sa lèvre. Il regardait
les paysans la tête haute, avec son instinct de sauvage
indépendance. Et il s'en allait, disant qu'il repasserait
payer en revenant de la ville. Il frappait ses poches du
plat de la main.
— J 'serai riche !
La Duc et Gadelette, pendant ce temps, arpentaient le
long ruban de chaussée. L'enfant haletait ; à force de
tirer, le rude épidémie de ses mains s'était crevassé; un
peu de sang rougissait l'attelle. Quant à la vieille, elle
avait conservé son large pas égal. Les bretelles entraient
dans la peau de son crâne. Elle plissait les yeux, gagnée
par un étourdissement; mais, comme la bête à la char-
rette, elle serait tombée sur ses deux genoux plutôt
que de s'arrêter. Ce groupe farouche traversa les fau-
bourgs.
U N M A L E 73
Romiron le boulanger habitait une des premières
maisons de la ville. Il vit s'arrêter à sa porte la brouette
chargée de ramées et descendit. Romiron était un des
relais de Cachaprès quand il apportait son gibier à la
ville. Il y avait un hangar dans sa cour. On y débat-
tait les conditions de la fraude et, la nuit, les marchands
venaient s'y approvisionner. La surveillance des gens de
police passait ainsi par dessus la tête des coupables,
les agents ne s'avisant pas qu'un boulanger se mêlât de
cacher du gibier.
Romiron connaissait la bûcheronne. Ce n"était pas la
première fois que Cachaprès la chargeait de ses commis-
sions. Il lui fit un signe et alla ouvrir une porte charre-
tière par laquelle on pénétrait dans sa cour. Pas un mot
n'avait été dit.
La vieille, alors, donna une dernière poussée à la
brouette. Du bois mort encombrait le hangar. Elle remisa
sa charge derrière un tas. Puis, débarrassée enfin, elle
s'assit sur un des bras du véhicule, hoquetante. Sa peau
couleur de cuir s'était tatouée de plaques livides, à côté
d'autres d'un rouge vif. Un tremblement secouait ses
mains. Elle s'abattit avec l'éreiniement lourd des bœufs.
Sa chemise trempée collait à ses os, et dessous battait
sa gorge plate, avec des halètements saccadés. P'tite, elle,
s'était couchée de son long sur Taire froide. Cette fraî-
cheur calmant la brûlure de ses mains et de ses pieds, elle
demeura là, son ventre touchant la terre, la joue contre
ses mains, à dormir son somme interrompu de la nuit.
Cachaprès arriva avec un marchand. Ils enlevèrent les
ramées.
— Pèse ça, dit Cachaprès au marchand en lui passant
le chevrotin.
Puis enlevant la seconde couche de branches et tirant
à lui le brocard, il reprit :
74 UN M A L K
— Et c*ti-ci, donc ! Si j'avais écoule mon sentiment,
vrai, je l'aurais laisse dans le bois. Un amour de bete, et
qui n'a pas sa pareille ! Regarde son museau. Y en a-t-il
beaucoup qui t'apportent de la marchandise comme ça?
Tiens, Bayole, ça m'émeut de le voir couché là. Une si
belle pièce ! M'en faut des deux, cinquante et vingt avec,
ou rien de fait. J'repars, j'reportc mon chevreuil avec
moi. J'aime mon métier, moi ; j'suis pas un boucher,
nom de Dio !
11 s'attendrissait sur sa chasse. 11 se trouvait bien bon
de penser aux marchands par ce beau soleil. Il y avait
trois nuits qu'il était à l'afl'ût de son brocard. 11 avait
failli être pincé par les gardes. Et d'autres choses sem-
blables. Puis il s'emporta contre les gens qui ne savent
pas reconnaître une pièce rare d'une pièce ordinaire. Sa
voix eut même en cet instant un tremblement d'indigna-
tion. Et, tout à coup, il poussa le coude à Bayole, lui re-
parla de son prix.
Bayole était en veste de toile blanche : un large tablier
blanc pendait le long des cuisses. Il avait un magasin
de gibier très connu, dans une rue voisine. C'était un
petit homme court et gras, la figure pâle, avec des
joues glabres retombant sur son col de chemise. Il
se balançait devant Cachaprès, les yeux tournés du
côté des chevreuils, ses mains dans les poches, le lais-
sant dire.
— Eh ben, quoi i Combien i répéta le braconnier.
A la tin, il se décida. 11 haussait les épaules, plissait la
bouche avec inditVérence.
— Four ce que ça vaut, dit-il, soixante francs c'est un
bon prix.
Alors l'autre s'encoléra pour de bon.
— Soixante francs ! T'en rirais toute ta vie. T'as donc
pas de cœur au ventre que tu m'otVres. soixante francs !
UN MALE 75
Et pourquoi ? pour deux pièces dont on me dirait partout
que ça m'fait honneur.
Et il ajouta :
— Bayole, t"es mon ami, est-ce pas ? Eh ben, si tu l'é-
tais pas, vrai comme j'suis ici, on verrait un peu.
Puis, se radoucissant :
— Non, vrai, là, j'perdrais au-dessous de soixante-
quinze.
Bayole finit par donner soixantc-et-dlx. Mais c'était
bien parce que c'était lui. Cela sortait de ses prix. On
gâtait les gens à l^ur payer trop cher la marchandise. Et
Cachaprès le poussait de petits coups d'épaule, lui riait
dans le cou, répétant :
— Tu ^ais ben qu'non, menteux !
Ba)'ole le mena à sa boutique. Une grosse femme en
manches blanches, le nez troussé, rose et fraîche, s'éta-
lait au comptoir dans l'odeur des jambonneaux. Cacha-
près tira d'un geste brusque sa casquette.
— Excusez, mamc Bayole, j'suis mis comme à l'ordi-
naire. J'ai ma veste de travail. Les bêles, voyez-vous, y
z'aiment pas qu'on soit habillé comme les môssieu.
11 frottait ses gros souliers poissés de terre au paillas-
son, sans voir qu'il éraillait la paille. Un large sourire
aimable ouvrait ses joues. 11 y avait dans ce sourire une
intention manifeste de se gagner les bonnes grâces de
M"'" Bayole. Et celle-ci le regardait avec la bonne hu-
meur de ses yeux clairs, à demi-noyés sous la chair. .\ la
tin il entra, passa dans l'arriùre-boutique, et là se carra sur
une chaise avec l'importance d'un homme bien accueilli.
— Bayole, fit-il, t'es un homme. \'rai comme y a un
Dieu, tu serais pas un homme que j'te le dirais.
Il s'allongea, se mit à lase. Le marchand lui compta
l'argent, par écus de cinq francs. Il se leva alors cltecoua
la main de Bayole éncrgiqucn.ent.
76 U N M A L E
— Si mamc Bayolc et les petits ont une fois lidcc Je
venir, tit-il, on les mènera tuer des lapins. Elle a Pair
bonne femme, ta femme. Tu lui diras ça, à mame Bayole,
avec mescompliments.
Celait à peu près la même scène chaque fois qu'il ar-
rivait.
Cachaprès sortit. 11 avait laissé la bûcheronne chez
Romiron. 11 voulut absolument la promener en ville,
elle et la P'tite.
— T"faut-y un chapeau ? une robe ? T'as qu'à parler.
J'suis riche.
Elle haussait les épaules. 11 les mena dansunc gargote.
Il commandait en maître, frappait du poing les tables,
gourmandait les garçons, installé sur le banc de toute sa
largeur. Il fit apporter du bœuf, et à lui seul lampa une
bouteille de vin. Puis il en demanda une seconde. Ga-
delette n'en avait jamais bu. Deux verres la grisèrent.
Elle eut alors une quinte de rires qui ne finissait pas et
qui fit éclater la large hilarité de l'homme.
Dans l'après-midi, la Duc alla prendre la brouette chez
Romiron. Le repas de la gargote lui avait fait une
ample provision de forces. Uneallégressede vin déridait
sa sévérité et sous elle allongeait son pas, largement.
XI
LE jour de la kermesse arriva.
Dès le matin, une fermentation remplit le vil-
lage. Les cabaretiers s'étaient approvisionnés de
bières. Des pains d'épice avaient été étalés par tas à la
fenêtre des épiciers. Et toute l'après-midi de la veille.
les fours avaient brûlé pour la cuisson des tartes. Devant
les portes, le pavé balayé reluisait de propreté. Des ri-
deaux frais, relevas par un nœud de couleur, mettaient
leur blancheur sur le noir des vitres. Un tapage de mé-
nagères lavant à grands coups de balais les chambres
des maisons traînait dans l'air. Dix heures firent sonner
les cloches de la grand'-messe. Alors, les brosses et les
seaux furent remisés, les bras rouges enfilèrent les man-
ches des robes, et la gaieté commença.
Des hommes montraient sur le seuil des cabarets leurs
faces détendues par une demi-ivresse. Ceux-là étaient en
train depuis la sortie de la messe de huit heures. Une
odeur de lampées montait de leurs blouses. Quand des
78 TN M A r. F.
groupes passaient sur Icchemin, ils cognaient au carreau
et les appelaient pour trinquer avec eux Cela faisait petit
à petit des rassemblements.
La chaleur étant très grande, on se mettait à la porte
debout devant les tables. On se parlait nez à nez, l'un en
face de l'autre, avec des gestes amples. Des affaires se
traitaient, l.a tinesse, aiguisée par le genièvre, mettait
aux prises les marchands de grains et les marchands de
bestiaux, arrivés du matin. On se secouait les mains; des
démonstrations d'amitié rendaient les yeux tendres; et la
tendresse augmentant, on se régalait de tournées réci-
proques.
Des verres vides encombraient par hlcs inégales les
tables poissées d'écume de bière. Quelquefois un mou-
vement brusque d'un buveur faisait bouger les verres,
qui s'entrechoquaient avec des cliquetis. Ce bruit des
verres se mêlait à la rumeur des conversations, celles-ci
formant un grand bourdonnement sourd qui avait l'air
de rouler sous les tables et par moments était dominé
par des éclats de voix plus hauts.
D;'.ns l'intérieur des cabarets, une fumée bleue battait
les plafonds et de là retombait en nuage sur les gens
assis. Des dos s'arrondissaient dans des sarraux indigo,
lustrés par les tilées de jour qui passaient sous les stores
demi-clos. Des coudes nageaient dans de la bière; sur
les faces plus rouges grandissait l'ivresse.
Tout le monde fumait. Des étincelles braséaient au
creux des pipes. Çà et là, une allumette éclatait, lueur
phosphorescente dans l'obscurité brune. Les bouches
rejetaient les boutTées de tabac, bruyamment; des salives
claquaient à terre ; parfois, un hoquet mettait comme
une coupetée brusque sur le ronflement de toutes les
voix parlant ensemble.
On entendait tinter les verres sur les plateaux portés
U X MALE 79
par les servantes. Celles-ci, la robe troussée, circulaient
difficilement, bousculées par l'animation générale. Un
juron leur sortait des lèvres alors, tandis que les plateaux
chaviraient à moitié dans un large épanchement de
liquide. Puis des poussées les prenaient en flanc. Des
mains tâtaient leurs gorges, par dessus les plateaux, et
elles avaient à se défendre contre des libertés de gestes.
L echauffement des esprits se mêlait d'un peu de lubri-
cité à la vue de cette chair mafflue qui frôlait les tables;
et à chaque verre, Teffervescence s'accroissait. Les torses
se tassaient sur les chaises. Il y avait des écrasements
d'épaules le long des murs. Des gens avaient l'air de
s'être effondrés sous une tapée de coups de poing. Les
mains faisaient dans le vide des mouvements vagues
Lentement, la bière assommait cette cohue. Et une odeur
de brassin montant des caves où fermentaient les fu-
tailles, achevait de griser les cerveaux.
Dans les cours, le brouhaha n'était pas moindre. On
criait, on cognait les tables, des rires battaient les feuil-
lages et le bruit s'augmentait autour des jeux de quille,
et du roulement des boules et des chamaillis de contesta-
tions. A tout instant, la boule partait, frappait la planche
d'un coup sec, puis ronflait à ras du sol jusqu'à l'instant
où les quilles cognées s'abattaient. Toutes les voix écla-
taient alors, criant le nombre des quilles abattues. Les
joueurs avaient des trognes rouges sur lesquelles les
charmilles mettaient un reflet vert clair.
Midi tomba sur la soûlerie.
Des grillements de beurre à la poêle sifflèrent dans les
maisons. On entendit remuer les vaisselles dans les ba-
huts, et dans le relent des fumiers chauftcs par le soleil,
passa une odeur grasse de soupe au lard. Le besoin de
manger crispant les estomacs, les cabarets se vidèrent.
Les hommes allèrent nourrir leur ivresse d'une tranche
?o V N M A I, K
de bœuf ; quelques-uns, après avoir mangé, se jetèrent
pendant une heure sur des bottes de paille, au fond des
hangars. Le soleil cuisait, du reste, allumant une réver-
bération aveuglante, à ras du pavé. Les toits de chaume,
tapés à cru de ce jaune d'or de la lumière de midi, avaient
des tons de poisson rissolant à la poëlc. Des boutlecs de
cliaudière sortaient des maçonneries surchauftees. Et,
tout à coup, la gaîté un instant assoupie se réveilla. Cette
fois, elle allait durer jusqu'à la nuit. Les cabarets se rem-
plirent de tablées plus compactes alors. Un moutonne-
ment de foule ondula aux abords des endroits où Ton
buvait Les pompes à bière gloussèrent sans discontinuer.
Et le houblon fut absorbé par baquets.
Le seuil des portes était occupé par les vieilles femmes,
en cornettes propres. Elles étaient assises, leurs mains
repliées sur les genoux, et regardaient passer la joie dans
le chemin. Le plaisir d'être encore de ce monde, après
tant de kermesses dont elles avaient eu leur part, mettait
une détente sur leurs faces boucanées, éraflées d'une
infinité de raies. Leurs rides souriaient. Et elles demeu-
raient là, réjouies, remplies du temps passé.
Le village, à présent, débordait dans la rue. Des
bandes de filles, au nombre de six et de dix, passaient
bras dessus bras dessous, occupant la largeur du pavé.
Leurs robes bleues, vertes, blanches, à pois rouges et
jonquille, faisaient dans la lumière comme des trous de
couleur. Et elles s'avançaient, marchant lentement et se
balançant sur leurs hanches. La pommade donnait à
leurs chevelures des brillants de plaques de métal. Des
collerettes montaient en tuyaux dans leurs cous bruns.
Les niaises baissaient les yeux, étourdies de leur luxe de
toilette, et les autres hardiment jetaient de leurs lèvres
rouges des volées de sourires aux garçons qui se pous-
saient du coude sur leur passage.
u X :\r A L E st
Une grosse concupiscence s'allumait dans la foule.
Celle-ci s'écoulait le long des maisons, d'un mouvement
continu qui traînait sur le pavé, avec un frottement mo-
notone, et un peu plus loin gagnait la campagne, enfilait
les sentiers, se débandait derrière les haies. Des mar-
chandes avaient installé des tables contre le mur de
Téglise. C'était une invitation qui arrêtait les hommes, les
filles et les enfants, les retenait devant les étalages avec
des regards de convoitise. Il y avait là, sur des nappes à
carreaux rouges et blancs, des bocaux de pains aux
amandes, de boules en sucre, de gimblettes et de maca-
rons. Des paquets de saucissons pendaient, plaqués de
rondelles de graisse Des pains d'épices s'amoncelaient,
avec leurs croûtes luisantes. Et sur les assiettes séchaient
des tartes à la confiture de pruneaux, saupoudrées de
sucre et de poussière. On voyait, en outre, des cigares,
des pipes, des poupées à tète de cire, des mirlitons, des
trompettes en bois, et, dans un carton spécial, des boucles
d'oreille, des broches, des anneaux, toute une joaillerie de
pacotille, émaillée de pierres rouges, jaunes et vertes,
auxquelles le soleil arrachait des flambées. En face des
marchandes, de l'autre côté de la place, des êtres noirs,
patibulaires, avaient installé des tirs. Une chandelle étant
la cible, il fallait la souffler avec la chasse de vent que
faisait le coup en partant.
Il y avait en cet endroit une oscillation de monde
planté sur les deux jambes, bouche béante. Des hommes
à la file attendaient le moment de tirer. L'amorce posée,
on prenait les fusils, on épaulait, les pieds distants, les
coudes relevés, puis la capsule éclatait. Ce pétardement
sec, qui ne finissait pas, s'ajoutait aux appels rauques des
marchandes. Et tout à coup un orgue de barbarie fit son
apparition au milieu des groupes.
Le musicien tournait la manivelle, les yeux perdus de-
4-
8i U N M A L E
vant lui, hcbétc par la route qu'il avait faite, et de temps
en temps d'une secousse des épaules remontait la bricole
qui lui labourait la nuque. L'orgue, étant sonore, s'enten-
dait de loin. Des ribambelles arrivaient en courant pour
Ctre plus près de la musique, et celle-ci grinçait avec des
fioritures de tlûtes piaulant sur une basse de tambourin
roulant constamment.
La gaîtc à présent s'augmentait de tout ce qui était
bruit, lumière, spectacle, prétexte à crier et à rire. Des
rondes s'épanchaient sur la place, déhanchées, les bras
dessinant des oves au-dessus de la tête des danseuses.
Cela cessait, recommençait ailleurs, avec des entraîne-
ments irrésistibles, en attendant que le bal ouvrît ses
portes à l'estaminet du Soleil. Et une sueur montait de
cette vaste flânerie sous un soleil brûlant. Les dos bouil-
laient; les chemises collaient à la peau; l'eau, par filets,
ruisselait le long des tempes. On voyait les femmes
cambrer leurs reins pour décoller de la chair leurs robes
mouillées.
A trois heures, une poussée se produisit du côté du
Soleil. On montait deux marches. Elles étaient assaillies
d'un flot qui se tassait, se poussait , au milieu des indi-
gnations des filles froissées et des éclats de rire des gar-
çons bourrant à coups de poing les rangs devant eux. Le
flot se brisait dans la salle, allait s'abattre sur les bancs
qui garnissaient les quatre murs, ou bien incontinent
se mettait à tournoyer avec un élan effréné,
Deux clarinettes, un fifre et un tambour étaient instal-
lés dans la cage des musiciens, en surplomb sur la salle,
et le fifre, d'un mouvement continu de la tête, battait la
mesure, dirigeait son orchestre. La gaîté éparse à travers
le villagesemblaalors se concentrer dans cette large salle du
Soleil, qui tremblait, secouée par l'immense trépignement
de tous les couples lancés à travers une danse endiablée.
XII
GERMAINE, pendant ce temps, gagnait le village à
petits pas de promenade. La fille du fermier des
Oseraies, Célina Malouin, était allée la prendre
avec sa mère, après le repas de midi, et elles avaient
résolu de faire la route à pied.
Elles marchaient avec des douceurs de flânerie, toutes
trois sur le même rang ou à la file, selon la largeur des
chemins. Et, quelquefois, Célina et Germaine prenaient
les devants, se disant des choses à demi-voix.
Célina avait vingt ans. Elle était petite, sans tournure,
les yeux glauques, presque laide ; mais l'âge la rendant
amoureuse, elle ne songeait qu'à se marier, rêvant sans
cesse au mari qui ne se présentait pas. Un Malouin de
leur parenté était droguiste à la ville. Il avait une clien-
tèle, il était garçon. C'était un bel homme. Trente ans
environ. Il était venu à la ferme il y avait deux mois.
Elle prétendait qu'il l'avait regardée d'un œil très atten-
dri, et même il lui avait pincé la taille en l'appelant par
son petit nom, un soir, dans la nuit du vestibule.
«4 U N M A L E
Elle vivait de cette possession incertaine depuis deux
mois. Son cœur était remué d'une espérance douce qui
la berçait et l'irritait. Klle reconnaissait pourtant que le
cousin tardait un peu à reparaître. Et tremblante, elle
demanda à Germaine si elle ne lui voyait pas un moyen
de hâter cette arrivée
Germaine lécoutait avec un peu de dédain pour sa
niaiserie de can\pagnarde éprise, et de temps en temps,
interrogée, lui répondait un mot, puis la laissait dire,
finissant par ne plus être touchée que de l'amour qu'il
V avait au fond de ses mots. Une langueur la faisait dé-
faillir à de certaines conjectures. Elle avait beau vouloir
les rejeter, elles s'obstinaient à remplir son cerveau.
Elle sentait par moments comme un brûlement dans la
gorge, comme une boule de feu qui montait et descen-
diit, et d'autres fois un flot bouillant qui l'amollissait et
la parcourait des pieds à la tcte. Cachaprès apparaissait
aj bout de ces crises, avec ses tentations d'homme fort
et résolu, et tandis que Célina lui parlait de son cousin,
l'idée qu'elle n'avait qu'à s'abandonner pour goûter
enfin la plénitude du bonheur, la gagnait, l'envahissait.
Les sourcils tendus, ses yeux vagues errant dans les
fouillées, elle songeait à ce garçon étrange, à sa beeuté
rude, à la douceur de ses paroles. — L'aimait-il après
tout?
Elles avaient pris à travers bois un sentier qui raccour-
cissait la distance. Une mousse tapissait le pied des
a-bres d'un velours lustré A droite et à gauche, des taillis
formaient un rideau de verdure qui pâlissait dans la
profondeur, petit à petit prenait une transparence d'eau.
Et au-dessus de leurs têtes, les branches, en se joignant.
étendaient une voussure légère entre les trous de laquelle
s'égouttait le soleil. Une fraîcheur montait du sol
humide.
U N M A L E S5
j __ — _
Quelquefois, les taillis se rapprochaient au point qu'ils
semblaient fermer le sentier. Alors, il fallait écarter les
branches, et Germaine sentait une douceur à être caressée
par le frôlement des feuillages. Cela mettait un apaise-
ment dans son sang et en même temps chatouillait sa
chair au hasard, comme un attouchement. Un gazouillis
d'oiseau remplissait les hautes ramures. Des battements
d'ailes frissonnaient dans l'ombre. Et CQtte tendresse des
nids en amour s'ajoutait à l'immense allégresse delà terre
bourdonnant dans la splendeur d'une après-midi de prin-
temps. Une lasciveté traînait dans l'air; des végétations
s'échappaient des odeurs acres de sèves fermentées ; un
désir de s'étreindrc rapprochait les branches, et saisies
toutes les deux alors d'un frémissement de tout leur être,
demi-suffoquées, Célina et Germaine se taisaient. On
entendait parfois la voix de la fermière, distancée, qui
leur criait de l'attendre. Elles ralentissaient un peu le pas,
sans répondre.
Le sentier débouchait dans les champs. Là, elles
ouvrirent leurs parasols, et cette tache brune des alpagas
se balançait par dessus les blés déjà hauts, dans la magni-
ficence bleue de l'air. Un souffle léger chassait la pous-
sière à ras du sol, par nuées, qui allaient mourir dans
les champs de froment. Elles ouvraient alors la bouche,
aspirant cette douceur, ou détendaient un peu les bras.
La plaine brûlait comme une fournaise, et cette chaleur
brusque avait empourpré leurs joues d'une large rougeur.
Elles s'avançaient l'une après l'autre, un peu lasses,
ayant dans l'œil un aveuglement de lumière. Au loin,
l'horizon pulvérulent avait des blancheurs de craie.
Germaine, à la mode des campagnes, portait une robe
de soie noire sur laquelle retombait un léger paletot éga-
lement en soie. Elle avait relevé d'une main la traîne de
sa robe. Un jupon blanc, raide d'empois, battait à chaque
86 U N M A L E
pas le talon de sa bottine. Tandis qu elle marchait, le
soleil lustrait son corsage, étroitement bride aux rondeurs
fermes de sa gorge. Un chapeau de paille, très garni de
fleurs, la coiffait. Célina avait une robe de soie grise
qui tranchait sur la toilette noire de la fille du fermier
Hulotte.
Et tout d'une fois, la musique du bal leur arriva, avec
le bourdonnement assoupi des voix. Alors une gaîté les
prit. Elles allongèrent le pas, et au bout d'un petit temps
se trouvèrent sur la place, mêlées à la foule.
Des connaissances les appelaient par leurs petits noms.
Elles étaient très entourées. Des fils de fermiers leur
demandaient des danses « pour tout-à-1 -heure ». Et elles
passaient au milieu des groupes, riant d'être poursuivies
dès leur arrivée.
Le fermier Champigny, debout devant sa porte, les
vit venir de loin. Il alla à elles et les obligea à entrer à la
ferme.
— Une petite tarte avec un verre de quelque chose,
ça n'est pas de refus, disait-il en les poussant devant lui.
Au même moment, arrivèrent la fermière et leur fille
Zoé. Elles avaient fait un tour de bal et elles rentraient
prendre leur café.
— Tout de même! n'faut pas se laisser tomber, disait
la mère Champigny, grosse petite femme rieuse. On a
besoin de jambes donc, pour danser. Est-il pas vrai,
Germaine et Célina !
Elle les complimentait, les trouvait superbes toutes
deux, les regardait avec admiration, la tête sur le côté,
en battant ses mains l'une dans l'autre, puis parlait de sa
Zoé qui allait avoir dix-neuf ans, un bel âge. Et Zoé.
ayant entraîné un peu Célina et Germaine, leur raconta
qu'elle avait dansé deux fois avec le fils des Mortier, vous
s:wcz bien, le fermier du Grand-Champ, à deux lieues
U X MALE ?7
de là. Il était étudiant en médecine, mais il était revenu
pour les vacances. Et ils avaient bien ri, à un moment,
quand la foule, qui était grande au bal, les avait collés
l'un contre Tautre sans pouvoir bouger.
Puis on entra dans la chambre du rez-de-chaussée, qui
était la chambre où lesChampigny recevaient leur monde.
Il y avait une belle toile cirée sur la table, et sur la toile
une énorme tarte au riz, avec une belle croûte couleur
safran. La fermière plongea son couteau dans la tarte,
en fit des quartiers, et chacun tira le morceau qui lui
convenait le mieux. Une grosse tille de ferme entra alors,
en disant : « Bonjour, tout le monde, « la face largement
fendue d'un rire, et mit sur la table une cafetière du bec
de laquelle s'échappait une fumée brune, exhalant une
odeur de chicorée.
— Encore une tasse ! Encore un morceau de tarte I
répétait à tout bout de champ la fermière.
— Non, merci. Ça ne se peut pas. Je suis toute enflée
déjà, disait la femme du fermier Malouin.
— Si fait 1 Tout de même.
— Alors une petite tasse, pour vous faire honneur.
C'est ça. Merci.
Et elle continuait auprès de Célina et de Germaine.
— Cest-y qu'elle est mauvaise, la tarte, que vous n'en
mangiez point ? Hé I fermier, astique donc les demoi-
selles î Ah ! si c'étions pas de vieilles gens comme nous,
mais d'beaux gâs !
— Pour ça, oui, disait Célina en riant.
— Allez I allez ! c'est l'âge ! Et Zoé qu'en dira autant
bientôt ! Elle sera comme toutes les tilles ! Voyons 1 Une
petite tasse I une seule !
Les assiettes se tendaient alors et des nouveaux quar-
tiers de tarte épaississaient l'estomac. Puis on parla des
veaux, des porcs, de la récolte. L'odeur des fumiers
S8 UN MALE
entrait par les fenêtres ouvertes, avec le beuglement des
vaches dans Ictablc. Et dehors, le village en liesse criait,
battait l'air de vivats
On sortit. LcsChampigny les accompagnaient.
Le meunier Izard était malheureusement sur le pas de
sa porte. Il fallut entrer chez lui comme on était entré
chez les Champigny. Il était seul à la maison, mais ce
n'était pas une raison ; il allait envoyer le domestique
prévenir ses tîUes, qui étaient chez les Ronflette .
Izard était veuf. Tout en parlant, il leur ouvrait les
portes de son salon, tendu d'un papier de velours gaufré
d'or. Une glace à moulures dorées était posée sur la che-
minée. Des fauteuils en velours recouverts de housses
blanches entouraient une table à pied tourné, recouverte
d'une plaque de marbre. Un tapis étendait sur le parquet
sa laine moelleuse à rosaces rouges.
Ue meunier les laissa seuls un instant, contemplant
cette opulence, et l'instant d'après reparut, trois bouteilles
de vin dans les bras.
Les femmes se récrièrent ; elles avaient pris du café,
des liqueurs ; le vin leur tournerait l'estomac, pour sûr.
— Bon ! Un petit verre de trop, ça ne fait rien en
temps de kermesse, répondait Izard. Et puis, vous allez
avoir delà compagnie. J'ai fait appeler mes neveux.
il clignait de l'œil du «ôté des jeunes filles.
Trois bouteilles se vidèrent. Des assiettes garnies de
bonbons passaient de main en main, constamment On
entendait le bruit sec des dents croquant les pâtes sèches.
Champigny dégustait le vin, en faisant claquer sa langue
contre son palais. Le meunier le regardait alors d'un air
goguenard, secouant la tête et disant : Hein ? hein ? avec
satisfaction.
Un bruit de pieds remplit le corridor et presqu'aussitôt
la porte s'ouvrit. C'étaient les filles du meunier qui ren-
U N MAL t: 89
traient avec leurs cousins, ceux-ci aux nombre de trois.
Deux d'entre eux étaient meuniers au moulin de leur père,
et le troisième était commis de l'Enregistrement, à la
ville
On fit les présentations.
Germaine et Célina se levèrent, échangèrent des poi-
gnées de main avec les arrivants ; et tout le monde se
plaça autour de la table, sur des chaises en canne qu'il
fallut aller prendre dans la chambre voisine. Izard sortait
à tout bout de champ, rentrait avec des bouteilles sous le
bras ; les garçons de leur côté s'occupaient de faire boire
les femmes, et les bouchons claquaient coup sur coup,
tirés des goulots avec fracas.
Les trois neveux rentraient du bal, ils s'étaient amusés.
Ils racontaient que la fille du marchand Herbeaux était
tombée au milieu d'un quadrille, entraînant son cavalier;
les autres danseurs avaient culbuté sur le couple échoué;
cela avait fait un large tassement très comique. Ils don-
naient à entendre qu'il s'était alors passé des choses, et ils
souriaient sans rien préciser. Le commis, au contraire,
dédaignait ces vulgaires gaîtés. A la ville, on avait mieux
que des dondons. Les filles, d'ailleurs, ne savaient pas
valser au village. Et il affectait des airs blasés, en homme
qui a pris sa part de plaisirs plus délicats.
Germaine écoutait, distraite. Une impatience la gagnait.
Ces longues lampées sur place l'étourdissaient ; un feu
rougissait ses pommettes.
Champigny donna le signal du départ.
— Y a de la jeunesse. Faut ben qu'elle s'amuse !
Et toute la bande alors se leva. 11 ne resta à la maison
que le vieux Izard, un peu souffrant d'un rhumatisme,
VnQ animation régnait parmi les hommes, lis avaient la
voix haute et le regard hardi, avec douceur. Le commis
arquait sa personne sur le côté pour parler à Germaine.
IX M A L K
Et Cclina, Zoc, les deux filles Izard, suivaient, riant, se
moquant des paysannes en robes bleues et vertes, qui
passaient, la tcte chargée de u potagers en plein rapport »,
C'était Irma, l'aînée des Izard, qui avait trouvé le mot.
Klle avait et J en pension à Givet, et elle en avait rapporté
le goût de la moquerie.
^O^vè'UjK
<^
V TTT
Alli
DES cabarets s'échappait à présent un large courant
d'ivresse. On entendait des bruits de querelles,
avec des coups de poing sur les tables, et les
chamailleries se mêlaient à des chansons psalmodiées
par des langues épaisses. Dans les jardins, les boules
frappaient les quilles avec fureur. Il y avait des paris
désordonnés Des paysans qui n'avaient qu'un toit de
chaume et crevaient de misère, pariaient cinq cents francs
sur les jeux.
Une mangeaille immodérée accompagnait la soit de
boire qui tenait les estomacs. Des femmes plongeaient
leur visage dans de vastes quartiers de tartes au riz. Des
enfants barbouillés de prunes, aiguisaient leurs dents
sur de la pâtisserie sèche Et les hommes, tenant à deux
mains des saucisses de viande de cheval, en tiraillaient
à la force des mâchoires la chair hlamenteusc. .ViUeurs,
on se bourrait d'œufs durs, et les pains d'épiccs ache-
vaient de prédisposer les gosiers à des buveries inces-
santes.
02 V N MAL E
La bande arriva au Soleil.
Il fallut bousculer en entrant une lile de monde qui
sortait Les garçons se mirent en avant, ouvrant un pas-
sage avec, les coudes, et les filles, pressées l'une contre
l'autre, poussèrent de tout leur corps.
Un large rayon de soleil filtrant obliquement par les
fenêtres ouvertes, mettait sur la salle un poudroiement
vermeil dans lequel tourbillonnait une nuée lourde. Cette
clarté les aveuglant, ils ne virent rien d'abord, et ils
demeuraient sur place, la main sur les yeux, cherchant
à se reconnaître. Puis les yeux s'habituèrent. Ils nom-
mèrent par leur nom les danseurs et les danseuses.
Les musiciens s'étaient mis en bras de chemise. Une
des clarinettes, assommé par la chaleur, gonflait les
joues sur son instrument en fermant les yeux et ballant
à demi la tête. Le fifre continuait à marquer la mesure
avec de petits hochements écourtés. Le tambour, qui
était le plus vigoureux, roulait imperturbablement ses
baguettes, les sourcils froncés. Et de la cage où tous les
quatre se tenaient, partait une musique aigre et glapis-
sante, à laquelle les roulements cuivrés du tambour ajou-
taient un peu de gravité.
Les couples tournoyaient. Chaque fois qu'ils passaient
dans le rayon de soleil, une lueur rose illuminait les
visages, enveloppait les vestes et les robes dans une
échappée brusque. Des sourires immobiles crevaient la
face béate des filles. Les garçons, sérieux, les yeux
baissés, semblaient se livrer à un devoir de profession.
Quelques-uns demi-gris, cramponnés à leurs danseuses
et les entourant de toute la largeur de leurs bras, mettaient
leur gloire à sauter très haut en frappant fortement leurs
pieds à terre.
Ceux-là bousculaient tout sur leur passage. Un cigare
planté dans le coin de la bouche, ils traversaient le bal
U N M A L E ç3
avec des ruades de poulain lâché, sans tenir compte de la
mesure. Par moments, un danseur, furieux, les rembar-
rait d'un coup depaule. Une vapeur montait des habits
et formait au-dessus du bal une buée, grossie des fumées
de tabac. Des filets de sueur sillonnaient les visages.
Germaine sentit une main se couler sous son aisselle.
Elle se retourna vivement et vit le commis qui lui sou-
riait. Alors, sans se l'être demandé, ils se balancèrent, et,
au bout d'un instant, se trouvèrent emportes dans la
danse.
Ce fut comme une contagion. Zoé fut empoignée à bras-
le-corps par un des meuniers, Célina par l'autre, puis des
cavaliers se présentèrent aux demoiselles Izard, et toute
la bande se mit à danser.
Le commis était un grand garçon maigre, desséciié par
la noce. Tandis que les deux frères traversaient la bous-
culade des danseurs, s'aidant de leurs coudes et de leurs
larges dos, lui se laissait entraîner, ne savait pas résister
à la poussée des couples ; et tous deux alors étaient obli-
gés de piétiner sur place, l'un en face de l'autre.
Cela finit par une déroute. Le commis, qui soufflait, à
court d'haleine, avoua qu'il lui était impossible de con-
tinuer, et il reconduisit Germaine à sa place. Elle eut un
haussement d'épaules, dédaignant d'instinct les êtres
faibles.
En ce moment, du renfort envahit la salle. La Société
des fanfares de l'endroit, son chef en tête, venait d'entrer.
L'orchestre entama un air de valse. Il y eut un refiux
général, comme d'un trop plein qui déborde, et Ger-
maine se vit séparée du commis. Des visages rouges l'en-
touraient, crispés de larges rires. Et tout d'un coup, elle
haussa les sourcils, prise d'un saisissement. Cachaprès
était à deux pas d'elle.
D'un coup-d'œil, elle le vit tout entier, dominant cette
04 r X M A I, K
cohue de toute sa taille, et une comparaison se fit dans
son esprit immcdiatemcnt il était bien plus fort qu'eux
tous : cela était visible. Ht plus grand. Et mieux bâti. 11
navait qu a remuer les coudes pour les écarter. Et il ar-
riva à elle, le sourcil irrité. II lui prit le bras.
— Germaine !
Elle le regarda.
Il frappa son coeur d'un coup de poing et une moiteur
perla dans ses yeux.
— J'vivais plus, depuis ce matin, tit-il. A présent, j'vis.
puisque t'es là.
Elle fut touchée du cri.
Il avait mis sa fameuse veste, celle dont il lui avait
parlé ; elle était de velours brun, à côtes. Le gilet et le
pantalon étaient d'étoffe pareille. Et un col de chemise
très blanc retombait sur un nœud de cravate vert, écla-
tant. Son torse carré se dessinait sous l'étoffe avec puis-
sance, faisant bomber les pectoraux. Et comme les gens
habitués aux besognes corporelles, il portait son costume
avec une aisance incomparable.
Germaine fut reprise de la pensée que les autres
hommes étaient bien étriqués comparés à lui, et machi-
nalement elle regarda devant elle les dos bombés, les
ventres débridés, le flottement des habits sur les épaules
en biseau. Un chapeau de feutre mou, posé en travers
sur ses cheveux noirs, lui donnait une crànerie martiale.
La cohue, tassée, incapable d'avancer, sautait sur
place. Des têtes vacillaient, on ne voyait que des bouts
d'épaules remuant, et un énorme battement de pieds fai-
sait trembler le plancher.
— A nous deux I dit-il.
D'un geste rapide, il lui prit la main, mit la sienne sur
sa taille, et l'entraîna. Elle n'eut pas même l'idée de résis-
ter. Le large courant de sa force l'emportait, et subite-
U N il A L E 95
ment un vide se tit autour d"cux. Cachaprès tournait,
cambre sur ses reins, comme pour une rixe. Ses pieds
s'attachaient au sol de toute la fermeté de ses inébranla-
bles jarrets. Il élargissait les coudes et carrait ses épaules.
Ce fut une trouée.
La foule, repliée, oscillait, faisait des efforts pour s'é-
carter. Des cris partaient. Hé ! Attention, Hubert ! Hé !
Cachaprès, pas de bêtises ! Il n'écoutait rien, avançait
droit devant lui, la couvrant de son corps, luttant de ses
reins, de ses épaules, de son dos. Des protestations s'éle-
vèrent. Un homme lâcha un mot vif. Cachaprès lui lança
un regard froid et lui répondit :
— Toi, j'te repincerai t'a Iheure.
Le passage ouvert, d'autres couples se mirent en
branle derrière eux. La circulation se refaisait. Il y
eut une détente dans cette immobilité de toute une
foule, et Germaine, balancée contre la poitrine de son
danseur, avait un vertige doux. Un moment il cessa de
tourner, et ils demeurèrent isolés au milieu de la foule.
Elle sentait ses genoux contre les siens ; sa main froissait
son dos. Et il la regardait avec un large sourire heureux,
en lui chuchotant des mots caressants :
— Germaine, disait-il, t'faut-y que j'ies ramasse par
dix, vingt, cinquante i Veux-tu que j'me batte contre eux
tous ? Dis, que t"faut-y ?
Elle pensait alors à son premier danseur, le neveu de
Izard, et elle admirait la force tranquille du braconnier.
Ils repartirent.
La musique aigre la berçait entre ses bras, voluptueu-
sement, et le brouhaha, les fumées, l'odeur humaine
répandue dans l'air la grisant petit à petit, elle se sentait
par moments défaillir. Une ébriété sale fermentait, du
reste, dans cette salle où les chairs poissées se tassaient.
Des rires récompensaient la hardiesse des hommes dépoi-
96 U N 2^1 A L E
traillant les femmes. La pudeur Je Germaine se défaisait
au milieu de cette paillardise générale.
Quand la danse fut finie, il voulut l'entraîner.
— Nous boirons un coup.
Mais elle était avec des amies. Elle n'osait pas. Et puis,
qu'est-ce qu'on dirait i Et il répondait :
— Des idées ! Viens !
Elle céda. Une polka venait de commencer. Célina,
Zoé et les tilles du meunier dansaient. Personne n'était
plus là pour la surveiller.
Il fit déboucher une bouteille de Champagne. Comme
elle le regardait étonnée, il frappa sur la poche de son
gilet :
— Pas peur !
Et il commanda trois bouteilles d'un coup pour les
camarades. Cela fit sensation. Des mains se tendaient
vers les coupes, et des cris, des bravos se croisèrent.
— Vive Hubert! A toi, Hubert! T'as donc vendu le
bon Dieu et ses créatures i \'ivat 1
Ils étaient debout l'un contre l'autre, près de la porte,
celle-ci les masquant à moitié. Elle agitait son verre, et
de temps en temps y mettait les lèvres, à petites fois.
Lui, tenait la bouteille posée sur sa cuisse.
— Moi, j'boirais comme ça pendant six heures. Y en
a pas qui boivent comme moi.
En désignant d'un mouvement de tête les autres bu-
veurs, il ajouta, en haussant les épaules avec mépris :
— C'est pas des hommes !
Il se versa une rasade et continua :
— J'tai vue t'a l'heure. Tu dansais avec le neveu à
Izard. Une fois, ça n'est rien, que je m'suis dit. Mais si
elle danse deux fois, j'iui donne un mauvais coup, au
neveu à Izard. Germaine, j'suis jaloux.
Elle se mit à rire .
U N M A L E 97
— De quoi l
— Tu l'sais ben, de quoi. De toi, d'abord.
Elle remuait les épaules, secouait de petites tapes de
son mouchoir sa robe grise de poussière, et répondait,
un peu ironique :
— Eh bien, moi, non. J'suis pas jalouse.
Il se balança alors devant elle, souriant et lui disant -.
— Si tu voulais, nous serions une bonne paire d'amis,
tout de même.
Elle Técoutait sans rien dire, les sourcils écarqués,
gagnée par des songeries mauvaises. Et il répéta sa
phrase, d'une voix sourde, très caressante :
— Nous serions une bonne paire d'amis, si tu voulais.
Elle fit un effort.
— Rentrons, dit-elle.
Le Champagne qu'elle avait bu dissolvait ses idées.
Elle voulut trouver un appui auprès de ses amies, mais
elle les vit de loin, mêlées à un quadrille. Alors, comme
elle faisait un mouvement d'impatience, il eut un mot
brutal, terrible :
— C'est pas la peine. Faudra ben une fois que tu y
passes.
Elle le regarda avec stupeur. C'était à elle que cela
s'adressait, à elle, la fille du fermier Hulotte î
Et une révolte gronda dans son sang; puis, le voyant
auprès d'elle souriant, paisible, avec son humilité de
colosse, comme s'il n'avait rien dit, elle oublia le mot,
n'en garda qu'une sensation vague de domination. Elle
se sentait allerà cet homme. Et elle se mit à rire en pen-
sant à son assurance si peu déguisée.
Ils dansèrent.
Le soir était tombé. Un soir bleu, criblé d'un fourmil-
lement d'étoiles avec un vent tiède qui soufHait par bouf-
fées. Des quinqucts avaient été accrochés aux murs de la
fH V N M A I. V.
balle. Leur lumière coupait l'obscuritc de larges rayures
rouges, laissant traîner l'ombre sous le plafond. Kt le bal
continuait là-dedans ses entrechats, avec ses assourdis-
santes retombées de pieds, qui faisaient monter la pous-
sière en nuages. Des éclaboussures de clartés tombaient
sur les couples qui passaient dansle rayon des quinquets,
puis le noir reprenait, et des baisers surpris craquaient,
mêlés au brouhaha des voix.
I.a salle étant trop petite, une partie du bal s'était dé-
versée dans la rue, devant la porte de l'auberge, et là
battait la nuit d'une bourrée qui ne décessait pas. Par mo-
ments, un des danseurs, assommé par la bière, tombait.
On le remisait sur le rebord de la route. Et la danseuse
continuait avec un autre la danse interrompue. Une fin
d'ivresse lourde s'abattait à présent sur le village. Des
hoquets partaient des tablées.
Derrière l'auberge, des champs montaient en pente
douce, coupés de haies, avec des bouquets d'arbres qui
dentelaient en noir le bleu sombre du ciel. La chaleur du
bal suffoquant Germaine, Cachaprès l'entraîna dans cette
grande paix fraîche de la nuit. Il lui prit la main et leurs
épaules se touchant, ils s'avancèrent sous l'ombre des
feuillages. Des lilas jetaient leurs senteurs fortes dans la
vague odeur des terrains suant la rosée. Et l'aubépine
trouait de ses masses blanches le chemin, secouant de-
vant eux ses parfums qui achevaient de les griser.
Ils montèrent le long des champs. Elle s'abandonnait
à présent : il avait roulé son bras autour de sa taille, et
par moments la pressait contre lui d'une large étreinte.
V ne mollesse la rendait faible contre ses hardiesses et elle
s'appuyait à lui, mettait contre son Hanc la rondeur de
sa gorge frémissante. Elle n'avait plus ni conscience ni
pensée. Les yeux noyés, elle marchait dans les blancheurs
do la lune, confuses comme l'atmosphère des songes»
r N MALE çç
regardant sans les voir les silhouettes des arbres con-
fondues dans une buée ; et le frisson de la terre amoureuse
pénétrait au fond de ses veines, taisait couler en elle des
sensualités.
D'en bas leur arrivait un bruit sourd de voix et de
musique, très doux. Ils virent, au détour d'une haie, la
tache blanche de deux visages posés l'un contre l'autre,
et Cachaprès se mit à rire. Alors une pensée occupa
Germaine : sa mère. En un instant, elle revit ses calmes
années d'enfance, le temps passé à ignorer l'homme, la
paix profonde de son cœur. Et tout cela allait aboutir à
cette chose, être "aimée par ce vagabond comme une bête,
dans les campagnes pleines de nuit I
Il fit un mouvl[Rent et colla sur sa bouche ses lèvres
chaudes. Le fer rouge ne l'eût pas brûlée davantage. Elle
ferma les yeux, demeura un instant à savourer cette
blessure faite à sa chair, et tout à coup, se détachant de
lui, brusque, redressée, hautaine, elle poussa un cri
et se mit à courir droit devant elle sur le chemin en pente.
Ce fut une chasse dans la nuit. 11 l'atteignit, manqua
la renverser. Elle le supplia. Pas cette nuit. Demain, Elle
se pendait à lui, cherchant à comprimer ses poignets
dans ses mains, et ce groupe battait l'ombre avec une
fureur de rixe. Des voix qui approchaient les tirent lâcher
prise. Elle s'échappa.
On la cherchait partout. Il fallut inventer des prétextes.
Elle dit qu'elle avait rencontré des connaissances. Elle
cita des noms. Même on l'avait obligée à danser sur le
chemin. Cela expliquait un peu le désordre de sa toilette.
Du reste, à force d'être serrée dans les bras de leurs
danseurs, Célina et Zoé étaient aussi mal arrangées
qu'elle. Le feu de ses joues se confondit dans leur rougeur
à toutes deux. Il y avait de l'homme dans leurs robes
fripées comme dans sa robe lacérée, à elle.
XIV
CE soir de kermesse fut une crise sérieuse dans la
vie de Germaine. Elle en garda un souvenir
profond. Le baiser de Cachaprcs avait labouré sa
chair déjà faible. Comme le soc mord la glèbe, elle l'avait
senti entrer en elle, terrible et bon. Et le lendemain
fut un jour de rêveries troublantes. Des paresses la pre-
naient au milieu des occupations de la ferme. Elle demeu-
rait comme assoupie sous le souvenir engourdissant de
ce qui s'était passé. Ses mains maniaient les choses
distraitement,
A midi, les chevaux ramenèrent des champs une
pleine charretée Je trèHes. Les verdures bombaient par
dessus les ridelles comme un gros ventre de bête, et des
coquelicots les étoilaient de clartés rouges, éclatantes
sur ce vert sombre. Les chevaux dételés, on laissa la
charrette sous l'auvent de la porte, à l'entrée de la cour.
L'ombre maintenait la fraîcheur en cet endroit, quand
partout ailleurs le soleil rissolait. Va l'amas des trèties,
102 U N M A L E
épanoui sur la lumière haute du dchor?, eut alors, avec
ses épaisseurs moelleuses, lair d'un énorme lit préparé
pour le sommeil.
Les écuelles avaient été posées sur la table de la cuisine.
à côté des fourchettes et des cuillers en fer. Une odeur
de soupe à la graisse de porc traînait dans la maison.
C'était l'heure du repas.
II se ht sur les dalles bleues un bruit de semelles
traînant et de sabots claquant, qui se dirigea vers la
grande table creusée par les écurcments. Les domestiques
et les hlles rentraient de la campagne. L'un à côté de
l'autre, ils se placèrent sur les escabeaux en bois dis-
posés le long de la table, et se mirent à manger Un large
appétit donnait de l'activité aux fourchettes, qui clique-
taient incessamment contre le fond des assiettes. Lt par
moments, des lampées gloussaient dans les gosiers,
tandis que les têtes se renversaient, les yeux demi-clos,
avec béatitude. Le cuir des peaux, gercé, avec des roséoles
aux pommettes, luisait, ayant gardé le feu du soleil.
Des poitrines d'hommes, velues et nues sous la chemise
entr'ouverte, s'échappait une sueur fauve; et l'on voyait
sous les chaises les jambes rouges des femmes, pareilles
h de la viande fraîchement tuée. Le reflet vert des arbres
entrait par les fenêtres ouvertes, s'allongeait sur les murs
blanchis à la chaux. Et tout ce monde faisait entendre
un grand bruit de mâchoires se détendant dans cette
repue. Puis, le broiement parut languir, une somnolence
engourdit la tablée, et les mangeurs, l'un après l'autre,
gagnèrent à pas lourds l'ombre des haies et des greniers
pour y dormir.
Germaine était une rude travailleuse. Ordinairement,
le repas achevé, elle aidait une des filles à laver la vais-
selle, et les assiettes rentraient au bahut, luisantes et
blanches, bien avant le réveil des domestiques. Mais, ce
U X MALE io3
jour-là, prise d'une torpeur, elle bâilla, étendit les bras,
songea à la douceur de s'étendre comme les autres.
Justement, la charrette des trèfles arrondissait sous le
porche sa large litière. Elle posa le pied sur la roue, et
d'un bond s'enlevant, alla rouler dans les verdures, au
milieu desquelles son corps s'enfonça.
Un silence s'était appesanti sur la ferme; la vie sem-
blait avoir expiré dans la cour et dans les corridors. Les
toits, calcinés par le soleil, ardaient, envoyant une réver-
bération dans l'air. Des pailles amoncelées dans les gre-
niers sortait une chaleur sèche, qui se mêlait à la torré-
faction des murs. La fraîcheur d'une motte de fourrages
jetée centre le seuil de l'étable s'évaporait en buée grise.
Germaine ferma les yeux, essayant de dormir. Cou-
chée à plat sur le dos, elle éprouvait une volupté à sentir
sur sa chair le froid des trèfles. Ses mains tapotaient leur
rondeur soyeuse. Elle avait défait son corsage, et une
petite brise soufflait sur sa peau avec des chatouilles.
Cela lui rappelait le frôlement de main de Cachaprès,
quand à un certain moment il avait glissé, pour rire, le
doigt entre son poignet et sa manchette. Et elle re-
pensa à ce baiser brutal qu'il lui avait imprimé sur les
lèvres.
Elle était bute, après tout, de tant faire de manières.
Est-ce que des femmes qu'elle connaissait n'avaient pas
eu des liaisons l Elle n'était plus d'âge à demeurer hlle,
du reste, et puisque lesépouseurs ne se présentaient pas,
elle prendrait un amant. Autant celui-là qu'un autre.
Il y eut alors une lutte au fond de cette conscience
troublée. C'était mal de se laisser aller à de semblables
idées. Elle aurait dû les étouffer dès le premier moment.
Qui était ce Cachaprès? Un bandit, quelqu'un qu'on
n'avouait pas. Et un regret vague qu'il ne fût pas autre
chose que ce qu'il était, s'empara d'elle : un fils Je fer-
r N M A 1. 1;
niicr, par exemple, mcmc un garde. Elle l'aurait aime à
son aise; puis le mariage s'en serait suivi, peut-ôtre.
Le mariage ! Elle s'en moquait pas mal. Elle ne vou-
lait épouser qu'un homme de son choix, un être fort
comme lui, par exemple. Elle avait la haine de ce qui
n'était pas robuste, vaillant, hardi, bien planté sur ses
pieds. Robuste, elle l'était elle-même. Et elle repensait à
ce neveu de Isard, à ce commis de bureau qui n'avait pas
même eu la force de la faire danser au bal. Tandis que
lui ! Elle fut ramenée alors à se rappeler cette poussée
en avant à travers les danses immobilisées. Elle le revit,
l'enlevant dans ses bras comme une plume, bousculant
toute une salle. C'était un homme, celui-là. Et elle en-
tendait sa voix lui demandant sourdement : « T'faut-y
que je les abatte tous? » Elle aurait dû répondre oui.
C'eût été drôle.
Et cet homme l'aimait. Un homme n'est pas aussi en-
ragé après une tiUc quand il n'aime pas. Il avait des
mots tendres que les amoureux ont seuls. Et elle se ré-
pétait à elle-même, en souriant, ceux qu'elle avait rete-
nus. Au fait, pourquoi ne l'aurait-il pas aimée ? Il aimait
à sa manière, avec violence et douceur. C'était comme
cela qu'elle-même comprenait l'amour. Les bêtes, ça
n'aime pas autrement.
Puis, il y avait peut-être moyen de l'avoir pour amant,
sans qu'on n'y vît rien. Il fallait des précautions, seule-
ment. Elle n'en serait pas plus damnée, parce qu'elle se
serait un peu amusée, étant encore hlle. Plus tard, il ne
serait plus temps. L'âge vient; on ne peut plus aimer;
on n'en a plus le goût. Ou bien on se marie et on n'a
pas eu le plaisir des aventures.
Une lâcheté la rendait accommodante. Elle préparait
le terrain à sa défaite. Elle se persuadait que pécher
avec prudence n'était pas pécher. Et elle cherchait à jus-
UN MALE To5
tifier l'idée de la faute par des exemples pris dans l'ani-
malité à laquelle, toute jeune, elle avait été mêlée. Est-ce
que ce n'est pas dans le sang, l'amour ?
La stupeur qui pesait sur les choses aidait à ce déla-
brement de ses pudeurs. Un accablement tombait du
ciel bleu, poudroyant de soleil. Des mouches bourdon-
naient, faisant à sa pensée un accompagnement assou-
pissant, et de l'ombre elle entendait monter un grand
souffle doux, qui était le ronflement des vaches dani>
retable et le broutement régulier, continu, des chevaux
à l'écurie. Elle distinguait dans les pailles, sous les han-
gars, des accroupissements de formes immobiles, qui
étaient des dormeurs ; un ronflement sortait de leurs
bouches béantes, se mêlait à la respiration lente des
bœufs. Des colombes roucoulaient sur le rebord du
pigeonnier. Et par hoquets retentissants, les coqs jetaient
leur fanfare, qui avait l'air de rythmer toute cette ru-
meur silencieuse.
Au milieu de la cour gisaient les fumiers. C'était un
bloc carré, brun, avec des épaisseurs de pourriture. Un
tassement de matières en décomposition lui faisait une
rondeur qui, par places, s'effondrait et ailleurs se haus-
sait. On voyait dessous, dans un croupissement fétide,
grouiller l'amas des détritus anciens. Cela baignait dans
un jus noir, compacte comme la glu, où des larves vague-
ment remuaient. Puis apparaissaient des amoncelle-
ments de litières plus récentes et, par dessus celles-là,
des pailles fraîches, desquelles le suint s'était égoutté.
s'étalaient, rutilantes, avec des flammes d'or neuf. Cette
énorme putréfaction s'étalait, avec des aises heureuses.
Une fermentation extraordinaire faisait bouillonner dans
les profondeurs une animalité sourde. Des embrj'ons,
par myriades, cclosaient. Et un bruissement inexpri-
mable annonçait la circulation de la vie sous l'agglomé-
5.
uù V X M A L K
ration des choses. Comme les jardins et les champs, le
fumier avait son heure d'amour Une création mon-
strueuse s'engendrait de ses tendresses.
Le soleil mettait son é'bullition sur ce fourmillement.
La masse des fumiers, grasse, fumante, laissait aller
comme une sueur. Et des exhalaisons chaudes s'échap-
paient de l«, par boutfées constantes. Kn même temps,
des odeurs montaient. Ces dégorgements de ventre
changes en fumier dégageaient une pestilence forte qui
sentait le marécage et Tctable. Les bouses de vache met-
taient dans lair des traînées de musc. Des ferments
signalaient les litières de cheval, et une puanteur âcrc
trahissait les pissées de porcs. Cela formait un largo
courant de senteurs irritantes et lourdes qui grisait Ger-
maine.
Un besoin de tendresse la faisait défaillir. Va à cette
heure elle pensait moins à lui qu'à l'amour, à la connais-
sance de l'homme, à l'assouvissement de la nature. La
femme, c'est fait pour aimer, pour enfanter, pour nourrir
des petits. Toute cette joie lui avait été refusée. Elle
s'était enfermée dans le dédain jusqu'alors, .\ucun homme
n'avait trouvé grâce à ses yeux. A présent, elle portait la
peine de cette dureté de cœur. Et se sentant effroyable-
ment seule, dans cette gaîté de la campagne amoureuse,
elle eut une douleur sombre, sans larmes.
XV
GERMAINE, fit une voix près de la charrette.
Elle se dressa sur son coude.
— Toi i ici i
Il y avait de la joie au fond de son étonnement. Elle
lui était reconnaissante de venir au moment où elle suc-
combait sous la pensée de son isolement. Il hocha la
tête affirmativement, un sourire sur la bouche, et tous
deux demeurèrent un instant à s'observer. Il parla le pre-
mier :
— D'abord, j'suis venu pour venir. J'avais des choses
à tdirc. Je n'sais plus quoi. Puis ça me tenait de t'avoir
fait de la peine hier soir. Moi, j'dis ce que je pense.
J'étais bu, faut croire. On a des jours comme ça. Enfin,
faudrait pas que tu te tourmentes, je suis guéri, je n'rc-
commenccrai plus.
11 lui parlait avec humilité. Une sorte d'aplatissement
volontaire était sur sa mine rusée. Il allongeait le cou,
clîaçait les épaules, semblait vouloir se diminuer devant
io« U N M A ï, E
clic, pour lui faire oublier la violence de la veille. Un re-
pentir traînait dans ses yeux. Kt il continuait à TenNclopper
de son sourire patelin, avec un air d'homme embarrassé.
— C'est vrai, tout d'même, tit Germaine, que t'as été
un peu loin.
Elle avait plongé les mains dans une toutTe de tréties et
la tiraillait macliinalement.
— Germaine, dit-il.
— Quoi ?
— Dis-moi que c'est fini. Non, vrai, j'suispas méchant.
Tiens, si tu veux, j'viendrai plus. Tout sera fini. Tu s'ras
la fille à Hulotte et moi j'serai Hubert le braconnier
comme dans l'temps. On s'regardera de loin. On s'dira
bonjour, puis plus rien. Mais faudrait pas qu"tu m'gardes
rancune. Germaine, descends-moi ta main pour dire que
c'est fini.
Elle allongea la main. Il la prit et la garda dans les
siennes.
Elle le trouva bon garçon.
— Alors, c'est dit que tu ne recommenceras plus ^
fit-elle.
—^ Pour siâr.
— Il mit de la conviction dans sa voix, évitant de
paraître avoir une arrière-pensée. Puis ils se turent et tous
deux se regardèrent avec un long sourire.
Il avait la peau tirée, les yeux battus. Elle lui demanda
pourquoi. Alors il lui raconta qu'il avait passé la nuit
dans le bois, à pleurer. Et il agitait très vivement ses
paupières, pour les faire rougir.
— Mt^nteur, dit-elle en remuant les épaules.
Mais il jura ses grands dieux que c'était vrai.
— A preuve que j'ai gardé mes habits. Regarde.
Comme il élevait la voix, dans un élan de sincérité, elle
mit un doifft sur sa bouche.
U X M A L ]•: IC9
— Tais-toi.
— Que j'm'tais, quand j'm'entends dire que j'suis un
menteur i
Il jouait l'indignation. Elle le laissait se défendre,
heureuse de le croire, avec une satisfaction d'amour-
propre qu'il eût passé la nuit à pleurer pour elle. Et tout
à coup sa colère tomba, fit place à des douceurs dans l'œil
et dans la voix,
— Descends une miette, dit-il. On causera derrière
les pommiers, là-bas.
Il avait gardé sa main dans les siennes et lui donnait de
petites secousses, comme pour attirer toute sa personne.
Elle disait non, de la tête, mais il s'obstinait, réitéra sa
demande. Alors elle lui déclina ses raisons. Le fermier
s'éveillerait d'un moment à l'autre. Ses frères aussi. On
n'aurait qu'à s'apercevoir de quelque chose. Ils ne pour-
raient plus se voir.
— J'te montrerai mes bricoles. Tu prendrais du plaisir,
vrai, dit-il.
Et il raconta ses promenades dans la forêt, la nuit. Il
y avait des fois qu'il était obligé de se battre avec les
bêtes. Un jour, il avait pris un chevreuil vivant, à la
course. Il entrait dans des détails, dépeignait le silence
de la nuit, imitait le passage des fauves, était emporté
par sa passion de chasseur.
Elle l'écoutait, les yeux fixés sur les siens. Le sang du
garde Maucord se réveillait en elle. Toute jeune, dans les
rares moments où son père parlait, elle avait entendu
des choses semblables, mais dites autrement, avec la
voix maussade d'un causeur qui n'aimait pas à s'expli-
quer. Ces souvenirs lui revenant, elle était prise du désir
de rôder, elle aussi, dans la forêt. Le mystère des ruses
la tentoit. Et elle finit par dire qu'elle regrettait de n'être
pas un homme, pour chasser ensemble, avoir à deux les
sensations fortes de l'affût.
uo U X M A L F.
Cachaprcs eut un sourire.
— \'iens, dit-il, j'te montrerai ma fausse barbe. Des
fois, j'mets un masc^ue à cause des gardes. Faut avoir de
la prudence. Puis j'me fais tout petit, comme ça, et je
passe dans le taillis comme^un lapin. Et des fois, faut
voir, on s'met une peau de chevreuil sur l'dos : on a l'air
d'une bête. C'est drôle.
La curiosité la tenait. Le garçon lui apparaissait sous
un journouveau, avec des ai.lresscs subtiles qui le grandis-
saient et mettaient au-dessus de lui comme une surprise
d'inconnu. Va cet homme terrible, qui avait tant de strata-
gèmes pour échapper aux gardes, était là, devant elle,
avec son humilité d'homme amoureux I
— Vrai, dit elle, t'as une barbe ?
Elle réfléchissait à présent. Si elle avait pu se faire
libre, elle serait partie immédiatement. .Mais il eût fallu
des prétextes, et elle n'en trouvait pas.
11 y avait un moyen, peut-être.
Elle dirait à la ferme qu'elle allait faire visite à la Cou-
gnole. Cette femme était vieille et vivait misérablement,
La fermière l'avait aidée, de son vivant, et le fermier
continuait à lui passer de petits secours. Elle habitait à
une demi-heure environ de la ferme.
Elle se décida.
— Ecoute, dit-elle très vite, je serai chez Cougnole
dans deux heures. Tu m'attendras sur le chemin.
Un bâillement sortit d'une botte de paille, à quelques
pas d'eux ; et presque aussitcjt des sabots cognèrent le
pavé, dans la cour. La maison se réveillait.
Elle lui retira sa main et se laissa glisser à bas de la
charrette.
— Dans deux heures, tope I fit Cachaprès en se coulant
derrière une haie.
XVI
IL se mit à rôder dans la foret. Lattcntc glissait à
présent sous sa peau comme des picotements d'ai-
guilles. Il était secoué par cette idée qu'elle allait
venir. Ils seraient seuls, cette fois. Et par moments il se
couchait de son long à terre avec des impatiences terri-
bles, bâillant et tordant ses poignets. Et d'autres fois, ta-
lonné par des rages, il se levait, marchait à grands pas,
devant lui.
Toute la nuit dernière s'était passée à la désirer. Il était
resté au village jusqu'à la ronde du garde champêtre,
traînant dans les cabarets et s'étourdissant avec de la
bière. Puis, les cabarets fermés, il avait gagné les champs.
La lune bleue mettait sa fraîcheur sur la campagne
brûlée par la chaleur du jour ; mais l'apaisement univer-
sel ne l'avait pas calmé. Il emportait avec lui la sensation
de cette peau chaude de Germaine, touchée dans le petit
sentier qui monte. Un peu de l'odeur de ses cheveux
était resté à la manche de sa veste, et il s'en grisait à
112 r X M A r. K
pleines narines jusqu'à en défaillir. C'était bien la peine
de s'être moqué des filles jusqu'alors. Maintenant il était
pris, bien pris, et il avait une colère de n'avoir pas su
demeurer insensible à la belle fermière.
L'amoui* intraitable des bctcs lui brûlait le sang, comme
une plaie répandue par tout le corps. Il gémissait, enfon-
çant ses ongles dans sa chair pour en étouffer les révoltes,
et des cris rauques de douleur et de désir lui sortaient
d'entre les dents. Germaine ! Germaine ! grondait-il. Ses
bras battaient l'air, se tendaient dans la nuit, comme pour
la saisir. Il frappait les arbres de son poing, gagné par
une fureur de fièvre.
Ce jour-là, à pointe d'aube, il était entré dans la forêt.
Le premier soleil avait éclairé ce visage livide, dans la
pâleur des ombres décroissantes ; son corps était à l'ago-
nie ; il le sentait se dérober sous lui. Alors il avait clamé,
pareil à un faon. Des larmes chaudes avaient coulé sur ses
joues. Et comme un petit vent frais passait, secouant le
matin dans les arbres engourdis, il s'était laissé tomber
sur le ventre, et la tête dans l'herbe, avait mordu la terre
avec acharnement. Puis un amollissement l'avait rendu
plus faible qu'un enfant. Il avait fermé les yeux. Autour
de lui, le jour montait.
Il s'était réveillé, calmé. Des ruses avaient traversé son
cerveau. Il s'était promis de se faire humble devant Ger-
maine, pour la rassurer. Il montrerait du repentir de ce
qui s'était passé. Il mettrait ses hardiesses sur le compte
de la bière. Il aurait le sang-froid de l'attendre, de la
guetter, à Tatfût, comme on guette une proie, et il s'était
mis à rire, voyant sa malice lui revenir.
Mais ses résolutions croulaient à présent qui l'avait
revue. Toute sa convoitise l'avait repris. C'était donc vrai
qu'elle allait venir, qu'elle lui avait donné rendez-vous?
11 se répétait tout haut les mots qu'elle lui avait dits :
U X il A L E iiS
« Tu m'attendras sur le chemin. » Et il l'attendait, allant
et venant comme une femme en gésine. Une joie cruelle
était sur son visage. 11 avait l'air féroce et doux des chats
près de lacérer la souris.
La Cougnole habitait une masure sur la route qui tra-
versait le bois des Chêneaux. Six hectares de terre environ
avaient été gagnés sur le bois, en cet endroit, par la culture .
Une ferme les exploitait. Elle était occupée par le fermier
Brichard, qui avait avec lui sa femme et ses deux garçons,
et faisait un peu aussi le commerce de bois. Trois maisons
de paysans, parmi lesquelles il y avait deux cabarets côte
à côte, étaient situées plus loin. Puis venait la masure de
la Cougnole, avec son toit de chaume en surplomb qui,
à l'arrière, avait fléchi, lors d'un ouragan. Un très petit
jardin s'étendait en carré, entre les haies sèches, au dos
de la maison. Le bois continuait ensuite.
A tout instant, Cachaprès sortait des taillis, et planté
au milieu de la route, regardait devant lui. Le pavé s'al-
longeait entre les files de grands arbres, dans une pleine
solitude. Pas une tache noire ne signalait un passant, au
loin. Et il lui semblait que les deux heures étaient écou-
lées depuis longtemps.
Il eut un moment d'inquiétude furieuse. Si elle allait
ne pas venir! Si elle s'était moquée de luil II serra ses
poings, le cœur crispé, et tout à coup eut un haut-le-
corps : Germaine venait de déboucher sur le pavé. Il se
rejeta dans le bois et se mit à courir à travers les taillis.
Puis une réflexion lui vint, et sur le point de l'atteindre, il
marcha très doucement, ses mains dans ses poches, en
sifflant, d'un air bonasse.
Elle avait au bras un panier dans lequel se trouvait du
pain, un quartier de jambon et des pommes de terre. Elle
était très rouge. Elle lui expliqua qu'elle s'était pressée,
puis s'interrompit, embarrassée, et de nouveau, avec un
114 L' N -M A L E
riux de paroles, continua à parler, lui raconta riiistoirc
de la Cougnole. Son mari était mort il y a deux ans. 11
avait servi longtemps à la ferme. C "était un brave homme,
un peu simple, et qui passait pour n'avoirpas grand'chosc
à dire chez lui. La Cougnole n'était pas une méchante
créature, du reste. Mais elle avait fait tout de même des
métiers drôles. Et elle souriait en le regardant du coin
de l'œil. Il hochait la tête pour dire oui, machinalement,
pensant à autre chose.
Elle reprit :
— .•\prcs tout, ce n'est pas not'affaire. Elle a fait ce
qu'elle a fait. Ce n est pas une raison pour la laisser sans
rien, la pauv' femme. Et comme ça, quand elle n'a pas
son mal, elle vient à la ferme, on lui donne, et quand
elle a son mal, c'est facile à voir, elle vient pas, et alors,
c'est moi qui viens.
Il ne répondit pas. Ce silence la troubla extraordinairc-
ment. Elle voulut parler encore, pour parler et n'avoir
pas l'air de remarquer sa préoccupation, mais elle s'em-
brouillait dans ses paroles, et elle finit par répéter
plusieurs fois la même chose. A savoir qu'il ne fallait pas
dédaigner les vieilles gens.
Ils approchaient de la maison de Cougnole.
— Attends-moi ici, lui dit-elle. Le temps de vider mon
panier.
Et elle allongea le pas, le laissant debout sur la route.
11 la vit pousser la porte et pénétrer dans la maison. De
l'endroit où il était, il distinguait dans l'enfoncement
sombre de la chambre un grand corps de femme qui se
remuait. Il lui parut même que cette femme lui faisait
avec la main le signe d'approcher. Mais, comme il n'en
était pas sûr, il mit la main sur ses yeux pour mieux
voir.
La femme s'était campée au seuil, et nettement cette
UN MALE ii5
fois, d'un grand mouvement de bras, lui disait de venir.
— Tiens! tiens! se dit-il. C'est la Cougnole qui m'ap-
pelle! Elle m'veut du bien, p't-être.
Et se rappelant les différents métiers de la vieille, il
eut vaguement la pensée qu'elle pourrait servir à leurs
amours. Il répondit à l'appel en secouant son chapeau
dans l'air. Et à petits pas, tranquillement, il arriva à la
maison.
— C'est toi qu'es avec Germaine i dit-elle. Pourquoi
n'entres-tu pas ? C'est sa maison, donc, à elle et à tous
ceux pour qui elle a de l'amitié.
Elle leur faisait des clins d'yeux, à tous deux, avec une
longue échine sèche et plate, sous des vêtements rapiécés,
très propres. Un châle de laine couvrait sa tête aux yeux
vifs, qui louchaient Elle avait la peau dure et jaune des
femmes vivant dans les bois, et ses grands gestes brus-
ques avaient l'air, à chaque mouvement, de la casser en
deux.
Le visage du gars parut lui rappeler quelqu'un. Elle le
regardait curieusement :
— J'tai vu. Sûr comme t'es là... Mais pour dire quant
à où.
Elle cherchait dans sa mémoire.
Brusquement elle frappa ses cuisses du plat de la main
et s'écria qu'elle le reconnaîtrait entre mille, qu'il était
Cachaprès, qu'on le lui avait montré un jour dans un
village, et elle citait l'enseigne d'un cabaret où elle se
trouvait à boire avec des femmes quand il avait passé. Il
se souvenait du cabaret. Oui, il avait de ces côtés un bon
camarade. Et il souriait. La vieille finit par dire qu'elle
n'avait jamais connu un garçon ni plus beau ni plus brave
que lui, ajoutant :
— T'as là un fier homme, Germaine.
Le panier avait été posé sur la table. Germaine en tira
r N M A L E
le jambon, le pain et les pommes de terre. Et à chaque
chose nouvelle, la vieille poussait des exclamations, cla-
quait des mains, prenait des airs de bénisseuse.
— Béni bon Dieu ! T'as pensé à tout, m'fiUe. Que la
sainte \icrge Marie te récompense dans ce monde et dans
l'autre I La Cougnole ne mourra cor' pas de faim, cette
fois. Fille de Dieu, j'irai à l'chapelle, avant qu'y soit soir,
bien sûr, et je dirai une bonne prière aux saints du para-
dis pour ton salut. Elle n'a pas même oublié les canadas,
vierge Marie 1 Elle s'a dit que la vieille manquait d'tout.
Y a plus qu'une petite robe, là, une petite robe qu'on ne
mettrait plus, qui nous ferait ben plaisir, à présent. Non,
y a plus que ça. Puis j'attendrai mon jour, m'tille, en
t'bénissant, comme une bonne et belle fille que t'es. V a
ben un peu de genève aussi qu'ça m'aurait fait une petite
douceur. J'ai des fois comme qui dirait l'stornac qu'est
tout escleffé. Ça m'aurait fait une douceur, donc. Béni
bon Dieu, que je m'dis, qui est-ce qui penserait à m'ia
donner, cette petite douceur, si c'est pas Germaine ! Mais
elle peut pas tout savoir non plus, là, comme quoi qu'un
peu d'argent, là, un petit peu, comme qui dirait là un
très petit peu ferait bien du bien à une pauv' vieille femme
comme moi.
Son sourire la suivait, avec une humilité ba«se, l'im-
plorant en même temps que sa voix qui traînait, mono-
tone et continue, comme une litanie. Germaine tira de sa
poche une pièce blanche et la lui donna ; et Cachaprès,
de son côté, mit la main à sa poche, en tira de la monnaie
qu'il jeta sur la table, disant :
— V'ià pour r « péquet », la vieille !
Alors, elle les combla de ses vœux tous deux, leur sou-
haitant de s'aimer toujours, puis elle croisa les mains et
marmotta une prière, la tête sur le côté et les yeux au
ciel, faisant aller ses lèvres par moments sans rien dire,
UN MALE 117
et l'instant d'après, ayant l'air de tirer du fond de sa
gorge des paroles ferventes, qui s'achevèrent à la fin dans
un large signe de croix.
Cela fait, elle leur montra d'un clignotement de l'œil la
chambre, les chaises, le lit.
— J'tirerai la porte quand vous viendrez. Moi, j'irai
dans l'bois.
Une rougeur enflamma les joues de Germaine. Elle se
dressa, méprisante et froide :
— Cougnole !
Cachaprès s'éjoyait au contraire devant cette possibilité
de se rencontrer dans une masure écartée, où personne
n'irait les chercher. Et l'air méprisant de Germaine se
jetant à travers son idée, il eut un rire en dedans, mau-
vais.
Elle s'était dirigée vers la porte. Il la suivit.
La femme, du seuil, continuait aies bénir.
Ils marchèrent un instant sans se parler. Puis il l'ar-
rêta :
— Germaine, dit-il.
— Quoi ?
Elle ne s'était pas retournée.
— Regarde-moi.
Elle se retourna cette fois, et le vit montrant d'un ho-
chement de tcte la masure de la Cougnole, avec un sou-
rire.
— Elle est folle, pour sûr.
Elle eut un plissement d'yeux étrange, alors, et la ré-
flexion de la vieille lui revenant avec la drôlerie de
son geste, elle fut prise d'un rire nerveux, interminable.
Il avait passé son bras autour de sa taille, et douce-
ment l'attirait dans les taillis. Elle continuait à rire, répé-
tant :
— Cette Cougnole !
n8 U N' MAL K
Tuis ses nerfs se calmant, elle pensa qu'après tout la
vieille avait peut-être cédé à une bonté d'âme. On ne sait
pas : les vieilles, c'est si singulier ; ça a des idées!
Et elle reparla du temps où sa mère vivait, où la Cou-
gnolc venait à la ferme. On l'appelait quand une vache
était sur le point de vêler. Elle connaissait les bêtes.
Quelquefois elle soignait aussi les gens comme garde
malade. Même elle avait aidé sa mère, pour son dernier
garçon. Et cela la remettant sur le chemin du passé, elle
se revit petite fille, esseulée dans la maison du garde-
Maucord ; elle avait grandi au fond d'une ombre froide ;
elle n'avait pas été heureuse. Du reste, elle ne l'était pas
davantage à présent. Des choses lui manquaient ; elle
aurait dû se marier jeune. El elle cita le nom des préten-
dants qu'elle avait refusés.
— On est si bête !
Un attendrissement la gagnait. Il la serra contre lui,
disant de bon cœur, dans une soudaineté d'émotion :
— \'rai ? T'es pas heureuse i
Elle leva les yeux sur lui. Sa face résolue s'amollissait
sous une douceur. Tous deux se regardèrent alors et il
l'embrassa. Elle se laissa faire.
Le sentier filait dans un emmêlement de taillis. Il écar-
tait les branches au fur et à mesure. Quand ils avaient
passé, les branches se rejoignaient avec un bruit de soie
froissée et quelquefois leur cinglaient le dos. Des brin-
dilles s'accrochaient aux cheveux de Germaine. Par in-
stants, un morceau de sa robe demeurait pris. Et ils
avançaient dans la senteur des terres humides, ayant sur
eux le verdissement pâle des feuillées. Entre les feuilles,
des bouts de ciel faisaient des trous bleus, éclatants.
Comme en cet autre jour où Célina et elle avaient gagné
à travers bois la kermesse, elle éprouvait un engourdis-
sement vague de la pensée et du corps. La gaîté des
U X M A L E 119
choses agissait sur elle avec traîtrise. Mais surtout c'était
le silence profond du bois qui l'impressionnait; cela
mettait en elle comme une invitation à dormir, à s'aban-
donner, à vivre de la vie des arbres. Pour la première
fois, elle trouvait la nature bonne et le bon Dieu grand :
et elle sentit son cœur monter à ses lèvres dans un sou-
rire.
Le sentier s'élargissait à son extrémité,
L'ne large ondée de soleil les enveloppa alors, faisant
reluire leurs peaux brunes. Et comme une clairière était
au bout du sentier, ils y entrèrent en se tenant par la
main. Des bouleaux et des hêtres se dressaient là, faisant
un petit cercle d'ombre mobile sur la clarté des terrains
pelés.
Ils s'assirent sous un des hêtres, lui allongé près d'elle,
sa tête dans ses poings et la regardant. Elle glissa la main
dans ses cheveux.
— T'as les cheveux comme de la soie.
— La chair aussi, répondit-il.
Et mettant son bras à nu, il l'obligea à passer le doigt
sur s^ peau, très lisse. Il releva un peu plus haut sa
manche, ensuite, et lui montrant ses énormes biceps, en
rit rouler la rondeur formidable, comme des boulets.
Puis entraîné, il parla de sa force. Une souche d'arbre
garnie de sa terre gisait près d'eux. Il la ht mouvoir, d'un
large coup de reins. Il parla aussi de son agilité, et par
bravade, monta à un arbre, leste comme un écureuil. Il
imitait des combats, expliquait comment il s'y prenait
pour bousculer dix hommes à la fois, tapant des pieds,
des mains et de la tête, et tout en se vantant, étalait de-
vant elle son torse puissant, avec une satisfaction de co-
losse. Le soleil mêlait une splendeur à ses gestes im-
menses.
Elle l'admirait, subjuguée. Le sentiment de toute sa
U N M A L E
puissance la remplissait de nouveau. Et elle pensa que
vraiment c'était bien là l'homme qu'il lui fiillait.
Alors les arbres virent une sauvagerie. Il arriva sur
elle, les bras ouverts, avide. Un hébétement flottait dans
ses yeux, une dilatation de la bouche et des narines met-
tait comme une vague extase sur sa face. Elle le sentit
venir plus encore qu'elle ne le vit et cria, demi-dressée.
Mais déjà il Ictrcignait dans son large embrassement.
Les bois faisaient sur eux une rumeur profonde et
douce.
XVII
LE jour suivant fut douloureux pour Germaine.
Cette volupté finie, elle se regardait avec la stu-
peur d'une personne dégrisée qui, pendant son
ivresse, aurait commis une action noire. Et elle se deman-
dait si c'était bien elle, la fille méprisante, qui s'était
oubliée dans les bois. Elle se revoyait intacte, ignorante
de l'homme, telle qu'elle avait été jusqu'alors. Et une
minute avait suffi pour anéantir tout cela ! Elle ressem-
blait à présent à toutes les filles qui se perdent. Elle avait
un amant et elle répétait ce mot à satiété. Un amant!
Elle, Germaine, avait un amant ! Puis, à force de pen-
ser à la chose, elle finit par trouver au mot des ten-
dresses, une soumission inexprimablemcnt douce, qui la
charma. Après tout, bien d'autres en avaient qui n'en
étaient pas mortes.
Ce jour-là, un mercredi, était consacré, selon la cou-
tume de chaque semaine, aux reprises de la lingerie.
Une chambre servait spécialement à serrer le linge de la
6
122 U N M A L E
terme. Deux placards en étaient encombrés, et le reste
s'étalait par tas, sur des planches clouées contre le mur.
Un amas de raccommodai^cs emplissait la table. Sur une
chaise posaient le carreau de travail, les étuis et les
bobines de tîl.
Elle demeurait là, les mains inoccupées, songeant à
celte curiosité satisfaite, au bonheur, au silence du
taillis.
Par moments, des chaleurs l'étoufTaient. Elle se levait,
comme suffoquée, prenait l'ouvrage et le laissait retom-
ber. Un instant, elle pensa à fuir la ferme; ils iraient
ensemble n'importe où, devant eux; rien ne les empêche-
rait plus d'être comme mari et femme. Ce n'était qu'une
idée, qui se mêlait à toutes les autres, dans cette déroute
de sa conscience. Et petit à petit alourdie, elle pencha sa
tête sur sa gorge et s'endormit.
Une voix qui l'appelait la réveilla en sursaut. De
l'autre côté de la fenêtre, le fermier Hulotte se tenait
debout devant elle, dans la cour. 11 avait poussé du poing
la fenêtre mal close,et la regardait dormir, narquoisement,
avec bonté.
— Paraît, Germaine, que t'as la kermesse dans les
doigts 1 dit-il.
Un saisissement la prit; elle devint blanche. Et les
sourcils tendus comme à l'aspect d'une chose extraordi-
naire, elle demeurait immobile, sans trouver une parole.
Qu'est-ce qu'il avait dit? Elle ne savait pas. Un mot seul
lui était demeuré : il avait parlé de la kermesse.
— Bah ! ht Hulotte, ce que j'en dis c'est pour rire. On
n'a pas toujours le cœur à la besogne.
Elle ht un effort, lui répondit une chose vague. Et il
la laissa pour courir après le poulain, qui se gorgeait de
paille dans la grange. Elle le suivit des yeux un peu ras-
sérénée : il avait ri ; il ne savait rien. Elle se trouva
U X .M A L E 123
d'autant plus lâche de l'avoir trompé dans sa confiance
paternelle.
La journée se passa dans ces défaillances. Un ciel gris
s'apercevait à travers les arbres, noyait leur verdure
dans des tons sourds d'une douceur triste; et une pluie
fine tomba.
Les fumiers dorés s'embrumèrent alors d'une vapeur
pâle. Une humidité monta des pavés. Lentement les
bruits s'étouffèrent dans un demi-silence lourd, et elle
continuait d'être obsédée par ses idées, sentant son coeur
se gonfler des mélancolies de la pluie claquant à terre et
coulant des gouttières avec un gloussement monotone.
Les poules s'étaient tassées sous les charrettes, dans les
hangars. Elle voyait les vaches pelotonnées se remuer
avec des grands mouvements lents dans les fumiers bleus
de rétable. Par moments un chat traversait le pavé en
trottant, les oreilles couchées, très vite. La pluie mettait
ses rayures minces sur la cour demeurée vide, où pe:-
sonne ne passait plus.
Cette tranquillité lui rappela le silence de la veille,
alors qu'elle s'était couchée sur la charrette aux trèfles ;
un engourdissement l'avait saisie sous le midi brûlant,
et elle se revoyait languissante, préparée à l'amour par
les complicités de l'air. Elle ouvrit la fenêtre, aspira lon-
guement la fraîcheur de la pluie, pour oublier. C'était
bon, cela, ah, oui! et elle fermait les yeux, se réfugiait
dans des pensées calmantes. Peine inutile! L'odeur des
fumiers, pénétrant dans la chambre, lui remettait en
mémoire les lâchetés de sa chair; et cette odeur était
plus âpre encore sous cette pluie qui remuait les fermen-
tations anciennes. Des vagues de senteurs montaient de
l'énorme fosse, caressaient sa narine. Elle eut une colère
et poussa la fenêtre, ne voulant plus se perdre au milieu
de ces sensations.
124 l-' N M A L E
A quoi bon, du reste? Elle ne le reverrait plus. Elle y
était décidée. Cet homme aurait passé dans sa vie : voilà
tout. Est-ce qu'il n'y a pas tous les jours des histoires de
filles qui se paient un caprice? Elle avait voulu connaître
l'amour; à présent qu'elle le connaissait, elle redevien-
drait la Germaine d'autrefois. Elle était bien bête de tant
se chagriner.
Puis elle se rappela les paroles de la Cougnole, et petit
à petit ce souvenir l'obséda, au point de faire bouillir son
sang. 11 leur serait facile de se revoir; la vieille leur était
acquise; on paierait sa discrétion. Et des idées de bon-
heurs interminables de nouveau hantèrent sa cervelle en
proie aux curiosités de l'amour.
Le soir glissa le long des toits dans la cour. La pluie
avait cessé. Des bouts de nuées violettes se défaisaient
dans la pâleur du ciel ; sur l'horizon clair, les bois met-
taient leurs noires masses dormantes. Une gravité se
répandit sur la campagne.
Un banc en pierre était accoté au mur, prcs d'une
touffe de chèvrefeuilles, en dehors de la cour. De là, on
voyait le bossèlement des champs à travers la plaine
inégale. Germaine alla s'asseoir sur le banc. Le noir de la
nuit i'envelo ppa bientôt, demi-sommeillante, tranquillisée
et comme bercée dans les ombres muettes. Elle aurait
voulu s'endormir, sous le ciel, là, près de lui.
En ce moment, un gémissement lent s'éleva, grandit,
plana au-dessus du sommeil des étables. Et un peu après,
le gémissement se fit entendre de nouveau, infiniment
douloureux, avec une tristesse presque humaine.
Cela déchira la nuit, et, sans savoir pourquoi, Ger-
maine tressaillit. C'était une vache en train de vêler.
Les maux la faisaient meugler, tantôt debout, tantôt
couchée, et les autres vaches la regardaient de leurs yeux
ronds, le mufle tendu, inquiètes. La vachère était auprès
UN MALE 125
d'elle et l'aidait, lui passant les mains sur le ventre de
chaque côté et pressant le veau vers le bas, vigoureuse-
ment. Et les douleurs de la gésine grandissant, la bête
geignait de moment en moment, la gorge sourde et râ-
lante. Ses lamentations s'entendaient à présent de loin,
et il y avait dans ces lamentations de la douleur et de l'é-
pouvante. Elle aussi avait connu le puissant amour du
taureau, et bouleversée, Germaine pensa à l'enfante-
ment. Devant elle, la nature invulnérable dormait dans
l'immobilité de la nuit. Une paix immense flottait sous
le bleuissement de la lune. Et par larges bouffées, le chè-
vrefeuille l'enveloppait de ses odeurs.
XVIII
ILS se revirent.
Le mystère des rendez-vous ajoutait à la douceur
d'être l'un près de l'autre. Ils s'attendaient dans les
bois, au profond des fourrés, ayant des cachettes, comme
des coupables. Et ils jouissaient délicieusement de s'aimer
autrement que les autres, à la faveur de l'ombre et du
silence. L'heure aussi avait des charmes pour eux. Ils
évitaient la pleine clarté, le passage au plein midi qui
aurait pu les trahir. Ils étaient bien plus seuls, au tomber
du jour. La complicité du soir alors les défendait ; ils se
sentaient protégés par la barrière épaisse des bois noirs.
Elle avait inventé des pi'étextcs pour se faire libre sou-
vent ; la fille du fermier des Oscraies, Célina, était une
cause habituelle de sorties. Elle s'était prise pour cette
Célina d'une grande ferveur d'amitié à laquelle ni Hulotte
ni ses fils ne trouvaient à redire. Cela leur semblait na-
turel que les deux filles fussent amies, ayant toujours été
bonnes camarades, avec cette familiarité que le voisi-
128 UN MALE
nage met entre gens de même fortune. Puis, on ne sait
pas, un des garçons pouvait faire son affaire de cette
amitié qui avait l'air de si bien les unir. La demoi-
selle aux Malouin était un parti sérieux et le père était
connu pour un brave homme. Un rapprochement entre
les deux familles devait amener forcément de bons résul-
tats. C'était là l'idée du fermier Hulotte, et il prenait des
manières engageantes quand Cclina arrivait à la ferme.
En réalité, Germaine ne voyait pasCélina aussi souvent
qu'elle le disait. Le plus ordinairement, elle entrait chez
les Malouin, comme on va en visite, et n'y restait que
peu de temps. Des impatiences faisaient titiller ses doigts,
quand la fermière insistait, l'obligeait à prendre de la
bière ou du café. Elle s'asseyait alors, les paupières bat-
tantes, furieuse qu'on crût si bien à son amitié. Enfin, une
raison se présentait de s'en aller, elle se levait. Quelle
joie de se sentir libre !
Célina avait le cœur prompt à l'attendrissement. Vi-
vant un peu loin des maisons, elle fut touchée de cette
passion soudaine de Germaine pour elle. Le besoin d'ai-
mer quelqu'un s'imposait à sa nature tendre. Et Germaine
fut comme un prétexte à laisser déborder le trop plein de
sa chaude jeunesse. Une fois, comme elles se promenaient
sous les aubépines, son émotion la grisa au point qu'elle
lui prit la main, toute en larmes, et lui avoua que de
longtemps elle n'avait été aussi heureuse. Le beau dro-
guiste était demeuré dans sa pensée ; elle en parlait avec
l'abondance des espoirs déçus.
Germaine n'était pas gagnée par cet abandon. Au con-
traire, elle lui en voulait d'être si sotte dans son affection
et de ne pas voir qu'après tout ce n'était pas pour l'enten-
dre roucouler ses chansons qu'elle, Germaine, venait aux
Oseraies. Elle avait la cruauté des amants heureux. Une
chose unique l'emplissait, ses rendez-vous avec Cacha-
UN MALE 129
près ; le reste de la terre n'existait pas. Et elle était as-
sommée que cette petiteCélinase mîtàtoutboutdechamp
pour elle dans des états ridicules. Elle haussait les
épaules, pinçait les lèvres, avait toute la peine du monde
à ne pas la remballer.
Célina ne voyait rien. Ses yeux pâles et mouillés sem-
blaient faits pour flotter dans des atmosphères vagues,
par-dessus les choses réelles. Elle revenait à Germaine
avec l'obstination humble du chien que ne rebutent pas
les coups.
Germaine, pourtant, avait avec elle des moments d'a-
bandon. Quelquefois, un besoin invincible de confidences
amollissant sa dureté, elle aurait voulu l'écraser sous ses
bonheurs d'amour, la faire saigner au récit de ses rendez-
vous avec le braconnier, être pour elle un objet d'admi-
ration profonde. Une clarté noyait alors ses yeux : elle
posait sur Célina son sourire tranquille ; des aveux lui
montaient aux lèvres, et elle restait à la regarder, toute
frémissante, la bouche ouverte, comme pour parler. Ce
qui la rendait indécise, c'était de commencer. Elle cher-
chait le premier mot. Mais une défiance s'emparait d'elle
tout à coup ; le sourire s'effaçait au coin de sa bouche ;
son œil redevenait sec, et elle se renfermait dans son si-
lence prudent de paysanne. Celte petite Célina n'aurait
eu qu'à bavarder ; cela ferait un beau grabuge, et elle la
plantait là, avec un large dédain de la savoir ignorante
des choses qu'elle connaissait.
Célina la regardait partir de ses yeux étonnés et doux,
trouvant toute chose naturelle de sa part. Elle ne se gênait
pas d'ailleurs pour dire aux gens, avec une conviction
naïve, qu'elle était peu de chose à côte de cette grande
fille brune Elle s'était amourachée de ses larges épaules
et de ses mouvements brusques, oij perçait une virilité
lointaine. Elle, au contraire, était blonde, petite, l'épaule
6.
i,-o r X MAL E
un peu déjetée, et cela faisait une sorte d'infériorité dont
elle ne soulîrait pas, mais qui grandissait encore Ger-
maine. Elle lui disait : — 'l 'es bien au-dessus de nous,
toi ! T'es belle ! T'es presque aussi belle qu'un homme !
Germaine trouvait dans ces mots un écho de ce que
lui répétait sans cesse Cachaprès. Cette admiration
d'une fille simple lui donnait des satisfactions orgueil-
leuses. Elle la questionnait alors, riant, heureuse, lui de-
mandant ce qui était belle en elle. Et Célina répondait :
— Je ne sais pas. T'es belle. Via tout !
Cela lui suffisait, du reste ; autrefois, elle avait bien
souvent interrogé son miroir avec inquiétude, au temps
où la pensée de l'homme la travaillait. Elle s'était
trouvé le nez gros, les sourcils trop fournis, le men-
ton insuffisamment ovale. Mais à présent, elle se
savait belle. L'amour lui avait appris à considérer son
corps comme un outil merveilleux. Elle connaissait
l'empire que la beauté exerce sur les cœurs. Et seule
dans sa chambre, elle s'admirait par moments, orgueil-
leuse et frémissante.
Elle finit par dominer entièrement Célina. Le garde
son père reparaissait dans cette fierté impérieuse qui
était le fond de son caractère. Elle aimait commander.
Elle avait la voix brève des gens qui savent ordonner,
et Célina, toujours troublée par l'absence de l'homme,
subissait avec un charme étrange les violences douces de
cette femme, qui avait sur elle l'autorité de la force et de
la résolution.
Elle lui faisait à présent des recommandations. Une fau-
drait pas qu'elle s'avisât de la trahir, sinon elle devien-
drait son ennemie, au lieu d'être une bonne amie comme
elle était. Célina, ne comprenant pas très bien de quelle
manière elle pourrait la trahir, Germaine lui expliqua le
mot, dans un sens que Célina ne comprit pas davantage.
UN MALE i3i
Et la pauvre fille continuait à la regarder, ahurie d'être si
bête. Alors Germaine précisa :
— Mais oui, comprends donc ! Si j'avais un amant,
est-ce pas, et que t'irais le dire, tu m'vendrais !
Célina haussa les sourcils.
— T'as un amant ?
Germaine hocha la tête :
— C'est une supposition. Mais ça peut arriver. Seule-
ment, il ne faudrait pas le dire.
Et elle partit de là pour lui défendre nettement de rien
révéler du temps qu'elles passaient ensemble, ni des
heures auxquelles elle arrivait ni de celles auxquelles elle
partait. Chacun a ses petites affaires. On n'aime pas que
les gens y mettent le nez.
— Bien sûr, répondit Célina, perdue dans ses son-
geries.
Germaine la quittait ensuite pour aller rejoindre Cacha-
près. Quelquefois Célina s'offrait à l'accompagner. Elle
avait une manière un peu brusque de la repousser alors.
Cependant, elle n'osait pas toujours. Célina lui prenait le
bras et elles marchaient quelques instants ensemble,
jusqu'au moment où Germaine, n'y tenant plus, la ren-
voyait d'un mot décisif.
Seule enfin, elle s'enfonçait dans le bois avec une joie
extraordinaire.
Ils variaient leurs rendez-vous pour n'être pas surpris,
choisissant tantôt un arbre aisément reconnaissable, un
sentier dans un taillis ou bien un embranchement de
chemins. D'abord elle s'avançait lentement, avec précau-
tion, regardant de tous côtés. Des formes d'arbres avaient
des silhouettes humaines dans la demi-obscurité du
crépuscule. 11 lui fallait un peu de temps pour s'enhardir.
Mais bientôt l'impatience la gagnait. Elle se mettait à
courir, enjambant les bruyères, coupant court à travers
K-- UN MALE
l'embroussaillcmcnt des taillis. Des branches accro-
chaient sa robe, parfois. Elle avait un petit frisson de
peur; et tout à coup, haletante, la chair en sueur, elle
le voyait apparaître.
C'était des bonheurs. Il lui disait qu'il l'attendait depuis
des heures, sans oser bouger de place. Il ne lui faisait
pas de reproches. Il était bien trop content de la voir.
Et elle se sentait remuée dans ses entrailles d'être ainsi
aimée.
Il la prenait dans ses bras, la portait, riant, bégayant,
pris de folie. Toute robuste qu'elle était, elle pesait le
poids d'une plume dans ses larges mains. Il avait un
plaisir farouche à la tenir contre lui, longtemps.
— Si j'te lâchais plus ? lui disait-il.
Elle lui donnait des tapes sur la tête ou bien, le bras
autour de son cou, posait sur sa nuque sa bouche chaude.
Elle répondait :
— Ça va. Garde-moi pendue après toi !
Ses bras l'étreignaient alors à la briser. Il avait des
élans d'amour féroce. Les baisers qu'il donnait étaient
douloureux comme des morsures. Il ouvrait la bouche
sur sa chair, les mâchoires secouées d'un tremblement.
Et il lui répétait à satiété qu'il mourrait si jamais elle
cessait de l'aimer; on verrait sa carcasse quelque part
sur le chemin ou bien pendue à un arbre. Et il se meur-
trissait avec les ongles pour lui montrer combien peu il
tenait à son corps.
Elle se jetait sur lui, retenait ses mains, le suppliant
avec colère de croire à elle :
— Quand j'te dis que j't'aimerai jusqu'en enfer !
11 la regardait, les yeux fixés sur sa bouche, toute sa face
dilatée dans une clarté, et balbutiait :
— Dis-moi ça toujours, si c'est vrai.
Elle ne le lui disait jamais assez. 11 mettait son visage
U N M A L E i33
contre le sien, dardant du fond de ses yeux ses regards
aigus, et l'obligeait à lui répéter constamment la même
chose.
— Voyons... Là, encore. . Regarde-moi bien en face.
Quelquefois il l'arrêtait :
— Non, t'as pas bien dit cette fois.
Elle le battait, impatientée.
— Grande biesse!
Puis, un peu de tristesse le prenait.
— Tas raison, j'suis bête. Mais quand j'pense qu'ça
peut venir que t'aurais plus rien pour moi, ben ! j'sens ma
tête qui tourne comme un moulin.
Elle haussait les épaules, doucement.
Ils demeuraient ensemble jusqu'à l'ombre pleine. Le
silence s'appesantissait autour d'eux, mettait une gravité
sur leur isolement. Leurs visages faisaient une tache plus
claire dans le noir. Ils s'asseyaient l'un près de l'autre,
regardant augmenter cette blancheur et se chuchotant des
choses caressantes, à demi-voix.
D'autres fois, muets, ils écoutaient frissonner le bois,
au fond de cette marée de nuit qui, petit à petit, s'élargis-
sait de la terre au ciel. Et rien ne leur était bon comme
d'être à chaque instant un peu plus engloutis dans
l'énorme vague noire.
C'était elle qui lui rappelait l'heure, toujours.
— Déjà? disait-il.
Et il se lamentait, ne pouvant se résigner à la sépara-
tion. Il prenait sa tête à deux mains, avec désespoir, et
suppliait Germaine de rester encore. Ou bien, il l'empri-
sonnait dans ses bras, et riant de son mauvais rire, il lui
criait :
— Pars h c'te heure 1
Elle devait le supplier à son tour de la lâcher. Elle in-
voquait des raisons, son père, ses frères, la nécessité d'être
1.-4 UN MALE
prudente. II s'emportait, piétinait de colère, cognait les
troncs d'arbres à coups de poing, et une jalousie s'en
mêlant :
— Eh bcn, quoi, tes frères ? Est-ce que t'es leur femme,
à tes frères i Est-ce que t'aimes mieux tes frères que moi,
ton homme?
Elle se fâchait,
— J'en ai assez. Laissez-moi.
Cette volonté le rendait soumis, avec un peu de lâ-
cheté. Ses mains se détendaient autour des poignets de
Germaine. Chargées de tendresse, elles la caressaient au
lieu de l'étreindre. Et il poussait des soupirs tristes,
pour l'attendrir, sans plus chercher à lui faire violence.
m'accompagnait jusqu'à la lisière du bois. Quelquefois
elle était troublée à la pensée de rentrer, et cela mettait
un peu de froideur dans ses adieux. La jalousie le repre-
nait alors ; il la suivait, de loin, la voyait traverser la
cour, de son pas tranquille, et bientôt les portes se fer-
maient.
Il était sûr d'elle, ces fois-là.
XIX
UN soir, elle trouva les portes closes.
Ce fut un grand saisissement. Elle fit plusieurs
fois le tour de la ferme, cherchant une issue.
Rien. La cour avait deux portes charretières ; celle qui
donnait sur le verger s'ouvrait en deux parties. Les bat-
tants du haut pouvaient n'être pas fermés au verrou.
Elle prit une gaule et en appliqua le bout contre les
vantaux, délicatement. La porte ne céda pas. Elle poussa
de l'épaule ensuite les autres portes, l'une après l'autre.
Impossible de les faire bouger. Alors elle pensa à une
échelle, pour passer par-dessus le mur. Mais cela ferait
du bruit. Elle renonça à l'échelle, et tout à coup, se
voyant bien dehors, c'est-à-dire découverte et vendue,
elle s'abattit sur le sol, avec un désespoir sombre.
Peut-être savait-on ses sorties ; un de ses frères avait
pu lui jouer ce tour de fermer les portes avant qu'elle fût
rentrée. Tout le monde l'accablerait le lendemain matin,
quand elle serait vue, et elle entendait la voix sévère de
U X M A L E
Hulotte tomber de haut sur elle, comme un maillet. Que
pourrait-elle répondre ?
Un bruit sourd, continu, lui arrivait à travers Tépais-
seur des murs : c'était le mâchonnement des vaches
broyant leurs herbages. Cette placidité lui fit envie : elle
aurait voulu être, comme les vaches, couchée dans la
litière des étables ; les bêtes, ça ne pense pas. Brusque-
ment, une toux qui partait de la chambre du fermier la
fit se dresser en sursaut. S'il l'épiait 1 Elle se ploya, s'en-
fonça dans l'ombre.
Une main toucha la sienne. Cachaprès était debout
devant elle.
— Viens, dit-il.
Une large joie éclatait sur sa face.
Elle fit de la tête un signe négatif, et tout en disant non,
elle se laissait entraîner. Il avait passé son bras autour de
sa taille et la soulevait à demi. Ils traversèrent le verger.
Il l'emportait comme un trésor et comme une proie.
Une torpeur l'avait prise, elle se laissait faire. Ce couple
s'enfonça dans le bols.
Là elle se débattit.
— Lâche-moi, cria-t-elle.
Et comme il retirait son bras, elle se jeta à terre, avec
une explosion de larmes. Elle frappait le sol à coups de
tête, se lamentant, et ces mots revenaient constamment à
travers son désespoir :
— J'suis perdue ! Qui me rendra l'honneur ?
Lui, haussait les épaules, peu sensible à cette chose.
Les mains dans ses poches, il se dandinait sur ses jambes.
Il aurait voulu la consoler, cherchait des phrases. A la fin,
il se pencha et lui dit :
— Est-ce que j'suis pas là, après tout ?
Elle eut un fier dédain.
— Toi i
UN MALE 107
Et son regard l'embrassa des pieds à la tête. Il reprit,
avec un peu de colère :
— Oui, moi, j Vaux-t-y pas un autre ?
Elle éclata. C'était lui la faute qu'une pareille chose lui
arrivait. Il n'avait qu'à ne pas la retenir. A présent, elle
était moins que rien ; elle découchait, elle était obligée
de passer la nuit dans le bois. Les garces au moins ont
leurs lits. Et amenée par le mot à d'autres idées, elle lui
reprocha de l'avoir traitée comme toutes les salopes aux-
quelles il était habitué. Il avait eu des fréquentations
malpropres. Ça se voyait bien. Sans ça, il l'aurait
respectée, etc.
Il répondit une parole courte, terrible :
— T'avais qu'à pas t'iaisser faire!
Cette férocité froide l'abattit. Il l'insultait à présent,
plus tard il la frapperait sans doute ? Elle eut des larmes.
Il céda à un bon mouvement alors et s'assit auprès
d'elle.
— Voyons, Germaine, tu diras à t'papa,..
Elle l'interrompit net :
— On ne s'vena plus. C'est fini.
Hein ? Qu'est-ce qu'elle disait? Il demeura un instant
immobile. Cette parole résolue l'avait étourdi comme une
tapée de crosse. Enfin, il se leva, marcha à elle.
— Que je n'te voie plus, Germaine ?
Il tendait le cou, les yeux convulsés, comprimant sa
poitrine de ses deux mains crispées. 11 continua :
— Que je n'te voie plus! Et c'est toi, Germaine, qu'as
dit ça ! Tiens ! si c'était vrai, ben là ! je t'prcndrais par le
cou, comme ça, et j'te....
Il n'acheva pas. Elle avait poussé un cri.
Alors il tomba sur elle, les bras ouverts, hoquetant,
secoué d'une énorme défaillance.
— J'suis bctc, pour sûr. J'ai mal compris. Tiens, Ger-
lis UN MALE
mainc, faut pas m'dire des choses que j'pourrais pas
comprendre. J'ai pas fait mes écoles, moi. Les gens des
bois, c'est comme les bêtes qu'y sont dedans. Dis, Ger-
maine, est-ce pas que l'as pas dit ce que l'as dit !...
Il s'embrouillait dans son émotion, ne trouvait
plus les mots; sa voix s'étouffa dans une fureur de
baisers, et Germaine eut, à le voir aplati et docile
devant elle, une fierté de dompteur posant son pied
sur un fauve.
Elle se laissa attirer par ses mains tremblantes jusque
près de lui ; et souriant, la face noyée dans une mollesse,
il lui dit :
— Tu peux m'battrc maintenant. J'me revancherai
pas. J'ai plus de force. J'suis comme l'petit qui vient de
venir à s'mère.
Elle le scrutait, curieuse et ravie.
— Tu dis ça pour m'faire accroire?
— Ben, non. vrai ! J'suis pas un artiss, moi, j'joue pas
la comédie...
C'est égal. Elle lui gardait rancune pour son mot de
tout à l'heure ; et comme il feignait de ne pas s'en sou-
venir, elle le lui répéta. Mais il l'enroula dans ses bras et
l'embrassa follement, tournant la chose en plaisanterie.
Et elle sentit son dépit s'en aller à travers l'étourdisse-
mentdes baisers.
Puis d'autres idées l'occupèrent.
Elle jouissait d'être éveillée au milieu du lourd som-
meil des campagnes. Le silence l'impressionnant, un peu
de frayeur se mêlait à la douceur de ses pensées. Jamais
elle ne s'était trouvée dans l'horreur adorable des mi-
nuits; et tout un coin de son être s'éveillait à d'inexpri-
mables sensations.
Le frisson qui remuait le taillis venait mourir sur sa
peau, comme Thaleine d'une bouche froide. Elle écoutait
U N MALE 109
traîner dans l'air le bruissement profond des bois, et
petit à petit, un assoupissement la raidissait.
Elle s'était blottie contre, lui, la tête dans ses épaules
sous la chaude enveloppe de ses bras noués autour de sa
taille, et ils demeurèrentainsi longtemps, confondus dans
une joie muette de s'appartenir.
A la fin, ses yeux se fermèrent, tournés vers ce brun
visage d'homme mêlé au bleuissement de la nuit.
Elle dormit.
Les bras de son amantlui servirent de lit jusqu'à l'aube.
Ils étaient élastiques et chauds, mieux que la laine et la
plume, et il veillait sur elle, évitant de faire un mouve-
ment. La forme de ce corps imprimé dans sa chair était
une volupté continue, dont il ne voulait rien perdre; et il
regardait onduler les pâleurs de sa gorge, avec un plaisir
muet, comme la palpitation de son propre amour.
Un peu avant le jour, elle s'étira, et lentement ses
yeux s'ouvrirent. Elle le vit comme à travers un nuage,
immobile, ses larges dents blanches étalées dans un
sourire.
Elle fut un instant à se rappeler. L'aspect des feuil-
lages encore demi-couverts de nuit laissait flotter une
stupeur dans ses prunelles. Elle ne savait pas bien pour-
quoi elle s'éveillait sur les genoux d'un homme, dans un
pareil lieu. Puis la mémoire lui revenant, elle cacha sa
tête dans ses mains, reprise par la honte. Et lentement,
le matin se leva, faisant chanter les oiseaux.
Ils se rapprochèrent de la ferme.
Germaine entendit grincer les gonds des portes. Dans
le verdissement du petit jour, une silhouette humaine
s'agitait du côté de l'étable. Elle reconnut la vachère.
Alors ce furent des adieux pleins de caresses. Tandis
qu'elle se glissait, à travers le verger, s'effaçant derrière
les arbres, il la suivait des yeux, lui envoyant des baisers
140 UN MALE
d'un mouvement de la bouche. Elle traversa la cour, sou-
dain disparut dans la maison.
La chambre de Germaine étant distante des autres
chambres à coucher, elle put l'atteindre sans être enten-
due. Elle se déshabilla et s'étendit dans la tiédeur des
draps. Un étonnement lui restait de cette nuit passée
dehors et aussi une impression vague d'écœurement : ce
découcher la diminuait à ses propres yeux, comme une
déshonncteté plus grande que les autres. Et cette dispo-
sition d'esprit s'aggravait d'une inquiétude terrible, à
savoir l'attitude que le fermier et ses frères allaient
prendre devant elle.
Elle les entendit se lever Tun après l'autre. Il fallut
bien aller les rejoindre dans la cuisine et leur préparer
le café du matin. C'était elle que ce soin regardait. Elle
arriva mal assurée, tremblante, osant à peine lever les
yeux, et tout à coup ses craintes se changèrent en joie.
Ils ne se doutaient de rien ; on l'avait cru couchée et l'on
avait fermé les portes.
XX
ILS se rencontrèrent un peu plus souvent chez la
Cougnole.
Des fois Germaine était prise d'un désir de le
voir au milieu du jour. Elle inventait alors un prétexte
pour s'échapper et courait jusqu'à la maison de la vieille.
Il n'était jamais bien loin. Une paresse rendait sa vie
monotone ; il passait ses journées à rôder dans le bois,
tantôt se couchant dans les mousses, tantôt marchant
devant lui, sans but. Quelquefois, il passait le temps à
couper des branches sèches pour Cougnole ou lui
déchaussait des souches mortes. Il y avait bien un mois
qu'il ne braconnait plus.
Ils avaient des sentiers convenus, à travers les taillis.
Presque toujours, elle l'apercevait étendu de son long
dans la fraîcheur des herbes, sous un hêtre ou dans un
fossé. Il dormait. Elle l'appelait par son nom à demi-
voix, et il s'éveillait, un ravissement dans les yeux. Il
rêvait d'elle justement, et brusquement elle éclairait son
141 UN MALE
rcveil de son apparition. Ses mains la palpaient, recon-
naissantes, amoureuses, avec des ivresses ; ils se soûlaient
de tendresse un bon moment.
D'autres fois, le frôlement des feuillées annonçant
l'arrivce de Germaine, il s'avançait au-devant d'elle; de
loin, elle voyait sa figure entre les verdures. Ils se pre-
naient par la main et s'enfonçaient dans les dessous
ombreux, leurs hanches se touchant. Ils s'abîmaient dans
de longs silences. Leur amour leur montait à la tête,
comme un étourdissement, et ils se taisaient, s'écoutant
vivre au fond d'eux-mêmes, glorieux.
Les jours où elle ne le rencontrait pas, Germaine allait
l'attendre chez la Cougnole ; il arrivait bientôt et ils
demeuraient ensemble, tant qu'ils voulaient, dans Tiso-
lement de la masure, n'étant troublés par rien. Cougnole
avait des ruses variées pour les avertir de sa rentrée,
toussait, grommelait, traînait ses sabots à terre, cognait
à la porte, avec une habitude de ces choses, et son
humilité à les servir grandissait avec le besoin qu'ils
avaient d'elle.
Cette Cougnole était une étrange créature. Ceux qui
prétendaient que Rupin, son homme, n'avait pas connu
précisément tous les bonheurs en ménage, étaient dans le
vrai. Une histoire avait même couru. Rupin ayant tré-
passé subitement, on s'était rappelé certains propos de
la vieille. Elle s'était plainte souvent que l'homme lui
coûtait à nourrir; il avait des maux qui l'empêchaient de
travailler ; des semaines entières, il restait à dormasser
dans Tâtre. iMais les rumeurs étaient tombées devant la
douleur bruyante qu'elle fit paraître. Elle demeura deux
jours auprès du cadavre, sans vouloir toucher à la nour-
riture, avec de grands gestes sombres de désolation. 11 y
eut une scène terrible sur le seuil quand, debout, les bras
en l'air, elle vit sortir les quatre planches clouées sur te
U N MALE ni
Rupin : elle s'abattit de tout son corps sur le cercueil,
voulant le ravoir, menaçant de ses poings les porteurs.
Et tout doucement, à mesure que se haussaient les herbes
sur la fosse du mort, les marques de consternation de la
femme diminuèrent; l'histoire s'enterra. La Cougnole
mangea un peu mieux, seulement.
Elle avait beaucoup pratiqué un métier dans le temps.
Elle veillait les vaches près de vêler, les aidant à mettre
bas. Et, à force d'aider les bêtes, elle avait fini par aider les
gens. Une expérience lui était venue en matière d'accou-
chements Des campagnardes la faisaient appeler encore
quelquefois. Mais le garde champêtre ayant l'œil sur elle,
la Cougnole ne travaillait plus que clandestinemenlt,
lorsque les femmes en mal d'enfant habitaient un peu
loin.
Puis on avait eu vent d'une chose. Une fille de vingt
ans, qui habitait un village à trois lieues de là, avait été
soupçonnée d'une grossesse. Et tout à coup, sans transi-
tion, elle avait repris son ancienne minceur. Pas pour
longtemps, ilest vrai, car elle était morte au bout de cinq
jours. On accusa Cougnole d'avoir été mêlée à cette
affaire. Mais il n'y eut rien de positif, et la fille ayant
emporté son secret avec elle, le tapage finit par s'assoupir,
comme s'était assoupi l'autre.
Il était certain toutefois que la Cougnole n'était pas
intacte. A ce métier louche de sage-femme, elle en joi-
gnait un autre, fabriquant des unions, et même, sans
qu'il fût question de mariage, s'entremettant entre filles
et garçons. En outre, elle avait longtemps possédé un
bouc auquel on menait les chèvres des alentours, et cette
animalité empuantissait sa maison d'une fétidité perma-
nente. Elle faisait ainsi une sorte de commerce des choses
de la nature, vivant de la lubricité des hommes et des
bêtes.
Un jour, le bouc avait été vendu ; clic avait cessé de se
déran£;er pour les gésines et s'était contentée de cou-
railler les samedis de ferme en ferme, son cabas au bras,
se faisant, "de ce qu'elle ramenait en un jour, la nourriture
d'une semaine. Les villageois la blaguaient bien un peu
sur SCS pratiques anciennes. Mais elle leur répondait
plaisamment et passait son chemin, s'occupant unique-
ment d'alourdir son panier.
C'était devenu une habitude de lui donner. Elle se bé-
quillait sur un bâton, courbée, geignant, traînant la
jambe, très proprement vêtue toujours, avec des bigle-
ments d'yeux qui amusaient. On ne savait pas au juste si
elle était pauvre ou à l'aise ; mais on donnait; et à tra-
vers bois, quand personne n'était plus là pour la regarder,
sa longue échine se redressait, sa jambe s'allongeait, elle
gagnait sa masure, brusquement agaillardie.
L'accord s'était fait très naturellement entre elle et
Germaine. Elle avait vu dans la cession de sa maison une
manière de se montrer reconnaissante envers la fille des
Hulotte, pour tout le bien que celle-ci lui avait fait.
Puis, c'était un retour à une période lucrative de sa rie.
Elle se rendait service en servant autrui.
Germaine n'eut besoin que de rencontrer Cachaprès
chez elle une première fois, comme par hasard. Comme
il pleuvait et qu'elle était arrivée trempée, la vieille lui
avait allumé du feu, bavardant à son ordinaire et lui de-
mandant des nouvelles de l'autre ; et tout à coup, ayant
relevé la tête, elle avait aperçu derrière le carreau une
haute silhouette :
— Entre, m'fils !
Puis, tandis qu'il passait le seuil, elle avait tassé du
pied une charge de brindilles dans l'âtre, et l'instant
d'après, avait tiré la porte sur eux.
Elle était revenue, au bout d'une couple d'heures, avec
U N ^I A L E 145
un flux de paroles doucereuses. La pauvre chère fille
était sèche, enfin ! Voyez un peu : courir les bois par
les gros temps, alors qu'à un pas on a une vieille com-
mère, qui a toujours aimé servir les gens, les jeunes
gens surtout. Et ne pas entrer ! Ne pas la mettre à la porte
en lui disant : Va-t'en, vieille bête de Cougnole, tant que
mon homme et moi serons à nous dire des choses !
C'était-il fierté à la chère fille?
Toute la litanie était débitée avec la plus grande expan-
sion, tandis que sa tête hochait sur ses épaules, que ses
yeux rutilaient et que ses mains tour à tour claquaient
l'une dans l'autre ou se tendaient au ciel, accompagnant
les éjaculations de Pater et d'Ave Maria. Elle partait de
là pour signaler les nécessités de son existence, interca-
lant une demande de secours dans une bénédiction et as-
sociant à son industrie le bon Dieu et la vie future, étroi-
ement.
Dans les commencements, Germaine éprouvait une
bonté à la voir s'en aller ; ses manières silencieuses de
ranger la chambre avant de la quitter, lui faisaient monter
des rougeurs derrière les oreilles et elle demeurait un
moment perdue dans ses idées, ayant dans les yeux et
l'attitude le remords vague d'en être arrivée là.
C'étaient de brusques rappels de conscience, pendant
lesquels la vertu ferme de sa mère semblait lui revenir et
mettre un temps d'arrêt dans ses faiblesses Mais un bai-
ser du gars refoulait ses protestations au fond de sa chair
lâche. Alors cet autre sang, celui de son aïeule, reprenait
le dessus, et sa fierté s'en allait dans des besoins d'amour.
Petit à petit, l'habitude s'en mêla : elle s'accoutuma aux
départs complaisants de la Cougnole. L'évidence de ses
gestes, alors qu'elle disposait la chambre, la faisait sou-
rire, simplement, comme une préparation au bonheur
qu'elle finissait par accepter, trouvant tout 1res bien, pourvu
145 U N ar A L F.
qu'il fût là, lui, avec ses emportements de tendresse sau-
vage et ses grandes caresses brutales, qui la secouaient
des pieds à la tête.
Cougnolé, pour prix de sa docilité, eut une abpndance
de choses. Germaine lui apportait de la nourriture et des
vêtements, en quantité. Elle mentait chez elle, pour
obtenir davantage, la disait très souffrante, insinuait que
la fin de ses misères était prochaine; et quelquefois
même, elle prenait sans demander. Un jour, elle mit
dans son panier des chemises qui avaient servi à sa
mère ; une autre fois, elle y glissa une paire de draps de
lit de belle toile, dépareillant ses armoires dans son zèle
à la payer. Et un peu de crainte s'alliait à cette fureur de
lui être agréable. Si elle allait parler! Un obscurcisse-
ment de plus en plus grand s'appesantissait ainsi sur elle.
La masure était bien placée, du reste, pour le mystère
de leurs rendez-vous. Cachée par le bois à l'arrière, elle
alignait sa façade à front de route ; mais peu de monde
fréquentait la chaussée, qui s'allongeait, grise, sombre,
avec sa monotonie de grands arbres, dans un délaisse-
ment de vieille route royale. Par moments, un piétine-
ment lent de chevaux entrecoupait le bruit sourd des
roues cahotant sur les pavés; des fouets claquaient, et
des équipages de rouliers charriant de la houille, du
bois ou des fourrages passaient, se perdaient dans la
sourdeur de l'éloignement.
Ils demeuraient là bien seuls, en réalité : la porte
close et le verrou tiré, ils pouvaient se croire séparés du
reste des hommes. Le silence des forêts semblait se con-
tinuer dans le silence de la petite pièce, où seule sonnait
la pendule, une vieille pendule rcchignée, dont les
rouages avaient l'air de renâcler, et ils avaient des enchan-
tements à la pensée de mener une vie pareille le reste
de leurs jours.
UN MALE i;7
Il lui parlait des bois; c'était la vraie vie de courir
librement dans la sauvagerie de la terre ; il y en avait pas
d'autre. Lui n'aurait pas troqué pour une ferme. Il n'ai-
mait pas la régularité du travail, les occupations graves
du paysan vivant de ses arpents de culture, et il le compa-
rait au bœuf dans son sillon. Puis il s'étendait sur les
plaisirs de son métier ; rien ne valait une belle prise, un
bon tour aux gardes, le qui-vive permanent du bracon-
nier aux aguets. Il aimait les coups de fusil, l'odeur de
la poudre, le petit claquement sec de la détente. Sûre-
ment il se serait fait soldat, s'il y avait eu une guerre. Se
battre, à la bonne heure !
Elle l'écoutait, admirant ses gasconnades ; et une envie
de lui ressembler la gagnait. Elle regrettait presque sa
richesse de fermière ; pauvre, elle aurait couru dans les
bois avec lui, et ils auraient vécu des métiers farou-
ches de la terre, à deux. Il la regardait longuement alors,
disant :
— T'as pas de cœur, vois-tu, sans ça...
Une fois, il lui parla de la P'tite aux Duc. Bien pour
celle-là de rouler avec lui! mais il ne l'aimait pas; elle
était pour lui comme une sœur plus jeune. Oh ! si
c'avait été Germaine ! Et celle-ci fronçait les sourcils, un
peu jalouse de cette enfant que rien ne retenait. Elle finis-
sait par secouer la tête ou hausser les épaules, devant ce
rêve de partager sa vie qui ne se réaliserait jamais.
Elle en caressait un autre alors, c'est qu'il renonçât à
ses trafics; une barrière après tout pour tous deux ; et
elle substituait à son existence vagabonde une existence
de fermier, sérieuse et posée. Il aurait un cheval ; il bra-
connerait tout de même. Bien des fermiers sont bracon-
niers.
— Comme ça, je ne dis pas, faisait-il, rêveur.
Mais le tout était d'y arriver. Et ils spéculaient sur l'ave-
1.(8 UN M A L E
nir. Germaine allant même jusqu'à escompter les chances
de succession. KUe aurait le bien de sa mère, d'ailleurs.
— La maison du garde, tu sais bien...
II trouvait cela drôle que lui, Cachaprcs, irait un jour
habiter la demeure d'un garde ; ça ne se serait jamais vu,
et il en riait de son large rire bon enfant.
Un peu de chimère se glissait ainsi dans leurs entre-
tiens, leur faisant les heures plus belles. Et le moment
de se quitter les surprenait comme un accablement Ces
deux natures rudes se fondaient alors dans une effusion
d'adieux tendres, de longs et interminables baisers.
Elle partie, Cachaprès s'évadait du côté des taillis, évi-
tant d'être vu ; et de loin elle voyait sa haute stature
s'amincir dans une fuite rapide.
II attendait quelquefois, sous les feuilles, la tombée du
jour. Lentement la braise rouge du couchant s'éteignait,
fumante, dans le crépuscule froid; et, songeur, l'àme et
les sens caressés par l'odeur de la chair aimée, il se
rabattait vers la hutte des Duc, pour y dormir son grand
sommeil.
La bûcheronne ne le questionnait jamais ; elle semblait
l'accepter comme elle acceptait la tempête, le manque de
pain, l'occasion, sans raisonner, avec une fatalité incon-
sciente. Pourtant, au fond, elle était un peu troublée par
le détraquement survenu dans les habitudes du gaillard .
il n'était plus le même. Mais elle se serait laissé couper
le pouce sur le billot plutôt que de desserrer les mâ-
choires : il avait un secret, sûrement.
Un jour, il l'envoya à la ville demander une avance
d'argent à Bayole. Le marchand fit l'avance, avec des
plaintes infinies qu'on ne pût pas mieux compter sur le
gibier. Elle noua les ronds dans un angle de son mou-
choir de cou, et la route décrut rapidement sous ses
arpentées longues comme celles d'une bête au trot.
U X MALE 149
— V'ià ce qu'il a donné et v"là ce qu'il a dit, rapporta-
t-elle.
11 secoua la tête, en riant.
— J'suis pas en train. Faut croire qu'on m'a jeté un
sort.
Joyeusement, il partagea l'argent avec les Duc. qui lui
donnaient le pain et le logis, en frères.
^è^
LO
XXI
Du temps.se passa.
Un peu de lassitude s'était mis dans l'amour
de Germaine. Ces éternels rendez-vous, avec
leur monotonie de passion, la fatiguaient. Puis, elle en
avait vaguement assez, de la contrainte à laquelle elle
était tenue, pour ne pas rendre publiques leurs relations.
C'était comme un écœurement de toujours mentir, qui
par moments lui donnait des envies de rompre. Elle
rêvait alors de redevenir la fille d'autrefois, insouciante
et tranquille ; sa vie était bien moins troublée, en ce
temps ; chaque heure avait son travail et la journée s'ache-
vait d'un cours régulier. Des fainéantises à présent cou-
paient ses après-midi; le fond de son existence était une
flânerie lâche, avec des mollesses de personne grasse et
de perpétuelles songeries obsédantes qui lui faisaient
trouver rebutantes les besognes accoutumées.
Cette satiété, confuse dans les commencements, finit
par s'accentuer au point de glisser une pointe d'ennui
dans leurs entrevues.
i5a U X -M A L E
Elle demeurait les yeux perdus, à regarder par-dessus
la tête de son amant. Le silence de la petite maison, qui
était comme un secret de plus sur leur tendresse, l'im-
portunait, lui semblait horriblement pesant et vide. Il
était obligé de lui répéter les mêmes choses. Elle Técou-
tait à peine, avec un sourire machinal, ou bien fronçait
les sourcils, impatientée de l'entendre. Des bâillements
lui venaient aux lèvres.
Un jour, il lui ht une scène.
— Serait-il que t'en aurais assez, dis?
La voix lui sortait de la gorge, éraillée et dure; il tenait
ses poings fermés. Elle eut peur de sa colère et répondit
par un mot vague.
— A quoi que tu voisça?
' Il eut un mouvement, comme pour tout briser autour de
lui et brusquement se planta devant elle, les bras croisés.
— Faut me Tdire, d'abord. J'ai cor' assez de plomb
pour nous deux.
Elle leva les yeux, frissonnante. Une résolution froide
se lisait sur son visage
— Grande bête ! va ! dit-elle. Est-ce que je ne suis pas
toujours la même ?
Il secoua la tête.
— Non, non, non !
Elle haussa les épaules, à la fois douce et bourrue. Lui,
continuait à secouer la tête sans parler.
\ la fin, le voyant dans cette peine, elle fut prise d'un
beau mouvement de passion. Elle sauta sur ses genoux
et mit ses poings dans ses cheveux.
— Regarde-moi, tiens!
L'homme haussa lentement le regard, la tête basse et
de côté, comme la lice grognante que le maître a matée,
et un éclat vitreux allumait sa prunelle pleine de fureur
et d'adoration.
UX MALE i53
— Ben, quoi? grommela-t-il, j"te regarde. Après?
Elle lui riait d'un large rire qui découvrait ses gen-
cives rouges.
— Après? dit-elle. Ben ! Tu ne vois pas qu'y a qu'on
aime son homme?
Alors une volupté Tamollit. Il lui prit la tête, se mit à
la baiser et en même temps il poussait des soupirs, sa
douleur s'en allant par là, petit à petit, comme le vent
par le trou d'une outre. A la fin, il l'enleva tout d'une
pièce, et jetant sa casquette à terre avec force :
— Nom de Dieu ! j' suis un coïon, fit-il.
Elle se pendit à lui, imprimant dans ses pectoraux les
pointes de sa gorge. Il se débattait.
— T'es une enjôleuse. On s'quittera !
Mais sa force était entamée. Il s'abattit près d'elle,
tiraillé par ses mains hardies et caressantes et ne deman-
dant qu'à la croire. Pourtant un doute lui restait, comme
le mal sourd d'une plaie qui a cessé de saigner ; et sa
rancœur le rongeait.
Elle s'en aperçut.
— T'as des idées sur moi, lui dit-elle, en le baisant
dans la nuque, d'un coup de dent.
Il eut peur de remuer cette souffrance, hésita, dit non
de la tête, et comme elle insistait, se décida. C'était vrai
qu'il avait des idées ; elle s'ennuyait avec lui. Est-ce
qu'elle n'avait pas bâillé plusieurs fois de suite, tout à
l'heure ?
Puis elle était toujours pressée de s'en aller, depuis
quelque temps. Deux jours de suite, elle n'était pas
venue. Elle voulait s'arracher à lui, tout doucement. Ça
se voyait clair comme la lune et les étoiles.
Germaine haussait les épaules.
— C'est pas vrai ! Peut-on dire !
Et sa tendresse lui revenait devant cet homme à con-
54 UN MALE
solerct ces mensonges à prodiguer. L'imprévu de la scène
rompant la régularité de leurs entrevues, elle se sentait
reconquise par un élan nouveau, un besoin de lui faire
oublier sa défaillance d'amour.
Cela dura quelques semaines.
Puis la lassitude reparut. Elle aurait voulu trouver une
occasion de rester plusieurs jours sans le voir. Cette plé-
nitude de passion l'engourdissait comme une monotonie ;
ils auraient eu bien plus de plaisir à se revoir après un
petit temps de séparation. Et elle chercha un moyen de
lui couler cela à l'oreille, en douceur, sans le fâcher. Mais
il avait une manière d'aimer les gens différente de la
sienne. Il la voulait tout entière et constamment. Il aurait
passé ses jours et ses nuits à demeurer près d'elle, à la
regarder vivre, à vivre de sa vie ; et cet attachement,
pareil à celui des bêtes, lui tenait au corps par toutes les
fibres et toutes les moelles.
Aucune ruse ne se mêlait plus à sa folie pour Ger-
maine. Il l'aimait d'un cœur bête, avec une large can-
deur. Il y eut alors ceci de singulier, c'est que l'astuce
qui avait été du côté du garçon au temps des convoi-
ises, passa du côté de la fille, après l'assouvissement.
Elle rusa pour être quittée comme il avait rusé pour
être accepté.
Un jour qu'elle crut le moment venu, elle lui prit la
tête et la serra contre sa gorge, d'une caresse longue
comme un bercement.
— Vrai, là, nous sommes trop amoureux, lui dit-elle.
On dit que ça ne dure pas, quand ça va trop fort.
Il darda d'en bas un regard courroucé et répondit avec
chaleur.
— Dis qu'y-z-en ont menti. Je l'sens ben là.
Elle resta un instant sans répondre, puis reprit :
— Enfin, ça se dit ; moi, je n'sais pas. Mais tout
UN MALE i'5
d'même, si c'était pour durer, faudrait pas se voir trop
souvent, vrai ! Les gens mariés, par exemple —
— Eh bien ?
— ... n' s'aiment plus. Oh ! ça, c'est la vérité.
11 secoua la tête.
— J'vois ben quoi tu veux !
Elle eut une secousse imperceptible et levant les yeux
vers lui :
— Quoi ?
— J'vas te dire. Tu es une mamzelle ; moi, j'suis un
homme tout court. T'as des idées. J'te gêne.
Il accentuait chaque mot d'un hochement de tête,
calme, avec un peu d'émotion seulement dans la voix.
Et continuant :
— Alors, comme ça, tu m'aurais pris pour t'amuser !
J'serai été dans tes mains comme qui dirait une poupée !
C'est-y ça ?
Elle mit la main sur sa bouche.
— Tu sais ben que non.
— Alors ?
— Alors, jVeux dire seulement qu'on a plus de plaisir
à sVoir quand on ne sVoit pas tous les jours. On s'man-
gerait de s'revoir.
Il l'écoutait parler à présent, avec une stupeur triste.
— T'es plus homme que moi, fit-il à la fin. Moi, plus
j'te vois, plus ça me tient de t'voir.
Il y eut un silence dans la chambre, devenue tout à
coup morne comme un cimetière, tandis que derrière le
mur ronflait le vent dans les grands arbres lourdement
secoués.
Il reprit :
— T' faut'y que j' m'en aille un petit temps, alors,
dis;
Sa voix tremblait. Elle plongea ses yeux au fond des
i56 l' N M A L K
siens, inquiète, n'osant dire oui, et se méfiant de sa tran-
quillité comme d'une ruse, puis se mita rire :
— P't' été bien, mon homme.
Il courba la tête, saigiiant- et pourtant joyeux de lui
complaire, même au prix d'un grand sacrifice.
Ils demeurèrent trois jours sans se rencontrer, et au
bout de ce temps, elle eut une fureur de le voir, étonnée
et charmée de lui être à ce point soumise. Elle courut
chez la Cougnole.
Il avait battu les bois à la guetter, l'espérant malgré
elle et hâve, éreinté, l'air farouche, il portait sur ses traits
la douleur de cette attente vaine.
— J'viens, tu vois, lui cria-t-elle, de loin, tout son être
dilaté dans une joie réelle de le posséder.
Elle lui trouvait une beauté neuve ; cette absence le
lui rendait avec des changements, quelque chose d'un
autre homme ; et elle l'admirait, émerveillée, regagnée
par l'ancien amour.
Lui, pleura ; de grosses larmes chaudes luisaient sur
ses joues brunes, d'où elles coulaient sur les mains de
Germaine.
— Faudrait pas recommencer souvent !
Et il ajouta qu'il avait été très malheureux. 11 avait eu
des idées drôles ; il avait même pensé à aller se tuer dans
la cour de la ferme.
Elle lui donna des tapes dans les côtes.
— Biesse, va ! Puisque j'suis là !
Il répondit :
— Ah ! oui, t'as raison ! t'es là !
Elle lui avoua alors que la séparation avait été d'abord
comme un temps de repos après avoir porté un poids
lourd, mais bientôt ça lui avait fait un trou, comme si
on lui avait arraché l'estomac du ventre. Elle l'aurait
cherché partout, au fond des bois, s'il avait fallu. C'est à
UN MALE
présent quelle l'aimait I et il Técoutait, ravi, buvant les
paroles sur ses lèvres d'une bouche altérée.
Ce furent quelques bons jours.
XXII
UN vendredi, le fermier Hayot arriva à la ferme^
Il était tenancier d'une métairie, à deux lieues
des Hulotte, et passait pour un malin. C'était un
petit homme court et trapu, de la finesse dans les yeux.
Il descendit de sa carriole, tira son cheval jusque sous
la porte charretière et là, l'attacha par la bride à un an-
neau scellé dans le mur. Comme il pleuvait, il avait pris
avec lui un large parapluie indigo, à monture de cuivre,
et le tenait déployé sur son épaule. Ses grosses joues
couleur brique, rasées de près, se détachaient sur l'étoffe,
ayant de chaque côté des mèches de cheveux gris, apla-
ties. Il s'avança dans la cour, vit d'un coup d'œil les
fumiers, les charrettes sous les hangars, l'abondance d'un
train de maison bien réglé, et poussa jusqu a l'étable.
Caïotte, la servante, trayait les vaches, assise sur un
trépied bas, la tête à la hauteur des pis, ses mains passées
aux tétines, d'où s'épanchait un beau lait lourd. Elle ne
l'avait pas entendu venir et demeurait courbée, ses jambes
i6o r X M A r. V.
rouges nues jusqu'au-dessus du genou, dans le fumier
huileux éclaboussé de bousées immenses.
Hayot regarda les vaches Tune après l'autre du seuil de
rétable, et. tout à coup son parapluie s'accrocha au linteau
de la porte. Calotte se retourna au bruit, et le voyant là
planté sur ses pieds :
— Tiens ! m'sicu Hayot ! dit-elle, surprise, en descen-
dant sa jupe.
Il fit aller sa tcte en signe de bonjour, et continua à
observer les bêtes. Leurs masses osseuses se dessinaient
par grands plans d'ombre et de lumière dans la demi-
obscurilébrumeusede retable. Descornes luisaientsurdes
frontaux plaqués de clarté; des croupes noires avaient l'air
de se prolonger dans d'autres croupes qui étaient fauves;
et de grosses carcasses ballonnées, couchées à pleins fa-
nons, bosselaient dans les pailles, ou posées debout,
montraient la tache rose des mamelles entre l'arc cagneux
des jarrets. Et le fermier regardait en connaisseur la lar-
geur des pis, le lustre des robes, la santé des yeux som-
meillants et limpides.
— V'ià pour boire avec ton galant dimanche, dit-il en
tirant trois sous de la poche de sa veste.
Une crevasse détendit les joues de la fille. Elle quitta
son trépied et vint prendre l'argent. Alors il lui demanda
de faire lever les vaches couchées ; et elle alla de l'une à
l'autre, les poussant de son sabot et les appelant toutes
par leur nom. Elle s'arrêta devant une vache noire, et la
tapota, disant :
— C'est celle-là que j'prendrais, si c'était mon idée
d'acheter.
Hayot vit qu'il avait été deviné. Il loucha, en ricanant,
du côté de la vachère, et répondit :
— M'est avis que t'as raison.
Et il ajouta deux sous à ceux qu'il lui avait déjà donnés.
UN MALE i6r
— Merci, m'sieu Hayot, merci ! répétait Caïotte, élar-
gissant son sourire un peu plus à chaque remercîment.
Cette magnificence l'étourdissait. Et reconnaissante,
elle se mit à louer l'excellence de la vache noire, avec des
détails circonstanciés. Ça lui ferait de la peine, pour sûr,
de la voir partir,, mais elle savait que les bêtes étaient
bien chez m'sieu Hayot; la peine ainsi seraitmoinsgrande.
Et il récoulait distraitement, supputant le prix de la bête
par avance.
Il entra dans la maison et cogna les dalles du vestibule,
du bout ferré de son parapluie.
— Hé ! fermier !
Hulotte, en bras de chemise, était penché sur un se-
crétaire dont la face antérieure, en s'abaissant, formait
pupitre. A l'intérieur du meuble, de chaque côté d'une
cavité où étaient entassés des papiers, cinq tiroirs servaient
à remiser l'argent. Hulotte, de lourdes lunettes sur le nez,
balançait les comptes du dernier mois. Le haut de son
corps disparaissait dans la profondeur du meuble. Un
livre était ouvert devant lui, noirci d'une grosse écriture
inégale, avec des macules d'encre et des salissures de
doigts ; et près du livre, des tas de monnaies enfermées
dans des papillotes, encombraient la planchette.
Il ferma son pupitre, se montra sur le seuil de la porte.
— C'est-y ben m'sieu Hayot que voilà ? dit-il ; sûrement,
c'est lui. N'restez donc pas dans le mitan de la porte.
— Dérangez pas, fit l'autre. J'passais. Alors je m'suis
dit comme ça : faut voir tout de même comment va le
fermier. Et j'suis entré, là, pour entrer.
Hulotte insista.
— Ben sûrement, vous allez prendre un verre de bière.
Fermez donc vol' parapluie
— Non, là, ce sera pour une aut'fois. J'ai ma carriole
avec moi. J'm'en vas, maintenant que je suis venu.
162 UN MALE
Hulotte lui prit son parapluie des mains et le mit
cgoutter dans l'escalier de la cave, disant que ça n'était
pas poli et qu'à présent qu'il était entré, il allait demeurer
une minute. Alors Hayot céda.
— Une minute ! une seule minute ! Pour vous faire
honneur. Ça ne s'refuse pas.
Il secoua ses chaussures sur les dalles, grondant après
la pluie qui lui faisait salir la maison, puis, trouvant un
paillasson sur le seuil de la chambre, il se remit à frotter
ses semelles, à petites fois, longuement.
Il entra enhn, vit Germaine qui achevait de nettoyer la
chambre et pinçant un sourire :
— Dire qu'on a fait sauter ça sur ses genoux, fermier,
tît-il. Et maintenant c'est des grandes jeunesses donc !
Son admiration grandissant, il la détaillait complai-
samment.
— Et des bras ! une poitrine ! des yeux ! C'est ça qui
s'appelle une vraie créature. Ah I si c'était de notre temps!
si nous avions le bel âge !
Et il ajouta en secouant la tête :
— J'sais bien ce que nous ferions. Mais, à présent,
nous sommes comme qui dirait des Mathieusalem. C'est
le tour de nos garçons.
— Bah ! dit Hulotte. Tant qu'on a de ça...
Et il se frappa le côté du cœur.
— Non, ce n'est plus la même chose, acheva Hayot,
avec une moue.
Il s'était assis, ses jambes allongées devant lui.
Germaine lui offrit de la bière, du vin, des liqueurs, au
choix ; il hochait la tête, disant non, et à la fin il accepta
de déjeuner.
— Pour ça, oui, j'veux bien, là, sans façon. Il y a un
petit temps que mon café a passé.
II était parti à six heures du matin. II s'était arrêté
U N MALE 163
dans les fermes, à causer d'affaires. On avait bu de l'eau-
de-vie et tout cela l'avait un peu affamé. Il racontait son
histoire en riant à chacun de ses mots, l'oeil pétillant. Et
Hulotte flairant une affaire, riait avec lui.
— J'suis bien malhonnête, dit-il quand l'autre eut fini.
J'vous demande pas des nouvelles de marne Hayot. Elle
va bien ?
— Sur son ordinaire. Oui, Dieu merci. A part les
rhumatisses.
— C'est une personne d'âge ! Elle n'a pas aut'choseque
c'qu'ont les autres. L'un a ça, l'aut' a aut'chose. Moi,
c'est dans les reins.
Et le dialogue traînait dans des politesses mutuelles,
chacun pensant à la possibilité d'un gros gain.
Germaine étendit un coin de nappe sur laquelle elle
rangea un pain de froment, une pleine assiette de beurre,
la cafetière, le sucrier et une belle tasse à fleurs, claire
comme du cristal.
Hayot déjeuna, se défendant encore et ne voulant ac-
cepter qu'une tranche de pain ; ça suffisait bien ; il n'avait
pas grand appétit, du reste ; et tout en protestant, il en-
tama une seconde tranche, qu'il beurra largement ; et
celle-là engloutie, il planta ses dents dans une troisième.
Tout de même, le pain était fameux; et il complimentait
Germaine, en mâchonnant ses bouchées. Il mangea le
tiers du pain, râfla tout le beurre et but trois jattes de
café, coup sur coup. Après quoi, il passa le bout de la
nappe sur sa bouche, avec satisfaction, et se donna de
petites tapes dans l'estomac.
— C'est une idée d'être entré, dit-il. Là, je suis fameu-
sement content d'vous avoir vu. On est de bons amis.
Il alluma sa pipe et demanda à voir les bêtes. Hulotte
pensa qu'il avait besoin d'un cheval et le mena à l'écurie.
Hayot trouva les chevaux magnifiques.
i64 U N M A L E
— Je m'suis trompe', pensa Hulotte, y'm'les aurait ra-
vales.
Ille conduisit à letable. Là, le bonhomme montra de
la circonspection, examina les vaches Tune après l'autre,
sans rien dire, et finalement déclara qu'il en avait vu de
plus belles.
— C'est une vache pour sûr qu'il lui faut, pensa Hulotte.
Et les mains dans les poches, d'un air indifférent, il lui
répondit qu'il y en avait peut-être de plus belles, mais
pas de meilleures.
Hayot entrait dans les fumiers jusqu'à la cheville,
tâtanl les bêtes l'une après l'autre.
La blanche était soufflée, la rousse avait de la langueur
dans l'œil, l'isabelle était épuisée par son veau ; et quand
il arriva à la noire, il haussa les épaules en soufflant dans
ses joues. 11 regardait le fermier du coin de l'œil.
Ils visitèrent ensuite les porcs. Hulotte ayant ouvert la
porte des huttes, les bêtes se mirent à trotter du côté des
fumiers, roulant des yeux ahuris, avec des tirebouchonne-
ments de queue ; et ils demeurèrent un instant à les
regarder s'ébattre en grognant, leur groin rose fouillant
sous les pailles activement. Par moments, le pied leur
manquant sur le pavé suintant, les porcs s'abattaient dans
les bouses, faisaient rejaillir les purins, puis, relevés,
continuaient à galoper, leurs fesses charnues secouées de
petits tremblements. Hayot s'extasia sur leur belle mine
— C'est bien d'une vache qu'y retourne, repensa Hu-
lotte, suivant son idée.
Et il mena Hayot successivement au poulailler, au
bûcher, au potager, au verger, et de là aux champs.
Le petit homme trouvait tout admirable. Pour un
verger, c'était un « fameux « verger. Quant aux pommes-
de terre, bien, là, vrai I il fallait aller loin pour en trouver
d'aussi bien montées. Et comme ils étaient à regarder les
UN :M A L E i65
luzernes, à un gros quart d'heure de la ferme, il reparla
tout à coup des vaches, de la blanche qui était soufflée,
de l'isabelle qui était creusée, de la noire qui ne valait pas
lourd.
— Chacun son idée, répliqua Hulotte, parfaitement
calme.
Une petite pluie fine, qui ne finissait pas, rayait la cam-
pagne devant eux, étendant sur les verdures un réseau
gris, très léger. Des bubelettes d'eau diamantaient leurs
habits, mal protégés par le parapluie que Hulotte tenait
au-dessus d'eux. La terre détrempée collait à leurs sou-
liers une boue jaune, épaisse. Et de temps à autre, Hayot
passait ses semelles dans les herbes, repris par ses in-
stincts de propreté.
— Fichu temps!
C'est égal. Il ne se repentait pas d'être entré. Loin de
là, et il répétait sa phrase, avec componction :
— J'suis ben content de vous avoir vu en bonne santé.
Ils reprirent le chemin de la ferme.
Hayot éprouva le besoin de revoir l'étable. Il alla à la
vache noire directement et passa la main sur ses côtes,
son ventre, ses jarrets ; il regarda ses cornes, ses sabots,
son pis; il lui releva le mufle, lui desserra les dents. Puis,
se décidant :
— J'ia prendrais p't-être ben, si elle n'était pas trop
chère, dit-il.
Hulotte se balançait d'avant en arrière, régulièrement.
Il avait gardé son air indifférent. Il demanda:
— T'en as envie?
— Envie et pas envie. Ça dépend. Faut voir le prix.
Tous deux se tutoyaient à présent.
Hulotte eut l'air de réfléchir longuement.
— Ben, pour toi, là, parce que c'est toi et rien que
pour ça, ben, ça sera sept cents.
166 U X M A L E
Hayot secoua latctc.
— Cinq cents, dit-il après un instant.
— Sept cents, reprit Hulotte.
Le compère frappa son poing droit dans la paume de
sa main gauche, de toute sa force :
— Nom de Dio! dit-il, j'veux pas marchander, moi,
j"t"cn donne cinq cent cinquante.
— Ben, moi non plus, j'marchande pas, nom de Dio !
Ça ne sera pas sept cents, ça ne sera pas six cent soixante-
cinq; ça sera six cent cinquante tout net, J'suis comme
ça, moi.
Mais l'autre ne voulait rien mettre au delà de son prix.
— \'rai, Hulotte, en camarade, ça ne vaut pas plus.
Hulotte fit un geste, en homme qui a pris son parti :
— N'en parlons plus. J'garde ma vache. Tu gardes ton
argent. Buvons une bouteille.
Ils entrèrent à la cuisine.
La table venait d'être quittée par les domestiques. Des
mies de pain traînaient dans les égouttements des verres.
Une débandade d'assiettes s'égarait à travers le pêle-mêle
des couverts d'étain. Trois chats, hissés sur les chaises,
attiraient à eux, du bout de la patte, les morceaux de lard
échappés aux fourchettes.
— A not'tour maintenant, fit Hulotte.
Germaine débarrassa la table, mit une nappe blanche
raide d'empois et servit un rôti de bœuf superbement
doré. Il y avait deux couverts.
— J'vas vous laisser dîner, dit Hayot.
Mais le fermier ne voulait pas : le second couvert avait
été mis pour lui ; il ne partirait pas, etc. Hayot regardait
la belle viande, eutuneconvoitise etse mit àtable, disant :
— Une bouchée, ça n'est tout de même pas de refus.
Tout le rôti y passa. Et régulièrement, il répétait sa
phrase, avec une nuance d'attendrissement :
U N MALE 167
— J'suis content, là, fameusement content ..
A la seconde bouteille de vin, il reparla de la vache.
— Pour être un homme, ben ! j'donnerai six cents.
Mais faut pas m'demander un liard de plus. Ça va- t-il ?
Hulotte tenait bon.
— Non. J'nai qu'une parole.
Alors il haussa les épaules, et clignant des yeux du côté
de Germaine, s'écria qu'il n'y avait pas moyen de faire
des affaires avec un homme aussi exigeant que le fermier.
Cela traîna jusqu'à la tombée du jour. Le cheval avait
été remis à la carriole et pié.inait devant la porte, dans
la pluie qui continuait. Le bonhomme prit son parapluie,
l'ouvrit, se carra sur le banc de la voiture. Hulotte se te-
nait debout à la tête du cheval, souriant de son sourire
tranquille. Et du seuil, Germaine regardait Hayot s'in-
staller, regardant en même temps au-dessus de sa tête,
au loin, les bois où l'attendait peut-être Cachaprès.
Hayot prenait ses aises, sans se presser. Il retourna la
banquette sur laquelle il était assis, se mit à droite, recula
à gauche, rajusta les brides, gagnant ainsi du temps.
Hulotte se raviserait peut-être, descendrait à six cents, et
il dardait sur lui son œil malin, sans tourner la tête.
Mais le fermier parlait de la pluie, continuant à maintenir
le cheval qui s'impatientait.
Le bonhomme prit une décision, subitement. Il jeta
les brides sur le collier du cheval, ferma son parapluie et
descendit de la carriole.
— Là, dit-il, j'ia prends pour six cent vingt-cinq.
Et il rentra.
Cette fois, Hulotte céda. Il fut convenu que le Cron,
un des domestiques de la ferme, ainsi nommé à cause de
la circonflexion de ses jambes, conduirait la vache au
Tricu. Il passerait la nuit chez Hayot et repartirait au
petit jour.
Hulotte déboucha une dernière bouteille, tandis que
Hayot tirait d'un portefeuille graisseux six billets de
banque et les alignait sur la table. Le reste du compte
s'acheva en pièces de cinq francs et en menue monnaie.
Hayot comptait à voix haute, lentement. Le fermier
donna un reçu.
Alors Hayot se laissa aller à sa joie d'avoir gagne vingt-
cinq francs sur le prix de la vache. Il invita Hulotte, ses
garçons, sa demoiselle à venir dîner à la ferme le di-
manche suivant.
— Tous, faut venir tous ! répétait-il.
Hulotte ne promettait pas, mais un de ses iils et
Germaine iraient certainement.
Hayot eut une grimace plaisante :
— Mam'zelle Germaine verra mes garçons, dit-il. On
n'sait pas ce qu'y s'diront. Mais apparemment y n's'man-
geront pas.
Il se tassa dans sa carriole, fouetta son cheval et alla
rejoindre sur la chaussée le Cron, qui avait pris les de-
vants avec la vache.
Germaine suivit quelque temps la voiture des yeux,
pensant à cette partie qui allait mettre un peu d'imprévu
dans la monotonie de sa vie.
^
XXIII
IL était six heures du matin quand Mathieu Hulotte,
le frère de Germaine, attela le cheval à la birou-
chette. Cétait un petit cheval des Ardennes, trapu
et épais d'encolure, le poil gris. Le fermier lui avait
acheté un harnais presque neuf, à la vente du baron des
Audrets; des couronnes en cuivre luisaient sur le cuir
verni, le harnais ne servait que dans les circonstances
exceptionnelles.
On partit. Elle avait mis une robe claire à pois rouges,
et un chapeau rond, garni d'une écharpe de tulle paille,
la coiffait. Des mitaines de soie entrecroisaient leurs
mailles sur ses mains brunes, ornées de bagues; elle por-
tait sur les épaules une mantille de faille noire, à franges,
qui s'échancrait un peu dans le dos. Et toute sa personne
avait un éclat frais, heureux.
Ils passèrent devant la maison de la Cougnole. Germaine
eut un battement de cœur à la pensée que Cachaprcs pou-
vait être là et les verrait passer : clic redoutait une
8
170 U X M A L E
violence, elle ne savait pas bien quoi ni pourquoi. Mais
cette peur se dissipa lorsqu'ils eurent dépasse les maisons.
Alors, gagnée par des rêveries, elle se renversa sur la
banquette, pensa à des choses vagues qui avaient la dou-
ceur du matin dans les bois.
On suivait la grand'route pendant près de deux heures,
puis on prenait un embranchement de chaussée à travers
les campagnes ; cet embranchement menait à la ferme
des Hayot. Ils roulaient dans un demi-jour sombre, ayant
à chaque côté du chemin desépaisseurs touffues d'arbres.
Par moments, une allée débouchait sur le pavé, éclairée
d'une lumière intense dans les fonds. C'était comme un
éblouissement. Et de nouveau la ligne des bois se refor-
mait, avec ses densités profondes et ses larges épanche-
ments de verdures. Une fraîcheur montait des taillis
humides, où les rosées faisaient paraître grises les végé-
tations, avec des luisants froids d'acier. Et cette fraîcheur
exhalait des senteurs de fermentation, robustes et saines.
Au-dessus de la route, le ciel bleu saphir s'apercevait
entre les arbres, se rétrécissant dans l'éloignement.
Le cheval allongeait son trot, allègrement, ralentissant
de lui-même aux montées, la tête ballante alors, avec des
airs de flânerie. Les mouches commençant à le taquiner,
il les fouettait de sa queue, plissait sa peau ou tournait
la tête d'un mouvement brusque, tâchant de les attraper
d'un coup de sa grosse langue. La montée gravie, .Mathieu
lançait un hue ! et l'ardennais repartait de son pas court
et ferme. Ses fers battaient le pavé d'un cliquetis égal qui
se mêlait au roulement sourd des roues de la voiture. On
ne se pressait pas, du reste, étant sûr d'arriver avant la
chaleur. Et ils se laissaient bercer aux cadences des res-
sorts, secoués tous deux, à travers un engourdissement
léger qui les empêchait de parler.
Ils quittèrent la grand'route, attaquèrent la chaussée.
UN MALE 171
Des rangs de peupliers minces filaient le long du pavé
rayant le sol blanc de leurs ombres grises. Par delà
s'étendaient les campagnes, dans un chatoiement de nacre
pâle qui à l'horizon se vaporisait, devenait un brouillard
lumineux. Cette chaleur de la plaine au sortir des bois les
prit comme une haleine de fournaise. Un peu d'écume
moussait sous la sellette du cheval. Des odeurs de vernis
échauffé s'échappaient des harnais, s'ajoutant à Todeur
fade des blés. Et dans l'air s'entendait un bourdonnement
de mouches, assoupissant à force de monotonie, qui
petit à petit dispersait les idées de Germaine, les inclinait
à la sensation vague de connaître un autre amour. Une
paresse de dimanche appesantissait les villages qu'ils
traversaient.
La métairie du bonhomme Hayot se reconnaissait à son
air de large aisance. Elle se composait d'un bâtiment à
front de rue, qui était la grange ; d'un second bâtiment
où étaient l'étable et l'écurie ; eufin, de la maison d'habi-
tation ; et le tout formait un carré au milieu duquel la
fosse aux fumiers descendait en pente. Le verger, très
vieux, s'espaçait entre des haies de clôtures épaisses de
deux mètres, le long de la chaussée. Un noyer énorme
étendait au-dessus de la porte d'entrée ses branches sail-
lantes comme des biceps.
La voiture fit le tour de la cour et alla s'arrêter devant
la porte de l'habitation. Des canards fuyaient en bedon-
nant, sous les pieds du cheval, pêle-mêle avec les poules
et les pintades. Un large gloussement de peur montait
dans le bruit des roues grinçant sur le pavé. Les dindons,
ahuris, allcngeaientle cou, interminablement. Et un chien
de garde aboyait avec fureur, mettant le comble à l'agita-
tion.
Une servante se montra.
— M'sicu Hayot, fit Mathieu.
172 UN MALE
11 fut obligé de rcpctcr sa question, la fille s'immobi-
lisant à les regarder, la bouche béante, avec la stupeur
d'une personne qui n'est pas habituée à de nouveaux vi-
sages. Alors elle eut l'air de s'éveiller.
— J'vas voir si c'est qu'il est là, dit-elle, pesant sur les
mots.
Germaine regarda son frère, étonnée. Hayot ne les at-
tendait donc pas ? La maison était muette. Un peu de ce
sommeil qui noyait les campagnes traînait dans le silence
du vestibule. Et tous deux attendaient dans la voiture,
indécis, n'osant pas descendre, tandis que le petit cheval
donnait de furieux coups de pieds au pavé, les naseaux
remplis de l'odeur de l'écurie.
Un craquement se fit entendre dansTescalier. Quelqu'un
descendait à pas lourds, s'attardant et toussant. Et Hayot
apparut subitement dans la clarté de la porte ouverte
embarrassé, souriant.
— Tiens, dit il, mam'zelle Germaine et son frère ! C'est
ça qu'est bien une fière idée d'être venus !
Il était en bras de chemise, la tête ébouriffée, des bas
aux pieds. Il se rappelait à présent les avoir invités, mais
il avait fait cela par manière de politesse, sans penser
qu'ils seraient venus. Et d'un mouvement machinal, il
attachait les bretelles de son pantalon, répétant sa phrase
avec des haussements de tête :
— Une fière idée 1 Oui, tout de même.
Mathieu éprouva le besoin déplacer un mot :
— Une chaleur 1 dit-il.
— Fameuse ! heureusement ! car il y a du grain c't'an-
née.
— J'vous crois.
Hayot s'habituait doucement. Hulotte d'ailleurs l'avait
largement accueilli; on verrait à faire honneur à ses en-
fants. Il riait à grands coups à présent, s'étourdissant,
UN MALE 173
disant des choses qui n'avaient aucun rapport avec ce
qu'il pensait réellement. Et comme ils ne descendaient
pas, il se décida.
— Ben ! descendez donc ! JVas dire à la mère que vous
êtes là.
— C'est pas la peine, fit Germaine, vexée. Du moment
qu'il y a du dérangement. ..
Une impatience gonflait sa lèvre. Elle se tourna vers
son frère, comme pour lui commander de repartir. Ma-
thieu, bon enfant, hésitait. Alors Hayot, pris d'un re-
mords, s'attacha aux brides du cheval.
— Du tout ! Hé, non I Faut que vous restiez ! Nom
de Zo !
Et vivement il défit les traits. Mathieu parut consulter
sa sœur d'un regard. Elle haussa imperceptiblement les
épaules et se leva de son siège.
— Hé 1 Mathieu ! Donat 1 Hé ! cria Hayot, aKtivez
donc aider la demoiselle aux Hulotte qu'est là !
Mais elle avait sauté à terre, déjà. Personne ne répon-
dant, le fermier feignit une colère.
— Ah ! les garçons ! mam'zelle Germaine ! C'est tou-
jours par quatre chemins !
Mathieu remisait la voiture sous le hangar. Le petit
ardennais se sentant libre, s'était dirigé vers un tas de
luzernes et broyait les verdures avec gourmandise. Dans
récurie, les têtes des chevaux s'allongeaient, immobiles,
à regarder cet intrus.
Hayot alla prendre la bête par la bride, fit reculer les
croupes, et lui ayant passé un licol, versa dans l'auge un
plein tamis d'avoine.
— D'abord les bêtes, et puis les gens, fit-il en revenant
vers Germaine.
Et cette fois, il la poussa résolument dans la maison. Il
offrait de la bière, du vin, du café, tout ce qu'elle voulait.
T-4 I' N M A L F.
Elle finit paracceptcr un peu de proscillc dans de l'eau.
Il la servit lui-niC-me, puis les laissa^ sous prétexte de
passer SCS souliers.
La chambre était vulgaire et sans coquetterie. Il était
facile de voir qu'une main de vieille femme touchait seule
aux objets dans la maison. Des chaises à fond de paille
étaient alignées contre le mur, tapissé d'un papier de
tenture décollé par l'humidité le long des plinthes et
cratlé par le dossier des chaises, un peu plus haut. Un
paravent s'encadrait dans les montants de la cheminée,
avec une peinture représentant un ours blanc se prépa-
rant à fondre sur deux chasseurs. La cheminée était mo-
derne, en bois imitant le marbre, et elle avait pour orne-
ment une glace à bordure de palissandre, une pendule
en zinc bronzé et deux coquillages énormes, étalant leur
valves rouges comme des entonnoirs. Une table recou-
verte d'un tapis de toile cirée, une armoire à linge peinte
en rouge, une autre armoire-buffet en acajou, chargée de
vaisselle, complétaient l'ameublement.
Ils regardaient les coquillages, le paravent, la glace,
leurs mains posées sur leurs genoux, sans rien dire. Le
même silence continuait à régner dans la maison. Et
tout à coup ils entendirent un bruit de discussion qui
venait de l'étage. Ils reconnurent la voix du fermier, et
une autre voix lui répondait, avec aigreur. Cela dura quel-
ques instants, puis Hayot descendit.
Il avait mis une ves<e de coton à rayures bleues et
grises, toute raide d'amidon, avec des luisants de repas-
sage dans le dos et aux manches, et il se frottait les mains,
l'air gai.
— Les garçons sont chez Machard, dit-il. J'vas leur
faire dire de venir. Vous connaissez bien les Machard î
Ils les connaissaient sans les connaître.
Il cligna des yeux et continua :
UN :M A L E 175
— J'vasvous dire. Les Machard sont à leur aise. Même
Josèphe, leur fille, elle Joue du piano. Et comme ça,
mon second, Donat, a fait sa connaissance. Une belle
personne. Dans votre genre, mam'zelle Germaine. Et
p't-être qu'y aurait du nouveau d'ici à Noël.
Mais il y avait trois garçons. Les deux autres n'avaient
pas encore trouvé de personne à leur goût. Et il termina
par une galanterie ;
— Y' n'vous connaissaient sûrement pas, mam'zelle
Germaine.
f II leur offrit de leur montrer les vaches. Celle qu'il
avait achetée à leur père était arrivée saine et sauve. Si
c'était à refaire cependant, il ne l'achèterait plus. Enfin,
ce qui est fait est fait. Et tout en disant ces choses, il les
conduisait à l'étable et de là à l'écurie. Debout sur le
seuil, il tapa sur l'épaule de Mathieu :
— Que dis-tu de mes chevaux, garçon ?
Il y en avait cinq, de belle encolure, bruns, à reflets
de satin. Mathieu allait de l'un à l'autre, les chatouillant
au ventre et leur tapant sur la fesse. Et Hayot le suivait
de son rire et de ses : « Ah ! ah ! garçon ! N'y en a pas
de pareils. »
Comme ils allaient sortir, des talons heurtèrent le pavé
de la cour, et Germaine vit venir à elle les trois garçons
du fermier.
— Arrivez donc ! cria Hayot. C'est la demoiselle à
Hulotte !
Et il les présenta.
— Celui-ci, c'est mon aîné, Hubert.
Elle eut un petit mouvement. Cachaprcs aussi s'appe-
lait Hubert. Et elle le regardait avec curiosité, trouvant
delà singularité à ce rapprochement.
— Celui-là, c'est mon second, Donat. Et ce p'tit-là,
c'est mon Fritz î
176 UN MA L E
Il les montrait de sa maîn ouverte, allongeant le bras
à chaque présentation, avec orgueil. Germaine hochait la
tête, montrant ses dents dans un rire embarrassé. Hubert
ôta sa casquette d'un coup sec et la tint à la main, der-
rière son dos, avec aisance. Fritz, très troublé, rougit
jusque dans ses cheveux couleur de chanvre, retira son
cigare et le remit en bouche du côté du feu, ce qui lui
fît faire un haut-le-corps. Le rire de Germaine s'acheva
dans un pli malicieux.
Ils rentrèrent tous ensemble à la maison. M™* Hayot
avait fait ranger sur la table le service à café et les atten-
dait. C'était une femme petite et sèche, la figure jaune,
avec des langueurs dans les yeux.
Elle les reçut en se lamentant :
— Faites pas attention à moi. J'suis rien dans la mai-
son. Le fermier fait tout à son idée.
C'était sa faute à lui, non la sienne, s'ils étaient si mal
reçus ; Hayot ne l'avait pas prévenue de leur arrivée. Il
voulut l'interrompre. Elle répliqua.
Les deux aînés s'interposèrent alors. Ça n'allait pas
recommencer, hein ? Et, avec une brusquerie mal rete-
nue, ils obligèrent leur mère à s'asseoir à la table.
Germaine devina le rôle effacé de cette femme dans la
maison et la tyrannie sourde, constante du mari. Hubert
s'était mis à côté d'elle et lui parlait, la joue fendue d'un
large sourire immobile.
Elle fut étonnée de la douceur de ses gestes et de sa
voix. Il affectait des formes polies etdans la conversation
étalait un choix de mots qui donnait l'idée d'une éduca-
tion supérieure. Il était grand, avec des épaules retom-
bantes, robuste, du reste, ce qui se voyait à ses jarrets
nerveux et à ses larges mains qu'il tenait ouvertes, à
quelques pouces des jambes. Et Germaine était par mo-
ments troublée par elle ne savait quoi d'énigmatique
U X il A L E 177
qu'il y avait dans ses allures et son regard. Hayot Tadmi-
rait tout haut.
— Un fier gaillard ! Et instruit ! Il sait répondre à
tout, lui ! Il parlerait au roi.
Hubert balançait la tête, avançait la bouche avec une
modestie jouée.
— Ne le croyez pas, Mademoiselle.
Son père exagérait ; il n'était pas si savant que cela ;
mais le fermier insistant, ce fut comme une joute de
compères, chacun jouant un rôle appris.
Il fut décidé qu'ils iraient tous ensemble à la grand'-
messe, Hayot donna le signal du départ en faisant sauter
son chapelet dans sa main. Et ils partirent, Hubert et
Germaine en avant, les deux autres garçons sur le même
rang que le père et la mère. Fritz avait rabattu sa cas-
quette sur ses yeux, pour mieux voir se balancer devant
lui les hanches de cette étrangère. Il avait une tcte sour-
noise, sur laquelle se peignait une malice vicieuse de
jeune singe.
— Notre mère est un peu difficile quelquefois, dit
Hubert. Il faudra l'excuser. Elle est très tourmentée par
ses rhumatismes.
Et il ajouta des considérations sur l'influence des ma-
ladies.
Germaine l'écoutait, charmée des tours qu'il choi-
sissait pour lui parler. Et brusquement, elle lui fit une
question candide :
— Où avez-vous appris tout ça, m'sieu Hubert i
lise mit à rire.
— Mais je ne sais pas; au collège, dans les livres. Je
lis beaucoup,
— Oh ! moi, je voudrais bien, mais je n'ai pas le temps.
Elle parlait posément, évitant les mots de patois et
pinçant un peu les lèvres.
I7t U N M A L E
Il lui tit une conhdcncc.
— J'ai failli entrer au séminaire. J'aurais clé curé.
Elle ne put retenir une exclamation.
— Vrai ?
Et elle se tourna vers lui, le regarda hocher la tète de
bas en haut, en souriant, les yeux baissés.
C'était peut-être cela, ce vague indéfinissable de sa
personne. Elle eut un sourire en pensant à la soutane qui
lui serait entrée dans les jambes, comme une robe. Il de-
vina sa pensée et répondit d'un ton dégagé :
— Oh ! ça ne m'aurait pas été ! J'aime à rire, moi.
Ils pénétraient justement dans l'église. 11 ouvrit la
porte et s'effaça pour la laisser passer. Elle le remercia
d'un plissement de bouche Un bruit de chaises remuées
se prolongeait sur les dalles, tout le monde cherchant à
se placer à la fois. Puis le chuchotement du prêtre à
l'autel s'entendit parmi le froissement des chapes ; le
service commençait. Germaine tira son livre d'heures.
Elle lisait, distraite, considérant par moments du coin
de l'œil Hubert, assis à côté d'elle. Cet homme, qui avait
failli être prêtre, l'impressionnait comme une bizarrerie.
Il avait gardé de cette vocation première une onction
vague, un ton caressant et voilé; et une comparaison
s'établissait dans son esprit entre l'autre Hubert et
celui-ci. Le fils de Hayot était bien plus doux
Ils rentrèrent à la ferme vers midi. On avait mis
cuire un énorme gigot de mouton, au thym et au laurier.
Le gigot fut précédé d'une soupe aux herbes odorante
et grasse. Puis il y eut une surprise, qui dilata les yeux.
La fermière avait préparé une pleine terrine de riz au
lait, toute jaune d'œufs. De temps en temps, Hubert des-
cendait à la cave et en rapportait une bouteille de vin
poudreuse. On buvait aussi une petite bière aigre, qui
crevait en bubelettes au bord des verres. Donat se déri-
UN MALE
179
dant, contait des histoires, et Fritz continuait à dévorer
des yeux Germaine en coupant des bouchons en croix
avec la lame de son couteau. Une rougeur montait aux
visages, tranchant crûment sur la blancheur des cols de
chemises.
XXIV.
HUBERT, assis près de Germaine, était plein de pré-
venances. Il lui parlait avec douceur, de sa voix
sourde qui traînait un peu par moments. Et
tout en l'entretenant, il lui remplissait son verre, chaque
fois que celui-ci se désemplissait. Elle affectait des ma-
nières pour lui ressembler, relevait son petit doigt en
buvant son vin, il lui répondait avec une nuance de mi-
nauderie. Le fermier s'égaudissait de les voir si bien en-
semble, et prenant Mathieu à partie, lui disait :
— C'est une fameuse idée d'être venu nous voir, gar-
çon'^
Le café s'allongea jusqu'au milieu de l'après-midi; des
fumées de cigare remplissaient la chambre. Alors quel-
qu'un proposa une promenade; il y avait justement un
joli bois, à vingt minutes de la maison.
On sortit en bande.
Cette fois, Hayot, ses garçons et Mathieu Hulotte
avaient pris les devants : Germaine et Hubert marchaient
i82 U N M A L E
un peu en arricre. Et à mesure qu'ils approchaient du
bois, cette distance s'accroissait. Ils longeaient des champs
de blé. Parfois des coquelicots, des bluets, des mar-
guerites criblaient de paillettes éclatantes les nappes d'or
pâle noyées dans l'azur diamanté du ciel. Il s'arrêtait,
entrait dans les blés, lui cueillait des tleurs. Klle les ajou-
tait l'une à l'autre, jusqu'au moment où toutes ensemble
prirent la grosseur d'un bouquet. Alors elle les porta à ses
narines, y plongea largement son visage, en fermant à
demi les yeux. Et il continuait à l'accabler de mots cares-
sants, à double entente, sans se compromettre.
Hayot ayant un peu pressé le pas pour mieux les laisser
«à leur affaire, » il arriva qu'ils perdirent de vue le groupe
au milieu duquel le bonhomme gesticulait. Germaine
témoigna une crainte: on ne pourrait plus les joindre; il
la rassura :
— Oh ! je connais le chemin; nous les aurons vite rat-
trapés.
Ses lèvres tremblaient; une hésitation s'était peinte
sur sa figure. Mais subitement décidé, il lui toucha le
bras du bout des doigts.
— Mademoiselle Germaine, je suis bien heureux.
Elle le regarda, attendant ce qu'il allait dire, un peu
émue aussi; et il souriait, sa tête penchée sur l'épaule.
— Oui, bien heureux d'être seul avec vous. Ne me
croyez pas si vous voulez. Mais c'est comme je dis, là, le
cœur sur la main.
Sa voix cadencée et lente la charma comme une musi-
que. Elle baissa la tête, sentant un flot tiède lui passer
dans les joues, et se mit à lutiner les fleurs de son bou-
quet, d'un geste vague, qui avait la douceur d'un encou-
ragement.
— Vrai, m'sieu Hubert î
Il se rapprocha, coula les doigts le long de ses poignets,
UN MALE i8ô
cherchant sa main ; et elle la lui abandonna, ayant l'air de
penser à autre chose.
— C'est comme de la soie! murmura-t-il au bout d'un
instant, en remontant jusqu'aux poignets, qu'il chatouilla.
— On me l'a déjà dit.
Et elle riait, avec de petits frissons de toute sa per-
sonne, étant sensible aux chatouilles.
Puis les mains lentement s'emboîtèrent et, côte à côte,
balançant leurs bras d'un mouvement enfantin et continu,
ils se laissaient aller à des sentimentalités niaises. Elle se
rappela avoir ainsi couru les petits sentiers des bois avec
Cachaprès, et les yeux demi-clos sur ces souvenirs, elle
éprouvait une satisfaction indéfinissable à les tromper
tous les deux. Le Hayot arrivait à point pour rompre la
régularité de ses amours avec l'autre; les doigts dont il la
caressait mettaient dans sa vie, devenue monotone, une
surprise d'infidélité.
— Les v'ià ! crièrent tout à coup des voix.
C'étaient le fermier et les garçons qui les attendaient,
assis à l'entrée du bois. Des malices faisaient pétiller les
yeux du vieux. Il était possédé du désir de marier riche-
ment ses enfants et un mariage avec la demoiselle à
Hulotte s'ébauchait dans son cerveau, comme une chose
profitable et naturelle.
On fit tous ensemble le tour du bosquet, propriété d'un
banquier dont la maison de campagne, hérissée de tou-
relles, s'élevait un peu plus loin. Une couche rougeâtre
de brique pilée recouvrait le milieu des allées, qui ser-
pentaient à travers des massifs de verdure, régulièrement
taillés, avec des percées en plusieurs endroits, pour
ménager la vue sur le château. Une des allées passait
sous un pont rustique fait de blocs de pierres entassés,
auxquels le lierre avait accroché de lourdes draperies
sombres. Des gazons coupés ras et pareils à une peau de
i84 UN MALE
bctc tondue, déroulaient sous les arbres un vert profond
qui, par places s'allumait de rellcts clairs.
Un respect les prit devant cette belle symétrie bour-
geoise de la nature; machinalement, Hayot baissa le ton
de sa voix, comme s'il eût pénétré dans une église, et il
raconta l'histoire de ses relations avec le banquier. Un
homme, tout rond, malgré ses millions, et qui causait
aux gens tout comme à des pareils. Le bois n'était pas
public d'ailleurs, mais lui, Hayot, avait la permission d'y
entrer quand bon lui semblait; et il finit par donner des
détails sur la domesticité du château.
Ils s'arrêtèrent longtemps devant le pont rustique, qui
était réputé une des merveilles du pays, et Hubert en
détailla les beautés à Germaine avec complaisance, trou-
vant là matière à phraser. Us firent une centaine de pas
et débouchèrent devant un escalier en grès qui conduisait
à un temple antique. Alors ce fut une admiration univer-
selle. Comme il y avait des statues nues jusqu'à la cein-
ture, dans des niches, aux deux côtés du portique, Hubert
expliqua avec des sourires l'habitude qu'on avait de ne
pas s'habiller dans les temps reculés.
— On me l'avait dit tout d'méme, fit Germaine, dila-
tant ses yeux.
Et quelqu'un ayant lâché une plaisanterie, tout le
monde éclata de rire.
— Chut ! môssieu pourrait être là, dit Hayot avec
prudence, en les éloignant.
Et ils reprirent le chemin de la ferme, à petits pas, les
garçons pensant aux rondeurs excitantes des marbres.
De retour chez les Hayot, Mathieu tira l'ardennais de
l'écurie et l'attela à la voiture. Mais le fermier ne voulut
pas les laisser partir sans les régaler d'une dernière bou-
teille ; son expansion grandissait à mesure que l'heure
du départ approchait.
U N MALE i85
— Moi, j'suis comme ça, mam'zelle Germaine. Le
cœur sur la main. Et rond comme une pomme. Vous
n'avez qu'à parler.
On but la bouteille à la santé de Germaine, la plus
belle personne que Hayot eût jamais vue ; et ils se
tenaient debout les uns devant les autres, les verres dans
les mains, avec un peu de solennité. Hubert n'étant pas
là, la conversation traînait. Germaine recommandait à
M™° Hayot sa couturière, une personne bien raisonnable;
et elle retroussa le bas de sa robe pour montrer les
garnitures.
Les fers d'un cheval sonnèrent sur le pavé. Elle tourna
la tête et vit, à travers la fenêtre, Hubert en train de
serrer les courroies de la selle, sa cravache sous le bras.
Une cravate verte qu'il s'était passée au cou faisait une
tache éclatante sur son costume gris, bouffant dans le dos.
Puis, Mathieu rentra, et ne voulant pas quitter la
ferme sans un remercîment :
— M'sieu Hayot, dit-il, c'est bien de l'honneur que
vous nous avez fait. Je le dirai chez nous.
— Quand il vous plaira, garçon, répondit le fermier
en lui secouant les mains. Et bien des compliments au
fermier.
Germaine avait pris place dans la voiture. Elle tapotait
ses jupes du plat de la main, regardant du coin de l'œil
Hubert, qui empoignait la crinière de son cheval, un pied
dans rétrier; et tout à coup, il s'enleva, criant :
— Je vous accompagne.
On échangea des poignées de main. Hayot bavardait,
laissant déborder un tlux de choses amicales, sans en
penser un mot; et toutes les voix se mêlaient, faisaient
un brouhaha dans l'assoupissement du soir qui tombait.
Fritz contemplait à la dérobée un coin de bas blanchis-
sant sous la robe de Germaine. Puis Mathieu, prenant
i86 U N M A L E
les guides, fit claquer sa langue, et la voiture détala,
suivie de près par le cheval de Hubert.
Ils gagnèrent la route.
Au-dessus des campagnes, le soleil s'arrondissait rouge
comme de la braise. Des plaques de pourpre sombre
traînaient sur les carrés de blé immobiles Un brouillard
de vapeurs s'élevait de l'horizon. Et lentement le soleil
entra dans un large submergement crépusculaire, s'as-
sombrissant par le bas, tandis que le haut du disque con-
tinuait à brûler. Puis^toute la plaine eut l'air de se noyer
dans une mer grise qui finissait par confondre les arbres,
les terrains et les maisons.
Le roulement delà voiture soulevait sur le chemin de
légers nuages de poussière qui montaient derrière eux et
flottaient un instant dans le soir, avec les senteurs acres
mêlées à Todeur des haies. Hubert trottait à la droite de
l'attelage, un poing sur la hanche, les jambes tendues, cin-
glant par moments le ventre de sa bcte de la mèche de sa
cravache. Quand le chemin se rétrécissait, il se rangeait,
laissait passer la voiture, et Germaine, en tournant à demi
la tête, voyait sa cravate verte se hausser, s'abaisser à
chaque retombée sur la selle.
Il posait sur elle des yeux chargés de langueur, de des-
sous ses paupières plissées.et la tête un peu penchée sur
l'épaule, quelquefois soupirait. Sa voix, qui était grêle,
étouffée dans le cliquetis des fers battant le pavé, n'arri-
vait pas toujours aux oreilles de Germaine ou bien lui
arrivait par morceaux, avec des galanteries décousues.
Il l'appelait de son petit nom ; elle l'appelait Hubert.
A la bifurcation des routes, au moment de prendre la
chaussée qui s'allongeait à travers les bois, elle voulut
l'obliger à retourner. Mais il insista pour les accompagner
jusqu'à la maison de la Cougnole Là, il rebrousserait
chemin.
UN MALE 187
Elle eut un mouvement, l'entendant prononcer ce nom.
— Vous la connaissez ?
— Sans la connaître. Elle est venue dans le temps à la
ferme, pour une vache.
— Ah!
La nuit s'accroissait sous les arbres. Une obscurité grise
s'étendait le long du pavé, comme une marée qui plus
loin grossissait, emplissait déjà les taillis; et à travers les
verdures, un ciel clair s'apercevait, remué par le tremble-
ment des étoiles. Leur chair se mêlait à l'ombre, comme
une pâleur de moment en moment envahie par une pâ-
leur plus grande. Alors le noir enhardit le fils du fermier;
il lui demanda des espérances, d'une voix qui devenait
pressante ; et, un peu allongée dans la voiture, le corps à
demi tourné vers lui, elle laissait pendre sa main par
dessus le garde-roues, les sourcils hauts, demeurant son-
geuse, sans rien lui répondre. Cela serait drôle s'il l'épou-
sait un jour ! Et une idée confuse de devenir la femme de
cet homme s'ébaucha en elle. 11 était temps, du reste, de
prendre un parti ; cette liaison avec l'autre ne pouvait
s'éterniser; cela finirait par se savoir.
Elle l'enveloppa d'un regard rapide, comme pour se
rendre compte de l'avenir qu'il lui réserverait. A la vé-
rité, il n'était ni laid ni beau, mais il avait dans les pru-
nelles un velouté caressant et comme un charme humide
qu'elle se rappelait avoir vus chez des gens d'église. 11 lui
avait dit sa haine des cabarets ; jamais il n'y allait, ni aux
kermesses; et la fragilité de sa vertu lui rendant la sa-
gesse plus chère, elle se réjouissait à l'avance de posséder
un mari rangé, qui lui ferait goûter des joies régulières.
Puis, cet homme parlait comme un livre, et elle l'admi-
rait, sentant toutefois entre elle et lui une gcnc sourde,
inexplicable.
Il insista, se pencha sur sa selle, garda sa main entre
UN MALE
les siennes. Et ils firent une centaine de pas, leurs doigts
enlaces, silencieux tous les deux. Mathieu, lui, balance
sur la banquette, feignait de ne rien voir, en frère com-
plaisant qui sait qu'un peu de complicité est nécessaire
pour l'accomplissement de certaines choses.
Tout à coup, derrière eux, une forme noire se détacha
du taillis, et, debout sur le bord de la chaussée, un homme
regarda dans la nuit.
XXV
IL y avait deux jours qu'il l'attendait éperdument,
allant de la ferme à la maison de Cougnole, avec un
désespoir sombre de sentir se relâcher le grand
amour d'autrefois ; et, comme une bêle blessée, il s'était
couché sur le bord de la route, saignant sous la paix
profonde de la lune. Entendant rouler une voiture, il
avait avancé la tête ; et, subitement, comme une vision,
elle avait passé.
Sa chair à lui, Cachaprès ! Sa Germaine ! Elle venait
de passer là, sa face presque collée à celle d'un homme !
Elle ! Elle !
Il s'était levé d'un bond, étourdi d'abord, pris d'une
stupeur, sentant tout tourner autour de lui, ne sachant
plus s'il existait, si cette apparition brusque de Germaine
n'était pas une illusion de ses yeux, s'il fallait demeurer
là ou bien frapper. Puis, le fait s'était précisé dans son
cerveau, et une certitude l'avait envahi, nette, fou-
droyante. Germaine le trompait avec cet homme : la
I90 U N M A L E
voiture qui roulait là-bas emportait leurs tendresses ;
peut-être leur chair remuait-elle encore du frisson des
baisers.
Et lui, bête, l'attendait les jours et les nuits ! Alors,
dans un large éclair de mémoire, il se revit avec elle,
dans la petite maison du bois 1 et tout d'une fois les
longues heures qu'ils passaient ensemble au commen-
cement, puis petit à petit les rendez-vous plus courts,
auxquels elle arrivait, ennuyée, bâillant, défaillante,
tandis qu'il serait demeuré des éternités à la caresser, lui
revinrent à la pensée.
Une colère, mêlée de détresse, tordait ses traits, avec
la grimace furieuse d'un masque. Sa cervelle dansait dans
son crâne, martelé comme par un pilon ; et ses larges
dents enfoncées dans sa lèvre dégouttante de sang, il
sauta sur le chemin, rêvant de lui arracher la gorge à
coups de dents.
La voiture n'était plus qu'un roulement confus dans
l'éloignement ; mais ses jarrets, ressorts merveilleux,
avaient l'élasticité des bêtes faites pour la course, et il
bondissait du train forcené des meurtriers. La tenir dans
ses mains, la broyer sur le pavé, la rouler dans la pous-
sière, ses poings dans ses cheveux, passaient en rouges
frissons dans ses moelles comme des jouissances éper-
dues, et il allait au massacre par une pente irrémédiable,
comme l'eau va aux citernes et la créature à la mort.
Tout à coup, l'immensité de sa haine l'épouvanta :
près d'atteindre sa proie, il recula, eut peur du fauve qui
grondait en lui ; et aussitôt sa force croula, comme un
homme à qui on a coupé les jarrets d'un coup de faux.
Alors, devenu faible et tremblant, il se mit à suivre de
loin cette voiture qui venait de passer à travers sa vie,
faisant un immense écrasement de tout le passé vivant
dans ses entrailles ! Que n'avait-elle broyé ses os et ré-
UN MALE 191
pandu, comme une boue morne, sa cervelle sous ses
roues inapitoyées ! Il aurait eu la mort heureuse des
chiens, des ivrognes, de ce qui crève à ras des pavés !
La tache sombre que faisait l'attelage dans la profon-
deur eut l'air de s'immobiliser ; une gaieté bruyante de
gens heureux monta sous bois, dans le silence du soir,
puis s'étouffa, traînant dans les adieux. La voiture avait
stopé. Et ses oreilles, résonnantes comme des puits, avec
un brouhaha sourd au fond, croyaient percevoir des mots
tendres, sortis brûlants des poitrines, les mêmes qu'elle
lui disait à lui, au temps des joies.
Brusquement, la voiture continua de rouler, s'enfonçant
dans les lointains de la chaussée, et sur ce grondement
diminué se détachait le galop d'un cheval battant la route
delà retombée rhythmée de ses sabots.
Le galop grandit. Bientôt, dans la nuit grise, une sil-
houette massive apparut, étoilée du brasillement d'un
cigare, dans un tourbillon d'haleines.
D'un bond, Cachaprès fut à la bride du cheval.
A bas! hurla Hubert Hayoten levant sa cravache.
Le cheval se cabra, la bouche et les dents broyées par
cette main de fer pendue au mors, et il essayait de se
dégager par des coups de tête saccadés, en reculant du
côté du taillis. Cachaprès, obéissant à ses mouvements,
reculait avec lui, sans opposer de résistance, toute son
attention concentrée sur cette face blême, penchée par-
dessus sa tête. Et de ses immobiles prunelles dilatées,
faites aux guets nocturnes, le cou tendu, horriblement
calme, il le regardait, sentant monter dans sa mémoire
des souvenirs confus.
En ce moment, un coup de pommeau lancé à tour de
bras rebondit sur son crâne. Un second coup lui brûla
les yeux comme un tison, et il para le troisième qui lui
eût fendu le nez. En un instant, le sang lui péta du front,
102 U N MALE
des oreilles et de la "mâchoire, ruisselant jusque dans ses
dents. Dressé sur ses étricrs, avec un geste d'assommeur,
le tîls du fermier Hayot frappait de sa cravache à grandes
volées.
L'autre, une minute oscillant, d'un élan se haussa jus-
qu'à lui.
Hubert, alors, se cramponna à la crinière de sa bête,
qui, râlante, les naseaux déchirés, fit quelques pas, et
tout à coup se mit à tourner, prise d'un tremblement qui
lui abattait ses jambes sous elle.
Il vociférait :
— Canaille! Lâche-moi, ou je...
U n'acheva pas : un poing à déraciner un roc s'était
abattu sur son menton qui pantela, fracassé, tandis qu'une
voix sourde grondait:
— Tais ta gueule!
Cachaprès s'était accroché à ses reins et lui donnait des
secousses furieuses, comme un bûcheron acharné à une
souche et qui la fait osciller pour l'arracher de la terre.
Puis, brusquement, se ramassant, il lui agrafa le cou de
ses deux mains et l'entraîna sous le poids de son corps.
Ils roulèrent dans la poussière.
De minute en minute les pouces du terrible vain-
queur se rapprochaient, entrant un peu plus dans la
chair, et Hubert se sentait étranglé sans hâte, avec
une lenteur calme, la gorge déjà sibillante et les stu-
peurs de la mort dans l'œil. Alors, maté, il eut un
aboiement rauque, qui suppliait ; et rappelé à lui par
ce cri étouffé d'agonie, Cachaprès desserra ses doigts
d'un geste machinal. Puis, les genoux sur son estomac,
collant à ce visage crispé son grand visage doulou-
reux, il examina l'homme comme il l'avait étranglé,
d'un effort lent, continu, qui, petit à petit, débrouil-
lait ses souvenirs.
U N M A L E 193
Fe t'remets, dit-il à la fin ; t'es le fils au fermier du
' ,:u ! »
i^it-îusement, le garçon remua la mâchoire, pendant
que, ruminant des songeries, son ennemi semblait oublier
sa présence. Et de nouveau, le silence recommença, d'au-
tant plus écrasant dans la sérénité du soir, avec leur
souffle pareil à celui de deux bœufs haletants. De la
poitrine de Cachaprès, comme d'une forge, s'élevèrent
soudain des gémissements inarticulés : une question mon-
tait à ses lèvres, et il la retenait, comme si sa vie y avait
été attachée. Cela éclata:
— T'es son galant, dis?
Les yeux de Hubert s'élargirent ; il ne comprenait pas :
— A qui? râla-t-il.
Les redoutables mains, dont il avait éprouvé la rudesse,
retombèrent comme des masses sur ses épaules, et il
s'entendit répondre:
— A la grande brune, donc !
Un étonnement profond lui fit hausser les sourcils; et
il demeurait sans parler, sentant poindre au bout de ses
conjectures une possibilité vague que cette Germaine
Maucors ne fût pas étrangère au motif de l'agression.
Lui, s'impatientant, répétait :
— Voyons... sans coïonner.. l'es-tu ?
Et, comme des crampons enfoncés par le marteau, ses
doigts s'étaient replantés dans les chairs du cou.
— Lâche-moi, gémissait Hubert.
— Dis... L'es-tu î
Un « non » siffla.
— Jure un coup, commanda Cachaprès.
— Bien, oui !
— Sur le bon Dieu.
— Oui!
— Sur t'pcrc.
104 U N M A L E
— Sur mon pcrc !
— Sur t'mèrc.
— Sur ma mère !
— D'abord que c'est ainsi, lève-toi.
Moulu, les reins brisés, éprouvant une peine insur-
montable à remuer la tête, Hubert Hayot se releva len-
tement, d'abord sur un genou, puis sur l'autre, et ses
mouvements avaient une gaucherie honteuse, mal dé-
guisée sous une indifférence apparente. A présent qu'il
avait échappé à son étreinte, il aurait voulu trouver un
couteau, une fourche, une arme quelconque pour tuer
cet homme, dont il n'aurait pu venir à bout autrement.
Des idées de vengeance traversaient sa cervelle. Et il ra-
massa son chapeau écrasé, évitant de montrer son visage
bouleversé par la haine.
Cachaprès, au contraire, rasséréné, éprouvait une en-
vie d'être généreux et bon. C'était plus que de la joie qu'il
éprouvait. Germaine n'avait de galant que lui; cet homme
avait juré sur la vie de sa mère et de son père qu'elle ne
lui appartenait pas.
Et devant cette certitude, il eut regret de sa violence :
— J'ai p't-être été un peu vif, se dit-il.
Penaud, il tourna la tête et chercha le fils des Hayot,
pour tenter une réconciliation.
Il avait disparu.
Le gars demeura un instant à songer. Après tout, c'était
de sa faute, à ce grand losse ; s'il s'était contenté de galoper
près de la voiture, rien ne serait arrivé. Et il remua les
épaules comme pour se débarrasser d'une pensée obsé-
dante ; mais elle revint l'assaillir. Qu'est-ce qu'il advien-
drait? C'est que le rossé chercherait à se venger; il ferait
retomber la faute sur Germaine et raconterait qu'elle avait
une liaison. Cela les perdrait tous les deux.
Alors il se mit à courir.
U X MALE iq5
II était décidé à tout : il le supplierait, lui ferait croire
à un acte de démence, s'abaisserait à des platitudes.
Peine perdue : il le pourchassa pendant vingt minutes
et ne le revit pas. Comme il s'arrêtait, il entendit au loin
le galop d'un cheval.
Hubert Hayot avait retrouvé sa bête broutant l'herbe
à l'entrée d'un taillis, et il l'avait enfourchée, ayant hâte
d'arriver et de divulguer le guet-apens dont il avait été
victime.
ë^^j^
XXVI
LE lendemain matin, P'tite, l'enfant aux Duc, vint
à la ferme.
Cachaprès l'avait chargée d'une commission
pour Germaine, avec mystère, et elle avait couru à tra-
vers ronces et souches pour arriver plus vite ; un peu de
sueur perlait à sa nuque. Elle entra dans la cour, furtive,
l'oeil aux aguets, glissant sur le sol comme une rate. Un
homme étant là à repasser une faulx, elle se cacha derrière
un tas de fourrages, près de l'étable, et repliée sur elle-
même, attendit qu'il fût parti. Elle vit passer une grosse
fille rouge, balançant à ses bras des sceaux de lait, et cette
blancheur écumante tiraillant ses yeux, elle la regarda
osciller dans la pâleur de l'air, tant qu'elle put. Puis elle
se reprit à scruter les fenêtres, le renfoncement des
portes, les coins de la cour, n'osant pas avancer, à cause
de la prudence que lui avait recommandée le bracon-
nier.
Un désir furieux de voir cette Germaine teadait son
loS U N M A L E
COU sur ses épaules sèches ; mais aucune des figures qui
traversaient la cour ne ressemblait au portrait qu'il lui
avait fait d'elle; et, sans bouger, aplatie contre le mur,
comme une bête qui se tapit, elle guetta toute une heure.
A la fin, une grande fille brune sortit de la maison ; sûre-
ment, c'était elle; l'enfant quitta sa cachette.
Germaine, entendant un claquement de pieds sur le
pavé, se retourna et aperçut la maigre fillette qui la
regardait de ses yeux immobiles, mordillant entre ses
dents, sans rien dire, un bout de mouchoir noué autour
de son cou.
L'enfant la dévisageait, colère, oubliant la commission
qui l'amenait en sa présence.
Alors que les Duc n'avaient rien vu, ce petit cœur
farouche avait deviné pourquoi leur fieu se faisait rare
chez eux. Quelque chose l'avait avertie de la rivalité
d'une amie plus puissante à le retenir qu'eux trois en-
semble. Et, dès le premier moment, elle l'avait détestée.
Cette semence de haine avait grandi : c'était à présent
une rancune irrémissible, traversée de rêves de vengeance
sourde.
Plus d'une fois, elle avait suivi Cachaprès dans la forêt,
sournoisement, s'attachant à ses pas, avec l'espoir tenace
de voir surgir des taillis une face rieuse de femme. Oh!
elle eût donné le petit doigt de sa main pour la con-
naître ! Mais, rien : les taillis n'avaient pas livré leur
secret ; elle avait dû rentrer ses rages. Et, enfin, l'occa-
sion se présentait; elle l'avait sous les yeux, cette créa-
ture qu'elle eût voulu dépecer avec ses dents. De dépit
de lui trouver une peau lisse, dorée comme le soleil, son
petit mufle se crispait. Pourquoi, comme la Duc, n'avait-
elle pas la chair râpeuse et noire, le ventre plat, les
yeux éraillés? En outre, sa stature était haute et forte, et
elle se rappelait une histoire qui lui était arrivée.
U N MALE 199
U n jour qu'elle était dans la forêt à ramasser des feuilles,
une dame avait paru dans le chemin, habillée de velours,
avec des découpures blanches qui mettaient sur sa robe
des dessins de givre et qui étaient de la dentelle. On était
aux derniers jours de l'automne : la dame marchait dans
un rayon de soleil et toute sa personne reluisait comme
la statue de la Vierge peinte en bleu et blanc, dans la
chapelle de la Trinité, à une lieue des Duc,
P'tite était demeurée sur place, les mains en l'air, la
regardant passer, très convaincue que c'était la sainte
Vierge elle-même. Une voiture suivait, attelée de deux
chevaux, avec deux grands domestiques qui avaient de
l'or au chapeau, et doucement la dame et les chevaux
s'étaient enfoncés dans la profondeur, du pas lent des
visions.
Il lui sembla très nettement que Germaine avait quel-
que chose de la belle dame. Elle admirait, rageuse, avec
une férocité dans les yeux.
Germaine s'impatienta.
— Ben, quoi? Qui es-tu?
La garçonne, sans cesser de mordiller son mouchoir,
mâchonna quelques mots.
— Hein? fit Germaine en baissant la tête.
Elle avait cru distinguer un nom.
L'autre parla clairement, cette fois. Elle lui dit qu'elle
était envoyée par le braconnier ; il était dans le bois; il
voulait la voir immédiatement. Et tout en parlant, elle
avait sous ses sourcils rebroussés des regards aigus
comme des pointes de couteau.
Germaine haussa les épaules, avec dépit; puis ayant
réfléchi, répondit :
— Tu lui diras que j'peux pas. Non, j'peux pas, c'est
bisquant. Ça sera pour une autre fois.
Elle portait ses regards autour d'elle, de crainte d'être
aoo U X M A L E
surprise, et lui parlait bas, un peu penchée. Subitement
elle vit SCS méchants yeux noirs Hamber comme des
tisons, avec un mélange indéfinissable de plaisir et de
colère. Et elle eut un haut-lc-corps, devant cette chose
peu naturelle qui trahissait une hostilité.
La petite demeurait plantée sur un pied, s'amusant à
glisser l'autre pied le long de son tibia, d'un mouvement
régulier, sans faire m.ine de partir. Germaine serra les
dents, se sentant, elle aussi, de la colère contre cette
méchante petite bête.
— Va-t'en. Quand j'te dis que j'peux pas, fit-elle.
L'enfant secoua la tête.
— Y m'a dit...
Et elle répéta ses paroles, à lui, avec l'obstination d'une
consigne. Une joie la remuait au fond, c'était de voir que
cette Germaine n'avait pas d'amour pour Cachaprès; son
instinct l'avertissait qu'on aime autrement.
Cette insistance finit par inquiéter la belle fille. Elle
prit un parti.
— Eh bien, tu lai diras que ça sera pour dans trois
heures, chez la Cougnole.
P'tite s'en alla sans prononcer une parole. Germaine
regardait son buste mince et plat remuer tout d'une
pièce, comme un mécanisme. Et subitement elle la vit se
retourner et darder sur elle, une dernière fois, son œil
noir irrité. Alors elle se rappela certaines paroles de
Cachaprès concernant un sauvageon qu'il appelait la
Gadelette. C'était cette gamine, bien sûr. Elle haussa les
épaules, trouvant drôle qu'une fillette fût amoureuse de
son homme, à elle.
La porte dépassée, l'enfant fit une grimace, montra le
poing à la ferme et prit sa course à travers champs,
riant à plein gosier et gaie d'une gaîié de pie dans les
futaies.
UN MALE 201
Cachaprès l'attendait, dévoré d'impalisnce, des sou-
pirs dans la gorge, et du plus loin qu'il la vit, courut à
elle, criant :
— Ben, quoi? Parle.
Elle hochait la tête, narquoise, prolongeant son si-
lence avec une malice mauvaise. Alors il lui mit la main
sur l'épaule, et plongeant ses yeux dans les siens :
— Dis ce qu'elle a dit. Ou j'te...
Elle éprouvait une joie cruelle à le faire languir et sup-
portait ses regards hardiment, le dessous des yeux plissé
par une joie sournoise.
Comme elle se taisait toujours, , la main de l'homme
devint pesante et ses doigts se mirent à lui broyer
les épaules d'une pression qui augmentait à chaque
instant, l'obligeant à ployer.
Elle eut un cri, dans sa rage et sa douleur.
— N'vient pas, glapit-elle.
Les mains lâchèrent prise, brusquement. Et le voyant
assomme comme du poids d'un roc, impitoyablement,
elle élargit sa blessure en racontant, avec des saccades
de rire, qu'elle avait haussé les épaules, répété non plu-
sieurs fois d'un air ennuyé ; puis, quand elle eut
épuisé la souffrance en lui, elle eut l'air de se rappeler
que Germaine serait dans trois heures chez la Cougnole.
Il faillit l'exterminer, mais la minute d'après, sa co-
lère évaporée, il caressa ses cheveux, ses joues, son cou,
et tout à coup la haussa jusqu'à sa bouche. L'enfant, d'un
bond, se dégagea de ses bras, frissonnante, ayant à la peau
comme une brûlure délicieuse, et se mita courir, atfolée,
ainsi qu'une bête piquée par un taon. Jamais elle n'avait
éprouvé pareille sensation, bien qu'il l'embrassât quel-
quefois ; et tandis qu'il l'appelait vainement par son
nom, elle s'enfonça dans le bois pour y cacher sa peine
et sa volupté.
9-
XXVII
GERMAINE arriva chez la Cougnole, en retard de
deux heures, maussade,
— Pourquoi qu'tu me demandes ? dit-elle.
— Pour tVoir.
Et il ajouta d'une voix dolente qu'il y avait près de
cinq jours qu'elle n'était venue.
Elle compta.
— Non ! Quatre jours.
— Ben, oui, quatre jours. C"est-y pas du temps ?
Il souriait pour la radoucir.
Elle haussa les épaules. Est-ce qu'elle n'avait pas ses
occupations ? Est-ce qu'il la croyait libre, par hasard i
Bon pour lui de ne rien faire des jours entiers. Et elle
débitait ses phrases à la file, sans s'arrêter, avec humeur.
Il secoua la tête. Le froid qui était dans toute la per-
sonne de Germaine le gagnait. Il sentait autour de lui un
écroulement, et, la gorge serrée, il l'écoutait sans rien
dire, avec un peu de honte d'être si bête quand elle
était là.
204 I' X MALE
Elle fit deux fois le tour de la chambre, puis s'assit.
Elle cherchait des mots pour le décider à rompre. Son
œil sec se posait sur les objets sans les voir et elle faisait
sauter le bord de sa jupe sur son soulier, machinalement.
Lui, s'était assis à l'autre bout de la chambre, sa tête
dans les mains, muet. A la fin, il se leva, lançason poing
dans le vide et alla s'épauler au mur, presque en face
d'elle, la tcte basse. Alors elle tâcha de lui arracher une
parole, son silence lui pesant plus que ses objurgations.
— Dis ce qu'y t'fautdire, voyons,
Il détourna la tête. »
— Moi ? J'dis..., j'dis rien.
— C'est toujours rien avec toi... Alors que j'ai tous les
ennuis.
Maintenant que le silence était rompu, elle ne le lais-
sait plus recommencer. Elle lui fit des reproches de son
indifférence : ça lui était bien égal à lui qu'elle eût des
scènes chez elle ; tous les jours, c'étaient des mots, et
on finirait par la chasser de la ferme.
Elle parlait très vite, s'attendrissant sur elle-même et
finissant par croire à ce qu'elle disait. Il arriva un mo-
ment où elle entra si nettement dans son rôle que les
larmes lui partirent des yeux. Elle prit son mouchoir et
tamponna ses paupières qui rougirent. Elle espérait un
bon mouvement de sa part, une renonciation peut-être,
et elle le guettait du coin des yeux, furtivement, noyée
dans ses pleurs.
Il balançait la tête sur ses épaules, continuant à se
taire.
Elle s'ingénia. Les hommes étaient tous des égoïstes
qui ne pensaient qu'à s'amuser. Les femmes, c'est pour
eux du plaisir, rien de plus ; ils voudraient les avoir
sous la main, constamment, comme des joujoux.
Elle était très animée. Le sang empourprait ses joues.
U N MALE 2o5
Cette fois, elle le regardait résolument, pourle provoquer
à répondre ; et le corps penché en avant, elle accentuait
ses mots de gestes brusques qu'elle avait lair de lui jeter
à la tête. Il arriva le contraire de ce qu'elle pensait. Au
lieu de l'attendrir, elle l'endurcit : sa ruse d'homme des
bois lui fit pressentir une ruse derrière ce tas de do-
léances.
Il se déplaça du mur et vint se poser devant elle, les
mains dans les poches.
— Eh ben, quoi ? Après ? Y a-t-il queuq'chose que tu
veux m'dire ? Faut dire alors.
Elleréfléchitun instant, se leva et d'un beau mouvement
alla s'abattre contre lui, tout d'une fois, en sanglotant :
— J'puis pas dire tout non plus. J'suis pas heureuse
avec toi, là. Faudrait nous voir moins. Plus tard, on
n'sait pas ; ça s'arrangerait p't-être.
U fut ému : la chaleur de ses larmes l'amollissait.
— J'suis ben plus malheureux, moi, dit-il, et j'pense
pas à t'quitter, Germaine.
Elle lui expliqua que ce n'était pas la même chose,
s'efForçant de trouver des arguments décisifs, et elle
avait le regard détaché des gens qui raisonnent. Mais il
hochait la tête, nullement convaincu.
— Quand tu m'dirais ça jusqu'à demain, répondit-il,
je l'croirais pas davantage. J'suis autrement fait qu'un
autre, p't-être bien.
Il la prit dans ses bras et mit sa tête sur son épaule.
— D'abord, moi, j t'aurais pas laissé comme ça des
jours sans venir. T'avais qu'à traverser le bois, une petite
fois : tu serais partie après. J'aurais eu bon pour l'reste
du temps. T'es pas venue.
Elle répondit, donna des raisons : d'abord, elle avait
été fort occupée ; même le dimanche, qui était la veille,
elle l'avait passé à travailler.
2o6 U N M A L E
Il eut un saisissement, comme devani une certitude de
tromperie ; et tout à coup indifférent :
— T'as travaillé hier? dcmanda-t-il.
Elle ne devina rien et fit de la tête un signe pour dire
oui. Il ressentit un choc ; des sueurs lui montèrent à la
face.
— Jusqu'au soir ?
Cette insistance la mit en garde ; un doute traversa son
esprit. Et elle hésita, tourna rapidement les yeux vers
lui; mais payant d audace :
— Jusqu'au soir, oui.
— Alors sa fureur le reprit, et la repoussant d'un geste
brutal :
— T'en as menti !
Elle se redressa, la tête haute, prête àentamer la lutte,
et le défia du regard.
— Que j'mens, moi ?
Ah, oui ! qu'elle mentait ! Est-ce qu'il ne devinait pas
tout à présent ? Elle le trompait, elle avait des galants.
Et toute sa colère de la veille lui revenant, il l'accabla de
mots terribles. Il avait failli tuer un hommeà cause d'elle.
Elle n'en valait pas la peine. Il y avait longtemps qu'elle
le trompait. Et il avait été assez bête pour la croire sur
parole ! Ah ! mam'zelle se faisait accompagner par des
fils de fermier, des Hayot, elle leur abandonnait sa
main, elle leur faisait accroire qu'elle était pucelle, peut-
être !
Il avait croisé les bras, le torse ramassé, et tendait vers
elle sa tête ravagée. Les mots sortaient étranglés de ses
dents et il les entrecoupait d'un rire âpre qui claquait
comme un fouet. Ses bras à elle avaient glissé le long de
son corps. Elle Técoutait parler, à travers une stupeur,
ses yeux arrêtés sur les carreaux du sol, fixement. Ce qui
la tenait, c'était moins qu'il se fût trouve sur son chemin
U N M A L E 207
quand elle était passée avec le fils aux Hayot, que le mal
qu'il avait pu faire à celui-ci. Sa pensée s'était concentrée
sur ce qu'il venait de lui dire : il avait failli le tuer !
Mais alors, tout allait se savoir !
Elle eut une vaillance. Elle fit un pas vers lui.
— Ben oui, c'est vrai, j'ai une liaison.
Elle n'eut pas plus tôt parlé qu'elle eut peur, se couvrit
le visage de ses mains.
L'aveu était tombé sur Cachaprès comme un coup de
massue. 11 poussa un han! d'homme assommé qui roule
ne sachant pas bien quel est le coup ni d'où il vient. Mais
l'instant d'après, les mots lui rentrant dans la tête avec
leurs pointes de clous, il lui montra la porte d'un geste
emporté et cria :
— Va-l-en, publique !
La lâcheté de la femme reprit alors le dessus. Elle crut
tout fini et qu'il l'abandonnait, enfin, et elle courut à la
porte, comme à la délivrance. Une main la rattrapa par
ses jupons.
— Ici!
Il la tira à lui, poussa le verrou, puis d'un mouvement
de bras l'envoya rouler sur une chaise, au large. Elle se
sentit en sa puissance, et blanche, les mains-pendantes,
terrifiée sous son air d'assurance, elle attendit. C'était sa
liberté qui se jouait; elle était décidée à risquer le jeu
jusqu'au bout.
D'abord, il marcha à travers la chambre pendant quel-
ques instants, à grands pas, trébuchant contre les chaises;
sa respiration rauque et dure trahissait l'immensité de sa
peine. Et chaque fois qu'il passait devant elle, il fermait
les yeux, pour ne pas la voir.
Petit à petit, une détermination froide pénétra dans
son esprit; il s'arrêta devant elle, et, d'une voix lente, lui
dit:
2oS U N MAL F.
— Ce qui est fait est fait, Germaine. Y a pas à revenir
dessus. L'homme était sur son cheval. J'I'ai mis à bas,
j'I'ai roule, j'iui ai demandé s'y t'connaissait. Y a dit
qu'oui. J'i'aurais vidé de son sang. Demain donc, p't-êtrc
à c'i'hcure déjà, tout le monde sait qu't'as un galant et
que cgalant, c'est moi. Tant qu'à lui, y t'crachera dessus.
C'est pas un homme, c'est un M. le curé. Ben, v'ià. J'en
ai assez de ma sacrée vie. J'en veux plus, j'veux finir. Toi,
c'est tout comme. On dira que t'es la commère à un losse
T'es plus bonne à rien qu'à rouler ta bosse avec moi dans
les bois. J'ai sur moi mon couteau, jVas nous tuer.
Elle poussa un cri, se dressa. Il l'avait saisie par la
taille et l'attirait avec 'sa force irrésistible. Elle se sentait
venir à chaque instant un peu plus, malgré sa défense, et
le buste rejeté en arrière, cherchait à mettre entre elle et
lui sa main large étendue, pour ne pas voir le couteau
qu'il tirait de sa poche. Elle le connaissait bien, ce cou-
teau, long, pointu, effroyablement aiguisé; il s'en servait
dans ses chasses, et des rouilles de sang le tachaient,
demeurées là des entrailles dans lesquelles il l'avait
plongé.
U l'avait ouvert; le ter reluisait dans sa main droite, à
demi-cachée derrière son dos. Et tandis que cette main
bougeait, comme indécise du point où elle allait frapper,
elle vit passer dans l'œil de son amant des tendresses
suprêmes. Alors des mots lui vinrent à la gorge, avec des
spasmes, des cris rauques, inarticulés; et elle se débat-
tait, lui lacérait les poignets du tranchant de ses ongles,
affolée, regardant toujours les éclairs du couteau.
Un instant, elle lui échappa. D'un bond elle fut à la
porte ; mais il la ressaisit avant qu'elle eût eu le temps de
poser la main sur le verrou. Cette fois, il l'avait prise par
le cou. Ses doigts entraient dans sa nuque, la tordaient
en arrière. Et il continuait à la contempler, comme ayant
U N M A L E 209
regret de détruire une beauté qui lui avait donné ses plus
grandes joies.
Elle appela à elle son énergie et cria à l'aide. Son cri
s'étouffa sous le manche du couteau. Il l'appuyait à pré-
sent sur ses dents; l'arme était à quelques pouces de sa
gorge. Il n'avait plus qu'à retourner la main. Elle fit un
mouvement désespéré, et tout à coup sa robe se défit,
laissant sa chair à nu.
Alors une mollesse passa sur la face de l'homme. Des
tentations dernières de baiser sa peau se mirent en tra-
vers de ses résolutions; ses doigts se posèrent sur la
douceur chaude de cette gorge étalée ; il laissa tomber
son couteau. Elle vit qu'elle triomphait et lui jeta ce cri,
à travers une joie de tout son être :
— Demain 1
Puis leurs bouches se collèrent dans un baise.r. Elle
avait fait de ses bras un collier autour de sa tête et se
pendait à lui, de tout le poids de son corps, sentant ses
ruses s'en aller de nouveau, à travers l'effrènement de
cette minute d'amour, voisitie de la mort. Elle oubliait
ses déterminations dans l'orgueil de sa beauté victorieuse;
et la sensation extraordinaire d'avoir été frôlée par la
pointe du couteau et d'y avoir échappé lui rendant brus-
quement sa passion, elle subissait la domination de sa
violence, comme de la seule chose qui eût prise sur elle.
Quant à lui, vaincu, tremblant des pieds à la tête, un
nuage couvrait ses yeux. Il balbutiait des mots de pardon,
noyant dans les chaudes prunelles de la fille son rouge
désir d'extermination. Est-ce qu'elle en pouvait aimer un
autre que lui ? Est-ce qu'il lui était possible d'avoir pour
un autre homme de pareilles caresses i
Et elle achevait de l'étourdir sous ses chuchotements,
ses caresses de lèvres ouvertes qui bégayaient :
— T'es mon coq. Je n'connais que toi.
«lo U N M A L V.
Il avait roulé à ses genoux, les mains passées derrière
sa taille et de là remontées jusqu'à ses épaules, où elles se
tenaient comme agrafées. Une volupté cruelle convulsait
son visage aux narines dilatées, et il buvait des yeux le
sourire qui flottait sur la bouche de Germaine.
La Cougnole les avait laissés seuls, comme d'habitude.
Ils entendaient dans le silence du dehors le bruit de son
couperet taillant des coterets, à l'entrée du bois, et comme
aux bons jours, leur ivresse se doublait du mystère de
leur solitude.
L'horloge jeta l'heure sur ces baisers.
Justement, un peu de lassitude commençait à peser sur
Germaine, et la réflexion lui revenant, elle avait presque
regret à présent de s'être abandonnée.
Il remarqua l'éclat froid de ses yeux.
— '-Core des idées? demanda-t-il avec une douceur
triste.
— J'pense, fit-elle, à ce Hayot, que t'as culbuté. Dis-
moi tout, mon cœur.
Il fit un récit fidèle, imitant le mouvement du cheval
qui se cabre, l'homme précipité, l'air pleutre du fermier se
relevant. Une pointe de grotesque s'attachait à cette
mimique. Elle le caressa.
— Tu m'vas avec tes yeux colères.
Elle s'était si bien intéressée à la lutte qu'elle oubliait
tout ce qui n'était pas le corps à corps de ces deux
hommes dont l'un, tassé sous l'autre, geignait, criait
merci.
La sonnerie de l'horloge la rappela à des idées graves.
Dieu sait ce qu'il adviendrait de cette rencontre ! Des
inquiétudes la gagnaient.
— Peuh ! fit-elle en haussant les épaules.
Elle était bête, après tout, de se manger le sang, sans
savoir de quoi.
UN MALE 211
Une griserie lui restait de ces deux heures folles. C'était
une douceur de satiété qu'elle n'avait pas encore connue
et qui la tenait, rompue et charmée, avec un malaise
vague. Ses inquiétudes finissaient par se dissoudre dans
cet énervement.
Elle traînait, ne pouvant se décider à partir. Une
lâcheté indéfinissable Tattardait auprès de lui. Elle lui
tendit sa joue plusieurs fois :
— Embrasse-moi, lui dit-elle. Encore, mais va donc!
Ils se quittèrent.
Quand elle fut seule, elle se rudoya, comme après une
faiblesse qu'il fallait oublier :
— Cette fois, c'est fini, bien fini, pensa-t-elle.
XXVIII
ELLE rentra à la ferme.
Son père se promenait de son grand pas dans
la cuisine, les mains derrière le dos, allant et
venant d'une extrémité à l'autre, sans rien dire. Il la
regarda, ouvrit la bouche, un instant arrêté, et reprit sa
marche, refoulant en lui ce qu'il avait à dire.
— Il sait tout, se dit-elle.
Elle se dirigea vers la porte, traquée par une peur
soudaine. Il l'appela :
— Germaine !
Son nom la cloua sur place, les yeux baissés, n'osant
le regarder, et elle attendait, la main posée sur le loquet
de la porte. Il passa devant elle, troublé à son tour et
cherchant des mots, arpenta une dernière fois la chambre,
puis brusquement, avec un effort :
— Dis, Germaine, fit-il. Est-ce pas que c'n'est n'in
vrai ?
214 UN MALE
Il mit ses deux mains sur ses épaules, et les paroles
lui revenant, il continua :
— l\!st-ce pas qu'y-z-en ont menti, que Germaine est
toudit not' fille, not' bonne et honnûte tille?
Elle fut tentée de se jeter dans ses bras. Des sanglots
lui montaient aux lèvres et il la regardait avec douceur,
presque avec attendrissement, lui demandant un clan,
une protestation, une preuve que ce qu'on lui avait dit
était faux.
Cette bonté l'arrêta : il lui semblait qu'elle aurait eu
plus de courage devant une colère, et n'osant pas mentir,
indécise sur ce qu'elle avait à répondre, les paupières
battantes, elle eut une réponse évasive au lieu de ce cri
spontané qu'il attendait.
Le silence des après-midi s'étendait sur la ferme, sem-
blait les isoler de la vie extérieure, et ce silence pesait
sur eux avec une gravité extraordinaire. Il regardait
anxieusement, immobile, sans respirer, espérant qu'elle
allait ajouter quelque chose à ce non dit du bout des
lèvres, et elle continuait à se taire, la tête basse, dans l'at-
titude d'une coupable. Une horloge ronflait contre le
mur, désespérément monotone au milieu de la déroute
de ses idées.
Il la repoussa brusquement du plat de ses mains
demeurées sur ses épaules. Une sévérité dure plissait
les coins de sa bouche, tout à l'heure détendus. La colère,
lente à venir, à présent s'emparait de cet homme indul-
gent et bon.
— Voyons, faudrait savoir tout de même. C'cst-y que
t'as oublié tes devoirs et que cet homme est ton homme ?
Lève la main, Germaine, et dis-moi non, sur l'âme im-
mortelle de not' chère femme défunte, de ta mère qu'est
là-haut.
Elle fit un mouvement pour étendre le bras, mais ce
U X MALE 2i5
geste se perdit dans le vide, et subitement oubliant sa
volonté, elle éclata en larmes, criant :
— C'est des menteries. J"ai pas aut' chose à dire.
— C'est toi qu"as menti, fille abominable, dit-il. T'as
qu'à t'regarder dans Tmiroir, t'as le visage de la honte.
J'te renie; t'es pas de not' sang. T'es plus rien pour moi.
Il frappait l'air de coups violents, le visage enfiammé,
et marchait devant lui, revenait sur ses pas. Les paroles
sortaient de sa gorge, étranglées, furieuses, plus pressées
à mesure que sa colère grandissait. 11 ouvrit le tiroir d'un
bahut, et tira un bout de lettre chiffonné, et se plantant
devant elle, lui mettant près des joues le papier sur lequel
il frappait de la paume de la main, il lui dit :
— Lis ça, tiens. C'est Hayot qui m'écrit. Y m'dit tout
et que t'es mon déshonneur, le déshonneur de mon nom.
A présent, lui et moi, nous sommes ennemis pour la vie
et nos fils sont les ennemis de ses fils, et y aura p't-être
pis encore. Mille Dieu! Tout ça, parce que t'as manqué
à ta famille, à ton honneur. Va-t-en ! T'es pas de not' sang,
j'te dis. Une fille à moi, qu'j'aurais eue de mon lit, avec ta
mère, n'm'aurait pas fait ce chagrin. C'est fini de toi ! Va-
t-en, j'ie dis encore une fois! Y a plus de place sous mon
toit pour une coureuse ! Demande à c't homme de te
prendre sous le sien, fille de rien qu'as trahi ton père.
Elle ouvrit la porte.
— Non, reste là ! s'écria-t-il. J'ai pas tout dit. Ta sainte
mère t'avait donnée à moi comme une enfant de nous.
J't'aimais comme mon sang. J'avais compté d'sus toi
pour mes vieux jours. J'm'étais fait l'idée comme ça de
t'avoir près de moi quand j'n'serais plus bon à rien et
d'faire sauter les petits sur mes genoux, dans mon coin.
J'sens que j'm'en vas un peu plus tous les ans. C'était
mon idée.
U s'attendrissait; sa voix tremblait. Un amollissement
2l6
U N M A L E
de vieillard regardant se démolir un rêve de bonheur se
jetait en travers de sa colère. 11 parlait, sa haute taille
courbée, les yeux vaguant par la chambre. Ht elle écou-
tait cotte voix, rude l'instant d'avant, qui se faisait douce
maintenant, traînait comme une lamentation contenue.
Elle était en proie à une crise de nerfs profonde, qui lui
tournait le cœur. Des larmes chaudes coulaient le long
de ses joues en ruisseaux, et elle tordait ses mains d'un
geste machinal et lent.
Il cessa un instant de parler, secoua la tête, et la
voyant debout devant lui, humble et pâle, sa violence le
reprit :
— Qu'est-ce que tu fais là? cria-t-il. Tu n'es plus ma
tille ! Je n'ai plus que des garçons !
Elle redressa la tête et s'avança vers lui, tout à coup
résolue, les yeux en feu :
— C'est des canailles !
— Hors d'ici 1 gronda-t-il.
Et il leva la main. Mais au moment de frapper, une
chaleur lui passa dans le cœur; il eut pitié de la voir
dans son affliction. Et s'en voulant de céder à ce retour
de tendresse, il acheva son geste dans le vide et gagna la
cour.
Une fois seule, elle s'abattit sur une chaise. Ainsi, tout
était connu; elle allait traîner cette honte après elle; à
toute heure du jour, elle aurait devant les yeux la figure
irritée de ce second père, meilleur que le premier. C'est
vrai qu'elle avait apporté sous le toit honnête des Hulotte
les souillures de sa débauche Encore si l'homme était
de ceux qui peuvent réparer une faute. Mais lui, un
gueux ! Des pudeurs lui revenaient, au sortir de ce long
oubli d'elle-même. Etant lasse de ses caresses, au surplus,
elle sentait s'en aller la fierté qu'elle avait eue à aimer un
beau mâle. Et constamment le vieillard encore vert
U X MALE 217
qu'elle venait de voir ployer jusqu'à elle, dans un accès
de noire douleur, son esprit demeuré ferme sous les ans,
repassait dans sa mémoire, avec ses gestes emportés et
ses méprisantes paroles.
Elle gisait sur la cahière comme un corps sans âme,
se perdant dans des horizons de sombres conjectures.
Par moments, un étonnement qu'elle en fût réduite à
cette abjection se mêlait au reste. Elle avait eu une bonne
mère pourtant; des exemples fortifiants avaient nourri
son enfance; elle n'avait vu autour d'elle que des prati-
ques de vie droite. Et toute cette honnêteté s'était éva-
nouie comme une poussière au souffle d'un printemps !
A force de creuser les mêmes idées, elle finit par perdre
la conscience des choses et n'avoir plus qu'une douleur
inerte et vague, qui la tenait engourdie sous une pesanteur
infinie. Une poule qui achevait de pondre se mit à chan-
ter dans la cour, et ce chant s'élevait clair, par saccades
stridentes. Elle n'entendit bientôt plus que cela, s'absorba
dans cette clameur triomphante.
Une chose la tira de sa torpeur. Le fermier avait laissé
s'échapper de ses mains le billet de Hayot. Il était de-
meuré sur le carreau, sans qu'elle l'eût vu jusqu'alors.
Elle le ramassa et le parcourut rapidement.
Hayot commençait par des paroles ambiguës, regret-
tait la rupture de leurs bons rapports, muet d'abord sur
le motif, puis petit à petit arrivait aux injures et finissait
par ces mots :
« Hulotte, j'ai regret de ce qui arrive, à cause que nous
étions une paire de camarades et qu'on se convenait ;
mais, toi, tes garçons et les autres, vous n'êtes pas bons
seulement à ramasser les crottins de mes chevaux ; je ne
vous l'envoie pas dire. Et votre fille n'a qu'à courir les
kermesses avec ses pareilles : oa sait ce qu'elle vaut,
allez, et son galant aussi. Sur quoi, je vous dis, moi, que
z-i
2i8 U N M A L E
VOUS n'avez plus à passer sur mon chemin et qu'on vous
reî^ardcra ici et partout pour ce que vous êtes, vous et
vos garçons, des père et frères de rien. Inutile de signer
qui. »
Et, en effet, la lettre, écrite d'une écriture massive, ne
portait pas de nom, mais d'un bout à l'autre indiquait la
main des Hayot. Un post-scriptum ne laissait pasdedoute.
« P. -S. — Dis à ta demoiselle qu'au cas qu'elle irait
chez les amis, elle leur fasse l'honnctctc de dire qu'elle est
la commère d'un vaurien, d'un Cachaprès, pour dire son
nom, auquel cas on ne s'exposera plus à se montrer en
public avec une rouleuse comme elle. »
Elle reconnut des mots du blond Hubert. Imbécile !
Elle lui en voulut de sa lâcheté, plus qu'aux autres. Est-
ce qu'un homme se venge ainsi ? Mais ce n'était pas un
homme, celui-là, et elle se rappelait ses manières douces,
sa démarche ondoyante de lévite.
Un bruit de pas se fit entendre dans le vestibule. Elle
se leva d'un bond et courut au poêle ; la lettre tomba
dans le feu. Pas assez vite cependant pour que Warnant,
l'aîné de ses frères, qui entrait, ne vît disparaître le papier
dans la rougeur de la flamme.
— T'as beau faire, dit-il froidement, ce n'est pas le feu
qui lavera ça. Y a des choses qui n's'en vont pas. On leur
montrera à traiter not'pèrc de rien du tout, à ces noms
de Dieu ! Tant qu'à toi....
Il s'interrompit une seconde.
— ... Si t'étais pas not'sœur, ça serait bientôt fait.
Elle haussa les épaules, eut un mot déterminé :
— J'suis plus une enfant, j'me laisserai pas dire.
Le sang paternel afflua à sa peau. Elle avait connu
quelqu'un, et après? Elle était maîtresse de ses actes,
pardieu ! Des instincts d'indépendance se réveillaient en
elle, avec sauvagerie.
UN MALE 219
Il fit un pas de son côté, les yeux éclatants.
— Faudrait pas qu'on t'rencontre avec l'autre, dit-il. Y
a du plomb dans mon fusil.
Le père entra, sombre, ayant gardé le froncement dou-
loureux de ses sourcils. Et quelques instants après,
Mathieu, le second des garçons, arriva à son tour.
Ils s'assirent tous les trois devant la table.
Hulotte montra du doigt la porte à Germaine. Elle
sortit, gagna l'escalier, puis là, se mit à traîner, écoutant
les voix. Elle reconnut la voix de son frère aîné ; il parlait
avec animation, par éclats; des mots arrivaient à elle,
confus. Et la voix de son père s'éleva ensuite, grave, avec
un ton d'autorité.
— Garçons, dit-il, laissez-moi parler. J'suis puni plus
que vous dans Germaine. Elle avait ma confiance. Mais
faut dire tout. J'ai p't-être été un peu coupable, moi
aussi. Sa mère me l'avait donnée comme ma fille, quoi !
Et p't-être que not' sainte femme vivant encore, elle n'au-
rait pas tourné ainsi. J'm'étais fait à l'idée de l'avoir tou-
jours près de moi et qu'elle ne m'aurait jamais quitté. On
fait mal sans le vouloir, des fois. Et vrai, j'aurais dû
penser qu'une fille de son âge, c'est fait pour se marier
et nous faire grand'papas, nous les anciens. Vous com-
prendrez ça plus tard, les garçons. Tout de même, y a
que ma pauv' défunte lui aurait trouvé un homme, un
brave homme, qui aurait été son mari et l'aurait mise
dans sa ferme. C'est ce que je m'suis dit là, tout seul,
dans l'verger, étant à voir aux pommiers. Alors j'ai ré-
fléchi. J'suis vieux, j'vois bien des choses à présent que,
plus jeune, je n'voyais pas, et j'suis moins vif. Ben ! fau-
drait pas la brusquer, là. J'iui ai dit ce que j'avais à
dire.
Hulotte se tut. 11 se fit un silence, puis la voix de W'ar-
nant s'éleva de nouveau.
220 UN MALE
— Not' père, dit-il, clic a ctc cause que ces bougres
nous ont fait pis que pisser dessus.
— Bon ! Ça vous regarde, les garçons. J'sais bcn, tant
qu'à moi, que d'mon temps, ayant mon poil naturel,
j'ieur aurais fait avaler leur langue, sang de Dieu 1 Et qu'il
vienne seulement, ce coïon de Hayot, y connaîtra son
homme. Si vous êtes de mon bois, j'sais bien ce que vous
ferez. Y a des coins sur la route où on peut taper.
Ceci fut dit d'un accent mordant qui retentit au cœur
des fils. Leurs voix se mêlèrent, furieuses, et Germaine
put entendre ces mots:
— Bien dit, not' père ! On tapera !
Un attelage rentra à la ferme et couvrit de son roule-
ment le reste de l'entretien.
Elle se retira dans sa chambre.
^1^
XXIX.
DES jours tristes commencèrent pour elle.
On la laissait aller et venir sans avoir l'air de
la savoir là. Elle avait repris ses besognes accou-
tumées. Tantôt à la cuisine, tantôt à Tétable, elle était
redevenue la fermière d'autrefois, et un besoin de s'étourdir
dans le travail lui donnait une activité extraordinaire.
Elle ne sentait un peu d'apaisement que dans la fréquen-
tation des bctes ; les bœufs aux champs avaient une paix
qui se communiquait à elle. Mais, rentrée à la maison, le
sentiment de sa déchéance la reprenait.
Un accord semblait s'être fait entre le fermier et ses
fils pour la laisser à elle-même. On Tévitait. La bonne en-
tente du passé s'était changée en une réserve froide qui
l'isolait au milieu du train de la ferme. Quelquefois des
mots étaient échangés, mais dits d'une fois, rapidement.
Les après-midi s'achevaient ainsi, silencieuses et lourdes,
ajoutant à sa peine l'accablement des soleils de juin. Le
soir lui semblait une délivrance.
212 U N M A L K
C'était le milieu du jour surtout qui pesait sur elle.
Des ondées de chaleur brûlante ruisselaient alors sur les
cours ; les toits d'ardoises rôtissaient, envoyant par les
escaliers des bouffées énervantes ; les fumiers bouillaient,
et une lassitude s'emparait de son corps, s'étendait jus-
qu'à son esprit. A quoi était-elle bonne désormais ? Il
ne fallait plus penser au mariage ; les galants connaissant
son histoire, chercheraient ailleurs des filles constantes
et sûres. On la laisserait vieillir dans son coin, isolée un
peu plus à chaque retour de saison ; et devant elle
défilaient, solitaires, mornes, à perte de vue, les intermi-
nables jours de l'âge mûr. Est-ce qu'elle allait se sou-
mettre à cette dure loi ? Est-ce qu'elle l'attendrait venir,
ce déclin de sa chaude jeunesse ? Elle songeait dans ces
moments aux filles qui s'en vont à la ville, les unes pour
y vivre honnêtement de leur travail, les autres pour y
faire la noce. Elle avait des parents à Bruxelles ; un
cousin de son père, le garde, était concierge à Paris, et
elle se souvenait, au sujet de ce dernier, de vieilles his-
toires contées par sa mère, où il était question d'une
existence extraordinaire, faite de rigolades qui ne cessaient
pas. Eh bien, elle partirait, elle irait trouver ce cousin.
Peut-être avait-il des garçons ; sa vie, brisée ici, pourrait
se reconstituer là-bas. Et cela se terminait en songeries
qui l'amollissaient, la rendaient tout à coup paresseuse,
au milieu de la besogne commencée.
Autour d'elle, la nature semblait lasse comme elle-
même. Il y avait des moments où le paysage s'immobi-
lisait dans une torpeur énorme. Les arbres mettaient sur
le ciel irradié des silhouettes inertes. Le soleil pesait
alors sur la terre de tout son poids, comme le mâle cou-
vrant la femelle aux jours de l'engendrcment. C'était,
dans la création, comme une plénitude sous laquelle les
hommes et les bêtes sommeillaient, énervés. Seuls, les
UN MALE 223
fumiers bruissaient dans la cour, pleins de fermentation,
et ce bruissement montait, se perdait dans le silence du
jour.
Une floraison universelle constellait l'étendue. Les
pâquerettes étoilaient les pentes, par jonchées, et les
champs étaient pareils à des bouquets prodigieux étalés
dans la clarté. Des taches roses signalaient au loin les
luzernes. Les colzas flambaient des scintillations pâles
qui s'étendaient de proche en proche, finissaient par se
noyer dans l'horizon. Et la houle glauque des blés ondu-
lait, par larges masses dormantes. Des myriades de points
lumineux épinglaient la rondeur ventrue des buissons ;
une phosphorescence allumait, le long des eaux, les
berges gazonnées ; des coinsd'herbage braséiaient, ensan-
glantés de coquelicots ; et le bleu, le jonquille, le rouge
criblaient de paillettes ce tapis des verts sombres ou
clairs.
Des courants d'odeurs musquées s'élargissaient au-
dessus des végétations ; une ascension de parfums se
faisait dans l'ascension des clartés ; à chaque frisson de
vent, des bouffées s'épandaient, formaient une vaste
nappe d'effluves qui, par moments, s'abattait. De grands
papillons ocellés tremblotaient à ras des cultures ; des
vols d'abeilles cognaient les fleurs ; les ruches et les nids
étaient également en fête. Un chamaillis d'ailes remplis-
sait l'épaisseur des arbres, devenus semblables à des
lyres ; chaque branche avait ses oiseaux, chaque feuille
avait ses insectes ; et des pieds à la tête, le tronc et ses
feuillages bruissaient, ronflaient, chantaient,
A mesure que se pressaient les jours, cette gaîté de la
terre s'accroissait, prenait des allures de ribote et de
folie. Une pléthore gonflait les choses ; la sève, surnourrie,
exaspérait les arbres qui, rendus turbulents, poussaient
en haut leurs bras, palpaient l'air, agitaient des cheve-
224 U N M A L F,
lurcsde feuilles Des gommes s'accumulaient le long des
ccorccs, trop plein de la circulation intérieure ; par les
fentes coulaient les résines; aux branches s'ouvraient des
plaies par où s'échappait la vie, et très haut montait la
clameur, de la création fouaillée par l'enfantement.
Tout dégénérait en excès ; parfum, lumière, couleur,
allongement des tiges, largeur des branchées, densité
des fourrés, épanouissement de la fleur dans l'herbe,
rondeur des bois à l'horizon. Les bêtes, gorgées de pâ-
ture fraîche, crevaient de bien-être sous de belles peaux
lustrées Des poursuites incessamment bousculaient les
hallicrs, les prairies et les haies. Moineaux, poules, pa-
lombes, roussins, ouailles s'accouplaient, effarés, vagis-
sants, furieux. Des cris rauques de désir emplissaient le
vent. Une férocité entrechoquait entre eux les sexes, sous
le soleil plombant son vif-argent dans les moelles. Et
l'ombre et la clarté aimaient, se caressaient, se pourchas-
saient, demeuraient pantelants à travers une tendresse
inassouvie. Les sources avaient l'air d'être de la vie qui
coulait, dans l'immense bruit de la vie en travail, et elles
s'épanchaient murmurantes, douces, ayant quelquefois
comme des gloussements d'amour, des pleurs mysté-
rieux, ineffablement voluptueux.
Toutes sortes de choses anciennes rajeunissaient,
s'éjoyaient, reverdissaient, les saules vermoulus, les pom-
miers rongés de chancres, les ormes laissés pour morts
avec leurs ganglions et leurs goitres. De vieux murs pre-
naient une somptuosité de manteau sous l'échevèlement
doré des ravenelles. L'ornière s'enfleurait; le grès s'égret-
tait d'un panache : la fissure des toits caducs laissait
s'épandre une touffe éclatante ; les fumiers eux-mêmes
se duvetaient d'une fleur rosée, germaient, entraient dans
la noce universelle. Et sur tout cela, dardait le midi,
ondulait le vent, coulaient les odeurs, bruissaient les
U X -AI A L E 225
feuillages, tantôt balancés comme des éventails, tantôt
brusquement heurtés, quand l'ouragan s'amoncelle au
ciel en larges nuages déchiquetés.
Germaine était prise de souvenirs aigus au milieu de
ces effervescences de la terre.
Que faisait-il, lui ? Sans doute, il traînait sa rancœur
sous les hêtres de la forêt. Ne pouvant soupçonner la
cause de cette longue absence, l'espoir de la voir arriver
alternait en lui avec la crainte de l'avoir perdue. Elle, se
figurait sa peine, sa colère, sa solitude. Ah ! il l'aimait,
ce va-nu -pieds, et d'un incomparable amour. Elle, au
contraire, s'était refroidie ; une lassitude avait soufflé
sur son feu, comme le vent sur une chandelle, tandis que
le pauvre diable séchait sur pied, flambait comme une
épine au feu ! Cela la remua. Elle se sentit revenir à lui
par une reconnaissance. Personne ne l'aimerait jamais
comme il l'aimait. Et elle s'en voulait de ses lâchetés à
son égard.
Bah ! il en valait mieux ainsi. Petit à petit, sa passion
à lui s'userait devant cette séparation qui se perpétuait.
Et par une pente insensible allant de l'attendrissement à
l'indifférence, elle se réjouissait presque d'être claus-
trée.
Puis, les jours se suivant, elle eut d'autres idées : le
sachant violent, elle redouta un coup de tête. Un bruit
de pas résonnant dans la cour la faisait se lever en sursaut,
courir à la fenêtre toute pâle. Qu'est-ce qu'elle lui dirait
s'il arrivait ? 11 était capable de tout. Alors, s'affolant,
elle allait à l'extrême, entrevoyait des catastrophes. Il lui
avait dit un jour qu'il ne serait pas gêné de lui loger une
ball;i dans la tête si elle le quittait. Un autre souvenir,
celui du couteau qui avait chatouillé sa peau et auquel
elle n'avait échappé qu'à l'aide de ses ruses, s'ajoutait au
souvenir de ce propos.
226 V N M A L E
Mais il n'avait pas repara ; et elle s'en étonnait, regar-
dait le verger, les pommiers, le bois, au loin, avec in-
quiétude.
Cachaprès faisant le mort lui semblait d'autant plus à
craindre".
XXX.
LE dimanche suivant,Warnant et Mathieu quittèrent
de bonne heure la ferme. Grigol, le valet d'écurie,
les accompagnait. Ils avaient leur plan.
Ils marchèrent de compagnie pendant près d'une heure,
le long de la grande route où Cachaprès avait rossé le
fils aux Hayot. Ils allaient d'un pas tranquille, sans se
presser, sûrs d'arriver à temps. Mathieu, muet comme
à l'ordinaire, l'autre sifflant entre ses dents, Grigol ayant
quelquefois à ras des joues un petit rire sans bruit,
comme à l'approche d'une bonne partie.
Des toits de maisons se montrèrent au tournant de la
route.
— File droit ton chemin à présent, dit laîné des gar-
çons au valet, et fais comme c'est dit. On se retrouvera à
l'église, sur le coup de la messe.
— Suffit, répondit Grigol en clignant de lœil, on a été
soldat.
Il allongea les jambes et en quelques allègres arpentées
prit sur eux de l'avance.
22S UN I\r A L E
Ils le regardaient décroître dans la profondeur de la
route.
Bientôt il arriva aux maisons, longea une liaie, s'en-
fonça sous l'auvent d'une large porte.
Ils continuaient à marcher de leur même pas régulier.
Un sentier s'encaissait entre des talus, un peu avant les
maisons. Ils prirent le sentier et débouchèrent sur un
chemin charretier. Des habitations basses à toits de
chaume s'espaçaient sur les bords du pavé, et plus loin se
rapprochaient, finissaient par former une rue au bout de
laquelle s'arrondissait un espace découvert qui était la
place commune. Au fond, l'église dressait son clocher en
poivrière, au milieu d'un cercle de maisons.
La cloche tintait. Ils montèrent les trois marches qui
conduisaient au parvis.
Grigol, lui, rôdait pendant ce temps dans la cour du
fermier Hayot, cherchant à qui parler.
Il alla à l'écurie, à l'étable, au cellier sans trouver per-
sonne, et il cognait aux portes, toussait, appelait, frap-
pait fortement la terre de ses souliers.
— Hé ! y a donc pas un chrétien dans cette barraque ?
cria-t-il à la tin, impatienté.
Le torse nu d'un homme se montra à la lucarne du
grenier et une voix grommelante demanda « de quoi
c'était ».
— Descends une miette, Crollé, j'te bouterai ça, ré-
pondit Grigol.
— C'est que j'm'habille, fieu ! dit l'autre, qui passait
les emmanchures de sa chemise.
— Hardi ! Dépêche !
Au bout de quelques instants, l'échelle qui menait au
grenier craqua, et le Crollé descendit dans la cour, en
fixant ses bretelles, ses gros cheveux crépus emmêlés de
paille.
r X SI A L E
229
— V a du neuf, dit Grigol,
— Quoi ?
— Y a que p"t-être ben ta l'heure, si le cœur t'en dit,
on se fichera quelques tapées. Affaire de rire un peu,
JVen veux point, tu n'm'en veux point. Mais faut bien
s'amuser.
Grigol prit un temps de repos et continua mystérieuse-
ment :
— Motus ! Les garçons d'chez nous, y vont comme qui
dirait nettoyer leur affaire avec les garçons d'chez vous.
Y faut que j'Ieur dise un mot pour leur dire. Boute
après.
Le Crollé roulait des yeux étonnés ; c'était un gaillard
lent et paisible, à encolure de bœuf Sur les instances de
Grigol, il finit par appeler les fermiers.
— Hé ! nos maîtres !
Des bottes cognèrent les dalles du vestibule. Hubert
Hayot apparut.
Grigol s'avança, fit jouer sa casquette sur sa tête, et
dit :
— C'est les fils à Hulotte qui m'envoient. Y seront
deux.Warnant et Mathieu. Y demandent que vous veniez
deux, pareillement. Y seront à la messe de dix heures.
Après la messe y seront à l'estaminet, en face de l'église,
jusqu'à midi. Si vous n'étiez point venus, y s'ront à vous
attendre chez Labusette, au Pot d'or, jusqu'à deux heures.
Après quoi, si vous n'étiez point venus, y s'ront à la sortie
des vêpres. Après quoi, si vous n'étiez point veous, y
s'ront à la sortie sur la grand'route à jouer au bouchon
jusqu'à six heures. Après quoi y-z-iront vous chercher
partout dans Tvillage, pour vous arracher les oreilles. Fa
si vous amenez le Crollé, moi jm'amène. On sera six.
H se balançait, scandant les mots de hochements de
tête, et quand il eut dit, s'arrêta, attendant la réponse.
»3o V N MAL E
Hubert haussa les épaules, pâle, les lèvres pincées, et
tout à coup eut un éclair.
— C'est bon. On se trouvera.
Grigol rc)oit;nit les deux frères à l'église. Il les vit de-
bout, appuyés contre un pilier, près du porche, et tous
trois causèrent un instant.
Puis, comme des gens se retournaient, ils demeurèrent
cois, les mains jointes, dirigeant seulement la tête du
côté de la porte, chaque fois qu'une poussée annonçait
un nouvel arrivant.
Des odeurs de tabac entraient parbouffées, se mêlaient
aux senteurs de l'encens, lorsque l'enfant de chœur agitait
la cassolette; et constamment la voix du prêtre était cou-
verte par un brouhaha confus de voix, de pieds glissant
sur les dalles, de chaises remuées, de chapelets égrenés
par des mains calleuses.
Les sonnettes carillonnèrent ; un silence s'établit ; l'offi-
ciant imposa les mains, avec le geste de la bénédiction.
Puis toutes les chaises grincèrent à la fois, le piétinement
recommença pour ne plus cesser, et se bousculant, les
coudes et les épaules emboîtés, d'un large flot qui à la
porte s'éparpillait, la foule lentement s'écoula.
Les fils Hulotte demeurèrent les derniers sur le parvis
plongeant les yeux dans cette masse humaine, en quête
des Hayot. Des dos ronds sous des sarreaux lustrés
disparaissaient par la porte des cabarets ou bien lon-
geaient les maisons, se perdaient dans l'éloignement. Les
Hayot ne se montraient pas.
Ils allèrent au cabaret. Les tables se remplirent autour
d'eux ; des parties de piquet s'entamèrent ; les poings
abattaient les cartes, bruyamment ; des voix clamaient ;
on riait, on criait, on jurait, animés par les lampées, et
sérieux tous deux, fumaiU gravement leurs cigares, ils
demeuraient indilVérents à ce tapage.
UN MALE 201
Deux heures se passèrent. Les Hayot continuaient à
ne point paraître. Il était midi. Ils gagnèrent la rue,
prirent un sentier qui aboutissait à la grand'route, non
loin de la ferme des Hayot, La porte étant large ouverte,
ils affectèrent de se planter sous l'auvent, tournés vers la
cour et haussant les épaules en signe de dédain. Et cela
encore étant demeuré sans résultat, ils redescendirent au
village. Une large omelette au lard fut commandée chez
Labusettc, au Pot d'or; et attablés,^ tête-à-tête, ils nour-
rirent fortement leur désir de vengeance.
Puis la cloche sonna aux vêpres. Ils allèrent reprendre
à l'église la place occupée par eux le matin, derrière le
pilier, et debout, leur casquette dans les doigts, ils
regardaient osciller les nuques, dans les créneaux des
épaules. Il y eut un tassement ; du monde refluait de
l'extérieur. Ils tournèrent la tête et virent les trois Hayot
au milieu d'un groupe de jeunes hommes. Enfin ! ils se
décidaient donc ! Une chaleur leur passa dans le sang,
A la sortie, ils faillirent se trouver coude à coude. Les
Hayot marchaient devant. Warnant pressa le pas, bour-
rant la file de coups d'épaule. Au moment où il allait
poser la main sur le bras de Hubert, un garçon vigou-
reux s'avança d'un pas, s'interposa entre eux tranquille-
ment. Warnant entrevit une tactique. Les Hayot s'étaient
mis sous la protection de leurs amis : ils ne se battraient
pas, ou, s'ils se battaient, ils se feraient couvrir par du
renfort. Canailles, va ! Un peu plus de colère s'empara
des rudes gars. Ils brûlaient de les regarder face à face,
dans les prunelles ; mais les trois frères s'obstinaient à
ne montrer que leur dos.
La bande entra au cabaret. Les Hulotte entrèrent à
leur tour ; ils allèrent s'attabler en face des autres, lise
fit un silence parmi les buveurs, puis on chuchota. Le
bruit de la querelle ayant transpiré, les yeux allaient de
2Ô2 U N MAL E
la table des Hulotte à la table des Ilayot, curieux, te-
naces, quelquefois narquois. Hubert alluma un cigare
longuement. Il avait les joues blanches et les oreilles
roui;es. Il regardait brasiller la cendre de son cigare tout
en causant, pour n'avoir pas à subir le choc des prunelles
qu'il sentait posées sur lui. Donat, plus résolu, ricanait
en dodelinant la tête de leur côté. Un brouillard enve-
loppait cette partie du cabaret où les pipes et les cigares
rougeoyaient, fumés par grosses bouffées. Warnant re-
muait sur son banc, à bout de sang-froid, et soufflait
dans SCS joues, cramoisi, en sueur, âpre à cette rixe qui
n aboutissait pas. Des jurons s'étouffaient entre ses dents,
entendus toutefois des Hayot, et il les accompagnait de
coups de poing sur la table, de brusques mouvements
d'épaules.
Il éclata.
— ?Iubert Hayot, dit-il, j'te crache à la face comme
j'crache ici, tiens !
Et il cracha à terre, en effet, avec un mépris violent.
Hubert hocha la tête d'une épaule à l'autre, et répondit,
haussant cette fois jusqu'à lui ses yeux vacillants :
— Crache, fieu ! Ta salive te retombera sur le nez.
Il y eut des rires. Hulotte se leva.
— Viens m'dire ça à la porte, si t'as du cœur.
Hubert ne bougea pas.
— Y ne me plaît point, fît-il.
— Ben, à moi, si ! Y m'plaît, j'te dis. Et j't'appelle
vaurien, lâche, triple coïon !
Là-dessus, Warnant franchit l'espace qui le séparait de
la table et se rua vers cette face blême qui se balançait.
Hubert se dressa à son tour, effaré, tout à coup pris de
fureur. Debout, le corps posé sur une jambe, l'autre
jambe tendue en avant, il l'attendait, brandissant son
verre.
UN MALE 233
— Arrière, cria-t-il, ou j'te fends la gueule.
Rapide comme la pensée, le jeune Hulotte ploya le
haut de son corps, et la tête en avant, comme un bœuf, se
lança. Un bruit de verre s'écrasant sur le carreau alla
mourir, derrière ses talons, dans le piétinement des
spectateurs. Hubert, bourré d'un choc terrible, avait
roulé à deux pas, dans les bris.
Une poussée se produisit dans le cabaret ; tout le
monde se mit debout. Déjà Warnant s'était relevé, prêt à
fondre sur son adversaire. Des mains le saisirent aux
aisselles; il se sentit enlacé dans des bras. Une rage le
prit. Ruant à travers les tibias, ses poings tapant dans le
tas, à l'aveuglette, il secouait la grappe pendue après lui,
par saccades. Ses veines tendues se nouaient sur ses
tempes, pareilles à des cordes d'arbalète et il poussait des
han ! rauques de colère et d'effort. Les mains lâchèrent
prise; le cercle s'élargit.
11 était temps.
tlubert Hayot arrivait sur lui, balançant une chaise.
La chaise tournoya, s'abattit, pas assez vite pour que
Warnant ne parât le coup. 11 l'arracha des mains du grand
blond, la jeta au loin, puis, bondissant, il saisit Hubert
à bras-le-corps, lui broyant les vertèbres de ses biceps
robustes.
Hubert râla.
Et subitement un ennemi nouveau se présenta, qui
passa les mains au col de Warnant, et de toutes ses forces
l'étranglant, lui ploya les reins en arrière. C'était Donat.
Warnant se renversa, râlant h son tour, quand son frère
Mathieu, d'un large coup de poing envoyé dans la nuque
de Donat, fit osciller ce dernier,comme un arbre déchaussé
et qui bat l'air de ses feuilles.
Alors, remis sur pied, il poussa droit à l'ennemi, rusant
cette fois pour se faire prendre, et sa ruse réussit. Hubert
234 ^' N M A L F.
le prit à bras-le-corps comme il avait été pris lui-même ;
mais, au moment où il rcnlevait de terre, les deux mains
de Warnant s'abattirent sur son front, lourdes comme le
plomb, et il tomba à la renverse, entraînant dans ses bras
son rival.
Ils se cognaient aux tables, bousculaient les chaises, se
tordaient, étroitement serrés l'un à l'autre. Les crânes
sonnaient sur le pavement comme des calebasses, parmi
les gémissements, les cris inarticulés qui sortaient des
gorges; et des chocs brusques s'étouffaient dans un
roulement sourd, continu.
Quelquefois la lutte semblait s'immobiliser; ils se
maintenaient si bien emboîtés que tous deux cessaient
de bouger. Puis l'étreinte se relâchait, et de nouveau les
mains, les bras, les genoux s'emmêlaient, faisant des
angulations furieuses aras du sol. Une férocité mutuelle
donnait à cette masse courant des bordées, des airs de
carnage. Les chemises déchirées laissaient les poitrines à
nu ; les poignets lacérés, striés d'égratignures, s'engluaient
d'une viscosité de sang. Par deux fois, les mâchoires de
Hubert avaient happé les joues de Warnant, au point d'y
laisser leurs empreintes, larges et carrées. Warnant,
ayant les dents branlantes, ne mordait pas; mais il le
tassait sous ses puissants genoux, lui labourait le cou de
ses mains nerveuses, le clouait à terre de toute la pesan-
teur de ses épaules. Et l'autre hurlait, s'aidant de prati-
ques abominables. Tantôt il lui pointait ses doigts dans
les yeux, en fourchons, ou bien cherchait à l'atteindre au
bas-ventre, traîtreusement. Mais Warnant, vigoureux et
leste, le contrecarrait chaque fois par des parades adroites.
Un coup de tête dans le nez lui fit perdre tout à coup
ses avantages. 11 se redressa sur les genoux, aveuglé, tous
les os de sa face craquant, comme hébété, tandis que
Hubert, se dégageant d'une secousse, passait derrière
UN MALE 235
son dos, faisait le geste de Tassommer. Il se croyait
triomphant ; il était perdu.
Warnant, bourré dans les épaules sans pitié ni misé-
ricorde, enlaça la cuisse de Hubert et le fit basculer par-
dessus lui. Pris à Timproviste dans la partie la plus faible
de son corps, ses jambes longues et maigres, le Hayot
alla choir de nouveau, la tête en avant, vaincu cette fois
et criant à laide. Mais Warnant ne prenait plus garde à
rien : il bavait de rage, hurlait, voyait rouge. Ramassé
sur les reins, comme une bête, il lui cognait la tête
contre le carreau à coups redoublés, l'insultant à chaque
coup. A toi, losse ! Tiens, brigand! Encore! chenapan!
propre-à-rien! trembleur! fils de truie! Et Hubert
geignait, suffoqué, l'échiné en pièces, ayant dans la cer-
velle comme un bruit de cloches et appelant du secours,
constamment, sans être entendu.
La bagarre était devenue générale dans le cabaret.
Sauf quelques anciens qui, dès le premier colletage,
avaient prudemment battu en retraite, tout le monde s'en
mêlait à présent, qui pour et qui contre. Mathieu, repris
par Donat, lui avait lancé au creux de l'estomac un coup
de bélier qui l'avait envoyé bouler dans les tables, vomis-
sant, en proie à un détraquement horrible; mais une
grêle de poings s'était abattue sur lui, au même instant.
Les amis de Hayot entraient dans la rixe, et de toutes
parts circonvenant le pauvre garçon, moins aguerri que
son aîné à la lutte, le tiraillaient, le battaient, lui portaient
des coups dans les lombes et la poitrine.
Mathieu les esquivait tant bien que mal. Un gros
joufflu ayant tâché de l'enlacer, il lui cassa une dent. 11
atteignit un autre dans la nuque ; un troisième reçut un
formidable coup droit dans le thorax ; et ceux-là se recu-
lèrent aussitôt, faisant place à d'autres qui se ruaient à
leur lour. 11 avait l'oreille en sang; sa veste, déchiquetée,
236 U N .M A L E
béait; et il continuait à tenir tête, cherchant à gagner le
mur pour s'y acculer. Quelqu'un lui passa la jambe,
brusquement. U oscilla, tenta un instant de se rattraper
à une table, mais des mains le poussaient, il tomba.
La rixe tourna alors au massacre. Les amis des
Ilayot, exaspérés, se roulèrent sur Donat, le criblaient de
coups de poing, fracassaient ses reins du plat de leurs
talons. Un piétinement sourd remplissait la chambre, à
travers des bousculades de tables ; par moments, quel-
qu'un beuglait, un cri de rage s'élevait, pareil à un cri
d'animal ; d'entre les dents serrées sortaient des injures
furieuses, mais cela se perdait dans l'incessante rumeur
confuse de la lutte. L'hôte consterné courait après les
verres, en sauvait un çà et là, à la hâte, bien que la plu-
part gisaient à terre, émiettés, faisant sur les carreaux
rouges un poudroiement blanc. 11 se lamentait, cet
homme paisible, trop âgé pour participer à la querelle,
et de temps en temps clamait, criant à merci pour lui et
les autres.
Le garde champêtre avait été mandé, mais il tardait;
peut-être ne l'avait-on pas trouvé au logis; et, en effet,
l'envoyé ne tarda pas à rentrer, disant que le garde, pro-
fitant de son dimanche, était allé inspecter une coupe de
bois, à une lieue du village.
— A moi, Warnant ! gémit Mathieu.
La meute le démolissait; il ne voyait plus très clair;
SCS bras à grand'peine paraient les coups ; il était à bout
de souffle. Son appel sonna aux oreilles de Warnant
comme un bruit de clairon. A frapper ce grand vaurien
de Hubert, il avait oublié son frère. Brusquement il se
tourna vers l'endroit d'où était parti le cri, vit Mathieu
piétiné par celte bande féroce, se mit debout :
— Hardi ! Tiens bon ! gronda-t-il.
Une chaise se trouvait là. Il la leva, et à deux mains,
U N MALE 2i7
comme le bûcheron jette sa hache, il l'abattit sur des
dos, des crânes, des hanches, au hasard du tas, pensant
plus à frapper fort qu'à frapper juste. Six fois, il recom-
mença, sanb leur laisser le temps de se reconnaître. Au
sixième coup, la chaise se brisa ; il n'en resta plus qu'un
tronçon dans sa main ; mais ce tronçon, carré, massif, se
mit à tournoyer terriblement. Le sang jaillissait des faces;
il avait à demi-rompu la clavicule à l'un ; un autre avait
la mâchoire démantibulée; tous s'écrasant, se bousculant,
s'aplatissant, s'efforçaient de se garer, le dos en boule
et les coudes relevés. Et maniant son tronçon de chaise
de toute la vigueur de son bras, il continuait à le faire
voler sur cette chair tuméfiée et fumante.
Ce fut la fin de la lutte.
Les deux Hayot n'avaient même pas attendu jusque-là
pour se mettre en garde contre un retour des vainqueurs.
Les habits lacérés, ayant du sang au visage et aux mains,
ils avaient battu en retraite du côté de la rue. Des gens
les arrêtaient au passage, s'apitoyaient sur eux. Hein !
Comme ils étaient faits ! Leur peau avait des rougeurs
de lièvre écorché ! On n'avait pas eu égard à leur beau
linge, à leurs habits neufs ! Les femmes surtout excla-
maient, en joignant les mains. Ils donnaient des explica-
tions, alors ; c'étaient ces canailles de Hulotte; ils étaient
venus les provoquer au cabaret, tandis qu'ils étaient pai-
siblement à boire. Même ils avaient tiré leurs couteaux,
tandis qu'eux, désarmés, s'étaient défendus avec leurs
mains. De là l'inégalité de la lutte. Mais on les repince-
rait; ils auraient leur compte; c'était un scandale pour
tout le village qu'on ne les eût pas chassés du cabaret.
Le monde s'ameutant, ils cherchaient à exploiter les
sentiments de la foule. Les hommes hochaient la tête,
les écoutant dégoiser leurs propos, sans bouger. Voyant
qu'il ne leur restait que la commisération des femmes et
238 U N .M A I. K
le silence stupide des gamins plantés devant eux, un doigt
dans le nez et les yeux élargis, ils détalèrent.
La rixe terminée, les curieux affluaient à présent dans
le cabaret, entouraient les Hulotte, pressés de questions
et qu'une lassitude rendait faibles et tremblants, après ce
combat violent. Us filèrent sous bois à grandes enjam-
bées, puis s'assirent près d'un ruisseau qui serpentait
sous les taillis, et bien sûrs qu'on ne viendrait pas les
inquiéter là, ils se baignèrent la tête et les bras au courant
de l'eau.
XXXI,
RUDES journées pour Cachaprès que celles de cette
dernière quinzaine! Des colères de toute sorte
l'avaient rendu farouche, avec des révoltes contre
les hommes et Dieu. C'avait été d'abord de ne plus voir
Germaine Des jours et des nuits avaient passé sur cette
après-midi où ils s'étaient donné de si furieux coups de
bec dans la maison de la Cougnole. Pourquoi n'était-elle
plus venue? C'est donc qu'elle l'avait oublie, encore une
fois! Et le doute, qui si souvent déjà l'avait mordu, se
représentait à lui, implacable et ne laissant plus de place
à l'espérance. Fille damnée! Il l'aurait voulu voir traînée
en enfer par des démons, rôtissant dans les flammes, et
lui-même emporté avec elle, narguant ses tortures. Ses
instincts de carnage réveillés lui faisaient rêver des atro-
cités, des mortifications terribles, une Germaine saignante
et suppliée. Elle s'était jouée de lui ; sûr comme il y a un
soleil là-haut, il avait été la victime d'une farce sinistre ;
ce Hayot et elle s'était moquée de lui; on lui avait fait
240 U N M A r. K
accroire ce qu'on avait voulu. Et il se rappelait sa froi-
deur, ses paroles énigmatiqucs, celte attitude de personne
contrainte qu'elle avait fait paraître si souvent.
Eh bien! soit! Tout serait dit. Lui, Cachaprès ferait
une croix sur le passé, mais une croix à sa façon qui pour-
rait bien être du même coup celle qu'on mettrait au cime-
tière sur cette Germaine détestée. Aussi bien, il était las
de colporter partout avec lui cette blessure profonde. Une
bête blessée, ça se refait dans le bois ; mais sa plaie à lui
n'était pas de celles qui guérissent. Il en avait assez de
l'attendre éternellement, souhaitant sa chair, et d'être
déçu. Ce n'était plus vivre, cela. Et le reste de la création
n'était pas assez désirable pour qu'il pût se rattraper
ailleurs de ce bonheur qui le fuyait, comme une proie
insaisissable. Elle lui avait fait prendre en dégoût ses plus
chères jouissances; le métier d'homme libre qu'il prati-
quait à la face du jour lui semblait abominablement en-
nuyeux à présent; le bois et ses silences lui pesaient; il
était sans convoitises pour le gibier; lancien ravageur,
amolli par les songeries. laissait passer avec indifférence
sous les feuillages les hardes agiles qu'il pourchassait
autrefois.
Il avait en outre des tristesses nouvelles, inconnues ;
il pensait à son enfance vagabonde et solitaire, aux siens
qui comme lui avaient vécu dans les bois, un peu mieux
que les sangliers et les loups, mais tristes, rudes, défiants,
dans des huttes semblables à des tannières, ne connaissant
ni le bien-être ni la douceur, sans [désir, fermés à tout,
insensibles à l'amour des jolies filles, à l'abondance du
cellier, à la belle nourriture, vivant ensemble sans savoir
pourquoi, mettant bas leurs enfants comme des petits,
sauvages, sournois, sombres, finalement conduits à la
fosse sans cortège, seuls au dernier comme au premier
jour. Tandis que d'autres, les Hayot, par exemple, les
UN MALE 241
Hulotte aussi, naissaient dans de bonnes et grasses
fermes, étaient choyés dès leur bas âge, grandissaient au
milieu de la bonne entente et de la joie, faisaient plus
tard les messieurs, se mariaient avec de belles femmes
et à leur tour avaient des enfants qui croissaient comme
eux.
Il y avait donc sur la terre des gens qui ont tout et
d'autres qui n'ont rien, des va-nu-pieds qui crèvent la
faim et claquent des dents sur les routes et des richards
cousus d'or qui s'entonnent à bâfrer au coin de leur feu !
Ce n'était pas d'hier que cette inégalité existait ; il le
savait bien, mais elle avait glissé sur sa cervelle sans y
laisser d'empreinte, tandis que maintenant elle sonnait
en lui la révolte. Il était de ceux qui, dès le ventre de la
mère, sont dépossédés de tout. Iniquité! Iniquité!
N'était-il pas une créature humaine, pourtant? Est-ce
que parmi les animaux des bois les uns ont plus et les
autres moins ? Est-ce que dans la société comme au
fond des forêts, il ne faudrait pas la portion égale qui
assure à chacun le dormir et le manger ? Tout au moins
la richesse et la gaîté devraient appartenir aux hommes
forts, aux êtres vigoureux, à ceux qui ont bec et ongles.
Use souvint d'un village où, un homme Tayant appelé
voleur et brigand, il avait pris cet nomme à la gorge, en
plein cabaret, un dimanche après vêpres, l'avait terrassé,
et lui avait laissé sur le front, entre les yeux, la marque
des clous de fer de ses souliers. Ah ! on appelait voleur et
brigand l'homme qui chasse la bête au bois, comme si
le bois et la bête étaient à Jean plutôt qu'à Pierre ? Est-ce
que le bon Dieu a mis un commandement là-dessus i
Aveugles et stupidcs sont les rustres des champs ! Ils
n'auraient qu'à s'armer de leurs fourches et de leurs A\ux
pour être maîtres à leur tour, avoir des biens, vivre
grassement, dominer les superbes et ire leurs enfants
242 UN MAL K
dans l'abondance de toutes choses. Brigand ! on était bien
bête de ne pas rOtre jusqu'au bout, de ne pas se mettre
en rébellion contre l'injustice, de ne pas troquer sa vie de
misère contre une vie indépendante et large.
Pendant deux nuits, il rôda autour de la ferme des
Hulotte, tourmenté par le besoin de la vengeance. Des
pailles étaient amoncelées dans les hangars : il n'aurait
eu qu'à laisser tomber le feu d'une allumette ; toute la
ferme aurait flambé ; à la faveur de l'incendie, il se serait
coulé jusqu'à elle, et face à face, au milieu des flammes,
il lui aurait crié ;
— Ta maison, ton père, tes frères, tes domestiques, les
bêtes de tes étables et de tes écuries brûlent à cause de
toi. Hurle, démène-toi, appelle à l'aide; je te tiens; je
veux voir ce que tes os feront de poussière.
Une répulsion native pour les œuvres lâches lui fit
abandonner ce projet. Qu'est-ce que ces gens lui avaient
fait ? Rien de mal. Il n'en voulait qu'à Germaine.
Elle lui avait montré un jour une des fenêtres de la
maison, du côté du verger, en lui disant que c'était la
fenêtre de sa chambre.
Un rayon de lune bleuissait les vitres, tandis qu'il
les regardait, caché derrière la haie et ruminant des idées
scélérates. C'était là qu'elle dormait, là qu'elle reposait
demi -nue; et il se figurait son corps superbe couché
dans la tiédeur des draps, ses seins dressés. Une soif de
voluptés féroce taisait bouillir son sang ; le coeur lui
montait à la gorge, dans des spasmes; il rêvait de monter
jusqu'à elle, de lui coller sa bouche aux dents, et l'instant
d'après, de lui plonger un couteau dans le cœur !
Le pré blanchit autour de lui, sans qu'il s'aperçût de
l'approche du jour, et il demeurait couché à terre, contre
la haie, hébété, regardant maintenant pointer dans les vi-
tres, à la place de la lune blonde, l'aube rose qui montait.
UN MALE 240
Le bruit de la }">orte charretière s'ouvrant le tira de sa
torpeur. II prit la fuite et tout le jour courailla par la
forêt, poursuivi par des idées rouges. La nuit tombée,
il revint prendre son poste de la veille, guettant la fenêtre
de sa grande prunelle sombre.
Par instants, il quittait la haie, se rapprochait de la
maison, étudiait la hauteur des fenêtres. Une force le
poussait ; il se sentait attiçé vers cette chair dormante, de
l'autre côté du mur.
Un tas de perches avait été remisé près de la barrière
du verger, quelques-unes de bell3 grosseur. II prit la plus
résistante et la posa contre le mur. Ses mains trem-
blaient.
Le bout de la perche atteignait au toit. II Tenserra de
ses bras et se mit à grimper, mais le baliveau ayant cra-
qué, il retomba sur le sol. Une épouvante s'empara de
lui, alors; il courut du côté du bois, se croyant pour-
suivi.
Le ciel était noir; d'épaisses ténèbres couvraient la
terre et un vent de tempête battait les arbres, ronflant au
loin avec un bruit de grandes eaux. Les basses branches,
ployant jusqu'à ras du sol, le fouettaient au visage. Il
voyait osciller devant lui la masse confuse des taillis. Le
bois, furieux, se cabrait sous les rafales, échevclant ses
feuillages comme des crinières. Et constamment, le gron-
dement profond du vent roulait, faisant aux grincements
des cîmes une basse qui, par moments, s'assoupissait, et
tout à coup reprenait, finissait par engloutir les autres
bruits dans sa rumeur continue.
Il rôda dans cette horreur jusqu'au matin. Autant que
lui, la nature était bouleversée, et il se trouvait bien de
la tourmente comme d'une sympathie avec sa peine. Puis
la tempête cessa, petit à petit noyée dans des averses ; et
les pluies durèrent deux jours.
«44 ^' N M A L E
Cachaprès quitta le bois et se rabattit sur le village. II
lui restait un peu d'argent. Cela paya le genièvre pendant
une après-midi et lui donna l'oubli à bon marché. Bah !
pour une Germaine perdue, combien d'autres retrouvées !
Le péquct au poivre brûlait ses veines; il avait un désir
immodéré de ripailles. Mais l'argent! L'argent !
Il eut recours à sa grande ressource : le bois II fit huit
lieues de marche à travers ronces et genêts, pénétra dans
les chasses gardées, et là recommença ce rude métier de
la mort pour lequel la nature semblait l'avoir taillé. Il prit
deux chevreuils au lacet, en t^a un d'un coup de feu, fit
une razzia de lièvres, braconnant et massacrant avec
sérénité. Il avait eu soin d'aviser ^es marchands, en sorte
que le gibier tué prit la route de la ville, à la barbe des
gardes. Le soir, il s'attardait dans les cabarets, payant
bouteille, large, magnifique, aimant a imposer au paysan
par de grandes allures.
La bière, le genièvre, le vin le mettaient dans une sur-
excitation permanente; à boire et à trinquer, il oubliait
sa peine, et quelquefois il mêlait à la soûlerie des casses
qu'il payait avec une générosité superbe. Sa grosse vanité
de gueux s'en donnait à cœur joie dans ces rigolades. II
faisait sonner haut ses dédains pour la canaille des
champs; il défiait les gardes; il contait des aventures.
Toute prudence était abandonnée au profit du plaisir
qu'il avait à se magnifier, et il prenait des poses au bord
des tables, debout, la tête en arrière, faisant des gestes
immenses pour stupéfier son auditoire. II fumait des
cigares, jetait de l'argent aux filles, s'amusant à les dépoi-
trailler, puis les plantant là, ironique, désespéré à l'égard
de l'amour.
La noce l'étourdit sans le griser. Il arrivait même que
la bière, au lieu de l'égayer, l'abêtissait d'un noir chagrin.
Il se mettait à l'écart, dans ces moments, ruminant des
U X MALE 245
souvenirs, la tête dans les poings. U était pris du dégoût
de la vie; ileût voulu être une charogne séchant au soleil,
au milieu d'une clairière ; il frappait le vide de ses poings.
On regardait saigner le colosse, curieusement. Quelqu'un
s'avisa de le plaisanter un soir. Il se fâcha. Il y eut une
dispute qui aurait tourné à la rixe, sans les paysans qui
arrachèrent le plaisant aux mains de Cachaprès. Il haussa
les épaules, disant que s'il voulait, il casserait les côtes à
toute la bande. On le laissa dire.
Il jouait, aimant les surprises du gain et de la perte
Tout ce qui était apaisement à la blessure intérieure le
trouvait prêt. Il faisait des paris. Une fois, il paria de
prendre sous chaque bras un sac de pommes de terre, et,
ainsi chargé, d'aller danser sur la place. Il gagna son pari.
Une autre fois, il paria de boire dix pintes de bière en dix
minutes, et il gagna encore.
Un jour, il fit porter un défi à un tonnelier du village
qui passait pour n'avoir pas rencontré son égal en force.
Le tonnelier, homme paisible, refusa d'abord, puis,
poussé à bout par ses amis, accepta. On choisit un enclos
pour se battre.
Le tonnelier ôta sa veste et la mit sur la haie, après l'avoir
soigneusement pliée. Il était bâti en hercule; ses épaules
étaient massives et rondes, formant du côté des omopla tes
deux boules immenses; ses muscles ressemblaient à des
nœuds, bourrelant la peau inégalement.
Le rude homme se mit en garde. Cachaprès se lança.
Une première feinte lui réussit. Il porta vivement les
mains en avant, comme pour frapper à la tête. Le tonne-
lier para, découvrant le bas de son corps. Agile comme
l'écureuil, l'autre alors empoigna sa jambe gauche, et lui
passant son jarret derrière la droite, le culbuta. Ce fut un
choc terrible : un bœuf s'abattant n'eût pas frappé le sol
plus lourdement.
Le tonnelier se releva. Cachaprès, campé, l'attendait.
Tous deux s'élancèrent. Il y eut un moment d'indécision.
L'hercule souleva de terre le braconnier et le tint un
instant suspendu. Il était le plus vigoureux incontestable-
ment : mais Cachaprès était plus rusé et plus alerte. D'un
coup de reins formidable, il se débarrassa, et, sans perdre
une seconde, aussi prompt que la pensée, tandis que le
tonnelierse détendait, il bondit, le prit en travers du corps
et le coucha sous son bras.
Le tonnelier était bon enfant; il fit la moue d'un
homme qui s'avoue vaincu; il soufflait; ses pectoraux
jouaient comme un soufflet de forge. Cachaprès, lui,
tranquille, le souffle égal, sans trace d'animation, lampait
un verre, dédaigneusement. Mais le colosse se rattrapa
aux poids; il paria de lever à bras tendu une souche
d'arbre qui gisait dans l'enclos. II empoigna, en effet, la
souche, la remuant un instant, cherchant le point d'atta-
que, et lentement la leva ; ses biceps roulaient dans ses
bras comme la boule sur la planche d'un jeu de quilles.
Cachaprès essaya à son tour; il ne put que hausser la
souche et la laissa retomber.
— J'y suis ! fit-il.
Et il paya l'enjeu du pari, doublement.
Le tonnelier offrit alors de soulever une vache sur son
dos. Personne ne voulant prêter la vache, il proposa de
lever un cheval ; mais il y eut une prudence semblable à
l'égard du cheval, et finalement, riant de son gros rire,
il alla à une charrette chargée de pailles et gagea de la
lever.
— Ça val fit-on.
On attela le tonnelier. Un collier de cheval fut passé
autour de son cou robuste, et il se mit à piétiner, s'effor-
çant d'ébranler la charrette. Les roues bougèrent d'abord
à peine, puis décrivirent un cercle, et la charrette se mit
UN MALE
247
en mouvement. Les veines saillaient comme des cordes
au front de Thomme qui, suant, rouge, enflé, s'inclinait
verticalement, tirant de toute sa force. Des mains cla-
quèrent, on cria bravo. Malheureusement, au bout de l'en-
clos, le terrain déclivait en pente légère. Le roulement
de la charrette s'accélérant subitement, obligea le tonne-
lier à changer d'attitude, et, retenant cette fois sa charge
au lieu de l'attirer, il s'arcbouta, ses talons enfoncés dans
le sol. iMais la charrette continuant à glisser, les reins du
tonnelier plièrent.
— A moi ! cria-t-il,
Cachaprès bondit, se pendit aux roues. L'énorme
masse s'immobilisa. Il était temps. Une courbature avait
pris le tonnelier en travers du dos et il allait lâcher prise.
A deux alors, ils firent remonter la charrette jusqu'à la
remise d'où le parieur l'avait tirée.
Cette vie de dépenses et de parades s'alimentait du
gibier tué chaque matin. Il appelait le bois « son capital »;
c'était de là que lui venaient ses rentes, et il narguait les
braconniers, ses confrères, qui, moins hardis, étaient
talonnés constamment par la peur des gardes. Jamais il
n'avait été plus audacieux. II quittait la compagnie en
disant qu'il allait poser ses collets et gagnait le bois osten-
siblement. Une fois là, il se dérobait. Impossible au^
gardes de le suivre.
Le garde-forestier de la localité était un homme déjà
vieux et rongé de rhumatismes. Tout seul d'abord, il
s'était mis à la poursuite du gaillard ; mais autant valait
faire courir la tortue après l'écureuil. Il fit avertir l'ad-
ministration que Cachaprès ravageait le bois. Deux gardes
lui furent dépêchés. A trois alors, ils se postèrent, firent
le guet, s'assurèrent des intelligences dans Its cabarets où
il pérorait. Des gens entraient la mine sournoise, s'as-
seyaient à la table voisine de la sienne, Técoutaicnt dire
24 !< V N M A L K
sans en avoir l'air, puis s'en allaient rapporter aux gardes
ses forfanteries. Il ne tardait pas à sortir. Ils le regar-
daient passer, sifflant, ses mains dans les poches, et
calme, se glisser dans le bois du pas de flânerie. Les
gardes le suivaient, épiant ses actions derrière les taillis.
Un soir, ils le virent se baisser, avec le geste évident
d'un homme qui attache un collet. Tapis tous trois dans
les buissons, ils attendirent qu'il eût fini. Il se releva,
poursuivit sa route dans le bois, et, au bout d'un temps,
de nouveau se baissa, avec le même geste. Il les promena
ainsi pendant deux heures, posant ses collets de l'air in-
diffirent de quelqu'un qui se sent protégé par l'épaisseur
des feuillages.
La nuit tomba. Il se perdit dans le noir.
Cette fois, les gardes le tenaient. Chacun d'eux se posta
à portée d un des collets, jugeant que l'homme viendrait
les relever au petit jour. Le matin se leva sur le bois;
Cachaprcs ne paraissait pas. Ils demeurèrent jusqu'à
midi. Personne. Alors ils se replièrent l'un vers l'autre,
se sentant joués. Et, en effet, le coquin avait posé ses
lacets dans la conviction qu'ils y viendraient. Tandis
qu'ils se glaçaient à l'attendre dans l'humidité froide de
la nuit, il levait tranquillement les lacets qu'il avait été
poser à une demi-licuc de là, après s'être dérobé à leur
poursuite.
Une rage s'empara des gardes. Ils embrigadèrent des
aides, et tous ensemble, les jours et les nuits, battirent
les taillis.
Cachaprès demeurait insaisissable. Quelquefois, il était
aperçu distinctement à travers les arbres, et la minute
après il disparaissait, devenait une ombre qui se confon-
dait aux ombres de la vesprée. Une complicité s'établis-
sait entre la forêt et lui. Il grimpait aux branches, se
cachait dans leur rondeur touffue ou bien s'aplatissait
UX MALE 249
derrière un buisson, sous les feuilles, tenant à l'aise dans
le moindre repli de terrain, brun comme la terre, noir
comme la nuit, immobile, invisible, abrité par le mystère
profond des frondaisons. Les gardes passaient auprès de
lui sans le reconnaître. Une nuit, blotti dans un chêne,
il les vit s'allonger dans le chemin; ils parlaient bas,
étouffaient le bruit de leurs souliers, et la lune allumait
d'une paillette le canon de leurs fusils, derrière eux. Il
les laissa passer et, tout à coup, du haut de son perchoir,
eut un rire saccadé qui retentit à travers les bruissements
du bois. Cela les cloua sur place, comme pétrifiés.
D'autres fois, alors qu'ils se morfondaient à le guetter,
trempés jusqu'aux os, dans la boue et l'ondée, Cachaprès,
largement carré dans une chaise de cabaret, se livrait à
des lampées ou abattait les cartes, narguant les pauvres
diables qui l'attendaient sous l'orme.
Cependant le gibier diminuait. Les chevreuils, nom-
breux à l'origine, filaient maintenant par bandes clairse-
mées Des biches rôdaient, inquiètes, cherchant leurs
faons Les mâles clamaient après leurs femelles. Cacha-
près eut un excès d'audace. Revenant du bois une nuit,
tout le village dormant, il déposa à la porte du garde
principal six paires de soles, les unes à peines naissantes,
les autres à larges pinces, et tout près, du bout de son
doigt, il mit une vaste croix, ne sachant pas signer son
nom. Le garde à son réveil vit cette ironie. Il y eut un
redoublement de surveillance.
Peine perdue.
Cachaprès était un jouteur terrible; il déroutait toutes
les ruses et dépistait toutes les poursuites. Tandis qu'on
le cherchait à droite, il opérait à gauche. Il devinait les
allées et venues des gardes dans les bois et s'arrangeait
de manière à les diriger sur un point pour être plus à
l'aise sur un autre. Sauf les paysans à la solde des gardes,
lôû U N .\[ A r, E
les autres étaient pour lui, l'aidaient de leurs renseigne-
ments par moments. Il savait par eux les remises des
bctes, leurs passages, la tactique des gardes, et en retour,
prodigue à leur endroit de bière et d'argent, il leur
apportait en outre du gibier qu'il mangeait avec eux, en
secret, toutes portes closes.
Ses hâbleries contre les braconniers le perdirent.
Ceux-ci s'exaspérèrent de l'entendre déblatérer dans les
cabarets, et une jalousie s'ajoutant à leurs rancunes, ils
conçurent le projet de le vendre. Cachaprès, pratiquant
seul, pour son propre compte, était détesté de la plupart
de ces hommes travaillant en commun, au profit de la
masse. Ce solitaire était une gêne pour eux ; non-seule-
ment il s'obstinait à ne point partager le bénéfice de ses
rapines, vivant d'une vie large, mais il avait un instinct
du bois qui lui faisait faire des rafles merveilleuses.
Un d'entre eux fut chargé de l'acculer dans un guet-
apens. Il lia connaissance avec Cachaprès, trinqua, le
laissa gagner aux cartes, tinalement lui renseigna mysté-
rieusement un endroit giboyeux, lui offrant de faire
part à deux. Le gars, malgré sa ruse, accepta sans
défiance.
On alla poser de compagnie les collets. Il faisait une
belle nuit claire. La lune tissait entre les arbres une
lumière bleue, pâle comme un brouillard. Les mousses,
cmperlées de rosées, luisaient. Et un peu de la chaleur
du jour traînait encore dans les taillis, mêlé aux fraî-
cheurs profondes du bois. Les deux hommes se mirent à
rôder dans les sentiers ; ils avaient quitté le cabaret sur
le tard. Point n'était la peine de rentrer, et tout en de-
visant et lampant une bouteille de genièvre que Cacha-
près avait apportée avec lui, ils attendirent les clartés de
l'aube. Le ciel se lama d'argent, les bois frissonnèrent, le
vent chamailla dans les taillis, ils entendirent l'éveil des
U X M A LE 25i
nids, et, à pas lents, ils prirent le chemin qui menait aux
collets. Une tache rousse s'élargissait sur l'herbe.
— Une hase ! cria Cachaprès.
II fit une enjambée, se baissa vers la bête, et subite-
ment fit un haut-le-corps. On avait touché au collet ; il
ne reconnaissait pas son nœud.
Il eut un cri :
— J'suis vendu !
Au même moment, un froissement s'entendit dans les
branches, et trois hommes se précipitèrent, l'enlacèrent
de leurs bras. C'étaient les trois gardes. Le traître avait
disparu.
D'un mouvement d'épaules, Cachaprès envoya bouler
Bastogne, le plus âgé des forestiers, et prenant Bayonnet,
le plus jeune, il lui cogna la tête de toutes ses forces
contre un arbre. Un flot de sang jaillit du nez du garde,
tachant les mains de Cachaprès. L'action avait été rapide
comme l'éclair. Le braconnier fit un bond de côté, prêt à
gagner le bois. Deux mains se posèrent sur son cou,
solides comme des étaux. C'était Malplaquet, le troisième
forestier, qui se pendait à lui.
Le forestier était vigoureux et subtil, ayant été bra-
connier en son jeune temps. De ce métier, il avait con-
servé l'adresse, les ruses de la bataille, les coups bien
portés. Cachaprès bleuissait sous la pression, de minute
en minute, plus forte de ses doigts de fer. Il ruait, se
tordait, battait des reins. Malplaquet tenait bon.
Bayonnet et Bastogne arrivèrent à la rescousse, et tous
trois ensemble alors tentèrent de le maintenir. Bayonnet
lui passa une corde autour des jambes. Il rompit la
corde, lança un coup de pied terrible dans le ventre du
pauvre diable qui, hoquetant, alla rouler à terre et
presque au même instant, fracassa le visaije de Bastogne,
de son poing largement abattu.
252 rx >r A T, F
Malplaquet commençait à faiblir.
— Hardi ! hardi 1 criait-il aux forestiers, sentant In
crampe mordre ses doif;ts.
Bayonnet, à demi-dctraqac, fit un effort, se traîna
jusqu'à Caohaprès, lui jeta son poing en travers des
yeux. Un ctourdisscment paralysa le rude gars, pendant
un moment. Et Malplaquet, à bout de forces, hurla à
l'aide, du côté de Bastogne, qui arrivait à son tour. Ses
mains scdétendaicnt comme un ressort usé ; il sentait, à
d'irrésistibles mouvements du corps qu'il avait dompté
jusqu'alors, son redressement prochain, et brusquement,
Cachaprès s'affala sur le sol, de tout son poids, entraînant
Malplaquet avec lui. I.e forestier lâcha prise.
Il y eut un pêle-mêle. Cachaprès se roulait sur le sol,
avec des soubresauts terribles, frappant de la tête comme
un bélier et ruant comme un onagre, culbutant les gardes
l'un après l'autre, par moments étouffé sous eux, la face
contre terre, et mordu parleurs dents, étranglé par leurs
doigts, couturé, échardé, saignant. Des cris haletants
sortaient des poitrines, mêlés au choc continu des corps
bondissant sur la terre élastique.
Cette bête à trois dos se convulsionnait, par saccades,
avec des enlacements de jambes et de bras, où les corps
se brouillaient, s'emmanchaient, avaient l'air d'une
bouillie de chairs pantelantes.
Cachaprès se démenait dans le tas, employant toutes
les ruses, pareil au sanglier harcelé par les meutes. Bas-
togne reçut un coup de tête qui le mit hors de lutte. Bayon-
net fut aveuglé d'un coup de fourchette traîtreusement
porté, et de nouveau le braconnier se trouva seul en pré-
sence de Malplaquet.
Une férocité s'empara de lui: une roue de feu tournait
dans ses moelles ; il glissa la main à sa poche, en tira son
couteau qu'il ouvrit au large, et plongea la lame dans les
r X M A L V 253
côtes du forestier. Puis se mettant debout, déchiré, en
lambeaux, la face boueuse de sang, brandissant son
couteau au-dessus de lui, il sauta par-dessus Bayonnet et
Bastogne, bondit dans le bois.
Trois coups de feu retentirent : les gardes tiraient après
lui. Malplaquet, soulevé sur ses genoux, épaula son fusil
par un dernier effort. Le plomb siffla aux oreilles du
fuyard, persilla le feuillage devant lui, et subitement il
disparut dans la mer profonde des verdures, sauvé.
Sauvé, mais désormais en révolte contre la loi, c'est-à-
dire traqué, obligé de détaler au moindre bruit, pour-
chassé de tannière en tannière. Une complication sur-
git : Malplaquet traîna deux jours et mourut. Il l'apprit
d'un paysan qui, la nuit, lui apportait du pain dans
le bois.
Tout fertile en ruses qu'il était, Cachaprès comprit
que la position n'était plus tenable; il aurait beau biaiser,
se terrer, grimper à la cime des arbres, il finirait par être
pris.
Le paysan l'avait averti qu'une escouade de forestiers
battait les taillis dans leurs moindres recoins ; les ggh-
darmes avaient été réquisitionnés également, et toute cette
bande enveloppait les futaies d'un vaste filet. Une chance
lui restait : gagner de nuit, par étapes ou d'une fois, la
partie de la forêt qui avoisinait la hutte des Duc. C'était
sa forêt, celle-là ; il en connaissait les moindres replis ;
elle avait été mêlée à tous les instants de sa vie. Bien fin
qui le pincerait là I
Dix lieues de marche étaient pour lui l'affaire d'une
nuit, à la condition de n'être pas inquiété. Il s'approvi-
sionna de poudre et de plomb, passa son fusil en bandou-
lière et se mit en route. Il marchait à grandes enjambées,
évitant les découverts, s'abritant derrière les arbres,
rampant au long des taillis, quelquefois s'arrêtant quand
234 U N -M A L E
une rumeur lui paraissait douteuse, puis repartait du
trot, alerte et souple du chevreuil, les reins ployés.
Il y eut un moment critique. Des voix lui arrivaient
lie loin, apportées par le vent. Il s'arrêta, écouta. Les
voix, autant qu'il pouvait en juger, étaient celles de
huit à dix hommes, marchant à sa droite. Par échap-
pées, le bruit de cette marche s'entendait distinctement.
II se lança, prit un temps de course, ensuite écouta
de nouveau. Aucun bruit, hormis le bruissement des
fcuilla^'^es.
Le petit jour blanchissait les hauteurs du ciel quand il
passa devant la maison de la Cougnole. Il avait faim et
soif; un besoin de sommeil l'étourdissait. Il cogna à la
fenêtre, du côté de la cour. La vieille avait le dormir
rude ; elle ne s'éveilla qu'au carillon de ses vitres, tintant
sous une grêle de coups.
— Fieu de Dieu ! dit-elle, passez votre chemin ; n'y a
ici qu'une pauv' bribeuse qui n'a plus que l'saint bon
Dieu pour lui venir en aide.
Il glissa son nom à travers le trou de la serrure.
Aussitôt des pieds nus claquèrent sur le carreau et elle
ouvrit.
— C'est toi, m'h ?
— A boire !
11 ferma la porte derrière lui, s'allongea sur le lit de la
vieille. Ouf! il était rompu. Il demanda des nouvelles
de Germaine. Elle haussa les épaules, n'ayant rien à dire.
Et lui qui venait pour dormir, il fut pris de souvenirs
aigus à la vue de cette chambre où ils avaient passé de si
bons instants. La revoir ! Une envie furieuse de palper
une dernière fois sa peau chaude et grasse lui faisait
oublier le sommeil. II mit de l'argent dans la main de
Cougnole.
— J'suis pris si tu dis un mot; les gardes sont après
I^ N MALE 255
moi. Et tout d'même m'faut revoir Germaine ! m'faut,
entends-tu ! Vas la voir. Et que j'crève après, j'men fous,
sûr comme y a un Dieu, s'y en a un !
Il but, mangea, et ayant donné rendez-vous à la vieille
dans un fourré, il détala.
XXXil
L'apaisement des représailles avait amené un chan-
gement dans les rapports de Germaine et de ses
frères ; il semblait que l'injure lavée avait petit à
petit lavé la faute. De même qu'il y avait eu entente
commune pour l'isoler, il y eut accord tacite pour adoucir
la sévérité des premiers jours. Le père aussi avait une
voix moins grave en lui parlant. Il était joyeux, le grand
vieillard, de retrouver en ses garçons la verdeur de sa
trempe. Les Hayot, rossés et raclés, se tiendraient cois
à présent ; ils avaient éprouvé ce que pèse un bras de
vrai gars ; et une fierté s'était mêlée à son attendrisse-
ment quand Grigol, rentrant à la ferme le dimanche de
la rixe, lui avait fait le récit de l'effréné pugilat. Ses fils
étaient arrivés un peu après. Il avait eu alors un beau
mouvement.
— Bien, les enfonts ! V'ià vingt francs pour chacun !
Faut s'amuser aussi !
L'histoire avait fait le tour de la ferme, augmentée de
t58 U N M A L E
détails par Grigol, qui ne s'oubliait pas dans le récit du
combat. Pendant prcs d'une heure, à l'entendre, il s'était
houspillé avec le Crollé, livrant des bottes formidables,
tous deux enlacés et cherchant à se culbuter. A la fin, le
Crollé avait chu, et il lui avait mis son genou vainqueur
sur le flanc.
Germaine, elle aussi, sentit diminuer l'affront sous la
volée reçue par les Hayot. Elle avait le droit de lever la
tête, à présent, et son mépris pour l'ex-séminariste s'ac-
croissait de l'ignominie de sa défaite.
La mélancolie des jours finissait par se fondre dans
une sérénité. Elle espéra. Sa vie, un instant brisée, se
referait. Il n'est si forte rumeur qui ne s'affaiblisse à la
longue. Le bruit de son aventure avec le braconnier se
disperserait, avec d'autres semblables. L'été lui sembla
plus doux; il lui paraissait qu'elle reprenait avec les
choses une connaissance interrompue. L'être intelligent
se réveillait en elle sous la créature machinale qui vaquait
aux besognes de la maison, demi-éveilléc ; et plus que
jamais elle se promit de résister aux tentatives que Ca-
chaprès pourrait faire pour la revoir.
Le matin du mardi, deux jours après la rixe, la Cou-
gnole vint à la ferme, bien stylée par Cachaprès. Elle
s'avança, courbée sur son bâton et traînant la jambe. Ses
maigres tibias collaient à ses bas noirs, visibles sous sa
jupe de cotonnette qui ne dépassait pas ses genoux;
elle avait au bras son éternel cabas en paille rapiécé de
drap.
Germaine eut un peu de honte à la voir se planter
devant elle, énigmatique et louche, lui faisant des signes
à la dérobée, tout en marmottant très haut ses béné-
dictions. Des souvenirs de folies coupables rentraient à
la ferme avec l'entremetteuse. Qui sait ? Peut-être l'avait-
il chargée d'une commission. Tant pis ! elle n'entendrait
UN MALE
2D()
rien ; et très décidée d'abord, elle finit par être gagnée
d'une curiosité.
Elle regarda autour d'elle, rapidement, et l'entraîna du
côté du verger. La vieille claudiquait à sa suite, cognant
son bâton contre le pavé et geignant.
Quand elles furent derrière la haie :
— Ben, quoi ? dit Germaine.
Cougnole posa ses deux mains sur sa canne, reprit
haleine en tirant de sa gorge des sons rauques et rouilles
de vieille horloge, puis parla :
— M'fiUe, m'sainte fille, fit-elle, j'suis toute stropiée de-
puis le temps que t'es venue à Tmaison. J'n'sais vraiment
Dieu pas comment j'ai fait pou'm'traîner jusqu'ici. J'ai la
crampe aux jambes. Y m'semble que j'vas tomber là, t'a
l'heure. Et ça n'est Dieu pas pour te rien dire d'mauvais,
mais il y a longtemps que la chère créature du paradis
n'a plus pensé à sa vieille Cougnole. J'me disais : Aile a
ben aut'chose à faire qu'à écouter les paternostres de sa
vieille, mais là, toutd'mcmc, ça me faisait queuqu'chose.
P't-être ben qu'elle m'a oubliée, que j'm'disais. J'iui ai
pourtant bien rendu des petits services à l'occasion ! Ah !
oui, dans l'bon temps, on venait à l'maison, on avait des
douceurs pou' la vieille, on savait ben qu' c'était chez
elle comme chez l'bon Dieu et qu'y n'y avait personne
pou' regarder par l'trou de l'huche. Ah ! oui. Ça c'est ben
vrai qu'y n'y avait personne. Y s'boudent, que j'me suis
dit; y reviendront. Une si belle couple ! D'si beaux
brins d'enfants ! C'est-y pas Dieu fait pour s'becquctcr
comme les pigeons ! J'vous aimais comme m'fille et
m'garçon. D'autant que j'avais la vie p't-ctre ben moins
dure qu'à c't'heure. Faut dire, m'chère, qu'il a venu sou-
vent, l'pauv' cher homme ! Si bon, si brave, si honnête
pou' moi ! Et qu'à chaque fois, y m'donnait une p'tite
donancc, qu'même y m'appelait s'chcre maman que ça
a6o U N M A L F.
m'escleffait Tcœur. « T'as besoin pou' tes vieux jours,
qu'y m'disait, d'un peu d'bon temps. Tes souliers sont à
trous, comme t'maison, et la pluie pleuve à travers. Aile
a sûrement des nippes. Vas-y lui dire. »» u Ah ! oui, qu'
j'm'disais, qu'elle en a. ))Si tant est qu'aile n'aurait qu'deux
chemises, une robe, d'vieux jupons, ça m'ferait mon
hiver, avec un peu d'nourriture,et d'gcnièvrc avec; et aile
laisserait s'vieille souquelère s'mourirpou' ça ! Ah 1 non,
C'est des méchantes gens qui diront ça ! Mais j'ia con-
nais, moi. Cœur d'bon Dieu ! T'as mes bénédictions
tous les soirs ; vrai comme il est là qui nous voit, l'saint
bon Dieu t'mcttra à sa droite, en paradis.
Elle soufBa un instant et reprit :
— J'suis venue pou' aut' chose aussi, m'fille. L'pauv'
cher garçon, y n'vit plus, y n'mangc plus, y n'dort plus,
y n'est plus un homme ni une ombre d'homme. « Ah !
qu'y m'a dit, vas la voir. Dis-lui qu'aile m'dise c'qu'alle a
à me dire. Si aile dit qu' c'est tout et qu' c'est fini, ben !
qu'elle le dise, je me ferai sauter dans l'bois. Personne
ne l'saura; j' m'en irai d'son chemin; y aura personne
pour le lui dire. J'suis libre d rester ou de m'en aller ;
mon corps de chrétien est à moi. J'ai la mort su' l'dos,
aussi bien; ça m'est égal de crèvera c't-heure ou demain.»
Et y pleurait ! — « Minute! que j'iui ai dit, ça n'est Dieu
pas possible qu'aile voudrait t'mort ; y a queut'chose
qu'on n'sait pas ; aile est p't-être malade, la chère fille.
Faut qu'j'aille. — « Non, qu'y m'a dit, aile n'est pas
malade, mieux vaut que j'm'tue. Aile n' m'a jamais aimé,
que j'te dis. C'est ça s'maladie, »
Elle entrecoupait ses mots de soupirs, passait le dos de
sa main sur ses yeux, par moments, continuant à s'api-
toyer sur lui Germaine ne le reconnaîtrait plus, tant il
était changé; il n'avait plus que la peau sur les os ; c'était
à fendre l'àme, etc.
UX MALE 2ÔI
Germaine récoutait parler, irritée des souvenirs qu'elle
évoquait et charmée en même temps. La constance de
cet homme Tamollisait, l'impatientait comme une chose
obsédante et douce. C'était donc vrai qu'il l'aimait tant
que cela! Elle était plantée dans sa vie comme une hache
dans un chêne. Sa vanité de femme s'accommodait de
cette rude tendresse, mais par forfanterie elle haussait
les épaules, feignait l'ennui. A la fin elle prit un parti.
— Tout ça c'est des chansons, dit-elle. C'est pas que
jTaime pas, j'I'aime bien; mais un roule-ta-bosse n'est pas
l'homme qu'y m'faut. J'suis déjà bien assez malheureuse
par sa faute.
Et elle la mit au courant de sa brouille avec son père
et ses frères, cédant petit à petit à l'envie des larmes.
Cougnole s'exclama, hochant la tête en signe d'assentiment
et frappant ses mains l'une dans l'autre.
— D'abord que c'est ainsi, dit-elle, t'as ben raison,
m'chère, de n'plus vouloir de ce grand vaurien. Un homme
qui n'a qu' sa maronne, si tant est qu'il l'a, n'est pas un
coq pour toi. Voyez-vous Dieu ça, que ce rien-du-tout
aurait eu tous les jours de la vie une belle mademoiselle
comme du sucre à croquer? C'est-y pas ben assez qu'on
s'a amusé un peu, un tout petit peu ensemble, là, pou'
s'amuser? Ben, ce serait du neuf qu'y faudrait marier
tous les hommes avec qui on a joué l'jeu du bon Dieu I
Ah ! m'fille, m'chère fille, quoi que té m'dis là? D'abord,
qu'y viendra, j'iui dirai son alTaire, à c'grand losse. C'est
ben la pure vérité qu'il a de l'amitié pou' moi. Mais
m'chère amie a aussi de l'amitié pou' moi. Aile ajoutera
une rawctte à ses petites donances et j'dirai une prière
d'plus au saint bon Dieu du ciel et de l'enfer.
Germaine fut obligée de l'arrêter dans ses propos
contre Cachaprès. Il fallait être prudente, au contraire,
ne rien laisser percer de ses intentions à elle, lui dire
26a U N M A I. K
seulement qu'elle était gardée à vue par les siens, et
petit à petit user ce cœur sauvage, de crainte d'un
éclat.
— Bon là! Bon là, l'avocat! s'écria la commère, en
biglant, l'suc est fait pour les mouches.
Elle s'en alla, le cabas bondé, marmottant entre ses
dents des actions de grâces; et bien après qu'elle eût
dépassé la porte, sa voix s'entendait encore, traînante et
nazillarde. Germaine l'a vit clopiner sur le chemin dans
le poudroiement de la lumière; et pas à pas, cette sil-
houette boiteuse décrut au loin, derrière les blés. Elle en
out une délivrance. Il lui paraissait qu'un danger s'en
allait avec la vieille coquine.
Cougnole s'engagea dans la forêt. Comme un ressort
qui s'allonge, ses jambes tout à l'heure traînantes se dé-
tendaient à présent, scandaient le chemin de larges coups
de talons ; c'est à peine si elle s'aidait de son bâton. Des
sentiers s'enfilaient les uns aux autres, grimpant les
pentes, contournant les bossèlements, longeant les ravi-
nes, dans la clarté verte des végétations. Elle n'était pas
gênée par les accidents du sol et gaillardement attaquait
les montées, trottait aux descentes, enjambait le lit des
ruisseaux taris par le soleil. Ce n'était pas la direction
qu'elle suivait d'habitude pour rentrer chez elle; au con-
traire, le chemin Técartait de près d'une lieue, mais elle
avait son plan.
La forêt s'achevait en taillis disséminés sur un large
espace, au milieu d'un broussaillement de bruyères. Le
soleil ardait là comme une fournaise, séchant les racines,
qui craquaient sous le soulier de Cougnole. Le silence
était profond, interrompu seulement par le stridement
des sauterelles. Et les arbustes se dressaient immobiles,
sous le midi implacable qui les grillait et tout autour
d'eux fendillait la terre de larges gerçures. La vieille tira
U X :M A L E 263
son mouchoir jusqu à ses yeux aveuglés de lumière, et
ramant des deux bras, poussa à travers les taillis.
Une tête d'homme fit une tache claire dans les feuilles.
Et voyant que c'était la vieille, Thomme, qui était couché
à l'ombre, se dressa, alla à elle. Cachaprès, seul à la
ronde, avait ces larges épaules et cette fière mine.
— iM'fi, lui dit-elle en s'abattant à terre, j'suis à eau et
à sang. L'saint bon Dieu ait pitié de mes os I
Il frappait du pied, impatienté, sombre.
— L'as-tu vue? hein?
Elle fit aller sa tête en signe d'affirmation, et la bouche
béante, comme suffoquée, elle aspirait l'air, répétant :
— Misère ! C'est y permis de se mettre à bas pour
rendre service au monde! Han ! oufl Et qu'est-ce qu'y
m'en reviendra ? Rien ! Heu I
Il prit une poignée de sous dans sa poche.
— Tiens ! la mère ! v'ià des mastoques !
Elle glissa les sous dans son cabas, dégourdie du
coup.
— D'abord que c'est comme ça, dit-elle, on a du cou-
rage, Ben oui, jTai vue. Aile n'est pas malade, l'pauvre
chère, mais aile ne s'en va pas mieux. Aile pleur; toutes
les eaux de ses yeux de n'plus voir son cher et tendre I
C'est miséricorde !
Le visage du drille s'éclaira.
— Quoi que t'as dit là ? Elle pleure !
— Aile est bien à plaindre! Ah! vaurien, s'mon père
la bat comme plâtre et poussière, à cause de toi î
Il eut un attendrissement.
— M'pauvrc commère !
Elle lui dit la colère des frères, la surveillance con-
stante qui pesait sur Germaine, la tristesse de sa vie. Lui,
souriait, ravi, les yeux éclatants, ne voyant qu'une chose,
cette tendresse qui souÔ'rait pour lui, et il répétait ;
864 U N M A L E
— Celait donc ça I c'était donc ça !
Elle hocha la tclo.
— Ah! bcn oui I Et j'iui ai dit ce que j'avais à lui dire.
L'pauvre cher garçon, que j'iui ai dit, est maigre et rebuté
comnie un loup des bois.
— Oh 1 oh !
— Ses yeux sont toudis pareils à des fontaines !
— Bien dit, vieille.
— ^' n'a p'us qu'l'àmc à passer.
— lîicn dit.
— Y s'tera un malheur!
— C'est vrai. T'as ben dit. J'aime autant être mange
des vers que d'vivre sans m'Germaine.
— Fallait l'entendre ; aile criait et brayait pis qu'une
truie qui truïonne. Aile serait venue si aile avait pu ;
mais pas possible, ce C'est fini de s'voir et de s'bécoler, •
qu'elle m'a dit. » — « Bon, j'iui ai dit, pou' un p'tit
temps. » — Ah oui, qu'aile m'a dit, car de vivre sans
m'n homme, j'voudrais plutôt n'vivre point.
Il écoutait dire, pendu à ses mots comme à des bon-
heurs. Sa poitrine battait fortement; il eût voulu crier,
chanter, se rouler à terre.
— M' n'amie! m'chère amie ! balbutiait-il.
Et sous ce midi brûlant, les yeux grands ouverts, il
croyait rêver.
— Adieu 1 m'fi. lui dit la pauvresse, j'vas prier l'bon Dieu
pour ses créatures. Mon estomac est autant dire sec
comme un four à pain. Si t'es pas plus dur qu'un chien,
tu m'donneras une mastoque pour boire un gendarme au
cabaret.
Il vida sa poche dans ses mains, gaîment.
— Prends tout. J'suis ben assez riche comme ça.
Elle le laissa, ht une centaine de pas, et cachée par les
taillis, sans se retourner, lui cria de ne rien tenter auprès
UN MALE 265
de Germaine pendant une semaine ou deux, pensant
en elle-même, la rusée, que d'ici-là les choses auraient le
temps de s'arranger ou de se brouiller comme elles vou-
draient.
XXXIII
IL se courba dans l'herbe, à plat ventre, sa tête dans
les poings. La joie l'assommait. Il ruminait les sen-
sations qu'avaient laissées en lui les paroles de la
Cougnole; le crâne battu parleur musique, il était comme
un homme ivre et qui cherche à se rappeler le détail des
choses. Ses entrailles bouillaient; il avait une fureur
calme qui le torturait délicieusement; et seul au milieu
de ce bois incendié, n'ayant personne avec qui partager
son bonheur, il eut des larmes silencieuses.
Autour de lui, la terre souffrait pareillement, sous
l'accablante pesanteur du jour. Le soleil rôtissait les ver-
dures inertes; les branches, noires au milieu de la
lumière éclatante et crue, s'alanguissaient avec des airs
funèbres d'agonie ; et rien ne bougeait, rien ne tressail-
lait, hormis les cigales interminablement crépitantes, les
ronflantes abeilles et les papillons bruissant dans l'azur.
Un anéantissement semblait immobiliser les sèves sous
la croûte calcinée des terrains.
Il avait pour Germaine l'attachement incoercible de la
268 U N M A L E
brute. 11 l'aimait comme les mâles aiment les femelles,
la portant au fond de lui dans ses moelles, ayant la soif
et le besoin de ses attouchements, gardant de son con-
tact une ardeur irrassasice. Et voilà qu'elle lui était rendue
après une séparation qui lui avait paru la fin des finsl Ce
n'était pas vrai qu'elle avait cessé d'ctrc sa volupté et sa
proie 1 Ce n'était pas vrai que tout était rompu ! Des folies
lui passaient par la tête, à force de se répéter qu'elle était
à lui encore, 11 pensait à courir à travers bois jusqu'à la
ferme, à pénétrer dans la cour, à l'arracher à l'inimitié'-de
ses frères. Bête! Et si quelqu'un le reconnaissait! Bah î
il prendrait un déguisement, il se barbouillerait le visage,
se ferait voûté, cassé, chenu, cheminerait de l'air d'un
vieux bribeux. Mauvaise affaire! Il fallait trouver un autre
moyen.
La voir! tout était là. Petit à petit, une idée germa en
lui, qui finit par le talonner d'une impatience fébrile. U
ne pensait plus qu'à cela, à présent; c'était comme une
envie furieuse qui le rongeait. Il s'agitait à terre comme
un animal blessé, frappant le sol de ses mains, injuriant
le jour, qui tardait à décroître, plein de mépris pour les
gloires du soleil. C'est que son idée, pour se réaliser,
avait besoin de la nuit, et il supputait les heures, comme
le criminel qui guette l'approche des ombres, accélérant
de son désir le moment du meurtre. Toute sa violence se
réveillait devant cette obstination de la lumière à s'arrêter
dans les hauteurs du ciel. Et il en voulait à Dieu de faire
si tardifs ses crépuscules.
Le soir tomba enfin. Le soleil, comme une braise
refroidie, s'éteignit dans les cieux lourds. Un apaisement
se répandit sur la surface des bois. Il entendit frissonner
les feuillages; une vie sourde remua dans les taillis; la
terre, comme sortant d'une léthargie, se réveillait sur un
lit de rosées.
UN MALE 269
Il se glissa dans l'ombre, en rampant. Son fusil ne le
quittait plus : chaque tronc d'arbre pouvait receler un
ennemi ; les branches, en se déroulant tout à coup, pou-
vaient devenir des bras humains. Et il allait, prudent, les
oreilles au guet, prodigieusement attentif à la conspira-
tion des choses. Les vapeurs violettes du cotichant lente-
ment se dissolvaient dans le bleuissement accru de la
lune. Un fleuve de clartés pâles s'épanchait par le«
chemins, noyant dans les ondes la rondeur des arbres.
Ça et là des clairières blanchirent ; des lueurs phospho-
rescentes tremblèrent dans l'épaisseur des feuillées. Et
béante, tout le jour, sous la morsure d'un soleil torride,
la création connut la bénignité du soir.
Redoutable était cette nuit claire pour l'homme. La
silhouette fugitive des lapins posait sur la lumière blanche
des taches sombres, nettement accusées. 11 voyait bouger
des dos, des reins, des oreilles, sans mystère. Ainsi
devait-il en être de lui. Et il redoublait de ruses et de
précautions pour n'être pas trahi. Rien pourtant n'indi-
quait plus la vigilance des hommes dans celte douceur
profonde de la nuit. Un murmure à peine perceptible
traînait dans les taillis, puis s'assoupissait, pareil à une
haleine. Le vent frôlait les feuilles de chatouilles amou-
reuses, qui plus loin se perdaient dans l'immobilité des
arbres Les seuls bruits qu'il entendait étaient le craque-
ment de la terre sèche sous son pied et les pourchas
confus des bêtes dans l'ombre.
11 gagna la lisière du bois.
Un immense ciel argenté s'appuyait sur la plaine, troué
par les étoiles. Les moissons, baignées dans la lumière,
ressemblaient à la nappe immobiled'un lac. llvitluisar-
ner dans la profondeur, par-dessus le déroulement des
bois, la crête d'un toit d'ardoises, et, subitement ému,
presque détaillant, il s'assit, regarda longuement le toit
iio UN MALE
et la maison. Sa poitrine était battue de larges secousses.
Il se disait qu'après tout, sa vie était là, sous ce toit.
Aller jusqu'à Germaine, passer la nuit à deux, la tenir
dans ses bras, comme au bon temps, que lui importait
le reste, c'est-à-dire les gardes, les coups de feu, la mort ?
D'ailleurs, le plomb qui devait l'abattre n'était pas
encore fondu ; il avait plus d'une corde encore à son
arc. Et il se mit à rire tout haut dans la nuit, pensant à
cette meute de forestiers qu'il embrouillait sur ses pistes,
depuis près de quinze jours.
Il se leva. Une impatience d'arriver le talonnait. A
cette heure, tout dormait à la ferme. C'était le bon mo-
ment. Il se souvenait d'avoir vu dans le verger une
échelle ; il la poserait contre le mur, très doucement,
monterait jusqu'à la fenêtre, et là cognerait aux vitres.
Elle se douterait bien que c'était lui ; il lui ferait signe
d'être muette ; puis le temps d'enjamber l'appui, un
baiser sur ses lèvres rouges, l'étreinte chaude de ses bras,
et l'on resterait à deux jusqu'à l'aube.
Une masse noire se détacha sur la blancheur de la
plaine, brusquement. Des hommes se dirigeaient du
côté du bois, par un sentier longeant un champ de blé.
De l'endroit où il était, Cachaprès voyait moutonner les
têtes et les épaules, sans distinguer les corps, masqués
par la hauteur des blés. Ses yeux s'agrandirent alors, et
il cherchait à conjecturer leur nombre.
A mesure qu'ils se rapprochaient de la lisière, leurs
silhouettes se dessinaient. Ils étaient quatre. Un des
hommes était coiffé d'une casquette à liseré brillant.
Tous quatre portaient des sarraux. Et comme ils débou-
chaient, déployant toute leur taille dans la clarté de la
lune, il reconnut quatre gardes jeunes et bien découplés.
Derrière leurs épaules, des canons de fusil luisaient.
Est-ce qu'il aurait été deviné ! Est-ce qu'on se serait
UN MALE 271
mis en tête de le pincer aux environs de la ferme ? Pas
possible. Cougnole seule savait le chemin qu'il avait pris,
et il était sans crainte sur son compte; la vieille ne le
tromperait pas. Bah ! on verrait bien ! Quatre gardes ne
l'effrayaient pas, ni cinq, ni dix ; il avait conservé une
confiance superbe en lui-même. Tandis que la petite
troupe s'engageait daus le bois, il se lança à travers les
blés, s'aplatissant à ras du sol et ne se relevant que pour
regarder autour de lui.
Les gardes s'étaient espacés. Il distinguait derrière les
arbres, dans la brume bleue, leurs hautes statures lente-
ment déplacées; et petit à petit, ils disparurent dans la
profondeur en élargissant graduellement leur cercle. Il
lui parut qu'ils cherchaient à envelopper le bois comme
dans une traque, en prenant soin de se rabattre vers la
partie de la forêt qui avoisinait la ferme. Il ramait à tra-
vers les blés, mer verte aux écumes d'épis, de ses bras
ouverts et tournant circulairement. L'espsce diminuait
devant lui. Il voyait grandir de moment en moment le
bloc massif que la ferme faisait dans la nuit.
Un bruit l'arrêta net. Il pointa la tête hors des blés,
immobile, et regarda.
Au bas de la plaine, à sa droite, s'allongeait un chemin
bordé d'arbres et qui bordait un étang. Le bruit partait
de là. C'était le pas cadencé et régulier d'hommes battant
le pavé. Une épaisseur d'ombre tombant des arbres sur
le chemin lui dérobait les marcheurs. Quelquefois, une
tache sombre, compacte, traversait les blancheurs de
lune traînant à terre, mais trop confusément pour qu'il
pût distinguer les formes. Le bruit décrut, sembla se
perdre dans un bruissement de taillis remués.
Ah ça! est-ce que les gardes s'étaient donné le mot ? II
eut l'idée que peut-être bien on avait organisé une battue
en règle. Ce serait par trop bête que de se faire prendre
272 U N M A L K
dans une souricière ! Tapi dans robscurité touffue des
blés, comme un lièvre, il songea, ayant tout à coup une
hésitation.
Le chair fut plus forte.
Les champs de blé étaient coupés par le sentier qu'a-
vaient suivi les gardes. Une pleine clarté s'abattait là.
Passage dangereux. Il se ramassa en boule, bondit et
d'une pièce retomba dans les blés qui bordaient l'autre
côté du sentier. Puis, filant à toute vitesse, il recommença
sa trouée. Mais les blés finirent subitement et il se trouva
devant un champ de pommes de terre. Cela faisait un
large découvert, tout nu sous la lune. Nouvelle ruse
alors. Il s'aplatit de son long dans un des sillons. La
noire verdure broussailleuse des plantes arrondissait au
dessus de lui ses dômes épais. Il se mit à ramper sur le
ventre, écartant devant lui les emmêlements des tiges,
légèrement. Le silence s'était rétabli dans le bois ; la
marche mystérieuse qu'il avait entendue du côté de
l'étang s'était perdue dans l'immobilité muette des loin-
tains. Selon toute probabilité, le danger avait disparu.
La haie du potager des Hulotte lui barra le passage.
La suivre extérieurement était imprudent. Un garde
quelconque, défiant ou las, n'aurait eu qu'à s'attarder aux
acculs du bois.
Il fit un trou à la haie, se glissa dans le potager, longea
la clôture à grandes enjambées, plié en deux, la tête à la
hauteur des reins. Un peu plus loin se massait le verger,
séparé des bâtiments de la ferme par un chemin de ser-
vice. Il y avait là des charrettes, des tas de bois, des
souches déchaussées, pêle-mêle, et juste à l'extrémité du
potager; un hangar posait sur quatre piliers en briques
son toit de tuiles brunes.
Cachaprès passa devant le hangar, étouffant le bruit de
ses souliers. Le ronflement des^aches àl'étable lui arri-
UN MALE 273
vait distinctement, et par moments un cheval faisait sonner
sa longe dans l'écurie, piétinait. Quelque chose de Ger-
maine était épars à travers ces choses ; il les écoutait,
ravi, leur trouvant un accent familier, il ne savait quoi
d'entendu autrefois. Si proche de sa présence, il était
pris d'un effarement ; il lui paraissait que la terre trem-
blait sous ses pieds ; sa gorge brûlait. De l'étang montait
le coassement rauque des grenouilles.
Il demeura un instant sous le charme de cette nuit
doucement en rumeur, comme assoupi, et brusquement
un bruit lui fit tourner la tête, en sursaut, les oreilles
tendues.
Quelque chose avait bougé sous le hangar.
Il n'eut pas le temps de se reconnaître ; une tache vague
se détacha du noir, prit la forme de deux grands diables
de gendarmes qui, le mousquet au poing, menaçants, se
ruèrent sur lui.
— Au nom de la loi !
Il fit un bond en arrière prodigieux, épaula sa carabine,
pressa les deux détentes, coup sur coup.
La double détonation déchira la nuit avec un fracas
effrayant, et l'écho, roulant de part en part, sembla
éveiller toute une mousqueterie au fond des bois.
Le geste de Cachaprès avait été si prompt que les
gendarmes n'avaient pas même eu le temps de se garer.
Une flamme rouge avait éclaté dans le noir du mur, par
deux fois, et l'un d'eux s'était renversé sur l'autre, en
poussant un cri, la face et la poitrine éraflées par une
volée de chevrotines. L'autre alors avait visé après une
forme qui bondissait, lancée comme un cabri, à travers
le verger, mais la balle était allée frapper un pommier,
et Cachaprès avait continué à fuir, avalant la pente d'un
formidable coup de jarret.
Le gendarme à son tour se lança, courant de toute la
27 \ U N »I A L E
vitesse de ses jambes alourdies par la pesanteur des
bottes. Le fugitif, au contraire, alerte et libre, s'allon-
geait, gagnant du terrain. Le gendarme fit un dernier
effort, puis voyant que la distance s'accroissait, rendait
la poursuite impossible, il s'arrêta, coucha l'homme en
joue et fit feu.
Cachaprcs trébucha.
Un choc terrible lui avait fracasse l'épaule, la tête, les
omoplates, il ne savait quoi. Il s'aplatit, assommé sur les
mains. Des feux tournoyaient devant ses yeux ; le verger
prit une rougeur d'incendie ; sa cervelle s'emplit de va-
carmes, de bruits de cloches battant ses tempes à les
casser; et tout à coup il se releva et se remit à courir du
train d'un loup blessé, doublant ses enjambées.
Un instant encore et il atteignait la lisière du bois.
Une forme sombre se dressa, lui barrant le passage.
Il y eut un commandement rapide.
— Merde ! cria le bougre, à pleins poumons, et, faisant
tourner son fusil comme une masse au-dessus de sa tête,
il l'abattit sur le garde.
Une voix hurla à quelques pas :
— Tue ! Tue !
C'était le gendarme qui s'était remis à courir. Le garde
leva son fusil de son bras droit demeuré validcet tira, au
jugé, sans viser.
Cachaprès était reparti d'un bond, échappant à la balle
qui, cette fois, avait labouré le tronc d'un chêne. 11 cou-
rait devant lui, à perdre haleine, fouettant les feuillages
du vent de sa course. Le sang-froid lui revenait. Il enten-
dait distinctement dans l'éloignement le galop d'une
troupe lancée après lui. Il lui parut même, à la retombée
sourde des pieds battant le sol, que le nombre de ceux
qui le traquaient avait doublé; c'était un piétinement
incessant et brusque qui par moments s'accélérait. Les
UN JI A L E 275
poings aux hanches, cinglant de ses bras nerveux ses
reins de fer, il dévalait les pentes, gravissait les montées,
franchissait les ravins, mesuré, élastique, rasant à peine
le sol.
11 se dirigea vers la droite, ayant un but, qui était
d'atteindre la hutte des Duc. Il y avait non loin de là un
hallier profond, enchevêtré de ronces. Il avertirait les
Duc en passant et se cacherait dans l'épaisseur du fourré.
Ce serait bien le diable, si on le pinçait dans cette ca-
chette.
Une douleur lancinait, par coups violents, son épaule
gauche; toute la partie de son corps allant de l'humérus
à la hanche semblait se détraquer alors ; et des aiguillons
criblaient sa chair, comme si elle eût été piquée à la pointe
d'un fer brûlant. Il porta la main à son épaule et la retira
visqueuse, pleine d'une moiteur chaude de sang.
La poitrine n'avait rien du reste, ni les poumons. Il
avait gardé le souffle égal et puissant; son jarret manœu-
vrait comme un ressort docile ; il n'était pas près de
tomber. Et tout pantelant qu'il était, il eut son rire
endiablé des grands jours.
Petit à petit, le pourchas avait diminué; il avait en-
tendu partir deux coups de feu, tirés sans doute dans les
taillis après quelque silhouette douteuse ; puis la rumeur
humaine s'était dissoute dans la profondeur, et il avait
un peu ralenti la vitesse de sa course, sûr d'avoir dépisté
la traque. Ce qui était vrai. Elle battait la gaucho du bois,
égarée sur des pistes fausses.
Cachaprès arriva à la hutte des Duc au milieu de la
nuit. Il cogna.
P'tite était seule au logis. Le vieux et la vieille, à une
lieue de là, ébranchaient une coupe d'arbres, nuitant
sous bois, pour faire les journées plus longues. Et elle le
regardait de ses yeux mauvais, furieuse à la fois et ravie,
276 U N M A L E
SCS cheveux tombant sur ses yeux comme des brous-
sailles.
Il demanda du genièvre ; il n'y en avait pas. Il demanda
de l'eau, alors. Sa gorge était sèche comme le dedans d'un
four. Il but une largejatte d'un trait.
P'titc tournait autour de lui, inquiète, curieuse, les
sourcils tendus. Elle aperçut le ruissellement du sang,
poussa un cri, élargit démesurément les paupières, et
tout d'un coup sautant sur ses mains, l'interrogea d'un
mot.
— Les gardes?
Il hocha la tête, sentant une douleur insurmontable à
parler. Ses dents serrées l'une contre l'autre, il retenait sa
respiration, pris de lançures poignantcs'à chaque gorgée
d'air. Il fit un effort, dit en deux mots la lutte, la pour-
suite, le fourré où il comptait se terrer.
— Tu m'porteras à boire! ajouta-t-il. J'ai le feu d'enfer
dans les dents.
Une pâleur plus forte s'était répandue sur sa face ; il
chancela. Le cœur de l'enfant eut un haussement viril.
Elle s'élança.
— Pose-toi sur m'n épaule. J'te mènerai.
Il répondit par une bravade.
— Ben non! J*suis-t-y pas un homme!
Et se raidissant contre la faiblesse qui l'envahissait, il
sortit, la main crispée autour du canon de son fusil
comme autour d'un bâton. Elle le suivit, demi-nue. ses
maigres épaules sortant de sa chemise, un lambeau de
jupe noué autour de ses reins. Et chaque fois qu'il
oscillait, elle s'avançait, le soutenait de son corps qu'elle
tendait sur ses tibias secs, déterminée comme un garçon.
Il arrivèrent au fourré une heure avant l'aube. Ca-
chaprès éprouva une peine énorme à pénétrer dans
l'emmêlement des broussailles. Il lui fallut se tailler un
UN MALE
277
passage à coups de couteau, ayant essayé vainement de
ramper. P'tite, elle, bravement mettait ses jambes nues
dans les ronces, insensible aux meurtrissures. Des pans
de sa jupe demeuraient accroches derrière elle, aux
terribles crocs des touffes.
Il alla tomber sur un tertre couvert de hautes herbes.
II était à bout ; il défaillait. Sa plaie, exaspérée par la
course, cuisait, comme si une braise enflammée eût été
posée dessus. Impossible de remuer le bras, qui pendait
inerte, avec des ballottements morbides. La balle avait
fracassé la clavicule de l'épaule et s'était logée dans les
tissus, à proximité des muscles du cou.
Le sang coulant à flots, il recommanda à P'tite de lui
fendre sa veste à la pointe du couteau. Elle obéit. Il
déchira lui-même ensuite avec les dents un bout de
l'étoffe, puis lai montrant une source qui miroitait sous
l'herbe, à peu de distance, il exigea qu'elle y trempât ce
lambeau ; alors, allant de la source au blessé, con-
stamment, elle étancha le sang, pendant longtemps. Il
s'assoupit.
L'aube descendit sur les bois.
Elle s'était assise à un pas de lui. Ses yeux secs dé-
voraient la rondeur nue de son épaule, goulûment. Ce
torse superbe la rendait songeuse, petit à petit la trou-
blait. Des chaleurs passaient dans ses veines, des trem-
blements lui montaient aux lèvres.
Il se dressa en sursaut, demandant à boire. Un peu de
délire se mêlait à ses gestes. Il ouvrait et fermait les yeux
rapidement, comme cherchant à se remémorer. Et des
exaspérations de douleur sortaient de ses dents, des cris,
des mots lacérés, des heu ! de torturé.
P'tite lui apportait de l'eau dans ses mains rapprochées.
Cette fraîcheur le calmait un instant, mais aussitôt après
il se remettait à l'appeler, exigeant de l'eau, toujours,
2:8 U N M A L E
d'une voix rauquc et sourde qui finissait dans des va-
gissements. Elle retournait à la source, de nouveau lui
collait à la bouche ses doigts humides, et dans les inter-
valles se plantait devant lui les poings sur les hanches,
ou s'accroupissait, ses deux mains enfoncées dans le
crespclement de ses cheveux.
L'épaule avait gontlé. Autour du trou béant et rouge,
la chair s'était haussée en bourrelet violâtre sur lequel
les sanics suppuraient Le soleil du midi tomba sur cette
chose douloureuse, comme une grêle de feu. Alors il se
fit traîner du côté de l'ombre, hurlant à chaque secousse,
bien que P'tite le tirât très doucement, et quand il sentit
enfin sur sa chair enflammée la fraîcheur des verdures
épaisses, il lui prit les mains, la regarda tendrement,
murmurant:
— Qui m'aurait dit, m'chère, que t'aurais été la der-
nière auprès de moi? Hou ! hou 1 han ! J'm'en vas, j'sens
que j'suis fini. Tu diras à la vieille Hase, pour qu'elle le
dise aux autres, qu'c'est les gardes qui m'ont foutu le
coup. Han î han! T'iras aussi à la ferme et tu feras mes
compliments d'ma part à m'ben amée. Cré Dié ! Hou !
hou ! Tu lui diras.. .
L'âpre soleil de la veille avait repris carrière dans le
ciel; il gerçait la terre et rôtissait les feuilles, noir comme
la désolation. Dans le fourré, les ronces crépitaient, les
buissons pantelaicnt, une torture allait du sol à l'homme.
Cachaprès râlait sous cette brûlure qui s'attachait à sa
plaie, la mordait comme d'une dent féroce. Vivant, il
sentait sa chair se décomposer dans la fermentation uni-
verselle. Des soifs effrayantes desséchaient son gosier.
P'tite était sans cesse obligée de courir à la source et d'en
rapporter de l'eau; mais ses doigts en laissaient filtrer la
moitié. Il lui montra sa poudrière. Elle renversa la
poudre et se servit de la boîte comme d'une coupe, l'ap-
U N Zkl A L E
279
prochant elle-même de ses dents. L'eau coulait en lui
avec la douceur d'un baume, lui donnait une seconde
d'apaisement.
Aux heures accablantes, succédèrent les heures tièdes.
L'ombre s'allongea au pied des arbres. Un poudroiement
d'or dansa dans la lumière rembrunie, et solennellement,
le soleil entra dans les gloires du couchant. Dès ce
moment, les paroles se firent rares entre P'tite et lui :
des râles lui déchiraient la gorge, plus pressés à mesure
que s'avançait la nuit. Et elle continuait sa garde rigide-
ment, oubliant le boire et le manger, elle, la maigre fille
toujours affamée; mais ses entrailles avaient beau se
tordre et crier. Elle le veillait avec la fidélité du chien,
immobile, sans penser à la faim. La gravité du soir en-
veloppa ce groupe farouche.
Quelquefois il se dressait et implorait la mort :
— Les coïons ! Y z'auraient dû m'achever î J'suis pas
un païen pour souffrir ainsi I
Sa tête retombait ensuite, pesante comme le plomb.
Il faisait des gestes de combat, croyant voir des
silhouettes hostiles, et ces gestes étaient encore redou-
tables. Ou bien il prononçait le nom de Germaine,
comme on savoure une volupté, un fruit, lentement,
profondément, de toute la tendresse de ses entrailles,
répétant ce nom cent fois avec la douceur triste d'un
bégaiement. Et P'tite alors était prise de rage, caressant
dans sa cervelle sauvage des idées de représailles contre
cette fille riche qui le laissait crever là.
Une mansuétude flottait dans l'immensité bleue ; l'air
était comme de la paix et de la bonté mêlées à la création,
par-dessus la majesté des futaies ; et un vent caressant
frôlait le dessous du ciel, mystérieusement secouait les
feuillages, pareils à des bras tremblants qui cherchent à
s'étreindre. Le hallier baignait dans une nappe de clartés
t8o UN MALE
SOUS laquelle luisait l'herbe, comme le roc sous leau
d'un ruisseau, et les noirs buissons s'argcntaicnt d'un
brillant de fourrures, semblables à des animaux vague-
ment fourmillants. Autour d'eux râlaient des tendresses;
des allégresses fauves clamaient à la lune; la nuit faisait
aux noces cachées dans ses replis la charité d'un grand
ciel éblouissant.
L'agonie traîna jusc[u'à l'aube. De ses mains furieuses,
il avait arraché ses vêtements dans une crise; ses pecto-
raux s'étalaient à nu, carrés et massifs; et P'tite regardait
cette virilité graduellement s'éclairer sous la blancheur
du jour. Puis ses yeux remontèrent jusqu'au visage du
braconnier. Un rictus courroucé lui donnait l'air mena-
çant d'un ennemi sur le qui-vive ; sa bouche tordue dé-
couvrait ses dents, qui semblaient prêtes à mordre, et
tout à coup ses yeux s'agrandirent.
Que regardait-il ? Voyait-il poindre, à la cîme des
arbres, le jour qu'il avait vu se lever si souvent ? Une
aurore éternelle s'allumait-elle au fond de cette aube
d'un jour d'été? Ses prunelles s'étaient remplies du reflet
vert des feuillages. Il se mit sur son séant, fit un grand
mouvement, regardant toujours cette chose que seule il
voyait; et comme le premier rayon jaillissait par-dessus
la bordure des nuages roses, glissant comme une flèche
sous les ramures, il retomba de tout son poids, la tête
en arrière.
Les arbres balançaient leurs branches d'un rhythme lent
qui s'étendait de proche en proche, semblablement au
geste des prêtres dans les processions. Les oiseaux chan-
tèrent au fond des feuillées, et, comme une psalmodie
vague, un murmure immense et doux traîna le long des
taillis, alla se perdre dans l'allégresse du matin.
P'tite regardait, ne comprenant pas
Elle vit s'immobiliser sa face, et ses yeux grands
UN MALE 281
ouverts s'anéantir dans une contemplation sans fin ; puis
la bouche, crispée par les râles, reprit sa forme habi-
tuelle, et lentement une majesté descendit sur le front.
Elle le crut endormi et s'approcha : il ne bougeait pas.
Elle mit la main sur sa chair, légèrement : sa chair était
froide. Elle l'appela, il demeura muet. Alors, furieuse,
elle le secoua de toutes ses forces. Son corps avait pris
la raideur de la pierre. Hein? Quoi? Qu'est-ce qu'il lui
arrivait? Elle se pencha sur lui, le tourmenta de ses bras,
l'embrassa de sa bouche chaude, se sentant envahie par
des stupeurs.
Rien.
Puis elle se rappela : des formes de bêtes mortes
s'étaient rencontrées sur son chemin, avec cette même
rigidité. Elle ne versa pas une larme. Elle s'accroupit
auprès de lui, au long de son corps, son maigre bras passé
autour de sa tête, et face à face, pendant tout un jour,
elle plongea dans ses prunelles vagues ses mornes regards
immobiles. Elle le contemplait avec hébétement. Elle
n'était plus gênée par rien à présent. Il ne la voyait plus ;
ça lui était égal qu'il fût mort, puisqu'elle le possédait.
Son féroce désir de fille, haletant comme le rut des fauves
et qu'il lui avait fallu rentrer si souvent devant lui quand
il était vivant et la faisait sauter sur son dos, sans rien
voir ni comprendre, se débridait sur ce cadavre qui la
laissait faire, impassible. Et redevenant hardie devant
cette complaisance du mort, elle le caressait, l'étreignait,
brutale et tendre, sans horreur ni dégoût.
Un chat sauvage vint à la tombée de la nuit, attiré par
l'odeur. Elle le chassa à coups de pierre. Des corbeaux se
perchèrent sur un arbre voisin et de là croassèrent, graves
comme les juges d'un tribunal. Elle cria pour les écarter.
Ils reparurent au matin.
Et des jours s'étant écoulés, elle vit une chose horrible.
282 UN MALE
La plaie lentement se mouvait, une ondulation lente qui
ne décessait pas, au milieu des sanies devenues de la vie,
avec elle ne savait quoi qui ressemblait à un geste, au
geste de cet homme tombé là et cloué à terre du clou
indécrochable de la mort.
l^Ue poussa un cri et s'aplatit sur les mains, la tête dans
les herbes.
XXXIV.
L'ÉTÉ s'acheva dans des jours humides et doux.
Un soir, Germaine gagna le banc de pierre
adosse au mur extérieur de la ferme, du côté de
la campagne. Les chèvrefeuilles avaient glissé jusqu'à
terre, noyant le banc sous l'enlacement des branches. Et
confondue à cette cohue de feuillages, Germaine eut une
douceur à la sentir, fraîche et lourde, sur sa peau.
Des nuées grises s'amassaient au ciel, dérobant par
moments la lune; une obscurité s'élargissait alors sur la
campagne comme un fleuve profond ; et le vent soufflant
dans les orgues du bois, faisait une rumeur grave qui
s'étendait.
Une angoisse mortelle avait pour jamais banni sa
quiétude. Elle regardait la nuit noire comme son chagrin,
le ciel voilé comme son âme et ce déclin de l'été sem-
blable à l'amertume des jours qui commençaient pour
elle.
Des souvenirs l'assaillaient. C'était sur ce même banc
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284 UN MALE
qu'elle avait éprouvé les alanguissements de l'amour, un
soir que les chèvrefeuilles en fleur versaient la mollesse
dans ses veines et que le vcntde la nuit, comme une main
lascive, chatouillait sa chair faiblissante. Depuis, les
fleurs s'étaient desséchées au soleil ; le banc s'était petit
à petit englouti sous la marée montante des feuillages;
sa chair avait reçu le châtiment du désir satisfait.
Et de la cour lui arrivait, par la large porte ouverte, la
pestilence musquée des fumiers, comme en cet autre
jour, sous ce midi brûlant qui avait démoli ses pudeurs.
Que de choses depuis ce temps! L'ardeur des tendresses,
la froideur préparant le chemin à l'indifférence, les
rendez-vous plus rares, et enfin cette nuit horrible, ces
coups de feu, Cachaprès blessé sous ses fenêtres et
trouvé mort, dix jours plus tard, dans un fourré... Ces
pensées s'appesantissaient sur elle du poids funèbre des
remords.
Elle eut des larmes sombres et tendit ses bras devant
elle, comme aspirant à se répandre à son tour dans Tin-
tîni de la mort et de l'oubli.
En ce moment, l'être que le Mâle avait mis dans ses
entrailles tressaillit, et prise d'une désespérance, elle
songea à ce soir où les lamentations de la vache en gésine
avaient rempli l'étable et les cours, s'élargissant par-
dessus la sérénité des campagnes, à travers les houles
de l'ombre;
FIN.
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2337
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1900
Lemonnier, Camille
Un mâle 6, éd.
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